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LA POLOGNE CAPTIVE
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LA
POLOGNE CAPTIVE
• ET
SES TROIS POÈTES
MICEIEWicZ
KRASUÏSKI — SLOWACEI
1864.
LEIPZIG LONDRES
F. A. BR0CKHAU8 TRUBNER& Co-p.
A PARIS, CHEZ TOUS LES LIBRAIRES.
îÇ-'-^^SE
i'
; . • V
LA
POLOGNE CAPTIVE
ET
SES TROIS POÈTES
MICKIEWICZ ~ KRASIl^SKI— SLOWACKI.
Trente trois ans se sont écoulés depuis les
funestes événements qui ont dispersé sur la
terre la partie de la nation polonaise qui
courut ai^x armes pour défendre ses libertés.
C'était justement la partie la plus virile, celle
qui représentait à la fois la puissance morale
et la force physique, celle qui élabora d'abord
l'insurrection dans les esprits et la réalisa
ensuite dans une lutte héroïque. Pendant
quelque temps, la nation, dépouillée de ses
deux principes d'action, attendit en suspens
la majorité de la génération suivante, pour
arriver du moins, après l'effusion du sang,
1
190048
- ô -
à l'équilibre matériel de ses forces intérieures.
Toutefois, tandis. que, sur la terre étrangère,
l'élément actif travaillait à assurer ses moyens
d'existence, le parti intellectuel, libre de l'op-
pression, songeait à préparer la renaissance
de la nation par l'esprit, avant qu'elle pût se
produire au grand jour par un mouvement
d'énergie matérielle. Le peuple écoutait de
loin ces voix prophétiques qui, dans son en-
fance même, le berçaient des souvenirs de son
ancienne gloire ou l'encourageaient, dans sa
maturité, à sortir vainqueur de toutes ses
épreuves en lui prédisant comme récompense
un grand avenir. La France accueillit géné-
reusement les exilés; mais ce n'est qu'au mo-
ment où elle ouvrit aussi la lice à leur pen-
sée, où elle les aida à défendre leur cause
devant les tribunaux de l'histoire et dans sa
propre langue, qu'elle fit briller à leur égard
toute sa sympathie, toute son hospitalité. Nul
doute que si aujourd'hui la nationalité polo-
naise tressaille et s'agite sous la main qui
l'opprime, l'influence des écrivains polonais
établis sur le sol français n'ait beaucoup con-
tribué à ce mouvement. La nation contemple
avec orgueil ces œuvres d'une inspiration
— 3 —
sublime; elle y puise la lumière et la vie,
en étudie les profondes vérités philosophiques
cachées sous les formes enchanteresses de la
poésie; elle comprend son passé et devine
son avenir. Et en eflfet c'est sous la forme
poétique, la plus en harmonie de toutes avec
la nature de l'esprit slave, que ses plus grands
écrivains lui révèlent les secrets de son génie
et de sa destinée.
Schiller, cette gloire de la jeune Allemagne,
pour caractériser l'idéal du poète de sa nation,
a dit: «Ce qui doit revivre dans le chant
doit périr dans la réalité.» La poésie polo-
.naise, en ces derniers temps, a compris que
son but unique n'était pas d'évoquer les mprts.
Abandonnant presque tout à fait cette voie,
elle a adopté une devise opposée à celle du
poète germanique; elle a proclamé que ce qui
doit vivre dans la réalité doit d'abord se ré-
véler dans le chant; devise bien hardie, qui
paraîtrait trop audacieuse si les œuvres n'y
avaient dignement répondu.
C'est cette nouvelle et féconde évolution de
la poésie polonaise que nous nous proposons
d'étudier dans les admirables créations d'Adam
Mickiewicz. Nous ne prétendons pas analy-
1*
— 4 —
sertous les ouvrages du poète. Ils l'ont d'ailleurs
été déjà dans la Revue Contemporaine et de ma-
nière à nous faciliter aujourd'hui même notre
tâche*. Nous offrons seulement aux regards
du public quelques majestueux arcs-boutants
qui supportent des masses d'autres produc-
tions; mais, en contemplant la hauteur d'où
rayonnent le caractère propre et la puissance
intime de ces créations, saisis d'un respect
religieux, nous né saurions, nous autres Sla-
ves, en parler sans émotion et les lire sans
enthousiasme. C'est une noble étude, en vé-
rité, que celle de ces sons qui, vibrant sur
des cordes diverses, suffisent pour entretenir,
la vie chez tout un peuple.
Une opinion généralement admise en Po-
logne, c'est que le cercle de la poésie des-
criptive et narrative est à tout jamais fermé.
Mickiewicz l'a clos par son Messire Thadée^
et, de même que la Grèce n'admettait pas
qu'après Homère quelqu'un osât prendre en
main la lyre de l'épopée, car l'Iliade et
l'Odyssée avaient pour toujours réalisé tous
les désirs et tous les rêves de la nation, de
ï Voir 2« série, t. XII, 15 novembre 1859; t. XIII,
29 février 1860.
— 5 -
même en Pologne, après Messire Thadée, on
n'a plus rien à désirer dans le genre nar-
ratif. L'auteur seul semblait avoir le droit
de parcourir la même carrière.
Pour bien faire comprendre ce poème, il ne
nous suffirait pas d'en exposer le sujet
Il nous faut, autant que possible, entrer dans
ce que la philosophie appelle le procès de
l'esprit, c'est-à-dire dans la voie progressive
que l'auteur lui-même a suivie pour arriver
à la conception de son ouvrage; il nous faut
laisser de côté notre personnalité de critique
et nous transporter pour quelques moments
au for intérieur du poète. Les éléments dont
se compose le génie de Mickiewicz sont divers,
quelquefois difficiles à saisir; un des plus
importants et des plus manifestes est l'in-
fluence du sol natal. La Lithuanie, sa patrie,
est un pays bizarre, généralement peu connu.
C'est cependant celui qui, depuis sa réunion
à la Pologne jusqu'aux derniers temps, a fourni
le plus de noms glorieux aux pages de son
histoire.
Peuple vraiment étrange, d'une race toute
différente de celle de ses voisins, le Lithuanien
forme une île au milieu de l'océan des nations
6
slaves. Quelle est sa signification dans Thu-
manité? d'où et quand vint-il aux lieux qu'il
occupe aujourd'hui? ot doit-on chercher les
sources de sa langue incompréhensible pour
les autres Slaves? Voilà des questions aux-
quelles on ne peut répondre qu'en s'enfonçant
dans les profondeurs des temps antérieurs au
christianisme et en fouillant les restes des
anciens tumulus, ces seules archives histori-
ques des peuples septentrionaux. Il est vrai
que la philologie comparée a découvert dans
la langue lithuanienne des mots sanscrits et
zunds, et que l'étude des mythologîes a con-
staté des analogies manifestes entre le culte
des dieux lithuaniens et celui des divinités
hindoues. Certaines mœurs et cérémonies
religieuses des Lithuaniens rappellent la Grèce
antique ou la vie intérieure de quelques peu-
ples de l'Asie-Mineure. Mais ce ne sont là
que de savants rapprochements. Au lieu de
nous égarer dans le labyrinthe des conjec-
tures, nous contemplons avec ravissement ce
culte poétique, où l'adoration de la nature se
reflète sous tant de formes d'une merveilleuse
richesse.
Dans la religion des Lithuaniens, tout res-
. — 7 —
,pirait une nature animée; les dieux armés de
la foudre habitaient les forêts; chaque source
était rempUe de nymphes et d'ondines; cha-
que rivière possédait son céleste protecteur;
toute fleur presque avait sa place au Boun-
gouss, l'Olympe des divinités lithuaniennes.
Il y avait bien encore un dieu terrible, l'im-
pitoyable PerJcounas, qui déchaînait les orages,
lançait les foudres, punissait les méchants et
surtout les sacrilèges de la terre; mais la
mythologie lithuanienne ignorait ces aflfreux
dieux Scandinaves qui, pour toute jouissance,
massacraient les géants et buvaient le sang
dans les crânes des vaincus. La plus impor-
tante déité chez les Lithuaniens était Milda,
la déesse de l'amour, de la concorde et du
bonheur. Cette déesse aux cheveux d'or, aux
yeux d'azur, embellissait les jours des hommes
par le plaisir, leurs nuits par les rêves dont
elle les berçait, et souvent, charmée par les
attraits des mortels, elle tombait du ciel elle-
même, éprise d'amour, dans les bras de quel-
que jeune Lithuanien. Au fond des forêts,
sur des autels de granit, binilaient des feux
éternels ; les chœurs des prêtres et des vierges
vouées au culte entonnaient des hymnes mé-
— 8 —
lodieuses, et l'encens brûlé sous les chênes
sacrés envoyait ses parfums jusqu'à la figure
des dieux placés à leur cime séculaire. Quand
un Lithuanien mourait, on lui élevait un haut
bûcher, on parait le cadavre de ses habits
de fête, de ses armes les plus précieuses, on
mettait à ses côtés son cheval de bataille,
ses faucons favoris, ses lévriers, et alors quel-
ques serviteurs fidèles s'élançaient sur le bû-
cher pour se réunir à leur maître, dans le
séjour de leurs aïeux, pays de printemps sans
fin et de chasses étemelles. Les prêtres fai-
saient des libations de miel et de lait sur le
bûcher; le chœur commençait ses chants, et
le défunt s'envolait avec la fumée dans les
airs. Les jeunes gens, luttant de vitesse,
tournaient à cheval autour du bûcher, et,
après la joute, on distribuait aux vainqueurs
les armes du mort, et on tâchait, par des
cris, d'éloigner les mauvais génies qui pou-
vaient le retarder dans sa route vers" le
Doungouss. Le Lithuanien considérait l'hospi-
talité comme la première loi des dieux. Dans
un coin de sa cabane, il plaçait ses divinités
tutélaires, et nourrissait des serpents appri-
voisés, qui souvent, à l'heure de ses repas,
— 9 —
rampaient tranquillement sur la table, et, en-
laçant les coupes, s'abreuvaient de miel et
de lait.
Cette religion des Lithuaniens, si intime-
ment liée à tout ce qui les entourait et en si .
parfaite harmonie avec leur propre caractère,
avait en soi une puissante vitalité. Tandis
que tous les autres peuples de l'Europe pro-
fessaient la foi chrétienne, qui leur avait été
transmise par des générations bien antérieu-
res, et que les nations les plus reculées vers
le nord, comme les Russes, étaient déjà de-
puis longtemps baptisées, la croix, à la fin du
XIV® siècle, ne brillait pas encore en Li-
thuanie; ce fut seulement après la réunion
de* ce pays à la Pologne (1387), que son
grand-duc, en même temps premier roi de
Pologne de sa race, fit abattre les bosquets
sacrés et briser les idoles. Le peuple reçut
alors le baptême, à l'exemple de son sou-
verain; il éleva des églises; mais cette con-
version n'empêcha pas le Lithuanien, après
avoir religieusement écouté la messe le ma-
tin, de jeter secrètement le soir même des
oflBrandes à ses dieux tutélairës, et, quand
l'orage grondait au-dessus de sa tête, tout en .
— 10 —
se mettant sous la protection de la sainte
Vierge, il implorait encore la miséricorde du
terrible Terkounas, C'est ainsi qu'en dépit
de sa croyance en un seul Dieu, il lui était
impossible de dépeupler entièrement sa terre
natale de cette multitude de divinités qui,
pendant tant de siècles, l'avaient protégée
avec une clémence et un amour sans bornes.
Le temps a effacé les marques les plus
saillantes du paganisme; à chaque génération,
la doctrine du Christ a pénétré plus profon-
dément dans le peuple; l'Olympe lithuanien
a disparu pour toujours dans les nuages du
passé; mais les aspirations poétiques du vieux
culte, l'admiration qui saisissait les popula-
tions à la vue de cette nature grandiose,
l'attrait mystérieux et irrésistible du surnatu-
rel planent encore au-dessus d'elles, sous
forme de traditions, de croyances supersti-
tieuses, de légendes et de chansons. Le croi-
sement de leur race avec celle des Polonais
a ajouté à ces traits principaux de leur carac-
tère un amour intelligent et profond de leur
patrie, non de leur ancienne patrie enclavée
dans les vieilles forêts de la Lithuanie, mais
bien de celle qui s'étendait depuis les monts
— 11 —
Carpathes jusqu'au Dnieper, et de la mer
Baltique jusqu'à la mer Noire.
Si la religion des Lithuaniens nous pré-
sente tant d'éléments poétiques, leur histoire
ne nous en offre pas moins. La Lithuanie,
partagée en petites principautés, est sans cesse
déchirée par des guerres intestines, qui ont
pour cause tantôt l'ambition, tantôt les que-
relles de succession ou encore la suzeraineté
sur tout le pays, ou bien enfin l'enlèvement
réciproque des épouses et des amantes. Voilà
quant à l'intérieur. A l'extérieur, la guerre
ne donne pas un seul instant de répit. Les
Liekhs, les Tartares, les Roussines, se pré-
cipitent à l'envi sur la Lithuanie. Les chré-
tiens de l'Occident se joignent à tant d'en-
nemis. Frémissant d'avoir à côté d'eux une
nation idolâtre, ils convoquent contre elle une
croisade. Les chevaliers de l'ordre teutoni-
que furent les chefs de cette guerre religieuse.
Après avoir soumis la Marche de Brande-
bourg, les environs de Marienbourg, les côtes
de la Baltique et la Prusse jusqu'à Thorn,
ils donnèrent à choisir à la Lithuanie entre
la croix et des combats à mort. L'historien
Vigand a écrit une grande chronique en vers
— 12 —
latins sur une de ces expéditions des cheva-
liers contre le prince Keïstouth. Une autre
chronique donne les détails d'une croisade
contre Vilna, entreprise du temps de Henri VIII
et de Charles-Quint, et à laquelle participa un
Français, le chevalier de Boucicault. Il n'est
pas étonnant qu'au milieu de ces luttes in-
cessantes la Lithuanie ait vu surgir tant de
héros qui, fiers de leurs succès, ne s'infor-
maient jamais du nombre des ennemis et
couraient au combat avec une confiance
aveugle.
Ce fut surtout pendant sa lutte contre des
chevaliers croisés que la Lithuanie eut à su-
bir d'étranges vicissitudes. Les grands maî-
tres, sous prétexte de propager la foi, mais
au fond dans le dessein d'agrandir leur puis-
sance, s'alliaient à quelques-uns des princes
lithuaniens et les entraînaient à des guerres
intestines; ils tombaient ensuite sur les deux
partis, tout épuisés par des luttes récipro-
ques. De cette politique perfide il résultait
des trahisons continuelles, des traités toujours
rompus, des festins où l'on mêlait souvent le
poison au vin, et toujours la guerre, la guerre
qui ne consistait point à s'entrechoquer sur les
— 13 —
champs de bataille, mais à brûler les villes,
à dévaster les bourgs, à anéantir les villages
et à emmener comme prisonniers de guerre
tous les habitants d'un pays, sans en excep-
ter ni femmes, ni enfants, ni vieillards.
Parfois dans le cours de cette interminable
croisade, l'horizon politique de la Lithuanie
semble vouloir s'éclaircir pour longtemps.
Ainsi, par exemple, le grand-maître aide le
prince païen Minndové à soumettre tous les
princes Uthuaniens du même sang révoltés
contre lui ; mais, s'il l'aide, c'est à la condition
que le souverain idolâtre acceptera la foi
chrétienne et lui cédera une partie de ses
États. Minndové accepte le traité; il reçoit
le baptême: alors le grand-maître lui apporte
une couronne envoyée par le Pape et le pro-
clame roi de Lithuanie. Bientôt cependant
le charme du nouveau titre est rompu; in-
dignée contre Minndové de ce qu'il a aban-
donné l'antique croyance de ses pères et fra-
ternisé avec les ennemis de sa patrie, toute
la Lithuanie se révolte et l'accable de malé-
dictions et de mépris. Minndové, bourrelé de
femords et maudissant sa trahison envers son
pays, foule aux pieds la croix et la couronne
— 14 —
et' revient à la religion de ses aïeux. Ses
sujets lui rendent alors leur amour. Tout lui
sourit, quand soudain un petit prince du pays,
mommé Dowmound, pour se venger de l'en-
lèvement de sa femme, envahit le bourg
de Minndové et massacre le ravisseur avec
l'épouse adultère. Cette vengeance privée
replonge la Lithuanie dans la guerre civile
jusqu'à l'apparition de Guédymine, ancêtre de
l'illustre famille lithuanienne des Jagellons.
Guédymine, au retour d'une chasse, s'endor-
mit, dit- on, au milieu des forêts, sur les bords
fleuris de la Vilia; il rêva d'un loup de fer
et consulta les augures, qui lui ordonnèrent
de bâtir en cet endroit un bourg fortifié et
une ville. Ainsi s'éleva Vilna.
Cependant les guerres contre les croisés ne
cessent pas; c'est en vain que la Lithuanie
est victorieuse, de nouveaux chevaliers succè-
dent à ceux qu'elle a détruits. A ces combats se
mêlent continuellement des histoires drama-
tiques: ici, de belles prisonnières lithuanien-
nes enlevées pleurent dans les châteaux des
croisés; là, des bandes de Lithuaniens exer-
cent d'épouvantables vengeances; plus loin'
les moines armés mêlent leurs sombres intri-
— 15 —
gués à ces scènes de violences et de meur-
tres.
Après la mort de Guédymine, ses deux fils,
Keïstouth et Olguerd, partagèrent entre eux
le pays. Le premier alla s'étabir à Troki,
en Samogitie. De là, le hardi guerrier qui
avait enlevé des rives prussiennes de la Bal-
tique la belle" Birouta, s'abattait sur les pos-
sessions des chevaliers et pénétrait au cœur
de la contrée, ravageant les villes, saccageant
les forteresses et brûlant un jour Marien-
bourg, tandis que son frère Olguerd défendait
la Lithuanie contre d'autres voisins, surtout
contre les Roussines.
- En 1332, Dmitri, prince moscovite, après
avoir remporté sur le khan tartare Mamaï une
victoire si éclatante qu'il joncha de cadavres
vingt-cinq lieues de pays, et dans l'ivresse du
succès, envoya dire par ses ambassadeurs
à Olguerd que s'il ne lui restituait pas les
terres russiennes et ne lui rendait pas hom-
mage-lige, Dmitri, viendrait avec son armée
porter, le jour même de Pâques, la dévasta-
tion à Vilna. Olguerd écoutar patiemment les
ambassadeurs, les retint avec toutes sortes de
démonstrations amicales, fit avertir en secret
— 16 —
son frère Keïsthouth, et à la mi-carême, avec
une incroyable rapidité, rassembla à Vitebsk
une nombreuse armée de Lithuaniens, de
Roussines et de Samogitiens. Par son ordre,
une masse de peuple, armée de haches, ouvrit
une route directe sur Moscou, à travers d'im-
menses forêts vierges. 2000 cavaliers cou-
vraient les bûcherons contre toute attaque.
Par cette route, Olguerd arriva secrètement
à Mozaïsk (Borodino), traînant toujours à sa
suite les ambassadeurs moscovites, qu'il tenait
enfermés pour qu'ils ne pussent pas recon-
naître le lieu où ils se trouvaient. Ce n'est
qu'à Mozaïsk qu'il leur rendit la liberté, en
leur donnant une torche allumée, avec l'ordre
d'alter dire au tzar qu'avant que la torche
ne s'éteignît son étendard flotterait sur les
murs du Kremlin.
Les ambassadeurs se hâtèrent d'aveilir leur
maître; mais Olguerd exécuta une marche si
rapide que, quelques instants après l'arrivée
des ambassadeurs, il établissait déjà son camp
sur la montagne des Salutations (Poklonnaïa),
qui domine Moscou, justement la nuit du Sa-
medi saint, tandis que Dmitri, avec tous ses
boyards, frappait du front les dalles de l'église
- 17 —
métropolitaine. Lorsque, à l'heure même de
la Résurrection, les ambassadeurs apportèrent
la funeste nouvelle, il s'éleva un cri général
d'alarme parmi les habitants, tenifiés par la
crainte de l'assaut. Dmitri alla au-devant du
guerrier lithuanien, tomba à ses genoux et
lui demanda grâce. Olguerd, se laissant flé-
chir, présenta au tzar l'œuf sacré, que les
Russes ont l'habitude de manger entre eux
le premier jour de Pâques, brisa, en souvenir
de l'événement, sa lance contre la porte du
Kremlin, exigea un tribut et recommanda au
prince moscovite de ne jamais tenter de l'ef-
frayer, et d'être à l'avenir, avec ses ennemis,
plus prompt en actions qu'en paroles.
A la mort d'Olguerd et de Keïstouth, de
ces frères héroïques qui avaient toujours vécu
entre eux dans la plus parfaite intelligence,
la Lithuanie échut en partage à Jagellon, fils
du premier. Après avoir eu quelque temps
la guerre avec son cousin germain Vitold, il
épousa Hedwige, reine de Pologne, reçut,
ainsi que tous les siens, le baptême, et ré-
unit ses États à ceux de sa femme; dès lors,
les annales de la Lithuanie se confondent
avec celles de la Pologne. Les chevaliers
2
— 18 —
croisés tentèrent encore une invasion dans
ce royaume; mais Ladislas Jagellon, à la
sanglante bataille de Grunwald et Tannen-
berg, tua le grand-maître, dispersa son armée
et porta un coup décisif à l'influence de
Tordre sur les peuples slaves.
Les manifestations de Tesprit lithuanien
dans la religion et dans l'histoire sont en
parfaite harmonie avec la nature du pays.
Les croyances païennes ont disparu devant
la foi du Christ; les hauts faits des héros
ne sont plus que des souvenirs poétiques;
seule, cette nature renaît à chaque printemps
avec une beauté et une fraîcheur toujours les
mêmes et toujours nouvelles.
La Lithuanie possède un aspect unique en
Europe.^ Enfoncée dans de sombres forêts
séculaires, elle présente un caractère mysté-
rieux, impénétrable. Le voyageur qui s'y
aventure éprouve un sentiment de vague ter-
reur, une émotion qu'il ne saurait s'expliquer;
il lui semble qu'à chaque pas fait en avant,
quelque chose de surnaturel doive surgir de-
vant lui. Au fond de ces forêts, où les jeu-
nes chênes croissent sur les squelettes des
arbres renversés, il entrevoit des îlots entou-
— 19 —
rés de marais stagnants et hérissés de plantes
aquatiques. Là, jamais le pied de Thomme
n'a pénétré; la bête même craint de s'y ha-
sarder,- le paysan en parle avec terreur et
le peuple de mille monstres créés par son
imagination. Plus loin se déroule un lac im-
mense, bordé de roseaux, de nénufars et de
lis aquatiques, et dont la surface, au milieu,
est unie comme un miroir; mais le pêcheur
n'ose pas y jeter ses filets, car des tourbil-
lons cachés engloutissent aussitôt sa nacelle;
le vent ou l'hirondelle ont seuls le droit de
rider ces eaux perfides. . Parfois aussi le bi-
son, roi de ces forêts, les seules qu'il habite
en Europe, en rompt le silence solennel et
écoute étonné l'écho qui répète ses mugisse-
ments. Tout ce qui entoure l'homme paraît
sous le charme d'un sortilège, tout nage dans
une atmosphère de vague tristesse et d'in-
quiétante rêverie. Le voyageur qui traverse ce
pays penche involontairement la tête sur sa
poitrine et s'abandonne à une profonde médi-
tation.
Si, au sortir de ces forêts, il se trouve
sur les bords de quelque rivière, par exemple,
sur ceux de la Vilia, qui, mariant l'azur de
2*
20
ses flots aux couleurs variées des fleurs que
le vent fait ondoyer sur ses rives, semble de
loin former avec elles, au milieu de la plaine,
un long ruban tricolore, alors il voit s'élever
les maisons blanches des seigneurs lithuaniens ;
du milieu de vieux tilleuls, s'élance le clocher
de l'église, autour de laquelle, de tous côtés,
et comme pour chercher un abri sous le pal-
lium de la sainte Vierge, se pressent les ca-
banes de paysans. Au-dessus de cette étrange
contrée, se déploie la voûte céleste, aussi
variée que la terre qu'elle recouvre; si jamais
elle n'a la couleur bleu foncé du midi, elle
semble, du moins, être animée par le jeu
continuel des nuages, auxquels les vents im-
priment mille formes fantastiques et que le
soleil diapré de toutes les couleurs du
prisme.
C'est dans ce pays, au sein de cette na-
tui'e magique, au milieu des souvenirs des
vieux âges héroïques et religieux, qu'Adam
Mickiewicz est né et a passé sa première
jeunesse. On comprend quelle impression
ineffaçable en reçut l'âme du poète; on re-
connaît quels éléments ont concouru à for-
mer son être moral et ont produit, en
— 21 —
se combinant, son puissant et splendide
génie.
Voilà, d'après nous, le seul genre de bio-
graphie qui convienne aux grands poètes.
Leur mission sur la terre n'est point acci-
dentelle; chacun d'eux a devant soi un but
à atteindre, une vérité à dévoiler à l'huma-
nité; il est le prophète d'un avenir que les
hommes, à de rares instants de leur vie,
pressentent d'une manière vague et indécise.
Il résume tout un passé et donne une forme
éclatante à ce qui n'était avant lui que d'in-
certaines aspirations. S'il en était autre-
ment, il faudrait nier la véritable essence du
génie, et nous devrions, ainsi que cela arrive
souvent aujourd'hui, considérer les poètes
comme des artistes capables seulement d'amu-
ser l'humanité. La poésie ne serait alors
qu'un des remèdes contre l'ennui, un stimu-
lant agissant sur la circulation du sang pour
la rendre plus rapide, comme le font les nar-
cotiques ou les breuvages qui portent au cer-
veau. Non, ce n'est pas là le rôle de la
poésie, diront quelques-uns de ses défenseurs;
son véritable but, c'est d'exciter l'enthou-
siasme dans le- cœur de l'homme. L'enthou-
— 22 —
siasme, c'est-à-dire l'entier oubli de soi, oubli
qui, à la voix du poète, précipite, les yeux
fermés, vers une grande action ! De sorte que
la poésie, selon les uns, amuse le genre hu-
main, et, selon les autres, prive l'homme de
l'action libre de sa volonté; c'est, nous dira-
t-on, dans un but, soit. Mais toujours est-il
qu'elle le prive de ce qui, justement, consti-
tue sa valeur et sa dignité d'homme.
Pour nous, au contraire, la poésie n'est
autre chose que la révélation du beau et du
vrai. Mais quelle influence doit avoir cette
révélation? Qu'il nous soit permis de répondre
par une comparaison. Qu'on s'imagine un
homme auquel se découvre tout-à-coup un
spectacle merveilleux, qui saisit toute soa
âme, un spectacle qu'il n'a jamais rêvé jus-
que-là, mais qu'il a parfois pressenti: cet
homme s'amusera-t-il de cette vue? se laissera-
t-il emporter à un enthousiasme sans frein?
Non, il subira l'influence d'une calme et puis-
sante exaltation, et c'est cette exaltation qui,
dans le domaine du beau, produit les grands
artistes, et dans celui du vrai les sublimes
martyrs. Cette manière de concevoir la poésie
peut être discutée, mais il nous serait diffi-
— 23 -
cile de la comprendre autrement, car c'est
ainsi que nos grands maîtres nous l'ont ré-
vélée; c'est certainement ainsi que Fa sentie
Adam Mickièwicz^ alors qu'il passait sa jeu-
nesse sur les botds de son Niémen chéri, à
Kowno, ville située aux confins d'une contrée
qu'on pourrait appeler à juste titre le jardin
de la Lithuanie.
Après avoir étudié les origines du génie
de Mickiewicz, nous savons pourquoi et com-
ment il a écrit ses premières ballades, tirées
des traditions populaires du pays; comment
il a conçu son Vallenrod, poème dont il a
emprunté le sujet aux croisades contre la Li-
thuanie. Le héros, Lithuanien de naissance,
après avoir gagné la confiance des chevaliers,
qui le regardent comme un croisé d'origine
teutonique, est proclamé même grand-maître;
il finit par employer son pouvoir à tirer ven-
geance des ennemis de sa patrie et à perdre
rOrdre. C'est aussi à la source du génie li-
thuanien que Mickiewicz a puisé l'idée de son
poème des Aïeux, basé, au début, sur les
traditions superstitieuses du peuple, mais où
l'auteur, atteignant au sublime du lyrisme, a
fait vibrer des sons jusque-là inouïs avec une
— 24 —
puissance dont lui-même ne saisissait pas
toute la portée. La sainte terreur que cette
poésie inspirait à la Pologne est comparable
aux sentiments que devaient éprouver les an-
ciens Hébreux quand leurs prophètes leur
prédisaient les terribles catastrophes qui écla-
teraient un jour sur le monde.
Lorsque Mickiewicz évoquait ainsi le passé
et l'appliquait aux circonstances et aux be-
soins pressants de sa nation, ou que, d'une
voix inspirée, il s'efforçait de dévoiler aux
siens l'avenir, il ne quittait pas non plus des
yeux la vie de son époque, il en approfon-
dissait par le cœur toutes les manifestations,
il en étudiait les moindres détails. C'^st en
Lithuanie que s'est le plus longtemps con-
servé le mode de l'ancienne existence des
nobles Polonais. On y rencontre encore au-
jourdhui les traces de ce mode patriarcal bi-
blique de la vie de campagne, qui jadis fai-
sait la gloire de la Pologne et que reflétaient
la grave tranquillité des hommes et les ten-
dres et silencieuses vertus des femmes. C'est
aux mœurs lithuaniennes qu'Adam Mickiewicz
a emprunté les plus fraîches et les plus
riches couleurs de son Messire Thddée^
- 25 —
épopée nationale et domestique qui est l'ex-
pression la plus complète de son génie.
Sans contredit, l'apparition de Mickiewiez
a commencé une ère nouvelle dans le monde
intellectuel de la Pologne. Mais le caractère,
le but, la portée de ses œuvres sont encore
sujets à discussion, d'autant plus que le poète
lui-même ne s'en est jamais expliqué au pu-
blic. Pendant quatre ans qu'il a professé au
Collège de France, il n'a pas dit un seul
mot de lui-même. Sa patrie s'inquiétait de
la lacune que devait nécessairement laisser
l'omission de sa personnalité dans un cours
sur la littérature slave; elle ne concevait point
les raisons de ce silence, qu'elle n'attribuait
cependant pas à sa modestie, car la Pologne
s'est habituée à regarder son maître comme
au-dessus de toute modestie. Parmi les mil-
lions de compatriotes qui saisissaient avec
avidité chacune de ses paroles, pas une seule
voix n'eût osé contredire; l'amour et le res-
pect s'y opposaient également. On espérait
que le maître consentirait enfin à dire ouver-
tement ce qu'il cachait au fond de sa pensée,
et il semble même qu'il y avait de sa part
plus d'amour-propre à se taire qu'à parler,
l'î ''TRSITY
— 26 —
en supposant qu'il se rencontrât un seul Po-
lonais capable de penser qu'après une car-
rière aussi glorieuse, l'alnour-propre de Mi-
ckiewicz pouvait n'être pas encore satisfait.
Du reste, il est permis de croire que si le
poète n'avait parlé qu'à ses compatriotes et
dans sa patrie même, il ne se serait pas
arrêté à certaines considérations dont il lui
pai-ut indispensable de tenir compte en pré-
sence d'un public étranger. Quelle que soit
la raison de cette omission, elle ne nous a
laissé qu'un champ plus vaste à parcourir,
et nous pouvons parler, d'autant plus libre-
ment d'Adam Mickiewicz et de ses œuvres.
Le caractère principal de Messire Thadée,
c'est son indicible simplicité, charme inhérent
à la langue de l'auteur qui doit nécessairement
disparaître dans une traduction. Nul doute
que nous, lecteurs du XIX® siècle, nous ne
comprenions Homère autrement que ne le
comprenaient les Grecs. Nous n'apercevons
pas une foule de beautés qui tenaient à l'art
avec lequel le grand poète faisait vibrer les
icordes les plus populaires et les plus sym-
pathiques de sa langue natale. Beaucoup
d'expressions que nous trouvons dans Ylliade
— 27 —
circulaient parmi le peuple grec; Homère les
recuillit, les inséra dans la trame éclatante
de ses chants, et les présenta à ses com-
patriotes, qui accueillirent avec enthousiasme
ces antiques et chères connaissances, rajeu-
nies par un art merveilleux. Cet enthousiasme,
hélas! ne saurait renaître, et les beautés qui
enchantaient les Grecs sont perdues pour
nous; mais il reste aux épopées homériques
des beautés que tous les siècles peuvent ap-
précier: leurs proportions gigantesques; leurs
héros humains, aussi grands que des dieux;
leurs dieux, qui revêtent des formes hu-
maines en gardant leurs attributs im-
mortels.
Il n'en est pas ainsi de l'œuvre de Mickie-
wicz. Le poète n'a / appelé à son secours
aucun moyen surnaturel; il n'a pas écrit son
poème en contemplant l'Olympe, mais, pro-
menaut autour de lui un regard tranquille, il
a fait jaillir tout de lui-même, il n'a dit que
des vérités toutes simples, vérités auxquelles
sa nation s'est tellement accoutumée dès son
enfance, qu'elle a fini par les confondre dans-
le sentiment de son existence. Les person-
nages du poème n'ont rien du merveilleux
— 28 —
homérique: pour un étranger, ils sont tout
nouveaux; pour un Polonais, ils représentent
des types avec lesquels il est familier depuis
sa naissance et qui ne peuvent vivre que sur
sa terre natale. Ces personnages ne sont
déjà plus de notre temps: ils avaient une
manière de parler propre à eux seuls et qui
différait du langage polonais actuel par des
nuances très légères; ils se distinguaient par
une gravité sereine, qu'il est impossible de
découvrir dans la génération irritée et déses-
pérée d'aujourd'hui; leurs traits respiraient
un calme que les contemporains du poète
sont bien loin d'avoir, mais qu'ils se rappel-
lent cependant avec mélancolie. Ces marques
distinctives du caractère lithuanien se repro-
duisaient dans leurs mouvements, dans leurs
gestes, dans la tournure de leurs phrases:
formes fugitives que le maître a saisies au
vol et qu'il a fixées dans des figures impéris-
sables. Les Polonais qui ne sont jamais sor-
tis des villes ne peuvent .déjà plus sentir les
beautés de Messire Thadée aussi profondé-
*ment que ceux qui ont passé leur jeunesse à
la campagne. La génération qui nous suivra
les sentira encore moins; elle- ne pourra pas
— 29 —
comparer les peintures du poète avec les
hommes qui lui ont servi de modèles; mais
qu'importe 1 L'œuvre de Mickîewicz est assez
puissante pour défier le temps. Quelques-unes
des circonstances qui ont contribué à son
succès peuvent disparaître sans qu'elle en
souflfre sérieusement; déjà il est remarquable
qu'elle agit le plus fortement sur les Polonais
qui se dérobent aux réminiscences sentimen-
tales du passé, et qui, dans leur amour clair-
voyant de la patrie, soupirent le moins
après elle, mais croient le plus à son
avenir.
