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Full text of "La porte du soleil"

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V? 


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043/^ 


4 


LA  PORTE  DU  SOLEIL. 


Imprimerie  lijJrHuli<iuc  de  GIUOUX  et  VIALAT, 
k  Sâint-Deaia-Ju-Port,   pria  Ligoy. 


^»-""^""-"^::r-.:rir,P'- 


LA   ÎMtP.TE 


DU 


SOLEIL 


ROGER   DE    BEAUVOIR. 


PAlllS. 
DLMONT,    ÊDITEUH, 

PALAIS-ROYAL,        88,       AU    SALON     LITTÉHAIRK. 

1 844. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/laportedusoleil03beau 


XXIV. 


tu   MONTRE. 


Départ  de  MadriJ.  —  Le  visa  d'un  passeport.  — Notre-Dame 

d'Atocha.  -—La  prière  d'un  escopetero.  —  La  montre  volée. 

—  José  Maria.  —  La  redingotte. 


  M.  A.  Karr. 


D'OiiRf,  ig  otlthrt  \%^t. 


Ce  matin  nous  avons  quitté  Madrid.  Rien 
ne  s^opposait  plus  à  ce  départ  désiré,  rien, 
excepté  le  visa  de  la  chancellerie  espagnole, 
faisant  suite  à  celui  de  la  chancellerie  fran- 


çais e... 

T.  m. 


6  LA    PORTE 

En  France ,  on  croit  ce  double  visa  une 
chose  facile,  mais  les  difficultés  innombra- 
bles que  la  police  castillane  se  croit  en  droit 
de  susciter  aux  étrangers,  se  compliquent 
encore  de  la  nullité  de  notre  ambassade.  La 
chancellerie  française  et  la  chancellerie  es- 
pagnole se  regardent  comme  Tristapatte  et 
Marécot  dans  leur  peau  d'ours,  aucune  n'ose 
avancer.  L'échauffourée  de  Léon  rendait  les 
Français  suspects,  un  envoyé  de  M.  Pajeot 
vint  donc  me  prévenir  que  le  secrétaire  d'É- 
tat de  Madrid  ne  me  laisserait  pas  partir 
avant  trois  jours. 

—  Trois  jours  !  c'est  bien  long,  repris-je, 
Monsieur  le  chargé  d'affaires  n'aurait-il  pas 
assez  de  trois  heures? 

—  Monsieur  le  chargé  d'affaires  de  Fran- 
ce, poursuivit  l'envoyé,  ne  peut  prendre  sur 
lui  d'obtenir  votre  passeport. 

—  C'est  juste,  j'oubliais,  il  n'a  pu  même 


DU    SOLEIL  7 

obtenir  ies  siens  dans  la  nuit  du  7  !  j'atten- 
drai. Seulement  je  n'attendrai  que  trois  heu- 
res. 

—  Et  après  ces  trois  heures  ? 

— -  Après  ces  trois  heures,  je  partirai  à 
mes  risques  et  périls  :  dites  cela  à  M.  Pa- 
jeot. 

L'envoyé  de  la  chancellerie  française  s'en 
fut  l'oreille  basse  rapporter  ma  réponse  aux 
bureaux  de  l'ambassade.  Pendant  ce  temps, 
désirant  prendre  mon  mal  enpatiencejepus 
visiter  encore  une  fois  Madrid  à  vol  d'oiseau, 
Madrid  où  je  venais  de  passer  un  mois. 

Dans  ce  mois  j'avais  vu  une  course  do  tau- 
reaux,une  émeute  au  palais,  et  une  exécu- 
tion, c'était  assez.  Je  me  souvins  alors  que  je 
n'avais  pas  visité  l'église  de  Noire-Dame- 
d'Atocha. 

Il  y  avait  peu  de  mantilles  au  Prado  quand 
ja  le  traversai,  le  Prado  était  muet,  ce  n'é»* 


♦t 


B  LA    PORTB 

tait  pas  l'heure  de  la  promenade,  l'heure  des 
éventails  et  des  regards  mis  en  jeu.  Quelques 
rares  aguadores  presque  tous  de  Galice  et  la 
tête  bardée  du  classique  mouchoir,  dor- 
maient auprès  de  la  fontaine  de  Cybèie.  Sur 
un  banc  de  pierre,  un  vendeur  de  raisins  et 
un  miHciaoo  faisaient  seuls  la  conversation. 
Neuf  heures  sonnaient  à  la  Porte  du  Soleil,  je 
me  dirigeai  par  le  Prado  vers  l'église  de  No- 
tre-Dame-d  Atocha. 

Ce  temple  Espagnol  est  blanc  et  nu,  Il  n'a 
rien  de  l'ëclat  doré  des  autres  églises  ;  nul 
retable  d'or,  nulle  Vierge  à  robe  de  perles; 
il  est  l'humble  desservant  de  Saint-Louis,  de 
Saint-André  et  de  Saint  Isidore  de  Madrid, 
mais  il  y  a  une  iile  de  drapeaux  à  sa  voûie , 
comme  aussi  dans  ses  chapelles  quelques  bé- 
quilles et  des  bras  de  bois  en  forme  d'ex- 
voto.  Une  vieille  femme  accroupie  sur  ses 
genoux    suivant    l'usage   espagnol,   priait 


DU    SOLEIL.  S  9 

ardemment  la  vierge.  Derrière  elle  un 
homme  se  tenait  debout,  et  cet  homme, 
je  le  reconnus,  car  ce  n'était  pas  moins 
que  Vescopetero  de  notre  voilure,  il  m'avait 
rendu  visite  la  veille  en  me  demandant 
si  je  ne  faisais  pas  route  avec  lui  pour 
Séville. 

—  Voici  ma  mère,  me  dit-il  tout  bas  en 
me  montrant  la  vieille  à  laquelle  il  donna  la 
main  pour  se  lever  de  sa  natte  au  sortir  de 
l'église.  Nous  partons  ë  onze  heures,  ai-je 
l'honneur  d'escorter  votre  seigneurie  ? 

Lescopetero  chargé  de  protéger  la  dili- 
gence en  cas  d'attaque  est  pour  l'ordinaire 
un  ancien  bandit  retiré  du  commerce,  celui- 
ci  avait  trente  ans. 

C'était  un  homme  élancé,  mais  vigoureux, 
son  petit  chapeau  de  majo  coqueUement 
posé  sur  l'oreille,  sa  veste  ornée  d'une  infinité 
de  boutons  ;  il  portait  la  guêtre  et  le  panta- 


fO  Xh   PORTE 

Ion  à  bande  de  velours,  connu  sous  le  nom 
de  (  caîzon  de  campo  ),  ce  pantalon  recou- 
vre ordinairement  un  maillot  de  laine  bleue, 
culotte  ornée  de  houppes  noires  au  genou  ; 
Xescopetero  le  portait-il  ?  je  le  présumai,  car 
il  était  mis  avec  la  recherche  fanfaronne  qui 
caractérise  l'Andalousie.  Il  donna  le  bras  à  sa 
mère,  une  figure  ridée  comme  un  véritable 
portrait  du  Ribera  et  dont  la  pâleur  ressem- 
blait à  celle  d'un  vieil  ivoire;  puis,  me  mon- 
trant à  elle  en  souriant  : 

—  Merci,  lui  dit-il,  merci  d'avoir  prié  pour 
votre  fils  et  ce  cahallero  qui  peut  et  doit 
compter  sur  mon  escopette. 

En  parlant  ainsi,  il  jetait  un  regard  d'or- 
gueil sur  sa  cartouchière  qui,  j'allais  oublier 
de  vous  le  dire,  remplaçait  sa  ceinture  et  me 
plut  singulièrement.  Elle  était  de  beau  cuir 
jaune,  piquée  çà  et  là  sur  tout  le  tour  de 
fleurs  en  soie;  dansles  tuyaux  de  cette  écharpe 


•»% 


DU    SOLEIL.  11 

guerrière  dorment  les  cartouches  espagno- 
les, il  y  en  a  vingt-cinq  pour  le  moins. 

—  La  route  de  Madrid  à  Séville  serait- elle 
mauvaise  ?  dcmandai-je  à  Yescopetero ,  quoi- 
que je  prévisse  d'avance  sa  réponse. 

—  Muy  mala ,  senor,  muy  mala  \  nous 
avons  surtout  un  passage,  c'est  Puerto  Lapî- 
che,  mais  ce  n'est  qu'a  notre  second  jour  de 
route,  vous  pourrez  dormir  jusque  là. 

—  Et  après  Puerto  Lapiche  ? 

—  Le  troisième  jour,  nous  avons  encore 
Santa  Cruz  de  la  Mudela;  mais,  en  ce  lieu  , 
vous  achèterez  de  charmants  couteaux,  voilà 
une  arme  défensive,  n'est-ce  pas,  ma  mère? 
dit-il  en  se  retournant  vers  la  vieille  femme 
et  en  lui  montrant  sa  nabaja,  couteau  fort 
long  et  fort  large,  emmanché  dans  une  corne 
luisante  et  flne  qui  sortait  de  son  gousset  à 
grelots. 


12  LA    PÔRÏE 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  fais  le  métier 
à'escopetero  ? 

—  Six  ans,  senor,  et,  vous  le  voyez,  je  n'y 
ai  perdu  encore  aucun  de  mes  membres. 
Loin  de  là,  j'ai  tué  trois  voleurs  à  Baylen. 

—  Tu  m'avais  dit  six ,  lûjo  (  mon  fiîs  !  ), 
lui  dit  sa  mère  en  le  regardant  de  cet  air  de 
doute  dont  Falstaff  e&t  écouté  après  sa  ba- 
taille  

—  Trois  ou  six..,,  ma  foi,  je  ne  sais  plus 
trop.  Senor,  prenez-y  garde,  et  si  vous  avez, 
comme  je  n'en  doute  pas,  une  bourse  ou  une 
montre,  failes-îa  glisser  dans  votre  botte 
gauche,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  me 
les  confier  à  toutes  deux ,  à  moi  Jeronimo 
Lopez,  natif  de  Villalta,  quand  nous  passerons 
Madrilejosî 

J'allais  remercier  mon  nouveau  protecteur 
de  l'honnêteté  de  ses  intentions  et  me  confier 
à  sa  garde,  quand  je  vis  accourir  vers  moi  à 


DU   SOLEIL.  13 

toutes  jambes  le  domestique  italien  de  ma 
fonda  qui  m'apportait  un  papier  ployé  en 
quatre,  ce  n'était  rien  moins  que  le  visa  de 
la  chanceiierie  française  au  bas  de  mon  pas- 
seport. Le  secretario  de  esiacio  avait  signé 
sur  les  sollicitations  de  M.  Ligier,  le  chance- 
lier de  notre  aaibassade.  Lès  trois  heures 
se  trouvaient  réduites  à  une  simple  demi- 
heure. 

—  Voilà  qui  est  convenu,  dis-je  à  Xesco^ 
petero,  je  pars  sous  ta  garde,  mais  tu  peux 
être  tranquille,  brave  Jeronimo  Lopez,  tu  ne 
brûleras  pas  une  cartouche  en  mon  hon- 
neur. Les  bandits  des  alentours  de  Puerto 
Lapiche  ne  peuveni  rien  sur  nous,  ne  viens- 
tu  pas  de  prier  Notre-Dame  d'Atocha  ? 

—  Mais  au  contraire,  seigneur,  je  viens 
de  prier  la  Vierge  qu'elle  nous  en  fit  rencon- 
trer. 

—  Que  me  dis-tu  là  ? 


14  lA    POETB 

—  Certainement,  ce  sont  mes  petits  pro- 
fits. N'être  pas  attaqué  !  fl  donc,  c'est  désho- 
norant. Il  ne  se  passe  pas  de  fois  que  je  ne 
tire  ma  poudre  à  ces  corbeaux,  mais,  encore 
un  coup,  je  serais  mis  à  rien  dans  l'estime  de 
mes  semblables  si  je  n'avais  pas  ma  petite 
attaque  à  raconter  ! 

Et  Jeronimo  Lopez  riait  en  me  montrant 
ses  dents  blanches,  pareilles  à  celles  d'un 
jeune  loup;  il  était  menteur,  fanfaron,  anda- 
loux;  enfin  tous  les  vices  du  cher  pays 
que  j'allais  voir,  il  les  possédait  en  propre, 
et  ne  les  eût  pas  quitte's  pour  un  empire. 
Mais  aussi  il  était  spirituel,  éveillé,  co- 
quet, il  me  reconduisit  jusqu'à  mon  hôtel 
en  me  donnant  le  salut  d'usage  d'un  air  nar- 
quois. 

Baya  usted  con  DioSf  cah aller o  !  (allez  avec 
Dieu,  cavalier  !  ) 

La  protection  divin©  était  de  nature  à  me 


ou    SOLEIL.  15 

rassurer  plus  que  la  sienne  ,  et  pourtant 
que  devais-je  penser  de  son  horrible  prière 
à  Notre-Dame  d'Atocha?  Quelques  visites 
d'adieux  indispensables  me  firent  gagner  bien 
vile  l'heure  de  onze  heures,  heure  sacramen- 
telle des  départs  pour  Se  ville.  Un  de  mes 
amis  d'Espagne,  don  R.».,  voulut  bien  me  con- 
duire avec  mes  bagages  dans  sa  calèche  jus- 
qu'à la  carrera  San-Jeronimo,  la  rue  de  la 
diligence.  Je  passai  pour  la  dernière  fois  de- 
vant la  Porte  du  Soleil. 

Je  crois  vous  avoir  dit  que  c'est  le  lieu  de 
Madrid  où  fourmille  le  plus  de  monde;  les 
faiseurs  de  nouvelles,  les  barbiers  retirés, 
les  émeutiers  de  révolutions,  les  espions  et 
les  filous  tout  s'y  trouve.  Sous  chacun  de  ces 
manteaux  d'amadou  qui  se  pavanent  arro- 
gamment  au  soleil,  il  y  a  une  pensé  fixe,  celle 
de  ne  jamais  travailler  ou  de  travailler  le 
plus  commodément  qu'il  se  pourra.  Or,  de 


16  LA    PORTS 

toutes  les  manières,  la  plus  facile  et  la  plus 
lucrative  à  coup  sûr,  c'est  l'escamotage; 
pour  mon  compte,  je  ne  croyais  pas  les  fils  de 
la  Castille  si  versés  dans  cette  étude. 

Voici  le  lait  : 

Le  départ  de  la  diligence  de  Séville  atti- 
rant beaucoup  de  monde,  deux  fois  le 
double  du  monde  de  Paris  dans  la  cour  des 

Messageries,  —  le  coin  de  la  carrera  San-  Je- 
ronimo  devient  tout  d'un  coup  une  Bohême 
sans  nom,  un  composé  de  gens  honnêtes  et 
de  filous,  comme  en  notre  belle  capitale  de 
France,  à  la  police  près  qui  n'a  ici  l'œil  ou- 
vert que  la  nuit,  et  consiste  dans  l'uniforme, 
la  lanterne  et  la  pique  du  sereno.  Voici  donc 
qu'au  moment  où  je  me  voyais  serré,  étouffé 
presque,  suivant  la  mode  castillanne,  entre 
plusieurs  apcolades  données  et  rendues  vive- 
ment autour  de  moi,  on  m'appelle  au  bureau 
pour  payer  l'excédent  de  mes  bagages,  cet 


DU     SOLEIL.  17 

excédent  se  nomme  arroba.  Le  véritable 
excédent  était  sans  doute  ma  montre,  car  en 
fendant  la  foule  pour  me  rendre  près  des 
commis,  on  vient  de  meJa  subtiliser  avec  une 
grâce  charmante  fcon  mucha  destrezzaj, 
c'est  le  mot  du  zarjal  (  postillon  des  mules)  en 
me  voyant  ainsi  volé.  J'allais  m'élancer  sur 
le  marchepied  de  la  voiture,  quand  je  m'a- 
perçois du  larcin  ;  mes  amis  viennent  à  moi, 
je  leur  apprends  en  deux  mots  ma  mésaven- 
ture. Là  dessus  doléances,  et  demande  for- 
melle adressée  par  eux,  celle  du  signalement 
obligé  de  ma  montre.  —  Une  montre  de 
Breguet  et  une  chaîne  de  chez  Janisset,  qui 
eût  compris,  ces  noms  dans  Madrid?  Je  me 
suis  contenté  de  leur  serrer  la  main  et  de  re- 
garder l'heure  à  l'horloge  de  la  Porte  du  So- 
leil, ce  cadran  immense  si  commode  pour  les 
voleurs,  qui  prenaient  le  mien  comme  dimi- 
nutif. 


18  LA    PORTE 

•*-  Cela  vous  fera  un  chapitre  de  voyage, 
me  dit  sir  Georges  avec  qui  je  devais  parta- 
ger la  berlina  (coupé  ).  Dans  sa  qualité  d'An- 
glais, sir  Georges  avait  été  plus  prudent  que 
moi,  il  avait  vendu  sa  montre  de  la  veille. 

—  Je  ne  suis  pas  assez  heureux  pour 
écrire  à  cinqs  cents  francs  la  page,  c'est 
le  prix  de  ma  montre  et  de  ma  chaîne. 

—  Une  montre,  en  Espagne,  c'est  du  luxe, 
reprit-il  quand  la  diligence  roula.  N'avez- 
vous  pas  les  cloches  des  églises  et  leurs 
cadrane?  En  définitive  ce  n'est  pas  vous,  ce 
sont  les  voleurs  qui  sont  volés. 

—  Comment  cela? 

—  Certainement.  Votre  montre,  selon  tou- 
tes les  probabilités,  était  dévolue  aux  bri- 
grands  de  grand  chemin,  en  cas  d'attaque. 
Les  filous  de  Madrid  qui  viennent  de  vous  la 
prendre  l'ont  grand  tort  à  ces  pauvres  gens 
leurs  aînés.  Ici  sachez-le,  les  races  ne  se  mé- 


DD  SOUIL.  19 

lent  jamais,  en  revanche  elles  6e  gardent 
bo^ne  rancune.  Ainsi  les  Cartouche  de  la 
route  de  Séville  qu'on  nomme  îadrones  en 
voudront  aux  muchachos  de  Madrid  pour  ce 
beau  trait-là.  Muchachos  !  (petits  garçons)  I 
c'est  ainsi  qu'ils  nomment  les  apprentis  de 
Madrid,  ils  font  fi  de  leur  jeunesse. 

—  Quant  àmoi,  je  les  trouve  passablement 
avancés. 

—  Si  vous  vous  souvenez  de  la  rue  de  To-« 
lède  à  Naples,  vous  devez  les  trouver  cepen- 
dant bien  en  retard. 

—  On  ne  m'a  jamais  volé  rue  de  Tolède, 
repris-je. 

— Parce  que  vous  n'avez  pas  voulu.  11  suf- 
fit de  désirer. 

—  Merci  du  souhait  î 

—  C'est  affaire  de  goût.  En  1838,  je  fis 
rencontre,  à  Naples  d'un  braveAUemand  qui 
s'y  ennuyait  comme  un  prince.  Il  ne  l'était 


20  LA    »ORTE 

pas,  il  n'était  que  baron.  I!  passait  son  temps 
à  courir  le  Môle  ou  les  boutiques.  Désespé- 
rant de  rencontrer  une  aventure,  il  s'était 
prescrit  une  singulière  promenade  pour  diver- 
tissement. Matin  et  soir,  mais  le  soir  surtout, 
il  allait  rue  de  Tolède,  —  la  rue  de  Naples 
où  Ton  fait  le  mieux  le  mouchoir,  —  et  là  il 
éprouvait  une  joie  inexprimable  en  sentant  la 
main  furtive  d'un  lazzarone  enlever  un  de  ses 
foulards. ..  11  ne  revenait  jamais  plus  heureux 
à  rhôtel  de  la  Victoire  que  lorsqu'il  lui  en 
manquait  deux  ou  trois. .. 

