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Full text of "La Pologne captive et ses trois poètes, Mickiewicz, Krasiński, Słowacki"

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LA POLOGNE CAPTIVE 



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LA 

POLOGNE CAPTIVE 

• ET 

SES TROIS POÈTES 

MICEIEWicZ 
KRASUÏSKI — SLOWACEI 




1864. 
LEIPZIG LONDRES 

F. A. BR0CKHAU8 TRUBNER& Co-p. 

A PARIS, CHEZ TOUS LES LIBRAIRES. 



îÇ-'-^^SE 



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; . • V 







LA 

POLOGNE CAPTIVE 

ET 

SES TROIS POÈTES 

MICKIEWICZ ~ KRASIl^SKI— SLOWACKI. 



Trente trois ans se sont écoulés depuis les 
funestes événements qui ont dispersé sur la 
terre la partie de la nation polonaise qui 
courut ai^x armes pour défendre ses libertés. 
C'était justement la partie la plus virile, celle 
qui représentait à la fois la puissance morale 
et la force physique, celle qui élabora d'abord 
l'insurrection dans les esprits et la réalisa 
ensuite dans une lutte héroïque. Pendant 
quelque temps, la nation, dépouillée de ses 
deux principes d'action, attendit en suspens 
la majorité de la génération suivante, pour 
arriver du moins, après l'effusion du sang, 

1 

190048 



- ô - 

à l'équilibre matériel de ses forces intérieures. 
Toutefois, tandis. que, sur la terre étrangère, 
l'élément actif travaillait à assurer ses moyens 
d'existence, le parti intellectuel, libre de l'op- 
pression, songeait à préparer la renaissance 
de la nation par l'esprit, avant qu'elle pût se 
produire au grand jour par un mouvement 
d'énergie matérielle. Le peuple écoutait de 
loin ces voix prophétiques qui, dans son en- 
fance même, le berçaient des souvenirs de son 
ancienne gloire ou l'encourageaient, dans sa 
maturité, à sortir vainqueur de toutes ses 
épreuves en lui prédisant comme récompense 
un grand avenir. La France accueillit géné- 
reusement les exilés; mais ce n'est qu'au mo- 
ment où elle ouvrit aussi la lice à leur pen- 
sée, où elle les aida à défendre leur cause 
devant les tribunaux de l'histoire et dans sa 
propre langue, qu'elle fit briller à leur égard 
toute sa sympathie, toute son hospitalité. Nul 
doute que si aujourd'hui la nationalité polo- 
naise tressaille et s'agite sous la main qui 
l'opprime, l'influence des écrivains polonais 
établis sur le sol français n'ait beaucoup con- 
tribué à ce mouvement. La nation contemple 
avec orgueil ces œuvres d'une inspiration 



— 3 — 

sublime; elle y puise la lumière et la vie, 
en étudie les profondes vérités philosophiques 
cachées sous les formes enchanteresses de la 
poésie; elle comprend son passé et devine 
son avenir. Et en eflfet c'est sous la forme 
poétique, la plus en harmonie de toutes avec 
la nature de l'esprit slave, que ses plus grands 
écrivains lui révèlent les secrets de son génie 
et de sa destinée. 

Schiller, cette gloire de la jeune Allemagne, 
pour caractériser l'idéal du poète de sa nation, 
a dit: «Ce qui doit revivre dans le chant 
doit périr dans la réalité.» La poésie polo- 
.naise, en ces derniers temps, a compris que 
son but unique n'était pas d'évoquer les mprts. 
Abandonnant presque tout à fait cette voie, 
elle a adopté une devise opposée à celle du 
poète germanique; elle a proclamé que ce qui 
doit vivre dans la réalité doit d'abord se ré- 
véler dans le chant; devise bien hardie, qui 
paraîtrait trop audacieuse si les œuvres n'y 
avaient dignement répondu. 

C'est cette nouvelle et féconde évolution de 
la poésie polonaise que nous nous proposons 
d'étudier dans les admirables créations d'Adam 
Mickiewicz. Nous ne prétendons pas analy- 

1* 



— 4 — 

sertous les ouvrages du poète. Ils l'ont d'ailleurs 
été déjà dans la Revue Contemporaine et de ma- 
nière à nous faciliter aujourd'hui même notre 
tâche*. Nous offrons seulement aux regards 
du public quelques majestueux arcs-boutants 
qui supportent des masses d'autres produc- 
tions; mais, en contemplant la hauteur d'où 
rayonnent le caractère propre et la puissance 
intime de ces créations, saisis d'un respect 
religieux, nous né saurions, nous autres Sla- 
ves, en parler sans émotion et les lire sans 
enthousiasme. C'est une noble étude, en vé- 
rité, que celle de ces sons qui, vibrant sur 
des cordes diverses, suffisent pour entretenir, 
la vie chez tout un peuple. 

Une opinion généralement admise en Po- 
logne, c'est que le cercle de la poésie des- 
criptive et narrative est à tout jamais fermé. 
Mickiewicz l'a clos par son Messire Thadée^ 
et, de même que la Grèce n'admettait pas 
qu'après Homère quelqu'un osât prendre en 
main la lyre de l'épopée, car l'Iliade et 
l'Odyssée avaient pour toujours réalisé tous 
les désirs et tous les rêves de la nation, de 

ï Voir 2« série, t. XII, 15 novembre 1859; t. XIII, 
29 février 1860. 



— 5 - 

même en Pologne, après Messire Thadée, on 
n'a plus rien à désirer dans le genre nar- 
ratif. L'auteur seul semblait avoir le droit 
de parcourir la même carrière. 

Pour bien faire comprendre ce poème, il ne 
nous suffirait pas d'en exposer le sujet 
Il nous faut, autant que possible, entrer dans 
ce que la philosophie appelle le procès de 
l'esprit, c'est-à-dire dans la voie progressive 
que l'auteur lui-même a suivie pour arriver 
à la conception de son ouvrage; il nous faut 
laisser de côté notre personnalité de critique 
et nous transporter pour quelques moments 
au for intérieur du poète. Les éléments dont 
se compose le génie de Mickiewicz sont divers, 
quelquefois difficiles à saisir; un des plus 
importants et des plus manifestes est l'in- 
fluence du sol natal. La Lithuanie, sa patrie, 
est un pays bizarre, généralement peu connu. 
C'est cependant celui qui, depuis sa réunion 
à la Pologne jusqu'aux derniers temps, a fourni 
le plus de noms glorieux aux pages de son 
histoire. 

Peuple vraiment étrange, d'une race toute 
différente de celle de ses voisins, le Lithuanien 
forme une île au milieu de l'océan des nations 



6 



slaves. Quelle est sa signification dans Thu- 
manité? d'où et quand vint-il aux lieux qu'il 
occupe aujourd'hui? ot doit-on chercher les 
sources de sa langue incompréhensible pour 
les autres Slaves? Voilà des questions aux- 
quelles on ne peut répondre qu'en s'enfonçant 
dans les profondeurs des temps antérieurs au 
christianisme et en fouillant les restes des 
anciens tumulus, ces seules archives histori- 
ques des peuples septentrionaux. Il est vrai 
que la philologie comparée a découvert dans 
la langue lithuanienne des mots sanscrits et 
zunds, et que l'étude des mythologîes a con- 
staté des analogies manifestes entre le culte 
des dieux lithuaniens et celui des divinités 
hindoues. Certaines mœurs et cérémonies 
religieuses des Lithuaniens rappellent la Grèce 
antique ou la vie intérieure de quelques peu- 
ples de l'Asie-Mineure. Mais ce ne sont là 
que de savants rapprochements. Au lieu de 
nous égarer dans le labyrinthe des conjec- 
tures, nous contemplons avec ravissement ce 
culte poétique, où l'adoration de la nature se 
reflète sous tant de formes d'une merveilleuse 
richesse. 
Dans la religion des Lithuaniens, tout res- 



. — 7 — 

,pirait une nature animée; les dieux armés de 
la foudre habitaient les forêts; chaque source 
était rempUe de nymphes et d'ondines; cha- 
que rivière possédait son céleste protecteur; 
toute fleur presque avait sa place au Boun- 
gouss, l'Olympe des divinités lithuaniennes. 
Il y avait bien encore un dieu terrible, l'im- 
pitoyable PerJcounas, qui déchaînait les orages, 
lançait les foudres, punissait les méchants et 
surtout les sacrilèges de la terre; mais la 
mythologie lithuanienne ignorait ces aflfreux 
dieux Scandinaves qui, pour toute jouissance, 
massacraient les géants et buvaient le sang 
dans les crânes des vaincus. La plus impor- 
tante déité chez les Lithuaniens était Milda, 
la déesse de l'amour, de la concorde et du 
bonheur. Cette déesse aux cheveux d'or, aux 
yeux d'azur, embellissait les jours des hommes 
par le plaisir, leurs nuits par les rêves dont 
elle les berçait, et souvent, charmée par les 
attraits des mortels, elle tombait du ciel elle- 
même, éprise d'amour, dans les bras de quel- 
que jeune Lithuanien. Au fond des forêts, 
sur des autels de granit, binilaient des feux 
éternels ; les chœurs des prêtres et des vierges 
vouées au culte entonnaient des hymnes mé- 



— 8 — 

lodieuses, et l'encens brûlé sous les chênes 
sacrés envoyait ses parfums jusqu'à la figure 
des dieux placés à leur cime séculaire. Quand 
un Lithuanien mourait, on lui élevait un haut 
bûcher, on parait le cadavre de ses habits 
de fête, de ses armes les plus précieuses, on 
mettait à ses côtés son cheval de bataille, 
ses faucons favoris, ses lévriers, et alors quel- 
ques serviteurs fidèles s'élançaient sur le bû- 
cher pour se réunir à leur maître, dans le 
séjour de leurs aïeux, pays de printemps sans 
fin et de chasses étemelles. Les prêtres fai- 
saient des libations de miel et de lait sur le 
bûcher; le chœur commençait ses chants, et 
le défunt s'envolait avec la fumée dans les 
airs. Les jeunes gens, luttant de vitesse, 
tournaient à cheval autour du bûcher, et, 
après la joute, on distribuait aux vainqueurs 
les armes du mort, et on tâchait, par des 
cris, d'éloigner les mauvais génies qui pou- 
vaient le retarder dans sa route vers" le 
Doungouss. Le Lithuanien considérait l'hospi- 
talité comme la première loi des dieux. Dans 
un coin de sa cabane, il plaçait ses divinités 
tutélaires, et nourrissait des serpents appri- 
voisés, qui souvent, à l'heure de ses repas, 



— 9 — 

rampaient tranquillement sur la table, et, en- 
laçant les coupes, s'abreuvaient de miel et 
de lait. 

Cette religion des Lithuaniens, si intime- 
ment liée à tout ce qui les entourait et en si . 
parfaite harmonie avec leur propre caractère, 
avait en soi une puissante vitalité. Tandis 
que tous les autres peuples de l'Europe pro- 
fessaient la foi chrétienne, qui leur avait été 
transmise par des générations bien antérieu- 
res, et que les nations les plus reculées vers 
le nord, comme les Russes, étaient déjà de- 
puis longtemps baptisées, la croix, à la fin du 
XIV® siècle, ne brillait pas encore en Li- 
thuanie; ce fut seulement après la réunion 
de* ce pays à la Pologne (1387), que son 
grand-duc, en même temps premier roi de 
Pologne de sa race, fit abattre les bosquets 
sacrés et briser les idoles. Le peuple reçut 
alors le baptême, à l'exemple de son sou- 
verain; il éleva des églises; mais cette con- 
version n'empêcha pas le Lithuanien, après 
avoir religieusement écouté la messe le ma- 
tin, de jeter secrètement le soir même des 
oflBrandes à ses dieux tutélairës, et, quand 
l'orage grondait au-dessus de sa tête, tout en . 



— 10 — 

se mettant sous la protection de la sainte 
Vierge, il implorait encore la miséricorde du 
terrible Terkounas, C'est ainsi qu'en dépit 
de sa croyance en un seul Dieu, il lui était 
impossible de dépeupler entièrement sa terre 
natale de cette multitude de divinités qui, 
pendant tant de siècles, l'avaient protégée 
avec une clémence et un amour sans bornes. 
Le temps a effacé les marques les plus 
saillantes du paganisme; à chaque génération, 
la doctrine du Christ a pénétré plus profon- 
dément dans le peuple; l'Olympe lithuanien 
a disparu pour toujours dans les nuages du 
passé; mais les aspirations poétiques du vieux 
culte, l'admiration qui saisissait les popula- 
tions à la vue de cette nature grandiose, 
l'attrait mystérieux et irrésistible du surnatu- 
rel planent encore au-dessus d'elles, sous 
forme de traditions, de croyances supersti- 
tieuses, de légendes et de chansons. Le croi- 
sement de leur race avec celle des Polonais 
a ajouté à ces traits principaux de leur carac- 
tère un amour intelligent et profond de leur 
patrie, non de leur ancienne patrie enclavée 
dans les vieilles forêts de la Lithuanie, mais 
bien de celle qui s'étendait depuis les monts 



— 11 — 

Carpathes jusqu'au Dnieper, et de la mer 
Baltique jusqu'à la mer Noire. 

Si la religion des Lithuaniens nous pré- 
sente tant d'éléments poétiques, leur histoire 
ne nous en offre pas moins. La Lithuanie, 
partagée en petites principautés, est sans cesse 
déchirée par des guerres intestines, qui ont 
pour cause tantôt l'ambition, tantôt les que- 
relles de succession ou encore la suzeraineté 
sur tout le pays, ou bien enfin l'enlèvement 
réciproque des épouses et des amantes. Voilà 
quant à l'intérieur. A l'extérieur, la guerre 
ne donne pas un seul instant de répit. Les 
Liekhs, les Tartares, les Roussines, se pré- 
cipitent à l'envi sur la Lithuanie. Les chré- 
tiens de l'Occident se joignent à tant d'en- 
nemis. Frémissant d'avoir à côté d'eux une 
nation idolâtre, ils convoquent contre elle une 
croisade. Les chevaliers de l'ordre teutoni- 
que furent les chefs de cette guerre religieuse. 
Après avoir soumis la Marche de Brande- 
bourg, les environs de Marienbourg, les côtes 
de la Baltique et la Prusse jusqu'à Thorn, 
ils donnèrent à choisir à la Lithuanie entre 
la croix et des combats à mort. L'historien 
Vigand a écrit une grande chronique en vers 



— 12 — 

latins sur une de ces expéditions des cheva- 
liers contre le prince Keïstouth. Une autre 
chronique donne les détails d'une croisade 
contre Vilna, entreprise du temps de Henri VIII 
et de Charles-Quint, et à laquelle participa un 
Français, le chevalier de Boucicault. Il n'est 
pas étonnant qu'au milieu de ces luttes in- 
cessantes la Lithuanie ait vu surgir tant de 
héros qui, fiers de leurs succès, ne s'infor- 
maient jamais du nombre des ennemis et 
couraient au combat avec une confiance 
aveugle. 

Ce fut surtout pendant sa lutte contre des 
chevaliers croisés que la Lithuanie eut à su- 
bir d'étranges vicissitudes. Les grands maî- 
tres, sous prétexte de propager la foi, mais 
au fond dans le dessein d'agrandir leur puis- 
sance, s'alliaient à quelques-uns des princes 
lithuaniens et les entraînaient à des guerres 
intestines; ils tombaient ensuite sur les deux 
partis, tout épuisés par des luttes récipro- 
ques. De cette politique perfide il résultait 
des trahisons continuelles, des traités toujours 
rompus, des festins où l'on mêlait souvent le 
poison au vin, et toujours la guerre, la guerre 
qui ne consistait point à s'entrechoquer sur les 



— 13 — 

champs de bataille, mais à brûler les villes, 
à dévaster les bourgs, à anéantir les villages 
et à emmener comme prisonniers de guerre 
tous les habitants d'un pays, sans en excep- 
ter ni femmes, ni enfants, ni vieillards. 

Parfois dans le cours de cette interminable 
croisade, l'horizon politique de la Lithuanie 
semble vouloir s'éclaircir pour longtemps. 
Ainsi, par exemple, le grand-maître aide le 
prince païen Minndové à soumettre tous les 
princes Uthuaniens du même sang révoltés 
contre lui ; mais, s'il l'aide, c'est à la condition 
que le souverain idolâtre acceptera la foi 
chrétienne et lui cédera une partie de ses 
États. Minndové accepte le traité; il reçoit 
le baptême: alors le grand-maître lui apporte 
une couronne envoyée par le Pape et le pro- 
clame roi de Lithuanie. Bientôt cependant 
le charme du nouveau titre est rompu; in- 
dignée contre Minndové de ce qu'il a aban- 
donné l'antique croyance de ses pères et fra- 
ternisé avec les ennemis de sa patrie, toute 
la Lithuanie se révolte et l'accable de malé- 
dictions et de mépris. Minndové, bourrelé de 
femords et maudissant sa trahison envers son 
pays, foule aux pieds la croix et la couronne 



— 14 — 

et' revient à la religion de ses aïeux. Ses 
sujets lui rendent alors leur amour. Tout lui 
sourit, quand soudain un petit prince du pays, 
mommé Dowmound, pour se venger de l'en- 
lèvement de sa femme, envahit le bourg 
de Minndové et massacre le ravisseur avec 
l'épouse adultère. Cette vengeance privée 
replonge la Lithuanie dans la guerre civile 
jusqu'à l'apparition de Guédymine, ancêtre de 
l'illustre famille lithuanienne des Jagellons. 

Guédymine, au retour d'une chasse, s'endor- 
mit, dit- on, au milieu des forêts, sur les bords 
fleuris de la Vilia; il rêva d'un loup de fer 
et consulta les augures, qui lui ordonnèrent 
de bâtir en cet endroit un bourg fortifié et 
une ville. Ainsi s'éleva Vilna. 

Cependant les guerres contre les croisés ne 
cessent pas; c'est en vain que la Lithuanie 
est victorieuse, de nouveaux chevaliers succè- 
dent à ceux qu'elle a détruits. A ces combats se 
mêlent continuellement des histoires drama- 
tiques: ici, de belles prisonnières lithuanien- 
nes enlevées pleurent dans les châteaux des 
croisés; là, des bandes de Lithuaniens exer- 
cent d'épouvantables vengeances; plus loin' 
les moines armés mêlent leurs sombres intri- 



— 15 — 

gués à ces scènes de violences et de meur- 
tres. 

Après la mort de Guédymine, ses deux fils, 
Keïstouth et Olguerd, partagèrent entre eux 
le pays. Le premier alla s'étabir à Troki, 
en Samogitie. De là, le hardi guerrier qui 
avait enlevé des rives prussiennes de la Bal- 
tique la belle" Birouta, s'abattait sur les pos- 
sessions des chevaliers et pénétrait au cœur 
de la contrée, ravageant les villes, saccageant 
les forteresses et brûlant un jour Marien- 
bourg, tandis que son frère Olguerd défendait 
la Lithuanie contre d'autres voisins, surtout 
contre les Roussines. 

- En 1332, Dmitri, prince moscovite, après 
avoir remporté sur le khan tartare Mamaï une 
victoire si éclatante qu'il joncha de cadavres 
vingt-cinq lieues de pays, et dans l'ivresse du 
succès, envoya dire par ses ambassadeurs 
à Olguerd que s'il ne lui restituait pas les 
terres russiennes et ne lui rendait pas hom- 
mage-lige, Dmitri, viendrait avec son armée 
porter, le jour même de Pâques, la dévasta- 
tion à Vilna. Olguerd écoutar patiemment les 
ambassadeurs, les retint avec toutes sortes de 
démonstrations amicales, fit avertir en secret 



— 16 — 

son frère Keïsthouth, et à la mi-carême, avec 
une incroyable rapidité, rassembla à Vitebsk 
une nombreuse armée de Lithuaniens, de 
Roussines et de Samogitiens. Par son ordre, 
une masse de peuple, armée de haches, ouvrit 
une route directe sur Moscou, à travers d'im- 
menses forêts vierges. 2000 cavaliers cou- 
vraient les bûcherons contre toute attaque. 
Par cette route, Olguerd arriva secrètement 
à Mozaïsk (Borodino), traînant toujours à sa 
suite les ambassadeurs moscovites, qu'il tenait 
enfermés pour qu'ils ne pussent pas recon- 
naître le lieu où ils se trouvaient. Ce n'est 
qu'à Mozaïsk qu'il leur rendit la liberté, en 
leur donnant une torche allumée, avec l'ordre 
d'alter dire au tzar qu'avant que la torche 
ne s'éteignît son étendard flotterait sur les 
murs du Kremlin. 

Les ambassadeurs se hâtèrent d'aveilir leur 
maître; mais Olguerd exécuta une marche si 
rapide que, quelques instants après l'arrivée 
des ambassadeurs, il établissait déjà son camp 
sur la montagne des Salutations (Poklonnaïa), 
qui domine Moscou, justement la nuit du Sa- 
medi saint, tandis que Dmitri, avec tous ses 
boyards, frappait du front les dalles de l'église 



- 17 — 

métropolitaine. Lorsque, à l'heure même de 
la Résurrection, les ambassadeurs apportèrent 
la funeste nouvelle, il s'éleva un cri général 
d'alarme parmi les habitants, tenifiés par la 
crainte de l'assaut. Dmitri alla au-devant du 
guerrier lithuanien, tomba à ses genoux et 
lui demanda grâce. Olguerd, se laissant flé- 
chir, présenta au tzar l'œuf sacré, que les 
Russes ont l'habitude de manger entre eux 
le premier jour de Pâques, brisa, en souvenir 
de l'événement, sa lance contre la porte du 
Kremlin, exigea un tribut et recommanda au 
prince moscovite de ne jamais tenter de l'ef- 
frayer, et d'être à l'avenir, avec ses ennemis, 
plus prompt en actions qu'en paroles. 

A la mort d'Olguerd et de Keïstouth, de 
ces frères héroïques qui avaient toujours vécu 
entre eux dans la plus parfaite intelligence, 
la Lithuanie échut en partage à Jagellon, fils 
du premier. Après avoir eu quelque temps 
la guerre avec son cousin germain Vitold, il 
épousa Hedwige, reine de Pologne, reçut, 
ainsi que tous les siens, le baptême, et ré- 
unit ses États à ceux de sa femme; dès lors, 
les annales de la Lithuanie se confondent 
avec celles de la Pologne. Les chevaliers 

2 



— 18 — 

croisés tentèrent encore une invasion dans 
ce royaume; mais Ladislas Jagellon, à la 
sanglante bataille de Grunwald et Tannen- 
berg, tua le grand-maître, dispersa son armée 
et porta un coup décisif à l'influence de 
Tordre sur les peuples slaves. 

Les manifestations de Tesprit lithuanien 
dans la religion et dans l'histoire sont en 
parfaite harmonie avec la nature du pays. 
Les croyances païennes ont disparu devant 
la foi du Christ; les hauts faits des héros 
ne sont plus que des souvenirs poétiques; 
seule, cette nature renaît à chaque printemps 
avec une beauté et une fraîcheur toujours les 
mêmes et toujours nouvelles. 

La Lithuanie possède un aspect unique en 
Europe.^ Enfoncée dans de sombres forêts 
séculaires, elle présente un caractère mysté- 
rieux, impénétrable. Le voyageur qui s'y 
aventure éprouve un sentiment de vague ter- 
reur, une émotion qu'il ne saurait s'expliquer; 
il lui semble qu'à chaque pas fait en avant, 
quelque chose de surnaturel doive surgir de- 
vant lui. Au fond de ces forêts, où les jeu- 
nes chênes croissent sur les squelettes des 
arbres renversés, il entrevoit des îlots entou- 



— 19 — 

rés de marais stagnants et hérissés de plantes 
aquatiques. Là, jamais le pied de Thomme 
n'a pénétré; la bête même craint de s'y ha- 
sarder,- le paysan en parle avec terreur et 
le peuple de mille monstres créés par son 
imagination. Plus loin se déroule un lac im- 
mense, bordé de roseaux, de nénufars et de 
lis aquatiques, et dont la surface, au milieu, 
est unie comme un miroir; mais le pêcheur 
n'ose pas y jeter ses filets, car des tourbil- 
lons cachés engloutissent aussitôt sa nacelle; 
le vent ou l'hirondelle ont seuls le droit de 
rider ces eaux perfides. . Parfois aussi le bi- 
son, roi de ces forêts, les seules qu'il habite 
en Europe, en rompt le silence solennel et 
écoute étonné l'écho qui répète ses mugisse- 
ments. Tout ce qui entoure l'homme paraît 
sous le charme d'un sortilège, tout nage dans 
une atmosphère de vague tristesse et d'in- 
quiétante rêverie. Le voyageur qui traverse ce 
pays penche involontairement la tête sur sa 
poitrine et s'abandonne à une profonde médi- 
tation. 

Si, au sortir de ces forêts, il se trouve 
sur les bords de quelque rivière, par exemple, 
sur ceux de la Vilia, qui, mariant l'azur de 

2* 



20 



ses flots aux couleurs variées des fleurs que 
le vent fait ondoyer sur ses rives, semble de 
loin former avec elles, au milieu de la plaine, 
un long ruban tricolore, alors il voit s'élever 
les maisons blanches des seigneurs lithuaniens ; 
du milieu de vieux tilleuls, s'élance le clocher 
de l'église, autour de laquelle, de tous côtés, 
et comme pour chercher un abri sous le pal- 
lium de la sainte Vierge, se pressent les ca- 
banes de paysans. Au-dessus de cette étrange 
contrée, se déploie la voûte céleste, aussi 
variée que la terre qu'elle recouvre; si jamais 
elle n'a la couleur bleu foncé du midi, elle 
semble, du moins, être animée par le jeu 
continuel des nuages, auxquels les vents im- 
priment mille formes fantastiques et que le 
soleil diapré de toutes les couleurs du 
prisme. 

C'est dans ce pays, au sein de cette na- 
tui'e magique, au milieu des souvenirs des 
vieux âges héroïques et religieux, qu'Adam 
Mickiewicz est né et a passé sa première 
jeunesse. On comprend quelle impression 
ineffaçable en reçut l'âme du poète; on re- 
connaît quels éléments ont concouru à for- 
mer son être moral et ont produit, en 



— 21 — 

se combinant, son puissant et splendide 
génie. 

Voilà, d'après nous, le seul genre de bio- 
graphie qui convienne aux grands poètes. 
Leur mission sur la terre n'est point acci- 
dentelle; chacun d'eux a devant soi un but 
à atteindre, une vérité à dévoiler à l'huma- 
nité; il est le prophète d'un avenir que les 
hommes, à de rares instants de leur vie, 
pressentent d'une manière vague et indécise. 
Il résume tout un passé et donne une forme 
éclatante à ce qui n'était avant lui que d'in- 
certaines aspirations. S'il en était autre- 
ment, il faudrait nier la véritable essence du 
génie, et nous devrions, ainsi que cela arrive 
souvent aujourd'hui, considérer les poètes 
comme des artistes capables seulement d'amu- 
ser l'humanité. La poésie ne serait alors 
qu'un des remèdes contre l'ennui, un stimu- 
lant agissant sur la circulation du sang pour 
la rendre plus rapide, comme le font les nar- 
cotiques ou les breuvages qui portent au cer- 
veau. Non, ce n'est pas là le rôle de la 
poésie, diront quelques-uns de ses défenseurs; 
son véritable but, c'est d'exciter l'enthou- 
siasme dans le- cœur de l'homme. L'enthou- 



— 22 — 

siasme, c'est-à-dire l'entier oubli de soi, oubli 
qui, à la voix du poète, précipite, les yeux 
fermés, vers une grande action ! De sorte que 
la poésie, selon les uns, amuse le genre hu- 
main, et, selon les autres, prive l'homme de 
l'action libre de sa volonté; c'est, nous dira- 
t-on, dans un but, soit. Mais toujours est-il 
qu'elle le prive de ce qui, justement, consti- 
tue sa valeur et sa dignité d'homme. 

Pour nous, au contraire, la poésie n'est 
autre chose que la révélation du beau et du 
vrai. Mais quelle influence doit avoir cette 
révélation? Qu'il nous soit permis de répondre 
par une comparaison. Qu'on s'imagine un 
homme auquel se découvre tout-à-coup un 
spectacle merveilleux, qui saisit toute soa 
âme, un spectacle qu'il n'a jamais rêvé jus- 
que-là, mais qu'il a parfois pressenti: cet 
homme s'amusera-t-il de cette vue? se laissera- 
t-il emporter à un enthousiasme sans frein? 
Non, il subira l'influence d'une calme et puis- 
sante exaltation, et c'est cette exaltation qui, 
dans le domaine du beau, produit les grands 
artistes, et dans celui du vrai les sublimes 
martyrs. Cette manière de concevoir la poésie 
peut être discutée, mais il nous serait diffi- 



— 23 - 

cile de la comprendre autrement, car c'est 
ainsi que nos grands maîtres nous l'ont ré- 
vélée; c'est certainement ainsi que Fa sentie 
Adam Mickièwicz^ alors qu'il passait sa jeu- 
nesse sur les botds de son Niémen chéri, à 
Kowno, ville située aux confins d'une contrée 
qu'on pourrait appeler à juste titre le jardin 
de la Lithuanie. 

Après avoir étudié les origines du génie 
de Mickiewicz, nous savons pourquoi et com- 
ment il a écrit ses premières ballades, tirées 
des traditions populaires du pays; comment 
il a conçu son Vallenrod, poème dont il a 
emprunté le sujet aux croisades contre la Li- 
thuanie. Le héros, Lithuanien de naissance, 
après avoir gagné la confiance des chevaliers, 
qui le regardent comme un croisé d'origine 
teutonique, est proclamé même grand-maître; 
il finit par employer son pouvoir à tirer ven- 
geance des ennemis de sa patrie et à perdre 
rOrdre. C'est aussi à la source du génie li- 
thuanien que Mickiewicz a puisé l'idée de son 
poème des Aïeux, basé, au début, sur les 
traditions superstitieuses du peuple, mais où 
l'auteur, atteignant au sublime du lyrisme, a 
fait vibrer des sons jusque-là inouïs avec une 



— 24 — 

puissance dont lui-même ne saisissait pas 
toute la portée. La sainte terreur que cette 
poésie inspirait à la Pologne est comparable 
aux sentiments que devaient éprouver les an- 
ciens Hébreux quand leurs prophètes leur 
prédisaient les terribles catastrophes qui écla- 
teraient un jour sur le monde. 

Lorsque Mickiewicz évoquait ainsi le passé 
et l'appliquait aux circonstances et aux be- 
soins pressants de sa nation, ou que, d'une 
voix inspirée, il s'efforçait de dévoiler aux 
siens l'avenir, il ne quittait pas non plus des 
yeux la vie de son époque, il en approfon- 
dissait par le cœur toutes les manifestations, 
il en étudiait les moindres détails. C'^st en 
Lithuanie que s'est le plus longtemps con- 
servé le mode de l'ancienne existence des 
nobles Polonais. On y rencontre encore au- 
jourdhui les traces de ce mode patriarcal bi- 
blique de la vie de campagne, qui jadis fai- 
sait la gloire de la Pologne et que reflétaient 
la grave tranquillité des hommes et les ten- 
dres et silencieuses vertus des femmes. C'est 
aux mœurs lithuaniennes qu'Adam Mickiewicz 
a emprunté les plus fraîches et les plus 
riches couleurs de son Messire Thddée^ 



- 25 — 

épopée nationale et domestique qui est l'ex- 
pression la plus complète de son génie. 

Sans contredit, l'apparition de Mickiewiez 
a commencé une ère nouvelle dans le monde 
intellectuel de la Pologne. Mais le caractère, 
le but, la portée de ses œuvres sont encore 
sujets à discussion, d'autant plus que le poète 
lui-même ne s'en est jamais expliqué au pu- 
blic. Pendant quatre ans qu'il a professé au 
Collège de France, il n'a pas dit un seul 
mot de lui-même. Sa patrie s'inquiétait de 
la lacune que devait nécessairement laisser 
l'omission de sa personnalité dans un cours 
sur la littérature slave; elle ne concevait point 
les raisons de ce silence, qu'elle n'attribuait 
cependant pas à sa modestie, car la Pologne 
s'est habituée à regarder son maître comme 
au-dessus de toute modestie. Parmi les mil- 
lions de compatriotes qui saisissaient avec 
avidité chacune de ses paroles, pas une seule 
voix n'eût osé contredire; l'amour et le res- 
pect s'y opposaient également. On espérait 
que le maître consentirait enfin à dire ouver- 
tement ce qu'il cachait au fond de sa pensée, 
et il semble même qu'il y avait de sa part 
plus d'amour-propre à se taire qu'à parler, 

l'î ''TRSITY 



— 26 — 

en supposant qu'il se rencontrât un seul Po- 
lonais capable de penser qu'après une car- 
rière aussi glorieuse, l'alnour-propre de Mi- 
ckiewicz pouvait n'être pas encore satisfait. 
Du reste, il est permis de croire que si le 
poète n'avait parlé qu'à ses compatriotes et 
dans sa patrie même, il ne se serait pas 
arrêté à certaines considérations dont il lui 
pai-ut indispensable de tenir compte en pré- 
sence d'un public étranger. Quelle que soit 
la raison de cette omission, elle ne nous a 
laissé qu'un champ plus vaste à parcourir, 
et nous pouvons parler, d'autant plus libre- 
ment d'Adam Mickiewicz et de ses œuvres. 

Le caractère principal de Messire Thadée, 
c'est son indicible simplicité, charme inhérent 
à la langue de l'auteur qui doit nécessairement 
disparaître dans une traduction. Nul doute 
que nous, lecteurs du XIX® siècle, nous ne 
comprenions Homère autrement que ne le 
comprenaient les Grecs. Nous n'apercevons 
pas une foule de beautés qui tenaient à l'art 
avec lequel le grand poète faisait vibrer les 
icordes les plus populaires et les plus sym- 
pathiques de sa langue natale. Beaucoup 
d'expressions que nous trouvons dans Ylliade 



— 27 — 

circulaient parmi le peuple grec; Homère les 
recuillit, les inséra dans la trame éclatante 
de ses chants, et les présenta à ses com- 
patriotes, qui accueillirent avec enthousiasme 
ces antiques et chères connaissances, rajeu- 
nies par un art merveilleux. Cet enthousiasme, 
hélas! ne saurait renaître, et les beautés qui 
enchantaient les Grecs sont perdues pour 
nous; mais il reste aux épopées homériques 
des beautés que tous les siècles peuvent ap- 
précier: leurs proportions gigantesques; leurs 
héros humains, aussi grands que des dieux; 
leurs dieux, qui revêtent des formes hu- 
maines en gardant leurs attributs im- 
mortels. 

Il n'en est pas ainsi de l'œuvre de Mickie- 
wicz. Le poète n'a / appelé à son secours 
aucun moyen surnaturel; il n'a pas écrit son 
poème en contemplant l'Olympe, mais, pro- 
menaut autour de lui un regard tranquille, il 
a fait jaillir tout de lui-même, il n'a dit que 
des vérités toutes simples, vérités auxquelles 
sa nation s'est tellement accoutumée dès son 
enfance, qu'elle a fini par les confondre dans- 
le sentiment de son existence. Les person- 
nages du poème n'ont rien du merveilleux 



— 28 — 

homérique: pour un étranger, ils sont tout 
nouveaux; pour un Polonais, ils représentent 
des types avec lesquels il est familier depuis 
sa naissance et qui ne peuvent vivre que sur 
sa terre natale. Ces personnages ne sont 
déjà plus de notre temps: ils avaient une 
manière de parler propre à eux seuls et qui 
différait du langage polonais actuel par des 
nuances très légères; ils se distinguaient par 
une gravité sereine, qu'il est impossible de 
découvrir dans la génération irritée et déses- 
pérée d'aujourd'hui; leurs traits respiraient 
un calme que les contemporains du poète 
sont bien loin d'avoir, mais qu'ils se rappel- 
lent cependant avec mélancolie. Ces marques 
distinctives du caractère lithuanien se repro- 
duisaient dans leurs mouvements, dans leurs 
gestes, dans la tournure de leurs phrases: 
formes fugitives que le maître a saisies au 
vol et qu'il a fixées dans des figures impéris- 
sables. Les Polonais qui ne sont jamais sor- 
tis des villes ne peuvent .déjà plus sentir les 
beautés de Messire Thadée aussi profondé- 
*ment que ceux qui ont passé leur jeunesse à 
la campagne. La génération qui nous suivra 
les sentira encore moins; elle- ne pourra pas 



— 29 — 

comparer les peintures du poète avec les 
hommes qui lui ont servi de modèles; mais 
qu'importe 1 L'œuvre de Mickîewicz est assez 
puissante pour défier le temps. Quelques-unes 
des circonstances qui ont contribué à son 
succès peuvent disparaître sans qu'elle en 
souflfre sérieusement; déjà il est remarquable 
qu'elle agit le plus fortement sur les Polonais 
qui se dérobent aux réminiscences sentimen- 
tales du passé, et qui, dans leur amour clair- 
voyant de la patrie, soupirent le moins 
après elle, mais croient le plus à son 
avenir. 