Le sujet de Messire Thadée -est fort sim-
ple. Deux familles nobles poursuivent depuis
longtemps ua procès pour la possession d'un
château en ruines. La première a pour chef
le seigneur Soplitza, juge du district, oncle
du héros du roman et type de l'ancien gen-
tilhomme polonais, à la fois sage, hospitalier
et économe; à la tête de la seconde est le
Comte, jeune seigneur tout fraîchement arrivé
d'un long voyage et affichant en Pologne les
mœurs étrangères. Les deux familles ne peu-
vent s'accorder; le comte, stimulé par un
ancien serviteur de sa famille, rassemble à
— 30 —
la fin la petite noblesse des environs, décidé,
d'après l'ancien usage, à s'empaier à main
armée du vieux château, et se précipite avec
les siens sur la maison du seigneur Soplitza
Heureusement, ce n'est pas le sang qui coule
à flots: c'est le vin, que les agresseurs ont
fait monter des caves. Tout à coup, pen-
dant la nuit, survient un détachement de
soldats russes qui bivouaquaient aux environs.
Les nouveaux venus trouvent les combattants
endormis et profitent de leur sommeil pour
leur lier les pieds et les mains. Cette ma-
nière de rétablir Tordre n'est pas du goût
des deux partis, qui se réconcilient, et, d'un
commun accord, tombent sur les Russes. Un
nouveau combat s'engage, mais, cette fois,
c'est le sang et non le vin qui coule: les ca-
davres jonchent la terre: les nobles lithua-
niens exterminent les soldats étrangers; mais
bientôt, effrayés eux-mêmes des suites de leur
victoire, ils fuient devant la vengeance du
tsar et se rendent en Pologne, où déjà, pour
commencer la mémorable campagne de 1812,
ont pénétré les armées de Napoléon. Quel-
ques mois après, on voit entrer en Lithuanie
les troupes polonaises formant l'avant-garde
— 31 -
des Français. Leur arrivée provoque une
-explosion de joie universelle dans la contrée;
tous, les larmes aux yeux, saluent les aigles
victorieuses de Napoléon, qui, dans leur
espérance, hélas! cruellement déçue, devaient
rendre à leur patrie sa liberté et son an-
cienne grandeur.
La peinture de la Lithuanie calme à la
surface, mais sourdement remuée par l'ap-
proche de grands événements, poursuivant,
sous le regard soupçonneux de ses maîtres,
sa vie féodale et rustique, mais prêtant
l'oreille aux liruits lointains des victoires fran-
çaises et répétant avec espoir lé nonj de Na-
poléon, cette peinture est d'un eifet sai-
sissant.
«Tels étaient, dit le poète, les divertissements
et les discussions au milieu d'une paisible cam-
pagne lithuanienne, alors que le reste du globe
se noyait dans le sang et les armes, alors que
ce héros, ce dieu de la guerre, entouré d'une
nuée de cohortes, armé de mille canons, atte-
lant à son char Taigle d'or à côté de l'aigle -
d'argent ^ , volait depuis les déserts de la Libye
* Aigle d'argent, armes de la Pologne.
— 32 —
jusqu'aux Alpes au front perdu dans les cieux,
foudroyant coup sur coup les Pyramides, le
Thabor, Marengo, Ulm, Austerlitz. Devant lui,
après lui, couraient la victoire et la con-
quête.
))La renommée de tant de hauts faits, por-
tant dans son sein mille noms de héros, allait
grondant du Nil vers le Septentrion jusqu'aux
rives du Niémen, pour y résonner contre les
rangs moscovites, murailles de fer qui défen-
daient à la Lithuanie l'abord de cette re-
nommée plus formidable pour la Russie que la
peste.
» Cependant, parfois une nouvelle tombait
comme un météore dans cette Lithuanie. Par-
fois un vieillard sans jambe ou sans bras,
mendiant son pain, après avoir reçu l'aumône,
's'arrêtait et jetait autour de lui un regard dé-
fiant; puis, quand il n'apercevait au château
ni soldats russes, ni bonnets juifs, ni collets
rouges, il avouait qui il était.
«Ancien soldat des légions, il rapportait ses
vieux os dans sa terre natale, qu'il ne pouvait
plus défendre.
))0h! comme alors toute la famille du sei-
gneur, comme tous les serviteurs s'embrassaient,
étouffant de sanglots; et lui, s'attablant, il ra-
— 33 —
contait des histoires plus merveilleuses que des
contes de fée.
))I1 disait comment le général Dpmbrowski
marchait au milieu des entraves, d'Italie en
Pologne, comment il avait rassemblé ses com-
patriotes dans les champs de la Lombardie,
comment Kniaziewicz donnait des ordres du
haut du Capitole, et comment, après ses victoi-
res, il avait jeté aux pieds des Français cent
étendards sanglants arrachés aux descendants
des Césars; comment Jablonowski s'était aven-
turé dans un pays où le soleil ne se couche
pas, où croit la canne à sucre, où des forêts
odorantes fleurissent au milieu d'un printemps
éternel: c'était là que le chef combattait les
nègres en soupirant après sa patrie.
«Ces récits du vieillard circulaient mystéri-
eusement dans la campagne.
))Le jeune homme qui les avait entendus dis-
paraissait subitement de la maison, et s'enfuyait
en secret à travers les bois et les marais;
poursuivi par les Moscovites, il sautait dans
le Niémen pour s'y cacher, et atteignait à la
nage la rive du duché de Varsovie où il en-
tendait ces douces paroles : « Salut , cama-
rade I»
))Mais avant d'aller plus loin, il s'élançait
3
-^ 34 -
sur une colline et criait aux Moscovites à tra-
vers le fleuve: «Au revoir!»
»C^est ainsi que beaucoup de braves, diffici-
les à dénombrer tons, quittèrent leurs parents,
leur terre chérie et leurs biens, que le tsar
confisqua à son profit.
» Parfois aussi arrivait en Lithuanie un frère
quêteur d'un couvent étranger; et quand il
avait fait plus ample connaissance avec la fa-
mille seigneuriale, il lui montrait un journal
qu'il avait cousu dans son scapulaire. Là
étaient énumérés et le nombre des soldats et
le nom de tous les chefs des légions, avec la
description de la victoire ou de la mort de
chacun.
))Pour la première fois depuis de longues
années, la famille avait des nouvelles de son
fils, ou vivant ou mort, mais toujours couvert
de gloire.
» On prenait le deuil, mais on n'osait dire
de qui: seulement cela se devinait dans la con-
trée, et le seul journal des campagnes, c'était
la joie silencieuse ou la tristesse des sei-
gneurs. ))
Cette poésie si émouvante dans sa mâle
simplicité donnerait lieu à plusieurs remar-
ques; il en est une surtout qui se présente
- 35 —
à Fesprit en lisant ces dernières lignes, c'est
que la vie nationale de la Lithuanie semble
concentrée dans la classe des seigneurs; ce
sont eux qui traversent le Niémen pour aller
rejoindre leurs frères de Pologne; ce sont
eux qui meurent au loin, les yeux tournés
vers la patrie; en même temps, rien n'atteste
entre eux et le reste d,e la population une
rivalité de classe. Tout le pays s'associe à
leurs exploits et à leur deuil; tout le pays
est joyeux de leur joie ou triste de leur
tristesse. Ce fait remarquable d'une noblesse
toute patriotique, et en parfaite harmonie
avec les autres classes des habitants, s'expli-
que par la constitution sociale de ce peuple.
La féodalité telle qu'elle existait au moyen
âge, dans l'Europe occidentale, n'avait jamais
été connue en Pologne. Là, depuis les der-
niers échelons du tiers état, composé de pe-
tite noblesse, jusqu'aux phis hautes dignités
du pays, tous les nobles étaient égaux et
jouissaient des mêmes droits et des mêmes
privilèges. La loi ne reconnaissait pas l'hé-
rédité des titres; le fils du premier dignitaire
de l'État naissait simple gentilhomme comme
le plus pauvre propriétaire, et il risquait de
3*
— 36 -
rester obscur jusqu'à sa mort, si son propre
mérite ne relevait pas aux honneurs. Deux
ordonnances de la Diète nationale, Tune du
XVIP siècle, l'autre du commencement du
XVin% vouaient à l'infamie quiconque osait
prendre dans le pays des titres héréditaires.
Ce ne fut qu'après le premier partage de la
Pologne que parurent les princes, les comtes
et les barons nouvellement créés par la Prusse,
l'Autriche ou la Russie. Il est vrai que la
noblesse la plus ancienne et la plus riche
portait des titres; mais ces marques honori-
iiques provenaient des fonctions qu'elle rem-
plissait, car la noblesse administrait tout le '
pays par des fonctionnaires non rétribués,
tirés de son sein et élus dans ses diétines.
Le même système fut longtemps appliqué
à la force armée. Quand l'ennemi envahissait
le pays ou qu'il fallait soi-même porter la
guerre dans les pays étrangers, les plus ri-
ches propriétaires, habituellement les vaïvo-
des, c'est-à-dire les chefs du palatinat, ras-
semblaient la petite noblesse sous leurs éten-
dards, se rendaient sur un point fixé d'avance,
et entreprenaient la guerre à leurs frais.
Les mêmes seigneurs, pendant la paix, sou-
37
tenaient une foule de petits nobles, dont le
bien souvent n'équivalait pas à l'avoir du
simple paysan, leur donnaient de l'éducation,
et les préparaient à servir dignement la ré-
publique. Les riches magnats étaient entou-
rés de nobles, qui les servaient à la vérité,
mais auxquels ils n'adressaient jamais la pa-
role qu'en les appelant: «Monsieur mon frère».
Entre ces deux classes, il n'y avait que la
distance de la fortune, distance variable, que
le hasard comblait souvent. Les mots de
gentilhomme et de seigneur n'avaient donc
pas les mêmes idées de distinctions blessantes
et de privilèges iniques. Le passage de la
classe plébéienne à la classe noble était ex-
trêmement facile: dans certains cas, les ma-
gnats octroyaient d'un seul coup leur blason
et des titres de noblesse à toute une com-
mune. C'est ainsi qu'au XVIP siècle, l'het-
man des cosaques polonais, Wychowski, après
la bataille de Konotopy, accorda à plusieurs
centaines de guerriers ses aimes et son nom ;
c'est encore ainsi qu'en Lithuanie les colons
tartares, qui jusqu'à nos jours ont gardé leur
foi religieuse, appartiennent depuis longtemps
à l'ordre équestre, et l'histoire fait une men-
. ' — 38 —
tion honorable des services qu'ils ont rendus
à* leur patrie adoptive. L'existence d'une
classe seigneuriale plutôt honorée que privi-
légiée, l'absence de titres héréditaires, la fa-
culté pour les petits nobles de s'élever aux
premières charges de l'Etat, la faculté pour
les plébéiens d'entrer dans l'ordre de la no-
blesse, établissaient dans les rapports des
différentes classes, ou des divers degrés d'une
même classe une cordialité familière et digne,
inconnue dans les autres pays, et donnaient
à la vie des seigneurs polonais un caractère
tout patriarcal. Ces mœurs simples et fortes
de la noblesse s'étaient maintenues presque
dans leur intégrité jusqu'à la fin du XVIII'
siècle; il en reste encore des vestiges; quand
ils auront disparu à leur tour, c'est dans le
poème de Mickiewicz seulement que l'on re-
trouvera l'image de cette société qui gardait,
au milieu de la civilisation, tant de traits
des âges primitifs et héroïques. Que de ta-
bleaux nous offre cette épopée; tableaux mi-
nutieux et larges, .fidèles et poétiques! Nous
voudrions en citer plusieurs; mais ces puis-
santes peintures ne sont pas faciles à détacher
de leur cadre; il en est une pourtant que
e
— 39 —
nous nous hasardons à donner. C'est le ré-
cit d'une chasse. Toute la Lithuanie, avec
sa sauvage nature et sa vaillante population,
revit dans ce tableau aussi remarquable par
l'animation des personnages que par la sombre
et étrange grandeur du paysage.
ccQul a sondé les profondeurs des forêts li-
thuaniennes jusqu'à leur centre même, jusqu^au
cœur?
))Le pêcheur visite à peine le fond de la
mer sur les rivages; le chasseur lithuanien cir-
cule sur la lisière de ses forêts; à peine con-
nait-il leur extérieur, leur forme, leur physio-
nomie; les mystères intimes de leur cœur sent
pour lui impénétrables, et il ne sait ce qui s'y
passe que par des contes populaires.
»Car si Ton pénétrait dans ces forêts im-
menses, dans leur taillis épais, on trouverait
dans leurs profondeurs des remparts de troncs,
de branches, de racines, défendus par des
marais, par mille ruisseaux, par un réseau
d'herbages entrelacés, par des fourmilières, par
des nids de guêpes et de taons et par des
monceaux de serpents se dressant en spi-
rales.
»Et quand, par un courage surhumain, on
sortirait vainqueur de ces épreuves, on devrait
— 40 —
plus loin faire face à de plus grands dangers
encore.
))Plus loin, en effet, et à chaque pas, comme
les fosses à loups, de petits lacs guettent leur
proie, à moitié cachés par la verdure, si pro-
fonds qu'on n'en trouvera jamais le fond (il y a
grande apparence que des diables s'y cachent),
ces puits, dont l'eau est tachée d'une rouille
couleur de sang, fument en exhalant sans cesse
une odeur fétide, qui dépouille de leurs feuilles
et de leur écorce les arbres d'alentour.
» Chauves , rabougris , vermoulus , maladifs,
s'affaissant vers la terre sous leurs branches
couvertes de mousses entortillées, et courbant
leurs troncs hérissés d'affreux champignons, ces
arbres sont accroupis autour de ces marais
comme une bande de sorcières se chauffant au-
tour de la chaudière où elles font bouillir un
cadavre humain.
» Au-delà de ces lacs, il serait vain non-
seulement de porter ses pas, mais même ses
regards, car tout y est couvert d'une brume
épaisse, qui s'élève éternellement de ces marais
mouvants.
» Enfin, derrière ce brouillard, une tradition
populaire le raconte, s'étend une contrée ri-
ante et fertile, la cité du règne végétal et
animal.
- 41 -
))Là sont déposées les semences de toutes
les plantes, de tous les arbres; c'est de là que
leurs rejetons s'étendent sous terre dans le
monde entier.
»Là, comme dans Tarche de Noé, se con-
serve pour la reproduction de l'espèce, une
paire au moins de tous les animaux.
))Au milieu, dit-on, s'élèvent les châteaux
du vieil auroch, 'du bison et de l'ours, ces mo-
narques des forêts. Autour d'eux, comme des
ministres vigilants, se nichent sur les arbres
l'once agile et le glouton vorace.
))Plus loin, pareils à de nobles vassaux tout
respectueux, demeurent les sangliers, les loups
et les élans aux larges cors.
»Au-dessus d'eux perchent les faucons et les
aigles, qui, confidents et courtisans de leur
maître, vivent de sa table.
«Toutes ces espèces principales -d'animaux,
patriarches cachés au centre des forêts et in-
visibles au monde, envoient leurs petits,
comme des colons, au-delà des frontières, tan-
dis qu'ils passent leurs loisirs dans la métro-
pole de, leur empire.
«Ils ne périssent jamais ni par l'arme blanche
ni par l'arme à feu; mais vieux, ils meurent
de leur mort naturelle.
»Ils ont aussi leur cimetière, où, à l'ap-
- 42 —
proche du trépas, les oiseaux, déposent leurs
plumes et les quadrupèdes leur poil.
))A ce cimetière vont: Tours, quand, les
dents usées , il. ne peut plus mâcher ; le cerf,
quand, tout décrépit, il peut à peine traîner
ses pieds; le lièvre, quand, vieillard vénérable,
le sang se fige dans ses veines; le corbeau,
lorsqu'il grisonne; le faucon, quand il devient
aveugle; Taigle, quand son vieux bec se re-
courbe au point que ,* pour toujours fermé,
il ne laisse plus passer la nourriture. Oui,
tous vont à ce cimetière; et même le gibier
b]essé ou malade court mourir dans son pays
natal.
» Voilà pourquoi, dans les endroits accessi-
bles à rhomme, on ne trouve jamais des osse-
ments d'animaux.
))0n dit que, dans cette capitale, régnent
les bonnes mœurs, car les habitants se gou-
vernent eux-mêmes. Non corrompus encore
par la civilisation humaine, ils ignorent le droit
de propriété, source de tant de querelles parmi
nous; ils ne connaissent ni le deuil, ni Tart
de la guerre.
))Les fils mènent dans ce paradis le même
genre de vie que leurs pères; privés ou sau-
vages, ils vivent s'aimant tous et en bonne har-
monie.
— 43 -
)) Jamais Tun ne donne à l'autre ni coups de
dents, ni coups de cornes ; et même si un homme
pénétrait dans leur empire, ne fût-il pas armé,
il pourrait passer tranquillement au milieu
d'eux.
»Tous ces animaux le regarderaient de cet
œil étonné qu'au sixième jour de la création
leurs premiers pères, au Paradis, durent fixer
^sur Adam avant que de se prendre de querelle
avec lui.
))Mais, heureusement, jamais personne ne s'aven-
turera dans cette enceinte, car la fatigue,
l'effroi et la mort en défendent l'approche.
» Quelquefois seulement, des chiens courants
tombent inopinément au milieu de ces marais,
de ces herbages et de ces ravins.
«Epouvantés à l'aspect de leurs profondes
horreurs, ils s'enfuient en hurlant, les yeux
égarés, Mi longtemps après, quoique protégés
par la main du maître, ils tremblent à ses
pieds , comme possédés du démon de la
crainte.
» Cette mystérieuse capitale des forêts, in-
connue aux hommes, les chasseurs l'appellent
dans leur langage: Le fourré maternel des ani-
maux.
»0 ours stupide! si tu étais resté dans ton
44
fourré, jamais le voïsski^ n'aurait eu vent de
toi. Mais, soit que tu eusses été alléché par
Todeur des ruches, soit que tu te fusses senti
du penchant pour Tavoine déjà mûre, tu as
paru sur la lisière de la forêt, là où le taillis
est moins épais , et aussitôt le garde-chasse a
découvert ta présence; et aussitôt il a envoyé
les traqueurs, en espions astucieux, reconnaître
les lieux où tu changes, où tu couches, et voilà^
que le voïsski avec les traqueurs, échelonnés
sur la lisière du fourré, te coupent la ré-
traite.
»Thadée avait appris * que depuis longtemps
les chiens avaient été lancés dans le gouifre
des forêts.
»Le silence règne. En vain les chasseurs
tendent l'oreille, en vain ils écoutent le silence
comme le discours le plus intéressant, et, im-
mobiles à leurs places, attendent le signal: la
musique de la forêt seule leur revient de
loin.
* Le voïsski (tribunus) était jadis un citoyen âgé
et respectable, qu'on choisissait pour être le lecteur
des femmes et des enfants quand la noblesse se met-
tait en campagne. A l'époque (1812) que peint Mi-
ckiewicz, cette dignité était depuis longtemps un
simple titre honorifique. Le voïsski dont il s'agit
ici, parent éloigné et intendant du seigneur juge
Soplitza, avait été choisi pour diriger la chasse.
-^ 45 —
))Les chiens plongent en furetant dans la
forêt, comme des plongeurs dans la mer, et les
chasseurs , leurs fusils dirigés vers le bois , fixent
les yeux sur le voïsski.
»I1 est à genoux, Toreille collée à terre.
))Tels des amis tâchent de lire sur la figure
du médecin l'arrêt de vie ou de mort d'une
personne qui leur est chère, tels les chasseurs,
^se fiant à l'habileté du^ voïsski, attachent sur
lui des regards pleins d'espoir et de crainte.
«Il est là! il est là!» dit-il à demi voix, et
il se relève soudain.
))I1 a déjà tout entendu, les autres en sont
encore à écouter. Enfin, ils entendent un chien
pousser un cri, puis deux l'imitent, puis vingt;
alors tous, dispersés en bandes, se rejoignent,
aboient: ils sont sur la piste et hurlent en
chœur. Ce ne sont pas là les cris cadencés
de chiens qui poursuivent un lièvre , un renard .
ou une biche, mais des aboiements brefs, sac-
cadés, continus, acharnés; ce n'est plus à la
piste qu'ils poursuivent , c'est à la vue.
))Tout à coup, la meute se tait. Elle a at-
teint l'animal. Nouveaux cris, nouveaux hur-
lements. L'animal se défend, et sans doute il
blesse, car on entend de plus en plus souvent
gémir les chiens à l'agonie.
))Le chasseurs sont à l'affût; chacun tient
— 46 —
ton fusil prêt et se courbe en avant, comme
nn arc, la tête tendue vers la forêt. Us ne
supportent plus Tattente: ils quittent leur poste
Fun après l'autre et s'enfoncent dans le bois.
Gbacnn veut le premier rencontrer l'animal, en
dépit des exhortations du voîsski, qui parcourt
les postes à cheval, menaçant -de coups de
laisse quiconque abandonnera sa place, noble
ou manant.
»Yainés menaces: tous, malgré la défense,
sont déjà dans la forêt. Trois coups partent
à la fois, puis la fusillade continue jusqu'à ce
que l'ours la couvre de ses rugissements, dont
l'écho remplit toute la forêt; rugissements ter-
ribles de douleur, de rage et de désespoir!
» A ce cri succèdent ceux des chiens ; les
appels des chasseurs, les sons du cor des pi-
queurs grondent comme un tonnerre au milieu du
taillis. Les uns courent dans la forêt, les au-
tres arment leurs fusils et tous se réjouissent.
Le voîsski seul est triste; «tout est manqué!»
s'écrie-t-il. Chasseurs et traqueurs courent à
la rencontre de l'animal entre le fourré et le
reste du bois.
» L'ours, effrayé du tumulte, rebrousse che-
min sur les points moins gardés, c'est-à-dire
vers les postes que les chasseurs avaient quittés
et où, de leurs rangs nombreux, n'étaient
— 47 —
restés que le voïsski, Tbadée et le comte, avec
quelques traqueurs.
))Ici, la foi:êt devient moins épaisse. De ses
profondeurs "on entend sortir les rugissements
de la bête et le fracas des branches brisées,
quand tout à coup Tours s'élance du taillis
comme la foudre d'un nuage. Les chiens, au-
tour de lui, le harcèlent, le mordent. Il se
dresse sur ses pattes de derrière, effraye ses
ennemis de ses cris, arrache, avec ses pattes
de devant, tantôt des racines, tantôt des tron-
çons d'arbres brûlés, tantôt des pierres incru-
stées dans le sol, et en frappe les hommes et
les chiens. Il déracine enfin un arbre, qu'il
brandit comme une massue à droite et à gauche,
et se précipite tout droit sur les derniers gar-
diens de leur poste, le comte et Thadée.
)) Intrépides, ils restent sur place, dirigent
sur lui leurs fusils, comme deux paratonnerres
contre un sombre nuage, et ils arment à la
fois. (Jeunes inexpérimentés!) Les coups par-
tent; ils ont manqué. L'ours bondit; ils sai-
sissent une pique fichée en terre auprès d'eux,
se la disputent; ils regardent, et voilà que
d'une immense gueule rouge brillent contre eux
deux rangées de dents, et d'énormes griffes
descendent déjà sur leur tête. Ils pâlissent,
sautent en arrière et se sauvent dans la clai-
— 48 —
rière. L'animal s'élance après eux, se dresse,
les accroche du bout des griffes, les manque,
court, se redresse, et déjà de sa patte noire
il effleure la blonde chevelure dû comte. Il
allait lui enlever le crâne comme on enlève un
chapeau de la tête, quand Vassesseur et le no-
taire parurent de chaque côté, et Gervais avec
Robak, ce dernier sans fusil. Les trois font
feu à la fois.
» L'ours bondit tel qu'un lièvre devant les
lévriers, tombe sur la tête, tournoie sur son
dos, les quatre pattes en l'air, et roule, le
corps tout ensanglanté, aux pieds du comte,
qu'il renverse. Il rugissait encore, il s'effor-
çait encore de se relever , quand sur lui
s'élancent la féroce Straptchina et le Spravnick
acharné *.
» Alors le voïsski saisit la corne de buffle
suspendue à son cou par une ceinture. C'était
un cor long, tacheté, recourbé comme un boa.
Des deux mains il l'appuie contre ses lèvres,
enfle ses joues, ferme à demi ses paupières sur
ses yeux rouges de sang, comprime son ventre
et, chassant de ses poumons toute sa provision
d'air, il sonne!
* Straptchi et spravnick , titres de fonctionnaires
russes , donnés ici ironiquement à deux chiens.
- 49 -.
))Le cor, comme un ouragan déchaîné, lance
dans la forêt des sons que double Técho.
))Les chasseurs se taisent, les traqueurs
restent immobiles, étonnés qu'ils sont de la
force, de la pureté et de Tétrangeté de cette
harmonie. Le vieillard déploie encore une fois
devant eux tout' le talent qui l'avait jadis
rendu célèbre dans les forêts. 11 remplit, il
anime la clairière et le fourré de sa mélodie.
On dirait qu'il y a lâché toute une meute et
recommencé la chasse, car, dans cet air, il y
a toute une histoire abrégée de la chasse.
)>Et d'abord des tons doux et joyeux; c'est
le réveil qu'il jouait.
))Puis des gémissements perçants et plain-
tifs; c'est le cri des chiens. Et de temps à
autre un son dur comme le bruit du tonnerre;
ce sont les coups de feu!
))I1 s'arrêta; mais toujours à la bouche il
tenait son cor: et tous de croire que le voïsski
en sonnait encore; mais c'étaient les spns passés
que l'écho répétait.
))I1 souffle de nouveau.
))0n dirait que le cor change de forme, et,
qu'aux lèvres du voïsski, tantôt il grossit et
tantôt il s'effile pour imiter la voix des ani-
maux. Comme allongé en cou de loup, le voilà
qui pousse des hurlements longs et stridents;
4
.^ 50 -
ensuite, s'ouvrant en gosier d'ours, il rugit
et rugit encore; et enfin les mugissements du
bison éclatent dans les airs.
))I1 s'arrêta;' mais toujours à la bouche il
tenait son cor, et tous de croire que le voïsski
en sonnait encore; mais c'étaient les sons pas-
sés que l'écho répétait.
))Ces sons magiques, les chênes les répé-
taient aux chênes, les hêtres les redisaient aux
hêtres,
))I1 souffle de nouveau.
»0n dirait qu'il y a cent cors dans son cor:
on entend l'hallali confus des piqueurs, les cris
de colère et d'effroi des chasseurs, des chiens
et des animaux. Enfin le voïsski leva son cor
et entonna vers les cieux l'hymne du tri-
omphe.
»I1 s'arrêta; mais toujours à la bouche il
tefnait son cor: et tous de croire que le voïsski
en sonnait encore; mais c'étaient les sons pas-
sés que l'écho répétait.
«Autant d'arbres, autant de cors dans la
forêt; l'un renvoyait l'air à l'autre, comme de
chœur en chœur.
))Et la musique, allait toujours s'étendant et
toujours plus parfaite jusqu'à ce qu'elle se
perdit loin, bien loin, à la porte des cieux.
«Le voïsski lâcha son cor et étendit les
— 51 -
bras. Le cor tomba en se balançant sur sa
ceinture de cuir. Le vieillard, la face gonflée,
radieuse, les yeux levés an ciel, était là comme
inspiré , saisissant les derniers accords qui
fuyaient.
wEt alors retentit un torrent d'applaudisse-
ments, de félicitations et de vivats.»
Malheureusement les violentes émotions et
les périls de la chasse ne suffisaient pas à
l'énergie des Lithuaniens. Depuis que les
événements ne leur permettaient plus de sa-
tisfaire^ dans la guerre leur besoin d'action,
ils se rejetaient sur des querelles privées.
Dans un pays où il n'existait ni force armée
régulière, ni police, les contestations avaient
de tout temps abouti à des prises d'armes.
Le plaideur qui gagnait son procès s'adres-
sait à la noblesse pour obtenir l'exécution
de l'arrêt. Cet arrêt en main et assisté de
l'huissier du tribunal, il se mettait en cam-
pagne avec une troupe recrutée sur ses terres
et sur celles de ses amis et alliés et s'em-
parait des propriétés en litige. Cette exécu-
tion militaire s'appelait l'occupation à main
armée (zalazd). Assez souvent le perdant
4*
— 52 ^
résistait, et il en résultait de sanglants con-
flits. C'est, on le sait, une occupation de ce
genre qui fait le sujet de Messire Thadée,
Nous avons dit qu'elle eut pour conséquence
inattendue la réunion des deux partis contre
les Russes, leur victoire, leur fuite dans le
grand-duché de Varsovie et leur retour avec
les légions, polonaises, avant-garde de l'armée
de Napoléon.
La même noblesse qu'on a vue, au milieu
du roman, se battre entre elle et contre les
Russes, apparaît maintenant sous des uni-
formes nationaux et sous les étendards polo-
nais. Dans ses rangs, on aperçoit messire
Thadée, héros du- roman, et le comte. L'état-
m'ajor, composé de chefs qui portèrent au
loin l'illustration des armes polonaises, et
dont leurs compatriotes voient aujourd'hui
avec orgueil briller les noms sur l'arc de
triomphe de Paris, s'établit en quartier dans
la maison du seigneur juge Spolitza. Un
mariage entré le neveu de Soplitza et l'héri-
tière de l'autre famille termine le procès.
Pour célébrer cet heureux événement et la
glorieuse présence du général en chef de
l'armée polonaise, le seigneur-juge donne un
— 53 -
grand dîner. Le vieux voïsski a la haute
main sur tous les préparatifs de' la fête. Il
comprend l'importance de sa mission et met
tout son amour-propre à répondre dignement
à la confiance qu'on a mise en lui. A la
suite de longs et laborieux apprêts, arrive
enfin le jour tant désiré qui fait briller dans
toute sa splendeur la magnifique hospitalité
de la maison des Soplitza. Le chant du
banquet termine l'œuvre du poète; il porte
pour titre un vieux toast national qui revient
infailliblement dans toutes les solennités po-
lonaises et qui s'appelle Aimons-nous!
« Enfin les deux battants de la porte s'ouvrent
avec fracas. Messire voïsski entré en bonnet,
la tête haute ; il ne salue ni ne s^asseoit à la
table, car il se présente avec le Caractère de
majordome. Il tient une canne, signe de sa
nouvelle dignité et s'en sert, comme maître des
cérémonies, pour indiquer à chacun sa place.
« Premier magistrat du Palatinat; le podkomor
maréchal occupe la place d'honneur dans un
fauteuil de velours , à bras d'ivoire. A sa droite
siège le général Dombrowski, à sa gauche Knia-
ziewicz, Paç et Malachowski. Entre eux, M™^
la maréchale; plus loin, les autres dames, les
— 54 -
officiers, les demoiselles, les gentilshommes et
les voisins. Hommes et femmes sont entremêlés
dans Tordre désigné par le voïsski. Le seigneur-
juge s'incline, quitte le festin et va dans la
cour traiter les villageois rassemblés à une
table longue de deux stades. Il se place à Tun
des bouts, le curé à l'autre. Son neveu Thadée
et sa future nièce Sophie ne s'asseoient pas;
mais, occupés à faire les honneurs aux pay-
sans, ils mangent en marchant. C'était une
ancienne coutume que les nouveaux héritiers,
au premier repas, servissent eux-mêmes le
peuple.
«Cependant les convives de la salle, en atten-
dant les plats, s'amusent à regarder un magni-
fique service de table, dont le travail précieux
égalait la valeur du métal. Une tradition rap-
portait que le premier Radziwill Vorphelin l'avait
commandé à Venise et l'avait fait ouvrager dans
le goût polonais et d'après ses propres idées.
Ce service, enlevé pendant les guerres contre
les Suédois, avait passé, on ne sait comment,
dans la famille d'un simple gentilhomme. Tiré
ce jour-là du trésor, il occupait le milieu de
la table, en cerclQ aussi gran<) que la roue
d'un carrosse. Du fond jusqu'aux bords rempli
de crèmes fouettées et de sucreries blanches
comme la neige, il imitait parfaitement un pay-
- 55 -
sage d'hiver. Au milieu s'élevait une noire
forêt de confitures;. sur les côtés, des châteaux,
des bourgades, des villages couverts de sucre-
ries en guise de frimas. Sur les bords de ce
service se tenaient comme ornement de petites
figurines soufflées de porcelaine, dans le costume
polonais. On eût dit des acteurs sur la scène
représentant quelque événement; les gestes
étaient habilement rendus, les couleurs écla-
tantes. Il ne leur manquait que la parole; du
reste ils étaient vivants.
«Qu'est-ce que cela représente?» demandèrent
les convives avec curiosité. Aussitôt le voïsski
leva la canne, et, pendant qu'on servait Teau-
de-vie avant le dîner, il prit ainsi la parole:
«Avec la permission de mes illustres seigneurs,
»les nombreux personnages que voue voyez ici
«représentent l'histoire d'une diétine polonaise,
))les débats, les votes, le triomphe et les que-
)) relies des partis. C'est moi qui ai deviné
» cette scène et je vais vous l'expliquer.
))A droite, voilà une nombreuse assemblée
))de nobles, probablement invités au banquet
»qui précède la diétine. Une table servie les
«attend. Personne ne place les convives: ils
«forment des groupes, et chaque groupe dé-
» libère; et remarquez qu'au milieu de chacun
«d'eux est un homme que l'on reconnaît pour
— 56 —
«un orateur à ses lèvres entr'ottvertes , à ses
«paupières relevées, à ses gestes inquiets. Il
))éclaircit, il explique, avec son doigt sur la
» paume de sa main. Les orateurs recomman-
»dent leurs candidats avec un succès différent,
»à en juger par là mine des frères gentils-
)> hommes.