—  Si  du  moins  votre  montre,  senor  cabal- 
lero,  avait  été  prise  par  José  Maria,  le  fameux 
voleur!  reprit  notre  troisième  voyageur  du 
coupé,  un  officier  de  la  guardia  qui  se  ren- 
dait à  Sévllle.  C'était  là  un  joli  sujet,  un  vo- 
leur aimable,  élégant!  Les  mendiants  lui  de- 
mandaient l'auraune  dans  les  rues  en  l'appe- 
lant senor  ladron  !  (monsieur  le  voleur!)  Il  ha- 


DU    SOLEIL.  21 

billait  sa  troupe  comme  un  directeur  de  théâ- 
tre. Mais,  j'y  pense,  reprit  l'officier,  il  vous 
eût  donné  sa  montre,  celui-là,  au  lieu  de  vous 
la  prendre,  j'en  suis  sûr  ! 

L'officier  me  dit  cela  d'un  ion  sérieux. 
Vous  le  voyez,  je  commençais  déjà  mon  ap- 
prentissage aux  belles  mœurs  d'Andalousie. 
Ce  militaire  était  vaniteux,  brossé,  pimpant; 
il  tirait  à  plusieurs  reprises  un  petit  miroir  de 
sa  poche,  et  se  peignait  amoureusement  la 
moustache.  Il  allait  en  congé  à  Séville,  et 
feuilletait  parfois  un  vieux  livre  de  poste 
avec  des  gants-paille  dignes  d'un  dandy  fran- 
çais de  l'Opéra. 

La  tenue  de  notre  mayoral,  qui  se  nommait 

Alejo  (Alexis),  n'était  ni  moins  nouvelle,  ni 

moins  fringante.  11  portait  la  veste  andalouse, 

les  deux  mouchoirs  pendant  de  chaque  côté 

de  la  veste,  une   cravate  passée  dans  une 

bague  en  diamants  jetant   Téclat  le  plus  vif. 
T.  ni.  2 


2'2  LA    PORTE 

Il  est  vrai  que  cette  bague  était  fausse.  Une 
mania  (manteau  de  laine)  d'étoffe  bariolée 
reposait  à  côté  de  lui.  Le  zagal  (postillon) 
avait  des  souliers  beurre-frais,  une  cravate 
orange,  et  un  petit  peigne  d'écaillé  à  la 
queue. 

Nous  sortîmes  par  la  porte  de  Tolède,  et 
un  pan  de  mur  écroulé  me  fit  voir  une  der- 
nière fois  cette  campagne  grise  et  triste  de 
Madrid,  plantée  cà  et  là  d'arbres  aussi  noirs 
que  le  cyprès. 

Madrid,  la  ville  neuve  de  Charles  III,  est 
vraiment  une  ville  épigrammatique,  puis- 
qu'elle a  placé  d'hier  la  statue  de  Cervaiuès 
devant  la  chambre  des  certes,  au  coin  du 
Prado.  Cette  statue  de  Miguel  Cervantes  a 
l'air  de  narguer  les  faiseurs  de  lois,  ces  Don 
Quichotte  de  la  phrase.  Je  dis  adieu  de  la 
main  aux  honnêtes  industriels  de  la  carrera 
San  Jeronimo,  et  pensai  avec  tristesse  aux 


DU    SOLEIL.  23 

cinq  jours  qu'il  me  faudrait  passer  dans  la  di- 
ligence. Cinq  jours  et  cinq  nuits  pour  aller  de 
Madrid  à  Séville  !  jugez  du  peu  ! 

Il  est  vrai  que  cette  route  de  Séville  offre 
des  haltes  piquantes.  C'est  Aranjuez,  la  rési- 
dence des  princes  et  des  sangliers;  c'est 
Ocana,  c'est  la  Manche,  pauvre  et  nue  comme 
un  lépreux  du  moyen-âge  ;  c'est  l'Hospilalillo 
et  la  Carolina,  colonies  étrangères  jetées  sur 
le  sol  d'Espagne  par  Pablo  Olavidès;  c'est 
Andujar  et  Cordoue. 

Cordoue  !  ce  nom  seul  vous  fait  rêver  ;  on 
se  représente  la  forêt  de  colonnes  plantée 
par  le  Maure  dans  une  église,  le  paiio  d'oran- 
gers dignes  du  temps  d'Abderame,  un  temple, 
enfin,  qui  a  plus  de  piliersqu'il  n'y  a  de  jours 
dans  l'année. 

L'officier  de  la  garde  tenait  toujours  son 
livre  de  poste,  sir  Georges  fumait,  nous  cou- 
rions, entraînés  par  nos  huit  mules,  vers 


24  LA    PORTE 

Aranjuez...  Vescopelero,  descendant  de  l'im- 
périale où  il  se  trouvait  niché,  s'en  vint  me 
prier  poliment,  à  une  halle  de  la  voiture,  de 
lui  dire  l'heure.  Quand  je  lui  eus  raconté  le 
vol  de  ma  montre  : 

—  Senor  caballero ,  reprit-il,  que  vous 
avais-jedil?  Nuestra-Senora-d'Atocha  est  une 
vierge  qui  m'exauce  toujours.  Ceci  est  d'ex- 
cellent augure  pour  le  voyage!  Et  il  se  signa 
dévotement. 

—  Voilà  qui  va  bien,  dit-il  au  mayoral  à 
voix  basse,  et  croyant  sans  doute  que  je  ne 
comprenais  pas  l'espagnol,  maintenant,  qui 
est  ce  qui  a  fait  le  coup? 

—  Le  petit  Curro,  dit  le  mayoral,  j'en 
melti-ais  ma  main  au  feu.  C'est  mon  filleul  et 
il  va  fort  joliment. 

—  A  moins  que  ce  ne  soit  Cristobal  , 
mon  frère  de  laitl  il  a  ramassé  l'autre  soir 
huit  éventails  au  sortir  de  la  comédie. 


DU    SOLEIL.  25 

—  Décidément,  reprenait  le  mayoral,  ces 
Français  sont  surprenants  ;  ils  voyagent  ici 
sans  chaîne  de  sûreté  ! 

—  Que  donnerez-vous  aux  rateros  (vo- 
leurs) s'ils  nous  attaquent  avant  d'atteindre 
laCarolina? 

—  Tu  ne  sais  donc  pas  qu'il  y  a  deux  né- 
gociants dans  l'intérieur,  ils  sont  armés 
comme  l'officier  delà  berlina. 

—  Vous  croyez? 

—  Certainement,  sans  compter  que  je 
m'en  vais  prendre  h  Aranjuez  une  cargaison 
soignée. 

—  Laquelle? 

—  Trois  milicianos  qui  vont  à  Séville. 

—  Miséricorde,  Aiejo!  vous  ne  vouiez 
donc  pas  que  les  voleurs  nous  attaquent? 
Nous  marchons  avec  une  armée  !  Les  temps 
sont  durs,  mayoral  ;  moi  qui  vous  parle,  j'ai 


26  LA  PORTE  DU  SOLEIL. 

fait  souvent  ici  le  coup  de  fusil  la  nuit  contre 
les  gardes  des  toréts  du  roi. 

—  Silence,  j'aperçois  Aranjuez;  remonte 
sur  ton  siège,  et  tiens  tes  escopettes  couchées 
comme  deux  rames  sur  la  voiture,  cela  tait 
bon  effet,  Jeronimo  ! 

—  Vous  avez  raison,  nous  boirons  une 
copa^  et,  comme  les  nuits  sont  fraîches,  j'irai 
après  demander  à  mon  oncle  Miguel  la  re- 
dingotle  que  je  lui  ai  laissée  il  y  a  trois  mois. 
Je  vous  conterai,  en  partant  d'Aranjuez, 
comment  elle  est  devenue  ma  propriété! 


XXV. 


Aranfuez, 


A  M.   Jules  Lacroix, 


Le  site  du  palais.  —  La  vieille.  —  Les  couteaux.  —  Le  prince 
de  b  paix. 


Aranjuez  est  à  sept  lieues  de  Madrid  ,  sept 
lieues  de  pays  s'entend. 

C'est  ici  le  cas  de  vous  parler  des  châteaux 
en  Espagne  et  de  cette  locution  qui  a  fait  le 
tour  du  monde.  D'abord  il  n'y  a  pas,  à  pro- 


28  LA    PORTE 

prenient  parler,  de  châteaux  en  Espagne,  ce 
sont  des  maisons,  des  sitios,  et  c'est  la  rareté 
même  de  cesédiûces,n'ayanlriende  féodal  et 
ressemblant  presque  toujours  à  un  pavillon 
de  chasse  agrandi  qui  a  tait  germer  le  pro- 
verbe :  Bâtir  des  châteaux  en  Espagne.  Ajou- 
tez à  cela  le  valeureux  héros  de  la  Manche, 
l'honnête  Don  Quichotte  voyant  un  château 
dans  chaque  moulin,  et  vous  aurez  la  clé 
de  cette  moquerie  positive. 

Non,  l'Espagne  d'hier,  lEspagne  des  Char- 
les-Quint et  des  Philippe  n'a  point  de  châ- 
teaux comme  la  France  ;  elle  n'a  point  Am- 
boise  au  balcon  de  ter,  Chambord  aux  dô- 
mes d'ardoise,  Versailles,  Eu,  Saint-Germain, 
et  toute  la  ceinture  de  l'Anjou,  de  la  Breta- 
gne, de  la  Loire,  de  toutes  les  provinces,  en- 
fin, vassales  autrefois  de  leurs  seigneurs, 
L'Espagne  n'a  que  des  ruines  de  châteaux 
bâtis  par  le  Maure,  des  monceaux  de  pierre 


DU    SOLEIL.  29 

que  le  doigt  d'un  mayoral  ou  d'un  guide 
montre  épars  çà  et  là  au  voyageur.  Aran- 
juez,  le  Pardo,  laGranja,  Vista  Allegrl,  sont 
des  caprices  de  décor  ;  TEscurial  une  large 
tombe  adossée  à  une  montagne  de  neige.  Les 
châteaux  en  Espagne  sont  donc  un  mirage 
qui  fascine  l'œil  du  touriste  prévenu ,  ils 
n'existent  pas.     • 

Aranjuez  est  un  sitio  real  (maison  de  plai- 
sance du  roi)  qui  est  devenu  bien  vite  une 
sorte  de  petite  ville.  Autant  le  désert  qui  suit 
Madrid  attriste  la  pensée,  autant  les  aspects 
riants  et  les  arbres  de  haute-futaies  qu'on 
rencontre  avant  la  résidence  royale  embellie 
par  Charles  IV,  le  roi  chasseur,  celui  qu'ils 
nomment  encore  ici  el  cazador,  disposent 
l'œil  agréablement.  Après  le  Ponle  Larga, 
que  vous  traversez  surle  Xarama  et  qui  vous 
montre  orgueilleuseuient  les  griffes  de  ses 
quatre  lions  de  pierre ,  vous  apercevez  des 


30  LA    PORTE 

rues  vastes  et  plantées  comme  une  prome- 
nade de  Rotterdam  ou  d'Harlem,  un  palais  à 
pierres  rouges  entouré  de  jolies  fabriques, 
un  nombre  infini  d'orangers  taillés  en  boule, 
des  statues  et  des  fontaines  moins  belles  qu'à 
Versailles,  mais  partout  des  indices  du  goût 
dominant  de  Charles  IV,  des  rocailles,  des 
amours  sur  des  dauphins,  des  espaces  octo- 
gones, des  gazons  taillés  comme  au  temps 
de  Louis  XV  et  de  Louis  XVL  Le  palais  n'a 
rien  d'éclatant  à  l'extérieur,  ici  nulle  autre 
émotion  que  celle  de  rencontrer  des  arbres, 
des  jardins,  des  avenues,  toutes  les  merveil- 
les de  la  végétation  baignées  par  un  fleuve. 
La  situation  est  humide  en  juillet  principale- 
ment ;  la  cour,  quand  il  y  avait  une  cour, 
n'yrésidait,  dit-on,  que  jusqu'à  la  fin  de  juin; 
alors  les  jardins  n'étaient  môme  ouverts  que 
passé  midi  ;  le  peuple  allait  visiter  les  pein- 
tures à  fresque  de  la  salle  à  manger,  les  îles, 


Di!  sor.r;ii..  51 

les  cascades,  les  petits  lacs,  tout  ce  que  le 
travail  successif  de  plusieurs  règnes  a  su  ar- 
racher au  sol,  et  créer  sur  ce  val  féerique. 
Le  château  regarde  le  Tage,  et  l'admira- 
tion des  Espagnols  est  aussi  effrénée  pour  le 
fleuve  que  pour  les  plantations  qui  vous  y 
conduisent.  Les  arbres  en  Espagne  sont  cho- 
se si  rare,  si  étrange,  que  la  résidence  ver- 
doyante d'Aranjuez  a  lieu  de  surprendre  en 
effet.  L'honnête  Castillan,  qui  relaye  en  cet 
endroit,  regarde  ces  ondes  et  ce  feuillage 
avec  tout  l'orgueil  d'un  conquérant,  il  sait 
que  des  tuyaux  conduisent  l'eau  dans  le  trou 
creusé  au  pied  de  chaque  arbre,  que  plu- 
sieurs millions  ont  fait  ces  jardins,  ces  arbres 
du  Nord,  ces  plantations  qui,  à  part  les  oran- 
gers, n'ont  rien  à  coup  sûr  d'espagnol.  Ima- 
ginez, en  effet,  un  système  d'irrigation  plus 
subdivisé  encore  que  celui  du  génie  Mores- 
que à  Grenade,  plus  mesquin,  plus  forcé,  — 


32  LA    PORTE 

VOUS  avez  Aranjuez.  Près  de  ces  cascades 
passaient  des  ministres  comme  Grimaldi,  sur 
ces  gazons  bondissaient  les  daims  de  Char- 
les IV  ;  de  ce  balcon,  Ferdinand  VII  promet- 
tait les  taureaux  au  peuple.  Si  les  sangliers, 
malgré  le  dire  de  Henri  Swinburne,  ne  se 
montrent  guère  dans  ces  rues  d'Aranjuez 
pendant  l'hiver,  on  y  rencontre  encore  du 
moins  des  vieilles  mendiantes  assez  laides. 
Celle  que  je  viens  d'apercevoir  avait  plus  de 
quatre-vingt-six  ans,  c'est  une  sorte  de  cata- 
logue vivant,  incroyable,  de  tous  les  person- 
nages qui  ont  visité  Aranjuez. 

—  Sous  Ferdinand  VU,  me  dit-elle,  ce  do- 
maine royal  et  ce  village  étaient  encore 
bien  tenus,  maintenant  ses  magnificences 
n'existent  plus  que  dans  les  souvenirs  de 
celle  qui  vous  parle.  Elle  aussi,  elle  y  a 
tenu  sa  place  et  peut-être  plus  que  vous  ne 
semblez  le  croire. 


DU     SOLEIL.  53 

—  Comment  cela  ?  dis-je  à  la  vieille  men- 
diante, en  lui  donnant  le  bout  d'un  cigarro 
presque  éteint  que  j'allais  jeter. 

Elle  le  ramassa,  le  broya  dans  ses  dents 
avec  précipitation,  puis  ayant  réduit  la  leuille 
en  poudre,  elle  me  demanda  une  feuille  de 
mon  carnet  pour  s'en  composer  une  cigarette 
à  l'instant  même...  Après  avoir  aspiré  quel- 
ques gorgées  de  tabac,  elle  s'assit  sur  le 
marchepied  de  la  voiture,  et  me  regardant 
avec  ses  petits  yeux  de  sorcière  : 

—  Quand  j'étais  petite,  nous  dit-elle,  c'est 
à  moi  que  Charles  IV  achetait  les  couteaux 
dont  il  remplissait  toujours  ses  poches  pour 
la  chasse.  Ces  couteaux  sortaient  de  la  la- 
brique  de  Madrid ,  el  le  roi ,  en  coupant  une 
branche  dans  le  jardin  del  Principe,  se  blessa 
avec  l'un  d'eux.  Le  soir  même  il  eut  la  fièvre; 
on  répandit  le  bruit  dans  Aranjuez  que  j'a- 
avis  vendu  au  roi  un  couteau  empoisonné. 


54  LA    PORTE 

Empoisonner  Charles  IV!  moi  qui  pleu- 
rais tant  le  jour  de  son  abdication  dans  ce 
même  palais  !  La  reine  Maria  Luisa  me  fit 
venir  celte  fois  et  me  frappa  la  joue  de 
son  éventail. 

—  Antonita,  me  dit-elle  alors,  tu  es  une 
bonne  fille,  le  roi  a  planté  lui-même  un  grand 
nombre  d'arbres  à  Aranjuez,  il  y  met  une 
superstition  véritable.  Te  voilà  perdue  avec 
ton  couteau.  Je  veux  bien  croire  à  ton  inno- 
cence. Ce  soir,  le  roi  se  promènera  en  car- 
rosse le  long  de  l'avenue  avec  son  premier 
minisire ,  je  serai  à  cheval  avec  mon  écuyer 
ordinaire  devant  l'équipage  royal  ;  dès  que 
tu  me  verras  arrêter  sous  le  prétexte  d'ar- 
ranger les  boucles  de  ma  selle,  cours  hardi- 
ment aux  portières  dont  les  mantelets  seront 
levés,  et  prie  Sa  Majesté  de  t'entendre.  Sans 
cela,  il  y  va  pour  toi  de  la  prison  ! 

J'élais  anéantie,  immobile...  je  suivi?  tou- 


DU    SOLEIL.  35 

tel'ois  le  conseil  de  la  reine,  mais  il  me  porta 
malheur.  L'équipage  royal  longeait  la  calle 
de  la  Reyna,  cette  belle  avenue  qr.e  vous 
voyez  et  qui  va  en  ligne  droite  depuis  les 
portes  du  palais  jusqu'au  Tage ,  quand  sur  un 
signe  de  Maria  Luisa,  je  me  présentai  à  la 
portière  du  carrosse. 

—  Fuera,fueral  (dehors  ')  cria  le  roi  ;  en- 
core cette  maudite  gitana! 

—  Je  suis  innocente,  m'écriai-je. 

—  Au  diable  !  reprit  le  roi  en  ouvrant  la 
veste  de  buffle  qui  lui  servait  pour  la  chasse  ; 
qu'on  me  g-ante  cette  folle!  Voilà  ton  couteau, 
poursuivit-il  en  le  tirant  de  sa  poche,  et  en 
me  le  lançant  au  visage. 

11  était  alors  d'une  humeur  exécrable  ;  le 
froid  et  la  pluie  avaient  rendu  sa  chasse  du 
malin  si  mauvaise,  que  ce  jour-là  était  sans 
doute  marqué  de  noir  sur  son  calendrier. 