Le sujet de Messire Thadée -est fort sim- 
ple. Deux familles nobles poursuivent depuis 
longtemps ua procès pour la possession d'un 
château en ruines. La première a pour chef 
le seigneur Soplitza, juge du district, oncle 
du héros du roman et type de l'ancien gen- 
tilhomme polonais, à la fois sage, hospitalier 
et économe; à la tête de la seconde est le 
Comte, jeune seigneur tout fraîchement arrivé 
d'un long voyage et affichant en Pologne les 
mœurs étrangères. Les deux familles ne peu- 
vent s'accorder; le comte, stimulé par un 
ancien serviteur de sa famille, rassemble à 



— 30 — 

la fin la petite noblesse des environs, décidé, 
d'après l'ancien usage, à s'empaier à main 
armée du vieux château, et se précipite avec 
les siens sur la maison du seigneur Soplitza 
Heureusement, ce n'est pas le sang qui coule 
à flots: c'est le vin, que les agresseurs ont 
fait monter des caves. Tout à coup, pen- 
dant la nuit, survient un détachement de 
soldats russes qui bivouaquaient aux environs. 
Les nouveaux venus trouvent les combattants 
endormis et profitent de leur sommeil pour 
leur lier les pieds et les mains. Cette ma- 
nière de rétablir Tordre n'est pas du goût 
des deux partis, qui se réconcilient, et, d'un 
commun accord, tombent sur les Russes. Un 
nouveau combat s'engage, mais, cette fois, 
c'est le sang et non le vin qui coule: les ca- 
davres jonchent la terre: les nobles lithua- 
niens exterminent les soldats étrangers; mais 
bientôt, effrayés eux-mêmes des suites de leur 
victoire, ils fuient devant la vengeance du 
tsar et se rendent en Pologne, où déjà, pour 
commencer la mémorable campagne de 1812, 
ont pénétré les armées de Napoléon. Quel- 
ques mois après, on voit entrer en Lithuanie 
les troupes polonaises formant l'avant-garde 



— 31 - 

des Français. Leur arrivée provoque une 
-explosion de joie universelle dans la contrée; 
tous, les larmes aux yeux, saluent les aigles 
victorieuses de Napoléon, qui, dans leur 
espérance, hélas! cruellement déçue, devaient 
rendre à leur patrie sa liberté et son an- 
cienne grandeur. 

La peinture de la Lithuanie calme à la 
surface, mais sourdement remuée par l'ap- 
proche de grands événements, poursuivant, 
sous le regard soupçonneux de ses maîtres, 
sa vie féodale et rustique, mais prêtant 
l'oreille aux liruits lointains des victoires fran- 
çaises et répétant avec espoir lé nonj de Na- 
poléon, cette peinture est d'un eifet sai- 
sissant. 

«Tels étaient, dit le poète, les divertissements 
et les discussions au milieu d'une paisible cam- 
pagne lithuanienne, alors que le reste du globe 
se noyait dans le sang et les armes, alors que 
ce héros, ce dieu de la guerre, entouré d'une 
nuée de cohortes, armé de mille canons, atte- 
lant à son char Taigle d'or à côté de l'aigle - 
d'argent ^ , volait depuis les déserts de la Libye 

* Aigle d'argent, armes de la Pologne. 



— 32 — 

jusqu'aux Alpes au front perdu dans les cieux, 
foudroyant coup sur coup les Pyramides, le 
Thabor, Marengo, Ulm, Austerlitz. Devant lui, 
après lui, couraient la victoire et la con- 
quête. 

))La renommée de tant de hauts faits, por- 
tant dans son sein mille noms de héros, allait 
grondant du Nil vers le Septentrion jusqu'aux 
rives du Niémen, pour y résonner contre les 
rangs moscovites, murailles de fer qui défen- 
daient à la Lithuanie l'abord de cette re- 
nommée plus formidable pour la Russie que la 
peste. 

» Cependant, parfois une nouvelle tombait 
comme un météore dans cette Lithuanie. Par- 
fois un vieillard sans jambe ou sans bras, 
mendiant son pain, après avoir reçu l'aumône, 
's'arrêtait et jetait autour de lui un regard dé- 
fiant; puis, quand il n'apercevait au château 
ni soldats russes, ni bonnets juifs, ni collets 
rouges, il avouait qui il était. 

«Ancien soldat des légions, il rapportait ses 
vieux os dans sa terre natale, qu'il ne pouvait 
plus défendre. 

))0h! comme alors toute la famille du sei- 
gneur, comme tous les serviteurs s'embrassaient, 
étouffant de sanglots; et lui, s'attablant, il ra- 



— 33 — 

contait des histoires plus merveilleuses que des 
contes de fée. 

))I1 disait comment le général Dpmbrowski 
marchait au milieu des entraves, d'Italie en 
Pologne, comment il avait rassemblé ses com- 
patriotes dans les champs de la Lombardie, 
comment Kniaziewicz donnait des ordres du 
haut du Capitole, et comment, après ses victoi- 
res, il avait jeté aux pieds des Français cent 
étendards sanglants arrachés aux descendants 
des Césars; comment Jablonowski s'était aven- 
turé dans un pays où le soleil ne se couche 
pas, où croit la canne à sucre, où des forêts 
odorantes fleurissent au milieu d'un printemps 
éternel: c'était là que le chef combattait les 
nègres en soupirant après sa patrie. 

«Ces récits du vieillard circulaient mystéri- 
eusement dans la campagne. 

))Le jeune homme qui les avait entendus dis- 
paraissait subitement de la maison, et s'enfuyait 
en secret à travers les bois et les marais; 
poursuivi par les Moscovites, il sautait dans 
le Niémen pour s'y cacher, et atteignait à la 
nage la rive du duché de Varsovie où il en- 
tendait ces douces paroles : « Salut , cama- 
rade I» 

))Mais avant d'aller plus loin, il s'élançait 

3 



-^ 34 - 

sur une colline et criait aux Moscovites à tra- 
vers le fleuve: «Au revoir!» 

»C^est ainsi que beaucoup de braves, diffici- 
les à dénombrer tons, quittèrent leurs parents, 
leur terre chérie et leurs biens, que le tsar 
confisqua à son profit. 

» Parfois aussi arrivait en Lithuanie un frère 
quêteur d'un couvent étranger; et quand il 
avait fait plus ample connaissance avec la fa- 
mille seigneuriale, il lui montrait un journal 
qu'il avait cousu dans son scapulaire. Là 
étaient énumérés et le nombre des soldats et 
le nom de tous les chefs des légions, avec la 
description de la victoire ou de la mort de 
chacun. 

))Pour la première fois depuis de longues 
années, la famille avait des nouvelles de son 
fils, ou vivant ou mort, mais toujours couvert 
de gloire. 

» On prenait le deuil, mais on n'osait dire 
de qui: seulement cela se devinait dans la con- 
trée, et le seul journal des campagnes, c'était 
la joie silencieuse ou la tristesse des sei- 
gneurs. )) 

Cette poésie si émouvante dans sa mâle 
simplicité donnerait lieu à plusieurs remar- 
ques; il en est une surtout qui se présente 



- 35 — 

à Fesprit en lisant ces dernières lignes, c'est 
que la vie nationale de la Lithuanie semble 
concentrée dans la classe des seigneurs; ce 
sont eux qui traversent le Niémen pour aller 
rejoindre leurs frères de Pologne; ce sont 
eux qui meurent au loin, les yeux tournés 
vers la patrie; en même temps, rien n'atteste 
entre eux et le reste d,e la population une 
rivalité de classe. Tout le pays s'associe à 
leurs exploits et à leur deuil; tout le pays 
est joyeux de leur joie ou triste de leur 
tristesse. Ce fait remarquable d'une noblesse 
toute patriotique, et en parfaite harmonie 
avec les autres classes des habitants, s'expli- 
que par la constitution sociale de ce peuple. 
La féodalité telle qu'elle existait au moyen 
âge, dans l'Europe occidentale, n'avait jamais 
été connue en Pologne. Là, depuis les der- 
niers échelons du tiers état, composé de pe- 
tite noblesse, jusqu'aux phis hautes dignités 
du pays, tous les nobles étaient égaux et 
jouissaient des mêmes droits et des mêmes 
privilèges. La loi ne reconnaissait pas l'hé- 
rédité des titres; le fils du premier dignitaire 
de l'État naissait simple gentilhomme comme 
le plus pauvre propriétaire, et il risquait de 

3* 



— 36 - 

rester obscur jusqu'à sa mort, si son propre 
mérite ne relevait pas aux honneurs. Deux 
ordonnances de la Diète nationale, Tune du 
XVIP siècle, l'autre du commencement du 
XVin% vouaient à l'infamie quiconque osait 
prendre dans le pays des titres héréditaires. 
Ce ne fut qu'après le premier partage de la 
Pologne que parurent les princes, les comtes 
et les barons nouvellement créés par la Prusse, 
l'Autriche ou la Russie. Il est vrai que la 
noblesse la plus ancienne et la plus riche 
portait des titres; mais ces marques honori- 
iiques provenaient des fonctions qu'elle rem- 
plissait, car la noblesse administrait tout le ' 
pays par des fonctionnaires non rétribués, 
tirés de son sein et élus dans ses diétines. 

Le même système fut longtemps appliqué 
à la force armée. Quand l'ennemi envahissait 
le pays ou qu'il fallait soi-même porter la 
guerre dans les pays étrangers, les plus ri- 
ches propriétaires, habituellement les vaïvo- 
des, c'est-à-dire les chefs du palatinat, ras- 
semblaient la petite noblesse sous leurs éten- 
dards, se rendaient sur un point fixé d'avance, 
et entreprenaient la guerre à leurs frais. 
Les mêmes seigneurs, pendant la paix, sou- 



37 



tenaient une foule de petits nobles, dont le 
bien souvent n'équivalait pas à l'avoir du 
simple paysan, leur donnaient de l'éducation, 
et les préparaient à servir dignement la ré- 
publique. Les riches magnats étaient entou- 
rés de nobles, qui les servaient à la vérité, 
mais auxquels ils n'adressaient jamais la pa- 
role qu'en les appelant: «Monsieur mon frère». 
Entre ces deux classes, il n'y avait que la 
distance de la fortune, distance variable, que 
le hasard comblait souvent. Les mots de 
gentilhomme et de seigneur n'avaient donc 
pas les mêmes idées de distinctions blessantes 
et de privilèges iniques. Le passage de la 
classe plébéienne à la classe noble était ex- 
trêmement facile: dans certains cas, les ma- 
gnats octroyaient d'un seul coup leur blason 
et des titres de noblesse à toute une com- 
mune. C'est ainsi qu'au XVIP siècle, l'het- 
man des cosaques polonais, Wychowski, après 
la bataille de Konotopy, accorda à plusieurs 
centaines de guerriers ses aimes et son nom ; 
c'est encore ainsi qu'en Lithuanie les colons 
tartares, qui jusqu'à nos jours ont gardé leur 
foi religieuse, appartiennent depuis longtemps 
à l'ordre équestre, et l'histoire fait une men- 



. ' — 38 — 

tion honorable des services qu'ils ont rendus 
à* leur patrie adoptive. L'existence d'une 
classe seigneuriale plutôt honorée que privi- 
légiée, l'absence de titres héréditaires, la fa- 
culté pour les petits nobles de s'élever aux 
premières charges de l'Etat, la faculté pour 
les plébéiens d'entrer dans l'ordre de la no- 
blesse, établissaient dans les rapports des 
différentes classes, ou des divers degrés d'une 
même classe une cordialité familière et digne, 
inconnue dans les autres pays, et donnaient 
à la vie des seigneurs polonais un caractère 
tout patriarcal. Ces mœurs simples et fortes 
de la noblesse s'étaient maintenues presque 
dans leur intégrité jusqu'à la fin du XVIII' 
siècle; il en reste encore des vestiges; quand 
ils auront disparu à leur tour, c'est dans le 
poème de Mickiewicz seulement que l'on re- 
trouvera l'image de cette société qui gardait, 
au milieu de la civilisation, tant de traits 
des âges primitifs et héroïques. Que de ta- 
bleaux nous offre cette épopée; tableaux mi- 
nutieux et larges, .fidèles et poétiques! Nous 
voudrions en citer plusieurs; mais ces puis- 
santes peintures ne sont pas faciles à détacher 
de leur cadre; il en est une pourtant que 



e 



— 39 — 

nous nous hasardons à donner. C'est le ré- 
cit d'une chasse. Toute la Lithuanie, avec 
sa sauvage nature et sa vaillante population, 
revit dans ce tableau aussi remarquable par 
l'animation des personnages que par la sombre 
et étrange grandeur du paysage. 

ccQul a sondé les profondeurs des forêts li- 
thuaniennes jusqu'à leur centre même, jusqu^au 
cœur? 

))Le pêcheur visite à peine le fond de la 
mer sur les rivages; le chasseur lithuanien cir- 
cule sur la lisière de ses forêts; à peine con- 
nait-il leur extérieur, leur forme, leur physio- 
nomie; les mystères intimes de leur cœur sent 
pour lui impénétrables, et il ne sait ce qui s'y 
passe que par des contes populaires. 

»Car si Ton pénétrait dans ces forêts im- 
menses, dans leur taillis épais, on trouverait 
dans leurs profondeurs des remparts de troncs, 
de branches, de racines, défendus par des 
marais, par mille ruisseaux, par un réseau 
d'herbages entrelacés, par des fourmilières, par 
des nids de guêpes et de taons et par des 
monceaux de serpents se dressant en spi- 
rales. 

»Et quand, par un courage surhumain, on 
sortirait vainqueur de ces épreuves, on devrait 



— 40 — 

plus loin faire face à de plus grands dangers 
encore. 

))Plus loin, en effet, et à chaque pas, comme 
les fosses à loups, de petits lacs guettent leur 
proie, à moitié cachés par la verdure, si pro- 
fonds qu'on n'en trouvera jamais le fond (il y a 
grande apparence que des diables s'y cachent), 
ces puits, dont l'eau est tachée d'une rouille 
couleur de sang, fument en exhalant sans cesse 
une odeur fétide, qui dépouille de leurs feuilles 
et de leur écorce les arbres d'alentour. 

» Chauves , rabougris , vermoulus , maladifs, 
s'affaissant vers la terre sous leurs branches 
couvertes de mousses entortillées, et courbant 
leurs troncs hérissés d'affreux champignons, ces 
arbres sont accroupis autour de ces marais 
comme une bande de sorcières se chauffant au- 
tour de la chaudière où elles font bouillir un 
cadavre humain. 

» Au-delà de ces lacs, il serait vain non- 
seulement de porter ses pas, mais même ses 
regards, car tout y est couvert d'une brume 
épaisse, qui s'élève éternellement de ces marais 
mouvants. 

» Enfin, derrière ce brouillard, une tradition 
populaire le raconte, s'étend une contrée ri- 
ante et fertile, la cité du règne végétal et 
animal. 



- 41 - 

))Là sont déposées les semences de toutes 
les plantes, de tous les arbres; c'est de là que 
leurs rejetons s'étendent sous terre dans le 
monde entier. 

»Là, comme dans Tarche de Noé, se con- 
serve pour la reproduction de l'espèce, une 
paire au moins de tous les animaux. 

))Au milieu, dit-on, s'élèvent les châteaux 
du vieil auroch, 'du bison et de l'ours, ces mo- 
narques des forêts. Autour d'eux, comme des 
ministres vigilants, se nichent sur les arbres 
l'once agile et le glouton vorace. 

))Plus loin, pareils à de nobles vassaux tout 
respectueux, demeurent les sangliers, les loups 
et les élans aux larges cors. 

»Au-dessus d'eux perchent les faucons et les 
aigles, qui, confidents et courtisans de leur 
maître, vivent de sa table. 

«Toutes ces espèces principales -d'animaux, 
patriarches cachés au centre des forêts et in- 
visibles au monde, envoient leurs petits, 
comme des colons, au-delà des frontières, tan- 
dis qu'ils passent leurs loisirs dans la métro- 
pole de, leur empire. 

«Ils ne périssent jamais ni par l'arme blanche 
ni par l'arme à feu; mais vieux, ils meurent 
de leur mort naturelle. 

»Ils ont aussi leur cimetière, où, à l'ap- 



- 42 — 

proche du trépas, les oiseaux, déposent leurs 
plumes et les quadrupèdes leur poil. 

))A ce cimetière vont: Tours, quand, les 
dents usées , il. ne peut plus mâcher ; le cerf, 
quand, tout décrépit, il peut à peine traîner 
ses pieds; le lièvre, quand, vieillard vénérable, 
le sang se fige dans ses veines; le corbeau, 
lorsqu'il grisonne; le faucon, quand il devient 
aveugle; Taigle, quand son vieux bec se re- 
courbe au point que ,* pour toujours fermé, 
il ne laisse plus passer la nourriture. Oui, 
tous vont à ce cimetière; et même le gibier 
b]essé ou malade court mourir dans son pays 
natal. 

» Voilà pourquoi, dans les endroits accessi- 
bles à rhomme, on ne trouve jamais des osse- 
ments d'animaux. 

))0n dit que, dans cette capitale, régnent 
les bonnes mœurs, car les habitants se gou- 
vernent eux-mêmes. Non corrompus encore 
par la civilisation humaine, ils ignorent le droit 
de propriété, source de tant de querelles parmi 
nous; ils ne connaissent ni le deuil, ni Tart 
de la guerre. 

))Les fils mènent dans ce paradis le même 
genre de vie que leurs pères; privés ou sau- 
vages, ils vivent s'aimant tous et en bonne har- 
monie. 



— 43 - 

)) Jamais Tun ne donne à l'autre ni coups de 
dents, ni coups de cornes ; et même si un homme 
pénétrait dans leur empire, ne fût-il pas armé, 
il pourrait passer tranquillement au milieu 
d'eux. 

»Tous ces animaux le regarderaient de cet 

œil étonné qu'au sixième jour de la création 

leurs premiers pères, au Paradis, durent fixer 

^sur Adam avant que de se prendre de querelle 

avec lui. 

))Mais, heureusement, jamais personne ne s'aven- 
turera dans cette enceinte, car la fatigue, 
l'effroi et la mort en défendent l'approche. 

» Quelquefois seulement, des chiens courants 
tombent inopinément au milieu de ces marais, 
de ces herbages et de ces ravins. 

«Epouvantés à l'aspect de leurs profondes 
horreurs, ils s'enfuient en hurlant, les yeux 
égarés, Mi longtemps après, quoique protégés 
par la main du maître, ils tremblent à ses 
pieds , comme possédés du démon de la 
crainte. 

» Cette mystérieuse capitale des forêts, in- 
connue aux hommes, les chasseurs l'appellent 
dans leur langage: Le fourré maternel des ani- 
maux. 

»0 ours stupide! si tu étais resté dans ton 



44 



fourré, jamais le voïsski^ n'aurait eu vent de 
toi. Mais, soit que tu eusses été alléché par 
Todeur des ruches, soit que tu te fusses senti 
du penchant pour Tavoine déjà mûre, tu as 
paru sur la lisière de la forêt, là où le taillis 
est moins épais , et aussitôt le garde-chasse a 
découvert ta présence; et aussitôt il a envoyé 
les traqueurs, en espions astucieux, reconnaître 
les lieux où tu changes, où tu couches, et voilà^ 
que le voïsski avec les traqueurs, échelonnés 
sur la lisière du fourré, te coupent la ré- 
traite. 

»Thadée avait appris * que depuis longtemps 
les chiens avaient été lancés dans le gouifre 
des forêts. 

»Le silence règne. En vain les chasseurs 
tendent l'oreille, en vain ils écoutent le silence 
comme le discours le plus intéressant, et, im- 
mobiles à leurs places, attendent le signal: la 
musique de la forêt seule leur revient de 
loin. 



* Le voïsski (tribunus) était jadis un citoyen âgé 
et respectable, qu'on choisissait pour être le lecteur 
des femmes et des enfants quand la noblesse se met- 
tait en campagne. A l'époque (1812) que peint Mi- 
ckiewicz, cette dignité était depuis longtemps un 
simple titre honorifique. Le voïsski dont il s'agit 
ici, parent éloigné et intendant du seigneur juge 
Soplitza, avait été choisi pour diriger la chasse. 



-^ 45 — 

))Les chiens plongent en furetant dans la 
forêt, comme des plongeurs dans la mer, et les 
chasseurs , leurs fusils dirigés vers le bois , fixent 
les yeux sur le voïsski. 

»I1 est à genoux, Toreille collée à terre. 

))Tels des amis tâchent de lire sur la figure 

du médecin l'arrêt de vie ou de mort d'une 

personne qui leur est chère, tels les chasseurs, 

^se fiant à l'habileté du^ voïsski, attachent sur 

lui des regards pleins d'espoir et de crainte. 

«Il est là! il est là!» dit-il à demi voix, et 
il se relève soudain. 

))I1 a déjà tout entendu, les autres en sont 
encore à écouter. Enfin, ils entendent un chien 
pousser un cri, puis deux l'imitent, puis vingt; 
alors tous, dispersés en bandes, se rejoignent, 
aboient: ils sont sur la piste et hurlent en 
chœur. Ce ne sont pas là les cris cadencés 
de chiens qui poursuivent un lièvre , un renard . 
ou une biche, mais des aboiements brefs, sac- 
cadés, continus, acharnés; ce n'est plus à la 
piste qu'ils poursuivent , c'est à la vue. 

))Tout à coup, la meute se tait. Elle a at- 
teint l'animal. Nouveaux cris, nouveaux hur- 
lements. L'animal se défend, et sans doute il 
blesse, car on entend de plus en plus souvent 
gémir les chiens à l'agonie. 

))Le chasseurs sont à l'affût; chacun tient 



— 46 — 

ton fusil prêt et se courbe en avant, comme 
nn arc, la tête tendue vers la forêt. Us ne 
supportent plus Tattente: ils quittent leur poste 
Fun après l'autre et s'enfoncent dans le bois. 
Gbacnn veut le premier rencontrer l'animal, en 
dépit des exhortations du voîsski, qui parcourt 
les postes à cheval, menaçant -de coups de 
laisse quiconque abandonnera sa place, noble 
ou manant. 

»Yainés menaces: tous, malgré la défense, 
sont déjà dans la forêt. Trois coups partent 
à la fois, puis la fusillade continue jusqu'à ce 
que l'ours la couvre de ses rugissements, dont 
l'écho remplit toute la forêt; rugissements ter- 
ribles de douleur, de rage et de désespoir! 

» A ce cri succèdent ceux des chiens ; les 
appels des chasseurs, les sons du cor des pi- 
queurs grondent comme un tonnerre au milieu du 
taillis. Les uns courent dans la forêt, les au- 
tres arment leurs fusils et tous se réjouissent. 
Le voîsski seul est triste; «tout est manqué!» 
s'écrie-t-il. Chasseurs et traqueurs courent à 
la rencontre de l'animal entre le fourré et le 
reste du bois. 

» L'ours, effrayé du tumulte, rebrousse che- 
min sur les points moins gardés, c'est-à-dire 
vers les postes que les chasseurs avaient quittés 
et où, de leurs rangs nombreux, n'étaient 



— 47 — 

restés que le voïsski, Tbadée et le comte, avec 
quelques traqueurs. 

))Ici, la foi:êt devient moins épaisse. De ses 
profondeurs "on entend sortir les rugissements 
de la bête et le fracas des branches brisées, 
quand tout à coup Tours s'élance du taillis 
comme la foudre d'un nuage. Les chiens, au- 
tour de lui, le harcèlent, le mordent. Il se 
dresse sur ses pattes de derrière, effraye ses 
ennemis de ses cris, arrache, avec ses pattes 
de devant, tantôt des racines, tantôt des tron- 
çons d'arbres brûlés, tantôt des pierres incru- 
stées dans le sol, et en frappe les hommes et 
les chiens. Il déracine enfin un arbre, qu'il 
brandit comme une massue à droite et à gauche, 
et se précipite tout droit sur les derniers gar- 
diens de leur poste, le comte et Thadée. 

)) Intrépides, ils restent sur place, dirigent 
sur lui leurs fusils, comme deux paratonnerres 
contre un sombre nuage, et ils arment à la 
fois. (Jeunes inexpérimentés!) Les coups par- 
tent; ils ont manqué. L'ours bondit; ils sai- 
sissent une pique fichée en terre auprès d'eux, 
se la disputent; ils regardent, et voilà que 
d'une immense gueule rouge brillent contre eux 
deux rangées de dents, et d'énormes griffes 
descendent déjà sur leur tête. Ils pâlissent, 
sautent en arrière et se sauvent dans la clai- 



— 48 — 

rière. L'animal s'élance après eux, se dresse, 
les accroche du bout des griffes, les manque, 
court, se redresse, et déjà de sa patte noire 
il effleure la blonde chevelure dû comte. Il 
allait lui enlever le crâne comme on enlève un 
chapeau de la tête, quand Vassesseur et le no- 
taire parurent de chaque côté, et Gervais avec 
Robak, ce dernier sans fusil. Les trois font 
feu à la fois. 

» L'ours bondit tel qu'un lièvre devant les 
lévriers, tombe sur la tête, tournoie sur son 
dos, les quatre pattes en l'air, et roule, le 
corps tout ensanglanté, aux pieds du comte, 
qu'il renverse. Il rugissait encore, il s'effor- 
çait encore de se relever , quand sur lui 
s'élancent la féroce Straptchina et le Spravnick 
acharné *. 

» Alors le voïsski saisit la corne de buffle 
suspendue à son cou par une ceinture. C'était 
un cor long, tacheté, recourbé comme un boa. 
Des deux mains il l'appuie contre ses lèvres, 
enfle ses joues, ferme à demi ses paupières sur 
ses yeux rouges de sang, comprime son ventre 
et, chassant de ses poumons toute sa provision 
d'air, il sonne! 



* Straptchi et spravnick , titres de fonctionnaires 
russes , donnés ici ironiquement à deux chiens. 



- 49 -. 

))Le cor, comme un ouragan déchaîné, lance 
dans la forêt des sons que double Técho. 

))Les chasseurs se taisent, les traqueurs 
restent immobiles, étonnés qu'ils sont de la 
force, de la pureté et de Tétrangeté de cette 
harmonie. Le vieillard déploie encore une fois 
devant eux tout' le talent qui l'avait jadis 
rendu célèbre dans les forêts. 11 remplit, il 
anime la clairière et le fourré de sa mélodie. 
On dirait qu'il y a lâché toute une meute et 
recommencé la chasse, car, dans cet air, il y 
a toute une histoire abrégée de la chasse. 

)>Et d'abord des tons doux et joyeux; c'est 
le réveil qu'il jouait. 

))Puis des gémissements perçants et plain- 
tifs; c'est le cri des chiens. Et de temps à 
autre un son dur comme le bruit du tonnerre; 
ce sont les coups de feu! 

))I1 s'arrêta; mais toujours à la bouche il 
tenait son cor: et tous de croire que le voïsski 
en sonnait encore; mais c'étaient les spns passés 
que l'écho répétait. 

))I1 souffle de nouveau. 

))0n dirait que le cor change de forme, et, 
qu'aux lèvres du voïsski, tantôt il grossit et 
tantôt il s'effile pour imiter la voix des ani- 
maux. Comme allongé en cou de loup, le voilà 
qui pousse des hurlements longs et stridents; 

4 



.^ 50 - 

ensuite, s'ouvrant en gosier d'ours, il rugit 
et rugit encore; et enfin les mugissements du 
bison éclatent dans les airs. 

))I1 s'arrêta;' mais toujours à la bouche il 
tenait son cor, et tous de croire que le voïsski 
en sonnait encore; mais c'étaient les sons pas- 
sés que l'écho répétait. 

))Ces sons magiques, les chênes les répé- 
taient aux chênes, les hêtres les redisaient aux 
hêtres, 

))I1 souffle de nouveau. 

»0n dirait qu'il y a cent cors dans son cor: 
on entend l'hallali confus des piqueurs, les cris 
de colère et d'effroi des chasseurs, des chiens 
et des animaux. Enfin le voïsski leva son cor 
et entonna vers les cieux l'hymne du tri- 
omphe. 

»I1 s'arrêta; mais toujours à la bouche il 
tefnait son cor: et tous de croire que le voïsski 
en sonnait encore; mais c'étaient les sons pas- 
sés que l'écho répétait. 

«Autant d'arbres, autant de cors dans la 
forêt; l'un renvoyait l'air à l'autre, comme de 
chœur en chœur. 

))Et la musique, allait toujours s'étendant et 
toujours plus parfaite jusqu'à ce qu'elle se 
perdit loin, bien loin, à la porte des cieux. 

«Le voïsski lâcha son cor et étendit les 



— 51 - 

bras. Le cor tomba en se balançant sur sa 
ceinture de cuir. Le vieillard, la face gonflée, 
radieuse, les yeux levés an ciel, était là comme 
inspiré , saisissant les derniers accords qui 
fuyaient. 

wEt alors retentit un torrent d'applaudisse- 
ments, de félicitations et de vivats.» 

Malheureusement les violentes émotions et 
les périls de la chasse ne suffisaient pas à 
l'énergie des Lithuaniens. Depuis que les 
événements ne leur permettaient plus de sa- 
tisfaire^ dans la guerre leur besoin d'action, 
ils se rejetaient sur des querelles privées. 
Dans un pays où il n'existait ni force armée 
régulière, ni police, les contestations avaient 
de tout temps abouti à des prises d'armes. 
Le plaideur qui gagnait son procès s'adres- 
sait à la noblesse pour obtenir l'exécution 
de l'arrêt. Cet arrêt en main et assisté de 
l'huissier du tribunal, il se mettait en cam- 
pagne avec une troupe recrutée sur ses terres 
et sur celles de ses amis et alliés et s'em- 
parait des propriétés en litige. Cette exécu- 
tion militaire s'appelait l'occupation à main 
armée (zalazd). Assez souvent le perdant 

4* 



— 52 ^ 

résistait, et il en résultait de sanglants con- 
flits. C'est, on le sait, une occupation de ce 
genre qui fait le sujet de Messire Thadée, 
Nous avons dit qu'elle eut pour conséquence 
inattendue la réunion des deux partis contre 
les Russes, leur victoire, leur fuite dans le 
grand-duché de Varsovie et leur retour avec 
les légions, polonaises, avant-garde de l'armée 
de Napoléon. 

La même noblesse qu'on a vue, au milieu 
du roman, se battre entre elle et contre les 
Russes, apparaît maintenant sous des uni- 
formes nationaux et sous les étendards polo- 
nais. Dans ses rangs, on aperçoit messire 
Thadée, héros du- roman, et le comte. L'état- 
m'ajor, composé de chefs qui portèrent au 
loin l'illustration des armes polonaises, et 
dont leurs compatriotes voient aujourd'hui 
avec orgueil briller les noms sur l'arc de 
triomphe de Paris, s'établit en quartier dans 
la maison du seigneur juge Spolitza. Un 
mariage entré le neveu de Soplitza et l'héri- 
tière de l'autre famille termine le procès. 
Pour célébrer cet heureux événement et la 
glorieuse présence du général en chef de 
l'armée polonaise, le seigneur-juge donne un 



— 53 - 

grand dîner. Le vieux voïsski a la haute 
main sur tous les préparatifs de' la fête. Il 
comprend l'importance de sa mission et met 
tout son amour-propre à répondre dignement 
à la confiance qu'on a mise en lui. A la 
suite de longs et laborieux apprêts, arrive 
enfin le jour tant désiré qui fait briller dans 
toute sa splendeur la magnifique hospitalité 
de la maison des Soplitza. Le chant du 
banquet termine l'œuvre du poète; il porte 
pour titre un vieux toast national qui revient 
infailliblement dans toutes les solennités po- 
lonaises et qui s'appelle Aimons-nous! 

« Enfin les deux battants de la porte s'ouvrent 
avec fracas. Messire voïsski entré en bonnet, 
la tête haute ; il ne salue ni ne s^asseoit à la 
table, car il se présente avec le Caractère de 
majordome. Il tient une canne, signe de sa 
nouvelle dignité et s'en sert, comme maître des 
cérémonies, pour indiquer à chacun sa place. 

« Premier magistrat du Palatinat; le podkomor 
maréchal occupe la place d'honneur dans un 
fauteuil de velours , à bras d'ivoire. A sa droite 
siège le général Dombrowski, à sa gauche Knia- 
ziewicz, Paç et Malachowski. Entre eux, M™^ 
la maréchale; plus loin, les autres dames, les 



— 54 - 

officiers, les demoiselles, les gentilshommes et 
les voisins. Hommes et femmes sont entremêlés 
dans Tordre désigné par le voïsski. Le seigneur- 
juge s'incline, quitte le festin et va dans la 
cour traiter les villageois rassemblés à une 
table longue de deux stades. Il se place à Tun 
des bouts, le curé à l'autre. Son neveu Thadée 
et sa future nièce Sophie ne s'asseoient pas; 
mais, occupés à faire les honneurs aux pay- 
sans, ils mangent en marchant. C'était une 
ancienne coutume que les nouveaux héritiers, 
au premier repas, servissent eux-mêmes le 
peuple. 

«Cependant les convives de la salle, en atten- 
dant les plats, s'amusent à regarder un magni- 
fique service de table, dont le travail précieux 
égalait la valeur du métal. Une tradition rap- 
portait que le premier Radziwill Vorphelin l'avait 
commandé à Venise et l'avait fait ouvrager dans 
le goût polonais et d'après ses propres idées. 
Ce service, enlevé pendant les guerres contre 
les Suédois, avait passé, on ne sait comment, 
dans la famille d'un simple gentilhomme. Tiré 
ce jour-là du trésor, il occupait le milieu de 
la table, en cerclQ aussi gran<) que la roue 
d'un carrosse. Du fond jusqu'aux bords rempli 
de crèmes fouettées et de sucreries blanches 
comme la neige, il imitait parfaitement un pay- 



- 55 - 

sage d'hiver. Au milieu s'élevait une noire 
forêt de confitures;. sur les côtés, des châteaux, 
des bourgades, des villages couverts de sucre- 
ries en guise de frimas. Sur les bords de ce 
service se tenaient comme ornement de petites 
figurines soufflées de porcelaine, dans le costume 
polonais. On eût dit des acteurs sur la scène 
représentant quelque événement; les gestes 
étaient habilement rendus, les couleurs écla- 
tantes. Il ne leur manquait que la parole; du 
reste ils étaient vivants. 

«Qu'est-ce que cela représente?» demandèrent 
les convives avec curiosité. Aussitôt le voïsski 
leva la canne, et, pendant qu'on servait Teau- 
de-vie avant le dîner, il prit ainsi la parole: 

«Avec la permission de mes illustres seigneurs, 
»les nombreux personnages que voue voyez ici 
«représentent l'histoire d'une diétine polonaise, 
))les débats, les votes, le triomphe et les que- 
)) relies des partis. C'est moi qui ai deviné 
» cette scène et je vais vous l'expliquer. 