» Voyez, en effet, là-bas, cet autre groupe:
»la noblesse écoute attentivement; celui-ci, les
» mains dans sa ceinture, penche Toreille; ce-
)>lui-là y porte la main comme un cornet et se
)) retrousse silencieusement la moustache : il sai-
» sit sans doute au vol les paroles et les coor-
» donne dans sa mémoire. L'orateur paraît très
wravi de les voir endoctrinés. Il frappe avec
»joie. sur sa poche, dans laquelle il sent déjà
Dies votes «favorables.
))En revanche, les choses se passent autre-
))ment dans le troisième groupe. Là, l'orateur
» est forcé d'accrocher ses auditeurs par la cein-
»ture. Voyez! ils s'écartent de lui et détour-
))nent la tête. Voyez celui-là, tout gonflé de
«colère! il lève le bras, menace l'orateur, lui
«ferme la bouche: on lui a sans doute débité
«l'éloge de son adversaire. Cet autre, le front
«baissé comme un taureau, semble vouloir l'en-
« lever sur ses cornes. Les uns dégainent; mais
«les autres sont déjà loin.
— 57 ~
))Au milieu de ce groupe, un gentilhomme
)) reste silencieux et à Técart : on voit que c'est
»un homme impartial. Il hésite, il craint de
» voter, il balance et, en lutte avec lui-même,
»il consulte le sort, lève les mains, étend les
«pouces, ferme les yeux et approche coup sur
»coup les ongles l'un de l'autre. Si ses doigts
))se rencontrent, il votera jpowr, et contre s'ils
»se manquent.
»A gauche se passe encore une autre scène:
» c'est le réfectoire d'un couvent changé en salle
» de diétine. Les plus âgés sont rangés sur des
» bancs, les jeunes restent debout et, curieux,
«ils plongent par-dessus les têtes au centre de
«l'assemblée. Là est placé le maréchal -prési-
« dent. Il tient une urne, il compte les boules.
«Les gentilhommes les dévorent des yeux; la
«dernière vient de sortir et les huissiers, le-
«vant la main, proclament le nom du digni-
» taire élu.
» Un gentilhomme proteste. Voyez-le ! la tête
«à la fenêtre de'' la cuisine du réfectoire; voyez
» comme les yeux lui sortent de l'orbite, comme
»il regarde avec audace, la bouche béante, comme
«s'il voulait avaler toute l'assemblée. Il est
«facile de deviner qu'il a crié: Veto! Voyez
» comme, à ce brandon de discorde, la foule se
«précipite vers la porte! Certes, ils veulent
— 58 —
» envahir la cuisine ; ils ont dégainé, un combat
«sanglant va s'engager!
))Mais vous voyez, messeigneurs, là, au bout
))du corridor, ce vieux prêtre en chasuble qui
«s'avance; c'est le prieur du couvent. Il a
«l'ostensoir en main. Un enfant de chœur
» sonne la clochette et demande place. Aussitôt
))la noblesse remet ses armes au fourreau, se
«signe, s'agenouille, et le prêtre se tourne du
» côté où résonne encore le cliquetis des armes.
«Dès qu'il paraîtra, tout rentrera dans la paix
«et dans le silence.
«Ah! mes jeunes seigneurs, vous ne vous
«souvenez plus de ces temps où, au milieu de
« notre noblesse si bouillante, si indépendante et
«toujours armée, il ne fallait aucune police.
» Tant que la foi a fleuri, on a respecté les lois
« et l'on a vu chçz nous liberté et ordre, gloire
«et richesses. Dans d'autres pays, à ce que
«j'entends dire, le gouvernement tient des gar-
«des, des agents de police, des gendarmes, des
») constables; mais que là où le glaive seul ré-
«pond de la sûreté publique il y ait la liberté,
«je ne le crois pas! »
« A ces mots , le podkomor fit raisonner sa
tabatière. «Seigneur voïsski, dit-il, que Votre
Grâce remette à plus tard ces histoires. La
— 59 ~
diétine est curieuse, c'est vrai, mais nous avons
faim, faites donc apporter les plats»
« A cela, le voïski, abaissant sa canne, répon-
dit: «Que votre Illustrissime Seigneurie me fasse
la grâce d'écouter; dans un instant, j'aurai fini
de raconter la dernière scène des diétines. »
«Voilà le nouveau maréchal emporté du ré-
))fectoire sur les bras de ses partisans; voyez
» comme les frères gentilshommes jettent en l'air
» leurs bonnets, en~ ouvrant la bouche. Que de
» vivats! Et là-bas, du côté opposé, est le
» vaincu; tout seul, pensif, son bonnet enfoncé
» sur les yeux. Sa femme l'attend devant la
)) maison; elle devine ce qui a eu lieu! Infor-
«tunée! la voilà qui s'évanouit entre les bras
» de sa suivante. Infortunée ! elle s'attendait au
«titre d' illustrissime; elle reste, hélas! illustre
))tout court, et pour trois ans encore!»
« Ici enfin parurent les mets. Les convives se
mirent à les manger avec un vrai appétit de
soldat, en les arrosant de vieux vins de Hongrie.
Cependant le grand service avait changé de
couleur; dépouillé de sa neige, il avait verdi,
car la légère écume du sucre glacé, échauffée
lentement par la chaleur de l'été, s'était fondue
et avait mis le fond à découvert. Le paysage
représentait une nouvelle saison de l'année; il
resplendissait des teintes vertes et diaprées du
-• 60 —
printemps. Là apparaissent et poussent, comme
sur du levain, des blés différents ; ici se balance
répi doré d'un froment de safran; plus loin le
seigle se couvre de feuilles d'argent; le sarra-
sin, travaillé artistiquement en chocolat, croît
, à vue, et les vergers se chargent de pommes et
de poires.
«A peine- les convives ont-ils le temps de jouir
des dons de Tété; en vain demandent -ils au
voïsski de retarder l'automne: déjà le service,
semblable à une planète, opérant sa révolution,
change de saison; déjà les blés dorés se fon-
dent à la chaleur de la salle, déjà la verdure
jaunit, déjà les feuilles rougissent, tombent comme
empoHées par un vent d'automne. Enfin, ces
arbres, si bien parés un instant auparavant,
sont déjà dépouillés par le vent et les frimas
et restent à nu: c'étaient des bâtons de canellc
ou des branches de laurier, imitant des pins
dont les vertes aiguilles étaient de cumin.
« Tout en buvant, les convives se mirent à ar-
racher les rameaux, les troncs et les racines
pour les grignoter. Le voïsski tournait autour
du service et, rempli de joie, jetait sur eux des
regards triomphants
« Dans la cour, les officiers et les dames, les
soldats et les villageois avaient pris place deux
à deux pour danser. «Une polonaise!» s'écrient-
^y- 61
ils tous de concert. Les officiers amènent la
musique militaire; mais le seigneur-juge dit
à l'oreille du général: «Ordonnez que la musi-
wque attende encore: vous savez qu'aujourd'hui
» ce sont les fiançailles de mon neveu, et il y a une
» ancienne coutume dans notre famille de se
» marier au son de la musique du village ; voici
»le joueur de tympan, le violon et les corne-
x> muses; déjà le violon s'impatiente et la cor-
wnemuse, en s'inclinant, nous implore du regard.
» Si je les renvoie, pauvres gens ! ils vont pleurer !
)>Les paysans aussi ne sauraient danser à une
» autre musique; laissons-les commencer. Que
))le peuple se mette en train, puis nous écouterons
» votre excellent orchestre. » Cela dit, il fait un signe.
« Le violon retrousse sa manche, serre vigou-
reusement le poignet, appuie son menton sur la
caisse et lance l'archet comme un cheval fougueux.
« A ce signal, les deux cornemuses, agitant les
épaules comme s'ils battaient des ailes, soufflent
dans leurs instruments et remplissent leurs joues
d'air. Pareils aux enfants joufflus de Borée,
ils semblent vouloir s'envoler.
« Mais manquait le tympanon. Il y avait ce-
pendant plusieurs joueurs, mais aucun n'osait
jouer en présence du juif Yankiell. Pendant
tout l'hiver, Yankiell avait été on ne savait où;
mais ce jour même il avait soudain apparu à la
— 62 -
suite de Tétat-major. Tous savent que nul, sur
cet instrument, ne l'égale en talent, en habileté
et en goût. On le prie donc de jouer, on lui
présente l'instrument; il s'en défend, sous pré-
texte que ses doigts se sont engourdis, qu'il
s'est déshabitué de jouer, qu'il n'oserait s'y ris-
quer en présence d'une aussi noble compagnie.
Puis il salue et s'esquive.
«Sophie, la jeune fiancée, voyant cela, court
à lui et lui présente sur la blanche paume de
sa main, les baguettes dont l'artiste frappe les
cordes; de son autre petite main, elle lui ca-
resse la barbe et lui dit avec une révérence:
« Yankiell, je vous en prie, ce sont mes fian-
çailles, jouez, mon bon Yankiell. Ne m'avez vous
pas maintes fois promis de jouer à mes noces?»
« Yankiell aimait beaucoup Sophie. Il s'incline
en signe de consentement.
«On le mène donc au milieu de l'assemblée,
une chaise lui est présentée. Il s'assied.
« On apporte le tympanon, on le lui place sur
les genoux; il le regarde, plein de joie et
d'orgueil, comme un vétéran rappelé sous les
drapeaux, quand ses petits-fils décrochent de la
muraille son glaive pesant.
« Le vieillard sourit, quoique depuis longtemps
il n'ait plus manié son sabre; mais il sent que
son bïas ne le trahira pas.
— 63 -
((Cependant, deux de ses élèves s'agenouillent
auprès du tympanôn, accordent Tinstrument,
qui bourdonne sous leurs doigts.
«Yankiell, les yeux à demi fermés se tait et
tient ses baguettes immobiles.
« Il les abaisse. Il fait d'abord entendre quel-
ques gammes triomphales, puis frappe coup sur
coup les cordes, qui résonnent comme sous une
pluie battante. Tous sont ébahis; mais ce n'était
qu'un prélude, car bientôt il s'interrompt et re-
lève ses baguettes.
((Il recommence.
((Les cordes, frémissant sous ses coups légers,
comme si elles avaient été effleurées par les
ailes d'un insecte, rendent des sons voilés et
presque imperceptibles.
«Yankiell, les yeux levés au ciel, appelle l'in-
spiration. Il mesure l'instrument d'un doux re-
gard, lève les mains, les laisse retomber; les
baguettes frappent les cordes et les auditeurs
émerveillés.
a Soudain , de plusieurs cordes à la fois éclate
un bruit pareil à celui d'une musique turque
qui lancerait tous les sons de ses clochettes et
de ses tambours de basque. Et de là s'échappe
la Polonaise du 3 mai^.
^ Le 3 mai 1791. — Jour mémorable dans l'histoire
de la Pologne, où son dernier roi signa et jura, eu
— 64 —
« Les accents vifs respirent la gaieté et ré-
jouissent l'oreille.
«Les jeunes filles brûlent de danser, les garçons
ne peuvent tenir en place; mais les vieillards,
à ces sons, reportent leur souvenir vers le temps
passé, vers le temps heureux où le sénat et les
nonces, après la journée du 3 mai, fêtaient,
dans la salle de l'hôtel-de-ville, le souverain ré-
concilié avec la nation, vers ce temps où, au
milieu des danses, on chantait:
«Vive notre roi chéri!.... vive la diète!
vive la nation! vivent tous les Etats!»
«L'artiste presse de plus en plus ses caden-
ces. — Il tend ses tons, puis, tout d'un coup,
il laisse échapper un accord faux comme le
sifflement du serpent, comme le grincement de
l'acier sur le verre; un frisson glacial saisit
tout le monde; il trouble la joie par un pres-
sentiment de mauvais augure. Attristés, con-
sternés, les auditeurs ne savent si l'instrument
est faux ou si le musicien se trompe. Un maître
si habile pourrait-il se tromper? C'est à dessein
qu'il fait résonner cette corde perfide; c'est à
dessein qu'il trouble la mélodie en saccadant
présence de la grande diète, la fameuse constitution
qui devait assurer l'indépendance au pays et la plus
large liberté à chacun de ses habitants. La Polo-
naise dont parle l'auteur est un air national généra-
lement connu.
- 65 -
toujours plus bruyamment cet accord frénétique,
cet accord aux notes conjurées contre toute
harmonie. Enfin, le vieux Gervais comprit la
pensée de l'artiste. Il se cacha le visage dans
les mains, en.s'écriant: «Je le connais, ce ton!
je le connais! c'est la Targovit^al^y) Aussitôt
la corde fatale se rompit en sifflant. Le virtuose
passe aux petites cordes, interrompt la mesure,
l'embrouille, quitte de nouveau les chanterelles
pour ramener ses baguettes sur les basses. On
entend des milliers de sons de plus en plus
bruyants; on entend: marche militaire, cris de
guerre, d'attaque, d'assaut, coups de feu, vagis-
sements d'enfants, sanglots de mères et ces
horreurs du combat, le maître les rend avec
tant de perfection, que les paysannes tremblent
en se rappelant, avec des larmes de douleur,
le massacre de Praga, qu'elles connaissent par
les chants et la tradition. Aussi sont-elles con-
tentes quand l'artiste, faisant gronder toutes les
cordes ensemble, en étouffe ensuite les sons,
comme s'il les enfonçait au sein de la terre.
« A peine les auditeurs avaient-ils eu le temps
de se remettre de leur surprise, que déjà ré-
sonnait un nouveau chant. Ce sont d'abord des
^ La confédération de la Targovitza, tramée, en
1792, par Catherine de Russie et les renégats polo-
nais, contre l'indépendance de la Pologne. .
5
- 66 —
murmures légers et timides; dé nouveau quel-
ques cordes aiguës bourdonnent comme des
mouches échappées à la toile d'une araignée;
mais le nombre des cordes augmente, les sons
épars se rassemblent, forment des légions d'ac-
cords et déjà s'avancent en mesure à travers
la triste mélodie de cette chanson célèbre:
Le soldat exilé va par monts et par vaux,
Marche, mourant parfois de misère et de faim;
Il tombe enfin aux pieds de son cheval fidèle,
Et le petit cheval lui creuse son tombeau.
«Vieille chanson, chère à l'armée polonaise, les
soldats la reconnaissent, entourent le musicien,
prêtent une oreille attentive et se rappellent ce
temps affreux, où, après l'avoir entonnée sur la
tombe de la patrie, ils s'en allèrent par le monde.
Ils se souviennent des longues années de leurs
pèlerinages à travers les continents, les mers,
les sables brûlants, les frimas, au milieu des
peuples étrangers, où souvent, au bivouac, ce
chant national les a attendris et consolés; ab-
sorbés dans ces tristes pensées, ils inclinent la
tête.
«Mais bientôt ils la relèvent, car l'artiste, lui,
relève ses accords; il les tend; il en change la
mesure; il annonce du nouveau. Et le voilà
encore qui, regardant de haut, mesure les cor-
des de l'œil, rapproche les mains et frappe à la
— 67 —
fois des deux baguettes. Le coup était si ha-
bile, si vigoureux, que les cordes retentissent
comme des trompes d'airain, et de ces trompes
vole vers les cieux Tair si connu, la marche
triomphale :
Non, la Pologne n'est pas encore perdue!
Dombrowski! marche vers la Pologne!
«Et tous d'applaudir, tous de crier en chœur:
«Marche, Dombrowski, vers la Pologne!!»
«L'artiste, comme épouvanté lui-même de son
inspiration, laisse tomber ses baguettes, lève les
mains ; son bonnet de renard glisse sur ses épaules ;
sa barbe, soulevée par le vent, s'agite avec dig-
nité; ses joues se colorent en cercle d'une
étrange rougeur; ses yeux, pleins d'enthousiasme,
brillent d'un feu viril. Enfin, ses regards se
portent sur Dombrowski ; il cache sa tête dans
ses maiiis et éclate en sanglots : « Général, dit-il,
» longtemps notre Lithuanie t'a attendu , oui,
))très longtemps, comme nos juifs ont attendu
«leur Messie. — Longtemps les chanteurs ont
«prophétisé ton arrivée parmi le peuple; le ciel
»t'a annoncé par un miracle ^ Vis et com-
»bats, ô toi!.... notre....» Les sanglots lui
coupent la parole, l'honnête vieillard juif aimait
sa patrie comme un vrai Polonais. Dombrowski
*) Allusion à la comète de 1812.
5*
— 68 — ,
lai serra la main et le remercia; le juif ôta
son bonnet et baisa la main du héros.
«Il était temps de danser la polonaise.
«Fièrement s'avance le podkomor; il rejette
légèrement en arrière les manches de son konn-
touch ^, retrouse sa moustache, présente la main
à Sophie, et, avec un salut respectueux, l'invite
à ouvrir avec lui le bal. Derrière eux, couple
par couple, le rang se forme, on donne le sig-
nal, la danse est commencée, et c'est le pod-
Jcomor qui la mène.
«Ses bottes rouges tranchent sur le gazon;
son sabre lance des éclairs; sa large ceinture
resplendit; — superbe, il marche à pas lents,
comme au hasard; mais dans chacun de ses pas,
dans chacun de ses mouvements, on peut devi-
ner les sentiments et les pensées du danseur.
« Il s'arrête, comme pour questionner sa dan-
seuse; il penche la tête vers elle, veut lui glis-
ser un mot à l'oreille. La dame se détourne,
rougit, n'écoute pas. Il ôte son kolback de
zibeline, salue humblement. La dame daigne le
regarder, mais s'obstine à se taire.. 11 ralentit
son pas, cherche à lire dans les yeux de la
danseuse, et sourit, heureux de sa réponse
muette.
1) Konntouch, habit à manches coupées et pendant
le long des bras.
69
« Toujours fier, il marche plus vite, regarde de
haut ses rivaux, soulève son bonnet à plumes
de héron, le balance au-dessus de sa tête et le
met enfin sur Toreille, en se retroussant la
moustache.
«Il s'avance; tous lui portent envie, marchent
sur ses traces. Il voudrait s'esquiver avec sa
dame; il s'arrête, lève poliment le bras avec
elle, et prie les danseurs de passer au-dessous.
«Parfois aussi, pour tromper ses compagnons,
il fait iin écart à droite, change de direction;
mais, d'un pas agile, les importuns le poursui-
vent et s'enlacent de tous côtés par des nœuds
multipliés. Alors il se fâche, porte la main à
la poignée de son sabre, comme pour dire: Je
vous brave, malheur aux jaloux ! Il se retourne,
l'orgueil sur le front, le défi dans le regard,
fend droit la foule qui, n'osant lui résister, lui
cède le pas et, par une évolution rapide, se re-
met à sa suite.
«Et tous de s'écrier avec admiration: «Ah!
«regardez, jeunes gens, regardez-le! peut-être
« est-ce le dernier de nos pères qui saura ainsi
« conduire une polonaise ! » Et les . couples de se
suivre avec bruit et gaieté. Le cercle se reploie
et se déploie, comme un immense serpent qui
se roule et se déroule en mille anneaux. Les
couleurs des différents costumes des dames, des
— 70 —
seigneurs, des soldats, bigarrées et brillantes
comme les écailles du reptile, jouent aux rayons
du soleil couchant et tranchent sur le sombre
tapis de gazon. La danse tourbillonne, la mu-
sique gronde, les hourras et les toasts reten-
tissent î....»
Les deux grands tableaux que nous venons
de citer, la chasse à Fours et le banquet, ne
sauraient, surtout dans une traduction, don-
ner une idée complète de Messire Thadée,
mais ils sont d'excellents exemples des deux
formes, des deux modes d'inspiration qui,
alternativement ou à la fois, dominent dans
ce poème; le firemier est oriental, et on ne
peut mieux l'appeler que le mode hindou.
Dans les chants indiens, en effet, les fleurs,
les feuilles, les arbres, les nuages font entendre
des paroles humaines; le poète décrit ces ob-
jets inanimés et ces phénomènes passagers
comme s'ils avaient le sentiment de leur
existence; là toute la nature se met en rap-
port direct avec l'homme; tout parle, vit et
sent. C'est une sorte de panthéisme non pas
rationnel, mais vivant, spontané, qui émane
de l'être moral du poète. C'est seulement
— 71 —
chez les Hindous que nous trouvons cette
conception vivace de la nature; chez eux,
l'homme ne se sépare pas de la création pour
la contempler en spectateur froid et impas-
sible; il s'incarne en elle, il s'absorbe dans sa
vie mystérieuse, il l'élève jusqu'à lui, et, de
concert avec elle, il contemple l'univers. Union
sympathique, indissoluble, qui retient toutes
choses dans un ensemble harmonieux, attri-
buant à toutes, même aux plus humbles et
aux plus inertes en apparence, même au
moindre atome, uû rôle actif et \ivant dans
le développement mystérieux de la nature et
de l'humanité.
Le second mode de l'inspiration de Mickie-
wicz est purement homérique. C'est la même
ampleur dans les descriptions et les récits que
nous admirons chez le barde grec. Souvent,
quand la jeunesse impétueuse ne peut pas
maîtriser la fougue de ses passions, un vieil-
lard grave prend la parole à la manière de
Nestor, et, remémorant le bon vieux temps,
d'une voix douce et prudente, il conjure l'orage
et ramène la sérénité sur tous les fronts. Le
poète reproduit-il une amitié virile, née d'une
estime mutuelle et des vertus éprouvées des
- 72 -
deux côtés, aussitôt le lecteur se rappelle in-
volontairement que c'est ainsi qu'Achille aimait
Patrocle. Dans quelques endroits, il semble
que Fauteur lui-même se soit souvenu
d'Homère, notamment lorsqu'il décrit le ser-
vice de table et .le concert. Mais, en géné-
ral, c'est plutôt la même inspiration chez les
deux poètes qu'une imitation directe de l'un
par l'autre; si toutefois Mickiewicz avait dû
faire de poétiques emprunts, Homère eût seul
mérité de lui servir de modèle.
Le sentiment de la vie universelle de la
nature, ce panthéisme poétique digne des
Védas^ la simplicité et l'ampleur du récit
dignes d'Homère, ne sont pas les seuls mo-
des d'inspiration de Mickiewicz: il a introduit
dans son poème un élément plus moderne et
plus émouvant, l'élément romanesque,' qui se
personnifie dans Robak. C'est un moine de
l'ordre de Saint -Bernard, qui, jadis gentil-
homme célèbre par son courage et l'influence
qu'il exerçait sur ses compatriotes, a tué par
vengeance un haut dignitaire dont il n'a pu
obtenir la fille en mariage. Les remords lui
ont fait endosser le froc, et il espère expier
son crime par de longs et périlleux services
- 73 -
rendus à sa patrie. Ce moine est le père de
messire Thadée, mais ce n'est que blessé dans
le combat de la noblesse* polonaise contre les
Russes, où il a couvert de son corps le comte,
descendant du haut dignitaire assassiné, sur
son lit de mort, enfin, qu'il dévoile le secret
de la naissance de Thadée. La confession du
moîne mourant est une des scènes les plus
belles et les plus touchantes qu'ait conçues le
poète polonais. Mickiewicz avait autrefois
traduit le Giaour de Byron. Là aussi, il y
a une confession de moine. Il suffit de rap-
procher les deux épisodes, de comparer la
douleur du giaour avec celle du patriote po-
lonais, pour comprendre la différence d'indi-
vidualité des deux grands poètes. Nous ne
reprochons pas à Mickiewicz d'avoir introduit
au milieu des beautés antiques de son Thadée
une inspiration nioins pure peut-être, mais
plus vive, plus élevée, plus appropriée aux
sentiments actuels; nous lui reprocherions
plutôt d'avoir été trop peu prodigue de ce
genre de beautés: nous touchons ici à ce qui
constitue non pas un défaut du poème, mais,
selon nous, une dissonance dans l'œuvre gé-
nérale du poète. #
~ 74 -
Dans Messire Thadée^ partout où le poète
apparaît lui-même, il est toujours plein de
verve et d'inspiration; il reste tel que nous
l'avons connu depuis le commencement de sa
carrière; mais le caractère de tous les per-
sonnages de son f oême est peut-être un peu
superficiel et commun. Mickiewicz n'a élevé
aucun d'eux à la hauteur de sa propre dig-
nité; ils sont tous, si l'on excepte Robak et
le comte, jetés dans un moule si matériel,
que nous ne voyons dans aucun d'eux une
étincelle de vraie spiritualité; quelles que fus-
sent les circonstances qui influeraient sur leur
vie, quelques vérités qu'on leur révélât, tout
passerait au-dessus d'eux, sans les modifier,
tant ils sont pour ainsi dire faits d'une seule
pièce et fermés aux hautes aspirations mora-
les. Le poète a mis sur toute sa création le
cachet du bon sens prosaïque et ironique de
Cervantes. Or, si nous admirons avec les
siècles, dans l'auteur de Don Quichotte, un
très grand écrivain, nous ne pouvons regarder
comme salutaires le but et la portée de son
œuvre.
Quand la chevalerie, infiltrée dans les veines
de l'Espigne, eut dégénéré jusqu'au forma-
— 75 —
lisme le plus puéril; quand elle fut devenue
une idée fixe, une maladie morale de la na-
tion, alors don Miguel Cervantes de Saa-
vedra résolut de guérir ses compatriotes de
leur folie. Il aurait atteint son but d'une
manière plus digne de son- génie en élevant
l'esprit de l'Espagne, en dirigeant son acti-
vité vers des actions plus saintes, plus en
harmonie avec le caractère primitif de la che-
valerie; mais l'écrivain espagnol choisit une
route plus courte et plus facile; il attaqua
cette institution avec les armes du ridicule.
Don Quichotte chassa des Castilles tous les
chevaliers errants; mais il tua l'exaltation en
prouvant que la vie pratique seule convenait
à une nation qui comprenait sa mission sur
la terre. Et cependant, c'est ce même élé-
ment chevaleresque qui a orné des plus beaux
souvenirs lés pages de l'histoire; c'est lui qui,
enflammant des nations entières, les a exci-
tées à reconquérir, par un pèlerinage armé,
le saint sépulcre; c'est lui qui a découvert le
nouveau monde; c'est encore lui qui a suscité
les martyrs qui sont morts dans les prisons
de l'inquisition ou sur les bûchers pour avoir
défendu la liberté de la pensée.
— 76 ~
Tous ces faits ne lui avaient-ils donc pas
mérité le droit de vivre? Oui, il fallait ne
pas laisser s'éteindre ce feu sacré, mais le
purifier de l'alliage qui le dénaturait. Le dé-
truire, c'était un sacrilège. Et, en effet, je-
tons un regard autour de nous et demandons-
nous si, après être parvenus à cette vie
pratique personnifiée dans le type de Sancho,
après avoir acquis ces conditions sociales tant
désirées par les ennemis de l'exaltation, nous
avons lieu de nous en féliciter?
De même que la chevalerie avait conquis
l'Europe au moyen âge, le byronistne, et à sa
suite un certain sentimentalisme hypocrite,
l'ennemi le plus terrible de la vraie exaltation,
ont régné de nos jours. L'excentrique poète
anglais, que le nature avait doué comme il
aurait pu le désirer lui-même, jetait pourtant
un regard de dédain, sinon de mépris, sur
tout ce qui l'entourait; tout en jouissant des
dons de la vie, en chantant, en combattant
pour la liberté, il répandait le sarcasme sur
les objets du respect et de l'adoration des
hommes. Son génie fascinateur exerça sur
son époque une influence funeste. On se
drapa dans son manteau, on prétendit, comme
- 77 —
lui, errer dans les solitudes; on déclama contre
le genre humain; on affecta de mépriser ce
qu'on avait jusque-là regardé comme sacré;
on dédaigna le réel sous prétexte de pour-
suivre un idéal que l'on croyait sublime et
qui n'était qu'indéfinissable. C'est ainsi que
se produisirent au grand jour une multitude
de petits Byrons, entendons-nous: des Byrons
moins la position dans le monde, et surtout
moins le génie. Ces caricatures des deux
sexes se rencontraient à chaque pas et met-
taient à l'épreuve la patience humaine. On
usa contre ce nouveau genre de folie du pro-
cédé de Cervantes, du ridicule. Eh bien!
quel rôle convenait à l'homme de génie, en
présence de ce curieux phénomène moral?
Fallait-il élever une digue contre cette exal-
tation et en resseiTer le torrent, de manière
à le rendre plus profond et plus fort? ou
bien valait-il mieux la détruire par l'ironie?
Nous croyons superflu de répondre à cette
question.
Dans Messire Thadée, tous les person-
nages sont entourés de respect par le poète,
car tous, ils sont des types de la vie pratique.
Le comte seul est Tobjet d'une ironie, déli-
— 78 —
cate il est vrai, mais d'autant plus caustique
et mortefle, d'abord parce qu'il s'efforce d'in-
troduire en Pologne l'imitation des mœurs
étrangères, et sur ce point nous sommes
d'accord avec le poète, ensuite à cause de
son exaltation, qui lui fait raconter avec trop
de complaisance plus d'un exploit romanes-
que. Une fois, entre autres, en Italie, le vail-
lant Polonais, pour délivrer une princesse des .
mains des brigands, se précipita sur leur
bande et la dispersa. Chaque fois que le
comte rappelle le Birbante Bocca, endroit où
eut lieu l'aventure, le rire s'empare du lecteur.
Quant à nous, nous avons été bien aise d'ap-
prendre que le brave Slave risquait volontiers
ses jours pour la défense des dames, -et ja-
mais nous n'avons voulu envisager cet événe-
ment sous l'aspect ridicule et sentimental que
lui donne le poète.
Nos remarques s'appliquent ici plutôt à
l'auteur qu'à son ouvrage qui, nous le répé-
tons, a clos en Pologne l'ère de la poésie nar-
rative. La noblesse polonaise, au sein de son
existence matérielle, vivra sur Messire Thadée,
comme la Grèce a vécu sur Homère. Cepen-
dant l'œuvre du poète fut accueillie avec éton-
— 79 —
s
nefflent. Dans la seconde partie des Aïeux,
Mickiewicz s'était tout autrement dessiné de-
vant la patrie. La Pologne avait présente
à l'esprit l'heure où le poète, emporté par
une inspiration toute sibyline, voulait arracher
à l'avenir ses secrets, et où, s'élevant pres-
que jusqu'au ton d'une sublime fureur de vi-
sionnaire, il livrait par la pensée un assaut
au ciel, provoquait Dieu au combat avec une
puissance d'inspiration jusque-là inconnue et
une force d'esprit qu'il lui fallait bien diriger
vers le ciel, car elle n'aurait pas trouvé son
emploi sur la terre. Après cet enthousiaste
défi qui plaçait le barde slave sur le trépied
prophétique, à une hauteur qu'aucun de ses
devanciers n'avait même rêvé d'atteindre, on
fut surpris de le voir transporter son génie
dans une sphère purement matérielle, et con-
sacrer au bon sens ironique de Cervantes la
plus splendide inspiration lyrique qui ait
illuminé la Pologne.
Si ce pays eût été alors ce qu'il sera un
jour, c'est-à-dire libre, puissant et calme, nul
doute qu'il n'eût salué avec une joie pure la
venue de ce poème où le maître, par la magie
de son imagination, a évoqué toute la vie
- 80 -
privée de ses pères, leurs habitudes journa-
lières, leur hospitalité, la sagesse de leurs pa-
roles, la vive et honnête gaieté qui coulait de
source du sein de leurs plaisirs. Mais la na-
tion était rivée à un rude labeur; elle suc-
combait parfois sôus ses souffrances; elle ne
voyait plus, à travers ses douleurs, le chemin
qu'elle devait parcourir; elle avait donc besoin
qu'un homme, occupant la plus haute place
dans l'existence morale de la patrie, portât
sans cess:e devant elle le flambeau de son
génie et éclairât les détours et les obstacles
d'un pénible pèlerinage. Il ne suffisait pas
de lui dévoiler le côté matériel de son passé ;
il fallait qu'une voix prophétique, en exaltant
le peuple, lui donnât des forces pour une lutte
incessante.
Le poète par excellence du peuple polonais
finit toutefois par comprendre les besoins
moraux de son pays. La nation lui deman-
dait des jalons pour son avenir; il répondit
par ces cours d'histoire et de littérature slave
au Collège de France. Mais en vain entre-
voyait-il un avenir rayonnant pour sa patrie
et pour l'humanité; les malheurs du présent
accablaient de plus en plus son âme aimante
— 81 -
et passionnée. Il essaya d'échapper àla navrante
actualité en se réfugiant dans le domaine
d'une exaltation mystique. Cependant 1848
approchait.
« L'Esprit soufflée où il veut,» dit l'Ecriture;
mais il n'y a que des hommes élus qui soient
sensibles aux premiers frémissements de son
haleine. Peu après la mort de Grégoire XVI,
il se produisit en Italie un mouvement qui
semblait donner le signal d'une rénovation
politique et religieuse dans le monde entier.
Attiré par la perspective d'une grande expan-
sion de vérité et de justice réparatrice, le
poète partit pour Rome. Homme de bien, rê*
veur sublime, il entrevoyait une dernière et
sainte croisade de la liberté contre l'oppres-
sion; il découvrait dans un prochain avenir, le
bon grain séparé de l'ivraie, l'esprit dégagé
de la matière, le divin affranchi du terrestre,
es peuples émancipés du joug de la tyrannie
étrangère, l'équité présidant aux rapports
entre les Etats et entre les citoyens. Sa vi-
sion lui inspira des paroles qu'il n'hésita pas
à faire entendre lors d'une audience que
lui avait accordée le Saint-Père. Bientôt les
événements lui démontrèrent la vanité de
6
- 82 —
ses illusions; l'initiative d'une action générale
avait évidemment cessé d'appartenir à la ville
aux sept collines. Au reste, il devait en être
convaincu depuis longtemps, lui qui, dans ses
écrits, dans ses poésies, dans ses cours au Col-
lège de France, s'était toujours appliqué à
démontrer que le droit de porter devant l'hu-
manité le drapeau de l'aflFranchissement et de
la civilisation appartenait exclusivement à la
nation française, a Rome n'était plus dans
Rome.» Mickiewicz reprit le chemin de la
France. Cette fois, ses pressentiments s'ac-
cusèrent dans sa pensée avec un singulier
caractère de précision. Il serait aujourd'hui
inopportun et téméraire de vouloir les repro-
duire, tellement ils annonçaient la série de
grands faits pohtiques qui allaient éclater.