—  Vous   ne   voulez    plus  de  mes   cou- 


56  LA    PORTE 

teaux  ?  repris-je  ;  vous  prétendez ,  Sire ,  que 
j'ai  voulu  empoisonner  Votre  Majeslé  !...  Eh 
bien ,  croirez-vous  maintenant  à  mon  inno- 
cence? 

Et  saisissant  le  couteau,  je  me  fis  au  bras 
une  entaille  si  profonde,  que  le  sang  rejaillit 
sur  les  panneaux  du  carrosse... 

La  reine  Maria  Luisa  poussa  un  cri,  Char- 
les IV  donna  ordre  à  l'un  de  ses  postillons 
de  piquer  des  deux  ;  mais,  par  un  remords 
qui  devait  se  faire  jour  naturellement  dans 
l'âme  d'un  tel  prince,  il  revint  bientôt  sur  ses 
pas ,  après  avoir  commandé  à  son  zagal  de 
tourner  sur  la  grande  place  de  San- Antonio. 
Les  galeries  de  cette  belle  place ,  ses  fon- 
taines et  jusqu'à  sa  chapelle  dont  la  silhouette 
blanche  se  détachait  sur  la  verdure  du  mont 
Parnaso ,  furent  bientôt  couvertes  de  cu- 
rieux. 

—  Antonila  ,  dit  le  roi ,  lu  es  une  brave 


DU    SOLEIL,  57 

fille  ;  je  déclare  devant  tout  le  peuple  d'Araii- 
juez  que  non-seulement  lu  n'as  pas  voulu 
m'empoisonner ,  mais  que  lu  verserais ,  au 
besoin,  ton  sang  pour  ton  prince.  Je  t'établis 
de  ce  jour  gardienne  et  concierge  de  la  casa 
de  Labrador,  lieu  de  plaisance  fondé  en  ce 
lieu  môme  par  notre  gracieuse  et  souveraine 
volonté.  Tu  soigneras  les  marqueteries  en 
platine,  les  peintures,  les  meubles,  et  tout  ce 
qui  constitue  les  ornements  de  ce  pavillon. 
Seulement,  Antonita,  plus  de  couteaux,  j'ai 
là-dessus  mes  idées  fixes  ! 

Et  cela  dit,  je  le  vis  passer,  mettre  bientôt 
pied  à  terre,  et  se  rendre  à  l'île  formée  par 
le  bras  du  Tage  au  nord  du  palais.  La  sen- 
teur des  arbres  s'épandait  au  dessus  des  fon- 
taines, les  galères  richement  ornées  couraient 
sur  le  fleuve ,  les  courtisans  suivaient  les  si- 
nuosités décrites  par  la  barque  du  roi...  Hé- 
las 1  quand  plus  tard  il  se  vit  forcé  d'abdi- 

T.  lU  3 


38  LA    PORTE 

quer,  ce  roi ,  quand ,  abaissant  les  yeux  sur 
ce  val  d'Aranjuez,  il  se  souvint  avec  amer- 
tume du  temps  heureux  oa  il  n'élait  que  prince 
des  Asturies;  quand  il  dit  adieu  à  ces  oran- 
gers, à  ces  bois,  à  ces  beaux  arbres  au  mois 
de  mai  1 808 ,  il  ne  voyait  plus  auprès  de  lui 
une  pauvre  bohémienne  comme  moi  pour 
conspiratrice j  il  voyait  son  propre  fils!  Don 
Ferdinand —  on  le  disait  ici  du  moins — était 
écarté  de  la  cour  par  les  intrigues  d'un  fa- 
vori puissant,  le  prince  de  la  Paix,  don  Em- 
manuel Godoy,  duc  de  la  Alcudia  ! 

La  haine  du  peuple  poursuivait  le  prince 
de  la  Paix,  en  même  temps  que  son  amour 
éclatait  pour  Ferdinand.  C'est  alors  que  je 
vis  le  roi  Charles  IV  se  montrer  à  ce  balcon 
et  déclarer  qu'il  abdiquait  en  laveur  de  son 
fils...  J'étais  là,  Monsieur,  moi  qui  vous 
parle  ;  le  peuple,  enthousiasmé,  cria  à  plu- 
sieurs reprises  :  Vive  Charles  IV  l  vive  Ferdi- 


DU    SOLEIL.  59 

nand  VII!  vive  lo  père  et  le  fils!  Mais  lui, 
mais  le  roi,  mais  Charles  IV  me  trouvant 
alors  sur  son  passage  dans  Tune  des  galeries 
du  palais  : 

—  Antonita,  s'écria-t-il,  c'est  en  ce  jour-ci 
qu'il  me  faudrait  l'un  des  couteaux  que  tu 
me  vendais  jadis ,  le  prince  de  la  Paix  est 
sans  armes,  et  il  pourrait  du  moins  s'en  ou- 
vrir les  veines  ! 

—  Que  dites- vous,  Majesté? 

—  Je  te  dis  qu'il  faut  une  victime  à  ce 
peuple ,  on  poursuit  Godoy ,  le  favori ,  Godoy 
qu'on  suppose  l'auteur  de  tous  les  maux  de 
l'Espagne.  Voici  la  clef  de  la  chambre  où  le 
malheureux  prince  de  la  Paix  est  enfermé. 
C'est  là  qu'il  attend,  Antonita,  et  quelle  at- 
tente, grand  Dieu  !  jure-moi  de  le  sauver  ! 

—  Je  le  jure! 

—  Sur  quoi? 

—  Sur  ma  mère. 


40  LA    PORTE 

—  Bon,  ceci  vaut  mieux  que  sur  le  Christ  ; 
Ferdinand  mon  fils  ne  m'avait-il  donc  pas 
juré  sur  lui  de  ne  jamais  attenter  à  ma  cou- 
ronne ?  Le  vieux  roi  essuya  une  larme  »  et  il 
me  donna  la  clef...  En  montant  l'escalier  qui 
devait  me  conduire  à  la  chambre  du  prince, 
j'entendais  de  tous  côtés  des  cris  furieux,  des 
blasphèmes  contre  Manuellto. 

—  Où  vas-tu?  me  dit  un  Madrileno  (hom- 
me de  Madrid).  Aide-nous  donc  à  découvrir 
le  prince. 

—  Le  prince?  répondis-je,  il  doit  être  à 
celte  heure  embarqué  sur  le  Tage  ;  le  bate- 
lier Roque  a  reçu  huit  onces  pour  le  passer 
à  ses  risques  et  périls. 

—  Le  grand  duc  de  Berg ,  qui  com- 
mande la  garnison  française  à  Madrid ,  nous 
a  frayé  le  chemin  que  nous  devons  suivre. 
Pampelune,  Barcelone  et  d'autres  places  im- 


DU    SOLEIL.  41 

portantes  sont  rendues  aux  auxiliaires.  Mort 
à  Manuelito  ! 

Et  ces  cris  de  mort  me  poursuivaient ,  ma 
tête  était  en  feu ,  mes  mains  glacées;  j'évitai 
pourtant  ces  hommes ,  et  j'arrivai  palpitante 
jusqu'au  lieu  désigné  par  le  roi  :  c'était  un 
grenier. 

Oui,  don  Manuelito  y  —  ou ,  si  vous  l'aimez 
mieux ,  don  Emmanuel  Godoy,  duc  de  la  Al- 
cudia ,  était  caché  là  !.. . 

Caché  dans  un  grenier,  lui ,  monsieur,  lui 
que  vous  ne  pouvez  connaître ,  —  vous  êtes 
trop  jeune ,  —  caché  là ,  sous  de  misérables 
bottes  de  paille ,  un  noble  et  généreux  prin- 
ce, un  simple  fils  de  laboureur,  c'est 
vrai ,  un  pauvre  officier  de  la  garde  ,  c'est 
vrai  encore ,  qui  avait  fait  fortune  chez  nous 
par  sa  bonne  mine  et  sa  guitare  ;  —  mais  un 
cœur  d'or,  monsieur!  Celui-là  n'était  pas 
comme  tant  de  parvenus  d'aujourd'hui ,  —  il 


42  lA   PORTE 

n'avait  pas  oublié  ses  anciens  camarades;  sa 
mémoire  enfin  ne  pouvait ,  ne  devait  pas  être 
flétrie  par  aucune  action  odieuse  !...  Manue- 
lîio  es  huenol  disaient  les  vieilles  l'emmesde 
Badajoz ,  sa  nourrice  surtout ,  à  laquelle  il 
faisait  une  pension. 

—  Que  me  voulez-vous,  Antonita?  me  dit- 
il,  car  lui  aussi  me  connaissait ,  il  savait  bien 
que  j'étais  du  château.  Il  se  leva  plus  pâle 
qu'un  homme  condamné  à  mort ,  et  qui  voit 
venir  le  bourreau. 

—  Quelque  ruse  !  reprit-il  ;  tu  précèdes , 
tu  guides  mes  ennemis...  Mes  ennemis!... 
devais-je  m'altendre  à  en  trouver  parmi  les 
Espagnols  ! 

Il  prêta  Toreille  comme  s'il  eût  entendu  un 
bruit  sourd  près  des  murailles  ;  et ,  me  jetant 
un  regard  désespéré  : 

—  Oui ,  c'est  moi ,  je  le  sais  ;  c'est  moi 
qu'ils  veulent;  ils  veulent  ma  mort,  mon 


BU    SOLEIL.  4S 

sang  !  Qu'ai-je  fait ,  grand  Dieu  !  qu'ai-je 
fait?...  Us  m'appellent  traître ,  ils  médisent 
vendu  à  Buonaparle  !  Que  vont-ils  faire  de 
moi ,  Sainte  Vierge  ?  réponds  vite ,  Anto- 
nita  ! 

Je  le  regardais,  hélas  !  moi-même  éperdue 
de  crainte...  Ses  mains ,  ses  lèvres ,  sa  voix , 
ses  genoux,  tout  tremblait  chez  lui;  et^  en 
vérité ,  il  n'y  avait  là  qu'une  terreur  légi- 
time ,  car  on  le  cherchait  de  tous  côtés ,  non 
pour  le  tuer,  mais  pour  le  battre... 

Le  battre ,  mon  Dieu  !  le  battre ,  lui  dont 
la  voix  haute  avait  commandé  à  des  reines  ! 
le  battre ,  lui  dont  les  rois  avaient  tant  de 
fois  demandé  l'appui  !  La  fureur  populaire 
devait-elle  en  venir  à  un  pareil  acte  de  lâ- 
cheté ?  —  Cependant  cela  fut ,  cela  fut ,  Mon- 
sieur, poursuivit  Antonita  en  voyant  que  j'é- 
tais pâle  et  prêt  à  pleurer. 

J'aimais  en  effet  le  prince  de  la  Paix ,  je 


44  LA    PORTE 

l'aimais...  et  cela  sans  le  connaître...  Une 
élévation  si  subite,  une  chute  si  prompte, 
un  oubli  si  grand  !  Et  quand  je  songe  qu'à 
l'heure  où  j'écris  ces  hgnes ,  le  prince  de  la 
Paix,  retiré  dans  une  chambre  de  la  rue  de  la 
Michodière  ,  ne  vit  à  Paris  que  des  cinq  mille 
francs  attachés  à  la  croia:  d' officier  de  la  Légwn- 
d'Honneur!...  Cela  est  ainsi ,  et  avec  cette  au- 
mône IVançaise,  reçue  de  Napoléon,  il  laut  que 
le  vieillard  entretienne  non  seulement  quel- 
ques membres  de  sa  famille,  mais  ses  compa- 
triotes ,  les  réfugiés  d'Espagne ,  cette  im- 
mense et  incessante  famille  !  Je  regardai 
tristement  Antonita ,  et  elle  reprit  : 

—  Le  bruit  courut  bientôt  que  le  prince 
était  dans  ce  grenier. . .  Je  ne  savais  comment 
faire  pour  l'en  tirer  ;  je  me  souvins  par  bon- 
heur d'un  passage  donnant  sur  le  guichet  par 
lequel  on  est  obligé  de  passer  pour  entrer  au 
village  d'Aranjuez.  J'allais  triompher,  il  me 


DU    SOLEIL.  45 

suivait ,  lorsqu'un  coup  de  sififlet  aigu  partit 
à  deux  pas  de  nous. 

—  Manuelito  ! 

Ce  cri  pénétra  dans  ma  poitrine  comme  la 

lame  d'un  poignard.  C'était  un  fraile  (moine) 

qui  l'avait  poussé.  —  En  un  instant ,  cette 

population  furieuse ,  avinée  ,  sanglante ,  se 

rua  sur  le  prince  de  la  Paix  ;  elle  déchira  ses 

habits ,  il  fut  accablé  de  coups ,  accablé  de 

coups  sous  mes  yeux  !. ..  Mais  on  lui  laissa  la 

vie.  La  vie  !  quelle  lourde  clémence  pour  un 

tel  cœur  !  Il  eût  préféré  mourir  vingt  fois  et  se 

voir  jeté  dans  les  eaux  jaunes  du  Tage.  Mais  il 

était  écrit  que ,  sous  la  protection  du  général 

français ,  il  passerait  bientôt  en  France  avec 

la  famille  royale  j  il  était  écrit  que  Manuelito 

ne  reverrait  jamais  sa  chère  Espagne ,  la 

vieille  d'Aranjuez  et  sa  nourrice  de  Badajoz  ! 

Vous  qui  le  reverrez ,  monsieur  le  voyageur, 


46  LA  FORTE 

dites-lui  que  tout  cela  a  un  cœur  et  pense  à 
lui! 

Elle  avait  parlé.  Je  lui  répondis  à  travers 
mes  larmes  que  je  m'acquitterais  de  sa  com- 
mission près  de  l'infortuné  prince  de  la  Paix. 
Sous  Ferdinand  VU ,  sous  Christine ,  on  a 
proclamé  en  Espagne  des  décrets  d'amnistie, 
et  jamais  don  Godoy  n'y  a  été  compris.  Pour- 
quoi cela?  me  demandais-je  alors  avec  tris- 
tesse. Ce  vieillard  abandonné  de  sa  famille  . 
ce  favori  déchu  qui  a  fondé  en  Espagne  des 
établissements  utiles,  et  secondé  dans  son 
pays  le  goût  des  lettres,  n'avait-il  donc  pas 
des  titres  à  la  pitié  ? 

La  vieille  femme  était  restée  près  de  moi , 
elle  m'indiquait  du  doigt  le  cirque  construit 
par  Ferdinand  VII ,  ce  prince  dont  Méry  a 
dit  : 

(  0  roi  Ferdinand  Vll  que  sa  mère  appelait 
«  Ferdinand,  cœur  de  tigre,  et  lêtedc  mulet! 


»D    SOLEIL.  47 

Hélas  !  malgré  les  taureaux  se  rendant 
alors  même  à  l'amphithéâtre,  malgré  les 
arbres  à  fleurs  d'Aranjuez  laissant  tomber 
leurs  branches  échevelées  sur  les  statues , 
malgré  la  voix  des  jets  d'eau  murmurant 
sous  les  feuilles  des  notes  amoureuses  comme 
celles  du  Tasse ,  malgré  le  Tage  ,  urne  épan- 
chée sur  cette  verdure  du  nord ,  je  pensais , 
ami ,  à  cette  tragédie  providentielle  ,  à  cette 
révolution  proclamée  du  haut  d'un  balcon  et 
sur  les  cimes  agitées  des  ormes  d'Espagne  ; 
tout  en  fuyant  Aranjuez  ,  je  voyais  les  mains 
sanglantes  du  prince  de  la  Paix  sur  les  parois 
du  guichet  que  nous  laissions  ! 


XXVI. 


La   UEDINGOTE    DE   l'eSCOPETERO^ 


Au  même. 


Deux  amis.  — -  L'oubli  d'un  anglais.  — MoroUo,  —  Le  voleur 
découvert. 


Nous  allions  quitter  Aranjuez  et  continuer 
notre  route  quand  il  s'éleva  un  incident  as- 
sez grotesque. 

—  Eh  bien  !  dit  Alejo  le  mayoral  à  l'Esco- 
petero  qui  allait  remonter  triomphalement  à 


50  LA    PORTE 

sa  piace  accoutumée ,  eh  bien ,  cher  Jeroni- 
mo  Lopez,  te  voilà  avec  une  bien  belle  re- 
dingote ? 

— -  Assez  belle,  en  effet,  dit  Jéroninio  en 
se  carrant  et  en  allumant  sa  cigarette  à  celle 
de  sir  Georges  qui  montait  le  marchepied  du 
coupé.  •* 

—  Que  la  diligence  de  Sëville  verse  plutôt 
avant  Ocana ,  où  nous  devons  coucher  ce 
soir,  s'écria  tout  d'un  coup  sir  Georges  en  se 
retournant,  si  celle  défroque  n'est  pas  celle 
d'un  gentleman! 

—  J'aime  à  le  croire,  milord,  dit  Jero- 
nimo  sans  se  troubler.  Vous  nommez  cela? 

—  Un  véritable  macv  poiijfl  11  doit  coû- 
ter à  Londres  cinq  paounds  et  venir  de  chez 
Sandcrs. 

Et  sir  Georges  sans  plus  attendre  se  mit  à 
procéder  à  l'examen  de  la  redingote. 
C'était  en  vérité  un  excellent  pardessus. 


DU    SOLEIL.  5) 

comme  nous  disons  en  France,  on  voyait 
seulement  qu'il  avait  été  mieux  porté.  De 
larges  taches  de  graisse,  résultat  du  pucliero 
et  de  Yolby  décrivaient  des  almarges  inter- 
minables sur  son  fond  jaunâtre;  les  boutons 
en  étaient  arrachés  en  plusieurs  endroits. 
Malgré  cela  il  était  facile  de  reconnaître  sa 
destination  première  comme  sur  le  front 
d'un  ivrogne  on  reconnaît  encore  s'il  est  de 
race  noble  ou  commune. 

—  D'où  te  vient  ce  vêtement  ?  dit  Geor- 
ges qui  en  ce  moment  semblait  en  proie  à 
une  agitation  fébrile. 

L'escopetero  se  conlenla  de  relever  la  tête 
fièrement,  en  assurant  qu'il  était  l'unique 
propriétaire  de  la  redingote  ;  puis  il  s'élança 
sur  le  haut  de  la  voiture  où  il  disposa  ses 
quatre  espingoles  son  arsenal  ordinaire. 
Nous  ne  pûmes  savoir  d'où  lui  venait  cet  ha- 
bit, mais  en  revanche  sir  Georges  se  répan- 


52  LA    POIITE 

dit  en  doléances  sur  le  sort  des  malheureux 
voyageurs. 

—  Quelqu'imprudent  touriste,  s'écriait-il, 
j'en  suis  sûr,  qui  aura  fait  usage  de  ses  ar- 
mes avec  les  voleurs  î  moi  je  tiens  toujours 
leur  bourse  à  part,  continua-t-il,  en  tirant 
de  sa  poche  une  escarcelle  de  cuir  jaune  as- 
sez commune,  qu'il  avait  achetée  la  veille  à 
Madrid.  Je  ne  suis  pas  poltron,  mais  à  quoi 
sertie  courage  individuel  contre  une  armée 
de  bandits  ? 

—  Sans  compter  qu'il  vaut  mieux  leur 
laisser  sa  redingote,  reprit  l'officier  en  ra- 
menant sur  lui  les  pans  de  son  manteau,  le 
dessus  est  préférable  au  dessous,  et  il  fait  si 
froid  dans  la  Sièrra-Morena. 