))A droite, voilà une nombreuse assemblée 
))de nobles, probablement invités au banquet 
»qui précède la diétine. Une table servie les 
«attend. Personne ne place les convives: ils 
«forment des groupes, et chaque groupe dé- 
» libère; et remarquez qu'au milieu de chacun 
«d'eux est un homme que l'on reconnaît pour 



— 56 — 

«un orateur à ses lèvres entr'ottvertes , à ses 
«paupières relevées, à ses gestes inquiets. Il 
))éclaircit, il explique, avec son doigt sur la 
» paume de sa main. Les orateurs recomman- 
»dent leurs candidats avec un succès différent, 
»à en juger par là mine des frères gentils- 
)> hommes. 

» Voyez, en effet, là-bas, cet autre groupe: 
»la noblesse écoute attentivement; celui-ci, les 
» mains dans sa ceinture, penche Toreille; ce- 
)>lui-là y porte la main comme un cornet et se 
)) retrousse silencieusement la moustache : il sai- 
» sit sans doute au vol les paroles et les coor- 
» donne dans sa mémoire. L'orateur paraît très 
wravi de les voir endoctrinés. Il frappe avec 
»joie. sur sa poche, dans laquelle il sent déjà 
Dies votes «favorables. 

))En revanche, les choses se passent autre- 
))ment dans le troisième groupe. Là, l'orateur 
» est forcé d'accrocher ses auditeurs par la cein- 
»ture. Voyez! ils s'écartent de lui et détour- 
))nent la tête. Voyez celui-là, tout gonflé de 
«colère! il lève le bras, menace l'orateur, lui 
«ferme la bouche: on lui a sans doute débité 
«l'éloge de son adversaire. Cet autre, le front 
«baissé comme un taureau, semble vouloir l'en- 
« lever sur ses cornes. Les uns dégainent; mais 
«les autres sont déjà loin. 



— 57 ~ 

))Au milieu de ce groupe, un gentilhomme 
)) reste silencieux et à Técart : on voit que c'est 
»un homme impartial. Il hésite, il craint de 
» voter, il balance et, en lutte avec lui-même, 
»il consulte le sort, lève les mains, étend les 
«pouces, ferme les yeux et approche coup sur 
»coup les ongles l'un de l'autre. Si ses doigts 
))se rencontrent, il votera jpowr, et contre s'ils 
»se manquent. 

»A gauche se passe encore une autre scène: 
» c'est le réfectoire d'un couvent changé en salle 
» de diétine. Les plus âgés sont rangés sur des 
» bancs, les jeunes restent debout et, curieux, 
«ils plongent par-dessus les têtes au centre de 
«l'assemblée. Là est placé le maréchal -prési- 
« dent. Il tient une urne, il compte les boules. 
«Les gentilhommes les dévorent des yeux; la 
«dernière vient de sortir et les huissiers, le- 
«vant la main, proclament le nom du digni- 
» taire élu. 

» Un gentilhomme proteste. Voyez-le ! la tête 
«à la fenêtre de'' la cuisine du réfectoire; voyez 
» comme les yeux lui sortent de l'orbite, comme 
»il regarde avec audace, la bouche béante, comme 
«s'il voulait avaler toute l'assemblée. Il est 
«facile de deviner qu'il a crié: Veto! Voyez 
» comme, à ce brandon de discorde, la foule se 
«précipite vers la porte! Certes, ils veulent 



— 58 — 

» envahir la cuisine ; ils ont dégainé, un combat 
«sanglant va s'engager! 

))Mais vous voyez, messeigneurs, là, au bout 
))du corridor, ce vieux prêtre en chasuble qui 
«s'avance; c'est le prieur du couvent. Il a 
«l'ostensoir en main. Un enfant de chœur 
» sonne la clochette et demande place. Aussitôt 
))la noblesse remet ses armes au fourreau, se 
«signe, s'agenouille, et le prêtre se tourne du 
» côté où résonne encore le cliquetis des armes. 
«Dès qu'il paraîtra, tout rentrera dans la paix 
«et dans le silence. 

«Ah! mes jeunes seigneurs, vous ne vous 
«souvenez plus de ces temps où, au milieu de 
« notre noblesse si bouillante, si indépendante et 
«toujours armée, il ne fallait aucune police. 
» Tant que la foi a fleuri, on a respecté les lois 
« et l'on a vu chçz nous liberté et ordre, gloire 
«et richesses. Dans d'autres pays, à ce que 
«j'entends dire, le gouvernement tient des gar- 
«des, des agents de police, des gendarmes, des 
») constables; mais que là où le glaive seul ré- 
«pond de la sûreté publique il y ait la liberté, 
«je ne le crois pas! » 

« A ces mots , le podkomor fit raisonner sa 
tabatière. «Seigneur voïsski, dit-il, que Votre 
Grâce remette à plus tard ces histoires. La 



— 59 ~ 

diétine est curieuse, c'est vrai, mais nous avons 
faim, faites donc apporter les plats» 

« A cela, le voïski, abaissant sa canne, répon- 
dit: «Que votre Illustrissime Seigneurie me fasse 
la grâce d'écouter; dans un instant, j'aurai fini 
de raconter la dernière scène des diétines. » 

«Voilà le nouveau maréchal emporté du ré- 
))fectoire sur les bras de ses partisans; voyez 
» comme les frères gentilshommes jettent en l'air 
» leurs bonnets, en~ ouvrant la bouche. Que de 
» vivats! Et là-bas, du côté opposé, est le 
» vaincu; tout seul, pensif, son bonnet enfoncé 
» sur les yeux. Sa femme l'attend devant la 
)) maison; elle devine ce qui a eu lieu! Infor- 
«tunée! la voilà qui s'évanouit entre les bras 
» de sa suivante. Infortunée ! elle s'attendait au 
«titre d' illustrissime; elle reste, hélas! illustre 
))tout court, et pour trois ans encore!» 

« Ici enfin parurent les mets. Les convives se 
mirent à les manger avec un vrai appétit de 
soldat, en les arrosant de vieux vins de Hongrie. 
Cependant le grand service avait changé de 
couleur; dépouillé de sa neige, il avait verdi, 
car la légère écume du sucre glacé, échauffée 
lentement par la chaleur de l'été, s'était fondue 
et avait mis le fond à découvert. Le paysage 
représentait une nouvelle saison de l'année; il 
resplendissait des teintes vertes et diaprées du 



-• 60 — 

printemps. Là apparaissent et poussent, comme 
sur du levain, des blés différents ; ici se balance 
répi doré d'un froment de safran; plus loin le 
seigle se couvre de feuilles d'argent; le sarra- 
sin, travaillé artistiquement en chocolat, croît 
, à vue, et les vergers se chargent de pommes et 
de poires. 

«A peine- les convives ont-ils le temps de jouir 
des dons de Tété; en vain demandent -ils au 
voïsski de retarder l'automne: déjà le service, 
semblable à une planète, opérant sa révolution, 
change de saison; déjà les blés dorés se fon- 
dent à la chaleur de la salle, déjà la verdure 
jaunit, déjà les feuilles rougissent, tombent comme 
empoHées par un vent d'automne. Enfin, ces 
arbres, si bien parés un instant auparavant, 
sont déjà dépouillés par le vent et les frimas 
et restent à nu: c'étaient des bâtons de canellc 
ou des branches de laurier, imitant des pins 
dont les vertes aiguilles étaient de cumin. 

« Tout en buvant, les convives se mirent à ar- 
racher les rameaux, les troncs et les racines 
pour les grignoter. Le voïsski tournait autour 
du service et, rempli de joie, jetait sur eux des 
regards triomphants 

« Dans la cour, les officiers et les dames, les 
soldats et les villageois avaient pris place deux 
à deux pour danser. «Une polonaise!» s'écrient- 




^y- 61 



ils tous de concert. Les officiers amènent la 
musique militaire; mais le seigneur-juge dit 
à l'oreille du général: «Ordonnez que la musi- 
wque attende encore: vous savez qu'aujourd'hui 
» ce sont les fiançailles de mon neveu, et il y a une 
» ancienne coutume dans notre famille de se 
» marier au son de la musique du village ; voici 
»le joueur de tympan, le violon et les corne- 
x> muses; déjà le violon s'impatiente et la cor- 
wnemuse, en s'inclinant, nous implore du regard. 
» Si je les renvoie, pauvres gens ! ils vont pleurer ! 
)>Les paysans aussi ne sauraient danser à une 
» autre musique; laissons-les commencer. Que 
))le peuple se mette en train, puis nous écouterons 
» votre excellent orchestre. » Cela dit, il fait un signe. 

« Le violon retrousse sa manche, serre vigou- 
reusement le poignet, appuie son menton sur la 
caisse et lance l'archet comme un cheval fougueux. 

« A ce signal, les deux cornemuses, agitant les 
épaules comme s'ils battaient des ailes, soufflent 
dans leurs instruments et remplissent leurs joues 
d'air. Pareils aux enfants joufflus de Borée, 
ils semblent vouloir s'envoler. 

« Mais manquait le tympanon. Il y avait ce- 
pendant plusieurs joueurs, mais aucun n'osait 
jouer en présence du juif Yankiell. Pendant 
tout l'hiver, Yankiell avait été on ne savait où; 
mais ce jour même il avait soudain apparu à la 



— 62 - 

suite de Tétat-major. Tous savent que nul, sur 
cet instrument, ne l'égale en talent, en habileté 
et en goût. On le prie donc de jouer, on lui 
présente l'instrument; il s'en défend, sous pré- 
texte que ses doigts se sont engourdis, qu'il 
s'est déshabitué de jouer, qu'il n'oserait s'y ris- 
quer en présence d'une aussi noble compagnie. 
Puis il salue et s'esquive. 

«Sophie, la jeune fiancée, voyant cela, court 
à lui et lui présente sur la blanche paume de 
sa main, les baguettes dont l'artiste frappe les 
cordes; de son autre petite main, elle lui ca- 
resse la barbe et lui dit avec une révérence: 

« Yankiell, je vous en prie, ce sont mes fian- 
çailles, jouez, mon bon Yankiell. Ne m'avez vous 
pas maintes fois promis de jouer à mes noces?» 

« Yankiell aimait beaucoup Sophie. Il s'incline 
en signe de consentement. 

«On le mène donc au milieu de l'assemblée, 
une chaise lui est présentée. Il s'assied. 

« On apporte le tympanon, on le lui place sur 
les genoux; il le regarde, plein de joie et 
d'orgueil, comme un vétéran rappelé sous les 
drapeaux, quand ses petits-fils décrochent de la 
muraille son glaive pesant. 

« Le vieillard sourit, quoique depuis longtemps 
il n'ait plus manié son sabre; mais il sent que 
son bïas ne le trahira pas. 



— 63 - 

((Cependant, deux de ses élèves s'agenouillent 
auprès du tympanôn, accordent Tinstrument, 
qui bourdonne sous leurs doigts. 

«Yankiell, les yeux à demi fermés se tait et 
tient ses baguettes immobiles. 

« Il les abaisse. Il fait d'abord entendre quel- 
ques gammes triomphales, puis frappe coup sur 
coup les cordes, qui résonnent comme sous une 
pluie battante. Tous sont ébahis; mais ce n'était 
qu'un prélude, car bientôt il s'interrompt et re- 
lève ses baguettes. 

((Il recommence. 

((Les cordes, frémissant sous ses coups légers, 
comme si elles avaient été effleurées par les 
ailes d'un insecte, rendent des sons voilés et 
presque imperceptibles. 

«Yankiell, les yeux levés au ciel, appelle l'in- 
spiration. Il mesure l'instrument d'un doux re- 
gard, lève les mains, les laisse retomber; les 
baguettes frappent les cordes et les auditeurs 
émerveillés. 

a Soudain , de plusieurs cordes à la fois éclate 
un bruit pareil à celui d'une musique turque 
qui lancerait tous les sons de ses clochettes et 
de ses tambours de basque. Et de là s'échappe 
la Polonaise du 3 mai^. 

^ Le 3 mai 1791. — Jour mémorable dans l'histoire 
de la Pologne, où son dernier roi signa et jura, eu 



— 64 — 

« Les accents vifs respirent la gaieté et ré- 
jouissent l'oreille. 

«Les jeunes filles brûlent de danser, les garçons 
ne peuvent tenir en place; mais les vieillards, 
à ces sons, reportent leur souvenir vers le temps 
passé, vers le temps heureux où le sénat et les 
nonces, après la journée du 3 mai, fêtaient, 
dans la salle de l'hôtel-de-ville, le souverain ré- 
concilié avec la nation, vers ce temps où, au 
milieu des danses, on chantait: 

«Vive notre roi chéri!.... vive la diète! 

vive la nation! vivent tous les Etats!» 

«L'artiste presse de plus en plus ses caden- 
ces. — Il tend ses tons, puis, tout d'un coup, 
il laisse échapper un accord faux comme le 
sifflement du serpent, comme le grincement de 
l'acier sur le verre; un frisson glacial saisit 
tout le monde; il trouble la joie par un pres- 
sentiment de mauvais augure. Attristés, con- 
sternés, les auditeurs ne savent si l'instrument 
est faux ou si le musicien se trompe. Un maître 
si habile pourrait-il se tromper? C'est à dessein 
qu'il fait résonner cette corde perfide; c'est à 
dessein qu'il trouble la mélodie en saccadant 

présence de la grande diète, la fameuse constitution 
qui devait assurer l'indépendance au pays et la plus 
large liberté à chacun de ses habitants. La Polo- 
naise dont parle l'auteur est un air national généra- 
lement connu. 



- 65 - 

toujours plus bruyamment cet accord frénétique, 
cet accord aux notes conjurées contre toute 
harmonie. Enfin, le vieux Gervais comprit la 
pensée de l'artiste. Il se cacha le visage dans 
les mains, en.s'écriant: «Je le connais, ce ton! 
je le connais! c'est la Targovit^al^y) Aussitôt 
la corde fatale se rompit en sifflant. Le virtuose 
passe aux petites cordes, interrompt la mesure, 
l'embrouille, quitte de nouveau les chanterelles 
pour ramener ses baguettes sur les basses. On 
entend des milliers de sons de plus en plus 
bruyants; on entend: marche militaire, cris de 
guerre, d'attaque, d'assaut, coups de feu, vagis- 
sements d'enfants, sanglots de mères et ces 
horreurs du combat, le maître les rend avec 
tant de perfection, que les paysannes tremblent 
en se rappelant, avec des larmes de douleur, 
le massacre de Praga, qu'elles connaissent par 
les chants et la tradition. Aussi sont-elles con- 
tentes quand l'artiste, faisant gronder toutes les 
cordes ensemble, en étouffe ensuite les sons, 
comme s'il les enfonçait au sein de la terre. 

« A peine les auditeurs avaient-ils eu le temps 
de se remettre de leur surprise, que déjà ré- 
sonnait un nouveau chant. Ce sont d'abord des 

^ La confédération de la Targovitza, tramée, en 
1792, par Catherine de Russie et les renégats polo- 
nais, contre l'indépendance de la Pologne. . 

5 



- 66 — 

murmures légers et timides; dé nouveau quel- 
ques cordes aiguës bourdonnent comme des 
mouches échappées à la toile d'une araignée; 
mais le nombre des cordes augmente, les sons 
épars se rassemblent, forment des légions d'ac- 
cords et déjà s'avancent en mesure à travers 
la triste mélodie de cette chanson célèbre: 

Le soldat exilé va par monts et par vaux, 
Marche, mourant parfois de misère et de faim; 
Il tombe enfin aux pieds de son cheval fidèle, 
Et le petit cheval lui creuse son tombeau. 

«Vieille chanson, chère à l'armée polonaise, les 
soldats la reconnaissent, entourent le musicien, 
prêtent une oreille attentive et se rappellent ce 
temps affreux, où, après l'avoir entonnée sur la 
tombe de la patrie, ils s'en allèrent par le monde. 
Ils se souviennent des longues années de leurs 
pèlerinages à travers les continents, les mers, 
les sables brûlants, les frimas, au milieu des 
peuples étrangers, où souvent, au bivouac, ce 
chant national les a attendris et consolés; ab- 
sorbés dans ces tristes pensées, ils inclinent la 
tête. 

«Mais bientôt ils la relèvent, car l'artiste, lui, 
relève ses accords; il les tend; il en change la 
mesure; il annonce du nouveau. Et le voilà 
encore qui, regardant de haut, mesure les cor- 
des de l'œil, rapproche les mains et frappe à la 



— 67 — 

fois des deux baguettes. Le coup était si ha- 
bile, si vigoureux, que les cordes retentissent 
comme des trompes d'airain, et de ces trompes 
vole vers les cieux Tair si connu, la marche 
triomphale : 

Non, la Pologne n'est pas encore perdue! 
Dombrowski! marche vers la Pologne! 

«Et tous d'applaudir, tous de crier en chœur: 
«Marche, Dombrowski, vers la Pologne!!» 

«L'artiste, comme épouvanté lui-même de son 
inspiration, laisse tomber ses baguettes, lève les 
mains ; son bonnet de renard glisse sur ses épaules ; 
sa barbe, soulevée par le vent, s'agite avec dig- 
nité; ses joues se colorent en cercle d'une 
étrange rougeur; ses yeux, pleins d'enthousiasme, 
brillent d'un feu viril. Enfin, ses regards se 
portent sur Dombrowski ; il cache sa tête dans 
ses maiiis et éclate en sanglots : « Général, dit-il, 
» longtemps notre Lithuanie t'a attendu , oui, 
))très longtemps, comme nos juifs ont attendu 
«leur Messie. — Longtemps les chanteurs ont 
«prophétisé ton arrivée parmi le peuple; le ciel 
»t'a annoncé par un miracle ^ Vis et com- 
»bats, ô toi!.... notre....» Les sanglots lui 
coupent la parole, l'honnête vieillard juif aimait 
sa patrie comme un vrai Polonais. Dombrowski 

*) Allusion à la comète de 1812. 

5* 



— 68 — , 

lai serra la main et le remercia; le juif ôta 
son bonnet et baisa la main du héros. 

«Il était temps de danser la polonaise. 

«Fièrement s'avance le podkomor; il rejette 
légèrement en arrière les manches de son konn- 
touch ^, retrouse sa moustache, présente la main 
à Sophie, et, avec un salut respectueux, l'invite 
à ouvrir avec lui le bal. Derrière eux, couple 
par couple, le rang se forme, on donne le sig- 
nal, la danse est commencée, et c'est le pod- 
Jcomor qui la mène. 

«Ses bottes rouges tranchent sur le gazon; 
son sabre lance des éclairs; sa large ceinture 
resplendit; — superbe, il marche à pas lents, 
comme au hasard; mais dans chacun de ses pas, 
dans chacun de ses mouvements, on peut devi- 
ner les sentiments et les pensées du danseur. 

« Il s'arrête, comme pour questionner sa dan- 
seuse; il penche la tête vers elle, veut lui glis- 
ser un mot à l'oreille. La dame se détourne, 
rougit, n'écoute pas. Il ôte son kolback de 
zibeline, salue humblement. La dame daigne le 
regarder, mais s'obstine à se taire.. 11 ralentit 
son pas, cherche à lire dans les yeux de la 
danseuse, et sourit, heureux de sa réponse 
muette. 

1) Konntouch, habit à manches coupées et pendant 
le long des bras. 



69 



« Toujours fier, il marche plus vite, regarde de 
haut ses rivaux, soulève son bonnet à plumes 
de héron, le balance au-dessus de sa tête et le 
met enfin sur Toreille, en se retroussant la 
moustache. 

«Il s'avance; tous lui portent envie, marchent 
sur ses traces. Il voudrait s'esquiver avec sa 
dame; il s'arrête, lève poliment le bras avec 
elle, et prie les danseurs de passer au-dessous. 

«Parfois aussi, pour tromper ses compagnons, 
il fait iin écart à droite, change de direction; 
mais, d'un pas agile, les importuns le poursui- 
vent et s'enlacent de tous côtés par des nœuds 
multipliés. Alors il se fâche, porte la main à 
la poignée de son sabre, comme pour dire: Je 
vous brave, malheur aux jaloux ! Il se retourne, 
l'orgueil sur le front, le défi dans le regard, 
fend droit la foule qui, n'osant lui résister, lui 
cède le pas et, par une évolution rapide, se re- 
met à sa suite. 

«Et tous de s'écrier avec admiration: «Ah! 
«regardez, jeunes gens, regardez-le! peut-être 
« est-ce le dernier de nos pères qui saura ainsi 
« conduire une polonaise ! » Et les . couples de se 
suivre avec bruit et gaieté. Le cercle se reploie 
et se déploie, comme un immense serpent qui 
se roule et se déroule en mille anneaux. Les 
couleurs des différents costumes des dames, des 



— 70 — 

seigneurs, des soldats, bigarrées et brillantes 
comme les écailles du reptile, jouent aux rayons 
du soleil couchant et tranchent sur le sombre 
tapis de gazon. La danse tourbillonne, la mu- 
sique gronde, les hourras et les toasts reten- 
tissent î....» 

Les deux grands tableaux que nous venons 
de citer, la chasse à Fours et le banquet, ne 
sauraient, surtout dans une traduction, don- 
ner une idée complète de Messire Thadée, 
mais ils sont d'excellents exemples des deux 
formes, des deux modes d'inspiration qui, 
alternativement ou à la fois, dominent dans 
ce poème; le firemier est oriental, et on ne 
peut mieux l'appeler que le mode hindou. 
Dans les chants indiens, en effet, les fleurs, 
les feuilles, les arbres, les nuages font entendre 
des paroles humaines; le poète décrit ces ob- 
jets inanimés et ces phénomènes passagers 
comme s'ils avaient le sentiment de leur 
existence; là toute la nature se met en rap- 
port direct avec l'homme; tout parle, vit et 
sent. C'est une sorte de panthéisme non pas 
rationnel, mais vivant, spontané, qui émane 
de l'être moral du poète. C'est seulement 



— 71 — 

chez les Hindous que nous trouvons cette 
conception vivace de la nature; chez eux, 
l'homme ne se sépare pas de la création pour 
la contempler en spectateur froid et impas- 
sible; il s'incarne en elle, il s'absorbe dans sa 
vie mystérieuse, il l'élève jusqu'à lui, et, de 
concert avec elle, il contemple l'univers. Union 
sympathique, indissoluble, qui retient toutes 
choses dans un ensemble harmonieux, attri- 
buant à toutes, même aux plus humbles et 
aux plus inertes en apparence, même au 
moindre atome, uû rôle actif et \ivant dans 
le développement mystérieux de la nature et 
de l'humanité. 

Le second mode de l'inspiration de Mickie- 
wicz est purement homérique. C'est la même 
ampleur dans les descriptions et les récits que 
nous admirons chez le barde grec. Souvent, 
quand la jeunesse impétueuse ne peut pas 
maîtriser la fougue de ses passions, un vieil- 
lard grave prend la parole à la manière de 
Nestor, et, remémorant le bon vieux temps, 
d'une voix douce et prudente, il conjure l'orage 
et ramène la sérénité sur tous les fronts. Le 
poète reproduit-il une amitié virile, née d'une 
estime mutuelle et des vertus éprouvées des 



- 72 - 

deux côtés, aussitôt le lecteur se rappelle in- 
volontairement que c'est ainsi qu'Achille aimait 
Patrocle. Dans quelques endroits, il semble 
que Fauteur lui-même se soit souvenu 
d'Homère, notamment lorsqu'il décrit le ser- 
vice de table et .le concert. Mais, en géné- 
ral, c'est plutôt la même inspiration chez les 
deux poètes qu'une imitation directe de l'un 
par l'autre; si toutefois Mickiewicz avait dû 
faire de poétiques emprunts, Homère eût seul 
mérité de lui servir de modèle. 

Le sentiment de la vie universelle de la 
nature, ce panthéisme poétique digne des 
Védas^ la simplicité et l'ampleur du récit 
dignes d'Homère, ne sont pas les seuls mo- 
des d'inspiration de Mickiewicz: il a introduit 
dans son poème un élément plus moderne et 
plus émouvant, l'élément romanesque,' qui se 
personnifie dans Robak. C'est un moine de 
l'ordre de Saint -Bernard, qui, jadis gentil- 
homme célèbre par son courage et l'influence 
qu'il exerçait sur ses compatriotes, a tué par 
vengeance un haut dignitaire dont il n'a pu 
obtenir la fille en mariage. Les remords lui 
ont fait endosser le froc, et il espère expier 
son crime par de longs et périlleux services 



- 73 - 

rendus à sa patrie. Ce moine est le père de 
messire Thadée, mais ce n'est que blessé dans 
le combat de la noblesse* polonaise contre les 
Russes, où il a couvert de son corps le comte, 
descendant du haut dignitaire assassiné, sur 
son lit de mort, enfin, qu'il dévoile le secret 
de la naissance de Thadée. La confession du 
moîne mourant est une des scènes les plus 
belles et les plus touchantes qu'ait conçues le 
poète polonais. Mickiewicz avait autrefois 
traduit le Giaour de Byron. Là aussi, il y 
a une confession de moine. Il suffit de rap- 
procher les deux épisodes, de comparer la 
douleur du giaour avec celle du patriote po- 
lonais, pour comprendre la différence d'indi- 
vidualité des deux grands poètes. Nous ne 
reprochons pas à Mickiewicz d'avoir introduit 
au milieu des beautés antiques de son Thadée 
une inspiration nioins pure peut-être, mais 
plus vive, plus élevée, plus appropriée aux 
sentiments actuels; nous lui reprocherions 
plutôt d'avoir été trop peu prodigue de ce 
genre de beautés: nous touchons ici à ce qui 
constitue non pas un défaut du poème, mais, 
selon nous, une dissonance dans l'œuvre gé- 
nérale du poète. # 



~ 74 - 

Dans Messire Thadée^ partout où le poète 
apparaît lui-même, il est toujours plein de 
verve et d'inspiration; il reste tel que nous 
l'avons connu depuis le commencement de sa 
carrière; mais le caractère de tous les per- 
sonnages de son f oême est peut-être un peu 
superficiel et commun. Mickiewicz n'a élevé 
aucun d'eux à la hauteur de sa propre dig- 
nité; ils sont tous, si l'on excepte Robak et 
le comte, jetés dans un moule si matériel, 
que nous ne voyons dans aucun d'eux une 
étincelle de vraie spiritualité; quelles que fus- 
sent les circonstances qui influeraient sur leur 
vie, quelques vérités qu'on leur révélât, tout 
passerait au-dessus d'eux, sans les modifier, 
tant ils sont pour ainsi dire faits d'une seule 
pièce et fermés aux hautes aspirations mora- 
les. Le poète a mis sur toute sa création le 
cachet du bon sens prosaïque et ironique de 
Cervantes. Or, si nous admirons avec les 
siècles, dans l'auteur de Don Quichotte, un 
très grand écrivain, nous ne pouvons regarder 
comme salutaires le but et la portée de son 
œuvre. 

Quand la chevalerie, infiltrée dans les veines 
de l'Espigne, eut dégénéré jusqu'au forma- 



— 75 — 

lisme le plus puéril; quand elle fut devenue 
une idée fixe, une maladie morale de la na- 
tion, alors don Miguel Cervantes de Saa- 
vedra résolut de guérir ses compatriotes de 
leur folie. Il aurait atteint son but d'une 
manière plus digne de son- génie en élevant 
l'esprit de l'Espagne, en dirigeant son acti- 
vité vers des actions plus saintes, plus en 
harmonie avec le caractère primitif de la che- 
valerie; mais l'écrivain espagnol choisit une 
route plus courte et plus facile; il attaqua 
cette institution avec les armes du ridicule. 
Don Quichotte chassa des Castilles tous les 
chevaliers errants; mais il tua l'exaltation en 
prouvant que la vie pratique seule convenait 
à une nation qui comprenait sa mission sur 
la terre. Et cependant, c'est ce même élé- 
ment chevaleresque qui a orné des plus beaux 
souvenirs lés pages de l'histoire; c'est lui qui, 
enflammant des nations entières, les a exci- 
tées à reconquérir, par un pèlerinage armé, 
le saint sépulcre; c'est lui qui a découvert le 
nouveau monde; c'est encore lui qui a suscité 
les martyrs qui sont morts dans les prisons 
de l'inquisition ou sur les bûchers pour avoir 
défendu la liberté de la pensée. 



— 76 ~ 

Tous ces faits ne lui avaient-ils donc pas 
mérité le droit de vivre? Oui, il fallait ne 
pas laisser s'éteindre ce feu sacré, mais le 
purifier de l'alliage qui le dénaturait. Le dé- 
truire, c'était un sacrilège. Et, en effet, je- 
tons un regard autour de nous et demandons- 
nous si, après être parvenus à cette vie 
pratique personnifiée dans le type de Sancho, 
après avoir acquis ces conditions sociales tant 
désirées par les ennemis de l'exaltation, nous 
avons lieu de nous en féliciter? 

De même que la chevalerie avait conquis 
l'Europe au moyen âge, le byronistne, et à sa 
suite un certain sentimentalisme hypocrite, 
l'ennemi le plus terrible de la vraie exaltation, 
ont régné de nos jours. L'excentrique poète 
anglais, que le nature avait doué comme il 
aurait pu le désirer lui-même, jetait pourtant 
un regard de dédain, sinon de mépris, sur 
tout ce qui l'entourait; tout en jouissant des 
dons de la vie, en chantant, en combattant 
pour la liberté, il répandait le sarcasme sur 
les objets du respect et de l'adoration des 
hommes. Son génie fascinateur exerça sur 
son époque une influence funeste. On se 
drapa dans son manteau, on prétendit, comme 



- 77 — 

lui, errer dans les solitudes; on déclama contre 
le genre humain; on affecta de mépriser ce 
qu'on avait jusque-là regardé comme sacré; 
on dédaigna le réel sous prétexte de pour- 
suivre un idéal que l'on croyait sublime et 
qui n'était qu'indéfinissable. C'est ainsi que 
se produisirent au grand jour une multitude 
de petits Byrons, entendons-nous: des Byrons 
moins la position dans le monde, et surtout 
moins le génie. Ces caricatures des deux 
sexes se rencontraient à chaque pas et met- 
taient à l'épreuve la patience humaine. On 
usa contre ce nouveau genre de folie du pro- 
cédé de Cervantes, du ridicule. Eh bien! 
quel rôle convenait à l'homme de génie, en 
présence de ce curieux phénomène moral? 
Fallait-il élever une digue contre cette exal- 
tation et en resseiTer le torrent, de manière 
à le rendre plus profond et plus fort? ou 
bien valait-il mieux la détruire par l'ironie? 
Nous croyons superflu de répondre à cette 
question. 

Dans Messire Thadée, tous les person- 
nages sont entourés de respect par le poète, 
car tous, ils sont des types de la vie pratique. 
Le comte seul est Tobjet d'une ironie, déli- 



— 78 — 

cate il est vrai, mais d'autant plus caustique 
et mortefle, d'abord parce qu'il s'efforce d'in- 
troduire en Pologne l'imitation des mœurs 
étrangères, et sur ce point nous sommes 
d'accord avec le poète, ensuite à cause de 
son exaltation, qui lui fait raconter avec trop 
de complaisance plus d'un exploit romanes- 
que. Une fois, entre autres, en Italie, le vail- 
lant Polonais, pour délivrer une princesse des . 
mains des brigands, se précipita sur leur 
bande et la dispersa. Chaque fois que le 
comte rappelle le Birbante Bocca, endroit où 
eut lieu l'aventure, le rire s'empare du lecteur. 
Quant à nous, nous avons été bien aise d'ap- 
prendre que le brave Slave risquait volontiers 
ses jours pour la défense des dames, -et ja- 
mais nous n'avons voulu envisager cet événe- 
ment sous l'aspect ridicule et sentimental que 
lui donne le poète. 

Nos remarques s'appliquent ici plutôt à 
l'auteur qu'à son ouvrage qui, nous le répé- 
tons, a clos en Pologne l'ère de la poésie nar- 
rative. La noblesse polonaise, au sein de son 
existence matérielle, vivra sur Messire Thadée, 
comme la Grèce a vécu sur Homère. Cepen- 
dant l'œuvre du poète fut accueillie avec éton- 



— 79 — 

s 

nefflent. Dans la seconde partie des Aïeux, 
Mickiewicz s'était tout autrement dessiné de- 
vant la patrie. La Pologne avait présente 
à l'esprit l'heure où le poète, emporté par 
une inspiration toute sibyline, voulait arracher 
à l'avenir ses secrets, et où, s'élevant pres- 
que jusqu'au ton d'une sublime fureur de vi- 
sionnaire, il livrait par la pensée un assaut 
au ciel, provoquait Dieu au combat avec une 
puissance d'inspiration jusque-là inconnue et 
une force d'esprit qu'il lui fallait bien diriger 
vers le ciel, car elle n'aurait pas trouvé son 
emploi sur la terre. Après cet enthousiaste 
défi qui plaçait le barde slave sur le trépied 
prophétique, à une hauteur qu'aucun de ses 
devanciers n'avait même rêvé d'atteindre, on 
fut surpris de le voir transporter son génie 
dans une sphère purement matérielle, et con- 
sacrer au bon sens ironique de Cervantes la 
plus splendide inspiration lyrique qui ait 
illuminé la Pologne. 

Si ce pays eût été alors ce qu'il sera un 
jour, c'est-à-dire libre, puissant et calme, nul 
doute qu'il n'eût salué avec une joie pure la 
venue de ce poème où le maître, par la magie 
de son imagination, a évoqué toute la vie 



- 80 - 

privée de ses pères, leurs habitudes journa- 
lières, leur hospitalité, la sagesse de leurs pa- 
roles, la vive et honnête gaieté qui coulait de 
source du sein de leurs plaisirs. Mais la na- 
tion était rivée à un rude labeur; elle suc- 
combait parfois sôus ses souffrances; elle ne 
voyait plus, à travers ses douleurs, le chemin 
qu'elle devait parcourir; elle avait donc besoin 
qu'un homme, occupant la plus haute place 
dans l'existence morale de la patrie, portât 
sans cess:e devant elle le flambeau de son 
génie et éclairât les détours et les obstacles 
d'un pénible pèlerinage. Il ne suffisait pas 
de lui dévoiler le côté matériel de son passé ; 
il fallait qu'une voix prophétique, en exaltant 
le peuple, lui donnât des forces pour une lutte 
incessante. 

Le poète par excellence du peuple polonais 
finit toutefois par comprendre les besoins 
moraux de son pays. La nation lui deman- 
dait des jalons pour son avenir; il répondit 
par ces cours d'histoire et de littérature slave 
au Collège de France. Mais en vain entre- 
voyait-il un avenir rayonnant pour sa patrie 
et pour l'humanité; les malheurs du présent 
accablaient de plus en plus son âme aimante 



— 81 - 

et passionnée. Il essaya d'échapper àla navrante 
actualité en se réfugiant dans le domaine 
d'une exaltation mystique. Cependant 1848 
approchait. 

« L'Esprit soufflée où il veut,» dit l'Ecriture; 
mais il n'y a que des hommes élus qui soient 
sensibles aux premiers frémissements de son 
haleine. Peu après la mort de Grégoire XVI, 
il se produisit en Italie un mouvement qui 
semblait donner le signal d'une rénovation 
politique et religieuse dans le monde entier. 
Attiré par la perspective d'une grande expan- 
sion de vérité et de justice réparatrice, le 
poète partit pour Rome. Homme de bien, rê* 
veur sublime, il entrevoyait une dernière et 
sainte croisade de la liberté contre l'oppres- 
sion; il découvrait dans un prochain avenir, le 
bon grain séparé de l'ivraie, l'esprit dégagé 
de la matière, le divin affranchi du terrestre, 
es peuples émancipés du joug de la tyrannie 
étrangère, l'équité présidant aux rapports 
entre les Etats et entre les citoyens. Sa vi- 
sion lui inspira des paroles qu'il n'hésita pas 
à faire entendre lors d'une audience que 
lui avait accordée le Saint-Père. Bientôt les 
événements lui démontrèrent la vanité de 

6 



- 82 — 

ses illusions; l'initiative d'une action générale 
avait évidemment cessé d'appartenir à la ville 
aux sept collines. Au reste, il devait en être 
convaincu depuis longtemps, lui qui, dans ses 
écrits, dans ses poésies, dans ses cours au Col- 
lège de France, s'était toujours appliqué à 
démontrer que le droit de porter devant l'hu- 
manité le drapeau de l'aflFranchissement et de 
la civilisation appartenait exclusivement à la 
nation française, a Rome n'était plus dans 
Rome.» Mickiewicz reprit le chemin de la 
France. Cette fois, ses pressentiments s'ac- 
cusèrent dans sa pensée avec un singulier 
caractère de précision. Il serait aujourd'hui 
inopportun et téméraire de vouloir les repro- 
duire, tellement ils annonçaient la série de 
grands faits pohtiques qui allaient éclater. 
Les événements justifièrent ses prévisions, 
mais ne produisirent pas immédiatement les 
conséquences qu'il avait espérées. L'histoire 
mesure le temps autrement que ne le fait 
l'homme; elle ne précipite pas toujours son 
cours au gré des impatiences humaines. A demi 
déçu, mais toujours plein de foi, il attendit. 
Etait-ce l'Occident? était-ce le Nord qui allait 
donner le signal d'une action générale ame- 



— 83 - 

nant à sa suite le redressement des toits sous 
le poids desquels s'affaissait une des grandes 
nationalités de FEuiope? 