Les événements justifièrent ses prévisions,
mais ne produisirent pas immédiatement les
conséquences qu'il avait espérées. L'histoire
mesure le temps autrement que ne le fait
l'homme; elle ne précipite pas toujours son
cours au gré des impatiences humaines. A demi
déçu, mais toujours plein de foi, il attendit.
Etait-ce l'Occident? était-ce le Nord qui allait
donner le signal d'une action générale ame-
— 83 -
nant à sa suite le redressement des toits sous
le poids desquels s'affaissait une des grandes
nationalités de FEuiope?
L'étoile qui jusque-là avait guidé le poète
lui apparut au fond des nuages lointains qui
s'amoncelaient lentement au-dessus du Bos-
phore. Pèlerin grave et recueilli sur le che-
min de l'avenir, il reprit sa marche; il se
dirigea vers l'Orient, et mit le pied sur cette
terre où il croyait que devaient se décider
les destinées de l'Europe. Le choléra, à cette
époque, commençait à sévir à Constantinople.
Une de ses premières victimes, et sans con-
tredit la plus illustre, fut Adam Mickiewicz.
Dans les contrées soumises encore à la foi
de rislam, les croyants meurent leur dernier
regard tourné vers la Mecque. La sainte ville
du prophète, avec les traditions qui s'y rat-
tachent, avec les principes qu'elle représente,
appartient tout entière au passé, à un passé
épuisé, infécond, et qui depuis longtemps déjà
a livré à l'histoire son dernier mot. Le poète
polonais mourut les yeux tournés vers le Nord,
la pensée dirigée vers ce pays dont la résur-
rection doit ouvrir à l'Europe et à l'humanité
un nouvel avenir. Son dernier soupir s'en-
6*
— 84 —
vola du côté de cette terre promise vers la-
quelle, pendant le cours d'une glorieuse
existence, il n'avait cessé de guider son peuple.
Mais qu'il nous soit permis d'ajouter ici
encore un mot qui complétera peut-être l'es-
quisse beaucoup trop imparfaite que nous
avons tracée du grand poète polonais.
A l'époque de sa plus radieuse activité,
Adam Mickiewicz sentait que la conservation
et le développemient du caractère de la poésie
actuelle ne lui suffisait pas. Il fallait conce-
voir autrement qu'on ne l'a souvent fait cet
idéal qui déjà dans des temps reculés, brillait
radieusement devant l'humanité, mais dont la
forme matérielle surtout resta entre les mains
des générations suivantes.
L'antique Grèce à l'époque florissante de
son art et de sa poésie, fut le dernier séjour
de cet idéal. L'élément divin constituant
l'unité dans les créations des grands maîtres,
voilà quel était cet idéal. Leur inspiration
émanait directement de la divinité, et sa
flamme sacrée jaillissait sur les hommes sans
chercher à agiter leurs passions terrestres ou
à éveiller leurs instincts individuels. Le peuple
grec demandait-il une épopée, Homère phi-
— 85 —
losophe, moraliste, poète, sous l'influence
d'une divinité suprême gouvernant les dieux
et les hommes du haut des deux, faisait
descendre l'Olympe sur la terre, embrasait
les poitrines humaines d'un esprit immortel,
et, dans un calme majesteux, déroulait de-
vant la Grèce enthousiasmée, les péripéties
de son histoire passée. Lors des fêtes où l'on
immolait le bouc sacré, quand le peuple avide
d'émotions poétiques se pressait dans l'en-
ceinte, d'un théâtre, Eschyle lui représentait
son Prométhée. Ce n'était pas un sentiment
terrestre qui était le principal ressort du dra-
me. Après avoir ravi à l'Olympe une étin-
celle divine et créatrice, le héros voulait rem-
placer Dieu lui-même sur la teire et s'élever
d'une condition subalterne au rang du créa-
teur. Et en eifet, par la puissance de ce
feu, de cette étincelle, de cette vérité fonda-
mentale, selon qu'on voudra désigner la na-
ture de son larcin, il aurait pu détrôner le
souverain éternel. C'était là un sacrilège
énorme qui devait être suivi d'une expiation
proportionnée au crime. Le vieux Zeus irrité
l'enchaîna à un rocher, lui donna un vautour
pour bourreau, et finit par foudroyer le té-
— 86 -
méraire. C'est ainsi que le poète dévoilait
à ses auditeurs les plus sublimes mystères de
leur foi. Soutenu exclusivement par l'élément
divin, il les frappait d'une sainte terreur qui
atteignait parfois au délire. Un autre jour il
leur faisait voir Oreste poursuivi par les fu-
ries, en puisant son inspiration toujours à la
même source. Selon les historiens du temps,
les hommes étaient agités de transports fré-
nétiques, les mères avortaient, la nature stu-
péfaite semblait suspendre son travail. La
scène était depuis longtemps vide que les
cœurs tressaillaient encore, les impressions
reçues agitaient violemment les spectateurs
jusqu'à ce qu'elles se fussent fixées dans leur
mémoire, en un tableau solennel et calme.
Telles sont les causes de la puissance de cette
poésie qui agit si fortement encore sur nous,
aujourd'hui que la direction de notre esprit,
notre religion, nos mœurs, nos penchants
invincibles à l'analyse matérielle nous rendent
si différents des auditeurs des tragédiens et
des poètes de la Grèce.
Après la disparition des grands maîtres hel-
lènes, après la chute politique de leur glorieuse
patrie, la forme que l'idéal avait si complète-
— 87 -
ment , dominée usurpa de nouveau le premier
rang dans la poésie. Malgré l'invocation sa-
cramentelle des Dieux, malgré l'intervention
convenue des puissances surnaturelles dans
ses créations, la poésie, esclave de la forme
et ne remontant plus à une inspiration supé-
rieure, cessa d'exercer son influence divine-
ment lumineuse ou foudroyante. Dans ses
meilleurs jours, elle s'emparait des cœurs
par des moyens terrestres; c'était par des ar-
tifices matériels qu'elle enflammait les esprits.
L'idéal grec se voila et plana au-dessus de
la terre jusqu'à l'époque du moyen âge en
Italie. Alors il se révéla avec un nouvel
éclat, comme pour prouver à l'humanité que
sa longue éclipse était plutôt une léthargie
qu'une mort. Le Dante le ressuscita de son
souffle puissant; son poème entre dans la triple
région de l'élément religieux, l'inspiration le
détache de nouveau de la terre, pour l'intro-
duire non dans un pays d'illusions, mais bien
dans le domaine de la réalité divine, dans la
sphère des idées immortelles, dont' chacune,
prise séparément, est en quelque sorte le héros
du poème et dépasse la grandeur éphémère
d'un individu. Cependant le chantre de la
- 88 —
comédie divine, sentait que rhumanité s'élan-
çait déjà dans les voies du matérialisme et
que son esprit avait en quelque sorte Tappétit
des éléments terrestres. Aussi ne manqua-t-
il pas d'ajouter à sa harpe une corde montée
au diapason de ses auditeurs — la. corde de
l'amour-^ il introduisit Béatrix dans son œuvre.
La figure de sa bien aimée n'y est cependant
qu'un accessoire; ce n'est guère autour d'elle
que se meut l'intérêt principal. Peut-être
même le maître italien l'aurait-il complète-
ment supprimée s'il avait pu prévoir que ses
successeurs s'attacheraient justement à cette
seule corde en la faisant prédominer au lieu
de la subalterniser.
Le barde divin oublia que cette corde était
plus facile à faire vibrer, et que le cœur hu-
main s'abandonnait à de telles impressions
d'autant plus volontiers qu'il n'avait pas d'ef-
fort à faire pour les goûter. La voix de la
terre trouvait toujours l'oreille ouverte. Il
n'y a donc rien d'étonnant à ce qiie ses suc-
cesseurs, comme l'Arioste et le Tasse, aient
assigné dans leurs œuvres un rôle de plus
en plus important à l'amour terrestre, jusqu'à
ce qu'ils en fissent le premier mobile; témoin
— 89 —
Pétrarque, dernière expression de l'idéal ma-
térialisé.
Depuis , la poésie privée de l'idéal ne vit
rien de plus puissant pour émouvoir l'huma-
nité, que l'amour. La chevalerie romantique
du moyen âge en fit en grande partie le but
de son existence; les poèmes ne suffisant plus
à fournir assez d'amour pour la nourriture
de tant de cœurs, aussitôt l'Espagne, comme
réponse à la demande générale, se mit à
publier de volumineux romans, où régnait
exclusivement l'amour. L'amour fut la con-
dition de succès de toutes les œuvres d'ima-
gination. Ce n'est que dans les deniiers
temps que survint la satiété. La poésie aban-
donna au roman le mobile jusque là commun
de leurs travaux et s'apprêta à répondre à
d'autres aspirations de l'humanité.
En effet, à la place de ce sentiment de
l'amour surgit peu à peu l'égoïsme du poète.
L'écrivain inspiré se complut à représenter
sa propre figure isolée du monde, placée en
dehors de toute action ordinaire; il dévoila
les mystères de son âme, ses souffrances, ses
rêves, mit le public dans la confidence de
l'impression que produisaient sur lui la gran-
~ 90 -
(leur du principe qu'il appelait Dieu, la beau-
té de la nature, les passions humaines. Il
s'appliqua à chanter l'univers réfléchi dans sa
personnalité. En un mot, l'ambition du poète
fut de devenir l'idole de ses auditeurs. De
là cette recherche coquette de la forme la
plus enivrante, des accords les plus enchan-
teurs, et ce goût de l'eflfet au préjudice de
l'impression durable et salutaire.
Si le but de l'art était uniquement la ré-
vélation du beau, le poète par ce moyen,
aussi bien que par un autre eût rempli sa
mission. Dès que la poésie, partie du sen-
timent abstrait et traversant les sentiments
humains, est arrivée à n'être plus que l'ex-
pression des sentiments individuels, il y a
lieu de signaler chez les génies les plus éle-
vés de cette époque de décadence, une pro-
testation éclatante contre cette mission en
quelque sorte mesquine de la poésie. Aux
yeux des uns l'amour de la femme comparé
à la destinée de l'humanité est un sentiment
trop peu important, la mission de l'homme
leur parait trop sérieuse pour tourner autour
de ce seul axe, comprenant leur propre dig-
nité, ils sont comme effrayés de voir que
~ 91 -
cette manière de capter le public en flattant
ses penchants matériels, les abaisse vis à vis
d'eux-mêmes, et il leur arrive souvent dans
un âge plus avancé d'avoir honte de leurs
propres œuvres; ils se sentent survivre et,
pour échapper à eux-mêmes,* ils se réfugient
dans les régions tempérées de la politique
ou de l'histoire. Les autres prennent en dé-
dain cette coquetterie de la poésie attachée
à plaire et, trop forts pour être des courti-
sans du public, ils aspirent à en être les
monarques en faisant planer au-dessus de
toutes choses leurs figures inspirées, revêtues
d'une majesté Olympienne.
Cependant le moment approchait où la
poésie devait faire un effort pour s'arracher
à cette sphère d'individuaUsme. Comment
devait-elle en sortir? par l'expression éner-
gique des toutes les misères de l'individu,
dépouillé de toute croyance, de toute sym-
pathie et ne croyant pas même à lui? Cette
poésie fut celle deByron, et le barde anglais
en niant tout idéal divin avec une audace
désespérée, atteignit au subhme de la poésie
individuelle. Ce fut la poésie d'un Titan. Le
symbole le plus grand de la poésie religieuse
— 92 -
de l'antiquité était ce Prométhée, puni par les
dieux pour avoir ravi au ciel une étincelle
du feu sacré. Le. symbole le plus glorieux
de la poésie moderne c'est Byron, qui osa
porter jusque dans le ciel et contre le ciel
la flamme de son propre génie.
Quel devait être le résultat de l'apparition
de cette comète lumineuse traînant après elle
tout un cortège de petites étoiles qui lui res-
semblaient par la forme? Etait-ce la mort de
la poésie? Non — ce n'était qu'une crise.
Une crise au fond de laquelle commença à
poindre cette vérité, que, pour émouvoir et
diriger le monde, il faut un plus puissant
mobile que l'amour de la femme, ou qu'un
individualisme si sublime qu'il soit; et enfin
qu'il faut revenir à puiser la force créatrice
dans la grande source de la vie, à rechercher
ce genre d'inspiration jadis ambitionné par
la poésie primitive. Et, si la poésie grecque,
épanouissement de conceptions mythologiques
incomplètes a cependant acquis une puissance
aussi durable, de combien sera plus grande
la puissance d'une poésie basée sur des prin-
cipes d'une vérité grande, simple, immor-
telle?
93
Cette vérité sublime, comme pour compenser
les sanglantes adversités du sort, s'est choisi
pour patrie une nation au sein de laquelle
toutes les vérités morales ont été marty-
risées.
La Pologne, vivant continuellement d'une
double souffrance, indignement mutilée dans
son existence matérielle, opprimée dans l'ac-
tivité de son esprit, contrainte par ses dou-
leurs et par le besoin de l'espérance à cher-
cher un refuge dans les régions abstraites,
rapporta d'en haut le pressentiment de grandes
vérités spirituelles et fondamentales qui se
manifestèrent d'abord par les chants prophé-
tiques de ses poètes. Ecrasée depuis quatre-
vingts ans sous trois jougs divers, sans pour-
tant jamais perdre une seule parcelle de ses
forces vitales; toujours prête au combat, for-
çant ses oppresseurs à tenir sans cesse la
main sur la hache du bourreau, et se rappe-
lant chaque jour par ses tressaillements con-
vulsifs à la mémoire de l'Europe, la Pologne
a dû nécessairement se convaincre de la su-
périorité incomparable de la force morale sur
la force physique. Elle a dû prendre en mé-
pris le matérialisme dont elle avait si dou-
— 94 —
loureusement et . par elle-même éprouvé Tim-
puissance. De là cette tendance nécessaire
du génie de la nation polonaise à se placer
le premier au-dessus de la forme dans la
poésie et à la considérer comme un élément
subalterne ) complètement subordonné à l'in-
fluence de l'esprit.
C'est à l'auteur de Y Aube du jour qu'il fut
donné d'ouvrir cette voie nouvelle, à lui, un
des maîtres les plus puissants de sa langue
en Pologne, à lui qui la créait toujours belle
et inespérée, qui l'assouplissait de la manière
la plus brillante aux contours de ses rêves.
Le poète n'avait besoin que d'envoyer son idée
dans cette région éthérée, pour qu'elle lui en
revînt parée des toutes les couleurs du prisme,
et digne de fasciner les âmes de ses com-
patriotes.
Il n'avait pas à poursuivre une forme nou-
velle, son idée était neuve et se créa sa
forme.
C'est une tâche difficile que de rendre compte
d'une création purement lyrique, aérienne
pour ainsi dire, où la forme joue nécessaire-
ment un rôle très important, où la langue
nouvelle, même pour les nationaux, éblouit
— 95 -
tout d'abord et dont l'idée ne se trouve en
quelque sorte qu'au fond d'une coupe d'or,
pleine d'un breuvage enivrant.
Avant que de poursuivre l'analyse de cette
poésie, qu'il nous soit permis d'en donner
quelques extraits, pour mieux initier nos
lecteurs à la connaissance de l'œuvre. En
voilà d'abord le prologue.
« Chassé par l'ennemi de la terre de mes
» aïeux, je me vis obligé de fouler les champs
))de peuples étrangers, et d'écouter de loin les
)) hurlements de ces satans qui rivèrent leurs
» chaînes au corps de mon pays natal.
»De mon vivant, comme le Dante, j'ai passé
))par l'enfer.
»Je crus d'abord, que Dieu miséricordieux
)) était fier pour les superbes, mais fidèle aux
«croyants; j'espérais que bientôt s'abattraient
))les anges vengeurs et que ce tombeau qui
» s'élève au milieu du monde, et sur lequel
))pèse la main d'un bourreau géant, viendrait
)) crouler. Mais les jours passaient, les années
«fuyaient et en vain, la lumière luttait avec la
» force aveugle de la nuit; le soleil ne venait
))par briller sur le mausolée sacré, et la terre
» se dégradait de plus en plus. C'est alors que
96
»mon âme tomba dans ce vide du doute, où
» toute lumière se change en une nuit éternelle,
»où pourrissent comme des cadavres les chefs-
-d'œuvre du courage, où les victoires sécu-
))laires gisent en ruines, et où tous ces jours
» infortunés se résument en une inscription: « ici,
))il n'y a plus d'espoir!»
» Hélas j'ai vécu, oui longtemps vécu dans
«cet abîme, tourmenté par un désespoir sans
«bornes et sans répit, et la mort ne sera pour
«moi qu'un second trépas. Oui, comme le
«Dante, de mon vivant, j'ai passé par l'enfer!
«Mais aussi à mon secours accourut ma dame,
«dont le regard effraie les esprits infernaux,
«un ange ami m'a sauvé de l'abîme, et moi
«aussi j'ai eu ma Béatrice.
«Oh toi, belle également, tu n'as pas voulu
«élever tes ailes au-dessus des ténèbres de
«notre planète, pour t'asseoir dans les cieux,
«loin de moi, loin de mes douleurs, toi, éga-
«lement belle mais plus chrétienne encore.
«Là, où la souffrance croît, où brille une
«larme éternelle, tu as mieux aimé rester avec
«ton frère sur la terre. La même couronne
«d'épines ceignait nos deux fronts, le sang de
«mes mains rougissait les tiennes; nous pui-
» sions ensemble à la même source des poi-
»sons infernaux, ô ma Béatrice! Et cependant
— 97 —
» mes plaintes confondues avec tes soupirs, éclia-
))tèrent en chants de triomphe. De deux dou-
» leurs cimentées par une union spirituelle,
«s'éleva une seule voix — cette voix, ce fut le
)) bonheur!
))Ah! par ton regard, comme dans mon cœur
«revinrent le bonheur de la foi et la force de
«l'espérance! C'est ainsi que de sombres nuages
«gros de larmes célestes, alors qu'ils s'entre-
« choquent en un moment suprême au sein des
«sphères aériennes, font aussitôt de ces lar-
«mes jaillir comme une foudre la lumière et
«changent le brouillard en temple d'or du
« Seigneur.
» C'est donc par ton nom que je commencerai
«mon chant, ô ma sœur! Sois à tout jamais
«unie à moi par la même chaîne de souvenirs
«et de sentiments. Nous mourrons ici, mais le
«chant immortel, fidèle à tous deux, reviendra
«un jour pour veiller comme un ange gardien
«sur nos tombeaux! Et peut-être sonnera l'heure
«où ressuscites tous deux, non plus dans l'âge
« du corps mais dans le grand cycle des esprits,
«nous surgirons unis par la chaîne de ses ac-
« cords , pareils à deux esprits bienheureux,
«tous deux purs, saints et radieux «.
Dans ce prologue, ainsi qu'on le voit, le
7
- 98 —
poète aperçoit au lointain Télément qui man-
que à l'humanité. L'amour profond du génie
de sa patrie Tamène à connaître les sources
de la vérité absolue et à puiser en elle cet
élément qui sera un jour, ainsi que nous
l'avons dit, le mobile essentiel des œuvres
de l'imagination. L'auteur, sur cette voie, se
souvient involontairement du maître italien,
mais il procède autrement! La Béatrix du
Dante est une figure subalterne, la Béatrice
de VAtfhe du jour, paraît être le personnage
principal. Ici, nous voyons combien il est
difficile, même pour les génies les plus subli-
mes, de s'arracher à ce matérialisme qui,
depuis tant de siècles, règne souverainement
dans la poésie. Le poète entrevoit l'avenir
le plus éloigné, sa poitrine se gonfle d'une
inspiration sublime, et cependant il croit que
l'idée par elle-même n'est pas encore assez
forte pour enlever ses auditeurs. Dès lors,
au lieu de se maintenir dans les hautes ré-
gions, cédant à l'influence d'un sentimenta-
lisme suranné, il se rattajDhe de toutes ses
forces à la femme, il s'abîme dans sa nébu-
leuse individualité. De nouveau il tâche de
revêtir sa personnalité des couleurs les plus
— 99 —
séduisantes, de se poser lui-même avant tout
en idole et, bien qu'il soit le premier à jeter
pour ainsi dire la planche de l'ancien monde
au nouveau, pourtant trop élevé pour le pre-
mier, trop personnel pour Je second, il se
tient suspendu entre les deux.
Il n'en serait pa,^ de même, si l'auteur en
présence du grand but prophétique qui con-
stitue la mission de la poésie, avait pu s'ou-
blier lui-même, contrairement à l'usage de
ses plus dignes rivaux. Il est vrai que cet
amour que les poètes jusqu'à présent se sont
efforcés d'éveiller à leur profit, est indispen-
sable pour les hommes qui parlent à leur na-
tion. Sans cet amour, point de confiance,
point d'autorité pour la parole du poète, mais
cet amour doit naître sans provocation labo-
rieuse de la part de l'auteur, s'il est un puis-
sant auxiliaire de la mission poétique.
Le canevas de Y Aube du jour^ ainsi que
de chaque création purement lyrique, peut
être indiqué seulement en contours généraux.
La scène se passe en Italie. Par l'une de
ces nuits limpides et transparentes du midi,
dans le cadre d'un paysage pittoresque, le
poète se berce avec sa nacelle sur les eaux
7*
— 100 —
unies d'un lac. A travers les cordes de la
harpe que sa dame tient encore entre ses
mains, il voit la future Pologne. Il s'arrache
donc à la réalité et s'élance dans la région
des rêves, vois-tu ce ciel étoile, dit-il à sa
compagne: •
))0h ma sœur, agenouilte-toi avec humilité,
»prie, prie ici avec moi! Elève hardiment ton
» regard, car hardiment toujours Torphelin peut
«regarder les cieux. Coûtemple cette harpe
«infinie où la lune, le soleil, les étoiles, sont
«fixés comme des vis éternelles; là, des pro-
» fondeurs de l'abîme jusqu'au Zénith, vibrent
«des cordes d'azur et de lumière, tendues dans
«l'immensité. Sur ces cordes vole l'esprit;
» c'est l'esprit qui les fait résonner et se repose
«lui-même dans cette hymne. Cette hymne
«c'est l'harmonie, c'est le calme silencieux du
«monde! Mais écoute — un nom ne retentit plus
«aujourd'hui dans la grande harmonie de ces
«accords! Vois, un rayon manque à la splefi-
«deur complète de ces lumières! Prie avec
« moi — prononce le nom qui s'est échappé de
«la lyre de la vie. Indique cette étoile qui
«sommeille mais ne s'est pas éteinte au jour
«du naufrage. Oh, prononce, prononce le nom
» de la Pologne ! il se peut que l'esprit de Dieu
~ 101 -~
»nous écoute, qu'il accueille de nouveau cet
«accord perdu, qu'il en complète le chant do
«rUnivers».
Et en eflfet, de quel enthousiasme n'a-t-
elle pas dû être transportée, cette Béatrix
moderne, quand le poète, après avoir large-
ment déployé les ailes de son inspiration, lui
révèle de sa voix prophétique comment la
mort n'a qu'un temps sur la terre, comment
elle n'atteint jamais l'idée qui s'épure de plus
en plus par la souffrance. A cette compagne
enivrée du nectar de sa fantaisie, il raconte
sa vision; et cette vision, la voici: Là bas,
dans le lointain, au milieu des neiges de sa
terre natale, ce grand cimetière de sa nation,
il a osé une fois évoquer les ombres de ses
aïeux, et dans le délire du désespoir il leur a
reproché de ne lui avoir laissé qu'un tombeau
pour patrie. Un chœur de spectres héroïques
lui répond par un rire d'une fatale ironie;
un seul d'entre eux, un vieux connétable qui
naguère, aux heures du péril, défendait son
pays contre l'ennemi, s'approche et, élevant
sa voix au-dessus de la tête du poète age-
nouillé, l'avertit que sa vue terrestre l'induit
- 102 —
en erreur; il lui dit que déjà de son temps
l'infortune de la Pologne existait en germe,
qu'un pareil pays a dû tomber pour renaître
par la souffrance; autrement, ajoute-t-il, si
la Pologne avait suivi l'ornière de ses voi-
sins, au lieu de briller un jour à la tète des
peuples du Nord, d'accomplir sa sainte mis-
sion, elle serait une boutique et non une na-
tion, une boutique remplie d'armes endor-
mies. «La destinée de ta nation, dit le fan-
«tome du guerrier, est plus élevée et sa
«puissance sera par là même un jour plus
» solide. »
Ici, l'inspiration du poète pénètre de plus
en plus dans l'avenir; la vue de son esprit
s'éclairdt.
En attendant, l'obscurité envahit la terre;
une harmonie céleste vient de loin frapper
son oreille, l'horizon s'illumine d'une clarté
fantastique, le barde entrevoit la vague appa-
rition des anciens guerriers du pays. «Mes yeux
))ne peuvent pas les distiguer, dit-il à sa
» compagne, fais vibrer les cordes de ta harpe,
«entonne notre vieille chanson «La Pologne
yi n'est pas encore perdue ;f> c'est une appa-
«rition de nos compatriotes; ils ne pourront
— 103 —
» résister à ces accords chéris, ils s'approche-
))ront de nous.» Aussitôt les nuages se dis-
sipent, le poète inspiré voit planer au milieu
de l'azur, Marie et derrière elle l'ancienne
noblesse polonaise avec son glorieux étendard,
avec ses cuirasses, ses casques empanachés,
ses glaives qu'elle presse contre ses poitrines ;
tout ce cortège fidèle de Marie se balance
silencieusement dans la nue, en se dirigeant
vers le Nord. C'est la mère du plus grand
des révolutionnaires, la reine de la Pologne qui
reconduit les vieux héros dans leur patrie;
elle leur rend cette terre bien-aimée pour la-
quelle ils ont combattu et souffert, pour la-
quelle ils sont morts. Alors l'âme du poète,
transportée d'un sentiment de joie ineflfable,
aspire à embrasser l'univers entier dans une
seule étreinte; l'amour, la foi, l'espérance kii
ceignent le front d'une triple auréole. «Oh
ma sœur, la Pologne existera, s'écrie-t-il, et
il entonne une hymne de reconnaisance pour la
justice providentielle, d'amour pour l'huma-
nité. A la dernière strophe de ce chant,
déjà l'horizon de l'avenir resplendit à ses
yeux dans toute sa clarté; il voit l'apothéose
de la Pologne ressuscitée; le principe du dé-
- 104 —
voûment et de l'égalité, qui pour la seconde
fois a été crucifié en elle, et apparaît dans toute
sa gloire. L'histoire pousse dans les voies
de l'infini sa fille chérie, sanctifiée par la
douleur.
La vision s'est évanouie, le poète découvre
le but suprême de la marche de l'humanité,
et il la définit en ces termes:
» Dépose ta tristesse; dépose ta terreur!
)) Donne-moi ta main pour nous élancer ensemble
)) dans la vie commune. Je connais toutes les J
» peines, toutes les douleurs, toutes les souffrances ^
»qui nous y attendent encore, mais, ma sœur,
«aie foi dans mon pressentiment prophétique;
«pour nous a déjà brillé l'aurore victorieuse!
» Dans cette patrie immortelle, indivisible en dépit
))du partage, sur cette terre chérie, sur cette
» terre qui est à nous seulement , surgira une
» nouvelle génération, une génération jusqu'alors
» inconnue.
«Pour mettre d'accord l'histoire du monde
» avec la volonté du maître suprême, l'esprit de
»la vérité, /don ineffable du ciel, se mêlera à
))leur vieux sang guerrier. Là où jusqu'ici nous
«avons rêvé la multiplicité, la division ou la
«destruction des éléments sociaux, là pour ces
— 105 —
» générations il n'y aura qu'un seul amour, qu'une
)) grande existence commune.
«Elles auront horreur du sang, fût-il même
» coupable ; l'esprit ne pourra créer que par elles,
))et la terre ainsi transformée, ne sera plus
» foulée par le pied d'un criminel!
))0n ne connaîtra pas non plus de sexe sub-
» ordonné, car le cœur de la femme, fleur toute
«mystérieuse, après avoir été si longtemps mé-
» connu, s'épanouira enfin de son bouton.
«Les anciens maîtres prendront eux-mêmes
«leurs esclaves par la main et, comme des esprits
«égaux, tous ils monteront ensemble à la ter-
» restre Sion. L'habitant de cette planète régé-
«nérée a déjà oublié ce qu'est la femme; pour
« lui il n'y a plus que des frères et des sœurs.
» Vois-tu, ma compagne, ce monde nouveau,
«comme il s'élève joyeusement en temple du
«Seigneur. Notre terre de Pologne n'est plus
«un champ de malheurs séculaires; c'est un
«paradis, le nôtre pour toujours, d'où ont fui
«le vide et la tristesse.
«Plus.de ténèbres, ni dans notre passé, ni
«dans notre averiir! Partout brillent la justice
«et la clarté. Tout est compris, et notre passé
» sacré, et les tourments de notre purgatoire, et
«le calice présenté par la main du bourreau,
» et les chaînes de notre esclavage, et la tyran-
— 106 —
))Die de nos oppresseurs, et cet esprit du mal
» qui maintes fois poussait à la lâcheté des cœurs
» nobles et généreux, et enfin ce cœur lui-même
))qui ressuscitera immortel de sa lutte.
))0 ma Pologne régénérée, ton esprit ne doit
«plus mourir, tu t'es élevée dans la région de
» l'idée, au-dessus du bruit des tourbillons ter-
» rostres! D'autres, dans un abime ou dans leurs
» vallées, mourront sans espoir, tandis que toi,
»tu planeras au sommet du monde. Que les
» vagues écumées du temps roulent à tes pieds,
))tout ce que l'œil peut seulement apercevoir
» passera en torrents rapides on disparaîtra dans
»les profondeurs de l'espace; seule, l'idée ne
» passera jamais.
»Tu n'es plus pour moi un pays seulement,
» un endroit, une maison, une habitude, l'agonie
»d'un empire on son réveil; tu es la Foi, tu es la
»Loi. Quiconque te trahira, quiconque voudra
»te briser, mentira désormais à la vérité car,
» en ton sein, l'idée de la Liberté et le sort de
))tes pareils reposent dans ta loi».
D'après la peinture 4e ces derniers résul-
tats nous voyons que plusieurs conceptions des
hardis penseurs en France ne sont pas restées
sans influence sur l'auteur polonais. Son
œuvre touche à sa fin; alors pour la dernière
- 107 —
fois, le poète fait vibrer sa voix calme et
solennelle, il chante une hymne à la gloire
de ridée immortelle qui doit un jour dominer
sur la terre, et il termine sa création par
ces paroles:
» C'est ainsi, qu'à Taube d'un meilleur jour,
» rêvaient un proscrit et sa triste compagne.
» Ce qu'ils sentaient dans leurs cœurs, ils le je-
»tèrent au monde par la parole. Mais la pa-
» rôle, ce n'est qu'une moitié éphémère des chefs-
))d'œuvre de la vie. La seule pièce digne du
«Créateur commence par une hymne, mais elle
»ne sépare point la pensée de l'action. Ce
» qu'elle chante de la voix, elle l'incarne peu à
))peu dans une forme visible, jusqu'à ce que,
«pareille à l'esprit divin, elle se crée autour
» d'elle un monde réel, égal en beauté au monde
» de l'idéal. C'est par une telle prière que nous
» devons désormais prier, car, aussi longtemps
))que notre nacelle se balance sur un lac de
» rêves, et que les vagues de l'inspiration rou-
))lent dans la solitude, la pensée seule, mais
»non l'homme, est entrée dans le ciel. Quoi-
» qu'il arrive, quelque avenir qui nous soit ré-
» serve, de quelque manière que les railleurs né
«comprennent pas notre chant, pour l'entonner
«nous avons épuisé toutes les forces de notre
— 108 —
))cœur et, ici à tout jamais, nous prenons congé
))de la parole. Laissons à l'avenir chanter les
«enfants innocents, quant à moi, c'en est fait,
))je n'accorderai plus ma lyre; d'autres voies
» s'ouvrent devant nous. Périssez, mes chants, et
y) vous, mes actions, surgissez r>.
Le poète, comme on le voit, annonce en
dernier lieu qu'il brise les cordes de sa Ijtc
et que dorénavant il veut échanger la gloire
du chant contre celle de l'action. Heureu-
sement son pays n'a pas à craindre l'ac-
complissement de la première moitié de son
dernier vers. Cette forme d'adieu est propre
à tous les maîtres. Les grands poètes ita-
liens terminaient aussi leurs œuvres de la
sorte. C'est que chez l'homme élu, l'inspira-
tion descend toujours inopinément, elle l'en-
ivre, et dès que le chantre a dit le dernier
mot de son enthousiasme, elle s'envole sans
lui laisser jamais soupçonner le moment de
son retour; de sorte qu'une fois refroidi, il
n'ose pas espérer la faveur de se retrouver
un jour avec la poitrine animée d'un souffle
aussi puissant.. Il en est autrement chez les
poètes qui n'ont jamais franchi les barrières
— 109 —
de la médiocrité; pour ceux-là, Tinspiration
n'est autre chose qu'une certaine verve de
travail, dont il leur est facile de prévoir le
le retour et de faire sonner l'heure.
