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LA
PHILOSOPHIE
MODERNE
DEPUIS BACON JUSQU'A LEIBNIZ
ÉTUDES HISTORIQUES
Gaston SORTAIS, S. J
ANCIEN l'ftOl'ESSEUn DE l'IllLOSOPHIE
TOME DEUXIÈME
Livre II : L'Empirisme en Angleterre et en France
Article II : Pierbe Gassendi(1592-]655)
Article TII : Thomas Hobbes (1583-1679).
PARIS (VI-)
PAUL LETHIELLEUX, ÉDITEUR
I O , U U E CASSETTE, I O
1922
L'auteur et l'éditeur réservent tous droits de traduction et de repro-
duction.
Cet ouvrage, conformément à la loi, a été déjwsé en Décembre lOtt .
NIHIL OBSTAT.
X. MOISANT.
IMPRIMATUR,
Parisiis, dio 18' Junii 1920.
E. ADAM.
V. G.
LTBRARY
UNIVERSITY OF CALIFORNIA
SANTA BARBARA
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Librairie P. Lethielleux, Paris, 10, rue Cassette.
TuAiTÉ DE Philosophie, conforme au dernier programme du baccalauréat
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Tome II : L'Empirisme en Angleterre et en France. Article II:
Pierre Gassendi. — Article 111 : Thomas Hobbes. 20 fr.
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HlSTOIUE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE DEPUIS BaGO^Î JUSQu'a LeiIJNIZ :
Tome III : Les commencemenls du Déisme en Angleterre. — L'Ecole
Platonicienne de Cambridge. — La Philosophie du Droit. — La Révo-
lution Cartésienne. - - Le Cartésianisme en Belgique ci en Hollande
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4
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Valeur apologétique du martyre. 4" édition. i fr.
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(Traduit en Italien, Rome, Desclée, 1907. et en Espagnol. Madrid,
Gregorio del Almo, 1912).
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par. Gaston Sortais. 2 vol. de 582 et 727 pages. T. I, 8 fr. T. II, 10 fr.
La Providence et le Miracle devant la Science moderne, i vol. in- 12
de 192 pages, 2'" édition. 5 fr.
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L'Attitude des Catholiques en face de la Démocratie et du Droit
commun. 1 vol. in-18 Jésus, de \iii-3o9 pages. 3 fr. 60
LA PHILOSOPHIE MODERNE
DEPUIS BACON JUSQU'A LEIBMZ
ÉririEs HiST0UK^>LEB l'AR GvsïON SOIITALS, S. J.
TABLE SOMMAIRE DU TOME DEUXIÈME
LIVFIE I
L'EMPIRISME EN ANGLETERRE ET EN FRANCE
(Suite).
ARTICLE II. — PIERRE GASSENDI (1592-1655) •. . - 1
Chapitre I*''". — Vie et Œuvres de Gassendi 1
I. — Les débuts de Gassendi 2
II. — Travaux scientifiques et ouvrages philosophiques. 6
III. — Les derniers jours. Hommages à sa mémoire. ... 17
IV. — Tableau des Œuvres de Gassendi 22
Cha?itre II. — Gassendi Polémiste. . . *26
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÉRIPATÊTICIENS " 26
I. — Contenu et valeur des Exercitationes 27
II. — La condanmation de Bitaud et « l'Arrêt bur-
lesque » 33
III. — Attaques dirigées contre les Exercitationes 37
§ B. — POLEMIQUE A VEC FLUDD. 41
I. ' — Lutte entre Mersenne et Fludd ... 41
II. — Gassendi i:)rend la défense de Mersenne. 42
III. — Fludd réplique à Gassendi 49
§ C. — POLÉMIQUE A VEC DESCARTES 51
I. — Les Objections et les Instances de Gassendi 51
II. — Valeur de cette Polémique 55
VIII TABLE SOMMAIRE
Chapitre III. — Gassendi Restaurateur de l'Épicurîsme . . 67
I. — Les Devanciers de Gassendi 67
II. ■ — Caractères de cette Restauration 76
III. — Ressemblances et différences entre Epicure et
Gassendi 81
IV. — Quelques ajDpréciations contemporaines et ulté-
rieures 84
C'hapitrb IV. — - Le Sy^itagma philosophicum 88
Introduction : l'ouvrage est divisé en trois parties. 88
l'-e Partie : LOGIQUE.. , * 90
' I. — Question préliminaire 90
II. — Logiqiie projarement dite : 93
1° De l'Idée 94
2° De la Proposition 94
3° Du Syllogisme 95
40 De la Méthode 95
Ilf" Partie : PHYSIQUE.- 97
I. — De l'Esimce et du Temps 97
II. — De la Matière première des choses 102
III. — Du Principe efficient des choses 112
IV. — Qualités des corps 118
V. — Le Monde est-il animé ? 121
VI. — De l'Ame animale et de l'Ame humaine 123
VIL — De la Sensibilité 127
VIII. — De l'Imagination 129
IX. — De l'Intelligence... 135
X. — De l'Appétit setisitif et de l'Appétit raisonnable. 141
XI. — De l'Immortalité de l'Ame 145
Ille PARTIE : ÉTHIQUE I47
I. — Doctrine morale de Gassendi 148
II. — De l'Acte volontaire et libre 152
Chapitre V. — La Valeur du Savant 161
I. — Qualités d'observateur 161
II. — Discours inaugural de son Cours 162
III. — Travaux en Physique 163
IV. — Observations astronomiques 164
V. — Démêlés avec J.-B. Morin -. 167
VI. — Relations avec Galilée : . . 173
VII. — La circulation du sang 175
VIII. — Rôle scientifique secondaire 177
Chapitre VI. — Influence de Gassendi 179
§ A. — GASSENDI N'EST PAS UN CHEF D'ÉCOLE. 179
TABLE SOMMAIRE IX
§ B. — LES DISCIPLES DE GASSENDI EN FRANCE. 181
I. Gui Patin et C. de La Chambre, 181. — II. Fraî^-
çoisBernier, 183. — III. Samuel Sorbière, 192.
— IV. Molière, 228. — V. David Derodon, 232.
— VI. Géraud de Cordemoy. 233. — VII. Les
Libertins et l'Ecole sensualiste, 234
§ C. — SYMPATHIES EN ANGLETERRE 235
I. Walter Charleton, 235.^ — ^11. Robert Boyle, 236.
— III. IsAAC Newton, 239. — IV. Ralph Cud-
WORTH, 240
§ D. — SYMPATHIES EN HOLLANDE ET EN BEL-
GIQUE •. 241
I. Henri Bornius, 242. — II. Les Pères Der-Kennis et
Tacquet, 244. — ■ III. Le chanoiue R.-Fr. de
Sluse, 246
§ E. — OUBLI IMMÉRITÉ, SES CAUSES 247
Chapitre VIL — Les Mérites du Philosophe 252
I. — Le Scepticisme de Gassendi ? 252
II. — Le Polémiste 257
III. — L'Historien des Sciences et de la Philosoi^hie . . . . 258
IV. — Le Penseur 260
Bibliographie relative a Gassendi 267
ARTICLE III. — THO^LIS HOBBES (1588-1679) 270
Chapitre 1er, — Biographie de Hobbes 270
I. — Premières années (1588-1608). Préceptorat et
Voyages (1608-1640) -. 272
II. — L'exil en France (1640-1651) 278
III. — Dernières amiées (1651-1679). Polémiques. Tra-
vaux historiques et littéraires 285
IV. — Tableau des Œuvres de Hobbes 298
Chapitre IL — Controverse avec Descartes 302
I. — Objections de Hobbes contre la Dioptrique 302
II. — Objections de Hobbes contre les Méditations et
Réponses de Descartes 304
III. — Admiiation excessive de Mersenne pour Hobbes. 309
Chapitre III. — La Trilogie Hobbienne 312
Section I. — Le Corps 313
§ A. — LOGIQUE OU « COMPUTATION » 313
I. — La Philosophie 313
IL — Noms, Propositions, Syllogisme 317
III. — U Erreur et les Sophismes 321
IV. — La Méthode 323
: l'AELE SOMMAIRE
§ B. — PHILOSOPHIE PREMIÈRE 328
§ C. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE 338
Section II. — L'Homme 339
l A. — LE POUVOIR COGNITIF OU CONCEPTIF .. 340
I. — Ses diverses Opérations 340
II. — L'Ame humaine et VAme animale 349
. ^B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 351
I. — Notions 'préliminaires ■ 351
II. — Théorie des Passions 354
III. — Volonté et Liberté 360
§ C. — U HOMME ET LA RELIGION 363
Section III. — Le Citoyen 367
I. — L'Etat de nature 367
II. — Les Lois naturelles 373
III. — Origine de la Société : Pacte ou Sujétion 379
IV. — Attributions du Souvei'ain 381
V. -;- Nature de la Souveraineté et Formes diverses de
Gouvernement 392
Chapitre IV. — Critique d\5 Hobbisme 401
I. — Hobbes n'a j^as réalisé le plan annoncé. 401
IL — Part de l'Empirisme et de la Déduction 405
III. — Géométrie et Physique 406
IV. — Psychologie 408
V. — - Système politique 412
VI. — Hobbes écrivain 422
VII. — Hobbes et Bacon 424
Chapitre V. — Partisans et Adversaires de Hobbes 428
Fortune diverse des idées»de Hobbes 428
§ A. — INFLUENCE DE HOBBES EN ANGLETERRE. 430
I. — Adversaires 430
IL — Partisans . ^ 442
III. — Admirateurs chaleureux. 445
IV., — Influence sur certaines tendances philosophiques . 446
§ B. — INFLUENCE DE HOBBES A U ET RANGER. 454
I. — L'Oj)position : 454
Témoignages de Rachel et de Rôell 455
II. — Les Sympathies : „ 456
lo En Hollande : 456
a) L. Velthuysen, 456. — h) A. Houtuyn, 460.
— c) Spinoza, 461
2° En Allemagne : 480
a) S. PuFENDORF, 480. — h) Leibniz, 489. —
TABLE SOMMAIRE XI
c) HocHEisEN, 494. — d) G. Aknold, 494. —
e) J.-C. BECiMAîfN, 495. — f) J.-F. Buddeus,
496. — g) , N.- j. GuNDLiNG, 499
3" En France : 505
a) xvn^ siècle : Sorbière, 506. — iVIERSE^^sE,
506. — Gassendi, 506. — Descartes, 507. —
RÉGIS, 508
h) xvrae siècle : Helvétius, 512. — d'Holbach,
512. — Diderot, 513. — Montesquieu, 513.
— Rousseau, 514
c) xixe siècle : Destutt de Tracy, 514. —
L'École sociologique de Durkheim, 515. —
Jouffroy, 516
Bibliographie relative a Hobbes 517
Index des Auteurs cités 523
Table synthétique des Matières 529
Table analytique des Matières 553
GRAVURES
Portrait de Gassendi, en face de la page 1
Portrait de Sorbière, — 192
portratt de hobbes, — 272
Frontispice du Léviathan, — 418
-t-cn^-yyyJt,
LIVRE l
L'KMPIRISME EX ANGLETERRE ET EX FRANCE
ARTICLE II. — PIERRE GASSENDI (1592-1655)
Le premier ^-olume de cette Histoire de la Philosophie au X VIP siècle
a été consacré principalement à l'Empirisme en Angleterre. Poursui-
vant notre enquête, il nous faut étudier maintenant l'Empirisme en
Fi'ance, où Gassendi, grand admirateur de Bacon, s'efforça de le pro-
pager.
CHAPITRE PREMIER
Vie et Œuvties de Gassendi.
L«i carrière philosophique de Bacon fut entravée par les événements
politiques auxquels il prit une si large part. Le chancelier fit tort
au philosophe. Quel contraste avec la \ie du chanoine Gassendi,
Pi'évôt de léglise-cathédrale de Digne ! L'état intérieur de la France,
à son époque, est loin cependant du calme parfait. Richelieu doit
réprimer l'audace entreprenante des Protestants et réduire l'oppo-
sition factieuse de la Noblesse. 8ous le nom de Fronde, la guerre civile
ensanglante la minorité de Louis XIV. Gassendi reste étranger aux
passions qui s'agitent autour de lui. L^n travail persévérant lui a
servi de refuge contre les tempêtes de la politique. Quand sa formation
intellectuelle sera terminée, il se consacrera aux observations scien-
tifiques et à la composition d'ouvrages philosophiques. Cette exis-
tence, partagée entre l'étude, la prière et les fonctions prévôtales,
va se dérouler sous nos yeux, simple et unie, suivant sans défaillance
la direction tracée par le devoir. Ce n'est pas la marche impétueuse
d'im grand fleuve. On songe à une rivière Hmpide qui, d'une allure
tranquille et assurée, s'écoule sans bruit vers la mer.
i
1 ARTICLE II. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
I. — LES DÉBUTS DE GASSENDI
Pierre Gassend ^ (l'usage a prévalu de dire Gassendi) ^ naquit,
le 22 janvier 1592, à Champtercier, village provençal, à deux lieues
de Digne. Ses parents, modestes cultivateurs, recommandables
par leur attachement à la religion, le formèrent soigneusement à la
piété et aux bonnes mœurs. Dès l'âge de quatre ans, il savait lire et
commençait à écrire. Cet enfant précoce « s'amuse tousjours à Kre
dans toute sorte de livres qu'il rencontre, les apprend par cœur, puis
les récite à ses compagnons » ^. Sorbière affirme qu'il aimait à contem-
pler le ciel étoile et que plus d'une fois les parents inquiets de la dispa-
rition de leur fils se mirent à la reclierche du petit « astrologue » *.
A l'âge de huit ans (1599), le petit Pierre est envoyé au collège
de Digne pour y apprendre le latin. Ses progrès furent rapides sous la
direction de Godefroy Wendehn ^. Quand l'évêque de Digne, Antoine
1. Voir la biographie, que Samttel Sorbière. disciple et ami de Gassea-di, a placée
sous forme de Prœfatio en tête des Opéra omnia du philosophe pro^-ençal, 6 vol. in-folio,
Lyon, 1658 : De ,Vita et Moribus Pétri Gassendi (non paginé). Nous renverrons à cette
édition par ces deux lettres : O. G. — Préface de François BERNrER en tête de Y Abrégé
de la Philosophie de Gassendi, Lyon, 1678, t. I. — Nicolas Taxil, Oraison funèbre du
Philosophe chrétien Pierre Gassendi, Prévost de VEglise de Digne et Professeur de Mathé-
matique au Collège Royal, Lyon, 1656. Réédité par Ph. Tamizey de Larroqtje, Bor-
deaux, 1882. — J. Botjgerel, Vie de Pierre Gassendi..., Paris, 1737 ; Bouillon, 1770.
Cf. DE la Varde, Lettre critique et historique à Vauteur de la Vie de Gassendi, Paris, 1737.
— A. Martin, Histoire de la Vie et des Ecrits de Gassendi, Paris, 1853. — Mémoires
de La Poterie touchant la naissance, vie et -mœurs de Monsieur Gassendy mon oncle,
publiés par Tamizey de Larroqtje dans Revue des Questions historiques, juillet 1877,'
p. 211-240. Publié à part sous ce titre : Documents inédits sur Gassendi, Paris, 1877. —
Ces Mémoires, rédigés par Antoine de La Poterie, secrétaii-e de Gassendi, furent
revus par un neveu du philosophe, sans doute ce Pierre Gassendi qui était son filleul
et son neveu par alliance.
2. « Gassend fut son véritable nom. Bouche a mis à la tête de son Histoire de Provence
une de ses lettres où il signe Gassend ; il n'en prend point d'autre dans ses lettres
françoises manuscrites, qui sont dans la bibliothèque de M. le Président Thomassin de
Mazaugues. Il traduit son nom par Gassendus ; il l'eût traduit Gassendius. s'il se fût
appelé Gassendi. » (J. Bougebel, Vie de Pierre Gassendi..., Paris. 1737, p. 2, note). Cf.
Gallia ckristiana, t. III, col. 1139. — Honbtorat, Documents historiques sur Pierre
Gassend, ou Gassendy ou Gassendi, dans Annales des Basses-Alpes, 1840, t. II, p. 33-42.
Mais, l'emploi de la forme Gassendi étant contemporain du philosophe lui-même,
comame on le voit, par exemple dans les lettres de Descartes, et, de plus, son intime ami
Bernier et son secrétaire A. de La Poterie, ayant adopté cette forme qui s prévalu,
nous suivrons leur exemple consacré par l'usage.
3. A. DE La Poterie, Mémoires... — Les citations sans références qu'on trouvera,
au cours de cette biographie, sont empruntées à ces Mémoires. Nous utiliserons les
notes érudites que Tamizey de Larroque a jointes à son édition des Mémoires.
4. S. SoRBiÈRE, Open-a Gassendi, t. I, Prsefat., p. 2.
5. Godefroy Wendelin, astronome belge, naquit, en 1580, à Herck dans le pays
de Liège. En revenant de faire son jubilé à Rome, Wendelin s'arrêta à Digne, où il
professa de 1601 à 1604. Après une courte apparition en Belgique, il retourna en Pro-
vence. De 1604 à 1612 on le trouve, comme secrétaire et précepteur, chez André Arnaud,
lieutenant-général de Forcalquier. Auteur d'un recueil de prose et de vers intitulé
Joci. Arnaud, dans la 4^ édition de cet ouvrage (Venise 1609) parle plusieurs fois de
Wendelin sous le nom d'Irénée. (Cf. G. Bigourdan, Sur Vastronome oublié Jean de
Ligmères..., dans Comptes Rendus de V Académie des Sciences, 1915, t. 161, p. 714, n. 3).
I. — LES DÉBUTS DE GASSENDI 3
•de Bologne, vînt faii-e sa visite à Champtercier, le jeune écolier
(il avait onze ans) « luy fit une petite harangue latine dans l'église
dudit lieu, au grand estonnement d'un chacun ». Il revint dans son
village en 1607 et pendant deux ans il étudia « en son particuher ».
Puis, en 1609, il suivit à Aix le cours de philosophie professé par le
Père Philibert Fesaye i, carme, qui lui donna également des leçons
de théologie. Le professeur fut tellement ravi du mérite de l'étudiant
qu'un jour, dit-on, il s'écria : « Je ne sais si le jeune Gassend est mon
écolier ou mon maître. »
Le brillant élève fut, à vingt-et-un ans, nommé Principal du collège de
Digne et professeur de rhétorique. Ayant obtenu le grade de docteur en
théologie (1614) à l'université d'Avignon-, en présence d'Etienne Dulci,
archevêque de cette ville et nonce du pape, il fut élu chanoine théologal
de l'égUse de Digne ^. Mgr. J. Turricella, évêque de Marseille, l'ordonna
prêtre en 1616. C'est à cette époque, d'après Sorbière et Bougerel ^ qu'il
se ha d'une étroite amitié avec Nicolas-Claude Fabei de Peiresc ^,
Wendelin, de retour en Belgique, entra dans les ordres et devint curé de Herck et
chanoine de Tournai. Il moiirut en 1660 d'après les uns, en 1667 d'après d'autres.
Cf. J. Fr. Foppens, Bibliotheca lelyka, t. I, p. 375-376, Bruxelles, 1739. — Wendelin
avait acquis la réputation d'un bon mathématicien, car Descartes, dans une lettre
du 3 octobre 1637 à Pemplitjs (Œuvres de Descartes, édit. Adam, t. I, p. 411), le prie
de provoquer les remarques de "\^>ndelin siu- la Géométrie qu'il venait de publier. Cette
démarche resta sans résultat. — Dans ime lettre à Mersenne, du 15 juin 1633 (Biblio-
thèque nationale, fr. n. a. 6205, p. 20), Wendelin déclare qu'il a soutenu l'opinion de
Copernic, devant Mgr Guidi di Bagno, nonce du pape à JParis en 1628. (Cf. G. Moy-
CHAMP, Galilée et la Belgique, p. 163 sq., Saint-Trond, 1892 — Histoire du Cartésianiarrte
en Belgique, p. 199, dans les Mémoires publiés par l'Académie de Bruxelles, t. XXXIX,
Bruxelles, novembre 1886). — Cf. C. Le Paige, Un astronome belge du XVI I^ siècle :
Godefroy Wendelin, dans Ciel et Terre, 12e année, 1891-1892, p. 57-66; 81-90.
L. DE Berluc-Perrussis, Wendelin en Provence, Digne, 1890.
1. Le Père Philibert Fesaye, né à Château-Renard, prit Ihabit des Carmes à Aix.
n fut trois fois Provincial. Docteur de l'Université d'Aix, il y enseigna la Philosophie
et la Théologie. Gassendi fut son élève, de 1605 à 1607. Il cultiva les Muses latines et
a laissé quelques ou\'Tages théologiques, par exemple un Traité sur V Incarnation, publié
à Aix en 1644. Sa mort survint à Aix le 18 a\Til 1649. Cf. J. Se. Pitton, Histoire de la
ville d'Aix, 1. VI, p. 615-616, Aix, 1666. — Pierre- Joseph de Haitze, Histoire de la
Ville d'Aix, t. IV, 1. XIV, § xxiii, p. 35-36, Aix, 1889. — Bibliotheca Cartnelitana ,
notis criticia et dissertationibus ilhistrata, cura et labore unius e Camielitia provincia&
Turoniœ collecta, t. II, col. 624-625, Orléans, 1752. L'auteur se nomme Cosmas de
Vm.iEBS A Sancto Stephano.
2. Gassendi y fait allusion dans une Lettre à Antoine -François Payen, jurisconsulte
avignonais. Cf. O. G., t. VI, p. 223.
3. Le sieur Péossier, chanoine de Digne, fît opposition à ce choix auprès du Grand
Conseil ; mais il fut débouté de ses prétentions.
4. Bougerel. op. cit., p. 8-9.
6. Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, né au château de Beaugencier (aujourd'hui
dans le Var), le 1er déc. 1580, et mort à Aix le 24 juin 1637, entre les bras de Gassendi,
fut conseiller au Parlement d'Aix. Il avait beaucoup voyagé, réuni un grand nombre de
livres et de manuscrits, formé des collections de médailles, d'insectes, etc., misea
à la disposition de ses correspondants qui étaient nombreux et savants. C'est un
esprit scientifique très ouvert : il fit des observations astronomiques avec Gassendi,
s'occupa d'anatomie, de médecine et surtout d'histoire naturelle. On lui doit l'acclima-
tation en France du laurier-rose, de diverses es2:;èces de vignes, de roses, etc. Il n'a
rien publié ; mais il a laissé de très nombreux manuscrits qui sont restés inédite.
M. Tamizey de Lareoque (1828-1898) a commencé la publication de ses Lettres, inter-
4 ARTICLE II. CHAPITRE I. VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
que Naudé a comblé d'éloges^, et dont il devait écrire la vie-
Gassendi préparait, pour l'enseigner à Aix, un traité théologique :
De jure et justitia. Mais la chaire de philosophie étant devenue vacante,
il l'emporta au concours et succéda au Père Fesaie. Notre imberbe
philosophe (imberbis philosophiae professor) ^ s'empressa d'accepter.
Il occupa cette chaire durant six années (1617-1623), jusqu'à l'arrivée
des Jésuites, qui prirent la direction du collège. Quelle fut alors^
l'attitude du jeune professeur ? Lui-même nous a fait des confidences
intéressantes sur ce point ^.
La philosophie de l'École, qu'il avait apprise sur les bancs du col-
lège, ne l'avait aucunement satisfait. Devenu maître de lui-même,
il se mit à examiner la chose de très près : bien vite le Péripatétisme
lui parut vain et inutile pour obtenir le bonheur *. Il hésitait pourtant
en voyant qu'Aristote était approuvé partout. Mais la lecture de
Vives et de « son cher Charron » (mei Charronii) lui donna du courage
et dissipa ses craintes ; l'étude de Ramus et de Pic de la Mirandole
ache\a de le décider. Il se mit alors à explorer les doctrines des autres
sectes philosophiques et il avoue ingénument que rien ne lui plut
autant que l'attitude expectante, Vacatalepsie des Académiciens et des
Pyi'rhoniens. Ayant acquis l'évidence que les causes intimes des effets
naturels échappent complètement à la perspicacité humaine, il com-
rompua par la mort (7 vol., Paii.s, 1888-1898). Gassendi a écrit sur son illustre ami
un livre qui est un modèle de biographie scientifique : Viri illustris Nicolai Clavdii
Fabricii de Peiresc Senàtoris Aquisextiensis vita, Paris, 1641. On la trouve dans ses
Œuvres, t. IV, p. 237-362. Il en parut une traduction anglaise, dont G. S. Brett dit :
« Had considérable vo^ue ". (Philosophy of Gassendi, Introd., p. XLiii, Londres, 1908).
— Peiresc légua à Gassendi tous ses instrimients astronomiques, cent livres à choisir
dans sa bibliothèque et le portrait de Wendelin, leur comnnin ami.
LÉOPOiiD Delisle a dit de Peiresc qu'il fut n im amateur de génie, qui a longuement
contribué au progrès des connaissances humaines et qui a poussé jusqu'aux dernières
limites la modestie, le désir d'obliger, la curiosité, le goût du beau, la passion de la
lecture et l'amour désintéressé de la science » (Un grand amateur français du XVII^
siècle, Fahri de Peiresc, dans Annales du Midi, t. I, 1889, p. 34.)
1. G. Naudé, An matutina vespertinis salubriora, dans Gabrielis Naudaei Parisini
IlcVia;; Qttœstionum If tro-philologicariim, Quœst. III, pp. 51-52, Genève, 1647.
— Gabriel Naudé (1601-1653). érudit, fut bibliothécaire des cardinaux Barberint,.
do Richelieu et Mazarin. Grand ami de Gassendi, il échangea avec lui plusieurs
lettres intéressantes. Cf. O. G., t. VI, table, p. 5 et 10.
2. Sorbi^re, Loco citato, p. 3.
3. Gassendi, Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos, Prsefat., O. G., t. III,.
p. 98-100,
4. Barneaud a eu entre les mains les cahiers d'un élève de Gassendi qui, en 1619,
transcrivait les cours du maître. ' Or il est impossible de reconnaître dans ces pages,
que dictait le jeune professeur, le futur apologiste d'Epicvu-e, le fondateur de la philo-
sophie expérimentale, comme 1 "appelle Brucker, l'auteur du Syntagma philosophicum,
le terrible réformateur qui, cinq ans plus tard, devait lancer son premier ou\Tage sous
le titre de Exercitationes adversus Aristotelicos. « (Barneaud, Etudes sur Gassendi^
dans NouvHles Annales de Philosophie catholique, 1881, t. III, p. 25). — Gassendi
dailleura estimait peu lui-même la partie de son cours consacrée à l'exposition de la
doctriae aristotélicienne, puisqu'il ne la publia point mais se contenta d'éditer la partie
agressive où, il combattait les Péripatétieiens. Cf. Prœf. in Exercitationes..., Praefat,
O. G.,t III, p. 100.)
,1. — LES DEBUTS DE GASSENDI 5
mença de prendre en pitié la légèreté et l'arrogance des Philosophes
■dogmatiques qui se glorifient de posséder la science de la nature.
Combien plus sages lui semblèrent les Philosophes susnommés qui,
pour démontrer la vanité -et l'incertitude de la science humaine, se
sentaient prêts à soutenir le pour et le contre en toute chose ^.
Cet état d'esprit, résultat de l'enquête entreprise, détermina sa
manière d'enseigner, quand on lui confia la chaire de philosophie
aristotéhcienne à l'Académie cL'Aix. D'une part, il exposait la doctrine
d'Aristote de façon que ses auditeurs pussent convenablement la
soutenir ; d'autre part, au lieu d'appendice, il leur fournissait des
arguments qui permettaient de la combattre à fond. De la sorte les
auditeurs étaient mis en garde contre la tendance à se prononcer
témérairement, puisqu'ils voyaient qu'à aucune proposition, si reçue
et si spécieuse fût-elîe, il n'était impossible d'en opposer une autre,
aus.si probable et même ordinairement plus probable '^. C'est ainsi que
le successeur du Père Fesaie fut amené à composer k une philosophie
à sa mode ».
Pendant son séjour à Aix, Gassendi fit la connaissance de Joseph
Gaultier, prieur de la Valette ^ et vicaire général d'Aix sous plusieurs
archevêques ^. Mathématicien et astronome, ce fut lui qui « excita
Gassendi à s'apphquer à l'ob.servation des choses célestes, persuadé
que nous ne pouvions mieux mériter de la postérité qu'en lui trans-
mettant le résultat de nos travaux » ^. De fait, les deux amis obser-
vèrent ensemble une comète, une éclipse de lune et une échpse de
soleil ^.
De retour à Digne, Gassendi k prêcha souvent avec grande suite ».
Nombre de ses amis le pressèrent de rédiger, pour les Uvrer à 1 impres-
sion, les cours qu'il avait dictés à Aix. Il ne se laissa point toucher
par ces prières. Cependant plusieurs exemplaires manuscrits étaient
mis en circulation. David Ta van. sieur de Lautaret, médecin distingué,
menaça Gassendi de faire imprimer tels quels ces cahiers d'élèves.
Pour éviter de paraître en public sous cette forme scolaire, par trop
L Gassendi, Exercltaiiones, Prsefat., p. 99-100.
2. Id quidem semper pra?stiterim fprofiteri Philosophiam, et quidem Aristoteleam],
lit possint auditores mei probe tiitari Aristotelem ; at appendicis tamen loco placita
etiam tradiderim, ex quibw.s Aristotelea dogmata prorsus enervarentur... Hac ratione
videlicet auditores admonebantur ne qviid temere pronunciarent : cum nullam esse
adeo receptam speciosamque propositionem et opinionem vidèrent, cnjue non posse
opposita ostendi aeque probabilis, vel ut plurimum etiam probabilior (Gassendi,
Exercitationes, Prœfat., p. 100).
3. Dans l'arrondissement de Toulon.
4. Entré tard dans les ordres sacrée, Gaultier avait étudié la médecine et acquis une
■certaine réputation par ses plaidoiries au barreau.
5. Josephi Galterii... qui me etiam exstimulavit ut has in cvu-as incimiberem, ratua
. posse non melius de conséquente »vo mereri quam si quidpiam hujusmodi ad ipsima
transmiser imus (Gassendi, Comnxntarii de rcbue cœlestibua, Prœfat., OG., t. IV, p. 76.
Cette Préface est adressée à Gaultier.
6. Cf. G. Bigourdan, Comptes JRcndus de l'Académie des Sciences, 1916, t. CLXII,
p. 809-815. L'auteur lui attribue la découverte de la visibilité en plein jour. Maie, en
réalité, cette découverte revient à Pcire«c, comme M. Bigourdan le dit dans un autre
article, Ibidem, p. 893-894.
6 ARTICLE II. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
imparfaite, notre philosophe se résigna à retoucher ses cours ^. Mais,
trouvant que le monde est déjà rempli de livres en faveur d'Aristote,
il laissa de côté la partie de son enseignement où la doctrine péripaté-
ticienne était exposée sous un jour favorable, pour s'attacher unique-
ment à faire ressortir les objections et critiques qu'il lui avait opposées ^.
C'est l'origine de son premier ouvrage : Exercitationes paradoxicae
adversus Aristoteleos, qu'il fit imprimer et paraître (août 1624) à Gre-
noble, où il était venu pour (( les affaires de son Chapitre ».
II. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET OUVRAGES
PHILOSOPHIQUES
Au mois de septembre de la même année, Gassendi se rend à Paris
et, en mars 1625, il observe une éclipse de lune avec Claude Mydorge^,
trésorier de France, l'un des bons mathématiciens de l'époque. Pen-
dant ce second séjour à Paris il fit connaissance avec La Mothe Le
Vayer * et le Père Mersenne ^.
C'est de la capitale qu'il écrivit une longue lettre à Willebrord
Snell ®, professeur de Mathématiques à l'université de Leyde, pour
lui annoncer l'envoi de ses Exercitationes j^radoxicae et lui communi-
quer ses observations sur la latitude et la hauteur du pôle à Digne,
à Aix et à Grenoble '.
Après être retourné en Provence (avril 1625), où il continue ses
observations astronomiques, consignées an par an dans ses Commentarii
de rébus caelestihus, qui vont de 1618 à 1655, Gassendi revint à Paris
(avril 1628). M. du Périer, l'ami de Malherbe, lui avait donné une lettre
d'introduction auprès de François LuilUer, maître des comptes et
»
1. Cf. Gassendi, In Exercitat. paradoxicas prœfat., O^ier, t. III, p. 98-99.
2. Unum in confesso est non debuisse me quidjDÏam in publicum emittere ex iis
quae sunt a me pro Aristotele disputata, eum ecce Mundum jam compleant, quae ab
Aristoteleis proferuntm- volumina. Satis ergo visum est illis permittere lucem qu£e
edisserui in oppositum. Neque vero propterea erit quod me quispiam dogmaticum
credafc, cum, etei unam dumtaxat partem dogmatico more hic defendam, praemonue-
iim tamen alteram idcirco suppressam a me, qviod satis superque habeatur ex autho-
ribus Aristoteleis (Gassendi, Exercitationes, Prœf., p. 100).
3. Cf. Gassendi, Commentarii de rehua cœl&stibus, O. G., t. IV, p. 98.
4. La Mothe Le Vayer (1588-1672) a sa place, dans l'Ecole sceptique,à côté de
HuET. On le retrouvera plus tard.
5. Marin Mersenne (1588-1648), de l'Ordre des Minimes, grand ami de Gassendi
' et de Descartes, correspondit avec les principaux savants de l'Europe.
' 6. WiLLEBRORDUs Snellius (Snell), né et mort à Leyde (1591-1626), professa les
mathématiques à l'Université de cette ville. Il découvrit la loi de la réfraction. Dans son
principal ouvrage : Eratosthenes Batavus de terrœ ambitus vera quantitaie (Leyde, 1617),
il rend compte des opérations géodésiques qu'il exécuta pour mesurer l'arc du méridien
terrestre compris entre Leyde et Soeterwoode. Gassendi l'en félicite dans la lettre
citée infra, note.
7. Oaasendi à Snellius, Paria, 15 Calendes de mars 1625, OG., t. VI, p. 3, col. 1.
Autre lettre. Ibidem, p. 6-10. — Cf. les Réponses de Snelmus, Ibidem, p. 391-393 i
393. ' . f >^
II. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES 7
conseiller au parlement de Metz ^. Celui-ci, pour mieux jouir de la
conversation du savant provençal, tint absolument à lui offi'ir l'hos-
pitaUté. L'intimité devint si grande entre eux que LuiUier emmena
son hôte avec lui en Flandre et en Hollande ^. Leur voyage dura neuf
mois, jusqu'en août 1629 ^. Ce fut pour Gassendi Toccasion de se Uer
avec des personnages de marque, notamment avec Henricus Rexe-
Rius (Rexeri, Régnier), Erycius Pute anus (Eerryk de Putte *),
Jean-Baptiste Vax Helmont ^, AtrBERTUs Miraeus (Aubert Le
1. François Ltjillieb appartenait à uae vieille famille parisienne. Son père, Jérôme,
était maître des comptes. Lui-même devint trésorier de France à Paris, puis maître des
comptes, enfin conseiller au Parlement de Metz, qui fut transféré à Toul en 1637. C'était
un homme d'esprit cultivé et de mœurs déréglées. En 1650 il alla voir à Toulon son
fils Claude, dit Chapelle, dont Gassendi faisait l'éducation. « Par son crédit, quoyque
cet enfant fust adultérin, il le fit légitimer... Ce garçon luy ressemble fort pour l'humeiu-
et pour l'esprit. » (Tallemaxt des Réaux, Historiettes, t. IV, p. 192 ; 194, Paris,
édit. 1855). Luillier, parti pour l'Italie en a\Til 1651, tomba malade à Gênes, et mourut
à Pise au commencement de janvier 1652, ce qui inspira cette boutade à TaUemant :
t II n'y a jamais eu que luy au monde qui se soit fait conseiller à Toul pour aller mourir
à Pise. i (Ibidem, p. 195). — Dans ses lettres à Peiresc, LuiUier fait les plus grands
éloges de Gassendi. Cf. Tamizey de Labroqtje, Les Correspondants de Peiresc : XVI.
J'rayiçois LuiUier, Paris, 1889. — De son côté l'indulgent Gassendi célèbre les mérites
de Liiillier dans De Vita Peireskii, Lib. V, à l'année 1634, Edit. de La Haye, 1653,
pp. 402-403 ; daiis OG., t. V, p. 315, col. 2..
2. Il semble certain que Gassendi n'est point allé en Angleterre, ni à Rome, où il
aurait entretenvi le célèbre Père Athan.%.se Kercher, professeur de mathématiques
au Collège romain, comme certains lont affirmé sans preuve. Sorbière dit formelle-
ment que ce voyage dans les Paj's-Bas fut l'unique voyage de Gassendi hors du royaume.
Cf. Loco cit:tto,p. 4. — Gassendi eut dessein d'accompagner en Orient le comte de Mar-
cheville, ambassadeiu' de France près de la Porte, pour faire des observations à Cons-
tantinpple, à Alexandrie, etc. Dans une lettre à Schickard (Paris, 6 kal. sept. 1630.
Cf. OG., t. VI, p. 36, col. 2), il lui annonce son prochain départ et le prie d'en informer
Kepler, lem- offrant ses services. Ce voyage, on ne sait pourquoi, n'eut pas lieu. —
Gassendi projeta aussi un voyage en Italie et annonça sa venue à Galilée. (Cf. Lettre
du 14 kal. déc. 1636, OG., t. VI, p. 92, col. 1.) Mais ce projet, entravé par la guerre
que la France faisait alors aux Espagnols en Italie, n'eut pas de suite.
3. Gassendi tint Peiresc au courant des événements de son voyage. Cf. Tamizey de
Labroque, Lettres de Peiresc, t. IV.
4. Henri Régnier, connu sous le nom de Reneri, né à Huy (1593) et mort à Utrecht
(1639), où il enseigna la philosophie. Gassendi rencontra cet ami de Descartes à Ams-
terdam, —r- On retrouvera Reneri quand il sera question du Cartésianisme en HoUande.
5. Erycius Puteanxjs est le nom latinisé de Eerryk de Putte. Né à Venlo (le 4 no-
vembre 1574) et mort à Louvain (le 17 septembre 1646), il succéda à Juste Lipsb
dans l'enseignement de la langue latine à l'Université de Louvain, au Collège des
Trois Langues. Voir Lettres de Gassendi à Puteanus, dans OG., t. VI, p. 11 ; 16, 26, 27,
39. Lettre de Puteanus à Gassendi, Ibidem^ p. 393. — Cf. Paquot, Mémoires..., t. XIII,
pp. 373-428 : il énumère 121 ouvrages de Puteanus.
5. Né à Bruxelles et mort à Vilvorde près de Bruxelles (1577-1644), J.-B. van*
Hfj.mont fut un médecin philosophe, imbu comme Paracelse de doctrines théosoplù-
quea. (Cf. G. Sortais, Hist. de la Philosophie ancienne, n. 73, E, Paris, 1912). Il professa
quelque temps la chirurgie à l'Université de Louvain. En 1629, il s'éleva entre Van
Helmont et Gassendi xine curieuse discussion sur ce sujet : L'homme est-il naturelle-
ment Carnivore ou fructivore ? En homme du Nord, Van Helmont se prononce pour la
viande ; en habitant du Midi, Gassendi tient pour les fruits. Cf. Viro Clarissimo, et
Philoeopho ac Medico expertiaaimo Joanni Baptist.^ Helmontio, amico suo singulari
Petrus Gassendus S. Lettre écrite d'Amsterdam, le 15 juillet 1629. Cf. OQ., t. VI,
p. 19-24. — BouGEREL (Vie de Gassendi, p. 45-57), donne une analj-se de la disoua-
eion.
8 ARTICLE II. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
Mire) i, Jean Caramuel y LoBKo\aTz ^, Gerardus Joaxnes
Vossius (Voss) 3, Daniel Heinsius (Heinse) ^, Jacques Golius ^
Isaac Beeckman «, qui, dans la suite, échangèrent quelques lettres
avec le philosophe provençal. L'impression produite par Gassendi
en Hollande fut profonde et durable. Car, bien longtemps après
en 1642, quand Sorbière visita à son tour ce pays, les savants hollan-
dais mirent beaucoup d'empressement à s'enquérir de Gassendi et
des travaux qu'il projetait'.
L Hubert Le Mjre, né à Bruxelles (1573) et mort à Anvers (1640), était alors doyen
du ChaiDitre de la cathédrale d'Anvers. Cf. Lettre de Gassendi à A. Mlraus, OG., t. VI,
p. 24. — Il se distingua surtout par ses travaux érudits sur l'histoire ecclésiastique!
Son tombeau se trouve dans le chœur de la cathédrale d'Anvers. — Cf. J. Fb. Foppens"
Bihliotheca helgica, t. t. I, p. 107-111. '
2. Jean Caramuel y Lobkovitz, né à Madrid le 13 mai 1606, entra dans l'ordre de
Citeaux ; il fut nommé abbé du monastère de Dissembourg, devint, avec le titre d'évê-
que de Mysie, sufïragant de l'évéque de Mayence (1645) et mourut (1682) évêque de
Vigevano, en Lombardie. Il s'occupa de mathématiques et d'astronomie, ce qui le mit
en relations avec Gassendi. Sa production fut prodigieuse : Paquot (Mémoires pour
servir à Vhistoire littéraire des Pays-Bas..., t. VIII, p. 262-286) cite 62 ouvrages de lui
Malheureusement il n'est pas aussi sûr que fécond. Il a émis, au point de vue do^nna-
tique, des propositions téméraires. En morale, S. Alphonse de Liguori le donne
comme le prince des laxistes. Mais ses intentions étaient bonnes et son zèle apostolique
très ardent. Cf. Lettres de Gassendi à CaramueJ, OG., t. VT, p. 190 ; 191 ; 206 • 223
Lettres de Caramuel à Gassendi, Ibidem, p. 465 (il le consulte .sur l'opin'ion dès Docteurs
de Sorbonne relative à l'infaiUibilité du Pape) ; 476 ; 480 ; 487 ; 489. On n'y trouve
pas reproduite : Epistola ad Gassendum de Germanorum protestantium conversione, 1644.
3. Gérard-Jean Voss, né à Heidelterg en 1577 et mort à Amsterdam en' 1649
enseignait l'éloquence et la chronologie à l'Université de Leyde, quand Gassendi entra
en relations avec lui. Cf. Lettre de Gassendi à Vossius, OG., t. VI, p. 24-25. Voir Lettre
de Sorbière à Gassendi, infra, n. 7.
4. Daniel Heinse, humaniste et historien, né à Gand (1580) et mort à Leyde (1655)
devint professeur de latin et de grec, puis d'histoire à l'Université de Leyde en 1606 •
il fut nommé bibliothécaire de l'université. Cf. Lettre de Gassendi à Heinsius OG t VI
p. 25. » . • ,
5. Jacques Golius, né à La Haye en 1596 et mort à Leyde en 1667, accompagna la
duchesse de la TrémoiUe en France, enseigna le grec à La Rochelle, Aovagea en Orient
d ou il rapporta des manuscrits, succéda à Erpenius comme professeur de langues
orientales et à Snellius comme professeur de mathématiques dans l'Université de Levde
Cf. LeUres de Gassendi à Golius, OG, t. VI, p. 25-26 ; 28 ; 31 ; 38 ; 46-47. Lettres de Golius
à Gassendi, Ibidem, p. 394-396. Golius fut également l'ami et le correspondant de
Descartes. — Son frère aîné, le Père Célestin de Sainte Lidwine, Carme déchaussé
missionnaire à Alep, était correspondant de Peiresc pour les observations astronomie
ques. Cf. BiGOURDAN, Comptes Bendiis de l'Académie des Sciences. 1915 t CLXI
p. 616, n. 3. ' »
6. Isaac Beeckman, né le 10 décembre 1588 à Middelbourg et mort le 19 mai 1637
a Dordrecht, fut l'un des correspondants de Descartes en Hollande et devint principal
du Collège de Dordrecht (1627). Il avait coutume de consigner ses pensées dans un
Journal. Apres la mort d'Isaac, un de ses frères, Abraham, publia de courts extraits
de ce Journal sous ce titre : D. Isaaci Beeckmanni, Medici et Rectoris apud
Dordracenos, Mathematico-Physicarum Meditationum, Quœstionum., Solutionum
Centuria, Utrecht, 1644. Cf. Paquot, Mémoires pour servir à F histoire littéraire des
Pays-Bas..., t. XVII, p. 401-403. — Nous retrouverons Beeckman en parlant de
Descartes.
7. Non immemor est Vossius ante decennium te spem ipsi tune fecisse brevi prodi-
tura m lucem commentaria in Epicuream philosophiam. Non ignoro [sic, pour ignorant!
quid praestiteris aut quid pra^stare possis Rivetus, Barlaeus, Heinsius. Regius alii
quos omnes audivi, non sine magna animi voluptate, de te ut par erat \-erba faci'entes'
(Lettre de Sorbière à Gassendi, Amsterdam, 8 juin 1642, dans OG, t. VI, p. 447).
II. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES 9
Pendant les dix années qui s'écoulent de 1631 à 1641, Gassendi
■est plongé dans Tétude de la philosophie épicurienne et prépare la
traduction latine du X*" Livre de Diogène LAiÏECE. Mais, si Ton excepte
l'opuscule contre Fludd et la Vie de Peiresc, il ne publia que quekjues
mémoires d'ordre scientific^ue. Sa production philosophique ne devient
active qu'à partii- des Objections (1642) contre Descartes, pour se
continuer, parallèlement aux recherches astronomi<{ues et physic{ues,
Jusqu'à sa mort (1655), avec une étonnante fécondité ^.
Les amis et admirateurs de notre philosophe cherchèrent vaine-
ment alors à l'attirer à Paris. -L'un d'eux, qu'il ne nomme pas, pro-
bablement M. de Montmor, lui offrait le vivre et le couvert, lui assu-
rant en outre une pension de trois mille livres. On eut beau insister,
Oassendi refusa cette offre généreuse, préférant garder sa condition
modeste, mais indépendante. Se sentant incapable de résister en face
à des solUcitations aussi aimables, il s'abstint de tout voyage à Paris ^.
En dehors du labeur intense qui rempHt cette période décennale,
peu d'événements apportent quelque variété à la vie toute simple
et toute unie de Gassendi. En 1634, la veille de Noël, il fut élu Prévôt
de la cathédrale de Digne ^. Le chanoine Péhssier, >' se disant pourvu
■d'un brevet de joyeux advènement à la couronne par le Roy », fit
opposition à cette élection auprès du Grand Conseil à Paris ; mais
il en fut cette fois encore pour ses frais, car Gassendi fut maintenu
en posses.sion de sa dignité.
Louis-Emmanuel de Valois, alors comte d'Alais, plus tard duc
■d'Angoulême, était gouverneur de la Provence ( GaUo-Provinciae
Pro-Rex) * depuis l'automne de 1637. Le nouveau gouverneur pria
Gas.sendi de l'accompagner (1638) dans la visite de sa province,
1. Cf. p. 22 le Tableau chronologique des ou\Tage6 de Gassendi.
2. Prsesul meus [Raphaël de Bologxe], qui te salutat, discossurus brevi Parisios
rediturus est ante iiyemem. Ego cum illo non discedo, veritus ne quadam ex parte
libertatis jacturam faciam. Meniinisti, opinor, me noluisse alias accedeie ad Eminentis-
simum Virum [le cardinal Alphonse Louis de Richelieu]. Cessante hujus prosequu-
tione, est alius, quem tu probe nosti, qui mire me sollicitât ut fraternam, individuam,
perpetuam societatem voveam. Spondet ab initio nolle se, ut prius pedem injiciam,
quam heneficium pensionemve librarum ter mille fecerit securam. Is ergo est, quem,
si Parisios concessero, effugiam nunquam ; adeo ille me suum cupit ; adeo ego sum
impotens ut denegem aliquid coram. Continebo itaque me in casu [sic, sans doute pour
casa] hac, hiunili quidem, sed quse mei me habeat juris. (Gassendi à Naitdé, Digne,
16 juillet 1633, OG, t. VI, p. 57, col. 1).
3. Anno aiitem 1634 in Natalitio um ^ igilia possessio cm adiit prappoîiturse
(Gall a Christiam, t III, col. 1!40).
4. Né à Clermont-Ferrand, en 1596, il était fils de Charles de Valois, comte d'Au-
vergne, puis duc d'Angoulême. De 1612 à 1622 évéque nommé d'Agde, il ne fut point
consacré. Il mourut à Paris le 13 novembre 1653. — Au tome VI des Opéra de Gassendi,
on trouvera les nombreuses lettres échangées entre celui-ci et le prince. Gassendi lui
dédia sa Vie de Peiresc. — Cf. François d'Andréa, Sieur de Xibles, gentilhom>ie
PROVENÇAL, Discours des bons Gouverneurs ou Table te du Gouvernement de Louis-
Emmanuel de Valois, Comte d'Alais, Colonel- G nu' rai de la Cavalerie, Paris, 1645. —
Bouche, Histoire de Provence, p. 912. — Le comte d'Alais gouverna la Provence à
l'époque des troubles de la Fronde. Cf. P. Gaffarkl, La Fronde en Provence, dans
Revu&historique, 1876, t. II, p. 60-103 ; 436-459.
10 ARTICLE n. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
car il l'avait pris en amitié et s'éclairait volontiers de ses conseils.
En 1641, le jjrévôt de Digne eut l'honneur d^tre élu agent général
de l'ordre ecclésiastique de province pour l'assemblée du clergé de
France, qui se tint à Paris. Mais un abbé d'Hugues, neveu et grand
vicaire de l'archevêque d'Embrun, lui disputa cette charge. C'était,
d'après Sorbière, le candidat du cardinal Armand de Richelieu ^.
Gassendi, qui avait en horreur les chicanes, accepta la transaction
proposée par Mr. de Montchal, archevêque de Toulouse, et les autres
arbitres de la contestation. Ceux-ci, « voyant que le sieur Gassendi,
personnage de grande littérature, qui avait le plus de voix pour être
Agent, aimait mieux manier ses livres, qu'il traite si dignement, que
les sacs des procès et papiers du Clergé, desquels ledit Sr. d'Hugues
avait plus de connaissance, contentèrent l'inclination des deux et
firent l'avantage du Clergé en les disposant à partager les apointements
de la charge » ^, qui étaient de 4.000 livres par an.
C'est pendant ce séjour à Paris que Gassendi enseigna la philoso-
phie au jeune Poquelin ^, à Bernier et à Chapelle. Ce séjour dans la
capitale se prolongea jusqu'en octobre 1648, et il fut, cette fois encore,
l'hôte de Luillier.
La chaire de Mathématiques au Collège royal devint vacante (1645)
par la mort de J. Tileman Stella. Le^ cardinal Alphonse de Richelieu,
frère aîné* du cardinal-ministre ^, alors archevêque de Lyon et Grand
Aumônier de France, avait connu Gassendi, quand il administrait
l'archevêché d'Aix-( 1626- 1628). Appréciant son grand mérite, il le
pressa de prendre la succession de Stella ^. Les instances du cardinal
décidèrent notre mathématicien à accepter une charge qui devait
être trop lourde pour sa faible santé. UOratio inauguralis, dédiée
comme de juste à l'Éminent protecteur, fut prononcée le 23 novembre ^.
Les leçons de Gassendi attirèrent un grand concours d'auditeurs,
parmi lesquels, à côté des étudiants, on remarqua des vieillards en
grand nombre et des personnages très instruits (senes quam. plurimi
et viri doctissimi) '. La substance de son enseignement au Collège royal
a passé dans le livre intitulé : Institutio astronomica... (Paris, 1647).
Les nombreux voyages de Gassendi à Paris et surtout les longs
1. Cf. D.-L. AvENEL, Lettres, Instructions diplomatiques et Papiers d'Etat du cardinal
de Richelieu, t. VI, p. 862, dans les Documents inédits sur VHistoire de France, Paris,
1867.
2. Mémoires de Mr de Montchal, t. II, p. 240, Rotterdam, 1718. M^ de Montchal
affirme, à l'encontre de Sorbière, que l'abbé Hugues « était suspect au cardinal. »
3. Cf. J. LoiSELEUR, Les points obscurs de la vie de Molière : I''^ Partie, Les années
d'études, § V, dans Le Temps, 15 oct. 1876, p. 3. Cf. infra, p. 183-184 ; 228.
4. Sorbière fait ressortir l'indifférence (qu'il trouve étonnante et semble vouloir
excuser plutôt par bon esprit qu'avec conviction) du cai'dinal ministre à l'égard de
Gassendi. Cf. Loco citato, p. 12-14.
5. Cf. A. Lefranc, Histoire du Collège de France, Paris, 1893, Appendice B, p. 351.
Cf. ch. VII, p. 251-252.
6. Gassendi, Oratio inaugurcUis, habita in Regio CoUegio, die Novembris 23..., Pari»,
1645,
7. SoBBiÊRE, Loco citato," p. 7. •
II. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES 11
séjours qu'il y fit à diverses reprises le mirent en relations avec beau-
coup de personnages marquants, français, ou étrangers. Citons, sans
compter ses amis intimes, Hugo Geotius (H. de Groot) ^, le Père
Mersenne, de l'Oratoire, La Mothe Le Vaybr, Hobbes, Descartes,
Pascal, le chancelier Pierre Séguier, William Cavendish, mar-
quis de Newcastle. Ce dernier, qui habita Paris de 1645 à 1648, réunit
un jour à sa table les trois philosophes, les plus en vue alors, Gassendi,
Descartes et Hobbes ^.
Ce fut pendant le second voyage de Descartes en France (1647) ^^
qu'eut heu sa réconciliation avec Gassendi. Il faut indiquer d'abord
la cause de leur brouille. Descartes avait prié Mersenne de communi-
quer ses Méditations aux personnes les plus capables d'y faù-e des
objections utiles. Mersenne songea naturellement à Gassendi. Mais le
philosophe provençal se récusa tout d'abord à cause d'un grief per-
sonnel dont voici l'origine.
Le Père Christophe Scheiner (1595- 1650)-, professem* de mathéma-
tiques au C^ollège romam, avait observé à Frascati, le 20 mars 1629,
des Parhéîies ou apparition de quatre faux soleils autour du véritable.
Le cardinal Barberini fi.t aussitôt parvenu" à Peiresc une description
de ce phénomène rare. Peiresc en tira quelques copies et envoya l'une
d'elles à son ami Gassendi, qui voyageait dans les Pays-Bas avec
Luilher. Notre voyageur, passant par Amsterdam, avait hé connais-
sance avec Henri Reneri ^ ; il lui adressa d'Utrecht la description du
phénomène ^. Reneri s'empressa de la transmettre à Descartes.
Celui-ci, dans son livre Les Météores ^, en parlant des parhéîies, men-
tionne mi « mathématicien de Tubingue » mais ne nomme pas Gassendi,
qui fut froissé de cette omission '^. Aussi, quand plus tard, en 1641,
Mersenne proposa à Gassendi d'examiner les Méditations cartésiennes.
1. Gkotius s'était réfugié à Paris en 1621 et c'est là que, sur la demande de Peiresc,
il avait composé et publié son De Jure, belli et pacis (1625). Il ne i-etoiu-na en Hollande
qu'en 1631. C'est lors de son passage à Paris, en 1624 ou 1628, que Gassendi dut faire
la connaissance de Grotius. Cf. OG., t. VI, p. 47, ime lettre de Gassendi à Grotius, et,
p. 406, une lettre de Grotius à Gassendi.
2. I hâve heard Mr Edmund Waller say tliat W. Lord Marquis of Newcastle was a
great patron to D^ Gassendi and M. Des Cartes, as well as to M^ Hobbes, and that he
had dined with them ail three at tlie Marquis's table at Paris. (Auhrey's Letters, t. II,
p. 602). Cité par Adam dans Œuvres de Descartes, t. V, p. 118. Dans une lettre à Mer-
Benne, du 31 janvier 1648, Descartes parle de M^ de Neucastel. Ibidem, p. 117.
3. Sur la date de ce voyage, cf. Adam, Vie de Descartes, p. 448, note c.
4. Sur Reneri, cf. supra, p. 7, n. 4. — Lettres de Gassendi à Eeneri, OG, t. VI,
p. 24 ; 29 ; 37 ; 41. Lettres de Reneri à Gassendi, Ibidem, p. 395-396 ; 399-400.
3. Gassendi publia un premier opuscule, où il décrit et explique le phénomène des
parhéîies, sous ce titre : Phœnomenon rarum Romœ observatum, 20 Martii et ejus causa-
rum explicatio, Amsterdam, 1629. Comme les fautes d'impression abondaient dans cet
opuacule, Gassendi en publia une nouvelle édition, re\-ue et augmentée, sous ce titre
nouveau : Parhelia seu Soles IV spurii qui circa verum apparuerunt Romœ die 20 Martii
1629 et de eisdem epistola ad Henricum Renerium, Paris, 1630. On trouvera cette seconde
édition dans OG, t. III, p. 651 sqq.
6. Les Météores, Discours dernier, OD, t. VI, p. 361-362. Ce mathématicien s'appe-
lait WlLHELM SCHICKARD.
7. Cf. Descartes à Mersenne, Lettre du 21 avril 16il, Œuvres de Descartes (Edit. Adam:
et Tannery, Paris, 1897 sqq), t. III, p. 362-363.
12 AETICLE II. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
•celui-ci accueillit mal cette ouverture. Cependant Descartes, prévenu
aussitôt, expliqua à Mersenne ^ les raisons de son silence ^. Gassendi
Xîonsentit à écrire ses objections, et le Père Mersenne les transmit
-à l'intéressé (mai 1641). ^
Les Objections .de Gassendi et les Réponses de Descartes furent
publiées à la suite de la première édition des Méditations (Paris,
achevé d'imprimer le 28 août 1641). Gassendi, dans ses Objections,
avait lancé contre les thèses cartésiennes quelques traits ironiques,
mais d'une main légère et courtoise. Dans ses Réponses, Descartes
i^e montra hautain et méprisant *. Gassendi termina, le 15 mars 1642,
une longue l'éplique aux Réponses sous forme d^Instunces ^. Mais,
pour le moment, il se borna à les communiquer à ses amis. Descartes,
l'ayant appris, s'en plaignit publiquement dans sa Lettre au Père
Dinet ®. Sorbière, qui était aloirs en Hollande, demanda à Gassendi
l'autorisation d'éditer ensemble les Objections, les Réponses et les
Instances. Notre philosophe, après s'être fait prier, finit par céder '.
Le tout parut, à la fin de février 1644, sous ce titre complexe : Disqui-
sitio Metaphysica seu Dubitationes et Instantiae adverêns Renati Car-
tesii Metaphysicam, et Responsa (Amsterdam) ^.
Contrairement à l'attente générale, Descartes ne répondit point
aux Instances gassendistes ; il affecta même de dédaigner l'ouvrage
•et fit seulement savoir que ses Principes de la Philosophie, qui allaient
bientôt paraître (l'achevé d'imprimer est du 10 juillet 1644), en don-
neraient luie très brève réfutation. Avisé de cette intention, Gassendi
s'empressa de chercher dans les Principes la réfutation annoncée,
mais il ne trouva rien. Ce bon procédé le toucha : aussi malgré les
1. Descentes à Mersenne, mime lettre, Ih'.dem.
2. Baillkt, La vie de Monsieur Des-Cartes, t. II, 1. VI, ch. v, pp. 132-134.
3. Voir les impressions de Descartes, après lecture des Objections de Gassendi, dans
sa lettre à Mersenne du 23 juin 1641, OD, t. III, p. 384. ■ — Voir les impressions de
'Gassendi, aprè& lecture des Réponses de Descartes, dans sa lettre à Louis de Valois, du
19 juillet 1641, OG, t. VI, p. 111-112.
4. En envoyant ses Réponses à Mersenne, Descartes lui disait : « Vous verrez que j 'ay
fait tout ce que j'ay pu pour traiter JM"" Gassendi honorablement et doucement ; mais
il m'a donné tant d'occasions de le mespriser et de faire voir qu'il n'a pas le sens com-
mun et ne sçait en aucime façon raisonner, que j'eusse trop laissé aller de mon droit,
si j'en eusse moins dit que je n'ay fait... » (Lettre du 23 juin 1641, OD, t. VII, p. 388-
389.)
5. Files se termine:it ainsi : Parisiis Eidib. Mart. MDCXLII.
6. Epistola ad Patrem Dinet, imprimée en 1642, à la suite des septièmes objections.
-Cf. l'allusion à Gassendi, OD, t. VII, p. 600, ligiie 10 sqq.
7. Gassendi à Sorbière, octobre 1643, OG, t. VI, p. 162-163. ~ Cette lettre à Sorbière
■commence ainsi : Facio tandem satis, Sorberi ; mitto scilicet, quem jamdudum effla«
gitasti, Codicem mearum adversus Cartesii IMetaphysicam Instantiaruin. Gassendi
l'a mise en tête de sa Disquisitio. Cf. OG, t. III, p. 271 . — Sorbière a raconté les démêlés
-de Descartes et de Gassendi dans sa première Lettre à M. Petit. Cf. Lettres et Discours sur
diverses matières curieuses, p. 685-686, Paris, 1660.
8. Sorbière s'acquitta fort bien de la besogne. Au lieu d'imprimer à la suite Objec-
tions. Réponses et Instances, il fit suivre chaque objection de la réponse de Descartes,
et chaque réponse de l'instance ou des instances de Gassendi. Sorbière a reproduit aussi
les Méditations de Descartes avec une pagination spéciale (48 pp.). Dans le titre du
livre le mot Dubitationes signifie les Objectiones de 1641. La Disquisitio metaphysica se
trouve dans OG. t. III, p. 271-410.
II. TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES 13-
sollicitations de Bornius ^, de Soibière - et de Rivet ^, refusa-t-il de
passer au crible de sa fine critique la Physique cartésienne exposée
dans les Principes, comme il avait fait pour les Méditations. La lettre
de Bornius et la réponse de Gassendi sont particulièrement suggestives
et méritent d'être rapportées. Voici l'appel du jeune érudit : k Descartea-
aura beau faire et dire, il ne pourra empêcher les gens d'une solide
instruction d'accueillir sa Métaphysique par des sifflets et des éclats
de rii-e. Et si la Physique, qu'il vient d'éditer, ne répare pas le dommage
que la dite Métaphysique a causée à sa réputation, il perdra sans aucun
doute, dans l'esprit d"un grand nombre, ses titres au nom de Phi-
losophe. C'est assurément à vous, le meilleur des hommes, qu'il appar-
tient d'en faire l'examen et de mettre sous les yeux de tous les erreurs
que peut-être vous y trouverez. Je vous le demande en mon nom et
au nom des sommités et princes intellectuels de notre Hollande... » *
Gassendi déclina modestement cette flatteuse in\itation : « Il m'est
impossible de répondre à la Physique cartésienne, comme vous me-
sollicitez de le faù'e, puisqu'il ne m'a pas encore été donné de la voir...
Je ne sais d'ailleurs s'il ne semblerait pas trop discourtois et trop
opposé à mon caractère de réveiller de moi-même un dissentiment
assoupi et d'examiner un ouvrage qui ne me concerne pas particu-
hèrement, quelles que soient d'ailleurs les insultes que lui se permette
non dans ses écrits, mais dans ses conversations ^. »
1. Lettre de H. Bornius à Ga/tHend>'. La Haye, 20 sept. 1644, dans OG.. t. VI, p. 480.
Réponse de Gassendi, Paris, P"" oct. 1644. Ibidem, p. 202. ■ — Cf. autre lettre de Gas-
sendi, Ibidem, p. 211. Lettres de Bornius, Ibidem, p. 482 ; 489-490 ; 498-499 ; 499.
2. Lettre de Sorbière à Gassendi, La U ave. 1 8 avril 1 644, OG, t. VI, p. 469-470. Pour ame-
ner Gassendi à prendre l'offensive contre la physique cartésienne, il lui demande habile-
ment ce qu'on pourrait objecter à certaines opinions de Descartes, par exemple sur le vide,
3. Lettre de Rivet à Gassendi, La Haye. 30 décembre 1644, dans OG, t. VI. p. 485.
— Gassendi répondit à Rivet : Quod scribis judicium censuramque meam in opus
Carte«ii no\-um exspectari, verum est quidem fuisse me sollicitatum a plurimis ut
aggiederer Physices illius, quemadmodum aggressus fueram [Metaphysices discussio-
nem. Sed ego hanc spem feci nemini, neque pollicitus sum quidquam ; quin potius
detrectavi semper ae me multis nominibus excusatum constaiiter feci. Reponere
niniirum soleo, non ex meq e se genio ut in aliéna opéra, nihil provocatus, inquiram.
(Lettre de Gassendi à Rivet, Paris, 28 janvier 1645, OG. t. VI. p. 217. col. l\ — André'
Rivet, né à Saint-Maixent (1573) et mort à Bréda (1651), fut ministre protestant à
Sedan, puis à Thouars, où il était chapelain du duc de la Trémoille. Etant liasse en
Hollande, il enseigna la théologie à l'Université de Leyde (sa leçon d'ouverture est du
12 oct. 1620), devint précepteur du prince Guillaume d'Orange, et enfin directeur
de l'Université de Bréda (Schola illustris), qiie le stathouder, Frédéric-Henri, avait
fondée en 1646. En collaboration avec trois de ses collègues, il composa : Synopsis-
jnirioris theologiœ disptitationibus LU comprehensa ac conscripta per J. Polyandrum,
A.. RivETUM, Ant. Valaeum et Ant. Th ysiu-V. Liège, 1 625.
4. Bornius : ... Nuncjuam tamen efficiet [Cartesius] quominus illius Metaphysica
inposterum a solide eruditis sibilis et cachinnis non excipiatur, et nuUus dubito quin,
nisi hac nuper édita Physicac parte, damnum, quod ex nominata Metaphysica passa
est ejus fama, re.sarciat, Philosophi nomine apud multos excidat. Tuanmi sane videtur
esse partium, Virorum optiine, et illam examinare et quas ibi forte an repereris errore»
Mundi oculis subjicere : hoc meciuu a te flagitant summi et principes Bataviœ nostrae-
Viri... (Lettre à Gassendi, Ùtreeht, 20 sept. 1644, OG, t. VI, p. 480, col. 2). Bornius
in iste en disant : Ilhid a te oro pe'o:)i;c arc'en'issimis preib s (Ibidem).
5. G.'VSSENDi : ... Quod de Physica Cartesiana rue rogites, nihil esse potest quod jan>
respondeam, cui illam viderem nondum contigit... Xeseio aliunde annon possit videri
14 ARTICLE II. CHAPITRE I. VIE ET ŒUATîES DE GASSENDI
Pendant ce temps Clerselier, en train de tradiiii-e du latin en
ïrançais les Méditations de Descartes, en était arrivé aux quatrièmes
Objections. Descartes lui demanda de supprimer les cinquièmes
(c'étaient celles de Gassendi) et ses réponses i. Cette suppression
pouvait paraître blessante. Rivet, qui fut mis au courant du projet
de Descartes, en jugeait de la sorte : « Je suis av.ec vous, écrit-il à
Mersenne, que Mons. Gassend est un vaillant combattant. Et je trouve
son Apologie claii'e et bien suivie. Cependant j'apprens que Mons.
des Cartes en faict un grand mespris et dit, que pour toute response,
en faisant imprimer ses Méditations, il en ostera tout ce qui est de
Mons. Gassend, et mettra au tittre : rejectis ohjectionibus inutilibns.
J'estimay qu'il le devoit traicter plus respectueusement « "^. Descartes
eut le bon goût d'omettre ce titre impertinent ^.
L'un des prétextes * qui porta Descartes à ne point répondre « au
gros livi-e d'instances », fut sans doute qu'il n'aimait point les gros
livres. Mais quelques-uns de ses partisans, que son silence chagrinait,
prirent la peine de lire avec soin pom' lui les Instances de Gassendi et
d'en extraii^e « les plus fortes raisoas » alléguées par ce philosophe.
Clerselier envoya ces extraits à Descartes, et Descartes fut ainsi mis
en demeure de s'exécuter. Il le fit dans une lettre (12 janvier 1646)
adressée à Clerselier ^, qui la pubHa à la fin de la traduction française
des Méditations parue au printemps de 1647 ^.
Cette lettre, dont le début et la conclusion sont pleins de suffisance,
est cependant d'une modération relative. Descartes tenait à ménager
son adversaire. ClerseHer obtint en effet « d'adoucir dans sa traduction
certains termes de M. Descartes, qui, bien que tolérables en latin,
auraient été capables de choquer en notre langue M. Gassendi, qu'il
voulait raccommoder pour une bonne fois avec M. Descartes » ^
De son côté, Gassendi, (( qui était là bonté même, et d'une candeur
d'enfant « ^, ne semble pas s'être offusqué des termes un peu durs de
nimis inurbauum et a meo genio nimis alienum, pacatum dissidium ultro renovare et in
librum, qui me specialiter non attineat, inquirere. Utcumque ille jam in me non scriptis
Bed verbis insultet. ( Gassendi Epistola H. Bornio perenidito et peramico juveni, Paris,
1" cet. 1644, OG, t. VI, p. 202, col. 2).
1. Cf. Œuvres de Dcscai-tes, t. IX, p. 198-199 : Avertissement de Vauteur.
2. Lettre de Rivet à Mersenne, La Haye, 28 mars 1644. Citée par Adasi, OD. t. IV.
p. 110.
3. On peut y voir une allusion dans les derniers mots de la lettre à Clerselier, où
.Descartes parle de « questions inutiles ». Cf. OD, t. IX, p. 217.
4. Deseartes fit la réfutation des Instances, « non pas sur le livre de IM. Gassendi
qu'il avait lu avec trop de négligence, et dans la résolution de n'y rien trouver qui eût
besoin de réponse, mais sur des extraits fidelles que quelques amis communs avaient
faits des endroits qui méritaient le plus d'être réfutez. ) (A. Baillet, La vie de Monsieur
Des-Cartes, t. II, p. 279-280).
5. On la trouvera dans les Œuvres de Descartes, t. IX, p. 202-217.
6. Clerselier, ayant traduit les Objections de Gassendi et les Réponses de Descartes,
finit par obtenir de ce dernier, qui en avait demandé la suppression, la permission de les
imprimer avec les autres. Mais, au lieu de figurer à leiu- rang, après les quatrièmes
Objections et Réponses, elles viennent les dernières et sont suivies de la Lettre à Cler-
selier. Cf. Avertissement du traducteur, dans OD, t. IX, p. 200-201.
7. A. Baillet, La Vie de Monsieur Dès-Cartes, t. II, ^. 280. '
8. Ada:\i, Vie et Œuvres de Descartes, p. 450.
n. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES 15
la Lettre à Clerselier, car l'année même où elle fut publiée, il se prêta
de bonne grâce à un rapprochement avec Descartes, de passage à
Paris (1647). Ce fut le jeune abbé César d'Estrées ^, qui servit de trait
d'union "-. Pour sceller la réconciliation des deux adversaii'es, il les
invita à dîner, et avec eux C(uelques-uns de leurs amis : le Père Mer-
senne, le mathématicien Gilles Roberval ^, l'abbé Jean de Lau-
NOY *, Michel de Marolles ^, abbé de Villeloin, etc. Pris d'une
subite indisposition, Gassendi ne put assister à la réunion. Mais le
repas fini, les convives se transportèrent au domicile du malade.
Descartes et Gassendi s'embrassèrent amicalement. Leur réconcilia-
tion avait été sincère ; elle fut durable.
Nous avons laissé Gassendi faisant son cours de mathémathiques
au Collège royal. Une fatigue de poitrine l'obHgea à retourner dans le
Midi (octobre 1648). Il alla « tout droit à Aix près M. le comte d'Alais »,
toujom'S avide de mettre à profit ses lumières, et heureux de goûter
le charme de sa compagnie. Il continua à mener de front ses obser-
1. CÉSAK d'Estrées, né et mort à Paris (1628-1714), fils du maréchal François
d'Estrées, devint évêque-duc de Laon et pair de France (1653), puis cardinal (1674).
Potu-vu de l'abbaye d« Saint -Germain-des-Prés (1703), il y mourut et y fut enterré.
L'Académie française l'avait élu es»i 1656.
2. Voir le récit de Sorbière, Loco citato. p. 18-19.
3. Gilles Roberval. né à Roberval, village du Beauvaisis, en 1602, et mort à Paris
en 1675, s'appelait Personne ou Personnier, mais en venant (1627) dans la capitale,
il échangea ce nom contre celui de son village. Il occupa, au Collège royal, la chaire
de mathématiques fondée par Ramus et fut membre de l'Académie des sciences, dès
son origine. D'un naturel emporté, il eut de vives discussions avec De^cartes.
4. Jean de Lattkoy, né au Le Valdecie, près Valognes (1601), fit ses études littéraires
à Coutances, sous la direction de son oncle, GuiUaiune de Launoy, promoteur du
diocèse, puis sa philosophie et théologie au collège de Xavarre, à Paris. En 1636, il
reçut le bonnet de docteur en théologie et fut ordonné prêtre. Ayant refusé de souscrire
à la condamnation d'Antoine Arnauld (1656), la Sorbonne l'exclut de son sein. Il a
beaucoup écrit sur la théologie, la discipline et l'histoire ecclésiastique. Son érudition
est très étendue ; mais sa doctrine s'inspire d'un Gallicanisme et d'un Régalisme très
accentués. L'abbé Graîœt a publié ses Œuvres complètes (J. Lattnoii, Constantiensis,
Parisiensia Theologi, Socii Navarrcfi Opéra omnia, Genève, 1631-1632) en 10 volumes
in-folio. Citons rœu\Te qui nous intéresse au point de \-ue philosophique : De varia
Aristotelis in Academia Parisiensi fortuna, extratieis hinc inde adornata prœsidiis (Paris,
I653-; La Haye, 1656 ; Paris, 1662 ; dans ses Opéra omnia, t. IV, P. i, p. 173-246).
Les hardiesses de sa critique hagiographique le firent surnommer le « dénicheiur de
Saints ». Bonaventtjre d'Argonne le juge ainsi : « ... Ou peut dii-e, en général, que,
dans tout ce que ce Docteur a composé, il y a beaucoup plus d'érudition que de juge-
ment et de bonne logique. » (Mélanges d'Histoire et de Littérattire. p. 267, Rouen, 1699).
Il mourut à Paris, le 10 mars 1678, dans l'hôtel du cardinal d'Estrées, qui l'hébergea
•durant vingt-trois ans et dont il fut le théologien f.9uus theologus, dit Sorbière, Loco
cit., p. 19). A sa demande, on l'enterra dans l'église des Minimes de la Place Royale, où
il avait l'habitude de dire la messe. Cf. Nicerox, Mémoires puor servir à Vhistoire des
Ji<mmi€S illustres..., t. XXXII, p. 90 sqq. — P. Féret, La Facidté de Théologie de Paria
et ses Docteurs les plus illustres, .époque moderne, t. V, 1. I, ch. i, p. 1-35.
5. Michel de Marolles, né (1600) à Marolles en Touraine et mort à Paris (1681),
fut nommé abbé de Villeloin en 1626. Il a laissé ('e très nombreux ouvrages, sans
grande valeur. Citons .ses Mémoires, Paris, 2 vol. in-fol., 1656-1657 ; le Livre des Peintres
£t des Graveurs, Paris. — Il a été réédité par Georges Duplessis, Paris, 1855 :
1872 2. — Catalogue des ouvrages de Marolles dans Xiceron, Mémoires, t. XXXII,
pp. 217-233.
16 . ARTICLE ir. CHAPITRE I. VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
vations astronoinic^ues et ses recherches philosophiques. Coup sur
coup on vit paraître à Lyon (1647 et 1649) ses trois ouvrages si éru-
dits sur Épicure ^.
Ce n'est qu'en a\'ril 1553 que Gassendi revint à Paris, accompagné
de son secrétaire. Antoine de La Poterie -, et de François Bernier,
médecin originaire de l'Anjou. Cette fois il logea chez Henri-Louis^
Habert, seigneur de Montmor, <( conseiller du Roy en ses Conseils
et maistre des Requestes ordinaires de son hostel », rue Saint- Avoye ^.
Il y fut entouré de soins et d'égards. Dans la maison de ce maître
des reciuêtes, qui par surcroît était Tun des quarante de l'Académie
française, philosophe et poète latin ^, se tenait chaque semaine une
réunion de « doctes personnages » pour disserter sur les sciences phy-
siques. Gassendi fut l'ornement de ce cénacle. En rapportant ce fait
intéressant, Daniel Huet ne craint pas d'affirmer que le mérite de
Gassendi le plaçait au rang des premiers philosophes de son temps.
Puis, se faisant l'écho d'une rumeur plus ou moins fondée, il ajoute
ce trait piquant : M. de Montmor, qui feignait d'approuver la doctrine
épicurienne de Gassendi, était secrètement favorable à Descartes
et ne groupait autour de lui un certain nombre de philosophes qu'avec
r arrière-pensée de les amener insensiblement au Cartésianisme ^.
1. De Vita et Morihus Epicuri Libri octo, Lyon, 1647. — Animadrerslones in Decitnutn
Lihrum Dioyenis Lierlii..., Lyon, l»î49. — Syntagma Philosophiœ Epicuri..., Lyon,
1 049.
2. On a sur lui deux lettres malveillantes de Gui Patin, qui ne sont pas exemptes de-
prévention : Lettres à S pou du 9 juin 1654, p. U3, et du 5 juillet 1658, p. 403. Edition
J.-H Réveillé-Paris'^, t. II Pht.s. 184o.
3. Montmort avait un cabinet de curiosités où l'on admirait siu-tout des ciselures.
Cf. DE Marolles, Mémoires, t. I, p. 119.
4. Pellisson et d'OLiVET, Histoire de V Académie française : Catalogue de Measieur»
de r Académie, t. I. p. 159-161, édit. Ch.-L. Livet, Paris, 1858. — Montmor ( ? — l"ô79),
après avoir lu les Principes de Descartes, les mit en vers dans un poème : De
rerum natur i, resté inédit. Sorbière prétend que « les pensées de M. Descartes y étaient
plus aisées à entendre que dans les écrits de leur auteur. » (Lettres et Discours, Paris^
1660, p. 371).
5. P.-D. Hi'ET. Conimentarius de rébus ad eum pertinent ibu», Amsterdam, 1718,.
L. III, p. 166-167. Voici la traduction du passage : « C'est ainsi [giâce à la recomman-
dation de Chapelain] que je connus, entre autres, Henri-Lol^s Habert de Mont-
mor, maître des requêtes, ami des sciences, des lettres et de la philosophie. 11 réunissait
chez lui, un jour par semaine, un grand nombre de savants qui se communiquaient les^
uns aux autres leurs doctes et utiles remarques sur la philosophie naturelle (de rebua
physicis) ... L'honneur de cette assemblée était P. Gassendi, dont j'ai déjà parlé, sans^
contredit un des premiers philosophes de ce siècle. Quoiqu'il demeurât avec Montmor,
qui paraissait être im de ses partisans et qui louait la doctrine d'Epicure, Montmor
ne laissait pas d'être en secret favorable à Deseartes, dont Gassendi était l'adversaire
déclaré, et on croyait quil n'avait fondé chez lui cette réunion de philosophes que pour
familiariser leur esprit avec la doctrine de Descartes et les amener peu à peu à la par-
tager >. (Ch. Nisard, Mémoires de Daniel Huet..., L. Ill, p. 106-107, Paris, 1853). —
J. Chapelain s'est fait l'écho du même bruit. Cf. Mélanges de Littérature tirez des lettres-
manuscrites de M. Chapelain, Paris, 1720, p. 260 (Publiés par Fr.-D. Camusat). — •
Cf. Lettre de S. de Sorbière à Hobbes, (l'^'' févr. 1658) sur les « Reglemens de V Assemblée
de Physiciens qui se fit à Paris chez M. de Montmor l'an 1657 », dans Lettres et Discour»
de M. de Sorbière sur diverses Matil-res curieuses, Paris, 1660, p. 631-636. L'article I
du règlement porte que dans ces Conférences « on se proposera toujours la plus grande
cognoissance des œu\ies de Dieu et radvancement des commodités de la vie dans le»
in. — LES DERNIEES JOURS. — HOMMAGES 17
L'activité intellectuelle de Gassendi ne connut pas de déclin.
En 1654, il publia les Vies de Tycho-Brahé. de Copernic, de Peurbach
et de Begiomontamis (Jean Millier) i, ainsi qu'une Notice historique
sur l'église de Digne '^. Mais sa principale occupation fut de terminer
le grand ouvrage, qui est comme la synthèse de ses idées philosophiques,
le Syntagma philosophicum ^, imprimé seulement après sa mort.
III. — LES DERNIERS JOURS. HOMMAGES A SA MÉMOIRE
La santé de Gassendi, qui avait toujours été délicate, ne put sou-
tenir ce labeur exces.sif. Il tomba malade le 27 novembre 1654 et
(c garda la chambre jusqu'au 6 janvier » de l'année suivante, qui devait
être sa dernière. Après une améhoration passagère, il retomba et ne
fit plus que languir, miné par une <( fièvre continue ». Force lui fut
de renoncer à ses chères promenades dans le jardin de M. de Mont-
mor et aux longues conversations avec ses amis qui faisaient ses déHces.
Des saignées abondantes et répétées (Sorbière en compte treize) *,
selon la mode meurtrière du temps, achevèrent de l'affaibhr. Sentant
sa fin prochaine, il ne songea plus qu'à son âme, s'entretenant de pieuses
pensées. Lui-même demanda les derniers sacrements et les reçut
en pleine connaissance : il redressa une erreur du prêtre qui se trompait
de formule en lui ad ninistrant.rExtrême-Onction. Sa mort, douce et
confiante, arriva le 24 octobre 1655, à trois heures de l'après-midi^.
Il était âgé de soixante-trois ans et neuf mois ^.
Il n'y a qu'une voix, parmi ses contemporains, pour rendre hom-
mage aux vertus de Gassendi. A Digne, on l'appelait « le saint prêtre «,
( le bon prévôt ». Son zèle sacerdotal le porta souvent à instruire et
Arts et les Sciences qui servent à les mieux establir. » (Ibidem, p. 633). — Du temps où
Gassendi assistait à ces réunions savantes, ce règlement n'existait pas, mais l'esprit
qui les animait était le même. Fréquentaient chez M. de Montmor, Roberval, Mersenne
'Clerselier, Picot, Sorbière, Chauveau, mathématicien, qui avait été condisciple de
Descartes à La Flèche. ,
1. Gassendi Opéra, t. V, pp. 363-534. Gassendi a dédié la Vie de Tycho-Brahé à
Habert de Montmor, celles de Copernic, de Peurbach et de Regiomontanus à Chapelain.
2. Gassendi Opéra, t. V, pp. 659-724.
3. Gassendi Opéra, t. I et IL
4. Gui Patin soigna Gassendi dans sa dernière maladie. Il ne pardonna p£is à Sor-
"bière d'avoir mentionné ces 13 saignées dans sa Préface. Aussi, dans une lettre à Spon
du 5 juillet 1658, dénigre-t-il cette Préface. Cf. Lettres de G. Patin, opère citato t. Il'
p. 405. Dans une lettre antérieure, du 10 avril 1654 (Ibidem, p. 128), Patin parlé
au contraire, avec bienveillance de Sorbière.
5. G. Patin, Lettre à G. Falconet, l^r nov. 1656. Edition Rkveillé-Pari.se t. III
p. 65.
6. Sorbière raconte qu'après la mort de Gassendi on lui trouva la main droite posée
sur le cœur. Il ajoute que Gassendi sentant sa lin prochaine avait appliqué sur son
cœur, qui ne battait plus que faiblement, la main de La Poterie, et lui avait dit :
« Tu vois ce qu'est la vie de l'homme ! » (Loco citato, p. 9-10). Tamizey de Larroque fait
justement remarquer que « les novissima vcrba attribués à Gassendi par Deslandes
(Réflexions sur les grands liommes morts en plaisantant, p. 147) n'ont aucuiie authenti-
cité et ne méritent que notre dédain. » (Revue des Questions historiques, 1877 t II
p. 233, n. 6). ' ■ '
18 ARTICLE II. CHAPITRE I. VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
prêcher le peuple : il ne renonça à ce ministère évangélique que con-
traint par la faiblesse de sa poitrine. Il montra toute sa vie la piété
que nous avons signalée au moment de sa mort. Sa patience dans les
épreuves était admirable : « On ne luy a jamais qu'ouy dire : Mon
Dieu, je veux tout ce que vous voulez. » Il avait une haute idée de sa
responsabilité : pendant sa dernière maladie, « craignant que son béné-
fice ne tombast entre les mains de quelqu'un incapable de faire l'of-
fice à la gloire de Dieu, il le résigna à une personne capable » i. Les
honneurs, auxquels son mérite semblait le destiner, ne le tentèrent
point : au rapport de Guy Patin, il déclina l'offre de la dignité épisco-
pale. Content de peu, il était très libéral envers les pauvres et ne
recherchait point la richesse. Sa sobriété fut celle d'un anachorète :
il ne buyait pas de vin et mangeait rarement de la viande. En fait de
débauche, il ne connut que la « débauche de la philosophie », comme le
raconte plaisamment Guy Patin : « M. Naudé, bibliothécaire de M. le
cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendy, comme il est le mien,
nous a engagez pour dimanche prochain à aller souper et coucher
nous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que
nous trois, et que nous y ferons la débauche ; mais Dieu sait quelle
débauche ! M. Naudé ne boit naturellement que de l'eau et n'a jamais
goûté vin. Gassendy est si déhcat qu'il n'en oseroit boire, et s'imagine
que son corps bruler-oit s'il en avoit bu... Pour moi, je ne puis que jeter
de la poudre sur l'écriture de ces deux grands hommes ; j'en bois fort
peu ; et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-
être quelque chose davantage, pour être tous trois, guéris du loup-
garou et délivrés du mal des scrupules, qui est le tjrran des consciences,
nous irons peut-être jusque fort près du sanctuaire » ^.
C'était un travailleur infatigable ^. Levé de très bonne heure,
« jamais plus tard qu'à quatre » *, il consacrait ses longues journées
à la lecture et à la composition. Avec de telles habitudes matinales,
on conçoit qu'il ait pu acquérir une érudition qui passait pour pro-
digieuse (stupendœ eruditionis) ^. Il avait appris par cœur une grande
quantité de vers tirés de tous les poètes. « De Latins seuls, sans conter
{sic) Lucrèce tout entier, il en sçavait six mille, dont il récitait regle-
X. NicoLAUS Taxil, canonicus Diniensis, Pétri [Gassendi] cessione fit prœjjositua
(GaUia Christiana, t. XIII, col. 1140).
2. Lettre de G. Patin à André Falconnet, médecin à Lyon, 27 août 1648. Edit. Paul
Triaire, 1. 1, p. 616-617, Paris, 1907. Edit. ReveiUé-Parise, t. II, p. 508. Gassendi aimait
ces réunions champêtres et en gardait douce souvenance. Car, dans une lettre écrite
à Neuré s\u- la mort de Naudé en 1653, il rappelle avec comj^laisance les conversations
à ia campagne qu'il eut avant 1631 avec Diodati, La IMothe Le Vayer et Naudé (quihua-
cutn sœpe et congregari et rusticari salitl fuimus). Naudé s'est fait plusieurs fois l'écho
de ces doctes entretiens, notamment dans son Syntagma de militari studio, Rome, 1637.
(Cf. Gassendi à M. Neuré, Paris, 26 octobre 1653, OG, t. VI, p. 544, col. 1).
3. On trouve ce détail piquant dans les Mémoires de La Poterie : « Il [Gassendi]
aimoit tant l'estude et trouvoit le temps si cher et si précieux qu'il ne vouloit point le
perdre en se fesant raser le poil. Seulement se contentoit-il, n'ayant jamais voulu passer
pour joly, de se le couper luy-mesme avec ses petits ciseaux d'estuy, quand il s'en res-
souvenoit, et cela en estudiant. » (Loco cit., p. 239).
4. Bekniee, Abrégé de la Philosophie de Gassendi, t. I, Préf., p. 4.
5. SoRBiÈEE, Loco citato, p. 1.
in. — LES DERNIERS JOURS. — HOMMAGES 19
ment trois cent tous les jours » i. Ce n'était pas seulement pour exercer
.<^a mémoii'e et l'empêcher de s'affaiblir arec 1 âge. C'était encore,
comme il aimait à le dire, parce que les belles Poésies qu'on apprend
et qu'on récite souvent entretiennent lesprit dans une certaine élé-
vation qui anoblit le style de ceux qui écrivent, et inspire de grands
sentimens )■ -. A cette chère habitude il resta fidèle presque jusqu'à
la fin. On l'entendit, au début de sa dernière maladie, redire les vers
de ses poètes latins favoris ; mais, dès que le malade comprit la gra-
"\'ité de son état, il dit adieu à la poésie profane, pour réciter, sous forme
de prière, les versets de c?rtains psaumes ^.
Ce qui frappait sm"tout dans la personne de Gassendi et lui gagnait
les cœurs, c'est la sincère modestie, dont il ne se déj)artit jamais,
malgré les marques d'admiration dont ou l'entourait. Il parlait peu de
lui-même et de ses travaux, ne se vantait jamais. Une lui coûtait pas
d'avouer sa propre ignorance et de proclamer, en face des mystères
de la nature, combien l'esprit humain est borné. Dans les polémiques,
si l'on excepte son réquisitoire contre les Aristotéliciens, péché de
jeunesse, il se montra modéré et courtois. Cette modération n'allait
pas sans mérite, car son naturel le portait à l'ironie (Erat quippe
tiatura sua ad ironiarn propensior) *. D'humeur plaisante, il excellait
à conter des historiettes facétieuses. ^lais, toujours maître de lui-
même, c'est unicpiement en présence de ses plus intimes amis qu'il se
donne fibre carrière ^.
Les témoignages du temps sont très favorables à Gassendi. En voici
quelques-uns.
Jean Renaud de Segraisuous a laissé sur la simpficité de ce grand
homme un souvenir touchant : « J'ai connu Gassendi particuhèrement...
Gassendi étoit doux, facile ; il s'amusoit avec les petits enfans ; il
menoit promener au jardin ceux de M. de Montmor ; il les prenoit
siu" ses genoux et les faisoit sauter et danser. Il ne savoit ce que c'étoit
de se mettre en colère et il faisoit tout ce qu'on vouloit ^ »
Gui Patin, qui a connu de près Gassendi et n'était point un dévot, l'a-
précie en ces termes : « J'ai grand regret, écrit-il à son confrère. M. Spon,
médecin à Lyon, que vous n'ayez pas veu l'incomparable M. C4assendi :
c'est un digne personnage, es^ Sihnis Alcihiadis. Vous eus.siez veu
un grand homme en petite taille. C'est mi abbregé de vertu morale
et de toutes les belles sciences, mais, entre autres, d'une grande humi-
hté et bonté, et d'une connaissance très subHme dans les mathéma-
tiques » '.
Bernier, qui l'avait beaucoup fréquenté, nous fait cette confidence :
1-2. Bekxier, Opère- citato. Ibidem, p. i-ô ; ûi-^Cf. La. Voterie, Mémoires, Loco
citato, p. 237.
3. SoRBiÈRE, Loco citato, p. 9.
4-5. SoKBiÈRE, Loco citato, Praefat., p. 6.
6. Sbgrais, Mémoires, Anecdotes, dans Œuvres choisies, t. I, pp. 43-41, Amsterdam.
1723 ; ou bien : Segraisiana, Mélange d'Histoire et de Littérature recueilli dans les
Entretiens de M. de Segrais, pp. 35-36, La Haye, 1722.
7. Gui Patin à Charles Spon, 8 janvier 1649. Edition Trlaibe, t. I, p. 627. — EJit.
KE^-EILLÉ-PARISE, t. I, p. 423.
20 ARTICLE II. CHAPITRE I. — VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
« 11 n'estait ni glorieux, ni difficile ; c'étoit une douceur et une huma-
nité sans pareille ^. «
Charles Perrault, qui l'a placé parmi (( les hommes illustres »,
s'exprime ainsi : « Pierre Gassendi méritait plutôt le nom de Sage
que celui de Philosophe, parce que son âme estait encore plus ornée
de vertus que son esprit ne l'estoit de connaissances ^. »
Le PÈRE Rapin ne lui ménage pas l'éloge : « Gassendi est un auteur
qu'on ne peut assez loiier. On ne trouve dans toute l'antiquité aucun
philosophe qui ait mis au jour six gros volumes de sa force ^. »
Citons enfin le témoignage très autorisé de Hobbes : (( Je désire,
écrivait-il à Gassendi dans une lettre intime, non seulement que vous
vous portiez bien, mais savoir qu'en fait vous allez bien, vous qui,
autant- ((ue je puis pénétrer dans l'intérieur d'un homme, surpassez
tous les mortels par la science, et dont la vertu surpasse la science *. »
]\I. de ^lontmor avait généreusement donné l'hospitalité à Gassendi
pendant les dernières années de sa vie : il voulut la lui accorder jusque
dans la mort. Il fit donc enterrer son ami, à Saint-Nicolas-des-Champs,
dans le caveau de ses ancêtres, auprès de Guillaume Budé, son grand-
oncle. L'enterrement eut lieu dans la matinée du 26 octobre, « en belle
compagnie», selon le mot de G. Patin ^ qui nomme parmi les assis-
tants, MM. de Sorbière, Mbsnage, Quillet, Chapelain, La Mothe-
le-Vayer, de Valois, Padet, l'abbé Bourdelot, etc.
M, de Montmor ne s'en tint pas là : par ses soins pieux, une plaf^ue
en marbre noir et blanc, que surmonte le buste de Gassendi ^, fut
fixée aux murs de la chapelle funéraire. On pouvait y lire ^ cette
Dédicace :
HENRICUS LUD. HABERTUS DE
MONTMOR
LIBELL. SUPL. MAGLSTER
VIRO PIO, SAPIENTI, DOCTO
AMICO SUO ET H08PITI
POSUIT .
1. Berxieh, Opère citato. Préface, p. 4.
2. Ch. Pkrraxxlt, Les hommes iUustrea qui otU paru en France pendant le XVII^ siècle,
Paris, 1701, 3^ édit., t. I, p. 132.
3. Père Rapin, Réflexions sur la Philosophie ancienne et moderne et sur Vusage qu^on
en doit faire paur la Religion : IV^ Partie ; Réflexions sur la Physique, § ix, Edition des
Œuvres du Père Rapin, t. II, p. 451, La Haye, 1725. — Le passage cité ne se trouve pas
dans l'édition prince ps, qui parut anOnjTue, en 1676, à Paris.
4. ... Cupio non modo ut valeas, sed ut id ipsum te valere sciam, qui, quantum in
hominem inspicere possum, scientia omnes mortales et scientiam virtute superas
(Hobbes à Gassendi, Paris, 22 sept. 1649, OG, t. VI, p. 522, col. 1).
5. G. Patin à Spon, 26 oct. 1655, t, II, p. 216.
0. Ce buste est l'œuvre de Jean Lenfant, graveur et sculpteur, né à AbbeWUe,
vers 1615, et mort à Paris en 1674. On cite de lui les portraits de François de Harlay,
archevêque de Rouen, d'après Philippe de Champaigrie (1664), du chancelier Louis
Boucherat (1670).
7. Il ne reste plus, dans l'église Saint-Nicolas-des-Cliamps, aucune trace du monu-
ment de Gassendi.
m. — LES DERNIERS JOURS. — HOMMAGES 21
Quatre disciples, Abraham du Prat, Thomas de 3Iartel, Samuel
SoRBiÈRE et François Bernier, composèrent une épitaphe latine
très élogieuse en l'honneur du Maître ^.
A Digne, l'oraison funèbre de Gassendi fut prononcée par Nicolas
Taxil, qui lui avait succédé dans la charge de Prévôt de la cathédrale.
L'orateur célébra les vertus et la science du « Philosophe chrétien ».
La foule, qui encombrait l'égHse, pleura le « saint prêtre », le « bon
prévôt )'. que ses prédications, sa douceur et ses Hbéralités avaient
rendu très populaire. Ce fut vraiment un jour de deuil public -. Alors
la mode n'était pas aux statues. La viUe de Digne n'en a élevé une
à la. mémoire de Pierre Gassendi, le plus illustre de ses enfants,
qu'en 1852. Il est représenté debout, en costume de chanoine, ayant
à ses pieds des livres et une sphère céleste ^.
Après avoir énuméré les ouvrages de Gassendi, nous étudierons
successivement le polémiste, l'apologiste de la philosophie d'Epicm^e,
le philosophe exposant la synthèse de son système, enfin le savant.
Le terrain ainsi préparé, un jugement d'ensemble sur l'œuvre de Gas-
sendi pourra être équitablement formulé. Un dernier chapitre sur les
disciples du philosophe provençal sera le complément naturel de l'his-
toire du Maître.
1. On trouvera cette épitaphe dans Bottgerel, Vie..., L. VI, pp. 458-460.
2. Atque tanto civium omnis aetatie concursu, tam largo autem omnium fletu, ut
non meminerint senes publicum luctum huic similem extitisse. (Sorbière, Loco citato,
p. 10).
3. Cette statue de bronze a été fondue par Ramxjs de Marseille.
IV. — TABLEAU CHRONOLOGIQUE
DES QiUVRES DE GASSENDI
ŒUVRES SCIENTIFIQUES
1618-1655.
1630.
1632.
1636.
1642.
1642.
1643.
De JRebus cœlesfibus Commentarii seu Observationes ab
anno 1618 ad annvm 1655 habitœ. ■ — Ouvrage postliume,
qui parut dans les Opéra Gassendi, Lyon, 1658, t. IV, pp. 75-
498. — Nous renverrons à cette édition pour toutes les œuvres
qu'elle contient.
Parhelia sive Soles quatuor, qtii circa verum apparuerunt
Bomœ, die XX menais Martii, anno 1629, et de eisdem Pétri
Gassendi ad Henricum Renerium Episiola, Paris, 1630 ;•
La Haye, 1656. — Phœnomenon rarum et illustre Romœ
observatum 20 Martii, anno 1629. Subjuncta est cau^aruni
explicatio brevis Clarissimi Philosophi et Bîathematici D. Pétri
Gassendi ad lUustrissimum Cardinalem Barbarini [sic],
Amsterdam, s. d., Cf. 0. G., t. III, pp. 651-662.
Mercurius in Sole Visus et Venus invisa Parisiis anno 1631.
Pro voto et admonitione Klepperi per Petrum Gassendum,
■ cujus heic sunl ea de re Epistolœ duœ cum observatis quibusdam
aliis, Paris, 1632. — La Haye, 1656. — Cf. 0. G., t. IV,
pp. 499-510.
Solstitialis Altitudo Massiliœ seu Proportio Gnomoriis ad
solstitiam umbram observata Massiliœ anno 1636, pro Wen-
delini voto. — Cet opuscule, comjDosé de trois Lettres à
Wendelin, datées, les deux premières, de 1636, et la troisième,
de 1643, fut publié à La Haye en 1656. — Cf. 0. G., t. IV,
pp. 523-536.
De Apparente Magnitudine Solis humilis et sublimis Epis-
tolœ quatuor, in quibus complura physica opticaque Proble-
mata proponuntur et explicantur, Paris, 1642. Ces quatre
Lettres sont adressées à G. Naudé, F. Liceti, Is. Boulliau
et J. Chapelain. — Cf. 0. G., t. III, pp. 420-477.
De Motu impresso a Motore translata. Epistolœ duœ, in
quibus aliquot prœcipuœ, tum de motu universe, tum specia-
tim de motu terrœ attributo, di/pcuUates explicantur, Paris,
1642. — Ces deux Lettres sont adressées à Pierre Dupuy.
— Cf. 0.,G., t. III, pp. 478-520.
Novem Stellœ circa Jovem visœ et de eisdem Pétri Gassendi
Judicium. Accessit Observatio geminatœ in singulos dies
IV.
TABLEAU CHRONOLOGIQUE DES ŒUVEES DE GASSENDI
23
(œstus maris instar) reciprocationis perpendiculorum, Paris,
1643. — Cf. 0. G., t. IV, pp. 511-522. C'est sous forme de
Lettre adressée à G. Xaudé.
1645. Oratio inauguralis habita in Begio Collegio, Anno 1645,
(lie Xovembris XXIII, a Petro Gassendo, Begio Matheseos
Professore, Paris, 1645. — Cf. 0. G., t. IV, pp. 66-73.
1646. De Profortione qua gravia decidentia accelerantur Epîstolœ
très, quihus ad totidem Epistolas B. P. Cazraei, Societatis
I Jesu, respondetur, Paris, 1646. — Cf. 0. G., t. III, pp. 564-
j 650.
1647. Institutio Astronomica juxta Hypotheseis tam Veterum
quam Copernici et Thychonis dictata a Petro Gassendo.
Ejusdem Oratio inavguralis iterato (dita, Paris, 1647 ; Londres,
1653; La Haye, 1656; Londres. 1675; Amsterdam, 1680;
! Londres, 1683. — Cf. G. 0., t. IV, pp. 1-65.
1649. Pétri Gassendi Apologia in Jo. Bap. Morini Lihrwm, cui
titnlus « Alœ Telluris fractœ » : Epistola IV de Motu impresso
a Motore translato. Una cutn tribus Galilœi Epistolis de conci-
liatione Scripturœ S. cum systemate Telluris mohilis, quarum
duœ posteriores nondum editœ nunc primtcm M. îs^EURA^i
cnra prodeunt, Lyon, 1649. — Cf. 0. G., t. III, pp. 520-563.
C'e.st par erreur que cette Lettre est appelée la 4® ; en
réalité elle n'est que la 3°. Elle est adressée à Joseph Gaul-
tier, Prieur de la Valette. On la trouve, à la suite des deux
premières publiées d'abord en 1642 (Cf. 0. G., t. III, pp. 478-
520), sous ce titre : Epistola, III... — L'erreur, qui ne peut
venii' de Gassendi, est sans doute le fait de celui qui s'est
occupé de la publication de cet ouvrage composite, probable-
ment- de Xeuré,.
1649. De Sestertiorum moneta nostra expressornm Abacus, publié
d'abord dans l'Appendice I aux Ani madversiones in X Librum
Diogenis Laertii, t. I, pp. x-xxvni, Lyon, 1649. — Edition
séparée, Paris, 1654 ; Lj^on, 1675. — Cf. 0. G., t. V, pp. 535-
542.
1654. Bomanum Calendarinm compcndiose ezpositum. Accessit
Corollarium de Bomano Martyrologio, Paris, 1654.
1654. Tychonis Brahei, EquitisDani,AstronomorumCoi-yphœi...
Xicolai Copernici, Georgii Peurbachii et Joannis Begiomon-
tani, Astronomorum celebrium, Vita, Paris, 1654 ; La Haye,
1655. — Cf. 0. G., t. V, pp. 363-534.
1654. Manu-Ductio ad Theoriam seu Partent Speculativam Musi-
cœ, 1654. Cet opuscule est dédié à César d'Estrées. évêque de
Laon, duc et pair de France. — Cf. 0. G., t. V, pp. 629-658.
§ II.
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES
1624. I Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos, in quibus
! prœcipua totius Peripateticœ Doctrinœ^ atque Dialecticœ fun-
damenta excutiuntur ; opiniones vero aut novœ aut ex Vêtus-
tioribns obsoletœ stabiliuntur : Lib. I. In Doctrinam Aristo-
teleorum universe. — Cf. 0. G., t. III, pp. 105-148. — Gre-
noble, 1624; Amsterdam, 1649; La Haye, 1656. — Le Livre II:
Di Dialecticam Aristoteleorum ne parut que dans les 0. G.^
24
ARTICLE II. CHAPITRE I.
VIE ET ŒUVRES DE GASSENDI
1630.
1634.
1641.
1644.
1647.
1649.
164».
1658.
1668.
1718.
à la suite du Livre I. — Cf. 0. G., t. III, pp. 149-210. —
Exercitatiormm paraàoxicarum adversus Aristoteleos Liber
aller, in quo Dialecticœ Aristoteleœ fundamenta exctitiuntur...,
La Haye, 1659.
Epistolica ExercitaUo, in qua prœcipua Principia Philoso-
phiœ Roherti Fliiddi Medici reteguntur et ad récentes illius
Lihros adversus R. P. F. Marinum Mersennum... scriptos
respondetur. Cum Appendice aliquot Observationum cœles-
tium, Paris, 1630. — Cf. 0. G., t. III, pp. 211-268.
Ad Librum D. Edoardi Herberti Angli « De Veritate «
Epistola. — Composée en 1634, à Aix, cette Lettre ne parut
qu'après la mort de Gassendi. — Cf. 0. G., t. III, pp. 411-419.
Dans la première édition de ses Meditationes de Prima
Philosophia (Paris, 1641) Descartes publia (pp. 355-492)
les Objectio7is de C4assendi sous ce titre : Objectiones Quintœ
Pétri Gassendi Diniensis Eccl^siœ Prœpositi et acutissimi
Philosophi. — Ces Objectiones de Gassendi ont été traduites
en français par Clerselier. Cf. Œuvres de Descartes, Édit. Cou-
sin, t. II, pp. 89-240, Paris, 1824.
Disquisitio Mctaphysica ' seu Dubitationes et Instantiœ
adversus Renaii Cartesii Metaphysicam, et ResjMnsa, Amster-
dam, 1644. — Cl.O. G., t. m, pp. 269-410.
De Vita et Moribiis Epicuri Libri octo, Lyon, 1647 ; La
Haye, 1656. — Œ. 0. G., t. V, pp. 167-236.
Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Laertii,
qui est de Vita, Moribiis Placitisque Epicuri. Continent
autem Placita, quas ille treis statuit Philosophiœ parteis :
I. Canonicam... II. Physicam... III. Ethicam, Lyon, 1649;
Amsterdam, 1659 ; Lyon, 1675. — Cf. 0. G., t. V, pp. 1-166.
Syntagma Philosophiœ Epicuri, cum refutationibus dog-
matum, quœ contra F idem Christianam ab eo asserta sunt,
oppositis per Petkum Gassenduini, Lyon, 1649 ; La Haye,
1659 ; (Prœfigitur Samuelis Sorberii Dissertatio de Vita
ac Moribus Pétri Gassendi) ; Londres, 1660 ; Amsterdam,
1684. — Qi. 0. G., t. III, pp. 1-94.
Syntagma Philosophicum complectens Logicam, Physicam
et Ethicam. Ouvrage posthume paru dans les Opéra Gassendi,
Lyon, 1658. — Qî. 0. G., t. I et II.
Institutio Logica (in quatuor partes distributa) et Philoso-
phicum Epicuri Syntagma, Londres, 1668.
Logica in quatuor partes distributa, cui prœmittuntur
Libri duo : I. De Origine et Varietate Logicœ. II. De Logicœ
Fine, Oxford, 1718.
II!. — VARIA
1630.
1641.
Catalogus rarorum Librorum, quos ex Oriente nuper advexit
et in publica Bibliotheca Inclytœ Leydensis Academiœ deposuit
Clarissimus et de bonis Artibus meritiss. Jacobus Golius...,
Paris, 1630.
De Nicolai Claudii Fabricii de Peiresc, Senatoris Aquisex-
tiensis, Vita, Paris, 1641 ; La Haye, 1651, 1655^; Quedlin-
burg, 1706. — The Life oj Lord Peiresc, translated by W. Rand,.
31. D., Londres, 1657. — Cf. 0. G., t. Y, pp. 237-350.
IV.
TABLEAU CHEOXOLOGIQUE DES ŒUVRES DE GASSENDI
25
1654.
165g.
1887.
Notitia Ecclesiœ Diniensis, cui accessit Concilium Avenio-
nense anni MCCCXVI. Ex manuscripto Codice Statutorum
ejusdem Ecclesiœ, Paris, 1654 ; Digne, 1844. — Cf. 0. O.,
t. V, pp. 659-740. — Notice sur V Eglise de Digne, par Pierre
Gassendi. Traduction par Firmin Gutciiard, Digne, 1845.
Vita Sancti Domnini, primi Episcopi D}niensis in Lectiones 2
Nocturni distrihuta, auctore Petro Gassendo, dans les
Acta Sanctorum, 13 février, t. II, p. 661, col. 2. Anvers, 1658.
Pétri Gassendi Responsio D. Joanni Caramueli Lob-
kouitzio, Ahhati Disemhergensi . Cette Eéponse, où Gas-
sendi soutient Topinion gallicane que le Pajie n'est pas infail-
lible indépendamment du Concile œcuménique, a été publiée
à la suite de : Joannis Caramuelis Lubovischi ad Petrum
Gassendtim Epistoki. S. 1. n. d. — Ces deux Lettres sont
extraites du tome VI des 0. G. Cf. Lettre de Caramuel,
sans date, pji. 465-467. — Réponse de Gassendi, datée du
25 juin 1644, pp. 191-194.
Impressions de voyage de Pierre Gassendi dans la Provence
alpestre, publiées, avec avertissement, notes et appendice,
par Philippe Tamizey de Larroque, Digne, 1887.
IV.
LETTRES
Le tome VI des 0. G. contient les Lettres de Gassendi
(pp. 1-332) et celles, beaucoup moins nombreuses, de ses
correspondants (pp. 333-545). t'es Lettres sont en latin.
TAMiZiiY de Larroque a publié 59 Lettres (25 avril 1626-
30 avril 1637) de Gassendi à Peiresc et 101 Lettres de Peiresc
à Gassendi, dans Lettres de Peiresc, t. IV, pp. 177-611, Paris,
1893. Ces Lettres sont en français.
§ V. — MANUSCRITS
Bibliothèque de Tours : 5 volumes, n^s 706 à 710.
Le texte des trois premiers volumes semble avoir servi .pour
l'édition des Opéra de Gassendi de 1658. — Bibliothèque
NATIONALE : Fouds français : Lettres à Peiresc, 9536-9537.
— Lettres autographes et papiers, 12270. — Nouvelles
acquisitions : Eclipse solaire du 12 août 1654, 5856.
CHAPITRE II
Gassendi Polémiste,
Gassendi n'était point d'une humeur batailleuse. Et pourtant une
partie assez notable de son activité fut absorbée par des polémiques.
Nous aUons le voir successivement aux prises avec les Péripatéti-
ciENS, Fludd et Descartes.
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÉRIPATÉTICIENS
Au début du xvii^ siècle, Aristote régnait encore souverainement
dans les Écoles. Les nouveaux statuts qu'Henri IV imposa à l'Uni-
versité de Paris ^ et qui furent promulgués le 18 septembre 1600,
en font foi. Le cours de philosophie dm'ait deux ar^s : si l'on excepte
Y Introduction (E'-o-aytoY'/^) de Porphyre et quelques livres d'EucUde,
il était exclusivement consacré à l'explication des ouvrages d' Aris-
tote -. Cependant, aux termes des statuts, les professeurs, en exami-
nant les objections faites par Aristote aux philosophes qui l'ont précédé,
doivent rejeter les questions oiseuses, introduites autrefois par les
barbares, mais réprouvées par un siècle plus pohcé, que des hommes
âpres et durs se sont efforcés, il n'y a pas si longtemps, de réintégrer ^.
Ils leur recommandent en outre d'exposer la doctrine d'Aristote
non en grammaii'iens, mais en philosophes, afin de mettre en lumière
le fond des choses plus que la force des mots *.
Ces textes sont assez significatifs : les livres du Stagirite restent
toujours le thème des coins ; mais la manière de les exposer doit être
1. L'arrêt est daté du 3 septembre 1598, mais ne fut promulgué que le 18 septem-
bre 1600. On en trouvera le texte dans Réformation de r Université île Paris, Paris, 1601 ;
ou dans : Charles Jourdain, Histoire de V Université de Paris au XVI I^ et au XVII I^
siècles. Parie, 1862. Pièces justificatives, I, p. 3-15. Un arrêt du Parlement, en date
du 25 septembre 1600, ajouta quelques articles à l'arrêt précédent. Cf. Ibidem, p. 15-17.
— Voir J. DE Latjnoy, De varia Arislotelis in Academia Parisiensi Fortuna, Paris,
1662\ c. XV, p. 182.
2. Statuta Facultatis Artium, Art. XL, Jourdain, Loco cit., p. 5.
3. Aristotelis disputationes adversus veteres physicos, in quibus ingenii summa sub-
tilitas elucet, accurate examinentur, rejectis inanibus quœstiunculis quas olim bar-
bari invexerant, et ab liumaniore politioreque sseeulo explosas asperi durique homines
non ita pridem refricare et redintegrare conati sunt. (Statuta Facultatis Artium,
Art. XLI).
4. Arisitotelis contextus, philcscphorum, non giammaticoium moi.'o exponantur,
ut magj's j ateat rei scientia quani voeum energia (Ibid. art XLII).
§ A. — POLEMIQUE AVEC LES PERIPATETICIEXS 27
modifiée. Il y a quelque chose de changé.. Ce changement donnait
satisfaction à des réclamations déjà anciennes, formulées par Ramus,
qui avait notamment demandé qu'on omît les discussions inutiles
et que renseignement fût moins verbal. On est même surpris de la
raidem' dédaigneuse de certains termes : harhari, asperi durique
homines. On sent déjà percer, à travers ces statuts de la Faculté des
Arts, une aspnation confuse vers une méthode moins artificielle.
Cette disposition, qui commence à se faire joiu* même chez les Péripa-
téticiens. exphque l'accueil empressé que nombre d'esprits, fatigués
des subtilités de la Scolastique décadente, allaient faire, treize ans
plus tard, au Discours sur la Méthode de Descartes, paru en 1637.
Cependant les esprits audacieux s'en prenaient à la doctrine aris-
totéhciemie elle-même, surtout à la physique, c'est-à-dire, comme
l'entendaient les Scolastiques, à la philosophie de la natm^e. Beaucoup
la critiquaient plus ou moins vivement en paroles échangées entre
amis ; mais, depuis Ramus, on ne s'aventm-ait pas à le faire sans
précaution par écrit. Ce fut un docteur médecin. Sébastien Basson ^,
qui donna le signal de l'attaque ouverte en pubhant son livre contre
la « Philosophie naturelle » d'Aristote '. Cependant, par prudence,
il le fît paraître hors de France, à Genève, en 1621.
P — COXTESU ET VALEUR DES EXERCIT ATIOXES
Gassendi fut plus hardi. Trois ans après il lança ses Exercitationes
paradoxicœ adversus Aristotehos. Ce livre, ou plutôt ce pamphlet,
imprimé en France, loin de Paris, il est vrai, à Grenoble, ne visait
pas une partie spéciale de la philosophie aristotéhciemie, mais cette
philosophie tout entière. Gassendi n'avait que 32 ans.
Xous ayons raconté plus haut ^ la genèse de cet ouvrage. Gassendi
L Cf. J. Beucker, Historia critdca Phiîosophiae...,'t. TV, Part. I, p. 468, Leipzig, 1766 :
Quia tamen Peripatetica Philosophia publico senatus decreto injuncta, regia auctori-
tate firmata, Academiœ Parisien?is consensii recepta fuit, nemo fere fuit qui, quse
inter amiccs disserebat aut apud juvenes disceptabat,_publice proloqui auderet, donec
anno 1621 laudatus Sebastianus Baf?so, vir. ut judicat Launoius, acerrimi judicii et
fcientiœ maximœ, u\ libro modo adducto sigimm quasi tqlleret dassicumque ad debel-
landam Aristotelis philosophiam naturaleni caneret.
2. Philosophiœ naturalis adversus Aristotelem lihrl XII. In quibus abstrusa veterum
phyeiologia restauratur et Aristotelis errores solidis rationibus refeUiintur, Rome, 1574,
Genève, 1621 ; Amsterdam, 1649. Basson traite successivement De Materia prima et
■mixto. De Forma, De Natvra et Anima mindi. De Motu.De Actione et quatuor primis
Qualitatihus, De Ccelo, De Visu, De Meteorologicis. — Après avoir cité presqvie toute la
Préface de Basson, Lauaoy, très enclin à dénigrer les Péripatéticiens, ajoute : Hœc et
alia Basso, vir acerrimi judicii et scientise maximfe ; quibus profecto nihil addi potest,
sive ut Aristotelicœ Philosophiœ obscuritas et cahgo, ac proinde inutilités ostendatur ;
sive ut Peripateticonim Philosophorum super auctoris sui mente lites et jurgia demona-
trentur ; sive ut recentiorum modi;s philosophandi configatur, immo et discutiatur
vel risu. Praeterea Baeso qufritur Aristotelis doctriHani in Christianorum scholas et
Thedogiam errores intulisse ; quod et priores «aepe questos esse jam vidimus : ita ut
vere dici possit inter C'hristianos querelam esse sfeculorum psene omnium. (J. db
Latjnoy, De varia Aristotelis..., c. XVI, p. 200-201).
3. Cf. supra, ch. i, p. 5-6.
28 ARTICLE U. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
avait divisé son cours de philosophie à Aix en deux parties : la pre-
mière exposait la doctrine d'Aristote avec les raisons qu'on apportait
en sa faveur ; dans l'autre, par manière de complément, le professeur
mettait en relief les raisons qu'on pouvait faire valoir contre le Péri-
patétisme. Bernier affirme même que, la dernière année de son ensei-
gnement, Gassendi s'enhardit jusqu'à faire soutenir publiquement
des « Thèses pour et contre « ^ Aristote.
L'ouvrage devait comprendre sept Livres et passer en revue « les
fondements principaux de toute la ' doctrine péripatéticienne et
de la Dialectique ». A la place des opinions renversées, l'auteur
promettait d'établir des « opinions nouvelles ou renouvelées des
anciens » ^.
Le Livre 1*"^, qui a pour titre : In doctrinam Aristoteleorum nniverse,
parut seul ^, en 1624. Il est dédié à Maynier de Forbin, comte Palatin,
baron d'Oppède et président du Sénat d'Aix. La Préface, datée de
Grenoble, est adressée (( à Joseph Gaultier, Docteur es- Arts et en sacrée
Théologie, prieur de La Valette et ami jusqu'à l'autel ».
Ce premier Livre est une critique d'ensemble : Gassendi blâme vive-
ment la manière de philosopher en usage chez les Aristotéliciens ;
il réclame avec insistance la liberté d'opiner en philosophie, abdiquée
par eux ; il déclare enfin que la doctrine d'Aristote ne mérite pas la
préférence, pour bien des raisons, surtout parce que le texte, qui
sert dans les Ecoles, renferme des « omissions », des « super/luités »,
des (( faussetés )> et des <( contradictions » ^.
Choqué des défauts qui déparaient alors la Scolastique décadente,
Gassendi partit en guerre contre les Péripatéticiens, avec la fougue
de la jeunesse qui ne sait pas mesurer ses coups. Voici les principaux
reproches adressés aux fanatiques disciples d'Aristote.
Méconnaissant le véritable but de la philosophie, qui est la recherche
de la vérité pour y conformer sa conduite et vivre heureux, ils la
réduisent à l'art frivole d'exceller dans la discussion. De là leur pas-
sion pour ces disputes publiques et théâtrales, où se donne en spectacle
la dextérité des jouteurs, uniquement dominés par l'ardeur de vaincre
sans jamais s'avouer vaincus (utque dominetur ardor unicus vincendi
et nunquam cedendi) ^. « 0 la belle comédie !... Au bout d'une demi-
heure, vous voyez l'attaquant, après force tours et détours, arriver
1. Bernieb, Abrégé..., t. I, Préf., p. 3.
2. Ce plan ressort du titre complet de l'ouvrage : Exercitationes paradoxicœ advereva
Aristoteleos, in quihns prœcipua totius peripateticœ atque Dialecticœ fundamenta
excutiuntur. Opinionea novœ aut ex V etuatiorihua ohaoletœ atabiliuntur... Gassendi
indique, dans la Préface, les sujets qui doivent remplir les sept Livres de l'ouvrage.
Cf. OG, t. III, p. 102.
3. Cf. OG, t. III, pp. 105-148.
4. In illo [Libre I] nempe et ratio philosophandi, quœ apud ipsos viget, improbatur ;
et ob dejectam ab eisdem philosophandi libertatem expostulatur magnopere ; et
Aristotelis Secta aut doctrina non praeferenda arguitur, cum alias plurimas ob causïis,
tum maxime ob Omissa, Superflua, Falsa, Pugnantia, quse in textu Aristotelis vulgo
prselecto demonstrantur. ^Gassendi, Prœfat. in Exercitationes, t. Ill, p. 102).
6. Gassendi, Lib. I, Exercitat., I, § 3, t. III, p. lOfi.
§ A. POLÉMIQUE AVEC LES PÉRIPATÉTICIEXS 29
enfin à la difficulté, qui aurait pu être proposée claii'ement dès le début
et d'un seul mot » ^.
Ils mettent en interdit les plus illustres penseurs, Platon, M. Tul-
lius, Sénèque, PHne, Plutarque, etc., pour n'accorder créance qu'au
seul Aristote. Et encore laissent-ils de côté ceux de ses ouvrages
où ce philosophe « parle plus ouvertement », comme les Economiques,
la Politique, le Traité des Animaux, parce qu'ils sont moins propres
à nourrir* les discussions, ne se prêtant pas aussi aisément que les
autres à des interprétations diverses {in qnibus, lit ipsi fatentur,
Aristoteles habet nasum cereum) -.
Ils négligent l'étude des mathématiques, parce qu'elles forment
l'esprit à la réflexion et le rendent difficile sur la valeur des preuves.
Ces bonnes gens (boni isti viri) ont besoin d'avoir des disciples cré-
dules ^. En Physique, ils se désintéressent des recherches précises
et utiles pour s'attarder à des questions ineptes comme celles-ci :
An detur forma corporeitatis ? An et cujusmodi habeat proprietates
illa forma quœ cadaveris dicitur ?... An facultas animalis sit a subjecto
sepfirabilis re vel ratione dumt^ixat ? An proinde facultas visus posita
in lapide actum visionis eliceret ? Ut alias iîinumeras nugas ineptiasque
prœteream. Et, cœteris tamen neglectis, ista curiose lïrosequuntur ut
proprie philosophica *.
Ils parlent une langue barbare, et certains aflfeetent même de regar-
der les solécismes comme les perles des philosophes : Neque vero
necesse est commemorare barbariem illamque sermonis inruriam, quam
sic affectasse videntur iit jactare non erubescant « solœcismos esse laudes
et gemmas philosophorum » ^.
Quelle est la racine d'où pullulent tous ces défauts des Ai-istoté-
liciens ? De leur complet asservissement à la parole du Maître ; et
pourtant ils se targuent d'être libres, parce qu'ils peuvent choisir
entre le Nominalisme, le Thomisme et le Scotisme. c La belle hberté !
Ils res.semblent à des prisonniers qui «e vantent d'être parfaitement
libres, parce qu'ils peuvent courir sans contrainte entre les murs de
leur prison. Telles sont les geôles de la prison péripatéticienne. Qu'ils
soient Scotistes ou Thomistes, Aristote, le porte-clefs, les maintient
toujours sous sa férule » ^. Ils sont tellement enchns à juger sur la
1. Gassendi, Lib. I, Exercitat. I, § 4, t. III, p. 106. Gassendi recoimaît d'ailleurs
l'utilité des argumentations privées, parce que « sic placide instituuntur ut purum sit
veritatis studium » (Ibidem, § 3, t. III, p. 106).
2. Gassendi, L. I, Exercitat. I, §.5, t. III, p. 106-107. — Guj- Patin rapporte cette
parole de Gassendi : « Il [Gassendi] m'a dit fort souvent en plaisantant que ce philo-
sophe [Aristote] avait un nez de cire, qu'on faisait tourner comme on voulait avec une
chiquenaude. » (Naudceuna et Patiniana ou Singularités remarquables prises des con-
versations de Mess. Natjdé et Patin : Patiniana, p. 2, Paris, 1701).
3. Gassendi, L. I, Exercitat.'l, § 6, t. III, p. 107.
4. Gassendi, L. I, E.vercitat. I, § 7, t. III, pp. 107-108.
5. Gassendi, L. I, Exercitat. I, § 13, t. III, p. 110.
6. Gassendi : « Quœ precor tamen est illa libertés ? Seilicet illis simt similes qui,
cum utcumque discurrere per carceres possint, jactant sese liberrimos. Illa quippe sunt
ergastula tantum periiiatetici carceris. Seu Scotistas enim, seu Thomistaa Ai'istoteles
claviger detinet semper sub ferula... n (L. I, E.vercitat. II, § 3, t. III, p. 112).
30 ARTICLE II. CHAPITRE II. GASSENDI POLÉMISTE
parole d'un maître, qu'ils montrent un attachement servile, même
à l'égard d'auteurs a subalternes ». iVinsi, « dans la secte thomiste,
ceux-ci adhèrent mordicus à Cajétan ; ceux-là à Capréolus » ^. Cette
sujétion plus ou moins aveugle révolte la fierté de Gassendi. S'il est
parfaitement juste et honorable de déférer à l'autorité compétente
en matière de foi, il est indigne d'un philosophe, quand il s'agit de
spéculation purement philosophique, de captiver son intelligence
en la soumettant à l'autorité de tel ou tel homme, comme on la soumet
à l'autorité de Dieu. Le Philosophe doit tout examiner à la lumière
de la raison. Ceux qui ne savent que suivre les autres, sans oser jamais
penser par eux-mêmes, ne méritent pas le nom de philosophe ^.
Gassendi prouve enfin qu'un tel assujettissement est la mort de
tout progrès : « Périt certe, 2Jerit spes optimoriun inventorum,.. » Est-ce
qu'Ai'istote aurait surpassé ses prédécesseurs, s'il n'avait osé s'écarter
en rien de leur enseignement ? Ce n'est pas, poursuit Gassendi, que je
sois le détracteur des anciens. Je sais les estimer à leur prix. Mais
je ne puis m 'astreindre à mesurer le mérite aux années, ni croire
que les choses, vieilles aujourd'hui, n'ont pas été nouvelles autrefois.
Les connaissances acquises par nos devanciers doivent nous servir,
grâce à l'expérience et à la raison, à nous élever plus haut ^. Ce pas-
sage de Gass'endi a une vigueur éloquente, dont Pascal s'est peut-être
inspiré dans son opuscule : Fragment de Préface sur le Traité du Vide.
C'est d'ailleurs pour l'ensemble de ces critiques que Gassendi a été
son précurseur ; mais Pascal a su garder la mesure, en montrant que,
même dans les questions philosophiques, le rôle de l'autorité, pour
être secondaire et subordonné, est cependant réel *.
Si l'on s'en tenait au titre, choisi peut-être par prudence (adversus
Aristoteleos), on serait tenté de croire que Gassendi n'en veut qu'aux
Aristotéhciens de son temps et à leur insupportable pédantisme.
Ce serait une illusion, car à travers les Aristotéliciens il vise Aristote ;
il ne se borne pas à dire que les disciples ont souvent forcé ou dénaturé
la pensée du Maître ; il finit par s'en prendre ouvertement au Maître
lui-même. Et ce n'est pas assez pour lui de reprocher à Aristote d'in-
nombrables lacunes (quod innumera deficiant), superfluités f... super-
flua7it), faussetés (... f allant) et contradictions (... coiitradicant ) ^,
il l'attaque dans sa vie privée et conteste l'authenticité de ses œuvres
avec plus de passion que de succès ".
Restons-en à ces indications sommaires, car il ne serait guère
intéressant ni profitable d'entrer dans les détails, Gassendi n'étant,
en somme, que l'écho des accusations qui avaient cours alors contre
Aristote et les Péripatéticiens.
1. Gassendi, L. I, Exercitat. II, § 4, t. III, p. 112, col. 2.
2. Gassendi, L. I, Exercitat. II, § 5, t. III, p. 112.
3. Gassendi. L. I, Exercitat. II, § 12-13, t. III, pp. 115-116.
4. Cf. G. Sortais, Traité de Philosophie, t. I, Logique, n. 122. § ii.
5. Gassendi, L. I, Exercitat. V, VI, VII, VIII> t. III, pp. 125-148.
6. Gassendi, L. I, Exercitat. IV, t. III, pp. 121-125. — ■ Cf. J.-Ph. Damirox, Rapport
s%ir le Concours relatif à VOrganum d' Aristote, dans Mémoires de L'AcAOÉiiiE des-
Sciences morales et politiques, Paris, 1S30, jDp. 49-51.
§ A. — POLÉinQUE AVEC LES PÉRIPATÉTICIENS 31
Après cette revue générale. Gassendi se proposait, dans les six Livres
suivants, d'examiner à fond la Dialectique (L. II), la Physique (L. III.
IV, V), la Métaphysique (L. VI) et la Monde (L. VII) des Aristoté-
liciens. Mais, de ce vaste plan, ce qui regarde la Dialectique a seul été.
et encore partiellement, exécuté ^. C'est une œuvre de critique pas-
sionnée et téméraire : après avoii' contesté Futilité de la Dialectique
péripatéticienne, il prend, successivement à partie les U niversaux,
les Catégories, les Propositions, la Démonstration, la Science elle-même.
Rien ne trouve grâce devant ses yeux prévenus.
La dernière attaque est particulièrement significative : Qiiod iiullu
sit scientia et maxime aristotelea -. Toute connaissance étant sensible
ou nous venant par les sens ^, Gassendi « en conclut que nous ne pou-
vons connaître aucune chose en eUe-même, mais que nous savons seu-
lement comment elle apparaît à ceux-ci ou à ceux-là » *. Ne pouvant
rien connaître ex natura sua, secundum se per causas intimas, neces-
sarias infalUbilesque ^, aucune science n'est possible pour nous.
Aussi la Physique, la Métaphysique, la ^Morale, la Jurisprudence,
la Médecine, les Mathématiques mêmes ne méritent aucunement
le nom de sciences qu'on leur donne ^. On voit déjà pomdre, dans ce
premier essai philosophique, le sensuahsme de Gassendi et sa tendance
au scepticisme.
Les Exercitationes ne sont pas une œuvre de critique impartiale ;
c'est inie satire, dont le ton mordant n'est pas en harmonie avec la
gravité du sujet. Gassendi en a conscience et s'en défend mollement ;
Quod stylus porro videri possit interdum paulo mordacior : materies
sane id exigit. Hac enim prœcipue in parte difficile est satyram non
scribere '. Il a beau d'aillein-s protester, à différentes reprises **, qu'il
1. L. II, In Dialecticam Arlstoiphonan. OG, t. III, p. UO-210. — On voif qtie
^I. Gl'YAU a eu tort de diçe : « Les Exercitationes parado.vicœ étaient tellement auda-
cieuses que Gassendi, après les avoir imprimées et distribuées à ses amis, se décida sur
leur conseil à en brûler cinq livres. •'■ (La Morale d'Epiciire, Paris, 1886^, L. IV, ch. i,
p. 193). Ces cinq Livres ne furent jamais composés.
2. (.;.\.ssEXDi, L. II, Exerciiat. VI. t. III, pp. 192-210.
3. Im])rimis igitur cum constet notitiam omnem, quaî in nobis est, vel sensiuim, vel
manare a sensibus... (Gassendi, L. II, Exercitat. W, § 2, t. III, p. 192).
4. G.îsçEXDi : Quid superest nisi concludamus sciri non posse cujusmodi res aliqua
sit secundum se vel suapte natura ; .«ed dumtaxat cujusmodi his aut illis appareat
(L. II, Exercit. VI, § 6, t. III, p. 2li3).
• 5. Gassendi, L. II, Exercitat. VI, § 1, col. 2, t. III, p. 192.
6. Gassendi, L. II, Exercitat. VI, § 8, t. III, p. 207-209. — Concludo ergo. quae-
cumque est certitude et evidentia in discipUnis Mathematicis, eam pertinere ad appa-
rentiam ; nullo autem modo ad causas germana-s vel naturas etiam rerum intimas
(Ibidem, p. 209, col. 1).
7. Ga-Ssendi, l'rœfui. in Exercit4it.. t. III, p. 103.
8. Dans la Préface, il explique ainîsi le titre de son livre. Il l'a intitulé : Exercitationes,
parce que ; « Imprimis enim videbafur magno mihi opusesse animo... ad excutienduir.
ignobile juguin tam inveteratse hujus quam generalis prseoccupationis... — paradoxicœ :
« Quod paradoxa contineant seu opiiiiones contra vulgi captum (Par vulgus il entend le
gros, le commun des philosophes) — adversus Aristoteleos, et non pas « adversus Aristo-
telent, cujus tainen doctrinam vid 'or e.v professe impugnare. » « Primum quod opéra,
illa, quse hic persequor, non tam ex rei veritate credam esse Aristotelis quani ex
opinione Aristoteleorum. Major quip|je, meo judicio, Aristoteles vir fuit quam ut
ipsi adscribi debeant tam indigna 0|}era... » (t.^lll, p. 101).
32 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
vise non pas Aristote lui-même, mais ses disciples anciens, qui ont
altéré ses ouvrages, et ses disciples modernes, qui en faussent l'in-
terprétation ; il a beau emprunter à Aristote quelques-unes de ses
théories, reste néanmoins que prise dans son ensemble l'œuvre pèche
par le fond et par la forme. Il est vrai que c'est une œuvre de jeunesse.
La forme, on l'a noté, n'a pas la modération qui inspire confiance :
Gassendi a déployé une verve méridionale qui dégénère parfois en
violence. L'accusation de fond est injuste. Gassendi s'est fait grave-
ment tort à lui-même et s'enlève beaucoup de son crédit en battant
en brèche par de mauvais arguments l'authenticité des œuvres d'Aris-
tote. De plus, au lieu d'englober dans une commune invective, tous
les Péripatéticiens, il aurait dû,' faisant dans l'histoire de la Scolas-
tique les distinctions nécessaires*, rendre hommage aux grands com-
mentateurs d'Aristote et réserver ses sévérités aux AristotéUciens
dégénérés i qu'il voyait à l'œuvre et dont l'étroite intransigeance
l'avait exaspéré. Ses attaques, quoi qu'il en dise, rejailhssaient sur
Aristote lui-même. Si l'admiration, qu'il semble professer pour le
fondateur du Lycée, avait été plus sincère, Gassendi n'aurait pas
manqué de prendre pour règle de sa polémique cette parole de Vives,
dont il invoque l'exemple dans la Préface de son pamphlet : Aristotelem
veneror et ah eo verecunde dissentio.
L'irritation soulevée dans le camp des Péripatéticiens par l'appari-
tion du Livre l^^ des Exer citation es fut si vive que Gassendi, sur le
conseil de ses amis Peù-esc et Gaultier 2, suspendit la composition
de son ouvrage ^. Le Livre II, interrompu vers la fin de la 6^ Exer-
citatiç, ne vit le jour qu'après la mort de l'auteur.
Gassendi apporte une seconde raison pour justifier cette brusque
interruption : le travail de Francesco Patrizzi (Discussionum Peri-
%at2ticorum TomilV *, Bâle, 1571), qui traite à peu près le même sujet,
lui étant venu entre les mains, son propre travail lui parut désormais
inutile.
Il convient d'ajouter une troisième raison, qui n'était pas avouable
publiquement : une raison de prudence. Mais, dans une lettre intime
à Guillaume Schickard ^ alors professeur d'hébreu à l'université
de Tubingue, Gassendi en fait l'aveu candide : « Vous me demandez,
lui dit-il, pourquoi mes autres Exercitationes n'ont pas déjà vu le
1. Cf. G. Sortais, Histoire de la Philosophie ancienne, n° 92. Décadence de la
SCOLASTIQUE.
2. Cf. S. SoRBiÈRE, Prsefat., OG, t. I, p. 3.
3. Cf. Note (adressée au « lecteur bénévole » pour lui expliquer l'interruption du
travail) à la fin du L. II, t. III, p. 210 : Bénévole Lector..., Scito commonefactum ab
amicis auctorem stomachar; non parum Peripateticos propter prioris Libri editionem...,
hune secundum LibrUm ulterius prosequi et absolvere noluisse, ipsumque (ne delibatis
quidem aliis) in Musseoli sui recessum, cum blattis ac tineis pugnantem, ab anno 1634,
qualem jara habes, abjecisse atque neglexisse.
4. Voici le titre complet : Discussionum Peripateticarum Tomi IV, quibus Aristote-
licœ Philosophiœ universa Historia atque Dogmata, cum Veterum Placitis collata, eleganter
et eruîj'te declarantur.
5. WiLHELM ScHicKARD, né (1592) à Herrenberg, dans le Wurtemberg, et mort
(1635) à Tubingue, professa les langues orientales et les mathématiques à l'Université
de Tubingue. •
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÉRIPATÉTICIENS 33
jour. La cause en est au temps et aux mœurs. Il me faudrait une liberté
un peu plus grande que ne le comporte l'état présent des choses.
J'ai eu beau y mettre tous les tempéraments possibles pour prévenir
les calomnies, je n'ai pas eu la bonne fortune de rencontrer des juges
suffisamment équitables. Aussi je pourvois à ma sécurité, en m'ap-
pliquant à me plier aux circonstances. Le Livre Avant-Coureur
|le Livre I^^" des Exercitationes\ ayant paru sans être muni de l'appro-
bation accoutumée, a failli provoquer une tragédie. Je vous laisse
à penser le traitement auquel devait s'attendre le reste de l'ouvrage » ^.
2° — LA CONDAMNATION DE BIT AU D
ET « U ARRÊT BURLESQUE »
Dans le mois même, où s'achevait à Grenoble l'impression du
Livre I^^ des Exercitationes, éclatait, à Paris, un scandale dans le
monde philosophique. Le sieur JeanBitaud ^ avait affiché la préten-
tion de soutenir publiquement, le 24 et 25 août 1624, quatorze thèses ^
opposées à certaines doctrines de la Cabale, de Paracelse et surtout
d'.Vristote, sous la présidence d' Antoine de Villon, « le soldat
philosophe », et avec l'aide d'ÉTiENNE de Clave *, « médecin chy-
miste )), qui devait faire les expériences. Les invitations avaient été
1. Quod de reliquis illis meis Exeicitationibus rogas, ciir non jani in lucem prodierint,
in cansa sunt tempora et mores. Libertas in illis mihi paulo major quam ferat rerum
pra^sentiiim conditio. Tametsi enim .sic tempère omnia lit ealumnias praeoccupem,
nondum tanien sum adeo fœlix ut satis aeqiios judices nanciscar ; quare saluti consulo,
dvim et servire tempori studeo. Parum abfuit qui i Prodromus ille, quod soUta approba-
tione non prodiisset prcemunitus, excitaret tragœdiam. Quidnam putas sperari debuit
de reliquo illo apparatii ? ( Gassendi à W. Sckickard, Paris, 27 août 1630, OG, t. VI,
p. 35, col. 2, à la fin).
2. Jean Bitaud, originaire de la Saintonge, était l'éiève en Chiiïiie du Docteur
Etienne de Clave.
3. Voici en quels termes la si>utenance des thèses est annoncée, d'après rexempla.ire
imprimé qu'on trouve à la Bibl. Xation. Mss. Fonds Dupuy, 630 ; Fol. 72.
positiones publics contra dogmat.a
Aristotelica, P.\racelsica et Cab.\listica.
Immortautati sacr.î:.
Suit l'énoncé des XIV Thèses. Au-dessous on lit l'invitation suivante : Harum Posi-
tionum inexpugnabileni veritatem tuebitur, Deo dante, Joannes Bitaudus, Xanc-
tonensis ; Arbiter et Praeses sedebit Antonius de Villon, Miles Philosophus et in
Universitate Parisiensi alias Professer Peripateticus.
Die Sabathi proxima et Dominica, XXIV et XXV mensis Augusti 1624, toto pome-
ridiano tempore, Lutetite Parisiorum. in Palatio Reginae Margaritœ.
On trouve aussi ce texte, mais avec quelques inexactitudes, dans Launoy, De varia
Aristotelis..., c. xvii, p. 201-214.
4. Ouvrages d'ETiENXE de Clave : Paradoxes ou Traitiez philosophiques des pierres
et pierreries contre Vopinion vulgaire. Dédicace à Monseigneur P. de Seguier, Garde
des Sceaux de France, Paris, 1635. — Nouvelle Lumière philosophique des vrais prin-
cipes et élémens de nature, et qualités d'iceux, contre Vopinion conmune, Paris, 1641. — -
Le Cours de Chimie d'Lstienne de Clave, qui est le second Livre des Principes de nature,
Paris, 1646.^ — - Et. de Clave cite jianni les adversaires d'Aristete « Patritius [Pati'izzi],
S. Basson, le docte Campanella et depuis peu le Docteur Gessendius [c'est évidemment
notre Gassendi un ))eu écorché], personnages chrestiens et philosophes, qui ont bien osé
oscrirc contre luy lurt dignement. » (Traitiez..., L. II, Préface, p. 186).
3
34 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
lancées, et près d'un millier de personnes était déjà réuni, dans l'une
des plus belles salles de Paris ^, pour assister à la soutenance, quand,
sur l'ordi'e du Premier Président, que de Clave se résigna enfin à faire
connaître, la salle fut évacuée. Puis, le 4 septembre suivant, à la requête
de la Faculté de Théologie ^, le Parlement rendit un arrêt ordonnant
la lacération des thèses incriminées et le bannissement des trois anti-
péripatéticiens hors des viUes et bourgs du ressort de la Cour de Paris.
En outre, la Cour faisait « défenses à toutes personnes, à peine de la
vie, tenir ni enseigner aucunes maximes contre les Autheurs anciens
et approuvez » ^.
Cette sentence fut trouvée juste par des savants comme Mersenne ^
1. « ... Au logis de M. de Guerseran, jadis Hostel de la Reyne Marguerite. » (J.-B.
MoRiN, cf. Opusc. infra citando (p. 000), oà l'on trouve, p. 4-11, le récit de cette aventure
philosophique.
2. Bitau l attaquait vivement la théorie aristotélicienne de la matière et de la forme
(Thèses I et II). La Faculté les censura surtout, comme le dit Mersenne (La Vérité des
Sciences, p. 83), parce qu'au fond il ne faisait qu'une exception apparente en faveur de
l'âme raisonnable. Or le Concile de Vienne a défini qu'e l'âme raisonnable est la forme
du corps humain, c'est-à-dire est le principe qui le vivifie. Mais dans la Thèse II il était
dit « qu'en ôtant du Composé la Matière, il fallait de nécessité que les Formes au moins
matérielles en fussent ôtées. Materia enim e naturali Gomposito sublata, et Forinaa
saUem materiales tolli necesse est. Il y avait du venin dans ce saltem, parce que e'êtoit
assurer que les Formes matérielles ne pouvoient subsister sans la matière, et laisser en
doute si les non matérielles ne périssoient point aussi avec elle. C'est ce que signifie ce
mot de saltem. De sorte que l'on pouvoit soupçonner Bitau l de n'avoir mis que par
forme l'exception de l'Ame raisonnable. » [For7nœ item omnes substantiales, excepta
rationali, non minus absurde defenduntur ab Aristotelicis quam inateria']. Ces réflexiona
sont tirées d'un Mémoire qu'on attribue à « quelqu'un de Port Royal ». Cf. Avertisse'
ment de M. de Saint-Marc au sujet de V Arrêt burlesque, dans son édition des Œuvres
de Boileau Despréaux, Paris, 1747, t. III, p. 124. — ■ Cet opuscule est intitulé : Mémoira
aur les Sollicitations que fait M. Morel et quelques autres Docteurs pour obtenir un Arrêt
qui condamne toute autre Philosophie que celle d'Aristote. Il est reproduit Ibidem, pp. 117-
142.
Ce Mémoire (§ rx, pp. 137-141) note que le Père Honoré Fabri, Jésuite, a com-
battu la doctrine commune des Scolastiques sur les Formes substantielles dans les Plantes
&\i\eQ Aià.ma,\ix {Tractatus duo, quorum prior est de Plantis et de Oeneratione Aniituz-
lium, poster vr de Homine, Paris, 1666. Cf. Tractatus de Plfintis..., L. I, Propos, 28 sqq,
pp. 21 sqq. L. V, Prop. 56 sqq., pp. 164 sqq. De même le Père Emmanuel Maignan,
Minime, dans son Cursus philosophicus concinnatus ex notissimis cuique Principiis...,
t. IV, c. XXII, n. 18 et 19, pp. 1981-1982, Toulouse, 1653. Cependant ces deux philo-
Bophes ne furent as censurés, parce que l'un et l'autre maintenaient catégoriquement
que l'âme raisonnable est la forme du corps. Fabri, par exemple, résume ainsi sa pensée :
Anima rationalis est etiam formaliter sensitiva et vegetativa ; igitur est principium
formale totius esse hominis, tum per se ipsam immédiate [cognoscit quidem immédiate],
tum per suas potentias distinctas [potentiae végétatives et aensitivse] ad usum vitaa
sentientis et vegetativae (Tractatus de Homine, L. VII, Prop. IV, pp. 67-68). — Cf.
E. Maignan, Cursus..., t. IV, c. XXX, pp. 2143 sqq.
H faut remarquer enfin que la Faculté de Théologie s'abstint, au contraire, de quali-
fier les quatre Thèses suivantes de Bitaud sur les Eléments, parce qu'elles sont <> pure-
ment physiques ou chimiques. »> Cette sage réserve montre qu'elle procéda sans passion.
3. Le texte de l'Arrêt est reproduit intégralement par Charles Du Plessis d'Ar-
GENTRÉ dans Collectio Judiciorum de novis erroribus, qui ab initia duodecimi seculi...
in Ecclesia proscripti sunt et notati. t. II, 2^ Partie, p. 147. Paris, 1728. — On le trouve
également dans Launoy, op. cit., c. XVII, dans Œuvres de Boileau, é:l. Saint-Marc,
t. III. p <. 143-151.
4. M. Mersenne, La Vérité des Sciences contre les Septiques ou Pyrrhoniens, L. I,
C. VTI, p. 78 sqq. Paris, 1625.
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÊRIPATÉTICIENS 35
•et Jean-Baptiste Moriii V. Docteur en Philosophie et en Médecine.
C'était un avertissement dont Gassendi comprit la portée et dont il
tint compte, on l'a dit, en interrompant ses Exercitationes. Cependant
les arrêts du Parlement devaient être impuissants à relever le crédit
d'Aristote, que l'intransigeance et l'étroitesse de certains de ses dis-
oiples avaient hrémédiablement compromis pour plus d'un siècle.
Les critiques de Gassendi firent donc leur chemin malgré les résis-
tances des Universités, plus lentes à accueiUir les méthodes et idées
non -elles que les simples particuHers. On le vit clairement en 1671,
quand quelques partisans zélés du Péripatétisme, notamment le
Dr < laude Morel, alors Doyen de la Faculté de Théologie, firent des
démarches auprès du Premier Président de Lamoignon pour obtenii-
une sentence du Parlement, qui renouvelât les énergiques défenses
portées contre les novateurs. Mais les idées avaient marché depuis 1624.
« L'Arrêt burlesque » fut la seule réplique donnée à cette requête.
A peine Boileau, Racine et Bernier, le « bon ami » de Gassendi,
eur( it-ils vent de la plainte des Péripatéticiens qu'ils résolurent de
parei- le coup, qui menaçait la philosophie de Gassendi et de Des-
cart"s, en employant l'arme du ridicule. Ils fabriquèrent sur-le-champ
et mirent en circulation une facétie, qui avait pour titre : ( Arrêt donné
en II Grand'Chambre du Parnasse, en faveur des Maîtres es- Arts,
Médecins et Professeurs de l'Université de Stagi^Tc, au pays des
Chii .ères, pom- le maintien de la doctrine d'Aristote ». Le bruit courut
a,ussi que l'Université allait présenter officiellement une supphque
au Premier Président pour appuyer la démarche de quelques-uns de
ses iuembrea. Bernier s'empressa de rédiger et de répandre une Requête
à « Nos Seigneurs du Mont-Parnasse » en faveur d'Aristote, sur le ton
plais mt de 1' « Arrêt », déjà lancé dans le pubHc ^. Nous détacherons
de e- s deux pièces les passages relatifs à Gassendi et à Descartes.
L' s requérants « supplient humblement... disant qu'il est de noto-
riété pubhque que c'est le sublime et incomparable Aristote qui est
sans conteste le premier fondateur des quatre éléments, le feu, l'air,
Teait et la terre;... et quoique pendant plusieurs siècles il ait été
mail tenu d'un commim consentement dans une paisible possession
de t >us ces droits, néanmoins, depuis quelques années en-çà. deux
particulières, nommées la Raison et l'Expérience, se sont liguées
ensi ible... pom s'ériger un thrône sur les ruines de son autorité;
et, j.our parvenir plus adroitement à leurs fins, ont excité certains
esprits factieux, qui sous le nom de Cartésiens. Malebranchistes,
Poiuchotistes ^ et Gassendistes ont commencé de secoiier le joug du
1. Le Mercure français (Paris, 1625, t. X, pp. 506-512) analyse la Réfutation que Morin
fit d- ces Thèses. Voici le titre de l'opuscule de Morin : Refutaiion des Thèses erronées
(VArdlioine Villon, dit h soldat Philosophe et Estienne de Claves, Médecin Chymisis,
par > iix affichées publiqueiutnt à Paris contre la doctrine d'Aristote..., ou sont doaem^nk
trai< ■ : les vrays principes des corps et plusieurs autres beaux poincts de la Nature, et
proiiiie la solidité de la Doctrine d'Aristote, par J.-B. Morin. Beaujollois, Docteur en
Phii'.sophie et en Médecine, Paris, 1624.
2. Lf. Avertissement de M. de Saint-Marc..., Œuvres de Boileau, t. III, p. 110.
3. Kdmond Potjrchot, né à Poilly (aujourd'hui dans l'Yonne), le 7 septembre 1651,
enseigna avec grand succcs, pendant vingt -six ans, la pliilosophie au Collège dea
36 ARTICLE II. CHAPITRE II. GA.S.SENDI POLÉMISTE
seigneur Aristote.... Ce considéré, Nosseigneurs, il vous plaise ordonner
...que Gassendi, Descartes, Rohaut, Malebranche, Pourchot... et
leurs adherans seront conduits à Athènes et condamnés à y faire
amendable honorable devant toute la Grèce ;... que Gassendi sera lui
seul condamné en pareille somme de dix mille livres pour avoir osé
afficher ces placards séditieux : Quod immerito Aristotelei Uhertatem
philosophandi sibi ademerint. Quod rationes nullœ sint quihus secta
Aristotelis videatur prœferenda ^ ; quod se, etc., qu'on a voulu ci-devant
faire passer pour de grands et longs chapitres très doctes et très judi-
cieux M ^.
L'Arrêt débute ainsi : « Vu par la Cour la requête présentée par les
Régens, Maîtres-ès-Arts, Docteurs et Professeurs de l'Université...,
contenant que depuis quelques années, une inconnue, nommée la
Raison, aurait entrepris d'entrer par force dans les Écoles de ladite
Université, et, pour cet effet, à l'aide de certains quidams factieux,
prenant les surnoms de Gassendistes, Cartésiens, Malebranchistes,
Pourchotistes, etc., gens sans aveu, se seroit mise en état d'en expulser
ledit Aristote, ancien et paisible possesseur desdites Écoles... ^ »
Cette Requête et cet Arrêt " burlesque » * ne mirent pas les rieurs
du côté des Péripatéticiens. S'il faut en croire Boileaii ^. cette médiocre
plaisanterie, en rendant impossible l'arrêt du Parlement, détourna
l'Univei'sité de lui présenter la supplique qu'elle projetait. Boileau a
déclaré en effet qu'il composa V Arrêt burlesque a afin de prévenir
un Arrêt très sérieux, que l'Université songeoit à obtenir du Parle-
ment contre ceux qui enseigneroient dans les Écoles de Philosophie
d'autres principes que ceux dAristote. La plaisanterie y descend un
peu bas ^, et est toute dans les termes de la pratique [judiciaire].
Mais il falloit qu'elle fût ainsi pour faire son effet, qui fut très heureux,
et obhgea, pour ainsi dire, l'Université à supprimer la Requête qu'elle
alloit présenter » ^.
Grassins d'abord, puis au Collège dev~ Quatre Nations. Il avait des amis illustres.
Racine, Boileau, Mabillon, Fénelon, etc. Son enseignement s'inspirait de Descartes et
de la Logique de Port -Royal. Pourchot a pxiblié (Paris, 1695) des Institntiones ph-ilo'
sophicœ ad faciliorem Veterum et Recentiorum inteUigentiam comparatœ. Elles ont été
plusieurs fois réimprimées. Eu 1734 parut à Lyon Editio qiiarta prioribvs locuplctior. —
Pourchot fut sept fois Rîcteur de l'Université de Paris. Il mourut dans cette \-illeen 1634.
1. Ces citations sont les titres mêmes des Exer citât ionea II et III du Livre I de Gas-
sendi In doctrinam Aristoteleomm universe.
2. On trouvera cette « Requête », dans Menagiana, Paris, 1715, t. IV, pp. 271-277.
3. L' « Arrêt burlesque » mentionne expresséinent les Exercitationes adversus Aristo-
teleos de Gassendi. • — On trouve cet arrêt dans Menagiana, Ibidem, pp. 278-282.
4. Le mot « burlesc|ue » fut ajouté seulement dans l'édition de 1713. ,
5. Des copies de V Arrêt burlesque se j-épandirent vite et au loin. Madame de Sévigné,
c^ui en avait reçu une, écrivait de Bretagne à M'^ de Grignan : « Voilà ime. pièce que
M. de Chaulnes vous envoie : je la crois de Pellisson ; d'autres disent Despréaux ;
dites-m'en votre avis. Pour moi, je vous avoue que je la trouve parfaitement belle ;
lisez-la avec attention et voyez combien il y a d'esprit. » (A Vitré, 6 septembre 1G71).
La spu'ituelle marquise se montre moins difficile que l'auteur qui trouvait « la plai-
santerie im peu basse. »
6. BoiLKAU, Dernier paragraphe (ajoute à l'édition de 1701) du Discours sur VOdc. —
Mais le succès remporté fut de coiu-te durée, car im ax'rêt du Grand Conseil (2 août 1775)
interdit l'enseignement du Cartésianisme.
A. POLÉMIQUE AVEC LES rÉRIPATÉTICIENS 37
50 — ATTAQUES DIRIGÉES COXTRE LES EXERCITATIOXES
Les Exercitationes Paradoxicœ furent vivement critiquées par plu-
sieurs professeurs des Universités allemandes. Jean Jonsius appelle
-Gassendi i< un très violent calomniateur dAristote » ^. Daniel Georges
MoRHOF ■^, qui fut quatre fois Rectem- de l'université de Kiel, où il
enseigna léloquence et la poésie, regrette (c qu'une précipitation
juvénile ait entraîné Gassendi, homme d'un très grand génie, à com-
battre Aristote avec une grande impétuosité )>, car « on ne trouve dans
ses Exercitationes que des subtilités sophistiques » ^.
Ce même écrivain nous apprend qu'un de ses prédécesseur^, à l'Aca-
démie de Kiel, Michel Watson *, a,vait composé une Apologie cF Aris-
tote, qui est restée manuscrite ^.
Dans l'université du Grand-Duché de Mecklembourg-Scln\erin,
à Rostoèk. Henri-Ascagne Engelke mena une véritable campagne
contre Gassendi pour venger Aristote. Lui-même avait dressé le plan
de cette longue résistance. On le voit en effet, comme Président,
diriger successivement, avec approbation de la Faculté de Philoso-
phie, quatre attaques solennelles, dans la Grande Salle destinée aux
Auditeurs. Les soutenances de ces thèses agressives, commencées
-en 1698, ne prirent fin qu'en 1702. Nous transcrirons ici le titre de la
première en date : Censor censura dignus, h.e. Dissertatio ostendens
quod Petrus Gassendus scopum suum, per argumenta contra Aristotelis
Philosophiam in Exercitationibus paradoxicis prolata, obtinere nequeat...
Pr-î;side Henrico-Ascanio Engelke (16 avril 1698) ^.
Ajoutons, pour n'avoir pas à y revenir, une dernière critique d'En-
gelke, quoiqu'elle ne porte pas sur les Exercitationes.
1. In liis [Exercitationibus] Epicurseum se graphice admodum ostendit et accrrimum
Aristotelis cahimniatorem, quanquam nihil minus se factiiruna in prasfatione polli-
-citiis est. (JoANNES JoxsitTS, Z)e Scriptorihus Historiée Philosophicœ Libri /F, Edit. de
Christ. Dorx, L. III, pp. 177-178, léna, 1716. — Jonsius, né le 20 octobre 1621 à
Rendsburg, dans le Slesvig-Holstein, fut assesseur à la Faculté de Philosophie de
Kônigsberg et devint prorecteur du Collège de Francfort-sur-le-Mein, où il moxu-ut en
avril 1659.
2. Né à Wismàr. le 6 fé\Tier 1639, dans le grand Duché de Mecklembourg-Schvrerin,
et mort à Lubeck, le 30 jviiUet 1691. Cf. Biographie par J. ^Iôllek, dans Polyhistor,
t. II, Prolegoniena in Polyhistorem literarium, § v sqq., p. 6 sqq. Lubeck, 1708.
3. Magno impetu Aristotelem adortus est Petrus Gassendiis, vir maximi ingenii, sed
juvenili quadam prsecipitantia in haec consilia adductus. ... Meras sane cavillationes
in Exercitationibus illis deprehendas, dum vel Methodum incusat, vel contradictiones
aliquas venatur, qualia sunt repertu facillima in omnibus scriptoribus. (Morhofius,
Polyhistor sive de Notitia rerutn et auctorum Commentarii, t. II, Polyhistor philosophicus,
L. I, C. XII, § 3, p. 68. Edit de Moller, Lubeck, 1708).
4. Né le 17 août 1623 à Stolpe, en Poméranie, M. Watson enseigna la Philosophie à
Rostock, et l'Histoire sainte et profane à Kiel, où il mourut le 7 décembre 1665.
5. In ejus [Gassendi] Exercitationes Apologeticum pro Aristotele ecripsit hujus
olim Academiae Professor, Michael Watsonius, qui in schedis ejus adhuc delitescit nec
in lucem prodiit. (Morhofitjs, Opère citato, Ibidem, t. II, p. 68).
6. La deuxième (Philosophvs defenmis...) est du 6 mai 1698 ; la troisième (Dissertatio
ex Philosophia rationali...), d'avril 1699; la quatrième enfin (Vsus Logicœ...), du
29 avril 1702. — On les trouve à la Bibliothèque Nationale : R 2551.
38 ARTICLE II. CHAPITRE H. — GASSENDI POLÉMISTE
Il avait préludé à cette série d'attaques, que nous venons de rap-
peler, par une escarmouche, où il s'efforça de montrer l'insuffisance
de l'apologie d'Épicure présentée par Gassendi. Détail touchant,
cette fois le Président avait choisi pour soutenir cette thèse son propre
frère, alors « étudiant en Philosophie et en Théologie à l'Illustre Aca-
démie érigée sur les bords de la Warnow », c'est-à-dire à Rostock.
Il s'était, sans doute, rappelé le texte encourageant de la Bible :
Frater qui adjuvaiur a fratre, quasi civitas firma (Prov. XVIII, 19).
« Le frère, qui est aidé par son frère, est comme une citadelle inébran-
lable ».
Voici en quels termes pompeux, selon les usages académiques du
temps, cet « Exercice Antigassendiste » est annoncé :
Exercitatio Anti-GassendiaTia minus sufficientem esse in multis
illam, quam Petrus Oassendus in se suscepit, Epicuri defensionem,
ostendens, quam consentiente Amplissifna Facultate Philosophica in
Illustri ad Varnum Academia puhlicœ disquisitioni proponun^ Prises
M. Henricus Ascanius Engelke Rostochiens. MecUenb.' et Res-
PONDENs Hermannus Christophorus Engelke, 88. Theol. et
PMI. 8tud., Fratres germani. In Auditorio Majori, anno 1697, d. Ja-
nuar ^.
Ces adversaires de Gassendi défenseur d'Épicure et antagoniste
d'Aristote reconnaissent d'ailleurs sa valeur comme mathématicien
et surtout vantent la sohdité de sa « Disquisition métaphysique contre
Descartes » ^.
Comme ces professeurs d'universités allemandes, un Jésuite fran-
çais, le PÈRE Honoré Fabri », que l'un d'eux quaUfie de « philosophe
très pénétrant de notre époque » *, avait vigoureusement critiqué ^
1. Bibliothèque Nationale : R 2599.
2. In Mathesi autem illum plane excelluisse Ricciolus adserit in Cathalogo Mathe-
maticorum, eum Anialgestum Matheseos appelans... Praestantia viri imprimis ex Dis-
guisitione metg,physlca contra Cartesium patet, quam utique solidissimam esse doctorum
Buffragio calculoque comprobatur. (Exercitatio Anti-Gassendiana... [non paginée],
à la fin de la I''e Section).
3. Né, le 5 avril 1607, au Grand- Abergement, dans l'Ain, il entra au noviciat d'Avi-
gnon le 9 octobre 1626, enseigna avec éclat la philosophie et les mathématiques au
collège de Lyon, fut appelé, comme théologien de la Sacrée Pénitencerie, à Rome, où
il mourut le 8 mars 1688. Il a laissé un grand nombre d'ouvrages. Cf. C. Sommebvogel,
BihUoth. de la Compagnie de- Jésus, I^e P., T. III, col. 511-521, Paris, 1892).
4. Honoratus Fabri, philosophus nostri temporis acutissimus et qui Aristotelem ex
Aristotele interpretari docuit... (D.-G. Mobhof, Polyhistor..., t. II, Polyhistor philoso-
phicus, L. I, C. XII, § 3, p. 68). — Le P. Fabri note en effet qu'il interprète Aristo1;e :
non quidem juxta mentem Arabum et Scholasticorum aliquot, sed juxta nativum et
proprium literse, textus et verborum sensura (Opère in^ra citando, Epist. II. S iv.
p. 70). ' '^ . ■ ' ^ ' s '
5. HoNORATi Fabri Societatis Jesu ad Patrem Ignatium Oastonem Pardesium
ejnadem Societatis Epistolœ très de sua Hypothesi philosophica, Mayence, 1674. Ces
Lettres sont écrites de Rome en 1673. — Le Père Pabdies, auquel elles sont adressées,
naquit à Pau le 5 septembre 1636, enseigna la philosophie et les mathématiques au
collège Louis-le-Grand, à Paris, et y mourut le 22 avril 1673. Outre des œuvres scienti-
fiques, il a publié : Discours de la connaissance des bestes, Paris, 1672, plusieurs foig
réimprini^ à Paris et à La Haye. Cf. Sommebvogel, Opère citato, t. VI, col. 199-206,
P^ns, 1895. — Dans ce Discozirs le P. Pardies combat l'automatisme cartésien avec
beaucoup de logique et d'érudition.
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÉREPATÉTICIENS 39
les Exercitationes paradoxicœ. Mais il y a entre eux et lui cette diffé-
rence : la part faite à l'éloge, à côté du blâme, est beaucoup plus large
et l'accent en est beaucoup plus chaleureux. Il élève d'ailleurs une
voix autorisée, car il est l'auteur d'une Philosophie en neuf volumes
et de Dix Dialogues sur la Physique, sans compter des œuvres polé-
miques et des opuscules sur l'Optique, l'Astronomie, etc. ^.
Fabri constate d'abord que la première place, parmi les atomistes
du xvii^ siècle, revient sans conteste à Gassendi (Democriticorum
hujiis temporis facile princeps) '^. Il ne cesse d'admher et de louer
l'érudition en tout genre, l'incroyable abondance de choses, la singu-
hère netteté de style qu'on remarque dans ses énormes volumes ^.
Il s'honore enfin d'avoir été son ami, comme en témoigne la corres-
pondance échangée *.
Fabri est un admirateur ardent d'Aristote : jusqu'ici il n'a rien
trouvé de meilleur que ce qu'il a rencontré chez le Stagirite (Cum
autem nihil meliiis hvciisque mihi occurrerit ns quœ apud Aristotelem
inveni) ^. Aristote est sans conteste, à ses yeux, le prince des Philo-
sophes. Aussi la philosophie de Fabri est-elle presque partout péri-
patéticienne ®. Mais ce n'est point un admirateur aveugle, car il a
pour maxime (maxime qu'il a mise en pratique), qu'on doit déser-
ter l'École péripatéticienne, quand Aristote contredit la religion,
certaines démonstrations ou certaines expériences nouvelles et
BÛres '. .
Aristotéhcien fervent, Fabri reproche à Gassendi d'avoir attaqué
Aristote et sa doctrine avec une âpreté et une violence qui défie
1. Fabkt, Opère a'tato, Epistola I, § i, pp. 8-9. — Cette première Lettre réfute l'accu-
eation de Cartésianisme qu'on avait lancée contre Fabri. La deuxième réfute l'accusa-
tion de Gassendisme. La troisième a pour but de montrer que l'hypothèse philosophique
qu'il défend n'est pas en opposition avec certaines doctrines soutenues par la Com-
pagnie de Jésus.
2. Fabri, Opère citato, Epist. II, § i, p. 63.
3. Petro Gassendo meciim omnes primas facile tribuen-t, eu jus omnigenam eruditionem
ac literatiu-am, incredibilem rertma copiam, singularem styli nitorem aliaque id genus
grandioribus illis ^ oluminibus comprehensa mirari juxta atque laudare non cesso ;
addere possem, ad cumulum, hominem illum, dum in viris esset, dulcissimo amicitise
vinculo mihi conjuuctvim fuisse. (Fabri, Opère cit.. Epist. II, § i, pp. 63-64).
4. Dans une lettre fort élogieuse, Gassendi presse le Père Fabri de continuer la
publication de ses doctes travaux : Perge itaque rem factiu-us dignam praeclarissima
indole... ; dignam Societate, quam quidquid est rarum, sublime, magnifîcum decet.
Sic vero habe me ut honori sic fœlicitati magnse vertere, quod fueris non modo
cooptare me, sed accersere etiam in tui amicitiam dignatus (Gassendi à Fabri, 20 août
1643, OG, t. VI, p. 168, col. 1). C'est l'unique lettre à Fabri que l'on trouve au tome VI.
- — Une lettre en latin de Fabri à Gassendi, De motv. solis circzdari, datée do Lyon,
9 août 1643, est conservée à la Bibliothèque Nationale, Mss. Fonds lat. 600, fol. 9-18.
5. Fabri, Opère cit., Epist. II, § iv, p. 71-72.
6-7. Totus sum in commendando, la ;dando et praedicando Aristotele, omnium
l^hilosophorum facile Principe... Contendo igitur ac denuntio palam meam hypothesim
^•ere Aristotelicam et me fere in omnibus Peripateticum esse... Qusedam enim excipio,
quae tum ad religiônem, tum ad corpora cœlestia, tum ad nova quaedam expérimenta
Beu phœnomena pertinent ; nempe, ut dicere soleo, quivis jure ab Aristotele discedat, si
quando vel religio, vel demonstratio, vel novum a-^ certum experimeutum euni
desorere cogat. (Fabri, Opère cit., Epist. II, § iv, pp. 70-71).
40 ARTICLE II. CHAPITRE II. GASSENDI POLÉMISTE
toute comparaison ^. Mais, Aristotélicien indépendant, esprit large
et ouvert, il sait rendre pleine justice à ceux mêmes dont il combat
certaines idées. C'est ainsi qu'en passant il ne ménage pas les éloges
à Bacon, Descartes, Hobbes, Harvey ^, Gilbert, Boyle, Galilée,
Gassendi.
Quelques critiques qu'il ne nomme pas (sans doute des Péripatéti-
ciens étroits et fanatiques qui le considéraient comme un déserteur) ^,
avaient accusé Fabri de verser dans le Gassendisme. Pour repousser
cette accusation, il lui suffit de montrer qu'il rejette l'atomisme et
le vide, qu'il ne pense point comme Gassendi sur le mouvement,
le temps, le lieu, la lumière, Tâme des bêtes, lame humaine, la li-
berté, etc.
En terminant, Fabri ne peut s'empêcher de regretter que Gassendi,
au talent duquel il rend de nouveau un magnifique hommage *,
ait patronné les théories d'Épicure et de Lucrèce. Beaucoup ont cru
que cette attitude philosophique a été gravement dommageable au
Catholicisme, parce que beaucoup ont pi'is de là occasion de révoquer
en doute un très grand nombre de vérités qu'un catholique ne peut
contester. Mais Fabri s'empresse d'ajouter loyalement : Quoi qu'il en
soit d'ailleurs, on ne peut nier que personnellement, au moins en ce
qui regarde' la religion, Gassendi a vigoureusenïent défendu contre
Ëpicure l'immortalité de l'àme, l'existence de Dieu, la Providence, etc.
C'est par là que Gassendi lui paraît très recommandable ^.
1. Gassendus vero non modo Aristot-eli non suffragatur, sed illum ejusqvxe doctrinam.
tanto animi fervore ac studio, et tanta styli acerbitate aggreditur, ut niliil nnqiiain
acerbius vel atrocius in stylo excogitari posse videatur... (Fabri, Epistola II, § xi,
pp. 72-73).
2. Fabri dit à propos de la découverte de Harvpy : Hanc de circuitione sauguinis
eententiam docueran aliquot annis antequam liber Harvei meas in manus incideret,
eamque tum ex variis experimentis, tum etiam ratione a priori demonstraram (Epist, II,
§ XIX p. 103). Il est plus explicite encore dans un ouvrage antérieur : Ego verissimam,
[circulationem sanguinis] esse semper putavi eamque, antequam libellus Harvei pro-
diret, publiée docui jam ab anno 1638, qui certe longo jîost tempore in meas manus
venit quod ad ostentationem non dico. Sed ut ille nonnulla ex eis quae prius ediderani
in suis exercitationibus aliquot post annis publicavit, licet forte nunquam mea viderit;
nihil enim vetat quin duobus eadem cogitatio incidat ; ita mihi nonnulla in mentem
vénérant et in publicis scholis docueram. quae deinde, tiun apud illum atictorem, tum
apud alios, typis mandata inveni. (H. Fabri, Tractât un de Hontine, L. I, Propos II,
§ 2, p. 204).
3. Est-ce à eux que songeait Fabri quand il reproche à certains philosophes de
recourir à Dieu pour se tirer d'embarras, dès qu'ils ne peuvent expliquer les effets des
causes naturelles ? Il constate ironiquement que c'est faire œu\'re pie, mais peu i^hilo-
sophique (Ad Deum confugere 'in naturalibus effectibua pixim est quidem, sed panim
philosophicum. Tractatus de Plantis..., L. V, Prop. LVT, p. 165, col. 1).
4. Fabri, Epistola II, § xviii, pp. 99-100.
5. Et, ut sincère dicam, non modicum inde rem catholicam detrimentum accepisse
multi crediderunt ; non quidem quod de illo maie senserint, sed quod multi ex ejua
scriptis occasionem arripuerint maie sentiendi et plurima in dubium revocandi, quae
in religione catholica sarta et tecta esse oportet ; utut eit, negari non potest quin ipse
ealtem in iis, quae ad religionem pertinent, probe ac pie se gesserit contra Epicurum,
quae contra illum strenue adstruxit atque défendit, puta animam râtionaleni eamque
immortalem, Deum divinamque Providentiam, miuidumque a Deo creatum in tem-
pore..., aliaque hujusmodi, ob quœ profecto est quod eum summopere commendem.
(Fabri, Epist. II, § xviii, pp. 100-101.)
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLT'DD - 41
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD
10 _ LUTTE ENTRE FLUDD ET MERSEXXE
Robert Fludd ^ (dont le nom latinisé est Robertus de Fluctibus),
après avoir étudié la philosophie, la théologie, les sciences naturelles,
la magie, la cabale, l'alchimie, et visité l'Europe pour, s'instruire dans
le commerce des savants les plus distingués, se fit recevoir docteur
en médecine à l'université d'Oxford et Adnt s'établir à Londres comme
praticien. Il se réclamait de la confrérie occulte des Rose-Croix - et
prit plusieurs fois la défense de ses confrères. Cerceau fumeux, mais
meublé de connaissances variées, s'inspirant de Paracelse et de Cor-
nélius Agrippa, Fludd, a\ ait essayé de fondre, dans un vaste syncré-
tisme, les doctrines néo-platoniciennes, les chimères de l'alchimie
et de la cabale, les idées extravagantes attribuées aux Frères de la
Rose-Croix, le tout assaisonné de textes de la Sainte Écriture arbi-
trairement interprétés. Cet amalgame d'éléments disparates aboutit
à un mysticisme panthéistique et matérialiste ^. Comme ces élucu-
1. Robert Fludd naquit (1574) à Milgate, dans le Kent et mourut (1637) à Londres.
Après avoir étudié à Saint John's Collage, à Oxford, il voyagea pendant six ans en
Europe, d'où il revint très au courant des œu\Tes de Paracelse. De retour à Oxford, il
devint membre de Clu-ist Church Collège, prit ses grades en médecine et finalement fut
élu fellow du Collège des Jlédecins.
2. La Fraternité de la Rose-Croix a pour origine une légende que M. H. Hermelink
appelle « une des plus grandes mystifications de l'histoire <i. (Article Rosenkreuzer,
dans Realencyklop^die riiR Protestantisc he Théologie, t. XVII, 1906^, pp. 150-
156. — Cf. H. Gruber, Rosirrucians, dans The Cathqlic Encyclopedia, t. XIII
1902, pp. 193-194). En 1614 parais.sait, à Cassel, chez l'éditeur AV. Wessel, un ouvrage
anonyme intitulé : Fama Fraternitatis Rosœ Crucis. Telle est la première mention qu'on
rencontre de la Rose-Croix. La Fama est un roman d'aventures, où est racontée la
fondation, au xiv^ siècle, d'une Fraternité secrète par un noble allemand, qui n'est
pas nommé. L'année suivante, le même éditeiu- mettait en vente un nouveau livre :
Confesaio Fraternitatis R-\-C. Ad Eruditos Europœ. On y révélait le nom du prétendu
fondateur : Christian Rozenkreutz, né en 1378. C'est G. Arnold qui a fini par dé-
cou\Tir l'auteiu" de ces deux ouvrages : Jean ValentinAndre.ï;, théologien luthérien,
né à Herrenberg, dans le Wurtemberg en 1586 et mort à Stuttgart en 1654. Cf. G. Ar-
nold, Unpartei sche Kirchen und Ketzerhistorie, t. II, pp. 640 sqq, Francfort 1699. —
Sous le couvert d'œuvres allégoriques, satiriques, moralisantes, André» voulait pro-
voquer une réforme à l'intérieiu" du Protestantisme. Grâce au goût de l'occultisme
alors très prononcé, la Fama et la Confeasio eurent un succès énorine. Les écrits pour
ou contre les principes et les règles de la légendaire Fraternité se multiplièrent, sans que
partisans ou adversaires songeassent à en contester la réalité historique. Parmi les
champions de la Rose-Croix se distinguent Robert Fludd et Michel Maier, médecin de
l'empereur Rodolphe II. « Peu à peu l'attention se relâche et l'intérêt se ralentit. Çà
et là, quelques groupes d'occultistes s'attribuent un nom resté en déshérence. C'est
sevilement au xviii^ siècle qu'un cercle de francs-maçons allemands, en quête d'an-
cêtres germaniques distincts des Templiers, firent revivre le nom et les symboles rosi-
cruciens et coulèrent dans ces moules complaisants leurs propres idées lumianitaristes
et réformatrices. « (L. de Grandmaison, La Nouvelle Théoaophie, dans les Etudes,
t. CXLIII, p. 164).
3. Entre les pages 24 et 25 de Sophiœ cum Moria Certamen, Fludd a placé un dessin
qui représente la façon étrange dont il conçoit l'harmonie du Monde. Or on lit, en tête,
ces mots significatifs : Deus est omne quod est : ab eo procedunt omnia et it- imn nmnia
in eum recedunt.
42 ARTICLE II. CHAPITRE H. — GASSENDI POLÉMISTE
brations, contraires à la raison et à la foi, séduisaient certains esprits^
curieux de ce qui est insolite et merveilleux, elles provoquèrent plus
d'une attaque, entre autres celle du Père Marin Mersenne, de l'Ordre
des IVIinimes, ami commun de Gassendi et de Descartes. Il publia,
en 1623, un énorme et savant volume, intitulé : Quœstiones Celeber-
rimœ in Genesiîn ^, où Fludd et ses doctrines sont pris à partie en termes
vifs et indignés, mais incidemment ^. . *
Fludd ne connut sans doute que tardivement cette sortie vigoureuse
de Mersenne, car sa contre-attaque est postérieure de six ans. Mais,
d'un naturel emporté, dès que les passages qui le concernaient vinrent
à sa connaissance, il leur opposa coup sur coup, dans la même année
1629, deux libelles, où les violences et les injures tiennent plus de place
que les i\aisons. Le premier affectait un titre non seulement batailleur
. mais insultant : Combat de la Sagesse contre la Folie ^. Dans le second,
où l'auteur combat sous le pseudonyme de Joachim Frizius ^, le
titre est moins blessant : Le Souverain Bien qui est le vrai sujet de la
Magie, de la Cabale, de V Alchimie m'aies et des Frères de la Rose-
Croix vrais ; mais sa bizarre disposition matérielle a un aspect caba-
listique ^.
2° — GASSENDI PREND LA DÉFENSE DE MERSENNE
Mersenne, auquel les polémiques personnelles répugnaient, pria
Gassendi de prendre en main sa défense ^. Ce dernier y consentit
1. Cet ouvrage, qui compte près de 2.000 colonues, est suivi d'un opuscule intitulé :
Observationes et E inendationes ad Francisci Georgii Veneti Problemata, Paris, 1623.
C'est un complément de l'ouvrage.
2. Cf. Quœstiones..., Colonnes 109-110; 671-672; 712; 714; 716-717; 1156; 1385;
1451-1452 ; 1475 ; 1561 ; 1720 ; 1743-1744, etc.
3. Sophiœ cura Moria Certamen, in quo lapis lyditis a falso structure Fr. Marina
Mereenno, Monadw, reprobatus, celeberrima voluminis sut babylonici (in Oenesin)
figmenta accùrate examinât, authore Roberto Fludd..., Anno MDCXXIX sans indication
de lieu.
4. Gassendi a indiqué lui-même les raisons qui autorisent à attribuer ce pamphlet
à Fludd. Cf. Examen Philosophiœ Roberti Fluddi Medici, Praefat., dans OG-, t. III,
pp. 214-215.
6. Voici la disposition de ce titre bizarre :
SUMMUM BONUM
Quod est
j Magiœ 1 \
V Cabalœ v Verœ 1
Verum ) Alchimiœ i > Subjectum.
j Fratrum Roseœ- \
\ Grucis verorum >
In dictarum, scientiarum laudem et insignis calumniatoris Fratris Marini Mersenni
dedecus publicatum per Joachimum Friziitm. Au-dessous s'étale une rose largement
épanouie, entourée de cette devise qui fait allusion aux Rose-Croix : Dat Rosa Mel
Apibus.
Enfin : Anno MCXXIX, sans nom d'éditeur.
Les quatre subdivisions placées entre l'accolade indiquent la matière des autres
Livres du Summum Bontim,
6. « Plusieurs auteurs avoient pris la plume pour venger le P. Mersenne, entr'autres
deux religieux de son ordre, François de la Noue, qui prit le nom de Flaminius, et Jean
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD 43
et composa la réponse demandée dm'ant le voyage qu'il fit dans les
Pays-Bas (1629) en compagnie de Luillier ^. Elle parut après son retour
sous ce titre, dont la longueur a du moins le mérite d'en bien indiquer
l'objet : Pétri Gassendi TheolOgi Epistoîica Exercitatio, in qua
Principia Philosophiœ Robekti Fluddi Medici reteguntur et ad
récentes illiiis Lihros adversus R. P. F . Marlninn Mersennum, Ordinis
Minimorum Sancti Francisci de Paula scriptos respondetur, Parisiis-
1630 2.
Gassendi ne cache pas, dans la Préface du livre adressée à Mersenne,
les difficultés qu'il a eu à vaincre pour accomplir convenablement
sOn œuvre. Tout d'abord, il est malaisé à l'ami, qui assume l'office de
juge, de se dépouiller de ses sentiments amicaux. Et cependant
^c'est nécessaire ^. Ensuite (et ce point est encore plus grave à ses
yeux), lui qui sait combien est léger son bagage intellectuel, doit être
attentif à ne point poser comme arbitre entre des personnages si
remarquables. Est-ce facile ? * Mais, enfin et sm'tout, comment saisir
la doctrine d'un philosophe qui cherche sans cesse à se dérober dans
le mystère ? Comment fixer les traits de ce Protée au visage changeant ?
Comment découvrii' la clef des perpétuelles énigmes dont il aime à
s'envelopper ? ^
Il n'est que juste de le recomiaître : Gassendi a surmonté heureuse-
ment tous ces obstacles, car il fait preuve, dans son li-vi'e, d'impartia-
lité, de coui'toisie et de clarté ^.
Notre polémiste, en effet, n'hésite pas à procLmer le mérite de
Eludd. Après l'avoir classé, avec une bienveillance excessive, parmi
les hommes très illustres (clarissimos inter viros), il rend un juste
hommage à sa vaste érudition ''. Mais, d'autre part, il ne craint pas
de dire à Mersenne qu'en employant contre Fludd des expressions
Durel, qui prit celui de S. Just. Le P. Mersenne ne se croioit pas encore assez justifié ;
c'est ce qui l'obligea à s'adresser à Gassendi... » (Bouqebel, Vie de P. Gassendi, L. I,
p. 36).
1. Gassendi fait allusion à cette circonstance dans la Préface de l'ouvrage. Il
reçut, in itinere, la lettre dans laciuelle Mersenne le priait de réioadie pour lui à
Fludd. Cf. Examen Philonophlce R. Fluddi, Praefat, O G, t. III, p 213.
2. Cet ou\Tage a été reproduit dans les Œuvres coniflètes sous ce titre condensé :
Examen Philosophiœ Boberti Fluddi Medici, t. III, pp. 211-268. C'est à ce texte
que se rapportent nos citations.
3. Attf.men quod difticultatem n ihi faciat, illud primum est quod ex\iere debeat
«mici personam, qui judicis induit. (Praefat., Ibidem, p. 213).
4. Verum succedit causa gi-avior cjuod \adelicet, curtae mese suppellectilis non ignarus,
attendere debeam ne clarissimos inter viros sedere videar quasi arbiter (Examen...,
Praefat., t. III, p. 213).
ô. Cuni philosophiam enim apertam et sensibilem ipse prosequaris, ille tamen sic
philosophatiir ut velit semper delitescere, atramentiun offundendo, sub quo hamum
efïugiat. Ecquo vero nodo continere liceat mutantem vultum Prothea ?... ^nigmata
perpétua sunt quibus te alloquitur, et prsehabenda clavis est qua lateutem ejus senten-
tiam aperire liceat. (Examen..., Praefat., t. III, p. 213 ; 215).
6. « Son li\Te : Exercitatio... est à la fois un modèle d'exposition et de critique polie ».
(Ad. Franck, Dictionnaire des Scieyires philosophiques. Art. Gassendi).
7. Quanquam enim longe absim ut illum tuum antagonistam ex aequo tecum faciam,
nihilominus negari non potest quin ille re\era multiscius sit, quin omnibus viris lit©-
ratis hoc sœculo innotuerit .(Gassi:ndi, E.xamen..., Praefat., t. III, p. 213).
44 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
trop acres ^, il a fourni quelque motif à la violence de ses représailles ^.
Cependant son adversaire a pris feu et a dépassé toute mesure :
il a beau se donner pour lui pacifique ^, comment admettre qu'une
-colombe puisse déverser tant de bile ? ^
Les extravagances et les impiétés de cet adhérent des doctrines
rosicruciennes expliquent suffisamment les vivacités de langage
que Gassendi reproche avec douceur à son ami. Mais Gassendi eut
le bon goût de ne pas le suivre dans cette A^oie. Son attitude digne
et modérée fut une force pour sa cause. Fludd, touché sans doute de
ce procédé charitable, énumère dans sa réplique les qualités intellec-
tuelles et morales de son adversaire ^. Il force sans doute le contraste
<|u'il établit avec complaisance entre la manière rude de Mersenne
et la manière civile de Gassendi ^ ; il abuse même un peu, en les
accentuant, des reproches discrets que notre philosophe avait adressés
■dans la Préface à son ami. Mais après tout c'était de bonne guerre.
Pour égayer son sujet en lui-même très austère, Gassendi, dont l'hu-
meur était naturellement joviale, s'était permis de mêler à la trame
•de ses raisonnements quelques pointes ironiques qui piquent sans
blesser, et même de prendre quelquefois une allure doucement comique.
Loin de se formaliser du ton « facétieux » et des traits ingénieux et
brillants de son antagoniste, Fludd eut l'esprit de n'y voir qu'un
moyen de reposer le lecteur en le récréant '^.
IJ E pistolica Exercitatio est précédée d'une longue lettre de Mer-
senne à Nicolas de Baugy ^ et d'un Jugement de François de La
JNoue sur la Philosophie de Fludd ^. Dans sa Lettre, Mersenne, après
1. Robertus ille Fhidd hasreticomagiis insanire mihi videtiir (Mersenne, Quœstlones...,
col. 1743 (il s'agit de la chiromancie, qvie patronnait Fludd). — • O inirani hominis
csecitatem, cj[ui in Europa, C(ui inter Cluùstianos tam fœtidani et horrendam naagiam
non solum tractare, sed impudenter in lucem emittere ausus est ! (Observationes et
Emendationes..., Problem. XXA^III, col. 40).
2. Negare non licet, mi Mersenne, cjuin tii ipsi ita scribendi ansam aliquam feceris.
Rêvera enim dici potest paulo acrins illimi t?tigisse (Examen..., Prsefat., t. III, p. 215).
3. On lit, an bas de la première page de Sophice cum Moria Certanien : Authore
Robei-to Fludd, alias de Fluctibus, Armigero et Doctore Medico Oxoniense, qui calum-'
niis et convitiis in ipsum a sycophanta Mei-senno injeetis, ad hoc opus, contra pacificam
naturœ suce dispositionem, excitatur. — C'est moi qui souligne.
4. ... Sic tenuisse modum mihi non videtur, cum tam ardenter excanduit... Ego, ut
sat pacificum credo, ita non capio ut columba jiossit esse tantœ bilis capax. (Examen...,
Prsefat., t. III, p. 215).
5. Clavis Philosophiœ et Alchymiœ Fluddanœ..., Membro III, C. II, p. 25.
6. ... Ita quidem Gassendum longe majori moralitate et modestia in hac sua inquisi-
tione ornatum esse video ; cum ab ipso neque verba incivilia aut convitiosa, neque
cavillationes philosophias leges multirm excedentes afferantiu-, sed intra honesti scrip-
toris limites se contineat. (R. Fludd, Clavis Philosophice..., Membr. III, C. II, p. 25).
7. Ingeniosis pollere videtiu- fulgiu-ationibus atque facetiis, quae licet ad subjecti
medullam non pertineant, risum tamen et jocum lectoribus spectatoribusve, recreationis
causa, movere soient. (Clavis Philosophiœ..., Ibidem, p. 26).
8. Nicolao de Baugy a satwtioribus consiliis... Epistola. Cette lettre n'a point été
reproduite dans les Œuvres complètes de Gassendi avec VEpistolica Exercitatio.
9. Ad Reverendum Patron Marinwn Mersennum Francisci Lanouii Jitdiciuyn de
jRoberto Fluddo. Ex Musaeo nostro ad muros parisienses, 12 kal. Dec. [20 nov.], 1628.
•Ce jugement, qu'avait provoqué Mersenne, est reproduit à la suite de VEpistolica
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD 45-
a.'oir présenté l'ouvrage de Gassendi au sieur do Baugy et ra-conté
commoat il a été composé au milieu des embarras d'un voyage
en Hollande, jette un coup d'oeil d'ensemble sur les doctrines
du théosophe anglais. L'appréciation formulée par La Xoue est
l'œuvre d'un théologien éclairé : elle est brè^ e mais justement sévère.
Le plan de Gassendi est dune lumineuse simplicité : il comprend
trois Parties ^.
Les idées .nuageuses de Fludd sont éparses en des volumes nom-
breux 2. Gassendi s'imposa d'abord la tâche ingrate et compUquée
de les étudier, afin de faire la synthèse de la philosophie fluddienne
et d'introduire l'ordre et la lumière dans ce chaos ténébreux. C'est
l'objet de la première Partie : préambule nécessaire avant d'aborder
la réfutation des deux opuscules dirigés contre Mersenne. Autrement,
sans cette initiation préalable, il eût été impossible de bien saisir le
sens et la portée des attaques. Gassendi a réussi à coordonner en un
corps de doctrine les principes qui insphent la philosophie de Fludd.
Après cela, il lui a été <' très facile de faire la chasse » à la pensée fuyante
du théosophe anglais et de la saisir ^. Cette première Partie, \ rai fil
conducteur, rendra grand ser% ice à ceux qui oseront se risquer dans
ce labyi'inthe obsciu' de la Magie, de l'Alchimie, de la Cabale,
dont les rêveries s'entrecroisent et s'enche\'êtrent dans les écrits de
Fludd.
La deuxième Partie est employée à l'examen critique du Sophiœ
cinii Moria Certamen, et «la troisième, à celui du Summum Boniim^
11 serait fastidieux et sans profit, au temps présent, d'en faire une
anahse. Il suffira amplement de signaler deux ou trois passages.
Exercitatio dans OG, t. III, ]jp. 267-208. ■ — Ce François de La Noue était aussi un
religieux IMininic. On cite de lui : De Sanctis Franciœ Cancellariis Syntagtna Itistoricu?»,
Paris, 1H34. — Chronicon générale Ordinis Minhnorum, Paris, 1635.
1. Ces trois Parties sont ivécédées d'une Préface adressée à Mersenne. Tel est la
plan de l'ouvrage dans les Opéra de Gassendi, auxquels nous renvoyons. Dans l'édition,
de 1630, l'ouvrage est divisé en quatre Parties .La matière de cette Préface constitue
la première Partie.
2. Voici les titres de quelques-ims : Trartatiis theolofio-philosophicus, in Ubros très
(lifitribut' Sy qu.rinn I. de vlta, II. de morte, III. de resurrectione..., Oppenheim. 1617. —
l'triusqiif Cosmi, inajoris scilicel et tninoris metaphysica, physica ( tque technica historia...,
t. I, Oppenheim, 1617-1618; t. II, Oppenheim. 1619; Francfort, 1621. — Tractatus
apologeticus integritatem societatis de Rosea Cruce defendens..., Leyde, 1617. — Veritatis
proseeniuni, in quo aiilfium erroris tragicuin dimovetur... seii Demonstratio quœdam
analytica..., Francfort. 1621. — Monochorditm mundi symphonia-um, seu Replicatio
lioherti Flud, alias de Fluctibus... ad Apologiam Joannis Kepleri adversvs Demonstra-
tionem suam analyticam nuperrime éditant..., Francfort. 1622. — Anatomiœ Amphi-
theatrum effigie triplici, more et conditione varia designatum, Francfort, 1623. — Medi-
cina catholica seu Mysticum artis medendi Sacrarium..,. 2 vol. in-fol., Francfort, 1629-
1631. — Philosophia Moysaica, in qua sapientia et scientia creationis et creaturaruni
sacra vereque chii tiana... ad amissim et enucleate explicatur. Gouda, 1638.
3. ... Quomodo vero ea quse dicit [Fluddus] subjici valeant examini, nisi prius
intelligantur ? Patere ergo ut jjrius eliciam, ex variis Fluddi operibus, qnx ille philo-
sophie suse principia statuit et .sequitur. Sic enim denumi ipsius mentem venari per-
facile erit, facta praesertim methodo qua, quae ille tani multa sparsim ac \pluti tinnul-
tuarie scripsit, in unum quoddam quasi corpus et cousonautiam redigantur. (G.^ssendi,.
Examen..., Praefat., t. III, p. 215).
46 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
L'une des thèses favorites de Fludd ^, était que la révélation divine
est l'unique source de la sagesse et de la science véritable. Mer senne ■^
et Gassendi ^ après lui montrent sans peine que des sciences nobles
ou utiles nous sont venues par le canal de la postérité maudite de
Caïn ou de la GentiHté. A cette preuve historique ajoutant un argument
ad hominem, ils rappellent à Fludd que ses propres ouvrages renferment
des emprunts faits aux philosophes et aux médecins païens. Ces
deux hommes soutenaient ainsi justement les droits rie la raison
humaine dans son légitime domaine : les connaissances de Fordi'e
naturel.
La question de l'âme du monde est une question capitale dans le
système fluddien *. Dieu est une lumière diffuse qui ne pénètre chaque
chose qu'après s'être revêtue d'un souffle éthéré, tel que, grâce à
l'alchimie, on peut l'extraire et qu'on appelle la cinquième essence
(quinta essentia, quintessence). Ce composé de Dieu et de souffle
éthéré constitue l'âme du monde. Sa résidence principale est le soleil,
d'où elle vivifie toute chose dans l'univers. La partie la plus pure de
cette âme forme la nature angéUque et le ciel empyrée ; les démons
sont des particules de ce composé, mais enchaînées à la matière ;
les âmes des brutes et des hommes en émanent également. Cette âme
du monde est enfin le Messie, le Christ, la Pierre spirituelle, fondement
de l'Éghse.
C'est assurément une âme très occupée ^. Si ces insanités, envelop-
pées de mots mystérieux et de formules étranges, n'avaient pas hanté,
à leur époque, certains esprits passionnés pour les sciences secrètes,
on ne s'expliquerait pas comment des hommes graves et savants,
comme Mersenne ^ et Gassendi ', ont daigné leur accorder un moment
d'attention.
Grand admirateur des Rose-Croix, dont il se fait l'apologiste ^,
Fludd fut très sensible à l'accusation d'impiété que Mersenne leur
lance sans ménagement ®. Tout en jetant quelque ridicule sur les
rêveries rosicruciennes (c'est le traitement qui leur convient le mieux),
Gassendi a jugé bon de nous présenter brièvement la synthèse des
opinions ^^ que, d'après Fludd, professent « les fils de la doctrine ».
Le résumé de ces divagations offre un réel intérêt psychologique,
car il montre jusqu'à quel degré d'aberration peut descendre l'esprit
humain, quand, sous l'impulsion d'un orgueil sans frein, il se laisse
1. Scripturœ Sacrae nos docent quod nuUa sit vera sapientia et scientia prfêter eam
quse data est a Deo. ^Fltjdd, Sophiœ..., L. I, pp. 35-39).
2. Mersenne, Quœstiones..., col. 1475.
3. Gassendi, Examen..., Part. II, § xi, t. III, pp. 235-236.
4. Fludd, Sophiœ..., L. II, pp. 41-59.
5. Mersenne, Epistola Nicolao de Baugy, [non paginée], pp. 5-9.
6. Mersenne, Quœstiones..., col. 1451-1452 ; 1561 ; 1744.
7. Gassendi, Examen..., Part. II, § xii-xiv, pp. 236-237.
8. Fludd, Sutnmum Bonum,, Lib. IV.
9. Mersenne, Quœstiones..., col. 1452.
10. Gassendi, Examen..., Part. III, § xv et xvi, t. III, pp. 261-262. — Cf. Mersenne,
J<ficolao de Baugy... Epistola, [non paginée], pp. 5-9.
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD 47
aller à la dérive. Le voici : « Il y a un esprit éthéré, âme du monde,
pieiTe philosophale, Christ, Messie, f|ui est le principe de la vie et
par lequel existent tant le monde dans son ensemble que toutes les
choses en particulier, spécialement l'homme, qui est le microcosme.
Cet esprit éthéré est une chaleiu- innée dans chaque chose vivante,
et un humide radical.
u Comme on l'inspire avec l'ah-, qu'on l'ingère avec les aliments,
que la vie commence à son entrée dans un corps et cesse quand il
abandonne ce corps, la principale étude des Alchimistes est de l'en-
chaîner en . quelque sorte, de s'en rencbe maître et surtout de faire
qu'il soit inséparable du corps de l'homme. Si on pouvait parvenir
à ce grand but, alors on am-ait trouvé la panacée universelle.
« Maintenant, l'or est la seule substance qui paraisse susceptible
de retenir l'esprit éthéré, parce qu'il .résulte d'un assemblage de
principes très parfaits, et qu'on ne peut parvenu- à le détruire en ayant
recours aux dissolvants ordinaii-es. Les sages Alchimistes ont donc
fait choix de ce métal pour essayer de le porter à un état tel que les
rayons de l'esprit éthéré, qui émanent du soleil et qui le pénètrent,
puissent toucher les rayons du même esprit déjà renfermés insépara-
blement en lui et s'assimiler à eux, afin qu'il en résulte la plus grande
masse possible d'esprit éthéré et qu'il ne reste plus que la quantité
d'or indispensable pour la fixation.
« C'est de là que naissent l'or potable et la pierre philosophale.
Cette pierre est jaunâtre à cause de l'or qu'elle renferme ; mais l'esprit
éthéré lui communique une couleur de feu extrêmement intense. •
Fludd prouve cette assertion en rapportant que l'esprit éthéré, extrait
du froment et exposé aux rayons du soleil dans une petite bouteille
placée à la pointe d'un clocher, absorbe une si grande dose de l'esprit
du monde ut etiam ruhini pulcherrimi speciem indueret et tinctura
sanguinis^ esset infectus.
« Celui qui possède la pierre philosophale, outre le pouvoir de trans-
muter les métaux, qui n'était qu'un objet accessou-e pour les Alchi-
mistes, peut encore se garantir du besoin de boire et de manger, parce
qu'elle fixe l'esprit vital qui se trouve déjà dans l'homme et le rend
inséparable du corps, de sorte qu'il n'a plus besoin d'être réparé par
les aUments et les boissons.
« L'Alchimiste peut même transformer son corps en celui d'un ange,
parce que l'esprit détruit la masse grossière et convertit le corps en
une essence lumineuse infiniment mobile, à l'abri de toute destruction
de la part des substances corporelles extérieures, mais continuant
cependant toujours de conserver la figure humaine.
« L'adepte entre ainsi en haison des plus intimes avec l'âme du
monde : il devient véritablement sage et prophète, et rien ne peut
plus lui être caché, car le monde corporel ne l'empêche plus de porter
son regard spirituel et pénétrant sur tout. C'est pourquoi il se Uvre
à la recherche non seulement du présent, mais encore du passé et de
l'avenir : il découvre les pensées les plus secrètes de l'homme et les
causes les plus occultes des phénomènes ; il possède toutes les langues^
toutes les sciences et tous les arts ; il se trouve, à volonté, en tout temps
48 ARTICLE II. CHAPITRE II. GASSENDI POLÉMISTE
et en tout lieu, aupi'ès de la personne qui lui plaît et peut instruire
cette personne, quoique les individus, qui partagent a\ec lui la pos-
session du secret, soient à proprement parler ses frères et ses amis
intimes » ^.
Après ■Avoir dessiné ce portrait du Frère Rose-Croix d'après Fludd,
Gassendi demande à son ami Mersenne, s'il a pu garder son sérieux
ou sa patience jusqu'au bout en lisant l'exposé d'un système où
l'absurde et l'impie se mêlent étrangement '^.
C'est Mersenne hd-même qui nous apprend que Gassendi lui expédia,
d'une ville des Pays-Bas, V E pistolica Exercitatio qu'il avait sollicitée
de son savoir et de son affection ^. Laissant de côté Fludd et ses chi-
mères, Gassendi, par manière d'épilogue, éprouve le besoin de rappeler
à Mersenne les circonstances dans lesquelles cet « Exercice épistolaire »
a été composé. Malgré les répugnances que soulevait en lui la perspec-
tive d'un travail aussi fastidieux (qu'à l'avenir Mersenne le provoque
à des tâches plus attrayantes !) pas un instant sa bonne volonté n'a
faibli. Elle a surmonté allègrement et les difficultés inhérentes au sujet,
indiquées dans la Préface, et les obstacles que par surcroît les condi-
tions de temps et de lieux, où il s'est trouvé, ont fait surgir. Cet ouvrage,
il l'a écrit loin de son foyer et de ses livres, sous le toit d'une hospitalité
sans cesse changeante, au cours d'un voyage à l'étranger, parmi les
neiges et la froidure d'un climat inclément ^.
Ces détails vécus ont leur prix. Ils montrent sans doute la délica-
tesse du cœur de Gassendi qui, pour rendre service à un ami, se chargea
•volontiers d'une rude corvée. Ils nous révèlent surtout la souplesse
d'esprit de notre philosophe. N'est-il pas significatif en effet qu'en si
peu de temps, au milieu de circonstances si défavorables, il ait pu
s'initier à des matière;^ très abstruses, les maîtriser au point d'en
pouvoir offrir au public savant un exposé lucide et une réfutation
courtoise, à la fois enjouée et sérieuse ?
UE pistolica Exercitatio est un tour de force ou plutôt d'agilité
intellectuelle ; c'est un modèle d'ironie socratique ^.
1. Ce résumé, fait d'après Gassendi, -est emprunté à J.-G. Buhle, Histoire de la
Philosophie moderne, trad. de A. J. L. Jourdan, t. III, Sect. III, Ch. ii, Histoire et
Philosophie de Gassendi, pp. 160-161, en note.
2. Deserii^si hucusque ex Fluddi sententia Fratrem Cruci-Roseum. Tu an risum
tenueris, an patientiani nescio, mira etenim hinc absurditatis, illinc impietatis species
(Gassendi, Examen..., Part. II, § xvi et xvii, t. III, pp. 263-264).
3. ]\1ersenne, Epistola Nirolao de Bangy, [non paginée], pp. 3-4. — Mersenne dédie
cette Lettre-Préface à M. de Baugy pour le remercier d'avoir si bien accueilli Gassendi
pendant son voyage en Hollande, Ibidem, p. 18.
4. Si quid ex me forte requisieris, quanto spes est ut me provoces ad studia qu3&
magis délectent... Non est tamen quod putes mihi defuisse promptum animum, quo
-non difRcultates modo initie jam propositas, sed et angustias temporum et locorun-k
molestias joeralacriter superarem. Videlicet ita conscripsi non solum extra proprios
Lares, sed et in mutatis subinde hospitiis, ut viatorem decuit, et inter nives ac frigora
cœli hujusce inclementiori.s. (Examen..., Conclus., t. III, p. 264).
5. C'est un excellent spécimen de la manière de Gassendi. Brucker lui a rendu pleine^
justice : « Cujus spécimen in E.ra)nine philosophiœ Fluddanœ dédit [Gassendus]
prorsus egregiiun, in quo Fluddi systema ex propriis principiis evertit et methodo
visus Socratica, quam féliciter adhibere noverat, omnem Fluddanœ ratiocinationis.
nervum succidit. Y^^s/o/va critiea Philosophiœ..., t. IV, Part. I, pp. 516-517).
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD 49
30 _ FLUDD RÉPLIQUE A GASSENDI
On comprend que Fliidd, malgré son ardem- combative, soit resté
longtemps étourdi et muet, sous le coup de cette réponse asséné de
main de maître. Après trois années de silence, il se décida à répliquer.
L'ouvrage parut, en 1633, à Francfort, sous ce titre : Clavis Philoso-
fhiœ et Akhijmiœ Fluddanœ, sive Roberti Fluddi, Armigeri et 2Iedicinœ
Doctoris ad EpistoJicam Pétri Gassendi Theologi Exercitationem Res-
ponsum... Fludd y tient tête à tous ses adversaires. Pour y réussir
il a divisé sa riposte en quatre (; Membres ». Il répond : dans le premier,
à la Lettre de ^Nlersenne placée en tête de Y E pistolica Exercitatio :
dans le second, au Jugement rendu par de La Noue contre la Philo-
sophie fluddienne ; dans le troisième, à Gassendi lui-même ; enfin,
dans le quatrième, aux « six impiétés que Mer.senne a forgées contre
Fludd, lequel se propose de les laver et nettoyer dans les flots de la
sincère vérité » ^.
Signaler cette défense suprême de Fludd. c'était justice. Mais ce
serait temps perdu que de s'attarder à la critii^ue d'un Hvre, où l'au-
teur ne fait guère que ressasser les mêmes erreurs ou les mêmes extra-
vagances. Je noterai seulement qu'il a réservée pour Mersenne ^ et de
La Xoue le flot de ses invectives les plus violente.-^. Gassendi, en com-
paraison, a le privilège d'un traitement de faveur. Il y a là un phé-
nomène psychologique, tout à l'honneur des deux antagonistes, qui
vaut d'être remarqué. Ce qui a porté Fludd à modérer l'intempérance
de sa plume facilement outrageante, ce ne sont pas les mérites intel-
lectuels de Gassendi qu'il rappelle, ici encore, en termes très élogieux :
« Ni la profondeur admirable de sa Philosophie, ni la nouveauté
inouïe de ses observations célestes, ni la façon stupéfiante dont il
réfute parfois Aristote, ni la vigueur redoutable qu'il a déployée
dans VEpistolica Exercitatio n'ont remporté sur Fludd cette belle
victoire. Non ; mais la modestie, même d'un adrersaire, lui commande
impérieusement le respect » ^.
Nous savons par Gassendi lui-même ce qu'il pensait de la réponse
de Fludd. Il s'en est ouvert dans une lettre intime à l'un de ses meil-
leurs amis, Gabi-iel Naudé *. Voici d'abord comment il juge la forme :
1. Sex impietates, quas Mersenniis in Fluddum est machinâtes, aincerœ veritatis fluc-
tibtis abluuntur et absterguntur. (Tiré du titre interminable de l'ouvrage).
2. Voici la dernière aménité de Fludd, et l'une de.s plus bénignes, à l'adresse de Mer-
senne : ... Nec odio nec malevolentia in te commoveor .sed potius fraterna pietate
compulsus mentem tibi saniorem in corpore sano ex corde jjrecor. (Fludd, Clavis,
Membr., IV p. 87, à la fin).
3. Sed tempero mihi a pluribus nec quicquam gi-aviii-s in Gasséndum dicam, propter
ipsius in sujjerioribus modestiam. Haec ipsa igitur e.st. quas ralaïuum meiun repressit :
non iilla in ipsius Philosophia admirabilis profunditas, nec inaudita coîlestium obser-
vatio, neque stupenda aliqua in Aristotele confutando formula aut tremeudum aliquod
in ipsius exercitationibus in Philosophiam Fluddanam robiu-. Modestia enim, etiamsi
adversarii, semper mihi imperiiim (R. Fludd, Clavis Plulu.iripJùœ..., Membr. III,
P. II, p. 50, à la fin du Membr.). *^
4. Naudé, étant à Rome, avait ^-u sur le Catalogue de livres de la foire de Francfort,
que lui avait communiqué le cardinal Barberini, l'annonce de 1 "apparition de la Clavis
50 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
« Pour ce qui concerne tant Mersenne que de La Noue, impossible de
dire combien vive est l'âpreté avec laquelle il les poursuit, combien
grands les outrages dont il les assaille. A mon égard, il s'est montré
uij. peu plus modéré. » Suivent de nombreux extraits de la Clavis
Fhilosoplnœ, qui attestent en effet une modération relative, Quapit
au fond, Gassendi s'exprime ainsi : « Pensez-vous que Fludd nous a
donné une Clef qui permette d'ouvrir ou de comprendre sa Philosp-
piiid et son Alchimie ? Bien au contraire ; car, comme je l'avais con-
jectiffé d'après des indices abondants, ses explications sont plus obs-
cures encore que les obscurités qu'il cherche à dissiper... De plus,
s'tî répond aux objections sans grande valeur, il laisse intactes, passant
à côté, celles dont l'importance est majeure i. »
Il faut donner un échantillon de la manière relativement tempérée
dont l'auteur de la Clavis traite Gassendi. Après avoir affecté un
tranquille dédain à l'égard des critiques formulées par ce dernier,
FLudd en vient aux menaces : « Que Gassendi, avec ses éclats de rire^
trioiiïiphant et gonflé d'orgueil, comprenne que Fludd, en définitive.
provoqué et irrité, reste cependant pacifique et peut supporter faci-
lement ces sarcasmes et ces railleries qui viennent d'un homme mon-
dairi. glorieux et fanfaron... Mais, si à l'avenh il essaie encore de m'ac-
cabler sous ses sarcasmes, lui-même et les autres oiseaux de même
plumage sentiront quel homme je suis. Jusqu'à présent je me suis
abstenu d'examiner son opuscule contre Aristote et de faire une
enquête sur ses Observations célestes ; mais si dorénavant il me pro-
voque, je montrerai t^ue dans les arts et en philosophie ses ressources
sont la faiblesse même, comme sa façon d'écrire et de réfuter, que l'en-
flure de l'amour-propre lui fait croire toute puissante ^. »
La sérénité, dont Fludd se vante, est factice. En réaUté, il a senti
qae les critiques de VEpistolim Exercitatio, ou du moins certaines
d efîtie elles, ont porté juste, et il ne peut ignorer que le monde sayant
et s'-etait empressé d'en faire part à Gassendi, le priant de lui résumer l'ouvrage. Cf.
Lettre du 0 mars 1632, dans OG, t. VI, p. 406, col. I. — Dans une Lettre du 22 septem-
bVe 1633, Ibidem, p. 416, col. 1, il pria de nouveau Gassendi de le mettre au courant de
r'»u-v'rage de Fludd. C'est à cette lettre que Gassendi répond tardivement le 8 sep-
te.rabre 1034.
1. laui quod ad ipsos, tan Mersennum quam Lanouium,attinet.dici non potest quanta
illM acritudine insectetur quantisque probris impetat. Ad me quod spectat, paulo
se modéra tioem prœbuit (Gassendi à Gabriel Naudé, Aix, 8 septembre 1634, OG,
t. XI, p. 73, col. 1). Voici pour le fond : ... An putas Fluddum ejusmodi Clavem suœ
PUiîosophiag Alchymiœque tradidisse, qua utramvis aperire seu intelligere liceat.. ?
Ni}\il feane minus ; quia semper, quod abunde conjeceramus, obscunmi per obscurius...
Certe cum ad alia respondeat, quse ponderis magni non sunt, intacta tamen prœterit
ea, qu?e prœcipui erant momenti. (Ibidem, p. 74, col. 1).
2. Intelligat ca^hinnis ovans ac turgens Gassendus Fluddum utcumque provocatum
irritatumque, pacificum tamen esse et perfacile posse istiusmodi a viro mundano,
glorio&o atque Thrasonico profecta scommata ac irrisiones ferre.... At si imposterum
nr.e scommatis premere tentarit, sentiet ipse, et reliquse su» plirniœ aves, qui vir siem.
Aljftfciuui enim hactenus ab examine libelli sui adversus Aristotelem, item ab inquisi-
tiot'.e o?wervationum ipsius cnelestium ; sed si me porro ineitarit, ostendam ipsius in
artif>Ms pt philosophia vires, necnon in phrasi et confutandi ratione (ut ipse Philautia
mflatu.s crédit) omnipotentiam, esse ipsissimam debilitatem... (Fiudd, CI avis, Membr.
Iir, Part. II, p. 48, § Intelligat ; et p. 49, § Cœtcrum, vers la fin).
§(_.._ POLEMIQUE AVEC DESCARTES 5|;
leur a fait bon accueil. Aussi l'on dirait que, redoutant une réplique
de Gassendi à la Clavis. il a, pour l'écarter, brandi comme un épou-
vantail la menace de s'abandonner sans frein à son penchant pour
l'invective, si à l'avenir le philosophe français ose encore l'attaquer.
Gassendi garda le silence et fit bien. Ce n'est pas que la perspective
des outrages annoncés Tait intimidé, car il sait que la mentalité
bizarre de Fludd lui enlève tout crédit aux yeux des gens sensés.
Mais il s"est rendu compte que l'illuminisme extravagant de son
adversaire le rend imperméable à la vérité. Dès lors, à quoi bon perdre
un temps précieux à la stérile besogne d'une réfutation sans résultat ?
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCARTES
10 _ OBJECTIONS ET INSTANCES DE GASSENDI
En racontant la vie de Gassendi, nous avons indiqué les cncon-
îstances qui l'amenèrent à écrire ses Ohjections contre les Méditations
de Descartes ^. La polémique de Gassendi est agrémentée d'une ironie
légère qui effleure Tépiderme, ]Mais Descartes avait l'épiderme très
sensible et il ne put supporter ces piqûres superficielles. Gassendi,
par exemple, affirme que Descartes n'a pas voulu parler sérieusement,
quand il met en doute l'existence des corps. Ou bien, faisant allusion
à cette philosophie dualiste et trop éthérée, qui dans l'homme ne voit
guère que la pensée, il apostrophe ainsi l'auteur des Méditations :
« C'est ici que vous commencez à ne plus vous considérer comme un
homme tout entier, mais comme cette partie la plus intime et la plus
cachée de vous-même, telle c^ue vous estimiez ci-devant qu'était
l'âme. Dites-moi. Je vous prie, ô âme, ou qui que vous soyez... >' '^
Et un peu plus loin, après avoir cité ce passage des Méditations :
« Je ne suis donc précisément qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un
esprit... », il ajoute : « Je reconnais ici C|ue je me suis trompé, car je
pensais parler à une âme humaine, ou bien à ce principe interne par
lequel l'homme vit, sent, se meut et entend, et néanmoins je ne parlais
<[u'à un pur esprit, car je vois que vous ne vous êtes pas seulement
(lépouillé du corps, mais aussi d'une partie de l'âme... Je veux bien
({ue vous soye^ dorénavant appelé un esprit, et que vous ne soyez
précisément qu'une chose qui pense « ^. La gradation est piquante :
dîne Immaine, pur esprit ! Mais cette raillerie est au fond inofifensive,
d'autant qu'elle a f[uelque chose de flatteur et que, par ailleurs, la
discussion reiste déférente, sans compter qu'elle débute ^ et s'achève ^
1. Cf. supra, p. 11-12.
2. Traduction de Clerselier, daqs Œuvres de Descartes, Edit. Cousin, Paria, 1824,
t. II, p. 95. — Cf. texte latin dans OG, t. III, p. 290, col. 2, Dubit, II. M. Adam, dans
son édition des Œuvres de Descartes, n'ayant pas jugé bon de reproduire la traduction
des Objections de Gassendi ni des Réponses de Descartes, mais seulement leur texte
latin, nous renverrons à l'édition Cousin.
3. Gassendi, Objections, Edition Cousin, t. II, p. 100 ; 101. — Disquisitio metaphy-
sica. OG, t. III, pp. 297-298.
•4-5. GA.SSENDI, Ibidem, pp. 89-90 ; 239-240. — Disqtiisitio, OG, pp. 273 ; 409, col. I.
52 ARTICLE li. CHAPITRE II. — GASSENDI POLEMISTE
par des compliments sincères, bien faits pour émousser la pointe du
trait. Seulement, Gassendi eut le tort, en répétant trop sa plaisanterie,
d'en faire une sorte de refrain agaçant.
Descartes eut le tort beaucoup plus grave de s'en offusquer et de
le faire durement sentir. Ses Réponses aux Cinquièmes Objections
sont tranchantes et comme hérissées de réflexions hautaines, parfois
même insolentes. Voici, par exemple, en quels termes il retorque le
trait qui l'avait blessé : « ... Ne pensez pas que, vous répondant ici,
j'estime répondre à un parfait et subtil philosophe, tel que je sais que
vous êtes. Mais, comme si vous étiez du nombre de ces hommes de
chair dont vous empruntez le visage, je vous adresserai seulement
la réponse xpie je voudrais leur faire » ^. « Dites-moi donc, je vous prie,
ô chair, ou qui que vous soyez, et quel que soit le nom dont vous
vouliez qu'on vous appelle, avez-vous si peu de commerce avec l'esprit
que. . . » ^ « Il ne semble pas, ô chair, que vous sachiez en façon quel-
conque ce que c'est que d'user de raison... )> ^ « ... Vous avez seulement
voulu faire voir combien d'absurdités et d'injustes cavillations sont
capables d'inventer ceux qui ne travaillent pas tant à bien concevoir
une chose qu'à l'impugner et contredire » "*, etc.
Dans sa rép'onse même, par ses tendances sensualistes nettement
accusées, Gassendi avait fourni à Descartes la riposte : « ô chair »,
qu'il lui lance et relance en l'envenimant de réflexions désobligeantes.
Il n'est pas jusqu'aux compliments, par où Desca-rtes termine ses
Réponses, qui ne soient gâtés par des impertinences : « Mais surtout
j'ai été ravi qu'un homme de son mérite, dans un discours si long
et si soigneusement recherché, n'ait apporté aucune raison qui ait
pu détruire et renverser les miennes, et qu'il n'ait aussi rien opposé
contre mes conclusions à quoi il ne m'ait été très facile de répondre ^. »
Nous verrons tout à l'heure que cette belle assurance est quelque peu
outrecuidante ^.
Gassendi avait le droit de se plaindre du ton blessant de Descartes,
et il s'en plaignit dans son entourage et cercle d'amis. Mais il est bien
probable, étant donné son naturel pacifique, que sans l'insistance de
quelques-uns d'entre eux, il n'eût jamais répliqué, par ses Instances
aux Réponses de Descartes. Sorbière surtout le harcela : flatteries,
1-2-3-4. Descartss, Rêpoii-^ra, Edit. Cousin, pp. 242; 249; 251 ; 260. — Quintœ
responsiones, dans OD, t. VII, pp. 348, 1. 8 ; 352, 1. 23 ; 354, 1. 11. 360-361, 1. 27.
6. Descartes, Réponses, Edit. Cousin, p. 301. — Quintœ Responsiones, OD, t. VII,
pp. 390-391. Gassendi ne se laissa point prendre à ce jeu. Après avoir remercié Des-
cartes de ce qu'il y a de bienveillant dans ses paroles, il ajoute : quantum vis me ut
puerum habueris cui poculum circum contingitur melle, ut tetrum absinthii laticem
perpotet. (Disquisitio metaphysica,... OG, t. III, p. 274, col. 2).
6. Dans l'intimité Descartes montre encore moins de retenue. C'est ainsi qu'il écrivait
à son ami Mersenne : « Pour M. Gis[sendi], il me semble qu'il seroit fort injuste s'il
s'offensoit de la réponse que je luy ay faite, car j'ay eu soin.de ne luy rendre que la
pareille, tant à ses complimens qu'à ses attaques, nonobstant que j'ay toujours ouy
dire que le premier coup en vaut deux ; en sorte que, bien que je luy eusse rendu le
double, je ne l'aurois que justement payé. Miis peut-estre qu'il est touché de mes
réponses, à cause qu'il y recoanoist de la vérité ; et moy je ne l'ay point esté de ses
objections pour une raison toute contraire ; si cela est, ce n'est pas ma faute. » (Des-
cartes à Mersenne, 22 juillet 1641 ? OD, t. III, p. 416, 1. 10 sqq.).
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCARTES 53
insinuations perfides, méchants propos habilement exploités, il mit
tout en œuvre pour vaincre ses répugnances. Après avoir déclaré,
dans une lettre écrite de Hollande, que volontiers il se chargerait de
corriger les épreuves typographic[ue8, Sorbière continue en parlant
de Descartes : « La bonne opinion qu'il a de son génie a tellement
gonflé cet homme, que poin- la moindre chose il vous provoquerait.
A^eillez donc bien aux termes de votre réponse, dont j'ai fait pressentir
l'apparition. Vous avez peut-être lu ce qu'il dit, dans la dernière
édition de sa Métaphysique, sur le compte de ceux qui composent
clandestinement des ouvrages contre lui et les communiquent à ses
ennemis. Il m'a déclaré que ce passage s'appliquait à \ou.s et à vos
remarques qui ne sont pas encore imprimées. Connaissant votre man-
suétude, je sais que vous laisserez de côté ce qui concerne la personne
d'un homme combatif (honiinem militem), incapable de céder, pour
aller droit au point où le vice de l'argumentation se cache. Mais que
tout cela soit dit pour vous seul ^. » Gassendi se laissa enfin convaincre :
un an après la réception de cette lettre, il confia à Sorbière le soin de
faire imprimer les Instances avec ses premières Objections ou Doutes
et les Béporises de Descartes.
Cette réplique ne fait guère valoh' d'arguments nouveaux ; mais,
comme son titre l'indique bien, elle insiste sur les objections antérieures,
pour leur donner plus de force et de cohésion en les groupant dans un
ordre plus méthodique ^, ou pour fournir quelques éclakcissements
supplémentaires.
Dans le préambule, Gassendi se plaint que Descartes, sans le pré-
venir (nihil 2)rivati)n rescrihens pugnam public e in stitaisti) ^ a porté
le différend devant l'opinion, livrant au pubhc les «difficultés » que.
à la prière du P. Mersenne, il lui avait adressées dans une lettre privée *.
Son but était d'exposer ingénument et amicalement les scrupules
que lui avait suggérés la lecture des Méditations, afin que Descartes,
s'il les trouvait fondés, en profitât pour parfaire son exposition, ou
les plongeât dans l'oubU, s'il les estimait sans valeur. Il proteste
contre le travestissement de ses intentions : en transformant sa bien-
veillance en hostilité, un.ami en adversaire, Descartes a rendu le combat
nécessaire. Contrahit par cette provocation publique de descendre dans
l'arène (visns es facere nihil aliud quam ex amico adversarium et nihil
1. Periculum fac vel in responsione ad Cartesiuni, cujus expectationem feci, illi
ipsi viro, cum viderem scilicet opinione tanta ingenii sui tumentem ut nTÎninio te pro-
vôcaret. Nam, quod in postrema jMetaphysicaj suse éditions forte legisti de iis, qui
scripta in ipsum clanculum legenda tradunt inimicis, id de te mihi exposuit ut de ani- •
madversionibus tuis nonduni excusis, quamquam scie ea te es.se niansuetudine, ut
missa sponte facias quœ ad hominem militem, cedere nescium, spectant, dum ad rem
ipsam in qua latct vitimn properas. Sed haec in aurem tibi uni dicta velim. (Sorbière à
Gassendi , Amsterdam, 8 juin 1642, OG, t. VI, p. 447, col. 1).
2. Gassendi à Sorbière, en tête de la, Disquisitio metapJiysica, OG, t. III, p. 271.
3. Gassendi, Disquisitio, mvtwphysica seu Duhitationes et Instantiœ adversité Benati
Cartesii Metapliysicam, OG. t. III, p. 274, § i, col. 1-2.
4. (I Ego certe ad te non ultro sed rogatus perscripseram, et, dissentiendo a te, diffi-
cultates non piiblice. sed pri\'atim significaram » (Disquisitio..., OG, t. III, p. 274,
§i,col. 1).
5é ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
tqle cogitantem, in arenam compellere) ^, il ne se permettra plus,
puisque Descartes s'en montre offensé, de l'appeler e.sp'it ; mais il le
teaitera comme s'il avait affaire à quelqu'un composé de corps et
d'âme et qui parlât comme il convient à un homme complet (sed te^
tametsi non loquentem nisi ut ijartem hominis, alloquar ut hominem
totum) ■^.
Gassendi eut l'esprit de ne point paraître choqué de l'appellation. :
ô chair ^. « Pour vous, continue-t-il, appelez-moi, comme vous voudrez :
non seulement chair..., mais rocher, mais plomb, ou de tout autre
npm qui vous paraîtra signifier une chose plus obtuse encore... Cav
ç^ m'appelant charnel, vous ne me rendez pas par là même sans âme ;
en vous comportant comme un esprit, vous ne devenez pas pom' cela
lin être sans corps. Il faut donc vous permettre de parler selon votre
penchant natm'el. Il suffit en effet c[ue, Dieu aidant, je ne sois pas
tellement chair que je ne sois encore esprit, et que vous ne soyez pas
tellement esprit que vous ne soyez encore chair, De k sorte, ni vous
n'êtes au-dessus, ni moi, au-dessous de la condition humaine. Cepen-
dant, tandis que vous repoussez avec mépris l'élément hiunain de
votre nature, moi, je l'accepte volontiers comme mien *. »
Descartes, plus dédaigneux encore que dans ses Réponses, affecta
de n'accorder aux instances que quelques pages de réfutation hautaine.
Sa Lettre à Clerselier, qui lui avait adressé un résumé de la répHque de
Gassendi, débute ainsi : « Vous avez eu en cela plus de soin de ma
réputation que moy-mesme ; car je vous assure qu'il m'est indifférent
d'être estimé ou méprisé par ceux que de semblables raisons am'aient
pu persuader » ^. Elle se termine en alléguant un motif impertinent
pour justifier l'étonnante brièveté de sa réphque « au gros ]i\'i'e des
Instances » : « ... Bien que je satisferais da\'antage aux amis de
l'Auteur, si je réfutais toutes les Instances Tune après l'autre, je croy
que je ne satisferais pas aux miens, lesquels auraient sujet de me re-
prendre d'avoù' employé du temps en une chose si peu nécessaire,
et ainsi de rendre maistres de mon loisir tous ceux qui voudraient
perdi'e le leur à me proposer des questions inutiles » ^.
Les amis de Gassendi ne furent pas contents en effet, mais ils n«
furent point dupes de ces affirmations, qui sont trop affectées pour ne
1-2. Gassendi, Disquisitio..., OG, t. III, p. 274, § i, col. 2.
3. Cette appellation, à la différence de celle que se permit Gassendi (ô esprit) n'avait
pourtant rien de flatteur. Aussi plus d'un témoin de la lutte en fut choqué, tel le Père
J. Durel (ou Du Eelle), religieux minime de la Province de Lyon, qiii écrivait, le 26 fé-
vrier 1642, au Père Mersenne : « Gassen4us a raison d'apologiser, par ce que Des Cartes
l'a traicté plus nideinent .que les autres, le lardant en gi^osse beste et luy faisant jouer
le personnage de la chair. » (Lettres manuscrites ù Meraenne, Bdbl. nation., fr. n. a. 6204,
f. 85, p. 166).
4. Gassendi : Tu me, ut voles ; nam, per me quidem, integruni tibi afïari non modo
ut Carnem..., sed etiam ut saxum,ut plumbum et si quid putes esse obtusius... Tametsi
est enim carneum me dicas, non ideo facis exanimem ; ut neqiie, tametsi inentalem géras,
te idcireo facis excarnem. Quare et permittendum ut pro genio loquaris tuo, sufïicitque
ut, Deo propitio, neque ego sini plane carc sine mente, neque tu plane mens sine came ;
et neque tu supra, neque ego infra conditionem hominis simus ; quanivis tu quod ent
btjmanum récuses, ego id a me alienum non putem (Disqnisitio..., Ibidem, pp. 274-276).
5-6. Descaetes, Lettre à Clerselier, OD, t. IX, l^e p., pp. 202-203 ; 216-217.
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCAETES 55
pas paraître un peu fanfaronnes. En informant Gassendi de Tajvpari-
tion de cette réponse aux Instances, que Descartes fit atten«lre deiix
ans, Bornius ajoute : « Pour vous dire sincèrement mon a^is s\xi\ cette
tentative de Descartes, je crois qu'il s'évertue à blanchii* un. Ethio-
pien, car» il n'arrivera jamais à se dégager des filets dans lesquels ~vous
le tenez enlacé » ^.
La polémique en resta là. Gassendi et Descartes se laissèrent récçtti-
cilier par les soins de Tabbé d'Estrées ■^, à la grande joiedetoae tes
esprits sages et modérés.
2° — VALEUR DE CETTE POLÉMIQUE
Quel jugement porter sur la forme et .sur le fond de cette poleriiit^ae
célèbre entre les deux plus grands philosophes que comptait alor^ la
Erance, et même l'Europe, car Hobbes ne sa-urait disputer la jifilme
même à Gassendi ?
Sur le premier point, la réponse n'est pas douteuse. Tous les eritïtjaes
sont d'accord pour proclamer la supériorité de Ga,ssendi. ^'o]ontJe^s
nous souscrivons à ce jugement d'un historien peu suspect de partialité
pour le philosophe provençal : « Il est impossible de traiter les <:lisoiis-
«ions philosophiques p,vec plus de clarté, d'agrément et de naturel,
et la polémique de Gassendi mérite encore aujoiu'd'hui d'être projjosée
comme un modèle » ^.
Sm" le second point, au contraire, les avis sont très partagés. Ejiten-
dons d'abord les voix extrêmes : <( Le plus gi'and éloge qu'on puisse
fah'e. des critiques de Gassendi, c'est que, dans les études qui ont été
consacrées à Descartes par nos philosophes contemporains, il rie se
trouve pas une objection que Gas.sendi n'ait déjà faite, fort peu <]ii'ils
n'acceptent comme uréfutables » ■*. ^"oici la contre-partie : Toujours
placé au point de vue du sensualisme et du matériahsme. Gassendi
n'a raison, et encore fort incomplètement, c^ue sur quelques points
particuliers... » ^
Après avoir achevé la lectm'e des Objections renforcées par leô in-
stances et celle des Réponses, ces jugements, à peu près contradictoires,
nous ont paru l'un et l'autre exagérés. Notre appréciation tient en
ces trois propositions : Sur certains points Gassendi a complèteantent
raison. Sur d'autres, il a complètement tort. En bien des cas enfin,
il a raison en ce qu'il nie et tort en ce qu'il affirme, parce cjuà la aoc-
trine cartésienne il en substitue une autre qui n'est pas meilleure ou
1. H. BoBNius : Venim, ut sincère tibi meam de hoc Cartesii molimine seftlentjain
aperiam, credo ipsuni .Ethiopem dealbare ; nunquam enim se ex illis, quibvis ilJtiin
irretitum tenes, laqueis expediet (Lettre à Gassendi, Leyde, 9 juillet 1646, dans OO. t. VI
p. 499, col. 2).
2. Cf. supra, Ch. I, p. 14-15.
3. Fr. BouiLLiER, Histoire de la Philosophie cartésienne, Paris, «ISSé, t. I, Oi. XI,
p. 216.
4. P.-F. Thomas, La Philosophie de Gassendi, Paris, 1889, Introduct., p. "21; ri. 1.
-5. Fr. Boxjixuer, Opère citato, 1. 1, p. 221.
56 ARTICLE ir. CHAPITRE II. — GASSENDI POLEMISTE
parfois même est pire. Il faut justifier cette triple assertion, en emprun-
tant pour chacune d'elle des exemples à l'œuvre de Gassendi. Et l'on
verra que c'est une œuvre singulièrement mêlée, où se rencontrent
le bon et le mauvais : Sunt bona mixta malis. Dans ce mélange le
mal semble même l'emporter sur le bien.
Tout d'abord Gassendi a pleinement raison contre Descartes, quand
il s'attaque au fondement de tout Cartésianisme, à ce doute métho-
dique, qui est « comme le cheval de Troie », d'où doivent sortir les
démonstrations inexpugnables et capables de tout « impugner » ^.
Il montre que Descartes en fait vm emploi abusif en l'étendant à
toutes nos connaissances, même aux axiomes mathématiques, et
en répudiant tous nos jugements, comme s'ils étaient des préjugés
purs et simples. Agir ainsi c'est se fermer irrémédiablement tout accès
à la certitude et à la vérité. Car, enfin, quand tout sera démoli, quelle
règle infaillible guidera l'intelligence dans son labeur de reconstruc-
tion totale ? Descartes répond : « Toutes les choses que nous concevons
fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes » -. — Mais
c'est la formule de l'évidence subjective. Or beaucoup de choses,
qui à un moment donné nous paraissent évidentes, sont en réaUté
fausses. N'avouez-vous pas vous-même que » vous avez reçu autrefois
plusieurs choses pour très certaines et très évidentes, que vous avez
depuis reconnues être douteuses et incertaines » ^. Nous avons donc
besoin de savon* sûrement à quel signe on peut discerner l'évidence
réelle de l'évidence apparente. Vous n'indiquez nulle part ce crité-
rium. Il est vrai que finalement, pour garantir votre évidence, vous
recourez à la véracité divine. Mais comment êtes- vous certain de
l'existence de Dieu et de sa véracité ? — Parce que c'est une connais-
sance claire et distincte. — Pourquoi est-ce une connaissance -claire
et distincte ? Parce que Dieu existe et qu'il est vérace. — Vous tournez
dans un cercle vicieux ■*.
Gassendi dissipe encore très bien la confusion étrange faite par
Descartes ^ entre la volonté et l'entendement : la connaissance et le
jugement appartiennent à l'entendement, tandis que l'appétition
et le choix sont du ressort de la volonté ®.
Gassendi proteste justement contre la proscription dont Descartes '
1. Gassendi : ... Denioristrationuni tuarum ars est et valut equus trojanu.s. e quo
illse prodeuntes nvilliini non praesidium quantumvis munitum expugnent (Disquisitio..,,
OG, t. III, p. 279, § II. ■ — Le mot « impugner « appartient à la langue du xyn*? siècle :
on le lit dans les Réponses de Descartes à Gassendi, Edit. Cousin, t. II, pp. 260 ; 263.
Cf. Bemarques sur les 7^ Ohject., p. 373.
2. Descartes, Méditât ion>^, Ille. OD, t. IX, I^e p., p. 27. Texte latin. Ibidem,
t. VII, p. 35, 1. 14.
3. Cité par Gassendi. Objections, Œuvres de Descartes, Edit. Cousin, t. II, p. 126.
Cf. Descartes, Méditations, Ille, OD, t. IX, I^e P., p. 27 Cf. t. VII, p. 35, 1. 16.
4. Gassendi, Disqvisitio..., OG., t. III, pp. 278-284 ; 315-317 ; 372-374.
5. On sait que pour Descartes la volonté est la faculté de juger. Cf. Méditations, IVV
OD, t. IX, 1" p., p. 45.
6. Gassendi, Disquisitio..., OG, t. III, pp. 365-372.
7. Descartes, Méditations, IV, OD, t. VII, p. 55, 1. 14 sq. — Cf. Ibidem, pp. 374-
375, 1. 20.
§ C. POLÉMIQUE AVEC DESCARTES 57
frappe l'usage des causes finales : « ... Il est à craindre que vous ne
rejetiez le principal argument par lequel la sagesse d'un Dieu, sa puis-
sance, sa providence et même son existence puissent être prou^'ée3
par raison naturelle » ^.
Sm d'autres points, Deseartes reprend ^a^■antage. Il maintient
énergiquement contre Gassendi ^ la différence essentielle qui sépare
l'intellection de l'imagination, l'idée de l'image : par exemple l'idée
d'un chiliogone est très claire, tandis que Timage en est très confuse ^.
Descartes ramène à des proportions plus justes la dépendance de
l'esprit à l'égard du corps pour l'exercice des facultés intellectuelles,
• dépendance que Gassendi ^ exagère dans le sens du matérialisme :
« Je remarquerai ici qu'on ne vous croit pas quand vous avancez si
hardiment et sans aucune preuve que l'esprit croît et s'affaiblit avec
le corps. Car, de ce qu'il n'agit pas si parfaitement dans le corps d'un
enfant que dans celui d'un homme parfait et que souvent ses actions
peuvent être empêchées par le vin et par d'autres choses corporelles,
il s'ensuit seulement que, tandis qu'il est uni au corps, il s'en sert
comme d'un instrument pour faire ces sortes d'opérations auxquelles
il est pour l'ordinaire occupé ; mais non pas que le corps le rende plus
ou moins parfait qu"il est en soi. Et la conséquence que vous tirez
de là n'est pas meilleure que si, de ce qu'un artisan ne travaille pas
bien toutes les fois qu'il se sert d'un mauvais outil, vous infériez
qu'il emprunte son adresse et la science de son art de la bonté de son
instrument » ^.
Descartes est également bien inspiré lorsqu'il repousse cette asser-
tion téméraire de Gassendi rc ... L'esprit humain, n'étant pas capable
de concevoir l'infinité, ne peut pas aussi avoir ni se figurer une idée
qui représente une chose infinie. Et partant celui qui dit une chose
infinie attribue à une chose qu'il ne comprend point un nom qu'il
n'entend pas non plus ; d'autant que comme la chose s'étend au delà
de toute sa compréhension... « » Descartes lui rappelle à propos la
distinction entre la connaissance imparfaite et la connaissance par-
faite '^. Une idée inadéquate est cependant réelle. Or l'idée de lïnfini
est nécessairement inadéquate. « ... Il répugne que je comprenne
quelque chose et que ce que je comprends soit infini, car pour avoir-
une idée vraie de l'infini, il ne doit en aucune façon être compris,
d autant que l'incompréhensibihté même est contenue dans la raison
formelle de l'infini ^. » Sans doute, «un esprit fini ne sçaurait comprendre
1. Gassendi, Objections, Ed. Cousin, t. II, pp. 177 sq. — Disquisitio..., OG, t. III
pp. 358-363.
2. Gassendi, Disquisitio..., OG., t. III, pp. 300-303.
3. Descartes, Quintœ Besponsiones, OD, t. VII. p. 384, 1. 22 sq.
4. Gassendi, Objections, Edit. Cousin, t. II, p. 97.
5. Descaetes, Réponses aux cinqvièyms Objections. Edit. Cousin, t. II, pp. 250-251.
— Quintœ Besponsiones, OD, t. VII, pp. 353-354. 1. 26.
6. Gassendi, Objections, Ed. Cousin, t. II, pp. 139-140. — Disquisitio..., OG, t. III.
p. 323, col. 2.
7-8. Descartes, Réponses, Edit. Cousin, t. II, pp. 266 ; 270. Quintœ ResponsioneSy
OD, t. VII, p. 364-365, 1. 25 ; 367-368, 1. 19.
68 AETICLE II. CHAPITRE II. . — GASSENDI POLÉIVIISTE
Dieu qui est infini ; mais cela n'empesche pas qu'il ne l'aiperçoire,
ainsi qu'on peut bien toucher une montagne, encore qu'on ne la puisse
embrasser ^. »
Gassendi prête encore le flanc à la critique quand il déclare incon-
sidérément à Descartes qu' « il semble dur » d'admettre après lui
« quelque nature immuable et éternelle autre que celle d'un Dieu
souverain » ^. « Vous direz peut-être que i^ous ne dites rien que ce que
l'on enseigne tous les jours dans les Écoles, à savoir que les natm'es
ou les essences des choses sont éternelles, et que les propositions que
l'on en forme sont aussi d'une éternelle vérité. Mais cela même est
aussi fort dur et fort difficile à se persuader ^. » Descartes lui répond :
« Vous auriez raison s'il s'agissait d'une chose existante » *, et il con-
clut cavahèrement : « Or, que cela vous semble dur ou mou, il m'importe
fort peu ; pour moi, il me suffit que cela soit véritable « ^.
Da^is beaucoup de questions enfin Gassendi conteste justement la
doctrine de Descartes, mais, en voulant la rectifier, il tombe en des
erreurs aussi ou même jjIus profondes. Du point de vue négatif, il
est dans le vrai ; du point de vue positif, il se trompe. Exemples :
Gassendi fait avec vigueur le procès des idées innées ^. — Fort bien.
Mais, dans le cours de la discussion, s'adressant à Descartes, il pré-
tend qu'il est vrai de dire, ou que « vous n'avez point l'idée de vous-
même, ou si vous en avez aucune, qu'elle est fort confuse et impar-
faite^ » '^. Puis, ne s'apercevant pas, dans son ardeur à contredire les
autres, qu'il se contredit le premier, il en vient à soutenir (ne mention-
nant plus la possibilité d'une idée (( confuse ») que nous ne pouvons
avoir l'idée de nous-même... « Mais que direz-vous si je montre ici
que, n'étant pas possible que vous ayez, ni même que vous puissiez
avon l'idée de vous-même, il n'y a rien que vous ne connaissiez plus
facilement et plus é\'idemment que vous ou que votre esprit » ^.
Il en conclut finalement que nous pouvons avoir de nous-mêmes
non une « connoissance dii'ecte » mais « réfléchie » ^.
1. Descaktes, Lettre à Clerselier, OD, t. IX, l^e p., p. 210, 1. 11.
2. Descartes, Mûlitat., V, OD., t. VII, p. 64, 1. 11 sq.
3. Gassendi, Objections, Edit. Cousin, t. II, pp. 194-195. — Disquisitio metaphysica,
OG, t. III, p. 374, col. 2.
4-5. Descartes, Réponses, Edit. Cousin, t. II, p. 287-288. — QuirUœ reaponsiones,
OD, t. VII, p. 380, 1. 1-13. — Descartes, après ces mots : « Vous aiiriez raison s'il était
question d'une chose existante », indique une autre réponse : « ou bien seulement si
j'établissais qiielque chose de tellement immuable que son immutabilité ne dépendit
pas de Dieu ». Cette seconde réponse est de trop, parce qu'elle est fausse : les essences
des choses ne dépendent point de la volonté de Dieu, mais ont leur- fondement néces-
saire dans l'essence divine, dont elles sont une expression plus ou moins parfaite.
6. Gassendi, Objections, Ed. Cousin, t. II, p. 127 ; 129 sq. — Disquisitio metaphysica,
OG, t. III, pp. 318-323.
7-8. Gassendi, Objections, Ed. Cousin, t. II, pp. 148. — Disquisitio metaphysica,
OG, t. III, pp. 332-333.
9. « ... Je vous assure que, venant à réfléchir et renvoyer contre vous votre propre
esjDèce, vous pourrez alors vous voir et connoître vous même, non pas à la vérité par
une connoissance directe, mais du moins par une connoissance réfléchie ; autrement
je ne vois pas que vous puissiez avoir aucune notion ou idée de vous-même. » (Gas»
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCAETES 59
Gassendi combat à outrance rautomatisme des bêtes i. — Fort bien.
]^Iais, s'il refuse de les regarder comme des machines perfectionnées,
il n'établit entre elles et l'homme qu'une différence de degré et non de
nature : « Mais vous-même, dit-il à Descai-tes, montrez-nous que vous
êtes autre chose dans le cerveau de l'homme qu'une fantaisie ou
imaginative humaine... Car, que vous vous appeUiez, par mie spéciale
dénomination, un esprit, ce peut être un nom d'une nature plus noble,
mais non pas pom- cela diverse... Vous dites qu'elles (les bêtes) ne
raisonnent point ; mais quoique lem's raisomiements ne soient pas si
parfaits, ni d'une si grande étendue que ceux des hommes, si est-ce
néanmoins qu'elles raisonnent et qu'il n'y a point en cela de différence
entre elles et vous que selon le plus et le moins » ^.
On peut reprocher à la théorie cartésienne de la conservation des
êtres par Dieu d'être formulée en termes équivoques. Certains Carté-
siens, en effet, l'ont comprise non seulement comme une création
continuée, mai^ continue, c'est-à-dii'e comme une création continuelle-
ment renouvelée. Gassendi semble insinuer par deux fois ce reproche ^.
— Fort bien ; mais il n'évite Charybde que pour tomber en Scylla,
car il laisse entendre C£ue les êtres, une fois créés, ont en eux-mêmes
la force nécessaire pour subsister sans le concours de lem" Créateur :
« C'est pourquoi ^'ous ne cesserez point d'être, puisque vous avez en
vous assez de vertu, non poiu' vous reproduire de nouveau, mais pour
vous fane persévérer, au cas que quelque cause corruptive ne "sur-
vienne » *. Descartes a du moins nettement redi'essé cette erreur.
Après avoii" reproché à Gassendi de conf ondi'e « les causes qu'on appelle
en l'École seciindum fieri, c'e^t-à-dh-e de qui les effets dépendent
quant à leur production », et celles qu'on nomme « secundiim esse,
c'est-à-dire de qui les effets dépendent quant à leur .subsistance et
continuation dans l'être », il appHque ainsi cette lumineuse distinc-
tion : a Ainsi, l'architecte est la cause de la maison et le père la cause
de son fils, quant à la production seulement ; c'est poui*quoi, Fou-
\Tage étant une fois achevé, il peut subsister et demeiu'er sans cette
cause. ]Mais le soleil est la cause de la lumière qui procède de lui et
SENDi, Objections, Edit. Cousin, t. II, p. 149. — Disqvisitio metaphysîca, OG, t. III,
p. 333, col. 1). Tout cela semble peu cohérent, car après avoir concédé la possibilité
d'arriver à une idée confuse ou connaissance directe de nous-mêmes, Gassendi finit
par rejeter toute idée ou connaissance de ce genre.
1. Gassendi, Objections, Ed. CorsiN, t. II, pp. 108-113. — Disquisitio metaphysica,
OG, t. III, pp. 303-307.
2. Gassendi, Objections, Ibidem, pp. 110; 113; — Disquisitio metaphyeica. Ibidem,
pp. 303 ; 304.
3. Sur cette proposition émise par Deseartes : « Mais, direz-vous, de ce que j'ai ci-
devant été, il ne s'ensuit pas que je doive être maintenant >, Gassendi fait cette remar-
que : « Je le crois bien ; non que poui- cela il soit besoin d'une cause qui vous crée inces-
samment de nouveau... » Plus loin il dit encore : « Or de tout votre raisonnement [de
Descartes], vous concluez fort bieii que * vous dépendez de quelque être différent de
vous », non pas toutefois comme étant de nouveau par lui produit, maie comme ayant
été autrefois produit par lui. » (G.^sendi, Objections, Edit. CorsiN, t. II, p. 164 et 165.
— Disquisitio metaphysica, OG, t. III, p. 344, eol. 2. Les soulignements sont de moi.
4. Gassendi, Objections, Ed. CorsiN, t. II, p. 165. — L>isqui»itw metaphysica, OG,
t. III, p. 344, coL 2.
60 ARTICLE II. CH.^ITKE II. — GASSENDI POLÉMISTE
Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en leur
production, mais même en ce qui concerne leur conserv^ation ou leur
durée dans l'être » ^.
Enfin, Gassendi rejette le dualisme cartésien, qui sépare tellement
le corps (res dxlensa) et l'âme (res cogitans), sous prétexte de ks
mieux distinguer, qu'on ne voit plus comment ils peuvent être unis
•et communiquer entre eux. — Fort bien. Mais Gassendi ébauche une
théorie qu'il exposera systématiquement dans son Syntagma philoso-
phicîi'm. Là, il divise l'âme en deux : l'une est matière (d'une matière
plus déliée que le corps), en tant que végétative, sensitive et Imagina-
tive ; l'autre est esprit, en tant que raisonnable et libre.
Ici, après avoir déclaré au début. : « Je fais profession de croire
qu'il y a un Dieu et que nos âmes sont immortelles » ^, il parle, dans
toute la suite, comme si. à ses yeux, l'âme matérielle existait seule-
dans l'homme. Aussi refuse-t-il d'accorder à Descartes, comme on
l'a vu, qu'il y a une distinction essentielle entre l'imagination et l'in-
tellection. Aussi, partant de son sj^stème sur l'âme étendue, il ressasse-
cette objection : « Je répète encore une fois que la difficulté n'est pas
de savoir si vous êtes séparable (en tant que res cogitans) ou non
de ce corps massif et grossier..., mais bien de savoir si vous n'êtes
pas vous même quelque autre corps, pouvant être un corps plus subtil
et plus délié, diffus dedans ce corps épais et massif, ou résidant seu-
lement dans quelqu'une de ses parties « ^. Aussi, devançant Locke^
il déclare (comme une hypothèse qui ne lui paraît pas irrecevable)
qu'il n'est pas impossible que Dieu donne à la matière la faculté de
penser, car il met Descartes en demeure de lui fournir la preuve
du contraire : « ... Il vous reste toujours à prouver que la faculté
de penser est tellement au-dessus de la nature corporelle, que ni
ces esprits qu'on nomme animaux, ni aucun autre corps, pour déUé^
subtil, pur et agile qu'il puisse être, ne saurait être si bien préparé
ou recevoir de telles dispositions que de pouvoh être rendu capable
de la pensée » *. Aussi, sous l'empire de son préjugé matériahste^
il ne peut comprendre qu'une âme immatérielle, « une chose qui n'est
pas étendue », puisse avou- l'idée du corps, (( une chose qui est étendue )> :
« Car, je vous prie ^, dites-nous comment vous pensez que l'espèce
1. Descartes, Réponses, Ed. Cousin, t. II, pp. 272-273. Cf. pp. 273-274. — Quintœ
Responsiones, OD, t. VII, p. 369, 1. 14 sq. ; p. 370, 1. 6 sq.
2. Gassendi, Objections, Edit. Cousin, t. II, p. 90. — Disquisitio metaphysica, OG
t. III, p. 273, col. 2.
3. Gassendi, Objections, Edit. Cousin, t. II, pp. 222-223. — Cf. pp. 102-103. —Dis-
quisitio ?netaphysica, OG, t. III, p. 391, col. 1, Dubit. III. — Cf. p. 298, col. 1.
4. Gassendi, Objections, Edit. Cousin, t. II, p. 99. Cf. p. 224. — Disquisitio meta-
physica, OG, t. III, p. 293, col. 2. Cf. ;,. 399, col. 2.
5. Gassendi : Quaeso te enim, quomodo existimes in te subjecto inextenso recipi
posse speciem ideamve corporis quod extensum est ? Seu enim talis species procedit
ex corpore, illa haud dubie corporea est habetque partes extra partes, atque adeo
extensa est ; seu aliiinde impressa est : quia necessarium semper est ut reprœsentet
corpus extensum, oportet adhuc ut habeat partes et perinde extensa sit. Alioquin certe,
SI partibus careat, quomodo partes repraesentabit ? si extensione, quomodo rem exten-
eara ? »i figura, quomodo rem fîguratam ? si positione, quomodo rem habentem supe-
noree, i»fmores, dextras, sinistras, obliquas partes ? si varietate, quomodo colores
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCARTES 61
OU l'idée du corps qui est étendu puisse être reçue en vous, c'est-à-dire
-en une substance qui n'est point étendue ? Car ou cette espèce procède
■du corps, et pour lors il est certain qu'elle est corporelle et qu'elle
a ses parties les unes hors des autres et partant qu'elle est étendue ;
ou bien elle vient d'ailleurs et se fait sentir par une autre voie : toute-
fois, parce qu'il est toujours nécessaire qu'elle représente le corps qui
est étendu, il faut aussi qu'elle ait des parties, et partant qu'elle soit
«tendue. Autrement, si elle n'a point de parties, comment en pourra-t-
«lle représenter ? si elle n'a point d'étendue, comment pourra-t-elle
représenter une chose qui en a ? si elle es't sans figure, comment
fera-t-elle sentir une chose figurée ? si elle n'a point de situation,
comment nous fera-t-elle concevou- une chose qui a des parties, les
unes hautes, les autres basses, les unes à droite, les autres à gauche,
les unes devant, les autres derrière, les unes courbées, les autres droites ?
«i elle est sans variété, comment représentera-t-elle la variété des
couleurs ? etc. Donc l'idée du corps n'est pas tout à fait sans exten-
sion ; à moins d'en manquer, comment vous, qui n'en avez point,
la pourrez- vous recevoir ? comment l'ajuster et l'apphquer ? comment
vous en servir ? Comment enfin la sentirez-vous peu à peu s'effacer
et s'évanouir ? ^ »
Cette page montre bien la verve dialectique de Gassendi, mais fait
peu d'honneur à sa perspicacité philosophique. Après la lecture
de pareils passages, on est moins étonné d'entendre Descartes appeler
Gassendi : ô chair ! et l'on s'explique mieux qu'il ait osé, le visant
indirectement, parler de « ces personnes, de qui l'esprit est tellement
plongé et attaché aux sens, qu'ils ne peuvent rien concevoir qu'en
imaginant, et qui partant ne sont pas propres pour les spéculations
métaphysiques... ^ »
Mais il ne faudrait pas juger de la valeur de Gassendi par la pauvre
argumentation que nous venons de rapporter. Il est équitable, pour
donner un échantillon de sa manière vive et pressante, pour faire
connaître son style philosophique latin, de choisir un passage moins
contestable et plus étendu. Voici comment il traite, dans ses Instances,
contre Descartes, la délicate question du temps : ^ (( Vous appuyez
varios ? etc. Non ergo videtur idea extensioue prorsus carere : uisi v^ro oaiea^. quonam
modo tu, si inexteij.<3a fueris, illis subjicieris ? quomodo illam tibi aptabis ? quomodo
usurpabis ? quomodo sensim obliterari evanescereque tandem experieris ? (Diaquisitio
tnetaphyaica, OG, t. III, p. 399, col. 2). L'expression si. inextensa fueris paraît étrange
à première vue. La surprise.cesse si l'on sous-entend res. On doit le faire, car, un peu
plus haut, dans le même paragraphe, Gassendi dit à Descartes : si inextensa quidem
res sis. ,
1. Gassendi, Objections, Ed. Cousin, t. II, pp. 224-225.
2. Descartes, Réponses, Ed. Cousin, t. II, p. 242. — Quintœ Responsiones, OD,
t. VU, p. 348, 1. 5.
3. Pergis /ioc [concursus divinus] aperte dcmonstrari ex eo quod explicuisti de partium
temporis independentia... Perspicuam suppoais temporis naturam, qua nihil potest
dici obscurius... Quam obstringes totam Sapientum nationem..., si explicueris utrum
sit aliquid reale, annou ? qui a re durante différât, aut non différât ? Qnid in illa sit
vel non sit ? Cieteraque his consimilia. Quod ad me spectat, fateor ingénue ignorare me
temporis naturam ; ac tametsi mihi videar intelligere utcumque quid sit, explicare
<52 ARTICLE II. CHAPITRE II. GASSENDI POLEMISTE
ce concours perpétuel de la cause divine sur ce que les parties du
temps, dites-vous, ne dépendent pas les unes des autres... Mais rien
n'est plus obscur que la nature du temps. Commexit supposez-vous
cette notion assez claire pour en tù-er une démonstration ! . . . Quel
tamwi si velim, non possum, mihique statim prseclara illa D. Augustin! verba succur-
runt : Quid est ergo tempus ? Si nefno ex me quœrat, scio ; si quœrenti explicare velim,
nescio. Quanquam etiam convinco me ideo nescire quid sit tempus, quod dicere aliis
non possim quid sit. Certe pr.o voto satis non est, ciun dico me concipere tempus sive
durationem quasi quemdam fluxum, qui nunquam cœperit, qui jam perseveret, qui
numquam desiturus sit ; qui neque impediri, neque retardari, neque accelerari possit ;
qui, secundum totam suam amplitudinem acceptus, et quatenus principio et fiie
caret, dici potest seternitas seu duratio Dei, ipsi toti, ob suae naturœ immutabilitatem,
coexietentis, ut coexistit lupes piieterlabenti flumini ; acceptus vero secundum partes,
sit duratio^ rerum exortui interituique obnoxiarum, cujusmodi est Mundus totiis^
cujusmodi sunt omnes jiartes Mimdi, sive res creatse, quae donec simul persévérant, norî
pluribus temporibus sed uno eodemque tempore durare censea-itur ; cujus deni'que,
cum sit successivus, homines mensuram adinvenerint, motum scilicet, successi\axm
ipsiim, ac cœlestem poti.ssimum, absque eo tamen quod. motu velociore aut tardiore
facto, fluxus temporis ideo liât concitatior aut segnior : quippe qui uno tenore, quique,
seu quidpiam moveatur seu nihil, imo et Mundus si fiât seu destruatur, et seu aliquid
si.t, seu nihil prorsus, in\ ariabiliter continuetur. Id, inquam, non mihi satis est pro-
voto ; sed, utcumque sit, Imc est quo respexi, cum, te dicente : Tempus in jiartes innu-
meras dividi, quar,um reliquœ a singulis nullo modo dependeant, ipse objeci instare posse :
Quœnam sit excogitabilis res, cujus partes sint a se invicem inseparabiles magis ?
inter cujus partes sit inviolabilior séries et connexio? cujus quaesunt partes posteriores
possmt minus averti, magis eoliserere, magis dependere a prioribus ? Quid tu ad
hoc ?
Xempe voluisse me « eludefe, proponendo necessitatem consecutionis quœ est inter
jjartes temporis in abstracto considerati ; de quo hic non est quaîstio, sed de tempore
seu duratione rei durantis, cujus non negas singula momenta a vicinis separari, h'oc
-^st rem durantem singulis momentis desinere esse. » (Descaetes, Quint œ Responsiones
OD, t. VII, pp. 369-370. 1. 26).
... At quid vocas tempus abstractum, abstracteve consideratum ? Ego quidem unicum
agnosco, quod non diffitebor sane dici aut considerari pos.se abstractum, quatenus non
pendet a rébus, cum sive res sint. sive non sint, sive moveantur, sive quiescant, eodem
se^nper tenore fluat ac in\ariabiliter perseveret. At esse aliud prœter istud, quod possit
dici aut considerari quasi in concreto, quatenus rébus competit, seu quatenus res illo
durant, nullo profecto modo agnosco... -,
Audivisti vulgo disting\ii tempus externum et internum. At, si illud quod ego dixi,
externum sit, quodnam erit istud internum ? Id experiamur. Ego, verbi causa, sum res
a quinquaginta jam annis durans. agnoscoque me durare eadem duratione qua omnes
cosetaneos, qui omnes simul non amplius hactenus duravimus quam unus ; neque
emm a nostro exortu fluxere tôt illse annorum mja-iades, quœ supputari possent, si
toties seipsis quinquaginta adderentur, quot quinquagenarii jam sumus. At internum'
tempus, quod mihi peeuliai-e sit. et quod, praeter externum illud tibi vocatum in abs-
tracto, mihi in concreto conveniat, neque agnosco, neque a te addisco.
Dicis me non negare singula hujus momenta posse a vicinis separari, hoc est rem duran-
tem singulis momentis desinere esse. Quam lepide facis, dum id, qilod controvertituri
pro confesse habes ! Ego certe ne agnosco quidem quœ momenta me non negare didi«;
Aam fateor quidem rem durantem desinere posse singulis momentis, sed momentis
nempe durationis illius communis, quibus, eisdem et non aliis, res quoque aUœ simul
durantes possunt desinere, et quœ separari a se mutuo, propter indissolubilem concate-
nationem, non possint. Tu, si secus capis, quare non déclaras ? Nam posse rem hoc '
momento desinere, et posse sequente desinere, et posse alio desinere, estremhabere
Ijotentiam durandi infii-mam ; sed non est habere momenta sive parteis tempofis,
quœ m momentis sive partîbns temporis alterius desinere possint. Heine est ille vul-
garis error, quo poetice dicunt Tempus edax rerum. Sane enim tempus nihil deterit,
Bed phj'sicœ sunt causa?, qua? nisi uno, saltem alio tempore deterunt ac destruunt^
(.Oassendi, Disquisitio metaphysica, OG, t. III, p. 346-347, § ii).
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESC'AKTES 63
service vous rendrez à toute la nation des Sages en leur expliquant
la nature du temps : est-il (quelque chose de réel ou non l Diftere-t-il
ou non de l'objet qui dure i Qu'est-il en lui-même ou que n'est-il pas i
et autres questions semblables. Pour moi, j'avoue ingénument
que j'ignore. la nature du temps; et, quoiqu'il me semble en avoir
quelque idée, veux- je l'explicpier, je ne le puis ; et aussitôt les célèbres
paroles de saint Augustin me reviennent à l'esprit : a Qu'est-ce donc
({ue le temps i Si personne ne me le demande, je le sais ; si je veux
l'expliquer à qui me le demande, je ne le sais plus. » Cependant,
de ce que je suis incapable de dii'e aux autres ce qu'est le temps, je
conclus Cj^ue je l'ignore.
Certes je ne me satisfais pas moi-même, ([uand je conçois le temps
ou la durée comme une sorte de courant, qui n"a jamais commencé,
qui persist-e et qui ne cessera jamais ; qui ne peut être ni arrêté, ni
retardé, ni accéléré ; qui, envisagé dans toute son ampleur, et en tant
qu'il n'a ni commencement ni fin, peut être appelé l'éternité ou la
durée de Dieu, lequel, à cause de son immuable nature, coexiste
à la totalité du temps, comme le rocher au fleuve qui le baigne ;
qui, considéré dans ses })arties, est la durée des choses sujettes à naître
et à mourir, comme le blonde entier et toutes ses parties, ou les créa-
tures contemporaines, dont la durée est estimée comprendre un seul
et même temps et non des temps divers ; qui, enfin, est successif
et dont le,"^ hommes ont inventé un moyen de le mesurer, à savon* le
mouvement, successif lui-même, et particulièrement le mouvement
des astres, sans toutefois qu'un mouvement plus rapide ou plus lent
accélère ou ralentisse le cours du temps, puisqu'il marche d'une allure
continue et invariable, qu'il y ait du mouvement ou qu'il n'y en ait
pas ; bien plus, que le Monde soit créé ou qu'il soit détruit, qu'il existe
quelque chose ou que absolument rien n'existe.
Tout cela, dis-je. ne me satisfait point ; mais, c'est à cette idée
telle quelle que je me suis reporté, quand vous avez dit que « le temps
pçut se diviser en parties innombrables, tout à fait indépendantes
les unes des autres », et je vous ai objecté cette instance : Quelle
chose peut-on concevoir dont les parties soient plus inséparables
les unes des autres que sont celles du temps ? dont la haison et la
suite soient plus inviolables ? dont les parties postérieures se pmssent
moins détacher de celles qid les précèdent, en dépendre plus étroite-
ment et avoir plus de cohésion avec elles ? A cela que répondez-
vous ?
Vous prétendez (^ue j'ai voulu '■ éluder vptre argument, en pro-
posant la nécessité de la suite qui est entre les parties du temps considéré
dans l'abstrait. Or il n'est pas ici question du temps abstrait, mais
seulement du temps ou de la durée de la chose même. \^ous ne niez
pas. que chacun de ses moments ne puisse être séparé de leurs voisins,
c'est-à-dire que la chose elle-même ne puisse cesser d'être à chaque
moment de sa durée. » ...^lais qu'appelez-vous un temps abstrait ou
considéré abstraitement ? Pour moi, je ne connais qu'un temps
unique qu'on peut dire ou considérer, je n'en disconvienth-ai pas assu-
réanent, d'une fa^on abstraite, en tant qu'il ne dépend pas des choses.
64 ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI P0LÉ3IISTE
puisque lui, que les choses soient ou ne soient pas, qu'elles soient au
repos ou en mouvement, continue son cours dont la fluidité est tou-
jours la même, invariablement persévérante. Mais qu'il y ait, en outre,
un temps qu'on puisse appeler concret et considérer pour ainsi dire
dans le concret, en tant qu'il conviendrait aux choses ou que les choses
dureraient par lui, je ne l'accorde aucunement...
« Vous avez encore entendu communément distinguer le temps en
externe et interne. Mais, si celui dont j'ai parlé est le temps externe,
que sera le temps interne ï Examinons-le. Je suis, par exemple, une
chose qui dure depuis déjà cinquante ans et je sais que j'ai duré
la même durée que tous les hommes de mon âge : tous ensemble
jusqu'ici nous n'avons pas plus duré qu'un seul, car il ne s'est pas
écoulé, depuis notre naissance, tant de myriades d'années qu'on puisse,
en les additionnant, compter, dans le total, autant de fois cinquante
que nous sommes maintenant de quinriuagénaires. Mais ce temps
interne, qui me serait particuher et me conviendrait d'une manière
concrète, en plus du temps externe que vous appelez abstrait, je ne
le connais pas et je n'ai point appris de vous à le connaître.
« Vous dites que (( je ne nie pas que chacun des moments de la chose
qui dure puisse être séparé de ses voisins, c'est-à-dire que la chose
elle-même ne puisse cesser d'être à chaque moment de sa durée ».
Comme vous êtes plaisant de prendre pour concédé ce qui est contro-
versé ! Car certes je ne sais même pas quels sont ces moments dont,
selon vous, j'admets l'existence. J'avoue, il est vrai, qu'une chose
qui dure peut cesser d'être à chaque moment ; mais il s'agit de ces
moments de la durée commune, qui ne diffèrent aucunement de ceux
où les autres choses contemporaines peuvent aussi cesser d'être,
et que leur enchaînement indissoluble rend inséparables. Si vous
comprenez autrement, que ne le déclarez-vous ? Qu'mie chose puisse
cesser d'être à ce moment-ci, et au moment qui suit, et à un autre
moment, cela prouve qu'elle a une puissance de durée précaire, mais
non pas qu'elle a des moments ou parties du temps qui puissent
cesser à tel moment ou telles parties d'un autre temps. C'est donc
une erreur vulgaire et poétique d'appeler le Temps le rongeur des
choses : Tempus edax rerum. Assurément, le temps ne détériore rien ;
mais ce sont des causes physiques qui, si ce n'est dans un temps, du
moins dans un autre, détériorent et détruisent les choses. »
C'est avec cette verve, parfois caustique mais toujours sans fiel,
avec ce brillant entrain que Gassendi, dans ses Objections et dans ses
Instances, poursuit Descartes, de paragraphe en paragraphe et de
réponse en réponse, jusque dans ses derniers retranchements. Sans
doute, sur nombre de points Gassendi se trompe lourdement ; sans
doute encore, de tous ses livres la Disquisitio metaphysica est celui
où son sensuahsme excessif est le plus accentué. Mais, en plusieurs
rencontres, il combat victorieusement la doctrine cartésienne, et là,
où il est d'accord avec son adversaire pour le fond des choses, avec
quelle perspicacité impitoyable il découvre et met en évidence les
inexactitudes et les contradictions de détail, les affirmations gratuites,
les faux supposés, les raisonnements contestables qui déparent çà
§ C. — POLÉMIQUE AVEC DESCARTES 65
et là les Méditations et avaient échappé à des regards moins perçants !
Aussi, quoi qu'en dise Descartes, on devine, à son ton arrogant et
dépité qu'il s'est senti gravement atteint par les coups de ce rude
jouteur armé d'une dialectique si pénétrante. Cette remarque nous
semble valoir surtout pour les Instances. Les Objections, en effet,
ne paraissent pas avoir si profondément ému ni gêné Descartes.
Car c'est lui-même qui prit l'initiative de leur publication sans consulter
Gassendi. Tactique habile, dira-t-on. pour prouver aux spectateurs
de la lutte, par cette démarche provocante, qu'il ne redoutait aucune-
ment son contradicteur. Peut-être. Cependant n'est-il pas plus pro-
bable qu'isolé au fond de la Hollande, Descartes se soit fait d'abord
illusion sur la portée des attaques gassendistes ? Les Instances lui
dessillèrent • sans doute les yeux. On ne s'exphque guère autrement
son attitude étrange. 11 fait courir le bruit qu'il répondra en quelques
mots dans les Principes. Les Principes paraissent ; rien. Cependant
tion aversion pour les gros livres ne l'avait pas empêché de lire le
«gros hvre d'Instances » ^. Après avoir, pendant deux ans, « néghgé
de répondre » -, cédant enfin à la pression de ses amis, il écrivit sa
Lettre à Clerselier. Comment justifier cette négligence prolongée ?
<( ... Je vous assure, dit-il, qu'il m'est indifférent d'être estimé ou mé-
prisé par ceux ([ue de semblables raisons [celles de Gassendi] auraient
pu persuader » ^. Cette indifférence sent l'affectation, ainsi que la fière
assurance qui lui fait cortège : « Mais je ne laisse pas d'estre bien ayse
du recueil que vous [M. Clerselier] m'avez envoyé, et je me sens
pbhgé d'y répondre, plutost pour reconnaissance du travail de vos
amis que par la nécessité de ma défense : car je croy que ceux qui ont
pris la peine de le faire, doivent maintenant juger, comme moy. que
toutes les objections que ce livre contient ne sont fondées que sur quelques
mots mal entendus ou quelques suppositions qui sont fausses *... »
C'est vraiment trop dire : qui dit trop, ne dit rien, ou plutôt trahit
son embarras secret. La maigreur de la répli([ue n'est pas faite pour
atténuer l'impression de malaise, qui se dégage des déclarations pré-
cédentes comme aussi de l'insolente conclusion de la Lettre à Clerselier,
que nous avons rapportée plus haut.
Quoi qu'il en puisse être des sentiments intimes de Descartes,
il est certain du moins que la critique de Gassendi n'a pas été stérile :
<( Elle combattit l'engouement un peu irréfléchi dont fut l'objet la
philosophie cartésienne ; elle amena les Cartésiens et Descartes lui-
1. Comme il l'avoue lui-même : « ... J'ay à l'avertirQe lecteur]... que j'ay leu aussi
t '>ut«s les nouvelles instances du gros li\Te qui les contient, avec intention d'en extraire
tous les points que je jugerois avoir besoin de réponse, mais que je n'en aj* sceu remar-
quer aucun, auquel il ne me semble que ceux qui entendront un peu le sens de mes
[Mtditations pouront aysement réiDondre sans moy ; et pour ceux qui ne jugent des
livres que par la grosseur du voliune ou par le titre, mon ambition n'est pas de reclier-
clier leur approbation. - (Descajitesi. Avertissement de V Auteur toux^hant les cinquièmes
Objections, OD, t. IX, l^e p., p. 199, 1. 12 .sq.) — Les Objections, Réponses et Instances
forment en etïet un : gros livre in-4'' de 319 pages.
2-3. Descartks. Lettre à Clerselier, OD, t. IX, 1" P., p. 203. 1. 10 ; p. 203. 1. 1 sq.
4. Descartes, Lettre à Clerselier, OD, t. IX, l^e P., p. 203, 1. 12 sq. C'est nous qui
soulignons.
5
0@' ARTICLE II. CHAPITRE II. — GASSENDI POLÉMISTE
même à modifier sur plusieurs points importants lem^ système ^ ;
elle montra enfin la nécessité d'étudier de plus près la nature humaine
et les dangers des constructions a priori » 2.
Sur le fond du débat voici le jugement qu'en a porté Leibniz :
« Pour ce qui est des disputes qui ont été entre M. Gassendi et M. des
(.'artes, j'ay trouvé que M. Gassendi' a raison de rejetter quelques pré-
tendues démonstrations de M. des Cartes touchant Dieu et l'Ame ;
cependant dans le fond je crois que les sentimens de M. des Cartes
ont été meilleurs, quoyqu'ils n'ayent pas été assés bien demonstrés.
Au heu que M. Gassendi m'a paru trop chancelant sur la nature de
Ifame, et en un mot sur la Théologie naturelle ^. »
1. P. -F. Thomas, La Philosophie de Gassendi, p. 21, note 2: «Comparez le texte des
Méditations et du Discours de la Méthode avec celui des Principes et des Béponses
aux. Objections. »
2. P. -F. Thomas, Opère citato, p. 21.
3. Leibniz à Pémond, juillet 1714, Œttvree, Edition Gerhabdt, t. III, p. 621.
CHAPITRE III
Gassendi Restaurateur de l'Épicurisme.
I. — LES DEVANCIERS DE GASSENDI
L'Épicurisme, comme système philosophique, resta debout, plus
ou moins ébranlé, pendant les c^uatre premiers siècles de l'ère chré-
tiemie. De toutes les Ecoles antiques c'est la seule qui ait professé
une incréduUté radicale, un athéisme formel, qui niait le mh'acle et le
surnaturel, partant toute rehgion. C'est pourquoi l'Épicurisme, dès
l'antiquité, était synonyme d'incréduhté et d'irréhgion. Les attaques
des Pères de l'ÉgUse et les progrès merveilleux du Christianisme
finirent par abattre cette doctrine désolante, qui donnait à l'humanité
comme terme suprême de ses espérances l'anéantissement final.
« Peu à peu les jardins (TEpicure, où tant de sages de toutes nations
avaient tranquillement erré, et qu'avait entourés jusqu'alors la foule
ignorante et séduite, se dépeuplèrent pour de longs siècles ; les paroles
du maître païen, que chaque disciple apprenait par cœur et gardait
en son âme comme la vérité même, sorth'ent de toutes les mémohes,
efifacées par une plus puissante parole, et l'humanité, tournée vers
un avenir nouveau, gravit à pas pressés la montagne où prêchait « un
Dieu » et d'où il montrait de plus près le ciel » ^.
L'Épicurisme était détruit comme système ; mais l'esprit, c'est-à-dii"e
l'esprit d'incréduhté et d'irréhgion, ne devait pas périr avec lui.
Au^sî, très logiquement, dès qu'un souffle d'hréhgion commença
de se répanch'e en Europe, plus d'un, parmi ces nouveaux incrédules,
prhent le nom d'Épicure pour signe de ralhement. « Dès l'année 1115,
lés Épicuriens étaient assez nombreux à Florence pour y former uiie
faction redoutée et pour provoquer des querelles sanglantes » ^.
L'ami de Dante, le poète Guido Cavalcanti, avait pour maxime que
la mort des hommes et des bêtes est identique : Unus est interitiis
hùminnm et jumentorum. On le regardait comme' un épicurien et un
athée. Dante n'a pas hésité à le placer ^ à côté de Farinata, dans le
sixième cercle de son Enfer réservé aux incrédules, habitant des
1. M. GtjYAU, La Morale d'Epicure, Introduct., pp. 11-12, Paris, 1886^.
2. OzAXAM, Dante et la Philosophie catholique au XIII^ siècle, Paris, 1859*, I P.,
-Ch. III, pp. 98-99.
3. DAyxE, La Divina Commedia, Inferno, Canto X.
68 ARTICLE II. CHAPITRE III. GASSENDI RESTAURE l'ÉPICURISME
sépulcres de feu : c'est « le quartier d'Épicure et de tous ses disciples^
qui enseignèrent que Té me meurt avec le corps » ^.