L'étoile qui jusque-là avait guidé le poète 
lui apparut au fond des nuages lointains qui 
s'amoncelaient lentement au-dessus du Bos- 
phore. Pèlerin grave et recueilli sur le che- 
min de l'avenir, il reprit sa marche; il se 
dirigea vers l'Orient, et mit le pied sur cette 
terre où il croyait que devaient se décider 
les destinées de l'Europe. Le choléra, à cette 
époque, commençait à sévir à Constantinople. 
Une de ses premières victimes, et sans con- 
tredit la plus illustre, fut Adam Mickiewicz. 

Dans les contrées soumises encore à la foi 
de rislam, les croyants meurent leur dernier 
regard tourné vers la Mecque. La sainte ville 
du prophète, avec les traditions qui s'y rat- 
tachent, avec les principes qu'elle représente, 
appartient tout entière au passé, à un passé 
épuisé, infécond, et qui depuis longtemps déjà 
a livré à l'histoire son dernier mot. Le poète 
polonais mourut les yeux tournés vers le Nord, 
la pensée dirigée vers ce pays dont la résur- 
rection doit ouvrir à l'Europe et à l'humanité 
un nouvel avenir. Son dernier soupir s'en- 

6* 



— 84 — 

vola du côté de cette terre promise vers la- 
quelle, pendant le cours d'une glorieuse 
existence, il n'avait cessé de guider son peuple. 

Mais qu'il nous soit permis d'ajouter ici 
encore un mot qui complétera peut-être l'es- 
quisse beaucoup trop imparfaite que nous 
avons tracée du grand poète polonais. 

A l'époque de sa plus radieuse activité, 
Adam Mickiewicz sentait que la conservation 
et le développemient du caractère de la poésie 
actuelle ne lui suffisait pas. Il fallait conce- 
voir autrement qu'on ne l'a souvent fait cet 
idéal qui déjà dans des temps reculés, brillait 
radieusement devant l'humanité, mais dont la 
forme matérielle surtout resta entre les mains 
des générations suivantes. 

L'antique Grèce à l'époque florissante de 
son art et de sa poésie, fut le dernier séjour 
de cet idéal. L'élément divin constituant 
l'unité dans les créations des grands maîtres, 
voilà quel était cet idéal. Leur inspiration 
émanait directement de la divinité, et sa 
flamme sacrée jaillissait sur les hommes sans 
chercher à agiter leurs passions terrestres ou 
à éveiller leurs instincts individuels. Le peuple 
grec demandait-il une épopée, Homère phi- 



— 85 — 

losophe, moraliste, poète, sous l'influence 
d'une divinité suprême gouvernant les dieux 
et les hommes du haut des deux, faisait 
descendre l'Olympe sur la terre, embrasait 
les poitrines humaines d'un esprit immortel, 
et, dans un calme majesteux, déroulait de- 
vant la Grèce enthousiasmée, les péripéties 
de son histoire passée. Lors des fêtes où l'on 
immolait le bouc sacré, quand le peuple avide 
d'émotions poétiques se pressait dans l'en- 
ceinte, d'un théâtre, Eschyle lui représentait 
son Prométhée. Ce n'était pas un sentiment 
terrestre qui était le principal ressort du dra- 
me. Après avoir ravi à l'Olympe une étin- 
celle divine et créatrice, le héros voulait rem- 
placer Dieu lui-même sur la teire et s'élever 
d'une condition subalterne au rang du créa- 
teur. Et en eifet, par la puissance de ce 
feu, de cette étincelle, de cette vérité fonda- 
mentale, selon qu'on voudra désigner la na- 
ture de son larcin, il aurait pu détrôner le 
souverain éternel. C'était là un sacrilège 
énorme qui devait être suivi d'une expiation 
proportionnée au crime. Le vieux Zeus irrité 
l'enchaîna à un rocher, lui donna un vautour 
pour bourreau, et finit par foudroyer le té- 



— 86 - 

méraire. C'est ainsi que le poète dévoilait 
à ses auditeurs les plus sublimes mystères de 
leur foi. Soutenu exclusivement par l'élément 
divin, il les frappait d'une sainte terreur qui 
atteignait parfois au délire. Un autre jour il 
leur faisait voir Oreste poursuivi par les fu- 
ries, en puisant son inspiration toujours à la 
même source. Selon les historiens du temps, 
les hommes étaient agités de transports fré- 
nétiques, les mères avortaient, la nature stu- 
péfaite semblait suspendre son travail. La 
scène était depuis longtemps vide que les 
cœurs tressaillaient encore, les impressions 
reçues agitaient violemment les spectateurs 
jusqu'à ce qu'elles se fussent fixées dans leur 
mémoire, en un tableau solennel et calme. 
Telles sont les causes de la puissance de cette 
poésie qui agit si fortement encore sur nous, 
aujourd'hui que la direction de notre esprit, 
notre religion, nos mœurs, nos penchants 
invincibles à l'analyse matérielle nous rendent 
si différents des auditeurs des tragédiens et 
des poètes de la Grèce. 

Après la disparition des grands maîtres hel- 
lènes, après la chute politique de leur glorieuse 
patrie, la forme que l'idéal avait si complète- 



— 87 - 

ment , dominée usurpa de nouveau le premier 
rang dans la poésie. Malgré l'invocation sa- 
cramentelle des Dieux, malgré l'intervention 
convenue des puissances surnaturelles dans 
ses créations, la poésie, esclave de la forme 
et ne remontant plus à une inspiration supé- 
rieure, cessa d'exercer son influence divine- 
ment lumineuse ou foudroyante. Dans ses 
meilleurs jours, elle s'emparait des cœurs 
par des moyens terrestres; c'était par des ar- 
tifices matériels qu'elle enflammait les esprits. 
L'idéal grec se voila et plana au-dessus de 
la terre jusqu'à l'époque du moyen âge en 
Italie. Alors il se révéla avec un nouvel 
éclat, comme pour prouver à l'humanité que 
sa longue éclipse était plutôt une léthargie 
qu'une mort. Le Dante le ressuscita de son 
souffle puissant; son poème entre dans la triple 
région de l'élément religieux, l'inspiration le 
détache de nouveau de la terre, pour l'intro- 
duire non dans un pays d'illusions, mais bien 
dans le domaine de la réalité divine, dans la 
sphère des idées immortelles, dont' chacune, 
prise séparément, est en quelque sorte le héros 
du poème et dépasse la grandeur éphémère 
d'un individu. Cependant le chantre de la 



- 88 — 

comédie divine, sentait que rhumanité s'élan- 
çait déjà dans les voies du matérialisme et 
que son esprit avait en quelque sorte Tappétit 
des éléments terrestres. Aussi ne manqua-t- 
il pas d'ajouter à sa harpe une corde montée 
au diapason de ses auditeurs — la. corde de 
l'amour-^ il introduisit Béatrix dans son œuvre. 
La figure de sa bien aimée n'y est cependant 
qu'un accessoire; ce n'est guère autour d'elle 
que se meut l'intérêt principal. Peut-être 
même le maître italien l'aurait-il complète- 
ment supprimée s'il avait pu prévoir que ses 
successeurs s'attacheraient justement à cette 
seule corde en la faisant prédominer au lieu 
de la subalterniser. 

Le barde divin oublia que cette corde était 
plus facile à faire vibrer, et que le cœur hu- 
main s'abandonnait à de telles impressions 
d'autant plus volontiers qu'il n'avait pas d'ef- 
fort à faire pour les goûter. La voix de la 
terre trouvait toujours l'oreille ouverte. Il 
n'y a donc rien d'étonnant à ce qiie ses suc- 
cesseurs, comme l'Arioste et le Tasse, aient 
assigné dans leurs œuvres un rôle de plus 
en plus important à l'amour terrestre, jusqu'à 
ce qu'ils en fissent le premier mobile; témoin 



— 89 — 

Pétrarque, dernière expression de l'idéal ma- 
térialisé. 

Depuis , la poésie privée de l'idéal ne vit 
rien de plus puissant pour émouvoir l'huma- 
nité, que l'amour. La chevalerie romantique 
du moyen âge en fit en grande partie le but 
de son existence; les poèmes ne suffisant plus 
à fournir assez d'amour pour la nourriture 
de tant de cœurs, aussitôt l'Espagne, comme 
réponse à la demande générale, se mit à 
publier de volumineux romans, où régnait 
exclusivement l'amour. L'amour fut la con- 
dition de succès de toutes les œuvres d'ima- 
gination. Ce n'est que dans les deniiers 
temps que survint la satiété. La poésie aban- 
donna au roman le mobile jusque là commun 
de leurs travaux et s'apprêta à répondre à 
d'autres aspirations de l'humanité. 

En effet, à la place de ce sentiment de 
l'amour surgit peu à peu l'égoïsme du poète. 
L'écrivain inspiré se complut à représenter 
sa propre figure isolée du monde, placée en 
dehors de toute action ordinaire; il dévoila 
les mystères de son âme, ses souffrances, ses 
rêves, mit le public dans la confidence de 
l'impression que produisaient sur lui la gran- 



~ 90 - 

(leur du principe qu'il appelait Dieu, la beau- 
té de la nature, les passions humaines. Il 
s'appliqua à chanter l'univers réfléchi dans sa 
personnalité. En un mot, l'ambition du poète 
fut de devenir l'idole de ses auditeurs. De 
là cette recherche coquette de la forme la 
plus enivrante, des accords les plus enchan- 
teurs, et ce goût de l'eflfet au préjudice de 
l'impression durable et salutaire. 

Si le but de l'art était uniquement la ré- 
vélation du beau, le poète par ce moyen, 
aussi bien que par un autre eût rempli sa 
mission. Dès que la poésie, partie du sen- 
timent abstrait et traversant les sentiments 
humains, est arrivée à n'être plus que l'ex- 
pression des sentiments individuels, il y a 
lieu de signaler chez les génies les plus éle- 
vés de cette époque de décadence, une pro- 
testation éclatante contre cette mission en 
quelque sorte mesquine de la poésie. Aux 
yeux des uns l'amour de la femme comparé 
à la destinée de l'humanité est un sentiment 
trop peu important, la mission de l'homme 
leur parait trop sérieuse pour tourner autour 
de ce seul axe, comprenant leur propre dig- 
nité, ils sont comme effrayés de voir que 



~ 91 - 

cette manière de capter le public en flattant 
ses penchants matériels, les abaisse vis à vis 
d'eux-mêmes, et il leur arrive souvent dans 
un âge plus avancé d'avoir honte de leurs 
propres œuvres; ils se sentent survivre et, 
pour échapper à eux-mêmes,* ils se réfugient 
dans les régions tempérées de la politique 
ou de l'histoire. Les autres prennent en dé- 
dain cette coquetterie de la poésie attachée 
à plaire et, trop forts pour être des courti- 
sans du public, ils aspirent à en être les 
monarques en faisant planer au-dessus de 
toutes choses leurs figures inspirées, revêtues 
d'une majesté Olympienne. 

Cependant le moment approchait où la 
poésie devait faire un effort pour s'arracher 
à cette sphère d'individuaUsme. Comment 
devait-elle en sortir? par l'expression éner- 
gique des toutes les misères de l'individu, 
dépouillé de toute croyance, de toute sym- 
pathie et ne croyant pas même à lui? Cette 
poésie fut celle deByron, et le barde anglais 
en niant tout idéal divin avec une audace 
désespérée, atteignit au subhme de la poésie 
individuelle. Ce fut la poésie d'un Titan. Le 
symbole le plus grand de la poésie religieuse 



— 92 - 

de l'antiquité était ce Prométhée, puni par les 
dieux pour avoir ravi au ciel une étincelle 
du feu sacré. Le. symbole le plus glorieux 
de la poésie moderne c'est Byron, qui osa 
porter jusque dans le ciel et contre le ciel 
la flamme de son propre génie. 

Quel devait être le résultat de l'apparition 
de cette comète lumineuse traînant après elle 
tout un cortège de petites étoiles qui lui res- 
semblaient par la forme? Etait-ce la mort de 
la poésie? Non — ce n'était qu'une crise. 
Une crise au fond de laquelle commença à 
poindre cette vérité, que, pour émouvoir et 
diriger le monde, il faut un plus puissant 
mobile que l'amour de la femme, ou qu'un 
individualisme si sublime qu'il soit; et enfin 
qu'il faut revenir à puiser la force créatrice 
dans la grande source de la vie, à rechercher 
ce genre d'inspiration jadis ambitionné par 
la poésie primitive. Et, si la poésie grecque, 
épanouissement de conceptions mythologiques 
incomplètes a cependant acquis une puissance 
aussi durable, de combien sera plus grande 
la puissance d'une poésie basée sur des prin- 
cipes d'une vérité grande, simple, immor- 
telle? 



93 



Cette vérité sublime, comme pour compenser 
les sanglantes adversités du sort, s'est choisi 
pour patrie une nation au sein de laquelle 
toutes les vérités morales ont été marty- 
risées. 

La Pologne, vivant continuellement d'une 
double souffrance, indignement mutilée dans 
son existence matérielle, opprimée dans l'ac- 
tivité de son esprit, contrainte par ses dou- 
leurs et par le besoin de l'espérance à cher- 
cher un refuge dans les régions abstraites, 
rapporta d'en haut le pressentiment de grandes 
vérités spirituelles et fondamentales qui se 
manifestèrent d'abord par les chants prophé- 
tiques de ses poètes. Ecrasée depuis quatre- 
vingts ans sous trois jougs divers, sans pour- 
tant jamais perdre une seule parcelle de ses 
forces vitales; toujours prête au combat, for- 
çant ses oppresseurs à tenir sans cesse la 
main sur la hache du bourreau, et se rappe- 
lant chaque jour par ses tressaillements con- 
vulsifs à la mémoire de l'Europe, la Pologne 
a dû nécessairement se convaincre de la su- 
périorité incomparable de la force morale sur 
la force physique. Elle a dû prendre en mé- 
pris le matérialisme dont elle avait si dou- 



— 94 — 

loureusement et . par elle-même éprouvé Tim- 
puissance. De là cette tendance nécessaire 
du génie de la nation polonaise à se placer 
le premier au-dessus de la forme dans la 
poésie et à la considérer comme un élément 
subalterne ) complètement subordonné à l'in- 
fluence de l'esprit. 

C'est à l'auteur de Y Aube du jour qu'il fut 
donné d'ouvrir cette voie nouvelle, à lui, un 
des maîtres les plus puissants de sa langue 
en Pologne, à lui qui la créait toujours belle 
et inespérée, qui l'assouplissait de la manière 
la plus brillante aux contours de ses rêves. 
Le poète n'avait besoin que d'envoyer son idée 
dans cette région éthérée, pour qu'elle lui en 
revînt parée des toutes les couleurs du prisme, 
et digne de fasciner les âmes de ses com- 
patriotes. 

Il n'avait pas à poursuivre une forme nou- 
velle, son idée était neuve et se créa sa 
forme. 

C'est une tâche difficile que de rendre compte 
d'une création purement lyrique, aérienne 
pour ainsi dire, où la forme joue nécessaire- 
ment un rôle très important, où la langue 
nouvelle, même pour les nationaux, éblouit 



— 95 - 

tout d'abord et dont l'idée ne se trouve en 
quelque sorte qu'au fond d'une coupe d'or, 
pleine d'un breuvage enivrant. 

Avant que de poursuivre l'analyse de cette 
poésie, qu'il nous soit permis d'en donner 
quelques extraits, pour mieux initier nos 
lecteurs à la connaissance de l'œuvre. En 
voilà d'abord le prologue. 

« Chassé par l'ennemi de la terre de mes 
» aïeux, je me vis obligé de fouler les champs 
))de peuples étrangers, et d'écouter de loin les 
)) hurlements de ces satans qui rivèrent leurs 
» chaînes au corps de mon pays natal. 

»De mon vivant, comme le Dante, j'ai passé 
))par l'enfer. 

»Je crus d'abord, que Dieu miséricordieux 
)) était fier pour les superbes, mais fidèle aux 
«croyants; j'espérais que bientôt s'abattraient 
))les anges vengeurs et que ce tombeau qui 
» s'élève au milieu du monde, et sur lequel 
))pèse la main d'un bourreau géant, viendrait 
)) crouler. Mais les jours passaient, les années 
«fuyaient et en vain, la lumière luttait avec la 
» force aveugle de la nuit; le soleil ne venait 
))par briller sur le mausolée sacré, et la terre 
» se dégradait de plus en plus. C'est alors que 



96 



»mon âme tomba dans ce vide du doute, où 
» toute lumière se change en une nuit éternelle, 
»où pourrissent comme des cadavres les chefs- 
-d'œuvre du courage, où les victoires sécu- 
))laires gisent en ruines, et où tous ces jours 
» infortunés se résument en une inscription: « ici, 
))il n'y a plus d'espoir!» 

» Hélas j'ai vécu, oui longtemps vécu dans 
«cet abîme, tourmenté par un désespoir sans 
«bornes et sans répit, et la mort ne sera pour 
«moi qu'un second trépas. Oui, comme le 
«Dante, de mon vivant, j'ai passé par l'enfer! 
«Mais aussi à mon secours accourut ma dame, 
«dont le regard effraie les esprits infernaux, 
«un ange ami m'a sauvé de l'abîme, et moi 
«aussi j'ai eu ma Béatrice. 

«Oh toi, belle également, tu n'as pas voulu 
«élever tes ailes au-dessus des ténèbres de 
«notre planète, pour t'asseoir dans les cieux, 
«loin de moi, loin de mes douleurs, toi, éga- 
«lement belle mais plus chrétienne encore. 

«Là, où la souffrance croît, où brille une 
«larme éternelle, tu as mieux aimé rester avec 
«ton frère sur la terre. La même couronne 
«d'épines ceignait nos deux fronts, le sang de 
«mes mains rougissait les tiennes; nous pui- 
» sions ensemble à la même source des poi- 
»sons infernaux, ô ma Béatrice! Et cependant 



— 97 — 

» mes plaintes confondues avec tes soupirs, éclia- 
))tèrent en chants de triomphe. De deux dou- 
» leurs cimentées par une union spirituelle, 
«s'éleva une seule voix — cette voix, ce fut le 
)) bonheur! 

))Ah! par ton regard, comme dans mon cœur 
«revinrent le bonheur de la foi et la force de 
«l'espérance! C'est ainsi que de sombres nuages 
«gros de larmes célestes, alors qu'ils s'entre- 
« choquent en un moment suprême au sein des 
«sphères aériennes, font aussitôt de ces lar- 
«mes jaillir comme une foudre la lumière et 
«changent le brouillard en temple d'or du 
« Seigneur. 

» C'est donc par ton nom que je commencerai 
«mon chant, ô ma sœur! Sois à tout jamais 
«unie à moi par la même chaîne de souvenirs 
«et de sentiments. Nous mourrons ici, mais le 
«chant immortel, fidèle à tous deux, reviendra 
«un jour pour veiller comme un ange gardien 
«sur nos tombeaux! Et peut-être sonnera l'heure 
«où ressuscites tous deux, non plus dans l'âge 
« du corps mais dans le grand cycle des esprits, 
«nous surgirons unis par la chaîne de ses ac- 
« cords , pareils à deux esprits bienheureux, 
«tous deux purs, saints et radieux «. 

Dans ce prologue, ainsi qu'on le voit, le 

7 



- 98 — 

poète aperçoit au lointain Télément qui man- 
que à l'humanité. L'amour profond du génie 
de sa patrie Tamène à connaître les sources 
de la vérité absolue et à puiser en elle cet 
élément qui sera un jour, ainsi que nous 
l'avons dit, le mobile essentiel des œuvres 
de l'imagination. L'auteur, sur cette voie, se 
souvient involontairement du maître italien, 
mais il procède autrement! La Béatrix du 
Dante est une figure subalterne, la Béatrice 
de VAtfhe du jour, paraît être le personnage 
principal. Ici, nous voyons combien il est 
difficile, même pour les génies les plus subli- 
mes, de s'arracher à ce matérialisme qui, 
depuis tant de siècles, règne souverainement 
dans la poésie. Le poète entrevoit l'avenir 
le plus éloigné, sa poitrine se gonfle d'une 
inspiration sublime, et cependant il croit que 
l'idée par elle-même n'est pas encore assez 
forte pour enlever ses auditeurs. Dès lors, 
au lieu de se maintenir dans les hautes ré- 
gions, cédant à l'influence d'un sentimenta- 
lisme suranné, il se rattajDhe de toutes ses 
forces à la femme, il s'abîme dans sa nébu- 
leuse individualité. De nouveau il tâche de 
revêtir sa personnalité des couleurs les plus 



— 99 — 

séduisantes, de se poser lui-même avant tout 
en idole et, bien qu'il soit le premier à jeter 
pour ainsi dire la planche de l'ancien monde 
au nouveau, pourtant trop élevé pour le pre- 
mier, trop personnel pour Je second, il se 
tient suspendu entre les deux. 

Il n'en serait pa,^ de même, si l'auteur en 
présence du grand but prophétique qui con- 
stitue la mission de la poésie, avait pu s'ou- 
blier lui-même, contrairement à l'usage de 
ses plus dignes rivaux. Il est vrai que cet 
amour que les poètes jusqu'à présent se sont 
efforcés d'éveiller à leur profit, est indispen- 
sable pour les hommes qui parlent à leur na- 
tion. Sans cet amour, point de confiance, 
point d'autorité pour la parole du poète, mais 
cet amour doit naître sans provocation labo- 
rieuse de la part de l'auteur, s'il est un puis- 
sant auxiliaire de la mission poétique. 

Le canevas de Y Aube du jour^ ainsi que 
de chaque création purement lyrique, peut 
être indiqué seulement en contours généraux. 
La scène se passe en Italie. Par l'une de 
ces nuits limpides et transparentes du midi, 
dans le cadre d'un paysage pittoresque, le 
poète se berce avec sa nacelle sur les eaux 

7* 



— 100 — 

unies d'un lac. A travers les cordes de la 
harpe que sa dame tient encore entre ses 
mains, il voit la future Pologne. Il s'arrache 
donc à la réalité et s'élance dans la région 
des rêves, vois-tu ce ciel étoile, dit-il à sa 
compagne: • 

))0h ma sœur, agenouilte-toi avec humilité, 
»prie, prie ici avec moi! Elève hardiment ton 
» regard, car hardiment toujours Torphelin peut 
«regarder les cieux. Coûtemple cette harpe 
«infinie où la lune, le soleil, les étoiles, sont 
«fixés comme des vis éternelles; là, des pro- 
» fondeurs de l'abîme jusqu'au Zénith, vibrent 
«des cordes d'azur et de lumière, tendues dans 
«l'immensité. Sur ces cordes vole l'esprit; 
» c'est l'esprit qui les fait résonner et se repose 
«lui-même dans cette hymne. Cette hymne 
«c'est l'harmonie, c'est le calme silencieux du 
«monde! Mais écoute — un nom ne retentit plus 
«aujourd'hui dans la grande harmonie de ces 
«accords! Vois, un rayon manque à la splefi- 
«deur complète de ces lumières! Prie avec 
« moi — prononce le nom qui s'est échappé de 
«la lyre de la vie. Indique cette étoile qui 
«sommeille mais ne s'est pas éteinte au jour 
«du naufrage. Oh, prononce, prononce le nom 
» de la Pologne ! il se peut que l'esprit de Dieu 



~ 101 -~ 

»nous écoute, qu'il accueille de nouveau cet 
«accord perdu, qu'il en complète le chant do 
«rUnivers». 

Et en eflfet, de quel enthousiasme n'a-t- 
elle pas dû être transportée, cette Béatrix 
moderne, quand le poète, après avoir large- 
ment déployé les ailes de son inspiration, lui 
révèle de sa voix prophétique comment la 
mort n'a qu'un temps sur la terre, comment 
elle n'atteint jamais l'idée qui s'épure de plus 
en plus par la souffrance. A cette compagne 
enivrée du nectar de sa fantaisie, il raconte 
sa vision; et cette vision, la voici: Là bas, 
dans le lointain, au milieu des neiges de sa 
terre natale, ce grand cimetière de sa nation, 
il a osé une fois évoquer les ombres de ses 
aïeux, et dans le délire du désespoir il leur a 
reproché de ne lui avoir laissé qu'un tombeau 
pour patrie. Un chœur de spectres héroïques 
lui répond par un rire d'une fatale ironie; 
un seul d'entre eux, un vieux connétable qui 
naguère, aux heures du péril, défendait son 
pays contre l'ennemi, s'approche et, élevant 
sa voix au-dessus de la tête du poète age- 
nouillé, l'avertit que sa vue terrestre l'induit 



- 102 — 

en erreur; il lui dit que déjà de son temps 
l'infortune de la Pologne existait en germe, 
qu'un pareil pays a dû tomber pour renaître 
par la souffrance; autrement, ajoute-t-il, si 
la Pologne avait suivi l'ornière de ses voi- 
sins, au lieu de briller un jour à la tète des 
peuples du Nord, d'accomplir sa sainte mis- 
sion, elle serait une boutique et non une na- 
tion, une boutique remplie d'armes endor- 
mies. «La destinée de ta nation, dit le fan- 
«tome du guerrier, est plus élevée et sa 
«puissance sera par là même un jour plus 
» solide. » 

Ici, l'inspiration du poète pénètre de plus 
en plus dans l'avenir; la vue de son esprit 
s'éclairdt. 

En attendant, l'obscurité envahit la terre; 
une harmonie céleste vient de loin frapper 
son oreille, l'horizon s'illumine d'une clarté 
fantastique, le barde entrevoit la vague appa- 
rition des anciens guerriers du pays. «Mes yeux 
))ne peuvent pas les distiguer, dit-il à sa 
» compagne, fais vibrer les cordes de ta harpe, 
«entonne notre vieille chanson «La Pologne 
yi n'est pas encore perdue ;f> c'est une appa- 
«rition de nos compatriotes; ils ne pourront 



— 103 — 

» résister à ces accords chéris, ils s'approche- 
))ront de nous.» Aussitôt les nuages se dis- 
sipent, le poète inspiré voit planer au milieu 
de l'azur, Marie et derrière elle l'ancienne 
noblesse polonaise avec son glorieux étendard, 
avec ses cuirasses, ses casques empanachés, 
ses glaives qu'elle presse contre ses poitrines ; 
tout ce cortège fidèle de Marie se balance 
silencieusement dans la nue, en se dirigeant 
vers le Nord. C'est la mère du plus grand 
des révolutionnaires, la reine de la Pologne qui 
reconduit les vieux héros dans leur patrie; 
elle leur rend cette terre bien-aimée pour la- 
quelle ils ont combattu et souffert, pour la- 
quelle ils sont morts. Alors l'âme du poète, 
transportée d'un sentiment de joie ineflfable, 
aspire à embrasser l'univers entier dans une 
seule étreinte; l'amour, la foi, l'espérance kii 
ceignent le front d'une triple auréole. «Oh 
ma sœur, la Pologne existera, s'écrie-t-il, et 
il entonne une hymne de reconnaisance pour la 
justice providentielle, d'amour pour l'huma- 
nité. A la dernière strophe de ce chant, 
déjà l'horizon de l'avenir resplendit à ses 
yeux dans toute sa clarté; il voit l'apothéose 
de la Pologne ressuscitée; le principe du dé- 



- 104 — 

voûment et de l'égalité, qui pour la seconde 
fois a été crucifié en elle, et apparaît dans toute 
sa gloire. L'histoire pousse dans les voies 
de l'infini sa fille chérie, sanctifiée par la 
douleur. 

La vision s'est évanouie, le poète découvre 
le but suprême de la marche de l'humanité, 
et il la définit en ces termes: 

» Dépose ta tristesse; dépose ta terreur! 
)) Donne-moi ta main pour nous élancer ensemble 
)) dans la vie commune. Je connais toutes les J 
» peines, toutes les douleurs, toutes les souffrances ^ 
»qui nous y attendent encore, mais, ma sœur, 
«aie foi dans mon pressentiment prophétique; 
«pour nous a déjà brillé l'aurore victorieuse! 
» Dans cette patrie immortelle, indivisible en dépit 
))du partage, sur cette terre chérie, sur cette 
» terre qui est à nous seulement , surgira une 
» nouvelle génération, une génération jusqu'alors 
» inconnue. 

«Pour mettre d'accord l'histoire du monde 
» avec la volonté du maître suprême, l'esprit de 
»la vérité, /don ineffable du ciel, se mêlera à 
))leur vieux sang guerrier. Là où jusqu'ici nous 
«avons rêvé la multiplicité, la division ou la 
«destruction des éléments sociaux, là pour ces 



— 105 — 

» générations il n'y aura qu'un seul amour, qu'une 
)) grande existence commune. 

«Elles auront horreur du sang, fût-il même 
» coupable ; l'esprit ne pourra créer que par elles, 
))et la terre ainsi transformée, ne sera plus 
» foulée par le pied d'un criminel! 

))0n ne connaîtra pas non plus de sexe sub- 
» ordonné, car le cœur de la femme, fleur toute 
«mystérieuse, après avoir été si longtemps mé- 
» connu, s'épanouira enfin de son bouton. 

«Les anciens maîtres prendront eux-mêmes 
«leurs esclaves par la main et, comme des esprits 
«égaux, tous ils monteront ensemble à la ter- 
» restre Sion. L'habitant de cette planète régé- 
«nérée a déjà oublié ce qu'est la femme; pour 
« lui il n'y a plus que des frères et des sœurs. 

» Vois-tu, ma compagne, ce monde nouveau, 
«comme il s'élève joyeusement en temple du 
«Seigneur. Notre terre de Pologne n'est plus 
«un champ de malheurs séculaires; c'est un 
«paradis, le nôtre pour toujours, d'où ont fui 
«le vide et la tristesse. 

«Plus.de ténèbres, ni dans notre passé, ni 
«dans notre averiir! Partout brillent la justice 
«et la clarté. Tout est compris, et notre passé 
» sacré, et les tourments de notre purgatoire, et 
«le calice présenté par la main du bourreau, 
» et les chaînes de notre esclavage, et la tyran- 



— 106 — 

))Die de nos oppresseurs, et cet esprit du mal 
» qui maintes fois poussait à la lâcheté des cœurs 
» nobles et généreux, et enfin ce cœur lui-même 
))qui ressuscitera immortel de sa lutte. 

))0 ma Pologne régénérée, ton esprit ne doit 
«plus mourir, tu t'es élevée dans la région de 
» l'idée, au-dessus du bruit des tourbillons ter- 
» rostres! D'autres, dans un abime ou dans leurs 
» vallées, mourront sans espoir, tandis que toi, 
»tu planeras au sommet du monde. Que les 
» vagues écumées du temps roulent à tes pieds, 
))tout ce que l'œil peut seulement apercevoir 
» passera en torrents rapides on disparaîtra dans 
»les profondeurs de l'espace; seule, l'idée ne 
» passera jamais. 

»Tu n'es plus pour moi un pays seulement, 
» un endroit, une maison, une habitude, l'agonie 
»d'un empire on son réveil; tu es la Foi, tu es la 
»Loi. Quiconque te trahira, quiconque voudra 
»te briser, mentira désormais à la vérité car, 
» en ton sein, l'idée de la Liberté et le sort de 
))tes pareils reposent dans ta loi». 

D'après la peinture 4e ces derniers résul- 
tats nous voyons que plusieurs conceptions des 
hardis penseurs en France ne sont pas restées 
sans influence sur l'auteur polonais. Son 
œuvre touche à sa fin; alors pour la dernière 



- 107 — 

fois, le poète fait vibrer sa voix calme et 
solennelle, il chante une hymne à la gloire 
de ridée immortelle qui doit un jour dominer 
sur la terre, et il termine sa création par 
ces paroles: 

» C'est ainsi, qu'à Taube d'un meilleur jour, 
» rêvaient un proscrit et sa triste compagne. 
» Ce qu'ils sentaient dans leurs cœurs, ils le je- 
»tèrent au monde par la parole. Mais la pa- 
» rôle, ce n'est qu'une moitié éphémère des chefs- 
))d'œuvre de la vie. La seule pièce digne du 
«Créateur commence par une hymne, mais elle 
»ne sépare point la pensée de l'action. Ce 
» qu'elle chante de la voix, elle l'incarne peu à 
))peu dans une forme visible, jusqu'à ce que, 
«pareille à l'esprit divin, elle se crée autour 
» d'elle un monde réel, égal en beauté au monde 
» de l'idéal. C'est par une telle prière que nous 
» devons désormais prier, car, aussi longtemps 
))que notre nacelle se balance sur un lac de 
» rêves, et que les vagues de l'inspiration rou- 
))lent dans la solitude, la pensée seule, mais 
»non l'homme, est entrée dans le ciel. Quoi- 
» qu'il arrive, quelque avenir qui nous soit ré- 
» serve, de quelque manière que les railleurs né 
«comprennent pas notre chant, pour l'entonner 
«nous avons épuisé toutes les forces de notre 



— 108 — 

))cœur et, ici à tout jamais, nous prenons congé 
))de la parole. Laissons à l'avenir chanter les 
«enfants innocents, quant à moi, c'en est fait, 
))je n'accorderai plus ma lyre; d'autres voies 
» s'ouvrent devant nous. Périssez, mes chants, et 
y) vous, mes actions, surgissez r>. 

Le poète, comme on le voit, annonce en 
dernier lieu qu'il brise les cordes de sa Ijtc 
et que dorénavant il veut échanger la gloire 
du chant contre celle de l'action. Heureu- 
sement son pays n'a pas à craindre l'ac- 
complissement de la première moitié de son 
dernier vers. Cette forme d'adieu est propre 
à tous les maîtres. Les grands poètes ita- 
liens terminaient aussi leurs œuvres de la 
sorte. C'est que chez l'homme élu, l'inspira- 
tion descend toujours inopinément, elle l'en- 
ivre, et dès que le chantre a dit le dernier 
mot de son enthousiasme, elle s'envole sans 
lui laisser jamais soupçonner le moment de 
son retour; de sorte qu'une fois refroidi, il 
n'ose pas espérer la faveur de se retrouver 
un jour avec la poitrine animée d'un souffle 
aussi puissant.. Il en est autrement chez les 
poètes qui n'ont jamais franchi les barrières 



— 109 — 

de la médiocrité; pour ceux-là, Tinspiration 
n'est autre chose qu'une certaine verve de 
travail, dont il leur est facile de prévoir le 
le retour et de faire sonner l'heure. 