Nous  allions  aborder  en  effet  ce  nouveau 
passage  ;  Ocana  nous  apparaissait.  Quelques 
chênes  verts,  des  troncs  d'oliviers,  un  pays 
pauvre,  maladif,  tout  nous  annonçait  l'en- 


DU    SOLEIL.  55 

trée  de  ce  vaste  plaleau  qui  précède  la  Man- 
che, et  qui  s'appelle  la  l^Iesa  de  Ocana.  CeKe 
route  d'Andalousie  que  l'on  prend  au  sortir 
d'Aranjuez  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  au 
monde,  mais  la  posada  qui  nous  attendait 
dans  la  ville  était  encore  plus  triste.  Ce  fut 
cependant  dans  cette  auberge  que  je  remar- 
quai le  premier  j^ath,  ou  cour  andalouse 
entourée  de  minces  coloneites.  La  lune  dé- 
coupait ces  légers  pilastres  sur  le  sol,  l'air 
était  vif,  le  ciel  pur  ;  je  songeais  encore  à  la 
victoire  remportée  par  trente  mille  français 
sous  les  murs  d'Ocana  quand  le  roi  Joseph 
commandait  nos  troupes,  et  que  les  espa- 
gnols virent  s'ouvrir  à  nos  arm.ées  la  route 
de  TAndalousie.  L'aspect  désolé  d'Ocana,  sa 
tristesse,  son  silence,  tout  portait  mon  àme 
à  la  rêverie,  quand  j'cnlendis  dans  la  salle 
basse  une  tempête  de  voix  confuses.  En  mê- 
me temps  le  bruit  d'un  caksero  dont  toutes 
T.  m  /, 


64  LA    PORTE 

les  clochettes,  sonnaient  m' annonça  l'arrivée 
de  voyageurs  qui  se  rendaient  de  Séville  à 
Madrid.  A  Ocana,  en  effet,  les  deux  diligen- 
ces se  croisent,  je  ne  tardai  pas  à  voir  affluer 
dans  la  cour  de  la  posada  une  foule  bariolée. 

Les  uns  portaient  des  chapeaux  de  majos 
avec  de  larges  manies  rayées  de  bleu  et  de 
jaune,  d'autres  nous  arrivaient,  noirs  de  la 
têle  aux  pieds  ;  ceux-ci  avec  le  sombrero  en 
clocher  comme  à  Malaga,  ceux-là  avec  la  sa- 
marra,  veste  à  peau  de  mouton  en  forme  de 
spencer.  Us  prirent  bientôt  place  au  souper 
préparé  dans  la  plus  grande  chambre  de  l'au- 
berge formant  le  rez-de-chaussée. 

Cette  invasion  subite  des  mœurs  andalou- 
ses  a  de  quoi  surprendre  agréablement  le 
voyageur,  les  costumes  de  Cordoue,  d'Andu- 
jar,  et  de  Séville,  l'idiome  léger  et  railleur 
opposé  à  la  gravité  Gastillanne,  la  fusion  de 
ces  hommes  tous  fils  d'une  même  patrie,  leur 


DD    SOLEIL. 


conversation  seule  qui  semble  presque  en 
faire  un  autre  peuple,  tout  cela  plaît,  excite, 
et  vous  met  en  goût  pour  visiter  ces  royau- 
mes divers,  colorés  d'une  teinte  chevaleres- 
que. 

En  ce  moment  de  solçnnel  silence  qui  suit 
l'ouverture  de  la  collation  dans  tout  repas, 
voici  que  tout  d'un  coup  retentit  une  voix 
aussi  aiguë  qu'un  sifflet,  c'était  un  jeune 
voyageur  d'Albion  qui  venait  de  reconnaître 
sir  Georges. 

—  Priiatf  inndidd!  (jouddJ  (1). 

Ces  interjections  exprimaient  asiez  la  sur- 
prise des  deux  amis,  elles  étaient  poussées 
par  tous  deux  à  la  fois.  Sir  Georges  se  leva, 
et  courut  embrasser  le  marquis  de  K...  son 
condisciple  de  l'université  d'Oxford. 

^—  Vous  revenez  de  Séviile?  \mj  dear? 

(1)  Quoi  !  vraiment  !  bon .' 


56  L\    PORTE 

—  Comme  VOUS  voyez,  et  vêtu  ou  plutôt 
travesti  à  l'Andalouse. 

—  Voilà  une  mania  qui  vous  sied  fort  bien  ; 
seulement  il  vous  manque  des  fleurs  de  ve- 
lours rouge  à  vos  guêtres. 

—  Ce  sont  mes  guêtres  de  voyage,  j'en  ai 
d'autres  dans  ma  malle ,  vous  me  voyez 
maintenant  en  paijsano  (bourgeois),  il  en 
coûte  trop  cher  à  se  faire  remarquer  sur  la 
grand'route!  Je  lésais. 

Sir  Georges  ne  donna  pas  grande  atten- 
tion à  cette  phrase,  et  le  souper  fini,  nous 
résolûmes  de  passer  la  nuit  à  causer.  Le  mar- 
quis de  K...,  l'un  des  meilleurs  noms  de  l'a- 
ristocratie anglaise,  avait  fini  sa  tournée 
d'Espagne;  il  avait  vu  Grenade  et  les  villes  de 
la  côte,  nous  lui  demandâmes  pourquoi  il  ren- 
trait par  Madrid. 

—  J'ai  plusieurs  oublis  à  réparer,  nous 
dit- il;  il  y  en  a  surtout  un  qui  me  pèscétran- 


DU    SOLEIL.  157 

gement,  moi  qui  ai  vu  tous  les  hommes  poli- 
tiques de  l'Espagne,  je  n'ai  point  vu  Marotto. 

—  Marotto  !  reprit  sir  Georges  assez  éton- 
né lui-même  malgré  son  flegme  d'Anglais. 

—  Oui,  Marotto...  j'ai  là  son  adresse,  il 
demeure  à  Madrid  calle  de  la  Luna.  J'ai  une 
lettre  pour  lui  ! 

J'avoue  que  pour  ma  part,  celte  visite  à 
Marotto  me  paraissait  si  bouffonne,  que  je 
fus  pris  d'un  fou  rire.  Mais  outre  que  l'An- 
glais déclarait  ne  pas  aimer  la  voie  de  l'O- 
céan pour  retour,  il  était  amoureux,  à  ce  que 
m'apprit  sir  Georges,  et  amoureux  de  qui? 
je  vous  le  demande  !  de  la  fille  de  Marotto  ! 

Une  belle  jeune  ûlle  sentimentale  —  à  ce 
que  je  sus  bientôt  —  Marotto  en  a  deux,  Ma- 
rotto l'avare,  Marotto  qui  prend  soin,  comme 
le  juif  Shilock,  de  cacher  ses  richesses  et  de 
faire  croire  qu'on  ne  lui  a  pas  assez  payé  le 
prix  d'une  trahison. 


5S  I.À  POETE 

J'avais  VU  à  Madrid  le  général  Marollo, 
son  corps  est  à  cette  heure  déjà  vieux  et  mi- 
né ;  il  mène  une  vie  obscure,  retirée,  cha- 
grine :  on  dirait  qu'il  se  rend  justice.  Sa  fille 
est  belle,  souriante;  elle  plaît,  elle  attire, 
elle  a  pour  elle  sa  jeunesse  et  son  malheur, 
cest  la  colombe  auprès  du  serpent,  mais  elle 
vit  dans  la  même  cage. 

Le  marquis  de  K. ..  tira  une  boîte  à  thé  de 
sa  malle,  des  cigarres  excellents,  et  deux 
vues  de  l'Alhambra  prises  de  la  cour  des 
Myrtes.  Nous  étions  près  d'une  lampe  fu- 
meuse, une  lampe  à  trois  becs,  nauséabonde 
et  triste  comme  une  lampe  de  tombeau.  Il 
nous  racontait,  lui,  Cadix  et  Grenade,  les 
tours  des  gitanes,  et  ses  excursions  avec  le 
guide  Lanza,  un  charmant  voleur. 

En  ce  moment;  il  y  eut  un  léger  coup  Irappé 
à  la  porte  de  notre  chambre  commune,  ce- 
IdiiiYescopeleroqm  venait  nous  demander  un 


DU    SOLEIL.  6Ô 

peu  de  papier  pour  se  rouler  des  cigarres. 
Ce  don  de  quelques  morceaux  de  papier  est 
une  grâce  inappréciable  pour  l'Andaloux,  la 
fabrique  royale  de  Séville  lui  taisant  payer 
fort  cher  la  façon  des  piuos  (gros  cigarres). 

—  My  Word  of  an  honest  man  !  (ma  parole 
d'honnête  homme)  l  s'écria  tout  d'un  coup 
le  marquis  de  K...,  voilà  ma  redingolte  qui 
entre! 

Et  courant  à  Jeronimo  Lopez,  il  le  pria  de 
quitter  sur-le-champ  son  pardessus. 

—  PorDios,  hombrel  disait  l'escopetero  en 
boutonnant  son  surtout,  vous  avez-là  une 
bien  meilleure  mantal  Laissez-moi,  je  suis 
un  pauvre  homme,  c'est  en  tout  bien,  tout 
honneur,  que  j'ai  cette  redingote  ! 

—  Ne  t'excuse  pas  ! 

—  Si  fait,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  mon  oncle 
Miguel...  Je  proteste  à  la  face  du  ciel  que  ce 


60  LA    PORTE 

nest  pas  moi  qui,  dans  la  nuit  du  29  juin 
dernier... 

— •  Ma  Yolé,  n'est-ce  pas?  volé  à  la  hau- 
teur de  Madrilejos  quand  j'allais  à  Séviîlesans 
savoir  alors  un  mot  d'espagnol,  il  y  a  décela 
trois  mois?  Imaginez-Yous,  continua  l'An- 
glais; en  faisant  l'examen  de  sa  redingote 
que  Vescopetero  de  notre  voilure,  un  nommé 
Miguel,  du  village  d'Aranjuez,  s'entendait 
avec  les  voleurs,  A  Madrilejos,  où  vous  pas- 
sez demain,  nous  fûmes  attaqués.  Le  majo- 
rai connaissant  les  usages  avait  capitulé  pour 
trois  à  quatre  mille  réaux,  somme  assez 
cîière,  quand  l'escopetero  Miguel  vint  me 
dire  à  la  portière  :  Senor  ingles,  les  voleurs 
ne  demandent  plus  qu'une  chose... 

—  Laquelle,  répondis-je  en  le  regardant 
avec  une  certaine  frayeur. 

—  Senor  ingles,  je  ne  sais  trop  comment 
vous  dire  cela,  mais  cest  votre  redingote! 


DU    SOLEIL.  61 

—  Va  t'en  au  diable,  repris-je. 

—  Comme  il  vous  plaira;  mais  ils  aUen- 
dent  avec  leurs  fusiis,  je  vais  leur  porter 
votre  réponse. 

—  La  voici,  repris-je  en  me  dépouillant 
agilement  de  la  redingote  et  en  la  jetant  à  ce 
damné  Miguel  par  l'une  des  portières  du  ca- 
lescro.  Heureusement,  ajouta  le  marquis,  que 
nous  n'étions  qu'à  une  journée  de  Madrid  et 
au  mois  de  juin! 

—  Senor  imjles,  reprit  à  son  tour  Jeronimo 
d'un  air  patelin,  cette  mauvaise  action  a  porté 
malheur  à  mon  oncle  Miguel,  qui  me  rem- 
plaçait -alors  dans  les  fonctions  d'escopetero 
sur  cette  route,  il  a  pris  la  calcul ura  (la  fièvre) 
le  soir  même.  Se  voyant  près  de  sa  fin  à  quel- 
ques jours  de  là,  il  m'a  fait  venir  et  m'a  lé- 
gué cette  redingote  ! 

Ce  mensonge  du  crii  de  Jeronino  fut  débité 
avec  un  tel  sérieux,  auquel  succéda  bientôt 


(K2  LA  PORTE  DU  SOLEIL. 

une  voix  si  tremblottante  et  un  air  de  com- 
ponction si  andalouse,  que  l'Anglais  lui- 
même,  enchanté  d'être  le  héros  d'une  aven- 
ture, lui  laissa  sa  redingote,  se  promettant 
bien  seulement,  de  retour  à  Londres,  d'écrire 
à  son  tailleur  sur  quel  dos  elle  avait  passé. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  nous  entrions 
à  la  venta  de  Puerto  LaPiche. 


XXVII. 


DEUX    SIEURS. 


A  M""*  la  mar«mihe  (!«  VaHois. 


La  rotonde. —  Barbrra  et  Clorindi. — Le  serpent. —La  maiiche 

—  Pauvreté  de  ses  habitai. t*.  —  Un  coucher  de  soleil 

avant  Val  de  Penas. 


Nous  étions  devant  Puerto  La  Piche. 

Jusque-là,  je  croyais  être  sûr  du  personnel 
de  la  diligence  :  le  mayoral  et  l'escopetero  lor- 
maient  la  partie  agissante  du  coche ,  en 
comptant  le  zagal,  toujours  actionné  près  de 


€4"  LA    PORTE 

SCS  mules;  le  coupé  (berlind)  se  composait  de 
sir  Georges,  de  l'ofTicier  de  la  cjuardia  et  de 
votre  humble  serviteur  ;  l'intérieur,  de  deux 
négociants  et  de  trois  miliciens  allant  à  Séville. 
Tout  ce  relevé  présentait  une  assez  belle  te- 
nue en  cas  d'attaque  ;  mais  en  ceci  il  n'était 
pas  encore  question  de  la  rotonde. 

Arrivé  à  PuertoLaPiche,  à  quelques miltes 
du  Toboso,  si  célèbre  dans  les  fastes  de  l'é- 
cuyer  de  la  Manche,  la  lourde  voiture  s'ar- 
rêta. Un  homme,  qu'à  sa  chevelure,  à  son 
teint  et  plus  encore  à  une  épingle  de  corail 
en  forme  de  corne  contre  la  jettaiura  (mau- 
vais œil),  Je  jugeai  devoir  être  un  digne  fils 
de  Florence  ou  de  Naples,  sauta  de  la  ro- 
tonde en  question,  après  en  avoir  fermé  tous 
les  stores.  Cet  homme  me  rappela  un  de  ces 
bravi  dont  Jacques  Caliot  a  laissé  une  si  poé- 
tique personnification  dans  une  de  ses  gra^ 
vurcs.  il  lut  bieniol  rejoint  par  un  petit  vieil- 


DU    SOLEIL.  65 

lard  espagnol  court  et  grêle,  que  je  n'avais 
pas  vu  se  glisser  comme  une  anguille  dans 
l'intérieur,  à  la  ca/rera  San  Jeronimo,  au 
moment  de  notre  départ  de  Madrid. 

Les  deux  hommes  causèrent  entre  eux 
sans  prendre  garde  aux  horribles  mendiants 
de  toute  sorte  qui  se  pressaient  autour  de 
nous  avec  des  visages  hâves  et  affamés,  aux 
ninos  (petits  enfants)  tout  nus  sous  les  portes 
comme  des  saints  Jean,  et  fumant  un  bout 
de  cigarette  pour  se  réchauffer  ;  ils  ne  don- 
nèrent pas  une  plus  grande  attention  aux 
marchands  de  raisin  cernant  la  misérable 
venia  où  nous  comptions  déjeuner,  si  faire  se 
pouvait  ;  mais,  se  montrant  du  doigt  la  ro- 
tonde, fermée  comme  une  véritable  loge  de 
théâtre  :  —  Les  ferons-nous  descendre?  di- 
rent-ils en  se  dirigeant  vers  le  feu  de  la  cui- 
sine. 

—  Impossible^  reprit  l'un,  Darbara  ne  peut 


66  LA    PORTE 

se  bouger,  et  Clorinda  souffre  des  dents.  Il 
vaut  mieux  attendre  le  coucher  à  Val  de 
Penas. 

—  Qu'est-ce  que  Barbara  et  Clorinda? 
pensai -je  alors. 

Il  y  eut  un  cri  étouffé  dans  la  rotonde. 

L'Italien  y  courut,  mais  l'Espagnol  ne  bou- 
gea pas  de  sa  place.  Il  revint  bientôt  en  di- 
sant que  Barbara  avait  faim. 

Un  pain  brun,  huileux,  tort  loin  de  la  blan- 
cheur et  de  l'excellence  du  pain  d'Arcos,  pa- 
rut sans  doute  à  l'Italien  un  régal  assez  bon 
pour  Barbara,  car  il  le  lui  jeta  avec  quelques 
pimens  crus  par  la  porte  de  la  rotonde,  qu'il 
entr'ouvrit. 

Le  remercîment  de  Barbara  fut  un  grogne- 
ment intraduisible  ;  mais  je  ne  pus  voir  cet 
être  singulier,  car  l'Italien  poussa  brusque- 
ment la  porte  de  la  rotonde. 

—  Quelque  chienne,  me  dis-je  ;  et  alors 


DU    SOLEIL.  67 

le  pauvre  animal  renfermé  dans  celle  botte 
roulante  doit  trouver  le  temps  bien  long! 
On  paraissait  gratter  aux  stores  de  la  rotonde 
avec  impatience,  et  tout  d'un  coup,  quand 
l'Italien  se  retourna,  j'entendis  prononcer  le 
mot  agua!  d'une  voix  sourde  et  gutturale. 

Agual  Agua!  Celle  voix  humaine  qui  im- 
plorait de  l'eau  me  perça  l'àme.  L^ïtalien 
n'avait  l'air  d'en  tenir  compte  ;  je  le  lui  fis 
observer. 

—  L'eau  est  fort  chère  ici,  reprit  cet  hom- 
me ;  cependant  je  vais  remplir  ma  bota. 

Celte  outre  nommée  bota  est  un  meuble 
indispensable  en  Andalousie.  Le  mayoral 
avait  la  sienne  ;  seulement  celle-là  il  l'avait 
remplie  de  vin,  notre  conducteur  Alejo  ai- 
mant assez  à  lever  le  coude  :  Tltalien  remplit 
la  sienne  d'une  eau  croupie  et  saumâtre. 

—  Cela  est  toujours  assez  bon  pour  elle, 
dit-il  à  l'Espagnol,  qui  mangeait  des  œufs 


68  LA    PORTE 

Irils  d'un  air  de  cacique  heureux  de  vivre. 

On  déjeunait  alors  à  !a  venta  de  Puerto  La 
Piche,  si  toutefois  on  peut  nommer  déjeuner 
quelques  tasses  de  chocolat  et  des  poissons 
cuits  arrosés  de  l'huile  de  la  lampe.  L'eau 
était  rare,  car  dans  ce  pays  de  la  Manche  le 
manque  d'eau  est  chose  réelle,  et  l'Italien 
avait  raison.  La  terre  de  la  Manche  est  ex- 
cellente, mais  les  bras  des  travailleurs  lui 
font  défaut;  l'eau,  pour  être  potable,  aurait 
grand  besoin  d'être  filtrée.  Voilà  deux  pro- 
grès que  l'Andalousie  ignore. 

J'avais  avec  moi  une  bouteille  de  rhum  : 
j'en  versai  un  verre  dans  un  gobelet,  et,  pro- 
fitant du  temps  où  les  deux  voyageurs  de  la 
rotonde  causaient  à  table  des  dernières  exé- 
cutions de  Vittoria  et  de  Madrid,  je  délayai 
le  rhum  avec  du  sucre  el  de  l'eau,  et  courus 
à  la  portière  qui  me  cachait  Barbara. 