La seconde partie du dernier vers, celle où
l'auteur repousse le chant pour l'action, s'ex-
plique par l'état politique actuel en Pologne,
ainsi que par la position qu'occupent chez
elle ses révélateurs. L'auteur de YAuhe du
Jour s'est convaincu que le temps est passé
où, pour remplir dignement sa mission, il
suffisait d'être poète, et de communiquer à
son pays ses inspirations sous une forme en-
chanteresse. L'humanité, surtout l'humanité
assujétie à d'aussi rudes épreuves qu'elle l'est
en Pologne, demande quelque chose de plus
à ses grands hommes que des chants. Les
artistes divins du moyen âge ne se conten-
taient pas seulement ' de briller par leur
génie; Michel- Ange maniait aussi bien l'épée
que le ciseau ou la palette. En Pologne,
aujourd'hui ce n'est plus assez de laisser
après soi un certain nombre d'œuvres litté-
raires, toute l'existence du poète doit être la
plus haute manifestation de sa force créatrice;
elle doit être un poème en action beaucoup
— 110 —
plus sublime que ceux qui sont restés sur le
papier. L'auteur de Y Aube du Jour^ en ter-
minant ainsi son poème, était un des premiers
parmi ses rivaux qui tentât de se dépouiller
d'un individualisme sentimental, et d'une voix
prophétique fît appel à l'action. Et, en effet,
quel pays, autant que la Pologne, offre une
place au sacrifice, au courage du martyr, à
l'abnégation, en un mot à ce dévoûment qui
résume les douleurs, les luttes et les espé-
rances de la patrie. Cet appel à l'action,
dont le poète couronne son 'œuvre, est le
point culminant de son inspiration, et cette
inspiration pénètre l'esprit de la nation suc-
combant sous le poids de ses souffrances,
d'une nouvelle vigueur, d'une force vitale
inextinguible.
Et puisque nous voilà sur ce déplorable
sujet de l'état actuel de la Pologne, il nous
est impossible de ne pas dire que l'auteur de
Y Aube du jour^ emporté par le vol rapide de
sa pensée, a tracé de sa patrie une image
hasardée peut-être. Certes, c'est une com-
paraison touchante et sentimentale que celle de
la Pologne et du Christ crucifié pour le bon-
heur de l'humanité, mais nous ne la croyons
— 111 —
pas tout à fait juste. Celui-là seulement serait
Christ, qui, dans la plénitude de la force
morale et physique se sacrifierait pour l'hu-
manité. La position de la Pologne est tant
soit peu différente. Dès le moyen âge, la
Pologne, par la puissance de son génie,
s'était élaboré une forme de gouvernement
qui ne pouvait convenir qu'à une société
idéale; des influences étrangères, un concours
fatal de circonstances qu'elle ne sut pas do-
miner, et sourtout l'influence délétère du ca-
tholicisme, l'empêchèrent de s'élever à la hau-
teur de l'idée que l'histoire lui avait envoyée.
Ne pouvant pas la réaliser par la voie d'un
progrès calme et inattaquable à ses voisins,
qui redoutaient ce foyer de liberté, elle a
dû se racheter dans l'avenir par de longues
années d'un martyr surhumain, proportionné
à la récompense qui l'attend un jour. Par
conséquent les souffrances actuelles de la
Pologne peuvent être plutôt considérées comme
une expiation que comme un sacrifice volon-
taire, expiation qui est le partage de tout ce
qui porte en soi le germe de l'immortalité.
Il n'est pas à croire qu'un poète doué d'un re-
gard aussi pénétrant, qu'un chantre de Vaction,
- 112 -
eût voulu donner à son pays cette opinion
de lui-même; c'eût été l'induire à un faux
orgueil, d'autant plus inutile que la mission
des grands maîtres en Pologne consiste prin-
cipalement à l'amener, à reconnaître ses fau-
tes, à les avouer et par là à les racheter.
Autre est la conception de cette essence chré-
tienne de la Pologne que nous trouvons dans
les aïeux de Mickiewicz. L'auteur y voit le
Christ dans l'innocence traînée chaque jour
à la croix, pour expier les fautes d'un passé
matérialiste. C'est là une conception sublime
et pure. Une sainte terreur vous saisit à la
vue de ce spectre sanglant et crucifié, dont
le Mongole perce le côté et que le Brandebour-
geois de concert avec la race de Habsbourg
abreuve de vinaigre et de fiel. Ce n'est
guère là le triomphe du Christ mourant pour
l'humanité, mais la terrible et religieuse im-
molation d'une victime innocemment torturée,
pour des causes non divines, par des bourre-
aux qui représentent les tendances rétrogrades
et le culte aveugle de la force.
En revenant pour la dernière fois à la
haute création du poète polonais, reconnais-
sons qu'il a eu principalement le mérite de
— 113 —
pressentie qu'il fallait introduire de nouveaux
éléments dans la poésie, cesser de puiser
l'inspiration aux sources, terrestres et que la
clef de voûte de tout poème ' doit être au-
jourd'hui comme dans les temps primitifs,
l'élément essentiellement humanitaire. La seule
indication de cette voie est déjà un titre
d'honneur pour l'écrivain; s'il n'a pas con-
tinué à marcher dans cette voie, c'est que le
génie même éprouve des difficultés à opérer
d'un seul coup un changement radical, et à
se débarrasser en un' seul moment des in-
fluences que des siècles entiers, ont exercées
sur l'humanité. Il suit de là que nous pou-
vons apercevoir deux directions différentes
dans l'œuvre dont nous venons de parler: la
première, où régnent la forme, l'image de
la femme, soi-disant indispensable pour ani-
mer toute création d'un ordre supérieur,
et surtout l'individuaUsme du poète; la se-
conde, où point une pure et puissante inspi-
ration de la vérité, où rayonne de mille cou-
leurs poétiques l'aurore de ce jour dont l'au-
teur a révélé Y Aube à sa nation.
Dans la première partie de notre travail,
en parlant de Mickiewicz, nous avons signalé
8
— iu-
les productions de ce genre de poésie, où le
maître fit pénétrer le rayon de son génie
créateur au sein même de la matière, l'ani-
mant d'une vitalité puissante et l'élevant jus-
qu'à l'idéal. L'objectivité, ce fut là le ca-
ractère de cette poésie, mais une objectivité
telle que les esprits supérieurs peuvent seuls
la concevoir. Ensuite nous avons passé
au second poète polonais chez lequel le
côté matériel s'éclipse; un monde purement
spirituel s'ouvrit devant nous; le chantre
s'efforce de s'inspirer d'en haut, et nous-
même, nous aurions risqué de perdre la terre
de vue si Tindividualisme du poète, si l'in-
troduction d'un sentimentalisme terrestre, ne
nous avait retenu dans notre essor.
Jusqu'ici par conséquent, le poète ne dis-
simulait pas s'uflSsamment son personnage dans
les coulisses de la scène où nous avons vu
descendre, soît les hommes, soit'les rêves fan-
tastiques de l'imagination. Il est vrai que la
figure du premier brillait, comme brille au
milieu des ténèbres une statue en airain
rougi; le second flottait comme un mirage
diapré par l'aurore et balancé par les vents,
mais c'est justement la raison pour laquelle
— 115 —
il nous était impossible de donner à l'oeuvre
notre attention exclusive; car son créateur,
par un charme irrésistible, en absorbait la
plus grande partie.
Il en est autrement avec la troisième œuvre
dont nous allons nous occuper.
Ici, malgré tous nos efforts de pénétration,
il nous est impossible de découvrir la figure
du poète. Son individualité s'évanouit com-
plètement; son œuvre nous apparait comme
un résultat immédiat de son inspiration ar-
dente, en dehors presque de la personnalité
de l'auteur.
Notre trilogie est complète sous tous les
rapports, bien que nous n'ayons eu aucune
prétention d'appliquer à notre travail la fa-
meuse formule de la Triade. C'est le troi-
sième genre de poésie. En partageant la Po-
logne en trois parties, le i^ord, le centre, et
le midi, nous trouvons qu'à chacune d'elles
correspond, dans l'ordre que nous avons suivi,
l'un des trois poètes dont nous soumettons
les créations au jugement du public. Cette
division nous parait d'autant plus naturelle,
que chacun d'eux a parfaitement réfléchi eij
lui le caractère propre à sa contrée natale.
8*
- 116 —
Au surplus, chez le troisième qui, dans son
dernier ouvrage, ne se contente plus de re-
fléter le caractère de sa province, mais réa-
lise en lui le génie de sa nation, nous aper-
cevons trois phases principales par lesquelles
il a graduellement passé avant de s'élever à
la hauteur d'où il a pu embrasser sa patrie
entière et circonscrire son horizon, non plus
au sentiment de sa propre nationalité, mais
bien au grand principe de l'humanité. £n
outre, ce triumvirat poétique se partage le
pouvoir moral sur sa nation, ainsi que le
sceptre dans le domaine le plus élevé de
Tesprit national.
En vérité si nous étions mystagogue nous
dirions que le nombre trois si mystérieusement
puissant dans les rêves des anciens et des nou-
veaux utopistes, ne l'a pas été moins en Po-
logne quand il s'est agi d'éclairer le génie
de la nation et de le diriger vers la pénible
conquête de son indépendance.
Dan nos études sur Mickiewicz, nous avons
tâché de montrer que les poètes, en dépit de
leur originalité, reproduisent néanmoins l'em-
preinte des traditions de leur patrie, des pre-
mières impressions locales, et de la grande
— 117 —
mission que leur confèrent certaines péripé-
ties politiques. En posant la question dans
ces termes, il nous a été facile de résoudre
le problème de la personnalité de Mickiewicz.
Nous avons retrouvé en lui et le climat né-
buleux de sa patrie septentrionale et le ca-
ractère mystérieux de cette nature sombre et
couverte de forêts séculaires, et les échos
lointains de la mythologie poétique qui y
régna, et les souvenirs des sanglantes luttes
avec les chevaliers teutons et enfin ce fait
solennel de la réunion de la Lithuanie à la
Pologne, non par droit de conquête, mais par
l'impulsion réciproque d'un amour fraternel.
L'apparition de Slowacki^ dans la littéra-
ture polonaise et la nature de son génie
s'expliqueront à nous sous un certain point
de vue, dès que nous procéderons de la même
manière à* la redherche des éléments intel-
lectuels de son être. Pour cela, il nous faut
aussi jeter un coup d'œil sur sa patrie, la
Pologne méridionale, connue plus générale-
ment sous les noms de Volhynie, de Podolie
et d'Oukraïne.
' Mort en 1849 à Paris.
— 118 —
Si nous voulions à présent appliquer nos
investigations esthétiques non à une seule
nation, mais à toute l'humanité, il serait fa-
cile de nous convaincre que le cachet prin-
cipal de la poésie du nord est: l'expression
plastique des aspects choisis de la matière,
une aptitude toute paticulière à saisir sur le
fait toutes les manifestations de la vie maté-
rielle, tandis que les peuples méridionaux,
comme si les rayons vivifiants de leur soleil
les avaient pénétrés jusqu'au fond du cœur,
déposent volontiers le réel, pour idéaliser la
matière, s'inquiètent beaucoup plus de l'idée
que de la forme. On dirait que la transpa-
rence de leur ciel a ajouté à la subtilité de
leurs sens. Le cadre de notre travail ne com-
porte par ces réflexions et nous nous bornons
à prouver notre assertion par l'analyse, du
premier et du troisième de nos poètes. Cette
fois-ci, nous entreprenons une étude du genre
le plus important de la poésie, du genre par
lequel la Grèce s'assura l'immortalité dans
le monde.
n est hors de doute que le poème de Slo-
wacki, constitue le premier chant d'une grande
épopée, dans laquelle l'auteur passera en re-
— 119 -
vue Fhistoire de l'idée de sa nation, la fera
sortir du néant et l'offrira à sa patrie dans
un tout hannonieux. L'élévation de ce mo-
nument immense n'est pas et ne peut pas
être dans notre temps une création soudaine.
L'auteur, avant d'être arrivé à la conception
parfaite de son idée, a dû passer par une
série d'essais, de tentatives, d'inspirations
plus ou moins heureuses. En conséquence
l'analyse de ces efforts variés et laborieux,
ne peut qu'être intéressante.
En effet, quelque fût le génie de la poésie
polonaise que nous voudrions étudier, par-
tout nous rencontrerions le nom de Slowackî,
le plus souvent dans le genre dramatique,
car le drame comme, nous le savons, c'est le
dernier degré que l'on doit franchir quand on
vent monter sur le trépied de l'épopée.
Dans ses premières œuvres, le poète en
question s'abandonna complètement au génie
de sa contrée natale. La recherche des mo-
des par lesquels cet esprit se révèle, est cu-
rieuse, à cause du contraste qu'elle offre
avec les principaux éléments de l'esprit de la
Pologne septentrionale; et quoique dans le
poème de Slowacki nous ne rencontrions pas
— 120 —
les traces palpables de son influence mais seu-
lement le cachet principal, c'est-à-dire l'assu-
jétissement complet de la forme à l'idée, ce-
pendant il nous est impossible de ne pas
présenter une image de l'esprit du midi de
la Pologne, image arrachée du passé de
cette nation, et, nous osons nous en flatter,
nouvelle peut-être aux yeux d'un public
étranger.
La nature, l'histoire et le caractère du
peuple de ces provinces, bien qu'ils soient
diamétralement opposés à ceux de la Po-
logne septentrionale , ofirent néanmoins à
l'esprit une mine toute aussi riche et ra-
vissante.
Le midi de la Pologne est occupé depuis
un temps immémorial par une race de pur
sang slave. La mythologie n'y laissa presque
pas de traditions, la conversion du pays à la
foi du Christ est antérieure à toute époque
historique; l'ordre des Chevaliers teutons n'y
porta jamais son glaive pour exterminer les
païens au nom du Rédempteur, quoique des
torrents de sang y aient coulé sous le poi-
gnard fanatique des sectaires.
Entre la nature de cette partie de la Po-
- 121 —
logne et celle de la Lithuanie, la différence
n'est pas moins grande.
A l'opposé de la sombre patrie de Mickie-
wiez, toute remplie de forêts mystérieuses,
de lacs enchantés, faisant entendre continuel-
lement à l'homme le chœur de ses mille voix,
la Pologne méridionale donne le spectacle de
vastes plaines aux horizons infinis. Le vo-
yageur, qui au printemps s'égare dans ces
contrées, ne voit autour de lui, aussi loin que
son regard peut s'étendre, qu'une savane
émaillée de fleurs, comme un tapis aux mille
couleurs; il hume avec volupté cet air em-
baumé que la terre semble exhaler à pleine
poitrine vers le ciel. Cette étendue de vue,
libre de tout obstacle, l'aspect de ces richesses
horizontales de la nature, ce calme solennel
dont l'homme est enveloppé, lui font oublier
la solitude au milieu de ces landes, solitude
dont la steppe donne le sentiment le plus
idéal. En effet, sur cette mer de verdure,
dont le vent seul fait ondoyer les vagues
fleuries, souvent, pendant toute une journée
de voyage, la vue d'aucun arbre, d'aucun
chaume, d'aucune trace humaine ne vient
distraire l'attention. Parfois, seulement un
— 122 —
aigle effarouché s'élance du milieu des herbes
touffues, et, après avoir regardé le soleil
face à face, il plane majestueusement, jusqu'à
ce que prompt comme l'éclair, il fonde sur
une proie que son œil a visée d'en haut.
Quelques mois plus tard, vers la fin de l'été,
la steppe n'est plus reconnaissable; les ardeurs
du soleil en ont brûlé les fleurs; les tom-
beaux de guerriers inconnus, morts en dé-
fendant leur patrie, et, souvenirs glorieux des
combats sanglants livrés du temps des inva-
sions des hordes mongoles, des tumulus ca-
chés par la verdure, surgissent à nu. L'herbe
même a disparu, et la brise, qui au printemps
caressait si gracieusement une végétation
luxuriante, chasse maintenant devant elle des
tourbillons des feuilles desséchées, poursuit sa
course rapide sur des plaines rases et fuit
dans le lointain avec de sinistres gémisse-
ments. Parfois, au milieu d'une journée pai-
sible et sereine, tout à coup retentit un rou-
lement sourd; le voyageur tâche de deviner
la cause de ce bruit étrange dans les steppes,
mais plus prompte que la pensée, la vraie
cause apparaît. C'est une troupe de chevaux
sauvages qui se précipite à travers les steppes.
— 123 —
Les crinières au vent, les narines gonflées,,
ils s'élancent sur les traces de leur conducteur.
Perdus dans un épais nuage de poussière;
ils s'élancent en hennissant, ils bondissent
avec allégresse comme les chevaux francs du
commandement de Fhomme, vierges de son
humiliant esclavage.
Le caractère de la steppe, se peint par-
faitement dans le peuple disséminé sur sa
surface. Le peuple de la Pologne méridio-
nale, étranger à toute dissimulation, reproduit
la physionomie de son sol découvert. S'il
lui arrive de combattre, habitué au champ
Ubre, il ne comprend la défense qu'en se
précipitant la poitrine en avant; son seul
moyen de salut, c'est de chercher la mort.
Impétueux dans ses passions, ne connaissant
pas d'entraves en face du but, son jeu favori
est de jouei* avec sa vie. La même fantaisie
à laquelle il s'abandonne dans les moments
d'émotions violentes, domine dans le calme
de son existence journalière. Le merveilleux,
vers lequel un penchant irrésistible l'entraîne,
n'a pour lui qu'un seul côté chevaleresque.
Les légendes qui circulent parmi ce peuple,
ne l'amusent plus par des récits féeriques.
— 124 —
par des apparitions nébuleuses, mais elles lui
retracent les faits, héroïques de ses aïeux, ou
lui révèlent les mystères ensevelis dans les
profondeurs des nombreux tombeaux de sa
steppe.
La diversité des deux faces de la Pologne
méridionale, que nous venons de peindre, ex-
plique les deux principales nuances du carac-
tère de sa population; une fantaisie échevelée,
et sur ce fond du caractère national, une va-
gue mélancolie. Ce dernier sentiment sur-
tout ressort dans les mélodies de ce peuple,
si célèbres parmi les Slaves.
La topographie de chaque pays a dû sans
contredit exercer une influence décisive sur le
caractère de ses chants. L'habitant des mon-
tagnes, en élevant sa voix, entend aussitôt ses
derniers sons que les échos de sa contrée lui
renvoient, et de là vient ce cachet tout par-
ticulier aux mélodies de la Suisse et du Tyrol.
Dans ce duo de la nature avec l'homme il y
a une certaine gaîté, une certaine harmonie
d'imitation moqueuse qui imprime son carac-
tère au chant de ces peuples. Ici, au con-
traire, la note de l'habitant des steppes, ne
rencontrant aucun obstacle, glisse doucement
— 125 -
sur la rosée de la plaine, se propage au loin,
s'effile à l'infini, se fond dans l'espace sans
laisser de trace après elle. De là, dans le chant
des steppes, ce rappel plaintif des sons per-
dus, cette mélancolie qui dans la solitude se
plait au ressouvenir des douloureux instants
de la vie, et enfin ces amères voluptés de la
souffrance s'enivrant d'elle-même.
Supposez^ l'un des habitants de cette con-
trée, assez richement doué de l'imagination
des steppes pour évoquer le passé, racontée par
lui, depuis le prologue merveilleux des légendes
jusqu'à l'époque plus certaine des chroniques,
l'histoire du pays enrichirait la littérature de
l'une des plus ravissantes rapsodies chevaleres-
ques.
La Pologne méridionale, connue actuelle-
ment sous le nom de la Petite Russie, est la
patrie de ces célèbres cosaques Zaporogues
qui, pendant de longues années, défendirent
leur patrie contre les invasions des Turcs et
des Tartares. Cette population belliqueuse,
dont l'histoire est peu connue en Europe,
a été organisée à l'instar des principaux ordres
de chevalerie du moyen âge. De même que le
grand maître des Chevaliers teutons, le het-
— 126 -
man des Zaporogues était éligible. Les mem-
bres de ces institutions en Europe, se vou-
aient au célibat, et il était également dé-
fendu à la femme d'entrer dans l'enceinte de
la Sitch, c'est ainsi que se nommait le pays
situé au-delà des cataractes du Dnieper habité
par les Zaporogues. La différence la plus
importante que nous aurions à signaler entre
ces deux genres de communauté^ guerrières,
c'est que, tandis que les Chevaliers teutons,
sous le masque de la religion, mettaient le
glaive au service de l'ambition, de la cupidité,
ou d'un but politique, les Zaporogues entre-
prenaient leurs expéditions pour défendre la
Pologne, leur patrie mère, ou pour tirer une
vengeance éclatante des ravages des barbares.
Les traditions et les légendes poétiques du
peuple cosaque, caractérisent fidèlement ces
deux directions de leur activité. Tantôt la
légende chante la nuée des barbares fondant
sur la Pologne: voici l'horizon qui s'embrase
de l'incendie des villages, les Tartares chassent
devant eux des milliers de prisonniers polo-
nais, les mains liées derrière le dos; l'air re-
tentit des lamentations des femmes, des en-
fants et des vieillards; enfin les gémissements
— 127 —
des victimes parviennent aux Zaporogues.
Soudain, la communauté s'élance sur ses cour-
siers, se précipite comme un ouragan à tra-
vers les steppes, délivre ses compatriotes et
jonche le champ de cadavres ennemis. Tan-
tôt la légende se plaint de la durée de la
paix. Les Zaporogues ne peuvent pas s'eifé-
miner dans une lâche inaction; ils se rassem-
blent, s'embarquent sur leurs pirogues et se
laissent emporter par le Dnieper jusqu'à la
mer Noire. Quel est lé but de l'expédition?
demandent les compagnons à leur hetman.
Le chef garde le silence, mais les vagues de
la mer répondent pour lui. L'onde écume,
le vent souflle vers l'orient, et pousse la bande
guerrière sous les murs de Constantinople ou
de Trébisonde.
L'imagination des poètes, s'emparait avec
bonheur de tant de riches matériaux. L'acte
le plus difficile de la poésie, l'invention, était,
accompli; il restait au poète à donner la forme,
à façonner la langue, pour que son harmonie
répondît à la nature du sujet. Plusieurs au-
teurs polonais, entre autres Slowacki, ont
puisé à cette source leurs inspirations. Ce
dernier a placé la scène de quelques unes de
— • 128 —
ses créations poétiques; Venceslas, Bielecki
Prêtre-Marc, dans ces contrées. Le côté ro-
mantique de l'élément chevaleresque, qui nulle
part ne ressort en un reflet aussi pur que
chez les Zaporogues, fournit à la poésie un
nouveau point de vue. L'amour de la femme
y jouait un rôle subalterne, parfois presque
nul. Slowacki a su mettre à profit cette fraîche
couleur des traditions nationales, ainsi que le
prouve son poème intitulé Zmiia, où se trou-
vent un récit de l'expédition des Cosaques
sur la mer Noire, leurs chants sur les piro-
gues, un duel sur les steppes et une céré-
monie funèbre, telle qu'on la célébrait dans
la Sitch,
Pour faire apprécier plus' dignement les
manifestations principales du caractère des
guerriers cosaques, il nous suffira de signaler
un épisode du poème, où- l'auteur a le plus
heureusement réussi à les saisir sur le fait.
L'hetman cosaque, avec son cortège, s'embar-
que sur ses pirogues, pousse jusque sous les
murs de Trébisonde, incendie les faubourgs et
remplit le pays de terreur. Le Sultan effrayé,
lui expédie un ambassadeur en lui offrant la
paix. L'hetman l'accepte sous trois conditions.
— 129 —
Écoutons -les attentivement, le génie Zapo-
rogue s'y retrouve tout entier.
Pour première condition, Fhetman exige que
le Sultan lui fasse délivrer une image mira-
culeuse de la Sainte-Vierge, que sans doute
Constantinople a léguée à Stamboul, et à la-
quelle la tradition populaire de son pays at-
tribue, si elle est trempée dans la mer, la
puissance de susciter la tempête, et de faire
périr les vaisseaux des infidèles. Pour là se-
conde, Zmiia exige que chacun de ses com-
pagnons soit récompensé de l'une de ces* ar-
mures complètes que l'orient fabriquait alors
avec la plus haute perfection, et d'une bourse d'or.
Il est temps que l'intrépide guerrier pense
à lui-même, et tandis que l'envoyé du Sultan
prévoit avec terreur la demande des trésors
les plus précieux de son maître, et songe en
tremblant aux beautés du harem, l'hetman
exige que le Grand -Seigneur fasse démolir
une aile de son palais, de façon que chacun
de ses compagnons puisse en emporter avec
lui une pierre dans la patrie. Là, quand
viendra l'heure suprême de la lutte avec la
mort, ennemi plus invincible que les infidèles,
chaque guerrier jettera sa pierre sur la tombe
, _ 130 —
où il sera descendu, et de toutes ces pierres,
s'élèvera un immense mausolée qui racontera
aux générations futures la gloire de l'illustre
chef.
Ces rapports continuels des Zaporogues avec
l'Orient, ajoutèrent encore à la fantaisie in-
digène le pittoresque du génie oriental qui
éclata ensuite dans tous les produits de leur
imagination. Population belliqueuse, qui pour
vivre avait besoin de liberté comme de l'air,
et devait nécessairement s'unir par ses plus
ardentes sympathies à la Pologne, à un pays
qui, répugnant par son génie à la conquête
absorbante des autres nationalités, ne cher-
chait à étendre ses frontières que par la voie
d'un amour réciproque. Cette race énergique
pressentait que la Pologne élaborait en elle
le double sentiment de la liberté et de la
dignité individuelle, base principale du carac-
tère des Zaporogues. Plus la Pologne négli-
gea le développement de l'idée que son ange
tutélaire lui avait révélée, plus ses rapports
avec les provinces méridionales devinrent
discordants. Enfin, quand des tendances fa-
tales se prononcèrent dans l'empire des Ja-
gellons, quand l'influence funeste de la com-
— 131 —
pagnie de Jésus en étouffa l'idée sacrée sous
l'oppression de la forme, quand les disciples
de Loyola, non contents d'étendre sur la Po-
logne leur linceul d'obscurantisme, s'abatti-
rent encore avec des hurlements fanatiques
sur les Zaporogues, en leur apportant les per-
sécutions religieuses et le mépris de leur culte
schismatique, les Cosaques exaspérés levèrent
l'étendard de la révolte contre leur sœur sou-
illée par les menées de la horde noire. De
là date une suite de guerres terribles entre
là Pologne et ses alliés méridionaux.
Il est clair que ces événements ont dû
engendrer dans le caractère Zaporogue une
rage aveugle contre tout ce qui n'était que
formalisme, contre tout ce qui, sous le mas-
que du salut de l'idée, cachait sa profonde
corruption. Les Cosaques prirent en haine
les seigneurs polonais, car ils voyaient en eux
l'incarnation du privilège non sanctifié par le
mérite personnel; il méprisèrent le clergé,
car celuici, au lieu de l'esprit, leur donnait la
lettre inerte de la foi; ils réprouvèrent les
juifs du pays, car ceux-là ne rêvant que le
gain pécuniaire, ayant abandonné leurs an-
ciennes inspirations bibliques pour les théo-
9*
— 132 —
ries absurdes du Talmud, devaient être anti-
pathiques aux champions de la liberté politique
et religieuse des Zaporogues.
Il s'ensuit qu'à la fin du siècle passé il ne
fut pas difficile à Catherine la Grande, qui
voulait d'un seul coup se défaire de la noblesse
méridionale de la Pologne, d'envoyer des four-
gons remplis de couteaux bénis, et d'exciter le
peuple de l'Oukraïne à cet affreux carnage de
Houmagne, où tant d'innocentes victimes payè-
rent de lem- sang les anciennes intrigues jé-
suitiques dans ces contrées. Cette haine à la-
quelle le peuple se laisse instinctivement em-
porter et qu'il appartient ensuite à l'historien
de motiver, ne constituait pas toutefois le sen-
timent exclusif de l'Oukraïne pour la Pologne.
Si les descendants des anciens guerriers des
bords du Dnieper se détournaient de la Po-
logne dévoyée, quelques fois aussi, cédant 'à
une inclination dont ils ne se rendaient pas
compte, ils couraient lui offrir dans ses der-
nières luttes leur vie, pour l'aider à s'arrêter
au bord du précipice.. Ils sentaient que c'était
là une nation à laquelle l'histoire avait réservé
un calice d'une souffrance surhumaine et une
décadence momentanée, afin qu'elle réalisât
— 133 —
plus dignement un jour son idéal sur la terre.
C'est ainsi qu'à là fin du XVIII siècle, quand
la Pologne engagea contre la Russie ce com-
bat à mort dont le résultat fut son partage,
nous voyons à la tête d'un des plus braves
détachements des confédérés de Bar, le cosa-
que Sava qui paya d'une mort héroïque son
dévouement à sa mère-patrie, dans les moments
les plus cruels de son agonie.
Dans la question de l'organisation future
des États slaves, qui pourrait être nécessitée
par la révolution à laquelle les empires ba-
sés sur la force brutale sont exposés, les par-
tisans de la funeste aberration connue sous le
nom de panslavisme, se demandent à qui ap-
partiendra la Petite-Russie, qui, n'ayant ja-
mais eu ni centralisation distincte, ni histoire
indépendante, était toujours l'appendice de
l'une de ses races collatérales. Dans le génie
de la Pologne, ainsi que l'attestent ses anna-
les, nous ne rencontrons nulle part l'élément
de conquête. La Pologne, en établissant sa
puissance sur des contrées étrangères, ne les
absorbait jamais en soi; au contraire, elle leur
conservait religieusement leurs lois, leur langue
et leurs coutumes. Nous signalerons à l'appui
— 134 —
de notre assertion les villes prussiennes, qui
se gouvernaient toujours par leurs propres
lois, différentes de celles que les Piast donnè-
rent à leur patrie. Une telle union n'en était
pourtant pas moins forte, car elle se fondait
sur la sympathie et les intérêts réciproques des
Etats. De même à notre sens, pour résoudre
cette question de la Petite-Russie, nous devons
nous laisser guider par ce seul principe.
L'identité de la religion, une analogie plus ou
moins grande de la langue, les mille trans-
actions de cabinet que les deux partis pour-
raient exhiber, ne constituent pas encore des
motifs assez puissants pour l'emporter sur la
volonté des peuples. Dans la voie diploma-
tique, notre partialité nous voilera toujours la
vérité, c'est donc la direction opposée seule
qui peut nous conduire au but désiré. En
conséquence, il s'agit de rechercher les plus
hautes manifestations de l'esprit de la Petite-
Russie, et d'en constater la direction.
Dans un pays annihilé politiquement, c'est
dans le domaine des productions intellectuel-
les qu'il nous faut poursuivre ces manifesta-
tions. Encore ne faut -il pas les rechercher
au prix d'une investigation laborieuse, mais
— 135 —
bien les saisir dans l'œuvre où domine l'in-
spiration sublime, spontanée, libre* de toute
considération matériellie. Comme la Pologne,
comme toute autre grande nation, la Russie
a eu ses poètes. Les chantres russes qui ex-
primèrent le plus visiblement en eux le génie
de leur pays, étaient tous natifs du cœur
même de la Grande-Russie; les provinces mé-
ridionales de l'empire ne lui léguèrent aucun
poète remarquable. Quant à la Pologne, la
Petite-Russie, son ancienne alliée, comme pour
lui prouver son inaltérable sympathie, a suivi
l'exemple des autres provinces arrachées à la
couronne des Jagellons lors du premier par-
tage, qui chacune lui envoyèrent un digne re-
présentant. La proportion de ce concours de
poètes est étrange; tandis qu'aujourd'hui la
Uttérature polonaise, son maître suprême,
le Lithuanien à part, ne compte qu'un repré-
sentant dans le royaume du congrès de Vienne,
le reste de la pléiade, Malczewski, Goszczynski,
Zaleski le grand harmoniste de la langue, le
romancier Czajkowski, l'auteur dont nous nous
occupons, et plusieurs autres que nous ne
voulons pas nommer pour ne pas abuser des
noms étrangers, tous ont reçu le jour dans
— 136 —
les contrées méridionales de leur patrie. C'est
le premier fait qui démontre la tendance du
génie petit-russien.
Toutefois, il faut reconnaître en faveur de
la Russie, que dans les derniers temps, son
principal romancier et auteur de comédies est
un Petit -Russien. Nous voulons parler de
Gogol. Mais quelles sont donc les cordes
qui vibrent dans les œuvres de cet éminent
écrivain? Est-ce l'amour pour le pays dans la
littérature duquel il occupe une si brillante
position? Point du tout. Avec une persévé-
rance et une perspicacité inouies, Gogol
fouille dans les plus sombres recoins de l'âme
de la Russie; il suit avec acharnement à la
piste les crimes, les vices et les défauts qui
rongent l'emî^ire. La vénalité, la corruption,
la fourberie, l'obscurantisme, la passion d'op-
primer, trouvèrent en lui le plus implacable
persécuteur. Souvent, la censure épouvantée
a voulu mettre le haro sur ce génie pamphlé-
taire, et ce n'est qu'avec la haute autorisation
de l'autocrate, qui connaît bien la dégradation
de ses sujets, que ses comédies ont pu être
jouées, que ses romans out paru au grand
jour. Il semble que Gogol ne respire que
— 137 • —
pour étaler au soleil toutes les sombres hor-
reurs de sa patrie. Certes, ses ouvrages ne
manquent pas d'exercer une salutaire influence
sur son public, mais aussi il nous serait im-
possible de soutenir que c'est à la source de
l'amour qu'il puise son inspiration.
Voici le second fait.
Faisons pour terminer notre analyse un
tour en Russie, contemplons de près ceux des
fonctionnaires russes qui représentent de la
manière la plus frappante l'élément d'exactions
et d'abus, et nous nous convaincrons que pres-
que tous leurs noms portent des terminaisons
petites-russiennes, terminaisons que nous ren-
controns dans la majeure partie des décrets
qui condamnent les prévaricateurs à l'expor-
tation ou aux peines infamantes. Et ce n'est
guère étonnant. Ces gens ne servent que
pour satisfaire leurs propres intérêts, ils n'ont
d'autre but que leur profit, et ils lie se sou-
cient pas du pays vers lequel aucune pro-
fonde sympathie ne les attire.
Nous nous* abstenons de tirer nous-mêmes
la conséquence, le lecteur concluera, d'après
les faits exposés, quel est des deux courants
de haine' et d'amour qui se partagent le génie
— 138 —
de la Petite-Russie, celui qui se dirige vers
la Pologne, celui qui gronde souterraînement
en Russie.