La seconde partie du dernier vers, celle où 
l'auteur repousse le chant pour l'action, s'ex- 
plique par l'état politique actuel en Pologne, 
ainsi que par la position qu'occupent chez 
elle ses révélateurs. L'auteur de YAuhe du 
Jour s'est convaincu que le temps est passé 
où, pour remplir dignement sa mission, il 
suffisait d'être poète, et de communiquer à 
son pays ses inspirations sous une forme en- 
chanteresse. L'humanité, surtout l'humanité 
assujétie à d'aussi rudes épreuves qu'elle l'est 
en Pologne, demande quelque chose de plus 
à ses grands hommes que des chants. Les 
artistes divins du moyen âge ne se conten- 
taient pas seulement ' de briller par leur 
génie; Michel- Ange maniait aussi bien l'épée 
que le ciseau ou la palette. En Pologne, 
aujourd'hui ce n'est plus assez de laisser 
après soi un certain nombre d'œuvres litté- 
raires, toute l'existence du poète doit être la 
plus haute manifestation de sa force créatrice; 
elle doit être un poème en action beaucoup 



— 110 — 

plus sublime que ceux qui sont restés sur le 
papier. L'auteur de Y Aube du Jour^ en ter- 
minant ainsi son poème, était un des premiers 
parmi ses rivaux qui tentât de se dépouiller 
d'un individualisme sentimental, et d'une voix 
prophétique fît appel à l'action. Et, en effet, 
quel pays, autant que la Pologne, offre une 
place au sacrifice, au courage du martyr, à 
l'abnégation, en un mot à ce dévoûment qui 
résume les douleurs, les luttes et les espé- 
rances de la patrie. Cet appel à l'action, 
dont le poète couronne son 'œuvre, est le 
point culminant de son inspiration, et cette 
inspiration pénètre l'esprit de la nation suc- 
combant sous le poids de ses souffrances, 
d'une nouvelle vigueur, d'une force vitale 
inextinguible. 

Et puisque nous voilà sur ce déplorable 
sujet de l'état actuel de la Pologne, il nous 
est impossible de ne pas dire que l'auteur de 
Y Aube du jour^ emporté par le vol rapide de 
sa pensée, a tracé de sa patrie une image 
hasardée peut-être. Certes, c'est une com- 
paraison touchante et sentimentale que celle de 
la Pologne et du Christ crucifié pour le bon- 
heur de l'humanité, mais nous ne la croyons 



— 111 — 

pas tout à fait juste. Celui-là seulement serait 
Christ, qui, dans la plénitude de la force 
morale et physique se sacrifierait pour l'hu- 
manité. La position de la Pologne est tant 
soit peu différente. Dès le moyen âge, la 
Pologne, par la puissance de son génie, 
s'était élaboré une forme de gouvernement 
qui ne pouvait convenir qu'à une société 
idéale; des influences étrangères, un concours 
fatal de circonstances qu'elle ne sut pas do- 
miner, et sourtout l'influence délétère du ca- 
tholicisme, l'empêchèrent de s'élever à la hau- 
teur de l'idée que l'histoire lui avait envoyée. 
Ne pouvant pas la réaliser par la voie d'un 
progrès calme et inattaquable à ses voisins, 
qui redoutaient ce foyer de liberté, elle a 
dû se racheter dans l'avenir par de longues 
années d'un martyr surhumain, proportionné 
à la récompense qui l'attend un jour. Par 
conséquent les souffrances actuelles de la 
Pologne peuvent être plutôt considérées comme 
une expiation que comme un sacrifice volon- 
taire, expiation qui est le partage de tout ce 
qui porte en soi le germe de l'immortalité. 
Il n'est pas à croire qu'un poète doué d'un re- 
gard aussi pénétrant, qu'un chantre de Vaction, 



- 112 - 

eût voulu donner à son pays cette opinion 
de lui-même; c'eût été l'induire à un faux 
orgueil, d'autant plus inutile que la mission 
des grands maîtres en Pologne consiste prin- 
cipalement à l'amener, à reconnaître ses fau- 
tes, à les avouer et par là à les racheter. 
Autre est la conception de cette essence chré- 
tienne de la Pologne que nous trouvons dans 
les aïeux de Mickiewicz. L'auteur y voit le 
Christ dans l'innocence traînée chaque jour 
à la croix, pour expier les fautes d'un passé 
matérialiste. C'est là une conception sublime 
et pure. Une sainte terreur vous saisit à la 
vue de ce spectre sanglant et crucifié, dont 
le Mongole perce le côté et que le Brandebour- 
geois de concert avec la race de Habsbourg 
abreuve de vinaigre et de fiel. Ce n'est 
guère là le triomphe du Christ mourant pour 
l'humanité, mais la terrible et religieuse im- 
molation d'une victime innocemment torturée, 
pour des causes non divines, par des bourre- 
aux qui représentent les tendances rétrogrades 
et le culte aveugle de la force. 

En revenant pour la dernière fois à la 
haute création du poète polonais, reconnais- 
sons qu'il a eu principalement le mérite de 



— 113 — 

pressentie qu'il fallait introduire de nouveaux 
éléments dans la poésie, cesser de puiser 
l'inspiration aux sources, terrestres et que la 
clef de voûte de tout poème ' doit être au- 
jourd'hui comme dans les temps primitifs, 
l'élément essentiellement humanitaire. La seule 
indication de cette voie est déjà un titre 
d'honneur pour l'écrivain; s'il n'a pas con- 
tinué à marcher dans cette voie, c'est que le 
génie même éprouve des difficultés à opérer 
d'un seul coup un changement radical, et à 
se débarrasser en un' seul moment des in- 
fluences que des siècles entiers, ont exercées 
sur l'humanité. Il suit de là que nous pou- 
vons apercevoir deux directions différentes 
dans l'œuvre dont nous venons de parler: la 
première, où régnent la forme, l'image de 
la femme, soi-disant indispensable pour ani- 
mer toute création d'un ordre supérieur, 
et surtout l'individuaUsme du poète; la se- 
conde, où point une pure et puissante inspi- 
ration de la vérité, où rayonne de mille cou- 
leurs poétiques l'aurore de ce jour dont l'au- 
teur a révélé Y Aube à sa nation. 

Dans la première partie de notre travail, 
en parlant de Mickiewicz, nous avons signalé 

8 



— iu- 
les productions de ce genre de poésie, où le 
maître fit pénétrer le rayon de son génie 
créateur au sein même de la matière, l'ani- 
mant d'une vitalité puissante et l'élevant jus- 
qu'à l'idéal. L'objectivité, ce fut là le ca- 
ractère de cette poésie, mais une objectivité 
telle que les esprits supérieurs peuvent seuls 
la concevoir. Ensuite nous avons passé 
au second poète polonais chez lequel le 
côté matériel s'éclipse; un monde purement 
spirituel s'ouvrit devant nous; le chantre 
s'efforce de s'inspirer d'en haut, et nous- 
même, nous aurions risqué de perdre la terre 
de vue si Tindividualisme du poète, si l'in- 
troduction d'un sentimentalisme terrestre, ne 
nous avait retenu dans notre essor. 

Jusqu'ici par conséquent, le poète ne dis- 
simulait pas s'uflSsamment son personnage dans 
les coulisses de la scène où nous avons vu 
descendre, soît les hommes, soit'les rêves fan- 
tastiques de l'imagination. Il est vrai que la 
figure du premier brillait, comme brille au 
milieu des ténèbres une statue en airain 
rougi; le second flottait comme un mirage 
diapré par l'aurore et balancé par les vents, 
mais c'est justement la raison pour laquelle 



— 115 — 

il nous était impossible de donner à l'oeuvre 
notre attention exclusive; car son créateur, 
par un charme irrésistible, en absorbait la 
plus grande partie. 

Il en est autrement avec la troisième œuvre 
dont nous allons nous occuper. 

Ici, malgré tous nos efforts de pénétration, 
il nous est impossible de découvrir la figure 
du poète. Son individualité s'évanouit com- 
plètement; son œuvre nous apparait comme 
un résultat immédiat de son inspiration ar- 
dente, en dehors presque de la personnalité 
de l'auteur. 

Notre trilogie est complète sous tous les 
rapports, bien que nous n'ayons eu aucune 
prétention d'appliquer à notre travail la fa- 
meuse formule de la Triade. C'est le troi- 
sième genre de poésie. En partageant la Po- 
logne en trois parties, le i^ord, le centre, et 
le midi, nous trouvons qu'à chacune d'elles 
correspond, dans l'ordre que nous avons suivi, 
l'un des trois poètes dont nous soumettons 
les créations au jugement du public. Cette 
division nous parait d'autant plus naturelle, 
que chacun d'eux a parfaitement réfléchi eij 
lui le caractère propre à sa contrée natale. 

8* 



- 116 — 

Au surplus, chez le troisième qui, dans son 
dernier ouvrage, ne se contente plus de re- 
fléter le caractère de sa province, mais réa- 
lise en lui le génie de sa nation, nous aper- 
cevons trois phases principales par lesquelles 
il a graduellement passé avant de s'élever à 
la hauteur d'où il a pu embrasser sa patrie 
entière et circonscrire son horizon, non plus 
au sentiment de sa propre nationalité, mais 
bien au grand principe de l'humanité. £n 
outre, ce triumvirat poétique se partage le 
pouvoir moral sur sa nation, ainsi que le 
sceptre dans le domaine le plus élevé de 
Tesprit national. 

En vérité si nous étions mystagogue nous 
dirions que le nombre trois si mystérieusement 
puissant dans les rêves des anciens et des nou- 
veaux utopistes, ne l'a pas été moins en Po- 
logne quand il s'est agi d'éclairer le génie 
de la nation et de le diriger vers la pénible 
conquête de son indépendance. 

Dan nos études sur Mickiewicz, nous avons 
tâché de montrer que les poètes, en dépit de 
leur originalité, reproduisent néanmoins l'em- 
preinte des traditions de leur patrie, des pre- 
mières impressions locales, et de la grande 



— 117 — 

mission que leur confèrent certaines péripé- 
ties politiques. En posant la question dans 
ces termes, il nous a été facile de résoudre 
le problème de la personnalité de Mickiewicz. 
Nous avons retrouvé en lui et le climat né- 
buleux de sa patrie septentrionale et le ca- 
ractère mystérieux de cette nature sombre et 
couverte de forêts séculaires, et les échos 
lointains de la mythologie poétique qui y 
régna, et les souvenirs des sanglantes luttes 
avec les chevaliers teutons et enfin ce fait 
solennel de la réunion de la Lithuanie à la 
Pologne, non par droit de conquête, mais par 
l'impulsion réciproque d'un amour fraternel. 

L'apparition de Slowacki^ dans la littéra- 
ture polonaise et la nature de son génie 
s'expliqueront à nous sous un certain point 
de vue, dès que nous procéderons de la même 
manière à* la redherche des éléments intel- 
lectuels de son être. Pour cela, il nous faut 
aussi jeter un coup d'œil sur sa patrie, la 
Pologne méridionale, connue plus générale- 
ment sous les noms de Volhynie, de Podolie 
et d'Oukraïne. 

' Mort en 1849 à Paris. 



— 118 — 

Si nous voulions à présent appliquer nos 
investigations esthétiques non à une seule 
nation, mais à toute l'humanité, il serait fa- 
cile de nous convaincre que le cachet prin- 
cipal de la poésie du nord est: l'expression 
plastique des aspects choisis de la matière, 
une aptitude toute paticulière à saisir sur le 
fait toutes les manifestations de la vie maté- 
rielle, tandis que les peuples méridionaux, 
comme si les rayons vivifiants de leur soleil 
les avaient pénétrés jusqu'au fond du cœur, 
déposent volontiers le réel, pour idéaliser la 
matière, s'inquiètent beaucoup plus de l'idée 
que de la forme. On dirait que la transpa- 
rence de leur ciel a ajouté à la subtilité de 
leurs sens. Le cadre de notre travail ne com- 
porte par ces réflexions et nous nous bornons 
à prouver notre assertion par l'analyse, du 
premier et du troisième de nos poètes. Cette 
fois-ci, nous entreprenons une étude du genre 
le plus important de la poésie, du genre par 
lequel la Grèce s'assura l'immortalité dans 
le monde. 

n est hors de doute que le poème de Slo- 
wacki, constitue le premier chant d'une grande 
épopée, dans laquelle l'auteur passera en re- 



— 119 - 

vue Fhistoire de l'idée de sa nation, la fera 
sortir du néant et l'offrira à sa patrie dans 
un tout hannonieux. L'élévation de ce mo- 
nument immense n'est pas et ne peut pas 
être dans notre temps une création soudaine. 
L'auteur, avant d'être arrivé à la conception 
parfaite de son idée, a dû passer par une 
série d'essais, de tentatives, d'inspirations 
plus ou moins heureuses. En conséquence 
l'analyse de ces efforts variés et laborieux, 
ne peut qu'être intéressante. 

En effet, quelque fût le génie de la poésie 
polonaise que nous voudrions étudier, par- 
tout nous rencontrerions le nom de Slowackî, 
le plus souvent dans le genre dramatique, 
car le drame comme, nous le savons, c'est le 
dernier degré que l'on doit franchir quand on 
vent monter sur le trépied de l'épopée. 

Dans ses premières œuvres, le poète en 
question s'abandonna complètement au génie 
de sa contrée natale. La recherche des mo- 
des par lesquels cet esprit se révèle, est cu- 
rieuse, à cause du contraste qu'elle offre 
avec les principaux éléments de l'esprit de la 
Pologne septentrionale; et quoique dans le 
poème de Slowacki nous ne rencontrions pas 



— 120 — 

les traces palpables de son influence mais seu- 
lement le cachet principal, c'est-à-dire l'assu- 
jétissement complet de la forme à l'idée, ce- 
pendant il nous est impossible de ne pas 
présenter une image de l'esprit du midi de 
la Pologne, image arrachée du passé de 
cette nation, et, nous osons nous en flatter, 
nouvelle peut-être aux yeux d'un public 
étranger. 

La nature, l'histoire et le caractère du 
peuple de ces provinces, bien qu'ils soient 
diamétralement opposés à ceux de la Po- 
logne septentrionale , ofirent néanmoins à 
l'esprit une mine toute aussi riche et ra- 
vissante. 

Le midi de la Pologne est occupé depuis 
un temps immémorial par une race de pur 
sang slave. La mythologie n'y laissa presque 
pas de traditions, la conversion du pays à la 
foi du Christ est antérieure à toute époque 
historique; l'ordre des Chevaliers teutons n'y 
porta jamais son glaive pour exterminer les 
païens au nom du Rédempteur, quoique des 
torrents de sang y aient coulé sous le poi- 
gnard fanatique des sectaires. 

Entre la nature de cette partie de la Po- 



- 121 — 

logne et celle de la Lithuanie, la différence 
n'est pas moins grande. 

A l'opposé de la sombre patrie de Mickie- 
wiez, toute remplie de forêts mystérieuses, 
de lacs enchantés, faisant entendre continuel- 
lement à l'homme le chœur de ses mille voix, 
la Pologne méridionale donne le spectacle de 
vastes plaines aux horizons infinis. Le vo- 
yageur, qui au printemps s'égare dans ces 
contrées, ne voit autour de lui, aussi loin que 
son regard peut s'étendre, qu'une savane 
émaillée de fleurs, comme un tapis aux mille 
couleurs; il hume avec volupté cet air em- 
baumé que la terre semble exhaler à pleine 
poitrine vers le ciel. Cette étendue de vue, 
libre de tout obstacle, l'aspect de ces richesses 
horizontales de la nature, ce calme solennel 
dont l'homme est enveloppé, lui font oublier 
la solitude au milieu de ces landes, solitude 
dont la steppe donne le sentiment le plus 
idéal. En effet, sur cette mer de verdure, 
dont le vent seul fait ondoyer les vagues 
fleuries, souvent, pendant toute une journée 
de voyage, la vue d'aucun arbre, d'aucun 
chaume, d'aucune trace humaine ne vient 
distraire l'attention. Parfois, seulement un 



— 122 — 

aigle effarouché s'élance du milieu des herbes 
touffues, et, après avoir regardé le soleil 
face à face, il plane majestueusement, jusqu'à 
ce que prompt comme l'éclair, il fonde sur 
une proie que son œil a visée d'en haut. 

Quelques mois plus tard, vers la fin de l'été, 
la steppe n'est plus reconnaissable; les ardeurs 
du soleil en ont brûlé les fleurs; les tom- 
beaux de guerriers inconnus, morts en dé- 
fendant leur patrie, et, souvenirs glorieux des 
combats sanglants livrés du temps des inva- 
sions des hordes mongoles, des tumulus ca- 
chés par la verdure, surgissent à nu. L'herbe 
même a disparu, et la brise, qui au printemps 
caressait si gracieusement une végétation 
luxuriante, chasse maintenant devant elle des 
tourbillons des feuilles desséchées, poursuit sa 
course rapide sur des plaines rases et fuit 
dans le lointain avec de sinistres gémisse- 
ments. Parfois, au milieu d'une journée pai- 
sible et sereine, tout à coup retentit un rou- 
lement sourd; le voyageur tâche de deviner 
la cause de ce bruit étrange dans les steppes, 
mais plus prompte que la pensée, la vraie 
cause apparaît. C'est une troupe de chevaux 
sauvages qui se précipite à travers les steppes. 



— 123 — 

Les crinières au vent, les narines gonflées,, 
ils s'élancent sur les traces de leur conducteur. 
Perdus dans un épais nuage de poussière; 
ils s'élancent en hennissant, ils bondissent 
avec allégresse comme les chevaux francs du 
commandement de Fhomme, vierges de son 
humiliant esclavage. 

Le caractère de la steppe, se peint par- 
faitement dans le peuple disséminé sur sa 
surface. Le peuple de la Pologne méridio- 
nale, étranger à toute dissimulation, reproduit 
la physionomie de son sol découvert. S'il 
lui arrive de combattre, habitué au champ 
Ubre, il ne comprend la défense qu'en se 
précipitant la poitrine en avant; son seul 
moyen de salut, c'est de chercher la mort. 
Impétueux dans ses passions, ne connaissant 
pas d'entraves en face du but, son jeu favori 
est de jouei* avec sa vie. La même fantaisie 
à laquelle il s'abandonne dans les moments 
d'émotions violentes, domine dans le calme 
de son existence journalière. Le merveilleux, 
vers lequel un penchant irrésistible l'entraîne, 
n'a pour lui qu'un seul côté chevaleresque. 
Les légendes qui circulent parmi ce peuple, 
ne l'amusent plus par des récits féeriques. 



— 124 — 

par des apparitions nébuleuses, mais elles lui 
retracent les faits, héroïques de ses aïeux, ou 
lui révèlent les mystères ensevelis dans les 
profondeurs des nombreux tombeaux de sa 
steppe. 

La diversité des deux faces de la Pologne 
méridionale, que nous venons de peindre, ex- 
plique les deux principales nuances du carac- 
tère de sa population; une fantaisie échevelée, 
et sur ce fond du caractère national, une va- 
gue mélancolie. Ce dernier sentiment sur- 
tout ressort dans les mélodies de ce peuple, 
si célèbres parmi les Slaves. 

La topographie de chaque pays a dû sans 
contredit exercer une influence décisive sur le 
caractère de ses chants. L'habitant des mon- 
tagnes, en élevant sa voix, entend aussitôt ses 
derniers sons que les échos de sa contrée lui 
renvoient, et de là vient ce cachet tout par- 
ticulier aux mélodies de la Suisse et du Tyrol. 
Dans ce duo de la nature avec l'homme il y 
a une certaine gaîté, une certaine harmonie 
d'imitation moqueuse qui imprime son carac- 
tère au chant de ces peuples. Ici, au con- 
traire, la note de l'habitant des steppes, ne 
rencontrant aucun obstacle, glisse doucement 



— 125 - 

sur la rosée de la plaine, se propage au loin, 
s'effile à l'infini, se fond dans l'espace sans 
laisser de trace après elle. De là, dans le chant 
des steppes, ce rappel plaintif des sons per- 
dus, cette mélancolie qui dans la solitude se 
plait au ressouvenir des douloureux instants 
de la vie, et enfin ces amères voluptés de la 
souffrance s'enivrant d'elle-même. 

Supposez^ l'un des habitants de cette con- 
trée, assez richement doué de l'imagination 
des steppes pour évoquer le passé, racontée par 
lui, depuis le prologue merveilleux des légendes 
jusqu'à l'époque plus certaine des chroniques, 
l'histoire du pays enrichirait la littérature de 
l'une des plus ravissantes rapsodies chevaleres- 
ques. 

La Pologne méridionale, connue actuelle- 
ment sous le nom de la Petite Russie, est la 
patrie de ces célèbres cosaques Zaporogues 
qui, pendant de longues années, défendirent 
leur patrie contre les invasions des Turcs et 
des Tartares. Cette population belliqueuse, 
dont l'histoire est peu connue en Europe, 
a été organisée à l'instar des principaux ordres 
de chevalerie du moyen âge. De même que le 
grand maître des Chevaliers teutons, le het- 



— 126 - 

man des Zaporogues était éligible. Les mem- 
bres de ces institutions en Europe, se vou- 
aient au célibat, et il était également dé- 
fendu à la femme d'entrer dans l'enceinte de 
la Sitch, c'est ainsi que se nommait le pays 
situé au-delà des cataractes du Dnieper habité 
par les Zaporogues. La différence la plus 
importante que nous aurions à signaler entre 
ces deux genres de communauté^ guerrières, 
c'est que, tandis que les Chevaliers teutons, 
sous le masque de la religion, mettaient le 
glaive au service de l'ambition, de la cupidité, 
ou d'un but politique, les Zaporogues entre- 
prenaient leurs expéditions pour défendre la 
Pologne, leur patrie mère, ou pour tirer une 
vengeance éclatante des ravages des barbares. 
Les traditions et les légendes poétiques du 
peuple cosaque, caractérisent fidèlement ces 
deux directions de leur activité. Tantôt la 
légende chante la nuée des barbares fondant 
sur la Pologne: voici l'horizon qui s'embrase 
de l'incendie des villages, les Tartares chassent 
devant eux des milliers de prisonniers polo- 
nais, les mains liées derrière le dos; l'air re- 
tentit des lamentations des femmes, des en- 
fants et des vieillards; enfin les gémissements 



— 127 — 

des victimes parviennent aux Zaporogues. 
Soudain, la communauté s'élance sur ses cour- 
siers, se précipite comme un ouragan à tra- 
vers les steppes, délivre ses compatriotes et 
jonche le champ de cadavres ennemis. Tan- 
tôt la légende se plaint de la durée de la 
paix. Les Zaporogues ne peuvent pas s'eifé- 
miner dans une lâche inaction; ils se rassem- 
blent, s'embarquent sur leurs pirogues et se 
laissent emporter par le Dnieper jusqu'à la 
mer Noire. Quel est lé but de l'expédition? 
demandent les compagnons à leur hetman. 
Le chef garde le silence, mais les vagues de 
la mer répondent pour lui. L'onde écume, 
le vent souflle vers l'orient, et pousse la bande 
guerrière sous les murs de Constantinople ou 
de Trébisonde. 

L'imagination des poètes, s'emparait avec 
bonheur de tant de riches matériaux. L'acte 
le plus difficile de la poésie, l'invention, était, 
accompli; il restait au poète à donner la forme, 
à façonner la langue, pour que son harmonie 
répondît à la nature du sujet. Plusieurs au- 
teurs polonais, entre autres Slowacki, ont 
puisé à cette source leurs inspirations. Ce 
dernier a placé la scène de quelques unes de 



— • 128 — 

ses créations poétiques; Venceslas, Bielecki 
Prêtre-Marc, dans ces contrées. Le côté ro- 
mantique de l'élément chevaleresque, qui nulle 
part ne ressort en un reflet aussi pur que 
chez les Zaporogues, fournit à la poésie un 
nouveau point de vue. L'amour de la femme 
y jouait un rôle subalterne, parfois presque 
nul. Slowacki a su mettre à profit cette fraîche 
couleur des traditions nationales, ainsi que le 
prouve son poème intitulé Zmiia, où se trou- 
vent un récit de l'expédition des Cosaques 
sur la mer Noire, leurs chants sur les piro- 
gues, un duel sur les steppes et une céré- 
monie funèbre, telle qu'on la célébrait dans 
la Sitch, 

Pour faire apprécier plus' dignement les 
manifestations principales du caractère des 
guerriers cosaques, il nous suffira de signaler 
un épisode du poème, où- l'auteur a le plus 
heureusement réussi à les saisir sur le fait. 
L'hetman cosaque, avec son cortège, s'embar- 
que sur ses pirogues, pousse jusque sous les 
murs de Trébisonde, incendie les faubourgs et 
remplit le pays de terreur. Le Sultan effrayé, 
lui expédie un ambassadeur en lui offrant la 
paix. L'hetman l'accepte sous trois conditions. 



— 129 — 

Écoutons -les attentivement, le génie Zapo- 
rogue s'y retrouve tout entier. 

Pour première condition, Fhetman exige que 
le Sultan lui fasse délivrer une image mira- 
culeuse de la Sainte-Vierge, que sans doute 
Constantinople a léguée à Stamboul, et à la- 
quelle la tradition populaire de son pays at- 
tribue, si elle est trempée dans la mer, la 
puissance de susciter la tempête, et de faire 
périr les vaisseaux des infidèles. Pour là se- 
conde, Zmiia exige que chacun de ses com- 
pagnons soit récompensé de l'une de ces* ar- 
mures complètes que l'orient fabriquait alors 
avec la plus haute perfection, et d'une bourse d'or. 

Il est temps que l'intrépide guerrier pense 
à lui-même, et tandis que l'envoyé du Sultan 
prévoit avec terreur la demande des trésors 
les plus précieux de son maître, et songe en 
tremblant aux beautés du harem, l'hetman 
exige que le Grand -Seigneur fasse démolir 
une aile de son palais, de façon que chacun 
de ses compagnons puisse en emporter avec 
lui une pierre dans la patrie. Là, quand 
viendra l'heure suprême de la lutte avec la 
mort, ennemi plus invincible que les infidèles, 
chaque guerrier jettera sa pierre sur la tombe 



, _ 130 — 

où il sera descendu, et de toutes ces pierres, 
s'élèvera un immense mausolée qui racontera 
aux générations futures la gloire de l'illustre 
chef. 

Ces rapports continuels des Zaporogues avec 
l'Orient, ajoutèrent encore à la fantaisie in- 
digène le pittoresque du génie oriental qui 
éclata ensuite dans tous les produits de leur 
imagination. Population belliqueuse, qui pour 
vivre avait besoin de liberté comme de l'air, 
et devait nécessairement s'unir par ses plus 
ardentes sympathies à la Pologne, à un pays 
qui, répugnant par son génie à la conquête 
absorbante des autres nationalités, ne cher- 
chait à étendre ses frontières que par la voie 
d'un amour réciproque. Cette race énergique 
pressentait que la Pologne élaborait en elle 
le double sentiment de la liberté et de la 
dignité individuelle, base principale du carac- 
tère des Zaporogues. Plus la Pologne négli- 
gea le développement de l'idée que son ange 
tutélaire lui avait révélée, plus ses rapports 
avec les provinces méridionales devinrent 
discordants. Enfin, quand des tendances fa- 
tales se prononcèrent dans l'empire des Ja- 
gellons, quand l'influence funeste de la com- 



— 131 — 

pagnie de Jésus en étouffa l'idée sacrée sous 
l'oppression de la forme, quand les disciples 
de Loyola, non contents d'étendre sur la Po- 
logne leur linceul d'obscurantisme, s'abatti- 
rent encore avec des hurlements fanatiques 
sur les Zaporogues, en leur apportant les per- 
sécutions religieuses et le mépris de leur culte 
schismatique, les Cosaques exaspérés levèrent 
l'étendard de la révolte contre leur sœur sou- 
illée par les menées de la horde noire. De 
là date une suite de guerres terribles entre 
là Pologne et ses alliés méridionaux. 

Il est clair que ces événements ont dû 
engendrer dans le caractère Zaporogue une 
rage aveugle contre tout ce qui n'était que 
formalisme, contre tout ce qui, sous le mas- 
que du salut de l'idée, cachait sa profonde 
corruption. Les Cosaques prirent en haine 
les seigneurs polonais, car ils voyaient en eux 
l'incarnation du privilège non sanctifié par le 
mérite personnel; il méprisèrent le clergé, 
car celuici, au lieu de l'esprit, leur donnait la 
lettre inerte de la foi; ils réprouvèrent les 
juifs du pays, car ceux-là ne rêvant que le 
gain pécuniaire, ayant abandonné leurs an- 
ciennes inspirations bibliques pour les théo- 

9* 



— 132 — 

ries absurdes du Talmud, devaient être anti- 
pathiques aux champions de la liberté politique 
et religieuse des Zaporogues. 

Il s'ensuit qu'à la fin du siècle passé il ne 
fut pas difficile à Catherine la Grande, qui 
voulait d'un seul coup se défaire de la noblesse 
méridionale de la Pologne, d'envoyer des four- 
gons remplis de couteaux bénis, et d'exciter le 
peuple de l'Oukraïne à cet affreux carnage de 
Houmagne, où tant d'innocentes victimes payè- 
rent de lem- sang les anciennes intrigues jé- 
suitiques dans ces contrées. Cette haine à la- 
quelle le peuple se laisse instinctivement em- 
porter et qu'il appartient ensuite à l'historien 
de motiver, ne constituait pas toutefois le sen- 
timent exclusif de l'Oukraïne pour la Pologne. 
Si les descendants des anciens guerriers des 
bords du Dnieper se détournaient de la Po- 
logne dévoyée, quelques fois aussi, cédant 'à 
une inclination dont ils ne se rendaient pas 
compte, ils couraient lui offrir dans ses der- 
nières luttes leur vie, pour l'aider à s'arrêter 
au bord du précipice.. Ils sentaient que c'était 
là une nation à laquelle l'histoire avait réservé 
un calice d'une souffrance surhumaine et une 
décadence momentanée, afin qu'elle réalisât 



— 133 — 

plus dignement un jour son idéal sur la terre. 
C'est ainsi qu'à là fin du XVIII siècle, quand 
la Pologne engagea contre la Russie ce com- 
bat à mort dont le résultat fut son partage, 
nous voyons à la tête d'un des plus braves 
détachements des confédérés de Bar, le cosa- 
que Sava qui paya d'une mort héroïque son 
dévouement à sa mère-patrie, dans les moments 
les plus cruels de son agonie. 

Dans la question de l'organisation future 
des États slaves, qui pourrait être nécessitée 
par la révolution à laquelle les empires ba- 
sés sur la force brutale sont exposés, les par- 
tisans de la funeste aberration connue sous le 
nom de panslavisme, se demandent à qui ap- 
partiendra la Petite-Russie, qui, n'ayant ja- 
mais eu ni centralisation distincte, ni histoire 
indépendante, était toujours l'appendice de 
l'une de ses races collatérales. Dans le génie 
de la Pologne, ainsi que l'attestent ses anna- 
les, nous ne rencontrons nulle part l'élément 
de conquête. La Pologne, en établissant sa 
puissance sur des contrées étrangères, ne les 
absorbait jamais en soi; au contraire, elle leur 
conservait religieusement leurs lois, leur langue 
et leurs coutumes. Nous signalerons à l'appui 



— 134 — 

de notre assertion les villes prussiennes, qui 
se gouvernaient toujours par leurs propres 
lois, différentes de celles que les Piast donnè- 
rent à leur patrie. Une telle union n'en était 
pourtant pas moins forte, car elle se fondait 
sur la sympathie et les intérêts réciproques des 
Etats. De même à notre sens, pour résoudre 
cette question de la Petite-Russie, nous devons 
nous laisser guider par ce seul principe. 
L'identité de la religion, une analogie plus ou 
moins grande de la langue, les mille trans- 
actions de cabinet que les deux partis pour- 
raient exhiber, ne constituent pas encore des 
motifs assez puissants pour l'emporter sur la 
volonté des peuples. Dans la voie diploma- 
tique, notre partialité nous voilera toujours la 
vérité, c'est donc la direction opposée seule 
qui peut nous conduire au but désiré. En 
conséquence, il s'agit de rechercher les plus 
hautes manifestations de l'esprit de la Petite- 
Russie, et d'en constater la direction. 

Dans un pays annihilé politiquement, c'est 
dans le domaine des productions intellectuel- 
les qu'il nous faut poursuivre ces manifesta- 
tions. Encore ne faut -il pas les rechercher 
au prix d'une investigation laborieuse, mais 



— 135 — 

bien les saisir dans l'œuvre où domine l'in- 
spiration sublime, spontanée, libre* de toute 
considération matériellie. Comme la Pologne, 
comme toute autre grande nation, la Russie 
a eu ses poètes. Les chantres russes qui ex- 
primèrent le plus visiblement en eux le génie 
de leur pays, étaient tous natifs du cœur 
même de la Grande-Russie; les provinces mé- 
ridionales de l'empire ne lui léguèrent aucun 
poète remarquable. Quant à la Pologne, la 
Petite-Russie, son ancienne alliée, comme pour 
lui prouver son inaltérable sympathie, a suivi 
l'exemple des autres provinces arrachées à la 
couronne des Jagellons lors du premier par- 
tage, qui chacune lui envoyèrent un digne re- 
présentant. La proportion de ce concours de 
poètes est étrange; tandis qu'aujourd'hui la 
Uttérature polonaise, son maître suprême, 
le Lithuanien à part, ne compte qu'un repré- 
sentant dans le royaume du congrès de Vienne, 
le reste de la pléiade, Malczewski, Goszczynski, 
Zaleski le grand harmoniste de la langue, le 
romancier Czajkowski, l'auteur dont nous nous 
occupons, et plusieurs autres que nous ne 
voulons pas nommer pour ne pas abuser des 
noms étrangers, tous ont reçu le jour dans 



— 136 — 

les contrées méridionales de leur patrie. C'est 
le premier fait qui démontre la tendance du 
génie petit-russien. 

Toutefois, il faut reconnaître en faveur de 
la Russie, que dans les derniers temps, son 
principal romancier et auteur de comédies est 
un Petit -Russien. Nous voulons parler de 
Gogol. Mais quelles sont donc les cordes 
qui vibrent dans les œuvres de cet éminent 
écrivain? Est-ce l'amour pour le pays dans la 
littérature duquel il occupe une si brillante 
position? Point du tout. Avec une persévé- 
rance et une perspicacité inouies, Gogol 
fouille dans les plus sombres recoins de l'âme 
de la Russie; il suit avec acharnement à la 
piste les crimes, les vices et les défauts qui 
rongent l'emî^ire. La vénalité, la corruption, 
la fourberie, l'obscurantisme, la passion d'op- 
primer, trouvèrent en lui le plus implacable 
persécuteur. Souvent, la censure épouvantée 
a voulu mettre le haro sur ce génie pamphlé- 
taire, et ce n'est qu'avec la haute autorisation 
de l'autocrate, qui connaît bien la dégradation 
de ses sujets, que ses comédies ont pu être 
jouées, que ses romans out paru au grand 
jour. Il semble que Gogol ne respire que 



— 137 • — 

pour étaler au soleil toutes les sombres hor- 
reurs de sa patrie. Certes, ses ouvrages ne 
manquent pas d'exercer une salutaire influence 
sur son public, mais aussi il nous serait im- 
possible de soutenir que c'est à la source de 
l'amour qu'il puise son inspiration. 

Voici le second fait. 

Faisons pour terminer notre analyse un 
tour en Russie, contemplons de près ceux des 
fonctionnaires russes qui représentent de la 
manière la plus frappante l'élément d'exactions 
et d'abus, et nous nous convaincrons que pres- 
que tous leurs noms portent des terminaisons 
petites-russiennes, terminaisons que nous ren- 
controns dans la majeure partie des décrets 
qui condamnent les prévaricateurs à l'expor- 
tation ou aux peines infamantes. Et ce n'est 
guère étonnant. Ces gens ne servent que 
pour satisfaire leurs propres intérêts, ils n'ont 
d'autre but que leur profit, et ils lie se sou- 
cient pas du pays vers lequel aucune pro- 
fonde sympathie ne les attire. 

Nous nous* abstenons de tirer nous-mêmes 
la conséquence, le lecteur concluera, d'après 
les faits exposés, quel est des deux courants 
de haine' et d'amour qui se partagent le génie 



— 138 — 

de la Petite-Russie, celui qui se dirige vers 
la Pologne, celui qui gronde souterraînement 
en Russie. 