Grâce  à  la  porte  de  la  venta,  qui  était 


DU    SOLEIL.  6) 

alors  fermée  pour  empocher  l'armée  des  men- 
diants d'entrer  dans  la  cour,  je  me  glissai 
sans  être  vu  jusqu'au  store  qui  avait  donné 
passage  au  cri  de  Barbara  ^  je  l'entr'ouvris 
doucement. . . 

Je  vis  alors  un  être  de  dix-huit  à  vingt 
années,  les  cheveux  descendant  en  bandes 
lisses  et  grasses  sur  les  tempes,  le  nez  aplati, 
les  pommettes  des  joues  rouges  et  lièvreuses, 
les  bras  et  le  cou  énormes,  ayant  presque 
l'encolure  d'un  jeune  taureau  de  Veragua, 
d'une  laideur  d'ensemble  irrécusable,  mais 
tempérée  par  le  charme  d'un  grand  œil  bleu 
qui  semblait  me  supplier. 

C'était  une  naine,  une  vraie  Laponne  espa- 
gnole, répondant  au  nom  de  Barbara. 

Elle  prit  avidement  le  gobelet  que  je  lui 
présentai  en  montant  sur  la  roue  de  la  voi- 
ture, et  y  mouilla  ses  lèvres  irritées  par  le  feu 

des  piments  crus.  A  côlé  d'elle  dormait  une 
T.  m.  5 


70  LA    PORTE 

masse  informe  enveloppée  dans  trois  ou 
quatre  couvertures  ;  c'était  Clorinda,  sa  sœur, 
que  leurs  maîtres  communs,  l'Italien  et  l'Es- 
pagnol, menaient  à  Séville. 

L'aspect  de  ces  misérables  créatures  me 
fit  souvenir  des  enanas  (naines)  que  j'avais 
vues  à  Ciboure,  quartier  de  Saint-Jean-de- 
Luz  qui  regarde  le  côté  de  l'Espagne,  et  dont 
j'ai  omis  de  vous  parler. 

Ces  tristes  enfants  ne  sont  après  tout  qu'une 
dégénérescence  du  Maure  ;  leur  vie  mono- 
tone se  passe  à  faire  sécher  du  poisson,  rou- 
ler des  cigarres,  ou  jouer  du  violon  devant  la 
foule.  Barbara  et  Clorinda  avaient  le  teint 
moins  basané,  c'étaient  deux  naines  des  Py- 
rénées ;  elles  parlaient  un  basque  confus,  une 
sorte  de  langue  moitié  espagnole  moitié 
française. 

11  y  avait  deux  mois  que  l'Italien  les  pro- 
menait en  Espagne  de  ville  en  ville  ;  et  sa- 


DU    SOLEIL.  71 

vez-vous  quel  était  cet  Italien?  Leur  propre 
frère  !  Cet  homme,  qui  vivait  misérablement 
à  Naples,  apprit  un  beau  jour  par  les  jour- 
naux qu'une  jeune  paysanne  du  Bastan  était 
accouchée  de  deux  naines.  Le  nom  de  la 
mère  était  Arrou,  elle  avait  donné  le  jour, 
dans  la  ville  de  Livourne,  à  un  fils  nommé 
Palricio  Binari;  ce  fils  c'était  lui,  et  ce  fils 
avait  abandonné  lâchement  sa  mère  alors 
âgée  de  trente  ans  ;  sa  mère  avait  regagné  le 
Bastan,  ou  plutôt,  comme  me  l'expliqua  plus 
tard  Clorinda,  la  triste  montagne  de  Sers, 
eélèbre  par  ses  pluies  et  ses  avalanches. 

C'était  dans  une  de  ces  convulsions  ef- 
frayantes de  la  nature,  devant  une  roche 
nue,  sillonnée  alors  en  tout  sens  par  les 
éclairs,  que  les  deux  naines  étaient  nées; 
seulement  Clorinda  était  née  aveugle.  Elle  ne 
se  souvenait  que  des  mugissements  affreux 
du  Bastan  grondant  comme  une  bête  fauve 


72  LA    PORTE 

dans  son  lit  de  blocs  granitiques;  elle  n'avait 
vu  ni  les  frais  ombrages  de  Betpouey,  ni  le 
vallon  de  la  Juste.  Barbara,  sa  sœur,  con- 
naissait tous  ces  aspects  pittoresques;  elle 
savait  jusqu'au  nom  de  ces  petites  fleurs 
écloses  sous  l'œil  de  Dieu,  et  qui  croissent 
aux  sommets  des  pics  les  plus  ardus  des  Py- 
rénées. 

—  Ètes-vous  contente  de  Madrid?  deman- 
dai-] e  à  Barbara. 

Elle  leva  sur  moi  un  regard  d'une  douceur 
et  d'une  résignation  inexprimables,  et  s'ex- 
prima en  ces  termes  : 

—  Patricio,  mon  frère,  avide  de  nous  ex- 
ploiter, nous  avait  promis  monts  et  mer- 
veilles de  Madrid.  Associé  au  senor  Pompeo 
de  Henarès,  ce  petit  vieillard  que  vous  ve- 
nez de  voir,  il  nous  logea  d'abord  dans  la 
calle  d'Alcala,  près  du  café  Cervantes,  et  tout 
nous  annonçait  une  saison  assez  bonne.  Les 


DU  SOLEIL.  'ï3 

premiers  jours,  l'entrée  du  spectacle  coûtait 
un  duro  (cinq  francs  de  France);  nous  tombâ- 
mes bientôt  à  un  réal  (cinq  sous);  et  ce  fut 
alors  que  l'humeur  de  Patricio  devint  mé- 
connaissable. Le  mouvement  insurrectionnel 
à  Madrid,  la  tristesse  qui  le  suivit,  étaient  la 
seule  cause  de  celle  baisse  dans  notre  exhi- 
bition journalière,  mais  Patricio  ne  l'impula 
qu'à  notre  laideur.  Il  commença  dès  lors  par 
nous  retrancher  notre  ration  du  matin,  qui 
consistait  en  quelques  garbansos  (pois  chi- 
ches),  et  de  l'eau  aiguisée  d'un  peu  de  tafia. 
Le  senor  Pompeo  de  Henarès  parlait  même 
de  nous  vendre  au  premier  offrant,  et  nous 
allions  tomber  au  pouvoir  du  gardien  de  la 
casa  de  Fieras  de  Madrid,  quand  un  Anglais 
écrivit  de  Gibraltar  à  Patricio  qu'il  traiterait 
de  nousà  Séville.  C'est  donc  en  ce  lieu  que 
nous  nous  rendons,  mais  il  n'est  sorte  de 
mauvais  trailemenls  que  nos  deux  cornacs 


74  LA   POBTl 

ne  nous  fassent  endurer.  Non-seulement  ils 
ne  nous  permettent  jamais  de  descendre  de 
la  voiture,  mais  il  faut  encore  que  nous  par- 
tagions, Clorinda  et  moi,  le  peu  de  nourri- 
ture qu'ils  nous  jettent,  avec  un  hôte  renfer- 
mé comme  nous  dans  cette  prison  mouvante, 
et  que  vous  pouvez  voir,  ajouta  Barbara,  si 
vous  en  avez  le  courage. 

—  Faites,  repris-je  en  plongeant  le  cou 
dans  la  rotonde,  quel  est  ce  voyageur  mysté- 
rieux ? 

Barbara  leva  alors  le  couvercle  d'une  sorte 
de  malle  oblongue,  et  me  montra  un  énorme 
sepent  endormi,  roulé  sur  une  large  traînée 
de  coton. 

Le  monstre  était  repu,  car  il  dormait;  en 
revanche  Clorinda  ne  tarda  pas  à  s'éveiller 
en  faisant  entendre  un  gémissement  pro- 
longé; elle  avait  iaim. 

En  quelques  instants  nous  fîmes  porter 


DU    SOLEIL.  75 

aux  deux  naines  tout  ce  que  l'on  peut  trou- 
ver dans  une  auberge  de  la  Manche.  L'Italien 
semblait  furieux  de  ma  découverte,  mais 
l'appui  du  mayoral  et  des  voyageurs  protes- 
tait assez  haut  contre  sa  cupidité  et  son  ava- 
rice^Pourle  senor  Pompeo  de  Henarès,  j'ap- 
pris qu'il  était  juif,  et  en  cette  qualité  plus 
sordide  encore  que  l'Italien  :  tous  les  men- 
diants de  Puerto  la  Piche  se  jetèrent  bientôt 
sur  lui,  car  un  enfant  venait  de  lui  découvrir 
un  fouet  sous  son  ample  manteau. 

—  Que  faites-vous  de  ce  fouet  ? 

—  Moi!  dit  Pompeo  troublé,  rien,  mes 
bons  amis,  mes  fils  (  hijos  )  ! 

—  C'est  notre  instrument  de  torture,  s'é- 
cria la  sœur  de  Clorinda. 

—  Mort  à  Pompeo!  dirent  les  gueux,  qui 
montrent  sérieusement,  en  ce  village  misé- 
rable, la  chambre  de  monsieur  Don  Qui- 
chotte. 


76  LA    POKÏE 

Il  fallut  les  apaiser,  et  ce  ne  lut  pas  sans 
peine.  Le  i'ouet  fut  confisqué  par  un  muletier 
de  taille  athlétique,  non  sans  avoir  caressé 
préalablement  le  cuir  de  Porapeo. 

La  rotonde  se  referma,  et  nous  n'entendî- 
mes plus  rien,  car  la  voiture  roulait.  Le  bruit 
du  calesero  faisait  partir  à  notre  gauche  des 
volées  d'oiseaux  dans  les  champs  de  bruyères, 
l'horizon  était  d'opale,  le  froid  assez  vif.  Arri- 
vés à  Villalta,  après  avoir  passé  le  pont  de  Rio 
Gijuela,  nous  vîmes  de  pauvres  paysans  que 
la  fièvre  rendait  aussi  verts  que  des  olives; 
ils  chantaient,  en  s'accompagnant  de  la  gui- 
tare, des  airs  sur  un  mode  triste  et  plaintif. 
Ces  refrains  d'Andalousie  sentent  l'arabe; 
ceux  qui  nous  accueillirent  dans  la  ville 
odieusement  pauvre  et  sale  de  Manzanarès, 
avant  Val  de  Penas,  avaient  la  mélancolie 
([\mpmnto. 


DD    SOLEIL.  77 

En  ce  lieu  désolé,  qui  est  cependant  une 
des  principales  garnisons  de  carabiniers 
royaux,  les  indigènes  se  recommandent  à 
l'œil  du  passant  par  un  luxe  de  haillons  assez 
remarquable,  et  surtout  par  la  gorra,  cas- 
quette de  peau  de  lapin,  qui  est  loin  de  va- 
loir le  sombrero  à  larges  bords.  Les  environs 
de  cette  ville  de  Manzanarès  peuvent  conte- 
nir, au  dire  de  la  carte,  des  mines  d'argent, 
mais  la  population  ressemble  à  une  troupe  de 
sauvages.  Au  reste,  rien  de  plus  sévère  et  de 
plus  pittoresque  à  la  fois  que  l'aspect  de  ces 
paysages  andaloux  ;  il  tiennent  de  Salvator 
et  du  Poussin  ;  le  coucher  du  soleil  que  nous 
venions  d'admirer  avant  le  mauvais  gîte  de 
Val  de  Penas,  m'a  semblé  à  lui  seul  une  toile 
éblouissante... 

La  campagne  était  devenue  noire  comme 
un  crêpe,  le  lit  du  soleil  était  d'un  rouge  de 


7S  LA    FORTB 

sang  ;  les  nuages  alongés  s'étendaient  sur  ce 
lit  comme  des  phoques  immenses,  il  y  avait, 
entre  le  ciel  et  le  site,  une  harmonie  indéûnis- 
sable,  une  teinte  chaude ,  une  poussière 
enflammée.  Une  lande  énorme  était  l'as- 
siette du  terrain;  nul  mamelon,  nul  arbre. 
Des  moutons  en  troupe  formaient  çà  et  là 
quelques  points  mouvants  sur  le  sol.  Les  fris- 
sons de  l'air  s'étaient  apaisés;  la  chaleur 
était  devenue  accablante.  Peu  à  peu  le  so- 
leil s'est  éteint  dans  les  vapeurs  de  laque  qui 
teignaient  le  ciel;  la  lune  est  venue  ;  le  sol  a 
pris  une  couleur  blanche.  L'ombre  de  nos 
dix  mules  et  celle  des  deux  fusils  de  Vescope-' 
tero  tranchaient  seules  sur  ce  drap  pâle. 
Nous  sommes  entrés  à  Val  de  Penas  au  mi- 
lieu de  la  nuit  et  du  silence  ;  les  étoiles  bril* 
laient;  chaque  cour  de  maison  nous  ren- 
voyait la  senteur  de  ses  orangers.  J'entendis 


DU   SOLEIL.  79 

un  sifflement  quand  le  calesero  s'arrêta;  c'é- 
tait le  serpent  qui  se  réveillait  sans  doute... 
En  même  temps  Clorinda  et  Barbara  descen- 
dirent. Le  souper  était  servi. 


XXVIII. 


Hôtellerie  andalocse. 


A  M.  E.  Guinot. 


Sineularilés  nationales.  —La  Manchega.  -  Le  serpent  —Don 
Pablo  Olavide.  —  Baylen.  Andujar.  —  Contes  andaloux. 


Dès  l'entrée  de  la  moindre  ville  andalouse, 
vous  avez  le  double  aspect  du  luxe  et  de  l'in- 
digence; le  superflu  est  partout,  dans  les 
posadas  remplies  de  valets  et  où  l'on  ne  sau- 
rait trouver  un  lit  passable,  dans  les  rideaux 


S2  LA   PORTE 

à  franges,  dans  les  meubles,  les  vêtements,  le 
jabot,  les  bagues  du  premier  venu,  dans  l'af- 
fluence  des  mets  et  des  sauces  dont  fort  peu 
sont  accessibles  au  palais  du  voyageur,  dans 
toute  la  vie  usuelle,  en  un  mot,  dont  l'Espa- 
gnol prétend  que  l'Andalousie  est  l'Eden. 

La  posada  avait  fort  bon  air;  les  serviettes, 
assez  blanches,  étaient  pliées,  ce  soir,  en 
évantail  dans  les  verres;  le  pain,  en  forme 
de  marteau  déporte,  était  devant  chaque  as- 
siette ;  il  y  avait  trois  salières  et  une  table  de 
vingt  couverts.  Quand  les  deux  naines  des- 
cendirent du  calesero  ce  fut  une  rumeur  pa- 
reille à  celle  d'une  ruche  d'abeilles. 

—  Que  gordal  mi  Dios!  (quelle  grosse 
femme  !  mon  Dieu  '•  )  s'écria  l'hôtesse  en  re- 
gardant Barbara. 

—  Contenez  la  populace  ou  faites-la 
payer,  dit  Vescopetero  eu  les  protégeant  de 
sou  fusil  ;  ces  demoiselles  ont  faim. 


DU  SOLEIL.  83 

Vescopetero  ne  mentait  pas;  l'appétit 
des  naines  fut  effrayant.  En  un  quart  d'heure 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  plats  sur  la  table  eut 
disparu;  les  pauvres  créatures  garnissaient 
leurs  poches  de  tout  ce  qu'elles  pouvaient 
prendre.  Après  le  souper,  on  fit  une  collecte, 
et  Clorinda  avec  sa  sœur  dansèrent  la  man- 
cliega  avec  quelques  jeunes  gens  de  Val  de 
Penas.  Ces  Espagnols  étaient  paysans  pour  la 
plupart,  et,  dans  cette  danse,  particulière  à 
l'Andalousie,  ils  n'avaient  pas  grand'peine  à 
l'emporter  de  beaucoup  sur  les  naines,  qui 
exécutaient  assez  mal  les  taconeos  (  coups  de 
talons  loris  pressés).  Leurs  deux  cornacs 
jouaient  de  la  guitare  pendant  ce  temps-là, 
l'assemblée  grattait  des  castagnettes,  et  les 
marmitons  frappaient  en  cadence  leurs  cou- 
vercles de  casseroles  en  guise  de  cymbales. 
La  hota,  c'est-à-dire  l'outre  de  peau  de  bouc, 
circulait  ;  les  cigarettes  formaient  im  brouil- 


84  LA    PORTE 

lard  plus  compact  que  dans  une  taverne  de 
Hollande.  Vescopetew  chanta  des  couplets; 
c'était  le  gracioso  véritable  de  la  diligence, 
et  les  diligences  espagnoles  ont  toujours  un 
de  ces  mauvais  plaisants  pendus  à  leurs  roues, 
s' amusant  à  goailler  les  hôteliers,  à  de- 
mander du  tabaco  aux  voyageurs.  Nous  n'a- 
vions pas  de  dames  avec  nous,  et  en  vérité 
leur  présence  eût  nui  à  l'effervescence  de 
cette  scène  improvisée,  la  manchega  étant 
une  danse  plus  vive  mille  fois  que  le  fm^ 
dango,  La  manchega  est  un  petit  poème  com- 
plet ;  il  a  trois  parties,  se  danse  et  se  chante 
tout  à  la  l'ois  avec  accompagement  de  gui- 
tare et  de  coups  de  talons  sur  le  parquet; 
c'est  un  mélange  de  sérieux  et  de  folie 
comme  on  ne  peut  se  le  flgurer  chez  nous  ; 
les  filles  de  la  Manche  y  excellent  tant 
qu'elles  en  font  gloire.  Les  pauvres  naines  ne 
purent  tenir  longtemps  contre  de  pareilles 


I)D    SOLEIL. 


85 


rivales  :  excédées  de  tatigue,  et  peut-être 
humiliées  des  rires  insolents  des  Andalouses, 
elles  furent  se  coucher  dans  leur  hamac  or- 
dinaire, la  diligence  ;  mais  alors  aussi  il  y 
eut  un  cri  subit  de  l'Italien,  leur  frère,  un 
cri  furieux  qui  nous  appela  tous  bientôt  hors 
de  l'hôtellerie  de  Val  de  Penas. 

Palricio  était  aussi  pâle  qu'un  linge,  et  il 
montrait  a  son  associé  une  malle  vide...  ;  on 
venait  de  lui  voler  son  serpent. 

Il  fallait  entendre  les  cris  de  désespoir 
poussés  par  le  malheureux  :  il  interpellait  à 
la  fois  le  mayoral  et  Vescopetero  de  notre  voi- 
ture; il  demandait  l'alcade;  il  voulait  que 
l'on  dressât  procès-verbal. 

Pendant  ce  temps,  Barbara  et  sa  sœur 
étaient  prudemment  descendues  de  la  ro- 
tonde, ne  prévoyant  que  trop  à  quel  degré 
de  fureur  l'Italien  était  capable  de  se  porter. 
Ce  frère  irrité  les  poursuivait  de  ses  menaces. 


T.  m. 


86  LA    POUTE 

et  nous  vîmes  l'inslaiit  où  il  allnit  enfermer 
dans  le  coffre  la  malheureuse  Clorinda. 

—  Qu'est  ceci?  demandait  la  triste  fille; 
que  vous  a-t-on  fait,  Patricio? 