Cependant (( l'hypothèse corpusculaire », en tant C{ue théorie phi-
losophique, « ne s'est guère conservée au moyen âge que chez les Alchi-
mistes, auxquels il faut rattacher, aux approches de la Renaissance,
Nicolas de Cuse, Agrippa de Nettesheim, Basile ^\\lextin,
Paracelse, groupés sous une rubrique spéciale par M. Lasswitz » '^.
Parmi les philosophes et savants de la Renaissance, M. Lassv itz
a présenté comme atomistes Frascator, Cardano, Telesio, van
Helmont, Campanella, Giordano Bruno ^. Mais, comme le remarque
justement M. Mabilleau : « Quoi qu'en dise M. Lasswitz, ni Frascator,
ni C'ardano, ni Telesio, ne sont vraiment des atomistes. Campanella
et van Helmont touchent, il est vrai, à l'alchimie par certains côtés
hermétiques de leur système, et l'espèce de monadologie imaginée
par Giordano Bruno rappelle d'assez près la conception épicurienne ;
mais aucun de ces philosophes n'admet le principe du mécanisme, qui
est la base même de l'atomistique » *.
C'est dans les rangs des médecins qu'il faut chercher alors l'applica-
tion de la théorie corpusculaire à l'art de guérir. Il y avait en effet,
au xvi<? siècle, deux écoles florissantes de médecine, adversaii-es irré-
conciliables, que Jean Fernel nous a brièvement décrites. L'une, se
réclamant de Démocrite, embrasse la doctrine atomistique : ses
membres s'appellent fièrement u les médecins méthodiques ». Les autres
disciples d'Hippocrate, soutiennent la théorie des quatre éléments :
terre, eau, air et feu ; ils s'intitulent (( dogmatiques ». De part et d'autre
égale étroitesse à défendre leurs principes qu'ils regardent avec assu-
rance comme aptes à expliquer toute chose ^. Quant à Fernel lui-
même ®, versé à la fois dans la médecine, les mathématiques et l'as-
tronomie, c'est un professeur de grande réputation qui enseigne
1. Siio cirnitero da questa parte hanno
Con Epicuro tutti i suoi seg\iaci,
Che l'anima col corpo morta fanno.
(Dantk, Inferno, C. X, v. 13-15).
2. LÉopoLD Mabilleau, Histoire de la Philosophie atomistique, L. IV, Ch. I, § i,,
pp. 397-398, Paris, 1895. — Cf. Kurd Lasswitz, Geschichte der Atomistil: vom Mittel-
alter bis Nevton, t. I, pp. 274-298, Leipzig, 1890.
3. K. Lasswitz, Geschichte.... t. I, pp. 306-314 ; 340-351 ; 359-401.
4. L. Mabilleau, Histoire..., Ibidem, p. 398.
5. Atomos amplexati sunt qui se methodicos medicos appellarunt ; terram, aquam,.
aerem et ignem dogmatici. L'trique sua principia tani arête tenent tamque accurate
defendunt, nihil ut gigui fierive putent, quod non statim causis illis acceptum ferant
(J. Fernel. De abditis rerum causis Libri di(o ad Henricutu Franciœ Regem Christia-
nisaiimim, Paris, 1548, L. II, Praefat., pp. 115-116).
6. Né à Montdidier, dans le diocèse d'Amiens, en 1497 et mort à Paris le 26 avril
1558. Son ouvrage le plus célèbre : J. Fernellii Ambiant Universa Medicina (Paris,
1554) fut amélioré dans une édition idtérieure par le Docteur Guillaume Plancy,
son nevtii, du Mans, et très souvent réédité en France et à l'étranger. Fernel composa
aussi des livres de mathématiques et d'astronomie ; vg. De Proportionibus Libri duo,
Paris. 1528. ■ — Cosmotheoria, Paris, 1528. — Guillaume Paradin a traduit en français
ea Methudiis seu Ratio coinpendiaria cognoscendi veram solidamque Medicinam... (Paris,
1550'^) sous ce titre : Méthode ou briève Introduction pour parvenir à la cognoissance de
la vraye et solide Médecine, par Maistbe Guillaume Paradin (Lyon, 1552).
I. — LES DEVANCIERS DE GASSENDI 69
^ Paris. Vis-à-vis des deux Écoles rivales il adopte une prudente
attitude, persuadé que les discussions sur les éléments ou causes
premières des choses ne peuvent aboutir- qu'à des conclusions douteuses.
Donc, en pareille matière, rien de ferme et de certain ^.
Lorsqu'il consent à se prononcer. Fernel se range avec modération
du côté des <^ dogmatiques ». Il distingue dans les corps leurs principes
et leurs éléments. Les principes sont la matière et la forme péripatéti-
ciennes. Les éléments, dont les conversions et changements donnent
naissaix-e et accroissement à tous les corps, sont la terre, l'eau, l'air
et le feu ^. Il bannit rh3-pothèse des atomes immuables, voltigeant
dans le vide, dont le concours turbulent lui semble incapable de former
ce monde .si bien ordonné, avec les choses d'une grandeur immense
ou d'un nombre et d'une variété infinie qui le remplissent. Mais, s'il
prend parti pour la doctrine des éléments, il tient à faire remarquer
que c'est une opinion simplement probable et que ses partisans, qui
voient dans les éléments les causes nécessau'es et universelles de toutes
choses, sont victimes d'une hallucination ^.
La raison principale qui l'éloigné de l'atomisme, c'est qu'il ne com-
prend pas comment « des atomes immuables » peuvent rendre compte
H» des conversions et changements " qu'on remarque dans les corps.
Parmi les partisans de la théorie corpusculaire, entendue dans le
^ens d'éléments simples, on peut citer le Franciscain François Titel-
:\IANS (j vers 1553) * et Leonhard Fuchs '^, qui professa aux univer-
sités d'Ingolstadt et de Tubingue.
1. Quœ quuin ita sint, velim unusquisqiie ex bono et cequo ponderet ac judicet, quam
parum firma et quantum in ojjinione dubia sint quœcumque de primis reruin caiisis
disputari soient, utque de his nihil certum, nihil cognitum comprehensunique animo
haberi possit. (De abditis.... Ibidem, p. 116).
2. ... Forma et ea materies quam informem nudanique intelligimus... Pi-incipia enim
sunt quœ singula separatim minime subsistunt, concursione implexuque suc corpus
eîïiciunt. Compositis corporibus tum principia, tum elementa insunt... Elementa igitur
ex quorum concursione omnia gignuntur atque concrescunt, si conversionibus muta-
tionibusque sese plurimum exagitait Sunt autem ea terra, aqua, aër et ignia
( J. Fernel. Universa Medicina : Physiologiœ Libri scptcm, L. II, C. III et IV, 3^ Edit.
Francfort, 1574, p. 103 et 105).
3. His argiuiientis tanquam fustibus vis illa et turbulenta concursio atonaorum im-
mutabilium, per inane volitantium in exilium relegata et de natura mundoque depulsa
videri possit (Ferxel, Universa Medica : Physiologiœ..., L. II. C. IV, p. 104). — Qu£e
equidem hue non idcirco afïero, ut quasi armis contendam quatuor elementonnn mundi
vires nullas esse, sed ut clarum perspicuumciue fiât eos, qui rerum omniiun efficientes
causas ab his elementis necessario petuut, quce duntaxat probabili ratione stabilita
ëunt, plurimum disputationibus suis hallucinari muhorumque eventorum causas alio
pertinere (Fernel, De Abditis..., L. II, Pra?fat., p. 116).
4. TiTELMANS, Çoynpendiwn Natumlis Pkilosopkiœ. Libri duodecim de Considéra-
tione rerum naturalium earumque ad suum Crcatorem Rcdiictione, Paris, 1542^, C. X-XV,
pp. 63 verso-68 recto. Réédité : Lyon, 1545 ; 1551 : 1574 ; 1596. — L'auteui' en publia
un résumé sous ce titre : Compendium Physicœ ad Libros Aristo. de Naturali Philosophia
utilissimum. Cui Libellus accessit de Mineralibus, Plantis et Animalibus ad absohitiorem
rerum tiaturalium Scientiam et l'abula uniixrsœ Philosophiœ Partitiancm continens,
Paris, 1545 ; 1552.
François Titelmans, originaire d'Hasselt (Limbo irg), enseigna l'Ecriture Sainte à
Louvain.
5. L. Fuchs, né (1501) à Wendigen, en Sotiabe, et mort à Tubingue (1551). — Cf.
Jnstitutionuj)i Medirincr ad Hippo(rati.t, O'alcni aliorurnquc veteium stripla reJe intel-
70 ARTICLE n. aEUJPITRE III. — GASSENDI RESTAURE l'ÉPICUBISME
Cependant le système atomistique ne reprit vraiment figm'e que
dans la première moitié du xvn^ siècle (sans parler ici de Bacoî?
qui, de tous les philosophes anciens, préfère Démocrite et fait une part
à l'atomisme) ^, avec Daniel Sennert (1618), David van Goorle
(1620), SÉBASTIEN Basson (1621), Etienne de Clave (1624), Claude
BÉRiGARD (1641), Jean-Chrysostomë Magnen (1646) et surtout
Pierre Gassendi (1647 et 1649) '^ qui écHpse tous ses contemporains.
La plupart de ces auteurs se trouvent aussi engagés dans la lutte
ardente et parfois injuste diiigée contre le Péripatétisme.-Ce sont
d'aillem's des représentants plus ou moins fidèles dePAtomisme antique.
On remarquera aussi que le plus grand nombre d'entre eux appar-
tiennent à la France, ce qui n'empêcha point Bérigard et Magnen
d'enseigner en Italie.
Daniel Sennert ^, qui professa la médecine à l'université de Wit-
tenberg, voulut, tout en s'insph-ant des Hermétistes de la Renais-
sance, remonter jusqu'à la source de l'atomisme. Dans ses Remarques
physiques *, il consacre un chapitre entier aux atomes ; mais il a mal
compris Démocrite, confondant ses atomes avec les corpuscules admis
par les anciens physiciens grecs ^.
En Hollande, ce fut David van Goorle, d'Utrecht, qui se fit le
champion de, la théorie atomistique. Mais les Exercitationes jyhiloso-
phicœ (1620), où il en parle, ne parurent qu'après sa mort ^. Dans le
titre même il affiche la prétention de « démohr les principaux dogmes
péripatéticiens ».
L'année suivante (1621), Sébastien Basson, Docteur en médecine,
parti de son côté en guerre contre Aristote, se flatte aussi de restaurer
la théorie des atomes sur les ruines du système péripatéticien '.
On ne sait, sur son compte personnel, que ce qu'il nous a appris
ligenda, mire utiles Llhrl quinque, Bîla, s. d. Mjis l'E^^^ître Diiicatoi.-é est datée de
Tubingue, 1565. Par élimants corpasculiirei Fuchi eateni des élémeats simples,
et non des atomes comme le veut Epicure. Cf. Ibidem, L. I, Sect. II, C. II,
pp. 56-58.
1. Cf. tomel, p. 309-310.
2. Les dates, qui suivent les noms propres, indiquent l'apparition des ouvrages
relatifs à la tliéorie corpusculaire.
3. Daniel Sennert, né à Breslau en 1572 et mort à Wifctenberg en 1637.
4. Hyj>omnemata Physica, Hypomnema, III, C. I, pp. 86-117, Wittenberg, 1618. —
Dans un autre ouvrage il cherche un terrain d'entente entre les chimistes, les partisans
d'Aristote et ceux de Galien : De Ghymicorum cum Aristotelicis et Qalenicis Coîiaensu
et Disaensu Liber I, Gontroversias pliirimas tam Philoaophis quam Medicis cognitu
utiles œntinens, Wittenberg, 1619 ; 1629', Francfort, 1636 ; Erfurt, 1655. Cf. Bruoekr,
Hiatoria..., t. IV, Part. I, pp. 758-760.
5. Cf. Bruoker, Historia..., t. IV, Part. I, pp. 503-504. — K. Lassvvitz, Oeschichte
der Atomistik, t. I, pp. 436-454. Cf. D. Sexnert, Epitome NaturaUs Scientiœ, L. II,
C. III, pp. 218-236 ; L. III, C. I et II, pp. 179-266, Wittenberg, 1518.
6. Davidis GrORLAEi Ultrajectini Exercîtotiorkes Philosophicœ quibua univeraa
fere discutitur Philosophia theoretica et plurima ac prcecipiia Peripateticorum dogniata
evertuntur. Post mortem auctoris editœ cùm gemino Indice, s. 1., 1620, Exercitatio XIII,
pp. 235-249. Cf. Idea Phyaicœ, Utreoht, 1651. — Cf. Lasswitz, Geschichte der Atomigtik,
t. I, pp. 455-463.
7. Philosophiœ naturalis adveraus Aristotelem Libri XII..., Genève, 1621 ; Amster-^
dam, 1649 2. — Cf. Lasswitz, QeacMchte..., 1. 1, p. 467-481.
I. — LES DEV4i&îCIBRS DE GASSENDI 71
lui-même en passant : « Lorsque notre remarquable professeur de
Philosophie, à l'université de Pont-à-Mousson, Pieere Sixson,
rapportait d'après Aristote l'opinion d'Anaxagore, je me souviens
qu'il se moqua de la bonne foi aristotélicienne en disant : « Je pense
qu'Aiistote a dépouillé de leurs armés les anciens philosophes pour
combattre plus facilement des adversakes désarmés » ^. Cet âpre adver-
saire d'x4ristote ne manque pas d'aiUeurs, comme fera Gassendi,
de corriger Tatomisme antique en y surajoutant l'action créatrice
de Dieu ^. Il admet pareillement la nécessité « du vide ou du moins
d'une substance corporelle tiès ténue, qui sépare les unes des autres
les parties de rah, du feu, de l'eau, etc. » ^.
Parmi les quatorze thèses que Jean Bitaud, élève d'ÉTiENNE de
Clave, « le médecin chymiste », se proposait de soutenu*, en séance
publique à Paris, avec l'assistance de son maître, les 2i et 25 août 1624*,
la dernière se rapporte à la théorie corpusculahe. EUe est ainsi for-
mulée : « Tout est en tout, et tout est composé d'atomes ou éléments
indivisibles. Ces deux affirmations étant conformes rationnellement
à la vraie Philosophie et à l'anatomie des corps, nous les défendoixs
mwdicus et les soutenons intrépidement » ^.
De Paris, transportons-nous à Pise pour assister « au Cercle » dirigé
par Claude Gtjillermet, seigneur de Béeigard ou Beauregard. Il
naquit à Mouhn en 1578 au dire de Niceron ^, mais plus probablement
en 1591 selon d'autres. Après avon étudié la philosophie et la méde-
eine à Aix, sans néghger les belles-lettres, la langue gi*ecque et les
mathématiques, i] fut reçu en 1601 docteur en philosophie et en méde-
1. Memini, cum Anaxagorse sentent iam ex Aristotele referret doctissimus prseceptor
nostér, Petms Sinsonius. in Aoademia Mussipontana, philosophise professer egregiiis,
ridendo Aristotelicam fidem : Puto, inquit, Aristotelem hos veteres auis armis spoliasse,
ut inermes facUiiis debellaret (S. Basson, PhUosophiœ naturalis..., L. I, Intent. I, Art. v,
p. 13, Edit. de 1621).
2. Cum agimiis de atoniis censemus eas a Dec creatas, quod fuit prsemonendum
(S. Basson, Opère citato, Ibidem, Art. ^^, p. 14). — Descartes cite Basson dans une
énumération singulièrement dédaigneruee pour les Novateurs : Unum dicit Plato, aliud
Aristoteles, aliud Epicurus, Telesius, Campanella, Brunus, Basse, Vaninus, Novatores
omnes, quisque aliud dicunt... (Descartes à Isaac Beeckman, Amsterdam, 17 octobre
1630. Edit. Adam, t. I, p. 158, 1. 19).
3. Ergo \acuum est necessariinn, aut eane aliqua alia substantia intercedit, qua
ingrediente fiât ut partes vel aëris vel ignis vel aquse vel cujusve rei alite ab aliis drdti-
cantur. Haec paucis. Dantur particulae quse non extenduntur i-arefactione : ex his
particulis solis fîunt majores, quas proinde minoribus non dilatât isimpossibile est ores-
cere, nisi nova accédât substantia, veldeturvacuum. Habemusigiturilhidluculentissime
demonstratum atque evictum, nisi concedamus vaour.m int«r partes a quo natura
abhorret, admittendam esse substantiam aliquani corpoream tenuissimam quideiii,
quae in aëris, v. g. rarefactione, in partes aëris sese insinuans alias ab aliis diducat, ut
plus loci occupent, tali substantia spatinm quod reHnquunt adimplente, quod alioquin
vacuum reraaneret. (S. Basson, Phnlosophiœ naturalis... Libr. de Natura et Anima
Mundi, Intent. Il et III, pp. 332-333).
4. Cf. supra. Chapitre II, p, 33-34.
5. ... Omjoia scilicet e^se in omnibus, et orania componi ex atomis seuindivisibili bus.
Quod utmmque, quia rationi, verse Philosophise et corporum anatomiœ conforme «st ,
mordicus defendimus et intrepidi sustinemus (Prop€«. XIV. Of. Launoty, De varia
Ariétotelis..,, C. XVU, p. 210).
6. NiCEKON, Mémoires, t. XXXI, p. 123.
72 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GASSENDI RESTAURE l'ÉPICURISME
cine. Ce qui l'attirait dès lors et dans la suite de sa carrière, comme
l'attestent ses écrits, c'est la recherche des causes physiques à la lumière
de l'expérience. Puis, on le trouve à Avignon, à Lyon, à Paris. Sa
réputation scientifique allait croissant et se répandit au dehors. Le
grand-duc de Toscane, de préférence à plusieurs autres qui faisaient
alors l'ornement de l'université de Paris, lui proposa la chaire de phi-
losophie devenue vacante à l'Académie pisané, avec l'enseignement
des mathématiques et de la botanique. C'étaient les sciences de pré-
dilection de Bérigard. Aussi s'empressa- t-il de répondre à une invita-
tion aussi honorable. Le nouveau titulaire, ayant dit adieu à Paris ^
et à la France, arriva en 1628 à Pise. L'Italie allait devenir sa patrie
d'adoption. Il enseigna pendant douze ans avec éclat à l'université
pisane, entouré de l'estime des plus grands personnages, comme en
témoignent les dédicaces de ses ouvrages. En 1640, le sénat de Venise
lui offrit une chaire, copieusement rentée, à la célèbre université de
Padoue. Bérigard ne résista point à cette tentation doublement
séduisante. Le succès de ses cours fut si brillant que le Sénat vénitien
fit tout pour retenir l'illustre professeur. Ayant appris qu'il songeait
à retourner en France (1646), les sénateurs portèrent son traitement
à mille florins. En 1653, la place si enviée de « premier professeur »
( primariv.s pfof essor ), laissée vide par la mort de Fortunio Liceti ^,
lui fut attribuée. Tant de hens le rattachèrent définitivement à l'Italie :
il mourut à Padoue vers 1668, après y avoir enseigné la philoso-
phie pendant 24 ans ^. Son tombeau se trouve dans l'éghse Sainte-
Sophie.
Dans son premier ouvrage ou plutôt opuscule, Bérigard élève des
doutes et objections contre le système de Galilée : Duhitationes in
Dialogum Galilœi Galilœi Lyncei. Auctore Claudio Berigardo *
(Florence, 1632). Mais son œuvre principale est un savant Commentaire
de différents traités d'Aristote. On y trouve l'écho de ces disputes
ardentes, dont le « Cercle pisan » était le théâtre. Les professeurs,
divisés en couples de gladiateurs, descendaient dans l'arène philoso-
phique, non pas, comme ailleurs, pour être spectateurs des joutes
de leurs élèves, mais pom* se livrer eux-mêmes à des discussions achar-
1. Békigard, Circulvs Pisanus de vcteri et peripatetica Philosophia : II Part. In
ociavum Librum Physicorutn, ProDemio, p. 65, Padoue, 1660.
2. Cf. Brucker. Historia critica, t. IV, Part. I, p. 464. ]Mais, d'après Comne^;us (Gym-
nasiiitn Patavinum, t. I, L. III, Sect. II, C. xxxii, Venise, 1726) le professeur primarius
que remplaça Bérigard s'appelait Jean Cottunius.
3. On donne généralement 1G63 comme la date de la mort de Bérigard. C'est cer-
tainement faux, car, d'après son propre témoignage, il enseigna 24 ans à Padoue, où
il arriva en 1640. Or 1640 + 24 = 1664. Post exactes quinquaginta annos, nemjDS
viginti quatuor Patavi, duodeeim Pisis, reliques in patria, quibus Philosophise operam
dedi fructusque inde reportâtes, licet parum uberes, publicse utilitati consecravi
(BÉRIGARD, C'ircidus Pisanus, I P. : Proamio, p .7). D'après une lettre de Welschius
(Cf. BRrrKER, Op. cit., p. 463, note /;, et pp. 464-465), Bérigard vivait encore en 1667.
4. Brucker écrit donc à tort : Edidit [Berig ardus] anno 1632 fîcto Galilœi Lyncei
nomine Dubitationes... (Historia critica, t. IV, Part. I, p. 466). Cette erreur a été repro-
duite, après lui et d'après lui sans doute, par Ad. Franck dans son Dictionnaire des
sciences philosophiques : ( Dubitationes..., publié sous le pseudonjane de Galilseus
Lyncsus. »
I. — LES DEVANCIERS DE GASSENDI 13
nées \ De là le titre de « Cercle pisan » donné à son livre. 11 hésita long-
temps à le publier, à cause des attaques contre Aristote qui le rem-
plissent. Ce fut seulement sur les instances de ses anciens collègues
de Pise, qu'étant déjà professeur à Padoue, il se décida enfin à le faire
paraître. Sous ce titre général : Circulus Pisanus de veteri et peripa-
tetica Philosophia, sont classés six C^omraentaires particuliers, qui
furent imprimés entre 1643 et 1647. Nous renverrons à la seconde
édition ^, que l'auteur nous donne comme auctior et retractatior, parue
à Padoue (1660-1661).
Bérigard a adopté, à l'instar de Platon, la forme du dialogue, parce
qu'elle lui semblait « plus sûre ». On peut en effet, grâce à elle, exposer
le pour et le contre, en laissant au lecteur le soin de décider ce qui est
conforme à la vérité ^. Procédé habile qui, dans un temps où Aristote
était encore presque intangible, lui permettait de le réfuter sans avoir
l'ail* de le combattre directement. Les deux interlocuteurs qu'il met
en scène s'appellent Charilaus et Arist.^us. Le choix de ces noms
fictifs est déjà significatif : à Charilaus (yac'.;), c'est-à-dire à celui
qui cherche à capter les bonnes grâces des vulgâii'es philosophes, est
dévolue la tâche de soutenir la cause péripatéticienne ; à Aristaeus
est réservé le meilleur (àp'.iToç) rôle, ceiui de défendre l'opinion
des anciens physiciens, qui ont précédé l'époque socratique. Aristœus
est au fond le porte-parole de Bérigard.
Dans la suite de ses Commentaires. Bérigard ne cessa d'opposer
les unes aux autres les opinions de ces deux Écoles, notamment en ce
qui concerne les principes premiers des choses. Or il est clair qu'il
n'hésite pas entre « la matière première d'Aristote » et « les corpuscules
ténus » que propose l'École ionienne. ^lais on doit noter deux choses.
D'abord, notre philosophe complète Anaximandre et Anaxagore,
grands maîtres de la philosophie ionienne, par des vues empruntées
1. Quoniam autem pugnœ cujusdam hic speciem mduxi, necesse visuir. est ultro
citroque dimicantes introducere... Nec vero aliud patiebatur inscriptio Ciiculi Pisani,
in quo doctores collegse, veluti totidem paria nobiliuin gladiatorum descendunt in
arenam philosophicam, non ut alibi conflictum discipulofum spectaturi, st-d ipsi inter
6e alternis invehendo propugnandoque acerrime disceptant de rébus suis... (Circulus
Pisanus : II Part. : I?i octavum Librum Physicorum, Prooeniio. p. 66). — Ce nom de
« Cercle » est encore usité, dans les Universités et Séminaires qui enseignent la Philo-
sophie scolastique, pour désigner les réunions où les élèves argumentent en forme les
uns contre les autres sous la direction de leurs Professeurs.
2. Circulas Pisanus Claudii Berigardi Molixensis, olim in Pisano, jam in Lyceo
Patavino Philosophi prim. De veteri et peripatetica Philosophia : I Part. : In priores
Libros Physicorum. — P. II : In octavum Librum Phyaicorum. — P. III : In Libroa
de Cœlo. — P. IV : In Libros de Ortu et Interitu. — P. V : in Libros Meteorologicos. —
P. VI : In Libros de Anima. — Opus in hac secunda editione aiictius et retractatius,
Padoue, 1660-1661.
3. Quoniam... duodecim illis annis, quibus in acenimis illius Circuli Pisaui discep-
tationibus mentem exercui, alium non vidi modum breviorem," faciliorem ac tutioreni
manifestandae veritatis quam qui eo génère disputationis conficitur... Denique tutio-
rem, quia more Platonico, dum in utramque partem disputât ur, non caditur in offen-
sionem eorum, quibus integrum relinquitur ut ipsi statuant et amplectantiir quod
consentaneum est veritati. {Bérigard,* Circulus Pi,sanuf; I Part., Pro*:nio [uon
paginé], pp. 1-2).
74 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GAS&ENDI RESTAURE l'ÉPICURISME
à Démocrite. Ensuite, rejetant leurs erreurs, il enseigne que ces cor-
puscules ne sont point éternels, mai? créés par Dieu ^.
En réalité, Bérigard regardait Aristote corame un impie, parce que
ce philosophe trop vanté soutient ces thèses erronées : le monde et
sa matière première sont éternels ; le premier moteur de la sphère
suprême n'est pas hbre, il ne connaît que lui- même. et ne produit que
le mouvement éternel ; partant il ne connaît ni le monde ni quoi que
ce soit et est incapable de rien créer ex nihilo ; Aristote semble bien
admettre qu'un intellect agent unique est commun à toute l'espèce
humaine, ce qui est la source d'innombrables erreurs ^.
La conclusion qui se dégage n'a rien de ferme. Les deux systèmes
présentent de graves difficultés et de grandes erreurs ^ ; cependant
le système ionien lui paraît préférable. Dans l'investigation des choses
naturelles on ne peut abouth qu'à un doute prudent ; il faut donc savoir
se contenter d'une hypothèse possible, d'une simple probabilité *.
On a prétendu que le scepticisme de Bérigard s'étendait aux ques-
tions religieuses : « Il ne nous accorde pas même la faculté de savoir
par nous-mêmes s'il, y a un Dieu, encore moins de démontrer son
existence "*... » Il y a là une erreur formelle, qui a sa source dans la
lecture incomplète d'un psîssage de Bérigard. L'un des interlocuteurs
du dialogue, Aeist^us, expose et soutient cette opinion de Zabarella
(1532-1589), une glohe de l'université de Padoue : « Si l'on rejette,
comme la foi chrétienne nous y oblige, le mouvement éternel qu'admet
Aristote, il ne reste plus aucune raison, d'ordre naturel, capable de
prouver l'existence d'un premier moteur. D'où nécessité de recourir
à la révélation ». Fort bien ; mais il fallait poursuivre la lecture.
L'autre interlocuteur, qui est l'interprète de Bérigard ^, Charilaus,
repousse l'opinion de Zabarella : « Peut-être que les arguments
rationnels, apportés plus haut ", pour démontrer l'existence de Dieu
1. Quare superest ut, eorum [tum Aristotelis, tum Veterum] erroribus amputatis,
videant Philosophi, an prinoipja rerimi naturalium possint esse Corpusctda tenuia a
Deo creata, quorum sola congre gatione et secretione omnium ortus et obitus, ut plerique
ex Sanctis Patribus eensuerunt, perficiatiu-, et an iUe corporum consensus atque dis-
sensus, niiiil repugnans Doctrinse Sacrae, prastabilior sit quavi Materia 'prima AriS'
totelis. (BÉBIGAK.D, C'ircul. Pisanus : I Part. : Procem. [non paginé], p. 4).
2. BÉRIGARD, Circuhis Pisanus : I P., Prooeon., p. 3-4.
3. Hi [Veteres] perinde atque ille [Aristoteles] simt reprehendendi, quod substantiaa
simplices corporeas geternas esse docuerunt, qxiantumvis mentem unam aut plures
posuerint univeisi gubernatricem (Circulus Pisanus, I Part. : Prooemio, p. 4).
4. Nam ut demus liaud aliud haberi ex earuni rerum [id est naturalium] ind? gatione
quam dubitationem : est tamen viri sapientis prudenter de iis dubitare, ad quorum
intuitum natura erexit hominem, atque, ut ait Aristoteles, satis est ad hypothesim
possibilem ca reducere et rationis aliquod simulôcrum adoriiare. (Circulus Pisanus :
V Part. : In Libres Metereologicos, Proœmio, p. 541).
5. Ad. Franck, Dictionnaire des Sciences philosophiques. Art. Bérigard. — Bayle,
Dictionnaire historique et critique, art. RuriN, note C à la fin, avait déjà attribué à
BÉRIGARD l'opinion de Zabarella.
6. BÉRIGARD l'a déclaré expressément pour la question présent© : ... Bli [Zabarella]
oppono Charilaum, qui contendit Deum verum cognosci posse naturaKter... (G'irculua
Pisanus, I Part., Proœm., p. 6).
7. Cf. Circulus Pisanus, I Part., Inocta/vutn Libr. Physicorwm, Œrc, XVIII : AnDeu9
verus sola fide an etiam ratione naturali cognoacatur, pp. 171-176. — Cf. Cire. II : De
mediis ad primum motorem demonstrandum, pp. 70-72.
I. -^ LES DEVANCIEES DE GASSENDI 75
ne suffisent pas à convaincre un païen, si on les prend isolément ;
mais, pris ensemble, ils peuvent conduire une intelligence droite à la
connaissance de Dieu » ^.
Bérigard a eu beau déclarer expressément qu'il faisait sienne cette
réponse deCharilaus ; il a eu beau reprocher sévèrement à Aristote
son impiété el formuler cette profession de foi : « Je professe clairement
et ingénument que je ne suis attaché à aucune doctrine si ce n'est
à la vérité chrétienne » ^, Samuel Parker et d'autres après lui ont
cru devoir le dénoncer comme un adversaire déguisé de la Divinité ^.
Mais, vraiment, cette accusation d'athéisme ne semble pas fondée ^.
Quelques années après la pubUcation de la première partie du
Circuhis Pisanus (Udine, 1643), un autre médecin-philosophe s'effor-
çait, dans une autre université italienne, de ressusciter la philosophie
de Démocrite. C'était un Bourguignon d'origine, né vers le début
du x\^I6 siècle à Luxeuil, en Franche-Comté, Jean-Chrysostome
Magnen. iVprès avok" exercé à Paris Fart médical, il passa en Italie,
où on le chargea d'enseigner la philosophie et la médecine à l'univer-
sité de Pavie. Ses opuscules De Mauna et Exercitationes de Tahaco
furent publiés en 1648 à Pavie ^. Mais ce qui attna sm' lui l'attention,
ce fut son essai de restauration de l'atomisme, qui parut sous ce titre :
Democritus reviviscens sive de Atomis, Addita est Democriti Vita (Pavie,
1646) 6. L'édition de Leyde (1648) est intitulée : Democritus reviviscens
sive Vita et Philosojjhia Democriti.
Cet ouvrage était le fruit de son enseignement exotérique. Car,
dans le cours qu'il faisait aux élèves de l'université, Magnen professait
la doctrine d' Aristote, parce que, dit-il, « nous n'avons pas de meilleur
1. Aristjeus : « Unde pîiilosophus noster ethniciis tôt difficultatibus oppressus, nisi
afflatu divino animetur, ad cognitionem Dei unius supremi ac distinct! ab uiaiverso
corporeo nunquam assiirget. » Puis, il ajoute que les difficultés qu'il a apportées avaient
pour but d'appuyer l'opinion de Zababella (Ad tuendam opinionem Zabarellœ),
qu'il expose ainsi : Nimiriun sublato motu seterno, quem rejicit Christiana fîdes, nul-
lam esse rationeixi tantse efficacitatis, qua demonstrari posait naturaliter dari unum
priinum motorem, ut nos credimus, sed ad hoc fide divina opus esse : licet prœstabiliua
ait tueri contrariam opinionem ut magis piam ; atque illud unum est quod studebatur.
— CnARiLATTS : Quod. n. jam dixi, puto verissimum, nempe, licet bis rationibus seorsim
ftcceptis convinci forte non possit ethnicus, omnibus tamen simul instructis, intellectus
recte dispositus potest elevari ad hanc cognitionem naturalitar, sed absque merito
gratiœ et glorise, quam per Christuiii solum habemus. (Circulus Pisanus, II Part. : In
octavwn Lihr. Physic, Cire. XX, pp. 202-203).
2. ... Contentiis claro et ingénue profiteri me nuUi doctrinse, nisi Christianse verifcati
addictum esse (Circulus Pisanus, I Part,. Proœmio, p. 3).
3. Samuel Parker, Disputationes de Deo et Providentia divina, Disp. I, Sect. XXIV,
pp. 67-68. Londres, 1678. — Pierre Devillemandy, Rectem- du collège théologique^
gallo-belge à Leyde, Scepticismus debeUatus..., C. II, p. 11, Leyde, 1697. — Naudé se
montra ai ssi mal renseigné quand il a dit : « Il [Beauregard] ne croyait qu'en Aristote
et se moqua de toute la religion des Italiens. » (Naudaana, p. 111, Amsterdam, 1715).
4. Cf. Bruckjek, Historia critica Philoaophiœ, t. IV, Part. I, pp. 479-486, §vi et vu.
— Sur Bérigard, voir Brucker, Opère eitato. Ibidem, pp. 463-478. — Lasswitz, Ojtere
citato, t. I, pp. 487-498.
5. Magnen y prend dans le titre les qualités de Patritius, Philosophus et Aledictis.
6. Cf. Cap. II. Quod omnia ex atomis constent, pp. 104-116. — Cf. Lasswitz, Op. oit.,
pp. 498-512.
76 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GASSENDI RESTAFRE L EPICURISME
philosophe que lui » et qu'il convient de >< réserver pour l'étude privée
la recherche des choses originales et nouvelles » ^.
L'ouvrage de Magnen a été plusieurs fois réédité ^. Ce succès n'est
pas mérité, parce, malgré sa subtilité d'esprit, Fauteur n'a pas fidè-
lement restitué le système de Démocrite ^. *
IL — CARACTÈRES DE CETTE RESTAURATION
Ce qui pi-écède suffit à montrer qu'il ne faut pas se figurer Gassendi
comme un novateur hardi, ayant eu le premier l'audace de remettre
Fatomisme en honneur, dans la première moitié du xvii'^ siècle.
On vient d'assister au défilé de ses nombreux devanciers. Ce qui est
vrai, c'est que Gassendi ne semble pas avoir utilisé leurs travaux *.
En tout cas, il les a complètement éclipsés, parce qu'il a apporté
à cette œuvre délicate de reconstitution une perspicacité, une droiture,
inie érudition qui défient la comparaison^
L'ensemble des études de Gassendi sur Épicure l'emporte aussi par
Fampleur. Elles comprennent trois ouvrages.
Dans le premier ^, Gassendi ne se boi'iie pas à raconter la vie d'Epi-
cure, il s'attache surtout à le venger des reproches accumulés contre
lui. Tour à tour il signale sans réticence et réfute avec vigueur les
divers chefs d'accusations : Impiété, Malignité, Gourmandise, Immo-
ralité, Haine des sciences libérales. C^'est mie véritable apologie. Sur
bien des points ^, il a réussi à blanchir la mémoire d'Épicure et de ses
sectateurs noircie par des imputations mensongères. Cependant,
« emporté par l'ardeur de laver son maître de toutes les calomnies
semées contre lui », cet honnête homme, que la moindre injustice
choquait, (( se laisse aller à des affirmations téméraires et perd même
de vue des vérités solidement étabhes » ".
1. At pro juventutis institutioiie, satins Aristoteleni prœlegere, quod ejus methodus
et sensa omni sint exceptione majora, tiim etiani quia nieliori philosophe caremus...
Qiiare, cuni Demoeriti philosophiam a me restitui debere censui, id primo veritatis
desiderio ingeniique exercendi causa susceptum a me est opus ; deinde cum in phloso-
phicis nulla possit esse prsescriptio, non abs re fore duxi in integrum restituere senten-
tias quse primo viguerunt... Hsec tamen privato studio continebuntur placita, nec
ahus mecuin e philosophis cathedram ascendet regiam prœterquam Aristoteles ; in
piiblicis enim prœlectionibus, juventutis institut ioni, non autem genio novitative est
indulgendum (Magnen, Praefat. ad Lect., pp. 29-30).
2. A Leyde (1648), à Londres (1658), à La Haye (1658).
3. Cf. Brucker, Historia critica Philosophiœ, t. IV, Part. I, p. 509. — « L'examen
que j'en ai fait [du livre de Magnen] m'a convaincu qu'il n'y a là rien de nouveau,
rien d'intéressant au point de \\ie théorique. C'est à Gassendi qu'il faut s'en tenir pour
cette période « [le xvii« siècle]. (L. Mabilleau, Histoire de la Philosophie atomistique,
p. 401, note 2).
4. Cependant, au dire de B. Haveéau, on rencontre, dans le traité de Magnen « plus
d'un théorème dont Gassendi n'a pas dédaigné de faire son profit. » (Dictionnaire des
Sciences philosophiques (Franck), Art. Magnen. C'est une affirmation articulée sans
preuve.
5. De Vita et Morihus Epicuri Lihri octo, Lvon, 1647. — Cf. OG., t. V, pp. 167-
236.
6. Par exemple, il lave Epicure des reproches de gourmandise et d'immoralité.
7. E. Joyau, Epicure, Ch. I, p. 16-17, Paris, 1910.
II. — CARACTÈRES DE CETTE RESTAURATION 77
Dans le second/, Gassendi révise, traduit et annote copieusement
le texte du dixième Livre (consacré à Épicure) des Vies, Doctrines et
Sentences des Philosophes iUustres ^ par Diogène Laërce. Les remarques
dont il a éclairé sa traduction et les interprétations qu'il propose des
opuscules d'Épicure attestent une grande science et une pénétration
remarquable. On a pu cependant lui reprocher d'avoir faussement
interprété certains passages ^.
Dans le troisième *, Gassendi nous présente la synthèse de la doc-
trine épicurienne. Le De Vita et les Animadversiones n'étaient que des
travaux d'approche pour la. préparer. Gassendi reconstitue le système
d'Épicure en suivant la division tripartite que ce philosophe a donnée
de la Philosophie : la Caiionique ou Science des critères, la Physique
et V Ethique. On s'accorde à reconnaître que Gassendi s'est acquitté
consciencieusement de cette tâche délicate ^. Le Philosophiœ Epicuri
Syntagma ne fut lui-même qu'un travail préparatoire du Syntagma
philosophicum, l'œuvre maîtresse de Gassendi. Comme la substance
de l'Épicurisme en ce qu'il a conciliable avec la foi catholique est entrée
dans la composition du Syntagma philosophie um qui nous occupera
longuement, cela nous dispense d'insister sur le Syntagma Philosophi(f
Epicuri.
Le De Vita parut en 1647. les Animadversioyies et le Syntagma
Philosophiœ Epicuri en 1649. Ils étaient le résultat de patientes re-
cherches et le fruit d'une lente élaboration. C'est en effet, dès 1628,
que Gassendi se déclare partisan de l'atomisme. Son Ami Peiresc
lui communiqua un jour l'opuscule où Erycius Puteanus (Eerryk
De Putte). professeur de langue et de littérature latines à l'université
de Louvain, où il succéda à Juste Lipse, reproduit le portrait d'Épi-
cure et réunit ses principales maximes ^. Gassendi le lut avec le plus
grand soin, et cette lecture le confirma dans le desseyi qu'il avait
déjà conçu de réhabiliter l'atomisme épicurien et son auteur. Aussi
s'empresse-t-il de féliciter l'universitaire Lovanien et de lui faire
part de son projet, l'assurant qu'il était charmé au plus haut point
1. Animadversiones in Libruin Decimum Diogenis L-xërfii, qui est de Vita, Moribiis
l'Iacitisque Epicuri. Continent autem qiias ille très statuit Parteis : I. Canonicani...
II. Physicaw... III. Ethicam.... Lyon. 1649. —Cf. OG., t. V, p. 1-166. «
2. Ilîpl Kùov, l'rf'xi-M'/ xa'. 'Aro'^Oj-'aàrt-jv Ttov iv ^''-XoTCiCiia: £'j5oy.'.;j.r,7àv:(»v
HioXia Aixa.
3. Cf. injra, p. 87.
4. Syntagma Philosophiœ Epicuri cum- Refutationihus dogmatum, quce contra Fidem
Christianam ah eo asserta sunt, oppositis per Petrum Gassendum, Lyon, 1649. — Cf.
OG., t. III, p. 1-94.
5. « Ce qu'on fait nos savants pour nos monuments de la Grèce, Gassendi l'a fait seul
pour le monument non moins grandiose de la philosophie d'Epicure. Lui aussi, il fouille
avec une ardeur infatigable partout où il espère retrouver quelques fragments utiles ;
CCS fragments il les soumet à l'épreuve d'une critique sévère ; puis, avec im art infini,
les rapprochant entre eux, il reconstruit peu à peu l'édifice dont ils faisaient partie,
suppléant, par un instinct merveilleux, aux lacunes que ses recherches "n'ont pu
combler. . (P. -F. Thomas, La Philosophie de Gassendi, Introduction, p. 22).
6. Epicuri Sententiœ aliquot aculeatœ, Louvain, 1609. Cet opuscule est reproduit dans
SOS Œuvres.
Il a laissé en manuscrit : Ivuo'.ïi I^.-ol: sive Philosophia Epicuri.
78 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GASSENDI RESTAURE l'ÉPICURISME
de voir qu'un si noble sujet avait déjà été abordé par lui ^. Dans une
autre lettre ^, Gassendi, qui avait déjà mis la main à l'œuvre, consulte
son docte correspondant, sur quelques corrections qu'il propose
au texte de Diogène Laërce. Ravi à son tour, De Putte répond par
un éloge senti d'Épicure et par des encouragements à son futur apolo-
giste : « Louez, mon cher Gassendi, mon Épicurisme. Je suis la doctrine
d'un homme qui crie partout : Il faut vivre honnêtement ; sous sa con-
duite, j'aime mieux bien agir que de savoir beaucoup. Il n'ignore pas
que dans l'action on doit suivre la nature et la raison. Cela suffit
assurément, on voit là la vraie Philosophie. Il l'enseigna autrefois
«t devint très illustre ; dans la suite, on a commencé à le déchirer
comme fauteur d'une philosophie corrompue... Vous exécuterez
ce que, plus libre de soucis, j'avais autrefois projeté » ^. Après avoir
esquissé une apologie d'Épicure, de sa vie et de sa doctrine, il admire,
avec une confiance naïve, comme s'il était certain de son authenti-
cité, l'effigie du philosophe qu'il avait mise en tête de VEulogium t
« Mais est-ce que l'image elle-même n'est pas parlante ? sèclie, sévère,
triste, elle a été façonnée par la main de la sagesse » *. Il termine son
épître en approuvant les heureuses modifications au texte de Diogène
Laërce, que Gassendi lui avait soumises ^.
La résolution de notre philosophe devait être inébranlable. De 1628
à 1649, malgré ses autres travaux scientifiques ou philosophiques,
il en poursuivit persévéramment l'exécution, multiphant les recherches
personnelles et faisant appel aux lumières des autres ^. Rien ne put
1. ... Tuum illud de Epicuri cum e\ailgata ipsius effigie pellegi Evdogium... Scilicet
^t ego tanto Viro paravi Apologiam, destinato ipsius doctrinse volumine integro...
Delectatus summopere sum et te quoque in illustranda materia adeo nobili operam
quandam coUocasse. (Gassendi à E. Puteanus, Aix, 23 avril 1628, OG, t. VI, p. Il,
col. 2).
2. Gassendi à Ptdeamts, Paris, 14 sept. 1629, OG, t. VI, pp. 26-27.
3. Lauda, mi Gassende, Epicui-eismum meum. Sequor Virlim, qui ubique clamât
Jloneste vivendum esse ; et, hoc duce, recte agere malo quam multa scire. Satis profecto
est seipsumi non igAorare ; in rébus agundis Naturam et Rationem seqiii ; qiiœ vera
Philosophia est, et ab illo olim tradita, qui, cum aliquando clarissimus esset, postea
tanquam imp :rus lacerari cœpit... Tu faciès, quod curis solutior aliquando destinave-
raiii... {Puteanus à Gassendi, Louvain, 5 nov. 1629, OG, t. VI, pp. 393-394).
4. Sed imago ipsa, quam dedi, nonne loqnitur ? Sicca, severa, tristis est sapienti^e
manu formata (Puteanus à Gassendi, Ibidem, p. 394, col. 1).
5; Les travaux de Putè.vnus ne s'appliquèrent pas au seul Epicure. On a de lui,
par exemple : Enchiridiiun ethicum ex Aristotele olim collectum, nitnc latine versuni.
(Louvain, 1620). — Doctrinœ Aristotelicœ Epitome (Inédit). — Vitœ hiimanœ Bivivcm,
Virtutum et Vîtiorum Linece notis ethicis distinctœ. Libri très ...e Platone, Aristotele
alîisque Philosophis antiquis (Louvain, 1645). — Civilis Doctrinœ Lineœ quibus Aristo-
telis PoUticorum Libri très primi ad perpétuas reducti Aphorismos, latine, breviter et
diVucidereprœsentantur. Alibi rivi, hic fontes (Louvain, 1645). — Cf. Paquot, Mémoires...,
*• Xni, pp. 373-428. — Puteanus composa un très grand nombre d'ouvrages et surtout
d'opuscules : Paquot (Loco cit.) consacre 121 numéros à leur Bibliographie. Puteanus
commeriça à réunir ses opuscules, mais trois volumes seulement parurent : t. I, Suada
AÛica sive Oratiônum selectarum Syntagma, Louvain, 1615. — T. II, Amœnitatvm
humananmi Diatribop XII..., Louvain, 1615. — T. III, Epistolarum Atticarum Promul-
sis in Centurias très distributa, Cologne, 1616.
6. Cf. Lettres (dans OG, t. VI) de Gassendi à : J. G. Vossius, p. 24. — D. Heixsics,
p. 25. — Is. Beeckman, p. 26. — G. Naudé, p. 44. — Th. Campanella, p. 54. —
Galilée, p. 92. — Louis de Valois, pp. 117 ; 118 ; 122 ; 127 ; 143 ; 156.
n. — CARACTÈRES DE CETTE RESTAURATION 7^
le détourner du but : ni la difficulté, ni Tinipopularité de l'entreprise.
Pourtant, dès l'origine, il ne se fait aucune illusion sur les critiques
et oppositions qui l'attendent. Mais il s'en console en songeant que
son dessein plaira peut-être à quelques natures généreuses. Si rares
que soient les approbateurs, ils seront assez nombreux s'ils ressemblent
au savant humaniste de Louvain ^.
A première vue, en effet, on n'est pas médiocrement surpris de voii"
un chanoine, prévôt de la cathédrale de Digne, prendre en main la
défense d'un système aussi décrié que TÉpieurisme. Létonnement
redouble quand on constate chez Gassendi un respect et une admiration
d'Épicure, qui rappellent l'amour des Épicuriens antiques pour leur
maître vénéré. Dans la Lettre, où il dédie à Luilher sa Vie d'Epicure,
il parle avec complaisance des deux effigies du philosophe possédées
par son ami : l'une est une copie de la statue qui se trouvait à Rome
à l'entrée des jardins du palais Ludovisi et que Naudé avait envoyée
à Gassendi ; l'autre est la reproduction d'un camée qu'Eerryk De
Putte lui avait montré lors de son passage à Louvain. Gassendi
rapporte, comme toute naturelle et bien due, cette inscription élo-
gieuse que De. Putte avait composée : « Contemple, mon ami, l'âme
dû grand homme qui respire encore dans ces traits. C'est Épicure,
ce sont ses yeux et son visage. Contemple cette image, digne
de ces traits, de ces mains, qui méritent enfin d'attirer tous les
regards » ^.
L'étomiement, causé par l'entreprise assez inattendue de Gassendi,
diminuera si l'on tient compte de seâ déclarations préhniinakes.
Lui-même s'est bien avisé de la surprise, pour ne pas dire le scandale,
qu'il allait produke en voulant résister au torrent de l'opinion commu-
nément accréditée sur Épicure (tum niti adversus torrentem receptœ
vulgo opinionis) ^ et en composant un ouvrage qui paraît contraire
aux bonnes mœm's et à la Rehgion (tum opus moliri, quod vider i
noxium, tanqumn et bonis morihus et Religioni adversum, possit) *.
Mais il ne s'émeut guère de la première objection, parce que c'est un
fait depuis longtemps manifeste, que la multitude doit être regardée
comme un mauvais juge en matière de vérité (non video causam subesse
cur valde movear..., quando jampridem perspectum est quam malus
verifatis judex censeri debeat rnultitudo) ^. Quant au chapitre des bonnes
1. Fortôssis tamen non deerunt generosa ingénia, quibus hoc meum propositiim
plaeeat. Quamquam vero paucissinii probent, modo tui similes sint, factum erit satis
ahnnde.^ Gassendi à Puteanus, Varis, 14 décembre, 1629, OG, t. VI, p. 27, col. 2, vers
la fin).
2. Gassendi : Habes ipse jam pênes te duplicem illius [Epicuri] effigiem : alteram
ex gemma expressam, quam, dum Lovanio facerem iter, communicavit mecum vir
ille eximius Erycius Puteanus, quamque etiam suis in Epistulis cum hoc Eulogio evul-
gavit : Inttiere, mi amice, et in lineis islis spirantan adhuc mentem magni Viri. Èpicurus
est : sic oculos, sic ora ferebat. Intuere imaginera dignam istis lineis, istis inanihus et
porrô ocvlis omnitim. Alteram ex statua, quae Romae ad ingressum est interioris Palatii
ï.udo\-isianorum Hortorum, quam ad me misit Xaudseus noster, usus opéra Henrici
Hovennii, in eadem familia cardinalitia pictoris (De Vita et JMoribus Epicuri, Epistol»
Dedicatoria Francisco Luillerio, OG, t. V, p. 172). Il s'agit du cardinal Barberini.
3--i-5. Gassexdl De Vita..., Epistola Dedicat., OG, t. V, p. 170.
80 ARTICLE II. CHAPITRE III. GASSENDI RESTAURE l'ÉPICURISME
mœurs, il se flatte de pouvoir facilement (evincam facile, opînor) ^
venger la mémoire calomniée d'Epicure et de sa secte, laquelle sur
ce point n'a pas de rivale dans l'antiquité (Epicurmn puta maxime et
sobriuîH et continentem exstitisse, ac Sectain nullam Philosophorum
illius Secta fuisse sanctiorem) ^.
Par ailleurs, Gassendi reconnaît que plusieurs opinions d'Epicure,
notamment sur la Providence de Dieu et l'immortalité de l'âme,
sont diamétralement opposées aux dogmes de la Religion (placita
Epicuri quœdam e diametro cum illis) ^. Mais, est-ce qu'Aristote n'a
pas été haï des anciens Pères de l'Église à cause de ces mêmes erreurs
et de plusieurs autres ? Et cependant, dans la suite, on a expliqué
publiquement les livres aristotéliciens. Pourquoi serait-il interdit
de prendre dans Épicure ce qu'il a de bon ? Faut-il donc détruire
le rosier, parce qu'il porte des épines mêlées aux roses ? (rosetum
exscindere . quod spinas rosis intextas ferat) '*. Au surplus, son intention
est bien de réfuter, avec toute la rigueur de raisonnement dont il est
capable, les sentences épicuriennes qui contrediront tant soit peu la
foi sacrée. l< Car, de même que, dans les questions profanes, je suis la
raison seule (et quand Épicure ne l'écoute pas, son autorité ne pèse
pas plus à mes yeux que celiv> de n'importe quel philosophe)..., ainsi
en religion, je suis les Ancêtres, c'est-à-dire l'Église catholique, apos-
tolique et romaine, dont j'ai jusqu'ici défendu et dont je défendrai
à l'avenir les Décrets, sans qu'aucun discours de savant ou d'ignorant
puisse jamais me séparer d'elle » ^.
Cette solennelle déclaration, que Gassendi a d'ailleurs plus d'une
fois renouvelée, nous rassure pleinement sur l'orthodoxie de ses inten-
tions. Mais il reste toujours à expliquer pourquoi cet excellent cha-
noine a été amené à se faire le champion de l'Épicurisme. Esprit
positif, grand ami de l'expérience, surtout de l'expérience sensible,
il éprouva comme beaucoup de savants, comme quelques philosophes ®,
ses prédécesseurs, une véritable aversion pour l'Aristotélisme et sur-
tout pour la physique aristotélicienne, telle que les Péripatéticiens
d'alors l'enseignaient, faisant fi de l'observation et recourant sans cesse
à des principes a priori pour résoudre des questions qui réclament
des méthodes a }>osteriori et l'étude attentive des faits. Cette tournure
intellectuelle, son goût prononcé jîour l'empirisme l'inclinèrent
logiquement vers Épicure. iVussi Lange a-t-il eu raison d'écrire :
« Ce ne fut ni par hasard ni par une simple manie d'opposition que
Gassendi s'occupa de la philosophie et de la personne d'Epicure.
Il étudiait la nature en sa qualité de physicien et d'empirique. Or déjà
Bacon, luttant contre Aristote, avait désigné Démocrite comme le
1-2. Gassendi, De Vita..., Loco cit., p. 171.
.3-4. Gassendi. De Vita..., Loco cit., OG, t. V, p. 171.
5. ... Ut in aliis rébus rationem solam audio, neque, nisi illam adniittat, magis me
niovet Epiciirus quani qiiivis aliiis Philosophorum... ; sic in Religione Majores, hoc est
Eeclesiam catholicain, apostolicain et romanani sequor, cujus hactenus décréta defendi
ac porro defeudaiu, nec me ab ea ullius unquam docti aut indocti separabit oratio-
(De Vita..., Loco cit., OG, t. V, p. 171).
6. Cf. Bruc'ker, Historia.... t. IV, Part. I, p. 503, § i.
III. — EPICURE ET GASSENDI 81
plus grand philosophe de l'antiquité. Gassendi, versé dans l'histoire
et la philosophie, avait étudié tous les systèmes philosophiques de
l'antiquité ; il choisit, parmi tous ces systèmes, avec un jugement
sûr, celui qui répondait le plus complètement aux tendances empi-
riques des temps modernes. L'atomistique, empruntée ainsi par Gas-
sendi à l'antiquité, acquit une importance durable, malgré les trans-
formations successives qu'elle subit entre les mains des savants,
aux âges qui suivirent » ^.
III. — ÉPICURE ET GASSENDI
Comme Démocrite et Épicure, Gassendi enseigne que les atomes
sont les premiers éléments des choses ; comme eux, il admet l'exis-
tence du vide et reconnaît aux atomes les propriétés suivantes :
identité d'essence, solidité, impénétrabilité, indivisibihté 2. Il se
montre original en faisant de la sohdité la racine d'où sortent les
autres propriétés de l'être, et par là même il se sépare de Descartes
qui. préfère l'étendue. La solidité implique le pouvoir de résister,
l'impénétrabilité et l'indivisibilité.
Selon Démocrite et Épicure les atomes sont, en outre, éternels,
ingénérables, incorruptibles. — Pour Gassendi ils ont été créés par
Dieu qui pourrait les anéantir ^. Seulement il professe, comme eux,
qu'aucune force naturelle n'est en état de les produire ou de les dé-
truire.
Epicure soutient que le mou.ement est inhérent aux atomes et
éternel comme eux. Le mouvement primitif et naturel des atomes
1. F.-A. Lange, Histoire du Matérialisme..., trad. B. Pommerol, t. I, 3^ Part., Ch. I,
p. 230. — Lange enrôle injustement Gass >ndi dans le camp des matérialistes, dont
il s'est fait le sergent recruteur. « Lange exagère le matérialisme de Gassendi ». (P. Ja-
NET et G. SÉAiLLES, Histoire de In Philosophie, IJe Partie, Ch. IX, p. 1015, Paris, 1887).
Gassendi mérite le reproche de matérialisme en tant qu'il fait de l'âme sensitive un
composé d'atomes. — Après a\'oir signalé le parti pris de Lange, « %vho seems to hâve been
more anxious to hnd a materialist in Gassendi than to find out whether Gassendi
was a materialist » (The Philosophy of Gassendi, P. IV, C. I, jj. 248). IMr. Brett réfute
l'accusation de matérialisme portée contre Gassendi (Ibidem, pp. 248-249 ; 254-256).
— M. Fernand Papillon, dans son étude très superficielle sur Gassendi, a écrit cette
plu-ase regrettable : « Le hardi philosophe a beaucoup de peine à comprendre l'immatéria-
rialité de l'âme, et sans se prononcer nettement à ce sujet, il laisse entendre qu'il lui est
plus aisé d'en adinettre la matérialité. (Histoire de la Philosophie moderne dans ses
rapports avec le développement des Sciences de la nature, t. I, L. I, Ch. IV, p. 83, Paris,
1876). Or Gassendi distingue très nettement, nous le verrons, entre l'âme sensitive
qu'il déclare matérielle, et l'âme raisonnable dont il proclame l'immatérialité. En lisant
la plirase de M. Papillon, je me disais que, sans doute, il n'avait pas lu -Gassendi ou du
moins ne l'avait pas compris. En effet, j'ai ensuite constaté qu'il renvoie en note à
V Abrégé que Bernier a fait de la Philosophie de Gassendi. Mais il n'a lu Beruier qu'à la
légère, car celui-ci, abréviateur fidèle de la doctrine de son maître sur ce point, a tout
un chapitre intitulé : Que Ventendement est immatériel, Abréf/é..., t. VI, L. IV, Ch. I,
pp. 342 sqq. Lyon, Edition de 1678. — Dans l'édition de 1684, à laquelle se réfère
M. Papillon, le dit chapitre est au tome Vl, pp. 280 sqq.
2. Gassendi, Syntigma Philosophicum : PriYSiCA, Sect. I, L. III, C. V-VIII, OG,
t. I, pp. 256-282.
3. Gassendi, Animadversiones..., t. I, p. 030 sqq ; 706 sqq.
6
82 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GASSENDI RESTAURE L EPICURISME
est une chute, de haut en bas, dans le vide mfini. Pour échapper au
fatalisme, le philosophe grec attribue aux atomes le pouvoir de s'écarter
légèrement de la ligne droite, en vertu d'une énergie interne et spon-
tanée, par conséquent sans l'intervention d'une cause extérieure.
C'est la déclinaison (TîapÉyxX'.a-'.;, le dinamen de Lucrèce). Epicure
d'ailleurs n'apporte aucune preuve pour en justifier l'existence ; il y
recourt comme à l'unique moyen d'éviter de soumettre le monde
à une nécessité absolue. Il ne s'aperçoit pas que la décHnaison contredit
tout son système. Car ce système est mécaniste : « Les atomes sont
partout ailleurs représentés comme des corpuscules inertes et tous les
phénomènes expliqués par des mouvements qui se transmettent
passivement de proche en proche « ^. Pour Gassendi, le mouvement
des atomes et la force interne qui le produit viennent de Dieu. Sous
l'impulsion de sa volonté toute sage et toute puissante, les atomes
évoluent réalisant le plan divin : Gassendi se montre finaliste déterminé
à rencontre d'Êpicure qui rejette et la finalité et la Providence.
Quant à la déclinaison, il la refuse aux atomes comme un pouvoir
chimérique et, du reste, inutile dans l'économie de son système,
puisque la motion du Créateur imprime au mouvement atomique
la marche convenable à ses desseins.
C'est ici surtout que s'affirme l'originalité de Gassendi. L'atomisme
antique, se sentant incapable d'expliquer rationnellement le sens de
l'évolution cosmique, en est réduit, une fois posée l'éternité de la
matière atomistique, à recourir à l'hypothèse arbitraire du dinamen
et à s'en remettre ensuite au hasard. Gassendi est persuadé au contraire
qu'une loi interne préside au développement des choses. Mais, comme
toute loi rationnelle suppose un esprit qui la conçoit, la formule et
l'applique, il fut logiquement amené à faire intei'venir l'activité de
Dieu Créateur et Providence. En même temps que Dieu octroyait
aux atomes, à l'instant de leur création, l'existence et le mouvement,
il les dotait du pouvoir de se diriger selon une loi interne, laissant ensuite
les choses suivre leur cours normal. L'intervention divine n'est plus
de mise : les combinaisons diverses, d'où résulte le monde ordonné
où nous vivons, dérivent de cette capacité primitive que les atomes
ont reçue de se diriger d'après la loi immanente qui constitue leur
nature et en fait des causes harmonieusement réglées une fois pour
tcîutes 2. On doit dire, en ce sens, « que les atomes sont la première
cause moti*ice dans les choses physiques » '. Gassendi a vu nettement
la nécessité d'une loi interne, c'est sa grande supériorité sur tous ses
devanciers. Mais il n'a pas su en dégager la formule. C'est une lacune
que combleront ses successeurs.
La position prise par Gassendi a provoqué une objection radicale.
A entendi'e les opposants, son appel à l'intervention d'un Dieu Créa-
1. E. JoYATT. Epicure, ch. V, p. 104.
2. Nous critiquerons plus bas cette quasi indépendance que Gassendi accorde aux
atomes une fois créés et dotés de leurs propriétés. Cf. infra. Chapitre IV. p. 117.
3. Planius ergo dici videtiu-... primani causam moventem in rébus physicis esse atomos
(Gassendi, Syntagma philosophictim : Physica, L. I, Sect. IV, C. vii, OG, t. I, p. 336,
-col. 1).
ni. — EPICUKE ET GASSENDI 83
teur et Providence dénature complètement l'atomisme antique i.
M. Mabilleau a victorieusement, ce me semble, répondu à cette
objection. Voici en substance sa réponse. Le mécanisme antique n'a
pu déduire de ses principes la loi du mouvement, sans laquelle il n'v
a pour les atomes ni groupements, ni combinaisons, ni coordination
d'ensemble. Finalement tout se ramène au hasard. « Le monothéisme,
qui est sm-venu, a fourni une solution de la difficulté et tiré d'embarras
tous les atomistes futurs. Tout ce qui est resté inexpliqué a été ren-
voyé à uft Principe supériem-... » Qua fait Gassendi i A l'éternité
des atomes et au hasard il a substitué Faction de Dieu créant les atomes
et imprimant une dù'ection à leurs mouvements. Cette substitution
n'enlève rien à ce qui fait le fond de l'atomisme des Anciens. « Le sys-
tème subsiste en son entier, étayé à sa base et com'onné au sommet
par des hypothèses chargées d'épargner à l'esprit l'horreur de l'in-
connu. Les atomistes ont bien été obhgés de supposer la matière anté-
riem-e au monde et d'admettre que l'évolution cosmique suit une
marche constante susceptible de détermination et de prévision.
La théologie [c'est-à-dire la doctrine d'un Dieu Créateur et Providence
associée par Gassendi à l'atomisme] ne change rien à ces conditions,
lorsqu'elle prétend en rendre raison » ~. Or n'est-il pas manifeste que
l'mtervention créatrice et providentielle de l'Etre souverainement
parfait rend mieux raison de ces conditions que l'hv'pothèse épicu--
rienne d'atomes éternels Uvrés au hasard de leurs combinaisons ?
^ Gassendi a eu grand tort de ne pas corriger sur un autre point
Epicure et Lucrèce. Pour avoir soutenu, comme eux, que l'âme sen-
sitive est matérielle, il se heurte à des difficultés insolubles et se voit
contraint d'avouer que l'esprit ne sam-ait comprendre ^ comment
des choses insensibles, comme les atomes, peuvent, étant mêlés
d'une certaine façon, former une âme sensible. .Mais il se console
en affirmant que les mêmes difficultés se rencontrent dans les autres
systèmes *. Il y a là une illusion assez grossière. Le système sphitua-
hste, pour ne parler que de lui, éprouve de l'embarras k rendre compte
de la possibihté et de la nature de la sensation. L'esprit humain est
peut-être ici en face d'un mystère impénétrable ; mais, du moins,
la solution spirituahste n'offre pas de contradiction interne. L'opinion
de Gassendi est. au contraire, non seulement incompréhensible, mais
1. Dans le Dictionnaire des Sciences philosophiques, à l'article Atomisme, Ad. Franck
prétend que Gas.sendi ( na pas peu contribué à amoindrir » l'atomisme antique.
D'après F. Pillox (Uannte philosophique, 1891, p. 69, Paris, 1892), Gassendi n'apa.s
été, comme on le dit sou\'ent, « le restaurateur de l'atomisme grec. » — M. Mabillkau
juge ainsi cette appréciation : « M. Pillon n'en a compris ni le sens ni la portée [de
l'atomisme de Gas.'sendi] ; on peut affirmer qu'il ne le connaît que de seconde ou troi-
sième main, par un article de dictionnaire, r. (Histoire..., p. 420-421.)
2. Cf. Mabilleau, Histoire..., pp. 405-410. Et plus loin : « L'addition du théisme n'a
ici pour but que de donner au mouvement la loi qui lui manquait jusqu'alors... »
(Ibidem, p. 421).
3. Sane vero fatendum est non videri esse quamobrem s^îeremus posse rem mani-
festam fieri, quando, aut longe falliraur, aut fugit omnino humanam solertiam...
(Syntagma : Physka, Sect. III, Membr. II, L. VI, C. ra. t. II, pp. 346-347, col. 2-1).
4. Gassendl Syntagma : Phyaica, Sect. III, M. II, L. VI, C. m, p. 343.
84 ARTICLE II. CHAPITRE III. GASSEXDI RESTAURE l"ÉPICURISME
contradictoire, car la sensation exigeant, pour se produire, l'activité
d'un principe simple et indivisible ^ ne peut provenir d'un agrégat
d'atomes qui est étendu et divisible.
Le fond de la Morale gassendiste est épicurien. Elle se ramène
en effet à ces trois points essentiels : a) Le plaisir est le primum expe-
tibile, <( le premier désirable », le Souverain Bien. — b) Toute vertu,
tout ce qui est utile ou honnête, ne sont désirés, ne sont des biens
que par rapport à la volupté qu'ils procurent. — c) La félicité par
excellence, la véritable volupté, que recherche le sage, consiste dans
la santé du corps et la tranquillité de l'esprit, l'indolence (in dolentia,
l'absence de la douleur) et l'ataraxie (à-Tapào-a-to, l'absence de trouble).
Or la pratique de l'honnête, la vertu, est de toutes les choses utiles
la plus utile, parce que seule elle peut nous donner un bonheur durable,
exempt d'inquiétude et d'angoisse. Gassendi met les biens moraux
au-dessus des biens physiques, les plaisirs de l'esprit au-dessus des
plaisirs des sens, le bonheur que cause l'observation de la vertu au-
dessus du bonheur qu'apporte la satisfaction des appétits inférieurs.
Quand il traite des vertus en particulier, fidèle aux principes qu'il
a mis à la ba-se de la Morale générale, Gassendi voit, dans celles mêmes
dont la notion vulgaire implique le désintéressement, comme la piété,
le patriotisme, l'amitié, la bienfaisance, des moyens sûrs d'arriver
au bonheur, car, par la pratique des vertus, l'homme entretient sa
santé corporelle et acquiert la tranquillité de l'esprit.
Notre philosophe étant chrétien relève sans doute sa doctrine morale
par des idées et des sentiments chrétiens ; néanmoins, malgré ces
emprunts qui lui donnent un certain vernis, elle reste foncièrement
épicurienne, c'est-à-dire égoïste.
(( Son Épicurisme était d'un type élevé : l'aise et le plaisir ont leurs
droits ; mais ils ne sont qu'une part dans la vie qui est unifiée par un
grand but ; ils forment comme le condiment de la vie ; ce ne sont pas
les choses dont nous vivons, mais ils se mêlent à tous nos actes comme
un levain » ^. Cette appréciation est trop bienveillante, car « le grand
but », que Gassendi assigne à l'homme, est rabaissé par les préoccupa-
tions utilitaires.
IV. — QUELQUES APPRÉCIATIONS CONTEMPORAINES
ET ULTÉRIEURES
Parmi les contemporains, des esprits indépendants et tournés vers
le progrès, furent péniblement affectés de voir Gassendi se faire le
disciple d'Épicure. Pour n'en citer qu'un exemple significatif, Tho-
1. Cf. Pai,mieri, Inst'tutiones Philosophicie, T. II, Anthropoloyla, Thèse, II. p.
282 sqq. Rome, 1875.
2. His Epicureani-^m was of the lofty type : ease and pleasure hâve their rights, but
they exist only as parts in a Hve that is unifiée! by a great f)ui'pose ; they are the condi-
mentum vitse ; not the things on \vhich we hve, but the temper that leavens the %vhole.
(G. S. Brett. The Philosophy..., Introduction, pp. xxxtx-xl).
IV. — APPRÉCIATIONS CONTEMPORAINES ET ULTÉRIEURES 85
MAS Campanella, api'ès lui avoir témoigné une grande affection et
décerné de vifs éloges, dit à notre philosophe, vers la fin de sa lettre :
« Je me réjouis de nouveau que vous ayez dissipé les nuages d'Aris-
tote ; mais il me plaît moins que \'ous ayez accueilli les ténèbres d'Épi-
cure » ^. Gassendi rassura, avec une parfaite loyauté, son illustre
correspondai\t : « ^^ous avez paru craindre que mes Commentaires
sur Epicure ne contiennent quelque chose qui blesse la Rehgion.
Dieu me préserve de laisser échapper de ma plume quoi que ce soit
en opposition avec la Religion ! Vous alléguez la Providence ; mais
moi-même je la défends contre Epicure ; et là où il a erré je ne prends
point sa cause en main... Etant philosophe, je ne dois rien dissimuler
de ce qui concourt à élucider la pensée de celui que j'interprète. Mais,
étant aussi chrétien et théologien, je dois me souvenir de ce qui con-
vient à ce double "caractère » ^.
Un autre contemporain de Gassendi, qui fut (( conseiller et substitut
de M. le Procureur Général»^, Jean-François Le Grand, avait eu,
dans un cercle d'amis, de doctes colloques où la Philosophie d'Épicure
fut examinée. Gassendi assistait à ces discussions amicales, défendant
Epicure attaqué par Le Grand. Celui-ci crut utile d'en faire part au
public. De là une Dissertation latine sous forme de Lettre à Gassendi ^,
dans laquelle, après avoir rappelé les' entretiens d'antan ^, il réfute,
avec courtoisie mais résolution, dans un style pénible et contourné,
les thèses épicuriennes sur V Infini, le Vide et les Atomes ^.
Quant à la valeur des travaux de Gassendi sur Epicure, on pourra
s'en faire une idée indirecte en lisant c^uelques témoignages empruntés
à des époques postérieures à leur apparition.
Un théologien protestant, Samuel Parker, archidiacre de Can-
torbéiy, écrivait dans la seconde moitié du xvii^ siècle : « Personne
L Gaudeo iteriim qnod nebulas Aristotelis excusseris ; sed quod Epicureas veluti
Csecias ad te traxeris, non satis placet (Thomas Campanella à Gassendi, 7 mai 1632,
OG, t. VI, p. 407, col. ] ).
2. Ad Commentationes vero Epicureas quod attinet, subdubitare visus es ne quid in
Religionem peccem. Sed absit a me ut excidat quidpiam quod pugnare cum illa posait.
Inculcas Providentiam ; ego vero eandem adversus Epicurum tueor ; neque, si ille
quicquam erravit, patrocinium causiB suscipio... Quippe quum Pbilosophum agani,
dissimulare non debeo quidquid ad opinionem xït\, quem interpretor, elucidationem
conducit ; at, quod Christianus etiam et Theologus sim, meminisse debeo quid utram-
que personam deceat (Gassendi à Campanella, Lyon, 2 novembre 1632, OG, t. VI,
p. 54, col. 1-2).
3. Ces titres lui sont donnés dans l'extrait du Privilège du Roi placé en tête du
volume cité infra, note 4.
4. JoANNES Franciscus Gbandis, Dissertatio in Epicuream Philosophiam ad Petrum
Gassendum, dans Dissertationes philosophicœ et criticœ, Paris, 1657.
5. Cum hesterna die, coram lUustrissimis Viris nec-non sibi invicem charissimis
Fratribus Errico ^lemmio et Comité Avauxiano, sermones tecum de germana Epicuri
Philosophia conseruissem. Mi Gassende, in solitum JNIusarum nostrarimi Secessum me
recepi ; et memoria recolens bas omnes, quibus communem Epicuri Mentem impugna-
veram, Demonstrationes, taleis enim innueras, ut quœ tuum praecipue affecerint ani-
mum, mittendas ad te, qui eas pri\-ato expendas, paucis hisce scriptis perstringere duxi
necessarium (J.-Fr. Grandis, Dissertatio in Epicuream Philosophiam, Opère cit., p. 1).
6. Cf. Dissertatio in Epicuream Philosophiam..., Opère citato, pp. 3-11 ; 11-79; 79-
166.
86 ARTICLE II. CHAPITRE III. — GASSENDI RESTAURE l'ÉPICURISME '
n'a composé une apologie d'Épicure avec plus de pénétration, d'abon-
dance ou de bonheur que PieiTe Gassendi, véritable grand homme,
versé, s'il en fut, en toute sorte de connaissances, dont l'érudition
est aussi recommandable que le jugement ou la sincérité » ^.
Un autre théologien protestant, Jean-François Buddeus, qui
enseigna la philosophie à Halle et la théologie à léna, se- montre aussi
très sympathique au restam'ateur du système d'Épicure : (( En même
temps que Descartes s'efforçait de construire un nouvel édifice phi-
losophique, la philosophie Démocrito-Épicurienne était rappelée à la
vie par Pierre Gassendi, l'égal de Descartes par l'éclat du talent, l'em-
portant peut-être sur lui par la science » ^.
Jacques Brucker, l'estimable auteur de VHisloire critique de la
Philosophie, nous apporte un témoignage beau-coup mieux autorisé
que les précédents. Il se féhcite d'avoû* pris Gassendi comme guide
pour raconter l'histohe d'Épicure, car pour composer ses Animadver-
siones Gassendi a heureusement mis à contribution « toutes les res-
sources que lui fournissaient sa fréquentation des auteurs anciens,
sa comiaissance de la langue grecque, l'art critique et la philosophie.
x\ussi a-t-il projeté sur toute l'histoke d'Épicure une lumière écla-
tante » ^. C'est pourquoi Bruçker n'hésite pas à s'approprier cette
Déclaration que Ménage a placée en tête de ses Observations sur le
X^ Livre de Diogène Laërce : « C'est à mon instigation que ce Dixième
Livre, qui contient la Vie d'Epicure, a été traduit en latin et débrouillé
au moyen de Notes soignées et de Commentaires lumineux par Pierre
Gassendi, homme très au courant de toutes les sectes, mais surtout
de l'Épicurienne. C'est une raison pour moi d'être plus bref dans l'expo-
sition de ce Livre. Qui donc peut avancer quelque chose sur les prin-
cipes d'Épicure que Gassendi n'ait déjà vu ? Après lui la modestie
commanderait de se tane, si ce très grand ami, dans son exphcation
du texte Laërtien, ne m'avait laissé quelque chose à dire plutôt qu'il
ne l'a omis par négligence » *.
1. ... Nemo aiit acrius, aut uberius, aut quidem felicius ejiis [Epicuri] apologiam
confecit quam Petrus Gassendiie, vir quidem magnus omniqiie, si qiiis alius, doctrina
eruditus, née tamen einiditione quam aut jiidicio aut candore nobilior. (S. Ï*arkeb,
Diajnttationes de Deo et Providentia divina, Disput. I, Sect. XII, p. 30, Londres, 1678).
2. Eodem, quo Cartesius no\nim illud molitus est philosophise aedificium, tempore,
Democrito-Epicuraem [sic] philœophandi rationeni iterum revocavit Petrtjs Gas-
SENDUS, ingenii laude Cartesio nihil concedens, doctrinœ forte superior. (Johannes
Frakcisctjs Buddeus, Isagoge historico-theologica ad Theologiani universam singulae-
que ej-us partes, 2 vol., Leipzig, 1727. t. I, L. I, C. iv, § 29, p. 268, col. 1). — D'après
Buddeus (Ibidem, col. 2) Wolferdits Sengxjerdus, dans sa Philosophia naturalis,
(Leyde, 1681), De Stair, dans sa, Phy»iologia nova experimentalia, (Leyde, 1686), Fbajst-
ciscus Bayxe, daiis ses Institutiones phyaicœ, ad usum Scholarum accomodatse [sic],
(Toulouse, 1700), suivent en certains points Gassendi.
3. ... Cuncta in ordinem coegit et, ad illustrandum Lihrum X Diogenis Laertii
conversus, quicquid lectio veterum scriptorum, quicquid grascse linguse notitia, quicquid
ars critica, qtiicquid philosophia sxippeditabat in commentarium contulit et totam
Epicuream historiam insigni luce collustravit. (Brtjcker, Historia, t. TV, P. I, pp. 524-
526).
4. Decimum hune Laërtii Librum, hoc est \àtani Epicuri, mei caussa Latine vertit
et Notis accuratis et Commentariis luculentis iUustravit Petrus Gassendus, vir omnitun
Bectarum, Epicureœ imprimis, peritissimus. Eo brevior ero in hujus Libri expositione.
IV. — APPRÉCIATIONS CONTEIVIPORAINES ET ULTÉRIEURES 87
La reconstitution du système épicurien (Sijntagma Philosophiœ
Epicuri) ne provoque pas chez Brucker une moincli'e estime que les
Anijnadversiones : « Gassendi, dans ce travail, a exposé les opinions
d'Épicure, a mis de l'ordre où régnait la confusion, éclaii'ci les obscu-
rités et comblé les lacunes, en s'insprrant heureusement des principes
du philosophe grec, avec une clarté si vive, une ordonnance si harmo-
nieuse, une façon de traiter les questions si élégante, un style si riche
qu'il aurait mérité le caillou d'Épicure lui-même, s'il lui eût été permis
de le voh' » ^.
Un autre écrivain allemand, qui s'est fait une spéciahté des « études
épicuriennes )\ Hermaxn Usener, tout en reconnaissant une grande
perspicacité à Gassendi, s'est montré, de nos jom'S, beaucoup moins
enthousiaste : « Celui qui mérite d'être appelé le sauveur d'Épicure,
Pierre Gassendi, a infhgé de très graves blessures aux opuscules
épiciu'iens par sa traduction du Dixième Livre de Laërce éclairée de
copieuses remarques. Beaucoup plus expert dans la physique d'Épi-
cure que dans la langue grecque, bien que son interprétation d'un bon
nombre de passages soit correcte et dénote beaucoup de finesse, cepen-
dant il s'est attaqué si témérairement aux paroles d'Épicure qu'il
semble, non pas les épuiser mais les inventer » ^.
Quoi qu'il en soit de ces réserves sm* la A^aleiu' philologique des
Anirnadvers iones , il est certain qu'en restaurant la philosophie d'Épi-
cure. Gassendi a produit, comme nous le verrons ^, une impression
plus étendue et plus pénétrante qu'on ne le croit communément.
C'est la juste remarque d'un savant, Paul Tannery : « Descartes,
après avoir primitivement admis le vide, rejette cette hypothèse
dès ses premiers écrits et suppose de fait trois matières élémentaires
distinctes. La vieille doctrine de Démocrite et d'Épicme fut au con-
traire renouvelée par Pierre Gassendi (1592-1655), dont les ouvrages,
pleins de, bon sens et de froide raison, aussi bien que d'une érudition
singuhère, exercèrent une profonde influence « *.
Quid enim de Epicuri decretis quisquam proferre possit, quod Geissendus non viderit ?
post quem tacere modestissimum foret, nisi quaedam in textus Laèrtiani enarratione
vir raihi aniieissimus non tam onîisisset, quam mihi reliquisset, (.<ÏGiDrus Menagitjs,
In Diogenem Laèrtium Obsertationes et E7nendaiiones, hac Editione plnrimum auctce ;
Ad Librum Decimum, p. 444, Amsterdam, ]fi92).
1. In quo [Syntag}»a Philosophiœ Epicuri] tanta pei-spicnitate, tanta ordinis con-
cinnitate, tanta tractationis elegantia et dicendi copia Epicuri placita exposuit, confuâa
digessit ,obscura illustra\it, qufeque deticiebant ejus jîriucipiis convenienter enarravit,
ut ipsius Epicuri calculum, si videre illi licuisset, meruisset. (Bruckeh, Historia,
Ibidem, p. 525).
2. His pibelli Epiciirei] gravissima idem inflixit volnera, cjuem merito dixeris sospi-
tatoirem Epicuri, Petrtts Gassendus decimo libre La^rtii cuni versione édite et animad-
versionibus eopiosis inlustrato (Lugduni, 1649). Qui ut erat physices Epicureap miJto
quam semionis graeci peritior, etiamsi haud pauca multo cum acumine recte intellexit,
tamen ea temeritate in verba Epicuri grassatais est, ut ea non purgare sed fingere Jpee
videatur (Hermaxx Usexer, Epicurea, Praefat., p. xvu, Leipizg, 1887).
3. Cf. Chapitre VII.
4. P. Tanx-ery, Les Sciences en Etirope (1599-1648), dans Histoire générale, sous la
direction de E. La visse et A. Rambacd, t. V, Ch. XI, p. 457, Paris, 1896.
CHAPITRE IV
Le Syntagma 'philosophicum.
INTRODUCTION
« La Philosophie est l'amour, le zèle et l'exercice de la Sagesse. Or la
Sagesse est la disposition de l'âme à connaître correctement les choses
et à agir avec droiture dans la vie. D'où il suit que la Philosophie
comprend deux parties : l'une s'occupe de la vérité ; l'autre de l'hon-
nêteté. On peut appeler la première, selon la coutume, Philosophie
2)hysique ou naturelle ; elle recherche la vérité dans toute la nature
ou universalité des choses ; la seconde, Ethique ou Morale ; elle s'ef-
force de faire pénétrer l'honnêteté dans les mœurs des hommes » ^.
Toutes deux prises ensemble constituent la Sagesse ou vertu, puis-
qu'elles perfectionnent et l'intelligence et la volonté ; par elles l'homme
atteint le maximum de félicité que les forces de la nature puissent
atteindre ^. La Logique leur sert naturellement de Préface, puisqu'elle
est la science qui indique le chemin à suivre pour arriver au vrai.
De là trois grandes divisions dans le Syntagma philosophicum :
Logique, Physique, Éthique. Selon l'usage des Scolastiques, Gas-
sendi donne à la Physique un objet très étendu : « C'est la science qui
contemple la natm"e des choses » (Scientia naturœ rerum contempla-
trix) ^. Elle les considère dans leur ensemble et isolément, cherchant
à déterminer, autant qu'il est possible, leurs principes constitutifs,
leurs causes productrices, leurs fins, leurs forces, leurs propriétés,
leurs actions et leurs effets ^. Sous ce terme général de Physique
sont donc englobées des sciences nombreuses et diverses : Métaphy-
sique, Théodicée, Astronomie, Cosmologie, Psychologie. Aussi cette
seconde Partie occupe-t-elle presque toute la place dans la Philoso-
phie de Gassendi. 'UEthique, très peu développée, est la science pra-
tique qui détermine la règle des actions : ad recte agendum, in vita ^.
1. Philosophia est amor, studium et exercitatio Sapientise. Sapientia autem nihil
aliud est quam diepositio animi ad recte sentiendum de rébus et recte agendum in vita.
Ex hoc intérim esse duœ Philosophiae partes videntur, quarum altéra circa veritatem,
circa honestatem altéra occupetur. Illam dicere physicam sive naturalem, ut moris est,
licet ; quando veritatem scrutatur in iis omnibus, quse sunt in natura seu universitate
rerum ; istam ethicmp seu moralem quando satagit in hominum mores honestatem indu-
cere. (Syntagtna philosophicum, Lib. proœmial., OG, t. I, p. 1, col. 1). Le Syntagma
philosophicu?n remplit les deux premiers volumes des OG.
2. Syntagma, Ibidem, t. I, p. 1, col. 1-2.
3-4. Syntagma : Part. II : Physica, Proœm., t. I, p. 125, c. 2.
5. Syntagma : Lib. proœmial., C. I, t. I, p. 1, c. I.
INTRODUCTION 8&
L'historien, qui veut faire la s^^lthè,'«e des doctrines d'un philosophe,
est souvent réduit à en coordonner les idées éparses en divers ouvrages.
Gassendi nous a épargné cette besogne, toujours assez hasardeuse,
en composant lui-même un résumé de sa Philosophie. Sans doute,
il est impossible de donner ici une analyse détaillée d'une œuvre qui
comprend deux volumes in-folio, contenant au total plus de 1.600 pages
en double colonne. Nous viserons du moins à faire ressortir les côtés
les plus personnels et les plus caractéristiques qui donnent à la Phi-
losophie gassendiste une physionomie spéciale, laissant dans l'ombre
ce qu'elle a de commun avec la Philosophie traditioniielle. Mais,
avant d'en venir aux questions particuhères, il convient de mettre,
sous les yeux du lecteur, une vue d'ensemble. Nous l'emprunterons
à C4assendi lui-même.
PREMIÈRE PARTIE. — LOGIQUE.
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
L. I. — Origine et Variété de la Logique.
L. II. — Fin de la Logique.
INSTITUTION LOGIQUE
Sections I. — De la simple Imagination des choses.
— II. — De la Proposition.
— III. — Du Svllogisme.
— IV. — De la Méthode.
Ile PARTIE. — PHYSIQUE.
SECTION -I. — DES CHOSES DE LA NATURE EN GÉNÉRAL :
Livres. I. — De l'Univers et du Monde ou de la Nature des choses.
— IL — Du Lieu et du Temps, ou de l'Espace et de la Durée
des choses.
— III. — Du Principe matériel ou de la Matière première des
choses.
— IV. — Du Principe efficient ou des Causes des choses.
— y. — Du Mouvement et du Changement des choses.
— VI. — Des Qualités des <"hoses.
— VIL — De la Génération et de la Corruption des choses.
SECTION II. — DES CHOSES CÉLESTES :
Li\-res. I. — De la Substance du Ciel et des Astres.
— IL — De la Variété, Position et Grandeur des Astres.
90 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
- — III. — Des Mouvements des Astres,
— IV. — De la Lumière des Astres.
— V. — Des Comètes et des Astres nouveaux.
— VI. — Des Effets produits par les Astres.
SECTION III. — DES CHOSES TERRESTRES î
§ I. — ÊTRES INANIMÉS :
Livres I. ' — Du Globe terrestre.
. — IL — De ce qu'on nomme vulgairement Météores.
— III. — Des Pierres et des Métaux.
— IV. — Des Plantes.
§ II. — ÊTRES VIVANTS OU ANIMAUX :
Livres I. — De la Variété des Animaux.
— IL — Des Parties des Animaux.
— III. — De l'Ame.
IV. — De la Génération des Animaux.
— V. — De la Nutrition et de la Respiration des Animaux.
. — VI. — Du Sens en général.
— VIL — Des Sens en particulier.
— VIIL - — De la Phantaisie ou Imagination.
— IX. — De l'Intelligence ou Esprit.
— X. — De l'Appétit et des Affections de l'Ame.
— XL — De la Force motrice et des Motions chez les Animaux.
— XII. — Du tempérament et de la Santé des Animaux.
— XIII. — De la Vie et de la Mort des Animaux.
— XIV. — De l'Immortalité des Ames.
me PARTIE. — ÉTHIQUE * ' .
Livres I. — De la Félicité.
— IL — Des Vertus.
— III. — De la Liberté, de la Fortune, du Destin et de la Divi-
nation.
PREMIÈRE PARTIE. — LOGIQUE.
I. — QUESTION PRÉLIMINAIRE : DE LA CERTITUDE
Dans le Chapitre préhminaire, Gassendi aborde le délicat problème
de la certitude : Existe-t-il un critérium qui nous permette de distin-
guer sûrement la vérité de l'erreur ?
Parmi les choses que l'homme désii'e naturellement connaître, les
I. — LOGIQUE : 10 DE LA CERTITUDE , 91
unes sont manifestes, vg. : il fait jour ; les autres ne le sont pas. Les
choses cachées pour nous peuvent letre de trois manières. Ou bien elles
sont absolument cachées (penitus occultœ) : vg. les étoiles sont-elles
en nombre pair ou impair ? Ou bien elles sont cachées de leur nature
(occultœ natura), mais peuvent être révélées par quelque intermédiah'e:
vg. la sueur atteste l'existence des pores de la peau. Ou enfin elles sont
cachées pour un temps (occultœ ad tempus) à cause d'un obstacle
interposé. L'obstacle enlevé, elles sont naturellement évidentes.
La discussion ne porte pas sur les choses absolument cachées, mais seu-
lement sur les deux autres cas ^.
Pour découvi'ir la vérité accessible mais cachée, nous avons besoin
d'un instrument qui serve à discerner ( instrumentum ad judicandum) -,
et cet instrument est appelé par les C4recs un critérium.
Selon les Sceptiques, l'esprit atteint les apparences, mais ne peut
saisir ce que sont les choses en elles-mêmes ; il n'y a donc pas pour eux
de critérium ^. D'après les Dogmatiques, au contraire, la vérité des
choses est accessible en elle-même ^. Gassendi reproche à ces derniers
d'exagérer la puissance de l'esprit humain et d'avoir la prétention
de tout savoir. Il nous est aussi impossible de pénétrer tous les secrets
de la nature, que de voler à l'instar des oiseaux ou de maintenir
la vie dans sa fleur (aut avium instar volare, aut sistere florem œtatis) ^.
Gassendi suivra une voie intermédiaire (média quœdam via) entre
pouvok tout connaître et ne pouvoir rien connaître. « Nous estimons
comme un gain considérable, s'il nous est donné, malgré la grande fai-
blesse de nos forces, d'attemdre à un point élevé, d"où nous puissions
contempler, non pas la vérité tout entière et comme son corps, mais
une faible image d'elle-même ou plutôt son ombre » '^.
Qui peut sérieusement douter que quelque chose existe ? Le pré-
tendre avec Gorgias est un pur sophisme. « Car, certes, si rien n'exis-
tait, il ne lui viendrait pas à Tesprit d'en douter; et si lui-même n'était
quelque chose, il ne raisonnerait pas ainsi » '^. Les Sceptiques, d'ail-
leurs, conviennent eux-mêmes que nous connaissons les apparences
ou phénomènes. Mais nous pouvons en outre connaître quelque chose
de la réalité cachée et, pour en juger, un critérium nous est donné *.
Les signes (Tîxar.p'la), qui nous font connaître les choses non appa-
rentes, sont iiulicateurs (svos'-x.T'.xà) ou avertisseurs ('j-ouvca-T'.xà).
1-2. Syntagma : Logica, C. proœm.. L, II, C. I, pp. 68-69, c. 2-1.
3. Syntagma : Logica, C. proœni., L. II, C. II-III, pp. 69-76.
4. Syntagma : LooiCA, C. proœm., L. II, C. IV, 1. 1, pp. 76-79.
5. Syntagma : Logica C. proœm., L. II, C. V, 1. 1, p. 79, c. 2.
6. Existimamus videlicet magno esse deputandum lucro, si in liac tanta vùiiun
imbecillitate eo possimus assurgei-e, unde non ipsam quidem (.seii vcritatis quasi corpus)
eed vel teniiem quandam ipsius imaginera, sive potius umbram intueri possimue.
(Syntagma : Logica, C. proœm., L. III, C. V, t. I, p. 79, c. 2).
7. Certe, nisi aliqtiid foret, non veniret illi [Gorgias] in nientem inficiari aJiquid esse ;
et, nisi ipse aliqnid esset, non ita ratiocinaretur (Syntagma : Logica, C. proœm., L. II,
C. V, t. I, p. 80, c. 1).
8. Quod autem pleraque ex iis, qua; controvertunt Sceptici, reipsa sciri valeanf,
fiicque et possit veritas aliqua innotescere et ci-iterium ad hoc dijndicandum detur, id
pervidendum paucis jam est. (Syntagma : Logica. C. proœm., L. Il, C. V, t. I, p. 80,
c. 1).
92 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
Les signes indicateurs n'ont pas été perçus avec la chose cachée
et ne la manifestent pas elle-même ; mais ils sont tels que, si la choss
signifiée n'existait pas, ils n'existeraient pas non plus ; d'où il suit que,
le signe étant, la chose signifiée est nécessairement. Exemples : la
sueur par rappoit aux pores de la peau, l'action vitale par rapport
à l'âme, le mouvement par rapport au vide (du moins selon Épicure).
Les signes avertisseurs, au contraire, ont été perçus constamment
unis à une chose manifeste ; aussi, quand la chose se trouve accidentel-
lement cachée, ils la rappellent. Telle est la fumée par rapport au feu.
La valeur, au moins pour la vie pratique, des signes avertisseurs
n'étant pas contestée par les sceptiques, la controverse porte sur les
signes indicateurs ^.
Pour percevoir et interpréter les signes indicateurs, un double cri-
térium est nécessaire : d'abord, les sens qui font connaître le signe sen-
sible ; ensuite l'intelligence, qui, par le raisonnement, nous fait con-
naître la chose cachée elle-même ". Quelle est la valeur de ce double
critérium ?
Les sens sans doute peuvent être quelquefois une occasion d'erreur -^
mais l'intelligence est capable d'amender la perception, et, une fois
que le signe sensible a été amendé, elle peut raisonner sur la chose
cachée et porter un jugement certain ^.
L'expérience prouve en effet que l'esprit a la capacité d'accomphr
ce déhcat travail. Car les savants, grâce au raisonnement, avaient^
par exemple, affirmé l'existence des pores de la peau, avant que le
microscope les eût révélés. Démocrite, sans l'aide du télescope, avait
déduit de la blancheur ténue de la voie lactée qu'elle était composée
d'une multitude innombrable de petites étoiles *,
Mais les Sceptiques nient la valeur du raisonnement, sous prétexte
que les principes qui le fondent ne sont pas certains. Car ces principes
n'ont de valeur que s'ils ont été démontrés préalablement par des
principes antécédents, ceux-ci par d'autres, et ainsi indéfiniment,
sans qu'on puisse arriver à un fondement solidement établi. Gassendi
répond aux Sceptiques que certaines propositions générales, comme les
1. Syntagma : Logica, C. proœm., L. II, C. V, t. I, p. 81, c. 1-2.
2. Unde et fit ut duplex in nobis possit distingiii critérium : unum, quo percipimus
signum, videlicet sensus ; a,lterum. quo ipsani rem latentem ratiocinando intelligimus,
mens nempe, intellectus seu ratio (Synfygma : Logica, C. i^rooém., L. II, C. V, t. I,
p. 81, c. 2).
3. Quippe et tametei admittatm* sensum interdum esse fallacem sicque esse posse
signum non tutum, attamen quse sensu est superior ratio, sensus perceptionem emendare
sic potest, ut signum ab eo nisi emendatum non accipiat, ac tum demum ratiocinetur
sive de re judicium ferat. (Syntagma : Logica, C. proœm., L. II, C. V, t. I, p. 81, c. 2.
Cf. Ibidem, p. 85, c. 1). — Ailleurs Gassendi remarque justement que l'erreur jDropre-
ment dite n'est pas dans le sens qui ne rapporte que ce qui api^araît, mais dans l'in-
telligence qui formule une opinion : Agnosco proinde sensuin non errare, cujus est aola
apparentia, sed mentetn, cujus est opinio. Gassendi, De apparente Magnitudine Solis
hutnilis et sublimis Epistolœ quatuor, Epistola IV, J. Capellanio, § xv^, p. 191, Paris,
1642. Un peu plus haut il dit encore : Hinc multiplex quidem fallacia circa objecta
sensuum, ac potissimum visus ; at, si falsitas consequatur, non culpa est sensus, sed
solius mentis. — On trouvera aussi ces passages dans OG., t. III, p. 472, col. 1 et col. 2.
4. Syntagma : Logica. C. proœm., L. II, C. V, 1. 1, p. 82. col. 1.
I. — LOGIQUE : 2» PROPREMENT DITE 93
axiomes sur lesquels s'appuient les démonstrations mathématiques,
sont si évidentes par elles-mêmes qu'elles n'ont pas besoin d'être
prouvées ^.
II. — LOGIQUE PROPREMENT DITE
La Logique est l'art de bien penser (Ars hene cogitaîidi). Cet art se
ramène à quatre opérations : Bien imaginer (Bene imaginari). — Bien
proposer (Bone proponere). — - Bien conclure (Bene coUigere). — Bien
ordonner (Bene ordinare) ^. Conséquemment Gassendi divise la Logique
en quatre Parties : De la simple Imagination des choses. — De la Pro-
position. — Du Syllogisme. — De la Méthode. Cette division a été
adoptée depuis par Port-Royal ^ et beaucoup d'autres Logiciens
postérieurs.
Notre philosophe reconnaît que ley règles de la Logique sont pré-
cieuses pour bien dh-iger l'esprit dans la recherche de la vérité *.
Mais, en homme pratique et ennemi des subtiHtés péripatéticiennes,
il a réduit l'ancienne Logique aux proportions modestes d'un traité
court et substantiel. Les superfluités en seront bannies ; on y suppléera
aux déficits des cours antérieurs ; enfin une sélection sévère en éli-
minera les préceptes qui ne sont pas utiles. Entreprise ardue, qui ne
peut sembler facile qu'à des gens inexpérimentés ^. Il utilisera les
travaux de ses devanciers : les Éléates. les Mégariques, Platon, Aris-
tote, les Stoïciens, Épicure, Raymond Lulle, Ramus, Bacon et Des-
cartes, dont il résume, dans un chapitre préhminaire, les théories
logiques avec une clarté servie par une grande érudition *".
Toute la Logique de Gassendi est formulée en Règles (Canones)
brèves. C'est une sorte de Canonique, imitée de celle d'Épicure ^
et enrichie des découvertes faites par les anciens et les modernes.
Car notre logicien fait profession ouverte d'éclectisme : loin d'être
inféodé à aucune secte philosophique, il rend à toutes l'honneur
qu'elles lui semblent mériter ^.
1. Syntagma : Logica, C. proœm., L. II, C. V, t. I. p. 8fi, c. I.
2. Syntagma : Logica, C. proœm., t. I, pp. 32 et 33. — Gassendi a tort d'appeler la
première opération de l'esprit : Bene imaginari. Elle forme les concepts et doit s'ap-
peler conception ou appréhension.
3. Voici la divisioi de Port-Ro al : Réflexions sur les idées. — Ré fle.vions sur les juge-
ments. — Dîi raisonnement. — De la Méthode.
4. Syntagma : Logica, C. proœm., L. II, C. VI, t. I, p. 86-90.
5. Cum siibinde vero consentaneum sit seligere ex omnibus quicquid prn?sertim utile
est, ac simul, si quid deficiat, supplere, si qiiid siiperfluat, rescindere ; opus est sane
magis arduum, quam videri inexperto possit. (Syntagma : Logica, C. proœm., L. II,
C. VI, T. I, p. 90, c. 2).
6. Syntagma : Logica, C. proœm., L. I, C. II-XI, t. I, pp. 38-60.
7. Voici comment Gassendi caractérise la Canonique d'Epicure : Inniii jam ante
Epicurum, cum repudiaret Dialecticam seu artem illam disputatricem, substituisse
Canonicam continentem canones dijudicandîe veritatis. (Lettre au Prince LoUis de
Valois, Parisiis, 3 kal. Julii 1642, O. G., t. VI, p. 144, col. 1).
8. Id satis erit quod Logicam, quia ars quaedam sit. explicemus per canones regulasve
argumento congruas ; quanquam et in ipsis tradendis non Epicuri modo, sed aliorum
etiam habituri rationem simus. Occasione hac intérim insinuo (quod et nunquam non
94 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHIGUM
10 __ De la simple imagination des choses ou de l'idée i
Les idées sont singulières ou générales. Les unes et les autres sont
vraies, quand elles sont conformes à leur objet ; fausses, dans le cas
contraire. Une idée singulière est (C d'autant plus parfaite qu'elle
représente un plus grand nombre de parties et de propriétés de- la
chose )) ^ .qu'elle reproduit. Une idée générale est « d'autant plus par-
faite qu'elle est plus complète et représente plus purement ce en quoi
les choses singulières conviennent » ^.
Pour se prémunir contre les idées fausses, il faut surveiller la source
d'où elles sortent. Celles qui viennent de l'expérience sensible doivent
être soigneusement contrôlées, à cause des illusions dont la percep-
tion des sens est l'occasion fréquente : une tour, réellement carrée,
vue de loin paraît ronde. Pour cela il faut recourir à des expériences
nouvelles et ne rien affirmer, selon le précepte d'Épicure, que quand,
tout ayant été pesé, aucune contradiction légitime n'est plus pos-
sible *. Approchons-nous de la tour poiu^ nous assurer de sa forme
véritable.
Le tempérament, les passions, la coutume, les préjugés faussent
facilement les idées. Pour se préserver de leur influence troublante,
il faut acquérir une grande liberté d'esprit et n'avoir d'autre souci
que celui de la vérité ^.
Lorsque nos connaissances sont fondées sur l'autorité des autres,
il ne faut pas accepter leur témoignage à la légère. Mais, avant d'y
adhérer, on doit se rendre compte et dé leur perspicacité et de leur
véracité. C'est l'excellent conseil d'Épicharme : Nervos et artus sapien-
tiœ, nihil temere credere ^.
Il importe enfin de se tenir en garde contre les termes ambigus et
les locutions figurées '. '
§ 2. — - De la Proposition 8.
Gassendi s'attache principalement à donner des règles pour recon-
naître les propositions vraies, fausses ou probables. En dernière ana-
lyse on doit, comme pour les idées, s'en rapporter à l'évidence des
sens et de la raison. C'est pourquoi il ne faut affirmer ou nier la conve-
nance ou la disconvenance entre le sujet et l'attribut, que lorsque
tout doute est impossible.
Notre logicien termine cette seconde Partie en dressant une longue
liste de propositions logiques qui peuvent servir dans les recherches
contes'atus sum) uulli me sectîe nomen dare, qui omnibus honorem habeo, et nunc
liane, nunc illam, si quid habere prss cseteris probabile videatur, sequor. (Syntagma^
Libro proœmiali, C. IX, t. I, p. 29, c. 2).
]. 'Syntagma : Logica, C. proœm., Parte 1. 1. I, pp. 92-99.
2-3. Syntagma : Logica, P. I, Canonibus VII et VIII, t. I, p. 95, c. 1-2.
4-5. Syntagma : Logica, P. I, Can. XI et XI. t. I, p. 96, c. 1-2.
H-7. Syntagma : Logica. P. I, Can. XIII et XIV, t. I, pp. 96-97, c. 2-1.
8. Syntagma : Logica, P. II, t. I, pp. 99-106.
I. — LOGIQUE : 2° PROPREMENT DITE 95
et les argumentations. Chaque lieu d'où l'on tire les arguments : le
genre, V espèce, le jyropre, la définition, le tout, la partie, etc., fournit
chacun une maxime à laquelle l'argument emprunte sa force probante
(cuique loco sno est aliqua maxirna, ex qua sinon rohur argumeïUum
accipiat) ^.
§ 3. — Du SyUogisme.
C'est ici surtout que GaSvsendi s'est efforcé de simplifier l'ancienne
Logique et de s'en tenir au strict nécessaire, laissant de côté tout c&
qui lui paraît superfluité ou pure curiosité. Ainsi, il ramène les trois
figures aristotéliciennes à deux : l'une « liée ou conjointe et affirma-
tive », c'est-à-dire dont les ternies se conviennent ; l'autre " déliée
ou disjointe et négative », c'est-à-dii'e dont les termes se repoussent -.
Ainsi encore, il réduit à six les dix-neuf modes concluants d'Aristote :
trois pour chaque figure ^.
Comme la découverte du moyen terme présente quelque difficulté,
Gassendi, pour la faciliter, énumère différents lieux, d'où l'on peut
tirer le moyen terme soit pour le syllogisme démonstratif *, soit pour
le syllogisme vraisemblable ou persuasif ^.
§ 4. — De la Méthode «.
La Méthode est « un ordre et une direction imposés à nos pensées
en vue. soit de rechercher et de découvrir avec sagacité, soit d'exami-
ner et de juger avec habileté ce qui a été découvert, soit enfin de disposer
convenablement ce qui a été découvert et jugé, de telle sorte qu'on
puisse l'enseigner aux autres » ". De là trois espèces de méthode : la
première, d'invention ; la seconde, de jugement ou d'e.ï«mew ; la troi-
sième, de doctrine ou d'enseignement.
La Méthode d'invention sert à trouver le moyen terme qui peimettra
d'affirmer ou de nier la connexion entre un sujet et un attribut. Dans
cette chasse au moven terme, l'esprit a besoin d'un flair délicat pour
en '< subodorer » la trace, soit du côté du sujet, soit du côté de l'attribut,
comme le hmier suit le gibier à la piste ^. Il peut, dans cette recherche,
procéder par analyse ou résolution, en partant du sujet, ou bien par
1. Syntagma : Logica, P. II, Can. XVI, t. I, pp. 104-106.
2. Syntagma : Logica, P. III. Can. II. III et IV, t. I, pp. 108-109.
3. Syviagma : Logica, P. III, Can. V-VIIl, t. I. pp. 109-112.
4-5. Syntagma : Logica, P. III, Can. XVII et XIX, t. I, pp. 117 et 118-119.
6. Syntagyna : Logica. P. IV, t. I, pp. 120-124.
7. ... Videntur posse cogitationes certa ratione ordinari, procedere ac dirigi, aut ad
disquirendum inveniendumque sagaciter ; aut ad examinandnm judicandumqiie
solerter id qiiod inventuni fuerit ; aut ad digerendum apposite quicquid inventum et
judicatuin fuerit, ut aliu.s doceri idem possit. (Syntagma : Logica, P. IV, t. I, p. 120).
8. Quamobrem, ut caiiis, nisi ferain videat, eju.s vestigium arripit subodorandoquo
sectatiir, quo\Ksque fwani detegat ; ita. nisi médium prima spocie occurrat, arripiendum
quidpiam, seu ex parte subjecti, sou ex parte attributi, est, quod sit quasi vestigium,^
cujus ductu eo perveniatur ut detegatiu- mediimi... (Syntagma : Logica, P. IV, Can.
I, t. I, p. 120, c. 2).
96 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
synthèse ou composition, en partant de l'attribut. Pour établii", par
exemple, une généalogie, on peut suivre l'une et l'autre voie. Gassendi
explique aussi en quoi consiste l'analyse et la synthèse des géomètres ^
La Méthode de Jugement sert à examiner la valeur des résultats
obtenus par l'analyse et la synthèse. A l'imitation du mathématicien,
qui fait la preuve de l'addition par la soustraction et celle de la sous-
traction par l'addition, il faut contrôler l'un par l'autre les procédés
employés, c'est-à-dire parcourir le même chemin, mais en sens inverse.
Si l'on a découvert le moyen terme en usant de la synthèse, qu'on
recoure ensuite à l'analyse, et réciproquement. Cette Méthode est
apphcable à tout ce qui est composé de plusieurs parties. Ainsi, après
avoir démonté tous les rouages d'une horloge, on les rassemble et
rajuste pour reconstituer l'horloge '^.
Ici encore Gassendi recommande de faire usage, avant de porter
un jugement, du double critérium des sens et de la raison. S'agit-il
de choses qui tombent sous l'expérience ? C'est le témoignage des
sens qu'il faut consulter et c'est à leur évidence qu'on doit s'en rap-
porter, après avoir écarté l'obstacle qui peut l'offusquer. L'obstacle
sera, par exemple, la distance qui fait paraître petit un objet grand.
S'agit-il de choses que seule la raison est capable de percevoir ? C'est
à la lumière' de la raison qu'on doit s'en rapporter. Mais que faire,
si les sens et la raison se contredisent ? Ai'istote déclare excellemment
que le conflit doit être tranché par l'expérience. Les anciens avaient
cru démontrer par le raisonnement l'impossibilité des Antipodes.
Leur raisonnement a croulé le jour où des vo^^ageurs en ont constaté
de visu l'existence ^.
La Méthode d''Enseigneme7it sert à transmettre aux autres la vérité
qu'on a découverte ou qu'on a apprise. Qu'il soit question de vérité
spéculative ou pratique, de science ou d'art, cette méthode consiste
à commencer par suivre la voie résolutive ou analytique et à continuer
en employant la synthèse ou composition. Ainsi, celui qui veut ensei-
gner l'art de bâtir, expliquera d'abord de quelles parties une maison
se compose, avec quels matériaux on la construit, où l'on peut trouver
ces matériaux, etc. Ensuite il fera voir comment on les rassemble et
dispose en vue de former ce tout qui s'appelle une maison. Il est clak*
qu'on doit procéder de la même manière pour l'enseignement des
sciences *.
A cette règle fondamentale, Gassendi ajoute neuf règles accessoires
pleines de bon sens et de sagesse. On sent qu'il Tes avait pratiquées
lui-même et en avait tiré profit ^.
1. Syntagma Logica, P. IV, Can. II, t. I, p. 121, c. 1-2.
2. Syntagma : Logica, P. IV, Can. III, t. I, pp. 121-122. •
3. Syntagma : Logica, P. IV, Can. IV, t. I, p. 122.
4. Syntagma : Logica, P. IV, Can. V, t. I, pp. 122-123.
5. Syntagma : Logica, P. IV, Can. VI-XIV, t. I, pp. 123-124.
II. — PHYSIQUE : 1° ESPACE ET TEIVIPS 97
DEUXIÈME PARTIE. — PHYSIQUE.
Ici, plus encore que pour la Logique (car la matière est infinie),
on se bornera à relater les opinions et les doctrines C£ui impriment
à la philosophie gassendiste un cachet spécial.
§ I. — DE L ESPACE ET DU TEMPS i
A. — DE L'ESPACE
Quand on cherche à se figurer l'univers, il nous apparaît situé
dans un espace immense qui le contient et l'enveloppe de toute part.
L'espace est conçu comme nécessaire, immense, immobile et incorporel.
Tels sont ses caractères ^. Quelle est sa nature ? L'espace n'est ni
une substance, ni le mode d'une substance, ni une simple conception
de l'esprit, ni une fiction Imaginative telle qu'un centaure. L'espace
est « une chose à sa manière » ; c'est avant tout « une capacité de rece-
voir les êtres )>. Il faut donc élargir l'ancienne division aristotélique
qui ramène toutes choses à deux catégories : la Substance et V Accident ;
il faut y ajouter y le'Lieu, dans lequel toutes les substances et tous les
accidents sont », et k le Temps, dans lequel toutes les substances et
accidents durent » ^.
Les difficultés soulevées à propos du Lieu s'évanouissent *, si Ton
admet que le lieu n'est pas autre chose que l'espace décrit ci-dessus.
C'est pourquoi Ton peut remplacer la définition du heu donnée par
Aristote : x La surface, première du corps ambiant », par cette autre
meilleure : « C'est la portion d'espace qu'occupe une chose )>. De même,
on comprend pourquoi l'on affirme que les corps changent de lieu,
que le heu est immobile et commensurable au corps qui l'occupe.
On comprend encore pourquoi des êtres incorporels, comme Dieu et
les anges, sont dits quelquefois être dans un lieu ; pourquoi Ton peut
définir, après Aristote. le vide : un heu sans corps. C'est que le heu
n'est point partie intégrante de l'objet lui-même ou l'une de ses modi-
fications ; il n'est autre chose que l'espace même, qui est appelée vide
quand il est privé de corps, et lieu, quand il est occupé par un corps ^.
1. Syntagma : Physica, Seet. I, L. II, t. I, pp. 179-228.
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. I, t. I, p. 183, c. 1-2.
3. Unde et efficitur ut Eus généralissime acceptum non adaequate dividatur in
Subetantiam et Accidens ; sed adjici Locus et Tempus, iit duo qusedani niembra di\'i-
sioni debeant, velut si quis dicat : Omne ens aut esse Substafitiam, aut Accidens, aut
Locuni, in quo onines substantiae omniaque accidentia sint ; aut Tempus in que omnes
Bubstantiae omniaque accidentia durent. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. I, t. I,
p. 182, c. 1).
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. VI, T. I, pp. 217-218.
5. CXim p jrro, ex alibi dictis (Physica, Sect. I, L. II, C. VI) videatur locus nihil esse
aliud quam spatiiun. qnod si occupatum quidem a corpore sit, dicatur plénum ; si
inoccupatum, dicatur iuane. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. IV, t. I, p. 304,
c. 1).
88 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
Gassendi est allé au-devant d'une grave difficulté que suggère
inévitablement cette théorie de l'espace. D'une part, « de la descrip-
tion donnée ici de l'espace, on déduit qu'il est et incréé et indépendant
de Dieu ; d'autre part, on a dit qu'il était quelque chose ; il semble
donc suivre de là que Dieu n'est point l'auteur de toutes choses » i.
Voici comment il répond à ce « scrupule » : « Par espace et dimensions
spatiales, il conste que nous n'entendons pas autre chose que ce que
l'on nomme vulgairement les espaces imaginaires, dont la plupart
des Docteurs sacrés admettent l'existence au delà du monde » 2.
Or il n'y a pas « d'inconvénient à nommer ces espaces incréés et indé-
pendants de Dieu, parce qu'ils ne sont rien de positif, c'est-à-dù*e
qu'ils ne sont ni substance, ni accident, termes qui comprennent tout
ce qui a été créé par Dieu « ^. Gassendi a beau dire que l'espace n'est
pas quelque chose de positif, ne peut ni agir, ni pâtir, qu'il laisse seule-
ment tout le reste le traverser ou l'occuper *, cependant, il affirme
aussi qu'il est quelque chose de réel ^. Toute cette doctrine est obscure
et équivoque. Si l'espace est quelque chose et s'il est en même temps
incréé et indépendant, on ne voit pas comment il n'est pas Dieu
ou son attribut, l'immensité. L'obscmité et l'équivoque viennent
de ce que Gassendi n'a pas distingué entre l'espace absolu et l'espace
1. Quo nomine etiam eximendus est ille, qui cuipiam fortassis subnasci posset sci-u-
pulus, ex eo quod spatium, quatenus heic descriptum est, colligatur et improduetum
et independens esse a Deo, et cum dictum sit esse qusepiam res, sequi videatur Deum
igitur non fore authorem omnium rerum. (Syntagma : Physica. Sect. I, L. II C I
t. I, p. 183, c. 2). , > > ,
2. Etenim constat, nomine spatii dimensionumque spatialium, nilhil intelligere nos
almd quam quae spatia vulgo imaginaria nominant, qualiaque Sacrorum Doctorum
maxima pars dari admittit ultra mundum. (Syntagma : Physipa, Sect. I L. II C I
t. I, p. 183, c. 2). ' ' '
3. Non vertunt autem incommode dici ea spatia improducta independentiaque a Deo,
quoniam positivum nihil sunt, hoc est, neque substantia, neque accidens, qua utraque
voce comprehenditur quicquid rerum est a Deo productum. (Syntagma : Physica.
Sect. I, L. II, C. I, t. I, pp. 183-184).
4. ... Quippe cum, ex superius dictis, spatium neque agere, neque pati aliquid posait,
sed Jiabeat solam repugnantiam qua ainat caetera trausire per se aut se occupare.
(Syntagma : Physica, Sect. I, L. n, C. I, t. I, p. 183, c. 2).
6. Ex hoc vero fît ut locus et tempus haberi res verœ, entia realia debeant ; quod
licet taie quidpiam non sint quale vulgo habetur aut substantia, aut accidens, re\era
sint tamen, neque ab intellectu, ut chimaerae, dependeant, cum, seu cogitet intellectus,
seu non cogitet, et locus permaneat et tempus procurrat (Gassendi, Syntagma : Phy-
sica, Sect. I, L. II, C. I, T; I, p. 182, c. 1). Il faut remarquer que Gassendi emploie le
mot locus comme synonjmie de spatium : Itaque dicendum est quidem locum esse quan-
titatem extensionemve quandam, spatium nempe seu intervallum triplici dimensione,
longitudinis et profunditatis constans, in quo corpus recipi, aut per quod transire
corpus possibile sit ; at simul dicendum ejus dimensiones esse incorporeas atque adeo
locum ©sse intervallum spatiumveincorporeum, seii incorpoream quantitatem (Ibidem).
Gassendi, on le voit, se heurte à une antinomie qu'il ne peut résoudre : l'espace, tel
qu'il le décrit, est à la fois quelque chose de réel et de non réel. Pour lever cette anti-
nomie, il faut dire que l'espace, dans lequel nous existons, est une relation, mais cette
relation a un fondement réel dans les corps coexistants qui composent l'unîvers. —
« Pour moi, dit Leibniz, j'ay marqué plus d'une fois que je tenois l'Espace pour quelque
chose de purement relatif, comme le Temps ; pour un ordre des coexistences, comme le
temps est un ordre de successions » (Réponse à la seconde Réplique de M. Clarke, § 4,
Œuvres, Ed. Guerhahdt, t. VII, p. 363).
II. — PHYSIQUE : 10 ESPACE ET TEMPS 99
réel. L'espace absolu ou imaginaire, est la possibilité indéfinie de
l'extension en longueur, largeur et profondeur. A cet espace con-
viennent les caractères, énumérés plus haut, de nécessité, à' immobilité,
car c'est une conception de notre esprit fondée sur la nature des choses.
L'espace réel est la relation qui résulte actuellement de la coexistence
des corps : il est contingent, fini, relatif^. Leibniz tient « l'espace...
pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des suc-
cessions » ^. Il a nettement marqué les deux aspects de la question •.
« Le temps et l'espace sont de la natui'e des vérités éternelles, qui
regardent également le possible et l'existant » ^. Il dit notamment
de l'espace : « C'est un rapport, un ordre, non seiilement entre les
existants, mais encore entre les possibles comme s'ils existaient.
Mais sa vérité et sa réalité est fondée en Dieu, comme toutes les
vérités éternelles « *.
B. — DU TEMPS
Saint Augustin a eu raison de dire : « Si personne ne me demande
ce que c'est que le temps, je le sais ; mais, si je veux l'expHquer à qui
me le demande, je ne le sais plus » ^. Tout le monde en efîet comprend
quand on .dit : il y a longtemps ou il y a peu de temps ; mais la diffi-
culté commence quand on cherche à défink le temps par le gem'e pro-
chain et la différence spécifique ^. Cependant la notion d'espace va
nous aider à comprendre la notion du temps ou de la durée. Le temps,
en effet, est aux choses successives ce que l'espace est aux choses
étendues et permanentes. Ainsi que l'espace, il est sans Hmites, incréé,
incorporel, indépendant '. « C'est pourquoi, cornme nous imaginons
les choses incorporelles à l'instar des choses corporelles, peut-être
suffira-t-il de dire : de même que, dans les choses corporelles, U y a
deux espèces de diffusion, d'extension ou de quantité, l'une permanente
comme la grandeur, l'autre successive, comme le mouvement ; ainsi
il y a, dans les choses incorporelles, deux espèces de quantité, l'une
permanente, le heu ou espace ; l'autre successive, la durée ou temps.
En sorte que, comme l'espace a été décrit plus haut : une étend«e
incorporelle et immobile, dans laquelle il est loisible de désigner Ion-,
gueur, largeur et profondeur, de telle manière qu'il puisse être le lieu
de chaque chose ; ainsi, la durée peut être décrite : une étendue incor-
porelle et fluente, dans laquelle il est loisible de désigner le passé,
le présent et le futur, de telle façon qu'elle puisse être le temps de
1. Cf. G. Sortais, Traité de 'philosophie : T. I, Psychologie, n. 192, § A, V", pp. 414-
416, 4e Edition, Paris, 1911.
2. Leibniz, Réponse à la seconde Réplique de M. ClarJce, § 4.
3-4. Leibniz, Nouveaux Essais sur VÈntendement humain, L. H, Ch. XTV", § 26. —
Cf. Ch. XIII, § 17.
6. Si nemo ex me qiiaerat qiiid sit tenipus, scio ; si quserenti explicari velim, neecio.
(S. Augustin. Confession. L. II, C. XIV).
6. Syntayma : Physica, Sect. I, L. II, C. VII, t. I, p. 220, c. 1.
7. Syntagma : Phystca, Sect. I, L, II, C. VII, t. I, p. 220, c. I, et pp. 224-225.
100 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
chaque chose » ^. On peut comparer le temps à un cours d'eau dont
les flots se succèdent sans interruption, ou mieux encore à la flamme
d'une lampe, dont l'essence consiste tellement dans la mobilité que
cette flamme est autre à chaque moment : elle n'est jamais plus celle
qui a été auparavant, et n'est pas encore celle qui sera ensuite. Car
la nature du temps est tellement fluente que tout ce qui s'en est écoulé
n'est plus à présent et que tout ce qui s'en doit écouler n'est pas encore.
Et cependant, comme toute la flamme ne cesse pas d'être quelque
chose de corporel et de continu, quoique chacune de ses parties soit
momentanée, de même le temps envisagé dans sa totalité ne laisse
pas d'être quelque chose d'incorporel et de continu, quoique chacune
de ses parties soit momentanée, ou plutôt soit le moment même, le
maintenant, l'instant, le présent ^.
Le temps, comme l'espace, n'est ni une substance, ni un accident,
ni une simple conception de l'esprit, mais une chose, un être réel
à sa manière, qu'on ne doit pas confondre avec le néant, quoiqu'on
le nomme imaginaire.
Gassendi repousse ^ en conséquence la célèbre définition qu'Aris-
tote a donnée du temps : « C'est le nombre de successions de l'avant
et de l'après dans le mouvement » *. Sans doute, pour mesurer le temps,
les hommes utilisent les phases de quelque mouvement, et princi-
palement du mouvement céleste ; mais il ne s'ensuit pas que le temps
soit la mesure du mouvement, car, quelle que soit en définitive sa
1. Quamobrem forte suffecerit, si, cum res incorporeas corporearum instar imagine-
mur, esse dicamus, ut in rébus corporeis diffusionem, extensionem quantitatemve
duplicem, unam permanentem, ut magnitudinem ; aliam successivanî, ut motum ;
sic et in incorporais duplicem, unam permanentem quae sit locus seu spatium ; aliam
successivam, quse duratio seu tempus ; adeo ut quemadmodum spatium descriptum
superius extensio incorporea ac immobilis, in qua designare sic liceat longitudinem,.
latitudinem et profunditatem ut cujusque rei esse locus valeat ; ita et duratio jam'
valeat describi extensio incorporea, fluens, in qua sic praeteritum, praesens, futurum. .
designare liceat ut rei cujusque esse tempus possit. (Syntagma : Physica, Sect. I^
L. II, C. VII, T. I, p. 220, c. 2).
2. Syntagina : Physica, Sect. I, L. II, C. VII, T. I, p. 223, c. 1 : Quanquam appositum
est magis comparare tempus cum lucernse flamma, cujus esse ita in fluxu consistit, ut
quovis momento alia ac alia sit, et nusquam sit amplius quœcumque ante fuit, nus-
quam adhuc sit quœcinnque est futura. Eodem nempe modo teinporis natura ita ia
fluxu posita est, ut quicquid est ex eo transactum, jam amplius non sit, neque adhuc sit
quicquid superest" ex eo transigendum. Quare et exinde efficitur ut, quemadmodum
flamma non desinit tota esse aliquid corporeum et continuum, licet quselibet ejus pars-
momentanea sit, sic tempus secundum se totum non desinat esse quidp'am incorporeum
et continuum, tametsi quaevis ejus pars momentanea sit, sive potius ipsum momentum
quod et nunc, et instans, et praesens appellant. Ut enim quaevis flammula praesens cum
mox praecedente et cum mox sequente est connexa, ac, pari ratione omnium exsistente,
totius continuatio fit ; ita quodlibet temporis momentum cum mox praecedente cumque
rnox sequente connexionem habet, ac, omnium ratione pari exsistente, continens
totiue successio creatur.
3. Syntagma : Physica,, Sect. I, L. II, C. VII, T. I, p. 221, c. 1.
4. 'ApiOijiô^ xtvr'.ffsoj- xaTa ~ô ttoÔtï^ov xaî 'Jttsoov (Physique, L. IV, C. XI, n. 5.
Edit. DiDOT. T. II, p. 300, ligne 4. — Aristote a raison contre Gassendi, qui ne l'a pas-
compris. Le temps et le mouvement sont deux aspects de la même réalité. Quand nou»
avons l'idée de mouvement, nous concevons le passage du mobile d'un lieu à iin attire ;
quand nous formons l'idée de teinps, ce qui vient immédiatement à l'esprit c'est le-
nomh-re des successions de l'avant et de l'après dans le mouvement.
n. — PHYSIQUE : 1^ ESPACE ET TEMPS 101
nature, qu'on le nombre ou qu'on ne le nombre pas, il ne laisse pas
de s'écouler et d'avoir son avant et son après. Il dépend si peu du
mouvement qu'il a existé même avant le mouvement céleste ; et si
Dieu créait plusieurs cieux mobiles, cette création ne multiplierait pas
le temps ^,
Ici, comme pour l'espace, Gassendi a commis plusieurs confusions.
D'abord, il n'a pas distingué entre le temps proprement dit : celui qui
passe, qui indique les situations successives du devenir, et la durée,
c'est-à-dire la permanence du Hen qui unit entre eux les moments
divers du devenir. Ensuite et surtout, il n'a pas distingué entre le
temps absolu ou imaginaire : à savoir, la possibilité indéfinie de la
succession dans le passé ou dans l'avenii". et le temps réel, à savoii'
l'ordi'e des successions actuelles ^. Les caractères qu'il attribue au
temps ne conviennent qu'au temps absolu ou imaginaire.
Poiu" nous représenter le temps et le mesurer, on a recours aux choses
extérieures, dont le mouvement est le plus régulier, c'est-à-dii'e aux
astres et spécialement au soleil. « Le mouvement solaire est comme une
horloge générale pour mesurer le flux du temps » ^. Si l'esprit est
inattentif à ces mouvements extérieurs ou s'ils lui échappent, comme
dans le sommeil, il ne se rend plus compte du temps écoulé. Gassendi
expHque judicieusement pourquoi, pendant un songe qui n'a duré
qu'une demi-heure, nous croyons avoh" assité à des événements ou
accompli des actions qui nous semblent s'être prolongés durant des
mois ou des années *.
« Xewton, rapporte Voltaire, a dit plusieurs fois à quelques Français,
qui vivent encore, qu'il regardait Gassendi comme un esprit très juste
et très sage, et qu'il faisait gloire d'être entièrement de son avis
dans toutes les choses dont on vient de parler » ^ [à savon* de l'espace,
de la durée, des bornes du monde]. Nous verrons que Newton a même
erré plus gravement que Gassendi en traitant de l'espace et de la
dm'ée, dont il fait, comme Clarke, des attributs de Dieu.
Gassendi, après avoir disserté sur le temps, a été naturellement
amené à le comparer à l'éternité. Il n'accepte pas complètement
la belle définition que Boèce a donnée de l'éternité : <( C'est la posses-
sion parfaite et toute simultanée d'une vie sans commencement
1. Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. IV, T. I, pp. 223-224.
2. Ci. G, Sortais, Traité de Philosophie, T. I. Psychologie, n. 192, § A, pp. 415-416 ;
§B, p. 417.
3. Et quia nullus est motus generalior constant i orque et notior quani solis, ideo
assuniamus hujusmodi motum, quasi générale quoddam horologium, ad mensurandum
temporis fluxum. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. \T:I, T. I, p. 224, c. 2).
4. Syntagma : Physica, Sect. III, Membr. II, L. VIII, C. VI, T. II, p. 420, c. 1-2.
— Causa vero est quia deest sensus functio, qua ad motum Solis aut alium cura eo
comparatum attendeie liceat, quseque impressione sui vehementiore evanescere varia»
illtis imaginationes sic cogat, ut cogit par vigiliam, dum ut cogitatis continenter rébus
existentia praesens non tribuitur, ita neque cogitation! rerura duratio imputatur (Ibi-
dem, p. 420, c. 2).
5. Voltaire, Eléments de la Philosophie de Newton, I'* Partie, Ch. II, (à la fin)
Edit. Garnier, T. XXII. p. 410, Paris, 1879.
ÎO^'
AETICLE n. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
ni fin » ^. Le temps est successif, il est dans un écoulement perpétuel ;:
on y trouve de l'avant et de l'après ; tandis que l'éternité est toute
ensemble ; sans passé et sans futur ; elle est seulement le présent ;
c'est un maintenant immobile ^.
Pom' Gassendi l'éternité est une durée perpétuelle, c'est-à-dire le
temps qu'il a décrit plus haut, en tant qu'il n'a ni commencement,
ni fin ^. Le temps et l'éternité diffèrent seulement en ce que l'éternité
est une durée infinie et que le temps, selon le sens usuel, est une partie
déterminée de la durée *. Aussi Gassendi afïirme-t-il conséquemment
que, dans cette durée perpétuelle, il y a de multiples maintenants ou'
instants qui se suivent l'un l'autre, de façon que l'un soit avant et
que l'autre vienne après ^. Mais il ne voit pas qu'une pareille doctrine
va directement contre l'immutabilité divine, où il répugne d'intro-
duire une succession quelconque, car toute succession implique
changement, donc imperfection,
J§ II. — [DE LA >1VIATIÊRE PREMIÈRE DES CHOSES 6
A. — NATURE IDEJ^LAJMATIÈBE
Les choses naturelles se distinguent les unes des autres par leurs
formes ; mais, comme ces formes ne peuvent subsister par elles-
mêmes, il faut qu'elles existent dans quelque matière. Donc nécessai-
rement il y a une matière qui sert de sujet commun (quasi commune
subjectum), de substratum à toutes les formes du monde. Quand la
matière perd une forme qu'elle soutenait, elle en reçoit une autre
qu'elle soutiendra pareillement. La quantité est naturellement (vi
quidem naturœ) inséparable de la matière : c'est la matière considérée
en tant qu'elle est diffuse en longueur, largeur et profondeur. Les formes
adviennent et s'en vont, naissent et périssent ; la matière est « ingéné-
rable » et incorruptible ; sa quantité est invariable (ac tarifa adhnc
est quanta initio fuit). Comme la matière est préalable, concomitante
et surexistante à toute forme (tanquam prœvia, soda et swperstes cuilihet
formœ), on a été amené à énoncer cette maxime : « Rien ne peut venir
de rien et rien ne peut retourner au néant ». De nikilo nihil, in nihilum
nil posse reverti (Satybicus) '.
1. BoÈCE, De Consolatione Philosophice Librl V, L. V, Prosa 6 : luterminabilis vitse
tota sirnvil et perfecta possessio.
2. Syntagma : Physica, Seet. I, L. II, C. VII, T. I, p. 225, c. 2.
3-4-5. ... Videtur primvun seternitas nihil aliud posse intelligi quani duratio perpétua
seu tempus jam ante descriptum, prout principio et fine caret... Sed responderi forte
posset, et brevius et planius, temptis et seternitateni non alia rations differre quani quod
seternitas sit infinita duratio, et tempus, ex \ailgari usu, sit certa quidem iïïius pars...
Facile quidem est cogitatu rem ipsam diu-antem esse totam simul, hoc est, euna suis
partibus perfectionibusque immutatam perseverare ; at in hac perseveratione non essd
multiplex nunc, seu multa instantia, ex quibus inter se collatis, aliud ait prius, aliud
sit posterius, cadere posse in mentem non video. (3yntag>na : Physica, Sect. I, L. II.
C. VII, 1. 1, p. 225, c. 1 ; p. 226, c. 2 ; p. 227, c. 1).
6. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, De Mater iali Principio sive Maieriu primm
rerum, T. I, pp. 229-282.
7. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. I, T. î, p. 232, c. 1-2.
n. — PHYSIQUE : 20 matièee première des choses 103
Pour sortir de ces généralités et donner une idée plus XDrécise de la
matière, Gassendi, selon le procédé qui lui est familier, examine les
opinions des différents philosophes. Il rejette successivement les
doctrines qui admettent, comme principe des choses, la matière
dotée soit de quahtés premières ^, soit de qualités secondes - ou la
matière dépouillée de toute quaUté, à-o'-ov ^. Après avoir passé en
revue, avec un grand luxe d'érudition, ces deux grands systèmes
et leurs ramifications diverses, notre autem- se raUie à l'atomisme de
Démocrite, perfectioimé par Épicure et Lucrèce ; mais il présente
cette théorie seulement comme plus probable que les autres (cmn
frobahilis prœ cœteris videatur opinio) *, sans se départir, même sur
cette question fondamentale dans sa Philosophie, de la modération
qui lui est habituelle, "^
Avant de prouver sa thèse, notre atomiste fait deux remare^ues
préalables pour éclairer le chemin. D'abord, les atomes, comme l'in-
dique l'étymologie, sont insécables ou indivisibles. Mais indivi.sibiUté
ne veut pas dire qu'ils sont dénués de grandeur et ressemblent à ce des
points mathématiques ». Mais cela signifie qu'ils ont une telle sohdité
qu'aucime force naturelle n'est capable de les rompre ou de les diviser.
L'atome est donc quelque chose de sohde, c'est-à-dire de plein, d'im-
pénétrable, de continu ou sans vide ^.
Ensuite, parce que les atomes pris séparément échappent à la vue
la plus subtile, ce n'est pas un motif suffisant pour en nier l'existence ^.
Gassendi apporte deux raisons principales, qui n'ont rien d'apodic-
tique, pour prouver leitr existence ®.
La première est la même que celle par laquelle Aristote démontre
qu'il doit y avoir une matière première, « ingénérable » et incorrup-
tible. ]\Iais Épicure soutient justement que cette matière première
est « ingénérable w et incorruptible parce qu'elle est sohde, pleine, con-
tinue ou sans vide. c'est-à-dii"e parce qu'elle vérifie la définition
qu'il a donnée de l'atome. Il y a seulement cette différence qu 'Aris-
tote n'exphque pas en quoi consiste sa matière, tandis qu'Epicure
exphque bien la nature des petits corps ou atomes, qui selon lui con-
stituent la matière première ou éléments des choses ''.
Voici la seconde raison. Il est manifeste qu'il y a dans la natm*e
des corps durs et des corps mous. Si l'on suppose que leurs principes
sont sohdes, il en pourra résulter non seulement des corps durs, mais
des corjjs mous, parce que ce qui proviendra de la combinaison de ces
principes pourra s'amollir grâce aux interstices laissés par le vide.
Si l'on suppose, au contraire, que leurs principes sont mous, sans résis-
tance, il en poui-ra résulter des choses molles, mais non des choses
dm'es, parce que la sohdité, fondement de la dureté, fait défaut '.
1-2-3. SyrUagma : Physica, Sect. I, L.'III, C. II, lU, IV, T. I, pp. 234-256.
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, p. 258, c. 2. Cf. Ibidem, C. VT,
p. 266, c. 1 : ProhahUi utcumque facta atomorum exstantia...
5. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, p. 256, c, 2 ; p. 258, c. 2.
6. Syntagnxa : Physica, Sect. I, L. ni, C. V, T. I, p. 259, cl.
7. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, pp. 259-260.
8. Syntagma : Physica, Seet. I, L. III, C. V, T. I, p. 261, c. 1.
104 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
Contre ce système s'élèvent tous ceux qui admettent la divisibilité
à l'infini, car il leur semble inconcevable que l'atome, étant une chose
étendue, soit indivisible.
Cette difficulté, répond Gassendi, tient à ce que nos sens ne per-
çoivent que des choses complexes et décomposables. Nous sommes
portés à croire que les atomes, dont la petitesse se dérobe à nos sens,
sont pareillement un amas de plusieurs corps ou des agrégats, et,
conséquemment, sont divisibles comme les corps que nous voyons, .
Mais, si l'on se représente les premiers principes comme parfaitement
solides, durs et simples, on conçoit qu'ils ne puissent pas être divisés.
La raison dernière en est que les agrégats que nous percevons sont des
amas de parties qui, étant simplement contiguës, sont non seulement
distinctes en elles, mais actuellement séparées. Les premiers principes
ou atomes sont, au contraire, des touts continus, conséquemment
sans vide. La contiguïté des parties est le fondement primitif de la
divisibilité des agrégats, et non la présence du vide, laquelle résulte
de leur discontinuité et ne fait que faciliter leur division ^.
D'ailleurs, l'hypothèse de la divisibilité à l'infini est. d'après Gas-
sendi, écho fidèle de Lucrèce, absolument inconcevable. N'est-ce pas,
en effet, une évidente contradiction qu'un tout soit fini et borné de
tous côtés, et que cependant il contienne des parties infinies ? Comme
si le tout était autre chose que l'agrégat même des parties ou comme si
les parties toutes ensemble pouvaient être plus grandes que le tout !
Qui comprendra que l'extrémité du pied de ce petit insecte qu'on
nomme ciron, soit tellement féconde en parties qu'elle puisse être
divisé en mille millions de parties, dont chacune soit ensuite pareille-
ment divisible, et ainsi à l'infini ? De même, qui comprendra que le
monde entier ne soit pas divisible en plus de parties qu'un ciron ?
Car, dans l'hypothèse de la divisibilité à l'infini, après avoir divisé le
monde en parties, aussi petites que l'on voudi'a, l'on pourra en prendre
autant dans le pied d'un ciron, puisque, comme poui* les parties du
monde, elles ne sauraient être épuisées par aucune division ^.
Pour énerver la force de cet argument, Aristote raisonne ainsi :
« Ces parties ne forment pas un infini actuel : en effet, n'étant pas en
acte mais seulement en puissance, elles ne forment qu'un infini en
puissance, lequel est fini en acte » ^. Mais cette distinction n'est qu'un
échappatoire. « En effet, tout continu ou n'a actuellement aucune par-
tie, ou il a des parties actuellement infinies. Car, si vous appelez
parties actuelles celles qui sont actuellement divisées, le continu
assurément n'en a pas même deux ou trois, puisqu'elles sont indivi-
sées. S'il en a deux actuellement, parce qu'il est divisible en deux
actuellement, il faut, de toute nécessité, dire qu'il en a actuellement
d'infinies, puisque, d'après vous, il est pareillement divisible en par-
ties infinies actuelles » *. Gassendi sous-entend ici le principe qui fait
1. Syntagma : Thysica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, pp. 258-259.
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, p. 262, c. 1.
3. Aristote, Physic, L. III, C. VII, n. 3. Edit. Didot, tome II, p. 283.
4. Attamen quodlibet continuum vel nuUas actu habet partes, vel habet actu infînitas.
Nam, si partes actu eas voces quss divisse actu sint, ne duas quideni aut très habet.
II. — PHYSIQUE : 2° MATIÈRE PREMIÈRE DES CHOSES 105
la force du second membre de la disjonctive : à savoir, que la division
ne fait pas les parties mais les suppose ^.
Puis Gassendi continue : « Ne dites pas que cette division ne s'ac-
complit ou ne s'achève jamais actuellement, mais qu'on veut seule-
ment signifier par là que jamais le continu n'est divisé en tant de
parties qu'il ne le puisse être en un plus grand nombre. Car, de même
qu'on ne nie pas qu'il y ait deux parties dans le continu, quoiqu'il
ne sera peut-être jamais divisé en ces deux parties ; de même aussi
il ne faut pas nier qu'il en contienne une infinité, quoiqu'il ne doive
jamais être divisé en un nombre infini de parties ». D'ailleurs, puisque
ces divisions et subdivisions font découvrir un nombre toujours plus
grand de parties en acte, est-ce que je vous le demande, les parties
qu'on peut découvrir forment un nombre déterminé, ou non ? Si vous
répondez : oui, elles n'ont pas de quoi suffire à une division poussée
à l'infini «; si vous répondez : non. elles sont donc actuellement infi-
nies. Comment en effet un continu ne s'épuiserait-il pas enfin, s'il
ne possédait pas actuellement des parties infinies ou qui par leur
infinité ne le rendissent inépuisable ? Car, comme les parties qu'on en
a tirées ont dû y préexister en acte (autrement comment aurait-on
pu les en tirer ?) ainsi, celles qui sont encore à dégager doivent y
préexister actuellement (autrement comment les en dégager ?) Or ce
reste est infini, puisque l'on concède qu'on peut tirer du continu des
parties de plus en plus nombreuses, inépuisablement, sans fin n '^.
cum indivisas habeat. Sin aiitem \e\ diias habet actu, quod possit in diias actu dividi,
necesse est dicas habere actu infinitas, quod similiter dividi in infînitas actu pcssit.
(Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, p. 262, c. 2).
1. Gassendi l'indique assez clairement, quoique d'une façon implicite, un peu plus
loin : ... Quœ partes ex eo [continue] deducuntur, prœesse actu in eo debuerunt ; alioquin
enim quomodo deduci ex eo potuissent ? — Pour réfxiter le continu foi-mel d'Aristote
et des Scolastiques, Paxiniieri a également montré que ce geni'e de continu implique
une réelle divisibilité à l'infini ; or celle-ci répugne, parce qu'elle suppose la possibilité
d'une multitude infinie de parties actuelles. Cf. Institutiones Philosophicœ, T. II,
Cosmologia, Thés. III, P. II, p. 25. — Palmieri s'appuie sur un principe, qui est au fond le
même que celui invoqué par Gassendi : « .... Certum est indicium esse certissimum realis
distinctionis mutuam separabilitatem, quod et omnes generatim concedunt. Realis
proinde distinctio existit inter ea quae sunt separabilia anterealem separationem ; tiam
hœc non jacit, sed supponit distinctionem realem. » Mais Palmieri ne se heurte pas, comme
Gassendi, aux difficultés insolubles qui sont inhérentes à l'étendue formelle des atomes,
parce qu'il admet comme constitutifs des choses matérielles, au lieu d'atomes, des
éléments ou forces simples qui n'exigent qu'une étendue virtuelle.
2. Neque dicas hanc divisionem actu peragi aut absolvi nunquam ; ac sensum solum-
modo esse qiiod nunquam continuum sit divisum in tôt partes, quin possit dividi in
plures. Siquidem, ut in continuo non negantur esse duae partes, tametsi forte futurum
sit ut in eas nunquam dividatur ; ita nec negandum quin sint infinitae, etsi non sit
unquam in eas dividendum. Xam et alioquin rogo te, cum ex illis in infinitum divisio-
nibus subdivisionibusque plures pluresque actu partes detegantur ; censesne eas, qufe
detegi possunt, esse alicujus determinati numeri, annon ? Si dicas esse, non habebunt
unde divisioni in infinitum sufficiant. Si non esse ; igitur illte sunt actu infinité. Et
certe quomodo continuum non exhauriatur denique, nisi actu possideat partes infinitas,
seu quae sua infinitate inexhaustum illud officiant ': Ut enim quae partes ex eo dedu-
cuntur, praeesse actu in eo debuerunt ; alioquin enim quomodo deduci ex eo potuisent?
Ita, quae deducendœ supersiuit, actu esse debent ; nam alias non possent deduci. Porro
illae sunt infinitae quando inexhauribiliter seu plures phire.sque absque ullo tennino
deduci posse conceduntur. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, p. 262, c. 2).
106 ARTICLE II. CHAPITRE IV. LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
J'ai tenu à citer intégralement ce passage malgré sa longueur,
pour montrer, sur un sujet délicat, que Gassendi était capable de
développer vigoureusement et rigoureusement un argument métaphy-
sique, fût-ce contre un adversaire aussi redoutable qu'Aristote.
Quant aux objections tirées des Mathématiques contre Findi visibi-
lité des atomes, Gassendi lem- oppose une fin de non-recevoir . Les
atomes, étant des corps étendus, relèvent de la Physique, appar-
tiennent à l'ordre des choses concrètes. Les Mathématiques, au con-
traire, appartiennent à l'ordre des choses abstraites. Or il est illégi-
time de conclure de l'abstrait au concret, du possible au réel ^.
B. — ESSENCE ET PROPRIÉTÉS DES ATOMES
L'essence des atomes ou de la matière ne consiste point dans l'éten-
due 2, comme le veut Descartes, mais dans la soUdité ou dureté, d'où
résulte la force de résistance ^ (àvT'-uTr-la). Car, si nous concevons
que deux parties demeurent étendues sans se compénétrer et con-
fondre dans le même heu, c'est parce qu'elles opposent l'une à l'autre
une résistance qui les rend impénétrables, et elles peuvent s'opposer
cette mutuelle' résistance, parce qu'elles sont sohdes et dures. A cet
élément constitutif et essentiel il faut ajouter trois propriétés prin-
cipales : Etendue, Figure, Pesanteur *.
Les atomes, n'étant pas dçs points mathématiques, ont une certaine
étendue ^. Pour s'en fahe quelque idée, il faut se rappeler ce que le
microscope nous a révélé sur les êtres les plus petits que nos sens
puissent atteindre. Dans un chon, qui n'est pourtant à l'œil nu qu'un
pomt à peine perceptible (quod habetur pro pu7ictulo), le microscope
nous fait découvrh les organes essentiels à un être vivant. On y aper-
çoit des vénules et des artérioles, des nerfs et des muscles ^, etc.
Quelle doit donc être la petitesse' des atomes dont cet animalcule
est formé ! Après plusieurs autres ingénieuses comparaisons, Gassendi
conclut : U n'est pas absurde de dire qu'il y a des myriades innombrables
d'atomes dans chaque corpuscule que nous voyons voltiger dans un
rayon de soleil qui traverse un appartement.
La forme ou figure est une propriété qui suit nécessahement l'éten-
due, puisqu'elle la détermine et la modifie. La plus grande variété
règne dans la nature : sur le même arbre il n'y a pas deux feuilles qui
se ressemblent ; il n'y a pas deux grains absolument pareils. Pour
exphquer, en partie du moins, une telle variété, il faut que la forme
1. Syntagma : Çhysica, Sect. I, L. III, C. V, T. I, pp. 263-266.
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. V, T. I,pp. 257-258 ; T. III, pp. 3743qq.
Disputationes et Inatantiœ ad CartesU Metaphyaicam... In Meditationem V.
3. Syntagma : Physica, Sect. I, L. HI, C. VI, T. I, p. 267, c. 1.
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. VI, et VU T. I, pp. 266-279.
5. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. VI, pp. 267-269.
6. Syntagma i Physica, Sect. I^ L. III, C. VI, p. 269, c. 1-2. — On dirait que
Pascal (Pensées, Edit. Bbttnschvicg, T. I, p. 74), s'est inspiré de ce joli passage de
Gassendi sur 1© ciron.
n. — PHYSIQUE : 2° matière première des choses lOT
des atomes soit elle-même très diversifiée ^. De même qu'avec les
lettres de l'alphabet diversement assemblées on compose des poèmes,
ainsi avec les atomes différemment combinés se forment les êtres qui
remplissent l'miivers.
Enfin, il est mie troisième propriété, la pesanteur, sans laquelle les
précédentes seraient insuffisantes à rendre compte des choses. La
pesanteur est la faculté ou force interne et naturelle qu'ont les atomes
de se mouvoir eux-mêmes ; ou, si vous préférez, c'est une tendance,
une propension impétueuse, innée et inamissible qui les pousse inté-
ri^mement à l'action -.
Mais ce pouvoir moteur ne saurait, d'après Gassendi, s'exercer si
le vide n'existe pas. Aussi s'est-il efîorcé de prouver l'existence du
vide ^. Ses arguments sont tirés de la raison et de l'expérience.
Le mouvement étant le passage d'un Heu dans un autre, il est clair
que, si tout est plein, rien ne peut se mouvok, car, dès le prmcipe, le
mouvement serait empêché par des obstacles insurmontables. « Pour
mieux saisir cet argument, représentez-vous le monde entier, s'il n'a
aucun vide répandu entre ses parties, comme une masse très compacte,
qui ne pourrait par conséquent recevon* aucun nouveau corpuscule,
si petit soit-il, parce que, tout étant plein, aucun heu ne reste à rem-
plii'. C'est pourquoi, ou ce corps ne sera point admis ou bien il trouvera
place dans le heu déjà occupé par un autre ; alors le même heu con-
tiench'a deux corps se compénétrant de toutes parts, ce qui, vous
l'avouerez, est au-dessus des forces de la nature. Vous comprendrez
par là même qu'aucun des corps rangés dans cette masse n'est capable
de quitter son heu pour envahir le heu d'un autre. En effet, le corps
qui doit se mouvou', se heurtant à un heu plem, il faudra qu'il en chasse
le corps qui l'occupe ; mais où celui-ci pourrait-il se retker, si tout
le reste est plein ? Est-ce que lui-même expulsera un autre corps ?
Mais la même difficulté reparaîtra, et amsi toujours. Concluons donc
que, si le premier corps ne peut sorth- de son heu, aucun mouvement
ne commencera et qu'ainsi rien ne se mouvra » *.
1. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. VI, pp. 269-273."
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. III, C. VII, T. I, p. 273, c. z.
3. Gassendi consacre trois chapitres à la question du Vide (Syntagma : Physica,
Sect. I, L. Il, C. III, IV, V, pp. 192-216). A l'exemple de Démocrite et d'Epicure, il
prouve l'existence du vide par le mouvement, mais il sait donner à ce vieil argument
vjxe aUure nouvelle, parce qu'il a surtout en vue de réfuter « le plein » de Descartes.
A cet argument de raison, sa qualité de physicien lui permet d'ajouter un grand nom-
bre d'expériences intéressantes.
4. Id vero quid sit ut melius percipias, cogita universum muudum, si nihil ioanis
interspersum hal:e<it, confertissimam esse molem, adeo ut corpusculum ne minimum
quidem valeat de novo suscipere. Quippe, si nihil non plénum est, lociis nullus restât
complendus ; quare, aut corpus non admittetur, aut in illo loco collocabitiu", in quo
aliud jam situm est ; sicque idem locus duo corpora sese undique penetrantia capiet ;
quod sane per vires natiu-as fieri jjosse non dixeris. Deprehendes autem hac ratione
aliquod-ne corpus ex ils, quse intra hanc molem disposita sunt, moveri e sno loco possit,
ut invadat alterius loeum. Sane, cum locum plénum offendat, necesse erit ex eo pellat,
quod corpus illum occupât. lUud jjorro quonam concédât, si omnia quidem plena sunt?
An ipsum rursus ©xpellet aliud ? At par redibit difficultas continuabiturque in sevum.
Quare, si primum illud corpus cedere loco non valeat, nulltun erit principium mottis
sicque nihil movebitur. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. III, T. I, pp. 192-193).
108 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
A cet argument de raison Gassendi en ajoute un grand nombre
tirés de l'expérience. Il s'y arrête avec complaisance, pai'ce que plu-
sieurs des observations qu'il rapporte étaient alors récentes. Il insiste
particulièrement sur l'expérience de Torricelli, renouvelée par les soins
de Pascal, ce « merveilleux jeune homme » (miri ficus adolescens) ^.
C. — DÛ MOUVEMENT
L'existence du vide étant démontrée, on peut aborder la question
suivante : Comment les éléments ou atomes agissent-ils pour former
l'ensemble varié des choses qui nous entourent ? Cette activité se
manifeste surtout par le mouvement ^, qu'on peut définir, après
Épicure : « le passage d'un corps d'un lieu dans un autre » ^. Définition
que Gassendi préfère à celle d'Aristote, laquelle est aussi obscure
que possible (quo projecto dici potest nihil ohscurius) *. La définition
aristotélicienne n'est pas aussi obscure, comme il plaît à Gassendi
de le dire ; elle est profonde ^ et, à la différence de la définition épi-
curienne qui ne regarde que le mouvement local, elle à l'avantage de
s'appliquer au mouvement en général.
Gassendi, après avoir rappelé les objections de Zenon et de Sextus
Empiricus contre la possibilité du mouvement, estime que la meilleure
réponse à leur opposer est encore celle de Diogène qui se leva et
marcha ^.
La cause du mouvement est dans les atomes ; par conséquent le
principe du mouvement est matériel. Autrement, comment expliquer
les actions et réactions physiques qui se produisent dans la nature ?
C'est un axiome que le corps seul peut toucher et être touché. Car on-
ne conçoit pas qu'un principe incorporel, qui est sans solidité et sans
masse, puisse imprimer une impulsion à un corps. Dieu seul peut le
faire, parce qu'il est présent partout et que sa puissance est infinie '.
« Il semble donc plus convenable d'admettre que le principe actif
dans les causes secondes est corporel et, par conséquent, que la matière
n'est pas inerte, mais active » ®. Comme la mobilité des atomes leur
vient de Dieu, rien n'empêche de supposer que Dieu leur a commu-
niqué une mobilité inégale et qu'il en a créé un certain nombre inertes,
ou bien, au contraire, qu'il a donné à tous une mobilité égale, car,
même dans cette seconde hypothèse, on peut s'expliquer que tous les
corps ne soient pas animés de la même vitesse. En effet, les atomes,
ayant des formes différentes, s'entravent mutuellement : de ces mou-
vements contrariés résulte la diversité des vitesses. Mais une suppo-
1. Syntagma : Physica, Sect. I, L. II, C. V, T. I, pp. 203-216.
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, T. I, pp. 338-371.
3-4. Sijntagnui : Physica, Sect. I, L. V, C. I, T. I, p. 338.
5. Cf. D. Palmieri, Institutiones..., T. II, Cosmologia, Thés. XII, p. 93 sqq.
6. Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, C. I, T. I, pp. 339-342.
7. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. VIII, T. I, p. 334, c. 2.
S. Fecisse proinde ii melius videntur, qui agendi principium fecere corporeum ac
eensuere adeo materiam non inertem sed actuosam esse. (Syntagma: Physica, Sect. I,
L. IV, C. VIII, p. 335, c. 2).
II. — PHYSIQUE : 2" MATIÈRE PREMIÈRE DES CHOSES 109'
sition s'irtipose : quelle Cj^ue grande que puisse être la mobilité naturelle
des atomes, cette mobilité demeure constante, de sorte que, malgré
les obstacles qui compriment leur mouvement, ils ne cessent de faire
effort pour se dégager et se mouvoir librement ^.
L'espèce de tension pour se libérer, que Gassendi accorde aux atomes,
rappelle « l'appétition » que Leibniz octroie à ses monades. De même,
quand on verra bientôt Gassendi doter les éléments premiers, consti-
tutifs des êtres inanimés, d'une vie obscure et inconsciente, d'un sens
de perception analogue à celui de l'animal, on songera naturellement
à '( la perception »> dont Leibniz gratifie ses monades. Ce rapprochement
montre que le philosophe allemand est tributaire du philosophe fran-
çais et qu'il n'est pas sur ce point aussi original qu'on le croit commu-
nément.
Cette conception du mouvement a provoqué quelques objections.
Tout d'abord, dit-on. les atomes .sont conçus tous ensemble et comme
matière, en tant qu'ils sont les éléments constitutifs des choses, et
comme cause, en tant qu'ils sont actifs et mobiles. Or confondre en
une deux choses aussi différentes que la matière et la cause, c'est aussi
absurde que d'identifier l'ouvrier et l'œuvre, l'architecte et la maison.
Gassendi répond que l'objection repose sur une assimilation fausse
des choses naturelles aux choses artificielles. 11 est clair en effet que,
dans les œuvres artificielles, l'agent est tout à fait extérieur à la ma-
tière ; dans les choses naturelles, au contraire, l'agent est un principe
intérieur ^.
On peut objecter aussi cet adage, et autres semblables : « Il est
impossible qu'une même chose soit en même temps ce qui meut et
ce qui est mû ; tout ce qui est mû l'est par un autre » ^. Tout cela fait
difficulté dans la philosophie d'Aristote, mais non dans la philosophie
des Stoïciens ou de Platon. Comme il est impossible, dans la série des
êtres qui reçoivent le mouvement l'un de l'autre, de remonter à l'in-
fini, on doit s'arrêter à un premier moteur, non pas immobile, mais se
mouvant lui-même. Or Aristote, parvenu à son premiei- moteur
immobile, prétend qu'il meut seulement comme cause finale : le monde
serait attiré vers Dieu par le charme qu'exercent la beauté et la bonté
divines. Mais, répond Gassendi, cette doctrine va à l'encontre des faits
les mieux avérés. Outre le moteur moral et métaphysique, on cherche,
dans chaque chose naturelle, qui agit par elle-même, quel est le premier
principe de son action ou motion. « Quand un enfant court vers le
fruit qu'on lui montre, ce n'est pas seulement la motion métapho-
ri(|ue, par laquelle le fruit l'allèche, qui est nécessaire, c'est encore
et surtout la force physique ou naturelle qui existe dans cet enfant
et qui le dirige et le pousse vers le fruit. C'est pourquoi, dans chaque
chose, le principe de l'action et du mouvement étant la partie la plus
1. Ununi omniiio supponere par est, nempe, quantacumqiie ftiit atomis mobilitas
ingenita, tantam constanter perseverare, adeo ut inhiberi quidem atoini ne movêantur
valeant ; at non, ne perpetuo qviasi connitantur conenturqne se expedire motumque
eiuini in.staiirare. fSyntagma : Physica, Sect. I. L. IV, C. VIII, T. I, p. 330, c. 1).
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. VIII, T. I, p. 336, c. 1.
3. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. VIII, T. I, p. 336, col. 2.
110 ARTICLE II. CH-IPITRE IV. LE SYNTAGMA PHILO-SOPHICUiAI
mobile et la plus active, en quelque sorte la fleur de toute la matière,
partie qu'on a coutume d'appeler forme et qu'on peut concevoii-
comme une contexture très déliée d'atomes très subtils et très mobiles,
il semble plus naturel de dire que la première cause motrice dans les
choses physiques sont les atomes. Car, tandis qu'ils se meuvent
eux-mêmes en vertu de la force qu'ils ont reçue, dès le commencement,
de lem- Auteur, ils donnent le mouvement à toutes choses et sont par
conséquent l'origine, le principe et la cause de tous les mouvements
qui existent dans la nature » i.
Jusqu'ici le mouvement a été étudié en lui-même et dans sa cause.
Reste à le considérer dans sa dii'ection. Comment se fait-il, par
exemple, ^u'en vertu de la pesanteur les graves tendent vers le centre
de la terre ? On peut donner deux réponses à cette question. La pesan-
teur est une quaUté inhérente à tout corps grave, par exemple à la
pierre, afin qu'elle cherche so7i lieu, précisément en tant que lieu "^.
C'est la solution d'Aristote. C'est inadmissible, parce que, en quelque
endroit que soit la pierre, elle a son lieu et n'en peut occuper un autre,
ni plus grand, ni plus petit. La pesanteur (c'est la solution de Gassendi)
est plutôt inhérente à la pierre afin qu'elle cherche la chose qui est
dans le Ueu vers lequel elle tend ^. Ainsi, la pien-e tend vers la terre
directement, et vers le Heu de la terre par accident ou indkectement.
Mais, pourquoi la pierre se meut-elle vers la terre plutôt que vers
le ciel ? Il faut que la terre transmette quelque chose à la pierre,
laquelle ne reçoit rien de semblable d'un autre endi-oit. Certains faits
prouvent que les choses doivent se passer ainsi. Le fer tend vers
l'aimant, non pas parce que l'aimant occupe un certain lieu, mais
parce qu'il est aimant ; car l'aimant, en quelque heu qu'il soit, attire
le fer. Cette force, qui atth-e le fer, n'est pas tant une qualité qui soit
■en lui-rnême qu'une quaUté qui lui est imprimée du dehors. De même
en est-il vraisemblablement de la force qui porte la pierre vers la
ten-e, car la terre peut être regardée comme un aimant considérable.
Prenons un morceau de fer pesant une Hvre : il nous paraîtra plus
lourd, si un aimant est placé sous notre main. Pourquoi n'en irait-il
pas de même de toute pesanteur ? Pourquoi ne viendi-ait-il pas de la
1. Neque enim, cum puer ostenso porno ad ipsum currit, requiritur solum quse
metaphorica sit motio, qua pomum puerum allicit, sed maxime etiam quœ sit intra
ipsum puerum physica seu naturalis vis, qua dirigitur fertiirque ad pomum. Planius
ergo dici videtur, cum in unaquaque re principium actionis et motus sit pars illa
mobilissima actuosissimaque et quasi flos totius materise. quœ et ipsa sit, quam
f ormam soient dicere, et haberi possit quasi tenuissima contextura subtilissimarum
mobilissimarumque atomorum, ideo primam causam moventem in physicis rébus
esse atomos ; quod, dum ipsse per se et juxta vim a suo Authore ab initio usque
acceptam moventur, motum omnibus rébus prsebeant ; sintque adeo omnium, qu»
[sic] m natura sunt, motuum origo, principium et causa. (Syntaqma : Physica,
Sect. I, L. IV, C. VIII, T. I, p. 337, e. 1). ( ^ i/
2-3. Adnoto ergo gravitatem esse non posse qualitatem ipsi lapidi inditam ad quae-
rendum locum prœcise, seu ut locus est ; et enim lapis ubicumque sit, locum habet, et
neque ampliorem, neque angustiorem occupaturus alium usquam est... Videtur ergo
gravitas esse lapidi potius indita ut rem quaerat inloco, versus quem tendit, existentem.
(Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, C. I, T. I, p. 346, c. 1).
n. — PHYSIQUE : 20 matière première des choses 111
teiTe une attraction qui rende les corps lourds et pesants, semblable
à l'attraction de l'aimant qui rend le fer plus lom-d et plus pesant ? ^
Bref, la pesanteur est une tendance innée des atomes, en tant qu'elle
les porte à se mouvoir ; en tant que mouvement dans une direction
particulière, elle est un effet de l'attraction, laquelle s'exerce du
dehors -.
La cause du mouvement attractif est extériem' à la pien-e qui se
meut. Voilà le fait. Comment l'expliquer ? Ce mouvement attractif
supposée que la terre peut agir sur un objet éloigné d'elle. Mais l'action
à distance répugne. Sans doute, réplique Gassendi, il faut un inter-
médiaire. Or cet intermédiaire existe, car tous les corps doivent
émettre des particules qui vont de l'un à l'autre. De même qu'il est
probable que l'aimant projette des corpuscules insensibles qui attei-
gnent et attirent le fer ; pareillement, de la terre doivent s'échapper
des particules qui atteignent et attirent les corps graves ^. A cela,
aucune répugnance*.
Une question ultérieure se pose : Comment se comportent ces
effluves corpusculaires ? Après avoir rapporté plusieui's hypothèses
qu'il juge invi'aisemblables, Gassendi s'arrête à la suivante qui lui
paraît la plus acceptable : « Concevez que Dieu ait fait et placé une
pien-e, à des myriades de milles au delà des extrémités du monde,
avant que le monde fût créé. Le monde une fois créé, pensez-vous
qu'aussitôt la pierre a dû accourir vers la terre ? Si vous le pensez
conformément aux principes et suppositions d'Aristote, n'est-ce pas
parce que vous reconnaîtrez qu'il y a en elle comme un sens qui lui
a fait percevoir l'existence de la terre ? » ^ Le rôle des corpuscules
émis par la terre a été d'exciter ce sens endormi pour le faire passer
de la puissance à l'acte. « Par conséquent, est-ce qu'il n'a pas fallu
que quelque chose émané de la terre parvînt jusqu'à la pierre pour
lui faire sentir l'existence de la terre ?» *
Nous retrouverons ailleurs cette théorie singuhère de Gassendi,
-qui accorde aux éléments premiers, constituant les êtres inanimés,
une certaine vie et connaissance obscure, inconsciente, rappelant
1. Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, C. II, T. I, pp. 346-347, c. 2-1.
2. ... Impressam quoqne, non insitam videri eam vim qua lapis in terram, ad quam-
cumque partem sit posita, fertur. Nec vero ideo minus solemus gravitatem dicere hanc
vim : qualitatem intelligentes non ab intrinseco pellentem, sed ab extrinseco trahentem.
(Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, C. II, T. I, p. 347, cl).
3. Syntagma : Physica, Sect. I, L. V, C. II, T. I, p. 347, c. 2.
4. ... Ideo sufficere videtiir, si dixerimiis nihil repugnare qno minus motus reruni
gravium sive decidentium sit ex attractione subjectœ telluris, quatenus ex ipsa
corpuscula prodeunt quasi organ» quaedam attraKentia. (Syntagma : Physica, Sect. I,
L. V, C. n, T. I, p. 348, c. 1).
6-6. ... Concipito lapideni multis milliarium mj-riadibus ultra hujus mundi extrema
fuisse a Deo factum atque constitutum, priusquam mundum conderet. An, condito
deinceps mundo, putcis lapidem fuisse illico versus hanc terram convolaturum ?
Si putes fuisse, ut rem conformem Aristotelis principiis et suppositionibus, annon
faciès, quoniam agnosces quemdam quasi sensum in lapide futurum fuisse, quo terram
lieic esse fuisset percepturus ? Et nonne fuisse proinde uecesse aliqiiid ex terra ad ipsum
iisque dimanare, ut terram eo faceret exprimeretque sui sensum ? (Syntagma, : Phy-
sica, Sect. I, L. V, C. II, T. I, p. 348, c. 1).
112 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
celle que nous voyons dans l'animal. « Il semble qu'il y a dans l'aimant
et le fer une force analogue au sens ; et cela à cause de l'attraction
dont on a parlé et qui ressemble à celle qu'éprouve l'animal >> ^. Et un
peu plus loin : « Comme l'objet sensible, par l'espèce ou image qu'il
envoie, tourne vers lui et attire l'âme qui a la force de transporter
vers l'objet sensible le corps si épais soit-il ; ainsi l'aimant, au moyen
de l'espèce transmise, semble tourner vers lui et attirer l'âme du fer...
On croirait difficilement, si l'expérience ne le certifiait, qu'une chose
aussi ténue qu'est l'âme sensible (qu'elle soit comnje la fleur de la
substance ou un souffle très délié, ou tout ce qui vous agréera) soit
capable de transporter la masse si pesante et si inerte du corps. Mais
alors comment ne pas croire qu'il y a dans le fer une âme ou certaine-
ment du moins quelque chose d'analogue à l'âme ? Ce quelque chose,
quoique très ténu, peut cependant transférer jusqu'à l'aimant la
masse de fer, encore qu'elle soit très pesante et inerte » ^. Inutile de
faire remarquer la futilité de ces analogies.
En manière de conclusion, l'on peut se demander en quoi consiste
l'essence de la matière selon Gassendi. L'étendue n'est que la matière
même en tant que, ses parties s'opposant l'une à l'autre, chacune
occupe un lieu particulier et proportionné à sa grandeur. De là
résulte une certaine disposition et diffusion de ces parties qu'on
appelle l'étendue de la matière. S'il en est ainsi, il faut conclure
que l'essence de la matière consiste plutôt dans la solidité ou dureté
€£ue dans l'étendue'. Car, si nous concevons d'abord que deux parties
ne demeurent étendues sans se compénétrer que parce qu'elles s'op-
posent une mutuelle résistance, nous concevons ensuite qu'ellesine
peuvent ainsi résister l'une à l'autre que parce qu'elles sont solides
et dures. Ainsi la solidité doit être considérée comme ce qui est pre-
mier dans la matière et, conséquemment, comme le fondement et
la cause primitive de l'étendue ^. .
§ III. — DU PRINCIPE EFFICIENT DES CHOSES *
La cause efficiente est celle qu'on nomme proprement cause' ^.
On la divise en Cause première et en causes secondes. De même qu'il
1-2. Videri esse in magnete et ferro vim quamdam analogam sensui ; id nempe propter
attractionem ha':d absimilem animali... Et ut objectum sensibile par immissam spe-
ciem convertit trahitque ad se animani, quae vi sua corpus quantumvis crassum una
versus objectum transfert ; ita et magnes per transfusam speciem videtur ad se con-
vertere trahereque ipsam quasi animam (seu quasi florem substantise) ferri.... Difficile
creditu foret quemadmodum res adeo tenuis ac est anima sentiens (seu flos quidam
substantise, tenuissimusve spiritus sit, seu quicquid demum aliud voles) transferre
possit corporis molem, quœ adeo gravis inersque est,.nisi experientia nos faceret certes ;
quidni ergo credere liceat esse in ferre nisi animam, aut aliquid certe analogum animae,
quod, tametsi tenuissimum, transferre tamen reliquam massam, licet valde gravem
ac inertem, possit. (Syntagma : Physica, Sect. III, Membr. I, L. III, C. V, T. II, p. 132,
§ Duodecimd).
3. Cf. Bernier, Abrégr, T. I, L. I, Ch. IX, p. 126-129.
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, T. I, pp. 283-337.
5. Gassendi parle brièvement des autres causes au Ch. I du Livre IV, Ibidem, pp. 283-287.
II. — PHYSIQUE : 30 PRINCIPE EFFICIENT DES CHOSES 113
y a une Matière première et très générale des choses, ainsi il y a une
•Cause première et très générale que Platon, Ai'istote, Pythagore
et les Stoïciens ont appelé Dieu ^. C'est par cette Cause première
qu'il convient de commencer l'étude des causes. On voit comment
Gassendi, après nombre de Scolastiques, est amené à placer en Phy-
sique la Théologie naturelle ^.
Cette partie est la moins originale et la plus sûre de la philosophie
gassendiste, car ici le philosophe s'est laissé plus fidèlement guider
par les indications que lui fournissait le théologien. Comme, dans sa
Théodicée, il s'éloigne moins des positions bien connues prises par
les Scolastiques, il nous sera permis d'être bref.
A. — EXISTENCE DE DIEU.
Les preuves apportées par les Philosophes pour démontrer l'exis-
tence de Dieu sont nombreuses. GassencU croit pouvoir les ramener
utilement à deux (cuni et cœterœ ad eas possint non incommode revo-
cari) ^. « La première se tire de l'anticipation générale ; la seconde,
de la contemplation attentive des choses de la nature et de cet effet
si grand qui est le monde » ^.
La première preuve n'est au fond que la preuve fondée sur le consen-
tement universel : tous lés peuples ont une certaine notion de la Divi-
nité. Gassendi répond avec beaucoup d'à-propos et de bon sens aux
objections qui ont été du'igées contre cette démonstration ^. On
objecte, par exemple, l'existence de quelques peuplades privées de
cette notion et l'exemple de quelques athées. Il fait remarquer que
ces exceptions, à supposer qu'elles soient vraies, n'infirment pas la
proposition générale. Elles n'empêchent pas la croyance en Dieu
d'être naturelle à l'humanité. Autrement on devrait conclui*e que la
faculté de voir n'est pas naturelle à l'homme, parce qu'il existe quelques
aveugles. « D'où l'on peut tirer cette inférence : de même qu'il conste
que la lumière existe ,en tant que tous les hommes, si vous exceptez
quelcj[ues aveugles, ont la faculté de percevoir la lumière et affirment
qu'elle est ; ainsi, il conste que Dieu existe, en tant que tous les hommes
si vous exceptez quelques athées, reconnaissent et proclament, grâce
à l'anticipation, que Dieu est » ^.
La seconde preuve repose sur ce principe qu'il n'y a pas d'ordre
1. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. I, T. I, p. 287, c.1-2.
2. C'est donc fausser la perspective du plan de Gassendi, que de rejeter, après la
Morale, comme couronnement de l'édifice, l'exposé de la Théologie de Gassendi, comme
le font, par exemple, MM. Thomas et Brett. C'est moderniser Gassendi.
3-4. Et prior quidem ex anticipatione generali deducitur ; posterior ex rerum naturae
tantique effectus, quantus mundus est, accurata contemplatione. (Syntagma : Physica,
Sect. I, L. IV, C. II, T. I, p. 290, c. 1).
5, Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. II. T. I, pp. 290-292.
0. Ex quo proinde infère licet, quemadmodum constat esse lucem, quatenua omnes
liomines, si paucos csecos exceperis, pro ea, quamhabent, facultate, lucem etpercipiunt
et esse pron.inciant ; ita constat sane Deum esse, quatenus, omues homines, si paucos
athsoa exceperis, pro ea, quam habent, anticipatione, Deum esse agnoscunt et prolî-
tentur. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. II, T. I, pp. 290-291, c. 2-1).
114 ARTICLE II. CHAPITRE IV. ■ — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
san.s ordonnateur (non esse ordinem sine ardinante) ^. Mais, pour
donner à cet argument une force probante, Gassendi a soin d'établir
que le monde n'est pas de lui-même et ne tire pas de lui-même (a seipso)
Tarrangement qu'on remarque en lui ^.
Qu'entend Gassendi par ancitipation ? Est-ce que, après l'avoir
reproché à Descartes, il enseignerait à son tour que l'idée de Dieu
esit innée en nous ? Non ; car, selon lui, l'anticipation de Dieu est
créée en nous avec l'esprit lui-même, en tant que notre esprit possède
naturellement une certaine capacité ou aptitude qui le porte à recon-
naître Dieu ou l'existence de la nature divine à la première occasion ^.
Il s'agit donc, non d'une idée, mais d'une virtualité ou puissance innée.
Cette occasion, qui fait passer l'intelligence à l'acte, ou, si l'on veut,
qui active cette virtualité, est aussi nécessaire que l'aptitude ou vir-
tualité elle-même. Certaines choses, saisies par les sens de l'ouïe et de
la vue, sont les occasions qui mettent en éveil et en mouvement cette
aptitude ou virtualité.
En entendant parler de Dieu comme étant le Prince du monde,
le Créateur du ciel et de la terre, l'Etre suprême, etc., ces expressions,
dont le sens nous est famiher au préalable, sont pour l'esprit l'occa-
sion très prochaine de se représenter une nature qui est dans le monde
comme un prince dans son royaume, qui a créé le ciel et la terre comme
un architecte a bâti une maison et choses semblables. Cette persua-
sion que Dieu existe a donc pour fondement une certaine anticipa-
tion qui nous a fait préjuger qu'on doit ajouter créance à un homme
grave, et que celui qui nous parle est tel *. •
Mais lïdée de Dieu peut nous venir aussi par la vue. Car l'esprit,
sans être averti par personne, peut, à l'occasion des perfections qu'il
voit dans l'univers, se former le concept de Dieu ; puis, en vertu de
cette prénotion qu'il n'y a pas d'ordre sans ordonnateur, il conclut
que, si un État, une armée, un navire ne peut se passer de prince,
de chef, de pilote, le monde a fortiori suppose un ordonnateur suprême ^.
Gassendi réclame donc le concours de la raison et de l'expérience
pour expliquer l'origine de l'idée de Dieu.
B. — PERFECTIONS DE DIEU '
Après avoir démontré l'existence de Dieu, Gassendi aborde l'étude
de ses perfections, dont il esquisse ce tableau d'ensemble ^ : « Quant
1. Syntafima : Physica, Sect. I, L. IV, C. II, T. I, p. 293, c. 1.
2. Syntaqma : Physica, Sect. I, L. IV, C. II, T. I, pp. 294-295.
3. ... Dici potest [aiiticijjatio] tuni ingenei-ari cum mens genératiir seii fit, quatenu&
est caijacitas sive aptitiido in mente iit, prima quaqiie oecasione, ad agnoscendum Deum
sive existentiam naturse di^ànfe feratiir. (Syntagnia : Physica, Sect. I, L. IV, C. II,.
T. ï, p. 292, cl).
4. Synta(/ma : Physica, Sect. I, L. IV, C. II, T. I, pp. 292-293, c. 2-1.
5. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. II, T. I, p. 293, c. 1. — Gassendi expose ici
le raisonnement instinctif qni nous pousse, en face de l'ordre et perfection d\i monde,
à proclamer la nécessité d'une cause intelligente et parfaite. Mais c'est plus loin (Ibidem,
p. 294-295, c. 2-1) qu'il présente l'argument sous une forme rigoureuse et apodictique.
6. Videmur nos saltem posse Deum considerare, tum quatemiis substantia est, tum
quatenus iuteUigens est. Et qiiatenus quideni substantia est, \'idetur posse et prout in
n. — PHYSIQUE : 3^ PRIîrCIPE BrriCIE2fT DES CHOSES 115
à nous, nous pouvons, ce semble, considérer Dieu en tant qu'il est
substance et en tant qu'il est intelligent. En tant que substance,
il semble pouvoir être envisagé en lui-même et dans ses rapports
avec le lieu et le temps, dans la mesm^e où cela est pom.' nous saisis-
sable. D'où l'on comprend qu'en raison de lui-même, il ne peut être
qu'un ; en raison du lieu, qu'immense ; en raison du temps, qu'éternel.
En tant qu'intelligent, il semble qu'on peut considérer en lui Fintelli-
gence imiverselle qu'il a des choses, la puissance qu'il a de réaliser
ce qu'il conçoit, la façon dont il le réalise en concevant, le bonheur
enfin qui résulte de son intellection même. De là vient qu'on se le
représente d'abord comme omniscient et omnipotent ; puis, comme
très bon. très libre et très sage : enfin, comme très heureux » ^.
Gassendi traite succinctement cette question des attributs divins ^.
Inutile de nous y ai'rêter, puisqu'il ne s'éloigne guère de la philoso-
phie scolastique. Signalons plutôt quelques écarts. Nous avons déjà
noté, en parlant du temps ^, que notre philosophe se fait une idée
inexacte de léternité. Or, traitant ici de cet attribut divin, il renvoie
à ce qu'il a enseigné plus haut en comparant le temps et l'éternité *.
On dirait qu'en décrivant la nature de l'omnipotence de Dieu, il a
subi l'influence d'une erreur de Descartes, car il écrit : « La puissance
divine étant infinie, nous ne pouvons même pas savoir s'il lui est
impossible de réahser deux contradictoires » ^.
Gassendi sattache ensuite à montrer que Dieu e.st à la fois l'au-
tem' et la providence du monde ^. Il s'en prend surtout à son cher
se.et^rout in loco et prout in tempore (quantum capimus) cohseret, spectari. Ex hoc
nempe fit ut intelligatur quomodo cohaerens per se seu ratione sui non posait esse nisi
unus ; ratione loci, nisi immensus ; ratione temporis, nisi œternus. Quatenus vero
intelligens est, videtur posse attendi et ratione eorum quae univei-se intelligit ; et ration?
eorum quae intellecta facere potest ; et ratione modi quo intelligendo facit ; et ratione
voluptatis qua? ex intelligentia consequitur. Ex his quippe fit ut primuni omniscius.
tum oninipotens ; ad haec optimus, liberrimus, sapientissimus : tandem et beatissimus
concipiatur. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. IV, T. I, p. 303, c. 2).
1. Dans luie Satire, Voltaire fait comparaître devant le i trône de Dieu » les princi-
I^aux philosophes et en prend occasion pour résumer plus ou moins fidèlement leiirs
systèmes. (De là le titre de la Satire). Après Descartes, il introduit Gassendi :
L'iuœrtain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,
N^e pouvait du Breton (a) souffrir Taudace insigne
Et proposait à Dieu ses atomes crochus,
Quoique passés de mode et dès longtemps déchus ;
Mais il ne disait rien sur l'essence divine.
(Le» Systèmes)
Ce dernier vers montre que Voltaire n'avait pas même feuilleté le Syntagma philoso-
phicum,
(a) C'est Descartes qu'il désigne ainsi. Dans une variante il était plus exact :
Du noble Tourangeau blâmait l'audace insigne.
Voici ave3 quelle outrecuidance il juge Deacartes lai-m"?me ;
Et ce maître René, qu'on oublie aujourd'hui,
Grand fou persécuté par de plus fous que lui....
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. IV, T.-I, pp. 303-310.
3. Cf. supra, p. 101-102.
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. IV, T. I, p. 306, c. 1.
5. ... Siquidem, cum Dei potentia infinita sit, ne hoc quidem poss iinus scire anillius
potentiam fugiat ut duo contradictoria faciat. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV,
C. IV, T. I, pp. 308-309).
6. Syntagma,: Physica, Sect. I, L. II, C. V-VII, T. I, pp. 311-333.
116 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
Épicure qui veut tout expliquer sans recourir à aucune cause distincte
des atomes.
Est-ce que, dit-on, la nature ne produit pas des effets admirables ?
Les mouches, par exemple, et autres insectes de ce genre ne sont-ils
pas créés spontanément par elle ? « Mais, réplique Gassendi, la ques-
tion porte sur la nature elle-même, sur la force que possèdent les germes
des choses ^. Comment cette force est-elle en eux ? Comment sont-ils
aptes à façonner des œuvres si admirables, à moins d'admettre que
quelqu'un, dès l'origine du monde, leur a infusé cette force et a dis-
posé toute la série des évolutions » ^.
Gassendi fait valoir un autre argument ^ qu'il emprunte à Cicéron
et que Fénelon et Bossuet ont développé à leur tour. Si le monde
a pu résulter de la rencontre fortuite des atomes, d'où vient que ces
atomes n'ont jamais formé ni un portique, ni un temple, ni une maison,
ni une ville ? Et pourtant ces œuvres sont plus faciles à réaliser que
la création du monde. Autre exemple. Si le concours fortuit des
atomes suffit à rendre compte de la formation de l'univers, pourquoi
ne pas dire que de lettres innombrables jetées à terre pêle-mêle et
secouées au hasard sortirent les Annales d'Ennius ? Le hasard réus-
sirait-il à produire même un seul vers ?
Gassendi répond fort bien aux diverses objections que les philo-
sophes anciens, Épicure spécialement, ont soulevées contre la Pro-
vidence. Ce sont là choses classiques. Indiquons donc seulement une
difficulté que Gassendi propose lui-même.
« Si le monde a été créé par Dieu, comme on l'a montré plus haut,
il ne peut assurément être abandonné par son auteur... Ne dites pas
que le monde a pu être créé si parfait par Dieu que, consistant par
lui-même, il n'ait plus ensuite besoin de curateur. Car, le monde
n'existant pas de lui-même et n'étant rien en dehors de Faction du
Créateur qui l'a thé du néant, il ne peut manquer de retourner au
néant, s'il n'est persévéramment soutenu par la force, à laquelle il a
dû une première fois d'être quelque chose. 11 ne dépend pas certes moins
de son auteur que la lumière ne dépend du foyer lumineux : aussi,
de même que la lumière ne peut se conserver sans le soleil qui la pro-
duit, de même le monde ne saurait subsister sain et sauf sans Dieu
qui l'a une fois créé. Sans doute, il y a des choses qui continuent
d'être sans leurs causes : c'est le cas de celles qui, dans une certaine
1. Claude Bernard devait faire plus tard une réponse analogue : « Quand un poulet se
développe dans un œuf, ce n'est point la formation du corps animal, en tant que grou-
pement d'éléments chimiques qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce grou»
pement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés physico-chimiques
de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appar-
tient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est Vidée directrice de cette
évolution vitale. » (Introduction à Vétude de la Médecine expérimentale. Partie II, Ch. II,
§ 1, p. 147. Paris, 1896).
2. Vei'um qusestio est de ipsa natura seu vi indita seminibus rerum ; quomodo nempe
illis insit et idonea quidem conformandis rebiis adeo admirabilibus, nisi aliquis fuerit,
ipso mundi initio, qui talem vim indiderit talem que seriem ordinarit. (Syntagma :
Physica, Sect. I, L. IV, C. V, T. I, p. 315, cl).
3. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. V, T. I, pp. 316-317, c. 2-1.
II. — PHYSIQUE : 3° PRINCIPE EFFICIENT DES CHOSES 117
mesure, sont indépendantes des causes, dont le rôle se borne à agir
sur une matière préexistante et à en régler les forces de façon qu'une
modification nouvelle apparaisse. Mais le monde, qui sans Dieu fût
resté dans le néant, qui n'a rien de lui-même, comment pourrait-il
subsister par lui-même, privé de Tassistance divine l C'est pourquoi
Dieu est plutôt cause du monde comme le soleil est cause de la lu-
mière : partant, de même que la lumière s'éteindrait dans l'atmos-
phère si le soleil retirait son influence, ainsi le monde s'abîmerait
dans le néant, si la main salutaire de Dieu cessait de le soutenir » ^.
C'est fort élégamment dit. Mais on peut se demander si, étant don-
née l'imprécision des formules, Gassendi n'entend pas limiter l'ac-
tion de Dieu sur les causes secondes à la simple conservation ^. Ce qui
éveille surtout ce doute, c'est que, ultérieurement, il semble accepter
comme plausible cette hypothèse, qui cependant porte atteinte à
l'infinie puissance de Dieu. Parlant en effet de la sagesse divine qui,
à l'origine, a tout disposé de façon que les choses marchent bien
dans la suite, il ajoute : « Il est permis d'entendre par là que Dieu,
conservant et entretenant les choses par son seul concours ordinaire,
les laisse remplir leur rôle et suivre le cours commencé selon les motions
qui leur ont été imprimées et qu'elles ont reçues dès le commence-
ment... ^ »
Après avoir disserté sur la Cause première, Gassendi en vient
naturellement aux causes secondes *. Les atomes, on l'a vu, sont des
substances corporelles, très subtiles et très mobiles. En tant qu'ils
sont les éléments constitutifs des choses, on peut les appeler matière ;
en tant que principes de mouvement, causes secondes. Pour ne pas
scinder en deux la théorie des atomes, nous avons traité en même
temps de la matière et du mouvement ^,
1. Si est [mundus] imprimis a Deo conditus, ut prius jam ostensum est, profecto ab
authore suo derelictiis esse non potest... Neque dicas potuisse mundum adeo perfectuni
a Deo creai'i, ut deinceps par se consistons curatore non indigf^-et ; siquidem, cum mun-
dus a seipso non sit et dempta opéra Créât oris, quae ipsum e nihilo eduxit, nihil sit,
non potest sane niliil non esse nisi persévérante vi, a qua semel habuit ut aliquid esset.
Non minus certe a suo authore quam lux a lucido dependet ; quamobrem, ut lux servari
non potest absque sole a quo procreatur, sic incolumis absque Deo, a quo productus
semel fuit, perseverare nuuidus non potest. Et quam vis aliqua? sint res quîP sine suis
causis consistant, ejusmodi tamen sunt res quae absque luijusmodi causis aliquid sunt,
cum causae nihil aliud quam materiam versent et vires in ipsa existent es tempèrent ita
ut novum quidpiam appareat. At mundus, qui nihil absque Deo fuit, nihil habet es se,
unde subsistere per se ac Deo non adsistente possit ? Est igitur potius Deus causa
mundi eo modo quo sol causa lucis ; ac proinde, quemadmodum lux ex aère périt si
sol cesset influere. ita est mundus penitus recasiu-us in nihilum si Deus ipsi
siipponere desinat salutarem nianum. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. VI, T. I,
p. 323, c. 2).
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV, C. VIII, T. I, pp. 333-337.
3. Quia porro liane totam naturse seu eruditionem, seu necessitatem referendo ad
eam sapientiam, qua Deus initio providerit institueritque ut res deinceps procédèrent,
intelligere licet Deum solo ordinario concursu res conservantem foventemque sinere
ipsas res suas agere vices ac pro institutis inditisque ab initio motionibus cursum tenere
quem cœperint... (Syntagma : Physica, Sect. III, L. VII, C. VII, T. I, pp. 493-494,
c. 2-1).
4. Syntagma : Physica. Set. I, L, V, VI, VII ; Sect. II et III.
5. Cf. supra, p. 102-112
118 AETICXE II. CHAPITRE IV, — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
§ iV. — DES QUALITÉS DES CORPS i.
A. — QUALITÉS SENSIBLES.
S'il n'y avait dans les choses aucune autre qualité que la couleur,
l'esprit n'aui'ait pas sujet de distinguer la couleur d'avec la chose
colorée. Mais parce que, après avoir perçu la couleur par les yeux,
on sent, en approchant la main, de la résistance ou dureté, l'intelli-
gence infère qu'il doit y avoir un sujet commun dans lequel soient
et la couleur et la dureté, et conséquemment que ce sujet est coloré
et dur. Ce sujet ou substance demeurant toujours caché, nous ne pou-
vons savon quel il est sinon au moyen des qualités dont il est affecté
et qui sont perceptibles à nos sens ^.
Ainsi tout corps peut être considéré de deux manières, seulement
comme corps ou comme tel corps. Comme corps, en tant qu'il est
formé d'atomes ou qu'il est partie de la substance ou matière com-
mune de toutes les choses physiques. Comme tel corps, en tant qu'il a
une contexture particuhère qui le distingue de tout autre. C'est pour-
quoi ce qui se remarque dans le corps, outre la substance ou matière,
nous l'appelons quahté. On peut donc définn la qualité en général :
« La manière d'être de la substance ou l'état et condition des prin-
cipes matériels dont le mélange constitue telle substance » ^.
Quelle est la cause des quahtés sensibles qu'on nomme le chaud
et le froid *, la saveur ^, l'odeur ®, le son '', la lumière et la couleur ? ®
Cette cause est à la fois et dans les corps et dans les organes des sens.
En effet, deux choses sont nécessaires pour que les sensations de chaud,
de froid, etc., se produisent. Il faut d'abord que les objets émettent
des pai'ticules. Il faut ensuite que ces pai'ticuîes soient d'une natm*e
spéciale qui coiTesponde à chaque organe des sens. On comprend alors
pourquoi certains objets agissent sur la vue et non sur l'ouïe ou l'odo-
rat, bien que les corpuscules qui en émanent soient en contact avec
ces trois sens. Donc, quand on dit qu'un coi*ps est lumineux, sonore,
eapide, odorant, etc., on veut dii'e uniquement que les atomes subtils
qu'il émet déterminent, en agissant sur les organes sensoriels, la sen-
sation de lumière, de son, de savem, d'odeur, etc. Par conséquent
ces qualités sensibles n'existent pas formellement dans les objets.
Sm' le fait Gassendi est d'accord avec Descai'tes ; mais ils diffèrent
complètement sur la nature de la cause. Gassendi le reconnaît expressé-
ment quand il traite de la lumière et des couleurs. Pour lui, il croit
que la lumière est un écoulement de corpuscules qui sortent conti-
1. Syntagtna : Physica, Seet, I, L. VI, T. I, pp. 372-457.
2. SyrOagma : Physica, Sect. I, L. VI, C. I, T. I, p. 372, c. 1.
3. Modus sese habendi substantiae Beu status et «onditio, qua materialia principia
inter se comiiiissa se habent. (Syntagma : Physica, Sect. I, L. VT, C. I, T. I, p. 372,
c. 2).
4-6-6-7-8. Syntagtna : Physica, Sect. I, L. VI, C. VI, IX, X, XI, XII, T. I, pp. 394-
401 ; 409-441.
n. — PHYSIQUE :• 4° qualités des corps 119
nuellement du coi^s lumineux. Pour Descaii/es, c'est un mouvement
mécanique.
Pour comprendre l'impoi-tance que Gassendi attache à la théorie
de l'émission, on doit se rappeler que cette thœrie était en favem*
parmi les physiciens. L'autorité de Newton devait plus tard lui
donner une grande vogue. Le système neAvtonien a fini par céder
la place à celui des ondulations. Mais voici que, de nos jours, la théorie
de l'émission a retrouvé des partisans. N'oubHons pas cependant
que la conclusion, à laquelle Gassendi s'est rangé, à savon que les
quahtés sensibles ne sont pas des qualités formelles existant dans les
corps, est, en soi, indépendante de la théorie de l'émission, bien que
Gassendi y soit arrivé par cette voie.
Gassendi fait dériver de la pesanteur la force motrice et les autres
facultés qu'on remarque dans les corps ^. Chaque atome est animé
d'une tendance primitive et inamissible au mouvement. Dans les
composés les mouvements particuliers des divers atomes se contra-
rient ; le mouvement général du tout se fait dans le sens où tend la
majorité des éléments composants. Cette tendance prédominante
détermine par là même la direction de la force motrice, qui en défini-
tive n'est que la résultante de l'ensemble des énergies du corps composé.
Gassendi rattache les facultés diverses des corps à la force motrice,
car chaque chose est censée active et puissante dans la mesure où
elle est capable de se mouvoir elle-même ou de mouvoir d'auti'es
choses 2. D'où il suit qu'à vrai dire toute faculté est active. On parle
cependant de faculté passive. Mais cela indique seulement l'impuis-
sance de résister à une force supérieure : d'où nécessité de lui obéir,
c'est-à-dire de subir son mouvement ^.
Il faut identifier les facultés avec les atomes ou principes des corps
qui sont les plus subtils, les plus dégagés et les plus actifs et que poiu'
cela on appelle des esprits *.
De l'étude de la force motrice et des facultés Gassendi passe natu-
rellement à l'étude de l'habitude qu'il définit : « La facilité à agir,
c'est-à-dire à répéter une action qui a été déjà répétée quelquefois
ou souvent « ^. Pour acquérir cette facilité qui constitue l'habitude,
c'est beaucoup moins la faculté que l'organe qu'il faut exercer, paice
que l'organe, dont la faculté se sert, est composé d'atomes plus gros-
siers et plus rigides, par conséquent plus rebelles à contracter use
souplesse qui corresponde aux mouvements divers de la faculté *.
1. Syntagma : Physica. Scct. I, L. VI, C. IV, T. I, p. 384, c. 2.
2-3. Sciendum itaque faciiltatem sive naturalem potentiam ideo videri nihil dis-
tinctum a vi motrice exposita, quia res quselibet tantum facere ac posBO ceneetur, quan-
tum movere eive Beipsam sive rem aliam capax eut. Inde sequitur nullam proprie epse
facultatem nisi aetivam, quoniam, tametsi rerum motus idem cum actione et paBsione
eit, sui tamen principium in solo movente seu agente habet. Xeque obstat qiiod dicatur
quoque passif a facultas seu potentia dari : siquidem haec proprie nihil aliud est quam
resistendi impotentia si\M3 privatio facultatis, cujus defeetu obedire seu subire motum
eogatur. (Syntagma : Phvsica, Sect. I, L. VI, C. IV, T. I, p. 385, e. 2).
4. Syniaijma : Physica, Sect. I, L. VI, C. IV, T. I, p. 386, c. 1.
5-6. ... Constat ipsum [habituni] nihil aliud esse quam facilitatem agendi repetendive
illam actionem, quae jam aJiquoties ssepixreve repetita sit. Ac ista quidem faedlitas tenet
120 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
C'est pareillement dans l'organisme qu'il faut chercher surtout la
cause de l'afifaiblissement et de la disparition des habitudes. Les
atomes qui forment les organes sont sans cesse renouvelés par la
nutrition, laquelle introduit des éléments nouveaux. C'est pourquoi,
si l'on n'imprime pas à ces particules nouvellement incorporées des
flexions et des plis, peu à peu l'organe perdra sa souplesse et, consé-
quemment, l'habitude ira en diminuant et finira par disparaître.
Gassendi explique également l'oubh par cette théorie physiologique.
Le cerveau, ou l'organe, quel qu'il soit, qui garde le trésor de nos
images, est modifié par l'apport de la nutrition. Les traces anciennes
laissées par nos souvenirs s'effacent insensiblement ; si elles ne sont
pas souvent renouvelées, elles s'oblitèrent et les souvenhs s'évanouis-
sent avec elles ^.
B. — QUALITÉS OCCULTES.
Aux qualités sensibles, qui sont manifestes, les Scolastiques opposent
les qualités occultes, celles dont les causes sont encore inconnues ^.
Dès qu'ils aperçoivent un effet dont le principe leur échappe, ils
supposent, pour en rendre compte, l'existence d'une qualité ou faculté
spéciale. Gassendi remarque judicieusement qu'à parler en rigueur
il n'y a pas de qualité qui ne soit occulte pour nous, car il n'y en a
aucune dont la cause nous soit connue en elle-même. Le procédé des
Scolastiques n'est que l'emploi très naturel du principe de causalité.
Mais cet emploi est inutile et puéril, quand il n'en résulte qu'une
explication purement verbale. Lorsqu'on a dit que la nature a horreur
du vide, ou qu'une vertu sympathique fait vibrer à l'unisson les
cordes d'un instrument, est-on plus avancé ? On a constaté un fait
et l'on a mis dessus une étiquette nominale.
Gassendi fait rentrer l'exphcation des qualités occultes, qu'on
ramène communément à la sympathie et à l'anthipatie, dans la loi
générale qu'il a précédemment établie : « La sympathie et l'antipa-
thie..., quoiqu'elles nous frappent d'une certaine stupeur, sont sou-
mises au mode ou loi générale de l'agir et du pâtir qui régit toutes
les choses de la nature. Ce mode consiste en ce que il n'y a point
d'effet sans cause, qu'aucune cause n'agit sans mouvement, qu'au-
cune cause n'agit sur un objet éloigné, c'est-à-dire auquel elle n'est
présente ni par soi ni par quelque organe qui leur sert de conjonction
se nonnihil ex parte ipsa facultatis seii spirituuni, qiiatenus assuescunt certa aliqua
ratione moveri ; at videtur tamen prsecipue acquisitu necessaria in organo ipso, quo
facilitas utitur. Etenim concipiendum est organum, cum sit aliquid compositius et
crassius, esse quoque quidpiani rigidius, nec facile ad omnem motuuin, qualem prsestare
facilitas potest, diversitatem flexile. ( Syntagma : Physica, Sect. I, L. VI, C. IV, T. I,
p. 387, c. 1-2).
1. Annon verisimile est hanc eandem esse oblivionis causam ? Dum cerebnim, aut
quisquis sit thésaurus specierum seu imaginum, quarum ope imaginamur, recordamur,
reminiseimur, ita nutriendo immutatur ut nisi species, in eo impressae et tanquam sigillo
formatae, sîepius ssepiusque instaurentur, obliterentur continuo ac tandem prorsus
evanescant ? (Syntagma : Physica, Sect. I, L. VI, C. IV, T. I, p. 387, c. I).
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. VI, C. XIV, T. I, pp. 449-457.
II. — PHYSIQUE : 50 LE MONDE EST-IL ANLMÉ ? 121
OU qu'elle lui a transmis, que rien par conséquent ne meut quoi que
ce soit qu'en le touchant ou par soi ou par un organe corporel. D'où
il suit que, quand on dit c^ue deux choses mutuellement s'attnent
et s'embrassent par sympathie ou se repoussent et se séparent par
antipathie, nous devons comprendre que les choses se passent comme
dans les autres corps, sans autre différence sensible que celle qui tient
à la subtilité et à la gi'ossièreté des organes )> ^.
On trouvera sans doute que cette explication générale est elle-
même bien superficielle et bien artificielle. Lorsque Gassendi en vient
aux causes occultes spéciales, ses explications particulières devaient
être et sont plus ou moins arbitraires.
§ V. — LE MONDE EST-IL ANIMÉ ? 2
Après avoir critiqué la manière dont P\^hagore, Platon et les Stoï-
ciens comprennent l'animation du monde ^, Gassendi expose, sous
forme d'hypothèse, non sans quelque hésitation et timidité, sa manière
de voh'.
Que le monde soit un tout ordonné, dont les diverses parties ont
entre elles des relations de dépendance comme on en remarque dans
une armée ou dans un écUfice, cela ne fait pas question. Mais on se
demande s'il est un tout ordonné à la manière d'une plante ou d'un
animal.
Dans sa réponse Gassendi procède par degré. D'abord, si c^uelqu'un
prétend que par âme du monde Ion doive entendre Dieu lui-même,
en ce sens que Dieu, étant par son essence, sa présence et sa puis-
sance (comme disent les Docteurs) mtimement répandu en toutes
choses (intime in omnia illapsus), les entretient, les gouverne et ainsi
les anime en quelque sorte, rien n'empêche de parler ainsi. A la condi-
tion cependant de signifier par là que Dieu est une âme assistante
et non informante, c'est-à-dire qu'il est, non pas une partie compo-
sante, mais le gouverneur du monde, à la façon du commandant d'un
navh'e, qui n'en constitue pas une partie, mais le dii'ige "*.
L Xam, quod siiiipathia sit quaedam consensio, antipathia dissensio inter aliquas
' Tes, in quarum altéra, vel utraque, aut etiam in tertia exoritur aliquid, quod nos stupore
quodam percellit, non ideo ipsis non competit generalis familiarisque rébus naturse
omnibus agendi et patiendi modus. Hic vero modus, ut ex antedictis elicitur, in eo
est ut nullus efitectus sine causa sit ; ut nuUa causa sine motu agat ; ut nihil agat in rena
distantem, seu cui non sit prsesens vel per se, vel per organuni ar.t conjunctum aut
transmissiun ; ut nihil proinde moveat aliud nisi contingendo ifsuni vel per se, vel
per organum, illudque corporeum, cseteraque similia. Ex quo sequittir ut, cum duœ
res sese mutuo attrahere complectique per s\-mpathiam, aut repellere disjungique per
antipathiam dicuntur, id intelligendum sit ea ratione fieri, qua fit seiasibilius in cseteris
corporibus, nulle alio discrimine quam siibtilitatis et crassitudinis organonmi. (Syn- *
tagma : Physica, Sect. I, L. VI, C. XIV, T. I, p. 450. cl).
2. Syntagma : Physica, Sect. I, L. I, C. V, T. I, pp. 155-162. — Cf. Sect. II, L. I,
C. V, T. I, pp. 520-524. — Sect. III, Membr. I, L. I, C. I, T. II, p. 1 sqq. — Sect. III,
Membro. II, L. VI, C. I. T. II, pp. 328-329.
3. Syntagma : Physica, Sect. I, L. I, C. V, T. I, pp. 155-158.
4. Syntagma : Physica, Sect. I, L. I, C. V, T, I, p. 158, c. 2.
122 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
Ensuite, les philosophes, notamment Démocrite, Aristote, Hippo-
crate, reconnaissant qu'une certaine chaleur est diffuse dans tout
l'univers, rien ne s'oppose non plus à ce qu'on appelle âme cette cha-
leur interne ^.
Enfin, s'il est permis d'affirmer que le monde a une âme, au sens
impropre et analogique dont on vient de parler, il est difficile d'ad-
mettre qu'il ait une âme proprement dite, à savoir végétative, sensi-
tive ou raisonnable. Car le monde ne rempht aucune des fonctions
qui décèlent la présence d'une âme véritable. Ce monde, en efiet,
n'engendre point un être semblable à lui comme font les animaux
et même les plantes ; il ne se nourrit pas et ne croît pas comme eux ;
enfin, il exerce moins encore les fonctions visuelles, auditives, etc. ^.
Cependant on peut attribuer aux globes entiers du monde, à la
terre par exemple, une autre sorte d'âme, c'est-à-dire une certaine
forme qui relie entre elles les diverses parties de chaque globe, quoique
hétérogènes et opposées, et les fait adhérer au tout. C'est à cette forme
qu'on peut rapporter les générations de tant d'êtres vivants qui
naissent spontanément ; de plus, les âmes spéciales de ces êtres, encore
que très différentes de l'âme de la terre, peuvent néanmoins lui devoir
leur origine, comme le ciron doit son âme à l'homme, quoiqu'elle
soit toute aiitre que celle de l'homme ^.
« Si la coutume qu'on a de n'accorder d'âme qu'aux plantes, aux
animaux et aux hommes, n'a pas empêché d'en attribuer une à la
plupart des métaux et des pierres pendant qu'ils sont dans leurs
raines et matrices, mais une âme d'un genre particulier, par laquelle
ils sont censés vivre, pourquoi ne pouiTait-on pas attribuer à la terre
une âme d'un genre spécial, grâce à laquelle elle puisse être réputée
vivante ? Eh quoi ! les propriétés et les fonctions de l'aimant, même
quand il est hors de la mine, encore qu'elles ne peuvent pas être rap-
portées à la végétation, au sentiment et au raisonnement tels qu'ils
existent d'ordinaire, sont cependant trop relevées pour qu'on doive
les rapporter à une nature inanimée et complètement privée de tout
sentiment, même d'un sentiment distinct des sentiments ordinaires.
S'il en est ainsi, pourquoi la terre serait-elle donc destituée de toute
animation et de tout sentiment, du moins d'une espèce de sentiment
distinct des sentiments ordinaires ?... Est-ce qu'il répugne que la
ten-e possède un genre de vie et de connaissance qui échappe à la
portée de notre faible intelligence d'hommes terrestres ? » * Nous retrou-
1-2. Syntagma ■.'PnYSïCA, Sect. I, L. I, C. V, T. I, pp. 158-159.
^'. Syntagma : Physica. Sect. lil, Membr. I, L. I, C. I, T. II, p. 3, c.1-2.
4. Cseterum autem, si cum anima tribuatur viilgo sohim plantis, et brutis, ac hami-
nibus, id non obstat quo minus videatur plerisque attribuenda esse metallis et lapidibus,
duni in mineris matrici busqué suis sunt, sed anima nempe sui generis qua corpora illa
\-ivere censeantur ; eur non possit quoque attribuenda ^'ideri terrae, seilicet specialis
ac sui generis, ob quam censeri vivons possit? Quid, quod ipse magnes, etiam a minera
sejunetus, eas functiones obit, quse referri qiiidem ad vegetationem, sensum, ratio-
cinationem, ut vulgo habentur, non possint, sed quse sint tamen nobiliores quam ut
referendae videantur ad inanimem et omnis plane sensus (etiam ab istie vulgaribus
-distincti) expertem naturam ? Id autem si ita se habeat, quidni ten-£e quoque com-
petere possit natura non inanimis, neque expers omnis, saltem distincti a vulgaribus,
n. — PHYSIQUE : 6° l'ame animale 123
verons cette étrange doctrine dans le chapitre où Gassendi traite
ex professa de la sensibilité.
§ VI. — DE L'AME 1.
« S'il existe quelque part, en philosophie, un labyrinthe d'opinions,
c'est ici surtout qu'on le rencontre » ^. Les uns font l'àme incorporelle ;
les autres, corporelle. Gassendi expose avec érudition les opinions
diverses des philosophes anciens ^. Comme on ne saurait espérer de
percevon la natm'e intime de Tâme, il s'estimera abondamment payé
de sa peine s'il lui est donné, en présence de doctrines si divergentes,
de présenter en balbutiant, à la lumière obscure de la seule raison,
une solution vraisemblable *. L'<âme de l'animal et l'âme de l'homme
attnent tour à tour son attention.
A. — L'AME ANIMALE.
L'âme nous apparaît tout d'abord comme un principe dont la pré-
sence exphque la vie, et dont l'absence exphque la mort ^. Les sens
ne "peuvent percevon ce principe, mais l'intelligence en démontre
par le raisomiement l'existence. Car la nutrition, la sensation, le mou-
vement et autres fonctions ne samaient s'accomphr sans ce principe
\àtal qu'on nomme l'âme.
Quelle est sa natme ? « L'âme semble être une substance très ténue
et comme la fleur de la matière, dont les parties ont une disposition
et sj^métrie particulière au-dedans de la masse plus grossière du
corps » ®. En tant que substance elle peut être, grâce à sa mobiUté,
un principe d'action ; en tant que disposée et ordonnée de telle manière,
elle peut agn de telle façon et non d'une autre ',
Comme on constate entre l'âme et le feu des rapports nombreux
et fi'appants, ces ressemblances autorisent à assimiler l'âme à un feu
sensus ?... Ecquid répugnât esse in terra genns vitœ et cognitionis, quœ nobis homim-
cionibus et terrigenis seu pusillimis particulis terrœ assequi non liceat ? (Syntagtna :
Physica, Sect. III, Membr. I, L. I, C. I, T. II, p. 3, c. 2).
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, T. II, pp. 237-259.
2. Si uspisun eerte in Philpeophia labyrinthus est opiniouiim, in hoc ipso loco prœser-
tim ocevuTit. (SyrOagyrtn : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. I, T. II, p, 237, c. 1).
3. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. I et II, T. II, pp. 237-250.
4. Cum autem. ut initio testati sumus, spes non ait ut intimius perspicer© animae
naturam possimus, absit recipiamus quidpiam attexturos, ex quo liceat qualis ea sit
vel eminus conjieere ; abunde erit si, ut caligando, ita balbutiendo, aliquid tentemus,
tinde quid inter tôt placita videri possit habere speeiem probabilitatis sequamur.
(Syntagma : Physica, Sect. III, JVL II, L. lU, C. III, T. II, p. 250, c. 1. — Cf. Ibidem,
C. I, p. 237, col. 1).
5. SyrOagma : Phy*ica, Sect. IH, M. Il, L. III, C. III, T. II, p. 250, c. 1-2.
6-7. Videri ergo potius esse animam substantiam quandaui tenuissimsuu ac \eluti
florem materise, cum speciali dispositione hahitudine\-e et symmetria partium intra
ipsïun massam crassiorem corporis degentium. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II,
L. III, C. III, T. II, p. 250, c. 2).
124 ARTICLE II. CHAPITRE IV. '■ — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
très subtil et très actif qui entretient dans l'animal et dans l'homme
la chaleur et la vie ^.
Quelle est l'origine de cette âme ? Comment s'allume cette petite
flamme ? (qua ratione accendatur ista animœ fiammula 1) ^ Elle a été
ce semble allumée dès le commencement de la génération. Car il faut
concevoir que la semence, dont Tanimal doit provenir, est animée,
c'est-à-dire contient une partie de l'âme qui est répandue dans le
corps de celui qui engendre. Ainsi, les êtres qui sont engendrés par
d'autres êtres reçoivent de leurs ascendants l'âme en même temps
que la vie '. Pour les êtres qui naissent par une sorte de génération
spontanée (q^iorum ortus spontaneus est) *, ils viennent d'une semence
ou germe préexistant, que Dieu a créé et répandu partout dès le com-
mencement et qui possède une sorte d'âme en puissance, laquelle
n'attend pour passer en acte et remplir sa fonction que des conditions
propices ^.
Gassendi s'efforce enfin de résoudre cette objection : Comment cette
âme matérielle, qui est composée d'éléments insensibles, devient-elle
capable de sentir ? ® Cet argument, répond-il d'abord, suppose comme
vrai ce principe : Toutes les propriétés qui se rencontrent dans le
composé doivent exister dans les éléments composants. Il commence
par nier la vérité de ce principe et appuie sa négation par un exemple
tiré de la chimie. Mais, comme il se rend compte au fond que le prin-
cipe qu'on lui oppose ne peut être nié purement et simplement (car
les composants doivent évidemment contenir à l'état virtuel les pro-
priétés que leur réunion communique au composé), il finit par le
reconnaître implicitement dans son explication définitive : (( Comme
toute semence est animée, et que non seulement les animaux qui
naissent de l'accouplement mais ceux qui s'engendrent spontané-
ment de certaines matières, peuvent être regardés comme créés
ou formés de molécules séminales qui ont été assemblées dès le com-
mencement du monde ou depuis, on ne peut pas, pour ce motif,
dire absolument que les choses sensibles proviennent d'éléments
insensibles, mais plutôt d'éléments qui, bien qu'en fait ils ne sentent
pas, en fait du moins sont ou contiennent les principes du sentir, de
même que les principes du feu sont contenus et cachés dans les veines
du caillou '^... »
1. Cf. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. III, T. II, pp. 251-252. Il est
piquant de voir à quelles .subtilités et suppositions en est réduit notre philosophe
pour appliquer aux poissons et aux animaux exsangues son système imaginaire de
l'âme-feu. Cf. Ibidem, pp. 253-254.
2-3-4-5. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. III, T. II, pp. 252-254.
6. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VI, C. III, T. II, pp. 343-350.
7. Quod semen animatum sit, et non modo quse animalia ex coitu, sed etiam quse
aliunde sponte generantur, dici possunt creari formarive ex semineis moleculis, quSe,
aut ab usque rerum initio, aut deinceps, concreta? fuerint, ut deducimus alias et inferius
quoque attingetur, ea de causa non posse dici absolute res sensibiles fieri ex insensibili-
bus, sed potius ex iis quae, licet reipsa non sentiant, reipsa tamen aint contineantve prin -
cipia 8en»us, eo modo quo ignis semina abstnisa in silicis venis, materiave pinguiuscula,
ex antedictis, continentur. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VI, C. III, T. II,
p. 347, c. 2). C'est moi qui souligne.
n. — PHYSIQUE : 6° l'ame humaine 125
B. — UAME HUMAINE.
L'âme humaine est beaucoup plus complexe que Tàme des ani-
maux. Elle est non seulement végétative et sensitive, comme l'âme
des bêtes ; mais de plus elle est douée d'intelligence, ce qui l'en dis-
tingue. L'opposition de facultés si diverses explique la variété des
opinions émises sur sa nature ^.
Pour les uns, l'âme humaine est une substance simple et incorpo-
relle ; mais, quoique incorporelle, ayant deux sortes de facultés :
les unes inorganiques ou capables d'agir sans organes, à savoir l'en-
tendement et la volonté ; les autres organiques ou assujetties à des
organes, telles que les facultés de se nourrir, d'engendi'er, d'imaginer,
de sentk et de mouvok les membres. Cette âme est créée par Dieu et
infuse dans le corps, soit dès le commencement de la génération,
soit plus tard. Les partisans de cette dernière hypothèse croient
à l'existence successive d'une âme végétative et d'une âme sensitive,
produites par les parents au moyen de la semence. De même que
l'âme végétative périt à la venue de la sensitive qui rempht désormais
ses fonctions, ainsi l'âme sensitive disparaît à son tour et est remplacée
par la raisonnable qui préside seule aux fonctions de la triple vie,
végétative, sensitive et intellective.
Pour les autres, l'âme humaine n'est pas une substance simple,
mais composée de deux parties. Son origine et sa dualité sont diverse-
ment comprises. Voici la solution à laquelle Gassendi s'arrête : " L'âme
humaine est composée de deux parties : l'une, irraisonnable, qui,
réunissant la puissance végétative et sensitive, est corporelle, tire
son origine des parents et, comme une sorte de milieu ou de lien,
unit l'âme raisonnable au corps ; l'autre, raisonnable ou intellectuelle,
qui est incorporelle, créée par Dieu, infuse et unie par lui, comme une
vraie forme, au corps par l'intermédiaire de l'irraisonnable » ^.
Gassendi invoque d'abord, à l'appui de cette opinion, qui est incom-
patible avec la simplicité de l'âme, l'autorité de quelques rares Sco-
lastiques peu recommandables ^.
Puis, il apporte des arguments moins indirects ^. Une chose simple
ne peut être en contradiction avec elle-même. Les sens et l'esprit
sont en lutte dans l'homme ; les sens et l'esprit, c'est-à-dire l'âme
sensitive et l'âme raisonnable, doivent donc être des choses réelle-
ment distinctes. Aussi les théologiens, à cause de cette opposition
« entre la loi des membres et la loi de l'esprit », dont parle saint Paul,
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. IV, T. II, pp. 255-256.
2. Quare adniitti solum potest qii<e restât opinio statuentiuin animam humanam
compositain esse ex duplici parte, nimiruni ex irrationali quœ, vegetati\am et sensiti-
vam complectens, corporea sit, a pareiitibiis ortum habeat et sit quasi médium seu
nexus jungendœ rationalis cum corpore ; et ex ipsa rationali seu intellectiva, quse sit
incorporea, a Deo creetur ac infundatur uniaturque \it vera forma corpori, interce-
dente irrationali. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. IV, T. II, p. 256,
c. 1-2).
3-4. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. III, C. IV, T. II, pp. 256, c. 2 ; 257.
126 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
distinguent dans notre âme la partie inférieure et la partie supérieure.
Et qu'on ne dise pas qu'une même âme très simple, immatérielle,
peut très bien être le siège de deux facultés opposées entre elles. Autre-
ment, on devrait dire aussi qu'une même substance simple comme le
feu peut produire la chaleur et le froid.
Gassendi sent le besoin d'appuyer cette argumentation si faible
par une raison de convenance. Mais cette raison n'a rien de convain-
cant. Ce qui confirme cette opinion, dit-il, c'est qu'on peut commo-
dément expliquer par là comment l'homme, en tant qu'il vit ou est
animé, se trouve par une de ses parties fort peu au-dessous des anges
et capable de survivre, et, par l'autre, ne diffère en rien des brutes
et partage le sort et la destinée finale des bêtes de somme. C'est
pourquoi l'on affirme que, selon la première, l'homme vit une vie
intellectuelle et angélique qui le fait ressembler à Dieu, et, selon la
dernière, une vie animale et bestiale, qui le fait comparer aux êtres
est purement intellective.
Mais cela ressort aussi bien dans le système qui ne reconnaît dans
l'homme qu'une âme, mais douée de facultés sensitives et intellec-
tives. Pour être conséquent avec lui-même, Gassendi aurait dû ad-*
mettre trois âmes ; végétative, sensitive, intellective. Car, en vertu
de ses principes, on ne voit pas de quel droit il dote l'âme sensitive
et de la fonction végétative et de la fonction sensitive. Il y a, en elïet,
des tendances opposées entre ces deux sortes de fonctions.
Gassendi, qui se croit en règle avec l'orthodoxie et qui assurément
tenait à l'être ^, ne s'est pas rendu compte que son opinion dualiste
allait contre la définition du concile de Vienne, d'après laquelle il
n'y a dans l'homme qu'un seul principe vital, l'âme raisonnable,
qui informe immédiatement le corps, c'est-à-dire lui est substantielle-
ment unie comme principe de la vie végétative et sensitive -.
Ce duaUsme est aussi en désaccord avec la philosophie scolastique
et spiritualiste, car il détruit tout ensemble et la simplicité de l'âme
et l'unité de la nature humaine. Gassendi a prévu cette objection et
s'évertue à y répondre. Mais ses réponses sont manifestement insuffi- .
santés.
Il est vrai, avoue-t-il, que nous parlons toujours de l'âme comme
d'une seule et même âme. Mais, réplique-t-il, nous parlons aussi de
l'homme comme d'un seul et même être. Donc, comme l'homme devient
un par suite de l'union de l'âme avec le corps, ainsi l'âme devient une
1. Utcumque porro ipsa [santentia] nobis defendi videatur tanquam probabilior ;
si quid tamen rêvera obstet, eam abniiimus, comparati semper ad eam, quse Ecclesiae
Sacrse decretis praecepta fuerit, annplectendam'. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II,
L. III, C. IV, T. II, p. 258. c. 2).
2. Sur le sens de cette définition, voir D. Palmieri, Institutiones..., T. II, Anthropo-
logia, C. III, Thés. XIV, § ii, pp. 396-398. — M. Debièvee, La Définition du concile de
Vienne sur Vâme (6 mai 1312) ; dans Recherches de Science religieuse, 1912,.
pp. 321-344.
II. — PHYSIQUE : 7° SENSIBILITÉ 127
par suite de l'union de l'âme raisonnable et de l'âme sensitive.
<( Cependant Gassendi comprend bien que cette réponse est super-
ficielle et ne va pas au fond de la difficulté. Peu importe, en effet,
qu'on parle de l'homme et de l'âme au singulier ou au pluriel, l'homme
ne sera-t-il pas moins double, étant - composé de deux âmes? » ^
Telle est en effet l'instance que lui opposent ses adversaires : Ac urgent
quidem non fore igitur hominem per se unurn, sed duo.
Pour résoudre la difficulté et sauver l'unité de la nature humaine,
il avance que l'âme sensitive est à l'âme raisonnable ce que la puis-
sance est à l'acte, et ce que le corps est à l'âme : « Si l'homme, encore
que composé de tant de parties... et spécialement de corps et d'âme,
est un par soi (unmn per se), en tant que. comme on dit, Tun est'
puissance, et l'autre est acte, ou, si vous préférez, en tant que l'un
est, de sa nature, apte à recevoir, et l'autre à être reçu, pourquoi
l'âme humaine ne serait-elle pas aussi une par soi (quid uwum per se),
en tant que la sensitive sera comme une puissance recevante (ut
potentia excipiens), et la rationnelle comme un acte reçu (ut actus
receptvs), de telle sorte que le composé de l'une et de l'autre étant
cohérent devienne ensuite un acte propre à être reçu clans le corps
et à former avec lui un être un par soi » ^.
« ' Toute la question est de savoir si Gassendi enlève ou conserve
à cette âme sensitive qui reçoit l'autre, une réalité propre ; s'il la lui
enlève, ce n'est plus une âme ; s'il la lui conserve, il ne se peut pas
qu'elle ne fasse qu'un seul et même être avec l'âme raisonnable » ^.
§ VII. — DE LA SENSIBILITÉ *.
Après avoir examiné C[uelles sont les propriétés naturelles et vitales
des êtres, il convient d'étudier leurs facultés de sentir et de connaître.
A. — SENSIBILITÉ AU SENS LARGE
« Sentù", au sens le plus général du mot, s'entend de n'importe
quelle faculté naturelle à chaque être de percevoir quel({ue chose,
dont la perception ou. si l'on préfère, l'appréhension le met en mouve-
ment » ^. Gassendi accorde ce genre de sensibihté aux minéraux
1. Fr. Bouillier, Lp Principe vital et VAme pensante, Ch. X, p. 183, Paris, 1873-.
2. Verum, si constaiis aliunde homo ex tanta partium varietate unum esse non
desinit ; ... ac si constans specialiter ex corpore et anima uniini per se est, qnatenus
alteruni potentia, altenun actus, ut aiunt, est, seu mavis, quatenus alterum ut exci-
piat, alterum ut excipiatur coliaereatque, est ex sua natura idoneum ; erit profecto
anima huniana quid imuni per se, quatenus sensitiva erit ut potentia excipiens, et
i-ationalis ut actus excejjtus ac ita cohaerens ut compositum ex utroque fiât deinceps
idoneus actus, qui recipiatur in corpore et quid per se unum cum ipso constituatur.
(Syntagma : Physic.\, Sect. III, M. II, L. III, C. IV, T. II, p. 258, c. 1).
3. Fr. Bottillibr, Le Principe vital..., Ch. X, p. 183, Paris, 1873^.
4. Syntagtna : Physica, Sect. III, Membr. II, L. VI, C. I, T. II, pp. 328-352.
5. Primum universe [sonsuin accipi] pro quacumque facultate rei cuilibet naturaliter
insita ad percipiendum alicjuid, cujus perceptione seu mavis apprehensione moveatur.
■ (Syntagma : Physica, Ssct. III, Membr. II, L. VI, C. I, T. II, p. 328, c. 1).
128 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHI€UM
et aux plantes, ou, du moins, ne désapprouve pas ceux qui sou-
tiennent cette opinion. Elle repose sur un argument analogique très
superficiel, qui n'a rien de concluant. Est-ce que le fer n'est pas
attiré par l'aimant ? Est-ce que les plantes ne dirigent pas leurs racines
vers l'aliment approprié à leurs besoins ? Comment le fer et les plantes
agiraient-ils de la sorte, s'ils n'avaient pas la faculté de percevoir ce
qui leur convient ? Qu'il faille appeler cette perception une connais-
sance ou non, c'est une question de mot. Toujours est-il que, en réa-
lité, les tendances signalées dans le fer et dans les plantes ont le même
rôle que l'amour ou la haine chez les animaux ^.
Bien plus, il semble que toute perception sensible est une connais-
sance accompagnée d'imagination. Ainsi le fer, par suite de l'impres-
sion qu'il en a reçue, imagine l'aimant comme une chose qui lui
convient et où il trouvera son bien et son repos; On objectera sans
doute qu'on n'aperçoit pas dans le fer d'organe propre à la fonction
imaginative. — Cette objection n'a pas de valeur si l'on n'attribue
au fer qu'une imagination très rudimentaire. Il suffit pour cela de
concevoir qu'un certain esprit est diffus dans toute la substance
métalHque, analogue à celui qui est dans le ver dont les parties coupées
se meuvent encore. A cet esprit appartiendrait une imagination très
restreinte qui se bornerait à représenter au fer ce qui lui est utile afin
qu'il puisse se porter vers l'aimant -.
Cette conception bizarre fait songer k la théorie anthropomorphique,
relative aux qualités occultes, que Gassendi a condamnée chez les
Scolastiques.
B. — SENSIBILITÉ AU SENS STRICT
Dans le sens strict, la sensibilité est la faculté, devoir, d'entendre, de
percevoir les odeurs, de goûter et de toucher ^. Telle est la différence
spécifique qui distingue l'animal de la plante et du minéral.
La sensibilité peut être dite passive, en tant qu'elle reçoit les espèces
sensibles dans l'organe sensoriel. Mais, sauf cette impression subie du
dehors, c'est une faculté active, car elle perçoit et connaît les objets.
La sensation appartient au genre d'actions qu'on nomme immanentes
par opposition à celles qu'on appelle transitives.
Pour qu'il y ait sensation, deux conditions sont requises : qu'une
impression se fasse, d'une manière directe ou indk-ecte sur l'organe,
et que cette impression reçue par l'organe soit transmise au cerveau
par les nerfs.
La sensation ne résulte « ni du seul organe, ni de la faculté seule,
1. Quapropter nisi istam quoque perceptionem apprehensionemque appellare sensum
cognitionemque placuerit, re tamen ipsa idem fit ac in aninialibus amore vel odio, efc
dura ad cibum congruum moventur illumque usurpant, atque, ita de caeteris. (Syn-
tagma : Physica, Sect. III, Membr. II, L. VI, C. I, T. II, p. 328, c. 2).
2. Syntagma : Physica, Sect. III, Membr. II, L. VI, C. I, T. II, pp. 328-329, c. 2-1.
3. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VI, C. I, T. II, pp. 329-331.
n. — PHYSIQUE : 8° imagination ou phantatsie 129
mais du composé, c'est-à-dii'e et du corps dont l'organe est partie,
et de l'âme dont la faculté est partie » ^.
Les corpuscules qui constituent les sens sont un tissu (texhira)
très subtil, distinct de l'organe ; car l'organe peut être affecté d'une
impression, sans que connaissance s'en suive. L'âme sensitive n'est
pas simple, mais composée de parties ; car ce qui est simple ne peut
accomplir que des actions d'un seul geni'e ; or Tâme sensitive en accom-
plit de différentes. Ce tissu, qui constitue les sens, n'est pas l'âme sen-
sitive, tout entière ; c'en est plutôt une portion, mais la principale
et la dominante ^.
Le siège de la faculté de sentir est proprement le cerveau. Cepen-
dant nous localisons les sensations dans les organes ou parties du corps
qui ont reçu l'impression envoyée par les objets extérieurs. La façon
dont notre philosophe cherche à exphquer cette locahsation, est vague
et confuse ^.
Gassendi passe en revue les cinq sens ^ et, à propos des organes
sensoriels et des conditions requises pour leur exercice, il donne de
longs détails physiologiques qui n'ont plus aujourd'hui qu'un médiocre
intérêt. Son explication de la vision binoculaire vaut cependant
d'être signalée ^.
§ VIII. — DE L'IMAGINATION OU PHANTAISIE «.
Ayant traité des cinq sens ou facultés connaissantes externes,
Gassendi est naturellement conduit à parler des facultés connaissantes
internes.
Celui qui admet comme probable que l'âme humaine est. composée
de deux parties, l'une incorporelle, propre à l'homme, l'autre corpo-
relle, qui se trouve également dans les brutes, doit conséquemment
admettre dans l'homme une double faculté, l'une, de la partie incor-
porelle, qu'on appelle esprit, intelligence, raison suprême ; l'autre,
de la partie corporelle, qu'on nomme imagination ou phantaisie. Telle
1. ... Ideo fit ut non raro quoque etiam facnltatem, etiam organum sentire dicamus ;
videlicet quia paruni interest, dummodo intelligatur non corpus aut organum eoluin,
non animam aut facultatem solam, sed composituni ex corpore, cujus pars eat organum,
et anima, cujus pars facultas, elicere ipsani sensationem. (Syntagmu : Phvsica, Sect.
III, M. II, L. VI, C. I. T. II, p. 331, cl). ,
2. ... Ita [videtur probabile) texturam, quœ sensus est, esse portionem potiua quam
totam substantiam animaî sentientis, scilicet quasi hcec anima non sit simplex qusedam
iiniusmodique substantia, sed contexta ex pluribus..., quarumque suprema ao veluti
dominans sit ea per quam animal sentit. ... Quoniam si simplex fuerit, actiones dun-
taxât generis unius. non item variorum elicere posait... ( Syntagma : Physica, Sect. III,
M. II, L. VI, C. I, T. II, p. 329, c. 2).
3. Indeque fit ut non negemus sentiri dolorem in pede, ut sentiri in cerebro cere-
brumve dolere dicanius ; sed dicanms sentiri in pede a facultate, quae in cerebro sit,
prout in pedem intenta est, ex quo et in quo continui solutio nunciatur. (Syntagma :
PHY.SICA, Sect. III, M. II, L. VI, C. I, T. II, p. 336, c. 1. — Cf. Ibidem, L. X, C. I,
T. II, p. 473, cl).
4. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VII, T. II, pp. 353-397.
5. Syntagma : Physic a, Sect. III, M. II, L. VII, C. VII, T. II, pp. 390-397.
e. Syntagma : Physica, Sect. III, Membr. II, L. VIII, T. II. pp. 398-424.
130 ARTICLE n. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
est la double faculté connaissante interne. Il convient d'en commencer
l'étude par l'imagination, parce que la considération préalable de son
rôle et de ses fonctions est indispensable pour comprendre le rôle
et les fonctions de l'intelligence i.
A. — L'IMAGINATION EST L'UNIQUE
FACULTÉ INTERNE SENSIBLE.
Les disciples d'Aristote ont multiplié à plaisir les facultés internes
sensibles ^, Gassendi blâme cette prodigalité et se prononce catégori-
quement pour l'existence d'une faculté unique : la faculté imagina-
trice : « Qu'on tienne donc pour constant qu'à la réserve de l'intelli-
gence qui est dans l'homme seul, il n'y a, soit dans l'homme, soit dans
les brutes, qu'une seule faculté connaissante interne, la Phantaisie,
laquelle peut en outre être appelée Estimatrice, Cogitatrice, Mémoire
et aussi de quelques autres noms, mais noms signifiant variété de
fonction et non de faculté ; de même que les mots sauter, marcher,
frapper du pied et autres semblables ne désignent pas des facultés
motrices différentes, mais des fonctions différentes d'une seule fa-
culté » ^. '
En conséquence, Gassendi s'efforce d'abord de démontrer que le
Sensus communis * et la Mémoire, où se conserve le trésor des espèces
ou images impresses, ne sont pas des facultés distinctes de l'Imagina-
tion ^. Les fonctions diverses que remplit l'imagination, supposent
que les impressions venues du dehors par les sens laissent en nous des
traces. L'existence de ces traces ne saurait être révoquée en doute ;
mais leur nature reste très obscure. On appelle ces traces de noms
divers : phantasmes, espèces, types, empreintes, images, simulacres.
Mais ces noms ne doivent pas être pris au sens de dessins ou figures
imprimées dans le cerveau. Car, si ce mode de conservation peut
sembler convemr aux représentations visuelles, sous quelles images
pourraient être conservées les sons, les odeurs, les saveurs et les sen-
sations du toucher ? Ce qui persiste ne peut donc être ni coloré, ni
sonore, ni odorant, ni sapide, etc. Comment le cerveau pourrait-il
être le réceptacle des quafités de cette sorte ? Mais il doit persister
quelque chose qui meut la faculté de la même façon qu'elle a été
mue, lorsqu'elle sentait la chose sensible réellement présente. Ce
1. Syntagma : Physica, Sect. lO, M. II, L. VIII, C. I, T. II, pp. 400-401, c. 2-1.
2. Syntagma : Physica, Sect. lU, M. II, L. VIII, C. I, et II, T. II, pp. 401 et 402.
3. Maneat igitux, praeter intellectum qui in solo est homine, esse tam in homine quam
in brutis unicam internam cognoscentem facultatem, quse sit ipsa phantasia, quseque
vocari quidem prseterea ^stimatrix, Cogitatrix, Memoria aliisque nominibus possit,
sed nominibus nempe siguificantibus aliquam functionis, non facultatis, varietatem,
ut voees saltandi, ambulandi, impingendi calcem et similes, non facultates motrices
varias, sed varias unius functiones désignant. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II,
L. VIII, C. II, T. II, p. 402, c. 2).
4. Aristote et les Scolastiques entendent par là un sens interne qui centralise les
données fournies par les sens externes et que pour cela ils appellent- « sens commun ».
Cf. BossTjET, De la Connaissance de Dieu et de soi-inême, Ch. I, § 4.
5. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. II et III, T. II, pp. 402-409.
II. — PHYSIQUE : 8° IMAGINATION OU PHANTAISIE 131
quelque chose est une espèce de pli fait dans le cerveau, comme une
impression sur une substance molle. De la sorte, toutes les fois que les
esprits, qui courent à travers le cerveau, entreront dans ce pli, ils
exciteront de nouveau un mouvement semblable, et la faculté affectée
de même sentira de même ou s'imaginera sentii*. Comme le cerveau
est animé et que la phantaisie n'est pas distincte de l'âme dont elle
est une faculté, l'impression de ce pli se fait dans le composé, c'est-à-
dire simultanément dans le cerveau et dans la phantaisie ^.
Gassendi tâche ensuite de résoudre les objections que provoq\;e
cette explication physiologique de la mémoire, ceUe-ci notamment :
n'est-il pas étrange que, dans un espace aussi petit que l'espace occupé
par la Phantaisie ou Mémoke, il se fasse tant d'impressions et que tant
d'espèces différentes puissent s'y conserver sans confusion ?
Si l'on se figure la Mémoke comme une sorte de vase ou une tablette
de cire, la difficulté paraît insoluble. Il en va autrement si on se la
représente comme une feuille de papier blanc. Etant donné, en effet,
que le vestige imprimé dans le cerveau ressemble à un ph, le papier
peut être considéré comme susceptible de recevoir sans confusion
une multitude innombrable de phs, qu'il est possible de multiplier
en sens divers. Les pUeurs habiles rendent la chose manifeste, lors-
qu'avec une simple feuille de papier, ils représentent mille sortes de
choses, selon qu'ils changent en un moment les séries de pHs qu'Us
ont faites auparavant ^.
Gassendi use et abuse de cette comparaison assez grossière pour
expliquer les faits divers de mémoire si déhcats et si comphqués.
Il y a cependant, dans cet essai d'explication, l'un des premiers en
date, un vrai mérite, et l'on y peut glaner d'ingénieuses observations.
Il reste d'ailleurs que l'exphcation proposée ne suffit ni à résoudre les
objectionsni à re ndre compte de tous les phénomènes.
1, Itaqiie videtur imprimis dicendum remanere necessario aliquid a re sensibili
impressum... Deinde non esse id quidem coloratiim, sonorum, odorum, sapidum, etc.,
neque enim cerebrum videri refei'tum hujuscemodi qualitatibiis ; sed esse tamen aliquid,
quod facultatem eo modo nioveat quo mota fuit, cuni rem sensibilem reapse praesentem
sen tiret... Denique haberi id posse quasi plicam quandam in cerebro factam (nimirum
impacto in rem moUem ictu) , quippe hac ratione, quoties spiritus discurrentes per
cerebrum hanc plicam subibunt, parem iterum excitabunt motum, et facultae perinde
affecta perinde sentiet aut imaginabitur se sentire. . . . Quia cerebrum animatum est et
phantasia ab anima, cujus est facultas, non discernitur, ideo impressionem fieri in
composito, seu in cerebro ac phantasia simul ; unde et vulgo nunc in '11 >, nunc in ista
esse dicitur : in illo quidem, ut in commimi tam phantasiœ quam ipsius subjecto ; in
ista vero, ut in coexistente et quasi in agente, quod ait ipsa veluti quodam organo ad
agendum instructum. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C, II, T. II,
p. 40r>, col. 1 et 2).
2 Quod, cum impressum vestigium quasi plicam habuerimus, concipi charta
valeat plicarum iunumerabilium inconfusariimque et juxta suos ordiues suasque séries
repetendarum capax... Rem j^erspicunm faciunt agyrtae, dum simplici papyri folio
mille rerum exhibent formas, prout momento plicarum séries, quas praeinduxerunt,
commutant. (Syntagma : Thysica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. III, T. II, p. 40G,
c. 2),
132 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
B. — FONCTIONS DE L'IMAGINATION
Notre philosophe ramène à trois les fonctions de la phantaisie :
appréhender, juger, raisonner ^.
C'est à l'appréhension que convient surtout et proprement le nom
d'imagination. La simple appréhension est l'imagination nue d'une
chose; sans rien affirmer ou nier à son sujet. L'âme sensible, étant
d'une nature ignée, est, comme le feu, dans une agitation continuelle,
et les esprits, parcourant sans cesse le cerveau, s'insinuent tantôt
dans un pli, tantôt dans un autre. De là résultent la mobilité et la
diversité de nos appréhensions.
Mais alors, dira-t-on, l'imagination devrait se représenter plusieurs
choses ensemble, et non une seule à la fois. La réponse de Gassendi
est hésitante : (( L'imagination, étant une faculté une, ne peut en même
temps être tournée vers plusieurs motions ou, ce qui revient au même,
être attentive à plusieurs choses, à moins peut-être que ces choses ne
soient telles qu'elles puissent être appréhendées comme une, de sorte
qu'il n'y ait qu'une appréhension totale, composée de plusieurs ima-
ginations partielles. Or son attention se porte toujours sur l'impression
la plus forte » ^.
Pourquoi ne demeurons-nous pas longtemps attachés à la même
imagination ? La cause en est double. C'est que les mêmes esprits
n'ont pas une action durable ; mais, passant comme un flot, après
avoir excité une motion à un pli, ils s'en vont aussitôt remuer un autre
pli. Ou bien surviennent d'autres esprits qui exercent une action plus
puissante sur une autre partie et conséquemment attirent de ce côté
l'attention ' de la phantaisie. Voilà ce qui fait comprendre pourquoi
nos imaginations sont tantôt cohérentes, tantôt disparates. Elles
ont de la suite, tant que les esprits parcourent une série de plis qui
se succèdent. Elles ont de l'incohérence, lorsque surgissent, d'un autre
côté, des esprits qui, passant par des plis sans liaison entre eux,
remuent plus vivement la phantaisie ^.
La direction de nos imaginations ne dépend pas seulement des plis
du cerveau et des mouvements des esprits *. La perception extérieure
1. Syntagma : Phvsica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. IV, T. II, pp. 409-414.
2. Respondeo, quia facultas est iina, non posse ipsam simul converti ad plures mo-
tiones, seu, quod idem est, attendere ad plures res, nisi eae fortassis hujusmodi sint
ut per modum unius et partialibus pluribus imaginationibus apprehendi possint.
Convertitur auteni seniper ad eam motionem, quae est prse aliis vehemens... (Syntagma :
Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. IV, T. II, p. 409, e. 1-2).
3. Non hseremus vero diii adniodum uni eidemque imaginationi, quod aut idem
spiritus non hœreat, sed fluctus instar transeat ac, post motionem ad unam plicam,
statim motionem ad aliam creet ; aut, vigore ejus languescente neque afïectionem-
variante, suboriatur ad aliam partem alius spiiitus, qui vehementius moveat phanta-
siamque se versum convertat. Hinc esse nimirum videtur cur interdum quidem ima-
ginationes inter se cohaereant, interdum nihil affine habeant. Cohserent quippe, donec
spiritus per seriem plicarum succedentium succedit. Disparata sunt, cum ad aliam
partem suboritur spiritus. qui per plicas incohaerentes phantasiam vehementius mo-
veat. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. IV, T. II, p. 400, c. 2).
4. Nous retrouverons dans Malebranche cette théorie physiologique des plis et de»
esprits animaux.
n. — PHYSIQUE : 8° imagination ou phantaisie 133
et la volonté peuvent aussi en modifier le cours. Ainsi, la phantaisie
abandonne l'imagination qui la tenait occupée, dès qu'une chose
nouvelle se présente, parce que, d'ordinaire, celle-ci fait sur nous une
impression plus forte. Il en irait autrement si l'attention de la phantai-
sie était absorbée par une appréhension d'une véhémence exception-
nelle ^. La volonté peut aussi influer sur la marche de nos imaginations,
parce qu'elle est capable d'exercer une certaine action sur les esprits
animaux -.
Enfin, comment se fait-il qu'il y ait dans la phantaisie la représen-
tation de certaines choses qui n'ont jamais frappé nos sens et. partant,
n'ont pu imprimer leur vestige dans le cerveau, par exemple, l'Hippo-
centam-e, les Chimères, la ville de Lacédémone ? Ces choses, sans
doute, n'ont pas impressionné nos sens selon leur tout, mais selon
leurs parties dont les vestiges se sont assemblés ou transposés. Ou si
elles n'ont pas agi par elles-mêmes, elles l'ont fait du moins par des
choses qui leur ressemblent et dont les vestiges se sont accommodés
selon des procédés variés de déformation, d'amplification ou de con-
traction ^. Il y a dans ces réflexions une ébauche intéressante de ce
que l'on nomme aujourd'hui les lois de l'association des idées et de
leur rappel.
La seconde opération de la phantaisie c'est le jugement ^. Gassendi
le considère tel qu'il lui semble fonctionner chez l'animal et chez
l'homme, avant que l'intelhgence intervienne. Il fait de même pour la
troisième opération, qui est le raisonnement ''.
Ici, les exphcations de notre philosophe sont très embrouillées
et inexactes. Son illusion a été de croire qu'il existe des jugements
et des raisonnements d'ordre imaginatif ®. En réalité, il n'y a, dans
l'animal, et dans l'homme en tant qu'il est .sensitif, que des associa-
tions d'images, qui sont une contrejaçoji des jugements et des raisonne-
ments véritables, c'est-à-dire intellectuels. Dans le prétendu jugement
imaginatif, il n'y a qu'une simple jurtaposition d'images ; et, dans le
prétendu raisonnement imaginatif. il n'y a, comme devait dire plus
tard Leibniz, qu'une « simple consécution ». Pour qu'il y ait, au con-
traire, jugement et raisonnement proprement dits, il faut que l'esprit
saisisse le rapport logique qui unit deux termes ou deux propositions.
Gassendi allègue, entre autres exemples, celui du chien fuyant à la vue
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. IV, T. II, p. 409, c. 2.
2. Cf. infra, p. 136 et note 3.
3. Sed constat, juxta alias dicta, nos ita [Hippocentaurum, etc] non imaginari quin
prius in sensum quadamtenua incurrerint, hoc est, nisi secunduni se tota, saltem secun-
dum sui partes, qiiarum vestigia componantur transponanturque ; aut nisi per seipea,
ealtem per quaedam sibi similia, quorum vestigia ipsis acconiniodentur, ipsa scilicet
varie deformando, amplificando, contrahendo, etc. {Syntayina : Physica, Sect. III,
M. II, L. VIII, C. IV, T. II, p. 409, c. 2).
4-5. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. IV, T. II, pp. 410-411 et 411-
414.
6. ... Suflficiat videri satis manifestum esse speciem quandam rationis in brutis ac
ipsonun phantasiam suo quodam modo ratiocinari. (Syntagma : Physica, Sect. III,
M. II, L. VIII, C. IV, T. II, p. 413, c. 2).
134 ARTICLE n. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
de quelqu'un qui s'incline pour ramasser une pierre ou lève son bâton *.
Sans doute, le chien, qui voit lever sur lui un bâton, dont il a été déjà
frappé, pressent la douleur et se hâte de déguerpir. Cette attente est
due au rappel d'une association d'images entre le bâton frappant et
la douleur qui a suivi. Mais l'animal ne perçoit pas la liaison logique
et causale qui unit les deux phénomènes. Il n'y a là qu'une suc-
cession d'images, qui peut avoir de l'efficacité pour la conduite
(même chez l'homme, lequel est souvent purement empirique, comme
dit Leibniz) 2^; mais il n'y a pas trace de jugement ni de raison-
nement.
Dans cette théorie, encore incertaine et confuse, du jugement et du
raisonnement, on voit poindre certaines idées qui auront leur plein
épanouissement dans le système associationniste de Stuart Mill et
autres positivistes modernes.
Gassendi termine ce qu'il dit sur l'imagination par deux chapitres.
L'un est consacré à l'instinct des animaux. L'auteur ne veut voir
dans l'instinct qu'une application de sa fausse théorie du jugement
et du raisonnement Imaginatifs. Après avoir cité quelques cas où
il croit prendre les animaux en train de raisonner, il conclut ainsi :
« Par là on peut comprendre la nature de ce que nous appelons l'in-
stinct : c'est une certaine motion non pas aveugle, mais dirigée par la
phantaisie, en partie au moyen de la simple appréhension du bien ou
du mal, surtout quand il est présent ; en partie au moyen du rai-
sonnement, qui nous fait connaître et en quelque sorte pressenth' le
bien ou le mal qui doit arriver » ^.
L'autre chapitre, qui traite des rêves, contient au contraire nombre
de remarques très judicieuses. Exemple : « Je note seulement que les
choses qu'on attribue souvent à l'imagination d'autrui, doivent être
rapportées à notre propre imagination, comme il arrive quand quel-
qu'un s'évanouit à la vue d'un aspect terrible ou qu'il se ranime à la
vue d'un aspect bénin. Car la commotion, qui se fait dans le corps,
n'est pas produite par l'imagination de celui qui regarde, mais par
l'imagination de celui qui est regardé. La passion de l'appétit est en
effet excitée par les choses que celui qui est regardé imagine et non
par celles qu'imagine celui qui regarde, puisque même en lançant
1. ... Cum... ratiocinari nihil aliiid sit quam unum ex alio cognoscendo coUigere;
nihil est observatu facilius quam bruta ex alio colligere aliud, seu, quod est idem, ratio-
cinari ac idée ration© pollere. Quseso te enim, dum canis videt inclinari hominem dimit-
tereque manum in terram, cur fugit ?... (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII,
C. IV, T. II, p. 412, c. 2. — Cf. p. 413, cl).
2. « Les eonsecutions des bestes ne sont qu'une ombre du raisonnement, c'est-à-dire
ne sont que connexions d'imagination et que passages d'une image à une autre... »
(Leibniz, Nouveaux Esama sur l'Entendement humain. Préface, Œuvres, Edit. Okb-
HARDT, t. V, p. 44. )
3. Atque éx his quidem intelligi potest illum c^uem dicimus instinctum motionem
quandam esse, non csecam, verum directam a phantasia, partim quidenn, simplici qua-
-dam boni aut mali apprehensione, ac potissimum cum id prsesens est ; partim vero
ratiocinatione, et qua futunrm potissimum bonuiu aut malum colligitur quodam-
modoque praesentitur. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. V, T. ïî,
p. 415, c. 2).
n. — PHYSIQUE : 90 INTELLIGENCE OU ENTENDEMENT 135
■un regard menaçant, il peut penser des choses bonnes, et qu'en regar-
dant d'un œil doux il en peut penser de mauvaises « *.
§ IX. — DE L'INTELLIGENCE OU ENTENDEMENT 2.
L'intelligence ou entendement est une faculté distincte de la phan-
taisie. La différence, " qui les sépare, n'est pas seulement de degré,
mais de nature. Pom' s'en convaincre il suffit d'étudier les fonctions
propres à l'entendement et l'étendue de son objet. Nous découvrons
en nous un certain nombre de fonctions que seule l'intelligence peut
remplir : Aperception ou Appi'éhension de choses incorporelles, Ré-
flexion, Raisonnement tious faisant connaitre quelque chose dont nxms
n^ avons aucune image.
A. — APPRÉHENSION DE CHOSES INCORPORELLES
Nous connaissons Dieu, le vide, l'abstrait et l'universel, le bien et le
mal d'ordre moral, les relations de paternité, de filiatimi, de maîtrise,
de servitude, etc. Or toutes ces connaissances sont au-dessus de la
portée de la pliantaisie.
^ Sans doute, « en parlant de Dieu et en le disant incorporel, nous
imaginons quelque chose de corporel ; cependant nous appréhendons
en même temps, outre l'espèce sensible, quelque chose qui est comme
voilé par cette espèce. Or cela est en dehors des prises de la phantaisie
et relève de Fintelhgence seule » ^.
La phantaisie est incapable de saisir les notions abstraites, vg. d'hu-
manité, de blancheur, de douceur, etc. « Elle peut, à la vérité, appré-
hender l'homme, parce qu'elle en a l'espèce que les sens lui ont trans-
mise ; mais appréhender, en outre, l'essence (quod quid est esse),
ou ce qui fait que l'homme est homme, c'est ce qui n'appartient qu'à
l'inteUigence )) *.
- Gassendi a eu le tort d'admettre que la phantaisie est capable de
1. Adnoto dumtaxat ea, quse plerumque alienae imagination! tribuuntur, referenda
esse ad propriam, ut dum quis ad aspectum tnicem exanimatur, aut ad benign-im
reviviscit ; qiiae enim commotio intra corpus fit, ea non ab imaginatione aspicientis
sed a propria aspecti fit ; quando appetitus passio excitatur ab eo quod iste imaginatur,
non ab eo quod ille, qui etiam torve aspiciens potest bona, et leniter intuens mala
cogitare. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. VIII, C. \a, T. II, p. 424, c. 2).
2. Syntagma : Physica, Sect. UI, M. II, L. IX, T. II, pp. 424-468.
3. Etenim, tanietsi de Deo loquentes, incorporeum cum dicimus, eDrporeum quid-
piam imaginanuu-, apprehendimus tamen simul aliquid, prseter speciem corpoream,
quod sit ipsa quasi velatiun. Hoc autem est praeter phantasise cancellos intollectusque
ipsius proprium. (Syntagma : Phy'Sica, Sect. III, M. II, L. IX, C. III, T. II, p. 451,
4. Siquidem potest quideni phantasia apprehendere hominem, quoniam illius speciem
ad se transmissam per sensum habet ; at apprehendere prseterea to -.'. ry E^va- ,
quod quid est esse, seu rationem qua homo est, proprium est munus intellectus. Quo pact o
apprehendit quidem etiam candidum, v. c. lac, et dulce, v. c. mel, at non candorem
rationemve qua lac candidum, neque dulcorem rationem ve qira mel dulce est. (Syri'
tagma : Physica, Sect. IH, M. II, L. IX, C. III, T. II, p. 451, c. 2).
136 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
former des universaux ou notions universelles ; mais il réserve du
moins à l'intelligence le pouvoir de connaître la raison même
ou essence de l'universalité (ratio universitatis ) . « Comme, par nature,
les universaux sont dépouillés de toutes les conditions matérielles
et différences de singularité (comme sont la grandeur, la figure, la
couleur et choses semblables), il faut assurément que l'intelligence,
qui opère cette précision de la matière et la considère, soit elle-même
dégagée de la matière et que sa condition soit supérieure à tout ce
qui est matériel » i.
B. — RÉFLEXION
Grâce à la réflexion ou attention à ses actes, l'intelligence connaît
qu'elle connaît et pense qu'elle pense. C'est une opération qui dépasse
les forces de la phantaisie. Cette faculté est incapable d'imaginer
qu'elle imagine, parce qu'étant corporelle elle ne peut agir sur elle-
même. Elle peut, il est vrai, percevoir une chose corporelle, parce
qu'elle en est l'image ; mais, comme il n'y a point d'image de l'ima-
gination même, elle ne peut pas plus la percevoir que la vue ne peut
percevoh" la vision. C'est pourquoi elle est aussi incapable d'affirmer :
j'imagine que j'imagine, que la vue de dire : je vois que je vois ^.
L'empu-e que l'câme raisonnable exerce sur la phantaisie atteste
aussi la supériorité de sa nature. La phantaisie, étant conduite par
les seules images, comme elles se présentent, qu'elles proviennent
(^u dehors ou qu'elles soient excitées par l'agitation fortuite des esprits
courant à travers le cerveau, ne peut commander l'attention ou la
modifier. C'est pourquoi il faut qu'il y ait une faculté supérieure
qui l'empêche d'aller au gré de ses caprices. Autrement, abandonnée
à elle-même, elle s'emballerait comme un cheval sans conducteur,
ou suivrait sa pente comme une eau sans barrage ^.
1. Siquidem, eum univeisalia hujusmodi sint ut prsccidantm' ab omnibus conditio-
nibus materialibus discriminibusque singiilaritatis, ut niagnitudine, figura, colore et
eimilibus, oportet sane intellectum, qui hanc praecisioneni a niateria facit et considérât,
absolutuni esse a niateria conditionisque esse omni circumstantia materiali eminentioris.
(Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II, T. II, p. 441, c. 1-2. Cf. C. III,
p. 451, c. 2).
2. Ad secundani vero operationem praesertim spectat ipsa intellectus ad suam opera-
tionem attentio, leflexiove illa supra actionem propriam, qua se intelligere intelligit,
cogitatve se cogitare. Res est quoque ante deducta esse opus nenipe phantasia niajus,
quani ut imaginetur se imaginari : quod existens corporea agei-e in seipsam non possit,
et rem quidem corpoream imaginatione percipere valeat, quoniam illius imago sit ; at,
quoniam imaginationis ipsius imago non sit, non percipere illam magis valeat quam
visus visionem, cujus non perinde ac rei objectœ speciem visibilem obtineat ; neque
possit adeo magis dicere : imaginer me imaginare, quam visus : videre me video.
fSyntagwa : Physica, Sect. III, M. II. L. IX, C. III, T. II, p. 451, c. 2. Cf. L. VIII,
C.II, p. 402, c. 1-2).
3. Spectat proinde hue quoque imperium quo jubétur phantasia ad aliquid attendere
et attentionem commutare. Nempe hoc habere a seipsa non potest, quse solis imaginibus,
prout occumnit, ducitur, et sic illœ externe adveniant seu fortuita spirituum discur-
rentium per cerebrmn agitatione excitentvir ; ac necesse proinde est ut superior facultas
sit, quœ ipsam alio ituram sistat, et quo lubitiim est divertat... Cum alioquin sibi relicta,
ut eqûus sine ductore excurrat,aut aqua sine repagulis, quo déclive vocat labatur. (Syn-
tagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. III, T. II, pp. 451-452).
II. — PHYSIQUE : 9° INTELLIGENCE OU ENTENDEMENT 137
C. — RAISONNEMENT
Le raisonnement propre à l'intelligence est celui qui lui permet
de connaître des choses auxquelles ne correspond aucune espèce ou
image. Ainsi, il n'y a en nous aucune image de la grandeur que par
le raisonnement nous attribuons au soleil ^. De même pour les espaces
au delà du monde que la raison nous démontre être sans fin ; de même
encore pour l'éternité dont la raison nous prouve la durée infinie, etc.
Car l'imagination est impuissante à nous représenter cette étendue
sans limite et cette durée sans terme ^,
Bref, le domaine de la phantaisie est borné aux espèces corporelles
et aux choses concrètes, tandis que Tobjet de l'intelligence est illi-
mité : il s'étend à tout ce qui est vrai, ou. comme on dit, à tout être
en tant qu'être ^. Ayant poiu' objet toute chose, l'inteUigence doit
conséquemment être affranchie de la matière *.
D. — QUESTIONS DIVERSES
Gassendi n'admet pas, comme nombre de Scolastiques, une dis-
tinction réelle entre l'âme raisonnable et ses facultés : pour lui « la
puissance d'entendi'e ne se distingue pas de la substance même de
l'âme, si ce n'est par une considération de raison » ^.
Il rejette également l'existence d'un intellect agent et d'un intellect
patient, qu'Aristote a introduit dans l'entendement. L'interprétation
qu'en donnent ses sectateiu's est inintelhgible. « Qui peut comprendre
en effet que cette faculté soit coupée en deux parties : l'une toute
lumière, l'autre, sans la première, toute ténèbres ; celle-là faisant
toutes choses et ne devenant rien, celle-ci souffrant et devenant
toutes choses ; la première produisant, mais ne recevant pas les espèces
intelligibles, la seconde ne les produisant pas. mais les recevant ;...
l'une enfin ne comprenant pas les choses elles-mêmes, mais en formant
les espèces, l'autre incapable de former les espèces, mais comprenant
par elles » ^.
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II, T. II, p. 441, c. 2.
2. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. III, T. II, pp. 452-453, c. 2-1.
3-4... Objectum intellectus esse illimitatum, sive omne verum ac, ut loquuntxir, omne
ens ut ens... Solum autem esse intellectuin eujus objectum sint res oinnes, quique ideo
arguatur niateriae non mixtus, sed ab ea absohitus atque incorporeus, adeo esse notum
naturali lumine, ut, ne de cseteris philosophis dicam. viderimus ante et edicere Anaxa-
goram et subscribere Aristotelem... (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II,
T. II, p. 441, c. 2 et p. 442, c. 1).
5. Quippe potentia intelligendi ab ipsa substantia non distingiiitur, ac rationis
solum consideratio est qua anima intelligere dicitur, quoniam intelligere potest.
(Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. III, T. II, p. 440, c. 2).
6. Ecquis enim capiat ipsam intellectus faci.}ltatem sic bisecari ut pars una [intellectus
agens] sit tota lux, alia [intellectus patiens] citra illustrationeni ipsius merae tenebrae?
ut illa omnia agat ac nihil rerum fiât, haec oinnia patiatur evadatque omnia ? ut illa
producat, non recipiat species intelligibiles, ista non producat, .sed lecipiat... Ut illa,
res ipsas non intelligens, species tamen illaruni forniet. ista, foiinandi incapax, res per
species int«lligat ? (Syntagma : Physica, Sect. III, :M. II, L. IX, C. III, T. II, p. 446,
c. 2).
138 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
L'entendement, étant incorporel et contenant d'une façon éminente
les perfections des choses matérielles ^, semble être, de sa nature,
purement intelligent, c'est-à-dire connaissant les choses par une
simple intuition et non par raisonnement. Tel est ^ l'entendement
de Dieu ; tel aussi l'entendement des esprits séparés dans le champ
limité de leurs comiaissances. Mais l'entendement humain, étant atta-
ché à un corps, ne peut rien comprendre sans l'aide de la phantaisie
et des espèces qu'elle lui fournit ; il acquiert par là une connaissance
superficielle des choses ; mais, pour les connaître intimement, il lui
faut, de toute nécessité, recourir au raisonnement 2.
Comme les âmes raisonnables sont incorporelles et ont Dieu seul
pour auteur, il est, ce semble, plus convenable de supposer que toutes
sont également parfaites par natui'e. La diversité, qu'on y remarque,
provient tout entière de la différence des organes, principalement du
cerveau, conséquemment de la phantaisie, sm' laquelle inique le cer-
veau ^. Descartes *, qui soutient aussi que les âmes sont créées égale-
ment parfaites, n'a point atténué ce paradoxe, comme le fait Gas-
sendi en indiquant la source de leurs inégalités.
E. — ORIGINE DES IDÉES
Gassendi a esquissé dans sa Logique et dans sa Physique le problème
de l'origine des idées et des premiers principes.
Il répudie fortement, dans sa polémique contre Descartes, le système
de l'innéité ^.
Il accepte, au contraire, le principe admis par Aristote, Êpicure et
Zenon : Il Ti'y a rien dans l'intelligence qui n^ait été d'abord dans le
sens. A l'origine, l'âme est comme une table rase : aussi toute idée,
qui est dans l'esprit, passe par les sens ou est formée des éléments
qui passent par les sens ^, Voyons comment il applique le principe.
Les idées singuhères viennent directement des sens, vg. idées du
soleil, des nuages, de la terre, des hommes, etc.', ou résultent de la
combinaison d'éléments divers fournis par les sens, vg. idées d'mi
centaure, d'un géant, etc. '.
Les idées générales se forment par « assemblage » et (( abstraction »
(aggregando, abstrahendo). Assemblant plusieurs idées singuhères
semblables, l'intelligence en fait une idée unique qui constitue un
genre. Elle arrive au même résultat en mettant à part les caractères
communs aux individus et en laissant de côté les points par où ils
diffèrent. On obtient ainsi, vg. l'idée d'animal ^.
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II, T. H, p. 442, c. 1-2.
2. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II. L. IX, C. IV, T. II, pp. 456-457. '
3. Syntagma : Physica. Sect. III, M. II, L. IX, C. VI, T. II, p. 465, c. 2.
4. Descartes, Discoxirs de la Méthode; I^e P. Œuvres, Edit. Adam, T. VI, p. 2,
ligne 3.
5. Dubîtationes et Instantiœ ad Cartesii Metaphysicam et Responsa : In Méditât. III ,
Dubitat. II, III, IV, dans O. G., T. III, pp. 318-328.
6. Omnis idea aut per sensum transit, aut ex ils, quœ transeunt per sensum, formatur
(Syntagma : Logica, Part. I, C. III, T. I, pp. 92-93).
7-8. Syntagma : Logica, P. I, Can. IV, V, T. I, pp. 93-94.
II. — PHYSIQUE : 90 INTELLIGENCE OU ENTENDEMENT 1S9
Gassendi fait observer fréquemment r^iie, dans ce travail de forma-
tion des idées, les sens sont sans doute nécessaires, mais que l'intelli-
gence surajoute son activité. Ce concours des sens et de l'intelligence
varie de nature selon les cas.
Pour la connaissance des choses singulières, les sens et l'intelligence
associent leiu' activité ^ ; pour le reste, c'est-à-dire pour nous comiaître
nous-mêmes, pour former des idées générales, pour appréhender les
choses incorporelles que l'imagination ne peut représenter, les sens
et l'imagination, en fournissant leurs données sensibles, ofïi'ent à
l'intelligence Yoccasion (c'est le mot auquel Gassendi revient sans cesse)
d'agir et de s'élever au-dessus. Mais cette action se diversifie d'après
la nature des connaissances à acquérir.
Les impressions sensibles sont pour l'esprit l'occasion qui le porte
à se replier sur lui-même et à se considérer. Ici l'esprit use de la ré-
flexion ^.
Pour la formation des idées générales, l'intelligence, on l'a vu, se
sert de l'assemblage et de l'abstraction ; mais ce sont encore les don-
nées sensibles qui lui permettent d'aller jusqu'à l'universel ^.
Enfin, pour concevoir les choses incorporelles, comme Dieu, l'espace,
le temps, l'être, etc., l'intelligence, prenant toujours son point d'appui
dans les sens et l'imagination, recourt au raisonnement *. La connais-
sance que nous avons des êtres immatériels. Dieu ^, les intelligences
pure-s ®, est sans doute accompagnée d'espèces matérielles, qui appar-
1. Nam ad scientiana reriim singularium participera habet [intellectus] consortemque
Bensixm... (Synkigma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. V, T. II, p. 462, c. 1).
2. Gassendi s'adi'esse cette objection : Pourquoi l'intelligence, qui est toujours
présente à elle-même, ne se considère -t-elle pas toujoiu-a ? Il réj^ond que c'est là le
propre des pures intelligences ; inais que l'intelligence humaine, étant unie à un corps,
a besoin pour se considérer elle-même d'y être excitée par les impressions sensibles :
Unde et est ipsi [intellectui humano] attentione reflexioneque speciali opus ut, captata
ex ipsis rébus materialibus occasione, in sui ipsius considerationem et veniat et quasi
secedat. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. III, t. II, p. 452, c. 1-2).
C'est moi qui soiUigne ici et soulignerai plus loin le mot occasio.
3. DixT nihilominus intellectum esse potissiminn ôcientem ob scientiam rerum
universalium, quasi ex triplici capite : ac primum quidem quod talis scientia opus
ipsius proprium eit. Nam ad scientiam qvùdem reriim singularium participe m habet
consortemque sensum ; at, circa scientiam universalium, peragit per se negotiiim ;
sensus autem, quasi contentus occaaionem ipsi fecisse, \\t procédât ulterius, universale
nihil attingens, in singularibus consistit. (Syntagma : Phystca, Sect. III, M. II, L. IX,
C. V, T. II, p. 462, 0, 1).
4. Nimiram, licet non perspiciamus qualis sit natm^ cujusque rei intima, ratioci-
nando tamen eo nos provehi ut, prseter omnes qualitates accident iaque sensibilia, quae
in imaginationem cadunt, intelligamus quampiam subesse quas imaginationem fugiat...
Siquidem fatemur animam non esse ut f ormam mère assistentem omnimodeque a
corpore sua in functione independentem, sed informare rêvera corpus ac ideo habere
sensus additos asseclamque phantasiam, ut intellectus occaaionem ratiocinandi ex iis
accipiat, (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II, T. II, pp. 441-442, et
442, c. 2).
5-6. ... Potest [intellectus] illa quoque intelligere quae diximus illum fid est intellec-
tum] vi Bua factaque a sensibus speciebusque in phantasia degentibus occasione deducere
cujusmodi esse diximus Deum, Intelligentias aliaque heic non repetenda. (Syntagma :
Physica, Seot. III^ M. II, L. IX, C. V, T. II, p. 463, c. 1). — Ostensum est enim, licet
intellectus occasionem sumat, ex iis qute sunt in phantasia imaginibus, ratiocinandi
140 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
tiennent en propre à la phantaisie. Mais ces espèces sont pour ainsi
dire des degrés dont use l'intelligence pour s'élancer au delà et pour
comprendre qu'outre les corps les plus ténus qu'on puisse imaginer,
il y a une substance qui n'a rien de corporel ^.
F. — ORIGINE DES PRINCIPES PREMIERS
Nous constatons aussi en nous la présence de principes qui dirigent
l'intelligence : c'est ce qu'on appelle l'habitude des premiers prin-
cipes (primorum principiorimi habitus). « Ce sont des énoncés géné-
raux, d'une exceptionnelle importance, qui, dès qu'ils sont perçus,
obtiennent une adhésion absolue ; ils ne se prouvent pas par d'autres
énoncés, mais servent à accréditer les autres ; car leur certitude
est telle qu'ils n'ont pas besoin de démonstration ; ils sont connus
de prime abord ; c'est pourquoi on les tient pour indémontrables » ^.
Ainsi qu'il a fait pour les idées, Gassendi rejette l'innéité des pre-
miers principes ; comme elles, ils dérivent des données sensibles inter-
prétées par l'intelligence. Soit, comme exemple : Le tout est plus grand
que la partie. Pourquoi lui donnons-nous un assentiment immédiat ?
Parce que, depuis notre naissance, nous avons constaté qu'il en était
toujours ainsi. « Quand nous entendons cet énoncé pour la première fois
et que nous comprenons ce qu'on appelle : tout, partie, plus grand,
en un moment s'offrent à nous quelques exemples de cette sorte :
la maison est plus grande que le toit, l'homme que la tête, l'arbre que
la branche, le cahier qu'une feuille, et, en même temps, il nous vient
confusément en pensée que tout ce que nous avons jamais vu ou qui
peut l'être est tel ; ce qui i ait que sans hésiter nous tenons cet énoncé
pour vrai » ^.
Ce qui vient d'être dit de l'axiome : Le tout..., doit s'appliquer
à tous les autres. Gassendi en donne cette raison générale : (( Tous ces
principes sont formulés universellement ; or notre esprit ne peut rien
admettre comme universel qu'il ne l'examine partie par partie ou
qu'il ne se souvienne de l'avoir examiné ainsi. Car quiconque énonce
une proposition universelle, ne le peut faire qu'il ne la tire de tous
ou du moins de la plupart des singuliers observés par lui ; et il est
certain que nous ne concevons jamais le général que par les singuliers
de ipsis rébus, eo tamen ipsum provehi ut illa intelligat. quorum iniaginatio in homine
sit nulla. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. XIV, C. III, T. II, p. 641, c. 2).
Cf. Sect. I, L. IV, C. II, T. I, p. 292, c. 2).
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. II, T. II, p. 442, c. 2.
2. Principia ergo hujusniodi aliud nihil sunt quam effata afiqua generîilia exceptio-'
neque omni majora, quae, et statim ac percipiuntur, omnimodam fidera inveniunt,
et non ex aliis probantur sed aliis fidem faciunt ; ut puta quod sintita eertaut proba-
tione non egeant et quasi primo cognita sint ; unde et ducuntur indemonstrabilia. (Syn-
tagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX, C. IV, T. II, p. 457, c. 2).
3. Inde nempe fit ut, cum id effatum primum inaudimus et quid totum, quid pars,
quid majus voeetur intelligimus, uno quasi momento aliquot nobis exempla hujusmodi
occurrant : domus est major tecto, homo capite, arbor ramo, codex folio, ac simul con-
fuse succurrat quicquid unqiiam vidimus aut videri potest hujusmodi esse ; unde et
incunctanter esse id verum admittimus. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. IX,
C. IV, T. II, p. 458, c. 1.
II. PHYSIQUE : 10° APPÉTIT 141
préalablement connus. On dit que ces énoncés ou principes sont connus
par soi et naturellement, parce qu'ils se présentent de suite à l'esprit
et que l'induction des singuliers qui nous les rend dignes de confiance,
est comme devant les yeux » ^.
Voilà comment Gassendi a essayé de répondre à cette difficile
question de lorigine des idées et des principes premiers, question que
(l'ailleurs il n'a pas traitée ex professa, mais incidemment et qui, de
son temps, n'était pas posée avec la rigueur de précision qu'on y a
mise plus tard.
Cependant nombre d'historiens se sont crus suffisamment autorisés
par le peu qu'il en a dit à le ranger parmi les sensualistes. Ce jugement
peut se soutenir en ce qui concerne l'explication des premiers principes,
car, d'après les citations qu'on vient de lire, les premiers principes
semblent être simplement, aux yeux de Gassendi, des généralisations
de l'expérience, mais plus primitives et plus évidentes que les autres.
On doit lui faire par conséquent le même reproche qu'à Stuart Mill
et aux positivistes modernes, celui de dépouiller les premiers principes
de la nécessité et de l'universalité absolues qui les caractérisent.
Quant à l'origine des idées, le système de Gassendi ne mérite pas
répithète sensualiste qu'on lui a trop libéralement accordée. Quoiqu'il
ne se soit pas nettement expliqué sur la façon dont se forment les
idées de genre et surtout les idées des choses incorporelles, néanmoins
il a répété souvent, et en terme.s très explicites, nous l'avons vu, que
l'activité intellectuelle doit se superposer aux données fournies par
les sens et l'imagination, c'est-à-dire par l'expérience extérieure.
On peut regretter qu'il n'ait pas faite plus large la part de l'expérience
interne ; mais l'on ne saurait sans injustice le classer parmi les sen-
sualistes et le donner comme un précurseur de Locke et de Condillac ^.
Sa doctrine pourrait se résumer brièvement ainsi : de même que
Fimpression physique n'est pour la phantaisie que l'occasion de former
des images, ainsi les images ne sont pour l'intelligence que l'occasion
de former des idées.
§ X. — DE L APPÉTIT 3
A. ~ DE L- APPÉTIT EN GÉNÉRAL
Jusqu'ici Gassendi a disserté sur « l'âme connaissante r, c'est-à-dire
sur les sens, la phantaisie et l'intelHgence ; il va parler maintenant
1. Quod de hoc ai»tem effato dico, idem dicendum de cœteris ; ratioque generalis est
quod, ciim omne hujusmodi effatum universim pronuncietur, non possit mens nostra
universim quid admittere quin id singiilatim exploret vel fuisse a se exploratum me-
minerit. Quippe cimi et quisquis universalem propositionem effert, facere non possit
quin ipsam ex observatis omnibus aut pluribus certe singularibus colligat ; ac certum-
sit nihil a nobis generatim intelligi nisi singularibus prius notis. Dicuntiir vero hœo
effata seu principia per se ac naturaliter nota, quod illico menti occurrant et quasi
coram oculis sit singularium inductio, qua illis fîdes concilietur... (Syntayma : Physica
Sect. 111, M. II, L. IX, C. IV, T. II, p. 458, c. 1).
2. Voir dans Logique de Port-Royal (1^^ p., Ch. I, § « C'est le sentiment d'un philosophe
qui est estimé dans le monde...) la critique du système de Gassendi sur l'origine des idées.
3. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, T. 11, pp. 469-504.
142 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
de l'âme « appétente, qui est excitée et dii"igée par la connaissante ».
On l'appelle communément l'Appétit et on peut la définir : « cette
faculté qu'a l'âme d'être émue et affectée par l'appréhension ou
connaissance du bien ou du mal » ^. Le bien est ce qui convient à la
nature de chacun et lui plaît ; le mal, ce qui ne lui convient pas et lui
déplaît 2.
L'appétit diffère surtout de la faculté connaissante en ce que ceUe-ci
a pour objet la vérité ou existence de la chose, ce que la chose est
ou paraît être, tandis que l'appétit tend vers la bonté ou conve-
nance de la chose, vers ce qui est utile ^.
De plus, la phantaisie et l'entendement peuvent agir sanâ que l'ap-
pétit soit ému, tandis que l'appétit n'est point ému si quelque connais-
sance ne précède *.
Enfin, la fonction de la partie connaissante est pom* ainsi dire
confinée dans l'âme, tandis que celle de l'appétit rejaiUit sur le corps ;
c'est pourquoi il y a plus de calme dans un cas et plus de trouble dans
l'autre ^.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Appétit est divisé en sensitif et en
raisonnable. L'appétit raisonnable a son siège dans le cerveau. L'ap-
pétit sensitif e^ut « diffus dans tout le corps ». S'il est mû par une image,
il semble résider dans la poitrine ou dans le cœur ; s'il est mû par le
contact d'une chose sensible, il semble avoh* pour siège la partie du
corps qui a été affectée en bien ou en mal ^.