On pourrait compléter cette physionomie des 
provinces méridionales, dont nous avons es- 
quissé quelques traits, en rassemblant dans 
un ordre chronologique les doumes, c'est-à- 
dire les chants historiques qui circulent parmi 
le peuple. La poésie dans ces contrées pos- 
sède une étonnante vitalité. Ses légendes, 
loin de s'attacher de prédilection aux anciens 
monuments et aux ruines des manoirs, par- 
courent sans cesse le pays, colportées par de 
vieux rapsodes qui, en s'accompagnant du thé- 
orbe, groupent autour d'eux le^ peuplé des 
campagnes, et lui chantent les hauts faits de 
ses ancêtres. Ces vieillards, dont pour la 
plupart le grand âge et le soleil des steppes 
ont voilé les yeux, jouissent d'un profond re- 
spect parmi le peuple. Convaincu de leur 
science divinatrice et de leurs mystérieux rap- 
ports avec le monde surnaturel, le peuple va 
chercher auprès d'eux le conseil ou la conso- 
lation, et conserve dans sa mémoire avec une 
vénération religieuse, les paroles par lesquel- 
les ils lui prédisent l'avenir aux heures de 



— 139 — 

leur inspiration. Une figure historique dans 
ce genre, lors du démembrement de la Po- 
logne, fut un vieillard du peuple, nommé Ver- 
nyhora, qui excitait les populations à com- 
battre contre la Russie. A son lit de mort, 
il laissa une prophétie des calamités qui de- 
vaient retomber sur sa patrie et de la résur- 
rection qui en résulterait, marquée par quatre 
éclatantes victoires dont il a désigné tous les 
détails topographiques. Cette prophétie est 
aujourd'hui dans la bouche de tout le peuple, 
et personne n'oserait en douter. 

La figure poétique de Vernyhora, n'a pas 
échappé au regard de Slowacki qui, dans un 
de ses drames intitulé le songe de Sàlomée, 
a mis le vieillard en scène au moment le plus 
sublime de sa carrière. Le vieux chantre, 
avant sa mort, favorisé d'une révélation di- 
vine, dépose entre les mains des assistants 
sa célèbre prophétie. Cet épisode est le point 
culminant de l'œuvre de Slowacki, et son 
chant sur Vernyhora sera répété par la nation, 
tandis que le drame, point de transition dans 
la carrière de l'auteur, sera relégué dans les 
archives de la bibliographie polonaise. 

Ces vieux chantres errants dont nous par- 



*v , • OF ^ 



— 140 — 

Ions, et qui offrent beaucoup d'analogie avec 
les rapsodes grecs, ont une manière toute par- 
ticulière de s'exprimer, tantôt biblique, tantôt 
orientale, qui frappe toujours fortement l'ima- 
gination. C'est ainsi que vers la fin du siècle 
passé, quand les persécutions du gouvernement 
et l'oppression des nobles se firent vivement 
sentir, le peuple peu avant les terribles mas- 
sacres de rOukraïne, entoura une fois un de 
ces vieillards en l'invitant à prédire la fin de 
ses souffrances et la venue d'une meilleure 
époque. Après s'être recueilli, le vieillard se 
leva, alla dans le coin de la chaumière et 
puisa de ses deux mains dans une mesure de 
blé. Ensuite, il se pencha au-dessus de la 
table, et en fit au milieu un petit tas qu'il 
entoura de trois cercles de grains, de plus en 
plus grands. Le peuple le contemplait en si- 
lence, sans pouvoir deviner. 



» Cette poignée du milieu, dit le vieillard, 
«c'est le haut souverain qui nous gouverne; le 
«premier cercle c'est le conseil qui l'entoure; 
))lé second, ce sont les fonctionnaires et seig- 
wneurs; et le troisième, le plus grand, comme 
» vous le voyez, c'est nous autres, pauvres 



— 141 — 

» Oukraïniens. Voulez -vous savoir quand vien- 
»dra un meilleur temps?» 

Une exclamation de curiosité lui répondit. 

Le vieillard* sans proférer un mot, brouilla 
tout le blé disposé sur la table, et disparut 
de la foule qui longtemps encore resta ébahie 
devant tous ces grains de blé, mêlés et con- 
fondus. 

Nous pourrions citer plusieurs exemples 
semblables, qui prouveraient jusqu'à quel point 
l'imagination joue un rôle puissant dans la vie 
du peuple de la Pologne méridionale, et quelle 
en doit être la portée, quand, passant du ter- 
rain populaire dans l'âme supérieure du poète, 
elle jaillit au grand jour. 

On voit par tout ce que nous avons dit, 
combien d'éléments riches pour la poésie, re- 
celait le génie des contrées méridionales de 
la Pologne; il n'y a donc pas à s'étonner de 
ce que notre poète ait en premier lieu suivi 
cette voie qui était le plus à sa portée; oui, 
il a dû longtemps traverser son pays natal, 
avant d'arriver au foyer même de la Pologne, 
où se concentraient les rayons de tant de natio- 
nalités distinctes. 



— 142 — 

L'exil et le séjour sur un sol étranger où 
chaque membre de la malheureuse nation de- 
vait déjà représenter l'idée générale de sa 
patrie, acheminèrent Slowacki vers la seconde 
phase de sa carrière de poète, celle d'une in- 
spiration moitié philosophique, moitié biblique. 
Le martyre de la Pologne d'une part, et ses 
combats continuels livrés sur le champ des 
sacrifices moraux et physiques, et d'autre 
part de merveilleux symptômes de vitalité 
difficiles à rencontrer chez d'autres peuples 
opprimés, comme par exemple un sentiment 
philosophique profond, une tendance prononcée 
au spiritualisme, et un progrès rapide de la 
langue, devaient nécessairement inspirer au 
penseur la conviction qu'un peuple marqué 
d'un tel sceau, avait devant lui un but plus 
élevé, un but immortel, vefs lequel la logi- 
que des faits le conduisait par ses voies my- 
stérieuses. 

Si les idées du patriotisme, et des hypo- 
thèses vraisemblables sur, le but suprême de 
l'humanité, pouvaient expliquer d'une manière 
assez positive la destinée et la mission de la 
Pologne, en revanche il était plus difficile de 
déterminer l'essence des premiers germes 



— 143 — 

d'une nation ballotée depuis une dixaine de 
siècles par des événements aussi inattendus 
et pour ainsi dire aussi substantiels pour la 
pensée du philosophe. 

Le poète plongea donc son regard dans le^ 
temps primitifs de sa patrie et, après avoir 
retrouvé la source où les tragédiens grecs 
puisaient leurs inspirations, après avoir re- 
trouvé l'écho lointain des cordes que Shaks- 
peare faisait vibrer entre ses mains puissan- 
tes, il écrivit deux drames, Balladina et Lilla 
Vénéda^ dont il tira le sujet de l'époque anti- 
chrétienne de la Pologne. 

Le poète ne pouvait cependant pas toujours 
rester dans le monde fantastique du passé, 
pour se dérober aux réalités du présent; du 
fond de sa patrie parvenaient à son oreille de 
de sourds grincements de chaînes et le râle 
de mille innocentes victhnes. D aurait fallu 
ne pas être Polonais, ni même homme, pour 
résister à cet appel plein à la fois d'émotion 
et d'horreur. 

Entre ces deux sentiments c'est la douleur 
qui prit le dessus dans le cœur de l'illustre 
écrivain qui, comme pour adoucir au pays le 
fiel de son calice, lui envoya sa belle création 



— 144 — 

sur les exilés en Sibérie, coupe elle-même 
d'amertume que Fauteur déposa au pied de 
la croix, toute remplie des larmes dje ses in- 
fortunés compatriotes. Alors disparut de plus 
en plus de ses œuvres l'élément indigène de 
sa contrée natale; le poète semblait l'avoir 
abandonné à tout jamais et en quelque sorte 
absorbé dans l'idée générale de la Pologne, 
quand soudain, comme provoqué par un dou- 
loureux souvenir de ses premières impressions 
au milieu du foyer paternel, il le reprit encore 
une fois pour écrire son Beniowski, œuvre 
qui par la forme rappelle le Don Juan de 
Byron, et par son esprit les créations de 
l'Arioste. L'élément du maître italien est eu 
effet facile à découvrir pour quiconque jette 
un regard sur l'époque où se passe l'action 
du poème. Ce sont les dernières années du 
siècle passé, pendant les sanglants combats 
où la Pologne manifestait son patriotisme par 
des tendances diverses. C'est ainsi que, tan- 
dis que le royaume en votant le droit de 
propriété pour les paysans, les appelait aux 
armes et que la Lithuanie s'honorait par de 
grands sacrifices individuels, qui rappelaient 
les plus sublimes temps de Kome et de la 



— 145 — 

Grèce, les provinces méridionales se laissaient 
emporter à un certain esprit chevaleresque et 
fantastique dont les incarnations font involon- 
tairement reporter notre pensée sur les héros 
du chantre de Roland. 

Dans Beniowski, outre le développement 
spirituel du million d'électeurs nobles de la 
Pologne, le poète slave, à l'instar du barde 
anglais, a fait fortement ressortir sa propre 
individualité. Parmi les diflférentes directions 
entre lesquelles se partageait la vie morale 
de sa nation, il en aperçut plusieurs qui lui 
parurent fatales, un désir impérieux de des- 
truction le saisit aussitôt, il s'arma sans pi- 
tié du fouet d'une ironie où perçait Un dépit 
haineux mais plein de verve et de calcul. 
A côté de strophes empreintes d'un sentiment 
moral profond, qu'a colorées l'imagination la 
plus pittoresque, le lecteur est '•comme stupé- 
fait de trouver des strophes où il n'aperçoit 
qu'une puissance de langue extraordinaire 
dans la forme et une expansion démesurée de 
fiel dans l'esprit. Le poème ainsi écrit, a tour 
à tour attendri, étonné, amusé son public ou 
agité ses passions, en somme il a éveillé dps 
impressions pour lesquelles il suffisait d'un 

10 



— 146 — 

talent distingué de versificateur, ou de la verve 
saillante de pamphlétaire, mais complètement 
étrangère à une révélation comme celle que 
la Pologne exigeait de ses maîtres. 

Soit que le poète ait compris lui-même 
qu'il avait gravement forfait à sa mission, soit 
qu'une nouvelle lumière ait éclairé soudain 
l'horizon du poète, toujours est-il qu'après la 
publication de son œuvre, nous voyons une 
lacune de quelques années dans sa carrière. 
Son dernier sarcasme contre l'humanité re- 
tentissait encore dans son oreille, il se tut et 
tomba dans ce calme qui accompagne habituel- 
lement tout travail intérieur profond, et cette 
élaboration psychique détermina la troisième 
et dernière phase de l'inspiration de Slowacki, 
dont le premier pas dans cette voie nouvelle 
fut marqué par l'apparition d'un poème que 
nous soumettons au public. 

Le Eoi-esprit^ nous croyons pouvoir hardi- 
ment l'aflSnner, est le premier chant d'une 
grande épopée nationale, où par la suite l'au- 
teur n'aurait pas manqué de développer toute 
la pensée philosophique de l'histoire de sa 
patrie. Pour embrasser une pareille idée, le 
poète. a dû oublier les éléments primitifs qui 



— 147 — 

l'inspiraient jadis, s'élever à un point de vue 
d'où il aurait pu de son regard étreindre sa 
nation dans son union harmonieuse avec l'idée 
suprême de l'humanité. Si parfois il nous 
revient quelques accords qui nous rappellent 
ses travaux antérieurs, et que nous voulions 
absolument retrouver quelques vestiges de ses 
premières impressions natales, nous pourrions 
à peine en découvrir l'ombre, car cette œuvre 
dont, ni l'individualisme de l'auteur, ni l'amour 
de la femme ne constituent le caractère prin- 
cipal, est écrite de manière à ce que le seul 
mérite du poète, c'est d'en avoir recueilli la 
donnée sur le papier, car cette donnée de- 
puis longtemps déjà a pu exister dans la mé- 
moire des vieux bardes voyageurs de sa con- 
trée. On aurait donc tort de rechercher une 
allégorie quelconque dans cette œuvre. Elle 
ne cache aucune allusion, aucune autre idée 
que celle qui s'y trouve exprimée. Le fond 
du poème, c'est une vérité vivante, philoso- 
phique, telle que nous en voyons une dans 
Hamlet, dans Macbeth, avec cette différence 
toutefois que le Roi-esprit, au lieu de se bor- 
ner à une. vérité partielle comme celle qui 
ressort de ces deux drames, exprime une vé- 
lo* 



— 148 — 

rite générale qui embrasse le globe entier. 
Pour pouvoir la formuler, Fauteur a dû con- 
cevoir les souffrances séculaires de sa patrie, 
comprendre son passé, sa mission future, et 
résoudre le problème de son existence na- 
tionale. 

Le sujet est tiré de Tépoque antérieure au 
christianisme de la Pologne. 

Les premières antiquités de la nation po- 
lonaise, auxquelles la chronique, ni même les 
traditions n'ont touché, remontent à l'histoire 
des peuples primitifs du Caucase, ce berceau 
commun de toutes les populations slaves. 
Voilà pourquoi au début du poème, nous 
voyons un peuple de ces contrées , briser le 
cours de son existence au Caucase, transporter 
son âme et son génie, et ressusciter avec 
une nouvelle vigueur au milieu des plaines 
de l'Europe septentrionale. 

Nous avons dit que cette création nous 
semblait être le premier chant d'une grande 
épopée nationale; il n'est par conséquent pas 
étonnant que plusieurs passages en soient 
obscurs, même pour la masse des compatriotes 
de l'auteur; mais aussi ne saurait-on douter que 
ces obscurités ne fussent disparues si toutes 



— 149 - 

les conceptions du poète, que nous voyons 
poindre aujourd'hui en boutons, avaient eu le 
temps de s'épanouir en fleurs dans l'œuvre com- 
plète. Maintenant, ce chant unique, isolé, 
ne peut que nous étonner par l'immensité de 
sa base et par ses contours monumentaux. 
En effet, si à l'instar de ces critiques, qui 
s'eflforçant de prouver leur profonde perspi- 
cacité, recherchent et souvent créent eux- 
mêmes des analogies et des allégories aux- 
quelles le poète n'a jamais songé, si, disons- 
nous, nous devions déterminer quelle idée du 
jour, quelle position nationale, actuelle, ou 
quels personnages types fictifs ou réels fixant 
aujourd'hui l'attention générale, l'auteur a 
voulu retracer, nou$ serions obligé de pro- 
céder comme le sculpteur romain du gladiateur 
mourant. On sait que pendant l'exposition 
de sa statue, forcé de répondre à ces ques- 
tions: «lequel des gladiateurs du cirque 
avez-vous voulu représenter?» — est-ce Cajus, 
ou Sporus, ou PoUion le Syrien, l'artiste dut 
nécessairement répliquer que ce n'était ni le 
premier, ni le second, ni le troisième, ni 
même aucun autre de leurs compagnons, 
mais bien l'idéal du gladiateur mourant, créé 



— 150 — 

en vue non du présent, mais du jugement 
des siècles futurs, offrande déposée sur l'autel 
de Fart, pour rhumanité et non pour l'intérêt 
actuel d'une génération passagère. 

Le Roi-Esprit que le poète fait passer par 
toute l'échelle du crime, est cependant un 
tyran d'une nature toute différente de celle 
que l'histoire nous a transmise dans les por- 
traits des plus grands persécuteurs de l'hu- 
manité, n est censé avoir conquis le monde 
à la tête de ses Germains, il s'asseoit alors 
sur son trône et, voyant dans sa personne la 
réalisation de la puissance terrestre, il se 
croit destiné à remplir une mission surhumaine; 
il considère l'essence de sa nature comme 
supérieure à celle du commun des hommes, 
et ne voit en eux que des chififres dont il 
a le droit de se servir pour résoudre son 
problème. 

C'est ainsi qu'Alexandre le Macédonien, 
une fois qu'il eut promené sur la surface du 
globe ses aigles victorieuses, crut sentir en 
lui une transformation, une élévation de son 
être, et se proclama fils de Dieu. 

Mais quelle est donc cette idée dont le 
poète a embrasé la poitrine de son héros? — 



— 151 — 

C'est la seule idée sublime qui, dans ces 
temps anterchrétiens, ait pu 'naître dans la 
tête d'un sauvage, homme de génie. Le fa- 
rouche conquérant, après avoir soumis sous 
son sceptre de fer toutes les forces terrestres, 
se sent rempli d'un sentiment indicible d'im- 
mortalité qui l'amène à cette conjecture qu'il 
existe en dehors de ce monde une puissance 
suprême, aux volontés de laquelle les hom- 
mes et ceux qui les gouvernent, sont sub- 
ordonnés. Il s'agit donc ici de résoudre la 
question de l'immortalité de l'âme, de recon- 
naître le grand principe de la sagesse et de 
la miséricorde, et le superbe autocrate ne voit 
aucun moyen de s'en convaincre, si ce n'est 
en jetant un défi à ce principe suprême, par 
une violation absolue de tous les droits qui 
s'éveillent spontanément au cœur de l'homme. 
Si, après avoir épuisé tous les moyens pos- 
sibles, aucun signe ne vient à paraître dans 
les deux pour prouver qu'il y a une puis- 
sance surnaturelle qui s'intéresse au sort des 
mortels, alors se dit l'exterminateur, l'huma- 
nité n'est que poussière, la terre que pous- 
sière aussi, et moi rien d'autre qu'un glaive 
forgé pour un moment par le hasard. 



— 152 — 

Aussitôt cet homme, sentant que cette idée 
qui vit sur le Sol slave s'est incarnée en lui, 
emploie pour la réaliser la philosophie de 
l'action, saisit la hache du bourreau et se met 
à l'œuvre. Il étouflfe dans son cœur tous les 
sentiments humains auxquels l'entraîne par- 
fois sa grande nature; tout pénétré ^ son 
idée gigantesque, c'est à travers des torrents 
de sang qu'il marche droit à son but, et sa 
pensée s'épuise à inventer mille tortures. 
Plus profond dans sa conception, plus terrible 
dans le développement de son caractère que 
Macbeth, il est presque disculpé par l'idée 
philosophique qui l'anime, et par le génie de 
son époque. Aussi toute sa narration n'est- 
elle pas une forfanterie comme celle de la 
plupart des héros des épopées classiques, 
mais plutôt une confession douloureuse, avec 
la consciefase de la valeur des moyens dont 
il se sert pour arriver à son but. Il se plaint, 
il s'accuse du profond de son cœur et péné- 
tré du sentiment général de l'immortalité, et, 
bien qu'il soit obligé de racheter au prix de 
la perte de son âme la future existence éter- 
nelle du génie de son peuple, il reste 
animé de la conviction qu'il a, d'avoir fait 



— 153 — 

jaillir cette immortalité du sein même de sa 
patrie. 

Ce sentiment à la fois douloureux et in- 
spirateur se reflète fortement dans les dernières 
strophes du poème. 

Le Boi' Esprit extermine, mais il ne dis- 
sout pas les parties vitales de son peuple; il 
les cimiente au contraire par le sang, il habi- 
tue sa patrie à la souffrance, il la retrempe 
pour les adversités qui l'attendent dans l'ave- 
nir, il élève son génie au-dessus des douleurs 
matérielles et par là, rachète son immortalité 
dans l'histoire. Son plan, comme nous le voyons, 
embrasse un avenir séculaire, l'histoire le con- 
firme, le présent de la Pologne l'atteste chaque 
jour, et son avenir en prouvera toute la vérité. 

Qu'il nous soit maintenant permis de placer 
sous les yeux du lecteur l'œuvre entière de 
Slowacki; il ne serait pas possible d'en don- 
ner de simples extraits, car tous les anneaux 
de cette chaîne poétique sont tellement rivés 
les uns aux autres, qu'en les détachant, au 
lieu d'offrir au public un tableau vivant, on 
ne lui présenterait que cette nature morte 
qu'Horace appelle .«de^î/eda mernbra poetae^y. 



LE ROI-ESPRIT. 



CHANT I. 

I 

Mes souifrances, les angoisses de mon cœur, 
ma lutte continuelle avec l'esprit du mal, ses 
armes flamboyantes, son bouclier rayonnant 
comme un soleil, ses pièges remplis de 
trahisons vipérines, voilà ce que je veux chan- 
ter pour accomplir l'ordre de l'éternelle des- 
tinée. Oui c'est elle qui m'impose aujourd'hui 
le pénible devoir de chanter les événements 
du passé, les grandes et saintes guerres des 
esprits sacrés. 

n. 

Moi, Hèr l'Arménien, moi, devenu cadavre, 
je gisais sur un bûcher: le Caucase se noyait 



— 155 — 

dans les éclairs; la foudre retentissait à coups 
redoublés; sa voix parlait aux échos de la 
sauvage contrée; le ciel, obscurci et sillonné 
de tonnerres, oifrait l'image d'une cité infer- 
nale. Et moi, je gisais éclairé par la foudre 
et couvert tout entier d'une armure d'or. 



m. 

Mon esprit, encore emprisonné dans son 
corps inanimé, sentait un certain orgeuil d'être 
aussi calme au milieu de cette nature pleine 
d'horreurs. Au-dessus de lui grondait la terre 
émue et planaient les esprits des guerriers. 
Trois spectres de fenmies se préparaient à al- 
lumer le bûcher, et moi, j'attendais . que la 
foudre éclatât, tant j'étais sûr de ressusciter 
comme esprit dans cet air embrasé par les 
éclairs d'un ciel en courroux. 



IV. 

Déjà les horribles sorcières approchaient 
leurs torches d'herbes et d'absinthes sèches; 
déjà éclairant ma figure pâle, ell,es hurlaient 
leurs hymnes sauvages, quand soudain trois 



— 156 — 

foudres de sôuflfre ardent les frappèrent et la 
flamme les dévora si vîte que je les crus plu- 
tôt évanonies dans l'air que mortes. 



C'est alors que mon âme s'échappa de sa 
prison, indifférente déjà pour ce corps à ja- 
mais perdu pour elle, mais soupirant en vain 
après une nouvelle forme. Soumise aux ar- 
rêts du Seigneur, elle s'envola, prête à l'oubli 
même du nom des choses humaines. Les 
élus seuls savent ce qu'est la puissance du 
sentiment, alors que la mémoire n'est plus. 

VL 

Aux lieux fortunés où les âmes limpides 
comme le diamant font un choix volontaire, 
la force, épuisée par une course plus rapide 
que celle d'Atalante, ne cherche que le bonheur 
et un humble repos. Là jadis je vis Orphée, 
las du fardeau de ses jours terrestres, se 
choisir un corps parmi les oiseaux musiciens. 
Qu'il lui sera doux désormais, me disais-je, 
de ployer et de déployer en cadence ses blan- 
ches ailes de cygne. 



— 157 — 



VIL 



Ulysse se lit simple laboureur pour se dé- 
lasser de ses longues prérégrinations. C'est 
ainsi que Dieu pardonne aux hommes fatigués 
de la vie, et, à leur résurrection, leur accorde 
un repos sans fin. Mortels, épuisés par le 
travail, ne croyez pas qu'il y ait jamais man- 
que de feu et d'éclairs, ne pensez pas qu'il 
y ait pour l'esprit un don plus précieux que 
le repos, 

. vm. 

Moi seul autrefois, me sentant à l'aise dans 
mon corps plein de jeunesse et d'harmonie, 
je ne désirai pas de transformation et, triste, 
je m'assis sur les bords du Léthé, en portant 
l'eau plutôt à mes blessures qu'à ma bouche. 
Depuis, délivré de la matière, mon esprit n'a 
jamais pleuré sur les maux du corps; depuis, 
il a toujours méprisé l'éloquence que pou- 
vaient avoir les lèvres de ses blessures en- 
tr'ouvertes. 



— 158 — 



IX. 



Cependant, tout en appliquant Peau du 
Léthé sui' mes plaies pour y éteindre le sou- 
venir cuisant de mes douleurs, je ne pus em- 
pêcher que plus d'un doux souvenir ne pérît, 
que plus d'une suave image ne vînt à s'éva- 
nouir en moi. Les esprits me dérobèrent 
soudain celle des aurores grecques si sereines, 
si rosées, pour me montrer en retour l'aube 
d'un jour lointain, l'horizon d'une patrie nou- 
velle et à jamais chérie. 

X. 

Non, les étoiles qui brillent jusqu'au fond 
des mers, qui, à la lumière, prennent toutes 
les couleurs du prisme et paraissent si éblouis- 
santes dans l'abîme des ondes, que les dau- 
phins hérissent leurs écailles argentées et 
tournent en silence autour de leurs rayons 
comme des vampires. 

XI. 

Non, ces étoiles n'effraient pas autant ces 
monstres farouches de leur lueur mystérieuse 



— 159 — 

que ne le fit la beauté qui m'apparut dans les 
brouillards de la vague oublieuse du Léthé. 
Au-dessus d'elle c'était une harmonie produite 
par un essaim d'esprits à la voix de rossig- 
nol; au-dessous des marches d'or conduisant 
dans un monde lointain et vaporeux, à une 
prairie de fleurs, qu'ombrageaient de sombres 
sapins : 

XII. 

Et de ces prairies, de ces bois, il me sem- 
blait que les sons éoliens d'une brise mati- 
nale m'invitait à descendre sur une. terre for- 
tunée. Je marchais d'un pas ferme quoique 
blessé par la flèche aiguë du Numide, ne sa- 
chant pas si c'était la voix de la mort qui 
m'appelait, ou un prodige terrestre, ou bien 
une Iris, qu'un nuage cristallin venait déposer 
sur le globe, et que supportait un arc-en ciel 
brillant au-dessus des guérêts, des couleurs de 
tant de soleils qu'il semblait la soutenir par 
sa lumière au-dessus du monde. 

xm. 

Tandis qu'elle me précédait dans les détours 
du bois, les harpes éoliennes me redisaient ce 



— 160 — 

chant: «tâche de bien te la rappeler, car 
bientôt tu la perdras comme un rêve que 
t'auraient apporté de gracieux esprits; bien- 
tôt tu paieras ta vie de mille autres existen- 
ces, et toujours tu presseras sur ta poitrine 
cette unique blessure de ton cœur, le souve- 
nir de l'avoir à jamais perdue. » 



XIV. 

(cNous te donnerons la gloire, mais tu la 
prendras en horreur; nous te donnerons un 
cœur, mais bientôt il deviendra vide, et tu 
arriveras jusqu'à narguer sans pudeur les hom- 
mes qui auront confiance en Dieu.» Et moi 
de répondre: «pourvu que mes yeux re- 
splendissent un instant de la lumière que cette 
beauté verse de ses lèvres de rubis, peu 
m'importe ce que me réserve le destin, vie 
d'un esprit ou tourments d'un mortel!» 



XV. 

Des épines de ma souffrance, comme un 
homme qui se sent capable de résumer en lui 



- m - 

les douleurs d'un millier de ses semblables, 
je me tresserai une couronne et, en souverain, 
j'en ceindrai mon front superbe. Que les 
esprits conjurés tournent contre moi leurs 
dards de serpent, que le monde me combatte 
ouvertement ou m'emprisonne en secret, qu'il 
me plonge même dans un abîme de feu, dût 
la chérie m'entraîner aux enfers, je la sui- 
vrai partout». 

XVI. 

A cette imprécation, je me le rappelle trop 
bien, l'esprit répondit par ce mot: «c'est la 
reine 1 » aussitôt s'affaissa toute l'exaltation 
divine de mon âme; soudain aussi surgit une 
nouvelle clarté et, dans cet air plus diaphane 
que le diamant, m'apparut une vision ... une 
beauté ... la fille du verbe, la souveraine 
d'un peuple du nord, telle que l'ont jadis en- 
trevue les prophètes de Juda. 

XVII. 

Un soleil tournait au-dessus de sa tête ra- 
dieuse, elle foulait à ses pieds un croissant 
argenté; elle planait au-dessus des forêts ou 

11 



- 162 — 

rasait les yaQées, édaÎTaat, paralle à une 
comète^ le chanme des cabanes; des arcs-ea 
ciel Teolaçaient sans cesse de fems auréoles; 
eQe tressait aa miliea da prisme des gairiaiHles 
des fleurs et jetait négtigeimnfait dans ks 
airs les peries du jasmin et le corail des 
pavots. 

XYIH 

Le del, embrasé par des météores de feu, 
loi sooriait aznré conmie une vagae de la 
mer; et, de même que le satin, changeant de 
couleur lorsqu'il tremble, allume les brode- 
ries dont il est parsemé, de même la voûte 
céleste s'allumait derrière elle et permettait à 
ces étoiles de scintiller an milieu d'un tour- 
billon de flammes. 

XIX. 

Ainsi, ce que n'avait pu produire Feau du 
Léthé, elle le fit par son apparition. En 
effet mon âme se retrempa soudain pour un 
nouvel essor et fit jaillir d'elle une flamme 
nouvelle. Je vais donc raconter comment 
cette âme vainquit pour la première fois son 



— 163 — 

corps, comment elle le rédusit à n'être que 
l'ombre fidèle de ses puissances. Or voici 
que tout à coup, moi Hèr, écrasé par .la 
foudre, je me réveille au milieu d'une forêt... 
sous une haie rustique. 

XX. 

Une horrible sorcière entonnait au-dessus 
de moi ses chants sauvages. «Ta patrie, hur- 
lait-elle, est anéantie! moi seule je vis, et 
mon sein t'a servi à la fois de tombe et de 
berceau. Couverte de cendre et fécondée par 
la poussière des morts, je t'ai mis au jour 
pour que tu sois le vengeur de la patrie. 
Fils de la cendre, Popiel sera ton nom. 

XXI. 

Tu es seul, mais les vertus de tes aïeux 
te rendront fort, et moi je te subordonnerai 
deux esprits, à ta droite un ange d'or, à ta 
gauche un esprit de carnage et de tempête. 
Vous serez trois, et vous aurez encore ma 
voix tonnante qui vous poussera à la ven- 
geance. » Cela dit, elle me saisit par mes 

11* 



- 164 — 

langes et les faisant tournoyer au-dessus de 
sa tête, elle en' menaça le monde. 

xxn. 

Je n'étais pas encore un adolescent, que 
déjà la vengeance était Tunique nourriture de 
mon âme et la trahison celle de mon esprit. 
Souvent, je me le rappelle, il me semblait 
qu'un génie passait la main sur mes cheveux, 
ou, pareil à un ange me parlait dans mes 
rêves. J'ouvrais les yeux, ce n'était qu'un 
tourbillon de feuilles desséchées qui se dres- 
sait au-dessus de moi, comme un spectre li- 
vide, s'en allait au vent et quelques fois tom- 
bait sur ma poitrine. Alors ma main trem- 
blait et mon 'poignard glissait de soi-même 
hors du fourreau. 

xxin. 

vous, premiers orages de mon âme, de 
quelle horrible manière vous vous rappelez à 
ma mémoire! Je. crois encore voir ce nuage 
sanglant dans lequel mon esprit tourbillon- 
nait comme une colombe. Aujourd'hui encore, 



— 165 — 

lorsque je viens à pénétrer dans une sombre 
contrée ou dans une forêt épaisse, une telle 
tristesse s'empare de moi que je voudrais m'ar- 
racher les entrailles, et que je demande grâce 
à mes propres souffrances. 

XXIV. 

C'est aussi à la clarté des étoiles sous-ma- 
rines que je comparais alors l'apparition de 
ce peuple qui, loin de toute discorde, vivait 
dans ses chaumières, sous l'ombrage des pom- 
miers qui lui donnaient sa boisson. Ses pro- 
pres rois le gouvernaient, cette merveilleuse 
génération de Lekh qui renfermait dans son 
sein tout le verbe de la Pologne, et tenait 
en main la puissance et la verge miraculeuse 
de Moïse. 

XXV. 

Je connais bien maintenant cette faculté 
que l'esprit a de voir sous terre; c'est un 
miracle qui se manifeste souvent dans un 
vieux mendiant de village poursuivi par les 
chiens qui le voient dans sa marche, traînant 



- 166 — 

après lui une chaîne d'esprits aériens sem- 
blables aux grues voyageuses. Le monde le 
raille, mais le paysan au cœur simple sait la 
puissance du mendiant sur les reptiles veni- 
meux; il sait que l'image d'un monde mysté- 
rieux se reflète sur sa terne pupille, rendue 
insensible à la lumière du jour. 

XXVI. 

Son regard, voilé par la main divine, glisse 
souvent sous terre, suit un filon d'or et par- 
vient à percer les tombeaux mystérieux et 
les dolmens antiques. Alors le fond de ces 
sépulcres lui apparaît tout lumineux, la pous- 
sière des morts s'y dresse, prend des formes 
humaines, et va de nouveau se disperser 
dans le néant. 

XXVII. 

Oui, ce sont là les merveilles que voient ces 
pauvres souffreteux, tandis que souvent on 
se moque de leur attitude pensive. Cette sa- 
gesse qui force la vérité à lui livrer ses se- 
crets, le front ceint d'une couronne de chêne. 



- 167 — 

s'asseyait jadis avec le roi ou à ses côtés 
sur le trône, et traçait autour d'elle un cercle 
flamboyant d'esprits évoqués. C'est là cette 
sagesse qui, n'étant le partage ni du sorcier, 
ni de l'imposteur, a pour mission de guérir 
tous les maux de l'âme. 

xxvm. 

Tout à l'entour on voyait les campagnes 
couvertes de bosquets, d'autels consacrés aux 
dieux, de tombeaux connus seulement des 
pâtres et de leurs chèvres, de troupeaux 
étonnés du mouvement incessant des oiseaux, 
de dolmens antiques oubliés depuis bien des 
siècles, abandonnés aux brouillards et aux 
orages, et dépouillés de toute verdure. 

XXIX. 

Parfois seulement une ancienne coutume 
venue de l'Inde et aujourd'hui perdue, venait 
comme une vision lumineuse interrompre le 
silence de la forêt. Quand mourait un guerrier 
célèbre, le peuple l'ensevelissait comme un 
autre Hector. Loin dans le bois, au milieu 



— 168 — 

des brouillards du soir, on sacrifiait douze 
chevaux sur un bûcher ruisselant de sang, 
décoré de cornes de cerf, de têtes de sanglier 
et que la torche changeait bientôt en une 
seule colonne de flamme: 



XXX. 

Des bardes prophétiques apparaissaient au- 
tour du bûcher et des devins prédisaient l'ave- 
nir inconnu du monde. Tout ce que créait 
le chant, aussitôt les esprits infernaux le ré- 
alisaient. Chaque siècle avait ses grands au- 
tels de la vérité, son culte de l'esprit et ses 
prêtres ardents, qui, en marchant au-devant 
de la nouvelle foi, avaient pour le corps non 
des croix, mais des poignards. 

XXXI. 

Un sauvage mépris les animait contre leur 
coi-ps et l'exaltation les enivrait à l'instar du 
jus de la vigne. Aujourd'hui encore maint 
tombeau druidique, étreint par des buissons 
de roses, alors que les flèches du soleil pas- 
sent à travers ou qu'il est coloré des flammes 



— 169 — 

diamentées de Taurore, à peine on en a dé- 
passé les sombres portes de granit, vous 
laisse voir des taches de feu et de sang. 

xxxn. 

Cependant le pèlerin ne recule pas à cette 
vue, et même il n'a pas plus peur d'y entrer 
à la clarté de la lune qu'une grue aux ailes 
lourdes ne tremble de se frayer une nouvelle 
route à travers les deux. Entre ces autels, 
jadis teints de sang, les rayons de la lune et 
les aubépines sauvages semblent s'ouvrir des 
voies argentées, sur lesquelles la pensée vole 
aussi fugitive qu'un rêve. 

xxxm. 

C'est parmi ces monuments sacrés que 
moi, esprit au front superbe, croyant à l'im- 
mutabilité étemelle du monde, je maudissais 
le présent qui m'accablait et foulais aux pieds 
leurs fronts chargés de mousse. Pierres fu- 
nèbres, leur criais-je, tombez devant un esprit; 
fuyez comme un troupeau de cerfs, fuyez de- 
vant ma pensée exterminatrice. Et vous, ca- 



- 170 — 

davres de ces sépulcres, périssez ou levez- 
vous ! 

XXXIV. 

Et rien! ... ce monde me narguait par son 
silence et sa course, lui qui se traîne à pas 
de tortue autour du soleil. Plus loin, tou- 
jours plus loin, sur la riante verdure des prai- 
ries (car j'avais exploré tout mon pays na- 
tal), rien encore! Toutefois le peuple procédait 
différemment avec le cadavre de sou prochain, 
qu'il brûlait dans une nacelle et envoyait dans 
la région des brouillards hospitaliers avec 
une compagne innocente et chérie. * 

XXXV. 