— On  m'a  volé  Fétiche;  (c'était  le  nom  qu'il 
donnait  à  son  boa,  et  en  cela  il  n'avait  pas 
tort,  car  il  n'était  sorte  de  respects  et  d'é- 
gards qu'il  ne  lui  prodiguât  durant  la  route.) 
Sir  Georges,  qui  l'avait  vu  comme  moi,  m'ap- 
prit alors,  en  sa  qualité  de  naturaliste,  que 
c'était  un  ser\^Qni  têie  de  chien,  ainsi  appelé 
parce  que  sa  tête  approche  de  celle  d'un 
chien  ;  celle  espèce  de  boa  se  trouve  à  la  Mar- 
tinique et  Sainte-Lucie.  Qui  pouvait  l'avoir 
pris?  quel  enchanteur,  pareil  à  celui  de  l'Inde, 
l'avait  enlevé,  soustrait  endormi  peut-être 
avec  la  subtilité  d'un  bateleur  enlevant  la 
coluher  naja  dont  parle  Linné?  En  vérité  nous 
l'ignorions  tous,  et  nous  nous  regardions  d'un 
air  surpris.  Mais  l'adresse  andalouse  vautbien 


DU     SOLEIL.  SU 

l'adresse  indienne;  la  malle  ne  fermait  pas.  et 
il  avait  été  facile  de  voler  Fétiche.  L'alcade, 
averti  par  le  majorai,  arriva  bientôt,  son 
mouchoir  de  nuitsurla  tête,  ses  lunettes  sur  le 
nez  ;  c'était  un  fort  bel  alcade  de  la  Manche, 
et  qui  n'eût  pas  déparé  un  mélodrame  de 
France.  L'interrogatoire  eut  lieu  devant  la 
posada  ;  tous  les  gueux  du  pays  étaient  sur 
les  portes  avec  des  falots,  tous  en  chapeau 
noir  et  en  manteau  de  même  couleur,  tous 
efflanqués,  fiévreux,  ressemblant  à  des  fan- 
tômes. Pas  un  qui  ne  jurât  alors  ses  grands 
dieux  qu'il  n'avait  pas  vu  le  serpent,  qui 
peut-être  s'était  tout  bonnement  enfui.  L'al- 
cade demanda  deux  duros  (dix  francs  de  no- 
tre monaie  )  aux  deux  propriétaires  du  boa 
volé  ;  ils  se  recrièrent. 

La  justice  espagnole  et  principalement  la 
justice  andalouse  en  est  aux  traditions  de 
Brid'Oison;  il  fallut  payer.  De  son  côté,  le 


88  LA  PonxE 

moyoral  cria  beaucoup,  il  accusa  l'Italien 
et  son  associé  de  n'avoir  pas  mis  la  malle 
sur  le  tlessus  de  la  voilure.  Palricio  fut,  en 
outre,  obligé  de  jurer  devant  nous  tous  qu'il 
ne  toucherait  pas  à  un  seul  cheveu  de  la  tète 
de  ses  sœurs,  et,  comme  il  faisait  assez  froid 
pour  Vesropetero  sur  l'impériale,  le  gardien 
do  l'arche  proposa  de  les  surveiller.  Celait 
une  façon  commode  de  se  réchaulTer  dans  la 
rotonde;  l'excuse  prévalut,  Vescopctero  des- 
cendit dans  la  rotonde,  et  nous  nous  remîmes 
en  marche. 

A  Santa  Cruz  de  la  Mudela,  nous  fûmes 
assaillis  dès  le  matin  par  une  foule  de  voix 
criardes  autour  du  calesero.  C'étaient  des  dé- 
bitants de  couteaux  andaloax  dont  la  consom- 
mation et  le  commerce  occupent  la  fabrique 
dece  village.  Nous  achetâmes  quelques-unes 
de  ces  lames  aussi  renommées  que  celles 
d'Albacete,  et,  peu  après  la  venta  de  Carde- 


DU    SOLEIL.  89 

nas,  nous  vîmes  apparaître  la  Sierra  Mo- 
rena. 

Ici,  la  route  est  l'ouvrage  de  Charles  H!  ; 
une  croix  signale  la  limite  de  la  Manche. 
Avec  la  Sierra  Morena  ,  appelée  ainsi  en  rai- 
son du  manteau  brun  de  ses  montagnes , 
commence  le  royaume  de  Jaën. 

Le  royaume  de  Jaën  ,  borné  par  les  royau- 
mes de  Grenade  et  de  Cordoue  et  la  province 
de  la  Manche ,  est  d'une  médiocre  étendue  ; 
mais  ses  colonies  mérilent  un  examen  sé- 
rieux. C'est  au  lameux  marquis  don  Pablo 
Olavidé  qu'elles  sont  dues. 

Charles  III  et  don  Pablo  Olavidé  ont  mérité 
mal  des  bandits  de  la  Manche ,  en  semant 
ainsi  sur  un  sol  dangereux  des  halles  Iraîches 
et  riantes ,  des  bourgs  qui  rassurent  contre 
l'escopette  perfide  de  ces  défilés  sauvages; 
mais  ,  en  revanche  ,  après  avoir  laissé  der- 
rière lui  le  village  de  Santa-Elena  ,  le  voya- 


90  LA    PORTE 

geur  est  surpris  qu'on  n'ait  point  encore  élevé 
un  temple  à  ces  deux  hommes. 

Il  faudrait  un  volume  pour  écrire  digne- 
ment l'histoire  de  don  Pablo  Olavidc.  Ce  lut 
un  marquis  esprit  fort ,  généreux  ,  original 
à  la  façon  de  notre  marquis  de  Brunoy.  Seu- 
lement il  fut  à  deux  pas  d'être  un  génie ,  et 
le  marquis  de  Brunoy  n'était  qu'un  fou. 

Au  temps  où  Voltaire  ,  qui  prêchait  en 
France  ia  philantropie  et  la  réforme  philo- 
sophique ,  se  contentait  d'imprimer  des  in- 
octavo  ,  don  Pablo  fit  mieux ,  il  colonisa  ces 
nouvelles  provinces.  Six  mille  paysans,  ap- 
pelés par  lui  d'Allemagne ,  vinrent  montrer 
ici ,  sous  ce  ciel  brûlant  et  dans  ces  landes  in- 
cultes, leurs  yeux  bleus  et  leur  chevelure  ger- 
manique. Ces  blonds  ouvriers  accoururent  à 
la  voix  du  marquis  comme  à  la  voix  d^un  véri- 
table magicien  ;  il  leur  distribuait  des  terres, 
leur  donnait  une  conslilution  laissant  der- 


DU    SOL  CIL.  91 

rière  elle  lous  les  stériles  bienfaits  des  ency- 
clopédistes de  France. 

Au  lieu  de  se  voir  payé  de  ses  travaux  ,  il 
fut  condamné  à  la  réclusion ,  pendant  sept 
années ,  dans  un  couvent  de  la  Manche.  Dé- 
noncé au  conseil  de  Castiile  ,  puis  à  l'Inqui- 
sition ,  il  y  parut  en  coupable ,  vêtu  de  jaune 
et  portant  à  la  main  le  fameux  cierge  vert , 
à  côté  de  deux  ministres  du  Saint-Office.  Il 
n'échappa  à  leurs  cachots  que  pour  traîner 
une  vie  misérable;  ses  divers  voyages  en 
France ,  où  il  fut  réclamé  vainement  deux 
fois  par  ses  ennemis  ,  lui  firent  attendre  pa- 
tiemment 1798  ,  époque  à  laquelle  on  lui 
permit  de  rentrer  dans  sa  patrie. 

Ce  que  la  postérité  ne  niera  pas  à  don  Pa- 
blo  Olavidé  ;  c'est  cette  œuvre  commencée  , 
accomplie ,  et  dont  les  bienfaits  subsistent 
encore.  Le  nombre  des  colons  allemands  et 
français  était  réduit,  en  1788,  à  huit  mille 


92  LA    PORTE 

environ  ^  encore  ,  l'assure-t-on ,  il  y  avait 
beaucoup  de  mendiants  parmi  eux  :  la  guerre 
française  a  porté  le  dernier  coup  à  la  co- 
lonie. 

Les  Français  étaient  suspects ,  et  les  Alle- 
mands ne  tardèrent  alors  pas  à  s'enrôler,  de 
gré  ou  de  torce,  soit  dans  les  régiments  suisses 
à  la  solde  des  cortès,  soit  dans  la  légion  alle- 
mande ,  à  la  solde  de  l'Angleterre.  Ce  fait 
seul  de  l'émigration  ruina  ces  établisse- 
ments. 

En  parcourant  aujourd'hui  \  Hospitallilo  et 
la  Carolina  ,  comme  nous  venons  de  le  faire, 
le  premier  sentiment  qui  vous  assiège  est 
celui  de  la  tristesse  ;  l'agriculture  en  ce  pays 
est  complètement  tombée.  Les  colonies , 
comme  celles  de  la  Carloia  et  de  Fuente  Pal- 
mera  ,  dues  à  Olavidé ,  ont  vu  souvent  leurs 
travaux  interrompus;  les  manufactures  et  les 
débouchés  leur  ont  manqué.  Ce  ne  sont  plus 


DU     SOLEIL.  93 

que  des  anses  salutaires  pour  le  voyageur, 
une  sorte  de  tente  où  il  peut  se  reposer 
contre  le  brigandage  de  la  Sierra  Morena. 
Une  ibis  Santa-Eiena  dépassé  ,  les  oliviers , 
les  cactus  et  les  mûriers  vous  conduisent  par 
leur  triple  frange  à  ces  colonies  nomades. 
L'aspect  de  la  Carolina  est  charmant ,  le  ciel 
est  bleu ,  les  collines  d'un  brun  rouge  ,  l'ho- 
rizon large  et  semé  de  verdure.  Deux  clo- 
chers protègent  cette  entrée  de  la  Carolina  ; 
vous  apercevez  à  la  fois  des  figures  brunes 
et  blondes ,  un  mélange  de  sang  allemand  et 
espagnol  :  la  langue  de  Goethe  et  de  Schiller 
en  Andalousie  ,  qu'en  dites-vous  ?  Don  Ola- 
vidé  mariait  ces  colons  germains  à  des  filles 
de  la  Sierra  Morena  ;  le  dernier  colon  est 
mort ,  à  ce  qu'on  assure,  en  1832,  à  l'âge 
de  quatre-vingt-quinze  ans.  Il  est  mort  en 
prononçant  le  nom  de  don  Pablo  Olavidé  ; 
c'était  là  son  saint ,  et  il  le  priait  chaque  soir. 


94  LA    PORTE 

Peut-être  navait-il  pas  tort ,  car  le  marquis 
don  Pablo ,  d'après  l'esquisse  que  je  viens  de 
vous  donner  de  sa  vie  orageuse ,  pouvait  être 
un  peu  considéré  comme  martyr. 

Voici  Baylen  ;  Baylen,  avec  ses  fabriques 
d'un  ton  rougeâtre  se  détachant  sur  le  bleu 
des  fonds  au  milieu  des  figuiers  et  des  sor- 
biers. Baylen  nous  rappelle  une  triste  jour- 
née pour  nos  armes,  j'aime  mieux  me  sou- 
venir du  soleil  qui  dorait  la  feuille  de  ses 
oliviers.  Quand  nous  y  passâmes  avant  An- 
dujar ,  les  fruits  de  ces  arbres^  semblaient 
d'or,  ils  me  rappelaient  ceux  des  contes  de 
fées.  La  tour  élevée  au  milieu  de  Baylen  est 
la  seule  chose  à  visiter  dans  ce  village ,  si 
fatal  au  général  Dupont  le  20  juin  1808  ;  je 
ne  lui  accordai  qu'une  attention  distraite;  je 
songeais  alors  au  Guadalquivir,  dont  toute 
cette  nature  semble  pressentir  elle-même 
les  approches.  C'était  un  dimanche,  et  nous 


DU    SOLEIL.  95 

arrivions  à  Andujar  au  milieu  des  danses  de 
cette  ville  andalouse,  située  sur  la  rive  droite 
du  fleuve. 

La  lune  prc^tait  aux  maisons  une  teinte  si 
mate,  que  les  hommes  et  les  femmes  se  dé- 
tachaient sur  les  murs  comme  autant  de 
silhouettes  à  l'encre.  Les  pérystiles  des  mai- 
sons ornés  de  lampes ,  les  grilles  des  patios 
ouvragées  avec  la  finesse  d'une  dentelle,  les 
fenêtres  à  cage  de  fer  avançant  sur  la  rue 
avec  des  figures  de  femmes  rieuses  ou  sévères 
à  leurs  barreaux  ;  tout  donnait  alors  à  Andu- 
jar un  relief  admirable.  C'était  la  troisième 
nuit  du  voyage ,  et  consëquemment  la  troi- 
sième nuit  blanche  pour  moi,  car,  sachant  le 
danger  des  lits,  j'avais  renoncé  à  me  coucher 
ailleurs  que  dans  mon  manteau  et  sur  le 
banc  qui  longe,  en  Espagne,  la  cuisine  des 
posadas;  mais  l'agitation  fiévreuse  de  la 
route  vous  soutient,  on  est  étonné  de  dormir 


96  LA     POKTE 

si  peu;  je  n'étais  plus  d'ailleurs  qu'à  vingt 
lieues  de  Cordoue.  Avant  Baylen,  la  route 
nous  avait  offert  bon  nombre  de  costumes , 
mais  ceux  que  nous  vîmes  dans  la  posada 
d'Andujar  avaient ,  passez-moi  le  mot ,  ce 
chic  inconnu  qui  ferait  les  délices  de  De- 
camps.  Une  vingtaine  d'Andaloux  se  chauf- 
faient jiulour  d'un  brasero  dans  la  salle  com- 
mune ;  leur  visage,  leurs  manières ,  leur  si- 
lence même,  ne  me  surprenaient  pas  moins 
que  la  végétation  curieuse  que  j'avais  vue. 
C'est  bien  à  raison  qu'on  a  surnommé  ces 
gens  les  Gascons  de  l Espagne;  il  y  avait  des 
instants  où  je  me  trouvais  avec  le  fameux 
hâbleur  de  Pennaflor,  l'homme  qui  mangea 
si  lestement  les  deux  omelettes  et  la  truite  de 
Gil  Blasî  Celui-ci,  qui  n'était  rien  moins  qu'un 
miliciano  se  rendant  à  Séville ,  m'exagérait 
toutes  les  beautés  que  j'allais  voir,  et  ne 


DU     SOLEIL.  97 

manquait  jamais  de  citer  son  propre  exemple 
à  l'appui. 

—  Vous  verrez ,  me  disait-il ,  vous  verrez 
demmn,cabaItero,  la  corne  du  bœutqui  traîna 
la  prejuière  pierre  employée  à  la  fondation 
de  la  mosquée  de  Cordoue. 

—  Pardon,  seigneur,  interrompait  un  An- 
dalou,  c'est  une  défense  d'éléphant.  Elle  est 
suspendue  par  une  chaîne  à  l'un  des  dômes 
de  la  cathédrale.  —  Je  vous  dis  que  c'est  un 
bœuf!  — C'est  un  éléphant. 

La  discussion  allait  s'échauffer,  quand  le 
miliciano  posa  la  main  sur  sa  ceinture,  et  se 
dandinant  d'un  air  de  prince  : 

—  Si  vous  aimez  mieux  que  ce  soit  un 
âne?  dit-il  à  son  interlocuteur. 

Les  rieurs  furent  tous  pour  le  miliciano. 
En  Andalousie,  la  plaisanterie  réussit  tou- 
jours ;  plus  elle  est  salée,  plus  elle  charme. 
Le  mot  de  salada ,  appliqué  à  la  moindre 


98  LA    PORTE    DU    SOLEIL. 

gentillesse ,  au  moindre  Irait ,  résume  mer- 
veilleusement cette  idée. 

Ces  rires ,  et  le  silence  de  son  rival ,  ren- 
dirent courage  au  miliciano,  qui  reprit  en 
me  tenant  par  le  bouton  de  l'habit  : 

—Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'arrivés 
à  Séville,  nous  pouvons  tous  deux  faire  une 
charmante  partie ,  senor  Francès.  —  La- 
quelle? —  Celle  d'aller  à  cheval  à  la  Giralda, 
je  veux  dire  dans  la  Giralda.  —  Qu'est-ce  que 
la  Giralda?—  La  plus  haute  tour  de  Séville, 
la  tour  de  la  cathédrale.  Nous  y  monterons 
sans  coup  férir. 

J'avoue  que  cette  rodomontade  équestre 
me  flt  reculer;  j'avais  tort  cependant ,  et  je 
vis  cela  écrit  le  soir  même  dans  un  livre  fort 
grave  sur  Séville.  Mais,  en  Andalousie,  on  a 
le  droit  d'ôtre  incrédule. 

Le  lendemain,  à  midi,  nous  entrions  dans 
Cordoue. 


XXIX 


CORDOUE. 


A  M.   A.  Soumet 


Après  l'aspect  désolé  de  la  Manche ,  la 
route  qui  mène  à  Cordoue  semble  un  vérita- 
ble jardin.  Des  bosquets  d'oliviers,  de  chênes 
verts,  des  cactus  énormes  avançant  sur  le 
chemin  comme  autant  de  chevaux  de  frise 


100  LA    PORTE 

avec  leurs  feuilles  aussi  dentelées  que  la 
scie,  des  grenadiers  en  pleine  terre,  des  pen- 
tes de  terrain  festonnées  d'arbres,  une  végé- 
tation africaine  pleine  d'élan  et  de  sève,  des 
sites  dont  le  pinceau  de  Marilhat  rendrait 
seul  les  tons  à  la  fois  verts  et  brûlés;  ici  le 
palmier  étendant  ses  raies  d'éventail,  et  dont 
le  corsage  élancé  ressemble  à  la  peau  d'une 
jeune  négresse,  l'oranger  aux  boules  d'or  ou 
le  laurier  rose,  plus  loin  le  liège  et  le  cyste 
aux  parfums  épars  dans  l'immensité  de  la 
plaine,  des  collines  voilées  d'une  poussière 
bleue  aussi  transparente  que  la  gaze;  des 
pâturages  où  dorment  des  bœufs  accroupis, 
un  air  de  sévérité  et  de  mollesse  orientale 
tout  ensemble,  voilà  la  préface  de  Cordoue. 
Rien  qu'à  ces  émanations  du  sol,  on  pres- 
sent la  Cour  des  Orangers,  les  jardins  de  la 
cité,  les  arbustes,  les  plantes  de  toute  sorte 
qui  font  de  cette  province  une  serre  vérita- 


DU    SOLEIL.  101 

ble.  Ce  royaume  de  Cordoue  renfermait  au- 
trefois quatre-vingts  grandes  villes  et  plus 
de  douze  mille  villages  semés  comme  autant 
de  perles  autour  de  cette  couronne  du  Mau- 
re,  mais  alors  nous  étions  au  neuvième  siè- 
cle, et  Cordoue  se  trouvait  à  l'apogée  de  sa 
grandeur,  aujourd'hui  le  pied  de  TArabe  et 
le  fer  de  ses  étriers  n'y  sonne  plus.  Cordoue 
est  une  ruine,  mais  une  ruine  dont  les  ap- 
proches seules  font  battre  le  cœur ,  tant  cet 
abandon  est  superbe  et  dédaigneux ,  tant  les 
profondeurs  de  ce  labyrinthe  m.oresque  de 
colonnes  qui  se  nomme  la  cathédrale  vous 
émeuvent  et  vous  surprennent.  Ici  jetez  loin 
de  vous  votre  livre  de  don  Quichotte  et  prenez 
vite  les  MUie  et  une  Nuits  ! 