B. — APPÉTIT RAISONNABLE
La partie raisonnable de l'ame, considérée dans sa nature, est faite
seulement pour comprendre ; néanmoins, comme elle ne peut saisk"
son objet sans plaisir, on ne saurait nier que quelques passions lui
conviennent, du moins par analogie à celles qu'on accorde à l'appétit
sensitif. « En outre, comme c'est elle qui discerne le bien honnête
et juge qu'il est préférable et doit être préféré, il est impossible qu'elle
ne l'aime pas et n'ait de l'aversion pour ce qui lui est opposé : autre-
ment, comment pomrait-elle le choish et le préférer à son contrahe ?
Il semble donc qu'il y ait, dans cette partie supérieure de l'âme, quelque
sorte d'appétit auquel ces choses et autres semblables doivent se
rapporter » '. C'est cette sorte d'appétit qu'on désigne habituellement
sous le nom de volonté. Les passions qu'il éprouve : l'amour de l'hon-
nête, le désir de faire le bien, la bienveillance, etc., dérivant de la
1-2 ... Appetitus est seu pars, seu facilitas qua anima ex apprehenso cognitove
bono aut malo conimovetur et afficitur. ( Syntayma : Physica, Sect. III, M. II, L. X,
C. I, T. II, p. 469, c. 1).
3-4-5. Syntagma : Physica, Sect. in, M. II, L. X, C. I, T. II, pp. 469-470, c. 2-1.
6. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, C. I, T. II, pp. 472-473, c. 2-1.
7. Accedit quod, cum ipsa [rationalis pars], quae bonum hoiiestum discemit ac novit,
prseferendunique esse ut judicat, sic imperat, fieri non possit quin illud amet ac id
aversetur quod ipsi opponitur : secus enim qui id eligere ad couimendandiuii pro opposi-
toposset? Esse ergo videtur in ea appetitus aliquis,ad quem ista et caetera, quse idgenus
eunt, referantur. (Syntagma : Physica, Sect. III, :M. II, L, X, C. I, T. II, p. 470, c. 2)
n. — PHYSIQUE : 10^ APPÉTIT RAISONNABLE, SENSITIF 143
partie raisomiable qui est immatérielle, sont si pui'S et si simples, qu'à
peine ont-elles quelque ressemblance avec les passions vulgaires qu'on
rapporte à l'appétit sensitif. Mais, tant que la partie raisonnable
sera jointe au corps, il est presque impossible que ces passions simples
et pures ne soient pas accompagnées des turbulentes qui proviemient
de l'appétit infériem' ^.
C. — APPÉTIT SENSITIF : LES PASSIONS
Les effets de l'appétit sensitif sont les passions. En général, « la
passion ou affection est une émotion de l'âme dans la poitrine ou dans
quelque autre partie du corps, excitée par l'attente du bien ou du
mal ou par la sensation » -. Il faut remarquer le dernier membre de
cette définition .« On dit : par Vopinion du bien ou du mal, pour
marquer la %-raie cause des passions, principalement de celles qui
sont excitées dans la poitrine. On ajoute : ou par la sensation, à
cause des passions qui naissent plutôt de la^ sensation que de l'opi-
nion du bien ou du mal » ^. Ici, en Physique, on n'examine pas si la
passion s'écarte de la raison et de la nature. Cette considération
regarde la Morale.
D'après ces causes, on peut classer les passions en deux grandes
catégories : les unes se rapportent davantage au corps et résident
dans ses différentes parties ; les autres se rapportent davantage à
l'âme et résident dans la poitrine *.
Il y a trois principales passions auxquelles les parties du corps
sont sujettes : le plaisir, la douleur, le désir.
Comme il n'est aucune partie du corps qui ne puisse être affectée
par quelque chose de commode ou d'incommode, toutes sont suscep-
tibles d'éprouver du plaisir et de la douleur. Ce sont deux passions
primitives.
« Il y a douleur, lorsque le coi*ps ou quelqu'une de ses parties est
dérangée de son état naturel ; plaisu-, lorsque l'état naturel est rétabH.
D'où il suit que le plaisir n'existe pas sans quelque douleiu* précé-
dente » ^.
Entre ces deux extrêmes se place une troisième passion primitive :
le désir. La série des passions commençant par la douleur, l'état,
1. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, T. II, pp. 470-471, c. 2-1.
2-3. ... Constat... affectuni nilùl esse aliud quam commotionem animse, in pectore
parteve alia, ex boni vel mali opinione aut sensu excitatam... Dicitur autem in pectore
parteve alia, ut comprehendantur non modo affecttis qui sunt cominotiones sensibiles
in pectore, sed illi etiam qui seutiuntur in partibus affectis. Dicitur ex boni vel mali
opinione, ut vera affectuum causa declaretur ac eoinim prfesertim qui excitantur in
pectore. Additiu- aut eensu, ob illos affectus qui ex sensu potius quam ex opinione nas-
cuntur. (Syntagma : Physica, Sect. III. M. II, L. X, C. II, T. n, p. 475, c. 1).
4. Syntagma : Physica, Sect. III, 'SI. II, L. X, C. II, T. II, p. 477, c. 1.
5. Est vero imprimis ratio sentiendi dolorem seu molestiam (inde scilicet incipiendum)
Bbductio corporis pai'tisve illius a naturali constitutione... Deinde ratio generalis sen-
tiendi voluptatem est restitutio corporis partisve illius in naturalem constitutionem...
Ex quo proinde sequitur ut voluptas sine prseeunte dolore non sit. (Syntagma :
Physica, Sect. III, M. II, L. X, C. II, T. Il; p. 477, c. 1-2).
144 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
dans lequel l'animal est exempt de passions, s'appelle indolence
(indolentia, sans doulem-). Aussi, dès qu'une douleur vient troubler
cet état paisible d'une partie du corps, il surgit dans cette même partie
le désir d'être affranchie de la douleur et conséquemment d'être réta-
blie dans son premier état pour re\ enir à 1' « indolence ». En tout cela,
le but principal que poursuit la nature c'est l'exemption de la douleur ;
le plaisir n'est qu'un simple accessoire, un (c adjoint », pour disposer
l'animal à rechercher plus allègrement la délivrance de son m^l.
L'indice en est que, la délivrance obtenue, le plaisir s'évanouit et
r (( indolence » persiste ^.
Il arrive cependant que l'animal, une fois qu'il a goûté le plaisir,
se propose pour but, non pas l'affranchissement de la douleur, mais
le plaisir lui-même. C'est qu'alors le désir a été excité par l'attente
et la prévision, tandis que, dans le cas précédent, le désir, sans être
dirigé par aucune connaissance, est provoqué par la seule présence
de la douleur, dont l'être veut se délivrer 2.
Dans la seconde classe de passions, celles qui dépendent de l'at-
tente du bien ou du mal, on doit reconnaître, comme dans la pre-
mière, deux passions générales et primitives : le plaisir ou la joie, qui
a pour cause la croyance à un bien présent ; la douleur ou la tristesse,
qui provient de la croyance à un mal présent. Toutes les autres
passions, qui sont suscitées par l'opinion du bien ou du mal, ont
rapport à ces deux passions « dominantes et extrêmes » et n'en diffè-
rent que par quelque circonstance. De là dérivent d'abord Vamour et
la haine : ce sont les plus générales, car elles s'appliquent au présent,
au passé et à l'avenir, et s'étendent non seulement au plaisir et à la
douleur, mais encore à ce qui est capable de les produire. S'agit-il d'un
bien passé ou futur, l'amour devient désir, œnfiance, audace ? S'agit-il
d'un mal passé ou futur, la haine se transforme en aversion, déses-
poir, crainte, pusillanimité ? Gassendi ajoute, comme complément, la
douceur et la colère, passions complexes, qui sont comme un mélange
des précédentes ^.
Dans cette analyse des passions, assurément critiquable, Gassendi
se montre cependant psychologue avisé. On a eu tort de laisser dans
l'ombre son mérite sur ce point, pour ne mettre en lumière que les
théories de Descartes, de Bossuet et de Port-Royal. Il fut pourtant
le précurseur des deux derniers ■*.
Dans sa théorie du plaisir et de la douleur, il y a une considération,
1. Scilicet, quia séries affectuum a dolore initiuni ducit atque ideo status, in quo
animal affectuum expers placideque degit, dicitur indolentia, ea de causa statim ac
dolor ad aliquampartem intervenions hune statum conturbat, suboritur in eadem parte
exemptionis ab hoc dolore ac proinde restitutionis in suum statum cupiditas, quo ad
indolentiam redeatur... Ac voluit quidem natura cupiditatem ita explore ut voluptate .
ipsam doloris exemptionem condierit ; at, cum doloris exemptio foret quasi finis
prœcipuus, adjuncta solum voluptas fuit ut animal sese alacrius ad exemptionem com-
pararet ; indicioque est quod, exemptione facta, voluptas evanescat , indolentia super-
sit. (Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, C. II, T. II, p. 479, cl).
2. Syntagma : Physica, Sect. III, Membr. II, L. X, C. II, T. II, p. 479, c. 1.
3. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, C. II, T. II, p. 480-481, c. 2-1.
4. Le Traité des Passions de Descartes parut en 1649.
n. — PHYSIQUE : 110 IMMORTALITÉ DE l'aME 145
inexacte ^ d'ailleurs, sur laquelle Gassendi insiste avec complaisance '-.
Il l'a empruntée à Épicure, mais développée d'une façon originale!
Elle se résume ainsi : « Le plaisir a pour antécédent nécessaire la dou-
lem- ». (Sequitur ut voluptas sine prœeunte dolore non sit). Il l'applique
non seulement aux plaisirs du corjps, mais même aux plaisirs de
l'esprit, ceux qui naissent de l'acquisition de la richesse, des honneurs,
de la science, de la vertu. Tous résultent d'une douleur apaisée. Tous
eri%ffet sont précédés d'une inclination ou désir naturel qu'il compare
à la faim et à la soif. Or la faim et la soif sont une souffrance qui ne
cesse que lorsqu'on a mangé et bu à sa suffisance ; de même, les désirs
des richesses, des honneurs, etc., provoquent des états pénibles (inquié-
tudes de l'âme, démarches laborieuses etc.) qui ne prennent lin
^u'au moment où la possession des richesses, des honnem\s, donne
satisfaction à ces désirs.
Ce principe : Le plaisir a pour condition une douleur antécédente
se vérifie dans un certain nombre de cas. L'erreur de Gassendi est de
l'étendi-e, sans distinction, à tous les cas. L'expérience atteste qu'il
est des plaisirs qui ne sont conditionnés par aucune douleur nréa-
lable^. ' ^
^ En Physique, Gassendi s'est contenté de mentionner en passant
l'appétit raisonnable ou volonté, parce que l'occasion s'offrait de le
distinguer de l'appétit sensitif. Mais c'est en Morale qu'il en traitera
à fond, à propos de la responsabilité qui suppose une volonté libre.
§ XI. — DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME 4
Gassendi apporte, en faveur de l'immortalité de l'âme raisonnable,
une preuve « physique » et des pi'euves a morales ».
La preuve physique se résume en cet enthymème : (( L'âme raison-
nable est immatérielle ; donc elle est immortelle » ^. Notre philosophe
montre bien que la conséquence découle logiquement de l'antécédent.
Les preuves morales sont tirées du consentement général des
peuples, du désir inné que l'homme a d'une survie, enfin de la justice
du gouvernement divin, exigeant que la vertu et le vice, qui manquent
ici-bas d'une sanction suffisante, la trouvent dans un autre monde ^.
Gassendi expose convenablement ces différentes preuves ^ ; mais c'est
1. Cf. G. Sortais, Traité de Philosophie : T. I. Psychologie, n. 24, pp. ()8-70.
2. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. X, C. III, T. II, pp. 481-482, c. 2-1.
3. Cf. G. Sortais, Opère citato. Ibidem.
4. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. XIV, T. II, pp. 620-658.
5.- Prima igitur ratio, eaque prœcipua, ijhy.sica est paueisqiie institui sic potest :
Animal rationalis immaterialis est ; igitui- est et immo.talis. (Sect. III M II L XIV
C. II, T. II, pp. 628-629). ' "
6. Syntagma : Physica, Sect. III, M. II, L. XIV, C. II, T. II, pp. 629-632.
7. On est étonné de lire, sous la plume de Racine, ce jugement sur Gassendi ù propos
de l'immortalité de l'âme : « On a mis à llndex la Métaphysique de M^ Descartes et
sa Réponse à Gas.sendi pour prouver l'immortalité de l'ârne. On n'y a point mis la
Philosophie de Ga.ssendi ni son Traité contre Descart«s où il donne des preuves contre
10
146 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGBLA. PHILOSOPHICUM
dans la réfutation des objections qu'on leur oppose qu'il se montre
plus personnel. On objecte, par exemple, que les âmes des animaux,
qui souffrent parfois injustement, devraient être immortelles comme
les nôtres. Aux yeux de Gassendi, la bête n'est point, comme elle
l'est pour Descartes, un automate. Il reconnaît qu'elle est douée de
sensibilité et d'imagination ^. Mais, dépourvue de raison et de liberté,
elle ne connaît pas le dçvoir et n'a point le sentiment de l'obligation.
Il n'est donc pas légitime de conclure que ce qui convient à l'homme
raisonnable, convient également à la brute ^.
On dit encore que la vertu est à elle-même sa récompense et que le
vice porte avec lui son châtiment. Après avok constaté que les Stoï-
ciens ont magnifiquement développé ce thème (licet Stoïci ici magni-
fiée dixerint), notre pliilosophe montre fort bien l'insuffisance et.
même l'inanité de cette sanction ^.
Gassendi a trouvé des termes élevés pour répondre à cette dernière
objection : « Une action humaine, direz-vous enfin, encore qu'elle
soit bonne et louable parmi les hommes, ne paraît pas avob' une valeur
telle qu'elle mérite une récompense éternelle ; de même, une action,
quoique nïauvaise et blâmable parmi les hommes, ne semble pas
mériter im' éternel châtiment ; l'une et l'autre sont chose naturelle,
caduque, limitée » *.
Voici la réponse : « Sans doute, une bonne action, la vertu même
et la probité, considérée physiquement, sont quelque chose de bien
l'immortalité de l'âme. » (Cf. Edition des Grands Ecrivains : Œuvres de Racine, t. V,
p. 218, Paris, 1887). Ce jugement injuste est le résumé de l'opinion qu'ANTOiNE Ar-
NAULD a formulée dans son livre : Difficidtés proposées à Mr Steyaert sur VAvis 'par lui
donné à Mgr Varchevéque de Cambrai... Cet ouvrage parut pour la première foia à
Cologne en 1691. On trouvera le passage résumé par Racine dans les Œuvres de Messire
Antoine Arnauld, t. IX, pp. 306-307 (Lausanne, 1777). Arnauld ajoute cette pjrfide
réflexion : « N'est-ce pas permettre d'avaler le poison et empêcher qu'on ne prenne l'anti-
dote ?» (Opère citato, p. 306). Le bon apôtre ! Racine a eu tox-t de croire sur parole cet adver-
saire passionné du Saint-Siège, qui l'attaque per fas et nef as. Arnauld a calomnié Gassendi
qui défend catégoriquement, par des preuves solides, l'immortalité de l'âme. Arnaidd
est, an contraire, trop favorable à Descartes. Cehii-ci tout d'abord avoue qu'il n'a pas
traité de l'immort-alité de l'âme dans ses Méditation^ : «J'ai donné la raison,' dans l'abrégé
das Méditations, pourquoi je n'ai rien dit ici sur l'immortalité de l'âme. » Cf. Secundœ
Responsiones, Œuvres de Descartes, Edit. Adam, t. VII, p. 153, ligne 1). Puis, il apporte
alors certaines considérations, d'où il conclut que « l'âme de l'homme, aiitant que cela
peut être connu par la philosophie naturelle, est immortelle. » C'est une simple possibi-
lité. Mais, pour être certain qu'en fait Dieu n'annihile pas l'âme aii moment de la
destruction du corps, il faut recom-ir à la révélation : « ... C'est à Dieu seul d'en répondre.
Et puisqu'il nous a maintenant révélé que cela n'arrivera jDoint, il ne nous doit plus
rester touchant cela aucun doute. >' (Ibidem, pp. 153-154) ; Gassendi va donc plus loin
que Descartes, puisqu'il prétend (et sa prétention est juste) qu'on peut démontrer par
la raison l'iinmortalité de l'âme. De plus, dans sa Réponse à Descartes, il n'aborde pas
cette question de l'immortalité, parce que Descartes ne l'avait point traitée dans ses
Méditations. On voit jusqu'à quel point porte à faux l'odieuse accusation d'Arnauld.
1. Syntagma : Physica, Sect. III. jM. II, L. III, C. III, T. II, pp. 250-254.
2-3. Syntagma : Phvsica, Sect. III, M. II, L. XIV, C. II, T. II, pp. 632-633.
4. Dices denique actionem humanain non videri tanti ut, quamvis sit bona et apud
homines laudabilis, mereatur propterea sempiternum praemium, et, quamvis mala
-ac apiid homines vituperabilis, mereatur propterea seternum supplicium ; videlicet
cum utraque nihil aliud quam res natiu-alis, caduea, definita sit. (Syntagma : Physica,
Seet. III, M. II, L. XIV, C. II, T. II, p. 633, cl).
II. — PHYSIQUE .-110 i]MMORTAIJ:TÉ de LAilE 147
ténu. Mais l'on doit mesurer son mérite d'après une estimation morale :
ce qui fait Texcellence et la noblesse d'une vie vertueuse, c'est que,
librement, par choix, avec ardeur, elle vise à réaliser ce qui est le meil-
leur et à se conformer, autant qu'il nous est permis, aux perfections
divines. C'est pom*quoi lui est due une récompense insigne, autant que
possible divine et béatifiant l'âme ; bref, qui réponde aux aspirations
naturelles et spontanées de Fâme. Or une récompense, qui ne peut
étJre enlevée ni se perdre, éternelle par conséquent, remplit seule ces
conditions. Autrement, la crainte de la perdre en troublerait la jouis-
sance, car rien de périssable ne peut être excellent » ^.
« Quant à l'action mauvaise et honteuse, il faut en dire autant, dans
les mêmes proportions, mais pour une raison opposée. Car, elle aussi,
si peu de chose soit-elle au point de vue physique, quand on l'envisage
moralement, en tant qu'elle contredit l'honnêteté dont le. prix est
immense, elle mérite un ^immense supplice. Les raisons qui régissent
les contraires sont d'égale valeur. Donc, que celui qui, sciemment et
volontairement, a déserté la vertu pour s'abandomier au vice, soit
soumis à une peine aussi grande que la récompense à laquelle il
aurait été élevé, rien de plus conforme à l'ordre. Bien plus, comme
il se montre dans la ferme disposition d'adliérer toujours au
même vice, si cette vie était éternelle et qu'il lui fût possible de la
passer impunie, rien n'est plus conforme à l'ordre c|ue de l'assujetth
à un supplice d'une durée éternelle, puisque le mérite et la culpa-
bilité se mesurent sur les dispositions intérieures » ^.
ITI^ PARTIE. — ÉTHIQUE ^
Nous avons vu, au seuil de cette étude, que Gassendi divise la
Philosophie en deux parties : la Physique et l'Éthique ou Morale. La
Logique n'est à ses yeux qu'un préambule. Ces deux parties se com-
1. ... Licet bona actio, virtusqiie adeo ac probitas physice spectata, pertenue quid
Bit, quia meritiun tamen secundiim moralem aestimationem attenditur, idcirco eam
esse ejus excellentiam ut cum ex libertate-, electione ac studio se componeudi ad
optiiua confonnandique, quantum licet, divinis perfectionibus nobilitetur, ideo prae-
inium ipsi debeatur illustre et, quantum fieri potest, divinum animuinque beaios : taie
scihcet ad quod animus ipse naturae sponte adspirat. Hujusmodi vero solum praeiuiiim
est quod eripi ab aninio amittique non valeat sempiternumque ideo sit ; alioquin enim
ejus gratiam amissionis metus turbaret, neque foret quidquam eximiiun eo ipso quod
foret caducum. (Syntagma : Physica, Ibidem, p. 633, c. 1-2).
2. Quod spectat ad malam turpemque actioneni, idem ratione opposita proportione-
que dicendum est. Etenim, quanturavis ea quoque physice si>ectata res pusilla sit,
nihilominus moraliter et quantum ipsi honestati, cujus est immensum pretium, adver-
satur, rea fit supplicii immensi. Contrariorum enim par ratio niliilque magis congruum
est quam ut is, qui sciena et volens virtute derelicta deflectit in vitium, tantani in
poenam incidat, in quantum fuisset praemium evectus. Quinetiam, ciun se sic affectiim
probet ut, si sempitema isthaec vita foret possetque in ea degere impunis, inliéereret
eidem vitio sempiterno tempore, ideo nihil est magis eongnmm quam ut. cum meritum
reatusque pênes affectum mensuretur, tali supplicio obuoxius sit, cujus duratio est
sempitema. ( Syntagma : Physica, Ibidem, p. 633, c. 2).
3. Cf. Syntagma, III Part. : Ethica, T. II, pp. 659-860.
148 ARTICLE II. CHAPITRE IV. LE SYNTAGMA PHILOsbPHICUM
plètent et forment un tout harmonieux, car, « réunies elles consti-
tuent la sagesse accomplie ou, selon le mot qui est dans toutes les
bouches, la vertu, cette souveraine perfection de l'âme, qui en dispose
les deux facultés, l'intelligence ou esprit et la volonté' ou appétit,
de telle sorte que Tintelligence se tourne tout entière vers la vérité
et que la volonté tende par un chemin sans détour à l'honnêteté » ^.
La Morale n'est pas une science purement spéculative, mais une
science active, car elle vise à former les mœurs, c'est-à-dire à les impré-
gner d'honnêteté et à les régler. On peut donc la définir : « La science,
ou si vous aimez mieux, l'art de bien faire et d'agir conformément
à la vertu « ^.
§ I. — DOCTRINE MORALE DE GASSENDI
La doctrine morale de Gassendi n'est guère en somme que le sys-
tème d'Épicure épuré et rectifié. On peut la réduire à deux thèses
principales : 1° Tout plaisir, considéré en lui-même, est un bien. —
20 Toutes les choses, envisagées comme bonnes, tels l'utile et l'hon-
nête, ne sojit des biens que par rapport au plaisir qu'elles procurent.
A. — TOUT PLAISIR, EN LUI-MÊME, EST UN BIEN
L'expérience et la raison s'unissent pour prouver que le plaisir
est un bien et la douleur, un mal. C'est un fait universel que tout
être vivant recherche d'instinct le plaisir comme un bien qui lui est
naturel, et fuit, de même, la douleur comme un mal que repousse sa
nature ^. Le bien, d'après la raison, est ce qui peut provoquer l'amour
et la recherche de l'appétit. S'il en est ainsi, pourquoi tout plaisir ne
serait-il pas de soi aimable et désirable, puisqu'il n'en est aucun qui
ne plaise et n'attire l'appétit ? ^.
On peut objecter cependant qu'en fait il y a des plaisirs qu'on
repousse. — Ce ne sont pas, répond Gassendi, les plaisirs eux-mêmes
qu'on repousse, mais les actes pénibles qui les procurent ou les consé-
quences fâcheuses qu'ils entraînent : circonstances accidentelles qui
n'empêchent pas les plaisirs d'être agréables de leur nature. Si l'on
présente à quelqu'un du miel qu'il sait empoisonné, il n'y goiitera
pas. Pourquoi ? Ce n'est pas le miel qui lui répugne, mais le poison
qu'on y a mêlé ^.
-»
1. Ex II traque auteni [Physica et Ethica] consurgit consumniata sapientia seu, quae
in ore est omnium, virtus : summa nempe animi perfectio, qua duae ejus partes, intel-
lectus seu mens et voluntas seu appetitus ita comparantur ut intellectus, ad veritatem,
quantum quidem fas est, collineet ; voluntas vero ad honestatem tramite indeflexo
tendat. (Syntagma, Libro proœmiali, C. I, T. I, p. 1, c. i-2).
2. Ex hoc intérim intelligitiu- Tf// y/)'.xt^v, moralem Philosophiœ partem... esse reversk
TxpaxT'.xV//, ociiya/M, seu in eo sitam ut mores formet, honestateve imbuat et regat ;
eitqtte adeo Scientia, sive inavis, Ars bene et ex virtute agendi. (Syntagma : Ethica,
Prœfat., T. II, p. 659, c. 2).
3-4. Syntagma : Ethica, L. I. C. III, T. II, p. 695, c. 1.
5. Syntagma : Ethica, L. I, C. III, T. II, p. 695, c. 1.
III. — ÉTHIQUE : 1'^ DOCTRINE MORALE DE GASSENDI 149
Par contre, la douleur est un mal ; elle ne peut être clite bonne que
si, accidentellement, quelque bien s'y trouve annexé ^.
B. — L'UTILE ET U HONNÊTE RAMENÉS AU PLAISIR
Après avoir établi que le plaisir est « le premier désii'able » (iwmiuvi
expetibile), Gassendi enseigne que l'utile et l'honnête ne sont choses
bonnes que par rapport au plaisir.
On distingue ordinaii*ement trois sortes de biens : l'honnête, Futile
et l'agréable « qui est ce qu'on appelle plaisir n. L "agréable est mêlé
de telle manière aux deux premiers qu'il semble ne pas constituer une
espèce particulière ; c'est plutôt leur genre commun ou du moins
une affection commune qui fait qu'ils sont biens et les rend désii'ables.
Quant à l'utile, il n'est pas difficile de montrer qu'il se rapporte
au bien agréable ou plaisir, car il est constant qu'on ne désh*e pas
l'utile pour lui-même, mais pour autre chose qui est le plaish' qu'on
en doit retirer, ou qui a quelque relation avec le plaisn ^.
La démonstration à l'égard de l'honnête paraît moins aisée, parce
que ce bien est censé désnable précisément, comme dit Cicéron ^,
pour lui-même. Mais il faut observer que le rapport au plaish- n'em-
pêche pas que l'honnête soit désiré pour soi ou à cause de soi, en tant
qu'il est désiré, sans préoccupation utilitane, c'est-à-du'e sans qu'on
recherche une récompense ou un profit, tel que l'argent ou ce qui est
estimable à prix d'argent. Car quelqu'un peut désirer l'honneur, la
science, toute vertu pour jouù' de l'honneur, pour posséder un enten-
dement éclairé, pour être modéré dans ses passions, et non pas pour
en retirer quelque gain et bénéfice, ni pour s'enrichir davantage *.
Dans l'analyse ^, parfoi.? d'une grande finesse psychologique, que
Gassendi fait des principales vertus (sagesse ou prudence, force, tem-
pérance, justice) et des sentiments qu'on regarde comme les plus désin-
téressés (y amitié ^, V amour de la patrie "^ , la piété envers Dieu ^), il
en revient toujours à dire qu'on ne peut en bannir, pratiquement,
la considération des plaisirs et des joies que ces vertus et ces sentiments
procurent.
Le plaisir est donc le souverain bien, et la fin dernière, puisqu'il est
recherché pour lui-même et tout le reste à cause de lui.
1. Syntagma : Ethica, L. I, C. III, T. II, p. 695, c. 2.
2. Syntagma : Ethica, L. I, C. III, T. II, pp. 703-704, c. 2-1. |
3. Id quod taie est ut, detracta omni utilitate, sive ullis praemiis fructibusqixe, per
seipsuni possit jure laudari (Ibidem, p. 704, c. 2).
4. Quippe potest quis appetere honorem, omnem virtutem eo fine ut houore fruatur.
ut eruditam mentem possideat, ut afîectu bene composite sit ; non ut quaestuni exindo
faciat, ut lucrum reportet, ut ditescat niagis. (Syntagma : Ethica. L. I, C. III, T. II,
p. 705, c. 2).
5. Syntagma : Ethica, L. II, De Virtutihua, T. II, pp. 736-820.
6-7. Syntagma : Ethica, L. I, C. IV, T. II, pp. 709-710.
8. Syntagma • Ethica, L. I, C. IV, T. II, pp. 710-711.
150 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
C. — NATURE DU PLAISIR
Le plaisir, que Gassendi assigne à l'homme comme sa fin naturelle,
se ramène (c à la santé du corps et à la tranquillité de l'esprit » ^.
Ces expressions sont empruntées à Épicure lui-même. Mais il ne faut
pas entendre cette tranquillité (aTapa^ia) comme l'état d'un homme
endormi ou mort ; et l'absence de doulem' (aTtovla) qu'elle suppose ne
doit pas être comprise comme un engourdissement, mais comme un
état où toutes les actions se font agréablement. La vie du sage ne
ressemble ni à im torrent au courant rapide, ni à une mare stagnante,
mais à l'eau d'un fleuve qui coule paisiblement. Quand on est parvenu
à cet état tranquille et exempt de douleur, il n'y a rien de comparable
ou de plus grand à rechercher. Cependant il y a, en surplus, des plaisirs
pm's qui mettent de la variété dans cet état sans le gâter : tel un champ
qui, devenu fertile, donne des fruits divers ou une prairie qui se pare
d'une incroyable diversité de flem's agréables, quand le sol s'est bonifié.
Car cet état est comme un fonds, d'où se tke tout ce qui est volupté
sans mélange : cela même peut le faire regarder comme le plaish
souverain, étant une sorte d'assaisonnement général, par lequel toutes
les actions de la vie sont édulcorées et toute volupté agréablement
tempérée ; bref, sans lui nulle volupté n'est volupté. Car, je vous le-
demande, quel agrément peut-on goûter, si l'esprit est agité par le
trouble ou le corps torturé par la douleur ? ^
Pour qu'on ne s'y méprenne pas, Gassendi insiste sur le sens du
mot tranqmllité. Il ne veut point qu'on entende par là une torpem*
paresseuse ou un repos inerte et languissant. Comme un navke est
réputé jouir de la tranquilHté, non seulement quand il se repose,
immobile au milieu de la mer, mais encore et surtout lorsqu'un vent
favorable le fait avancer d'une allure rapide et cependant paisible
1. Profitetur quippe [Epicurus] beatae vitae finem non aliuna esse quam ttjV tou
awfjiaTOî ï*v£iav xa~ -r»; '^'y/-l\<; àtoioactav. (S>/ntagma : Ethica, L. II, C. II, T. II,
p. 682, e. I).
2. Parum curandum intérim est, quod CjTenaïci apud Laërtium objiciunt istam Epicuri
voluptateni esse xaTV-a-raar/ o'covcl xaOcJOOvcr;;, constitidionis quasi dormientis, et,
apud Clementem, vî/.poj, mortui. Quippe non piopterea voluit Epicurus
tranquillitatem et indolentiam esse quasi meruni torporem ; sed voluit potiue
esse statum, in quo onines vitœ actiones placide sinnil et jucunde peragerentur. Nam
noluit quidem vitam sapientis esse torrenteni rapidumve f lumen ; at non idcirco tamen
esse voluit quasi aquam lestagiaantem etniortuam, sed potius quasi aquam fluvii
tacite placideque labentis. Ratarum certe ejus sententiarum una est : Non augeri
voluptatem dolore detracto, sed variari solummodo. Quasi sensus sit, post acquisitum
tranquilluni illum dolorisque expertem statum, non posse quidem aliquid majus aut
cum eo comparandum requiri ; sed intérim tamen sinceras superesse voluptates, quibus
status hujusmodi intemeratus manens varietur, agri nempe instar, ex quo feracitatem
adepto varietas fn.igum demetitur, aut prati quod, soli bo'nitatem assequutum, incre-
dibili quadam florum amœnitate variegatur. Nempe hic status est quasi fundus, ex quo
omnis sincera voluptas coUigitur ; unde vel ex eo censeri potest summa voluptas, quod
sit quasi générale condimentum, quo omnis vitse actio dulcoratur, quoque adeo omnis
voluptas temperatur grataque est ; ut verbo dicam, sine quo nuUa voluptas est voluptas.
Ecquid enim, quaeso, esse gratum valeat, si aut turbulentus sit animus, aut corpus
dolore vexetur ? (Syntagma : Ethica, L. I, C. V, T. II, pp. 716-717, c. 2-1).
I
III. — ÉTHIQUE : 1'^ DOCTRINE MORALE DE GASSENDI 151
«t égale; ainsi un esprit est dit tranquille non seulement lorsqu'il
demeure dans le repos, mais encore et surtout quand il accomplit
de grandes et belles choses, sans s'agiter et sans perdre son égalité
intériem'e ^.
En parlant ainsi, notre philosophe ne se contente pas de venger
Épicnre de reproches qui lui semblent injustes ; il fait sienne la doc-
trine qui vient d'être exphquée. Car, après avoir dit qu'il faut s'ef-
forcer d'arriver, autant que possible, à cet état de tranquillité, il
ajoute expressément : « Autant que possible, dis-je, la condition
mortelle, en effet, s'oppose à ce qu'on soit complètement heureux.
Cette souveraine féhcité, tout à fait exempte de trouble et de douleiu*
et comblée de plaisù's en tout genre, n'appartient qu'à Dieu seul
et à ceux que sa bonté immense introduit dans une vie meilleure.
C'est pourquoi, ici-bas, quiconque veut devenir sage, doit s'efforcer,
autant que sa natm'e et sa faiblesse le comportent ,de se mettre en
état de ressentir le moins de trouble et de douleur possible. De la
sorte, il aura en partage les deux biens dont se compose le souverain
bien, comme dit Sénèque d'après Épicure, et qui ont toujours été
regardés par les plus sages comme les seuls biens sohdes et souhaitables
de la vie : Il iaut souhaiter cV avoir un esprit sain dans un corps sain > ^.
D. — CRITIQUE
Le vice originel qui gâte cette Morale c'est qu'elle est foncièrement
et exclusivement égoïste, utihtaii'e. Gassendi a prévu l'objection,
mais il n'a pas réussi à la résoudi'e et à laver sa doctrine de ce vice
rédhibitoù'e. La réponse revient à dii'e qu'on ne ravale pas la vertu
en la plaçant au rang des choses utiles, car il y a utihté et utilité.
Or notre philosophe ne la rapporte point à ce genre servile dans lequel
l'argent occupe la première place, mais à cette utihté hbérale qui
convient à l'honnête. Cicéron lui-même et d'autres avec lui n'ont-ils
1. Ut primis autem de ipsa tranquillitate quidpiam dicamtiB, repetendum est non
intelligi hocce nomine torpentem qiiamdam socordiamseuotiixminers etlanguidum,...
Qiiemadmodum navis fnii tranquillitate dicitixr, non solum quae in medio mari
immota conquiescit, sed maxime etiam quae, secundo vento, velociter quidem, sed
placide tamen aequabiliterque transfertnr ; ita animus dicatur tranqiiillus, non solum
qui in otio degit, sed maxime etiam qui magna et prseclara quœdam molitur absque
intostina sui agitatione temerationeque sequabilitatis. fSyntagma : Ethtca, L. I, C. V,
T. II, p. 718, c. 1).
2. Syntagma -. Ethica, L. I, C. V, T. II. p. 7 17, c. 1 : Quantum îicet, inquam ; nam... obstat
conditio mortalitatis ne ab omni parte esse beatis liceat ; et félicitas illa sxunma, omnis
omnino perturbationis dolorisque expers, omni omnino voluptatum génère cumuîatis-
sima, solius Dei est eorumque quos transfert, pro sua iUa bonitate immensa, in melioreiu
\'itam. Adeo proinde ut, cum in hac vita alii magis, alii minus perturbentur ac doleant,
id cuique sapere volenti enitendum sit ut, quantum per iiatirram ejusque imbecillita-
tem fas est, in eo statu se coDocet, in quo possit quam minimum perturbationis ac dolo-
ris sentire. Quippe hac ratione duo sortietur bona, ex qviibus illud Summum Beatumque,
\it ex Epicuro Seneca inquit, componitur ; qusequc fuere semper a sapientioribus-
agnita quasi sola vitse bona solida et optanda :
Optandum (a) est ut ait mena aana in corpore sano
f (.JXTV-ÉNAL, Sot. X, V. 366J.
a) Le texte de Juvénal porte : Orandum.
152 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHLCUM
pas démontré qu'il n'y a de vraiment utile que ce qui est honnête ? ^
Sans doute, en dernière analyse, l'honnête seul est définitivement
utile, c'est-à-dire si l'on fait entrer en ligne de compte les compensa-
tions de la vie future. Sans doute encore, l'amour de soi, le désir de
l'utile et du bonhem* sont le principe spontané de nos actions. Mais
ils n'en sont pas nécessairement le motif et la raison déterminante.
La preuve en est que, si l'homme ne peut exphcitement renoncer
à l'amour de soi et au bonheur, il peut, au moins quelquefois, en faire
abstraction, agir sans y penser, sans les rechercher expressément.
Cette manière de faire, qui donne à la vertu sa perfection la plus haute,
le désintéressement, n'est point au-dessus des forces naturelles de
l'homme. Voilà ce que Gassendi n'a pas su voir et comprendre. A ses
yeux, un secours surnaturel est nécessake pour aimer Dieu pour lui-
même, à cause de ses infinies perfections, sans aucune considération
d'utihté personnelle. Mais tout ce que l'homme fait par vertu naturelle,
y compris les actes de piété envers Dieu, ce n'est pas sans un retour
sur lui-même qu'il le fait^.
§ II. — DE L'ACTE VOLONTAIRE ET LIBRE 3
La volonté ou appétit raisonnable est à l'intelligence ce que l'ap-
pétit sensitif est à la phantaisie. De- même que l'appétit sensitif tend
vers ce que l'imagination nous représente comme bon, et fuit ce qu'elle
nous représente comme mauvais, ainsi la volonté tend vers ce que
FintelHgence approuve et fuit ce qu'elle réprouve. En outre, de même
que les phantasmes de l'imagination empêchent la plupart du temps
l'inteUigence de juger sainement des choses, ainsi les mouvements
de l'appétit sensitif entraînent la volonté et souvent avec elle le juge-
ment, ou plutôt triomphent de la raison et de la volonté elle-même qui
ou n'agissent pas ou agissent mollement *.
1. ... Id attingo solum, quod reputant multi virtuti niniium detrahi, dum esse dicitiir
propter aliud. Inferunt enim exinde sequi ut virtus sit in génère utilium, quod ab hones-
toruni génère est diversum... Verunitamen ut concedatur quicquid est propter aliud
posse quodammodo dici utile ; negatur tamen quicquid est utile ad illiberale illud genus
spectare, in quo pecunia primas tenet et honesto opponitur ; quatenus ipsuni quoque
honestum Buam utilitatem, verum liberalem, sortitur ; cum Cieero etiam aliique de-
monstrant nihil vere utile esse nisi id quod honestum est. (Syntagnia : Ethica, L. I,
C. IV, T. II, p. 710, c. I).
2. Scilicet hoc divinum donum ac supra naturam reputandum est, ut quis se ad
Deum hac ratione [propter seipsum] amandum colendumque accingere possit. At heic
agitur de pieiate, seu universe de i irtute, quœ secimdum naturam est, -juxta quam quicquid
liomo agit, quodam cum res'pectu ad seipsum agit. (Syntagma : Ethica, L. I, C. IV, T. II,,
p. 710, c. 1-2). C'est moi qui souligne.
3. Syntagma : Ethica, L. II, C. I, T. II, pp. 821-827.
4. Hic solum concludo esse quidem in rationali anima ut intellectuçn, sic voluntatera-
rationalemve appetitum, qui, ut intellectus a phantasia, sic ipse a sentiente appetitu
différât ; sed tamen, donec anima alligata est corpori, evenire ut quemadmodum phan-
tasmata intellectum plerumque a vero de rébus judicio abducunt, ita appetitus commo-
tiones concitantes phantasmata voluntatem saepe una cum judicio abripiunt seu potiua
(ratione ipsaque voluntate aut nihil aut imbecillius agentibus) triumphent. (Syntagma :
Physica, Set. III, M. II, L. XIV, T. II, p. 471, c. 2).
ni. — ÉTHIQUE : 20 ACTE VOLONTAIRE ET LIBEE 153
A. — ANALYSE DE L'ACTE VOLONTAIRE ET LIBRE
L'analyse de l'acte volontaire et libre va mettre en lumière ces rela-
tions des facultés entre elles.
On attribue le libre arbitre à l'intelligence, parce que, en présence
de deux partis à prendre, elle se comporte comme un arbitre ou juge,
qui examine, délibère et décide enfin ce qui est juste ou injuste.
Si la décision porte sur une chose d'ordre spéculatif, on l'appelle
assentiment ; si elle porte sur une chose d'ordre pratique, on l'appelle
choix ou élection. Dès que l'intelligence a clos la délibération et rendu
son jugement, l'appétit raisonnable est entraîné vers l'objet que l'in-
telhgence a trouvé meilleur et préférable ^. Enfin l'action de la faculté
motrice, c'est-à-du-e la poursuite même du bien, suit l'appetition.
Cette .action, faite en conséquence d'une déhbération, est dite volon-
taire.
La raison libre ou Hbre arbitre est réputée appartenir à l'homme,
parce que, en présence de plusieurs choses mises en déhbération,
il n'en choisit pas tellement une qu'il ne puisse ou la laisser de côté
ou en choisir une autre ^.
On a coutume, il est viai, d'attribuer cette liberté à la volonté.
JVIais cela revient à ce qui vient d'être dit, parce que les partisans de
cette opinion avouent que la racine de la liberté est dans la raison
même ou intelligence, c'est-à-dire dans la faculté connaissante. Car
ils reconnaissent que la volonté, qui est une faculté aveugle, ne peut
se porter nulle part, sans que l'entendement précède, tenant, pour
ainsi dire, le flambeau devant elle. Aussi, comme le propre de l'enten-
dement est de précéder en éclairant, et le propre de la volonté de suivre
l'entendement de telle sorte qu'elle ne puisse se détourner de la dii'ec-
tion prise, à moins que lui-même n'aille d'un autre côté et fasse tourner
la lumière, il semble bien que la hberté réside premièrement et par
soi dans l'intelligence, secondairement et d'une façon dépendante
dans la volonté ^.
La hberté ne se peut concevok sans qu'il y ait possibihté de choisir.
Or il n'y a de choix possible que s'il y a indifférence, c'est-à-dire si
la faculté, qu'on appelle hbre, peut se porter ou non vers quelque
chose (ce qui se nomme liberté de contradiction) ou !^e porter de telle
manière vers une chose qu'elle se puisse porter vers la contraire (ce
qui se nomme hberté de contrariété). Povu" qu'il y ait liberté, il faut
1. Porro statim ac ipsa ratio, deliberatioue peracta, unum delegit' seu praetulit ac
prœ reliqiiis bonum habuit, sequitur functio appetitiis, qua in bonum ejusmodi fertur...
(Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 821-822).
2. Censetur esse in homine ratio libéra liberumve arbitrium, quateniis, ex pluribus
rébus in deliberationem cadentibiis, non ita unam eligit qiiin vel ipsam negligere, vel
eligere aliam possit. (Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 822, c. 2).
3. Quippe admittunt voluntatem esse facultatem seu potentiam cîecam, quœ, nisi
intellectu praeeunte, ut facem quasi prseferente, proeedere quoquam non possit ; adeo
proinde ut cum proprium intellectus sit lucendo praeire, et voluntatis sic ipsum sequi
ut deflecti a tramite cœpto, nisi se ille alio convertat lucemque ftectat, potis non sit,
idcirco videatur libertas in intellectu quidem primo et per se, in voluntate autem eecuu-
dario ac dependenter esse. (Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 822, c: 2).
154 ARTICLE II. CHAPITRE IV. LE SY^'TAGMA PHILOSOPHICUM
donc que l'homme soit en présence de deux alternatives et qu'il puisse
sans contrainte se porter indifféremment vers l'une ou vers l'autre ^.
Il en est cependant qui tiennent que la volonté est surtout libre
quand elle est tellement déterminée dans un sens (par exemple celui
du souverain bien) qu'elle ne puisse se diriger dans un autre. i\lors,
en effet, l'amour, la poursuite, la jouissance de ce bien est souveraine-
ment volontaii'e et partant souverainement libre.
Parler ainsi c'est confondre l'action spontanée et l'action libre.
L'action spontanée est une impidsion de la nature, qui peut par con-
séquent devancer tout raisonnement ; tandis que l'action libre dépend
de quelque raisonnement, examen, jugement ou choix préalable.
Ainsi, l'appétit étant déterminé au bien général s'y porte spontané-
ment, m-ais non pas librement, faute d'indifférence au bien et au mal.
De même, la volonté, si on la suppose attirée par le souverain bien.
Il est vrai qu'elle s'y porte volontiers (volens) ; cette tefidance
de la volonté n'implique pas liberté (lihertas) mais complaisance
(liheniia) ^.
Les lumières, que l'entendement projette devant la volonté, sont*
les jugements qu'il prononce, disant : Ceci est bon, cela est mauvais ;
de ces biens ou de ces maux, celui-ci est le plus grand, celui-là le moindre.
C'est pourquoi quand on affirme que la volonté est détournée de l'un
et tournée vers l'autre, cela signifie que le jugement est tantôt favo-
rable à une chose et tantôt à une autre. Ainsi, l'inflexion de la volonté
suit l'inflexion du jugement ^. « Chaque fois que l'intelhgence porte
un jugement sur quelque bien, comme ce bien fa^it partie du domaine
objectif de la volonté, celle-ci est tellement excitée que sa fonction,
c'est-à-dire la pom'suite du bien, accompagne le jugement, comme
l'ombre suit le corps » *. •
Il résulte d'abord de là que, l'intelligence étant d'ordinaire incon-
stante dans ses jugements, la volonté est de même vacillante dans
ses appétitions. Aussi, comme l'intelligence juge aujourd'hui qu'une
chose est bonne, et demain qu'elle est mauvaise, aujourd'hui la
volonté a de l'amour pour cette chose, et dema;in de l'aversion
pour elle ^.
En outre, parmi les biens et parmi les maux, les uns sont vrais
et authentiques, les autres apparents et fardés, car, quelquefois, le
bien étant voilé sous les dehors du mal et le mal sous les dehors
du bien, ce qui est vraiment bon paraît alors mauvais ou moins
1. Syntagma î Éthica, L. III, C. I, T. II, p. 822, c. 2.
2. SyMagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, pp. S22-823, c. 2-1.
3-4. Constat vero liane .seu facem, seu lucem non esse aliam quani judicium quod int^-
iectus fert seu statuit de bonis ac malis, pronunciando videlicet iioc esse bonuin, iilud
unalutn; vel ex bonis ait malis hoc majus, illud minus esse ; adeo iit, cum voluntas averti
ab uno, converti ad aliud dicitur, id eateniis fiât quatenus judicium nune pro una re,
nunc pro alia est, et voluntatis inflexio sit, prout inflexio est intellectus... Itaque, quo-
ties intellectus judicium aliquod fert de bono, quia id intra fines objecti voluntatis
facit, ideirco voluntas ita excitatur, ut illius functio, non secus judicium, quam veluti
umbra corpus, coAitetur... (Syntagma, Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 823, c. 1-2, et
p. 824, c. 1).
5. Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T, II, p. 824, c. 1.
m. ETHIQUE : 2» ACTE VOLONTAIRE ET LIBRE 155
bon, et, pareillement, ce qui est vraiment mauvais paraît bon ou
moins mauvais. Comme l'intelligence se trompe souvent en jugeant,
sous l'influence d'un bien apparent, qu'une chose mauvaise est
bonne, et, sous l'influence d'un mal apparent, qu'une chose bomie
est mauvaise, il s'en suit que la volonté manque aussi son but, car
en pom'suivant le bien elle atteint le mal, et en fuyant le mal elle est
frustrée de quelque bien ^.
En un mot, on voit que, " suivant les notions que l'inteUigence
a des choses ou les jugements qu'elle en porte, la volonté poursuit
ces choses ou s'en éloigne... Par conséquent, l'indifférence, qui se
trouve dans la volonté, va tout à fait da même pas que l'indifférence
de l'entendement » ^. Or l'indifférence de l'entendement semble con-
sister en ce qu'il n'adhère pas tellement à un jugement rendu sur une
chose qui lui a semblé vraie, qu'il ne puisse l'abandonner poiu: en for-
muler un autre sur le même objet, si mie plus grande vraisemblance
vient à se présenter d'aillems. Car l'entendement n'est pas de ces
facultés, qui sont déterminées à ime seule chose, comme la pesanteur.
Il est, au contrane, si flexible de sa nature qu'ayant le^-l•aipou^ objet,
il peut juger de n'importe quelle chose, tantôt d'une façon, tantôt
d'une autre, selon qu'il en saisit tel ou tel aspect, et tenn successive-
ment pour vrais ces jugements divers. C'est pourquoi l'entendement
ressemble à une balance qui penche toujours du côté où l'on met
le poids le plus loiu'd ^. Cette comparaison tend à faire comprendre
que, si l'entendement est indifférent à suivre un jugement ou un autre,
son indifférence ne va pas néanmoins à laisser une chose claire pour
une chose moins claire ou à rejeter un jugement plus vraisemblable
pour un jugement qui Test moins. Il est donc impossible qu'à un
assentiment intellectuel, motivé par la clarté d'une expérience ou
d'une raison quelconque, eu succède un autre dans un sens opposé,
si ce n'est à cause d'un plus grand poids, c'est-à-dire à cause d'une
expérience plus remarquable ou d'une raison plus claire.
La vérité de la comparaison est surtout manifeste dans le cas où
nous hésitons, flottant dans le doute et l'incertitude. Cet état n'est
possible que parce qu'il y a, de part et d'autre, des motifs pareils de
vérité, dont l'un (comme des poids égaux dans une balance) s'oppose
si bien à l'autre que l'entendement n'est attné d'aucmi côté. Si,
enfin, l'entendement penche d'^jn côté plus que de l'autre, cela doit
nécessairement tenu' à ce que c^uelque chose l'aura mû davantage
de ce côté, ou même seulement à ce qu'une attention plus soutenue
1. Si,ntagma : Ethk a, L. III' C. I, T. II, p. 834, c. 1.
2. Uno verbo, iit proiit intellectus notioues de rébus habuerit judiciave de iis tulerit,
voluntae ipeas easdem res aiit prosequatur, aut aversetur... Constat profecto indiffe-
rentiam, quae in voliintate rept>ritur, iisdeni oninino passibus, quibus intellectus,
incedere fSyntagma iEthica, L. III, C. I, T. II, p. 824, cl).
3. Scilicet non est intellectus ex iis facultatibus quae siuit detemiinatae ad unum, ut
est in rébus inanimis gtavitas, in viventibus generatrix facultas atque ita de cœteria ;
eed suapte natura ita est flexilis ut, Aeruni pro objecto liabens, possit nunc unum, nvmc,
aliud judicare de quapiam re, et nunc unum, nunc aliud judiciuni de ipsa pro verô
habere. Quare et concipi librse instar pot est... ( Syiitagma : Ethica, L. III, C. I, T, II,
p. 824, c. 1-2).
156 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
jointe à l'impatience d'agir a été de quelque influence. C'est ainsi que
le poids le plus léger, ajouté à une balance en équilibre, la fait incliner ^.
Ici-bas, nous ne pouvons nous promettre une constance inébran-
lable ni de jugement, ni de résolution, à cause de l'indifférence de
l'intelligence et de la volonté, qui peuvent passer d'une chose vraie
à une autre paraissant plus vraie, d'une chose bonne à une autre
paraissant meilleure. Il faut attendre la vie future, où cette indiffé-
rence cessera, parce que, là, la souveraine Vérité et la souveraine
Bonté y sont connues si clairement que rien de plus vrai ne peut
s'offrir à l'intelligence et rien de meilleur à la volonté. Fixées désor-
mais, elles y adhèrent avec une nécessité et une complaisance souve-
raines ^.
B. — TOUT PÉCHÉ {EST FRUIT DE UIGNORANCE
Gassendi conclut en s'appropriant cette citation de Platon : « Per-
sonne ne se porte au mal le voulant : il n'est pas dans la nature de
l'homme de vouloir se détourner du bien pour aller vers ce qu'il
répute être un mal » ^.
Mais, immédiatement, surgit l'objection qu'Ovide met dans la
bouche de Médée : « Je vois ce qui est le meilleur et je l'approuve,
cependant je fais le pire ».
On peut répondre avec Socrate : « Il est impossible que celui qui
possède la science soit dominé par autre chose ; donc, celui qui juge
droitement, s'il ne fait pas ce qu'il y a de meilleur, n'agit que par
ignorance. )> De là est venu, ce semble, cet adage vulgaire : « On ne
pèche que par ignorance ». (Omnis jyeccans est ignorans).
Pour éclairer ce sujet, Aristote use d'une excellente distinction :
On peut dire que quelqu'un sait quelque chose ou par manière. d'ha-
bitude ou actuellement (aliquem scire aliquid hahitu aut actu). Or, si
quelqu'un sait actuellement quelque chose, il est impossible qu'il
accomplisse un acte qui répugne à cette science : s'il voit, par exemple,
la beauté de la vertu et la turpitude du vice, il ne peut déserter la
première et suivre le second. Mais, s'il ne sait que par habitude ou ne
se sert pas de la science qu'il possède (c'est comme s'il n'en avait
point et était dans l'ignorance), dans ce cas il peut poser des actes
1. ... Adeo ut, si intellectus tandem in nnam partem potius quam in aliam deflexerit,
id factum oporteat quod aliquid magis ex illa quam exalia permoverit, et val sola
attentio constantior adjuncta impatientise fa'cere potuerit momentum... Ad eum modimi
quo, si exsequatis in libra ponderibus, momentum quoddam leviculum nunc uni, nunc
alteri addas detrahasque. (Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 824, c. 2).
2. Gassendi, Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 825, c. 1.
3. Nempe liber [liomo] est : Ut, bono ac malo sibi ob oculos positis, eligat aut bonum
permotus ejus sj^ecie ; aut malum, si illi obtendatur ea boni species quse elarius appa-
reat et vehementius proinde alliciat moveatque quam species ipsius boni. Ut, propositis
item duobus bonis, sequatur aut majus cujus moveatur specie, aut minus, si illius spe-
cies evidentior fiât et attrahentior sit quam majoris. Ut, propositis demum duobus
malis, aut majus réfugiât abactus ejus specie, aut minus, si illius species, ut visa honi-
bilior, ita fugantior extiterit... Adnotare sufïieit facere hue quod Plato ait : Volentem
ad malujn ferri neminem, neque esse in hominis natura, ut velit ad ea, quœ reputat mala,
honorum loco deflertcre... (Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 825, c. 1-2).
III. ÉTHIQUE : 20 ACTE VOLONTAIRE ET LIBRE 157
qui répugnent à la science ; par conséquent, quoiqu'il sache par habi-
tude combien la vertu est belle et le vice honteux, il peut malgré cela
néghger la vertu et rechercher le vice ^.
Mais, dira-t-on, n'arrive-t-il pas, la plupart du temps, que celui
qui pèche voit effectivement et considère la beauté de la vertu qu'il
laisse de côté, et la laideur du vice auquel il s'adonne ? — Aristote
répond qu'il en est de cet homme comme de gens pris de vin qui
récitent par habitude des vers d'Empédocle sans les bien comprendre.
En effet, il s'élève toujours dans celui qui pèche quelque passion,
comme le plaisir, la colère, l'ambition, Tavarice qui trouble l'esprit
et la science au point d'obscurcir tout ce qu'il y a de bon dans la vertu
et tout ce qu'il y a de mauvais dans le vice, tandis que le côté pénible
de la vertu et le côté agréable du vice sont à découvert et comme en
plein jour. De là vient que le bien, qui est dans la vertu attire faible-
ment en comparaison de celui qui est dans le vice, et que le mal,
qui est dans le vice, est en comparaison de celui qui est dans la vertu,
impuissant à détourner de le suivre. De la sorte, celui qui pèche
peut vraiment dire qu'il regarde coinme meilleures les choses qu'il
abandonne, et comme pires celles qu'il poursuit. S'il peut sincèrement
parler ainsi, c'est pour un autre temps, en vertu de l'habitude qui lui
fait souvenir, d'une façon confuse et en passant, qu'il a autrefois
jugé de la sorte ; il ne peut néanmoins le faù'e pour le temps même
où il pèche, car alors il tient pour meilleur ce qu'il poursuit, et pour
pù'e ce qu'il abandonne. Si bien qu'en disant qu'il approuve, au mo-
ment d'agir, comme meilleures les mêmes choses qu'il a approuvées
autrefois, il ment, car il se contredit lui-même, puisqu'il approuve
plutôt ce qu'il poursuit ^.
Si cette façon d'agh' ne va pas sans un certain repentir ou douleur,
c'est que le pécheur remarque qu'il perd quelque bien et s'atth'e
quelque mal. Cependant, comme . la douleur est exiguë en compa-
raison du plaisir qui ne laisse pas de l'allécher, c'est déjà une preuve
qu'il n'envisage pas sérieusement, mais avec négligence, la perte du
bien et l'atteinte du mal.
L'observation suivante le fait également comprendre : si le sup-
plice, si la douleur, si l'ignominie et les autres maux, qu'il n'aperçoit
et ne redoute que confusément et à la légère, étaient perçus et consi-
dérés, d'une faç.on attentive et lumineuse, non comme absents, comme
futurs, comme incertains, mais comme suspendus sur sa tête, comme
présents, comme certains et devant suivre l'accomplissement de l'acte
vicieux, assurément il en serait détourné et ne se précipiterait pas
1. Syntagma : Ethtca, L. III, C. I, T. II, p. 825, c. 2.
2. Unde et fit ut bonum, quod est in virtute, alliciat imbeeilliter ejus respectu quod
est in vitio , et malum, quod in vitio, impotenter, respectu ejus quod est in virtute,
avertat. Sicque is, qui peccat, dicere quidem p ssit se videre ea, quae dimittit, nieliora ;
ea, quœ sequitur, détériora, sed pro tempore tamen alio, seu ex habitu, quo confuse
obiterque commeminit ita se alias judicasse ; at non possit nihiloniinus pro eo, quo
peecat, tempore ; tune eniin et meliora habet qu£e sequitur, et détériora, quœ dimittit.
Adeo proinde iit, dicens se eo tempore eadem ut meliora probare quse alias probarit,
mentiatur ; utpote qui sibi ipsi contradicat, cum potius idipsum, quod sequitur, probet.
(Syntagma : Ethica, L. III, C. II, T. II, p. 826, cl).
158 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILOSOPHICUM
dans le vice. C'est pourquoi, encore que celui qui pèche et suit le pire,
dise qu'il voit et approuve le meilleur, néanmoins Finconsidération
ou inadvertance, qui l'empêche de voir et d'envisager toutes les cir-
constances de la chose ou la nature et la grandeur des conséquences,
cette inconsidération est une ignorance. Voilà pourquoi l'on dit :
Qui pèche est ignorant, car, s'il n'était pas dans l'ignorance, il ne
pécherait aucunement ^.
Que ce pécheur ne cherche pas à se justifier en disant qu'il' suit le
bien tel qu'il lui paraît, prétextant que nous ne sommes pas maîtres
de ce qu'une chose paraît être. Car l'ignorance dont il se prévaut
n'est point invincible. Celui qui pèche, en effet, ignore ou parce qu'il
a été lui-même la cause de son ignorance, ou parce qu'il ne se met pas
en^ peine de savoir, c'est-à-dire j)arce qu'il ne se soucie pas de prendre
garde et de considérer comme il faut. Cependant, même sous l'influence
et la poussée de la passion, il est en son pouvoir de considérer avec une
sérieuse attention quels et combien grands seront les maux qui doivent
suivre sa faute, ce que faisant il ne pécherait point. Ix-'esprit attentif
aux lois, aux préceptes et aux exhortations peut devenir maître des
apparences des choses comme dit Aristote -.
C. — CEI TIQUE
J'ai tenu à donner tout au long cette théorie de Gassendi, parce
qu'elle dénote une véritable originahté et une grande puissance d'ana-
lyse psychologique. Mais le lecteur a dû plus d'une fois se poser cette
question : Dans ce système sur la liberté, que devient la hberté ?
En effet, si la volonté suit nécessairement les jugements pratiques
prononcés par l'intelligence, et si Tintelligence acquiesce nécessaire-
ment au jugement qui lui semble le plus vrai, comment dans ce réseau
serré de nécessités trouvera-t-on une place pour la liberté ? Car, en se
1. Quod si non sine pœnitentia doloreve quodam id faciat, id ex eo est quidem quod
animadvertat se quandam boni jaeturam pati, quoddam malum accersere; sed, ciimsit
tamen dolor exiguus, comparatus ad voluptatem, quae nihiloniinus ipsuni pe.Uicit,
ex hoc solum ax-guitiir quod jaeturam boni et incursionem mali perfunctorie solum, non
autem serio, consideret ; potestque res etiam intelligi ex eo quod si supplicium, si dolor,
si ignominia caeteraque mala, quse ille leviter confuseque solum apprehendit ac metuit,
non absentia, non futura, non dubia, sed impendeiitia, sed prsesentia, sed certa et mox
a patrata vitiosa actione incurrenda, attente ac perspicue considerarentiu* ac pervide-
rentur, absterreretur haud dubie neque se in vitium prœcipitem daret. Itaque, tâmetsi
qui peccat ac détériora sequitm*, dieat se videre ac probare melioi-a, quatenus nihilo-
minus inconsiderantia seu non-advertentia, ob quam ille omnes eircumstantias, quse
in re sunt, aut quales quantœque successuris sunt, minime videt attenditque, ignorantia
est. Ea de causa peccans dicitur ignorans, qualis si non foret, minime peccaret. (Syn-
tggma : Ethica, L. III, C. I, T. II, p. 826, cl).
2. Nempe is, qui peccat, ignorât, vel quia ipse sibi cur ignoraret causa fuit, vel quia
serre non satagit, hoc est mentem advertere considerareve, iit par est, non curât...
Quippe tune quoque [passione ductus] in illius potestate est attendere serio ad mala,
qualia quantaque sunt sequutura, et, qualia quantaque si attenderet, non peccaret...
Et nequicquam non sit quod leges, prsecepta, exhortationes adliibentur, ad quas licelf
attendere, et in quas animus attentus possit fieri tt;; cpavto^Tia; xJoio;, epis
dominus quod res esse apparet. (Syntagma : Ethica, L. III, C. I, T. II, pp. 826, c. 2,.
et 826-827).
ni. — ÉTHIQUE : 20 ACTE VOLONTAIEE ET LIBRE 159
conformant toujours au jugement qui semble le plus vrai à l'intelli-
gence, la volonté ne fait que suivre le motif le plus fort. C'est clone
le motif le plus fort qui rem])orte toujours. Par conséquent, Gassendi
doit être rangé parmi les déterministes.
Cependant Gassendi est convaincu que son système fait une place
à la liberté. Xulle part, en vérité, il n'a montié expressément comment
la conciliation est possible. Mais, de divers passager épars, qu'on a
cités plus haut, il e^t juste de reconnaître qu'on peut dégager ini essai
d'explication.
Rappelons-nous d'abord l'état de la question. Il s'agit du cas
habituel, où l'homme se trouve sollicité à Faction par des motifs
divers, le tirant en sens contraires. Or voici comment Gassendi com-
prend le jeu de la liberté.
La volonté suit toujom'S le dernier jugement pratique qui paraît
le plus vrai à rinielhgence. Mais l'intelUgence n"est nécessitée, c'est-à-
dire déterminée dans un sens miique, que par l'évidence absolue,
ce qui est rare dans les choses morales ; par conséquent, en face de
motifs qui lui apparaissent comme plus ou moins probables, il peut
adhérer tantôt à l'un, tantôt à l'autre, selon que la probabilité de
l'un ou de l'autre augmente ou diminue à la lumière de l'attention
et de la réflexion. Or, sauf le cas exceptionnel d'une passion absolu-
ment tyi^annique qui enlève la liberté, la volonté peut commander
cette attention à l'intelligence et l'obUger ainsi à mieux connaître
la valeur relative des motifs en lutte, ou \nême à en trouver de nou-
veaux.
En quoi donc réside définitivement la liberté aux yeux de notre
philosophe ? Dans le pouvoir d'imposer l'attention et la réflexion
à l'intelligence, ce qui retarde la décision. L'expérience atteste que
souvent l'erreur prend l'apparence du vrai et revêt des couleurs
séduisantes, tancUs que le bien se montre hérissé de difficultés répu-
gnantes. Le retard imposé donne à l'esprit le temps de dissiper ces
illusions qui auraient vicié sa détermination. Pour y réussk' il faut
qu'il soit maître de porter son attention ici ou là, de susciter des rai-
sons nouvelles d'agir, de refréner l'élan de l'appétit sensitif entraînant
la volonté dans le sens du plaisir immédiat, en lui opposant des motifs
d'ordre rationnel et idéal qui inehnent au contraire la volonté dans le
sens du devon* ^. La hberté consiste précisément clans ce pouvoir
intérieur, lequel par son intervention opj)ortune permet à l'intelU-
gence de formuler mi jugement- pratic^ue, conforme à l'ordre moral.
1. Mgr d'Hulst a dit quelque chose d'analogue : « On abuse de la comparaison
de la balance : les poids ce sont les motifs ; la balance, dit-on, c'est la volonté. Mais non^
Messieiu-s, la volonté n'est pas passive ; elle ne réagit pas seulement, elle agit. Quand
les motifs changent, elle est pour quelque chose dans le changement. Les motifs se
présentaient avec la variété de leurs attraits : la volonté en choisit un, elle le préfère,
elle tire d'elle-même cette préférence. Voici un homme violemment tenté . le plaisir le
sollicite, les sens s'émeuvent, la passion gronde ; il va succomber. Tout à coup la volonté
'se ressaisit, elle domine l'orage, elle donne gain de cause au devoir. — C'est, direz-vous,
parce que l'idéal moral lui est apparu. — Et moi, je réponds : il lui est apparu parce
qu'elle l'a suscité. » (Conférences de Notre-Dame de Paris, 1891, 3« Confér., pp. 110-
111).
160 ARTICLE II. CHAPITRE IV. — LE SYNTAGMA PHILO SOPHICUM
dont la clarté et parfois l'évidence amènent naturellement l'accepta-
tion de la volonté, parce qu'elle y trouve son bien véritable. Comme
cette clarté ou cette évidence est une œuvre voulue de l'homme,
Gassendi appelle libres les déterminations qui en sont la conséquence
et qui ont été prises à la lumière de motifs provoqués par la volonté.
Tout cela paraît bien être en germe dans les pages de Gassendi
sur la liberté. Toujours est-il que Bernier, le confident et l'abréviateur
de notre philosophe, interprète ainsi sa pensée : «... Il est constant
qu'encore qu'on s'en voulust tenir à l'opinion de Platon et d'Aris-
tote ^, qui est celle pour laquelle notre autheur semble avoir plus de
pente ^, ensorte qu'on fist consister primitivement et originairement
la Hberté.dans l'indifférence de l'entendement, il est, dis-je, constant
que dans cette hypothèse l'on peut toujours très bien sauver la liberté,
en ce que, lorsque nous sommes sur le poinct et en estât d'agir, il est
toujours en nostre pouvoir de suspendre 'l'action et cle nous arrester
à considérer meurement les choses, ensorte que distinguant les véri-
tables biens des biens appareils, nous fassions changer les fausses
connoissances ou opinions qui pourr oient estre dans l'entendement,
et par là faire changer la pente que la volonté pourroit avoir à suivre
les biens faujt et trompeurs pour les véritables, le bien deshonneste
pour l'honneste, le vice pour la vertu » ^.
1-2. Il est certain que Gassendi s'est efforcé de mettre cette opinion sous le patronage
de plusieurs textes de Platon et surtout d'Aristote. — Non seulement il penche vers elle,
mais il y adhère manifestement, car l'emploi du mot videtur (il semble), qui revient
assez souvent, n'est que l'indice d'un esprit modéré, lequel évite de proposer, d'un ton
tranchant, un système dont la nouveauté hardie s'écarte de la doctrine traditionnelle.
3. F. Bernier, Abrégé de la Philosophie de Gassendi, T. VII, La Morale, L. III, De
la liberté... j Ch. I, p. 624, Lyon, 1684.
CHAPITRE V
La Valeur du Savant.
I. — QUALITÉS D OBSERVATEUR
De très bonne heure Gassendi montra les qualités qui font le savant :
l'esprit d'observation et la sagacité. « A peine estait-il parveiiu à l'âge
de sept ans qu'il décida la question qui s'était emeuë entre les enfants
de son village, sçavoir si c'estait la lune ou les nuées qui marchaient ;
car, comme il soutenait que ce n'était pas la lune, il s'avisa de la leur
faire regarder au travers des branches d'un arbre et de leur faire
remarquer comme elle estait toujours sur la même feuille » ^.
Le temps ne fit que développer et porter à un degré éminent ces
qualités précoces qui avaient commencé à poindre chez Gassendi
enfant. La Poterie a tracé de l'observateur ce portrait authentique :
« Dans sa jeunesse, il fut fort curieux d'observer les choses célestes.
Il prenoit un plaisir très-particulier d'observer ; il oublioit sa santé,
demeuroit des nuicts entières à l'air, au froid, au serein, et je luy
ay souvent ouy dire qu'il ne pouvoit point s'en empescher, qu'il estoit,
comme le chat après la souris, que lorsque les écUpses arrivoient,
il falloit qu'il courut après, etc. Durant la comète dernière ^, je l'ay
veu tous les soirs et les matins au plus grand froid de l'hyver y passer
deux ou trois heures à l'observer, pendant mesme qu'il estoit à demy
malade. Il estoit si exact et si patient dans ce travail qu'on n'y sçauroit
rien adjouster » ^.
On retrouve cet esprit de curiosité scientifique et de patiente obser-
vation jusque dans ses voyages d'agrément. Ce qui l'attire et retient
son attention, ce ne sont pas les beautés du paysage, mais les phéno-
mènes de la nature dont il cherche à deviner les lois. Il alla un jour,
en compagnie d'un ecclésiastique, visiter la cascade de SiUans *,
qui est dans un heu « fort inabordable «. L'eau tombe d'une hauteur
de « quinze toises » et se jette dans une sorte de « lac ». « Le brisement
et le rejailUssement de l'eau qui se précipite d'une telle hauteur dans
ledit lac, joint à l'esparpillement qui est faict au long d'une cheute
1. F. Bernier, Abrégé..., T. I, Préf., p. 2. — La Poterie a mentionné au «i ce petit
événement, mais il interrompt son récit par un etc., qui nous laisse en suspens sur
le dénouement de la scène. Le dénouement sous-entendu peut trèg bien concorder
avec la version de Bernier. Cf. iV/emo ires..., Revue des Quest. histor., juillet 1877, p. 214.
2. Il s'agit de la comète observée en 1652.
8. De-La Poterie, Mémoires..., Loco cit., pp. 239-240.
4. Aujourd'hui dans l'arrondissement de Brignoles, à 28 kilomètres de Draguignan.
11
162 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
si violente, cause comme une poussière d'eau, ou comme un léger
nuage et pluye très déliée, dont les gouttelettes imperceptibles m'al-
loient mouiller et se faisoient après voir, en les regardant du costé du
soleil, à plus de dix toises loin » ^. Quand le soleil éclaira « une partie
de la face du rocher », Gassendi aperçut « une portion d'arc en ciel par-
faitement bien peinte ». Il se mit en devoir de l'observer, de points
de vue différents : « Je descendys après un peu plus bas, et alors cette
portion d'arc s'abaissant d'aultant, et estant monté plus haut, elle
s'esleva de mesme. Le Bénéficié qui m'accompagnoit grimpa sur un
arbre... ; j'y montay aussy pour la voir de mesme... Je retournay
après à l'endroict dont je l'avois veue la première foys et la recogneus
fort sensiblement plus abaissée qu'au commencement, non pas pour
la position de mon œil, mais pour l'eslèvement du soleil qui montoit
encores vers le Midy » 2. Le docte chanoine avait alors quarante-
trois ans. Il n'hésite pas, malgré son âge et sa dignité, à grimper sur
un arbre pour mieux observer un phénomène de la nature. Cette
petite scène, prise sur le vif, n'est-elle pas caractéristique de l'homme
et du savant ?
Aucune grande découverte scientifique ne peut être mise à l'actif
de Gassendi.' Ici, d'ailleurs, nous avons surtout en vue le philosophe.
Il est convenable néanmoins d'indiquer brièvement la part qui revient
à notre auteur dans le mouvement scientifique de son époque.
II. — DISCOURS INAUGURAL DE SON COURS
Lorsqu'il fut chargé d'occuper, au Collège royal, la chaire de Mathé-
matiques, Gassendi, dans son brillant Discours d'inauguration ^,
alla au-devant d'un reproche. Certains ne vont-ils pas s'étonner en
voyant un homme voué aux fonctions ecclésiastiques se tourner
(quelle déviation !) vers des études profanes ? * Sa réponse est em-
preinte d'une grande élévation de pensée et de style.
Interrogé un jour sur ce que Dieu faisait, Platon, « le divin philo-
sophe », répondit que Dieu faisait de la géométrie. Lui, philosophe
1. Gassendi à Peiresc, Digne, 20 mai 1635. Lettre publiée avec une autre du 25 mai
■sous ce titre : Impressions de voyaffe de Pierre Gassendi dans la Provence alpestre, p. 10,
Digne, 1887, paï- TamïZey de Labroqtje. — On trouve aussi ces deux Lettres dans la
{Jorrespondance de Peiresc et Gassendi, publiée par le même auteur. Cf. G&lhction de
^Documents inédits sur VHistoire de France, Lettres de Peirese, t. IV, pp. 484-501,
Paris, 1893.
2. Gassendi à Peiresc, Loco cit., p. 11. — Lettres de Peiresc, t. IV, pp. 489-490. — On
sait que Gassendi a composé ses ouvrages en latin. Il n'a employé sa langue maternelle
que dans un certa-in nombre d© lettres. La citation que nous venons de faire donnera
un s.pécimen de son français. Les 59 Lettres d© Gassendi à Peiresc, puMées (Loco cit, )
par T. DE LAKRO<iXJE, sont en français.
3. Oratio inauguralis habita in Pegio Gollegio, an-no 164ë, ^die, noixembris XXIII
a Petro Gassendo, Regio Matheseos Professore. P«.ris, 1646. Cf. OG, t. IV, pp. '66-73.
4. Demirabuntur, si qui me norunt, «ddictum divinis .muneribas virum ad irumana
digredi studia. (Oratio...,, p. 3). Cf. OG, t. IV, p. 66, col. 1).
II. — DISCOURS INAUGUEAL DE SON COURS 163
chrétien, n'a, ce semble, rien de mieux à répliquer à ceux qui s'étonnent
de voir un prêtre enseigner les Mathématiques ^.
Il parlera un langage accommodé à notre manière de concevoir
les choses, car, en parlant de Dieu, l'homme ne saui'ait trouver de
termes qui correspondent à la réalité. (Nos de se {Deus), non ut in se
est, sed ut nostro captui congruum est, loquenteis).
Quand Dieu contemple sa nature, nous concevons qu'il se la repré-
sente comme une sphère, dont le centre est partout et la circonférence
nulle part, parce qu'à nos yeux il n'est point de figure plus parfaite
que la sphère 2.
Gassendi découvre également dans les propriétés de la Sphère
tout un ensemble 'de caractères qui. figurent analogiquement les pro-
cessions et les perfections des trois Personnes divines. Ici surtout
il s'élève à des considérations ingénieuses qui montrent la subtihté
de son esprit ^.
III. — TRAVAUX EN PHYSIQUE
Il nous faut maintenant descendre à des considérations d'un ordre
plus positif, mais qui mettront dhectement en lumière la valeur du
savant. On a remarqué, du temps même de Gassendi, qu'il ne fut pas
un profond mathématicien. C'est vrai. Gassendi était avant tout
philosophe. Devant circonscrire ses efforts, il ne poussa pas sa pointe
dans le sens des recherches purement spéculatives, mais il s'appliqua
aux Mathématiques dans la mesure qui pouvait être utile à son but
philosophique "*.
En Physique, Gassendi admet l'existence d'atomes et de molécules.
Il expliquait la lumière par le mouvement d'atomes se propageant
1. ... Prselectiones habiturus cosmographicas seu de Mundo, ab hymno exordiar
Conditoris Mundi. Siquidem, cum Plato, qui habitus est inter philosophes divinus,
quœrenti quid agei-et Deus, célèbre illud responderit : Vim'xzzzz'.v -ôv Oiov. Exer-
cere Geometriam Deuni ; nihil videor facere posse a\it argumente accommodatius, aut
generi vitae nieœ consonantius, ... quam si, cuni ipse quoque personam philosophi
christiani gerens, haud secus quam ille fuer » responsurus, dicere adnitar qui Deum
exercere Gteometriam putem (Gassendi, Oratio, p. 6). OG, t. IV, p. 67, col. I).
2. Nam imprimis quidem Naturam contuetur [Deus] habetque ut Sphaeram, cujus
(Ethnico etiam definiente) centrum sit ubique, circumferentia nusquam... Igitur conci-
pimus Deum, dum suam speculatur Naturam, habere ipsam quasi Sphaeram, quatenus
a nobis nulla figura capacior, aequabilior, perfectior intelligitur..., etc. (Oratio..., p. 7).
OG, t. IV, p. 67, col. 1, § Done-c.)
3. Anne proinde hoc adorandum Trinitatis mysterium habebimiis rursus ut Sphaeram,
cujuB quasi centrum sit Pat«r aeternus, qui totius Trinitatis fons, origo, principium
accommodate dieitur ; circumferentia Filius, in quo legitur habitare plenitudo Divini-
tatis ; et radii centro circumferentiaeque intercedentes Spiritus sanctus, qui est Patris
et Filii communis et quasi intercedens ardor, ac veluti nexus vinculumve mutur.m ?...
ete. (Gassendi, Oratio inaiiguralis..., pp. 12 sqq.) OG, t. IV, p. 08, col. 2, § Amw.
4. Desiderarunt alii nonnuUi in Philosophe nostro Mathesin profundiorem, quia nihil,
aiunt, scriptis protulit unde conjiciendum praebeat ulteriores in Geometria et Arith-
metica progressus... Nimirum satis esse duxit [Gassendus], vitae hiunanae brevitatein
advert«ns et angustias mentis nostrse dimetiens, necessaria tantum comparare et ea
sine quibus ad philosophandum se accingere non poterat... (Sorbière, De ViUt,...,
Praefat. Oper. Gasaendi, [non paginée], pp. 17-18).
164 ARTICLE n. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
avec une grande vitesse et en ligne droite dans toutes les directions.
L'intensité de la lumière est en raison inverse du carré de la distance
qui sépare le spectateur du foyer lumineux. Il avait aussi recours
à des atomes, mais à des atomes spéciaux, pour rendre compte du chaud,^
du froid, de l'odeur, de la saveur et du son.
« Les atomes de l'ouïe ne l'empêchaient cependant pas de se faire
une idée exacte du mode de la propagation du son, et de la cause de la
hauteur des sons. Il admettait qu'ils arrivent à notre oreille par les
mouvements ondulatoires de l'air et faisait consister leur hauteur
dans le nombre d'impulsions reçues dans un temps donné, ou dans la
longueur des ondes sonores. Aristote représentait la chose tout autre-
ment. Pour lui la hauteur des sons était produite par leur vitesse de
propagation. Il s'imaginait que les sons graves se propagent plus lente-
ment dans l'air que les sons aigUs. Gassendi prouva l'inexactitude de
cette opinion par une expérience décisive. Il fit th'er un canon et un-
fusil à une assez grande distance et mesura le temps qui s'écoule
entre le moment où l'on voit l'éclair et celui où on entend la détonation.
Comme la lumière parcourt en un temps inappréciable les distances
terrestres, en divisant l'éloignement par l'intervalle de temps qui
s'écoule entre l'éclair et la détonation, il obtenait la vitesse. De cette
manière il donna la première détermination numérique, à savoir
1.473 pieds par seconde, valeur en réahté beaucoup trop grande, car,
d'après Moll et van Beek, elle est seulement de 332 m. 25 ou 1022,8 pieds
parisiens, à 0». Gassendi acquit en même temps la preuve que les
vitesses étaient égales pour la détonation du canon et pour celle du
fusil, par conséquent pour les sons graves et pour les son aigus » ^.
Gassendi réfuta les objections et les expériences que le Père de Cazré -
fit valoir en 1645 contre les lois de la chute des corps établies par
Galilée et contribua ainsi à leur diffusion ^.
IV. — OBSERVATIONS ASTRONOMIQUES
En Astronomie Gassendi s'est également acquis quelque notoriété.
On lui doit des observations nombreuses et faites soigneusement *.
1. H. PoGGENDORFF, Histoire de la Physique, pp. 181-182. Paris, 1883, traduct. de
E. BiBART et G. DE LA QUESNERIE.
2. Pétri Casraei e S. J. Physica Demonstratio qua ratio, mensura, modus ac potentia
accelerationis inotus in naturali descensu graviutn determinantur... Ad Clarissimum
virum P. Gassendum..., Paris, 1645. Le Père de Cazré adressa aussi une lettre à Gassendi,
qui est reproduite dans OG, t. VI, pp. 448-452. — Gassendi répondit au P. de Cazré :
Petri Gassendi de Proportione qua gravia decidentia accelerantur epistolœ très... Paris,
1646. On les trouve dans OG, t. III, pp. 564-650. — Le P. de Cazré opposa : Vindiciœ
Demonstrationis physicœ de Propo7-tione qua gravia decidentia accelerantur..., Paris,
1645. On la trouve dans OG, t. III, pp. 589-625.
3. J. F. MONTUCLA, Histoire des Mathématiques, Partie IV, L. III, § m, pp. 197-198,
Paris, An VII.
4. Petrus Gassendus astronomicis observationibus, Parisiis, Dinise, Aquis Sextiis,
j\Iassilise habitis, insignis et yir miri candoris in stylo, in ingenio, in moribus... (J.-B.
RicciOLi, Almagestum novum Astronotniam veterem novumque complectens.,., t. I.
rV. OBSERVATIONS ASTRONOMIQUES 165
dont il a tenu un registre fidèle ^ : elles vont de 1618 à 1655, l'année
même de sa mort. Signalons-en quelques-unes en même temps que
■certains travaux astronomqiues.
En 1626, il obserA'a les taches du soleil-. Le phénomène des ParAe7te5
ou des « Quatre faux soleils » ^ qui apparm-ent à Rome le 30 mars 1629
fut de sa part l'objet d'un sérieux examen *.
Kepler ayant annoncé les passages de Mercm'e et de Vénus sur le
soleil pom' le 7 novembre et le 6 décembre 1631, notre astronome se
Chronicon duplex Astronomorum , Part. II, p. xlii, col. 1. Bologne, 1651). Almagestum
peut se traduire tractatus maximus, c'est un mot composé par les Alchimistes de l'ar-
ticle arabe al et de \xz-^''.z-j^ (très grand), en sous-entendant ~'jrt."^u.i~i[% (traité).
1. Commentarii de rébus calestibus, dans OG, t. IV, pp. 75-498. — G. Bigoukdax
a résumé les observations de Gassendi depviis 1632 à 1655, dans les Comptes Rendus de
V Académie des Sciences, t. CLXIII, pp. 453-458.
2. Commentarii..., OG, t. IV, pp. 99-100.
3. Parhelia sive Soles quatuor spurii qui circa verum apparuerunt Romce Anna 1629,
die XX Martis, dans OG, t. III, p. 651-662. — Cette observation fut publiée à Paria
en 1630.
4. Dans sa jeunesse Gassendi s'était laissé séduire par les théories astrologiques,
encore très en vogue alors. Il ne fut pas longtemjjs la dupe de ce mirage. La publication
de ses Parhelies lui fournit l'occasion de dire ce qu'il pensait de cette fausse science.
Cf. Parhelia..., OG, t. III, pp. 659, col. 2-662. — a Peiresc lui ayant marqué que quelques
personnes estimoient que ces cinq soleils présageoient un changement considérable
dans le gouvernement de l'Eglise pendant les cinq années prochaines.» (Bougerel,
Vie..., L. I, pp. 61-62), Gassendi répliqua : « C'est une chose pitoyable de voir que la
plupart des sçavans se laissent ainsi emporter à des opinions populaires, et que ces
phénomènes, pour arriver rarement, leur jettent de la poussière aux yeux, comme s'ils
n'arrivoient pas naturellement ; il est vrai que nous en ignorons les causes, aussi bien
que la manière dont ils sont produits. Si cette ignorance doit nous faire craindre quelque
malheur, appréhendons aussi tout ce que la nature produit. » (Cité par Bougerel,
Ibidem, p. 62).
Dans une lettre adressée, vingt ans plus tard, à J.-B. Morin, qui cultivait avec passion
l'astrologie, Gassendi disait : « ... Je demande en mesme temps tres-humblement pardon
à Dieu de n'avoir autresfois employé que trop de temps après ces bagatelles. Il est vray
qu'il m'en demeure au moins cette satisfaction que j'en ay pour une bonne fois reconnu
la vanité... ; et non seulement cela, mais encore d'en avoir conceu un tel mespris, que
j'ay toujours depuis eu en horreur de passer dans le Monde pour un diseur de borme
advantiure, et eu pitié de moy-mesme, de ce qu'en ma jeunesse j'avois été si sot et si
foible que d'y avoir adjousté quelque foy. » (Gassendi à Morin, septembre 1649, dans
Recueil de Lettres des Sieurs Morin, de La Roche, de Neuré et Gassend en suite de l'Apo-
logie du Sieur Gassend touchant la Question De Alotu impresso a Motore translate,
p. 142, au milieu, Paris, 1650). Gassendi ne fut pas seul à protester contre l'étude de
l'Astrologie.
La magie et l'astrologie exerçaient encore, au xvii'= siècle, une certaine influence sur
les esprits même indépendants et éclairés comme Campanella, qui publia, en 1620 :
De Sensu Rerum et Magia Libri quatuor, et tira l'horoscope de Louis XIV. Mais une
forte réaction se dessine. Mersenne, dans ses Quœstiones celeberritnœ in Genesim, Paris,
1623, (colonnes 975-1002) critique l'astrologie vigoureusement. — Le Père Nicolas
Caussin, confesseur de Louis XIII, a écrit une Lettre sur les Horoscopes (1649).
Le même auteur, dans La C'owr Sainte,t. II, 135, Paris, 1644, dresse un long réquisitoire
contre les tireurs d'horoscopes. — Descartes est très catégorique : « Rien ne me semble
plus absurde que de disputer audacieusement siu: les mystères de la nature [ = alchimie],
sur l'influence des astres par rapport au monde inférieur [Astrologie], sur la prédiction
de l'avenir [Magie] et autres choses semblables, comme le font beaucoup de gens, et
de n'avoir pas cherché si la raison humaine peut découvTir de pareilles choses. » (Regulœ
ad Directionem Lngenii, Reg. VIII, OD, édit. Adam, t. X, p. 398, ligue 5). Cf. Discours
de la Méthode, I'^ Partie, OD, t. VI, p. 9, 1. 10).
166 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
mit en mesure de les observer. L'observation relative à Mercm-e eut
un plein succès. Aussi, dans son enthousiasme, il écrit à son ami
ScHiCKARD, professeur d'hébreu et d'astronomie à l'université de
Tubingue : « Plus heureux que tant de philosophes hermétiques...,
j'ai trouvé et vu Mercure là où personne ne l'avait encore vu » ^.
Le Père Cysat ^ et Quietanus ^ vii-ent aussi le passage de Mercure,
le premier à Inspruck ; le second, à Rouô'ach en Alsace. « Mais l'obser-
vation de Gassendi est la seule dont on ait tiré des conséquences
astronomiques » *. Quant au passage de Vénus, Gassendi eut beau
l'attendre durant plusieurs jours, il ne se produisit point. C'est pour-
quoi il intitula le récit de ses efforts : Mercurhis in Sole visus et Venus
invisa Parisiis anno 1631 ^.
En compagnie de son ami Peiresc, il observa, en 1636, à Marseille,
la hauteur solsticiale du soleil d'été ^. Il pubha en 1643 une étude
motivée (Judicium) sur les neuf satellites de Jupiter qtti fm'ent obser-
vés à Cologne- en 1642 et 1643 '.
Bref, les observations astronomiques de Gassendi « sont aussi
variées que le permettaient l'état de la Science et les instruments de
l'époque. Ce sont surtout des mesures de position, mais il ne néglige
aucune observation physique ou météorologique. Les phénomènes
d'optique atmovsphérique (halos, couronnes, etc.) l'occupèrent spécia-
lement. Il explora beaucoup le Soleil pour en sm-veiUer les taches,
et il a ainsi contribué à la détermination de leur cycle. Aucune obser-
vation accidentelle (échpses, passages, occultations, etc.) ne lui
échappait, et sur les traces de J. Gaultier, il fit des observations de la
déxîlinaison magnétique. Il fut même des premiers à reconnaître sa
variation séculaire, sinon à l'annoncer. Les aurores boréales attirèrent
1. ... Fœlieior fui qttgiin tôt illi Hernaetiei qui fi-ustra Mercvirium in Sole requii-unt.
E'!)pT,xa xxt èwpaxa : inveni, inquam, et vidi illum, ubi hactenus nemo viderat
(Mercurnis in Sole visita..., OG, t. IV, p. 4&9, col. 2). — On a quelques lettres de Gas-
sendi à Schickard (OG, t. VI, pp. 33 ; 35 ; 43 ; 45 ; 59 ; 66, 69 ; 75) et de Schickard à
Gassendi (Ibidem, pp. 420 ; 433).
2. Le P. Jean -Baptiste Cysat, S. J., né et mort à Lucerne (1588-1657), enseigna
les mathématiques à l'université d'Ingolstadt et fut recteur du collège que les Jésuites
avaient à Inspruck.
3. Mathématicien de L'empereur Mathias.
4. Bailly, Histoire de V Astrono-mie moderne, t. II, L. III, § x, p. 152. Paris, 1779.
5. Cet opuscule parut à Paris, en 1632, sous forme de Lettres adressées à Schickard.
On le trouve dans OG, t. IV, pp. 499-510. — Schickard répondit : W. Shickardi
Pars Res'ponsi ad E'piatolas P. Gassendi Insignis Philoaophi Galli.., Tubingue, août
1632.
6. Proportio Gnonionis ad solstitialeni umhram observaia Massiliœ anno 16S6 pro
Wendelini voto. C© sont trois Lettres adressées à Godefroid Wendelin, « chanoine de
Tournai et mathématicien éminent », dans OG., t. IV, pp. 523-536. Cf. Bailly, Histoire
de Vastronomie moderne, t. II, L. III, § xxi, pp. 171-172. — Ces trois Lettres parurent
d'abord à La Haye en 1656. — Cette observation permit de déterminer la latitude de
Marseille, pour laquelle on trouva 41° 19' 9". « L'observation est remarquablement
exacte. » (G. Bigourdajst, Sur les Travaux astronomiqiues de Peiresc, dans Coni/ptea
rendus de V Académie des Sciences, 8 nov. 1915, t. CLXI, pp. 543-545).
7. Novem Stellœ circa Joverii visœ Coloniœ exeunte anno 1642 et ineunte anno 1643
et de eisdem P. Gassendi Judicium epistola singulari contentum, dans OG, t. IV,
pp. 511-522. La lettre est adressée à Gabriel Naudé, « bibliothécaire dii Caa*dinal
Mazarin » ; elle parut à Paris en 1643.
V. — DÉMÊLÉS AVEC J.-B. MORIX 167
aussi son attention, et c'est liii qui leur a donné ce nom, remplacé aujour-
d'hui par celui d'aurores 'polaires. Il fit aussi beaucoup d'observations
pour la réfraction astronomique, pour la libration de la Lune, et il
eut grande part à la sélénographie entreprise par Peii-esc... Il ne rendit
pas moins de services en mettant l'Astronomie à la mode par son cours
du CoUège de France, et en achevant la déroute de l'Astrologie » ^.
V. — DÉMÊLÉS AVEC JEAN-BAPTISTE MORIN
Les démêlés de Galilée avec Morm ^, professeur de Mathématiques
au Collège de France, fournit à Gassendi l'occasion de dire son avis
sui" le système de Copernic.
Ayant appris que Morin avait l'iiitention de lancer dans le public
un « U^^.•et » pom- combattre la doctrine du mouvement de la terre
autour du soleil, Gassendi " et Mersenne s'efforcèrent en vain de le
faii'e renoncer à ce projet. Le « hvret » parut sous ce titre pompeux
et alléchant : Famosi et antiqui Prohlematis de Telluris motu vel quiète
hactenus optata Solutio (Paris, 1631) ^.
Un « personnage très distingué » (Vir clarissimus), venant d'Italie,
avait cependant communiqué à Morin en 1631, comme lui-même le
raconte ^, un ouvrage manuscrit et anonyme, où le flux et le reflux
de la mer étaient savamment expliqués par le mouvement de la terre.
JX lui avait même révélé le nom de l'auteur : c'était Gahlée. Après
l'apparition de l'ouvrage à Florence en 1632 ^, ]Morin put constater,
sur l'exemplah'e dont Galilée avait fait hommage à Gassendi, qu'on
ne l'avait pas induit en erreur. Il ajoute avec boime grâce que le Uvre
renferme « beaucoup de choses doctes et subtiles, qui sentent le génie
de Galilée » '.
1. G. BiGOtTKDAN, Note sur les Travaux de Gassendi, dans Gomptes'rendus de V Académie
des Sciences, 13 juin 1916, t. CLXII, pp. 897-898. ' '
2. Jean-Baptiste Morin, né à Villefranche (Beaujolais) en 1583 et mort à Paria
en 1656, exerça la médecine, s'adoima à l'astrologie et enseigna les Mathématiques
au CoUège de France.
3. Lettre de Gassendi à Gaultier, Paris, 9 juillet 1631. Cf. Les Correspondants de
Peiresc, parTAMxzEY de Labroque : Gaultier, prieur de La Valette, pp. 62-63. Aix, 1881.
4. Gassendi, dans une lettre à Galilée, jugeait ainsi cet ouvrage de Morin : Cum meo-
rum amicorum libres adversus Telluris motum perspectos habueris, non erit, opiner,
-qucd multiun movearis. Morinus prsesertim subtilis ; at ipse illi satis indicaram quam
et rationes claudicarent et solutiones abluderent (Gassendi à Galilée, Paris, mars,
1632, OG, t. VI, pp. 45-46). Cf. Ibidem, p 54, col. 1, au haut.
5. J. B. Morin, Responsio pro Telluris quiète ad Jacobi Lansbergii... Apologiam pro
Telluris 7notu, C. VI, p. 54. Paris, 1634.
6. Dialogo di Galileo Galilei... sopra i due maasimi sist-emi del mondo, tolemaico e
copernicano... Firenze, 1632. Ce Dialogue est réparti en quatre journées. C'est dans la
quatrième qu'il est question de l'influence du mouvement de la terre sur le flux et le
reflux de la mer. Cf. Le Opère di Galileo Galilei, Ediz. naz., t. VII, pp. 442-444 ; 448-
454, Firenze, 1897. — Galilée avait déjà soutenu que le flux et le reflux dépendent du
mouvement de la terre. Cf. Discorso del flusso e reflusso del m<xre, adressé au cardinal
Alexandre Orsini, Rome, 8 janvier 1616. Cf. Le Opère..., t. V, p. 381. Firenze, 1895.
7. Galilaei autem libre in lucem edito, ab eoque ad D. Gassendum hue misse et mihi
ostenso, vidi multa docta et subtilia, Galilaei ingeniura redolentia. (Morin, Responsio,
C. VI, pp. 64-55).
168 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
Mais le prestige de Galilée, dont les objections connues de Morin
n'avaient pas suffi à empêcher la publication d'un premier « livret »,
ne devait pas calmer l'ardeur d'un homme aussi combatif. Il rentra
dans la lice en s'attaquant à Jacques Van Lansberge ^, Docteur-
Médecin, auteur d'une apologie du mouvement de la Terre : Responsio
pro Telluris quiète ad Jacobi Lanshergii Doctoris Medici Apologiam
pro Telluris motu (Paris, 1634). Au com's de ce second « livret », Morin
raconte qu'il avait envoyé le premier à Galilée et il ajoute naïvement :
« GaUlée montrait son étonnement de me voii' soutenn le système
du repos de la terre par des raisons astrologiques plus obscures que le
système lui-même » ^.
On s'exphque la surprise de GaUlée. Morin avait une marotte :
il croyait^ obstinément à l'astrologie. Gassendi, qui a si bien montré
la vanité de cette prétendue science ^, n'avait pas réussi à le guérir
d'une illusion aussi grossière. « ... Il (Morin) est féru de cette opinion
(repos de la terre), comme de son astrologie et croit d'avoir aussi
clairement démontré Vimmohilité de la terre au centre du monde, que
vous savez qu'il est persuadé d'avoir démontré la cabale des maisons
astrologiques et autres principes de cette natiu*e » *.
Malgré ce travers d'esprit, Morin était (( un homme plein de savoir
et de mérite » ^. Gassendi finit ® par se décider à le contredire en prenant
en main la cause du mouvement de la terre. Mais, pour ménager son
susceptible adversaire, il s'abstint de le nommer, se bornant à réfuter
en termes modérés le système soutenu par lui. L'opuscule de notre
astronome avait pour titre : De Motu impresso a Motore translato '.
Dans cet opuscule Gassendi s'attache principalement à résoudre
les difficultés qu'opposent les anti-coperniciens. Or l'une des plus
1. Jacques van Lansberge, médecin et mathématicien, naquit vers 1690 à Goes en
Zélande et mourut en 1667, dans le comté de Hollande, après avoir exercé la médecine
à Middelbourg, dont il fut nommé bouigmestre en* 1640. Il défendit son père, Philippe
VAN Lansberge, partisan du système copernicien, contre les attaques de Morin, dans
l'ouvrage Apologia pro commentationibus Philippi Lanshergii in motum terrœ diurnum
et annuum, Middelbourg, 1633.
2. Primum exemplar mei libri adversus Terrse motum missum fuit D. Galilseo, illo
nequidem intègre impresso... Mirabattu autem quod Tellvu-is quietem rationibus astro-
logicis, ipsa Telliu-is quiète obscurioribus, astruendam susciperem... (Responsio..., C. IV,
p. 54). — Morin eut le bon goût de ne pas utiliser en faveur de sa thèse la récente
condamnation de Galilée. Il déclare en effet dans sa Dédicace de la Responsio à Riche-
lieu : Omissis enim iis quse in mese causae gratiam acta sunt Romse adversus Gali-
Iseum.,.
3. Gassendi, Syntagma : Physica, Sect. II, L. VI, T. I, pp. 713-762.
4. Lettre de Gassendi à Gaultier, Opère citato, p. 61.
5. PoGGENDORFF, Histoire..., p. 182.
6. Le dernier ouATage de Morin est de 1634, tandis que l'attaque de Gassendi ne
parut qu'en 1642.
7. Pétri Gassendi De Motu impresso a Motore translato Epistolœ duce in guibua
aliguot prœcipuœ, tum de motu universe, tum speciatim de motu terrœ attributo, difficultatea
expUcantur, Paris, 1642. On trouve ces Lettres dans OG, t. III, pp. 478-620. Elles sont
adressées à Petrus Puteanus (en français : Du Puy). Un religieux récollet, le Père
Duliris « classait Morin parmi l«s astronomes papyracés, c'est-à-dire qui ne font d'as-
tronomie que sur le papier ; et il n'était pas le seul à lui reprocher de négliger
l'observation » (G. Bigourdan, La Conférence des Longitudes de 1634, dans les
Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, 1916, t. CLXIII, p. 233).
V. — DEMELES AVEC J.-B. MORIN 169
graves est celle de Tycho-Brahé, « à savoir, qu'une pierre, qu'on laisse
tomber à l'ouest d'une tour, devrait s'éloigner de la tom", parce que,
pendant la durée de la chute, la tour s'est transportée vers l'est.
Pour réfuter cette objection, Gassendi fit l'expérience suivante. Dans
le port de Marseille, siur une galère à rames, qui faisait quatre milles
à l'heure, il laissa tomber des pierres le long du mât et nota les endroits
où elles an-ivaient sm* le pont. Il trouva que les pierres, malgré le
mouvement du navire, tombaient toutes parallèlement au mât.
Il donna de ce résultat ime exphcation très juste, tout comme du
phénomène analogue, à savoir que des objets lancés verticalement
par un homme à cheval ou en voitm'e lui retombent dans la main.
Il dit que le mouvement du navire, du cavaHer ou de l'homme qui
voyage en voiture ne peut exercer aucune influence sur. le corps qui
tombe ou qu'on lance verticalement de bas en haut, parce que ce
même mouvement est également communiqué au corps lancé. Gas-
sendi considère le mouvement de la terre justifié par cette expérience
et il a, sans contredit, convaincu par cet argument maint esprit
hésitant » i.
Très froissé de cette réfutation, pourtant très courtoise, Morin y
répondit immédiatement avec virulence dans un opuscule, dont le
titre ferait aujourd'hui somire : Les Ailes de la Terre brisées -. Gassendi
crut bon de répliquer par une Apologie, qu'il adi'essa, en 1643, sous
forme de Lettre, à son vieil ami, Gaultier, Prieur de la Valette, pas-
sionné comme lui pour les recherches astronomiques. Le manuscrit
fut expédié en Hollande en vue de l'impression. Mais, à la prière d'amis
communs aux deux adversahes, Gassendi le fit revenir. Cependant
une copie de cette Apologie avait été envoyée à Gaultier, qui la com-
muniqua à Mathurin Neuré, grand admirateur de notre philosophe ^.
Profitant d'un voyage (1646) en Provence, Morin alla visiter Gaul-
tier et Neuré et se vanta, auprès d'eux, d'avoir si bien réfuté Gassendi
qu'il l'avait réduit au silence. « Ces Messieurs » craignant que les van-
tardises colportées par Morin ne soient dommageables à la réputation
de leur ami résolurent de pubher, à son insu, VApologie dont il avait
arrêté l'impression. En conséquence Neiu-é expédia la copie de Gaul-
tier à M. de Barancy, avocat au Parlement de Lyon, avec prière de la
faire imprimer. Un ami de Morin ayant eu vent de la chose s'empressa
de l'en aviser. Morin s'en plaignit aussitôt à Gassendi. Etonné, celui-ci
1. PoGGENDOBFF, Histoire.., p. 183.
?. Alœ Tilluria fractœ, curn physica Demonstratione quod opinîo Copernicana de Tel-
luris 7notu ait faisa, et novo conceptun de Oceani flluxu atque refluxu... Paris, 1643. —
MONTUCLA conclut ainsi la relation de la polémique entre Gassendi et Morin sur le
mouvement de la terre : « Quant aux deux ouvrages de Morin [Famosi et antiqui Pro-
blematis et Alœ TeUuris fractœ], ils ne sont, aVi jugement du P. Dechàles, jésuite, et
peu favorable au sentiment de la terre mobile, qu'un tissu de mauvaise Physique.
On peut acquiescer à cette décision non suspecte ». (Histoire.., t. II, P. IV, L. V, § v,
pp. 297).
3. Cf. Becueil de Lettres des Sieurs Morin..., Préface [non paginée], où la suite
des faits relatifs à la publication de VApolog'e est détaillée par Neuré. Son témoi-
gnage a besoin d'être contrôlé par celui de Gassendi, qu'on trouvera dans la lettre
qu'il écrivit à Morin, cf. Ibidem, pp. 4-6. — Sur NEtTRÉ cf. infra, p. 171, Note 4.
170 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
demanda des explications à « ces Messieurs », qui lui répondirent que
c'était bien leur intention d'éditer V Apologie, mais, « puisqu'ils voyoient
que j'y avois tant de répugnance et que je leur defendois si fort,
ils ne le feroient point » \ Emportés par leur zèle intempérant, ils ne
tim-ent pas parole. La « pièce » fut imprimée secrètement et tenue
cachée pendant plus de deux ans. Jugeant le moment favorable
ou perdant patience, « ces Messiem-s » la lancèrent enfin dans le public
en 1649 ^. Irritation bien naturelle de Morin, qui protesta véhémente-
ment dans une Lettre au neveu du Prieiu* de la Valette, Mr Gaultier,
Conseiller au Parlement d'Aix ^. De son côté Gassendi envoya à Morin
une Lettre adnfirable *, où il montre à nu sa belle âme, amie de la
concorde et pleine de charité. Tout confus de la conduite de ses indis-
crets amis qui semblent l'associer à une manœuvre équivoque,
il déclare au plaignant : « Je n'ose presque vous prier de m'adjouster
foy, quand je vous proteste de n'en avoù- rien du tout sceu » ^. Il est
disposé, en réparation, à lui donner toute satisfaction qui sera en son
pouvoir : « Et pleust à Dieu qu'en tout cecy il se peust trouver quelque
expédient pour vous satisfaire ; pource que je le ferois de très-bon
cœm-, et ne me contenterois point de désavouer simplement, comme je
suis prest de le faire, et en privé et pubhquement, le procédé de ces
Messiem's pour avoir publié VApologie au préjudice des prières, et,
si je l'ose dire, des défenses tres-expresses que je leur en avois faites,
et de la parole qu'ils m'en avoient donnée » ^.
Toujours féru de ses idées astrologiques, Morin crut se venger
savamment de Gassendi en annonçant sa mort. Voici comment Ber-
nier nous raconte cette prédiction manquée, qui fit rire aux dépens
de son auteur : « Je diray seulement, pom- une éternelle 'honte de cet
Astrologue Morin, que voyant que M. Gassendi, qui se mocquoit de
son Astrologie judiciaire, estait infirme et atteint d'une fluxion sur la
poitrine, il fut assez imprudent pour prédire et faire sçavoir à tout le
monde par un Imprimé exprès, qu'il mourroit sur la fin de Juillet ou
au commencement d'Aoust de l'amiée 1650, prétendant par là ériger
mi Trophée à son Astrologie ; et cependant M. Gassendi ne se porta
jamais mieux qu'en ce temps-là, et il reprit tellement ses forces qu'il
me souvient que le cmquieme de Février de l'année suivante nous
montâmes ensemble la Montagne de Toulon pom- faire les Expériences
du Vuide » '.
1. Lettre de Gassendi à Morin, dans Recueil..,, p. 4.
2. Pétri Gassendi Apologia in Jo. Bap. Morini Librum, cui titulus Aise Telluris
fractae. Epistola IV De Motu impresso a Motore translata. Una cum tribus Galilœi
Epiatolis de concilialÂone Scripturœ S. cum aystemate Telluris mobilis, quarum duœ
posteriorea nondum editœ nunc prinium M. Neuk^i cura prodeunt, Lyon, 1649, —
On trouve cet opuscule dans OG, t. III, pp. 520-563, sous ce titre : Epistola III in
Librum,.. Datée de Paris, 1643, cette 'Lettre est adressée à Gaultier, Prieur de la
Valette.
3. Lettre de Morin à Mr Gaultier, dajas Recueil, pp. 1-20.
4. Morin a reproduit la Lettre de Gassendi dans sa Lettre à Mr Gaultier, dans RecueU,
pp. 4-6.
5-6. Lettre de Gaasendd à Morin, dans Recueil, pp. 5 et 6.
7. Bebnier, Abrégé..., t, IV, Part. V, C. III, p. 489, Lyon, 1678. — Cf. AnatomÂct
ridiculi Muria,.., pp. 126-170. — Ce sont sans doute des procédés de cette sorte qtii
V. — DÉMÊLÉS AVEC J.-B. MORIX 171
Cette prédiction mallieureuse fut un intermède comique qui dérida
un moment les spectatem's de la lutte. Morin allait redisant que,
s'il s'abstenait de répondre à V Apologie de Gassendi, ce n'est point
qu'il fût embarrassé pour le faire ; mais il avait donné sa parole de
garder le silence. Gassendi, dans une seconde Lettre à Morin, disait
généreusement à son adversaire, pour conclure : J'ai fait savoir à mes
amis « que je vous ay rendu la parole que vous avez tant repété que
vous m'aviez donnée, et tant affecté de me redonner, et qu'il ne tient
qu'à vous de faii'e telle response que bon vous semblera à mon Apolo-
gie )) ^.
Morin n'était pas homme à se le faire dire deux fois. Il lança immé-
diatement une Dissertation sur les Atomes et h Vide contre la Philosophie
épicurienne de Pierre Gassendi ^. L'opuscule est pompeusement dédié
au prince Henri de Bourbon, évêque de Metz, abbé de Saint-Germain-
des-Prés, etc. Dans cette Dédicace, l'auteur remarcpie avec complai-
sance que, « si l'œuvre est très petite par la masse » (elle ne compte en
effet que 32 pages), « elle est très grande par l'importance » et n'est
inspirée que par « le seul amour du vrai ». Il s'agit de « combattre la
philosophie d'Épicure qui, dans ce siècle très fertile en esprits forts,
a osé se produire... sous le patronage de Pierre Gassendi, Théologien
et Prévôt de l'ÉgUse de Digne » ^.
Gassendi ne voulut point se commettre avec un homme si peu maître
de lui-même. Mais ses disciples, moins endm'ants, tinrent à honneur
de soutenu- sa querelle. Ce fut Bernier qui endossa la responsabihté
des répliques, mais il eut des collaborateurs, notamment Neuré *.
valurent à Morin d'être appelé par Chapelain « l'impertinent tiracleiir », mot familier
qui veut dire, paraît-il, charlatan. Cf. Chapelain à Bernier, Lettre du 25 a\rril 1662.
Cf. Lettres de J. Chapelain (ijubliées par Ph. Tamizey de Larkoqtje, dans Collection
de Documents inédits sur l'Histoire de France, 2^ Série), t. II, p. 226, col. 2, Paris, 1883.
1. Lettre de Gassendi à Morin, septembre 1649, dans Recueil..., p. 153.
2. Dissertatio Jo. Bapt. Morini de Atomis et Vacuo contra Pétri Gassendi Philoao-
pliiain Epicureani, Paris. 1650.
3. Equidem Libellus mole perexiguus est, sed mwaento maximus, quem nec invidia
nec vindictse studhim, at solus veritatis amor peperit contra Philosophiam EpicuBÏ, qui
hoc seculo, fortium (ut vocantur) ingeniorum feracissimo, adhuc ambo sua ridicula
vacui et Atomi cornua veteris limacis instar promere sub Pétri Gassendi Ecclesi»
Diniensis Theologi atque Prsepositi tutamine ausus est adversus A'eriorem Philoso-
phiam a seculi Sapientioribus receptam (J.-B. Morin, Disaeitatio..., Dedic. Serenia-
simo Principi Henrico Borbouio, Metensimn Episcopo, [non paginée], p. 1).
4. Mathurïn Nettré, né à Loudim (on ne sait queU© année) et mort à Paris (1677),
entra chez les Chartreux à Bordeaux. Mais il quitta, l'habit religieux et abandonna
son vrai nom : Lauee2st Mesme pour prendre celui de Mathurin Netxré. Comme il
avait des dispositions pour les sciences, Gassendi lui procura la place de précepteur
chez M. de Champigny, intendant de Provence ; puis il fut chargé de l'éducation des
fils de Madame de Longuevillo qui lui iit une pension. Dans un moment de gène,
M''^^ de Longueville dut restreindre la pension sur laquelle Neuré vivait. Outré du
procédé, il osa lancer une satire contre sa bienfaitrice. Quoique lié avec Morin, il n'hésita
point à collaborer aux libelles diffamatoires de Bernier conti-e lui. En somme, c'est un
tiriste personnage. M. de Montmor raconte (Préface aux Œuvres de Gassendi, t. I,
p. 4), qu'il avait confié « à Mathurin Neuré, homme d'une instruction très variée *
(Mathurino Netjreo, vira omni génère doctrinœ instructo) le soin d'écrire la vie de-
Gassendi. Il est heureux que ce projet n'ait point abouti : Neuré eût-il été capable de*
comprendre la beauté morale de son héros ? — Il lisait beaucoup, mai» il n'écrivewt
172 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
A la Dissertation de « l'Astrologue » Morin il opposa : Anatomia ricli-
culi Mûris, hoc est Dissertatiunculœ J. B. Morini, Astrologi, adversus
expositam a P. Gassendo Epicuri Philosophiam. Itemque obiter pro-
phetiœ falsœ a Morino ter evulgatœ de morte ejusde^n Gassendi... Accessit
ode et palinodia de eo Morino per Bellilocum iterato édita, Paris, 1651,
La « Défense » ne se fit point attendre : J.-B. Morini, Doctoris Me-
Dici... Defensio suce Dissertationis de Atomis et Vacuo... contra Fran-
cisci Bernerii Andegavi Anatomiam ridicuU Mûris, etc. (Paris, 1651).
Bernier, cette fois, rumina longtemps sa riposte, car elle ne parut que
dans la deuxième année qui suivit l'attaque : Favilla ridiculi Mûris,
hoc est Dissertatiunculœ ridicule defensœ a Joan. Baptist. Morino,
Astrologo, adversus expositam a Petro Gassendo Epicuri Philosophiam...
Paris, 1653. Enfin, prenant comme masque le nom de Vincentius
Panurgus, Morin lança une dernière contre-attaque dont le titre
même était une insulte : Vincentii Panurgi Epistola de tribus
Impostoribus ad Clarissimum Virum Joan.-Baptistam Morinum (Paris,
1654). Les trois imposteurs visés étaient Gassendi, Neuré et Bernier.
Cette polémique, acerbe et outrageante des deux côtés, n'avait duré
que trop longtemps. Neuré passe pour avoir fourni Bernier d'anecdotes
scandaleuses .plus ou moins authentiques à l'adresse du pauvre « Astro-
logue », qui, d'ailleurs, n'était pas en reste d'invectives. Le tranquille
et doux Gassendi vit avec peine ses amis s'engager dans cette alter-
cation violente qu'il désapprouvait.
Relevons, en teminant le récit de ces démêlés, une accusation per-
fide de Morin. Il prétend que Gassendi, en homme prudent, dissimulait
sa vraie pensée, suspecte d'hétérodoxie, redoutant les poursuites de
l'Inquisition, ou, comme il dit dans un style qui veut être plaisant,
« par crainte des atomes du feu » (metu atomoriim ignis) ^. Mais cette
point, gardant pour lui sa science. On ne cite de Neuré qu'un opuscule anonyme, adressé
à Gassendi, dont voici le titre : Querela ad Gassendum de fatum christianis Provincialium
suorurn ritihus mininiwinque sanis eorumdeni tnoribus, ex occasione ludicrorum, quœ
Aquis Sextiis in solemnitate Corporis Christi ridicule celehrantur, Aix, 1645. — En
réponse à la lettre (Cf. Opéra Gassendi, t. VI, pp. 467-469), où Neuré décrit un phoque
pris dans la Méditerranée, Gassendi lui envoie ses félicitations qui semblent excessives :
« Pauca pro multis, mi Neursee ; sed duo nempe verba sufïiciunt, admiratio et gratitude.
Quippe rapit me in admirationem tua iUa phocae descriptio adeo accurata atque elegans
ut videre rem videar... Optandum ut ssepiuscule tibi ingeratur occasio conscribendi
similia, quando ea tui styli fœlicitas est ut niliil non graphice exhibeas. (Ibidem, p. 181,
c, 1), Lettre de Gassendi, Paris, 11 mars 1644). — Lettres de Gassendi à Neuré, Ibidem,
pp. 168 ; 172 ; 181 ; 220; 325. — Lettres de Neuré à Gassendi, Ibidem, p. 461 ; 467 ; 487.
1. Voici le passage d'où ces mots sont extraits : Formas vero substantiales dari in
Natura Gassendus cum Epicuro negant..., ita ut in universa Natura nulla sit forma
substantialis prœter hominis f ormam rationalem, vel animam, quam solam Gassendus
excipit, metu forsan ignis atomorum (Dissertatio Jo. Bapt. Mokini... De Atomis et
Vacuo...., p. 8, § Porro, vers le milieu). — Morin fait aUusion à la définition du Concile
de Vienne disant que l'âme raisonnable est le principe vital de l'homme. A l'en croire,
Gassendi ne s'y conformerait qu'extérieurement, pour éviter les bûchers de l'Inqui-
sition. — Morin aimait sans doute à répéter cette mauvaise plaisanterie dans les cercles
où il fréquentait. Elle fit quelque bruit, car Segrais nous l'a rapportée : « On lui [Morin]
objectoit que Gassendi étoit un bon Prêtre, qu'il vivoit exemplairement ; et qu'il n'avoit
pas seulement refuté par écrit ce qu'Epiciu-e avoit apris et annoncé d'impie, mais
encore qu'il le refutoit de vive-voix. A cela, Morin, qui étoit prévenu- contre Gassendi,
VI. — RELATIONS AVEC GALILÉE 17Î
accusation ne pouvait trouver crédit, parce que la sincérité de notre
philosophe était suffisamment connue et appréciée de tous ceux qui
l'avaient approché ou lu ses ouvrages.
VI. — RELATIONS AVEC GALILÉE
Gassendi professa toujours pour GaUlée la plus vive admiration.
En remerciant l'illustre florentin de l'envoi de son Dialogo, il l'élève
aux nues et manifeste pour le système copernicien la plus chaleureuse
sympathie : tout lui a plu, au plus haut degré, dans les raisonnements
par lesquels Gahlée cherche à l'étabKr ^. Quand le bruit, encore incer-
tain, de la condamnation prononcée par la Congrégation du Saint-
Office 2, parvint aux oreilles de Gassendi, il adressa une très belle
lettre « au très illustre Galilée, dont le nom sera éternel ». Il lui demande
discrètement si la rumeur persistante qui court à son sujet est fondée,
ne voulant pas y croire ^ avant que la chose ne soit complètement
éclaircie. « Quoi qu'il en puisse être, je connais assez la modération
de votre esprit pour savou" que tout événement, favorable ou non
à vos désirs, vous trouvera prêt à le recevoir... Vivez donc semblable
à vous-même afin que votre existence s'écoule très heureuse et ne
permettez pas que votre vieillesse vénérable soit découronnée de cette
sagesse qui a été jusqu'ici la fidèle compagne de votre vie. S'il arrive
que le Saint-Siège porte quelque décret contre vous, je veux dire,
contre vos opinions, soumettez-vous, comme il convient à un homme
très sage. Qu'il vous suffise de penser que l'amour seul de ce qui vous
repondoit : Savez-vous pourquoi il en use ainsi ? c'est qu'il dissimule ynetu atomoruni
ignis. » (Jean Renaud de Segrais, Œuvres diverses, t. I, Mémoires, Anecdotes, p. 39,
Amsterdam, 1723).
1. Assurgis quo Mortalium nemo subevectiis est hactenus Dicerem plura, sed, si
perspectus tibi utcumque meus est Grenius, divinabis plane nihil esse in tuis ratiociniis
quod siunmopere mihi non arrideat. (Gassendi à Galilée, Lyon, l*^"^ novembr. 1632,
dans OG, t. VI, p. 53, col. 2 vers le milieu). L'en-tjte porte : Viro nunquam satis lau-
dato Galileo Gauxei.
2. Sur le sens et la portée delà condamnation de Galilée, voir : G. Sortais, Histoire
de la Philosophie ancienne : Antiquité classique. Epoque médiévale. Renaissance, n° 81,
l)p. 377-386, Paris, 1912 ; ou bien : Le Procès de Galilée. Etude historique et doctrinale,
Ch. III, pp. 31 sqq., Paris 1911*.
3. Galilée lui-même avait informé Gassendi qu'il était cité devant le tribunal du
Saint Office. En l'annonçant à Campanella, il en marque n son étonnement, parce que
Galilée n'a rien publié sans approbation» (... Ex amplis nuper a Galilseo epistolis rescivi
ipsum brevi Romse, quo citatus est, adfuturum. Id miratus sum, quoniam nihil non
approbatum edidit ; sed nostrum non est nosse haec momenta. (Gassendi à Campanella,
Aix, 10 Mai 1633, OG, t. VI, p. 56, col. 2, vers le haut). L'étonnement de Gassendi aurait
cessé s'il avait été au courant de la conduite de Galilée. Le Père Riccardi, Maître du
Sacré-Palais, avait accordé la licence d'imprimer les Dialogues inoyennant certaines
corrections. Galilée obtint à Florence, où l'oux-rage fut édité, un permis d'imprimer
sans restriction. Il commit la faute de mettre en tête du livre, à côté de VImprimutur
florentin, l'autorisation du Père Riccardi, sans faire les modifications imposées. Ce
procédé peu loj'al fut l'un des motifs qui provoquèrent sa citation. — Notons en passant
que B. AuBÉ a fait un contresens quand il traduit nihil non approbatum : « il n'a rien
écrit qui ne mérite d'être approuvé. » (Benjamin Aube, article sur Gassendi, dans
Nouvelle biographie générale, col. 572, Paris, F. Didot, 1857).
174 ARTICLE II. CHAPITRE V. LA VALEUR DU SAVANT
a paru être la vérité est l'unique sentiment dont vous ayez été toujours
anime » ^.
Gassendi, quand il connut avec certitude l'existence de la condam-
nation, ne s'en exagéra point la portée : « Je respecte, écrit-il en 1642,
la décision par laquelle quelques cardinaux ont, d'après ce que l'on
rapporte, approuvé l'opinion de l'immobilité de la terre... Je n'estime
pas néanmoins que ce soit un article de foi ;... mais leur décision doit
être considérée comme un préjugé d'un très grand poids dans l'esprit
des fidèles » ^. Le décret du Saint-Office ne tranchait pas la question
d'une manière péremptoire et laissait la porte ouverte à des recherches
ultérieures ^. Les savants, qui croyaient avoir de bonnes raisons pour
admettre le système de Copernic, pouvaient garder leurs préférences.
C'est l'attitude prise par Gassendi ; mais il le fit avec sa modération
habituelle. Tout d'abord même il ne manifesta point au pubHc de quel
côté allaient ses sympathies. Dans le cours qu'il professa au Collège
de France et qu'il pubHa, en le dédiant au cardinal Alphonse de
Richeheu, archevêque de Lyon, sous ce titre : Institutio astronoînica
juxta hypotheseis tam Veterum quam Copernici et Tychonis dictata a
Petro Gassendo (Paris, 1647) *, il se contenta d'exposer successivement
les systèmes -divers de Ptolémée, de Copernic et de Tycho-Brahé,
en simple et fidèle rapporteur ^. Plus tard, dans l'œuvre où il laissait
pour la postérité sa pensée définitive, notre astronome montre modes-
1. Clarissimo ac jeterni nominis viro Galileo Galilei. ■ — Magna me tenet exspectatio
(o magnum œvi nostri Decus) qi:id reiiim tibi con^igerit. Tametsi enim rumore
crebro nescio quid divulgatum est ; haud fido nihilomimis donec res fuerit plane
perspecta. Utcunque sit, eam esse novi animi tni moderationem ut, seu pro
votis, seu praeter vota, aliquid intervenerit, paratissimus fueris ad omnem for-
tunîe e\'entum... Vive, e.go similis tui ut degas fœlicissime, neque patere ^it hanc adeo
venerabilem senectutem sapientia, quse semper tibi cornes individua, destituât. Si
quid fortassis adversus te, hoc est adversus placita tua Sanctissima Sedes definiit,
îequo animo acquiesce, ut virum decet prudentissimum, satisque esse reputa quod
animatus non fueris nisi in gratiam solius semper créditée tibi veritatis (Digne, 19 jan-
vier 1634, OG, t. VI, pp. 66-67).
2. . . . In eo proinde sum ut placitum illud reverear, quo Cardinales aliquot approbasse
terrae quietem dicuntur... Non quod propterea existimem articulum tîdeiesse; ... sed
quod illorum judicium habendum prsejudicium sit, quod non possit apud fidèles non
maximi esse momenti (De Motu impresso a Motore trandato..., OG, t. III^ p. 519,
§ xm).
3. En 1661, le Père Honobé Fabri, jésuite, disait dans un livre imprimé à Rome
avec le visa de l'autorité responsable des publications : « On a souvent demandé à vos
corj'^phées [il «'adresse à un partisan de Galilée], s'ils pouvaient donner tine démons-
tration du moxiv-ement de la terre ; ils n'ont jamais osé répondre affirmativement.
Rien ne s'oppose donc à ce que l'TEglise prenne et ordonne de prendre dans le sens littéral
ces passages de la Sainte Ecriture [qui parlent du mouvement du soleil], jusqu'à ce que
l'opinion opposée ait été démontrée. Si vous trouvez cette démonstration, chose que
j'ai peine à croire, alors l'Eglise ne fera aucune difficulté de reconnaître que ces passages
doivent être entendus dans xin sens métaphorique et impropre, comme ces mots du
poète : Terrœque tirbesqm recedunt. « (Ettstacfiius de Divinis Septempedanus pro sua
annotaiione in Systema Satuminum Christiani Hugenii adversus ejusdem assertionem,
p. 49. Rome, 1661).
4. Cet ouvrage a eu plusieurs éditions en Erance et à l'étranger.
5. Gassendi, à jn-opos du système de Copernic, le dit formellement : Neque enim
nos alioquin eponsores vadesque ipsiias prs^stamus. (Institutio astronomica..., L. III,
C. I, dans OG., t. IV, p. 47, § Cum sit, à la fin).
VII. — LA CIRCULATION DU SANG 175
teonent, mais claii-emeiit, qu'à envisager la question en elle-même, il
incline toujom's vers la solution de Copernic et de Galilée. Cependant
ceux qui ont pom* le décret du Saint-Office une déférence respec-
tueuse, doivent plutôt suivre et défendre Topinion de Tycho-Brahé,
qui suffit à expliquer les phénomènes tels qu'ils nous apparaissent ^.
VII. — LA CIRCULATION DU SANG
Il est une autre découverte, celle de la circulation du sang par
Harvey ^, pour laquelle Gassendi montra également une grande sym-
patliie. Mais son esprit pénétrant lui suggéra des objections qui
semblent l'avoir détoiu:né, quoi qu'en ait dit Sorbière ^, d'y adhérer
jamais pleinement, sans inquiétude et sans réserve.
En 1648, Samuel Sorbière fit paraître, à Leyde, un opuscule inti-
tulé : Discours sceptique sur le passage du chyle et le mouvement du
cœur, où sont touchées quelques difficultés sur les opinions des veines
lactées et de la circulation du sang. Ce « Discours », ou plutôt cette
Lettre, qui est adressée « à M. du Prat, Docteur en Médecine » *, n'est
signée que des initiales de l'autem" : S. S, Mais ces initiales rendaient
le voile transparent, surtout à Leyde, où Sorbière était bien connu.
La Lettre porte, en queue, la date du 15 octobre 1647.
Le correspondant de du Prat débute ainsi : « Vous m'avés souvent
demandé que je vous fisse sommaire des raisons que nostre ami
commun apportoit contre le passage du chyle par les veines lactées
et contre la circulation du sang par les artères » (p. 3). Il se domie
comme un simple écho des discours de cet ami, « desquels il nous entre-
tint un jour que M. de Martel et moi le visitasmes » (p. 4.)._
1. ... Videtur qviidem Copernicanum [Systema] planius esse atque concinniua ;
verum quia Textus Sacri siint, qui terrae quietem et soli niotuni tribuunt, ac exstare
decretum ferunt, quo Textus Iiuju?cemodi non de apparente dunitaxat, sed de vera
etiam qiriete ac motione intelligenidi esse jubentvir ; ideo superest ut taie decretum reve-
rentibuB Thyeomicinn potiuB Systema et probetiu" et defendatur. fSyntagma : Physica,
T. I, Sect. I, L. I, C. in, p. 149, coL 1). — ... [Cmn] neque xiUa alla [hypothejsis] eupei-Bit,
quae sahi^ndis phsenomems seque ac Thyeonica idonea sit, ideo ipsa sit quam ftm.plecti
paseim ae tueri juvet (Ibidem, Sect. II, L. III, C IV, p. 615, col. 1).
2. W. BLa.ex'ey, Exercitatio anatomica de motu cordis et eanguinis in animaMbue,
Francfort, 1628.
3. Cf. infra, p. 177, note 3.
4. Abeaham du Pbat, Docteur en Médecine et Oonsoiller du Roi, naquit -en 1620 efc
mourut eu 1660 ; il fut cher à Gassendi. Cf. p. 212, n. 6. Sorhière fait de lui un grand
éloge : « Il ayma, dit-il, les lix-res et les sciences plus que les biens de la fortune. » (Rela-
tions, Lettres et Discours sur diverses matiènree curieuses. Parie, 1660, p. 312). — Du Prat
était plutôt cartésien que gassendiste en Physique : « Nous sui\nons des hj-pothèses
diverses en Physique, le plein et la fraction indéfinie de la mati^e estant plus à son
usage que le vuide et les atomes, que je trouvais plus commodes pour le mouvement et
pour la composition des choses. » (Ibidem, pp. 312-313). Mais cette divergence d'opi-
nions n'empêcha point du Prat (Pratœus noster, comme Sorbière Tapiselle quand il
en pade à Gassenidi) d'être le bon ami de Sorbière et de Gassendi. — On trouvera des
lettres de Sorbière à du Prat et de du Prai à Sorbière dans Epistolœ Sorberii et ad Sor-
beriuni, Bibl. Nat., Mss. Fonds lat. 10352. Cf. Tables : T. I, p. 8 recto; T. II, p. 1 6
recto à 17 recto. — Letùre de du Prat à Gassendi dans OG, t. VI, p. 481. — Béponse de
Gassendi à du Prai, OG, t. Vi, pp. 203-204.
176 ARTICLE II. CHAPITRE V. — LA VALEUR DU SAVANT
« L'ami commun » n'est autre, on l'a deviné, que Gassendi lui-
même. En composant, sans 1q consulter, cet opuscule scientifique,
Sorbière prit une de ces initiatives peu délicates, dont nous le verrons
dans la suite fournir plus d'un exemple fâcheux ^. Au lieu d'obtenir
au préalable l'agrément du principal intéressé, il commence par rédi-
ger son « Discours » ; puis il prévient Gassendi que pressé depuis
longtemps par des amis, notamment par du Prat, il s'est enfin décidé
d'écrire le sommaire sollicité ^. C'était mettre le savant chanoine,
en présence d'un fait accompli. Il joua si bien son rôle que celui-ci
crut que l'opuscule était déjà sous presse. Avec sa condescendance
habituelle il répondit que, Sorbière étant l'auteur de l'entreprise,
il ne saurait la désapprouver, car Sorbière a plein droit sur lui-même
et ses cèuvres ^. Cependant, après cette absolution bénévole, il signale
avec beaucoup de discrétion l'inconvénient qui pourrait résulter plus
tard pour lui de cette publication, où ses idées sont exposées, sans que
son nom soit prononcé. Mais il s'empresse de conclure : « Quoi qu'il en
soit, ne croyez pas cependant m'avoir fait une chose peu agréable... * »
Gassendi se serait sans doute montré plus exigeant, s'il avait su
qu'au moment où Sorbière lui écrivait (10 novembre 1647), il n'y
avait d'achevé que la rédaction du « Discours » qui est daté du 15 oc-
tobre. L'opuscule imprimé porte le millésime de 1648. Gassendi aurait
eu le temps de réclamer et de revoir le manuscrit. Mais, comptant sur
la débonnaireté de « l'ami commun », l'entreprenant Sorbière préféra
brusquer la solution.
Pour se faire pardonner son sans-gêne, il décerne au complaisant
auteur de grands éloges et fait justement remarquer que les objec-
tions mises en avant n'ont pas pour but de renverser une opinion
très vraisemblable, mais bien de fournir l'occasion d'une enquête
plus approfondie ^.
1. Cf. infra, Ch. VI, p. 217-220.
2. Saepius a me petierunt amici ut semel narrarem, rogavit vero Pratseus noster ut
perscriberem, Dubitationes a te olim institvitas adversus Chyli trajectionem per venas
lacteas et sanguinis per arterias circulationem, cum scilicet referrem iis de rebus me
audivisse te aliquando fuse disserentem atque insuper Commentationeni quandami tuam
vidisse, unde prœclara multaexcerpseram (Sorbière à Gassendi, Leyde, 10 novem-
bre 1647, Bibl. Nat., Ms. Fonds lat., 10352, T. I, fol. 568 recto et v.). On trouve cette
lettre imprimée dans OG, t. VII, pp. 508-509.
3. Quod meam illam de trajectione Chyli deqvie sanguinis circulatione Disputatio-
nem gallice redditam meoque nomine suppresso commitendam typis censuisti impro-
bare sane non possum, neque non boni consulere, cura ipse sis qui feceris. Tibi siquidem
plénum in me jus et, si quicquam est quod proficisci abs me possit, id totum tui est
arbitrii. (Gassendi à Sorbière, Paris, Id. Decembr. 1647. Ibidem, t. II, fol. 93 recto).
Cette lettre a été imprimée dans OG, t. VI, p. 279, c. 2.
4. Quidquid sit, non ideo putes fecisse te rem mihi parum gratam... (Gassendi à
Sorbière, Lettre citée, Ibidetn).
5. C'est ce dont Sorbière prévenait Gassendi dans sa lettre : Morem tandem gessi, Vir
maxime, ratus sequi te bonique libertatem nostram consulturum, prœsertim cum nomen
tuum vellitationi isti non apposuerim et professus fuerim tamen non mihi sed Viro
cuidam magno, cujus se -monibus sapientissimis interfueram, acceptas referri debere
objectiones doctissimas, quas quidem auctor protulisset ut ansa diligentiori inquisi-
tioni praeberetur, non ut opinionem verisimillimam inde labefactatam eversamque
putaret (Lettre citée, Ibidem, fol. 568 verso). — Cf. OG, t. VI, p. 509, col. 1.
Vn. — LA CmCULATIOX DU SAXG 177
C4assendi était tout disposé à se rendi-e à ré\ddence d'une démons-
tration basée sur les faits. C'est une découverte d'un physiologiste
français, Jean Pecquet, son ami, qui, au dii'e de Sorbière, fit cesser
ses hésitations. Aselh, de Crémone, avait déjà étudié, au début du
xvn"? siècle, les ^ aisseaux dits lactés ou chyLifères, dont la fonction
est de recueilhr dans l'intestin les matières grasses digérées (c'est
ce que l'on nomme le chyle) et, à travers le mésentère, de les conduire
dans le sang. Mais on croyait, jusqu'à Pecquet ^, que ces vaisseaux
chylifères aïjoutissaient au foie. Il décou\'rit (1647), en disséquant
des chiens, que ces vaisseaux se rendent dans un canal spécial, le
canal thoracique, qui verse ensuite leur contenu dans le sang. En
compagnie de Sorbière, Gassendi, déjà vieux, assista plus d'mie fois
à ces dissections ^. Dès lors, nous assm'e son biographe, il n'hésita
plus à regarder comme rigoureusement prouvée la circulation du sang ^.
Lui-même ne reculait pas devant des expériences pénibles. Sorbière
nous raconte encore qu'il le rencontra quelquefois, au plus fort d'un
hiver rigoiu'eux, se rendant à l'endroit où l'on avait coutume de trans-
porter les ordm'es de la voirie, pom* expérimenter siu? les cadavres des
chevaux qu'on y jetait pêle-mêle *.
VIII. — ROLE SCIENTIFIQUE SECONDAIRE
Les travaux personnels de Gassendi, comme il ressort de l'exposé
précédent, n'ont rien ajouté d'important au patrimoine scientifique
de l'esprit humain.
1. Jean Pecquet, médecin et anatomiste, né à Dieppe en 1622 et mort à Paris
en 1674, devint membre de l'Académie des Sciences (1666). Son principal ou\Tage est
intitulé : Expérimenta nova anatomica quihus incognitum hactenua chyli receptaculum
et ab eo per thoracem in ramos usque subclavios vasa la<:tea deteguntur, Paris, 1651 ;
1654 2.
2. Adfui non semel una cum Gassendo canum dissectionibus, in qiiibus omnibus
Pecquetus noster peculiari solertia rem adeo fecit indubitatam ut gauderet admoduni
senex curiosissimus... (S. Sorbière, De Vita, G. G, Prsefat. [non paginée], pp. 5-6).
3. Telle est la version de Sorbière. Mais Gassendi est moins affirmatif. Dans le Syn-
tagma (Physica, Sect. III, Membr. II, L. V, C. III, T. II, pp. 314-319) Gassendi nous
confie que depuis longtemps il incline fortement du côté de Harvey ; mais que jusqu'ici
il s'est heurté à des arguments qui l'ont empêché de donner un assentiment sans
réserve à la théorie de la circulation du sang. (Quippe nos quoque ii quidem sumus, qui
in eam [Sanguinis circulatio] valde propendeatmis, ut fiivhus a initio usque, dum memorati
Fluddi doctrinam expenderemus, contestati ; verum et ex eodem usque tempore fuere
<irgumenta quœ ad assensuni continendian permoverint. (Ibidem, p. 314, col. 1). Après
avoir exposé les raisons qui l'arrêtent, Gassendi raconte qu'il a assisté à Paris, le
19 octobre et le 2 novembre 1654, aux expériences de Pecquet. Il les décrit avec soin ;
mais il n'en tire aucune conclusion ferme (Ibidem, pp. 318-319), ce qui porte à croire
que ses dernières hésitations n'étaient pas encore tombées. Or on sait que Gassendi
momut l'année suivante. Peut-être qu'après avoir écrit ce récit de la découverte de
Pecquet, Gassendi, en y réfléchissant, a fini par se ranger, saiis restriction, parmi les
partisans de la circulation du sang. On s'expliquerait alois comment Sorbière a pu
se montrer si catégorique.
4. Ut suspicionem autem prorsus amoliretur qiiam de canali Cholidocho habuerat,
quem Chj-lodochum dicere maluerat, equos, inquibus omnino deficit,introspicerc voluit.
Et memini offendisse me aliquando euntem cum Martello, sœviente admodum hyeme,
ad loca in qute deportari soient viarum purgamenta et trahi equorum cadavera, quoe
plura soluto pretio aperiri jussit (Sorbière, Loco citato, p. 6).
\2
178 ARTICLE II. CHAPITRE V, • — LA VALEUR DU SAVANT
L'activité infatigable de sa vive intelligence s'éparpilla sur trop
de sujets divers, pour qu'elle pût tracer un sillon très profond dans
un sens déterminé. Mais on ne saurait oublier sans ingratitude que
la façon lumineuse ^ dont il traita les questions, et plus encore son
zèle à promouvoir, par l'exemple et la parole, le rôle de l'observation
et de l'expérience, en un temps où il était encore trop peu prisé, furent
des services notables rendus à la science.
En dépouillant les atomes de l'éternité que leur avaient prêtée
Épicure et I^ucrèce, en les étudiant surtout comme les éléments qui
composent les corps, Gassendi s'est plutôt comporté en physicien
qu'en métaphysicien. Depuis lors, l'Atomisme a quitté à peu près
complètement le domaine de la Philosophie pour entrer dans celui
de la Physique. C'est pourquoi l'on peut souscrire à ce jugement
élogieux que Lange a formulé : « La réforme de la Physique et de la
Philosophie naturelle, que l'on attribue d'ordinaire à Descartes, est
pour le moins autant l'œuvre de Gassendi, Bien des fois, par suite
de la célébrité que Descartes doit à sa métaphysique, on lui a directe-
ment attribué ce qui appartient avec plus de justice à Gassendi ;
il est vrai que le mélange tout particulier d'opposition et d'accord,
de lutte et d'ahiance entre les deux systèmes faisait que les courants
cartésien et gassendiste se confondaient complètement. Ainsi Hobbes,
le matériahste et l'ami de Gassendi, était partisan de la théorie cor-
pusculaire de Descartes, tandis que Newton avait sur les atomes
l'opinion de Gassendi. Les découvertes faites plus tard amenèrent
la réunion des deux théories ; on laissa subsister côte à côte atomes
et molécules, après que les deux idées eurent reçu les développements
qu'elles comportaient ; incontestablement l'atomistique actuelle s'est
formée, pas à pas, des théories de Gassendi et de Descartes, remontant
ainsi par ses origines jusqu'à Leucippe et Démocrite » ^.
1. <( Ce personnage sçavant entre les doctes... avoit l'esprit agréable et doux : sa con-
versation estoit aisée et rendoit claires les choses les plus obsciu-es, non tant par la
netteté qu'il avoit fort belle, que par la force et la solidité de ses raisons, qu'il aocom-
pagnoit d'ordinaire de similitudes très-propres, qui expliquoient naïvement sa concep-
tion. » (M. DE Marolles, Mémoires divisez en trois Parties, 11^ P., p. 273, Paris, 1656).
2. F.-A. Lange, Histoire..., t. I, P. III, Ch. I, p. 240.
CHAPITRE VI
Influence philosophique de Gassendi.
§ a. — gassendi ne fut pas un chef d'école
Damiron a pu dii'e, non sans une forte dose d'exagération, que
Gassendi « fut, à un autre titre et dans une autre direction, avec moins
d'originalité sans doute et moins de génie d'invention que Descartes
qui domine tout, mais avec de belles parties encore et des mérites
éminents, un des pères de la philosophie moderne » ^. Assurément,
Hobbes, Locke ^, Condillac et l'École sensualiste du xviii^ siècle
relèvent dans une certaine mesure de Gassendi, comme aussi, nous
l'avons vu, de Bacon. On peut donc lui maintenu" le titre glorieux
que lui décerne Damiron, si l'on entend par là que le caractère empi-
rique de son système a exercé une véritable influence sur l'un des
grands courants de la pensée moderne. Mais ces penseurs, négligeant
de suivre le spiritualisme que Gassendi avait associé à son empirisme,
ne gardèrent que ce dernier et le poussèrent jusqu'au sensuaUsme,
parfois même jusqu'au matérialisme. Il est permis de le regretter
pour l'honnem* de Gassendi lui-même, car, nous l'avons constaté ^,
son système offrait quelque prise à ces interprétations déplorables.
1. Damiron, Essai sur F Histoire de la Philosophie en France au XV 11^ Siècle,
t. I, p. 503.
2. « Noua noua sommes arrêtés sur les écrits de Gassendi, bien moins par l'opinion
que nous avons de leur mérite que par respect poiu- un auteur dont Locke a fréquem-
ment daigné suivre les traces. » (Dugald Stewart, Histoire abrégée des sciences méta-
physiques, morales et 'politiques depuis la Renaissance des Lettres. Trad. J. A. Buchon,
ire Pai-tie, Ch. II, Sect. II, p. 234-235. Paris, 1820). Plus loin, Stewart, après avoir
noté que Locke n'a pas cité Grassendi dans son Essai sur r Entendement, explique ainsi
cette étonnante omission : « Il est probable que, quand il [Locke] se mit sérieusement
à écrire, le résultat des lectures de sa jeunesse était tellement identifié avec celui de
ses propres réflexions, qu'il devenait impossible de les séparer l'un de l'autre ; et qu'il
s'expose ainsi à confondre quelquefois les trésors de sa mémoire avec ceux de son
invention. » (D. Stewart, Histoire abrégée..., 2^ P., Ch. I, Sect. I, p. 17 et 18. Paris, 1823).
■^Dansle Médical common place book (manuscrit conservé auBritish Muséum, n. 32554),
où Locke donne des indications sur ses études en 1659-1660, on constate qu'il lisait,
en prenant des notes, la philosophie de Gassendi. Dans sa bibliothèque, à Gates, il
avait, auprès du Novimi Organum, les œuvres de Gassendi. (Cf. Fraser, Locke, p. 221,
Londres, 1899). Or il n'a cité qvi'une fois, incidemment, à propos du mouvement et du
vide, le philosophe français à côté de Descartes, de Morin et de Bernier, pour répondre
à une objection de l'évèque de Worcester (Cf. Second Reply, Œuvres de Locke, t. I,
p. 549, Londres, 1759). La bienveillante explication de Stewart ne suffit pas à rendre
compte d'un silence qui semble sj'stématique.
3. Cf. supra. Chapitre IV, p. 125-126.
180 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Le Gassendisme eut, par là même, des conséquences fâcheuses, que
le digne chanoine n'avait évidemment pas prévues et qu'il eût été
le premier à désavouer.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, il est un autre titre qu'on doit résolu-
ment refuser à Gassendi. Du jugement motivé, qui a été porté plus
haut sur l'ensemble de son œuvre, il résulte manifestement qu'il
n'y avait point en lui l'étoffe d'un chef d'École. Son génie n'a pas eu,
comme celui d'un Platon ou d'un Ai'istote, d'un Thomas d'Aquin ou
d'un Descartes, une puissance assez féconde pour produh'e une hgnée
de disciples qui, saluant en sa personne un maître incontesté, aient
continué son enseignement et, fidèles à l'esprit qui l'avait animé,
aient fait rayonner au loin, durant des siècles, l'éclat de sa doctrine.
Rien de pareil. En France, on aperçoit seulement quelques disciples
groupés autour de sa chère mémoire ; ils lui rendent un sincère tribut
d'éloges et professent plus ou moins, pour leur compte personnel,
les opinions du maître qu'ils ont puisées dans ses leçons ou dans son
ouvrage posthume, le Syntagma philosopkicum. En dehors de France,
la doctrine de Gassendi provoqua çà et là une véritable sympathie.
Cette étude sur Gassendi serait donc incomplète si elle ne s'achevait
par la mention des principaux admirateurs du philosophe provençal.
Parmi nous cette galerie comprend les noms de Gui Patin, de Cureau
DE La Chambre, de Bernier, de Sorbière, de Molière, de G.-B. de
Saint-Romain, de G. de Cordemoy ; à l'étranger, ceux de Walter
Charleton, de R. Cudworth, de R. Boyle, de H. Bornius, de
W. Senguerdus, du Père Der-Kennis et du chanoine de Sluse ^
On a quelquefois appelés Gassendistes certains philosophes qui ont
admis l'existence des atomes et du vide et fait opposition à la philo-
sophie cartésienne, par exemple, Fr. Lamy, D. Derodon, Kenelme
DiGBY. C'est excessif, car ils n'ont pas suivi de près la voie et la méthode
tracées par Gassendi.
Un trait commmi à tous les Gassendistes c'est leur aversion marquée
pour l'École cartésienne : partant du principe qu'il n'y a rien dans
l'intelhgence qui n'ait passé par le sens, et le portant même à l'extrême,
ils ne pouvaient souffrir le spirituahsme excessif de Descartes, qui ne
se contente pas de distinguer l'âme du corps, mais étabht entre eux
une telle séparation que leurs relations mutuelles deviennent impos-
sibles. Un grand nombre d'entre eux était médecins : c'est le cas de
Patin, de La Chambre, de Bernier, de Sorbière, de Saint-Romain,
de Charleton.
1. Le Docteur Henri Maius, qui enseigna la médecine et la physique successive-
ment dans les Universités de Marbourg et de Rinteln, a essayé, dans un manuel des-
tiné aux étudiants, de défendre l'atomisme des anciens en s'inspirant des modernes.
Ce manuel a pour titre : Physicœ veteris noviter adornatœ, ad principia Democriti a
Gassendo, Vendamio, Boylio, Derodone, Digbœo aliisque redintegratœ Synopsis, Franc-
fort, 1689. — On en trouvera une brève analyse dans J. Leclerc, Bibliothèque univet'
selle et historique, t. XIII, p. 226-231, Amsterdam, 1689.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : I. — GUI PATIN ET DE LA CHAMBRE 181
§ B. — LES DISCIPLES DE GASSENDI EN FRANCE
/. — OUI PATIN ET DE LA CHAMBRE
Gui Patin est plus célèbre par ses Lettres que par sa science médi-
cale 1. Très partisan de la saignée ^, peu favorable aux méthodes et
aux médicaments nouveaux, il eut avec les défenseurs de l'antimoine
d'âpres discussions. Sa verve était spirituelle et volontiers frondeuse
du persomiel ecclésiastique comme des choses de la religion. Son esprit
caustique ne l'incHnait à la bienveillance envers qui que ce soit ;
à l'égard de ceux qui l'avaient blessé il se montra dur jusqu'à l'in-
justice ^. Cependant il n'eut jamais pour « le bon M. Gassendi » que
des paroles aimables, louant de gi'and cœur sa vertu et sa science.
Son admiration sincère s'élève parfois jusqu'à l'enthousiasme. Il
écrit à M. Behn : « M. Gassendi est un des honnêtes et des plus savants
hommes qui soient aujourd'hui en France » *. Dans une lettre à M. Spon
il présente « l'incomparable M. Gassendi » comme « un abbregé de
vertu morale et de toutes les belles sciences » ^. Il a encore une autre
manière de recommander la philosophie de Gassendi, manière indi-
recte mais plus mordante, c'est de dénigrer la philosophie rivale de
Descartes. Il en a usé tout à son aise. Par exemple, il déplore en ces
termes la mort d'un soUde adversaire du Cartésianisme, Plempius ^,
professeur de médecine à l'université de Louvain : « Adieu la bonne
doctrine en ce pays-là. Descartes et les chimistes ignorants tâchent de
tout gâter, tant en philosophie qu'en bonne médecine « '.
1. Gui Patin, né à la ferme des Préaux, dans la commune de Hodenc-en-Bray
(Oise), en 1601, et mort à Paris en 1672, remplaça Riolan comme professeur au Collège
royal et devint doyen de la Faculté de Médecine (1650). — On ve.-ra (Ch. VI, p. 195, n. 2)
qu'il approuva l'attaque malheureuse que Riolan lança contre la découverte de Pecquet.
2. Patin assista Gassendi dans sa dernière maladie ; il lui infligea treize saignées,
qui sans doute le tuèrent ou hâtèrent sa fin. Il ne pardonna point à Sorbière d'avoir
signalé le fait et le nombre de ces saignées dans la Biographie de leur ami commun,
car il dénigra à plaisir cette Biographie dans une lettre à Spon, 1 8 juin 1655 : «. M. Henry
m'a fait voir en hâte la Préface qui touche la vie de M. Gassendi. Sorbière n'est qu'un
sot et un veau avec tout son fatras de latin ; il parle de la saignée, sans savoir ce qu'il
dit, comme un aveugle des couleurs ; il est fat et ignorant, et, s'il en valait la peine,
je l'étrillerais bien ; il n'est qu'un flatteur et un menteur et un impertinent avec sa
bonne mine. » (Lettres, Edition Reveillé -Parise, t. II, p. 400). — Dans La Saignée
réformée (La Flèche, 1656), le pamphlétaire Binedeau appelle Patin « un grand Sai-
gneiir ». — Quand Patin n'avait pas de rancune personnelle contre Sorbière, il en parlait
tout autrement : « Je suis bien aise, écrit-il au même M. Spon, que vous ayez vu M. Sor-
bière : c'est un honnête homme. » (Lettre à Spon, Paris, 16 sept. 1650, tome II, p. 44).
3. Par exemple, à l'égard de Sorbière, comme on vient de le voir (Cf. supra, note 2)
-ou de La Poterie. (Cf. «wpra, Ch. I, p. 16, n. 2).
4. Lettre à M. Belin, 4 sept. 1641, t. I, p. 83.
6. Lettre à Spon, 8 janv. 1649, t. I, p. 423.
6. Cf. G. MoNCHAMP, Histoire du Cartésianisme en Belgique, dans les Méinoirea
couronnés et autres Mémoires publiés par V Académie royale de Belgique, Bruxelles,
nov. 18S6, t. XXXIX, ch. xiii, § 1, p. 246-253. Ce Plempius était un fervent péripaté-
ticien, que nous retrouverons en parlant du Cartésianisme.
7. Lettre à Falconet, 22 janvier 1672, t. III, p. 795.
182 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
A la mort de Marin Cureau de La Chambre i, médecin et conseiller
de Louis XIII et de Louis XIV, le même G. Patin le vante comme
« un des premiers et des plus éminents de l'Académie françoise, tant
à raison de sa doctrine, qui n'étoit point commune, C|ue pour le crédit
qu'il avoit chez M. le chancelier... ^ » La Chambre pubha en 1634
un hvre intitulé : Nouvelles Pensées sur les causes de la lumière, du
débordement du Nil et de Vamour dHnclinaiion, livre, qui fourmille
d'hypothèses extravagantes, mais écrit en français. L'emploi de la
langue maternelle en matière scientifique était alors une nouveauté,
qui attira l'attention du cardinal de Richelieu : il comprit La Chambre
parmi les premiers membres de l'Académie française (1635) ^. L'Aca-
démie des sciences l'accueiUit également dans son sein dès sa fonda-
tion (1666).
La Chambre pubha un grand, nombre d'ouvrages, qui avaient de
son temps le mérite de vulgariser certaines questions relatives aux
sciences et à la philosophie. Ne signalons ici que les suivants : Les
CTiaractères des Passions (Paris, 1640) *. — L'Art de cmmoistre les
hommes. (Première Partie) (Paris, 1659). — Le Système de VAme
(Paris, 1664) ^. — Traité de la connoissance des Animaux... (Paris,
1. Marin Cureau de La Chambre naquit au Mans vers 1594 et mourut à Paris en 1669
2. Lettre à Falconnet, 13 décembre 1669, t. III, p. 721-722.
3. La Chambre fut chargé, à la mort du cardinal, de faire son éloge au nom de l'Aca-
démie. — Il est étrange, à première vue, que l'Académie française n'ait pas ouvert ses
portes à Gassendi ,si supérieur à La Chambre. La raison en fut sans doute que Gassendi
composa toutes ses œuvres en latin.
4. Cet ouvrage est dédié au chancelier Séguier, dont La Chambre était le médecin.
C'est le premier volume, qui traite des Passions ayant le bien pour objet : amour, joye,
riz, désir et espérance. — Le deuxième, paru en 1645, traite des Passions courageuses. — ■
Le troisième, paru en 1659, traite de la haine et de la douleur. — Le quatrième et der-
nier, paru en 1662, traite des larmes, de la crainte et du désespoir. — C'est, à l'occasion
du volume de 1 645. que Balzac écrivit à l'auteur une lettre où on lit ces éloges hyper-
boliques : « Aprez avoir considéré, examiné, estudié vostre Li^Te quinze joiu-s entiers,
je conclus que jamais l'homme n'a connu l'homme à l'égal de vous. Jamais le Dieu
de Delphes n'a esté plus noblement ni plus ponctuellement obeï ; non pas inesme par
eeluy à qui il rendit tesmoignage d'une parfaite sagesse ; ni par celuy qu'on appela
autrefois VEntendement ; ni par cet autre qu'on appelle encore aujourd'huy le Démon
de la Nature. Ce Démon est entré à la vérité dans l'ame de l'homme ; mais il s'est
arresté à la. porte : il n'a fait que vous ouvrir et \'Ous faire le chemin ; et, si j'estois assez
hardi, je dirois qu'il n'est que de la basse Cour et que vous estes du Cabinet. Il n'y a
coin ni cachette de l'esprit humain où vous n'ayez pénétré ; il ne se passe rien là
dedans de si viste m de si secret, qui eschape à la subtilité de vostre veuë... » (Lettre
du 15 sept. 1645, dans Lee Œuvres de Monsieur de Balzac, Paris, L. BiUaine, 1665,
T. I, L. XII, p. 539). Il est probable que ce Démon de la Nature, dont Balzac met le
mérite bien au-dessous de celui de La Chambre, n'est autre que Descartes lui-même,
car dans une Lettre du 24 octobre 1644 à Cliapelain, Balzac écrit : « En sçauroit-il
plus [le frère de M' du Maurier] que M. Des Cartes, qui croit en plus sçavoir que les
grands démons, car pour les petits lutins il leur fait leçon deux fois par jour ? » (dans
Mélanges historiques. Choix de Documents, Imprimerie Nationale, Paris, 1873, t. I,
p. 859).
6. Le Système de VAme constitue la deuxième partie de VArt de connoistre les Jiommes.
La troisième partie reprit le titre de la première : L'Art de connoistre les hommes. Partie
tToiaièm,e, qui contient la deffense de V extension et des parties libres de l'Ame, Paris, 1666.
C'est la « deffense » du Livre V de l'ouvrage précédent : Le Système de l'Ame, contre les
attaques d'un « Sieur Petit, médecin dans Paris ». — L'absence du titre général de
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : I. — GUI PATIN ET DE LA CHAaiBRE 183
1647). — - Discours de V amitié et de la haine qui se trouvent entre les
animaux (Paris, 1667). Ces deux derniers ouvrages sont dirigés contre
Descartes qui ne voyait dans les animaux que des machines perfec-
tionnées.
Volontiers La Chambre s'insph'e des principes et des idées de Gas-
sendi. Parfois il les dépasse ; mais cet effort d'originahté est loin
d'être heureux. Ainsi, et c'est une thèse qui lui est particuHèrement
chère, l'âme raisonnable se meut localement, a une extension et des
parties ^. Il ajoute, à la vérité, que cette extension et ces parties ne
ressemblent point à celles des corps. Mais il ne réussit point à prouver
cette assertion ni, par conséquent, à sortir de l'impasse où il s'est
témérairement engagé en soutenant que l'âme raisonnable est une
substance étendue qui se meut, sans qu'elle soit cependant maté-
rielle et divisible. C'est contradictoire dans les termes. Un cartésien
décidé, GÉRAUD de Cordemoy, dans son livre sur Le Discernement
du corps et de Tâme en six Discours pour V éclaircissement de la Phy-
sique (Paris, 1666), sans nommer La Chambre, réfute ses opinions
anticartésiennes et répudie notamment son opinion grossière sur la
nature de l'âme.
Gassendi s'est montré justement sévère et dédaigneux à l'égard
des prétendues sciences divinatoires. De La Chambre aurait bien dû
l'imiter fidèlement en ce point, au lieu, dans son h\Te sm- les Prin^
cipes de la Chiromance (Paris, 1653), de prendre au sérieux des conjec-
tm'es vagues ou charlatanesques et de les couvrk d'un faux vernis
de science.
//. — FRANÇOIS BERNIER
François Bernier ^ eut comme condisciples ^, au coUège de Cler-
mont, que les Jésuites dnigeaient à Paris, Jean-Baptiste Poqueliî^,
qui devait devenir si célèbre sous le nom de Molière, et Claude-
l'ouvrage : UArt de connoistre les Jwnimes, en tête du Système de l'Ame, a égaré bien des
bibliographes qui ont vainement cherché, dans le reste de l'œuvre de La Chambre,
la DETJxrirME Partie de VArt de connoistre les hommes.
1. CiJREATJ DE La Chambre, Système de l'âme. Livre V et L. VI. Cf. L'Art de con-
noistre les hommes. Troisième Partie qui contient la deffense de l'extension et des parties
libres de l'âme, Paris, 1666. Il y répond au « sieur Petit, Médecin », qui avait attaqué le
livre V« du Système de l'âme et s'était permis contre « M. Gassendi » des « paroles outra-
geuses ». (Préface de cette Troisième Partie [non paginée], p. 10),
2. Bernier naquit à Joué, en Anjou, le 25 ou 26 septembre 1620 et mourut à Paris
le 22 septembre 1688. Il commença ses études chez le curé de Chanzeaux, son onole
maternel. C'est sans doute Luillier, qu'il nomme son bienfaiteur, qui le fit entrer au
collège de Clermont. Cf. Article biographique sur Bernier, par L. de Lens, dans le
Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-et-Loire, par Céle.stin
Port, t. I, p. 325-328, Paris-Angers, 1878. — Bernier écrivait, de Chiraz en Perse, le
10 juin 1668, à Chapelain : « C'est luy [Chapelle] qui le premier m'a procuré cette
famiUarité avec Monsieur Gassendi, votre intime et illustre amy, qui m'a été si a\'B.nta-
geuse ; ce qui fait que je luy suis extrêmement obligé... » (Lettre à Chapelain sur les
Gentils de l'Hindoustan, dans Voyages de François Bernier, t. II, p. 167- 16S, Amster-
dam, 1699).
3. Saint-Marc, Mémoires pour la vie de Chapelle, en tête des Œuvres de Chapelle et
de Bachamnont, p. xvii-xviii, La Haye «t Parie, 1755.
184 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Emmanuel Luillier, dit Chapelle ^, le futur auteur du Voyage dans
le Languedoc en collaboration avec Bacliaumont. Ces collégiens allaient
encore en classe, quand Gassendi vint s'établir pour quelques années
à Paris (1641). Il y reçut la plus aimable hospitalité chez son ami
LuiUier, Maître des comptes et Conseiller au Parlement de Metz.
Voulant sans doute reconnaître cette générosité, il s'offrit pour donner
des leçons de philosophie au jeune Claude LuiUier. L'offre fut acceptée
avec empressement, et l'on adjoignit à Claude ses condisciples du col-
lège de Clermont ^. Savinien de Cjn^ano Bergerac ^ compléta ce petit
groupe d'étudiants, qui se réunissait à l'hôtel du Maîtr& des comptes.
Gassendi accomplit sa tâche avec la bonne grâce et le dévouement
qui lui étaient habituels. Mais force est bien d'avouer que l'influence
de ce maître, pourtant si pieux et si distingué, ne semble pas avoir
été très efficace. Son penchant au doute et son indépendance de juge-
ment, qui n'avaient pas d'inconvénients pour cet esprit bien pondéré,
ont laissé une fâcheuse empreinte, plus ou moins marquée, sur ses
élèves. Sous le rapport moral ils profitèrent moins encore de ses leçons
et de ses exemples.
1. Né à la Chapelle-Saint-Denis, près Paris, en 1626, et mort à Paris en 1686, il était
fils naturel de Luillier, qui le fit légitimer en 1642. Malgré cette reconnaissance légale,
on continua de l'appeler Chapelle. Il avait beaucoup d'esprit et d'entrain. Boileau,
Racine, La Fontaine et Molière appréciaient son sens littéraire et goûtaient sa verve
primesautière qui égaj^ait les réunions d'Auteuil. Les deux premiers perdirent leur
peine à lui prêcher la morale. Son li\Tet unique : Voiage de Chapelle et de Bachaumont
(Paris, 1656), inaugura, dans le récit plaisant d'un voyage en Languedoc, le genre
badin en prose mêlée de vers.
Le l^r janvier 1649, Chapelle envoie de INIontpellier une lettre latine à son ancien
maître, « le prince des philosophes du siècle présent ». Il lui témoigne son admiration
sous la forme d'une prière en vers latins adressée à Janus, et sa reconnaissance en lui
disant en prose : « Continuez d'aimer celui que vous avez daigné accabler de tant de
bienfaits. » (Et amare perge queni tôt gravure dignatus es beneficiis). Cf. Opéra Gassendi,
t. VI, p. 521, col. 1-2).
2. Cf. Geimabest, La Vie de M. de Molière, p. 10-13, Paris, 1705. — Bougerel,
Vie de Pierre Gassendi, p. 89-90, Paris, 1737. — On a ajouté aux noms de Molière et de
Bernier ceux d'Hesnault et de La Mothe Le Vayer, le fils, mais sans donner de preuves,
Auger, dans son édition des Œuvres de Molière, en 1819, est le premier qui ait mis en
avant Hesnault. Cf. P. Mesnard, Œuvres de Molière : Notice biographique, t. X,
p. 55, Paris, 1889.
3. Né le 6 mars 1619 et mort en sejjtembre 1655 à Paris, Savinien de Cyrano
Bergerac, était plus âgé que ses condisciples, car il avait quitté, en 1637,1e collège de
Beauvals à Paris et avait déjà tâté de la vie militaire. Vite dégoûté du métier des
armes et désireux de compléter ses études, il s'introduisit, en forçant presque la porte,
dans le cours privé de Gassendi. (Cf. Niceron, Mémoires, t. XXXVI, p. 226). C'est
une entrée digne de celui qui contraignait « d'aller sur le pré » quiconque regardait
son nez avec trop d'attention. Ses Lettres, ses pièces de théâtre (le Pédant Joué, la Mort
d'Agrippine), quelques poésies lui acquirent un certain renom littéraire. Molière n'a
pas dédaigné de transporter dans les Fourberies de Scapin deux scènes du Pédant joué.
A qui s'en étonnait, Molière répondit avec désinvolture : « Je prends mon bien où je 1©
trouve. » Le sonnet à M''^ d'Arpajon eut son heure de célébrité. Ses Lettres, malgré la
préciosit 3 qui les dépare, ont des parties remarquables : elles sont tantôt des polémiques
virulentes et grossières contre Montfleury, d'Assoucy, Scarron ; tantôt des plaidoyers
contre quelqu'un (Contre les Médecins, Contre les Frondeurs, Contre les Sorciers) ; tantôt
de simples exercices littéraires (Lettres à Lebret sur les quatre saisons).
Cyrano ne fut ni un savant, ni un philosophe : étant mort à 35 ans, il n'a pu donner
sa mesure. Mais il eut du goût pour les sciences et pour la philosophie. Il a laissé.
§ B. DISCIPLES E^' FRANCE : II. — FRANÇOIS BERNIER 185
Bernier avait gardé un si bon souvenir des leçons de Gassendi
qu'il lui resta toujours très attaché. Après avoir suivi le cours d'As-
tronomie que son maître professa au Collège de France, il se mit
à voyager en Europe (1647-1650). A son retour, il alla en Provence
retrouver Gassendi qui-était malade. En 1652, la faculté de médecine
de Montpellier lui décerna le titre de Docteui*. Ces études médicales
ne l'empêchèrent point de prendre très et même trop vivement la
défense de Gassendi contre ^Nlorin ^. Il ramena son cher maître à Paris
en 1653, l'assista fidèlement jusqu'à la fin et lui ferma les yeux (1655).
Cette mort lui permit enfin de donner libre cours à sa passion pour
les voyages lointains. Dès l'année 1656, il s'embarqua pour l'Orient,
visita la Palestine et FÉgypte ; puis, il passa jusqu'aux Indes, séjourna
huit ans dans ( l'Empire Mogol », où l'empereur Aurangzeb le prit
comme médecin ; enfin, après douze ans d'absence, il regagna la France
en passant par la Perse et la Turquie. Le résultat de ces longues péré-
grinations fut la pubUcation de ses Mémoires sur l'Empire du Grand
Mogol (4 vol., Paris, 1670-1671) ^. Cet ouvrage, riche de renseignements
historiques et de judicieuses observations, fut alors très apprécié
inachevé, un essai de vulgarisation des idées scientifiques de Descartes, sous ce titre :
Fragment physique ou la Science des choses naturelles. Dans son ou\Tage, L'Autre Monde,
qui est un voyage imaginaire dans la lune (Les Etats et Empires de la Lune) et dans le
soleil (Histoire de la République du Soleil), il a semé, parmi des fictions fantaisistes ou
bizarres, quelques \aies philosophiques et scientifiques, dont certains ont singuhère-
ment exagéré l'importance. N'a-t-on pas voulu, par exemple, voir en CjTano un pré-
cur-seur des évolutionnistes, à cause de quelques phrases, sans portée réelle, sur les
transformations qu'on remarque dans la nature ? En philosophie, CjTano est éclecti-
que : il s'inspire à la fois de Campaxella, de GASSE>rDi et de Descaetes, dont il fait,
dans V Autre Monde, de grands éloges. Dans ce mélange, c'est la dose de Gassendisme
qui paraît être la plus forte.
Pour faire de CjTano l'un des ancêtres du rationalisme, on se pla"t à citer, en l'isolant,
cette plu-ase devenue célèbre : a La Raison seule est ma reine. » Mais, replacée dans son
contexte, elle offre un sens très acceptable. « Xon, je ne eroy point de sorciers, encor
que plusieurs grands personnages n'ayent pas esté de mon advis, et je ne deffere à
l'authorité de personne, si elle n'est accompagnée de raison ou si elle ne vient de Dieu,
Dieu qui tout seul doit estre crû de ce qu'il dit à cause qu'il le dit. Ny le nom d'Aristote
plus savant qvie moj-, ny celui de Platon, ny celuy de Socrate ne me persuadent point,
si mon jugement n'est convaincu par raison de ce qu'ils disent. La Raison seule est ma
reine, à qui je donne volontairement les mains. » (Deuxième Lettre contre les Sorciers,
dans Œuvres diverses de M. de Cyrano Bergerac, p. 81, Paris, 1654).
Ses qualités d'esprit et de cœur, abondantes mais fougueuses, auraient eu besoin,
d'un frein pom- en coordonner l'élan. Par malheur, il fréquenta le groupe des « libertins »
de la première moitié du x\^If siècle, et comme eux, impatient de toute règle, il ne sut
pas cultiver ses riches dons. Après une vie follement dissipée, les souffrances d'une
longue maladie l'assagirent. Par sa mort chrétienne il fit du moins honneur à son maître
Gassendi. — Cf. Pierre- Aktonin Brun, Savinien de Cyrano Bergerac. Sa Vie et ses
Œuvres d'après des documents inédits, Paris, 1893. Cet auteur surfait moins que d'autres,
mais surfait encore, la valeur scientifique et philosophique de Cj-rano. Il dit que Cyrano
appelle Gassendi un philosophe divin. Il y a erreur. C'est Lebret qui, dans la Préfacô^
au Voyage de la Lune, parle ainsi : « Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modéré et
si savant en toutes ces choses... n
1. Cf. supra, Cliapilre V, p. 171-172.
2. Cet ou\Tage parut plus tard sous le titre de : Voyages de François Bernier...,
contenant la description des Etats du Grand Mogol, de VHindoustan, du royaume de
Kachemire,... etc., Amsterdam, 1699, 2 vol. réédités en 1709, 1711 et 1724.
186 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — rNFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
€t valut à l'auteur une grande notoriété : on ne l'appelait plus que le
Mogol 1.
Parfois, Chapelle, le condisciple de Bernier, las de courir les caba-
rets, avait des velléités de se ranger et de s'adonner au travail. Notre
voyageur, ayant été informé que les bonnes intentions de son « très
cher » semblaient sérieuses, lui adi'essa, le 10 juin 1668, de Chiraz,
en Perse, une lettre philosophique ^, où il s'efforce d'affermir en^ lui
ces désirs encore chancelants et de l'arracher aux séductions de l'Epi-
curisme théorique et pratique. Elle débute ainsi :
Très cher,
^fi J'avois toujours bien crû ce que disoit M. Luillier, que ce ne seroit
qu'un emportement de jeunesse, que vous laisseriez cette vie qui
deplaisoit tant à vos amis et que vous retourneriez enfin à l'étude
avec plus de vigueur que jamais. J'ay appris dès l'Hindoustan, par
les dernières lettres de mes amis, que c'est à présent tout de bon
et qu'on vous va voir prendre l'essor avec Démocrite et Epicure,
bien loin au delà de leurs flamboyantes muraiUes du monde, dans leurs
espaces infinis... ^ »
Bernier ramène toute sa lettre à cette thèse capitale : « ... Il me
semble bien raisonnable de croire" qu'il y a quelque chose en nous de
plus parfait que tout ce que nous appelons corps ou matière » *.
Il admet toujours l'existence d'atomes indivisibles et il reste con-
vaincu que par leur concours pourraient se constituer des composés
admirables, « jusqu'au corps mesme humain..., pourvu qu'il intervint
une cause directrice assez intelhgente pour cela » ^. Mais aucun agen-
cement d'atomes ne sera jamais capable d'accomplir les opérations
qu'on remarque dans l'entendement de l'homme ^.
Pour prouver cette thèse, Bernier apporte une série d'observations,
qui témoignent d'une véritable perspicacité psychologique. L'homme
comiaît le passé et prévoit l'avenir, se rephe sur ses actes au moyen
de la réflexion, découvre des vérités sublimes, peut commander à ses
passions, etc., toutes opérations qui exigent un principe incorporel '.
Ayant pressé son « très cher » de bien examiner « ce qui se passe au
dedans de nous «, il ajoute, avec la Uberté d'un intime a-mi qui se
1. Pendant son absence, Bernier fut tenu au courant des affaires d'Europe par ses
amis, notamment par Chapelain (1661-1669). Cf. L. de Lens, Les Correspondants de
François Bernier pendant son voyage dans VInde. Lettres inédites de Chapelain, Angers,
1872). — Elles ont été publiées depuis, avec plus de soin, par Ph. Tamizey de Lab-
ROQUE : Lettres de Jean Chapelain, dans les Documents inédits sur l'Histoire de France,
2e Série. Cf. Table, au mot Bernier, t. II, p. 901, col. 1, Paris, 1883.
2. Lettre envoyée de Chiras en Perse, le 10 juin 1668, à Monsieur Chapelle, sur le
dessein qu'il a de se remettre à l'étude, sur quelques points qui concernent la doctrine des
atomes et sur la nature de l'entendement humain, en Appendice à Suite des Mémoires du
■si-eur Bernier sur l'Empire du Grand Mogol, Paris, 1671. — On la trouve aussi dans
Voyages de François Bernier, t. II, p. 169-205, Amsterdam, 1699.
3. Bernier, Lettre à Chapelle, Loco cit., p. 1-2.
4. Bernier, Lettre à Chapelle, Loco cit., p. 14-15.
5. Bernier. Lettre à Chapelle, p. 24.
6. Bernier, Lettre à Chapelle^ p. 26-27.
7. Bernier, L€<«re d O/iape^fe, p. 32-51.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : n. — FRANÇOIS BERNIER 187
souvient que Chapelle n'a tous ses moyens que lorsqu'il est à jeun :
« Et vous ne me refuserez pas, dans cette netteté d'esprit et humeur,
où vous vous trouvez quelquefois le matin, de faire réflexion sur trois
ou quatre choses (celles qu'il vient d'énumérer) qui me semblent
très dignes d'un philosophe » ^.
Afin de stimuler son paresseux ami au travail pénible de la réflexion,
Bernier flatte adroitement son amour-propre en évoquant un passé
plus laborieux : « Je me promets que vous donnerez bien cecy à ma
prière, qui est de repasser un moment sur ces pensées si ingénieuses
et si agréablement tournées qu'on a sceu tirer de vos Mémoires ^ ;
sur tant d'autres fragmens de mesme force que je sçay qui y ont
resté ^. . . »
En terminant, Bernier met son correspondant en garde contre la
prétention illusoire de ceux qui cherchent, en pareille matière, une
démonstration géométrique. « Xe prétendons point de pouvou' exph-
quer la natm'e du principe de nos raisoimemens de la mesme façon
que nous pourrions faù'e les autres choses qui tombent sous les sens,
et ne faisons point les géomètres la-dessus « *.
La Lettre s'achève sm' cette déclaration vigoureuse à l'adresse des
Épiciu'iens matérialistes : « ... Nous devons prendre une plus haute
idée de nous-mesmes et ne faire pas nostre ame de si basse étoffe que
ces grands Philosophes trop corporels en ce point. Nous devons croire
pour certain que nous sommes infiniment plus nobles et plus parfaits
qu'ils ne veulent, et soustenir hardiment que, si bien nous ne pouvons
pas sçavoh' au vray ce que nous sommes, du moins sçavons-nous
très-bien et tres-assurément ce que nous ne sommes pas ; que nous ne
sommes pas ainsi entièrement de la boue et de la fange comme ils
prétendent. Adieu ^. »
Cette longue Lettre est écrite dans im style enchevêtré et diffus,
que Bernier quahfie d' « asiatique » ^ ; mais le fond en est remar-
quable. L'élève de C4assendi se montre ici digne de son maître. Cepen-
dant il ne réussit point à secouer la torpeur du pau^Te Chapelle, qui
continua de mener sa vie de bohème. Au souvenu' des brillantes qua-
Utés que son « très cher » avait reçues eu partage et qu'il gaspilla
si follement, l'ami fidèle, dans l'épitaphe qu'il lui a consacrée, ne
peut se défendre d'adresser à celui qui passe devant la tombe de Cha-
pelle, cet appel mélancohque à la pitié : « Sçaches seulement qu'il
estoit homme, qu'il fut extraordinaù'e en tout, et plains son sort. »
Cependant l'amour des voyages n'avait point émoussé chez Bernier
le goût de la philosophie. Pour aider à la diffusion du système gassen-
1. Bernier, Lettre à Chapelle, p. 32.
2. « Ces Mémoires de Chapelle sembleraient avoir été quelques parties des leçoiîs de
Gassendi, soit recueillies au temps où il les avait entendues, soit écrites plus tard de
souvenir. » (P. Mesxard, Notice biographique sur Molière, dans Œuvres de Molière
(Edit. des Grands Ecrivains, t. X, p. 42, Paris, 1889).
3. Bernier, Lettre à Chapelle, p. 31-32.
4. Bernier, Lettre à Chapelle, p. 67-68.
5. Bernier, Lettre à Chapelle, p. 68-69.
6. Bernier, Lettre à Chapelle, p. 28.
188 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
diste, il résolut de traduire, en l'abrégeant, le Syntagma philosophicum.
Après avoir publié quelques parties séparées ^, il donna une édition
d'ensemble sous un titre qui nous est devenu familier : Abrégé de la
Philosophie de Gassendi • (Lyon, 1678, 8 tomes en 7 volumes) 2. On
aura l'occasion de juger son rôle d'abréviateur ^.
Le Père Le Valois, S. J., sous le pseudonyme de M. De la Ville,
avait lancé contre les Cartésiens une attaque qui fit sensation dans le
temps, sous ce titre très explicite : Sentimens de M. Des Cartes touchant
Vessence et les projwietez du corps, opposez à la doctrine de VEglise et
conformes aux erreurs de Calvin, sur le sujet de V Eucharistie ; avec
une Dissertation sur la prétendue possibilité des choses impossibles
(Paris, 1680) ^. L'auteur ne limitait pas son agression aux Cartésiens,
car il avait cité Bernier parmi les philosophes qui contredisent le dogme
de la transsubstantiation en faisant consister l'essence de la matière
dans l'étendue, ou, selon Gassendi intei-prété par Bernier, « dans la
soUdité ou impénétrabihté d'où suit nécessairement l'étendue » ^.
Après avoir rappelé les noms de certains philosophes, qui sont consi-
dérés comme les tenants de l'opinion qu'il combat, le Père Le Valois
continue : « Et moy j'aurois ajouté à tout cela M. Bernier, quoyqu'il
fasse profession d'estre tout gassendiste et nullement cartésien » ®.
Puis, ayant rapporté l'interprétation que Bernier donne du sentiment
de Gassendi, il conclut : « Il est vray que cette opinion est un peu diffé-
rente de celle de M. des Cartes, mais elle n'en est pas moins péril-
leuse '^. »
Bernier crut devoir répondre au Père Le Valois. Il « fit imprimer
sourdement, raconte Bayle, un petit Écrit [Eclaircissement sur le
livre de M. de La Ville'], dont il distribua quelques exemplaires à ses
amis, et même à quelques Prélats » ^. Dans cet opuscule, il « se déclare
fort vertement contre quelques-mies de leurs doctrines » ^ [des Car-
tésiens], afin de dégager sa cause de la leur. Sur le fond même de la
question, il propose de distinguer « deux sortes d'étendue, l'une réeUe
et véritable et qui soit le corps même ; l'autre apparente et qui ne
soit que l'apparence du corps pu l'apparence de la vraye et réelle
1. Elles parurent à Paris en 1674 et en 1675, et à Lyon en 1676.
2. Une autre édition, augmentée de trois opuscules de Bernier, reproduits en tout ou
en partie, parut à Lyon en 1684, 7 tomes en 6 volumes. Dans la Préface [non paginée],
p. 8, Bernier dit qu'il a « augmenté de quelques chapitres » cette 2^ édition, et qu'il a
I retranché beaucoup de choses qui lui paraissoient superflues >'.
3. Cf. infra, p. 249.
4. Cf. C. SoMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Y^^ P., T. VIIT, col.
420-421, Paris, 1898.
5. Cf. supra. Chapitre IV, p. 112.
6-7. L. DE La Vitale, Sentimens de M. Des Cartes..., \^^ Partie, Ch. IV, § xlvii et
XLViiT, p. 83 et 84.
8-9. Bayle, Recueil de quelques pièces curieuses concernant la Philosophie de Mr Des-
cartes (Amsterdam, 1684), Avis au Lecteur [non paginé], p. 8. — Bayle a reproduit,
parmi ces pièces, l'opuscule de Bernier, p. 45-90. — U Eclaircissement n'est qu'une
plaquette de 14 pages in-octavo. On en trouve, à la Bibliothèque Nationale, un exem-
plaire égaré parmi les Mss français, 15506, fol. 151 sqq. Il est sans date et sans nom
d'aAiteur et d'édition. Il dut paraître vers 1680.
§ B. DISCIPLES EN FEANCE : II. — FÏIANÇOIS BERXIER 189
étendue « ^. Selon, liii, après la transsubstantiation, l'étendue apparente
persiste seule. Il est sûi' que le Père Le Valois dut trouver cette solu-
tion inacceptable.
Quelques années plus tard, Bernier composa un autre opuscule
philosophique qui est intitulé : Traité du libre et du volontaire (Amster-
dam, 1685). Il y prétend que le concom's de Dieu avec les créatures
est simplement général et médiat, c'est-à-dii'e que Dieu, après avoh'
doté les créatm'es des forces qui leur sont nécessaii'es, les conserve
dans l'existence, mais les laisse agk' sans concom^k à leurs actions.
Gassendi, on l'a vu, semble pencher de ce côté ^ ; Bernier y tombe en
plein. Leibniz lui a fait l'honneur de le mentionner parmi les défenseurs
de cette opinion erronée, quïl réfute péremptonement ^.
Faut-il rappeler en com-ant la plaquette, dans le gem-e burlesque,
qui eut un si vif succès d'hilarité aux dépens des Péripatéticiens ?
En voici l'en-tête : Bequeste des maistres es arts, professeurs et régens
de V université de Paris, présentée à la, Cour souveraine de Parnasse,
ensemble VArrest intervenu sur ladite requeste contre tous ceux qui
prétendent faire, enseigner ou croire de nouvelles découvertes qui ne
soient pas dans Aristote. A Delphe, par la Société des imprimeurs
ordinahes de la Com' de Parnasse, 167L La Requeste passe pour être
l'œuvre de Bernier, tandis que VArrest est le fruit collectif de la colla-
boration de Boileau, Racme et Bernier ^.
Au dire de Sainte-Beuve, Bernier fut « cartésien sans le vouloh' » ^.
Ce jugement est inexact. Bernier se montra sciemment Gassendiste,
mais avec une sage indépendance. Fidèle aristotéUcien sur ce point,
il imita, à l'égard de Gassendi, l'attitude d'Ai'istote à l'égard de Pla-
ton : Amicus GassendAis, magis arnica veritas. Après de longues amiées
de réflexion, il en vint à se demander si certaines opinions de son maître
étaient bien fondées en raison ; et, honnêtement, il fit part au pubhc
de ses incertitudes dans un opuscule dont le titre même trahit la sin-
cérité : Doutes sur quelques-uns des principaux Chapitres de Z' Abrégé
DE LA PHILOSOPHIE DE Ga.ssendi (Paris, 1682). Ces doutes portent
\. Bernier, Eclaircissement..., Loco citato, p. 49.
'' 2. Cf. supra, Chapitre IV, p. 117.
3. Leibn'iz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de Vhomme et l'origine
du 7nal, pe Partie, § 27-32, Œuvres, Edit. Gerhardt, t. Vl, p. 118-122. — Janet,
t. II, p. 100-104.
4. Cf. supra : Polémique contre les Péripatéticiens. — « On en [de la requête de l'Univer-
sité en faveur d'Ai-istote] parloit chez Monsieiu- le Premier Président de Lamoignon,
qui dit qu'on ne pourroit se dispenser de rendre un Arrêt conforme à cette Requête.
Boileau présent à cette conversation imagina l'Arrêt burlesque qu'il composa avec mon
Père et Bernier, le fameux voyageur, leur ami commun. » (Louis Racine, Mémoires
■sur la Vie de Jean Racine, II^ Partie, p. 144, Lausanne et Cienève, 1747).
5. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi : Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, t. XI,
p. 38, Paris, 1856. Sainte-Beuve a lu, d'un façon distraite, la Lettre de Bernier à Cha-
pelle, dont il s'autorise dans cet article, car Bernier y attaque Descartes en passant.
(Lettre de Bernier, Loco cit., p. 29). Bernier a toujours admis les thèses suivantes oppo-
sées au Cartésianisme : Existence du vide et des atomes — Vanimal n'est pas un automate —
Vâme n'est pas plus facile à conna'tre que le corps — la liberté et la volonté ne doivent
pas être confondues, etc.
190 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
« non pas sur le fond de cette philosophie « ^, mais seulement « sur de
certaines matières qui ne laissent pas d'estre fort considérables, telles
que sont l'espace, le lieu, le mouvement, le temps, l'éternité et quelques
autres » ^, Si l'on veut bien se rappeler certaines thèses étranges de
Gassendi, notamment sur l'espace, le temps et l'éternité ^, l'on trou-
vera très naturels et les doutes et les critiques du disciple enfin troublé
dans sa quiétude. Malgré ces réserves *, il reste profondément attaché
à la philosophie de Gassendi, laquelle, « après tout », lui « semble la
plus raisonnable de toutes, la plus simple, la plus sensible et la plus
certaine » ^.
L'amour des voyages resta toujom'S vivace chez Bernier. En 1685,
c'est-à-dirç peu d'années avant sa mort (1688), il se laissa attirer
en Angleterre par Saint-Evremond ®, qui le présenta dans le monde
1-2. Bebnier, Doutes..., Au Lecteur [Préface non paginée], p. 1.
3. Cf. supra, Chapitre -IV, p. 97-102.
4. Deux ans plus tard, en publiant la seconde édition de son Abrégé de la Philosophie
de Gassendi, Bernier reprit et compléta l'exposition de ses « Doutes » (Cf. Tome II,
p. 379-480, Lyon, 16S4). Dans une coui'te Préface, adressée à Madame de la Sablière,
il fait sa confession philosophique : « Il y a trente à quarante ans que je philosophe fort
persuadé de certaines choses, et voilà que je commence à en douter ; c'est bien pis, il
y en a dont je ne doute plus, désespéré de pouvoir jamais y rien comprendre. » (Ibidem,
p. 379). Néanmoins notre philosophe n'est point passé dans le camp des Sceptiques.
Après avoir énuméré quelques questions, auxquelles il lui paraît impossible de donner
une réponse satisfaisante, il ajoute, en bon dogmatique : « Cependant, Madame, cela
ne doit pas nous rebuter, et il ne faut pas s'imaginer que toutes les choses naturelles
soient d'une pareille obscurité ; la Philosophie, et principalement celle de Gassendi, a
toujours cet avantage qu'elle nous en découvre un très grand nombre, qui sstns son
secovu's demeureroient cachées... » (Ibidem, p. 381).
6. Bernier, Doutes..., Ibidem, p. 2.
6. Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Evremond (né à
Saint-Denis-le-Guast, dans le Cotentin (janvier 1616) (a) et mort à Londres (9 septemb.
1703), après avoir fait ses études au collège de Clermont à Paris et suivi les cours de
droit à l'université de Caen, se lança dans la carrière des armes. Entre temps, il em-
ployait les loisire, que lui laissaient les exigences de la vie militaire, à cultiver les lettres
et à fréquenter les salons et les ruelles. Il fut l'un des familiers de la trop fameuse
Ninon de Lenclos. Son esprit railleur, qui s'échappait en saillies imprudentes, finit
par le compromettre. On trouva dans ses paijiers, au moment de la disgrâce de Fouquet,
une copie de la lettre à François de Créqui, alors lieutenant-général, où il critiquait
le traité des Pyrénées. Pour éviter la Bastille qui l'attendait, il s'enfuit précipitamment
en Hollande et de là passa en Angleterre (1661), où il s'établit pour le reste de ses
jom-s. L'amabilité de ses manières et les ressources de sa fine intelligence lui avaient
créé des relations sélect si agréables qu'il préféra les faveurs de Charles II et de ses
successeurs à la grâce de rappel que lui octroya Louis XIV. On l'inhuma à West-
miioster. — Cf. 'U'alter Melville Daniels, Saint-Evremond en Angleterre, Versailles,
1907.
Libertin d'esprit et de mœurs, et épicurien de bon ton, ce gourmet, qui aimait 1»
bon vin, les truffes et les huîtres (b), fut en somme un assez triste personnage. L'écrivain
vaut mieux que l'homme. Son style, clair mais sans éclat, coule avec une aisance un
peu nonchalante. Critique littéraire, tout en reconnaissant le mérite des Anciens, il
déclare « qu*il nous faut comme un nouvel art pour bien entrer dans le goût et dans '
le génie du siècle où nous sommes (c) ». Historien, il fait songer à Montesquieu dans ses
(a) La date de sa naissance est 1616, et non 1610, comme on dit communément. M. Quénault l'a
constatée sur le registre des Baptêmes de l'église Saint-Denis-le-Guast, piès Coutances. Cf. Revue de
Normandie, 1869, t. IX, p. 131.
(b) « A quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins ; je dîne bien ; je ne soupe pas
mal ; on fait des héros pour un moindre mérite que le mien. » (Lettre à Ninon de Lenclos, Londres,
1698). Saint-Evremond avait la coquetterie de se vieillir : il n'avait alors que 82 ans.
(c) Saint-Evremond, Fragmens sur les Anciens, dans Œuvres meslées, Paris, 1692, t. II, p. 226,
k
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : II. — FRANÇOIS BERNIER 191
aristocratique de Londi-es et dans le cercle littéraire formé autour de
la duchesse de Mazarin, où il fréquentait lui-même. Ce mondain lettré
écrivait gentiment sur le compte de notre voyageur : « Monsieur Ber-
nier, le plus joli philosophe que j'aye connu (joli philosophe ne se dit
gueres ; mais sa figure , sa taille, sa manière, sa conversation l'ont
rendu digne de cette épithete-là), Monsieur Bernier, en parlant de la
mortification des sens, me dit un jour : « Je vais vous faire une confi-
dence que je ne ferois pas à Madame de la Sablière, à Mademoiselle
de l'Enclos même, que je tiens d'un ordre supérieur ; je vous dirai
en confidence que Vabstinence des jjlaisirs me paraît U7i grand péché ».
Je fus surpris de la nouveauté du système ; il ne laissa pas de faire
quelque impression sur moi. S'il eût continué son discoiu's, peut-être
m'auroit-il fait goûter sa doctrine » ^.
A cet éloge, qui sent quelque peu la recherche littéraire, je préfère
le témoignage, plus honorable dans sa simphcité, dont Louis Racine
s'est fait l'écho : « Comme il (Bernier) étoit d'un commerce fort doux,
sa mort fut très sensible à Boileau et à mon Père » ^. Cette aménité
de caractère, la variété de ses connaissances, le piquant des souvenirs
que lui fournissaient ses voyages au long cours, faisaient apprécier
sa compagnie.
On prétend qu'il communiqua à Molière quelques anecdotes sati-
riques contre les médecins et indiqua au bonhomme La Fontaine le
sujet de quelques fables. Il collabora activement aux journaux scien-
tifiques et Uttérak'es de son temps ^. Mais ce qui le recommande
Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps delà République (a).
Philosophe, il ne pousse pas le scepticisme jusqu'à nier Dieu, car nous le voyons prouver
son existence (b). Saint-Evremond, dans une Lettre à Ninon de Lenclos, de 1685, a
rejeté la paternité des Réflexions sur la doctrine d' Epicure {c) où vine claire allusion est
faite aux travaux de Gassendi. Ces Réflexions sont de Jean-François Sarrasin
(1605-1654), prosateur et poète ; on les trouve dans ses Nouvelles Œuvres, Paris, 167i :
Discours de Morale, 1. 1, p. 1-178. Dans cet ouvrage le nom de l'auteur est écrit : Sarazin.
Quant à Saint-Evremond, il livre sa pensée sur Epicure dans la lettre citée ci-dessu3
(Cf. Œuvres, Edition Des Maizeaitx, Londres, 1714, t. IV, p. 306-315), Voici la con-
clusion de ce jouisseur élégant : « Nous vivons au milieu d'une infinité de biens et de
maux avec des sens capables d'être touchés des uns et blessés des autres : sans tant de
philosophie un peu de raispn nous fera goûter les biens aussi délicieusement qu'il est
possible, et nous accommoder aux maux aussi patiemment que nous pourrons. »
(p. 315).
1. Saint-Evremond, Lettre à Ninon de Lenclos, Londres, 1698, dans ses Œuweâ,
Edit. Des Maizeatjx, t. V, p. 307, Londres, 1714.
2. Louis Racine, Mémoires..., II« Partie, p. 202. L'auteur se fait aussi l'écho d'un
bruit qui courait alors : a Sa mort [de Bernier] eut pour cause une plaisanterie qu'il
essuya de la part de M'' le Premier Président de Harlai étant à sa table. Ce Philosophe,
que ses voyages et les principes de Gassendi avoient mis au-dessus de beaucoup d'opi-
nions communes, n'eut pas la fermeté de soutenir une raillerie assez froide. » (Ibidem,
p. 202).
3. Bernier, resté vieux garçon, aimait à loger chez les autres. Il fut hébergé, durant
plusieurs années, par Madame de la Sablière. En retour, il tenait son hôt«sse au courant
(a) S.UNT-EVREMOND, Œuvres mesléei, 1. 1, p. 1-134.
(b) Saint-Evremond, De l'usage de la vie, ch. II, daus Œuvres meslées, t. IV, p. 96-105.
(c) Malgré cette répudiation, elles continuent à figurer dans plusieurs éditions de ses Œuvres. —
Saint-Evremond fréciuentait l'ambassade de France à Londres. Il y rencontra, au temps où le comte
de Cominges était ambassadeur, Hobbes, familier de la maison, qu'il regardait comme « le plus grand
* génie de l'Angleterre depuis Bacau. »
192 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
surtout à l'historien de la Philosophie, c'est d'avoir fait connaître
le Syntagma philosophicum de Gassendi. Rôle modeste assurément ;
c'est pourtant quelque chose d'être la doublure d'un grand homme ^.
///. — SAMUEL SORBIÈRE
Le consciencieux biographe de Sorbière, Graverol ^, avocat à Nîmes,
nous a conservé ce jugement de Bernier : « ... J'ai souvent ouï dire
à M. Bernier, mon bon ami, qu'il ne connaissoit que Sorbière qui eût
été meilleur Gassendiste que lui » ^. Il poussa même plus loin que Ber-
nier son admiration pour lem' maître commun, car Gassendi le pria
de tempérer ses éloges et de lui épargner les titres pompeux dont il
l'accablait *.
1° VIE DE SAMUEL SORBIÈRE
Ayant perdu de bonne heure sa mère, et son père s'étant remarié,
Samuel Sorbière ^ fut recueiUi par son oncle maternel, Samuel Petit ^,
du mouvement scientifique et lui adressait, chaque année, sous le nom d'Etrennes
quelques courts articles traitant de questions diverses, qu'il faisait ensuite insérer dans
quelque journal. Cf., par exemple, Le Journal des Sçavans, 7 et 14 juin 1688, p. 17-36 :
Extrait de diverses pièces envoyées à M" de la Sablière. On. trouve, p. 35-36, VEpitaphe
qu'il a consacrée à son ami Chapelle.
1. La Bruyère dit, au Chapitre des Esprits forts : « Quelques-uns achèvent de se cor-
jompre par de longs voyages et perdent le peu de religion qui leur restait. » (Edition
des Grands Ecrivains, t. II, p. 238, Paris, 1865). L'éditeur, M. G. Servois, pose cette
question, qu'il laisse sans z'éponse catégorique : « La Bruyère ne pensait-il pas à Fran-
çois Bernier ?... » (Ibidetn, p. 427). Voltaire (Catalogue des Ecrivains français du siècle
de Louis XIV) s'est chargé de donner la réjDonse : Bernief « mort en vrai philosophe ».
Cette affirmation sans preuve est suspecte.
2. Mémoires pour la vie de Messieurs Samuel Sorbièke et J.-B. Cotelier, dans une
Lettre écrite par M. Graverol, avocat de Nimes, à Messire L.de Rechignevoisin de
Garon, evégue de Comengre. Cette Lettre (a) est placée en tête de:Sorberiana siveExcerpta
ex ore Samuelis Sorbière prodeunt ex musaeo Francisci Graverol J. V. D. et Acade-
mici Regii Nemaiisensis. Editio auctior et emendatior, Tolosse, 1694. Ce genre de Recueils
que Graverol définit «un agréable mélange de bons mots, faits historiques et remarques
sur divers sujets », fut quelque temps très à la mode. On a déjà vu Scaligerana (Saumur,
Rouen, 1667, 1669, La Haye, 1666). Thuuna (L.a, Haye et Rouen, 1669). — Perroniana
(La Haye et Rouen, 1669). — On aura Naudœana et Patiniana, Paris, 1701. — Mena-
giana, Paris, 1715.
3. Graverol, Mémoires [non paginés], p. 24. Nous renvoyons à l'édition de 1694.
4. Non potero, sane deinceps tecum agere, mi Sorberi, nisi opinionem de me abs te
conceptam tempères ac titulis parcas quibus me exornas, etc. (Gassendi à Sorbière,
30 janvier 1651. Bibl. Nat„ Ms. Fonds lat. 10352, t. I, fol. 65 recto).
5. Samuel Joseph Sorbière, né en 1610, à Saint-Ambroix, dans le diocèse d'Uzès,
aujourd'hui dans celui de Nîmes, et mort à Paris le 7 aviùl 1670. — Certains auteurs le
font naître en 1615. C'est une erreur, car le portrait de Sorbière porte : Obiit anno D.
1670, ^tatis 60, comme on peut le voir, placé par son fils, en tête du Ms. F. lat. 10352.
6. Samuel Petit naquit à Saint-Ambroix le 25 décembre 1594. Il étudia à l'Univer-
sité de Genève. Les langues orientales l'attirèrent pax'ticulièi'ement. On lui confia une
chaire d'hébreu à Nîmes et il y devint Principal du collège en 1627. Sur sa réputation
d'érudit, le cai'dinal de Bagny voulut l'attirer à Rome et lui confier l'administi'ation de
(a) Cette Lattre, publiéa dins la l" édition, Toulouse, 1691, des Sorberiaiia, est datée de Nîme,?,
5 janvier 1687.
§ B. — DISCIPLES EN FRANCE : III. SAMUEL SORBIÈRE 193
célèbre ministre protestant à Nîmes, qui commença l'éducation de
l'orphelin. Son père adoptif le destinait à remplir, comme lui, les fonc-
tions de pasteur dans l'Église réformée. Mais le jeune homme, envoyé
à Paris (1639) pour y achever ses études, trompa les espérances du
trop confiant ministre ^. Au lieu de s'adonner à la théologie, il s'ap-
pliqua à la médecine. La première œuvre sortie de sa plume fut un
modeste essai sur le Système de la médecine galénique pour le soulage-
ment de la mémoire ^.
Un coup d'œil d'ensemble sur cette existence assez singulière,
qui se dépense et s'agite en sens divers, nous aidera à mieux comprendre
le rôle de philosophe et de savant que Sorbière s'efforça de jouer.
De 1642 à 1645 nous le trouvons en Hollande, où il s'empressa
d'entrer en relations avec Descartes ^. Sous le pseudonyme de Cuth-
BERTUS HiGLANDUS, il adi'cssa à André Rivet, un compatriote,
directeur de l'Académie protestante de Bréda, une lettre latine *
pour le défendre contre le Crurifragium. Prodromi Rivetayii, œuvre
de La Milletière ^. A la prière du comte de Rhingrave, gouverneur
de la ville de L'Écluse (Sluys), il traduisit V Utopie de Thomas Morus
(Amsterdam, 1643).
sa bibliothèque, tout protestant qu'il était. Petit déclina cette ofEre honorable. Il
mourut en décembre 1643, âgé de 49 ans, près de Courbessac, à la maison de campagne
de son beau-frère. Isaac ChejTon. Il a laissé plusieurs ouvrages d'érudition qui ne
rentrent pas dans le cadre de cette histoire. Citons donc seulement son ouvrage principal
dédié à Auguste de Thou, Leges atticœ, Paris, 1635, qui lui valurent l'honneur d'être
invité par les universités de Frise et d'Utrecht à faire partie de leur corps professoral,
honneur qu'il refusa. — Cf. Tamizey de Larroque : Les Corrres pondants de Peiresc :
XIV. Samuel Petit. Nîmes, 1887. En tête. Notice biographique par Georges Maurin.
— Il y a une lettre ao Gassendi à Petit (O. G., t. VI, p. 117) et une de Petit à Gassendi
(Ibidem, p. 439).
1. « Sa reconnaissance [de Sorbière envers Petit] se traduisit" par des réclamations
de toute sorte et lui procès qu'il lui intenta devant le Présidial de Nîmes en restitution
des reprises dotales de sa mère. » (G. Maurin, Notice citée, p. 22, note). — On trouvera
de nombreuses lettres de Sorbière à Petit et de Petit à Sorbière, dans Epistolœ Sorberii
et ad Sorberitim, Bibl. Nat., Mss Fonds lat, 10362, Cf. Tables : T. I, p. 7 verso, et t. II,
p. 11.
2. Sorbière « a fait ce Système pour son usage particulier et l'a fait imprimer sur une
simple feuille de papier. « (Niceron, Mémoires..., t, IV, p. 89. Liste des ouvrages de
Sorbière : cf. Ibidem, t. IV, p. 89-98 et t. X, p. 133-134).
3. Cf. infra, p. 1111.
4. La Lettre de Sorbière est datée de Leyde, l*' nov. 1642. Rivet la publia à la fin
de son Apologeticus pro suo de verœ et sincerœ pacia Ecclesiœ proposito contra Hugonis
Grotii votum (p. 312-321), Leyde, 1643. — On regrette de voir Sorbière prendre le parti
du sectaire Rivet contre le pacifique Grotius qui travaillait à la réunion des Eglises
séparées. Il sera parlé de Rivet à propos des démêlés de Descartes avec Voetius. —
L'ouvrage auquel répondait V Apologeticus de Rivet avait pour titre : Hugonis Grotii
Votum pro pace ecclesiastica contra examen Andreœ Riveti et alios irreconciliabiles, 1642
(sans nom d'éditeur).
5. Théophile Brachet, sieur de La Milletière, né vers 1596 et mort en 1665, avait
publié, en réponse au Prodromus de Rivet : Rivetani Prodromi Milleteriuni turbarum et
calumniarut/i inique arcessentis crurifragium , Paris, 1642. Il avait abjuré le Protes-
tantisme le 2 a\Til 1645. C'était un polémiste peu mesuré qui, avant son abjuration,
batailla vivement contre des théologiens protestants, comme André Rivet, qui lui
rendit coup pour coup. Cf. Examen aniinadversionuni H . Grotii pro suis notis ad consul-
tationem Cassandri. Arnssit Prodromus adversus culumnias Th. Bracheti Milleterii,
Leyde, 1642.
13
194 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Le métier d'éditeur eut dès lors un attrait tout particulier pour
Sorbière. Il s'offrit avec insistance à Gassendi pour faire imprimer sa
Disquisitio metaphysica contre Descartes (Amsterdam, 1644). Ce
fut lui encore qui se chargea, à la même époque, de publier les Mémoires
du duc Hemi de Rohan, chef du parti calviniste sous Louis XIIL
(Amsterdam, 1644 ; 2^ édition en 2 vol., 1646).
Après une com'te apparition en France (1645), Sorbière revint dans
les Pays-Bas (1646). Il se maria à La Haye avec Judith Renaud ^ et
s'étabht à Leyde comme praticien. Ses occupations médicales lui
laissaient des loisirs, qui lui permirent, nous le verrons avec quelque
détail, de rééditer en latin le De Cive de Hobbes, puis de le traduire
en français.
En 1648, notre Docteur-Médecin fit paraître, à Leyde, un opuscule
intitulé : Discours sceptique sur le passage du chyle et le mouvement du
cœur 2. Cet opuscule n'a rien d'original : c'est l'exposé des objections
que Gassendi avait fait valoù' contre la circulation du sang dans un
entretien avec Sorbière et de Martel. Le rédacteur du « Discours scep-
tique )) conclut ainsi pour son propre compte, en parlant à M. du
Prat, Docteur en Médecine, auquel le Discours est adressé : « Per-
mettes moy donc, Monsieur..., de me tenir dans l'Epoché ^ en ces
matières physiques. Aux autres, que la révélation divine nous per-
suade ou que le debvoir nous ordonne, vous me trouvères plus afïirma-
tif . Ces dernières ne sont pas du ressort ny de la jurisdiction de ma
Sceptique « *. Quelques années plus tard Sorbière ne se tint plus
« dans l'Epocbé ». Il se rendit à l'évidence des faits. Il avait assisté,
en compagnie de du Prat, d'Auzout ^ et des plus remarquables méde-
cins d'Aix, à une expérience que Pecquet renouvela devant eux pour
démontrer l'existence des veines lactées thoraciques. L'expérience
fut trouvée si concluante qu'il déclara qu'elle ne laissait désormais
place à aucun doute ®. Il fit plus encore en écrivant, sous le pseudonyme
de Sébastien Ami de la Vérité (Sebastianus Alethophilus) une Lettre
1. C'est Graverol qui nous l'apprend (Mémoires, p. 5). Elle était comme Sorbier©,
d'Ambroix. Il la perdit, après seulenaent quelques années de mariage, à Orange, le
3 juillet 1653. Jacques Lanfrin, Docteur in utroque jure, de Carpentras, envoya à l'occa-
sion de cette mort, une poésie latine qui est reproduite dans les Lettres de Sorbière,
Bibl. Nation., Ms. Fonds lat. 10352, t. I, entre le folio l62 et le fol. 163.
2. Cf. supra, Chapiti-e V. p. 175.
3. Epoclié est la transcription française du mot 'ETto/vî (suspension du jugement)
employé par les Sceptiques. L'imprimé porte Epoche, sans acent sur l'e ; c'est une faute
d'impression, car le manuscrit de Sorbière devait évidemment accentuer l'e ; autre-
ment le mot grec n'aurait pas été reproduit à la française.
4. Sorbière, Z)«scours scepftgue..., p. 153-154.
5. Adrien Auzout, né à Rouen (1630) et mort à Paris (1691) se distingua comme
mathématicien et physicien. Il fut l'un des sept premiers membres de l'Académie des
Sciences. Citons son Traité du micromètre (Paris, 1667)j ses Lettres sur les grandes lunettes
(dattes de 1664) et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, VEpistola ad Pecquetum,
devasis lacteiset receptaculo C'hyli, Paris, 1651. Pecquet a publié cette Lettre d'Auzoui
dans ses Expérimenta nova anatomica, Paris, 1651, p. 103-108.
6. Quod nudius tertius, me praesente, Pratteo nostro, Auzotio et Aquinis prEestan-
tissimis medicis adst3,ntibus, iterasti experimentum vasis lacteis thoracicis demons-
trandis, rem fecit adeo indubiam, Pecquote suavissime, ut nullus deinceps ambigendi
locus nec mihi nec aliis relinquatur (Début de la Lettre citée ci-dessous, p. 196, note 1).
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SORBIÈRE 195
itine à l'illustre expérimentateur ^, où les attaques de Riolan'
outre les veines lactées sont repoussées.
L'année 1650 marqua le retom- définitif de Sorbière en France
1 avait été nommé Principal du coUège d'Orange le 2 septembre,
iudovic de Nassau, gouverneur de la Principauté, avait fondé cet
tabKssement scolaii'e en 1573. D'après les statuts, le Principal devait
oujours être un protestant ; sm' les quatre régents, deux étaient
atholiques, et deux protestants. Le nouveau Principal inaugura sa
harge par un discom's prononcé le 18 octobre 1650 ^, Le gouverneur
Le la principauté était alors le comte Ckristophe de Dohna, qui,
Lous le verrons, mit Sorbière en relations avec la princesse Elisabeth
Le Bohême.
Non loin d'Orange, il y avait en ce temps-là, à Vaison, un évêque
iiudit, Joseph-Marie Suarès *, qui était entouré d'une petite cour
1. Viro clarissimo D. Joanni Pecqueto, M éd. D. eeleberrimo, venarwn lacteanrum thora-
icarum invuntorl sagacissinio Sebastianus Alethophilus. On lit à la fin de la Lettre :
jutetiae Parisiorum. Eid. sectil. 1654. — Pecquet reproduisit cette Lettre de Sorbière
lans la 2^ édition de ses Expérimenta (Paris, 1654), p. 164-180.
2. Jean Riolan, né en 1577, et mort le 19févr. 1657 à Paris, devint en 1613 profes-
;eur d'anatomie et de botanique à la Faculté de Médecine. Son principal ouvrage est
ntitulé Anatomia seu Anthropographia, Paris, 1618, 1626 2, 16493. La Faculté de Méde-
cine, dont il fut le Doyen (1649-1657) possède son portrait, avec une inscription très
ouangeuse, où on lit : Anatomicorum sui sœculi princeps. Il eut le tort, comme son suc-
îesseur dans la chaire d'anatomie. Gui Patin, de s'opposer aux découvertes de Harvoy
ît de Pecquet ; mais il eut le mérite de remettre la dissection en honneur. — Riolan a
îritiqué les idées de Gassendi sur la circulation du sang dans ses Notationes in tractatum
'Jlarissimi DD. Pétri Gassendi de circidatione sanguinis, qu'il publia dans ses Experi'
menta anatomica varia et nova, p. 95-115, Paris, 1652. — Le Traité, auquel s'attaque
Riolan, se trouve dans Anitnadversiones in Lihrutn Decimum Diogenis Laertii, qui est
le vlta, inoribus placitisque Epicuri, Lyon, 1649, t. I, Appendice I, p. lxiv-xcvi.
Gassendi dit formellement : Nam quod prsesertim quideni spectat ad sanguinis circu»
lationem, ea milii potius sic arridet ut perparum absit quin habeam indubiam. Ftenim
3st aliquid etiam quod ipse mihi ad meas difficultates respondeo ; tametsi non ita mihi
satisfacio quin sperem mihi majorem quandam ab aliquo alio affulsuram lucem (Appen-
dice citata, p. m). La découvei-te de Pecquet ne semble pas avoir dissipé les derniers
scrupules de Gassendi. Cf. supra, Chapitre V. p. 177, n. 3.
3. Samuklis Sorberii Gymnasiakchiais Arausensis Oratio inauguralia habita
XIV Kalend. A'ot>. 1650 (Orange, 1650). — Pendant son séjour à Orange, il publia
encore quelques travaux, vg. Lettre d\in gentilho7nme français à un de ses amis sur les
desseins de Crormoell (Orange, 1050). — Les vrayes causes des derniers troubles en Angle-
terre. Abrégé dliistoire, oii les droits du Roy, du Parlement et du Peuple sont na.vevient
représentés (Orange, 1653). — Lettre à M. de Courcelles, ministre arminien à Amster-
dam : Quels peuvent être les desseins des Anglais en la guerre cantre la Hollande 1652
(Orange, IcrjuUleL 1652). Sorbière l'a reproduite dans ses Lettres et Discours, p. 202-211.
— Etienne de Courcelles, né à Genève (2 maà 1586) do Firmin de Courcelles, qui était
d'Aïuiens et quitta la Franco après la Saint-Barthélémy. Après avoir été ministre en
France, Etienne le devint à Amsterdam où il mourut le 22 mai 1659. Ses Opéra theologica,
parurent à Amsterdam (1675).
4. Joseph-Marie Suarès i^aquit à Avignon, le 5 juillet 1599. Il fut d'abord prévôt
de la cathédrale d'Avignon et caniérier du pape Urbain VIII. Le cardinal Barberini
le prit sous sa protection et en fit son bibliothécaire. En 1633, il fut sacré à Rome évèqiio
de Vaison. S'éta:it démis de sa charge, en 1666, en faveur de son frère Charles-Joseph,
il 80 retira à Rotne où il vaqua à ses chères études historiques et archéologiques et
mourut le 7 décembre 1677. Oh trouvera dans Niceron (Mémoires..., t. XXIi, p. 298-
300) la liste des œuvres de Suar^^s. — Sorbière a publié (dans Virorun^ ilhistrium et
196 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSEND
de savants. Sorbière entra en rapports avec lui à propos d'inscriptions
latines. Ce fut le trait d'union. Mais peu à peu la question religieuse
fut abordée. A la suite de doctes conférences le neveu du célèbre
ministre Samuel Petit se déclara convaincu de la vérité du Catholi-
cisme. Il prononça son abjuration, dans la cathédrale de Vaison
vers la fin de 1653. Pour justifier sa conduite, il publia, selon un usage
alors assez fréquent, un Discours sur sa conversion à l'Eglise catho-
lique (Paris, 1654), dédié au cardinal Mazarin.
Son passage à Orange avait fait bonne impression. Quand il dut
quitter le Principalat, le Parlement le remercia « affectueusemeni
des soins et peines qu'il a employés en l'exercice de ladite charge ».
et le Consistoire, ayant loué aussi « ses soins assidus et eiihgents...,
prie Dieu du fond du cœur qu'il continue à bénir ce grand homme,
vraiment remarquable dans la république des lettres » ^.
Mesurant les autres à son aulne, Gui Patin s'efforça de jeter la
suspicion sur la conversion de Sorbière : « J'ai reçu, écrit-il à Falconet,
nouvelles que notre ancien ami M. Sorbière, directeur du collège
d'Orange, a tourné sa jaquette en se faisant catholique romain...
Voilà des miracles de nos jours ; mais qui sont plutôt politiques et
économiques que métaphy siennes » ^. Rien n'autorise à suspecter la
sincérité d'une abjuration, qui faisait perdre à l'intéressé sa situation
honorable et rémunératrice de Principal ^. Que pèsent les insinuations
perfides d'un médisant comme Patin, quand on peut leur opposer
le témoignage d'hommes aussi probes que Gasseneii ? A la nouvelle
de la détermination prise par Sorbière, le chanoine de Digne, qui le
connaissait de vieille date, lui écrit une très belle lettre, où se font jour
les sentiments les plus élevés : « De tout cœur je vous félicite de votre
grand et généreux acte de piété. C'est une chose d'une gravité incom-
parable, car c'est du salut suprême qu'il s'agit... Ce changement est
l'œuvre de la droite du Très Haut ; comme vous avez choisi la meilleure
part, jamais vous n'aurez à vous repentir de votre démarche « *.
Le même jour, il écrit également à Suarès pour « le féliciter, comme d'un
action d'éclat, d'avoir gagné à Dieu et à FEgUse l'éminent Sorbière...
cruditorum. Epistolœ, p. 444 sq.) quatre lettres de Suarès; il y en a un grand nombre
du même dans Ms. F. lat. 10352, tome II, Index, fol. 20 recto et verso. — Pour les
Lettres de Sorbière à Suarès, Ibidem, t. I, Index, fol. 11 verso, f. 12 recto et v.).
1. Sorbière cite ces témoigiiages honorables à la suite de son Discours sur sa conver'
sion.
2. O. Patin àFMÎconet, 25 nov. 1653, t. III, p. 17.
3. Voici le jugement non suspect de M. André Morize : « Ce fut un acte réfléchi,-
mesuré, préparé. Entre Suarès et Sorbière, il y eut de longues conférences, de sérieuses
discussions, et, s'il faut avouer que les motifs de conscience et les raisons de la théologie-
ne furent peut-être pas seules à peser dans la balance, elles y furent cependant. »
(Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme français, 1907, p. 507-508 : Sor^
bière Principal à Orange. Sa conversion (1650-1653).)
4. ... Gratulor tibi pectore pleno ob tuum illud tam generosum tantaeque pietati»
consilium. Nempe res ejus est ponderis, cui sequiparari nihil possit. De sainte enim
summa agitur, pro cujus commutatione non tota cum auro suo Terra, non universus
Mundus sit satis. Fuit hsec mutatio dextrse Excelsi, et, optimam partem cum elegeris,
non erit profecto cur unquam te facti pœniteat (Gassendi à Sorbière, 23 janvier 1654,
OG, t. VI, p. 328, col. 2).
§ B. — DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SORBIÊRE 197
Il méritait de tomber sm* un tel dii'ectem", cet homme si bon et si
loyal, d'une érudition singulière, d'un si grand charme dans le com-
merce de la vie et d'une élégance rare de style » ^. Gassendi, on le voit,
se porte garant de la loyauté de Sorbière qu'il connaissait intimement.
Slais, après avoir admis la sincérité de cette conversion, force est
bien de reconnaître que le nouveau converti ne fut point pour l'Église
une acquisition bien avantageuse. Il rechercha avec une insistance
choquante les bénéfices ou les pensions tant à Rome qu'à Paris.
Dès le mois de janvier 1655, il part pour la Ville éternelle muni d'une
Içttre de recommandation de l'évêque de Vaison. AccueiUi avec bonté
par Alexandre \'II, il solHcite quelques faveurs. Le pape lui demande
un mémoire explicatif de la requête. Sorbière se hâte d'envoyer
le mémoire demandé, avec une Lettre latine contre ses envieux protes-
tants. Il avait noué des relations avec le cardinal Jules Rospigliosi,
qui devint son correspondant fidèle. Cette correspondance dura jus-
qu'au moment où le cardinal monta sur le Siège de saint Pierre (1667),
sous le nom de Clément IX.
Sorbière avait, dans son cabinet de travail, le portrait du cardmal
Rospigliosi. Le sachant « papable », dit Graverol •^, il fit composer et
imprimer, à l'occasion de ce portrait, de nombreuses poésies en langues
diverses par des auteiu's variés. A peine eut-il appris l'élection de
son cher cardinal qu'il s'empressa d'arriver à Rome pour assister à la
cérémonie de « l'exaltation ». De la Ville éternelle il envoya à M. de
Montmor une longue lettre latine, où il fait l'éloge du nouveau pape
et de sa famille ^.
Malgré tant de zèle, sa chasse aux bénéfices du côté de Rome ne
Put pas fructueuse. Il se plaignit plus tard de l'insuffisance des faveurs
i-eçues : « On envoie, dira-t-il, des manchettes à un homme qui n'a pas
de chemise » *.
Sorbière fut plus heureux en France, sans réussir cependant au gré
le ses désirs et en proportion de la peine qu'il se donnait. Par des
1. Quam vero subinde, pu tas, gratiilor ob tam egregium facinus, quo eximium Sor-
berivim Deo et Ecclesise quœsiisti... Et merebatur ille incidere in tantum Patronum, vir
tam bonus, tam candidus, tam singulariter.eruditus, vir tanta in conversando gratia,
in scribendo tanta elegantia... (Oassendi à Suarès, 23 janvier 1654, OG. t. VI, p. 328-
329).
2. In effigiem Eminentissimi Cardinalis Juin Rospigliosi. Sorbière, dans une Préface
latine, datée de Paris, le l^' octobre 1666, offre « ce faisceavi de poésies » (omnium faaci'
culum offero tibi) à Rkné François Slusius (De Sluze), chanoine de Saint-Lambert
de Liège et conseiller de l'électeur de Cologne, l'un de ses plus assidus correspondants.
(Cf. Lettres de Slusius à Sorbière, Bibl. Nat., Ms. F. lat. 10352, tome II, Index, fol. 18
verso à 20 recto. — Lettres de Sorbière à Shisius, Ibidem, 1. 1, fol. 10 verso à 1 1 verso). ■ —
Parmi les signataires de ces poésies, généralement très courtes (Epigramma), j'ai
remarqué les noms du chanoine Slusius, de Cureau de La Chambre, du Père Rapin,
de l'abbé Tallemant, de l'abbé Cotin. La dernière poésie est de Sorbière.
3. démentis IX Pontifiais Optimi Maximi Icon ex Epistola Viri C'iarissimi Samuelis
Sorberii ad Illustrissimum Virum D. Henricum Ludomcum Habertum Mommorium,
Paris, 1667. La lettre est datée de Rome, le 13 août 1667. — On lit, page 4 : Ex Icône
in Musaeo meo conspecta et ex Epistolis plurimis pereruditis de virtute Viri [cardi-
nalis Rospigliosi] recte judicans. — Sorbière est fier de pouvoir faire allusion au portrait
iu cardinal et aux nombreuses et érudites lettres qu'il en avait reçues.
4. Graverol, Méinoires, p. 23.
198 ARTICLE II. CHAPITRE VI. INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
lettres flatteuses tantôt il sollicitait directement des personnages
puissants, surtout le cardinal Mazarin ; tantôt il mettait en mouve-
ment des intermédiaires capables d'avancer sa fortune. Ce rôle humi-
liant de solliciteur lui semblait si naturel qu'il ne rougit point de publier
quelques-unes de ses suppliques intéressées. Elles parurent, en même
temps que d'autres « ie/fres et Discours )) fiiir des sujets variés et « cu-
rieux )), en deux recueils édités coup sur coup, la même année ^. Le
public se montra moins indulgent envers l'auteur que l'auteur envers
lui-même. « Je ne dois pas dissimuler, écrit l'honnête Graverol, que
les Lettres, dont je viens de parler, ont fait un peu de tort à leiu" auteur,
quoique fort joMment écrites, en ce qu'elles mai-quent un peu trop
ouver.tement l'avidité qu'il avait d'amasser du bien, car vous diriez
qu'il y tend presc|[ue toujours la main... ^ »
Sorbière cependant n'était point dans la misère. On a calculé que ses
bénéfices, ses pensions et sa charge d'historiographe du roi formaient,
vers 1665, un revenu total de 3.286 Hvres ^. Ces rentes fixes, les grati-
fications accidentelles *, les ressources que lui procuraient ses livres,
lui auraient permis de vivre dans une honnête aisance, s'il avait sn
modérer ses goûts et « s'il n'eût pas été un peu trop adonné à ses
plaisirs » ^.
De bonne heure Sorbière s'était intéressé aux choses de l'Angleterre.
Déjà,' au temps où il était Principal à Orange, il avait publié quelques
considérations historiques sur ce sujet ®. Il était en correspondance
avec Hobbes, Wallis et de Montconis. Naturellement le désir lui vint
d'aller étudier les Anglais chez eux. Il le réalisa au cours de l'année 1663
et, à son retom% il fit paraître la Relation d'un voyage en Angleterre,
où so7it touchées plusieurs choses qui regardent Vestat des Sciences et
de la Religion et autres matières curieuses (Paris, 1664) '. Le hvre est
dédié au Roi et le récit s'adresse au marquis de Vaubrun-Nogent.
Notre voyageur y a noté, sans s'astreindre à un ordi'e rigoureux,
1. s. Sorbière, Lettres et Discours sur diverses matières curieuses, Paris, 1660. —
Relations, Lettres et Discours sur diverses matières curieuses, Paris, 1660. Les deux
ou\Tages sont dédiés à Mazarin et signés : Monsieur de Sorbière.
2. Graverol, Mémoires..., Loco citato, p. 10-11.
3. Pension sur la cure de Viles et le Canonicat de Saiiit-Symphorien, 286 li^Tes. —
Pension de MM. du Clergé, 800 1. — Brevet d'historiographe, 200 1. — Chapelle de Notre-
Dame -la-Œsante, 500 1. -^ Prieuré de Saint-Nicolas de la Guierche, 500 1. — Cf. Mo-
RIZE, Btdletin..., p. 524.
4. Par exemple, gratification de Colbert « au S"" Sorbière... pour lui donner moyen
de continuer son application aux Belles-Lettres ». Cette gratification lui fut octroyée
pendant 5 ans, de 1664 à 1667 et en 1669. Cf. Morize, Btdletin..., p. 52.
5. GRA^-EROL, Mémoires..., p. 19. — « On peut même assurer que s'il eût eu l'esprit
un peu tourné à la pieté et s'il n'eût pas préféré à la vie d'un véritable Ecclésiastique
celle d'un Philosophe qui aime im peu trop les plaisirs, il auroit été infailliblement
pourvu d'autres bénéfices plus considérables. Car au fond, il étoit honnête homme, il
sçavoit l'art de plaire à tout le monde, il a-\'oit du mérite et ne manquoit pas de Patron .
(NicERON, Mémoires..., t. IV, p. 87, Paris, 1728). Un peu plus haut (Ibidem, p. 84).
Nieeron nous apprend que Sorbière avait pris « le petit collet dans l'esiDoir d'avoir
quelques bons bénéfices. »
6. Cf. supra, p. 195, note 3.
7. Cf: André Morize : Samuel Sorbière (1610-1670) et son Voyage en Angleterre (1664),
dans Revue d'Histoire littéraire de la France, 1907, p. 231-275.
§ B. DISCIPLES EX FBANCE : III. — SAMUEL SORBIÈRE 199
{( tout ce qui lui était passé par l'esprit dans une course'de trois mois ».
C'est une œu\Te forcément superficielle, où il est parlé librement du
peuple anglais, mais qui n'a rien de satii'ique. Voltaire sans doute ne
l'avait point lue, car il la donne poui* une « Relation qui n'est autre
chose qu'une satire plate et misérable conti-e une nation qu'il (Sor-
bière) ne connaissait point » ^. Mais l'Angleterre étant encore, pour la
plupart des Français, presque terra incognita, ^ou^Tage, qui pourtant
ajoutait peu de traits nouveaux aux études antériem'es, rendit
quelque service. Qu'il suffise de relever ici certains passages ayant
quelque rapport avec les sciences et la philosophie.
vSorbière loua, pour un écu par semaine, une chambre au premier
étage, aux envii'ons de « l'Hostel de SaUsbury », parce qu'il était « bien
aise de visiter à toute heure M. Hobbes qui y logeait avec M. le Comte
de Devonshire son patron » (p. 33). I^e visitem", qui n'avait pas vu
Hobbes depuis quatorze ans, fut charmé de retrouver, dans un vieil-
lard plus que septuagénaire, cette vivacité de mémoire, cette vigueur
de raisonnement et cette franche gaieté qu'il avait autrefois admirées
en lui. Il ne manque pas de noter qu'ime fois par semame le vieux phi-
losophe s'exerçait au jeu de paume.
Les jugements pohtiques portés par Sorbière se ressentent çà et là
de Tinfluence que le De Cive avait eue siu* son esprit. Il dit, par exemple:
« L'amour de la hberté ou plutôt la férocité naturelle et l'orgueil
dont l'homme a conservé dans le cœm* les funestes semences, et cet
égal droit que l'on eût eu effectivement sur toutes choses en Testât
de nature ^, joint avec le principe de gloù'e ^ qui nous empesche de
céder volontiers les uns aux autres, feront un éternel divorce entre
les hommes... » (p. 140-141).
Sorbière, qui se piquait de science, assista à une séance de la Société
Royale de Londres*. C'était le 17 juin 1663^. Sa réputation l'avait
précédé et sa quahté de secrétaire de la Société des Physiciens, qui
se rémiit chez M. de Montmor (il remarque en passant que la réimion
scientifique de Paris est antérieure à celle de Londres), l'avait mis
'^1 rapport avec Oldenburg, secrétaire de la Société Ro^'^ale. Il fut
agrégé, comme membre étranger, à la docte Académie. Les impres-
sions du nouvel académicien furent excellentes, u II ne se peut rien
voù' de plus civil, de plus respectueux et de mieux conduit que cette
1. Voltaire : « Je me suis engagé de donner uno relation de mon séjour en Angleterre
[ce fut le sujet des Lettres philosophiqtie» sur les Anglais], et je n'ai pas envie d'imiter
Sorbières qui, n'ajrant passé que trois mois en ce pays, sans y rien connaître ni des
mœurs ni du langage, s'est avisé d'en publier une relation qui n'est autre chose qu'une
satire plate et misérable contre une nation qu'il ne connaissait pas. » (Avertissement
pour l'Essai sur la Poésie épique. Œuvrer, t. VIII, p. 303, Paris, Garnier, 1877).
2. « D'ailleurs la nature a donné à chactm de nous égal droit sur toutes choses. »
Hobbes, De Cive, Sect. I, Ch. I, § x, Treiduct. de Sorbière, Edit. de Neuchatol, t. I,
p. 14).
3. Hobbes, De Cive, Ibidem, § ii. Traduct., Ibidem, p. 6-7.
4. Sorbière, Relations d'un vo/age,... p. 86-92.
5. Cette date est fournie par une Lettre d'Oldenburg à R. Boyle, Londres, 22 juin
1663, dans Œtii-res complètes de Christiaan Huygens : Correspondance, t. IV, p. 366,
La Haye, 1891.
200 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
assemblée... » (p. 90), Il constate avec satisfaction qu'elle est fidèle
à sa devise : Nullius in verba (Ne jurer sur la parole de personne).
«En effet l'on ne remarque point qu'aucune authorité prévaille, et,
tandis que les simples mathématiciens inclinent plus vers Mr Des-
cartes que vers Mr Gassendi, d'autre costé les litérateurs semblent
plus portés vers celuy-ci » (p. 92).
Une visite à Oxford s'imposait. Il s'y entretint avec M. WiUis,
professeur de Médecine, et le célèbre Wallis, qui enseignait les Mathé-
matiques.
Ce n'est pas assurément le contenu superficiel ni le style incolore
de l'ouvrage qui peuvent en expKquer le vif succès ^. Il est dû surtout
à une circonstance pohtique qui piqua la curiosité du public en France
et à l'étranger. Un arrêt du Conseil d'État, en date du 9 juillet 1664,
enjoignit la saisie et la mise au pilon de la Relation. Quelques jours
auparavant une ordonnance royale avait relégué l'auteur à Nantes ^.
Pourquoi prit-on ces sanctions rigoureuses ? Pour donner satisfaction
aux susceptibiUtés des cours de Londres et de Copenhague que
Louis XIV tenait à ménager. Sorbière avait commis la double impru-
dence d'apprécier Ubrement (( Mylord Hide », chanceUer d'Angleterre,
et de louer chaleureusement les qualités de Cornifitz Ulfeldt, ancien
ambassadeur de Danemark dans les Pays-Bas^, que Frédéric III
accusait de conspiration et qu'il avait fait condamner à mort par con-
tumace. Les deux princes se trouvèrent suffisamment vengés par
l'arrêt et l'ordonnance portés contre l'étourdi Sorbière. Aussi l'exilé
fut-il autorisé à revenir à Paris, dès le mois de décembre 1664.
Sorbière ne survécut que quelques années à cette disgrâce passa-
1. L'ouvrage fut réimprimé à Cologne en 1666 et 1669. Il y eut aussi une réimpression
en 1667 sans nom d'éditeur. « Willems l'attribue à l'imprimeiu- Ph. Veuglard de Bru-
xelles. » (MoRiZE, Bulletin..., p. 237). Il fut même traduit en allemand (1667), en italien
(1670) et en anglais (1709). — La Relation ne passa point inaperçue en Angleterre. Signa-
lons la réponse intitvilée : Observations on Monsieur de Sorbier^ s Voyage into England,
written to Z)*" Wren, profess. of Astronomy in Oxford, by Thomas Sprat, Fellow in the
Royal Society. In the Savoy, 1668. — Sur le titre on lit cette épigraphe, qui est une
épigramme : Sed poterat tutior esse domi. Cf. Morize, Bulletin, p. 267-268. — Quelques
membres de la Société Royale de Londres se disposaient à riposter à Sorbière. Craignant
que l'affaire ne s'envenimât, le comte de Cominges intervint auprès de Charles IL
Il l'annonce à de Lionne : « Sm* l'avis que j'ai eu que quelques Messieurs de l'Académie
[Royal Society] aussi indiscrets que le Sr. de Sorbières aiguisoient leur plume pour faire
réponse, j'en ai parlé au Roi de la Grande Bretagne, qui m'a promis de leur faire
commander de finir leur entreprise et de lui apporter les matériaux qu'ils avaient pré-
paré, sur peine de punition. Si cette escarmouche commençoit, elle ne finiroit jamais
et ne feroit qu'irriter les deux nations qui ne s'aiment déjà pas trop... » (Cominges à
Lionne, 21 juillet 1664. Cf. Jusseband, A French..., p. 228, n. 115).
. 2. Le comte de Cominges, alors ambassadeur en Angleterre, écrivait au Secrétaire
d'Etat pour les affaires étrangères, de Lionne : « La rélégation du Sieur Sorbière en Basse
Bretagne a été fort bien imaginée, car nous n'en avons point de bonne et véritable
relation : il pourra s'occuper à la faire et même à en apprendre la langue, qui, paraissant
si barbare, ne laisse pas d'avoir des beautés particulières. » (Lettre du 16 juillet 1664.
Cf. J. J. Jusserand, a French Ambassador at the Court of Charles the Second . Le Comte
de Cominges from his unpublished Correspondance, Londres, 1892, Appendix, p. 227,
n. 13).
3. Sorbière l'avait connu en cette qualité à La Haye. C'est à lui qu'il dédia la traduc-
tion du De Cive ; mais il orthographie son nom ainsi : Cornifidz Wllefeldt.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : ni. — SAMUEL SORBIÈRE 201
gère. Sa vie n'avait point été exemplaire ; « ses héros » se nommaient
Rabelais ^, Charron et Montaigne ^ ; sa fin ne fut pas rassm'ante.
Graverol nous dit qu'on ne peut pas « dissimuler qu'il mourût d'une
manière qui tient un peu trop de l'ancien Pliilosophe. et qui fait
tort à sa mémoh*e » ^. La traduction, qu'il avait pubUée quelques
années avant sa mort, de l'ouvrage De causis mortis Cl&isti du soci-
nien Crellius *, « qu'il estimait infiniment » ^, donna lieu de craindi-e
qu'il gHssait sm* « la pante du Socinianisme, si tant est même qu'il
n'en eut pas l'esprit tout à fait gâté » ^.
20 RELATIONS AVEC LE TRIUMVIRAT PHILOSOPHIQUE
Pour connaître le philosophe et le savant, nous n'avons qu'à suivre
Sorbière dans ses rapports avec Descartes, Gassendi et Hobbes, « qui
composent, dit-il, dans l'estime que j'en fais, le triumyirat des philo-
sophes de ce siècle '. »
Sorbière, dès qu'il arriva en Hollande au commencement de 1642
(il avait à peine trente-deux ans), « courut » ^ à Endegeest, à une demi-
lieue de Leyde, on Descartes s'était « retii'é poiu" travailler plus com-
modément à la Philosophie et ensemble aux expériences » ®. Il a tracé
de la sohtude du philosophe cette johe description : «... Je remarquay
avec beaucoup de joye la civihté de ce Gentilhomme, sa retraite et
son œconomie. Il estoit dans un petit Chasteau en très-belle situation,
aux portes d'une grande et belle Université, à trois Heuës de la Com'
et à deux petites hem'es de la Mer. Il avoit un nombre suffisant de
domestiques, personnes choisies et bien faites, un assés beau jardin,
au bout duquel estoit un verger, et tout à l'entour des prahies, d'où
l'on voyoit sortir quantité de Clochers plus ou moins élevés, jusques
1. Sorberiana, cf. p. 217-222 un éloge de Rabelais.
2. « Vous dirai-je. Monseigneur, que jamais homme n'a mieu seû son Rabelais, dont
il rêverait la mémoire, et que Charron et Montaigne, à qui il donna la préférence sur
Balzac, étaient, s'il faut ainsi dire, ses héros ? » (Gravebol, Mémoires..., en tête des
Sorberiana, p. 24-25).
3. Gkaverol, Mémoires..., p. 17. — Graverol novis apprend aussi qu'il « mourut le
neuvième jour d'avril 1670, après une maladie d'environ trois mois, causée par une
hidi'opisie redoublée » ; il ajoute : n et si ce qu'un de ses plus proches parens m'a dit
est véritable, que reconnoissant qu'il n'en pouvoit pas échaper, il voulut prendre
quatre grains de Laudanum, pour s'étourdir et pour mourir sans avoir aucun senti-
ment, afin de ne soufrir pas à l'agonie... » (Ibidem, p. 16-17).
4. Jean Crell ou Crellius, né à Helmetzheim, en Franconie (1590) et mortàRakov
en Pologne (1633). Il s'établit à Rako.-, après avoir embrassé l'opinion de Socin, qui
rejetait la Trinité ; il y devint régent du Collège des Unitaires, puis pasteiu-.
6. Sorbière appelait cet ou\Tage de Crellius une « pièce inestimable ». Cf. Sorberiana,
p. 66. Il loue aussi avec excès ses Commentaires, encore qu'inachevés, sur Saint Matthieu
et BUT l'Epître aux Romains, Ibidem, p. 65-66.
6. Graverol, Mémoires..., p. 19.
7. Sorbière, Epître dédicatoire de sa traduction du De Cive de Hobbes. — L'excès de
son admiration lui fait ajouter : « Oui, Hobbes, Gassendi et Descartes, sont trois per-
sonnes que nous pouvons opposer à tous ceux dont l'Italie et la Grèce se glorifient. »
8. Voir la Lettre de Sorbière citée à la note 2 de la page 202.
9. Lettre de Descartes à Mersenne, Endegeest, 31 mars 1641. Edit. Adam, t. III,
p. 350, ligne 26.
202 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
à ce qu'au bord de l'horison il n'en paroissoit plus que quelques
pointes. Il aUoit à une journée de là par canal à Utrect, à Delft, à
Roterdam, à Dordrecht, à Haeiiem et quelquesfois à Amsterdam
où il avoit deux mille livres de rentes en banque. 11 pouvoit aller passer
la moitié du jour à la Haye et revenir au logis, et faire ceste promenade
•par le plus beau chemin du monde, par des prairies et des maisons
de plaisance, puis dans un grand bois qui touche ce Village comparable
aux plus belles Villes de l'Europe ^ et superbe en ce temps là par la
demeure de trois Cours ^... »
Les Objections de Gassendi aux Méditations de Descartes et ses
Instances aux Réponses du philosophe avaient paru, conjointement
avec ces Réponses, par les soins de Sorbière, à Amsterdam, sur la fin
de février 1644, sous le titre de Disquisitio metaphysica. Quelque temps
après l'apparition de ^ou^Tage, Sorbière écrivit, de la Haye, à Gas-
sendi, lui demandant des armes pom* combattre dignement « ce dogme
•cartésien : Il n'y a aucun vide, mais tout est plein, parce que l'essence
de la matière consiste dans l'étendue » ^. Gassendi ne se fit point prier :
il envoya par retom' du com-rier les arguments demandés *. Au reçu
de la lettre, Sorbière tout joyeux s'empressa d'aller voir Descartes
qui se trouvait alors à La Haye. Au cours de l'entretien il opposa au
philosophe partisan du plein cette objection : Supposez que toute la
matière contenue dans une chambre soit détruite, l'espace ne sera
point détruit pour cela. Preuve qu'il ne dépend pas du corps qui
l'occupe. — La chambre, répondit catégoriquement Descartes, ne
subsistera plus et ses murs se toucheront ^. — Désespérant de vaincre
sur ce terrain son adversaire « très pointu » (vi7- iïle acutissimus ) ,
Sorbière se rejeta sm' cette demande captieuse : Est-ce qu'avant la
création du monde il n'y avait pas des espaces vides de corps ? — Au-
cun, répHqua Descartes ; en même temps que les corps, ont été créés
les espaces, qui n'existaient aucunement auparavant ^.
1. On remarquera que Sorbière a devancé Voltaire, qui a qualifié La Haye ainsi :
« Cette petite ville, ou plutôt ce village, le plus agréable du Nord -^ (Histoire de VEmpira
de Russie sous Pierre Le Grand, Ile Part., Ch. VII, circa finem, Œuvres, t. XVI, p. 562,
Paris, Garnier, 1878).
2. Lettre de Sorbière « à M. Petit, Conseiller du Roy et Intendaiit de ses fortifications »,
Paris, 10 nov. 1657, dans Lettres et Discours sur diverses matières curieuses, p. 679
et 681-682.
3. ... Utinam audexem et alia bene multa te vindice digna proponere... qualia sunt
quse adversus Cartesianum illud dogma dici possent : Nullum dari Vacuum, sed omnia
esse plena. quia essentia materise consistit in extensione, adeo ut, ubicumque erit
spatium aliq\iod mensurabile, ibi sit futurum et corpus, proindeque nec concipi- quidem
posse vacuum in reruni nattura, cui etiam introducendo par aon est divina potentia.
(Sorbière à Gassendi, La Haye, 18 avril 1644, dans Oper. Gassendi, t. VI, p. 469, c. 1).
4. Gassendi à Sorbière, Paris, 30 avril 1644, dans OG., t. VI, p. 186-187.
5. Il n'est pas sans intérêt de remarquer en passant que cette réijonse de Descartes
ne satisfit point l'un de ses disciples les plus distingués, Gékaud de Cobdemoy, qui la
réfute dans Le Discernement du Corps et de l'Ame..., 1er Discours, p. 22. Paris, 1666.
6. ... Accepto itaque Epistolio tuo, tanto libentius incunctantiusque adii. Ad ea
autem quae objeci, destructo scilicet quod intra cubiculum est corpore, non destrui
tamen spatium, quod proinde arguitur ab occupante corpore non pendere, pernegavit
ille coïturosque tune pariâtes praedixit. Cum lu'gerem an motu aliquo coïtio illa fieret,
ita ut adinvicem parietes accédèrent, medio utrinque superato spatio ; respondit vir
§ B. DISCIPLES -EN FRAlsCE : HI. — SA3irEL SORBIÈKE 203
L'entente était évidemment impossible arec mi contradicteur qui
n'admettait point la distinction nécessaire entre l'espace possible
ou imaginaire et l'espace réel \ Aussi, laissant là toute argumentation,
Sorbière sonda Descartes pour savoii* quelle serait son attitude ris-à-
vis de la Disquisiiion métaphysique de Gassendi. Le philosophe lui
fit connaître son intention de n'y point répondre ^. L'intermédiaire
de Gassendi se hâta de lui enroyer cette bonne nouvelle, attribuant
la résolution de Descartes, « soit à la conscience de sa propre insuffi-
sance, soit à une areugle confiance dans ses conceptions qui le portait
à croiie que l'autorité des Méditations n'arait pas été le moins du
monde ébranlée par les attaques » ^.
Deux ans plus tard. Sorbière, roulant fake sa cour à Hobbes (il
était alors tout entier à la préparation d'une réédition du De Cive),
lui envoyait de La Haye ces flatteuses nouvelles : k Vous ne sauriez
croire (et pom'tant mon récit est très réridique) quel plaisir j'ai causé
à ces hommes éminents, qui pliilosophent avec sohdité, Boswell *,
Johnson ^ Bornius 6, Regius ', Heereboord ^ etc., quand je lem- ai
ille acutissimus nullo opus motu futurum, sublato nempe cum materia spatio, quo
parietes, dura corpus maneret, divellebantur. Venim cum non satis constringere
hominem nodo illo possem, alia via institi petiique an nulla fuissent spatia corpore
vacua ante Mundi creationem, quam materise © niliilo eductionem vxdgo existimaraus ?
Rursum pernegavit, et una cum corpore assenait creata fuisse spatia, quœ nulla erant
antea. (Sorbière à Gassendi, La Haye, 10 mai 1644, dans OG, t. VI, p. 469, c. 2).
1. Cf. supra, p. 202. n. 6.
2.- Sur l'intem-ention de Sorbière dans la publication de \& Disquisitio mdaphysica et
sur l'attitude définitive de Descai-t€s, cf. supra, p. 12. — Voir aussi la seconde Lettre
de Sorbière à M. Petit (Lettres et Discours, p. 685-686) où il lui raconte son intervention.
3. Habiti deinde sermones de te et de Disquisitione tua, ex quibus cognovi nihil illum
repositiunim, seu proprise t«nuitatis conscientia, seu excogitatorum amore deceptus
putet nullo momento infirmatum fuisse Meditationum suarimi pondus (Même lettre
de Sorbière, OG, t. III, p. 470, c. 1).
4. Sir William Bosv^ell, né dans le comté de Sufifolk, fit ses études à Cambridge ;
élève de Jésus Collège, il en fut nommé fellow en 1606. On le retrouve à La Haye
comme ambassadeur ou Résident du roi d'Angleterre auprès des Etats Généraux des
Pro\-inces-Unies. Par son testament, Bacon liii confia la plus grande partie de ses
papiers. Ce n'était pas seulement un diplomate, mais im linguiste et un érudit, qui
s'intéressait aux controverses philosophiques.
5. Samsox Johnson, ai^rès avoir été le prédicateur de la reine de Bohême, l'électrice
Palatine, veu\^e de Frédéric V, réfugiée à La Haye, devint professeur à la nouvelle
Université de Bréda, fondée en 1646 parle prince d'Orange D'après Sorbière, Johnson
aurait été détaché du Cartésianisme par la lectiu-e de la Disquisitio de Gassendi contre
les Méditations de Descartes. (Sorbière à Gassendi, La Haye, 10 mai 1644, dans OG.,
t. VI, p. 470, c. 1). Dans sa lettre à Hobbes, il prétend que la publication des Principia
de Descartes a confirmé Johnson dans ses convictions anticartésiennes. Mais, au dire
de Baillet (V-ie de M. Descartes, t. II, p. 210), Johr.sonne t^rda pas à revenir au Carté-
sianisme. — Dans les Lettres manuscrites de Sorbière, le nom de Johnson est ortho-
graphié de diverses façons : Jonshoniu.s, Jonssonius : j'ai adopté Johnson, parce qu6
une lettre de ce dernier à Sorbière est signée : Johnsonttts. Cf. B. N., Ms. F. lat. 10362.
t. II, fol. 68 %'erso. Cf. Ibidem, Talles t. I, fol. 5 verso. — T. II, fol. 15 recto.
6. Henri Bornius. Cf. inira, p. 242.
7. Henri Regtos (de Roy), né (1598) et mort (1679) à Uttecht, enseigna la médecine
à l'Université de cette ville. D'abord très chaud partisan de Descartes, il se tourna
ensuite contre lui avec animosité.
8. Adrien Heeeeboord, né (1614) et mort (1659) à Leyde, enseigna la philosophie
à l'Université de cette xdlle. Tout en ayant de lasj-mpathie pour Gassendi, il se montra
204 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
donné l'espérance d'une édition nouvelle de votre livre... Car ils ne
considèrent que vous seul et Gassendi ; ils ont les yeux fixés sur vous,
depuis que la fameuse montagne a accouché d'une ridicule souris... » ^,
c'est-à-dire, délicate allusion, depuis que Descartes a publié ses
Princi'pia.
Pendant ce séjour en Hollande l'animosité de Sorbière contre
Descartes se traduisit d'une façon si violente que Mersenne se crut
obligé de donner au détracteur cette vigoureuse et mordante leçon :
(c II y a dans votre esprit je ne sais quelle aversion pour Descartes,
qui décèle l'action d'un venin virulent et affreux. C'est au point que
vous pouvez à peine vous abstenir de ravaler, suivant vos moyens,
€t l'homme et ses œuvres. Cependant qu'il soit un philosophe plus
savant que vous, moi et presque tous les autres, je le sais si bien que
j'ose le confirmer sous la foi de n'importe quel serment. Peut-être
vous a-t-il regardé de haut ? Et alors ? Vous estimez que sa Méthode
est une pure folie. Mais peut-être au contraire qu'elle est plus proche
de la sagesse, et que votre esprit ne s'étend pas plus loin qu'elle.
Est-ce donc qu'un si grand homme ait voulu s'exposer à la dérision
du monde entier ? Qui peut le penser ? S'est-il si honteusement
trompé en Physique, lui dont les yeux sont si perçants en Mathéma-
tiques, partie la plus certaine de la Philosophie, si elle n'en est pas la
plus noble ? Attendez l'avènement du siècle futur, où vous vivrez :
peut-être tranchera-t-il la question. Mais, direz-vous, cette Philoso-
phie me semble absurde ainsi qu'à d'autres. Signalez les absurdités,
démontrez-en une seule, et je vous croirai. Quelle gloire pour vous,
si vous tirez la plume contre un tel adversaire ! Car la réponse fera
jailhr la vérité. Rien ne vous manque : vous avez l'esprit et la plume
très faciles. Si vous découvrez quelque fausseté évidente, tous vous
en seront obligés, ou du moins vous contraindrez l'auteur à exposer
son sujet avec plus d'ampleur et de clarté. Vous voulez pousser
Gassendi à la lutte, lui qui naguère a noué une sainte amitié aviec
Descartes. Voyez vous-même, qui n'êtes point son ami, les diverses
difficultés que votre esprit rencontre et, fût-ce par une expérience
ou un raisonnement unique, montrez-nous ou plutôt à lui-même
quelque chose d'absurde dans la Physique de René, ou bien désormais
réprimez» votre ardeur médisante. Si vous n'osez livrer l'attaque en
votre nom, que d'adversaires ne trouverez-vous pas enchantés de
prêter le leur ? ^ »
plutôt favorable aux idées cartésiennes. — Il sera question de Regius et de Heereboord
à propos du Cartésianisme en Hollande. — Lettres de Sorbière à Heereboord. Cf. Bibl.
Nat., Ms. F. lat. 10352, t. I, Table fol. 5 recto. — Lettres de Heereboord à Sorbière,
Ibidem, t. II, Table, fol. 14 verso.
1. Quam gratum fecerim Viris summis solideque philosophantibus Boswellio,
Jonshonio, Bornio, Regio, Heereboordio, cseteris, ubi de libri tui nec non partium
operis priorum editione spem dedi, vix credas, quanquam verissime narranti. Omnes
enim te unum Gassendumque spectant, in te oculos habent, ex quo mons ille parturiit
ridiculum murem nosque tanto hiatu vocatos lusit. (Sorbière à Hobbes, La Haye,
21 mai 1646, Epist., Sorberii, B. N, Ms. Fonds lat. 10352, t. I, fol. 98).
2. Est autem in animo tuo nescio quid adversus Cartesium, quod virulentiam te-
.trumque venenum portendat, vix ut abstinere possis quin eum et ejus opéra pro virili
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : III. SAMUEL SORBIÈRE 205
L'allure provocante de cette chaleureuse défense de Descartes ne
déconcerta point Sorbière. L'attaque est du 5 novembi-e 1646 ^.
parte déprimas ; quem tamen te. me et innumeri.s propeinodum doctiorem Philosophum
ita scio ut quolibet sacramento firmare audeam. Te forsan despexit ? Quid tum ?
Existimas illius Methodum esse meram stultitiam ; sed et forte magi.s accedit ad
sapientiam, nec eâ plura animo complecteris. An igitur vir tantus se toti mundo
deridendum exhibera voluit ? Quis hoc putet ? An adeo turpiter in Phj'sicis aberravit,
qui adeo Lyncaeus in Mathematicis, quse sunt Philosophise pars, si non nobihssima,
tutissima tamen ? Ssecuhim futumm quo victurus es exspecta, quod forte negotium
istud dirimet. At, inquies, hsec Philosophia mihi et aliis videtur absurda. Prome absur-
ditates, demonstra vel unam, tibique credidero. Quam tibi gloriosum si calamum adver-
sus stringas ! Quippe responsio veritatem eliciet. Nil tibi deest, cujus animus et calamus
promptissimus ; si quid falsum evidenter detegas, omnes tibi obstringes, saltem, coges
auctorena ut fusius et explicatius materiam promat. Vis Gassendum provocare, qui
nuper cum Cartesio sanctam amicitiam inivit. Ipse, qui hac cares amicitia, varias animi
tui difficultates urge, et vel unica experientia vel ratiocinatione quidpiam a^o-ov
in Renati Physica, nobis, vel illi potius, ostende, vel deinceps a maledicendi studio
desine. Si tuo nomine non audeas insurgere, quot inventurus es qui nomen suum liben-
ter inscribant 1 (Mersenne à Sorbière, Paris, 5 nov. 1646, BN. Ms. Fonds lat. 10352,
t. II, fol. 86 verso et 87 recto).
1. M. Adam propose (Vie et Œuvres..., L. V, Ch. II, p. 448, note c) de reporter la
date de cette lettre à l'année suivante, 1647. Il ne l'aurait pas osé s'il avait lu le post-
scriptum de cette lettre : Spero futiirum, vir .(Esculapie, ut me doceas quandonam per-
fecta erifc Libri Hobbii editio et quid sentias de libro novo Regii Medici quem hic non-
dum vidimus. (Mersenne à Sorbière, Epistolœ..., T. II, fol. 87). he De Cive de Hobbes
avait paru au commencement de 1647, et dans une lettre du 10 mars 1647 Sorbière
écrit à Hobbes qu'il lui en a envoyé le 29 janvier un exemplaire. Le même jour, il
écrit la même, chose à Mersenne {Épistolœ,.. T. I, fol. 105). Comment M. Adam peut-il
supposer que, le 5 novembre 1()47. Mersenne prie « Sortièra de l'informer de l'époque
à laquelle l'édition du livre de Hobbes sera achevée ? » De plus, le livre de Regius,
auquel Mersenne fait allusion, est intitulé Fundanienta Physices et parut à Amster-
dam en 1646 ; la Dédicace est c'atc'e du 10 août. Ce double fait prouve, sans contesta-
tion possible, que la lettre en question est bien de 1646.
Sur quelles preuves M. Adam a;:puie-t-il sa conjecture ? Les voici. Dans cette même
lettre, Mersenne parle d'un Tractatus de vacuo efficiendo de Pascal, puis de ses Obser-
vationes. D'après* lui, Mersenne affirmei-ait qu'il a envoyé à Huygens et à Rivet un
exemplaire du premier ouvrage, et que le second a dû déjà parvenir en Hollande par
les soins de son libraire. Or ces deux publications sont de 1647 ; donc aussi la lettre qui
les mentionne. Cette argumentation serait péremptoire si vraiment Mersenne disait
ce que M. Adam lui fait dire. Pour les deux exemplaires de Pascal, le texte porte :
cuni ad utrumque [Huygens et Rivet] libellum miserim, ce qui signifie : lorsque j'aurai
envoyé. L'opuscule de Pascal n'était donc pas encore prêt. Mersenne, qui tient Sorbière
au courant de toutes les nouvelles scientifiques, a sans doute vu le travail de Pascal et
en informe son correspondant. Pascal devait le tenir au courant de ses études sur le
vide, puisque c'est par Mersenne qu'on connut en France les expériences de Torricelli,
comme Pascal le reconnaît dans son opuscule : « Cette expérience ayant été mandée de
Rome au R. P. Mersenne, Minime à Paris, il la divulgua en France en l'année 1644,
non sans l'admiration de tous les sçavants et curieux. » (Préface : a Au Lecteur » [non
jjaginée], p. 2). S'il s'était agi, dans la lettre de Mersenne, de l'opuscule imprimé de
Pascal, au lieu de l'annoncer ainsi : Tractatus Paschalii de Vacuo efficiendo, est-ce qu'il
n'aurait pas transcrit littéralement le titre vrai, à savoir : Expériences nouvelles touchant
le vuide Y — Pour le propre livre de Mersenne, celui-ci déclare formellement qu'il
n'est pas encore terminé : Qua de re [sur le Vide] plurima quoque in meis Observatio-
nibus non vulgaria produxi expérimenta, donec tria vel quatuor perficiam, omnium meo
judicio pulcherrima, quœ iu Prœfatione légère poteris, si quod exemplar ad tuas manus
perveniat. L'achevé d'imprimer est du l^r octobre 1647. Si la lettre de Mersenne était,
comme le veut M. Adam, du 5 nov. 1647, il faudrait en conclure qu'à cette date l'im-
pression ne sei-ait pas terminée, puisque l'auteur n'a pas encore « parfait » les trois ou
quatre expériences qu'il compte indiquer dans sa Préface : donec tria velquatuor perficiam....
206 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Mersenne revint plusieurs fois à la charge i. Parmi les réponses de
Sorbière, ne pouvant les citer toutes, je choisis celle qui me semble
la plus complète et la meilleure.
Après avoir souhaité à Gassendi et à Hobbes, « cette paire incompa-
rable d'hommes, une bonne santé et d'abondants loisirs », Sorbière
poursuit en ces termes : « Je fais les mêmes vœux pour votre grand
et cher Descartes, le troisième triumvir ; je l'aime et le considère
au point de le placer avant tout le reste des philosophes que je con-
nais... Mais vous voulez que je lui accorde la première place et vous
pensez qu'on le méprise si l'on ne reconnaît pas qu'il est le roi de tous.
Pardonnez, je vous en prie, Très Révérend, à mon affection pom- des
hommes, auxquels m'unit une étroite amitié, si vous ne pouvez obte-
nir de moi cet aveu. Il n'est pas en mon pouvoir de lui conférer d'hon-
neur plus grand que de le mettre immédiatement à la suite de si
grands hommes 2. C'est sans raison que vous me dites poussé par l'envie
et la passion du dénigrement pour avoir fait cette confession ingénue :
parmi les très nombx'eux passages remarquables qui sont sortis de la
plume de Descartes, j'en ai découvert quelques-uns qui ont moins de
saveur pour mon palais. Car loin de m'estimer plus perspicace qu'un
Lyncée, mathématicien, j'accuse mon épaisseur d'esprit et m'indigne
contre moi-même, parce que, dans les raisonnements humains, je
n'aperçois rien d'autre qu'une apparente probabilité » *.
Après cette défense courtoise et modeste, Sorbière prend résolument
l'offensive. « Vous m'exhortez, poursuit-il, à me rendre à. discrétion,
ou, si certains points me semblent moins vrais, à les attaquer. Combien
je souhaiterais, Révérend, que Dieu m'eût fait les loisirs nécessaires !
Je pourrais peut-être alors rassembler quelques ol)jections, qui four-
niraient aussi à d'autres l'occasion de douter, surtout à propos du
Vide, de l'Extension, du Mouvement, de la Rareté et de la Densité,
sujets où mes opinions sont très éloignées des siennes. Que M. Des-
cartes y puisse répondre très facilement, ce n'est pas moi qui le nierai,
car ni les paroles ni les raisons ne sauraient faire défaut à un habile
homme très versé dans un système. Je recevais dernièrement un
alchimiste qui avait la prétention de démontrer que le secret de la
pierre philosophale est évidemment contenu dans Virgile et dans les
1. Mersenne revient sur le même gi'ief dans deux lettres de 1647. Cf. Ibidem, t. II,
fol. 90 verso et 91 recto — fol. 92 r. et v.
2. Plus tard Sorbière dira en parlant de Gaussendi et de Descartes, « les deux plus
gi-ands philosophes de ce siècle ». Cf. infra, p. 210.
3. Utinam illi virorum [Gassendus et Hobbitjs] incomparabili pari otimn, valetiulo
contingat abunde, et mundus victua non déficiente eruniena. Qmd etiam voveo magno
illi Cartesio tuo, Triumvirorum tertio, quem amo ita et suspicio ut cseteris omnibus
pliilosophantibus quos novi, prœponam. At primumi tu vis locum illi tribuam, et,
uisi regnet solus, contemni putis. Parce, quaeso, Vir Reverendissime, afïectui meo
erga viros jure anîicitise mihi conjunctos, nisi a me id irapetres. Quid majus illi conferam
quam ut immédiate Viros tantos seqtiatur, non habeo ; neque est quod me livore et
detrectandi studio ductura dicas, si fassus ingénue fuerim inter egregia plurima qufe
scripsit, n^nnuUa comperisse me quse palato meo minus sapiant ; quippe nequaquam
me LyncEeo Mathematico perspicatiorem existinio, qui hebetudinem meam incuso et
mihi sœpe succenseo cum praeter probabilitatis speciem in humania ratiociniis nihil
aliud cerno.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : lU. — SAMUEL SORBIÈEE 207
fables d'Ovide. Aussi aucune raison n'a pu lui faii'e lâcher prise;
bien plus, à tous mes arguments il avait une solution toute prête..
Que pescartes en puisse faire autant pom' ses trois éléments et l'agi-
tation de la matière subtile, je n'en doute aucunement i. »
Quittant ces généralités, l'adversaire de Descartes en vient à des
détails précis ^ : <( Ce très savant homme, avec un art merveilleux,
a puisé ses Principes très ingénieux à une triple source. Il a mêlé
en e£Eet aux arguties des Scolastiques d'autres vues qui ont de l'affi-
nité avec les sornettes de Fludd, et je distingue aussi des fleurs remar-
quables empruntées aux JarcUns d'Épicure. De là vient qu'il plaît
pareillement et à moi porté davantage vers la secte épicm-ienne et
aux autres qui inclinent plutôt vers des sectes différentes. De fait,
il a horreui' du vide, il regarde l'étendue comme matérielle, il ne définit
pas le mouvement par le changement dans l'espace, il déclare
la teri'e imiiiobile, il distingue l'imagination de l'intellection,
et son langage est. métaphysique, voHà qui nest point pour déplahe
aux Péripatéticiens. Quand il étabht l'existence de ses trois éléments,
de la matière striée et d'un certain esprit éthéré, il semble soutenu*
les opinions déhrantes des alchimistes. Mais lorsqu'il traite des parti-
cules de la matière et ramène toute chose au mouvement et à des
figui'es, il pense comme Lucrèce et favorise Fatomisme de Démocrite.
Il a donc tout ce qu'il faut pom obtenu" quelquefois l'approbation de
chacun. La plupart d'ailleurs, ayant remarqué quelques idées conformes
à leiu- manière de voh, jugent par là du reste qu'ils n'examinent pas
suffisamment ou sur lequel ils passent condamnation, »
Sorbière reproche enfin à Descartes d'employer des exemples et
comparaisons qui sont de nature à induire en erreur, et il en cite un
spécimen. « Beaucoup se laissent prendre à l'appareil de figures qu'il
emploie, aux simihtudes vulgahes, qui sont à la portée de l'inteUi-
1. Hortaris nie ut vel dedam manus, vel, si minus vera quaedani videntur, accingar
contra. Quara optarein, Vir Re .erende, ut Deus nobis hsec otia fecisset. Possem f ortasae
nonnuUa congerere, quae dubitandi et aliie quoque occa^oneni prseberent, praesertim
ubi aggreditur quae circa Vacuum, Extensionem, Motum, Raritatem Densitat«mque
valde a mais opinionibus dissentanea dissent. Non eo inficias quin responsurus esset
D. Cartesius quani facillime objectionibus meis ; neque enim déesse unquam possunt
verba et rationes solerti V^iro in systemate aliquo optime versato. Xuper aderat mihi.
Alohimista quidam, qui ev-identer in Virgilio et in fabulis Ovidii arcanum lapidis Pliilo-
eophici contineri demonstrabat, ut dimoveri nullis rationibus potuerit, imo nostria
nullis non habuerit in promptu solutionem. Quin idem pra3Stare valeat D. Cartesius
non dubito per tria Elementa sua, et materiae subtilis agitationem.
2. Nempe vir doctissimus ex tripliei fonte naira arte hausit ingeniosissima Principia
sua ; immiscuit enim Scholasticorum argutiis alia quaedem Fliiddanis nseniis affinia,
quae inter agnosco ex Hortis Epicuri flores egregios. unde est qtiod mihi in Sectam ietam
proniori, et caeteris in alias proclivioribus pariter arrideat. Nam quod Vacuum fugit,
Extensionem materialem facit, Motum ex mutatione spatii non définit. Terrain dicit
immobilem, Imaginationem ab Int«llectione distinguit et Metaphysice loquitur, id
sane ne Peripateticis displiceret ; cum vero tria Elementa sua, Materiam striatam,
spiritum quemdan aethereum statuit, Chimicorum deliria fulcire videtur ; at de paiti-
culis verba faciens, motui ot figurfe omnia referens, cum Lucretio nostro sentit Ato-
misque favet Democriteis. Habet igitur unde singulis* aliquando probetur. Plerique
autem ex npunullis animadversis sibi consentaneis judicium de caeteris ferunt, quae vel
non satis expendunt, vel quibus condonant.
208 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
gencé populaire, mais renferment souvent une pétition de principe,
comme on peut le voir dans les circuits du second élément et la flexibi-
lité de la matière première pour produire le mouvement sans le secours
du vide. Il apporte comme exemple l'eau qui, de cette façon, permet
aux poissons de se mouvoir. Mais ce qui est en question c'est précisé-
ment de savoir s'il y a, dans cette eau elle-même, de petits intervalles
vides, qui fournissent au mouvement l'occasion de se, déployer et
s'opposent à cette rigidité insurmontable que doit présenter tout solide.
Or ces figures-là éblouissent les yeux des semiphilosophes, parce que,
ayant ouï dire que les Mathématiciens se servent de démonstrations
incontestables, qu'ils expriment par des figures, ils supposent que
l'image des tourbillons une fois examinée a la même valeur démonstra-
tive, et alors ils ne s'inquiètent plus de passer chaque chose au crible
d'un jugement subtil ^. »
Dans cette critique, où l'on a pu remarquer plus d'une réflexion
judicieuse, Sorbière attaque la Physique de Descartes, qui est le côté
vulnérable de son système. C'était de bonne guerre. Mais il laisse
injustement dans l'ombre la méthode psychologique et la Métaphy-
sique du philosophe français, qui ont eu sur la philosophie ultérieure
une influence profonde et durable.
Dans ses Ejntres ^ à M. Petit, que Sorbière lui adi'essa, en 1657,
à l'occasion du premier volume des Lettres de M. Descartes précédé
d'une Préface de Clerselier, il se montra beaucoup plus équitable.
S'il garde ses préférences pour Gassendi, il tempère cependant ses
réserves à l'égard de Descartes par de grands éloges décernés à la
pénétration du penseur et au talent de l'écrivain. 11 se résume ainsi :
« ... La philosophie de M. Descartes a bien plus de droits qu'aucune
autre de s'insinuer dans les esprits des personnes curieuses, parce
qu'elle est pleine d'excellentes choses puisées dans toutes les bonnes
1. Multos capiunt figiirae apposita et exempla similitudinesque vulgares, quae ad
plebis captum mentemque écconiodatse petitionem principii ssepe tamen invohiint,
ut videre est in gyris iÛis secundi Elenienti et Materiae flexibilitate ad Motuin sine
Vacuo efficiendum ; afïert enim aquani in exemplum, quae piscibus viam hac ratione
concedit. Veruni hoc ipsum quaeritur an in ista ipsa aqua minima intervallula sint
vacua, quae motus occasionem prsebeant et rigiditatem insuperabilem in omnimoda.
soliditate necessariam prohibeant. Figurse autem illae oculos semiphilosophantium
perstringunt, quippe cum inaudierint Mathematicos demonstrationibus uti àvav-
T'.ppï,-:o'.;, quas figuris exprimunt, suspicantur icône vorticum semel inspecta vina
similem contineri, neque amplius acri judicio perpendunt singula. (Sorhièrg. à Mer-
senne, Leyde, 23 décembre, 1647, Bib. Nat., JMs. Fonds lat., 10352, t. I, fol. 116 recto et
verso, fol. 117 verso). Sorbière répond encore aux reproches de Mersenne, blâmant
son hostilité à la philosophie cartésienne, dans d'autres lettres de 1647. Cf. Ibidem^
t. I, fol. 105 recto — fol. 110 r. et v. — Dans la lettre citée, Sorbière dit que Descartes
s'est inspiré des « arguties de la Scolastique ». Pour se convaincre qu'il parle de la
Scolastique comme un aveugle ferait des couleurs, il suffit de lire ce qu'il disait de
SuAREZ. Cf. Sorheriana, p. 241. — Plus tard, dans une lettre écrite à Saumaise, 1©
10 mars 1650, après la mort de Descartes, Sorbière juge ce dernier très sévèrement
comme philosophe et physicien. Il n'admire que le mathématicien. Cf. Lettres et
Discoure, p. 534 537.
2. SoRBiÊRE, Lettres et Discours..., Lettres 87 et 88, Paris, 10 nov. 1657 et 20 fév.
1658, p. 667 et 684.
§ B. DISCIPLES EX FRANCE : HI. — SAMUEL SORBIÊRE 209
sources, et que le mélange de ce qui est moins solide y est fait avec
beaucoup d'addresse ^. »
Après avoir rapporté quelques louanges de Sorbière en Fhoimeur
de Descartes, l'excellent Baillet ajoute : « Il faut tenii' compte à M. de
Sorbière du peu de bien qu'il a dit de M. Descartes en toute sa vie...
Il s'étoit déjà donné tout entier [à Gassendi] avant que d'avoir vu M.
Descartes ; il en était le panégyi-iste perpétuel ; il fut depuis le pré-
dicateur de sa Philosophie. . . Il fut aussi l'espion continuel de M. Gas-
sendi auprès de M. Descartes pendant tout le tems qu'il fut en HoUande ;
et il n'oubUa rien pour détruue celui-ci dans l'es^Drit de l'autre jDar des
rapports desobhgeans 2. » Il y a, ce semble, quelque outrance dans ce
jugement. En tout cas, ce n'est pas Gassendi, si simple et si droit,
qui a organisé cet espionnage.
Passons au second « triumvir ». Moins d'un mois après la mort de
Gassendi, Sorbière écrivait au Père Bertet, S. J. une lettre ou plutôt
un panégyrique, où il exaltait les quaHtés intellectuelles et morales
du défunt. (( Aussi, concluait-il, je le considérois comme mon père
et me sentois redevable a sa bonté de tout ce que j'avois de cognois-
sance du bel air des Lettres et de la plus saine Philosophie » 2. Il annon-
çait le pieux dessein de retracer la vie de son maître : c Je l'entrepren-
ckay autant pom" ma consolation et pom- me donner courage d'imiter
sa vertu. . . ■* »
Si Sorbière, on l'a vu, n'a suivi que de très loin les exemples ver-
tueux de Gassendi, on ne peut nier cependant qu'il ait témoigné à son
maître, vivant ou mort, une reconnaissance qui ne s'est pas seulement
affirmée en belles paroles, mais par des actes et des initiatives.
Inutile de revenir sur les bons offices qu'il déploya pour mener h
terme la publication de la Disquisition métaphysique et en célébrer les
mérites.
Une autre intervention de Sorbière, moins connue et plus piquante,
mérite d'être contée. On sait en quelle haute estime la princesse
EUsabeth de Bohême avait la philosophie de Descartes. Sorbière
(sans d'ailleurs mettre Gassendi dans la confidence du projet) trouva
plaisant et sans doute habile de susciter un rival à Descartes près de
la docte princesse. Il résolut d'utihser dans ce but sa traduction du
1. Sorbière, Lettre à M. Petit, Lettres et Discours..., p. 679. — On trouvera daiis les
Sorberiana un jugement de Sorbière sur Descartes où il s'efforce aussi d'amalgamer
la louange et le blâme. « L'auteur [du Discours de la Méthode] passera toujours pour un
grand homme, et sa Physique vérifiera un jour s'il a mieux raisonné que nos Philoso-
phes péripatéticiens, ou s'il y a eu de l'extravagance dans cet esprit. Jusques-là on doit
suspendre son jugement, n'y aiant rien en ses Discours de Dioptrique, de Géométrie
et des Météores qui ne soit plein de bon sens et de profonde mathématique. » (Sorbe-
riana, p. 92-93) .« J'admire l'esprit de M. Descartes de la même façon que j'admire
ceux qui voltigent sur im cheval de bois. Leur force et leur souplesse est grande, mais
elle est inutilement emploiée... » (p. 93). « Au reste c'est un des plus grands homme* de
notre siècle. S'il extravague, c'est ingénieusement. Son galimatias vaut toujours mieux
que celui des Scolastic{ues. » (p. 94).
2. Baillet, La Vie..., Ile Partie, L. VI, Ch. IX, p. 169 et 170.
3-4. Lettre de Sorbière au Père Bertet, de la Compagnie de Jésus, Paris, 13 nov. 1655,
Lettres et Discours..., p. 363 et 365.
14
210 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Syntagma philosophiœ Epicuri, œuvre que Gassendi avait publiée
à Lyon en 1649. Par l'intermédiaire obligeant « du comte Christophle
Delphique, Burgrave de Dona », il fit agréer d'Elisabeth l'hommage
de cette traduction. Il imagina, en conséquence, d'écrire, sous forme
de dédicace à la princesse-philosophe, une Lettre qui, dans sa pensée
mahcieuse, formerait le pendant de VEpistola dedicatoria Serenisswiœ
Principi Elisahethœ que Descartes avait mise en tête des Principia.
En cas de réussite c'était pour les Cartésiens un succès mortifiant.
Mais cette combinaison quelque peu machiavéhque échoua.
La traduction du Syntagma Philosophiœ Epicuri fut envoyée à
l'éditeur, et l'impression en était commencée, quand, sur un désir
formel de Gassendi, on dut FinteiTompre pour lui « complaire » ^.
Dans une lettre au traductem* Gassendi tâche de le consoler de cette
brusque interruption : « J'espère bien, lui écrit-il, que votre gloire
n'aura rien à souffrir de cet ajournement, et vous-même le reconnaîtrez
pleinement, dès que les premières pensées auront fait place aux se-
condes ^. )) On croit que l'auteur du Syntagma avait l'intention d'ajouter
au texte des notes exphcatives ^. Quoi qu'il en soit, la traduction ne
parut jamais/. Pour ne pas frustrer cependant la postérité de l'Épître
dédicatoire à la princesse, Sorbière la pubHa dans son recueil de
Lettres et de Discours en 1660. Le début ne manque pas d'intérêt. Le
voici : i
« Madame, j
« Il y a quelques aimées qu'il pleut à Vostre Altesse me commander,
à La Haye, de luy dire mes sentimens sm* une question curieuse et
difficile, de la preuve de laquelle, par des raisons naturelles, les deux plus
grands Philosophes de ce siècle ne demeuroient pas bien d'accord,
pource qu'ils ne suivoient pas une mesme méthode, quoyqu'ils vou-
lussent tirer une mesme conclusion. Ils posoient tous deux, comme une
vérité inébranlable que l'ame de l'homme estoit immatérielle. Le pre-
mier soustenoit que les raisons qu'il avoit apportées dans ses Médita-
tions Métaphysiques, avoient la force de Démonstrations Mathéma-
tiques, et estoient les seules que l'on pouvoit inventer. L'autre n'y
voyoit pas cette évidence, ne desesperoit pas que la postérité n'en
peut découvi'h* de plus fortes, et croyoit au fonds que cette matière,
1. Geaveeol, Mémoires..., p. 29.
2. Spero autem fore ut nihil tuse glorise ex hac dilatione décidât ac te id maxime
agniturum, ubi primse cogitationes secundia locum fecerint (Gassendi à Sorbière,
Paris, 15 juillet 1653, OG, t. VI, p. 325, e. 2).