On pourrait compléter cette physionomie des
provinces méridionales, dont nous avons es-
quissé quelques traits, en rassemblant dans
un ordre chronologique les doumes, c'est-à-
dire les chants historiques qui circulent parmi
le peuple. La poésie dans ces contrées pos-
sède une étonnante vitalité. Ses légendes,
loin de s'attacher de prédilection aux anciens
monuments et aux ruines des manoirs, par-
courent sans cesse le pays, colportées par de
vieux rapsodes qui, en s'accompagnant du thé-
orbe, groupent autour d'eux le^ peuplé des
campagnes, et lui chantent les hauts faits de
ses ancêtres. Ces vieillards, dont pour la
plupart le grand âge et le soleil des steppes
ont voilé les yeux, jouissent d'un profond re-
spect parmi le peuple. Convaincu de leur
science divinatrice et de leurs mystérieux rap-
ports avec le monde surnaturel, le peuple va
chercher auprès d'eux le conseil ou la conso-
lation, et conserve dans sa mémoire avec une
vénération religieuse, les paroles par lesquel-
les ils lui prédisent l'avenir aux heures de
— 139 —
leur inspiration. Une figure historique dans
ce genre, lors du démembrement de la Po-
logne, fut un vieillard du peuple, nommé Ver-
nyhora, qui excitait les populations à com-
battre contre la Russie. A son lit de mort,
il laissa une prophétie des calamités qui de-
vaient retomber sur sa patrie et de la résur-
rection qui en résulterait, marquée par quatre
éclatantes victoires dont il a désigné tous les
détails topographiques. Cette prophétie est
aujourd'hui dans la bouche de tout le peuple,
et personne n'oserait en douter.
La figure poétique de Vernyhora, n'a pas
échappé au regard de Slowacki qui, dans un
de ses drames intitulé le songe de Sàlomée,
a mis le vieillard en scène au moment le plus
sublime de sa carrière. Le vieux chantre,
avant sa mort, favorisé d'une révélation di-
vine, dépose entre les mains des assistants
sa célèbre prophétie. Cet épisode est le point
culminant de l'œuvre de Slowacki, et son
chant sur Vernyhora sera répété par la nation,
tandis que le drame, point de transition dans
la carrière de l'auteur, sera relégué dans les
archives de la bibliographie polonaise.
Ces vieux chantres errants dont nous par-
*v , • OF ^
— 140 —
Ions, et qui offrent beaucoup d'analogie avec
les rapsodes grecs, ont une manière toute par-
ticulière de s'exprimer, tantôt biblique, tantôt
orientale, qui frappe toujours fortement l'ima-
gination. C'est ainsi que vers la fin du siècle
passé, quand les persécutions du gouvernement
et l'oppression des nobles se firent vivement
sentir, le peuple peu avant les terribles mas-
sacres de rOukraïne, entoura une fois un de
ces vieillards en l'invitant à prédire la fin de
ses souffrances et la venue d'une meilleure
époque. Après s'être recueilli, le vieillard se
leva, alla dans le coin de la chaumière et
puisa de ses deux mains dans une mesure de
blé. Ensuite, il se pencha au-dessus de la
table, et en fit au milieu un petit tas qu'il
entoura de trois cercles de grains, de plus en
plus grands. Le peuple le contemplait en si-
lence, sans pouvoir deviner.
» Cette poignée du milieu, dit le vieillard,
«c'est le haut souverain qui nous gouverne; le
«premier cercle c'est le conseil qui l'entoure;
))lé second, ce sont les fonctionnaires et seig-
wneurs; et le troisième, le plus grand, comme
» vous le voyez, c'est nous autres, pauvres
— 141 —
» Oukraïniens. Voulez -vous savoir quand vien-
»dra un meilleur temps?»
Une exclamation de curiosité lui répondit.
Le vieillard* sans proférer un mot, brouilla
tout le blé disposé sur la table, et disparut
de la foule qui longtemps encore resta ébahie
devant tous ces grains de blé, mêlés et con-
fondus.
Nous pourrions citer plusieurs exemples
semblables, qui prouveraient jusqu'à quel point
l'imagination joue un rôle puissant dans la vie
du peuple de la Pologne méridionale, et quelle
en doit être la portée, quand, passant du ter-
rain populaire dans l'âme supérieure du poète,
elle jaillit au grand jour.
On voit par tout ce que nous avons dit,
combien d'éléments riches pour la poésie, re-
celait le génie des contrées méridionales de
la Pologne; il n'y a donc pas à s'étonner de
ce que notre poète ait en premier lieu suivi
cette voie qui était le plus à sa portée; oui,
il a dû longtemps traverser son pays natal,
avant d'arriver au foyer même de la Pologne,
où se concentraient les rayons de tant de natio-
nalités distinctes.
— 142 —
L'exil et le séjour sur un sol étranger où
chaque membre de la malheureuse nation de-
vait déjà représenter l'idée générale de sa
patrie, acheminèrent Slowacki vers la seconde
phase de sa carrière de poète, celle d'une in-
spiration moitié philosophique, moitié biblique.
Le martyre de la Pologne d'une part, et ses
combats continuels livrés sur le champ des
sacrifices moraux et physiques, et d'autre
part de merveilleux symptômes de vitalité
difficiles à rencontrer chez d'autres peuples
opprimés, comme par exemple un sentiment
philosophique profond, une tendance prononcée
au spiritualisme, et un progrès rapide de la
langue, devaient nécessairement inspirer au
penseur la conviction qu'un peuple marqué
d'un tel sceau, avait devant lui un but plus
élevé, un but immortel, vefs lequel la logi-
que des faits le conduisait par ses voies my-
stérieuses.
Si les idées du patriotisme, et des hypo-
thèses vraisemblables sur, le but suprême de
l'humanité, pouvaient expliquer d'une manière
assez positive la destinée et la mission de la
Pologne, en revanche il était plus difficile de
déterminer l'essence des premiers germes
— 143 —
d'une nation ballotée depuis une dixaine de
siècles par des événements aussi inattendus
et pour ainsi dire aussi substantiels pour la
pensée du philosophe.
Le poète plongea donc son regard dans le^
temps primitifs de sa patrie et, après avoir
retrouvé la source où les tragédiens grecs
puisaient leurs inspirations, après avoir re-
trouvé l'écho lointain des cordes que Shaks-
peare faisait vibrer entre ses mains puissan-
tes, il écrivit deux drames, Balladina et Lilla
Vénéda^ dont il tira le sujet de l'époque anti-
chrétienne de la Pologne.
Le poète ne pouvait cependant pas toujours
rester dans le monde fantastique du passé,
pour se dérober aux réalités du présent; du
fond de sa patrie parvenaient à son oreille de
de sourds grincements de chaînes et le râle
de mille innocentes victhnes. D aurait fallu
ne pas être Polonais, ni même homme, pour
résister à cet appel plein à la fois d'émotion
et d'horreur.
Entre ces deux sentiments c'est la douleur
qui prit le dessus dans le cœur de l'illustre
écrivain qui, comme pour adoucir au pays le
fiel de son calice, lui envoya sa belle création
— 144 —
sur les exilés en Sibérie, coupe elle-même
d'amertume que Fauteur déposa au pied de
la croix, toute remplie des larmes dje ses in-
fortunés compatriotes. Alors disparut de plus
en plus de ses œuvres l'élément indigène de
sa contrée natale; le poète semblait l'avoir
abandonné à tout jamais et en quelque sorte
absorbé dans l'idée générale de la Pologne,
quand soudain, comme provoqué par un dou-
loureux souvenir de ses premières impressions
au milieu du foyer paternel, il le reprit encore
une fois pour écrire son Beniowski, œuvre
qui par la forme rappelle le Don Juan de
Byron, et par son esprit les créations de
l'Arioste. L'élément du maître italien est eu
effet facile à découvrir pour quiconque jette
un regard sur l'époque où se passe l'action
du poème. Ce sont les dernières années du
siècle passé, pendant les sanglants combats
où la Pologne manifestait son patriotisme par
des tendances diverses. C'est ainsi que, tan-
dis que le royaume en votant le droit de
propriété pour les paysans, les appelait aux
armes et que la Lithuanie s'honorait par de
grands sacrifices individuels, qui rappelaient
les plus sublimes temps de Kome et de la
— 145 —
Grèce, les provinces méridionales se laissaient
emporter à un certain esprit chevaleresque et
fantastique dont les incarnations font involon-
tairement reporter notre pensée sur les héros
du chantre de Roland.
Dans Beniowski, outre le développement
spirituel du million d'électeurs nobles de la
Pologne, le poète slave, à l'instar du barde
anglais, a fait fortement ressortir sa propre
individualité. Parmi les diflférentes directions
entre lesquelles se partageait la vie morale
de sa nation, il en aperçut plusieurs qui lui
parurent fatales, un désir impérieux de des-
truction le saisit aussitôt, il s'arma sans pi-
tié du fouet d'une ironie où perçait Un dépit
haineux mais plein de verve et de calcul.
A côté de strophes empreintes d'un sentiment
moral profond, qu'a colorées l'imagination la
plus pittoresque, le lecteur est '•comme stupé-
fait de trouver des strophes où il n'aperçoit
qu'une puissance de langue extraordinaire
dans la forme et une expansion démesurée de
fiel dans l'esprit. Le poème ainsi écrit, a tour
à tour attendri, étonné, amusé son public ou
agité ses passions, en somme il a éveillé dps
impressions pour lesquelles il suffisait d'un
10
— 146 —
talent distingué de versificateur, ou de la verve
saillante de pamphlétaire, mais complètement
étrangère à une révélation comme celle que
la Pologne exigeait de ses maîtres.
Soit que le poète ait compris lui-même
qu'il avait gravement forfait à sa mission, soit
qu'une nouvelle lumière ait éclairé soudain
l'horizon du poète, toujours est-il qu'après la
publication de son œuvre, nous voyons une
lacune de quelques années dans sa carrière.
Son dernier sarcasme contre l'humanité re-
tentissait encore dans son oreille, il se tut et
tomba dans ce calme qui accompagne habituel-
lement tout travail intérieur profond, et cette
élaboration psychique détermina la troisième
et dernière phase de l'inspiration de Slowacki,
dont le premier pas dans cette voie nouvelle
fut marqué par l'apparition d'un poème que
nous soumettons au public.
Le Eoi-esprit^ nous croyons pouvoir hardi-
ment l'aflSnner, est le premier chant d'une
grande épopée nationale, où par la suite l'au-
teur n'aurait pas manqué de développer toute
la pensée philosophique de l'histoire de sa
patrie. Pour embrasser une pareille idée, le
poète. a dû oublier les éléments primitifs qui
— 147 —
l'inspiraient jadis, s'élever à un point de vue
d'où il aurait pu de son regard étreindre sa
nation dans son union harmonieuse avec l'idée
suprême de l'humanité. Si parfois il nous
revient quelques accords qui nous rappellent
ses travaux antérieurs, et que nous voulions
absolument retrouver quelques vestiges de ses
premières impressions natales, nous pourrions
à peine en découvrir l'ombre, car cette œuvre
dont, ni l'individualisme de l'auteur, ni l'amour
de la femme ne constituent le caractère prin-
cipal, est écrite de manière à ce que le seul
mérite du poète, c'est d'en avoir recueilli la
donnée sur le papier, car cette donnée de-
puis longtemps déjà a pu exister dans la mé-
moire des vieux bardes voyageurs de sa con-
trée. On aurait donc tort de rechercher une
allégorie quelconque dans cette œuvre. Elle
ne cache aucune allusion, aucune autre idée
que celle qui s'y trouve exprimée. Le fond
du poème, c'est une vérité vivante, philoso-
phique, telle que nous en voyons une dans
Hamlet, dans Macbeth, avec cette différence
toutefois que le Roi-esprit, au lieu de se bor-
ner à une. vérité partielle comme celle qui
ressort de ces deux drames, exprime une vé-
lo*
— 148 —
rite générale qui embrasse le globe entier.
Pour pouvoir la formuler, Fauteur a dû con-
cevoir les souffrances séculaires de sa patrie,
comprendre son passé, sa mission future, et
résoudre le problème de son existence na-
tionale.
Le sujet est tiré de Tépoque antérieure au
christianisme de la Pologne.
Les premières antiquités de la nation po-
lonaise, auxquelles la chronique, ni même les
traditions n'ont touché, remontent à l'histoire
des peuples primitifs du Caucase, ce berceau
commun de toutes les populations slaves.
Voilà pourquoi au début du poème, nous
voyons un peuple de ces contrées , briser le
cours de son existence au Caucase, transporter
son âme et son génie, et ressusciter avec
une nouvelle vigueur au milieu des plaines
de l'Europe septentrionale.
Nous avons dit que cette création nous
semblait être le premier chant d'une grande
épopée nationale; il n'est par conséquent pas
étonnant que plusieurs passages en soient
obscurs, même pour la masse des compatriotes
de l'auteur; mais aussi ne saurait-on douter que
ces obscurités ne fussent disparues si toutes
— 149 -
les conceptions du poète, que nous voyons
poindre aujourd'hui en boutons, avaient eu le
temps de s'épanouir en fleurs dans l'œuvre com-
plète. Maintenant, ce chant unique, isolé,
ne peut que nous étonner par l'immensité de
sa base et par ses contours monumentaux.
En effet, si à l'instar de ces critiques, qui
s'eflforçant de prouver leur profonde perspi-
cacité, recherchent et souvent créent eux-
mêmes des analogies et des allégories aux-
quelles le poète n'a jamais songé, si, disons-
nous, nous devions déterminer quelle idée du
jour, quelle position nationale, actuelle, ou
quels personnages types fictifs ou réels fixant
aujourd'hui l'attention générale, l'auteur a
voulu retracer, nou$ serions obligé de pro-
céder comme le sculpteur romain du gladiateur
mourant. On sait que pendant l'exposition
de sa statue, forcé de répondre à ces ques-
tions: «lequel des gladiateurs du cirque
avez-vous voulu représenter?» — est-ce Cajus,
ou Sporus, ou PoUion le Syrien, l'artiste dut
nécessairement répliquer que ce n'était ni le
premier, ni le second, ni le troisième, ni
même aucun autre de leurs compagnons,
mais bien l'idéal du gladiateur mourant, créé
— 150 —
en vue non du présent, mais du jugement
des siècles futurs, offrande déposée sur l'autel
de Fart, pour rhumanité et non pour l'intérêt
actuel d'une génération passagère.
Le Roi-Esprit que le poète fait passer par
toute l'échelle du crime, est cependant un
tyran d'une nature toute différente de celle
que l'histoire nous a transmise dans les por-
traits des plus grands persécuteurs de l'hu-
manité, n est censé avoir conquis le monde
à la tête de ses Germains, il s'asseoit alors
sur son trône et, voyant dans sa personne la
réalisation de la puissance terrestre, il se
croit destiné à remplir une mission surhumaine;
il considère l'essence de sa nature comme
supérieure à celle du commun des hommes,
et ne voit en eux que des chififres dont il
a le droit de se servir pour résoudre son
problème.
C'est ainsi qu'Alexandre le Macédonien,
une fois qu'il eut promené sur la surface du
globe ses aigles victorieuses, crut sentir en
lui une transformation, une élévation de son
être, et se proclama fils de Dieu.
Mais quelle est donc cette idée dont le
poète a embrasé la poitrine de son héros? —
— 151 —
C'est la seule idée sublime qui, dans ces
temps anterchrétiens, ait pu 'naître dans la
tête d'un sauvage, homme de génie. Le fa-
rouche conquérant, après avoir soumis sous
son sceptre de fer toutes les forces terrestres,
se sent rempli d'un sentiment indicible d'im-
mortalité qui l'amène à cette conjecture qu'il
existe en dehors de ce monde une puissance
suprême, aux volontés de laquelle les hom-
mes et ceux qui les gouvernent, sont sub-
ordonnés. Il s'agit donc ici de résoudre la
question de l'immortalité de l'âme, de recon-
naître le grand principe de la sagesse et de
la miséricorde, et le superbe autocrate ne voit
aucun moyen de s'en convaincre, si ce n'est
en jetant un défi à ce principe suprême, par
une violation absolue de tous les droits qui
s'éveillent spontanément au cœur de l'homme.
Si, après avoir épuisé tous les moyens pos-
sibles, aucun signe ne vient à paraître dans
les deux pour prouver qu'il y a une puis-
sance surnaturelle qui s'intéresse au sort des
mortels, alors se dit l'exterminateur, l'huma-
nité n'est que poussière, la terre que pous-
sière aussi, et moi rien d'autre qu'un glaive
forgé pour un moment par le hasard.
— 152 —
Aussitôt cet homme, sentant que cette idée
qui vit sur le Sol slave s'est incarnée en lui,
emploie pour la réaliser la philosophie de
l'action, saisit la hache du bourreau et se met
à l'œuvre. Il étouflfe dans son cœur tous les
sentiments humains auxquels l'entraîne par-
fois sa grande nature; tout pénétré ^ son
idée gigantesque, c'est à travers des torrents
de sang qu'il marche droit à son but, et sa
pensée s'épuise à inventer mille tortures.
Plus profond dans sa conception, plus terrible
dans le développement de son caractère que
Macbeth, il est presque disculpé par l'idée
philosophique qui l'anime, et par le génie de
son époque. Aussi toute sa narration n'est-
elle pas une forfanterie comme celle de la
plupart des héros des épopées classiques,
mais plutôt une confession douloureuse, avec
la consciefase de la valeur des moyens dont
il se sert pour arriver à son but. Il se plaint,
il s'accuse du profond de son cœur et péné-
tré du sentiment général de l'immortalité, et,
bien qu'il soit obligé de racheter au prix de
la perte de son âme la future existence éter-
nelle du génie de son peuple, il reste
animé de la conviction qu'il a, d'avoir fait
— 153 —
jaillir cette immortalité du sein même de sa
patrie.
Ce sentiment à la fois douloureux et in-
spirateur se reflète fortement dans les dernières
strophes du poème.
Le Boi' Esprit extermine, mais il ne dis-
sout pas les parties vitales de son peuple; il
les cimiente au contraire par le sang, il habi-
tue sa patrie à la souffrance, il la retrempe
pour les adversités qui l'attendent dans l'ave-
nir, il élève son génie au-dessus des douleurs
matérielles et par là, rachète son immortalité
dans l'histoire. Son plan, comme nous le voyons,
embrasse un avenir séculaire, l'histoire le con-
firme, le présent de la Pologne l'atteste chaque
jour, et son avenir en prouvera toute la vérité.
Qu'il nous soit maintenant permis de placer
sous les yeux du lecteur l'œuvre entière de
Slowacki; il ne serait pas possible d'en don-
ner de simples extraits, car tous les anneaux
de cette chaîne poétique sont tellement rivés
les uns aux autres, qu'en les détachant, au
lieu d'offrir au public un tableau vivant, on
ne lui présenterait que cette nature morte
qu'Horace appelle .«de^î/eda mernbra poetae^y.
LE ROI-ESPRIT.
CHANT I.
I
Mes souifrances, les angoisses de mon cœur,
ma lutte continuelle avec l'esprit du mal, ses
armes flamboyantes, son bouclier rayonnant
comme un soleil, ses pièges remplis de
trahisons vipérines, voilà ce que je veux chan-
ter pour accomplir l'ordre de l'éternelle des-
tinée. Oui c'est elle qui m'impose aujourd'hui
le pénible devoir de chanter les événements
du passé, les grandes et saintes guerres des
esprits sacrés.
n.
Moi, Hèr l'Arménien, moi, devenu cadavre,
je gisais sur un bûcher: le Caucase se noyait
— 155 —
dans les éclairs; la foudre retentissait à coups
redoublés; sa voix parlait aux échos de la
sauvage contrée; le ciel, obscurci et sillonné
de tonnerres, oifrait l'image d'une cité infer-
nale. Et moi, je gisais éclairé par la foudre
et couvert tout entier d'une armure d'or.
m.
Mon esprit, encore emprisonné dans son
corps inanimé, sentait un certain orgeuil d'être
aussi calme au milieu de cette nature pleine
d'horreurs. Au-dessus de lui grondait la terre
émue et planaient les esprits des guerriers.
Trois spectres de fenmies se préparaient à al-
lumer le bûcher, et moi, j'attendais . que la
foudre éclatât, tant j'étais sûr de ressusciter
comme esprit dans cet air embrasé par les
éclairs d'un ciel en courroux.
IV.
Déjà les horribles sorcières approchaient
leurs torches d'herbes et d'absinthes sèches;
déjà éclairant ma figure pâle, ell,es hurlaient
leurs hymnes sauvages, quand soudain trois
— 156 —
foudres de sôuflfre ardent les frappèrent et la
flamme les dévora si vîte que je les crus plu-
tôt évanonies dans l'air que mortes.
C'est alors que mon âme s'échappa de sa
prison, indifférente déjà pour ce corps à ja-
mais perdu pour elle, mais soupirant en vain
après une nouvelle forme. Soumise aux ar-
rêts du Seigneur, elle s'envola, prête à l'oubli
même du nom des choses humaines. Les
élus seuls savent ce qu'est la puissance du
sentiment, alors que la mémoire n'est plus.
VL
Aux lieux fortunés où les âmes limpides
comme le diamant font un choix volontaire,
la force, épuisée par une course plus rapide
que celle d'Atalante, ne cherche que le bonheur
et un humble repos. Là jadis je vis Orphée,
las du fardeau de ses jours terrestres, se
choisir un corps parmi les oiseaux musiciens.
Qu'il lui sera doux désormais, me disais-je,
de ployer et de déployer en cadence ses blan-
ches ailes de cygne.
— 157 —
VIL
Ulysse se lit simple laboureur pour se dé-
lasser de ses longues prérégrinations. C'est
ainsi que Dieu pardonne aux hommes fatigués
de la vie, et, à leur résurrection, leur accorde
un repos sans fin. Mortels, épuisés par le
travail, ne croyez pas qu'il y ait jamais man-
que de feu et d'éclairs, ne pensez pas qu'il
y ait pour l'esprit un don plus précieux que
le repos,
. vm.
Moi seul autrefois, me sentant à l'aise dans
mon corps plein de jeunesse et d'harmonie,
je ne désirai pas de transformation et, triste,
je m'assis sur les bords du Léthé, en portant
l'eau plutôt à mes blessures qu'à ma bouche.
Depuis, délivré de la matière, mon esprit n'a
jamais pleuré sur les maux du corps; depuis,
il a toujours méprisé l'éloquence que pou-
vaient avoir les lèvres de ses blessures en-
tr'ouvertes.
— 158 —
IX.
Cependant, tout en appliquant Peau du
Léthé sui' mes plaies pour y éteindre le sou-
venir cuisant de mes douleurs, je ne pus em-
pêcher que plus d'un doux souvenir ne pérît,
que plus d'une suave image ne vînt à s'éva-
nouir en moi. Les esprits me dérobèrent
soudain celle des aurores grecques si sereines,
si rosées, pour me montrer en retour l'aube
d'un jour lointain, l'horizon d'une patrie nou-
velle et à jamais chérie.
X.
Non, les étoiles qui brillent jusqu'au fond
des mers, qui, à la lumière, prennent toutes
les couleurs du prisme et paraissent si éblouis-
santes dans l'abîme des ondes, que les dau-
phins hérissent leurs écailles argentées et
tournent en silence autour de leurs rayons
comme des vampires.
XI.
Non, ces étoiles n'effraient pas autant ces
monstres farouches de leur lueur mystérieuse
— 159 —
que ne le fit la beauté qui m'apparut dans les
brouillards de la vague oublieuse du Léthé.
Au-dessus d'elle c'était une harmonie produite
par un essaim d'esprits à la voix de rossig-
nol; au-dessous des marches d'or conduisant
dans un monde lointain et vaporeux, à une
prairie de fleurs, qu'ombrageaient de sombres
sapins :
XII.
Et de ces prairies, de ces bois, il me sem-
blait que les sons éoliens d'une brise mati-
nale m'invitait à descendre sur une. terre for-
tunée. Je marchais d'un pas ferme quoique
blessé par la flèche aiguë du Numide, ne sa-
chant pas si c'était la voix de la mort qui
m'appelait, ou un prodige terrestre, ou bien
une Iris, qu'un nuage cristallin venait déposer
sur le globe, et que supportait un arc-en ciel
brillant au-dessus des guérêts, des couleurs de
tant de soleils qu'il semblait la soutenir par
sa lumière au-dessus du monde.
xm.
Tandis qu'elle me précédait dans les détours
du bois, les harpes éoliennes me redisaient ce
— 160 —
chant: «tâche de bien te la rappeler, car
bientôt tu la perdras comme un rêve que
t'auraient apporté de gracieux esprits; bien-
tôt tu paieras ta vie de mille autres existen-
ces, et toujours tu presseras sur ta poitrine
cette unique blessure de ton cœur, le souve-
nir de l'avoir à jamais perdue. »
XIV.
(cNous te donnerons la gloire, mais tu la
prendras en horreur; nous te donnerons un
cœur, mais bientôt il deviendra vide, et tu
arriveras jusqu'à narguer sans pudeur les hom-
mes qui auront confiance en Dieu.» Et moi
de répondre: «pourvu que mes yeux re-
splendissent un instant de la lumière que cette
beauté verse de ses lèvres de rubis, peu
m'importe ce que me réserve le destin, vie
d'un esprit ou tourments d'un mortel!»
XV.
Des épines de ma souffrance, comme un
homme qui se sent capable de résumer en lui
- m -
les douleurs d'un millier de ses semblables,
je me tresserai une couronne et, en souverain,
j'en ceindrai mon front superbe. Que les
esprits conjurés tournent contre moi leurs
dards de serpent, que le monde me combatte
ouvertement ou m'emprisonne en secret, qu'il
me plonge même dans un abîme de feu, dût
la chérie m'entraîner aux enfers, je la sui-
vrai partout».
XVI.
A cette imprécation, je me le rappelle trop
bien, l'esprit répondit par ce mot: «c'est la
reine 1 » aussitôt s'affaissa toute l'exaltation
divine de mon âme; soudain aussi surgit une
nouvelle clarté et, dans cet air plus diaphane
que le diamant, m'apparut une vision ... une
beauté ... la fille du verbe, la souveraine
d'un peuple du nord, telle que l'ont jadis en-
trevue les prophètes de Juda.
XVII.
Un soleil tournait au-dessus de sa tête ra-
dieuse, elle foulait à ses pieds un croissant
argenté; elle planait au-dessus des forêts ou
11
- 162 —
rasait les yaQées, édaÎTaat, paralle à une
comète^ le chanme des cabanes; des arcs-ea
ciel Teolaçaient sans cesse de fems auréoles;
eQe tressait aa miliea da prisme des gairiaiHles
des fleurs et jetait négtigeimnfait dans ks
airs les peries du jasmin et le corail des
pavots.
XYIH
Le del, embrasé par des météores de feu,
loi sooriait aznré conmie une vagae de la
mer; et, de même que le satin, changeant de
couleur lorsqu'il tremble, allume les brode-
ries dont il est parsemé, de même la voûte
céleste s'allumait derrière elle et permettait à
ces étoiles de scintiller an milieu d'un tour-
billon de flammes.
XIX.
Ainsi, ce que n'avait pu produire Feau du
Léthé, elle le fit par son apparition. En
effet mon âme se retrempa soudain pour un
nouvel essor et fit jaillir d'elle une flamme
nouvelle. Je vais donc raconter comment
cette âme vainquit pour la première fois son
— 163 —
corps, comment elle le rédusit à n'être que
l'ombre fidèle de ses puissances. Or voici
que tout à coup, moi Hèr, écrasé par .la
foudre, je me réveille au milieu d'une forêt...
sous une haie rustique.
XX.
Une horrible sorcière entonnait au-dessus
de moi ses chants sauvages. «Ta patrie, hur-
lait-elle, est anéantie! moi seule je vis, et
mon sein t'a servi à la fois de tombe et de
berceau. Couverte de cendre et fécondée par
la poussière des morts, je t'ai mis au jour
pour que tu sois le vengeur de la patrie.
Fils de la cendre, Popiel sera ton nom.
XXI.
Tu es seul, mais les vertus de tes aïeux
te rendront fort, et moi je te subordonnerai
deux esprits, à ta droite un ange d'or, à ta
gauche un esprit de carnage et de tempête.
Vous serez trois, et vous aurez encore ma
voix tonnante qui vous poussera à la ven-
geance. » Cela dit, elle me saisit par mes
11*
- 164 —
langes et les faisant tournoyer au-dessus de
sa tête, elle en' menaça le monde.
xxn.
Je n'étais pas encore un adolescent, que
déjà la vengeance était Tunique nourriture de
mon âme et la trahison celle de mon esprit.
Souvent, je me le rappelle, il me semblait
qu'un génie passait la main sur mes cheveux,
ou, pareil à un ange me parlait dans mes
rêves. J'ouvrais les yeux, ce n'était qu'un
tourbillon de feuilles desséchées qui se dres-
sait au-dessus de moi, comme un spectre li-
vide, s'en allait au vent et quelques fois tom-
bait sur ma poitrine. Alors ma main trem-
blait et mon 'poignard glissait de soi-même
hors du fourreau.
xxin.
vous, premiers orages de mon âme, de
quelle horrible manière vous vous rappelez à
ma mémoire! Je. crois encore voir ce nuage
sanglant dans lequel mon esprit tourbillon-
nait comme une colombe. Aujourd'hui encore,
— 165 —
lorsque je viens à pénétrer dans une sombre
contrée ou dans une forêt épaisse, une telle
tristesse s'empare de moi que je voudrais m'ar-
racher les entrailles, et que je demande grâce
à mes propres souffrances.
XXIV.
C'est aussi à la clarté des étoiles sous-ma-
rines que je comparais alors l'apparition de
ce peuple qui, loin de toute discorde, vivait
dans ses chaumières, sous l'ombrage des pom-
miers qui lui donnaient sa boisson. Ses pro-
pres rois le gouvernaient, cette merveilleuse
génération de Lekh qui renfermait dans son
sein tout le verbe de la Pologne, et tenait
en main la puissance et la verge miraculeuse
de Moïse.
XXV.
Je connais bien maintenant cette faculté
que l'esprit a de voir sous terre; c'est un
miracle qui se manifeste souvent dans un
vieux mendiant de village poursuivi par les
chiens qui le voient dans sa marche, traînant
- 166 —
après lui une chaîne d'esprits aériens sem-
blables aux grues voyageuses. Le monde le
raille, mais le paysan au cœur simple sait la
puissance du mendiant sur les reptiles veni-
meux; il sait que l'image d'un monde mysté-
rieux se reflète sur sa terne pupille, rendue
insensible à la lumière du jour.
XXVI.
Son regard, voilé par la main divine, glisse
souvent sous terre, suit un filon d'or et par-
vient à percer les tombeaux mystérieux et
les dolmens antiques. Alors le fond de ces
sépulcres lui apparaît tout lumineux, la pous-
sière des morts s'y dresse, prend des formes
humaines, et va de nouveau se disperser
dans le néant.
XXVII.
Oui, ce sont là les merveilles que voient ces
pauvres souffreteux, tandis que souvent on
se moque de leur attitude pensive. Cette sa-
gesse qui force la vérité à lui livrer ses se-
crets, le front ceint d'une couronne de chêne.
- 167 —
s'asseyait jadis avec le roi ou à ses côtés
sur le trône, et traçait autour d'elle un cercle
flamboyant d'esprits évoqués. C'est là cette
sagesse qui, n'étant le partage ni du sorcier,
ni de l'imposteur, a pour mission de guérir
tous les maux de l'âme.
xxvm.
Tout à l'entour on voyait les campagnes
couvertes de bosquets, d'autels consacrés aux
dieux, de tombeaux connus seulement des
pâtres et de leurs chèvres, de troupeaux
étonnés du mouvement incessant des oiseaux,
de dolmens antiques oubliés depuis bien des
siècles, abandonnés aux brouillards et aux
orages, et dépouillés de toute verdure.
XXIX.
Parfois seulement une ancienne coutume
venue de l'Inde et aujourd'hui perdue, venait
comme une vision lumineuse interrompre le
silence de la forêt. Quand mourait un guerrier
célèbre, le peuple l'ensevelissait comme un
autre Hector. Loin dans le bois, au milieu
— 168 —
des brouillards du soir, on sacrifiait douze
chevaux sur un bûcher ruisselant de sang,
décoré de cornes de cerf, de têtes de sanglier
et que la torche changeait bientôt en une
seule colonne de flamme:
XXX.
Des bardes prophétiques apparaissaient au-
tour du bûcher et des devins prédisaient l'ave-
nir inconnu du monde. Tout ce que créait
le chant, aussitôt les esprits infernaux le ré-
alisaient. Chaque siècle avait ses grands au-
tels de la vérité, son culte de l'esprit et ses
prêtres ardents, qui, en marchant au-devant
de la nouvelle foi, avaient pour le corps non
des croix, mais des poignards.
XXXI.
Un sauvage mépris les animait contre leur
coi-ps et l'exaltation les enivrait à l'instar du
jus de la vigne. Aujourd'hui encore maint
tombeau druidique, étreint par des buissons
de roses, alors que les flèches du soleil pas-
sent à travers ou qu'il est coloré des flammes
— 169 —
diamentées de Taurore, à peine on en a dé-
passé les sombres portes de granit, vous
laisse voir des taches de feu et de sang.
xxxn.
Cependant le pèlerin ne recule pas à cette
vue, et même il n'a pas plus peur d'y entrer
à la clarté de la lune qu'une grue aux ailes
lourdes ne tremble de se frayer une nouvelle
route à travers les deux. Entre ces autels,
jadis teints de sang, les rayons de la lune et
les aubépines sauvages semblent s'ouvrir des
voies argentées, sur lesquelles la pensée vole
aussi fugitive qu'un rêve.
xxxm.
C'est parmi ces monuments sacrés que
moi, esprit au front superbe, croyant à l'im-
mutabilité étemelle du monde, je maudissais
le présent qui m'accablait et foulais aux pieds
leurs fronts chargés de mousse. Pierres fu-
nèbres, leur criais-je, tombez devant un esprit;
fuyez comme un troupeau de cerfs, fuyez de-
vant ma pensée exterminatrice. Et vous, ca-
- 170 —
davres de ces sépulcres, périssez ou levez-
vous !
XXXIV.
Et rien! ... ce monde me narguait par son
silence et sa course, lui qui se traîne à pas
de tortue autour du soleil. Plus loin, tou-
jours plus loin, sur la riante verdure des prai-
ries (car j'avais exploré tout mon pays na-
tal), rien encore! Toutefois le peuple procédait
différemment avec le cadavre de sou prochain,
qu'il brûlait dans une nacelle et envoyait dans
la région des brouillards hospitaliers avec
une compagne innocente et chérie. *
XXXV.