Fils de peuples massacrés, être jusqu'alors 
inconnu de tous, quand je vis combien cette 
nacelle était préférable au chaume d'une ha- 
bitation terrestre, quand je vis conmie la 
flamme sifflait sous eUe en faisant craquer les 
poignées de feuilles sèches et éclairant de 
ses terribles lueurs ces deux âmes endormies 
du sommeil de la mort et de l'amoun 



— 171 - 



XXXVI. 



Lorsque je le vis et que j'entendis le chant 
de la jeune fille, triste rossignol des tombeaux 
qui paraissait un tournesol d'or attaché au 
bois de cette nacelle sépulcrale, lorsque je 
vis cette fille emprunter au royaume des om- 
bres une nouvelle voix, enfin quand à mesure 
qu'elle disparaissait elle ne me sembla plus 
qu'un fantôme, une ombre, un rêve, tandis 
que sa voix me parvenait encore comme ren- 
voyée par des mondes invisibles. 

XXXVII. 

Oui, quand je vis tout cela, je me mis 
à envier à ce marchand son dernier voyage 
(car c'était un marchand qu'on brûlait ainsi); 
et je l'enviais sans savoir cependant pour- 
quoi, tremblant d'être un jour si pauvre 
d'esprit que je n'en perdisse les ailes qui 
vous portent vers un monde surnaturel, trem- 
blant, dis-je, de devenir farouche comme un lion, 
et d'aller dans cet autre monde, avec un 
effroi satanique, comme un esprit isolé de 
tous et sur une nacelle toute noire. 



— 172 — 

xxxvin. 

Epouvanté, je revins dans les forêts de 
ma patrie et bientôt après le roi Lekh me 
prit pour écuyer. J'avais l'œil menaçant, 
la main prompte et c'est toujours au sommet 
de l'échelle sociale que visait mon ambition. 
Quant à mon cœur, il était abreuvé de poi- 
son; le génie de la vengeance, mon premier 
apôtre, me brouillait sans cesse avec les 
hommes et avec mon propre sort; souvent 
même sa voix n'avait rien d'une voix hu- 
maine. 

XXXIX. 

Or chaque fois que j'écoutais ses conseils, 
si funestes pour mon âme, je sentais qu'une 
main invisible levait tous les obstacles sous 
mes pas. Pâle, je regardais agir cette puis- 
sance, croyant qu'un aigle blanc des monta- 
gnes s'abattait sur mon casque, s'asseyait 
sur mon front, et semait des foudres sur 
mon chemin. 

XL. 

Un jour, je voulus être chef, et aussitôt un 
sang furieux foudroya le cerveau de deux 



— 173 - 

vayvodes. C'est depuis lors, que moi, jadis 
pâtre paisible, allié pour jamais aux esprits 
infernaux, je suis devenu si terrible que 
l'homme à qui j'ai voulu nuire, à peine l'avais- 
je menacé de ma pensée seulement, se sen- 
tait déjà frappé de mon regard à travers 
l'acier de mon armure et si je venais à effleu- 
rer son cœur, aussitôt il tombait sans vie. 

XLI. 

Le monde s'était assombri ; enfant des bois, 
je regardais l'humanité comme une forêt con- 
damnée à être abattue. La pâleur des grands 
fantômes dont j'étais devenu le chef m'effra- 
yait du fond de leurs visières. Je devins la 
main droite du prince; je ne voyais pas une 
plus vaste carrière ni un but plus digne de- 
vant moi. Dans un château de cèdre, aux 
bords d'un de •nos grands lacs, j'étais le 
premier parmi ceux que nous appelons les 
Vayvodes d'or. . 

XLIL 

Apprenez ici comme les cabales des esprits 
sont terribles, quels pièges affreux ils nous 



— 174 — 

tendent! Une fois, au retour d'une expédition 
lointaine, tandis que les éclairs brillaient à 
travers les longs filets d'une pluie satoglante, 
moi et mes guerriers nous vîmes des ailes 
d'aigles tués, aussi nombreux que le sont dans 
certains cimetières de ma patrie les ossements 
des Germains. 

XLin. 

Leurs plumes ruisselaient d'eau; du sable 
il s'en dressait quelques unes d'une si gigan- 
tesque dimension que, lorsque j'en pris une 
et la soulevai de ma lance, cette aile pareille 
à un grand fantôme nébuleux, en se relevant 
paresseusement de son ornière, comme un 
esprit endormi dans la fange à la lueur des 
foudres et évoqué par des conjurations caba- 
listisques, cette aile-, dis-je, atteignit de son 
sommet le panache rouge de%ion casque. 

XLIV. 

Un tel mystère et quelque chose de si hu- 
main, enveloppaient cette aile que je m'écri- 
ais: «dites moi, ô vautours, est-ce un éclair 



— 175 - 

qui, vous brûlant au sein d'un rapide tour- 
billon de vent, vous a ainsi déchirés en lam- 
beaux? vous etez-vous disputé l'empire de la 
lune en vous entrechoquant masse contre 
masse dans les airsV vous êtez-vous livré un 
combat sanglant pour une proie, ou est-ce 
tout simplement pour la gloire que vous vous 
êtes exterminés?» 

XLV. 

«Comment le nommer, dites -le -moi, ce 
champ de bataille mémorable, rouge aujourd'- 
hui d'éclairs fulgurants, ce champ où je vois 
tant d'esprits foulés sur le sol et tant d'ailes 
brisées?» C'est ainsi que je parlais, après 
avoir appris à l'école du malheur à prendre 
pitié des pleurs et des tombeaux inconnus, 
quand soudain je vis mes guerriers ramasser 
ces ailes et en orner le dos de leurs cui- 
rasses. 

XLVI. 

Ce spectacle si nouvefau, si majestueux, à 
la chute du jour, dans un lointain horizon 



- 176 — 

partout sillonné d'éclairs, cette armée dont 
chaque guerrier semblait un vampire ailé, 
terrible dans sa noire armure dorée par la 
foudre, tout cela était tellement effrayant, 
que j'en ressentis un frisson glacial. « Gloire 
à Dieu, m'écriai-je,le monde chancelé l c'est 
sous le choc de ma poitrine qu'il croulera. 
En avant donc, ô mon esprit, conduis mes 
phalanges ailées!» 

XLvn. 

A ces mots je m'attachai aussi des ailes 
sanglantes et mouillées qui me couvrirent 
tout le casque. En les prenant, j'avais pour 
but la gloire, tandis que mes guerriers son- 
geaient seulement à revenir plus vite chez 
eux par la puissance de leur vol. Oh que 
les mobiles qui dirigent les éléments de notre 
être corporel sont étranges, et combien, de- 
vant la vérité, cette maîtresse suprême du 
monde, les aigles, bien qu'ils fassent tous le 
même bruit, paraissent différents 1 

XLvni. 

Joyeux, nous volions vers nos foyers, et 
devant nous fuyaient arbres, vergers et chau- 



— 177 — 

mières. Une fois au but, mes guerriers se 
rangèrent dans la cour du château, et j'y 
entrai semblable à un ange noir et ailé. Le 
rideau de pourpre qui séparait le roi du vul- 
gaire, s'ouvrit en étincelant de mille étoiles 
de fleurs: le prince apparut dans les reflets 
de cette pourpre, me toisa de son regard et 
laissa tomber soii sceptre d'ambre. 

XLIX. 

Je vis tout à coup disparaître de son front 
et la sereine bienveillance qui planait comme 
une hirondelle sur ses cheveux gris et sa 
bonté silencieuse,- puis son visage, devenu 
cadavéreux et froid, me glaça de son aspect 
au point que je me tins contrit comme un 
moine, les yeux baissés et fouillant de ma 
pensée au profond de mon âme. Je me de- 
mandais si le subit orgueil de ma victoire 
n'avait pas fait naître dans l'esprit du monar- 
que quelques pensées secrètes et ne lui por- 
tait pas ombrage? 

L. 

Alors lui, regardant mes ailes et mes plu- 
mes que coloraient les lumières de la salle 

12 



— 178 — 

et que le reflet de la pourpre rendait encore 
plus terribles, les abattit sous son sceptre. On 
me saisit, et déjà mon âme sombre et im- 
pure me conseillait de me saUYer en fondant 
avec mon glaive au milieu de la cour ter- 
rifiée sur le roi, le briser lui et sa puissance. 

Mais, dans un moment de fureur plus 
court que la durée d'un éclair, je n'osai pas 
tenter un si grand coup. Plutôt que de 
profiter de reffusion d'un sang de famille et 
de me montrer au grand jour, tenant à la 
main mon glaive qui eût plutôt ressemblé à 
un serpent qu'à une arme, je préférai voir 
ma tête chanceler et tomber dans la poussière 
comme un chêne séculaire. 

LU. 

Je me laissai donc saisir, et seul, dans un 
noir caveau, enchaîné à des colonnes de 
granit, comme l'araignée, cette sombre tra- 
vailleuse, je me mis à tisser de mes cha- 
grins et de mes insomnies une longue trame 



— 179 — 

de pensées. Il me semblait voir s'asseoir 
sur mon casque des fantômes d'aigles et mes 
épaulières se charger de têtes de Méduse 
toutes pâles et sanglantes. 

Lin. 

Mon âme était si forte, si riche de facultés, 
elle gouvernait avec une telle puissance mon 
corps, (qu'elle parlait sans cesse par l'écho 
d'un monde spirituel; de son abîme pleiiT 
d'horreurs, car notre âme est un abîme où 
tourbillonne un essaim de noires pensées, elle 
puisait la force terrible de lancer un coup et 
en frappait comme avec une foudre. 

LTV. 

Celui qui croyait me calmer et apaiser 
les orages de mon esprit par la prison, celui- 
là était' dans l'erreur. Mon âme grondait 
sans cesse; le roi Lekh l'entendait, il sentait 
que, vampire invisible, je le mordais et le 
courbais jusqu'à terre. Encore enfermé en 
moi-même, je ne faisais faire aucun effort à 
mon esprit, et cependant je commandais déjà 
une phalange de génies infernaux, esclaves 
fidèles qui ne me quittaient jamais. 

12* 



— 180 — 

LV. 

vous qui ne rencontrerez jamais ici bas 
votre véritable ange gardien, qui ne voyez 
la vie que dans votre chaumière, et pour qui 
Dieu se voile de nuages éphémères, pour 
vous l'image de ces faits ne signifie rien. 
Pour d'autres, en dépit du diapason de mon 
âme et du terrible orage qui gronde dans 
mon chant funèbre, ce chant ne paraîtra pas 
différent de toutes les rapsodes connues. 

LVI. 

Une fois vers minuit, tandis que je dévo- 
rais ma colère, je crus apercevoir tantôt une 
apparition blanche, tantôt une forme noire 
et indécise, tantôt enfin une étoile qui me 
jetait son regard en filant. Et en eflfet, je 
voyais la ravissante figure de la fille du roi, 
dont un rayon de lumière, parti de ses 
doigts de rose changés en rubis, perçait la 
poussière et les toiles d'araignés de mon 
cachot. 

Ses cheveux dorés, tombant en tresses jus- 
qu'à ses pieds, se traînaient sur les dalles 



— 181 — 

• 

verdâtres; les tresses étaient fermées par deux 
épis d'or que surmontaient des fleurs de pierres 
précieuses. Ces fleurs semblaient être deux 
génies animés, regardant le ciel et pareilles 
à des figures d'anges ou d'esprits malins qui 
sortent de l'onde et fixent les yeux sur l'on- 
dine qui marche au-dessus des vagues. 

Lvm. 

Les joyaux éclatants se rappellent à ma 
mémoire, plutôt que le reste. Un brouillard 
épais me le dérobe encore, à ce point que 
je ne tente pas même d'évoquer en rêve 
l'image de cette divine créature. Mais le 
génie de la mémoire me représente éternelle- 
ment et le plis de sa robe et les deux 
épis d'or, et ses pieds blancs qui s'avan- 
çaient vers moi comme deux croissants fan- 
tastiques. 

LIX. 

Et moi, caché au fond de mon antre de 
granit, accroupi comme un monceau d'esprits 
infernaux que la lumière fait ressembler à 



— 182 — 

• 

un amas de couleuvres, de membres et de 
chaînes, hérissé d'ailes comme un des démons 
de cette nature antique et primitive qui, 
ainsi qu'on le sait, a produit des dragons 
couverts de flammes et volant dans les airs; 

LX. 

Moi, me rappelant qu'après avoir servi le 
trône j'avais été injustement payé de la plus 
noire trahison et croyant le roi nâon débi- 
teur, moi, dis-je, alors eflleuré par le regard 
de sa fille, je hérissai mes ailes toutes salies 
contre elle, et, le visage tout pâle, je lui 
montrai mes yeux par-dessous mes plumes 
avec une telle intensité de colère que j'au- 
rais pu la brûler de mon regard comme d'une 
flamme dévorante. 

LXI. 

Pauvres esprits que nous sommes, forcés 
de puiser toujours à la même source nos 
plus belles couleurs. Voilà encore le dragon 
d'Andromède, faisant briller ses défenses; 
voilà encore cet autre aflfreux serpent étoile 



— 183 — 

qui, dans l'Edda, s'avance vers le soleil, ra- 
masse avec sa queue les étoiles, ces fleurs 
de la voûte azurée, les engloutit dans ses 
poumons embrasés et les rejette imprégnées 
de son haleine de feu. 



LXIL 

C'est sur la splendide vierge que, furieux, 
infernal, puissant et d^autant plus terrible 
que j'étais malheureux, je fixai tous les 
éclairs de mes yeux, ayant plus soif de sa 
possession que de la liberté. Gomment alors 
cette vierge de bon secours m'ouvrit^elle un 
guichet dont l'huile avait silencieusement forcé 
les gonds? c'est là ce qu'il faut laisser dans 
l'oubli, car un nuage sanglant me dérobe le 
tableau. 

Lxni. 

Mais elle, chaste, pure, et n'ayant pas la 
conscience de son action, m'enleva d'une 
seule parole vers des régions sublimes. Alors 
cette divine maîtresse du chant et de la harpe, 
animée d'un esprit tout céleste et se rappe- 



— 184 — 

lant peutrêtre une existence primitive menée 
par elle dans l'antique Rome, se mit à me 
raconter comment elle avait lu dans le livre 
d'une Sybille qu'un jour des a^les, montés 
sur des chevaux, lui arracheraient sa cou- 
ronne de la tête. 

LXIV. 

L'étrange songe fixa si profondément sa 
vision dans sa mémoire qu'elle en fit un ré- 
cit exact à son père, et déjà, tout pensif et 
le front assombri, il allait appeler les devins 
pour avoir l'explication du rêve quand, reve- 
nant soudain, moi aigle armé, je rangeai 
dans la cour du château mes guerriers parés 
de leurs dépouilles ailées, et réalisai ainsi le 
rêve aussi clairement que si c'eût été à la 
lueur des éclairs. 

LXV. 

Voilà ce que me dit l'infortunée en s'accu- 
sant presque elle-même comme d'un crime 
d'avoir rêvé au moment où, à la clarté de 
la lune, aux éclats de la foudre et hérissés 



— 185 — 

de nos ailes, nous réalisions sa vision. Mais 
par la puissance que les sombres démons 
exercent sur la volonté des humains, les ima- 
ges du songe tombèrent sur elle, le carnage 
sur les aigles et les ailes sur moi. 



CHANT n. 

I. 

La lune planait en plein et les étoiles 
scintillaient dans toute leur clarté; les gril- 
lons et les cigales chantaient au milieu des 
herbes; le château s'élevait tout pensif sur sa 
.montagne sablonneuse: le froid du nord, 
l'odeur des fleurs sauvages et les battements 
de mon cœur attristé en présence de cette 
sombre nature, toutes ces impressions se fai- 
saient doublement sentir en moi, alors que 
je l'avais, elle, à mes côtés et mon cheval 
prêt à m'emporter au vent. 

n. 

Qu'elle était ravissante! d'une main elle sou- 
levait ses tresses et de l'autre m'indiquait les 



— 186 — 

déserts du nord. «J'ai horreur du nord; lui 
dis-je, car Thomme y est impuissant contre 
> les orages; mais j'ensanglanterai mes éperons 
dans les flancs de mon cheval, et je courrai 
à travers le monde jusqu'à ce que les nations 
de la terre me montrent une femme aussi 
belle que toi, fût-ce la reine du feu ou des 
ondes. 

m. 

Sinon je reviendrai comme un spectre en 
courroux. Et toi, enchanteresse, rappeUe-toi 
de l'ombre qui aura fui d'ici, projetée par la 
lune sur la verdure et formée par le coursier, 
les ailes d'aigle et le cavalier. C'est la lune 
qui en ce moment donne à ce fantôme un 
si terrible aspect; le vent le chasse de ces 
lieux; le malheur le rend fou et si Dieu 
l'épargne au milieu des orages, il se peut 
qu'il revienne ici porté par la foudre. » ' 



IV, . 

A ces mots je menaçai le monde d'un geste 
de la main, d'un air d'autant plus furieux que 



— 187 — 

j'étais seul et sans forée. Des étoiles fixées 
à leur voûte diaphane avaient les yeux ouverts 
et Fouie tendue; à l'orient un ruban boréal 
brillant d'un sombre écarlate formait à l'ho- 
rizon des plaines grisâtres un mirage si déce- 
vant qu'elles paraissaient ondoyer comme une 
mer sur la route de l'aurore. 



Diane, l'étoile matinale, tantôt blanchâtre 
comme une feuille de bouleau, tantôt verte 
ou purpurine comme une feuiUe de rose do- 
rée, se plongeait dans le sein des brouillards 
diaprés, aussi inconstante que la mélancolie 
au cœur d'une jeune fille. Moi, dans ma soif 
d'une nouvelle vie, déployant comme des ailes 
mes bras vers l'orient, et pareil à un esprit 
aux traits pâles de souffrance, je fuyais ma 
propre pensée plus encore que mes geôliers 
impitoyables. 

VI. 

Aujourd'hui le monde entier est connu, est 
découvert par l'esprit; mais alors, mystérieux 



— 188 - 

comme une apparition fantastique, il excitait 
d'une manière fascinatrice à la conquête, par 
le brillant de la nouveauté, pour détruire 
aussitôt le charme par Thorreur du carnage. 
U poussait des cris pareils à ceux d'un en- 
fant qu'on étoufferait et qui prendrait les 
éclairs de votre armure pour une vision in- 
fernale. 

vn. 

Il n'est pas de sombres forêts où je n'aie 
erré en aiglon terrible de l'avenir porté sur 
les ailes du vent. Quiconque me rencontrait, 
croyait voir Satan, car avant que ma figure 
ne le frappât, il apercevait déjà tout, et mon 
armure, et mes ailes, et le grand marteau qui 
pendait jusqu'à mon genou, et ma lance qui 
flamboyait parmi les sapins dans les airs, 
avec sa pointe d'acier plus brillante que la 
flamme. 

VIII. 

Dans un cimetière isolé, au milieu des sa- 
pins, un jour je rencontrai les sauvages Ger- 
mains au front toujours pensif. esprit, 



— 189 — 

peintre d'un passé depuis longtemps évanoui 
tu vois encore leurs murailles de bois, leurs 
chars, leurs foyers, leurs figures éclairées par 
la flamme, les blancs tombeaux des ossements 
romains, et sur ces tombeaux les aigles ar- 
rachées aux légions de Varrus et semblables 
à des lampes et à des couronnes d'or. 

IX. 

Tu les vois, et aujourd'hui encore tu te 
demandes quelle force a animé ta voix et 
ta langue: « vous, m'écriai-je, qui êtes aussi 
nombreux que les étoiles du firmament, aussi 
terribles que la foudre quand elle brise les 
portes du ciel, sachez-le bien, c'est par vous 
que moi, fils de la cendre et du génie de la 
mort, j'exterminerai le monde; oui je l'ense- 
velirai sous vos pas. A moi donCj guerriers, 
à moi!» Cela dit je leur montrai la blanche 
étoile du jour qui poignait au-dessus des fo- 
rêts. Et tous se levèrent comme un seul 
homme. 

X. 

Oui, tous par milliers se levèrent farouches 
et prêts à voler au carnage. Une seule figure, 



— 190 — 

placée à Técart au milieu des fleurs, resta 
immobile. Sa blancheur transparente me 
frappa; elle était endormie; une bonté mer- 
veilleuse s'épanouissait sur son front calme et 
serein que Taube argentait. C'était une statue 
gisant dans les herbes sauvages, aux bords 
d'un ruisseau et comme enflammée par les 
feux de l'aurore. 

XL 

Et en la voyant je me dis: «cet être à la 
blancheur immaculée, est-ce quelque reine de 
peuples exterminés, que des paroles triste- 
ment magiques ont endormie ici sur ce lit de 
violettes?» Mais soudain un barbare lui as- 
séna un tel coup que la tête vola du tronc, 
pareille à une lampe, ennemie joyeuse des 
ténèbres: elle s'arrêta un instant dans les airs 
comme une étoile et fila toute rayonnante. 

XII. 

La colère fit bouillonner le sang dans mes 
veines. Tirant mon glaive, j'en portai un si 
rude coup au barbare que sa tête éclata en 



— ' 191 — 

deux coDàme une grenade purpurine. Alors 
je me jnis à la contempler, cette horloge de 
la vie ouverte à mes yeux, avec ses veines 
rouges mystérieusement entrelacées, et voyant 
en mouvement tous ces ressorts de l'âme, je 
comparai les deux têtes comme deux esprits. 

xin. 

A peine l'eus-je fait que de nouvelles puis- 
sances, évoquées sans doute par la statue 
vengeresse, accoururent à mon secours. En vain 
alors mille frondes m'assaillirent de leurs pro- 
jectiles; plus terrible que Ja foudre qui broie 
les forêts, je parvins à imprimer à ce peuple 
une telle terreur, à le remplir d'un tel enthou- 
siasme qu'il m'adora et me proclama son César. 

XIV. 

Aujourd'hui cette contrée est plongée dans 
un sommeil profond: peut-être la blanche 
statue y git-elle encore; peut-être dans quel- 
que chaumière aux boçds de l'Ister, chante-t-on 
encore mon histoire à laquelle personne ne 
veut ajouter foi, et personne ne sait comment 



— 192 "— 

la statue vengée m'envoya des héros pour 
Textermination du monde, comment,, après 
m'avoîr aperçu, elle évoqua autour de moi un 
essaim d'esprits lumineux. 

XV. 

Les hommes ignorent par quelles paroles, 
par quels faits, par quelles tortures je suis 
parvenu à rassembler ces millions d'esprits 
dont la vue maintenant m'efifraie toutes les 
fois que je les appelle: mais aussi je ne de- 
mande leur secours que quand les forces me 
manquent; et ils m'arrivent de différents côtés 
et de sphères différentes, et rayonnent autour 
de moi comme des cercles de feu qui se croi- 
seraient au sein des nuages. 

XVI. 

Ce sont là les réflexions que roi-esprit, seul 
au milieu des barbares, je faisais jadis sur les 
phénomènes qui apparaissent à la naissance 
des peuples et disparaissent dès que la greffe 
a pris sur l'arbre. Les foudres et les éclairs 
qui accompagnent ces moments primitifs, la 



— 193 — 

terreur et l'angoisse qui alors président le 
monde, saisissent de frayeur comme le chant 
du coq au tribunal de Pilate. 

XVII. 

Il semblerait que les oiseaux du matin ne 
veuillent pas cesser de chanter, et leur chant 
est triste comme le cri d'un enfant; le ciel 
s'obscurcit comme saisi de cette espèce d'hor- 
reur qui précède l'aube; les étoiles brillent 
d'une lueur plus forte; les hommes r'échauffent 
leurs mains à la flamme des villes incendiées ; 
épouvantés par le silence du moment, ils sem- 
blent tout prêts à renier l'esprit divin, et ce- 
pendant ils jettent autour d'eux un regard 
inquiet pour voir si Dieu ne les entend pas. 

XVIII. 

Eh bien je sentais alors tout cela, bien que • 
mon sang battît comme une foudre dans mes 
veines; mon casque résonnait, mon panache 
brûlait d'un feu ardent, mon marteau lançait 
des étincelles pareilles à des croissants; tout 
enfin prenait vie autour de moi ; et mon cour- 

13 



- 194 - 

sier de parler, ma lance de grandir, mon 
glaive de s'animer, les vents de m'apporter 
des conseils, les nuages de me défendre, tandis 
que les croassements des corbeaux m'annon- 
çaient un jour fatal et que des phalanges 
circulaires de grues me. prédisaient au con- 
traire le bonheur. 

XIX. 

C'est ainsi qu'averti par toutes les puis- 
sances terrestres, je vins à fondre sur ma 
malheureuse patrie. Le roi n'était plus, et 
son peuple décimé contemplait sa jeune reine 
comme une étoile vivante. Elle aussi, cou- 
verte de sa cuirasse d'or peinte de diverses 
couleurs, elle se montrait, fantôme brillant, 
dans le terrible tourbillon des combats. On 
eût cru voir l'ange blanc de la gloire. 

XX. 

Autour d'elle c'étaient un camp continuel 
de guerriers, des cuirasses noires, des glaives, 
des boucliers et au-dessus de sa tête un dais 
mouvant d'étendards. Chaque fois que le soir 



— 195 — 

ternissait le ciel de ses brouillards, alors, à 
l'instar des oiseaux de nuit ou des fantômes, 
surgissaient des marais les Venèdes et les 
Tchoudes, les jaunes Pétchénègues, les Tar- 
tars d'outre mer, qui remplissaient l'horizon 
de milliers de flèches. Mais ce n'était rien 
encore que de les voir au combat; le plus 
horrible c'était de les entendre hurler. 

XXI. 

Je me rappelle encore ces cris et ces hur- 
lements de différentes nations et en différen- 
tes langues, lorsqu'avec les flots de mon ar- 
mée j'acculais les phalanges de ces peuplades 
aux rives de la Vistule. Enfin, à la pointe 
du jour, ils m'expédièrent les Anciens de leur 
armée, en implorant la paix et un morceau 
de terre à peine suffisant pour un tombeau. 

xxn. 

Assis sur la peau d'un lion à la crinière 
dorée, dans un modeste char germain, je leur 
dis: «que les vierges, filles des premiers vay- 
vodes dénouent d'abord leurs tresses, que 

13* 



— 196 — 

Vanda elle-même, fondant en larmes et pâle 
de douleur, vienne verser du vin dans nos 
coupes, et que mes Germains élèvent cette 
belle aux cheveux d'ambre sur leurs boucliers. 

XXIU. 

Et quand, placée sur le disque d'un bouclier 
de cuivre,, proclamée reine par les peuples 
sauvages, elle nous aura entonné un hymne 
pour les générations futures et charmé ainsi 
nos âmes farouches, moi alors, j'ouvrirai mes 
bras palpitants pour qu'elle s'y réfugie comme 
une colombe et me demande de ses lèvres 
rosées, tout ce qu'elle voudra, la terre, oh 
même la moitié du ciel!» 

XXIV. 

Les vieux Svityne et Tchertchak s'éloig- 
nèrent avec cette réponse. A mes yeux, va- 
gue jusqu'alors, la figure de l'enchanteresse 
commença à briller d'un éclat solaire et ray- 
onna de plus en plus. Aussi quanfl je m'éten- 
dis sur mon lit de camp, tout un enfer m'ap- 
parut, sillonné sans cesse par la foudre, sombre 
et rouge de vapeurs comme une forge. 



-- 197 - 



XXV. 



Je déchirais sur ma poitrine mon pour- 
point de cuir et j'étais comme cloué à mon 
lit. C'est alors qu'elle se montra dans cet 
effrayant tourbillon de flamme, pareille à un 
esprit enveloppé d'arcs-en-ciel radieux. Au- 
dessus d'elle une chaîne d'étoiles harmonieu- 
ses qui composaient un chœur d'une mélodie 
toute aérienne, faisait vibrer sur des tons ma- 
giques et divers le plus sublime des chants. 



XXVL 

En entendant ces voix avec lesquelles 
s'avançait vers moi la jeune vierge, mon âme 
sortit presque de mon corps pour aller à sa 
rencontre. Elle bleuâtre et rouge au milieu 
de ce chœur de feu, et faisant tournoyer son 
chant comme les ailes aériennes d'un moulin, 
elle troubla mon esprit 'au point que je m'ar- 
rachai les cheveux et qu'en suivant ces chants 
je me sentis déjà presque fou et comme en- 
traîné dans un précipice. 



198 — 



XXVII. 



Il faisait encore nuit; je ceignis mon cas- 
que, je mélançai sur mon coursier à bride 
abattue. Je me rappelle encore cette atmos- 
phère d'un gris perlé vaporeux et la tour 
ébréchée de ce château dominant la Vistule, 
où le peuple avait enfermé sa reine dans des 
remparts de guerriers et de pierres. Arrivé 
là, je sonne de mon cor d'airain, j'en fais 
trembler les airs jusqu'à ce que le hennisse- 
ment des chevaux me réponde à l'entour. 

xxvin. 

Alors parait le vieux vayvode Svityne, frot- 
tant ses yeux encore rouges de sommeil. «Va, 
lui dis-je, je regrette mes paroles d'hier, je 
t'ai montré un visage trop sévère. Que votre 
jeune et belle reine vienne remplir ma coupe, 
soulever ma visière et peut-être alorg lui 
sera-t-il plus facile de me chanter un hymne 
et de tomber dans mes bras.» 

XXIX. 

A ces mots, le vieillard sans me répondre 
me conduisit aux bords de la rivière vers un 



— 199 — 

groupe de peuple. Des pêcheurs tenaient 
leurs filets argentés, des prêtres portaient des 
torches, bien que le jour brillât déjà; quelques 
rapsodes avec leurs luths étaient assis au som- 
anet d'un petit rocher sous un saule pâle, 
enveloppés des brouillards du matin. Sur les 
collines on allumait des signaux. 



XXX. 

Ici je vis dans la prairie un grand mouve- 
ment parmi les jeunes filles et les femmes 
vouées au service de la reine. Les unes por- 
taient des fleurs, des encensoirs d'argent, des 
diadèmes d'or en forme de croissants. Lès autres, 
cueillant dans les herbes des bluets pour en 
faire une couronne, jetaient dans l'air argenté, 
dans les brouillards grisâtres, des milliers de 
couleurs en offrande aux divinités du fleuve 
national. 

XXXL 

Monde étrange! étrange tableau que j'évo- 
que! mais combien de fois l'aurore purpurine, 
et les fleurs que je cueille couvertes de rosée. 



— 200 — 

et les oiseaux de la forêt qui se réveillent 
à l'aube du jour, et les couleurs du prisme 
que j'emploie à peindre mes pensées, quand 
mon esprit s'allume comme un flambeau, com- 
bien de fois, dis-je, ne m'ont-ils pas rappelé 
ce tableau si douloureux, cette jeune reine 
gisant morte sur la prairie. 

XXXIL 

Elle ressemblait à la lune dont le soleil, 
par un jour d'automne, efface à son lever le 
premier éclat; aussitôt l'astre des nuits se fond 
dans l'air azuré, le front légèrement coloré, 
et ensuite, planant au-dessus d'une guirlande 
de forêts où le vent fait frissonner les feuil- 
les d'or à côté des feuilles de flamme, pleine, 
ronde, pâle, elle finît par se vaporiser comme 
une ombre argentée qui s'enfonce dans les airs. 

XXXIIL 

Telle était sa pâleur déjà un peu bleuie par 
rhôiTeur du trépas; telles étaient les perles 
de ses lèvres qui grimaçaient d un sourire 
convulsif devant les Ondines de la Vistule. 



— 201 — 

Du reste elle se laissait tranquillement parer 
par ses femmes de sombres feuilles d'if, d'une 
couronne d'or et d'un collier d'ambre. La 
terreur rendait le cadavre plus effrayant en- 
core aux yeux du peuple. 

XXXIV. 

Mais cette terreur arriva à son comble lorsque, 
découvrant mes traits farouches et jetant un re- 
gard sombre de dessous ma visière, je brisai mon 
glaive et en fis voler les morceaux et les éclairs 
au-dessus de ma tête. Les vapeurs ténébreuses 
de mon âme et les étincelles dorées du glaive 
s'élevèrent comme un ouragan olympien au- 
dessus de mon panache flamboyant. On eût 
dit que mon génie était venu tout en feu se 
poser sur mon casque. 

XXXV. 

Le premier cri qui sortit de ma bouche ne 
ressemblait plus à une voix humaine, c'était 
le cri d'une bête féroce. Il réveilla mes cent 
mille Germains qui s'avancèrent sourdement 
comme une mer qui gronde au loin. Alors 
j'élevai un bûcher effrayant, royal et si haut 



— 202 — 

que les ondes de la Vistule arrêtées par cette 
digue, par cette hécatombe de cadavres, se 
dressèrent comme un spectre ensanglanté de 
géant. 

XXXVI. 

Mais avant que d'être livrée aux flammes, 
que de plaintes affreuses n'a-t-elle pas enten- 
dues! ))0 cheveux, m'écriai-je, je ne laisserai 
pas vos boucles se sécher dans le feu de 
leurs liquides diamants; j'ordonnerai aux om- 
bres souterraines de se transformer magique- 
ment en un temple plein de détours et de 
piliers, et là, ô vierge, je te déposerai dans 
un cerceuil d'albâtre, je te ferai garder par 
l'éloquente mnémosine des siècles passés, par 
la Colonne funéraire! 



XXXVII. 

Oui, je te déposerai en silence sur un lin- 
ceul de satin blanc, embaumée, endormie d'un 
soleil éternel; puis comme un lion, couché à 
tes pieds, je troublerai ton sommeil tranquille 
de mes profonds soupirs. Alors peut-être toi, 
tu te lèveras et, par un baiser, me faisant 



— 203 — 

connaitre l'aurore du jour du réveil suprême, 
tu me fixeras, ô mon amie, dans ces sombres 
souterrains, en lisant éternellement des paro-' 
les mystérieuses sur des blocs de rochers. 

xxxvm. 

Et tandis que je serai là dans un séjour 
sans soleil, sans étoiles et sans lune, où règne 
une tristesse sottibre et sans fin, moi, guerrier 
semblable à un ouragan assoupi, les paupières 
ouvertes, fixes et sèches, comme alors toi, ma 
rêveuse lectrice, en versant ta mélodie perle 
par perle dans mon oreille, toi maîtresse de 
la parole et du chant, comme alors, dis-je, 
tu changeras pour moi des siècles en minutes 
par la magie de ta voix.» 

XXXIX. 

C'est ainsi que je parlais en pressentant les 
mystères d'outre -tombe. Et embrasé * d'une 
nouvelle ardeur, je voulus la déposer sur un 
pavois de glaives, l'envelopper dans un sang- 
lant étendard de guerre et, loin d'une contrée 
où le soleil meurtrit le corps de ses feux im- 



— 204 — 

pitoyables et précoces, fuir avec elle dans la 
froide Islande, terre calcinée par la flamme 
de sept volcans aujourd'hui éteints. 

XL. 

«Là, m'écriais-je, là sur les glaciers, je la 
déposerai pareille à une fleur crifetalisée, je 
l'ensevelirai brillante sur . un rocher rougi par 
des éclairs de volcan. Et alors sur sa cîme, 
parmi les aigles sauvages, plus farouche que 
les ouragans, plus terrible que les vagues, je 
me laisserai glacer par le froid et dévorer 
par le feu,» 

XLL 

C'est ainsi que mes pensées prenaient des 
formes colossales; ^'est ainsi que mon esprit, 
faisant jaillir les éclairs de sa nature primi- 
tive, brisait les chaînes fatales de son nouveau 
corps, et cachait toujours la foudre au sein 
du nuage. Bientôt une assemblée solennelle 
du peuple se réunit et me revêtit de la 
pourpre royale des Lekhs. Tous étaient frap- 
pés d'une ignoble frayeur: je m'assis sur mon 
trône; mon front s'assombrit. 



205 — 



XLII. 