3. Ou lit en effet ce résumé de la lettre de Grassendi, citée ci-dessus : Ne Syntagmatia
Epicuri, notis absque necessariis peccata viri indicantibus repurgata, editionem galli-
cam sustiueat enixe rogat [Gassendus]. Cf. Gassendi Epistolarum Argumenta, au mot
SoRBEBio, col. 2, en tête du tome VI, des Oper. Gassendi).
4. M. Adam, en rapportant cet épisode (Vie et Œuvres de Descartes, L. V, Ch. I,
p. 429-431), parle de la traduction du Syntagma philosophicum, au lieu du Syntagma
Philosophiœ Epicuri. C'est une confusion regrettable. Le Syntagma philosophictum,
œuvre posthume, ne parut qu'en 1658. D'ailleurs, Graverol, auquel M. Adam renvoie,
mentionne expressément le Syntagma Epicuri, paru en 1649 et note que l'impression
<ie la traduction commença en 1652.
§ B. DISCIPLES EN FRAXCE : IH.- — SAMUEL SORBIÈRE 211
estant de la Foy Divine, dependoit principalement de l'authoiité de
l'Eglise, et de la révélation que Dieu nous a faite dans les Saintes
Escritures, plûtost que d'aucun raisonnement humain. Ce fut. Ma-
dame, la différence que je dis alors à Vostre Altesse qu'il y avoit
entre la méthode de M. Descartes et la Disquisition de M. Gassendi.
Sur quoy vous pristes occasion de vous informer plus particuhere-
ment de ce dernier, et je satisfis à cette loiiable curiosité, selon l'exacte
cognoissance que j'avois de la pieté, des mœurs et du sçavoir de cet
homme incomparable. Je ne veux pas, Madame, en faire icy l'éloge ;
car c'est assez le loiier que de dh-e que Vostre Altesse se souvient de
luy et qu'elle ne sera pas manie de voh en François ce qu elle a dé-ja
peu voir de luy en une autre langue ^. »
La reconnaissance effective de Sorbière survécut à la mort de Gas-
sendi. Il en donna la preuve dans l'opuscule, où avec une admiration
communicative il retrace la vie intellectuelle et morale de Gassendi
(De Vita et Morihus Pétri Gassendi). Cette biographie (qui servit
aussi d'Introduction à la deuxième édition du Syntagma Philoso-
phiœ Ejncuri,^ Amsterdam, 1659), fut placée d'abord en tête des
Œuvres complètes : elle est comme le frontispice de ce monument gran-
diose 2.
Sorbière ne négligeait aucime occasion de fahe ressorth les mérites
de son maître. Ainsi, il pubha im Discours sur la Comète (Paris, 26 jan-
vier 1665) 3, où, pour vulgariser « les sentimens des astronomes et
des philosoplies naturahstes touchant la comète que nous voyons »,
il ne trouva rien de mieux que de « suivre pas à pas » Gassendi *, et
1. Sorbière. Lettres et Discours..., Lettre XV, datée d'Oi-ange, 5 jum 1652, p. 69,
Il semble bien que, outre la traduction du Syntagma, Sorbière se proposait d'exposer,
dans une série de lettres, la philosophie d'Epicure et de Gassendi, car voici ce qu'il
écrit, à la date du 5 juin 1652 : « J'ai pris la liberté de tracer une Lettre à son Altesse
[Lettre citée plus haut], qui pourroit servir de Dédicace, si le corps entier de celles que
je \-ou3 écrirai avoit quelque jour à eati-e publié. » (Lettre au Comte Christophle Del-
phique, dans LeUres et Discours, ..Lefre XVI, p. 79-80). L'échec de la traduction
empêcha sans doute de donner suite à ce projet de Letti-es.
2. Le De Vita et Morihus Pétri Gassendi parut aussi, à part, en 1662, à Londres. —
Henixingus Wittex l'a reproduit dans Memoriœ Philoaophorum, Oratorum, Pce-
tarum..., t. U, Decad. V, p. 201-230, Francfort, 1679.
3. Déiié à Mgr l'évesque de Cens ance. Trésorier de la Sainte Chapelle et Conseiller
ordinaire du Roy.
4. Cliapelain juge sévèrement le Discours sur la Comète, dans une lettre à l'abbé de
Francheville, alors à Reimes : c Le discours de M^ Sorbière est d'autant meilleur qu'il
est la plus grande part de mon feu précieux ami le Alacliarite M^ Gassendi. Il y a pour-
tant quelques endroits où il s'est escarté de son sens, non pas pour le contredire, mais
faute de l'avoir entendu. Il parle aisément, mais pour les choses il n'y mord pas, et je
ne sçay comment il bazarde d'en traitter, son génie y estant si peu propre. L'imprimé
de ce Monsieur là dont on vous a fait feste ne se vend point et, s'il a veu le jour, ça
esté aux despeiis de sa bourse. Il en aura envoyé à Nantes aux consolateiurs de sa rélé-
gation et vous en pourrés avoir la communication par cette voye. » (Chapelain à Vabbé
de Francheville, 16 mars 1665, Lettres de Jean Chapelain, publiées par Tajiizey de
Larroqxje, t. II, p. 390, note 1, dans Collection des Documents inédits sur VHistoire
de France, Paris, 1883). Cet abbé de Francheville, aujourd'hui bien oublié, s'adonixait
à la poésie lyrique. Chapelain le remercia de l'envoi d'une Ode a forte et bwllante ».
Cf. Ibidem, p. 82, note 2, et p. 76, note 2.
212 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSJ:NDÎ
de tracer le plus bel éloge de l'homme et du savant ^. 3 '-en détache
une seule phrase : « Personne n'a jamais philosophé plus doctement
ny de meilleure foy que luy. »
Dans une lettre adressée à Conrart, il ce luy représente la vertu »
de notre philosophe ^.
Il ne se montrait pas moins enthousiaste dans l'intimité, où il
disait volontiers « qu'on s'étonnera peut-être quelque jour que dix
ans après la publication d'un tel ouvrage [le Syntagma philosophicum],
il s'est trouvé des gens qui ont embrassé une autre philosophie. C'est
une chose étrange que, depuis qu'on a trouvé l'usage du pain, il y ait
eu des hommes qui aient mangé du gland » ^. De sorte qu'on peut dire,
à sa louange, ce que Baillet disait de lui en mauvaise part : il fut le
« panégyriste perpétuel » de Gassendi et le « prédicateur » infatigable
de sa philosophie, car cet excès dans l'admiration d'un bienfaiteur
part d'un bon naturel *.
Sorbière fit la connaissance du troisième « triumvir », quand celui-ci
vint à Paris en 1642 ^. Il lui fut facile de rencontrer Hobbes chez des
amis comrnuns, Gassendi, Mersenne, de Martel, du Prat ^ ; et il n'a
point manqué de signaler ses cordiales relations avec lui ^.
C'est pendant ce séjour à Paris que Hobbes élabora son traité
De Cive. Mersenne était seul dans le secret de l'écrivain, qui par pru-
dence voulait s'entourer de mystère ^. Il permit à Sorbière de jeter
1. Discours sur la Comète, p. 17-18.
2. Sorbière, Lettres et Discours..., Lettre XLI, p. 313-320.
3. Sorberiana, art. Gassendi, p. 122-123.
4. On trouvera:a) le.iLettres de Gassendi à Sorbière, dans OG,t.^VI, p. 155, 162, 174,
178, 186, 249, 279, 325, 328, 330. — 6) les Lettres de Sorbière à Gassendi, Ibidem, p. 447,
453, 456, 462, 469, 499, 508, 526, 528, 529.
5. C'était le quatrième voyage de Hobbes à Paris.
6. M. de Marolles, abbé de Villeloin, dit dans ses Mémoires : « Ce fut encore M. du
Verdus qui me donna la chère connoissance de Mess, de Martel et du Prat, de la Pro-
vince du Languedoc, deux esprits qui sont également éclairez dans les belles choses. »
(M. DE Marolles, Mémoires divisez en trois Parties, I^e Partie, p. 199, Paris, 1656). —
Sorbière parle en ces termes de A. du Prat et de Th. de Martel : Inter amicos istos
[Neurâ et Bernier] ab annis hisce viginti sedem occupaverunt Viri duo Gassendum
mire ingenio et sapientia mihi nunc referentes, Abrahamus Prataeus, Medicus doctrina
et judicio cum paucis conferendus, nisi Socratem Hippocrati superaddens utrumque
«pjTixfOTÉpov facias ; cujus quoque in Testamento suc mentionem fecit Gassendus ;
et Thomas Martellus, qui Philosophica studia negotiis publicis absorptus non intermisit,
ut quam in theoreticis disciplinis solertiam prsebuit in rébus agendis retinuerit. Par
istud Amicorum nunquam divellebat Gassendus, et trigam ego ssepius faciebam...
(Sorbière, De Vita..., OG, t. I, [non paginée], p. 24, § Cœterum).
7. Sorbière, Relation..., p. 33-34. Paris, 1664.
8. On retrouve cette même préoccupation dans la suite, quand Sorbière s'occupe
d'éditer le De Cive en Hollande. Hobbes lui recommande d'agir avec mystère : Tacite
peragendum est (Hobbes à Sorbière, 'Paris, 16 mai 1646, Epistolce ad Sorbei'iwn, Bihl.natio-
nale, Ms. Fonds latin, 10352, t. II, fol. 79 verso. — Il avait conscience que la hardiesse
de ses opinions était de nature à lui susciter des embarras. On lit en effet dans cette
lettre : Quse editionem impedire posse videntur, sunt primo, si ejusmodi librum scierint
sub praelo esse, ii qui dominantur in Academiis, ad quorum pertinet existiraationem
ne quis in ea doctrina quam profitentur viderit quod illi prius non vidisseiit. Itaque
tacite peragendum est...
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SORBIÈEE 213
un coup d'œil sur le manuscrit. Voici, toute vive, la première impres-
sion de cet amateur de nouveautés : « Le Révérend Père Marin Mer-
senne m'a montré autrefois le manuscrit du De Cive, en présence de
du Prat et de Dis... ^ Le très peu que nous en lûmes à la hâte durant
un quart d'heure nous frappa merveilleusement. Je soupçonnais
Descartes d'en être l'auteur ; mais à mes questions Descartes
répondit qu'il ne pubUerait jamais rien sm* la Morale ; quel qu'en
soit le père, il sait des choses qui, à coup sûi-, ne sont pas vul-
gahes » ^.
L'ouvrage de Hobbes parut, sans nom ni d'auteur ni d'éditeiu",
sous ce titre modeâte : Element<yfum Philosophiœ Sectio tertia, de Cive
(Paris, 1642). x\près lectiu-e attentive du Uvi'e imprimé, « qu'un grand
persomiage lui prêta et recommanda «, le jugement de Sorbière fut
tout autre, comme il le confia à son correspondant de Martel. Il com-
mence par reconnaître que l'écrivain, « cet Anglais érudit » ^, est « puis-
sant par le génie et le jugement, a un esprit méditatif et pense bien en
beaucoup de choses. » Après l'éloge, les critiques. Pom' le style, Sor-
bière le trouve obscur ; la manière d'écrhe de l'auteur torture l'esprit
du lecteur attentif. Cette impression est « peut-être imputable,
ajoute-t-il, à ma paresse qui n'aime que les énoncés faciles et hmpides,
à moins que cet écrivain n'ait pas suffisamment clarifié son style... * »
Pour le fond de la doctrine il se montre défavorable à certains points
fondamentaux, par exemple, à cette idée chère à Hobbes que « l'homme
1. Xom propre illisible. — Si l'on prend la peine de comparer les divers endroits
où ce mot est écrit (Cf. Epistolœ..., t. I, Table, fol. 3 recto ; Lettres, fol. 25 verso), il
semble qu'on doive lire : Diseketus ?
2. Librum de Cive manuscriptum ostendit olim milii R. P. Marinus Mersennus
adstante una Pratœo et Di... ? Pauciila, quse cursim legiznus par horae quadrantem,
mire animiim nostrum afïecere. Suspicabar Cartesium auctorem esse : at Cartesius mihi
percontanti respondit circa Moralia se nihil unquam editurum ; quisquis sit Pater, is
certe non Milgaria sapit. (Sorbière à Th. Martel, Sliiis (L'Ecluse), l^^ fév. 1643, JEpis-
tolœ Sorberii, Ibidem, t. I, fol. 49 verso).
3. M. Adam écrit : « Le De Cive de Hobbes avait paru d'abord sans nom d'auteur
en 1642; Sorbière le prit pour la philosophie de Descartes, qu'on attendait de tous
côtés et le jugea un fort méchant li\Te. » ( Vie et Œuvres..., L. V, Ch. II, p. 436). M. Adam,
trop prévenu contre Sorbière, commet ici une confusion. L'opinion de Sorbière, soup-
çonnant Descartes d'être l'auteur du De Cive, concerne le manuscrit et fut d'ailleurs
très favorable à Descartes, père putatif de l'ouvrage. Cf. supra, p. 2 13, ver s \v haut. Quand
Sorbière a rou\Tage imprimé sous les yeux et qu'il a pu le lire en entier à tête reposée,
son jugement se modifie ; a!o:s il attribue l'œuA-re non à Descartes, mais à un « Anglais ».
Il est étonnant qu'il ne prononce pas le nom de Hobbes ; il dit : Anglus, avctor iste.
Est-ce prudence ? Est-ce ignorance ? Cette dernière hypothèse ferait peu d'honneur
à la perspicacité de Sorbière, car, quoique le livre ne porte pas de nom d'auteur, il est
précédé de cette Dédicace : Excellentissimo GuUelmo Comiti Devoniœ Domino meo
colendissimo, et cette Dédicace est signée des initiales : T. H. Or Sorbière, qui avait
lié connaissance avec Hobbes venu à Paris en 1642, ne pouvait ignorer que c cet Anglais »
avait été précepteur du fils aîné de William Cavendish, comte de Devonshire.
4. Interea librum De Cive evolvi, Viro quodam magno commodante et commendante.
Anglum illum eruditum agnosco, ingenio judicioque poUentem, meditabundum, in
multis bene sentientem ; nescio quid tamen in génère scribendi culpandum venit, quod
lectorem attentum torquet, nisi inertiae potius meae sit référendum, quse nihil non amat
facile et perspicue enuntiatum, sive rêvera auctor iste non satis defecate scripserit...
(Sorbière à Martel, La Haye, 8 juin 1643, Ibidem, t. I, fol. 56 verso).
214 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — ESTFLUBNCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
est un loup pour l'homme » ; de plus il signale des contradictions cho-
quantes ^.
Ce jugement, qui semble rendu de sang-froid et sohdement motivé,
allait trois ans plus tard faire place à une véritable paUnodie. En 1646,
les exemplaires de l'édition princeps du De Cive, tirée d'ailleurs à petit
nombre, surtout pour le cercle des amis, étaient devenus fort rares.
Cette rareté, au Heu « d'éteindre la soif des curieux, ne fit que l'aug-
menter ». Entre temps Hobbes avait préparé une nouvelle édition
« revue et annotée » ^. Quelle bonne aubaine pour Sorbière ! Il s'offrit
pour surveiller l'impression et traduire le livre en français. Mais
Fauteur, toujom-s circonspect (il n'était pas sans s'inquiéter de l'effet
que produirait le Hvi*e sur les graves docteurs des Académies), se laissa
longtemps prier. Cependant, comme « innombrables étaient ceux qui
recherchaient ardemment l'ouvrage sans pouvoir le trouver ■» ^, il
finit par céder. Ayant donc <( extorqué à cet éminent Hobbes cet
exemplaire de son Hvre sur le Citoyen, auquel il a mis de sa propre
main des notes marginales » *, Sorbière partit pour La Haye avec
l'intention d'exécuter son double projet.
Ici se pose naturellement un petit problème de psychologie : com-
ment expliquer un pareil revkement, bien fâcheux, semble-t-il, pour
le caractère et le jugement de Sorbière ? Sans doute, sa versatihté
d'esprit, son désir de se mettre en avant, son goût très vif pour le
métier d'éditeur, suffisent en rigueur à rendre compte de cette volte-
face. Mais il dut subir une influence étrangère, celle de Gassendi et
de Mersenne, qui avaient sur cet esprit mobile un ascendant véritable.
Si l'on en juge par les lettres enthousiastes que l'un et l'autre lui adres-
sèrent au moment où il allait s'embarquer à Calais pour la Hollande,
sans doute ils ne se firent point scrupule, dans l'intimité de leurs entre-
tiens antérieurs avec Sorbière, de vanter le philosophe anglais.
La lettre de Mersenne, reHgieux minime, est vraiment stupéfiante
et vaut d'être citée tout entière : « J'apprends, très docte Sorbière,
que vous emportez avec vous à La Haye ce remarc^uable ouvrage sur
le Citoyen de l'incomparable M. Hobbes, ce grand trésor httéraire,
enrichi de pensées nouvelles, qui aplanissent toutes les difficultés
d'une façon satisfaisante. Voyez donc à trouver un remarquable
imprimeiu" qui pubhe ce hvre d'or, enrichi et orné de pierreries, et ne
nous laissez pas languir trop longtemps. Mais sm-tout pressez l'auteur
de votre mieux afui que le corps entier de sa philosophie, qu'il condense
1. Cui vacabit accurate librum perlegere et dicta singula perpendere, niulta posset
fortasse annotare non bene cohserentia. (Ibidem, fol. 57 recto).
2. L'édition de 1642 n'était qu'un essai que Hobbes comptait bien retoucher : Librum
de Cive (cujus pauca duntaxat exemplaria Parisiis 1642 evulgaverat) revisit et notis
utilibus adauxit. (Vitœ Hobbianœ Auctarium, Th. Hobbes Opéra philosopMca, t. I,
p. XXXIII, Edit. MotESWOTtTH).
3-4. Quod addis autem potuisse te ante discessum extorquere ab Eximio illo Hobbio
id exemplum libri de Cive, cui ipse manu propria marginaleis notas apposuit, ut, cum
isthue, ubi te voveo incolumeni, perveneris, edi iterato procures, id summopere delec-
tavit. Videlicet tam pauca fuere excusa libri exemplaria, ut illa sui sitim potius fecerint ,
quam expleverint ; siquidem innumeros video, qui librum ardenter sed frustra requi-
rant. (Gassendi à Sorbière, Parisiis, 4 Kal. Maii, 1646. B. N. Ms. fr. 10352, t.II, fol. 79).
§ B. DISCIPLES EN FEANCE : m. — SAMUEL SORBIÊRE 215
en son esprit et développe par la plume, ne reste pas ensuite enferme
dans une cassette, détermination qui nous serait fatale ; autrement,
il nous contraindi'ait d'en appeler enfin au roi pour obtenir l'autorisa-
tion d'enfoncer l'envieuse cassette. Quel vif plaisir vous ressentirez
avec nous quand vous verrez cette noble philosophie aussi bien démon-
trée que les Eléments d'EucHde ! Vous renoncerez de bon cœur à la
suspension du jugement et aux autres sornettes des Sceptiques, quand
vous serez forcé d'avouer que la philosophie dogmatique repose sur
des appuis inébranlables ^. »
Cette lettre est du 25 avril 1646. Quelques jours après, Gassendi
écrivait de son côté à Sorbière : '■< C'est assurément un ouvrage [le
De Cive] hors du commun et digne d'être manié par tous ceux qui ont
le goût des choses élevées. Si je mets à part ce qui regarde la Religion
cathohque, sur laquelle nous sommes en désaccord, je ne connais
aucun écrivain qui scrute plus profondément que lui le sujet qu'il
traite dans le De Cive -. Plût à Dieu que vous lui eussiez aussi arraché
les autres parties de son œuvre déjà composées ! En les pubhant
vous rendriez souverainement heureuse toute la gent philosophique
qui raisonne- soHdement. Car, en vérité, personne que je sache ne se
montre en philosopliant plus affranchi de préjugés ; personne ne
pénètre plus avant dans les matières sur lesquelles il disserte ^. »
Il est étrange, assurément, que des écrivams aussi graves que Gas-
sendi et Mersemie * aient pu si complaisamment fermer les yeux sur
1. En audio, Doctissime Sorberi, tecuna illud egregium opus de Cive incomparabilis
Dni Hobbii ad Hagam Coniitis, hoc est ingentem thesaixnmi Literarium, tulisse, novis
auctum cogitationibus quse singulis difficultatibus satisfacientes planum iter exhi-
beant. Vide igitur ut quis egi-egius typographus librum illum avireum, gemmis auctiun
et ornatum, in lucem edat, neque diutius patiajis a nobis desiderari, Sed auctorem pro
viribus urgeas ne totum corpus philosophicum, quod mente prenait et calamo explicat,
deineeps arca (nobis fatali) concludat, ne tandem nos ad autoritatem regiam provo-
care cogat, qua ipsius arcam invidam effringamus. Quanta autem voluptate nobiscum
afiScieris, qxiando videris nobilem illani philosophiam, non minus quam Eufclidis
elementa demonstrari! Quam libenter illi tuse Epochae et Sctpticis nseniis renuntia-
turus es, ciun Dogmaticam firmissimis ionixam fulcris fateri cogeris. (Mersenne à Sor-
bière, Orléans, 25 a\Til 1646. B. N. :Ms. Fonds lat. 10352, t. II, fol. 78 verso).
2. Gassendi accueillit également, avec un enthousiasme inconsidéré, un autre ouvrage
de Hobbes, le De Cor pore. — Thomas Hobbius Gassendo charissimus, cujus libellumde
CoRPORE manibus Pratsei nostri, paucis ante obitum mensibus, accipiens, osculatus
est subjungens : Mole quidem parviis est iste liber, veram totus, ut opiner, medulla
scatet fSoRBiÈRE, De Vita et Moribus P. Gassendi, Prsefat. [non paginée], p. 22-23,
en tête des Opéra Gassendi).
3. Et liber certe est non \'ulgaris dignusque qui omnium, qui altiora eapiunt, manibuS
teratur ; neque (si illa seposuero, quae Religionem chatolicam [sic] (*), in qua sumus
ï-.tylrjfjtrji^ adtinent) scriptorem agnosco, qui hoc argumentum scrutetur, quam ille,
profundiuB. Utinam vero caetera etiam, quae ille versa vit perinde extorsisses; quippe
et de ipsis in lucem prolatis summe béasses nationem totam philosophantiuin solide ;
cum ego quidem neminem norim, qui .sit in ter philosophandum magis a prœjiidiciia
liber, quique penitius quicquid rerum edisseruerit, introepiciat. (Gassendi à Sorbière,
Ibidem, t. II, fol. 79).
4. Il faut noter cependant que Gassendi, du moins, fait une réserve formelle. Mersenne,
qui n'en fait aucune, comprit sans doute, à la réflexion, qu'il était allé trojD loin, car,
plus tard, il écrit à Sorbière pour lui recommander de ne point imprimer la lettre
(a) Ce mot mal orthographié, que le texte imprimé par Sorbière n'a pas, est ajouté, dans le manus-
crit, au-dessus de Religionem.
216 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
tant d'erreurs dangereuses que contient le De Cive ^ et qui seront signa-
lées en temps et lieu. Mais on avouera que des éloges si chaleureux,
venant de personnages si autorisés, étaient bien de nature à faire
revenir Sorbière du jugement défavorable que, livré à lui-même, il
avait porté sur le livre de Hobbes. Cette circonstance doit atténuer
le reproche de versatilité qu'on est en droit de lui adresser. Il aurait
peut-être hésité à changer si radicalement d'opinion, s'il avait eu
connaissance de l'appréciation ferme et judicieuse que Descartes,
qu'il proclame l'un des « deux plus grands philosophes du siècle »,
avait émise, dès 1642, sur le De Cive ^.
Arrivé en HoUande, vers la fin d'avril 1646, Sorbière s'installa,
en qualité de médecin, à Leyde et se mit sans retard à l'œuvre pour
réaliser son double dessein d'éditeur et de traducteur. Mais les choses
n'allèrent pas aussi vite que ses désirs. « Après toutes sortes de mésa-
ventures et de négociations » ^, la nouvelle édition latine, revue et
favorable au De Cive, parce que, sans être utile au succès du livre, elle pourrait nuire
beaucoup à lui-même : Quseso vero caveas ne verbvUum epistolse, quod miseram in
gratiam libri De Cive, imprimatur, quippe quod libro nil prodesset, mihi plurimum
nocere posset. (Mersenne à Sorbière, Paris, 5 nov. 1646, en post-scriptum, Epistolœ
ad Sorherium, IBidem, t. II, fol. 87).
1. Les éloges de Gassendi et de Mersenne pariu-ent excessifs à Hobbes lui-mêine, qui
a le bon sens et le bon goût de les traiter d' « hyperboliques »:«... et D. Gassendus
et R. P. Mersennus librum illum hyperbolice laudarunt, mihi certe potius quam ipsis
satisfacientes... (Hobbes à Sorbière, Paris, 16 mai 1646, dans Epistolœ illustrium et
eruditorum virorum (ad Sorberium), Paris, 1669, p. 574). On trouve aussi cette lettre
dans Epistolœ ad Sorberium, Bibl. Nat., Ms., Ibidem, t. II, fol. 79 verso.
2. Descartes, ayant reçu un exemplaire du De Cive, se montra plus perspicace que
Sorbière en devinant le nom de l'auteur, et plus sage que Mersenne et Gassendi en
réprouvant sa doctrine. Descartes répond à un Père Jésuite, « particulièrement versé
dans les Mathématiques », son parent par alliance, qui l'avait consulté sur l'ouvrage
de Hobbes. Voici son jugement : « Tout ce que je puis dire du livre de Cive, est qvie je
juge que son autheur est le mesme que celuy qui a fait les troisièmes objections contre
mes Méditations, et que je le trouve beaucoup plus habile en Morale qu'en Métaphysi-
que ny en Physique ; nonobstant que je ne puisse aucunement approuver ses principes
ny ses maximes, qui sont très -mauvaises et tres-dangereuses, en ce qu'il suppose tous
les hommes médians, ou qu'il leur donne sujet de l'estre. Tout son but est d'écrire en
faveur de la Monarchie ; ce qu'on pourroit faire plus avantageusement et plus solide-
ment qu'il n'a fait, en prenant des maxiines plus vertueuses et plus solides. Et il écrit
aussi fort au desadvantage de l'Eglise et de la Religion Romaine, en sorte que, s'il
n'est particulièrement appuyé de quelque faveur fort puissante, je ne voy pas com-
ment il peut exempter son livre d'estre censuré. » (Lettre au Père ***. Le destinataire
n'est pas nommé et la lettre n'est pas datée. Mais elle est probablement de 1642,
date de l'apparition du De Cive). Cf. Edit. Adam, t. IV, p. 67, 1. 10.
Descartes laisse entendre dans sa lettre (p. 66, 1. 16) que le destinataire habite Paris,
puisqu'il peut voir le Père Bourdin. Or, sur un catalogue de la fin de 1642 {anno 1642
exeunte) relatant les noms et emplois des Jésuites de la Province de Paris, je lis, pour
le collège de Clermont, le nom du P. Pierre Bourdin, professeur de Mathématiques
(Prof. Mathem.) et celui de son collègue,_le P. Denys Atjger, professeur de Physique
(Prof, Physicœ). Serait-ce le nom du destinataire ? Ce n'est point certain, parce que
alors le mot Physique avait le sens très large de Philosophie naturelle .
3. M. André Morize a raconté en détail la cuiùeuse histoire de la réédition latine du
De Cive et de sa traduction française par Sorbière, dans un article intitulé : Thomas
Hobbes et Sainuel Sorbière. Note sur V introduction de Hobbes en France. Cf. Revue
germanique, 1908, p. 195-204. — L'auteur a eu le tort de traduire, d'après le texte
rapporté par Sorbière, ce passage de la lettre de Mersenne, citée plus haut : « Quam.
§ H. DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SORBIÈRE 217
augmentée cruiie Préface et du portrait de Fauteur, recommandée
enfin par les lettres de Mersenne et de Gassendi, que Sorbière eut l'in-
délicatesse de publier en tête de l'ouvrage, parut en 1647 à Amster-
dam ^. On y a reproduit le frontispice, gravé poiu* l'édition de 1642,
dont les figures correspondent aux trois parties de l'œuvre : Liberté^
Empire, Religion.
Mersenne, nous l'avons noté, avait écrit à Sorbière de ne point
imprimer son épître élogieuse sur le De Cive. Eut-il vent de l'intention
que Sorbière avait de la faire paraître et, connaissant son homme,
craignait-il qu'il passât outre à la défense ? Toujours est-il que le
savant religieux crut opportun de réitérer sa demande en ces termes :
« Est-ce que vous nous auriez aussi rendu à Gassendi et à moi un mal-
heiu'eux office, celui d'insérer nos petites lettres laudatives ? Je veux
en douter. Il y a longtemps que je vous avais prié de n'en rien faire.
Car comment nous serait-il possible d'approuver ce qui est dit, au
rebours de notre sentiment et de notre foi, siu* la Religion ? Ayez donc
soin, si l'imprudence a été commise, de supprimer la reproduction
des lettres. Cependant c'est à peine si j'ose vous imputer une si grande
imprudence : comment quelqu'un, qui veille chaque jour à la santé
des corps, enlèverait-il le principe de la vie ? ^ »
Il y avait en effet près de cinq mois que Mersenne avait prié Sor-
bière de ne ])oint publier sa lettre laudative (diu est quod te oraverim ne
id fieret) ^. Mais Sorbière s'était bien gardé de renseigner sur ce jîDint
son ami, quand il lui annonça l'apparition du De Cive *. Mis en demeure
libenter illi tuse Epochse et Scepticis naeniis renuntiaturus es... », de la façon suivante :
Sorbière était connu pour verser un peu « dans les doctrines de la Sceptique et les
bagatelles de l'époque. » Sorbière avait dû écrire : Epoque, c'est-à-dire reproduire à la
française le mot 'Kr^o/ri (suspension du jugement) cher aux Sceptiques. — Il y a encore
quelques autres inexactitudes : vg. il date du 21 juin une lettre du 21 mai 1646.
1. La difFiusion de l'oiivrage fut si raj^ide que, dans une lettre du 19 août 1647, Sor-
bière annonçait à Hobbes que tous les exemplaires étaient vendus. Mais, comme de
toute part on en réclame par centaines à l'éditeur fcum tamen undique centena ab ipao
expetantur), celui-ci demande qu'on procède à un nouveau tirage. (Sorbière à Hobbes,
Leyde, 19 août 1647, Epistolœ, t. I, fol. 110). Hoolbes, qui était souffrant, fit traîner
sa réponse. C'est seulement le 27 novembre qu'il donna son consentement et envoya
une feuille qui ne contient que des corrections typogi-aphiques, car, pour la doctrine,
« il ne voit rieii à ajouter, rien à retrancher n. Nihil auteni in eo folio continetur prœter
errata quœdam prioria impressionis ; non enini habeo quicquam quod addam aut demam,
(Hobbes à Sorbière, Paris, 27 nov. 1647, Ibidem, fol. 93 verso).
2. An vero nobis etiam (a), puta mihi et Gassendo infelix illud ofïicium praestiteris
ut nostrse literulse laudatorise insertae fuerint, dubito ; diu est quod te oraverim ne id
fieret ; quid enim, an fieri potest ut quod de Religione dicitur contra nostrum sonsum
nostramqi;e fidem, probaremus ? Vide ergo ut si hoc imprudenter factum esset, rescin-
datur ; quanquam vix tantam imprudentiam imputare \olim, qui enim corporum saluti
quotidio invigilas, qui vitse principium tollas ? (Mersenne à Sorbière, Paris, 21 mara
1647, B. N. Ms., Ibidem, t. II, fol. 90 verso).
3. La lettre, dans laquelle Mersenne fait cette demande, est du 5 nov. 1646 ; celle
où il la renouvelle est du 21 mars 1647.
4. Sorbière écrit à Meisenno le 10 mars 1647 : Ante mensem misi ego per amicunx
quendam libri sui [Hobbii] exemplar unum, quod viginti alia prope diem sequentur ;
miror non accepisse (Epistolœ Sorberii, Ibidem, t. I, fol. 105 recto). Le même jour,
(a) Mersenne fait ici allusion aux ennuis que l'initiative trop entreprenante de Sorbière avait causés
à Hobbes. Il commence en effet sa lettre en se faisant l'écho des plaintes de Hobbes, « qui maxime
dolet quod ex tuo sensu ctireris inscuipi prseceptoreiu et sub effigie. » (Ibidem).
218 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INTLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
de s'expliquer par la nouvelle instance de Mersenne, il lui envoie
enfin cette réponse rassurante : « Aucune lettre ni de vous ni de Gas-
sendi n'a été mise en tête de l'ouvrage. Qu'une faute si légère de ma
part ne le détourne pas à l'avenir de me confier quelque commission,
car désormais je serai plus circonspect et m'abstiendrai soigneusement
de toute œuvre surérogatoire » ^. Or, examinant l'édition du De Cive
de 1647, j'ai bel et bien constaté la présence des Epîtres de Gassendi
et de Mersenne. Comment concilier ce fait indéniable avec l'affirma-
tion catégorique rapportée plus haut ? Comment sortir de cette im-
passe ? Voici la solution qui me semble la plus probable. Pour la com-
prendre il faut se rappeler que le prompt écoulement ^ du De Cive
avait nécessité un second tirage en cette même année 1647.
M. Mt)rize ^ a eu en main un exemplaire du premier tirage conte-
nant, avec le portrait de Hobbes accompagné d'une inscription et
de vers latins, les Épîtres laudatives de Mersenne et de Gassendi.
Il est claii', d'après cela, que Sorbière n'avait pas tenu compte de la
requête de Mersenne. Ce dernier, quand il écrivait la lettre que nous
avons citée, ignorait encore ce qui s'était passé ; mais, craignant que
Sorbière n'ait commis l'imprudence de publier les Épîtres compro-
mettantes, Àl le prie, s'il en est ainsi, de la réparer en les suppri-
mant.
Sorbière s'est-il exécuté ? S'il s'agit du second tirage, on doit ré-
pondre négativement, car les exemplaires' de ce tirage reproduisent
les deux lettres. Reste la ressource du premier tirage. Lorsque Sor-
bière répond catégoriquement à Mersenne que les deux lettres n'ont
pas été mises en tête du De Cive, cette affirmation, vu la date de la
réponse (15 avril 1647), ne peut se rapporter qu'au premier tii'age.
Le dire de Sorbière doit être vrai, au moins partiellement ; sinon,
étant donnée la rapide diffusion du De Cive, Mersenne et Gassendi
auraient pu, à bref délai, après la réception de l'ouvrage, convaincre
lem* correspondant de mensonge. Pour changer cette conjectiu?e
en certitude, il faudrait pouvoir montrer quelques exemplaires du-
premier tirage qui ne renferment pas les fameuses Épîtres. Or, à force
de recherches, j'ai fini par découvrir, à la Bibliothèque Xationale *,
Sorbière écrit à Hobbes : Minim est, Vir darissime, te nullas a nobis dudum Epistolas,
neque illud ipsum Exemplar libri tui accepisse quod compactum tradidi 29 Januarii
nostrati cuidam Lutetiam transituro. (Sorbière à Hobbes, Leyde, 10 mars 1647, Epis'
tolce..., t. I, fol. 104 verso)»
1. Epistolse nidlse praemissas sunt tuas neque D. Gassendi, quem absit tani levé pec-
catum nostnim avertere quominus quid curae nostrae commitere vellet ; ero enim in
posterum cautior et ab operibus sxipererogationis diligenter abstinebo. (Sorbière à
Mersenne, Leyde, 15.a\Til 1647, Ibidem, t. II, fol. 110).
2. Au milieu d'aoât 1647, Sorbière écrit à Hobbes : « Hier, Louis Elzévier
est venu me voir poui' ni'informer qu'il ne restait plvis un seul exemplaire de votre
ouvrage. » {Ibidem, T- I. fol. 111 ve.so).
3. Cf. A. MoRiZE, Th. Hobbes et S. Sorbière, Rk\tte gebmanique, 1908, p. 202.
4. Cote de ce précieux exemplaire : * E 3666. — L'exemplaire du second tirage a
poiu- cote : * E 1557. Voici en quoi diffèrent ces deux exemplaires. Le premier compte
19 feuilles liminaires plus une feuiUe blanche ; 408 pages. Le second a 24 feuilles limi-
naires, plus 3. feuilles blanches; 403 pages. De plus, dans le premier, les Lettres de
§ B. DISCIPLES ES FRANCE : in. — SAMUEL SORBIÊRE 219
im spécinien du premier tkage, d'où ces Épîtres sont absentes. Il est
donc certain (car ce spécimen ne doit pas être seul de son espèce) ^
que Sorbière les a supprimées, du moins sur un certain nombre d'exem-
plaires.
A quel moment fit-il cette suppression ? On peut, je crois, le déter-
miner sûrement, ce qui confii'mera la conjecture précédente.
Croyant faire plaisir à Hobbes, Sorbière lui expédia la première
feuUle imprimée du De Cive, où se trouvait une estampe représentant
le philosophe avec cette inscription : Sere.nissimo Principi Walliœ
Prœpositus a Studiis, et accompagnée de vers latins. Hobbes fut,
au contraire, très mécontent de cette exhibition intempestive. 11
écrivit aussitôt à Sorbière, le pressant de la supprimer pom' trois
raisons. D'abord, comme il faut s'attendre à ce que la doctrine du
li\-re fasse quelque scandale, il tient à n'engager que lui sans mêler
au risque le nom du Prhice. Ensuite, affecter d'étaler ainsi un carac-
tère officiel, pomTait lui susciter des obstacles le jour où il chercherait
à rentrer en Angleterre ^. Enfin, l'inscription est inexacte, car il n'est
pas le Précepteur du Prince de Galles. Il lui donne simplement quelques
leçons. Ses ennemis (et ils ne sont pas en petit nombre) le taxeraient
d'ambition s'il se parait de ce titre menteur. Il regrette que tant
d'exemplaires soient déjà vendus. Mais que Sorbière s'emploie de
tout son pouvoii' à faire retrancher le plus tôt possible des exemplaires
restants le portrait ou l'inscription, mieux encore, l'une et l'autre.
Qu'il l'obtienne des Elzéviers, soit par prière, soit à prix d'argent.
Sil faut payer, il le fera volontiers, pom'vu que la somme ne soit pas
trop gi'ande ^.
Sorbière se conforma à la volonté de Hobbes, car, dans l'exemplaire
dont nous faisons état, on constate la disparition du portrait et de
l'inscription. Les Lettres de Mersenne et de Gassendi y sont égale-
ment supprimées. N'est-il pas tout indiqué de concliu-e que Sorbière
mit à profit l'occasion de la suppression exigée par Hobbes pour
accomplh- celle qu'implorait Mersenne, d'autant plus que l'ordre
Mersenne et de Gassendi sont absentes ; elles figurent dans le second. — Le portrait de
Hobbes avec l'inscription et les vers est supprimé dans les deux. — Les frontispices
gravée en tête de l'ouvrage sont différente.
1. Lee exemplaires de cette espèce ne peuvent pas être très nombreux, car une
lettre de Hobbes, citée plus bas, nous apprend qu'au moment où se fit la suppression
de son portrait et, \Taisemblablenient, des deux Lettres, un grand nombre d'exem-
plaires le contenant avaient été déjà mis en circulation.
2. Hobbes à Sorbière, Paris, 22 mars 1647, Epietolœ Sorberii..., t. II, fol. 91, recto.
3. ... Non sum enim Praeceptor Prineipis WaUiae nec omnino Domesticus (quae causa
tertia est quare nollem titulum illum suscribi), sed qualis quilibet eorum qui doeent in
mensem, itaque mentitum me esse dicent prse ambitione qui mihi maie A-olunt, sunt
ii non pauci. Doleo ergo tôt Exemplaria jam tmissa divenditaque esse. Sed quia id
corrigi non potest, demus quseso operain ut ab iis Exemplaribufl quae apud Elzevirios
reliqua sunt, Effigies vel Inscriptio, maJJem uti-aque, quamprimum tollatur, idque
priusquam ulla in Angliam transmittantur. Hoc ab Elzeviriis vel prece, vel pretio
impetrandum est... (Hobbes à Sorbière, même Lettre, Ibidem, fol. 91 recto et verso).
Comme la chose lui tient à cœur, U y revient dans un Postscriptum : Mersennus et oinnes
amici noetri permagni dicunt interesse et mei et Prineipis Walliae ut inscriptio vel potius
tota Effigies tollatur. Si ut fiât opus sit peooxùa non nimis magna, solvam libenter.
220 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
du premier et la demande du second sont de la même époque ? ^
Une question ultérieure se pose. Comment se fait-il que les Épîtres
laudatives reparaissent dans le second tirage de 1647 ? Ici, je ne vois
aucune réponse vraiment satisfaisante. Il semble impossible d'ad-
mettre que Mersenne et Gassendi sollicités par Sorbière aient, de guerre
lasse, accordé l'autorisation nécessaire. On a supposé que Sorbière
s'était passé de leur permission, comptant qu'aucun exemplaire
du nouveau tirage n'arriverait jusqu'à eux, parce qu'ils étaient déjà
en possession de l'œuvre ^. Si l'on considère la conduite louche *
que Sorbière eut dans toute cette affaire, force est de reconnaître
que la supposition n'est pas absolument invraisemblable. Mais elle
charge si gravement sa mémoire que, faute d'indice positif, on ne
sain^ait s'y arrêter.
Il m'est venu à l'esprit une autre hypothèse qui paraît mériter un
meilleur accueil. Ce sont les imprimeurs qui, pour faire honneur à
Hobbes, eurent l'idée de mettre son portrait en tête du De Cive *.
1. La lettre de Mersenne est du 21 mars ; celle de Hobbes, du 22. Cf. supra, p. 217 ; 219.
2. M. Fekdinand Tônnies a en effet suggéré cette supposition ; mais, tout en la
jugeant vraisemblable, il incline vers une autre explication qui n'est pas, me semble-
t-il, acceptable. Voici son texte : Im Uebrigen aber weiss ich keine Erklarung, wenn
man nicht vermuten darf, es seyen die Briefe (welcl e in der Duodez-Ausgabe immer
4 Seiten einnehmen) in einem Telle der ersten Auflage, um die beiden geistlichen
Herren zu beruhigen, unterdriickt worden, die 2. aber unverandert in die Welt hinaus-
gesandt, in der Erwartung, dass kein Exemplar davon jenen vor die Augen kommen
werde. Jedoch glaube ich eher, dass die obige Stelle im Originale anders gelautet hat,
worauf auch das folgende Zugestândniss eines leichten Vergehens gegen Gassendi
hinzuweisen scheint (F. Tônnies, Siebzehn Briefe des ThoDias Hobbes an Samuel Sor-
bière, nebst Briefen Sorbière's, Mersenne^s u. Aa. Herausgegeben und erlàutert von
Ferdinand Tônnies, inKiel, dans Archiv fctr Geschichte der Philosophie, t. III
(1890), p. 202, note 2).
3. Aux indications déjà données on peut ajouter la suivante : Comment Sorbière, qui
savait pertinemment le contraire, peut-il assurer, sans la moindre restriction, « qu'au-
cune lettre, ni de Mersenne, ni de Gassendi, n'a été rhise en tête du De Cive » (Epistolœ
nullœ prœmissœ sunt tuœ neque D. Gassendi) ? Dans une lettre antérieure, Sorbière a
écrit à Hobbes qu'il lui avait envoyé un exemplaire ànDe Cive (Cf. swpra, p. 217, n. 4).
Cet exemplaire ne devait pas contenir les Lettres ; autrement l'affirmation si catégori-
que de Sorbière ne se comprendrait pas, parce que Hobbes et Mersenne auraient de
quoi le convaincre d'imposture, quand l'exemplaire annoncé leur sera parvenu. Pour
sortir d'embarras, on peut supposer que, dès le principe, afin de cacher son jeu, Sorbière
avait retranché de quelques exemplaires les Epîtres laudatives. Ce serait l'un des
exemplaires ainsi truqués qu'il aurait expédié à Paris. Cette supposition est peu hono-
rable pour son caractère. On peut en proposer une autre moins odieuse. Sorbière, quoi
qu'il en dise, n'avait peut-être encore envoyé à Paris aucun exemplaire. Voici le faible
indice qui appuie cette conjecture. D'après Sorbière lui-même (Cf. supra, p. 217, n. 4),
l'exemplaire destiné à Hobbes est parti pour Paris le 29 janvier. Or, un mois après, le
destinataire n'a rien reçu et s'en étonne. Etrange, en effet, s'il est vi-ai, comme l'écrit
Sorbière, qui s'en étonne aussi (miror, miruni est) ou feint l'étonnement, s'il est vrai-
qu'il a confié le livre avec une lettre à un ami sûr en partance pour Paris.
4. Magno redemptum vellem, Vir Révérende, ne typographus titulos D. Hobbii
exprimere voluisset, at honoris id causa factum, neque in suspicionem cuiquain nostrum
venit rem fore noxiam Auctori, quamvis ne gi-ata omnino esset Vire môdestissimo et
supra omnera laudem posito dubitarem. Verum néscit vox missa reverti et scriptum
scriptum est, ut vix ulla diligentia emendari queat. (Sorbière à Mersenne, 15 avril 1647,
Epistolœ..., t. I, fol. 109 verso. — On a vu cependant que Sorbière fit si bien qu'il
réussit à obtenir la suppression des Lettres).
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SORBIÈRE 221
Ne serait-ce pas les Elzéviers qui prirent aussi l'initiative de repro-
duire, dans le second tirage, les Letti-es que Sorbière fit retrancher
d'une partie des exemplaires du premier ? Cette conjecture n'est pas
injurieuse pour les éditeurs, comme la précédente l'était pom- Sor bière,
du moins au même degré. Car les Elzéviers n'étaient pas liés d'amitié
avec Mersenne et Gassendi. C'étaient des protestants, auxquels
devait échapper la délicatesse des motifs de réserve qui dictaient
leur démarche aux deux prêtres français. Commerçants, ils ne virent
sans doute dans la publication des Lettres de recommandation qu'une
fructueuse réclame pour le livre.
La traduction française du De Cive ne parut que deux ans après
la réédition latine, sous ce titre interminable : Elemens philosophiques
du Citoyen, où les Foridemens de la Société civile sont descouverts par
Thomas Hobbes et traduicts en François par un de ses amis (Amster-
dam, 1649) 1. On voit, en tête de l'ouvrage, les Lettres de Gassendi
et de Mersenne, mais cette fois traduites par Sorbière d'une façon
libre, qui va même çà et là jusqu'à l'infidéhté.
Dans VE pitre dédicatoire, le traducteur jugea prudent de ne point
se solidariser avec les opinions du philosophe anglais : ((Je ne suis pas
garant de toutes les propositions qu'il y avance (dans l'ingénieux
tissu de ses remarques), sur tout en la troisième partie » ^, qui traite
de la ReHgion. Il se sent plus à l'aise ensuite pour couvrir d'éloges
l'auteur du De Cive et rappeler (( la particulière amitié dont M^ Hobbes
l'iionore » ^. Cependant les réserves formulées ne suffirent point à
prévenu' (( les soupçons de ceux qui, nous dit-il, ne connaissent pas
assez ma franchise » *. Il profita d'un nouveau tirage de sa traduction
pour y insérer un Advertissement du traducteur adjousté après la publi'
cation de cet ouvrage ^, où il tâche de se justifier plus pleinement.
1. Il y eut, en 1649, trois impressions consécutives de cette traduction à Amsterdam.
Il en parut une quatrième à Paris en 1651. L'édition de Paris ajoute le mot a bon » :
« Elemens philosophiques du bon citoyen «, et : << Traicté politique y> où les fondcmens... »
— En 1660, paraissait à Paris une autre traduction : Les Elemens de la Politique de
Monsieur Hobbes. De la Traduction du sieur du Verdus. — Valentin Conrart apprécie
la traduction de Sorbière avec beaucoup d'indulgence : « J'ay veu ici la traduction
d'un livre latin fait par im M. Hobs [sic] qui traite de la politique d'une manière assez
méthodique et judicieuse. Le traducteur, qui se nomme M. Sorbière, a le stile beau et
fleury, et l'on voit bien qu'il a pris soin de le former sur celuy des meilleurs écrivains
que nous ayons aujourd'huy. Il est seulement un peu difïus, mais comme je croy qu'il
est encore assez jeune, il se resserrera sans doute avec l'âge, comme font ordinairement
les grans personnages. » (Valentin Conra^t à André Rivet, Paris, 3 fév. 1650, dans Valentin
Conrart...,sa Vie et sa Correspondance, par R. Kerviler et Ed. de Barthélémy, p. 534-
535, Paris, 1881).
2-3. Sorbière, EpHre dédicatoire, p. x et xn, t. I, Œuvres philosophiques et politiques
de Thomas Hobbes, Neufchatel, 1787. Xous renverrons à cette édition.
4. Sorbière, Œuvres philosophiques..., t. I, Avertissement [pas paginé], p. 2.
5. Contrairement à l'usage, Sorbière dut placer son « Advertissement » à la fin de
l'ouvrage, parce qu'il ne 1' < adjousta » que dans une réimpression. — Sorbière a repro-
duit cet « Advertissement » sous ce itre : Discours sur la version de la Politique de 31. Hob-
bes faite en Hollande en 1648, dans ses Lettres et Discours..., p. 221-232. Il s'est borné à
changer quelques mots (vg. Politique, p. 225, au lieu de Docteur) et à supprimer qixelques
phrases (vg. p. 227, celle relative à la Religion réformée qu'il avait quittée). En revanche,
il a ajouté la phrase finale (p. 232) et appelé par leurs noms (p. 231) Descartes et Gas-
sendi, auxquels, dans 1' « Advertissement » primitif, il n'avait fait qu'une simple allusion.
222 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Sa justification n'est point convaincante ^. Il prétend (est-ce bien
croyable ?) qu'il n'a « mis en notre langue les raisonnemens de ce
philosophe à autre dessein que d'exciter les doctes à en entreprendre
la réfutation » -. On dirait que le souvenir de sa paUnodie lui pèse et
qu'il cherche à l'excuser à ses propres yeux, quand il écrit : « ... N'étant
pas tousjours disposés d'une même sorte, combien de fois nous peut-il
arriver de changer de sentiment et de comprendre, en une lecture
réitérée, ce par-dessus quoi nous avons passé, et que nous n'avions
pas entendu à la première » ^.
Encouragé par le succès rapide de cette traduction du De Cive,
Sorbière s'appliqua à rendre le même service au De Corpore pôlitico,
or the Eléments of Law moral and jjolitich. .., que Hobbes publia en 1650
à Londres. L'œuvre du traducteur parut en 1652, à Leyde, sous ce
titre compliqué : Le Corps politique ou les Eléments de la Loy morale
et civile, avec des Re flexions sur la Loy de Nature, sur les Serments,
sur les Pacts [sic] et les diverses sortes de Gouvernemens, leurs changemens
et leurs révolutions, par Thomas Hobbes. Traduit d'Anglois en Fran-
çois par un de ses amis ^. L'ouvrage reproduit le frontispice étrange
que Hobbes avait mis en tête du Léviathan ^.
De Paris, le 1^^^ février 1658, Sorbière envoya à Hobbes une longue
lettre, où, après lui avoir parlé de la fondation de l'Académie des
Physiciens pour la recherche des causes naturelles, qui se réunissait'
chaque semaine, depuis le 18 décembre 1657, chez M. de Montmor,
il lui transcrit les statuts de ce docte cénacle ^. Chemin faisant, il ne
manque pas de complimenter le philosophe anglais et de lui parler
de leurs amis communs, Gassendi et Mersenne. Il rappelle un joU
mot de Hobbes sur le Père Minime : « . . . Nous ne pouvons point pro-
fiter [à l'Académie]... de la diligence et de la facilité du bon ReHgieux,
que vous nommiés si galamment le bon larron, pource qu'il estoit
continuellement en action j)our recueilKr les raisonnemens d'autruy
et pour en faire part à tous ceux qui les vouloient entendre » '.
Au nombre de ceux qui prirent part aux réunions de cette Aca-
démie, « véritable berceau de l'Académie des Sciences » ^, on peut citer,
1. SoRBiÈKE, Avertissement..., p. 8-13.
2. Sorbière, Avertissement..., p. 1.
3. Sorbière, Averti sset)ient..., p. 3.
4. Cette traduction, moins le frontispice, fut réimprimée en 1653.
5. Cf. infra. Article III, ch. V, p. 418.
6. Sorbière à Hobbes, dans Lettres et Discours..., p. 631-636. — En 1663, les réunioiis
de cette Académie, devenue languissante, furent transférées chez Charles d'Eseoubleau,
marquis de Sourdis : Qui convenire solebant viri docti rerum physicarum studiosi in-
sedibus Illustrissimi Montmorii, nunc ad Soardisium confluent, sed numéro pauciorœ
et brevi tempore nuUi plane futuri, quive se conferre velint (Sorbière à Hobbes, Paris,
2 janv. 1663, Epistolœ, t. I, fol. 314. Il tâcha d'intéresser Colbertàla reconstitution
de cette Académie, Ibidem,, p. 354 verso. — Mais peine inutile : le 28 mare 166ô, il
informait Sluse que des intrigants avaient fini par étouffer l'Académie de Montmor
(Ibidem, fol. 365, verso).
7. Sorbière à Hobbes, même Lettre, dans Lettres et Discours, p. 635. — Mersenne était
mort en 1648, et Gassendi en 1655.
8. G. BiGOtTRDAN, Les réunions du P. Mersenne et l' Académie de Montmor, daa»
Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, 1917, t. CLXIV, p. 131, note 2, fin).
§ B. DISCIPLES EN FRAKCE : m. — SAMUEL SORBIÈEE 223
outre Montmor qui en était le modérateur, Clerselier ^, Pecquet, du
Prat, RohauLt, Chapelain, Roberval ^, Huet ^. « Nous avons veu,
écrit Sorbière, dans cette Assemblée, des premiers hommes de la Robe,
des Cordons bleus, des Ducs et Pairs, et de grands Prélats » *.
Si l'on en croit le même témoin, les résultats acquis n'étaient guère
encourageants : «... Il y a bien de la vanité en tout ce à quoy les
hommes s'occupent, et en tout ce qu'ils établissent le mieux par leurs
raisonne mens. Je m'en rapporte à une Assemblée où l'on cherche
depuis deux ans quelques principes généraux siu' lesquels on puisse
raisonner de concert sm* les choses naturelles, de quoy on ne sauroit
venir à bout. De sorte que sur les plus ordinah'es questions et siu' les
plus sensibles matières, il y a de continuels dissentimens ; et toujours
il se trouve une douzaine d'anges destructeurs, qui abbattent en un
moment les travaux qu'un beau génie aura faits avec bien du temps
et de la peine » ^.
Parmi ses manuscrits, Sorbière avait laissé une Relation ou Mémoire
sur la Gom^Mgnie qui commença de s'assembler chez Monsieur de Mont-
mor, le dix-huitiè7ne Décembre 1657, pour la recherche des causes natu-
relles ^. Cette « Relation », si elle avait été conservée, nous aurait ren-
seignés sur la nature des questions agitées dans la docte « Compagnie ».
Sorbière a pubHé quelques-uns des Discours qu'il y avait prononcés.
Leur énumération donnera une idée du genre des sujets traités :
Du froid des Fiebvres intermittantes , Du mouvement, De la raréfaction,
Le peu. de cognoissance que nous avo7is des choses naturelles ne nous doit
pas destourner de leur estude, De la vérité de nos cognoissances natureUes,
De la source des diverses opinions sur une mesme matière '.
Esprit curieux, ouvert, enclin à « la sceptique » ^, Sorbière avait
beaucoup de lectm^e et partant d'érudition. Plus érudit que savant,
il se faufilait dans la compagnie des hommes de science en France
et à l'étranger, « chez qui il cherchoit à se fourrer, à la faveur du nom
et du mérite de son oncle » ^, se tenant aux écoutes pour apprendre
1. Cf. Baillet, La Vie..., t. II, p. 347.
2. Cf. Sorbière, Lettres et Discoma, p. 23, 64, 192, 194, 704.
3. Cf. supra, Chapitre I, p. 16, n. 5.
4. SOEBiÈHE, Lettres et Discours, p. 201.
5. SoBBLÈRE, Lettre à M. Boudon, 14 février 1659, dans Lettres et Discours, p. 144-145.
Les réunions avaient commencé le 18 décembre 1657. L'Académie ne fonctionnait
donc que depuis un an et deux mois.
6. Cf. Graverol, Sorb^riana, p. 28-29. Ecrivant à Mazarin, le 10 février 1659,
Sorbière lui dit qu'il a « charge de dresser loa Mémoires j> de cette Académie, Lettres et
Discours, p. 23.
7. Cf. -Lettres et Discours..., pp. 60 ; 181-189 ; 190-193 ; 193-202 ; 694-700, 701-704.
8. C'est le mot de Mersenne à son endroit. — Citons un passag*» où Sorbière parle en
probabihste qui se contente des vraisemblances et des conjectures : « ... Dès qu'on s'est
apperceu que les plus grands Clercs ne sont pas toujours les plus fins, on se résout à
supporter patiemment l'ignorance des œuvres de la Nature et à se contenter par l'at-
tente d'une meilleure \-ie, en laquelle Dieu changera nos conjectures en démonstra-
tions. » (Sorbière, Lettre à M. Petit, Conseiller du Roi et Intendant de ses Fortificationg,
Lettres et Discours, p. 678-679). Sorbière conclut en ces termes sa seconde Lettre à
Petit : « Je ne dis rien si affirmativement qu'il n'y faille tousjours suppléer le ftut-estre
et le il me semble. » (Ibidem, p. 693-694).
9. BAiLtET, La Vie..., t. H, L. VI, Ch. IX, p. 170.
224 ARTICLE II. CHAPITRE VI. INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
les nouvelles ; il faisait, comme le Père Mersenne, l'office de « bon
larron », peut-être même parfois de mauvais larron, si Ton en croit
Bouillier, « en publiant ce qu'il avait retenu de leurs conversations » ^
[des savants]. Volontiers éditeiu* ou traducteur des œuvres d'autrui 2,
complimenteur sans retenue pour se faire bien venir des personnes
de marque ou pour avancer sa fortune, quémandeur inlassable, vulga-
risateur, dans un style çà et là alambiqué et filandreux, des questions
à l'ordre du jour, écrivain fécond, qui, sans produire un seul ouvrage
saillant, a laissé, en divers genres, de courts traités sous forme de
Lettres, de Discours ou de Relations, sans compter quelques manus-
crits, correspondant, dans un style latin plus agréable que son fran-
çais, avec beaucoup d'hommes éminents de son époque ^, tour à tour
médecin, régent de collège, abbé au petit collet. Sorbière, qui ne vécut
que soixante ans, peut se flatter d'avoir fourni une carrière active et
très remplie.
En philosophie, comme dans les sciences, ce ne fut qu'un amateur.
Il était trop superficiel * et trop éparpillé pour être un vrai philosophe
et un vrai savant ^. Mais, à coup sûr, ce n'était pas un esprit insigni-
1. Fr. Bouillier, Histoire..., T. I, Ch. XXV, p. 540. — Baillet dit de son côté :
« C'étoit [Sorbière] un homme d'esprit et de sçavoii-, qui faisoit sa principale étude de
rechercher les Scavans répandus dans l'Europe, et de profiter plus de leurs conversations
que des livres... » Baillet signale « cette légèreté avec laquelle il avoit coutume de débiter
tout le mal qu'il sçavoit, ou qu'il croyoit sçavoir des plus grands honmes de son têms,
chez qui il cherchoit à se fourrer à la faveur du nom et du mérite de son oncle, ou sous
le prétexte d'apprendre des nouvelles de Sçavans aux Sçavans, et de se rendre leur
facteur. Il avoit un talent particulier pour découvrir les défauts de ceux qui le recevoient
à leur table et jusque dans leur cabinet... » ^aillet, La Vie..., t. II, Ibidem, p. 167
et 170).
2. Outre V Utopie de Thomas Morus, le De Cive et le De Corpore politico de Hobbes,
Sorbière avait traduit les njipM-niyi: l'-oTj-wtrî'.; de Sextus Empiricus et la
Britanniœ Descriptio de William Camden (1551-1623). A propos de Sextus Empiricus,
voir les Lettres de Sorbière à M"" du Bosc, Conseiller et Secrétaire du Roi, dans Lettres
et Discours, p. 151-181. Dans la première des deux Lettres (Lettre XXIX, Paris,
15 janvier 1656) à M. du Bosc, Sorbière résume les 13 premiers chapitres de sa
traduction de Sextus Empiricus. Dans la seconde (Lettre XXX, Paris, 19 jan-
vier 1656), il en résume le 14^ chapitre. En voici le début : « Je vous envoieray
un Abbregé que j'ay trouvé parmy mes j^apiers et duquel plusieurs de mes amis ont
voulu avoir des copies. Les Sceptiques rapportoient tous les argumens, par lesquels ils
tâchoient de renverser, non la Vérité, mais la Méthode par laquelle on prétend la
découvrir, à dix Moyens d'Epoche, c'est-à-dire de suspendre le jugement. Ces Moyens
sont comme autant de canons dont ils battent en ruine les Dogmatiques... » (Ibidem,
p. 169-170). L'abrégé, dont parle Sorbière, est une Lettre adressée de La Haye à M. de
la Chevalerie, le 9 mai 1649, et dont une copie se trouve à la Bibl. Xat., Ms. F. fr.,
Xouv. acq., 15209, fol 157-166. La traduction de Sextus ne fut pas publiée. Sorbière
dut se contenter d'en communiquer le manuscrit à ses amis ou naême d'en faire un
simple résumé. C'est ce résumé qu'il a reproduit dans son recueil de Lettres et Discours.
3. Cf. infra, p. 226.
4. Le jugement général, que Voltaire a porté sur Sorbière, est plus juste que sa
critique de la Relation d'un Voyage en Angleterre (Cf. supra, p. 199, n. 1: «Il [Sorbière]
effleura beaucoup de genres de science ». (Catalogue de la plupart des Ecrivains français
qui ont paru dans le siècle de Louis XIV, article Sorbière, Œuvres, t. XIV, p. 138,
Paris, damier, 1878).
5. On lit dans les Menagiana : « On trouve, dans Suidas, ce passage, qui ne peut être
que d'un ancien : 'Apta-otlX-r,; -r,; oJaîto; vpauuaTtJî t,v, ':ôv y.àAaiJtov àiio^péyw/
£'.; vo'jv, qui marque k qu'Aristote était le secrétaire de la nature et qu'il avait trempé
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : HI. SAMUEL SORBIÈRE 225
fiant. Le nombre et la qualité de ses correspondants, qui lui écrivent
comme à un homme avec lequel il est avantageux d'être en relation,
le cas qu'on faisait de son amitié ^ suffisent à l'établir. C'est un de ces
personnages de second plan, qui se remuent beaucoup et tâchent
par leur zèle agité de se donner de l'importance. A regarder son allure,
on le prendrait pour la mouche du coche scientifique au xvt:!^ siècle.
En somme, on peut souscrire au jugement que Chapelain, le dispen-
sateur des grâces et des pensions, a porté sur son compte : k II [Sor-
bière] n'est pas sans lumière et sans sçavoù*, mais il ne voit et ne sçait
rien à fonds, et donnant à tout il parle à tâtons des choses qu'il ignore,
comme est la Philosophie ancienne et nouvelle, qu'il ne fait qu'ef-
fleurer ^, celles même dont il a quelque connoissance, comme l'histoire
des bonnes Lettres et les nouvelles pubhques ; tout ce qu'il fait a
pour but la fortune, et point la gloire ; ce qui est cause qu'il passe
par tout pour adulateur de ceux dont il espère, et. pour satyi'ique
contre ceux qui ne lui donnent pas ce qu'il prétend. Son stile latin est
assez pur et noble, et il parle mieux françois que le commun des Lan-
guedociens » ^.
30 UN PHÉNOMÈNE BIBLIOGRAPHIQUE
Par manière d'épilogue nous raconterons un fait assez étrange
([ui achèvera de caractériser l'homme que fut Sorbière. En 1669
ea plume dans le bon sens ". Ménage brave le bon sens quand il ose ajouter : « J'ai
appliqué cet éloge à M. de Sorbière dans mes Observations sur Diogène Laerce, l''^ édi-
tion, p. 13 et 2e édition, p. 211 » (Menagiana, t. Il, p. 410, Paris, 1715).
1. -Voici, par exemple, le témoignage de Michel de MaroUes, abbé de Villeloin :
« ... Je célèbre comme une conqueste l'amitié d'un homme docte. C'est pourquo / j'eus
tant de joye quand celle de M. de Sorbières me fut procurée par l'abbé de Verdus,
celuy-ci de Guienne et l'autre de Provence, [c'est une erreur], et tous deux si sçavants
dans les connoissances de la Philosophie et des Lettres humaines. " (Les Mémoires de
Michel de MaroUes..., Paris, 1656, l'e Partie (année 1655), p. 199). Cf. II^ P., p. 276. —
Dans la Suitte des Mémoires contenant dotize Traitez sur divers Sujets curieux... (Paris,
1657), MaroUes reproduit un certain nombre de Discours sceptiques de 3Ionsieur S[amuel]
S[orbière] soxis le nom d'Alethophile, p. 5 sqq. Dans la Dédicace de cette Quatrième
Partie de ses Mémoires à M'' de Mon-mor, MaroUes parle ainsi de Sorbière : a Vous
connoistrez bien par là. Monsieur, que j'entreprens la défense d'une bonne cause contre
un Adversaire éloquent, qui nous imposeront presque une obligation de croire qu'il parle
selon ses sentimens, par le choix qu'il a fait du nom d'Alethophile qu'il se donne, si
nous ne sçavions d'ailleurs qu'il est trop éclairé pour l'avoir fait autrement que par
manière de récréation, bien que je souhaitterois qu'on ne mist jamais en jeu les Ques-
tions sérieuses que pour les agit«r sérieusement et selon les persuasions de son cœur. »
(Ibidem, p. 4, § Un sçavant homme). Sorbière lui-même, dans le Discours « pour montrer
que Paris et les François ne sont pas exempts de toute sorte de Barbarie », s'exprime ainsi :
a ... Je suis assez Sceptique en ces matières et ne raisonne guère sm* des sujets de ceste
nature que par forme d'honneste divertissement, qui vaut bien celuy que les autres
prenent aux jeux ou à la promenade » {Mémoires de MaroUes, Quatrième Partie, p. 54
§ Je le fis. )
2. Pour la Philosophie d'Epicire, par exemple, il ne fait que s'inspirer de Gassendi
dans ses Lettres à Mgr César d'Estrkes, évêque de Laon, duc et pair, dans Lettres et
Discours..., p. 245-312.
3. J. Chapelaix, Mémoire de quelques gens de Lettres vivants en 1662, dressé par ordre
de M. Colbert, dans Mélanges de Littérature tirez des Lettres inédites de M. Chapelain
[par Camtjsat], Paris, 1726, p. 195-196.
15
226 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
paraissait à Paris un petit in- 12, vrai phénomène bibliographique,
qui commençait à la page 433 et finissait à la page 600. C'était un
recueil de « Lettres » adressées à Sorbière par « des personnages il-
illustres et érudits » (Vivorum illustrium et eruditorum Epistolœ).
Or, à la page 595, un Avertissement au lectem", rédigé par Sorbière
lui-même mais dans le style indirect, comme si un tiers inconnu tenait
la plume, est censé donner le mot de l'énigme. En réahté il semble
destiné à donner le change sur les vrais motifs de la pubUcation.
Ces lettres, nous confie l'anonyme, écrites à un personnage très
célèbre, furent à son insu subrepticement enlevées peu à peu aux écrins
qui les contenaient, par son fils dans le but téméraire de les faire impri-
mer. L'édition était parvenue à la page 595 quand Sorbière eut con-
naissance de l'entreprise. Enflammé d'une violente indignation il
{M-donna de livrer le tout à Vulcain. Mais quelques lettres, qui per-
mettent de juger si les autres avaient mérité un meilleur sort, furent
arrachées au dieu trop lent dans sa marche ^.
Les pièces sauvées de l'incendie (on ne dit pas par quelles mains
complaisantes) sont précisément celles qui remphssent, de la page 433
à la page 595, la fin de ce volume, dont le reste aurait été la proie des
flammes. Voici les noms des principaux correspondants de Sorbière:
G.-I. VossiiTS, Claude Saumaise, Samuel Petit, le Cardinal Bar-
BERiNi, SuAREZ, évêquc de Vaison, le Caudinal Azzolini, Gassendi,
Ren.-Pr. de Sluse, Alex. More, André Rivet, Hobbes, Mersenne,
H. BoRNius, le PÈRE Annat, le Cardinal Jules Rospigliosi ^. On
avouera que le hasard avait eu la main heureuse dans le sauvetage
des Lettres. La plupart de ces illustres correspondants ne sont
représentés que par un petit nombre de lettres ; tandis que, à lui
seul, le cardinal J. Rospighosi en a 41 3. Pour s'exphquer cette dis-
proportion évidemment volontaire, il suffit de savoir que ce cardinal
devint pape en 1667, que Sorbière fit le voyage de Rome pour
assister à son exaltation et qu'il est lui-même l'auteur de la pubh-
cation. Ce dernier point n'est pas douteux. Le rédacteur de l'Avea:-
tissement y cachait si mal son jeu qu'il fut facile de le deviner. Gra-
1. Hue ventum erat [c'est-à-dire à la page 595 de l'impression], inscio viro percelebri,
ad quem hse Epistolse scriptse sunt et cui filius sensim ex scriniis siibripuerat, ut temere
typographo edendas traderet, cum Sorberius vehementer excanduit et Vulcano ista
cuncta tradi jussit. Verum pauca tardipedi deo erepta fuere, ex quibus licet œstimare
an caetera sortem meliorem meruerant (Virorutn illustrium et eruditorum Epistolœ
p. 595-596). — Cet ouvrage, qui, au dire d'ANTOiNE-AtEXANDUE 'BAUBiEufCatalogUe
de la Bibliothèque du Conseil d'Etat, Paris, l'an XI, t. I, p. 574, n. 6147) ne fut tiré qu'à
60 exemplaires, est très rare. Il est con ervé, comme curiosité bibliographique, à la
Bibliothèque nationale (Imprimés, avec la cote: Réserve Z 4039.); on le trouve
aussi, aux Manuscrits de la même Bibliothèque, Fonds latin, 10353.
2. A ces noms on peut ajouter les suivants, tirés du Recueil des Lettres restées
manuscrites : Fermât, Baltjze, Heereboord, cardinal Mazarin, de Marca, Patin,
Ch. Spon, Père Rapin, etc.
3. Les nombreuses Lettres de Sorbière au cardinal Jules RospUgiosi se trouvent
Bibl. Nat. Ms. F. lat. 10352, t. I, Index, fol. 8 verso à 9 verso ; celles à Jacques Ros-
pigliosi, neveu du précédent. Ibidem, fol. 9 verso à 10 recto. — Lettres de Jacq. Rospi-
gliosi à Sorbière, Ibidem, t. II, fol. 18 recto. — Lettres du cardinal Jules Rospigliosi,
Ibidem, fol. 17 verso à 18 recto.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : III. — SAMUEL SOEBIÊRE 227
rerol, si indulgent poui* Sorbière, n'hésite pas à dire qu'il u fit impri-
mer un recueil, ou, pour mieux dire, un fragment de Lettres Illustrium
et eruditorum Virorum, dans lequel il afecta par vanité de fourrer
toutes les Lettres qu'il avait reçues du Pape Clément IX, lorsqu'il
n'étoit que cardinal RospigUosi... Il est certain, Monseignem*, qu'il
ne fit imprimer ce recueil, qui n'avoit ni commencement ni fin, que
pom* justifier son voiage de Rome... ^ »
Un second but aussi intéressé que le premier, mais plus avouable,
avait inspiré la teneur de l'Avertissement : celui d'amorcer l'édition
des propres Lettres de Sorbière. Sous le voile de l'anonyme il se taille
sans vergogne cette réclame chaleureuse : « Plaise à Dieu que les Lettres
de Sorbière, beaucoup plus nombreuses que celles-ci, puissent quelque
jour être pubHées ! Car on serait assuré d'y Hre des renseignements
innombrables concernant l'histoire de la littérature et des hommes
de lettres de son époque, avec lesquels, durant toute une période de
cinquante ans ^, il entretint des relations famihères, renseignements
que cet excellent homme avait écrits à ses amis avec sincérité, comme
on dit, et agrément. Si par hasard ils tombent entre vos mains, ils
méritent que vous les transmettiez à quelques Blavius ou Elzeviers,
car ils attestent que l'éloquence de l'auteur était assaisonnée de
poivre et de sel. Vous en jugerez, lecteur instruit, par l'échantillon
épistolaire qui suit » ^.
Sans doute les Lettres de Sorbière, adroitement communiquées
sous le manteau, ont trouvé plus « d'un lectem* instruit » ; mais elles
n'ont pas encore trouvé d'éditem*. Néanmoins elles ne sont pas com-
plètement perdues pour la postérité. Hemi Sorbière s'est chargé,
comme d'un devoù* fihal, de les réunir et de les classer *. L'auteur de
1. Graverol, Métnoires..., p. 13-14. — Xiceron (Mémoires..., t. IV, p. 96-97, Paris,
1728) s'est approprié ce témoignage de Graverol sans indiquer sa source. .
2. On saisit là sur le vif un exemple d'exagération vaniteuse. En effet, si l'on
retranclie 50 ans de 1669, date de l'apparition des Virorum illustriuyn Epistolœ, on
obtient 1619. Or Sorbière est né en 1610 ; il avait donc 9 ans en 1619. C'est alors, si
l'affirmation de Sorbière était exacte, qu'il aui-ait commencé à correspondre avec « les
Hommes illustres ' de l'Europe. Quelle précocité... inouïe !
3. Utinam quse Sorberii erant Epistolae hisce multo plures aliquando possent in
lucem prodire ; leaerentur enim procul dubio innumera ad rem literariam et literatoruni
6ui temporis, quibuscum egit faniiliariter annos quiuquaginta totos, liistoriam spectan-
tia, quœ candide, aiunt, et jucunde amicis vir optimus perscripserat. Quœ si forte
in manus tuas perveniant, digna sunt certe quse ad Bla\dos vel Elzeviros aliquos trans-
mittas ; pipere enim et sale conditam fuisse viri facundiam perhibent. Judicabis lector
eruditus ex Epistola sequenti. (Virorum illustrixwi..., p. 596). — Cette lettre choisie
que Sorbière avait placée là pour amorcer la publication des autres, est adressée, de
Rome, le 13 septembre 1667, au neveu de Clément IX, Jacques Rospigliosi, abbé
de Sainte-Marie, qui devint cardinal. (Ibidem, p. 597-600).
4. Epistolœ Samueijs Sorbière ad illustres et eruditoa viros scriptœ, in quitus 7nulta
continentur ad rem literariam sui temporis illustrandam, scilicet ad Historiam naturalcm,
Philosophiam, Theologiam et ad hominum mores digiwscendos. Accedunt illustrium et
eruditorum ad eumdem Epistolœ. Itemque Catalogus et Index rerum et verhorum locitple-
tissimus. Cura et opéra Hexrici Sorbière auctoris filii, Parisiis, 1773. — Ce recueil
in-folio, comprend deux tomes ou parties. La première, de 571 feuillets, contient les
Lettres de Sorbière ; le second, de 257 feuillets, les Lettres à Sorbière. Ces lettres sont
classées généralement par ordre chronologique. — On trouve les Epistolœ à laBibliothèque
nationale, Ms., Fonds latin, 10352. Ce Recueil est une copie des Lettres et non l'original.
228 ARTICLE II. CHAPITRE VI. INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
l'Avertissement en a exagéré la valeur documentaire ; cependant
on peut y glaner nombre de détails qui éclairent quelques coins et
recoins obscurs « de la Littérature » au xvii<^ siècle, « c'est-à-dire de
l'Histoire naturelle, de la Philosophie, de la Théologie et de la Morale «.
En tête de ce Recueil épistolaire, Henri Sorbière a fait reproduire
le beau portrait de son père, que le célèbre Gérard Audran grava
à Rome en 1667 ^. Au-dessous du buste, on lit ce distique très élogieux,
œuvre d'un indulgent ami, Jean Maury :
Cernitur in vultu Probitas, Candorque, Fidesque.
In scriptis reliquas perspice mentis opes.
Il est certain que la physionomie de Samuel Sorbière a un air de
probité et de bonhomie qui inspire confiance. Mais, quand on se rap-
pelle certains faits et gestes de sa vie, on est bien obligé de reconnaître
une fois de plus qu'il est imprudent de juger les gens sur la mine.
IV. — MOLIÈRE
Molière est le plus illustre des élèves de Gassendi, et cependant il
ne nous retiendra pas longtemps, parce que l'influence de son maître
est moins saisissable chez ce poète que chez Sorbière et Bernier.
Nous l'avons laissé, dans la compagnie de ce dernier, de Chapelle,
de Hesnault et de Cyrano, suivant les leçons de philosophie que leur
donnait chaque soir le complaisant chanoine de Digne, devenu l'hôte
de son ami Luilher. Le professeur communiqua sans doute à ses dis-
ciples l'admiration qu'il ressentait pour la poésie si vigoureuse et si
brillante de I^ucrèce, car nous voyons les jeunes Hesnault et MoUère
entreprendre la traduction du poème De Rerum natura.
Une jolie légende s'est formée à ce sujet. Molière aurait mené
jusqu'à terme sa délicate entreprise. Mais voici qu'un jour un domes-
tique, ayant besoin de papier pour confectionner des papillotes,
s'empara de l'un des cahiers où la traduction était transcrite. Vexé
de cette étourderie malencontreuse, l'auteur, dans un accès de dépit,
jeta au feu le reste de la traduction ^. Et l'on ne manque pas d'ajouter
avec un pleur que le seul débris échappé au désastre, ce sont les quelques
vers insérés par Molière dans le Misanthrope (Acte II, scène v, vers
la fin), sur l'illusion, chère aux amants, qui dans l'objet aimé leur fait
A'oir tout en beau.
1. Henri Sorbière a également placé, en tête de ce Recueil, un certain nombre de
poésies q\ii furent composées sur la mort de son père par Bernier, Slxtse, Jean"
Matjry, C. Spon, etc. Une Ode In obituni Samuelis Sorberii est signée des initiales J. D.
L. F. C. M., qu'il faut lire Jacobus De La Fosse, Congregationis Missionis. Elle a
été publiée, sous son nom, à la fin d'un petit livre intitulé : Discours de feu M"' Sorbière^-:
1. De Vexcès des complimens et de la Civilité. 2. De la Critique, etc., Lyon, 1675.
2. Voilà ce que l'aneedotier Jean Léonor Le Gallois de Grimarest raconte dans La
Vie de M. de Molière, p. 311-312, Paris, 1705. Il prétend, mais sans donner aucune
preuve, que Molière avait mis en prose les passages philosophiques du iDoème, et en
vers les descriptions ; il ajoute que la traduction, dont Molière avait soumis à M. Ro-
hault les fragments successifs, était presque achevée. Ce dernier renseignement rend
tout à fait invraisemblable le coup de tête de Molière.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : IV. — MOLIÈRE 229
Ce récit fourmille d'erreurs. D'abord, le passage si piquant du
Misanthrope n'est point une traduction, mais une imitation très libre
€t très heureuse du poète latin (De Naturel reruni, Cant. IV, v. 1149-
1166). De plus, Molière n'eut point l'ambition de traduire le poème
entier. Au témoignage de Michel de Marolles ^, abbé de Villeloin,
lui-même traducteur de Lucrèce et contemporain de Molière, celui-ci,
laissant de côté les parties proprement philosophiques du poème,
se serait borné aux passages descriptifs et poétiques ^. Enfin, Mohère
ne perdit rien de sa traduction et, bien loin de songer à la détruire,
la légua à sa veuve, laquelle la vendit, pour 600 livres, au hbrahe
Barbin qui n'osa point l'imprimer ^.
En différentes pièces du grand comique, on trouve çà et là des
pensées qui semblent un écho de l'enseignement de Gassendi. Comme
son maître, il a pris à partie les Péripatéticiens et certains points de
la dcctiine cartésienne. Dans le Mariage forcé, Pancrace, et dans le
Bourgeois gentilhomme, le maître de philosophie criblent de traies la
Scol?>istique. Mais l'on est bien obhgé de convenir, malgré l'admiration
qu'on ressent pour le génie de l'auteur, que de ces railleries les unes
sont bien grosses, et les autres portent à côté, car elles visent pêle-mêle
des questions, dont plusieurs ne sont point oiseuses pour qui en com-
prend le sens et la portée. Par exemple. Pancrace dit sur un ton
ù'onique à Sganarelle : « Vous voulez peut-être savoir si la substance
et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard de
l'Etre ?... si la Logique est un art ou une science ?... si elle a pour
objet les trois opérations de l'esprit ou la troisième seulement ?...
s'il y a dix catégories ou s'il n'y en a qu'une ?... si la conclusion est
de l'essence du syllogisme ?... si l'essence du bien est mise dans l'ap-
pétibilité ou dans la convenance ?... si le bien se réciproque avec la
fin ?... si la fin peut nous émouvoir par son être réel ou par son être
1. Cf. p. 3-4 de la Préface, que M. de Marolles mit en tête de sa traduction en vers de
Lucrèce, publiée en 1677 à Paris sous ce titre : Les six Livres de Lucrèce De la Nature
des choses. — L'auteur en avait précédemment publié une traduction en prose (Paris,
1650), Le Poïte Lucrèce, Latin et François de la Traduction de M. D. M., qui fut rééditée
en 1659. — Je relève, dans la Préface [non paginée], p. 2-3, de la 2^ édition, cette
phrase élogieuse pour Gassendi : « ... Ayant eu dessein de revoir ma traduction..., je
profitaj' des bons advis que m'en donna l'un des plus sçavans hommes de son siècle,
Pierre Gassendi, peu de jours avant sa mort... Et cei-tes je ne puis nier que je ne luy
sois redevable de beaucoup de vxiës et de corrections importantes, que j'ay employées
dans cette seconde édition. » Cf. Discours apologétique pour justifier cette traduction....
Ibidem, p. 533-534.
Cette 2^ édition est intitulée (comme le sera la traduction en vers) : Les six Livres
■de Lucrèce de la Nature des Choses.
2. De son côté. Chapelain écrit à Bernier : « On dit que le comédien Molière, ami de
<Jhapelle, a traduit la meilleure partie de Lucrèce, prose et vers, et que cela est forb
bien. La version qu'en a fait [sic] l'abbé de Marolles est infâme et déshonore ce grand
Poëte. » (Lettre du 25 avril 1662. Cf. Lettres de Jean Chapelain publiées par Ph. Tamizey
DE Larroqtje, t. II, p. 225, col. 2, dans Collection de Documents inédits... 2^ Série,
Imprim. Nation. 1883).
3. Cf. Jules Loiselexjr, Les points obscurs..., ï"^ Partie : Les Années d'études, § v,
■dans Le Temps, p. 3, col. 3, 15 oct. 1876. M. Loiseleur n'apporte aucune preuve pour
Appuyer son affirmation.
230 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
intentionnel ? » ^ Ainsi, à l'égard de la Scolastique, caricature ou
injustice.
Parfois aussi la critique de Descartes dégénère en parodie qui fausse
la pensée et dépasse le but. Sganarelle déclare à Marphurius qu'il
est venu le consulter sur une petite affaire. Marphurius lui répond
en parodiant le doute méthodique : « Changez, s'.il vous plaît, cette
façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de
proposition décisive, de parler dé tout avec incertitude, de suspendre
toujours son jugement ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire :
« Je suis venu », mais : « 11 me semble que je suis venu... » ^ Pour
désabuser le professeur de scepticisme, Sganarelle recourt aux argu-
ments frappants et lui apprend à son tour comment l'on doit parler :
« Vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu'il vous semble
que je vous ai battu »,^.
J'ai hâte de citer un autre exemple, où Mohère décoche contre
Descartes un trait plus juste et plus heureux. Ce philosophe pousse
si loin son sphituahsme que, dans l'homme imaginé par lui, le corps
étant plutôt juxtaposé qu'uni à l'âme, la matière semble complète-
ment sacrifice à l'esprit. Ce qui, l'on s'en souvient, lui attira, de la
part même du pacifique Gassendi, cette apostrophe ironique : « 0 es-
prit ! » Or, dans les Femmes savantes, Mohère prend fait et cause
pour Gassendi contre Descartes, car, à cette déclaration de Phila-
MINTE :
Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
D'un prix à mériter seulement qu'on y pense ?
Mohère répond par la bouche du bonhomme Chrysale :
Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin :
Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère ^.
De même, à cette description de l'amour éthéré faite par Armande :
Ce n'est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports,
Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.
il oppose cette réphque du bon sens personnifié dans Clitandre :
Pour moi, par un malheur, je m'aperçois, Madame,
Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme.
Je sens qu'il y tient trop pour le laisser à part ;
De ces détachements je ne connois point l'art ;
Le Ciel m'a dénié cette philosoj)hie,
Et mon âme et mon corps marchent de compagnie ^.
I. Le Mariage forcé. Scène IV.
2-3. Le Mariage forcé. Scène V.
4. Les Femmes savantes. Acte II, Scène ^^I.
5. Les Femmes savantes. Acte IV, Scène ii.
§ B. DISCIPLES EN FRANCE : IV. — MOLIÈRE 231
D'aucuns ^ assui'ent que Molière, oubliant les égards dus à son véné-
rable maître, lui aiu*ait emprunté, pour la tourner en ridicule, une
plu-ase, d'un goût douteux, sm* l'héliotrope ^, que Gassendi, par extraor-
dinaii'e en veine de « préciosité », adressa un jour à Campanella ^.
Cette supposition ne semble pas fondée ^.
Il est au contraire, dans Don Juan ou le Festin de Pierre, une belle
scène ^ qui paraît inspirée tout entière des enseignements de Gas-
sendi ^.
« De toutes les scènes philosophiques de Mohère la plus belle, la
plus forte, la plus dramatique est celle où il met en présence un valet
naïf et croyant, un maîti-e incrédule et raillem- » '^, Sganarelle et
Don Juan. Sganarelle fait valoir avec un entrain éloquent la preuve
tirée des causes finales pom* démontrer à Don Juan l'existence de
Dieu : « ... Avec mon petit sens, mon petit jugement je vois les choses
mieux que les H^^.'es et je comprends fort bien que ce monde que nous
voyons n'est pas mi champignon qui soit venu tout seul en une nuit.
Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers,
cette terre et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de lui-
même... » ^ etc. Et l'on peut conclure après Paul Janet ; « ... Pour
1. Par exemple J. Loiseleue, art. citato.
2. Thomas Diafoirus dit à Angélique Argan : « Et comme les naturalistes remarquent
que la fleiir nommée héliotrope tourne sans cesse rers cet astre du jour, avissi mon
coeur dores-en-av-ant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux
adorables, ainsi que vers son pôle unique. » (Le Malade imaginaire. Acte II, Scène v).
3. Nisi is esse-s, quem celebrem eminentissima virtus fecit, non ita te multi ambrrent
ac impeterent, sed nempe Sol non fert indigne, cum heliotropia, quse ejus vim persen-
tiunt, in ipsuin respectïint. Aut in virum adeo illustrem non debebas evadere, aiit
grave jam esse non débet, si Literatoriun omnium oculi radiis tuis percellantvir .(Gas-
sendi à Campanella, Aix, 13 mai 1633, O. G., t. VI, p. 56-57).
4. Il n'est guère croyable que Molière ait été dénicher cette comparaison dans un
in-folio latin de Gassendi. Victor Fournel (Introduction au Roman comique de Scarron,
t. I, p. 'KWïi, Paris, 1857), dit, avec beaucoup plus de \Taisemblance, que Molière
0 a bien l'air d'avoir volé )i cette comparaison à La Vraie Histoire comique de Francion,
par Charles Sorel, sieur de Soxtvigny, car Francion dit à son amante Nays : « Il
n'est non plus raisonnable de s'enquérir quel chemin je tiendrai que de s'enquérir
de quel côté se touinera la fleur du souci : l'on sçait bien que c'est sa nature de se
tourner toujours vers le soleil ; l'on i.e doit pas douter aussi non plus que je ne suive
vos beaux yeux, les soleils de mon âme, en quelque part qu'ils veuillent donner le jour. •
(Opère citato. Livre IX, Edit. Colosibey, p. 363-364, Paris, 1858). Molière a simple-
ment changé le souci en héliotrope.
5. Dos- Juan, Acte III, Scène i.
6. Gassendi, Syntagma pJulosophicum : Physica, Sect. I, L. IV, C. VII, t. I, p. 3^29,
col. 1. — Physica, Sect. III, Membr. II, L. II, C. III, T. II, surtout pp. 233-234.
7. Pattl Janet. La Philosophie dans les Comédies de Molière, dans la Revue politi-
que ET LITTÉRAIRE, 26 oct. 1872, p. 390, col. 2, § De toutes les scènes.
8. Il est à remarquer cju'un autre élève de Gassendi, CjTano, a esquissé, d'une ma-
nière analogue, l'argument des causes finales : « ... Me croiez-vous si stupide de me
figurer que le monde soit nay comme un champignon, que les astres aient pris feu et
se soient arangez par hasard, qu'une matière morte, de telle ou telle façon chsposée,
ait pu faire raisonner uh homme, sentir une beste, végéter un arbre ? » (Cyrano,
Lettres, Bibl. Nat., Ms. Fonds fr. Nouv. acq. 4557, fol. 138 verso). Le passage est tiré
d'une Lettre portant ce titre étrange : Contre un je.... assassin et méchant. Cette dia-
tribe, çà et là inconvenant© et grossière, circula sous le manteau : elle est dirigée contre
un jésuite innommé et sans doute innommable. CsTano y montre sa crédulité en accep-
tant, pour le besoin de sa cause, la calomnie qui fait des Jésuites les inspirateurs de
232 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
nous, quoi qu'en puissent dii-e nos nouveaux sages, Sganarelle », porte-
parole de Molière, « est un meilleiu' philosophe que don Juan « i.
Mais, à s'en rapporter à Grimarest, Molière goûtait moins la théorie
atomistique de Gassendi que sa morale et, ajoutons, sa théodicée,
car il se serait rallié à la Physique cartésienne. Revenant un soir de
souper à Autéuil, il en prit vivement la défense, sur le bateau qui le
ramenait à Paris, contre Chapelle toujours fidèle à Gassendi 2.
Indiquons, pour mémoire, un Docteur de la Faculté de Paris,
G.-B. DE Saint-Romain, qui, dans un hvre plein d'aperçus bizarres
(Physica a scholasticis tricis liberata, Leyde, 1684), explique la j)lupart
des maladies par l'action nocive des atomes émancipés, qui sont,
d'après lui, des corpuscules aigus et coupants ^.
F. — DAVID DERODON
Certains * ont rangé, parmi les disciples de Gassendi, David Dero-
DON (1600-1664) ^, qui enseigna la philosophie ù Die, à Orange et à
Châtel et de Ravaillac. Le fonds de vérité qui se trouve peut-être dans cette Lettre ,
c'est qu'un Père du collège de Clermont aura jugé utile de mettre ses élèves en garde
contre le libertinage d'esprit et de mœurs, libertinage avéré, de CjTano. Puisque nous
avons eu à mentionner Cyrano dans cette Histoire (Cf. supra, §B, II, p. 184 n. 3),. pour
donner un échantillon de sa manière dans le genre pamphlet, citons le début relati-
vement modéré de cette Lettre : « Père criminel, Assurément vous me preniez pour
un Roy, quand vous prêchiez vos disciples de m 'assassiner ; mais ce n'est pas de
toute farine que se font les Châtels et les Ravaillacs ; on a purgé vos collèges de ce
mauvais sang, et le souvenir de la piramide empêche que le massacre ne passe de votre
bouche dans les mains de ceux qui vous écoutent. Vous ne laissez pas cependant du
feste de votre tribune (pédagogue et boureau de huit cens écoliers) de leur prêcher ma
mort comme une croisade ; mais des enfans sont trop tendres pour estre exortez au
poignart... » (Loco citato, fol. 137).
1. PaulJanet, Articulo citato, p. 391, col. 2, à la fin du premier §.
2. « En revenant d'Hauteuil un jovu- dans le bateau de Molière, ils [Chapelle et
Molière] ne furent pas longtems sans faire naître une dispute. Ils prirent un sujet grave
pour se faire valoir devant un Minime qu'il trouvèrent dans leur bateau et qui s'y étoit
mis pour gagner les Bons-Hommes. J'en fais juge le bon Père, dit Molière, si le Sys-
thème de Descartes n'est pas cent fois mieux imaginé que tout ce que Mr. de Gassendi
[sic] nous a ajusté au Théâtre pour nous faire passer les rêveries d'Epicure. Passé pour
sa morale ; mais le reste ne vaut pas la peine que l'on y fasse attention... » (La Vie
de M. de Molière, p. 215-216, Paris, 1705). Cette anecdote a bien l'air d'avoir été forgée
à plaisir. Qu'on en juge. La dispute philosophique entre Molière et Chapelle a pour
arbitre un Minime, qui, aux arguments opposés des deux adversaires, ne sait que
répondre : hom ! hom ! Arrivé aux « Bons-Hommes », le mystérieux Minime, ayant
prié qu'on le débarque, va quérir sa besace qu'il avait déposée auprès du batelier.
Tout s'explique alors : l'arbitre choisi n'était point un Père Minime, mais un simple
frère quêteur. On a l'impression que le reste a été arrangé en vue de ce dénouement
comique.
3. On trouvera une longue analyse de cet ouvrage dans Acta Eruditorum, Leii^zig,
1684, p. 364-370. — Cf. J. Brucker, Historia..., T. IV, Part. I, p. 531.
4. Cf. J.-M. DE Gérando, Histoire comparée des systèmes de Philosophie..., T. II,
Ch. XI, p. 125, Paris, 1647.
5. Né à Die vers 1600 et mort à Genève vers 1664, Derodon, après avoir abjuré
le Protestantisme, l'embrassa de nouveau. Son enseignement théologique au collège
d'Orange et surtout àrAcadémie de Nîmes provoqua des critiques, de la part même de ses
coreligionnaires, du ministre Pierre Jitrieu, notamment, qui lui reproche de restaurer
l'hérésie de Nestorius dans son livre philosophico-théologique : Disputatio de SuppO'
§ B. DISCIPLES EX FRANCE : VI. — GÉRAUD DE CORDEMOY 233
Nîmes. C'est une erreiu-, qui doit avoii' sa source dans une illusion
causée par le titre de cet opuscule : Disputatio de Atoniis, authore
Davide Derodone (Nîmes, 1661) i. Mais, dans cette « Dispute », l'autem*
ne mentionne, pour les réfuter, que des philosophes anciens qui ont
soutenu l'atomisme, y compris Démocrite et Épicm-e. A propos de
ce dernier, aucune allusion n'est faite à Gassendi. L'opuscule s'achève
sur une promesse : « Notre sentence sur les atomes sera donnée dans
la Dispute suivante » (Sententia nostra de atomis tradetur Disputatione
sequenti) ^. Cette promesse n'a pas été tenue, que je sache, car, nulle
part, je n'ai trouvé trace ni mention de la « Dispute » annoncée.
Pour savoh' la pensée de Derodon sur la question, restait le recours
à son Manuel de philosophie. Ici encore déception. Notre professeur
parle en termes très généraux des atomes ^. Il a également enseigné
l'existence du vide dans la natm*e ^. Mais, pom* le vide comme pom*
les atomes, il ne fait pas même d'allusion à Gassendi. La raison en est
simple et péremptohe : enfermé dans les hmites de l'érudition scolas-
tique, il n'a point connu les travaux du philosophe provençal. Derodon
est un dialecticien déhé, qui interpiète à sa façon la pliilosophie
péripatéticienne. Sa place est aillem's. Nous le retrouverons quand
il sera traité de la Scolastique au xvn^ siècle.
VI. — GÉRAUD DE CORDEMOY
Pom* clore la série des atomistes français au xvn^ siècle, citons
un dernier nom, fort inattendu, celui de Géraud de Cordemoy
(1620-1684), l'un des cartésiens célèbres à cette époque. Leibniz
a indiqué la raison impérieuse qui avait déterminé la conversion de
Cordemoy à l'atomisme : « S'il n'y avoit point de véritables unités
substantielles [dans la simple masse de la matière, quelque organisée
qu'elle puisse être], il n'y auroit rien de substantiel ny de réel dans la
collection. C'estoit ce qui avoit forcé Mr Cordemoy à abandonner
des Cartes, en embrassant la doctrine des Atomes de Démocrite,
pom* trouver une véritable unité « ^.
Cordemoy exprime son opinion en termes très clairs. Elle repose
eito... (Francfort, 1645 ; mais, en réalité, imprimé à Orange). Le Parlement de Toulouse
(Arrêt du 27 janvier 1663) le condamna à l'exil à cause de la réimpression de son
ouvrage : Le Tombeau de la Messe, qui porte le nom d'un libraire genevois ; il aurait
été, de fait, édité à Paris. Derodon se retira à Genève, où il ne tarda pas à
mourir.
1. Réédité, en 1662, à Nîmes et à Genève.
2 Disputatio de Atomis, § 91, p. 72 in fine. Edit. de Genève, 1662.
3. Atomi, quae creduntur materia prima absolute, simpliciter et secundum se consi-
deratse, sunt complétas in ratione entis, substantise et corporis... ; at relative et compa-
rate ad composita naturalia, non sunt completse essentialiter in ratione mixti, cum
non sint tota essentia mixti (D. Derodon, Philosofhia contracta : Pars trtia quœ est
Physica : Pars I, C. III, n. 42, p. 18. Cf. Ibidem, Part. II, C. III, Art. I, § 4, p. 103;
Genève, 1664).
4. D. Derodon, Philosophia contracta : Physica, Part. I, C. VII, p. 39-42.
6. Leibniz, Système nouveau de la Nature et de la communication des substances, aussi
bien que de Vunion qu'il y a entre l'âme et le corps. Œuvres, Edit. Gerhardt, t. IV, p. 482,
§ De plus. — Janet, t. I, p. 640, § 11.
234 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
sur la distinction qu'il établit soigneusement entre les corps et la
matière. « Les corps sont des substances étendues. Chaque corps n'est
qu'une mesme substance ; il ne peut estre divisé » ^. « La matière est
un assemblage de corps. Chaque corps considéré comme composant
cet assemblage est ce qu'on appelle une partie de la matière » ^. « Comme
chaque corps ne peut estre divisé, il ne peut avoir de parties ; mais
comme la matière est un assemblage de corps, elle peut estre divisée
en autant de parties qu'il y a de corps » ^. Aussi, à ses yeux, « la matière
mesme n'est pas une substance étendue ». Il se résume ainsi : « Je dis
que chaque corps est une substance étendue et par conséquent indivi-
sible, et que la matière est un assemblage de corps et par conséquent
divisible, en autant de parties qu'il y a de corps ; cela me semble
clah' » *. Il suit de là que substance et unité sont termes qui s'appellent ;
partant que substance et divisibilité sont termes qui s'excluent.
Cordemoy reste fidèle à la Métaphysique de Descartes. Sa défection
ne porte que sur la Physique. Dans sa manière de concevoir les atomes,
il fait appel aux principes cartésiens. Ainsi ses atomes sont passifs,
c'est-à-dire qu'ils reçoivent le mouvement du dehors et le transmettent
sans le modifier ^. Sous ce rapport ils se comportent comme les corpus-
cules des toiirbillons. Cordemoy est même occasionnahste : ses atomes
ne sont pas des causes secondes douées d'une activité propre, quoique
subordonnée. C'est Dieu seul qui les meut et les fait agir ^. Par là il
rejoint Malebr^-nche.
VII. — LES LIBERTINS ET L'ÉCOLE SENSU ALISTE
Nous ne ferons pas à Gassendi l'injure de mettre au nombre de ses
disciples quelques personnages qui acquhent un triste renom comme
libertins d'esprit ou de mœurs, quelques-uns mêmes et d'esprit et de
mœurs : Chapelle, Hesnault, Cyrano, Saint-Évremond '^, Bachau-
MONT, Des Barreaux, l'abbé de Chaulieu, le chevaher de Bouillon,
le marquis de La Pare, Ninon de Lenclos qui tenait salon rue des
TourneUes, le prieur de Vendôme, dont le palais du Temple était le
rendez-vous d'une société élégante et dissolue ^. Au lieu de suivre la
1-2-3-4. CoEDEMOY, Le Discernement du Corps et de l'Ame..., l^^ Discours, p. 2 ; 3 ;
4; II.
5. Cordemoy, Le Discernement..., 2^ Discours, p. 27-58.
6. Cordemoy, Le Discernement..., 4^ Discours, p. 93-118.
7. Saint-Evremond a narré lui-même ses rapjDorts avec Gassendi. Après avoir déploré
les divergences qui séparent les Philosophes, il ajoute: « Au milieu de ces méditations
qui me désabusoient insensiblement, j'eus la curiosité de voir Gassendi, le plus éclairé
des Philosophes et le moir^ présomptueux. Après de longs entretiens, où il me fit voir
tout ce que peut inspirer la raison, il se plaignit que la nature eût donné tant d'étendue
à la curiosité et des bornes si étroites à notre connoissance... » Gassendi avoua « que
peut-estre il n'ignoroit pas ce que l'on pouvoit penser sur beaucoup de choses, mais de
bien connoître les moindres, qu'il n'osoit s'en assurer. Alors une science, qui m'estoit
déjà suspecte, me parut trop vaine pour m'y assujettir plus long-tems. Je rompis tout
commerce avec elle, et commençai d'admirer comme il estoit possible à un homme
sage de passer sa vie à des recherches invftiles. » (Jugement sur les Sciences où peut
s'appliquer un honnête homme. Œuvres m^slées, T. I, p. 245-246. Paris, 1692).
8. Cf. Encyclopi'die..., art. Epicurisme, t. V, p. 785. Paris, 1755.
§ C. SYMPATHIES Eîf ANGLETERRE : I. — WALTEK CHARLETON 235
morale relativement austère d'Epicure, telle que le vertueux chanoine
de Digne l'avait reconstruite, ces beaux esprits s'en tenaient à Fan-
cienne interprétation mieux accommodée à leurs penchants. Ces
disciples bâtards, qui se recommandaient sans droit légitime de la
doctrine gassendiste, contribuèrent à la discréditer aux yeux des
esprits superficiels.
«... La philosophie de Gassendi n'a fait, au xvn® siècle, qu'une bien
petite école, elle n'a régné que dans quelques salons suspects de hber-
tinage d'esprit et de mœurs. Mais, dans le siècle suivant, sous une
autre forme, et placée sous le patronage de Baeon, de Locke et de
Newton, cette même philosophie prendra, pour ainsi dire, sa revanche ;
elle échpsera à son tour le cartésianisme, elle lui succédera dans la
domination des inteUigences, dans la faveur et l'empire » ^. Ce juge-
ment, entendu en rigueur, n'est pas plus acceptable que celui formulé
par Damiron ^. L'École sensuahste du xviiie siècle ne peut se couvrii"
du patronage de Gassendi qu'en abusant de quelques passages isolés
de ses œuvres, que d'autres plus amples et très exphcites rendent
inofïensifs ^.
§ C. — SYMPATHIES EN ANGLETERRE
A l'étranger, l'atomisme compta quelques partisans. Les plus célèbres
se rencontrent en Angleterre : Walter Charleton, Robert Boyle,
IsAAc Newton, Ralph Cudworth *.
I. — WALTER CHARLETON
Walter Charleton (1619-1707) ^ médecin de Charles II, fut
président du « Collège of Physicians » ^, de 1689 à 1691. « La Société
royale » de Londres l'admit l'un des premiers dans son sein (1662).
Ses œuvres médicales ne brillent pas par les observations et expé-
riences personnelles : lui-même avoue n'avoii disséqué que peu de
cadavres. Mais sa lecture est vaste et il aime à communiquer au public
1. Fr. BoTni.LiER, Histoire..., t. I, Ch. XXV, p. 549.
2. Cf. supra, p. 179 — infra, p. 263 et n. 1.
3. Cf. eupra, p. 141 — injra, p. 261-263.
4. On s'attendait peut-être à trouver ici le nom de Hobbes. Un chapitre spécial lui
Bera consacré, où l'on indiquera la position assez indécise qu'il a prise à l'égard de la
théorie corpusculaire. Comme on l'a justement noté, Hobbes n'est « pas atomiste au
sens propre, bien qu'il identifie l'idée de « corps « avec celle de substance », et soutienne
que ce qui est permanent, persistant malgré tous les changements, ne doit pas s'ap-
peler « matière », mais « corps », c'est-à-dire étendue déterminée et pourvue de qualités
élémentaires. La première de ces qualités, des fonctions essentielles, est le conattis ou
impetus. L'espace même, l'étendue en apparence vide, est constitué par un fluide actif
dont nous ne percevons pas la résistance. » (L. MABrLLEATJ, Histoire..., L. IV, Ch. II,
§ I, p. 429).
5. Walter Charleton, né à Shepton Mallett, dans le Sommerset, en 1619 et mort
à Londres en 1707, étudia à Magdalen Hall, à Oxford, sous le Docteur ^A^'ilkitsts. D
appartenait à la Haute Eglise et resta fidèle à la Royauté.
G. Il faut se rappeler qu'en anglais Physicien signifie IMédecin.
236 ARTICLE II. CHAPITEE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GA.SSENDI
les trésors de son érudition, qui s'étend de la médecine à la littérature
classique. Si, au début de sa carrière, il a donné dans les rêveries de
Van Helmont, on doit noter en sa faveur qu'il a été sympathique
aux découvertes faites de son temps, notamment à celle de la circu-
lation du sang par son compatriote Harvey, dont il prononça plusieurs
fois l'éloge (vg, en 1680, Harveion Ovation, Lecture delivered in the
Catlerian Théâtre in Worivick Lane). Il a beaucoup écrit, en latin et
en anglais ; mais son langage est diffus et l'exposition des idées n'est
pas encore complètement dégagée de la manière scolastique. Ses
ouvrages se rapportent aux sciences naturelles et à la philosophie.
Comme spécimens, dans ce dernier genre, citons : The darkness of
Atheism ^expelled hy the light of nature (Londres, 1652). — Immortality
of the human soûl (Londi'es, 1657). — Disseriatio epistolica de ortu
animœ humanœ (Londres, 1659). — Natural history of the Passions
Londres, 1674. Traduction de l'ouvrage du Père J.-F. Senault, de
l'Oratoire : De V usage des Passions, Paris, 1641). — Socrates trium-
phant or Plato's Apology for Socrates (Londi*es, 1675). — The Har-
mony of natural and positive divine Laws (Londres, 1682).
Mais voici qui nous intéresse plus directement. C'est sans doute
Hobbes, avec lequel Charleton était hé d'amitié, qui lui fit connaître
les travaux de Gassendi. Cette connaissance lui inspira deux ouvrages :
d'abord la Physiologia Epicuro-Oassendo-Charltoniana or a Fabrick
of Science Natural upon the Hypothesis of Atoms (Londres, 1654),
où il expose, dans un ordi'e méthodique, la physiologie épicurienne,
telle que Gassendi l'a reconstituée ; puis, toujom-s guidé par le philo-
sophe français : VEpicurus, his Morals (Londres, 1656), qui est une
apologie de la morale épicurienne.
II. — ROBERT BOY LE
Robert Boyle (1627-1691) ^ fut pour l'atomisme une recrue
beaucoup plus importante que W. Charleton, car il est, d'après Newton,
l'une des grandes figures scientifiques ^ de l'Angleterre au xvii*^ siècle.
De plus, tandis que Charleton ne fut guère qu'un écho fidèle de l'ato-
1. Robert Boyle, fils de Richard Boyle, comte de Cork, naqviit le 25 janvier 1627
à Lismore Castle, dans la province de Munster en Irlande. Après avoir commencé ses
études au collège d'Eton et les avoir achevées, au manoir paternel de Stalbridge, sous
la direction du Rev. Mr Douch et d'un précepteur français, nommé Marcombes, il
voyagea (1638-1644) en France et en Italie. De retour en Angleterre, il devint membre
(1645) du « CoUège philosophique », réunion d'hommes instruits qui s'occupaient de
philosophie scientifique. Ce Fhilosophical Collège fut en 1662 incorporé dans la Royal
Society, dont Boyle a été l'une des plus pures gloires. Il ne cessa de consacrer son temps
et sa grande fortune au développement de la science expérimentale, jusqu'à sa mort qui
arriva le 30 décembre 1691, à Londres. Ses restes furent déposés à Westminster. Le
Doctevir Burnet prononça l'oraison funèbre. Boyle fut un chrétien très religieux et
très charitable. Il avait fondé des conférences publiques pour démontrer l'accord de la
science et de la foi. De là sont sorties, par exemple, les Dissertations de Clarke pour
prouver l'existence de Dieu.
2. Boyle ne sera étudié ici que comme atomiste. Une place plus large lui sera donnée
quand nous parlerons de la Philosophie scientifique en Angleterre depuis Bacon jusqu'à
Newton.
§ C. SYMPATHIES EN ANGLETEREE : II. ROBERT BOYLE 237
inisme gassendiste, Boyle marqua ses emprunts d'un cachet personnel.
Il est de cœur avec les savants et philosophes qui mènent une guerre
acharnée contre la Physique aristotélicienne et scolastique, Bacon,.
Basson, Descartes, Gassendi, Magneu, etc. Il aime à espérer que la
lecture de certains d'entre eux ne lui a pas été inutile ; cependant
il met au-dessus de tous Gassendi et son Syntagma Philosophiœ Epicuri.
Il n'a qu'un regret c'est de n'avoh' pas connu plus tôt ce traité, bref,
mais combien riche ! ^
Au XYii^ siècle, deux systèmes sm' la nature des corps se parta-
geaient les esprits : le système péripatéticien des formes substantielles
et le système atomistique plus ou moins renouvelé de Démocrite et
d'Épicure. BoyJe ne se contente pas de répudier en quelques mots
énergiques, que nous venons de citer, la doctrine aristotéhcienne qui
trouvait dans les Scolastiques d'ardents défenseurs ; il la soumit,
à un examen critique dénué de bienveillance ^. Il la rejette en bloc
sans y discerner, comme Leibniz ^, des parties acceptables.
Le terrain une fois déblayé, Boyle put construire l'édifice atomis-
tique tel qu'il le conçoit, sous le nom de « Philosophie coi-pusculaire ».
Il conserve les principaux traits du Gassendisme : l'idée de résistance,
d'impénétrabihté de la matière, l'existence du vide. Hobbes ne voyait
dans l'espace, vide en apparence, qu'une sorte de fluide actif plus subtil
([ue l'air *. A ce propos s'éleva entre Boyle et lui une vive polémique ^.
En revanche, il n'admet pas, comme Gassendi, l'indivisibiUté des
atomes ^. Sur ce point il s'accorde au contraire avec Descartes, par-
1. ... Xolim insigni.ssimos illos (siqui alii) AutJwres, maxime vero moderniores, nullo
pretio habere, qui Aristotelis Physicis bellum ex professe denunciarunt (quales sunt
Lucretius, Verulamius, Basso, Cartesius et ejus discipuli, Gassendus, uterque Bootus.
'Magnenus, Pembelius et Helmontius), nec tamen lubens viderer eorum cogitationes et
argumenta non adhibuisse... Eos, quos legi, me non inutiliter consuluisse spero ; plus
certe commodi e parvo illo* sed locupletissimo Gassendi Syntagmate Philosophiœ Epicuri
l>erceperam, modo tempestivius illi me assuevissem. (Origo Formarum et Qualitatum,
juxta Philosophiam corpuscidarem considerationibus et experimentis illustrata, Diseursu
])roœmiali [non paginé], p. 23-24, Oxford, 1669). L'ou\Tage parut d'abord en anglais :
Origin oj Forma, according to the corpuacular Philosophie, Oxford, 1664. — Edition
latine à Genève, 1688.
2. Examen originis (et Doctrince) suhatarUialium formarum, uti tradi solet a Peripate-
tiris. Cf. Origo Formarum..., p. 54-85.
3. « Il fallut donc rappeller et comme rehabiliter les formes substantielles, si décriées
aujourd'huy, mais d'une manière qui les rendist intelligibles et qui séparât l'usage
qu'on en doit faire de l'abus qu'on en a fait. » (Leibniz, Système nouveau de la nature....
Œuvres, Edit. Gerhardt. t. IV, p. 478, au bas. — Janet, t. I, p. 636, § 3.
4. A l'ouvrage de Boyle : New Experiments touching the spring of the Air..., (Londres.
1661) Hobbes répondit par son Dialogus physicus de natura aeris, conjectura sumpta
ab experimentis nuper Londini fuibitis in Collegio Gresliamensi, Londres, 1661. Lettre
dédicatoire : Viro clarissimo et .\micissimo Samu :li Sorberio.
5. Cf. infra. Article III, Ch. I, p. 290-291.
6. « L'indivisibilité, qui a valu aux atomes le nom que Démocrite leur a donné, est
la propriété dont les modernes font généralement bon marché. Ou bien on produit
l'argument que Dieu, qui a créé les atomes, doit aussi savoir les diviser, ou bien l'on
invoque ce relativisme qui se montre avec le plus de netteté chez Hobbes : même dans
les éléments du monde corporel, on n'admet plus d'infiniment petit absolu. Boyle ne
s'inquiète guère de ce point. » (F.-A. Lange, Histoire du Matérialisme..., III<^ P., Ch. III.
Traduct. B. Pommerol. t. I, p. 270).
238 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
tisan détermiaé de la divisibilité de la matière. Mais il regarde comme
absurde et superflu d'introduire dans la Philosophie corpusculaire
un certain nombre de notions cartésiennes : le mouvement est imié
chez les atomes, l'essence des corps réside dans l'étendue, le vide est
impossible, les phénomènes de la nature s'exphquent par l'action de
globules célestes ou d'une matière subtile i.
Grandem', figure, mouvement ou repos sont « les modes primahes
et les plus universels » qui affectent chaque parcelle de la matière ^.
Boyle remarque avec insistance que le mouvement n'est point une
propriété essentielle de la matière, car celle-ci, quand elle est au repos,
conserve sa nature. Mais, « mode primaire » de la matière, c'est le
mouvement qui la divise en fragments actuels ^. Les atomes ont des
grandeurs et figures différentes. Les combinaisons diverses résultent
donc non seulement de la variété des mouvements, mais aussi de la
différence des figures, d'où dépendent lem' forme et leur stabilité.
Cet atomisme mécanique * est, comme celui de Gassendi, appuyé
sur une Métaphysique spmtuahste. Dieu est le créateur et l'organisa-
teur de ce monde ; 41 ne se borne pas à imprimer une impulsion géné-
rale à la matière, qui, abandonnée à elle-même, produirait par je ne
sais quel hasard cette marche si régulière et si belle du monde ; il
dirige et coordonne les premiers mouvements des particules maté-
rielles, de manière à former « les corps des vivants, ces machines cu-
rieuses et merveilleusement confectionnées » ^. Boyle célèbre la régu-
larité du cours de l'univers, dont les déviations apparentes rentrent
1. ... Istiusmodi argumenta omisi quae sequentibus aut superstruuntur a^:t ea
supponunt, nimirum indivisibilia corpuscula Atovws nominata, aut quemvis iis innatum
motura, aut essentiam corporum in extensione constare, aut vacuum esse impossibile,
aut dari istiusmodi Globulos cœlestes, aut talem Materium subtilem, qualis ad expli-
canda Naturse phœnomena a Cartesianis adhibetur. Has enim et alias notiones ego (qui
Corpuscularios in génère vindico, eorUm parti nuUi studeo) non minus absurde quam
superflue intromitti posse ratus sum, quandoquidem totius tractatus scopus sit, aut
iis adversari, quibus opiniones hee, seque ac mihi Peripateticœ, in dubium vocantur...
(R. Boyle. Origo Formarutn..., Diseurs, proœm., [non paginé], p. 16).
2. Et hsec tria, videlicet Magnitudo, Figura ant et Motus aut Quies (cum nullum intér
ea sit médium) primar.'i sint et maxime catholici moii aut affBctiones insensibilium
partium Materise, modo sigillatim quœlibet considerentur. (BovLE, Origo Formarum,
p. 51, 5°).
3. Cum motus essentiam materiae neutiquam speetet (quse naturam suam etiam
quiescens retinet), cumque originem suam ab aliis accidentibus (quae producit) nullo
modo mutuetur, facile possit tanquam primarius modus aut materiae aft'ectio aestimari.
Docemus etiam quod motus, varie determinatus, materiam, ad quam attinet, in actualia
fragmenta naturaliter dividit. ^oyle, Origo..., p. 51, 3° et 4°).
4. « Le capital de M. Boyle étoit d'inculquer que tout se faisoit mfcchaniquement dans
la Physique ». (Leibniz, Quatrième Réponse à la quatrième Rplique de M. Claeke,
n. 114). Œuvres, Edit. Gerhakdt, t. VII, p. 417. — Janet, t. I, p. 794.
5. Materiam ynotum a Deo primum dérivasse ; neque hoc sôlum contendo, sed et fîde
indignum reor Materiam, nude agitatam sibique relictam, venustam hanc pariter et
regularem mundi fabricam casu nescio quo constituisse ; etiam id aliud in animum
meum induxi sapientissimum rerimi Authorem, corporibus motus leges primo confir-
mando primosque motus particularum Materise dirigendo, illas ad eum ipsum modum'
congregasse, qui aptus ad coiostituendum inundum videbatur,ac prœcipue miro quodam
artificio corpora viventium, curiosas hasce et elaboratas machinas, contexuisse, inde-
que eorum plurima vi naturali suas propagandi species donavisse. (R. Boyxe, Origo
Formarum, p. 3. Cf. Exercitationes de Utilitate Philoaophiœ naturalis experimentalis....
§ C. SYMPATHIES EN ANGLETERRE : III. ISAAC NEWTON 239
dans l'ordi'e et le plan divin, parce qu'elles sont les conséquences
natui'elles et prévues des règles établies par le Créateur. Il cite les
éclipses de soleil, les inondations du Nil, etc. L'arrêt tiu soleil par
Josué, le passage de la Mer rouge par les Israélites, sont des miracles,
c'est-à-du'e des exceptions rares aux règles générales et dues à une
intervention spéciale du Créateiu" ^.
L'univers apparaît donc à Boyle comme un immense mécanisme,
réglé d'après des lois stables, qui poursuit avec une admirable ponc-
tualité la fin qui lui est assignée. Manifestement, comme l'horloge
merveilleuse de Strasbourg, un ensemble aussi sagement ordonné
exige un auteiu" intelligent ^. Cette comparaison est restée célèbre ^.
III. — ISAAC NEWTON
IsAAC Newton (1643-1727) est le plus illustre des atomistes anglais.
Son autorité de savant hors pair a valu à l'atomisme un regain de
crédit. Ce système lui agréait, parce qu'il lui sembla se prêter mieux
que tout autre à l'apphcation des lois de la natm'e qu'il avait décou-
vertes et formulées. Ne^rton avait Gassendi en haute estime. La meil-
leure preuve en est qu'il lui a emprunté plus d'une théorie. Mais,
parce qu'il lem- a donné un tour nouveau, on lui en a, faute d'en discer-
ner la source première, faussement attribué l'honneur exclusif. Etant
donnée l'importance du personnage, nous attendi'ons, pour en parler
en détail, le moment où nous pourrons le placer dans son miHeu
natm'el, c'est-à-dire quand il sera question de la Philosophie scienti-
fique en Angleterre.
Part. II, Exercit. V, C. XIV, § 4, p. 308, Lindau, 1692. — L'édition anglaise porte :
Some Considérations touching the usefulnesss, of expérimental naturaU Phiîosophy,
propos'd in Familiar Discourses to Friend by way invitation to the study of it, t. I,
Oxford, 1663; 1664 2; Tome II, Oxford, 1671.
1. Cf. De ipsa Naiura, sive libéra in receptam Naturce notionem Disquisitio ad atnicum,
Sect. VII, § in, p. 131-132, Londres, 1687. — Une autre édition latine parut à Genève
en 1688.
2. Quare quemadmodum (ut similitudini priori denuo insistam, Cf. § 12, p. 61-62)
conepecto in horologio [Argentinensi] artificioso rotarum partiumque cseteranim motu
regulari et unanimi ad horam demonstrandam atque ad Artificis voluntateni exe-
quendam concursu, unicam ex rôtis istis -aut machinae membris ratione praeditam non
euspicor, sed artificium exceUentis opificis celebro ; ita actionea creaturaruni in Mundo
varias contemplatur, nevitiquam inanimatas hasce partes aut ipsam, quam constituunt,
machinam, ratione aut consilio quicquam agere pensito ; sed Authorem sapientissimum,
admiranda sua potentia effectus tôt regulares, ad quorum productionem tanta causarum
çonspiratio requiritur, producentem admiror et deprsedico. (R. Boyxe, Exercitationea
de Utilitate Philoaophiœ naturalis experimentalis..., I Parte, Exercitat. IV, § 16, p. 64).
Ce membre de phrase de la traduction latine : ita actionea creatiirarum in Mundo varias
contetnplatur est inintelligible ; il faudrait ita, quum... contemplor. J'ai recouru au texte
anglais qui porte en effet : So when I contemplate the actions of those several créatures
that make up the •norld... (Some Considérations,.., T. I, Part I, Essay IV, p. 74).
3. Voltaire n'a fait que reprendre cette comparaison dans deux vers de la Satire
Les Cabales (v. 110-111), qui est de 1772:
L'Univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe, et n'ait point d'horloger.
240 ARTICLE n. CHAPITKE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
IV. — RALPH CUDWORTH
Certains points de la doctrine gassendiste reçurent aussi un accueil
favorable de la part des philosophes qu'on a nommés les « Platoni-
ciens de Cambridge » et dont R. Cudworth et H. More furent les
plus marquants. Cette École prit pour tâche de réagir contre les idées
fatalistes et matérialistes de Hobbes. Dans cette lutte ils cherchèrent
un point d'appui dans le Platonisme et, pour combattre le mécanisme
carté?ien dont Hobbes s'était fait le champion, ils trouvèrent un
auxiUahe précieux dans Gassendi ^, qui a si vigoureusement soutenu
. les causes finales. Nous aurons l'occasion de lier connaissance avec
ces Cambridgemen ^.
Mais, en attendant, il convient de faire ici même une place à celui
d'entre eux, qui s'est catégoriquement prononcé pour l'atomisme,
à Ralph Cudworth (1617-1688) et d'extraire de son grand ouvrage :
Le vrai Système intellectuel de V Univers ^ ce qui se rapporte à cette
doctrine. Pour le reste nous le retrouverons en temps et lieu.
Voici comment cet illustre professeur de Cambridge fut conduit
à l'atomisme. L'analyse qu'il entreprit des divers systèmes philoso-
phiques de l'antiquité lui sembla laisser ce résidu au fond du creuset :
Les éléments primitifs des choses sont des substances simples. Sous
des noms divers il croit reconnaître cette notion chez Pythagore,
Anaxagore, Empédocle, Platon, Aristote, aussi bien que chez Leucippe,
Démocrite, Protagoras, Epicure *. D'après la tradition dont le stoïcien
Posidonius s'est fait l'écho, jl affirme que le Phénicien Moschus, phi-
losophe qui serait antérieur à la guerre de Troie, est l'inventeur de la
théorie atomistique ^.
A l'origine, d'après lui, les Philosophes anciens admettaient, avec
les atomes, éléments mdivisibles des choses matérielles, l'existence
1. Inter suos Gassendus paiieis placebat ; at vicinoruni Anglorum, qui Physices et
MatheseoS studiis tum temporis efflorescebant, tantoplures capiebat. Ipsi illi Anglorum
Philosophi et Theologi qui, cum Thom. Hobbesio propius ad Gassendum quam ad
Cartesiiuu accedente confligebant et ad hune opprimendum Platonicam disciplinam
in lucem revocabant, Guil. ^^^litcotus, Theoph. Gale, Radulph. Cudworthus, Henr.
I\Iorus et alii Gassendo Platonem jungere atque hune sic interpretari non dubitabant
ut amicus illis videretur. (J. L. Moshemius, Institutionum Historiœ Ecclesiasticœ
antiquœ et recentioris Libri quatuor, Helmstadt, 1755, L. IV, Sœc. XVII, Sect. I, § xxxin,
p. 855-856). Cf. Moshemius, Prsefatio, p. 23-24 (non paginée) de l'ouvrage : Systema
intellectuale hujus Universi...., léna, 1733, traduction de l'œuvre de R. Cudworth,
citée plus bas.
2. Cf. infra, t. III. L. III de ce te Histoire.
3. R. Cudworth, The True Intellectual System of the Universe. The first Part, wherein
ail the reason and philosophy of Atheism is confuted and its impossibility demonstrated,
Londres, 1678.
4. Cudworth, The True..., Ch. I, § v sqq., p. 7 sqq.
5. Cudworth, The True..., Ch. I, § x, p. 12-13. Il rapporte l'opinion de ceux qui iden-
^ tifient Moschus avec Moïse ; mais il n'adhère point à cette opinion (quoi qu'en dise
Franck à l'article Cudworth dans Dictionnaire..., car Cudworth s'exprime ainsi :
... Whereas Philosophy being not a matter of faith but reason, men ought not to
affect (as I conceiv^e) to dérive its pedigree from révélation... (Ibidem, p. 12, vers le
bas).
§ D. SY>IPATHIES EN HOLLANDE : HENRI BOKNIUS 241
-d'une Intelligence suprême et d'âmes immatérielles. Mais Leucippe
et Démocrite ont scindé la doctrine des Anciens ^ : rejetant Dieu et
les êtres incorporels, ils ont abouti à un fatalisme matérialiste, qui
soumet tous les êtres, composés d'atomes matériels en mouvement,
aux lois de la nécessité et du hasard. Cudworth ne se lasse pas de réprou-
ver, à maintes reprises, un système qui mérite le nom d'athéisme ato-
mistique ^.
L'autem' du Système intellectuel se rallia franchement à l'atomisme
<le Gassendi compatible avec une Intelligence créatrice. Mais, au lieu
de mettre, comme le philosophe provençal, le principe du mouvement
dans l'atome lui-même, le philosophe anglais eut la malencontreuse
idée d'interposer entre Dieu et les êtres créés son encombrante et
inutile « natm'e plastique » ^. On doit pourtant retenir à sa louange
qu'il a, ce semble, pressenti l'importance qu'allait prendre la théorie
corpusculaire dans la science de l'avenh.
§ D. — SYMPATHIES EN HOLLANDE ET EN BELGIQUE
Le voyage de Gassendi en Belgique et en Hollande (1629) commença
de le faire avantageusement connaître en dehors de son pays. La péné-
tration de son inteUigence, la modestie de son attitude, la douceur
et l'agrément de son commerce lui valurent dès lors des admhateurs
et des amis, dont plusieurs devim-ent ses correspondants, parmi les
illustrations des Académies belges et hollandaises : Reneri, Erycius
PuTEANus, J.-B. VAN Helmont, Aubertus Miraeus. J. Caramuel y
LoBKOviTz, G.-J. Vossius, D. Heinsius', J. Golius, Is. Beeckman *.
Ses attaques virulentes contre les Péripatéticiens n'étaient pas
pour déplahe à bon nombre de professeurs qui, en Belgique et en
Hollande, cherchaient de leur côté à alléger le joug trop pesant d'Aris-
tote, que les règlements universitaires imposaient à leur enseignement ^.
Gassendi parla de ses projets d'études sur la philosophie épicurienne.
L'impression laissée par son court passage ne s'effaça point. Car,
dix ans plus tard, Sorbière lui écri^'ait d'Amsterdam que \'ossius ^
et beaucoup d'autres s'étaient enquis, avec le plus vif intérêt, de sa
personne et de ses travaux "^ . Plus tard encore, quand il vint s'étabhr,
pour quelques années, en Hollande, « ce pays charmant et très érudit »,
le même témoin constate avec joie que « l'admiration » provoquée par
iMcri
1. And therefore Denmcritus and liis comrade Lencippus need not be envied tlie glorj'
of being reputedthe first Inventors or Founders of the Atomical Philosophy atheized and
adulterated. (Cudworth, The True..., Ch. I, § xvii, p. 17, an bas).
2. Cudworth, The True..., Ch. I, § xliii, p. 51. Ch. II, § I sqq., p. 59sqq.
3. Il en sera qnestion quand on étudiera, au Tome III, la philosophie de Cudworth.
4. Cf. supra, Chapitie I, p. 7-8.
5. Il en sera question à propos du Cartésianisme en Belgiqiie et en Hollande.
6. Vossius écrivait plus tard : Cujus [Gassendi] singularem et multijugani erudi-
tionem non potui non mirari, cum Belgieam hanc lustrans anno 1629, inter alios me
non semel salutatione et alloquio suavissimo dignaretur. (De universœ Mathesios natiira
et constitutione Liber, C. XlXl, § 10, p. 389-390. Amsterdam, 1660).
7. Lettre de Sorbière à Gassendi, 8 juin 1642. OG, t. VI, p. 447.
16
242 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
Gassendi est si persistante que « les plus savants ne cessent de demander
avec empressement quels ouvrages il prépare » ^.
Mais ce qui mit le comble à la réputation de Gassendi dans les Pays-
Bas, ce fut la vigoureuse et spirituelle critique, qu'il publia, à Amster-
dam, par les soins de Sorbière, des Méditations de Descartes. Cette
« Disquisition métaphysique » porta un coup sensible au prestige
de la philosophie cartésienne en Hollande. Non seulement elle fut
une arme redoutable entre les mains des adversaires, mais elle refroidit
l'enthousiasme de certains partisans. Elle opéra même quelques
conversions.
/. — HENRI BOBNIUS
De ce nombre fut la conversion de Henri Bornius qui avait étudié
la philosophie à Utrecht sous la direction du fervent cartésien Reneri ^.
Les éditeurs de la correspondance de Gassendi nous ont conservé
quelques lettres où ce néophyte ardent épanche sa tendresse et son
admiration pour l'auteur de la « Disquisition ». Il appelle Gassendi
« le doux ornement de sa vie )> ^ ; il le prie « de ne pas cesser d'aimer
celui qui l'aime et le vénère au plus haut point » * ; il professe « un culte
pour son nom immortel » ^. Il se propose de faire exécuter le portrait
de son illustre ami « pour en décorer, tant qu'il vivra, son cabinet « ^.
Il ne lui ménage point les éloges. A l'en croire, « depuis le jour où la
« Disquisition » s'est trouvée entre les mains de tous, un silence si
profond s'est fait sm- les Méditations métaphysiques de Descartes,
qu'on prendrait pour un songe ces Méditations accueillies autrefois
avec de si grandes louanges et acclamations » '^. Après lui avoh amioncé
que Descartes a entrepris la réfutation de la « Disquisition », il ajoute
ce compliment : "« Mais, pour vous découvrir sincèrement ce que je
pense de cette entreprise de Descartes, je crois qu'il travaille à blan-
chir un Éthiopien ; car il ne se dégagera point des filets dans lesquels
vous le tenez enlacé. C'est ainsi qu'en juge, avec moi, Regius qui,
par la pubhcation de sa Physique, a aussi fortement indisposé Des-
cartes contre lui... Plût à Dieu, excellent Gassendi, que cet homme,
1. In Hollandia Gassendus tantam sui admirationem reliquit ut, ciim ego amœnam
illam et eruditissimam regionem post annos ab ista peregrinatione quatuordecim inco-
lerem et frequens literarum conunercium cum Gassendo haberem, percunctabantur
semper eruditiores solliciti qtiod ille pararet. (Sorbière, De Vita et Morihus Gassendi,
Opéra G., t. T, Prsefat., p. 5).
2. Cf. infra, tome III, Le Cartésianisme en Hollande.
3-4. Vale interea rerum mearum diilce decus et me tui summa cum veneratione aman-
tissimum amare ne desine (Bornius à Gassendi, Utrecht, 20 sept. 1644, OG, t. VI,
p. 480, col. 2).
5. Immortalis tui nominis solidissimum cultorem redamare perge. (Bornius à Gas-
sendi, Leyde, 9 juillet 1646, O. G., t. VI, p. 499, col, 2, à la fin de la lettre).
6. ... Praecisa imago, qua musseum naeum, dum vivam, condeeoretur. (Bornius à
Gassendi, La Haye, 28 mai 1646, O. G., t. VI, p. 499, col. 1),
7. Postquam scriptum tuum in omnium manibus versari cœpit, tam altum de ipsius
[Cartesius] Metaphysicse laudibus silentium, ut putare somnium esse illam tantia
acclamationibus olim exceptam esse (Bornius à Gassendi, Utrecht, 26 juin 1645, O. G.
t. VI, p. 490, col. 2).
§ D. SYMPATHIES EN HOLLANDE : HENRI BORNIUS 243
d'ailleurs éniinent, montrât un naturel plus doux à l'égard des dissi-
dents et imitât votre manière d'agir ! ^ ))
Il se plaît, une autre fois, à lui annoncer l'envoi prochain d'un exem-
plaire de la Physique de Regius et à lui recommander Ravensbergius,
professeur de Mathématiques à l'université d'Utrecht, lequel est un
fervent admirateur de la science de Gassendi ^.
Le philosophe français fut sensible à ces témoignages d'affectueuse
admh-ation du jeune Hollandais. Pour ne pas être trop en reste avec
lui, il l'appelle « un jeune homme très érudit et très ami» ('pererudito et
peramico juveni) ^ ; il trouve « ses lettres très suaves » (literœ tuœ
suavissimœ) * ; il le remercie aussi vivement que possible des marques
assidues d'affection que Bornius lui prodigue (quam maximas possum
gratias ago oh tuum iïlum assiduum profusumque affectum) ^. Il s'at-
tendrit jusqu'à quahfier Bornius lui-même de « très suave » (suavissime
Borni) ^.
Mais, après trois ans, voici que cette chaleureuse correspondance
s'interrompt brusquement '. La première ardem* du néophyte s'est-
elle refroidie ? Bornius revint-il, après cet accès de Gaasendisme,
à ses premières amours, au Cartésianisme ? Je n'ai découvert aucun
document qui permette de trancher ces questions ^.
Quoi qu'il en puisse être, si la sympathie de Bornius fut dm*able^
1. Verum, ut sincère tibi meam de hoc Cartesii molimine sententiam aperiam, credo
ipsum ^thiopem dealbare; nimquam enim se ex illis, quibus illum irretitum tenes,
laqueis se expediet ; sic mecum judicat Regius, cui propter editionem Physices Car-
tesius etiam non parum est offensus... Utinam, optime Gassende, exiniius alioquin ille
Vir mitioii esset erga dissentientes ingénie moremque tuum semularetiu-. (Bornius
à Gassendi, Leyde, 9 juillet 1646, O. G., t. VT, p. 499, col. 2).
2. Bornius à Gassendi, La Haye, 28 mai 1646, O. G., t. VI, p. 498-499.
3. Gassendi à Bornius. Paris, 1" octobre 1644, OG, t. VI, p. 202, col. 2.
4-5. Gassendi à Bornius, Paris, 3 décembre 1644, O. G., t. VI, p. 211, col. 2.
6. Gassendi à Bornius, Paris, 9 août 1646, OG., t. VI, p. 253, col. 1.
7. Du moins la correspondance s'arrête là dans les Œuvres de Gassendi. — Bornius
correspondit aussi avec Sorbière, qui a fait imprimer deux de ses lettres très affectueuses.
Dans l'une Bornius le félicite de pouvoir « presque chaque jour philosopher solidement
avec Gassendi, notre héros » ; lui, « ne pouvant être présent, de corps, assiste en tiers
par l'esprit » à leurs doctes entretiens. « Audii te Parisiis esse nullumque vix prseter-
mittere diesn quin una cum Gassendo Heroe nostro solide philosopheris ; fortunas tuas
tibi non invideo, sed laudo, saepissime tertius animo \ obis adsum et quo non pos^Um
corpore mente feror. » (Bornius à Sorbière, Utrecht 26 juin 1645 in Miisaeo,
dans Epistolœ illnstrium..., t. II, p. 578-579). — Dans l'autre (Ibidem p. 579-581),
datée de Leyde,. 10 dée. 1646, il lui donne quelques nouvelles scientifiques et lui
annonce l'envoi du « Compendivni Physices » de Dtjncan, œuvre incomparable
(opu8 sane incomparabile). On trouvera plusieurs autres Lettres de Bornitis à Sorbière,
Ibidem, t. II, à l'Index placé en tête, au mot Bornius, fol. 13 verso. On trouve aussi
des Lettrée de Sorbière à Bornius, Ibidem, 1. 1, Index, au mot Bornio, fol. 2 verso.
8. Baillet (La Vie..., t. II, p. 210-211) écrit : « ... M. de Sorbière semble insinuer
qu'il [Bornius] se rendît Cartésien de nouveau... » Mais du passage de Sorbière, auquel
Baillet se réfère, on ne peut rien conclure de semblable, car Sorbière se borne à compter
Bornius parmi les personnes qui soutinrent Heereboord, professeur de Philosophie
à Leyde, contre les tracasseries dont celui-ci fut l'objet de la part de son collègue Re^^us.
Ce dernier lui reprochait son opposition à Aristote et sa sjnnpathie pour Descartes.
Voici, du reste, le passage de Sorbière où l'on remarquera qu'il qualifie de Cartésien
le seul Heydanus : « Heereboord, homme sçavant et laborieux, fut favorisé du théologien
244 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
elle ne se manifesta point, que je sache, dans quelque ouvrage. Il en
fut autrement de Wolferdus Senguerdus ^ qui enseigna longtemps
à l'université de Leyde. Il a édifié sa « Philosophie naturelle » en pre-
nant pour base le système atomique de Gassendi (Philosophia natu-
ralis, Leyde, 1684).
II. — LES PÈRES DER-KENNIS ET T ACQUET
En Belgique, Gassendi n'eut pas de disciples enthousiastes comme
Bornius ; mais certains points de sa doctrine éveillèrent çà et là de
sympathiques adhésions.
Le PÈRE Ignace Der-Kennis ^, d'Anvers, enseigna tour à tour la
philosophie et la théologie dans les Scolasticats des Jésuites. Son prin-
cipal ouvrage (De Deo uno, trino, creatore, Bruxelles, 1645), a mérité
les éloges de Leibniz : « En ce Uvre, écrit-il au P. des Bosses, un talent
non vulgaire semblait surgir » ^. Il s'était acquis une grande autorité,
par son enseignement théologique qui se prolongea pendant dix ans
à Louvain. Très au courant du mouvement philosophique de son
temps, il cite Descartes, Gahlée, Gassendi, etc. Esprit large et indé-
pendant ^, tout en restant attaché à la doctrine scolastique, il n'hésite
pas à adopter les thèses modernes quand elles lui paraissent plus pro-
bables. Signalons-en quelques-unes, qui étaient des hardiesses dans le
miheu péripatéticien où il professait. Il ne va pas jusqu'à répudier
les formes substantielles ; mais il a bien quelque doute sur leur exis-
tence, car il se demande si leur présence est vraiment requise pour
expliquer les changements qu'on remarque dans les métaux, les
Heydani s, grand Cartésien, de Borniiis, de Hoghelande, Zylchom (a) et de quantité
d'autres gens de sçavoir et de qualité, qui le soustindrent contre Revins Régent du
Collège en Théologie, et qui a escrit plusieurs livrets peu solidement contre Monsievu"
Descartes. » (Lettre à Mr. Petit sur Descartes, dans Lettres et Discours..., p. 688) .
1. Son père, Arnold, né (1610) et mort (1667) à Amsterdam, enseigna la philosophie
à Utrecht, puis à Amsterdam.
Wolferd, docteur en Philosoiahie et in utroque jure, enseigna la Physique et la Méta-
physique à Leyde.
2. Né à Anvers, le 3 mars 1598, il mourut à Louvain, le 20 juin 1656.
3. Memini etiam lustrare librum P. Der-Kenii de Deo, in quo libre non viilgare inge-
nium emicare videbatur. (Leibniz au Père des Bosses, Hanovre, 2 octobre 1708, Œuvres,
Edit. Gerhardt, T. II, p. 362).
4. Il parle assez librement d'Aristote. Après lui avoir reproché d'qtre jjolythéiste et
rappelé les efforts laborieux de ceux qui cherchent à le laver de ce reproche, il ajoute :
« Pour moi, je ne vois aucune raison de se donner tant de peine pour montrer une telle
bienveillance à un païen, surtout que, traitant la question ex professa, il découvre
sa pensée d'une façon claire et abondante. J'ai jugé utile d'en parler, parce que là se
trouvent ses principales erreurs contre la foi et c'est de là qu'elles dérivent. » (Ego
causam nullam video quare homini ethnico id gi*atise tam operose impendendum sit,
prœsertim cum, ex professe rem tractans, diserte et multis mentem suam aperiat,
quam ideo proponere operae pretium duxi, quia praecipuos errores ejus contra fidem
eorumque originem continent) (Der-Kbnnis, De Deo..., p. 385, IV, à la fin. — Cf.
p. 605, §IV, à la fin.
(a) Cf. Baillet, La Vie .., t. I, p 267. Il s'agit de Constantin Huygens (1596-1687), seigneur de
Zuytlicliera et autres lieux, qui devint, le 18 juia 1625, secrétaire du priuce d'Orange. Nous le
retrouverons en parlant de Descartes,
§ D. sy:mpathies en Belgique : der-kennis et tacquet 245
plantes et les animaux ^. A la suite de Descartes et de Gassendi,
il admet que les sens ne perçoivent pas les objets extérieurs, mais les
impressions que ces objets produisent sur les sens.
Der-Kennis se montre très catégorique sur ce point et y revient
souvent. « D'mie manière générale (ceci n'est point douteux pom* moi),
telle est la rature de tous les sens qu'ils perçoivent immédiatement
leurs seules affections et, par leur moyen, les objets extérieurs, d'où
elles proviennent » ^. Plus loin, il entre dans quelque détail : « Les
hommes ne connaissent, par l'office des sens, les objets distants
qu'en percevant les effets propagés par ces objets, tandis que, attei-
gnant les organes sensoriels, ils les frappent ou, de quelque manière
que ce soit, les modifient. Ainsi l'animal ne perçoit rien immédiate-
ment que ce qui lui est présent, ou plutôt il ne perçoit que la modifi-
cation survenue dans l'organe par le fait de la présence de l'objet.
C'est d'après les différences de ces impressions que l'estimative chez
l'animal et, avec beaucoup plus de subtiHté, l'intelligence elle-même
chez l'homme infère les différences des corps distants, d'où sont
venus les effluves ou mouvements de l'ah' qui ont modifié les organes
de telle ou telle manière » ^. Voici ce qu'il dit en parlant du son :
(( Le son n'est pas une quahté, mais un mouvement du corps sonore
ou de l'air, et l'objet de l'ouïe n'est autre qu'un certain mouvement
du tympan qui est perçu immédiatement » *. Sous la plume d'un
péripatéticien du xvii^ siècle, ces affu-mations si nettes sont assuré-
ment remarquables.
Comme Descartes et Gassendi, le professeur belge soutient
encore que l'âme est « plus connaissable » que « les choses corpo-
relles » ^.
Der-Kennis est éclectique ; s'il s'inspii'e en beaucoup d'endroits
des idées de Descartes, il ne les suit point en aveugle. C'est ainsi que,
comme Gassendi, il défend la possibilité du vide et signale en passant
1. Der-Kennis, De Deo..., p. 573-574.
2. Universim igftur dubiuna mihi non est quin hœc sit sensuum omnium natura ut
eolas aftectiones suas immédiate percipiant, et his mediantibus objecta extema, a qui-
bus illse profectae sum. (Der-Kennis, De Deo, p. 128, LXXXV, § Universim).
3. Nec vero aliter homines ministerio sensuum distantia cognoscunt, quam perci-
piendo effectua ab iis propagatos, dum organis sensuimi allapsi illa feriunt, aut quomo-
documque immutant, adeo ut nihil percipiat animal immédiate nisi sibi prsesens, vel
potius ipsam immutationem organi ab objecto prœsenti factam, ex cujus afïectionis
dift'erentiis sestimativa f acultas in animali , et nmlto subtilius ipse intellectus in homine
colligit difîerentias corporum distantium, a quibus efïîuvia vel aeris motus derivata sunt,
quse sic vel sic organa immutant (Der-Kennis, De Deo, p. 415, XV, § Née- vero).
4. Denique in particulari negatur omnis illa Philosophia, cui Auctor ille [Pater
Arriaga] iniiititur, negatur, inquam, quod sonus aut species soni sit qualitas, sed est
motus corporis sonori aut aeris, et objectum auditus non est aliud quam certus motus
tjTupani auditus, qui immédiate percipitur (Der-Kennis, De Deo, p. 393, XVI). —
Cf. Ibidem, p. 577, XX ; p. 581, XXVIII ; p. 381, III).
5. Der-Kennis, De Deo..., p. 380-381, II, III : Niliil magis nobis naturaliter cognoa-
cibile esse quam animam nostram sub hac notione, principium talium et talium opera-
tionum quse, cum quodammodo innumerse sint, quasi propria lineamenta faciem mentis
ad vi\-um detegunt. ... Ex adverso de corporalibus rébus quantulum est quod scimus î
quam imperfecte ? quam obscure ?...
246 ARTICLE n. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
« le singulier paralogisme de René Descartes » (Ohiter adverte insignem
paralogismum Renati Cartesii) ^.
Dans la Préface de son ouvrage, il indique avec une courageuse
perspicacité les déficits de la philosophie et de la théologie scolastiques
de son temps. Le censeur du livre, Antoine Dave, Docteur en théo-
logie de l'université de Louvain, fait le plus grand éloge du De Deo
et vante spécialement le mérite <( de la méthode nouvelle » employée
par Fauteur ^.
Un confrère de Der-Kennis, comme lui Anversois, le Père André
Tacquet 3, mathématicien distingué *, correspondant de Huygens,
ne craint pas de louer Démocrite et ne manque pas l'occasion de citer
Gassendi. « Démocrite fut admirable non seulement en philosophie,
mais encore en mathématiques. Ses travaux sur la physique et peut-
être aussi sur les mathématiques ont disparu. Certains attribuent
lem" disparition à la jalousie d'Aristote qui désirait que ses seuls
écrits fussent lus. Pierre Gassendi a reconstruit la philosophie de Démo-
crite dans un livre très érudit récemment pubhé » ^.
III. — LE CHANOINE E. F. DE SLUSE
Gassendi rencontra, chez un autre mathématicien belge, des sym-
pathies bien plus accusées. Il s'agit du chanoine René-François de
Sluse ®, originaire de Visé, dans la Principauté de Liège. Cet homme
éminent, qui devait correspondre avec Pascal '' et Huygens ^ sur les
questions mathématiques, était éclectique en Philosophie, ce qui lui
permit de goûter à la fois et Descartes et Gassendi. Il passa une
dizaine d'années à Rome (1642- 1651), pour y étudier les mathématiques,
l'astronomie, l'anatomie et la médecine, sans compter la langue grecque
et les langues orientales. Un étudiant esclavon qui le fréquentait
nous raconte l'accueil enthousiaste que de Sluse et d'autres savants
1. Den-Kennis, De Deo..., p. 476, X, § Ex quibus.
2. Cette approbation se trouve à la fin du volume. — Ce premier volume devait être
suivi d'un second (l'auteur l'annonce p. 574) ; mais sa mort, survenue l'année suivante,
l'empêcha de tenir sa promesse.
3. Né (le 13 juin 1612) et mort (le 23 décembre 1660) à Anvers, il professa pendant
15 ans les mathématiques à Louvain et à Anvers.
4. Cf. Ad. Quetelet, Histoire des Sciences mathéinatiques et physiques chez les Belges,
p. 226-23 i;BruxeUes, 1864,
5. Democritus non in philosophia solum sed etiam in mathesi admirabilis fuit ; ejus
tum physica, tmn forte etiam mathematica moniunenta perieriint, invidia (ut quidam
ferunt) Aristotelis, sua imius scripta cupientis legi. Demoeriti philosophiam Petnis
Gassendus eruditissimo opère nuper edito instauravit (A. Tacquet, Historica Narratio
de ortu et progressu Matheseos, [non paginée], p. 4-5, en tête de ses Elementa Geometriœ
planœ ac solidce..., ^Anvers, 1654).
6. Né à Visé le 2 juillet 1622 et mort à Liège le 19 mars 1685, de Sluse de-vint chanoine
de la cathédrale de Liège, Saint-Lambert, et conseiller de l'Electeur de Cologne. Pour
la Biographie de de Sluse, voir Ch. luv: F aige, d&nsBullettino di Bibliografiaedi Storia
délie Scienze matemcutiche e fisiche, publié par le prince Baldassako Boncomtagni,
T. XVII, Rome, 1884, p. 443-470.
7-8. On trouve la Correspondance scientifique de Sluse et une étude sur ses Travaux
Mathématiques dans le Bullettino, déjà cité, T. XVII, p. 470-554 ; 603-726.
§ D. SYMPATHIES EX BELGIQUE : DE SLUSE 247
firent au Syntagma Philosophiœ Epicuri de Gassendi : « Je réside à
Rome, vaquant selon mes forces à l'étude de la Mathématique. Tout
dernièrement (la lettre est de 1651), j'en ai été témoin, la Philosophie
de votre révérende Seigneurie y a fait son entrée, ornée du laurier
triomphal. Les plus doctes personnages l'ont tous accueilhe avec
honneur et l'ont placée dans le temple de la IMinerve de Phidias.
Je vous en féUcite. François Sluse, de Liège, homme très versé dans
les sciences et les langues, géomètre très remarquable, s'en délecte
tellement qu'il admire, aime et vante les quahtés de Gassendi dans
toutes les réunions famihères qu'il a avec ceux qui lui ressemblent.
De tout cœur il souhaite qu'un jour il lui soit donné de voir en tête-
à-tête celui qu'il ne connaît jusqu'ici que per spéculum et in œnig-
mate » ^.
Cette lettre, malgré son ardeur juvénile qui embeUit sans doute les
choses, est cependant précieuse, parce qu'elle atteste que, à Rome,
dans un miheu d'élite, l'ouvrage de Gassendi sur Épicure obtmt une
attention de faveur. Il est à présumer que la première impression de
Sluse se refroidit avec le temps, car, mathématicien avant tout, c'est
à la philosophie mathématique de Descartes que sont allées ses pré-
férences. Néanmoins sa mentaUté scientifique est caractérisée par
mie tendance qui le rapproche de Gassendi. Dans les recherches expé-
rimentales, au Heu de conclure catégoriquement, il est très porté
à suspendre son jugement. L's-oyy; l'attire. « Vous suivez les expé-
riences, dit-il à Huygens ; je ne leur refuse pas crédit ; mais le mot du
vieillard de Cos me revient toujours à l'esprit : L'expérience est trom-
peuse et la critique est difficile, à moins que la raison ne les confirme.
Vous n'ignorez pas ce que peuvent en ces sortes de choses les influences
étrangères à la science. Aussi (c'est mon habitude en telles matières)
je suspens mon assentiment et j'examine » -.
«
§ E. — OUBLI^IMMÉRITÉ. SES CAUSES.
De son vivant, s'il a été estimé par les savants et par mi cénacle
d'amis fidèles, Gassendi fut contesté en dehofs de ce cercle distingué
1. jNIaneo Roniœ studio Matheseos pro virili deditus ; quo niiperrime Pliilosophiam
Eeverendae Dominationis tuae triumphali laurea ornatam intrasse \-idi, ab omnibusque
Viris doctissimia honorifice exceptam et in arce ÎMinervae Phidise coUocatam gratulor ;
hac ita Franciscus Slusius Leodiensis, Vir omni scientianini et linguariun peritia
instructissimus, Geometra prœstantissimus, delectatur ut quotiescumque familiaris
ipsi cum sui similibus congi-essus contingat, toties Gassendi dotes admii-atur, amat et
depraedicat, optatque ex anime ut queni per spéculum et in œnigmate cognoscit, eun-
dem facie ad faciem aliquando intueri valeat {Jkan MichaelOug. Pinavi Sclavonus,
Rome, 6 mai 1651, OG, T. VI, p. 523, col. 2).
2. Nec est quod experientias sequaris, quibus ut fidem non abroge, ita mihi semper
Coi senis occvurrit illud : î, ~z\z% j'^x/.îoyJ, r, os xiij'.; yoL^i—y], nisi ratio con-
firniet. Scis enim quid Ta è^djOsv hac in re possint. Itaque ut in plerisque talibus
rursus ïtà/m y.à r,'.-x-:vÀ--fj[xi.'. (Sluse à Chr. Huygens, Liège, 18 déc. 1657, dans
Bullettino, i. XVII, p. 526. — Dans une autre lettre (Liège, 12 janvier 1663) il dit
encore : Itaque ad solemnem mihi in rébus physicis ir:o/YJv rursus revolvor. (BuUet'
/fno, p. 608).
248 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
mais restreint d'admirateurs. Sa réputation et son influence grandirent
sans doute, après qu'il eut quitté ce monde, comme l'attestent la
double édition, à intervalle rapproché (Lyon, 1678 et 1684), de V Abrégé
de sa Philosophie par Bernier, et plus encore la pubhcation, en 6 vo-
lumes in-foHo, de ses Œuvres complètes qui furent successivement
imprimées à Lyon (1658) ^ et à Florence (1727). Ce succès ne fut point
durable. Bientôt les œuvres volumineuses du philosophe provençal
trouvèrent peu de lecteurs, et son nom ne fut plus guère connu que
des érudits. La brillante fortune de Descartes et du Cartésianisme
a rejeté dans l'ombre Gassendi et le Gassendisme. Ce fut une longue
éclipse. Cependant la renommée du savant chanoine de Digne, grâce
à de louables efforts ^, commence à se dégager des hmbes d'un oubh
immérité.
Il faut néanmoins le reconnaître, l'appréciation, dont Gassendi
a été victime, n'est pas de tout point injustifiée. EUe pèche surtout
par exclusivisme : on n'a guère vu que les défauts de notre philosophe.
Avant de rendre plein hommage à son mérite, il sera utile de recher-
cher d'abord quel concours de motifs et quel ensemble de circonstance»
peuvent expUquer le jugement, sévère jusqu'à l'injustice, qui pèse
encore sur sa mémoire.
La première raison mise en avant est l'extrême modestie^ de l'au-
teur du Syntagma. Dès ses premiers pas dans la carrière philosophique,
on sent qu'il n'est pas de taille à devenir chef d'École. Il n'y prétend
pas du reste. Le fait est qu'il n'en prit pas les moyens. Au heu de ce
ton décidé, dogmatique qui impose l'attention et commande le respect,
« on ne trouve partout, comme le remarque justement Bernier, que
des Videtur » ^, dans l'exposé de ses opinions personnelles. Comment
1. Dès 1661, Chapelain écrivait que cette édition était épuisée. « M'' de Monmor vous
fait ce présent d'Epicure (c'est-à-dire De vita morihus et placitis Epicuri), parce qu'on
n'a pas trouvé à Paris à vendre les six volumes de nostre macharite, M. Gassendi,
dont l'impression a esté procurée par M. de Monmor à Lion, et dont il n'y a plus d'exem-
plaires que dans les biblioteques. » (Chapelain à Bernier, Paris, 13 nov. 1661. Lettres,
Edit. Tamizey de Labroque, t. II, p. 170, c. 1).
2. Ne rappelons ici que les plus récents. M. P. -Félix Thomas nous a donné, en 1889,
un résumé intéressant de l'œuvre philosophique de Gassendi. Malheureusement l'ex-
150sé qu'il fait de certaines théories, surtout psychologiques, en fausse la perspective,
car le vocabulaire contemporain, dont il se sert pour les exprimer, n>odernise à outrance
Gassendi. Sa physionomie s'en trouA'e dénatiu-ée par ces traits fantaisistes. Cette
préoccupation de représenter Gassendi comme im précurseur des philosophes du
xix^ siècle reparaît dans la conclusion finale (La Philosophie de Gassendi, p. 314).,
« M. Félix Thomas, qui a consacré à Gassendi tout un volume bien étudié et bien
documenté, n'a pas su dégager l'esprit véritable de sa philosophie.» (L. Mabix,leatj,
Histoire..., p. 421). — Kurd Lasswitz, Geschichte der Atomistik vom Mittelalter bis
Newton. Leipzig, 1890, T. II, L. III, Chap. IV, p. 126-188, Leipzig, 1890. — Léopold
Mabilleau, Histoire de la Philosophie atùitiistique, Li^o-e IV, Ch. I, § ii, p. 400-422.
Paris, 1895. — G. S. Brett, The Philosojyhy of Gassendi, Londres, 1908.
3. Cf. BRUCKERfait le plus bel éloge de la modestie de Gassendi parvenu au faîte de la
renommée : Nihil autem magis Gassendum ornasse censendum est, quam modestiam:
in tanto eruditionis famseque fastigio prorsus singularem, (Historia..., t. IV, Part. I,-
p. 522).
4. Bernier, Abrégé de la Philosophie de Gassendi, 2^ Edit., Lyon, 1684, T. I, Préface
[non paginée], p. 2. Il ajoute aussitôt : « Mais qui ne sçait que les véritables Philosophes.
et qui ont bien reconnu la foiblesse de l'esprit humain, en usent de la sorte ? «
§ E. OUBLI IMMÉRITÉ. SES CAUSES 249-
inspirer confiance aux autres, quand, timide et hésitant, on paraît
douter de soi-même et de ses doctrines ? ^ Tout opposée était l'atti-
tude de ses adversaires, Descartes et les Péripatéticiens.
L'étendue même du Syntagma (œuvre immense en deux gros
volumes) devait nuire à sa diffusion. Une telle masse était de nature
à effrayer, même les lecteurs intrépides du xvii^ siècle, qui ne recu-
laient pas devant des in-folio. Mais cette œuvre n'est pas seulement
longue ; elle contient des longueurs ". L'auteur est prolixe dans l'exposé
des doctrines ; il accumule les citations ; il multiplie les arguments ;
parfois les mêmes arguments se retrouvent, à peu près identiques,
répétés plus loin. Aussi, du sein de cette végétation touffue, la pensée
n'émerge pas toujours assez nette. Ajoutez que l'ouvrage est écrit
en latin ^, dans un style abondant, dont les multiples épithètes et les
fréquentes incises alourdissent de temps en temps l'allure. Si Gassendi
avait condensé sa doctrine personnelle dans un écrit sobre et court,
comme fit Descartes dans le Discours de la Méthode, les Méditations
ou les Principes, il aurait sans aucun doute attiré beaucoup de lecteurs.
Descartes fut encore mieux inspiré que son rival en écrivant ses
opuscules en français ou en les faisant traduire. On dira peut-être
que l'ami dévoué de notre auteur lui rendit le service de publier en
français un « Abrégé » de sa Philosophie. Mais, remarquons-le d'abord,^
cette traduction ne parut que vingt ans après le Syntagma. De plus,
et surtout, malgré les meilleures intentions du monde, Bernier, que
Saint-Évremond appelle « le joli philosophe » * et qui était médecin
et voyageur plus que philosophe, nous a laissé un résumé assez pâle
et parfois infidèle des idées de son maître.
Dans tout le cours de ses ouvrages, Gassendi, passionné pour l'ob-
servation, insiste avec complaisance sur les faits et les exemples emprun-
tés à l'expérience ^. Or, à l'époque où il écrit, le besoin d'observer
1 . Il est au contraire très incisif et très catégorique quand il attaque.
2. Sorbière l'avait déjà remarqué : « Je me suis souvent étonné, dit-il, que la manière
de philosopher de Mr. Gassendi, admirée de tout le monde, ne fit plus de bruit qu'elle
n'en a produit. Je pense ciue cela vient de sa trop grande litteratiu'e, qui a mis de plus
gi'ands intervales qu'il ne faloit entre ses raisonnemens ; ce qui a dissipé la force et
caché la liaison, au lieu que les autres Philosophes ont toujours suivi leur pointe, et
tellement ébranlé ceux qu'ils ont entrainés à leur cadence qu'il leur a falu danser en
dépit qix'ils en eussent. » (Sorberiana, p. 124, Toulouse, 1694).
3. Damiron fait justement remarquer, à propos de la Logique de Gassendi, que si elle
avait été écrite en français comme L'Art de penser de Port-Roj^al, son succès eût été
beaucoup plus giand (Essai..., T. I, p. 402). La remarque vaut également pour les
autres parties de la Philosophie gassendisto.
4. Saint-Evremond, Cf. supra, p. 191.
5. Tout en exagérant l'importance philosophique de Gassendi, l'illustre phj'sicien
Biot a bien fait ressortir son zèle pour la méthode expérimentale : « Au milieu de tant
de vaines théories [de ceux qui en s'inspirant du Cartésianisme l'ont modifié], la mé-
thode expérimentale avait heureusement conservé des partisans fidèles, à la tête des-
quels on doit placer notre Gassendi, iihilosophe aussi modeste que profond, qui com-
battit Descartes en admirant son génie, et qui, guidé par le sien, suivit les traces de
Bacon, appliqua et développa la doctrine de ce grand homme, et devint ainsi le véri-
table auteur de la nouvelle philosophie de l'esprit humain. » (Biot et Feuillet, dans
l'article sur Descartes, cf. Biographie universelle ancienne et moderne, t. XI, p. 154,.
col. ], Paris, 1814).
250 ARTICLE II. CHAPITRE VI. — INFLUENCE PHILOSOPHIQUE DE GASSENDI
la nature ne se fait qu'exceptionnellement sentir. Les préférences des
lecteurs sont acquises à l'exposition des idées générales enchaînées
dans un bel ordre i. Et si le goût de l'observation est déjà visible
çà et là, c'est vers le domaine psychologique et moral qu'il se porte.
De ce chef encore, Gassendi n'avait rien de bien attrayant pour les
esprits cultivés de sa génération.
Mais ce qui répugnait surtout au grand^ nombre, dans Gassendi,
c'est son système, l'Épicurisme. Le nom d'Épicure était une enseigne
bien propre à écarter les sympathies et à provoquer les suspicions,
surtout dans un temps où le spirituahsme chrétien était si en hon-
neur ; où le duahsme cartésien, quoiqu'il sépare arbitrairement l'esprit
et la matière dans l'homme, rencontrait néanmoins beaucoup de faveur.
Notre philosophe eut beau répudier énergiquement ce qu'il y avait
de contraire à la foi cathoUque dans la doctrine épicuriemie, cette
attitude correcte ne suffit point à désarmer les défiances. Il eut beau
faire preuve de courage en prenant en main une cause alors généra-
lement jugée comme perdue, cette attitude, qui ne manque point
de crânerie, ne triompha pas des répugnances de l'opinion.
Personnellement, il était considéré comme un prêtre très respectable ;
mais il avait un cortège d'amis ou de disciples tels que Molière, Cha-
pelle, Bachaumont, dont les mœurs peu recommandables n'étaient
pas faites, sans qu'il en fût cependant responsable, pour lui conciher
la bienveillance de gens déjà prévenus, ni réhabihter un système dont
ces adeptes compromettants étaient censés mettre en pratique les
maximes et les règles.
Il faut se rappeler enfin que Gassendi avait fort maltraité les Péri-
patéticiens, qui s'unirent naturellement aux Cartésiens contre un
ennemi commun. Les admirateurs de Descartes ne pardonnaient pas
à notre philosophe d'avoir osé mettre en doute la valeur de certains
arguments du Maître, et par là même ébranlé son crédit.
Cartésiens et Péripatéticens, malgré les divergences doctrinales
qui les séparaient en camps opposés, se trouvaient d'accord sur une
question capitale. Très convaincus de la valeur de la raison humaine,
résolument dogmatiques, ils s'entendaient à merveille pour accuser
Gassendi de Pyrrhonisme. Tout naturellement ils firent bloc contre
lui, agmine denso, comme dit Sorbière.
Toutes ces causes réunies, dont les premières devaient avoir une .
influence durable, à longue portée, suffisent amplement à expliquer
pourquoi la doctrine de Gassendi n'eut, durant sa vie, qu'une vogue
restreinte et que, dans la suite, elle est tombée dans la pénombre d'un
oubh profondément injuste;
Parmi les griefs qu'on vient de relever, plusieurs assurément sont
fondés. L'exposition est trop longue, surchargée d'érudition ; le style
n'est pas assez sobre ; le système atomiste, tel que l'auteur le défend,
3^'est pas défendable ; la partie scientifique du Syntagmaest en général
vieiUie et démodée. Voilà le revers de l'effigie, qu'on s'est trop long-
1. Cf. G. s. Brett, The Philo^ophy..., P. IV, Ch. I, p. 246, n. 1.
§ E. OUBLI BIMÉEITÉ. SES CAUSES 251
temps obstiné à voir seul. Il n'est que juste de considérer aussi l'en-
droit, qui présente des traits et linéaments remarquables. Laissons
de côté le savant dont il a été déjà question. Il nous reste à envisager
Gassendi, dans une vue d'ensemble, comme critique, historien, 'philo-
sophe systématique, après avoir vidé cette question préjudicielle :
Fut-il vraiment sceptique ?
CHAPITRE VII
Les Mérites du Philosophe.
I. — LE SCEPTICISME DE GASSENDI ?
L'accusation de p3a*rhonisme pèse depuis longtemps sur la mémoire
de Gassendi. Parmi ceux qui lui ont fait cette réputation, il faut men-
tionner Bayle et Voltaire. Le premier, qui était intéressé dans l'affaire,
étant sceptique lui-même, prétend que Gassendi a soutenu le Pyrrho-
nisme « couvertement » ^. Le second affirme « qu'il était sceptique et
que la Philosophie lui avait appris à douter de tout, mais non pas de
l'existence d'un Etre suprême » 2. La perfide insinuation de Bayle n'est
pas plus véridique que l'oracle rendu par Voltaire.
Il est juste cependant de reconnaître qu'on rencontre dans les ou-
vrages de Gassendi bon nombre de passages, qui, à première vue,
semblent justifier cette imputation de scepticisme. On n'a vraiment
que l'embarras du choix. Notre philosophe dit, par exemple, dans ses
Èxercitationes contre les AristotéHciens : « Nous montrerons plus spé-
cialement que nous ne pouvons savoir ou connaître avec certitude
et évidence, et affirmer d'une manière infaillible et sûre ce qu'une chose
est de sa nature et dans ses causes intimes, nécessaires et infaillibles » ^.
Il écrit à Mersenne dans la Préface à Vexamen de la Philosophie de
Fludd : « ... Vous n'ignorez pas que la faiblesse et la tendance sceptique
de mon esprit peuvent à peine produire quelque chose qui vous donne
une loyale satisfaction... Mais, si vous m'empêchez d'être presque
pyi'rhonien et me pressez sans cesse comme si j 'avais à émettre quelque
thèse à la façon des Dogmatiques, vous devez en retour, à titre d'ami,
me concéder la liberté de vivre au jour le jour et de ne rien avancer
1. Œuvres diverses de M. Pierre Bayle, Lettre à M. Minutolif Copet, 31 janvier 1673,
T. IV, p. 537, col. 1. La Haye, 1731. — Britcker repi-oche à Bayle d'avoir, faute de
comi^rendre son système, rangé Gassendi parmi les Sceptiques : Fallitur tamen P.
Bayle, qui ob hanc, quam in Gassendo laudavimus, modestiam Pyrrhoniis eum accenset,
quod tota illius systematis indoles refugit, quod sibi Gassendus delegit (Historia...,
T. IV, Part. I, p. 522).
2. Voltaire, Siècle de Louis XIV, Catalogue de la plupart des Ecrivains français..^
art. Gassendi.
3. Ut... specialius jam ostensuri simus non posse nos scire seu certo et evidenter nosse
ac infallibiliter et tuto asserere cujusmodi res aliqua ex natura sua, secunduin se et per
causas intimas, necessarias infallibilesque sit. (Lib. II Exercitationum, Exe. VI, § i,
OG, t. III, p. 192, col. 2). — Quid superest nisi concludamus sciri non posse cujusmodi
res aliqua sit secundum se et suapte natura, sed duntaxat cujusmodi his aut illis appa-
reat. (Ibidem, § vi, p. 203, col. 1). '
I. — LE SCEPTICISME DE GASSENDI ? 253
OU accueillir qui dépasse les bornes de la pure probabilité ; ^. Qu'il
cherche à démontrer une thèse ou qu'il attaque une opinion, loin de
lui la prétention de donner comme inébranlablement étabUe la thèse
qu'il défend, ou de croire qu'il démohra l'opinion qu'il combat 2.
Comment faut-il interpréter ces textes et autres semblables ?
Convient-il de les prendre dans un sens absolu ou dans un sens relatif ?
•D'autres textes vont nous permettre d'éclairer les précédents et de
trancher la question.
Gassendi affirme catégoriquement « qu"il y a quelque chose de vrai,
et que ce quelque chose peut être discerné et su » ^. Quel est donc le
domaine de ces vérités reconnues par Gassendi ?
Il comprend tout d'abord les propositions générales *, comme les
axiomes sur lesquels reposent les démonstrations mathématiques,
propositions tellement évidentes par elles-mêmes qu'elles n'ont pas
besoin de preuves ^.
Il y a ensuite les vérités qui se rapportent à l'existence. N'est-il
pas significatif de voir ce prétendu pyrrhonien rejeter le doute car-
tésien, et de l'entendre traiter de puérile et de ridicule la peine que
prend Descartes pour démontrer que nous existons et qu'il existe
quelque chose en dehors de nous ? (îit nimis puérile et ridiculum putem
res adeo apertas vertere in dubium et in ipsarum existentia comprohanda
terere tempiis) ^. Avant que Descartes propose ses arguments, Gassendi
admet sans hésitation qu'il existe, qu'il pense, qu'il a l'idée de Dieu, etc.
Son sort lui paraît d'autant plus heureux que, si Descartes et lui
jouissent de la même certitude, lui la possède dès le début et sans
effort, tandis que Descartes ne l'a acquise qu'au prix d'immenses
labeurs '.
1. ... Non ignoras tenue scepticumque meum ingeniuni vix posse quidpiam exerere
cjuod tibi probe satisfaciat... Tametsi enim tu me fere PjTrhonium esse prohibes sicque
semper urgere soles, quasi aliquid habeam, quod dogniaticws proferam ; vicissim tamen
amicitice jure illud debes concedere, ut vivere in dies liceat et nihil unquam vel efferre,
vel excipere prœter fines merœ probabilitatis. (Prœfatio in Fhidannœ Philosophiœ
Examen, OG, t. III, p. 211).
2. Quamobrem, ut nihil statuo quod haberi velim inconcussiuu, ita nihil adorior
quod me eversurum contendam (Dubitationes et Instantiœ adversiis R. Carleaii Mclaph;/'
sicam et Reaponsa. Proœm., OG, t. III, p. 275, cl).
3. Esse aliquid verum quod possit dijudicari et sciri (Lettre au Prince Louis de Valois,
Parisiis, 5 Kal. Jidii 1642, OG, t. VI, p. 147, c. 2).
4. ... Esse effata per se nota quse probatione non indigent (Lettre au Prince L. de
Valois, Epistola citata, OG, t. VI, p. 148, col. 1).
5. Dicere deinde juxta hsec universe licet demonsti-ationem non adhiberi, neque
esse necessariam, cum res sunt adeo évidentes, ut enunciatione sola opus habeant, ut
sunt non modo res singidares quae sensibus patent experientiaque aj^probantur, sed
propositiones, etiam générales, adversum quas nulla affer.i potest instantia, ut sunt
axiomata ad quae demonstrationes mathematicae reducuntur. (Syntagma philosophi-
aum : Logica, Cap. proœm., L. II, C. V, Op. G., T. I, p. 86, çol. 1). — Cf. p. 85-86.
6. Gassendi, Dubitationes et Instantiœ... : In Méditât. III, t)ubit. VI, OG, t. III,
p. 333, col. 2.
7. Ego, qui ante illa tua argumenta proposita non dubitavi me esse, me cogitare, me
habere ideam Dei, etc., tanto mihi videor esse fœlicior, quanto, cum uterque liabeamus
eandem certiUidinem, ipse illam sponte et ab initio habeo ; tu vero nonnisi post immen-
ses labores (Gassendi, Dubitationes et Instantiœ... : In Méditât. VI, Dubit. II, OG,
t. III, p. 390, col. 1).
254 ARTICLE II. CHAPITRE VH. — LES MERITES DU PHILOSOPHE
En analysant le Syntagma nous avons vu que Gassendi ne doute
aucunement de l'existence du monde extérieur, de l'âme humaine,
de Dieu. Mais, s'agit-U de déterminer les causes intimes, nécessaires,
ultimes des êtres, et d'expliquer leur nature, tout change. Gassendi
cesse d'être affirmatif, ou plutôt il affirme qu'une telle connaissance
dépasse la capacité de l'inteUigence humaine : « Tant que les hommes
cherchent à connaître le plus de choses possible en s'appuyant sur-
l'expérience et dans les hmites où les choses leur apparaissent, il est
vrai de dire que ce désir de connaître leur vient de la nature. Mais,
dès qu'ils veulent aller au delà et connaître la nature intime des
choses et leurs causes nécessaires (genre de science qui n'appartient
qu'aux Anges — ou même à Dieu, mais ne convient pas à des êtres
aussi bornés que les hommes), on ne peut plus dire que ce désir de
connaître soit inspiré par la nature » ^.
On objectera peut-être que ce texte, emprunté aux ExercUationes
adversus Aristoteleos, œuvre passionnée de sa jeunesse philosophique,
ne représente pas sur ce point la pensée mûrement réfléchie, défini-
tive de Gassendi. Sans doute, dans cette polémique, où il rejette la
notion aristotéhcienne de la science ^, notre philosophe a forcé l'expres-
sion de sa pensée. Mais, pour le fonds de la doctrine, il est demeuré
d'accord avec lui-même, comme en font foi ses ouvrages postérieurs,
fruits d'une intelligence plus calme et plus rassise.
Citons d'abord un texte capital, tiré de la Lettre qu'il écrivit en 1634
sur le livre de lord Edouard Herbert de Cherbury ^, où il définit nette-
ment son attitude en face de la recherche et de l'affirmation de la
vérité. Après avoir rappelé que les Sceptiques distinguent entre la
nature intime des choses, du miel par exemple, et ce qui paraît à
l'extérieur, comme sa douceur, il constate que leur contestation porte
tout entière sur la vérité de la nature intime, mais aucunement sur
la vérité de ce qui paraît. Puis, il prend position en ces termes sans
équivoque : « Pour moi, imitant sur ce point les Sceptiques, j'admets
cette vérité que le miel se révèle doux à mon palais, ou, ce qui revient
au même, je professe savoir que j'éprouve cette douceur (pour con-
naître cette vérité ou avoir cette science que j'ai coutume d'ap-
peler soit historique, sbit expérimentale, pas n'est besoin de la
Dialectique, car la Nature est une maîtresse suffisante). Mais, quant
à ce que vous pensez être la vérité de la chose ou la nature intime
du miel, voilà ce que je désire ardemment connaître, et ce qui
demeure encore caché pour moi, en dépit du nombre presque infini
de Uvres, qui ont été publiés jusqu'à présent avec la prétention de
1. ... Quamdiu desiderant homines omnes scire pluriina et per experientiam et qua-
tenus illa apparent, verum est quod natura duce illa scire desiderant ; at statim ac
prseterea volunt et naturas intimas et causas necessarias scire, jam hoc scientise genus
est quod naturam angelicam vel etiam divinam attineat, iiec honiunciones deceat ;
quocirca ©t hoc desiderium diei non potest esse a natura. (Gassendi, ExercUationes,
L. II, Exercit. VI, § vu), OG, t. III, p. 207, col. 1).
2. Gassendi, ExercUationes..., L. II, Exerc. VI, § i, OG, t. III, p. 192, col. 1-2.
3. Herbert "of Cherbury, Tractatus de Veritate, prout distinguitur a Revelatione,
a Verisimili, a Possibili et a Falso, Londres, 1633.
I. — LE SCEPTICISME DE GASSENDI ? 255
nous communiquer une science, comme lis disent, démonstrative » ^.
On retrouve la même attitude dans le Syntagtna. Dès qu'il est
question d'expliquer la nature des êtres, Gassendi ne propose pour
solutions que des conjectures et probabilités. Prenons comme exemple
l'âme. Il déclare sans détour que n'ayant pas l'espérance de perce-
voir l'âme plus intimement que les autres philosophes, il lui sera impos-
sible de conjecturer même de loin ce qu'elle est en elle-même. Ce sera
beaucoup s'il peut, à la lueur obscure de la raison, essayer d'indiquer
en balbutiant, parmi tant d'opinions différentes, celle qui semble
avoir un air de probabilité ^.
On n'a donc pas le di'oit de classer Gassendi parmi les Pyrrhoniens.
Car il admet sans hésiter la vérité des propositions générales évidentes
par elles-mêmes, il a pleine confiance dans le témoignage de l'expé-
rience dûment constatée, il proclame l'existence de Dieu, de l'âme,
du monde extérieur, il recherche les causes prochaines des phénomènes,
il découvre dans la Nature l'action des causes finales. Bref, sur tous
ces points, il croit qu'on peut arriver à la vérité et à la certitude.
Par contre, il déclare, avec une insistance qui ne s'est pas démentie,
que la connaissance des causes intimes et dernières, qui constituent
l'essence des êtres, dépasse ou du moins semble dépasser les forces
de la raison humaine, « étant presque persuadé que Dieu se l'est
réservée « ^.
Il y a là un excès de défiance à l'égard de notre inteUigence. Gas-
1. Notuni nempe est... scepticos sic distinguera inter naturam intimam alicujus rei
verbi causa, niellis, et id quod apparet externo adjuncto, verbi causa, dulcedine, ut
de veritate apparentise nullatenus hsereant, totum de intimse naturae veritate litem
intendant. Quocirco et ego illos imitatus, eam veritatem quideni admitto, quod palato
meo mel dulce appareat, seu, quod idem est, mescire profiteor quod hune didcorem ex^je-
riar (nec ^ ero acî hanc sive veritatem, sive scientiam, quam dicere historicam seu expe-
rimentalem soleo, ulla opus, Dialectica, cum ad eam sufficiat magistra Natura). At
quam tu heic putas veritatem rei, seu mellis intimam naturan:i, ipsa est quam pervelim
nosse, sed de qua mihi adhuc non constat, quantumcvmique libri prope infiniti editi
hacteraus sint ad tradendum demonstrativam ut loquuntur scientiam (Gassendi,
Ad Libntni D. Edoardi Herherti Angli de Veritate Epistola, OG, t. III, p. 413, c. 1).
Cette lettre ne fut imprimée qu'après la mort de Gassendi dans ses Œuvres complètes.
2. Cum autem, ut initie testati sumus, spes non sit ut intimius persi^icere animas
natui'am possimus, absit recipiamus quidpiam attexturos, ex quo liceat qualis ea sit
vel emintis conjieere ; abunde erit si, ut caligando, ita balbutiendo, aliquid tentemus,
unde quid inter tôt placita videri possit habere speciem probabilitatis sequamur.
(Syntagma : Phvsica, Sect. III, Membr. II, L. III, C. III, T. II, p. 250, col. 1). Cf.
Ibidem, C. I, p. 2.37, col. 1 : Disserendum, inquam, non tam quod sit spes ut ejus natura
[animae] possit a nobis introspici, quam quod ignorandum non sit quousque fuerint
Philosophi in ea disquirenda progressi.
3. ... Persuasum pêne habuit ter maxinnum Deum reservatam fipsam rerum verita-
tem] sibi voluisse (Ad Herbertum Epistola, § iv, OG, t. Ill, p. 412, col. 1). Cependant
Gassendi ajoute ces mots qui expliquent sa pensée et tempèrent ce qu'elle a de tro^)
absolu : Heine panim semjDer absum ab iis, quos ut Scepticos sic insanos dicis, quando.
licet Academicorum more non dicam rerum veritatem esse incomprehensibilem, dicere
tamen posse videor illam hactenus non esse comprehensam (Gassendi, Ibidem, OG,
t. m, pp. 412-413, col. 2-1). Ainsi donc Gassendi ne prétend pas que la vérité des choses
nous est incompréhensible, comme le disent les Académiciens ou Sceptiques ; il affirme
seulement que jusqu'ici elle est restée incomprise. C'est ce long retard qui l'a presque
convaincu (persuasum, pêne) que la connaissance de la nature des choses est réservée
à Dieu.
256 ARTICLE n. CHAPITRE \^I. — LES MÉRITES DU PHILOSOPHE
sendi ne saurait donc être rangé purement et simplement parmi les
Dogmatiques. Lui-même a marqué ^, d'un trait net, la place mitoyenne
qui lui convient : elle est entre les Sceptiques et les Dogmatiques ^.
Ici encore apparaissent ses tendances éclectiques. En soutenant que
les causes et les essences sont inconnaissables, Gassendi se montre
le précurseur d'Auguste Comte, de Stuart Mill, d'Herbert Spencer.
Attitude qui le rend peu recommandable aux Métaphysiciens.
Cette attitude est d'ailleurs facilement explicable. Gassendi est
un penseur qui est resté très modeste malgré les témoignages de la
plus vive admiration. Intimement convaincu de la faible portée de
l'esprit humain, frappé de la difficulté des problèmes à résoudre,
il confessait volontiers son impuissance, que son humilité et sa défiance
de lui-même exagéraient singulièrement ^. Cette tournure intellec-
tuelle l'a porté à multiplier à l'excès les formules atténuantes, comme
il semble (videtur).
Le long commerce que Gassendi entretint avec les divers philo-
sophes, surtout avec ceux de l'antiquité, dont il constatait les diver-
gences et les contradictions, le confirma dans sa persuasion que « la
raison humaine, enveloppée de ténèbres, est partout en proie à l'in-
certitude )) ^.
Enfin, esprit circonspect, n'affirmant rien qu'à coup sûr et faisant
sans cesse appel à l'expérience pour contrôler les recherches des
savants, il était profondément choqué, irrité même, par l'impertur-
bable assurance des Péripatéticiens de son temps, qui, forts de leurs
principes a priori, assignent aux phénomènes physiques des causes
imaginaires et n'hésitent jamais devant une difficulté. Dès ses débuts,
il leur manifesta durement son antipathie : « Après qu'il me fut donné
de voir avec évidence quel immense intervalle sépare le génie de la
nature de l'esprit humain, comment n'aurais- je pas estimé que les
causes intimes des effets naturels échappent complètement à la pers-
picacité de l'homme ? Par suite, je commençai d'avoir pitié et honte
de la légèreté et de l'arrogancç des philosophes dogmatiques, qui se
glorifient de posséder la science des choses naturelles et la professent
avec tant de sérieux et de rigidité » ^. Pour être d'une autre sorte,
\. Mediii qiisedam via inter Scepticos (quo noniine omnes criteria tollentes complector)
et Dogmaticos videtur teneuda. Nam, non oninia quidem, qute Dogmatici se scire
putant, rêvera sciunt aiit ad ea dijudicanda congruum habent critérium ; sed neque
omnia, qufe in controversiam vertuntur a Scepticis, ita ignorari videntur, ut non Cri-
térium aliquod iis dijudicandis habeatui'. (Syntagma : Logica, Cap. proœm., L. II,
C. V, OG, t. I, p. 79).
2. C'est à cette conclusion qu'aboutit Hexri Berr dans sa thèse : An jure iriier scep-
ticos Gassendus numeratus ftièrit, Paris, 1898.
3. Caeterum quse niea hebetudo est ; caligo seniper ac stupidus rudisque remaneo,
quoties naturam veritatemque rei minimae vestigare tento (Ad Herhertum Epistola,
§ IV, OG, t. III, p. 412, col. 1).
4. Novi tamen quanta caligo humanas mentes occupet, quanta sit ubique humanse
rationis fluctuatio et incertitude (Dubitationes et Instantiœ..., Proœm., OG. t. III,
p. 275, col. 1).
5. Postquam enim pervidere licuit quantis naturœ genius ab humano ingenio diffî-
deret intervallis, quid aliud potui quam existimare effectorum naturalium intimas cau-
sas prorsus fugere humanam perspicaciam ? Miserescere proinde ac pudere cœpit
II. — LE POLÉMISTE 257
le dogmatisme des Cartésiens ayant une confiance illimitée dans la
raison guidée par la méthode, ne lui répugnait guère moins. Par esprit
de réaction il s'est jeté dans l'excès contraire. Si Descartes a trop
exalté la puissance de l'intelligence humaine, Gassendi l'a trop rabais-
sée 1.
La question du scepticisme de Gassendi étant résolue, nous serons
plus à l'aise pour apprécier, à sa valeur, le polém iste, Vhistorien et le
penseur.
II. — LE POLÉMISTE
Gassendi, dans ses polémiques, a fait preuve d'une grande pers-
picacité pour découvrir les points faibles de ses adversaires. Son style
est généralement net, alerte, incisif. C'est, en ce genre d'écrit, que ses
défauts habituels sont moins sensibles et comme absorbés dans l'éclat
de ses qualités brillantes.
Il faut se souvenir pourtant que, dans sa lutte contre les Ai'istoté-
hciens, notre polémiste a complètement dépassé les bornes. Ses atta-
ques trop souvent sont injustes pour le fond et inconvenantes dans
la forme -. Lui, qui devait s'efïorcer plus tard, pour la doctrine d'Épi-
cure, de la dégager des travestissements qui l'avaient rendue de tout
point haïssable, que n'a-t-il procédé ainsi à l'égard d'Aristote ? Au
heu d'un pamphlet il aurait fait œuvre utile, débarrassant l'Aristo-
téhsme des superfétations que beaucoup de Péripatéticiens, infidèles
à la pensée du Maître, lui avaient surajoutées, et des déformations
qu'ils lui avaient infligées.
Son Examen de la Philosophie de Fludd, ses Objections et ses Ins-
tances contre Descartes méritent au contraire de grands éloges. Dans
l'exposé des rêveries de Fludd, notre critique montre son esprit
lucide, qui jette quelque lumière sur les obscurités du philosophe
alchimiste et met de l'ordre dans ses idées éparses. En les réfutant,
il déploie une grande vigueur de raisonnement au service d'un bon
sens ferme et déhé ; parfois même il assaisonne sa dialectique d'un
enjouement et d'une ironie qui piquent l'attention et égayent la dis-
pute sans l'envenimer jamais.
Mais son chef-d'œuvre, en ce genre, c'est assurément sa Disserta-
tion métaphysique contre l'auteur du Discours de la Méthode. Tous
reconnaissent que, de son vivant. Descartes ne rencontra point d'ad-
me levitatis et arrogautise Dogmaticorum Philosophorum, qui et glorientur se arri-
puisse, et tam severe profiteantur rerum naturalium scientiam. (Prœfatio in Exercita'
tiones paradoxicas, OG, t. III, p. 99).
1. Gassendi est allé dans ce sens plus loin que le Père Gabriel Daniel l'imagine.
Aussi convient-il de faire des réserves siu- la façon dont il apprécie le Pynhonisme de
Gassendi : « Gassendi étoit un homme qui avoit autant d'esprit que M. Descartes, une
bien plus grande étendue de science et beaucoup moins d'entêtement. Il paroit être un
peu Pyrrhonien en Physique, ce qui, à mon avis, ne sied pas mal à un philosophe, qui,
pour peu qu'il veiiille se faire justice, connoît par sa propre expérience les bornes de
l'esprit humain et la foiblesse de ses lumières. » (G. Daniel, Voyage du Monde de
Deacartes, 2^ Partie, pp. 143-144, Paris, 1702 2).
2. Cf. supra, Ch. II, § A, p. 31-32.
17
258 ARTICLE II. CHAPITRE Vn. LBS MERITES DU PHILOSOPHE
versaire mieux armé et plus redoutable. « Plus souple que Cratérus
et Merseime dont les arguments se succèdent toujours graves et
mesurés ; plus pénétrant et plus subtil que Hobbe^s, si vif cependant
et si prompt à l'attaque ; moins prolixe que le Père Bourdin et d'un
goût beaucoup plus sûr, Gassendi semble réunir en lui la force des
uns et l'adresse des autres... ^ » Nul mieux que lui n'a discerné les
côtés vulnérables du Cartésianisme ; nul n'a lancé, d'une main sûre,
aux bons endroits, des traits plus pénétrants, qui atteignaient le
système sans blesser la personne de Fautem".
On l'a dit avec raison : « Il est difficile de traiter les discussions
philosophiques avec plus de clarté, d'agrément et de naturel ; et la
polémique de Gassendi, sauf peut-être un peu de rhétorique, mérite
encore aujourd'hui d'être proposée comme un modèle » ^.
ni. — L'HISTORIEN DES SCIENCES ET DE LA PHILOSOPHIE
Un des traits les plus saillants de la physionomie intellectuelle de
Gassendi est un goût très prononcé pour l'histoii'e ^ des idées scienti-
fiques et philosophiques.
Les biographies qu'il a consacrées à Péreisc * (que Bayle appelle
« le Procureur général de la Répubhque des Lettres » ^, Mécène éclairé
des savants, savant lui-même), aux célèbres astronomes Tycho-
Brahé, Copernic, Peurbach et MuUer ®, ont été appréciées même à
l'étranger. « Gassendi a été l'un des premiers, après la renaissance des
lettres, à traiter la « littérature » de la philosophie d'iuie façon vivante.
, Ses écrits en ce geni'e, quoique trop louangeurs et quelque peu diffus,
ont un grand mérite. Ils abondent en traits anecdotiques, en réflexions
naturelles et qui pourtant ne se présentent pas d'elles-mêmas, en tours
vifs de pensée, qui faisaient dire de lui à Gibbon, avec quelque exa-
gération sans doute, mais avec assez de vérité pour l'époque de Gas-
sendi : « C'est le meilleur philosophe des Uttératems et le meilleur
littérateur des philosophes » '.
1. Thomas, La Philosophie de Gassendi, Introduct., p. 13-14.
2. Fr. Bouillibr, Histoire de la Philosophie cartésienne, T. I, Ch. XI, p. 236, Paa-is,
1868 3.
3. On Bait quel dédain inconsidéré Descartes, en complète opposition avec Gassendi,
professait pour l'Histoire. Cf. Discours de la Méthode, I''« Partie. Œuvres, Edit. Adam,
t. VT, p. 6-7.
4. Cf. Opéra Gassendi, T. V, p. 237-362.
5. « Jamais homme ne rendit plus de services à la République des Lettres que celui-ci
[Peiresc]. Il en étoit pour air^i dire le Procureur généraL » (Bayue, Dictionruaire...,
Article Petresc). — Avant Bayle, Gassendi, qui fut l'hôte de Peiresc, le quahfiait
ainsi dans une lettre à Naudé : Quando hospes adsura nostro isti magno omnium et
literatorura et literarum praesidio, Peirescio inquam... (Gassendi à Nandé, 8 sep-
tembre 1634, OG, t. VI, p. 72, eol. 2).
6. Cf. Opéra GassetuLi, t. V, p. 363-534.
7. Gassendi was one of the first, after the revival of letters, who treated the litfature
of philosophy in a lively way. His writings of this kind, though too laudatory and
somewhat diffuse, hâve great merit. They abound in those aneedotal détails, natural yet
not obvious reflections and vivacious turns of thought, which mad Gibbon style him,
with some extravagance certainly, though it was true enough up to Gassendi's time :
m. — LHISTOEIEN DES SCIENCES ET DE LA PHILOSOPHIE 25?»
« Le Vie de Pereisc, traduite en anglais, a eu outre-àManche, une
vogue considérable » ^. La Vie de Tycho-Brahé est précédée d'une
brève histoire de l'Astronomie.
En tête du Syntagma, Gassendi a placé une esquisse des principales
sectes ou écoles philosophiques de l'antiquité. Par manière d'intro-
duction à la Logique, U en a retracé sommairement l'histoire critique
depuis Zenon d'Élée et Euclide jusqu'à Bacon et Descartes. D'ordi-
naire, avant d'aborder une question importante, il passe soigneuse-
ment en revue les solutions diverses que philosophes ou savants
antérieurs lui ont données. Inutile de rappeler les trois ouvrages
consciencieux qui se rapportent à la vie et à la doctrine d'Épicure.
Ces travaux ont, en France, ouvert la voie à un genre nouveau,
l'histoire de la Philosophie. Sur ce terrain Gassendi est un précurseur,
et ce n'est pas là son moindre mérite.
Son érudition était immense et puisée aux sources ^. Aussi Bernie)'
pouvait-il dire sans paraître excessif : «■ A proprement parler, Gas-
sendi est une bibliothèque entière » '. Cet éloge, il est vi'ai, s'applique
surtout à sa connaissance des auteurs anciens. La philosophie scolas-
tique lui a été beaucoup moins famihère. C'est grand dommage, car
une étude approfondie des Docteurs de la Philosophie médiévale lui
aurait épargné bien des en-eurs.
« Le meilleur philosophe des littérateurs et le meilleur littérateur dee philosophes. «
(G.-S. Beett, The Philosophy of Gassendi, Introduction, p. xuv, note 1. Londres.
1908). — Voici le texte complet de Gihbon : » Gassendi, le meilleur Philosophe dee
Littérateurs et le meilleiir Littérateur des Philosophes, expliquoit Epicure eu Critique
et le defendoit en Physicien. » (Essai sur VEUide de la Littérature, § vii, p. 19, Londres-
Paris, 1762). Ce jugement de Gibboîs n'est qu'une variante de celui de Baxle : « On
peut assurei- qu'il [Gassendi] étoit le plus excellent philosophe qui fût parmi les Huma-
nistes, et le plus savant Humaniste qui fût parmi las Philosophes. Fhilosopliorum litera-
tiesimus, Utera'.orum maxime philosophus. a (Dictiminaire historique.... Article Catius,
Note E).
1. The Vita Peireski waa translated in Ënglishand had a consideraUe vogue. (Brett.
Tke Philosophy..., Introd., p. XLm). — Voici le titre de cette traduction : The Life
of Lord Peiresc translated by W. Ra^d, M. D., Londres, 1657. — La correspondance de
Peiresc et de Gassendi, qui va du 7 a\Til 1626 au 4 mai 1637, a été publiée par Tamizey
DE Labroqtje dans la Collection de Documents inédits sur l'Histoire de France, 2^ Série.
T. IV, pp. 177-611, Paris, 1893. L'éditeur dit avec raison que cette correspondance
a met admirablement en lumière les diverses qualités de deux des plus nobles cœurs et
des plus grands esprits qui aient honoré le xvn* siècle. y> ( AvertiesemetU, p. iv). Cette
eorrespondanoe a siu-tout un caractèi'B scientifique.
2. Tout en rejetant l'atomisme de Gassendi, Leibniz a su rendre liommage à l'érudi-
tion dont il a fait preu^^ : « Qua<nt à M. GJassendi, dont vous désirés de savoir mon sen-
timent, ]\Ionsiem', je le trou^^e d'un savoir grand et étendu, très versé dans la lectui-e
des anciens, dans rhistoire profane et ecclésiastique, et en tout geni-e d'érudition ; mais
ses méditations me eonteaxtent moins à présent qu'^e ne faisoient quand je eommençois
à quitter les sentimens de l'Ecole, écolier encore jnoy même. Comme la Doctrine des
Atomes satisfait à l'imagination, je donnay fort là dedans, et le \-uide de Democrite
ou d'Epicure, joint aux coi-puscules indomptables de ces deux auteurs, me paraissoit
lever toutes les difiîcultés. Il est \-ray que cette hypotiièse peut conienter de simples
physicdeiis... Mais étant avancé dans les méditations, j'ay trou\-é que le \'Tiide et les
Atomaes ne pouvoient point subsister. » (Leibniz à Bemand de Motimott, juillet 1714,
Edit. ■Gerhardt, T. ni, p. 620).
3. Berxiee, Abrégé^., T. I, Préface [non paginée], p. 5. La Poterie hii remd oe témoi-
gnage : Cl II [Gasseni)!] avoitleu tous les bons autheurs, historiens, philosophes, huma-
nistes... ') (Mémoires..., Revue des Questions historiquce, juillet 1877, p. 239).
260 ARTICLE II. CHAPITRE VII. — LES MÉRITES DU PHILOSOPHE
Gaî^endi a malheureusement le défaut qui accompagne trop sou-
vent les qualités de Térudit. Il ne sait pas résister suffisamment au
besoin, non pas d'étaler, car c'est un modeste, mais de prodiguer
aux autres les trésors de ses connaissances si laborieusement accumu-
lées. Malgré cette légère réserve, on ne peut que souscrire à ce jugement
de Leibniz : « Je trouve Gassendi d'un savoir grand et étendu, très
versé dans la lecture des anciens et dans tout genre d'érudition ^. «
IV. — LE PENSEUR
Arrivons enfin au penseur, après avoir rendu justice au polémiste
et à l'historien .
Pour se meubler l'inteUigence, Gassendi se Uvra de bonne heure
à une étude comparative des Philosophies antiques. Voici en quels
termes, ach'essés à son correspondant Jacques Golius, professeur de
Langues orientales et de Mathématiques à l'Académie de Leyde, il
rendait compte de Timpression dominante qui résultait pour lui de
cette comparaison : a Je médite sur certaines doctrines, les plus
célèbres, de^ philosophes anciens et je les compare entre elles. Et
comme je les estime tous, je m'évertue à peser les opinions de chacun,
comme quelqu'un qui chercherait à s'identifier avec leur génie parti-
cuUer... Je vois clairement, à moins que je ne sois dupe d'une hallu-
cination complète, que ces grands hommes sont bien plus d'accord
entre eux qu'on ne le croit communément. Le désaccord ne porte le
plus souvent que sur les mots ; quant aux choses elles-mêmes, l'har-
monie est très grande sur les points les plus importants et les plus
fameux. C'est merveilleux. Mais, ou je suis dans une illusion profonde,
eu pour ce qui regarde les principes des choses, la fin des biens, la
nature de l'âme et les autres questions sur lesquelles on les croit
principalement divisés, ils s'entendent presque complètement ^. »
Evidemment, peut-être sous le charme trompeur de recherches
encore superficielles ^, Gassendi exagère singulièrement le nombre
et la portée des ressemblances*. Cette lettre, écrite en 1630, montre
1. Cité 6ans référence par Thomas, p. 307, n. 3.
2. Meditor nempe et compare celebrîora qufedam placita antiqiiorum Philosophorum ;
ac omnes cum suspiciam, siugulorum opiniones vsic enitor exj^endere, ut si iia cujusvi»
tcansfunderes Genium... Quod caput est, pervideo, nisi prorsus hallucinor, majorem
fuisse virorum tantorum conspirationem inter se, quam hominum vidgus opinetur.
V'erborum plerumque est dissidium ; at, quod i es ipsas attinet, maxima est in maximis
celeberrimisque argumentis eorum consonantia. Id minim ; sed, aut longe fallor, aut
quod spectat ad principia rerum, ad finem bonorunn, ad naturam animse cseteraque
ir. quibus illi dissidere prœcipue creduntur, pêne prorsusque consentiunt (Gassendi
à Golius, Paris, 9 mars 1630, OG, t. VI, p. 32, c. 2).
3. La lettre indique que Gassendi est en train de faire cette étude comparative.
4. Leibniz est beaucoup plus réservé, quand il dit : « La vérité est plus répandue
qu'on ne pense ; mais elle est très-souvent fardée et très-souvent aussi enveloppée, efc
ra^me affoiblie, mutilée, corrumpue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins
utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les Anciens, ou, pour parler plus
généralement, dans les antérieurs, on tireroit l'or de la boue, le diamant de sa mine et
la lumière des ténèbres ; et ce seroit en efïect perennis qusedam Philosoj^hia. (Leibniz
ù Mr Bewond de Monmort, Vienne, 26 août 1714. Ibidem, p. 624-625.)
IV. — LE PENSEUR 261
qu'il inclinait déjà vers un sjTicrétisme éclectique, qui apparaît nette-
ment à travers tout le Syntagma.
Dans sa Logique, Gassendi emprunte à Aristote la théorie de la
proposition et du syllogisme ; il s'approprie quelques vues delà méthode
baconienne, tout en défendant avec raison contre « Vérulam » la
valeur du raisonnement syllogistique et en affirmant que « Finduc-
tion n'est probante que parce qu'elle est un syllogisme en puis-
sance » ^ ; il adopte enfin le critérium de l'évidence proposé par Des-
cartes.
Dans sa Phj'^sique, il corrige la doctrine épicmienne par les ensei-
gnements de la Philosophie chrétienne sm* l'immatériaUté et l'immor-
taUté de l'âme raisonnable, sur l'existence d'un Dieu persoimel,
infiniment parfait, Créateur et Providence de l'univers.
Dans sa Morale enfin, nous retrouvons le fond de la morale utiU-
taire d'Épicure, mais tempérée et relevée par des préceptes inspù-és de
l'Évangile.
De cet amalgame résulte un ensemble qui n'est pas très cohérent.
Oassendi, malgré sa souplesse, n'a pas réussi à unir, dans une subor-
dination logique et harmonieuse comme celle qu'a réahsée le système
scolastique, l'empmsme et le spnituahsme, qui s'offrent à nous sim-
plement juxtaposés. En suivant de trop près Épicm'e, il s'est rivé
un boulet qui a entravé la marche normale de sa pensée. Ce boulet
c'est la notion de l'àme sensitive matérielle qu'il a, contre natm'e,
accouplée à la notion de l'àme raisonnable immatérielle. Ce rapproche-
ment forcé ne pouvait aboutir qu'à un duahsme répugnant et contra-
dictoire. Comment Gassendi, en effet, exigeant pour la pensée un
principe simple et immatériel, n'a-t-il pas vu que la sensation qui,
en dernière analyse est indivisible, réclame pareillement la simph-
cité et l'immatériahté de l'âme ?
Par ailleurs, notre philosophe a raison de soutenir que nos idées
nous viennent par les sens. Mais il n'a pas ajouté une distinction
nécessaire : à savoir que par ce dernier mot il ne faut pas seulement
entendre les sens extérieurs, mais aussi le sens intime ou conscience
psychologique. Cependant, malgré ce choix d'une base empirique
trop étroite, on ne saurait lui reprocher d'être purement sensuaHste,
comme le fait Damiron que ses préoccupations trop exclusivement
cartésiennes ont empêché de bien saisir toute la pensée gassendiste ^.
Si Gassendi prend pour point de départ l'expérience sensible, il n'y
emprisonne pas l'esprit humain, et sa théorie de la connaissance
ne doit pas être présentée comme une première ébauche du système
1. Quanquam, cum in syllogisme sit reipsa robiir nervusque omnis ratiocinii, et ne
inductio quidem quicquam probet, nisi quia virtute syllogismiis est... (Gassendi,
Syntagma : Logica, Cap. proœm., L. II, C. VI, p. 90, c. 1). — Assagi par l'âge et
l'étude, Gassendi rétracte ainsi, dans le Syntagma, les accusations téméraires que, dans
les Exercitationes, il avait lancées contre le Syllogisme. Il faut le féliciter de n'avoir
point hésité à se contredire. « La contradiction est évidente ; Gassendi l'eût évitée s'il
eût été aussi juste et clairvoyant dans le premier [Exercitationes'] que dans le second
[Syntagtna] de ces traités. » (Ph. Damiron, Essai..., T. I, L. III, Ch. II, p. 384).
2. DAmRON, Essai..., L. III, Ch. II, pp. 487-489.
262 ARTICLE II. CHAPITRE VU. — LES MÉRITES DU PHILOSOPHE
de a la sensation modifiée et transformée » ^. Car, on l'a vu ^, il recon-
naît à la raison une activité propre, supérieure à celle des sens et de
l'imagination : grâce à elle, l'homme est capable de former des idées
générales, de concevoir des êtres incorporels comme Dieu, de prouver
par le raisonnement l'immatérialité de l'âme raisonnable et l'exis-
tence d'un Etre nécessaire et parfait.
Comme Damiron, pour autoriser son jugement, aime à répéter que
le Dieu de Gassendi, logiquement ^, « ne se peut concevoir que sous
une forme sensible » *, il convient de lui opposer un dernier texte, qui
lèvera cette apparente contradiction : « Il en est qui pensent qu'il
n'existe aucune substance incorporelle, parce qu'ils ne conçoivent
lien qui n'apparaisse sous une forme ou image corporelle. Leur erreur
vient de ce qu'ils ne reconnaissent point qu'il y a une espèce d'intelli-
gence distincte de l'imagination, à savoir celle qui, par voie de consé-
quence, nous fait comprendre que quelque chose existe en plus de ce
qui tombe sous les prises de l'imagination. De là vient que, chaque
fois qu'il nous arrive de disserter sur le soleil, outre la grandeur d'un
pied sous laquelle on se le représente, nous comprenons qu'il en a
une autre que notre esprit, si apphqué soit-il, est incapable d'atteindre ;
ainsi, outre l'espèce corporelle, sous laquelle nous concevons Dieu
toutes les fois que nous pensons à lui, il est très intelligible qu'il y a
autre chose, quelque substance incorporelle, que notre esprit, si grand
effort qu'il fasse, est impuissant à saisir ou connaître sôus la forme
d'une image » ^.
1. Damtron, Essai..., Ibidem, p. 408.
2. Cf. supra, p. 135-141.
3. « . . . Quand Gassendi en vient dans la suite de son Syntagma à traiter de Dieu et
de l'âme, l'espèce de spiritualisme qu'il professe alors est presque en constante contra-
diction avec son principe idéologique » [c'est-à-dire Nihil est in intellectu quod non
prius fueritin sensu] (Damiron, Essai..., Ibidem, p. 409).
.4. Damtron, Essai..., Ibidem, p. 488.
5. Ad rem ut veniam, isti, qui putant non esse aubstantiam ullam incorpoream, qua-
tenus nihil nisi sub specie a\it imagine corporea eoncipiunt, in eo falluntur quod non
agnoscant esse speciem intelligentise quse imaginatio non sit : eam nempe qua ex conse-
quutione intelligimus esse aliquid prseter id quod in imaginationem cadit. Hinc enim
fit ut, quemadmodum praeter pedalem v. g. solis magnitudinem quam, quoties de sole
philosophamur, concipimus, intelligimus esse aliam, quam mens nostra asaequi, quan-
tumvis intenta, non possit, ita, prseter speciem corpoream, sub qua Deum concipimus
quoties de illo cogitamus, intelligi omnino possit esse aliquid sive aliquam eubstantiam
incorpoream quam mens nostra, nisù quantumvis magno, comprehendere seu quasi
intuendo intelligere nunquam valeat. (Gassendi, Syntagma : Physica, Sect. I, L. IV,
C. III, T. I, p. 298, c. I^. On aura sans doute été surpris de me voir traduire les derniei-s
mots : quasi intuendo intelligere par : « connaître sous la forme d'une image. » C'est
pourtant la traduction exacte de la pensée de Gassendi. Mais, pour l'admettre, il faut
avoir présent à l'esprit ce passage capital où notre philosophe explique ce qu'il entend
par intuition : Eniravero, dum ita faciunt, non advertunt fallaciam qua imaginationem
seu, ut ita loquar, intuitivam intelligentiam cum ratione seu consequutiva intelligentia
confundunt. Quia enim mens, quandiu est alligata corpori, haurit per sensus rerum
notiones seu quae habet imagines ; ex quo effatum vulgare est : Nihil ease in intellectu
quod non fuerit prius in sensu. Exinde fit ut, quicquid mens veluti intuetur et quasi
direeta ac intenta acie respicit, id intueatur ac respiciat per imaginera ex sensibus
haustam, unde et dixi hanc intuitionem seu intuitivam intelligentiam idem ease cum
imaginatione sive cognitione quse ad imaginera terminatur, seu qua objectum non
I
rv. — LE PENSEUR 263
Il est difficile d'affirmer plus nettement, à l'encontre da sensualisme,
dont on voudrait faire de Gassendi le fondateur en France ^, que l'âme
humaine est capable de s'élever, par-delà les images sensibles, à des
notions purement intelligibles.
De l'ensemble du Syntagma se dégage, à travers les longueurs,
une conception générale de l'univers. Gassendi se le représente comme
un immense système de forces, créées par Dieu et se déployant, sous
l'impulsion une fois reçue de sa volonté infiniment intelligente, puis-
sante et bonne, selon une progression ascendante. L'idée directrice
qui préside à cette ascension est celle d'une perfection croissant avec
la complexité ^.
L'unité c'est l'atome étendu et indivisible. Tout le reste, sauf l'âme
raisonnable, ne sont que des agrégats variés et plus ou moins complexes
d'atomes. Les choses inanimées, puis les êtres organiques : plantes et
animaux, l'homme enfin, animal par son corps et son âme sensitive,
mais esprit par son âme raisonnable, le tout se mouvant dans l'espace
et le temps et conduit à sa fin par la Providence divine. Voilà l'échelle
graduée des êtres de la Création.
Gassendi a même cherché un trait d'union pour relier les différents
degrés de l'échelle. Cet élément commun, mais diversement dosé,
c'est la perception sensible, qu'il nous montre rudimentaire dans le
minéral, déjà plus développée dans la plante, et pleinement épanouie
dans l'animal. Est-ce que le fer n'est pas attiré par l'aimant ? Est-ce
que les plantes ne dii'igent pas leurs racines vers l'ahment qui leur
convient 1 N'y a-t-il pas dans ces affinités et ces tendances une réelle
analogie avec celles qu'on remarque dans les animaux et qu'on nomme
amour ou haine ? ^
sine quadam imagine percipitiir, At, praeter liane intelligentiam, est in nobis alia qua
non intuitione sed consequutione, percipimus aliquid ; unde et non tam percipimus
quid ait (quando quidem non intuemur) quam veluti suspicamur quod sit et, ex argu-
menti necessitate, judicamns quod esse debeat. Hanc proinde intelligentiam idem esae
dixi cum ratione sevi mavis ratiocinatione, qua quod non intuemur existera colligimus
intelligimusve subesse. (Syntagma : Physica, Ibidem, pp. 297-298, c. 2-1).
1. « Gassendi est donc le père de cette famille sensualiste qui naît en France vers le
mDieu du xvii* siècle, s'y perpétue et y brille pendant tout, le x^Tii«, s'y maintient
au xix« et ne fournit pas, loin de là, une carrière sans gloire, m£dgré ses chutes et ses
erreurs. » (Damiron. Essai..., p. 499). — Après avoir cité le passage de sa Logique
(Syntagma : Logica, Cap. proœm., L. II, C. V, p. 81, c. 2) où Gassendi distingue nette-
ment une douHe faculté de connaître, les sens et la raison, Hallam ajoute : « If thifl
passage be w»ll attended, it will show how the philosophy of Gassendi has been misun- •
derstood by those who confound it witb the merely sensual school of metaphj'sicians. ~
(H. Hallam, Introduction to the Literature of Europe..., T. m, P. IV, C. III, § 15, note u,
p. 310, 6^ Edit. Londres, 1873). — Thomas repousse également l'accusation de sensua-
lisme dirigée contre Gassendi. Cf. La Philosophie..., Il*" Partie, Ch. IV, § ii, pp. 169-
172.
2. Cf. G. S. Bbett, The Philo3(ypky..., P. IV, Ch. I, § in, pp. 256-261.
3. J'ai déjà cité plus haut (p. 122) ce qui a trait à l'aimant. J'ajoute ici ce qui regarde
les plantes, puis la conclusion que Gassendi tire faussement de ces analogies superfi-
cielles. — Idem dici potest de plantis, non modo prout alias prosequuntur aut aversantur
alias, sed maxime etiam quatenus alimentum congniunï percipientes apprehenden-
tesque producunt versus ipsum radices, illudque transmutant ac pro indigentia aeoom-
264 ARTICLE II. CHAPITRE VII. — LES MERITES DU PHILOSOPHE
Cette explication, qui gratifie de la connaissance et de la sensibi-
lité le minéral et le végétal,, ne repose que sur des analogies apparentes.
Mais, si elle est fausse, elle ne met pas cependant en péril l'orthodoxie
de Gassendi, qui lui^ tient si fortement au cœur. Car, loin de faire
sortir la vie de la matière inanimée, c'est-à-dire le plus du moins,
il admet pleinement l'intervention créatrice de Dieu : « On peut, d'une
manière générale, supposer que lors de la création du monde, quand
il commanda à la terre et à l'eau d'engendrer et de produire les plantes
et les animaux, Dieu très bon et très grand donna en même temps
la fécondité à la terre et à l'eau, c'est-à-dire créa les semences de
toutes les choses produites ou devant l'être ^ans la suite... Ainsi,
•Celui qui vit éternellement créa simultanément toutes choses, comme
si tout <ie qui apparaît présentement, avait été produit et créé au
commencement dans leurs semences, de sorte qu'il ne se fasse rien
même maintenant qui ne doive son origine à l'efficace de cette parole
et bénédiction de Dieu » ^.
Si l'on veut s'en tenir à ce qui caractérise proprement l'œuvre
philosophique de Gassendi, Fatomisme, on peut dire, avec un bon
juge, « qu'il ne mérite sûrement pas le dédain et l'oubli où il est tombé. ^>^
Cet atomisme est un mélange original de mécanisme et de djoia-
misme ; « ... Le système de Gassendi est un dynamisme, en ce sens
que chaque atome contient en lui-même le principe de son mouvement
et ne se contente pas d'en être le véhicule inerte et indifférent, comme
le veut Descartes. Mais, dans ce sens, il soppose au mécanisme car-
tésien, non au mécanisme atomistique de Démocrite, qui, lui aussi,
place le centre de la force dans l'atome même et le proportionne à sa
masse ; aucun atomiste n'a jamais admis que les particules maté-
rielles fussent des (( éléments géométriques d transmettant simplement
un mouvement reçu. Ce n'est pas là ce qui constitue essentiellement
le mécanisme comme nous devons l'entendre ici : c'est la liaison
réglée, prévisible, nécessaire de tous les 7nouvements qui se produisent
modant sibi. Quapropter, nisi istam quoque perceptionem apprehensionemque appel-
lare sensum cognitionemque placuerit, re tamen ipsa idem fit ac in animalium amore
vel odio, et dum ad cibum congruum moventur illumque usurpant, atque ita de cœteria.
(Syntagma : Physica, Séct. III, M. II, L. VT, C. I, T. II, p. 328, c. 2). C'est moi qui
souligne.
1. Gassendi comprend mal cette intervention. Mais, pour que son orthodoxie soit
sauve, il suffit qu'il admette l'existence de cette intervention, quoiqu'il se trompe sur
le mode. Voici la supposition étrange qu'il accepte comme plus probable : Unum est
Bolum quod generatim supponi repetive potest ex iis, qu£e de atomis agentes superius
supposuimus, Deum nempe Optimum Maximum, cum in ipsa mundi creatione terrani
et aquam germinare producereque plantas et animalia jussit, fecunditatem simul terrje
et aquse indidisse concreasseve semina rei-um omnium generabilium, hoc est tam rerum
tune productarum qiiam deinceps producendarum ; heincque esse proinde videri,
quamobrem nos Sacrae doceant Literse, et quievisse Deum ab omni opère quod patrarat,
et eum, qui \ivit in seternum, créasse omnia simul ; quasi ea, quae exoriuntur, patrata
jam creataque initie in suis seminibus fuerint ; sicque nihil etiamnum fiât, quod non
efficaci illi Dei verbo benedictionique originem debeat. (Syntagma : Physica, Sect. I,
L. VII, C.VII, T. I, p. 493, cl).
2. L. Mabilleau, Histoire..., L. IV, Ch. I, § ii, p. 420.
rv. — LE PENSEUR 265
dans cet ensemble de forces ; c'est la réduction de tous ces mouvements
à une loi immanente, initiale, essentielle, dont les formes variées
de l'évolution ne sont que de lointaines appKcations. En ce sens,
Gassendi est-il mécaniste ? Il l'est si bien qu'on peut soutenir qu'il
fut le premier à l'être non seulement sur tous les modernes, mais
même sur tous les anciens. C'est lui qui a imaginé de ramener la fina-
lité à n'être qu'une conséquence de la loi primordiale, et qui a ainsi
trouvé le moyen de concilier la téléologie et le déterminisme. Des-
cartes et Leibniz lui doivent tous deux quelque chose, mais sa concep-
tion domine les deux systèmes, dont elle réunit toutes les raisons
d'être et tous les avantages » ^.
Gassendi était tout ensemble latiniste, helléniste, hébraïsant,
antiquaire, botaniste, anatomiste. astronome, géomètre, physicien
et métaphysicien. Ces aptitudes si variées, qui dénotent un talent
presque universel, l'avaient préparé à écrii'e son Syntagma, qui est
•comme l'Encyclopédie des connaissances scientifiques et philoso-
phiques au miheu du xvii^ siècle. Xotre auteur se conforma à l'usage
scolastique qui faisait rentrer dans le domaine de la Philosophie,
sous l'étiquette très élastique de Physique, la plupart des sciences,
au lieu de les mettre simplement à contribution, selon leur utihté
respective, à titre d'auxiliaires. Il n'a réussi qu'à encombrer son ouvrage
de théories, la plupart aujourd'hui démodées, qui n'offrent plus guère
qu'un intérêt de curiosité historique.
Mais, quand même Gassendi se fût sagement débarrassé de ce bagage
entravant sa marche, son travail n'aurait point abouti à une synthèse
philosophique, à la fois puissante et ordonnée. Une telle œuvre sup-
pose (ce qui manqua à Gassendi) une intelhgence assez originale
et assez forte pour dominer cette matière immense qu'il avait entrepris
de ramener à l'unité. Le point de vue d'ailleurs, d'où il envisageait
les choses, le vouait d'avance à un échec. Comment construire un
système bien coordonné avec la prétention d'umr des incompatibles :
le spirituahsme chrétien d'une part, de l'autre l'atomisme épicurien
et le matériahsme qu'il implique, et qu'en disciple trop fidèle d'Épi-
cure il ne sut pas répudier en ce qui concerne l'àme sensitive ?
Philosophe, Gassendi n'est pas resté assez fidèle à la devisé qu'il
s'était choisie dès le collège : Sa père aude. Ses audaces l'ont emporté
quelque fois au delà des bornes de la vérité. Elles furent cependant
tempérées par le bon sens qu'il tenait de sa race et par un fond de
sagesse que ce prêtre devait aux enseignements de sa foi.
Sans génie créateur, Gassendi ne peut prendre place parmi les princes
de la pensée humaine. Correspondant et ami des savants de l'Europe,
lui-même savant estimé, observ^ateur et expérimentateur conscien-
cieux, défenseur et propagateur zélé des droits de l'expérience, rival
heureux de Descartes en plusieurs passes de leur joute célèbre, pre-
1. L. Mabilleau, Histoire..., Ibidem, p. 422. L'auteur, à propos des anciens, « écarte »,
en note, « Pythagore, dont la doctrine n'a pas une signification physique bien cer-
taine... »
266 ARTICLE n. CHAPITRE Yll. — LES MERITES DU PHILOSOPHE
mier historien en France de la Philosophie, prêtre d'une vie irrépro-
chable, partagée entre l'étude, la piété et les bonnes œuvres, modèle
d« douceur et de bienveillance dans le commerce journalier, ami
fidèle, tels sont les' traits principaux de la physionomie de Gassendi,
tels les titres qui recommandent sa mémoire au respect et même à
l'admiration de la postérité trop longtemps oubheuse et distraite à son
égard.
Hubert de Montmor fit graver le portrait de son ami par le
célèbre Nanteuil ^. On peut l'admirer en tête du premier volume des
Œuvres ComjMtes. La physionomie du philosophe provençal reilète
fidèlement deux quahtés maîtresses, rarement unies, à un haut degré,
dans le même homme, l'inteUigence et la bonté. On ht, au-dessous du
portrait, xe quatrain quelque peu emphatique, défaut presque insé-
parable du genre épigraphique :
Petrus Gassendus Diniensis
Hic est Ille, dédit cui se Natura videndam,
. Et Sophia geternas cui reseravit opes.
In%âda non totum rapuistis Sidéra ! Vultum
Nantohus, Mentem pagina docta refert.
1. On signale six autres portraits de Grassendi. Cf. J. LELONa, Bibliothèque historique,
de la, France, T. IV, Appendice, p. 200 (Edition de Fontette), Paris, 1775. — Robert
NAîTTEinL, peintre au pastel et surtout gra^'eur au burin, naquit en 1623 à Reims, où
il fut l'élève des Jésuites, puis des Bénédictins, et moiu-ut à Paris le 9 décembre 1678.
Devenu graveur du Cabinet du roi, c'est à son instigation que, dans l'édit de Saint-
Jean-de-Luz (1659), Louis XIV distingua la gravure artistique des arts industriels.
On compte 216 portraits, sortis de son burin, dont les plus célèbres sont ceux de Louis
XIV ,de Goïbert, de Pomponne de Bellièvre, du maréchal de Castelnau, etc. Sa réputation
devint telle que tous les hommes illustres de l'époque tenaient à honneur d'avoir leur
portrait gravé par lui. Bien plus, quiconque avait acquis quelque renom littéraire
aspirait, selon Boileau. à être
Couronné de^lauriers par la. main de Nanteuil.
BIBLIOGRAPHIE RELATIVE A GASSENDI
I.
ÉDITIONS COLLECTIVES
1658.
1727.
1682, 1684.
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in qita de Vita et Moribus Pétri Gassetidi disseritur, 6 vol.
in-fol., Lyon, 1658.
Oyera omnia..., curante X. Averanio. S. Sorberii
Prœfatio..., 6 vol. in-fol., Florence, 1727.
FRA2«fÇois Ber>ter, Abrégé de la, Philosophie de M. Gas-
sendi, 8 tomes en 7 volumes, Lyon, 1678 ; 7 tomes en
6 volumes, Lyon, 1684. — Doutes de M^ Bernier sur quel-
ques-uns des principaux chapitres de son Abrégé de la Phi-
losophie de Gassejvli, Paris, 1682.
Pour le détail des éditions particulières des divers Traités
de Gassendi on peut consulter le Tableau de ses Œuvres.
Cf. supra, p. 22-2q.
II.
ÉTUDES GÉNÉRALES
1658.
1696.
1737.
1737.
1758.
1763.
1767.
1770.
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Gassendi, Paris, 1658, en tête des Opéra omnia. Édit. de 1658.
Charles Perrault, Recueil des Hommes illustres qui
ont paru en France pendaM ce siècle, avec leurs Portraits
naturels, t. I, p. 63-64, Paris, 1696.
.Joseph Bougerel. Vie de Pierre Gassendi, Prévôt de
l'église de Digne et Professeur de mathématiques au Collège
royal. [L'ouvrage parut anonjone], Paris, 1737.
Jacques-Philippe de la Varde, Lettre critique et his-
torique à r auteur de la Vie de Pierre Gassendi, Paris, 1737.
Cet abbé de la Varde était chanoine de Saint-Jacques de
l'Hôpital. Sa lettre parut anonyme.
Claude-Pierre Gouget, Mémoire historique et littéraire
sur le Collège Royal de France, Partie, p. II, 55-58, Paris, 1758.
M. Saverien, Histoire des Philosophes modernes, t. III,
p. 107-190, Paris, 1763.
R. P. ]\Ienc, Religieux Dominicain, Eloge de P. Gassendy,
Marseille, 1767.
Cajeburat (dE), Abrégé de la Vie et du Système de Gas-
sendy, Bouillon, 1770.
:268
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Firmin GnCHARD, Vie de Gassendi, dans Souvenirs his-
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publiées dans le Bulletin de la Société scientifique et
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t. III, p. 23 ; 195 ; 420 ; t. IV, 149.
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publiée à Lyon en 1656 et rééditée par Tamizey de Lar-
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G. -S. Brett, The Philosophy of Gassendi, Londres, 1908.
III.
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Gassendi... de Mercurio suh Sole viso et aliis Xovitatibus
Uranicis, Tubingue, 1632.
1633. Martin Hortensius, Dissertatio de Mercurio in Sole
viso et Venere invisa, instituta cum... P. Gassendo, Leyde,
1633.
1654. Walter Charleton. Physiologia Epicureo-Gassendo-
Charltoniana or a Fabrick of Science Xatural upon the Hypo-
thesis of Atoms, Londres, 1654.
1657. JoANNis Francïsci Grandis ( Jean-François Legrand),
Dissertationes philosophicce et criticœ : Dissertatio in Epicu-
ream Philosophiam ad Pttrum Gassendum, p. 1-166, Paris,
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1690. Gerardus de Vries, Dissertatiuncula historico-philoso-
phica de Benati Cartesii Meditationibu^ a Gassendo impu-
gnatis, Utrecht, 1690.
1698. Henricus Ascanius Engelcke, Ce^isor censura dignus,
h. e. Dissertatio ostendens quod P. Gassendus scopum suum
per Argumenta contra Aristotelis Philosophiam in Exercita-
tionibus Paradoxicis prolata obtinere tiequeat, Rostoeh, 1698.
BIBLIOGRAPHIE RELATIVE A GASSENDI
269'
— Philosophus defensus, h. e. Dissertatio eorum, quœ P. Gas-
sendus Exercit. III et IV contra Aristotelem ejusque scripta
1698. profert, nerimm br éviter excutiens, Rostock, 1698. — Dis-
sertatio ex Philosophia rationaU, eorum quœ P. Gassendus
Exerc. Paradox. Lih. I. Exercit. V innumera apud Aristote-
lem hic quoque deficere probaturv^, affert, nonnulla, speciose
sed abscpie jundamento proposita, breviter examinans,
1699. Leipzig. 1699. — Usus Logicœ quoad maximam partem
eorum. quœ P. Gassendus Exercit. Paradox. Lib. I, Exerc. VI,.
quod in hac doctrina quoq^ie apud Aristotelem innumera
1702. superfluant prohaturus. offert, Rostoch, 1702.
1741. J. A. F. BiELKE, Dissertatio qua sistitur Epicurus aiheus
contra Gassendum, léna, 1741.
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1859. Charles Jeannel, Gassendi spiritualiste , Montpellier,
1859.
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Materialismus und lO-itik seiner Bedeutung in der Gegenwart,
Iserlohn. 1875 ^. Traduit sur cette deuxième édition par
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Geschichte der Philosophie (1897), t. X, p. 238-243.
1898. Henri Béer, A71 jure inter Scepticos Gassendus numeratus
fuerit ? Paris, 1898.
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Halle, 1904.
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Philosophie herausgegeben von D^" A. Dyroff, Heft I,
Bonn. 1908. — Die Ethik Gassendis und ihre Quellen, ibidem ^
Heft IL
1911. Ferdinand Strowski, dans le Correspondant,
25 mars, 1911, p. 1149-1150.
ARTICLE m. — THOMAS HOBBES (1588-1679)
Nous avons étudié l'Empirisme en Angleterre, puis en France,
chez Baoon, Gassendi et les Philosophes secondaires qui subirent
plus ou moins leur influence. On va le retrouver outre-Manche
pou&sé par Hobbes jusqu'à 3'extrême, jusqu'au matérialisme. Ce
triumvirat philosophique, qui représente l'une des tendances maîtresses
de la pensée moderne, se prolonge et exerce son action pendant
près d'un siècle. La première œuvre de Bacon, les Essays, est de
1597 ; la dernière de Hobbes, le Decameron fhysiologicum , paraît
en 1678 ; entre les deux s'échelonnent les travaux de Gassendi,
depuis les Exercitationes jxiradoxicae (1624) jusqu'au Syntagma
fhilosophicum (1658).
CHAPITRE PREIVnER
Biographie de Hobbes^.
Trois penseurs dominent tous les autres pendant le xvn^ siècle en
Angleterre : Bacon, Hobbes et Locke. Bacon mourut en 1626 ;
Locke ne s'imposa à l'attention qu'en 1690 par la pubhcation de son
Essai sur V Entendement humain. Hobbes rempht lïntervalle. Il appro-
chait de la quarantaine, au moment où Bacon disparut : c'est alors
que ses méditations se tournent vers la philosophie. Débuts bien tardifs.
Mais, comme pour compenser le retard, il déplo3-a, durant plus de
cinquante ans, une inlassable activité. Plus que nonagénaire, il éditait
son autobiographie en vers latins l'année de sa mort (1679) ^. Son
influence lui survécut, même après que Locke eut donné aux esprits
une direction nouvelle.
Au cours de sa longue carrière, Hobbes fut témoin de changements
considérables, qui s'accomplirent dans la science et dans la pohti'|ue.
1. Poui- les Œuvres de Hobbes, nous renverrons à l'édition de W. Mûlesworth :
I. Opéra latina, 5 vol. (Londres, 1839-1845). — II. English -Works, 11 vol. (Londres,
1839-1845). -
2. Hobbes nous dit qu'il avait achevé cette autobiographie à 84 ans, c'e.st -à-dire
en 1672. Octoginta ego jam complevi et quatuor annos (Vita carminé expressa. Opéra,
t. I, vers 375 p. xcix).
I. — PREMIÈRES AISTNÉES. PRÉCEPTORAT ET VOYAGES 271
Lorsque notre philosophe arriva à l'université d'Oxford, un Aristo-
télisme plus ou moins authentique y régnait officiellement ^. De son
vivant, il put applaudir au triomphe du mécanisme scientifique,
dû aux efforts de Kepler, de Galilée et de Descartes. Quelques
années seulement après sa mort, les Principia Mathematica de Newton
présentaient, dans une vue d'ensemble, le système mécanique. Harvey
et Gilbert, ses compatriotes, s'étaient illustrés par leurs travaux
sur la physiologie et le magnétisme. La Société royale de Londres
pour les recherches expérimentales avait été fondée et prospérait.
Il est tout naturel, après cela, que Hobbes ait pris le mécanisme
pour base de sa philosophie ; mais, infidèle à la pensée des grands
initiateurs, il déserta leur spirituahsme pour se jeter dans le matéria-
lisme le plus radical.
Sur lar scène poUtique, il assista à des spectacles très mouvementés :
tentative des Stuarts pour imposer la monarchie absolue en Angle-
terre, révolution puritaine et gueiTe civile, protectorat de CromwelJ,
restauration de la royauté, débuts du parti whig et apparition du
Nonconformisme. Il n eut pas la douleur de voir l'échec définitif
de ses théories absolutistes, car il moutut quelques années avant la
Révolution de 1688, qui eut pour conséquence l'étabhssement de la
monarchie constitutionnelle dans la personne de Guillaume d'Orange.
Quand on étudie l'œuvre de Hobbes, il ne faut pas perdre de vue
l'époque agitée où il a vécu. Si l'on a exagéré l'influence de ces temps
troublés sur le cours que prirent ses idées, la nier complètement serait
tomber dans l'excès contraire. Par goût intellectuel, notre pliilosophe
aimait la vie recluse ; il était avide de tranquiUité - pour penser,
lire et composer. La période de l'histoire d'Angleterre, où il fut appelé
à vivre, est l'une des plus tourmentée*. Comment aurait-il pu se
soustraire à l'action d'un contraste si heurté entre ses tendances
instinctives et son' milieu social 1
\. Hobbes prétend q\ie son maitie de Physique lui a enseigné que les objets envoient
à travers les airs des espèces qtii reçues dans l'œil de\'iennent des images, et, dans
l'oreille, des sons. Jamais ni Aristote ni les grands maîtres de la Scolastique, comme
S. Thomas et Snarez n'ont dit semblable absurdité. C'est le fait des commentateurs
grecs d'Aristote, qui ont été suivis par des Scolastiques de valeur secondaire. (Cf.
M. DE Wtjlf, Hiatoire de la Philosophie médiévah, n^' 53 et 299, Louvain et Paris, 190.5 ^,
p. 52 et 358).
Voici le texte de Hobhes, qui montre que, sur ce point, la doctrine d'Aristote était
alors mal comprise à Oxford. Cela rend inquiet pour le reste. Dans ce cas, l'on s'expli-
querait facilement qu'un enseignement ainsi travesti ait profondéinent rebuté Hobl>es,
Et species reruin volitando per aéra, formas
Donaro hinc oculis, auribus inde sonos.
{Vita, vers 47-48. Opéra, t. I, p. lxxxvu).
2. Pacem amo cum Musis, et faciles soeios.
Disco loqui qviatuor, totidem légère et uunierare.
(Hobbes, Vita carminé expressa, vei*s 28-29. Oj^ra, t. T, p. Lxxxvi).
272 ARTICLE III. CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
I. — PREMIÈRES ANNÉES (1588-1608). PRÉCEPTORAT
ET VOYAGES (1608-1640)1
Thomas Hobbes naquit, le 5 avril 1588, à Wesport, annexé mainte-
nant à la ville de Malmesbury, dans le nord du comté de Wilts. Son
père, dont il était le second fils, était « vicaire » de Charlton et de
Wesport. Ce clergyman, d'après Aubrey, était un homme ignorant
et colérique : à la suite d'une violente altercation à la porte de son
église, il dut quitter le pays '^. Sa mère le mit au monde avant terme,
sous le coup de l'émotion provoquée par la nouvelle que l'invincible
Armada, venait d'appareiller. Quatre-vingts ans plus tard, dans le
poème latin où il retrace sa vie, Hobbes se plaît à rappeler cette cir-
constance : « Ma mère, dit-il, éprouva une telle épouvante, qu'elle
enfanta des jumeaux, la peur et moi )> ^.
L'éducation du jeune Thomas fut confiée à son oncle maternel,
riche gantier à Malmesbur}^ et alderman de la cité, qui remplaça près
de lui le père fugitif. Il fit de tels progrès dans le grec et le latin qu'avant
d'avoir ses quatorze ans, il était capable de traduire en iambes latins
la Médée d'Euripide. Vers l'âge de quinze ans, dans les premiers mois
de 1603, son oncle l'envoya à Oxford, où il fut inscrit comme élève
à Magdalen Hall.
Après un séjour de cinq années, Hobbes quitta Oxford, le 5 fé-
vrier 1608, avec le grade de bachelier es arts. Il garda de ce milieu
universitaire le plus fâcheux souvenir. Tout lui avait déplu : les élèves
étaient grossiers et débauchés ; les maîtres rabâchaient la logique for-
melle et la physique du moy«n âge *, accordant à l'éristique une place
exagérée. Les Mathématiques étaient négligées. L'ancien « scholar »
d'Oxford se montre quelque peu ingrat. L'exercice de l'argumentation
serrée lui a été grandement profitable : on sent, à la lecture de ses
œuvres, que c'est là qu'il a pris l'habitude de donner à ses pensées
1. Les sources à consulter sur la \'ie de Hobbes sont les suivantes : 1° Thomas Hobbes
Malmesbtjriensis Vita cm-mine evpressa. publié par Hobbes lui-même à Londres,
1679. — 2° ThoMvï: Hobbes Malmesburiensis Vita. Cette vie écrite en latin par Hob-
bes ou dictée par lui à Thomas Ryner, fut éditée à Londres, 1681, par Richard Black-
BOURNE. — 3° Vitœ Hobhianœ Auctarhan. Londres, 1681, Ce complément, composé
par Blackbourne. d'après les notes de John Aubrey, ami de Hobbes, contient des
renseignements sur les œuvre.? du pliilosophe, sur ses amis et adversaires. Ces trois
notices sont reproduites en tête du premier volume des Opéra latina de Hobbes, édités
par W. Molesworth. — 4° Life of Mr. T. Hobbes of Malmesburie, dans Letters... and
Lives of E minent Men. par John Aubrey, t. II, p. 592-637, Londres, 1813. — Parmi
les modernes, cf. A.-E. Taylor, Thomas Hobbes, Londres, 1908, dans la Collection
Philosophies ancient and modem, et surtout George Croom Robertson, Hobbes,
Londres, 1910.
2. J. Aubrey, Topo(jraphical Collections: Wiltshire, Edit. J. S. Jackson, Devizes,
1862 p. 264.
3. Atque metum tantum concepit tune mea mater
Ut pareret geminos, meqiie metumque simul. .
{Vita, vers 25-26. Opéra, T. I, p. lxxxvi).
4. Vita, vers 32-33. Opéra, T. I, p. lxxxvi-lxxxvii.
I. PREMIÈRES ANNÉES. PRÉCEPTORAT ET VOYAGES 273
une forme sobre et un enchaînement rigoureux ^. Volontiers, au sortir
de la classe, il courait à la boutique des Ubraii'es pour Kre des liA^res
de voyage et étudier les cartes de géographie.
Cependant les influences, qui devaient déterminer lef sens de sa vie
intellectuelle, ne se firent sentir que plus tard, si l'on excepte un
point : Magdalen Hall, qui comptait alors deux cents membres,
avait une influence prépondérante dans l'université. C'était le ioyei
du Puritanisme naissant. L'esprit, qui régnait dans le collège, avait
paru séditieux à notre étudiant, parce que les Puritains voulaient
secouer le joug que le gouvernement faisait peser sur les consciences.
Il partit d'Oxford avec cette idée déjà formée (l'une de ses idées
maîtresses) qu'il était nécessaire de soumettre l'éghse anghcane et les
sectes non conformistes à l'autorité civile pour réprimer leur indépen-
dance.
Les vingt années qui suivirent sa sortie d'Oxford (1608-1628),
marquent une période d'un caractère spécial dans la vie de Hobbes.
Utihsant le calme et les loisii's dont il jouit, le futur philosophe appa-
raît comme un homme dont l'instruction grancUt chaque jour, sans but
déterminé. C'est la longue préface d'un avenir encore incertain.
L'année même (1608) où il avait obtenu le grade de bachehér,
Hobbes entra en relations avec une grande famille, à laquelle il resta
uni jusqu'à sa mort. Wilham Cavendish, récemment créé baron de
Hardwick (il deviendra, quelques années plus tard (1618), comte de
Devonshire), était en quête d'un tuteur, ou plutôt d'iui compagnon
pour son fils aîné. Le principal de Magdalen Hall recommanda Hobbes,
qui fut agréé. Cette situation devait être pour lui très avantageuse :
eUe le déh\ra des soucis matériels de l'existence, lui fournit des loisirs,
lui facihta des voyages instructifs et lui permit de fréquenter des
hommes d'Etat et des hommes de savoir. Compensations précieuses
du sacrifice de la Hberté qu'elle lui coûtait ^. Il avait vingt ans.
Le jeune Cavendish, tout nouvellement marié, sur les instances du
roi Jacques I^^^ à la fille d'un Lord écossais, Bruce of Kinloss, était
à peu près du même âge que Hobbes. Il avait des goûts très dépensiers.
Un vrai tuteur aurait été nécessaire. Mais « le compagnon » l'aida à
contracter de fréquents emprunts et partagea ses sports. Les études
fiuent déhbérément négligées : Hobbes avoue lui-même « qu'il oubha
presque son latin » ^.
Par bonheur, les deux j'eunes gens partirent pour visiter la France,
l'Allemagne et l'ItaUe. Hobbes devait faire encore trois autres voyages
sur le continent. On était en 1610, année sinistre. L'assassinat de
Henri IV avait soulevé l'inchgnation de l'Europe entière. L'émotion
1. Le développement de la pensée de Hobbes a une allure syllogistique. — Il parle
d'ailleurs en bons termes du svllogisme et lui fait une larse place dans le De Corpore,
C. IV.
2. Oxonioni linquo, servitum me fero in amplam
Gentis Candisite conspic'uanique domum.
- {Vita..., vers 63-64, Opéra, T. I, p. I.xxxv^I).
3. J. AuBREY, Letters ivritten hy Eminent Persans., and Lijes of Eniinent Men...,
T. II, p. C02. Londres, 1813.
la
274 ARTICLE III, — CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
' î de Hobbes fut elle-même si vive et si durable que, dans ses écrits,
il ne prononcera jamais le nom de Ravaillac sans le maudire.
Encore sous Fimpression de l'enseignement arriéré d'Oxford, notre
touriste ne semble pas avoir remarqué les progrès du mouvement
scientifique. Cependant, l'année précédente, Kepler avait formulé,
dans VAstronomia nova (Heidelberg, 1609), les deux premières de ses
fameuses lois, et Galilée avait récemment découvert les satellites de
Jupiter. Un peu d'expérience de la vie, une connaissance superfi-
cielle du français et de l'italien ne furent pas le principal profit de ce
premier voyage. /
Au contact des belles choses qu'il avait rencontrées, Hobbes sentit
se réveiller en lui l'amour des Lettres et prit la résolution de renouer
commerce avec les classiques anciens. De retour en Angleterre, il se
tint parole. Ses fonctions de secrétaire lui laissait du temps Libre, et la
bibliothèque des Cavendish lui offrait le moyen de l'occuper utile-
ment ^ Il lut avec soin les poètes et les historiens grecs et latins en
s'aidant des meilleurs commentateurs. Il se forma par la lecture et la
composition un style latin à la fois clair, aisé et précis. Chose curieuse,
il n'étudia ni Platon ni Aristote ^ ; le dédain de la philosophie tradi-
tionnelle, qu'il avait emporté d'Oxford, le détourna sans doute des
grands penseurs de la Grèce. En revanche, parmi les historiens,
il s'éprit pour Thucydide au point qu'il en pubUa, en 1629 à Londres,
une traduction, d'ailleurs peu exacte. Quarante ans plus tard, en écri-
vant sa Vie, il cherchera à justifier cette préférence par cette raison,
qui semble un prétexte, qu'il avait trouvé* dans l'historien grec un
adversaire du régime démocratique :
Sed mihi prse reliquis Thucydides placuit.
Is democratia ostendit mihi quam sit inepta
Et quantum cœtu plus sapit unus homo ^.
Aubrey* a signalé, parmi ceux que Hobbes fréquenta pendant
cette période, Fex-chanceHer Bacon qui « aimait à converser avec lui »
sous les ombrages de Gorhambury et à lui faire noter au vol les pen-
sées qui lui survenaient dans cette quasi-intimité intellectuelle. L'au-
teur du Novum Organum mit à profit le talent de Hobbes pour la
traduction en latin de quelques-uns de ses Essais, notamment de
celui qui a pour titre : The True Greatness of Kingdoms and Estâtes
(De la Vraie Grandeur des Royaumes et des Etats) ^. Les autres amis
de cette période sont Ben Jonson, qui exerçait à Londres une dicta-
ture littéraire, Edward Herbert, baron de Cherbury, « le premier
1. Ille [le père de son élève] per hoc tempus mihi prœbuit otia, libres
Omuimodos studiis preebuit ille nieis.
(Vita..., vers 73-74. Opéra, t. I, p. Lxxxviir).
2. Vita..., vers 75-79. Ibidem.
3. Vita, vers 80-82. Ibidem.
4. J. AuBREV, Lires..., T. II, 602-603.
5. On n'a pas réussi à fixer; de façon précise, l'époque des relations de Hobbes avec
Bacon. On la place entre 1621-1626, pendant les dernières années de la vie de l'ex-
clianeelier, qui les emploj'a à revoir et à poursuivre son œuvre pliilosophique.
I. — PREMIÈRES ANNÉES. PRÉCEPTORAT ET VOYAGES 275
de» Déistes anglais « ^, enfin, un poète écossais, aujourd'hui bien
oublié, Sir Robert Ayton.
En 1628, après vingt ans de séjour dans la famille Cavendish, qui
furent « l'époque de beaucoup la plus douce de sa vie » '^, Hobbes eut
la douleur de perdi'e le jeune comte de Devonshire, qui avait été
(( pour lui non seulement un maître, mais un véritable ami >' ^. Le
mort, dont la vie avait été dépensière, laissa à sa veuve une situation
embarrassée. D'autre part, l'aîné de ses enfants étant encore trop
jeune (il avait dix ans) pour recevoir un précepteur, Hobbes dut se
séparer momentanément de la noble famille c^ui avait si bien accueilli
sa jeunesse.
Libre de son temps, il accepta de nouveau le rôle de travelling tutor
pour accompagner sur le continent le fils de Sir Gervase Clifton. De ce
second voyage (1629-1631) on sait fort peu de chose. Lui-même
nous a seulement appris qu'il résida dix-huit mois à Paris *. Il semble
aussi qu'il poussa une pointe jusqu'à Venise.
C'est probablement à cette époque que notre futur philosophe fit
une découverte qui devait avoir une influence décisive sur l'orienta-
tion de sa pensée. Les Eléments d'Euchde, que l'enseignement d'Oxford,
ne lui avait point fait connaître, tombèrent par hasard entre ses mains.
Il avait quarante ans passés. Ce fut une véritable mais bien tardive
illumination. La simplicité des procédés, la rigueur de l'enchaînement,
l'éclat de l'évidence le conquirent pour toujoiu?s à la méthode déduc-
tive ^. -Dans l'exposition de ses idées philosophiques il procédera
more geometrico, faisant pressentir la manière plus stricte encore de
Spinoza. L'étude de la géométrie elle-même deviendra chez lui une
passion que la vieillesse ne calma point et qui fut la source de disputes
sans fin peu glorieuses pour sa mémoire.
Durant son séjour en France, il est impossible que Hobbes n'ait
pas remarqué l'action énergique du cardinal de Richeheu pour faire
de Louis XIII un monarque absolu. Ce spectacle dut le prédisposer
en faveur de Fabsolutisme.
En 1631, la comtesse de Devonshire rappela Hobbes de Paris pour
lui confier Téducation de son jeune fils. Après trois ans (1634), l'élève
fut jugé assez mûr pour parcourir, sous la conduite de son maître, la
France et l'Itahe. En passant par Pise Hobbes entra en relations avec
Bérigard ^. A Florence, il alla rendre visite à Galilée et garda un sou-
venir profondément respectueux de cet iUustre vieillard, « qui le pre-
mier ouvrit la porte de la philosophie naturelle universelle » '. Paris
fut le centre préféré de nos voyageurs ; ils y firent un dernier séjour
de huit mois, jusqu'au printemps de 1637.
1. Cf. Tome 111 démette Histoire.
2. Pars erat illa mese multo dulcissima \-itre
( Vita..., vers 71, Opéra, t. I, p. Lxxx\au).
3-4. Vita, vers 70 ; v. 92 ; Ibidem.
5. J. AxjBREY, Lifes..., p. 604-605.
6. Cf. »upra, p. 71.
7. Galileus, in our tinie, stri\'ing uith that difficiilty, was the (îrst that 0])eued to lis
the gâte of natural philosophy viniversal (Hobbes, De Corpore, Epistle dedioatory,
Works, t. I, p. VIII).
276 ARTICLE III. — CHAPITRE I. BIOGRAPHIE DE HOBBES
Le Père Mersenne introduisit Hobbes dans le cercle des savants
parisiens et le poussa fortement à publier ses travaux sur la psycho-
logie et la physique. C'est grâce à ce bienveillant patronage que sa
réputation de philosophe commença à poindre, aube bien pâle encore
de la gloire qui l'attendait, mais dont les premiers rayons lui furent
singuUèrement doux :
Tempore ab illo
Iiiter philosophes et nuinerabar ego ^,
Hobbes s'est montré reconnaissant. Dans sa Vie en vers il a tracé
de Mersenne ce délicat portrait : « Ami fidèle, homme docte, véritable
sage, d'une éminente bonté, dont la Cellule valait mieux que toutes
les Écoles du monde » ^.
Ce fut au cours de ce troisième voyage, que les idées philosophiques
de Hobbes se précisèrent. « Sans trêve, en bateau, en voiture, à cheval,
il réfléchissait sur la nature des choses. Et il lui sembla un jour que le
Monde entier se ramenait à une réalité unique, quoiqu'elle prenne
mille formes qui donnent le change et servent de support à ces choses
dont nous disons faussement qu'elles sont réelles » ^. Et cette réalité
unique, c'est « le mouvement » *.
Notre philosophe s'empressa de communiquer à Mersenne le résultat
de ses méditations. Le savant Minime y donna son approbation et
recommanda l'auteur autour de lui ^.
On retrouve cette idée fondamentale consignée dans un opuscule
intitulé : A short Tract on First Principle (Court. Traité sur le Premier
Principe) ^, qui serait de 1630 ou peu après. On y remarque aussi que
la perception est exphquée au moyen des species. Malgré cette survi-
vance de l'esprit scolastique, M. Tônnies croit pouvoir attribuer le
Tract à Hobbes lui-même '. S'il est vraiment authentique, on aurait
en lui la primeur de la pensée philosophique de Hobbes. Le principe
du mouvement n'y est encore utilisé que pour le monde physique.
1. Vita, vers 129-130. Opéra, t. I, p. xc.
2. Adfuit e Slinimis Mersennus, fidus amicus,
Vil' doctus, sapiens eximieque bonus ;
Cujus Cella Scholis erat omnibus auteferenda
( Vita, vers 166-168. Opéra, 1. 1, p. xci).
3-4. Ast ego perpétue naturam cogito rerum,
Seu rate, seu curru, sive ferebar equo.
Et mihi visa quidem est toto res luiica Mundo
Vera, licet niultis falsifîcata modis :
XJnica vera quidem, sed quae sit basis eanun
Rerum, quas falso dieimus esse aliquid...
Partibus internis nil nisi motus inest.
Vita, vers 109-114 ; v. 118. Opéra, t. I, p. lxxxix).
5. Vita, vers 127-129. Opéra, t. I, p. xc.
6. T. Tônnies a publié ce Short Tract en appendice du livre : The Eléments of Latv
natural and politic (dont il sera bientôt question), Londres, 18S9, Appendix, p. 193--"
210.
7. Tônnies, dans Vierteljahrsschrift fi'ir ivissenschajtllche Piiilosophie, 1879, T. II,
1). 463, § 9. _
I. — PREMIERES ANNEES. PRECEPTORAT ET VOYAGES 2ti
C'est plus tard et peu à peu, que le plan de notre philosophe s'élar-
git ^ : de la Physique il étendit l'explication mécanique à la Psycho-
logie, à la Morale et à la Pohtique. a II se plonge dans ces études «.
Une fois cette extension réahsée dans son esprit, Hobbes vit apparaître
les grandes Hgnes de sa trilogie ; De Cor pore, de Homine, de Cive '^.
Tout s'enchaîne ; une Physique mécanique prépare Une Psychologie
sans volonté Ubre, ce qui conduit naturellement à une Éthique égoïste
et utihtaire, dont la doctrine de l'absolutisme en Politique est le digne
couronnement.
Quand Hobbes et son pupille revinrent en Angleterre (1637),
l'horizon pohtique commençait à sassombrir. Le procès retentissant
fait à Hampden pour refus de payer l'impôt destiné aux dépenses
de la flotte (Ship-money), la révolte d'Edimbourg pour repousser
l'Épiscopalisme et la hturgie anglicane que Laucl prétendait imposer
à FÉcosse, la signature du Coverijjnt ou pacte par lequel les opposants
s'engageaient à défendre le Presbytérianisme et les libertés nationales,
l'attitude décidée des Covenantaires qui força Charles I^'" à signer la
paix de Berwick, autant d'événements qui vinrent troubler la quiétude
de notre philosophe.
Par suite de sa situation dans la famille de Devonshire, Hobbes se
trouva en contact avec les chefs les plus modérés du parti royahste,
tels que Falkland et Hyde. Ému des symptômes qui faisaient présager
3e graves dangers pour la prérogative royale et la paix pubhque,
il se mit à écrire « un petit traité en anglais » pour prouver « que les
pouvoirs et les droits mis en question étaient liés à la Souveraineté
par une connexion inséparable. Cette défense de la monarchie ne fut
pas imprimée ; cependant nombre de gentilshommes en eurent des
copies. On parla beaucoup de l'auteur, et sa vie eût été en péril, si sa
Majesté n'avait pas dissous le Parlement » ^.
L'opuscule avait pour titre ; The Eléments of Law natural and politic
(Eléments de la Loi naturelle et politique) (1640). La théorie du mou-
vement est à la base de l'ouvrage : mais l'auteur n'entre dans le détail
de ses idées que pour la nature de l'homme et les principes de l'ordre
social. C'est une réduction de sa Psychologie et de son Éthique ci\al6
et pohtique. Dix ans plus tard (1650), les Eléments furent édités
à Londres (probablement d'accord avec l'auteur) en deux parties
séparées, sous ces titres distincts ; Human Nature (La Nature humaine,
composée des treize premiers chapitres). — De Cor pore politico (Le
1. Vita, vers 131-138. Opéra, t. I, p. xc.
2. His ego me mei-si studii-s. Xam piiilosophaudi
Corpus, Homo, Civis continet omne geni.s.
(V'ita, vers 137-138. Opéra, t. I, p. xc).
3. ... Mr Hobbes wrote a little treatise in Englisli, wherein he did set fortli and
demonstrate that the said power and rights were inseparablj- annexed to sovereignty...
Of his treatise, though not printed. many gentlemen had copies, which occasioned
much talk of the aiithor ; and had not his Majesty dissolved the Parlianient, it had
brought him in to danger of his life (Hobbes, Considérations upon the réputation,
loyalty, manners and religion of Thomas Hobbes written hyJtimself b>j waij oj Ittter to
a learned person, Works, t. IV, p. 414).
278 ARTICLE III. — CHAPITEE T. — BIOGRAPHTE DE HOBBES
Corfs 'politique, comprenant le reste des chapitres) ^. En tête de VHu-
man Nature on lit une Epître dédicatoire de Hobbes, en date du 9 mai
1640, adressée au comte de Newcastle, gouverneur du Prince héri-
tier, le futur Charles II.
Le Court Parlement, qui avait été réuni le 3 aviil 1640, fut dissous
après vingt-trois jours d'existence. La lutte était déclarée entre la
Royauté et les Communes. Dans la nouvelle assemblée, dite le Long
Parlement, la politique royale eut des adversaires résolus, surtout parmi
les puritains et les presbytériens. A leur demande, les officiers de la
Couronne, accusés de participation à des mesures illégales, furent
poursuivis comme « délinquants ». Le ministre Strafford, « le grand
délinquant », figurait en tête de la liste. Hobbes prit peur et se réfugia
précipitamment à Paris. Les historiens anglais jugent assez sévèrement
cette fuite. Il leur semble difficile d'admettre que le philosophe roya-
liste ait eu à redouter alors le ressentiment des leaders de l'opposition
parlementaire et couru un réel danger ^. Sans doute sa vive imagina-
i tion et sa timidité naturelle furent pour quelque chose dans cette
détermination.
1 Quoi qu'il en soit, notre fugitif arrivait à Paris <( toujoiu-s aimé » ',
! vers la fin de 1640. Il devait y 'rester onze ans (1640-1651).
IL — L'EXIL EN FRANCE (1640-1651)
Tandis que l'Angleterre était, violemment secouée par la tempête
^ pohtique, la France jouissait de la paix sous le gouvernement éner-
^ gique de RicheUeu. L'exilé volontaire fut cordialement accueilh par
Mersenne et le cercle de savants qu'il avait déjà fréquentés lors de son
précédent voyage, et qui continuaient tranquillement leurs paisibles
recherches. La révolution, qui commençait dès lors à remuer les esprits,
avait un caractère purement philosophique. Descartes avait pubhé
(1637) son Discours de la Méthode, et les Méditations sur la Philosophie
pi'emière allaient bientôt paraître. Du fond de sa retraite hollandaise,
le philosophe français les avait communiquées à Mersenne, le priant
de solliciter autour de lui des remarques et des objections. Hobbes
survenait à point ; aussi le Père lui demanda-t-il de mettre par écrit
ses observations, qu'il se chargeait de transmettre à Descartes. Ce
fut l'origine d'une polémique, dont nous parlerons bientôt avec
quelque détail*.
1. Ferdinand Tônnies a édité l'ouvrage sous sa forme première et avec son titre
originel (The Eléments of Law natvral and politic, Londres, 18S9), d'après les manuscrits
qu'il a trouvés au British Muséum (Harleian Ms. 6796, fol. 297-308) et au château
dé Hardwick, où la famille de Devonshire conserve les papiers de Hobbes. Cf. Préface,
p. VIII-IX.
2. That be [Hobbes] was in any actual danger from the resentment of the parlia-
mentary leaders, it is diiïicvdt to suppose... (George Croom Rorertson, Hobbes,
Ch. V, p. 52, Londres, 1910).
3. Jamque in procinetu belluni etetit, Horreo spectans
Meque ad dilectajn confero Lutetiam.
{VUa, vers 149-150. Operd, t. I, p. xc).-
4. Cf. infra, chapitre IL p. 302.
II. — l'exil en niANCE 279
Ce démêlé avec le plus giand métaphysicien de l'époque détourna
un moment Hobbes de ses études personnelles. Libre de ce souci,
il y revint avec empressement. Le résultat de cette activité, pendant
sa première année d'exil, fut la composition du De Cive. Ce Uvre, dont
la dédicace au comte de Devonshire, son ancien élève, est datée du
l^r novembre 1641, parut en 1642 à Paris. Dans le plan logique de la
trilogie projetée, il ne vient qu'en dernier lieu. Les circonstances,
nous confie-t-il, l'obligèrent à le publier avant le De Corpore et le
De Homine. Les questions brûlantes des droits du pouvoir souverain '
et de l'obéissance due par les sujets étaient fiévreusement discutées
en Angleterre ^. C'est donc pour soutenir la royauté aux prises avec
le Parlement que le philosophe absolutiste précipita la pubHcation
du De Cive, qui forme la 3^ Section de ses Elementa Philosophiœ.
Il est divisé en trois parties : Liberté, Empire, Religion. Hobbes y traite
de l'état de nature, qui est un état de Uberté sauvage et de guerre
continuelle de tous contre tous ; puis, de l'origine de la société au
moyen d'un contrat, de la souveraineté absolue et indivisible de
l'État, qu'il soit monarchique, aristocratique ou démocratique,
souveraineté qui s'exerce sur le spirituel aussi bien que sur le tem-
porel ; enfin, dé la conformité de la doctrine précédente, prouvée
jusqu'ici par la raison, avec les enseignements tirés de la Sainte Écri-
ture. " ' »
~ Dans une lettre au comte de Devonshire, où il ^ait allusion à un
incident entre le Parlement et les évêques, Hobbes écrit : « L'expé-
rience nous enseigne (c'est pour moi une chose certaine) que la riva-
hté pour la prééminence entre le pouvon spirituel et le pouvon civil
a été, dans ces derniers temps, plus que n'importe quoi au monde,
la cause des guerres civiles siu' tous les points de la chrétienté » ^.
Il n'a trouvé d'autre remède, pour prévenu^ le mal, que l'absoiption
de l'Éghse par l'État, remède pire que le mal, renouvelé du paganisme.
Hobbes, dans le De Cive, reproduit, mais avec plus d'ampleur et
u«i style moins sec, la théorie du pouvoir qu'il avait déjà largement
esquissée dans le De Corpore poUtico. En 1647, il donna, à Amsterdam,
par les soins empressés de Sorbière ^, une nouvelle édition du De Cive ^,
enrichie de notes importantes et précédée d'une Préface aux Lecteurs,
où il justifie les principes fondamentaux de sa doctrine poHtique et
trace le plan général de sa Philosophie.
1. ... Accidit interea patriam meam, ante annos aliquot quana bellura civile exardes-
ceret, qusestionibiis de jure Imperii et débita civiiim obedientia, belli pi'opinqui prîe-
cursoribus, fei-A'escere. Td qiiod partis hiijiis tertise, cœteris dilatis, niaturandse absol-
vendœque causa fuit. Itaque factuni est ut ciuae ordine ultima esset, tempore tamen prior
prodierit ; praesertim cum eam, principiis propriis experientia cognitis innixam, prœ-
cedentibus indigere non \nderem. (De Cive, Prsefatio ad Lectores . C'pera. t, II. p. 151.)
2. But I am sure that expérience teaches tlius niuch that the dispute for [precedence]
befvreen the spirituall and the civil! power has of late, more than any other thing in
the world, been the cause of civill wars in ail places of Christendome. » (Lettre au comte
de Devonshire, 2 août 1641. IVIolesworth la reproduit en fac-similé à la fin du tome XI
des English Works).
3. Cf. s^i'pra, p. 214 scjq.
4. De Cive, Cf. Opéra, t. II, p. 133-432.
280 ARTICLE III. — CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
Nous avons déjà raconté avec quelle admiration excessive le De Cive,
dès sa' première apparition, fut accueilli, notamment par Mersenne
et Gassendi ^. Hobbes a naturellement enregistré ce succès obtenu
parmi les « doctes » ^.
Ayant rempli ce qu'il regardait comme un grave devoir poli tique ^
Hobbes put se livrer en paix à ses études scientifiques et préparer
les matériaux de son Traité fondamental De Corpore, qui devait former
la 1^^ Section de ses Eléments de Philosophie ^. Mersenne l'aida dans
ses investigations. Bien plus, cet ami dévoué poussa la complaisance
jusqu'à insérer dans ses propres ouvrages deux opuscules de Hobbes,
en 1644. Il publia, dans son Optique, le Tractatus opticus du philo-
sophe anglais, et, dans la Préface de sa Balistique, un résumé de la
théorie par lac^uelle Hobbes explique mécaniquement les opérations
de l'âme *.
Pendant ce temps l'armée royale, d'abord défaite à Marston Moor
(1644), fut mise en pièces à Naseby (1645). Hobbes vit grossir sans
cesse le nombre des réfugiés royalistes. Parmi eux se trouva le vaincu
de Marston ^Nloor, le marquis de Newcastle, auquel, alors comte,
il avait dédié ses Eléments of Laïc. Durant l'été de 1646^, le jeune
prince de Galles, venant de Jersey avec un cortège nombreux, rejoignit
en France le marquis de Newcastle, son ancien gouverneur. Louis XIV
offrit pour résidence au royal exilé le château de Saint-Germain-en-
Laye, près de Paris.
Hobbes se disposait à suivre dans le Midi de la France l'un de ses
plus chauds admirateurs, (( un noble Languedocien » ®, quand, sur la
recommandation du marquis de Newcastle, il fut nommé professeur
de mathématiques du prince de Galles. Force lui fut donc de s'établir
à Saint-Germain ; mais il n'exerça pas longtemps ses fonctions pro-
fessorales, car, au printemps de 1648, son royal élève passait en Hol-
lande. Une grave maladie survenue en 1647 l'avait d'ailleurs forcé
de les interrompre ". On le crut en danger. Le Père Mersenne vint le
1. Cf. supra, p. 214-216.
2. Postque duos annos eclo De Cive libellum.
Qui plticuit doctis, et noviis omnis erat.
[Vita, vers 151-152. Opéra, t. I, p. xi). ' .
3. Cf. Vita, vers 159 sqq. Opéra, t. I, p. xci.
4. Voir la liste des Œuvres de Hobbes, à Tannée 1644, p. 298.
5. Quo tempore (1646) prœvalentibus Parliamentariis, multi eorum, qui partes
regias sequuti erant, et in illis Princeps Wallisê (qui nunc est rex Anglise), Parisios
confluxerunt (Th. Hobbes MALivrESBURiEXSis Vita, t. I, p. xv).
6. ... Hortatu amici cujusdam Nobilis Languedoeiani... (Th. Hobbes Malm. VitOr
Opéra, t. I, p. xv). Hobbes ne désigne pas autrement cet ami. Mais M. Croom Robertson
suppose avec raison qu'il s'agit de du Yerdxjs. C'est à lui que Hobbes adressa sa
Vita carminé expressa (où il parle de Verdusius, v. 369, circa finem) et dédia son ou-
vrage : Exarninatio et Emendatio Mathematicœ hodiemœ, Londres, 1660. Du Verdus a
traduit les deux premières parties du De Cive sous ce titre : Les Elemens de la Politique
de Monsieur Hobbes, Paris, 1660. — M. Croom Robertson a trouvé au château de
Hardwick beaucoup de lettres de du Verdus. Cf. Hobbes, p. 62, note 2.
7. G. BuRNET accuse le duc de Buckingham, qui avait commencé à corrompre l'esprit
du prince de Galles, le futur Charles II. d'avoir mis près de lui Hobbes pour achever
le travail de corruption. « Pour compléter l'œuvre, il donna Hobbes au prince sous
prétexte de lui enseigner les mathématiqiies. Mais le professeur développa en même
II. — l'exil en FRANCE 281
visiter. S 'étant assis près du lit du malade, il lui adressa quelques
mots de consolation ; puis, il commença à disserter sur le pouvoir
qu'avait l'Église romaine de remettre les péchés. Mais, l'interrompant
bientôt, Hobbes lui aurait répondu : « ^lon Père, j'ai débattu, depuis
longtemps déjà, tous ces sujets avec moi-même. Il me serait pénible
de reprendre maintenant la même discussion. Vous avez des choses
plus agréables à me dire. Quand avez-vous \u Gassendi ? ^ » Le zéJé
visiteur n'insista pas. Quelques jours après se présenta le Docteur
Jean Cosius, ministre anglican, qui proposa au malade.de prier Dieu
avec lui. Hobbes y consentit volontiers, à condition que le ministre
se servît du Prayer-book anglais -. Quand, plus tard, le clergé l'atta-
quera comme athée et hérétique, il ne manquera pas, pom" prouver
la sincéi'ité de sa foi. de faire appel au témoignage de Cosius, alors
évêque de Durham ^.
Hobbes perdit, en 1648, son meilleur ami, le Père Mersenne. A sa
mort, le cercle scientifique, dont il était le centre, se dispersa. C'était
pour notre philosophe une ressource de moins. Mais il avait ample-
ment de quoi occuper ses loisirs. Depuis plusieurs années, il avait
projeté d'écrire en anglais un grand ouvrage, le Léviathan, où il voulait
donner une vue d'ensemble des idées, déjà indiquées dans The Elé-
ments of Laïc et le De Cive, et surtout développer ce qui regarde les^
rapports de l'Éghse et de l'État.
Pendant que Hobbes composait le Léviathan dans le calme studieux
de sa retraite, de graves événements s'accompHssaient en Angleterre.
L'influence grandissante des indépendants, dont Cromwell était le
chef entreprenant, la chute définiti\e du parti presbytérien après
l'échec des Écossais pour rendre au roi son pouvoir, l'exécution de
Charles. 1^1' (30 janvier 1649), avaient complètement changé la face
des afïah'es politiques. Ces changements ne furent pas sans influence
sur les desseins de Hobbes. A la fin de 1649, il songe déjà à retourner
dans son pays : « Pour mon âge (il a soixante ans passés), écrit-il à
Gassendi, je me porte assez bien et je me ménage, me réservant pour
temps devant lui ses doctrine.s relatives à la religion et à la politique. Elles firent sur
l'espi'it du prince une impre.s.sion profonde et durable. C'est donc le duc de Buckingham
qui est surtout digne de blâme, parce qu'il est responsable des mauvais principes et
des mœiu-s dissolues du roi. ^ And to compleat tlie matter, Hobbs was brought to hini
[le prince de Galles] under the pretence of instructing him in matliematicks. And he
laid before him his schemes, both with relation to religion and politicks, which made
deep and lasting impressions on the King's mind. So that the main blâme of the King's
ill principles and bad morals \vas owing to the Duke of Buckingham (G. Burxet,
History of his oicn time. T. I, Li%Te II, p. 100, Londres, 1724). On peut se demander si
Burnet n'esagèi-e pas l'influence pernicieuse de Hobbes, quand on se rappelle que le
prince refusa l'hommage du Léviathan. Cf. injra, p. 333.
1. Is pMersennus] lecto assidens (post exordium consolatorium) de Potestate Ecclesiae
Romanœ peccata remittendi aliquantisper disseruit ; cui ille [Hobbesius] : Mi Pater
(inquit), hœc omnia jamdudutn mecum dispiitavi. Eadem disputare nunc molestum erit.
Hobea, quœ dicas, amœniora. Qiiando vidisti Gassexdtjm ? fVita, Opéra, T. I, p. xvi).
2. Th. Hobbes, Vita..., Opéra, t. I. p. xvr. — Cf. Aubrey (Lifes..., T. II, p. 624-
625) tourne autrement cette anecdote.
3. Hobbes : Qualis autem eram in ipso mortis pêne articulo, testem cite reverendis-
simum virum Episcopum Dunelmeneusem (Hobbes, Probîemata physica, Dedic. ad
Regem, Opéra, t. IV, p. 303).
282 ARTICLE III. — CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
mon retour en Angleterre, si faire se peut » ^. De la part du rigide
défenseur des prérogatives royales, un tel esprit de retour, en" un
pareil moment, semble assez étrange. Sans doute, il considérait la
cause royale comme perdue à jamais. Il note, dans sa Vie, qu'à cette
époque chacun était libre d'écrire et d'imprimer ce qu'il voulait sur
les questions théologiques ^. Cette perspective de hberté spéculative
était peut-être pour lui un nouveau motif de rentrer dans sa patrie.
Quoi qu'il en puisse être, il jugea convenable de préparer son retour
en pubhant coup sur coup plusieurs de ses ouvrages à Londi^es même.
Ce furent ses précurseurs. L'année 1650 vit paraître et VHwnan
Nature ^ et le De Corjxtre politico * dont il a été déjà question ^.
En 1651, c'est le tour d'une traduction anglaise du i)e. Cwe sous ce
titre : Philosophicall rudiments concerning Government and Society
( Rtidinients philosophiques concernant le Gouvernement et la Société),
et de son chef-d'œuvre : Leviathan or the Matter, Forme and Poiver
of a Common-Wealth ecclesiasticall and civill (Leviathan ou la
Matière, la Forme et le Pouvoir d^un Etat ecclésiastique et civil).
Ce nom mystérieux de l'animal monstrueux décrit par Job, la
composition symboHque placée en tête de l'ouvrage, la nature brû-
lante des questions traitées, le style lucide, nerveux, \dvant de l'au-
teur, étaient bien faits pour piquer la curiosité. « Ce grand Lévig.than,
qu'on appelle RépubUque ou État (en latin Civitas) est une œuvre
créée par l'art, une œuvre artificielle » ^.
L'ouvrage est divisé en quatre Parties : I. L'Homme. L'auteur y
traite des facultés de l'homme, de la religion et des lois naturelles,
du Contrat. — II. L'État. Hobbes y examine les questions suivantes :
comment et par quels pactes l'État est constitué ; quels sont les droits,
le pouvoir ou l'autorité du Souverain ; en qui réside le pouvoir sou-
verain ; ce qui le préserve ou le dissout. — III. L'État Chrétien.
Ici l'auteur, interprétant à sa façon la Sainte Écriture et la Théologie,
expose ce qu'il entend par la religion chrétienne. — IV. Le Royaume
DES TÉNÈBRES. Hobbcs énumère les causes qui ont obscurci l'éclat
de la religion : Fausse interprétation de l'Écriture. — Démonologie et
1. Ego pro aetat© satis valeo et mihi nimium indiilgeo, servans me, si forte contingat,
reditui in Angliam (Hobbes à 6assend>\ Paris, 21 septembre 1649. Opéra, t. V, p. 307).
2. Quanquam enim unicuique illo tempore scribere et edere Theologica, quae vellet,
liberum erat... (Vita, Opéra, t. I, p. x\t). Il ajoute qu'il n'a pas usé de cette liberté en
écrivant le Leviathan. Cette assertion est inexacte : la théologie contenue dans ce livre
a été au contraire vivement combattue, comme on le verra, et à juste titre, par des
membres autorisés de l'Eglise d'Angleterre.
3. Human Nature or the fundamental Eléments of Policy..., Londres, 1650. — Worka,
t. IV, p. 1-76.
4. De Gorpore politico or the Eléments of Law moral and politic..., Londres, 1650. —
Works, t. IV, p. 77-228.
5. Cf. svpra, p. 277-278.
6. For by Art is creat«d that great Leviathan called a Comnion-ueaUh or State, (in
latin Cimtas) ; vhich is but an artificiall Man. (Leviathan, Introduction, Works, T. III,
p. IX). Nous renverrons de préférence à la traduction latine que Hobbes fit paraître
en 1668, à Amsterdam, imrce qu'elle représente sa jjénsée définitive, eaiif dans le cas
où le texte anglais sera pkis expressif, comme ici, ovi offrii-a quelques difféi-ence no-
table.
II. — l'exil en fra>?ce 283
autres survivances des religions païennes. — Vaine Philosophie et
Traditions fabuleuses ^.
Couvrage fut en général mal accueilli. On comprend sans peine le
mécontentement des personnages ecclésiastiques des diverses confes-
sions, car voici l'une des thèses fondamentales : Le pouvoir spirituel
est subordonné au pouvoir temporel. De plus, l'exposition des dogmes
de la reUgion chrétienne et l'interprétation de la Sainte Écriture,
telles que le Léviathan les présente, sont tellement imprégnées de ratio-
nalisme cj^ue les Théologiens de l'ÉgUse d'Angleterre devaient nécessai-
rement les combattre ^.