Après  avoir  passé  le  petit  bourg  de  Carpio 
où  naquit  le  fameux  Bernard,  l'ennemi  re- 
doutable des  chevaliers  de  la  Table-Ronde, 
Bernard,  le  noble  fils  du  comte  de  Saldana, 

T.    III.  7 


i02  LA    PORTE 

dont  le  moindre  Valencien  vendant  de  l'eau 
glacée  vous  parle  encore,  vous  apercevez  à 
gauche  sur  la  route  un  château  dont  les  tours 
affectent  la  forme  gothique,  puis  Savons  tra- 
versez Casa-Blanca  où  se  trouve  maintenant 
un  relai;  c'est  ce  relai  qui  vous  mène  jusqu'à 
Cordoue. 

Devant  vous  s'étend  Alcole'a  et  son  pont  ; 
au  dessous  de  ses  arches  d'un  beau  style,  et 
sous  lequel  passe  de  l'eau ,  (chose  assez  rare 
pour  ce  qu'on  nomme  un  pont  en  Espagne), 
coule  un  fleuve  d'un  brun  huileux  ;  ce  pont 
de  marbre  noir,  qui  a  vingt  arches,  date  du 
temps  des  Romains;  ce  fleuve  a  nom  le 
Guadalquivir  ! 

Vous  voudriez  bien  que  ces  eaux  chevale- 
resques fussent  d'un  ton  veiné  de  bleu-cobalt, 
mais  je  vous  ai  dit  leur  couleur,  c'est  celle 
de  l'Arno  à  Tlorence  et  du  Xenii  à  Grenade. 
On  veut  que  les  Romains  aient  commencé  ce 


DU    SOLEIL.  103 

pont;  une  inscription  mentionne  Charles  III 
comme  l'ayant  réparé  ou  embelli.  Nous  ne 
voyons  pas  encore  la  cité,  mais  elle  s'annon- 
ce à  nous  par  le  son  de  ses  cloches,  c'est  au- 
jourd'hui la  Toussaint.  De  jolies  chèvres 
blanches  sont  suspendues  aux  buissons  de  la 
route  et  rappellent  le  florentem  cijtliisum  de 
l'églogue,  les  fermes  qui  bordent  la  ville  sont 
jetées  au  milieu  des  bouquets  de  l'oranger. 
Enfin  voilà  Cordoue,  Cordoue  avec  ses  ai- 
grettes de  palmier  au  front,  ses  mosquées, 
ses  créneaux  et  les  cyprès  de  ses  cloîtres. 
Rien  n'égale  la  noire  majesté  de  ces  cyprès; 
ils  m'ont  rappelé  ceux  de  la  route  de  Vérone. 
L'entrée  de  Cordoue  est  du  reste  peu  agréa- 
ble en  voiture  ;  noire  calesero  prend  un  che- 
min de  véritable  charrette.  Les  mules  font 
décrire  aux  roues  des  zig-zag  extravagants, 
comme  le  pied  d'un  ivrogne  ;  nul  sentier 
frayé,  mais  en  revanche  et  dès  l'abord  de  la 


104  LA    PORTE 

première  rue  que  nous  rencontrons,  voici 
venir  à  nous  une  population  endimanchée 
pour  ce  jour  de  fêle ,  le  jour  de  la  fête  de 
tous  les  Saints,  c'est  un  fouillis  de  costumes, 
de  grelots,  de  guêtres,  de  chapeaux  à  pom- 
pons noirs,  des  vestes  andalouses  d'où  s'é- 
chappent des  mouchoirs  bariolés,  des  man- 
tas  éclatantes  portées  galamment  par  ces  ci- 
tadins sur  Vépaule,  ou  qui  leur  entourent  le 
corps  en  guise  de  châle  ;  il  y  a  de  belles  fil- 
les brunes  qui  puisent  aux  sources  maures- 
ques; d'autres  aux  fontaines  que  CharlesIVà 
fait  construire.  Vous  arrivez  devant  la  ca- 
thédrale, et  à  deux  pas  de  celte  calhédraie 
que  l'on  nomme  encore  la  mosquée  (mezquita) 
vous  voyez  se  dresser  devant  vous  un  obélis- 
que d'assez  mauvais  goût,  dédié  à  saint 
llafaël.  Passez,  voici  la  porte  qui  conduit  au 
pont  de  Jules-Césur ,  et  d'où  vous  pouvez 
alors  observer  la  demi  lune  que  fait  décrire 


DU    SOLEIL.  105 

à  Cordoue  le  Guaclalquivir  qui  coule  au  bas. 
Une  tour  bâtie  par  le  Maure  protège  ce  pont 
qui  mène  de  la  partie  du  sud  dans  la  ville; 
vous  vous  trouvez  devant  la  mosquée  ou,  si 
vous  l'aimez  mieux,  la  cathédrale. 

C'est  ici  le  lieu  de  maudire  les  keepseake 
anglais,  dont  la  seule  mission  semble  être 
d'empêcher  le  voyageur  de  se  faire  une 
juste  idée  d'un  édifice  ou  d'un  paysage  ; 
pour  peu  que  le  burin  britannique  continue 
ce  mode  d'exploration,  l'exagération  et  le 
mensonge  feront  le  tour  du  monde  reliés  et 
dorés  sur  tranche. 

J'avais  vu  plusieurs  dessins  de  la  mosquée, 
et,  en  vérité,  je  m'en  faisais  une  toute  autre 
idée.  Je  croyais  d'abord  l'ensemble  de  la 
mezquita  moins  confus,  et  ses  pilastres  plus 
hauts  ;  je  m'attendais  aussi  à  je  ne  sais  quelle 
impression  sombre  et  triste  en  passant  à 
travers  cette  forêt  de  colonnes. 


106  LX    PORTE 

Sans  vous  arrêter  ici  à  des  comptes  d'ar- 
chitecte, observez  que  l'église  a  la  forme 
d'un  parallélogramme  de  620  pieds  de  long 
et  de  440  de  large.  Elle  a  en  tout  1 ,018  co- 
lonnes de  différents  ordres,  29  nefs  dans  sa 
longueur  et  18  dans  sa  largeur. 

Vous  croyez  peut-être  que  tout  cela  com- 
pose un  ensemble  large,  imposant,  que 
toutes  ces  mosaïques,  ces  chapelles,  ces 
coupoles  d'où  tombe  un  jour  violet  et  em- 
pourpré, jettent  en  ce  lieu  une  majesté  aus- 
tère et  sainte  :  c'est  un  jeu  d'optique  admira- 
ble, et  voilà  tout.  Les  grilles  ont  défigiiré  la 
mosquée  en  vingt  endroits  ;  la  splendide 
broderie  du  Maure  et  ses  arabesques  si  unes 
sont  soumises  à  celle  heure  au  fléau  du  ba- 
digeon et  de  l'empâtage  :  le  moine  a  voulu 
tuer  ici  le  calife.  L'idée  étrange  de  placer 
Dieu  dans  ce  temple  en  détruit  le  caractère 
natif.  En  dépit  de  Ferdinand  III,  le  roi  catho- 


DD  SOLEIL.  107 

lique,  nous  sommes  ici  à  la  Mecque,  nous 
voyons  passer  les  rois  Ommiades,  nous  en- 
tendons le  bruit  de  l'escorte  d'Abdérame  II, 
ce  prince  qui  n'avait  pas  moins  de  douze 
cents  cavaliers  commis  à  sa  garde,  et  dont 
le  sérail  contenait  six  mille  trois  cents  sujets 
en  femmes^  sultanes  et  gardiens.  La  colonie 
romaine  qui  jeta  en  ces  lieux  mêmes  les 
fondements  du  temple  de  Janus,  les  Goths 
qui  dédièrent  la  place  de  cette  église  à  saint 
Georges,  que  deviennent-ils  devant  cette 
étonnante  magniflcence?  La  perle  du 
royaume  d'Occident  sous  les  califes  n'était- 
ce  pas  Cordoue,  Cordoue  la  ville  des  sciences 
et  des  tournois,  la  ville  des  lingots  d'or  et 
des  bois  d'aloës,  des  tapis  de  Perse,  des  che- 
vaux caparaçonnés?  Que  penser  d'un  sultan 
comme  Abdérame  III  au  dixième  siècle,  et 
d'un  grand  visir  comme  Aboumelik,  qui  fut 
le  sien?  Le  ministre  et  le  souverain  com- 


108  LA    PORTE 

mençaieiit  entre  eux  ces  joutes  de  magnifl- 
cence  qui  forçaient  plus  tard  Abdérame  à 
bâtir  une  nouvelle  ville  à  trois  milles  de  Cor- 
doue,  et  à  laquelle  il  donnait  le  nom  de  sa 
favorite  (1). 

Dans  cette  ville,  il  y  avait  un  palais,  et 
dans  ce  palais,  enrichi  de  marbres  et  de 
statues,  une  fontaine  sur  laquelle  rayonnait, 
le  soir,  aux  molles  clartés  de  la  lune,  la 
perle  admirable  que  l'empereur  Léon  avait 
envoyée  à  Abdérame  (2).  Un  autre  que  le  sul- 
tan eût  placé  celte  perle  au  front  de  sa  sultane; 
celui-ci  la  clouait  à  une  fontaine  !  Pour  la  ville, 
le  palais  et  les  jardins,  c'était  l'aiTaire  de 
trois  cent  mille  dinars.  Ajoutez  à  ce  sérail 
une  armée,  à  cette  armée  des  places  fortes, 
à  ces  places  le  revenu  des  gouverneurs, 

(i)  Zohra,  ou  Ariziipha,  ou  Azalira.  C'est  à  celte  lieurc 
Cordoba  la  f^icja. 

(2)  0;i  éciil  Abdoulraliman. 


DU    SOLEIL.  109 

les  mines  d'or  et  d'argent  dont  les  veines 
s'ouvraient  comme  par  un  coup  de  baguette, 
le  commerce  du  Maure,  subdivisé  en  autant 
de  branches  que  les  canaux  qu'il  fondait, 
l'ambre,  l'aimant,  le  talc,  l'or,  la  soie,  la 
marcassite,  toutes  les  étoffes  venues  de 
Damas,  le  corail  de  l'Andalousie,  les  per- 
les de  la  Catalogne,  les  rubis  de  Ma- 
aga,  l'améthyste  de  Carlhagène,  la  trempe 
des  armes,  que  sais-je?  toutes  les  sour- 
ces fécondes  de  la  richesse  et  du  luxe, 
tous  les  arts,  tous  les  plaisirs,  et  dites  si  l'Es- 
pagne des  Arabes  pouvait  prévoir  quelle 
dût  cesser?  Cependant  cela  fut,  et  la  mas- 
giad,  ce  mot  arabe  dont  ils  nommaient  alors 
la  mosquée,  et  dont  les  Espagnols  ont  fait 
mezquita,  vit  placer  l'humble  croix  de  Jésus- 
Christ,  le  bois  du  Golgotha,  sous  le  rayon 
enchanté  de  ces  coupoles  :  Ferdinand  111  dé- 


110  LA   PORTE 

trôna  Abdérame  II,  et  Jésus-Christ  Ma- 
homet. 

Quel  que  soit  Téton nement  douloureux 
où  vous  jette  un  pareil  retour  sur  l'ancienne 
splendeur  des  califes,  on  peut  avancer  sans 
crainte  que  le  triomphe  du  catholicisme  sur 
le  croissant  semble  ici  barbare  ou,  tout  au 
moins,  inutile  ;  c'est  un  crime  de  lèse-ma- 
jesté architectural  que  ce  temple  arabe  dé- 
naturé. La  seule  chapelle  de  Saint'Ferdinand, 
entre  toutes  les  autres,  prouverait  le  tort 
de  cette  métamorphose  :  elle  n'inspire  pas 
d'autre  sentiment  que  celui  de  la  pitié.  Le 
tableau  du  maître-autel  est  placé  entre  des 
colonnettes  délicieuses,  entièrement  perdues 
pour  l'œil  sous  le  rempart  de  ses  grilles  ;  là 
où  vous  cherchez  un  mahométan,  vous 
trouvez  un  sacristain. 

—  Voici  la  corne!  senor,  voici  la  corne l 
me  dit  celui  qui  me   conduisait,  et  levait 


DD   SOLEIL.  ili 

alors,  avec  un  pieux  respect,  les  yeux  sur 
de  petits  dômes  en  forme  de  coupoles.  Je 
vis  une  colossale  défense  d'éléphant  suspen- 
due à  cette  coupole  par  une  cliaîne. 

Le  sacristain  ne  manqua  pas  de  me  faire 
le  conte  sacramentel  de  la  corne  ;  la  tradi- 
tion veut  que  ce  soit  celle  du  bœuf  ou  la  dé- 
fense de  l'éléphant  [ad  libitum)  qui  traîna  la 
première  pierre  employée  pour  la  mosquée. 
Vérification  faite,  je  pencherais  pour  la  dé- 
fense ou  dent  d  éléphant.  Je  laisse  cette  dis- 
cussion à  M.  Geoffroy  Saint-Hilaire. 

A  l'une  des  murailles  où  mes  yeux  s'a- 
baissèrent après  avoir  contemplé  ce  dôme, 
figurait  une  image  de  saint  Christophe.  En 
Espagne,  saint  Christophe  est  un  géant,  il  a 
presque  la  taille  de  la  statue  de  saint  Boro- 
mée  en  Italie  :  il  est  peint  à  l'huile  sur  les 
parois  de  chaque  cathédrale,  portant  l'en- 
fant Jésus  dans  ses  bras  herculéens.  C'est 


112  JLA.    PORTE 

une  superstition  enracinée  chez  le  peuple 
que  nul  homme  ne  peut  mourir  le  jour  où  il 
a  regardé  saint  Cristophe  ;  aussi  y  avait-il  là 
quelques  braves  Cordouans  qui  venaient  lui 
donner  le  bonjour.  L'inscription  placée  au 
bas  de  l'image  atteste  cette  croyance  : 

«  Cliistopliorum  videas,  posteà  tutus  eas.  » 

Comme  le  lendemain  était  le  2  novembre, 
fête  des  Trépassés,  je  remarquai  bientôt  dans 
la  cathédrale  une  file  de  bières  et  de  sarco- 
phages de  toute  dimension  ;  elles  étaient  en 
bois  noir  et  placées  sur  deux  tréteaux  :  il 
y  avait  des  noms  et  des  dates  sur  cha- 
cun de  ces  cercueilsc  Le  lendemain,  il  devait 
se  dire  une  messe  de  commémoration  pour 
tous  ces  morts.  Il  était  impossible  de  lire  la 
plupart  des  noms  tracés  à  la  craie  d'une  fa- 
çon grossière  sur  ces  lugubres  étuis;  cepen- 
dant j'en  distinguai  un  :  celui  de  Doloriia. 


1»U    SOLEIL.  113 

La  bière  qui  portait   ce  nom  était  une 
bière  d'enfant  :  le  sacristain  m'apprit  que  c'é- 
tait une  jeunefiUe  de  treize  à  quatorze  ans  qui 
s'était  noyée  tout  exprès  l'année  d'avant  dans 
le  Guadalquivir,  assez  mal  avisé  pour  avoir 
beaucoup  d'eau  ce  jour-là.  Les  chapeliers  de 
Cordoue  forment  un  des  corps  les  plus  re- 
nommés de  son  commerce.  Dolorita  élait  la 
ûUe  d'un  fabricant  de  sombreros  à  la  plaza 
Mayor.  L'un  de  ses  frères  l'avait  maltraitée 
dès  son  bas  âge,  et  comme  ce  vilain  frère 
était  le  Benjamin  de  la  famille,  le  père  et  la 
Mère  de  Dolorita  ne  songeaient  pas  môme  à 
le  punir.  Un  soir,  à  propos  d'une  grenade 
qu'elle  n'avait  pas  voulu  lui  céder,  il  la  pour- 
suivit avec  le  fer  qui  sert  à  repasser  les 
chapeaux.  La  pauvre  petite  prit  sa  course 
vefe  le  pont,  et,  se  voyant  à  deux  pas  d'être 
atteinte,  elle  se  jeta  dans  le  fleuve.  Quand  on 
l'en  retira,  son  pauvre  cœur  avait  cessé  de 


114  LA    PORTE 

battre,  ses  joues  étaient  yiolettes;  elle 
ressemblait  par  sa  pâleur  aux  enfants 
de  cire  des  ex-voto.  On  prit  le  frère,  et  il 
subit,  malgré  son  âge,  le  supplice  du  tourni- 
quet (el  cjarotie).  Pour  Dolorita,  on  l'apporta 
au  chapelain  qui  enterre  les  enfants  trouvés, 
lesquels  sont  donnés  pour  les  élever  à  des 
nourrices  payées  par  la  paroisse.  Le  chape- 
lain manda  les  parents;  ils  durent  verser 
une  forte  somme  entre  les  mains  de  l'évêque 
pour  la  sépulture. 

Pour  sortir  de  l'église  on  a  le  choix  des 
portes,  car  il  n'y  en  a  pas  moins  de  dix-sept; 
je  quittai  la  mezquita,  en  songeant  encore 
aux  quatre  raille  sept  cents  lampes  qui  brû- 
laient toutes  les  nuits  sous  les  coupoles,  où 
l'on  consumait  par  an  soixante  livres  de 
bois  d'alocs.  La  mosquée  de  Cordoue  cause 
en  vérité  plus  d'étonnement  que  d'admira- 
tion; les  changements  opérés  dans  son  enr 


DU    SOLEIL.  lis 

ceinte  par  les  catholiques  détruisent  tout 
l'effet  de  son  ensemble.  Je  me  représentais 
l'ange  Raphaël,  le  patron  et  le  gardien  de  la 
cité,  déposant  lui-même  son  glaive  flam- 
boyant sur  le  inihrab,  autel  d'adoration  des 
Arabes,  pleurant  la  victoire  de  ses  phalan- 
ges et  la  métamorphose  que  l'évêque  don 
Alonzo  Manrique  flt  subir  à  ce  chef-d'œuvre 
de  génie  mahométan.  Veuve  de  ses  califes 
et  de  ses  richesses,  Cordoue,  à  cette  heure, 
n'est  plus  qu'une  ville  de  passage,  comme  son 
temple;  elle  compte  à   peine  trente-cinq 
mille  âmes.  Les  vêpres  sonnaient   cepen- 
dant ;  les  portières  et  les  nattes  de  l'église  se 
soulevaient  ;  les  Andalouses  passaient  comme 
autant  d'ombres  à  travers  les  colonnettes  de 
marbre  ou  la  vue  se  perd.  J'entendis  le 
chant  de  quelques  oiseaux  couvert  à  demi 
par  uu  murmure  de  fontaines  ;  ce  chant 


116  LA    PORTE 

sortait  alors  de  la  Cour  des  Orangers,  cloître 
qui  sert  d'entrée  à  la  cathédrale. 

Après  la  mosquée  d'Abdérame,  devenue 
i'église  du  saint  roi  Ferdinand,  la  Cour  des 
Orangers  est  certainement  ce  qui  m'a  le  plus 
frappé  dans  Gordoue... 