Fils de peuples massacrés, être jusqu'alors
inconnu de tous, quand je vis combien cette
nacelle était préférable au chaume d'une ha-
bitation terrestre, quand je vis conmie la
flamme sifflait sous eUe en faisant craquer les
poignées de feuilles sèches et éclairant de
ses terribles lueurs ces deux âmes endormies
du sommeil de la mort et de l'amoun
— 171 -
XXXVI.
Lorsque je le vis et que j'entendis le chant
de la jeune fille, triste rossignol des tombeaux
qui paraissait un tournesol d'or attaché au
bois de cette nacelle sépulcrale, lorsque je
vis cette fille emprunter au royaume des om-
bres une nouvelle voix, enfin quand à mesure
qu'elle disparaissait elle ne me sembla plus
qu'un fantôme, une ombre, un rêve, tandis
que sa voix me parvenait encore comme ren-
voyée par des mondes invisibles.
XXXVII.
Oui, quand je vis tout cela, je me mis
à envier à ce marchand son dernier voyage
(car c'était un marchand qu'on brûlait ainsi);
et je l'enviais sans savoir cependant pour-
quoi, tremblant d'être un jour si pauvre
d'esprit que je n'en perdisse les ailes qui
vous portent vers un monde surnaturel, trem-
blant, dis-je, de devenir farouche comme un lion,
et d'aller dans cet autre monde, avec un
effroi satanique, comme un esprit isolé de
tous et sur une nacelle toute noire.
— 172 —
xxxvin.
Epouvanté, je revins dans les forêts de
ma patrie et bientôt après le roi Lekh me
prit pour écuyer. J'avais l'œil menaçant,
la main prompte et c'est toujours au sommet
de l'échelle sociale que visait mon ambition.
Quant à mon cœur, il était abreuvé de poi-
son; le génie de la vengeance, mon premier
apôtre, me brouillait sans cesse avec les
hommes et avec mon propre sort; souvent
même sa voix n'avait rien d'une voix hu-
maine.
XXXIX.
Or chaque fois que j'écoutais ses conseils,
si funestes pour mon âme, je sentais qu'une
main invisible levait tous les obstacles sous
mes pas. Pâle, je regardais agir cette puis-
sance, croyant qu'un aigle blanc des monta-
gnes s'abattait sur mon casque, s'asseyait
sur mon front, et semait des foudres sur
mon chemin.
XL.
Un jour, je voulus être chef, et aussitôt un
sang furieux foudroya le cerveau de deux
— 173 -
vayvodes. C'est depuis lors, que moi, jadis
pâtre paisible, allié pour jamais aux esprits
infernaux, je suis devenu si terrible que
l'homme à qui j'ai voulu nuire, à peine l'avais-
je menacé de ma pensée seulement, se sen-
tait déjà frappé de mon regard à travers
l'acier de mon armure et si je venais à effleu-
rer son cœur, aussitôt il tombait sans vie.
XLI.
Le monde s'était assombri ; enfant des bois,
je regardais l'humanité comme une forêt con-
damnée à être abattue. La pâleur des grands
fantômes dont j'étais devenu le chef m'effra-
yait du fond de leurs visières. Je devins la
main droite du prince; je ne voyais pas une
plus vaste carrière ni un but plus digne de-
vant moi. Dans un château de cèdre, aux
bords d'un de •nos grands lacs, j'étais le
premier parmi ceux que nous appelons les
Vayvodes d'or. .
XLIL
Apprenez ici comme les cabales des esprits
sont terribles, quels pièges affreux ils nous
— 174 —
tendent! Une fois, au retour d'une expédition
lointaine, tandis que les éclairs brillaient à
travers les longs filets d'une pluie satoglante,
moi et mes guerriers nous vîmes des ailes
d'aigles tués, aussi nombreux que le sont dans
certains cimetières de ma patrie les ossements
des Germains.
XLin.
Leurs plumes ruisselaient d'eau; du sable
il s'en dressait quelques unes d'une si gigan-
tesque dimension que, lorsque j'en pris une
et la soulevai de ma lance, cette aile pareille
à un grand fantôme nébuleux, en se relevant
paresseusement de son ornière, comme un
esprit endormi dans la fange à la lueur des
foudres et évoqué par des conjurations caba-
listisques, cette aile-, dis-je, atteignit de son
sommet le panache rouge de%ion casque.
XLIV.
Un tel mystère et quelque chose de si hu-
main, enveloppaient cette aile que je m'écri-
ais: «dites moi, ô vautours, est-ce un éclair
— 175 -
qui, vous brûlant au sein d'un rapide tour-
billon de vent, vous a ainsi déchirés en lam-
beaux? vous etez-vous disputé l'empire de la
lune en vous entrechoquant masse contre
masse dans les airsV vous êtez-vous livré un
combat sanglant pour une proie, ou est-ce
tout simplement pour la gloire que vous vous
êtes exterminés?»
XLV.
«Comment le nommer, dites -le -moi, ce
champ de bataille mémorable, rouge aujourd'-
hui d'éclairs fulgurants, ce champ où je vois
tant d'esprits foulés sur le sol et tant d'ailes
brisées?» C'est ainsi que je parlais, après
avoir appris à l'école du malheur à prendre
pitié des pleurs et des tombeaux inconnus,
quand soudain je vis mes guerriers ramasser
ces ailes et en orner le dos de leurs cui-
rasses.
XLVI.
Ce spectacle si nouvefau, si majestueux, à
la chute du jour, dans un lointain horizon
- 176 —
partout sillonné d'éclairs, cette armée dont
chaque guerrier semblait un vampire ailé,
terrible dans sa noire armure dorée par la
foudre, tout cela était tellement effrayant,
que j'en ressentis un frisson glacial. « Gloire
à Dieu, m'écriai-je,le monde chancelé l c'est
sous le choc de ma poitrine qu'il croulera.
En avant donc, ô mon esprit, conduis mes
phalanges ailées!»
XLvn.
A ces mots je m'attachai aussi des ailes
sanglantes et mouillées qui me couvrirent
tout le casque. En les prenant, j'avais pour
but la gloire, tandis que mes guerriers son-
geaient seulement à revenir plus vite chez
eux par la puissance de leur vol. Oh que
les mobiles qui dirigent les éléments de notre
être corporel sont étranges, et combien, de-
vant la vérité, cette maîtresse suprême du
monde, les aigles, bien qu'ils fassent tous le
même bruit, paraissent différents 1
XLvni.
Joyeux, nous volions vers nos foyers, et
devant nous fuyaient arbres, vergers et chau-
— 177 —
mières. Une fois au but, mes guerriers se
rangèrent dans la cour du château, et j'y
entrai semblable à un ange noir et ailé. Le
rideau de pourpre qui séparait le roi du vul-
gaire, s'ouvrit en étincelant de mille étoiles
de fleurs: le prince apparut dans les reflets
de cette pourpre, me toisa de son regard et
laissa tomber soii sceptre d'ambre.
XLIX.
Je vis tout à coup disparaître de son front
et la sereine bienveillance qui planait comme
une hirondelle sur ses cheveux gris et sa
bonté silencieuse,- puis son visage, devenu
cadavéreux et froid, me glaça de son aspect
au point que je me tins contrit comme un
moine, les yeux baissés et fouillant de ma
pensée au profond de mon âme. Je me de-
mandais si le subit orgueil de ma victoire
n'avait pas fait naître dans l'esprit du monar-
que quelques pensées secrètes et ne lui por-
tait pas ombrage?
L.
Alors lui, regardant mes ailes et mes plu-
mes que coloraient les lumières de la salle
12
— 178 —
et que le reflet de la pourpre rendait encore
plus terribles, les abattit sous son sceptre. On
me saisit, et déjà mon âme sombre et im-
pure me conseillait de me saUYer en fondant
avec mon glaive au milieu de la cour ter-
rifiée sur le roi, le briser lui et sa puissance.
Mais, dans un moment de fureur plus
court que la durée d'un éclair, je n'osai pas
tenter un si grand coup. Plutôt que de
profiter de reffusion d'un sang de famille et
de me montrer au grand jour, tenant à la
main mon glaive qui eût plutôt ressemblé à
un serpent qu'à une arme, je préférai voir
ma tête chanceler et tomber dans la poussière
comme un chêne séculaire.
LU.
Je me laissai donc saisir, et seul, dans un
noir caveau, enchaîné à des colonnes de
granit, comme l'araignée, cette sombre tra-
vailleuse, je me mis à tisser de mes cha-
grins et de mes insomnies une longue trame
— 179 —
de pensées. Il me semblait voir s'asseoir
sur mon casque des fantômes d'aigles et mes
épaulières se charger de têtes de Méduse
toutes pâles et sanglantes.
Lin.
Mon âme était si forte, si riche de facultés,
elle gouvernait avec une telle puissance mon
corps, (qu'elle parlait sans cesse par l'écho
d'un monde spirituel; de son abîme pleiiT
d'horreurs, car notre âme est un abîme où
tourbillonne un essaim de noires pensées, elle
puisait la force terrible de lancer un coup et
en frappait comme avec une foudre.
LTV.
Celui qui croyait me calmer et apaiser
les orages de mon esprit par la prison, celui-
là était' dans l'erreur. Mon âme grondait
sans cesse; le roi Lekh l'entendait, il sentait
que, vampire invisible, je le mordais et le
courbais jusqu'à terre. Encore enfermé en
moi-même, je ne faisais faire aucun effort à
mon esprit, et cependant je commandais déjà
une phalange de génies infernaux, esclaves
fidèles qui ne me quittaient jamais.
12*
— 180 —
LV.
vous qui ne rencontrerez jamais ici bas
votre véritable ange gardien, qui ne voyez
la vie que dans votre chaumière, et pour qui
Dieu se voile de nuages éphémères, pour
vous l'image de ces faits ne signifie rien.
Pour d'autres, en dépit du diapason de mon
âme et du terrible orage qui gronde dans
mon chant funèbre, ce chant ne paraîtra pas
différent de toutes les rapsodes connues.
LVI.
Une fois vers minuit, tandis que je dévo-
rais ma colère, je crus apercevoir tantôt une
apparition blanche, tantôt une forme noire
et indécise, tantôt enfin une étoile qui me
jetait son regard en filant. Et en eflfet, je
voyais la ravissante figure de la fille du roi,
dont un rayon de lumière, parti de ses
doigts de rose changés en rubis, perçait la
poussière et les toiles d'araignés de mon
cachot.
Ses cheveux dorés, tombant en tresses jus-
qu'à ses pieds, se traînaient sur les dalles
— 181 —
•
verdâtres; les tresses étaient fermées par deux
épis d'or que surmontaient des fleurs de pierres
précieuses. Ces fleurs semblaient être deux
génies animés, regardant le ciel et pareilles
à des figures d'anges ou d'esprits malins qui
sortent de l'onde et fixent les yeux sur l'on-
dine qui marche au-dessus des vagues.
Lvm.
Les joyaux éclatants se rappellent à ma
mémoire, plutôt que le reste. Un brouillard
épais me le dérobe encore, à ce point que
je ne tente pas même d'évoquer en rêve
l'image de cette divine créature. Mais le
génie de la mémoire me représente éternelle-
ment et le plis de sa robe et les deux
épis d'or, et ses pieds blancs qui s'avan-
çaient vers moi comme deux croissants fan-
tastiques.
LIX.
Et moi, caché au fond de mon antre de
granit, accroupi comme un monceau d'esprits
infernaux que la lumière fait ressembler à
— 182 —
•
un amas de couleuvres, de membres et de
chaînes, hérissé d'ailes comme un des démons
de cette nature antique et primitive qui,
ainsi qu'on le sait, a produit des dragons
couverts de flammes et volant dans les airs;
LX.
Moi, me rappelant qu'après avoir servi le
trône j'avais été injustement payé de la plus
noire trahison et croyant le roi nâon débi-
teur, moi, dis-je, alors eflleuré par le regard
de sa fille, je hérissai mes ailes toutes salies
contre elle, et, le visage tout pâle, je lui
montrai mes yeux par-dessous mes plumes
avec une telle intensité de colère que j'au-
rais pu la brûler de mon regard comme d'une
flamme dévorante.
LXI.
Pauvres esprits que nous sommes, forcés
de puiser toujours à la même source nos
plus belles couleurs. Voilà encore le dragon
d'Andromède, faisant briller ses défenses;
voilà encore cet autre aflfreux serpent étoile
— 183 —
qui, dans l'Edda, s'avance vers le soleil, ra-
masse avec sa queue les étoiles, ces fleurs
de la voûte azurée, les engloutit dans ses
poumons embrasés et les rejette imprégnées
de son haleine de feu.
LXIL
C'est sur la splendide vierge que, furieux,
infernal, puissant et d^autant plus terrible
que j'étais malheureux, je fixai tous les
éclairs de mes yeux, ayant plus soif de sa
possession que de la liberté. Gomment alors
cette vierge de bon secours m'ouvrit^elle un
guichet dont l'huile avait silencieusement forcé
les gonds? c'est là ce qu'il faut laisser dans
l'oubli, car un nuage sanglant me dérobe le
tableau.
Lxni.
Mais elle, chaste, pure, et n'ayant pas la
conscience de son action, m'enleva d'une
seule parole vers des régions sublimes. Alors
cette divine maîtresse du chant et de la harpe,
animée d'un esprit tout céleste et se rappe-
— 184 —
lant peutrêtre une existence primitive menée
par elle dans l'antique Rome, se mit à me
raconter comment elle avait lu dans le livre
d'une Sybille qu'un jour des a^les, montés
sur des chevaux, lui arracheraient sa cou-
ronne de la tête.
LXIV.
L'étrange songe fixa si profondément sa
vision dans sa mémoire qu'elle en fit un ré-
cit exact à son père, et déjà, tout pensif et
le front assombri, il allait appeler les devins
pour avoir l'explication du rêve quand, reve-
nant soudain, moi aigle armé, je rangeai
dans la cour du château mes guerriers parés
de leurs dépouilles ailées, et réalisai ainsi le
rêve aussi clairement que si c'eût été à la
lueur des éclairs.
LXV.
Voilà ce que me dit l'infortunée en s'accu-
sant presque elle-même comme d'un crime
d'avoir rêvé au moment où, à la clarté de
la lune, aux éclats de la foudre et hérissés
— 185 —
de nos ailes, nous réalisions sa vision. Mais
par la puissance que les sombres démons
exercent sur la volonté des humains, les ima-
ges du songe tombèrent sur elle, le carnage
sur les aigles et les ailes sur moi.
CHANT n.
I.
La lune planait en plein et les étoiles
scintillaient dans toute leur clarté; les gril-
lons et les cigales chantaient au milieu des
herbes; le château s'élevait tout pensif sur sa
.montagne sablonneuse: le froid du nord,
l'odeur des fleurs sauvages et les battements
de mon cœur attristé en présence de cette
sombre nature, toutes ces impressions se fai-
saient doublement sentir en moi, alors que
je l'avais, elle, à mes côtés et mon cheval
prêt à m'emporter au vent.
n.
Qu'elle était ravissante! d'une main elle sou-
levait ses tresses et de l'autre m'indiquait les
— 186 —
déserts du nord. «J'ai horreur du nord; lui
dis-je, car Thomme y est impuissant contre
> les orages; mais j'ensanglanterai mes éperons
dans les flancs de mon cheval, et je courrai
à travers le monde jusqu'à ce que les nations
de la terre me montrent une femme aussi
belle que toi, fût-ce la reine du feu ou des
ondes.
m.
Sinon je reviendrai comme un spectre en
courroux. Et toi, enchanteresse, rappeUe-toi
de l'ombre qui aura fui d'ici, projetée par la
lune sur la verdure et formée par le coursier,
les ailes d'aigle et le cavalier. C'est la lune
qui en ce moment donne à ce fantôme un
si terrible aspect; le vent le chasse de ces
lieux; le malheur le rend fou et si Dieu
l'épargne au milieu des orages, il se peut
qu'il revienne ici porté par la foudre. » '
IV, .
A ces mots je menaçai le monde d'un geste
de la main, d'un air d'autant plus furieux que
— 187 —
j'étais seul et sans forée. Des étoiles fixées
à leur voûte diaphane avaient les yeux ouverts
et Fouie tendue; à l'orient un ruban boréal
brillant d'un sombre écarlate formait à l'ho-
rizon des plaines grisâtres un mirage si déce-
vant qu'elles paraissaient ondoyer comme une
mer sur la route de l'aurore.
Diane, l'étoile matinale, tantôt blanchâtre
comme une feuille de bouleau, tantôt verte
ou purpurine comme une feuiUe de rose do-
rée, se plongeait dans le sein des brouillards
diaprés, aussi inconstante que la mélancolie
au cœur d'une jeune fille. Moi, dans ma soif
d'une nouvelle vie, déployant comme des ailes
mes bras vers l'orient, et pareil à un esprit
aux traits pâles de souffrance, je fuyais ma
propre pensée plus encore que mes geôliers
impitoyables.
VI.
Aujourd'hui le monde entier est connu, est
découvert par l'esprit; mais alors, mystérieux
— 188 -
comme une apparition fantastique, il excitait
d'une manière fascinatrice à la conquête, par
le brillant de la nouveauté, pour détruire
aussitôt le charme par Thorreur du carnage.
U poussait des cris pareils à ceux d'un en-
fant qu'on étoufferait et qui prendrait les
éclairs de votre armure pour une vision in-
fernale.
vn.
Il n'est pas de sombres forêts où je n'aie
erré en aiglon terrible de l'avenir porté sur
les ailes du vent. Quiconque me rencontrait,
croyait voir Satan, car avant que ma figure
ne le frappât, il apercevait déjà tout, et mon
armure, et mes ailes, et le grand marteau qui
pendait jusqu'à mon genou, et ma lance qui
flamboyait parmi les sapins dans les airs,
avec sa pointe d'acier plus brillante que la
flamme.
VIII.
Dans un cimetière isolé, au milieu des sa-
pins, un jour je rencontrai les sauvages Ger-
mains au front toujours pensif. esprit,
— 189 —
peintre d'un passé depuis longtemps évanoui
tu vois encore leurs murailles de bois, leurs
chars, leurs foyers, leurs figures éclairées par
la flamme, les blancs tombeaux des ossements
romains, et sur ces tombeaux les aigles ar-
rachées aux légions de Varrus et semblables
à des lampes et à des couronnes d'or.
IX.
Tu les vois, et aujourd'hui encore tu te
demandes quelle force a animé ta voix et
ta langue: « vous, m'écriai-je, qui êtes aussi
nombreux que les étoiles du firmament, aussi
terribles que la foudre quand elle brise les
portes du ciel, sachez-le bien, c'est par vous
que moi, fils de la cendre et du génie de la
mort, j'exterminerai le monde; oui je l'ense-
velirai sous vos pas. A moi donCj guerriers,
à moi!» Cela dit je leur montrai la blanche
étoile du jour qui poignait au-dessus des fo-
rêts. Et tous se levèrent comme un seul
homme.
X.
Oui, tous par milliers se levèrent farouches
et prêts à voler au carnage. Une seule figure,
— 190 —
placée à Técart au milieu des fleurs, resta
immobile. Sa blancheur transparente me
frappa; elle était endormie; une bonté mer-
veilleuse s'épanouissait sur son front calme et
serein que Taube argentait. C'était une statue
gisant dans les herbes sauvages, aux bords
d'un ruisseau et comme enflammée par les
feux de l'aurore.
XL
Et en la voyant je me dis: «cet être à la
blancheur immaculée, est-ce quelque reine de
peuples exterminés, que des paroles triste-
ment magiques ont endormie ici sur ce lit de
violettes?» Mais soudain un barbare lui as-
séna un tel coup que la tête vola du tronc,
pareille à une lampe, ennemie joyeuse des
ténèbres: elle s'arrêta un instant dans les airs
comme une étoile et fila toute rayonnante.
XII.
La colère fit bouillonner le sang dans mes
veines. Tirant mon glaive, j'en portai un si
rude coup au barbare que sa tête éclata en
— ' 191 —
deux coDàme une grenade purpurine. Alors
je me jnis à la contempler, cette horloge de
la vie ouverte à mes yeux, avec ses veines
rouges mystérieusement entrelacées, et voyant
en mouvement tous ces ressorts de l'âme, je
comparai les deux têtes comme deux esprits.
xin.
A peine l'eus-je fait que de nouvelles puis-
sances, évoquées sans doute par la statue
vengeresse, accoururent à mon secours. En vain
alors mille frondes m'assaillirent de leurs pro-
jectiles; plus terrible que Ja foudre qui broie
les forêts, je parvins à imprimer à ce peuple
une telle terreur, à le remplir d'un tel enthou-
siasme qu'il m'adora et me proclama son César.
XIV.
Aujourd'hui cette contrée est plongée dans
un sommeil profond: peut-être la blanche
statue y git-elle encore; peut-être dans quel-
que chaumière aux boçds de l'Ister, chante-t-on
encore mon histoire à laquelle personne ne
veut ajouter foi, et personne ne sait comment
— 192 "—
la statue vengée m'envoya des héros pour
Textermination du monde, comment,, après
m'avoîr aperçu, elle évoqua autour de moi un
essaim d'esprits lumineux.
XV.
Les hommes ignorent par quelles paroles,
par quels faits, par quelles tortures je suis
parvenu à rassembler ces millions d'esprits
dont la vue maintenant m'efifraie toutes les
fois que je les appelle: mais aussi je ne de-
mande leur secours que quand les forces me
manquent; et ils m'arrivent de différents côtés
et de sphères différentes, et rayonnent autour
de moi comme des cercles de feu qui se croi-
seraient au sein des nuages.
XVI.
Ce sont là les réflexions que roi-esprit, seul
au milieu des barbares, je faisais jadis sur les
phénomènes qui apparaissent à la naissance
des peuples et disparaissent dès que la greffe
a pris sur l'arbre. Les foudres et les éclairs
qui accompagnent ces moments primitifs, la
— 193 —
terreur et l'angoisse qui alors président le
monde, saisissent de frayeur comme le chant
du coq au tribunal de Pilate.
XVII.
Il semblerait que les oiseaux du matin ne
veuillent pas cesser de chanter, et leur chant
est triste comme le cri d'un enfant; le ciel
s'obscurcit comme saisi de cette espèce d'hor-
reur qui précède l'aube; les étoiles brillent
d'une lueur plus forte; les hommes r'échauffent
leurs mains à la flamme des villes incendiées ;
épouvantés par le silence du moment, ils sem-
blent tout prêts à renier l'esprit divin, et ce-
pendant ils jettent autour d'eux un regard
inquiet pour voir si Dieu ne les entend pas.
XVIII.
Eh bien je sentais alors tout cela, bien que •
mon sang battît comme une foudre dans mes
veines; mon casque résonnait, mon panache
brûlait d'un feu ardent, mon marteau lançait
des étincelles pareilles à des croissants; tout
enfin prenait vie autour de moi ; et mon cour-
13
- 194 -
sier de parler, ma lance de grandir, mon
glaive de s'animer, les vents de m'apporter
des conseils, les nuages de me défendre, tandis
que les croassements des corbeaux m'annon-
çaient un jour fatal et que des phalanges
circulaires de grues me. prédisaient au con-
traire le bonheur.
XIX.
C'est ainsi qu'averti par toutes les puis-
sances terrestres, je vins à fondre sur ma
malheureuse patrie. Le roi n'était plus, et
son peuple décimé contemplait sa jeune reine
comme une étoile vivante. Elle aussi, cou-
verte de sa cuirasse d'or peinte de diverses
couleurs, elle se montrait, fantôme brillant,
dans le terrible tourbillon des combats. On
eût cru voir l'ange blanc de la gloire.
XX.
Autour d'elle c'étaient un camp continuel
de guerriers, des cuirasses noires, des glaives,
des boucliers et au-dessus de sa tête un dais
mouvant d'étendards. Chaque fois que le soir
— 195 —
ternissait le ciel de ses brouillards, alors, à
l'instar des oiseaux de nuit ou des fantômes,
surgissaient des marais les Venèdes et les
Tchoudes, les jaunes Pétchénègues, les Tar-
tars d'outre mer, qui remplissaient l'horizon
de milliers de flèches. Mais ce n'était rien
encore que de les voir au combat; le plus
horrible c'était de les entendre hurler.
XXI.
Je me rappelle encore ces cris et ces hur-
lements de différentes nations et en différen-
tes langues, lorsqu'avec les flots de mon ar-
mée j'acculais les phalanges de ces peuplades
aux rives de la Vistule. Enfin, à la pointe
du jour, ils m'expédièrent les Anciens de leur
armée, en implorant la paix et un morceau
de terre à peine suffisant pour un tombeau.
xxn.
Assis sur la peau d'un lion à la crinière
dorée, dans un modeste char germain, je leur
dis: «que les vierges, filles des premiers vay-
vodes dénouent d'abord leurs tresses, que
13*
— 196 —
Vanda elle-même, fondant en larmes et pâle
de douleur, vienne verser du vin dans nos
coupes, et que mes Germains élèvent cette
belle aux cheveux d'ambre sur leurs boucliers.
XXIU.
Et quand, placée sur le disque d'un bouclier
de cuivre,, proclamée reine par les peuples
sauvages, elle nous aura entonné un hymne
pour les générations futures et charmé ainsi
nos âmes farouches, moi alors, j'ouvrirai mes
bras palpitants pour qu'elle s'y réfugie comme
une colombe et me demande de ses lèvres
rosées, tout ce qu'elle voudra, la terre, oh
même la moitié du ciel!»
XXIV.
Les vieux Svityne et Tchertchak s'éloig-
nèrent avec cette réponse. A mes yeux, va-
gue jusqu'alors, la figure de l'enchanteresse
commença à briller d'un éclat solaire et ray-
onna de plus en plus. Aussi quanfl je m'éten-
dis sur mon lit de camp, tout un enfer m'ap-
parut, sillonné sans cesse par la foudre, sombre
et rouge de vapeurs comme une forge.
-- 197 -
XXV.
Je déchirais sur ma poitrine mon pour-
point de cuir et j'étais comme cloué à mon
lit. C'est alors qu'elle se montra dans cet
effrayant tourbillon de flamme, pareille à un
esprit enveloppé d'arcs-en-ciel radieux. Au-
dessus d'elle une chaîne d'étoiles harmonieu-
ses qui composaient un chœur d'une mélodie
toute aérienne, faisait vibrer sur des tons ma-
giques et divers le plus sublime des chants.
XXVL
En entendant ces voix avec lesquelles
s'avançait vers moi la jeune vierge, mon âme
sortit presque de mon corps pour aller à sa
rencontre. Elle bleuâtre et rouge au milieu
de ce chœur de feu, et faisant tournoyer son
chant comme les ailes aériennes d'un moulin,
elle troubla mon esprit 'au point que je m'ar-
rachai les cheveux et qu'en suivant ces chants
je me sentis déjà presque fou et comme en-
traîné dans un précipice.
198 —
XXVII.
Il faisait encore nuit; je ceignis mon cas-
que, je mélançai sur mon coursier à bride
abattue. Je me rappelle encore cette atmos-
phère d'un gris perlé vaporeux et la tour
ébréchée de ce château dominant la Vistule,
où le peuple avait enfermé sa reine dans des
remparts de guerriers et de pierres. Arrivé
là, je sonne de mon cor d'airain, j'en fais
trembler les airs jusqu'à ce que le hennisse-
ment des chevaux me réponde à l'entour.
xxvin.
Alors parait le vieux vayvode Svityne, frot-
tant ses yeux encore rouges de sommeil. «Va,
lui dis-je, je regrette mes paroles d'hier, je
t'ai montré un visage trop sévère. Que votre
jeune et belle reine vienne remplir ma coupe,
soulever ma visière et peut-être alorg lui
sera-t-il plus facile de me chanter un hymne
et de tomber dans mes bras.»
XXIX.
A ces mots, le vieillard sans me répondre
me conduisit aux bords de la rivière vers un
— 199 —
groupe de peuple. Des pêcheurs tenaient
leurs filets argentés, des prêtres portaient des
torches, bien que le jour brillât déjà; quelques
rapsodes avec leurs luths étaient assis au som-
anet d'un petit rocher sous un saule pâle,
enveloppés des brouillards du matin. Sur les
collines on allumait des signaux.
XXX.
Ici je vis dans la prairie un grand mouve-
ment parmi les jeunes filles et les femmes
vouées au service de la reine. Les unes por-
taient des fleurs, des encensoirs d'argent, des
diadèmes d'or en forme de croissants. Lès autres,
cueillant dans les herbes des bluets pour en
faire une couronne, jetaient dans l'air argenté,
dans les brouillards grisâtres, des milliers de
couleurs en offrande aux divinités du fleuve
national.
XXXL
Monde étrange! étrange tableau que j'évo-
que! mais combien de fois l'aurore purpurine,
et les fleurs que je cueille couvertes de rosée.
— 200 —
et les oiseaux de la forêt qui se réveillent
à l'aube du jour, et les couleurs du prisme
que j'emploie à peindre mes pensées, quand
mon esprit s'allume comme un flambeau, com-
bien de fois, dis-je, ne m'ont-ils pas rappelé
ce tableau si douloureux, cette jeune reine
gisant morte sur la prairie.
XXXIL
Elle ressemblait à la lune dont le soleil,
par un jour d'automne, efface à son lever le
premier éclat; aussitôt l'astre des nuits se fond
dans l'air azuré, le front légèrement coloré,
et ensuite, planant au-dessus d'une guirlande
de forêts où le vent fait frissonner les feuil-
les d'or à côté des feuilles de flamme, pleine,
ronde, pâle, elle finît par se vaporiser comme
une ombre argentée qui s'enfonce dans les airs.
XXXIIL
Telle était sa pâleur déjà un peu bleuie par
rhôiTeur du trépas; telles étaient les perles
de ses lèvres qui grimaçaient d un sourire
convulsif devant les Ondines de la Vistule.
— 201 —
Du reste elle se laissait tranquillement parer
par ses femmes de sombres feuilles d'if, d'une
couronne d'or et d'un collier d'ambre. La
terreur rendait le cadavre plus effrayant en-
core aux yeux du peuple.
XXXIV.
Mais cette terreur arriva à son comble lorsque,
découvrant mes traits farouches et jetant un re-
gard sombre de dessous ma visière, je brisai mon
glaive et en fis voler les morceaux et les éclairs
au-dessus de ma tête. Les vapeurs ténébreuses
de mon âme et les étincelles dorées du glaive
s'élevèrent comme un ouragan olympien au-
dessus de mon panache flamboyant. On eût
dit que mon génie était venu tout en feu se
poser sur mon casque.
XXXV.
Le premier cri qui sortit de ma bouche ne
ressemblait plus à une voix humaine, c'était
le cri d'une bête féroce. Il réveilla mes cent
mille Germains qui s'avancèrent sourdement
comme une mer qui gronde au loin. Alors
j'élevai un bûcher effrayant, royal et si haut
— 202 —
que les ondes de la Vistule arrêtées par cette
digue, par cette hécatombe de cadavres, se
dressèrent comme un spectre ensanglanté de
géant.
XXXVI.
Mais avant que d'être livrée aux flammes,
que de plaintes affreuses n'a-t-elle pas enten-
dues! ))0 cheveux, m'écriai-je, je ne laisserai
pas vos boucles se sécher dans le feu de
leurs liquides diamants; j'ordonnerai aux om-
bres souterraines de se transformer magique-
ment en un temple plein de détours et de
piliers, et là, ô vierge, je te déposerai dans
un cerceuil d'albâtre, je te ferai garder par
l'éloquente mnémosine des siècles passés, par
la Colonne funéraire!
XXXVII.
Oui, je te déposerai en silence sur un lin-
ceul de satin blanc, embaumée, endormie d'un
soleil éternel; puis comme un lion, couché à
tes pieds, je troublerai ton sommeil tranquille
de mes profonds soupirs. Alors peut-être toi,
tu te lèveras et, par un baiser, me faisant
— 203 —
connaitre l'aurore du jour du réveil suprême,
tu me fixeras, ô mon amie, dans ces sombres
souterrains, en lisant éternellement des paro-'
les mystérieuses sur des blocs de rochers.
xxxvm.
Et tandis que je serai là dans un séjour
sans soleil, sans étoiles et sans lune, où règne
une tristesse sottibre et sans fin, moi, guerrier
semblable à un ouragan assoupi, les paupières
ouvertes, fixes et sèches, comme alors toi, ma
rêveuse lectrice, en versant ta mélodie perle
par perle dans mon oreille, toi maîtresse de
la parole et du chant, comme alors, dis-je,
tu changeras pour moi des siècles en minutes
par la magie de ta voix.»
XXXIX.
C'est ainsi que je parlais en pressentant les
mystères d'outre -tombe. Et embrasé * d'une
nouvelle ardeur, je voulus la déposer sur un
pavois de glaives, l'envelopper dans un sang-
lant étendard de guerre et, loin d'une contrée
où le soleil meurtrit le corps de ses feux im-
— 204 —
pitoyables et précoces, fuir avec elle dans la
froide Islande, terre calcinée par la flamme
de sept volcans aujourd'hui éteints.
XL.
«Là, m'écriais-je, là sur les glaciers, je la
déposerai pareille à une fleur crifetalisée, je
l'ensevelirai brillante sur . un rocher rougi par
des éclairs de volcan. Et alors sur sa cîme,
parmi les aigles sauvages, plus farouche que
les ouragans, plus terrible que les vagues, je
me laisserai glacer par le froid et dévorer
par le feu,»
XLL
C'est ainsi que mes pensées prenaient des
formes colossales; ^'est ainsi que mon esprit,
faisant jaillir les éclairs de sa nature primi-
tive, brisait les chaînes fatales de son nouveau
corps, et cachait toujours la foudre au sein
du nuage. Bientôt une assemblée solennelle
du peuple se réunit et me revêtit de la
pourpre royale des Lekhs. Tous étaient frap-
pés d'une ignoble frayeur: je m'assis sur mon
trône; mon front s'assombrit.
205 —
XLII.
Qui oserait se vanter de ce que je vais
avouer? qui oserait le mettre dans des pages
/humaines non comme une confession mais
pour une gloire éphémère? J'avai» résolu
d'épouvanter les cieux eux-mêmes, de frapper
à leur voûte comme sur un bouclier d'airain,
d'en déchirer, d'en ouvrir l'azur par mes cri-
mes, et de faire trembler sur leur base. les
colonnes de la loi, siège de l'ange de la vie,
jusqu'à ce que enfin Dieu se montrât dans les
cieux à moi, oui Dieu, mais la face toute pâle!