On s'étonne au contraire que le livre n'ait pas trouvé parmi les
royalistes une chaleureuse approbation, car l'auteui' y^ affiche ses pré-
férences pour la monarchie absolue. Mais ils se persuadèrent que tels
passages justifiaient la conduite de Cromwell ^. Certains même insi-
nuaient que Hobbes les avait écrits pour facihter son retour en Angle-
terre. Cette insinuation devint plus tard une accusation formelle sous
la plume d'Edouard Hyde, comte de Clarendon. C'était un vieil ami
de Hobbes. Revenant d'une ambassade en Espagne, il s'arrêta à Paris
en 1651. Hobbes alla le visiter au moment où le Léviathan s'imprimait
à Londres. Xotre philosophe s'empressa de lui signaler quelc^ues échan-
tillons des idées qu'il y développait. Surprise de lord Clarendon,
qui ajoute dans son récit : « Je lui demandai pomTjuoi il voulait pubUer
une pareille doctrine. Après un discours moitié plaisant, moitié «érieux,
il me répondit : « La vérité est que je songe à rentrer dans mon pays *. »
Clarendon n'a rapporté cet entretien que vingt ans plus tard, dans mi
livre plein d'animosité contre le Léviathan. N'est-il pas ATaisemblable
\. Le Léviathan anglais se termine par un Résumé et une Conclusion (A Revieto and
Conclusion). Dans le Léviathan latin, ce résumé et cette conclusion sont remplacés par
un Appendice où Hobbes s'efforce de prouver que ses doctrines religieuses sont ortho-
doxes. — La troisième et quatrième Parties du Léviathan (UEtat Chrétien et Le
Royaume des ténèbres) reposant s\ir l'Ecriture Sainte et la Théologie, il n'en sera parlé
qu'incidemment dans cette Histoire des idées pliiiosopluques.
2. Léviathan clerum at totiuTi mihi fecerat hostem ;
Hostis Theologum nidus uterque fuit.
Xam diun Pajoalis Regni contrecto tuniorem,
Hos, hcet abseissos, Isedere visus eram.
Contra Léviathan, primo, convicia scribunt,
Et causa, ut tanto plus legeretur, erant.
( Viia,,., vers 241-246, Opéra, T. I, p. xciv),
Hobbes raconte lui-même que les ministres anglicans, qui avaient l'oreille du public,
« lancèrent siu* lui ordures et caloiTinies dans leurs sermQns et leurs meetings privés. »
(Besides the dirt and slander cast on him in sermons and private meetings). Cf. Of
Liberty and Necessity... : The Epistle to the Keader, Works, t. TV, p. 237.
3. Nam Régi accuser falso, quasi facta probarem
Impia Cbomwîxij, jus scelerique darem.
(Vita..., vers 217-218, Opéra, t. I, p. xciii).
4. ... I asked him why he would pxiblish such doctrine ; to which, af ter a discourse
between jest and earnest upon the subject, he said : The truth is, 1 hâve a mind to go
home. (Edwabd Hyde, earl or Clarendon, A brief view and svrvey of the dangerous
and pemicious Errors to Church and fState in JSIr. Hobbcs's bock entifled Léviathan,
Introduction, p. 7-8, Oxford, 1676).
284 ARTICLE III. CHAPITRE I. BIOGRAPHIE DE HOBBES
qu'après un si long temps écoulé sa mémoire infidèle et influencée
par la passion a transformé en assertion catégorique ce qui n'était
qu'une boutade, dans la bouche de Hobbes ? Ce qui rend plausible
cette interprétation, c'est que notre exilé n'avait pas besoin de ce
passeport pour retourner dans sa patrie. La doctrine formulée dans le
Léviathan, il l'avait déjà nettement formulée dans le De Cive et le
De Corpore politico. Il est partisan du pouvoir absolu ; mais, malgré
sa prédilection marquée pour la monarchie, il soutient dans ses ouvrages
antérieurs que le pouvoir absolu peut aussi exister légitimement
sous la forme aristocratique ou démocratique. D'ailleurs, « l'obhga-
tion des sujets envers le souverain dure aussi longtemps et non plus
que la puissance par laquelle il est capable de les protéger » ^. Cette
affirmation, qui s'applique au Souverain, quel qu'il soit, monarque
ou assemblée, n'est que la conséquence logique des principes posés
par Hobbes ^.
Après la restauration monarchique fl660), les adversakes de Hobbes
ne se firent pas scrupule de réveiller cette querelle et de l'exploiter
contre lui. Mais, loin de modifier sa doctrine, il l'affirme de plus belle,
dans son autobiographie, quand il annonce en ces termes le Léviathan,
où le No7nine,sub quovis attire l'attention :
Militât ille Liber nunc Regibus omnibus et qui
Nomine sub quovis regia jura tenent ^.
Une fois rétabli sur le trône, Charles II ne tint pas rigueur à Hobbes.
Il n'en fut pas de même, à l'apparition de l'ouvrage, quand le prince,
encore exilé, vivait au miUeu des courtisans qui l'avaient suivi à Saint-
Germain. L'auteur commit l'imprudence d'en faire présenter un exem-
plaire '^ au jeune roi. Le royal élève refusa de recevoir son ancien pré-
cepteur. Cependant le marquis d'Ormond le prévint qu'il était sous
le coup d'une grave accusation de déloyauté et d'athéisme. Le clergé
de France n'avait pas vu sans indignation un écrivain, depuis onze ans
notre hôte, se permettre dans le Léviathan des attaques injustes et
inconvenantes contre la rehgion cathohque et la Papauté ^. S'il faut
en croire Clarendon, « on l'engagea secrètement à s'enfuir de Paris,
pour échapper à la justice qui avait décidé son arrestation » ^.
Hobbes se hâta de partir. C'était un vieillard de soixante-quatre ans.
1. The obligation of subjects to the Sovereign is understood to last. as long, and no
longer, than the power lasteth, by which he is able to protect them (Léviathan. C. XXI,
Works, t. III, p. 208).
2. Cf. infra, p. 394-395.
3. Vita, vers 201-202, Opéra, t. I, p. xcii.
4. Certains croient qne le magnifique exemplaire manuscrit, qui est actuellement
au British Muséum (Egerton, mss. 1910), est l'exemplaire présenté à Charles II.
5. « Hobbes a prétendu être revenu en Angleterre, parce qu'il n'était plus en sûreté
au milieu du clergé français. A-t-il parlé sérieusement ? Mieux qu'un danger imagi-
naire, sa situation dans l'émigration anglaise explique son départ : il était tombé en
disgrâce. (Ch. de Rémusat, Histoire de la Philosophie en Angleterre..., T. I, L. II,
Ch. V, p. 335).
6. Clarendon, A hrief inew.... Introduction, p. 8-9.
III. DÉKNIÊRES ANNÉES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 285
qiii avait été éprouvé par une seconde maladie au mois d'août ^.
Le voyage fut rude : « Froid rigoureux, neige élevée, vent piquant,
chemin raboteux, cheval qui secoue et bronche » ^. Le fugitif arri^'a
à Londres, à la fin de 1651. Il fit sa soumission au Conseil d'Etat qui
gouvernait l'Angleterre et comptait, parmi ses membres, Cromwell,
chargé de la guerre, et Milton, présidant aux relations extérieures.
La permission de vivre en simple particulier, privément, lui fut accor-
dée sans peine.
III. — DERNIÈRES ANNÉES (1651-1679). POLÉMIQUES.
TRAVAUX HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Hobbes avait encore vingt-huit ans à vivre. Il les passa en Angle-
terre, accueilli avec une bonté déférente dans la maison de son ancien
élève, !e comte de Devonshire, qui l'avait précédé dans la soumission
au gouvernement étabU. On s'attend sans doute à le voir couler
doucement ses vieux jours dans la paix d'une retraite studieuse.
C'est la période la plus agitée de sa longue vie. L^ne légion d'adver-
saires : politiques, théologiens, universitaires, mathématiciens, se
lèvent contre lui ^. D'un naturel combatif, il soutient sans faiblir
le poids d'une polémique sans cesse renaissante, tenant tête à cette
coalition jusqu'à sa mort. Nonagénaire, il compose et lance sa dernière
attaque, le Décaméron physiologique (1678).
La question du libre arbitre et de la prédestination était vivement
agitée en Angleterre. Désireux de s'instruire, le marquis de Newcastle
mit en présence Bramhall et Hobbes et les fit discuter devant lui.
Le parti royaliste de la Haute ÉgUse avait embrassé l'Arminianisme *,
doctrine opposée au Calvinisme qui se recrutait surtout parmi les
puritains. Bramhall, étant arminien, soutenait le Ubre arbitre et repous-
1. " Je trouvai ce pauvre homme [^I. Hobbes] en assez mauvais état : ventre dur,
tranchées, vomissements, avec de telles douleiu-s qu'il avoit voulu se tuer. C'est un
philosophe stoïcien, mélancoliqite, et outre cela auglois. ) (Gui Patin à Falconet, Paris,
22 sept. 1651. Edit. Réveillé -Parise, T. II, p. 593-594, Paris, 1846).
2. Frigus erat, nix alta, senex ego, ventus acerbiis ;
Vexât equus sternax et salebrosa via.
fVita, vers 227-228. Opéra, t. I, p. xciii).
3. Certant mecura Politici multi et Clerus de jure regio. Certant mecum de Geometria
Arithmeticorum genus quoddam novum, c.ijus proprium est unum sive in lineis. sive
in quadi-atis promiscue computare. Certant mecum de Physica e So?iis Greshamen-
sibus illi, quibus maxime creditiu- et sunt quasi reliquorum Magistri [allusion à
Wallis, Waro, BoYLE, WiLKiNS, Cf. m/m, p. 111]... Hi milii omnes inimici sunt.
(Hobbes, Dialogus pkyaicus de natura aeris.... Dédicace à S. Sorbière, Opéra, t. IV,
15. 236-237).
4. Secte protestante, fondée en Hollande par le théologien Jacqces Armikius
(1560-1609). Le théologien flamand François Gomar (1563-1641), ardent calviniste,
combattit les Arminiens. Persécutés par leurs adversaires, les Arminiens présentèrent
aux Etats de Hollande un mémoire défensif, intitulé Bcmonstrance : d'où le nom de
Bemo7itrants, qui leur fut donné depuis. Barxeveldt et Grotius soutinrent l'Armi-
nianisme. Le prince Maïu-ice d'Orange le fit condamner par le synode de Dordrechfc
(1618). Les persécutions redoublèrent et beaucoup d'Arminiens s'exilèrent, notam-
: lient dans le Holstein.
286 ARTICLE UI. — CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
sait la grâce nécessitante et l'odieuse prédestination admises par Calvin.
Hobbes, au contraire, était nécessitarien à outrance, regrettant
seulement que la poHtique fût mêlée à une controverse religieuse
spéculative. Après la discussion, Bramhall remit au marquis un exposé
de ses vues, avec prière de le transmettre à Hobbes, pour qu'il y fît
réponse point par point. Le philosophe composa sa réphque,
intitulée : De la liberté et de la nécessité ^, sous forme de lettre au mar-
quis de Newcastle, datée de Rouen, le 20 août 1646. Son désir était
que cet échange d'idées ne sortît pas du domaine privé.
Mais voici qu'en 1654 un Français, admirateur indiscret de Hobbes,
fit imprimer à l'insu, mais sous le nom du philosophe, une copie de
sa répHque à Févêque Bramhall. Celui-ci, convaincu que la pubhca-
tion avait eu heu avec la connivence de l'intéressé, se plaignit vive-
ment qu'on n'y eût pas joint sa propre dissertation pour permettre
aux lecteurs de juger en connaissance de cause. Passant des paroles
aux actes, il se hâta de réparer cette lacune en opposant doctrine
à doctrine dans un ouvrage intitulé : Défense de la vraie Liberté des
actions humaines exemptes de toute nécessité antécédente ou extrinsèque ^.
L'Épître dédicatoire est également adressée au marquis de Newcastle.
Dans un langage, qui n'a rien de tempéré, Bramhall expose ses griefs
contre Hobbes, traite avec mépris l'écrivain anonyme qui a fait pré-
céder l'opuscule d'une préface malséante contre le clergé, et montre
enfin son horreur pour les principes du Léviatkan. Mais la réponse
elle-même est « une œuvre souvent habile et toujours très érudite.
Elle mérite d'être étudiée, non seulement à titre cFexposé soHde des
vues que l'auteur soutient, mais encore comme un bon spécimen de
défense scolastique « *.
Quoique harcelé par d'autres adversaires, Hobbes trouva le temps
et garda le sang-froid nécessaire pour composer un gros volume,
où il rappelle l'origine et le fond de la controverse, se justifie des
reproches personnels dont on le charge et réfute, paragraphe par para-
graphe, la « Défense » de Bramhall qu'il a reproduite tout entière.
Il y a déployé, au service d'une mauvaise cause *, une étonnante
fertihté de ressources : son style est hnipide, nerveux, tranchant ;
ses observations, souvent pénétrantes ; sa dialectique, toujours sub-
1. Of Liberty and Necessity : a Treatise, u-henin ail controversy concerning predesti-
-ruition, eleation, free-tvilL grâce, merits, réprobation, etc. is futly decided and cîeared in
answer to a Treatise written by. the bishop of Londonderry on the same subfect, Londres
] 654. — Cf. Works, t. IV, p. 229-278.
2» A Defence of the True Liberly af Human Actions from antécédent or extrinmc Neces-
sHy, Londres, 1655,
3. Tlie rejoinder, to M^hich the earlier pièces îed up, when it now appeared, was seen
to be long dx-awn out, and was a performance often élever and always very erudite.
It is wortby of being studied, not only as an effective statement of view it advo-
cates,, but as a good spécimen of Scholastic fence. (G. Croom Robertson, CIi. VU,
p. 165).
4. Nous exposerons plus bas (Cf. p. 360-363) les idées philosophiques de Hobbes
fiiu- la liberté, qyj'on trouve dans ses ouvrages antérieurs. Il est impossible de le suivre
ici dans le détail de sa poléïoiq^e avec Bramhall, parce que les arguments scriptnraires
et théologiqxies sont mêlés aux arguments rationnels.
m. DERNIÈRES ANNÉES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 287
tile et pressante ^. Il termine sa défense par cette fière déclaration :
« J'ai été publiquement offensé par beaucoup de gens que je ne con-
naissais pas. Je supposais que cette mauvaise humeur finirait par
s'épuiser. Mais, voyant qu'elle persiste, grandit et devient plus hau-
taine dans l'écrit auquel je réponds présentement, j'ai, à la fin,
jugé nécessaire de faire quelques exemples, en commençant par cet
évêque ^. »
Bramhall ne voulut pas que l'adversaire du libre arbitre ait le der-
nier mot. Il reprit donc sa docte plume pour a châtier les remarques
de Hebbes » ^. Celui-ci, en feignant d'ignorer l'existence de cette
nouvelle attaque, laissait supposer qu'au fond il la trouvait redou-
table. Son silence fut natui"ellement interprété comme un aveu d'im-
puissance. Mais à son ouvrage Bramliall avait ajouté un Appendice
considérable, qui avait pour titre : La capture du Léviathan, le Gh'and
Cétacé * : il y chargeait le philosophe des graves accusations d'athéisme,
de blasphème et d'impiété. Hobbes jugea bon de répondi'e à l'Appen-
dice. Cependant cette réponse, écrite dans un style mordant, resta
ensevehe dans ses cai-tons. Est-ce par motif de prudence ? Toujours
est-il qu'elle ne fut imprimée qu'après sa mort ^.
Les démêlés de Hobbes avec l'évêque Bramhall ne furent qu'un
incident mouvementé de sa vie. C'est contre les universitaires et les
mathématiciens qu'il soutint sa, grande lutte, lutte vraiment épique,
qui dura un quart de siècle. Il avait affaire à fortes parties : Wallis,
Ward, Boyle, Wilkins. Il serait fastidieux et sans profit de suivre
dans le détail cette interminable polémique, aujourd'hui dépourvue
d'intérêt ^. Qu'il suffise donc de marquer les principales passes d'armes.
Hobbes, on s'en souvient, avait gardé de l'enseignement reçu
à Oxford le plus fâcheux souvenu". Encore sous cette impression
défavorable cinquante ans après, il trace dans le Léviathan un tableau
poussé au noir de l'état des Universités. Il se plaint qu'on n'}^ enseigne
1. ^he Qu^tiwis concerning Liberty, Necessity and Chance, clearly stated and debated
between D^ Brameau. bishop of Derby and Thomas Hobbes oj Malmesbury, Londres.
1656, Cf. Works, t. V. — Leibniz a pris la }:eine de réfuter le livre de Hobbes dans-
ses Beflexians sur Vouvrage que JM. Hobbes a publié en anglais. De la liberté, de la néces-
sité et du hazanl. Cf. Œuvres, Edit. Cekhardt, t. VI, p. 388.
2. I bave been publicly injured by many of whom I took no notice, suppo.sing tbat
tlxat humour would spend itself ; but seeing it last and grovv liigher in this vvriting I no\r
answer, I thought it necessarj- at last to make of some of them, and first of this Bishop,
an example. (Hobbes, TAe questions concerning Liberty..., X" XXXVIII, Works,
T. V, p. 455).
3. Bramil^li.. Castigations of Mr. Hobbes's Animadver&ions m the case concerning
Liberty end l'niversal Necessity. With Appendix... Londres, 1658.
4. Bramhall, The Catching of Léviathan or the Cheat Whale, Londres, 1658.
5. An Answer to a Book published by Dr Bramhall, late biahop of Derby, called
« The Catching of Léviathan or the Great Whale », Londres, 1680. — Cf. Works, t. lY,
p. 279-384.
6. On peut voir, à la Bibliographie de Hobbes, p. 111, la liste des nombreux ouvrages
qu'il consacra à cette polémique. — On trouvera le récit détaillé de la lutte daais.
Croom Robertson, Hobbes, Ch. VII, p. 167-185.
288 ARTICLE Iir. CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
.pas la Philosophie, mais « l'Aristotélisme » ^, comme si Aristote n'était
pas'uri grand philosophe. On pourrait lui passer cette boutade à cause
du crédit excessif accordé à l'autorité du Stagirite, qui parfois, d'ail-
leurs, était alors mal compris. Mais comment lui pardonner d'avoir
écrit : « Jusqu'à ces derniers temps il n'y avait pas place pour la
géométrie dans les cours, parce qu'elle n'est bonne qu'à établir la
Vérité rigide. Et si quelqu'un, par la force de son génie naturel,
arrivait à la connaître avec quelque perfection, il était communément
regardé comme un magicien, et son art comme diabohque » ^.
Hobbes retardait singulièrement. Dès 1619, Henri Savile ^
avait fondé à Oxford des chaires d'astronomie et de géométrie. Au
moment où l'injuste censeur écrivait son Léviatkan, la chaire d'astro-
nomie était occupée par Seth W-ard ; celle de mathématiques, par
John Wallis * qui a laissé un nom honoré dans la science. Ces pro-
fesseurs éminents, auxquels Oxford devaieiit sa renaissance scienti-
fique, ne pouvaient laisser s'accréditer sans protestation cette critique
calomnieuse. A ces savants se joignit John Wilkins, directeur de
Wadham Collège, passionné, comme eux, poiu' le progrès dont Bacon
s'était fait le héraut.
L'attaque fut d'abord indirecte. Un chapelain de l'armée du Par-
lement, John Webster (Chaplain in ilie Army), dans le hvre intitulé :
Examen des Académies (1654) ^, avait porté sur les universités un
jugement inconsidéré, qui montrait que l'idée de Hobbes faisait son
1-2. And since the authority of Aristotle is only curieiit there, that study is not
jjroperly Philosophy (the nature whereof dependeth not on axithors) but Aristotelity.
And for Geometry, till of very late times, it had no place at ail, as being subservient
to nothing but rigid truth. And if any man, by the ingenuity of his owne nature, had
attained to any degi-ee of perfection therein, he Mas commonly thought a ÎMagician,
and his art diabôhcal ( Leviathan, Ch. XL\^, Works, t. III, p. 670-671). — Dans la
tradiiction latine du Léviatkan, publiée en 1668, Hobbes a supprimé ce trait final,
jDar trop invraisemblable. Cf. Opéra, t. III, p. 497, où il dit : In universitatibus... solse
scientiae mathematicae, non quod doctrinae christianfe contrarium aliquid confi-
nèrent, sed propter ignorantiœ et artium irreconciliabile dissidium, praetermissîe sunt.
3. Henry Savile, né à Bradley, près Halifax, le 30 novembre 1549, et mort à Eton,
le 19 février 1622, est un érudit distingué. Il fut élu Gardien du Collège ^Merton à Oxford
(1585) et Prévôt du Collège d'Eton (1596). Entre autres ouvrages, il a publié : une
Edition de Saint Jean Chrysostome, en 8 volumes, Eton, 1610-1612. — ■ ïhom.î:
Bradwardini, Archiepiscopl olim Cantuariensis, De Causa Dei corttra Pelagium et de
virtute causarurn, ad suos Mertonenses, Libri très opéra et studio Di H. Savilii ex scriptis
codicibus nunc primum editi, Londres. 1618. — Dans le Préambule de Pacte de fondation,
daté de 1619, de deux chaires, l'une de Géométrie, Pautre d'Astronomie, il déclare
que cette fondation a pour but de remédier à l'abandon dans lequel ces sciences étaient
tombées en Angleterre. Les titulaires pouvaient être des étrangers. Lui-même, en 1620,
fit les premières leçons. Il publia l'année suivante ses Prœlectiones tresdecim in prin-
^ipium Elementorum Euclidis. — Cf. A. Wood, Historia et Antiquitates Universit^tis
Oxoniensis, T. I, p. 324, à l'année 1619. Oxford, 1674.
4. J. Wallis (1610-1703), docteur en théologie, était ministre iirotestant. Cf. Opéra
mathetrmtica, 3 vol. Oxford, 1693-1699.
5. John Webster, Academiarum Examen, or the Examination of Académies : Wherein
is discussed and examined the matter, method and customes of academick and scholastick
Learning, and the Insufficiency thcreof discovered and laid open ; as also some expédients
proposed for the Reforming of Schools... Londres, 1654. — Webster (1610-1682) se
lit conformiste. Il devint célèbre comme prédicatem*.
lU. DERNIÈRES ANNÉES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 289
chemin. Ward lui répondit par sa Défense des Académies ^. L'ouvrage
est suivi d'un Appendice, où les affirmations de Hobbes sont réfutées.
Wilkins avait adressé à Ward une lettre ^, où il reproche à Hobbes
son arrogance et sa partiahté et l'accuse même de plagiat en matière
scientifique. Ward reprend cette accusation, se moque des prétentions
du Léviathan et décoche enfin, comme une flèche empoisonnée, cet
avis menaçant : lorsque Hobbes aura hvré au public ses travaux en
géométrie, il s'apercevra qu'à Oxford on est en état de les comprendre
et de les juger avec plus de compétence qu'il ne le souhaitera ^. Cette
prévision ne va que trop se vérifier pour la honte du philosophe
obstinément fourvoyé dans les mathématiques.
Hobbes ne tarda pas à fournir à ses adversaires l'occasion qu'ils
guettaient de le prendi-e en défaut. Vers le miheu de 1655, il publiait
le De Corpore, depuis si longtemps promis et attendu *. Formant la-
première Section de ses Eléments de Philosophie ^, le De Corpore expo-
sait les idées fondamentales, sur lesquelles repose le système hobbein.
Ward et Walhs se partagèrent la besogne. Ward s'attacha spécia-
lement aux questions physiques et philosophiques ^. Les questions
1. Seth Ward, Vindiciœ Academiarum containing some briefe animadversions upon
Mr. Webster's BooJc stiled : The Examinatiôn of Académies. Together with an Appendix
concerning ivhat AI. Hobbs and M. Dell hâve published on ihis Argument [avec une Epître
préliminaire, signée N. S., qui est de Wilkins], Oxford, 1654. — Ward devint évêque
d'Exeter, puis de Salisbin-y.
2. Cette I^ettre est placée en tête du livre de Ward ; elle n'est signée aussi que des
lettres N. S., les deux dernières du nom de Wilkins. — Wilkins (1614-1672) devint
évêque de Chester. — Wilkins et Ward après lui prétendent que Hobbes avait tiré sa
théorie de la sensation des notes du mathématicieii Werner, son contemporain.
3. Hobbes, dans sa réponse à Bramhall, a décoché, en passant, ce trait dédaigneux
contre l'auteur des Vindiciœ : « Si l'une ou l'autre des universités s'était jugée lésée
par mes critiques, je crois qu'elle aurait autorisé ou désigné quelqu'un de ses membres,
parmi lesquels il en est de beaucoup plus capables que lui, pour faire valoir ses revendi-
cations. Mais ce Vengeur (semblable aux petits chiens qui, pour plaire à leurs maîtres,
en faisant montre de vigilance, ont coutume d'aboyer indifféremment contre les étran-
gers, jusqu'à ce qu'ils soient tancés vertement), sans provocation de ma part, et sans
mandat, s'est jeté sur moi. » (If either of the Universities had thougth itself injured,
I believe it could hâve authorised or appointed some member of theirs, whereof there
be many abler men than he, to hâve made their vindication. But this Vindex (as little
dogs to please their masters use to bark, in token of their sedulity. indifferently
at strangers, till they be rated off) improvoked bj^ me hath fallen upon me «ithout
bidding. (Hobbks, The Questions concerning liberty necessity and chatice..., N" XXXVIII
Works, p. 454-455).
4. Tandem etiam absolve librum De Corpore, cujus
Materies simul et forma geometrica est.
(Vita, vers 257-258. Opéra, t. I, p. xciv).
5. Elementorum Philosophiœ Sectio prima : De Corpore, Londres, 1655. — Cf. Opéra,
t. I. — On en trouvera le résuiué plus loin, p. 313-339.
6. S. Ward, In Thom^e Hobbii Philosophiam Exercitatio Epistolica, ad amplissitnum
eruditissimumque Virum Joh. 'W'ilkinsium, Collegii Wadhamensis Gardianum. Cui
aubjicitur Appendicula ad calumnias ab eodem Hobbio fin sex Documentis nuperri?ne
editls ) in authorem congestas, responsoria, Oxford, 1656. — Cf. Hobbes, M'orks, t. IV,
p. 435 ; t. V, p. 454. — Dans V Exercitatio, divisée en 6 Sections, Ward traite successive-
ment : De Computatione hobbiana — De Philosophia prima — De Physica hobbiana —
De Homine hobbiano — - De Cive hobbiana — De Rcligione hobbiana. — h'Appendicide va
de la page 345 à 359. On jugera de l'aménité de la polémique par l'extrait suivant : ... Li-
bellum edidit [Hobbius] (sub nomine Sex Documentorum adutrumque Profeasorem ( Geo-
19
290 ARTICLE III. CHAPITRE I. BIOGRAPHIE DE HOBBES
mathématiques revinrent naturellement à Wallis. C'est lui qui porta
les coups décisifs. Doué d'une extraordinaire puissance d'analyse,
il excellait à disséquer une œuvre pour en faire saillir les contradic-
tions. Dans son terrible (( Elenchus de la Géométrie hobienne » ^,
il en relève impitoyablement les à peu près, les inexactitudes, les
erreurs, on peut dire, les énormités, car l'inconsidéré philosophe
s'acharnait à poursuivre la solution de problèmes impossibles, comme
la quadrature du cercle ^. 'L'Elenchus est écrit dans le style incisif
et mordant des pamphlets, et l'auteur ne craint pas de dire que la
lecture des parties scientifiques du De Corpore a tour à tour provoqué
en lui des sentiments de colère, d'hilarité et de compassion ^.
Vers le miheu de 1656 Hobbes fit imprimer la traduction anglaise
du De Corpore *. Il en profita pour ajouter en Appendice un opuscule
où il affichait, dans le titre même ^, la prétention de donner des leçons
aux deux professeurs de Mathématiques, Ward et Walhs, qui avaient
ridicuHsé ses élucubrations scientifiques. Ce fut le signal d'une lutte
nouvelle, où notre philosophe n'eut point l'avantage.
Ces querelles cependant n'absorbaient pas tout entière l'activité
de l'infatigable vieillard. En 1658, il pubha la seconde Section de ses
Eléments de Philosophie : le De Homine ^, où il s'aventure encore sur
le terrain nlathématique. Sa trilogie, dont la dernière Partie (le De
Cive) avait paru dès 1642, était enfin au complet.
Comme s'il n'avait pas assez d'adversaires, Hobbes s'en suscita
un nouveau dans la personne de Robert Boylb, qui s'est distingué
dans la science expérimentale '^. Il existait, en Angleterre, depuis 1645,
une société scientifique pour les recherches physiques, analogue à
celle que Hobbes avait fréquentée à Paris, au temps du Père Mer-
senne. Walhs, Ward, Wilkins, Boyle, en faisaient partie Au moment
de la Restauration (1660), elle fut transférée d'Oxford à Londres
metricum atque Astronomicum ) Savilianum : Libellum prseclarum in omni (maie) dicendi
artificio excellenteni, libellum omni spurcissimorum opprobi-iorum genei-e sartum atque
onustum, libellum omnia ea efi'erentem quœcuuque usquam protulerit scui'ra, rabula,
lixa, lanista (Seth Waed, Appendicida, p. 348). Cet opuscule de Hobbes est intitulé :
Six Lessons to the Professors of the Mathematics. one of Geometry, the other of Astronomy
in the chairs set np by the noble and learned Sir Henry Savile in the University of
Oxford, Londres, 1656. Works, T. VII, p. 181-350.
i. J. Wallis, Elenchus Geometriœ Hobbianœ, sive Geometricorum, quœ in ipsius
Elementis Philosophiœ, a ïhoma Hobbes Malmesburiensi proferuntur, Refututio,
Oxford, 1655.
2. Hobbes, De Corpore, C. XX.
3. Nempe irasci..., mox ridere et tandem plane tui eœpi miserescere, qui tam merito
te omnibus exponas ludibrio. (Wallis, Elenchus, Proœm., p. 3, vers le bas).
4. Eléments of Philosophy, the first Section, concerning Body..., Londres, 1656. Cf.
Works, t. I.
5. Six Lessons to the Professors of the Mathematics, one of Geometry, the other of Astro-
nomy, in the chairs set up by the noble and learned Sir Henry. Sav'ile in the University
of Oxford, Londres, 1656. — Cf. Works, t. VII, p. 181-356. — Wallis répliqua par son
Due corrections for Mr. Hobbes or Schoole discipline for not saying his lessons rigth...,
Oxford, 1656.
6. Elementorum Philosophiœ Sectio seciinda : De Homine, Londres, 1658. Cf. Opéra,
t. II, p. 1-132.
7. Cf. supra, p, 236-239.
ni. — DERNIÈRES ANNÉES. POLÉlVaQUES ET TRAVAUX 291
dans Gresham Collège ^. Hobbes n'y fut pas admis à cause de son incom-
pétence en mathématiques et de son peu d'estime pour les recherches
expérimentales. Cette exclusion, qu'il attribua à l'influence de Walhs,
lui fut très sensible. Sur ces entrefaites, Boyle pubHa (1661) le résultat
des « nouvelles expériences sur l'élasticité de l'air » qui avaient eu
heu à Gresham Collège -, nouveau siège de la Société. Hobbes y vit
un manifeste des « Académiciens » dirigé contre ses théories phy-
siques. C'est une exagération. Cependant, elles étaient visées çà et là.
Il n'en fallait pas davantage pour le faire repartir en guerre, sous la
forme d'un Dialogue physique sur la nature de Vair ^. Boyle lui répondit,
d'une façon ferme mais digne, par V Examen * rigoureux du Dialogue.
Mallieureusement pour Hobbes, Walhs, avec sa verve caustique,
vint à la rescousse en lançant une satire intitulée : Hobbes qui se châtie
lui-même ^. Le ton est d'une violence excessive et les attaques trop
persomielles. Walhs remet en circulation l'ancien grief déjà exploité
contre le philosophe, à savoir qu'il n'a écrit le Léviathan que pour
complaire à Cromwell et se ménager par cette pahnodie toute facihté
de revenir en Angleterre et l'assurance d'y demeurer en pleine sécu-
rité ^. Cette fois, Hobbes était en cas de légitime défense. Il répondit
au pamphlet de WaUis par une apologie en forme de lettre : Mon-
sieur Hobbes considéré dans sa loyauté, sa religion, sa réputation et ses
1. En 16G2, elle fut incorporée à la Royal Society.
2. R. BoYXE, New Experiments Physico-Mechanicall touching the Spring of the Ai?-
and its Ejfects (made, for the most part, in a new pneuniatical engine...) Oxford, 1660.
Avec une Préface signée R. Sh., cest-à-dire Robert Sharrock.
.3. Hobbes, Dialogus physiciis de natura Aeris, conjectura sumpta ah experimentis
nuper Lotulini habitis in Collegio Greshamensi. Item De duplicatione Cubi, Londres,
1661, Opéra, t. IV, p. 233-296. — Cf. Problemaia physica, C. III, De Vacuo, Londres,
1662. Opéra, T. IV, p. 317-326. — Voici en quels ternies Hobbes apprécie les expériences
faites à Gresham CoUege : Prœter expérimenta circa naturam Aëris, (quœ fuere multa
et quae ad Physicara meam confirmandam quasi naturae consilio quodam oblata diceres),
habent et alia ad partes Physicas alias conducentia ; ita ut dubitandum non sit quin
conventus hic promovendis scientiis plurimum sit profuturus aliquando, id est, eum
scientiam Motuum veram aut in\"enerint ipsi, aut meam receperiut. Nam conveniant,
studia conférant, expérimenta faciant quantum volunt, m'si et Principiis utantur meis
nihil proficient... Exhibent machinas novas, ut Vacuum suum et miras ostendant
nugas ; quemadmodum faciunt qui circumagunt animalia exotica, spectanda non sine
pretio (Dialogus de Natura Aëris..., Dédicace à S. Sorbikre, Opéra, t. IV, p. 236 ; 237).
4. R. Boyle, An Examen of Mr. T. Hobbes his Dialogus physicusde Natura Aeris...
Wilh an Appendix touching Mr. Hobbes's Doctrine of Fluidity and Firmneas, Londres,
1662. — Examen Dialogi physici Domixi T. Hobbs De Natura Aëris, in iis quœ refe-
runtur in Dui Bovle Libro De Novis Experimentis circa Aeris vim elasticam, etc.
Cum Appendice circa D"i Hobbs doctrinam De Fluiditate et Soliditate. Per horum
Expcrimentorum Authorem, Genève, 1695. — Tracts containing... 2. Animadversions
upon M. Hobbes's Probleinata de Vacuo, Londres, 1674.
5. J. Wallis, Hobbiua Heauton-timoruinenos. Or a Considération of Mr. Hobbes his
Dialogues. In a Epistolary Discourse addressed to the Hon. R. Boyle, Oxford, 1662.
6. A cette accusation Hobbes répondit, entre autres choses, qu'il n'avait obtenu
aucune faveur d'01i\-ier Cromwell ou de ses partisans, ni fait aucune démarche pour
en obtenir. Wallis pourrait-il en dire autant ? (Do you know that ever he [Hobbes]
sought any benefît either from 01i\'er or from anj' of his party, or was any way familiar
with a'iy of his ministers, before or after his retuin ; or cm-ried favour with any of
them, as you [Wallis] did by dedicatinga book to his vice-chancellor, Owen ? (Hobbes,
Considérations upon the réputation... of Thomas Hobbes, Works, t. IV, p. 414. Hobbes
parle à la troisième personne, comme si sa défense était présentée par un tiers).
292 ARTICLE III. — CHAPITRE I. — BIOGRAPHIE DE HOBBES
manières ^. On y rencontre des détails biographiques intéressants.
Prenant à son tour l'offensive, Hobbes raconte, sur l'attitude de
Wallis, (( à l'époque de la dernière rébellion » contre la Royauté,
quelques « petites histoires « ^ désagréables, qui portèrent coup.
Car, en homme prudent et avisé, Wallis resta coi.
On pouvait croire la querelle, déjà longue, enfin terminée. De fait,
Hobbes resta quelques années tranquille. Ce n'était qu'une trêve.
En 1666, il fit paraître un opuscule où cette thèse était soutenue
à propos « des principes et des raisonnements des Géomètres » : « L'in-
certitude et la fausseté ne se rencontrent pas moins dans leurs écrits
que dans ceux des Physiciens et des Moralistes )> ^. Trois ans plus
tard, il réunit, en un même opuscule, les solutions dernières qu'il
estimait devoir donner aux problèmes géométriques qui l'avaient tour-
, mente si longtemps : Quadrature du Cercle, Cubature de la Sphère, Dupli-
cation du Cube *. Ce fut pour Wallis l'occasion d'un nouveau triomphe ^.
La polémique continua de plus belle. Wallis se lassa de répondre :
son dernier mot est de 1672 ^. Hobbes ne se lassa pas d'attaquer :
cinq ouvrages agressifs se succédèrent entre 1671 et 1678 ''. Dans le
dernier : le Décainéron physiologique ou Dix Dialogues sur la Philoso-
phie naturelle ^, il proclame, avec plus d'assurance que jamais, et la
valeur de ses découvertes géométriques et la nulhté des objections
qu'on leur a jalousement opposées. On reste confondu devant une sem-
blable infatuation et l'on se prend à douter de la rectitude d'esprit
du philosophe-géomètre ^.
1. Mr Hobbes considered in his loyalty, religion, réputation and manners, Londres,
1662. — Le titre est changé dans l'édition posthume de 1680 : Considérations upon the
réputation, loyalty, manners and religion of Thomas Hobbes. Cf. Works, t. IV, p. 409-440.
2. ... Your little stories during the time of the late rébellion (Hobbes, Considérations
upon the reptitation..., Works, t. IV, p. 413).
3. Hobbes, De Principiis et Ratiocinatione Geometrarum, iibi ostenditur incertitu-
dinem falsitatemque non minorent inesse scriptis eorum quant scriptis Physicorutn et
Ethicorum, contra fastiim prof essorum G eometriœ, 'Londres,, 1666. Opéra, t. TV, p. 385-484).
4. Hobbes, Quadratura Circuli, Cubatio Sphœrœ, DupUcatio Cubi, una cum respon-
sione ad objectiones Geometriœ Professoris Saviliani Oxoniœ éditas anno 1669, Londres,
1669, Opéra, t. IV, p. 48.5-522).
5. Wallis, Thom^ Hobbes Quadratura Circuli, Cubatio Spliœrœ, DupUcatio Cubi
confutata, Oxford, 1669. — Th. Hobbes Quadratura... denuo confutata, Oxford, 1669.
6. Dr John Wallis, ///s . -Insérer, by loay of Letter to the Publisher, to the book enti-
ttded : Lux mathematica coUisionibus J. Wallisii et Th. Hobbesii excussa, dans les
Philosophical Transactions, tome VII, année 1672, p. 5067-5073.
7. Hobbes, Rosetum geometricum... (Londres, 1671, Opéra, T. V, p. 1-88). — Three
papers... (Londres, 1671. Works, t. VII, p. 429-448). — Lux mathematica... (Londres,
1672. Opéra, t. V, p. 89-150). — Principia et Problonata aliquot geometrica, ante desperata,
nunc breviter explicata et demonstrata. (Londres, 1674. Opéra, t. V, p. 151-214).
, 8. Hobbes, Decamer .n physiologicum or Ten Dialogues of Natural Philosophy, to
which is added the proportion of a straight Une to half the arc of quadrant (Londres, 1678.
Works, t. VII, p. 69-180).
9. Cf. Hobbes, Vita, vers 259-278 ; 327-336. Opéra, t. I, p. xciv-xcv ; xcvii. — Les
idées géométriques de Hobbes rencontrèrent aussi des contradicteurs à l'étranger.
Ainsi SoRBiÈitE nous signale le géomètre R. F. de Sluse (1623-1685), chanoine
de la cathédrale de Liège, Saint-Lambert : •' J'excitay une petite contestation entre
luy [De Slxjse] et Monsieur Hobbes touchant la duplicature du cube que ce dernier
croit avoir trouvée par ses nouveaux principes de Géométrie et par la méthode que j'ay
touchée en ma dernière digression (cf. svpra, p. 224-228). Et comme j'en communiquay
III. — DERNIÈRES ANNÉES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 293
Hobbes avait au.ssi des adversaires parmi les politiques et les
hommes d'Eglise (Churchmen) qui, depuis l'apparition du Léviathan,
n'avaient point désarmé. Mais leur opposition ne put se donner
libre carrière qu'après la Restauration. Notre philosophe avait tra-
versé, sans être inquiété, l'époque de la République et du Protectorat
de Cromwell, vivant d'ordinaire à Londres, en dehors de la politique,
dans la familiarité de quelques amis, notamment du juriste John
Selden et du savant physiologiste Harvey, qui, l'un et l'autre, lui
laissèrent un legs de dix livres.
Lorsque Charles II fut rappelé, il montra à son ancien précepteur
qu'il avait oublié l'incident de 1651, qui avait marqué la présentation
du Léviathan. Au cUre d'Aubrey ^, le roi, deux ou trois jours après
son retour, passant en voiture dans le Strand, aperçut « ]\Ir Hobbes »,
qui était à la porte de Little Salisbury-House, où habitait alors le
comte de Devonshire, le salua aimablement et lui demanda de ses
nouvelles. Rentré en grâce, notre philosophe eut hbrè accès auprès
de sa Majesté, qui goûtait beaucoup ses réparties spirituelles. Le roi
acheta même le portrait de Hobbes peint par S. Cowper ^ et le plaça
dans son cabinet à Whitehall. Voulant donner à son vieux maître,
déjà blanchi par l'âge, une marque plus tangible de sa bien-
veillance, il lui assigna, sur sa cassette particuhère, une pension
annuelle de cent livres. Le donataire en fut très touché (Dulce mihi
donuni) ^.
A côté du roi, Hobbes trouva de chaleureux protecteurs, surtout
dans Sir Henry Bennet, devenu Secrétaire d'État en 1662, et lord
Arhngton, catholique en secret, comme le roi lui-même. Ils n'étaient
pas fâchés d'opposer l'influence du hardi philosophe aux prétentions
traditionnelles de l'Église anglicane.
Hobbes trouvait aussi bon accueil à l'ambassade de France. Il
faillit même être pensionné par Louis XIV.
Le comte de Cominges, ambassadeur de France à Londres sous
Charles II, aimait à donner des dîners littéraires, où se rencontraient
des hôtes de passage comme Sorbière et Huygens van Zuylichem
ou des habitués comme Hobbes, le chevalier de Gramont, Saint-
Evremond, Buckingham, W. Temple •*. L'ambassadeur annonce en
ces termes à de Lionne Tune de ces réunions : <c Dans deux jours,
la démonstration à Monsieur de Sluyze, il creut d'y descou^^•ir d'abord du paralogisme ;
ce qui a causé une reciprocation de lettres... >> (Relation d'un voyage en Angleterre,
p. 230). — Frans Schooten, professeur de mathématique à l'université de Leyde, et
Gilles de Roberval, professeur de mathématiques au Collège de France, blâmèrent
aussi la géométrie hobbienne.
1. AuBREY, Lifes..., T. Il, p. 611.
2. « Sa Majesté me montra son portraict [de Hobbes] dans le cabinet de ses curiositez
naturelles et méchaniques, et me demanda si je connaissois cette personne et quelle
estime j'en faisois. Je lui dis ce que je devois, et l'on demeura d'accord que, s'il eust esté
un peu moins dogmaticjue, il eust esté fort nécessaire à l'Académie Roj'ale. > [Royal
Society]... (G. Sorbière, Relation d'un voyage en Angleterre, p. 97, Paris, 1664).
3. Vita, vers 361, Opéra, t. I, p. xc\nn.
4. Cf. J. J. JussERAND, A French Ambasaador at the Court of Charles the Second. Le
Comte de Cominges jrom his unpuhlished Correspondence, Londres, 1892, Ch. IV,
p. 59 sqq.
294 ARTICLE III. — CHAPITRE I. BIOGRAPHIE DE HOBBES
Messieurs de « Zulchom » [Huygens], « d'Hobbes » et de Sorbières
doivent dîner chez moi : ce ne sera pas sans parler de vous après que
nous aurons fait le panégyrique de notre maître. Le bonhomme
Mr. Hobbes est amoureux de Sa personne, il me fait tous les jours
mille demandes sur Son sujet, qui finissent toujours par une exclama-
tion et par des souhaits dignes de lui. Comme souvent il a pris envie
à S. M. de faire du bien à ces sortes de gens, je ne craindrai pas de dire
que jamais il ne peut être mieux employé que en celui-ci. On peut le
nommer Assertor Regum, comme il paraît par ses œuvres, mais du
nôtre il en fait son héros. Si tout cela pouvait attirer quelque hbé-
ralité, je vous prie que je puisse en être le distributeur ; je la saurai
bien faire valoir, et je ne crois pas que jamais bienfait puisse être
mieux colloque » ^.
Cependant, à la Cour même d'Angleterre, Hobbes ne manquait
pas d'ennemis puissants. De ce nombre étaient le chanceher Edward
Hyde, comte de Clarendon, et surtout les évêques qui voyaient,
non sans fondement, dans ce philosophe dogmatique et dogmatisant
un théoricien politique dangereux, un rationaliste cachant, sous des
apparences habiles, une opposition foncière à la religion chrétienne ^,-
eijfin un moraliste corrupteur ^.
Aussi, à partir -de 1660, une nouvelle série d'attaques plus graves
est dirigée contre les principes pohtiques et rehgieux du Léviathan *.
L'accusé sentit le besoin de se défendre. Il le fît avec véhémence et
ironie dans sa réponse, déjà mentionnée, à VHohhius Heautontimoru-
menos de Wallis. Le ton est au contraire modéré dans la Préface de
ses Problèmes physiques ^ qu'il adresse au Roi. Il se réclame d'abord
de l'amnistie générale accordée au moment de la Restauration.
Puis, pour dissiper le mauvais effet des accusations lancées contre
lui, il affirme que, dans le livre incriminé, il ne formule « directement »
aucun dogme qui soit en opposition avec la doctrine commune des
Théologiens ; que, d'ailleurs, il soumet ses ouvrages à ceux qui ont
l'autorité suprême pour gouverner l'Eghse. Quand il composa le
Léviathan, à l'époque de la Révolution, l'Éghse anglicane n'exerçait
aucun pouvoir. De plus, il n'a jamais rieri écrit contre l'Épiscopat.
D'où vient donc que, dans des sermons devant la Cour, on a osé le
1. Cominges à Lionne, 23 juillet 1663. Cf. Jus.serakd, Opère citato, p. 214, n. 75. —
De Lionne répondit à l'ambassadeur : c Je voudrais bien avoir pu faire le qviatrième de
vos convives en ce dîner que vous deviez donner à Messieurs de Zulichem, Hobbes et
de Sorbières. Je vois grande disposition au Roi de gratifier le second, inais n'engagez
point Sa Majesté à rien que je ne vous le inande plus précisément. » (Lionne à Cominges,
1er août 1663. Cf. JussEEAND, Opère citato, p. 215, n. 77).
2. Now Hobbes, the religious free-thinker and indiffèrent ist in the matter of eocle-
siastical forms, \i'as certainly no true Churchman ; while liis royalisni, though never
so loudly proclaimed, was tainted at its spring from a theory of popular choice (Ceoom
RoBEBTSON, Hobbes, Cli. VIII, p. 191).
3. Cf. l'exposé de la Morale hobbienne, p. 352-354; 360 363 ; 373-379; 412-415.
4. Cf. infra. Chapitre V, p. 439-440.
5. Hobbes, Problemata Physica, Propositiones XVI de Magnitudinc Circidi et Dupli-
catione Cubi, Londres, 1662. Opéra, t. IV, p. 297-384. La traduction anglaise, intitulée :
•Seven philosophical Probleyns, que Hobbes avait présentée à Charles II, ne fut imprimée
qu'en 1682. Works, t. Yll, p. 1-68.
Tir. — DEEXIÈEES ANNEES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 295
taxer d'athéisme ? Ne serait-ce point parce que « je fais dépendre
de la puissance royale l'autorité de l'Église ? Ce qui, je crois, ne paraîtra
point à Votre Majesté un cas ni d'athéisme ni d'hérésie, puisque l'Éghse
anghcane c'est votre peuple » ^. Ce trait final était habile, parce qu'il
flattait le goût du prince pour l'absolutisme.
Cette apologie sommaire, sans preuves à l'appui, était plutôt
une protestation d'innocence. Beaucoup ne furent point convaincus,
comme l'événement le prouva. Une grande peste sévit en 1665.
L'année suivante éclata lui épouvantable incendie qui dévasta Londres.
Le public y vit un châtiment de Dieu pour punir la nation qui tolé-
rait la hcence et les scandales que donnait impunément la Cour de
"V^"llitehall 2. Faisant écho à la conscience populabe, le Parlement
prépara un bill contre l'Athéisme, le blasphème et le langage profane » j
(again Atheism, Blasphemy and Profaneness). en parlant de l'es-
sence de Dieu et de ses attributs ». Le Léviatkan était nommément
désigné. Le bill passa aux Communes le 31 janvier 1667. Mais la
Chambre des Lords traîna en longueur et laissa tomber le bill. Hobbes
en fut quitte pour la peur. Cependant ses alarmes avaient été très
vives. Si l'on en croit les Mémoires de la famille de Cavendish, notre
philosophe, pour parer au danger, fit montre alors de pratique reh-
gieuse : « Il fréquentait maintenant la chapelle, assistait au service
et participait généralement au Saint Sacrement. Si quelque étranger,
conversant avec lui, semblait mettre sa foi. en question, il ne manquait
pas de dii'e qu'il se conformait aux services divins, et d'invoquer
sur ce point le témoignage du chapelain. D'autres pensaient que c'était
pure complaisance aux ordres de la famille et faisaient observer qu'à
la ville et à la campagne il n'allait jamais à une éghse paroissiale ;
que même à la chapelle, les chmanches, il sortait après les prières
et tournait le dos au sermon ; et, quand quelque ami lui en demandait
la raison, il n'en doimait pas d'autre que celle-ci : « Us ne pourraient
rien m'enseigner que je ne sache déjà ^. »
1. ... Fieri potest ut segre feraiit quod Ecclesi» authoritatem dependere faciam a
Potestate regia ; id quod credo non videbitur Majestati tuse atheismus neque haeresis,
ciun Ecclesia Anglicana nihil aliud sit quani popidus tuus (Probletnata pkysica : Prsei.
Ad Rcgem, Opéra, t. IV, p. 302).
2. The Great Fire of 1666, following upon the Great Plague o£ the previous year,
could net but seem to the common mind a judgment on the nation that tolerated
such Ucentiousness as had no .v for six years run riot in the Court of ^Vliitehall (Croom
RoBERTSON, Hobbes, Ch. VIII, p. 193).
3. He now frequented the chapel, joined in the service and was generally a partaker
of the holy sacranient. An whenever a ly Etranger, in conversation with him, seenied to
question his belief , lie -w-ould ahvays appeal to his conf ormity in divine ser\ices and re-
ferred them to the chaplain for a testiinony of it. Others thought it a mère coinpliance
to the orders of the family, and observed that in city and country he never went to
anj' parish church, and even in the chapel upon Sundays he went ont after prayers
and turned his back upon the sermon ; and, when any friand asked the reason of it,
he gave no other but this : u They could teach him nothing but what ke knew (Memoirs
oj the Family of Cavendish, cités par ]M. Crooji Rpbertson^, Hobbes, Ch. VIII, p. 195,
note 2). — La façon rationali-ste dont Hobljes travestit les dogmes chrétiens (voir
notanunent la S^' Partie du Li'viathan), son matérialisme avéré qu'il étend à Dieu lui-
même représenté comme « corjjorel « (Human Nature, Ch. XI, § 4 et 5) éveillent des
doutes sur la sincérité de ses sentiments religieux et de sa croyance en Dieu, dont il
296 ARTICLE III. — CHAPITRE I. BIOGRAPHIE DE HOBBES
En présence des attaques nombreuse et violentes, auxquelles il
était en butte, Hobbes crut prudent d'élaborer un plaidoyer en règle
pour mettre à couvert son orthodoxie et démontrer que, depuis la
suppression de la « Commission Haute « par le Long Parlement,
il n'existait plus en Angleterre de tribunal pour connaître de l'hérésie.
Ce plaidoyer prit deux formes. C'est d'abord un Appendice, publié
à la fin de la traduction latine du Léviathan^ (Amsterdam, 1668),
où il prétend établir que sa doctrine rehgieuse est irréprochable,
parce qu'elle est conforme au véritable sens du Symbole de Nicée,-
C'est ensuite un opuscule intitulé : Narration historique concernant
rhérésie et sa répression ^, qui ne parut qu'après sa mort ^.
Cet ensemble considérable d'ouvrages offensifs et défensifs, qui
auraient épuisé les forces de tout autre, ne suffit point à satisfaire
l'activité dévorante de notre philosophe. Des études historiques et
littéraires firent diversion à ses œuvres de combat. Vers 1668, il
composa, sous le titre bizarre de Behemoth, qui rappelle son Léviathan,
« une histoire des Causes de la guerre civile d'Angleterre » ^. Cette
histoire fut soumise au roi, qui n'en jugea pas la publication oppor-
tune. Une édition subreptice, faite d'après une copie défectueuse,
parut en 1679. L'édition authentique ne date que de 1682. L'auto-
biographie de Hobbes, écrite en vers latins (1672), vit le jour Tannée
même de sa mort (1679). Une Histoire ecclésiastique, également ver-
sifiée en latin, vers 1668, ne fut pubhée qu'en 1688 par Thomas Ryner^.
Fidèle à son antipathie pour le pouvoir ecclésiastique et à son amour,
poussé jusqu'au servihsme, pour le pouvoir civil, Hobbes y expose
les moyens artificieux par lesquels, selon lui, les hommes d'Éghse,
avec les armes de la philosophie scolastique, parvinrent à saper les
fondements de l'autorité royale ^.
parle volontiers dans ses ouvrages. « On se demande s'il était sincère en sa profession de
foi chrétienne, qu'il a plusieurs fois déclarée, ou s'il a seulement regardé le clu-istianisme
comme ime institution matérielle impossible à écarter et dont il n'était pour cela que
plus nécessaire de constituer le Souverain l'arbitre unique, dans l'intérêt de la paix. »
(Charles Renouvieb, Philosophie analytiq^ e de V Histoire, T. III, L. XII Ch. I p. 445
Paris, 1897).
1. Hobbes, Appendix ad Léviathan. Opéra, t. III, p. '539-559.
2. Hobbes, An historical Narration concerning Heresy and the Pimishment thereof,
Londres, 1G80. Works, t. IV, p. 385-408.
3. Parmi les œuvres posthumes de Hobbes, on trouve un opuscule qui a pour titre :
A Dialogue hetiveen a Philosopher and a Studentof the Common Lansof England, Londres,
1681. — Works, t. VI, p. 1-160. Ce Dialogue est dirigé contre les partisans de la mo-
narchie tempérée, dont l'éminent jurisconsulte Sir Edward Coke (mort en 1634)
s'était fait le champion. Comme Hobbes y expose son sentiment sur les lois contre
l'hérésie, on en a conclu que le Dialogue a dû être composé vers 1666 ou 1667, au moment
du Bill contre l'athéisme.
4. Hobbes : Behemoth : the History of the Causes of Civil Wars oj England, and of the
Counsels and Artifices, hy which they were carried on from the yearl640to 1660, Londres,
1679 et 1682. Works, t. VI, p. 161-418.
5. Hobbes, Historia ecclesiastica carminé elegiaco concinnata, Londres, 1688. Opéra,
t. V, p. 341-408.
6. Hommage involontaire aux travaux des Scolastiques qui, avec S. Thomas, n'ont
cessé de soutenir que les formes mixtes ou tempérées de gouvernement sont préférables.
C'est l'antithèse de la thèse absolutiste de Hobbes. Cf. G. Sortais, Les catholiques en
face de la Déinocratie et duDroit commun, L. III, Sect. I, Quest. II, § 2, p. 188, Paris, 1914.
III. — DERNIÈRES AXKÉES. POLÉMIQUES ET TRAVAUX 297
Enfin, l'admiration pour les classiques, qui sommeillait en lui, se
réveilla. Il entreprit, à l'âge de quatre-vingts ans passés, la traduction,
en quatrains anglais, de Y Iliade et de V Odyssée'^ (1675). Malgré sa
rudesse et la suppression de nombreuses beautés de détail qui sont
l'un des charmes de l'original, cette traduction atteste une étonnante
vigueur d'esprit dans un écrivain aussi âgé.
C'est en 1675, après avoir achevé cette « translation » d'Homère,
que Hobbes, « d'une fortune modeste, mais riche de renommée »,
quitta définitivement Londres, où, depuis son retour en Angleterre,
son exitence s'était écoulée, chez ses bienfaiteurs ^, d'abord à Little
Salisbury-House, ensuite à Newport House. Le reste de ses jours se
passa tantôt à Hardwick, tantôt à Chatsworth, les deux magnifiques
résidences que la famille Devonshire possédait dans le comté de
Derby. Il travailla jusqu'à la fin : en août 1679, il préparait encore
quelque écrit en vue de l'impression ^. Vers le milieu d'octobre, il
souffrit d'une rétention d'urine ; puis, une paralysie s'étant déclarée
du côté ch'oit, il languit quelque temps dans un état de somnolence,
et, le 4 décembre, il mourut à Hardwick. Les restes du philosophe,
qui avait eu tant de démêlés avec le clergé anglican, furent déposés
dans le sanctuaire de la petite égHse paroissiale de Hault Hucknall,
sise près du parc de Hardwick Hall. Sur une plaque de marbre noir
on lit cette épitaphe : Vir probus et lama eruditionis domi forisque
bene cognitus (Homme probe et célèbre par son érudition en son pays et
au dehors) ^.
La National Portrait Gallery possède un excellent portrait de
Hobbes. On en trouve deux autres dans les salons de la Royal Society,
à Burlington House ^, qui voulut bien accueillir mort celui qu'elle
avait repoussé vivant.
1. Hobbes, The Iliads and Cdysses of Homer, translated out of Gnelc info Enylish,
îvilh a large Préface ioncerning the virlues of a% heroic poern, tcritlen hy the tianslator.
Londre=i 1675. M'orks, t. X.
2. ... Fortuna tenui, fama doctrinfp ingenti, in patroni siii comitis Devoxi.e hospitio
per caeterum vitae tenipus perpetuo delituit, studio vacans Geometriae et Philosophiae
naturali... (Hobbes, Vita..., Opéra, t. I, p. xvii).
3. 1 am wi-itting soniewhat for you to print in Englisli... (Lettre de Hobbes à Williatn
Crooke, son éditeur, Chatsworth, 18 août 1679. Works, t. IV, p. 412).
4. Si l'on s'en rapporte à Kennet, Hobbes, plaisantant un jour avec quelques amis,
leur proposa de faire graver sur sa pierre tombale cette humoristique inscription :
This is the true Philosopher'' s Stone. (Voici la vraie pierre philosophale). Cf. A. WooD,
Athenœ Oxonienses, Edit. Bliss, t. III, col. 1218, Londres, 1817.
5. Aubrey a fait une description détaillée, aii physique et au moral, de son ami
Hobbes (Lifes, t. II, p. 619-624). C'est un portrait... à la phnne, où la sincérité ne man-
que pas. Le biographe nous dit, par exemple, que Hobbes n'avait horreur ni du bon vin,
ni des femmes, et il ajoute que, sous ce double rapport, il se montra (généralement)
tempérant, même pendant sa jeunesse (It is not consistent with an harmonicall soûle
to be a woman-hater ; neither had he abhorrence to good wine, but he was e\ en in his
youth (genei-ally) temperate, both as to %vine and women (et tamen hœc otnnia medio-
criter. Homo sum ; humani nihil a me alienum puto) (Ibidem, p. 621). — Kennet
(cité par Wood dans son Athenœ Oxonienses, Edit. Bliss, t. III, col. 1218, nous apprend
que Hobbes eut une fille naturelle (il l'appelait son péché de jeunesse) et qu'il pourvut
à ses besoins (He had one natural daughter, whom he call'd his Delictum JuvejUutis,
and provided fort her).
IV. - TABLEAU DES ŒUVRES DE HOBBES
1629.
1636.
1640.
1641.
1642.
1644.
1650.
I. — ŒUVRES PARUES DE SO?ï V.VANT
Eight hooks of Peloponnesian War loritten hy Thucydides, the
son of Oîorus, mterpreted with faith and diligence immediately out
of the Greek, Londi^es, 1629 ; 1634 2 ; 1676 ^ ; etc. .
De Mirahilihus Pecci, heing the Wonders of the Peah in Darby-
Shire, commonly called. The DeviVs arse of Peak, Londres, 1636;
1666 2 ; 1675 3 ; 1678 *. — (Ce poème latin fut composé entre 1626
et 1628. L'édition de 1678 contient une traduction anglaise « by
a per;3on of quality. »)
The Eléments of Law natural and politic. (Cet ouvrage circula
manuscrit en 1640 ; l'éiiître, qui sert de Préface, est datée du
9 mai 1640. Il a été liublié, sous ce titre, à Londres, en 1889 pour
la première fois par F. Tônnies. On trouvera, en Ajjpendice,
l'opuscule : Tract on First Principle, que Tônnies attribue à
Hobbes et qui aurait été composé vers 1630.
Objectiones ad Cartesii Meditationes de Prima Philosophia,
vulgo dictœ Objectiones tertiœ. (Publié, pour la première fois, avec
les Méditations de Descartes, à Paris, en 1641).
Elementorum Philosophiœ Sectio tertia : De Cive, Paris, 1642. - —
Elementa philosophica de Cive, Amsterdam, 1647 ; 1650 ^ ; 1660 ' ;
1668 4.
Traductions françaises : Sorbière : Elemens philosophiques du
citoyen, où les Fondemens de la Société civile sont descouverts par
Thomas Hobbes et traduicts en François par un deses amis, Amster-
dam, 1649 (2 fois réimprimé cette même année) ; Paris, 1651 *. —
Du Verdus, Les Elemens de la Politique de Monsieur Hobbes,
Paris, 1660. Du Verdus n'a traduit que les deux premières parties
du De Cive.
Tractatus options. (Ce court Traité fut inséré par Mersenne
dans son Optique, dont il forme le Livre VII. Cette Optique se
trouve à la fin de l'ouvrage suivant de Mersenne : Universœ
Geometriœ mixtœque Matheînaticœ Synopsis et Bini Eefractionum
demonstratarum Tractatus, Paris, 1644. — Mersenne publia
encore un résumé de la théorie, par laquelle Hobbes exi^lique
les opérations de l'âme, dans la Préface de sa Ballistique. Cette
Ballistica parut dans l'ouvrage intitulé : Cogitata Physico-Mathe-
matica, Paris, 1644.
Human Nature or the fundamental Eléments of Policy. Being a
discovery of the faculties, acts and passions of the soûl of man, from
their original causes ; according to such philosophical Principles,
as are not commonly known or asserted, Londres, 1650. (Cet ouvrage
TABLEAU DES ŒUVRES DE HOBBES
299
comprend les chapitres I à XIII de The Eléments of Law naturaî
and politic). — Traduction française par d"Holbach : De la nature
hianaine ou Exposition des facilités, des actes et des passions de
l'âme et de leurs causes, Londres, 1772.
1650. De Cor pore politico or the Eléments of Laïc moral and politick
with Discourses upon severcdl Heads : as of the Laiv of nature,
of Oathes and Covenants, of several kinds of Government ; with the
Changes and Révolutions of them, Londres, 1650 ; 1652^. — Tra-
duction française par Sorbière : Le Corps politique..., Leyde,
1652 ; 1653 ^. (Cet ouvrage comprend dejauis le chapitre XIV
jus^qu'à la fin de T^e Eléments of Law...)
1051. Epistolica Dissertatio de Principiis jxisti et decori continens
Apologiam pro Tractatu de Cive clarissimi Hobhii, Amsterdam
1651.
1651. Philoscyphicall Rudiments concerning Government and Society,
Londres, 1651. (C'est la traduction anglaise du De Cive).
1651. Answer to sir William Davenaxt's Préface hefore Gondibert,
Paris, 1651. (C'e.st une Lettre, écrite de Paris (10 janv. 1650),
à l'auteur du poème héroïque Gondibert, où Hobbe.s expose la
nature et les conditions de la poésie, surtout de réj^ique).
1651. Leviathan or the Matter, Forme and Poiver of a Common-Wealth
ecclesiasticall and civill, Londres, 1651 ; 1680^.
Édition latine, Am.stei-dam, 1668; 1678 2.
L'édition latme contient un Appendix aj^ant trois chapitres
apologétiques du Leviathan, qui remplacent Review and Conclusion
de l'édition anglaise.
1654. Of Liberty and Necessity : a T réalise, icherein ail controversy con-
cerning prédestination, élection, free-will, grâce, merits, réprobation,
etc., is fully decided and cleared, in answer to a Treatise uritten by
the bishop of Londpnderry on the same subject, Londres, 1654.
(C'est une Lettre datée de Rouen, 20 août 1646, et adressée au
marquis de X^ewcastle. Elle fut éditée siibrepticement, en 1654.
Quand Hobbes la publia lui-même, la Lettre est datée du
20 août 1652.
1655. Elementorum Philosophiœ Sectio primu : De Corpore, Londres, 1655.
— Amsterdam, 1668 2.
1656. Eléments of Philosophy . The fîrst Section, concerning Bod y, wriiten
in latin by Thomas Hobbes of Malmesbury and translated
into English, Londres, 1656. (Cette traduction fut revue par
Hobbes). — Cette traduction a pour aj)pendice l'opuscule sui-
vant :
1656. . Six Lessons to the Prof essors of the Mathematics, oneof Geometry,
the oiher of Astronomy in the chairs set up by the noble atid learned
Sir Henry SA\^LE in the University of Oxford, Londres, 1656.
1656. The Questions concerning Liberty, Necessity and Chance, clearly
stated and debated between D^ Bramhall bishop of Derby and Tno-
mas Hobbes of Malmesbury. Londres, 1656.
1657. ^-'."'x'-j.'. 'A-'îovjLcT'i'lac. Avoo'.x'lac, AvT'.-oA'.Tsiac, ' X'xy.Hi'.y.:;,
or Marks of the Absurd Geometry, Rural Language, Scottish
Chiirch Politics and Barbarisms of John Wallis, professor of
Geometry and Doctor of Divinity, Londres, 1657. (L'ouvrage est
suivi de : An extract of a Letter from Henry Strubbe concerning
grammatical part of the Controversy between M'" Hobbes and
D"- Wallis).
ARTICLE III. — CHAPITRE I.
BIOGRAPHIE DE HOBBES
1661.
1662.
1662.
1666.
1668.
1669.
1671.
1671.
1672.
1673.
1674.
1676.
1678.
1679.
Elementorum Philosophiœ Sectio secunda : De Homine, Londres,
1658 ; Amsterdam, 1668 2.
Examinatio et Emendatio Mathematicœ hodiernœ, qualis expli-
catur m Lihris Johannis Wallis, Geometriœ Professons Savi-
liani, distrihuta in sex Dialogos, Londres, 1660 ; Amsterdam,
1668. 2
Dialogus physicus de natura Aeris, conjectura sumpta ah experi-
mentis nuper Londini hahitis in Collegio Greshamensi. Item de
Duplicatione Cubi, Londres, 1661 ; Amsterdam, 1668 ^. ( Le
De Duplicatione Cubi avait déjà été imprimé à Paris, mais sous le
voile de l'anonyme. ■ — L'ouvrage est dédié Viro clarissimo et
amicissimo Samueli Sorberio).
Problemata physica, Propositiones XVI de Magnitudine Cir-
culi et Duplicatio Cubi, Londres, 1662 ; Amsterdam, 1668 ^. —
La traduction anglaise : Seven philosophical Problems, présentée
au roi, .ne parut qu'en 1682.
M^" Hobbes considered in his Loyalty, Religion, Réputation
and Manners, Londres, 1662. — Considérations %ipon the Réputa-
tion, Loyalty, Manners and Religion of Thomas Hobbes 0/ Mal-
mesbury written by himself by way of Letter ta a learned person,
Londres, 1680. (Cette personne est le D^ Wallis. L'édition de
1680, qui indique l'auteur, est posthume).
Dé principiis et ratiocinatione Geometrarum, ubi ostenditur
incertitudinem falsitatemque non minorem inesse scriptis eorum,
quant scriptis Physicorum et Ethicorum, contra fastum professo-
rum geometriœ, Londres, 1666 ; Amsterdam, 1668 ^.
Opéra philosophica, quœ latine scripsit omnia, Amsterdam,
1668. Divisé en trois parties : I. De Corpore, De Homine, De Cive.
— II. Opéra physica et Mathematica. — III. LeviatJmn.
Quadratura Circuli, Cubatio Sphœrœ, Duplicatio Cubi, una
cum responsione ad objectiones Geometriœ Professoris Saviliani
Oxoniœ éditas anno 1669, Londres, 1669.
Rosetum geometricum sive Propositiones aliquot frustra antehac
tentatœ, cum Censura hrevi doctrinœ Wallisianœ de Motu, Londres,
1671.
Three Papers presented to the Royal Society against D^ Wallis,
together with Considérations upon the Answer of Doctob Wallis
three Papers of M. Hobbes, Londres, 1671.
Lux mathematica excussa collisionibus Johannis Wallisii et
Thom^ Hobbesii, multis et fulgentissimis aucta radiis. Authore
R. R. (Pseudonyme de Hobbes, qui signifie Roseti Repertor),
Londres, 1672.
T?ie Travels of L^lysses, as they related by himself in Homer's
gth^ lOth, llth and 12th books of his Odysses, to Alcinous, king of
Phœacia, Londres, 1673.
Principia et Problemata aliqux)t Geometrica, ante desperata,
nunc breviter explicata et demonstrata, Londres, 1674.
The Iliads and Odysses of Homer, translated out of Greek into
English, with a large Préface concerning the virtues of an heroic
poem, tvritten by the translator, Londres, 1676 ; 1677 ^ ; 1686 ^.
Decameron physiologicum or Ten Dialogues of Natural Philo-
sophy, to which his added the proportion of a straight Une to half the
arc o quadrant, Londres, 1678.
Behemoth : the History of the Causes of the Civil Wars ofEngland,
TABLEAU DES ŒUVRES DE HOBBES
301
1679.
and of the Counsels and Artifices, hy which they were carried on frorn
the year 1640 to the year 1660. (Cet ouvrage, composé vers 1670,
fut soumis au roi qui en interdit la publication. L'édition de 1679
est subreptice ; l'édition de 1682 est la première autorisée. — Le
manuscrit, conservé à la bibliothèque de St. John's Collège k
Oxford, a pour titre : Behemoth : or the Long Parliament. F. Tôx-
NIES l'a publié sous ce titre à Londres en 1889).
Thom.ï: Hobbes Malmesburiensis Vita carminé expressa,
Londres, 1679. Hobbes avait composé cette autobiographie
en 1672. Elle parut trois semaines après sa mort, en décembre 1679.
Vers le 10 janvier 1680, il en parut une traduction anonyme en
vers anglais. Cf. Wood, Athenœ Ozonienses, II, Londres, 1692.
II.
ŒUVRES POSTHUMES
1680.
1680.
1681.
1681.
1681,
1682.
1688.
An Answer to a Book published hy D^" Bramhall, late bishop
of Derby, called (( The Catching of Leviathan the grat Whale »,
Londres, 1680. (Cette réponse fut composée vers 1668).
An Historical Narration concerning Heresy and the punishment
thereof, Londres, 1680. (Cet écrit fut composé vers 1668).
Thom.î; Hobbes Malmesburiensis Vita, Londres, 1681.
(Cette Vie, écrite en latin par Hobbes ou dictée par lui à Tho-
mas Rymer, fut publiée en 1681 par Richard Blackbourne).
— Blackbourne publia en même temps Vitœ Hobbianœ Aucta-
rium, complément quïl avait écrit d'après les notes de JoHX
Aubrey.
A Dialogue between a Philosopher and a Stndent of the Common
Laws of Englatid, Londres, 1681. (Ce Dialogue fut composé après
1666).
The whole Art of Rhetoric with the Discourse of the Laws of
England, Londres, 1681. — The Art of Rhetoric, plainly set forth
unth pertinent examples for the more easy mulerstaiiding and prac-
tice of the same, Londres, 1681. (Ces opuscules furent composés
vers 1633 pour Tusage de son élève, le comte de Devonshire.
Le premier est un résumé de la Rhétorique d'Aristote).
The Art of Sophistry (Cet opuscule, composé sans doute dans le
même but, contient quelques règles et exemples pour apprendre
à discerner les sophismes).
Seven Philosophical Problems and two Propositions of Geometry^
by Thomas Hobbes of Malmesbury, with Apology for himself
and his writings dedicated to the King in the year 1662, Londres,
1682. (C'est la traduction des Problemata Physica, parus en 1662).
Historia ecclesiastica carminé elegiaco concinnata , Londres, 1688.
(Cette Histoire fut publiée jiar Thomas Rymer avec une Préface
anonyme). — Traduction en vers anglais : A True Ecclesiastical
History from Moses to the Time of Martin Luther, 1722. — Dans sa
Vie en prose, Hobbes déclare qu'il a composé ce poème vers
80 ans, c'est-à-dire vers 1668 : Scripsit praeterea circa annum
îetatis suse octogesimum. .., ortum et incrementa potestatis Pon-
tifîciae, carminé Latino, versuum circiter duum millium. Sed non
sinebant tempora ut publicarentur. (Vita, Opéra, t. I, p. XX).
CHAPITRE II
Controverse avec Descartes.
Quand.le Long Parlement décréta, le 11 novembre 1640, la mise en
jugement du comte de Strafïord, le fidèle ministre de Charles 1*^^,
Hobbes prit peur, craignant d'être compris dans la Liste des délin-
quants que la Chambre des Communes voulait poursuivre. En pré-
vision des dangers qu'allait courir la royauté, notre ardent royahste
avait composé en anglais un petit traité pour défendre les préroga-
tives de la monarchie absolue ^. Dès les premiers, mois de l'année 1640,
il avait mis en circulation plusieurs copies manuscrites de son plaidoyer
en faveur de la Couronne.
Assurément le contenu de l'ouvrage n'était point de nature à plaire
aux membres du Long Parlement qu'offusquait l'absolutisme royal.
On peut se demander cependant, avec les biographes de notre philo-
sophe, s'il ne céda pas à une appréhension excessive, en estimant
que quelques manuscrits, circulant sous le manteau, pouvaient attirer
sur sa tête les foudres de vainqueurs ombrageux. Quoi qu'il en soit,
Hobbes n'osa risquer l'aventure. Fuyant l'orage déjà grondant
sur sa patrie, il fit voile vers la France comme vers un port tranquille
et agréable. Il y retrouvait les amis sûrs que des séjours antérieurs
lui avaient faits, Mersenne notamment et Gassendi.
Tandis que l'Angleterre était agitée par de violentes secousses
pohtiques, la France jouissait de la paix intérieure, grâce au cJardinal
de Hicheheu, dont la rude main aA'^ait dompté la résistance des grands
seigneurs et comprimé l'audace des Calvinistes. Descartes avait publié,
en 1637, le Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences ; plus la Dioptrique, les Météores et
la Géométrie, qui sont des essais de cete Méthode. Voilà les nouveautés,
d'un genre spéculatif, qui intéressaient à Paris les gens instruits,
pendant qu'à Londres les esprit échauffés se passionnaient pour ou
contre les nouveautés pohtiques.
I. — OBJECTIONS DE HOBBES CONTRE LA DIOPTRIQUE
Hobbes, qui se piquait d'être compétent en Mathématique, avait
étudié de près la Dioptrique de Descartes et mis par écrit les objec-
tions que cette lecture lui avait suggérées. Elles remplissaient onze
« feiiilles ». Mersenne crut bon de les communiquer à Descartes en
1. Cf. Ch. I, p. 277.
I. — OBJECTIO>'S CONTRE LA DIOPTEIQUE 303
deux fois. Le premier envoi, qui ne comprenait que « trois feiiilles »,
arriva en HoUande le 20 janvier 1641 i ; le second, qui contenait
« huit feiiilles », y parvint le 18 février suivant ^. L'expéditeur s'était
borné à dire que cette longue lettre lui était venue d'Angleterre,
sans révéler le nom de l'auteur. C'était une feinte, puisque l'auteur
résidait alors à Paris. Pourquoi tant de mystère ? Toujours est-il
qu'entre Descartes et Hobbes il n'y eut aucune correspondance
directe. Mersenne servit constamment d'intermédiaii'e, transmettant
aux véritables destinataires les objections et instances de « l'Anglois »,
comme les réponses et répliques de Descartes, qui lui étaient adressées
personnellement avec prière de faire suivre ^.
Après avoir pris connaissance des trois premiers feuillets, Descartes
communiqua son impression à Mersenne : « D'une part, la manière
d'écrire de l'auteur indique un esprit ingénieux et docte ; d'autre part,
chaque fois qu'il met en avant une idée comme de son crû, il semble
toujours s'écarter de la vérité. Contraste qui m'étonne grandement » ^.
La lecture attentive de la réphque de Hobbes aux critiques que
Descartes lui avait envoyées par l'entremise de Mersenne, ne fit
(£u'aggraver l'impression défavorable précédemment ressentie : « Au
reste, ayant leu a loysir le dernier esciit de l'Anglois, je me suis entiè-
rement confirmé en l'opinion que je vous manday, il y a 15 jours,
que j'avois de luy, et je croy que le meilleur est que je n'aye point du
tout de commerce avec luy, et, pour cete fin, que je m"abstiene de luy
respondre ^ ; car, s'il est de l'humeur que je le juge, nous ne sçaurions
gueres conférer ensemble sans devenir ennemis; il vaut mieux Cj^ue
nous en demeurions, luy et moy, ou nous en sommes. Je vous prie
aussy de ne luy communiquer que le moins que vous pourrez de ce
cj^ue vous sçaA'ez de mes opinions et qvi n'est point imprimé ; car je
me trompe fort, si ce n'est un homme qui cherche d'acquérir de la
réputation a mes despens, et par de mauvaises pratic^ues » ^. Descartes
était ombrageux. Ce jugement qu'il porte sur les intentions de Hobbes
paraît d'autant plus sévère qu'il n'est point motivé. Une lettre posté-
rieure va peut-être nous fournir quelque éclaircissement.
Dans sa Physique, Hobbes donne un rôle à ce c[u'il nomme « l'es-
prit interne » (spiritus intermis), et il prétend que cet esprit interne
est l'équivalent « de la matière subtile », Ciui a une grande importance
dans la physique cartésienne. Dès le début de la controverse, Descartes
1. Descartes à Mersenne, Leyde, 21 janvier 1641. Edit. Adam, T. III, p. 283, 1. 9.
2. Descartes à Mersenne, Levde, 18 février 1641. T. III, p. 314. 1. 5.
3. Cf. Edition Adam, T. III, Lettres : CCXXVII, p. 283, 1. 9. — CCXXVHl, p. 287
— CCXXX, p. 300 — CCXXXI, p. 313 — CCXXXII, p. 320-327 — CCXXXIII,
p. 338-340 — CCXXXIV, p. 341 — CCXXXVI, p. 354.
4. Legi partem epistolse ad Vestram Reverentiam ex Anglia missse..., et valde iniratus
sum quod, cum ex modo scribendi ejus author ingeniosus et doctus ajipareat, in nuMa
tamen re, quam ut siiani proponat, a veritat-e non aberrare videatur (Descartes à Mer-
senne, Leyde, 21 janvier 1641, T. III, p. 287. — Cf. Descartes à Mersenne, Ibidem,
p. 283, 1. 9).
. 5. Malgré cela, Descartes, sans doute sur les instances de Mersenne, répliqua deux fois
encore à Hobbes. Ci. Œuvres, T. III, p. 338 et 354.
6. Descartes à Mersenne, Leyde, 4 mars 1641, T. III, p. 320, 1. 1.
304 ARTICLE III. — CHAPITRE II. CONTROVERSE AVEC DESCARTES
rejeta, comme dénuée de fondement, cette prétendue identification ^.
Mais Hobbes y tenait beaucoup, parce qu'il en tirait une conséquence
très flatteuse pour son amour-propre, mais de nature à blesser l'hon-
nête savant qu'était Descartes, car il l'accuse de s'être approprié
une explication scientifique imaginée par lui ^. Descartes repoussa
dédaigneusement l'accusation : « Quant à ce que vous me mandez de
l'Anglois, qui dit que son Esprit et ma Matière subtile sont la mesme
chose, et qu'il a expliqué par son moyen la lumière et les sons dés
l'année 1630, ce qu'il croit estre parvenu jusques à moy, c'est une chose
puérile et digne de risée. Si sa Philosophie est telle qu'il ait peur
qu'on la luy dérobe, qu'il la publie ; pour moy, je luy promets que je
ne me hasteray pas d'un moment à publier la mienne a son occasion » ^.
II. — OBJECTIONS DE HOBBES CONTRE LES MÉDITATIONS
ET RÉPONSES DE DESCARTES
En annonçant à Mersenne l'envoi du manuscrit de ses Méditations,
Descartes le prie de le faire (( voir au R. Père Gibieuf )> *, de l'Oratoire,
et ajoute : « Puis vous le pourrez aussy faire voir à quelques autres,
selon que jugerez » ^. Mersenne jugea à propos de soumettre 1' « écrit
de Métaphysique » (comme Descartes appelait ses Méditations ^),
à l'examen de Hobbes. Celui-ci alla vite en besogne, car le manuscrit
fut expédié de Leyde le-ll novembre 1640 ', et, dès le 22 janvier 1641 ^,
Descartes était en possession de ce que l'on nomme les deuxièmes et
troisièmes Objections ^. Ces dernières, encore anonymes, provenaient
de « l'Anglois ». Voici en quels termes le philosophe français en accu-
sait réception : « ... Ceux qui les ont faites [les Objections] semblent
n'avoir rien du tout compris de ce que j'ay écrit, et ne l'avoir lu qu'en
courant la poste... Ce qui soit toutesfois dit entre nous, à cause que je
serois très marry de les desobliger ; et vous verrez par le soin que je
prens à leur répondre, que je me tiens leur redevable... ^" »
S'il avait pu prévoir l'accueil hargneux que Descartes devait faire
1. Etsi enim dicat [Hobbes] materiam meam subtileni eanidem esse cum suo spiritu
interno, non possuni tamen id agnoscere : primo, quia illiid facit causam duritiei, cuni
mea potius e contra mollitiei sit causa ; deinde, quia non video quâ ratione iste spiritu.s
valde mobilis corporibus duris ita includi possit, ut niinquam ex iis egrediatur, nec quo-
modo ingrediatur mollia, cuni durescunt. (Descartes à Mersenne, Leyde, 21 janvier
1641, T. III, p. 287-288, 1. 9). — Quidque magis ridiculum et impudens, quam quod
velit, ut fatear me sentire plane contrarium ejus quod rêvera sentio, et mille in locis
testatiis svun me sentire, ut scilicet illi assentiar ? Caetera, quœ hic addit, sunt adhuc
ineptiora ; et mihi affingit opinionem de caixsa duritiei, quam nunquam habui, ut nosti ;
sed rogo ne plura ex te discat de meis principiis quam jam no\'it, nam indignus est.
(Descartes à Mersenne, Leyde, 4 mars 1641, T. III, p. 322, 1. 7).
2. Cf. Hobbes à Mersenne, Paris, 30 mars 1641, T. III, p. 342, 1. 1.
3. Descartes à Mersenne, Endegeest, 21 avril 1641, T. III, p. 354, 1. 1.
4-5. Descartes à Mersenne, Leyde, 30 septembre 1640, T. III, p. 184, 1. 12.
6-7. Descartes à Mersenne, Leyde, 11 novembre 1640, T. III, p. 238, au bas.
. 8. Descaries à Mersenne, Leyde, 28 janvier 1641, T. III, p. 293, 1. 17.
9. C'est l'ordre dans lequel les Objections ont été imprimées à la suite des Méditations,
Celles de Hobbes occupent la 3« place.
10. Descartes à Mersenne, Leyde, 28 janvier 1641, T. III, p. 293, 1. 6.
II. — OBJECTIONS CONXKE LES MÉDITATIONS 305
aux Objections contre la Dioptrique, Mersemie assurément se serait
abstenu d'expédier les Objections contre les yiéditations. Mais les
envois se suivirent de si près que le destinataire les reçut à deux jours
seulement d'intervalle ^. Aussi, quand l'expéditeur confia le second
à la poste, il ne connaissait pas encore l'impression fâcheuse que le
premier avait produite sur l'esprit de son correspondant.
Hobbes était médiocrement versé en Mathématiques. Les diffi-
cultés que, comme mathématicien, il souleva contre la Dioptriqne
et qui furent jugées très faibles ou fausses par Descartes, prédispo-
sèrent peut-être celui-ci à traiter gans égard les critiques qu en qua-
hté de philosophe « l'Anglois » dirigea contre les Méditations. Toujours
est-il que Descartes ne tint pas le bon propos qu'il avait d'abord
manifesté, de mettre tout son « soin » à les examiner. Aussi, comme pour
s'excuser, écrivait-il à Mersenne, qui avait sans doute exprimé quelque
étonnement au sujet de son laconisme dédaigneux : « Je n'ay pas crû
me devoir étendre plus que j'ay fait en mes Réponses à TAnglois,
à cause que ses Objections m'ont semblé si peu vray-semblables,
que c'eust esté les faire trop valoir, que d'y répondre jrfus au
long » 2.
Par ailleurs, Descartes et Hobbes n'étaient point faits pour s'entendre.
Tous deux étaient des esprits absolus et tranchants. De plus, les idées
que le philosophe français expose dans ses Méditations sont à l'anti-;
pode de celles que « l'Anglois » a déjà définitivement adoptées. Le
1. « Les trois premières feuilles > contre la Dioptrique furent reçues par Descartes
le 20 janvier 1641 (Cf. T. III, p. 283, 1. 9), et les Objections contre les Méditations, le
22 janvier (Cf. T. iJl, p. 293, 1. 17). — Faute de connaître ces Lettres de Descartes,
]\1. Georges Lyon affirme à tort que l'envoi des Objections contre la Dioptrique est
postérieur à l'envoi des Objections contre les Méditations (Cf. La Philosophie de Hobbes,
Ch. I, p. 13). Seules les <c huit dernières feuilles » furent expédiées postérieuremept aux
Objections contre les Méditations ;DescaTtes les reçut le 18 fé\Tier 1641 (Cf. f. III,
p. 314, 1. 4).
2. Descartes à Mersenne, Endegeest, 21 a\Til 1641, T. III, p. 360. 1. 19. — Dans une
lettre à Sir Charles Ca\exdish, écrite au temps même de sa controvei-se paoc Des-
eartes, Hobbes formule un jugement Cjui fait peu d'honneur à sa perspicacité. Il estime
que « M. de Bosne » est supérieur à Deseartes en Philosophie et ne lui est pas inférieur
en Analytique : For hère is one Mous'' de Bosne in towme, that dwells at Bloys, an
excellent workman, but by profession a lawier, and is counsellor of Bloys, and a Jiotter
philosopher in my opinion then De Cartes, and not inferior to him in tlie analytiques.
(Hobbes à sir Charles Cavendish, Paris, 8 fév. 1641. Edit. W. Molesvvorth, T. VI,
p. 462, Londres, 1845). — Il s"agit de Florimond de Beatjne (1601-1652), conseiller
au Présidial de Blois, qui s'occupa avec succès de mathématic^ues. Il a donné son nom
à un problème relatif à des courbes, sur lequel il avait soumis quelques difficultés à
Descartes qui les résolut. (Cf. Œuvres de Descartes, T. II, p. 513-523). Il avait aussi
envoyé à Descartes les Notes qu'il avait mises à la Géométrie publiée par ce dernier
en 1637. Le grand géomètre leur fit le plus honorable accueil : o J'ay esté extrêmement
aise de voir vos Notes sur ma Geo Tietrie ; et je puis dire, avec vérité, que y^ n'y ay
j)as trouvé un seul mot qui ne soit entièrement selon mon sens >. (Dcscartc.'* à M. de
Beaune, 20 fé\Tier, 1639, T. II, p. 510, 1. 1). Nul mathématicien de l'époque n'entra
mieux que De Beau :e dans la perLsée de Descartes. — Frans van Schooten (né ?
■f 1661), qui succéda à son père comme professeiu* de Mathématiques à l'Université de
Leyde, traduisit en latin la Géométrie de Descartes, en y joignant ses Notes et celles
de M. de Beaune ; il la publia en 1649 à Levde ; 1659 2. — Cf. Baili.et, Vie de Monsieur
Descartes, T. I, L. IV, Ch. XVI, p. 390-392 ; T. II, L. VII, Ch. XVII, p. 374-375. '
20
306 ARTICLE III. — CHAPITRE II. — CONTROVERSE AVEC DESCARTES
premier est un spiritualiste ardent ; le second, un matérialiste décidé.
Peut-être aussi que Descartes, malgré l'assurance hautaine qu'il
affecte çà et là dans ses Réponses, avait pressenti, dans cet inconnu
qui se dressait contre lui avec politesse mais sans déférence, un adver-
saire redoutable par sa subtilité.
Hobbes aligna seize Objections i, qui portent principalement sur
les points suivants : Notion de la substance pensante (Obj. II), Signi-
fication et valeur du raisonnement (Obj. IV), Idée et existence de Dieu
(Obj. V), Le libre arbitre (Obj. XII). Chaque Réponse de Descartes ^
vient immédiatement après l'objection correspondante ^. Nous ne
pouvons suivre les deux jouteurs dans le détail de leurs discussions.
Les réphques de Descartes nous ont semblé quelquefois embarrassées
! et évasives. Mais, dans l'ensemble, elles sont satisfaisantes.
Le philosophe anglais laisse percer çà et là quelques-unes des
idées qui feront le fond de son système. Elles sont déjà bien arrêtées
dans son esprit ; mais s'adressant à un penseur déjà célèbre, il les
présente avec la réserve qui convient à un personnage encore obscur.
Déjà l'on voit se dessiner son nominalisme et son matérialisme.
Il nous offre ainsi comme les primeurs de son esprit philosophique,
et c'est là qu'est le principal mtérêt de ses Objections.
Hobbes insinue en ces termes sa doctrine matériahste : « Il est
très-certain que la coimoissance de cette proposition : j^existe, dépend
de celle-cy : je qjense, comme il [Descartes] nous a fort bien enseigné.
Mais d'où nous vient la coimoissance de celle-cy : je pense ? Certes ce
n'est d'autre chose que de ce que nous ne pouvons concevoir aucun
acte sans son sujet, comme la pensée sans une chose qui pense, la
< science sans une chose qui sçache, et la promenade sans une chose
qui se promène. Et de là il semble suivre, qu'une chose qui pense est
quelque chose de corporel ; car les sujets de tous les actes semblent
estre seulement entendus sous une raison corporelle, ou sous une rai-
son de matière*... »
Descartes lui répond : « ... C'est sans aucune raison et contre toute
bonne Logique, et mesme contre la façon ordinaire de parler, qu'il
[Hobbes] adjoute que de là il semble suivre qu'une chose qui pense
est quelque chose de corporel ; car les sujets de tous les actes sont bien
à la vefité entendus comme estans des substances (ou, si vous voulez,
comme des matières, à sçavoir des matières métaphysiques), mais non
pas pour cela comme des corps. Au contraire, tous les Logiciens,
et presque tout le monde avec eux, ont coutume de dire qu'entre les
substances les unes sont spirituelles, et les autres corporelles ^. »
Puis, partant de ce fait « que nous ne comioissons pas la substance
immédiatement par eUe-mesme, mais seulement parce qu'elle est
1-2. Ohjectiones tertiœ cum Besponsionibus miihoris, Œuvres de Descartes, Edit. Adam,
T. VII, p. 171-196. — La traduction, qu'en fit Clerselier, fut revue par Descartes.
On la trouve, T. IX, p. 133-152.
3. Dans les autres groupes, les Objections forment un bloc distinct des Réponses qui
vieiuient à la suite.
4. Hobbes, Objection deuxième, OC, t. IX, p. 134 (Traduction de Clerselier).
5. Descartes, Réponse à la 2^ Objection, Ibidem, p. 136.
II. OBJECTIONS CONTRE LES MÉDITATIONS 307
le sujet de quelques actes » ^, il continue : « Or il y a certains actes
que nous apelons corpcyrels, comme la grandeur, la figure, le mouve-
ment, et toutes les autres choses qui ne peuvent être conceuës sans
une extension locale, et nous apelons du nom de corps la substance
en laquelle ils résident... En aprez, il y a d'autres actes que nous
apelons intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc.,
tous lesquels conviennent entr'eux en ce qu'ils ne peuvent estre sans
pensée, ou perception, ou conscience et connoissance ; et la substance
en laquelle ils résident, nous disons que c'est une chose qui pense ou
un esprit, ou de quelque autre nom que nous veuillions l'apeler, pour-
veu que nous ne la confondions point avec la substance corporelle,
d'autant que les actes intellectuels n'ont aucune affinité avec les actes
corporels, et que la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils
conviennent, diffère totalement de l'extension, qui est la raison com-
mune des autres 2. »
Plus loin, le philosophe anglais, à propos du raisonnement, propose,
sous la forme modeste d'une hypothèse,, une expUcation nominaUste
et finit par conclui'e de nouveau que l'esprit est quelque chose de cor-
porel : « Que dirons-nous maintenant, si peut-estre le raisonnement
n'est rien autre chose qu'un assemblage et enchaisnement de noms
par ce mot est ? D'où il s'ensuivroit que, par la raison, nous ne con-
clucms rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement
touchant leurs apellations, c'est à dire que, par elle, nous voyons
simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses,
selon les conventions que nous avons faites à nostre fantaisie touchant
leur signification. Si cela est ainsi, comme il peut estre, le raisonne-
ment dépendra des noms, les noms de l'imagination, et l'imagination
peut-estre (et cecy selon mon sentiment) du mouvement des organes
corporels ; et ainsi l'esprit ne sera rien autre chose qu'un mouvement
en certaines parties du corps organique ^. )>
Descartes répHque : « ... L'assemblage, qui se fait dans le raisonne-
ment n'est pas celuy des noms, mais bien celuy des choses signifiées
par les noms ; et je m'étomie que le contraire puisse venir en l'esprit
de personne. Car qui doute qu'un François et un Alleman ne puissent
avoir les mesmes pensées ou raisonnemens touchant les mesmes choses,
quoy que neantmoins ils conçoivent des mots entièrement difïerens ?
Et ce philosophe ne se condamne-t-il pas luy-mesme, lorsqu'il parle
des conventions que nous avons faites à nostre fantaisie touchant
la signification des mots ? Car s'il admet que quelque chose est signi-
fiée par les paroles, pourquoy ne veut-il pas que nos discours et raison-
nemens soyent plustost de la chose qui est signifiée, que des paroles
seules ? * )) Puis, relevant la légèreté avec laquelle Hobbes déduit que
l'esprit est corporel du fait que l'imagination est conditionnée par
quelques mouvements organiques, il lui décoche ce trait dédaigneux :
« Et certes, de la mesme façon et avec une aussi juste raison qu'il
1-2. Descartes. Réponse à la 2'^ Objection, Ibidem, p. 13G ; 137.
3. Hobbes, Objection quatrième. Ibidem, p. 13S.
4. Descartes, Réponse à la ■i'^ Objection, Ibidem, p. 139.
308 ARTICLE III. — CHAPITRE II. — CONTROVERSE AVEC DESCARTES
conclut que l'esprit est un mouvement, il pourroit aussi conclure que
la terre est le ciel, ou telle autre chose qu'il luy plaira ; pource qu'il
n'y a point d'autres choses au monde, entre lesquelles il n'y ait autant
de convenance qu'il y en a entre le mouvement et l'esprit, qui sont de
deux genres entièrement differens ^. »
Il est clair que, dans les Troisièmes Objections et les Répliques qui
leur sont données, deux esprits antipathiques et deux systèmes
incompatibles sont aux prises. Comme Descartes est naturellement
susceptible et que les tendances matériahstes de « l'Anglois » heurtent
violemment ses plus chères convictions, rien de surprenant s'il se
montre çà et là dur et même injuste, par exemple, quand il écrit
dans sa réponse à la douzième Objection : « Et je suis étonné de n'avoir
encore peu rencontrer dans toutes ces objections aucune conséquence,
qui me semblast estre bien déduite de ses principes ^. »
On a observé que le désaccord, qui séparait les deux philosophes,
ne portait pas sur tous les points essentiels. Ainsi, « l'un et l'autre
avaient posé comme une vérité fondamentale de leur physique « que
tout se fait dans la nature d'une manière mécanique « ^. C'est vrai.
Cependant Descartes, on ne doit pas l'oubher, ne trouve pas que
Hobbes apphque judicieusement cette vérité fondamentale. « Je n'ay
pas peur, écrit-il à Mersenne à propos des objections de Hobbes contre
la Dioptrique, que sa Philosophie semble la mienne, encore qu'il ne
veiiille considérer, comme moy, que les figures et les mouvemens.
Ce sont bien les vrais principes ; mais si on commet des fautes en les
suivant, elles paroissent si clairement à ceux qui ont un peu d'enten-
dement, qu'il ne faut pas aller si viste qu'il fait, pour y bien reiissir *. »
Mais ce qui creusait entre les deux penseurs un abîme infranchis-
sable, c'est que Hobbes, non content d'expliquer par le mouvement
les phénomènes de la nature, étendait son explication mécaniste et
à l'esprit humain lui-même et à l'ordre social. On comprend qu'une
pareille prétention dut paraître intolérable à un philosophe d'un spiri-
tuahsme aussi tranché que Descartes ^.
Les rapports indirects ^, que Mersenne avait étabhs entre Hobbes
et Descartes, en restèrent là. Baillet nous apprend en effet qu'une
nouvelle tentative,, faite en 1643, pour les renouer, demeura infruc-
1. Descartes, Répnse à 1% 4^ Cbjection, Ib'dem, p. 139.
2. Descartes. Réponse à VOhiection douzième, T. IX, p. 148.
3. G. Lyon, La Philosophie de Hobbes, Ch. II, p. 28-29.
4. Descartes à Mersenne, lueyde, 21 janvier 1641, T. III, p. 283, 1. 19.
5. « ... As regards the subject-niatter of Meditationcs, the thinking of the two philo-
sophers moved in such différent worlds that miitual understanding was almost impos-
sible. To Descartes, mind -u-as the primai certainty and independent of material realit^^
Hobbes, on the other hand, had already fîxed on motion as the fundamental fact,
and his originality consisted in his attempt to use it for the explanation not of nature
only but, also, of mind and society. )> (W. R. Sorley, Hobbes and contemporary Philo-
sophy, dans The Cambridge History of English Literature, T. \T^I, Ch. XII, p. 28.5-286,
Cambridge, 1911).
6. Il est remarquable en effet que Descartes et Hobbes ne communiquèrent entre
eux qu'en passant par Mersenne. Dans la Correspondance de Descartes, on ne trouve
de lui aucune lettre adressée directement à Hobbes. La réciproque est également
à
III. — ADMIKATION DE MERSENNE POUR HOBBES 30d
tueuse. « On voulut aussi luy [Descartes] envoyer quelques manus-
crits de M. Hobbes, soit pour satisfaire sa curiosité, soit pour luy
en faire dire sa pensée. Mais il rappella l'idée que la lecture du livre
de Cive luy avoit laissée l'année précédente [1642] de l'esprit de
M. Hobbes ; et il témoigna au P. Mersenne qu' « il n'etoit pas curieux
de voir les écrits de cet Anglois » ^. La rupture fut définitive.
III — ADMIRATION EXCESSIVE DE IVÎERSENNE POUR HOBEES
Cette attitude, si nettement défavorable de Descartes à l'égard de
« r Anglois », ne semble pas avoir produit grande impression sur Mer-
senne. Car celui-ci,, non seulement, ce qui est naturel, continua son
amitié à Hobbes, mais, ce qui l'est moins, lui témoigna, par la suite,
tant au point de vue scientifique qu'au point de vue philosophique,
une admiration vraiment excessive.
Dans son Traité de Balistique publié en 1644, le savant Minime
proclame en effet que, pour démontrer la Proposition XXIV, où sont
expliqués les fondements de la réflexion et de la réfraction ^, « il a
emprunté plusieurs choses au très subtil Thomas Hobbes » ^. Pour
saisir tout le piquant de ces emprunts, dont Descartes, s'il en prit
connaissance, ne dut pas goûter l'à-propos *, qu'on veuille bien se
rappeler que celui-ci avait réfuté, dans deux lettres adressées à Mer-
senne ^, les théories de Hobbes sur la réfraction et la réflexion. Bien
plus, dans son OiMque, éditée aussi en 1644 ^^ Mersenne* a inséré le
Tractatus opticus de Hobbes, qui en forme le Livre VII ^. Il annonce
1. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, T. II, L. VI, Cli. XII, p. 202, vers le bas.
2. Propositio XXIV. Jaculorurn solarium robur, velocitatem et longitudinem dimetiri :
uhi fundamenta reflexionis ac refractionis explicantur (Mersennne, Balliatica, p. 74:-82,
Paris, 1644', publié dans le volume intitulé : Cogitata Physico-Mathertiatico, Paris,
1044).
3. Cf. injra, p. 310, n. 3.
4. Après avoir, dans une Lettre à Mersenne, relevé qiïelqiies-unes des fautes qu'il
pense découvrir dans les Objections de Hobbes, Descartes continue avec une âpreté
qui dénote vine insurmontable antipathie : « J'aurois honte d'employer du tems a
poursuivre le reste de ses fautes ; car il y en a partout de mesme. C'est pourquoj' je ne
croy pas devoir jamais plus respondre a ce que vous pourriez m'envoj'er de cet homme,
que je pense devoir mespriser à l'extrême. Et je ne me laisse nullement flatter par
les louanges que vous me mandez qu'il me donne ; car je connois qu'il n'en use que pour
faire mieux croire qu'il a raison en ce ou il me reprend et me calomnie. [C'est peut-étfe
une allusion à la prétention qu'avait Hobbes d'avoir trouvé, dès 1630, une explication
des sons et de la lumière, dont Descartes se serait inspiré sans le dire]. Je suis marry
que vous et M. de Beaune en aj^ez une bonne opinion. Il est vray qu'il a de la vivacité
et do la facilité à s'exprimer, ce qui luy peut donner quelque esclat, mais vous connois-
trez en peu de temps qu'il n'a point du tout de fonds, qu'il a plusieurs opinions extra-
vagantes, et qu'il tasche d'acquérir de la réputation par de mauvais moyens. > (Lej'de,
4 mars 1641, OD, t. III, p. 326-327, 1. 4). On voit que Descartes ne réussit point à
convertir Mersenne. Il ne tint pas lui-même sa promesse faite ab irato, car il répondit
deux fois encore à Hobbes par le moyen de Mersenne. Cf. supra, p. 303, n. 5.
5. Cf. Correspondance de Desrartes, T. III, p. 314, 1. 5 ; p. 338, 1. 8.
6-7. Publiée à la fin de son ouvrage : Universœ Geometriœ ynixtceque Mathematicœ
Synopsis et Bini Refractionum demonstrat"rum Tractatus, Paris, 1044, p. 471-589. —
310 ARTICLE ni. — CHAPITRE n. — CONTROVERSE AVEC DESCARTES
cette insertion en qualifiant l'auteur de « noble personnage et de phi-
losophe très subtil » ^. Dans la Préface aux sept Livres de VOptique,
il met encore à contribution « Cl. V. Hobs » [sic] ^.
Passe encore pour cette admiration de la science mathématique
de Hobbes ! Mais comment comprendre la sympathie que Mersenne
manifeste pour sa philosophie matériahste ? Dans la Préface de la
Balistique, il prend le soin de résumer, sous la dictée ou du moins
sous le contrôle du philosophe anglais, alors en résidence à Paris,
la théorie suivant laquelle les opérations des sens et des autres facultés
de l'âme sont expHquées par le mouvement local, sorte « de ballis-
tique perpétuelle exercée par les objets extérieurs, dont les mouve-
ments, comme autant de traits, font irruption en nous au moyen
des sens » ^. Il en termine l'exposé en priant le lecteur, si ce genre de
Philosophie lui sourit, de presser l'auteur de ne pas faire attendre la
publication du « corps entier » de son système *.
Un peu plus tard; le 25 avril 1646, Mersenne, dans une lettre à Sor-
Le Livre VII (Opticœ Liber septimus. Hypothèses) contient les « Hj-pothèses » de Hobbes,
p. 667-589. Ce Tractatus opticus est reproduit dans Opéra philosopkica quœ latine
scripsit omnia, Edit. Molesworth, T. V, p. 215-248, Londi'es, 1845.
1. Dnm illym amici singularis tractatmn expectabis, accipe duos alios tractatus
eruditissinios clarissimorum Anglorum, priminn nempe Gualteri Vverneri ; secundum
viri nobilis subtilissimique philosophi D. Hobs, qui ex propriis hypothesibus refrac-
tiones prosequitur. (Mersenne, Opticorutn Libri septetn, Monitum, Opère citato, p. 548).
Cet ami particulier n'est autre que le Père Niceron, dont Mersenne parle ainsi dans la
Préface de VQptique : Liber V agit de Arte Perspective, quam nuper R. P. Niceronus
«uriosa parte adornavit, a quo possis perfectum opus opticum expectare (Prsefat.,
§ V, p. 476). L'ouvrage annoncé comme paru est intitulé : La Perspective curieuse ou
Magie artificielle des effets 7nerveiUeux, Paris, 1638. L'ou\Tage attendu (expectare,
expectabis) fut publié en 1646 à Paris, sous ce titre : Thaumaturgus opticus seu Admiranda
Optices, Catoptrices, Dioptrices. 11 ne contient que la première Partie (V Optique). Les
deux autres (Catoptrique et Dioptrique ) ne parurent pas, du moins en latin, à cause de .
la mort prématvu'ée de levir auteur. Mais, quelques années après, on édita, en français,
deux œuvres posthumes : La Perspective curieuse du Revereno P. Niceron, divisée
en quatre Livres [les deux derniers contiennejit la Catoptrique et la Dioptrique), et la
Catopiric/ue du R. P. Mersenne, 7nise en lumière après la mort de l'autheur, Paris, 1652.
— Ce Père Jean-François Niceron, né à Paris (1613) et mort à Aix (1646) à l'âge de
33 ans, entra chez les Minimes oii il enseigna la Théologie ; il annonçait de grandes
aptitudes pour les Mathématiques, Descartes l'avait en si haute estime qu'il lui fit
hommage de ses Principia Philosophiœ, Cf. Baillet, La Vie de M. Descartes, ï. II,
L. VII, Ch. IX, p. 300-301.
2. Mersennne, In Libros Opticorum septem Prœfatio, § IV, p. 472-475.
3. Cvun 24 prop. Bail, plura juxta subtilissimiThomae Hobbes attulerimus, et quasdam
Philosophise quam exornat partes legerim, quae omnia fere per motiun localem explicant,
velim etiam addere modum quo nostrarum facultatum ôperationes ex eodem raotu
concludit, ut lector perspiciat num quseque fiant in nobis ad vim Ballisticam referri
possint, ut objecta per sensiis exteriores irruentia tôt jaculis quot motibus nos impetere,
hucque et illuc impellere videantur, perpetuamque Ballisticam exerceant. (Mersenne,
Cogitata Physico-Mathematica : Tractatus VT. Ballistica et Acontismologia, in qua
Sagittarum, Jaculorum et aliorum Missilium jactus et robur Arcuutn explicantur, Paris,
1644, Prœfatio ut lis ad Le^torem, § ii, [non paginé], p. 1. Le résumé de la théorie hob-
bienne va de la page 1 à la page 7. — Hobbes a signalé le fait dans Six Lessons to the
Savilian Professors of Geometry and of Astronomy..., Lesson VI, Londres, 1656, dans
English Works, Edit. Moles\\orth, T. VII, p. 341, Londres, 1845.
4. Quod Philosophiœ genus si tibi arrideat, precibus autorem urgeas ut corpus uni-
versum posteritati non invideat (Opère citato, Prœfat., § ii, p. 7).
III. — ADMIEATION DE MERSENNE POUR HOBBES 311
bière, renouvelle le même souhait et comble d'éloges le « remarquable
ouvrage sur le Citoyen de l'incomparable M. Hobbes » ^. Nous avons vu
qu'à la réflexion le religieux Minime, comprenant combien cette lettre
était imprudente (il aurait dû dire inconsidérée) avait insisté près de
Sorbière, pour qu'il ne l'insérât point dans la nouvelle édition du
De Cive qu'il préparait à Amsterdam ^. On peut alléguer, comme cir-
constance atténuante, que Mersenne, mathématicien beaucoup plus
que philosophe, entraîné d'ailleurs par l'amitié qui l'attachait à Hobbes,
n'aperçut pas clairement les conséquences mat^riahstes de ses doc-
trines psychologiques, ni le danger de ses théories absolutistes au point
de vue social. Gassendi s'était montré plus réservé ^ ; Descartes
fut beaucoup plus clairvoyant et plus ferme, à l'endroit du De Cive *.
1-2. Cf. supra. Article II, Ch. YI, Les Disciples de Gassendi,' p. 214.
3. Cf. supra. Ibidem, p. 215, n. 4; 217 et n. 2.
4. Cf. infra, Ch. V, p. 507 et n. 3.
CHAPITRE III
La Trilogie Hobbienne.
Dans sa controverse avec Descartes, Hobbes laisse entrevoir qu'il a
une doctrine déjà à peu près constituée ; mais il n'en livre, en des
échappées rapides, que quelques traits épars. Il nous faut maintenant
la présenter dans son ensemble.
C'est dans une série d'ouvrages, publiés sans ordre logique, que
Hobbes a exposé son système philosophique. En voici la liste : Elemen-
toriwi Philosophiœ Sectio tertia : De Cive (1642). Traduction anglaise
sous ce titre Philosophicall Rudiments concerning Government and
Society (16^1). — Human Nature or the fundamental Eléments
of Policy (1650). — De Cor pore politico or the Eléments of Law moral
and politic... (1650) ^. — Leviathan or the Matter, Forme and Power
of a Com7non-W ealth ecclesiasticall and civill (1651). Traduction latine :
Leviathan, sive de materia, forma et potestate Civitatis ecclesiasticœ et
civilis (1668). — Elementorum Philosophiœ Sectio priina : De Cor-
pore (1655). Traduction anglaise : Eléments of Philosophy. The first
Section, concerning Body,.. (1656). — Elementorum Philosophiœ
Sectio secunda : De Homiyie (1658).
Cette façon de procéder devait forcément aboutir à des répéti-
tions : les mêmes questions se trouvent reprises avec plus ou moina
d'ampleur dans divers ouvrages. Par exemple, il est traité de l'homme
à'àm^'^V Human Nature, dans la première partie du Leviathan, enfin
dans le De Homine, qui forme la seconde Section des Eléments de
Philosophie.
Pour faire la synthèse des idées de Hobbes, en puisant dans ses
diverses œuvres, le meilleur moyen semble bien être de les grouper
d'après le plan des Elementa Philosophiœ, car, en définitive, c'est
à ce plan, arrêté de bonne heure dans son esprit, que le philosophe
de Malmesbury a subordonné lui-même tout l'efïort de sa pensée.
Le système hobbien se présente à nous sous la forme d'une trilogie
ascendante : Le Corps — L'Homme — Le Citoyen.
1. Ces deux ou\Tages, VHuman Nature et le De Corpore politico, publiés alors séparé-
ment par Hobbes, formaient, on s'en souvient, un tout dont des copies manuscrites
avaient circulé en 1040 sous le titre : The Eléments of Law natural and politic. Cf. Ch. I,.
p. 277 278.
I
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 313:
SECTION I. — Le Corps.
A. — LOGIQUE OU » COMPUTATION »
Dans cette Logique sommaire, Hobbes nous fait connaître briève-
ment ce que sont pour lui : la Philosophie, les Mots, la Proposi-
tion et le Syllogisme, I'Erreur et les Sophismes, la Méthode.
§ I. — LA PHILOSOPHIE.
Hobbes débute ainsi : Aujourd'hui encore [c'est-à-dire au milieu
du XYii® siècle], les hommes semblent se comporter à l'égard de la
Philosophie, comme ils se comportaient, dans les temps primitifs,
à l'égard du froment et du \in. Dès l'origine, il y avait des vignes et
des épis épars dans les champs. Cependant les hommes se sont nourris
de glands, tant qu'ils ont ignoré l'art de la culture ^. (c De même, la
Philosophie est innée chez tous, puisque tous possèdent la raison
naturelle et s'en servent en quelques cas ; mais, dès qu'une longue
série de raisons est nécessaire, faute d'une bonne méthode, ou, pour
ainsi dire, faute de savoir semer et planter, la plupart s'égarent et
vont au hasard » ^. Hobbes avoue que cette partie de la Philosophie,
qui s'occupe des grandeurs et des figures, a été déjà cultivée excellem-
ment. Pour le reste, il en va autrement. Aussi forme-t-il le dessein
de présenter, selon ses forces, quelques premiers éléments de Philo-
sophie universelle, comme des semences d'où semble pouvoir naître
peu à peu la pure et vraie Philosophie ^.
Entreprise aride et malaisée. Car les opinions invétérées sont diffi-
ciles à arracher, et le langage de la vraie Philosophie repousse non
seulement lé fard, mais presque tout ornement. C'est pourquoi Hobbes
s'adresse aux esprits, peu nombreux, qui trouvent qu'en toute chose
la vérité et la force des raisons ont par elles-mêmes des charmes ■*.
Puis, sans plus ample préambule, il commence par définir la Philo-
sophie.
\. Hobbes, De Corporc, C. I, § l. Le De Corpore est au Tome I de l'Edition de Moles-
WORTH. Nous n'indiquerons pas la page des Tomes, quand l'ouvrage sera divisé en §.
2. Similiter Philosophia, id est, ratio naturalis, in omni homine innata est ; unus-
quisque enim aliquousque ratiocinatur et in rébus aliquibus; verum,ubi longa rationuni
ser^je opus est, propter rectae methndi, quasi sationis defectum, déviant plerique et
evagantur (De Corpore, C. I, § 1). Hobbes dit encore dans la Préface Ad lectorem :
Mentis ergo tuae et totius mundi filia, Philosophia in te ipso est.
3. ... Consiliuni ineo, quoad potero, Philosophia; imiversœ pauca et prima elementa,
tanquani semina quiï>dam, ex quibus. pura et vera Philosophia paulatim enasci posse
videtur, explicare (De Corpore, C. I, § 1).
4. Attainen, cum sint aliqui certe, quanquam pauci, quos in omni re veritas et rat^p-
ninn firmitudo ipsa per se delectat, paucis illis operam hanc navandam esse censui.
(De Corpore, C. I, § I ).
314 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
« La Philosophie est la connaissance acquise par droit raisonnement
des effets ou phénomènes, en partant de la conception de leurs causes
; ou générations et, réciproquement, des générations qui peuvent se
i produire, en partant des phénomènes connus » ^.
La philosophie étant l'œuvre de la raison discursive, Hobbes
bannit de. son domaine : la sensation et la mémoire, qui nous sont com-
munes avec les animaux, parce qu'elles ne sont point une acquisition
du raisonnement ; — V expérience, parce qu'elle n'est que la mémoire
développée ^ ; — la prudence, qui n'est que l'attente d'états semblables
à ceux que nous avons déjà éprouvés ^.
La Philosophie s'identifie avec la science ^, ou, plutôt, c'est la sagesse,
car la sagesse est à la science ce que la prudence est à l'expérience :
si beaucoup d'expérience fait la prudence, beaucoup de science fait la
sagesse. Sicut experientia multa fit prudentia ; ita scientia multa, sa-
pientia est ^.
Philosopher, c'est raisonner ; mais raisonner, c'est compter ; comp-
ter, c'est, en définitive, additionner et soustraire, car la multipUca-
tion se ramène à l'addition, et la division à la soustraction. Recidit
itaque ratiocinatio omnis ad duas operationes animi, additionem et
substractionem ^.
Ces opérations ne s'apphquent pas seulement aux nombres, mais
à « tout coi-ps dont on peut concevoir la génération ou que l'on peut
concevoir posséder quelque propriété ». L'esprit humain, sans l'aide
du langage, sait faire à tout moment ces calculs. Ainsi, quelque chose
se montre-t-il à vous de loin et obscurément, cela vous suggère l'idée
d'un corps ; vous le voyez se mouvoir et changer de place : c'est un
corps animé ; il se rapproche encore, parle et agit raisonnablement :
c'est donc un corps animé raisonnable. Additionnez ces trois éléments,
leur somme vous donnera l'idée complexe d'homme. Inversement,
si cet être humain s'éloigne, l'idée de raisonnable sera retranchée
là première ; puis, celle d'animé ; enfin celle de corps. Au moment où
l'objet ne sera plus visible, toute idée s'évanouira. Voilà un exemple
de ce qu'est le raisonnement interne sans le secours des mots '.
Les Mathématiciens, les Logiciens, les Écrivains politiques, les
Jurisconsultes, etc., appHquent ce double procédé aux matières
qu'ils traitent ^, car « partout où il y a place pour l'addition et la sous-
traction, il y a place pour la raison ; où il n'y a pas de place pour elles,
il n'y en pas non plus pour la raison ». (Ubicumque locus e,?^ addition!
1. Philosophia est Effectuiim sive PhœnomeiKon ex conceptis eoriim Causis seu
Generationibus, et rursus Generationum qiise esse possunt ex cognitis effectibus, peç
rectam ratiocinationeni acquisita cognitio (De Corpore, C. I, § 2).
2. Memoria multarum reruni experientia dicitiir (Leviathan, C. II, t. III, p. 9).
3. De Corpore, C. I, § 2.
4. Altéra [cognitio] est consequentiarum vocaturque scdentia ; conscriptio autem
ejus appellari solet philosophia (Leviathan. C. IX, t. III, p. 66).
5. Leviathan, C. V, t. III, p. 38.
6. De Corpore, C. I, § 2.
7. ... Id est omne corpus quod geiierari, vel aliquam haberê proprietateni intelligi
potest (De Corpore, C. I, § 8).
8. De Corpore, C. I, § 3.
SECTIOX I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 315
£t substractioni, ibi etiam locus est rationi ; et uhi illis locus non est,
ihi îieque rationi locus est) ^.
Autre exemple. Quand on va des noms à la proposition, de la propo-
sition au syllogisme, du syllogisme à la démonstration, on additionne.
En effet, la proposition est constituée par l'addition de deux noms ;
le syllogisme, par celle de deux propositions ; la démonstration, par
celle de plusieurs syllogismes ^. Cette manière de procéder conduit
à la science. Car, « les noms une fois bien définis, par la connexion
des noms dans les propositions et par celle des propositions dans les
syllogismes on arrive à une conclusion, qui est la somme de toutes les
propositions antécédentes. Et c'est la science, c'est-à-dire la connais-
sance des conséc^uences d'un mot à un autre mot » ^.
Il faut entendre par « effets et phénomènes les facultés des corps
ou les puissances par lesquelles nous les distinguons les uns des autres ».
Ainsi, la faculté de marcher est une « propriété » des animaux *.
L'exemple du cercle fait facilement comprendre comment la connais-
sance d'un effet s'acquiert par la connaissance de la manière dont il est
produit (ex cognita generatione acquiri potest). Etant domiés un point
et une longueur déterminée, Hobbes montre comment on obtient
un cercle. Le mot génération doit donc se prendre dans le sens d'une
relation abstraite et géométrique ^.
La fin de la Philosophie est, en appUquant certains coi-ps à d'autres
corps par l'industrie humaine, de produire, pom* l'usage et les commo-
dités de la vie, des effets semblables à ceux que l'on a conçus, autant
que le permettent les forces de l'homme et la matière des choses ^,
« La science est pour la puissance. Les théorèmes (qui servent aux géo-
mètres à rechercher les propriétés des figures) ont pour but les pro-
blèmes, c'est-à-dire l'art de construire. Bref, toute spéculation a été
entreprise en vue de quelque action ou œuvre à réahser » "^ .
Cette fin utihtaire de la connaissance scientifique est une idée qui
domine tout le système de Hobbes. A ses yeux, l'utihté de la pliilo-
sophie naturelle, (avant tout de la Physique et de la Géométrie) se
mesure au nombre et à la qualité des arts qu'elle rend possibles et
1. Leviathan, C. V, t. III, p. 32.
2. Leviathan, C. V, t. III, p. 32, circa médium.
3. Si discursus srgo sit in verbis, incipiatque a definitionibus verboruni, procedatque
per connectionem eorum in propositioiiibus, et rursus propositionum in syllogismos,
deternjinabitur in aliqua conclusione, qui» summa est omnium antecedentium proposi-
tionum. Atque hœc scientia est, sive cognitio consequentiarum unius verbi ad aliud
(Leviathan, C. VII, t. III, p. 52).
4. Effectus autem et phsenomena sunt corporum facultates sive potentise, quibua
alia ab aliis distinguimus (De Corpore, C. I, § 4).
5. De Corpore, C. I, § 5.
6. De Corpore, C. I, § 6.
7. Scientia propter potentiam ; theorema (quod apud geometras proprietatis inves-
tigatio est) propter problemata, id est propter artem construendi ; omnis denique
speculatio actionis vel operis alicujus gi-atia instituta est (De Corpore, C. I, § 6),
Bacon assigne aussi à la science une fin utilitaire. Cf. T. I, p. î 84-288.
316 ARTICLE III. CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
aux profits qu'en retirent ceux qui les possèdent ^. Quant à l'utilité
de la Philosophie morale et civile, elle doit être estimée moins d'après
les avantages qu'apporte la connaissance de cette science, que d'après
les calamités qui résultent de son ignorance ^. Or toutes les calamités,
que la diligence humaine pourrait éviter, proviennent de la guerre,
surtout de la guerre civile, dont la cause n'est pas à chercher dans la
volonté, puisqu'elle poursuit toujours le bien au moins apparent,
mais dans un déficit de l'intelhgence. La plupart ignorent la vraie
règle du bien vivre, c'est-à-dire les devoirs dont l'observation entre-
tient l'union et la paix parmi les hommes. C'est à la Philosophie morale
de tracer cette règle bienfaisante ^. On voit dès lors combien grande
peut.être son utilité. Mais jusqu'à ce jour personne n'a réussi à donner
une règle ^ et mesure certaine de ce qui est juste *.
La Philosophie a pour objet ou matière « ce qui est susceptible de
composition et d'analyse, c'est-à-dire tout corps dont on peut conce-
voir la génération ou que l'on peut concevoir posséder quelque pro-
priété ». (In quihus compositio et resohdio locu7n habet, id est omne
corpus quod generari vel aliquam habere proprietatem intelligi potest) ^.
En conséquence, la Philosophie exclut de ses recherches : la Théo-
logie ou science de la nature et des attributs de Dieu, en qui aucune
composition et aucune division ne peuvent trouver place — la science
relative aux Anges et à tout ce qtii est incorporel, pour la même raison
— l'Histoire tant naturelle que politique, quoique nécessaires à la
Philosophie, parce qu'elles s'acquièrent par l'expérience ou l'autorité
et non par le raisonnement — toute science qui a sa source dans l'ins-
piration divine ou la révélation ^.
Il y a deux genres suprêmes de corps. L'un, dont les parties sont
assemblées par la nature même des choses : c'est le corps naturel.
L'autre, dont les éléments sont réunis par la volonté des hommes
qui s'engagent par des pactes : c'est la Cité. De là deux grandes divi-
sions dans la Philosophie : naturelle et civile. La Philosophie civile
se subdivise en deux rameaux : V Ethique qui envisage l'homme sous
le rapport des qualités natives et des mœurs (de ingeniis ynoribusque
tractât), et la, ' Politique ou Philosophie civile proprement dite, qui
enseigne les devoirs des citoyens (de officiis civvmn cognoscit) '' .
1. ... Commoda autem humani generis maxima sunt Artes, nimirum mensurandi tam
corpora quam eorum motus... (De Corpore, C. I, § 7).
2. Moralis vero et civilis philosopliije utilitas non tam ex commodis quae ab ea cognita
quam ex calamitatibus quœ ab ejiis ignoratione habemus, sestimanda est (De Corpore,
C. I, § 7).
3. De Corpore, C. I, § 7.
4. Quod autem maxime in illis [inmimera et ingentia volumina Ethicorum] deside-
ratur, est régula actionum certa, unde sciri possit justi m an injustum sit quod facturi
sumus. Quod enim in unaquaque re farere jubent id quod rectum est, antequam recti
régula aliqua et mensura certa constituta sit (quam hactenusnemo constituit) inutile
est. (De Corpore, C. I, § 7, circa fînem).
5. De Corpore, C. I, § 8.
6. pe Corpore, C. I, § 8.
7. De Corpore, C. I, § fl.
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 317
Hobbes conclut fièrement ces préliminaires par une profession de
foi philosophique. Les Eléments qu'il présente au pubhc hvreront
une science conforme à la définition de la Philosophie qu'il vient
d'exphquer. Ceux qui désirent une autre Pliilosophie sont ainsi
prévenus d'aller se pourvoir ailleurs ^.
§ II. — LES XOMS, LA PROPOSITION, LE SYLLOGISME
Après avoir exphqué comment, d'après lui, la Logique n'est qu'un
calcul, Hobbes aborde immédiatement la question du langage, fonde-,
lîient nécessaire de toute « computation ». Qu'est-ce qu'un nom ou
mot ? Quel est le rôle des mots, des propositions, des^syllogismes ?
Les pensées de l'homme sont <.( fluentes et caduques » et leur retour
est fortuit. Pour les enregistrer avec orch-e dans la mémoire et les
rappeler en temps voulu, des indices sensibles sont nécessaires. Autre-
ment les souvenirs s'évanouiraient et la collection des matériaux
indispensables au raisonnement serait toujours à refaire. C'est pour-
quoi ces indices doivent d'abord servir de notes ou marques. Ces iiotes
ou marques sont « de-s choses sensibles employées à notre gré afin que,
par le sens qiCon y attache, des pensées puissent être évoquées de nouveau
devant V esprit, semblables' anx pensées en vue desquelles on les a
employées » ^.
Un homme vivant isolé pourrait se contenter des marques qu'il
aurait étabhes pour son usage personnel. Mais pour communiquer
avec ses semblables il a besoin de signes, car les signes, étant des indices
communs à un grand nombre d'hommes, permettent au savant de
transmettre ses idées et découvertes aux autres et d'accroître ainsi
les trésors de la science. « C'est pourquoi, pour acquérir la Philosophie,
il est nécessaire qu'il y ait quelques signes, grâce auxquels ce qui a
été trouvé par les uns puisse être manifesté et démontré aux autres.
Or on a coutume d'appeler signes les antécédents de conséquents et les
conséquents d'antécédents, quand nous avons expérimenté que le plus
souvent ils se précèdent et se suivent d'une far^on pareille » ^. Ainsi,
un nuage épais est signe d'une pluie future ; la pluie, d'un nuage
antécédent. Les signes sont naturels, comme ceux qu'on vient de citer ;
ou arbitraires, par exemple, un lierre suspendu pour indiquer un mar-
1. .. Profiteur me hac ojjera traditurtim esse Elementa scientiœ ejus qiia ex cognita
rei generatione in\estigantur effectus, \el contra ex cognito effectu generatio ejus, ut
illi qui Philosophiam aliam quserunt, eam aliunde pet ère admoneantur (D»-Corpore,
C. I, § 10).
2. Hujusmodi monimenta sunt quas vocamus notas^ nimirum res sensibiles arhitr'.o
nostro adhibitas, ut illarum sensu cogitationes in anirnum revocari possunt similes iis
cogitai ionibus quarum gratia sunt adhibitœ (De Corpore, C. II, § I).
3. Itaque, ad Philosophi» acquisitionem, necessarium est ut sint sigua aliqua quibus,
quœ ab aliis excogitata sunt, aliis patefieri et demonstrari possint. Signa autem vocari
soient antecedentia consequerUium et consequentia antecedentium, quotics plerumque ea
siîttili modo prœcedere et coniequi experti sunuts. (De Corpore, C. II, § 2).
318 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
chand de vin, des paroles unies d'une certaine manière pour exprimer
les pensées et les mouvements de l'âme ^.
Cet assemblage de paroles constitue ce qu'on appelle le discours,
et les diverses parties qui le composent sont les iionis. Par rapport
à la philosophie, les noms font à la fois office de marques et de signes :
de marques, pour secourir la mémoire ; de signes, pour faire connaître
ce que la mémoire conserve en dépôt ^. « On définira donc le nom ainsi :
Cest une parole hwfnaine, employée au gré de Vhomme, pour servir
de marque qui puisse susciter dans Vesprit une pensée semblable à une
pensée antérieure ; parole qui, disposée en discours et adressée à d'' autres,
leur signifie quelle pensée en celui qui la .profère a précédé ou n'a pas
précédé » ^. D'où cette conséquence : « Comme les noms, ainsi qu'il
a été défini, disposés en discours, sont signes des pensées, il est mani-
feste qu'ils ne sont pas signes des choses elles-mêmes » *.
« Tous les noms ne sont pas nécessairement des noms de choses »,
c'est-à-dire ne s'appUquent pas nécessairement à des réahtés. Il en
est qui se rapportent : à des images d'objets qui n'existent pas : c'est
le cas des rêves et des fictions ; à ce qui n'est pas encore : quand on
parle de Vavenir ; à ce qui n'est pas, n'a pas été, ne saurait être :
quand on dit : imjwssible, .rien ^.
Les noms affirmatifs ou négatifs sont contradictoires entre eux, de
sorte qu'on ne peut les donner à une même chose. Tout ce qui est,
est homme ou non-homme, blanc ou non-blanc, etc. C'est trop évi-
dent pour qu'on doive le prouver. « La certitude de cet axiome (Etant
donnés deux noms contradictoires, si l'un est le nom d\ine chose quel-
conque. Vautre ne Vest pas) est le principe et fondement de tout raison-
nement, c'est-à-dire de toute Philosophie » ^.
Les noms sont encore cominmis ou p>'>'opres. Le nom commun ne
convient pas à une collection prise dans son ensemble, mais comprend
chacun des éléments qui la compose. Ainsi Vhomme ne désigne pas le
genre humain, mais chacun des individus, comme Pierre, Jean, et
les autres hommes séparément. C'est pourquoi ce nom est appelé
universel. « Le nom universel n'est donc pas le nom de quelque chose
existant dans la nature, ni d'une idée ou image formée dans l'esprit ;
c'est toujours le nom d'une parole ou d'un nom. Ainsi, quand on dit
que Vanimal, le rocher, le spectre ou n'importe quoi est universel,
il ne faut pas comprendre que quelque homme, rocher, etc., a été,
L De Cor porc, C. II, § 2.
2. De Cor-pore, C. II, § 3.
3. Definiemusigitur nomen hoe modo -.Nomen est vox humanaa7-bitratuhom{nis adhi-
bita,ut sit nota quu cogitationi prœteritœcogitatio similis in animoexcitaripossit, quœqiie,
in oratione disposita et ad alios prolata, signum lis sit qualis cogitatio in ipso proferente
prœcessit vel non prœcessit (De Corpore, C. II, § 4).
4. Quoniam autem nomina, \^t definitum est, disposita in oratione, signa sunt con-
ceptiium, manifestiim est ea non esse signa ipsarum reriun... (De Corpore, C. II,
§5).
5. De Corpore, C. II, § 6.
6. Hxijus axiomatis certitndo (duonim nominum contradictorionim, alterum cvijus-
libet rei nomen esse, alterum non esse) principitun est et fimdamentum omnis ratio -
cinationis, id est omnis Philosophiaî (De Corpore, C II, § 8).
SECTION I, LE CORPS : § A. — LOGIQUE 319
est ou peut être universel, mais seulement que ces mots animal,
rocher, etc., sont des noms universels, c'est-à-dire des noms communs
à plusieurs choses ; et les concepts qui leur répondent dans l'esprit
sont les images et phantasmes d'animaux singuliers ou d'autres choses.
Aussi, pour comprendi'e la valeur de Vuniversel, il n'est pas besoin
d'une autre faculté que l'imaginative, qui nous rappelle que des paroles
de ce genre ont suscité dans notre esprit tantôt une chose, tantôt une
autre » ^.
Les noms communs ont une extension plus ou moins grande, qu'in-
diquent les mots genre et espèce ^. Cela a permis d'établir entre eux
une subordination et de dresser « ces échelles ou ordres qu'on a l'ha-
bitude d'appeler Prédicaments et Catégories » ^.
Le passage, où Hobbes exphque ce qu'il entend par universel,
était important à noter, parce que cette expHcation a pour base la
doctrine nominahste. Ce nominahsme reparaît touvent, par exemple,
quand notre logicien déclare que « genre et université ne sont pas des
noms de choses, mais des noms de noms » *, ou quand il dit : « Ce n'est
pas la blancheur elle-même, mais le mot blancheur qui est genre et
universel » ^.
La Philosophie ne connaît qu'une manière d'agencer les noms,
à savoir la Proposition, qui se définit : Un discours coïdposé de deux
noms joints ensemble, par lequel celui qui parle signifie que, diaprés
sa conception, le deuxième nom est le nom de la même chose dont le pre-
mier est le nom, ou (ce qui est identique) que le premier nom est contenu
dans le second » ®.
Hobbes rapporte les nombreuses distinctions que les Logiciens
ont étabhes entre les Propositions. Deux surtout nous semblent
mériter une attention spéciale à cause du sens particuUer qu'il leur
attribue.
Qu'est-ce qui distingue la Proposition vraie de la fausse ? « Est
vraie la proposition dont le prédicat contient le sujet, ou dont le pré-
1. Est ergo nomen hoc universale, non rei alicujus esistentis in rerum natura, noquo
idoœ sive phantasmatis alicujus in anirao formati, sed alicujus semper vocis sive noniinis
nomen. Ita ut, cum dicatiu- animal, vel saxum, vel spectrum, vel aliud quicquam esse
.universale, non intelligendum sit ullum hominem, saxum, etc., fuisse, esse aut esse
posse universale, sed tantum voces eas animal, saxum, etc., esse nomina uni\-er3alia,
id est, nomina i^luribus rébus communia, et respondentes ipsis in animo conceptus
sunt singularium animalium vel aliarum rerum imagines et phantasraata. Ideoque non
est opus ad vim universalia intelligendam alia facultate quam imaginativa, qua recor-
damiu- vodfes ejusmodi modo unam rem, modo aliam in animo excitasse. (De Corpore,
C. II, § 9). ■ _
2. De Corpore, C. II, § 9, à la fin.
3 Hos ordines nominum sive scalas appellare soient [Scriptores Logici] Prœdi-
<:a7nenta et Categorias (De Corpore, C. II, § 15).
4-5. Oenus enim et Universale..., nominum, non rerum nomina sunt. — . .. -Non albedo
ipsa, sed vox albedo genus est et universale. (De Corpore, C. V, § 5 et 7). '
6. Est autem Propoaitio oratio constans ex duobus nominibus copulatis, qua signi'
ficat 18 qui loquitur concipere se nomen posterius eytisdem. rei tiomen esse, cujus est
nomen prius, si^'e (cjucd idem est) nomen prias a posteriore contineri. (De Corpore, C.
ni, § 2).
320 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
dicat est le nom de toute chose qui a le sujet pour nom ». Ainsi, Uhomme
est un aniynal est une proposition vraie, parce que tout ce qui est
appelé homme est aussi appelé animal. Si l'on nie que le simulacre
d'un homme ou que son spectre soit un homme véritable, c'est parce
que cette proposition est fausse : Un spectre est un homme ^.
De là se dégagent plusieurs conséquences. D'abord, « la vérité n'est
pas un attribut de la chose, mais de la proposition ». (Neque ergo
Veritas rei affectio est, sed propositionis ) ^.
Puis, le vrai et le faux ne se rencontrent que chez -les êtres qui usent
du discours. En effet, si un animal voit dans un miroir le simulacre
d'un homme, cette vue pourra lui causer une crainte ou une joie
vaine ; cependant il n'a pas perçu la chose comme vraie ou fausse
mais comme ressemblante, et en cela il ne se trompe pas. Il en est
autrement pour l'homme. De même qu'il doit au discours bien com-
pris la rectitude de ses raisonnements, ainsi les erreurs qu'il commet
sont attribuables au discours mal entendu. C'est pourquoi la gloire
de la philosophie lui est réservée ainsi que la honte des dogmes ab-
surdes^. L'absurdité est le jprivilège des hommes, surtout de ceux
qu'on a coutume d'appeler Philosophes *.
Dernière déduction. « Les premières vérités tirent leur origine du
vouloir de ceux qui les premiers imposèrent des noms aux choses,
ou de ceux qui acceptèrent les noms étabhs par d'autres. Exemple :
il est vrai que Vhomme est animal, parce que l'imposition de ces deux
noms à une même chose a plu et a été agréée » ^.
Toutes ces conséquences découlent de cette affirmation primordiale :
« La vérité est dans le mot, non dans la chose ». (Veritas enivi in dicto,
non in re consista ) •*.
L'autre distinction, qui vaut d'être mentionnée, se rapporte à la
îiécessité et à la contingence ''. Une proposition est nécessaire, c'est-à-
dire nécessairement vraie, quand il est impossible de concevoir ou
de supposer en aucun temps une chose qui ait le sujet pour nom,
qu'elle n'ait aussi pour nom le prédicat : vg. UJiomme est animal.
Une proposition est contingente lorsqu'elle peut être vraie en un temps,
fausse dans un autre : vg. Tout corbeau est noir. Les propositions néces-
saires sont donc celles qui sont vraies d'une vérité éternelle. Il sera
toujours vrai de dire : Si homme, alors animal ; mais il n'est point
nécessaire que l'homme ou l'animal existe éternellement. Donc,
encore une fois, la vérité appartient non aux choses mais aux discours.
1. De Corpore, C. III, § 7.
2. De Corpore, C. III, § 7.
3. De Corpore. C. III, § 8.
4. Solius enini hominis privilegiuni est ahsurdUas, cui alia creatura niilla est obnoxia.
Hominum autem maxime obnoxii sunt iUi qui vocari soient Philosophi (Leviathan,
C. V, t. III, p. 35).
5. Deduci hine quoque potest veritates omnium primas ortas esse ab arbitrio eorum"
qui nomina rébus primi imposuerunt, vel ab aliis posita acceperunt. Nam, exempli
causa, verum est Hominem esse animal, ideo quia eidem rei duo illa nomina imponi
placuit (De Corpore, C. III, § 8). . ,
6. De Corpore, C. III, § 7.
7. De Corpore, C. III, § 10.
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 321
Hinc quoque manifestum est veritatetn non rehus sed orationihns adhœ-
rere, veritates enini aliquœ œternœ sunt... ^
Dans la progression philosophique, la Proposition, qui ne met qu'un
pied en avant, fait comme le premier pas ; si un second pas vient
s'ajouter dûment au premier, on aura le .Syllogisme, marche com-
plète ^. .
« Le Syllogisme est un discours composé de trois propositions,
dont la troisième résulte des deux autres « 2. C'est à peu près la défi-
nition traditionnelle. Mais en voici une autre proprement hobbienne :
a Le Syllogisme est la collection de la somme faite de deux proposi-
tions jointes ensemble par un terme commun appelé moyen. Ainsi,
le Syllogisme est l'addition de trois noms, comme la proposition Test
de deux » *.
Hobbes traite brièvement des Figures et des Modes ^. Pour raisonner
correctement, il est moins besoin de préceptes que de pratique. On
apprend bien plus vite la vraie Logique en étudiant les démonstra-
tions des mathématiciens qu'en consultant les règles syllogistique^
tracées par les logiciens ^.
§ m. — L'ERREUR ET LES SOPHISMES.
L'erreur se rencontre surtout dans les jugements et les raisonne-
ments.
Si quelqu'un, après avoir vu l'image réfléchie du soleil dans un
fleuve, puis l'image cUrecte de cet astre dans le ciel, dit qu'il y a deux
soleils, il fait erreur. La fausseté, dans ce cas, provient non du sens ou
des choses, mais d'un jugement téméraire. (Non a sensu aut a rehus
ipsis, sed a temeritate oritur pronuntiandi ) ' .
Les erreurs, proprement opposées à la Philosophie, consistent dans
les propositions fausses qui vicient le raisonnement ^. Les fautes de
raisonnement, c'est-à-dire de syllogistique (inter ratiocinandum, id est
inter syllogizandum) ^ ont une double origine : fausseté de quelque
prémisse et illégimité de la conséquence. Dans le premier cas, le syllo-
gisme pèche par la matière ; dans le second, par la forme ^*'. Ce n'est
1. De Corpore, C. III. § 10, à la fin.
2. Et de propositione, quœ progressionis philosophicse (juasi uno tantum pede pro-
moto primus passus est, tantum esto ; cui si debito modo addatur alter, fiet sj'llo-
gismus, tanquam ingressus integer (De Corpore, C. HT. § 20, à la fin).
3. Oratio, quœ constat tribus propositionibus ex quarum duabus sequitur tertia
vocatur S^logismus. (De Corpore, C. IV, § 1). Dans la définition traditionnelle on
ajoute : yiecessario après sequitur.
4. Manifestum autem est ex prsecedentibus syllogismum nihil esse prœter coUectio-
nem summse quœ fit ex duabus propositionibus (per terminum communem quem
médium appellant) inter se conjunctis; et ita Syllogismum esse additionem trivmi nomi-
num, sieut propositio duorum. (De Corpore, C. IV, § 6).
5. De Corpore, C. IV, § 7-13.
6. De Corpore, C. IV, § 13. Hobbes reconnaît d'ailleurs l'utilité des traités détaiDée
sur les Modes et les Figures : Qui de Modis et Figuris fuse ab aliis utiliter tractata
sunt...
7-8. De Corpore, C. V, § 1.
9-10. De Corpore, C. V, §2,
21
322 ARTICLE III. — CHAPITRE m. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
pas que, de sa nature, le raisonnement soit un instrument défec-
tueux, pas plus que l'arithmétique n'est en elle-même un art incer-
tain ^. Mais, pour qu'il donne des résultats exacts, on doit observer
rigoureusement les règles du Syllogisme et prendre certaines précautions.
Est vraie toute proposition dans laquelle sont unis deux noms de
la même chose ; fausse, celle où sont unis deux noms de choses diverses.
Par conséquent, autant de manières d'unir des noms qui ne se rap-
portent pas à la même chose, autant de manières de fausser les pro-
positions. (Quoi modis contingit nomina copulata non esse ejusdem
rei, totidetn modis falsa fiet jyropositio) ^. (( Or il y a quatre genres dans
lesquels on peut répartir les choses nommées, à savoir : les corps, .
les accidents, les pliantasmes et les noms eux-mêmes. C'est pourquoi,
dans toute proposition vraie, il faut que les noms joints par la copule
soient tous deux ou bien de corps, ou di accidents, ou de phantasmes,
ou de noms » ^. Hobbes apporte des exemples pour illustrer les diffé-
rents cas qui peuvent se présenter *.
La principale précaution à prendre pour se garantir des conclusions
absurdes est de définir soigneusement le sens des mots qu'on emploie
dans les prémisses, comme on fait en Géométrie. Dans les autres
sciences, où L'on néghge de coramencer les raisonnements par les défi-
nitions des noms, on raisonne comme ceux qui vouch'aient compter
avant de savoir la valeur des nombres ^. Hobbes signale aux philo-
sophes les écueils à éviter dans l'art difficile de l'emploi des noms qu'il
convient d'unir dans les propositions^.
Voilà pour la 'matière du Syllogisme. L'usage des mots équivoques
est la principale source des errem's qui en corrompent la forme '.
Si des trois termes, dont le syllogisme doit se composer, le moyen est
pris en deux sens différents, il équivaut à deux termes ; le syllogisme
a donc en réahté quatre termes et partant ne conclut pas ^.
Hobbes termine par cette remarque : « Les argumentations cap-
tieuses, dont les sophistes et les sceptiques avaient jadis coutume
de se servir pour bafouer ou combattre la vérité, étaient viciées le
plus souvent, non dans la forme, mais dans la matière du syllogisme.
Ils étaient plus souvent dupés que dupeurs. Car le célèbre argument
de Zenon contre le mouvement s'appuyait sur cette proposition :
Tout ce qui peut être divisé en U7i nombre infini de parties est infini.
1. ... Non quod ratio non sit ipsa seraper recta ratio, seque ut arithmetica certa est
ars... (Leviathan. C. V, t. III, p. 33 § Sicut.
2. De Corpore, C. V, § 2.
3. Rerum autem nominatarum gênera quatuor sunt, nimirum, corpora, accidentia,
phantasmata et nomina ipsa. Itaque in omni vera propoaitione necesae est nonaina
copulata vel ambo esse corporum, vel ambo accidentium, vel anabo phantasmatum, vel
ambo nominutn. » (De Corpore, C. V, § 2).
4. Cf. De Corpore, C. V, § 3-9.
5. Conclusionum absurditas in cseteris scientiis defectui methodi imputanda est,
propterea quod ratiocinationes suas non incipiunt a definitionibus nominum. Quasi
Etumerare vellent, antequam niuneralium nominum valorem inteUigerent. (Leviathan,
C. V, t. III, p. 35, § Conclusionum).
6. Leviathan, C. V, t. III, p. 35-36.
7. De Corpore, C. V, § 12.
8. De Corpore, C. V, § II.
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 323
Il la crut sans aucun doute vraie, et cependant elle est fausse, car
pouvoir être divisé en im nombre infini de parties n'est autre chose
que pouvoir être divisé en autant de parties que quelqu'un voudra.
Or, il n'est pas nécessaire qu'une ligne, encore que je pusse la diviser
et subdiviser autant de fois que j'aurais voulu, soit dite pour cela avoir
un nombre infini de parties ou être infinie, car, quel que soit le nombre
des parties que j'aurai faites, leur nombre cependant sera toujours
fini. Mais, parce que celui qui parle de parties, simplement, sans ajouter
combien, ne fixe pas lui-même le nombre à l'avance et laisse à l'au-
diteur le soin de le déterminer, on a, pour cette raison, coutume de
dire que la ligne peut être divisée à l'infini, ce qui ne saurait être
vrai dans aucun autre sens » ^. Cet échantillon de la dialectique hob-
bienne méritait d'être cité. Malgré sa subtilité elle n'atteint pas jus-
qu'au fond le sophisme de Zenon.
§ IV. — LA MÉTHODE.
Si le syllogisme est la marche (gressus) de la Philosophie, la
méthode en est la route (via) .
Etant donnée la définition de la Philosophie (C. I, § 2), « la Méthode
philosophique ne peut qu'être V investigation très brève des effets par
les causes connues ou des causes par les effets connus » ^. Bile aboutit
à la connaissance to'j o'.ôt'. {du pourquoi) ou des causes, c'est-à-dire
• à la science. Toute autre connaissance, qui est dite connaissance toù
oTt, (de ce qui est), dérive des sene et de l'imagination ou mémoire.
Elle précède l'acquisition de la science et en est la condition.
La science ou recherche des causes est l'œuvre du raisonnement,
qui consiste à composer et à diviser ou résoudre. C'est pourquoi
la méthode rationnelle est « compositive » (compositiva) ou « résolu-
tive » (resolutiva). Le premier procédé s'appelle ordinairement Syn-
thèse ; le second, Analyse ^.
Les philosophes, en quête de la science, « c'est-à-dire de la connais-
sance des causes de toutes choses, autant que faire se peut » *, emploient
1. Captionos autem sophistarum atque scepticoruni, quibus deridere aut oppugnare
veritatem olini soliti sunt, vitium plerumque habebaiib, non in forma, sed in materia
syllogismi ; et decepti sœpiiis fuerunt quam deceporunt. Nara illud Zenonis célèbre
argumentum contra motum innitebatur huic propo.jitioni. Quicquid dividi potest in
partes numéro infinttas est infînitum, quam ille prooiil dubio censuit esse veram, tamen
falsa est ; nam dividi posse in partes infinitas nihil aliiid est quam dividi posse in partes
quotcunquo quis velit. Necesse autein non est nt linea; etsi possea:i ipsam dividere et
8ubdividere'>quoties voluero, propter eam causam dieatur habore partes numéro infinitas
sive infiuita esse ; naiu quotcunqiie partes fecero, seniper tamen earum numsrus finitus
erit ; sed quia qui dicit partes, simplieiter, non adjiciendo quot, non ipso numerum
pr;efinit, sed auditori determinandum rolinquit, ideo dici solet lineam po.ïse dividi
in infînitum, quod nuHo alio sensu venim esse^wtyst. (Ds Corpore, C. V, § l;>).
2. Est ergo Melhodus philosophan'U effectuuin per causas cognltas vel causaru>n per
cognitos effectus brevissima investigatio. (De Corpore, C. VI, § 1).
3. Itaque omnis Methodus, per quam cauaas rerum investiganius, vel compo.^itiva
est, vel resolutiva, vel partira composita, partim resolutiva. Et resolutiva quidom
Analytica ; composita autem st/nthetica appellari solet. (De Corpore, C. VI, § 1).
4. Qui scieatiam simplieiter quaerunt, quse consistit in cognitioae causarum quan-
tum figri potest omnium rerum... (De Corpore, C. VI, § 4).
324 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
tout à tour les deux procédés. Le procédé analytique leur sert à déter-
miner les notions universelles ou principes ; le procédé synthétique,
à déduire les conséquences contenues dans les notions universelles ^.
La cause d'un tout ne peut être connue que par les causes des
parties qui le composent. Par parties il faut entendre ici non les parties
physiques d'une chose, mais les parties qui constituent sa nature ^,
Or les causes des objets singuhers, qui, chacun, forment un tout, se
composent des causes des éléments universels ou simples. Il faut donc
connaître les causes des universels ou accidents qui sont communs
à tous les corps, c'est-à-dire à toute matière, avant celles des singu-
liers ou accidents par lesquels une chose se distingue d'une autre.
De plus, avant d'arriver à la connaissance des causes des universels,
il faut savoir ce que sont ces universels eux-mêmes. Mais comme les
universels sont contenus dans la nature des singuliers, on doit les en
extraire par la raison, c'est-à-dire au moyen de l'analyse. Prenons
n'importe quel concept ou idée d'une chose singuUère, par exemple,
celle d'un carré. Or un carré se résout en ces universels, qui conviennent
à toute matière : ligne, flan, limite, angle, droiture, égalité. Celui qui
aura découvert les causes ou générations [c'est-à-dire manières de
produire] deS'Composants essentiels ou « parties de la nature du carré », ^
n'aura qu'à les combiner pour obtenir la cause du carré. On pro-
cédera de la même façon pour dégager les universels des autres objets
singuliers, et de la sorte on connaîtra les causes des objets singuhers.
Concluons donc que, pour découvrir les notions universelles des choses,
la méthode est purement analytique *.
Mais comment découvrira-t-on les causes des universels ? Ici, pas
besoin de méthode, parce que ces causes sont évidentes par eUes-
mêmes. D'ailleurs, elles se réduisent au mouvement, qui est la cause
1. Jain ex iis quse diximus manifestum est Methodum plùlosophandi iis qui simpli-
citer Scientiam qiiaerunt, nuUa certa qusestione proposita, partiin analyticam, partim
syntheticam esse ; nimirum a sensibus ad inventionem principiorum analyticam esse,
caetera syntheticam. (De Cor-pore, § 7, à la fin du §).
2. Hobbes apporte un exemple : Par partes antem hoc loco intelligo non partes ipsius
rei, sed partes naturse ejus ; ut per partes hominis non intelligo caput, humeros, bra-
chia, etc., sed figuram, quantitatem, motum, sensionem, ratiocinationem et similia,
quœ sunt accidentia quse composita simul constituunt totam hominis, non molem, sed
naturam. (De Corpore, C. VI, § 2).
3. ... Causae autem singularium omnium componuntur ex causis universalium sive
simplicium ; necesse illis [Philosophantes] est ut prius cognoscant causas universalium
sive accidentium eorum quse sunt omnibus corporibus, hoc est omni materise communes,
quam singularium, hoc est accidentium quibus una res ab alia distinguitm*. Rvu-sus
antequam sciri illorum causae possunt, cognoscere oportet quse sunt illa ipsa univer-
salia. Universalia antem cum continèantur in natvu*a singularium, ratione eruenda sunt,
id est, per resolutionem. Exempli gi-atia, proposito quolibet conceptu sive idea rei
singularis, puta quadrati. Quadratum ergo resolvetur in planwn, terminatum lineis et
angulis redis, certo numéro, et œqualihvs. Itaque habemus universalia hsec sive materiae
omni convenientia, lineani, planuin (in quo continetur superficies), terminatum
anguhmi, rectitudine?n, œqualitatem, quorum caiisas sive generationes si quis invenerit,
in causam quadrati eas componet. (De Corpore, C. VI, § 4).
4. Atque eodem modo alia atque alia resolvendo, cognitum erit qusenam ea sunt,
quorum causis sigillatim cognitis et compositis, cognoscuntur causse rerum singularium.
Concludamus itaque Methodum investigandi notiones rerum universales esse pure
analyticam. (De Corpore, C. VI, § 4, à la fin du §).
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 325
unique de toutes choses. « Car et la variété de toutes les figures
dépend de la variété des mouvements qui les construisent, et le mou-
vement ne peut avoir sa cause que dans un autre mouvement, et la
diversité des choses perçues par les sens (comme les couleurs, sons,
saveurs, etc.), ne peut venir que d'un mouvement caché en partie
dans les objets qui agissent, en partie dans les sujets mêmes qui sentent.
Sans doute, pour déterminer quel est ce mouvement, un raisonnement
est nécessaire ; mais ce qui est manifeste c'est qu'il y en a un » ^. .
Les universels et leurs causes une fois connus, on possède les 'prin-
cipes p-emiers de la science ou définitioiis, qui ne sont rien autre que
les développements de nos concepts les plus simples. Par exemple, on
définit LE LIEU : L'espace adéquatement rempli ou occupé par un corps ;
— le MOUVEMENT : La perte d^un lieu et Vacquisition d'un autre ^.
On procédera de même pour les concepts plus complexes. Car définir
c'estr toujours décomposer le singulier, le résoudre en ses éléments
universels. Ainsi l'on définira l'homme : Un corps animé, sentant,
raisonnable ^. C'est pour cela que le résultat de cette « résolution »
ou analyse s'exprime dans « une proposition, dont le prédicat est réso-
lutif du sujet » ^. Telle est précisément la définition de la définition.
Ici prend fin le rôle de la méthode analjrtique, qui cède le pas à la
méthode synthétique. Car tout se déduit de cette cause universelle,
le mouvement.
JÈrTeîFél, si dans le corps nous ne considérons que le mouvement,
nous avons la ligne ou longueur ; si nous considérons le mouvement
et la longueur, nous avons la surface ; et ainsi de suite, nous donnons
naissance à cette partie de la Pliilosopliie qui s'appelle Géométrie ^.
Si nous considérons ensuite les effets que le mouvement d'un corps |
produit sur un autre corps, nous aurons la Mécanique ^. '
L Causse autem universalium (eoruni quorum causse aliquse omnino sunt) manifestse
sunt per se sive naturœ (ut dicunt) nota, ita ut nulla omnino methodo indigeant ;
causa enim eorum omnium univeisalis ima est motus. Nam et figuranmi omnium varie-
tas ex varietate oritur motuum quibus construuntur, nec niotus aliam causam habere
intelligi potest prceter alium motum, neque varietates rerum sensu perceptarum, ut
colorum, sonorum, saporum, etc. aliam habent causam, praeter motum, partim in
objectis agentibus, partim in ipsis te.itientihus delitescentem ; ita tamen ut, quam-
quam qualis ille motus sit sine ratiocinatione cognosci non possit, esse tamen motum
aliquem manifestum sit. (De Cor pore, C. VI, § 5).
2. Cognitis igitur universalibus et eorum causis (quae sunt cognitionis toj O'.oti
principia prima), habemus primo eorixm definitiones (quse nihil aliud sunt quam con-
ceptuum nbstrorum simplicissimorum explicationes) ; nam qui locum (exempli cau.sa)
recte concipit, definitionem hanc : Locus est spatium quod a corpore adœquate impletur
vel occupatur, ignorare non potest ; et qui mditm concipit, nescire non potest quod
motus est loci uniiis privatio et alterius acquisit o. (De Corpore, C. VI, § 6).
3. Siquidem autem nomen impositum sit propter con^eptum compositum, ne n
aliud est,defînitio quam nominis illius in partes suas universaliores resolutio, ut quando
definimus hominem dicendo : Homo est corpus animatuni, aentiens, rcUionale (De
Corpore, C. VI, § 14).
4. Fropositio, eu jus prœdicatum est subjecti lesolu'ivum. (De Corpore, C. VI, § 14).
Sur les propriétés de la Définition, cf. ibidem, § 15).
5-6. De Corpore. C. VI, § 6. — Hobbes n'emploie pas le mot Mécaniq le ; mais la
chose y est.
326 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
En troisième lieu, si nous considérons le mouvement dans les plus
petites parties des corps, qui fait que les mêmes choses ne paraissent
plus les mêmes pour les sens, mais semblent changer, nous aurons
à rechercher ce que sont les qualités sensibles, telles que la lumière,
la couleur, la transparence, Vofacité, le son, la chaleur, le froid, etc.
Cette recherche suppose l'étude préalable de la sensation et de ses
causes. C'est pourquoi la considération des causes de la vision, de Vaudi-
tion, de l'olfaction, du goût et du tact, puis celle des quahtés sensibles
constituent cette branche de la Philosophie qu'on nomme Physique ^.
La Géométrie, la Mécanique et l'a Physique contiennent tout ce
qui, dans la Philosophie naturelle, est susceptible d'une démonstra-
tion proprement dite. C'est à cette source qu'il faut puiser ce que l'on
peut savoir sur les mouvements et vertus des astres ^. Tel est bien
l'ordre qu'il convient de suivre, parce que la Physique ne peut être
comprise si l'on ne connaît pas le mouvement qui est dans les parties
les plus menues des corps ; ni ce mouvement moléculaire, si l'on ne
connaît pas l'action d'un corps en mouvement sur un autre corps ;
ni cette action si l'on ne connaît ce que produit le mouvement,
lorsqu'on n'envisage que lui dans un coi"ps ^. Aussi ceux qui cherchent
à apprendre la Philosophie naturelle, sans prendre la Géométrie
comme point 'de départ, cherchent en vain ; et ceux qui en écrivent
ou en dissertant, sans connaître la Géométrie, abusent leurs lecteurs
et leurs auditeurs *.
Après la Physique vient la Morale, dans laquelle on considère les
mouvements des esprits, à savoir Vappétit, V aversion, V amour, la bienveil-
lance, V espérance, la crainte, la colère, V émulation, V envie, etc. Elle doit
faire suite à la Physique, parce que les mouvements des esprits ont
leurs causes dans les sens et l'imagination, qu'on étudie en Physique ^.
Vient enfin la Philosophie civile ou poHtique, qui, comme la Morale,
peut s'acquérir au moyen de la méthode synthétique, dont usent
les sciences formant la Philosophie naturelle, parce que les principes
de la Politique reposent sur la connaissance des mouvements des
esprits ; cette connaissance, sur « la science des sens et des pensées » ^ ;
cette science à son tour sur l'étude du mouvement des organes '^.
Cependant la Philosophie civile peut s'acquérir autrement, car les
1-2 .De Corpore, C. VT, § 6, Tertio loco.
3. Haec aiitem omnia eo ordine quem dixi investiganda esse, ex eo constat quod Phy-
sica intelligi non possunt nisi eognito motu qui est in partibus corporuni minutissimis,
neque talem motiim partium nisi eognito quid sit quod motum effîcit in alio, neque
hoc nisi eognito motus simpliciter quid efficiat. (De Corpore, C. VI, § 6, § Post Physicam.
Cf. § 17, n. m).
4. Itaque qui Philosophiam naturalem quserunt, nisi a Geometria principium quse-
rendi sumant, frustra quasrunt ; et qui de ea scribunt diseeruntve, Geometrise ignari,
lectoribus auditoribusque suis abutuntiir. (De Corpore, C. VI, § 6, circa finem).
5. ... Quae ideo post Physicam consideranda sunt, quia causas habent in sensu et
imaginatione, quse sunt subjectum contemplationis Physicœ. (De Corpore, C. VI, § 6,
§ Post Physicam).
6. ... Propterea quod principia Politicse constant es cognitionemotuum animorum,
cognitio autem motuuni animorum, ex scientia sensuum et cogitationum... (De
Corpore, C. VI, § 7, circa médium).
7. Cf. svpra, note 3.
SECTION I. LE CORPS : § A. — LOGIQUE 327
mouvements des esprits ne sont pas seulement connus par le raison-
nement, mais aussi par l'expérience personnelle d'un chacun qui
peut les observer en lui-même. C'est pourquoi ceux qui ignorent la
Géométrie et la Physique ont la possibihté de parvenir aux principes
de la Philosophie civile par la voie analytique. En effet, qu'on pro-
pose n'importe quelle question, par exemple : Telle action est-elle juste
ou injuste ? Si l'on résout cet injuste en fait contre les lois ; cette notion
de loi en ordre de celui qui a la puissance coerciti\ e ; cette 'puissance
en la volonté d'hommes qui l'établissent en vue de garantir la paix,
on arrivera finalement à cette conclusion : les convoitises des hommes
et les mouvements des esprits sont tels que, s'ils ne sont pas comprimés
par quelque puissance, ils entreront en guerre les uns contre les autres.
L'expérience et l'examen de ce qui se passe en chacun de nous lui
permettent de tirer cette conclusion i.
Hobbes tire des considérations précédentes une conclusion pratique,
qui se rapporte à l'enseignement de la doctrine que l'emploi de la
Méthode a fait découvrir.
On vient de voir que la méthode d'investigation est double ou,
si l'on préfère, comprend deux parties ou deux phases. La première
est analytique. Partant des données sensibles on arrive, par l'analyse
des objets singuhers, aux principes universels ou définitions qui
serviront de prémisses aux déductions ultérieures. Comme ces prin-
cipes sont connus par eux-mêmes, ils n'ont pas besoin de démonstra-
tion, mais d'exposition 2.
La seconde partie est synthétique. Elle est tout entière méthode de
démonstration et consiste dans un discours ordonné qui commence
par les propositions premières ou générahssimes, évidentes en soi,
et se continue par une série de propositions disposées en syllogismes,
jusqu'à ce que la vérité de la conclusion cherchée soit comprise par le
disciple ^.
Enseigner n'étant pas autre chose qu'initier un disciple aux vérités
qu'on a trouvées, en le faisant passer par la voie suivie pour les décou-
vrir, la méthode de démonstration sera identique à celle qui a servi
pour l'investigation. C'est dire qu'elle doit être synthétique. Car la
première partie de la méthode, qui va des données sensibles aux prin-
cipes universels, l'Analyse, n'a rien à faire ici, puisqu'il s'agit de dé-
monstration et que les principes ne sont pas démontrables ^.
1. Philosophia civilis morali ita adhaeret ut tamen distrahi abea possit ; cognos-
cuntur enim causa; motuum animoruni non modo ratiocinatione, sed iiniuscujusque
sucs ipsius rhotus proprios observantes experientia.... Etiani illi qui partem Philoso-
phie, nimirum Geometriam et Physicam non didicere, ad prineipia tamen Philoso-
phia; civilis methodo analytica pervenire possunt. Nam proposita quaestione qua-
libet, ut an actio talis justa. an injusta ait, resolvendo illud injxtstum in factum et
contra leycs, et notioneni illam legis in mandatuni ejns qui coercere potest. et poten-
tiam illam in volvnt'^item hominiim pacis causa talem potentiam constiti entium,
pervenietur tandem ad h^c quotl taies sunt hominum appetitus et motus animorum
ut, nisi a potentia roerciti, bello se invicem persecuturi sint, id quod, per imiuscu-
jusque proprium aninmm examinantis experientiam, cognosci potest {De Oorpore,
C. VI, § 7).
2-3-4. Quoniam autem docere aliud non est prseterquam per propriae inventionis
vestigia animiun illius qui docendus est ad inventorum cognitionem perducere, eadom
32 s ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
La pensée de Hobbes est très claire et ses préférences manifestes.
A ses yeux la méthode d'invention ou d'investigation est à la fois
analytique et synthétique, tandis que la méthode de démonstration
ou d'enseignement est totalement sjTithétique. Si donc notre logicien
fait jouer un rôle à l'Analyse, c'est un rôle secondaire et préparatoire ;
il réserre le rôle principal à la Synthèse, qui de déduction en déduction
mène à la Science. Cette méthode constructive est en plein accord
avec l'esprit mathématique de Hobbes.
B. — LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE
Dans sa courte mais substantielle Logique, Hobbes a montré la
nécessité de mettre, à la base du raisonnement synthétique, des
définitions ou principes universels. Il s'agit maintenant de rechercher
les notions les plus communes, ou plutôt, les noms les plus généraux
qui se rattachent aux principes universels, et d"en démontrer la valeur
et la portée. Cette recherche et cette démonstration constituent la
Philosophie première^, parce que cet ensemble de notions jointes
aux principes universels sert de fondement à la sjmthèse scientifique.
Cette seconde Partie du De Corpore débute par une hypothèse.
L'univers entier a été annihilé, à l'exception d'un seul homme. Cette
annihilation supposée, on demandera peut-être s'il reste quelque chose
qui fournisse à l'unique survivant, matière à philosopher ou raisonner,
ou à quelle chose il pourrait imposer un nom en vue du raisonnement ^.
Voici la réponse de Hobbes : « Je dis qu'à cet homme il restera,
du monde et de tous les corps, qu'avant leur disparition ses yeux
avaient contemplés ou qu'avaient perçus ses autres sens, les idées,
c'est-à-dire la mémoire et l'imagination de leurs grandeurs, mouve-
ments, sens, couleurs, etc., et même de leur ordre et de leurs parties.
Toutes ces choses qui, quoiqu'elles ne soient que des idées et des
phantasmes, accidents internes pour celui qui imagine, lui apparaî-
tront néanmoins comme extérieures et indépendantes du pouvoir de
l'esprit. C'est à ces images qu'il imposerait des noms ; c'est elles qu'il
soustrairait, elles qu'il adcUtionnerait. Car, ayant supposé que, dans
erit Methodiis demonstrandi quae fuerat investigandi, nisi quod pars Methodi prioiv
nenipe quae procedebat a sensu rerum ad principia universalia omittenda sit. Illa enim,
cum sinr principia, demonstrari non possunt et. cum sint nota natnrae (ut dictum est
supra articule quinto). explicatione quidem indigent, demonstratione non item, Tota
igitur demonstrandi Metliodus synthetica est, consistens in orationis ordine inciiîientis
a propositionibus primis sive universalissimis per se intellectis, et per propositionuni
in syllogismos perpetuam compositionem procedentis, donec a discente intellecta sit
conclusionis quaesitœ veritas. (De Corpore, C. VI, § 12). — Pour les règles de la « Dé-
monstration méthodique », cf. Ibidem, § 17.
1. ... Nempe ut primo demonstrentur ea quœ sunt definitionibus maxime tiniver-
salibus proxima (in quo contiuetur pars Philosophiae illa cpise Philosophia Prima
dieitur. fDe Corpore, C. VI, § 17, III).
2. Supposita autem tali rerum anniliilatione, quferet fortasse aliquis quid reliquum
esset de quo homo aliquLs (quem ab hoc universo rerum interitu imictim excipimus}
philosophari vel omnino ratiocinari vel oui rei nomen aliquod ratiocinandi causa im-
ponere i>os.set. (De Corpore, C. VIT, .§1).
SECTION I. LE CORPS : § B. PHILOSOPHIE PREMIÈRE 329
la destruction universelle, cet homme seul demeure, par conséquent
pense, imagine et se souvient, il n'est rien à quoi il puisse penser
sinon aux choses passées » ^.
Pour nous en convaincre, il suffira d'observer avec soin ce qui se
passe actuellement en nous, lorsque nous raisonnons. « Dans le ca&
même où les choses sont sauves et persistent, les opérations ou calculs
de notre esprit ne portent que sur nos phantasmes. Car, pour calculer
les grandeui's du ciel ou de la terre et leurs mouvements, nous ne fai-
sons pas l'ascension du ciel afin de le diviser en parties ou de mesurer
ses mouvements ; mais, bien tranquilles, nous opérons dans notre
cabinet ou dans l'obscurité » ^. Or ces phantasmes qui, même dans le
cours présent et régulier des choses, forment la matière ou tissu de
nos raisonnements, « on peut les envisager à un double point de vue :
ou bien comme des accidents internes de l'esprit (et c'est ainsi qu'on
les considère, quand il s'agit d'étudier les facultés de l'âme) ; ou
comme les espèces des choses extérieures, c'est-à-dire non pas comme
existantes, mais comme paraissant exister ou se tenir au dehors,
et c'est ainsi que nous allons les considérer )> ^.
Si nous nous rappelons une certaine chose, qui existait avant
l'anéantissement du monde, et si nous \oulons envisager non pas
ce qu'elle était en elle-même, mais ce seul aspect, qu'elle était hors de
notre esprit, nous avons Ves'pace. Cet espace est <( imaginaire », puisque
c'est « un pur phantasme » ; et <( pourtant c'est cela même que tout le
monde appelle l'espace ». Sa nature ne consiste pas à être occupé,
mais à pou voir l'être. Autrement, il faudrait que les corps emportassent
leurs lieux en se déplaçant. Mais, en' fait, le même espace contient
tantôt un corps, tantôt un autre, ce qui serait impossible si l'espace
accompagnait toujours le corps, qu'il a une fois enclos j. Voici donc
comment il convient de définir l'espace : « Cest le phantasme cVune
1. Dico igitvir remansuras illi lioniini mundi et corporum omnium, qiijeante siibla-
tionem eorum oculis aspexerat \'el aliis sensibiis perceperat, ideas, id est memoriam
imaginationemque magnitudiniirn, motuum, sonoriim, colorum. etc., atque etiam
eorum ordinis et partium ; quse omnia. etsi ideae tantum et phantasmata sint, ipsi
imaginanti interne accident ia, nihilominus tanquam externa et a \irtute animi minime
dependentia ai)paritura esse. His itaque nomina imponeret, haec subtraheret et compo-
neret. Cum enim, ca?teris rébus destructis, manere tamen hominem illuni, nimirum
cogitarc, imaginari et nieminisse supposuerimus, aliud quod cogitet pra?terquam qiue
prppterita sunt. niliil est (De Corpore. C. VI, § 1).
2. Imo vero si ad ea quaj ratiocinando facimus animum diliiienter adverterimus, ne-
stantibus quidfem rébus aliud computamus quam phantasmata nostra ; non enim, si
cœli aut terrae magnitudines motusque computamus, in cœlum ascendimus, ut ipsum
in partes dividamus aut motus ejus mensuremus, sed quieti in musneo ye\ in tenebris
id facimus. (De Corpore, C. VII, § I, circa finem).
3. Possunt fpliantasmata] autem considerari, id est in rationes veniro. duplice
nomine, niminun ut accidentia animi interna, quemadmodimn considerantur qiiando
agitur de fncultatibus animi ; vel ut species rerum externarum, id est tanquam non
existentès, sed existere sive extra stare apparentes, quo modo mine consideranda .siint.
(Dp Corpore, C. VII, § 1).
4. Nemo enim spatium ideo esse dicit, quod occupatum jam sit> sed quod occupari
po.ssit ; aut corpora loca sua secum absportare putant, sed in eodem spatio modo imum,.
modo aliud contineri ; id qviod fieri non posset si spatium corpus, quod in eo semel est,
semper comitr.retur. (De Corpore, C. VII, § 2).
330 • ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
chose qui existe en tant qu'elle existe, c'est-à-dire que dans cette chose
on ne considère aucun autre accident que celui d'apparaître en dehors
de cehii qui l'imagine » ^.
Hobbes place cette idée au premier rang des notions communes
qu'il s'est proposé d'examiner, parce qu'elle lui semble la plus géné-
rale et la plus indéterminée. Il ramène les deux éléments qui la com-
posent : existence et extériorité, à un seul, l'existence : Spatium est
jjhantasma rei existentis quatenus existentis, car il lui semble que
l'esprit ne peut imaginer qu'une chose existe si ce n'est en dehors
de lui.
De même qu'un corps laisse dans l'esprit le phantasme de sa gran-
; deur, ainsi un corps qui se meut laisse celui de son mouvement. De là
r l'idée de temps, c'est-à-dire celle « d'un corps qui passa par une suc-
!; cession continue d'un espace dans un autre » ^. Cette façon de conce-
voir s'accorde avec le langage commun. « Car, puisque les hommes
avouent que l'année est du te^rips, et qu'ils ne regardent cependant
pas l'année comme l'accident, ou l'affection, ou le mode de quelque
corps, force leur est aussi d'avouer que ce n'est pas dans les choses
elles-mêmes, mais dans la pensée de l'esprit qu'on doit la trouver.
Quand ils parlent des temps de leurs ancêtres, jugent-ils dçnc que,
ces ancêtres morts, leurs temps puissent être ailleurs que dans la
mémoire de ceux qui s'en souviennent.?... Où est le jour, le mois,
l'année, s'ils ne sont pas les noms des calculs faits dans notre esprit ?
Le temps est donc un phantasme, mais le phantasme du mouvement » ^.
Est-ce qu'en effet, pour mesurer l'écoulement du temps, nous n'avons
pas recours à quelque mouvement, à celui du soleil, d'un automate,
d'une clepsydre ? Enfin, pour compléter les éléments de la définition,
il faut ajouter que ce mot temps indique encore « l'avant et l'après,
c'est-à-dire une succession du corps qui est mû, en tant qu'il existe
d'abord ici, puis là. Voici donc la définition complète : Le temps est
I j le phantasme du ynouvement, en tant que dans le mouvement nous ima-
\l ginons de Vavant et de V après ou une succession » *. Hobbes estime
que cette définition concorde avec celle d'Aristote disant : Le temps
-est le nombre de successions de Pavant et de Vaprès dans le mouvement ^.
1. Spatiutn est phantasma rei existentis, quatenus existentis, id est, niillo alio ejus rei
accidente considerato prseterqiiam qiiod apparet extra ijnaginantem. (De Corpore,
C. VII, § 2, à la fin).
2. ... Nimirum ideam corporis nunc par hoc, niinc per aliud spatium continua suc-
cessione transeuntis. (De Corpore, C. VII. § 3).
3. Nam, quum confiteantur |homines] annum esse tempus et tamen annuni alicujus
corporis accidens, aut affectum, aut modum esse non putent, necesse est ut confiteantur
esse eum, non in rébus ipsis, sed in animi cogitatione, reperienduni ; quumque de majo-
i-um suorum temporibus loquuntur, an existimant, extinctis majoribus suis, tempora
«oriuîi alibi esse posse quam in memoria recordantium ?... Ubi igitur est dies, naensis
vel annus, nisi sint hsec nomina computationuni in animo factaruni ? Est igitur tempus
pliantasma, sed phantasma motus. (De Corpore, C. VII. § 3).
4-5. ... Hac voce tempus notamus prius et posterius sive successionem corporis moti,
quatenus existentis primo hic, deinde illic. Tota ergo definitio temporis talis est :
Tempus est phantasma tnotus, quatenus in motu imaginamur prius et posterius sive
successionem ; quse convenit cum definitione aristotelica : Tempus est numerus motus
SECTION I. LE COEPS : § B. PHILOSOPHIE PRE>nÈRE 331
L'espace et le temps sont divisibles, c'est-à-dire susceptibles d'avoir
des parties, en ce sens que l'on y fait plusieurs considérations. La divi-
sion en ce cas n'est donc pas réelle, mais mentale, « œuvre de l'esprit
et non des mains », puisqu'elle provient de la pluralité des pensées de
celui qui considère cet espace et ce temps ^.
L'w?i c'est de l'espace ou du temps considéré entre d'autres espaces
et d'autres temps, de sorte qu'on puisse dire : il est un de ceux-là ^.
Le nombre est un et un (nombre binaire), un, un et un (nombre
ternaire), et ainsi de suite ^.
Composer l'espace avec des espaces, le temps avec des temps, c'est
d'abord considérer l'un après l'autre, puis tous ensemble comme un
seul. Ce qui est mis de la sorte à la place des éléments dont il se com-
pose s'appelle tout ; et ces divers éléments en sont les parties, lorsque,
par suite de la division du tout, on les considère de nouveau séparé-
ment. C'est pourquoi le tout et toutes les parties prises ensemble sont
la même chose. Or, de même que, dans la division, il n'est pas néces-
saire de "séparer les parties, ainsi, dans la composition, pas n'est
besoin, pour former un tout, de rapprocher les parties l'une de l'autre ;
il suffit que la pensée les réunisse en une seule somme. Ainsi les hommes
envisagés ensemble sont le genre humain, malgré et les temps et les
heux qui les séparent *.
On a coutume de dire que l'espace et le temps sont divisibles à
l'infini. Il faut l'entendre ainsi : Tout ce qui est divisé Vest en parties
de nouveau divisibles ; ou encore : Il n^y a pas de minimum divisible ^.
« Supposons maintenant qu'une nouvelle création ait heu. Il s'en-
suit nécessairement que l'objet créé occupe une partie de l'espace
imaginaire ou, si l'on préfère, coïncide avec elle et lui est coétendu ;
et, de plus, qu'il est indépendant de notre imagination. Or ce quelque
chose de créé est cela même qu'on a coutume d'appeler, à raison de
son extension, corps ; à raison de son mdépendance de notre pensée,
subsistant par soi ; à raison de sa subsistance hors de nous, existant ;
secundum prius et posterhis. Est enim ea numeratio actus animi, ideoque idem est
dicere : Temjnis est numerus motus secundum prius et posterais et Tempus est phantasma
motus nujnerati... (De Corpore, C. VII, § .3, à la fin).
3. Partes ergo facere seu partin, seu dividere spatium aut tempus nihil aliud est
quam in ipso aliud atque aliud considerare... Notandum autem est per divisionem hoc
loco non intelligi unius spatii vel temporis ab altère dLstractionem sive divulsiouem...,
sed diversam eonsiderationem, ut sit divisio non manuum, sed mentis opus. (De
Corpore, C. VH^ § 5).
2. Spatium vel tempiis. quando consideratur inter spatia sive tempera alia, iinum
dicitur, \'idelicet umim ex l'Ws. (De Corpore, C. VII, § G).
3. Numerus est unum et unum, vel \inum, unum et unum, et sic deinceps... (De
Corpore, C.YII, §7).
4. Quod autem pro omnibus ex quibus constat, sic ponitur, vocatur totiun, et illa
singula, quando ex totius divisione rursus seorsim considerantur, partes ejus sunt.
Ttaque totum fet omnes partes simul sumpta; idem omnino sunt ; ut autem in divisione
monuimus non opus esse ut partes divellantur, ita in compositione intelligendum est
non necesse esse ad faciondum totum ut partes sibi invicem aclmo\eantur et se mutuo
contingant, sed ut mente tantum in unam summam colligantur. Sunt enim omnes
homines simid considerati totum gemis hmnanum, etsi et temporibus et locis dispersi
sint. (De Corpore, C. VII, § 8).
5. De Corpore, C. VII, § 13.
332 ARTICLE III. CHAPITRE III. ■ — LA TRILOGIE HOBBIENNE
enfin, à raison de ce qu'il semble étendu et placé sous un espace ima-
ginaire, de sorte que l'on comprend, non par les sens mais par l'intelli-
gence seule, qu'il y a là quelque chose, suppôt et sujet. C'est pourquoi
le corps doit être défini : Tout ce qui, iudéjjendamment de notre pensée,
coïncide avec quelque partie de V espace ou lui est coéteyidu » ^.
Uaccident n'est « qu'une manière de concevoir le corps » ^.
L'extension du coi'ps se confond avec sa grandeur, que quelques-
uns appellent V espace réel. « Cette grandeur ne dépend pas de notre
pensée comme l'espace imaginaire. L'espace imaginaire est un acci-
dent de l'esprit ; la grandeur, un accident des corps existants hors de
l'esprit » ^.
La portion d'espace imaginaire, avec laquelle coïncide la grandeur
d'un corps, est dite le lieu de ce corps. Hobbes signale de nombreuses
différences entre le lieu et la grandeur. Par exemple, le corps conserve
toujours sa grandeur ; il ne reste pas toujours au même lieu. Le lieu
n'est rien en dehors de l'esprit ; la grandeur, rien au-dedans de lui.
Le lieu est une extension fictive ; la grandeur, une extension réelle *.
L'espace ou heu occupé par un coi-ps se nomme plein ; inoccupé,
c'est le vide ^.
Le MOUVEMENT cousistc dans Vahandon continu d'un lieu et l'acqui-
sition continue d'un autre lieu.
Le mot continu est indispensable, parce qu'un corps, si petit soit-il,
ne peut tout entier s'éloigner du heu qu'il occupait, sans qu'une partie
de lui-même ne soit commune au lieu abandonné et au lieu acquis ®.
Un mouvement ne peut pas être en dehors du temps, puisque, par
définition, le temps est le phantasme du mouvement selon l'avant et
l'après '.
Ce qui pendant quelque temps se trouve dans le même lieu est dit se
reposer. Ce qui, soit que maintenant il se repose, soit qu'il se meuve,
a été dans un lieu autre que celui où il se trouve présentement, est dit
1. Supponamiis deinceps aliquid eorum [quae olim existebant] rursus reiDoni sive
creari denuo ; necesse ergo est ut creatum ilhid sive repositum non nnodo occupet ali-
quam dicti spatii partem, sive cum ea eoincidat et coextendatur, sed etiam esse aliquid
quod ab imaginatione nostra non dependet. Hoc autem ipsum est quod appellari solet,
propter extensioneni quidem, corpus ; propter independentiani autem a nostra cogi-
tatione, subsistens per se ; et. propterea quod extra nos subsistit, existens ; denique,
quia sub spatio imaginario substerni et supponi videtur, ut non sensibus sed ratione
tantum aliquid ibi esse intelligatur, suppositum et subjectum. Itaque definitio cor-
poris hujusmodi est : Corpus est quicquid, non dependens a nostra cogitatione, cum spatH
parte aliqua coincidit vel eo ^xtenditur. (De Corpore, C. VIII, § 1).
2. Defîniemus igitur Accidens esse concipiendi. corporis modum. (De Corpore, C. VTII,
§ 2, à la fin).
3... ITagnitudo autem illa non pendet a cogitatione nostra sicutspatium imaginarium ;
hoc enim illius eftectus est, magnitudo causa ; hoc animi, illa corporis extra animum
existentis accidens est. (De Corpore, C. VIII, § 4),
4. De Corpore, C. VIII, § .5.
5. De Corpore, C. VIII, § (i.
6. Motus est continua, unius loci relictio et alterius acquisitio. Continuam dico, prop-
terea quod corpus, quantulumcumque sit, non potest totum simul a toto loco priore
ita excédera, ut pars ejus non sit in parte quae sit utrique loco, nimirum relicto et
acquisito, commimis. (De Corpore, C. VIII, § 10).
7. De Corpore, C. VIII, § 10, à la fin.
SECTION I. LE CORPS : § B. PHILOSOPHIE PREMIÈRE 333
s^ètre mû ^. On infère de ces définitions les trois propositions suivantes :
10 Ce qui se meut, s^est mû. — 2^ Ce qui se meut, se mouvra. — 3° Ce qui
se meut n'est pas dans un lieu, si peu de temps que ce soit, parce que se
trouver quelque temps en un lieu, c'est être en repos ^.
Par ce qui précède on peut réfuter le vieux sophisme contre le
mouvement : Si un corps se meut, il se meut dans le Lieu où il est,
ou dans le Ueu où il n'est pas ; or ces deux h\q3othèses sont inadmis-
sibles ; donc le mouvement est impossible. « La Majeure est fausse,
car ce qui est en mouvement ne se meut ni dans le Heu où il est ni
dans celui où il n'est pas, mais du lieu où il est au lieu où il n'est pas » ^.
11 faut, par conséquent, nier la conclusion.
En quoi consistent la génération et la mort ? Quand nous disons
qu'un animal, un arbre ou quelque autre corps est engendré ou qu'il
périt, il ne faut pas entendre, quoique chacun d'eux soit coi'ps, qu'il
devient, de corps qu'il était, non-corps, mais d'animal non-animal,
d'arbre non-arbre, etc., et vice versa. C'est-à-dire que les accidents,
en vue desquels on nomme une chose animal, une autre arbi'e, une
autre chfïéremment, sont engendrés et périssent ; et par suite ces
noms qm leur convenaient auparavant ne leur con\T[ennent plus.
Mais la grandeur, qui fait que nous nommons quelque chose un corps,
elle, n'est point engendrée et ne périt pas. Les Philosophes, en effet,
qui ne doivent pas s'écarter de la raison naturelle, supposent que le
corps ne peut ni naître, ni mourir, mais seulement nous apparaître
différemment sous des formes diverses, et conséquemment recevoii'
des noms divers. Que tous les accidents, sauf la grandeur ou extension,
puissent être engendrés et périr, c'est chose évidente. Ainsi les corps
et les accidents, sous lesquels leur variété se manifeste, ont entre eux
cette différence : les coi'ps sont des choses non engendrées, tandis
que les accidents sont engendrés, mais ne sont pas des choses. Quand
donc de nouveaux accidents donnent à une chose de nouvelles appa-
rences, il ne faut pas penser que l'accident émigré d'un sujet dans un
autre (car il n'est pas dans le sujet comme la partie dans le tout ou
le contenu dans le contenant), mais qu'un accident meurt et qu'un
autre naît ^.
L Quiescere dicitur quod per aliquod tetnpus in eodeni est loco. Motum autem esse vel
fuisse dicitur quod, sive nunc quiescat, sive inoveatur, fuit prius in loco alio quam nunc
est. (De Corpore, C. VIII, § 11).
2. De Corpore, C. VIII, § 11.
3. Sed falsa est Major ; quod enim movetur neque in loco ubi est, neque in loco ubi
non est movetur, sed a loco ubi est ad loctun ubi non est. (De Corpore, C. VIII, § 11,
-circa médium).
4. Quando generari vel perire animal, arborem aliudve corpus nominatim dicimus,
etsi ea corpora sint, non tamen intelligendum est ex non corpore corpus, vel ex corpore
fieri non corpus, sed ex animale non animal, ex arbore non arborem, etc. ; id est, acci-
dentia quidem, ea propter quae aliam rem animal, aliam arborem, aliam aliter nomina-
miis, generari et interire, et proinde nomina illa non amplius ipsis convenire quœ priiis
conveniebant ; non aut«m generari ant perire magnitudinem propter quam nominamus
aliquid corpus... Philosophi igitur, quibus a ratione naturali discedere non licet, suppo-
uunt corpus generari aut perire non posse, sed tantum sub diversis speciebus tiliter
atque aliter nobis apparere et proinde aliter atqiie aliter nominari, ut quod modo homo,
mox nou-homo, non autem quod modo corpus, mox non'corpus vocandum sit. Acci-
334 ARTICLE in. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
L'accident, qui sert à dénommer son sujet, est appelé essence.
Ainsi la « rationalité » est l'essence de l'homme ; l'extension, du corps ;
la blancheur, de ce qui est blanc. Cette même essence, si on la consi-
dère comme engendrée, on la nomme forme. Par rapport à cette forme
le corps est dit matière ^.
Quant à la matière commune de toute chose, que les AristotéH-
ciens appellent matière première, ce n'est ni un corps distinct des
autres, ni l'un d'eux. Qu'est-ce donc ? Un pur mot, mais qui a son
utilité, car il .signifie que l'on considère le corps sans envisager aucune
forme, aucun accident, sauf la grandeur ou extension et l'aptitude
à recevoir formes et accidents. Toutes choses sont pourvues de formes
et d'accidents ; la matière première n'est donc pas une chose, puis-
qu'elle fest dépouillée de tout, sauf de la quantité. Bref, la matière
première c'est le corps considéré universellement, c'est-à-dire dans
lequel on n'envisage que la quantité ^.
Les accidents ne se produisent pas d'eux-mêmes, pas plus qu'ils
ne se détruisent. Il faut donc rechercher en quoi consistent la cause
et Veffet.
Un corps est dit agent, lorsqu'il engendre ou détruit quelque acci-
dent dans u;i autre corps ; patient, lorsque c'est en lui qu'un accident
est engendré ou détruit par un autre corps ^. Il faut noter qu'un corps
agissant sur un autre n'y suscite pas l'apparition d'accidents quel-
conques, mais d'accidents déterminés. Car ce n'est pas en quahté
de corps qu'il agit (autrement tous les corps produiraient des change-
ments identiques*), mais en tant qu'il est tel corps, c'est-à-dire qu'il est
pourvu de tels et tels accidents bien définis *.
Ceci étant posé, on peut formuler le principe de causahté. « La cause
de tous les effets consiste en des accidents déterminés des agents
et du patient : s'ils sont tous présents, l'effet se produit : si l'un d'eux
fait défaut, l'effet ne se produit pas » °. On appelle cause sine qua non
dentia autem caetera, prseter magnitudinem sive extensionem, omnia generari et inte-
rire posse manifestum est, ut quando ex albo fit nigrum, albedo quœ erat amplius
non est, et nigredo quae non erat oritiir. Corpora itaque etaccidentia sub qiiibus varie
apparent ita differunt, ut corpora sint res non genitse, accidentia vero genita sed non
res. Quum igitur aliquid aliter atque aliter apparet propter alia atque alia accidentia,
non eensendum est accidens ex une subjeeto in aliud migrare (non sunt enini, ut dixi-
nius supra, in subjectis suis ut pars in toto, sive contentum in continente, aut ut pater
familias in domo) sed unum interire, aliud generari. (De Corpore, C. VII, § 20 et 21).
1. De Corpore, C. VIII, § 23.
2. Materia autem coinmunis omnium rerum, quam Philosopbi, Aristotelem sequuti,
vocare soient Mater iam primam, non est aliquod corpus distinctum a reliquis corpo-
ribus, neque vero unum ex illis, quid ergo est ? ilerum nomen ; non tamen frustra
usurpatum ; significat enim corpus considerari sine consideratione cujuscunque formae
et cujuscunque accidentis, excepta solmnmodo raagnitudine sive extensione et apti-
tudine ad formam et accidentia recipienda... Est ergo materia prima corpus universale,
id est, corpus consideratum universaliter..., in quo forma et accidentia, praster quanti-
tatem, nulla considei-antur... (De Corpore, C. VIII, § 24).
3. De Corpore, C. IX, § 1.
4. De Corpore, C. IX, -§ 3.
X 5. Causa itaque efïeCtuum omnium in certis consistit agentium et patientis accideu-
tibus, quœ cum adsint omnia, effectus producitur ; si aliqiiod eorum desit, non produ-
citur. (De Corpore, C. IX, § 3). _^
SECTIOlSi I. LE CORPS : § B. PHILOSOPHIE PREMIÈRE 335
et requise par hypothèse l'accident soit de l'agent soit du patient,
sans lequel l'effet ne peut se produire. Quant à la cause simplement
dite, ou intégrale, c'est l'agrégat de tous les accidents aussi bien dans
les agents, quel que soit leur nombre, que dans le patient, de sorte
que, les accidents supposés tous présents, l'on ne conçoit pas que
l'effet ne se produise pas à l'instant, et un seul étant supposé absent, l'on
ne conçoit pas que l'effet se produise ^.
Cette notion de la cause se ramène à ceUe de conditions préexistantes
dans l'agent et dans le patient. La cause efficiente d'un effet est l'as-
semblage ou concours de tous les accidents ou conditions requises
dans l'agent pour la production de cet effet ; la cause matérieUe est
l'assemblage ou concours des accidents ou conditions requises dans le
patient pour la réception de l'effet 2.
Les Métaphysiciens comptent encore deux autres causes : la cause
formelle ou essence et la cause flymle. Mais toutes deux se réduisent
à la cause efficiente. Uessence, en effet, une fois connue fait connaître
la chose : si je sais qu'un être est raisonnable, je sais par là même
qu'il est homme. Quant à la cause finale, qui ne peut être que là où
il y a sens et volonté, elle revient aussi à l'efficiente, comme on le
montrera en son heu ^.
Ce que l'on nomme 'puissance et acte ne diffère pas réellement de ce
qu'on entend par cause et effet. La différence n'est qu'une différence
de raison. Cause signifie l'effet déjà produit ; puissance, l'effet qui se
produira. De même, l'accident qui a été réahsé s'appelle effet par rap-
port à la cause, et acte par rapport à la puissance *.
La cause intégrale est donc composée de la cause efficiente et de la
cause matérielle, qui en constituent les parties et sont par là même des
causes partielles ^.
La cause intégrale est toujours suffisante à produire son effet,
puisque, par définition, toutes les conditions requises de la part de
l'agent et du patient s'y trouvent réunies ®.
Si l'on doit définir la cause nécessaire, celle qui ne peut se supposer
sans que l'effet ne suive, il faut conclure que nul effet n'a jamais été
produit que par une cause nécessaire. Car un effet ne peut être pro-
duit sans avoir eu sa cause intégrale, c'est-à-dire sans le concours
de tous les accidents ou conditions requises pour sa production. Mais,
si l'on suppose ce concours réahsé, il serait inconcevable que l'effet
ne suivît pas. La cause intégrale est donc bien une cause nécessaire.
1. Accidens autem sive agentis sive patientis, sine quo effectua: non potest produci,
vocatiir causa sine qua non et necessariiwi per hypothesin, et reqaisitum ad effedtum
producendum. Caiisa autem simpliciter sive causa intégra est aggregatum omnium
accidentium tiim agentium. quotquot sunt, tum patientis, quibus omnibus suppositis,
intelligi non potest qirin effectus una sit productus, et, supposito quod unum eorum
desit, intelligi non potest quin efïeetus non sit productus. (De Corpore, C. IX, § 3).
2. De Corpore, C. IX, § 4.
3. De Corpore, C. X, § 7.
4. De Corpore, C. X, § 1.
5. Sunt autem causse officions et materialis causas partiales, sive partes causœ illius
qviam proxime supra appellavimus integram. (De Corpore, C. IX, § 4).
6. De Corpore, C. IX, § 3, à la fin.
336 ARTICLE III. CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
Ce raisonnement vaut également pour tous les effets futurs. Par consé-
quent tout ce qui a été produit ou le sera a sa raison d'être dans une
nécessité antécédente ^.
Cette doctrine de l'absolue nécessité des choses circule plus ou moins
latente à travers le système de Hobbes. Il en reparle explicitement
à propos de la Puissance pleine. Correspondant à la cause intégrale,
la puissance /pZewie est celle qui réunit toutes les conditions requises
pour produire l'acte. Si la puissance ne doit jamais être pleine, il lui
manquera toujours quelqu'un des accidents nécessaires à la produc-
tion de l'acte ; cet acte sera donc impossible. Mais l'acte qui n'est pas
impossible est par là même possible. C'est pourquoi tout acte possible
sera produit un jour, car, s'il ne devait jamais être produit, c'est que
toutes ,les conditions exigées pour sa production ne seraient pas
réunies ; cet acte serait donc impossible (par définition), ce qui va
contre l'hypothèse admise 2.
Le possible étant un acte qui ne peut pas ne pas se réahser, est un
acte nécessaire : aussi tout acte futur arrivera nécessairement. Car il est
impossible qu'il ne soit pas futur, parce que, on vient de le prouver,
tout acte possible sera produit quelque jour. Bien plus, cette propo-
sition : Le futur arrivera, n'est pas moins nécessaire que celle-ci :
Uhomme est homme ^. Par conséquent, aux yeux de Hobbes, le prin-
cipe de causalité a la même valeur que le principe d'identité.
Mais ici, demandera quelqu'un, est-ce que les futurs, qu'on nomme
contingents, sont nécessaires ? — Nous répondons d'une manière
universelle que tout ce qui arrive provient de causes nécessaires
comme il a été démontré ci-dessus. Les mots de contingence et de
hasard nous servent à couvrir notre ignorance. Ainsi, la pluie qui
tombera demain, tombera nécessairement, c'est-à-dire en vertu de
causes nécessaires ; mais nous pensons et disons que cette pluie arrivera
par hasard, parce que nous n'en voyons pas encore les causes qui
1. Et siquidem causa necessaria ea esse definiatiir qua supposita effectus non potest
non sequi, hoc quoque colligetiir : Quicunque unquam effectus productus sit, produc-
tum esse a causa necessaria. Nani quod productum est, eo ipso quod productum est,
causaiTi habuit integram, hoc est, omnia ea quibus suppositis effectum non sequi
intelhgi non possit ; ea vero causa necessaria est. Eadem ratione ostendi potest, qui-
cunque unquam effectus futuri sunt. causam necessariam habituros esse, atque hoc
modo, qusecunque producta vel erunt vel fuerunt, nôcessitatem suam in rébus antece-
dentibus habuisse. (De Corfore, C. IX, § 5, à la fin).
2. Actus enim impossibihs est ad quem producendum nulla unquam erit potentia
plena. Nam, cum potentia plena ea sit in qua concurrunt omnia quse ad actum produ-
cendum requiruntur, si potentia plena nunquam erit, semper décrit aliquod eorum
sine quibus produci actus non polest; actus ergo ille nunquam produci poterit,
id est, actus ille itnpossibilis est. Actus autem qui impossibilis non est, ille
possibilis est. Ideoque actus omnis possibilis aliquando producetur, nam, si nunquam
producetur, nunquam concurrent omnia quse ad productionem ejus requiruntur ;
est itaque actus ille impossibilis (per definitionem), quod est contra suppositum. (De
Corpore, C. .'' , § 4).
3. Quem autem actum iinpossibile est non esse, ille actus necessarius est ; itaque qui-
cunque actus futurus est, necessario futuru» est ; nam ut futurus non sit impossibile
•est, proptei-ea quod, ut modo demonstratum est, omnis actus possibilis aliquando
producetur. Imo vero non minus necessaria propositio est : Futurum est futurum, quam
Homo est honio. (De Corpore, C. X, § 5).
SECTION I. LE CORPS : § B. PHILOSOPHIE PREMIERE 337
existent dès maintenant. Car on nomme communément fortuit ou
contingent ce dont la cause nécessaire ne s'aperçoit pas, tout comme
on a coutume de parler du passé, quand on dit : Il est possible que cette
chose n'ait pas eu lieu, parce qu'on ne sait si elle a eu lieu. On ne peut
donc appeler contingents les futurs, que par rapport à d'autres événe-
ments dont ils ne dépendent pas ^.
Nous venons d'exposer, en utilisant le plus possible les expressions
mêmes de Hobbes, l'ensemble des définitions ou principes qui consti-
tuent sa Philosophie première.
Une fois que le philosophe est arrivé, par la voie de l'analyse, aux
définitions ou principes premiers, il n'a plus qu'à en déduire les phéno-
mènes. Hobbes a déjà posé, comme principe universel de la philosophie
naturelle, le inouvemeîit, cause unique des propriétés que présentent
les corps. Il a même déclaré que cette affirmation s'impose par son
évidence. Cependant, pour la comprendre, la plupart ont besoin
d'y être aidés par quelques indications, soit parce que les préjugés
d'école ont perverti la rectitude naturelle de leur raison, soit parce
que, dans la recherche de la vérité, ils ne font aucun effort intellec-
tuel ^. Voici donc comment Hobbes prouve que tout changement ou
modification est un mouvement des parties du corps modifié. Il n'y
parvient que par un long circuit de preuves :
A. — Un corps ne peut passer du repos au mouvement sans qu'un
autre corps existe et agisse sur lui. Supposons, en effet, un corps immo-
bile dans le vide. Il n'y a en lui aucune raison de se mettre en mouve-
ment dans un sens plutôt que dans un autre. Il restera donc immobile,
tant qu'une cause extérieure, un autre corps, ne lèvera pas cette
indétermination ^.
B. — ^ La cause du mouvement d'un corps ne peut être que dans un
autre c"orps (comme il résulte de A) ; mais cet autre corps doit être
contigu au premier et mû, car, en dehors de la contiguïté et du mou-
vement, on ne peut concevoir aucun agrégat d'accidents ou condi-
tions, ni dans l'agent, ni dans le patient, qui représente à l'esprit la
cause du mouvement dans le corps immobile ou patient *,
1. Quaeret autem hoc loco aliqiiis iitrum futura, quse appellari soient contingentia
necessaria sint ? Dicimus igitur in universuni omnia, quse contingunt, contingere
a causis necessariis, ut ostensuni est capite prsecedonte ; vocari autem contingontia
respectu aliorunî»eventiuuii a quibus non dépendent ; ut pluvia, quse erit cras, neces-
sario (id est a necessariis causis) producetur ; contingere auteni fortuito eani pluviam
piitamus et dicimus, quoniam causas ejus, quse nunc sunt, nondum videmus ; nam
fortuitum sive contingens vulgo vocant, cujus causani necessariam non perspiciunt,
quemadmodum etiam de prseteritis loqui soient, cum dicunt possibile esse ut non sit
factum, si factum esse nesciant. (De Curpore, C. X, § 5, circa médium).
2. Etsi enim plerisque, ut mutationem in motu consistere intelligant, monstratione
aliqua opus sit, id tamen non accidit propter rei obscuritatem (nam, ut aliquid vel de
statu vel de motu suo decedat, nisi per motum intelligi non potest), sed vel propter
naturalem discursum prœjudiciis magistroriun corruptum, vel propterea quod ad veri-
talem inqiiirendam uullam omnino cogitationem adhibent. (De Corporc, C. VI, § 5,
à la fin).
3. De Corpore, C. VIII, § 19.
4. De Corpore, C. IX, § 7.
22
338 ARTICLE ni. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
C. — Or, si un corps agit sur nn autre, à des moments différents,
mais de telle sorte que les circonstances de mouvement et de repos
soient identiques pour les deux corps, l'agent et le patient, et pour
chacune de leurs parties, il est manifeste que les effets seront égaux
et semblables, ne différant que par les temps où ils sont été produits.
Donc la diversité des effets ne peut provenir que de la diversité des
causes ^.
D. — De ce qui précède « il découle que le changement n'est dû
qu'au mouvement des parties du corps changé. En effet, d'abord,
tout changement suppose que pour nos sens à une apparence en succède
une autre. Ensuite, ces apparences sont toutes deux des effets produits
dans le sujet sentant. Ces effets étant divers, il faut [comme il résulte
de C] : ou bien que quelque partie de l'agent auparavant en repos se
meuve, et ainsi le changement consiste dans ce mouvement ; — ou
que, déjà mue, elle se meuve maintenant d'une manière différente,
et ainsi encore le changement consiste dans ce mouvement nouveau ;
— ou que mue auparavant elle soit maintenant en repos, ce qui ne
peut se faire que par le mouvement [comme il résulte de B], et cette
fois encore le changement est dû au mouvement ; — ■ ou enfin que
quelqu'une 'de ces choses se passe dans le patient ou une partie du
patient, et ainsi, de toute façon, le changement consistera dans le
mouvement des parties du corps qui est senti, ou du sujet sentant
lui-même, ou de tous les deux. Donc le changement est mouvement
(à savoir des parties de l'agent ou du patient), ce qu'il fallait démon-
trer )) 2.
C. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE.
La troisième Partie du De Corpore est consacrée à la Géométrie ;
la quatrième et dernière, à la Physique ou Phénomènes de ki nature.
Nous ne suivrons pas Hobbes jusque-là, pour un double motif. D'abord,
les sujets qui y sont traités ne rentrent plus aujourd'hui dans le
domaine de la Philosophie ^. Ensuite, le lecteur n'y trouverait aucun
charme et n'en retirerait aucun profit *.
Le mouvement n'est pas seulement le principe d'où Hobbes déduit
\. De Corpore, C.IX, §8.
2. ... N«ce£S8 est ut mutatio aliiKl non sit praster parfcium corporis muta,ti rûotiam.
Primo enim mutari nihil dicimus pra&terquam quod sensibus nostris aliter apparet
quam an te apparuit. Secundo, illae api^arentiae sunt anibse effectua producti in seiitiente ;
itaque, si diversi sunt, necesse est per prpecedentem, ut vel agentis pars aliqua ante
quiescens jam moveatur, et sic mutatio consistit in eo mota ; vel ante mota; nunc aliter
moveatur, et sic quoque consistit muta-tio in iiovo mot\i ; vel ante mota, nunc quiaseat,
quod fieri nisi per motiun non posse supra demonstravimus, et ita lairsus mutatio
motus est ; vel deniqu© aliquid horum eontingit patienti vel parti ejus, atque ita
omni modo mutatio confiietet in motu partium ejus corporis quod sentitur, vel ipsius
sentientis, vel utriusque. Itaque mutatio motus est (nimirum partium agentis ^'el
patieiitis) ; quod erat propositum demonstrare. (De Corpoj-e, C. IX, § 9).
3. Sauf le chapitre XXIX : Du Son, de VOdetir, de la Saveur et des Sensations taciiks.
Nous aurons occasion d'en parler infra, p. 341-343.
4. Voir Chapitre IV : La Critique du Hobbisme, p. 406-408.
SECTION II, l'homme : § A. — LE POUVOIR COGNITIE 339
la Géométrie et la Physique ; il est encore le principe générateur des
sensations, des conceptions, des désirs, des volitions. Voilà ce que le
philosophe anglais se propose d'établir en étudiant la Nature humaine.
SECTION II. — L'Homme i.
La nature de l'homme est la somme de ses facultés naturelles.
D'après les deux parties dont l'homme se compose, il faut distinguer
en lui deux sortes de fa<3ultés : celles du corps et celles de l'esprit.
Il suffira de mentionner les facultés du corps qui peuvent se réduire
à trois : faculté nutritive, faculté motrice, faculté génératrice ^.
Quant aux facultés de l'esprit, eUes se ramènent à deux : connaîPre
et se mouvoir.
Le pouvoir cognitif ou conceptif embrasse les images ou représenta-
tions des quahtés des êtres qui sont en dehors de nous. On appelle
ces représentations de noms divers : concepts, imaginations, idées,
notions, connaissances ^.
Le pouvoir moteur de l'esprit comprend le plaisir et la douleur,
les affections, les appétits, les désirs, les passions, les volitions. Il s'op-
pose au pou\'oir moteur du corps, qui consiste dans la faculté de
mouvoir d'autres corps, et qu'on nomme force. La faculté motrice de
l'esprit communique le mouvement vital au corps dans lequel il
existe '*.
Les actes des deux facultés de l'esprit ont pour origine première
un seul phénomène : à savoir, un mouvement parti des objets exté-
rieurs et se propageant jusqu'au cerveau, où il détermine une réaction
qui donne naissance à un phantasme. C'est un fait d'ordre cognitif.
Si le mouvement ne s'arrête pas au cerveau, mais de la tête parvient
au cœur, de manière à favoriser ou contrarier le mouvement vital,
on a un fait d'orch-e affectif ^.
1. Cf. Hwman N<iture or tJie fundamental Eléments of Pol'icy. Being discovery oj the
faculties, acts and passions of the soûl of man, from their original causes ; according to
such philosophical principles, as are not cominonly known or asserted, Londres, 1650. Les
Chapitres I à XIII de The Elcinents of Law natterai and politic, publiés par F. Tônnies,
à Londres, 18S9, sont la reproduction de Htiman Nature. — La traduction de Htiman
Nature par d'HoLi^ACH se trouve dans Œuvres philosophiquea et politiques de Thomas
HoBBES. Neufchatel, 1787, T. II, p. 1!)5 sqq.
Il faut consulter encore : Leviathan : The first part : Of Man, Londres, 1651. Nous ren-
verrons, sauf avis contraire, à la traduction latine du Leviathan (Amsterdam, 1668),
parce qu'étant postérieure elle donne la pensée définitive de Hobbes. — Enfin, il faut
"recourir, dana les Eîementa Philosophiez : au chapitre XXV du De Corpore ; aux Cli*pi-
tres X à XV du De Homine. Les autres chapitres du De Homine, sauf le premier qui
parle de l'origine de l'homme, traitent des questions d'optiqiie.
2. Hobbes, Human Nature, Ch. I, § 6.
3. Human Nature, Ch. I, § 7.
4. Human Nature, Ch. VI, § 9, à la fin ; Ch. VII, § 1.
5. Hobbes, Hiiman Nature, Ch. VII, § 1 ; Ch. II, § 8. — Plus tard, Hobbes, dans le
De Corpore (Cli. XXV, § 4) assigne le cœur comme le point d'origine de la s<>nsatioH
(quibus commet is [arterise et cerebrum] commovetur qaioque seusationis omTiis origo,
•cor).
340 AKTICLB III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
A. — LE POUVOIR COGNITIF OU CONCEPTIF.
§ I. — SES DIVERSES OPÉRATIONS.
Chacune de nos pensées est Vapparition ou représentation de quelque
qualité ou accident d'un corps extérieur, qu'on a coutume d'appeler
objet ^. C'est cet objet dont l'action diverse sur les organes du corps
humain, les yeux, les oreilles, etc., produit les diverses apparitions.
Les sens sont l'origine commune de toutes ces apparitions, car
il n'y a aucune conception de l'esprit qui n'ait pris naissance dans
qiielqiî'un des sens, ou tout entière ou partiellement. De ces premiers
concepts ' tous les autres dérivent ensuite ^.
Si la sensation est la source première d'où découle toute science ^,
il importe de rechercher avant tout et en quoi consiste sa nature et
quelle est sa cause.
Pour cela il faut d'abord remarquer que nos phantasmes ne sont
pas toujours les mêmes. De nouveaux surgissent, d'anciens s'éva-
nouissent,-selon que les organes sensoriels se tournent vers un objet
ou vers un autre. C'est donc qu'ils sont engendrés et qu'ils périssent :
preuve qu'ils sont une modification du corps sentant *. Or toute modi-
fication provient d'un mouvement produit dans les parties internes
du patient, c'est-à-dire de celui qui subit le changement ^. Comme cette
loi est générale, la sensation ne peut donc être que le mouvement de
quelques parties internes du sujet sentant. Ces parties sont celles
qu'on nomme communément les organes sejisoriels ^.
On a établi précédemment que le mouvement ne peut être produit
que par un corps contigu et lui-même déjà en mouvement "^ . « D'où
l'on comprend que la cause immédiate de la sensation est dans ce
qui et touche et presse le premier organe de la sensation. Si en effet
la partie extérieure de l'organe est pressée, elle cède ; et la partie
intérieure la plus proche est pressée à son tour : de la sorte la pression
ou mouvement se propagera à travers toutes les parties de l'organe
1. Ipsarum [cogitatiouum] unaqiiœque alicujus qualitatis vel accidentis in corpore-
externo, quod appellari solet objectum, est apparitio sive re présentât io. (Leviathan^
C. I, t. III, p. 5, circa principium).
2. Origo omnium [apparitionum | nominatur sensus. Nulla enim est animi conceptio
quse non fuerat ante genita in aliqno sensuum, vel tota simul, vel per partes. Ab his
aiitem primis conceptibus omnes postea derivantur. (Leviathan, C. I, t. III, p. 5,
§ Origo). .
3. ... Si phfenomena principia sint cognoseendi caetera, sensionem. cognoscendi ipsa
principia principium esse, scientiamque omnem ab ea derivari dicendum est... (De-
Corpore, C. XXV, § 1, circa finem).
4. De Corpore, C. XXV, § 1, à la fin.
5. De Corpore, C. IX, § 9. Cf. supra, p. 338 et n. 2.
6. Sensio igitur in sentiente nihil aliud esse potest praeter motum partium aliquarunï
intus in sentiente existentium, quse partes motœ organorunt qxiibus sentimus partes
sunt. Nam partes corporis, per quas perficitur sensio, eae ipsse sunt quas viilgo organa.
aensoria appellamus. (De Corpore, C. XXV, § 2). ,
7. De Corpore, C. IX, § 7. Cf. supra, p. 337, A, B.
SECTION II. l'homme : § A. — LE POUVOIR COGNITIF 341
jusqu'à la plus intérieure. De même, la pression de la partie exté-
rieure provient de la pression d'un corps plus éloigné, et, ainsi de suite,
jusqu'à ce qu'on arrive à ce d'où nous jugeons que dérive, comme
de sa source première, le phantasme produit par la sensation. Cela
même, à quelque réalité qu'il se rapporte, on a coutume de l'appeler
objet )) ^.
Mais comment surgit le phantasme ou l'idée qui fait connaître
un objet à l'esprit ?
On a montré que tout effort (conatus), qui s'oppose à un autre
■effort, provoque une résistance, c'est-à-dire une réaction ^. a Conséquem-
ment, puisque au mouvement propagé de proche en proche, depuis
l'objet jusqu'à la partie la plus intérieure de l'organe ^, une résistance
ou réaction de tout l'organe se produit grâce à son mouvement naturel
interne, c'est que l'effort (conatus) de l'organe est contraire à l'effort
de l'objet... Cette réaction, si elle dure un peu de temps, fait surgir
le phantasme, lequel, en raison de ce que l'effort tend vers le dehors,
apparaît toujours comme quelque chose d'extérieur à l'organe )) *.
Le sujet de la sensation est le sentant, c'est-à-dire l'animal ; il est
donc plus correct de dire que c'est l'animal qui voit, et non pas l'œil.
Le phantasme est l'acte de sentir : le phanstasme est-il produit,
la sensation se produit en même temps. Quand les actes sont instan-
tanés, il n'y a pas de différence entre le phantasme et la sensation ou
perception ^.
h'objet de la sensation c'est ce qui est senti ; il est donc plus exact
de dire que c'est le soleil que nous voyons, et non pas la lumière.
1. Ex quo intelligitur sensionis immediatam causam esse in eo qiiod sensionis organum
primiim et tangit et premit. Si enim organi pars extima prematur, illa celle'nte, pre-
nietiir quoque pars quse versus interiora illi proxima est, et ita propagabitur pressio
«ive motus ille per partes organi omnes usque ad intimam. Q\iemadmodum et pressio
extimse procedit ab aliqua pressione corporis remotioris, et sic perpétue, donec veniatm-
ad id a quo phantasma ipsum, quod a sensione fit, tanquam a primo fonte derivari
judicamus. Illud autem, quodcunque rei sit, ohjectum, vocari solet. (De Corporc,
C XXV, § 2, eirca médium). Le Léviathan (C. I, t. III, p. 5) est plus net que la première
phrase du De Corpore qu'on vient de citer : Causa sensionis est externum corpus sive
ohjectum, quod premit uniuscujusque organum proprium, p. 5, § Causa.
2. Definiemus resistentiam esse, in contactu duorum mobilium, conaturn conatui, vcl
•oninino, vel ex aliqua parte, contrarium, C'ontrarium (dico) quando duo illa mobilia
•conantur per eandem rectam a terminis ejus diversis. Contrarium ex parte, quando
conautur ambo per lineas concurrentes extra rectam a cujus terminis proficiscuntur.
/ZJe Corpore, C. XV, § 2, Tertio).
3. Un peu plus bas il précise en indiquant le cerveau et le cœur. Cf. De Corpore, C. XXV,
§ 4. Cf. Léviathan, C. I, t. III, p. 5-6.
4. Ostensum est (C. XV, art. 2) resistentiam omnem esse conatui conaturn contra-
rium, id est, reactionem. Quoniam igitur motui ab objecto per média ad organi partem
intimam propagato fit aliqua totius organi resistentia sive reactio, per motum ipsius
organi internum naturalem, fit propterea conatui ab objecto conatu ab organo con-
trarius. Ut cum conatus ille ad intima ultimus actus sit ooi'um qui fiant in actu sen-
sionis, tum demum ex ea reactione aliquandiu durante ipsum existit phantasma, quod,
propter conatum versus externa, semper videtur (c^aîvsTa'.) tanquam aliquid situm
•extra organum. (De Corpore, C. XXV, § 2, circa fineni).
5. Phantasma enim est sentiendi actus ; neqiie differt a .sensione aliter quam fieri
•differt a factum esse ; quse dilierentia in instantaneis nulla est... Facto autem phan-
tasmate, sensio simul facta est. (De Corpore, C. XXV, § 3).
342 ABKCLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE SOBBIEJSTNE
I En effet, la lumière, la couleur, la chaleur, le son et les autres qualités
qu'on nomme sensibles, ne sont pas des objets, mais des phantasmes
des sujets sentants ^.
Ces qualités ne sont dans l'objet lui-même rien autre que le mouve-
ment de la matière, au moyen duquel l'objet agit diversement sur les
organes des sens. En nous elles ne sont rien autre que des mouvements
divers, car le mouvement n'engendre que le mouvement. Ces appari-
tions sont de purs phantasmes aussi bien pour ceux qui veillent que
pour ceux qui dorment ^.
Prenons comme exemple la vision. Des corps lumineux part un
mouvement qui se transmet à l'œil, de l'œil au nerf optique, et de là
au cerveau. Ce mouvement continu, Hobbes le compare à celui par
lequel le feu communique de proche en proche sa chaleur au milieu
environnant. Chaque partie du miheu interposé presse sur sa voisine
jusqu'à ce qu'une dernière presse sur la partie extérieure de l'œil,
et celle-ci sur la partie intérieure selon les lois de la réfraction. Or la
tunique intérieure de l'œil n'est qu'une portion du nerf optique ;
aussi le mouvement est continué dans le cerveau et, par la résistance
ou réaction du cerveau, rebondit de nouveau dans le nerf optique ;
mais, comme nous ne concevons pas que ce soit là un mouvement
ou rebond d'en dedans, nous croyons qu'il est en dehors et l'appelons
lumière ^.
Ainsi le phénomène, en tant qu'il est produit par un objet extérieur.
est un mouvement qu'on peut mesurer. C'est la réaction d'un cer-
veau sentant qui nous le fait apparaître sous forme de lumière, de
couleur, de son, etc. Cette apparence lumineuse est aussi un mouve-
ment sui generis, car Hobbes, on l'a vu, déclare formellement que le
mouvement n'engendre que le mouvement ^.
Mais comment s'opère cette mystérieuse transformation ? Notre
philosophe ne l'exphque point ; il se borne à constater le fait : « Quels
que soient les accidents ou qualités, le témoignage de nos sens nous
fait penser qu'ils existent dans le monde. Cependant ils n'y existent
pas ; ce ne sont que des semblants et des apparences. Les choses,
1. ... Lux enim, et color, et cilor,et sonua et eœterse qualitates, quse sensibiles vocari
soient, objecta non sunt, sed sentientium phantasmata. (De Cor pore, C. XXV, § 3)
2. ... Quse qualitates omnes nominari soient sensibiles et sunt in ipso objecto nihil
aliud prœter materise motuni, quo objectum in organa sensuum diversimode operatur,
neque in nobis aliud sunt quam diversi motus. Motus enina nihil générât prseter motum,
et apparitiones illae tum vigilantibus, tum dormientibus mera sunt pliantasmata.
( Lcviathan, C. I, t. III, p. G).
3. From such motion, in the fire must needs arise a rejection or easting from itself
of that part of the médium which is contiguoits to it, whereby that part also rejecteth
the next, aiid so successively one part beateth back anothey to the vexy eye ; and in the
same nianner the exterior part of the eye presseth the intcrior (tlie laws of réfraction
still observed). New the interior coat of the eye is nothing else but a pièce of the optic
nerve ; and therefore tlie niotion is still continued thereby into the brain, and, by
résistance or reaction of the brain, is also a rebound into the optic nerve again ; which
we not conceiving as motion or rebound from tvithin, do think it is without, and call it
liglit ; as hath been already sliew-ed by the expérience of a stroke (Human Nature,
Ch. II, § 8. Cf. § 7).
4. Cf. supra, p. 338 et n. 2.
SECTION II. l"H0MME : § A. — LE POUVOIR COGNITIF 34â
qui existent réellement hors de nous dans le monde, sont les mouve-
ments, causes de ces apparences. Voilà la grande tromperie des sens ;
mais il leur est donné de la corriger. Car, de même que la sensation,
quand je vois directement, me dit que la couleur semble exister dans
l'objet, ainsi, quand je vois par réflexion, la sensation me dit que la
couleur ne s'y trouve pas » ^.
Certains « philosophes, hommes doctes », ont soutenu que tous les
coi"ps sont doués de sensibihté ^. Cette opinion serait difficilement
réfutable, si la sensation ou perception, dont on parle, consistait
uniquement dans une réaction. Mais il n'en va pas ainsi. « Car par sen-
sation nous entendons communément quelque jugement porté sur
les objets au moyen de leurs phantasmes ; ce qui s'obtient en com-
parant et en distinguant les phantasmes. Cette opération serait
impossible, si le mouvement ne persistait quelque temps dans l'or-
gane d'où est sorti le phantasme, et si le phantasme lui-même ne se
représentait pas quelquefois. Donc à la sensation, dont il s'agit et
qui est appelée communément ainsi, adhère nécessairement quelque
mémoire, qui permet de comparer ce qui est avant avec ce qui est
après, et de les distinguer l'un de l'autre « ^.
Pour porter son jugement la sensation a donc besoin du concours
de la mémoire, qui lui fournit perpétuellement des phantasmes variés,
parce que c'est grâce à cette variété qu'elle peut discerner un phan-
tasme d'un autre. Voulant montrer la nécessité de cette variété,
Hobbes s'efforce de prouver que là où U n'y a pas quelque différence,
il ne saurait y avoir perception ou du moins perception distincte.
« Supposons qu'un homme, ayant des yeux nets et tous les organes
en bon état, mais dénué de tout autre sens, se trouve en face d'une
même chose, lui apparaissant toujours sous la même couleur et la
même forme, sans la plus minime variété, pour moi, quoi que d'autres
puissent dire, cet homme ne me semblerait pas voir davantage
que je ne me semble à moi-même sentir, grâce aux organes du tact,
les os de mes bras. Ces os sont pourtant de toute part et sans inter-
ruption en contact avec des membranes très sensibles. Je dirais
1. And from hence also it followefch, that whatsjevzr accidents orqualities our senaea
make us think there be ia the worid, they be not there, but are seemings and apparitions
only ; the things that really are in the world without us, are th<^e motions bj' which
thèse seemings ar& caused. And this is the greaZ déception of sensé, which also is to be
by sensé corrected : for as. sensé telleth me, when I see directly, that the colour seenaeth
to bc in the object ; so also sensé telleth me, when I see by reflection, that colour is
not in the objeet. (Human Nature, Ch. II, § 10).
2. Hobbes ne nomme personne. On peut citer TeiiESio, Cesaj;.pini, BiaxiNa, Campa-
NELLA. Parmi les desiderata de la science. Bacon (De Augrnenti», L. IV, C. III, Edit.
Spedding, t. III, p. 610-611) signale l'hypothèse qui accorde à tous les corps la faculté
de percevoir. Nous avons vu que Gassendi accorde aussi quelque sensibilité aux corps.
Cf. supra, p. 127-128.
3. Nam par sensionem vulgo intelligimùs aliquam de rébus objectis per phantasmata
judieationjem, phantasmata scilicet co^mparando et distinguendo ; id quod, iiisi motus
in organe iUe, a quo phantatima ortum est, aliquandiu maneat, ipsumque phantasma
quandoque redeat, fieri non potest. Sensioni ergo, de qua hic'agitur quaeque vulgo ita
appeUatur, necessario adhaeret aliqua memoria, qua priora eu m posterioribus comparari
et alteruan ab altero distingui possit. (De Corpore, C. XXV, § 5, cirea médium).
344 ARTICLE III. CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
qu'il est étonné et peut-être qu'il regarde, mais d'un œil stupide, et
non pas qu'il voit. Tant il est vrai que sentir toujours la même chose
et ne rien sentir reviennent au même » ^.
Donc, d'après Hobbes, phantasme, connaissance, sentiment, voh-
tion, ont pour principe la sensation ou perception ; la perception
suppose la mémoire ; donc tous les corps ne sont pas doués de per-
ception, parce que tous n'ont pas la faculté de se souvenir.
Même dans les êtres organisés pour sentir, toute réaction de l'organe
contre l'effort d'un objet extérieur n'aboutit pas à une perception,
mais seulement celle qui, l'emportant en véhémence sur les autres
réactions simultanées, devient prédominante. C'est ainsi que la lumière
du soleil offusque la lumière des autres astres : leur éclat persiste,
mais noyé dans la splendeur éblouissante du soleil ^.
De même qu'une eau stagnante, remuée par le jet d'une pierre
ou par un coup de vent, ne se calme pas dès que la pierre arrive au
fond ou que le vent tombe, ainsi l'effet produit par un objet extérieur
sur le cerveau ne s'annihile pas, aussitôt que l'objet cesse d'agir
sur les organes. La sensation disparaît ; la conception ou phantasme
demeure, mais il est moins vif que la sensation ^. Le phantasme
relève de la faculté que les Grecs appellent Phantaisie (^iJavrao-'la)
et les Latins, Imagination *. L'imagination n'est donc, à cause de
l'absence de l'objet, qu'une sensation languissante ou débihtée ^.
'L'imagination et la mémoire ont un objet identique, mais elles le
considèrent différemment. L'imagination considère les phantasmes
tels qu'ils se présentent ; la mémoire, tels que le temps les a usés.
Il se passe dans la mémoire quelque chose d'analogue à ce qui arrive
quand on regarde des choses éloignées. De même qu'à une grande
distance du spectateur les détails des objets sont invisibles, ainsi
beaucoup d'éléments autrefois perçus par les sens dans les choses
1. Itaque et [memoria] sensioni adhseret proprie dictae, ut ei aliqiia insita sit perpetuo
phantasmatum varietas, ita ut aliud ab alio discerni possit. Si supponeremus enim
esse hominem, oculis quidem claris cseterisque videndi organis recte se habentibus
compositum, nullo autem alio sensu prœditum, eumque ad eandeni rem eodem semper
colore et specie sine idla vel minima varietate apparentem obversum esse, mihi certe,
quicquid dicant alii, non magis videre videretur, quam ego videor mihi per tactus
organa sentire lacertorum meorum ossa. Ea tamen perpetuo et undiquaque sensibi-
lissima membrana continguntur. Attoniti m esse et fortasse aspectare eiuTi, sed stupen-
tem dicerem, vie' are non diccrem ; adeo sentire semper idem et non sentire ad idem
recidunt. (De Corpore, C. XXV, § 5, § Itaque).
2. Intelligi hinc potest conatum organi ad exteriora, non omnem dicendum esse sen-
sionem, sed illum tantum qui caeteris, pro singulis temporibus, vehementia prœstat
et prœdominatur ; cœterarumque rerum phantasmata, ut lux swlis cseterorum astrorum
lucem, non actionem impediendo, sed perfulgorem nimium offuscando et abscondendo,
tollit. (De Corpore, C. XXV, § 6, à la fin).
3. Human Nature, Cli. III, § 1 : ... That is to ^y, though the sensé be past, the image
or conception remaineth, but more ohscureJy while we are awake...
4. Atque hsec est imago, a qua facultatem appeUamus Imaginationem. Phantasiam
Grœci et melius vocant a quocimque sensu oriatm- ; imago autem propria est rerum
visibilium. (Leviathan, C. II, t. III, p. 8, § Simul).
5. Imaginatio ergo nihil aliud est rêvera quam, propter objecti remotionem, langues-
cens vel debilitata sensio. (De Corpore, C. XXV, § 7. Cf. Leviathan, C. II, t. III, p. 8).
SECTION II. LHOMME : § A. LE POUVOIR COGXITIF 345
échappent aux prises du souvenir, parce que le temps les a projetés
dans un passé trop lointain ^.
A l'état de veille, les sensations actuelles sont plus vives que les
conceptions imaginatives. La raison en est que la présence simultanée
des objets divers, qui agissent sur les oiganes des sens, empêche
les conceptions imaginatives d'être prédominantes '^. Le contraire
a lieu durant le sommeil, car « le sommeil n'est autre chose que la
privation de l'acte de sentir, quoique le pouvoir subsiste toujours ;
et les rêves sont les imaginations de ceux qui dorment » ^. On conçoit
dès lors que, dans le calme silencieux des sens, ces imaginations,
n'étant plus offusquées par des perceptions actuelles, acquièrent une
clarté et une vivacité telles que le dormeur les prend pour des sensa-
tions et non pom' des phantasmes *.
De là vient qu'il est difficile (beaucoup même trouvent la chose
impossible) de distinguer nettement entre la sensation et le rêve.
Il y a cependant des chfférences. Dans les songes les mêmes objets,
lieux, personnes et actions ne se présentent pas souvent, comme dans
l'état de veille. De plus, la série des pensées cohérentes est moins longue
chez le dormeur que chez l'éveillé. Enfin, celui qui veille constate
souvent l'absurdité de ses rêves, tandis que le rêveur ne voit pas l'ab-
sui'dité des pensées Cj[u'il a eues pendant la veille. C'est assez pour
convaincre celui qui veille qu'il ne rêve pas, quoique le rêveur se croie
éveillé ^.
Hobbes va chercher les causes des rêves dans les actions violentes
des parties internes sur le cerveau, grâce auxquelles les passages de
la sensation, engourchs par le sommeil, reprennent leur mouvement.
Beaucoup de faits montrent que, si le cerveau agit sur « les parties
vitales », celles-ci à leur tour réagissent sur le cerveau et déterminent
la nature des rêves en suscitant une image semblable à celle qui les
avait précédemment mises en mouvement ^. A Tétat de veille, nos
pensées se succèdent avec ordre, (( tandis que nos songes sont d'ordi-
naire incohérents ; quand ils sont bien Kés, c'est pur hasard. Cette
incohérence est due nécessairement à ce que, pendant les rêves, le
cerveau n'est pas remis en mouvement dans toutes ses parties égale-
1. In memoria phantasmata tanquam tempore attrita considerantiir ; in phantasia,
ut sunt.Quœ qiiidem distinetio non rerum est, sed considerationum sentientis. Contingit
enim in memoria simile quid ei quod contingit in prospecta ad res longinquas. Nam,
ut hic corporum partes minutiores pra? nimia distantia non cernuntur, ita illi- multa
accidentia et loca et partes rerum, sensibus olim percepta, vetustate abolentur. (De
Corpore, C. XXV, § 8, circa médium. — Cf. Human Nature, Ch. III, § 7).
2. Vigilantium autem phantasmata rerum praeteritarum quam prœsentium ideo
obscuriora sunt, quia organa a prœsentibus objectis simiJ commota faciunt, ut minus
praedominentm-. (De Corpore, C. XXV, § 7, Circa médium).
3. ... For sleep is the privation of the art ot sensé (the power remaining), and dreanis
are the imagination of them that sleep (Human Nature, Ch. III, § 2, à la fin).
4. Sed quoniam organa sensuum occlusa nunc in somno supponuntur, ita ut objectum
aliud novxun non sit, quod ea [phantasmata somniantis]" ofïuscare posset, necesse est
ut somnium clarius sit, in hoc sensuum silentio, quam imaginationes vigUantium.
Leviathan, C. Il, t. III, p. 10, circa finem).
5. Leviathan, C. II, t. III, p. 10-11.
6. Human Nature, Ch. III, § 3, in principio.
346 ARTICLE ni. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
ment. De là vient que nos pensées ressemblent alors aux étoiles
qui apparaissent entre des nuages rapides. Leur observation ne peut
se faire selon l'ordre qu'on voudrait choisir, mais autant que le permet
le vol incertain de nuages intermittents » ^.
Ce que l'on nomme actuellement association d'idées, Hobbes l'ap-
pelle discours mental pour le distinguer du discours verbal ou ordre
des mots ^. L'appellation n'est pas très heureuse ; mais, en revanche,
notre philosophe a bien décrit ce délicat phénomène psychologique.
Lorsqu'on pense à quelque chose, la première pensée qui survient
n'est pas aussi fortuite qu'elle semble l'être. De même, en effet,
que nous n'avons aucune imagination qui n'ait été totalement ou en
partie dans une sensation antécédente, ainsi entre nos imaginations
successives il n'y a pas de transition qui n'ait d'abord été celle de nos
: sensations. En voici la cause. Tous les phantasmes sont des mouve-
ments internes, c'est-à-dire les restes laissés en nous par les sensations,
dans l'ordre même où elles se sont succédé. Aussi, chaque fois qu'une
première pensée reparaît et devient prédominante, une seconde
la suit, à cause de la cohésion de la matière mise en mouvement,
tout comme de l'eau répandue sur une table plane sera attirée du côté
où le doigt lui tracera un chemin. Mais, quand une même pensée a été
suivie d'un grand nombre de pensées différentes, on ne sait au juste
laquelle de ces dernières se représentera. Une seule chose est certaine,
c'est que l'une de celles qui a succédé à la première reparaîtra ^.
Cette apparition, cependant, ne se produit pas arbitrairement,
au hasard. Il faut distinguer deux espèces de « Discours mental »
ou (( série de pensées » : l'une est irrégulière, l'autre est réglée *.
Dans le premier cas, les pensées semblent aller à l'aventure, sans
lien entre elles, comme dans le rêve. Les choses se passent ainsi quand,
dans la solitude, sans souci de la réahté, on s'abandonne à la rêverie.
1 . . . . But in dreams there is commonly no cohérence, and when there is, it is by chance,
which must needa proceed from this, that the hrain in dreams is not restored to its motion
in every part alike ; whereby it cometh to pass, that our tlioughts appear like the stars
between the flying clouds, not in the order which a man would choose to observe them,
but as the uncertain fhght of broken clouds permits. (Human Nature, C. III, § 3,
à la fin).
2. Per seriem imaginationum intelligo successionem unius cogitationis ad aliam ;
quam, ut distinguatur a diseurs u verborum, appelle discursum mentalem. (Leviathan^
C. III, t. III, p. 14).
3. Quando aliquis de re quacunque cogitât, proxima ejus cogitatio non tam fortuita
est quam videtur esse ; neque omni eogitationi omnis cogitatio pariter 'succedit. Sed,
ut nullam habemus imaginationem quse non ante fuit in sensione vel tota vel per partes,
ita nulla est transitio ab una eogitatione ad aliam cujus similis non extiterat ante in
sensione. Cujus rei causa hsec est. Phantasmata omnia motus sunt interni, nempe mo-
tuum in sensione factorum reliquiae. Motus autem, qui alii aliis succedunt in sensione
immédiate, rémanent etiam simul, etiam post sensionem. Adeo ut, qvioties redit cogi-
tatio prier prsedominaturque, sequatur posterior propter cohsesionem materise motas,
quemadmodum aqua super tabulam planam et levem trahitur per viam qua dncit
digitus. Sed, quoniam eidem rei coneeptse sequitur modo una, modo alia res, post
multa cogitata fit ut incertum sit quse cogitatio cui eogitationi siiccessura sit. Hoo tan-
tum certum est sviccessuram esse aliquam earum, qusB ante suocesserant aliquando.
(Leviathan, C. III, t. III, p. 14-15. — Cf. Human Nature, Ch. IV, § 2).
4. Leviathan, C. III, t. III, p. 15.
SECTION II. l'homme : § A. — LE POUVOIR COGNITIF 347
Cependant, dans ce vagabondage de l'esprit, un observateur attentif
saura quelquefois découvrir l'ordre méthodique auquel il est soumis ^.
Hobbes apporte, à l'appui de son dire, un exemple resté célèbre.
« Dans une conversation sur notre guerre civile, quelle question
pouvait sembler plus étrangère au sujet que de demander, comme on
le fit, ce que valait le denier romain ? Cependant la liaison me parais-
sait assez manifeste. Car la pensée de la guerre amena la pensée de
l'abandon du roi livré par ses sujets à ses ennemis ; cette pensée
suscita celle de la trahison qui Hvra Jésus-Christ aux Juifs ; cette
dernière, à son tour, enfanta celle des trente deniers, prix de la tra-
hison ; d'où suivit aisément la susdite interrogation. Et tout cela, si
prompte est la pensée, ne dura guère qu'un moment « ^.
Dans le second cas, la série de nos pensées est dirigée par quelque
passion qui nous pousse à atteindre une fin déterminée. Le désir de
cette fin devient le régulateur de la série ^. Notre esprit va de moyen
en moyen jusqu'à ce qu'il en trouve un qui soit en notre pouvoir et
lui sen^e de point de départ pour parvenir à la fin désirée *.
Bref, « le discours mental, quand il est gouverné par le dessein d'at-
teindre un but, n'est autre chose que V investigation ou faculté d'in-
vention qu'on nomme aussi sagacité et adi'esse. C'est une sorte de chasse^
pour saisir une cause ou un effet présent ou passé d'après les vestiges
qu'ils ont laissés » ^. Pour que cette chasse soit bonne,^ il faut évoquer
par l'imagination la série de phantasmes dont fait partie cet effet ou
cette cause, de manière à discerner le lien qui unit la cause à son effet
ou l'effet à sa cause. Quelqu'un veut-il trouver un objet perdu ?
Qu'il remonte par la pensée le cours de ses actions, allant d'un lieu
à un autre heu et d'un temps à un autre temps, afin de trouver un
temps et un heu déterminés où il possédait l'objet perdu. Ce sera le
point de départ de son investigation. Car il repassera^ de nouveau
en pensée par les mêmes heux et temps, pour découvrir qiielque action
1. Leviathan, C. III, t. III, p. 15.
2. Etenirii in colloquio quodam circa bellum nostrum civile, quid impertinentiiis
vider i poterat quam interrogare, ut interrogatum erat, denarii romani quantus val or
esset ? Cohsesio tamen illa satis mihi manifesta videbatur. Xam a cogitatione belli
introducta est cogitatio de rege a subditis suis tradito hostibus ; cogi<-atio illa cogita-
tionem genuit de proditione Jesu Christi ad Judœos ; illa iiu-sus peperit cogitationem
de trig'mta denariis, proditionis illius pretio ; inde denique facile sequuta est prœdicta
interrogatio. Atque hsec omnia, propter celeritatem cogitationis, in momento fere
temporis. (Leviathan, C. III, t. III, p. 15-16).
3. Secunda constantior est, ut quae ab aliquo fine desiderato regukUa est. (Leviathan.
C. III, t. III, p. 16, § Secunda).
4. A desiderio oritur cogitatio medii ad rem desideratam obtinendam, quale médium
videramus ante similem effectum produxisse. Eodem modo cogitatio medii ad finem
producit cogitationem medii ad illud médium, et sic deinceps, donec veniatur ad prin-
cipium aliquod in potestatc nostra. (Leviathan, C. III, t. III, p. 16, § Secunda).
5. Image empruntée à Bacon. Cf. De Augmentis, L. V, C. II : ... Eam [Exi^erientia
literata] Venationem Panis... quandoque appellamus. (Ed. Spbddiko, t. I, p. 623. —
BOUILLET, t. I, p. 252, § 5).
6. Discursus denique animi, quando a designato fine aliquo regitur, nihil aliud est
praeter investigationem sive facultatem inveniendi, quae mgacitas quoque et solertia
appellatvu', et est quasi venatio qusedam per sua vestigia alicujus eausEe vel ©ffectu»
prœsentis aut praeteriti. (Leviathan, C. III, t. III, p. 17, circa médium).
^48 ARTICLE III. — CHAPITRE III. • — LA TRILOGIE HOBBIENNE
OU une autre occasion qui a pu- causer la perte de l'objet cherché.
Cette faculté de l'âme s'appelle réminiscence ^.
L'observation des connexions réguUères, qui dans le passé rehèrent
certains antécédents à certains conséquents, sert aussi à faire con-
naître l'avenir. Notre esprit ne peut avoir de phantasmes que de ce qui
est ou de ce qui a été. « Les choses présentes existent seulement dans
la nature, et les choses passées, dans la mémoire ; mais les choses
à venir n'ont aucune existence, car l'avenir n'est qu'une fiction de
l'esprit, qui applique les conséquences d'une action passée à une action
présente » ^. C'est avec les conceptions du passé que nous formons
le futur. Si un homme a été habitué à voir les mêmes antécédents
suivis des mêmes conséquents, quand il voit arriver les mêmes choses
qu'il a vues auparavant, il s'attend aux mêmes suites ^. Pour lui
l'antécédent et le conséquent sont des signes l'un de l'autre ; par
exemple, les nuages sont des signes de ia pluie qui doit venir, et la
pluie est un signe des nuages passés *.
Cette connaissance des signes, acquise par l'expérience, est appelée
prévision, prévoyance, sagesse. Son nom véritable est conjecture ou
présomption ^. Sa valeur est proportionnée à l'étendue de l'expérience
de l'observateur et au nombre des cas de réussite qu'il a constatés.
« Mais cette ' connaissance reste conjecturale, parce que les signes
ne sont jamais pleinement évidents. Ainsi, quoiqu'un homme ait vu
jusqu'ici le jour et la nuit se succéder constamment, il n'est point
pour cela en droit de conclure qu'ils se succéderont toujours de même
ou qu'ils se sont ainsi succédé éternellement, U expérience ne fournit
aucune conclusion universelle » ®.
« La prévision des choses futures, qui est providence, n'appartient
qu'à celui par la volonté duquel elles doivent arriver ; à lui seul,
car c'est une opération qui dépasse les forces de la nature » ''.
1. Leviathan, C. III, t. III, p. 17, circa finem. — Cf. Human Nature, Ch. IV, § 4.
2. Prœsentia tantùm existunt in reruin natura ; protterita in memoria sola ; sed
futura omnino non existunt, ut quae nihil aliud sunt prseter fignienta animi consequen-
tias actionis prseteritse ad actionem prœsentem applicantis ; id quod fît niaxima certi-
tudine ab eo, cujus maxima est experientia, quanquam certitudine non plena. (Levia-
than, G. III, t. III, p. 18, circa médium).
3. . . . But of our conceptions of the past, we niake a juture ; or rather, call past, future
relatively. Thus after a man hath been accustomed to see like antécédents foUowed
by like conséquents, whensoever he seeth the like corne to pass to any thing he had
seen before, he looks there should foUow in the same that foUowed then. (Human
Nature, Ch. IV, § 7).
4. Human Nature, Ch. IV, § 8.
5. Etsi autem, quoties expectationi respondent eventus, vocetur prudentia, rêvera
tamen prasu?nptio tantum est .( Leviathan, C. III, t. III, p. 18. — Cf. Human Nature,
Ch. IV, § 9).
6. . . . For thèse signs are but conjectural ; and according as they hâve of ten or seldom
failed, so their assurance is more or less ; but never full and évident ; for though a raan
hâve always seen the day and night to foUow one another hitherto, yet can he not
thence conclude they shall do so, or that they hâve done so eternally : expérience con-
cludeth nothing universally. (Human Nature, C. IV, § 10).
7. Prsevisio enim rerum futurarum, quœ est providentia, ad illum solum pertinet,
cujus consilio futiirse sunt. Et ab illo solo, et supernaturahter, proficiscitur prophetia.
(Leviathan, C. III, t. III, p. 18, circa finem).
SECTION II. l'homme : § A. — LE POUVOIR COGNITIF 349'
Hobbes n'applique point cette théorie des « conjectures » ou « pré-
somptions », qui reste aléatoire, à la détermination des lois de la nature,
mais à la prévision des événements qui se rapportent à la vie quoti-
dienne (vg. des cendres supposent du feu ) ^, ou à l'ordre moral (vg. châ-
timents qui suivent telle ou telle faute - ; observation des causes
qui amènent le déclin et la ruine des États ^.
§ II. — L'AME HUMAINE ET L'AME ANIMALE
Les facultés et opérations, dont il a été parlé jusqu'ici : sensations,
imaginations, associations de phantasmes, expérience, prudence^
sont, d'après Hobbes, communes à l'homme et à l'animal. Parfois,
c'est ce dernier qui se trouve le mieux partagé. « Il y a des bêtes qui,
à l'âge d'un an, observent plus et mieux les choses qui les conduisent
à leur fin et les poursuivent avec plus de prudence que n'en montre
un enfant âgé de dix ans « *.
Mais la supériorité de l'homme apparaît avec le langage qui est son
privilège, et l'inteUigence proprement dite ou raison, qui en est insé-
parable et en dépend ^. « La raison n'est pas autre chose cj[ue le calcul
ou addition et soustraction des noms généraux qui servent de marques
ou de signes à nos pensées ; de marques quand nous calculons seuls ;
de signes, quand nous manifestons notre calcul aux autres » ^.
La raison de l'enfant n'entre en exercice qu'après qu'il a acquis
l'usage de la parole '^. Elle n'agit pas en chacun de nous, dès la nais-
sance, comme les sens et la mémoire ; elle n'est pas, comme la prudence,
le fruit de la seule expérience ; c'est par une apphcation industrieuse
qu'elle se développe. Son aptitude s'affirme tout d'abord par l'impo-
sition des noms ; puis, suivant une méthode correcte, elle va des noms
aux propositions, des propositions aux syllogismes, jusqu'à ce qu'elle
parvienne à connaître les conséquences de tous les noms qui se rap-
portent à la science. Les sens et la mémoire ne connaissent que le
fait ; la science est la connaissance des conséquences d'un fait à l'égard
d'un autre. Par elle on apprend à faire, une autre fois, si on le veut,
1. Human Nature. C. IV, § 7.
2. Leviathan, C. III, t. III, p. 18, § Scire.
3. Leviathan, C. III, t. III, p. 19, \ Sicut.
4. Sunt enim animalia alia [praeter hominem] quae earum rerum, quse ad finem suum
conducunt, plura observant et prudentius persequiintur, unicxim annum nata, quam
puer decennis. (Leviathan, C. III, t. III, p. 19, § Quod autem).
5. Quando cogitatio alicujus rei oritur a sermone audito et, ut oportuit, ordinato*
tune qui audit verba illa dicitur intelUgere ; intellectus enim aliud non est praeter con-
ccptuni natum a sermone. Itaque si sermo liomini poculiaris sit, ut videtur esse, etiam
homini soli proprius intellectus est. (Leviathan, C. IV, t. III, p. 30, § Quando).
6. Ratio enim, hoc sensu [quatenus sumitur pro facultate animi] nihil aliud est
praeter coniputationem sive additionem et subtractionem nominum generalium, quœ
ad notationem sive significationem cogitationum nostrarum recipiuntur. Notationem,
inquam, quando computamus soli ; significationem, quando aliis computationem nos-
tram demonstramus. (Leviathan, C. V, t. III, p. 32-33).
7. Infantes igitur actum rationis, antequam sermonis usinn acquisierint, non habent ;
vocantvir autem animalia rationalia propter potestatem tantum. (Leviathan, C. V,
t. III, p. 37, § Infantes).
350 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNB
quelque chose de semblable à ce que l'on peut faire maintenant.
Car, en voyant les causes des effets et la manière dont ils sont réaUsés,
nous apprenons que des causes semblables produisent des effets
semblables, quand elles sont en notre pouvoir ^.
La méthode qui conduit à la science c'est donc pour Hobbes la
méthode déductive. C'est la raison, faculté démonstrative, qui la
met en pratique. L'aptitude à déduire est une prérogative de l'homme
qui l'élève au-dessus des animaux. Mais la raison, constructrice de la
science, puise les matériaux de l'édifice dans l'expérience sensible,
car l'expérience sensible est l'unique source de nos conceptions ^.
C'est là un élément essentiel de la doctrine du philosophe anglais
et il en tire immédiatement cette conséquence très grave : La raison
na,tureUe' est incapable de concevoir l'existence des êtres qu'on appelle
les « esprits incorporels ».
« Nous qui sommes chrétiens, nous admettons qu'il existe des
anges, esprits bons et mauvais ; que l'âme humaine est un esprit et
qu'elle est immortelle comme les esprits angéliques. Mais il nous est
impossible de le savoir, c'est-à-dire d'en avoir l'évidence naturelle.
Car toute évidence est conception ; et toute conception est imagina-
tion et vient des sens. Or nous supposons que les esprits sont des
substances qui n'agissent point sur les sens ; il en résulte qu'ils ne sont
pas concevables ". »
Aussi, quand Hobbes, comme philosophe, appelle l'âme humaine
un esprit, il entend « un corps naturel w, trop tenu et trop subtil pour
que les sens puissent se le représenter. Cependant il remplit une place
comme pourrait la remplir l'image d'un corps visible. C'est pourquoi
l'idée que nous pouvons acquérir d'un esprit par la connaissance
sensible, est celle d'une figure sans couleur ; mais dans toute figure
nous percevons des dimensions ; par conséquent concevoir un esprit,
c'est concevoir quelque chose qui a des dimensions *. Quant à la notion
1. Apparet hinc rationem non esse, sicut sensus et memoria, nobiscum natam ; neque
sola, ut prudentia, experientia acquisitam, sed industria ; scilicet apta in primis imposi-
tione nominum ; deinde méthode recta procedendo a nominibus ad propositiones, et
a propositionibus ad syllogismes, donec veniatur ad cognitionem consequentiarum
nominuin omnium quse ad scientiam pertinent. Seiisus et memoria, faoti tantum
cognitio est ; scientia autem cognitio est consequentiarum unius faeti ad alterum. Per
eam autem aliquis ex eo quod niuic facere potest, docetur aliquid aliud simile facere,
si velit, alio tempore. Quia, quoties videmus effectuum ortum et causas, et quomodo
generantiu?, docemur, quoties in nostra. potestate sunt, causas similes siniles producere
effectus. (Leviathan, C. V, t. III, p. 37, § Appcuret. — Cf. Human Nature, C. VI, § 1 ; 4).
2. Origo omnium [cogitationes] nominatui' sensus. Xulla enim est animi conceptio
quse non fuerat ante genita in aHquo sensuum, vel tota simul, vel per partes (Leviathan^
C. I, p. 5).
3. We that are Cliristians achnovÂedge that tliere be angeft good and evil, and that
there are spirits, and that the soûl of a nuan is a spirit, and that those spirits are immortal;
but, to know it, that is to say, to hav^e natural évidence of the same, it is impossible ;
for ail évidence is oonoepUon, as it is said, Ch. VI, sect. 3, and ail opnception is imagina-
tion and proceedeth from sensé, Chap, III, sect. I. And spirits we suppose to ho those
«ubstances which work not upon the sensé, and therefore not conceptible. (Huinan
Nature, C. XI, § 5). <^
4. By the name of spirit, w© understand a hody iMmral, but of such suhUlty, that it
worketh not upon the sensés ; but that filleth up the place «-hich the image of visible body
SECTION n. LHOMMB : § B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 351
surnaturelle d'esprit, elle suppose au contraire « une substance sans
dimension ». Aux yeux de la raison, qui puise toutes ses conceptions
dans l'expérience sensible, « ces deux mots se contredisent l'un l'autre
d'une façon nette » ^,
Bien plus, en bon chrétien qu'il affecte d'être, Hobbes tâche de
tirer à lui les Livres Saints : « Quoique l'Écriture reconnaisse des
esprits, elle n'affirme nulle part qu'ils sont sans corps, dans le sens
qu'ils n'ont ni dimension, ni quantité ; et même je ne pense pas que
le mot incorporel se rencontre dans toute la Bible... L'Écriture me
semble donc favoriser ceux qui prétendent que les anges et les esprits
sont corporels, plutôt que les partisans du contraire » ^.
L'opinion plulosophique de Hobbes est inconciliable avec la foi
chrétienne, dont il cherche vainement à se couvrir. D'après le principe
sensuaHste, qui sert de fondement à son système, on ne saurait conce-
voir et, conséquemment admettre, des objets dont la notion ne puisse
immédiatement ou du moms de proche en proche remonter, comme à sa
source, à une perception sensible. Aussi, on l'a vu, est-ce un non-sens
de parler de substance sans dimension, c'est-à-dire de substance
immatérielle. Le matériahsme est la conclusion nécessaire des pré-
misses posées. "
B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE.
§ I. — NOTIONS PRÉLIMINAIRES.
Il faut distinguer deux sortes de mouvements propres aux animaux.
L'un est le mouvement vital, commencé dans la génération des ani-
maux et continué sans interruption à travers toute leur vie, tels que
le cours du sang, le poids, la respiration, la digestion, la nutrition,
V excrétion, qui, pour s'accomphr, n'ont pas besoin du secours de l'ima-
gination. L'autre est appelé animal et volontaire, tels (j^ue marcher,
parler, remuer les membres, etc. On a montré que la sensation ou per-
ception est un mouvement dans les organes et les parties internes du
corps humain, déterminé par les objets vus, entendus, etc. Les restes
de ce même mouvement, la sensation terminée, constituent la phan-
might fill iip. Oiir conception therefore o£ spirit consisteth of fiqnre without colour ; and
in figure is understood dimension, and consequently, to eonceive a spirit, is to conçoive
sometheing that hath dimension. (Hunian Nature, C. XI, § 4).
1. But ftpirits supernqtural commonly signify some substance without dimension ;
wliich two words do flatly contradict one another. (Human Nature, C. XI, § 4).
2. Butli though the Scripture acknouledges spirits, yet doth it novhere say, that
they are incorporeal, meaning thereby, without dimension and quantity ; nor, I think,
is that Word incorporeal at ail in the Bible ; but it is said of the spirit that it abideth in
men ; sometines that is dwelleth in them, sometimes that it cometh on them, that it
deseendeth, and goeth and coraetli ; and that spirits are angels, that istosay messen-
gers : ail which v.-ords do imply locality ; and locality is dimension ; and whatsoever
hath dimension is hody, be it never so subtile. To me therefore it seemeth that the
Scriptvu-e favoureth them more that hold angels and spirits corporeal than them that
hold the contrary. (Human Nature, C. XI, § 5, circa médium ).
3. Cf. supra, p. 350 et n. 3. '
352 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
taisie ou imagination ^. La marche, la parole et autres mouvements
volontaires dépendent toujours de quelque pensée antérieure. Il
en résulte manifestement que l'imagination est le premier principe
interne de tous les mouvements volontaires ^. Les actes de la faculté
motrice de l'esprit s'appellent affections ou passions^.
Les petits commencements internes des mouvements volontaires,
avant qu'ils se traduisent au dehors par la marche, la parole et autres
actions visibles, s'appellent effort (conatus) ^. Si cet effort se tourne
vers sa cause, on le nomme Appétit ou Désir ; s'il se détourne de
quelque objet, on le nomme Aversion ^. Désir et aversion impUquent
l'absence de l'objet recherché ou fui, tandis que V Amour et la Haine
en supposent la présence ^.
Tout^ désir et tout amour sont accompagnés de quelque plaisir ;
comme toute fuite et toute haine, de quelque peine '^. Il y a plaisir,
dans le premier cas, parce que le mouvement vital a été favorisé ;
peine dans le second, parce qu'il a été contrarié ^. En tête des plaisirs
et des peines de l'esprit il faut placer la Joie et le Chagrin.
Appétit ou Désir, Atnour, Aversion, Haine, Joie et Chagrin, voilà
les passions fondamentales et simples ou principes internes les plus
importants ^ des mouvements volontaires qui se manifestent par des
actions extérieures ^.
Avant d'exposer la doctrine de Hobbes sur l'activité affective
ou passionnelle, quelques notions préUminaires sont encore à pré-
senter.
Le Bien est ce qui fait l'objet de notre appétit, conséquemment
ce qui nous plaît, puisque désir et plaisir sont étroitement unis.
Le Mal est ce qui fait l'objet de notre aversion, conséquemment
ce qui nous déplaît, puisque aversion et douleur sont insépa-
1. Leviathan, C. VI, t. III, p. 40. circa principium.
2. Quoniam autem incessus, loquela et similes motus voluntariisemper dépendent ab-
aliqua prœcedente cogitatione : Quo, qua via et quid, manifestum est phantasiam mo-
tuvini omnium voluntariorum principium internum primum esse. (Leviathan, C. VI,.
t. III, p. 40, circa médium).
3. Human Nature, Ch. VI, § 9, à la fin.
4. Principia hsec motus parva, intra humanum corpus sita, antequam incedendo,.
loquendo, percutiendo cseterisque actionibus visibilibus appareant, vocantur conatus.
(Leviathan, C. VI, t. III, p. 40), circa finem ).
S-6. Leviathan, C. VI, t. III, p. 40, § Conatu" ; p. 41, § Quœ cupiunt.
7. Itaque appetitus omnis amorque conjunctus est cum voluptate aliqua ; et odium
et fuga, cum molestia aliqua. (Leviathan, C. VI, t. III, p. 43, § Quoniam).
8. Quoniam motus hic, propter voluptatem, videtur esse motus vitalis adjutor....
(Leviathan, C. VI, t. III, p. 43, § Quoniam). — Hobbes est plus affirmatif dans la Nature
hutnaine : ... Is shewed that conceptions and apparitions are nothing really but motion
in some internai substance of the head ; which motion not stoppiny there, but proceeding
to the heart, of necessity must there either help or kinder the motion which is called
vital.; when it helpeth, it is called delight, contentment or pleasure, which is nothing
really but motion about the heart, as concejjtion is nothing but motion in the head ;
and the objects, that cause it, are called pleasant or delightful, or by some name équi-
valent ; ... but when such motion weakeneth or hindereth the vital motion, theu it is
called pain... (Human Nature, C. VII, § 1).
9. Cf. Leviathan, C. VI. De principiis internis motus voluntarii, quœ vulgo passiones
appellantur, T. III, p. 39 sqc^.
SECTION II. l'homme : § B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 355
rables ^. Les hommes recherchent et fuient des objets très divers, a Ce
qui est un bien pour nous est un mal pour nos ennemis.» ^. Sans doute
on peut parler de bien co^nmun à un grand nombre ou même à tous :
par exemple la santé. Mais c'est une locution relative. Il n'y a pas de
bien absolu, sans relation, u Même la bonté que nous concevons en
Dieu tout-puissant est sa bonté à notre égard » ^. « Le mot bien s'em-
ploie donc relativement à la personne, au lieu, au temps. Ce qui plaît
à l'un, ici, maintenant, déplaît à l'autre, là, plus tard ; et ainsi des
autres circonstances. Car la nature du bien et du mal varie avec les
conjonctures » **. C'est pourquoi « il n'existe point de commune règle
du bien et du mal qui puisse découler des objets considérés en eux-
mêmes » •^.
Le bien ne diffère pas essentiellement de V agréable, du beau, de
y utile. Il s'agit d'une même chose à laquelle on appUque des > noms
différents. La même chose est dite bonne, en tant qu'elle est désirée ;
agréable, en tant qu'elle est acquise ; belle, en tant qu'elle est consi-
dérée. (' La beauté en effet est cette qualité de l'objet qui fait qu'on en
attend le bien. Ce qui est pareil à ce qui a plu semble destiné à plaire.
La beauté est donc l'indice d'un bien futur » ^. La beauté, envisagée
dans les actions, s'appelle honnêteté.
La chose qui, en tant qu'on la désire, est appelée bonne, on la dit
agréable si c'est pour eUe-même qu'on la désire ; utile, si c'est pour
autre chose. Dans ce dernier cas, le bien n'est recherché que comme
moyen et instrument pour atteindre un bien ultérieur. La jouissance
de ce bien ultérieur constitue la fin ''.
Le bien apparent est un bien réel, mais auquel est annexé quelque
mal. Beaucoup de choses sont mêlées de bien et de mal. Les gens à
courte vue n'aperçoivent que le bien dans un objet et saisissent cet
L Qiiicquid autem appetitus in homine qiiocunque objectum est, eidem illud est
quod ab ipso appellatur bonum. Similiter id, quod aversionis in ipso et odii^ causa est,
ab ipso nominatur malum. ( Leviathan, C. VI, t. III, p. 42, § Quicquid).
2. Sed, cuni alia alii appetant et fugiant, necesse est multa esse, quae aliquibus
hona, aliquibns mala sunt ; ut quod nobis bonum hostibus malum. Sunt ergo bonum et
malum appetentibus et fugientibus correlata. (De Homine, C. XI. § 4).
3. Nor is there any such thing as absolute goodness, considered without relation :
for even the goodness, which v\e apprehend in God Almighty, is his goodness to us.
(Human Nature, Ch. VII, § 3, circa médium ).
4. Bonum ergo relative dicitur ad personam, ad locuni et ad tenipus. Huic, hic, nunc,
placet ; illi, illic, tune, displicet ; et sic de circumstantiis cseteris. Natura enim boni
et mali sequitur rerum TJVTj/tav. (De Homine, C. XI, § 4, ad finem. — Cf. Human
Nature, C. VII, § 3).
5. ... Neque uUa boni, mali et vi.lis cominunis régula ab ipsorum objectoruni naturis
derivata... (Leviathan, C. VI, t. III, p. 42, circa médium).
6. Etiam boni et mali nomina diversimode variantur. Nam eadem res, quae ut cupita
bona, ut acquisita jucunda. Eadem res, quse ut cupita bona, ut considerata pulchra
dicitur. Est enim pulchritudo objecti qualitas ea quae facit ut bonum ab eo expectetur.
Quae enim similia videntur illis rébus quae placuerunt, videntur placitura. Est ergo
pulchritudo futuri boni indicium. (De Homine, C. XI, § 5).
7. Praeterea res ea, quae ut cupita bona nominatur, si propter se cupiatur, jucunda,
si propter aliud, utilis dicitur. Bono enim, quod cupimus propter se, non utimur, quia
USU8 mediorum et instrumentorum est ; sed fruitio propositae alicujus rei tanquam
finis est. (De Homine, C. XI, § 5, au milieu).
23 >
354 ARTICLE III. CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
objet qui leur apparaît bon. Mais l'expérience leur montre ensuite
qu'il renfermait aussi un élément nuisible ^.
Bref, il y a trois sortes de biens : l'un dans l'attente, c'est la Beauté ;
le second, dans la chose même, c'est la Bonté proprement dite ; le
troisième, dans la fîn obtenue, c'est le Plaisir. Il faut ajouter que le
bien qui, considéré dans la fin, est dit agréable, s'appelle utile en tant
qu'il sert de moyen ^.
Le Souverain Bien, comme on dit, la félicité et fin dernière, ne peuvent
se trouver dans la vie présente. Car, s'il y avait ici-bas une fin dernière,
on ne pourrait rien désirer au delà ^. Or la vie humaine se passe à
désirer : c'est un mouvement perpétuel qui prend la forme circulaire
quand il ne peut procéder en ligne droite. Pour l'homme, la félicité,
en ce 'monde, consiste dans la satisfaction constante de ses désirs *,
dans une marche en avant, sans entraves, vers des fins ultérieures,
toujours réalisées ^. Il ne peut pas plus vivre sans désir et autres pas-
sions que privé de sensibilité.
Ces préliminaires achevés, on peut aborder utilement la théorie
de Hobbes sur les passions.
§ II. — THÉORIE DES PASSIONS.
I Le mouvement ou conatus, qui constitue l'appétit, est mis en branle
i par une pensée ou conception antécédente. Le fait passionnel est donc
à la fois organique et intellectuel : c'est un mouvement physiologique
précédé d'une idée. Après cela, on peut prévoir que, dans le mécanisme
de la passion analysé par Hobbes, l'élément rationnel et réfléchi
sera le rouage prépondérant. « On ne s'étonne plus que la passion
y dépouille cette spontanéité, cette irréflexion qui passent pour lui
donner son attrait et qui, dans la morale courante, en font la partielle
excuse. Ici, elle sera toujours, fût-elle à l'état d'ébauche,- un raisonne-
ment » ^.
Voyons donc comment Hobbes a tenu l'engagement qu'il a pris
« de chercher et de faire connaître, autant qu'il est en son pouvoir,
de quelle conception procède chacune des passions que nous remar-
quons être les plus communes » '.
1. De Homine, C. XI, 5, circa médium.
2. Itaque boni très sunt species : altéra in promissione, quœ pulchritudo ; altéra in
re, et dicitiir bonitas ; tertia in fine, quîe est jucunditas. Prœterea boniim, quod in
fine jticundu7n dicitur, in medio vocatur îitile. ( Leviathdn, C. VI, t. III, p. 42, § Pul-
chrum, in fine).
3. De Hoynine, C. XI, § 15.
4. Perpetvuis in rébus cupitis bonus successus, illud ipsum est quod vocari solet
félicitas. Felicitatem intelligo prsesentis vitae. Nulla enim est animi dum vivimus
perpétua tranquillitas ; quia vita ipsa motus est, neque sine cupiditate metuque aliis-
que passionibus vivere homo potest magis quam sine sensu. ( Leviathan, C. VI, t. III,
p. 50, § PerpeUms. — Cf. Human Nature, Ch. VII, § 6).
5. Bonoi tim autem maximum est ad fines semper ulteriores minime impedita progi'essio
Nam vita motus est perpetuus, qui cum recta progredi non potest, convertitur in motum
circularem. (De Homine, C. XI, § 15, à la fin).
6. G. Lyon, La Philosophie de Hobbes, p. 116.
7. Hu7nan Nature, Ch. XIII, § 1.
SECTION II. l'homme : § B. LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 355
Il y a d'abord les conceptions présentes qui viennent das sens
et sont la sensation actuelle. Les u plaisirs sensibles ;> ^, qui affectent
les organes du corps ou les sens, ont pour origine la sensation déter-
minée par la présence d'un objet. Leurs contraires sont les « douleurs
sensibles » ^. Passant en revue les cinq sens, Hobbes constate que les
conceptions qui se rapportent au tact et au goût sont d'ordre purement
affectif. La notion de temps intervient dans les sensations de l'odorat ;
les notions de mesure et de nombre, dans les sensations de l'ouïe.
C'est en traitant des phénomènes auditifs que Hobbes fait surtout
ressortir l'élément intellectuel qui accompagne certaines sensations,
et il renvoie aux travaux de Galilée ^. Il est peu explicite en ce qui
concerne les sensations visuelles : « Les plaisirs de l'œil consistent
pareillement en une certaine égalité de couleur ; car la lumière, la
plus resplendissante de toutes les couleurs, est produite par l'opéra-
tion égale de l'objet, tandis que la couleur en général est une lumière
inégale et troublée » *.
Aux plaisirs des sens Hobbes oppose les plaisirs de l'esprij^ qui
n'affectent aucune portion de notre corps en particulier ^ et sont dus
à la prévision et à l'attente de certaines éventualités prochaines ®.
Le principal est la joie qui a pour contraire le chagrin. De Vappétit,
du désir '^, de Vmnour, de l'aversion, de la haine, de la joie et du cha-
grin, passions simples, dérivent les pa,ssions complexes, dont le Lévia-
than, dans une énumération rapide, donne la définition ^.
Dans la Nature humaine notre philosophe a traité le même sujet
avec plus de profondeur et d'originalité. Ici entre en scène une notion,
celle du Pouvoir, à laquelle Hobbes attache le plus grand prix. Elle
s'ajoute à la notion de fidur indiquée dans le Léviathan.
Hobbes a montré précédemment que nous ne percevoixs pas direc-
tement l'avenir : la conception de l'avenir est une supposition qui
s'appuie sur la mémoire des événements passés. On est convaincu
qu'un jévénement, dont on a gardé le souvenir, arrivera de nouveau
si l'on sait qu'il existe actuellement une puissance capable de le repro-
duire. Aussi (( quiconque est dans l'attente d'un plaisir, doit concevoir
en outre qu'il y a en lui-même quelque pouvoir qui lui permette de
l'atteindre » ^. Comme les passions, dont il va bientôt être question,
consistent dans la conception de l'avenir, c'est-à-dire dans la concep-
1-2. Sensual pleaaures,- sensual pain». (Human Nature, Ch. VIII, § 2).
8. Hnman Nature, Ch. VIII, § 2, cirea médium.
4. Also the pleasures of the eye consist in a certain equality of colour ; for ligJtt, tliP
most glorions of ail colonrs is made by equal opération of the object ; wliereas colour
is perturbed, that is to say, unoqual light, as hath been said, chapter II, section 8.
(Human Nature, Ch. VIII, § 2, circa finem).
5. Human Nature, Ch. VII. § 8.
6. Human Nature, Ch. VIII, § 2, au commencement.
7. h'appétit se distingue du désir, comme le général, du particulier : Conatus hic,
quando fit versus causam suam, vocatiu- appetifua vel cupido ; ciuarum vox prima geoe-
ralis est ; altéra, sïepe restringitur ad significandum appétit um aliquem particulai-om,
ut famem vel sitim. (Léviathan, C. VI, t. III, p. 40, § Conatus ).
8. Léviathan, C. VI, t. III, p. 43-47.
9. Whosoever therefore expecteth pleasm-e to corne, must conceive withal some ptnvcr
in himself by which the same may be attaincd. (Human Nature, Ch. VU 1, § 3, in mcdioj.
356 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
tion d'un pouvoir passé et d'un acte futur, Hobbes, avant d'aller
plus loin, doit expliquer ce qu'il entend par ce pouvoir ^.
Or, par ce pouvoir, il entend les facultés du corps, nutritives, géné-
ratrices, motrices, ainsi que les facultés de Vesprit, la science, et, de
plus, les avantages qu'on peut acquérir par leur moyen, tels que la
richesse, l'autorité du rang, l'amitié ou' faveur, la bonne fortune,
qui n'est à proprement parler que la faveur du Tout-Puissant. Mais
ces facultés étant inégalement réparties entre les hommes, surgissent
d'incessantes rivalités ^. C'est pourquoi « le pouvoir simplement dit
n'est autre chose que Vexcès du pouvoir de l'un sur celui d'un autre.
Car des pouvoirs égaux opposés se détruisent mutuellement : opposi-
tion qui se nomme conflit » ^.
Ce point établi, Hobbes introduit un troisième concept, celui de
VHonneur, lequel, joint aux notions de pouvoir et d'avenir, va achever
de préparer le lecteur à sa théorie utilitaire des passions.
« h'aveu du pouvoir est appelé ho7ineur ; et honorer un homme inté-
rieurement c'est concevoir ou avouer que cet homme possède une diffé-
rence ou excédent de pouvoir sur celui avec lequel il rivalise ou auquel
il se compare » ^. Et les signes, auxquels on reconnaît le pouvoir d'un
autre ou l'excédent de son pouvoir sur celui qui lui fait concurrence,
sont appelés honorables. Par exemple : beauté de la personne (signe du
pouvoir générateur) ; force corporelle (signe du pouvoir moteur) ;
ainsi vg. : « une victoire remportée dans une bataille ou dans un duel ;
avoir tué son homme » ; talent d'enseigner (signe de sa\ oir) ; richesses
(signe de l'effort fait pour les acquérir) ; noblesse (honorable par ré-
flexion, comme signe du pouvoir qu'ont eu les ancêtres) ; bonne for-
tune (signe de la bienveillance divine). Les signes contraires sont
réputés déshonorants ^.
Les signes honorables, par lesquels se manifeste au dehors notre
pouvoir ou la supériorité de nos avantages sur les rivaux qui nous
disputent la prééminence, provoquent chez les autres hommes des
démonstrations extérieures par lesquelles ils cherchent à nous honorer :
tels sont les louanges, les prières, les actions de grâce, les dons, l'obéis-
sance, l'attention, le respect, etc. ^.
C'est le plaisir ou le déplaisir, que causent aux hommes les marques
d'honneur ou de déshonneur qu'on leur donne, qui constitue la nature
des passions, qu'il s'agit maintenant de décrire ^.
La série débute par la Gloire, sans doute parce que c'est la passion
1. Human Nature, Ch. VIII. § 3, à la fin.
2. Hutnan Nature, Ch. VIII, § 4.
3. . . . Power simply is no more but the excess of the power of one above that of another ;
for equal powers opposed destroy one another ; and such their opposition is called
contention. (Human Nature, Ch. VIII, § 4, à la fin).
4. ... And the acknowledgment of power is called honour ; and to hononr a man in-
wardly, is to conceive or acknowledge that that man hath the odds or excess of that
power above him with m hom he contendeth or conipareth himsef. (Human Nature,.
C. VIII, § 5, circa principium).
5. Human Nature, Ch. VIII, § 5.
6. Human Nature, Ch. VIII, § 6.
7. Human Nature, Ch. VIII, § 8.
SECTION II. l'homme : § B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 357
OÙ r amour-propre éclate davantage. Ce sentiment de « glorification
intérieure, ce triomphe de l'esprit, est une passion dérivée de ce que
nous imaginons ou concevons que notre propre pouvoir est supérieur
à celui de notre rival » ^. Si cette passion est fondée, non sur la cons-
cience de notre mérite, mais sur la confiance en autrui, c'est de « la
fausse gloirt )> ; ^ si l'on s'attribue des actions qu'on n'a accomplies qu'en
imagination, c'est de la (( vaine gloire » ^. La passion contraire à la
gloire est V Humilité, qui consiste dans la conscience que l'on a de sa
propre faiblesse *.
La Honte représente l'état d'un homme qui a bonne opinion de
lui-même, non sans fondement, et se découvre quelque défaut dont le
souvenir l'abat et le fait rougir ^.
Le Courage, au sens strict, « c'est le mépris des blessures et de la
mort, lorsqu'elles barrent le chemin à un homme qui marche à son
but » ^.
La Colère est un « courage soudain » provoqué par le désir de sur-
monter une opposition présente "^ .
La Vengeance est produite par l'attente ou l'imagination de faire en
sorte que l'action de celui qui nous a nui lui devienne nuisible à lui-
même et qu'il le reconnaisse ; c'est là le plus haut point de la ven-
geance *.
Le Repentir naît de l'opinion ou de la connaissance qu'une action
faite par nous ne mène point au but qu'on se proposait. Il a pour effet
de faire quitter la route qu'on avait suivie pour en prendre une meil-
leure. C'est une passion mêlée de tristesse et de joie, mais où la joie
domine ^.
Ïj' Espoir est l'attente d'un bien à venir, tandis que \a Crainte est
l'attente d'un mal futur ^".