Qui oserait se vanter de ce que je vais 
avouer? qui oserait le mettre dans des pages 
/humaines non comme une confession mais 
pour une gloire éphémère? J'avai» résolu 
d'épouvanter les cieux eux-mêmes, de frapper 
à leur voûte comme sur un bouclier d'airain, 
d'en déchirer, d'en ouvrir l'azur par mes cri- 
mes, et de faire trembler sur leur base. les 
colonnes de la loi, siège de l'ange de la vie, 
jusqu'à ce que enfin Dieu se montrât dans les 
cieux à moi, oui Dieu, mais la face toute pâle! 

XLIII. 

(c Et si Dieu même, me disais-je, ne fait pas 
voir sa figure au-dessus de cette cité violée 
de la vie, il se peut qu'alors des comètes 
flamboyantes accourent à travers le ciel, pré- 
sentent à la terre leur face étonnée et comme 
des fantômes déploient leurs queues au-des- 
sus de mon bourg; l'une, d'abord, puis une 
autre et après elle une troisième. Qui sait 
si, tout souillé de sang, je ne m'en eifrayerai 



— 206 — 

pas moi-même, et peut être alors à leur suite 
des soleils rouleront-ils par milliers. 

XLIV. 

Peut-être aussi les deux se rempliront 
d'apparilions et de figures solaires à l'œil 
sanglant. £t ce ne sera plus autour de moi 
qu'une vapeur de cimetière, que des orages, 
des vents, des flammes et des. frimas conti- 
nuels, des pluies de. sang et des voix parties 
du fond des sépulcres. Le soleil pâlira, la 
lune s'arrêtera dans son cours, l'étoile gémira 
ou hurlera de désespoir, la nature montrera 
que l'homme ne lui est pas indifférent. 

XLV. 

Autrement, continuais-je, si j'agis avec ce 
peuple comme un roi en démence et que la 
vie se cache comme un serpent dans son trou 
et comme si elle ne sentait aucune de ses 
plaies, les honmies ne seraient dès lors que 
poussière, et moi-même que serais-je? pous- 
sière aussi, matière forgée ici bas en glaive 
d'un jour, glaive d'autant plus teitible que ce 



— 207 — 



n'est pas la main des esprits mais sa propre 
volonté qui l'aurait jeté sur la terre. » 



XLVL 

A peine avait-je conçu cette idée que mon 
regard, un de ces regards clairs et secs* qui pé- 
nètrent sourdement dans les pensées humaines 
pour fouiller jusque dans les os les vestiges des 
esprits, la réfléchit autour de moi. Aussitôt 
Tchertchak qui implorait lâchement sa grâce 
à mes pieds, fut livré aux bourreaux, et après 
lui je ne sais quelsdevins dont je vois aujourd'hui 
dans les ténèbres les deux têtes sanglantes. 

XLVII. 

J'envoyai la cour et les serviteurs du Vay- 
vode le rejoindre, sous prétexte qu'ils tra- 
maient un complot. Du haut de ma tour je 
contemplais cette longue chaîne de condam- 
nés qui allaient à la mort, les fers aux pieds 
et des torches à la main. Et les cieux? 
hélas les cieux conservant leur azur comme 
s'ils eussent ignoré le sort de ces malheureux, 
regardaient ce spectacle d'un air calme et in- 



— 208 — 

différent où perçait cependant une certaine 
tristesse. 

xLvm. 

Un cortège immense de victimes défila; je 
crus que je verrais apparaître leurs fantômes, 
pareils aux cygnes rosés dont les cris sem- 
blent faire gémir et pleurer l'air, ou que des 
murailles couvertes de caractères flamboyants 
sortiraient, fileuses terribles, des araignées de 
de feu se balançant sur leurs toiles ignées et 
traçant dessus le plus infernal an'êt contre moi. 

XLIX. 

Je crus encore que mes nuits seraient agi- 
tées, mes journées sombres comme des nuits 
sans étoiles, que j'entendrais des gémisse- 
ments dans les ténèbres, un cliquetis d'armes 
et des souffles de glace ou de feu sur mon 
front? Et de tout cela rien n'eut lieu; cet 
esprit tout puissant auquel j'avais déclaré la 
guerre laissa son enfant impuni. Alors ma 
fière et dure poitrine se souleva, car j'étais 
résolu à provoquer à outrance le mépris 
divin. 



209 — 



Je vois de mon ancien regard cette œuvre 
hideuse de mon esprit d'autrefois, alors que 
des steppes -entières, couvertes aujourd'hui de 
tombeaux, étaient appelées steppes rouges par 
le peuple. On s'aperçut soudain. que mon 
corps enlaidissait, que je prenais les formes 
de l'ange maudit. Les hommes croyaient voir 
mes entrailles pourrir; je gisais assoupi comme 
un boa qui bâille. 

LI. 

Parfois, monté sur la plate forme de ma 
tour, j'ordonnais qu'on m'amenât comme un 
troupeau de blebis et par différents chemins 
les premiers Vayvodes et Joupanes de l'em- 
pire. On les déposait dans des tombeaux 
ensanglantés, on couvrait leurs bûchers de 
ronces et de noirs genièvres et d'en haut, 
comme un vautour farouche, je regardais ces 
milliers d'incendies mouvants. 

Ln. 

Souvent à mes yeux dix étoiles, dix soleils 
s'embrasaient à la fois, j'entendais à la fois 

14 



— 210 — 

dix cris épouvantables. Et cependant ma poi- 
trine ne se gonflait pas d'émotion, Tefiroi ne 
saisissait pas mon cœur. Comme un démon, 
je restais là tranquille sous le poids de ma 
couranne, et les compagnons dé mes crimes 
regardaient le plus grand de tous les objets 
d'horreur^ ma figure couverte d'une pâleur 
mortelle. 

LUI. 

On s'étonnait de ne pas me voir aboyer 
comme un chien, ni rugir comme un lion, ni 
grincer des dents comme un démon. On ne 
se doutait pas qu'en esprit inspiré, j'attendais 
les étoiles vengeresses, les pluies de sang, et 
alors je saisissais de nouveau mon glaive et 
de nouveau je rendais le monde entier furieux 
contre moi; puis je me remettais à demander 
au ciel obscurci si, par ce glaive que j'enfon- 
çais dans une poitrine humaine, je ne frap- 
perais pas d'horreur une puissance divine 
quelconque. 

LIV. 

Je tendis toutes les facultés de mon âme 
pour inventer des milliers de tortures, bû- 



— 211 — 

chers immenses, vaisseaux se fendant en deux 
sur la Vistule, roues et chevalets allongeant 
les corps; vaines inventions! ce pays incon- 
cevable dans son martyre résista toujours et 
usa tout par sa patience. Le ciel lui-même 
le supporta aussi patiemment tant que je ne 
brisai que les ressorts matériels de l'esprit. 

/ LV. 

J'allai plus loin encore et dans le choix du 
supplice, ne pouvant créer rien de plus hor- 
rible, je commençai à violer les lois divines 
les plus sacrées, pour ravaler la nature elle- 
même. On amena ma propre mère à ma cour 
et au lieu de me jeter à ses pieds, de tom- 
ber dans les bras de cette vieille Sibylle en 
haillons, je fis servir son corps de mèche à 
une torche résineuse. 

LVI. 

Je dis au peuple qu'elle m'avait jeté un 
sort, qu'elle me rongeait le cœur, qu'elle em- 
poisonnait mes épouses; elle se mit à courir 
comme un oiseau, la chevelure toute en flam- 

14* 



— 212 — 

mes et s'éteignit enfin dans d'indicibles souf- 
frances. Alors la corruption envahit ma figure 
et montra par sa teinte verdâtre que l'enve- 
loppe de mon esprit se déchirait. Et cepen- 
dant il n'avait pas conscience de lui-même 
dans son corps, plongé qu'il était dans une 
profonde léthargie, dans un mal noir. 

LVII. 

Une seule fois, j'eus le courage de me mi- 
rer dans mon bouclier; je me vis plus noir 
qu'un cadavre qui depuis un siècle eût reposé 
dans son cerceuil, abandonné déjà des vers 
épouvantés à l'aspect de ses yeux flamboyants 
comme des torches, de ses larmes toutes 
rouges et du souffre enflammé de ses os moisis^ 

Lvm. 

Mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est 
qu'ainsi corrompu, déchu et usé, je me sen- 
tais parfois rempli de l'ardeur d'un ange, prêt 
à aimer cette terre, à l'enlever dans les cieux 
au son d'une hymne qui vibrait d'une harmo- 
nie métallique et, passant par deâ tons de 



— 213 — 

plus en plus douloureux, dégénérait enfin en 
un chant convulsif. 



LIX. 

Dès qu'une pareille ivresse s'emparait de 
moi et. que je restais là les mains comme 
détachées des bras, bien que Técume et les 
larmes ruisselassent sur ma figure et que ma 
bouche gardât le silence, alors mon esprit fas- 
ciné semblait faire toui;noyer toutes les lunes, 
saisir toutes les étoiles comme des notes de 
musique et, exprimant ici bas son langage en 
caractères terrestres, il créait déjà non plus 
le chant du rêve mais bien une hymne de 
roi-prophète. 

LX. 

Un seul page se tenait à mes côtés, un 
seul petit page, et ce chant l'empoisonna. 
Des voix terribles, se précipitant dans son 
corps, lui disloquèrent les membres; sa poi- 
trine tomba en putréfaction. Il marchait, par- 
lait en dormant et tremblait de tout son corps 
ainsi qu'une boîte mélodieuse en bois de 



— 214 — 

cèdre, où Tartiste a enfermé toutes les voix 
de la tempête, tous les éclats du tonnerre. 

LXI. 

En attendant, le roi des cieux m'armait 
d'une puissance qui jetait l'effroi dans tous 
les cœurs, effroi sombre, royal, qui remplissait 
jusqu'aux murs de mon château lui-même. 
Le parquet sec de ses salles résonnait sous 
mes pas comme les ais d'un cerceuil. Dans 
les villages le peuple curieux racontait avec 
épouvante que mon habitation respirait féti- 
dement le sang et le mystère. Et partout ici 
bas on ne rêvait que de moi. 

Lxn. 

Dans les cuisines souterraines mes serviteurs 
devisaient sur mon compte, disant que j'étais 
pâle comme la lune quand elle se mire dans 
un bassin de sang où nagent des vipères en- 
trelacées; qu'une étoile d'or me guidait en 
marquant mes traces de sang, à travers la 
sombre région où toute âme exhale sa rage 
contre le roi des esprits immondes. 



— 215 — 



Lxm. 



Et prodige plus étonnant encore, on se mit 
à m'adorer pour ma force, pour l'effroi que 
j'inspirais et les tortures de mon invention. 
A mon abord le peuple pliait le genou de- 
vant moi, peuple de brebis qui court toujours 
après son berger. On courbait la tête devant 
mon effroyable figure, croyant voir deux lan- 
ternes dans les deux ailes de mon casque, et 
ma figure suspendue au milieu d'elles comme 
une lampe sépulcrale et livide. 



LXIV, 

Mes paupières, qu'on eût dit fendues par 
un couteau, brillaient de l'éclat des rubis et, 
à travers leur peau sanglante, mon âme re- 
gardait le monde, ce fantôme maudit du passé. 
Oh Seigneur, par quelles souffrances humilian- 
tes, par quelles tortures de mon corps n'ai- 
je pas dû eifacer l'efifroi de mon front et ar- 
racher de mes yeux la sombre étincelle de 
l'ange exterminateur! 



— 216 



LXV. 

Et c'est parce que j'ai osé provoquer les so- 
leils et les lunes de l'univers entier, les foyers 
de tes météores et tes orages, parce que j'ai 
endossé mon armure pour en défier ta sainte 
colère et que, serviteur en révolte, j'ai voulu 
savoir qui je servais, parce que j'ai voulu, ô 
Seigneur, contempler et ta face divine et les 
quatre foudres gardiens du monde, et toutes 
tes puissances qui protègent les humains, et 
ton firmament. 

LXVI. 

C'est donc pour cela, ô Seigneur, que tu 
m'as abandonné et entraîné à une mort ter- 
rible. Svityne vivait encore. Le vieillard 
s'illustrait par la gloire, combattait mes enne- 
mis, rachetait mes crimes,* étendait les fron- 
tières de mon empire, l'affermissait sur les 
bords de deux mers argentées. Quoique vieux, 
il ne remettait point son glaive au fourreau, 
je l'aimais, je le respectais comme un second 
père. 



— 217 — 

Lxvn. 

Eh bien minuit, je m'en souviens, sonnait 
alors, et la constellation du cygne semblable 
à ime croix d'or planait au-dessus de ma tour, 
en lampe unique dés voûtes solitaires que 
j'habitais: soudain au milieu des remords de 
mon cœur se glissa la pensée hideuse de la 
mort de Svityne, mais avec une telle puissance 
que je lui tendis aussitôt la main et lui souris 
comme un enfant. 

Lxvm. 

Depuis, je voulus la chasser, mais déjà elle 
était maîtresse de mon âme. «Essaie, me 
dit-elle, et si, lui mort, aucune aurore ne vient 
à poindre, aucune de ces étoiles, épouvantées 
du crime, ne tombe sur terre pour s'abreuver 
comme un vampire de ton sang, alors tu pour- 
ras ne plus t'inquiéter de l'esprit; alors la 
terre ne serait que poussière et l'homme en 
jaillirait comme une lave. 

LXIX. 

Libre aux feux follets de parcourir les 
vallées, libre à la foudre de frapper les hom- 



— 218 — 

mes vertueux 1 Sois donc libre aussi de suivre 
ton idée, ne pèse pas tes actions; essaie si le 
ciel est vivant ou inerte. » Une voix invisible 
me soufflait ces conseils; et si dans le corps 
de cent Svityne, les âmes d'une centaine de 
mes aïeux eussent du fond de leurs tombeaux 
fixé leurs regards sur moi, je n'aurais pas 
reculé devant cette nouvelle hécatombe. 

LXX. 

J'envoyai donc les bourreaux réaliser ma 
pensée. Mais quand une telle pensée vient 
à fleurir, elle ne manque pas de se ramifier 
sur un tronc monstrueux. Aussi envoyai-je 
d'autres bourreaux pour exterminer la cour, 
la femme et les enfants du fidèle Vayvode. 
Ce jour là le ciel assombri ruisselait de pluie 
et de grêle. Parfois le soleil laissait s'échap- 
per un triste rayon de son sein, une grêle 
dorée fouettait ma cuirasse ou faisait pKer 
mon panache, car j'attendais en plein vent le 
retour de mes bourreaux. 

LXXI. 

Ici une foule de vieux mendiants entourent 
mon palais, le regard fixé sur leur roi qui 



— 219 — 

reste debout devant le seuil de son palais. 
A travers le réseau de la pluie ils voient ce 
spectre royal gémissant sous la grêle qui fait 
résonner son armure. Tout à coup un fan- 
tôme sec et à barbe grise s'approche de moi. 
C'était un mendiant; il arrriveàma porte, pétrifié 
comme une statue qui commence à s'éterniser, 
se raidit et me présente une lettre de Svityne. 



CHANT ni. 

I. 

A cette époque nos vieux Vayvodes tenaient 
à leur cour des joueurs de luth. C'étaient là 
les bardes de nos temps chevaleresques, d'or- 
dinaire sages, aveugles et pliant sous le poids 
des années. De longues barbes argentées 
brillaient comme des cuirasses sur leur poi- 
trine; ils portaient des lyres petites mais cé- 
lèbres, enchâssées dans du corail, de l'argent 
ou de l'ambre. 

n. 

Ils tenaient en main de longs bâtons de 
bouleau poli, recourbés en forme de crosses, 



— 220 — 

avec lesquels, je m'en souviens encore, ils 
dirigeaient les chœurs des jeunes garçons et 
marquaient la mesure du chant. Dès qu'ils 
levaient la baguette blanche ^ la foudre gron- 
dait aussitôt dans le chœur; le sceptre du 
vieillard venait-il à s'abaisser, soudain le chant 
tombait co;nme un ange à^terre. 



m. 

C'est avec une pareille crosse à la main et 
une lyre à sa ceinture que le barde cente- 
naire de Svityne s'arrêta à mon seuil. Je me 
rappelle encore les haillons bigarrés de son 
manteau, don charitable de la Providence, sur 
lequel l'aurore se fondait dans l'azur et bril- 
laient diverses couleurs. Son pied nu dans 
son cothurne, argenté comme la coquille d'un 
pèlerin, reluit encore aujourd'hui devant mes 
yeux. 

IV. 

C'est ainsi qu'un pied en avant comme une 
grue voyageuse, le vieillard, appuyé sur sa 
crosse blanche, la figure transparente, ombragée 



— 221 — 

de cheveux blancs, et enveloppé dans son 
vieux manteau comipe dans un nuage d'azur 
me présenta son message. Iris quand elle 
descend du ciel, traînant après sa tresse l'arc- 
en-ciel, les étoiles et les roses du matin , n'est 
pas aussi ravissante pour moi que le souvenir 
de ce vieillard. 



V. 

«Barde fidèle au 'cœur d'or, toi qui t'es dé- 
voué avec une si sublime abnégation pour 
ton maître, puisses-tu avoir un tombeau sacré 
pour la charrue et pareil à un sépulcre en- 
chanté. Revis par tés chants dans une longue 
série de siècles, jusqu'à ce que ces chants 
soient de nouveau oubUés. Par ton exemple 
inspire aux hommes l'amour, accorde de temps 
en temps ta lyre, et chante, ô barde fidèle! 

VI. 

Puisse -je encore me rappeler le charme 
dont tu possédais le secret, les notes suaves 
dont tu dilatais les cœurs, notes cadencées, 
justes et magiques comme les touches harmo- 



— 222 - 

nieuses des orgues célestes! Mais surtout par- 
donne-moi enfin Thorrible blessure que mon 
glaive impitoyable te fit au pied et qui, pour 
combler tes maux, te ravit ton plus beau 
charme, ta chanson voyageuse.» 

vn. 

Oui, tandis que le vieillard me présentait 
sa lettre, j'appuyai sur son pied la pointe de 
mon glaive et sentis qu'elle lui entrait dans 
les os! lui il restait là immobile et, tant il 
était patient, sublime comme Dieu. Cloué 
par le glaive aux dalles qu'empourprait son 
sang, il se tenait calme dans les plis azurés 
de son manteau et me regardait comme on 
regarde un enfant. 

VIII. 

Et loin de retirer le glaive de la blessure, 
le faisant au contraire pénétrer plus profon- 
dément dans les os, je lisais des paroles qui, 
comme des tenailles infernales, me brûlaient 
le cerveau et m'arrachaient les entrailles. 
Cette lettre, gravée dans mon âme au fron- 



— 223 — 

tispice de ses remords et de ses infamies, y 
imprima d'une manière indélébile ses terribles 
reproches, car son auteur, tout en m'aimant 
encore, me méprisait. 

IX. 

«Bourreau et tyran de ma patrie, hier en- 
core mon souverain, écrivait le vieux Svityne, 
je me suis condamné volontairement à l'exil 
pour que ma mort ne fasse pas déborder la 
coupe de tes forfaits. Tu me chasses et moi, 
maître ingrat, je te laisse les cœurs et les 
étendards de tous tes guerriers. Seul je 
disparais sans laisser de traces et n'emporte 
rien avec moi que ma douleur. 



«J'aurais volontiers livré à ton glaive ma 
tête fatiguée, cette tête qui eut encore souri 
sous le coup et que Dieu n'avait jamais ef- 
frayée par le spectacle de la mort, si tu 
avais eu quelque battement de cœur humain, 
si tu ne t'acharnais pas sur les cendres 
même de tes sujets, toi qui ne réponds que 



- 224 - 

par le mépris au regard qui appelle la clé- 
mence et te venges sur les os de tes victi- 
mes comme un chien sur une pierre. 



XL 

«Aujourd'hui, pendant mon sommeil, des 
anges aux cheveux d'or m'ont averti; ton 
fantôme a apparu à mon chevet pareil à un 
flambeau qui brille au sein de vapeurs téné- 
breuses. Oui, toi-même tu m'as averti, et 
ce n'est que parce que tu es devenu un tel 
monstre aujourd'hui qu'on t'entend, qu'on te 
sent de loin quand tu viens à méditer la 
mort d'un homme. 

XII. 

»Ton esprit plus miséricordieux te sert 
d'espion; c'est lui qui d'abord fouille ton 
cœur pouèri; puis quand tes dents grincent 
dans le sommeil de ton corps, il court et 
avertit les hommes, Oui, ton esprit sort de 
toi, parcourt le pays, secoue ta victime par 
les cheveux et gémit comme une femme. 
Et toi, fatigué de ces lamentations, tu te 



— 225 — 

lèves sans te douter que tu as pleuré sur 
nous. 

xm. 

» L'ange exterminateur a dû te transformer; 
il t'a envoyé pour remplir une mission infer- 
• nale, il a énervé ton peuple, pétrifié ton 
cœur et t'a ordonné de labourer les popula- 
tions comme un champ. Ton souffle em- 
brase l'air; mais bientôt des âmes, sorties 
de leurs corps et vivantes encore, dresse- 
ront à tes yeux leurs figures radieuses et 
se précipiteront sur toi avec la rapidité du 
vent. 

XIV. 

' » Abuse donc dans ces derniers jours de 
la force de ton glaive et de ta hache; moi, 
je t'attends au jour du jugement suprême 
avec cette, lettre dont j'emporterai les paroles 
dans la tombe. Je t'attends hors de ce monde, 
sur la rive contre laquelle une mer de feu 
vient briser ses vagues écumantes et rougies 
du sang que tu a versé; je t'attends, te dis- 

15 



— 226 — 

je, et avec ces paroles j'apparaîtrai en ac- 
cusateur. 

XV. 

»Tu n'entreverras plus ma ligure ici bas, 
et cependant, vieille grue battue par l'orage, 
je ne prends pas mon essor loin de toi. Le 
secret de mon séjour n'est connu que de 
moi, de mon coursier et de mon vieux 
barde. L'éclair est plus facile à atteindre 
que le coursier et, quant à la fidélité de 
rhonune, si la vieillesse et un chant plein 
de charme sont incapables de t'émouvoir, 
fais encore un essai, ô roi, le vieillard est 
en tes mains». 

XVL 

Tel était le message vengeur du vieux 
Svityne. J'y entendais gémir la menace et 
la résistance de l'âme qui commence par une 
plainte et prend ensuite un corps. Je 
m'élançai comme un monstre ailé avec toute 
la furie, toute la rage de mon cœur. Eussé- 
je dû bouleverser de fond en comble mon 



— 227 — 

royaume, j'aurais tout sacrifié pour briser 
le vieillard et lui arracher son secret. 



XVII. 

Il s'afifaissait, je m'en souviens, sous l'âge; 
Zoriane était son nom. Tandis que par mon 
ordre on le conduisait au supplice du ^ feu, 
plus tranquille qu'une brebis, il passait les 
doigts sur les cordes de sa lyre et marchait 
au bûcher avec un sourire enchanteur. Loin 
de me maudire, et au lieu de faire puissam- 
ment vibrer sa petite lyre, il la caressait, 
la figure toute rayonnante, comme si c'eût 
été une blanche colombe dont il voulait cal- 
mer l'effroi. 

xvm. 

Sur son bûcher, comme assis au doux 
murmure d'un ruisseau, il semblait vouloir 
dire, et par son geste et par son sourire: 
«ne t'eflfraie pas, ô ma petite lyre, la mort 
n'est pas un tourment, ne redoute point le 
meurtrier du corps. Rassure-toi, ma mignonne 
rassure-toi, ma sœur, ma fillette chérie. A 

15* 



- 228 — 

quoi nous servirait donc notre sagesse si elle 
ne nous apprenait à mourir? 

XIX. 

»0n t'a acceuillie gracieusement dans les 
châteaux et les chaumières, tant que tu as 
été jna compagne de voyage. Montre donc 
aigourd'hui ta reconnaissance et ne pleure 
pas devant tes bourreaux, car ils seraient 
capables de se réjouir de Savoir ravi ta 
mélodie. Va, par la suite des temps, quand 
mille arcs-en-ciel viendront à briller au-dessus 
de ces contrées, nous ressusciterons tous 
deux. Nous ressusciterons avec tout un cor- 
tège de bardes aux luths d'or, dont la voix 
rivalisera avec celle des anges. 

XX. 

«Prends donc patience, ma petite lyrel 
Dorsl bénis soient les éclairs lumineux et 
flamboyants de ce bûcher!» Id enlacé dans 
les anneaux dorés dû feu il disparut Mon 
âme sentit alors son maître. L'afl^use con- 
traction de ma bouche, béante comme un 



— 229 — 

abime, la sécheresse de ma gorge àrd^te^ 
le manque d'air dans ma poitrine étouffée, 
m'apprirent que j'appartenais déjà à l'enfer. 

XXI. 

Haletant, je m'élançai sur mon coursier, 
tout gris encore des cendres, qui venaient de 
consumer le maître du chant. Le déUre 
s'était emparé de moi, et une foule de mes 
satellites couverts d'or, d'ambre, de cuivre, 
d'acier et d'ailes, portant sur eux de nom- 
breux instruments de torture, des clous, des 
massues, des lances et, pareils a une troupe 
d'archanges, se précipitèrent à ma suite dans 
les vagues de la Vistule, prêts à exterminer 
le monde entier sur leur passage, et tous 
montés sur des chevaux plus fougueux que 
l'aquilon. 

xxn. 

Et je volais en avant de leur phalange. 
La tête cachée dans un vieux casque de 
plomb rouillé comme dans un capuchon, tant 
je ressentais intérieurement de honte d'avoir 



— 230 — 

la figure plus livide que le vert de gris, le 
regard plus rouge que le feu du nuage qui 
porte la foudre, j'accourus sur les bords de 
la Vistule dans un château que je trouvai 
déjà tout ensanglanté, car il venait d'ense- 
velir ses cadavres mutilés. C'était le châ- 
teau de Svityne. Mon esprit m'y avait pré- 
cédé et se baignait dans des flots de sang. 

xxm. 

A cet aspect je fus épouvanté, car j'avais 
perdu le souvenir des ordres que j'avais 
donnés la veille. Les bourreaux, saisis de 
terreur, restaient là devant moi comme de 
pâles fantômes. «Qui donc, hurlai-je, a osé 
devancer ici mes volontés, qui a pénétré 
ici plus avide que moi du sang de Svityne? 
répondez, qui a réalisé à l'égal de Dieu mes 
idées? 

XXIV. 

Je dois sans doute l'attribuer à mon esprit, 
car la terre ne porte plus de pareils meur- 
triers. Qui ne se fftt laissé attendrir par les 



— 231 — 

âmes de ces enfants , à la vue de cette île 
remplie de bouleaux, d'ifs et de rossignols, 
de murailles de cèdre, que la voix n'a qu'à 
frapper pour qu'aussitôt, remplies d'échos de 
gémissements et de cris, elle réponde à cha- 
que étage par la voix de Svityne, comme la 
boîte d'un vieil orgue en ruines. 

XXV. 

Moi seul qui n'ai pas d'autres sentiments 
que celui de la rage, je suis tombé ici au 
point du jour, sans que rien ne m'arrête, ni 
le calme de ces salles, ni l'odeur de ces cè- 
dres, ni le chant de famille que répètent les 
plafonds, ni la stérilité d'une misérable ven- 
geance, ni Satan ici bas ni Dieu dans les 
cieux. Oh dans ces cieux, il n'y a que le 
videl égal de Dieu je méjugerai moi-même I» 

XXVI. 

A ces mots j'enfonçai ma lance dans la 
muraille: que cette nuit, dis-je à mes satel* 
lites, soit consacrée au festin, pour moi 
comme pour vous, exécuteurs de mes crimes. 



— 282 - 

Un jour de pénitence lui succédera. Ici tout 
le château répondit comme une forge ar- 
dente. Entouré de la bande scélérate, je 
pris place au banquet, comme un cadavre 
ressuscité et coloré par l'ivresse. 

xxvn. 

L'orgie avait commencé. Le service de 
Svityne, cruches, coupes et flambeaux, couv- 
rait la table. Des spectres, c'étaient les 
génies du crime, nous présentaient à boire; 
drapés dans des manteaux ensanglantés, le 
teint à la fois verdâtre et empourpré comme 
celui des vampires, ils se dressaient à nos 
côtés sous des formes distinctes et dispa- 
raissaient dès qu'on les regardait en face. 

xxvm. 

Soudain, un page haletant se précipitant 
dans la salle et d'une parole rapide: «Sei- 
gneur, un signe épouvantable vient d'appa- 
raître; une verge flamboyante brûle dans les 
cieux!» Je pâlis; puis, croyant que c'était un 
fantôme qui m'annonçait ce funeste présage, 



— 233 — 

j'arrachai ma lance de la muraille et j'en 
perçai la poitrine de l'enfant. 

XXIX. 

Alors je m'élançai sur le balcon d'où la 
vue dominait toute la contrée et tout le ciel 
qui scintillait d'une myriade d'étoiles enchaî- 
nées à une seule et immense constellation. 
Celle-ci, pareille à un glaive dégainé, avait 
une .grande escarboucle incrustée dans la 
poignée; le joyau resplendissait et changeait 
de couleur comme un œil dans la figure in- 
visible d'uû esprit. 

XXX. 

Le regard fixé sur cette étoile, je me mis 
à lutter avec elle comme avec un démon; je 
lui versai tout le poison de mon cœur, je 
l'abreuvai de tout le venin de mon âme. 
Parfois elle en pâlissait et moi après elle; 
enfin je tombai sur un genou, haletant, épuisé, 
le corps traversé de ses rayons aigus, ainsi 
que tombe maint guerrier percé d'une lance 
meurtrière dans un tournoi. 



— 234 — 
XXXI. 

Je venais d'apercevoir en elle un signe 
plus éclatant; on eût dit un sourcillement de 
paupière, un éclair parti de l'œil d'un génie. 
A ce signe, je sentis qu'une puissance ter- 
rible, occulte, brisait à jamais mon âme. 
Tournant la tête vers mes gens et leur mon- 
trant le dragon fulgurant qui tordait sa queue 
scintillante autour de la voûte céleste, je 
leur dis: «Vous voyez cette comète, eh bien 
elle m'apporte la mort!» 

xxxn. 

Une pâleur mortelle, une agitation fié- 
vreuse, envahirent tout mon être. »Oui, 
m'écriai-je d'une voix caverneuse, j'ai enfin 
vaincu la nature, voilà les marques de la 
puissance de mon esprit sur elle. Les étoiles 
ont envoyé leur sœur aux frontières de leur 
monde pour savoir si je vivais encore, si le 
manteau royal couvrait encore mes épaules. 
J'ai rempli ma mission de roi, d'homme et 
d'exterminateur. Le ciel a enfin conçu de 
M'épouvante sur le sort de la terre et l'heure 
de ma mort approche. 



— 235 — 



xxxm. 

Allez; vous n'êtes plus des sujets de ma 
royale fureur mais des soldats aguerris. J'ai 
racheté cette nation par les flots de son sang 
et au-dessus de ces flots j'ai élevé son esprit 
qui désormais méprisera la mort. Maint vil- 
lageois charmera sa veillée par le récit mélo- 
dieux de mes faits et sera fier en se rap- 
pelant avec quel courage ses aïeux allaient 
à la mort quand leur souverain les y en- 
voyait. 

XXXIV. 

Quant à moi je ne suis que le glaive de 
Dieu et je vais expier ma mission. L'abîme 
s'ouvrira devant moi, la foudre déchirera ma 
large poitrine. Comme une meute de chiens 
détachés de leur lesse, toutes les fureurs, 
tous les désirs s'allumeront en moi avec 
l'ardeur d'un soleil; ma figure projettera dans 
les airs une ombre monstrueuse; l'amour de 
l'humanité purifiée dans le sang et l'ange du 
malheur planeront sur ma tombe. 



236 — 



XXXV. 

Oui, mon âme va subir son jugement. 
Mais vous, vous vivrez plus tranquilles que 
les enfants innocents, qu'un blanc troupeau 
d'agneaux. Tous mes crimes ont découlé d'un 
seul grand principe et c'est sur moi seul 
qu'en retombe le fardeau. Le souvenir n'en 
restera que dans les sépulcres et dans la 
longue complainte d'un mendiant voyageur. 
Les ronces croîtront sur ma tombe; un 
autre, un ange saura gagner l'amour de vos 
cœurs. 

XXXVL 

Mais après bien* de siècles» .... Je veux 
achever quand soudain une douleur sans nom 
me brise les os; des myriades d'étincelles 
jaillissent de mon capuchon de plomb; le 
^cuivre et l'acier fondent sur moi. En vain je 
me raidis pour conserver ma fière stature de 
roi; j'éclate dans le feu comme de l'argile; un 
noir nuage voile ma vue et toute mon âme 
se concentre dans un seul atome. 



— 237 - 



XXXVII. 



Tout était fini. Une immense éclipse et un 
morne silence avaient succédé à cette scène. 
Dieu appesantit pour la dernière fois sa main 
sur moi et, sous cette puissante pression, 
mon âme se fendit de mille fissures à travers 
lesquelles mon regard pénétrait dans ma 
conscience. Comme un ver qui se tord dans 
le feu, tant que le souffle de cette âme cri- 
minelle agita mes lèvres, elle resta au fond 
de mon corps souillé jusqu'à ce que Dieu lui 
eût ouvert les portes de Tétemité. 

XXX vm. 

Telle fut là fin de mon existence, que long- 
temps les rapsodes chantèrent dans le pays. 
Vieux bardes! Vous n'avez su deviner ni le 
mobile de ines actions ni en quoi j'étais su- 
périeur aux Hérodes romains. Au-dessus de 
moi planait une idée sublime, éclatante; une 
infinité de marches sanglantes me conduisaient 
directement au seuil du temple où s'atteint 
tout grand but. J'y marchais, comme un 



— 238 — 

guerrier sans peur, à travers des monceaux 
de cadavres. 

XXXIX. 

lia vie vibrait dans chaque corde de mon 
âme, on sentait la force dans chacun de mes 
faits. Mieux eût valu pour moi être dans 
un tombeau que sur une pareille voie; mieux 
la lame au poing qu'avec une telle pensée 
dans la tête. Tôt ou tard une pluie de fou- 
dres s'abattra sur l'aigle qui regardait le so- 
leil en face, le cou tendu vers l'avenir. Que 
dis-je, elles éclatent sans cesse sur ma tête. 

^ XL. 

Et cependant c'est par moi que ma nation 
est devenue grande, c'est moi qui lui ai 
donné son nom et ouvert son avenir; pous- 
sée par ma rame sanglante, elle flotte encore 
sur l'Océan humain, cette Pologne, antique 
nef de toutes les souffrances. Une autre 
vague l'a souvent détournée de son chemin, 
et souvent son génie sacré s'est épuisé pour 
ne produire que des fruits terrestres, sans 



— 239 — 

odeur, sans vitalité hélas I mais ce que moi, 
j'ai exprimé d'elle avec son sang, c'est là ce 
qui l'a toujours fait sortir victorieuse de ses 
luttes sans fin. 

XLL 

Dors maintenant, ô ma forme primitive, 
en jetant au loin une clarté douteuse comme 
celle d'une nouvelle lunel Spectre maudit 
pour le sang que tu as répandu, dors dans 
ta chemise d'acier, dans ton casque de plomb ! 
L'anathème repose sur toi comme sur les 
colonnes de bazalte élevées par le génie du 
temps, perdues dans le désert, enveloppées 
de nuages, de ténèbres, et visitées seulement 
par la foudre. 

XLII. 

forme maudite 1 je t'ai foulée aux pieds, 
et rayonnant de l'esprit divin je m'avançais 
vers l'avenir. Les mers fuiront leur rivage, 
les montagnes s'écrouleront en poussière, 
une pluie de comètes s'abattra sur le monde 
terrifié, le jour où j'aurai accompli au moral. 



— 240 — 

ce que j'ai accompli daos Tordre terrestre. 
Car, que suis-je sinon un ïjsprit ébauché à 
la lueur de la première Aurore des temps, 
aux regards duquel Dieu a soulevé ses voi- 
les et pour qui des milliers d'années ne du- 
r-ent pas plus qu'un moment. 



FIN. 




Imprimerie de F. A. Brockhaus à Leipzig. 



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