XLIII.
(c Et si Dieu même, me disais-je, ne fait pas
voir sa figure au-dessus de cette cité violée
de la vie, il se peut qu'alors des comètes
flamboyantes accourent à travers le ciel, pré-
sentent à la terre leur face étonnée et comme
des fantômes déploient leurs queues au-des-
sus de mon bourg; l'une, d'abord, puis une
autre et après elle une troisième. Qui sait
si, tout souillé de sang, je ne m'en eifrayerai
— 206 —
pas moi-même, et peut être alors à leur suite
des soleils rouleront-ils par milliers.
XLIV.
Peut-être aussi les deux se rempliront
d'apparilions et de figures solaires à l'œil
sanglant. £t ce ne sera plus autour de moi
qu'une vapeur de cimetière, que des orages,
des vents, des flammes et des. frimas conti-
nuels, des pluies de. sang et des voix parties
du fond des sépulcres. Le soleil pâlira, la
lune s'arrêtera dans son cours, l'étoile gémira
ou hurlera de désespoir, la nature montrera
que l'homme ne lui est pas indifférent.
XLV.
Autrement, continuais-je, si j'agis avec ce
peuple comme un roi en démence et que la
vie se cache comme un serpent dans son trou
et comme si elle ne sentait aucune de ses
plaies, les honmies ne seraient dès lors que
poussière, et moi-même que serais-je? pous-
sière aussi, matière forgée ici bas en glaive
d'un jour, glaive d'autant plus teitible que ce
— 207 —
n'est pas la main des esprits mais sa propre
volonté qui l'aurait jeté sur la terre. »
XLVL
A peine avait-je conçu cette idée que mon
regard, un de ces regards clairs et secs* qui pé-
nètrent sourdement dans les pensées humaines
pour fouiller jusque dans les os les vestiges des
esprits, la réfléchit autour de moi. Aussitôt
Tchertchak qui implorait lâchement sa grâce
à mes pieds, fut livré aux bourreaux, et après
lui je ne sais quelsdevins dont je vois aujourd'hui
dans les ténèbres les deux têtes sanglantes.
XLVII.
J'envoyai la cour et les serviteurs du Vay-
vode le rejoindre, sous prétexte qu'ils tra-
maient un complot. Du haut de ma tour je
contemplais cette longue chaîne de condam-
nés qui allaient à la mort, les fers aux pieds
et des torches à la main. Et les cieux?
hélas les cieux conservant leur azur comme
s'ils eussent ignoré le sort de ces malheureux,
regardaient ce spectacle d'un air calme et in-
— 208 —
différent où perçait cependant une certaine
tristesse.
xLvm.
Un cortège immense de victimes défila; je
crus que je verrais apparaître leurs fantômes,
pareils aux cygnes rosés dont les cris sem-
blent faire gémir et pleurer l'air, ou que des
murailles couvertes de caractères flamboyants
sortiraient, fileuses terribles, des araignées de
de feu se balançant sur leurs toiles ignées et
traçant dessus le plus infernal an'êt contre moi.
XLIX.
Je crus encore que mes nuits seraient agi-
tées, mes journées sombres comme des nuits
sans étoiles, que j'entendrais des gémisse-
ments dans les ténèbres, un cliquetis d'armes
et des souffles de glace ou de feu sur mon
front? Et de tout cela rien n'eut lieu; cet
esprit tout puissant auquel j'avais déclaré la
guerre laissa son enfant impuni. Alors ma
fière et dure poitrine se souleva, car j'étais
résolu à provoquer à outrance le mépris
divin.
209 —
Je vois de mon ancien regard cette œuvre
hideuse de mon esprit d'autrefois, alors que
des steppes -entières, couvertes aujourd'hui de
tombeaux, étaient appelées steppes rouges par
le peuple. On s'aperçut soudain. que mon
corps enlaidissait, que je prenais les formes
de l'ange maudit. Les hommes croyaient voir
mes entrailles pourrir; je gisais assoupi comme
un boa qui bâille.
LI.
Parfois, monté sur la plate forme de ma
tour, j'ordonnais qu'on m'amenât comme un
troupeau de blebis et par différents chemins
les premiers Vayvodes et Joupanes de l'em-
pire. On les déposait dans des tombeaux
ensanglantés, on couvrait leurs bûchers de
ronces et de noirs genièvres et d'en haut,
comme un vautour farouche, je regardais ces
milliers d'incendies mouvants.
Ln.
Souvent à mes yeux dix étoiles, dix soleils
s'embrasaient à la fois, j'entendais à la fois
14
— 210 —
dix cris épouvantables. Et cependant ma poi-
trine ne se gonflait pas d'émotion, Tefiroi ne
saisissait pas mon cœur. Comme un démon,
je restais là tranquille sous le poids de ma
couranne, et les compagnons dé mes crimes
regardaient le plus grand de tous les objets
d'horreur^ ma figure couverte d'une pâleur
mortelle.
LUI.
On s'étonnait de ne pas me voir aboyer
comme un chien, ni rugir comme un lion, ni
grincer des dents comme un démon. On ne
se doutait pas qu'en esprit inspiré, j'attendais
les étoiles vengeresses, les pluies de sang, et
alors je saisissais de nouveau mon glaive et
de nouveau je rendais le monde entier furieux
contre moi; puis je me remettais à demander
au ciel obscurci si, par ce glaive que j'enfon-
çais dans une poitrine humaine, je ne frap-
perais pas d'horreur une puissance divine
quelconque.
LIV.
Je tendis toutes les facultés de mon âme
pour inventer des milliers de tortures, bû-
— 211 —
chers immenses, vaisseaux se fendant en deux
sur la Vistule, roues et chevalets allongeant
les corps; vaines inventions! ce pays incon-
cevable dans son martyre résista toujours et
usa tout par sa patience. Le ciel lui-même
le supporta aussi patiemment tant que je ne
brisai que les ressorts matériels de l'esprit.
/ LV.
J'allai plus loin encore et dans le choix du
supplice, ne pouvant créer rien de plus hor-
rible, je commençai à violer les lois divines
les plus sacrées, pour ravaler la nature elle-
même. On amena ma propre mère à ma cour
et au lieu de me jeter à ses pieds, de tom-
ber dans les bras de cette vieille Sibylle en
haillons, je fis servir son corps de mèche à
une torche résineuse.
LVI.
Je dis au peuple qu'elle m'avait jeté un
sort, qu'elle me rongeait le cœur, qu'elle em-
poisonnait mes épouses; elle se mit à courir
comme un oiseau, la chevelure toute en flam-
14*
— 212 —
mes et s'éteignit enfin dans d'indicibles souf-
frances. Alors la corruption envahit ma figure
et montra par sa teinte verdâtre que l'enve-
loppe de mon esprit se déchirait. Et cepen-
dant il n'avait pas conscience de lui-même
dans son corps, plongé qu'il était dans une
profonde léthargie, dans un mal noir.
LVII.
Une seule fois, j'eus le courage de me mi-
rer dans mon bouclier; je me vis plus noir
qu'un cadavre qui depuis un siècle eût reposé
dans son cerceuil, abandonné déjà des vers
épouvantés à l'aspect de ses yeux flamboyants
comme des torches, de ses larmes toutes
rouges et du souffre enflammé de ses os moisis^
Lvm.
Mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est
qu'ainsi corrompu, déchu et usé, je me sen-
tais parfois rempli de l'ardeur d'un ange, prêt
à aimer cette terre, à l'enlever dans les cieux
au son d'une hymne qui vibrait d'une harmo-
nie métallique et, passant par deâ tons de
— 213 —
plus en plus douloureux, dégénérait enfin en
un chant convulsif.
LIX.
Dès qu'une pareille ivresse s'emparait de
moi et. que je restais là les mains comme
détachées des bras, bien que Técume et les
larmes ruisselassent sur ma figure et que ma
bouche gardât le silence, alors mon esprit fas-
ciné semblait faire toui;noyer toutes les lunes,
saisir toutes les étoiles comme des notes de
musique et, exprimant ici bas son langage en
caractères terrestres, il créait déjà non plus
le chant du rêve mais bien une hymne de
roi-prophète.
LX.
Un seul page se tenait à mes côtés, un
seul petit page, et ce chant l'empoisonna.
Des voix terribles, se précipitant dans son
corps, lui disloquèrent les membres; sa poi-
trine tomba en putréfaction. Il marchait, par-
lait en dormant et tremblait de tout son corps
ainsi qu'une boîte mélodieuse en bois de
— 214 —
cèdre, où Tartiste a enfermé toutes les voix
de la tempête, tous les éclats du tonnerre.
LXI.
En attendant, le roi des cieux m'armait
d'une puissance qui jetait l'effroi dans tous
les cœurs, effroi sombre, royal, qui remplissait
jusqu'aux murs de mon château lui-même.
Le parquet sec de ses salles résonnait sous
mes pas comme les ais d'un cerceuil. Dans
les villages le peuple curieux racontait avec
épouvante que mon habitation respirait féti-
dement le sang et le mystère. Et partout ici
bas on ne rêvait que de moi.
Lxn.
Dans les cuisines souterraines mes serviteurs
devisaient sur mon compte, disant que j'étais
pâle comme la lune quand elle se mire dans
un bassin de sang où nagent des vipères en-
trelacées; qu'une étoile d'or me guidait en
marquant mes traces de sang, à travers la
sombre région où toute âme exhale sa rage
contre le roi des esprits immondes.
— 215 —
Lxm.
Et prodige plus étonnant encore, on se mit
à m'adorer pour ma force, pour l'effroi que
j'inspirais et les tortures de mon invention.
A mon abord le peuple pliait le genou de-
vant moi, peuple de brebis qui court toujours
après son berger. On courbait la tête devant
mon effroyable figure, croyant voir deux lan-
ternes dans les deux ailes de mon casque, et
ma figure suspendue au milieu d'elles comme
une lampe sépulcrale et livide.
LXIV,
Mes paupières, qu'on eût dit fendues par
un couteau, brillaient de l'éclat des rubis et,
à travers leur peau sanglante, mon âme re-
gardait le monde, ce fantôme maudit du passé.
Oh Seigneur, par quelles souffrances humilian-
tes, par quelles tortures de mon corps n'ai-
je pas dû eifacer l'efifroi de mon front et ar-
racher de mes yeux la sombre étincelle de
l'ange exterminateur!
— 216
LXV.
Et c'est parce que j'ai osé provoquer les so-
leils et les lunes de l'univers entier, les foyers
de tes météores et tes orages, parce que j'ai
endossé mon armure pour en défier ta sainte
colère et que, serviteur en révolte, j'ai voulu
savoir qui je servais, parce que j'ai voulu, ô
Seigneur, contempler et ta face divine et les
quatre foudres gardiens du monde, et toutes
tes puissances qui protègent les humains, et
ton firmament.
LXVI.
C'est donc pour cela, ô Seigneur, que tu
m'as abandonné et entraîné à une mort ter-
rible. Svityne vivait encore. Le vieillard
s'illustrait par la gloire, combattait mes enne-
mis, rachetait mes crimes,* étendait les fron-
tières de mon empire, l'affermissait sur les
bords de deux mers argentées. Quoique vieux,
il ne remettait point son glaive au fourreau,
je l'aimais, je le respectais comme un second
père.
— 217 —
Lxvn.
Eh bien minuit, je m'en souviens, sonnait
alors, et la constellation du cygne semblable
à ime croix d'or planait au-dessus de ma tour,
en lampe unique dés voûtes solitaires que
j'habitais: soudain au milieu des remords de
mon cœur se glissa la pensée hideuse de la
mort de Svityne, mais avec une telle puissance
que je lui tendis aussitôt la main et lui souris
comme un enfant.
Lxvm.
Depuis, je voulus la chasser, mais déjà elle
était maîtresse de mon âme. «Essaie, me
dit-elle, et si, lui mort, aucune aurore ne vient
à poindre, aucune de ces étoiles, épouvantées
du crime, ne tombe sur terre pour s'abreuver
comme un vampire de ton sang, alors tu pour-
ras ne plus t'inquiéter de l'esprit; alors la
terre ne serait que poussière et l'homme en
jaillirait comme une lave.
LXIX.
Libre aux feux follets de parcourir les
vallées, libre à la foudre de frapper les hom-
— 218 —
mes vertueux 1 Sois donc libre aussi de suivre
ton idée, ne pèse pas tes actions; essaie si le
ciel est vivant ou inerte. » Une voix invisible
me soufflait ces conseils; et si dans le corps
de cent Svityne, les âmes d'une centaine de
mes aïeux eussent du fond de leurs tombeaux
fixé leurs regards sur moi, je n'aurais pas
reculé devant cette nouvelle hécatombe.
LXX.
J'envoyai donc les bourreaux réaliser ma
pensée. Mais quand une telle pensée vient
à fleurir, elle ne manque pas de se ramifier
sur un tronc monstrueux. Aussi envoyai-je
d'autres bourreaux pour exterminer la cour,
la femme et les enfants du fidèle Vayvode.
Ce jour là le ciel assombri ruisselait de pluie
et de grêle. Parfois le soleil laissait s'échap-
per un triste rayon de son sein, une grêle
dorée fouettait ma cuirasse ou faisait pKer
mon panache, car j'attendais en plein vent le
retour de mes bourreaux.
LXXI.
Ici une foule de vieux mendiants entourent
mon palais, le regard fixé sur leur roi qui
— 219 —
reste debout devant le seuil de son palais.
A travers le réseau de la pluie ils voient ce
spectre royal gémissant sous la grêle qui fait
résonner son armure. Tout à coup un fan-
tôme sec et à barbe grise s'approche de moi.
C'était un mendiant; il arrriveàma porte, pétrifié
comme une statue qui commence à s'éterniser,
se raidit et me présente une lettre de Svityne.
CHANT ni.
I.
A cette époque nos vieux Vayvodes tenaient
à leur cour des joueurs de luth. C'étaient là
les bardes de nos temps chevaleresques, d'or-
dinaire sages, aveugles et pliant sous le poids
des années. De longues barbes argentées
brillaient comme des cuirasses sur leur poi-
trine; ils portaient des lyres petites mais cé-
lèbres, enchâssées dans du corail, de l'argent
ou de l'ambre.
n.
Ils tenaient en main de longs bâtons de
bouleau poli, recourbés en forme de crosses,
— 220 —
avec lesquels, je m'en souviens encore, ils
dirigeaient les chœurs des jeunes garçons et
marquaient la mesure du chant. Dès qu'ils
levaient la baguette blanche ^ la foudre gron-
dait aussitôt dans le chœur; le sceptre du
vieillard venait-il à s'abaisser, soudain le chant
tombait co;nme un ange à^terre.
m.
C'est avec une pareille crosse à la main et
une lyre à sa ceinture que le barde cente-
naire de Svityne s'arrêta à mon seuil. Je me
rappelle encore les haillons bigarrés de son
manteau, don charitable de la Providence, sur
lequel l'aurore se fondait dans l'azur et bril-
laient diverses couleurs. Son pied nu dans
son cothurne, argenté comme la coquille d'un
pèlerin, reluit encore aujourd'hui devant mes
yeux.
IV.
C'est ainsi qu'un pied en avant comme une
grue voyageuse, le vieillard, appuyé sur sa
crosse blanche, la figure transparente, ombragée
— 221 —
de cheveux blancs, et enveloppé dans son
vieux manteau comipe dans un nuage d'azur
me présenta son message. Iris quand elle
descend du ciel, traînant après sa tresse l'arc-
en-ciel, les étoiles et les roses du matin , n'est
pas aussi ravissante pour moi que le souvenir
de ce vieillard.
V.
«Barde fidèle au 'cœur d'or, toi qui t'es dé-
voué avec une si sublime abnégation pour
ton maître, puisses-tu avoir un tombeau sacré
pour la charrue et pareil à un sépulcre en-
chanté. Revis par tés chants dans une longue
série de siècles, jusqu'à ce que ces chants
soient de nouveau oubUés. Par ton exemple
inspire aux hommes l'amour, accorde de temps
en temps ta lyre, et chante, ô barde fidèle!
VI.
Puisse -je encore me rappeler le charme
dont tu possédais le secret, les notes suaves
dont tu dilatais les cœurs, notes cadencées,
justes et magiques comme les touches harmo-
— 222 -
nieuses des orgues célestes! Mais surtout par-
donne-moi enfin Thorrible blessure que mon
glaive impitoyable te fit au pied et qui, pour
combler tes maux, te ravit ton plus beau
charme, ta chanson voyageuse.»
vn.
Oui, tandis que le vieillard me présentait
sa lettre, j'appuyai sur son pied la pointe de
mon glaive et sentis qu'elle lui entrait dans
les os! lui il restait là immobile et, tant il
était patient, sublime comme Dieu. Cloué
par le glaive aux dalles qu'empourprait son
sang, il se tenait calme dans les plis azurés
de son manteau et me regardait comme on
regarde un enfant.
VIII.
Et loin de retirer le glaive de la blessure,
le faisant au contraire pénétrer plus profon-
dément dans les os, je lisais des paroles qui,
comme des tenailles infernales, me brûlaient
le cerveau et m'arrachaient les entrailles.
Cette lettre, gravée dans mon âme au fron-
— 223 —
tispice de ses remords et de ses infamies, y
imprima d'une manière indélébile ses terribles
reproches, car son auteur, tout en m'aimant
encore, me méprisait.
IX.
«Bourreau et tyran de ma patrie, hier en-
core mon souverain, écrivait le vieux Svityne,
je me suis condamné volontairement à l'exil
pour que ma mort ne fasse pas déborder la
coupe de tes forfaits. Tu me chasses et moi,
maître ingrat, je te laisse les cœurs et les
étendards de tous tes guerriers. Seul je
disparais sans laisser de traces et n'emporte
rien avec moi que ma douleur.
«J'aurais volontiers livré à ton glaive ma
tête fatiguée, cette tête qui eut encore souri
sous le coup et que Dieu n'avait jamais ef-
frayée par le spectacle de la mort, si tu
avais eu quelque battement de cœur humain,
si tu ne t'acharnais pas sur les cendres
même de tes sujets, toi qui ne réponds que
- 224 -
par le mépris au regard qui appelle la clé-
mence et te venges sur les os de tes victi-
mes comme un chien sur une pierre.
XL
«Aujourd'hui, pendant mon sommeil, des
anges aux cheveux d'or m'ont averti; ton
fantôme a apparu à mon chevet pareil à un
flambeau qui brille au sein de vapeurs téné-
breuses. Oui, toi-même tu m'as averti, et
ce n'est que parce que tu es devenu un tel
monstre aujourd'hui qu'on t'entend, qu'on te
sent de loin quand tu viens à méditer la
mort d'un homme.
XII.
»Ton esprit plus miséricordieux te sert
d'espion; c'est lui qui d'abord fouille ton
cœur pouèri; puis quand tes dents grincent
dans le sommeil de ton corps, il court et
avertit les hommes, Oui, ton esprit sort de
toi, parcourt le pays, secoue ta victime par
les cheveux et gémit comme une femme.
Et toi, fatigué de ces lamentations, tu te
— 225 —
lèves sans te douter que tu as pleuré sur
nous.
xm.
» L'ange exterminateur a dû te transformer;
il t'a envoyé pour remplir une mission infer-
• nale, il a énervé ton peuple, pétrifié ton
cœur et t'a ordonné de labourer les popula-
tions comme un champ. Ton souffle em-
brase l'air; mais bientôt des âmes, sorties
de leurs corps et vivantes encore, dresse-
ront à tes yeux leurs figures radieuses et
se précipiteront sur toi avec la rapidité du
vent.
XIV.
' » Abuse donc dans ces derniers jours de
la force de ton glaive et de ta hache; moi,
je t'attends au jour du jugement suprême
avec cette, lettre dont j'emporterai les paroles
dans la tombe. Je t'attends hors de ce monde,
sur la rive contre laquelle une mer de feu
vient briser ses vagues écumantes et rougies
du sang que tu a versé; je t'attends, te dis-
15
— 226 —
je, et avec ces paroles j'apparaîtrai en ac-
cusateur.
XV.
»Tu n'entreverras plus ma ligure ici bas,
et cependant, vieille grue battue par l'orage,
je ne prends pas mon essor loin de toi. Le
secret de mon séjour n'est connu que de
moi, de mon coursier et de mon vieux
barde. L'éclair est plus facile à atteindre
que le coursier et, quant à la fidélité de
rhonune, si la vieillesse et un chant plein
de charme sont incapables de t'émouvoir,
fais encore un essai, ô roi, le vieillard est
en tes mains».
XVL
Tel était le message vengeur du vieux
Svityne. J'y entendais gémir la menace et
la résistance de l'âme qui commence par une
plainte et prend ensuite un corps. Je
m'élançai comme un monstre ailé avec toute
la furie, toute la rage de mon cœur. Eussé-
je dû bouleverser de fond en comble mon
— 227 —
royaume, j'aurais tout sacrifié pour briser
le vieillard et lui arracher son secret.
XVII.
Il s'afifaissait, je m'en souviens, sous l'âge;
Zoriane était son nom. Tandis que par mon
ordre on le conduisait au supplice du ^ feu,
plus tranquille qu'une brebis, il passait les
doigts sur les cordes de sa lyre et marchait
au bûcher avec un sourire enchanteur. Loin
de me maudire, et au lieu de faire puissam-
ment vibrer sa petite lyre, il la caressait,
la figure toute rayonnante, comme si c'eût
été une blanche colombe dont il voulait cal-
mer l'effroi.
xvm.
Sur son bûcher, comme assis au doux
murmure d'un ruisseau, il semblait vouloir
dire, et par son geste et par son sourire:
«ne t'eflfraie pas, ô ma petite lyre, la mort
n'est pas un tourment, ne redoute point le
meurtrier du corps. Rassure-toi, ma mignonne
rassure-toi, ma sœur, ma fillette chérie. A
15*
- 228 —
quoi nous servirait donc notre sagesse si elle
ne nous apprenait à mourir?
XIX.
»0n t'a acceuillie gracieusement dans les
châteaux et les chaumières, tant que tu as
été jna compagne de voyage. Montre donc
aigourd'hui ta reconnaissance et ne pleure
pas devant tes bourreaux, car ils seraient
capables de se réjouir de Savoir ravi ta
mélodie. Va, par la suite des temps, quand
mille arcs-en-ciel viendront à briller au-dessus
de ces contrées, nous ressusciterons tous
deux. Nous ressusciterons avec tout un cor-
tège de bardes aux luths d'or, dont la voix
rivalisera avec celle des anges.
XX.
«Prends donc patience, ma petite lyrel
Dorsl bénis soient les éclairs lumineux et
flamboyants de ce bûcher!» Id enlacé dans
les anneaux dorés dû feu il disparut Mon
âme sentit alors son maître. L'afl^use con-
traction de ma bouche, béante comme un
— 229 —
abime, la sécheresse de ma gorge àrd^te^
le manque d'air dans ma poitrine étouffée,
m'apprirent que j'appartenais déjà à l'enfer.
XXI.
Haletant, je m'élançai sur mon coursier,
tout gris encore des cendres, qui venaient de
consumer le maître du chant. Le déUre
s'était emparé de moi, et une foule de mes
satellites couverts d'or, d'ambre, de cuivre,
d'acier et d'ailes, portant sur eux de nom-
breux instruments de torture, des clous, des
massues, des lances et, pareils a une troupe
d'archanges, se précipitèrent à ma suite dans
les vagues de la Vistule, prêts à exterminer
le monde entier sur leur passage, et tous
montés sur des chevaux plus fougueux que
l'aquilon.
xxn.
Et je volais en avant de leur phalange.
La tête cachée dans un vieux casque de
plomb rouillé comme dans un capuchon, tant
je ressentais intérieurement de honte d'avoir
— 230 —
la figure plus livide que le vert de gris, le
regard plus rouge que le feu du nuage qui
porte la foudre, j'accourus sur les bords de
la Vistule dans un château que je trouvai
déjà tout ensanglanté, car il venait d'ense-
velir ses cadavres mutilés. C'était le châ-
teau de Svityne. Mon esprit m'y avait pré-
cédé et se baignait dans des flots de sang.
xxm.
A cet aspect je fus épouvanté, car j'avais
perdu le souvenir des ordres que j'avais
donnés la veille. Les bourreaux, saisis de
terreur, restaient là devant moi comme de
pâles fantômes. «Qui donc, hurlai-je, a osé
devancer ici mes volontés, qui a pénétré
ici plus avide que moi du sang de Svityne?
répondez, qui a réalisé à l'égal de Dieu mes
idées?
XXIV.
Je dois sans doute l'attribuer à mon esprit,
car la terre ne porte plus de pareils meur-
triers. Qui ne se fftt laissé attendrir par les
— 231 —
âmes de ces enfants , à la vue de cette île
remplie de bouleaux, d'ifs et de rossignols,
de murailles de cèdre, que la voix n'a qu'à
frapper pour qu'aussitôt, remplies d'échos de
gémissements et de cris, elle réponde à cha-
que étage par la voix de Svityne, comme la
boîte d'un vieil orgue en ruines.
XXV.
Moi seul qui n'ai pas d'autres sentiments
que celui de la rage, je suis tombé ici au
point du jour, sans que rien ne m'arrête, ni
le calme de ces salles, ni l'odeur de ces cè-
dres, ni le chant de famille que répètent les
plafonds, ni la stérilité d'une misérable ven-
geance, ni Satan ici bas ni Dieu dans les
cieux. Oh dans ces cieux, il n'y a que le
videl égal de Dieu je méjugerai moi-même I»
XXVI.
A ces mots j'enfonçai ma lance dans la
muraille: que cette nuit, dis-je à mes satel*
lites, soit consacrée au festin, pour moi
comme pour vous, exécuteurs de mes crimes.
— 282 -
Un jour de pénitence lui succédera. Ici tout
le château répondit comme une forge ar-
dente. Entouré de la bande scélérate, je
pris place au banquet, comme un cadavre
ressuscité et coloré par l'ivresse.
xxvn.
L'orgie avait commencé. Le service de
Svityne, cruches, coupes et flambeaux, couv-
rait la table. Des spectres, c'étaient les
génies du crime, nous présentaient à boire;
drapés dans des manteaux ensanglantés, le
teint à la fois verdâtre et empourpré comme
celui des vampires, ils se dressaient à nos
côtés sous des formes distinctes et dispa-
raissaient dès qu'on les regardait en face.
xxvm.
Soudain, un page haletant se précipitant
dans la salle et d'une parole rapide: «Sei-
gneur, un signe épouvantable vient d'appa-
raître; une verge flamboyante brûle dans les
cieux!» Je pâlis; puis, croyant que c'était un
fantôme qui m'annonçait ce funeste présage,
— 233 —
j'arrachai ma lance de la muraille et j'en
perçai la poitrine de l'enfant.
XXIX.
Alors je m'élançai sur le balcon d'où la
vue dominait toute la contrée et tout le ciel
qui scintillait d'une myriade d'étoiles enchaî-
nées à une seule et immense constellation.
Celle-ci, pareille à un glaive dégainé, avait
une .grande escarboucle incrustée dans la
poignée; le joyau resplendissait et changeait
de couleur comme un œil dans la figure in-
visible d'uû esprit.
XXX.
Le regard fixé sur cette étoile, je me mis
à lutter avec elle comme avec un démon; je
lui versai tout le poison de mon cœur, je
l'abreuvai de tout le venin de mon âme.
Parfois elle en pâlissait et moi après elle;
enfin je tombai sur un genou, haletant, épuisé,
le corps traversé de ses rayons aigus, ainsi
que tombe maint guerrier percé d'une lance
meurtrière dans un tournoi.
— 234 —
XXXI.
Je venais d'apercevoir en elle un signe
plus éclatant; on eût dit un sourcillement de
paupière, un éclair parti de l'œil d'un génie.
A ce signe, je sentis qu'une puissance ter-
rible, occulte, brisait à jamais mon âme.
Tournant la tête vers mes gens et leur mon-
trant le dragon fulgurant qui tordait sa queue
scintillante autour de la voûte céleste, je
leur dis: «Vous voyez cette comète, eh bien
elle m'apporte la mort!»
xxxn.
Une pâleur mortelle, une agitation fié-
vreuse, envahirent tout mon être. »Oui,
m'écriai-je d'une voix caverneuse, j'ai enfin
vaincu la nature, voilà les marques de la
puissance de mon esprit sur elle. Les étoiles
ont envoyé leur sœur aux frontières de leur
monde pour savoir si je vivais encore, si le
manteau royal couvrait encore mes épaules.
J'ai rempli ma mission de roi, d'homme et
d'exterminateur. Le ciel a enfin conçu de
M'épouvante sur le sort de la terre et l'heure
de ma mort approche.
— 235 —
xxxm.
Allez; vous n'êtes plus des sujets de ma
royale fureur mais des soldats aguerris. J'ai
racheté cette nation par les flots de son sang
et au-dessus de ces flots j'ai élevé son esprit
qui désormais méprisera la mort. Maint vil-
lageois charmera sa veillée par le récit mélo-
dieux de mes faits et sera fier en se rap-
pelant avec quel courage ses aïeux allaient
à la mort quand leur souverain les y en-
voyait.
XXXIV.
Quant à moi je ne suis que le glaive de
Dieu et je vais expier ma mission. L'abîme
s'ouvrira devant moi, la foudre déchirera ma
large poitrine. Comme une meute de chiens
détachés de leur lesse, toutes les fureurs,
tous les désirs s'allumeront en moi avec
l'ardeur d'un soleil; ma figure projettera dans
les airs une ombre monstrueuse; l'amour de
l'humanité purifiée dans le sang et l'ange du
malheur planeront sur ma tombe.
236 —
XXXV.
Oui, mon âme va subir son jugement.
Mais vous, vous vivrez plus tranquilles que
les enfants innocents, qu'un blanc troupeau
d'agneaux. Tous mes crimes ont découlé d'un
seul grand principe et c'est sur moi seul
qu'en retombe le fardeau. Le souvenir n'en
restera que dans les sépulcres et dans la
longue complainte d'un mendiant voyageur.
Les ronces croîtront sur ma tombe; un
autre, un ange saura gagner l'amour de vos
cœurs.
XXXVL
Mais après bien* de siècles» .... Je veux
achever quand soudain une douleur sans nom
me brise les os; des myriades d'étincelles
jaillissent de mon capuchon de plomb; le
^cuivre et l'acier fondent sur moi. En vain je
me raidis pour conserver ma fière stature de
roi; j'éclate dans le feu comme de l'argile; un
noir nuage voile ma vue et toute mon âme
se concentre dans un seul atome.
— 237 -
XXXVII.
Tout était fini. Une immense éclipse et un
morne silence avaient succédé à cette scène.
Dieu appesantit pour la dernière fois sa main
sur moi et, sous cette puissante pression,
mon âme se fendit de mille fissures à travers
lesquelles mon regard pénétrait dans ma
conscience. Comme un ver qui se tord dans
le feu, tant que le souffle de cette âme cri-
minelle agita mes lèvres, elle resta au fond
de mon corps souillé jusqu'à ce que Dieu lui
eût ouvert les portes de Tétemité.
XXX vm.
Telle fut là fin de mon existence, que long-
temps les rapsodes chantèrent dans le pays.
Vieux bardes! Vous n'avez su deviner ni le
mobile de ines actions ni en quoi j'étais su-
périeur aux Hérodes romains. Au-dessus de
moi planait une idée sublime, éclatante; une
infinité de marches sanglantes me conduisaient
directement au seuil du temple où s'atteint
tout grand but. J'y marchais, comme un
— 238 —
guerrier sans peur, à travers des monceaux
de cadavres.
XXXIX.
lia vie vibrait dans chaque corde de mon
âme, on sentait la force dans chacun de mes
faits. Mieux eût valu pour moi être dans
un tombeau que sur une pareille voie; mieux
la lame au poing qu'avec une telle pensée
dans la tête. Tôt ou tard une pluie de fou-
dres s'abattra sur l'aigle qui regardait le so-
leil en face, le cou tendu vers l'avenir. Que
dis-je, elles éclatent sans cesse sur ma tête.
^ XL.
Et cependant c'est par moi que ma nation
est devenue grande, c'est moi qui lui ai
donné son nom et ouvert son avenir; pous-
sée par ma rame sanglante, elle flotte encore
sur l'Océan humain, cette Pologne, antique
nef de toutes les souffrances. Une autre
vague l'a souvent détournée de son chemin,
et souvent son génie sacré s'est épuisé pour
ne produire que des fruits terrestres, sans
— 239 —
odeur, sans vitalité hélas I mais ce que moi,
j'ai exprimé d'elle avec son sang, c'est là ce
qui l'a toujours fait sortir victorieuse de ses
luttes sans fin.
XLL
Dors maintenant, ô ma forme primitive,
en jetant au loin une clarté douteuse comme
celle d'une nouvelle lunel Spectre maudit
pour le sang que tu as répandu, dors dans
ta chemise d'acier, dans ton casque de plomb !
L'anathème repose sur toi comme sur les
colonnes de bazalte élevées par le génie du
temps, perdues dans le désert, enveloppées
de nuages, de ténèbres, et visitées seulement
par la foudre.
XLII.
forme maudite 1 je t'ai foulée aux pieds,
et rayonnant de l'esprit divin je m'avançais
vers l'avenir. Les mers fuiront leur rivage,
les montagnes s'écrouleront en poussière,
une pluie de comètes s'abattra sur le monde
terrifié, le jour où j'aurai accompli au moral.
— 240 —
ce que j'ai accompli daos Tordre terrestre.
Car, que suis-je sinon un ïjsprit ébauché à
la lueur de la première Aurore des temps,
aux regards duquel Dieu a soulevé ses voi-
les et pour qui des milliers d'années ne du-
r-ent pas plus qu'un moment.
FIN.
Imprimerie de F. A. Brockhaus à Leipzig.
RETURN
T0«
CIRCULATION DEPARTMENT
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AIL BOOKS MAY BE RECAUED AFTER 7 OAYS
R*n*wal« and R«charg*« moy b* mad* 4 day« prier te the due dot*.
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17
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FORAA NO. DD6
UNIVERSITYOFCALIFORNIA, BERKELEY
BERKELEY, CA 94720
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