Le Désespoir est la privation totale d'espérance ^^.
La Confiance est une foi si entière en celui de qui nous attendons
quelque bien que nous ne tentons pas d'y parvenir par une autre voie.
La Défiance, au contraire, est une foi mêlée d'un doute qui fait que
l'on se ménage d'autres moyens ^2.
« La Pitié est l'imagination ou la fiction d'un malheur à venir
L Glory or internai gloriation or triumph of the mind, is the passion which proceedetli
from the imagination or conception of our oum power above the power of him that
contendeth with us (Human Nature, Ch. IX, § 1). — L'énumération des Passions est
assez dittérente dans le De Homme, C. XII.
2-3. Human Nature, Ch. IX, § I, circa inedittm ; circa finem.
4. Hwnan Nature, Ch. IX, § 2.
5. Human Nature, Ch. IX, § 3.
<). ... But in a strict [signification] and more common meaning, it is conteinpt of wounda
nnd âeatli, when thev oppose a man in the way to th's end. (Human Nature, Ch.
IX, § 4).
7. Hmnan Nature, Ch. IX, § 5.
8. Revenge julness is that passion which ariseth from an expectation or imagination
of making him that liath Imrt us, find his own action hurtful to himself, *and to acknow-
ledge the same ; and this is the height of revenge. (Human Nature, Ch. IX, § (j).
9. Human Nature, Ch. IX, § 7.
10-11. Human Nature, Ch.'lX, § 8.
12. Human Nature, Ch. IX, § 9.
358 ARTICLE III. — CHAPITRE IH. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
pour nous-mêmes ; elle est produite en nous par la perception de l'in-
fortune d'autrui. Le malheur tombe-t-il sur des gens qui nous semblent
ne l'avoir point mérité, la compassion grandit, parce qu'alors la
probabilité augmente qu'un semblable sort puisse nous échoir. Car
le mal qui arrive à un innocent peut arriver à chaque homme » ^.
Le contraire de la pitié est la Dureté de cœur : elle vient soit de la len-
teur de l'imagination, soit de la très ferme opinion où l'on est d'être
exempt d'un pareil malheur, soit de l'aversion qu'on a pour tous les
hommes ou la plupart d'entre eux ^.
« U Indignatioji est le chagrin que nous cause l'idée d'un heureux
succès survenant à ceux que l'on en juge indignes. Et comme les
hommes tiennent pour indignes tous ceux qu'ils haïssent, ils les
estiment inchgnes non seulement de leur bonne fortune, mais aussi
de leurs propres vertus )> ^.
U Emulation est un chagrin qu'on éprouve en se voyant surpassé
par un concurrent, mais accompagné de l'espérance de l'égaler ou de
le surpasser un jour par ses propres forces ^. \J Envie est ce même cha-
grin accompagné du plaisir que l'idée d'un mallieur qui peut arriver
à un rival fait naître dans l'imagination ^.
« Il est une passion innommée, mais elle a pour signe cette contor-
sion de la physionomie qu'on appelle le rire, qui annonce toujours la
joie » ^. Cette joie consiste dans le sentiment d'un triomphe que nous
remportons sur autrui '.
Les pleurs, contraire du rire, sont dus à un mécontentement sou-
dain de nous-mêmes ou à la perception subtte de quelque défaut en
nous ^. ,
L'amour en général désigne le plaisir que l'homme trouve «.dans la
jouissance de quelque bien présent )\ Mais il est une autre espèce
d'amour, que les Grecs nomment 'Ep(o«;, attrait qui porte un sexe
vers l'autre : au lieu d'être, comme le premier, un désir indéfini,
il est limité à un objet. (( En dépit des éloges qu'en ont fait les poètes,
on ne peut le définir que par le mot de besoin, car il est la conception
1. Pity is imagination or fiction of future calamity to ourselvès, proceeding froni the
sensé of another man's calamity. But when it lighteth on such as we think hâve no
deserved the same, the compassion is greater, because then there appeareth more pro-
babihty that the same may happen to us ; for the evil that happenetli tO' an innocent
man, may happen to every man. (Human Nature, Ch. IX, § 10. — Cf. Leviathan,
C. VI, t. ill, p. 47, § Misericordia).
2. Human Nature, Ch. IX, § 10, à la fin.
3. Indignation is that grief which consisteth in' the conception of good success happe-
ning to them whora they think unwoHhy thercof. Seeing therefore men think ail those
unworthy whom they hâte, they think not only unworthy of the good fortune they
hâve, but also of their own virtues [Human Nature, Ch. IX, § 11).
4-5. Human Nature, Ch. IX, § 12.
6. There is a passion that hath no name ; but the sign of it is that distortion of the
cohntenanee which we call laughter, which is always joy. (Human Nature, C. IX,
§ 13).
7. Cette exjDlication qvie Hobbes expose long'nement au § 13, ne convient qu'à un
cas particulier du rire.
8. Human Nature, C. IX, § 14. Ici encore l'exjîlication est beaucoup trop étroite.
SECTION II. l'homme : § B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 359
du besoin que l'on a de la personne désirée » ^. Il est une autre forme
de l'amour : la Charité ou Bienveillance, dans laquelle on voit géné-
ralement une tendance désintéressée. Pas plus que la pitié, elle ne
trouve grâce devant l'inflexible utilitarisme de Hobbes : « Il ne peut
y avoir pour l'homme de plus grande preuve de son propre pouvoir
que de se découvrir capable, non seulement d'accomplir ses propres
désirs, mais encore d'aider les autres à réaliser les leurs. C'est en cela
que consiste la conception de la charité « ^.
U Admiration est l'espérance et l'attente d'une connaissance future
qui apporte quelque chose de nouveau et d'étrange ^. La même pas-
sion, considérée comme désir, se nomme Curiosité, qui est le désir de
connaître. L'admiration et la curiosité ont produit non seulement
l'invention des noms, mais aussi la supposition des causes. C'est la
source de toute philosophie ^. .
La Grandeur d'âme n'est que la gloire, dont il a été question, mais
sohdement fondée sur l'expérience certaine qu'on a le- pouvoir suffi-
sant pour parvenir ouvertement à la fin proposée ^.
La Pusillanimité est le doute de pouvoir y parvenir ^.
Cet ensemble de passions ou affections de l'âine ne sont, en défini-
tive, que des formes variées du désir et de la fuite, dont la différence
vient de la diversité des objets et des circonstances. On les appelle
troubles de l'âme, parce que la plupart du temps elles nuisent à la
rectitude du raisonnement. Car, en prenant parti pour le bien présent
et apparent, sans prévoir les maux plus grands qui viendront néces-
sairement s'y joindre, elles entravent l'œuvre de la*raison qui consiste
à chercher le bien véritable par une prévoyance à longue portée "^ .
Pour nous présenter, dans un raccourci saisissant, toute la série
des passions qu'il vient de détailler, Hobbes compare la vie humaine
à une course, où chacun n'aurait d'autre but et d'autre récompense
que de devancer ses concurrents. Chaque passion est décrite au pas-
sage, par un trait concis et vigoureux. Au point de vue littéraire,
c'est une page de haut rehef, d'une beauté intraduisible : .
« S'efforcer, c'est désir. Se relâcher, c'est sensualité. Considérer
ceux qui sont en retard, c'est gloire. Considérer ceux qui sont en
\. But there is a gi-eat différence betwixt the désire of man indefinite, and the
same désire linnted ad hhnc, and this is that love, which is the great then^e of
poets ; but notwithstanding their praises, it must be defined by the word need ; for it
is a conception a man hath of his need of that one person desired. (Human Nature,
Ch. IX, § IG, in medio ).
2. There is yet another passion sometimes called love, but more [woperly good will
or charity. There can be no greater argument to a man of his own powei-, than to find
himself able not only to accompHsh his own desii^es, but also to asaist other men in
theirs ; and this is that conception wherein consisteth charity. (Human Nature, Ch. IX,
§ 17).
3-4. Human Nature, Ch. IX, § 18.
5-0. Human Nature, Ch. IX. § 20.
7. Dicuntur autom prrturbatlones, propterea quod offîciuntplerumque rectroratiocina-
tioni... Itaque, cum bonum vervim in longinquum prospiciendo quïerendum sit, id
quod rationis opus est, arripit appetitus bonum praîsens, non prsevisis- qu;« ipsi neces-
sario adhaerent majora mala. Perturbât ergo et impedit operationem rationis, unde
recte dicitur perturbatio. (De Homine, C. XII, § 1).
360 ARTICLE III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
avant, c'est humilité. Perdre du terrain en regardant en arrière,
c'est vaine gloire. Etre retenu, c'est haine. Retourner sur ses pas,
c'est rej)entir. Etre en haleine, c'est espérance. Etre fatigué, c'est
désespoir. S'efforcer d'atteindre le plus proche, c'est émulation. Le
supplanter ou le renverser, c'est envie. Se résoudre à franchir un
obstacle prévu, c'est courage. Franchir un obstacle imprévu, c'est
colère. Franchir un obstacle avec aisance, c'est grandeur d'âme.
Reculer devant de petits obstacles, c'est pusillaniînité. Tomber à
l'improviste, c'est disposition à pleurer. Voir tomber un autre, c'est
disposition à rire. Voir dépasser quelqu'un contre .notre gré, c'est
pitié. Voir prendre le devant contre notre gré, c'est indignation.
S'attacher à quelqu'un, c'est amour. Pousser en avant celui auquel
on s'attache, c'est charité. Se blesser par précipitation, c'est honte.
Etre continuellement devancé, c'est misère. Dépasser continuelle-
ment celui qui est en avant, c'est félicité. Abandonner la course, c'est
mourir » ^.
§ III. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ.
La volonté et la liberté n'occupent pas une place à part dans la
philosophie ,de Hobbes. Elles ne sont qu'un appendice annexé au
chapitre des Passioîis.
Les objets extérieurs produisent en nous des conceptions ; ces
conceptions à leur tour déterminent le désir ou la crainte, qui sont
les premiers mobiles inaperçus de nos actions. Quand nous agissons
soudainement, l'acte suit le premier appétit ou désir qui surgit, parce
que cet appétit n'est contrarié par aucun autre ^. Mais il arrive aussi
que, à propos de la même chose, surgissent alternativement, dans
l'âme humaine, l'appétit ou l'aversion, l'espérance ou la crainte,
et se présentent successivement à l'esprit les conséquences bonnes
et mauvaises qu'entraînent l'action et l'omission. De sorte que tantôt
nous déçirons, tantôt nous fuyons, tantôt nous espérons, tantôt
nous craignons. C'est cet ensemble de passions en conflit, lequel dure
tant que l'acte n'est pas accomph oij rejeté, qu'on nomme délibération.
On l'appelle ainsi parce qu'elle met un terme à la hberté que nous
avons de poser un acte ou de l'omettre ^. Elle prend donc fin quand
1. To endeavoui', is appetite. To be remiss, is sensnality. To consider them behind,
is glory. To consider them before, is humility. To -lose grovind with looking baek, vain
glory. To be holden, hatred. To turn V ack, repentance. To be in breath, hojje. To be
weary, despair. To endeavoiir to overtake the next, emidation. To supplant or over-
thi'ow, envy. To résolve to break tlu'ough a stop foreseen, courage. To break through
a sudden stop, anger. To break through with ease, magnctnimity. To lose ground by
little hindrances, pusillanimity . To fall on the sudden, is disposition to îreep. To see
another fall, is disposition to laugh. To see one out-gone whom we would not, is pity,
To see one oiit-go M-hom we would not, is indignation. To hold fast by another, is to
love. To carry him on that so holdeth, is charity. To hurt one's-self for haste, is shanie.
Continually to be out-gone, is tnisery. Continually to out-go the next before, is felicity.
And to forsake the course, is to die. (Human Nature, C. IX, § 21).
2. Human Nature, C. XIT, § 1.
3. Quando in animo humano appetitus, aversio, spes, metus circa rem eandem oriun-
tur alternatini, veniuntque in animum faciendi omittendique bonse malseque conse-
SECTION II. l'homme : § B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE 361
l'acte sur lequel on délibère 'est réalisé ou rendu impossible, car,
jusque-là, nous conservons la liberté de faire ou de ne pas faire, selon
notre gré ^.
Enfin, " la délibération suppose que l'acte sur lequel elle porte
réunit deux conditions : d'abord, que cet acte soit futur ; ensuite,
qu'il y ait espoir de le réaliser ou possibilité de ne pas l'accomplir.
Car le désir et la crainte sont des attentes de l'avenir, et il n'y a point
d'attente d'un bien sans espérance, ni d'un mal sans possibilité.
Les choses nécessaires ne sauraient donc être matière à délibération » ^.
Hobbes tire de ce qui précède la définition de la volonté ou volition
{velle sive volitio) et de son contraire, la nolonté (nolle). ^"olonté et
nolonté sont la même chose que appétit et fuite, mais diversement
considérée. Il y a simplement appétit et fuite, si aucune délibération
n'a précédé. Quand il y a eu une déhbération antécédente, son dernier
acte s'appellera volonté, si c'est un appétit ; nolonté. si c'est une fuite ^.
Aussi Hobbes repousse-t-il la définition de la volonté en usage dans
l'École : « La volonté est un appétit rationnel », sous prétexte que,
si elle était fondée, on ne pourrait commettre absolument aucun acte
volontaire qui fût contraire à la raison *. C'est poiu-quoi il s'en tient
à cette formule : « La volonté est le dernier appétit quand on déli-
bère ». (Ultimus in deliherando appetitus) ^.
Le désir, la crainte, V espérance et les autres passions ne sont point
appelées volontaires, car elles ne procèdent pas de la volonté, mais
sont la volonté même. Or la volonté n'est pas volontaire, car un
homme ne peut pas plus dire qu'il veut vouloir, qu'il ne peut dire
qu'il veut vouloir vouloir, et ainsi à l'infini, car ce serait absurde et
dénué de sens ^.
Ainsi donc le vouloir n'est que l'une ou l'autre des passions simples,
quentiae successive, adeo ut interduni appetamus, interduni fugiamus ; interdiun spe-
remus, interdum metuamus ; tune totum illud passionuni aggregatum, eatenus durans
dum res efïecta sit vel rejecta, vocatur deliheratio... Deliberatio autem ideo dieitur,
quia libertatis, quam habemus faciendi omittendive, finis est. (Leviathan, C. \S, t. III,
p. 47, § Quando ; p. 48, circa priyicipium. — Cf. Human Nature, Cli. XII, cirra finem).
\. Deliberatio finiri tune dieitur, quando id, de quo deliberatum est, facturn e.st
vel redditum impossibile ; propterea quod eatenus libertatem faciendi vel non faciendi
pro arbitrio retinemus. (Leriathan, C. VI, t. HT, p. 4S, § Deliberatio).
2. Délibération therefore requireth in the action deliberated two conditions : one, that
it be future ; the other, that there be h:pe of doing it, or possibility of not doing it ;
for appetite and fearare expectations of the fuure ; and there is no expeetation of good
without hope ; or of evil, without possibility : of necessaries therefore there is no déli-
bération. (Hunian Nature, C. Xll, § 2).
3. Appetitus ergo et fuga, nisi praeexistente délibérât ione, simplicitervocantur appe-
titus et fuga. Sed, si prœcesserit deliberatio, tune ultimus in ea actus appellatur, si
appetitus sit, velle sive volitio ; si fuga, nolle ; ita ut eadem res voluntas \ ocetur et
appetitus, sed consideratio (nenipe an ante an post deliberatiouem) diversa sit. (De
Corpore, C. XXV, § 13).
4. Nam si esset [légitima], nulla omnino esse posset actio ^oluntaria contra rationem.
(Leviathan, C. VI, t. III, p. 48. § In delibcratione ).
5. Leviathan, C. VI, t. III, p. 48, circa finem.
0. Appetite, fear, Iwpe and the rest of the passions are not called voluntary, for they
proceed not from, but are the tvill ; and the will is not voluntary, for a man no more say
he will will, than 1 e will will will, and so make an infinité répétition of the word
[will\ ; which is absurd and insignificant. (Human Nature, C. XII, § 5).
362 ARTICLE III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
avec cette clause additionnelle qu'une délibération a précédé.
Après cela, que devient la liberté ? Dans la Nature humaine et dans
le Léviathan, il n'en est pas question. Hobbes sort de sa réserve dans
le De Carpore. Là, il assimile complètement l'homme et l'animal
sur ce point ^ : « Une liberté telle qu'elle soit affranchie de la nécessité
ne convient à la volonté ni des hommes ni des brutes. Mais, si par
liberté on entend la faculté non de vouloir, mais d'accomplir ce que
l'on veut, la liberté ainsi compiise peut être assurément accordée
aux uns et aux autres, et, quand elle existe, elle leur appartient
également )) ^. Il est clair que notre philosophe répudie complètement
la liberté. Ce mot signifie uniquement pour lui un simple pouvoir
exécutif, le pouvoir d'exéôuter un acte nécessaire.
Dans -son opuscule sur la Liberté et la Nécessité Hobbes se montre
plus expUcite. Voici, selon lui, la définition correcte de la Hberté :
<f Cest Vabsence de tous empêchements à faction qui ne sont pas contenus
dans la nature et la qualité intrinsèque de Vagent. Par exemple, on dit
que l'eau descend librement ou qu'elle a la liberté de descendi'c en
suivant le canal de la rivière, parce qu'il n'y a pas d'obstacle sur cette
route, mais non pas en le traversant, parce que les rives l'en empêchent.
Et, quoiqu'il soit impossible à l'eau de monter, jamais on ne dit
cependant : ce qui lui manque, c'est la liberté de monter ; mais bien :
c'est la faculté ou le jjouvoir, parce que l'empêchement est dans la
nature de l'eau, intrinsèque par conséquent )> ^. Cette définition ne
convient qu'à la liberté extérieure, ou improprement dite, qui consiste
en ce qu'aucune action du dehors n'entrave la causahté inhérente
à l'agent ; ce que les Scolastiques appelaient : l'absence de contrainte
( Immunitas a coactione).
La volonté humaine n'échappe point au déterminisme universel
qui régit la nature. Car a aucun événement ne commence de lui-
même, mais sous l'action de quelque autre agent immédiat en dehors
de lui. Quand donc, pour la première fois, un homme a un désir ou
volonté^ le portant à une chose, poiu- laquelle, dans l'instant qui pré-
cède immédiatement, il n'avait ni désir ni volonté, la cause de
son vouloir n'est pas la volonté elle-même, mais quelque autre chose
qui n'est pas à sa disposition. De la sorte, comme il est hors de contro-
1-2. Neque id, quod intus in homine fît, dum vult aliquid, dissimile ei est quod fit
in aliis animalibus, dimi, habita prius délibérations, appetunt. Neque libertas volendi
vel nolendi major est in liomine quam in aliis animalibus. Nam in appetente appetendi
causa prsecesserat intégra, et proinde ipsa appetitio (ut cap. IX, art. 5 ostensum est)
non .sequi non poterat, id est, secuta est necessario. Libertas igitur talis ut a necessitate
libéra sit, neque hominum neque brutorvim voluntati convenit. Quod si -pev libertatem
intelligamus facultatem, non quidem volendi, sed quœ volunt faciendi, ea certe libertas
utrique concedi potest ; et, cum adest, seque utrique adest. (De Corpore, C. XXV, § 13,
circa médium).
3. Libert'j is the absence of the ail impediments to action that are not contained in the
nature and intrinsical quality of the agent. As, for example, the water is said to descend
jreely or to hâve liberty, to descend by the channel of the river, 1 ecause is no impedi-
ment that way, biit not across, because the banks are impediments. And though the
water cannot ascend, yet men never saj^ it \\-ants the liberty to ascend, but the faculty
or power, because the impediment is in the nature of the water, and intrinsical. (Oj Liberty
and Necessity, § My opinion about Liberty and Necessity, t. IV, p. 273-274).
SECTION II. l'homme : § C. LA RELIGION" 363
verse que les actions volontaires ont, dans le voiiloii", leur cause néces-
saire, et que, d'après ce qui a été dit, la volonté est aussi causée par
d'autres choses dont elle ne dispose pas, _il s'ensuit que toutes les
actions volontaires ont des causes nécessaires et, conséquemment.
sont nécessitées » ^. Ces affirmations, encore que sans preuves,' ont
leur prix, car elles révèlent le fond même de la pensée du philosophe.
Ainsi donc la prétendue Hberté de l'homme est la résultante fatale
de ses passions prédominantes et, par leur intermécHaù'e, des impres-
sions de l'imagination et des sens, dont les organes ont été ébranlés
par les mouvements venus des objets extérieurs. Bien plus, les réso-
lutions de la volonté apparaissent comme l'effet des influences sans
nombre qui agitent l'univers : (c On trouvera difficilement mie action,
si fortuite qu'elle semble, à la production de laquelle ne concoure
tout ce qui existe in rerum natura » ^.
C. — L HOMME ET LA RELIGION
Les hommes, que Hobbes se propose de grouper en société, sont
des êtres religieux ^. C'est là un fait incontestable dont il est obhgé
de tenir compte, parce que^leur foi et leur culte auront nécessaire-
ment sur la vie poBtîque une influence^capitale *. Voilà comment
notre philosophe a été logiquement amené, bien qu'à contre-cœur
sans doute, à s'aventurer sur le terrain brûlant de la Théologie ration-
nelle ^ et de la Théologie révélée ^.
La Religion est une prérogative de l'humanité. A la différence
des bêteSj en effet, « l'homme observe comment une chose en produit
1. I conceive that nothing taketh beginning from itself, but froni the action, of some
other immédiate agent without itself. And that therefore, when first a nian hath a
appetite or will to snmetliing, to which immediately before he had no appetite nor
will, the cause of liis icill is not the 2vill itself, but somethiny else not in his own disposing. '
So that whereas it is out of controversy, that of voluntary actions the will is the neces-
sary cause, and, bj' this wliich is said, the will is also caused by other tliiugs whereof
it disposeth not, it followeth that rolioUary "actions hâve ail of them tiecessary causes,
and therefore are necessitated (Of Liberty and Necessity, § My opinion..., t. IV, p. 274,
%Sizt:,ljJ.
2. For there is hardly any one action, how casual soevor it seem, to the causing
whereof concur net whatsoever is in rerum natura. (Of Liberty and Necessity, § Certain
Distinctions..., t. IV^, p. 267, circa principium).
3. Hobbes énum?re quatre « semences naturelles de la reUgion <> : la crainte des
esprits, l'ignorance des cavises secondes, la culte de ce que l'on redcute et l'habitude de
voir des pronostics dans les événements fortuits. Cf. Leviathan, C. XI, t. III, p. 89. à la
fin, C. XII § In his.
4-. Hobbes a e-squissé sa Théologie, soit à la fin de sa Politique (Ci. De Cive, C. XV),
soit à la fin de ce qu'en peut appeler, au sens large, sa Psychologie. (Cf. Human Nature,
C. XI. — Leviathan, Partie I, De Uomine, C. XII. — ElenieiUa PhiJosaphiœ, Sect. II.
De Homine, C. XIV). C'est à la fin de la Psychologie qu'il nous paraît préféiable d'ana-
lyser la Théodicée hobbienne.
5. Dans une Histoire de la Philosophie c'est la Théologie rationnelle qui seule peut
nous intéresser ex professa.
6. Comme Hobbes écrivait pour une société clurétienne, il a patrie aussi de la Religion
révéh'e. (Cf. De Cive, C. XVI-XVIII). — Leviatlian, Part. III. De Civitate christiana.
P. IV. De Regno tenebrarum.
384 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
une autre, et il garde le souvenir de l'antécédent et du conséquent ;
même quand la connaissance des vraies causes lui échappe, il en sup-
pose qui lui sont suggérées soit par son imagination, soit par ceux
dont la sagesse lui paraît supérieure à la sienne » ^. C'est à cette recherche
anxieuse des causes qu'il convient d'attribuer l'origine de la croyance
en Dieu, du moins pour les esprits cultivés et vertueux : « La connais-
sance avérée d^^un Dieu unique, éternel, infini, omnipotent a dû dériver
plutôt du besoin qu'ont les hommes de rechercher les causes, vertus
et opérations des corps naturels que du souci de leur avenir. Car,
si d'un effet quelconque, que l'on voit, on passe par le raisonnement
à sa cause prochaine, et -de là à la cause prochaine de cette cause,
et si l'on se plonge profondément dans là série des causes, on trou-
vera enfin (d'accord avec les philosophes anciens les plus sains d'es-
prit) qu'il y a un premier moteur unique, c'est-à-dire une cause
unique et éternelle de toutes choses, que tous appellent Dieu » ^.
Il est donc manifeste que Dieu existe ^. Par conséquent l'on doit
rejeter, comme inconciliables avec cette assertion fondamentale,
les opinions suivantes : identifier Dieu au monde, faire de Dieu l'âme,
c'est-à-dire une partie du monde, prétendre que le monde est éternel,
enlever à Dieu le gouvernement du monde et du genre humain,
car ce sont autant de manières indirectes de nier l'existence de Dieu *.
« Ainsi donc, quiconque veut bien réfléchir peut savoir que Dieu est,
bien qu'il ne puisse savoir ce quHl est. De même un aveugle-né, quoi-
qu'il lui soit impossible d'imaginer quelle est la nature du feu, ne peut
cependant ignorer qu'il existe quelque chose que les hommes appellent
feu, parce qu'il en sent la chaleur « ^. C'est pourquoi nous sommes
incapables de concevoir et d'exprimer en termes propres et positifs
L ... Hcmo aiitem, quse causa, quem effectum producit animadvertit, et quse res
antecessit, et quse consecuta est, memoria tenet ; etiam quando causarum verarum
inscius est, causas supponit, quse ipse imaginatur vel suggerunt alii, quos seipso sapien-
tiores esse arbitratur. (Leviathan, C. XII, t. HT, p. 85, § Tertio).
2. Agnitio vero tinici, œterni, infmiti, omnipotentis Dei ab investigatione causarum,
virtutum operationumque corporum naturalium, quani a cura futuri temporis, facilius
derivari potuit. Nam, qui ab eiïectu quocunque, quem viderit, ad causam ejus proxi-
mam ratiocinaretur, et inde ad illius causse causam proximam procederet, et in causa-
rum deinceps ordinem profunde se immergeret, inveniret tandem, cum veterum philo-
sophorum sanioribus, unicum esse primum motorem, id est unicam et seternam rerum
omnium causam, quam appellant omnes Deum. (Leviathan, C. XII, t. III, p. 80,
circa médium. — Cf. Human Nature, Ch. XI, § 2).
3. ... Inprimis manifestum est attribuendam ei [Deo| esse exsistentiani (De Cive,
C. XV, § 14). — Mais on doit noter qu'en fait cette existence n'est manifeste que pour
les esprits réfléchis et maîtres de leurs passions, car Hobbes dit un peu plus haut : Quod
autem Deum esse ratione naturali sciri posse dixerim, ita accipiendum est non tanquam
omnes id scire posse putaverim... Dico igitur, etsi ab aliquibus Deum esse lumine ratio-
nis sciri possit, tamen homines in voluptatibus, vel divitiis, vel honoribus perquirendis
coniinuo occupâtes ; item homines, qui recte ratiocinari non soient, vel non valent, vel
non curant ; denique insipientes, in quo numéro athei sunt, scire id non posse. (De
Cive, C. XIV, § 19, note, à la fin).
4. De Cive, C. XV, § 14.
5. And thus ail that will eonsider, may know that God is, thoughnot what he is : even
a man that is born blind, though it be no possible for him to hâve any imagination
what kind of thing fire is ; yet he cannot but knoiv that somewhat there is that men
call fire, because it warmeth him (Human Nature, Ch. XI, § 2, à la fin).
SECTION II. l'homme : § C. — LA RELIGION 365
la nature de Dieu. « Les attributs que l'on donne à la Divinité ne
signifient donc que notre incapacité ou notre respect : notre incapacité,
quand nous disons : incompréhensible et infini ; notre respect, quand
nous lui appliquons ces noms qui, parmi nous, servent à désigner
les choses que nous magnifions et préconisons le plus : tels que omni-
potent, omniscient, juste, miséricordieux, etc. Et quand le Dieu tout-
puissant s'apphque à lui-même ces noms dans les Écritures, c'est
seulement yyHoio-o-y.hCoç. c'est-à-dire par condescendance à notre
façon de parler ; sans quoi nous serions incapables de le comprendre » ^.
Hobbes nous a laissé un exemple tj^ique de la manière anthro-
pomorphique dont il exphque l'attribut div^in de la toute-puissance.
Cette manière n'est qu'une application à Dieu de la méthode qu'il
emploie pour justifier l'origine d'un pouvoir souverain dans la société
humaine. De par la nature, chaque homme a droit à tout ; mais, en
pratique, ce droit serait vaiii, parce que tous ses semblables ont les
mêmes titres que lui à faire valoir. C'est pourquoi ceux, qui veulent
exercer en paix leur diverses facultés, doivent s'associer et se dépouiller
également de leurs droits en faveur de l'État qu'ils établissent et
qui en devient le protecteur efficace. La nécessité de ce pacte social
vient donc de ce que les hommes, qui rivahsent entre eux, ont pra-
tiquement des ressources qui s'équivalent ^. « Mais, si quelqu'un
avait surpassé tellement les autres en puissance qu'ils fussent, même
en réunissant toutes leurs forces, incapables de lui résister, il n'y
aurait eu absolument aucune raison pour lui d'abandonner le droit
que la nature lui avait accordé. Il demeurerait en possession du droit
de dominer tous les autres à cause de cet excédent de puissance qui
lui aurait permis de les conserver en se conservant lui-même. A ceux
donc, dont la puissance est irrésistible, et par conséquent à Dieu
omnipotent, appartient le droit de domination, qui dérive de leur
puissance même. Chaque fois que Dieu punit ou même frappe de mort
un pécheur, la punition est sans doute provoquée par le péché ;
il ne faut pas dire cependant que Dieu n'aurait pu en toute justice
châtier et même tuer cet homme, au cas où il n'eût point péché » ^.
1. The attrihutes therefore given unto the Deity, are sucli as signify either ozir incapa-
city or our reverenre : our iricapacity, when we say incompréhensible, and infinité ;
our révérence when we give him those names, whieh amongst us are the names of
those things we most niagnify and commend, as omnipotent, omniscient, just,
merciful, etc. And when Gold Almighty giv^eth those names to himself in the Scrip-
tures, it is but àvOoojrorraOw;, that is to say, by descending to our manner of
speaking ; without which we are not capable of understandi«g him. (Human Nature,
Ch. XI, § 3, in medio ).
2. Cf. infra, p. 379 381, l'exposition détaillée de la théorie du contrat social tel que
l'entend Hobbes. Pour lui les hommes sont pratiquement égaux, parce que le plus faible
a contre le plus fort la ressource de le tuer, ce qui rétablit l'équilibre. Cf. p. 368-369.
3. Quod si quis cœteros potentia in tantum anteisset, ut resistere ei ne omnes quide n
conjunctis viribus potuissent, ratio, quare de jure sibi a natura concesso decederet,
nuUa omnino fuisset. Mansisset igitur ipsi jus domini in cseteros omnes propter poten-.
tiae excessum, qua et se et illos conservare potuisset. lis igitur, quorum potentise
resisti non potest, et per consequens Deo omnipotenti, jus dominandi ab ipsa potentia
derivatur. Et quotiescunque Deus peccatorem punit vel etiam interficit, etsi ideo
puniat quia peccaverat ; non tamen dicendum est non potuisse eum eundem juste
affligere vel etiam occidere, etsi non peccasset. (De Cive, C. XV, § 5, in medio).
366 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
Quand il s'agit de l'homme, Hobbes fait reposer le droit sur la
force. De même le droit de Dieu a pour source et mesure sa puissance.
Si Dieu tire son droit de régner de son omnipotence, il est manifeste
que l'obligation qui incombe aux hommes de lui rendre obéissance
provient de leur faiblesse ^. La cramte est donc, en dernière analyse,
le fondement de la religion natiu-elle comme de la société civile ^.
Hobbes s'est servi de l'argument causal pour établir le déterminisme
de la nature ; c'est aussi par le principe de causalité qu'il démontre
l'existence d'un Etre tout-puissant. Appuyé sur la notion rigide de la
nécessité, il ne pouvait aboutir logiquement à la conception d'un Dieu
d'amour et de charité. Ultérieui'ement, à propos du culte, il introduira
l'idée de la bonté ^ et présentera Dieu comme un Père ^ ; mais ce com-
plément indispensable est ajouté par surcroît à la notion de toute-
puissance et amené pour ainsi dire du dehors, au heu d'être tiré ab intra,
c'est-à-dire d'une conception plénière de Dieu.
Qui nous fera connaître et nous intimera les ordres de ce Maître
absolu ? Le héraut qui nous a déjà notifié son empire : la parole
rationyielle de Dieu, la raisoîi ^. L'existence de Dieu étant démontrée
par l'argument causal, il est facile d'en déduire nos obligations envers
lui, en tant qu'il règne sur la nature entière ^. Toutes se ramènent
à une seule : VJionorer. Qu'est-ce que l'homieur ? L'opinion que l'on
a de la puissance et de la bonté d'autrui. L'honneur, ainsi considéré
comme un état subjectif de celui qui honore, entraîne nécessairement
à sa suite trois sentiments : Vamour, qui se rapporte à la honte de celui
qu'on veut honorer ; Vespérance et la crainte^ qui se rapportent à sa
puissance '. Ces sentiments se traduisent au dehors par des actes
qui ont pour but ordinaire d'apaiser les puissants et de se les rendre
proprices : effets de l'honneur, ils en sont les signes naturels. Par leur
moyen nous manifestons à nos semblables en quelle haute estime nous
tenons celui auquel ils s'adressent. C'est ainsi que la notion d'honneurs
à rendre s'identifie avec la notion de culte, car « le culte est un acte
extérieur, signe de l'honneur interne « ^.
Le culte emploie deux espèces de signes : les paroles et les actes.
L'une et l'autre sont susceptibles de trois sortes de manifestations :
1. Quod si jus regnandi habeat Deus ab oninipotentia sua, naanifestum est ohligatio-
nem ad prsestandani ipsi obedientiam incumbere hominibus propter imbecillitatem.
(De Cive, C. XV, § 7).
2. Cf. infra, p. 308-369.
3-4. Optimus, bonus. (De Cive, C. XV, § 14, circa finem). — Un peu plus bas il ajoute :
Unicum enim ratio dictât natur:e significativum Dei nomen, existens, sive simpliciter
quod est ; ununique relationis ad nos, nempe Deus, quo continetur et Rex, et Dominus
et Pater. (Ibidem, à la fin § 14).
5. ... Verbum. Dei, nimirum verhum rationale... (De Cive, C. XV, § 3, circa finem).
6. De Cive, C. XV, De Regno Dei per naturam, § 8.
7. Honor, propi-ie loquendo, nihil aliud est quam opinio alienae potentiœ conjunctse
cum bonitate. Et Jwnorare aliquem idem est quod magni œstimare. Et sic honor non in
honorato, sed in honorante est. Honorem autem in opinione situni consequuntur neces-
sario très affectus : anior, qui ad bonitatem ; spes et timor, qui ad q>otentiam referuntur.
(De Cive, C. XV, § 9).
8. ... Ut honor idem sit quod cuHus. Cultus autem est actus externus honoris interni
signum. (De Cive, C. .X\, ^ Q, circa finem).
SECTION III. LE CITOYEN : § I. — l'ÉTAT DE NATURE 367
louer la bonté, magnifier la puissance présente et proclamer la félicité
ou puissance à venir ^. Il faut, en outre, prier Dieu, lui rendre des actions
de grâces, lui offrir des sacrifices, invoquer son nom dans les serments,
ne pas en parler inconsidérément, ne pas discuter sur sa nature ^.
Dans le règne de Dieu par la nature, c'est-à-dire dans le cas « où il
gouverne les hommes par les ofdres de la droite raison » ^, il appar-
tient à l'État de fixer les règles du culte divin ^.
SECTION III. — Le Citoyen s.
I. — L'ÉTAT DE NATURE
La plupart de ceux qui ont écrit sur la société supposent que l'homme
est mi animal politique (àv6sto-oç iÇcoov -rjj.i-zv/Jrj, comme disent
les Grecs), et c'est sur ce fondement qu'ils construisent leur théorie
sociale. Une pareille assertion, acceptée comme un axiome, est faus.se.
Cette erreur provient d'une observation bien superficielle de la nature
humaine. Sans doute les hommes se recherchent et s'unissent, mais
ce qui les attire les uns vers les autres, ce n'est pas un amour naturel.
L'homme n'aime pas l'homme en tant qu'homme ®. Sa conduite est
dictée par l'intérêt ou la vanité. Chacun fréquente les personnes qui
peuvent lui être utiles, l'honorer ou l'amuser par leurs ridicules. Ce
n'est point la bienveillance mutuelle qui rapproche. Car, le plus sovi-
vent, dans les réunions, on tombe sur les absents, on examine, on
juge, on condamne, on raiUe leur vie entière, leurs paroles, leurs
actions. Les présents ne sont épargnés que pour pâtir de la même ma-
nière, dès qu'ils seront sortis. Aussi n'agissait-il pas sottement celui
qui avait coutume de ne quitter la scène de la conversation que le
dernier de tous. Et voilà les vraies délices de la société '^. « C'est ainsi
1. De Cive, C. XV, § 10.
2. De Cive, C. XV, § 15.
3. Regnum... naturale, in quo récit [Deus, per dictamina rectse rationis. (De Cive,
C. XV, § 4).
4. De Cive, C. XV. § 16.
5. Cf. De Corpore politico or the Eléments of Law moral and poîUic... — Elemenia Philo-
sophiœ : Sectio III. • De Cive. — Leviaihan, Pars II, III, et IV.
6. Nam si homo hominem amaret naturaliter, id est, ut hominem, nulla ratio reddi
posset quare unusquisque unumqiienique non seque ainaret, ut seque hominem, aut
cur eos frequentaret potius, in quorum societate ipsi potius quam aliis defertur honor
et utilitas. (De Cive, C. I, § 2, vers le début).
7. Si, animi et liilaritatis causa, solet nnaxiine perplacere sibi unusquisque iis rébus
quse risum excitant, unde possit, prout est natura ridiculi, compara tione turpidinis
vel infirmitatis aliense, ipse sibimet commendatior evadere. Etiamsi autem hoc inno-
cuum aliquando et sine offensa fit, manifestum tamen est delectari eos non prius
societate quam gloria sua. Caeterum plerumque in hujusniodi congressibus lœduntur
absentes, eoruin tota vita, dicta, facta exaininantur, judicantur, condomnantur et
dicteriis traducuntur ; neque parcitur ipsismet confabulantibus, quin idem patiantur
simul atque e consessu exierint ; adeo ut non absurdum fuerit consilium ojus qui a
scena confabulantium exire novissimus solebat. (De Cive, C. I, § 2).
368 ARTICLE III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
que les motifs qui poussent les hommes à se réunir en société nous
sont révélés par ce qu'ils font une fois réunis » ^. L'expérience actuelle
montre donc qu'on ne doit pas chercher l'origine de la société dans
une disposition spontanée de réciproque bienveillance que la nature
aurait mise au cœur des hommes, mais dans le besoin qu'ils ont
les uns des autres ou le désir d'en tir'er de la gloire ^.
Le raisonnement conduit à la même conclusion si on l'applique
aux définitions de la volonté, du bien, de Vhonneur et de Yutile. Puisque
la société est contractée volontairement, on y recherche l'objet de la
volonté, c'est-à-chre ce qui paraît bon à chacun de ceux qui y entrent.
Or ce qui paraît bon est agréable et se rapporte soit aux organes,
soit à l'âme. Tout le plaisir de l'âme consiste dans la gloire, c'est-à-dire
la bonne opinion qu'on a de soi-même, ou dans ce qui favorise la
gloire. Les autres plaisirs regardent les sens ou y conduisent : d'un
mot, ce sont les commodités de la vie. Toutes les sociétés sont donc
fondées en vue de l'utile ou de la gloire : par conséquent c'est l'amour-
propre, et non l'amour pour les associés, qui les fait contracter ^.
Cependant le désir de la gloire ne peut donner naissance à une
société de beaucoup de membres ni de longue durée, parce que,
comme l'honneur, la gloire commune à tous n'est la gloire pour per-
sonne. Elle suppose en effet la comparaison et la prééminence. L'aide
qu'on a reçue d'autrui pour s'élever à la gloire, en diminue le prix,
car l'on est d'autant plus grand, qu'on peut davantage par soi-même,
sans assistance étrangère ■*.
Quant aux commodités de la vie, le secours mutuel peut assuré-
ment les augmenter. Mais, comme la domination les procure bien
plus efficacement que l'entr'aide sociale, si la crainte était bannie
parmi les hommes, ils se porteraient naturellement, personne n'en
doit douter, avec plus d'avidité vers la domination que vers la so-
ciété ^.
La raison et l'expérience s'unissent donc pour prouver que « l'ori-
gine des sociétés grandes et durables » n'est point due à un sentiment
de mutuelle bienveillance, ni au désir de la gloire et des avantages
matériels. Le vrai motif c'est la crainte ^.
La crainte a deux causes : l'égalité naturelle des hommes, tant au
point de vue des facultés du corps que de l'âme, et leur mutuelle
volonté de nuire. De là vient que nous ne pouvons ni attendre des
autres, ni nous procurer à nous mêmes quelque sécurité. En effet,
1. Qiio autem consilio homines congregentur, ex iis cognoscitur qiise faciunt congre-
gati. (De Cive, C. I, § 2).
2. Clarum adeo est experientia omnibus, qui ras hximanas paulo attentius considé-
rant, quod congressus omnis spontaneus vel egestate mutua conciliatur, vel captanda
gloria. (De Cive, C. I, § 2).
3. De Cive, C. I, § 2.
4. Gloriae autem studio nuUa iniri, neque multorum hominum, neque multi temprris,
societas potest ; propterea quod gloriatio, sicut et honor, si omnibus adsit, nulli adest ;
quippe quae comparatione et praecellentia constant ; neque, ut quis causam gloriandi
in se habeat, adjumentum ullum accedit ex aliorum societate. Tanti enim quisque est,
quantum sine aliorum ope ipse potest. (De Cive, C. I, § 2, circa finem).
5-6. De Cive, C. I, § 2.
SECTION III. LE CITOYEN : § I. — L ETAT DE NATURE 369
la structure du corps humain est si fragile, que la vie du plus robuste
€st à la merci du plus faible. Aussi celui qui est fier de sa force ne doit
pas se considérer comme supérieur aux autres. Car a ceux-là sont
égaux qui peuvent choses égales. Or ceux qui peuvent ce qu'il y a
de plus grand, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Les hommes
sont donc tous naturellement égaux. L'inégahté qui règne mainte-
nant a été introduite par la loi civile » ^.
Trouvant sans doute insuffisante cette preuve tirée de a la force
coqîorelle » ^, Hobbes en ajouta plus tard une autre dans Je Léviathan :
« Pour les facultés de l'esprit (si l'on excepte les règles générales
des sciences qui sont l'apanage de peu de personnes et qu'elles pos-
sèdent en très peu de choses, car cette connaissance n'est pas innée
et ne s'acquiert point par la prudence sans l'étude), je trouve qu'une
égahté plus grande encore s'y manifeste. Car toute prudence est fruit
de l'expérience, et la nature l'accorde également à tous en temps
égal dans ces choses où ils apphquent également leur esprit. Ce qui
fait paraître douteuse cette égaUté, c'est l'opinion de ceux qui s'es-
timent eux-mêmes plus que de raison » ^.
Quant à l'universelle volonté de nuire, elle provient de causes
diverses. La plus fréquente est que plusieurs désirent en même temj^s
une même chose, dont ils ne peuvent jouir en commun ou qui ne peut
se partager. Dans l'état de nature, il n'y a pas de supérieur pour tran-
cher le différend. Qui décidera ? La lutte. Qui l'emportera ? Le plus
fort. La force est donc l'unique arbitre *.
Parrni tant de périls, auxquels la cupidité naturelle des hommes
1. vEquales enim sunt qui sequalia conti'a se invicem possunt. At qui jnaxima possunt, !
nimirum occidere, sequalia possunt. Sunt igitur omnes homines natura inter se sequales. ■
Inœqualitas, quse nunc est, a lege civili introducta est. (De Cive, C. I, § 3, à la fin). •
2. Tvim corporis tum animae facultatibus adeo sequales inter se produxit natura
homines, ut quamvis alii aliis viribus aut ingenio praestent, si tamen ojnnia siniul consi-
derentur, differentia tanta non est ut promittei-e sibi conimodi quicqnam possit u-nus,
quod alius sperare aeque non potest. Quod attinet ad vim corporea.in, rai'O invenias
hominem ita imbecillum, ut fortissimum non possit interficere vel dolo, vel conjvmc-
tione eum aliis quibus periculum est commune. (Léviathan, C. XIIÎ. t. JII, p. 97). En
faisant, ici, appel au secours d'autrui pour aider le meurtrier, Hobbe^^ détrviit lui-même
l'argument sophistique qu'il avait donné, dans le De Cive, pour établn J'égalité naturelle
de chaque homme. Là, au moins, en laissant le meurtrier agir seul, il sauvait les appa-
rences.
3. Quod autem attinet ad facultates animi (verborum artibus, id est, scientiarum '
regulis generalibus exceptis, quas pauci et in rébus paucissimis possident, ut quse
nec nobiscum natse sint, nec a prudentia sine studio acquisitse), jnajorem adhuc in-
venio sequalitatem. Prudentia enim omnis ab experientia est, et omnibus sequali tem-
pore in iis rébus, quibus animum sequaliter applicant, sequaliter tribuitur a natura. Id
vero, quod sequalitatem hujusmodi dubiam videri facit, opinio tantuin est eorum qui
plus juste se sestimant. ( Leviatlian, C. XIII, t. III, p. 97-98). Argianiont presque aussi
étrange que celui relatif « aux facultés du corps v ; en tout cas, il est < yalement illusoire.
On voit d'ailleurs que l'égalité, au sens de Hobbes, ne ressemble pas ;i celle dont parlent
Rousseau et la Déclaration des droits de l'homme.
4. Frequentissima autem causa, quare homines se mutuo Isedere ciipiunt, ex eo nas-
citur quod multi simui eandem rem appetant, qua tamen saepissime noque frui commu-
niter, neque dividere possunt, unde sequitur fortiori dandam esse ; quis autem fortior
sit, pugna judicandum est. (De Cive, C. I, § 6. — Cf. Léviathan, C. XIII, t, III, p. 98,
^ Ab œqualitatej.
24
370 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
les exposent chaque jour, il est immanquable que chacun se tienne
sur ses gardes. Car chacun se porte vers ce qui est bon, et fuit ce qui
.est mauvais, surtout le pire des maux naturels, la mort. La nécessité
inhérente à ces inclinations n'est pas inoins fatale que « celle qui
emporte la pierre en bas » ^. C'est pourquoi il n'est point contraire
à la droite raison de tout faire pour préserver son corps et ses membres
de la mort et de la souffrance. Or tous reconnaissent que ce qui n'est
pas contraire à la droite raison, est juste et fait à bon droit. « Le bon
droit, en effet, signifie simplement la liberté que chacun a d'user
! conformément à la droite raison de ses facultés' naturelles. En consé-
quence, le premier fondement du droit naturel est que chacun défende
le mieux^ possible sa vie et ses membres » ^. Mais le droit à la fin impUque
le droit aux moyens nécessaires pour l'atteindre. Donc, puisque chacun
a le droit de se conserver, il a par là même celui d'user de„tous les
moyens, sans lesquels il ne le pourrait faire ^.
Quels moyens sont nécessaires ? A chacun de voir et d'en décider.
En effet, « s'il est contraire à la di^oite raison que je juge moi-même
de mon propre péril, qu'un autre en juge. Or, dès qu'un autre juge
des choses qui me concernent, par la même raison, puisque nous
sommes égaux par nature, je jugerai de celles qui le regardent. Il est
donc suivant la droite raison, c'est-à-dire de droit naturel, que je
juge de son opinion, à savoir si elle favorise ou non ma conserva-
tion )) ^.
Chacun, étant juge légitime de ce qui est utile à sa préservation,
a naturellement droit à tout ; chacun peut posséder et faire tout ce
qu'il juge convenable pour défendre sa vie et ses membres. D'où il
résulte que, « dans l'état de nature, l'utlUté est la mesure du droit » ^.
Dans l'état de nature tout est donc permis à tous ^. Mais ce droit
1. ... Idque necessitate quadam naturae non minore quam qua fertur lapis deorsum.
(De Cive, C. I. § 7).
2. Quod autem contra rectam rationom non est, id juste et jure factum omnes dicunt.^
Neque enim juris nomine aliud significatur, quam libertas quam quisque habet facul-
tatibvis naturalibus seeundum rectam rationeni utendi. Itaque juris naturalis fundamen-
tum primum est ut quisque vitam et inembra sua quantum potest tuealur. (De Cive,
C. I, § 7).
X De Cive, C. I, § 8.
4. Si enim contra rectam l'ationem sit ut de proprio periculo ipse judicem, judicet
alius. Quoniam ergo alius judicat de iis rébus quse ad me spectant, eadem ratione, quia
œquales natura sumus, judicabo ego de iis rébus quas adipsum spectant. Itaque rectae
rationis, id est, juris naturalis est ut ego de illius judicem sententia, scilicet an ad con-
servationem meam conducat, necne. (De Cive, C. I, § 9).
5. Natura dédit unicuique jus in omnia. Hoc est, in statu mère naturali, sive antequam
homines ullis pactis sese invicem obstrinxissent, unicuique licebat facere qusecunque
et in quoscunque libebat, et possidere, uti, frui omnibus quae volebat et poterat... Ex
quo etiam intelligitur in statu naturae mensuram juris esse utilitatem. (De Cive, C. I,
§ 10).
6. Dans une note Hobbes remarque que, dans l'état de nature, on peut pécher contre
Dieu et les lois naturelles. Ainsi, quelqu'un qui, tout en étant convaincu du contraire,
affiche la prétention que l'emploi de tel moyen est nécessaire à sa conservation, peut
violer les lois naturelles. (Ci. De Cive, C. III). Mais, dans l'état de nature, on ne commet
pas d'injustice contre l'homme, parce qu'une telle injustice suppose des lois humaines,
lesquelles sont inexistantes avant l'établissement de la société. (Hoc ita intelligendum
est, quod quis fecerit in statu mère naturali, id injïu-iu7n horaini quiderii nemini esse...
SECTION III. LE CITOYEN : § I. L'ÉTAT DE NATURE 371
appartenant à tous, c'est comme s'il n'appartenait à personne, car,
si chacun pouvait dire de toute chose : Ceci est à moi, il n'en pouvait
jouir, à cause du voisin qui, avec le même droit et une force égale,
élevait une prétention semblable ^.
L'inclination naturelle qu'ont les hommes de se nuire les uns aux
autres et ce droit de tous à tout, en vertu duquel chacun attaque et
chacun résiste légitimement, sont la source de suspicions et de riva-
lités perpétuelles. « Comment nier, après cela, que l'état naturel des
hommes, avant de se réunir en société, soit la guerre, la guerre de '
tous contre tous ? Qu'est en effet la guerre, sinon ce temps où paroles j*
et actes manifestent suffisamment la volonté d'en venir à une lutte
violente ? Le reste du temps est ce qu'on nomme la paix » 2.
Quer état misérable! C'est le confluent de tous les maux. Car,
« dans de pareilles conditions, il n'y a aucune place pour le travail,
parce que le fruit en demeure incertain. Conséquemment, pas de cul-
ture de la terre, pas de navigation, pas d'importation par mer des
produits étrangers, pas d'édifices commodes, pas d'instruments
capables de mouvoir et de transporter les objets qui exigent une
grande force motrice ; aucune connaissance de la surface de la terre,
aucun calcul du temps ; ni arts, ni lettres, ni société ; et, ce qui est le
pire, une crainte et un danger continuels de mort violente ; bref,
l'homme traînant une vie solitaire, indigente, malpropre, animale et
courte )) ^.
Cette situation lamentable est la conséquence logique de l'état
de nature, car cet état de lutte perpétuelle pour le gain, la gloire,
la vie ^, enlève à la sécurité et à la prospérité leurs fondements néces-
saires. Etant données l'égalité et l'indépendance de chaque individu,
pas de souveraineté. Conséquemment, il n'y a pas heu de distinguer
entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, car, sans pouvoir com-
mun, pas de loi ; sans loi, pas d'injustice. En guerre, force et fraude
Nam injustitia erqa homines supponit leges humanas, quales in statu naturali mi'lœ sunt.
(De Cive, C. I, § 10, note). — Non quod in tali statu [naturalil peccare in Deutn, aui
leges naturales violare impossibile sit... Quodsi quis ad sui conservationem pertincre
prœtendit, quod ne ipse quidem pertinere putat peccare potest corUra leges naturales ; ut
capite tertio fuse explicatum est. (De Cive, C. I, § 10, note).
1. De rive, C. I, § 11.
2. ... Si addas jam jus omnium in omnia, quo alter jure invadit, al ter jure resistit,
atque exoriuntur omnium adversus omnes perpetuse suspiciones et studium,... negari
non potest quin status hominum naturalis, antequam in societatem eoiretur, bellum
fuerit ; neque hoc simpliciter, sed beUum omnium in omnes. Bellum enim quid est,
prscter tempus illud in quô voluntas certandi per vim verbis facfeisve satis declaratur ?
Tempus reliquum pax vocatur. (De Cive, C. T, § 12. — Cf. Leviathan, C. XIII, t. III,
p. 99-100).
3. In such condition, there is no place for industry, because the fruit thereof is
un ertain, and consequently no culture of the earth ; no navigation, nor use of the
commodities that may be imported by sea ; no commodious building ; no instruments
of moving and removing such things as require mucli force ; no knowledge of the face
aï the oarth ; no account of time ; no art^ ; no letters ; no society ; and, which is worst
of ail, continuai fear and danger of violent death ; and the life of man, solitary, poor,
nasty, brutish and short. (Leviathan, C. XIII, Ed. M. t. III, p. 113. — Texte lat..
t^lll, p. 100, § Quicquid).
i. Zeviathan, C. XTII, t. III, p. 99, § Itaque.
372 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
sont les deux vertus cardinales ^. La justice et l'injustice sont des
.qualités non de l'homme en tant qu'homme, mais de l'homme en
tant que citoyen. Autrement, n'y eût-il au monde qu'un seul homme,
il devrait les avoir, ce qui n'est pas possible. Enfin, pas de propriété,
pas de mien et de tien ; chacun possède ce qu'il a acquis, et, cela,
tant qu'il sera en mesure de le conserver 2,
Celui qui estimerait qu'il faut demeurer dans cet état, où tout est
permis à tous, se contredirait lui-même. Car chacun désire par une
nécessité naturelle ce qui lui est bon ; or personne ne peut estimer
que cette guerre de tous contre tons, inhérente à un tel état, soit un
bien ^. C'est pourquoi les hommes sont inchnés vers la paix par la
crainte, surtout de la mort violente, par le désir des choses néces-
saires au bien-être de la vie, et par l'espoir de les obtenir au moyen
du travail *. Poussés par cette triple passion, ils tâchent de s'associer :
de la sorte, s'il faut avoir la guerre, elle ne sera pas contre tous, ni
sans secours ^.
On se cherchera donc des aUiés. S'ils ne s'y prêtent pas de bonne
grâce, on les y contraindra de vive force. « Le vainqueur a droit d'obh-
ger le vaincu, le plus fort peut obhger le plus faible (comme fait l'homme
sain et robuste à l'égard de l'infirme, et l'homme mûr à l'égard de
l'enfant), à lui donner des garanties de soumission pour l'avenir,
à moins qu'ils ne préfèrent mourir » ®. Car, comme le droit de nous
protéger nous-mêmes à notre gré vient du péril que nous courons,
et le péril, de l'égalité naturelle, il est plus conforme à la raison et
plus sûr pour notre conservation, de pourvoir à notre sécurité en met-
tant à profit l'avantage présent, qui permet d'exiger une caution,
que de laisser les vaincus et les faibles grandir, se fortifier, se sous-
traire à notre puissance, qu'il faudra, par un combat dont l'issue est
douteuse, s'efforcer de reconquérir un jour. D'où suit « ce corollaire que,
dans l'état de nature, la puissance certaine et irrésistible confère le droit
de régir ceux qui ne peuvent faire résistance, et de leur commander » '^.
1. The notions of right and wrong, justice and injustice hâve there no place. Where
there is no common power, there is no law ; where no law, no injustice. Force and fraud
are in war the two cardinal virtues. (Leviathan, C. XIII, t. III, p. 115. Texte latin,
} t. III, p. 101, circa finem).
2. Neque sunt justitia et injustitia corporis aut animae facultates ; nam, si essent,
homini esse possent qui in mundo solitarius esset et unicus. Qualitates quidem hominis
sunt, non autem quatenus hominis, sed quatenus civis. Eidem conditioni hominum
consequens est ut nullum sit dominiuin, nuUa proprietas, nulluni meuni aut tuum, sed
- ut illud uniuscujusque sit, quod acquisivit, et quanidiu conservare potest. (Leviathan,
C. XIII, t. III, p. 101-102).
.3. De Cive, C. I, § 13, circa finem.
4. Passiones, quibus homines ad pacem perduci possunt, sunt metus, prœsertim
vero metus mortis violentas, et cupiditas rerum ad bene vivendum necessariarum, et
spes per industriam illas obtinendi. (Leviathan, C. XIII, t. III, p. 102, § Passiones).
5. De Cive, C. I, § 13, à la fin.
6. Potest autem victor victum, vel fortior debiliorem, ut sanus et robustus infixmum
vel maturus infantem, ad prsestandam cautionem futuras obedientiae, ni velit potius
mori, jure cogère. (De Cive, C. I, § 14, circa principiuni).
7. Ex quo intelligitur etiam, tanquam coroUarium, in statu hominum naturali
potentiam certam et irresistibilem jus conferre regendi imperandique in eos, qui resistere
non possunt. (De Cive, C. I, § 14, circa finem).
SECTION III. LE CITOYEN : § II. — LES LOIS NATURELLES 373
Mais une sécurité semblable, fondée sur la puissance du plus fort,
sera nécessairement précaire ^. Comment donc découvrir les conditions
d'une paix durable ? « C'est à la raison qu'il appartient de suggérer
ces articles de paix, qui sont les lois naturelles » ^.
II. — LES LOIS NATURELLES
(( Une loi naturelle est un ordre de la droite raison indiquant ce
quïl faut faire ou omettre en vue de préserver la vie et les membres!
aussi longtemps que possible » ^. Par cette droite raison, qui doit»
dicter les lois naturelles, il ne faut pas entendre, comme beaucoup
le font, (( une faculté infaillible », mais simplement l'acte qui permet
« à chacun de raisonner correctement sur ses actions pouvant rejaillir
d'une façon utile ou dommageable sur les intérêts des autres hommes »*.
Le premier précepte général de la raison se formule ainsi : // faut
rechercher la jjaix, quand on a Vespérance de Vohtenir ; est-ce impossible ?
il faut rechercher de toute part des secours pour la guerre, et il est licite
d'en user, afin de p)ourvoir à sa défense ^. Telle est la Loi naturelle
« fondamentale ».
Hobbes en déduit vingt lois naturelles, qu'il nomme « dérivées ».
Elles prescrivent les moyens propres à procurer la paix ou à assurer
la défense ^. En voici Pénumération : ,
1. — Il faut que chacun, après avoir pourvu à sa paix et défense per-
sonnelle, cède son droit à tout à ceux qui sont disposés à faire la même
cession, et se contente pour lui-même de la liberté qu'il voudrait qu'on
accordât aux autres '^.
On peut abandonner un droit, soit par simple renonciation, quand
on l'abdique en général, sans désigner aucun bénéficiaire ; soit par
translation, quand on le cède à tel ou tel en particulier ^. La valeur de
cette translation dépend d'une déclaration formelle de la volonté,
qui peut se manifester par des signes divers ^.
l.DeCive.(i\l, § 1.5.
2. Pacis autem articulos quosdam suggerit ratio, quse legessunt naturales. (Leviathan,
C. X:iII, t. III, p. 102, § Passiones, à la fin).
3. Est igitur lex naturalis, ut eain definiam, dictamen rectœ rationis circa ea, quse
agenda vel omittenda sunt ad vitae membrorumque conservationem, quantum fieri
potest, diuturnam. (De Cive, C. II, § 1, ad finem ).
4. Per rectam rationem in statu hominum naturali intelligo, non ut multi, facultatem
infallibilem, sed ratiocinandi actum, id est ratiocinationem uniuscujusque propriam et
veram circa actiones suas, quse in utilitatem vel damnum cœteroruni hominum redun-
dare possint. (De Cive, C. Il, § 1, note).
6 Rationis ergo prseceptum sive régula generalis est pacem quidem, dum ejtis obti-
nendi spes est, quœrendam esse ; quando atUem haberi non potest, auxilia undecitnqxie
qurerere, et illis uti licitum esse. (Leviathan, C. XIV, t. III, p. 103, § Quoniam, vers la
fin). Cf. De Cive, C. II, § 2.
6. De Cive, C. II, %2, à la fin : Prima autem est [Lex naturalis fundamentalis] quia,
cœterae sunt ab hac derivatœ praecipiuntque vias vel pacis vel defensionis acquirendae.
7. Oportere unumquemque, quoties paci et defensioni propriœ provisum erit, a jure sua
in omnia, cœteris idem facere paratis, decedere, contentumque esse eadem libertate quam
creieris concedi vellet. ( Leviathan, C. XIV, t. III, p. 103 § A lege. — Cf. DeCive,C. II, §3).
8. Leviathan, C. XIV, t. III, p. 104, § Deponitur. — Cf. De Cive, C. II, § 4 .
9. De Cive, C. II, § 7.
374 ARTICLE m. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
Il y a contrat, quand il y a transfert mutuel de di'oits i. Quand les
contractants n'exécutent pas immédiatement ce qui fait l'objet du
contrat, ils promettent de l'exécuter dans la suite. Cette promesse
s'appelle un "pacte ^. Dans tout pacte est requise l'acceptation du droit
qui est transféré. Il en résulte qu'on ne peut faire de pactes ni avec
les animaux, parce que le langage et l'intelligence leur font défaut,
ni directement avec la majesté divine, mais seulement avec ceux
qu'elle s'eat substitués pour les recevoir, comme il nous a été révélé
dans les Saintes Écritures ^.
Les pactes ne portent que sur les choses possibles, car à l'impossible
nul n'est tenu *. Ici se pose naturellement une question : Les pactes
extorqués par la crainte sont-ils obligatoires ? Ainsi, suis-je tenu de
payer à un brigand la rançon que je lui ai promise en échange de la
vie ? Ce pacte peut être quelquefois invahde ; mais ce n'est pas parce
qu'il a été arraché par la crainte. Autrement, seraient nuls aussi les
pactes par lesquels les hommes, craignant pour leur vie, la mettent
sous la sauvegarde de la société civile et des lois. Bref,les pactes obHgent
quand ce que l'on a reçu est un bien et que la promesse faite en échange
est licite. Or il est Ucite de racheter sa vie et de donner pour rançon
tout ce que l'on voudra n'importe à qui, même à un brigand ^.
Personrue ne peut s'obhger par pacte à ne point résister à celui qui
voudrait lui infliger la mort, des blessures ou autre dommage cor-
porel ; de même, personne ne peut s'astreindre par pacte à s'accuser
soi-même ou quelqu'un dont la condamnation lui rendrait dans la
suite la vie insupportable. De pareils pactes sont invalides. Personne
en effet n'est tenu de faire l'impossible. Or tous ces pactes impHquent
des engagements contre nature, partant impossibles à observer ^.
IL — Les pactes doivent être observés. JJ injustice c'est la violation
des pactes '.
III. — 'U ingratitude est blâmable : « Ne souffrez pas que celui
qui, confiant en vous, a été le premier à vous rendre un bienfait,
ait à en pâtir ; ou encore : Ne recevez un bienfait qu'avec la résolu-
tion que votre bienfaiteur n'ait pas un juste sujet de s'en repen-
1. Translatio juris mutua contractus dicitur. (Leviathan, C. XIV, t. III, p. 105,
§ TranfJatio. — Cî.De Cive, C. II, § 9.
2. Ubi vero vel alteri vel utrique credittir, ibi is, cui creditur, promittit se prsestiturvxm
postea, appellaturque huiusinodi promissum pactum. (De Cive, C. II, § 9, à la fin. — ■
Cf. Leviathan, C. XIV, t. III, p. 105, § Praeterea /.
^. De Cive, C. II, § 12. — Cf. Leviathan, C. XIV, t. III, p. 108, § Pascisci.
4. De Cive, C. II, § 14.
5. Universaliter vermii est obligare pacta, quando acceptum est bonum, et promittere,
et id quod promittitur, licitum est. Licitiim autem est et ad redimendam vitam pro-
mittere et de meo dare quicquid voluero ciiiquani, etiam latroni. (De Cive,CH,
§ 16, circa finemj. On saisit ici sur le vif la manière sophistique de Hobbes : il devait
prouver qu'un pareil pacte est obligatoire, et sa conclusion n'aboutit qu'à en montrer
la licéité. (Licitum...)
6. De Cive, C. II, § 18 et 19. — Cf. Leviathan, C. XIV, t. III, p. 109-110.
7. De Cive. C. III, § 1-7. — Injustitia «st pactorum non prsestatio. (Leviaihan, C. XV,
t. m, p. 112).
SECTIOX III. LE CITOYEX : § n. — LES LOIS NATURELLES 375
tir » ^. Sinon, toute confiance, toute bienveillance, toute bienfaisance
disparaîtraient ; du même coup la concorde disparaîtrait et l'état de
guerre resterait en permanence.
IV. — Chacun doit se montrer accommodant avec les autres.
S'efforcer d'avoir ce qu'exige notre conservation, ce n'est pas seule-
ment un droit, mais une nécessité ; lutter pour acquérir le superflu,
c'est, par notre faute, recommencer la guerre. Une jolie comparaison,
tirée des matériaux qui doivent entrer dans la composition d'un
édifice, s'applique bien aux hommes qui doivent entrer dans la compo-
sition d'une société. « Car si une pierre, à cause de sa forme rugueuse
et anguleuse, enlève plus de place aux autres C|u'elle-même n'en rem-
pht, si la dureté de sa matière empêche de la comprimer ou tailler
aisément, sa mise en œuvre est impossible : on la rejette comme
incommode. De même, Fhomme d'un naturel âpre, qui dépouille ses
compagnons de leur nécessaire pour en former son superflu, et que la
ténacité de ses passions rend incorrigible, passe pour incommode et à
charge aux autres » ^.
V. — Il faut pardonner le passé à celui qui s'en repent et demande
grâce, quand il fournit caution pour l'avenir ^.
VI. — Dans la vengeance ou le châtiment, il ne faut pas envisager
le passé, mais Favenii" ; c'est-à-dire que la peine doit avoir pour but
la correction du coupable ou l'améhoration des autres, auxquels
elle servira d'avertissement. La violation de ce précepte s'appelle
cruauté *.
VII. — Que personne, par ses actions, ses paroles, l'attitude de son
visage ou son rire, ne. montre à autrui qu'il la hait ou le méprise. La
violation de cette loi se nomme outrage ^. '
VIII. — Que chacun regarde autrui comme étant naturellement
son égal. La disposition contraire est V orgueil^.
IX. — Pour Cj[ue cette égalité naturelle ne soit pas un vain mot,
on doit observer les lois suivantes : Concéder aux- autres les mêmes
droits que nous réclamons pour nous-mêmes. Cei faisant, on pratique
la vertu de modération, dont l'opposé est la -/.sovsç-la ou arrogance.
X. — Dans la répartition des droits, tenu- la balance égale entre les
deux parties. L'observation de cette loi s'appelle équité ; sa violation
accejJtion de personnes (-poTco-o).Y,'!/ia).
XI. — Conséc^uemment, si les biens ne peuvent être divisés, leur
usage en sera commun.
1. Ne eum, qui fiduC'U ttii tibi prior heneieCeril, eam oh rem détériore conditione esse
patiaris, sive ne acciptat quisguam benefi^ium, nisi animo nitendi ne dantem datimerito
pœniteat. (De Cive, C. III, § 8. — Cf. Lemathan, C. XV, t. III, p. 116-117).
2. Nam ut lapis, qui, prae figura aspera et angulosa plus loci cjBteris aufert quam
ipse implet, neque prae materise duritie comprimi vel secari facile potest, nec compa-
ginari sedificium sinit, tanquam incommodus abjicitur ; ita homo qui, prae ingenii
asperitate, retentis supei-fluis sibi, neeessaria aliis adimit, neque prae affectuum contu-
macia corrigi potest, caeteris incommodus molestusque dici solet. (De Cive, C. III, § 9,
circa principrum. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III, p. 117, circa prinripium).
3-4-5-6. De Cive, C. III,§ 10, 11, 12 et 13. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III, p. 117-119.
376 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
XIT. — Si la division et la communauté de jouissance sont impra-
ticables, les biens seront possédés à tour de rôle selon une alternance
qui sera déterminée par le sort.
XTII. — Le sort lui-même peut être arbitraire ou naturel. Il est
arbitraire quand il est consulté d'après un mode consenti de part et
d'autre. Le sort naturel est la primogéniture et la préoccupation :
les biens appartiennent au premier occupant ou au premier né, à
moins que le père n'en ait déjà disposé ^.
XIV. — Il faut assurer la sécurité des médiateurs de la paix ^.
XV. — En cas de Litige sur l'application des lois naturelles, les par-
ties doivent se soumettre à l'arbitrage d'un tiers.
XVI. — Comme ce tiers doit être désintéressé, nul ne saurait être
arbitre dans sa propre cause ,^.
XVII. — Les i\rbitres ne doivent attendre aucun avantage de la
part de ceux dont ils jugent la ôause.
XVIII. — Les Arbitres, en cas de doute sur le point en litige, doivent
recourir à des témoins.
XIX. — Aucun pacte ou promesse ne doit intervenir entre les
Arbitres et les parties dont ils sont constitués juges.
XX. — Puisque les lois naturelles sont dictées par la raison, et
qu'il est impossible de les observer si l'on ne s'efforce de maintenir
intacte la faculté de raisonner, il est nécessaire d'éviter ce qui peut la
détruire ou l'ébranler, par exemple, Vivresse *.
Tous les préceptes précédents sont tirés de cette unique prescrip-
tion de la raison : Il fq,ut assurer notre conservation. Cette déduction,
dira-t-on peut-être, est si difficile qu'on ne doit pas espérer que le
vulgaire puisse parvenir à la connaissance des lois naturelles. N'étant
pas connues, elles ne sauraient obliger ^.
Sans doute, les passions qui troublent l'âme sont un obstacle à cette
connaissance. Mais il n'est personne qui n'ait ses moments de calme.
Alors rien n'est plus aisé, même pour un homme ignorant et grossier,
que de savoir la conduite à tenir. Une règle unique suffit. Quand on
doute si une action qu'on va faire est conforme ou non au droit naturel,
qu'on se mette à la place d'autrui. Aussitôt, les passions, qui nous
poussaient à agir, transportées pour ainsi dire dans l'autre plateau
de la balance, nous détourneront de le faire. Cette règle est non seule-
ment facile à suivre, mais depuis longtemps répandue soua cette forme :
Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu^on te fît à foi-7nême •*.
1. Dé Cive, C. III, § 14-18. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III, p. 119-120.
2-3. De Cive, C. III, § 19-24. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III, p. 120.
4. De Cive, C. III, § 25. — Cette dernière loi est omise dans leLeviathan (C. XV,
t. III, p. 120), parce qvie Hobbes y rapporte le précepte de la tempérance à la vie indi-
viduelle et non à la vie sociale. De là vient que le Leviathan n'énumère que 19 lois
naturelles. Le De Cive en compte 20.
5. De Cive, C. III, § 26.
G. Cseterum nemo est, qui non aliquando sedato animo est. Eo igitur tempore nihil
illi, quamquam indocto et rudi, scitu est facilius : unica scilicethac régula, ut, cum dubi-
tet id, quod facturus ir altervim sit. jure facturus sit naturali necne, putet se esse in
SECTION III. LE CITOYEN : § II. LES LOIS NATLTIELLES 377
« Les lois de la nature obligent toujours et partout dans le for
intérieur ou conscience ; elles n'obligent pas toujours dans le for
extérieur, mais seulement quand on peut les obser\^er avec sécurité » ^.
Car « celui qui les obsei-^'crait quand elles sont généralement mépri-
sées, deviendrait la proie des autres, ce qui va contre la conservation
de la nature, fondement de toutes les lois naturelles » ^. Cependant
l'on doit se maintenir dans la disposition intérieure de les observer
toutes les fois que leur pratique nous paraîtra conduire à la fin qui
leur est assignée ^. « Dans l'état de nature, en effet, le juste et l'injuste
doivent être estimés, non d'après les actions, mais d'après le dessein
et la conscience des agents. Ce qui est fait nécessairement, par amour
de la paix, en vue de se conserver, est bien fait. Hors de là, tout dom-
mage envers l'homme constitue une violation de la loi naturelle et
une injure envers Dieu )i *. Les actions sont si peu, par elles-mêmes,
la mesure de la valeur morale, que, selon les circonstances, des actions
identiques sont louables ou blâmables : ainsi la modération et la réserve,
qui sont des vertus en temps de paix, seraient, en temps de guerre,
lâcheté et trahison de soi-même ^. Bref, l'intention de sauvegarder
la paix commune, en vue d'assurer sa propre sécurité, tel est le crité-
rium de la moralité.
Etant dictées par la droite raison, « les lois de la nature sont im-
muables et éternelles : ce qu'elles défendent ne peut jamais être Licite,
jamais illicite ce qu'elles ordonnent » ^. En aucun temps, Vorgueil,
Vingratitude, la violation des pactes ou injustice, V inhumanité, Voutrage
ne sauraient être permis, ni les vertus contraires, interdites, si l'on
considère les dispositions intérieures, c'est-à-dire le fm' de la conscience,
car là seulement elles obhgent et font loi '. Cependant « les actions
peuvent être diversifiées par les circonstances et la loi civile : justes
et raisonnables à telle époque ; à telle ^utre, injustes et déraisonnables.
La raison néanmoins reste la même : elle ne change ni la fin. qui est
illius alterius loco. Ibi statim perturbationes illae, quaî instigabant ad faciendum, tan-
qviam translatas in alterani trutinae lancem, a faciendo dehortabùntur. Atque haec
régula, non modo facilis, sed etiam dudum celebrata his verbis est : Quod tibi fieri non
vis, alteri ne jeceris. (De Cive, C. ITI, § 26, in medio. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III,
p. 121, § Est haec).
1. Ideoque'concludendiim est legem natiirae semper et ubique obligare in foro iniei'no
sive con.ocientia, non semper in forj exAerno, sed tum solummodo cum id secure fieri
poseit. (De Cive, C. III, § 27. à la fin).
2. Nam, qui illas [leges naturaî) observaret tune, quando a cseteris contemnuntur,
cœteris prœda esset , contra fundamentum omnium legum naturalium, nempe naturae
conservationem. (Leviathan, C. XV, t. III, p. 121, § LegesJ.
3. Interea tamen obligamur ad animum eaa observandi, quandocunque ad finem,
ad quem ordinantiu", earum observatio conducere videbitur. (De Cive, C. III, § 27,
circa finem).
4. Breviter, in statu naturae, justum et injvistum non ex actionibus, sed ex consilio
et cônscientia agentiuna œstimandum est. Quod necessario, quod studio pacis, quod sui
conservandi causa fit, recte fit. Alioquin onine damnura homini illatum legis naturalis
violatio est atque in Deum injuria est. (De Cive, C. III, § 27, note, à la fin).
5. De Cive, C. III, § 27, note.
6. Leges naturae immutabiles et aeternae sunt : quod vêtant, nunquam licitum esse
jjotest ; quod jubent, nunquam illicitum. (De Cive, C. III, § 29).
7. De Cive, C. III, § 29.
378 AETICLE lU. — CHAPITRE HI. — TA TEILOGIE HOBBIENNE
la faix et la défense, ni les moyens, à savoir ces vertus de l'âme que
nous avons expliquées et f(ue nulle coutuine, nulle loi civile ne peuvent
abroger » i.
Par to,ut ce qui a "été dit jusqu'à présent, on voit combien les lois
naturelles sont faciles à observer, puisqu'elles ne requièrent que
l'effort, mais un effort vrai et constant. Celui qui fait tout son pos-
sible pour régler ses actions d'après les préceptes de la nature, montre
clairement par là son intention de les observer tous. C'est tout ce que
la nature raisonnable exige de nous. On mérite donc d'être appelé
juste, quand, en toute chose, on s'efforce de l'être ^.
1 La loi naturelle est, de l'avis de tous les écrivains, identique à la
loi'itiorale. Pour le comprendre, il faut savoir que le bien et le mal
sont des termes imposés aux choses pour signifier le désir ou l'aversion
de ceux qui les appellent ainsi. Les appétits des hommes sont ce qu'il
y a de plus divers au monde et les portent vers la jouissance présente.
C'est une source fatale de discorde. L'état de guerre sera donc en per-
manence entre des gens qui mesurent le bien et le mal à la diversité
de leurs désirs. Tous reconnaissent facilement que c'est une condition
mauvaise et que la paix est bonne ^. « C'est pourquoi ceux qui ne pou-
vaient s'entendie sur le bien présent, s'accordent sur le bien à venir,
ce qui est l'œuvre de la raison. Car, si les sens perçoivent les choses
présentes, la raison seule perçoit les choses à venir. Or, comme la
raison enseigne que la paix est bonne, par là même tous les moyens
nécessaires pour l'obtenir seront bons aussi ; par conséquent la modé-
ration, V équité, la bonne foi, Vkumanité, la miséricorde, dont la nécessité
pour obtenir la paix a été démontrée, sont des habitudes ou vertus
7norales. La loi naturelle qui les prescrit est donc morale » *.
Les préceptes naturels constituent par conséquent les bonnes
mœurs, c'est-à-dire les vertus, et leurs contraires, les mauvaises
mœurs, c'est-à-dire les vices. Leur ensemble est l'objet de l'Éthique,
d'après Hobbes ^. On vient de voir quelle courte esquisse il nous a
laissée de la Philosophie morale.
1. Actiones tamen ita diversificari possiint circiimstantiis et lege civili, ut quse uno
tempore sequse, alio iniquse ; et quae uno tempore cuni ratione, alio contra rationem
sint. Ratio tamen eadem neque finem mutât, qu£e esUpax et defensio, neque média,
nçmpe animi virtutes eas, quas supra declaravàmus, quseque nulla veî consuetudine
vel lege civili abrogari possiuit. (De Cive, C. HT, § 29, m medio).
2. Patet, ex hactenus dictis. quam faciles observatu sint, natm"se leges, quippe quse
solvun conatum, sed verum et constantem requirunt... (De Cive, C. IIï, § 30). — Cf.
Leviathan (C. XV, t. ÏII, p. |121, ^ Eœdm leges) : Qui illas [leges] observare quantum
potest conatus est, observavit et jiistus est.
3. De Cive, C. III, § 31. *
4. Qui igitur de bono prsesenti convenire non poterant, conveniunt de futuro ; quod
quidem opus rationis est. Nam praesentia sensibus, jutura non nisi ratione percipiuntur,
Prœcipiente ratione pacem esse bonam, sequitur eadem ratione omnia média ad pacem
necessaria bona esse, ideoque modestiam, aequitatem, fide^n, humanitatem, misericordiam,
quas demonstravimus ad pacem esse necessarias, bonos esse mores, sive habitus, hoc
■est virilités. Lex ergo, eo ipso quod praeeipit média ad pacem, praecipit bonos mores sive
virtutes. Vocatur ergo moralis. (De Cive, C. III, § 31 in medio. — Cf. Leviathan, C. XV,
t. III, p. 122, § /nde;. ' ~
5. Doctrina ergo de legibus naturae vera est Ethica. (Leviathan, C. XV, t. III, p. 1 22,
% Inde, circa médium).
SECTION III. LE CITOYEN : § m. — ORIGINE DE LA SOCIÉTÉ 379
. Les lois de la nature, dont il a été question dans l'Éthique, ne sont
que des conclusions dégagées par la raison sur ce qui est à faire et à
omettre. Ce ne sont pas des lois, au sens propre du mot, car la loi
est un discoms de celui qui a le droit de commander aux autres de
faire ou de ne pas faire quelque chose i. Mais, çn tant que les mêmes-
préceptes ont été imposés par l'Écriture Sacrée, ce sont des lois pro-
prement dites, car îÉcrituie Sacrée est le discours de Dieu, qui
commande avec une autorité souveraine. C'est pourquoi la loi naturelle
ou loi morale est « identique à la loi divine » 2.
III. — ORIGINE DE LA SOCIÉTÉ : PACTE OU SUJÉTION
Jusqu'ici Hobbes a simplement exposé à grands traits ce qu'il
entend par la Morale. C^t^sur ce fondement des lois naturelles qu'il
va maintenant construire sôiï système pohtique.
Ces lois naturelles sont très propres à conserver la paix, à la condi-
tions qu'elles soient observées par ceux qu'elles concernent. Mais la
volonté des hommes étant gouvernée par l'espérance et la crainte,
ils transgressent les lois dès qu'ils attendent de cette transgression
un plus grand bien ou un moindi'e mal que de leur accomphssement.
C^r les lois naturelles contrarient les passions. Chacun doit donc
se tenir sur ses gardes et pourvoir par tous les moyens à sa propre
consen-ation. Par conséquent, chacun, tant qu'il n'a pas de garanties
efficaces contre l'invasion de ses voisins, conserve son droit primitif,
le droit à tout ou droit de guerre. Pour accomphr la loi naturelle, il suffit
d'être disposé à vivre en paix, dès que la chose sera faisable ^.
C'est donc l'absence de sécurité qui empêche l'observation de la
loi naturelle et, partant, l'étabhssement et le maintien de la paix.
Qui pourra procurer cette sécurité, grâce à laquelle la loi naturelle
sera observée sans péril ?
Il n'y a qu'une solutilon possible : « Que chacun se munisse de
secours qui rendent l'invasion réciproque des droits si dangereuse
que, de part et d'autre, on juge plus sûr de s'abstenir que d'en venir
aux mams « ^. Afin d'obtenir ce résultat, ce n'est pas assez que deux
ou trois personnes s'entendent pour se protéger mutuellement. H est
nécessaire que la multitude des associés soit si grande que les adver-
1. ... Lex autem proprie [est] ... oratio ejus qui aliquid fieri vel non fieri aliis
jure imperat. (De Cive, C. III, § 33. — Cf. Leviathan, C. XV, t. III, p. 122, § Dictamina,
in fine). '
2. Au chapitre IV du De Cive, Hobbes accumule les textes de la Sainte Ecriture
pour le prouver.
3. Ex quo intelligitur leges naturales non statim, ut cognitas sunt, securitatem cui-
quam prœstare ipsas observandi ; et proinde, quandiu cautio ab invasione aliomm non
habeatur, cavendi sibi quibuscuuque modis voluerit et potuerit, unicuique manere
jus prim8e\aun, hoc est jiie in omnia sive îm-î helH ; sufficitque, ad impletionem legis
naturalis, ut quis paratus animo sit ad pacem habendam ubi haberi potest. (De Cive,
C. V, § 1, in medio. — Cf. Leviathan, C. XVII, t. HT, p. 127, § Exitum).
4. Ad hanc rem excogitari aliud non potest, praeter quam unusquisque auxilia idonea
sibi comparet, quibus invasio alterius in alterum adeo periculosa reddatur, ut satius
sibi esse uterque putet manus cohibere quam conserere. (De Cive, C. V, § 3.
380 ARTICLE m. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
saires de sa sécurité ne puissent espérer que l'adjonction d'un petit
nombre d'auxiliaires suffise à leur assurer la victoire ^.
Cependant, quelque grand que soit le nombre des associés qui
s'unissent jDOur la défense commune, des dissentiments ne manqueront
pas de surgir, après que le danger qui les menaçait aura été repoussé.
Cette société de secours mutuel est incapable de vivre en paix. L'union
ne saurait être maintenue que par une crainte qui s'impose à tous et
fasse de toutes ces volontés divergentes une seule et même volonté.
On n'y réussira qu'à cette condition : si chacun soumet tellement sa
volonté à celle d'un autre, homme ou assemblée ^, que toutes les déci-
sions prises par cet hoçime ou cette assemblée comme nécessaires
à la sauvegarde de la paix commune, soient tenues pour l'expression
de la volonté de tous et de chacun ^.
Cette soumission a heu le jour où chacun prend l'engagement de
ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette assemblée,
c'est-à-dire de ne pas lui refuser le concours de ses ressources et de ses
forces contre qui que ce soit. (On comprend du reste que chacun
conserve le droit de se défendre contre la violence) ^. A ce prix, l'union
est réalisée : on la nomme Cité ou Société civile ^. Ainsi, le pouvoir,
auquel ont été transmis les droits de tous, concentre en lui de si
grandes forces que, par la terreur qu'elles inspirent, il peut plier
toutes les volontés à l'unité et à la concorde ^.
Par conséquent, l'État est « une personne, dont la volonté, en vertu
des pactes de plusieurs hommes, doit être considérée comme la volonté
de tous, en sorte qu'elle puisse user de leurs forces et de leurs ressources
pour la paix et la défense commune » '.
Tant que l'union n'est pas cimentée par ce contrat social, il n'y a
ni État ni peuple, mais seulement une multitude, c'est-à-dire une juxta-
position d'hommes, dont chacun a sa volonté propre et sa manière
de juger. La multitude ne forme pas une personne : elle ne peut donc
dire légitimement : Ceci ou cela est à moi, et aucune action ne peut
1. De Cive, C. V, § 3, à la fin.
2. Les décisions de cette assemblée délibérante (C'oetus plurium Iwminum deliberan-
tium... Cf. De Cive, C. V, § 6, à la fin) se prennent à la majorité des voix • Voluntas
autem Concilii ea intelligitur esse, qnseesb voluntas majoris partis eonim hominum, ex
quibvis Concilium consistit. (De Cive, C. V, § 7, à la fin^.
3. ... Requiritur ut circa ea, quae ad pacem et defensioneni sunt necessaria, iina
omnium sit voluntas. Hoc autem fieri non potest, nisi unusquisque voluntatem suam
alterius unius, nimirum unius horninis vel unius concilii voluntati ita subjiciat, ut pro
voluntate omnium et singulorum habendum sit quicquid de iis rébus, quae necessaria
sunt ad pacem communem, ille voluerit. (De Cive, C. V, § 6. — Cf. Leviathan, C. XVII,
t. III, p. 130-131. )
4-5. De Cive, C. V, § 7 et 9.
6. ... Qui subjicit voluntatem suam alterius voluntati, transfert in illum alteriim
1U8 virium et facultatum suarum ; ut, cum cseteri idem fecerint, habeat is, cui submittitur,
tantas vires ut terrore earum singulorum voluntates ad unitatem et concordiam possit
conformare. (De Cive, C. V, § 8, in medio).
7. Civitas ergo, ut eam definiamus, est persona una, cujus voluntas, ex pactis plurium
hominum, pro voluntate habenda est ipsorum omnium, ut singulorum viribus et facul-
tatibus uti possit ad pacem et defensionem communem. (De Cive, C. V, § 9, à la fin. —
€f. Leviathan, C. XVII, t. III, p. 131, circa médium).
SECTION m. LE CITOYEN : § IV. — ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN 331
lui être attribuée comme sienne ^. Sa condition est encore l'état de
natiu'e. Cet état ne cesse qu'au moment où la Cité, personne morale,
est constituée.
La crainte est toujours le mobile qui pousse les hommes à se sou-
mettre à un pouvoir souverain. Mais ils le font tantôt par un pacte
librement consenti, comme on vient de le voir ; tantôt par force,
quand les vaincus, pour avoir la vie sauve, acceptent la domination
des vainqueurs, ou par le fait de la naissance, qui met les enfants
sous la dépendance des parents. Dans le premier cas, il y a institution
*de la Société ; dans le second, il y a acquisition. La Société librement
instituée est politique. La Société naturellement acquise s'appelle
paternelle et despotique ^.
iV. — ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN.
L'homme ou l'assemblée, à laquelle tous les associés ont soumis
leur volonté, possède le pouvoir ou empire souverain, qu'on nomme
aussi domination. Tous ceux qui font partie de la société sont les
sujets du pouvoir souverain ^. Comment doivent être déterminés
les attributions ou droits de la souveraineté et les devoirs des subor-
donnés ? La pensée de Hobbes sur ce point manque de netteté.
Dans le De Cive, il semble que cette détermination est l'œuvre
de l'assemblée plénière ^ qui a passé le contrat social. Les décisions
de cette assemblée se prennent à la majorité des suffrages, car tous
ses membres doivent consentir à ce que la volonté du plus grand nombre
soit tenue pour la volonté unanime. Si quelques-ims refusent leur
consentement, les autres étabhront sans eux l'État et, retenant contre
ces dissidents leur di-oit primitif, c'est-à-dire le dfoit de guerre, les
traiteront en ennemis ^.
Dans le Léviathan ^, au contraire, Hobbes fait dériver les droits
du souverain et les devoirs correspondants des citoyens, en procé-
dant par déduction, de la forme même de l'institution, c'est-à-dire
du pacte social qui a donné naissance à la Cité ". Quoi qu'il en soit
de ces divergences sur la manière dont ces droits et ces devoirs sont
1. De Cive, C. VI, § 1.
2. Dans le Lrviathan, la famille est rangée dans la catégorie des sociétés qui peuvent
être fondées par la force : Ut cum pater fîlios suos sibi obedire cogit ; vitani enim iJlis
non alendo auferre potest. (Levialhan, C. XVIT,t. III, p. 131, circa finem. — Cf. De Cive,
C. VI, §12. :C. VIII et IX).
3. De Cive, C. V, § 11.
4. De Cive, C. VI, § 2. — Il ne faut pas confondre cette assemblée initiale avec l'as-
semblée ultérieure ou Concilium qui détient le pouvoir souverain, quand les citoyens
adoptent la forme aristocratique ou démocratique au lieu de choisir un monarque.
5. Quod si quis nolit consentira, cœteri sine eo civitatem nihilo minus inter se consti-
tuent. Ex «|uo fîet ut civitas in dissentientem jus suum primsevum retineat, hoc est,
jus belli, ut inhostem. {De Cive, C. VI, § 2, à la fin).
6. Levialhan, C. XVIII, t. III, p. 132-140.
7. A forma institutionis, tum potestas omnis et jura omnia summam habentis potes-
tatem,tum civium omnium oflficia derivantxir. ( L^viathan,0. XVIII, t. III, p. 132,
§ A forma).
382 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
déter minables, la pensée de Hobbes retrouve sa précision ordinaire,
quand il s'agit de leur nature et de leur étendue.
Parmi les conditions, qui sont nécessaires à la conservation de la
paix, la première est que personne « n'ait un juste sujet de craindre
les autres, aussi longtemps que lui-même ne leur aura fait aucun
tort » ^. Mais, l'expérience fondée sur la connaissance de la malignité
humaine ne le montre que trop, les promesses dénuées de sanction
sont en général insuffisantes pour maintenir les hommes dans le devoir ^
« Les pactes, sans le glaive, ne sont que des mots » ^. Il faut donc
pourvoir à la sécurité non par des pactes, mais par des peines. On y a'
suffisamment pourvu si l'on a établi des peines si fortes contre chaque
dommage, qu'il est manifeste que l'accomplissement d'un acte. nui-
sible entraîne un plus grand mal que son omission. Car les hommes
sont ainsi faits qu'ils choisissent nécessairement ce qui leur apparaît
être leur bien propre *. Ce droit de punir ou glaive de justice est trans-
féré à un homme ou à une assemblée, quand chacun s'engage à ne
point porter secours à celui qui recevra un châtiment^. Cet homme
ou cette assemblée exerce évidemment un pouvoir souverain dans
l'État, car ils ont le droit de punir à leur gré et de contraindi^e tous
à tout ce qu'ils veulent. Peut-on imaginer un pouvoir plus grand ? ^
C'est en vain que la paix intérieure serait sauvegardée, si les citoyens
n'étaient garantis contre les attaques venues du dehors. Il est néces-
saire pour cela qu'ils aient transféré le droit de guerre et de paix à leur
élu, homme ou assemblée '. Armé du glaive de justice et du glaive
de guerre, cet élu n'est pas un simple agent d'exécution. Il lui appar-
tient également de décider comment il convient d'user du glaive.
Si le pouvoir de juger et le pouvoir d'exécuter étaient remis entre
des mains différentes, rien d'efficace ne se ferait. Dans l'État le pou-
voir de juger revient donc aussi au Souverain ^.
Il vaut mieux prévenir les disptites que d'avoir à sévir pour les
apaiser. Or toutes les controverses proviennent de ce que les hommes
diffèrent d'opinion sur le mien et h tien, le juste et Vinjuste, Vutile
1. Inprimis autem pacl ne.zessarium est ut unusquisque in tantum protegatur contra
cseterorum violentiam, ut possit secure vivere, hoc est, ne habeat causani justam me-
tuendi a Cfeteris, qiianidiu ipse alios injuria nulla aft'ecerit. (De Cive, C. VI, § 3, in
medio).
2. De Cive, C. VI, § 4.
3. And co venants, without the sword, ai-e but words. ( Leviathan, Ch. XVII, t. III,
p. 154, in^principio).
4. Securitati itaque non partis, sed pœnis providenduni est. Tune autem satis pro-
visum est, cuni pœnse tantae in singulas injurias constituuntur, ut aperte majus malum
sit fecisse, quam non fecisse. Omnes enim homines nécessita te naturae id eligunc quod
sibimet ipsis apparenter honurn est. (De Cive, C. VI, § 4, in medio),
5. De Cive, C. VI. § 5.
6. ... Is homo vel illud concilium necessavio intelligitur sn/rnmum in civitate iniperium
jure habere. Qvii enim pœnas suo arbitrio jure sumit, jure omnes cogit ad omnia quae
ipse vult ; que imperium majus excogitari nullum potest. (De Civ., C. VI, § 6).
7. De Cive, C. VI, § 7.
8. Si enim poteetat judicandi pênes unum esset, et potestas exsequendi pênes alterum.
nihil efficeretur... Omne igitur judicium in civitate est illius qui gladioa habet, hoc est
ejus cujus est imperium summum. (De Cive, C. VI, § 8, circa principium).
SECTION III. LE CITOYEN : § IV . ■ — ATTHIBUTIONS DC SOUVERAIN 383-
et l'inutile, le bien et le mal, Vhonnéte et le déshonnète : chacun en juge
à son point de vue particulier ^. Il incombe au souverain pouvoir
de déterminer et de pub lier, les règles communes à suivre sur tous ces
points. La somme de ces règles constituent ce qu'on a coutume d'ap-
peler les lois civiles, qui ne sont autre chose que les ordres du sou-
verain réglant les actions futures des cito3'ens ^.
Le souverain est donc tout ensemble grand justicier, arbitre de lai
guerre et de la paix, juge suprême et législateur universel. Pour l'aider
à remphr ces fonctions, il est raisonnable que le souverain choisisse;
des ministres et des magistrats subordonnés à son autorité ^.
Le vol, Vhomicide, Vadidtère et toute sorte d'injustices sont prohibés
par la loi naturelle. Du reste, ce n'est pas la loi naturelle, mais la loi
civile qui détennine ce qu'un citoyen doit regarder comme un vol,
un homicide, un adidtère, enfin comme une injustice *.
En effet, avant l'existence de l'État, tout était commun, tout appar-
tenait à tous. « Le di'oit de propriété a donc pris naissance avec les
États. Appartient à chacun ce qu'il peut retenir au nom des lois et
par la puissance de l'État, c'est-à-dire de celui auquel le souverain
pouvoir a été transféré » ^.
Il est permis de tuer à la guerre ou pour se défendre. Tout meurtre
n'est donc pas un homicide, mais est seulement homicide, le meurtre
que la loi interdit ^.
Le mariage (peu importe qu'il soit sacrement ou non) consiste
dans un contrat légitime de cohabitation entre l'homme et la femme,
c'est-à-dire dans un contrat que la loi autorise et peut rendre indisso-
luble si l'État le juge bon '.
Conséquemment, la loi civile est pour tout citoyen la règle qus
l'État lui a, par paroles, par écrit ou par tout autre signe convenable
de sa volonté, enjomt d'apphquer à. la distinction du bien et du mai ^.
Il n'y a, dans l'État, qu'un législateur,: le souverain. A lui seul
aussi appartient l'abrogation d'une loi antérieure, puisque cette abro-
gation ne peut se faire que par une loi nouvelle ^. Le souverain n'est
pas persomiellement soumi» aux lois civiles. Comme c'est lui qui les
fait et les abroge à son gré, il peut, chaque fois qu'il lui plaira, se sous-
1. Dr Cive, C. VI, § 9.
2. ... Ejusdem sumnii imperii est communes oninibus exhibera reguleis sive mensuras
et publiée eas declai'are, quibus unusquisque scia*, qnid suum, quid alienum, quid justum,
quid injnslum, quid honestum, quid inhonestum, quid bonum, quid malum appellandum
sit, hoc est summatim, quid agendum et quid fugietidum sit in \ata communi. Regulîe
autem eive mensurse illse vocari soient lege/i civiles... El leges rivilcs, ut eas definiamus,
nihil aliud sunt quam ejus, qui in ei^ntate summa prieditus est, de civium futuris actio-
nibus mandata. (De Cive, C. VI, § 9, îm medio).
3. De Cive, C. VI, § 10.
4. De Cive, C. VI, § 16.
5. Quoniam autem, ut supra ostensum est, ante constitutionem eivitatis omnia
omnitim sunt..., sequitur proprietcUem initium sumsisse cum ipsis civitatibus atque esse
id cuique proprium, quod sibi retinere potest per leges et potentiam totius eivitatis,
hoc est, per eiim, cui summum ejus imperium delatum est. (De Cive, C. VI, § 15).
6. De Cive, C. VI, § 16, circa principium.
7. De Cive, C. VI, § 16, m medio, et note.
8-9. Leviathan, C. XXVI, t. III, p. 197.
384 ARTICLE III. CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
traire à leur sujétion ; c'est donc qu'auparavant il en était affranchi.
On est libre dès lors qu'on peut l'être à volonté. Personne ne saurait
être obligé envers soi-même ; car le pouvoir de lier implique le pouvoir
de délier ^.
Le souverain est donc au-dessus des lois civiles. Aussi le droit de
propriété pour chaque citoyen ne vaut que par rapport aux autres
•particuliers, ses concitoyens. Mais les sujets « n'ont rien en propre
sur quoi n'ait droit celui qui a l'empire souverain, dont les ordres
sont les lois elles-mêmes, dont la volonté contient les volontés parti-
cuKères, et qui a été constitué par tous juge suprême » ^.
Le domaine, où s'exerce le pouvoù' souverain, n'est pas encore
épuisé. Puisque son empire est absolu, rien de ce qui peut intéresser
le bon ordre de la société ne saurait échapper à ses prises. Or les
actions de chaque personne sont dirigées par ses opinions particu-
lières ^. Il est donc indispensable que le souverain ait le droit de juger
quelles doctrines sont de nature à compromettre la paix, et d'en
interdire l'enseignement ^. Cette ingérence de l'État va très loin,
car il n'y a presque aucun dogme relatif soit au culte divin, soit aux
sciences humaines, d'où ne puissent sortir des dissentiments, puis des
querelles, des outrages et, peu à peu, la guerre ^.
Hobbes a pris la peine de dresser la hste des principales thèses
à proscrire : On doit obéissance à d'autres qu'à ceux gui ont reçu le sou-
verain pouvoir. « Ici, continue notre philosophe, j'ai en vue, pourquoi
le dissimuler ? le pouvoir que beaucoup attribuent au Chef de l'Eglise
romaine sur les Etats étrangers, ensuite le pouvoir que, en dehors
de l'Église romaine, certains évêques réclament dans leur cité, enfin
la liberté que, sous prétexte de religion, s'arrogent des citoyens même
infimes » ^. — La connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal
1. Secvindo, is qui habet summam potestatem legibus civilibus non subjicitur. Cum
enim arbitrio suo leges et facit et abrogat, potest, quoties visum erit, subjectione illa
et molestia se liberare : legibus ergo ante solutus erat. Liberi enim sunt qui, quando
volunt esse, possunt ; nec potest quisquam sibi ipsi»obligari, quia, qui obligare, idem
liberare potest. ( Leviathan, C. XXVI, t. III, p. 197, § Secundo).
2. Ex quo intelligitur singulos cives suum sibi proprium habere, in quod nemo conci-
vium suorum jus habet, quia iisdem legibus tenentur ; non autem proprium ita habere
quicquam, in quod non habeat jus ille quihabet imperium suminum, cujus mandata sunt
ipsse leges, cujus voluntate voluntas singulorum continetur, et qui a singulis consti-
tuitur judex supremus. (De Cive, C. VI,, § 15, circa médium)
3. ... Ita ut actiones omnium a suis cujusque opinionibus regantur. (De Cive, C. VI,
^ 11)-
4. Sequitur ergo illum... cui commissum est a civitate summum imperium, hoc quo-
que habere juris ut et judicet quae opiniones et doctrinse paci inimicœ sunt, et vetet
ne doceantur. (De Cive, C. VI, § 11, à la fin).
5. Dogma fere nullum est, neque circa cultvim Dei, neque circa scientias humanas,
unde dissensiones, deinde discordije, convicia, et paulatim bellum oriri non possit. (De
Cive, C. VI, § 11, note).
6. Quales sunt [doctrinae] quae... hominibus aliis prseter eos, quibus imperium sum-
mum traditum est, obedientiam piostulant. Spectare hoc ad potestatem, quam in aliéna
civitate Ecclesiae Romanse Principi multi attribuunt, et ad potestatem etiam, quam
alicubi extra Ecclesiam Romanam Episcopi in civitate sua .sibi postulant, denique ad
libertatem, quam prsetextu religionis sumunt sibi etiam cives infimi, non dissimule.
.(De Cive, C. Vï, § 11, Note, circa médium).
SECTION III. LE CITOYEN : § IV. ATTRIBUTIONS DF S0I7VERAIN 385
appartient à chacun en jmi'ticulier ^. — Les sujets pèchent toutes les
fois qu'ils exécutent les m'dres de leurs princes qui leur semblent injustes '^.
■ — Le tyrannicide est licite ^. — Les possesseurs du pouvoir souverain
sont aussi soumis aux lois civiles *. — La souveraineté peut être divisée ^.
— Chaque citoyen a sur ce quHl possède un domaine absolu ®. — Toutes
ces propositions sont qualifiées par Hobbes de « séditieuses », dignes
par conséquent d'interdiction et de répression. C'est tout à fait dans
la logique du système.
La tutelle de l'État doit s'étendre encore plus loin. Le Christ ne
nous a point enseigné cet ensemble de sciences, comprises sous le
nom de philosophie, dont les unes sont nécessaires à la vie et les
autres au bien-être de la vie. (( Il faut donc les acquérir par le raisonne-
ment, c'est-à-dire en enchaînant les conséquences après avoir pris
l'expérience comme point initial » '. Mais les hommes raisonnent
tantôt correctement, tantôt de travers. Or les erreurs commises en
ces matières philosophiques peuvent être nuisibles au pubhc, étant
une occasion d'outrages et de séditions. Il faut donc que quelqu'un
mette un terme aux controverses sur ces sujets, quand elles menacent
de troubler la paix, comme en prononçant « si ce que l'on infère est
bien ou mal inféré » ^.
Mais qui décidera ? Ce n'est point le Christ, « car il n'est point venu
en ce monde pour enseigner la Logique ». Reste que les juges de ces
controverses soient « ceux qu'en chaque État le ïSouverain institue » ^.
Voilà donc le Sou^■e^ain constitué Docteur es sciences « juridiques,
politiques, naturelles » ^°.
Les mauvaises doctrines, levain de discordes et de séditions,
sont répandues dans l'esprit des simples par les discours des prédica-
teurs ou les conversations journahères des gens qui en ont été imbus
dès leur jeunesse dans les Académies pubhques ^^. Pour remédier au
mal, il faut commencer par la réforme de ces Académies. Que le Sou-
verain fasse donc « rédiger les vrais éléments de la philosophie civile
et qu'il en impose l'enseignement à toutes les Universités » ^^. Leurs
élèves, imprégnés d'une saine doctrine, la propageront plus tard dans
le peuple.
1-2-3-4-5-6. De Cive, C. XII, § 1, 2, 3, 4, 5, 7.
7. ... Scientiœque omnes, quse philosophiœ nomine comprehenduntur, partim ad
vivendum, partim ab beue vivendum necessariae sunt. Horum scientia, quia Christus
eam non tradidit, ratiocinatione, id est texendo consequentias initio sumto ab expe-
rientiis, addiscenda est. (De Cive, C. XVII, § 12. circa principium).
8. Oportet igitur, quoties repugnans bono public et paci conimuni controversia de
his rébus oritur, esse aliquern qui de ratiocinatione, id est, an quod infertur, recteinfe-
ratur necne, sententiam ferat, ut controversia finiatur. (De Cive, C. XVII, § 12, circa
meÂium).
9. ... Neque enim venit [Christus"^ in hune mundum ut doceret loqicam. Reliquuin
igitur &st judices talium controversia um eosdem esse, quos Deus per naturam prius
instituerat, nimirum eos, qui a summo imperante in unaquaque civitate constituuntur.
(De Cive, C.^Yll, § 12).
10. ... Jus, pr.litia et scientiae naturales... (De Cive, C. XVII, § 12, circa finein).
11. De Cive, C. XIII, § 9.
12. Officii igitur summorum imperdtitium esse arbitrer, elementaveradoctrinaecivilis
conscribi facere, et imperare ut in omnibus civitatis academiis doceantur. (De Cive,
C. XIII, § 9, à la fin).
25
386 ARTICLE ni. — CHAPITRE IH. — LA TRILOGIE HOBBIBNKB
Il y a une dernière attribution, la plus exorbitante de toutes, dont
Hobbes gratifie l'État qu'il rêve : c'est de régenter la conscience reli-
gieuse. Au souverain laïc de réglementer le culte et la croyance des
sociétés même chrétiennes.
Le culte, on l'a vu ^, est un ensemble de signes honorifiques par les-
quels les hommes témoignent à Dieu leur estime et lui rendent leurs
hommages. Ceux qui veulent former une société peuvent et doivent
transférer au Souverain le di'oit de décréter de quelle manière il faut
honorer Dieu. Autrement, si chacun était hbre d'agir à sa guise, on
verrait simultanément dans le même État affluer toutes les opinions
absurdes sur la nature divine et toutes les cérémonies ridicules qui
ont pu exister quelque part ■^.
La croyance est contenue dans les Saintes Écritures, qui sont la
parole de Dieu. Ce n'est pas la lettre de la parole de Dieu qui sert
de règle à la doctrine chrétienne, mais la pensée véritable et authen-
tique que cette parole renferme, car qui veut se diriger par les Saintes
Écritures, doit d'abord les bien comprendre. C'est dire que pour
devenir une règle sûre et obligatoire, elles ont besoin d'im mterprète,
dont la parole soit regardée comme la parole même de Dieu ^.
Qui sera cet interprète ? Qui aura le « pouvoir, de prononcer défi-
nitivement' sur toutes les controverses au moyen de la Sainte Écri-
ture ? * » Ce pouvoir ne saurait appartenir ni aux simples particuliers,
ni à une autorité étrangère. S'en remettre, en effet, à l'arbitrage de la
conscience individuelle, serait détruire l'obéissance due, selon le pré-
cepte du Christ, à la puissance civile et compromettre la paix sociale.
Car, si chacun se fait juge de ce qui plaît ou déplaît à Dieu, avant
d'obéir aux princes il se demandera : leurs ordres sont-ils conformes
ou non à l'Écriture ? « De la sorte l'obéissance civile est supprimée,
parce que ou bien ils n'obéissent pas, ou bien, s'ils obéissent guidés
par leur jugement propre, c'est à eux-mêmes et non à l'État qu'ils
obéissent » ^. De plus, chacun gardant son sentiment persomiel,
la porte serait ouverte à d'innombrables controverses c^u'aucune
autorité ne pourrait trancher. Les hommes en viendraient à se haïr
et à se combattre : c'en serait fait de la société et de la paix ^.
Faut-il recourir à une puissance étrangère ? (Hobbes a en vue
l'Église romaine, qu'il ne nomme pas). Tout le monde sait que les
1. Cf. snpra, p. 366-367.
2. Possunt ergo cives jus decernendi de modo colendi Deum in eiim vel in eos ti'ans-
ferre qui civitatis habent imperium siunmuHi. Imo debent ;alioquinenimonines absur-
dse opiniones de natura Dei ceremoniEeque omnes ridiculse, quae apud ullas gentes
exstitere, in eadem simul civitate conspicerentur ; ex quo contingeret unicuique credere
caeteros omnes Deum contumelia afficere. (De Cive, C. XV, § 17, circa fmem),
3. i>e Cive, C. XVn, § 17..
4. ... Ita ut interpretatio, de qua agimus, idem sit quod potestas, in omnibus contro-
versiis per Scripturam Sacram determinandis, definiendi. (De Cive, C. XVII, § 27,
circa principitim).
5. Atque sic vel non obediunt, vel obediunt piopter judicium proprium, hoc est
sibi obediunt non civitati. Tollitur ergo obedientia civilis. (De Cive,C XVII, § 27,
circa principium).
6. De Cive, C. XVII, § 27.
SECTION m. LE CITOYEN : § IV. ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN 387
actions volontaires des hommes sont, par une nécessité naturelle,
conformes aux idées qu'ils se font du bien et du mal, des récompenses
et des peines. D'où il arrive forcément qu'ils sont tout prêts à obéir,
en toutes choses, à ceux dont chacun attend sa féhcité ou sa perte
éternelle, parce qu'ils décident quelles doctrines et quelles actions
sont nécessaires au salut. Ceci posé, il est très manifeste que les ci-
toyens, qui se croient obligés de suivre les décisions de cette autorité
étrangère, ne forment pas un État véritable, mais sont les sujets
d'un État étranger ^.
Reste donc que dans toute Éghse chrétienne, c'est-à-dire dans
tout État chrétien, l'interprétation de la Sainte Écriture, à savoir
le droit de trancher toutes les controverses, dépende et dérive de
l'autorité de l'homme ou de l'assemblée qui détient le souverain
pouvoir 2.
Bref, il faut que l'interprète de l'Écriture et de toutes les doctrines
soit le même que le Juge suprême ^.
L'autorité rehgieuse est donc l'apanage de la souveraineté pohtique :
l'Église est partie indivise de l'État.
Qu'est-ce que l'ÉgUse ? « C'est la multitude des hommes qui ont,
par V intermédiaire du Christ, conclu avec Dieu le jJcicte de la nouvelle
alliance, c'est-à-dire qui ont reçu le sacrement de baptême, multitude
qui peut être légitimement convoquée en un même lieu par quelqu'un,
et dont les membres, sur cette convocation, doivent être tous p7'ésents
soit p)ar eux-mêmes, soit par des repi'ésentants » *. Sans cette obligation
de répondre unanimement à l'appel fait par l'autorité légitime,
cette multitude ne formerait pas une personne et une Eglise ; il y aurait
autant d'Éghses différentes que l'on compterait de réunions diverses,
les uns s'assemblant ici, les autres là ^. Mais, grâce à ce droit de convo-
cation et au devoir correspondant d'y réponch^e. État chrétien et Eglise
sont une même chose sous 'des noms cUfférents. On l'appelle Etai,
en taivfcqu^elle se compose d'hommes ; Eglise, en tant que ces hommes
1. Quorum autem arbitrio, quae doctrinse et quse acticnes necessarise sunt ad salutem,
statuittu", eonim arbitrio exspectant homines felicitatem vel perditionem setemam ; iis
igitur in omnibus rébus obsequentur. Quod cimn ita sit, manifestissimum est cives
qui se obligari credunt eirca eas doctrinas, quœ ad salutem necessarise sunt, auctontati
exteniae acquiescere, non constituere civitatem per se, sed esse externi illius subditos.
(De Cive, C. XVII, § 27, circa médium).
2. Restât ergo, in omni eccîesia Christiana, hoc est, in omnî civitate Christiana, Scrio-
turae Sacrae interprétât io, hoc est, jus controversiaa omnes determinandi, dependeat et
derivetur ab auctoritate ilhus hominis vel cœtus, pênes quem est summum imperium
civitatis. (De Cive. C. XVII, § 27, à la fin).
f]. Restât ut... idemque sit interpres Scripturae et doctrinanim omnium judex supre-
mus. (De Cive, C. XVII, § 13, « la fin).
4. ... Multitude hominttm qui pactum novum cum Deo per Chriatum inierunt, hoc est
multitudo eoiutn qui susceperunt sacramentvmi baptismi iquae muUitudo et jure in unum
locum convocari posait ab aliq'uo, et, eo convocante, aàesae omnes vel per se vel per alioa obli-
ganlur. (De Cive, C. XVII, § 20).
5. Xam mutitudo hominum, si coire in unum cœtum, ubi opus est, non poteet, un»
persona dicenda non est... Itaque eccîesia, nisi ubi certa et cognita, hoc est, légitima
potestas sit, per quam singuli per se vel per alioa in cœtu adesse obligentur, una noa
est. (De Cive, C. XVII, § 20, circa principinm et circa finem).
388 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
qui la constituent sont chrétieyis ^. Église et État chrétien ont même
matière et même forme : même matière, à savoir, les mêmes membres
qui sont à la fois hommes et chrétiens ; même forme, à savoir, une
même puissance qui a droit de les convoquer, car chaque citoyen doit
venir là où la cité le convoque 2.
Hobbes tire de la doctrine précédente, qui identifie l'Éghse et l'État,
plusieurs conséquences, dont le but est de sauvegarder sa thèse fonda-
mentale, l'omnipotence du Souverain.
L'élection des Ecclésiastiques, c'est-à-dire « de ceux qui exercent
dans l'Éghse une fonction pubhque » ^, appartient au souverain *.
Leur consécration est laissée aux Pasteurs ^.
Il n'est pas douteux que le Christ a conféré aux futurs Pasteurs le
pouvoir de lier et de délier qu'il donna aux Apôtres. Mais cette faculté
de remettre et de retenir les péchés n'a pu être concédée à chaque
Pasteur individuellement, car, dans cette hypothèse, « toute crainte
des princes et des magistrats civils serait détruite, et du même coup
tout gouvernement ci vil...,, personne n'étant assez fou pour ne pas
préférer obéir à ceux qui peuvent remettre et retenir les péchés,
plutôt que d'obtempérer aux ordres des rois les plus puissants » ^.
Pour sortir d'embarras, notre philosophe distingue deux choses dans
le pouvoir de her et de déher : le jugement ou condaînnation, qui
prononce qu'un acte est péché ; puis la rérnission ou la rétention de la
faute, selon que le condamné acquiesce ou n'acquiesce pas au jugement
C[ui a décidé qu'il y avait faute, c'est-à-dire, selon qu'il se repent
ou ne se repent pas. « La première, qui est de juger s'il y a péché, regarde
l'interprète de la loi, c'est-à-dire le juge suprême ; la seconde, qui est
de remettre ou de retenir le péché, regarde le pasteur, et c'est la puis-
sance de Uer 'et de délier » '. Grâce à cette distinction le souverain
(car il est juge suprême) se réserve l'autorité essentielle et indépen-
dante qui lui permet de décider ce qui est bien ou mal, abandonnant
aux dignitaires ecclésiastiques un rôle secondaire et subordonné.
Ici,~comme dans le cas de l'élection et de la consécration des Pasteurs,
l'État reçoit une part de lion.
1. lis, quse dicta jam sunt, necessaria connexione adhœret civitatem Christianorum
hominvim et ecclesiam eoruiidoin, prorsus eandem rem esse duobus nominibus propter
duas cavisas, appellatam... Qiue vero civitas vocatur, quatenus conflatur ex hominibus ;
eadem, quatenus constat ex C7( risiianis, ecclesia nominatur. (De Cive, C. XYII, § 21).
2. De Cive, C. XVll, § 21, in medio.
3. Ecclesiastici appellari possunt, qui muiius in Ecclesia exercent publicum. (De Cive,
C. XVII, § 23).
4-5. De Cive, C. XVII, § 24.
6. ... Si pastoribus singulis eo modo remittere et retinere peccata concessum esset,
omnis metus principum et niagistratuum civilium, unaque omne regimen civile destrue-
retur... Neque est quisqiiam ita mente captus, ut non potius mallet iis, qui peccata
remittere et retinere possunt, quam regibus potentissimis obtemperare. (De Cive, C. XVII,
§ 25, circa principium).
7. Cum enim in remissione duo sint : alterum, judicium sive condemnatio, qua factum
judicatur esse peccatum ; alterum, (ubi condemnatus judicio acquiesçons obediverit,
id est pœnituerit) peccati remissio, vel (si non pœnituerit) retentio ; pi'imum eorum, id
est, judicare an sit peccatuni, ad interpreteni leç/is, id est, judicem summum ; secundum,
remissio vel retentio peccati, pertinet ad pastorem ; et est illa ipsa, de qua agitur, potes-
tas ligandi et solvendi. (De Cive, C. XVII, § 25, circa médium).
SECTION III. LE CITOYEN : § IV. ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN 389
Dernière conséquence. L'acte de retenir les péchés est ce que l'Église
nomme excommunication. L'excommunié est exclu des assemblées
et de la participation aux mystères ; la communauté chrétienne doit
le fuir, comme on fuit la contagion ^. Or, si l'on se rappelle que l'Église
et l'État ne font qu'un et ont même extension, il apparaît clairement :
1° Qu'un Etat chrétien ne peut encourir Vexcoynmunication, puisque
l'Église devrait par là même s'excommunier aussi, ce qui est impos-
sible. De plus, elle n'a point à redouter les foudres d'une autre Église,
soit particulière, soit universelle. Car il n'y a pas d'Église universelle
visible qui constitue une personne capable d'agir ; quant aux Églises
particuhères, elles n'ont pas prise les unes sur les autres ^,
£0 Que personne (allusion transparente au Pontife romain) ne peut
excoinmunier en masse les citoyens d'un Etat absolu ^.
30 Que le prince cjui détient la souveraineté ne saurait être excommunié.
Le prince, étant souverain, est tout ensemble l'État et FÉghse.
Personne ne peut donc être excommunié qu'en vertu de l'autorité
du prince ; mais le prince ne s'excommunie pas lui-même ; partant,
il ne peut être excommunié par ses sujets *.
Ainsi l'excommunication n'est qu'un vain épouvantail pour les
États. « Ce terme « foudi'c de l'excommunication » a été faussement
imaginé par quelque évêque de Pome qui, se croyant le roi des rois,
a imité les poètes païens attribuant la foudre à Jupiter » ^. Cette pré-
tention repose sur une double erreur : 1^ Juger, contrairement aux
paroles du Christ, que le royaume de Dieu est de ce monde. 2" Se croire
le Vicaire du Christ à l'égard, non seulement de ses sujets romains,
mais de tous les chrétiens '°.
Le souverain interprète les textes sacrés par l'intermédiaire des
ecclésiastiques ; mais c'est lui qui les délègue à cet effet ; c'est lui
encore qui déhmite les frontières entre le spirituel et le temporel,
c'est-à-dire décide quelles matières relèvent de l'ordre profane, quelles
de l'ordre sacré. « Tous les pasteurs, sauf le pasteur suprême, exercent
leurs fonctions par l'autorité du souverain, c'est-à-dire en vertu du
droit civil ; mais le roi, et quiconque a le pouvoir souverain, le font par
1. De Cive, C. XVII, § 27.
2. Quum ergo talis sit excomnnmicationis efiectus, manifestum est, primo loco, civi-
tatem Christianam non posse excomm.unicari. Est enim civitas Christiana ecclesia
Christiana (ut ostensum est supra, art. 21) et ejusdeni extensionis. Ecclesia autem excom-
municarl non potest : vel enini excommunicabit seipsam, quod est impossibile ; vel
excommunicabitur ab alia ecclesia, eaque, vel universali, vel particulari. Universalis
autem ecclesia, cum persona non sit (ut ostensum est articule 22), neque ergo agat
aut faciat quicquam, excommunicare neminem potest. Particularis autem ecclesia
excommunicando aliam ecclesiam nihil agit, nihil mutât. CDe Cive, C. XVII, § 26, circa
médium).
3. De Cive, C. XVII, § 26, circa tnediiim.
4. De Cive, C. XVII, § 26, circa finetn.
5. Excommunicatio ergo, si careat potestate civili, ut rêvera caret quoties i;nus
princeps alterum excommunicat, inutilis est ; neque igitur metuenda. Vocabuhnn illud,
fulmen excommunicationis, ab alicujus episcopi Romani imaginatione falsa profectum
est, qui, regum regem se esse putans, poetas ethnicorum, qui Jovi fulmen attribiierunt,
imitatus est. ( Leviathan, C. XLII, t. III, p. 374, circa médium).
6. Leviathan, C. XLII, t. III, p. 374 (fait suite à la citation précédente).
390 ARTICLE III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
l'autorité de Dieu, c'est-à-dire en vertu du droit divin. C'est pourquoi
le souverain est roi par la grâce de Dieu, tandis que les évêques ne sont
é^èques que par la grâce du rois) ^.
Ici, Hobbes soulève lui-même une grave objection. Ne peut-il pas
se présenter des cas où les ordres du souverain soient en opposition
arec la loi divine contenue dans la Révélation ? Dès lors, il faudrait
choisir entre les injonctions du souverain et celles de Dieu 2.
Hobbes répond d'abord, en général, qu'd faut avant tout se sauver ;
par conséquent, dans les choses nécessaires au salut, on doit obéir
à Dieu qui peut nous condamner à la mort ^éternelle, plutôt qu'au
souverain terrestre, qui épuise sa puissance en nous condamnant
à la mort temporelle ^. Il faut donc, avant tout, savoir quelles sont les
conditions absolument requises j)our le salut. Elles sont au nombre
de deux * :
10 L'Obéissance. Cette vertu consiste dans la volonté ou l'effort de
se soumettre aux lois de Dieu, qui comprennent les lois morales
et les lois civiles, tant temporelles que spirituelles ^. L'obéissance,
qui équivaut au repentir, implique l'amour de Dieu et du prochain
ainsi que la justice ^.
20 La Foi chrétienne. Le mot foi s'emploie pour marquer que l'as-
sentiment, qui est donné à une proposition, se fonde, non sur des
raisons tirées de la proposition elle-même, mais sur la conviction que
la personne qui « propose » n'est ni trompée, ni trompeuse '' . La foi
diffère par conséquent de Vopinion, qui s'appuie sur la raison, et non
sur l'estime que nous faisons d'autrui ; ensuite de la science, dont le
propre est de mâcher lentement une proposition avant de l'admettre,
tandis que la foi tout entière l'avale d'un trait ^. Quant à la foi chré-
tienne, elle consiste à croire que Jésus est le Christ, c'est-à-dire Celui
qui, d'après les Prophètes, devait venir en ce monde pour établir
1. Pastores omnes, prseter supnenmm, jure, civiU ista [prsedicai-e vel baptizare]
laeiunt ; sed rex, et quicunque sunamam habet potestatem, eadem faciunt authorjtate
Dei, sive, ut loquuntur, jure divino. Reguni ergo et sunime imperantiuni soloruni est in
titulis habere : Dei gratia rex, etc. Episcoporum est : Per gratiam régis episcopus, etc.
(Leviathan, C. XLII, t. III, p. 398, circa principium).
2-3, De Cive, C. XVUI, § 1.
4. De Cive, C. XVIII, § 2.
5. De Cive, C. XVIII, § 3, m fÎMe.
6. De Cive, C. XVIII, § 3, circa principium.
7. Quando vero rationes nostrae, propter qvias assentiinvir propositioiii alicui, non ab
ipsa p7-opositione, sed a persona proponentis derivantur, ut quém ita peritum judicamus
ut non fallatur, neque causani videmvis quare velit fallere, assensus noster, quia nas-
citur non a nostrae sed aliense scientise fiducia, fuies appellatur. (De Cive, C. XVIII,
§ 4, circa finem).
8. Ex iis, quœ dicta sunt, apparet differentia... in ter fidem et opinionem : hsec enim
nostrae rationi innititiu-, illa alienœ existimationi... Tnter fidem et scientimn : hujus
euim est propositioneni examinatione comniinutam et mansam lente adniittere ; illius
aAxtem, integram deglutire. (De Cive, C. X\ III, § 4). Hobbes oublie que le croyant
examine les motifs de'crédibilité. Saint Thomas a dit depuis longtemps : « Le croyant
ne croirait pas s'il ue voyait qu'il faut croire. » (Non enim crederet nisi \dderet ea esse
credenda vel propter evidentiam signorum, vel propter aliquid hujusmodi. (Sunima
theologica. II* Ilae^ Qusest. I, Art. IV, ad 2i'm).
SECTION m. LE CITOYEN : § IV, — ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN 391
le règne de Dieu ^. Tel est le seul article de foi qui soit indispensable
au salut ^.
Après avoir indiqué quelles sont, d'après lui, les conditions néces-
saires au salut, Hobbes en vient à la solution pratique de la difficulté
envisagée d'une façon concrète.
S'agit-il d'un prince chrétien ? Les citoyens doivent lui obéir,
car tant qu'il fait profession de Christianisme, le souverain ne peut
commander à ses sujets de renier le Christ ou de l'outrager : autrement
il ferait profession d'antichristianisme. Ici, la hgne de conduite à
suivre est simple : les citoyens d'un État chrétien n'ont qu'à se sou-
venir qu'ils doivent, dans les choses aussi bien spirituelles que tempo-
relles, pleine et entière obéissance au pouvoir suprême ^. Bref, notre
philosophe nie la possibiMté même d'un conflit.
« S'agit-il d'un prince non chrétien ? Il est hors de controverse
que, dans toutes les choses temporelles, un citoyen même chrétien
lui doit pareille obéissance. Pour les choses spirituelles, c'est-à-dire
qui concernent la manière d'honorer Dieu, il faut suivre quelque
Eglise de Chrétiens. Dieu, en effet, dans les choses surnaturelles, ne
parle que par les interprètes chrétiens de l'Écriture sacrée : c'est
l'hypothèse même de la foi chrétienne. Mais quoi ? Faut-il résister
aux princes, quand on ne doit pas leur obéir ? Pas le moins du monde
assurément : ce serait contraire au pacte civil. Que faire donc ? Aller
au Christ par le martyre » *. Ainsi, aucune résistance, même passive,
n'est autorisée à l'égard d'un souverain incrédule qui opprimerait
une nation chrétienne ! On ne saurait pousser plus loin la sujétion
au pouvoir civil et le mépris de la conscience humaine.
Hobbes reproche à l'Église sa prétention à dominer l'individu,
qui dès lors n'est plus soumis tout entier à l'État, et sa tendance à
absorber l'État lui-même. Le remède qu'U imagine est simple et radical:
l'État doit absorber l'Éghse, quelle que soit cette Église, Romaine,
Anglicane ou Presbj^érienne. Mais évidemment c'est l'Éghse romaine
qu'il redoute le plus, car elle oppose suprématie à souveraineté,
canons à lois, autorité spirituelle à autorité civile, sanctions surnaturelles
et éternelles à sanctions pohtiques et temporelles. Il ne craint pas de
comparer (et il ne trouve pas sa comparaison inepte, non inepte com-
parari potuit) la hiérarchie romaine à ces ombres ou spectres, célèbres
par leurs forfaits nocturnes, qu'en Angleterre les vieilles femmes,
1. De Cive, C. XVIII, § 5, circa priticipium.
2. De Cive, C. XVIII, § 6-10.
3. De Cive, C. XVIII, § 13. — Hobbes escamote la difficulté, parce quun prince saas
aller jusqu'à commander de renier le Christ ou de l'outrager, peut commander des
choses contraires, par exemple, à la morale de l'Evangile.
4. Imperantibu.s autem non Chri.stianis. in temporalihus quidem omnibus oandem
deberi obedientiam, etiam a cive Christiano, extra controversiam est ; in spirihtalihua
vero, hoc est, in iis quse pertinent ad modum colendi Dei, sequenda est ecclesia aliqua
Christianorutn. Etenim Deum non loqui in rébus supernaturalibus nisi per Scripturaî
Sacrse interprètes Christianos, fidei Christian» est hypothesis. Quid autem ? An prin-
cipibus resistendum est, ubi obediendum non est ? Minime sane ; hoc emm contra pac-
tum est civile. Quid ergo agendum ? Euadum ad Christum per martyrium. (De Cive,
C. XVIII, § 13, circa finem).
332 ARTICLE III. — CHAPITRE III. LA TRILOGIE HOBBIENNE
les enfants et les ignorants appellent Lemurs ^. (c Car lorsque l'on
considère l'origine d'une si vaste domination ecclésiastique, est-ce
que la Papauté n'apparaît pas comme le grand spectre du grand Empire
romain, spectre couronné, qui est assis sur le sépulcre de l'Empire
défunt ? ^ ))
* V. — NATURE DE LA SOUVERAINETÉ
ET FORMES DIVERSES DE GOUVERNEMENT.
Voilà l'idée que Hobbes s'est faite de la Souveraineté : c'est l'abso-
lutisme le plus absolu que jamais théoricien politique ait rêvé. Le
souverain est tout dans l'État, au spirituel comme au temporel.
Que ce- souverain soit un monarque, qu'il soit une assemblée, grande
ou petite, son pouvoir doit être indivisible, car la division des pou-
voirs amène des dissensions et finalement la guerre civile ^. C'est
pourquoi il faut repousser « le gouvernement mixte », où l'autorité est
partagée entre les éléments monarchique, aristocratique et démocratiqve *.
C'est le moment de rappeler ce que Hobbes entend par Souveraineté.
Il y a, dans toute société, un homme ou une assemblée ayant sur tous
les citoyens une puissance légitime aussi grande que celle que chacun
a sur sa propre personne en dehors de la société, c'est-à-dire une
puissance souveraine ou absolue, aussi étendue que le permettent
les forces de la société ^. Comme c'est le point culminant de son sys-
tème, Hobbes, après beaucoup d'autres raisons, apporte cet argument
a priori : S'il en était autrement, c'est-à-dire « si le pouvoir du chef
était limité, ce serait, nécessairement, par un pouvoir plus grand,
car celui qui impose des hmites est forcément plus puissant que celui
qui les ^bit. C'est pourquoi cette puissance contraignante, ou bien
elle est sans limite, ou bien elle est à son tour contrainte par une autre
plus grande, et ainsi jusqu'à ce que l'on parvienne enfin à un pouvoir
qui n'a d'autre h mite que celle même qui est le terme ultime des forces
réunies de tous les citoyens » ^. Cet argument rappelle celui par lequel
on démontre que Dieu est l'Etre absolument nécessaire, Ens a se '.
L Leviathan, C. XLVII, t. III, p. 505. Il continue, pendant deux pages, cette com-
paraison plus ridicule encore qu'odieuse. Ibidem, p. 505-507.
2. Cogitantibus enim dominii tanti ecclesiastici originem, quid aliud vider i potuit
papatus nisi imperii illius Romani ingentis ingens spectrum, sepulchro imperii defuncti
coronatum insidens ? (Leviathan, C. XLVII, t. III, p. 505, § Cogitantibus).
3. HOBBBS, De Cive, C. VII, § 4. Cf. C. VI, § 6-12.
4. De Cive, C. VIT, § 4.
5. Manifestum est igitur esse in onini civitate aliquem hominem unum vel concilium
sive curiam unam, quse potentiam in cives singulos jure habet tantam, quantam extra
civitatem unusquisque habet in seipsum, id est sumniani sive absolutam, viribus
civitatis, neque ulla alia re limitandam. (De Cive, C. VII, § 18).
6. Si enim potestas ejus [ho'tninis vel concilii] limitaretur, necesse est ut id fiât a
majori potestate : oportet enim eum, qui limites prsescribit, majorem potentiam habere
quam is qui limitibus cohibetur. Potentia itaque illa cohibens, vel sine limite est, vel
iterum cohibetur ab alia majori ; et sic tandem devenietur ad potestatem sine alio
limite prsetef eum qui terminus ultimus est virium civium simul omnium. (De Cive,
C. VI, § 18, circa principiumj..
7. Ce rapprochement nous semble préférable à celui que propose M. Lyon : c N'est-ce
pas, à peu de chose près, ainsi que raisonnait saint Anselme ? Seulement, à la diffé-
SECTION III. LE CITOYEN : § V. — SOUVERAINETÉ ET GOUVERNEMENTS 393
Rien d'étonnant, car, aux yeux de Hobbes, le chef, cet « absolu ter-
restre », n'est pas moins nécessaire dans chaque société, que Dieu,
u l'absolu transcendant », ne l'est pour l'univers. Son Souverain est
un dieu en miniature.
Tous les citoyens sont Ués envers le Souverain et lui doivent l'obéis-
sance la plus rigoureuse, une obéissance pure et « simple » ^. Refuser
de se soumettre au Souverain, c'est « un crime de lèse-majesté » '^.
Seul le Souverain est indépendant. La raison en est dans la nature
du contrat social. Ce pacte pohtique, contrairement aux autres
pactes, n'est point bilatéral, obhgeant sujets et souverain ; il n'existe
qu'entre les particuUers, qui ont Ubrement renoncé à leurs droits en
faveiu- du souverain de leur choix : Peuple, Nobles ou Monarque ^.
Il s'ensuit que les gouvernants, n'étant tenus par aucun contrat,
ne sauraient faire « une injustice » aux citoyens, puisque Hobbes
donne au terme injustice le sens spécial de « violation d'un contrat ».
Ils peuvent néanmoins pécher contre les autres lois naturelles, par
exemple, par crédulité, iniquité, outrage, et autres vices qui ne rentrent
pas dans la définition stricte de « l'injustice » rappelée ci-dessus ^.
Mais leurs fautes ne comportent en ce monde aucune sanction ci\ale ^,
puisqu'ils sont les auteurs des lois et de leurs pénahtés. Le souverain
est donc légalement irresponsable, impunissable, inviolable.
Cependant à cette monstrueuse omnipotence qui concentre tous les
droits et toutes les forces, Hobbes a dû logiquement apporter quelques
restrictions, imposer quelques bornes.
La première est ultraterrestre. Le souverain doit obéir en tout,
autant qu'il peut, à la droite raison, c'est-à-dire à la loi naturelle,
morale et divine ^. Il est comptable de sa conduite devant Dieu,
« sous peine de mort éternelle » ''.
rence de ce Père, Hobbes avance la preuve à priori pour démontrer l'existence non
pas de l'absolu transcendant que l'ontologie considère, mais de cet absolu terrestre
qui offre aux hommes une image affaiblie du Dieu des Théologiens. » (La Philosophie
de Hobbes, p. 180).
1. De Cive, C. VI, § 13.
2. De Cive, C. XIV. § 20-22.
3. De Cive, C.Vlï, il, 9, 12.
4. Injuria enim, per definitionem supra allatam (C. III, § 3), nihU aliud est quam
pactorum violatio ; ideoque ubi nulla pacta prsecedunt, ibi nulla sequi potest injuria.
Potest tamen et popidua, et curia optimatum, et monarcha multis modis peccare contra
cseteras leges naturales, ut credulitate, iniquitate, contunielia aliisque vitiis, quae sub
hae stricta et accurata injuriae significatione non veniunt. (De Cive, C. VII, § 14, circa
principiurn).
5. Non potest qui sumiiiam habet potestatem a civibus occidi aut quotnodocunque
jure puniri. Nam qui injuriam facere non potest, ne reus quidem fieri, multo minus
coudemnari potest. Quicquid enim fecit, facti author est civium unusquisque. (Levia-
than, C. XVIII, t. III, p. 135, § Quinte). D'après Hobbes chaque citoyen est censé
l'auteur de tout ce que fait le souverain, parce que, comme on l'a \'u, la volonté du
souverain contient toutes les volontés des citoyens.
6. Quamquam enim ii, qui summum inter homines imperium obtinent,legibus proprie
dictis, hoc est hominum voluntati, subjici non possunt, quia summum esse et aliis
subjici contradictoria sunt ; officii tamen eonun est rectse rationi, quae lex est naturalis
moralis et divina, quantum possunt in omnibus obedire. (De Cive, C. XIII, § 2).
7... Under the pain of eternal death. (De Corpore polifico, P. II, C. IX, § 1, circa
médium).
394 ARTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
Dans l'ordre social, la limite est posée par la fin même de la Souve-
raineté qui est la défense contre l'étranger, le maintien de la paix
entre les citoyens, l'accroissement aussi grand que possible de la for-
tune des particuliers, enfin la jouissance d'une liberté qui ne nuise pas
aux autres ^. Bref, les devoirs du souverain se résument en cette
maxime : Le saluii du "peuple est la loi suprême 2. Or, pourvoir au salut
du peuple, ce n'est pas simplement conserver la vie des citoyens
d'une façon quelconque, mais s'efforcer de la rendre heureuse autant
que faire se peut ^.
Hobbes d'ailleurs n'a tempéré pratiquement qu'avec une extrême
parcimonie l'absolutisme de l'autorité suprême. Il a réduit à quatre
les cas où le sujet n'est pas tenu d'obtempérer aux ordres du souve-
rain : >
P Si le Chef commande à un citoyen, même justement condamné
à mort, de se tuer, de se mutiler, de se blesser, de s'abstenir d'aliments,
de médecine, d'air, bref, de toute chose nécessaire à l'entretien de la
vie, ce citoyen est hbre de récuser ces commandements *. De même,
personne n'est obhgé de tuer un de ses concitoyens, à moins que ce
refus n'entrave la fin pour laquelle la société civile a été instituée^.
20 Personne n'est tenu à faire l'aveu du crime qu'il a commis ^.
30 On peut décliner le service miUtaire, si l'on fournit un remplaçant
convenable '.
Ces tempéraments découlent logiquement de la nature même du
contrat social : l'homme en effet ne saurait transférer le droit de pré-
servation personnelle, car ledit contrat n'est précisément qu'un
simple moyen d'assurer cette préservation.
40 Quand le Souverain n'est plus en état « de pourvoir au salut
des citoyens », ils sont défiés de leurs engagements. « On entend que
l'obligation des citoyens envers le souverain persiste aussi longtemps,
mais pas plus que son aptitude à les protéger. Car il n'y a pas de pacte
qui puisse annuler le di'oit naturel qu'ont les hommes de se protéger
eux-mêmes, quand personne d'autre n'en est capable. Le souverain
est l'âme de la société : une fois séparée du corps, les membres ne
reçoivent plus d'elle le mouvement. La fin de l'obéissance est la pro-
tection : partout où l'homme la découvre, que ce soit en lui-même
ou en un autre, la nature y apphque son obéissance et guide son
effort à la maintenh". Quoique la souveraineté, dans l'intention de
ceux qui l'étabfissent, soit immortelle, cependant elle est, en vertu
1. De Cive, C. XIII, § 6. — Dans le Leviathan (C. XXI, t. III, p. 165, m prinipio),
Hobbes ne mentionne que la paix civile et la défense contre l'étranger : Finis est in-
stitutionis civilis pax civiuni inter se et defensio contra hostem publicum.
2. Imperantium autem officia oiinia hoc uno dicto continentur : Salus populi
suprema lex. (De Cive, C. XIII, § 2). — Par peuple il ne faut pas entendre ici une
personne civile, c'est-à-dire l'Etat lui-même qui gouverne, mais la multitude des
gouvernés. Car l'Etat n'existe pas poiu lui-même mais poui- les citoyens. Civitas enim
non sui, sed civium «iausa instituta est. (De Cive, C. XIII, § 3).
3. Per salutem autahi intelligi débet non sola vitse qualitercunque conservatio, sed,
quatenus fieri potest, vita beata. (De Cive, C. XIII, § 4).
4-5-6-7. Leviathan, C. XXI, t. III, p. 165-166.
SECTION III. LE CITOYEN : § V. — SOUVERAINETÉ ET GOUVERNEMENTS 395
de sa propre nature, non seulement sujette à la mort violente par une
guerre étrangère, mais encore, à cause de l'ignorance et des passions
humaines, elle renferme, par suite de son institution même, de nom-
breux germes de mortalité, qui proviennent des discordes intestines » ^,
Conséquemment, si le souverain, vaincu dans une guerre malheureuse,
se soumet au vainqueur, les citoyens, hbéré^ de leur obligation
envers lui, doivent obéir au vainqueur 2. Si le monarque abdique
en son nom et au nom de ses héritiers, ou si, de fait, il n'a pas de suc-
cesseur ^, les citoyens recouvrent la hberté absolue de la nature ^,
c'est-à-dire rede\àennent une multitude confuse, à moins qu'ils ne
forment à nouveau une personne civile en choisissant un chef, qui
peut être soit le Peuple lui-même, soit une assemblée des meilleurs
(Curia optimal U7n), soit un monarque.
Car il importe de remarquer, en achevant l'exposition du système
pohtique de Hobbes, que, si la souveraineté doit rester indivisible
sous j)eine de n'exister pas, elle peut résider ou dans un seul homme
1. Obligatio, quam cives habent erga euiu qui sumnaam habet potestatem, tandiu
nec diutius permanere intelligitur, quam manet poteiitia cives protegendi. Jus enim
hominum seipsos protegendi naturale, quando a nemine alio protegi possunt, nullo
pacte extingui potest. Is enim, qui summam habet potestatem, civitatis anima est,
quse simul atque a coi'pore separata est, membra motum ab illa amplius non accipiunt.
Obedientiîe finis est protectio ; quam ubicunque quis viderit, sive in se, sive in alio,
ad illam obedientiam ejus et conatum ad illam conservandam applicat natura. Quan-
quam autem potestas summa ex intentione instituentium incimortalis sit, sua tamen
natura non solum morti violentœ a bello externo subjecta est, sed etiam propter igno-
rantiam et passiones hominum habet in se, ab ipsa institutione, semina multa morta-
litatis a discordiis civium ipsorum. (Leviathaii, C. XXI, t. III, p. 168-169).
2. Leviathan, C. XXI, Opéra, t. HT, p. 169-170. —De Cive, C. VII, § 18, Secundo.
Hobbes ajoute, dans le Leviathan, que, si le prince prisonnier n'a pas renoncé à ses
droits, il reste pour les sujets le seul souverain auquel ils doivent se soumettre ; par
conséquent, diu"ant sa captivité, ils doivent obéir aux magistrats nommés par lui
antérieiu'oment. Mais, dans la dernière partie de l'ouvrage (A Review and Conclu-non )
U soutient une thèse moins stricte. Quand, le souverain étant défait, la vie et les res-
sources des ijarticuliei-s sont à la merci des garnisons ennemies, ils doivent payer au
vainqueur une contribution en retour de la protection qu'il leur accorde. Donc, puisque
pareille contribution, « en tant cju'on ne peut s'y refuser, est regardée comme légitime,
quoiqu'elle soit une assistance à l'ennemi, une soumission totale, qui n'est aussi qu'une
assistance à l'ennemi, ne saui>ait être tenue pour illégitime. » (Seeing therefore such
contribution is every where, as a thing inévitable, (notwithstanding it be an assistance
to the enemy), esteemed lawfull ; a totall submission, which is but an assistance to
the ennemv. cannot be esteemed unlawfull. (Leviathan, A reviev)..., Works, t. III, p.
704). C'est ce pa.ssage qui fut reproché à Hobbes comme une trahison de la cause
royale. On l'accusait de l'avoir écrit afin de se ménager les bonnes grâces de
C'romwell en v\iQ de son retour en Angleterre. (Cf. snpra, p. 283). Hobbes répondit
« l'accusation qu'il avait écrit ce passage pour justifier les royahstes qui, après avoir
servi fidèlement le roi durant la guerre civile, « avaient été forcés d'en venir à composi-
tion avec les nouveaux maîtres et de levn- promettre obéissance, afin de sauver leurs
vies et leiu^s fortvmes ». (... they (servants and subjects of his Majestj ] \rere forced to
compound with your masters and to promise obedi-^nce for the saving of their hves
and fortunep... Cf. Considérations upon the RepvUation, Loyalti/, Manners and Relifion
of Thomas Hobbes. (Works, t. IV, p. 421).
3. Hobbes fait observer que, dans une Démocratie et une Aristocratie, les succes-
seiu-s ne peuvent faire défaut, (oy, 'jioî et curia optitnatuTn deficer© non possunt.
Cf. De Cive, C. VII, § 18, circa médium).
4. Leviaihan, C. XXI, Opéra, t. III, p. 169. Cf. De Cive, C. VII, § 18, circa finetn.
396 ARTICLE III. CHAPITRE ITI. LA TRILOGIE HOBBIENNE
OU dans une assemblée, qui se compose soit de tous les citoyens, soit
seulement d'une élite. Notre théoricien admet par conséquent la légi-
timité de la Démocratie, de V Aristocratie et de la Monarchie, mais sous
leur forme pure et absolue, excluant la forme mixte, qui répartit
entre plusieurs, comme le roi et le parlement, les droits inhérents
à la Souveraineté ^. Hobbes appelle cette triple forme sociale Sociétés
par institution, parce qu'elles sont fondées sur le consentement mutuel ^.
Ce qui distingue ces trois formes de gouvernement ne vient pas
d'une différence dans l'étendue du pouvoir, puisque partout il est
absolu, mais de la diversité des personnes auxquelles il appartient ^.
« La première, dans l'ordre du temps, est la démocratie ; et il en
doit être nécessairement ainsi, parce qu'une aristocratie et une monar-
chie e:^5igent la nomination de personnes choisies. Ce choix, quand il
est fait par une grande multitude d'hommes, doit consister dans le
consentement de la majorité. Or, là où les votes de la majorité im-
pliquent les votes du reste, il existe alors une démocratie » *.
Le gouvernement démocratique requiert deux conditions : l'assem-
blée de tous les citoyens et le droit de suffrage pour chaque citoyen.
Les décisions sont prises à la pluraUté des voix. C'est donc le peuple
réuni, dont la volonté représente la volonté de tous les citoyens,
qui possèd'e le pouvoir souverain ^. Mais il faut que l'époque et le
heu des réunions soient fixés à des intervalles rapprochés, de peur
qu'une vacance prolongée du pouvoir souverain ne soit un péril pour
l'État. Si ces intervalles étaient trop éloignés, l'exercice de la Souverai-
neté devrait être remis, durant la période intermédiaire, à un homme
ou à un conseil ^.
J^^ Aristocratie ou Curia optiinatiim tire son origine de la Démocratie.
Elle existe quand le peuple transfère tous ses droits à un certain
nombre de citoyens que leurs quahtés remarquables ont désignés
aux suffrages de l'Assemblée. Par le fait de cette élection, à la plura-
lité des voix, le peuple cesse d'être une personne et perd la Souve-
raineté '. Même obligation que dans la Démocratie, pour ce qui
concerne la convocation des assemblées ^.
1. De Cive, C. VIT, § 4. — Leviathan, C. X\^II, Opéra, t. III, p. 138-139.
2. Hobbes leur oppose les Sociétés par acquisition (Domination du maître sur ses
esclaves. Domination des pères dan^i la Famille) , où l'autorité fut acquise primitivement
par la force ou le fait de la naissance et de l'impuissance des enfants. Cf. Leviathan,
C. XIX, XX, t. III, p. 141. sqq. et 150 sqq. — De C ve, C. VIII et IX. — De Cor-
pore polifico, P. II, Ch. III et IV.
3. De Cive, C. VII, § 1.
4. The fîrst in order of time of thèse tliree sorts, is democracy ; and it must be so of
necessity, because an aristocracy and a monarchy require nomination of persons agreed
upon, which agi-eement in a gi-eat multitude of men must consist in the consent of the
major part ; and where the votes of the major part involve the votes of the rest, there
is actually a democracy. (De Corpore politico, P. II, Ch. II, § 1, circa principium).
5. De Cive, C. VTI, § 5. Qui coïerunt ad civitatem erigendam, pêne eo ipso quod
coïerunt, Democratia sunt. Nam ex eo quod volentes convenerunt, intelliguntvir obligati
ad id quod consensu majoris partis decernetur. Id quod, quamdiu conventus durât,
vel ip certes dies et loca difïertur, democratia est.
6. De Cive, C. VII, § 6.
1-S. De Cive, C. VII, § 8, 10.
SECTION III. LE CITOYEN : § V. SOUVERAINETÉ ET GOUVERNEMENTS S97
La Monarchie enfin, comme l'Aristocratie, dérive de la puissance
du peuple qui résigne son droit, c'est-à-dire l'autorité souveraine
entre les mains d'un seul homme ^. A la différence du gouvernement
populaire ou aristocratique tenus de se réunir à des époques régu-
lières, parce qu'ils ne peuvent siéger en permanence, le gouvernement
monarchique n'interrompt jamais l'exercice du souverain pouvoir,
parce que ce pouvoir réside dans un individu ^. En choisissant un
monarque, le peuple est hbre d'aliéner ses droits en tout ou en partie.
Si le peuple donne à un roi la souveraineté sans en limiter la durée,
ce roi peut désigner son successeur ^. Si le peuple, en élisant un roi
à vie, se réserve le droit de s'assembler après sa mort, ce roi n'a que
l'usufruit du pouvoir ; pendant tout son règne la nu-propriété reste
aux mains du peuple, qui pourra disposer à' son gré, après le décès
de l'élu, de la Souveraineté *. Mais, si le peuple, après l'élection d'un
monarque temporaire, décide que, pendant la durée du règne, il se
réunira, en temps et lieu déterminés, l'élu ne doit pas être consi-
déré comme un monarque, mais comme le premier ministre du
peuple. C'est pourquoi le peuple peut, s'il lui semble bon, enlever à ce"
ministre l'administration de l'État, avant l'expiration du délai fixé
d'abord ^.
Après avoir caractérisé ces trois sortes de gouvernement, Hobbes
les met en parallèle et donne hautement la préférence à la Monar-
chie ^. Il nous avertit d'ailleurs qu'il déduit son opinion de raisons
théoriques, sans trop se préoccuper de l'expérience "^ .
Voici les principaux motifs que notre philosophe royaliste allègue
en faveur de la Monarchie :
1^ L'intérêt privé du roi coïncide avec l'intérêt général, parce que
ses richesses, ses honneurs, ses pouvoirs sont liés à ceux des citoyens.
Quel avantage un roi retirerait-il de sujets pauvres, faibles et vils ?
Dans une démocratie au contraire l'intérêt privé des particuliers les
\.DeCivc,C.YU, §11.
2. Populo enim, ut et optimatibus, quia non sunt unumnaturale, cons;ressu opus est.
Monarcha, qui unus natura est, semper . in potentia proxinia est ad actus imperii
exercendos. (De Cive, C. VII, § 13, in fine).
3. De Cive, C. VII, § 15.
4. ... Tune mortùo monarcha, consolidatur imperium in populo, nulle novo actu
civiumsed jure priore. Toto enini medio tempore, summum, imperium, ut dom,inium,, in
populo erat ; usus autem sive exercitium ejus tantum in monarclui temporario, ut usu-
iructuario. (De Cive, C. VII, § 16, circa médium).
5. ... Non habendus est talis pi"o monarcha, sed pro primo populi ministre, potestque
popiilus, si v'idebitur, euin administratione sua privare, etiam ante tempus... (De Cive,
C. VII, § 16, circa médium ).
_^6,J5e Cive, C. X, § 3-18. — De Corpore politico, P. II, Ch. V. — Leviathan, C. XIX,
tjyi, p. 142-150. - — Nous exposerons les idées de Hobbes, surtout d'après le Leviathan,
parce que c'est là qu'il a consigné sa pensée définitive. Il terminait cet ouvrage peu de
temps après la chute de la monarchie légitime. Cette leçon de choses, comme on dit
aujourd'hui, refroidit légèrement l'ai'deur de son loyalisme monarchique. Cette attitude,,
on l'a vu (cf. p. 395, n. 2) fut incriminée comme une défection.
7. ... Quamquam monarchiam commendatiorem nobis exhibeant [ai'gumenta qusedam
prius allata], tamen, quia id non rationibus, sed exemplis et testimoniis faciunt, omit-
temus. (De Cive, C. X, § 3, in fine)'.
398 AKTICLE III. — CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
pousse quelquefois à s'opposer aux mesures que réclame le bien
public 1,
20 Les lois portées par un roi sont plus stables que celles qui émanent
d'une assemblée, parce qu'elle compte plusieurs membres et que sa
composition est variable 2.
30 Un roi ne peut être en désaccord avec lui-même par envie ou
avarice, tandis qu'une assemblée peut être en proie à de telles dissen-
sions que la guerre civile s'en suive ^, car dans une assemblée déli-
bérante, les diverses factions sont sans cesse aux prises *, et l'éloquence
des orateurs attise le feu des passions ^,
40 Un monarque consulte qui, quand, où il veut. Cette consulta-
tion peut être demandée, en secret, à des hommes compétents, qui
ne font pas de frais oratoires. Une assemblée ne peut prendre conseil
que de ses membres : la plupart ne sont pas versés dans les questions
politiques ; restent les orateurs, qui font des discours pleins de fard ou
d'une érudition inepte, troublent l'État ou ne lui sont d'aucune utilité.
Les délibérations sont publiques. Comment d'ailleurs un si grand
nombre d'hommes pourrait-il garder un secret ? ^
Quant au gouvernement aristocratique, il sera d'autant meilleur
qu'il s'éloignera plus de la forme démocratique et se rapprochera
davantage de la forme monarchique '.
Notre théoricien ne dissimule pas les reproches qu'on fait valoir
contre la monarchie. Son système de défense consiste à retourner
ces reproches contre les gouvernements où le pouvoir réside dans une
assemblée, prétendant qu'ils en méritent autant ou même plus.
1° Un roi a d'ordinaire un favori. Mais les assemblées en ont plu-
sieurs 8. On pourrait répondi'e à Hobbes que leur nombre même amoin-
drit leur puissance, parce qu'ils se contrecarrent.
20 On objecte encore les inconvénients qu'entraîne les régences
pendant les minorités des rois : « Malheur au royaume dont le roi
est un enfant ! ^ » Ces inconvénients sont réels, mais transitoires.
Dans la démocratie, le régime de minorité se rencontre également.
Hobbes tâche de le montrer dans un passage où les allusions au Pro-
1-2-3. Leviathan, C. XIX, t. III, p. 143-144. — Cf. De Cive, C. X, S 13.
4. De Cive, C. X, § 12.
5. Eloquentiae autem munus est bonum et malum, lUile et inutile, honestum et in-
honestum facere apparere majora vel minora quam rêvera sunt, et juatum videri quod
injustnm est, prout ad finem dicentis videbitur conducere. (De Cive, C. X, § 11). Plus
loin, Hobbes se montre plus équitable en reconnaissant qu'il y a, à côté de l'éloquence
sophistique qui flem-it dans les assemblées délibérantes, une éloquence s'inspirant de la
logique et de la sagesse. (De Cive, C. XII, § 12). aiais il s'acharne contre l'éloquence
parlementaire.
6. Leviathan, C. XIX, t. III, p. 143, Secundo. —De Cive, C. X, S 14.
7. De Cive, C. X, § 19.
8. Leviathan, C. XIX, t. III, p. 144, Quinto. — Cf. De Cive, C. X, § 6.
9. De Cive, C. X, § 16, circa finem. — Hobbes signale encore, dans le De Cive, C. X,
§ 7 et 8, d'autres inconvénients qu'il tnche de pallier par des affirmations paradoxales
comme celles-ci : « Dans le gouvernement populaire il peut y avoir autant de Nérons
qu'il y a d'orateurs adulant le peuple M§ 7), circa médium — a Chaque particulier ne
jouit pas d'une liberté moindre sous un roi que dani? un gouvernement populaire, n
(en tête du § 8). i . & t 1
SECTION" m. I^ CITOYEN : § V. — SOUVERAINETÉ ET GOUVERNEIÎENTS 399
tectorat de Cromwell sont transparentes : « A peine trouverait-on
une grande société, où le pouvoir souverain est aux mains d'une
assemblée, qui n'ait quelquefois besoin d'un curateur ainsi qu'un
enfant. Car, comme un enfant ne peut, à cause de son ignorance,
repousser le conseil du curateur qui lui a été donné, de même une
assemblée n^est pas libre de repousser l'avis de la majorité. Aux
enfants on donne des tuteurs ; aux assemblées, dans les conjonctures
difficiles, il n'est pas inouï qu'on donne des dictateurs, des gardiens
de, la liberté, des 'protecteurs, qui sont des monarques temporaires.
Et les assemblées ont été plus souvent dépouillées de leur pouvoir
souverain par ces protecteurs, que les rois enfants par leurs cura-
teurs » ^.
Hobbes a beau dire que, dans sa comparaison des trois types de
gouvernement, il n'a recours qu'à des raisons a priori, il est manifeste
que le spectacle des discordes civiles, qui ensanglantèrent sa patrie,
a fâcheusement influencé le jugement pessimiste qu'il porte sur la
Démocratie et même sur l'Aristocratie. Il a pris pour l'essence de ces
gouvernements ce qui n'en est que l'accident et le trouble passagers.
Il s'est surtout lourdement trompé en niant les avantages et même
la possibilité des formes mixtes '^. L'expérience lui a infligé un cruel
démenti dans son propre pays, où la Monarchie constitutionnelle
devait faire assez belle figure ^.
On peut d'ailleurs répondre facilement aux arguments que Hobbes
expose en faveur de la Monarchie * :
Au premier : Si une assemblée représente vraiment ^ le pays, elle
en représente les intérêts divers, d'où il arrive que les intérêts privés
de ses membres s'opposent et se combattent. Il est, au contraire,
facile à un roi absolu de satisfaire tous ses caprices et toutes ses pas-
sions.
Au second : Les lois portées par un roi sont plus stables que celles
émanant d'une assemblée. — Tout dépend de la valeur morale du
1. ... Civitas magna, in qua snnimani potestateni liabet cœtus, vixulla est qnse ciu-a-
tore tanquani infans aliqnando non indigeat. Nani ut infans a consilio curatoris dissen-
tire propti r inscitiam non pote-t ; ita caetui a sententia majoris partis dissentire
non est liberum. Et ut infantibus dantur tutores, ita cœtibus in rébus arduis die-
tatores, custodes libertatis, protectores dari insolitum non est ; quorum regimen pro tem-
pore est monarchicum, et a quibus sa?pius cœtibus sublata est potestas summn., quam
monarchis infantibus a curatoribus suis. (Lcviathan, C. XIX, t. III, p. 145-146).
2. De Cive, C. VII, § 4.
3. Opinio docentium jura regni Anglicani divisa esse inter regem, proceres et cœtum
communium causa fuit belli quod sequutiun est civilis ; etiam disputationes do quses-
tionibus politicis et theologicis, quibus tamen populus ita nunc de jure i-egio eruditus
est, ut in Anglia pauci, piito, nuncsint qui jura praedicta inseparabilia esse nonvideant,
et publiée agnituri sint simul atque redierit pax et quamdiu calamitatum prseteri-
tarum meminerint, sed nondivxtius, nisi melius erudiatur populus. (Leviathan, C. XVIII,
p. 138-139).
4. Cf. V»'. J. H. Campion, Outlines of Lectures on political Science..., Lect. VII, p. 39-
40, Oxford, 1911.
5. Hobbes se place toujours dans l'hypothèse d'un roi excellent ; pour lui répliquer
il n'est que juste de se placer dans l'hypothèse d'une assemblée bien constituée.
400 ARTICLE III. CHAPITRE III. — LA TRILOGIE HOBBIENNE
roi et de l'assemblée. S'il y a des assemblées mobiles, n'y a-t-il point
des rois frivoles, fainéants ou capricieux ?
Au troisième : Si le gouvernement par assemblée peut conduire
à l'anarchie et à la guerre civile, est-ce qu'un roi, tout en restant d'ac-
cord avec lui-même, ne peut être en désaccord avec l'ensemble de ses
sujets et verser dans la tyrannie, qui provoque la révolte ? Hobbes
en eut sous les yeux un exemple tragique qu'il n'aurait pas dû oublier.
Au quatrième : Un roi peut s'entourer de conseillers discrets et
compétents. C'est juste. Mais est-ce qu'une assemblée ne peut ren-
fermer des hommes éminents ? La discrétion est sans doute plus diffi-
cile à une Assemblée nombreuse qu'à un Conseil privé. Mais cette
infériorité est compensée par d'autres avantages. Le gouvernement
populaire développe peu à peu les facultés politiques d'une nation
mieux que la Monarchie ou même l'Aristocratie, qui laissent végéter
la masse des citoyens. Ce sont là des réponses spéculatives aux argu-
ments tliéoric[iies de Hobbes.
En pratique, le meilleur gouvernement est celui qui répond le mieux
aux besoins d'un peuple à telle phase de son développement. Sa
bienfaisance ou sa malfaisance, comme l'histoire en fait foi, tient
beaucoup moins à la forme du gouvernement qu'à la valeur morale
et intellectuelle des gouvernants. Hobbes lui-même semble le recon-
naître quand il dit : « Les inconvénients qui suivent l'empire d'un seul
homme, suivent Yhomme, non Vunité » ^. Autant dire : Tant vaut
l'homme, tant vaut l'institution.
Nous sommes parvenu au bout de notre tâche de rapporteur du
système pohtique de Hobbes. On a vu comment il fait passer l'homme
de l'état de nature à l'état de société. Si l'on veut savoir quel abîme
sépare, selon lui, ces deux états, il suffira de citer une phrase, où il a
condensé son jugement dans un raccourci saisissant. Il appelle la
liberté des hommes vivant sans lien social « une Uberté naturelle et
bestiale, car il y a, entre l'état de nature et l'état politique, c'est-à-dire
entre la hberté et la sujétion, le même rapport qu'entre la passion et
la raison, la bête et l'homme » '^.
1. Incommoda igitur, quœ sequuntur unius honiinis imperium, sequuntur honiinem,
non unitafem. (De Cive, C. X, § 4, circa finem).
2. Atque his tribus modis a subjectione civili in libertatem omnium ad omnia, hoc
est, naturalem et belluinam (nam status naturae ad statum civilem, hoc est, Ubertas ad
subjectionem, eam habet proportionem, quam cupiditas ad rationem, vel bellua ad
hominem), simul se recipiunt cuncti cives. (De Cive, C. VII, § 18, circa finem).
CHAPITRE IV
Critique du Hobbisme.
Nous venons d'analyser le système hobbien d'après les ouvrages
où son auteur l'a successivement exposé d'une façon fragmentaii'e
ou d'une façon suivie, savoir le Citoyen (1642), la Nature humahie
et le Corps politique (1650), le Léviatha7i (1651), le Corps (1655) et
Y Homme (1658). Une critique d'ensemble est maintenant possible.
I. — HOBBES N A PAS RÉALISÉ LE PLAN ANNONCÉ.
Avant d'avoir jeté les bases de son édifice philosophique, Hobbes
publia d'abord le De Cive. C'était commencer la construction par la
coupole. On a vu quelles circonstances pohtiques le déterminèrent
à intervertir l'ordre logique ^. Il pouvait le faire sans compromettre
l'ordonnance architecturale de son œuvre, car l'idée fondamentale,
qui devait porter tout le système, était depuis longtemps arrêtée
dans son esprit. Il la devait à la nouvelle théorie mécanique qui
gagnait chaque jour du terrain parmi les savants ; il la devait surtout
aux travauîJ de GaHlée, qu'il avait visité pendant son voyage en
Itahe. A ses yeux, il n'y a qu'une réalité, la matière ; qu'une cause,
le mouvement.
A la même époque, Descartes élaborait aussi sa théorie mécanique ;
mais il en bornait l'application au monde phj'sique, car le mécanisme
cartésien ne régit que l'étendue. Le monde de l'esprit est maintenu
distinct de la matière par le philosophe français, qui affirme que
l'âme est plus aisée à connaître que le corps et que la certitude de cette
connaissance l'emporte sur toutes les autres.
Plus ambitieux, Hobbes affiche la prétention d'étendre son expli-
1. Dans une lettre à son ami Sorbière, en date du 1^^ juin 1646, Hobbes ajoute quel
ques raisons personnelles pour expliquer le retard dans la publication du De Corporc,
première section de ses Elemehta Philosophiae. Il allègue d'abord sa paresse; puis, et
surtout, la difficulté de réaliser l'idéal de perfection rêvé par lui : Quod in Elementorum
meorum sectione prima tamdiu versor, partim quidem causa est pigritia, sed maxime
quod in sensibus meis explicandis non facile placeo mihimet ipsi. Nam quod in doctrina
morali fecisse me spero, id quoque in Philosophia prima et in Physica facere studeo,
ne locus relictus sit contrascriptoris. Attamen de ea absolvenda intra annum veuientem,
modo vivam et valeam, minime dubito. (Hobbes à Sorbirre, Parisiis, l^r juin 1646,
dans Epistolœ Samueli Sorbière..., Bibl. Xat., Ms. Fonds latin, 10352, t. II, fol. 80 verso-
81 recto). Le De Cor pore, dont Hobbes annonce avec tant d'assurance l'achèvement
pour 1647, ne fut publié, on s'en souvient, qu'en 1655.
26
402 ARTICLE III. — CHAPITRE IV. — CRITIQUE DU HOBBISME
cation mécanique à tout : au corps, à Vhomyne, au citoyen. Cette exten-
sion du mécanisme à l'ordre intellectuel et moral, voilà le côté original
et téméraire de son entreprise.
Fort du principe que « tout changement est mouvement » ^ et de
quelques autres principes ^ qui s'y rattaclient plus ou moins étroite-
ment, Hobbes se propose de construire son système déductivement.
Il faudrait par conséquent que notre philosophe, dans un déroulement
continu, passât de la Géométrie, qui étudie les lois mathématiques
du mouvement à la Mécanique ; de la Mécanique, qui traite des effets
du mouvement d'un corps sur un autre, à la Physique ; de la Phy-
sique, qui considère les effets des mouvements dans les particules
des corps, aux sciences morales : la Psychologie, l'Éthique et la Poli-
tique, lesquelles envisagent les mouvements divers qui agitent l'âme
de l'homme individuel ou social. Voilà le plan idéal qui hanta l'ima-
gination de Hobbes : chacune des sciences énumérées se présente,
comme une application spéciale et progressive des lois générales du
mouvement. Mais il n'a pu s'acquitter de cette tâche jusqu'au bout :
par deux fois il a été obhgé de reconnaître qu'il y avait solution de
continuité dans la déduction, parce que les faits sont trop complexes
pour être débrouillés par l'emploi unique d'un procédé mathématique.
La première solution de continuité apparaît au moment où notre
auteur, après avoir traité de la Logique, de la Philosophie première,
de la Géométrie et de la Mécanique, en vient à la Physique. Jusque-là,
« c'est nous-mêmes qui faisons la vérité des premiers principes du
raisonnement, à savoir les définitions, en nous mettant d'accord sur
les appellations des choses » ^. Il en va tout autrement s'il s'agit
d'étudier les phénomènes ou effets de la nature, que les sens nous font
connaître; Ici, les principes dont ils dépendent, nous ne les faisons
pas nous-mêmes, nous ne les énonçons pas universellement comme
les définitions ; mais on doit observer dans les phénomènes eux-
mêmes les principes que le Créateur de la nature leur a appliqués.
Dans le premier cas, la connaissance des principes a la nécessité
des théorèmes. Dans le second, la connaissance des causes n'a qu'une
valeur hypothétique : on n'arrive pas à conclure que tel phénomène
est nécessairement produit de telle sorte, mais qu'il pourrait être
produit ainsi *.
1. ... Necesse est ut mutatio aliud non sit praeter partium corporis mutati niotum.
(DeCorpore,C. IX, §9.)
2. Par exemple, principes de causalité, d'inertie, de la conservation de la matière.
3 — Ratiocinatiouis principia prima (nempe definitiones) vera esse facimus nosmet
ipsi per consensionem circa rerum appellationes. {De Corpore, C. XXV, § 1, circa prin-
cipiuni).
{ 4. Aggredior jam partem alteram, a Phœnomenis sive eftectibus naturse nobis per
sensum cognitis, ad modum investigandum aliquem juxta quem (non dico generata
sunt sed) generari potuervint. Principio igitiu* iinde pendent quae sequuntur, non faci-
mus nos, nec pronunciamus universaliter, ut definitiones, sed a naturse- conditore in
ipsis rébus posita observamus ; nec universaliter prolatis, sed singulis utimur. Neque
necessitatem hsec faciunt theorematis, sed tantum (non abeque propositionibus uni-
versalibus supra demonstratis) generationis alicujus ostendunt possibilitatem. (De
Corpore, C. XXV, § 1).
§ A. LE PLAN ANNONCÉ n'A PAS ÉTÉ RÉALISÉ 403
D'après le témoignage de Hobbes lui-même, dès qu'on pénètre
dans le domaine de la Physique, qui comprend les phénomènes de la
nature, il faut suspendi'e la manière dont on a procédé en Géométrie
et en Mécanique. D'autres principes sont indispensables : des phé-
nomènes donnés il faut dégager leurs causes hypothétiques. — Soit,
Mais alors on peut mettre Hobbes en contradiction avec lui-même.
A l'entendre, quand il résume les trois premières Parties ^ du De Cor-
pore, les premiers principes ou définitions de la Logique, de la Phi-
losophie première, de la Géométrie et de la Mécanique, dont la vérité
dépend de nous (vera esse facimus nosmet ipsi), sont des principes
nécessg,ires, apodictiques. Voilà ce qu'il affirme en récapitulant son
travail antérieui'. Mais, en réahté, est-ce que l'exécution du travail
est conforme à cette affirmation ? Qu'on en juge.
Hobbes assure, d'une part, que la définition des idées fondamentales
s'acquiert par l'analyse des données sensibles : pour arriver à la décou-
verte des principes, il faut, dit-il, par tir^ des sens ( Manifestum est
meihodwn philosopJiandi . . . a sensihus ad inventionem jyrinciqnorum
analyticam esse...) ^ Les objets doivent donc au préalable, par l'in-
termédiaire des sens, être présentés synthétiquement à l'esprit,
pour qu'il puisse, à l'aide de l'analyse qui décompose les données
sensibles, en séparer les premiers principes. Nous voilà bien loin de
l'arbitraire que, d'autre part, Hobbes attribue à la création des prin-
cipes dans 4e passage cité plus haut ^ ; il y a dans leur établissement
plus qu'une simple dénomination (per consensionem circa rerum appel-
lationes) ^, et leur vérité n'est pas notre œuvre. Ils ne seraient donc pas 1 1
apodictiques et nécessaires, quoi qu'en dise Hobbes, puisqu'on doitjl
les tirer de l'expérience. '. '
Notre philosophe dit encore que ces principes sont connus en soi
(naturœ, ut dicunt, nota) ^, et il a raison ; sans quoi ces principes ne
seraient pas premiers. Mais par ailleurs il soutient, on vient de le
rappeler, que c'est le procédé analytique qui sert à les découvrir.
Or, ft l'analyse est un raisonnement qui va du donné aux principes,
c'est-fi-dire aux propositions premières » ^. Ainsi les principes premiers
sont tout ensemble et connus en soi et étabhs par le raisonnement.
On constate donc des traces de flottement et même d'incohérence
dans la pensée de Hobbes "^ , quand il traite la question des principes
et des définitions.
1. Pars prima aive Logica — Pars secunda sive Philosophia prima — Pars tertio :
De, rationibus motuum et magnitudinum.
2. Hobbes, De Corpore, C. VI, § 7, in fine.
3. Et ailleurs • In cujus [il s'agit du De Corpore] Partibus prima, secunda et tertia
I c'est-à-dire Logique, Pliilosophie première. Géométrie et Mécanique], ubi principia
ratiocinandi consistunt in intellectu nostro, id est in vocabulorum legitimo usu, quom
ipsi facimus... (De Corpore, C. XXX, § 15, circa finem ; § Alque de natura.
4. Hobbes, De Corpore, C. XXV, § L — La force des choses oblige Hobbes à ne pas
s'en tenir au nominalisme qu'il met sans cesse en avant.
5. Hobbes, De Corpore, C. VI, § 5.
6. Analj/fica itaque est ars ratiocinandi a supposito ad principia, id est ad proposi-
tiones primas vel ex primis demônstratas... (De Corpore, C. XX, § 6, circa prinripiùm).
7. Even in the De Corpore itself he finds it necessary, when he reaches, in Part IV,
the subject of « Physics or the Phcnomena of Nature », to abandon the synthetio
404 ARTICLE III. CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
Le second point, où l'on remarque une solution de continuité
déductive, se rencontre au moment où Hobbes aborde les sciences
morales. « Les principes de la politique dépendent de la connaissance
des mouvements des esprits » ^. Or les causes de ces mouvements
psychiques (qui se rapportent à la Psychologie et à la Morale, bases
immédiates de la Politique) peuvent être déterminées de deux ma-
nières : soit par synthèse, en les déduisant des théorèmes antérieurs
de la géométrie, de la mécanique et de la physique ; soit par analyse,
en s'appuyant sur les faits d'observation personnelle ^. Dans la Nature
humaine, le Corps politique etleLéviathan, Hobbes avait déjà adopté
cette seconde manière ; il l'a fait pareillement dans le De Corpore.
Mais, une fois en possession des principes de la poUtique, obtenus
par voie analytique ^, il avance en employant la méthode synthé-
tique * ou déductive, qui lui permet de tirer les conclusions contenues
implicitement dans ces principes.
Ainsi donc le plan idéal de Hobbes consistait à acquérir, par l'ana-
lyse du donné sensible, les définitions ou principes premiers. Ces prin-
cipes une fois établis, il devait en déduire progressivement, sans inter-
ruption, toutes les sciences qui servent à expliquer « le corps, l'homme
et le citoyen », c'est-à-dire la Géométrie, la Mécanique, la Physique,
la Psychologie, l'Éthique et la PoUtique. Au heu de suivre cette voie
continue (ce qui aurait communiqué au système une majestueuse
unité et une rigueur géométrique), notre philosophe, arrêté par la
complexité des phénomènes physiques et psychologiques, a dû par
deux fois interrompre sa marche pour se mettre en quête de principes
distincts de ceux qui avaient présidé au développement de sa Géomé-
1 trie et de sa Mécanique. Pour les trouver, son point de départ ce sont
i les phénomènes*de la nature et de l'âme : son instrument, c'est l'ana-
' lyse. Quand il les a découverts, Hobbes en revient au raisonnement
déductif pour dégager les conséquences et constituer ainsi sa Physique
et sa PoUtiqu^.
Bref, dans le plan rêvé, après la conquête des principes premiers
par l'analyse, une déduction ininterrompue devait en tirer tout le
système par voie de conséquences rigoureuses. Tâche chimérique.
En réalité, il y a eu déviation. Dans le cas des sciences mathématiques,
I o- déductive méthode, which he had employed, more or less consistently.inthe preceding
' i:arts. •> (James Seth, English Philosophers and Schools of Philowphy, P. I, Ch.II, p. 64.
' Londres,"T912y.
1. ... Principia Politicse constant ex cognitione motiium animorum. (De Corpore,
C. VI, § 7, circa niediutn).
2. ... Cognoscuntur enim causse motuum animorum non modo ratiocinatione, sed
etiam uniuscujusque suos ipsius motus proprios observantis experientia. (De Corpore,
C. VI, § 7, in principia).
3. li'analyse, dont parle Hobbes, ne doit pas être identifiée, comme le font quelques
historiens, avec la méthode inductive de Bacon. Elle consiste simplement à décomposer'
un concept ou une donnée sensible complexe en leurs éléments constitutifs. Hobbes,
au contraire, attribue à la méthode synthétique le sens de méthode déductive -
encore qu'il n'use pas de l'expression methodus deductiva. Il emploie constam-
ment les termes methodus synthetica, cornpositio, componere.
4. Itaque ab hoc loco progredi potest componendo... (De Corpore, C. VI, § 7, cir^a
finem). C'est moi qui souligne componendo.
§ B. ROLE DE l'empirisme ET DE LA DÉDUCTIOISr 405
l'analyse aboutit à des principes abstraits, nécessaires, universels,
et la déduction, partant de ces principes créés par l'esprit, en fait
sortir les conclusions qui appartiennent au monde des possibles ^.
Dans le cas des sciences physiques et morales, l'analyse, partant des
effets de la nature et des phénomènes de l'âme, aboutit à des causes
concrètes, hypothétiques, particulières, et le raisonnement déductif
tend à démontrer la possibilité ^ des hypothèses suggérées par l'expé-
rience. Dans les deux cas, la méthode philosophique de Hobbes est
un mélange diversement dosé d'analyse et de synthèse ^.
II. — PART DE L'EMPIRISME ET DE LA DÉDUCTION.
Dans l'emploi de sa méthode Hobbes fait assurément une place
à l'empirisme ; il aime à répéter, nous l'avons remarqué, qu'il faut
s'appuyer sur la sensation pour parvenir à la connaissance des prin-
cipes et des causes, et par eux à la science ^. Mais il faut vite ajouter
qu'il n'avait aucun goût pour l'expérimentation, à l'inverse de Bacon
son maître. En lisant sa « Philosophie première » on constate sans doute
que, pour établir les principes ou définitions, il fait appel aux données
sensibles ; mais ce terrain ne lui sert que de tremplin ; s'il y pose le
pied, ce n'est qu'un instant pour s'élancer aussitôt dans le monde des
abstractions et des générahtés. Cette lecture vous laisse sous l'impres-
sion que l'auteur, au Heu d'utihser l'expérience, se borne à en faire
l'éloge et à lui décerner une mention honorable. Ses définitions ont
un air d'apriorisme malgré le donné sensible qu'il leur assigne comme
point de départ.
Le rôle de l'expérience est sans doute plus accusé dans l'exposé
de la Physique et des sciences morales. Cependant là encore on s'aper-
çoit que les préférences de cet esprit géométrique, tout d'une pièce,
vont d'emblée à la méthode déductive et aux vues a priori. C'est là
son terrain d'élection, où il évolue à l'aise avec une satisfaction mani-
feste. Il est piquant de noter au passage que les démonstrations de
cet adversaire de la philosophie péripatéticienne ont parfois une forme
toute scolastique, tant les arêtes de ses syllogismes sont vives et tran-
chantes !
1-2. Itaque duae sunt philosophi methodi, altéra a generatione ad efîecUis possibilep,
altéra ab effectibus oaivour/oi^, ad possibileni generationein. fDc Corpore, C. XXV,
§ 1). On remarquera que les deux méthodes n'aboutissent qu'à la simple possibilité.
C'est logique quand il s'agit, comme dans le premier cas, des sciences inathématiques ;
mais c'est inadmissible dans le second, où il est question des sciences physiques et
psychologiques.
8. ... Manifestum est Methodum philosophandi iis qui simpliciter Scientiam quserunt,
nulla certa qusestione proposita, partim Analyticam, partim Sj'ntheticam esse, nimirum
a sensibus ad inventionem principiorum Analyticam esse, caetera Syntheticam. (Hob«
BES, De Corpore, C. VI, § 7. m fine ).
4. Citons encore un passage caractéristique : ... Adeo ut si Phaenomena principia
s nt cognoscendi caetera, sensionem cognoscendi ipsa principia principium esse, scien-
tiamque omnem ab ea derivari dicendum est. (Hobbes. De Corpore, C. XXV, § 1,
circa finem).
406 ARTICLE ni. — CHAPITRE IV. — CRITIQUE DU HOBBISME •
Lorsqu'on analyse le système de Hobbes, on est frappé de cette
intrépidité de déduction qui déroule, sans sourciller, les conséquences
les plus excessives. Tout autre, moins absolu, aurait pour le moins
hésité devant des résultats inquiétants, en rupture ouverte avec le
sens commun et le sens moral de l'humanité i, indice non équivoque
que la source d'où, ils découlent est trouble et suspecte. Et alors une
révision rigoureuse du système se serait imposée à sa conscience.
Mais Hobbes a une telle confiance dans la valeur de la raison raison-
nante et dans l'efficace du procédé déductif qu'il n'éprouve aucun
scrupule de ce genre. Que dis-je ? les objections ont beau affluer
de toute part ; il n'en devient que plus ardent à maintenir ses con-
clusions envers et contre tous.
III. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE.
La Géométrie et la Physique de Hobbes ne nous retiendront qu'un
moment. En racontant sa vie, nous avons vu en quels problèmes
inextricables ce médiocre géomètre s'est fôm'voyé jusqu'à la fin.
Renouvier, a bien caractérisé en quelques mots l'attitude de notre
philosophe obstinément égaré dans les Mathématiques : « Le point,
selon lui, est le coips dans lequel on ne considère actuellement aucune
partie, et le mouvement du .corps engendre les hgnes, les surfaces
et les volumes. Les notions de toutes ces choses, présentées depuis
Euclide jusqu'à Walhs, semblent ainsi erronées à Hobbes ; mais les
mathématiques sont une science rebelle au sensuahsme, et, malgré
les procédés rationahstes qu'à l'exemple d'Aristote- il apphque aux
données de^ sens, il ne peut parvenir à f aii'e entrer sa géométrie dans
l'ordre, et se trouve condamné à découvrir la quadrature du cercle,
la trisection de l'angle et tous les problèmes impossibles, à lutter contre
les savants de son temps et à critiquer les découvertes d'Huyghens,
par la raison que ce dernier a supposé faussement le point sans éten-
due ^... »
Sans être paradoxale comme sa Géométrie, la Physique de notre
philosophe est arriérée : elle ne put résister aux coups que WaUis
et Boyle lui assénèrent d'une main sûre et vigoureuse. On y retrouve
cette incertitude et ce flottement qui ont été signalés dans la pensée
1. Nothing, it may at once be allowed, could be more natiiral than the revolt of
common-sense against the gênerai sgirit and tendency of the scheme. Th.e most che-
rished convictions of humanity had been ruthlessly trampled under foot by Hobbes
in his détermination to reduce to absolute simplicity the account of man's place in the
universe, and so to get rid of everything that might be represented as factitious cause
of social disorder. (G. Croom Robertson. Hobbes, Ch. IX, p. 210).
2. Renouviek, Manuel de Philosophie moderne, p. 161, Paris, 1842. — « Les histo-
riens des mathématiques passent sous silence avec raison les travaux de Hobbes dans
cette science. Mon savant confrère, M. Bertrand, qui a bien voulu y jeter les yeux,
en a porté le même jugement que Wallis. L'inaptitude de" Hobbes aux mathématiques
est telle, selon lui, que ses fautes frapperaient à première \aie un élève qui se prépare
pour l'Ecole polytechnique. « (Ch. de Rémusat, Histoire de la Philosophie en Angleterre
depuis Bacon jusqu'à Locke, T. I, L. II, Ch. v, p. 355, note 3. Paris, 1875 2).
§ C. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE 407
de Hobbes quand il cherche à étabhr les premiers principes ou défini-
tions. De là vient l'embarras qu'on éprouve pour en marquer d'un
trait net la physionomie propre : « Celui qui examine le caractère
général de la Physic^ue de Hobbes, ne peut facilement lui assigner
une place précise dans l'histoire et le développement de la doctrine
corpusculaire. D'mi côté, il partage avec les atomistes la tendance
à donner une théorie mécanique de la matière et à poser le mouvement
spatial des corps comme le seul fait fondamental ; il utihse, dans l'in-
térêt de sa physique spéciale, l'hypothèse corpusculake avec tous ses
postulats arbitraires, non seulement la grandeur, la figure et le mou-
vement, mais encore les variations de formes des particules ; d'un
autre côté, il supprime le fondement de toute philosophie corpuscu-
laire conséquente, l'existence de l'atome indivisible, immuable, sub-
stantiel, et, pour trouver un autre fondement à sa physique, il adopte
le théorie de la fluidité » ^.
Hobbes en effet rejette, à l'exemple de Descartes, l'existence du
vide ^, soutenue au contraire par son ami Gassendi. Aussi, pour
exphquer le mouvement, il imagine que les plus petites particules
des corps sont envii'onnées d'un fluide éthéré ^. Sa Physique renferme
bien d'autres suppositions. C'est une conséquence nécessane de la
méthode employée. Hobbes se contente en effet d'observer les phéno-
mènes et, pour les expliquer, il met en avant les hypothèses que cette
observation lui suggère. Xe pouvant en prouver la vérité, tout son
effort tend à les bien choisù" ; puis, raisomiant de son mieux sur l'hy-
pothèse préférée, il tâche d'en démontrer la vraisemblance. Il passe
ainsi en revue un certain nombre de phénomènes, comme la lumière •
et la chaleur du soleil, la couleui% le froid, le vent, la glace, la foudre,
le son, l'odeur, la saveur, la pesanteur, etc. *. Son but est atteint
quand il croit avoir réussi à établir que la cause assignée par lui à tel
phénomène est possible (Causa ergo liujus phœnomeni reddita est
possibilis) ^. C'est la conclusion qui revient perpétuellement sous cette
forme ou une forme équivalente. Il reconnaît d'ailleurs avec bonne
1. KcRD Lasswitz, Geschichte der atomistik von Mittelalier bis Newton (T. II, L. III,
Ch. VI, § 5, p. 235-236, Hambourg et I eipzig, 1890) : Ueberblicktman den Gesamtcha-
rakter der Physik des Hobbes, so ist es iiicht leicht, ihr die richtige Stelle in der Ges-
chichte und Entwickelung der Korpuskulartheorien anzu.reisen. Sieteilt einerseits mit
der Korpuskulartheorie die Tendenz.eine durchaus mechanische Théorie der Materie zu
geben und Bewegiing der Kôrper im Raume als die oinzige erkennbare Grundthat sache
hinzustellen ; auch bedient sie sich im speziell physikalischen Interesse der Hypothèse
der Korpuskeln mit allen ilii-en Willkiirlichkeiten, nicht bloss an Grôfse, Gestalt und
Bewegiing, sondern auch an Gestaltverànderungen der Teilchen ; anderseits aber
\vill sie die Griindlage einer konsequenten Korpuskularpliilosophie, die individuélleil,
unverânderHchen, substanziellen Atome aufheben und die Physik auf eine andre
Grundlage stellen, sie will Fhiiditatstheorie sein.
2. De Cor-pore, C. XX^^[,T2-4."
3. Suppono ergo primo loco spatium immenstun, quem vocamus mundum, aggre»
gatum esse ex corporibus consistentibus quidem et visibilibus, terra et astris ; invisi-
bilibus autem minutissimis atcihis, quse per teiTîe etastrorum intervalla disseminantur,
et denique ex fluidissimi aethero, locum omnem quicunque est in universo reliquunn
ita occupante, ut locus nuUus rehnquatur vacuus. (De Cor-pore, C. XX'NT, § 5).
4. Hobbes, De Corpore, C. XVII, XXVIII, XXIX, XXX.
5. Hobbes, De Corpore, C. XXVII, § 7, m fine.
408 ARTICLE III. — ■ CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
grâce que sa méthode n'aboutit f|u'à des résultats plus ou moins
probables et qu'un autre, plus heureux dans le choix de ses hypothèses,
pourra obtenir des résultats meilleurs ^.
N'est-il pas étrange, à première vue, que> ce disciple de Bacon ne
vise pas à déterminer les causes certaines des phénomènes au moyen
de Texpérimentation, ni à s'élever par l'induction à des lois générales ? -
Il semble ignorer les méthodes baconiennes, ou du moins fait tout
comme, puisqu'il ne s'en sert point et ne les mentionne nulle part,
La raison de cette attitude tient sans doute à sa tournure d'esprit
qui s'accommodait mieux du procédé déductif. Au lieu de vérifier
ses hypothèses par l'expérience, il s'évertue à tes justifier a priori
]jar le raisonnement ^.
Renouvier a jugé équitablement cette Physique quand il a dit :
(( La Physique d'Hobbes ne fut pas, malgré l'unité et la force de son
principe (le même en apparence que celui de la physique cartésienne),
beaucoup plus sohde que sa Géométrie : des expériences imparfaites
ou peu concluantes, des hypothèses mécaniques mal justifiées, enfin
.l 'absence de lois et de conceptions générales propres à régler le mouve-
ment accordé à la matière, voilà sans doute les causes principales de
son infériorité relative, à l'époque où elle parut » *.
IV. — PSYCHOLOGIE.
On considère Hobbes comme le fondateur de la psychologie anglaise.
Il est certain que son petit traité de la Nature humaine renferme
nombre d'observations pénétrantes. On en trouve également semées
çà et là dans ses autres ouvrages. Il a eu notamment le mérite de pres-
sentir la théorie de ce que l'on nomme aujourd'hui l'association des
idées.
Mais, d'autre part, que de réserves à formuler ! Hobbes, tout d'abord,
est matérialiste. Dès le début de sa carrière, il le montre dans ses
objections aux Méditations du grand spiritualiste qu'est Descartes :
(( ... L'esprit ne sera rien autre chose qu'un mouvement en certaines
1. Pars quarta [id est Pliysica] dependet ab hypotliesibiis, et propterea, ignorata
illaruni veritate, causas reruni eas rêvera esse qvias explicavinius denionstrari non
potest. Quoniam tamen hypothesin nullani sumpsi quse non et possibilis et compre-
hensu facilis sit, et ab assuniptis légitime ratioeinatus sini, potuisse esse demonstravi,
qui finis est contemplationis Physicse. Quod si eadem vel his ampliora, sumptis aliis
hypothesibiis, quispiani alius demonstraverit, majores illis gratias debebimus quam
ego mihi deberi postule, si tamen hypothèses quibus utitur sint cogitabiles. (De Cor-
pose, C. XXX, § 15, circa finem). Après les suppositiojas, que Hobbes s'est permises dans
sa Physique, il est mal venu h protester ensuite contre les espèces, la puissance, la
^forme substantielle, la substance incorporelle, l'instinct, etc., qu'il reproche aux
Scolastiques d'admettre.
2. ... Nec pronuncianuis universaliter..., sed singulis. utimur. (De Corpore, C. XXV,
§ l, ci7-ca médium).
3. ... Et ab assumptis [hypothesibus] légitime i-atiocinatus... (De Corpore, Q. XXX,
§ 15, Loco iatn citato).
4. Renouvtek, Manuel de Philosophie moderne, p. 161.
§ D. — PSYCHOLOGIE 409^
parties du coi'ps organique » ^. Plus tard, en exposant son système,
il étale le matérialisme le plus cru ^. Il n'y a qu'une réalité, la matière
en mouvement, mouvement en dehors de nous et en nous mêmes. Conce-
voir une substance incoiporelle c'est concevoir un non-sens. Aussi
Dieu lui-même est corporel ^.
Conséquemment, Hobbes professe le déterminisme le plus général
et le plus absolu : phénomènes de la nature, sensibihté, passion,
connaissance, raisonnement, volonté, moraUté, tout dérive de mouve-
ments nécessaires. « Il n'y a peut-être pas d'écrivain, si l'on excepte
Spinoza, qui ait énoncé en un langage aussi énergique la loi de l'uni-
verselle et éternelle nécessité. L'auteur de VEthique est le seul qui
égalera cette intrépidité de logicien : c'est que la méthode à laquelle
il aura recours ressemblera de bien près à celle qu'avait sui\'ie Hobbes.
Il spéculera analytiquement sur les notions de substance, d'attribut
et de mode, comme son devancier sur les fantômes d'espace, de corps
et de mouvement. Qui s'étonnera, après cela, que l'un et l'autre se
soient résignés à comprimer dans une véritable fatalité mathématique
tout être et tout devenir ? * »
1. ... Mens nihil aliud erit praeterquam motus in partibus quibusdam corporis or-
jganici. (Hobbes, Objectiones ad Cartesii Meditafiones de Philosophia prhnu, Object. IV,
m fine. Opéra, t. V, p. 258, 4 la fin de Vobjection [.
2. I^ Père Honoré Fabri a bien mis ce point en lumière : Unum tamen ab alio
( operationem seilicet sensus interni seu phantasia? /ah operatione intellectus] probe
distinguimus, quidquid dicat Hobesius, qui certe vir fuit summo ingenio, nemo, nisi
peregriaiis in orbe literario, inficias eat. Vix tamen quidquam addidit de suo rei Phy-
sicae ; sed, Epicureonim vestigiis insistons, varios modes explicuit, quibus corpora
diverses induunt sensibiles status, et varias corporum qualitates, motus, actiones et
habitudines, sensuum item atque intellectus operationes explanavit rediixitque ad
principia Epicuri, hoc une fundamento fretus nihil nisi corpus et corporis modum a
nobis concipi posse ; uno motu, posita figura et mole, omnia fieri ac perfici ; inane dun-
taxat esse incorporeum ; ipsamque cognitionem mei-um esse motum animamque
corpoream : verbo dicam, neminem, post Epicurum, tam crude ac libère locutum esse
aut scripsisse. (H. Fa.brt, S. J.. Ad Patreni Ignatinm Gastonem Pardesium ejuadem
So^ietatis Jesu Epistolae très de sua hypothesi philosophica, Epist. II, § x\^, p. 97-98,
Mayence, 1674).
3. TôNNiES et N.\TOKP ont vainement contesté qu'il faille ranger Hobbes parmi les
matérialistes. A les croire, comme le note Hôffdixg, .<i Hobbes ne peut être appelé
matérialiste qii'autant qu'il procède avec une rigoureuse déduction en partant de ses
postulats ou définitions originales. Son matérialisme disparaît partout où il interrompt
son procédé strictement déductif. qui prétend tout dériver du seul principe : <. Change-
ment est mouvement •. (Hôffding, Histoire de la Philosophie moderne, T. I, L. Ili,
§ 4, p. 282). On peut répondre : d'abord, que Hobbes a voulu tout faire dériver au
mouvement, bien cju'il n'ait pu réussir dans cette entreprise ; ensuite, que là même,
comme en P.sychclogie, on il est forcé d'interrompre son procédé déductif, il est crûment
matérialiste. ■ — c Edv. Larsen conçoit ainsi la question (dans sa Monoqraphie de
Hobbes, Copenhague, 1891. p. 186) : Hobbes ne serait matérialiste c^ue dans la ih'or'e
de la mé'hrde car notM? connis.sa ice ne peut selon lui expliquer que le mouve-
ment, mais il n'essaie pas de donner une métaphysique matérialiste. — Ce faisant, on
attribue, à mon avis, à Hobbes une distinction entre la méthode et le système ciu'il ne
connaît pas. Il est bien trop dogmatique pour faire cette distinction. 11 compte que les
choses sont comme elles doivent être conformément à nos définitions. C'est un matéria-
liste dans le même sens que Doscartes est un spiritualiste. «(Hôffding, Gpere citato.
Ibidem, p. 282, vers le bas).
4. G. Lyon, La philosophie de Hobbes, Ch. V, p. 72-73.
410 ARTICLE III. CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
Les qualités corporelles ne sont pour Hobbes que des impressions
du sujet sentant, produites en lui par un mouvement venu de dehors.
Ce sont des phantasmes (cpavrào-jj-aTa) qui n'ont pas de ressemblance
avec les objets extérieurs. Cette subjectivité des quaUtés sensibles
est un corollaire obligé de la métaphysique du mouvement, qui sert
de base à tout le système ^. Hobbes prétend avoir été en possession
de cette idée dès 1630, avant d'avoir connu les travaux de Galilée
qui l'avait mise en avant en 1623 ^.
Quoi qu'il en soit de sa prétention à ForiginaUté, Hobbes paraît
pousser cette doctrine (parfaitement soutenable si on la circonscrit
dans certaines hmites) ^, jusqu'à l'extrême et tomber dans l'idéahsme.
Ces phantasmes, qui forment l'objet de nos pensées, « peuvent être
considérés soit comme des accidents internes de notre esprit (et c'est
ainsi qu'on les envisage quand il s'agit des facultés de l'âme), soit
comme les espèces des choses extérieures, c'est-à-dire non pas comme
existant, mais comme paraissant exister ou se tenir au dehors » *.
Il exphque ainsi leur origine. L'organe réagit contre l'impression
reçue : « De cette réaction, si elle dure quelque temps, naît le phan-
tasme; parce que son effort se dirige vers le dehors, ce phantasme
apparaît toujours (cpaivîTai) comme quelque chose situé au delà
de l'organe » ^. Nous sommes encore en plein idéalisme, car il reste
à prouver que cette extériorité du phantasme n'est pas elle-même une
simple apparence.
Hobbes n'a fait nulle part cette démonstration, impossible dans
son système. Cependant il croit à la réalité du monde extérieur et
la suppose partout. Il est sorti de son idéaUsme, d'une façon arbi-
traire, par une pure affirmation. Quand il détaille les éléments de la
définition du corps, il affirme en effet que « c'est seulement j)ar la
raison que l'on arrive à comprendre quHl y a là quelque chose sous
l'espace » ^. Hobbes n'a jamais précisé ce qu'il entend au juste par
raison. Aussi « le recours de Hobbes à la raison est à l'état vague ;
il ne représente probablement que l'influence du bon sens, idolum
1. Hobbes a cependant cherché à prouver cette subjectivité par des faits d'expérience.
Cf. Human Nature, Ch. II, § 5r7 ; 9.
2. Cf. P. TôNNiES, Vierteljahrsschrijt fur wissensckajtliche Philosophie, 1879, T. III,,
p 463 ; § 9. — G. Croom Robertson, Hobbes, Ch. III, p. 34-35, note 1. — Cf. Hobbes,
Lettre au marquis de Newcastle, Works, t. VII, p. 468.
3. Cf. R. DE SiNÉTY, La connaissance sensible des qualités secondaires, dans Revue
UES Questions scientifiques, 20 avril 1911.
4. Possunt autem [Phantasmata nostra] considerari, id est inrationes venire duplici
nomine, nimirum ut accidentia animi interna, qxiemadmodum considerantur quando
agitur de facultatibus animi, vel ut species reruni externarum, id est, tanquam non
existentes, sed existere sive extra stare apparentes, quo modo nunc consideranda sunt,
(De Corpore, C. Vil, § 1, in fine).
5. ... Ex ea reactione aliquandiu dtu-ante existit phantasma ; quod, propter conatum
versus externa, semper videtur (cpaivs-ai) tanquam aliquid situm extra organura.
(De Corpore, C. XXV, § 2, circa finem).
6. ... Quia sub spatio imaginario substerni et supponi videtur, ut non sensibus sed
ratione tantum aliquid ibi esse intelligatur, suppositum et subjectum [appellari solet].
(De Corpore, C. VIII, § 1, circa finem). ... Esse aliquid, quod ab imaginations nostra
non dependet. (Ibidem, circa médium).
§ D. — PSYCHOLOGIE 411
tribus, en langage baconien, sur l'esprit du plus paradoxal de tous les
philosophes soumis en cette seule occasion à l'empire de l'habitude !
Mais on peut y joindi'e l'adoption, injustifiée pour lui, du mouvement
comme domiée réelle externe et principe d'expUcation des phéno-
mènes physiques » ^.
La philosophie de Hobbes le conduisait logiquement à cette con-
clusion : « Il n'y a rien là ». C'est le bon sens qui lui fait dire le contraire.
Ce quelque chose existant en dehors de nous c'est le corps ou substance,
que notre philosophe dote, par une supposition gratuite, de deux
propriétés essentielles : le mouvement et la grandeur ^. Toutes les
autres quahtés ou accidents qu'on nomme sensibles sont des modes
non du corps extérieur, mais du sujet sentant, car les accidents ne
sont que des manières de concevoir le corps *.
Un mot, pour en finir avec la Psychologie de Hobbes, sur sa théorie
des passions, dominée par ce principe que le mouvement est source
de plaisir où de douleur. Les mouvements déterminés par l'action
des objets sur les organes sensoriels deviennent des réactions sur le
monde extérieur ^. Ces réactions sont des tendances à rechercher
ce qui aide le mouvement vital, agent efficace de préservation pour
l'individu, et à éviter ce qui l'arrête ou l'affaibht. Ce que l'on désire
plaît, et on l'appelle bon ; ce que l'on fuit déplaît, et on l'appelle
mauvais ^. Le plaisir est donc la sensation du bon, et la douleur
la sensation du mauvais. Toute l'activité de l'homme se dépense
dans la poursuite de l'uTtérêt et du bonheur personnel. Partant de là,
Hobbes ramène à un égoïsme effréné toute notre nature active et
émotionnelle. Dans la description des passions, le philosophe, anglais
fait sans doute preuve d'une remarquable acuité d'observation et
d'une grande finesse d'analyse, comme on a pu s'en convaincre par
les nombreuses définitions que nous avons citées. Mais c'est là surtout
qu'éclate, dans toute sa hideui", le caractère égoïste de son système,
« Il se plaît visiblement à écarter, si ce n'est même à paraître ignorer
que la conduite de l'homme obéisse parfois à d'autres mobiles que
celle de l'animal, hormis en ce que donne en plus au premier sa supé-
riorité d'imagination » ^.
Cette ignorance était intéressée. Hobbes n'a point étudié la Psycho-
logie pour elle-même, en spectateur impartial, uniquement soucieux
de bien saisir au passage les phénomènes mobiles qui agitent l'âme.
Il a surtout entrepris ce travail en .vue de donner au De Cive une base
empirique, ou, comme il l'avoue lui-même, « pour trouver les premiers
1. Renouvier, Philosophie analytique de l'Histoire, T. III, L. XII, Ch. I, p. 433.
Paris, 1897.
2. ... Magnitudo autem cujusquo corporis est accidens ejus peculiare... Locus nihil est
extra animum, magnitudo nihil intra... (De Corpore, C. VIII, § 5, circa princi-
pium).
3. Definiemus igitur Accidens esse concipiendi corporis modimi. (De Corpore, C. VIII,
§ 2, in fine).
4. De Corpore, C. XXV, § 2.
5. Human Nature, Ch. VII, §1,2, 3. — Cf. De Corpore, C. XXV, § 12.
6. Renouvier, Philosophie analytique..., T. III, p. 435.
412 ARTICLE III. CHAPITRE IV. — CRITIQUE DU HOBBISME
et les plus simples éléments dans lesquels sa résolvent finalement
les règles et les lois compliquées de la Politique « ^. Cette préoccupa-
tion utilitaire ne pouvait manquer de troubler son regard et de fausser
les résultats de l'observation.
Ce n'est pas la crise orageuse de la passion que Hobbes a analysée.
Au lieu de scruter les profondeurs troubles de la vie affective, il se
maintient, selon son habitude, dans les régions lucides et sereines
de l'esprit. La passion lui apparaît beaucoup plus un calcul de l'intelli-
gence qu'un emportement de la sensibilité. On a souvent rapproché
Hobbes et La Rochefoucauld. Ce dernier sans doute, avec plus de
coquetterie littéraire dans l'agencement de ses périodes, fait aussi
une part prépondérante au calcul intellectuel dans l'analyse des
passions. Mais soii but*« a été de montrer qu'il existait peu d'actions,
même parmi celles qui ont le plus les apparences du désintéressement
et de la vertu, qui ne puissent avoir été dictées par un motif égoïste.
Entre cette vue et celle [de Hobbes] que toute action humaine est
inspirée par i'égoïsme, il y a très loin » ^. D'autant que La Rochefou-
cauld, en égrenant ses Maximes, sans ordre et sans lien, ne les rat-
tache point à une doctrine générale. Hobbes, au contraire, s'étudie
à montrer, avec le dessein de légitimer par là sa PoUtique, que les
passions he sont que les manifestations diverses d'une tendance
unique, l'amour du bien-être et du plaisir, qui fait le fond même
de notre nature. La définition de l'homme l'implique aussi nécessai-
rement que la définition d'une figure géométrique, ses propriétés.
V. — SYSTÈME POLITIQUE.
Tout le système pohtique de Hobbes repose sur une méconnais-
sance profonde de la nature humaine ^. L'homme est poussé à l'ac-
tion par trois sortes de motifs, qui constituent chacun un mode dis-
tinct de détermination : l'inclination, l'intérêt, le devoir. Or de ces
trois motifs Hobbes n'en connaît qu'un- seul, I'égoïsme, car il assigne
il comme fin unique et universelle à toutes nos actions la préservation
de soi-même, qui en est le côté négatif (éviter le mal) et la recherche
du plaisir (poursuivre le bien) qui en est le côté positif. C'est une pre-
mière mutilation de la nature humaine, puisqu'il lui retranche deux
principes d'activité, le principe instinctif et le principe moral.
Ensuite, l'idée même, que Hobbes s'est faite du motif qu'il adopte,
est incomplète. Dans Vintérêt bien entendu, on doit en effet distinguer
1. Thus hâve we considered the nature of man so far as was requisite for the finding
out the first and most simple éléments wherein the compositions of politic rules and
laws are lastly resolved. (Hobbes, Human Nature, Ch. XIII, Conclusion, Works,
t. IV, p. 76). Le titre explicatif du livre indique nettemeit que la- Psychologie de
Hobbes est subordonnée à sa PoUtique : Human Nature, or the fundamental Ele-
merds of Policy (La Nature humaine ou les éléments fondamentaux de la Politique).
2. JouFFROY, Cours de Droit naturel, XII*" leçon, T. I, p. 370-371, Paris, 1843 2.
3. On trouvera dans Jouffkoy (Cours..., T. I, Leçon XI, p. 339-352) une démonstra-
tion excellente de cette assertion.
§ E. — SYSTÈME POLITIQUE 413
deux éléments, le plaisir qui accompagne et suit l'action, et le bien
que l'action nous procure indépendamment du plaisir. Par exemple,
prendre de la nourriture répare les forces : voilà le bien procuré ;
d'une façon agréable : voilà le plaisir concomitant. Tout à l'heurQ
Hobbes supprimait deux des formes des déterminations humaines ;
maintenant, dans celle qu'il conserve, des deux éléments qui la com-
posent, il supprime le plus important, pour ne garder que l'accessoire.
C'est ime seconde mutilation.
Enfin, dans le plaisir lui-même on découvre une dernière mutila-
tion. Parmi les plaisirs dont l'homme est capable, Hobbes a laissé
de côté les meilleurs et les plus déhcats, ceux qui naissent de la sym-
pathie : sociabiUté, amitié, amour, pitié, charité. S'il avait admis,
comme une~ob^ërvâtibh iiîipartiale des faits y contraint, l'existence
de ces tendances sympathiques, notre philosophe n'aurait pu asseoir
son système, car il aurait dû avouer que l'état naturel à l'homme n'est
pas l'état de guerre, mais l'état social.
Hobbes a donc péché par un exclusivisme radical. Force est bien
au psychologue de reconnaître que l'intérêt joue un rôle considérable
dans la vie de l'homme ; mais le devoir a aussi le sien. Néghger l'un
ou l'autre de ces principes d'action, le principe utihtaire ou le prin-
cipe moral, c'est estropier la nature humaine. Pour avoir une idée vraie
de la société, il faut d'abord se faire une idée vraie des membres
qui doivent la former. Aussi en donnant à son système poHtique la
base étroite de Fégoïsme, Hobbes se condamnait d'avance à n'élever
qu'un édifice ruineux.
Après cela, on ne sera pas surpris d'entendre Joufïroy formuler
ce jugement : -« Jamais l'infidéhté psychologique n'a été poussée
plus loin ; je ne connais pas un autre système qui défigure d'une
manière plus extraordinaire la réahté de notre nature. Aussi n'en
est-il point qui conduise à des conséquences aussi insoutenables,
aussi bizarres, aussi hostiles à toutes les croyances du bon sens de
l'humanité. Si le principe du système de Hobbes est éminemment
faux, ses conséqueiices sont éminemment absurdes : aussi le sens
commun ne répugne-t-il pas moins aux unes que l'observation à
l'autre » ^. '
Ayant fait un faux départ, il est impossible que Hobbes arrive
au terme qu'il s'est fixé, sans tomber, en cheminant, dans quelques
inconséquences .et sans faire subir à certaines notions traditionnelles
un complet travestissement. Donnons-en quelques spécimens.
Tout d'abord ce philosophe révolutionnaire a perverti, avec une
assurance et une sérénité qui ont quelque chose de cynique, la notion
1. JouTFROY, Cours..., Leçon XII, T. 1, p. 355. — Les contemporains de Hobbes ne
furent pas moins catégoriques dans la réprobation de ses principes de morale privée et
sociale. Citons, comme exemple, Robert Sharrock (1630-1684), de l'Université
d'Oxford, professeur à New Collège, archidiacre de Winchester : ... Horrenda quae-
cunque morum introduxisse atque admississe ausus est [Hobbius] portenta. (VrroOîa'.;
■fjl'.y.i] de Officiia secundurn naturœ jusseu de Moribus ad rationis normam conformandts
Doctrina... (Prœfatio, [non paginée], p. 6, Oxford, 1660).
414 ARTICLE III. CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
fondamentale de justice. On se rappelle qu'il raisonne ainsi : Dans
l'état de nature ^, il n'y a pas de pouvoir souverain ; sans pouvoir
souverain pas de lois ; sans lois, pas de justice. Et pour qu'on n'hésite
pas sur le sens de sa pensée, il ose écrire : « Les deux vertus cardinales
de l'état de guerre qui est l'état de nature sont la force et la ruse ».
(Vis et dolus in hello virtutes cardinales sunt). La justice a fait son
apparition dans le monde avec la société. Aussi quiconque viole le
pacte social soit par action, soit par omission, est injuste '^.
A quel genre d'argument Hobbes va-t-il recourir pour démontrer
l'illégitimité de cette conduite ? On le devinerait malaisément. « De
même, dit-il, que celui, qu'un argumentateur force à nier l'assertion
qu'il avait soutenue d'abord, est acculé à l'absurde et tombe dans une
contradiction, ainsi en est-il de celui qui fait ce qu'il s'était engagé
à ne pas faire ou bien omet ce qu'il s'était engagé à ne pas omettre.
Car, en vertu du pacte, il veut, et, par la violation du pacte, il ne veut
pas qu'une même chose ait Ueu. Ainsi, l'injustice est une absurdité
4.ans la conduite, comme l'absurdité est une injustice dans la discus-
sion » ^.
N'est-il pas significatif de voir un théoricien pohtique, qui a biffé
d'un trait de plume la justice dans l'état de nature, la rétabhr arbi-
trairement dans le droit social et lui chercher un point d'appui dans
les règles de la Logique formelle ? On pensera sans doute que ce genre
de preuve aura peu d'influence sur la généralité des citoyens.
Hobbes était assurément trop perspicace pour en douter dans son
for intérieur : cette preuve n'est qu'un jeu dialectique pour charmer
les esprits subtils. Mais il peut, dira-t-on, faire valoir un argument
ad hominem plus pressant. Chaque individu, membre de la Société,
comprend qu'il est le premier intéressé à respecter les droits des autres
citoyens, car c'est la condition sine qua non de la durée du pacte
social. Or il a intérêt à ce que le pacte dure, afin que ses propres droits
soient eux-mêmes sauvegardés. — Fort bien, si l'on parle en général et
dans l'abstrait. Mais il est des cas particuUers où cette considération
restera lettre morte. Croit-on, par exemple, que si, sans autre frein que
la morale utihtaire de Hobbes, quelqu'un trouve l'occasion de com-
mettre une injustice profitable, avec la quasi certitude d'esquiver toute
répression, croit-on .vraiment qu'il sera arrêté par cette considé-
1. Nomina justi et injusti locum in hac conditione non habent. Vis et dolus in belle
virtutes cardinales sunt. (Hobbes, Leviathan, C. XIII, Opéra, T-. III, p. 101, circa
finem).
2. Actio autem illa vel omissio injusta dicitur, ut idem significent injuria et actio
vel omissio injusta, atque utraque idem quod pacti vel fldei violatio. (Hobbes, De Cive,
C. III, § 3. circa principium).
3. Quemadmodum enim is, qui argumentis cogitur ad negationem assertionis quam
prius sustinuerat, dicitur redigi ad absurdum ; eodem modo is, qui prse animi impotentia
facit vel omittit id quod se non facturum vel non omissurum pacto suo ante promiserat,
injuriam facit ; neque minus in contradictionem incidit quam qui in scholis reducitur
ad absurdum. Nam futviram actionem paciscendo vult fieri ; non faciendo vult non
fieri ; quod est fieri et non fieri idem eodem tempore, qu!B eontradictio est. Est itaque
injuria absurditas qusedam in conversatione, sicut absurditas injuria qusedam est in
disputatione. (De Cive, C. III, § 3, circa médium).
§ E. SYSTÈME POLITIQUE 415
ration que son acte tend à rompre le contrat social qu'il a promis
d'observer ? ^
Hobbes lui-même a si peu confiance dans l'observation volontaire
de cette promesse par les contractants, qu'il invoque sans cesse l'argu-
ment de la force souveraine, dont dispose le gouvernement qu'il a
imaginé pour maintenir l'ordre et la paix. Ce régime de terreur,
qui est une nécessité du'système, cette sorte d'état de siège en perma-
nence est indigne d'hommes libres et civilisés. D'ailleurs, il est souvent
condamné à l'impuissance : quand les contractants ont l'espoir fondé
d'échapper à son étreinte, la voix de l'intérêt personnel se fait entendre
et devient impérative.
Le Hobbisme repose donc sur une conception caduque. L'intérêt
conseille ; il n'obhge pas. Il faut faire appel à la conscience 'morale.
Mais Hobbes s'est rigoureusement interdit cet appel, car il rejette^
la seule base inébranlable de l'ordre privé et social, l'existence du
Bien absolu, norme du juste et de l'injuste, indépendante des lois
et des conventions hurpaines, que la volonté divine, infiniment sainte
et toute puissante, impose au respect de tous, sans que personne puisse
se dérober à la sanction qui attend les transgresseurs en ce monde
ou en l'autre.
Hobbes n'est point l'inventeur du contrat social. D'autres y ont
songé avant lui : par exemple Languet ^, Althusius *, Hooker^.i
Des philosophes scolastiques, Sttarez ^ notamment, ont aussi admis '
la possibiHté et la légitimité d'un contrat social. Mais tous ces penseurs
supposent que le pacte est conclu entre les sujets et le souverain :
il est, à leurs yeux, un remède préventif contre la tyrannie. Hobbes
ne l'a point compris de la sorte. D'après lui, les contractants sont les
sujets ; eux seuls sont liés vis-à-vis du souverain qui reste complète-
ment fibre et indépendant. C'est là que se montrent l'originalité
et l'habileté de notre philosophe. Il voulait patronner la thèse du
pouvoir absolu et, en même temps, répudier la doctrine, alors commu-
nément acceptée, que le pouvoir a sa source première en Dieu. Il
rejette donc le droit divin et met, à l'origine du gouvernement, . le
principe démocratique. La souveraineté dérive d'un contrat consenti
1. Renouvier, Philosophie analytique..., t. TII, p. 443. — Cf. Esquisse d'une Classifi-
cation systématique des Doctrines philosophiques, T. I, Partie V, p. 381-384, Paris, 1885.
2. C'est un point sur lequel Hobbes s'est plu à insister. Cf. Hiutian Nature, Ch. ^'^I, Il
§ 3. — Leviathan, C. VI. — De Homine, C. XI, § 4. "'
3. Htjbert Langxjet, Vindicice contra tyrannç>s sive de principis in populum popu-
tique in principem légitima potestate, Edimbourg [Bâle], 1579. On prétend à tort que
cet ouvrage a pté composé par du Plessis Mornay. Cf. Haao, La France protestante :
H. Languet, t. VI, p. 273, Paris, 1856.
4. Jean Althusius, Politica methodice digesta atque exempUs sacris et jjrofanis
\illuatrata, Herborn, 1603.
5. R. HooKER, 0/ the Laïues of ecclesiasticall Politic, Londres, 1593.
6. « A l'origine de toute société, il y a un contrat exprès ou tacite entre le peuple et le
souverain ; si ce contrat n'est pas formulé dans une constitution, il n'en existe pas
moins d'une manière implicite. Nulle part l'autorité n'est sans limites ni incondition-
nelle. " (A. Matignon, La Société civile d'après Suarez, dans la revue Etudes religieuses,
historiques et littéraires, 1866, t. XI, p. 6).
416 ARTICLE III. CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
par le peuple. Mais cette intervention populaire n'est qu'un trompe-
l'œil, car le consentement est donné une fois pour toutes et la combi-
naison aboutit au plus affreux despotisme : le souverain, qu'il s'appelle
roi ou peuple, a un pouvoir illimité et irresponsable.
Cette conception est tellement artificielle que son inventeur n'a
pu la soutenir quand il s'est heurté à des faits bien circonscrits. En
vient-il à traiter du pouvoir paternel et domestique à propos de la
famille et de l'esclavage ? il ne nous présente plus un contrat entre
sujets, mais entre supérieurs et inférieurs, les parents et les enfants,
les conquérants et les conquis auxquels le vainqueur a accordé la vie
par clémence ^.
Aussi bien, le contrat, tel que Hobbes l'a rêvé, n'a-t-il laissé aucune
trace de son existence dans l'histoire. La cellule sociale ce n'est pas
l'individu ^, mais la famille ou quelque groupement plus complexe
comme la horde ou la tribu. Ce qui est vrai c'est qu'à l'origine de
toute union sociale il y a un contrat entre sujets et souverain, et non,
comme Hobbes le soutient, entre sujets. De plus (sans compter d'autres
différences), le contrat social, d'après le philosophe anglais, est tou-
jours formel et explicite. Il avait absolument besoin de cette hypo-
thèse pour-étayer son système. Mais, dans la réahté, le contrat est le
plus souvent tacite. On ne le trouve formulé expressément que chez
les peuples qui ont déjà atteint un haut degré de civilisation.
Ce que l'on vient de dire du contrat social convient plus encore
à « l'état de nature », étrange fiction de l'imagination hobbienne.
Sur ce point, l'attitude de notre théoricien est plutôt équivoque.
On prétend assez généralement, pour le défendre, qu'il n'a pas visé
à faire un exposé historique de la genèse de la société, mais seulement
une analyse philosophique des éléments qui la constituent et des
rapports qu'ils doivent soutenir logiquement entre eux.
Fort bien, car Hobbes confesse que l'état de nature n'a existé,
à aucune époque, d'une façon universelle ^. Mais « il parle habituelle-
ment comme si cet état était l'antécédent invariable de toute com-
munauté de citoyens » *. On remarque d'ailleurs, dans son œuvre,
comme des échappées où il affirme que l'état de nature a réellement
existé ici et là, et même qu'il existe encore présentement. Après avoir
rappelé que Caïn tua Abel par envie, impunément, il ajoute : (( Est-ce
qu'aujourd'hui on ne vit pas de la sorte en beaucoup d'endroits ? ^ »
1. Cf. Leviathan, C. XX. — De Cive, C. VIII, IX. — De Corpore politico, II P., Ch.
III, IV.
2. Later researches hâve confirmed Ai-istotle's view that we cannot trace iTian
behind the niost elenientary xoivcovtai or social ties (W. J. H. Campiqn, Outlines of
Lectures..., Lect. III, p. 19).
3. QuaTiquam autem tenipus nunquam fuerit, in que unusquisque uniuscujusque
hostis erat, reges tamen et persoixse summam habentes potestatem omni tempore hostes
inter se sunt. (Hobbes, Leviathan, C. XIII, Opéra, t. III, p. 101).
4. Further, he habitually speaks of it as the invariable antécédent of ail civil com-
munity. (Campion, Outlines o) Lectures..., Lect. III, p. 16).
5. Quid, nonne fratrem suum Abelem invidia interfecit Gain, tantum facimus non
ausurus, si coniniunis potentia, quse vindicare potuisset, tune extitisset. Nonne hodie
multis in locis ita vivitur ? Americani... (Leviathan, C. XIII, Opéra, t. TU, p. 101).
§ E. SYSTÈME POLITIQUE 417
3t il apporte en preuve les tribus sauvages de l'Amérique. Bien plus,
même parmi les races civilisées, il découvre encore des restes de cette
iéfiance mutuelle qui caractérise l'état de nature : « Car, songez-y bien,
pourquoi, partant en voyage, cherchez-vous des compagnons et portez-
vous des armes ? pourquoi, au moment d'aller dormir, fermez-vous
[es portes et les coffres ? et cela malgré la sauvegarde des lois et des
agents armés pour venger toute violence ! Quelle opinion avez-vous
ionc de vos concitoyens, voisins et domestiques ? ^ » Même attitude
ié fiante de nation à nation. « Car toujours les rois se suspectent
mutuellement, debout comme des gladiateurs, l'arme au bras et
['œil au guet : je veux dire qu'ils étabhssent, à la frontière, des châ-
teaux-forts et des garnisons, et qu'ils envoient des espions explorer
secrètement le territoire ennemi. N'est-ce pas l'état de guerre ? '^ »
Cet état de nature non seulement n'a pas existé en fait (car, comme
[e remarque justement Croom Robertson, « comment aurait-il existé
[quelque part, puisqu'il y a toujours eu, sinon des maîtres, au moins
ies pères? )>) ^ ; mais il implique contradiction. C^ prétendu état de
nature est contre nature. Les raisons qui, d'après Hobbes, le font
cesser, devaient l'empêcher de naître. Jouffroy le .prouve ainsi en
ijubstance. Si c'est le calcul de leur intérêt qui a, comme il l'affirme,
poussé les hommes à passer de l'état de nature ou de guerre à l'état
ie société ou de paix, ce même calcul a dû rendre impossible l'état
de nature. Car, .si l'homme est capable de voir que l'état de guerre
est de tous le pire, parce que le plus nuisible à l'intérêt de chacun,
somment l'égoïsme, qui a conduit l'homme à cette vérité, a-t-il eu
pour conséquence l'état de guerre qui est contraire à cette même vérité,
3t non l'état de paix qui lui est conforme ? *
Supposons un instant que cet état de nature ait existé. Jamais
['homme primitif, tel que Hobbes le conçoit, n'aurait pu en sortir,
3ar ce philosophe en a fait un être si foncièrement égoïste, individua-
liste, anarchique, c'est-à-dire insociabie, qu'il n'aurait jamais pu
parvenir à l'état social, lequel exige des sujétions pénibles et impose
d'incessants sacrifices au bien commun.
A voir les paradoxes spécieux, dont la théorie pohtique de Hobbes
est émaillée, on pourrait s'imaginer, de prime abord, que Fauteur
n'a cherché qu'à faire montre de sa souplesse dialectique. Ce serait
méconnaître complètement ses intentions. Le De Cive et le Liviathan
sont des œuvres militantes visant un résultat pratique, la défense et
1. Cogita enim, quando iter ingrederis, cur comités quaeris, arma gestas ; qiiando
lormituiii is, fores claudis, arcas obseras, idque legibus et ministris arniatis ad omnem
l'iolentiam ulciscendam paratis, qiialem habeas opinioneni de concivibus, de vicinis
3t de domesticis. ( Leviathan, C. XIII, t. III, p. 100).
2. Semper enim [reges] alii aliis siispecti sunt, more stantes gladiatorio, armis ocvilis-,
que intentis, id est castellis et prsesidiis ad confinia collocatis, et exploratoribus inj
hostico latitantibiis, quae est conditio belli. (Leviathan, C. XIII, t. III, p. 101).
3. ... But how [tho State of nature] could it ever hâve existed in fact, when there
never was a time that there were no ma^ters, or at least fathers ? (Croom Robertson,
Hobbes, Ch. VI, p. 146, au haut).
4. Jouffroy, Cours..., Leçon XII, T. I, p. 356.
27
418 ARTICLE m. — CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
( l'apologie des Stuarts. Elles représentent l'effort le plus osé et le plus
considérable qu'on ait jamais tenté en faveur de l'absolutisme et de
la tyrannie. Je ne dis pas la monarchie absolue, car, dans certaines
conditions de temps, de lieux et de personnes, un pouvoir monar-
chique absolu peut avoir sa raison d'être et se rendre bienfaisant.
Mais la doctrine hobbienne prétend justifier et elle se complaît à
exalter le despotisme le plus rigide et le plus dégradant, le plus uni-
versel qu'on puisse concevoir. Aucune branche, de l'activité humaine
n'est soustraite à son empire. L'enseignement de Jésus-Christ avait
hbéré les âmes du joug intolérable qui pesait sur elles, depuis que le
paganisme concentrait dans les mêmes mains le pouvoir temporel
et le spirituel. Faisant reculer la civihsation de plusieurs siècles, le
théoricien de l'absolutisme soumet brutalement à l'État laïque les
consciences, la morale et la rehgion. Doctrine monstrueuse.
On dirait que son auteur en a eu le sentiment. Car le titre même
(Léviathan), qu'il a choisi pour en exposer l'ensemble, et l'image
symbohque qu'il a placée au frontispice éclairent d'un jour sinistre.
le dessein qu'il a poursuivi, à travers ses audacieuses déductions, avec
une sérénité imperturbable.
La gravure, qui précède le hvre, est divisée en deux parties. Le haut
représente un géant couronné, tenant l'épée d'une maih, et de l'autre,
la crosse. On n'aperçoit que son buste, composé d'une multitude
d'hommes minuscules : il se dresse, à l'horizon, derrière les monts
et les plaines, où sont parsemés villes et hameaux, églises et châteaux-
forts. Le bas de la gravure comporte deux séries d'emblèmes, qui se
font pendant et forment contraste : d'abord une forteresse et, en face,
une cathédrale ; puis, une couronne et une mitre ; une pièce d'artillerie
et les foudres de l'anathème ; des trophées d'armes, de drapeaux
et les symboles du syllogisme, du dilemme, etc. ; enfin, une bataille
et un concile.
Toute cette symbohque, minutieusement combinée par l'auteur,
indique clairement l'^^prit du système et son caractère factice.
Dans l'Introduction du livre, Hobbes exphque que le Léviathan
signifie l'homme artificiel que l'Art humain a réussi à produire.
Déjà notre industrie fait merveille, quand elle construit ces automates
qui ont une vie mécanique et auxquels des rouages et des ressorts
tiennent lieu de cœur, de nerfs et d'articulations. « Mais l'art va plus
loin encore, quand il imite ce rationnel et très excellent ouvrage de la
nature, VHomme. Car c'est l'art qui a créé ce grand Léviathan,
qu'on appelle Réjmhlique ou État (en latin Civitas) : il n'est pas autre
chose qu'un homme artificiel, quoique sa stature et sa force soient
plus grandes que celles de l'homme naturel, pour la protection et la
défense duquel il a été voulu. La Souveraineté lui est une mne artifi-
cielle, en tant qu'elle communique vie et mouvement au corps entier ;
les magiatrais et autres officiers de judicature et d'exécution sont les
jointures artificielles ; la récompense et le châtiment (par lesquels,
attachés au siège de la souveraineté, chaque joi^iture et chaque membre
sont mus pour accomphr leur devoir) sont les nerfs, qui remphssent
la même fonction que dans le corps naturel ; la prospérité et les
XoTt est iwteàtas Snper Terrant, qiut Comjforertn et —Job xli '24
§ E. — SYSTÈME POLITIQUE 419
richesses de tous les membres particuliers constituent la force ; le
salut du peuple est Voccupation ; les coîiseillers, qui suggèrent toutes
les choses qu'il est nécessaire de connaître, sont la mémoire ; V équité
et les lois font l'office de la raison et de la volonté ; la concorde, c'est la
santé ; là sédition, la maladie ; et la guerre civile, la mort. Enfin les
pactes et les contrats, par lesquels les parties de c« Coips politique
furent pour la première fois formées, mises ensemble et unies, ressem-
blent au Fiat ou au Faisons V homme, que Dieu prononça au moment
de la Création » ^.
Cette comparaison du corps politique au corps humain n'est pas
nouvelle. On la trouve dans le Polycraticus de Jean de Salisbury,
qui étudia à l'université de Paris et mourut, en 1180, évêque de
Chartres ^. Il l'avait empruntée à un traité qu'il attribuait à Plu-
tarque : Institutio Trajanr^. Hobbes connaissait très probablement
le Polycraticus et lui doit sans doute l'idée de cette analogie qu'il a
ingénieusement développée au début du Léviathan. EUe sert de cadré
à son travail ; c'est, si l'on préfère, une parure, un enjolivement
appliqué au dehors ; car elle n'a pas eu d'influence sur le fond même
de sa pensée. Ce qui n'empêche pas du reste le système de rester arti-
ficiel et arbitraire, surtout à cause de la conception fantaisiste de l'état
de nature et du contrat social qui en sont les assises fondamentales.
Au moment où Hobbes écrivait, la science était dominée par la préoccu-
1. Ait goes yet fiirther, imitating that rational and most excellent work of nature,
Man. For by art is created that gi'eat Léviathan called a CommonweaUh or State, in
latin Civitas, which is but an artificial man ; though of greater stature and strength
than the natural, for whose protection and defence it was intended ; and in which the
aovereignty is an artificial soul, as giving life and motion to the whole body ; tho magis-
trales and other officers of judicature and exécution, artificial joints ; reward and
punishment, by which faste ned to the seat of the so\'ereignty every joint and member
is moved to perform lois diity, are the nerves, that do the same in the body natiu-al ^
the icealth and riches of ail the particular menibers, are the strength ; salus populi, the
people's safety, its business ; counsellors, by whom ail things needful for it to know are
suggested unto it, are the memory ; equity and laws, an artificial reason and will ;
concord, hcalth ; sédition, sicJcness ; and dvil war, death. Lastly, the pacts and covetiants,
by whicli the parts of tliis Body politic were at first made, set together and united,
resemble that Fiat or the Lct ks niake inan, pronounced by God in the Création. (Hob-
bes, Léviathan, Introduction, Works, t. III, p. ix-x. — Opéra, t. III, p. 1-2).
2. Voici le curie\ix passage, où Jean de Salisbury donne cette comparaison d'après
Plutarque : Ea vero, quœ ciiltum religionis in nobis instituunt et informant, et Dei (ne
secundum Plutarchum deorura dicam) cseremonias tradunt, viccm animai in corpore
Reipublicse obtinent... Princeps vero capitis in Republica obtinet locum, uni subjectus
Deo et his qui vices illius agunt in terris, quoniam et in hoc humano corpore ab anima
yegetatur caput et regitur. Cordis locum senatus obtinet, a quo bonorum operum et
malorum procedunt initia. Oculorum, aurium et linguae officia sibi vindicant judices et
prsesides provinciarum. Officiales et milites manibus coaptantur. Qui semper assistunt
principi, lateribus assimilantur. Qusestores et commentarienses, non illos dico qui car-
ceribus prsesunt, sed comités rerum privatanim ad ventris et intestinorum refert
imaginem. Quaesi immensa aviditate congesserint et congesta tenacius réserva verint,
innumerabiles et incurabiles générant morbos, ut vitio eorum totiiis corporis ruina
immineat. Pedibus vero solo jugiter inhaerentibus agricolœ coaptantur... (Joannes
Saresberiensis, Polycraticus, L. V, C. II, dans Migne, Patrologia lalina, t. 199, col.
540- 541).
3. Il n'en existe que les fragments conservés par J. de Salisbiu-y et qui ont été réunis
dans l'édition de Plutarque par Fb. Diibneb, T. V, p. 59-6<), Paris, 1S55.
420 ARTICLE III. — CHAPITRE IV. — CRITIQUE DU HOBBISME
pation des lois physiques de la nature. Aussi est-ce à leur image
qu'il se représente les lois qui régissent l'homme et la société. Le
mécanisme matérialiste fut donc en politique, comme il avait été
en morale, en psychologie et en physique, son étoile directrice. Mais
concevoir la société comme un organisme, dont tous les organes
sont sohdaires, et la vie sociale comme la résultante harmonieuse
de leurs diverses fonctions, n'est devenu à la mode qu'au xix^ siècle,
à cause des grands progrès accomplis par la biologie. C'est ainsi que
la comparaison « organique » a supplanté la comparaison « méca-
nique ». La première est mieux appropriée et plus adéquate au sujet
que la seconde. Cette assimilation peut donner quelques bons résul-
tats, pourvu qu'on n'oublie point que c'est une simple analogie et
qu'on ne pousse pas les rapprochements jusqu'à la minutie ^, au lieu
de s'en tenir à de prudentes généralités.
Quant à l'esprit de l'ouvrage, la gravure le symbolise aussi admira-
blement : c'est l'emblème expressif du despotisme préconisé par
Hobbes 2. Car « Léviathan, l'homme fabriqué par un art qui s'inspira
des créations de la grande nature, est une puissance colossale en
laquelle se concentrent toutes les énergies humaines ; qui possède et
brandit les ^-rmes religieuses non moins que les séculières ; qui dispose
des corps par la force miUtaire, des âmes et des croyances par l'au-
torité sacerdotale » ^. Bref, le Léviathan est un dieu mortel, « maître
des corps et des âmes de ceux dont l'assemblage forcé constitue sa
propre puissance » *.
j Comment notre philosophe a-t-il pu en venir à cette conception
I révoltante ? Les temps troublés où il a vécu y contribuèrent dans
une certaine mesure. Par goût et par position (il a passé presque
toute sa vie comme précepteur et secrétaire dans la haute domesti-
|Cité d'une famille aristocratique) Hobbes était du parti des Stuarts,
souverains absolus. Les^sombrçspemtu^^ l'état
de nature, sont un~réfIèt~^Hès~Impressions qu'avaie provoquées,
dans son âme les Tîorreurs de laTguërre^cîviler les proscriptions, les
massacres71a mort du roITCes exiiès-jdeJat-cévolution ne firent que for-
tifier ses préférences antérieures. La cause du mal est dans le renver-
sement de Ta souvéràîîiêté consacrée par l'histoire. Les hommes,
avec leurs passions indomptées, ne peuvent trouver la paix que
maîtrisés énergiquement par un pouvoir illimité et indiscuté ^. Hobbes
ne connaît pas d'autre digue qui puisse arrêter la révolution débor-
dante. Pas de milieu entre le gouvernement absolu et l'anarchie.
II faut choisir l'un des termes de l'alternative. Voilà l'argument
qui revient sans cesse dans le Léviathan. Il est décisif aux yeux dé
Hobbes, parce que le partage de la souveraineté entre le Parlement
1. M. Jean Izoulet. dans La Cité moderne et la Métaphysique de la Sociologie (Paris,
1894) n'a pas su éviter cet écueil.
2. Cette grav'Tire est d'une « signification claire et barbare ». (Renouvier, Philosophie
analytique de l'Hisoire, t. UT. p. 445).
3. G. Lyon, La Philosophie de Hobbes, Ch. I, p. 18.
4. RENOÙvaER, Philosophie analytique..., t. III, p. 445.
5. Hobbes, De Cive, C. VI. — Léviathan, C. XVIII,
§ E. — ■ SYSTÈME POLITIQUE 421
et le Roi est une contradiction dans les termes. Car, dit-il, appliquant
de travers le mot de l'Evangile, « on ne peut servir deux maîtres ».
Si Hobbes avait vécu une décade_de plus, il aurait vu_ s'effondrer
avec fracas l'échâtaudage laborieux deses rêves politiques et s'élever /
sur leurs ruines la forme mîxtë^de gouverîTemenf qu'il avait déclarée
impossible. On a dit quelquefois, pour l'excuser, qu'il ne serait « pas
raisonnable » ^ d'exiger de lui qu'il eût prévu cette dernière solution.
Pourquoi non, quand on se rappelle que les philosophes scolastiques
sont unanimes à enseigner, avant comme après Hobbes, que la monar-
chie tempérée est en soi la meilleure forme de gouvernement i
Il ne faudrait pas croire cependant que le Léviathan n'est qu'une
œuvre de circonstance, sorte de pamphlet politique pour préparer
la restauration de la monarchie absolue. Il doit sans cloute aux événe-
ments agités, au milieu desquels il a été écrit, une couleur locale
qui a son charme. Mais, dans son ensemble, c'est une œuvre durable,
à longue portée, d'une puissante unité. Architecte audacieux, Hobbes,
avec des éléments simples, a bâti, d'après un plan nouveau, tout l'édi-
fice de la vie individuelle et de la \ ie sociale. Cette construction assu-
rément porte à faux, mais elle dénote un pouvoir Imaginatif extraor-
dinaire. On y découvre aussi çà et là quelques manques de liaison
et de cohérence. Mais, étant donnés les matériaux choisis par Tauteur, .
on ne peut qu'admirer la vigueur dialectique .avec laquelle il les a fait
mouvoir et les a disposés en vue de la fin poursuivie.
Hobbes a emprunté à Bacon ^ cette formule saisissante : a L"on a dit
à bon droit l'un et l'autre mot : L'homme est pour Vhojnme un dieu,
et Vhormne est pour Vliomme un loup. Homo homini deus, et homo
homini lupus » ^. Trop souvent on a travesti la pensée de notre phi-
losophe en ne retenant que le dernier membre de l'antithèse. La morale
de Hobbes est assurément bien défectueuse, puisqu'elle ravale la
nature humaine à l'animalité en niant toute inclination généreuse
et désintéressée. Cependant c'est pousser trop au noir son pessimisme
que de lui faire dire : L'homme, en toute hypothèse et rencontre,
1. It would be xinreasonable to expect him to hâve foreseen the actual solution of the
problem of sovereignty in a constitiitional monarchy, in a more truly démocratie and
i-epresentative form of government in which the seat of sovereignty is found rather in
ParHament than in the King. (J. Seth, English Philosophers..., P. I, C. II, ji. 75, circa
principnim).
2. Bacon, De dlgnitate et augmentis s'Aentiaruni, L. VI, C. m. Parmi les Exempla
Antithetorum, § 20, Justitia, on trouve celui-ci : Justitiœ debetur quod homo homini
ait Deus, non lupus. — Works, Edit Spedding, T. I, p. 696. — Edit. Boutllet, T. I,
p. 330.
3. Profecto utrumque vere dictum est : Homo homini Deus, et Homo homini lupus.
Illud, si concives inter se ; hoc, si civitates comparomus. Illic justitia et charitate, vir-
tutibus pacis, ad similitudinem Dei acceditur; hic, propter malorum pravitatem, recur-
rendum etiam bonis est, si se tueri volunt, ad virtutes bellicas, vim et doluin, id est
ad ferinam rapacitatem. (Hobbes, De Cive, Dédicace au comte de Devonshire, Opéra,.
t. II, p. 135 136). Cette antithèse exprime fort bien le contraste que Hobbes a voulu établir
entre l'état de nature et l'état de société. On peut donc l'utiliser dans ce but, mais en
faisant remarquer que Hobbes, comme le montre clairement son commentaire de
l'antithèse, n'avait point ici cette application on vue.
422 ARTICLE III. — CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
est un loup pour l'homme. La maxime : Homo homini lupus résume
très bien la misère extrême de l'état de nature qu'il a imaginé et défini :
la. guerre de tous contre tous. Mais l'autre membre : Homo homini
Deus exprime la merveilleuse transformation que l'établissement
de la société civile a opérée dans les conditions de la vie humaine.
Avant, l'homme apparais'sait à l'homme comme un fauve ; après, il
' lui est apparu comme un Dieu.
Hobbes s'est complu à tracer un parallèle suivi entre l'état de
nature et l'état de société : « Hors de la société civile, chacun jouit
de la hberté la plus entière ; mais c'est une hberté infructueuse, parce
que, si elle nous permet de faire tout ce que bon nous semble, elle
laisse aux autres le pouvoir de nous faire pâtir tout ce qui leur plaît.
Mais, l'État une fois constitué, chacun ne garde de hberté que la
quantité suffisante pour vivre commodément et en paix, comme
on n'en ôte aux autres que la quantité qui les rendrait redoutables.
— Hors de la société, chacun a tellement di'oit à toute ohose qu'il ne
peut cependant jouir d'aucune. En société, chacun jouit paisiblement
d'un droit déterminé. — Hors de la société, chacun peut être dépouillé
et tué légitimement par n'importe qui. En société, on ne peut l'être
que par un, seul. — Hors de la société, nos seules forces nous pro-
tègent. En société, celles de tous. — Hors de la société, le fruit du
. travail industrieux n'est garanti à personne. En société, il l'est à tous.
— Enfin, hors de la société, c'est l'empire des passions, la guerre,
la crainte, la pauvreté, la laideur, la sohtude, la barbarie, l'ignorance,
la férocité. En société, c'est l'empire de la raison, la paix, la sécurité,
les richesses, le décorum, les relations, l'élégance, les sciences, la bien-
veillance » ^.
VI. — HOBBES ÉCRIVAIN.
Hobbes était très laborieux. Ce n'était pas un grand liseur, mais
un esprit méditatif. Il avait coutunie de dii-e : « Si j'avais lu autant
qu« les autres hommes, je continuerais encore à être aussi ignorant
que les autres hommes ». Son ami Aubrey nous a transmis quelques
détails savoureux sur la façon dont il prépara la composition du
Léviailmn. Il se promenait beaucoup et contemplait. La pomme de
sa canne contenait une plume et un encrier. Il avait dans sa poche
1. Extra statum civitatis, uniisquisqiie libertatem habet mtegerrimam quidem, sed
infructuasam, propterea quod qui proptei" libertatem suam omnia agit arbitrio suo,
propter libertatein aliorum omnia patitiir arbitrio alieno. At, civitate constitmta,
unusquisque civiiim tantum libertatis sibi retinet, quantum sufficit ad bene et tran-
quille vrivendum ; tantum item aliis adimitur ut non sint metuendi. Extra civitatem,
uTii«uique jus est ad omnia, ut tamen nulla re frui possit. In civitate vero unusquisque
Suite jure secure fruitur. Extra civitatem, quilibet a quolibet jure spoliari et occidi
potcst. In civitate ab uno tantiun. Extra civitatem, propriis tantum viribus protegi-
Qiur, in civitate, omnium. Extra civitatem, fructus ab industria nemiui certus ; in
civitate, Mîinibus. Denique, extra civitatem, imperium afïectuum, bellum, metus,
paupert^s, f œditas, solitude, barbaries, ignorantia., feritas. In civitate, imperium ratio»
nia, pax, sewaaritas, divitiae, ornatus, soeietas, elegantia, scientise, benevolentia. (D9
Cive, C. X, § 1, circa principium).
§ F. — HOBBES ÉCRIVAIN 423
un carnet de notes, et à mesure qu'une pensée se présentait, il avait
soin de la noter sur ce carnet, de peur de la perdre '-.
Si le penseur est très contesté 2, sur l'écrivain, en revanche, le
concert d'éloges est unanime. Son style est un admirable insti^ument
d'exposition pliilosopMque. Aucun auteur anglais ne lui est compa-
rable pour la clarté et là force. Il a dit, sans doute avec une arrière-
pensée d'ironie, en parlant de son style : k II est mau^'ais, parce que,
en écrivant, j'ai consulté la logique plus que la rhétorique » ^. Cette
confession' nous révèle le secret de son mérite Littéraire : il n'a pas
cherché dans les mots une parure qui distrait du fond des choses,
mais une traduction lucide^ et vigoureuse de sa pensée.
Quelques déficits sont la rançon de ses qualités. Les sujets qu'il
traite ne comportent pas les élans du cœur ni l'éclat des vives images.
On aimerait cependant à rencontrer dans son œuvre quelques pages
émouvantes, et l'on regrette que son imagination ait des teintes si
ternes, surtout si l'on songe aux briUantes envolées de Bacon. Mais,
comme son maître, il exceUe à ramasser tout un développement dans
une formule lapidaire.
Quand il s'agit de juger la valeur esthétique d'un écrivain étranger,
rien ne vaut l'appréciation d'un compatriote éclairé. Aussi ferai-je
appel au témoignage de Mr. W. R. Sorley, fellow de King's Collège,
professeur de Philosophie morale à Cambridge. Il compare en ces
tenues quatre des plus illustres prosateurs anglais : (f Bacon, Hobbes,
Berkeley et Hume — pour ne mentionner que les plus grands noms
— doivent être comptés parmi les maîtres du langage, partout où
le langage est considéré comme le transmetteur de l'idée. Et, dans
chaque cas, le style a une quahté individuelle, qui est appropriée
à la pensée et à l'époque. L'opulence d'images étalée par Bacon et
l'allusion significative aux mondes nouveaux, où l'esprit de l'homme
a pénétré et qu'il est en train de conquérir, ont la magie, non de l'en-
chantement, mais de la découverte. Une plus grande précision et
sobriété d'images ne conviendraient point au pionnier d'une si vaste
entreprise. L'éloquence musicale de Berkeley est l'expression d'une
âme ravie dans une claire vision et capable de lire le langage de Dieu
dans la forme et les événements du monde. Hume écrit avec la luci-
dité impassible de l'observateur, tout entier à la recherche de lu, per-
fection technique dans la manière d'exprimer sa pensée.
« Hobbes diffère de tous trois, et dans son genre propre, il s'élève
au degré suprême. Chez lui, pas d'excès d'images ni d'allusions ;
1. He had read much. if one considers his long lifo, but his contempkition was
much more than liis reading. He vras woat to say, that if he had read as intich as otliet
men, he should hâve continued still as ignorant as other men... The mannerof vrriting
of which booke ILevùUlian'ï was thtis. He walked rrnich and contemplated, and he had
in the head of his cane a pen and ink-hom, carried alwarys a note-booke in his pocket,
antl as soon as a thought darted, he presentiy entered it iiito his booke, or otherwiee
might liave lost it. (J. Aubkby, Lives..., T. II, p. 621 ; 607).
2. Cf, le Chapitare V, p. 428 sqq^
3. For the style, it is therefore the worse, because, whilst I \v8is writing, I consulfced
more with logie than with rhetoric (Epître dédicatoire au comte de Newcastlo, en fcête
de la Nature humaine, Works, t. IV, p. xiv).
424 ARTICLE III. — CHAPITRE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
mais toutes deux sont à sa portée quand il en a besoin. Chez lui,
il y a place pour l'épigramme ; mais il ne multipHe pas les épigrammes
pour le plaisir d'en faire. Chez lui, la satire se rencontre ; mais elle
est toujours maintenue dans les bornes convenables. Son œuvre
n'est jamais embellie par des ornements : chaque ornement est struc-
tural et fait partie intégrant'e de l'édifice. Chez lui, jamais un mot
de trop ; mais le mot propre est toujours choisi. Ses matériaux sont
des plus simples ; mais ils ont été complètement vivifiés sous l'inspira-
tion d'une grande pensée et dans l'ardeur passionnée pour une grande
cause » 1.
Vil. — HOBBES ET BACON.
Le contraste, établi par Mr. Soiiey entre Bacon et Hobbes considérés
comme écrivains, est plus frappant encore si on les envisage comme
penseurs.
Il est certain que Hobbes est le débiteur de Bacon. Kuno Fischer,
tout en exagérant l'étendue de cette dette ^, a bien montré cependant
que l'auteur du De Corjiore et du De Homine s'est inspiré des axiomes
du mécanisme rencontrés chez Bacon, et qu'il lui a emprunté le prin-
cipe du bien le plus général ^. On remarque aussi nombre de réminis-
cences de détail, non seulement pour l'idée, mais même pour l'expres-
sion. Nous en avons noté quelques-unes au passage.
Ce qui paraîtrait étrange, si l'on ne songeait à la théorie de Hobbes
1. Bacon, Hobbes, Berkeley and Hume — to mention only the greatest names —
must be counted amongst the masters of language, wherever language is looked upon
as conveying a meaning. And, in each case, the style has an individual quahty, whieh
suits the thought and the tinie. Bacon's displays a wealth of imagery and alUisionsigni-
ficant of the new worlds which man's mind was to enter into and to conquei* ; it has
the glamour not of enchantment but of discovery ; greater précision and restraint of
imagery would not hâve befitted the pioneer of so vast an adventure. The musical élo-
quence of Berkeley is the utterance of a soûl rapt in one clear vision and able to read
the language of God in the form and events of the wo Id. Hume writes with the
unimpassivjned lu idity of the observer, intent on the thecnical perfection in
the way of conveying his meaning, but with no illusions as to its importance.
Hobbes differs from al' three, and, in his own way, is suprême. There is no excess
of imagery or allusion, though both are at hand when wanted. There is epigram ; but
epigram is not mtdtiplied for its own sake. There is satire ; but it is always kept in
restraint. His work is never embellished with ornament : every ornament is structural
and belongs to the bviilding. There is never a word too many, and the right worti
is alM-ays ehosen. His materials are of the simplest ; and they hâve been formed into a
living whole, guided by a gi-eat thought and fired by the passion for a great cause,
(W. R. SoRLEY, Hobbes and Contemporary Philosophy, dans The Cambridge Hisiory
of English Literature, T. VII, p. 289-290, Cambridge, 1911).
2. Kuno Fischer, in his History of Philosophy, says that the work of Hobbes was
to.apply to the moral and political world the same methods that Bacon applied to the
natural world. This seems an exaggeration of Hobbes' debt te Bacon. (Campion, OiU-
Unes..., Lect. II, p. 11). L'auteur remarque avec raison que les influences décisives
furent le système mécanique de Galilée et le caractère mathématique de la philosophie
; de Descartes. Ces influences sont du reste postérieures au temps où Hobbes fréquentait
Bacon.
3. Kuno Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, T. X, Francis Bacon and seine
Schule, L. III, Ch. II, p. 354 sqq. Heidelberg, 1904 3.
§ G. — HOBBES ET BACON 425
sur les passions, on cherche vainement dans ses œuvres un témoignage
de respect et de reconnaissance pour son ancien maître et ami. Il s'est
cru quitte envers sa mémoire en le citant deux fois. Dans ses Proble-
inata physica il se borne à dire néghgemment : « Je me souviens d'avoir
lu cela quelque part chez le chanceher Bacon » ^. Dans le Decarneron
physiologicum, il cite, cette fois avec précision, une expérience décrite
par Bacon, mais en faisant remarquer qu'elle est « commune » ^.
Hobbes a commis une omission vraiment scandaleuse. Dans la
préface du De Corpore, où il énumère les savants modernes qui ont
concouru aux progrès de la science, à côté de Copernic, de Gahlée,
de Kepler et de Gassendi, il cite Mersenne, dont la modestie aurait
rougi d'un voisinage si illustre ; mais Bacon de ^>rulam est passé
sous silence. Et, dans la longue série des œuvres hobbiennes, pas la
moindre allusion à la grande entreprise baconienne, à Vlnstauratio
Magna ! C'est un parti pris indécent.
Entre ces deux penseurs il y a sans doute quelques points de contact ;
mais les divergences sont beaucoup plus tranchées ; quelque diversité
apparaît même jusque dans les ressemblances.
L'un et l'autre sont utilitaires. « vSavoir afin de pouvou" » ^, répète
Hobbes après Bacon. Ils assignent à la science une fin pratique et
bienfaisante : le bien-être de l'humanité ; mais ils diffèrent dans l'in-
dication des moyens pour y parvenir. Bacon croit que par l'empire
exercé sur la nature on arrivera à procurer aux hommes la santé,
les commodités de la \'ie et même, un jour peut-être, l'exemption de
la mort. Pour Hobbes également la valeur de la Géométrie et de la
Philosophie naturelle est estimable d'après l'utilité des arts qu'elles
rendent possibles. Mais l'utihté de la Philosophie morale et civile se
tire d'ailleurs. Hobbes place le bonheur de l'humanité dans la concorde
et la paix. Or la cause de la guerre n'est point à chercher dans une
disposition pei^erse de la volonté ; elle est dans un déficit de l'intelU-
gence ignorant les devoirs qui unissent les hommes et les main-
tiennent en paix. C'est la Philosophie morale et civile qui leur enseigne
ces devoirs : de là son rôle bienfaisant ^.
1. lUud tuum de obice Oceani aqiiain impediente ne procédât, sed revertatur. menaini
legisse me alieubi in scriptis Cancellarii Baconis. ■ ( Prohlemata pht/sica, C. II, Opéra,
t. IV, p. 316-317, § De causis aclhuc sdervt ).
2. The experimert is common and described by the Lcrd Chaneell or Bacon in the third
page of his natural historv. (Decarneron physiologicum, C. V, Works, T. \T^I, p. 112,
§ At is certain, circa médium).
3. Scientia propter potentiam. (De Corpore, C. I, § 6). — Bacon avait dit équivalem-
nient : Scientia et potentia humana in idem coincidunt. (Xovu)n Organum, L. I, § 3,
Edit Spedding, T. I, p. 157. — Edit. Bouillet, T. II, p. 9). Hobbes dit dans le Ln-ia-
than : Scientia Potentia est, sed parva ; quia Scientia egregia rara est, nec proinde
apparens nisi paucissimis et in paucis rébus. ( Leviathan, Part. I, C. X, T. III, p. 69).
4. Causa autern horum [maloruin quae a bello, praecipt^e civili, oriuntur] non est quod
homines ea velint, voluntas enim nisi boni saltein apparentis nulla est... Causa igitur
bsUi civilis est, quod bellorum et pacis causas ignorant, et quod paucissimi sunt qui
officia sua, quibus pax coalescit et conservatur, id est, veram vivendi regulain didice-
runt. Est autem hujus regulae cognitio moralis Philosophia. (De Corpore, C. I, § 7,
circa médium,).
426 ARTICLE III. CHAPITBE IV. CRITIQUE DU HOBBISME
Tons deux encore se sont montrés Les adversaires résoluis et injustes
de la Scoîlastique. Cependant, à la' différence de Bacon plein de mépris
pour le syllogisme, Hobbes l'a en haute estime et le manie avec com-
plaisance et habileté. Oubheux de la formation dialectique reçue
à Oxford, à laquelle il doit, pour une bonne part, sa puissance d'argia-
mentateur, il s'en sert pour attaquer VALma mater qui l'avait nourri,
« semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils oni sucé,
qui battent lemr nou»rriee » ^.
L'un comme l'autre proclament qu'il faut partir de Texpérience.
Mais, sur la question capitale de la méthode, leur ressemblance- s'ar-
rête là.
Bacon utihse l'expérience comme un point d'appui pour s'élever,
au moyen de l'induction, aux lois de la nature, dont la connaissance
et l'application permettront à l'homme de la maîtriser à son profit :
Naturœ, non îiisi parendo, imperatur. Il recommande avec -insistance
l'expérimentation et la pratique lui-même. S'il montre peu d'attrait
pour les sciences exactes et leur assigne un rôle restreint dans son
plan de restauration scientifique, on sait qu'en revanche il fait large
mesure à l'histoire comme auxiliaire de la philosophie naturelle.
D'une allure fibre et dégagée, l'auteur du Novum Organum est
friand d'images, multiphe les comparaisons, recherche les analogies,
se prête volontiers aux digressions brillantes, exploite ingénieusement
les mythes, emprunte au passé des traits instructifs ou d'agréables
anecdotes, enchâsse dans le texte, où ils reluisent comme des pierres
précieuses, les beaux vers classiques qui peuvent « illustrer » son sujet.
Bref, Bacon pense surtout par métaphores et compose en poète.
Hobbes est aux antipodes. Il est sans doute empiriste, puisqu'il
pose résolument et applique de même le principe que toute connais-
sance a sa source et tout acte son mobile dans les impressions des
sens. Mais la base empirique qu'il donne à sa méthode est très étroite
et, conséquemment, incapable de porter l'immense édifice scientifique
qu'il prétend bâtir dessus. Les données, qui lui tiennent lieu d'assises,
se réduisent à quelques observations fourmes par la conscience ou
à des éléments arbitraires comme son nominahsme, puisque, d'après
lui, la vérité dépend de la définition des termes, et celle-ci du hbre
arbitre humain ^. C'est de là qu'il part pour en déduire une série de
conséquences qui doivent tout expliquer : le monde, l'homme et la
société. Ces conséquences sont plus ou moins hasardées, parce qu'elles
s'appuient tantôt sur un champ d'observation trop limité, tantôt
sur des définitions arbitrau'ement étabfies. De plus, ce dialecticien
audacieux néglige de les soumettre à la contre-épreuve décisive des
faits. En cela, il est logique avec lui-même, car il ne fut jamais un
expérimentateur et, qui pis est, n'a aucune estime pour l'expérimen-
tation. Il faut entendre de quel ton il parle de la Société royale de
Londres, dont il compare les membres, « étalant leurs instruments
1. La Bruyère, Les Caractères : Des Ouvrages de l'esprit, § 15.
2. Cf. supra, p. 320, note 5.
§ G. — HOBBES ET BACON 427
nouveaux », à ces forains « qui s'en vont çà et là pour montrer de&
animaux exotiques ». « Qu'ils s'assemblent, dit-il, unissent leurs efforts
studieux et expérimentent tant qu'ils voudront, ils n'aboutiront à
rien, s'ils n'en viennent à suivre mes principes » ^. On dirait vraiment
qu'il n'a jamais ouï parler de l'induction baconienne, car jamais il
n'use de ce procédé si cher à son maître ; et, pour une fois qu'il men-
tionne en deux lignes l'induction, il s'agit de l'induction formelle
d'Aristote 2.
Toute son estime va à la méthode déductive et syllogistique. Depuis
qu'il a découvert Euclide à quarante ans, il s'est passionné pour les
mathématiques, et c'est sur leur modèle que ce géomètre chimérique
s'applique à construire son système philosophique. Il aime à dérouler
le fil de ses déductions et se tient pour satisfait s'il aboutit à des con-
clusions vraisemblables. Sans se mettre en peine de vérifier si ces <,
conclusions sont réellement fondées ou non, au moyen d'expériences |
instituées pour prouver leur concordance ou leur désaccord avec les
faits, il lui suffit, comme au mathématicien, d'avoir montré que la
solution proposée est possible. C'est, on l'a vu, Ta ritournelle qui
reparaît constamment dans sa physique sous cette forme ou une autre
analogue : « Nous avons donc la cause possible de la lumière solaire,
que nous avions^éntrepris de trouver » ^. Tout est dit pour lui, dans la
recherche des causes, €{uand il peut conclure à la vraisemblance et à la
possibihté.
D'un pas ferme, régulier, monotone, Hobbes va droit au but.
Dans son itinéraire, je veux dire au cours de ses ouvrages, peu d'images
voyantes, mais l'on admire et l'on retient des formules aux arêtes
tranchantes ; pas d'élans chaleureux, mais parfois l'on sent frémir
une conviction éloquente à force de logique ; après avoir traversé
l'aride désert de déductions abstraites, aucune oasis, j'entends aucun
épisode rafraîchissant, mais on est sous le charme de la beauté sévère
qui se dégage d'un rigoureux enchaînement de preuves, et d'une syn-
thèse puissamment conçue, encore que l'exécution en soit restée
incomplète. Beaucoup de raison, peu d'imagination, pas de cœur ;
ou, si vous préférez, des flots de lumière limpide, mais froide et qui se
décompose en couleurs pâles. Bref, Hobbes pense surtout par concepts
et compose en géomètre.
1. Niim conveniant, studia conférant, expérimenta faciant quantum volunt, nisi et
principiis utantur meis, nihil proficient... Exhibent machinas novas ut vacuum suum
et novas ostendaa^t nugas, quema,draodum faciunt qui circumagunt animaha exotica,
spectanda. non sine pretio. (H-OBues, Dialo g us physicus.... Opéra, t. IV, p., 236 et 237). —
Ailleurs, dans un opuscule postériewr, Hobbes fait au coutraire un bel éloge de la Société
Royale. Cf. Lux Mathematica..., Dédicace, Opéra, T. V, p. 91-92.
2. Inductio autem demonstratio non est, nisi ubi particuLaria omnia eimmerantur,
quod hic est impossibile (Hobbes, Examitiatio et Emendaiio MathenuUicœ. Iwdiernœ,
qfuaiis expbi/'atur in Libria Johanni3 Walusii..., diairib'uta in sex Dialo^os, Dialog. V,
Opéra, t. IV, p. 179, § A. Notisaimum.
3. Habemus ergo lucis solaris causam possibilem, c^uatn. suscepimus invenire. (Hob.b.es^
De Covpore, C. XXVII, § 2, in fine).
CHAPITRE V.
Partisans et Adversaires de Hobbes.
L'existence de Hobbes fut agitée comme l'époque où elle s'écoula.
Depuis l'apparition du De Cive et surtout du Léviathan, sa vie ne fut
guère qu'une polémique continuelle, très ardente, contre les mathéma-
ticiens, les philosophes et les théologiens de la protestante Angleterre.
Cette agitation extérieure et cette fougue batailleuse de son caractère
forment un singuHer contraste avec la physionomie de son esprit
philosophique, car ce fut avant tout un dialecticien, un théoricien,
un. spéculatif. Sa passion pour la géométrie, vivace jusque dans la
plus extrême vieillesse, ne l'égara pas seulement dans la recherche de
démonstrations impossibles, elle le porta à concevoir la philosophie
more geometrico, comme devait le faire, plus rigoureusement encore
dans la suite, Spinoza. Nous avons vu que Hobbes, quoiqu'il ait été
l'ami et en quelque manière le disciple de Bacon, n'appUque point la
méthode inductive tant recommandée par ce dernier. Ses préférences
vont à la méthode déductive : tout le poussait de ce côté, non seulement
la tournure géométrique de son intelhgence, mais encore le caractère
déterministe ^ de sa psychologie.
On a quahfié Hobbes de « métaphysicien de l'empirisme » ^. Le trait
fondamental de sa « Philosophie première )> ou Métaphysique c'est le
mécanisme matérialiste et empirique : tout est ramené au mouvement.
Cette « Philosophie première de Hobbes, en son rationahsme de
méthode, eut peu d'influence sur les penseurs » ^.
Dans sa Logique, Hobbes non seulement se montre nominahste ,
mais, comme le remarque Leibniz, « plus que nominaliste, car, non
content de ramener les universaux à des noms, .il affirme que la vérité
consiste dans les noms et, qui plus est, dépend du bon plaisir humain,
parce que la vérité dépend de la définition des termes, et celle-ci du
bon plaisir humain » *.
1. f Cette opinion, qu'on a eue de M. Hobbes qu'il enseignoit une nécessité absolue de
toutes choses, l'a fort décrié et luy auroit fait du tort, quand même c'eût été son unique
erreu^. » (Leibniz, Essais de Théodic^e, II^ P., p. 172, Edit. Gerhardt, T. VI, p. 216-
217).
2. G. Lyon, La Philosophie de Hobbes, Ch. I, § i, p. 4.
3. Renouvier, Philosophie analytique de l'Histoire^ t. III, p. 446.
4. ... Thomas Hobbes, qui ut verum fatear, mihi plusquam nominalis videtur. Non
contentus enim cum Nominalibus universalia ad nomina reducere, ipsam veritatem ait
in nominibus consistere ac, qviod majus est, pondère ab arbitrio humano, quia voritas
pèndet a definitionibus terminorum, definitiones autem terminorum ab arbitrio
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 429^
« La physique arriérée, la mathématique erronée de l'auteur ne
purent se défendre contre les attaques du géomètre Walhs » ^ et du
physicien Boy le.
Sa Psychologie et sa Morale, où nous avons admiré de fines observa-
tions et dont nous avons critiqué le matériahsme radical et le répu-
gnant égoïsme, eurent une fortune plus durable, en ce sens qu'elles
furent vivement attaquées, comme on va le voir, non seulement de
son vivant, mais aussi après sa mort.
C'est surtout comme sociologue que Hobbes a fixé l'attention des
penseurs. Il a d'ailleurs la plus haute idée de son mérite personnel :
dans la Dédicace du De Cor pore, il prétend que la science de la Philo-
sophie civile (on dirait aujourd'hui la Sociologie) date de la pubhcation
du De Cive (1642) et, à ce titre, il se place modestement à la suite des
initiateurs illustres, comme Copernic, Galilée et Harvey. C'était
pécher par ignorance ou , manquer de mémoire, car c'était oubHer
ou ne point connaître les travaux antérieurs de ]\La.chiavel 2, de Vic-
toria ^, de BoDiN *, de Hooker ^, de Suarez ^, d'ALTHUSius ', de
Bacon ^, de Grotius ^, sans compter leur précurseur à tous, Aristote ^°.
Pour donner une assiette sohde à son système et le rendre acceptable.
Hobbes aurait dû prouver que l'homme, étant essentiellement indi-
viduaHste, n'est pas fait pour vivre en société. Il a déployé dans ce but
toutes les ressources de son esprit habile à faire miroiter les apparences
et les sophismes ^^. « Mais, ce qui est invincible contre la thèse de Hobbes
ce sont les arguments d'Aristote en faveur de la sociabihté naturelle
de l'homme. L'homme a besoin de l'homme ; l'homme a reçu la parole ;
or la parole suppose communication entre les hommes ; elle serait
un don inutile si ceux-ci n'étaient pas faits pour la société. Enfin
l'homme a l'idée du juste et de l'injuste. Hobbes recomiaît tous ces
faits ; mais il en conclut, à tort, que la société n'est qu'accidentelle ^■^.
humano. Haec est sententia viri inter profundissimos seciili censendi, qua, ut dixi,
nihil potest esse noniinalius. (Leibniz, j\Li.Rii Xizolii de veris Principiis et vera Ratione
philosophandi contra Pseudophilosophos Libri IV..., Dissertât, prelimin., Edit. Ger-
HARDT, t. IV, p. 158, circa fmem).
\. RE^rou\^ER, Philosophie anahftique..., T. HT, p. 446.
2. X. Machiavelli (1469-1527), Il Principe (1513) — Discorsi sopra la prima deçà
di Tito Livio (1516).
3. Fr. DE VicTORi\, Relectiones XII theologicœ in duos libros distinctœ (1557) : Cf.
I. De potestate Ecclesiœ. — II. De potestate civili. — IV. De Indis et jure belli.
4. J. BoDiN, Les six Livres de la République (1576).
5. R. Hooker, 0/ the Laires oj ecclesiasticall Politie. E^jght jBooA€«(1593). — Cf. BooksI,
VIII.
6. Fr. Suare7, De Lerjibus (1612) — Defensio Fidei catholicœ et apostôlicœ adversus
anrjlicanœ sectœ errores... ( 1613).
7. J. At>thusius, Politica methodice dig.esta atque exetnplis sicris et profanis ûlua-
/rata (1603).
8. Fr. Bacon, De Dignitate et Augmentis acientiarum (1623) : L. VIII.
9. H. Grotius, De jure pacis et belli (1625).
10. Aristote, Politique.
1 ] . Voir, par exemple, De Cive. C. I, § 2.
12. Causas enim, quibus homines congregantur et societat© mutua gaudent, penitius
inspectantibus facile constabit non ideo id fieri, quod aliter fieri natura non possit, sed
ex accidente. (Hobbes, De Cive, C. I, § 2, circa principium).
430 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
Nullement : car ces principes étant essentiels à la nature de l'homme,
la société en résulte nécessairement » ^. '
Après le coup d'œil d'ensemble que nous venons de donner au sys-
tème de Hobbes, il ne nous reste plus qu'à mesurer la grandeur de
l'influence qu'il a exercée en Angleterre et sur une partie du continent.
A. — INFLUENCE DE HOBBES EN ANGLETERRE
Dans l'histoire des idées on rencontre peu de philosophes qui aient
remué plus fortement que lui les esprits attentifs au mouvement
des doctrines. Devant les qualités et les défauts, pleins de relief,
de ce penser.!' original jusqu'au paradoxe, de ce logicien serré, de ce
styUste lumineux et froid, on ne saurait demeurer indifférent. Il pro-
voque la répulsion ou la sympathie. Dans ce pêle-mêle de blâmes
et d'éloges, qui ont accompagné sa vie et poursuivent sa mémoire,
assurément ce sont les voix hostiles qui prédominent. Mais par sa
vivacité, son étendue, sa persistance cette opposition même atteste
la grande impression qu'a produite le philosophe de Malmesbury. C'est
comme le pôle négatif de son influence.
I. — ADVERSAIRES DE HOBBES.
Considérons d'abord, d'ensemble, le mouvement répulsif que le
Hobbisme a excité.
On conçoit sans peine qu'un système, dont les doctrines sont maté-
rialistes en psychologie, égoïstes en morale, absolutistes en pohtique
et rationahstes en rehgion, ait soulevé de nombreuses et violentes
protestations en Angleterre. Ce fut une clameur formidable, poussée
par l'éhte intellectuelle du pays : théologiens, universitaires, poh-
tiques ^. Quand « l'inconfusible » vieillard ne fut plus là pour opposer
à ses adversaires, qui étaient légion, la virulence de réphques agres-
sives ou le dédain d'une indifférence hautaine, la contradiction ne
cessa pas ; mais elle se fit plus rare et devint généralement moins âpre.
Ce furent les pohtiques qui ouvrhent le feu. Sir Robert Filmer ^
pubha en 1652, l'année même qui suivit l'apparition du Léviathan,
un ouvrage intitulé : Oh$ervatio7is sur V origine du Gouvernement *,
1. Paul Janet, Histoire de la Science politique dans ses rapports avec la Morale,
Paris, 18722, T. II, L. IV, Ch. I, p. 303-304.
2. « Le Hobbisme ne conquit pas la faveur publique en Angleterre ; les réclamations
et les réfutations, de tous côtés, l'accablèrent ; mais de longtemps il ne cessa d'inspirer
un pai-ti de théologiens jacobites. » (Renouvier, Philosophie analytique de VHistoire,
T. III, p. 446).
3. Sir Robert Filmer, né à East-Sutton dans le Kent, en 1604, et mort en 1653, fut un
royaliste ardent.
4. R. Filmer, Observations concerning theoriginall of Oovernment wpon Mr Hobs
Léviathan, Mr Milton against Salmasltts, H. Grotixta De Jure belli, Londres, 1652.
Dans ime édition postérievu-e, vg. de 1679, il y a de plus : upon Mr Huntori's Treatise
of Monarchy...
i
INFLUIINCE JEK ANGLrETEKRE : ADVERSAIRES 431
et diiigé à la fois contre Hobbes, Milton et Grotius. Il est, comme
Hobbes, partisan du pouvoir absolu : poiu- l'un et l'auti'e monai'chie
Mmitée est synanjnne d'anarchie. C'est pour soutenir les droits menacés
de Charles I^^ qu'il avait défendu cette doctrine dès 1647 ^. Mais il
repousse énergiquement l'état de nature décrit par Hobbes, et le
contrat social imaginé par lui pour en sortir. Après avoir combattu
l'erreur de Hobbes qui met l'origine première de l'autorité dans le
peuple, Filmer se fait le champion du droit divin. Mais il le comprend
mal. Au heu d'admettre que tout pouvoir, qu'il soit monarchique,
aristocratique ou démocratique, vient de Dieu comme source pre-
mière, il ne recoiuiaît pas d'autre forme natureUe et bienfaisante de
gouvernement que la monarchie absolue ^. Les hommes n'ont pas
le droit de choisir le gouvernement qui leur convient, parce qu'ils
ne naissent pas hbres, mais soumis à leurs parents. Filmer est obhgé
de constater que l'ophiion contraire « est communément admise par
les théologiens et divers autres savants » ^. La réfutation qu'il leur
oppose est faible *. Elle est agrémentée de cette réflexion : « Les
subtils Scolastiques, pour mettre, sans conteste, le roi au-dessous du
pape, ont pensé que le plus sûr moyen était de mettre le peuple au-
dessus du roi. Par là même le pouvoir papal prend la place du pouvoir
royal » ^. Les Scolastiques, Bellarmin et Suarez notamment,, ont cher-
ché à prouver que Dieu confère l'autorité immédiatement à la multi-
tude et qu'il la laisse hbre de choisir la forme de gouvernement qu'elle
juge la mieux adaptée à ses besoins. De la première partie de cette
thèse ils ont conclu, contre Jacques ï^^, roi d'Angleterre, la préémi-
nence du pouvoir pontifical sur le pouvoir monarchique, car le pape
tient son autorité directement de Dieu, tandis que le roi la tient de
Dieu par le moyen du peuple. Mais il ne faut pas croire, avec T Imer,
que cette théorie a été imaginée pour étabhr la supériorité du pouvoir
papal, considéré au point de vue de l'origine. Il n'en est rien. Suarez
note expiessément qu'il a utihsé une théorie « ancienne » •", qui exis-
1. R. Filmer, Cf. The Free-holders, grandinquest,touching our Sovereing Lord tJie King
and his Parliament, s. ]., 1647 ; Londres, 16844. — Cf. The necessity of ahsolute poiver
of ail Kings and, in particular, of the King of England, Londres, 1648. — The anarchy
of a limited or mixed Monarchy or succinct Examination of the Fundamentals of Monarchy
both in this and other Kingdoms, as loell about the right of poioer in Kings, as of the origi-
nall or nnturall liherty of the People, Londres, 1648. — Observations xipmi Aristotles
Politiques touching Forms of Government together with Directions for obédience ta Gover-
nours in dangerous and doubtfull times, Londres, 1652. — Quœstio guodlibetica or a
Discourse wether it rnay bee lawfull to take use for nioney..., Londres, 1653.
%. R. Filmer, Patriarcha or the natural poioer of King", Ch. IIL Londres, 1680. Cet
ouvrage, qui résume les idées personnelles de Filmer, parsemées d'ailleurs en ses autres
écrits, est posthume : il ne parut que dix-sept ans après sa mort. — Les ouvrages parus
de son vivant sont anonymes.
3. R. Filmer, Patriarcha, Ch. I, § 1, p- 2.
4. R. Filmer, Patriarcha, Ch. I, § 1-3, p. 5-12.
5. Late writters hâve taken up too much upon trust from the subtile Schoolmen,
wlio, to be sure to thrust down the king below the pope, thought it the safest course
to advance the people above the king, that so the papal power might take place of the
régal. (R. Filmer, Patriarcha. Ch. I, § 1, p. 8).
6. Fr. Suarez, Defensio Fidei catholicœ et apostolicce adversus anglicanœ aectœ errer es...
, (CoVmbre, 1613). Suarez note (au Livre III, C. II, n. 2) que la doctrine qu'il défend
432 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTLSANS ET ADVERSAIRES
tait avant lui ; elle n'a donc pas été inventée pour soutenir avantageu-
sement la polémique contre les légistes régaliens de France ou les
juristes jacobites d'Angleterre. En outre, il convient de noter que les
arguments des Scolastiques, étant fondés sur le droit naturel, garde-
raient leur valeur, même dans l'hypothèse où la Papauté n'aurait p as
été instituée ou cesserait d'être.
Selon Filmer, les droits et les libertés, dont peuvent jouir les peuples,
ne découlent pas des lois de la nature humaine ; ce sont « des grâces
octroyées par la bonté des princes » ^. Une grande famille, pour les
droits de la souveraineté, est une petite monarchie. Aussi le pouvoir
royal n'est-il que l'extension naturelle et voulue par Dieu du pouvoir
patriarcal ^.
Le roi est le père universel de ses sujets. Adam, auquel Dieu donna
la domination sur le monde entier, fut le premier monarque. Les
patriarches et les rois sont ses légitimes héritiers ^. Pour établir cette
thèse erronée, l'auteur fait, sur le terrain de l'histoire, les excursions
les plus fantaisistes. Il s'offrait ainsi lui-même innocemment aux coups
que Locke, dans l'un de ses Traités sur le. Gouvernement *, devait lui
porter d'une main vigoureuse et sûre d'elle-même. Il y gagna du reste,
en définitive, car c'est grâce à la célébrité de cet adversaire que son
nom est paï'venu à la postérité.
Jacques Tyrrell ^, écrivain poUtique et historien, s'en prend
tout ensemble à Hobbes et à Filmer. Dans son livre Patriarche, non
Monarque ^, qui suivit de près (1681), la publication de Filmer (Patriar-
cha, 1680), il se prononce en faveur de la monarchie tempérée ou mixte,
que condamnent à l'envi nos deux partisans de l'absolutisme royal,
et montre le servilisme de cette obéissance passive qu'ils imposent
est « ancienne, rér-aie «, dans l'Ecole (antiqua, recepta). Il suffit, pour s'en convaincre,
de consulter la liste des Scolastiques, antérieurs à Suarez, qui ont enseigné la même
thèse. On la trouvera dressée dans Les Catholiques en face de la Démocratie et du Droit
commun, par G. Sortais, Paris, 1914, Livre III, Secti I, Quest. III, § 6, p. 234-235.
1. From the grâce and bounty of Princes. (R. Filmer, Patriarcha, Ch. 1, § 1, p. 6).
2. As the fatlier over one family, so the king as father over many families extends his
care to préserve, feed, cloth, instruct and défend the whole commonwealth. (R. Filmer.
Patriarcha, Ch. T, § 10, p. 24). — - « M. Filmer me paraît avoir reconnu et avec raison [à
rencontre de Hobbes]. qu'il y a un droit et même un jus strictiim avant la fondation
des Etats. » (Leibniz, Méditations sur la notion commune de justice. Cf. Georg Mollat,
Mittheilungen aus Leibnizens ungedruckten Schriften, neu bearbeitef, heipzig, 1893, p. 66.
— Mais Leibniz s'élève vigoureusement contre l'opinion de Filmer accordant un droit
de propriété au père sur ses enfants. Ibidem, p. 67-69.
3. R. Filmer, Patriarcha, Ch. I, § 4 ; Ch. II, § 2, où il attaque Suarez.
4. J. Locke, Ttvo Treatises of Government (Deux Traités sur le Gouvernement),
Londres, 1689. C'est le premier Traité ou Livre I (Book l ) qui est consacré à la réfuta-
tion de Filmer.
5. James Tyrrell, né à Middlesex, en 1642, et mort à Shotover en 1718, est surtout
un historien. (The General History of England..., 3 vol., Londres, 1696-1704). Il
écrit aussi • Bibliotheca Politica, or an Enquiry into the ancient Constitution of the Engli9h^!i
Government:.. In thirteen Dialogues, Londres, 1694.
6. J. Tyrrell, Patriarcha, non Monarcha. The Patriarcha unmonarch'd, Londres,
1681 (sous le pseudonyme de Philalethes).
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 433
sans restrictions suffisantes à tous les sujets. Dans un autre ouvrage ^,
qui n'est qu'un résumé du De Legibus naturœ (Des Lois de la nature)
de Richard Cumberland, 11 s'attaque directement à Hobbes pour
réfuter ses principes subversifs de la loi morale et du droit naturel.
Le système politique de Hobbes eut un adversaire, plus redoutable
que Filmer et Tyrrell, dans Jacques Harrington 2, qui fit paraître
à Londres, en 1656, La République cVOcéana ^. Il s'agit d'une répu-
blique imaginaire. Océaiui représente l'Angleterre, et Lord Archon,
l'auteur de la constitution nouvelle dont Océana est dotée, figure le
Lord Protecteur, Olivier Cromwell *.
C'est une allégorie politique. En ce genre, fort à la mode aux xvi^ et
xvii^ siècles, Harrington avait eu d'illustres précurseurs : Thomas
More (Utopia, 1516), Tommaso Campanella (Civitas Solis, 1623) ^,
Francis Bacon (New Atlantis, 1627). Aii point de vue Imaginatif
et littéraire, son œuvre est bien inférieure à celles de ses devanciers.
Trop souvent elle est aride et sèche comme un inventaire ou un procès-
verbal. Les discours de Lord Archon, surchargés de digressions histo-
1. J. Tyrkell, a Briej Disquisition on the Lmv of Nature according to the Principlea
and Method laid doun in the R. Dr. Cumbebland's... latin Treatise on tkat subject. As
also his Confutations of Air. Hobbs's Principles putinto anothcr Method, Londres, 1692,
17012. Cec ouvrage s'inspire du De Legibus naturœ Disquisitio philosophica (Lon-
dres, 1672), de Richard Cumberland.
2. James Harrington, né à Upton (1611) et mort à Londres (1677), voyagea sur le
continent et, à son retour, se mit à composer la République d^Océana.
3. The Commonwealth of Oceana, Londres, 1656. — Nous renverrons à l'édition sui-
vante : The Oceana of James Harrington and his other Works..., Londres, 1700. On
trouve, en tête, une Notice biographique de Harrington par John Toland. Autres
ouvrages contenus dans cette édition : The Prérogative of Popular Government, p. 229.
— The Art of Lawgiving in three books, p. 383. — A Word concerning an House of Peers,
p. 468. — Six Political Tracts written on several Occasions : Valerius and Publicola...
A Dialogue, p. 475. — A System of Politics delineated in short and easy Aphorisms,
p. 496. — Political Aphorisms, p. 515. — Seven Models of a Commonwealth, p. 524. —
The ways and means of introducing a Commonwealth by the consent of People, p. 539.
The humble Pétition of divers well affected persons, with Parliatnent answer therto,
p. 541-546. — Cette édition ne contient pas certains ouvrages de Harrington, par
' exemple : The Censure of the Rota tipon Mr. Milton's Book entituled : The ready and easie
way to establish a free Commonwealth , Londres, 1660. Signé J^. H.
4. L'ouvrage est dédié à son « Altesse le Lord Protecteur de la République d'Angle-
terre, d'Ecosse et d'fi'lande , et porte cet épigiaphe significatif :
Quid rides ? mutato nomine, de te
Fabula narratur.
(HORAt.)
5. La Cité du Soleil parut, en manière d'appendice de la troisième partie de l'ouvrage
suivant de Campanella : Realis Philosophiœ epilogisticœ Partes quatuor, hoc est de rerum
natura, honiimmi moribus, politica (cui Civitas solis adjuncta est) et œconomica cum
annota' ionibus physiologicis, a Thobia Adamt nunc primum editœ, Francfort, 1623.
On sait que Campanella (1568-1639), ayant pris part aux troubles C|ui soulevèrent
Naples contre la domination espagnole, en fut dm-ement puni par une captivité qui
se prolongea vingt-sept ans. Tobie Adami, passant par Naples, alla visiter le prisonnier
qui lui confia, pour être imprimés, plusievirs de ses manuscrits. Né en 1581, à VVerda,
aujourd'hui village du cercle de Zwickau (Saxe) et mort à Weimar (1643), où il fut
conseiller aulique du prince Guillaume (1605-1662), duc de Saxe-Weimar, T. Adamî
s'ucquitta de cette tâche avec un dévouement éclairé.
28
434 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
riques, sont longs, fastidieux, mais solides : c'est lui qui a le dernier
mot dans les assemblées. Harrington, malgré ces défauts de la composi-
tion, fait preuve de connaissances réelles en politique.
La république, dont Ocmna décrit la constitution, dait réaliser
l'égalité et dans ses « fondations » et dans sa « superstructure ». Cette
égalité est obtenue, pour les « fondations », au moyen « d'une loi
agraire perpétuelle, qui établit et maintient l'équilibre de la propriété,
grâce à une répartition teUe qu'aucun homme ou nombre d'hommes,
dans les limites de peu de personnes ou aristocratie, ne puisse surpasser
tout le peuple par leurs possessions en terres » ^. Elle l'est, pour la
« superstructure » de l'édifice, « au moyen d'un système de rotation
ou succession des magistrats qu'assure le suffrage du peuple donné
par boiile » ^. Trois ordres sont constitués : « le Sénat qui débat et
propose, le Peuple qui résout ^ et la Magistrature qui exécute » *.
Harrington s'inspire volontiers de Machiavel et prend pour modèle
la constitution de Venise. Ainsi sa répubhque n'est au fond qu'une
aristocratie tempérée. Il admet la liberté en matière reUgieuse ^,
mais une liberté restreinte, car elle est refusée aux « papistes, juifs
et idolâtres )> ^. Il veut qu'il y ait un culte social : « Une république
n'est rien autre chose que la conscience nationale. Si la conviction
de la conscience privée d'un particulier produit la rehgion privée,
la conviction de la conscience nationale doit produire une rehgion
nationale » '^ .
Adversaire résolu des théories pohtiques de Hobbes, l'auteur
(^Océana n'hésita point cependant à le proclamer le meiUeur écrivain
de l'époque, ni même à adhérer pleinement aux traités psycholo-
giques du philosophe : La Nature humaine, Liberté et Nécessité, qui
1. An equal agrarian is a perpétuai law establishing and preserving the balance of
dominiOii by such distribution, that no one nian or number of men, within fflie compass
of the F&w or Aristocracy, can corne to overpower the whole people by their 2îos.sessions
in lands (HARniNGTON, Oceana : The Preliminarys shewing the pyinciples of Govern-
ment, Opère ciiato, p. 54).
2. An equal Commonwealth is a government establis'd upon an equal agraria- ,
arising into the superstructures cr three orders, the Sénat debating and proposing, the
People resolving, and the Magistracy executing- by an equal rotation thro the suffrage
of People given by ballot (Opère citato, p. 55). — En face la page 113, il y a une gravure
pour ejqjliquer la manière de voter avec des boules : The manner and use of the ballot.
3. Dans ses Aphorismes politiques Harrington dit : « Une assemblée populaire sans
sénat ne peut être sage. Un sénat sans assemblée populaire ne sera pas honnête. »
(A popular assembly without a Sénat cannot be -wise. Asenat without a popular assembly
will not be honest. Cf. Political Aphorisms, 76 et 77, Opère citato, p. 519/
4. Sur la constitution d'Océana, on peut consulter Th. W. Dwight, Harrington, dans
Political Science Quarterly, mars 1887, p. 1-44.
5. Il-est poixr la liberté de conscience, « parce que, sans elle,, la hberté civile ne peut
être parfaite, et que, sans la liberté civile, la liberté de conscience ne peut être parfaite. »
(Because, without liberty of conscience, civil liberty cannot be perfect, and wdthout
civil liberty, liberty of conscience pannot be perfect). (Harrington, Valeriuê and
Publicola..., p. 489, in fine),
6. Harrington, Oceana, p. 88,
7. A Commonwealth is notliing else but that national conscience. And if the con-
viction of a inans privât conscience produces it privaf religion, the conviction of the
national conscience must produce a national religion (Oceana, Opère cit., p. 58),
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 435
brillent à ses yeux comme « les plus grandes des lumières nouvelle » ^.
Harrington s'était complaisamment flatté que la république qu'il
proposait est si solidement assise qu'elle « n'a en elle aucun piincipe
de mortalité ». Les critiques, qu'il essuya de son rivant, étaient bien
faites pour ébranler son robuste optimisme, si les illusions de la pater-
nité intellectuelle n'étaient pas ordinairement incurables ^. Signalons
les tentatives de Mathieu Wren ^, membre de la Société royale
depuis sa fondation par la charte de Charles II (1662). et de Henri
Stubbe ^, maîti^ es arts de Christ-Church d'Oxford ^, médecin,
grand admirateiu" et ami de Hobbes.
Harrington devait rencontrer plus tard (1748) un critique plus
bienveillant dans un écrivain d'une tout autre portée. David Hume
découvre sans doute des déficits dans sa constitution d'Océana. Il les
ramène à trois principaux :
1^ Le système de rotation est peu convenable, parce qu'il écarte,
par intervalle, des emplois pubHcs, certains hommes, quelle que soit
leur aptitude. — 2° La Loi agraire est impraticable. — 3" h^Océana
n'offre pas une suffisante garantie pour la Uberté ou le redi'essement
1. Après avoir justifié son opposition au système politique de Hobbes, Harrington
ajoute : Nevertheless in in est other things I firmly believe that Mr. Hobbes is and will
in future âges be accounted, the best \\Titter at this day in the world. An for his tréatisee
of « Human Nature » and of « Liberty and Necessity >, they are the greatest of new
lights, and those which I hâve follow'd and shall foUow (Harrington, The Préro-
gative of Popular Government, being a Political Discourse in tivo Books, L. I, Ch. VIT,
in fine. Op. cit., p. 259).
2. C'est lui-même cependant qui pria Richard Baxter d'écrire : A Holy Common-
wealth or Political Aphoriams opening the true principles of qovernement for the healvng
of the mistake^ and resolving the doubts that tnost endanger and trouble England at his
time. Written at the invitation of J. Harrington, Londres, 1659. — Baxter y réfute,
avec bienveillance d'ailleurs, certaines assertions d'Harrington. Cf. Ch. III, Thèse, 30,
p. 45. — Ch. VIIL Th. 208, p. 224. — Ch. IX, Th. 229, p. 264 ; Th. 244, p. 284.
3. Matthevv AVeen (1629-1672), Considérations on Mr. Harringtoii's Common'
Wealth Oceana restraint to the first part of Preliminaries, Londres, 1657. — 3[omrrhy
asserted, or the i<tate of Monarchicall and Popular Governinent in vindication of the
Considérations..., Onîord, 1659 : I660-. — Harrington lui répondit par son Politicaster
or a Comical Discourse..., Londres, 1659. — VVren était le fils aîné de Mathew Wren,
évêque anglican d'Eiy. Lord Clarendon et Jacques, duc d'York, l'employèrent comme
secrétaire.
4. Henry Stubbe (1632-1676), The Commonwealth of Oceana put into the ballance and
found too ligth or an Account of the Republickof Sparta.ioithoccasional Animadversions
upon Mr. James Harrington and the Oceanistical Model, Londres, 1660.
5. A propos de discussions grammaticales sur l'emploi de certains mots, survenues
entre Wallis et Hobbes, Stubbes prit fait et cause pour ce dernier dans l'ouvrage :
Clamor, Rixa, Joci, Mendacia, Furta or a severe Enquiry into the late the Oneirocriiioa
pnblished by John Wallis. — W£07!-:r,; i/z'.-o'j.'jHo;. Or an exact Account of the
granx/matical Pcert of the Controversy betwixt Mr. Thomas Hobhes and John Wallis,
Londres, 1657. — Un extrait de cet ouvrage a été reproduit, à la suite du livre do
Hobbes : ^Tt-'iJta'., sous ce titre : An extract of a Letter concerning tJie grammatical part
of. the controversy betwcen Mr Hobbes and Dr Wallis. Cf. Works, t. VII, p. 401-428. —
L'ouvrage de Hobbes est intitulé : ^-.[-rj-T.'. W-'^tioiJ.z-z'.'/.ci, W-^yj '.•/.•. y.:;, "AvT'.TroX'.-îta;,
'Aj'jtafteia:;, ar Marks of the absurd Geometry, Rural Language, Scottish, Church Politisa
emd Barbarisms of Jolm Wallis, prof essor of Geometry and Doctor of Divinity, Lon-
dres, 1657. — Wallis répliqua par : Hobhiani Pimeti Diapunctio or theUndoing of
Mr Hobs» Points, in Anawer to M. Hobs's Xrt-'iJta!, id est Stigmata Hobbii,
Oxford, 1657.
436 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
des torts. Le Sénat doit proposer, et le peuple, consentir. Il en résulte
que le Sénat a non seulement le droit de veto contre le peuple, mais,
ce qui est de beaucoup plus grande conséquence, qu'il l'a avant les
votes du peuple. Le pouvoir législatif reste en définitive aux mains du
Sénat ^.
Mais, malgré ces graves réserves. Hume se plaît à reconnaître
que VOcéana est le seul modèle estimable de république qu'on ait
jusqu'ici offert au public ^.
Cette appréciation ^ eût sans doute singulièrement réjoui Harring-
ton. Il aurait sans doute moins goûté cette autre remarque : « Harring-
ton s'est cru si sûr de son principe général : L'équilibre du pouvoir
dépend de celui de la propriété, qu'il s'aventura à prédire que le réta-
blissement de la monarchie était à jamais impossible en Angleterre.
Or son livre était à peine publié que la restauration de la royauté
s'accomplissait ; et nous voyons que depuis lors la monarchie a tou-
jours subsisté sur le même pied qu'auparavant » *. L'ouvrage parut
en 1656 ; la restauration est de 1660,
La critique à laquelle Hobbes fut sans doute le plus sensible, lui
vint d'un vieil ami, personnage illustre, qui avait joué un grand rôle
pohtique en Angleterre, Edouard Hyde, comte de Clarendon ^.
On n'a pas oubhé que, revenant d'une mission diplomatique à Madrid,
Clarendon vit souvent Hobbes à Paris et qu'il en reçut des confi-
1. The chief defects of the Oceana seem to be thèse. First, Its rotation is inconvé-
nient, by throwing men, of whatever ftbihties, by intervalp, out of public employnients.
Secondly, Its Agrarian is impraticable... Thirdly, The Oceana provides not a suflficient
security for liberty or the redress of grievances. The senate must propose, and the
people consent ; by which means, thesenate hâve not only a négative upon the people,
but, what is of niuch gi'eater consequence.their négative goes before the votes of people..
... It appears then that, in Oceana, the whole législature, may be said to rest in the
senate. (D. Hume, Essays moral, political and literary (Londres, 1748), Essay XVI,
Idea of perfect Conmionwealth, Edit. Gbeen, t. T, p. 481-482, Londres, 1875).
2. The Oceana is the only valuable model of a Comnionwealth that bas yet been
offered to the public (D. Hume, Opère citato, Ihid.. p. 481).
3. Il est ciu-ieux d'en rapprocher l'appréciation que des extraits à' Oceana inspirèrent
à Leibniz, partisan résolu des formes tempérées en fait de gouvernement • « Vostre
Harrington dans son Oceana avoit pour but de recommander une manière de Répu-
blique qui fût des meilleures. Je n'ay point encor vu son livre ; mais les extraits que
j'en ay vus me font douter qu'il ait assez percé jusqu'au fond de cette importante
matière. Je trouve seulement qu'il a eu raison de recommander le gouvernement des
Provinces Unies, où l'on se i-ange assez ordinairement à la raison dans les matières
importantes de l'Estat. » (Lettre de Leibniz à Thomas Burnett. Edit. Gerhardt, t. III,
Lettre XXIII, sans lieu ni date, p. 277-278).
4. Harrington thought himself so sure of his gênerai principle, that the balance of
power dépends, on that of property, that he ventured to pronounce it impossible ever to
re-establish monarchy in England. But his book was scarcely published when the King
was restored ; and we see that monarchy hâve ever since subsisted upon the same
footing as before. (D. Hume, Opère citato, Essay VII, t. I, p. 122).
5. Edward Hyde, earl of Clarendon, naquit à Dinton (Wiltshire) en 1609 et
mourut en exil à Rouen en 1674. Il fut enterré à Westminster le 4 janvier 1675. Dans
un temps corrompu ce fut un homme d'Etat intègre et fidèle à ses principes. Il a laissé
des ouvrages politiques et historiques, dont le plus remarquable est VHistory of the
Rébellion and civil wars in England, begun in the year 1641, 3 vol. Oxford, 1702-1704.
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 437
dences sur le Léviathan qui allait bientôt paraître (1651) ^. Quand le
conseiller de Charles II eut pris connaissance de l'ouvrage, il se mit
à l'œuvre pour le réfuter, car les principes du Léviathan lui avaient
semblé aussi « pernicieux pour l'Etat que pour l'Église » ^. Mais il ne
jugea point à propos de publier immédiatement cette réfutation,
parce que, Hobbes étant rentré en Angleterre avec l'agrément de
Cromwell, dont, au dire des royalistes, « il avait défendu l'usurpa-
tion » ^, c'eût été « entrer en lutte avec un homme qui commandait
à trente légions » ■*.
Clarendon nous raconte qu'après la restauration de la royauté (1660),
« Hobbes vint souvent à la Cour, où il comptait de trop nombreux
disciples, et lui rendit un jour visite ». Puis, il ajoute : « Je le reçus
avec beaucoup de bienveillance et l'invitai à me venir voir souvent » ^.
Grand chancelier du royaume, il était alors au comble de sa fortune.
En homme de cœur et en pohtique averti, il jugea inopportun et peu
déUcat d'attaquer en ce moment un pubUciste que le roi et nombre
de courtisans considéraient d'un bon œil. C'eût été abuser, sans profit,
de sa haute position. Cette fois encore la pubHcation fut différée.
Une disgrâce imméritée lui permit enfin de réahser son dessein.
Victime des intrigues de Buckingham et de la rancune de (Charles II,
dont il avait courageusement entravé les scandaleux projets de divorce,
le chanceher dut fuir précipitamment (novembre 1667) en France,
afin d'échapper à un procès inique, qui avait pour prétexte une accu-
sation de lèse-majesté. Une sentence d'exil fut prononcée contre lui
par les deux Chambres. Ce fut la récompense de longs et loyaux ser-
vices.
Pour occuper utilement ses tristes loisirs, Clarendon se livra à
l'étude des langues et à la composition ; il revit notamment et com-
pléta V Histoire de la Rébellion en Angleterre ainsi que V Histoire de la
guerre civile en Irlande. C'est pendant son séjour à MouUns (1671)
qu'il mit la dernière main à la réfutation de Hobbes. Elle parut l'an-
née même de sa mort (1674). L'auteur a dédié l'opuscule à Charles II,
sans doute pour obtenir son retour qu'il avait vainement fait soUi-
citer jusque-là et qu'ici il solhcite lui-même discrètement ^.
Dans cette Dédicace il rappelle au prince qu'il l'avait plus d'une
fois pressé de lire le Léviathan, convaincu que cette lecture le lui
ferait aussitôt détester. Il indique ensuite les causes multiples qui
1. Cf. supra, p. 383-384.
2. Clarendon, A brief Vieiv and Survey of the dangerous and pernicioics Errora lo
Church and State in Mr. Hohbes's book entitled Léviathan, Londres, 1674 ; Oxford, 1676.
Nous renverrons à cette « seconde impression » (The second impression) qui fut faite à
Oxford. Clarendon avait été élu en 1660 chancelier de l'Université.
3-4. And as it could not reasonably be expected that such a book would be answer'd
in the tinie when it was publish'd, which had bin to hâve disputed with a man that com-
manded thirty Légions (for Cromwell had bin oblig'd to supported him, who defen 'ed
his usurpation) (Clarendon, A brief Vieiv... Introduction,, p. 5).
5. After the Kings return, lie [Hobbes] came frequently to the Court, where he had
toc many disciples, and once visited me. I receiv'd him very kindly and invited him to
838 me often (Clarendon, A brief View..., Introduct., p. 9).
6. Clarendon, A brief View..., The Epistle dedicatory [non paginée], p. 5-6.
438 ARTICLE m. — <MAP1TIIE V, — PARTISANS ET ADVERSAIRES
expliquent la fascinatioii exercée par l'ouvrage. La nouve-auté et
l'agrément des expressions, la réputation d'esprit et de savoir de
l'auteur, son assurance dans la conversation, spécialement le goût
de l'époque pour toute sorte de paradoxes, ont fait passer inaperçus
les raisonnements audacieux et p®rté à croire que les propositions
du Léviathan, connues par sentences détachées du contexte, sans réflé-
chir aux conséquences, sont plus innocentes ou moins malfaisantes
qu'elles ne le sont en réalité. Une lecture attentive et raisonnée en
aurait découvert l'iniquité. Mais l'affection pour la personne de l'écri- j
vain et le charme de sa compagnie ont rendu malaisé le discernement I
de ses principes ^. Tout ce passage, finement étudié, laisse clairement
entendre que les principes de Hobbes avaient fortement déteint sur
Fesprit de la Cour.
Aucune animosité personnelle ne pousse Clarendon à se déclarer
contre Hobbes, car, confesse-t-il, ce philosophe est « l'une de ses plus
vieilles connaissances » et « il l'a toujours tenu en gra.nde estime
à cause de son savoù- éminent et de sa vie probe dégagée de tout scan-
dale » ^. Mais il se croit encore dans l'obligation de dénoncer ses
erreurs, parce qu'il les juge toujours nuisibles au bien de l'Éghse
et de l'état. C'est pourquoi, passant en revue les divers chapitres
du Léviatha,n, il y signale et redresse tout ce qui lui paraît « dangereux
et malfaisant » pour la société civile ou la société rehgieuse.
Le meilleur service qu'il puisse rendre à la cause de Charles II
c'est de « réfuter la doctrine contenue dans le Léviathan », parce qu'elle
est « pernicieuse au pouvoir souverain des rois et destructive de l'affec-
tion et de la fidélité des sujets » ^.
Il est notable, d'autre part, que ce laïc se montre, sur la question
rehgieuse, aussi catégorique que les clercs dans les reproches qu'il
adresse à l'attitude de Hobbes. Quand ce philosophe « ébranle les
1. ... In confidence that they -novild no sooner be read, then detested by you ; whe-
reas the fréquent reciting of loose and disjointed sentences, and bold inferences, for
tbe novelty and pleasantness of the expressions, the Tepntati-on of the gentleman for
parts and learning, with his confidence in conversation, and especially the humor
and inclina-tion of the time to ail kind of paradoxes, hâve too niuch prevail'd with
many of great wit and faculties, \vithout reading the context or observation of the
conséquences, to believe his propositions to be more innocent or less mischievious,
than upon & more deliberate perusal they m\\ find them t-o be ; and the love of his
personand company hâve rendred the iniquity of his principles less discernible (Claren-
DON, A brief View..., The Epistle dedicatory [non paginée], p. 3-4).
2. In a Word, Mr Hobbes is one of the most ancient acquaintanee I hâve in the world
and of whom I hâve alwaies had a great esteem, as a man ■vrho, besîdes his eminent
parts of Jearoing and knowledge, hath bin alwaies looked npon as a man of probity and
a life free fi^sm scandai (Clarendon, A brief View..., întrodixct., p. 3). •
3. ... 1 cotild not not think of any thing in my power to perfomi of more iniportance •
to yonr Majesties service, than to answer Mr Hobbe's LeviatHmn and confute the doc-
trine therein contain'd, so pernioious to the 8o\-eraign power of Kings and destructive
t» thte affection and aUegiance of Subfects... (Olarendoît, A briej View..., Tlie Epistle
dedicatory, [non paginée], p. 3-3). Ce texte montre que les critiqiies de Clarendon ne
sont pas toujours justifiées. Pour lui, en toute hjqDOthèse, l'otéissance et la fidélité
ipoKtique aux souverains sont obligatoires. Hobbes a soutenu avec raison, d'accord en
cela avec les Scolastiques, que, dams certains cas, les sujets sont affranchis de toute
obligation è l'égard d'un souverain détrôné. Cf. supra, p. 394-395.
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 43^
principes de la religion chrétienne par ses interprétations nouvelles
et téméraires de l'Écritiure, on peut difficilement éviter de dire :
« Il n'a pas de religion, ou : Ce n'est pas un bon chrétien », et se sous-
traie à la tâche de montrer le poison qui se cache et se dissimule ^. »
Clarendon réprouve ces « insinuations odieuses » et cette « perversion
du sens de quelques textes scripturaires, qui déshonorent et tendent
à détruire l'essence véritable de la rehgion du Christ » ^, ^
C'est dans les rangs du clergé, défenseur né de la morale et de la
rehgion, que les principes immoraux et rationahstes de Hobbes
rencontrèrent naturellement l'opposition la plus générale et la plus
vive .« Le philosophe de Malmesbury, écrit, en 1761, Williajni War-
BURTON, évêque de Glocester, était la terreur du dernier siècle, comme
Tindal et CoLLiNS le sont de celui-ci. La presse s'escrimait pénible-
ment dans la controverse ; chaque jeune clerc militant éprouvait
le besoin d'essayer ses armes en fulminant contre le casque d'acier
de Hobbes » ^. Sermons, pamphlets, traités se multiphèrent, surtout
du vivant de l'auteur. Comme ces œuvres de polémique ne furent
que des œuvres de circonstances, dont la vogue a été ordinairement
éphémère, il suflEii'a de mentionner en passant les principaux oppo-
sants : '
Alexandre Ross (1590-1654), pasteur à Carisbrooke dans l'île
de Wight*, Jeajst Bramhall (1594-1663), archevêque. d'Armagh ^,
Seth Ward (1617-1689), professeur d'astionomie à Oxford, puis
évêque d'Exeter ^, William Lucy (1591-1677), évêque de Saint-
David's (Pembrokeshire) ^ Robeet Sharrock (1630-1684), de New
Collège (Oxford), archidiacre de Winchester ^, Georges Lawson
L ... And \rhen he [Hobbes] shakes the prineiples of Christian religion by his new
and bold interprétations of Scripture, a man can hardly avoid saying : He liath no reli-
gion, or that he is no good Christian ; and escape endeavouring to manifest and expose
the poisçn that liœ hid and conceled (Clarexdox, A bref Vieic..., Introduet., p. 9-10).
2. ... And niuch less of those odious insinuations aiid perverting some textes of
Scripitiu'e, which do dislionor and would destroy the A'ery essence of the religion of the
Œrist (C'r.ARE>rDON, A brief View.., Introd., p. 6).
3. The pliilosopher of 3Ialmesbury was the ten-or of the laste âge, as Tindal and
Collins a-e of this. The press sxreated ^vith controversy ; and every young Chnrrh-
man mihtant would try his arms in thundering upon Hobbes's steel-cap (W. War-
BURTON (1698-1779), The Divine Légation of Moses demonstrated on the prineiples of a
religions deist, from the omission of the doctrine of a future state of reu-ard and pitnishment
in the Jewish dispensation, t. II, Préface, p. x bis, Londres, 1742-).
4. AxEXANDER Ross, Leviothon draun md with a hook or Animadversions onMr Hobbes
hie Leviathan, Londres, 1653. — Hobbes lui consaci-e quelques lignes dans son li\Te :
Of Liberty and Necessity, The Epistle to the reader, Works, t. IV, p. 237.
5. John Bramhall, A Defence of true Liberty of human actions from antécédent or
extrinsic Necessity, Londres, 1655. — Caatigations of Mr Hobbes's Animadversions
in the case concerning Liberty and universal Necessity. With Appendix conctming the
Catching of Leviathan or the Gréai Whale, Londres, 1658.
6. Seth Ward, In Th. Hobbii Philosophiam Exercitatio epistolica, Londres, 1656.
7. WnjJAM Lucy, Observations, Censures and Confutations of divers errors in the 12,
li^nd 14 Chapters of Mr Hobs his Leviathan, Londres, 1657 ; 1663-.
8. Robert Sharrock, V—cOeti; t/)'xï] de Officiis secundum nntiirœ Jus seti de
Moribus ad rationis Hormam conformandis Doctrina. Vnde casus omnes conscierUiœ,
quatenus notiones a natura suppetunt, judicari possint. Ethnicorum simnl et Jure, prce-
440 ARTICLE m. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
(t 1678), recteur de More (Shropshire) i, Thomas Tenison (1636-
1715). « vicaire » de Saint- André-le-Grand à Cambridge, plus tard
arche v'ê(|ue de Cantorbéry 2, Jean Eachard (vers 1636-1697), direc-
teur (master) de Catharine Hall à C'ambridge ^, Samuel Parker
(1640-1688), archidiacre de Cantorbéry, puis évêque d'Oxford^,
Richard Bentley (1662-1742), directeur de Trinity Collège à Cam-
bridgej'. Richard Baxter ** (1615-1691), théologien puritain.
Un fait bien significatif est à noter ici : Hobbes ne répondit à
aucun des ecclésiastiques qui l'attaquèrent. S'il composa une courte
réplique à l'évêque Bramhall, qui le traitait de blasphémateur et
d'athée, elle resta ensevehe dans ses cartons et ne parut qu'après
sa mort ''. Ce n'est pas qu'il répugnât à la lutte. On l'a vu batailler,
pendant près d'un quart de siècle (de 1656 à 1678), contre le mathé-
maticien Wallis ^, continuant à le harceler après même que celui-ci
eut cessé les hostihtés (1672). Ce, n'est pas qu'il fût, subtil comme il
était, à bout d'arguments et de distinctions. Ni répugnance, ni impuis-
sance. Le terrain des controverses religieuses et scripturaires était
un terrain trop brûlant pour qu'il s'y aventurât à l'étourdie. Aux yeux
sertim civili, ConsuUoruni consensus ostenditur, principia item et rationes Hobbesii
Mahneshurienéis ad Politicani et Ethicam spectantes, quatenus huic Hypothesi contra-
dicere videantur, in examen veniuîit, Oxford, 1660. — De Finibus Virtutis Christianœ.
The Ends of Christian Religion, Oxford, 1673.
1. George Lavvson, A Examination of political part of Mr Hobbes^ s his Leviathan,
Londres, 1663.
2. Thomas Tenison, The Creed of Mr Hobbes, examined in a feigned Conférence
between him and stud nt in Divin'iy, Londres, 1670.
3. John Eachard, Mr Hobbes's State of nature considered in a Dialogue between
Philautus and Timothy, Londres, 1672; 1694^. — Some opinions of Mr Hobbes considered
in a second Dialogue, Londres, 1673.
4. Samuel Parker, Disputationes de Deo et Providentia divina, Disput. I, Sect.
XXVII-XXXII, p. 86-102, Londres, 1678.
5. PviCHARD Bentley, The Folly of Athèism. A confutation of Atheism... Sermons
preached at Boyle's Lecture, Londres, 1692. Cf. The Works of Richard Bentley.
Edit. Al. Dyce, t. III, Londi-es, 1838. - — Traduction : Stultitia et Irrationabilitas
Atheismi... In Latinum vertit Dan. Ern. Jablonski, Berlin, 1696.
6. Richard Baxter, né à Rowton dans le Shropshire et moi"t à Londres, est appelé
par le Doyen Stanley « the chief of EngUsh Protestant Schoolmen ». Ses nombreux
ouvrages eurent une grande influence. Il y attaque vivement Hobbes çà et là, par
exemple dans A Holy Commomvealth or Political Aphorisms opening the true principles
of government for the healing of the mistakes and resolving the doubts thatmostendangerand
trouble England at his times, Londres. 1659. Cf. sur Hobbes, Ch. VI, Thèse 70, p. 88 ;
Ch. VIII, Th. 199, p. 2V6 ; Th. 208, p. 225 ; Ch. XII, Th. 364, p. 432. — Méditations
(à la fin du volume). Sect. I, p 492. Pour la réfutation de Hobbes, Baxter renvoie deux
fois à l'ouvrage de Lawson, cité plus haut. — On pourrait, à cette liste d'opposants
déjà longue, ajouter beaucoup d'autres noms. Par exemple : A V indication of la^vful
Authority... or a Confutation of Hobbism in Politiks..., ivherein Dr Broughton's
Grand Apostacy ii cons^der'd..., [by G. Smith], Londres, 1718.
7. Hobbes, An Answer to a book published by Dr Bramhall, late bishop of Derby,
called « The Catching of Leviathan, or the Great Whale >, Londres, 1680. Works, t. IV,
p. 279-384.
8. Dans son Hobbius heautontimorumenos (1662), Wallis. quittant le terrain scienti-
fique, lança, contre Hobbes de graves accusations personnelles sur son attitude religieuse
©t son loyalisme politique. Hobbes repoussa ces accusations dans un opuscule anonyme,
où il parle à la troisième personne : Mr Hobbes considered in his loyalty, religion, répu-
tation ad manners, Londres, 1662. Works, t. IV, p. 409-440.
INFLUENCE EN ANGLETERRE : ADVERSAIRES 44Ï
du clergé et des laïcs instruits (et ce n'est pas sans graves raisons,
tirées de la Nature humaine et du Léviathan), il était véhémentement
suspect d'hérésie et même d'athéisme. Sa conduite fut dictée par la
prudence, mère de la sûreté : il s'appliqua logiquement à lui-même le
principe fondamental de sa Pohtique : « la préser\ation personnelle »
( self- préservation ) . Si, dans ces délicates conjonctures, il s'était jeté
au fort de la mêlée, l'éclat de polémiques multiples, étant donnée
surtouî la verve caustique de l'écrivain, aurait sans cesse attiré
l'attention sur lui et fini peut-être par le compromettre irrémécUable-
ment. Au heu donc de faire face à chaque assaillant en particulier ^,
il estima plus ^age de répliquer, d'un coup, à ses adversaires passés,,
présents et futurs, en leur opposant une apologie pro fide sua, écrite
d'une façon calme et mesurée. Profitant de l'édition latine de ses
œuvres, parue en 1668 à Amsterdam, il publia cette apologie, par
manière d'appendice, à la fin du Léviathan ^.
Les adversaires cités jusqu'à présent s'étaient principalement atta-
chés à faire ressortir les conséquences funestes du système hobbien.
Une critique décisive doit aller jusqu'à la racine même du mal, jus-
qu'aux principes de cette philosophie fondée sur le mécanisme. Cette
tâche exigeait des penseurs plus puissants. La réaction contre le
Hobbisme a été surtout l'œuvre de l'École platonicienne de Cam-
bridge, dont R. CuDV^ORTH et H. More furent les vigoureux prota-
gonistes. Il faut adjoindre à ces « Cambridgemen » Joseph Glanvill,
Richard Cumberland, John Locke, Anthony de Shaftesbury,
Samuel Clarke, Joseph Butler ^. Comme nous aurons plus tard
l'occasion d'en étudier la vie et les œuvres, il suffira pour le moment
d'avoir indiqué leurs noms.
L En 1656, en terminant sa réplique à l'évéque Bramliall, Hobbes a protesté d'une
façon générale contre les attaques des Clergymen dont il avait été l'objet « dans leurs
livres ou leurs sermons. Sans répondre à aucun de ses argimients, ils se sont non seule-
ment récriés sur sa doctrine, mais de plus ils ont injurié sa personne et se sont efforcés
de le rendre odieux, tandis que, mieux instruits de leurs propres intérêts et de ceux du
public, ils auraient dû lui adresser des remerciements. » (And in this their [clergymen]
displeasure, divers of them ia their books and sermons, without answering any of my
argimients, hâve not only exclai i ed against my doctrine, but reviled me and endea-
voured to make me hateful for those things, for which (if they knew their own and the
public good) they ought to hâve given me thanks (Hobbes, The Questions concerning
liberty, necessity and ihance..., n« XXXVIII, Works, t. V, p. 454). Cette réponse
manque, au fond, de sérieux ; mais elle ne manque pas d'humour.
2 Appendix ad Léviathan, Ofeia, t. III, p. 611-569. Cet appe dice contient trois
Chap t es : I. Du Symh.le de hi'ée. — II. De VHéïés e. — III. De certa nés obje t'< ns
contre le Lévicthin.
3. Hobbes aurait pu répondre à Glanvill, à More, à Cumberland et même, à
l'extrême rigueur, ^Cudworth, dont The true intellectual System, of the Universe (1678)
parut l'année qui précéda la mort du philosophe de Malmesbury. Mais il suivit à leur
égard la même tactique de silence prudent qu'il avait adoptée vis-à-vis des opposants,
dont il a été question tout à l'heure.
442 ARTICLE m. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
II. — PARTISANS DE HOBBES.
Il ne faudrait pas croire cependant que la philosophie hobbienne
n'ait rencontré que des adversaires. Non ; elle exerça, de fait, une
influence positive, encore que hmitée.
Les principes de Hobbes, surtout son matérialisme, sa morale
égoïste et son irréligion habilement enrobée de rationahsme eurent
des partisans dans la pratique de la vie, beaucoup plus qu'en théorie.
Nous avons déjà recueiUi le témoignage autorisé du chanceher Cla-
rendon constatant avec regret que Hobbes avait « des disciples trop
nombreux à la Cour » ^. Le même témoin est plus expHcite dans un
autre passage : « A l'abri du bill d'indemnité dont Hobbes bénéficia
et grâce à certaines connivences, beaucoup d'opinions odieuses que
l'autèiu- du Léviaihan avait d'abord semées dans son Uvre se propa-
gèrent depuis lors pour le plus grand dommage du gouvernement
dans l'Église et l'État. C'est un fait assez manifeste » ^.
Plus tard, un liistorien, dont l'autorité est considérable, Gilbert
BuRNET (1643-1715), évêque de SaUsbury, après avoir dévoilé ce
qui lui semble constituer le fond même de la doctrine hobbienne,
en déplore le succès en ces termes : « Tels sont les principes véritables
de Hobbes, quelque soin qu'il ait pris de les déguiser pour en imposer
aux lecteurs inattentifs. Cet ensemble de notions obtint une grande
diffusion. Leur nouveauté et leur hardiesse étaient un attrait pour
beaucoup de ceux qui les Usaient. Leur impiété agréait aux esprits
corrompus, que les extravagances des derniers temps n'avaient que
trop bien préparés à les recevoir » ^.
Il est impossible de faire le recensement des partisans de Hobbes
en Angleterre, car ils forment une multitude dispersée, anonyme.
Aucune individuahté marquante ne se déclara en sa faveur. Les chi-
mères géométriques où il s'obstina lui enlevèrent tout prestige aux
jeux des savants, de ceux notamment qui composaient la Société
Royale de Londres. Les milieux universitaires lui demeuraient hos-
tiles. Des élèves furent bannis des universités pour avoir défendu
les principes du pliilosophe de Malmesbury.
L'attitude prise par un médecin de Londi'es, au début du xviii^ siècle,
est cependant à remarquer. William Cowart *, dans ses Secondes
1. Cf. supra, p. 437. — « The Gallant's religion is pretendedly Hobbian and he swears
that the Leviathan may supply ail theJost leaves of Solomon ». (Town Gallant, 1680).
Cité par W. Melville Daniels, Saint-Evremond en Angleterre, p. 19. Versailles, 1907.
2. Notwithstanding whicli, by the protection the Author hath from the Act of
Indemnity, and I know not wliat other connivance, it is manifest enough, that many
odious opinions, the seed 'whereof was first sowed in that Book [Leviathan], hâve bin
since propagated to the extrême scandai of the Government in Church and /State
(Claeendon, a brief View..., The Epistle dedicatory [non paginée], p. 3).
3. Tliese were his true principles, tho' he had disguised them, for deceiving unwary
readers. And this set of notions came to spread miich. The novelty and boldness of them
set many of reading them. The impiety of them was acceptable to men of corrupt
minds, which were but too much prepared to receive them by the extra vaganei«s of the
late times. (G. Buknet, History of his own time, t. I, L. II, p. 188, Londres, 1724).
4. William Cowart, né vers 1657 à Winchester et mort à Ipswich en 1725, exerça
la médecine à Northampton, puis à Londres. Le Collège des Chirurgiens le compta
INFLUENCE EN ANGLETERKE : PARTISANS 443
Pensées su?' Vâme humaine (1702) ^ adopta l'opiiiion matérialiste
de Hobbes*. Vivement attaqué, il tint tête à ses adversaires ^. Sa pensée
n'est point, comme celle du pliilosoplie de Malmesbury, plus ou moins
dissimulée derrière l'appareil imposant d'une théorie scientifique.
En d'autres temps, cette hardiesse d'affirmation aurait pu coûter
cher. Plainte fut portée à la Chambre des Communes, qui condamna
le livre à être brûlé par la main du bouiTeau, comme offensif de la
morale et de la religion. Mais, à cette époque, de pareilles condamna-
tions, faites pour sauver les apparences, n'étaient plus efficaces. L'année
même (1704), où les Communes rendirent leur arrêt, l'ouvrage incri-
miné renaissait de ses cendres, sous la forme d'une édition nouvelle ^.
L'interminable titre est ainsi formulé : Secondes pensées concernant
Vâme humame, où il est démontré que la notion de Vâme humaine, regar-
dée co7ïime une substance spirituelle et immortelle unie au corps humain,
est une invention des ptalens et n'est pas conforme aux principes de la
Philoso2yhie, de la Raison ou de la Religion *. Bravement caché sous
le pseudonyme d'EsTiBius Psychalïïthes, il a l'impertinence de
dédier l'ouvrage, dans une longue Lettre Uminaire, au Clergé de
l'Église d'Angleterre ^. Pour lui, comme pour Hobbes, l'âme, étant
« un pur mécanisme », ^ périt avec le corps ; mais il a en propre cette
conception bizaiTc que Dieu ressuscitera un jour le corps et l'âme
et que l'immortahté de l'homme commencera après cette résuiTcction '.
Les déclarations de Coward relatives au philosophe anglais sont
curieuses à noter. « Si j'approuve, confie- t-il au lecteui', cette opinion
du savant M. Hobbes de Malmesbury, à savoir que c'est une étrange
idée d'appeler substance immortelle un être créé, je sais que le patro-
nage de son nom me vaudra censure et préjudice » ^> Mais voici qu'à
la page suivante, comme pour écarter de lui ces funestes représailles,
il ajoute avec circonspection : La preuve qu'il ne laisse influencer
son jugement que par la vue de la vérité, c'est que M. Hobbes n'est
pas pour lui plus qu'un autre homme. Aussi est-il prêt à embrasser
l'opinion de quelque autre, fût-il moins instruit et moins habile que
parmi ses membres depuis 1695. Coward fit ses études à Oxford et devint fellow de
Merton Collège. Le 2 juillet 1687, il avait été reçu Docteur en Médecine. Cf. Wood,
Athenœ and Fasti Oxonienses, t. II, col. 899, Londres, 1692.
1. Second Thoughts conceming Hurnan Soûl..., Londx-es, 1702. L'ouvrage parut sous
le pseudonjTiie pédant de EsTiBitrs Psychat^ethes.
2. Farther Thoughts conceming Human Soûl in defence of Second Tlioughta, hy the
Avthor of Second Thoughts, Londres, 1903.
3. Nous renverrons à cette seconde édition revue et augmentée.
4. Second Thoughts conceming Human Soûl, demonstrating the notion o/ Human Soûl
as believ^d to be a spiritual and immortal suhstcmce, united to a human hody, to be an
invention of the heathens and not consonant to the principles of Philosophy, Reason o^r
Eeligion, Londres, 1704 -.
5. Epistle dedicatory to the moet teverend, right révérend and révérend the Clergy of the
Church of England.
6. Meer meohanism (Second thoughts..., Ch. IV, p. 106).
7. W. Coward, Second thoughts..., Ch. VIL
8. If I approve of or concur in the opinion of the learned Mr Hobbs of Malmesbtjry,
that it is a very odd notion to call any created being an immctericU substance ; I know
T shall be reoeiv'd upon the vory account of his nantie, both with censure and préjudice
(W. Coward, Second Thoughts..., Ch. IV, p. 71).
444 ARTICLE III. CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
M. Hobbes à manier l'Écriture, si, après un long et sérieux examen,
il en perçoit la vérité ou du moins la croit vraie ^.
Cependant; symptôme caractéristique de la mentalité publique,
une nuée de contradicteurs se leva pour réfuter ce matérialisme
effronté qui osait s'affubler de la Sainte Écriture. On vit, entre autres,
entrer dans la lice John Broughton, Docteur en Théologie, alors
chapelain du duc de Malborough, avec sa Psychologie ou Traité de la
nature de Vâme raisonnable (Psychologia or an Account of the nature
of the rational 5omL.., Londres, 1703) ; John Turner, pasteur (vicar)
de Greenwich, qui revendiqua pour l'âme une existence séparée (A
hrief indication of the separate existence and immortaUty of the Soûl...
Londres, 1702) ^ ; William Nicholls, Docteur en Théologie, qui
réédita'sa Conférence avec un Théiste, parue d'abord en 1696 (A Con-
férence with a Theist... Londres, 1723)^. Des écrivains spirituels,
comme Jonathan Swift, recoururent à l'ironie pour faire rire aux
dépens de Coward englobé, dans une raillerie commune, avec Toland,
Colhns et autres déistes.
Coward ne se laissa ni intimider, ni convaincre. Par deux fois, il
reprit le même sujet et revint à la charge, en lançant d'abord son
Grand Essg.i ou Revendication de la Raison él de la Religion contre
les impostures de la Philosophie ^ ; puis, son Exaynen exact ou enquête
sérieuse sur les notions modernes de Vâme ^.
\. ...And I do déclare that MrHobbs is no more to me than anj^ other man. For had
any other said what he did, tho' perhaps not so learned or so able to turn and wrest
the sensé and meaning of the Seripture as he M'as ,1 should as soon hâve assented to his
opinion, as to Mr Hobbes, if upon a long and serions examination with un unbyass'd
j.idgment, I found it to be tme, or at least believ'd it to be so (W. Coward, Second
thoughts..., Ch. IV, p. 72).
2. Cet ouvrage répond à Second Thoughts de Coward. Turner répliqua aussi à
l'autre livre de Coward : A farther V indication of the SouVs separate Existence and
ImmortaUty, in Answer to Dr C — 's « Farther Toughts »... Londres, 1703.
3. On pourrait citer bien d'autres oi^posants, par exemple : An Antidote against
Infidelity. In Answer to a Book intituled Second Thoughts, hj a Fre[s\bjter of the
Ch rc\ of Engl'xnd. (Il s'agit de M. Hole), Londres, 1702. — B. Hampton, The
Existence of Human Soûl after Death proved from Seripture, Reason and Philosophy.
Wherein Mr. L,ock' s Not on that understinding inan he given to matter, M. Hobb's.
Assertion that thcre is no such Thing as an Immaterial Substance... Dr Coward's Books
of second and Farther Thoughts... are confuled, Londi-es, 1711. — C. Lesi^te, A serpent
and no Sting or a Combat between the Rehearser's Coun'ry-Man and Dr. C's Welchman ..,
Londres, 1707.
4. W. Coward, The Grand Essay or a V indication of Reason and Religion against
Impostures of Philosophy ; to wich is added a brief Answer to Broughton" s Psychology...,
Londres, 1704. — On trouve, en Appendice, une Epistolary reply à la Psychologia de
Broughton. Dans ses lettres à CoUins, Locke parle dédaigneusement et de la Psycho-
logia et du Grand Essay. — Il juge ainsi la Psychologia : The other book, you mentioned,
I hâve seen, and am so wel satisfied,by his 5 th section, what a doughty squire he is like
to prove in the rest, that I think not to trouble my selfs to look farther into him. He
has there argued very M'eakly against his adversary, but very strongly against himsef.
(Lettre de Locke à Anthony Collins, Oates, 9 juillet 1703). — Voici ce qu'il dit du Grand
Essay de Coward : For as for the fîrst of the other author's you mention, by what I
hâve seen of him already, I can easily thinks his arguments not worth your reciting.
(Du même au même, Oates, 28 fév. 1704).
5. W. Coward, The just Scruting or a serious Enquiry into the modem notions of the
Soûl... Londres, [1706]. — Cf. Acta eruditorum, Leipzig. 1707, p. 352.
mn.UENCE EN ANGLETERRE : ADMIRATEURS CHALEUREUX 445
Notre médecin-philosophe est tellement plein de son sujet que,
même dans un ouvrage médical comme L'Art de guérir les yeux ^,
il ne peut se retenir. Après avoir raillé, comme de juste, les Cartésiens
qui font résider l'âme dans la glande pinéale, il s'échappe en une
brusque sortie contre l'immatériahté du principe pensant. C'est
court, mais vif. Et, comme pour s'excuser de s'arrêter en si bonne voie,
il rappelle que la question a déjà été traitée par lui antérieurement ;
il aurait pu ajouter : et surabondamment, satis superque ^.
III. — ADMIRATEURS CHALEUREUX DE HOBBES.
Pour découvrir de chauds admirateurs à notre philosophe, on est
réduit à les chercher dans les rangs clairsemés de ceux qui l'ont célébré
en vers anglais ou latins. Ces éloges dictés par l'affection, où l'hyiser-
bole est de rigueur, sont d'un faible poids dans la balance de l'his-
torien. II. convient pourtant d'en faire mémoire. Ils prouveront du
moins que l'écrivain, dont les œuvres sont d'une grande sécheresse
de cœur, suscita comme homme de vives amitiés.
Jean Aubrey, antiquaire, membre de la Société Royale, consacra
un quatrain à Hobbes pour le féhciter « d'avoir rendu l'homme à lui-
même » ^. Raoul Bathurst, Doyen de Wells et Président de Trinity
Collège à Oxford, haussa le ton jusqu'au dithyrambe : Hobbes est
pour lui non seulement un Archimède politique ; c'est encore un nou-
veau Prométhée par l'audace de son entreprise : « Jouis seul, dit-il
à son héros, jouis seul de cette louange : créer l'âme, œuvre divine ;
la faire voir, œuvre presque divine » *.
Il faut noter que Bathurst et Aubrey, si tïhaleureux qu'ils soient,
limitent cependant leurs éloges au hvre sur la Nature humaine. Le
poète lyrique, Abraham Cowley, les étend à l'œuvre entière ; après
avoir raillé la stériUté de la science avant la venue de Hobbes, il le
\. W. CowARD, Opthalmiatria, qua accurata et intégra oculorum maie afferiorum insti-
tuitur medela, nova metlwdo aphoristice concinnata, Londres, 1706, C. I, p. 26-28. —
On remarquera le tour un peu charlatanesque du titre.
2. Sed de his satis alibi scriptum est, unice jam hujus solummodo voti compos fieri
valde exopto (quoniam hic Tractatus forsan ad exteros perveniat) ut literatus aliquis
sive literatorum Societas bene perpendat, candide examinet et penitus excutiat quam
absurdae, quam ridiculge opiniones, tam pliilosopho quam christiano indignae, et tantum
non in confinio blasphemiœ positse, Substantice istius immaterialis notionem (Deo
excepto) necessario consequantur, quia confutari avidus sitio et nonnullorum mosest
veritatem, quam pudet non posse argumentis refutare, fumo flammaque (sicut apes
sulphure suffocatse), supprimero... (W. Coward, Ophthalmiatria, C. I, p. 28).
3. Affulsit nova lux tenebroso Hobbesius orbi :
Quanta est laus hominem restituisse sibi !
(Hobbes, Opéra, T. I, p. vi).
4. Ralph Bathurst (1620-1704), In Libellvm Prœstantissimi Tho. Hobbes, Viri
vere Philosophi, De Natura hominis :
Hac laude sol us fruere : Divinum est opus
Animam creare ; proximum huic, ostendere.
(Hobbes, Opéra, t. I, p. viii).
446 ARTICLE in. — CHAPITBE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
salue comme « le grand Christophe Colomb des terres d'or des Philo-
sophies nouvelles » ^.
IV. — INFLUENCE SUR CERTAINES TENDANCES PHILOSOPHIQUES
Hobbes n'a pas fondé d'École. C'est sans doute parce qu'il est
« le moins Anglais des grands penseurs anglais, avec son amour du
paradoxe, sa tournure intellectuelle lucide et tranchante, et son
dédain pour les conséquences pratiques d'une théorie » ^. Il reste pour-
tant bien Anglais par certains côtés. Aussi, à défaut d'École, a-t-il
laissé un esprit, qui lui a survécu dans certaines tendances, dont le
progrès s'est accentué après lui. Nous devons nous borner à des indi-
cations sommaires.
Hobbes est, avec Bacon et Locke, le précurseur de la philosophie
associationniste ^, dont Hume ^ et Hartley ^ ont été les fondateurs,
et qui s'est pleinement développée sous la décisive impulsion de
James Mill et de John Stuart Mill «.
La théorie' nominahste de Hobbes ' obtint un grand succès e*i Angle-
terre. Elle a été reprise par Berkeley ^, Hume ^ Georges Campbell i^.
Dans ses Paroles ailées ou Délassements de Purleyy John Horne
TooKE ^^ a renchéri sur le nominahsme hobbien, niant l'existence
L Abraham Cowley (1618-16&7), To Mr Hobbes :
Thou Great Colttmbus of the golden Lands of new Philosophies.
(Hobbes, Opéra, 1. 1, p. v, Str. IV).
2. He [Hobbesl seenis to me the most un-English of the great EngUsh thinkers, with
his love of paradox, his clear-cut intellectual workmanship, his disregard of practical
conséquences (W. J. H. Campion, Outlines..., Lect. II, p. 10-11).
3. Cf. supm, Ch. III, Sect. II, p. 346 348.
4. David Hume (1711-1776) : Enquiry concerning human utiderstanding, Londres,
1748.
5. David Hartley (1705-1757), médecin philosophe : Observations on man, his
frame, his diity and his expeetations (Observations sur l'homme, sa structure, son devoir
et ses espérances), 2 vol.. Londres, 1749.
6. Louis Ferrt, Histoire critique de la Psychologie de V association depuis Hobbes
jusqu'à nos lours (Histoire et Critique), Paris, 1883. — Voïei le titre de l'édition italienne :
La Psicologia delV associazione dalV Hobbes fino ai nostri giorni (Storia e CriticaJ,
Edizione italiana corretta ed ampliata, Rome, 1894.
7. Hobbes, De Cor pore. Part. I. Computatio logica, C. II. Human Nature, Ch. V,
§ 4, 5, 6. Cf. supra, p. 317-319, 320.
8. Berkeley, A Treaiise concerning the Principles of Human Knowledge, Londres,
1710. Introduction, § 9-13, d«.ns l'édition d'ALEXANDEB Camtbell-Fraser, T. I,
p. 141-146, Oxford, 1871.
9. Hume, Treatise on human Nature, Londres, 1739, 1^'^ Part., Sect. VII.
10. G. Campbell, The Philosophy of Rhetoric, Londi-es, 1776, Livre II, Ch. VII, T. II,.
p. 80 sqq. de l'édition 1801-'. Né (1719) et mort (1796) à Aberdeen, il fonda en 1758,
avec Reid, J. Beattie et quelques autres, une société poiu- discuter les questions philo-
sophiques. Il devint, en 1759, Principal de Marischal Collège. En 1763, il publia sa
Dissertation on Miracles, où Hume est réfuté.
11. John Horne Tooke, 'E~3a TTTïooévTa or the Diversions of Purley,'Londve~,
Ire Partie, 1786 ; II" P., 1805. Cf. I^e Partie, Ch. II, T. I, p. 35-36 (dans l'édition de
1829) ; II>- Partie, Ch. IV, T. II, p. 393-395 (Cf. E. Hal^vt, La Formation..., T. III,
INFLUENCE EN ANGLETERRE : SUR CERTAINES TENDANCES 447
non seulement de l'idée générale, mais de l'idée complexe, et attri-
buant au langage une fonction abrériative que Hobbes avait omise,
celle d'exprimer par un seul mot plusieurs impressions sensibles.
DuGALD Stewart ^ se montre aussi partisan du XominaUsme ^.
James Mill ^, que nous retrouverons bientôt, reproduit, à peu près
textuellement, le passage de la Computatio logica sur le langage,
mais il énonce les deux fonctions essentielles des mots en sens inverse
de celui adopté par Hobbes. A la suite de James Mill, les tenants de
l'École associationniste, John Stuart Mill ^, par exemple, sont nomi-
naHstes à leur façon. L'idée générale n'est qu'une image particulière,
une image composite. Seulement, en vertu des lois de l'association,
cette image rappelle un nombre indéfini d'images semblables.
C'est le côté utilitaire de la Philosophie hobbienne qui a exercé
la plus grande influence. La Morale utihtaire ^, esquissée successive-
ment par des philosophes tels que Hutchesox, Hume, ne prit vrai-
ment corps que dans les ouvrages de Priestley ^ et de Paley '.
Cependant c'est aux écrits de Bentha^i ^ et de ses disciples, en parti-
Ch. 111, § r, p. 253 257). Piirley était la résidence de Mr W. Tooke, qui fit de J. Horne
son héritier et dont celui-ci ajouta le nom au siei . Home Tooke naquit à Westminster
(1736) et mourut à Wimbledon (1812). Il eut une vie politique très agitée : faisant
partie de l'opposition, il se montra favorable à la Révolution française.
1. DuGALD Stewart, Ele?nenta of Ph'loaophy of the Hiiman Mind, 3 volumes, Edim-
bourg, 1792, 1814, 1827, P. 1, Ch. IV, Sect. m, IV. — II*- Partie, Ch. II, Sect. IL II
note cependant c^ue c la doctrine des Xominalistes a été présentée en termes fort sus-
pects, particulièrement par Hobbes, dont qiielques-unes des opinions, suivies dans
leurs rigoureuses conséquences logiques, conduiraient certainement à l'anéantissement
de toute vérité, comme chose réelle et indépendante de l'esprit humain. C'est là. je
présume, ce qvii a fait dire à Leibnitz : Thomas Hobbes, qui, ut verum faiear, mihi
■plusquam nominalis videtur. (Traduction de Louis Peisse, Eléments de la Philosophie
de l'Esprit humain, T. II, p. 88-89, note 1. Paris, 1843).
2. Thomas Brown, né à Kirkmabreck (1778) et mort à Brompton (1820), fut adjoint
en 1810 à Dugald Stewart conmie professeur de Philosophie morale à l'Université
d'Edimbourg. Ou le représente parfois (E. HiiÉVY, La Formation..., T. III, p. 456,
note 54) comme favorable au Xominalisme. C'est une erreur. Il réfute \agoureusément
le Xominalisme dont il montre - les inconséciuences et les absurdités « (Cf. Lectures on
the Philosophy of the Human Mind, Edimbourg, 1820. Cf. Edit. de 185119, Lect. XLVI,
p. 298 ; XLVII, p. 307). Il se rapproche du Conceptualisme, dont il critique " l'incon-
gruité » des termes (Cf. Ibidem, Lect. XLVII, p. 303-304 ; .XLVIII, p. 309).^
3. Jaaœs Mill, Analysis of the Phenomena of the Human Mind, T. I, Ch. IV, p. 177.
Edition de J. Stu.\rt Mill, Londres, 1869.
4. John Sttjart Mill, System of Logic ratiocinative and inductire..., 2 vol. Londres,
1843. Ci. T. I, L. I, Ch. I, II, III. — Traduct. par L. Peisse, Paris, 1866.
5. Cf. Leslie Stephen, The English Utilitarians, 3 volumes, Londres, 1901. —
E. Albee, a History of English Utilitarianism, Londres. 1902.
6. Joseph Prtestley, né (1733) à Fieldhead, hameau près de Birstal dans le York-
shire et mort (1804) à Xorthumberland, en Pensylvanie, s'est fait connaître comme
chimiste, philosophe et théologien non-conformiste. Il a soutenu successivement le
Cahanisrae, l'Arianisme et le Socinianisme. — Cf. An Essay on the first Principle^ of
Government and on the Xature of political, civil and religious Liberty, Londres. 1768.
7. William Paley (1743-1805), archidiacre de Carlisle. Son ou%Tage : Principle» o:
Moral and politic Philosophy (Londres, 1785) devint le manuel classique de l'Université
de Cambridge, où il enseigna durant sept ans. Traduction fran<;aise par J. L. S. Vin-
cent, 2 vol., Paris, 1817.
8. Jeremy Bentham (1748-1832) : chef du Radicalisme philosophique. — Œuvres :
An Introduction to the principles of Moral» and Législation... Londres, 1789. — Dean-
448 ARTICLE m. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
ciilier de James Mill, de John Austin et de John Stuart Mill^,
qu'elle dut son expression scientifique et une notoriété durable.
Ici encore l'influence de Hobbes est çà et là plus ou moins trans-
parente. Si le dialecticien intrépide que fut le philosophe de Malmes-
bury, n'a cure, une fois qu'il a adopté une doctrine, des répercussions
étranges qu'elle peut logiquement entraîner dans la pratique, reste
néanmoins que l'utlUtarisme est le principe directeur de sa Politique
et de son Éthique.
Comme Hobbes, les Benthamistes ont un faible pour la méthode
déductive. Ils partent de l'expérience 'pour en tirer des lois ; mais,
ces lois acquises, ils font jouer un rôle prépondérant à la déduction
en Économie politique, en Jurisprudence, en Pohtique et en Morale.
« Ils (Ëentham et James Mill) se souviennent peut-être de Hobbes ;
de même, disait Hobbes, que l'homme, auteur des définitions géomé-
triques, peut construire, en partant de ces définitions arbitraires,
toute la géométrie ; de même, auteur des lois qui régissent la cité,
il peut construire synthétiquement l'ordre social tout entier, à la
manière des géomètres. Les utilitaires font seulement la part de l'ar-
bitraire humain moins grande que Hobbes n'avait fait, dans la con-
struction de la science politique : s'ils considèrent une pohtique déduc-
tive comme possible, c'est parce qu'ils considèrent les lois de la nature
humaine comme simples et comme uniformes » ^.
Pour Bentham le droit naturel ne dérive point des rapports essen-
tiels qui rehent entre eux les êtres raisonnables, et dont le fondement
ultime est l'essence même de Dieu. Ce n'est qu'une abstraction réalisée
et une fiction légale. L'auteur de la Déontologie est ici en plein dans la
tradition hobbienne. Aussi bien, pour lui également, le droit n'est
réel que s'il trouve dans la force une garantie efficace : ainsi la force
est à la fois la source du droit véritable et sa sanction nécessaire et
suffisante. Mais, depuis Hobbes, le centre de la force s'est déplacé :
des princes elle est passée aux peuples... « Il se trouve que les plus
forts, ce sont les plus nombreux, et que d'ailleurs la volonté du plus
tology or the sciencf of MoraUty, édité par J. Bowring à Londrçs en 1834, traduit par
B. Laroche, 2 vol. Paris, 1834. — Constitutional Code for the lise of ail nationc pro-
fessing libéral opinions, Edit Bowring, t. IX. — Plan of pnrliamentary Reforni in the
form of catechism with reasons for each article, Londres, 1817. Edit. Bowring, t. III,
p. 433-557. — A table of the spri >gs of act'on..., Londres, 1817. Ed. Bowring, t. I,
p. 196-219. — John Bowring, disciple de Bentham, édita ses œuvx-es : l^he Works o)
Jeremy Bentham, 11 vol., Edimbourg, 1838-1843. Cette édition n"est pas absolument
complète : elle ne contient pas la Deontology, ni les ouvrages antireligieux de Ben-
tham.
1. John Stuart Mill (1806-1873), fils de .Iames, fonda dès 1823 VTHilitarian Society,
qui ne compta qu'un petit noiubre de jeunes, pour répandre le Benthamisme ; il parti-
cipa, en 1835, à la fondation de la Westminster Review. Son r'Ie, prépondérant dans
l'Ecole associationniste et utilitaire, après Bentham, est bien connu. Ce n'est pas le lieu
d'y insister. Cf. Utilitarianism, Londres, 1863. Traduction Le Monnier, Paris, 191^. —
Autobiography, Londres, 1873. Traduction Cat'.elles, Mes Mémoires. Histoire de tna
vie et de mes idées, Paris, 1907'. — Taine, Le Positivisme anglais. Etude sur Stuart
Mill, Paris, 1864. — A. Bain, John Stuart Mill, a Criticism, with personal Recollections,
Londres, 1882.
2. Elie Halévy, La Formation du Radicalisme philosophiqtie. Tome III, Le Radica-
lisme philosophique, Conclusion, p. 347-348, Paris, 1904.
INFLUENCE EN ANGLETERRE : SUR CERTAEifES TENDANCES 44:c>
grand nombre est la protection la plus sûre de l'intérêt du plus grand
nombre. De sorte que la philosophie de Hobbes aboutit à des consé-
quences qui contredisent les théories constitutionnelles de Hobbes
lui-même, et la philosophie de Bentham à des conséquences que
Bentham, plus jeune, n'avait point prévues » ^.
Estimant que la crainte est l'unique moyen efficace de gouverne-
ment, Hobbes a fondé sa théorie du despotisme social sur cette consi-
dération utihtaire : les individus doivent avoir la conviction qu'ils
ont plus d'avantages à retirer de l'accomphssement des lois que de
leur violation, à cause des peines et dommages qui s'en suivent.
Pareillement, dans le système juridique de Bentham, c'est la perspec-
tive menaçante du châtiment, sanctionné par l'autorité du souverain,
qui étabhtpour l'individu la haison entre l'intérêt et le devoir.
Bentham publia en 1776 unhvre où il expose ses principes poh-
tiques : Un fragment sur le Gouvernement ^. Il y réfute vivement la
doctrine du contrat originel que, depuis Hobbes et Locke, les juristes
comme Blackstone mettent à la base de la société. Il leur demande
ironiquement de lui montrer la page d'histoire où ce contrat est consi-
gné. — On lui répond : ce n'est qu'une fiction légale, mais fiction utile
pour coordonner les idées. — Il réplique qu'une cause qui a besoin
de s'appuyer sur une fiction est bien mauvaise. La caractéristique
de la vérité est de n'avoir pas besoin d'autre preuve que la vérité ^.
Sur cette question Bentham est en désaccord avec Hobbes ; mais
sur d'autres il se rapproclie de lui. Par exemple, les formes mixtes
de gouvernement * et la division des pouvoirs dans l'État ^ lui sont
odieuses, et, à son tour, il les traite dédaigneusement de fictions.
Cet ouvrage est un ouvrage de jeunesse : Bentham était alors tory.
Sous la pression des circonstances, une évolution se fit dans son
esprit ^ : il devint partisan et se fit défenseur « de la démocratie repré-
sentative )). Ici, comme partout, il prétend appHquer le principe de
l'utilité : Les individus les plus nombreux sont les mieux placés pour
savoir en quoi consiste le plus grand bonheur du plus grand nombre '.
La forme démocratique est donc tout indiquée.
Mais, dans sa nouvelle conception pohtique, Bentham persiste à
repousser comme un mal la division des pouvoirs.
Dans la « démocratie représentative », le peuple est le souverain ;
L E. Halévy. La Formation..., T. III, Ch. II, § 2, p. 227-228.
2. Bentham, A fragment on Government..., Londres, 1776, 1822^ ; Oxford, 1891. — -
Nous renverrons à l'édition des Œuvres de Bentham par Bowring, T. I, p. 221-295.
Cef ou\Tage est un examen critifjue de V Introduction mi.se par Sir William Black-
stone (1723-1780) à ses Commentaries on the Laws of England, dont ime 7"' édition
parut en 1775 à Oxford.
.3. It seemed to nie the acknowledgement of a bad cause, the bringing a fiction to
support it. « To prove fiction, indeed », said T, ;• there is need of fiction ; but it is the
characteristic of truth to need no proof but truth. » (Bentham, A fragment..., Ch. I
§ XXXVI, p. 268, col. 1 et note 2, p. 269. col. 1).
4-5. Bentham, A fragment..., Ch. III ; Ch. IV, § m-\n ; p. 272-277 : p. 277-279.
6. Cf. E. Halévy, La Formation du Radicalisme philosophique, t. II, L'évolution de
la doctrine idilitaire de 1789 à 1815, Ch. III, § i, p. 192 sqq.
7. Bentham, Constitutional Code, L. I, Ch. II, Ed. Bowring, T. IX, p. 10-11.
29
450 ARTICLE m. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
les représentants et les fonctionnaires ne sont que ses délégués. Tout
le système de « contreforces », qu'a imaginées Benthain pour maîtriser
les tendances égoïstes et envahissantes des représentants ou des fonc-
tionnaires, vise à sauvegarder le pouvoir souverain du peuple et à en
maintenir l'indivision.
En Morale, Bentham estime que l'utilité et le bonheur constituent"
les premiers principes du devoir i. Il définit le bonlieur la plus grande
somme de plaisirs diminuée de la plus grande somme de douleurs.
Une action doit être considérée comme utile quand, tout étant pesé,
on juge que la somme des conséquences agréables l'emporte sur la
somme des conséquences pénibles. La vertu consistera à maximiser
les plaisirs et à minimiser les peines. La Morale est donc un calcul,
le calcul de l'utilité des actes humains et devient ainsi « une arithmé-
tique » des plaisirs. Bentham n'exclut pas de cette comptabihté
morale le bien commun. Mais cette considération n'a rien de désinté-
ressé. S 'imaginant à tort que l'intérêt personnel et l'intérêt général
sont inséparables, il en conclut que le bonheur de l'individu dépend
du bonheur de tous. Celui donc qui ne prend pas pour règle de conduite
cette maxime : « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre »,
fait un mauvais calcul, dont il pâtira le premier.
Le principal disciple immédiat de Bentham, James Mill ^, père
d'un fils qui l'a échpsé, John Stuart Mill, va plus loin que son
maître dans l'admiration qu'il professe pour Hobbes : « Les opinions
d'Aristote étaient enseignées comme une branche de l'éducation,
et le fait de les posséder dans la mémoire était, même aux yeux des
hommes les plus instruits, tout ce que l'on pouvait imaginer de dési-
rable. Dans cet état d'engourdissement et de torpeur de l'esprit hu-
main, l'apparition d'un homme tel que Hobbes, qui a jeté la suspi-
cion sur tant d'opinions reçues et fondamentales, et qui a présenté
ses vues propres avec évidence et brièveté, était propre à produire
des effets vraiment extraordinaires... C'est à peine trop dire, comme
le reconnaît quelque part sir James Mackintosh, que le caractère
de la spéculation moderne a été, da.ns une grande mesure, déterminé
par les écrits de Hobbes » ^. Bentham s'est montré plus réservé que
1. Cf. J. Bentham, Deontology or Science of the Morality, Londres, 1834, (arrangée!
and edited by Bowring). — Benjamin Lakoche, Df^ontologie ou Science de la Morale,
2 vol., Paris. 1834.
2. James Mill (1773-1836). Œuvkes : Eléments of political Economy, Londres, 1821.
— ^ Analyeis of the Fhencmena of the human mind, Londres, 1829. Edit. par John
SiTJAiT Mill, 2 vol. Londres. 1869. svec des notes par Al. Bain, Andr. Findlster
et G. Grcte. — A Fragment on Machintosh..., Londres, 1835 et 1870. ■ — Articles dans
le Supplément to Encyclopaedia Britannica : Govcrnnient, Liberty of the press, Educa-
t.on, etc., qui ont été réunissons le titre d'i'ssaî^s, Londres, 1828 (c'est l'édition la
plus complète). — A. Bain. James Mill. A Biography, Londres, 1882.
3. The opinions of Aristotle were taught as a brandi of éducation ; and the possession •
of them in the memory was ail that even the niost instructed men imagined they had
any occasion to désire. In this benumbed and torpid state of the human mind, the
appearance of such a man as Hobbes, who challenged so many received and funda-
mental opinions, and exhibited his own views with évidence and brevity was calculated
to produce very extraordinary effects. It is hardly, as sir James [Mackintosh] somo
I^-FLrE^XE en Angleterre : sur certaen'es tendances 451
son disciple : « Les paradoxes de Hobbes et de Mandeville (dont les
théologiens ont affecté d'être grandement scandalisés) ont rendu
sei-vice. Ils renferment beaucoup de vérités originales et audacieuses
avec un mélange et alliage d'erreurs. Profitant de la lumière qu'ils
ont répandue sur le sujet traité, les écrivains postérieurs ont été inis
à même de faire la séparation » ^.
Comme l'auteur du De Cive, J. ^VIill, irréductible adversaire des
gouvernements à formes mixtes, a vigoureusement combattu, à la»
suite de Bentham, la théorie prônée, par le parti whig, a de la balance
des pouvoirs », « cette théorie, au fond si vague et si inexacte, cme
quelques-unes des erreurs les plus enracinées et des méprises les plus
graves en politique en sont issues » ^,
En travaillant à restaurer la philosophie associationniste de Hartlev
et en se convertissant à la doctrine de Futihté de Bentham, J. ]Miïl
restait dans la ligne tracée par Hobbes,
Un autre Benthamiste, Jojm Ausxm ^, dans son grand ouvrage :
La détermination de la province de la Jurisjyrudence *, se rencontre,
sur quelques points, avec Hobbes dans la théorie qu'il donne de la
Souveraineté. Il formule ainsi sa thèse : « Dans chaque commmiauté
pohtique indépendante il y a un supérieur humain déterminé, ayant
en mains la force suprême de coercition, auquel la masse de la société
rend une obéissance habituelle et qui n'est soumis à aucun pouvoir-
supérieur. Ce supérieur humain déterminé peut être une personne
ou un groupe de personnes' et, dans l'un ou l'autre cas, il est appelé
le souverain » ^.
where acknowledges, too much to say, that the character of modéra speculation-was
to a great degree determined by the v-rittings of Hobbes. (J. ilixL, Fragment on Mac-
hintosh, p. 19-20). Cf. l'article de Mill sui- l'Education dans ses Essaya : Essay VIII
(Edit. de 1828) ou dans le Supplément de VEncydop. Britannica. — Robert Jajies
JIackixtosh, Memoirs of the Life of Sir James Mackintosh, Edited by his son 2 vol
Londres, 183.5. • ' •.
1. The paradoxes of Hobbes and Mandeville (at whieh di\anes affect to be so much
scandalized) were of service ; they contained many original and bold truths, mixed
with an aUoy of falsehood, which succeeding writers. profiting by that share of light
which thèse had cast iipon the subject, hâve been enabled to separate. (Bentham
Meynoirs, Ch. IV, Works, t. X, p. 73, col. 2).
2. J. Mill, Edinburgh Review, t. XIII, janvier 1809 ; Emancipation of Spanish
America, p. 308. Cf. l'article svir le Government dans le Supplément à I'Encyclop^dia
Britann-ica ou les Essaya, I (voir snpra, p. 111, note C) et l'article Aristocracy, dans
LoNDON Review, 1836. p. 302-306. — Bentham, View'of a gênerai Code of Laws,
Ch. XXI, Works, t. III, p. 198. — An Introduction to the Principles of Morals and
Législation, Ch. XTII, Londres, 1789.
^ 3. John Austin (1790-1859) occupa, de 1828 à 1832, la chaire de Jm-isprudence à
YUniversity of London (appelée maintenant XJniversity Collège), que Bentham et ses
amis fondèrent en 1627. 11 publia les premières leçons de son Cours sous ce titre : The
Province of Jurisprudence determined, Londres, 1832. — Le reste de ses leçons ne fut
édité qu'après sa mort sous ce titre : Lectures on Jurisprudence or the Philosophie of
Positive Law, 2 vol., Londres, 1861 ; 1885^ — Mr. G. HE.^fRY en a traduit quelques
passages dans cet opuscule : La Philosophie du droit Positif, Paris, 1894.
4. J. Austin, The Province of Jurisprudence determined, Londres, 1832.
5. That in every independent political commimity there is a déterminât^ human
superior having suprême coercive force, to whom habituai obédience is rendered by
452 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
Pour soutenir cette thèse, Austin a utilisé l'ouvrage de Bentham :
Un fragment sur le Gouvernement, auquel il se réfère ^. On distingue
aussi dans son œuvre quelques reflets des doctrines hobbiennes :
la souveraineté n'est sujette d'aucune puissance ; elle ne souffre pas
que les pouvoirs législatif et exécutif soient répartis entre des mains
différentes , elle dispose de la force suprême coercitive. Conséquem-
ment, l'obligation, la loi, le devoir, le droit sont fondés sur la force,
c'est-à-dire sur les ordres du souverain appuyés par les sanctions
pénales qu'encourent ceux qui les transgressent ^.
Les Benthamistes ont donné un témoignage public de leur admira-
tion reconnaissante pour le philosophe de Malmesbury. C'est à l'insti-
gation de George Grote ^ que sir William Molesworth * a entrepris
l'édition monumentale, en 16 volumes, des Œuvres latines et anglaises
de Hobbes (Londres, 1839-1845). L'éditeur l'a dédiée, en termes très
élogieux, à Grote ^.
Pour clore cette revue sommaire, signalons en quelques mots
l'effort de John Stuart Mill ^, qui a voulu rectifier la Morale de
the bulk of the'society, and who is not subject to any superior power. The detenninate
hiiman superior may be a person or group of persons, and is in either case called the
sovereing (J. Atjstin, The Province of Jurisprudence determined, Ch. VI).
1. J. Austin, The Province of Jurisprudence..., Ch. VI.
2. Le système d'AusTiN a été critiqué par Sir Henry James Sumner Maine, dans
Lectures on the Early History of Institutions, Ch. XII et XIII, Londres, 1875. — Tho-
mas HiLL Green, dans Lectures on the Principles of political obligation, § A. The Orounds
of political obligation, dans Works, t. II, Londres, 191 1^, p. 335-354.
3. George Grote (1794-1871), nls d'un banquier de la Cité, est surtout connu par
son History of Greece (Londres, 1846-1856 ; 18S85). C'est lui qui rédigea et publia, sous
un pseudonyme, la philosophie antireligieuse de Bentham dans le petit livre ; Analysis
of the influence of natural Religion on the temporal happiness of Mankind by Philip
Beauchamp, Londres, 1822 (Analyse de l'influence de la religion naturelle sur le bonheur
temporel de Vhumanité ). — Il collabora à la Westminster Revieio et publia plusieurs
brochures politiques, vg. Essentials' of Parliamentary Reform {Eléments essentiels de la
R/:forme parlementaire), Londres, 1831. Il prit part, comine son ami Molesworth et
d'autres Benthamites, au mouvement réformiste qui re^Tlua l'Angleterre, de 1832 à
1844. — Cf. Mrs H. Grote, The personal life of George Grote, Londres, 1873. — The
philosophical Radicals of 1832, Londres, 1873.
4. Sir William Molesworth (1810-1855), homme politique du parti radical, repré-
senta Southwark à la Chambre des Communes. Il laissa inachevée une Vie de Hobbes.
— Cf. Mrs Fawcett, Life oj the Sir William Molesworth, Londres, 1901.
5. Cette Dédicace est placée en tête du premier voluine des Opéra latina de Hobbes,
Londres, 1839.
6. John Stuart Mill, né à Londres (1806) et mort à Avignon (1873), organisa en 182.*?^
la petite Société qui s'appela « Société utilitaire «. Ses membres, dont le nombre n'at-
teignit pas la dizaine, se réunissaient dans la maison de Benthain pour discuter sur les
corollaires fondamentaux que ce philosophe avait tirés du principe d'utilité. S. Mill se
fit connaître par des articles publiés dans la Westminster Review, organe du parti radical
en Philosophie et en Politique, Y Edinburgher Review et l'Examiner. A partir de 1841,
il entretint une correspondance suivie avec Auguste Comte. La série de ses ouvrages
débuta par : A System of Logic Ratiocinative and Inductive... (2 vol., Londres, 1843).
Puis parurent successivement à Londres : Essays on some Unsettled Questions of Poli-
tical Economy (1844). — Principles of Political Economy, 2 vol. (1848). — • On Liberty
(1859). — Thoughts on Parliamentary Reform (1859).- — Dissertations and Discussions,
1er et 2e vol. (1859) ; 3e (1867) ; 4e (1876). — Considérations on Représentative Govern-
INFLUENCE EN ANGLETERRE : SUR CERTAINES TENDANCES 453
l'intérêt bien entendu. Il lui reproche d'abord d'être grossière, parce
que, dans la considération du plaisir, elle ne fait att;ention qu'à la
quantité. Dans son arithmétique des plaisirs, Bentham, à la suite de
Hobbes, n'exclut aucune jouissance. Pour purifier cette Morale,
S. Mill introduit un nouvel élément dans l'évaluation des plaisirs :
la qualité. Les jouissances de l'esprit et du cœur ont une valeur intrin-
sèque qui les rend préférables aux voluptés des sens. — C'est fort bien ;
mais un utihtaire ne peut parler ainsi sans sortir de son système
empirique, car pour établir une hiérarchie entre les plaisirs, il faut un
critérium ; or ce critérium c'est l'idée de perfection ou d'excellence
qui se rapporte à la raison.
Le second reproche adressé à cette Morale, c'est qu'elle est égoïste,
parce qu'elle rapporte tout à l'intérêt individuel, même l'intérêt
général. Bentham avait déjà mis en avant, comme règle de la vie
morale, le bonheur de l'humanité. Mais, de fait, en travaillant pour le
bien général, c'est son propre bonheur que l'utilitaire recherche.
Selon S. Mill, l'utilitarisme rectifié u exige que, placé entre son bien
€t celui des autres, l'agent se montre aussi strictement imiMrtial
que le serait un spectateur bienveillant et désintéressé », de sorte
que (t la règle utilitaire de la conduite ne consiste pas dans le propre
bonhein- de l'agent, mais dans le bonheur général » ^. — C'est encore
fort bien ; mais, confiné dans l'empirisme et la sensibihté, l'utihta-
risme, même humanitaire, ne peut trouver en lui-même un principe
capable d'imposer ce qu'il ordonne, car l'intérêt d'autrui n'est pas
obHgatoire par lui-même. De quel droit, en effet, me commanderait-il
de sacrifier, en cas de conflit, mon bonheur personnel au bonheur
général ? C'est poser, d'une part, le bonheur comme la seule chose
bonne et désirable ; c'est, d'autre part, exiger qu'on soit toujours
disposé à sacrifier son bonheur à celui des autres. Au nom de mon
bonheur on me commande donc de sacrifier mon bonheur. Il y a là
une contradiction formelle, qui montre qu'en s'enfermant dans les
considérations de l'intérêt, on ne peut justifier Tobhgation de sacrifier
son bonheur personnel au bonheur de l'humanité. Il faut par consé-
quent recourir à un principe étranger et supérieur à l'intérêt même
général.
ment (1861). — Utilitarianism (1863). — Exainination of sir William Hamïlton's Philo-
sophy (1865). — Auguste Comte and Positivism, (1865). — Inaugural Address at the
University of St. Andrews' (1867). — England and Ireland (1868). — The Subjection
of Women (1869). — Autohiogra/phy (1873). — Three Essays on Religion : Nature, the
Utility of Religion, Theism (1874). — S. Mill ne siégea à la Chambre des Communes
que de 1865 à 1868. En Politique, il se rattache au parti libéral ; mais il échappe à
toute classification rigoui-euse, car, quoique très favorable à l'individuaHsme, il réclame
cependant l'intervention de l'Etat, vg. pour imposer l'insti'uction élémentaire, régler le
travail des mineurs, protéger la femme.
1. I. must again repeat, what the assailants of utilitarianism seldom hâve the justice
to acknowledge, that the happiness, ■which forms the utilitarian standard of Avhat iy
right in conduct, is not the agent's ovvn happiness, but that of ail concerned. As bet
ween his ovvn happiness and tliat of othors utilitarianism requires him to be as strictiy
impartial as a disinterested and benevolent sjjectator. ^Stuabt Mill, Utilitarianism,
Ch. II, p. 24, § I Must, Londres, ISTH).
454 ARTICLE ni. CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
De ce chef, la Morale utilitaire est impraticable, parce que l'intérêt
particulier et l'intérêt général sont loin de coïncider toujours dans
la réalité. S. Mill a vu la difficulté. Pour y échapper il a émis l'espoirv |
que les progrès de la société finiront par harmoniser l'intérêt général
et l'intérêt particulier. Espoir chimérique. Mais supposons qu'un
jour cette harmonie soit en effet réahsée par suite de la réorganisation
sociale, alors l'intérêt général, se confondant avec l'intérêt particulier,
deviendra 'tioi/re premier et unique intérêt. La Morale de l'utihtarisme
même humanitaire retombe donc dans la recherche de l'intérêt per-
,soimel, puisque, à cause de la coïncidence des deux intérêts, nous
n'aurions rien à sacrifier au bonheur des autres. Et l'on constate
que S. Mill, malgré ses efforts ingénieux, n'a pas réussi à purger la
Morale utihtaire, dont Hobbes a été le héraut en Angleterre, du double
grief de grossièreté et d'égoïsme ^. '
B. — INFLUENCE DE HOBBES A L'ÉTRANGER
I. — L'OPPOSITION.
L'opposition contre Hobbes à l'étranger fut moins générale, mais ,
aussi forte qu'en Angleterre. Elle se fit surtout remarquer dans les
Pays-Bas et en Allemagne. Il convient de signaler, entre autres,
les écrivains suivants : Gisbert Cocq (Cocquius), pasteur à Kok-
kengen dans la province d'Utrecht ^, Jean-Adam Osiander, pro-
fesseur de Théologie et chancelier de l'université de Tubingue ^,
Adam Rechsnberg, théologien luthérien ^, Régnier de Mansvelt,
professeur de Philosophie à l'université d'Utrecht ^, Samuel Rachel,
professeur de Droit à ruiiiversité de Kiel ^, Samuel Strimesius,
1. Cf. E. Cabo, Problèmes de Morale sociale, Ch. VI^ Paris. 18872. — M. Guyau, La
Morale anglaise contemporaine. Partie II, L. II, Ch. III et IV ; L. III, Ch. II et III,
Paris, 1879.
2. Gisbert Cocq (vers 1630-1707), Vindicice pro Lege et lynperio sive Dissertationes
duce, quaruni una est de Lege in communi, altéra de Exemptione princ.ipis a lege, institutœ
potissimum contra tractatum Hobbii De Cive, quibus annexa est celeberrimi Gisb. Voetii
Disquisitio textualis ad I Samuel 8 de Jure regio Hebrœorum, Utrecht, 1661. — Hobbes
'£/.£Y/_ô[j.îvo; sive Vindicice pro Lege, Imperio et Religionc contra tractatus Thom^
HoBBESiT, quibus titulus De Cive et Leviathan. Utrecht, 1668. — Vindicice pro Reli-
gione in regno Dei naturali, contra Hobbes De Cive, cap. 15, Leviathan, cap. 31, Utrecht,
1668. -— Hobbesianismi Anato'ine, qua innumeris assertionibus ex tractatibus De Homine,
Cive, Leviathan, juxta seriem locorum Theologiœ christianœ, Philosophi illius a Reli-
gionc christiana apostasia demonstratur et refutatur, Utrecht, 1680.
3. Johannes-Adam OkSiander (1622-1697), De typo legis naturœ contra Hobbesium,
Tubingue, 1673.
4. Adam Rechenbebg (1642-1721), Thomœ Hobbesii E'jpr,;j.a, Leipzig, 1674.
5. Regnerus a Mansvelt (1639-1671), Tractatus adversus Anonymum theologo-
politicum, in quo omnes et singxdœ tractatus theologico-politici Dissertationes examinantur
et rejelluntur, cum prœmissa Disquisitione de Divina per naturain et Scripturam Révéla-
tione, Utrecht, 1674. Hobbes y est attaqué, à l'occasion de Spinoza.
6. Samuel Rachel (1628-1691), Liber de Jure Naturœ et Gentium, p 102-117, Kie],.
1676.
OPPOSITION A l'Étranger ' 455
professeur de Théologie à l'université de Francfort-sur-l'Oder ^,
Christian Kortholt, professeur de Théologie à l'université de Kiel ^ ;
Hermann Conring, professeur d» Philosophie à Helmstedt ^.
En entendant un professeur de Droit naturel et de Droit des gens,
ptiis un professeur de Philosophie et de Théologie nous aurons un
écho fidèle des critiques véhémentes auxquelles Hobbes fut en butte
dans les pays d'Outre-Manche : « Jamais, je l'avoue, écrit S. Rachel,
je ne suis tombé sur aucun écrivain qui ait exposé à l'univers des
opinions plus absurdes et plus horribles. Aussi bien me suis-je souvent
étonné qu'il ait pu mériter le suffrage de cet homme docte et bon *.
Car celui qui n'a qu'une teinture même légère de doctrine et n'est
pas tout à fait étranger dans le domaine de la Philosophie pratique
(car nous ne parlons que d'elle ici) saisit sans peine à quel point cet
imposteur a abusé de ses dons naturels pour accréditer l'athéisme,
la tyrannie et tout genre d'improbité » ^.
Le jour où il prit solennellement possession de sa chaire à l'univer-
sité de Franeker, dans la Frise hollandaise, Hermann-Alexandre
E/ÔELL ^ rangea Hobbes et Spinoza parmi les « monstres » intellec-
tuels de l'espèce humaine, parce que, en s'obstinant à répandre l'idée
que Dieu est un être corporel, ils se sont appliqués à détruire par la
racine le culte divin et à saper par lalbase toute rehgion '.
1. Samuel Strimesius (vers 164:8-1730), Praxiologia apodictica sive Phllosophia
moralis detnonstrativa pytJianologice Hobbesiance opposita, Francfort-sur-l'Oder, 1677.
2. Christian Kortholt (1633-1696), De tribus magnis impostoribus Liber, Kiel,
1680: Hambourg, 1701. Il s'agit de Herbert de Cherbury, de Hobbes et de Spinoza.
Pour Hobbes, cf. p. 93-139.
3. Hermann Conring (1606-1681), « qui est assurément un grand censeur des ques-
tions politiques, appelle les opinions de Hobbes des délires ». (H. Conringius, magnus
profecto rerum civilium censor, dogmata ejus [Hobbesius] deliramenta vocat. Cf.
Daniel Georg Morhof, Polyhistor sive de notitia auctorum et rerum Commentarii,
T. III, L. I, C. I, § jv. p. 3. Edit. Joh. Môller, Lubeck, 1708).
4. Il s'agit de Gassendi, qui écrivit en effet à Sorbière une lettre beaucoup trop
louangeuse sur le De Oive. Cf. supra, p. 215.
5. Nunquam fateor incidi in ullura scriptorem qui absurdiora ac tetriora placita orbi
exposuerit : ut sane ssepius miratus fuerim quomodo illius viri docti bonique sufïragium
mereri potuerit. Qui enim doctrina vel leviter tinctus et non omnino hospés fuerit in
Philosophia practica (de hac enim sola nobis jam sermo est) facile deprehendit quanto-
pere ille impostor suo ingénie ad astruendum atheismim, tyrannidem omneque impro-
bitatis genus abusus sit (S. Rachel, De Jure Naturœ et Gentium, n. 109). Nous emprun-
ter s cette citation à Kortholt qui la fait sienne et conclut par elle l'étude qu'il con-
sacre à Hobbes dans son De tribus înagnis impostoribus, Sect. II, n. xxvii, p. 74-75.
Seconde édition, faite par son fils Sébastien, Hambourg. 1701. ■ — - Kortholt signale
aussi, en marquant sa surprise, la lettre de Gassendi, Ibidem, p. 74.
6. Hermann-Alexandre Rôell, né (1653) à Dalberg, près de Unna, en WestphaJie,
fut pasteur à Daventer (Hollande). Il occupa les chaires de philosophie ot de théologie,
d'abord à l'Université de Franeker (1685-1704), puis à celle d'Utrecht, jusqu'à sa mort,
qui survint à Amsterdam en 1718. — Comme Rôell était cartésien, nous le retrouverons
quand il sera traité du Cartésianisme en Hollande.
7. Hobbesius sane et Spinosa, monstra illa et portenta hominum, dum irl obnixe
egerunt aliis ut persuadèrent Daum corpus esse, ea rations omnem de Doo opinionera
omnemque Dai cultum a radicibus evellere, et convoUere omnia religionis fundamenta
studuerunt... (H. A. Rôellius, Oratio inauguralis de Religione rcUionali, p. 55, Fra-
neker, 1686). Sans rien changer au fond, Rjell divisa ce Discours en paragraphes, afin
qu'il pût devenir pour ses élf^-ves une sorte de Manuel destiné à servir de base aux expli-
456 ARTICLE III. - — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
II. — SYMPATHIES A L'ÉTRANGER.
Le philosophe anglais trouva, à l'étranger, des sympathies plus
grandes que dans son propre pays. Sans doute, on ne rencontre per-
sonne qui adhère pleinement à l'ensemble du système de Hobbes.
Mais les uns s'efforcent d'innocenter sa mémoire de l'accusation
d'athéisme ; les autres acceptent telle ou telle partie de ses doctrines.
Parcourons rapidement tour à tour la Hollande, l'Allemagne et la
France, où son action philosophique se fît plus ou moins sentir.
1° SYMPATHIES EN HOLLANDE.
■ Dans les Pays-Bas trois noms, dont l'un est très célèbre, se recom-
mandent spécialement à notre attention : Lambert Velthuysen,
Adrien Houtuyn, Benoit de Spinoza.
Avant d'en venir à ces trois personnages, il convient de mentionner
quelques mots de Hugo Grotius. Ecrivant à son frère Guillaume,
il lui donne, en passant, son avis sur le De Cive qu'il vient de lire.
Ce qui lui plaît dans cet ouvrage "c'est le plaidoyer en faveur des Rois.
Mais il a des réserves à faire sur d'autres points. Il ne saurait approuver
notamment ces déclarations de Hobbes : L'état de guerre est naturel
à l'homme. Le devoir de chaque particuHer est de suivre la religion
reçue dans son pays, à laquelle il doit, sinon l'assentiment, du moins
l'obéissance ^.
I. — Velthuysen, médecin à Utrecht, publia, sous le voile de l'ano-
nyme, en 1651, à Amsterdam, une Dissertation, en forme de Lettre,
sur les Principes du juste et du convenable, contenant Vapologie du
Traité De Cive du très illustre Hobbes ^. Cette Dissertation épîstolaire
est adressée à un personnage qui n'est pas désigné par son nom, mais
par l'épithète dont Hobbes vient lui-même d'être gratifié (Vir cla-
cations de son cours privé sur la Théologie naturelle (... ut ad eum, quein hic delineavi
ordineni, dxplicare ris [discipuli] in privatis scholis Theologiam naturalein possim. Cf.
Préface de la 2^ édition, circa finem). Ce Discours, dans ses nombreuses réimpressions,
fut intitulé ; Dissertatio de religione rationali. Le passage relatif à Hobbes se trouve au
§ LXViT, p. 69 de la 6e édition, Herborn, 1705.
1. Libriim de Cive vidi ; placent quae pro Regibus dicit. Fundamenta tamen, quibixs
suas sentei tias superstruit, probare non possum. Putat inter homines omnes a natura
esse beUum et alia quœdam habet nostris non congruentia. Nam et privati cujusque
ofRcium putat sequi Religionem in patria sua probatam, si non assensu, at obsequio.
Sunt et alia qusedam quse probare non possum (H. Grotius à son frère Guillaume,
11 avril 1643), dans Hugonis Grotii Epistolœ..., Amsterdam, 1687, p. 951-952, Epist.
648).
2. Lambert Velthuysen (1622-1685) Epistolica Dissertatio de Principiis justi et
decori, continens Apologiam pro Tractatu Clarissimi Hobbii De Cive, Amsterdam, 1651.
— Velthuysen fut en 1667 nommé sénateur de la province d'Utrecht. Ce fut un carté-
sien convaincu, dont il sera parlé en détail à propos du Cartésianisme en Hollande.
Cf. t. III. - — Nous renverrons, pour les références, à l'édition des Œuvres de Vel-
thuysen, publiées par lui-même, Opéra omnia, ante quidem sepo^ratim tatn belgice quam
latine, nvnc vero conjunftim latine édita..., deux Parties, avec une pagination unique,
Rotterdam, 1680.
SYMPATHIES EN HOLLANDE : VELTHUYSEN 457
rissimus). Ce personnage s'était mis dans l'esprit que Velthuysen
approuvait pleinement tout ce qui a été dit par le philosophe anglais
ou peut, par voie de déduction sohde, lui être attribué. Velthuysen
tient à mettre les choses au point : « J'ai rencontré, avoue-t-il, cet
auteur, comme beaucoup d'autres. Ses écrits légèrement modifiés
et adaptés m'ont beaucoup aidé à trancher par la raison les contro-
verses relatives à l'équité et à la justice. Et, quand l'occasion s'offre,
je ne puis m'empêcher de témoigner ma reconnaissance en louant le
talent de l'homme « i.
Le titre donné à l'ouvrage ne répond pas au contenu. h'Epistolica
Diss^'tatio, en effet, ne renferme point une Apologie de Hobbes.
C'est évident surtout dans l'édition corrigée que \"elthuysen en donna,
quand il réunit et pubha lui-même ses Œuvres complètes à Rotterdam
en 1680, c'est-à-dire vingt-neuf ans après l'apparition (1651) de l'opus-
cule précité. La pensée définitive du philosophe hollandais n'a en
réahté qu'une affinité lointaine avec le Traité Du Citoyen. Comme
Hobbes, il admet sans doute que la conservation de soi-même est la
loi fondamentale ^. Cependant il repousse l'utilitarisme grossier de
Hobbes, il reconnaît un Dieu Créateur et Providence du monde,
qui a imposé à l'homme une fin, et il proclame que l'homme ne violera
pas impunément l'ordre étabh par Dieu ^. Le principe « de la conserva-
tion personnelle « est le seul emprunt formel qu'il ait fait au philo-
sophe anglais, mais l'on constate qu'il ne l'adopte pas sans chscerne-
ment ni distinction ^, car la forme constitutive de la vertu ne doit pas
se tirer de l'utihté et du profit, mais de la raison elle-même ^. C'est
une première considération.
Quant aux fruits avantageux que peut procurer la pratique de la
vertu- Velthuysen, pour les légitimer, recourt à une autre considéra-
tion. C'est ici précisément qu'il fait intervenir le principe de la conser-
1. Sed imposuit tibi, xiv clarissime, praeoccupatus animus, quasi ego omnia albo
calcule approbarem, quaecunque ab illo Auctore fHobbœol dicta sunt aut ei per conse-
quentias solidas attribui possunt. Fatecr me incidisse in illum authorem sicut in multos
£ilios ; et ex ejus scriptis parumper infle.xis et mutatis multuni mihi parasse prœsidii in
decidendis per rationem controv^ei'siis de sequitate et justitia. Et, quando occasio
incidit, non possum non istum meum animum testari laudando viri industriam (L. Vel-
thuysen, Epistolica Dissertatio de Principiis Justi et Decori..., dans Opéra, Part. II,
p. 961, colonne 1-2, Rotterdam, 1680).
2. ... Primum fundamentum legis moralis, quod est conservatio si'i... (Velthuysen,
Epistolica Dissertatio, Oper. cit., p. 969, col. 2. Cf. p. 967-968.
3. Velthuysen, Epistolica Dissertatio, Op. cit., p. 962-963.
4. ... Ponentes pro lege fundamentali, et a qua reliquse manant, cotiser vationem sui,
adhibita aliqua distinctione quse in ipsa Epistola traditur. (Velthyusen, Epistol.
Diss., Prsefat., Op. cit., p. 957).
5. ... Xeque ex utilitatis et commodi ratione forma virtutis petenda, sed ex ipsa
ratione... Notiones primse me quidem docent virtutem esse pulchram et sua sponte
colendam, neque ejus rationem formalem et primam ab utilitate ducendam ; sed nullu3
virtutis fructus homiri per peccatum aerumnoso ostenditur ex prima illa considcratione.
Sed ille fructus ducendup ex secunda corsideratione virtutis... Id procul dubio in nie
conservari vult [Deus] quod, si toUatur, frustra quasdem partes et proprietates mihi
attribuisse videatur ; quod, in causa opérante per sapientiam, fieri non4)otest. Ante
omnia autem in me comprehendo esse summum studiuni conservandi memet salvum
et incolumem... (Velthuysen, Epist. Diss., Op. cit., p. 963, col. 1, et p. 968, col. 2).
458
ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
vation personnelle ; mais c'est la sagesse divine qui, selon lui, en pres-
crit à l'homme le respect.
On ne découvre pas chez Velthuysen l'influence des autres doc-
trines caractéristiques de Hobbes, comme Vétat de nature ^, le droit de
tous à tout, la guerre de tous contre tous, le rôle des conventions et des
pactes.
Il ne sera pas sans intérêt de rapprocher l'édition princeps de 1651
et l'édition ne varietur de 1680.
On est tout d'abord frappé d'un changement notable dans le titre
de l'ouvrage. Ces mots de la première édition : Continens apologiam
pro Tractatu Clarissimi Hobbœi De Cive, ont disparu dans la dernière.
Cette suppression a-t-elle été intentionnelle ? Une réponse affirma-
tive s'impose après une étude comparative des textes. Pour faciliter
ce travail de comparaison aux lecteurs je mets en regard les passages
correspondants des deux éditions ^,
1. GuNnLiNG, dans Gommentatio de Statu naturali Hohhesii, dont on parlera plus
loin, p. 502-4, fait appel à Velthuysen qu'il présente comme favorable à Hobbes (Cf.
Prsefat., p. 1) ; mais il omet de dire que Velthuysen i 'admet point l'état de nature
imaginé par Hobbes et défendu par Gundling. Son appel est donc équivoque.
2. Ei5iTiON 1651 :
... quse principia sequi videbantur
Clarissimi Hobbaei, -cujus vestigiis in
doctrina morum insiste (Prsefat., p. 2).
Scopus scriptionis primarius est pro-
bare legitimam ClarLssimi Hobbsei pro-
cedendi rationem esse, quam observât
in eruendis legibus naturalibus, etiis quse
primis capitibus continentui'... (Prœfat.,
p. 3).
... Et quando occasio incidit, non pos-
sum non gratum meum animum testari,
et, laudando viri industriam, illi vices
rependere, a quo me summo bénéficie
affectum puto, quod librum suum seculo
consecraverit (Epist. Dissirt., p. 3).
Sed quid attinet mevel clarissimo Hob-
bseo vel scriptoribus ejusdem genii pa-
trocinium commodaré : ego enim ejus
disciplinai neque cujusquam hominis
alumnus sum... (Epist. Diss., p. 7).
Hactenus occupati sumus in probandis
illis principiis quse Clarissimus Hobbius
aut prœsupposuerat, aut obsciu-ius et
perfunctorie tantum et parce delibarat ;
atque jam esse locus et tempus transeundi
ad ipsas leges natiirales, quas admiranda
industria Hobbius recensuit, nisi pauca
quaedam prsemonere ex usu essê arbitra-
remur. (EniU. Diss., p. 128).,
Edition de lôSO f
... quae principia, quse amplexus sum,
sequi videbantur (Praefat., p. 1).
Scopus scriptionis primarius est pro-
bare legitimam procedendi rationem esse,
quam observamus in eruendis legibus
naturalibus... (Praef., p. 1).
Et qùando occasio incidit, non possum
non istum meum animum testari laudando
viri industriam (Epist. DissPrt., p. 961,
colonne 1-2).
Sed quid attinet me hujusmodi scrip-
toribus patrocinium commodaré : ego
enim nullius nisi Christi disciplinse, neque
cujusquam hominis alumnus sum...
(Epist. Diss., p. 062, col. 1).
Hactenus occupati fuimus in illus-
tranda illa loge fundamentali, quse est
ions':rvatio sui, ostendentes quomodo ille
naturalis impetus et instinctus, et quem
nemo a se avellere potest, nos ducat in
cognitionem legum naturalium, quatenus
administrse sunt conservationis nostri :
nunc esset locus transeundi ad enumera-
tionem legum naturalium, nisi pauca
qusedam prsemonere ex usu esse arbi-
traremur... (Epist. Diss., p. 994, col. 1).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : VELTHUYSEN 459
J'ai d'abord remarqué, du point de ^'T^e spécial qui nous occupe,
que Fauteur a. en 1680, ajouté quelques passages où il affirme que la
forme première et constitutive de la vertu doit être tirée, non pas de
Futilité, mais de la raison. (Cf. ces passages cités supra, p. 457, n. 5).
Rien de pareil dans la Dissertation de 1651 (p. 10 et p. 32). Par cette
addition significative Veltliuysen a voulu sans doute accentuer
l'expression du dissentiment, qui le sépare de Hobbes, sur la façon
même de comprendre la portée et la valeur du principe utilitaire.
Autres indices. Dans l'édition de 1651, Hobbes est fréquemment
nommé, et son nom est accompagné non seulement de l'épithète
laudative Clarissimus, mais d'éloges expressifs. En concluant Fopus-
cule, Velthuysen confesse qu'il s'estimera suffisamment payé de sa
peine, s'il a réussi à justifier son opinion et à détruire l'infamante
réputation que le zèle déplacé de quelques-uns commençait à faire
au philosophe anglais ^.
Conclusion, éloges, épithète, tout cela a été supprimé en 1680.
Le nom lui-même n'apparaît qu'une fois, au début, tout uniment,
sans qualificatif -. C'est donc une échpse presque totale.
Comment expliquer ce revirement ? Sans doute, en 1651, Velthuj^-
sen, protégé par l'anonymat, avait cédé au mouvement d'enthou-
siasme irréfléchi, qu'avait provoqué en lui la lecture de l'œuvre puis-
sante du De Cive, qui, malgré ses sophismes, avait déjà séduit des
hommes de valem% comme Mersemie et Gassendi. Mais le temps
refroidit l'ardeur première, et la réflexion fit le reste. Velthuysen
contmua à reconnaître que les écrits de- Hobbes « un peu accom-
modés » lui avaient été « d'un grand secours pour prendre une décision
rationnelle dans les controverses sur l'équité et la justice ». L'honnê-
teté l'obhgeajt à proclamer sa dette. Mais, ce devoir accompli, com-
ment, à sens rassis, ne pas voir que l'expression de sa recomiaissance
et de son admiration avait dépassé la mesure, et que ces mots,
échappés à sa plume juvénile (il avait 32 ans) : Oontinens apologiarn...
ne résumaient pas fidèlement le contenu de l'opuscule ^. Ces remar-
1. Si voti metam attigero, et opinionem ineain a noxio errore, atque Clarissimi
Hobbœi œstimationem a turpi nota vindicaverim, qiii jam incipiebat venire in dubium
de nomine sui, praepostero quorumdam zelo, non pœnitebit suscepti laboris. (Epist.
Dise., p. 268. Edit. de 1651).
2. Epislolica Dissertatio, p. 961, cpl. 1, Edit. de 1680.
3. Christian Thomasixts (Thomasen), né à Leipzig (1655) et mort à Halle (1728),
professa le droit naturel dans ces deux villes. Ayant lu l'édition de 1651, il observB que
l'opuscule de Velthuysen ne justifie point son titre ô.' Apologie : Nequaquam enim
expectcs doctrinas Hobbesii fundamentales omnes in eo scripto esse defensas, et adver-
sariis fuisse responsum, quod Apologise titulus postulabat. — Puis, api-ès avoir énuméré
les points de la doctrine hobbienne que Velthuysen abandorne, il montre que cet autour
ne comprend pas, comme le philosophe anglais, le principe de la conservation person-
nelle : Doserit Velthuvsius principia Hobbesii de jure omnium in omnia, de statu belli
omnium contra omnes, de pactie, fonte omnie obligationis, etc. ; solum retinuit etudium
se ipsum conservandi, sed ex aliis plane rationibns deductum, scilicet ox considoratione
sapientiae diA-inje et online ac fine hominis, item ex Scripturse Sacra? historia de crea-
tione et lapsu Adami. An vero hoc sit velle defendore Hobbesium, alii judicent. (Chr.
Thomasius, Paulo pUnior Historia iuris naturalia, C. VI, § xii, HaÛe-sur-la-Saale^
1719, p. 85-86).
460 ARTICLE III. — • CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
ques sont fondées en raison. Si Velthuysen les a faites (et c'est
très vraisemblable), elles aident à comprendre le pourquoi des
corrections apportées à l'édition de 1680.
Cette explication cependant ne paraît pas suffire à rendre pleine-
ment compte du souci manifeste qu'a Velthuysen de se montrer
le plus possible affranclii d'une dépendance intellectuelle à l'égard
du philosophe anglais. Depuis le jour où parut pour la première fois
VEpistolica Dissertatio jusqu'au moment de sa réimpression, un quart
de siècle s'était écoulé. Durant ce long espace de temps, de vives
attaques, venant surtout de personnages ecclésiastiques considérables,
en Angleterre, en Allemagne et même en Hollande, avaient été diri-
gées contre les opinions de Hobbes, convaincu de matérialisme et
suspect d'athéisme. Assurément quelques-unes de ces réfutations
étaient tombées sous les yeux de Velthuysen, ou du moins quelques
échos en étaient arrivés jusqu'à lui. L'impression ressentie dut être
profonde. Ce qui porte à le croire c'est la déclaration suivante ajoutée^
en 1680 : « Je ne suis le disciple d'aucun homme, mais seulement de
la doctrine du Christ. ^ » La foi de Velthuysen, quoique teintée elle-
même de rationalisme, et ses convictions nettement spirituahstes
finirent sans doute par s'alarmer de l'attitude anti chrétienne et maté-
rialiste de Hôbbes. Signant, cette fois, son opuscule, il jugea conve-
nable d'effacer les éloges excessifs qu'il avait jadis accordés trop hbé-
ralement au philosophe anglais, et de marquer plus nettement ce
qui le séparait de lui dans la façon de comprendre le principe « de la
conservation personnelle ».
II. — Le jurisconsulte hollandais, Adrien Houtuyn ^, a fait suivre
sa Politique générale condensée ^ d'une énumération des erreurs de
Hobbes qui occupe plus de six pages. Selon lui, les hommes ont com-
mencé par vivre en paix. Ce sont les passions vicieuses qui ont intro-
duit la confusion et la guerre. Dans l'un et l'autre état, les di'oits de
chacun étaient garantis par la loi naturelle, qui n'est que la droite
raison. La détermination du droit n'appartient donc ni à la puissance,
ni à l'appétit ou désir, ni à l'utilité, quelle qu'elle soit, mais à la raison ^,
D'après cela et d'autres textes qu'on pourrait alléguer, il semble
que Houtuyn devrait être classé parmi les adversaires purs et simples
de Hobbes. Non ; il relève du genre mixte. Dans une question capitale,
en effet, le pouvoir des Souverains laïcs sur le domaine des choses
1. Cf. supra, p. 458, note 2, col. 2.
2. Adrien Hoittuyn, « Calviniste Hollandais, natif d'Amsterdam, florissait en 1681
et 1689. Il étoit Jurisconsulte, c. d. Licencié ou Docteur en Droit, et vraisemblablement
Avocat à La Haye. » (Paquot, Mémoires pour servir à V Histoire littéraire des dix-sept
Provinces des Pays-Bas... t. XVII, p. 219, Louvain, 1769).
3. A. Houtuyn, Politica contracta generalis, notis illustrata... Ad calceni errorea
hohhesiani indicantur. La Haye, 1681.
4. Statum vides initie pacis primsevum. Confusioms deinde et belli, ex vitio humano.
Sub utroque jura singulorum, posita statim naturae lege, quae recta ratio est, damnata
sententia quse jus omne ex potentia, appetitu, utilitate déterminât (Politica.:., Pr-ae-
monitio [non paginé], p. 1-2. — Principio rerum, ante gentes nationesque, lex statim
naturae fuit, non status ante naturae legem. Posita naturae lege, jus omne non potentia,
non appetitus, non quid utile, sed ratio déterminât. (Politica..., § 1 et 2).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : HOUTUYX 461
sacrées, il a donné dans les excès du philosophe de Malmesbury.
Et Pufendorf, qui crut devoir le réfuter dans un Appendice ^ ajouté
à son livre : Rapports de la Religion à la vie jwlitique, n'a pas manqué
de signaler la source où Houtuyn a puisé son inspiration, à savoir,
Hobbes lui-même, « auteur de détestables opinions théologiques »
(pessimus sententiarum theologicariim autor) ^.
^FUl. — Une revue attentive des idées pohtiques de Spinoza peut
' seule nous montrer en quoi elles diffèrent du système hobbien et en
quoi elles lui ressemblent. Que le lecteur se rappelle les principes
fondamentaux de Hobbes, et le rapprochement se fera de lui-même,
sans qu'il faille y insister longuement. On se servira, autant que pos-
sible, dans cet exposé, des paroles mêmes de Spinoza.
(( Lorsque, nous confesse-t-il, j'ai apphqué mon esprit à la Politique,
mon dessein n"a pas été de découvrir du nouveau ni de l'inouï, mais
seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables,
ou déduire de la condition même de la nature humaine .ce qui est en
parfait accord avec la pratique. Et, pour avoir dans mes recherches
relatives à cette science, la même liberté d'esprit dont on use en
mathématiques, j'ai mis tous mes soins non pas à tourner en ridicule,
à déplorer, à haïr les actions humaines, mais à les comprendre. C'est
pourquoi j'ai contemplé, dans les passions humaines, telles que l'amour,
la haine, la colère, l'envie, la vaine gloire, la miséricorde, et les autres
commotions de l'âme, non des vices, mais des propriétés de la nature
humaine, qui lui appartiennent, comme appartiennent à la nature
de l'air, le chaud, le froid, l'orage, le tonnerre et autres phénomènes
de ce geni'e, lesquels, encore qu'incommodes, sont nécessaires et ont
des causes déterminées, par lesquelles nous nous efforçons de com-
prendre leur nature. Et notre esprit trouve, dans l'exacte contem-
plation de ces mouvements intérieurs, autant de joie qu'il en éprouve
à connaître les choses qui charment nos sens » ^.
Spinoza trace ainsi par avance la voie qu'il compte suivre. C'est
une voie moyenne, car il entend se tenir à distance égale des écri-
vains extrêmes : d'une part, les utopistes *, comme Thomas Morus
1. s. Pufendorf, De Habita Religionis ad vitam civiletn. Appendix : Animadveraionta
ad aliqua loca e Politica contracta [§ 63-70] Adr. Hotjtuyn, quibus de summorum itn-
perantium civilium potestate circa sacra tradit, p. 196-224.
2. Pufendorf, Opère citato, Appendix, p. 223.
3. Cum igitiir animum ad Politicam applicuerim, nihil quod novum vel inauditum
o.st, sed taiitum ea, quœ cum praxi optime conveniunt, certa et indubitata ratione
demonstrare, aut ex ijssa humanae naturse conditione dedueere intendi ; et ut ea, quae
ad hanc scientiam pertinent, eadem animi lib^rtate, quas res Mathematicas solemus,
inquirorem, sedulo curavi humanas actiones non riderc, non lugere, neque detestari,
sed intelligere : atque adeo humanos affectus, ut amer, odium, ira, invidia, gloria,.
mi.sericordia, et reliquae animi commotiones, non ut humanœ naturaî vitia, sed ut pro-
prietates contemplatus sum, quae ad ipsam ita pertinent, ut ad natùram aeris aestns,
frigus, tempestas, tonitru et alia hujusmodi ; quse, tametsi incommoda sunt, necessaria
tamen sunt certasque habent causas, per quas eorum naturam intelligere conamur, et
mens eorum vera contemplatione ajque gaudet ac earum rerum cognitione, quœ sen-
sibus gratse sunt. (Spinoza, Tractatus Politicus, C. I, § 4, Edit. J. Van Vloten et J. P.
N. Lani> (à laquelle nous renverrons), T. I, p. 270, La Haye, 18952).
4.,SpiNOZA,|_rrac<a«w5 polUictis, C. I, § l, T. I, p. 269.
462 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
OU Campanella ; de l'autre, les empiristes ^, comme Machiavel.
En le voyant à l'œuvre, on constate que sa méthode ressemble à celle
de Hobbes : elle est avant tout déductive et fait une part restreinte
à l'expérience.
La notion fondamentale en Politique est la notion du droit. Spi-
noza remonte jusqu'à Dieu pour en découvrir l'origine. Dieu a droit
sur toutes choses, et ce droit c'est sa puissance même considérée
comme absolument hbre de toute entrave. Il suit de là que chaque
chose naturelle a autant de droit qu'elle a de puissance pour exister
et agir, car cette puissance, en vertu de laquelle elle existe et agit,
est la puissance mêniB de Dieu ^. « Par droit naturel il faut donc
entendi'e les lois de la nature de chaque individu, selon lesquelles
nous le concevons déterminé à exister et agir d'une façon particulière.
Par exemple, les poissons sont naturellement faits pour nager ; les
grands sont faits pour manger les petits » ^.
Le droit s'étend jusqu'où s'étend la puissance. Voilà le grand prin-
cipe du droit naturel, selon Spinoza. Ce principe s'apphque à l'homme
aussi bien qu'aux autres êtres. Chaque individu, homme, plante ou
pierre, participe plus ou moins à la puissance de Dieu, et conséquem-
ment il participe au droit souverain de Dieu en proportion de la puis-
sance qu'il possède ^.
C'est une loi souveraine de la nature que chaque chose s'efforce,
autant qu'il est en elle, de persévérer dans son état, en ne tenant
aucun compte des autres, mais uniquement d'elle-même. Il s'ensuit
que chaque individu a le droit absolu d'être et d'agir selon qu'il y est
déterminé par sa nature. Et ici il n'y a aucune différence à étabhr
entre les hommes et les autres êtres ; ni entre les hommes doués de
raison et ceux qui ignorent la raison véritable ; ni entre les extrava-
, gants, les fous et les gens sains d'esprit. Car tout ce qu'un être fait
d'après les lois de sa nature, il le fait de plem droit, puisqu'il agit
d'après les déterminations de la nature, et ne peut agir autrement ^.
Si les hommes étaient déterminés par la nature à n'obéir qu'aux
lois de la raison, leur droit aurait pour mesure la puissance de la raison.
« Mais, comme ce sont les désirs aveugles qui les mènent, leur puis-
sance ou droit naturel ne doit pas être défini par la raison, mais par
1. Spinoza, Traciatus politicus, C. I, § 2, p. 269. — Cf. C. V, § 7, T. I, p. 289, où
il juge le Prince.
2. Spinoza, Traciatus politicus, C. II, § 2, 3, T. I, p. 272.
3. Per jus et institutum naturae nihil aliud intelligo quam régulas naturae uniuscuius-
que individui, secundum quas unumquodque naturaliter determinatum concipimus
ad certo modo existendum et operandum. Ex. gr. pisces a Natura determinati sunt ad
natandum, inagni ad minores comedendum (Spinoza, Tractatus theolo g ico -politicus,
C. XVI, § Per Jus., t. II, p. 121).
4. Naturae enim potentia ipsa Dei potentia est, qui summum jus ad omnia habet ;
sed. quia universalis potentia totius Naturse miiil est prseter potentiam omnium indi-
viduqrum simul, hinc sequitur unumquodque individuum jus summum habere ad
omnia quse potest, sive jus uniuscujusque eo usque se extendere quo usque ejus deter-
minata potentia se extendit. (Spinoza, Tract, theolo g ico -politicus, C. XVI, t. II, p. 121).
5. Quicquid enim unaquaeque res ex legibus suse naturse agit, id siunmo jure agit,
nimirum quia agit prout ex Natura determiuata est, ntc aliud potest. (Spinoza, Tract,
theologico-politicue, C. XVI, t. II, p. 121).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPLN'OZA 463
tout appétit qui les détermine à agu" et à faire effort pour se conserver ^.
C'est pourquoi ils ne sont pas plus obligés de vivre selon les lois de
la saine raison qu'un chat selon les lois de la nature du Uon, Aussi
quiconque vit sous le seul empire de la nature a le droit absolu de
convoiter ce qu'il juge utile et de s'en. emparer n'importe comment,
soit par violence, soit par ruse, soit par prières, soit par tout autre
moyen qui lui paraîtra plus facile ; et, conséquemment, il a le droit
de tenir pour ennemi celui qui veu.t l'empêcher d'accompUr son des-
sein 2. Bref, le droit de la nature, sous lequel naissent tous les hommes
et sous lequel le plus grand nombre continuent de vivre, n'interdit
que ce que personne ne désire et ce que personne ne peut. Ilne^défend
donc absolument rien de ce que l'appétit conseille. Rien de surprenant
à cela, car la nature n'est pas enfermée dans les lois de la raison hu-
maine qui n'ont en vue que l'utilité vraie et la conservation de l'homme;
mais eUe est soumise à une infinité d'autres lois qui regardent l'ordre
éternel du monde entier, dont l'homme n'est qu'une parcelle. Donc
tout ce qui nous semble ridicule, absurde ou mauvais dans la nature,
nous semble tel parce que nous ne connaissons les choses qu'en partie
et que l'ordi'e et la cohérence de toute la nature nous échappe presque
complètement. De plus, -nous voulons tout régler d'après les habi-
tudes de notre raison ; et cependant ce que la raison dit être un mal
n'est pas un mal par rapport à l'ordre et aux lois de la nature univer-
selle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature ^.
Les hommes étant dirigés dans leur conduite par les passions
multiples de l'appétit sensible, il en résulte qu'ils sont naturellement
ennemis, comme Spinoza le conclut logiquement des prémisses qu'il
a posées : « Dans la mesure où les hommes sont en proie à la colère,
1. Sod homines magis cseca cupiditate quam ratione duciinttir, ac proinde hominum
naturalis potentia sive jus, non ratione sed quocunque appetitu, quo ad agendum deter-
rainantur quoque se conservare conantur, definiri débet. (Spinoza, Tractatus politicus,
C. II, § 5, t. I, p. 272).
2. ... Quandoquidem Xatura iis [hominibus] nihil aliud dédit [nisi sôlum appetitus
impiilsum] et actualem potentiam es sana ratione vivendi denega\at ; et propterea
non magis ex legibus sanse mentis A-ivere tenentur, quam felis ex legibus natvu-ae leoni-
nse. Quicquid itaque unusquisque, qui sub solo Naturse imperio consideratur, sibi utile,
vel ductu sanse rationis vel ex afïectuum impetu, judicat, id sumrno Xaturse jure
appetere, et quacunque ratione, sive vi, sive dolo, sive precibu.°, sive quocunque de-
mum modo facilius poterit, ipsi capere licet, et consequenter pro hoste habere euni,
qui impedire vult quominus aninium expleat suiun (Spinoza, Tract, iheoîogico-politiciis,
C. XVT, t. II, p. 122, § Jus).
3. Ex quibus sequitur jus et institutum Naturse, sub quo omnes nascuntxir et maxlma
ex parte \-ivunt, nihil, nisi quod nemo cupit et quod nemo potest, prohibera ; non con-
tentiones, non odia, non iram, non dolos, nec absolute aliquid quod appetitus suadet,
aversari. Xec mirum, nam Xatura non legibus humanse rationis, quse non nisi hominum
. verum utile et conservationem intendunt, intercluditur, sed infinitis aliis, quse totius
Xaturse, cujus homo particula est, setemum ordinem respiciunt ; ex cujus sola neces-
sitate omnia individua certo modo determinantur ad existendum et operandum. Quic-
quid ergo in Xatura ridiculum, absurdum aut malum videtur, id inde venit quod ree
tantum ex parte novimus, totiusque Xaturse ordinem et cohserentiam maxima ex
parte ignoramus, et quod omnia ex usu nostra> rationis dirigi volumus ; cum tamen
id, quod ratio maliun esse dictât, non malum sit respectu ordinis et legum universse
Xaturse, sed tantum soUus nostrse naturse leguro respectu. (Spinoza, Tract, theologico-
politicus, C. XVI, t. II, § Ex quibus, p. 122).
464 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
à l'envie ou à quelque passion haineuse, dans la même mesure ils
sont tiraillés en sens divers et se font mutuellement opposition,
d'autant plus redoutables qu'ils l'emportent sur les autres animaux
par la puissance, l'habileté et l'astuce. Or les hommes étant le plus
souvent, de leur nature, sujets à ces passions, il s'ensuit qu'ils sont
naturellement ennemis » ^.
Sous l'empire de la nature, chacun a droit sur toutes choses, puis-
qu'il a le droit de désirer tout ce qui lui semble utile, et de se l'appro-
prier par tous les moyens possibles, et seul il reste juge de l'aptitude
de ces moyens. Jouissant du même droit et étant poussés par les
mêmes passions, tous les hommes sont donc naturellement opposés
'" les uns aux autres. L'état de nature est par conséquent l'état de guerre.
On voit que les principes posés par Spinoza l'ont conduit jusqu'à
présent à des conclusions identiques à celles de Hobbes. ,
^ ~" Cet état de nature est intolérable. « Il n'est personne, en effet,
qui ne désire vivre en sécurité, à l'abri de la crainte ; mais cette vie
tranquille et assurée est absolument impossible, tant qu'il est loisible
à chacun de tout faire à son gré, et que l'on n'accorde pas à la raison
plus de droit qu'à la haine et à la colère » ^. De plus, il est clair que ceux
qui sont privés de secours mutuels ^ et ne cultivent pas la raison,
sont voués' à une vie très miséra,ble. Les hommes ont donc compris
que, pour mener une existence très heureuse et pleine de sécurité,
ils devaient unir leurs efforts, faire en sorte de posséder collectivement
ce droit sur toutes choses que chaque individu tenait de la nature, et
désormais ne plus déterminer ce droit d'après la violence de leurs
appétits individuels, mais d'après la puissance et la volonté de tous
les hommes. Cette tentative aurait été vaine s'ils avaient voulu suivre
uniquement les suggestions de l'appétit, car chacun est diversement
entraîné par lui. C'est pourquoi ils ont dû prendre l'engagement très
ferme de tout conduire d'après .le seul « dictamen » de la raison, de
refréner l'appétit en tant qu'il conseille quelque chose de funeste
à un autre, de ne faire à personne ce qu'ils ne voudraient pas qu'on
leur fît, enfin, de défendre le droit d'autrui comme leur propre droit *.
1. Quatenus homines ira, invidia ait aliquo odii affectu conflictantur, eateaus diverse
trahiintur et invicem contrarii sunt, et propterea eo plus timendi, quo plus possunt
magisque callidi et astuti sunt quam reliqua animalia ; et quia homines ut plurimum
his affectibus natura sunt obnoxii, sunt ergo homines ex natura hostes. f Spinoza, Tract,
politicus, C. II, § 14, t. I, p". 276).
2. Praeterea nullus est, qui non cupiat secure extra metum, quoad fieri potest, vivere ;
quod tanien minime potest contingere, quamdiu unicuique ad lubitum omnia
facere licet, nec plus juris rationis quam odio et irse conceditur (Spinoza., Tracl.
theologico -politicus, C. XVI, t. II, p. 123, circa principiian).
3. Cum autem in statu naturali tamdiu unusquisque sui juris sit, quamdiu sibi cavere
potest ne ab alio opprimatur, et unus solus frustra ab omnibus sibi cavere conetur,
hinc sequitur, quamdiu jus humanum naturale uniuscujusque potentia. determinatur
et uniuscujusque est, tamdiu nullum esse, sed magis opinione quam re constare, quan-
doquidem nulla ejus obtinendi est securitas. (Spinoza, Tract, politicus, C. II, § 15,
T. I, jî. 276). — Nous avons vu aussi, chez Hobbes, que le droit de chacun à tout est,
pratiquement, le droit à rien.
4. Quodsi etiam consideremus homines absque mutuo auxilio miserrime et absque-
rationis cultu necessario vivere, clarissime videbimus homines, ad secure et optim&
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPINOZA 465
Telle est l'origine du pacte social. Comment en assurer l'observation ?
Voici la réponse de Spinoza.
• C'est une loi universelle de la nature humaine qu'entre deux biens
nous choisissons celui qui nous semble le plus grand, et, entre deux
maux, celui qui nous semble le plus petit. D'où il ressort nécessaire-
ment qiie personne ne restera fidèle à la promesse de renoncer au
di'oit natm-el qu'il a sur toutes choses, à moins qu'il n'y soit déter-
miné par la crainte d'un plus grand mal ou par l'espoir d'un plus
grand bien. Donc aucun pacte ne peut avoir de force qu'en raison
de son utihté ; si TutlUté disparaît, le pacte disparaît avec elle et
cfemeure sans autorité. C'est pourquoi demander à quelqu'un qu'il
reste toujom's fidèle à sa parole, c'est folie, à moins qu'on ne fasse
aussi en sorte que la rupture du pacte à conclure entraîne pour le
violateur plus de dommage que de profit. Cette précaution est surtout
nécessaire c^uand il s'agit de la formation d'un État ^. Voici donc le
moyen de maintenir toujours l'inviolabihté du pacte social : « Que
chacun transfère tout le pouvoir qu'il possède à la société. Par cela
même la société retiendra seule le di'oit absolu de la nature sur toutes
choses, c'est-à-dii-e le souverain pouvoii', auquel chacun sera obhgé
d'obéir, soit hbrement, soit par crainte du dernier supphce » ^. Donc,
pour tenir en respect ceux qui seraient tentés de violer le pacte primitif
et de troubler la paix, il faut qu'ils aient plus d'intérêt à l'observer
qu'à l'enfreindre, sachant que la violation ne restera pas impunie.
Cette substitution du di'oit de l'État au droit naturel de l'individu
est absolue. Partout où les, hommes ont des droits communs et sont
pour ainsi dire conduits par une seule âme, il est certain que chacun
vivendum, r\ecessario in unum conspirare debuisse ac proinde eiïecisse ut jus, quod
unusquisque ex Natura ad omnia habebat, collective haberent, neque amplius ex vi
et appetitu uiiiuscujusque, sed ex omnium simulpotentiaet voluntatedeterminaretiu*.
Quod tamen frustra tentassent si, niai quod appetitus suadet, sequi veUent (ex legibus
enim appetitus unusquisque diverse trahitiu-) ; adeoque firmissinie statuere et pacisci
debuerunt ex solo rationis dictamine (cui nemo aperte repugnare audet, ne mente carere
videatur) omnia dirigere, et appetitum, quatenus in damnum alterius aliqi.id suadet,
frsenare, neminique facere quod sibi fieri non vult jusque denique alterius tanquam suuni
defendere. (Spinoza, Tract, (heologico-politicus, C. XVI, T. II, p. \2Z, circa principium ).
1. Xain lex humanse natiu-se universalis est ut nemo aliquid, quod bonum esse judicat,
negligat, nisi spe majoris boni, vel ex metu majoris damni ; nec aliquod malum per-
ferat nisi ad majus evitandum, vel spe majoris boni. Hoc est, unusquisque de duobus
bonis, quod ipse majus esse judicat, et de duobus malis, quod minus sibi videtur, eliget...
At ex ea [legel necessario sequitur neminem absque dolo promissui'um se jure, quod in
omnia habet, cessurum, et absolute neminem promissis staturum, nis! ex metu majoris
mali vel spe majoris boni... Ex quibus concludimus pactum nullam vim habere posse
nisi ratione utilitatis, qua sublata pactum simul tollitiu" et irritum manet ; ac prop-
terea stulte alterius fidem in aeternum sibi aliquem expostulare, si simul non conatur
efficere ut ex ruptione pacti ineundi plus damni quam utilitatis ruptorem sequatur ;
quod quidem in republica instituenda maxime locum habere débet (Spinoza, Tract,
theologico-politicus, C. XVI, T. II, p. 123 et 124, circa médium et drca principium).
2. Hac itaque ratione, sine ulla naturalis juris repugnantia, societas formari poteet
pactumque omne summa cum fide semper servari : si nimirum unusquisque omnem,
quam habet, potentiam in societatem transférât ; quse adeo summum Naturae jus in
omnia, hoc est summum imperium, sola retinebit, cui unusquisque, vel ex libero animo,
vel metu summi supplicii, parère tenebitur (Spinoza, Tract, theologico-politicus, CCXVI,
t. II, p. 125, circa principium).
30
466 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
n'a d'autre droit que celui qui lui est concédé par le droit collectif.
Du reste, tout ce qui lui est commandé, en vertu du consentement com-
mun, il est tenu de l'exécuter, et l'on a droit de Yy contraindre ^.
La puissance souveraine n'est au contraii'e tenue par aucune loi,
mais tous doivent lui obéir en tout, car tous ont dû s'y engager par
un pacte tacite ou exprès, quand ils lui ont transféré tout leur pou-
voir de se défendre, c'est-à-dire tout leur di'oit. Il s'ensuit qu'à moins
de vouloir être ennemis de l'État et d'agir contre la raison, qui noua
engage à le défendi'e de toutes nos forces, nous sommes absolument
obligés d'accomplir tous les ordres de la puissance souveraine, même
les plus absurdes, car entre deux maux la raison nous prescrit de choisir
le moindre ^. Mais il est très rare que le Souverain commande des choses
absurdes, car, pour se maintenir au pouvoir, son intérêt est de veiller au
bien commun et de gouverner d'après le « dictamen » de la raison ^.
Dans l'état naturel, « la notion de péché est inconcevable . alors
il n'y a pas de différence entre le juste et l'impie, et il n'y a point de
place pour la justice et la charité... La distinction entre la justice
et l'mjustice, l'équité et l'iniquité n'apparaît qu'avec l'état social » '*.
Dans cet état, la violation du droit ne saurait être imputée aux pou-
voirs souverains à l'égard de leurs sujets, parce que tout leur est
permis. Elle ne peut donc se reneontrer que chez les particuHers,
que le contrat social obhge à ne pas se léser mutuellement. La justice
est la disposition constante de l'esprit d'accorder à chacun ce qui
lui revient d'après le di'oit civil. 'LHnjustice consiste à enlever à quel-
qu'un, sous couleur de droit, ce qui lui revient selon l'interprétation
véritable des lois ^,
1. Ub'i honiines jura communia habent omnesque una veluti mente ducuntur, certum
est eorum unumquemque tanto minus liabere juris, quanto reliqui simul ipso poten-
tiores sunt ; hoc est, illiim rêvera jus nullum in Naturam habere prseter id quod ipsi
commune coneedit jus. Cseterum quicquid ex eommuni consensu ipsi imperatur, teneri
exsequi, vel jure ad id cogi. (Spinoza,. Trcvct. polUicus, C. II, § 16, t. I, p. 276).
2. Ex que sequitur summam pjotestatem nulla lege teneri, sed omnes ad omnia ei
parère debere : hoc enim tacite vel expresse pacisci debuerunt omnes, cum omnem
suam.jjotentiam se defendendi, hoc est omne suum jus, in eam transtulerunt... Hinc
sequitur quod, nisi hostes Iniperii esse velimus, et contra rationem, Imperium summis
viribus defendere suadentem, agere, omnia absolute summae potestatis mandata
exequi tenemur, tametsi absurdissima imperet ; talia enim ratio exequi etiam jubet,
ut de duobus malis minus eligamus. (Spinoza, Tract, theologico-politicus, C. XVI, t. Il,-
p. 125, circa principiumj.
3. Spinoza ,Tractaius theologico-politicus, C. XVI, t. II, p. 125, circa fineni.
4. Ostendimus enim Cap. XVI in statu naturali non plus juris rationi quam appetitui
esse, sed tam eos qui secundum leges appetitus, quam eos qui secndumlegesrationis,
vivunt, jus ad omnia, qupe possunt, habere, Hac de causa in statu naturali peccatî.uu
concipere non potuimus, nec Deum tanquam judicein homines propter peccata
punientem, sed omnia secundum leges universœ Naturse communes ferri et eundem,
casum (ut cum Salomone loquar) justo ac impio, puro ac impuro, etc., contingere et
nullum locum justitise nec charitati esse. At ut verje rationis documenta, hoc est, ipsa
divina documenta vim juris absolute haberent, necesse fuisse ut unusquisque jure'
suo naturali cederet et omnes idem in omnes, vel in aliquot, vel in unum transferrent ;
et tum demvim nobis primum innotuit quid justitia, quid injustitia, quid sequitas, quid-
que iniquitas esset. (Spinoza, Tract, theologico-politicus, C. XIX, t. II, p. 157, in medio).
5. Injuria enim non nisi in statu fiivili potest concipi ; sed neque a summis potesta-
tibus, quibus jure omnia licent, ulla fieri potest subditis ; ergo in privatis tantum, qui
SYMPATHIES EN H0LLA:SDE : SPINOZA 467
Dans l'état de nature chacun ne possède que ce qu'il peut défendre.
Mais une telle possession est très précaire, puisque, chacun ayant
droit à tout, le plus fort peut légitimement s'emparer de tout ce qui
lui convient. Aussi la propriété efifective n'existe que dans l'état
de société. « Dans l'état naturel, il n'y a rien que chacun puisse moins
revendiquer pour soi et s'approprier que le sol et tout ce qui adhère
tellement au sol qu'on ne peut le cacher nulle part ni le transporter
où l'on veut. Le sol donc et tout ce qui tient au sol appartient, de la
façon qu'on a dite, à l'État, c'est-à-dire à tous ceux qui ont uni leurs
forces ou à celui à qui tous ont clomié la puissance de revendiquer
leurs droits » ^. C'est une manière de comprendi-e l'organisation de la
propriété qui ne cadre point avec le sentiment de Hobbes partisan
de la propriété incUviduelle. Spinoza est communiste. Dans la société
qu'il rêve, les champs, tout le sol et, s'il est possible, les maisons
mêmes doivent appartenir à l'État qui les louera, moyennant un
prix annuel, aux citadins et aux agriculteurs. Le paiement de cette
redevance exemptera de tout impôt tous les citoyens en temps de paix 2,
Enfin la rehgion elle-même n'échappe pas aux prises de l'État.
En affirmant que le cboit tout entier dépend de la seule volonté
de ceux qui détiennent le pouvoir souveram, Spinoza ne l'entend pas
uniquement du droit civil, mais aussi du droit sacré, dont ils doivent
être à la fois les interprètes et les défenseurs ^. Les choses sacrées
(cela ne fait pas de doute pour lui) relèvent exclusivement du Souve-
rain; Aussi le droit et le pouvoir de les administrer, d'en choisir les
ministres, de déterminer et d'affermir les fondements de l'Éghse
et sa doctrine, de juger des mœurs et des actions pieuses, d'excommu-
nier quelqu'un ou de le recevoir dans l'Éghse, enfin de pourvoir aux
besoins des pauvres, personne ne peut les tenir que de l'autorité
ou de l'agrément de l'État *.
jure tenentur invieem non laedere, locvun habere potest. -Justitia est animi constantia
tribuendi unieuique quod ei ex jure civili competit. Injustitia autem est, specie juris,
alicui detrahere quod ei ex vera legum intorpretatione compatit. (Spixoza, Tract.
Iheologico-politieus, C. XVI, T. II, p. 127, circa médium. — Cf. Ibidem, C. XIX, p. 157,
circa finem).
1. Prœterea in statu naturali unusquisque nihil minus sibi vindicare et sui juris
facere potest, quam solum et quicquid solo ita adhaeret ut id nusquam abscondere, nec
portare quo velit, potest. Solum igitur et quicquid ei ea, qua diximus, conditione
adhaeret, apprime eommunis Civitatis ju is est .. (Spinoza, Tract. pAil., C. VII, § 19,
t. 1, p. 306).
2. Agri et omne solum et, si fîeri potest, domus etiam publici juris sint, nempe ejus
qui jus Civitatis habet, a quo annuo pretio civibus, sive urbanis et agricolis, locentur;
et praeterea omnes ab orani exactione tempore pacis liberi sive immunes sint (Spinoza,
Tract, politicus, C. VI, § 12, t. I, p. 292).
3. Cuni supra dixi eos, qui imperium tenent, jus ad omnia solos habere et a solo
eorum decreto jus omne pondère, non tantum civile intelligere voUii sed etiam sacrum.
<Spinoza, Tract, tlieoloijico-politicus, C. XIX, T. II, p. 156).
4. Atque ideo dubitare non possumus quin hodierna sacra... solius juris summarum
potestatum sint ; et nemo, nisi ex eorum authoritate vel concessu, jus potestatemque
eadem administrandi, eorum ministres eligendi, Ecclesiae fundamenta ejusque doctrinam
determinandi et stabiliendi, de moribus et pietatis actionibus judicaudi, aliquem excom-
municandi vel in Ecclesiam recipiendi, nec denique pauperibus providendi habet.
(Spinoza, Tract, theologico-politicus, C. XIX, t. II, p. 162, circa principium).
468 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
A la suite de Hobbes, Spinoza a répété à satiété que le dépositaire
du pouvoir (que ce soit une assemblée, un petit nombre de citoyens
ou un seul, c'est-à-dire, que le gouvernement soit démocratique,
aristocratique ou monarchique), est seul maître dans le domaine civil
et dans le domaine religieux. Après avoir proclamé la souveraineté
absolue de l'État et lui avoir livré l'individu tout entier,'notre poli-
tique déployé toute sa subtiKté pour échapper à certaines conséquences
des principes qu'il a posés. Tout son effort consistera à hmiter l'omni-
potence du pouvoir souverain, en s'appuyant sur la nature de l'homme
et sur la nature de l'État.
Le système qu'il vient d'exposer lui semble concorder assez bien
avec la pratique ; bien plus, un gouvernement avisé pourra le réaliser
de mieux en mieux. Cependant sur beaucoup de points il restera à
l'état de pure théorie ^. Spinoza va en signaler quelques-uns.
Les sujets ne s'appartiennent pas à eux-mêmes mais à l'État, en
tant qu'ils redoutent sa puissance menaçante ou qu'ils aiment l'état
,; social. D'où il suit que tous les actes, auxquels promesses ou menaces
ifne peuvent induire personne, ne tombent pas sous le droit de l'État ^.
Telle est la « considération » imaginée par Spinoza pour borner la
souveraineté du gouvernement. Voyons comment il l'apphque.
« Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la faculté de juger :
par quelles récompenses en effet ou par quelles menaces amènerez-
vous un homme à croire que le tout n'est pas plus grand que sa partie,
ou que Dieu n'existe pas, ou que le corps qu'il voit fini est l'Etre
i I infini ? et, d'une manière absolue, à croire le contraire de ce qu'il
*' sent ou pense ? De même encore quelles récompenses ou quelles me-
naces induiront un homme à aimer celui qu'il hait ou à haïr celui
qu'il aime ? Il faut en dire autant de ces actes dont la nature humaine
a une telle horreur qu'elle les regarde comme les plus grands des maux :
témoigner contre soi-même, se torturer, tuer ses parents, ne pas s'ef-
forcer d'éviter la mort, et choses semblables ^.
1. Conteinplq,tio prsecedentis Capitis de jure summaruni potestatum in omnia deque
jure naturali uniuscujusque in easdem translate, quamvis cum praxi non parum con-
veniat, et praxis ita institui possit ut ad eandem magis ac magis accédât, nunquam
tamen fiet quin in multis mère theoretica maneat. (Spinoza, Tract, theologico-politicus,
C. XVII, t. II, p. 131).
2. Secundo venit etiam considerandum quod subditi eatenus non sui sed Civitatis
juris sint, quatenus ejus potentiam seu minas metuunt, vel quatenus statum civilem
amant. Ex quo sequitur quod ea orania, ad quse agenda nemo prsemiis aut ininis induci
potest, ad jura Civitatis non pertineant. (Spinoza, Traci. politicus, C. III, § 8, t. I,
p. 281).
3. Ex. gr. judicandi facultate nemo cedere potest : quibus enim prsemiis aut minis
induci potest homo ut credat totum non esse sua parte majus ; aut quod Deus non
existât, aut quod corpus, quod videt finitum, Ens infinitum credat ; et absolute ut
aliquid contra id, quod sentit vel cogitât, credat ? Sic etiam quibus prsemiis aut'minis
induci potest homo ut amet quem odit, vel ut odio habeat quem amat ? Atque hue
etiam illa referenda sunt, a quibus humana natura ita abhorret ut ipsa omni malo
pejora habeat : ut quod homo testem contra se agat, ut se cruciet, ut parentes interficiat
suos, ut mortem vitare non conetur, et similia, ad quae nemo prsemiis nec minis induci
potest. (Spinoza, Tractatus politicua, C. III, § 8, t. I, p. 281).
I
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPINOZA 469
Hobbes, de son côté, a admis quelques cas où un citoyen n'est pas
tenu d'obéir aux ordres du souverain, à savoir s'il lui commande de
de se tuer, de se mutiler, de tuer un de ses concitoyens, de s'accuser
lui-même. On remarquera que les dernières exceptions indiquées
par Spinoza coïncident avec les cas prévus par Hobbes. Mais le prin-
cipe limitatif, mis en avant par le premier pour les justifier, n'a pas
avec son système la rigoureuse cohérence que présente la raison
invoquée par le second pour légitimer les dérogations qu'il apporte
à la loi générale d'obéissance. Ces dérogations en effet sont logique-
ment déduites de la nature même du contrat social, car, en y adliérant,
l'homme ne peut aUéner son droit à la préservation persomielle, pré--
cisément parce que le dit contrat n'est qu'un moyen de garantir
cette préservation.
Ce])endant, sur un point de grande conséquence, Spinoza se sépare I
complètement de Hobbes. Le philosophe anglais veut qu'on soumette
le plus strictement possible au contrôle de l'État la pensée humaine
et ses manifestations diverses. Le philosophe d'Amsterdam commence
par observer que l'homme ne peut se dépouiller de sa faculté de rai-
sonner et de juger Hbrement de toutes choses en faveur d'un autre,
et que personne ne saurait l'y contraindre^. Ce «erait ' abdiquer la
nature humaine ^. L'observation de Spinoza, quoique vraie dans une
certaine mesure, n'est pas appuyée sur une raison valable, car elle
suppose que notre faculté de juger et de raisonner est hbre. Or l'in-
telhgence est une faculté dont l'assentiment est nécessité par l'évidence
de la vérité. C'est seulement en cas de doute, c'est-à-dire quand les
raisons pour et contre s'équilibrent, qu'elle peut suspendre son juge-
ment ou adhérer au jugement d'un tiers, si l'autorité de celui-ci lui
paraît suffisante poiu' la tirer de son incertitude. Mais, même en cette
double hjrpothèse l'attitude de l'intelhgence n'est pas fibre : dans la
première, elle est imposée par la nature même des raisons qui, se
faisant contrepoids, immobifise la faculté de juger ; dans la seconde,
elle est déterminée par cette évidence extrinsèque que le tiers consulté
ne peut, dans l'espèce, être trompeur ni trompé.
Spinoza ne se borne pas à constater, ce qui est vrai, qu'aucun
pouvoir n'est capable de forcer les sujets à penser dans leur for inté-
rieur comme bon lui semble ^. Il fait un pas de plus. Non seulement
les hommes ont des pensées différentes, mais encore ils sont enclins
à les communiquer à ^eurs semblables. D'où il résulte qu'on ne pourra
jamais dans un État, sans aller au-devant d'un échec complet, essayer
de contraindre les hommes, malgré la diversité et l'opposition de leurs
sentiments, à ne parler que conformément aux prescriptions du
1. Sed hoc... fieri nequit ut scilicet animus alterius juris absolute sit, qiiippe nemo
jus suum naturale sive facultatem suam libère ratiocinandi et de rébus quibuscunque
judicandi in alium trans erre, neque ad id cogi potest. (Spinoza, Tract, theologico-
politictis, C. XX, t. II, p. 165-166).
2. Nani nemo unquam suam potentiam et consequenter neque suum jus ita irwalium
transferre poterit ut homo esse desinat. (Spinoza, Tract, theologico-politicua, C. XVII,
t. II, p. 131, circa finem).
3. Spinoza, Tract. theologico-poUtictis, C. XVII, t. II, p. 131-132.
470 ARTICLE III. — CHAPITRE V. ■ — PARTISANS ET ADVERSAIRES »
pouvoir suprême, car même les plus habiles, sans parler du peuple,
ne savent pas se taire. Ce sera donc un gouvernement très violent
celui qui déniera à chaque citoyen la hberté d'exprimer et d'enseigner
ce qu'il sent ; modéré au contraire sera celui qui accordera à tous
cette même hberté ^.
Spinoza s'est efforcé d'arriver à la même conclusion par une autre
voie, en considérant la fin de l'État qu'il comprend autrement et
mieux que Hobbes. La fin dernière de l'État ne consiste pas à trans-
former les hommes en animaux ou en automates, à les dominer, à les
retenir par la crainte, à les mettre sous la dépendance d'autrui, mais
à les hbérer de la crainte, en sorte que chacun, autant que possible,
vive en sécurité, c'est-à-dire garde intact le droit naturel qu'il a d'exis-
ter et d'agir sans dommage poui' lui ni pour les autres. Bref, la fin de
l'État c'est véritablement la hberté ^.
Cependant cette hberté ne saurait être entière. Si chacun conser-
vait le droit d'agir à sa guise, la paix sociale serait impossible ; il est
donc nécessaire que, dans le pacte conclu entre les citoyens, le pou-
voir de porter des décrets réglant la conduite des particuhers appar-
tienne au souverain, que ce soit le peuple entier, quelques hommes
[ ou un seul. C'est pourquoi chacun résigne le droit d'agir à son gré,
mais il ne rénonce pas au droit de juger et de raisonner, parce que l'uni-
I formité de jugement et de parole est irréalisable ^.
Néanmoins la hberté de la parole ne saurait être LUimitse. Personne
ne peut, sans violer les droits du pouvoir souverain, agir contre ses
décrets ; mais chacun est tout à fait hbre de sentir et de juger, et
même, conséquemment, de parler, pourvu qu'il se borne simplement
à parler et à enseigner, en faisant appel à la seule raison, et non pas
à la ruse, à la colère, à la haine, et sans vouloir introduire, de son
autorité privée, quelque innovation dans l'État. Quelqu'un, tout en
restant excellent citoyen, peut, par exemple, montrer que teUe loi
répugne à la saine raison et partant qu'elle doit être abrogée, mais
à condition qu'il soumette sa manière de voir au jugement du Souve-
1. ... Seqnit\ir in republica nunquam, nisi admodum infelici successu, tentayi posse
ut homines, quamvis diversa et contraria sentientes, niliil tamen nisi ex prsescripto
simxmarum potestatum loquantur ; nam nec peritissimi, ne dicana plebem, lacera
sciunt... lUiid ergo imperium violentissimnni erit, ubi unicuique libertas dicendi et
doeendi quœ sentit negatur, et contra id moderatiim, xibi haec eadem libertas uniciiiqtie
conceditur. (SprNOZA, Tract. Thpologico-politicus, C. XX, t. ÎI, p. 166-167).
2. Ex fundamentis reipublicse supra exi^licatis evidentissinie sequitur finem ejus
ultimmn non esse dominari, nec homines metu retinere, et alterius jiuis facere, sed
contra, unumquemqtie metii libérale ut secure, quoad ejus fieri potest, vivat, hoc est,
ut jus suum naturale ad existendum et operandum, absqtie suo et alterius damno,
optime retineat. Non, inquam, finis reipublicœ est homines ex rationalibus bestias vel
i automata facere... Finis ergo reipublicje rêvera libertas est. (Spinoza, Tract, theologico-
> politicus, C. XX, t. II, p. 167, § Ex jundamentis ) .
3. PoiTO ad formandam rempublicam hoc unum necesse fuisse vidimus, nempe tit
omnis decretandi potestas pênes omnes, vel aliquot, vel unum esset. Nam, quandoqui-
dem liberum hominum judicium varium admodum est, et unusquisque solus omnia
scire p«itat, nec fieri potest ut omnes seque eadem sentiant et uno ore loquantur, pacifiée
vivere npn poterant nisi unusquisque jure agendi ex solo décrète suse mentis oederet.
Jure igitur agendi ex proprio decreto unusquisque tantum cessit, non autem jure ratio-
cinandi et judieandi... (Spinoza, Tract, iheologico-politicus, C. XX, t. II, p. 167).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPINOZA 471
rain, auquel seul il appartient de faire et d'abolir les lois, et qu'il
continue à observer, tant qu'elle restera en vigueur, cette loi qu'il
estime mauvaise. Dans ce cas, il se met sans doute en contradiction
avec les lumières de sa conscience ; mais il le doit, s'il veut respecter
la justice, puisque, on l'a vu, la justice dépend uniquement des décrets
du Souverain, et qu'à moins de conformer sa vie à ces décrets, personne
ne peut être juste ^.
Il est aussi des opinions séditieuses que FÉtat ne peut tolérer.
Spinoza en a tracé le signalement : ce sont celles dont la thèse va direc-
tement à détruire le pacte par lequel chaque citoyen a abandonné
le di'oit d'agir- à sa fajitaisie. Si quelqu'un soutient, par exemple,
que le pouvoii- souverain n'est pas indépendant, que persoiuie n'est
obUgé de tenir ses promesses, ou que chacun doit vivre à sa guise,
et choses semblables qui sont en opposition formelle avec le pacte
social, celui-là est un séditieux '^, non pas tant à cause de son opinion
qu'à cause de l'acte que de telles propositions imphquent. Par là
même, en effet, il rompt la foi donnée, d'une manière tacite ou expresse,
au pouvoii' souverain. Par conséquent les autres opinions, qui n'en-
veloppent pas quelque acte en elles-mêmes, c'est-à-dire la rupture
du pacte, la vengeance, la colère, etc., ne sont pas séditieuses, si ce
n'est peut-être dans un État corrompu en quelque manière, où des
hommes superstitieux et ambitieux ont acquis, une renommée telle
que leur influence siu' le peuple est plus grande que l'autorité du Sou-
verain ^.
1 ... Adeoque, salvo stuninarum potestatum jure, uemo quidem contra earum decre-
tum agere potest, at omnino sentire et jiidicare, et eonsequenter etiam dicere, modo
simplicitei- tantum dicat vel doceat, et sola ratione, non autem dolo, ira, odio, née animo
aliquid in rempublicam ex authoritate sui decreti introducendi, defendat. Ex. gr. si
quis legem aliquam sanse rationi repugnare ostendit et propterea eaudem abrogandam
esse censet, si simul suam sententiam judicio suinniae potestatis (cujus tantum est leges
coûdere et abrogare) submittit, et niliil intérim contra illius legis prœscriptum agit,
bene sane de republica meretiu-, ut optimus quisque civis... Videmus itaque qua ratione
unusquisque. salvo jure et authoritate summarum potestatum, hoc est salva reipublicae
pace, ea quœ sentit dicere et docere potest ; nempe si decretum omnium rerum agenda-
rum iis rehnquat et nihil contra eormn decretum agat, etiamsi ssepe contra id, quod bonum
judicat et palam sentit, agere debeat ; quod quidem salva justitia et j^ietate facere
potest et débet si se justuni et pium prsestare vult ; nam ut jam ostendimus, justitia
a solo summarum potestatum decreto pendet, adeoque nemo nisi qui secundum earum
recepta décréta vivit, justus esse potest. (Spinoza, Tract, tfieologico-politicus, C. XX,
t. II, p. 167 et 168, circa finem et circa principmm).
2. Ici encore Spinoza s'est directement inspiré de Hobbes tout en tenipérant son
absolutisme. Hobbes a dressé, en effet, une liste des principales opinions . séditieuses »
Cf. supra, p. 384-5) et enseigne que c'est à l'Etat de juger quelles doctrines sont de
nature à compromettre la paix, et qu'il lui appartient d'en interdire la diffusion.
Bien plus, le Souverain doit imposer aux Universités le texte d'une Philosophie civile
rédigée par ses soins.
3. At ex iis [fundamentis Reipublicœ] non mini:s facile determinare possumus quae
opiniones in Republica seditiosae sint ; eas nimirmn, quœ simiil ac ponuntur, pactum,
quo unusquisque jure agendi ex proprio suo arbitrio cessit, tollitur. Ex. gr. si Cjuis
eentiat summam potestatem sui juris non esse ; vel neminein promissis stare debere ;
vel oportere unumquemque ex suo arbitrio vivere, et alia hujusmodi, quœ praedicto
pact'o directe répugnant, is seditiosus est, non tam quidem propter judicium et opinio-
nem quam jaropter factiun, quod talia judicia-invohTan' ; videlicet quia eo ipso quod
taie quis sentit, fidem smnmae potestati tacite vel expresse datam solvit. Ac proind©
472 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
Spinoza conclut en disant qu'il n'y a rien de plus sûr pour l'État
que de restreindre le droit du Souverain, aussi bien dans le domaine
sacré que dans le domaine profane, aux seules actions, laissant chacun
libre de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense ^.
<( Entre la doctrine de Hobbes, qui fonde le droit sur la force, et la
doctrine de Grotius et de Leibniz, qui le fonde sur la loi naturelle,
se place une doctrine intermédiaire qui essaye de concilier l'une et
l'autre, en considérant l'homme successivement sous ces deux aspects
et en partant du droit de la force pour s'élever au droit de la raison.
Telle est la poHtique de Spinoza, travaillée, comme sa métaphysique,
par une contradiction intérieure, et qui ne réussit pas toujours,
malgré les efforts du génie le plus subtil, à concilier ces deux principes » '^
Libre-penseur en religion, Spinoza se fait le défenseur ardent de la
liberté de la parole : l'intérêt l'y pousse : mais, d'un autre côté, la
logique le contraint à déduire des principes qu'il a posés la nécessité
et la légitimité du pouvoir absolu. Tiraillé entre ces deux tendances
opposées, le Ubéralisme et l'absolutisme, il ne parvient pas à résoudre
Tantinomie qui mine son système poHtique. Pourtant il s'y emploie
de son mieux.
L'on doit tout d'abord reconnaître que Spinoza n'escamote pas la
difficulté. Ecoutez plutôt : « Il est bien vrai que le pouvoir souverain
peut à bon droit considérer comme ennemis tous ceux qui ne partagent
pas complètement en toutes choses ses sentiments... J'accorde qu'il
a le droit de gouverner avec la plus grande violence et d'envoyer,
pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort » ^. Hobbes
lui-même n'a pas fait à l'absolutisme de concession plus forte, ni plus
abominable.
Que va tenter Spinoza pour sortir de ce mauvais pas ? Avec toute
sa dextérité il n'a trouvé d'autre issue que le recours au principe
utilitaire. Sans doute, dit-il en substance, le droit de l'État étant absolu,
tout lui est permis * ; il peut en user d'une façon violente et déraison-
caeterse opiniones, quse actum non involvunt, nempe ruptionem pacti, vindictam, iram,
etc., seditiosse non.sunt nisi forte in Republica aliqua ratione corrupta, ubi scilicet
superstitiosi et anibitiosi, qui ingenuos ferre nequeunt, ad tantam nominis famani
pervenerunt ut apud plebem plus valeat eorum qwani summaruni jDotestatum autho-
ritas. (Spinoza, Tract, theologlco-politicus, C. XX, t. II, p. 168-169).
1. Quapropter hic, ut supra. Cap. 18, concludinius nihil Reipublicse tutius quam ut
Pietas et Religio in solo charitatis et sequitatis exercitio comprehendatur, et jus
summarum potestatum, tani circa sacra quam profana, ad actiones tantum referatur,
caeterum unicuique et sentire quse velit, et qùse sentiat dicere, concedatur. (Spinoza,
Tract, theologico-politicus, C. XX, t. II, p. 173, circa principiwn).
2. Pa^jl Janet, Histoire de la Science politique..., T. II, L. IV, Ch. III, p. 365, Paris,
18722.
3. Verum quidem est eas [summas potestates] jure posse omnes, qui cum iisdeni in
omnibus absolute non sentiunt, pro hostibus habere ; sed nos de ipsarum jure jam
non disputamus, sed de eo quod utile est. Concedo enim easdem jure posse violentis-
sime regnare et cives levissimis de causis ad necem ducere ; at omnes negabunt hsec
salvo sanse rationis judicio fieri posse. (Spinoza, Tract, theologico-politicus, C. XX, t. II,
p. 166, § Quantumvis).
, 4. Cf. supra, p. 465-468.
SYMPATHIES EX HOLLANDE : SPINOZA 473^
nable. Mais, ce faisant, il agit contre son intérêt. D'abord, en n'obéis-
sant pas aux lois de la raison, il afifaiblit de ses propres mains sa puis-
sance, car « l'Etat le plus puissant et le plus indépendant est celui
qui est fondé sur la raison et dirigé par elle » ^. De plus, en portant
des décrets arbitraires qui provoquent une indignation générale,
il s'expose à être renversé, car « il est certain que la puissance et le
droit de l'État diminuent dans la mesure où il fournit lui-même
à un plus grand nombre de citoyens des raisons de s'unir pour venger
un grief commun » ^. L'Etat qui veut vivre et durer, doit donc gouver- l
ner avec sagesse et justice : c'est son intérêt bien entendu.
Ainsi, dans le système de Spinoza comme dans la théorie de Hobbes,.
la tyrannie est légitime ; mais, pour en détourner les souverains,
Spinoza ajoute qu'elle n'est ni utile, ni raisonnable. Frêle barrière
contre les tentations du despotisme. On voit enfin que le philosophe
hollandais n'a point réussi à lever la contradiction qu'on lui oppose,
car, si l'absolutisme est en soi légitime, il ne peut être déraisonnable.
Remarquons en outre, nouvelle manifestation de la contradiction
foncière de son système, que Spinoza, après avoir accordé en prin-
cipe tous les droits au souverain, finit par les restreincbe considérable-
ment, pour introduire de biais la Kberté d'exprimer la pensée qui
lui tient tant à cœur. Car, en fait, il limite la juridiction du pouvoir
absolu aux actions, en exemptant les paroles, sauf celles qui, s'atta-
quent directement au contrat initial, Hen de la société, et revêtent par
là même le caractère d'actions. Or, comme ces paroles antisociales
sont peu nombreuses, il en résulte que l'État conçu par Spinoza,
se trouvant désarmé contre l'immense majorité des déhts d'opinions,
voit, de ce chef, ses di"oits singuhèrement amoindris ^.
Il faut noter enfin que Spinoza n'arrive à ce résultat inconséquent
qu'au prix d'une distinction arbitraire. La parole en effet est le véhi-
cule des idées, et ce sont les idées qui mènent le monde. Si l'on excepte
les sciences mathématiques, on ne peut nier que les idées remuées
par les sciences morales, politiques et religieuses, et même par les
sciences physiques et naturelles en tant qu'elles s'inspirent de cer-
tains principes directeurs empruntés à la philosophie, n'exercent
1. ... lUa Civitas maxime erit potens et maxime sui jui'is, quœ ratione fundatur et
dirigitur. (Spinoza, Tract, politictis, C. III, § 7, t. I, p. 281).
2. ... Certum est potentiam Civitatis et jus eatenus minui quatenus ipsa causas prœ-
bet ut plures in ummi conspirent. (Spinoza, Tract, politiciis, C. III, § 9, t. I, p. 282).
3. Cette limitation énorme des droits de la souveraineté, que Spinoza, moins consé-
quent que Hobbes, a préconisée avec ardeur, est en opposition flagrante avec l'affirma-
tion, sans réserve, si crûment répétée, que le détenteur du pouvoir souverain, quel qu'il
soit, Monarque, Nobles, ou Peuple, a le droit absolu de commander ce qu'il veut et,
conséquemment, que les sujets sont tenus de lui obéir en tout. La question est si impor-
tante qu'il ne sera pas inutile d'ajouter aux textes déjà cités le suivant : Nam quisquis
summam habet potestatem, sive unus sit, sive pauci, sive denique omnes, certum est
ei summum jus quicquid velit imperandi competere ; et, praeterea. quisquis potestatem
se defendendi, sive sponte sive vi coactus, in alium transtulit, eum suo jure naturali
plane cessisse et consequenter eidem ad omnia absolute parère decrevisse, qxiod omnia
prœstare tenetur, quamdiu Rex, sive Xobiles. sive Populus, summam quam acceperunt
potestatem, quae juris transferendi fundamentum fuit, conservant. (Spinoza, Tract,
thcologico-politictis, C. XVI, t. II, p. 127, circa principiutn J.
474 AETICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
une influence plu« ou moins grande, selon les circonstances, sur l'évo-
lutaon des sociétés ^. JSTombre de théories, élaborées par des spéculatifs
dans le silence du cabinet, ont agi tôt ou tard sur le commun des
esprits et déterminé leur conduite. Ces idées, manifestées par la parole
écrite ou orale, sont donc des actions, parce que, tout comme les idées
subversives du pacte primitif, elles sont grosses de conséquences
pratiques. En bonne logique, au lieu de leur délivrer un laisser-passer,
Spinoza devrait aussi les soumettre au contrôle rigoureux de l'État,
puisque, d'après son principe fondamental, tous ceux qui entrent
en société abdiquent, en faveur du souverain, le droit naturel d'agir
à leur gré.
Interix)gé par un de ses amis sur la différence qui séparait son
système politique de celui de Hobbes, Spinoza lui répondit : « Elle
consiste en ce que je conserve toujours fidèlement le droit naturel
et n'attribue pas dans chaque Cité au Magistrat Suprême plus de
droit sur ses sujets que n'en comporte le degré de puissance qui fait
sa supériorité, ce qui a toujours heu dans l'état naturel » ^.
Il faut distinguer dans cette réponse deux parties. La première
est générale : Spinoza se flatte d'avoir conservé le droit naturel même
dans l'état civil. « Maïs si le droit n'est autre chose que la puissance,
c'est-à-dire la force, et si ce droit subsiste dans l'état civil comme dans
Fétat naturel, on ne voit plus quelle peut être la différence de ces
deux états. J'aurai le droit de tout faire contre l'État, si je le peux,
comme l'État aura droit de faire tout contre moi, s'il le peut. Mais
ayant un tel droit contre l'État, je T'ai en même temps contre tous les
membres de l'État, et par conséquent l'état de guerre subsiste en droit
dans l'état civil, aussi bien que dans l'état naturel. Spinoza dit que
dans l'état civil le droit na.turel ne cesse pas, et que ce qui cesse seule-
ment, c'est le droit de se rendre justice à soi-même. Mais n'est-ce pas
là une contradiction ? Il est vrai que j'ai abandonné' le droit de me
défendre à la société, mài-s ne suis- je pas hbre de le reprendre quand
je veux, pourvu que je le puisse, si le droit naturel subsiste encore
dans l'état civil, et si le di'oit est identique à la puissance ? ^ » Cette
première différence, indiquée par Spinoza ne tourne pas à son avan-
tage, p-uisqu'il est acculé à une contradiction.
La seconde se rapporte à cette proposition : Le droit du Magistrat
suprême se mesure à la puissance dont il dispose. C'est une applica-
tion du principe premier posé par Spinoza à la base même de sa cons-
truction pohtique : Le èrort s'étend jusqu'où s'étend la puissance.
Nous avons montré comment Spinoza avait utihsé ce principe, avec
1. Hobbes a fait cette remarque. Cf. supra, p. 384, n. 5.
2. Quantum ad Politicam spectat, diserimen inter me et Hobbesium, de qiio interro-
gas, in hoc consistit quod ego naturale jus senapex* sartum tectum conserve, quodque
Supremo Magistratvii in qualibet Urbe non plus in subditos juris quam jiixta mensuram
potestatis, qua subditus superat, competere statue, quod in statu naturali semper
locum habet. (Lettre de Spinoza à Jarigh Jelles, La Haye, 2 juin 1674, t. II, Epist. L,
p. 860).
3. PAtTL Janet, Histoire..., t. II, L. IV, Cli. III, p. 373.
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPINOZA 475
plus d'habileté que de coliérence, pour soustraire la liberté de la parole
au contrôle de l'État. Ici, la différence est à l'avantage du philosophe
hollandais. Car Hobbes a pour principe premier que le pouvoir sou-
verain ne peut souffrir de hmitation. Qu'il revête la forme monar-
chique, aristocratique ou démocratique, soii. autorité est absolue.
Aussi le pliilosophe anglais repousse-t-il, comme une hérésie politique,
tout régime mixte ou tempéré. C'est pour ce motif également, qu'entre
la monarchie, l'aristocratie et la démocratie, qu'il ne conçoit possibles
que munies d'un pouvoir iUimité, son choix se porte sans hésiter
siu' la monarchie, parce que, la souveraineté y étant concentrée
en une seule main au lieu d'être répartie dans une assemblée popu-
laire ou un corps aristocratique, de tous les gouvernements agissant
avec une autorité absolue, la monarchie est le plus absolu, donc le
plus fort, donc le meilleur.
C'est ici que l'opposition entre Spinoza et Hobbes est le plus directe
et Iharquée. Le philosophe anglais s'est fait le champion exclusif
de la monarchie absolue et l'adversaire déclaré de la démocratie.
Le philosophe hollandais inchne manifestement vers la forme démo-
cratique, et il motive ainsi sa préférence : « Cette forme de gouverne-
ment lui paraît la plus naturelle et la plus rapprochée de la hberté •
que la nature domie à chaciui. Car, dans l'État démocratique, per-
sonne ne transfère tellement à un autre son droit naturel qii'il ne
puisse plus déhbérer à l'avenir ; il ne s'en dépouille qu'en faveur de
la majorité de la société tout entière, dont il est l'une des parties. ,
Par ce moyen tous demeurent égaux comme antérieurement dans
l'état naturel » ^.
Tout en montrant son inchnation pom" la forme démocratique,
Spinoza se garde de l'exclusivisme de Hobbes, car il recomiaît que la
monarchie et l'aristocratie peuvent être • de bons gouvernements,
à condition que le pouvoir du Souverain y soit modéré par eertaiils
tempéraments et contrepoids.
Hobbes s'est complaisamment apphc[ué à mettre en relief les
mérites de la monarchie absolue. Spmoza affecte manifestement de
])rendre le contrepied des affirmations du philosophe anglais. Qu'il
suffise de citer le passage suivant : <i Certes ceux qui croient qu'il est
possible que le ch'oit souverain de l'État soit l'apanage d'un seul homme
se trompent étrangement. Le droit en effet se mesui^e à la puissance ;
1. Atque his imperii democratici fundamenta satis elare ostendisse puto ; de quo
prse omnibus agere malui, quia maxime natiirale videbatur et maxime ad libertatem,
quam Xatura uuicuique concedit, accedere. Nam in eo nemo jus suum naturale ita in
alterum transfert ut nulla sibi imposterum consultât io sit, sed in majorem totius
Societatis partem, cujus ille unam facit. Atque hac ratione omnes manent, ut antea
in statu naturali, sequales. (Spinoza, Tract, theoloqico-politicus, C. XVI, t. II, p. 126,
circa finem). Dans cet ouvrage, Spinoza n'a traité que des fondements ou origines de
l'Etat démocratique. Dans le Tractatus politicus, après avoir parlé des « conditions
fondamentales » que la Monarchie (Ch. VI et VII) et l'Aristocratie (Ch. VIII à X)
doivent remplir pour être viables, il so'proposait de montrer aussi à quelles conditions 1
la Démocratie peut être une foi-me de gouvernement bonne et durable. Mais la maladie
et la mort sont venues interrompre brusquement le chapitre XI à peine commencé.
Pendent opéra interrupta..., Cf. t. I, p. 343-345.
476 ARTICLE III. CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
or la puissance d'un seul homme est tout à fait insuffisante à soutenir
un tel fardeau. D'où il arrive que celui que la multitude a élu roi se
cherche des gouverneurs, ou des conseillers, ou des amis, auxquels
il confie son propre salut et celui de tous, de sorte que le gouvernement
qu'on croit être absolument monarchique est pratiquement, en réalité,
une aristocratie, non pas apparente mais cachée, et par là même
détestable. Ajoutez à cela que si le roi est enfant, malade ou alourdi
par la vieillesse, ce n'est qu'un roi précaire. Les vrais maîtres du pou-
voir souverain, ce sont ceux qui administrent les grandes affaires
de l'État, ou qui touchent de plus près au roi. Et je ne parle point du
cas où le roi, hvré à la débauche,gouverne souvent toutes choses au
gré des passions de telle ou telle maîtresse ou favori » ^.
On objecte, en faveur des monarchies absolues, qu'elles font régner
« la concorde et la paix dans l'État. Aucun gouvernement, en effet,
n'est resté aussi longtemps que celui des Turcs, sans changement
notable, tandis qu'au contraire rien n'est moins stable ni plus troublé
par les séditions que les gouvernements populaires ou démocratiques ».
Voici la réponse : « S'il faut donner le nom de paix à l'esclavage, à la
barbarie et à la solitude, rien alors n'est plus malheureux pour les
hommes que la paix... Mais la paix véritable, ce n'est pas l'absence
de guerre ; c'est une vertu qui naît de la vigueur de l'âme, car l'obéis-
sance est une volonté constante d'exécuter tout ce que la loi com-
mune de l'État commande de faire. Aussi bien l'État, dont la paix
a pour cause l'inertie des sujets, que l'on conduit comme un troupeau
uniquement pour les dresser à la servitude, n'est pas un État, mais
plutôt une sohtude » 2.
C'est pourquoi la bonne monarchie est la monarchie tempérée.
Celle que Spinoza présente comme modèle du genre est originale,
pour ne pas dire bizarre. Communiste, représentative, égalitaire, telle
est sa triple caractéristique.
Communiste, on le sait déjà : les terres et', autant que possible,
1. Et sane, qui credunt posse fieri ut unus solus summum Civitatis jus obtineat, longe
errant. Jusenim sola potentia determinatur, ut Capite II ostendimus ; at unius hominis
potentia longe im23ar est tantse nioli sustinendse. Unde fit ut quem multitude regem
elegit, is sibi imperatores quserat, seu consiliarios, seu amicos, quibus suam et omnium
salutem commitit, ita ut imperium, quod absolute monarchicum esse creditur, sit rêvera
in praxi aristocraticum, non quidem manifestum sed latens, et propterea pessimum.
Ad quod accedit quod rex, puer, seger aut senectute gravatus, precario rex sit, sed ii
rêvera summam potestatem habeant, qui suinma imperii negotia administrant, vel qui
régi sunt proximi ; ut jam taceam quod rex, libidini obnoxius, omnia ssepe moderetur
ex libidine unius aut alterius pellicis aut cinsedi. (Spinoza, Tract. poUticus, C. VI,
§ 5, t. I, p. 291).
2. At experientia contra docere videtur pacis et concordiae interesse ut omnis potestas
ad unum conferatur. Nam nullum imperium tamdiu absque ulla notabili mutatione
stetitquam Turcarum, et contra nulla minus diuturna quam popularia seu democratica
fuerunt, nec ulla, ubi tôt seditiones moverentur. Sed si sei-vitium, barbaries et solitudo
pax appellanda sit, nihil hominibus pace miserius... Pax enim non belli privatio, sed
virtus est, quse ex animi fortitudine oritur : est namque obsequium constans voluntas
id exequendi quod ex communi Civitatis décrète fieri débet. Illa praeterea Civitas, cuius
pax a subditorum inertia pendet, qui scilicet veluti pecora ducuntur ut tantum servire
discant, rectius solitudo quam Civitas dfci potest. (Spinoza, Tract. poUticus, C. VI,
§ 4, t. I, p. 290-291 ; C. V, § 4, p. 289, circa principium).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPINOZA 477
les maisons appartiennent au chef de l'État, qui les loue aux citoyens
pour un prix annuel tenant lieu d'impôt.
Spinoza se place dans l'hypothèse d'une multitude qui a choisi
Kbrement son Souverain, et non d'une multitude à laquelle il a été
imposé par le droit de la guerre ^.
Le monarque est assisté par des conseillers recrutés uniquement
parmi les citoyens. Si le nombre des familles du royaume n'excède
pas 600, on prendra dans chacune d'elles trois, quatre ou cinq per-
sonnes, ' qui ne constitueront ensemble qu'un seul membre du Conseil
royal. Elles ne sont pas nommées à vie, mais pour trois, quatre ou
cinq années, de sorte que le tiers, le quart et le cinquième soit renou-
velé annuellement. Le droit d'élection appartient au roi. A un moment
fixe de l'année, sur les Ustes où chaque famille a indiqué les noms de
ses membres parvenus à l'âge de cinquante ans, le roi choisira comme
nouveaux conseillers qui bon lui semble.
L'office de ce Conseil est avant tout de défendre les droits fonda-
mentaux de l'État et de donner son avis sur les affaires. Le roi ne
peut rien statuer sans connaître au préalable le sentiment de ses
conseillers. Il appartient aussi au Conseil de promulguer les décrets
royaux et de prendre en main toute l'administration de l'État, comme
vicaire du roi. Les citoyens n'auront accès auprès du prince que par
l'intermédiaire du Conseil. C'est lui encore qui transmet au Souverain
les supphques des particuliers et obtient les auchences pour les ambas-
sadeurs. A lui incombe enfin le soin de diriger l'éducation des fils
du roi.
Le Conseil ne peut arrêter aucune décision sur les affaires d'État
que tous ses membres présents. Les absents doivent pourvoir à leur
remplacement. Pour maintenir l'égahté entre les familles, il faut qu'elles
président, l'une après l'autre, les sessions successives. Le Conseil
doit être convoqué au moins quatre fois par an pour exiger des fonc-
tionnaires le compte rendu de leur administration et voir s'il y a
quelque mesure à prendi'e. En son absence, il est représenté par cin-
quante de ses membres ou davantage, qui siègent en permanence
dans la salle la plus voisine de l'appartement royal. Ces représentants
remplissent toutes les tonctiohs énumérées ci-dessus, avec cette restric-
tion qu'ils ne pourront s'occuper des affaires nouvelles dont il n'a pas
été déhbéré en Grand Conseil.
La Justice est rendue par un autre Conseil exclusivement composé
de jurisconsultes. Mais ses arrêts sont soumis à l'approbation du Con-
seil de permanence.
L'Armée doit être formée des seuls citoyens et de tous. Pour être
admis au nombre des citoyens, il faut avoir fait l'exercice miUtaire
et prendre l'engagement de continuer cet exercice à des époques
déterminées de l'année.
La ReUgion est séparée de l'État. Celui-ci ne s'occupera point i
des opinions reUgieuses, à moins qu'elles ne soient séditieuses ; il
1. Spinoza. Trdctatus politicus, C. V, § 0, t. I, p. 289 ; C. VI, § 13, p. 293.
478 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
ne bâtira aucun temple à ses frais, laissant ce soin aux particuliers
qui ont le droit d'exercer publiquement leur culte ^
Voilà, dans ses principaux linéaments, la constitution monar-
chique imaginée par Spinoza. On pourrait dire constitution imaginaire.
Car sur bien des points on reconnaît la marque d'un spéculatif, qui
combine avec assurance les divers éléments de la société, d'après les
convenances d'une raison pénétrante, mais peu soucieuse de l'expé-
rience, fondement nécessaire de la science politique. Aristote, si décrié
par Hobbes et si dédaigné par Spinoza, n'avait-il pas, pour éclairer
ses déductions, recueilli et résumé les différentes constitutions connues
de son temps ? ^
Le philosophe hollandais a procédé tout autrement : il part de son
grand principe que droit et puissance sont corrélatifs et- il s'en sert
(c'est sa règle unique), pour doser la puissance et, partant, le droit
du Souverain et du peuple. C'est lui-même qui nous le dit à la fin de
son exposé : « Concluons que la multitude peut garder sous un roi
une liberté assez ample, pourvu qu'elle fasse en sorte que la puissance
du roi soit déterminée par la seule puissance de la multitude et mainte-
nue par le concours de la multitude elle-même. Ça été l'unique règle que
j'ai suivie en jetant les fondements du gouvernement monarchique » ^.
En composant son esquisse d'un gouvernement monarchique,
la préoccupation dominante de Spinoza a été de poser des bornes au
pouvoir absolu. « Car les rois ne sont pas des dieux, mais des hommes
qui souvent se laissent prendre au chant des Sirènes. Si tout dépendait
de la volonté inconstante d'un seul homme, rien ne serait fixe. Aussi,
pour constituer d'une manière stable le gouvernement monarcliique,
il faut que tout se fasse par la seule décision du roi, c'est-à-dire que
tout droit soit la volonté expliquée du roi, mais non pas que toute
volonté du roi soit le droit » *. Comment Spinoza a-t-il résolu ce délicat
problème ?
1. Spinoza, Tractatus politicus, C. VI, § 12, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 23, 24, 25,
26, 10, 40. T. I, p. 292-296 ; 298. — Ce Chapitre VI, trace le plan d'une bonne monarchie
d'après Spinoza. Dans le Chapitre VII, il s'efforce de démontrer que son plan est con-
forme à la raison et à l'expérience.
2. « L'œuvre d'ensemble, qui portait le nom de Polities, comprenait l'analyse, dans '
l'ordre alphabétique, des constitutions d^ 158 Etats simples ou confédérés, avec un
appendice sur les gouverneinents des tyrans ou usurpateurs, à quoi il faut ajouter
une monographie sur les lois des Barbares et une étude spéciale sur les « prétentions
territoriales des Etats ». (Théodore Gomperz, Les Penseurs de la Grèce, Trad. AuG.
Reymond, t. III, L. VI, Ch. III, § m, p., 38. Lausanne-Paris, 1910). — De ces Uo'/,i-.z\ol'.
on n'a retrouvé que la Constitution cV Athènes sur un papyrus du British Muséum :
IToXiTEta 'AOr.vaîojv, édit. par F. G. Kennyon. Londres et Oxford, 1891. Cf. G. Sor-
tais. Une Constitution retrouvée, dans la Revue les Etudes, t. LVII, p. 321 sqq.
3. Coneludimus itaque multitudinem satis amplam libertatem sub rege servare posse,
modo officiât ut régis potentia sola ipsius multitudinis potentia determinetur et ipsius
multitudinis prœsidio servetur.Atquehgec unica fuit régula, quam in jaciendis imperii mo-
narchici fundamentis sequutus sum. (Spinoza, Tract, politicus, C. VII, § 31, t. I, p. 312).
4. Reges enim non dii sed homines sunt, qui Syrenum capiuntur sœpe cantu. Si igitur
omnia ab inconstanti unius voluntate pondèrent, nihil fixum esset. Atque adeo imperium
monarchicimi, ut stabile sit, instituendum est ut omnia quidem ex solo régis decreto
fiant, hoc est, ut omne jus sit régis explicata voluntas, at non ut omnis régis voluntas
jus sit. (Spinoza, Tract, politicus, C. VII, §. 1, T. I, p. 299).
SYMPATHIES EN HOLLANDE : SPDv^OZA 4r79
Le droit de proposer les lois et mesures qu'il juge convenables
appartient au roi. Le projet royal est communiqué au Grand Conseil
qui le met en délibération. Après un examen approfondi on passe
au vote. Toutes les opinions, qui ont recueilli plus de cent suffrages,
sont transmises au Souverain par les jurisconsultes de l'Assemblée.
Le roi écoute les raisons diverses qui motivent chaque opinion ;
puis, après avoir réfléchi, il adopte celle qui lui a paru préférable
et notifie au Conseil sa décision ^.
On le voit, Spinoza accorde au monarque un pouvoir très effectif.
Le droit d'élire les membj:'es du Conseil reste entre ses mains. De plus,
il a l'initiative des propositions de lois. Enfin, c'est lui qui décide
entre les avis différents celui qui aura force de loi.
L'autorité royale est cependant hmitée dans une certaine mesure.
Le monarque doit prendre dans chaque famille un nombre égal de
conseillers. Ensuite et surtout il doit entendre les raisons pour et
contre qu'ont soulevées ses propositions, et, s'il 'est fibre de choisir
entre les avis qui ont réuni plus de cent voix, il doit se conformer
à l'une des opinions qui a trouvé- des partisans dans son Conseil.
Solution originale et ingénieuse. Le souverain peut se mouvoir fibre-
ment, mais dans les fimites d'une sphère déterminée, et à condition
de tenir compte des lumières que lui fournit son Conseil. C'est, dans
un bon sens, l'instruction obligatoire.
Malgré ces restrictions, le pouvoir du roi, rêvé par Spinoza, paraî-
tra sans doute encore très considérable. Mais il ne faut pas perdre
de vue que notre auteur admet une Hberté presque ilfimitée de la
parole et de l'enseignement, quelle que soit la forme du gouver-
n.ement, par conséquent dans une monarchie tempérée, la seule qu'il
agrée.
Le même souci de pondération apparaît aussi dans le plan du gouver-
nement aristocratique dessiné par Spinoza. Ici, il pousse même si
loin la recherche et l'emploi des tempéraments que, cette constitution
est très compfiquée et présente, beaucoup plus que son essai de monar-
chie, le caractère artificiel des œuvres élaborées, loin des affaires
publiques, par des écrivains confinés dans leur cabinet de travail.
Inutile d'y insister. Il suffira d'en prendre une vue sommaire, car sa
com])Ucatioti est rebutante et donne une piètre idée de l'esprit poH-
tique de Spmoza ^. « Il commence par concentrer tous les pouvoirs
dans une grande Assemblée où siège la totafité des patriciens. Puis,
il tire de cette assemblée un conseil des Sjnidics, chargé de veiller
au maintien de la constitution et des lois. Puis, pour faciliter l'action
admimstrative qu'une nombreuse assemblée ne peut aisément exercer,
.il fait choisir par le corps entier des patriciens une sorte de conseil
exécutif qu'il appeUe Sénat. Ce Sénat lui-même gouverne à l'aide
d'un certain nombre de Consuls, de sorte que la machine de Spinoza
se complique d'un nouveau ressort- à chaque nouveau besoin qui se
1. Spinoza, Tractatus polUieus, C. VI, § 25, T. I, p. 295-296.
2. On trouvera le détail de cette constitution aristocratique dans le Tracùcdus polit icus,
C. VIII, IX, X, T. I, p. 313-343.
480 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
fait sentir, à chaque nouveau danger qui se laisse entrevoir » ^.
Les différences que nous avons signalées entre le système politique
de Spinoza et celui de Hobbes montrent clairement que l'auteur du
Tractatus politicus a su marquer ses emprunts au coin de sa vigoureuse
personnalité. Il est manifeste aussi que Spinoza s'était profondément
imprégné de la doctrine du De Cive et du Léviathan. On sent qu'il
écrit sous leur influence directe. Il a nommé deux fois Hobbes, mais
c'est pour noter ce qui le sépare de lui. On regrette qu'il n'ait point
payé sa dette de reconnaissance en proclamant combien il était rede-
vable au philosophe anglais ^. C'est un tributaire qui se comporte
comme s'il était indépendant.
Pour clore cette étude comparative entre Hobbes et Spinoza,
indiquons un dernier rapprochement. Le principe, qui a dirigé la
pohtique de l'Empire allemand, se résume en cette formule : La force
précède et conditionne le droit. Macht geht vor Recht. Les parrains immé-
diats de cette abominable conception s'appellent Bernhardi, Treitschke,
Nietzsche. Mais, pour découvrir la source lointaine, il faut, par-delà
Hegel, remonter jusqu'à Spinoza et Hobbes qui ont commencé de
répandi'e en Europe le culte de la force et de la puissance. J'aime à
croire que l'un et l'autre, s'ils revenaient un moment en ce monde,
rougiraient de leur descendance intellectuelle, car l'un et l'autre
étaient des hommes pacifiques et doux. Cependant, à la lumière crue
des conséquences monstrueuses tirées de leur doctrine par des dis-
ciples logiques jusqu'au bout, on est en droit de conclure que la source
d'où elles découlent est empoisonnée.
20 SYMPATHIES EN ALLEMAGNE.
I. — En Allemagne, Hobbes rencontra aussi des admirateurs.
Il est remarquable que, dès 1660, un professeur jouissant d'une grande
autorité, Samuel Pufendorf ^, ait fait mention honorable du phi-
losophe anglais. C'est lui qui, à la demande de l'Électeur Palatin
Charles-Louis, inaugura la première chaire de Droit naturel et de Droit
des gens, créée à l'université d'Heidelberg. Dans la Préface de ses
Eléments de Jurisprudence universelle *, il avoue loyalerAent « qu'il
doit beaucoup au De Cive de Hobbes, dont l'hypothèse a sans doute
une saveur quelque peu irréligieuse, iriais contient du reste bien des
L Emile Saisset, Œuvres de Spinoza traduites, t. I, Introduction critique, V^ Partie,
Sect. XI, La Politique de Spinoza, p. 215-216, Paris, 18612.
2. Spinoza a indiqué qu'il se séparait de Hobbes : 1° Dans la note xxxiii ajoutée au
chapitre XVI du Tract, theologico-politicus : Nam certe homo eatenus liber est quatenus
ratione ducitur. At (N B. aliter Hobbesius) ratio paeem omnino suadet... (Opéra,
t. II, p. 189). — 2° Dans la Lettre citée plus haut, p. 474 et n. 2.
3. Samuel Pufendorf, né en Saxe, à Chemnitz (1632) et mort à Berlin(1694), enseigna
le droit dans les Universités d'Heidelberg et deLund, devint, en 1676, historiographe
et conseiller de l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume.
4. Elementa Jurisprudentiœ universalis Libri duo, La Haye, 1660 ; léna, 1669. La
■ pagination de nos références .se rapporte à l'édition d'Iéna.
SYMPATHIES EN ALLE3IAGNE : PCFEXDORF 481
aperçu» assez ingénieux et sains » ^. Avec le temps son admiration
ne fit que grandir et ses réserves s'accentuer. Il le déclare, avec la
même franchise, en tête de son principal ouvrage : Du Droit de la
nature et des gens, publié en Suède, où il avait été appelé comme pro-
fesseur à l'université de Lund. (( Thomas Hobbes. dans ses ouvrages
relatifs à la science civile, a un très grand nombre de conceptions
du plus haut prix. Il a si profondément scruté la constitution de la
société humaine et civile, que peu de ses devanciers peuvent soutenir
la comparaison avec lui sur ce sujet. Quiconque a l'intelhgence de ces
matières le reconnaîtra. Là même où il s'écarte du vrai, ses écarts
sont utiles, car ils donnent lieu à des réflexions, qui autrement ne
seraient peut-être venues à l'idée de personne. Les dogmes horribles
qui lui sont propres, dogmes qu'il a forgés en traitant de la religion,
liù ont attiré, non sans raison, l'aversion d'un grand nombre. Cepen-
dant l'on constate (et le fait n'est point rare) qu'il est condamné
avec le plus de hauteur par ceux-là mêmes qui l'ont le moins lu ou
compris » ^.
Pufendorf a défendu et suivi, sur bien des points, les idées de
Hobbes ". Par exemple, lorsqu'il s'agit de déterminer la cause effi-
ciente du di'oit. Cette cause, il la cherche dans le décret d'un supé-
rieur, au Heu de recourir à la nature des choses et aux principes éter-
nels de la raison divine. Thèse étrange et qui prête à l'objection, comme
le lui reproche vi^ ement Leibniz ^. Selon Pufendorf, <( le devoir est
l'action de l'homme qui se conforme comme il faut au précepte des
lois e^ raison de l'obhgation qui s'y rattache » ^. Et il définit la loi
« le décret par lequel un supérieur oblige ceux qui lui sont soumis
à conformer leurs actions à ses prescriptions » ^. Or, comme pour
Pufendorf, « devoir et acte prescrit par la justice ont la même exten-
1. Nec parum debere nos profitemur ThoM/E Hobbes, cujus hypothesis in libro de
Cive ©tsi uescio quid profani sapiat, pleraque tamen caetera satis arguta et sana. (Ele-
menta JuriaprudetUiœ..., Prsefat., eirca fmem. Dans l'édition d'Iéna, Px-aefat. [non
paginée], p. 5-6).
2. Sic et Thomas Hobbes in operibus suis ad ci\'ilem scientiani spectantibu-s plurima
habet quantivis pretii ; et nemo, oui reruni ejusmodi est intellectus, negaverit, tana
profunde ipsum societatis humanse et civilis conipagem rimatum fuisse, ut pauci prio-
rum cum ipso heic comparari queant. Et qua a vero aberrat, occasioneni i amen
ad talia meditanda suggerit, quae fortasse alias nemini in mentem venissent. Sed quod
et hic in religione peculiaria sibi et horrida dogmata finxerit, hoc ipso apud multoa
non citra rationem sui aversionem excitavit. Quanquam et illud non raro cont ingère
videas ut ab illis maxinio cum supercilio condemnetur, abs cjuibiis minime lectus fuit
aut intellectus (S. Pufendorf, De Jure. Natur.e et Gentium Libri Octo, Préface [non
paginée^, p. 3, circa prinripium, Lund, 1672).
.3. En traitant de la Philosophie du Droit (Cf. Tome III) nous examinerons en
détail la doctrine jiuidique propre de Pufendorf. Ici, nous ne l'envisagerons que dans
ses rapports avec celle de Hobbes.
4. Cf. Monita quœdam ad Samuelis Pufendorfii Principia, Gerh. Waltr. Molano
direrta, § iv, Edit. Dutens, t. IV, Part. III, p. 279-283).
5. Officium nobis heic vocatur actio hominis pro ratione obligationis ad praescriptum
legum recte attemjjerata. (S. Pufendorf, De Officio Hominis et Cv-is juxta Legetn
naturalei» Libri duo. Limd, 1073, L. II, C. 1, § 1, p. 1).
6. Norma illa vocatur lex, quae est decretum quo superior sibi subjectum obligat
ut ad istius praeceptum actiones suas componat (PuFENnoRF, De Officio..., L. II,
C. II, § 2. p. 19).
31
482 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
sion, puisque toute sa théorie de la jurisprudence naturelle est renfer-
mée dans la doctrine du devoir, il s'ensuit que tout droit dépend
des décrets du supérieur « i. C'est « un paradoxe » renouvelé « de
Hobbes », et Leibniz s'étonne que « quelqu'un se soit rencontré pour
l'accepter » 2.
Pufendorf, il est vrai, paraît enlever son venin à cette détestable
doctrine, en rattachant la justice à Dieu même, en sa quahté de Sou-
verain universel. Dieu est donc le garant des pactes et le défenseur
de la justice. Mais l'auteur a gâté cette rectification qu'il apporte
à la théorie hobbienne, car la règle des actions ou la nature du juste
dépend, d'après lui, du bon plaisir divin, et non des vérités éternelles
présentes à l'intelligence de Dieu, laquelle ne fait qu'un avec son
essence. C'est pourquoi les théologiens ont eu raison de le reprendre.
Si la justice, en effet, est fondée sur un décret de la volonté hbre de
Dieu, elle ne peut être un attribut essentiel de la Divinité. Or la jus-
tice a' des règles d'égaUté et de proportion aussi immuables que les
lois de la géométrie. Si l'on soutient que la justice est l'œuvre du bon
plaisir divin, il faut le dire pareillement de la vérité, ce qui a été le
paradoxe inouï de Descartes. Avec une indulgence, qui sent la commi-
sération, I^eibniz allègue, en faveur de Pufendorf, cette circonstance
atténuante : « Je crois qu'il n'a pas aperçu les pernicieuses conséquences
de son erreur » ^.
Si l'on prend la peine de comparer entre eux les Eléments de la
Jurisprùchnce (1660) et le Devoir de V Homme et du Citoyen (1673) *,
1-2. Et quum auctori ofïicium et actus a justitia prsescriptus seque late pateant, quia
tota ejus jurisprudentia naturalis in officii doctrina continetur, consequens erit omne
jus a superiore decerni. Quae paradoxa ab Hobbio potissimum prodita, qui in statu
quem vocat naturali, id est superioris exserte, onmem justitiam obligantem tollere
visus est (etsi ipsé variet), miror a quoquam adoptari posse. (Leibniz. Monita..., Loco
citato, § IV, p. 279, circa tnedium).
3. Equidem medela aliqua videtiir adferri posse huic doctrinse, considerando Deum
velut omnium superiorem, quod etiam subinde fit ab auctore... Sed tamen ipsa per se
doctrina offensione atque errcre non caret, quse habet jus décrète superioris nasci,
utcunque excuses... Sciendvim est Deum ipsum laudari quod justus est, adeoque esse
quandam, imo potius esse summam ipsius Dei justitiam ; etsi superiore careat et
sponte naturae excellentis omnia bene agat, ut nemo de eo cum ratione queri possit-
Neque ipsa norma actionum aut natm-a justi libero ejus decreto. sed ab feternis verita-
tibus divine intellectui objectis pendet, quae ipsa, ut sic dicam, divina essentia consti-
tuuntur ; meritoque a theologis auctor reprehensus est, quando contrarium défendit ;
credo, quod pravas consequentias non perspexisset. Neque enim justitia essentiale
Dei attributum erit, si ipse jus et justitiam arbitrio suo condidit. Et vero justitia servat
quasdam aequalitatis proportionalitatisque loges non minus in natura rerum immutabili
divinisque fundatas ideis, quam suht principia Arithmeticse et Geometrise. Neque adeo
justitiam aut bonitatem quisquam divini arbitrii esse defendet, nisi qui et veritatem :
quod paradoxon inauditum Cartesio excidit, insigni documente magnoa posse viros
magnopere labi ; quasi scilicet triangulum sit trilaterum, aut duo contradictoria incom-
patibilia sint, aut denique ipse existât Deus, quia ita Deus jussit. (Leibniz, Monita...,
Loco citato, p. 279, circa fine/n ; p. 280, circa principium).
4. De Officia Hominis et Civis fuxta legem naturalem, Lund, 1673. — Si, pour établir
cette comparaison, je choisis le De Officio plutôt que le grand œuvre de Pufendorf : De
Jtire Naturœ et Qentium Lihri octo, c'est parce qu'il lui est postérieur et, comme le
note Heineecius, qu'il en est le résumé. Après avoir rencontré chez ses collègues à l'Uni-
SYMPATHIES EN ALLEMAGNE : PUFENDORE 483
publiés par Pufendorf, à un intervalle de treize années, on constate
quelques variations dans la manière dont il s'inspire des idées hob-
biennes.
Dans le premier de ces deux ouvrages, notre auteur explique fort
correctement, d'après Aristote et les Scolastiques, le sens de cette
parole traditionnelle : UJiomme est luiturellement un animal sociable.
En voici le sens: l'homme est destiné par la natm'e à la société de ses
semblables, laquelle lui convient tout à fait et lui est grandement
utile ; il est doué en outre de dispositions natives qui lui permettent
de devenir apte, moyemiant culture, à se bien comporter dans l'état
social. Cette aptitude ne concerne pas seulement le mariage et la
société familiale ; elle s'étend à la société civile. Tout en voulant
absolument que de pareilles sociétés existent entre les hommes, la
nature leur a laissé le soin de déterminer librement par des pactes
le genre de société qui leur convient, et les chefs qui doivent les gou-
verner ^.
Voici en quels termes Pufendorf commence la réfutation de la thèse
adverse, qui se résume ainsi : « Ce n'est point la nature mais l'éduca- )
tion qui rend l'homme apte à la société « ^. Le curieux de l'affaire
c'est que les termes de cette thèse sont empruntés à Hobbes lui-même ^,
sans qu'il soit nommé*.
Dans l'ouvrage postérieur, le Devoir de VHomme et du Citoyen
d'après la loi naturelle^ la position prise par Pufendorf est beaucoup
versité de Lund une vive opposition, de la part notamment du jmùsconsulte Nicolas
Beckmann, Pufendorf finit par triompher, et ses li\TQs furent parfout commentés
dans les Universités. Le De Offlcio devint un manuel classique pour les étudiants.- —
Voicî le témoignage d'HEiNECCius, le commentateur du De Offlcio à l'université de
Halle : At tiiumphavit demum Pufendorffius et hostes ejus non sine œgritudine animi
viderunt ejus libres ubique prœlegi in Academiis ; contraxit ergo ipse hoc opus [De
Jure Naturœ et Gentium] indeque edidit libellum De Offlcio hominis et civis (FrceleC'
tionea Academicce in Sam. Pufendorffii De Officio Hominis et Civis Libres II, Pro-
LEQOMENA : Historici Juris naturœ succincta, § iv, p. xv, Berlin, 1742). — Johannes
GoTTLiEB Heineccius (Heinecke) (1681-1741) professa, avec grand succès, le Droit
à l'Université de Halle. — Pufendorf a parlé de ses démêlés à Lund avec ses collègues
Scliwarz et Beckmann dans : Eris scandina, qiia adversus Libres De jure naturali et
gentium objecta diluuntur, Francfort, 1686. Mais il convient de contrôler ses assertions
iiîtéressées par celles de ses' adversaires. Cf. vg. : N. Beckmann, Légitima Defensio
contra Magistri Samueiis Pu',e.ndor{ii... Calumniaa, 1677. — Jurisconaulti Nigolai
Beckmanni Ad y. C. Severin Vildschutz Malmogien. aeu Scandum Epistola, in qiia
ipsi cordicitus gratulatur de devicto et triumphato Pufendorfio, Hamboiu'g, 1678.
1. Senisus itaque triti istius : Homo natura est aniinal sociale, hic est : hominem a
natiira destinari ad societatem sui similium, eamc|ue ipsi quam maxime congruam esse
atque utilem, eundomque tali prseditiun ingénie ut per cultiu-am possit recipere apti-
tudinem recte versandi in ista societate... Nec intra connu bia et familias ista aptitude
consistit, sed etiam ad civitates constituendas sese extendit... Quales societates natui-a
omninointerhominesesse voluit ; etsi hoc in arbitrio hominum fuerit relictum adeoque
per pacta determinandum quse individua ciii societati sint adjungenda, aut quis iisdem
gubernandis prseficiendus (Pufendorf, Elementa Jurisprudcntiœ..., L. II, Observât.
III, § IV, p. 401).
I 2. Disciplina autem, non natura, hominëni aptum fîeri ad societatem (Pufendorf,
Elementa..., Observ. III, § 4, p. 400, circa finem).
3. Cf. supra, p. 372.
4. Au § v de l'Observation III (Cf. Loco citato, p. 402-404), Pufendorf réfute imo
autre thèse qu'il emprunte encore textuellement à Hobbes.
484 ARTICLE II [. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
moins nette. Des dispositions natives de l'homme il ne résulte plus
qu'il est destiné et à la vie familiale, qui constitue le noyau social
primitif, et à la société civile, s'il le veut, mais seulement à la première ^.
Pufendorf aurait dû distinguer entre l'individu et la collectivité.
Pour chaque particulier considéré isolément, il n'y a pas nécessité
de former une famille ou d'entrer en société ; mais pour l'humanité
c'est moralement nécessaire, si on l'envisage d'ensemble.
Autre exemple : Dans les Eléments, Pufendorf nie catégoriquement
i'existence de l'état de nature ; bien plus, appeler naturel un pareil
état lui paraît « presque contradictoire dans les termes et tout à fait
•incongru « '^.
Si l'on ouvre le Devoir, on constate que l'attitude de l'auteur n'est
plus la iliême : il éprouve le besoin de recourir à des distinctions. Si
l'on parle du genre humain tout entier, pris en masse, il est manifeste
qu'il n'a jamais connu l'état de nature ^. Mais cet état a existé primi-
tivement, lorsque les familles patriarcales vivraient séparées, et il
existe encore aujourd'hui entre les différents États ^. Dans ces deux
cas, il y a absence d'un supérieur commun, capable de trancher
souverainement les différends, cj^ui pouvaient surgir jadis entre les
familles isolées, et qui peuvent naître actuellement entre les États
indépendants.
On remarquera que, dans les questions précédentes, Pufendorf,
en avançant en âge, a modifié ses idées dans un sens qui le rapproche
de Hobbes. Voici un exemple en sens contraire.
Dans les deux ouvrages que nous comparons, Pufendorf proclame
que le pouvoir souverain est absolu et indivisible. Conformément à ce
principe, fondamental dans le système hobbien, il enseigne, dans les
Eléments, qu'un prince, dont les actes sont soumis à un contrôle popu-
laire, n'a pas un pouvoir souverain. Quel que soit le titre brillant dont
il soit décoré, ce n'est qu'un gérant des affaires publiques et un vice-
roi ^. Voilà du pur Hobbisme, et c'est parfaitement logique.
1. ... Non siifficit dixisse : hominera per naturam ipsam rapi ad societatem civileni,
ut citra eam nec possit iiec \'elit vivere... Et quauquam extra societate^n cum suis simi-
libus honio erat fiuuru8 animal longe misscrimum, tamen, cum naturalibus desideriis
et necessitatibus hominis, per primas societates et per officia ex humanitate aut pactis
prsestita, abunde "pôtuerit satisfieri, non statim ex socialitate hominis inferri potest ejus
indolem prsecise ad societatem civilem ferri (Pufendobf, De Officio..., L.' II, C. V, § 2,
p. 176-177). Les mots que noiis avons soulignés montrent à quelle contradictioi. Pufen-
dorf a été acculé ; c'est la conséquence de la position équivoque qu'il a prise.
2. Enimvero cum in tali statu [naturœ] homines nunquam extiterint nec ex inten-
tione Creatoris unquam existere debuerint, incongrue admodum et vix citra contradic-
tionem hic vocartiu- status naturae (Piifendorf, Elementa..., Libr. II, Observât. III,
§ 6, p. 406, circa principiiim).
3. Manifestmii quippe est universum genus humanum nunquam simul et semel in
statu naturali extitisse (Pufendorf, De Officio..., L. il, C. I, § 7, p. 153).
4. Qualis status [natura?] jam inter diversas civitates ac cives diversarum rerum-
publicarum existit, et quondam inter patresfamilias segi-eges obtinebat. (Pufendorf,
De Officio..., L. II, C. I, § 6, p. 153, circa fnem).
5. Nam qui omnino in acta principum inc^uirere voluit populus, is expresse se reser-
vavit facultatem proprio jure conventus super ea re agitandi, ac certas prsescripsit
formulas ad quas illa forent exigenda. Atqui talis ubi princeps est, is summum impe-
rium haudquaquam habet et magistratus proprie dicti vicem duntaxat gerit, quocun-
SY:^rPATHIES EN ALLE>L4.GXE : PUFEXDORF 4." 5
Si, après avoir lu ce passage formel des Eléments, on en cherche
la confirmation dans le Devoir, on est agréablement surpris de ne Y y
point trouver. Ce qui frappe tout d'abord c'est l'insistance axec laquelle
Pufendorf rappelle le principe de l'indivisibilité du pouvoir ^. Dès lors
on s'attend à le voir, quand il en viendra aux appHcations, repro-
duire fidèlement sa doctrine antérieure. Cette prévision est complète-
ment trompée. Car, par une contradiction qui fait plus d'honneur
à son bon sens qu'à sa logique, Pufendorf affirme, sans sourciller, que
le pouvoir souverain (ce summum imperinm qu'il proclamait aupara-
vant absolu et indivisible) se présente sous deux formes : l'une, abso-
lue ; l'autre, limitée '^. Puis, pour justifier l'existence des gouverne-
ments tempérés, que Hobbes réprouve, il constate que l'intelhgence
d'un homme, seul juge et maître de ses actes, est sujette à l'erreur
et cpie sa volonté peut facilement tourner au mal. C'est pourquoi il
a paru bon à plusieurs peuples de circonscrire en des hmites bien déter-
minées l'exercice du pouvoir pohtique : ils ont astreint le roi, au mo-
ment où il fut choisi, à suivre certaines lois dans l'administration du
royaume et se sont réservé le soin de participer par eux-mêmes ou
par leurs députés au règlement de certaines affaires d'intérêt général. .
Le roi y gagne aussi, car, par ces précautions, l'on chminue le nombre
des occasions qui l'exposent à des aberrations nuisibles au salut du
royaume ^. Il faut donc féhciter Pufendorf de n'avoir pas, fût-ce au
prix d'une inconséquence, admis finalement ^ la thèse absolutiste de
Hobbes.
En matière religieuse, Pufendorf se pose en antagoniste de Hobbes.
Nous l'avons déjà entendu qualifier (( les dogmes particuliers, qu'il a
forgés )), d' « horribles». Sur la question de l'existence de Dieu, sur la
cjue fiilgeat titulo ; quemadmodum et ille, qui cirea negotia piiblica aiit sàiteni gra-
\iora nihil decernere potest, nisi consensu expresse populi aut ejus deputàtonim seu
statimm, suo jure, non precario, in consilio sedentiuni. (Pufendorf, Eletrunta..., L. II,
Observât. V, § 20, p. 506, circa prin''ipiitm).
1. nias sunt (formse civitatis regulares] ubi imperium summum in iiuo .subjecto ita
est unitum ut illud indivisum et inconvulsum ab una voluntate per onu\es civitatis
partes atque negotia sese dispenset. (Pufexdorf, De Offich..., L. II, C. VIII, § 2,
p. 193). — a. Ibidem, C. VII, § 7, p. 192.
2. Prseterea summvma imperium, in Monarchiis potissinnum et Aristocratiis, alicubi
absolutum, alicubi limitatum deprehenditur. (Pufendorf, De Offlcio..., L. II, C. IX,
§ 5, p. 200).
3. Verum, quia unius hominis judioium ab erroribus non est immune, et \oluntas in
pra\ a flexilis, in tanta cumprimis liberîate, quibusdam populis consultum visuin ejus
imperii exercitium certis limitibus circumscribere. Id quod factum, dum ad certas leges
circa administrationem partium imperii, in delatione regiai, regem adstrinxerunt , et
si quando negotia, ad summam renmi spectantia quseque in antecessum definiri neque-
unt, inciderent, voluerunt ea puscipi non nisi praesciente et consentiente populo aut
ejusdom doputatis in comitia convocatis, ut eo minor occasio régi praibeatur a sainte
regni aberrandi. (Pufendorf, De Officio..., L. II, C. IX, § 6, p. 200).
4. Le reproche d'absolutisme, que Leibniz adresse à Pufendorf, dans le i^assage sui-
vant, est trop général ; il n'est mérité que pour la première période de .sa carrière :
Pufendorfius in quibusdam Hobbesianarum opinionum retinentior fuit i|uam psr
■erat. Dum enim illud dogma de necessitate unius personae civilis cuncta gubernantis
admisit, nostram rempublicam aliasque multas pro monstris habuit. (Lettre de Leibniz
à Bierl ng, Hanovre, 7 juillet 1711. Ed. Gehrardt, t. VII, Lettre V, p. 499).
486 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
nature de ses attributs et sur les devoirs de l'homme envers Lui,
il s'est montré non moins intransigeant. Il professe sans ambages
que « ceux qui s'attaquent à la croyance en Dieu commettent une
impiété détestable et qui doit être réprimée par les peines les plus
[ graves » ^. Il conclut son exposé de l'origine des sociétés en faisant
j remarquer que le pouvoir civil vient de Dieu ^. Tout un chapitre est
consacré à la rehgion naturelle, où il parle correctement des attributs
divins et des relations, c'est-à-dire du culte intérieur et du culte exté-
rieur qui doivent unir l'homme à Dieu, son Créateur et Seigneur,
dont la Providence gouverne le monde ^.
S 'étant placé, dans les Eléments et le Devoir, au point de vue de
l'ordre naturel, Pufendorf n'avait pas à aborder la question des rap-
ports de l'Église et de l'État *. Il l'a fait, ex professa, dans un ouvrage
postérieur, paru bien longtemps après sous ce titre : Relation de la
Religion chrétienne à la vie civile ^. La position adoptée par lui est
intermédiaire entre la doctrine cathohque ou, comme il dit, « romaine »,
qui soutient que l'Église fondée par Jésus-Christ, société parfaite
dans son genre, est indépendante de l'État, et le système de Hobbes,
lequel, absorbant l'Éghse dans l'État, soumet au pouvoir des princes
les questions, religieuses aussi bien que les civiles^.
Pufendorf n'a fait, en somme, que résumer clairement, en y appor-
tant quelques précisions, la doctrine luthérienne qui avait générale-
ment cours de son temps. La voici dans ses traits fondamentaux.
La Cité pohtique comprend l'Éghse dans son sein (Civitas Eccle-
siam sinu suo complectitur ) . En y entrant l'Église garde le caractère
d'association (collegium) qu'elle avait, mais ne devient pas un état
proprement dit (In plénum autem statum... liant abit. Cf. De Hahitu
1. ... Eorum, qui isthanc [persuasioneïn generis huniani de colendo Deo] convellere
quocunque modo aggrediuntur, impietas maxime est detestanda et gravissimis pœnis
coercenda. (Pufendorf, De Offlcio..., L. T, C. IV, § 2, p. 38, circa médium).
2. Ista tamen, quse super origine civitatum tradita sunt, non obstant quo minus
imperium civile a Deo esse recte dicatur. (Putendorf, De Offlcio..., L. II, C. VI, 5 14,
p. 188).
3. Cf. Pufendorf, De Officio..., L. I, C. IV, p. 37-47.
4. Mais Pufendorf aurait pu traiter des rapports de "la Religion et de l'Etat dans
l'hypothèse de l'ordre naturel. Ce qu'il n'a pas fait dans le De Officio, il l'a fait briève-
ment, mais catégoriquement, dans le De hahitu religionis christianœ ad vitam civilem,
au § VI, p. 17-20, qui est intitulé : Gives non stimmiserunt suam volnntatem voluntati
summorum imperantium circa sacra. Il admet donc, à l'encontre de Holjbes, que le
domaine des choses sacrées n'est point compris dans le contrat primitif, base de la société.
5. Pufendorf, De Hahitu Religionis Christianœ ad vitam civilem Liher singularis,
Brème, 1687.
6. Aliis contra persuasum fuit Ecclesiam cum ipsa civitate plane confundi atque
uniri, postquam Principes juxta civesqiie nomina sua Christo dederunt, sic ut istis
pari jure circa negotia sacra quam civilia disponere fas sit. (Pufendorf, De hahitu
Religionis christianœ ad vitam civilem, Dedicat. Epist. [non paginée], p. 9, circa finem,).
Cette Dédicace est adressée à son Maître (Domino meo), Frédéric-Guillaume, marquis
de Brandebourg, prince électeur de Prusse. — Aii même endroit, (vers le haut de la
page), Pufendorf oppose à ces, « aliis » la doctrine de ceiix qui veulent qiie l'Eglise soit
indépendante : Aliis quippe Ecclesia in civitate velut peculiaris, separatus et indepen-
dens status coUocatur... C'est la thèse catholique qu'il a en vue, mais, en l'exposant en
quelques mots dans cette Préface et en la combattant çà et là au cours de l'ouvrage, il
la défigure et la travestit, parce qu'il ne la voit qu'à travers ses préjugés luthériens.
SYMPATHIES EN ALLEMANGE : PUFENDORF 487
Beligionis... § 41, p. 141). Celui qui remplit dans l'État la fonction
de chef suprême n'a pas, au point de vue religieux, comme membre
de l'Église, plus de droit qu'un simple soldat ^.' C'est pourquoi les
Rois ne sont ni Évêques, ni Docteurs de l'Église (§ 42) ; ils doivent
la défendi'e et pourvoir à ses besoins (suppetant necessariœ impensœ)
{§ 43, p. 145, circa médium). Les princes, accordant à l'Église droit
de vivre dans leur domaine, ont sur elle le droit d'inspection qu'ils
exercent sur les autres associations. Il faut en effet qu'ils sachent
quelles affaires on traite et comment on les traite dans les assemblées,
de prêtres ou dans l'audience épiscopale. Ils ne peuvent se désinté-
resser notamment des causes matrimoniales (§ 44, p. 147). Les Doc-
teurs de l'Éghse, comme tels, ne sont pas, ù proprament parler, les
officiers du roi, mais les serviteurs du Christ ; ils sont ministres do
l'Éghse et non de l'État (Sed Dodores Ecclesiœ ut taies 7ion sunt
proprie dicti officiales régis, sed sunt servi Christi, ac ministri Ecclesiœ,
non Civitatis). L'Éghse a le droit de choisir ses ministres ; mais l'État
a la faculté de s'assurer si les candidats sont dignes d'être élus, et
d'assister aux élections, dans la personne de ses délégués (§ 45, p. 150),
Dans l'intérêt de la paix pubhque, en cas de controverses divisant
les esprits, il appartient aux princes de convoquer les synodes, de
les présider et de les diriger (§ 46, p. 153) ; il leur appartient encore
de réformer la discipline en cas de relâchement scandaleux ; de décider
quels déhts relèvent de la loi civile, quels de la loi ecclésiastique
(§ 47, p. 154) ; de supprimer les canons contraires aux droits de l'État
ou devenus mutiles (§ 48, p. 158). Lorsqu'un formulaire de foi chré-
tienne, qu'on l'appeUe catéchèses, symboles ou confessions, est reçu
dans un pays, la tranquilhté de l'État demande que les rois aient soin
qu'il soit maintenu conforme aux Saintes Écritures ^. S'il n'en existe
pa.s, que les prmces en fassent rédiger un par les Docteurs les plus
capables. Tous les citoyens devront l'approuver et le professer ^.
Si quelqu'un ose l'attaquer, on doit imposer silence au dissident,
et s'il persiste à propager son opinion particuhère, il faut le bannir
du royaume, dont il compromet l'unité et la paix (§ 49, p. 162). Cepen-
dant, si les dissidents sont nombreux dans un État, on peut les tolérer,
et même on y est tenu, en certains cas, pour ne pas apporter de grands
troubles dans la société ou nuire gravement à ses intérêts en réduisant
trop le chiffre de la population. Mais, pour bénéficier de cette tolé-
rance, ils doivent être des citoyens paisibles, amis de la vertu, et ne
professer aucun dogme qui soit opposé aux prérogatives du ,Souverain
1. Sic qui supremi ducis munere in civitate funguntur, idem in Ecclesia haut plus
juris obtinet quam gregarius miles (De Habitu..., § 41, p. 142, circa médium). On
remarquera que Pufendorf emploie l'archaïque luiut au lieu de haud.
2. Unde id demuna juris cura tranquiUitatis publicre regibus dat ut, quœ publiée
recepta suut doctrinae christianœ compendia, catechoseon, symbolorum, confessionum,
aut quocunque vocabulo veniant, ad normam Sacrarum Literarum probe exigi curent...
(De Habitu..., § 49, p. 166, circa médium).
3. Ubi ejuamodi publica formula fidei non extet,summorum imperantium est operam
dare ut per rerum divinanim peritissimos aliqua componatur, ab omnibus civibus appro-
banda et profitenda, ad quam etiam quicunque docendi munere funguntur, sint ad-
stringendi. (De Habitu..., p. § 49, 166-167).
488 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
et à l'obéissance qui leur est due, ou excite à la sédition (§ 50, p.'168^ i.
On voit par ce résumé que Pufendorf a tempéré la thèse de Hobbes
qui identifie l'Église avec l'État : c'est l'absorption du sacré par le
■profane. Plus modéré, notre juriste met l'Église sous la tutelle de
l'État : c'est la sujétion. Quel contraste avec la thèse cathohque
qui a pour formule : l'union de l'Église et de l'État. Les clauses de
cette alliance se ramènent aux suivantes : 1^ Distinction des deux
puissances, qui restent souveraines chacune dans sa sphère propre :
l'Église, dans l'ordre des choses spirituelles ; l'État, dans l'ordre
des choses temporelles. — 2° Concours : elles s'unissent pour s'entr'aider.
• — 3° Suhordiyiation de l'État à l'Église, dans les questions mixtes,
c'est-à-dire celles où l'élément religieux est mêlé à l'élément poli-
tique. Cette dernière clause est la conséquence nécessaire de la nature
•des deux sociétés en contact et de leurs fins spéciales. La fin immé-
diate de l'État est d'assurer la tranquilhté et la prospérité tempo-
relles ; la fin immédiate de l'Église est de procurer le salut éternel des
âmes. La première est essentiellement subordonnée à la seconde qui se
confond avec la fin suprême et dernière de l'homme. Pas conséquent
dans les matières mixtes l'Éghse doit prévaloir, puisque l'élément reh-
gieux l'emporte en excellence sur l'élément pohtique. Cette combinai-
son, résultaht de la nature même des choses, sauvegarde la dignité des
deux sociétés en présence : l'État n'abdique aucun de ses droits réels,
car, dans son domaine propre, il demeure le maître ; l'Église, ayant la
liberté de ses mouvements dans la sphère qui est sienne, échappe à la
servitude déshonorante à laquelle Hobbes et Pufendorf la condamnent
plus ou moins. Cette conception ^ ne mérite donc aucunement les
attaques dont ce dernier l'a çà et là gratifiée en la présentant sous des
couleurs fausses ou d'une façon incomplète au cours de son De Hahitii.
Ce que nous avons dit suffira, croyons-nous, à faire comprendre
combien Pufendorf a eu raison de reconnaître « qu'il devait beaucoup
à Hobbes ». Qu'il l'attaque, le reproduise ou l'adapte, il ne nomme
pas son devancier et ne renvoie jamais à ses ouvrages. Il a jugé suffi-
sant et plus commode ^ de proclamer sa dette, en bloc, une ou deux
fois pour toutes *.
1. Aliquando enim tanta est multitudo dissentientiuni ut sine insigni diminutione
nostrse civitatis expelli iiequeant... Igitur merito supersedet [Princeps] ejusmodi média
extirpandorum erronim adhibere, quibiis civitas turbatur ant debilitatiu-... Id tamen
ab istis, qui tolerari in civitate volunt, utique i equi'itnr ut bonos se, modestes et
quieàs virtutisque amantes cives exhibeant, ne? suœ religioni admixta habeant dog-
mata, quibus aliquid detrahitur juribus summorum imperantium aut obsequio iisdem
debito, et per quœ cives ad seditiones turbasve movendas disponantur. (De Habitu...,
§ 50, p. 168 ; 169).
2. Cf. G. Sortais, Etvdes philosophiques et sociales, Ch. I, § iv et v, p. 28-40.
3. Quos [Grotius et Hobbes] heic velut in universuni allegasse voluimus ; in ipso
autem opère, quoties eorundem expressa fuit sententia, ipsos nominare supersedimus,
quia, prœter taedia crebras citationis, rationes eorum potius quam authoritatem secuti
sumus. (Elernenta Jnrispmdentiœ, Praefat., circa finern. Edit. d'Iéna, Praef. [non pagi-
née], p. 6). Quoiqu'il n'ait pas renouvelé cette déclaration, Pufendorf s'est comporté de
même dans le De Officia.
4. Cf. supra, p. 480-481. — La Bibliotheca Juris Imperantium, après avoir fait de
graves réserves, exagère le mérite de Hobbes et peiit-être la dette de Pufendorf : Ab his
SYMPATHIES EN ALLEMAGNE : LEIBNIZ 489
Sans doute, en matière religieuse, Pufendorf fausse compagnie au
philosophe anglais ; en matière politique, sa tendance dominante
est d'édulcorer sa doctrine. Mais en lisant les traités de Pufendorf
on sent qu'il s'était profondément imprégné des écrits de Hobbes.
Partout l'on devine l'influence plus ou moins atténuée du philosophe
de Malmesbury ; souvent les expressions sont les mêmes ; parfois des
passages entiers sont transcrits textuellement ^.
II. — Leibniz, au contraire, n'est pas le débiteur de Hobbes ;
aussi n'est-ce point de la reconnaissance qu'il lui témoigne, mais de
l'admiration. Cette admiration d'ailleurs s'^^dresse surtout au talent
de l'auteur ; car elle est accompagnée des plus fortes réserves sur la
plupart de ses doctrines.
On connaît deux Lettres de Leibniz à Hobbes ^. Il est impossible
de juger d'après elles de ce qu'il pensait véritablement du philosophe
anglais, parce que ce sont des lettres de jeunesse, écrites avec toute
la déférence ^ d'un inconnu désireux d'entrer en relations avec un
illustre philosophe. La note admira tive y est forcée et les objections
présentées avec une timidité respectueuse.
Leibniz commence par cette flatteuse déclaration : il croit avoir lu
la plupart des ouvrages de Hobbes, et il en a profité autant que
d'un petit nombre d'autres écrits de leur siècle *. Plus loin, il dévoile
à son correspondant le secret de ses tendances intellectuelles : « Je ne
suis point de ceux que les paradoxes effrayent ou que les attraits
de la nouveauté entraînent irrésistiblement » ^.
Il approuve en général la théorie du mouvement proposée par
Hobbes ; sur certains points, notamment « sur la cause de la consis-
itaque si discedasnœvis, qui hominem fuisse iïo66iMOT arguunt, non poteris non imnior-
tali eum laude dignum prœdicare. . Sine eo enim nunquam Puffendorfiuyn in tante
faniœ atque honoris, naturîe autem jura in tanto, quo nunc sunt, perfectionis fastigio
conspexissemus (Bibliotheca Juris Iinperantium qiadriparlita sive C'onmientatio de
Se ip'onbus Jiitium, quihus Summi Imyeran'es iituntur, nat.nrae et gcntivm publici
unirersalis et Frincipi-m privad, p. 79, Nuremberg, 1727.
1. Voici ini spécimen : Et ut in pavica rem conferamus, in statu naturali quisque»
l)ropriis tantum viribus protegitur, in civitate, omnium, ibi fructus ab industrie sua
nemini certus, heic omnibus ; ibi imperium affectuum, bellvim, metus, paupertas,
fttditas, solitudo, barbaries, ignorantia, feritas ; hoic imperium rationis, pax, securitas,
divitiœ. ornatus, societas, elegantia, scientise, benevolentia. (Pufendorf, De Officio...,
I>. II, C. I, § 9, p. 156). — Cf. supra, p. 422, le même passage dans Hobbes, De Cive,
C. X, § 1. ■
2. La première est datée de Mayence, 13-22 jitillet 1670 ; la seconde, écrite de Paris,
est postérieure à 1670, mais sans date précise, -r- Elles ont été publiées par Foucher de
Careil dans Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibnitz, p. 186-194, Paris, 1857.
3. ... Non potui me a scribendo retinere ; quod si intempestivum factum est, silendo
punire poteris ; mihi nihilominus satis erit affectum tcstari. (Leibniz à Hobbes, Lac.
cit., p. 186, CM'ca principium).
4. Opéra tua partim sparsim, partini junctim édita pleraque me logisse credo, atque
ex iis, quantum ex aliis nostro seculo non multis, profiteor profecisse (Leibniz à Hobbes,
Loco eitato, p. 186, eirca principium).
5. Ego, quem neque paradoxa déterrent, nec novitatis illecebrse abripiunt... (Leibniz
à Hobbes, Loco eitato, p. 192, circa mediutn).
490 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
tance ou cohésion dans les choses », il avoue son hésitation et demande
un peu plus de lumière ^.
Après avoir manifesté l'espérance que Hobbes donnera au public
de nouveaux fruits de ses méditations, il continue : « Plût au ciel
que sur la nature de l'esprit vous eussiez parlé plus clairement !...
Tout bien pesé, je crains qu'on ne puisse exphquer la véritable sensa-
tion, que nous éprouvons en nous-mêmes, par le seul mouvement des
corps » 2.
Non content de repousser discrètement le matériahsme hobbien,
Leibniz veut supposer que l'auteur du De Cor'pore admet l'existence
d'un Dieu Providence du monde. Or, cela supposé, Hobbes ne discon-
viendra pas sans doute qu'un état purement naturel, en dehors de
toute société, est impossible, puisque Dieu est le commun monarque
de tous les hommes. « C'est donc à tort », ajoute-t-il complaisamment,
« que certains ont lancé contre vos hypothèses l'accusation d'impiété » ^.
Dans la deuxième Lettre Leibniz déploie aussi toute la bonne volonté
possible pour intei'préter dans un sens acceptable les opinions de
Hobbes *.
Mais, pour faire digérer au difficile philosophe'les critiques bénignes
qu'il a gUssées çà et là, Leibniz a recours aux plus vifs éloges, condi-
ment d'ordinaire très efficace. « A quoi bon vous fatiguer plus long-
temps de mes bagatelles ? [Joh euphémisme pour quahfier ses réserves].
Je finirai donc par une déclaration. J'ai proclamé, ici et là, devant
mes amis et, Dieu aidant, je proclamerai toujours, même en pubhc,
que je ne connais aucun écrivain plus exact, plus clair et plus distingué
que vous, sans excepter même Descartes au génie divin » ^.
Dans la Lettre suivante, Leibniz n'est guère moins excessif : « Il y a
longtemps que j'ai manié vos écrits, dignes du siècle, dignes de vous,
qui avez le premier, d'une façon lumineuse, appliqué à la discussion
et à la démonstration de la science civile cette méthode exacte entrevue
confusément par les anciens. Mais dans l'opuscule De Cive, vous sem-
blez vous être surpassé vous-même : vos raisons sont si vigoureuses,
1. In quibusdam tamen fateor nie hsesisse, maxime autem in eo quod causam consis-
teutise seu, quod idem est, cohaesionis in rébus liquidam redditam non deprehendi.
(Leibniz. à Hobbes, Loco citato, p. 188, circa médium). Leibniz explique, p. 188-189,
sa façon de concevoir la cause de la cohésion, après avoir critiqué l'idée que Hobbes se
fait de la « réaction n.
2. De natura mentis utinam etiam aliquod distinctius dixisses !... Ut proinde verear
ne, omnibus expensis, dicendum sit... et veram sensionem, quam in nobis experimur,
non posse solo corporum motu explicari. (Leibniz à Hobbes, Loco citato, p. 190, circa
médium, et finem,).
3. ... Nec diffiteris, supposito mundi rectore, nuUum esse posse hominum statum
pure naturalem, extra omnem rempublicam, cum Deus sit omnium monarcha commu-
nis ; ac proinde non recte nonnuUos hypothesibus tuis licentiam impietatemque im •
pingere. (Leibniz à Hobbes, Loco citato, p. 187, circa principiumj.
4. Cf. Leibniz à Hobbes. Opcre citato, p. 193-194.
5. Sed quousque te nugis mois onerabo ? Desinam igitur, cum illud testatus fuero,
et profiteri me passim apud amicos et Deo dante etiam publiée semper professurum,
scriptorem me, qui te et «xactius, et clarius et elegantius philosophatus sit, ne ipso
quidem divini ingenii Cartesio demti , nos.se nullum. (Leibniz à Hobbes, Mayence,
13-22 juillet 1670, Loco citato, p. 191, circa principiumj.
SYMPATHIES EX ALLEMAGNE : LEIBNIZ 491
VOS pensées ont tant de poids -que souvent vous paraissez plutôt
rendi'e des oracles qu'exposer des piincipes » ^.
Tous ces compUinents outrés ne sont pas autre chose que de l'eau
bénite de cour. Leibniz a cru utile à son but d'en asperger abondam-
ment ce vieux courtisan qu'était Hobbes. J'en trouve la preuve
dans une autre lettre écrite, à la même époque, à Jacques Thoma-
sius ^, où, dans l'abandon de l'intimité, il montre le fond de sa pensée.
Il félicite son ami d'avoir traité, selon son mérite, un opuscule dans
lequel l'auteur semble pleinement adhérer non seulement à la poh-
tique, mais encore, à la rehgion de Hobbes, telle qu'elle est esquissée
dans le Léviathan, « ouvrage monstrueux, comme le titre lui-même
l'indique » ^.
Leibniz continua sans doute à rendre justice à la vigueur intellec-
tuelle de Hobbes qu' « il considère comme l'un des plus profonds
esprits du siècle » "*. Mais le temps et la réflexion ne firent qu'accroître
sa répulsion pour les doctrines pohtiques et rehgieuses du philosophe
anglais. Quelques citations, empruntées à différentes époques de sa
vie, suffiront à le prouver.
Leibniz vient de relever les déficits du traité de Droit naturel com-
posé par Pufendorf pour les étudiants (il s'agit du De 0/jîcio Hominis
1. Equidem diu est quod scripta tua versa vi, digna seculo, digna te, qui primiis illam
accuratam disputandi ac demanstrandi rationeni veteribus vel per transennam. in-
spectam, in civilis scientisè dara luce posuisti. Sed in libello de Cive teipsuni superasse
videris, iis rationum nervis, eo sententiarum pondère, ut ssepe oraeula potius reddere
quam dogmata tradere credi possis. (Leibniz à Hobbes, Loco citato, p. 192, § Equidem).
2. Jakob Thomasen (1622-1684), né et mort à Leipzig, enseigna à l'Université de
cette ville la Philosophie morale, la Dialectique et l'Eloquence. Il a jugé, d'un mot, dans
ses Ta,bleaus sj'noptiques, le De Cive. Leibniz cite ce jugement et l'approuve. (Cf.
Essais de Théodicée, 2^ Partie, n. 220). — Voici le texte de Thomasius : Hobbianse de
Cive Philosophise -poi^ov *r£'»>; hoc esse videtur, quod vir solertissimi alias ingenii
Katuralis Status mensuram accepit a Legali, quod contra factum oportebat. ( Jacobus
Thosiasius, Philosophia practica continuis Tabellis in usum privatum comprehensa,
Tab. XXXIII, De Societate humana naturali in génère, in fine Tabellae, Leipzig, 1661).
— Thomasius est un partisan convaincu du Péripatétisme et a bien mérité de l'hjstoire
de la philosophie grecque jusque-là généralement négligée. Voici le titre de quelques-
uns de ses ouvrages : Origines kistoriœ philosophicce et écoles iasticœ, Leipzig, 1665. —
De stoica mnnd' exustione, cum Dissertationihus XX ad historiam philosophiœ stoicœ,
Leipzig, 1674. — Dissertationes LXIII varii argumenti magnam partem ad historiam
philosophicam et ecclesiasticam pertinentes. Halle, 1693. Sur J. Thomastxts, cf.
Britcker, Historia critica Philosophiœ, t. IV, Part. I, p. 335-338, Leipzig, 1766.
3. Vidi nuper programma Lipsiense haud dubie tuum, quo libellum, intolerabiUter
licentiosum, de libertate pliilosophandi, pro eo ac merebatiu: tractasti. Videtur auctor
non tautum Politicam sed et ReUgionem Hobbianam sectari, quam is in Leviathane
suo, monstroso, vel tituli indicio, opère sic satis deUneavit. Xam et Criticae illius bdlis-
simai, quam in Scripturam sacram homo audax exercet, semina integro Leviatliania
capite HoBBixjs jecit. Hobbiitm ipsum octuagenario majorem repuerascore nuper ex
literis responsoriis Henkici Oldknburgii, Societatis regiœ Anglicanae secretarii,
didici. (Leibniz à Jacques Thomasius, Francfort, 23 décembre 1670. Edit. Dtjiens,
T. IV, P. 1, Epist. XI, § 2, p. 30).
4. Hsec est sententia viri inter profundissimos seculi censendi... ^Leibniz, M. Nizolii
De veris Principiia..., Diasertatione prœlitninari, Edit. Gerhakdt, T. IV, p. 158, circa
fvnem). — Plus haut, p. 147, circa médium, Leibniz qualifie Hobbes par l'épithètO"
acutissimus.
492 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
et Civis, que nous connaissons) et d'énumérer les conditions qu'un
bon Manuel de ce genre doit remplir. Il continue ainsi : « Le jugement
et la science de l'incomparable Grotius ou le génie profond de Hobbes
était à la hauteur d'une telle tâche. Mais le premier était tiraillé
par des occupations trop multiples, et le second trop obstinément
attaché aux faux principes qu'il avait adoptés » ^.
L'état de na'ture n'a jamais existé ; c'est une fiction, qui n'est
utilisable que comme méthode d'enseignement ^.
Le mode de gouvernement absolu préconisé par Hobbes n'existe
ni parmi les nations pohcées ni chez les barbares; il n'est ni possible
ni souhaitable, à moins que ceux qui commandent ne soient doués
de vertus angéliques. Car les hommes jugeront nécessaire de con-
server la libre disposition d'eux-mêmes et de pourvoir à leur salut,
de la façon qui leur paraîtra la meilleure, tant qu'ils ne seront pas
persuadés que les chefs ont reçu en partage une sagesse et une puis-
sance souveraines. Le parfait renoncement de la volonté n'est conce-
vable qu'à ce prix. Les démonstrations hobbiennes ne sont donc
applicables que dans un État dont Dieu est le roi, car à lui seul on
peut se confier pour tout ^.
Leibniz a donné son avis motivé sur la discussion qui s'éleva entre
Bramhall et Hobbes « touchant la liberté, la nécessité et le hazard ».
Ici encore, fidèle à son attitude loyale, il distingue entre le talent du
philosophe anglais et les opinions soutenues par lui. Après avoir dit
que (( M. Hobbes raisonne sur cette matière avec son esprit et sa
subtihté ordinaire » ^, il poursuit ainsi : « Il faut avouer qu'il y a quelque
chose d'étrange et d'insoutenable dans les sentimens de Monsieur
Hobbes. Il veut que les doctrines touchant la Divinité dépendent
entièrement de la détermination du souveram, et que Dieu n'est pas
plus cause des bonnes que des mauvaises actions des créatures. Il v eut
que tout ce que Dieu fait est juste, parce qu'il n'y a personne au-
1. Ei taie aliquid potuisset ab incomparabilis Gbotii judicio et doctrina aiit a pro-
fundo HoBBii ingenio prsestari : nisi illuni niulta detraxissent ; hic vero prava consti-
tuisset principia iisque nimis constanter institisset. (Leibniz, Monita quœdam....
Opéra, Edit. Dutens, T. IV, Part. III, § i, p. 276, circa principnmi).
2. Hune autem statum natiirse sibi relictse ac sine rectore fluctuantis sane miserri-
mum fingi quidem posse docendi causa, exsistere in rébus non posse Deus effecit.
(Georg Mollat, Mittheilungen ans Leibnizens ungedruckten Schriften,neuhea.Theitet,
Leipzig, 1893. De Justitia, p. 39. Cf. Méditation sur la notion commune de la Justice,
Ibidem, p. 65-66.
3. Imperia ergo Hobbiana neque apud moratiores gentes neque apiid Barbares
extare arbitrer, neque possibilia neque optanda censée ; nisi illi, pênes quos summa
rerum esse débet, angelicis virtutibus poUeant ; tam diu enim homines retinendam
judicabunt propriam voluntatem, suseque saluti, prout optimum videbitur, consulent,
quamdiu de Rectorum summa sapientia et potenti persuasi non erunt, quod ad per-
fectam voluntatis resignationem necesse est. Locum ergo demonstrationes hobbianse
in ea tantum republica habent, cujus Rex Deus est, cui soli tuto per omnia confidi
potest. (Leibniz, C^sarini Fubstenerii Tractattis de Jure suprematus et legationum
principum Germaniœ juxta secundam édition. Londin. anni 1678, C. XI, Edit. Dutens,
T. IV, P. III, p. 361, m fine).
4. Leibniz, Réflexions sur V ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais : Delà liberté, 1
de la nécessité et du hazard, § 1, Edit. Gerhardt, T. VI, p. 389. — Edit. Janet, ]
T. II, p. 371. ^
... . l
SYMPATHIES EX ALLEMAGNE : LEIBNIZ 493
dessus de liiy qui le puisse punir et contraindie. Cependant il parle
quelques fois comme si ce qu'on dit de Dieu n'estoit que des compli-
mens, c'est à dire des expressions propres à l'honnorer, et non pas à le
connoistre. Il témoigne aussi qu'il luy semble que les peines des médians
doivent cesser par leur destruction : c'est à peu près le sentiment
des SocinienS, mais il semble que les siens vont bien plus loin. La Phi-
losophie, qui prétend que les corps seuls sont des substances, ne paroist
gueres favorable à la providence de Dieu et à l'immortalité de
l'ame. Il ne laisse pas de dire sur d'autres matières des choses très
raisonnables. Il fajt fort bien voir qu'il n'y a rien qui se fasse au
hazard, ou plustost que le hazard ne signifie que l'ignorance des
causes qui produisent l'efEect... ^ »
Avec sa modération et sa courtoisie habituelles, Leibniz, en termi-
nant ses Réflexions, relève encore de graves erreurs de Hobbes rela-
tives à la justice et à la sagesse de Dieu, et, comprenant le danger
que les œuvres du philosophe anglais font courir aux lecteurs superfi-
ciels, il se croit obhgé de les prémunir contre ces opinions « pernicieuses »
que le talent de l'orateur rend séduisantes.
La justice en Dieu, dit M. Hobbes, n'est autre chose que le pouvoir
quïl a et qu'il exerce en distribuant des bénédictions et des afflic-
tions. Cette définition me surprend : ce n'est pas le pouvoir de les
distribuer, mais la volonté de les cUstribuer raisonnablement, c'est à
dire la bonté guidée par la sagesse, qui fait la justice de Dieu. Mais,
dit-il, la sagesse n'est pas en Dieu comme dans un homme qui n'est
juste que par l'observation des loix faites par son supérieur. M. Hobbes
se trompe encore en cela, aussi bien que Monsieur Pufendorf, qui l'a
suivi. La justice ne dépend point des loix arbitraires des supérieurs,
mais des règles éternelles de la sagesse et de la bonté, dans les hommes
aussi bien qu'en Dieu. M. Hobbes prétend, au même endroit, que la
"sagesse qu'on attribue à Dieu ne consiste pas dans une discussion
logique du rapport des moyens aux fins, mais dans un attribut incom-
préhensible, attribué à une nature incompréhensible, pour l'honnorer.
Il semble qu'il veut dire que c'est un je ne say quoy attribué à un je
ne say quoy, et même une quahté chimérique donnée à une substance
chimérique, pour intimider et pour. amuser les peuples par le culte
qu'ils luy rendent. Car, dans le fond, il est difficile que M. Hobbes
ait une autre opinion de Dieu et de sa sagesse, puisqu'il n'admet
que des substances matérielles. Si M. Hobbes estoit en vie, je n'aurois
garde de luy attribuer des sentimens qui pourroient luy nuire ; mais
il est difficile de l'en exemter : il peut s'estre ravisé dans la suite,
car il est pavvenu à un grand âge ; ainsi j'espère que ses erreurs n'au-
ront point esté pernicieuses pour luy. Mais, comme elles le pourroient
estre à dautres, il est utile de donner des avertissemens à ceux qui
Hront un auteur qui, d'ailleurs, a beaucoup de mérite et dont on peut
profiter en bien des manières » 2.
1. Leibniz, Re flexions..., § 2, Ibidem, G., t. VI. p. 389. — J., t. II, p. 37L
2. Leibniz, Reflexions..., § 12. Ibidem, G., t. VI, p. 398-399. — J., t. II, p. 380-
38L
494 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
Pufendorf, et Leibniz plus encore, ont mêlé leur admiration pour
Hobbes de fortes restrictions. Mais, venant de personnages très autori-
sés, leurs éloges accréditèrent le philosophe anglais en Allemagne.
Aussi rien d'étonnant de voir ses doctrines attirer l'attention d'un
grand nombre d'esprits, surtout parmi les professeurs dans les Uni-
versités. Il ne faudrait pas croire cependant que les partisans de Hobbes
aient été aussi nombreux et aussi décidés que ceux de Locke qui se
servirent de V Essai sur V Entendement humain pour combattre, la
philosophie de Leibniz et de WoK, jusqu'à l'apparition de Kant,
Même depuis la révolution kantienne, Hobbes n'a pas cessé de piquer
la curiosité germanique, malgré la concurrence redoutable de Hume.
C'est surtout son système éthico-pohtique qui a été en faveur. Aussi
a-t-il contribué à l'accHmatation dans les cerveaux allemands de ce
principe immoral : il ne faut pas donner, pour base à l'Éthique et
au Droit une notion du juste et de l'homiête tirée de la nature des
choses et des vérités éternelles. La justice et l'honnêteté dérivent de
l'État K
III. — Pa,rmi les écrivains allemands de second ordre, qui ont été
plus ou moins favorables à Hobbes, on se bornera à citer quelques noms ^.
Coward 'trouva en Allemagne un émule dans Hocheisen, qui
mourut professeur à Breslau, pour soutenir la matériahté de l'âme ;
ce dernier eut pour adversaire, mais un adversaire paisible et bienveil-
lant, son propre ami Bûcher, qui était médecin du duc de Furstemberg.
Leur discussion fut pubhée sous ce titre alléchant : Correspondance
intime de deux bons amis sur Vjessence de Vâme ^.
IV. — Un personnage beaucoup plus important, théologien luthé-
rien très enchn à légitimer toutes les révoltes contre l'autorité reh-
gieuse, professeur d'Histoire à l'université de Giessen, historiographe
du roi de Prusse, Geoffroy Arnold *, dans sa volumineuse Histoire
impartiale de VEglise et des hérésiarques depuis le commencement du
Nouveau Testament jusqu'à Van du Christ 1688 ^, se montre très bien-
1. Cf. G. Zart, Einfluss der englischen Philosophen seit Bacon auf die deutsche Philo-
sophie des XVIII Jahrhunderts, Berlin, 1881, au mot Hobbes du Register, p. 238.
2. Pour plus de détails, voir G. Zart, Einfluss..., au mot Hobbes du Register, p. 238.
3. Zweyer guten Freunde vertrauter Briefioechsel vom Wesen der Seele, Wittenberg,
1713 ; La Haye, 17212. — L'ouvrage étant anonyme, on est partagé sur les noms des
auteurs. D'après Gottlieb Stolle, professeur « de Philosophie civile » à l'Université
d'Iéna, les auteurs seraient M. Hocheisen et D. Roeschell, de Wittenberg. Cf. Introductio
in Historiam Littefariam in gratiam cultorum elegantiorum Litterarum et Philosophiœ
conscriptci, Part. II, C. III, p. 619, note 5, léna, 1728. — Les ouvrages de Hocheisen sont
très rares en France. C'est pourquoi je signale l'existence, à la Bibliothèque de l'Ins-
titut (8" M 19 E* 10), d'une thèse intitulée : Deismum i'n Cartesianismo deprehensiim,
que M. JoHANNES Georgitjs Hocheisen fit soutenir en 1719 à Wittenberg. Cet Hochei-
sen semble être le même que l'auteur de Zueyer giUen Freunde.
4. Gottfried Arnold, né à Annaberg (Saxe), en 1666, et mort en 1714 à Per-
leterg (Prusse), où il était pasteur favorisant le piétisme.
5. G. Arnold. Unparteyische Kirchen-und Ketzer-Historien vom Anjang des
Neuen. Testaments biss auf das Jahr Christi 1688. Francfort, 1699-1700. L. XVII.
T. XVI, § 28-32. Dans l'édition de Schatfouse (1740-1742) en 3 in-fol., c'est au t. II,
p. 217-218.
SYItfPATHIES EN ALLEMAGNE : BECKMANN 495
veillant pour Hobbes, accepte sa conception du di'oit dérivant de
l'autorité de l'État et s'efforce vainement de le laver du reproche
d'atbéisme.
V. — Un autre théologien universitaire, Jean-Cheistophe Bec-
MANN ^, qui enseigna le grec, l'histoire et la théologie à l'université
de Francfort-sur-l'Oder, dont il fut « Recteiu- magnifique », montra
quelque indulgence et sympathie pour Hobbes. Dans ses Parallèles
politiques, il a également tenté de défendre Hobbes contre l'accusation
d'athéisme ^ et il a soutenu que l'homme n'est pas naturellement
sociable ^. Mais l'on se tromperait grandement si, d'après cette double
tentative, on prenait Becmann pour un partisan du système hobbien.
Tout d'abord ses réserves au point de vue religieux sont formelle-.
Sur la question débattue de l'athéisme de Hobbes, il n'est que juste
de le faire bénéficier, lui et beaucoup de ceux qui partagent son senti-
ment, Gundhng par exemple *, de l'observation suivante : en parlant
de Dieu et de la rehgion, Hobbes a si habilement combiné ses expres-
sions que le fond de sa pensée reste enveloppé d'équivoque . et partant
la méprise est possible si l'on n'y regarde pas de très près.
Quant à l'état de nature, Becmann ne l'entend pas comme le phi-
losophe anglais. Dans sa Vue d'ensemble de la Doctrine 'politique^,
il prend une position nette qui le distingue de Hobbes. Un chapitre
est consacré aux « Hypothèses pohtiqiies ». La définition qu'il en donné
•eti le rôle qu'il leur attribue ne laissent aucun doute sur son opinion.
Ces hypothèses sont « des notions présumées de choses qui n'ont jamais
existé dans la vie sociale, mais qui existeraient s'il en était besoin » ^.
En PoUtique, comme dans les autres sciences, elles ser^^ent à mettre
les démonstrations en meilleure lumière. Aussi pour Becmann « l'état
de nature n'a jamais existé et ne convient pas à l'humanité... » Cepen-
dant on use « de cette hypothèse en Pohtique pour mieux faire ressortir
la nécessité de la vie sociale » '. Car, selon lui, sans l'organisation en
société les hommes seraient voués à une guerre permanente de tous
contre tous. C'est pour échapper à cet état violent, conséquence
forcée de la vie isolée et indépendante, qu'ils se sont constitués dès
l'origine en société. Indice évident que l'organisation sociale est néces-
1. Johannes-Christophorcs Becmann (et Beckmann) (1641-1717), né à Zerbst
(Anhalt-Dessau) et mort à Francfort-siir-l'Oder.
2-3. J.-C. Becmann, Parallela politica.... Dissertât. I ; IV.
4. Je n'oserais l'assurer d'ARNOLD, trop porté qu'il est à passer l'éponge svu- toutes
les erreurs.
5. Conspectus doctrinœ polUicœ brevibua Thesibua earumque Demonatrationibus pro-
poaitus a Johan-Christoph. Becmano, Francforfe-stu'-rOder, 1691.
6. Hypothèses politicse sunt prœsiunptse notiones rerum in vita sociali non quidem
existentium, attamen, si opus fuisset, extiturarum. Eaeque in Politica non minus ac in
aliis disciplinis necessariae sunt ad majorera in deraonstrationibus ejus evidentiam
ostendendam. (J.-C. Becmann, Conspectua..., C. IV, p. 10).
7. Statxia naturalia, qui nunquam extitit nec expedit rei humanae. DoctriruB politicse
tamen inseritur ad ostendendam necessitatem vitse socialis. (J.-C. Becmann, Conapec-
tua..., C. IV, p. 16).
496 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
saire à l'humanité pour vivre heureuse dans l'ordre et la paix ^.
On pourrait relever dans le Conspectus Doctrinœ politicœ un grand
nombre de passages qui sont la négation des principes hobbiens.
C'est ainsi qu'il définit : l^a le Droit naturel, source du Droit des gens
et premier principe moral : Le dictamen de la droite raison ou la Conve-
nance avec la nature rationnelle » ^. — 2° « le Droit social ou Droit ,
des gens : Ce que la raison naturelle, guidée par les exigences usuelles
et les besoins de l'humanité, a étabh entre les hommes. Double cause
qui a donné naissance à la société civile » ^. Il cite en l'approuvant
cette déclaration de Sénèque : L^homme est un animal social *. En
revanche, à l'exemple de Hobbes, Becmann accorde au détenteur
de la souveraineté un pouvoir absolu, sauf dans le domaine religieux,
où cependant son intervention reste encore exorbitante ^.
Ce qui semble le symptôme le plus suggestif des tendances de Bec-
mann, c'es't qu'il renvoie continuellement aux ouvrages de Hugo
Grotius, tandis que les écrits de Hobbes sont oubUés.
VI. — Chez Jean-François Buddeus ®, qui professa la Philoso-
phie morale et civile à Halle et la Théologie luthérienne à léna, ia>
note tout ,à fait dominante c'est le blâme ''. Ce professeur distingué
exerça de son temps une grande influence sur la jeunesse universi-
taire. Durant les vingt-quatre ans qu'il enseigna à léna, sa chaire fut
entourée d'auditeurs assidus, ^ue retenait un enseignement clair,
méthodique, érudit, tirant des spéculations théologiques les conclu-,
sions pratiques qu'elles comportent. Son action s'est également fâiit
sentir en Philosophie. Il a composé un Cours élémentaire en trois
volumes : 1° Eléments de Philosophie instrumentale ^, qui comprennent
la Logique et l'Ontologie. — 2° Eléments de Philosophie théorique ^,
qui contiennent la Physique, la Pneumatologie et la Théologie natu-
relle. — 3° Eléments de Philosophie pratique ^°, qui embrassent la Morale
1. J.-C. Becmann, Meditationes politicœ,... C. IV, § 2.
2-3. Jus Naturse est mater Juris Gentiuni ac primum principium morale : Estque
nihil aliud qviam Dictamen rectse rationis seu convenientia cum natura rationali. —
... Jus Sociale, seu quod perinde est Jus Gentium. Quod proinde ab Imperatore defi-
nitur : Quod naturalis ratio inter homines constituit, usu exigente et huniana necessitats.
Horum causa enim societatem humanam iniri oportuit. (J.-C. Becmann, Conspeetus...,
C. II, p. 9 ; 7).
4. J.-C. Becmann, Conspeetus..., C. V, p. 18, eirea finem. Cf. Sénèque, De Beneficiis,
L. VII, § 1.
5. J.-C. Becmann, Conspeetus..., C. XIV, De Majestate, p. 64-74.
6. Johannes Fr.-vnz Buddeus (1667-1729), né à Anclam, en Poméranie, mourut en
se rendant à Gotha. Il fut plusieurs fois Pro-Recteur de l'Université d'Iéna.
7. On lit, à V Index de ses Selecta Juris Naturœ et Gentium (Halle, 1704), au mot
Hohhesius, cette ligne qui résume bien le jugement de Buddeus : In quibusdam laudatus,
in multis vituperatus.
8-9-10. J.-Fr. 'B\!ViT>'E\JS,Elementa Philosophiœ instrumentalis ,seu Institut iones philo -
sophicœ eelecticœ. Halle, 1703. — Elementa Philosophiœ theoretieœ. Halle, 1703. —
Elementa Philosophiœ practic.œ. Halle, 1697. Cette troisième Partie fut composée la
première par Buddeus, quand il enseignait à Halle « la Philosophie morale et civile v
(on dirait aujourd'hui la Politique). Dans l'édition de 1703, Budde s modifia quelques
points de sa Philosophie pratique et en changea le jalan (voir la Préface). — Ces Elément»
SYMPATHIES EN ALLEMAGNE : BTTDDEUS 497
et la Politique. Buddeus s'annonce dans le sous-titre de l'œuvre
comme éclectique ^. Cette œuvre, clairement rédigée, indique un esprit
sage et pondéré. Aussi devint-elle classique en Allemagne. Dans la
plupart des Ecoles pliilosophiques les professeurs l'adoptèrent comme
texte de leurs « prélections » '^. Notons enfin que Buddeus fit une Pré-
face élogieuse pour une traduction latine anonvme de la Logique de
Port-Roijal ».
Cependant Buddeus possède un titre plus original à figurer dans
l'Histoire de la Philosophie, car parmi ses contemporains c'est lui
qui, en Allemagne, en comprit le mieux l'utihté. Il contribua par son
exemple à en répandre le goût. On lui doit plusieurs ouvrages en ce
genre : un Résumé de V Histoire jyhilosophique * ; deux Introductions,
l'une à V Histoire de la Philosophie des Hébreux ^ ; l'autre à la Philo-
sophie stoïcienne ^. En tête de ses Morceaux choisis du Droit de la nature
et des gens ', il a placé une histoire du Droit naturel. Son Recueil
d'histoire philosophique ^ renferme onze Dissertations érudites sur
des sujets variés. Le premier chapitre de ses Thèses sur V Athéisme ^
est un chapitre historique sur la question.
Un pareil professeur ne manquait donc pas de valeur pour porter
un jugement autori.sé sur l'œuvre pohtique et religieuse de Hobbes.
« Nous devons, dit-il, quelque chose à Hobbes. Mais s'il avait apporté
à Fétude des lettres autant de probité que de talent naturel, les lettres
de Philosophie furent souvent réimprimés; les premiers, sept fois, ; les seconds, cinq fois;
les troisièmes, dix fois, d'après J. Bkucker, Historia..., T. IV, P. II, p. 531, circa mé-
dium.
1. Institutiones Philosophiœ edecticœ — Damnant quidem, qui certse sectse addicti
sunt, hanc philosophandi rationem, qua Potamon iUe Alexandrinus primus usus est,
quamque eclecticam vocant, et qua me plurimiun delectari lubens fateor... (Buddeus,
Eleinenta Philosophiœ praciirœ, Praefat. priori editioni prœmissa; dans l'édition de 1727,
p. 0, § Damnant. [Cette préface n'est pas paginée].
2. Et hoc quidem pacto totius philosophiae orbem, dictione usus perspicua atque
eleganti, ita absolvit ut niirum quantum viris doctis placeret. et imprimis in plerisque
Germanise scholis hae Institutiones indicis instar in praelectionibus philosopliicis adhi-
berentiir. (Jac. Brucker, Historia..., T. IV, P. II, p. 531, circa médium).
3. Logica sive Ara cogitandi in qua prœter vtilgares régulas plura nova ad rationem
dirigendam utilia. Editio nova, eaque in Germania prima, reliquis omnibus, aliqiiot
capitibus auctior. Prœfationem prœmisit Jo. Fraxciscus Buddeus, P. P., Halle,
1704.
i. J.-F. BuDDECS, Compendium Historiœ philosophicœ Observationibus illuslratum,
cum Prœfatione Georgii "Walchii, Halle, 1731.
5. J.-F. Buddeus, Introductio ad Historiam Philosophiœ Ebrœorum, Halle, 1702.
6. J.-F. Buddeus, Introductio ad Philosophiam stoicam ex mente M. Antonini,
Leipzig, 1729.
7. J.-F. Buddeus, Selecta Juris Naturœ et Gentium, Halle, 1704.
8. J.-F. Buddeus, Analecta Historiœ philosophicœ. Halle, 1706.
9. J.-F. Buddeus. Thèses theologicœ de Athéisme et Superstitions variis Observalio-
nibus illustratœ et in usum Recitationum Academicarutn editœ,léna, 1717 ;.17222.Utrecht,
1737. — Il en existe une traduction française : Traité de l'Athéisme et de la Superstition
par feu M« Jean-François Buddeus, Docteur et Professeur en Théologie, avec des
I Remarques historiques et philosophiques. Traduit en français par Louis Philon, ci-
\ devant Docteur de Sorbonne, et mis an jour par Jean Chrétien Fischer, Maître en
Philosophie et Adjoint de la Faculté philosophique dans V Académie de lene..., Amster-
dam, 1740.
32
498 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
en général, mais surtout ia doctrine morale, auraient pu en tirer grand
profit. Mais les commentaires irréligieux et ridicules, dont il souille
ce qu'il a pensé et écrit de bon, lui ont fait perdre à lui-même et aux
autres les fruits de son application et de son travail. Cependant son
audace in'sensée a été châtiée par Cumberland, Cock, Scharrock et
d'autres personnages très doctes » ^. Tel est le jugement de Buddeus
dans la première édition de son Histoire du Droit naturel. Celui
qu'on Lit dans la seconde édition revue et « augmentée », aussi
sévère pour le fond, est d'un ton moins dur 2. En revanche, il précise
ainsi ce que ces mots : <( commentaires irréligieux et ridicules »
avaient de vague :
« La> fable de l'état de nature inventée par Hobbes et tout ce qu'il
a bâti sur cette base avait pour but de plaire à Charles II, roi d'JVn-
gleterre. Tandis qu'il se montre tout dévoué aux intérêts du prince,
il est, ou peu s'en faut, impie à l'égard de Dieu, en soumettant la
rehgion elle-même à l'arbitraire de ceux qui commandent, et il viole
les droits des citoyens en les vouant à une condition tout à fait ser-
vile » 2, Comme pour atténuer la rudesse de cette critique, Buddeus
avait commencé par reconnaître de bonne grâce que « Hobbes, de
l'avis de tous, était doué d'un génie très subtil ». {Thomas, Haïmes-
buriensis,vir, omnium, judicio, ingenii suhtilissimi ) .
Ce n'est pas tout. Buddeus reproche encore à Hobbes de n'avoir
considéré dans les hommes que leurs mauvais côtés, au point de les
avoir presque ravalés au niveau des bêtes sans raison ^. De plus,
comme le philosophe anglais n'admet en réahté ni droit naturel,
ni lois divines proprement dites, il n'est personne qui ne voie claire-
ment que, d'après cette façon de philosopher, l'autorité souveraine,
que pourtant il a voulu renforcer le plus possible, repose sur une base
mouvante *.
1. Nec omiiino nihil Thomse Hobbesio debemiis. Quin si tantam att^^lisset probita-
tem ad literarum studia, quantum attulit ingenium, ingens ab eo emolumentum eum
omnes litêrae, tum maxime doetrina moralis capere potiiisset. Jamvero profanis ridi-
culisque commentis ea, quœ I ene ex'^ogitata scriptaque sunt, polliiendo, et seetalio:!
industritB et laboris sui fructibus privavit ; audacise auteni subb et ineanife pœnas,
Cumberlandio, Cockio, Seharrockio aliisque doctissimis viris dédit. (Joh. -Franc.
Buddeus, Historia Juris naPiiralis, sans lieu ni date, p. 21-22, publiée à la suite de
l'ouvrage de Philippe Reinhard Vitriarius, ZnsïiiMiiones Juris Naturœet Oeniium...,
Leyde. 17042).
2. Jam vero suam quam excogitavit de statu naturali fabulam, eeteraque quaa
eideni superstruxit, eo comparatam voluit Carolo secundo ut placeret Anglise régi.
Plane ac si imperantium in tuto coUocari irajestp.s nequeat. niei advocatis in
subsidium figmentis. Is vero etiam, dum pius in regem videri \'cluit, parum abest
quin impius in Deum, ipsam religionem imperantium arbitrio subjieiendo, injvuius-
que in cives servili prorsTis condition! eos addicendo; extiterit. (J.-F. Buddeus,
Historia Juris naturalie aucta..., § xxvi, dans Selecta Juria Naturœ et Gentiian,
p. 34t, ciraa meditim. Halle, 1704).
3. Buddeus, Compendium Hietoriœ philosophicce..., C. VI, § 33, p. 510, circa fînem.
4. Quse qui consideraverit, facile intelliget Hobbesium nullas omnino leges divinas
proprie sic dictas nuUumque jus natiirse admittore. Unde et nemini obscurum esse
potest quam lubrico fundamento secundum hancee philosophandi ration«m auctoritas
summorum imperantium innitatur, cui tamen vel maxime consultum voKiit. (J.-F.
Buddeus, Compendium..., C. VI, § 33, p. 511, circa médium).
SYMPATHIES EK ALLE3IAGÎÎE : GTXN^DLING 499
Voilà pour la Politique. Sur la question religieuse Buddeus est plus
catégorique encore. Hobbes et Spinoza ont mené contre la Sainte
Ecriture un combat impie i. Le but de Hobbes, la chose n'est pas
douteuse, a été, autant qu'il dépendait de lui, de renverser la reli-
gion chrétienne 2. Ces accusations sont appuyées sur des textes de
Hobbes, dont Buddéus entreprend une critique serrée.
Notre auteur met aussi en rehef les erreurs de Hobbes sur les attri-
buts divins et les réfute \dgoureusement ^. Siu- le grief d'athéisme
il est mollis affii'matif que sur le secret dessein de miner le Christia-
nisme. Voici la conclusion loyale de son enquête : « Ou tout m'abuse,
ou il n'est pas aussi aisé que certains l'estiment, de hbérer Hobbes du
soupçon d'athéisme » *.
^"11- — Un professeur, plus célèbre que Buddeus, Nicolas-Jérôme
GuNDLLN-G 5, se montra au contraire très favorable, sur certains points,
au système politique de Hobbes. C'est l'une des gloires de l'université
de Halle, que l'électeur Frédéric III avait fondée en 1694. Il y enseigna
la philosophie, l'éloquence et surtout le droit de la nature et des gens,
dont il occupa la chaii'e pendant 22 ans, depuis 1707 jusqu'à sa mort
arrivée en 1729. Le charge de Pro-Recteur {le Recteur Magnifique
était de di'oit le fondateur de l'université) lui fut confiée à plusieurs
reprises ; il en remphssait les fonctions à l'époque même où il mourut.
Gundling avait en partage de rares quahtés : étonnante acuité
d'esprit,^ mémoire meublée d'une vaste érudition puisée dans la riche
bibHothèque qu'il avait constituée con amore, éloquence à la fois ner-
veuse et agréable. Travailleur infatigable, il cultiva persévéramment
1. At longe aliam ingrediuntur viam qui rationi ita litant ut ea, ad Scripturge Sacr»
firmissimum praesidium hominibus eripiendum, abutantur. Agmen inter eos ducit
Benedictus Spinoza, quocum certamen impietatis iniiese videtur Thomas Hobbesius.
Uterque ut hominibus persuaderefc, qiiâs sacras vocaraus litteras a Deo profeetaa non
esse, nec tuto quemquam iis inniti posse, nihil fecit rehqui (Joh. Franc. Buddexts,
Exercitatio historico-philosophka de Scepticismo morali..., § v, dans Analecta Historiœ
philosophicœ. Halle, 1706, p. 213-214).
2. Et sane, ut ab ultimo hocce aoeusationis capite [impugnatas et, quantum in ipso
ecat, eversae reUgionis Christian»] ordiamur, absolvi ab ea Hobbesium nulla ratione
posse res ipsa docet (Buddeus, Thèses theologicœ de Atheiamo..., G. I, § xxvn, p. 188
circa médium). ' ' '
3. J.-F. Buddeus, Thèses theologicœ de Atheismo, C. VI, § vn, p. 514-518.
4. His vero si reliqua ejus [Hobbesiusl de Deo pronuntiàta addantur, aut me omnia
iallunt,aut non tam facile ab atheismi suspicione liberari potest, ut nonnulh existimant
(Buddeus, Thèses theol. de Atheismo, C. I, § xx^^I, p. 191). Buddeus note dans son
Compendium Historiœ philosophicœ, C. VI, § m, p. 378-379, que Gundling a essayé do
lui répondre sur la question de l'athéisme de Hobbes. Cf. Gundligiana, Stiick XIV
Von Th. Hobbesii Atheisteren,- § v, T. III, p. 308-309. — Buddeus mentionne plusieurs
fois Hobbes, et le plus souvent pour le critiquer, dans son Isagoge historico-theologica
m Theologiam universam singulasque ejus portes, 2 vol., Leipzig 1727 Cf T I n 71 •
280 ; 311 ; 728 ; 903. — T. II, p. 1382 ; 1383 ; 1436 ; 1443 ; 1448 ; 1765 ; 1826. '
5. NicoLAUS-HiERONYMUS GuNDLiNO (1671-1729), né à Kirchensittenbach (dans
la région nurembergeoise), où son père était ministre, et mort à Halle, fit partie du
Sénat ecclésiastique de Magdebourg et fut membre du Conseil privé du roi de Prusse.
Après avoir suivi les cours de théologie à léna, Altorf et I.«ipzig, il étudia le droit à
Halle 80U3 le fameux Christian Thomasius. En 1707 il succéda à Christophe Cel-
LARius dans la cloaire d'antiquités et d'éloquence. Mais l'enseignement qui l'a rendu
célèbre fut celui du Droit, dont il occupa la chaire de 1707 à 1729.
500 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
ses dons de nature, et le produit de cette culture intensive fut une
science éminente en Droit, en Philosophie et en Histoire. Son style vif,
neuf, spirituel lui attira des auditoires assidus et de nombreux lec-
teurs. Ce bel ensemble de mérites l'a élevé au premier rang des som-
mités intellectuelles de second ordre, qui ont illustré, en Allemagne,
le commencement du xvui^ siècle ^.
Mais il y a quelques taches qui font ombre dans ce brillant ensemble.
On remarque, chez Gundhng, non seulement la tendance, ce qui est
louable en soi, à s'affranchir des jugements conventionnels, mais
encore, ce qui est fâcheux, un mépris effectif et afïiché, sans distinc-
tion de matière, pour l'argument d'autorité. De plus, très conscient
de sa valeur, il supporte impatiemment la contradiction, d'où qu'elle
vienne, même d'adversaires modérés et instruits. Aussi, de l'aveu de
Brucker, qui a pour lui une admiration très chaleureuse, sa polé-
mique acerbe, où il s'abandonne, sans assez de retenue, aux sugges-
tions de son instinct satirique, manque-t-elle gravement aux règles
de la mesure et aux lois du décorum ^.
L'excessive confiance qu'il avait en lui-même l'a poussé quelque-
fois à cultiver le paradoxe ^ et, une fois qu'il s'était amouraché d'une
h3rpothèse,'à la soutenir mordicus envers et contre tous.
^ Il convient de relever d'abord, à son avantage, la contribution qu'il
apporta à l'Histoire de la Philosophie. On peut lire un certain nombre
de Dissertations historiques dans ses Observations littéraires *, ses Loi-
sirs^, et les Gundlingiana^ , immense recueil d'études détachées, qui sont
distribuées en 45 sections ou parties (Stilcke). Il y fait preuve d'une
vaste érudition, surtout en ce qui concerne la philosophie morale ''.
1. Cumque miro acumine gauderet, maxime autem mémorise horrea infinitse lectionis '
copiis, quas ex amplissima, quam sibi comparaverat, bibliotheca coUegit, essent in-
structissima, et tum eloquentia mascula et jucunda accederet, inter sumimos nostrse
setatia viros doctos merito eminuit (J. Brucker, Historia..., T. IV, P. II, p. 523, in
fine). Cf. Niceron, Mémoires,... T. XXI, p. 381 sqq.
2. J. Brucker, Historia..., Loco citato, p. 524, § ii, in fine. — Cf. Gundling, Allocutio
ad ininiicos.il l'a publiée en appendice à la 2^ édition de Via ad veritatem, qui parut en
3 volumes séparés avec titres dictincts, à Halle, 1726 et 1728. On la trouve également
en tête de la Logica (Halle, 17262) et au tome III des Ohservationwn selectarurn, Obs.
VII, p. 75-102.
3. Brucker en fait la remarque en parlant de l'ouvrage de Gundling : Le Chemin
vers la vérité : At svint quoque nonnulla ~apai5o;''cp'/Aa, quo charactere omnino Gund-
lingius dignosci potest. (Historia..., Loco citato, p. 525, circa finemj.
4. Gundling, Observationum selectarurn ad rem litterariam spectantium Tomus I,\
Francfort et Leipzig. Ce volume était, dans la pensée de Gun Iling, la continuation desj
Observationes Halenses, auxquelles il avait collaboré ; mais il ne lui donna pas de suile.
Cependant, après la mort de Gundling, pariurent trois i^olumes sous le même titre
Observationem selectarurn.... Halle, 1737, 2^ édit. Les tomes II et III reproduisent de^
études de Gundling publiées notamment dans les Observationes Halenses.
5. Gundling, Otia, Halle, 1906-1907.
6. (xundll.:giana, Darinnen allerhand zur Jurisprudenz, Philosophie, Historié, Critic,\
Litteratur und Ubrigen Gelehrsamkeit gehôrige Sachen abgehandelt werden, en 45 Stûcke.
Les 44 premiers furent publiés par l'auteur à Halle, de 1715 à 1729. Le 45^, qui est
posthume, ne parut qu'en 1732.
7. Gundling, Historiée Philosophicœ moralis Pars prima, in qua de Opinionibus variai^
rum Sectarum, de Scriptis, Lihria et Atitoribus eo pertinentibus, ea, qua par est, libertat
disseritur, Halle, 1705.
SYMPATHIES EK ALLEMAGNE : GTJNDLESrG 501
Gundling a résumé ses idées philosophiques dans une œuvre tri-
partite, intitulée : Chemin pou?' 'parvenir à la vérité en Logique, en
Ethique et en Droit naturel ^. Cette synthèse est incomplète ; il y manque
notamment la Physique, que l'auteur a jugé prudent de laisser de
côté, sans doute à cause des délicats problèmes qu'elle soulève ^.
Quant à la Politique, il en laissa un court exposé, qui ne parut qu'après
sa mort ^.
C'est un éclectique, mais qui revendique une grande part d'origi-
nalité, car voici comment lui-même a caractérisé son œuvre : « Il a
composé un système tout à fait nouveau ; cependant, en homme
sincère, il ne peut dissimuler les lumières dont il a fait son profit,
ni les points où il est d'accord ou en désaccord avec les autres » *.
Notons au passage quelques-unes des idées de GundUng, où l'on
retrouvera des reflets de la pensée hobbienne : La question de savoir"
si le principe pensant est matériel ou spirituel est une question contro-
versable. La nature de l'âme nous échappe complètement. On ignore
ce que sont les corps et l'on ne sait rien de solide sur les esprits. L'expé-
rience sensible est le fondement de toute connaissance ; toute connais-
sance repose sur un fait particuher. Il y a beaucoup de vérités indé-
montrables, et cependant il n'y a qu'une vérité première, à savoir* :
Est vrai tout ce qui cadre avec nos idées, qui sont le produit des sens
et de la définition. Les définitions nominales tiennent souvent heu
de principes ^.
C'est à peine si l'on peut dire que la nature nous pousse absolument
à entrer dans une grande société, qui est la société des sociétés parti-
cuhères. Voilà ce qu'on doit tenir tout d'abord. Ce n'est pas pourtant
qu'une telle association répugne à la nature humaine. Bien plus,
elle est nécessaire par hypothèse, en tant qu'elle sert de frein à l'inch-
nation qui entraîne les mortels vers la hberté. De ce point de vue
1. Gcrs'DLiKG, Via ad Veritatem logicam, ethicam et Juris Naturœ, en 3 parties. Halle,
1713. — Dans une seconde édition, re\Tae et augmentée (auctior et emendatior ), ces
trois parties' parurent séparément sous les titres .suivants : Logica seu Ara ratioc'nandi
genuinis fundamentis superstructa et a prœsumtis opinionibus vacua. Halle, 1726. —
Ethica seu Pkilosophia moralis genuinis fundamentis superstructa et prœsumtis opinio-
nibus aliisque ineptiis vacua. Halle, 1726. — Jus Naturœ et Gentium connexa ratione.
novaque methodo elaboratum. Halle, 1728.
2. Physicam enim, prudentior [GuxDLiNGiusJineareThomasic, nonattigit (J. Brxjc-
KER, Historia..., p. 525, circa médium).
3. GuNDLiNO, Politica seu Pnidentia civili-s ratione connexa. On la trouvera dans le
45^ Stiick des Gundlingiana, paru en 1732, t. IX, p. 1-160. — On trouvera au même
endroit, p. 187-195, le « Catalogue des écrits de Gun lling ■>. Ce Catalogue mentionne
(p. 191) une étude sur le De Cive que je n'ai pu avoir entre les mains. En voici le titre
complet : Erôffnet der atudirenden Jugend zu Halle 3 Collegia Ubler] Hobbesii... De
Cive die Pandecten und 3 '^" § Instituiionum de Justitia et Jure, Halle, 1704.
4. Monet [Gundlingius] autem se in plurimis ab aliis dissentire, multa improbare,
varia in meliorem ordinem redigere, nova addere, non demonstrata demonstrare : aliud
plane cjj-ty, ;jia conficere, et tamen, quod sinceri hominis s t, non dissimulare quibus
luminibus profecerit, in quo aliis consentiat, in quibus dissentiat. (Cité par Brucker,
Historia..., T. IV, P. II, p. 525, in medio).
5. Via ad Veritatem logicam. Cf. Bhucker, Historia.... Ibidem, p. 525-526.
502 ARTICLE in. — CHAPITEE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
c'est un moindre mal, donc nn bien, parce qu'elle met un terme à la
guerre civile et à l'anarchie ^.
Le premier principe de Droit naturel est qu'il faut avant tout
rechercher la paix extérieure et, si on ne peut l'obtenir autrement,
recourir à la guerre ^.
A cette question : Quelle est la meilleure forme de gouvernement ?
Gundling, au lieu de se déclarer comme Hobbes pour la monarchie
absolue, dit qu'on ne peut donner de réponse catégorique ^. Il fait au Sou-
verain de sages recommandations. Exemple : « Toutes les prescrip-
tions relatives à l'obéissance des sujets seront vaines à moins que le
Chef de la Cité ne montre à ceux qui sont soumis à sa puissance qu'il
les aime et ne la fasse tourner à leur véritable utilité » *.
Le chapitre de la Politique gundlingienne, qui se rapporte au pouvoir
législatif, est rempli de ces excellents conseils ; Que le législateur fasse
peu d^ ordonnances, qu'elles soient : motivées par les vices, appropriées
à la nature humaine, nécessaires, ne prescrivant pas des choses tout
à fait parfaites, coîiformes au génie du peuple et à la forme du gouverne-
me7it, s'adre-^sant à tous (car il doit être très parcimonieux dans la
concession des privilèges), visant à V amélioration de la vie et non à
V utilité propre, faites en teynps opportun ^.
Dans l'Éthique gundhngienne on rencontre aussi certaines thèses
singulières : il faut placer le bonheur seulement dans l'absence de
douleur (indolentia). Tout ce qui s'écarte du juste miheu est un mal.
La preuve de l'existence , de Dieu tirée du consentement des peuples
est inepte, etc. Cependant la philosophie morale de GrundUng s'ins-
pire principalement des grandes hypothèses de Leibniz : origine du
mal, optimisme, harmonie, et de cette vérité mise en belle lumière
par le philosophe hanovrien, à savoir que les préceptes imposés
par Dieu ne dépendent pas de son bon plaisir, mais d'une volonté
sage, éclairée par une intelligence infaillible, etc. ^.
Plusieurs années avant la publication de son livre Via ad Veritatem,
Gundhng, comme président d'une Thèse solennellement soutenue,
1. Et primum hoc loco tenendum naturam vix dictare intrandiim esse necessario et
abeolute in magnam societatem, qiise est societas soeietatum, cœtus cœtiitini agens sub
imperio Bummo, cui nequeat resisti. Neutiquam tamen consequitur ejiismodi civilem
consociationem repugnare natiirse quam Tiunc genint homines. Immo vero sic nec< s-
saria est ex hypothesi, utut genio moi'talium libertatem affectantium adversa. Est
civitas vhulutn minus, eaque visione howum... (Gundling, Gundlingiana, T. IX, PoliPica...,
C, VI, § 3 et 4, p. 55-56).
2. GxjNDLiNG, cf. Via ad Veritatem ethicam et Juri» Naturœ.
3. Gundling, Politica..., C. IV, § 15 à 18, p. 69-61.
4. Quidquid de obedientia civium prsecipitur, ù ane erit, nisi Princeps civitatis osten-
dat se amare potestati suse subjectos eaque potestate ad eorum utilitatem uti rêvera...
(Politica.,., C. VIII, § 1, p. 95).
6i Qui leges fert... jubeat : pattcia, ofe vitia, naturœ hnmanœ congruenter, necessaria,
non 'proraiLS perfectay genio pcpuli et formœ reipublicce competenter, universos (sitque
in priviLegiis impertiendde parcus), meliori» vitœ propagandte, non proprii conmwdi
gratia, tempestive. (Politica..., C. IX, § 11, 12, 14, 15, 16/l7, 20, 23, 24, p. 102 sqq.)-
6. Cf. Via ad Veritatem ethicani.
SYMPATHIES EN ALLEMAGNE : GTJNDLING 503
le 5 mai 1706, à l'université de Halle, par son élève et compatriote
Georges Charles Volckamer, s'était posé en champion de Fétat
de nature hobbien. La question était ainsi formulée : Uétat de nature
de Hohhes défendu et qui doit l'être dans le Corps du Droit civil, à Vocca-
sion du Livre V de la Justice et du Droit ^. On sait que souvent le pré-
sident de Ja Thèse en était lui-même le rédacteur. Dans l'espèce
qui nous occupe il n'y a pas de doute 2.
Gundling d'ailleurs, interprétant la pensée de Hobbes à sa façon,
l'a condensée dans les dix propositions suivantes : L'homme est
conduit par ses passions et y conforme sa conduite. — Les passions
sont mauvaises. — Tout ce que l'homme fait, il le fait d'après leurs
suggestions. — Il recherche la société, mais une société en haiTQonie
avec elles. — Toute société formée conformément à nos affections
n'est pas une union véritable, mais une réelle disjonction. — Toute
disjonction entraîne la guerre. — Dans toute guerre il y a massacres,
rapines, droit de tous à tout. — En guerre, on défend sa vie. — Dans
uîi éta^t troublé, n'importe qui peut défendre sa vie par anticipation.
— Pour sortir de l'état de guerre il n'est qu'un moyen sûr, constituer
un pouvoir souverain ^.
Il est bon de remarquer au surplus que la thèse défendue par Gund-
ling repose sur cette doctrine luthérienne ; la nature humaine est
mauvaise, viciée qu'elle est foncièrement par le péché originel. Mais
à cette supposition erronée le prolesseur de Halle ajoute un correctif,
à savoir que les passions déréglées trouvent un frein efficace dans la
puissance coërcitive de l'autorité souveraine *. De sorte qu'on pour-
rait résumer ainsi son opinion : L'homme naît mauvais, mais ^a société
le rend bon. C'est l'antithèse du système de Rousseau. En fait, l'hu-
1. Statua naturalis Hobbesii in corpore Juris civilis defenaus et defendendus, occasione
L. 5 de JustUia et Jïire,queniin regia Acadeniia Fridericiana, Rectore Magnificentissirrio
Serenissvmo Principe D. Philippo Wilhehno, Principe Borussice, Prceaide Xic. Hier,
Gttndling, I. V. D. et PP., ad dicm V Maii A. MDCCVI H L Q C publico eruditorum
eœamini suhjiciet Geoegius Caroltjs Volckamer a Kirchensittembach, Halle, 1906.
2. J'ai retrouvé celte thèse, publiée plus tard sans changement, sous le nom de
Gundling, avec ce titre : Commentatio de Statu naturali Hobbesii in Corpore Jiiris
civilis defenso et defendendo, occasione L. 5 de Jiistitia et Jure, Halle, 1735. — Gundling
s'est aussi inspiré de Hobbes dans sa Pohfica, C. II, § 7 à 18, p. 28-34 du tome IX des
Oundlingiana.
3. I. Homo cupiditatibus suia agitur et aecundum eas agit. — II. Cupiditates sunt
malse. — III. Quidquid facit, facit secundum illas. — IV. Societatem quserit, sed illis
conformem. — V. Qusecunque .societas affectibus nostris conformiter initur, non est
vera unio, sed disjunctio. — VI. In omni disjunctione est bellum. — VII. In omni bello
csedes, rapinae, jus omnium in omnia. — VIII. In bello vita defenditur. — IX. Vitam
cum anticipatione defendere quilibet, posito statu turbulente, potest. — X. E bello
nemo émergera tuto potest nisi per imperium. (Gitndling, Status naturalia Hobbesii...,
§ xx\Tii, p. 22, Edit. de 1706).
4. Ego eorum methodum probo, qui illos [homines] prout inveniuntur in his terris
ad vi^-um delineant, perversoa, insultandi cupidos, suspicaces, jus omnium in omnia
necessario affectantes, nisi vinculo quodam imperii reprimantur et de jure suo, quod
Bibi videntiir habere, cum actionum suarum judices sunt et sine superiore vagantur,
ipsi recédant. (Gundling, Statua naturalia..., § v\ï, circa finem, p. 5). — Voici sa con-
clusion : Tibi si alia sedeat opinio, rétine, et bon» s, meliores, immo optimos fînge
homines. Scripsimu-s quod videmus, audimua, sentimus: tu scribasteneasque quod nemo
experitur et videt. (Status naturalia..., § xliv, p. 44, m fine).
504 'AUTICLE HT. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
manité n'est ni si mauvaise, ni si bonne ; elle ne mérite (( ni cet excès
d'honneur, ni cette indignité ». Le vrai se trouve entre ces deux
extrêmes.
Je faisais plus haut allusion à l'entêtement avec lequel Gundling
maintenait certaines thèses une fois qu'il les avait faites siennes.
En ce genre, le cas le plus typique est sans doute celui où il soutient
que les penseurs anciens, Platon ^ notamment et Hippocrate ^,
étaient athées. Par un contraste singulier, le même écrivain, qui
s'acharnait à charger de cette injurieuse accusation la mémoire de
Platon, s'est évertué à en « libérer « Hobbes, dont l'athéisme réel se
dissimule mal derrière des formules ambiguës. Il a consacré l'une de
ses Observations choisies ^ à cette ingrate besogne. Le plaidoyer nous
a paru vraiment faible. Mais c'est un spectacle divertissant de voir
cet habile avocat, quand il est aux prises avec des textes compromet-
tants, se débattre péniblement pour les innocenter.
Qui le priait de défendre une cause aussi douteuse ? Gundhflg
a cédé au désir de montrer son indépendance... chevaleresque. Dans
son exorde, il s'élève contre le destin immérité subi par Hobbes,
« cet esprit pénétrant, ce philosophe insigne. Ses idées, parce qu'elles
s'écartent des sentiers battus et ne se rattachent à aucune secte
dont les systèmes dominent en Europe, ont été présentées à l'opinion,
par la plupart des interprètes, pour ne pas dire par tous, comme
impies, irréligieuses, dignes d'exécration » *. C'est se tailler un trop
beau rôle, car d'autres avant lui, Arnold et Pufendorf en Allemagne,
n'avaient pas caché leur admiration pour Hobbes. Arnold avait
même tenté d'écarter de lui l'inculpation d'athéisme.
GundUng professe, comme le philosophe de Malmesbury, qu'il
ne sait rien de l'essence divine : quand on en parle, on joue avec
des mots, et ce jeu nous charme ^. Cette profession enlève beaucoup
à la valeur de l'éloge décerné antécédemment à son chent : « Personne
1. Cf. Oundlingiana, Velitaiio prior de Atheiamo PlcUonis cui occasionem dédit Jac.
ZiMMERMANNTJS, 43^ Stûck, Halle, 1729, t. IX, p. 187-280. — Velitatio posterior de...,
44e Stûck, Ibidem, t. IX, p. 281-366. — Observationum selectarum..., t. III, Observ.
VIII, De Platone atheo, p. 103-127.
2. Gundling, Observationum selectarutn..., t. III, Observ. VI, Declaratio sententiœ
de Atheismo Hippocratis, p. 62-74. — Daniel-Guillaume Trillekus prit la défense
d'Hippocrate dans nn opuscule publié à Rudolstadt, 1719. La 2« édition de cet opuscule
se trouve, sous ce titre : Hippocrates atheismi falso accusatus contra Nie. Hier. Gund-
liiNGiuM, auctore Daniele Guilielmo Trillero, Edit. Secunda, au tome III des
Observationes, p. 203-293. Daniel Wilhelm Triller, né à Erfurt (1695) et mort à
Wittenberg (1782), fut un médecin célèbre et en même temps porte et philologue.
3. Gundling, Observationum selectarum..., t. I, Observ. II, Hobbesius ab Atheismo
liberatus, p. 37-77, Francfort et Leipzig, 1707, ou Halle, 1737^. Ces deux éditions ont
la même pagination.
4. Haec fata acris ingenii vir et philosophus insignis, Thomas Hobbesius, est expertus :
cujus placita, quod a vulgo receduiit nec ad systemata dominantium in Europa Secta-
rum alligantur, velut impia, profana a" exsecranda dcnique a pleriscjue, ne dicam ab
omnibus traducuntur. (Gundling, Observationum..., t. I, Hobbesius ab AtJieismo libe-
ratus, § I, p. 37-38).
5. Profiteur me nihil de Dei essentia nosse ; vocabula sunt quibus ludimus, termiui
meri, quibus fruimur... (Gundling, Hobbesius..., § v, p. 53-54).
SYMPATHIES Eîî FRANCE : XVII^ SIECLE 505.
n'a démontré avec plus de lucidité que lui les attributs divins » ^.
Car nous sommes prévenus que cette démonstration ne peut être
qu'un « jeu » dialectique intéressant.
La sympathie que Gundling affecte à l'égard de Hobbes devient
surtout choquante, quand on la compare à la désinvolture avec
laquelle il traite Platon et sa doctrine, où il n'a su découvrir « rien de
solide ». En revanche, « les erreurs s'y étalent nombreuses- et bruyantes :
l'athéisme lui-même se cache dans les profondeurs mystérieuses du
système ». Tel est l'arrêt rendu par le juriste-philosophe de Halle :
Mea sententia ^.
Cependant, sur le terrain strictement religieux. Gundhng a désa-
voué catégoriquement Hobbes : <( Qui pourrait, s'écrie-t-il, à moins
d'être insensé, approuver les dernières parties du Léviathan ? » Et il
renvoie « au très docte traité : Du rapport de la religion chrétienne
à la vie civile », dans lequel Pufendorf, qui « a suivi, non sans succès,
le philosophe de Malmesbury en beaucoup de points, a raison d'aban-
donner et de réfuter ses assertions périlleuses pour la rehgion » ^.
Il avoue, par exemple, que Hobbes a trop étendu le droit et la puis-
sance du prince dans le domaine des choses sacrées '^.
Malgré ces critiques, qui lui étaient imposées par sa foi de chrétien,
force est bien de constater que Gundling a fait montre d'une indul-
gence excessive à l'endi'oit de Hobbes.
Gundhng s'était assigné pour mission de dissiper les ténèbres
amoncelées par l'erreur, comme le proclame la gravure symbolique,
surmontée de cette devise : Dispellam, qu'on voit au frontispice
de plusieurs de ses ouvrages. Mais, dans son intervention en faveur
de Hobbes, il a plus assemblé de nuages qu'il n'en a dissipé.
30 SYMPATHIES EN FRANCE.
xvii^ Siècle
En France, on n'a pas. que je sache, attaqué le système hobbien.
pendant le x\t:i*^ siècle. Les longues années que le philosophe de Mal-
mesbmy passa à Paris, au temps de son exil, l'avaient fait apprécier
1. Xemo Dei attributa defnonstravit dilucidius... (Gundling, Hobbesius..., § m,
p. 48, circa médium).
2. ilea sententia, nihil in Platonis disciplina venerabile est, nihil solidi, nihil divini.
Errores undique circiimstrepunt : ipsa àOe'-rr; in his aditis latet. Xon dii intus sunt,.
sed deonim inane nomen, astris, cœlo, mundo commune. (Gundling, Observationum
Selectarunt, t. III, Observ. VIII, De Platone atheo, p. 127, circa finem^J.
3. Quis enini nisi insanus probet ultima in Leviathane? Défendit in multis eum Pu-
fendorffius ejusque demonstrationes non infeliciter est secutus. In iis, quœ religioni
periculum minantur, juste deseruit confutavitque in doctissimo tractatu de Habita
Religionis Christiayiœ ad vitam civilem. (Gundlind, Status naturalis..., Praefat. [non
paginée], p. 2).
4. Id fateor Principis circa .sacra jus atque potentiam nimis ab eo [Hobbesius] fuisse
l>rotensam... (Gi^noling. Hobbesius...-, § m, p. 43, circa principittm).
506 ARTICLE III. — CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
clu cercle de savants où il fréquentait. Il y noua de précieuses amitiés,
particulièrement avec Sorbière, Mersenne et Gassendi ^.
SoRBiÊRB, après avoir vivement critiqué le De Cive, publié en France
en 1642, changea complètement d'avis. Ce fut de l'enthousiasme.
En partant pour la Hollande, où il allait s'étabhr comme médecin,
Sorbière offrit à Hobbes de prendre sur lui tout le souci matériel
de la deuxième édition. Elle parut, en effet, par ses soins diligents
à Amsterdam, en 1647. Le zèle de Sorbière ne s'arrêta point là. Il le
poussa à entreprendre la traduction de deux ouvrages du philosophe
anglais : le De Cive et le De Corpore politico. Dans la Préface des
Eléments philosophiques du Citoyen, le traducteur, tout en déclarant
qu'il ne se porte pas garant de toutes les propositions de l'auteur,
surtout en matière religieuse, ne laisse pas de le combler d'éloges
Kyperboliques.
Mersenne et Gassendi professèrent aussi pour Hobbes et le De
Cive la plus vive admiration. On se souvient sans doute des lettres
qu'ils adressèrent l'un et l'autre à Sorbière en partance pour la Hol-
lande, lettres singuhères, où la sympathie qu'ils témoignent au philo-
sophe anglais et à ses œuvres passées et, de confiance, à ses œuvres
futures, dépasse vraiment lès bornes permises, surtout la lettre du
religieux minime qui ne formule pas la moindre restriction à propos
des thèses hétérodoxes, que renferme la 3^ partie du De Cive, sur la
Rehgion.
Gassendi, du moins, ne manqua pas d'exprimer sur ce point sa
désapprobation. Malgré la haute estime, dans laquelle il tient le talent
de Hobbes (on lit en effet cette phrase significative dans sa lettre à
Sorbière : « Je ne connais aucun écrivain qui scrute plus profondément
que lui le sujet qu'il aborde dans le De Cive »), les idées hobbiennes
n'eurent pas d'action réelle sur la marche de sa pensée. Le système
philosophique de Gassendi était sans doute fixé dans ses hgnes maî-
tresses, quand les opinions de Hobbes vinrent à sa connaissance.
En lisant son Éthique, qui est fondée sur le principe égoïste et utili-
taire, on serait porté déprime abord à croire que l'influence de l'Éthique
hobbienne s'y fait sentir, si l'on ne se rappelait aussitôt que la Morale
d'Épicure fut la source où il puisa.
Cependant, il semble qu'on entende, dans le chapitre du Syntagma
Philosophiœ Epicuri consacré à l'origine du Droit et de la Justice,
un écho affaibH, mais reconnaissable encore, de la doctrine de Hobbes
sur l'état de nature et ses conséquences. Gassendi en effet émet les
propositions suivantes. A l'origine les hommes étaient vagabonds,
à la manière des animaux. Pour se proléger contre les bêtes fauves
et les intempéries du ciel, ils formèrent des groupes variés. Mais,
comme chacun voulait avoir ce qui lui convenait le mieux, des rixes
fréquentes surgirent. Elles se perpétuèrent jusqu'au jour où ils remar-
quèrent qu'ils ne pourraient vivre en sécurité et dans l'aisance qu'en
s'engageant à ne pas se léser mutuellement et à punir quiconque
1. Pour le détail de leurs rapports avec Hobbes, voir supra,. Art. II, Ch. VI,
p. 212-222. Ici, l'on se contentera d'un bref rappel.
SYjNIPATHIES E>f FKA^XE : XYU^ SIÈCLE 507
léserait les autres. Tel fut le premier lien social. Par ce pacte ou loi
commune la propriété privée se trouva garantie et le droit social
fondé ^.
La première édition du De Cive, tirée à un petit nombre d'exem-
plaires, avait été en partie distribuée aux amis et connaiesances.
Descartes fut compris dans cette cUstribution gracieuse et fit sans
doute passer ses remerciements pour cet hommage d'auteur par
Mersenne qui, l'année précédente, lui avait déjà ser\i d'intermédiaire
dans sa controverse avec « l'Anglois ». Il serait piquant de savoir
en quels termes était conçue la commission de politesse dont Des-
cartes avait chargé son ami. Le lettre ou le billet ne nous est point
parvenu. Mais, à son défaut, on possède la lettre à l'un de ses parents,
où le philosophe français, hbre des entraves de l'étiquette et des
comphments forcés, exprime le fond de sa pensée sur le philosophe
anglais. La partie essentielle mérite d'être citée : « Tout ce que je
puis dire du livre de Cive est que je juge que son autheur est le mesme
que celuy qui a fait les troisièmes objections contre mes Méditations ^,
et que je le trouve beaucoup plus habile en Morale qu'en Métaphy-
sique ny en Physique ; nonobstant que je ne puisse aucunement
approuver ses principes ny ses maximes, qui sont très-mauvaises
et tres-dangereuses, en ce qu'il suppose tous les hommes mechans
ou qu'il leur donne sujet de l'estre. Tout son but est d'écrire en faveur
de la Monarchie ; ce qu'on pourroit faire plus avantageusement
et plus sohdement qu'il n'a fait, en prenant des maximes plus ver-
tueuses et plus soKdes. Et il écrit aussi fort au desadventage de l'Eghse
et de la Rehgion Romaine, en sorte que, s'il n'est particuUerement
appuyé de quelque faveur fort puissante, je ne vov pas comment
il peut exempter son hvre d'estre censuré « ^.
Malgré le souvenir pénible qu'il avait gardé de ses récents démêlés
avec Hobbes, Descartes reconnaît loyalement la valeur intellectuelle
de son adversaire. Mais l'admiration ne l'aveugle pas, comme Mersenne
1. Nam initio, cum homines ferammritu vagarentur et incommoda varia tum a feris,
tum ab mclementia cœli i^aterentur, prœstitit quidem naturalis quîedemeorum interse
concihatio... ut m varioa cœtus coirent ac iUis etiam incommodis aliquatemis provide-
rent... Veram quod unusqtiisque bene sibi esse quam alteri mallet, ideo fréquentes
erant nxœ de eibatu, de fœminis, de commodis aliis quœ sibi invicem prœripiebant ;
quousque animadverterunt non posse se tuto commodeque degere, nisi pacta inirent
flJ^^^ l^dendo se invicem, atque ita quidem ut, si quia alterum Isederet, cœteri
Isedentem punirent. Itaque is fuit primus societatis nexus, qui ut supposait posse
unumquemque habere quidpiam proprium, seu quod posset dieere simm... Talis
autem nexue sive talia pactio nihil aliud fuit quam communis Lex, ad cujus observa-
tionem omnes tenerentur, et quae attribueret faceretve certum unicuique jus sive
facultatem utendi re sua, unde et ipsa quoque Lex fuit quasi commune, .sicut jam dixi
societatis jus. (P. Gassendi, Syntagma Philosophiœ Epicuri..., Part. III, C. XXVI,
De Origine Juris ac JvMitiœ, p. 480, La Haye, 1669).
2. Le De Cive parut en 1642 sans nom d'auteur après le titre. Les initiales du nom
étaient reléguées dans l'ombre, à la fin de la Dédicace. Descartes, qui aimait plus la
réflexion que la lecture, n'avait pas lu évidemment cette Dédicace, puisque, croj-ant
1 ouvrage complètement anonyme, il a cherché à en deviner l'autour.
3. Descartea au Père ***, vers 1643, Edit. Adam, t. IV, p. 67, ligne 10.
508 ARTICLE III. CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
et Gassendi. xA.^ec une. clairvoyance qui leur a fait défaut, il a discerné
la fausseté et le péril des principes qui inspirent le De Cive, et il n'hé-
site pas à les dénoncer. Inutile de revenir, en ayant déjà parlé en détail ^
sur la polémique à laquelle les Méditations donnèrent lieu.
Descartes n'a pas voulu traiter ex professa de la Morale, effrayé
sans doute par les difficultés du sujet, car la Morale, « présupposant
une entière connoissance des autres sciences, est le dernier degré
de la Sagesse » ^. On n'a de lui sur l'Éthique que des vues éparses,
surtout dans ses Lettres à la princesse Elisabeth et à la reine Chris-
tine. Aussi, l'un de ses disciples, ne trouvant point, dans le Maître ^,
pour parler de la Morale, le guide qui l'avait dirigé jusque-là dans
l'exposition des autres parties de la Philosophie, ne se fit pas scru-
pule de chercher dans Hobbes l'appui qui lui manquait. Il s'agit de
Pierre-Sylvain Régis *, dont le Systèine de Philosophie contenant
la Logique, la Métaphysique, la Physique et la Morale parut en trois
gros volumes in-4o à Paris (1690) ^. Ses emprunts sont particuhère-
L Cf. supra. Art. II, Ch. II, p. 61-66.
2. Descartes,' Les Principes de la Philosophie, Préface, Edit. Adam, t. IX, Part. II,
p. 14, 1. 30. — M. Hanielin explique aussi de la sorte l'abstention de Descartes : « Des-
cartes a eu en plein le sentiment que la dernière des sciences pratiques [la mo;ale],
quoique la plus urgente, est la plus complexe : il r'en a pas traité parce qu'il ne pouvait
achever sa physique, ni encore moins sa mécanique et sa médecine, premières applica-
tions de la physique. » (O. Hamflin, Le Système de Descartes, XXIV, p. 378, fin du
P''§, Paris, 1911). — Descartes lui-même a indiqué un autre motif, qui a pu avoir quel-
que influence sur lui, mais semble surtout un prétexte. Il éci-it à Cha.nut : « C'est de
quoy [la Morale] je ne dois pas me mêler d'écrire. Messieiu-s les Regens sont si animez
contre moy, à cause des innocens principes de Physique qu'ils ont vus et si ei colère
de ce qu'ils n'y trouvent aucun prétexte pour me calomnier, que, si je traittois après
cela de la Morale, ils ne me laisseroient aucun repos. >• (Egmond, l^"" nov. 1646. Edit.
Adam, t. IV, p. 536, 1. 15).
3. Régis a exagéré la portée des règles de Morale provisoire adoptées par Descartes
dans le Discours de la Méthode, quand il les juge comme suit : In suo tractatu de Methodo
legi possunt : verum non me dicere pudebit ca paucis verbis continere quicquid nobis
est agendum ut in hoc modo honeste feliciterque vitam degamus nostram. (P. S.
RÉGIS, Discursus philosophicv^ in qua Historia Philosophiœ antiquœ et recentioris
recensetur, p. 201, circa pHncipium, s. 1., 1705).
4. RÉGIS (1632-1707), né à Salvetat-de-Blanquefort, dans l'Agenais, et mort à Paris.
Après de brillantes classes au collège des Jésuites de Cahors, il étudia la théologie à
l'Université de cette ville, puis en Sorbonne. Mais les conférences que Rohatjlt faisait
à Paris le gagnèrent au Cartésianisme. Ayant la parole facile et claire, il en devint le
propagateur zélé. Les leçons qu'il donna successivement à Toulouse (1665), à Mont-
pellier (1671), à Paris enfin (1680), obtinrent un vif succès. Les conférences de Paris ne
durèrent que quelques mois. Il les interroinpit sur le conseil formel (c'était un oi-dre
déguisé sous une forme aimable et louangeuse) de l'archevêque de Paris, François de
Harlay, partisan de la Philosophie péripatéticienne, à laquelle le Cartésianisme portait
ombrage. Régis employa ses loisirs forcés à la composition de son Système de Philoso'phie.
L'Académie des sciences lui ou\Tit ses portes en 1699.
5. On a encore de Régis : Réponse au Livre qui a pour titre, P. Danielis Huetii,
Episcopi Suessionensis desiqnati Censura Philosophiœ cartesianœ, servant d^ éclaircisse-
ment à toutes les parties de la Philosophie, surtout à la Métaphysique, Paris, 1691. —
Réponse aux Réflexions critiques de I\I. Du Hamel sur le Système cartésien de la Philo-
sophie de Mr Régis, Paris, 1692. — VU sage de la raison et de la foy ou V Accord de la foy
et de la raison, Paris, 1704. Cet ouvrage est suivi d'une sorte d'Appendice : Réfutation
de V opinion de Spinosa touchant V existence et la nature de Dieu, p. 481-500. — Discursus
SYMPATHIES EN FRANCE : X\T^l6 SIÈCLE C09
ment visibles quand il disserte, sur les devoirs de l'homme considéré
dans l'état de nature et qu'il explique l'origine et l'institution des
sociétés civiles. Il est facile de justifier cette double assertion.
Laissons-le nous dire lui-même la genèse des lois naturelles. « L'expé-
rience ayant fait connoître que la guerre estoit inséparable de l'état
de nature, et que la conservation du genre humain estoit incompa-
tible avec la guerre, la droite raison (que nous ne distinguons pas icy
de la Loy naturelle) fit entendre aux hommes Qii'il f allait rechercher
la paix par toutes les voyes possibles, et qu'au eus qu'on ne pût Vohtenir,
il se falloit préparer à la gnerre ». Telle est la première Loi naturelle,
la Loi fondamentale. Les autres lois « qui regardent les devoirs réci-
proques des hommes », ne sont que « des corollaires » de la Loi fonda-
mentale. Voici la seconde : «... Et parce qu'il seroit inutile aux hommes
de rechercher la paix, s'ils n'avoient des moyens propres pour l'ac-
quérir, la droite raison leur enseigna cette seconde Loy, Qu'ils ne
dévoient pas retenir tout le droit qu'ils avoient sur toutes choses et qu'il
en falloit céder une partie aux autres » ^.
De la Loi fondamentale Régis fait dériver quinze autres lois natu-
relles secondaires ^. En lisant leur énoncé, on constate que l'auteur
marche pas à pas sur les traces de Hobbes. Avant d'en venir à cette
longue énumération, il avait exphqué, toujours d'après Hobbes, en
quoi consistent les conventions et les pactes ^.
Lorsque Régis passe de la considération de l'état de nature à l'exa-
men de l'état social, on remarque encore la même étroite dépendance
du philosophe anglais. Voyez plutôt comment il justifie l'origine des
sociétés civiles :
<( Si tous ceux qui connoissent les Loix naturelles estoient portés
à les obser^^er, il seroit inutile de former des Sociétés civiles, parce que
cette seule connoissance conduiroit nécessairement les hommes
à la paix, qui est l'unique fin qu'ils se proposent en étabHssant des
Sociétés. Mais, parce que dans l'état de nature les Loix de la raison,
quoyque connues de tout le monde, estoient sans effet, à cause
que la violence des passions, qui dominoient sur tous les hommes,
causoient parmy eux une guerre perpétuelle, ils furent obhgés pour
se conserver de recourir à d'autres moyens, dont le premier et le prin-
cipal fut de s'unir plusieurs ensemble, afin que s'il falloit combattre,
philosophicus in quo historia Philosophiœ antiquœ et recentioris recensetur, s. 1., 1705. —
Malebranche opposa aux attaques, dirigées contre lui par Régis dans son Système de
Philosophie, rou\Tage suivant : Réponse du P. Malebranche à M. Régis, Paris, 1693. —
Régis fit trois répliques : Première Réplique de M. Régis à la Réponse du R. P. Male-
branche touchant la raison physique de diverses apparences de grandeur du soleil et de la
lune dans l'horizon et dans le méridien, dans Journal des Sçavans, 23 janv. 1694. —
'Seconde Réplique touchant la vuiniere dont nous voyons les objets qui nous environnent. —
Troisième Réplique touchant la satisfaction intérieure de Vâme et les plaisirs des sens.
Ibidem, 30 janvier 1694. — Ces Répliques, extraites du Journal des Sçavans, parurent
à part la même année.
1. RÉGIS, Système de Philosophie..., T. III, Morale, L. I, Part. I, Ch. IV, p. 412-413.
Xos références se rapportent à l'édition in-4'' de 1690.
2. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. I, P. I, Ch. V, p. 417-421. — Comparer avec
Hobbes, De Cive, C. III ; Leviathant C. XV. Cf. supra, Ch. III, S-ction III, p.
3. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. I, P. I, Ch. IV, p. 413-416.
510 ARTICLE III. — • CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
ils ne fussent pas sans secours ; et, parce qu'il eut esté inutile que plu-
sieurs se fussent unis pour se défendre contre d'autres, s'ils n'eussent
pourveu en même temps aux moyens de conserver la paix parmy
eux..., ils convinrent que chaque particuKer soûmettroit sa volonté
à celle d'une certaine personne ou de plusieurs, dont l'avis prévaudroit
et seroit suivy de tous les autres sur les choses qui concerneroient la
paix ou la défense commune, et que ceux qui ne voudroient pas s'y
soumettre, seroient regardés comme ennemis » ^.
Ainsi, dans ce système, comme dans celui de Hobbes, le grand
ressort qui fait tout mouvoir, c'est la crainte. Le seul moyen, dit Régis,
qu'on ait pu trouver pour assurer l'observation des Lois naturelles,
a été d'imposer des peines si fortes à ceux qui les violent, « que chacun
aimât mieux les observer que les enfreindi'e ; ce qui n'a pu se faire
qu'en établissant des sociétés civiles avec une autorité souveraine » ^.
Dans les Chapitres suivants du Livre II ^, Régis traite les diverses
questions qui se rapportent à la constitution de l'état social : Des
divers États poUtiques ou institués. — Aucune espèce d'État poU-
tique (qu'il soit démocratique, aristocratique ou monarchique) ne
peut subsister sans une puissance absolue. — La puissance absolue,
en Aristocratie et en Démocratie, ne peut être révoquée par les parties
qui l'ont établie, si ce n'est du consentement de ceux qui la possèdent.
— Les sujets doivent une obéissance absolue à leurs S'ouverains
en tout ce qui regarde la paix et la défense commune. — Les Souve-
rains ne sont pas soumis aux lois civiles, mais ils sont tenus d'obéir
aux lois naturelles. — Les sociétés civiles se trouvent vis-à-vis les unes
des autres dans l'état naturel. Or « comme, dans l'état de la nature,
chaque particuKer avoit droit d'employer ses forces contre tous les
autres quand il le jugeoit à propos, chaque société a droit aussi d'em-
ployer les siennes contre tous les autres états si eUe le juge nécessaire » ^.
Tout cela a un fort relent de Hobbisme.
Il ne faudrait pas s'imaginer pourtant, d'après ces énoncés som-
maires, que Régis emboîte toujours servilement le pas derrière Hobbes.
Ses convictions de philosophe spiritualiste et cathohque l'ont forcé
çà et là, soit à abandonner certaines thèses hobbiennes, soit à les
adoucir.
Ainsi, Régis admet dans les hommes « une disposition naturelle
à s'aimer les uns les autres » ^, encore qu'elle ne suffise pas à faire
régner entre eux l'amour et la paix.
Il parle correctement de Dieu et, à la suite des Lois naturelles qui
règlent les rapports des hommes entre eux, il formule les « Loix natu-
relles qui regardent immédiatement la gloire de Dieu » ®.
Sa Morale a une tendance empirique fortement marquée, car elle_
1. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. II, Des devoirs de l'homme considéré dans la
Société civile, Part. I, Ch. I, p. 447-448.
2. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, Avertissement, p. 395, circa finem.
3. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. II, P. I, Ch. II-VIII, p. 449-466.
4. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. II, P. I, Ch. VIII, p. 464, circa principium.
5. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. I, 1?. I, Ch. IV, p. 412.
6. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. I, P. I, Ch. VI, p. 423-427.
SYMPATHIES EN FRANCE : XYll^ SIÈCLE ' 511
est dictée par la recherche des moyens favorables à la conservation
personnelle. Sans doute, Régis s'ingénie à dégrossir la morale hob-
bienne en tâchant d'atténuer son caractère égoïste. Il affirme, par
exemple, que « la consen'ation de chaque homme en particuUer est
tellement hée avec celle des autres hommes, qu'il arrive rarement
qu'on puisse travailler à sa conservation propre sans travailler à celle
des autres, ni travailler à celle des autres sans procurer la sienne » ^.
Partant de là, il emploie un chapitre à montrer que « l'homme dans
l'état de nature ne peut s'aimer comme il doit sans aimer son prochain
comme soy-même » ^. Même préoccupation quand il envisage l'homme,
non plus dans ses relations avec ses semblables, mais avec Dieu,
car il a un chapitre intitulé : « L'homme, qui s'aime selon les lois
naturelles, s'aime par rapport à la gloire de Dieu » ^. Bien plus, il
enseigne que « l'homme dans l'état de nature doit préférer la gloire
de Dieu à sa propre conservation » *. Malgré ces tempéraments qui
l'épurent, la Morale de Régis se ressent toujours du contact hobbien :
elle reste, dans son dernier fond, motivée par l'intérêt bien entendu
sous l'impulsion d'un amour-propre éclairé.
Régis soutient que « le droit de juger de toutes les doctrines qu'on
enseigne dans l'État touchant les mœurs appartient à celuy ou à
ceux qui le gouvernent ». Mais, plus hbéral que Hobbes, il ajoute :
« Je dis touchant tes mœurs pour faire entendre que les Souverains
n'ont aucun droit sur les doctrines qui ne regardent que l'instruction
de l'esprit, à l'égard desquelles chacun se peut instruire comme il
veut. Car, par exemple, chacun peut penser ce qu'il voudi'a des causes
du flux et du reflux de la mer, des propriétés de l'aimant, et en général
de toutes les choses purement spéculatives, desquelles chacun doit
juger d'après ses propres idées » ^.
Tandis que Hobbes assujettit l'Église et les choses sacrées au Souve-
rain temporel, Régis professe que « l'obéissance des sujets à l'égard
de l'État ne s'étend pas aux choses qui regardent directement le
salut éternel, lesquelles dépendent immédiatement de Jésus-Christ
et de son Église » ^.
La tendance empirique, qu'on vient de signaler dans la Morale
de Régis, se retrouve également dans sa Métaphysique : c'est ainsi
qu'il interprète et tire dans le sens de l'empirisme la théorie carté-
sienne des idées '. Ce goût prononcé pour l'empirisme, il le doit sans
doute à l'antipathie profonde que lui inspirait l'idéaMsme outrancier
de Malebranche, qu'il a si vigoureusement combattu. Mais ce besoin
de réagir contre les excès du Malebranchisme ne suffit pas à en expli-
quer l'origine. Il convient de l'attribuer pour une part à la fréquen-
tation de Hobbes.
1. RÉGïis, Système..., T. III, Morale, Avertiesement, p. 394, § Et parce qiie.
2-3-4. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. I, P. I, Ch. IV, p. 412-416; Ch. IX, p. 431-
434 ; Ch. X, p. 434.
5. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. II, P. I, Ch. III, p. 454, drca qyrineipiwm.
6. RÉGIS, Système..., T. III, Morale, L. II, P. I, Ch. VI, p. 459.
7. Noxis n'avons pas à montrer ici dans qnelle mesure Régis a été fidèle aux doctrines
de son maître. Il en sera parlé quand on traitera du Cartésianisme en France.
512 ARTICLE III. CHAPITRE V. PARTISANS ET ADVERSAIRES
Régis est donc incontestablement le débiteur du philosophe
anglais. Cependant, chose étrange, nulle part il ne prononce le nom
de son créancier ; bien plus, il ne reconnaît même pas d'une façon
globale l'existence et l'étendue de sa créance, qui ne s'arrête pas aux
idées, mais souvent s'applique aux mots eux-mêmes. On dirait un
débiteur qui rougit de sa dette et n'ose l'avouer. Régis a-t-il craint
de compromettre sa cause en se réclamant d'un philosophe aussi
suspect que Hobbes ? Cette prudence calculée ne ferait pas honneur
à son caractère ^.
xviii^ Siècle
C'est pendant le xviiie siècle que Hobbes rencontra en France
les plus vives sympathies. Elles lui vinrent principalement de ceux qui
combattaient la philosophie spiritualiste et la rehgion révélée : Hel-
vÉTius, d'Holbach, Diderot. Il faut rendre cette justice à Vol-
taire qu'il ne partagea point leur enthousiasme aveugle. Ses éloges
sont mêlés de fortes réserves. Voici en quels termes il apostrophe
Hobbes : « Profond et bizarre philosophe, bon citoyen, esprit hardi,
ennemi de Descartes, toi qui t'es trompé comme lui, toi dont les erreurs
en Physique sont grandes, et pardonnables parce que tu étais venu
avant Newton, toi qui as dis des vérités qui ne compensent pas tes erreurs,
toi qui le premier fis voir quelle est la chimère des idées innées, toi
qui fus le précurseur de Locke en plusieurs choses, mais qui le fus
aussi de Spinosa, c'est en vain que tu étonnes tes lecteurs en réussis-
sant presque à leur prouver qu'il n'y a aucunes lois dans le monde
qu.e des lois de convention ; qu'il n'y a de juste et d'injuste que ce
qu'on est convenu d'appeler tel dans un pays... Quiconque étudie
la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur, mais ton
propre cœur te réfutait encore davantage : car tu fus vertueux ainsi
que Spinosa, et il ne te manqua, comme à lui, que d'enseigner les
vrais principes de la vertu, que tu pratiquais et que tu recommandais
aux autres » ^.
Helvétius, dans son hvre De V Esprit (1658), assigne comme motif
unique aux actions humaines, la recherche du plaisir. La Morale
égoïste de Hobbes cadre sur ce point avec la sienne.
D'Holbach publia, sous le voile prudent de l'anonymat, une tra-
1. Régis s'est expliqué lui-même sur la façon dont il comprenait l'utilisation des
auteurs à sa convenance. « ... Je me suis servi de leurs pensées [des autres] jusques
à rapporter leurs propres termes, lorsqu'ils ont pensé conformément à ines principes ;
je les ay même cites dans les occasions importantes. » (Systètne..., T. I, Pi'éface [non
paginée], p. 7-8). Api-ès cette déclaration générale, Régis se croyait sans doute en règle
envers ceux dont il était l'obligé. Hobbes rentre dans la catégorie des auteurs dont il
emprunte les expressions sans les citer eux-mêmes. Cependant les « occasions impor-
tantes » de le citer ne manquaient pas, car les emprunts sont nombreux et de consé-
quence. — Il est possible que Régis se soit aussi inspiré du Tractatus theologico-politicus
de Spinoza, qui parut en 1670.
2. Voltaire, Le Philosophe ignorant, § xxxvit, Œuvres, Edit, Garnier, T. XXVI,
p. 86, Paris, 1879.
SYMPATHIES EN FRANCE : XVIII^ SIÈCLE 513
duction de VHuman Nature^. Bien qu'elle fût défectueuse, au juge-
ment même de Diderot -, elle contribua à la diffusion des idées hob-
biennes.
Diderot célébra Hobbes et le Hobbisme dans l'Encyclopédie.
Son enthousiasme pour VHuman Nature dépasse toute mesure.
Après avoir lu cet ouvrage dans la médiocre traduction de d'Hol-
bach, il écrivait à Naigeon : « Que Locke me paroît diffus et lâche,
la Bruyère et la Rochefoucauld pauvres et petits, en comparaison
de ce Thomas Hobbes ! C'est un Hvre à lire et à commenter toute sa
vie » ^. Il n'est pas moins louangeiu' devant le public que dans l'inti-
mité : « Ouvrage court et profond... C'est un chef-d'œuvre de logique
et de raison » *.
Hobbes ne jouit pas de la même faveur auprès des théoriciens poli-
tiques, Montesquieu et Rousseau.
Dans V Esprit des lois et la Défense de ce hvre Montesquieu est çà
et là visiblement préoccupé de prendre le contrepied du philosophe
anglais. Il combat notamment la théorie a de la guerre de tous contre
tous ». « Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se subju-
guer les uns les autres n'est pas raisonnable » ^.
Hobbes a soutenu que la justice n'est pas antérieure à la formation
des États, dont les lois décident ce qui est juste ou injuste. Montesquieu
lui a répondu, sans le nommer ': « Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'in-
juste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire
qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas
égaux » ®. L'auteur de V Esprit des lois, qui a si largement puisé aux
sources anglaises pour composer son Hvre, semble s'être complète-
ment soustrait à l'influence de Hobbes '. Montesquieu et Hobbes
1. D'Holbach, De la Nature humaine ou Exposition des facultés, des actes et des pas-
sions de l'âme et de leurs causes, Londres, 1772. H réédita son œuvre en y joignant la
traduction du De Cive et du De Corpore politico par SoRBiÈRE.L'ouxTage parut sous ce
titre : Œuvres philosophiques et politiques de Thomas Hobbes, 2 vol., Neufchatel, 1787.
2. « Quel dommage que la traducteur n'ait pas réuni l'élégance et la clarté du style
à l'évidence et à la force des idées. » (Lettre d^ Diderot à Naigeon, citée ci-dessous).
3. Lettre de Diderot à Naigeon. Celui-ci l'a publiée, à la suite de l'article Hobbisme
composé par Diderot pour l'Encyclopédie (Xaigeon, Edition des Œuvres de Dénia
Diderot, Paris, 1798, t. V, p. 520-521).
4. Diderot, Plan d'une Université pour le gouvernement de Russie, Œuvres, Edit. de
J. AssÉZAT, t. III, p. 466, Paris, 1875. — Diderot, dans son article sur le Hobbisme,
n'est pas toujours exact : vg. il « tombe dans une erreur manifeste lorsqu'il déclare que
le Dieu de Hobljes « diffère peu de celui de Spinoza. » (G. Lyon, La Philosophie de
Hobbes, Conclusion, p. 219, note 1). "
5. Montesquieu, De l'Esprit des lois, L. I, Ch. II.
6. Montesquieu, De l'Esprit des lo^a, L. I, Ch. I, circa ynedium. — Tout ce premier
Livre de VEsprit des Lois est, en somme, la réfutation de la théorie hobbienne et spino-
ziste, qui fait dépendre le droit individuel d'une concession du Souverain. Montesquieu
estime qu'il y « a démontré contre Hobbes et Spinosa que les rapports de justice et
d'équité étoient antérieurs à toutes les lois positives. » (Défense de l'Esprit des Lois,
Ire Partie, § i. Œuvres, Edit. Laboulaye, T. VI, p. 142, circa finem, Paris, 1878).
Montesquieu s'attaque. aussi à Hobbes dans son Traite des Devoirs (Cf. Œuvres, T. VII,
p. 67, Paris, 1879), et même dans les Lettres persanes.
7. (' Nous avons omis da:;s notre étude l'œuvre de Hobbes et d'Harrington. Certaine-
ment Montesquieu les connaissait ; il a voulu, dit-il, réfuter Hobbes, et il cite ailleurs
33
514 ARTICLE in. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
sont des penseurs placés aux antipodes de la Politique : le premier
est la modération même ^ ; le second l'absolutisme personnifié.
Malgré quelques points de contact, les divergences entre Hobbes
et Rousseau sont aussi très accentuées. Hobbes présente le hélium
omnium contra omnes comme l'état naturel de l'humanité ; Rousseau
s'est jeté étourdiment dans l'hypothèse opposée, plus chimérique
encore : L'homme naît bon ; c'est la société qui le déprave. L'état
primitif est peint par lui sous des couleurs idylliques. — Rousseau
admet bien, ainsi que Hobbes, l'existence d'un contrat à l'origine
même de la société, mais il l'entend tout autrement que lui. D'après
Hobbes, le contrat est conclu entre sujets et laisse le souverain libre
de tout-e obhgation. D'après Rousseau, les individus font la cession
de leurs droits au peuple tout entier, qui est le vrai souverain ; puis,
la majorité confie des pouvoirs déterminés à ceux qu'elle choisit
comme ses représentants et qui constituent le gouvernement actif.
— Selon Hobbes, le contrat une fois passé est irrévocable. Pour Rous-
seau le pouvoir réside d'une façon permanente dans le peuple, qui peut
révoquer ad nutum ses représentants. — Hobbes et Rousseau sont
tous les deux partisans d'une souveraineté illimitée ; mais les préfé-
rences de Hobbes vont à la monarchie absolue, tandis que Rousseau
se déclare pour le gouvernement démocratique.
Sur un point capital Rousseau s'est séparé avec éclat de Hobbes
qu'il traite sans ménagement. i\.près avoir dit qu'il met, au-dessus
de l'autorité pohtique souveraine, trois autorités seulement, à savoir',
« l'autorité de Dieu, et puis celle de la loi naturelle qui dérive de la
constitution de l'homme, et puis celle de l'honneur, plus forte sur un
cœur honnête que tous les rois de la terre », il continue : « Si jamais
l'autorité souverame pouvoit être en confht avec une des trois pré-
cédentes, il faudroit que la première cédât en cela. Le blasphémateur
Hobbes est en horreur pour avoir soutenu le contraire » ^.
xix^ Siècle
Il faut encore noter, dans un autre ordre d'idées, l'effort tenté
par Destutt de Tracy pour acclimater parmi nous la Logique de
Hobbes. Il a fait l'analyse et l'éloge de la Comjyutatio logica, œuvre de
« ce philosophe éminent, remarquable par la précision et l'enchaîne-
ment de ses idées et complètement imbu de celles de Bacon » ^. Il
VOceana d'Harrington. Cependant nous n'avons rien trouvé qui indique véritablement,
de la part de ces deux Anglais, une influence sur la pensée de Montesquieu. » (Joseph
Dedieu, Montesquieu et la Tradition politique anglaise en France. Les sources anglaises
de V n Esprit des Lois », Introduct., p. 12, note 1, Paris, 1909).
1. « Je le dis, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l'esprit
de modération doit être celui du législateur... » (De l'Esprit des Lois, L. XXLX, Ch. I).
2. RoxjssEATj, Réponse à une Lettre anonyme. Œuvres, T. III, p. 179, Furne, Paris,
1846.
3. A. L. C. Destutt-Tracy, Eléments d' Idéologie, 3® Partie : Discours préliminaire,
p. 113. Paris, An XIII = 1805. — A cette époque l'auteur ne signait pas encore Des-
tutt de Tracy.
SY-AIPATHIES EN FK.VNGE : XIX® SIÈCLE 515
exagère singulièrement la dépendance de Hobbes vis-à-vis de Bacon
et traite Aristote avec nne suffisance qui touche au ridicule. Ses appré-
ciations élogieiises sont du reste d'assez mince valeur, parce que cer-
taines critiques avoisinantes donnent de l'inquiétude sui' la portée
de son intelligence, par exemple, quand il écrit : « On trouve dans ce
chapitre [de Hobbes sur la Proposition] la plupart des inutiles distine- •
tions d'Aristote sur les différentes espèces de propositions ; et, qui pis
•est, on y trouve aussi sa principale erreur, savoir, que c'est l'attribut
qui comprend le sujet, c'est-à-dire, l'idée générale qui comprend
l'idée particulière, d'où il suit que ce sont les propositions générales
qui comprennent les propositions particuhères, qu'elles sont les vrais
principes, et que les principes ne se prouvent pas » ^. Il y a plus fort.
Après avoir reconnu que Hobbes a cherché à expUquer en quoi con-
siste l'opération de l'esprit dans le syllogisme, « ce qui est un grand pas
vers la découverte du vice radical de ce procédé », Destutt regrette
qu'il n'ait pas <( trouvé ce vice » ; mais du moins le philosophe anglais
« sent qu'il existe » ^. Voilà quelques échantillons des « idées pré-
cieuses )) que la Computatio logica a suggérées à Destutt ; et, nous
confie-t-il, c'est parce qu' « elle en suggère toujours » ^, qu'il s'est
résolu à en donner la traduction à la fin de son ouvrage *.
Cependant, le xix^ siècle, si épris des formes démocratiques, n'était
point fait pour goûter la théorie absolutiste du De Cive et du Lévia-
ihan. Les Sociologues n'ont pas goûté non plus la méthode employée
par le philosophe-géomètre pour construire son système politique.
Ils admirent sans doute, comme une virtuosité de l'esprit, sa dialec-
tique nerveuse, serrée, imperturbable, cette témérité tranquille de
déduction qui ne recide pas devant les conséquences les plus osées.
Pour tout autre, moins infatué de sa raison raisonnante, ces excès
seraient l'indice de la fausseté initiale du système et éveilleraient
quelque inquiétude sur la valeur de la méthode suivie.
La trilogie fameuse : Corpus, Hmno, Cims, où les lois de la Matière,
de l'Homme et du Citoyen sont étabhes, se déroule avec une rigidité
géométrique, sans que la longue suite des déductions soit suffisamment
soumise au contrôle de l'expérience liistorique. La base d'observation
est très étroite : Hobbes a tout vu et tout jugé à travers les troubles
de la Révolution d'Angleterre, dont il fut témoin et victime. La Socio-
logie moderne, avant tout soucieuse des faits et prônant les études
comparatives, ne pouvait accepter qu'on apphquât à une matière
complexe comme les sociétés humaines, si mouvantes et si diverses,
la méthode trop aprioristique et unilatérale du penseur soHtaire de
Malmesbury.
Il est cependant une doctrine hobbienne qui a suscité, de nos jours,
des propagateurs, peu nombreux encore, mais zélés. C'est la doctrine
qui nie la valeur primitive, essentielle, persistante des devoirs et des
1-2-3. Destutt-Tracy, Eléments..., 3^ Partie, Discours préliminaire, p. 115; 116;
118.
4. Destutt-Tracv, Eléments..., 3*= Partie, Appendice II, p. 589-067.
516 ARTICLE III. — CHAPITRE V. — PARTISANS ET ADVERSAIRES
droits naturels et cherche la source de la moralité dans l'ordre social
une fois constitué. Par là même Hobbes enlève à ces notions primor-
diales du' devoir et du droit leur caractère absolu, inviolable, transcen-
dant à rliomme individuel et à la société, pour leur assigner comme
origine l'accord de volontés humaines, volontés fragiles et ondoyantes,
qui renoncent délibérément à l'exercice de certains pouvoirs. Cette
conception naturaliste et sociologique, d'où est dérivée l'Éthique
hobbienne, a été accueillie avec une faveur marquée par ceux qui*
ont énervé l'obligation morale en effaçant l'empreinte divine, d'où
elle tire son efficacité. A notre époque, toute une école, l'école sociolo-
gique de M. Emile Durkheim, se propose (cela ressemble à une véri-
table gageure) de montrer, à l'aide d'enquêtes et de documents, que
la moralité n'a commencé qu'avec la société ^.
D'après la critique, que nous avons présentée du Hobbisme, et les
témoignages nombreux et autorisés que nous venons de recueillir
en Angleterre, en Allemagne, en Hollande et en France, il, est légitime
de conclure que la doctrine hobbienne est malfaisante dans son en-
semble : Fiction de l'état de nature, négation du Droit naturel, apo-
logie de l'égQÏsme en Morale et du despotisme en Pohtique, nominalisme
affiché, matérialisme habilement insinué, attitude foncièrement anti-
chrétienne, athéisme déguisé, voilà les principaux reproches qui lui
ont été adressés.
Le Hobbisme cependant, selon la remarque de Jouffroy, a pro-
voqué une réaction dont l'influence a été bienfaisante : « Peu de phi-
losophes ont été plus utiles que Hobbes... Tant qu'un système est
encore enveloppé, fût-il détestable, on l'ignore ; mais le jour où toutes
ses conséquences sont mises à nu, si elles révoltent, on est bien forcé
d'examiner si le système est vrai ou ne l'est pas. C'est ce qui est arrivé
pour la doctrine de l'égoïsme. L'exposition de Hobbes en a tellement
fait saillir les conséquences, que tous les philosophes de son temps
en ont sévèrement examiné le principe, et il n'a pas fallu longtemps
pour voir que ce principe défigurait la nature humaine ; et de là les
études psychologiques qui ont mis dans leur vrai jour les éléments
moraux de cette nature. Et c'est ainsi que la politique, la morale,
la psychologie, la philosophie tout entière, sont redevables à Hobbes
d'une foule de clartés qu'elles auraient sans lui probablement long-
temps attendues » '^.
1. Cf. Emile Durkheim, La Détermination du fait moral, dans Bulletin de la
Société française de Philosophie, 1906, p. 11.3-212. — Simon Deploige, Le Conflit
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Althusius (J.), 415, 429.
Andréa (Fk. d'), 9.
Andréas (J.-V.), 41.
Aegonne (Noël, dit Bonaventure
d'), 15.
Aeistote, 100, 104, 130, 244, 271,
429.
Arnaud (A.), 2.
Arnauld (A.), 146.
Arnold (G.), 41, 494.
Aeriaga (R. de), 245.
assézat (j.), 513.
AuBÉ (B.), 173.
Aubrey (J.), 11, 272, 273, 274,
275, 293, 297, 423, 445.
Auger (L.-S.), 184..
Augustin (Saint), 99.
AusTTN (J.), 451-452.
AuzouT (A.), 194.
AVENEL (D.-L.), 10.
AVERANIUS (N.), 267.
Ayres (C.-E.), 521.
B
Bachaumont (Fr.), 184-
Bacon (Fr.), 343, 347, 421, 425, 429.
Baillet (A.), 12, 14, 203, 209, 223,
224, 243, 305, 309, 310.
Baelly (J.-S.), 166.
Bain (Al.), 448, 450.
Balz (A.-G.-A.), 521.
Balzac (H. de), 182.
Baugy (N. de), 44.
Barbier (A.-A.), 226.
Barneaud (Ch.), 4, 268.
Barthélémy (E. de). 221.
Basson (S.), 27, 70-71.
Bathurst (R.), 445.
Baumann (J.-J.), 520.
Baxter (R.), 435, 440.
Bayle (Fr.), 86.
Bayle (P.), 74, 188, 252, 258, 259.
Beaune (Fl. de), 305.
Becmann (J.-Chr.), 495-496.
Beckmann (X.), 483.
Beeckslan (I.), 8.
Bentham (J.), 447-450, 451,
Bentley (R.), 440.
BÉRiGARD (Cl.), 71-75.
Berkeley, 446.
\. Cet Index contient les noms des Auteurs dont le témoignage est simplement allégué.
Les noms des Auteurs, qui sont étudiés ou jugés en passant, ont été renvoyés pour le
détail à la Table Analytique des Mati'res. — Ordinairement, le titre de chaque ou\Tage
cité, avec lo nom du lieu oà il a été publié et la date de son apparition, n'est comiilttement
indiqué qu'à l'endroit du volume où son auteur est mentiqnné pour la première fois. Si donc
quelqu'un rencontrant, au cours de sa lecture, le titre abrégé d'un ouvrage, désire avoir le
titre complet, il n'aura qu'à se reporter au premier chiffre qui suit le nom da l'autour. — •
Le moyen le plus rapide pour trouver, dans la page indiquée, le nom de l'auteur cité, c'est
de recourir aux notes, dont les numéros faciliteront les recherches dans ie texte.
-524
BERLUC-PERRUSSIS — DES MAIZEAUX
/ Berluc-Perrussis (L. de), 3.
Bernard (Cl.), 116.
Bernier (Fr.), 2, 18, 19, 20, 28,
35, 112, 160, 161, 170, 183-192,
248, 259, 267.
Berns (M.), 519.
Berr (H.), 256, 269.
Bertrand (J.), 406.
BiBART (E.), 164.
BiUiotheca Juris, 488-489.
BiELKE (J.-A.-F.), 269.
BiGOURDAN (G.), 2, 5, 8, 165, 166,
167, 168, 222.
BiNEDEAU, 181.
BiOT (J.-B„), 249.
BiTAUD (J.), 33-36, 71.
Blackbourne (R.), 272, 301.
Blackstone (W.), 449.
Bliss (E.), 297.
BoDiN (J.), 429.
BoÈCE, 102.
BoiLEAU, 35, 36, 266.
BONCOMPAGlfrl (B.), 246.
BoRNius (H.), 13, 55, 242-244.
BOSSUET, 130.
BoswELL (W.), 203.
Bouche (Ch.-Fr.), 2, 9.
BouGEREL (J.), 2, 7, 21, 42-43, 165,
184, 267.
BouiLLiER (Fr.), 55, 127, 224, 235,
258, 269.
BowRiNG (J.), 448.
BoYLE (R.), 236-239, 291.
Brachet de La Milletière (Th ),
193.
Bramhall (J.-F.), 285-287, 439.
Brandt (G.), 520.
Brett (G.-S.), 4, 84, 113, 248, 250,
258-259, 263, 268.
Broughton (J.), 444.
Brown (Th.), 447.
Brucker (J.), 27, 48, 70, 72, 75,
76, 80, 86, 87, 232, 248, 252, 491,
497, 500, 501.
Brun (P.-A.), 185.
BucHON (J.-A.), 179.
BuDDEUs (J.-F.), 86, 496-499.
BuHLE (J.-G.), 48.
BuRNET (G.), 280-281, 442. ,
Camburat (de), 267.
Camden (W.),^224.
Campanella (Th.), 84-85, 165, 433.
Campbell (G.), 446.
Campbell-Fraser (Al.), 446.
Campion (W.-J.-H.), 399, 416, 424,
446.
Camusat (D.-Fr.), 225.
Caro (Ed.), 454.
Caussin (X.), 165.
Gazelles (Em.-H.), 448.
Cazré (P. de), 164.
Cesca (G.), 520.
Chapelain (J.), 16, 171, 186, 211,
225, 229, 248.
Chapelle (Claude Luillibr, dit)-,
184, 186-187.
Charleton (W.), 235-236, 268.
Clarendon (Ed. Hyde, Comte de).
283, 284, 436-439, 442.
Clarke (g.), 519.
Clave (Et. de), 33, 71.
Clerke (G.), 518.
Clerselier (Cl.), 24, 51, 30.6'.
CocQ (G.), 454.
Coke (R.), 518,
COMNENUS, 72.
Conrart (V.), 221.
CONRING (H.), 455.
CoRDEMOY (G. DE), 202, 233-234.
CÔME DE ViLLIERS, 3.
COURCELLES (Et. DE), 195.
Cousin, 51.
CowART (W.), 442-445.
CowLEY (A.), 445-446.
Crell (J.), 201.
Cumberland (R.), 433.
Cyrano Bergerac (Savinien de),
184-185, 231-232.
Cyrénaïques (les), 150.
D
Damiron (J.-Ph.), 30, 179, 249,
261, 262, 263, 268..
Daniel (G.), 257.
Dante, 67, 68.
Dave (A.), 246.
Debièvre (M.). 126.
Dedieu (J.), 513-514.
Delisle (L.), 4.
Deploige (S.), 516.
Descartes, 3, 12, 71, 138, 144,
146, 165, 201, 216, 258, 507, 508.
Deslandes (A. -F. Boureau), 17.
Des Maizeaux, (P.,) 191.
DESSAUER IZOULET
525
Dessauer (M.), 520
Destutt-Tracy (A.-L.-C), 514-515>
Devillemandy (P.), 75.
Dewey (J.), 521
DiOGÈNE Laïèece, 77.
DoRN (Chr.), 37.
Dowel (J.), 519
Dubxer (Fr.), 419.
DrPLESsis (G.), 15.
DUREL (J.), 54.
DURKHEIM (Ém.), 516.
DwiGHT (Th.-W.), 434.
Dyce (Al.), 440.
Eachard (J.), 440.
Encydapédie (V), 234.
Engelke (H.-A.), 37-38, 268-269.
ÉPICURE, 81-84, 150.
Fabri (H.), 34, 38-40, 174, 409.
Fawcett (Mrs.), 452.
FÉRET (P.), 15.
Ferxel (J.), 68-69.
Ferri (L.), 446.
FiGGis (J. Xeville), 521.
Filmer (R.), 430, 432.
Fischer (J.-Chr.), 497.
Fischer (K.), 424.
Fludd (R.), 41-51.
FoppEXS (J.-Fr.), 3, 8.
Fosse (J. de la), 228.
FoucHER DE Careil (Al.-L.), 489.
FOURXEL (V.), 231.
Fr.\xck (Ad.), 43, 72, 74, 83, 240.
Fraser (A.-C), 179, 446.
FucHS (L.), 69-70.
G
Gaffarel (P.), 9.
Galilée, 167, 173-175.
Gallia Christiana (la), 9, 18.
Gassendi, 214, 215, 231, 258, 507.
Gaul (K.), 520.
Géraxdo (J.-M. de), 232, 268.
Gibbon (E.), 259.
GoMPERZ (Th.), 478.
GooRLE (D. van), 70.
GoroET (Cl.-P.). 267.
Graham (W.), 520.
Grandmaison (L. DE), 41.
Granet. 15.
Graverol (Fr.), 192, 194, 197,
198, 201, 210, 223, 227.
Grimarest (J.-L.de), 184, 228,232.
Grote (G.), 450. 452.
Grote (Mrs H.), 452.
Grotius (H.), 193, 429, 456.
Gruber (H.), 41.
Guichard (F.), 25, 268.
Gundling (N.-J.), 458, 499-505.
GiiTTLER (C.). 269.
Guyau (M.), 31, 67.
H
Haag (Eug. et Em.), 415.
Haitze (P.-J. de), 3.
Halévy (E.), 446-447, 447, 448, 449.
HALL.OI (H.), 263.
Hamelin (0.), 508.
Hampton (B.), 444.
Harrington (J.), 433-436.
Hartley (D.), 446.
Harvey (W.), 175.
Hauréau (B.), 76.
Heineccius (J.-G.), 482-483.
Henry (G.), 451.
Herbert de Cherbury (Ed.), 254,
Hermelink (H.), 41.
HiLL Green (Th.), 452.
Hobbes, 20, 199, 212, 214, 216, 217,
219, 304.
HOCHEISEN (M.>, 494.
HÔFFDING (H.), 409.
Holbach (d'), 299, 339, 513.
HoLE (M.), 444.
Honnorat, 2.
HooKER (R.), 415, 429.
HoRNE TooKE (J.), 446-447.
HORTENSIUS (M.). 268.
HouTUYN (Ad.), 460-461.
HuET (P.-D.), 16.
HuLST (M. d'), 159.
Hume, 436, 446.
I
Innés (A.), 519.
IZOULET (J.), 420.
526
JABLONSKI — MORNAY
Jablonski (D.-Ern.), 440.
Jaxet (Paul), 81, 189, 231, 232,
430, 472, 474.
Jeannel (Ch.), 269.
Jeanvrot (V.), 520.
JoNsius (J.), 37.
JouEFROY, 412, 413, 417, 516.
Jourdain (Ch.), 26.
jourdan (a.-j.-l.), 48.
Joyau (E.), 76, 82.
JussERAND (J.-J.), 200, 293, 294.
JUVÉNAL, 151.
^ K
Kennet (Wh.), 297.
Kennyon (F. -G.), 478.
Kerviler (R.), 221.
KiEFL (Fr.-X.), 269.
KoRTHOLT (Chr.), 455.
Laboulaye (Ed.-R. de), 513.
La Bruyère, 192, 426.
Land (J.-P.-N.), 461.
Lange (F.-A.), 80-81, 178, 237,
269.
Languet (H.), 415.
La Noue (Fr. de), 44-45.
Lansberge (J. van), 168.
Laroche (B.), 450!
Larsen (Edv.), 409, 520.
Lasswitz (K.), 68, 70, 75, 248,
269, 407.
Launoy (J. de), 26, 27, 34.
Lawson (G.), 440.
Lebret (H.), 185.
Leclerc (J.), 180.
Le FR.ANC (A.), 10.
Le Grand (J.-Ff.), 85, 268.
Leibniz, 66, 98, 99, 134, 189, 233,
237. 238, 244, 259, 260, 287, 428-
429, 432, 436,481, 482, 485, 489-
494.
Lelong (J.), 266.
Le Monnier (P.-L.), 448.
Lenfant (J.), 20.
Lens (L. de), 183, 186.
Le Paige (Ch.), 3, 246.
Leslie (C), 444.
Le Valois (L.), 188.
Lévy-Bruhl (L.), 516.
Liguori (Saint Alphonse-M. de),
8.
LivET (Ch.-L.), 16.
Locke, 179, 432, 444.
LoiSELEUR (J.), 10, 229, 231.
LowDE (J.), 519.
Luc Y (W.), 439.
Lyon (G.). 305, 308, 354, 392-393,
409, 420, 428, 513.
M
Mabilleau (L.), 68, 76, 83, 235,
248, 264-265.
Machiavel (N.), 429.
Mackintosh (R.-J.), 450-451.
Magnen (J.-Chr.), 75-76.
]VL4ig>"an (Em.). 34.
Maius (H.), 180.
Malebr anche, 132, 509.
Mandon (L.), 268, 269.
Marolles (M. de), 15, 16, 178,
212, 225, 229.
Martin (A.), 2, 268.
Matignon (A.), 415.
Maurin (G.), 193.
Maury (J.), 228.
Mel VILLE -Daniels (W.), 190.
MÉNAGE (G.), 36, 86, 224-225.
Menagiaim, 36, 224,
Menc (le PÈRE), 267.
Mercure francoia (le), 35.
Mersenne (M.), 34, 165, 204, 205,
206, 214-215, 215-216, 217, 222,
223, 298, 302-305, 308, 309-310.
Mesnard (P.), 184, 187.
Mill (J.), 447, 450-451.
MiLL (J.-St.), 447, 448, 450, 452-
454.
Molesworth (W.), 270, 279, 452.
Mollat (G.), 432, 492.
Môller (J.), 37, 455.
Monchamp (G.), 3, 181.
MONDOLFO (R.), 521.
Montchal (de), 10.
Montesquieu, 513-514,
MoNTMOR (H. de), 171.
Montucla (J.-F.), 164.
MoRHOF (D.-G.), 37, 38, 455.
MoRiN (J.-B.), 34, 35, 167-173.
MoRiZE (A.), 196, 198, 200, 216-217,
218.
Mornay (Ph. du Plessis), 415.
MORUS
SEAILLES
527
MoRUS (Th.), 224, 433.
MosHEiM (J.-L.), 240.
N
Naigeon (J.-A.), 513.
Natorp (P.), 409.
Naudé (G.), 4, 18, 29, 49-50, 75.
Neuré (M.), 18, 171-172.
Niceron (J.-Fr.), 310.
NiCERON (J.-P.), 15, 71, 184, 193, 195.
NiCHOLLS (W.), 444.
NlSARD (Ch.), 16.
NiJSCHELER (H.), 520.
Oldenbtjrg (H.), 199, 491.
Olivet (P. d'), 16.
OSIANDER (J.-A.), 454.
OZANAM (Fr.), 67.
Paley (W.), 447.
Palmieri (D.), 84, 108, 126.
Papillon (F.), 81.
Paquot (J.-N.), 7, 78.
Paradin (G.). 68,
Pardies (Ign. g.), 38.
Parker (S.), 75, 85-86, 440.
Pascal, 106.
Patin (G.), 16, 17, 18, 19, 20, 29,
181, 196, 285.
Patrizzi (Fr.), 32.
Pecquet (J.), 177, 194-195.
Peisse (L.), 447.
Pélissier, 3. ■
Pellisson (P.), 16.
Pendzig (P.), 269.
Perrault (Ch.), 20, 267.
Perronet (V.), 520.
Philon (L.), 497.
PiERCE (Th.), 518.
PiLLON (F.), 83.
PiNAVi (J.-M.-O.), 247.
Pitton (J.-Sc), 3.
Plessis d'Argentré (Ch. du), 34.
Plut ARQUE, 419.
POGGENDORFF(J.-C.), 164, 168, 169.
Pogson Smith (W.-G.), 517.
POMMEROL (B.), 81, 237.
Port (C), 183.
Port-Roy AL, 141.
Poterie (A. DE LA), 2, 18,19,161,259.
Pourchot (Ed.), 35-36.
Priestley (J.), 447.
PuFENDORF (S.), 461, 480-489.
PUTEANUS (de PTJTTEjE.), 77-79.
Q
QUÉNAULT, 190.
QUESNERIE (G. DE LA), 164.
Quetelet (Ad.), 246. *
Rachel (S.), 454, 455.
Racine (J.), 35, 145-146.
Racine (L.), 189, 191.
Ramus (J.-M.), 21.
Rand (W.), 24, 259.
Rapin (R.), 20.
Rechenberg (A.), 454.
RÉGIS (P.-S.), 508-512.
Regnerus a Mansvelt. 454.
RÉMUSAT (Ch. DE). 284, 406.
Renofvier, 296, 406, 408, 411, 415,
420, 428, 429, 430.
Reymond (A.). 478.
RicciOLT (J.-B.), 38, 164-165.
RiCKABY (J.), 521.
RiOLAN (J.), 195.
Rivet (A.), 13, 14, 193.
RoBERTSON (G. Croom), 272, 278,
280, 286, 287, 294, 295, 410.
ROBERVAL (G. DE), 293.
RôELL (H. Al.), 455, 455-456.
ROESCHELL (D.), 494.
Ross (Al.), 439.
Rousseau (J.-J), 513^.
Ryner (Th.), 272, 301.
Sainte-Beuve (de), 189.
Saint-Évremond (Ch. de), 190-
191, 234. 249.
Saint-Marc (Ch.-H. de), 34, 35.
Saisset (Em.), 479-480.
Salisbury (J. de), 419.
Sarrazin (J.-F.), 191.
Saverien (Al.), 267, 520.
SCHICKARD (W.), 166, 268.
Schneider (H.), 269.
Schooten (Fr. van.), 293, 305.
Scolastiques, 120, 137, 296.
ScoT (Ph.), 517.
SÉ ailles (G.), 81.
528
SEGRAIS — ZENON D ELEE
Segrais(J. Renaud de), 19,172-173.
Senguerdus (W.), 86.
Sennert (D.), 70.
Servois (M. G.), .192.
Seth (J.), 403-404, 421.
SÉVIGNÉ (Mn^e d^)^ 35.
Sextus Empiricus,. 224.
Sharrock (R.), 291, 439.
Sherlock. (W.), 519.
SiGWART (H.-Chr.-W.), 520,
SiNÉTY (R. DE), 410.
Sluse (R.-F.De), 197, 246-247, 292.
Smith (G.), 440.
Snellius (W.), 6.
Sommervogel (C), 38, 188.
Sorberiana, 192, 201, 208, 209, 212.
Sorbière (S.), 2, 4, 7, 8, 10, 12,
13, 15, 16-17, 17, 18, 19, 21, 24,
32, 53, 163, 175, 177, 192-228,
241, 242, 243-244, 249, 267, 292,
293, 298, 299.
SOREL (Ch.), 231*.
Sorley (W.-R.), 308, 424, 521.
Sortais (G.), 7, 30, 32, 99, 101,
145, 173, 296, 431-432, 478, 488.
Spinoza, 461-480.
Sprat (Th.), 200.
Stair (De), 86.
Stanley (Ar.-P.), 440.
Stephen (L.), 447.
Stewart (D.), 179, 447.
Stolle (G.), 494.
Strimesius (S.), 454-455.
Strowski (F.), 269.
Stubbe (H.), 435.
Suarez (Fr.), 429, 431-432.
SuMNER Maine (H.-J.), 452.
Swift (J.), 444.
Taine, 448.
Tallemant des Réaux (G.), 7.
Tamizey de Larroque (Ph.), 2,
3-4, 7, 17, 25, 162, 167, 171, 193,
259, 268.
Tannery (P.), 87.
Tarentino (G.-G.) 520,
Taxil (N.), 2, 268.
Taylor (A.-E.), 272.
Tenison (Th.), 440.
Templar (J.), 519.
Thomas (P.-F.), 55, 66, 77, 113,
248, 258, 260, 268.
Thomas d'Aquin (Saint), 271, 390.
Thomasius (Chr.), 459.
Thomasius (J.), 491.
TiTELMANS (Fr.), 69.
Toland (J.), 433.
TôNNiES (F.), 220, 276, 278, 298,
301, 339, 409, 410.
Trillerus (D.-W.), 504.
TURNER (J.), 444.
Tyrrell (J.), 432-433.
U
USENER (H.), 87.
Varde (J.-Ph. de la), 2, 267.
Velthuysen (L.)^ 456-460.
Verdus (du), 221, 280, 298.
Victoria (Fr. de), 429.
Villiers (C. de), 3.
Villon (A. de), 33, 35.
ViTRiARius (Ph. Reinhard), 498.
Vloten (J. van), 461.
Voltaire, 101, 115, 192, 199, 202,
224, 239, 252, 512.
Vossius (G.-J.), 241.
Vries (G. De), 268.
W
Walch (G.), 497.
Waller (A.-R.), 517,
Wallis (J.), 290-292, 435, 440.
Warburton (W.), 439.
Ward (S.), 289, 439.
Watson (M.), 37.
Wendelin (G.), 2-3.
White (Th.), 517.
Whitehall (J.), 519.
Whiton Cal vins (M.), 521.
WiTTEN (H.), 211.
WooD(A.),288, 297, 301.
Wren (M.), 435.
WULF (M. DE), 271.
Zabarella, (G.), 74-75.
Zart (G.), 494.
ZENON d'Élée, 108, 322.
II
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES
ARTICLE II. — PIERRE GASSENDI (l592-I6oo).
Après avoji* étudié l'Empirisme en Angleterre chez Bacon, il faut l'étu-
dier en France chez Gassendi, 1.
CHAPITRE 1er. _ YijE ET ŒUVRES DE GaSSENDI.
Contraste entre la vie agitée de Bacon et la vie simple et unie de Gas-
sendi, ] .
I. — LES DÉBUTS DE GASSENDI
Enfance, éducation, 2-3. — Principal du collège de Digne et chanoine
théologal. Premières relations avec Peiresc, 3-4. — Emporte au concours
la chaire de Philosophie à l'Académie d'Aix. Il expose et combat la doctrine
d'Aristote, 4-5. — Se lie d'amitié avec Gaultier, prieur de la Valette, 5.
— Publie ses Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos , 5-6.
II. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET OUVRAGES PHILOSOPHIQUES
Voyage à Paris (1624) : il observe une éclipse de lune avec Mydorce
et fait la connaissance du P. Mersenne, 6. — De retour en Provence,
il continue ses observations astronomiques, 6. — Nouveau voji'age à Paris,
(1628) : il est Ihôte de Luillier, maître des comptes, qui l'emmène en
Flandre et en Hollande, 6-8. — Se plonge dans l'étude de la Philosophie
d'Ëpicure, 9. — Elu Prévôt de la cathédrale de Digne (1634) et Agent
général du clergé, 9, 10. — Accompagne le comte d'Alais, gouverneur
de Provence, dans la visite de cette province, 9-1 0. — Enseigne la Phi-
losophie à Molière, Ber^ier et Charelle, pendant un nouveau séjour
à Paris, où il est de rechef l'hôte de Luillier, 10. ^ — La chaire de ]\Iatlié-
maticjues au Collège Royal lui est confiée, 10. — Relations avec des per-
sonnages de marque, 10-11. — Il examine les Méditations de Descartes
et propo.se ses Objections. Bépon<<cs hautaines de Descartes. Gassendi
réplique par ses Instances. Malgré l'insistance de ses amis il refuse de cri-
tiquer les Principes de la Philosophie de Descartes. Celui-ci malmène
Gassendi dans ses conversations. Il montre une modération relative dans
sa Lettre à Clerselier. L'abbé d'Estrées s'entremet pour réconcilier Des-
cartes et Gassendi, 11-15. — Une fatigue de poitrine oblige Gassendi à
regagner le Midi (1648) ; il poursuit ses travaux astronomiques et publie
trois ouvrages sur Epicure, 15-16. — De retour à Paris (1653), il habite
l'hôtel de M. de Montmor, où se réunissent chaque semaine de « doctes
I
34
530 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES
personnages », 16. — Il publie les Vie^ de Tycho-Brahé, Copernic, Peurbach
et Eegiomontanus (1654) et termine le Syntagma philosophicum, 17.
III. — LES DERNIERS JOURS. HOMMAGES A SA MÉMOIRE
Dernière maladie et mort, 17. — On est unanime à reconnaître ses vertus
sacerdotales, 17-18. — Travailleur infatigable, 18-19. — Modeste et enjoué,
19. — Témoignages admiratifs de Segrais, Patin, Bernier, Cl. Perrault,
Rapin, Hobbes, 19-20. — Funérailles à Saint -Nicolas-des-Champs, Épi-
taphe et Monument, 20. — Oraison funèbre par N. Taxil, 21. — Statue à
Digne, 21.
Tableau chronologique des Œuvres de Gassendi, 22-25.
CHAPITRE IL — Gassendi polémiste.
Quoique d'un naturel pacifique, Gassendi batailla contre les Péripa-
TÉTiCTENS, Fludd et Descartes, 26.
§ A. — POLÉMIQUE AVEC LES PÉRIPATÉTICIENS
Au début du xvii^ siècle, Aristote règne encore en maître dans les Ecoles.
Cependant des attaques ouvertes se produisent jmr écrit : la Philosophia
Naturalis dé S. Basson ; les Exercitationes paradoxicœ de Gassendi 26-
27.
1° Contenu et valeur des « Exercitationes ».
Le plan des Exercitationes comprend sejDt Livres qui doivent réviser
les fondements de la doctrine péripatéticienn-e. Seul le Livre I sur la doc-
trine des xiristotéliciens en général paraît en 1624, 27-28. — Gassendi,
reproche aux disciples d'Aristote de ramener la philosophie à l'art de
briller dans les discussions ; de mettre en interdit les penseurs illustres,
pour ne donner audience qu'à Aristote ; de négliger les Mathématiques ;^.
de s'attacher, en Physique, à des questions ineptes ; de parler une langue;
barbare ; de s'asservir à la parole du Maître, ce qui entrave tout progrès,
28-30. — A travers les disciples dégénérés, Gassendi atteint le Maître lui-
même, 30.
Des six Livres suivants, le second seul a été en partie exécuté: c'est unei
critique passionnée de la Dialectique péripatéticienne, 31.
Les Exercitationes sont une œuvre de jeunesse, qui pèche par la forme
et par le fond : trop souvent la forme est violente,^ et le fond injuste, 31-
32. — Diverses raisons obligent Gassendi à mterrompre la composition de
l'ouvrage, 32-33.
2° La condamnation de Bitaud et 1' « Arrêt burlesque ».
J. Bitaud, assisté d'A. de Villon et d'ËT. de Clave, annonce la sou-
tenance de Thèses opposées à la doctrine d'Aristote. La soutenance est
interdite ; le Parlement fait lacérer les Thèses et bannit les trois antipéri-
patéticiens. Cette sentence rçndit Gassendi prudent, 33-35.
Des Péripatéticiens zélés demandent au Président de Lamoignon de
faire renouveler par le Parlement les défenses contre les novateurs. Pour'
parer le coup, 1' « Arrêt burlesque ^^ est lancé dans le public. Le bruit court;
que l'Université va appuyer officiellement la démarche tentée près du Pré-]
sident de Lumoignon par quelques-uns de ses membres. Pour empêcher
l'envoi de cette Requête officielle, une Requête ironique est mise aussitôt
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈEES 531
en circulation : les méfaits des Gassendistes y sont dénoncés plaisamment,
35-36. — Ces deux pièces, en jetant le ridicule sur les tentatives et projets
des Péripatéticiens, les firent échouer, 36.
3° Attaques dirigées contre les u Exercitationes ».
Les Exercitationes furent attaquées par Jonsitjs, Morhof, Watson,
Engeike, professeurs dans les universités de Kœnigsberg, de Kiel et de
Rostock, 37-38. — En France, le Père H. Fabri a fortement critiqué les
Exercitationes, tout en rendant hommage aux mérites de Gassendi, 38-
40.
§ B. — POLÉMIQUE AVEC FLUDD
10 Lutte entre Mersenne et Fludd.
Antécédents de Fludd, 41. — Mersemie attaque incidemment, mais
vivement, Fiudd imbu des doctrines des Rose-Croix, 41-42. — Fludd
lance deux libelles contre Mersenne : Sophiœ cum Moria Certamen et Sum-
mum Bonum, 42.
2° Gassendi prend la défense de Mersenne.
Répugnant aux polémiques persoimelles, Mersenne prie Gassendi de
prendre sa cause en main : de là VEpisiolica Exercitatio, 42-43. — Gassendi
y fait preuve d'impartialité, de modération et de clarté, 43-44. — h'Exer-
citatio est précédée d'une Lettre de Mersemie et d'un Jugement théologique
du Père de La Noue sur la Philosophie fluddienne, 44-45. — Plan de
V Exercitatio : I. Synthèse de la Philosophie fluddienne, 45. — IL Examen
du Certamen, 45. — III. Examen du Summum Bonum, 45-46. — Doctrmes
des Rose-Croix, 46-48. — Valeur de VEpistolica Exercitatio, 48.'
3° Fludd réplique à Gassendi.
Dans sa Clavis Philosophiœ Fludd combat tour à tour Mersenne, de La
Noue et Gassendi, accablant les premiers d'invectives, traitant le dernier
avec une modération relative, 49, 50. — Jugement de Gassendi sur la
Clavis, 49-50. — Il dédaigne d'y riposter, 51.
§ C. — .POLÉMIQUE AVEC DESCARTES
1° Objections et Instances de Gassendi.
Dans ses Réponses aux Objections de Gassendi, Descartes se montra
froissé de l'apostrophe du philosophe provençal : O esprit ! et lui répliqua
durement : 0 chair ! avec accompagnement de réflexions désobligeantes,
51-52. — Sans l'insistance de ses amis, notamment de Sorbière, Gassendi
n'aurait probablement pas opposé ses Instances aux Réponses de Descartes,
52-53. — Les Instances n'apportent guère d'arguments nouveaux, mais
insistent sur les Objections antérieures pour les renforcer. Gassendi se plaint
doucement, dans le Préambule, que Descartes ait porté devant le public
une discussion tout amicale qui devait rester privée ; il a le bon goût de
ne point se froisser de rappellation 0 chair ! 53-54. — Descartes affecte
de dédaigner les Instances, ne leur accordant qu,e quelques pages de réfu-
tation hautaine dans une Lettre à Clerselier, 54. — Mécontentement des
Gassendistes, 54-55.
2° Valeur de cette Polémique.
Pour la forme, on s'accorde à reconnaître la supériorité de Gassendi,
qui sut rester courtois, 55.
532 TABLE SYNTHETIQUE DES MATIERES
Pour le fo7id, on trouve des appréciations extrêmes, trop exclusivement
favorables soit à Gassendi, soit à Descartes, 55.
Un jugement impartial doit se ramener, ce semble, à cette triple pro-
position :
10 Gassendi a complètement raison sur certains 'points : doute méthodique,
évidence subjective, confusion entre l'entendement et la volonté, jjro-
scription des causes finales, 56-57.
2° Descartes a Vavantaqe sur d'autres points : différence entre l'idée et
l'image, dépendance de l'esprit à l'égard du corps exagérée dans le sens
du matérialisme par Gassendi, possibilité de l'idée d'infini, immutabilité
des essences, 57-58.
30 Gassendi, en bien des cas, a raison en niant certaines doctrines de
Descartes, mais il a tort en leur substituant des doctrines aussi fausses ou
pires, 58. — Il combat les idées innées, mais il donne dans un sensualisme
excessif, 58. — Il combat l'automatisme des bêtes, mais il n'admet entre
l'homme et la bête qu'une différence de degré, 59. — Il combat la manière
dont Descartes explique la conservation des êtres, mais il semble soustraire
les créatures au concours divin, 59-60. — Il combat le dualisme cartésien
qui rend impossible l'union de l'âme et du corps, mais il s'exprime, dans sa
réfutation, comme si l'âme humaine était matérielle, 60-61.
Echantillon de la verve dialectique et du style de Gassendi : la notion
du temps, 6J-65.
Malgré l'assurance qu'affiche Descartes, on devine que les Objections et
surtout les Instances l'ont gravement atteint, 65. — La critique de Gassendi
n'a pas été inutile, 65-66.
CHAPITRE III. — Gassendi Restaurateur de l'Épicurisme.
1° Les Devanciers de Gassendi.
Le triomphe du Christianisme ruina l'Épicurisme en tant que doctrine
philosophique, 67. — Mais survivance de l'esprit épicurien, esprit d'irré-
ligion et d'incrédulité, 67-68. — « L'hypothèse corpusculaire » se retrouve,
au Moyen Age, chez les Alchimistes ; aux approches de la Renaissance/
chez Nicolas de Cuse, Agrippa de Nettesheim, Basile Valentin, 681
— Au xvi'^ siècle, deux Écoles médicales en lutte : « les Méthodiques
qui se réclament de l'atomisme, et « les Dogmatiques », qui soutiennent
le système des quatre éléments. Jean Fernbl se prononce pour les quatre
éléments, 68-69. — Titelmans et Fucus sont pour la thèse corpusculaire,
69.
Cependant le système atomistique ne reprit vraiment figure qu'au
XYii*? siècle avec : Sennert, 70 — van Goorle, 70 — Basson. 70-71 — i
de Clave, 71 — Bérigard, 71-75 — Magnen, 75-76 — et surtout Gas/
sendi.
2° Caractères et limites de cette Restauration.
Gassendi surpasse ses devanciers par la valeur et l'ampleur de son œuvre
apologétique et restauratrice de l'Épicurisme : De Vita, Animadversiones,
Syntagma, 76-77. — C'est une œuvre commencée de bonne heure et encou-
ragée par Puteanus, 77-79. — Gassendi va au devant des objections que
cette tentative de réhabilitation et de reconstruction ne peut manquer de
provoquer, 79-80. — Son aversion pour les subtilités péripatéticiennes
et ses tendances empiriques l'inclinèrent vers Épicure, 80-81.
J
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 533
3° Épicure et Gassendi.
Ressemblances : atomes solides, impénétrables, indivisibles. Existence
du vide, 81. — Matérialité de l'âme sensitive, 83.
Différences : Épicure : atomes étemels. Gassendi : atomes créés par
Dieu, 81. — Ëpicure : mouvement inhérent aux atomes et clinamen. Gas-
sendi : c'est Dieu qui imprime le mouvement aux atomes, ce qui rend le
clinamen inutile, 81-82. — Objection : ce recours à un Dieu Créateur et
Providence dénature l'atomisme antique. Réponse : le fond du système
subsiste en entier, débarrassé de supertetations inintelligibles (éternité
des atomes et intervention du hasard), que Gassendi a remplacées avan-
tageusement par l'action créatrice et providentielle de l'Etre nécessaire.
82-83.
La Morale gassendiste, malgré certaines atténuations, reste foncièrement
épicurienne, c'est-à-dire égoïste, 84.
4° Appréciations contemporaines et ultérieures.
THO?/rAS Campanella, 84-85. — Jean-François Le Grand, 85. —
Samuel Parker, 85-86. — Jean-François Buddeus, 86. — Jacques
Brucker, 86. — Hermann Usener, 87. — Paul Tanner y, 87.
CHAPITRE IV. — Le Syntagma philosophicum.
INTRODUCTION
Définition et Division de la Philosophie, 88. — Plan du Syntaqma :
I. Logique — IL Physique : Section 1. De la Nature en général — Sect. 2,
Des Choses célestes — Sect. 3. Des Choses terrestres : a) inanimées —
h) vivantes — IIÏ. Ethique, 88-90.
lî^e PARTIE. — Logique.
§ I. — QUESTION PRÉLIMINAIRE : DE LA CERTITUDE
Pour découvrir le vrai, caché mais acc&ssible, un critérium est nécessaire,
Gassendi prend position entre Sceptiques et Dogmatiques : on peut atteindre
une ombre de vérité, 90-91. — Signes indicateurs ou avertisseurs, 91-92. —
Pour interpréter les signes indicateurs, nous avons les sens et l'intelligence,
92-93.
§ IL — LOGIQUE PROPREMENT DITE
Elle comprend quatre opérations : d'où quatre subdivisions.
Cette Institution logique éliminera les inutilités, les vaines subtilités
de la Logique péripatéticienne, en comblera les lacunes. Revue des Logiques
antérieures, depuis les Éléates jusqu'à Descartes. Gassendi se déclare
éclectique, 93.
1. — De l'Imagination ou Idée : Idée singulière ou générale. Recours
à l'expérience pour contrôler les idées venant des sens. Remèdes contre
l'erreur : liberté d'esprit et souci de la vérité. Contrôler les témoignages.
Se défier des locutions ambiguë.^ ou figurées, 94.
2. — De la Proposition ; Règles pour discerner les propositions vraies,
Fausses ou probables. Liste de propositions pouvant servir dans les argu-
mentations, 94-95.
534 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIERES
3. — Du Syllogisme : Ici surtout apparaît l'effort de simplification :
les trois figures ramenées à deux ; les dix -neuf modes concluants réduits
à six. Ënumération de divers lieux pour faciliter la découverte du moyen
terme, 95.
4. — De la Méthode : d'Invention, 95-96 — de Jugement, 96 — d'Ensei-
gnement, 96.
Ile PARTIE. -- Physique.
§ I. — DE L'ESPACE ET DU TEMPS
A. — Espace : Ses caractères et sa nature, 97. — Identité de l'espace et
du lieu, 97. — La théorie de C4assendi aboutit à ime contradiction, 98-99.
B. -^ Temps : notion du temps comparée à la notion de l'espace, 99. —
Comparaison de la flamme, 100. — Rejet de la définition d'Aristote, 100-
101. — Confusions, 101. — Mesure du temps, 101. — Temps et éternité,
101-102.
§ II. — DE LA MATIÈRE PREMIÈRE DES CHOSES
A. — Nature de la Matière : comparaison de la matière et de la forme,
102. — Rejet de divers systèmes, et adoption de l'atomisme comme plus
probable, 103. — Deux preuves de l'existence des atomes, 103. — Objection
tirée de la divisibilité cà l'infini : Gassendi répond que cette divisibilité
répugne, 104-106. — Les objections tirées des Mathématiques sont irre-
. cevables, 106.
B. • — Essence et Propriétés des atomes : la Solidité est leur élément essen-
tiel, 106. ■ — Propriétés : Eteridve, Figure, Pesanteur, 106-107. — Preuves
de l'existence du vide tirées de la raison et de l'expérience, 107-108.
C. — Le mouvement : Définition, 108. — ■ Cause : elle est dans les atomes
qui l'ont reçu de Dieu ; par conséquent le principe du mouvement est maté-
riel, 108-109. — Réponse aux objections contre cette manière de concevoir
le mouvement, 109-110. — Direction : pourquoi les graves, vg. la pierre,
tendent-ils vers le centre de la terre? En vertu d'une attraction que la terre
exerce sur eux. Gassendi l'explique par l'exemple de l'aimant attirant le
fer. Il doit y avoir, dans les êtres inanimés, un sens obscur, endormi, une
sorte d'âme analogue à celle qui dirige l'animal. L'aimant projette des
particules qui éveillent et mettent en mouvement le fer qui sent de l'attrait
pour l'aimant. Par ra25i3ort aux graves, la terre se comporte comme un
aimant immense, 110-112. — La solidité ou dureté constitue l'essence
de la matière, 112.
§ III. — DU PRINCIPE EFFICIENT DES CHOSES
Cause première et Causes secondes, 112-113. — Ce chapitre sur la Cause
première est la partie la moins originale et la plus sûre de la Philosojahie
gassendiste, 113.
A. — ; Existence de Dieu : les preuves en sont ramenées à deux. La 1-^
est tirée de l'anticipation générale, 113. — La 2^, de la contemplation de.
la nature, 113-114. — Occasions qui font passer en acte l'anticipation,
114.
B. — Perfections de Dieu : tableau d'ensemble, 114-115. — Dieu est'
à la fois auteur et providence du monde, 115-116. — Concours divin :
Gassendi paraît le borner au concours générai, 116-117.
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 535
§ IV. — QUALITÉS DES CORPS
A. — Qualités sensibles : Définition de la qualité, 118. — Les qualités
sensibles : chaud, froid, saveur, odeur, son, lumière et couleur, n'existent
pas formellement dans les objets. Accord et désaccord avec Descartes,
118-119. — La force motrice et les autres facultés des corps dérivent de la
pesanteur, 119. — De l'habitude : pour acquérir la facilité d'agir qui la
constitue, il faut exercer les facultés et siirtout leurs organes, 119-120.
B. — Qualités occultes : abus par les Scolastiques, 120. — Sympathie
et Antipatliie régies par la loi générale de l'agir et du pâtir, 120-121.
§ V. — LE MONDE EST-IL ANIMÉ ?
Critique de roj^inion de Pythagore, de Platon et des Stoïciens, 121. —
L'omnipi-ésence de Dieu peut être comparée à une âme assistante, 121,
— On peut appeler âme la chaleur que Démocrite, Aristote, Hippocrate
disent être diffuse dans l'univers, 122. — Tout en refusant à la Terre une
âme proprement dite, Gassendi la croit animée d'un genre inférieur de
vie et de connaissance dont la nature nous échappe, 122-123,
§ VI. — DE L'AME
Après avoir exposé sur ce sujet les opinions divergentes des philosophes
anciens, Gassendi jyrésente la solution qui lui paraît la plus vraisemblable,
123.
A. — L'Ame animale : Existence : démontrée par le raisonnement, 123.
— Nature : elle est matérielle, comparable à un feu très subtil, 123-124.
— Origine : elle provient de la génération ou de germes préexistants, 124,
— Les semences ou les germes, dont elle résulte, sont sensibles en jouis-
sance, 121^.
B. — L'Ame humaine : elle n'est pas une substance simple, mais com-
posée de deux jDarties : Tune irraisonnable, douée de i>uissance végétative
et sensitive, qui est corporelle et vient des parents ; l'autre, raisonnable,
qui est incorporelle et créée par Dieu, 125. — Preuves : d'autorité, de
raison fondée sur l'expérience, de convenance, 125-126. — Son opinion,
contraire au concile de Vienne, détruit la simplicité de l'âme et l'unité
de la nature humaine, 126. — Vams efforts de Gassendi pour échapper
à ces objections, 126-127.
§ VII. — DE LA SENSIBILITÉ
A. — Sensibilité au sens large : Gassendi accorde aux minéraux et aux
plantes la faculté de percevoir ce qui leur convient, 127-128.
B. — Sensibilité au sens strict : définition et conditions de la sensation,
128. — Les sens, qui sont distincts des organes, constituent la partie prin-
cipale de l'âme sensitive, 128-129. — Siège de la sensation, 129. — Détails
physiologiques relatifs aux organes sensoriels. Vision binoculaire, 129.
* § VIII. — DE L'IMAGINATION
Gassendi ramène les facultés internes de connaître à deux : la Phantaisie
ou Imagination, qui est corporelle et commune à l'homme et à l'animal ;
V Intelligence qui est incorporelle et propre à l'homme, 129-130.
536 TABLE SYNTHETIQUE DES MATIERES
A. — L'Imagination est l'unique faculté interne sensible : les multiples
facultés sensibles, inventées par les Péripatéticiens, sont des fonctions
diverses de l'imagination, 130. — Traces laissées par les impressions du
dehors dans le cerveau : Gassendi les explique par une sorte de 'plis ana-
logues à ceux qu'on fait sur du papier, 130-131.
B. — • Fonctions de l'Imagination : 1° — Appréhensio7i : simple repré-
sentation d'une chose sans rien affirmer ou nier. L'imagination est, comme
le feu, dans une agitation perpétuelle, 1^2. — Questions diverses : Pour-
quoi l'imagination ne se représente-t-elle pas plusieurs choses ensemble ?
Pourquoi les imaginations sont-elles mobiles ? 132. — Le cours des imagi-
nations dépend de la perception externe et de la volonté, 132-133. —
Comment expliquer la représentation de choses qui n'ont jamais frappé
nos sens ? 133.
2° Jugement — 3° Raisonnement : Oassendi admet à tort des jugements
et raisonnements d'ordre Imaginatif là où il n'y a que succession d'images
et simple consécution, 1^3-134. — L'instinct, 134. — Les rêves, 134-
135.
§ IX. — DE L'INTELLIGENCE
L'Intelligence remplit certaines fonctions qui prouvent qu'elle diffère
essentiellement de la Phantaisie, 135.
A. — Appréhension de choses incorporelles : nous connaissons Dieu,
l'abstrait, l'universel, le bien et le mal, etc., ce qui est hors des prises de
la phantaisie, 135-136.
B. — Réflexion : Tintelligence connaît qu'.elle connaît, tandis que l'ima-
gination n'imagine pas qu'elle imagine, 136. — L'intelligence maîtrise
la phantaisie, 136.
C. — Raisonnement : le raisonnement propre à l'intelligence lui fait
connaître des choses auxquelles ne correspond aucune image, 137.
T>. — Questions diverses : pas de distinction réelle entre l'âme et ses
facultés. Rejet d'un intellect agent et d'un intellect patient, 137. — L'in-
telligence humaine a besoin de la phantaisie, 138. — Égalité des âmes
par nature, 138.
E. — Origine des Idées : Gassendi admet qu'il y faut le concours de'?
sens et de l'intelligence, mais ce concours varie selon les cas. Pour les idées
singulières, les sens et l'intelligence associent leur activité, 138-139. —
Pour le reste, c'est-à-dire pour la connaissance de nous-mêmes, la formation
des idée.s générales et la représentation des choses incorporelles, les don-
nées sensibles servent à l'intelligence d'occasion pour déployer son activité,
139-140.
F. — Origine des Principes premiers : ce sont des énoncés généraux,
évidents, indémontrables, 140. — Ils dérivent des données sen.sibles inter-
prétées par l'expérience. Exemple : Le tout est plus grand que la partie,
140. — Les premiers principes ne sont pour Gassendi que des généralisa-
tions de l'expérience ; sur ce pomt il mérite d'être rangé parmi les sensua-
listes. Il en va autrement pour ce qui regarde l'origine des idées, 140-
141.
§ X. — DE L'APPÉTIT
A. - — Appétit en général : Comparaison entre la connaissance et l'appé-
tence, 141-142. — Division et Sièges, 142.
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 537
B. — Appétit raisonnable ou Volonté : Il éprouve des passions simples
et pures, 142-143.
C. — Appétit sensitif : les Passions : Définition des passions, 143. —
Classification : a) Passions du corps : Plaisir, Douleur, Désir, 143-144.
— b) Passions de Tesprit : Joie, Tristesse, d"où dérivent les autres, 144. —
Gassendi soutient à tort, après Épicure, que le plaisir est conditionné
par une douleur préalable, 145. — C'est en Morale que Gassendi traitera
ex professa de l'Apjjétit raisonnable, 145.
§ XI. — DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME
A. — Preuves : a) jnhysique, 145. — h) morales, 145.
B. — Objections : Réponses aux objections tirées ; des souffrances des
animaux, 145-146. — de la sanction inhérente à la vertu et au vice, 146
— de la disproportion entre les actions bonnes et mauvaises d'une part,
et de l'autre la récompense et le châtiment, 146-147.
Ille PARTIE : ÉTHIQUE.
La Physique et l'Éthique ou Morale forment un tout harmonieux, 147-
148. — Définition de la Morale, 148.
§ I. — DOCTRINE MORALE DE GASSENDI
Ce n'est guère que le système d'Épicure épuré, 148.
A. — En lui-même tout plaisir est un bien : l'expérience et la raison le
prouvent, 148. — Réponse à une objection, 148-149.
B. — L'utile et l'honnête ramenés au plaisir : l'agréable ou le plaisir
est comme le genre, l'utile et l'honnête comme les espèces, 149. — Dans
les vertus et les sentiments qui passent pour les plus désintéressés, Gas-
sendi prétend découvrir la recherche du plaisir. Le plaisir est donc le
souverain bien, 149.
C. — Nature du plaisir : « santé du corps et tranquillité de l'esprit »,
150. — Tranqiiillité n'est pas inertie, mais activité féconde et paisible,
150-151. — La tranquillité parfaite n'est pas de ce monde : il faut, pour
être heureux ici-bas, s'en rapprocher le j^lus possible, 151.
D. — Critique : cette Morale est foncièrement égoïste, donc vicieuse.
Gassendi répond que sa Morale est utilitaire, mais que l'utilité qui l'inspire
est libérale et compatible avec l'honnête, 151-152. — Dans cette conception
il n'y a pas de place j)Our le désintéressement, perfection suprême de la
vertu, 152.
§ II. — DE L ACTE VOLONTAIRE ET LIBRE
Relations entre l'intelligence et la volonté, 152.
A. — Analyse de l'acte volontaire et libre : La liberté réside dans l'intel-
ligence, 153-154. — Placer la liberté dans les actions qu'on fait volontiers,
c'est confondre l'action spontanée avec l'action libre, 154. — La volonté
suit les variations et les erreurs de jugement de l'intelligence, 154-156.
B. — Tout péché est fruit de l'ignorance : On objecte le Video meliora
proboque Détériora sequor, 156. — Réj^onse : celui qui pèche n'a de la beauté
de la vertu et de la laideur du vice qu'une connaissance habituelle et non
638 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÊBES
actuelle ; il est donc dans l'ignorance, 156-157. — Cette connaissance
habituelle, qui est confuse, est en outre obscurcie jjar les passions, 157.
— Faits démontrant cette ignorance, 157-158. — ■ Cette ignorance n'est
pas invincible : le pécheur est donc libre et coupable, 158.
C. — Critique: Cette doctrine paraît incompatible avec la liberté, puisque^
d'après elle, la volonté suit nécessairement les jugements pratiques pro-
noncés par l'intelligence, 158-159. — Gassendi est convaincu cependant
qu'il maintient la liberté. Quoiqu'il n'ait pas montré expressément la façc«i
dont elle peut se concilier avec l'exposé de son système, voici l'explication
qui ressort de passages épars. Il est certain que la volonté suit le dernier
jugement pratique qui paraît le plus vrai à l'intelligence. Mais les jugements
sont déterminés par des motifs. Or il est au pouvoir de la volonté d'imposer
à l'intelligence un examen plus approfondi des motifs en conflit ou d'op-
poser aux motifs déjà évoqués des motifs nouveaux qui l'emportent. La
nature du dernier' jugement pratique dépend donc de la volonté et, en le
suivant, elle se conforme au verdict qu'elle a provoqué, 159-160.
CHAPITRE V. — La valeur du Savant.
1° — QUALITÉS D OBSERVATION
Précocité de Gassendi, 161. ■ — Esprit de curiosité et patience, 161. —
Voyage dans la Provence alpestre, 161-162.
20 DISCOURS INAUGURAL DE SON COURS
N'est-il pas étonnant de voir un ecclésiastique s'occuper d'études pro-
fanes ? Réponse de Gassendi, 162-163. — Considérations sur Dieu, 163.
30 TRAVAUX EN PHYSIQUE
Gassendi ne fut pas un profond mathématicien, 163. — Théorie de la
lumière, 163-164. — Propagation du son, 164. — Réfutation du Père
Cazré, 164.
40 OBSERVATIONS ASTRONOMIQUES
Nombreuses observations depuis 1618 à 1655, 164-165. — Parhélies.
Passage de Mercure et de Vénus sur le soleil, 165-166. — Hauteur solsti-
ciale du soleil d'été, 166. — Vue d'ensemble, 166-167.
50 DÉMÊLÉS AVEC JEAN-BAPTISTE MORIN
Gassendi s'oj^pose en vain à ce que Morin combatte le système de Co-
pernic et de Galilée, 167-168. — Il répond à ses attaques, 168-169. — Morin
lui oppose ses Alœ Telluris fractœ ; Gassendi compose son Apologie, mais
renonce à l'éditer. Elle est publiée à son insu par Neuré. Fureur de Morin.
Excuses de Gassendi, 169-170. — Morin, « l'astrologue », prédit la mort
de Gassendi, 170. — Il réplique à l'Apologie, 171. — Polémique violente
entre Morin et Bernier ; celui-ci prend en main la défense de Gassendi,
171-173.
60 RELATIONS AVEC GALILÉE
Dans sa correspondance avec Galilée, Gassendi lui témoigne la plus vive
admiration et approuve son système sur le mouvement terrestre, 173. —
Il accueille avec respect le décret du Saint Office, mais ne se croit pas obligé
de le suivre, 173-175.
TABLE SY:NrTHÉTIQUE DES MATIÈRES 539
70 — LA CIRCULATION DU SANG
Sorbière résume dans un opuscule les objections de Gassendi qui attend
pour se prononcer une preuve décisive, 175-176. — La découverte de
Pecquet incline Gassendi du côté de la circulation, 177.
80 — ROLE SCIENTIFIQUE SECONDAIRE
Aucune découverte importante ; mais, en promouvant par l'exemple
et la parole le rôle de l'observation, Gassendi a bien mérité de la science,
177-178. — Avec Descartes il a contribué à la formation de l'Atomisme
actuel, 178.
CHAPITRE VI. — Influence de Gassendi.
§ A. — GASSENDI N'EST PAS UN CHEF D'ÉCOLE
Influence de l'Empirisme gassendiste sur la Philosophie moderne, 179-
180. — Ce n'est pas un chef d'École ; mais il a compté des disciples, dont
voici les principaux, 180.
§ B. — LES DISCIPLES DE GASSENDI EN FRANCE
I. — GUI PATIN ET C. DE LA CHAMBRE
Gui Patin, médecin : sa correspondance spirituelle et caustique. Grande
admiration pour Gassendi, 181.
CuREAU DE LA Chambre : nombreux ouvrages de vulgarisation scienti-
fique. Adversaire de Descartes, il s'inspire des idées de Gassendi, qu'il
dépasse parfois, 182-183.
II. — FRANÇOIS BERNIER
Molière, Chapelle, Savinien de Cyrano Bergerac et Bernier
furent élèves de Gassendi, 183-184.
François Bernier, médecin, ami très fidèle, 185. — Voyage dans
l'Empire Mogol, 185-186. — De Perse, il écrit à Chapelle pour le morigéner,
186-187. — Abrégé de la Philosophie de Gassendi, 187-188. — Attaques
du P. Le Valois et Réponse de Bernier, 188-189. — Traité du libre et du
volontaire, Requeste, 189. — Doutes sur quelques chapitres de l'Abrégé, 189-
190. — Saint-Évremond l'attire à Londres, 190-191. — Jugement de
Louis Racine, 191. — Collaboration aux Journaux, 191.
III. — SAMUEL SORBIERE
1° — Vie de Samuel Sorbière. — Samuel Sorbière, orphelin, est élevé
par Samuel Petit, son oncle, ministre protestant à Mmes. Il étudie la
médecine, 192-193. — Premier séjour en Hollande (1642-1645) : il s'occupe
surtout d'éditions, 193-194. — Après ime apparition en France, il revient
en Hollande (1646) et s'établit à Leyde comme médecin, 194. — Son opinion
sur la circulation du sang, 194-195. — Principal du collège d'Orange, 195.
— Relations avec l'évêque Suarès. Abjuration (1653). Jugements de G. Patin
et de Gassendi, 195-197. — Sorbière se fait solliciteur à Rome et à Paris,
197-198. — Publication des Lettres et Discours, 198. — Son état de fortune,
198. — Relation d'un voyage en Angleterre. Son exil, 198-200. — Sa mort,
200-201.
540 TABLE SYNTHETIQUE DES MATIERES
90
Relations de Sorbière avec le Triumvirat philosophique :
a) Descartes : II le visite à Endegeest et s'occupe de l'impression de
la Disquisitio metaphysica de Gassendi, 201-202. — Nouvelle entrevue
où il discute avec Descartes, 202-203. — Sorbière fait sa cour à Hobbes,
203-204. — Il fait une telle opposition à Descartes, que Mersenne lui donne
une leçon de modération, 204. — Réplique de Sorbière, qui justifie son
attitude et formule ses griefs philosophiques contre Descartes, 205-208.
— Jugement ultérieur plus réservé, 208-209.
b) Gassendi : Sorbière témoigna à Gassendi, vivant ou mort, son admi-
ration, 209. — Lettre à la princesse Elisabeth de Bohême, 209-211. —
Biographie de Gassendi, 211. — Éloges donnés au savant et au philosophe,
211-212.
c) HobbÈs : Jugements divers de Sorbière sur le De Cive, 212-214. —
Il s'offre pour en surveiller la 2^ édition, 214. — Lettres trop louangeuses
de Mersenne et de Gassendi relatives au De Cive. Mersenne lui demande
de ne pas les pubher, 214-216. — La 2^ édition paraît en 1647 avec les
Lettres compromettantes, 216-217. — Cependant Sorbière assure à Mer-
senne qu'elles n'ont pas été j^ubliées. Hypothèses pour concilier le fait
de la publication avec la négation catégorique de Sorbière, 217-221. —
Sorbière traduit le De Cive et le De Corpore politico, 221-222. — Sorbière
jDrend part aux 'travaux des savants réunis d'abord chez M^ de Montmor,
222-223. — Jugement sur la valeur intellectuelle de Sorbière, 223-225.
3° — Un phénomène bibliographique. — Edition des Virorum illus-
trium Epistolœ, 2'2b-1'll. — Utilité de la correspondance inédite de Sor-
bière, 227-228. — Portrait de Sorbière, 228.
IV. — MOLIÈRE
L'influence de Gassendi est moins saisissable que chez Sorbière et Ber-
nier, 228. — Traduction du poème de Lucrèce : légende et histoire, 228-
229. — Railleries contre la Scolastique, 229-230. — le Doute cartésien,
230 — l'âme et le corps, 230 — l'Héliotrope, 231 — l'argument des causes
finales donné par Molière et Cjo-ano, 231-232. — l'atomisme de Gassendi,
232.
Le Docteur G.-B. de Saint-Romain, 232.
V. — DAVID DERODON
On l'a rangé à tort parmi les disciples de Gassendi : c'est un péripaté-
ticien, 232-233.
VI. — GERAUD DE CORDE 310 Y
Ce cartésien, infidèle à la Physique de Descartes, s'est rallié à l'ato-
misme ; mais, dans sa façon d'expliquer l'activité des atomes, il reste fidèle
à la Métaphysique de Descartes et de Malebranche, 233-234.
VI. — LES LIBERTINS ET L'ÉCOLE SENSU ALI8TE
Certains libertins d'esprit ou de mœurs, au xvii^ siècle, en se réclamant
sans droit de Gassendi, discréditèrent sa doctrine, 234-235. — L'Ecole
sensualiste du xviii^ siècle ne peut sans abus revendiquer le patronage
de Gassendi, 235.
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 541
§ C. — SYMPATHIES EN ANGLETERRE
I. — WALTER CHAULE TON
Xombreux ouvrages relatifs aux Sciences naturelles et à la Philosophie.
Deux d'entre eux s'inspirent des doctrines gassendistes, 235-236.
II. — ROBERT BOY LE
R. BoYLE s'autorise particulièrement de Gassendi dans sa lutte contre
les formes substantielles d'Aristote, 236-237. — Manière dont il comprend
l'atomisme, 237-238. — Son atomisme mécanique repose sur une Méta-
phj'sique spiritualiste. L'horloge de Strasbourg, 238-239.
III. — ISAAC NEWTON
Newton a emprunté à Gassendi plus d'une théorie, dont on lui a fausse-
ment attribué l'honneur exclusif, 239.
IV. — RALPH CUDWORTH
L'École de Cambridge accueillit favorablement certains points de la
doctrine de Gassendi, 240. — Notamment R . Cudworth accepta Tatomisme;
mais il imagina comme intermédiaire entre Dieu et les êtres, « une nature
plastique », 240-241.
§ D. — SYMPATHIES EN HOLLANDE ET EN BELGIQUE
Le voyage de Gassendi en Belgique et en Hollande, et ses attaques contre
les Péripatéticiens le firent connaître et apprécier des professeurs des
Universités belges et hollandaises, 241-242. — Sa critique des Méditations
de Descartes opéra même quelques conversions, 242.
I. — HENRI BORNIUS
L'un de ces convertis fut H. Bornius, qui devint un disciplee nthousiaste
de Gassendi, 242-243. — Celui-ci s'en montre touché, 242-243.
W. Senguerdus prend pour base de <( sa Philosophie naturelle » l'ato-
misme de Gassendi, 243-244.
II. — LES PÈRES DER-KENNIS ET TACQUET
Le P. Der-Kennis est un péripatéticien favorable à certaines thèses
modenies : il a quelque doute sur l'aptitude des formes substantielles à
expliquer les changements qui surviennent dans la nature. Il admet que
les sens ne perçoivent pas les objets extérieurs, mais les impressions que
ces objets produisent. Pour lui également l'âme est plus facile à connaître
que le corps. Comme Gassendi, il soutient la possibilité du vide, 244-246.
Le Père A. Tacquet cite et loue Gassendi, 246.
III. — LE CHANOINE R.-F. DE SLUSE
De Sluse fait grand accueil au Syntagnia Philosophiœ Epicuri, 246-
247. — Il pratique T'E-oy/^, 247.
§ E. — OUBLI IMMÉRITÉ. SES CAUSES
Du vivant de Gassendi, sa philosophie n'est appréciée que d'un groupe
restreint. Succès de l'édition posthume de ses Œuvres. Puis longue éclipse.
De nos jours se des.sine une réaction favorable, 247-248. — Raisons de
542 TABLE SYNTHETIQUE DES MATLEEJîS
cette défaveur relative : a) extrême réserve de l'auteur qui ne s'est pas
posé en chef d'École, 248-249 — b) Proportions massives du Syntagma,
qui, de plus, est écrit en latin, 249 — c) Large place faite à Texpérience,
alors moins goûtée qu'un bel enchaînement d'idées générales, 249-250
— d) Répulsion qu'inspire l'Épicurisme, 250 — e) Attaques contre Aristote
et Descartes : Péripatéticiens et Cartésiens s'unissent pour le combattre,
250. — Il convient de rendre à Gassendi la justice qu'il mérite, 250-251.
CHAPITRE VII. — Les Mérites du Philosophe.
I. — LE SCEPTICISME DE GASSENDI ?
Bayle et Voltaire lui ont fait une réputation de sceptique, 252. — Nombre
de textes ' semblent justifier cette accusation, 252-253. — Mais d'autres
textes montrent Gassendi croyant à l'existence de la vérité, de certaines
propositions générales, du monde extérieur, de l'âme, de Dieu, 253-254.
— Mais, s'il s'agit de connaître la nature intime des choses, Gassendi affirme
que cette connaissance dépasse les forces de l'intelligence humaine, 254-
255. — Il s'est placé entre les Sceptiques et les Dogmatiques, 255-256.
— Cette attitude mitoyenne s'explique : Gassendi était très modeste,
256. — les contradictions des philosophes l'avaient frappé, le dogmatisme
outré des Péripatéticiens et des Cartésiens l'avait choqué, 256-257.
II. — LE POLÉMISTE
Grande perspicacité. Style net, incisif, 257. — Injustices dans ses juge-
ments et excès dans le langage à l'égard des Aristotéliciens, 257. — Clarté,
ordre, ironie enjouée dans VExamen de la Philosophie de Fludd, 257. —
C'est le plus redoutable adversaire que Descartes rencontra, 257-258.
III. — L'HISTORIEN DES SCIENCES ET DE LA PHILOSOPHIE
Biographies de Peiresc, Tycho-Brahé, Copernic, Peurbach, Muller,
258-259. — Le Syntagma contient une revue des Écoles philosophiques
de l'antiquité et une histoire de la Logique. Travaux sur Épicure, 259.
— Gassendi est un précurseur coînme historien de la Philosophie, 259. -^
Érudition immense, sauf pour la Scolastique, mais il en est trop prodigue,
259-260.
IV. — LE PENSEUR
Gassendi exagère les ressemblances de doctrine entre les philosophes
anciens, 260-261. — Son système est éclectique : emprunts à Aristote,
à Bacon, à Descartes, à Épicure, 261. — Cela forme un ensemble qui n'est
pas très cohérent, 261. — Damiron se trompe en donnant Gassendi pour
« père » à « la famille sensualiste », 261-263. — L'univers aj)paraît à Gassendi
comme un vaste système de forces graduées se déployant en vertu d'une
impulsion primitivement reçue de Dieu, 263. — La perception sensible,
diversement répartie entre minéraux, végétaux et animaux, leur sert de
trait d'union, 263-264. — L'Atomisme de Gassendi ne mérite pas l'oubli
où il est tombé : c'est un mélange original de mécanisme et de djrnamisme,
264-265.. — Les aptitudes presque universelles de Gassendi le préparaient
à écrire le Syntagma, sorte d'Encyclopédie pliilosophique et scientifique,
265. — Mais son intelligence n'était pas assez forte pour maîtriser cette
matière immense. Chimère de concilier Épicurisme et Spiritualisme, 265.
TABLE SYNTHÉTIQUE DES IVIATIÈRES 543
— Traits remarquables de sa physionomie intellectuelle et morale, 265-
266. — Son portrait par Xanteuil, 266.
Bibliographie relative à Gassendi, 267-269.
ARTICLE III. — THOMAS HOBBES (1588-1679).
CHAPITRE I^ï\ — Biographie de Hobbes.
Hobbes assiste, pendant sa longue vie, à de grands changements dans
les sciences et dans la politique, 270-271.
I. —PREMIÈRES ANNÉES (1588-1608). PRÉCEPTORAT ET VOYAGES
(1608-1640)
Né à Wesport en 1588. Talent précoce. Bachelier de l'université d'Oxford,
272-273. — Il entre dans la famille Cavendish et accompagne le fils aîné
en France, en Allemagne et en Italie, 273-274. — Au retom-, il étudie les
poètes et historiens classiques, 274. — Ses amis, 274-275. — Nouveau voyage
sur le contment comme travelling tutor du jeune Clifton. Il tombe sur les
EUimnfs d'Euclide, 275. — Retour dans la famille Cavendish pour faire
l'éducation du jeime comte de Devonshire. Troisième voyage : France,
Italie. Il séjourne surtout à Paris. Connaissance du P. Mersenne qui l'm-
troduit chez les savants, 275-276. — C'est alors que ses idées philosophiques
se précisent. Les grandes lignes de sa trilogie ; De Cor pore, De Homine,
De Cive, lui apparaissent, 276-277. — Retour en Angleterre. Symptômes
inquiétants pour la stabilité de la monarchie. Hobbes prend la défense
de la Prérogative royale (Eléïnents de la Loi naturelle et politique), 277-
278. — Après la dissolution du Court Parlement, la situation politique
s'aggrave. Hobbes effrayé se réfugie à- Paris, 278.
IL —
L'EXIL EN FRANCE (1640-1651)
La France jouissait de la paix politique. La révolution philosophique
de Descartes s'aimonçait. A la demande de Mersenne, Hobbes critique les
Méditations, 278. — Publie le De Cive, 279-280. — Prépare les matériaux
du De Corpore, 280. — Devient professeur de mathématiques du Prince
de Galles, réfugié à Samt-Germain-en-Laye, 280. — Grave maladie, 280-
281. — Publication de VHuman Nature et du DeCorporepolitico. Traduction
anglaise du De Cive, 282. — Composition et publication du Léviathan,
282-283. — Clarendon accuse Hobbes d'y avoir justifié Cromwell pour
ménager son retour de l'exil, 283-284. —'Retour en Angleterre, 284-285.
III. — DERNIÈRES ANNÉES (1651-1679). POLÉMIQUES. TRAVAUX
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Pendant cette dernière période, la plus agitée de sa vie, Hobbes tient
tête à une légion d'adversaires, 285. — Lutte entre Hobbes et Tévêque
Bramhall à propos de la liberté, 285-287. — Wallis et Ward défendent
l'enseignement universitaire critiqué par Hobbes, 287-289. — Longs
démêlés entre Wallis et Hobbes. sur des questions géométriques, 289-
290. — Hobbes attaque Boyle, 290-292. — Reprise des hostilités contre
Walhs, 292. — Bienveillance de Charles II pour Hobbes, 293. — Dîner
chez l'ambassadeur de France, 293-294. — Opposition du chancelier Lord
544 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES
Clarendon et des évêques à cause du Léviathan, Hobbes fait son apologie,
294-295. — Bill menaçant. Hobbes affecte la pratique religieuse et défend
son orthodoxie, 295-296. — Travaux historiques et littéraires, 296-297.
— Mort à Hardwick Hall, 297.
Tableau des Œuvres de Hobbes, 298-301.
CHAPITRE II. — Controverse avec Descartes.
Réfugié en France, Hobbes retrouve à Paris ses amis Mersenne et Gas-
sendi, 302.
I. — OBJECTIONS DE HOBBES CONTRE LA DIOPTRIQUE
Mersenne communique à Descartes, sans en nommer l'auteur, les objec-
tions de îïobbes contre la Dioptrique, 302-303. — Descartes s'en montre
mécontent, 303-304.
II. — OBJECTIONS CONTRE LES MÉDITATIONS ET RÉPONSES
Descartes leur fait un accueil dédaigneux, 304-305. — Hobbes laisse
jjercer çà et là son matérialisme. Descartes réplique avec force, 305-308.
— Tous deux admettent le mécanisme, mais l'appliquent différemment,
308. — Les relations entre Descartes et Hobbes en restèrent là, 308-309.
III. — ADMIRATION DE MERSENNE POUR HOBBES
Malgré l'attitude défavorable de Descartes, Mersenne professe pour
Hobbes une admiration excessive. Il fait des emprunts à la théorie de
Hobbes sur la réflexion et la réfraction, insère dans son Optique le Trac-
tatus opticus de « l'Anglois » et résume avec synij^athie la doctrine hob-
bienne sur les opérations de l'âme, 309-311. — Circonstances atténuantes,
311.
CHAPITRE III. — La Trilogie Hobbienne.
Série d'ouvrages dans lesquels Hobbes a exposé son système, 312. — ■
Tout peut se ramener à cette Trilogie : le Corps, VHomme, le Citoyen,
312.
SECTION I. — Le Corps.
§ A. — LOGIQUE OU > COMPUTATION »
I. — Philosophie : But de Hobbes, 313. — Définition de la Philosophie,
314. — Raisonner, c'est compter, 314-315. — Manière de connaître un
effet, 315. — Fin utilitaire de la Philosophie, 315-316. — Objet, 316. —
Division, 316. — Conclusion fière, 317.
II. — Langage : a) Les Noms : différence entre marques et signes, 317-
318. — Définition du nom ou mot, 318. — Noms affirmatifs, négatifs,
318. — Noms communs ou universels, 318-319.
h) Proposition : Définition, 319. — Propositions diverses : vraie ou fausse,
319-320. — nécessaire ou contingente, 320-321.
c) Syllogisme : Définition, 321. — Modes et Figures, 321.
lïl. — Erreur et Sophismes : L'erreur est surtout dans les jugements
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 545
et les raisonnements, 321. — L'erreur du syllogisme provient : soit de la
matière, 321-322. — soit de la forme, 322. — Le sophisme de Zenon, 322-
323.
IV. — Méthode : la Science est la recherche des causes, 223. — On y
arrive par :
A) la Méthode analytique, qui détermine les notions universelles. On
extrait les universels de la nature des singuliers, 223-224. — Les causes
des universels se réduisent au mouvement, 224-225. — Prmcipes premiers
de la science ou Définitions, 325.
B) la Méthode synthétique, qui déduit les conséquences contenues
dans les notions universelles. Les dififérentes sciences, constituant la Phi-
losophie, se déduisent du mouvement diversement considéré : Géométrie,
Mécanique, Physique, Morale, Politique, 325-326. — Cependant la Poli-
tique peut s'acquérir aussi par la Méthode analytique, 226-227. — La
Méthode d'enseignement doit être analytique, 327. — Hobbes donne le
principal rôle à la Synthèse, 328.
§ B. — PHILOSOPHIE PREMIÈRE
La Philosophie Première consiste à rechercher et à démontrer les Notions
communes, 328. — Nous raisonnons ici sur les phantasmes en tant qu'ils
représentent les choses extérieures comme paraissant exister au dehors,
328-329. — Les Notions communes sont : Espace, 329-330 — Temps,
330-331 — Un, Nombre, Tout, 331 — Corps, 331-332 — Accident, Grandeur,
Lieu, Plein, Vide, 332 — Mouvement, 332-333 — Génération et Mort, 333
— Essence, Forme, Matière, 334 — Matière première, 334. — Cause et E^et,
334-335. — Cause efficiente, matérielle, formelle, filiale, 335. — Puissance et
Acte, 335. — Nécessité absolue de la causalité, 335-336. — Le Possible,
336. — Nature du Contingent, 336-337.
Hobbes s'efforce de démontrer que tous les phénomènes dérivent du
mouvement, 337-338.
§ C. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE
Inutile de suivre Hobbes dans l'exposé de la 3^ et de la 4^ Partie du
De Cor pore, 338-339.
SECTION II. — L'Homme.
Hobbes ramène les facultés de l'esprit à deux : connaître et se mouvoir,
339.
§ A. — LE POUVOIR COGNITIF OU CONCEPTIF
1° — Ses diverses opérations.
Il comprend les représentations des qualités des êtres hors de nous :
on les nomme conceptions, imaginations, idées ou notions, 339. — Ces
représentations ou apparitions ont pour origine les sens, 340 . — Nature
.et cause de la sensation, 340-341. — Sujet et objet de la sensation, 341-
342. — Nature des quaUtés sensibles, 342-343. — Mémoire et sensation,
343-344. — Imagmation et Mémoire, 344-345. — État de veille et rêve,
345-346. — Discours mental ou série de pensées, 346. — Série irrégulière,
346-347. — Série régulière : faculté d'investigation ou réminiscence, 347-
348. — Conjecture de l'avenir, 348-349.
35
546 TABLE SYNTHETIQUE DES MATIERES
20 — L'âme humaine et Tâme animale.
Les différentes opérations dont il vient d'être parlé sont communes à
l'homme et à l'animal, 349. — Le langage et la raison sont le privilège de
l'homme, 349-350. — Un esprit incorporel est inconcevable, 350-35L
§ B. — LE POUVOIR MOTEUR VOLONTAIRE
10 — Notions préliminaires.
Le pouvoir moteur, 351. — Mouvement vital et mouvement animal
ou volontaire, 351-352. — Passions simples : Désir, Amour, Aversion,
Haine, Joie, Chagrin, 352. — Le bien et le mal sont relatifs, 352-353. —
Agréable, beau, utile, 353. — Bien apparent, 353-354. — Le Souverain
Bien, 354.
2° — Théorie des Passions.
La passion étant un mouvement physiologique précédé d'une idée ou
conception, Hobbes recherche de quelles concejDtions procèdent les passions
regardées comme les plus communes, 354. — Éléments affectifs et intellec-
tuels d'où naissent les plaisirs des sens, 355. — Les plaisirs de l'esprit
sont dus à l'attente de certaines éventualités prochaines, 355. — Outre
cette notion de f^ifur, Hobbes fait entrer dans sa théorie utilitaire des pas-
sions, l'idée 'de pouvoir, 355-356 — et l'idée d'honneur, 356. — Ceci posé',
Hobbes analyse les passions complexes suivantes : Gloire, fausse gloireA
vaine gloire et Humilité, 356-357 — Honte, 357 — Courage, Colère, 357j
— Vengeance, 357 — Repentir, 357 — Espoir, Crainte, Désespoir, 357
Confiance et Défiarice, 357 — Pitié et Dureté, 351 -35S — -Indignation, 358 — |
Emulation, Envie, 358 — Eires et Pleurs, 358 — Amour, Charité, 358-3591
— Admiration, Curiosité, 359 — Grandeur d'âme et Pusillanimité, 359.'
— Ces passions, formes variées du désir et de la fuite, troublent l'âme,
359. — La vie est une course, où les passions se donnent carrière, 359-
360.
30 — Volonté et Liberté.
Volonté et Liberté sont une annexe du chapitre sur les Passions, 360.J
— Délibération : volonté et nolonté, 360-362. — Liberté : simple pouvoir!
d'exécuter un acte nécessaire, 362. — Volonté soumise au déterminisme]
universel, 362-363.
§ C. — L'HOMME ET LA RELIGION
Source de la croyance en Dieu, 363-364. — Les attributs que l'homme]
lui donne expriment notre incapacité ou notre respect, 364-365. — Originel
de l'attribut tout-puissant, 365-366. — Bonté de Dieu, 366. — Devoirs]
envers Dieu : l'honorer par un culte, 366-367. — L'Etat et le culte, 367.]
SECTION III. — Le Citoyen,
I. — L ÉTAT DE NATURE
La crainte mutuelle est l'origine des sociétés nombreuses et durables
l'expérience et la raison le démontrent, 367-368. — La crainte a deu3
causes : a) l'égalité naturelle des hommes jjar rapport aux facultés du corps!
et de l'âme, 368-369 — b) leur volonté mutuelle de nuire, 369. — Chacun!
a droit, dans l'état de nature, à tout ce qui lui est utile poirr se défendre,]
369-370. — Ce droit étant à tous et la volonté de nuire étant universelle,!
TABLE SVNTHÉÏIQtJS DBS MAÏlÊtlÉS 547
il en résulte que l'état naturel de l'homme est la guerre de tous contre tous,
370-371. — Situation lamentable de l'homme dans l'état de nature, 371.
— Tl n'y a ni bien ni mal dans l'état de nature, 371-372. — La puissance
irrésistible confère le droit de régir ceux qui ne peuvent résister. La sécu-
rité qui en résulte étant précaire, c'est à la droite raison de dicter les lois
naturelles qui peuvent assurer une paix durable, 373.
IL — LES LOIS NATURELLES
Qu'est-ce qu'une loi naturelle ? Loi naturelle fondamentale, 373. — De
cette Loi fondamentale Hobbes déduit vingt lois naturelles qu'il nomme
« dérivées », prescrivant les moyens propres à procurer la j)aix ou à assurer
la défense, 373-376. — Contrat et Pacte, 374. ^ Critérium pour discerner
ce qui est conforme au droit naturel, 376. — Les lois naturelles sont immua-
bles et étemelles. Elles obligent toujours au for intérieur ; elles n'obligent
au for extérieur que lorsqu'on peut les observer sans danger, 377-378. —
Elles n'exigent que l'effort, 378. — La loi naturelle est identique à la loi
morale ; aussi les préceptes constituent les bonnes mœurs, les vertus, et
sont l'objet de l'Ëthique, 378. — Les lois naturelles ne sont pas des lois
proprement dites, 379.
m. — ORIGINE DE LA SOCIÉTÉ : PACTE OU SUJÉTION
Les lois naturelles ne suffisent pas à garantir la paix, 379. — Une sécurité
momentanée peut être obtenue par une association nombreuse de secours
mutuel, 379-380. — Cette sécurité ne sera durable que si l'union règne
entre les associés. L'union ne peut être maintenue que si chacun s'engage
à transférer son droit à un seul : homme ou assemblée. Telle est l'origine
de la Société ou Cité, personne morale ; elle est due à la crainte, 380-381.
— Société : a) « instituée » par un pacte ; 6) « acquise o et subie, 381.
IV. — ATTRIBUTIONS DU SOUVERAIN
Les- attribtrtïôns du Pouvoir Souverain (Homme ou Assemblée) sont
déterminées par ceux qui ont passé le contrat social, 381. — Elles peuvent
se déduire de la nature même du pacte social, 381-382. — Pour garantir
la sécurité, le Souverain doit être armé du glaive de la justice et ètreV arbitre
de la guerre et de la 'paix, 382. — Il est législateur : à lui de détermmer
par la loi civile en quoi consistent le vol, l'homicide, l'adultère, et toute
sorte d'injustices. Il est au-dessus des lois et est constitué juge suprême,
382-384. — II doit proscrire l'enseignement de toute proj^osition dangereuse
pour la sécurité de l'État, 384-385. — Il doit mettre fin aux controverses
d'ordre philosophique qui peuvent nuire au bien public. Pour prévenir
le mal, il rédigera un aOTégé de la Philosophie civile, dont l'enseignement
sera imposé aux Universités, 385. ■ — Il réglementera le culte et les croyances.
L'interprétation de la Sainte Ecriture lui appartient, 386-387. — Identi-
fication de l'Église et de l'État, qui sont une même chose sous des noms
différents, 387-38-8. — De là plusieurs conséquences : a) L'élection des
ecclésiastiques ajipartient au Souverain ; leur consécration, aux Pasteurs,
38-8. — h) Dans le pouvoir de lier et de délier, le jugement, qui prononce
s'il y a péché, appartient au Souverain ; la rémission ou rétention de la
faute, aux Pasteurs, 388. — c) L'excommunication n'est qu'un vain épou-
t^antail imaginé par le Pontife romain, 389. — Le Souverain fixe la limite
entre le spirituel et le temporel, 389-390. — Que faire si le Souverain édic-
tait des ordres contraires à la Révélation \ S'il s'agit des choses nécessaires
548 TABLE SYNTHETIQUE DES MATIERES
au salut, on doit obéir à Dieu plutôt qu'au Souverain. Or deux conditions
sont requises pour le salut : 1) Obéir aux lois de Dieu. 2) Croire que Jésus
est le Christ. Ceci posé, voici la solution pratique : S'agit-il : a) d'un roi
chrétien ? les sujets doivent lui obéir au spirituel comme au temporel.
b) d'un roi non chrétien ? ils ne doivent pas résister, mais aller au martyre,
390-391. — Pour empêcher l'Ëglise de dominer l'individu, l'État doit
absorber l'Église, 391-392.
V. — NATURE DE LA SOUVERAINETÉ ET FORMES DIVERSES DE
GOUVERNEMENT
Le Souverain, qu'il soit un individu ou une assemblée, grande ou petite,
doit avoir un pouvoir absolu, au spirituel aussi bien qu'au temporel, 392-
393. — ' Le contrat social, étant unilatéral, lie les sujets à l'égard du Sou-
verain ; mais le Souverain est indépendant, irresponsable, impunissable,
inviolable, 393. — Le Souverain n'est comptable qu'à Dieu ; ses pou-
voirs sont limités par cette règle : Le salut du pçuple est la loi suprême,
393-394. — Limites pratiques à l'absolutisme du Souverain : quatre cas
où le sujet n'est pas tenu à la soumission, 394-395.
Hobbes admet la légitimité de la Démocratie, de l'Aristocratie et de la
Monarchie, mais sous leur forme pure, excluant les formes mixtes où le
pouvoir souverain est partagé entre plusieurs, 395-396. — Origine et
caractères du Gouvernement : a) Démocratique, 396 — b) Aristocratique,
396 — c) Monarchique, 397. — La préférence doit être donnée à la Monar-
chie. Motifs de cette préférence, 397-398. — Réponses de Hobbes aux
objections, 398-399. — Critique des arguments de Hobbes, 399-400. —
Même rapport entre l'état naturel et l'état social qu'entre la bête et l'homme,
400.
CHAPITRE IV. — Critique du Hobbisme.
§ A. — HOBBES N A PAS RÉALISÉ LE PLAN ANNONCÉ
Hobbes affiche la prétention d'étendre à tout l'explication mécanique
et de déduire toutes les sciences des lois générales du mouvement, 401-
402. — Mais, par deux fois, une solution de continuité apparaît dans cette
déduction annoncée comme devant être continue : 1) Quand Hobbes
passe des Sciences géométrique et mécanique à la Physique, 402-403 —
2) Quaijd il aborde les Sciences morales, 404. — Le plan idéal n"a donc
pas été réalisé, 404-405.
§ B. — PART DE L'EMPIRISME ET DE LA DÉDUCTION
Part restreinte de l'expérience, 405. — Intrépidité dans la déduction,
406.
§ C. — GÉOMÉTRIE ET PHYSIQUE
Hobbes, géomètre médiocre, s'acharne à la poursuite de solutions imjDos-
sibles, 406. — Incertitude de la Physique hobbiemie, 406-407. — Hobbes
multiplie les suppositions : vg. celle d'un fluide éthéré. Il se borne à montrer
la vraisemblance de ses hypothèses, et se contente de conclusions plus ou
moins probables, 407-408. — Il ignore les méthodes baconiennes, 408. —
Jugement de Renouvier, 408.
TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES 549
§ D. — PSYCHOLOGIE
Hobbes fondateur de la Psychologie anglaise, 408. — La Psychologie
hobbienne est matérialiste, 408-409. — Déterminisme universel et absolu,
409. — Subjectivité des qualités sensibles poussée jusqu'à l'idéalisme, 410.
— Hobbes admet, illogiquement, la réalité du monde extérieur, 410-441.
— Caractère égoïste de la théorie des Passions, 411-412. — Hobbes et La
Rochefoucauld, 412.
§ E. — SYSTÈME POLITIQUE
Ce système politique repose sur ime méconnaissance profonde de la
nature humaine : Hobbes n"a vu dans l'homme qu'un prmcipe d'action,
le plaisir égoïste, 412-413. — Il corrompt la notion de justice, 413-415.
— Il imagine un contrat social fictif, 415-416. — Son état de nature est
contre nature, 416-417. — La gravure symbolique et l'introduction du
Léviathan indiquent le but de Hobbes : justifier l'absolutisme, 417-419.
— Il applique à l'ordre social son mécanisme matérialiste, 419-420.
— Sa théorie du despotisme lui a été en partie suggérée par les événements,
420-421. — Néanmoins le Léviathan est une œuvre puissante, d'une portée
durable, 421. — Homo homini lupus, 421-422. — Parallèle entre l'état
de nature et l'état de société, 422.
§ F. — HOBBES ÉCRIVAIN
Hobbes était laborieux, peu liseur, mais méditatif, 422-423. — Son
style a des qualités admirables. Quelques déficits, 423. — Styles comparés
de Bacon, Berkeley, Hume et Hobbes, 423-424.
§ G. — HOBBES ET BACON
Hobbes, débiteur de Bacon, n'a pas reconnu sa dette, 424-425. — Hobbes
et Bacon comparés comme penseurs : l'un et l'autre sont utilitaires, mais
différemment, 425. — Tous deux adversaires de la Scolastic[ue, mais Hobbes
prise le syllogisme, 426. — Bacon part de l'expérience et se sert de l'induc-
tion ; il compose en poète, 426. — Hobbes donne à son système une base
expérimentale insuffisante, se sert de la déduction et se contente de con-
clusions vraisemblables, 426-427. — Il compose en géomètre, 427.
CHAPITRE V. — Partisans et Adversaires de Hobbes.
La vie agitée de Hobbes contraste avec le cai-actère froidement spécu-
latif de son esprit, dont la tournure géométrique lui fait adopter la méthode
déductive, 428. — Sa Métaphysique, sa Logique, sa Physique eurent peu
d'influence, 428-429. — Sa Psychologie et sa Morale furent vivement
attaquées, 429. — C'est surtout comme sociologue que Hobbes attira
l'attention. Oublieux ou ignorant des travaux de ses devanciers, il se
donne comme initiateur, 429. — Il n'a pas réussi à démontrer que l'homme
n'est pas fait pour vivre en société, 429-430.
§ A. — Influence exercée en Angleterre.
Peu de philosophes ont autant remué les esprits que Hobbes. Ses qualités
et ses défauts très caractérisés provoquent sympathie ou répulsion : pas
d'indifférence, 430.
550 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES
10 Adversaires : Les Politiques : Robert Filmer, 430-432 — Jacques
Tyrrell, 432-433 — Jacques Harrington, 433-436 — Clarendon,
436-439 — Les théologiens : nombreuses et vives attaques, 439-440 —
Hobbes ne leur opposa qu'une réponse collective, 440-441. — L'Ecole
'platonicienne de Cambridge et autres opposants, 441.
2° Partisans : Au témoignage de Clarendon et de Burnet, ils furent
nombreux; mais c'est une masse anonyme, 442 — Dans cette foule se
détache un médecin matérialiste, W. Cowart, dont les œuvres suscitèrent
de vives réfutations, 442-445.
30 Admirateurs chaleureux : Ce sont des amis : Aubrey, Bathurst,
CowLEY, 445-446.
40 Influence sur certaines tendances philosophiques : Hobbes n'est pas
fondateur d'école, mais il a été le précurseur de la Philosophie association-
niste, 446. — Sa théorie nominaliste eut grand succès, 446-447. — Il a eu
de l'influence sur les philosophes "utilitaristes : J. Bentham, 447-450 —
James Mill, 450-451 — J. Austin, 451-452 — J. Stuart Mill, 452-
454.
§ B. — Influence de Hobbes a l'étranger.
I. — L'OPPOSITION
L'opposition fut moins générale, mais aussi forte dans les Pays-Bas et
en Allemagne qu'en Angleterre, 454-455. • — Témoignages de Rachel
et de Rôell, 455.
II. — LES SYMPATHIES
Hobbes trouva à l'étranger des sympathies plus grandes que dans son
pays, 456.
10 _ En Hollande.
a) Lambert Velthuysen : dans son Epistolica Dissertatio de 1651 il
accorde de grands éloges à Hobbes et lui emprunte le principe de la con-
servation personnelle, 456-458. - — Dans l'édition de 1680, il supprime les
éloges et accentue son dissentiment avec Hobbes sur le principe utilitaire,
458-459. — Motifs de ce revirement, 459-460.
h) Adrien Houtuyn : ce jurisconsulte repousse nombre d'erreurs de
Hobbes, mais adopte son opinion sur la suprématie du Pouvoir laïc en ma-
tière religieuse, 460-461.
c) Benoit de Spinoza : compte suivre Une voie moyenne entre les uto-
pistes et les empiristes, 461-462. — Chaque être a autant de droit qu'il
a de puissance, 462. — et s'efforce de persévérer dans son état : d'où suit
qu'il a le droit abvsolu d'être et d'agir selon que sa nature le détermine,
462. — Les hommes n'étant pas déterminés par la nature à suivre la raison
mais leurs apj:)étits, ils ont le droit de convoiter et de prendre tout ce qu'ils
jugeront leur être utile. Le droit naturel ne leur défend rien de ce que
l'appétit conseille, 462-463. — D'où il résulte, les passions étant multiples
et opposées, que les hommes sont naturellement emiemis. L'état de nature
est donc l'état de guerre, 463-464. • — Cet état devenant intolérable, les
hommes ont compris la nécessité, pour vivre en sécurité, de posséder col-
lectivement ce droit sur toutes choses que chaque individu tenait de la
nature, et d'en régler l'usage d'après le « dictamen » de la raison, 464-465,
• — Pour assurer l'observation du pacte social, il faut des sanctions telles
TABLE SY^'THÉTIQTJE DES MATIÈRES 551
que les contraictants voient qu'ils ont plus d'avantages à l'observer qu'à
l'enfreindre, 465. — Cette substitution du droit de l'État au droit de nature
est absolue. On doit donc exécuter les ordres, même absurdes, du Pouvoir
souverain, 465-466. — La distinction entre le juste et l'injuste n'apparaît
qu'avec l'état social, 466. — Le sol et tout ce qui tient au sol appartient
à l'État, 467. — La Religion relève aussi de l'État, 467. — Pour limiter
en quelque manière cette omnif)otence monstrueuse de l'État, Spinoza
a imaginé le principe suivant : Les actes, auxquels menaces ou promesses
ne peuvent induire personne, ne tombent pas sous le di'oit de l'État. Hobbes
a mis en avant un principe limitatif qui est plus cohérent avec son système,
468-469. — Dans le contrat social les cito^'ens n'ont pu renoncer au droit
de juger et de raisonner, car l'uniformité en cela est imix>ssible, 469-470.
— Ce droit cejîendant ne saurait être illimité : on doit dans son usage faire
appel à la raison et non aux passions, 470-47L — L'État ne doit pas tolérer
les opinions séditieuses, c'est-à-dire celles qui impliquent la rupture du
pacte ; mais rien de plus sûr pour lui que de laisser libres les opinions
qui n'enveloppent pas en elles-mêmes quelque action, 471-472. — Spinoza
a voulu concilier le droit de la force et le droit de la raison, contradiction
interne qui mine son système, 472. — La twannie la plus violente est légi-
time ; mais il est de l'intérêt du Souverain de ne pas l'exercer, 472-473.
— Autre contradiction : en principe Spinoza accorde tous les pouvoirs à
l'État ; en fait, il limite sa juridiction aux actions, 473. — Distinction
arbitraire entre parole et action, 473-474. — Spinoza prétend avoir maintenu
le droit de nature même dans l'état civil : cela implique contradiction,
474-475. — A la différence de Hobbes, il incline vers la démocratie, 475.
— Il met en relief les inconvénients de la monarchie absolue, 475-476.
— La monarchie tempérée décrite par Spinoza est communiste, représen-
tative, égalitaire : rôle du Grand Conseil et du Conseil de permanence,
476-477. — Justice, Armée, Religion, 477-478. — C'est une constitution
imaginaire, 478. — Limites imposées au pouvoir royal, 478-479. — Consti-
tution aristocratique très compliquée, 479-480. — Tout en restant original,
Spinoza a écrit sous l'influence de Hobbes ; mais il n'a pas reconnu sa
dette, 480. — Tous deux ont exalté le droit de la force : doctrine déve-
loppée par les penseurs allemands, 480.
20 — En Allemagne.
I. — S. PuEENDORF mêle des réserves à son admiration pour Hobbes,
480-481. — Points où il suit Hobbes dès le commencement, 481-482. —
Plus tard, il modifia encore quelques-unes de ses idées dans un sens qm
le rapproche de Hobbes, 482-484. — Sur la question de la Souveraineté,
il a fini, au contraire, par s'écarter de Hobbes, 484-485. — Il abandonne
Hobbes dans les questions religieuses. Il assujettit moins que lui l'Église
à l'État, 485-488. — Pufendorf est grandement redevable à Hobbes, 488-
489.
II. — Leibniz, jeune, flatte Hobbes, 489-491. — Dans la suite, tout en
reconnaissant sa vigueur intellectuelle, il réprouve ses doctrines politiques
et religieuses, 491-494.
III. — HocHEiSEN soutient la matérialité de l'âme, 494.
IV. — G. Arnold se montre très bienveillant pour Hobbes, 494-495.
V. — J.-C. Becaiann combat l'accusation d'athéisme portée contre
Hobbes, 495. — Il regarde l'état de nature comme une simple hypothèse
et se sépare de Hobbes sur d'autres points, 495-496.
552 TABLE SYNTHÉTIQUE DES MATIÈRES
VI. — J.-F. BuDDEUS, docte professeur à Halle et à léna, critique for-
tement « les commentaires irréligieux et ridicules de Hobbes », 496-499.
VII. — N.-J. GuNDLiNG, brillant professeur de Droit à Halle, 499-501
— accepte une partie des idées politiques de Hobbes, 501-502 — a, notam-
ment, défendu l'état de nature, 502-504 — accuse Platon et Hippocrate
d'Athéisme et tente de libérer Hobbes de cette accusation, 504-505 — le
désavoue dans les questions religieuses, 505.
30 — En France.
I. — XVII^ Siècle : Hobbes se fît des amis influents : Sorbière, Mersenne,
Gassendi, 505-507. — Descartes fait des réserves, 507-508. — Régis
s'inspire de Hobbes quand il expose les devoirs de l'homme dans l'état de
nature, et l'origine des sociétés civiles, 508-510. — Il tient de Hobbes,
dans une certaine mesure, sa tendance empirique en Morale, 510-511. —
Plus libéral que Hobbes, il soustrait au contrôle de l'État les doctrines
purement spéculatives et celles qui regardent le salut, 511. — Il ne cite
nulle part Hobbes, 512.
II. — XVIIIe Siècle : Voltaire juge Hobbes défavorablement, 512. —
Helvétius, d'Holbach, Diderot se montrent sympathiques, 512-513.
— Montesquieu combat certaines opinions de Hobbes, 513-514. — Entre
Rousseau et Hobbes les divergences sont bien plus nombreuses que les
points de contact, 514.
III. — XIX^ Siècle : Destutt deTracy a préconisé \a,Logique de Hobbes,
514-515. — Les philosophes du xix^ siècle, épris de la liberté et partisans
de l'observation, ne pouvaient goûter l'absolutisme de Hobbes ni sa méthode
géométrique, 515. — Cependant sa doctrine sur l'origine de la moralité
a trouvé écho dans l'École sociologique de Durkheim, 515-516.
Utilité indirecte de la Philosophie hobbienne : Jouffroy, 516.
III
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
Absolutisme : le Léviathan de Hobbes vise à le justifier, 417-420.
Académie : Académie des Physiciens se Téunissant chez M. de Montmor,
222-223.
Acatalepsie : Gassendi y est favorable, 4-5.
Acception de personnes : violation dans la répartition des droits, 375.
Accident : nature et définition, 332, 333, 334.
Acte : définition, 335 — acte possible, impossible, 336.
Adam (Charles) : bonté candide de Gassendi, 14 et n. 8. — Date d'une
lettre de Mersenne, 205 et n. 1. — Confusion entre le Syntagma philoso-
phicum et le Syntagma Philosophiœ Epicuri, 210 et n. 4. — Erreur à propos
du De Cive, 213 et n. 3.
Adami (Tobie) : éditeur de Campanella, 433 et n. 5.
A Dialogue between a philosopher and a student of the Common Laws,
296, n. 3.
Ad Lihrum D. Edoardi Herherti Epistola : critique de Herbert de Cher-
bury, 254-255.
Admiration : passion, 359.
Affections : voir Passions.
Agent : définition, 334.
Agréable : le bon et l'agréable, 353, 354.
Alais (Comte d') : gouverneur de la Provence. Notice, 9 et n. 4. — Rela-
tions avec Gassendi, 9-10, 15.
Ame : a) d'après Gassendi : l'âme sensible est matérielle, 83-84. —
Ame animale, 123-124. — Ame humaine, dualisme : l'âme sensible et l'âme
raisonnable, 125-126. — Cette doctrine compromet la simplicité de l'âme
et l'unité de la nature humaine, 126-127. — Pas de distinction entre l'âme
et ses facultés, 137. — L'âme raisonnable et ses facultés, 137, 138. — Les
âmes raisonnables sont égales en nature, 138. — b) D'après Hobbes :
âme humaine et âme animale, 349-350. — L'âme humaine est un « corps
naturel », 350-351.
Amour : passion fondamentale, 352. — L'amour en général, 358. —
L'"Epto^ des Grecs, 358-359.
Analyse : c'est une Méthode « résolutive », 323. — Emploi d'après Hobbes,
323-325. — Définition, 403 et n. 6. — Pas identique à l'induction baconienne,
404 et n. 3.
Anciens : Gassendi très favorable à la Philosophie des Anciens, 260.
Angleterre : voyage de Sorbière, 198-200. — Sympathies que Gassendi
y rencontre, 235-241. — Trois penseurs la dominent au xvii^ siècle : Bacon,
554 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : An historical-Atomcs
Hobbes, Locke, 270. — État j)olitique au temps de Hobbes, 271. — Etat
troublé en 1637, 277. — Dissolution du Court Parlement. Lutte entre le
Long Parlement et la Royauté. Contraste avec la France gouvernée par
Richelieu, 278, 302. — De retour, Hobbes fait sa soumission au Conseil
d'État, 285..
An historical Narration conckrning Heresy : 296 et n, 2.
Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Laertii, 16, n. 1. —
Valeur de l'ouvrage, , 77, 87 et n. 2.
Anselme (Saint) : sa preuve de l'existence de Dieu, 392 et n. 7.
Apologia : Gassendi répond aux attaques de J.-B. Morin, 170 et n. 2.
Appétit : Gassendi : comparaison entre la faculté appétente et la con-
naissante, 141-142. — Appétit raisonnable ou Volonté, 142-143, 152. —
Appétit sensitif : ses effets sont les passions, 143. — Passions se rapportant
davantage : a) au cor-ps, 143-144 ; h) à l'âme, 144. — Hobbes : appétit,
passion fondamentale, 352.
Arbitrage, Arbitres : règles qui les concernent, 376.
Aristocratie : origine et caractères du gouvernement aristocratique,
d'après Hobbes, 396. — Constitution aristocratique d'après Spinoza, 479-
480.
Aristote : Gassendi le combat, 5, 5-6. — Son autorité au début du
xvii^ siècle, 26-27. — Son nez de cire, 29, n. 2. — Sous couleur de réfuter
les Péripatéticiens, Gassendi attaque Aristote lui-même, 30. — Attaques de
Bitaud, 33-35.. — Apologie par Watson, 37 et n. 4. — Critiqué par Sinson, 71 .
— Gassendi résume sa Logique, 93 et n. 6. — Gassendi rejette ses défini-
tions : du lieu, 97 — du temps, 100-101 — du mouvement, 108 — son argu-
ment sur la divisibilité à l'infini, 104-105. — Ga,ssendi conçoit le vide
comme Aristote, 97 — critique sa théorie : sur le premier moteur immobile,
109-110 — sur la chute des graves, 110 — . Savoir par manière d'habitude
ou actuellement, 156-157, 158. — Son autorité est contestée en Hollande
et en Belgique, 241. — Sa doctrine mal interprétée à Oxford, 271 et n. 1.
— Sociabilité, 367, 429 et n. 10. — Enseignement aristotélique jugé par
James Mill, 450 et n. 3. — Recueil des Constitutions de la Grèce, 478 et
n. 2.
Arlington (Henry Bennet, Comte d') : protecteur de Hobbes, 293.
Arminianisme : secte opposée au Calvinisme, 285 et n. 4.
Arnold (Gottfried) : trop bienveillant pour Hobbes, 494-495, 495
et n. 4.
Arrêt burlesque : contre les Péripatéticiens, 35-36.
Arriaga (Père Rodrigue de) : le Père Der-Kennis l'attaque, 245, n. 4.
Arrogance : opposée à la modération, 375.
Association des idées : Gassendi en a ébauché la théorie, 132-133. —
Hobbes en a décrit le mécanisme, 346-348. —^ C'est un précurseur de l'Ecole
associât ionnis te anglaise, 446.
Astrologie : dans sa jeunesse Gassendi s'y laisse prendre. Il confesse
son erreur et combat l'Astrologie, 165, n. 4. — Elle est encore cultivée
au xviie siècle, 165, n. 4 vers la fin.
Astronomie : observations astronomiques de Gassendi, 5, 6, 164-167.
Atomes, Atomisme : partisans : au Moyen Age et pendant la Renais-
sance, 68, 69 — au xvii^ siècle, 70-76. — L' Atomisme doit à Gassendi
une importance durable, 80-81, 87. — Gassendi ramène la matière à des
atomes, 103-106. — Essence et propriétés des atomes : solidité, étendue,
figure, pesanteur, 106-108, 112. — Gassendi a contribué autant que Des-
cartes à la formation de l' Atomisme actuel, 178. — Caractéristique de
l'Atomisme de Gassendi, 264-265.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Attributs-Behemoth 555^
Attributs divins : d'après Hobbes, 364-366.
AuBREY (John) : détails sur Hobbes, 272, 273, 274, 275, 293. — Décrit
Hobbes au physique et au moral, 297, n. 5. — Manière dont Hobbes tra-
vaillait, 422-423. — Admiration chaleureuse pour Hobbes, 445 et n. 3.
Atjdran (Gérard) : portrait de Sorbière, 228.
Augustin (Saint) : le temps, 99 et n. 5.
AusTiN (John) : idées sur la Souveraineté, 451-452.
Avenir : prévision de l'avenir, 348 . — C'est un élément qui entre dans
la notion de la passion, 355-356.
Ayton (Robert) : ami de Hobbes, 275.
B
Bacon (Francis) : Gassendi résume sa Logique, 93 et n. 6. — Utilise
Hobbes comme secrétaire, 274. — Signale l'hypothèse qui accorde la sensi-
bilité aux corps, 343 et n. 2. — La Méthode baconienne est pratiquement
ignorée de Hobbes, 408. — Hobbes lui emprunte : Homo homini lupus,
421-422. — UAtialyse de Hobbes n'est pas à confondre avec l'induction
baconienne, 404 et n. 3. — Style de Bacon comparé au style de Hobbes,
423. — Parallèle entre Bacon et Hobbes, 424-427. — La Philosopliie civUe,
429 et n. 8. — La New Atlantis, 433. — Précurseur de l'Associationnisme,
446.
Baillet (Adrien) : Clerselier adoucit dans sa traduction les termes de
Descartes répondant à Gassendi, 14 et n. ~ . — Johnson revient au Carté-
sianisme, 203 et n. 5. — Jugement sur Sorbière, 209, 224, n. 1. — Relations
entre Hobbes et Descartes, 308-309.
Balzac (Jean-Louis Guez de) : louanges excessives à Cureau de La
Chambre, 182, n. 4.
Barberini (Cardinal) : communique à Peiresc une description d'une
observation de Parhélies par le Père Scheiner, 11. — Prend J.-M. Suarès
comme bibliothécaire, 195, n. 4.
Basson (Sébastien) : attaque Aristote, 27. — Soutient l'Atomisme,
70-71.
Bathurst (Ralph) : admirateur chaleureux de Hobbes, 445 et n. 4.
Baugy (Nicolas de) : Mersenne lui adresse la Lettre placée en tête de
l'EpistoUca Exercitatio de Gassendi, 44 et n. 8 ; 48, n. 3.
Baxter (Richard) : réfute Harrington, 435 et n. 2. — Attaque vive-
ment Hobbes, 440 et n. 6.
Bayle (François) : gassendiste sur quelques points, 86, n. 2.
Bayle (Pierre) : publie un opuscule de Bernier, 188, n. 8. — Range
Gassendi parmi les Sceptiques, 252 et n. 1. — Fait l'éloge de Peiresc, 258,
n. 5 et 7.
Beau : le bon et le beau, 353, 354.
Beaune (Florimond de) : jugement trop favorable de Hobbes. Rela-
tions avec Descartes, 305, n. 2. — Descartes le mentionne dans une lettre
^ Mersenne, 309, n. 4.
Beckmann (Nicolas) : opposé à Pufendorf, 482, n. 4.
Becmann (Jean-Cristophe) : repousse l'accusation d'athéisme portée
contre Hobbes, 495. — Regarde l'état de nature comme ime simple hypo-
thèse et se sépare encore de Hobbes sur d'autres points, 495-496.
Beeckman (Isaac) : fait la comiaissance de Gassendi, 8. — Notice, 8,
n. 6.
Behemoth : ouvrage de Hobbes sur les causes de la guerre civile d'Angle-
terre, 296 et n. 4; 300-301.
556 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES : Belgique-Boyle
Belgique : Gassendi y rencontre des sympathies, 7-8, 241, 244-247.
Bennet (Sir Henry) : protecteur de Hobbes, 293.
Bentham (Jerbmy) : Morale utilitaire. Influence exercée par Hobbes
sur Bentham, 447-450.
BÉRiGARD (Claude de) : professeur à Pise et à Padoue, 71-72. — Favo-
rable à l'Atomisme, 72-75. — Hobbes lui rend visite à Pise, 275.
Berkeley : son style comparé à celui de Hobbes, 423. — Nominaliste,
446 et n..8.
Bernier (François) : a Gassendi pour professeur de Philosophie, 10,
183-184. — Élève des Jésuites au collège de Clermont, 183-184. — Accom-
pagne Gassendi à Paris, 16. — Vante la mémoire et l'ardeur au travail de
son maître, 18-19. — Loue sa douceur, 19-20. — Collabore : à son épitaphe,
21 — à r « Arrêt burlesque » et rédige la « Requeste » contre les Péripaté-
ticiens, 35. — Résume la doctrine de Gassendi sur la liberté, 160. — Atteste
la précocité de son esprit d'observation, 161. — Rapporte la prédiction
astrologique de J.-B. Morin sur la mort de Gassendi, 170. — Prend trop
vivement la défense de Gassendi contre Morin, 171-172. — Très attaché
h Gassendi, 185. — Passion pour les voyages. Mémoires sur l'Empire du
Grand Mogol, 185-186. — Morigène Chapelle, 186-187. — Compose V Abrégé
de la Philosophie de Gassendi, 187-188, 189-190. — Répond aux attaques
du Père Le Valois, 188-189. — Traité du libre et du volontaire, 189. — Fut
gassendiste avec indépendance, 189-190. — Visite Saint-Êvremond à
Londres, 190-1'91. — Ami de Boileau, de Racine et de Molière, 191. —
Atteste le gassendisme de Sorbière, 192. — La religion de Bernier, 192,
n. 1. — Loue la réserve de Gassendi, 248 et n. 4. — Vante son érudition,
259 et n. 3.
Bertet (Jean) : Sorbière lui fait l'éloge de Gassendi, 209 et n. 3.
Bertrand (Joseph) : inaptitude de Hobbes pour les Mathématiques,
406, n. 2.
Bibliographie : relative : 1) à Gassendi, 267-269 — 2) à Hobbes, 517-521.
Bibliotheca Juris Imperantium : exagère le mérite de Hobbes, 488 et
n. 4.
Bien : nature et espèces, 352-354. — Souverain Bien, 354.
Biens : leur répartition, 375-376.
Bienveillance : forme de l'amour, 359.
BiGOURDAN (Guillaume) : notice sur Wendelin, 2, n. 5. — Observations
astronomiques de Gassendi et de Gaultier, 5, n. 6. — Résume les travaux
astronomiques de Gassendi, 165, n. 1, 166-167. — Réunions savantes chez
Mersenne, 222 et n. 8.
BiOT (Jean-Baptiste) : loue Gassendi, 249 et n. 5.
BiTAUD (Jean) : condamnation de ses thèses contre Aristote, 33-35. —
Partisan de l'Atomisme, 71.
BoÈCE : définition de l'éternité, 101-102.
Boileau : collaboration à 1' « Arrêt burlesque >, 35. — Ami de Bernier,
191.
BoRNius (Henri) : presse vainement Gassendi de critiquer les Principes
de Descartes, 13. — Disciple enthousiaste de Gassendi, 242-243. — Gassendi
s'en montre très touché, 243-244.
Boswell (William) : notice, 203 et n. 4.
Bouillier (Francisque) : critique le dualisme introduit par Gassendi
dans l'âme humaine, 127 et n. 1, 3. — Jugement sur Sorbière, 224 et n. 1.
— Influence de Gassendi au xviii^ siècle, 235 et n. 1. — Gassendi modèle
comme polémiste, 55 et n. 3, 258 et n. 2.
Boyle, (Robert) : notice^ 236, n. 1. — S'appuie sur Gassendi dans sa
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Brachet-Causalité 557
lutte contre les formes substantielles, 236-237. — Façon dont il comprend
l'Atomisme, 237-238. — Son Atomisme mécanique repose sur une Méta-
physique spiritualiste. L'horloge de Strasbourg, 238-239. — Polémique
avec Hobbes, 237 et n. 4, 287, 290-291.
Brachet de La Milletière (Théophile) : attaque André Rivet, 193
et n. 5.
Bramhall (John) : soutient la cause du libre arbitre contre Hobbes
285-287, 439 et n. 5. ,
Brett (George-Sidney) : qualifie l'Épicurisme'de Gassendi, 84 et n. 2.
— Renvoie après la Morale l'exposé de la Théodicée de Gassendi, 113 et
n. 2. — Cause de l'insuccès relatif de Gassendi, 249-250. — Juge Gassendi
comme historien des Sciences et de la Philosophie, 258 et n. f. — Cite la
traduction anglaise de la Vie de Peiresc, 259 et n. 1. — Idée directrice du
Syntagmu philosophicum, 263 et n. 2.
Broughton (John) : attaque W. Coward, 444 et n. 4.
Brown (Thomas) ; n'est pas nominaliste, 447, n. 2.
Brucker (Jakof) : juge S. Basson, 27 et note 1. — Loue : l'Examen
de la Philosophie de Fludd par Gassendi, 48 et n. 5 — les travaux de Gas-
sendi sur Épicure, 86-87. — la modestie de Gassendi, 248 et n. 3.— Reproche
à Bayle d'avoir rangé Gassendi parmi les Sceptiques, 252 et n. 1, — Ele-
menta Philosophiœ de Buddeus, 496, n. 8. — Gundling cultive le paradoxe.
500 et n. 3. i >
Bruno (Giordano) : accorde aux corps la sensibilité, 343 et n. 2.
Buddeus (Johannes-Franz) : loue les travaux de Gassendi sur Epicure,
86 etn. 2. — Professe brillamment à Halle et à léna, 496-497. — Répand
le goût de l'Histoire de la Philosophie, 497. — Critique fortement « les
commentaires irréligieux et ridicules » de Hobbes, 497-499.
Buhle (Johannes-Gottlieb) : doctrines des Rose-Croix, 46-48, 48
et n. 1.
BuRNET (Gilbert) : accuse Hobbes d'avoir contribué à gâter l'esprit
de Charles II, 280, n. 7. — Atteste le succès de Hobbes, 442 et n. 3.
Butler (Joseph) : opposé à Hobbes, 441.
Cambridge (École Platonicienne de) : favorable à Gassendi, 240
et n. 1. — opposée à Hobbes, 441 et n. 3.
Campanella (Tommaso) : critique l'Épicurisme de Gassendi, 84-85. —
Croit à l'Astrologie, 165, n. 4, § La magie. — Lettre de Gassendi : compa-
raison de l'héliotrope, 231 et n. 3. — Accorde aux corps la sensibtité,
343 et n. 2. — La Cité du Soleil, 433 et n. 5, 461-462.
Campbell (George) : nominaliste, 446 et n. 10.
Campion (W. J. H.) : réfute les arguments de Hobbes en faveur delà
monarchie, 399-400. — La famille est la cellule sociale, 416 et n. 2. —
État de nature d'après Hobbes, 416 et n. 4. — Dette de Hobbes à l'égard de
Bacon, 424 et n. 2. — Hobbes est « le moins anglais des penseurs anglais »,
446 et n 2.
Caramuel y Lobkovitz (Jean) : fait la connaissance de Gassendi, 8i
— Notice, 8, n. 2 ' ^
Cartésianisme : le Grand Conseil interdit l'enseignement du Cartésia-
nisme en France, 36, n. 6. — La critique qu'en a faite Gassendi n'a pas
été mutile, 65-66 — Les Gassendistes ont de l'aversion pour le Cartésia-
nisme, 180
Causalité : principe de causalité, 334-335.
558 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES : Cause-Clarendon
Cause : Gassendi ; Cause première, 112-113. — Causes secondes, 112,
117. — Atomes, causes secondes en tant que principe^ du mouvement,
108-110. — HoBBES : Espèces, 334-335. — Cause intégrale, 335. — Cause
nécessaire, 335-336.
Caussin (Nicolas) : combat les horoscopes, 165, n. 4, § La Magie.
Cavendish (Famille) : cette famille, dont le chef deviendra Comte de
Devonshire, accueille Hobbes qui y remplit les fonctions de précepteur et
de secrétaire, 273-274, 275. — • Hobbes s'y confirme dans son goût pour la
monarchie, 277. — Dédie le De Cive au comte de Devonshire, 279. — De
retour en Angleterre après son exil en France, Hobbes reçoit jusqu'à
sa mort l'hospitalité chez les Cavendish, 285, 297. — Les Mémoires de la
famille renseignent sur la pratique religieuse de Hobbes, 295 et n. 3.
Cavbndish^Sie. Charles) : Lettre de Hobbes, 305, n. 2. — Le fac-similé
■de l'écrituTe de Hobbes placé au bas de son portrait, en face de la page 272,
est tiré de cette Lettre.
Cazré (Père Pierre de) : Gassendi réfute ses objections contre les lois
de la chute des graves, 164 et n. 2.
CÉLESTiN DE Sainte Lidwine (Père) : Correspondant de Peiresc, 8,
n. 5.
Cellarifs (Cristophe) : professeur à Halle, 499, n. 5.
Certitude : doctrine de Gassendi, 90-93.
Cesalpini (Andeea) : accorde la sensibilité aux corps, 343 et n. 2.
Chagrin : passion fondamentale, 352.
Chapelain (Jean) : Chapelain et M. de Montmor, 16 et n. 5. — Gassendi
lui dédie les Vies de Copernic, de Peurbach et de Regiomontanus, 17 et
Ti. 1. — Qualifie J.-B. Morin, 170 et n. 7. — Juge sévèrement le Discours
sur la Comète de Sorbière, 211 et n. 4. — Fréquente chez M. de Montmor,
222-223. — Son opinion sur Sorbière, 225 et n. 3. — Traduction de Lucrèce
par Molière, 229 et n. 2. — Annonce le succès des Œuvres de Gassendi,
248 etn. 1.
Chapelle (Claude Luillier, dit) : fils naturel de François Luillier, 7,
n. 1. — Gassendi lui enseigne la philosophie, 10, 183-184. — Notice, 184
et n. 1. — Bemier le sermonne, 186-187 — et fait son épitaphe, 187.
Charles I^^ : état de l'Angleterre en 1631, 271. — Dissolution du Court
Parlement. Lutte entre le Long Parlement et le Roi, 278. — Sa mort,
281.
Charles II : encore Prince de Galles, il se réfugie en France, où Louis XIV
l'héberge à Saint-Germain -en-Laye, 280. — Hobbes lui enseigne les Mathé-
matiques, 280 et n. 7. — Refuse l'hommage du Léviathan, 284. — - Mais,
devenu Charles II, le Prince ne tient pas rigueur à Hobbes, achète son
portrait et le pensionne, 293 et n. 2. — Hobbes lui dédie ses Problèmes
'physiques, 294 et n. 5. — Ne juge pas opportune la publication du
Behemoth, 296 et n. 4.
Charleton (Walter) : nombreux ouvrages, dont deux s'inspirent de
Gassendi, 235-236.
Charron (Pierre) : Gassendi l'étudié, 4. — Goûté par Sorbière, 201
et n. 2.
Circulation du sang : objections de Gassendi qui l'empêchent d'adhérer
pleinement à l'opinion de Harvey, quoi qu'en dise Sorbière, 175, 177 et
n. 3.
Clarendon (Edward Hyde, Comte de) : accuse Hobbes d'avoir flatté
Cromwell, 283-284. — Wallis renouvelle cette accusation, 291 et n. &,
291-292. — Opposé à Hobbes, 294. — Réfute le Léviathan, 436-439. —
Atteste l'influence de Hobbes, 437, 442 et n. 2.
TABLE AîTALYTiQUE I>ES MATIÈRES : ClaFke- Critique 559
Clarke (Samuel) : prouve l'existence de Dieu dans les Lectures fondées
par Boyie, 236, n. 1, à la fin. — Opposé à Hobbes, 441.
Clave (Êtiekne de) : le « médecin chymiste », 33 et n. 4. — Partisan
de rAtomisme, 71.
Clergymex : attaques contre Hobbes, 293, 439-440, 441 et n. 1, 3.
Clerselier (Claude) : son rôle dans le démêlé de Descartes et de Gas-
sendi à propos des Méditatioiis, 14-15. — Fréquente chez M. de Montraor,
16 et n. 5 à la fin, 222-223. — Préface aux Lettres de M. Descartes, 208,
— Traduction des Objections de Gassendi contre les Méditations, 306 et
n. 1.
CocQ (Gisbert) : opposé à Hobbes, 454 et n. 2.
Cognitif : pouvoir cognitif d'après Hobbes, 340-351.
Colère : jmssion, 357.
CoLLms (Anthony) : terreur des Clergymen, 439. — Lettres de Locke,
444 et n. 4.
Cominges (Comte de) : ambassadeur de France à Londres, plaisante
sur la relégation de Sorbière en Bretagne, 200 et n. 2. — Donne des dîners
littéraires, 293-294.
Computatio : Hobbes appelle ainsi la Logique, 313, 314-315.
Concours divin : doctrine équivoque de Gassendi, 116-117.
Confiance : passion, 357.
Conjectures : connaissance des signes qui permettent de prévoir l'avenir,
348-349.
Conrart (Valbntin) : îettre de Sorbière louant Gassendi, 212 et n. 2.
— Apprécie la traduction du De Cive par Sorbière, 221 et n. 1.
Conring (Hermann) : opposé à Hobbes, 455 et n. 3.
Consideratimis upon the réputation, loyalty, manners and religion of
Thomas Hobbes, 291 et n. 6, 291-292, 292 et n. 1, 440, n. 8.
Contrat : Hobbes : nature du contrat, 374. — Contrat social, origine
de la société, 380-381. — Le contrat est fictif, 415-416.
Controverse : entre Hobbes et Descartes, 302-309.
Copernic : initiateur, 429. — Sa Vie par Gassendi, 17 et n. 1, 23, 258.
CoRDEMOY (GÉRAUD DE) : réfute une affirmation de Descartes, 202
et n. 5. — Soutient l'Atomisme, 233-234. — Leibniz explique ix)urquoi
Cordemoy a embrassé l'Atomisme, 233 et n. 5.
CoRNiFiTZ Ulfeldt : loué imprudemment par Sorbière, 200 et n. 3.
Corps : naturel, artificiel, 316. — Définition du corps naturel, 331-
332.
Corpusculaire : théorie corpusculaire, voir Atomisme.
Correspondants : de Sorbière, 226-227.
Cosius (Jean) : Hobbes fait appel à son témoignage pour garantir son
orthodoxie, 281 et n. 3.
CoTTUNius (Jean) : professeur à Padoue, 72 et n. 2.
Courage : passion, 357.
CouRCELLES (Étiennb de) : notice, 195, n. 3.
CowART (William) : médecin matérialiste, partisan de Hobbes, 442-
445.
Cowley (Abraham) : admirateur chaleureux de Hobbes, 445-446.
Crainte : Hobbes : fondement et origine des sociétés, 367-368. — Ses
causes, 368-369. — Pacte extorqué par la crainte, 374.
Crellius, Crell (Johannes) : Sorbière traduit son De Causis mortis
Christi, 201 et n. 4, 5.
Critérium : de la vérité, d'après Gassendi, 91-93.
Critique : du Hobbisme, 401-427.
560 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Cromwell-De Nicolai
Cromwell : son influence, 281. — Hobbes est accusé de l'avoir flatté pour
faciliter son retour en Angleterre, 283-284, 291 et n. 6, 291-292, 395, n. 2.
Cruauté : déviation dans le but qu'on doit assigner à la peine, 375.
CuDWORTH (Ralph) : admet l'Atomisme, mais imagine « une nature
plastique », 240-241. — Opposé à Hobbes, 441 et n. 3.
Culte : envers Dieu, 366-367.
CuMBERLAND (Richard) : Tyrrell s'inspire de Cumberland, 433, n. 1.
— Opposé à Hobbes, 441 et n. 3.
CuREAU DE La Chambre (Marin) : disciple exagéré de Gassendi et
adversaire de Descartes, 182-183. — Éloge de Rospigliosi, 197, n. 2.
Curiosité : forme de l'admiration, 359.
Cyrano Bergerac (Savinien de) : élève de Gassendi, 184. — Vie et
Œuvres, 184, n. 3. — C'est un éclectique en Philosophie, 184, n. 3, ^'Cyrano.
— Argument des causes finales, 231 et n. 8. — Échantillon de son style
dans le pamphlet, 231, n. 8 à la fin.
Cysat (Père Jean-Baptiste) : observe le passage de Mercure sur le
soleil, 166 et n. 2.
D
Damiron (Jean-Philibert) : Gassendi attaque Aristote, 30 et n. 6.
— Fait de Gassendi « un des pères de la Philosophie moderne » et le classe
parmi les Sensualistes, 179 et n. 1 ; 261 et n. 2 ; 263 et n. 1. — Écrite en
français, la Logique de Gassendi eût mieux réussi, 249 et n. 3.
Daniel (Père Gabriel) : compare Gassendi et Descartes, 257 et n. 1.
Dave (Antoine) : loue le De Deo du Père Der-Kennis, 246 et n. 2.
De Cive : première édition, 212-213, 279. — Jugement de Sorbière, de
Mersenne et de Gassendi, 213-216. — Descartes le critique, 216 et n. 2 ;
507-508. — Péripéties de la réédition du De Cive par Sorbière, 216-221,
279. — Traduction française : par du Verdus, 221 et n. 1 — par Sorbière,
221 et n. 1. — Trad. anglaise, 282. — Analyse, 367-400. — Critique du
Système politique de Hobbes, 412-422.
De Corpore : publié en 1655, 289 et n. 4, 5. — Traduction anglaise, 290
et n. 4. — Analyse, 313-339.
De Corpore politico : publié en 1650, 277-278, 282. — Traduction fran-
çaise par Sorbière, 222 et n. 4.
Déduction : Hobbes : l'emploie pour faire dériver du mouvement les
sciences, 325-326. — La Métliode déductive ou sjmthétique conduit à la
science, 328, 350. — Elle a les préférences de Hobbes, 275 et n. 5, 328,
405, 428. — Mais il n'a j^as réussi à l'appliquer jusqu'au bout de son sys-
tème, 402-405. — Part de la déduction et de l'empirisme, 405. — Intré-
pidité de déduction, 406.
Défiance : passion, 357.
Définition : sa définition et ses propriétés, 325 et n. 4.
De Homine : publié en 1658, 290 et n. 6. — Analyse, 339-367.
Démocratie : origine et caractères du gouvernement démocratique
d'après Hobbes, 396. — Spinoza incline vers la démocratie, 475.
DÉMOCRiTE : Sennert le comprend mal, 70 et n. 5. — Magnen restitue
infidèlement son système, 75-76. — Gassendi et Démocrite, 81-82. —
Voie lactée, 92. — Gassendi adopte l'Atomisme de Démocrite, 103.
De Motu impresso a Motor e translato : adressé à Puteanus, 22. — Gas-
sendi répond aux objections des anti-coperniciens, 168-169.
De Nicolai Claudii Fahricii de Peiresc Vita : 9, 24, 258. — Traduction
anglaise, 259 et n. 1.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : De Rebus-Dohna 561
De Bebus cœlestihus Commentarii : Recueil chronologique des Obser-
vations astronomiques de Gassendi, 6, 22, 164-165.
Der-Kennis (Père Ignace) : péripatéticien dont l'esprit est ouvert
à certaines thèses modernes, 244-246.
Derodon (David) : péripatéticien qu'on a rangé à tort parmi les Gas-
sendistes, 232-233.
Descartes : se lie avec Gassendi, 11. — Discussion entre Descartes
et Gassendi à propos des Méditations. Brouille. Réconciliation, 11-15. —
Se montre hautain dans sa polémique avec Gassendi et affecte une assu-
rance im peu fanfaronne, 51-55, 65. — Jugements contradictoires sur cette
polémique, 55. — Gassendi a raison sur certains j)oints, 56-57. — Descartes
a l'avantage sur d'autres points, 57-58 — Gassendi, en voulant
rectifier certaines opinions de Descartes, tombe en des erreurs
aussi profondes, 58-61. — Gassendi résume la Logique de Descartes, 93
et n. 6. — Descartes condamne l'Alchimie, la Magie et l'Astrologie, 165,
n. 4 à la fin. — La réforme de la Physique n'est pas l'œuvre exclusive
de Descartes, 178. — Relations de Sorbière avec Descartes ; son animosité,
201-204. — Mersenne défend chaleureusement Descartes, 204, 206 et n. 1.
— Sorbière réplique en faisant le procès de la Physique cartésienne, 205-
208. — Il rend plus tard justice au mérite philosophique de Descartes,
208-209, 209, n. 1. — Critique du De Cive, 216 et n. 2, 507-508. — Son dédain
pour l'histoire, 258 et n. 3. — Triomphe du Mécanisme, 271. — La révolu-
tion cartésiemie, 278. — Descartes répond aux objections de Hobbes contre
la Dioptrique et les Méditations, 303-304, 306-307, 307-308, 308-309, 309
et n. 4. — Borne l'application du Mécanisme au monde physique. 401. —
S'abstient de traiter de la Morale, 508 et n. 2. — Régis exagère la portée
de la Morale provisoire de Descartes, 508 et n. 3.
Désespoir : passion, 357.
Désir : passion fondamentale, 352.
Destutt de Tracy (Antoine-Louis-Claude, Comte) : patronne la
Logique de Hobbes. 514-515.
Déterminisme : Hobbes admet un déterminisme absolu et universel,
335-336, 409.
De Vifa et Morihus Epicuri Libri octo : publié en 1647, 16 et n. 1, 24. —
C'est une apologie d'Ëpicure par Gassendi, 76.
Devonshire : voir Cavendish.
Diderot (Denis) : vante VHuman Nature de Hobbes, 513 et n. 2, 4.
Dieu : Gassendi corrige Épicure en faisant intervenir Dieu pour imprimer
le mouvement aux atomes, 82-83. — Existence de Dieu : preuves de Gas-
sendi, 113-114. — Attributs divins, 114-115. — Dieu, auteur et Providence
du monde, 115-117. — Représentation symbolique. 163 et n. 2, 3. —
Origine de la croyance en Dieu d'après Hobbes, 363-364. — Existence
et attribvits de Dieu, 364-365. — Explication par anthropomorphisme de
la toute-puissance divine, 365-366. — Devoirs envers Dieu, 366-367.
Dioptrique : objections de Hobbes et réponses de Descartes, 302-304,
305etn. 1.
Discours mental : Hobbes : son mécanisme, 346-348.
Disquisitio Metaphysica : publié en 1644, 12 et n. 8, 14-15, 24. — Cet
ouvrage fait estimer Gassendi en Hollande et en Belgique, 242.
Dissection : Gassendi s'y adonne, 177 et n. 4.
Divisibilité : répugnance de la divisibilité à Tin fini, d'après Gassendi,
104-105.
Dogmatiques : leur position d'après Gassendi, 91.
DoHNA (Comte Cristophe de) : gouverneur d'Orange, 195. — Fait
36
562 TABLE ANALYTIQTTE DES MATIÈRES : Douleur-Esprit
agréer à la princesse Elisabeth la traduction du Syntagma Philosophiœ
Epicuri jDar Sorbière, 210. — Projet de Lettres au Comte par Sorbière,
211, n. 1.
Douleur : définition, 143. — Elle est la condition antécédente du plaisir,,
144-145. — C'est un mal, 149.
Droit : le bon droit, 370 et n. 2. — Chacun a naturellement droit à tout,
370-371.
Droit naturel : Hobbes : formulé par les lois naturelles, 373-376. —
Règle pour discerner ce qui est conforme au droit naturel, 376,
DuLiRis (Père) : qualifie J.-B. Morin, 168, n. 7.
Dureté : de cœur, passion, 358.
Durkheim (Emile) : origine sociale de la moralité, 515-516.
E
Ecrivain : Hobbes écrivain comparé à Bacon, Berkeley et Humé, 422-
424.
Efficiente (Cause) : cause première et causes secondes, 112-113, 335.
Egalité : elle est naturelle aux hommes du côté du corps et de l'esprit,
d'après Hobbes, 368-369.
Église : pleine soumission de Gassendi à l'Eglise romaine, 80 et n. 5.
— Hobbes identifie l'Eglise avec l'Etat. Conséquences, 387-391. — Redoute
rEghse romaine, 391-392.
Eléates : Gassendi résume leur Logique, 93 et n. 6.
Elisabeth de Bohême : Sorbière lui dédie la traduction du Syntagma
Philosophiœ Epicuri, 209-211.
Empirisme : le goût de Gassendi pour l'Empirisme le tourna vers Epi-
cure, 80-81. — Le caractère empirique de la Philosophie de Gassendi a
influé sur l'Ecole sensualiste du xviii<5 siècle, 179-180. — Part de l'Empi-
risme dans la Méthode de Hobbes, 405.
Emulation : passion, 358.
Engelke (Henri-Ascagne) : attaque les Exercitationes de Gassendi,
37-38.
Enseignement : méthode d'enseignement : d'après Gassendi, 96 et n. 4,
5 — d'après Hobbes, 327-328.
Entendement : voir Intelligence.
Envie : passion, 358.
Epicfre, Epicurisme : l'Epicurisme détruit comme Système, l'esprit
épicurien lui survit, 67-68. — Restauration du Système : devanciers de
Gassendi, 68-76. — Tentative de Gassendi pour le restaurer, 76-81. —
Épicure et Gassendi : ressemblances et différences, 81-84. — Fond épi-
curien de la Morale de Gassendi, 84. — Gassendi résume la Canonique
d'Epicure, 93 et n. 6. — Gassendi et l'Atomisme d'Epicure, 103. — Gas-
sendi réfute l'athéisme d'Epicure et sa négation de la Providence, 115-
116. — La douleur est une condition antécédente du plaisir, 144-145.
— Nature du plaisir, 150. — Sorbière s'inspire de Gassendi pour parler
d'Epicure, 225 et n. 2.
Equité : dans la répartition des droits, 375.
Erreur : ses causes : d'après Gassendi, 94 — d'après Hobbes, 321-
322.
Espace : sa nature : d'après Gassendi, 97-99 — d'après Hobbes, 329-
330. — Divisibilité, 331. — Espace réel, imaginaire, 332.
Espoir : passion, 357.
Esprit : inconcevable d'après Hobbes, 350 et n. 3; 408-409.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Essence-France 563
Essence : nature d'après Hobbes, 334, 335.
EsTEÉES (Monseigneur César d') : réconcilie Descartes et Gassendi,
15. — Xotice, 15, n. 1. — Lettres de Sorbière, 225, n. 2.
État : Hobbes identifie l'État avec TÉglise. Conséquences, 387-391.
État de nature : explication de Hobbes. Chacun a droit à tout, 368-
370. — C'est la gueiTe de tous contre tous, 370-371. — État lamentable,
371. — Il n'y a ni bien ni mal dans Tétat de nature, 371-372. — La puissance
irrésistible donne le droit de régir ceux qui ne peuvent résister, 372. —
État naturel et état social, 400, 422. — L'état de nature est contre nature,
416-417.
Éternité : comparée au temps, 101-102. — Récompenses et châtiments
étemels, 146-147.
Éthique : voir Morale.
EucLiDE : Hobbes en découvre les Eléments, 275 et n. 5.
Excommimication : vain épouvantail d'après Hobbes, 389.
Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos : publié en 1624, 5-6,
23. — Contenu et valeur, 27-32. — Motifs de leur interruption, 32-33.
Expérience : zèle de Gassendi pour la Méthode expérimentale, 249
et n. 5. — L'expérience ne fournit aucmie conclusion imiverselle, 348
et n. 6. — Hobbes fait à l'expérience une part restreinte, 405.
Eajbri (Père Honoré) : opposé aux formes substantielles, 34, n. 2,
§ Ce Mémoire. — Péripatéticien éclectique et modéré, critique les Exer-
citationes de Gassendi, 38-40. — Revendique la priorité de la découverte
de la circulation du sang, 40 et n. 2. — Opinion sur le décret contre Galilée,
174 et n. 3. — Matérialisme de Hobbes, 409 et n. 2.
Faculté de Théologie de Paris : censure les thèses de Bitaud, 34
et n. 2. — Requiert l'intervention du Parlement contre les novateurs en
Philosophie, 35.
Facultés : deux sortes de facultés en l'homme d'après Hobbes : Facultés
du corps, 339 — Facultés de Vesprit, 340-363.
Fernel (Jean) : repousse l'Atomisme, 68-69. — Xotice, 68, n. 6.
Fesaie (Père Philibert) : enseigne la Philosophie et la Théologie
à Gassendi, 3. — Xotice, 3, n. 1. — A Gassendi pour successeur, 4.
Filmer (Robert) : adversaire de Hobbes, 430-432.
Fischer (Kuno) : exagère la dette de Hobbes à l'égard de Bacon, 424,
n. 2, 3.
Fludd (Robert) : doctrine panthéistique et matérialiste, 41-42. —
Répond violemment aux attaques de ]\Iersenne, 42. — Gassendi prend la
défense de Mersenne et réfute courtoisement les erreurs de Fludd, 42-
48. — Fludd réplique à Gassendi, 49-51, — Principaux ouvrages, 45,
n. 2. .
Force : motrice des corps d'après Gassendi, 119. — Droit de la force:
d'après Hobbes, 369, 370-371, 371-372 — d'après Spinoza, 462, 463,
463-464. 480. — L'Allemagne a exalté le principe ; La force précède le
droit, 480.
Formes substantielles : Fabri et Maignan y sont opposés, 34, n. 2, § Ce
Mémoire. — Boyle les combat, 237 et n. 2. — Leibniz les accepte en partie,
237 et n. 3. — Der-Kennis a de^ doutes sur leur existence, 244-245.
France : troubles, 1. — Disciples de Gassendi en France, 181-235. —
Voyages de Hobbes en France, 273-274, 275, 275-276. — Son exil en France,
278-285, 302. — Louis XIV héberge le futur Charles II à Saint-Germain,
564 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : FranchevUle-Gassendi
280. — Le Clergé est choqué de l'attitude de Hobbes, 284 et n. 5. — Sym-
pathies que Hobbes a rencontrées en France, 505-516.
Francheville (Abbé de) : lettre de Chapelain, 211 et n. 4.
Frizius (Joachim) : pseudonyme de Fludd, 42 et n. 4.
Frontispice : du Léviathan : gravure, en face de la page 418. — Signi-
fication, 418.
FucHS (Leonhard) : soutient la théorie corpusculaire, 69 et n. 5.
Futur : Hobbes : connaissance du futur, 348. — le futur contingent,
336-337.
G
Galilée : explication du flux et du reflux de la mer, 167 et n. 6. —
Relations avec Gassendi, 173-175. — Opinion de Fabri sur la condamnation
de Galilée, 174 et n. 3. — Triomphe du Mécanisme, 271. — Découverte
des satellites de Jupiter, 274. — Hobbes lui rend visite, 275 et n. 7 ; 401.
— Influence de Galilée sur Hobbes, 424, n. 2. — Hobbes se place au rang
d'initiateur comme Galilée, 429.
Gassendi : contraste entre sa vie et celle de Bacon, 1.
I. — Vie et Œuvres : Les débuts de Gassendi, 2-6. — Travaux scienti-
fiques et ouvrages philosophiques, 6-17. — Les derniers jours. Hommages
à sa mémoire, 17-21. ' — Tableau chronologique de ses Œuvres, 22-25. —
Pour le détail, voir la Table Synthétique des Matières, p. 529-530.
II. — Gassendi polémiste : Polémique avec : a) les Péripatéticiens,
26-40 — h) Robert Fludd, 41-51 — c) Descartes, 51-66. — Pour le
détail, p. 530-532.
III. — Gassendi Restaurateur de V Épicurisme : Les devanciers de Gas-
sendi, 67-76. — Caractères de cette Restauration, 76-81. — Épicure et
Gassendi, 81-84. — Appréciations contemporaines et ultérieures, 84-87.
— Pour le détail, p. 532-533.
IV. — Le Syntagma philosophicum : Introduction, 88-90.
Première Partie : Logique : De la Certitude, 90-93. — Logique pro-
prement dite, 93-96. — Pour le détail, p. 533-534.
Deuxième Partie : Physique : Espace et Temj)s, 97-102. ■ — Matière
première des choses, 102-112. — Principe efficient des choses, 112-117
— Qualités des corps, 118-121. — Le Monde est-il animé ? 121-123. —
Ame animale et âme humaine, 123-127. — Sensibilité, 127-129. — Ima-
gination ou Phantaisie, 129-135. — Intelligence ou Entendement, 135-
141. — Appétit, 141-145. — Immortalité de l'âme, 145-147. — Pour le
détail, p. 534-537.
Troisième Partie : Éthique : Doctrine morale de Gassendi, 147-152.
— Acte volontaire et libre, 152-160. — Pour le détail, p. 537-538.
V. — La Valeur du Savant : Qualités d'observation, 161-162. — Inaugu-
ration de son Cours, 162-163. — Travaux en Physique, 163-164. — Obser-
vations astronomiques, 164-167. — Démêlés avec J.-B. Morin, 167-173.
— Relations avec Galilée, 173-175. — Circulation du sang, 175-177. —
Rôle scientifique secondaire, 177-178. — Pour le détail, p. 538-539.
VI. — Influence philosophique de Gassendi': Il ne fut pas un chef d'École,
179-180. — Disciples de Gassendi en France, 181-235. — Sympathies :
en Angleterre, 235-241 — en Hollande et en Belgique, 241-247. —
Oubli immérité. Ses causes, 247-251. — Pour le détail, p. 539-542.
VII. — Les Mérites du Philosophe : Gassendi a-t-il été sceptique ? 252-
257. — Le Polémiste, 257-258. — L'Historien des Sciences et de la Phi-
losophie, 258-260. — Le Penseur, 260-266. — Bibliographie relative à
Gassendi, 267-269. — Pour le détail, p. 542-543.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Gassendistes-Hallam 565
Gassexdistes : énumération des principaux Gassendistes, 180. —
Trait commun : aversion pour le Cartésianisme, 180.
Gaultier (Joseph) : prieur de la Valette, fait la connaissance de Gas-
sendi, 5. — La Préface des Exercitationes paradoxicœ lui est adressée, 28.
— Déclinaison magnétique, 166. — S'occupe de l'Apologia de Gassendi,
169-170. ■
Génération : nature d'après Hobbes, 333.
Géométrie : Hobbes en traite dans la troisième Partie du De Corpore,
338-339. — Géomètre médiocre, il s'acharne à la recherche de solutions
impossibles, 406. — Son inaptitude pour les Mathématiques, 406, n. 2.
Gibbon (Edward) : éloge de Gassendi, 258 et n. 7.
Gebieuf (Guillaume) : reçoit communication des Méditations de Des-
cartes, 304.
Gilbert (William) : travaux sur le magnétisme, 271.
Glanvill (Joseph) : opposé à Hobbes, 441 et n. 3.
Gloire : passion, 356-357.
GoLius ^Jacques) : fait la connaissance de Gassendi, 8. — Notice,
8, n. 5.
GoMAR (François) : combat l'Arminianisme, 285 et n. 4.
GoMPERZ (Theodor) : Constitutions de la Grèce recueillies par
Aristote 478 et n. 2.
GooRLE (David van) : soutient l'Atomisme, 70 et n. 6.
Gouvernement : Hobbes admet les formes monarchique, aristocratique
et démocratique à l'état pur, mais non les formes mixtes, 395-396. — Formes
diverses de gouvernement d'après Spinoza, 474-480.
Grandeur d'âme : passion, 359.
Graverol (François) : Mémoires sur Sorbière et Sorheriana, 192 et
n. 2. — Détails sur Sorbière, 194 et n.l ; 197 et n. 4 ; 198 et n. 2, 5 ;
201, n. 1, 2, 3, 6 ; 210, n.l. — Manuscrit de Sorbière, 223 et n. 6. — Explique
pourquoi Sorbière publia ses Virorum iUitstrium et eruditorum Epistolœ,
226-227.
Grimarest (Jean de) : élèves réunis autour de Gassendi, 184 et n. 2.
— Anecdote sur la traduction de Lucrèce par Molière, 228 et n. 2. — Mo-
lière se serait rallié à la Physique cartésienne, 232 et n. 2.
Grote (George) : historien de la Grèce, ami et partisan de Bentham,
452 et n. 3, 5.
Grotius, De Groot (Hugo) : se lie avec Gassendi, 11 et n. 1. — A. Rivet
attaque son Votum, 193 et n. 4, 5. — Soutient l'Arminianisme, 285 et n. 4.
— Le De Jure, 429 et n. 9. — Le De Cive, 456 et n. 1. — Loué par Leibniz,
492 et n.l.
GuNDLiNG (Nikolas-Hieronymus) : brillant professeur du Droit de
la nature et des gens à Halle, 499-500. — Ses déficits, 500. — Cultive
l'Histoire de la Philosophie, 500. — C'est im éclectique en Pliilosophie,
501. — Accepte une partie des idées de Hobbes, 501-502. — Soutient
notamment la conception de l'état de nature, 502-504. — Accuse d'athéisme
Platon et Hippocrate, et tente de libérer Hobbes de cette accusation,
504-505. — Désavoue Hobbes dans les questions religieuses, 505.
H
Habitude : définition, acquisition, affaiblissement, 119-120.
Haine : passion fondamentale, 352.
Hallam (Henry) : repousse l'accusation de Sensualisme dirigée contre
Gassendi, 263 et n. 1.
566 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Hamelin-Hobbes
Hamelen (Octave) : pourquoi Descartes s'abstint de traiter de la Morale,
508 et n. 2.
Hareington (James) : adversaire de Hobbes, 433-436.
Hartley (David) : fondateur de l'Associationnisme, 446 et n. 5.
Harvey (William) : la circulation du sang, 175 et n. 2. — Travaux sur
la Physiologie, 271. — Legs à Hobbes, 293. — Hobbes se place à la suite
de Harvey, 429.
Heereboord (ArteiEN) : favorable à Gassendi. Notice, 203 et n. 8.
Heineccius (Johaknes-Gottlieb) : favorable à Piifendorf, 482, n. 4.'
Heinsius (Daniel) : fait la connaissance de Gassendi, 8. — Notice,
8, n. 4.
Helmont (Jean -Baptiste van) : fait la connaissance de Gassendi, 7.
— Notice, 7, n. 6.
Helvétius (Claude-Adrien) : favorable à Hobbes, 512.
Herbert or Cheebury (Edward, Baron) : Gassendi critique son
De Veritate, 254-255. — Ami de Hobbes, 274-275. — Attaqué par Kortholt,
455, n. 2.
Hobbes : se lie avec Gassendi, 11. — Éloge de Gassendi, 20. — Sorbière
lui fait visite à Londres, 199. — Comparaison de Hobbes, Descartes et
Gassendi par Sorbière, 201 et n. 7. — Position indécise de Hobbes dans
la question de l'Atomisme, 235, n. 4 ; 406-407.
I. — Biographie : Hobbes fut témoin de grands changements dans les
sciences et dans la politique, 270-271. — Premières années. Préceptorat
et Voyages, 272-278. — L'exil en France, 278-285. — Dernières années.
Polémiques. Travaux historiques et littéraires, 285-297. — Tableau de
ses Œuvres, 298-301. — Pour le détail, voir Table Synthétique des Matières,
p. 543-544.
II. — Controverse avec Descartes : Objections contre la Dioptrique, 302^
304. — Objections contre les Méditations et Réponses de Descartes, 304-309.
— Admiration de Mersenne pour Hobbes, 309-311. — Pour le détail, p. 544.
III. — La Trilogie hobbienne : ouvrages où le système de Hobbes est
éparpillé, 312. — Le Système peut se ramener à cette Trilogie :
1° Le Corps : Logique ou Computation, 313-328. — Philosophie première,
328-338. — Géométrie et Physique, 338-339. — Pour le détail, p. 544-545.
2° L'Homme : Facultés de l'esprit, 339. — Pouvoir cognitif ou conceptif,
340-351. — Pouvoir moteur volontaire, 351-363. — L'Homme et la Reli-
gion, 363-367. — Pour le détail, p. 545-546.
30 Le Citoyen : L'état de nature, 367-373. — Les lois naturelles, 373-
379. — Origine de la Société : pacte ou sujétion, 379-381. — Attributions
du Souverain, 381-392. — Nature de la Souveraineté et Formes de Crou-
vemement, 392-400. — Pour le détail, p. 546-548.
IV. — Critique du Hobbisme : Hobbes n'a pas réalisé le plan qu'il avait
annoncé, 401-405. — Part de l'empirisme et de la déduction dans sa Mé-
thode, 405-406. — Géométrie et Physique, 406-408. — Psychologie, 408-
412. — Système politique, 412-422. — Hobbes écrivain, 422-424. — Hobbes
et Bacon, 424-427. — Pour le détail, p. 548-549.
V. — Partisans et Adversaires de Hobbes : vue d'ensemble sur l'accueil
qu'il a reçu, 428-430.
A. — Influence en Angleterre : Adversaires, 430-441. — Partisans,
442-445. — Admirateurs chaleureux, 445-446. — Influence sur certaines
tendances philosophiques, 446-454. — Pour le détail,
B. — Influence a l'étranger : Opposition, 454-456. — Sympathies :
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Hocheisen-Influence 567
en Hollande, 456-480 — en Alle:magne, 480-505 — en France, 505-
516. — Pour le détail, 549-552.
Bibliographie relative à Hobbes, 517.
Hobbisme : critique du Hobbisme, 401-427. — Résumé des reproches,
516. — Utilité iadirecte, 516.
HocHEiSEN (M.), matériahté de Tâme 494 et n. 3.
HôFFDiNG (Habald) matériahsme de Hobbes, 409 et n. 3.
Holbach (Pafl-Henri Dietbich, Babok d') : traduit VHuman Nature
de Hobbes, 339, n. 1, 512-513, 513, n. 1, 2.
Hollande : voyage de Gassendi en Hollande, 7-8. — Sympathies ren-
contrées en Hollande : par Gassendi, 241-244 — par Hobbes, 456-480.
Homo homini lupus : emj)iaint de Hobbes à Bacon, 421-422.
Honnête : Gassendi le ramène au plaisir, 149.
Honneur : élément de la passion, 356.
Honte : passion, 357.
HoNTUY (Adrien) : adopte l'opinion de Hobbes sur la suprématie de
l'État en matière religieuse, 460-461.
HoRNE TooKE (John) : son nominalisme, 446-447.
HuET (Daniel) : éloge de Gassendi, 16 et n. 5. — Fréquente chez M. de
Montmor, 222-223.
Hugues (Abbé d') : dispute à Gassendi la charge d'Agent général du
Clergé, 10 et n. 2.
HuLST (Monseigneur Maurice d') : nature de la liberté, 159 et n. 1.
Human Nature : publié en 1650, 277-278, 282. — Traduction par d'Hol-
bach, 512-513, 513, n. 1, 2.
Hume : style comparé à celui de Hobbes, 423. — Juge YOcéana de Har-
rington, 435-436, 436 et n. 1, 2, 4. — Associationnisme et Nominalisme,
446 et n. 4, 9. — Morale utilitaire, 447.
Humilité : passion, 357. *
HuTCHESON (Francis) : Morale utilitaire, 447.
Idéalisme : Hobbes étudie les phantasmes comme les espèces des choses
extérieures, c'est-à-dire comme paraissant exister au dehors, 328-329. —
Pousse la subjectivité des qualités sensibles jusqu'à l'idéalisme, 341-
343, 410. — Admet illogiquement la réalité du monde extérieur, 410-
411.
Idée : Gassendi : vraie, fausse, 94. — Origme des idées : concours des
sens et de l'intelligence. Les impressions sensibles sont pour l'esprit une
occasion de s "élever plus haut, 138-139. — Hobbes : toutes les idées ont
leur origine dans les sens, 340, 351.
Ignorance : source de péché, 156-158.
Image : voir Phantasme.
Imagination : voii' Phantaisie.
Immortalité : de l'âme : preuves par Gassendi, 145-146.
Impossible : acte impossible, 336.
Inanimés : Gassendi gratifie les êtres inanimés d'une force analogue
aux .sens, 111-112. — Hobbes refuse la sensibilité aux corps, 343 et n. 2.
Indignation : passion, 358.
Influence : de Gassendi : en France, 181-235 — en Angleterre, 235-
241 — en Hollande et en Belgique, 241-247 — de Hobbes : en Angleterre^
430-454 — à Vétranaer, 454-516.
568 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Ingratitude-Lansberge
Ingratitude : digne de blâme, 374-375.
Injustice : violation des pactes, 374.
Innéité : Gassendi repousse l'innéité des idées, 138 et n. 5.
Instinct : des animaux, 134.
Intellect : agent, patient. Gassendi les rejette, 137.
Intelligence ou Entendement : ses fonctions propres, 135. — Appré-
hension des choses incorporelles, 135-136. — Réflexion sur ses actes,
136. — Le raisomiément fait connaître des choses dont nous n'avons
aucune image, 137. — Son rôle : dans l'origine des idées, 138-140, 262
et n. 5 — dans l'origine des principes premiers, 140-141.
Ivresse : nuit à la raison, 376.
IzouLET (Jean) : compare la société à un organisme, 420 et n. 1.
Janet (Paul) : Molière et Gassendi, 231 et n. 7 ; 231-232. — L'homme
est naturellement sociable, 429-430. — Politique de Spinoza, 472 et n. 2.
— Spinoza n'a pas conservé le droit naturel dans l'état civO, 474 et n. 3.
Johnson (Samson) : notice, 203 et n. 5.
Joie : ses causes, 144. — Passion fondamentale, 352.
JoNSius (Johannes) : critique les Exercitationes de Gassendi, 37 et
n. 1.
JoNSON (Benjamin) : ami de Hobbes, 274.
JouFFROY : Hobbes et La Rochefoucauld, 412 et n. 2. — La Politique
hobbienne méconnaît la nature humaine, 412-413. — L'état de nature
de Hobbes implique contradiction, 417 et n. 4. — Utilité indirecte de la
Philosophie hobbienne, 516 et n. 2.
Justice : Hobbes corrompt la notion de justice, 413-415.
K
Kennet (White) : détails sur Hobbes, 297, n. 4, 5.
Kepler : Gassendi lui offre ses services, 7, n. 2, vers la fin. — Annonce
le passage de Mercure et de Vénus sur le Soleil, 165. — Triomphe du Méca-
nisme, 271. — UAstronomia nova, '214:.
KoRTHOLT (Christl4n) : opposé à Hobbes, 455 et n. 2, 5.
La Bruyère : allusion à Bernier, 192, n. 1. — Ingratitude des auteurs,
426 et n. 1.
La Fosse (Jacques de) : ode en l'honneur de Sorbière, 228, n. 1.
La Mothe Le Vayer (François de) : se lie avec Gassendi, 6 et n. 4 ;
11; 18, n. 2.
Lanfrin (Jacques) : poésie latine, 194 et n. 1.
Langage : fondement nécessaire de la Logique hobbienne, 317-323. —
Privilège de l'homme, 349.
Lange (Frederick-Albert) : motifs des préférences de Gassendi pour
Épicure, 80-81. — Contribution de Gassendi à la réforme de la Philosophie
naturelle, 178 et n. 2. — Indivisibilité des atomes, 237 et n. 6.
La Noue (Père François de) : jugement sur la Philosophie de Fludd,
44 et n. 9. — Fludd lui répond, 49.
Lansberge (Jacques van) : son apologie du mouvement de la terre
est attaquée par J.-B. Morin, 168 et n. 1.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : La Poterie-Locke 569
La Poterie (Antoine de) : ses Mémoires, 2, n. 1. — Accompagne Gas-
sendi à Paris. Médisances de G. Patin, 16 et n. 2. — Assiste Gassendi à
la mort, 17, n. 6. — Portrait de Gassendi observateur, 161 et n. 3. — Cons-
tate l'érudition de Gassendi, 259 et n. 3.
La Rochefoucauld (François VI, Duc de) : comparaison avec Hobbes,
412 et n. 2. \
Larsen (Edv.) : limite le matérialisme de Hobbes à la Méthode, 409,
n. 3.
Lasswitz (Kurd) : incertitude de la Physique hobbienne, 407' et n. 1.
Launoy (Abbé Jean de) : assiste à la réconciliation entre Descartes
et Gassendi, 15. — Notice, 15, n. 4. — Jugement sur Basson, 27 et n. 2.
— Texte de l'arrêt contre Bitaud, 34, n. 3.
Lebret (Henri) : qualifie Gassendi de « divin », 184, n. 3 à la fin.
Legrand (Jean-François) : combat l'Épicurisme de Gassendi, 85.
Leibniz : jugement sur la polémique entre Descartes et Gassendi, 66
et n. 3. — Définition de l'espace et du temps, 98 et n. 5 ; 99. — Les « con-
sécutions » : ombre de raisonnement, 134 et n. 2. — Range Bernier parmi
les défenseurs du concours médiat, 189 et n. 3. — Explique pourquoi
Cordemoy a embrassé l'Atomisme, 233 et n. 5. — Accepte en partie les
formes substantielles, 237 et n. 3. — Mécanisme de Boyle, 238 et n. 4.
— Loue le De Deo de Der-Kennis, 244 et n. 3. — Rend hommage à l'éru-
dition de Gassendi, 259 et n. 2. — Perennis Philosophia, 260 et n. 4. —
Réfute le livre de Hobbes contre la liberté, 287 et n. 1. — Déterminisme
et Nominalisme de Hobbes, 428 et n. 1, 4. — Jugement sur Filmer, 432
et n. 2. — Jugement sur V0céa7ia de Harrington, 436 et n. 3. — Fondement
du Droit d'après Pufendorf, 481 et n. 4 ; 481-482, 482 et n. 1, 2, 3. — Re-
proche à Pufendorf sa doctrine absolutiste, 485 et n. 4. — Dans sa jeu-
nesse, il flatta Hobbes, 489-491. — Plus tard,ilréi3rouva les doctrines reli-
gieuses et politiques de Hobbes, 491-494.
Lenfant (Jean) : buste de Gassendi, 20, n. 6.
Le Valois (Père Louis) : attaque Descartes et Bernier sur leur expli-
cation de l'essence des corps, 188-189.
Léviathan : Hobbes compose cet ouvrage en France, 281. — le publie à
Londres, 282 et n. 2. — Accueil fait au Léviathan, 283-284. ■ — Les principes
politiques et religieux, qui y sont exposés, soulèvent des critiques. Hobbes
se défend, 294-295, 441 et n. 2. — Le Léviathan est condamné par un
bill des Communes, 295. — La gravure du frontispice et l'Introduction
indiquent le but poursuivi : justifier l'absolutisme, 417-420. — Ce n'est
pas seulement une œuvre de circonstance, mais de longue portée, 420-
421. — Les philosophes français du xix^ siècle n'ont pas goûté la théorie
absohitiste du Léviathan, 515.
Liberté : analyse de l'acte libre par Gassendi, 153-156. — Tout péché
est fruit de l'ignorance, 156-158. — La liberté réside dans le pouvoir d'im-
poser la réflexion à l'intelligence, 158-160. — Volonté et liberté d'après
Hobbes, 360-362. — Il admet un déterminisme universel, 362-363, 409.
Libertins : n'ont pas le droit de se réclamer de Gassendi, 234-235.
LiCETi (FoRTUNio) : professeur à Padoue, 72. — Gassendi lui dédie
sa 2^ Lettre De Apparente Magnitudine Solis, 22.
Lieu : Gassendi l'identifie avec l'espace, 97. — Le mouvement et le lieu
d'après Hobbes, 332-333.
Lionne (Hugues de) : lettre au comte de Cominges, 294 et n. 1.
Localisation : des sensations, 129.
Locke : s'est inspiré de Gassendi, 179 et n. 2. — Locke, Bacon et Hobbes,
270. — Réfute Filmer, 432 et n. 4. — Opposé à Hobbes, 441. — Critique
.570 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Logici^s-Mathématlques
Coward et Broughton, 444 et n. 4. — Précurseur de la Philosophie asso-
ciationniste, 446. — Est utilisé en Allemagne contre Leibniz, 494.
Logiciens : Gassendi utilise les travaux des Logiciens qui l'ont précédé,
93 et n. 6.
Logique : doctrine : de Gassendi, 90-96 — de Hobbes, 313-328.
Loi morale : Hobbes : identique à la Loi naturelle, 378 — et à la Loi
divine, 379.
Lois naturelles : Hobbes : Loi naturelle fondamentale, 373. — II en déduit
vingt lois secondaires ou dérivées, 373-376. — Nature de leur obligation,
377. — Elles sont immuables et étemelles, 377-378. — Loi naturelle iden-
tique à la Loi morale, 378 — et à la Loi divine, 379. — Ne suffisent pas à
garantir la paix, 379.
Lucrèce : Gassendi adopte l'Atomisme de Lucrèce, 103. ■ — ■ Traduction
du De Rerum Natura, 228, n. 2 ; 228-229 ; 229, n. 1, 2, 3.
Luillier (Claude) : voir Chapelle.
LuiLLiER (François) : héberge Gassendi à Paris et l'emmène en Hollande,
■6-7. — Notice, 7, n. 1. — Gassendi lui dédie sa Vie d'Épicure, 79. — Sa
mort, 7, n. 1.
LuLLE (Raymond) : Gassendi résume sa Logique, 93 et n. 6.
Lyon (Georges) : erreur sur la date d'envoi des Objections de Hobbes
contre la Dioptrique de Descartes, 305 et n. 1. — Hobbes et Descartes,
308 et n. 3. — Élément rationnel dans la passion d'après Hobbes, 354
et n. 6. — Rapproche un argument de saint Anselme d'un argument de
Hobbes, 392 et n. 7. — Déterminisme de Hobbes, 409 et n. 4. — Le Lévia-
than, 420 et n, 3. — Empirisme de Hobbes, 428 et n. 2.
M
Mabilleau (Léopold) : Atomistes aux xv^ et xvi^ siècles, 68 et n. 2,
4. — Juge le Democritus reviviscens de Magnen, 76 et n. 3. — Critique
F. Pillon, 83, n. 1. — Justifie Gassendi d'avoir recouru au Théisme pour
expliquer le mouvement des atomes, 83 et n. 2. — Hobbes pas propre-
ment atomiste, 235, n. 4. — Caractères de l'Atomisme de Gassendi, 264-
265.
Machiavel : œuvres politiques, 429 et n. 2. — Empiriste, 462 et n. i.
Macklntosh (James) : influence de Hobbes, 450 et n. 3.
Magnen (Jean-Christophe) : professeur à Padoue, ne restitue pas
fidèlement le système de Démocrite, 75-76.
Maignan (Père Emmanuel) : combat les formes substantielles, 34,
n. 2, § Ce Mémoire.
Mandeville (Bernard) : ses paradoxes, 451 et n. 1.
Mansvelt (Régnier de) : opposé à Hobbes, 454 et n. 5.
Marolles (Abbé Michel de) : assiste à la réconciliation de Descartes
avec Gassendi, 15. — Notice, 15, n. 5. — Loue du Prat et de Martel, 212
et n. 6. — Prise l'amitié de Sorbière et reproduit plusieurs de ses Disœv/rs
sceptiques, 225 et n. 1. — Traduction de Lucrèce, 229 et n. 1, 2.
Marques : Hobbes : les mots font office de marques, 317-318.
Martel (Thomas de) : collabore à l'épitaphe de Gassendi, 21 et n i.
— Entretien avec Gassendi et Sorbière, 175, 194. — Ami de Hobbes.
Marolles et Sorbière font son éloge, 212 et n. 6.
Matérialisme : Hobbes TiiLsinue dans s,e& Objections contre les, Méditations
de Descartes, 306-308, 308 — l'affirme nettement plus tard, 350-351,
408-409.
Mathématiques : inaptitude de Hobbes, 406, n. 2.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Matière-Modération 571
Matière : matière première des choses d'après Gassendi, 102-106. —
Essence et propriétés de la matière, 106-108, 112. — Nature de la matière
d'après Hobbes, 334.
j\L\TiGXON (Ambroise) : le contrat social d'après Suarez, 415 et n. 6.
]\Iauiiy (Jean) : distique en l'honneur de Sorbière, 228 et n. 1.
^L^ZARiN (Cardinal) : Sorbière lui dédie son Disœurs sur sa conversion,
196 — sollicite des secours et lui dédie encore deux autres ouvrages, 197-
198, 198 et n. 1.
Mécanisme : Atomisme mécanique de Boyle, 238-239. — Hobbes et
Descartes l'emploient différemment, 308. — Hobbes prétend tout expliquer
mécaniquement, 337-338, 401-402 — mais n'y réussit pas, 402-405. —
Descartes borne au monde physique l'application du Mécanisme, 401.
— Hobbes l'applique au monde moral, 419-420. — Triomphe du Mécanisme
scientifique, 271.
Méditations : Objections de Hobbes et Réponses de Descartes, 304-309.
Mégariqtjes : Gassendi résume leur Logique, 93 et n. 6.
Mémoire : explication de la conservation des idées par la comparaison
des plis, 130-131. — La mémoire aide la sensation, 343-344. — 5lémoire
et imagination, 344-345.
Ménage (Gilles) : éloge outré de Sorbière, 224 et n. 5.
Merçurius in Sole visus : publié en 1632, 165-166, 166 et n. 5.
Meesenne (Père Marin) : se lie avec Gassendi, 6 et n. 5 ; 11. — Com-
munique à Gassendi les Méditations de Descartes et transmet à celui-ci
les Objections de Gassendi, 11, 12 et n. 3. — As.siste à la réconciliation de
Descartes avec Gassendi, 15. — Approuve la condamnation de Bitaud,
34 et n. 4. — Critique vivement Fludd, 42 et n. 1,2 ; 46 et notes. — Prie
Gassendi de prendre sa défense contre Fludd, 42-43. — Fait précéder la
réponse de Gassendi d'une Lettre à Nicolas de Baugy, 44 et n. 8, 48 et n. 3.
— Combat l'Astrologie. 165, n. 4, § La Magie. — S'efforce de détourner
J.-B. Morin de combattre le mouvement de la terre, 167. — Prend vive-
ment la défense de Descartes contre Sorbière, 204, 206 et n. 1. — Approuve
imprudemment le De Cive, 214-215. — Prie Sorbière de ne point publier
cette aj)probation, 215, n. 4 — et revient à la charge, 217 et n. 2. —
Hobbes l'appelle « le bon larron », 222. — Mersenne trouve Sorbière enclin
à a la sceptique », 223 et n. 8. — Introduit Hobbes dans le cercle des savants
et encourage ses travaux, 276, 278. — Publie dans ses propres œuvres
deux opuscules de Hobbes, 280. — Exhorte Hobbes gravement malade,
281 et n. 1. — Sert d'intermédiaire entre Descartes et Hobbes, 303 et n. 3 ;
308 et n. 6. — Admiration excessive pour la science mathématique et la
Philosophie de Hobbes, 309-311, 506. — Sa mort en 1648, 281. ^
Méthode : Gassendi : Méthode d'invention, de jugement et d'ensei-
gnement, 95-96. — Hobbes : définition de la Méthode, 323 — emploi de
la Méthode analytique, 323-325 — emploi de la Méthode synthétique,
325-327 — la Méthode d'enseignement est synthétique, 327 — sjTithétique
est synonyme de déductif ; l'analyse hobbienne ne doit pas être identifiée
avec l'induction baconienne, 404 et n. 3 — mélange inégal d'analyse et
de sjTithèse, 404-405. — La Méthode déductive a les préférences de Hobbœ,
275 et n. 5 ; 328, 405, 428.
Mjll (James) : utilitarisme, 447 et n. 3 ; 450-451.
Mill (John Stuart) : utilitarisme, 447 et n. 4 ; 452-454.
MiLTON : préside aux relations extérieures, 285.
MiRAEUS, Le Mire (Aubertus, Aubert) : fait la connaissance de Gas-
sendi, 7-8. — Notice, 8, n. 1.
Modération : sa nature, 375.
572 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Molesworth-Mjrdorge
MoLESWORTH (William) : édite les Œuvres de Hobbes, 452 et n. 4.
Molière (Poquelin dit) : élève de Gassendi en Philosophie, 10 et n. 3 ;
228. — Légende sur sa traduction de Lucrèce, 228-229. — On trouve dans
ses jDièces quelques échos de l'enseignement de Gassendi, 229-232. — Se
serait rallié à la Physique cartésienne, 232 et n. 2.
Monarchie : origine et caractères du gouvernement monarchique d'après
Hobbes, 397. — Ses préférences pour la monarchie, 397-398. — Ses réponses
aux objections contre la monarchie, 398-399. — Critique des réponses de
Hobbes, 399-400. — Le Léviathan a pour but de justifier l'absolutisme,
417-420. — Inconvénients de la monarchie absolue d'après Spinoza, 475-
476. — Monarchie tempérée, 476-479.
Monde : Gassendi : Dieu peut être dit l'âme assistante du monde, 121.
— Gassendi donne au monde une âme d'un genre spécial, 122-123.
Montaigne : goûté par Sorbière, 201 et n. 2.
Montchal (Monseigneur Charles de) : s'entremet pour arranger la
contestation entre Gassendi et l'abbé d'Hugues, 10 et n. 2.
Montesquieu : combat certaines opinions de Hobbes, 513-514.
Montmor (Henri-Louis Habert de) : offre l'hospitalité à Gassendi
qui refuse, 9 — l'héberge, 16. — Gassendi lui dédie la Vie de Tycho-Brahé,
17 et n. 1. — Réunions savantes dans son hôtel, 16 et n. 5. — Fait enterrer
Gassendi dans son tombeau et lui élève un monument, 20 et n. 6, 7. —
Lettre latine de Sorbière, 197 et n. 3. — L'Académie des Physiciens se
tient chez lui, 222-223. — Edite les Œuvres de Gassendi, Lyon (1658),
248 et n. 1 ; 267 — charge Sorbière d'écrire la vie de Gassendi, 211 — fait
graver par Nanteuil le portrait de Gassendi, 266 et n. 1.
Morale : fond épicurien de la Morale de Gassendi, 84. — Logique et
Morale s'unissent, 147-148. — Morale, science active, 148. — Doctrine
morale ou Éthique de Gassendi, 88, 90, 148-151. — Critique de cette Morale,
151-152. — Morale hobbienne : objet, 316, 378 — sa place parmi les sciences,
326-327, 402 — esquisse de cette Morale, 373-378 — son caractère utili-
taire, 411-412 — son inefficacité, 414-415. — Ce côté utilitaire a été repris
et développé en Angleterre, 447-454.
More (Henry) : opposé à Hobbes, 441 et n. 3.
MoRHOF (Daniel-Georg) : critique les Exercitationes de Gassendi,
37 et n. 2, 5. — Loue le Père Fabri, 38 et n. 4.
MoRTN (Jean-Baptiste) : approuve la condamnation de Bitaud, 35. —
Notice, 167, n. 2. — Démêlés avec Gassendi, 167-173. — Loué par Pog-
gendorff, 168 et n. 5. — Féru d'Astrologie, 168, 170.
MoRiZE (André) : apprécie l'abjuration de Sorbière, 196 et n. 3. —
Détails sur la réédition du De Cive par Sorbière, 216 et n. 3 ; 218 et n. 3.
Mort : Hobbes : en quoi elle consiste, 333.
MoRUS (Thomas) : Sorbière traduit YUtopia, 224, n. 2. — Précurseur
de Harrington, 433. — Utopiste, 461-462.
Moshemius, Mosheim (Johannes-Lorenz) : traducteur et annotateur
de Cudworth, 240 et n. 1.
Mouvement : Gassendi l'étudié dans sa cause et dans sa direction
108-110, 110-112. — Hobbes : définition, 332-333 — c'est le principe uni-
versel de la Philosophie naturelle, 337-338, 338-339. — Mouvement vital,
351 — mouvement volontaire, 351-352.
Mouvement de la Terre : expérience de Gassendi, 168-169. — Gassendi
et la condamnation de Galilée, 174-175. — Opinion du Père Fabri, 174
et n. 3.
Moyen terme : façon de le découvrir, 95.
Mydorge (Claude) : observe une éclipse avec Gassendi, 6.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Naigeon-Osiander 573
N
Naigeon (Jacques-André) : publie une Lettre de Diderot sur VHwnan
Nature de Hobbes, 513 et n. 3.
Nanteuil (Robert) : grave le portrait de Gassendi, 266. — Notice,
266, n. 1.
Natorp (Paul) : conteste que Hobbes soit matérialiste, 409 et n. 3,
Naudé (Gabriel) : fait l'éloge de Peiresc, 3-4. — Notice, 4 et n. 1. —
Invite Gassendi à Gentilly, 18 et n. 2. — Gassendi lui adresse sa pc Lettre
De Apparente Magnitvxline Solis, 22 — et sa Lettre sur les Novem Stellœ
circa Jovem visœ, 22-23, 166 et n. 7. — Annonce à Gassendi l'apparition
de la Clavis de Fludd, 49 et n. 4. — lui envoie de Rome une copie de la
statue d'Épicure, 79 et n. 2.
Nécessité : absolue nécessité des choses d'après Hobbes, 335-336.
Neuré (Mathurin) : s'occupe de VApologia de Gassendi, 169-170,
171. — Notice, 171 et n. 4. — Édite VApologia en 1649, 23.
Newcastle (William Cavendish, Comte, puis Marquis de) : se lie
avec Descartes', Hobbes et Gassendi, 11 et n. 2. -^- Hobbes lui dédie VHuman
Nature, 278. — Vaincu à Marston Moor, il se réfugie en France, 280. —
Fait nommer Hobbes professeur de Mathématiques du Prince de Galles,
280.
Newton : admire Gassendi, 101 et n. 5. — Emprunts à Gassendi, 239.
— Le Système mécanique, 271.
NiCHOLLS (William) : attaque Coward, 444.
Nom, Nominalisme : doctrine nominaliste de Hobbes, 317-319, 320,
328 et n. 2 ; 403 et n. 4. — La théorie nominaliste de Hobbes a été reprise
et développée en Angleterre, 446-447.
Nombre : définition, 331.
Notions communes : leur établissement par Hobbes, 328-337 — traces
d'incohérence dans ce travail, 403.
Notitia Ecdesiœ Diniensis : publié en 1654, 17 et n. 2 ; 25.
Novem Stellœ circa Jovem visœ : publié en 1643, 22-23, 166 et n. 7.
Œuvres : a) de Gassendi : Scientifiques, 22-23 — Philosophiques, 23-24
— Varia, 24-25 — Lettres et Manuscrits, 25 — h) de Hobbes : parues de
son vivant, 298-301 — posthumes, 301.
Of Liberty and Necessity : paru en 1654, 286 et n. 1 ; 299.
Oldenburg (Henry) : cité par Leibniz, 491, n. 3.
Opposition : à Hobbes : 428 — a) en Angleterre, 430-441 — 6) à Vétranger,
454-455.
Orange (Prince Maurice d') : fait condamner l'Arminianisme au
synode de Dordrecht, 285 et n. 4.
Oratio inauguralis : à l'ouverture du cours de Mathématiques de Gas-
sendi, 162-163.
Orgueil : sa nature, 375.
Origine : Gassendi : origine des idées et des ju-incipes premiers, 138-
141. — Hobbes : nos conceptions dérivent des sens, 340. — Origine des
sociétés : la crainte, 367-369 — pacte ou sujétion, 379-381.
Orthodoxie : de Hobbes fortement suspectée, 294 et n. 2 ; 295 et n. 3.
— Hobbes la défend, 294-295, 296 et n. 1, 2, 3 ; 441 et n. 1, 2.
OsiANDER (Johannes-Adam) : opposé à Hobbes, 454 et n. 3.
574 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES : Oubli-Phantaisie
Oubli : oubli immérité à l'égard de Gassendi ; ses causes, 247-251.
Outrage : sa nature, 375.
Oxford (Université d') : Hobbes en garde un mauvais souvenir, 272.
— C'est une ingratitude, 272-273. — En emporte la haine du Puritanisme,
273. — Attaque l'enseignement donné à Oxford, 287-288.
Pacte : Hobbes : sa nature, 374. — Origine de la société, 379-380.
Paley (William) : Morale utilitaire, 447 et n. 7.
Pardies (Père Ignace-Gaston) : combat l'automatisme des bêtes,.
38, n. 5.
Parhelia : publié en 1630, 11 et n. 5 ; 22, 165 et n. 3.
Parker X (Samuel) : accuse à tort Bérigard d'athéisme, 75 et n. 3. —
Loue les travaux de Gassendi sur Épicure, 85-86. — Opposé à Hobbes,
440 et n. 4.
Pascal ; se lie avec Gassendi, 11.
Passions : Hobbes : les passions sont des actes de la faculté motrice,
351-352. — Passions fondamentales, 352. — Théorie des passions physiquea
et intellectuelles, 354-359. — Troubles de l'âme, 359. — Vue d'ensemble,-
359-360. — Caractère égoïste de cette théorie, 411-412.
Patient : définition, 334.
PATm (Gui) : médit d'Antoine de la Poterie, 16 et n. 2. — Dénigre Sor-
bière, 17 et n. 4. — Loue les vertus et la science de Gassendi, 18 et n. 2 ;
19 et n. 7. — Enterrement de Gassendi, 20 et n. 5. — Rapporte un mot de
Gassendi sur Aristote, 29 et n, 2. — Notice, 181 et n. 1. — Injurie Sorbière,
181 et n. 2. — Favorable à Gassendi, opposé à Descartes, 181. — Jette
la suspicion sur la sincérité de l'abjuration de Sorbière, 196 et n. 2. —
Raconte que Hobbes a voulu se suicider, 285 et n. 1.
Péché : c'est le fruit de l'ignorance d'après Gassendi, 156-158.
Pecquet (Jean) : découverte physiologique, 177, 194-195. — Notice,
177, n. 1. — Expériences, 177, n. 3 ; 194 et n. 6. — Fréquente chez M. de
Montmor, 222-223.
Peine : son but, 375.
Peiresc (Nicolas-Claude Fabri de) : liaison avec Gassendi, 3-4. —
Notice, 3, n. 5. — Découverte, 5, n. 6. — Communique à Gassendi un opus-
cule d'E. Puteanus, 77 et n. 6. — Observe avec Gassendi la hauteur sol-
sticiale du soleil, 166 et n. 6. — Sa Vie par Gassendi, 9, 24, 258 et n. 4 ;
259 et n. 1. — Eloge par Bayle, 258 et n. 5. — Correspondance avec Gas-
sendi, 259, n. 1.
Pelissier (Chanoine) : fait opposition à l'élection de Gassendi comme
chanoine théologal et comme prévôt, 3 et n. 3 ; 9.
Péripatéticiens : leur autorité au début du xvn^ siècle, 26-27. — Requête
des Péripatéticiens contre les novateurs, 35. — Requête burlesque contre
eux, 35-36. — Gassendi les combat, 27-40. — Leur doctrine mal interprétée
à Oxford, 271 et n. 1. — Hobbes en garde un mauvais souvenir, 272-273.
Perrault (Charles) : éloge de Gassendi, 20 et n. 2.
Pesanteur : explications différentes d' Aristote et de Gassendi, 110-
111.
Petit (Samuel) : oncle et tuteur de Sorbière, 192 et n. 6.
Phantaisie : au temps de Gassendi et de Hobbes ce mot était employé
comme synonyme d'Imagination, 344 et n. 4, — Il n'y a dans l'âme sensible
qu'une faculté, la Phantaisie ou Imagination, qui prend différents noms :
Estimatrice, Cogitatrice, Mémoire, 130 et n. 3. — Explication de la Mémoire
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Phantasme-Préceptes STS'
par la comparaison des plis, 130-131. — Fonctions : appréhender, 132-133
— juger et raisonner, 133-134. — Comparaison avec l'intelligence, 135-
137. — Imagination et Mémoire, 344-345. — Principe des mouvements
volontaires, 351-352.
Phantasme : synonyme d'image, 344, 345 et n. 1. — La Mémoire fournit
des phantasmes, 343-344. — Sensations et phantasmes, 344-345.
Philosophie : Gassendi : Définition et division, 88. — Hobbes : ce qu'est
la Philosophie en général. Division, 313-316. — Philosophie première,
328-338.
Physique : Gassendi : la Philosophie physique ou naturelle a pour objet
la vérité, 88. ■ — D'où la vaste étendue du domaine de la Physique d'après
les Scolastiques suivis par Gassendi, 88 et n. 3. — Résumé de la Physique
gassendiste, 97-147. — Union de la Physique et de l'Ethique, 147-148.
— Travaux de Gassendi relatifs à la Physique proprement dite, 163-164.
— Hobbes : la Physique constitue la 3^ Partie du De Corpore, 338-339.
— Incertitude de la Physique hobbienne, 406-407. — Hobbes multiplie
les hypothèses et se contente de conclusions vraisemblables, 407-408.
Pic de la Mirandole (Jean) : Gassendi l'étudié, 4.
Pitié : passion, 357-358.
Plaisir : Gassendi : définition, 143. — Sa condition antécédente c'est
la douleur, 144-145. — Tout plaisir est en lui-même un bien, 148-149. —
Utile et hoiuiête ramenés au plaisir, 149. — Nature du plaisir : santé du
corps et tranquillité de l'esprit, 150-151. — Hobbes : en quoi il consiste,
354, 411. — Plaisirs sensibles, plaisirs de l'esprit, 355. — Un seul principe
d'action : le plaisir, 412-413.
Plan : Hobbes n'a pas réalisé le plan qu'il avait annoncé, 401-405.
Platon : Gassendi résume sa Logique, 93 et n. 6.
Plempifs, Plemp (Vopiscus Fortunatus) : adversaire du Cartésia-
nisme, 181 et n. 6.
Pleurs : passion, 358.
Plutarque : traité attribué à Plutarque, 419 et n. 3.
Poggexdorff (J. C.) : résume les travaux de Gassendi en Acoustique,
164 et n. 1. — Loue J.-B. Morin, 168 et n. 5. — Décrit l'expérience de
Gassendi pour prouver le mouvement de la terre, 168-169.
Polémique : de Gassendi : avec : Ifes Péripatéticiens, 26-40 — R. Fuldd,
41-51 — Descartes, 51-66 — Valeur de Gassendi comme polémiste, 257-
258 — de Hobbes avec : Bramhaïl, 285-287 — les Mathématiciens, 287-
292 — le Clergé, 294-295, 296, 441 et n. 2— Descartes, 302-309.
Politique : Hobbes : son objet, 316 et n. 7 — . Sa place parmi les sciences,
326-327, 402.
PoQUELiN : voir Molière.
Portraits : de Gassendi, 266 et n. 1 — Gravure, en face de la page 1 —
de Hobbes, 293* et n. 2 ; 297 — Gravure, en face de la page 272.
Possible : acte possible, 336.
PouRCHOT (Edmond) : professeur de Philosophie au Collège des Grassins,
35 et n. 3.
Pouvoir : Hobbes : le pouvoir cognitif, 340-351 — le pouvoir moteur
volontaii-e, 351-352, 354-363. — La notion de pouvoir, élément de la pas-
sion, 355-356. — Le pouvoir politique doit être indivisible, 392-393.
Prat (Abraham du) : collabore à l'épitaphe de Gassendi, 21 et n. 1. —
Sorbière lui adresse son Discours sceptique, 175, 194. — Notice, 175, n. 4.
— Cher à Gassendi, 212 etn.6. — Fréquente chez M. dcMontmor, 222-223.
Préceptes : les Préceptes résultant des Lois naturelles sont l'objet de
la Morale, 378.
576 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Présomptions-Racine
Présomptions : prévision du futur, 348.
Priestley (Joseph) : Morale utilitaire, 447 et n. 6.
Principes : Gassendi : ce sont des généralisations de l'expérience, 140-
141. — HoBBES : établissement des premiers Principes, 328-339. — Traces
d'incohérence dans ce travail, 403.
Problemata physica : publié en 1662, 294 et n. 5 ; 300.
Proportio Gnomonis ad sçltitialem umbram : publié en 1636, 22, 166
et n. 6.
Proposition : Gassendi : Règle pour découvrir les propositions vraies,
fausses ou probables, 94. — Propositions logiques, 94-95. — Hobbes :
Logique de la Proposition, 319-321.
Providence : Dieu, Providence du monde, 115-117.
Psychologie : Gassendi : la Psychologie est éparse dans sa Physique,
123-147. ' — Hobbes : sa Psychologie, 339-363. — Il est le fondateur de
la Psychologie anglaise, 408. — Sa Psychologie est matérialiste et déter-
ministe, 408-409. — Pousse la subjectivité des qualités sensibles jusqu'à
l'idéalisme, 410. — Admet illogiquement la réalité du monde, 410-411.
— Théorie égoïste des Passions, 411. — Sa Psychologie est subordonnée
à sa Politique, 411-412.
PuFENDORF (Samuel) : réscrvcs à son admiration pour Hobbes, 480-
481. — Points où il suit Hobbes ou s'en rapproche, 481-484. — Finit par
s'en écarter sur la question de la Souveraineté, 484-485. — L'abandonne
dans les questions religieuses et asservit moins que lui l'Église à l'État,
485-488. - — Grandement redevable à Hobbes, 488-489. — Réfute Houtuyn,
461 et n. 1, 2.
Puissance : Hobbes : définition, 335. — Puissance pleine, 336.
Puritanisme : Magdalen Hall à Oxford, foyer de Puritanisme ; Hobbes
emporte de ce contact la haine des Puritains, 273.
Pusillanimité : passion, 359.
PuTEANEUS, VAN PuTTE (Erycius) : Gassendi fait sa connaissance, 7.
— Notice, 7, n. 5. — Favorable à Épicure, il encourage les travaux de
Gassendi, 77-78. — Ouvrages de Puteanus, 78, n. 5.
Pute ANUS, Du Pu y (Pierre) : Gassendi lui dédie ses deux premières
Lettres De Motu impresso, 168 et n. 7.
Q
Qualité : des corps, définition par Gassendi, 118. — Qualités sensibles
n'existent pas formellement dans les objets. Gassendi est partisan de
l'émission, 118-119. — Les Scolastiques et les qualités occultes, 120. —
Explication de Gassendi, 120-121. — Hobbes : les qualités sensibles sont
des phantasmes, 341-343. — Pousse la subjectivité des qualités sensibles
jusqu'à l'idéalisme et admet illogiquement la réalité du monde, 410-411,
Quantité : est insépa^rable de la matière d'après Gassendi, 102.
QuETELET (Lambert- Adolphe) : éloge du Père Tacquet, 246 et n. 4.
QuiETANus : observe le passage de Mercure sur le Soleil, 166 et n. 3.
R
Rabelais : goûté par Sorbière, 201 et n. 1, 2.
Rachel (Samuel) : opposé à Hobbes, 454 et n. 6 ; 455 et n. 5.
Racine (Jean) : collabore à 1' « Arrêt burlesque », 35. — Sensible à la
mort de Bernier, 191 et n. 2.
Racine (Louis) : atteste la douceur de Bernier, 191 et n. 2.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES : Raison-Robertson 577
Raison : Gassendi : emploie le mot intelligence ou entendement comme
synonyme de raison, 137. — Appétit raisomiable, 142-143. — Hobbes :
définition et nature, 349-350. — C'est la parole rationnelle de Dieu, 366
et n. 5. — N'a jamais précisé ce qu'il entend par raison, 410-411.
Raisonnement, Raisonner : Gassendi : critérium de vérité, 92. —
Fonction, 137. — Hobbes : raisonner, c'est compter, 314.
Ramus (Joseph-Marius) : statue de Gassendi à Digne, 21 et n. 3.
Ramus (Pierre) : Gassendi l'étudié, 4 — résume sa Logique, 93 et n. 6.
Rabin (Père René) : éloge de : Gassendi, 20 et n. 3. — Rospigliosi, 197,
n. 2.
Rechenberg (Adam) : opposé à Hobbes, 454 et n. 4.
RÉGIS (Pierre-Sylvain) : notice, 508, n. 4. — Ses ouvrages, 508 et
n. 5. — S'inspire de Hobbes en exposant les devoirs de l'homme dans
l'état de nature, et l'origine des sociétés, 508-510. — Tendance empirique
en Morale et en Métaphysique, 510-511, 511 et n. 7. — Soustrait au con-
trôle de l'État les doctrines purement spéculatives et celles qui regardent
le salut, 511. — Ne cite Hobbes nulle part, 512 et n. 1.
Regius, de Roy (Henri) :. notice, 203 et n. 7.
Religion : Hobbes : c'est une prérogative de l'humanité, 363-364. —
La crainte est le fondement de la Religion naturelle, 365-366.
Réminiscence : sa nature, 347-348.
Rémusat (Charles de) : prétexte de Hobbes pour retourner en Angle-
terre, 284 et n. 5. — Son inaptitude aux Mathématiques, 406, n. 2.
Renerius, Reneri, Régnier (Henri) : fait la connaissance de Gas-
sendi, 7, 11 et n. 4. — Notice, 7, n. 4. — Reçoit de Gassendi les Obser-
vations du Père Scheiner sur les Parhélies et les transmet à Descartes,
11 et n. 5, 6.
Renouvier (Charles^ : orthodoxie de Hobbes, 295, n. 3, à la fin. —
Géométrie paradoxale de Hobbes, 406 et n. 2. — Sa Physique arriérée,
408 et n. 4 ; 429 et n. 1. — Son recours à la raison est vague, 410-411.
— Son ignorance relative aux mobiles des actions humaines, 411 et n. 6.
— Inefficacité de la Morale utilitaire de Hobbes, 414-415, 415, n. l. —
Le Léviathan, 420 et n. 2, 4. — Faible influence de la Philosophie première
de Hobbes, 428 et n. 3. ' — Opposition à Hobbes en Angleterre, 430 et
n. 2.
Repentir : passion, 357.
Requête : des Péripatéticiens, 35. — Requête burlesque contre les Péri-
patéticiens, 35-36. v"
Rêve : Gassendi : remarque judicieuse, 134-135. -— Hobbes : rêves et
sensations, 345 — causes des rêves, 345-346.
Richelieu (Cardinal Alphonse) : fait nommer Gassendi à la chaire
de Mathématiques du Collège Royal, 10. — Gassendi se dérol)e à une
invitation du Cardinal, 9 et n. 2.
Richelieu (Cardinal Armand) : indifférence à l'égard de Gassendi,
10 et n. 4. — Gouverne énergiquement la France, 275, 278, 302.
RiOLAN (Jean) : Sorbière défend Pecquet contre les attaques de Riolan,
195 et n. 1. — Notice, 195, n. 2.
Rire : passion, 358.
Rivet (André) : presse Gassendi de critiquer les Principes de Descartes
13. — Notice, 13, n. 3. — Blâme les impertinences de Descartes à l'adresse
de Gassendi, 14 et n. 2. — Ré])liquc aux attaques de Brachet de La Mille-
tière, 193 et n. 5. — Combat Grotius, 193, n. 4 et 5.
RoBERTSON (G. Croom) : jugement sur la fuite de Hobbes en France,
278 et n. 2. — Lettres de du Verdus, 280 et n. 6. — Hobbes libre penseur,
37
578 TABLE ANALYTIQUE DBS MATIÈRES : Roberval-Scolastiques
294 et n. 2. ^ — Le grand incendie de Londres (1666), 295 et n. 2. — Critique
le système de Hobbes, 406 et n. 1. — L'état de nature, 417 et n. 3.
RoBERVAL (Gilles Personnier de) : as.^iste à la réconciliation de
Descartes avec Gassendi, 15. — Notice, 15, n. 3. — Fréquente chez M. de
Montmor, 16, n. 5 à la fin, 222-223.
RôELLius, Rôell (Herman-Alexandre) : opposé à Hobbes, 455 et
n. 6, 7.
RoHAN (Duc Henri de) : Sorbière publie ses Mémoires, 194.
RoHAULT (Jacques) : fréquente chez M. de Montmor, 222-223.
Rose-Croix (Fraternité de la) : origine, 41 et n. 2. — Fludd en fait
partie, 41. — Doctrine des Rose-Croix, 46-48.
RospiGLiosi (Cardinal Jacques) : Lettre de Sorbière, 227 et n. 3.
RosPiGLiosi (Cardinal Jules) : correspondant de Sorbière, qui fait
célébrer en vers le portrait du Cardinal, 197 et n. 2. — Le Cardinal élu
pape prend le nom de Clément IX : son éloge par Sorbière, 197 et n. 3.
— Lettres de Sorbière, 226-227.
Rousseau (Jean-Jacques) : n'entend pas l'égalité comme Hobbes,
368-369, 369 et n. 3. — Hobbes et Rousseau : divergences plus nombreuses
que les points de contact, 514. — Qualifie Hobbes de blasphémateur, 514
et n. 2.
Sablière (M'"<^ de la) : héberge Bernier, 191 et n. 3.
Sainte-Beuve : donne à tort Bernier comme cartésien, 189-190.
Saint-Evremond (Charles de) : notice, 190 et n. 6. — Qualifie Bernier
de « joli philosophe », 191 et n. 1, 249. — Relations avec Gassendi, 234
et n. 7. — Fréquente chez le Comte de Cominges, 293.
Saint-Romain (G.-B. de) : action nocive des atomes, 232 et n. 3.
Saisset (Emile) : gouvernement aristocratique d'après Spinoza, 479-
480.
Salisbury (Jean de) : lé corps politique comparé au corps humain
419 et n. 2, 3.
Savile (Henry) : fonde des chaires de Mathématiques à Oxford,
288. — Notice, 288, n. 3.
Scepticisme : position des Sceptiqu^ 91, 254. — Gassendi les combat,
91, 92-93. — Scepticisme relatif de So^ière, 223 et n. 8 ; 225, n. 1 vers le
milieu. — Scepticisme relatif de Sluse, 247 et n. 2. — Gassendi fut-il scep-
tique ? 252-257.
ScHEiNER (PÈRE Christophe) : observation des Parhélies, 11.
Schickard (Wilhelm) : Gassendi lui offre ses services, 7, n. 2, vers le
milieu. — "Descartes le mentionne à propose des Parhélies, 11 et n. 6. —
Notice, 32 et n. 5. — Gassendi lui explique pourquoi il interrompt ses
Exèrcitationes, 32-33. — Correspond avec Gassendi à propos du passage
de Mercure sur le Soleil, 166 et n. 1, 5.
Schooten (Frans van) : traduit la Géométrie de Descartes, 305, n. 2
à la fin.
Science : Hobbes : définition, 323 et n. 4 — fin utilitaire, 315-316 ^
façon dont il conçoit l'enchamement des sciences : faire tout dériver du
mouvement, 325-326 — mais il n'y réussit pas, 402-405.
ScoLASTiQUES : Ics qualités occultes, 120. — Distmction réelle entre
l'âme et ses facultés, 137 et n. 5. — Sorbière et la Scolastique, 208, n. 1
vers la fin. — Gassendi connaît peu les Scolastiques, 259. — La doctrine
X)éripa.téticienne et scolastique mal interprétée à Oxford sur certains points.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Séditieux-Sociologie 579
Antipathie de Hobbes pour la Philosophie scolastique, 271 et n. 1, 272-
273. — Partisans de la Monarchie tempérée, 296 et n. G. — Reproches
illogiques de Hobbes à la Scolastique, 408, n. 1 à la fin.
Séditieux : Hobbes : liste des pro]iositions séditieuses f|ue TÉtat doit
proscrire, 384-385. — Spestoza : opinions séditieuses, 471-472j|
Segrais (Jean-Renaud de) : loue la bonhomie de Gassendi, 19 et
n. 6. — Rapporte une raillerie de J.-B. Morin, 172 et n. 1.
SÉGUiER (Chancelier Pierre) : se lie avec Gassendi, 11.
Selden (John) : legs à Hobbes, 293.
SÉNÈQUE : l'homme est xm animal social, 496 et n. 4.
Senguerdus (Wolferd) : prend pour base l'atomisme de Gas.sendi,
244 et n. 1.
Sennert (Daniel) : comprend mal Démocrite, 70 et n. 3.
Sens : Gassendi : leur valeur, 92 — leur tissu constitutif, 129 — les
cinq sens, 129 — leur rôle dans la formation des idées, 138-139. — Hobbes :
les sens sont la source commune de nos conceptions, 340.
Sensation : Gassendi : c'est une action immanente, 128 ■ — ■ conditions
de la sensation, 128-129 — localisation, 129! — Hobbes : nature, 340-
344.
Sensibilité : Gassendi : l'accorde, dans un sens large, aux minéraux,
122-123, 127-128, 343 et n. 2 — au sens strict, elle est propre à l'animal,
128-129. — Hobbes : tous les corps ne sont pas doués de perception* et
de sensibilité, 343-344.
Sensualisme : Gassendi : ne peut être rangé parmi les Sensualistes
pour l'origine des idées, mais seulement pour celle des principes, 141. —
Les Sensualistes du xviii'' siècle ne peuvent se réclamer de Gassendi,
. 235 et n. 3 ; 261-263, 263 et n. 1. — Hobbes :'son système est fondé sur
le Sensualisme, 340, 351.
Seth (James) : la pensée de Hobbes établissant les premiers principes
est flottante, 403 et n. 7. — Hobbes et la monarchie tempérée, 420-421,
421 et n. 1.
Sextus Empiricus : Gassendi rappelle ses objections contre le mouve-
ment, 108 et n. 6. — ■ Traduction des Hypoiyposes Pyrrhoniennes -par Sov-
bière, 224 et n. 2.
Shaftesbury (Anthony Ashley Cooper, Comte de) : opposé à Hobbes
441.
Sharrock (Robert) : réprouve la Morale de Hobbes, 413 et n. 1 ; 439
et n. 8.
Signes : Gassendi : signes indicateurs, avertisseurs des choses, 91-92.
— Hobbes : les mots font office de signes, 317-318.
SiNSON (Pierre) : critique Aristote, 71.
Sluse (Chanoine René-François) : notice, 197 et n. 2. — Fait un
accueil enthousiaste au Syyitagma PhilosopJnœ Epicuri de Gassendi, 246.
247. — Pratique 1' 'E-rroy/i, 247 et n. 2.
Snellius, Snell (Willebrord) : reçoit les Exercitationes de Gassendi,
6 et n. 6.
Société : Hobbes : origine due à la crainte, 367-369. — la sécurité sociale
n'est possible que si chacun transfère son droit à un seul, 379-381 — société
« instituée » par im pacte, société « acquise » par sujétion, 381, 396 et n. 2.
— Il n'a pas réussi à prouver que l'homme n'est pas naturellement sociable,
429-430.
Société Royale de Londres : Sorbière y est agrégé, 199-200.
Sociologie : Hobbes se donne ^mme initiateur de la Philosophie civile
429. — Les Sociologues du xix*^ siècle n'ont pas goûté son absolutisme ni
580 TABLE ANALYTIQUE DES MATiÊEES : Sophismes-Spinoza
sa méthode, 515. — Sa conception sociologique de la Morale a été bien
accueillie par FËcole de Durkheim, 515-516.
Soi^liismes : leurs causes d'après Hobbes, 321-322.
Sorberiana : recueil de bons mots et de remarques dus à Sorbière, 192
et n. 2.
Sorbière (Henri) : recueille les Lettres de son père et à son père, 227
et n. 4 — met en tête du Recueil le portrait de son père et des poésies en
son honneur, 228 et n. 1.
Sorbière (Samuel) : biographie de Gassendi, 2 et n. 1. — Parle à Gas-
sendi de ses amis de Hollande, 8 et n. 7. — Obtient de Gassendi l'autorisa-
tion de publier ses Objections et ses Instances contre les Méditations de
Descartes, 12 et n. 8. — Presse vainement Gassendi de critiquer les Prin-
cipes de Descartes, 13 et n. 2. — Raconte la réconciliation de Descartes
avec Gassendi, 15 et n. 2. — Détails sur Gassendi, 19 et n. 3, 4, 5. — Col-
labore à l'épitaphe de Gassendi, 21 et n. 1. — Discours sceptique sur le
passage du chyle, 175-176, 194-195.
1° — Vie de Sorbière : 192-201.
20 — Eclations avec : a) Descartes, 201-209 — b) Gassendi, 209-
212 — c) Hobbes, 212-223, 506. — Manuscrits de Sorbière, 223. — Juge-
ment sur sa valeur intellectuelle, 223-225.
3° — Ihi phénomène bibliographique : Edition des Virorum Illustrium
Epistolœ, 225-'228. — Pour le détail de ces § 1°, 2" et 3° voir Table Synthé-
tique des Matières, p. 539-540.
Portrait de Sorbière, 192, 228. — Son scepticisme relatif, 223 et n. 8 ; 225
et n. 1 vers le milieu. — Il informe Gassendi des sympathies que sa Phi-
losophie rencontre en Hollande, 241-242. — S'étonne de l'insuccès de
Gassendi, 249 et n. 2. — Hobbes lui dédie son Dialogus physicus, 285 et
n. 3.
SoREL (Charles) : comparaison du souci, 231 et n. 4.
Sorley (W. R.) : compare le style de Holjbes avec le style de Bacon,
de Berkeley et de Hume, 423-424.
Souverain : Hobbes : le Souverain (homme ou assemblée) doit être
unique, ayant tout pouvoir, 380. — Ses attributions sont déterminées
par les auteurs du contrat social, 381. — Elles peuvent se déduire de la
nature de ce contrat, 381-382. — Attributions : armé du glaive de la justice
il a droit de paix et de guerre, 382 — législateur, il est au-dessus des lois,
juge suprême, 382-384 — doit proscrire l'enseignement de toute propo-
sition dangereuse pour la sécurité de l'Etat, 384-385 — doit mettre fin
aux controverses philosophiques nuisibles au bien public, 385 — réglemente
le culte et la croyance, interprète la Sainte Ecriture, 386-387 — a autorité
sur l'Église, 387-390. — Attitude à tenir vis-à-vis d'un gouvernement
qui ordonnerait des choses contraires à la Révélation, 390-392. — Le
Souverain est indépendant, irresponsable, impunissable, inviolable, comp-
table à Dieu seul, 392-393. — Règle limitant son pouvoir, 393-394. —
Limites pratiques à l'absolutisme du Souverain, 394-395.
Souverain Bien : pas de ce monde, 354 et n. 3.
Souveraineté : exige un pouvoir absolu au spirituel comme au temporel,
392-393. — Doit être indivisible, 392, 395-396. — Circonstances dans les-
quelles les sujets sont déliés de leurs engagements, 394-395, 395 et n. 2.
Spinoza (Benoît de) : Droit naturel. État de nature, 462-464. — Pacte
social, 464-465. — Omnipotence de l'Etat, 465-467. — Principe limitatif
de cette omnipotence : l'Etat doit laisser libres les opinions qui n'enve-
loppent pas en elles-mêmes quelque action. Distinction entre parole et
action, 468-474. — Prétend avoir maintenu le droit naturel dans l'état
i
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Stanley-Tannery 581
civil, 474-475. — Incline vers la Démocratie, 475. • — Inconvénients de
la Monarchie absolue, 475-476. — Monarchie tempérée, 476-479. — Aris-
tocratie, 479-480. — Spinoza est redevable à Hobbes, 480 et n. 2. — Exalte,
comme lui, le droit de la force, 480.
Stanley (Doyen Arthur Penrhyn) : qualificatif donné à Baxter,
440 et n. 6.
Stewart (Dugald) : influence de Gassendi sur Locke, 179 et n. 2. —
Nominaliste, 447 et n. 1.
Statue : de Gassendi à Digne, 21 et n. 3.
Stoïciens : Gassendi résume leur Logique, 93 et n. 6 — ■ montre l'insuffi-
sance de leur maxime : La vertu est à elle-même sa récompense, 146.
Stolle (Gottlieb) : attribue un ouvrage à Hocheisen, 494 et n. 3.
Streviesius (Samuel) : opposé à Hobbes, 454-455, 455 et n. 1.
Stubbe (Henry) : soutient Hobbes contre Wallis, 435 et n. 4, 5.
Style : français de Gassendi : spécimen, 161-162 — anglais de Hobbes
comparé avec le style de Bacon, de Berkeley et de Hume, 423-424.
SuARÈs (Monseigneur Joseph-Marie) : notice, 195, n. 4. — Reçoit
l'abjuration de Sorbière, 196.
SuAREZ (François) : jugement de Sorbière, 208, n. 1 vers la fin. —
Un des grands maîtres de la Scolastique, 271 et n. 1. — Légitimité d'un
contrat social, 415 et n. 6. — Son De Legihus, 429 et n. 6. — Ancienneté
de sa doctrine sur l'origine du pouvoir politique, 431 et n. 6.
Sujétion : origine des sociétés « acquises », 381, 396 et n. 2.
Swift (Jonathan) : raille Coward, 444.
Syllogisme : Gassendi en réduit les figures à deux, et les modes à six,
95. — Doctrine de Hobbes, 321-322.
Sympathies : pour Gassendi en : Angleterre, 235-241 — Hollande et
Belgique, 241-247 — pour Hobbes en : Hollande, 456-480 — Allemagne,
480-505 — France, 505-516.
Syntagma Philosophiœ Epicuri : publié en 1649, 16 et n. 1 ; 24. — Gas-
sendi reconstruit le système dÉpicure, 76 — fait les réserves nécessaires,
79-80, 85 et n. 2. — Prie Sorbière d'interrompre l'impression de la traduc-
tion qu'il avait faite du Syntagma, 210 et n. 4. — Sorbière publia plus
tard VEpître Dédicatoire de cefte traduction, 210-211.
Syntagma philosophicum : ce fut la principale occupation de Gassendi,
17 et n. 3. — Œuvre posthume publiée en 1658, 24. — Analyse : Intro-
duction et Vue d'ensemble, 88-90 — pe Partie : Logique, 90-96 — 2^ Partie :
Physique, 97-147 — 3^ Partie : Éthique, 147-160. — Il en ressort une con-
ception générale de l'univers, 263-264. — Le Syntagma est l'Encyclopédie
savante du xvii*^ siècle, 265.
Synthèse : c'est une Méthode « compositive », 323. — Son emploi par
Hobbes, 325-327. — La Méthode d'enseignement doit être synthétique,
•327. — Synthétique est sjTionyme de déductif, 404 et n. 3.
Système politique : de Hobbes : exposé, 367-400 — critique, 412-422,
5r5 — de Spinoza, 461-480.
Tableau : des Œuvres : de Gassendi, 22-25 — de Hobbes, 298-301.
Tacquet (Père André) : cite et loue Gassendi, 246 et n. 3, 4, 5.
TallemantdesRéaux(Gédéon) : Chapelle, 7,n. 1. — liospigliosi, 197, n. 2.
Tannery (Paul) : Gassendi a renouvelé la Philosopliie d'Epicure, 87
et n. 4.
582 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Tavan-Tychonis
Ta VAN (David) : menace Gassendi de publier les cahiers de Cours de
ses élèves, 5.
Taxil (Nicolas) : Gassendi le désigne comme son remplaçant à la charge
de Prévôt, 18 et n. 1. ■ — Oraison funèbre de Gassendi, 2, n. 1 ; 21.
Telesio (Bernardino) : accorde aux corps la faculté de percevoir,
343 et n. 2.
Temps : Gassendi attaque vivement Descartes sur la notion du temps,
61-64. — S. Augustin avoue son ignorance, 99. — Nature d'après Gassendi,
99-101. — Comparé à l'éternité, 101-102. — Hobbes : nature, 330 — -
divisibilité, 331.'
The Elemeyits of Law natural and folitic : publié en 1640. Hobbes y
défend la Monarchie, 277 et n. 3 ; 298. — Réédité (1650) en deux Parties
distinctes, 277-278.
The Ilidcls and-Odysses : traduction par Hobbes (1675), 297 et n. 1. —
Publié en 1676, 300.'
Théologie rationnelle : Gassendi : c'est la partie la plus sûre dé sa Phi-
losophie, 112-117. — Hobbes : 363-367.
Théologie révélée : Hobbes s'en occupe, 363 et n. 6.
Théologiens anglicans : en général opposés à Hobbes, 293, 439-
440, 441, n. 1 — notamment les théologiens de l'École platonicieime de
Cambridge, 441 et n. 3. — Hobbes se défend, 294-295, 296 et n. 1, 2, 3 ;
441 et n. 1, 2. — Certains théologiens jacobites, c'est-à-dire partisans
des Stuarts, lui sont favorables, 43Ô, n. 2.
Thomas (P. -Félix) : valeur de son ouvrage sur Gassendi, 248 et n. 2.
— Juge Gassendi comme polémiste, 258 et n. 1. — Rejette l'accusation
de Sensualisme portée contre Gassendi, 263 et n. 1 à la fin.
Thomas d'Aquin (Saint) : un des 2;rands maîtres de la Scolastiquc,
271 et n. 1. — Motifs de crédibilité, 390 et n. 8.
Thomasius, Thomasen (Christian) : Hobbes et Velthuysen, -459 et
n. 3. — Professeur de Droit à Halle, 499, n. 5 au milieu.
Thomasius, Thomasen (Jakob) : jugement sur le De Cive, 491 et n. 2.
Thucydide : Hobbes le traduit, 274.
TiNDAL (Matthew) : terreur des Clemymen, 439.
Titelmans (François) : soutient la théorie corpusculaire, 69 et n. 4.
TôNNiES (Ferdinand) : hypothèse sur l'insertion des Lettres de Mer-
senne et de Gassendi en tête du De Cive, 220 et n. 2. — Publie A Short
Tract et The Eléments of Law natural de Hobbes, 276 et n. 6, 7 ; 278 et n. 1.
— Conteste que Hobbes soit matérialiste, 409 et n. 3.
TooKE (William) : adopte J. Horile, 446 et n. 11.
Tout : définition, 331.
Trillerus, Triller (Daniel-Wilhelm) : défend Hippocrate contre
Gundling, 504 et n. 2.
Trilogie hobbienne : ouvrages où elle est dispersée, 312. — Analyse :
De Corpore, 313-339 —i)e Homine, 339-367 —Z>e Cive, 367-400 — Critique,.
412-422.
Tristesse : passion, 144 et n. 2.
Triumvirat philosophique : Descartes, Gassendi, Hobbes, 201-223.
TuRNER (John) : attaque Coward, 444 et n. 2.
TuRRicELLA (MONSEIGNEUR Jacques) : Ordonne Gassendi, 3.
Tychonis Brahei Vita. Accessit Nicolai Copernici, G. Peur^achii et
J. Regiomontani Vita, publié en 1654, 17 et n. 1 ; 23, 259. — Gassendi a
répondu à une objection de Tycho-Brahé contre le mouvement de la terre,
168-169.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES : Ûn-Ward 58ti
U
Un : définition, 331.
UsENER (Hermann) : juge les travaux de Gassendi sur Épicure, 87 et
n. 2.
Utile : Gassendi le ramène au plaisir, 149. — Le bon et l'utile d'après
Hobbes, 353-354. — L'utile est la mesure du droit, 370 et n. 5.
Utilitaire, Utilitarisme : caractère utilitaire de la Morale : de Gassendi,
149, 151-152 — de Hobbes, 411-412. — Lisuffisance de la Morale liobbienne,
414-445. — L'Utilitarisme hobbien a été repris et développé en Angleterre,
447-454.
V
Velthuysen (Lambert) : dans son EpisloUca Dissertatio ('leSl), œuvre
de jeunesse, loue Hobbes et lui emprunte le principe de la conservation
persoimelle, 456-458. — Dans l'édition de 1680 supprime les éloges et
accentue son dissentiment avec Hobbes sur le principe utilitaire, 458-
459. — Motifs de ce revirement, 459-460.
Vengeance : passion, 357.
Verdus (du) : fait connaître à l'abbé de Marottes MM. de Martel, du
Prat et de Sorbière, 212 et n. 6 ; 225 et n. 1. — Traduction du De Cive,
221 et n. 1 — Lettres à Hobbes, 280 et n. 6.
Vérité : Gassendi : proposition vraie, 94. — Hobbes : la vérité est dans
le mot et la projwsition, 320 et n. 2, 6.
Vertu : analyse des principales vertus, 149 et n. 5.
Vide : d'après Aristote et Gassendi, 97. — Preuves de son existence
par Gassendi contre Descartes, 107-108. — Hobbes le rejette, 407 et n. 2.
Villon (Antoine) : le « soldat philoso]}he », 33, 35, n. 1.
Vives (Juan-Luis) : Gassendi l'étudié, 4.
VoLCKAMER (Georo-Karl) : Soutient, à l'université de Halle, la thèse
de Hobbes sur l'état de nature, 502-503, 503 et n. 1,2.
Volonté : Gassendi : c'est l'appétit raisonnable, 142-143, 152. — Ana-
lyse de l'acte volontaire et libre, 153-156. — Nature de la liberté, 158-
160. — Hobbes : le pouvoir moteur volontaire, 351-352. — Volonté et
liberté, 360-363.
Voltaire : témoignage de Newton sur Gassendi, 101 et n. 5. — Juge-
ment sur Gassendi et Descartes, 115, n. 1. — Mort de Bernier, 192, n. 1.
— Critique la Relation cVun Voyage en Angleterre de Sorbière, 199 et n. 1.
— Devancé par Sorbière dans la qualification de La Haye, 202 et n. 2.
— Jugement sur Sorbière, 224 et n. 4. — Comparaison de l'horloge, 239
et n. 3. — Range Gassendi parmi les Sceptiques, 252 et n. 2. — Jugement
sur Hobbes, 512 et n. 2.
Vossius, Voss (Gérard-Jean) : fait la connaissance de Gassendi, 8.
— Notice, 8, n. 3. — S'enquiert de Gassendi, 241 et n. 6.
W
Wallis (John) : notice, 288 et n. 4. — Polémique avec Hobbes, 287,
288-292. — Attitude religieuse et loyalisme politique de Hobbes, 440
et n. 8.
Warburton (William) : Hobbes terreur des Clergymen, 439 et n. 3.
Ward (Seth) : polémique avec Hobbes, 287, 288, 289 et n. 1, 6 ; 430
et n. 6.
584 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES : Watson-Zénon d'Élée
Watson (Michel) : Apologie d'Aristote, 37 et n\ 4. •
Webster (John) : attaque l'enseignement donné dans les Universités
anglaises, 288-289.
Wendelin (Godefroy) : notice, 2, n. 5. — Gassendi lui adresse ses
trois Lettres sur la hauteur solticiale du Soleil d'été, 166 et n. 6.
WiLKiNS (John) : polémique avec Hobbes, 287, 288-289, 290.
Wren (Matthew) : critique Harrington, 435 et n. 3.
Zabarella (Giacobbe) : professeur à Padoue, 74-75.
Zart (G.) : influence de Hobbes en Allemagne, 494 et n. 1, 2.
Zenon d'Ëlée : Gassendi rappelle ses objections contre le mouvement,
108 et n. 6. — Hobbes réfute le sophisme de Zenon, 322-323.
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