Une  fois  entré  dans  ce  carré  oblong  de 
cinq  cent  dix  pieds  sur  deux  cent  quarante, — 
la  même  longueur  que  la  cathédrale, — vous 
vous  croyez,  en  effet,  transporté  dans  l'un 
de  ces  fabuleux  préaux  qu'ont  rêvé  tant  de 
fois,  sans  les  trouver,  des  peintres  comme 
Granet  et  Bouton;  vous  suivez  de  l'œil 
soixante-deux  piliers  formant  portique,  dont 
trois  fontaines  arrosent  le  milieu.  Les  pal- 
miers et  les  orangers  y  marient  leurs  feuilles, 
l'herbe  y  forme  un  tapis  d'un  vert  sombre, 
dont  la  couleur  est  par  places  aussi  noire  que 
celle  d'un  cyprès.  Dans  ce  pailo  se  promè- 
nent des  hommes  en  manteau,  la  cigarette  à 


DU    SOLEIL.  117 

la  bouche  et  le  livre  d'Heures  sous  le  bras  : 
pour  les  femmes,  elles  ne  font  que  le  traver- 
ser en  se  rendant  à  la  cathédrale.  Les  oran- 
gers de  ce  cloître  sont  gigantesques;  on  les 
dit  contemporains  du  Maure  :  ceux  des  Tui- 
leries leur  doivent  le  respect.  Rien  n'égale 
le  silence  ténébreux  de  ce  préau  :  c'est 
quelque  chose  de  froid  et  de  sévère  comme 
un  parloir  en  plein  air. 

Protégé  par  les  ombres  de  ses  colonnes, 
rafraîchi  par  Tonde  gazouillante  de  ses  fon- 
taines, il  semble  encore  regretter  ses  an- 
ciens  maîtres  les  Arabes,  qui  caressaient  ja- 
dis à  l'ombre  de  ses  bosquets  le  poignard 
dormant  à  leur  ceinture.  Ces  fontaines,  qui 
servaient  aux  ablutions  du  Maure,  ces  dalles 
et  ces  niches  où  ils  laissent  leurs  babouches 
avant  d'entrer  dans  \âmezqui(a])ouv  s'y  pros- 
terner, ces  jardins,  ces  arbres,  tout,  jusqu'à 

T.    III.  8 


118  LA    PORTE 

voire  pas,  devenu  plus  sonore  sur  la  vaste 
citerne  voûtée  de  cette  cour,  vous  jette  mal- 
gré vous  dans  une  indicible  rêverie.  Le  peu- 
ple arabe  a  disparu  de  celte  contrée,  il 
n'existe  plus  que  dans  les  régions  de  la  fée- 
rie, et  cependant,  ses  bains,  ses  mosquées, 
ses  femmes,  ses  chevaux  et  ses  trésors  fu- 
rent réels  ;  il  s'était  créé  une  architecture 
unique  au  monde,  des  palais  magiques,  des 
ressources  incalculables.  Le  temps  a  soufflé 
sur  toutes  cjs  merveilles.  Deux  chiens,  non 
moins  redoutables  que  ceux  de  M.  le  duc 
d'Osuna  dans  sa  bibliothèque  de  Madrid, 
gardent  la  nuit  cette  mosquée,  autrefois 
gardée  par  les  soldats  sp'endides  des  califes. 
La  noblesse  elle-même  n'a  plus  à  nous  mon- 
trer celte  race  de  chevaux  dont  elle  était 
fière  et  qui  hennissaient  dans  les  haras  du 
Guadalquivir.  Ainsi  passent  les  poètes  et  les 


DU     SOLEIL.  119 

génies  de  la  terre  ;  mais,  dans  ce  qui  reste 
de  leurs  créations  et  de  leurs  tableaux,  il 
y  a  encore  des  voix,  des  soupirs  et  de  l'a- 
mour! 


XXX. 


La  Posadera. 


A  m.  Heiiiî  «laxe. 


Abords  d'Écija.  —  L'auberge  San  Augustin.  —  La  femme  du 
Posadero.  —  Juan  Rombla. 


La  Carlotia,  colonie  allemande,  dépassée 
une  fois,  Ecija  est  la  première  ville  que  vous 
rencontriez  après  Cordoue. 

Ecijaoffre  des  abords  pleins  de  coquetterie 
et  de  grâce.  Son  port  de  pierre  n'a  pas  plus 


122  LA    PORTE 

de  cinquante  ans,  mais  il  domine  le  Xenil  ;  il 
peut  lutter  avec  la  grande  place  ornée  de 
portiques  et  la  promenade  aux  statues  de 
marbre  dont  s'enorgueillit  Ecija  qui  tient 
encore  à  se  dire  la  Fille  du  Soleil. 

Sur  les  portes  de  la  ville  figure,  en  effet, 
cette  radieuse  devise  que  l'on  ne  sait  à  quoi 
attribuer  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'elle 
existe.  Voici  les  propres  paroles  de  l'inscrip- 
tion :  Civitas  Solis  vocahitiiiuna . 

La  lune  était  dans  son  plein  quand  notre 
calesero  entra  dans  Ecija.  Placée  sur  la  rive 
gauche  du  Xenil  entre  deux  collines,  Ecija 
est  la  ville  d'Espagne  qui  m'ait  paru  avoir  le 
plus  de  clochers.  Le  style  de  ses  maisons  est 
élégant  ;  partout  des  madones  et  des  saintes 
placées  sous  les  portes  avec  une  lanterne  et 
une  grille  par  dessus  ;  des  posadas  blanches 
comme  des  serviciles  au  dehors,  mais  ne 
recelant  que  irop  à  l'intérieur  tous  les  incon- 


DU    SOLIilL.  123 

vénieiits  qui  assiègent  l'inlortuné  lourisle. 
La  diligence  s'arrête  à  Vauberge  San  Aa- 
cjusiin  qui  est  à  gauche,  et  tout  aussitôt  nous 
entrons  dans  une  salie  basse  où  est  le  cou- 
vent. Pendant  le  souper  où  je  ne  fis  honneur 
qu'à  l'omelette  (torliUa),  je  me  mis  à  consi- 
dérer les  images  de  celte  pièce  ;  elles  repré- 
sentaient le  beau  Danois  et  Atala,  les  Incas 
de  Marmontel,  et  quelques  scènes  coloriées 
de  plusieurs  mélodrames  parisiens  avec  le 
texte  espagnol  et  français  en  bas  des  estam- 
pes. Comme  je  les  examinais   encore,  un 
marchand  d'éventails  qui  se  rendait  à  Séville 
me  toucha  le  coude  en  me  disant  d'un  air  fin  : 

—  Senor,  il  y  a  là  haut  une  bien  plus  belle 
image! 

—  Laquelle?  demandai-je  avec  un  sourire 
d'incrédulité. 

—  Une  image  vivante,  reprit  le  marchand 
d'éventails,  la  femme  du />06ï/(/é'/o/ 


^24  LA    PORTE 

Je  venais  de  voir  bourdonner  aulour  de 
nous  un  petit  homme  noir  et  alerte  essuyant 
les  plats  de  son  mieux  et  faisant  circuler  le 
vin  de  Val-de-Penas,  j'ignorais  que  ce  fût 
notre  hôtelier  maître  Juan  Rombla,  marié 
nouvellement  près  de  Se  ville  et  tenant  pré- 
sentement l'auberge  où  se  faisait  notre  der- 
nière couchée. 

Maître  Juan  Rombla  avait  la  prestesse  d'une 
anguille  ou  d'un  andalou,  ce  qui  revient  au 
même,  croyez-le  bien  ;  il  ne  portait  pas  la 
résille  comme  les  hôteliers  de  Gil  Blas,  parce 
que,  depuis  le  roi  Charles  IV,  la  résille  est 
tout  à  fait  tombée  ;  mais,  au  dire  de  l'un 
des  milicianos  qui  voyageaient  de  compagnie 
avec  nous,  il  portait  toute  autre  chose...  Tout 
h  coup  je  le  vis  froncer  le  sourcil,  Catalina, 
sa  femme,  venait  d'entrer  dans  la  salle... 
Presqu'en  même  temps  il  s'éleva  à  la  table 


DD    SOLEIL.  125 

un  frémissement  léger,  car  celte  femme 
était  véritablement  belle. 

Elle  ne  portait  alors  sur  sa  tête  aucun 
mouchoir,  et  y  lui  en  sus  gré,  car  il  eût 
caché  des  cheveux  d'un  noir  de  jais,  ses  dents 
étaient  blanches  comme  du  lait,  sa  taille  fine 
et  cambrée.  Elle  promena  sur  les  convives 
un  regard  charmant,  et  courant  à  Juan  son 
mari  : 

—  Voici  un  oiseau  que  notre  garçon  de 
service  Antonito  a  tué  avant-hier  sur  le  bord 
du  Guadalqiiivir,  dit-elle  au  posadero,  vois 
donc  si  quelqu'un  de  ces  messieurs  (caballe- 
ros)  veut  l'acheter  ! 

C'était  un  oiseau  d'eau  fort  commun  sur 
les  rives  du  Guadalquivir;  il  avait  à  peu  près 
la  grosseur  d'un  merle  ;  son  dos  était  ombré 
d'or  bruni,  plus  vif  et  plus  foncé  vers  la  tête  ; 
sa  couleur  se  terminait  en  jaune  pâle,  mêlée 
vers  le  bec  d'un  bleu  verdàtre.  Le  bec  était 


426  LA    PORTE 

long,  noir,  pointu  et  étroit;  les  ailes  d'un 
jaune  brun,  entourées  d'une  raie  bleue  ta- 
chetée de  noir.  Si  je  n'avais  pas  lu  Henri 
Swinburne,  je  n'eusse  jamais  su  que  c'était 
là  l'abejaruza ,  ou  mangeur  de  mouches; 
ma  joie  fut  grande  de  retrouver  ce  char- 
mant oiseau  aux  mains  d'une  charmante 
femme. 

Et  parce  que  je  lui  en  donnai  un  duro ,  on 
me  prit  bien  vite  à  celte  table  pour  un  na- 
turaliste,  tandis  que  moi  pobrecùo!  je  ne 
l'achetais  que  pour  les  beaux  yeux  de  Cata- 
lina  ! 

Ces  yeux  de  Catalina  étaient  fort  beaux  » 
en  effet ,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit  ;  mais  j'a- 
voue que  ,  tout  en  me  rendant  l'oiseau  et  en 
m'honorant  d'un  sourire  ,  elle  laissa  tomber 
sur  l'un  des  officiers  qui  se  trouvaient  là  un 
regard  qui  me  donna  un  vif  dépit,  —  j'igno- 
rais encore  que  les  Andalouses  ne  peuvent 


DU   SOLErL.  lt>7 

jamais  regarder  une  seule  personne  à  1;» 
fois. 

Maître  Juan  Roinbla ,  qm  le  savait,  lui, 
prit  Calalina  brusquement  par  le  bras  et  la 
fit  passer  dans  la  cuisine...  Le  marchand  d'é- 
ventails ,  me  regardant  alors  entre  les  deux 
yeux ,  me  demanda  ce  que  je  pensais  de  Ga- 
talina? 

—  Qu'elle  est  Tort  belle ,  lui  répondis-je , 
et  que  son  mari  est  un  brutal.  Mais ,  à  votre 
tour,  que  pensez-vous  de  l'officier  qu'elle  a 
regardé  ? 

—  Allons  iumer  une  cigarette  à  la  lune  sur 
le  pont  d'Ecija,  me  dit  le  marchand;  là  du 
moins  je  pourrai  vous  raconter  l'histoire  de 
Catalina  sans  me  voir  interrompu.  Cet  offi- 
cier a  la  tête  près  du  bonnet ,  il  se  nomme 
Miguel  de  la  Plata ,  et  je  ne  me  soucie  pas 
qu'il  me  cherche  dispute.  Laissons-le  rôder 
autour  de  Catalina ,  qu'il  espère  toujours 


128  LA    PORTE 

ramener  à  Séville  où  il  l'a  connue  ,  et  sor- 
tons ! . . 

La  soirée  était  superbe ,  les  brises  du  Xenil 
douces  et  tièdes  comme  un  zéphir  ;  je  suivis 
le  marchand  d'éventails  à  la  promenade  d'E- 
cija ,  plantée  de  beaux  arbres ,  et  où  il  y 
avait  quelques  gueux  dans  leurs  manteaux 
assis  sur  des  bancs.  Le  marchand  d'éven- 
tails avait  son  carton  d'échantillons  sous  le 
bras  ;  il  le  déposa  à  côté  de  lui  et  me  parla 
en  ces  termes  : 

c(  Il  y  a  juste  un  an  qu'à  l'une  des  maisons 
de  Séville,  située  dans  le  faubourg  populeux 
de  Triana ,  une  porte  s'ouvrit  brusquement 
un  certain  soir.  L'homme  qui  entrait  par 
cette  porte  était  Juan  Rombla,  —  leposadero 
que  vous  avez  vu  ;  —  la  jeune  fille  qui  le  re- 
çut ,  cette  Catalina  à  qui  vous  venez  d'acheter 
l'oiseau  que  vous  tenez.  Catalina  recula  d'un. 


©U    SOLEIL.  129 

bout  de  la  chambre  à  l'autre  en  voyant  entrer 
Juan  Rombla,  tant  celui-ci  était  pâle. 

—  Votre  père  est  absent?  Catalina ,  lui 
dit  Juan. 

—  Absent...  pour  affaires...  répondit-elle 
en  tremblant  elle-même. 

—  Ces...  affaires-là... ,  reprit  Juan  en  pe- 
sant avec  avec  intention  sur  chaque  mot , 
seront  finies  demain  ;  je  sais  que  ce  sont  les 
dernières  que  tait  Grégorio ,  votre  père  ;  il 
me  l'a  dit. 

—  Les  dernières...  balbutia  Catalina  avec 
effort,  en  laissant  échapper  de  ses  beaux 
grands  yeux  une  larme  furtive. 

11  y  eut  entre  eux  un  moment  de  silence 
glacial,  pendant  lequel  Juan  Rombla  exa- 
mina avec  une  sorte  de  curiosité  railleuse 
chaque  objet  de  la  chambre  où  ils  se  trou- 
vaient. C'était  une  chambre  assez  misérable, 
où  l'œil  ne  rencontrait  guère  que  des  coffres 


i30  LA    PORTE 

(Je  cuir  soigneusement  fermés  et  cadenassés. 
A  un  clou  fiché  dans  la  muraille  pendait 
un  habillement  tout  noir  et  couronné  d'un 
large  chapeau  dont  les  ailes  étaient  rabat- 
tues ;  sur  ce  chapeau  était  brodée  une  petite 
échelle. 

—  Jésus  mio  !  m'écriai-je  en  interrompant 
violemment  le  marchand  d'éventails.  Mais,  à 
cet  indice ,  Juan  Rombla  dut  voir  à  quel  hom- 
me il  avait  affaire ,  et  quel  était  le  père  de  la 
malheureuse  Catalina? 

—  [1  le  savait  depuis  longtemps ,  reprit  le 
marchand  ;  mais  la  profession  de  Gregorio 
ne  lui  nuisait  en  rien  dans  son  esprit ,  il  iaut 
le  croire ,  car  il  venait  lui  demander  ce  soir 
même  la  main  de  sa  fille. ..  Une  bourse  repo- 
sait sur  une  table  à  côté  de  Catalina;  cette 
bourse  était  de  cuir,  et  sur  ce  cuir  il  y  avait 
les  armes  de  la  ville. 

Juan  ouvrit  le  sac  et  compta  les  pièces 


DC    SOLEIL.  131 

avant  que  la  jeune  fille ,  i)ar  un  geste  de 
répugnance,-    l'eût    empêché   d'ouvrir    la 

t)ourse. 

—  C'est  bien  cela...  quarante-huit  réaux. 
U affaire  a  dû  avoir  lieu  sur  les  quatre  heu- 
res. 

—  Sur  les  quatre  heures!  reprit  tristement 
Catalina. 

—  Comment  '•  votre  père  n'est-il  donc  pas 
revenu  ? 

—  Il  a  renvoyé  la  bourse  par  son  valet. 
Voilà  tout. 

Juan  voulut  lui  prendre  la  main  ;  et,  com- 
me il  vit  qu'elle  le  rebutait  . 

—  J'ai  la  parole  de  Grégorio ,  lui  dit-il  ;  j'ai 
fait  ma  torlune  en  vendant  de  l'eau  de  To- 
marès  [agua  de  Tomarès) ,  je  le  sais,  il  faut 
un  peu  d'eau  pour  laver  la  sienne...  Qu'en 
dites-vous  ? 

Soit  que  Juan  Rombla  fût  encore  ce  jour-là 


132  LA     PORTE 

plus  laid  que  de  coutume  ,  soit  que  Catalina 
lût  blessée  de  ces  paroles ,  elle  le  regarda 
avec  mépris  et  courut  se  mettre  à  la  fe- 
nêtre. 

—  Mon  père  !  s'écria-t-elle  tout  à  coup. 
C'était  en  effet  Gregorio  qui  arrivait ,  mais 

Gregorlo  pâle  comme  un  mort  et  muché  jus- 
qu'aux yeux  dans  son  manteau  noir.  En  ren- 
trant dans  sa  chambre ,  il  courut  à  une  petite 
fontaine  où  il  fut  se  laver  les  mains. 

—  Ah  ?  c'est  toi ,  Juan  ?  dit-il  à  Juan  Rom- 
bla  qui  évitait  de  le  regarder.  Pour  Catalina, 
elle  avait  couru  se  renfermer  dans  sa  cham- 
bre. 

—  Tout  s*est-il  bien  passé  ?  demanda 
Juan. 

—  Mal ,  dit  Gregorio... On  a  commencé  par 
faire  subir  la  dégradation  à  Luis  Bêla,  puis 
un  officier  a  déposé  l'argent  sur  un  tambour 
qu'il  a  renversé  après  d'un  coup  de  pied. 


DU    SOLEIL.  133 

—  C'est  l'usage  ici...  Et  tu  t'es  baissé  pour 
ramasser  le  prix  de  l'œuvre?... 

—  Oui ,  j'ai  dû  me  baisser,  reprit  Gregorio 
avec  rage,  tandis  qu'à  Madrid,  où  j'étais 
auparavant,  je  ne  me  baissais  jamais  !  11  m'é- 
tait bien  interdit  de  rien  toucher  avec  mes 
mains ,  et  de  montrer  avec  une  baguette  le 
moindre  objet  qui  pouvait  m'être  nécessaire  ; 
mais  ployer  le  dos  pour  ramasser  quarante- 
liuit  réaux  à  terre ,  au  milieu  des  murmures 
de  la  populace!  quelle  honte!  A  Grenade,  un 
marchand  qui  tient  boutique  sur  la  place 
paie  une  rétribution  de  deux  centimes  par 
jour  au  bourreau.  Juan,  dès  ce  soir  je  par- 
tirai pour  Grenade  ! 

—  Luis  Bêla,  le  condamné,  a  donc  été 
livré  à  la  justice  civile! 

—  On  me  l'a  remis  après  la  dégradation. 

—  Et  il  est  bien  mort? 

—  Fort  courageusement,  je  l'assure;  il 
T.  m.  9 


134  LA    PORTE 

m'a  laissé  en  mourant  une  lettre  pour  son 
ami  don  Mi-^uel  de  la  Plata. 

—  Tu  n'auras  pas  grand'peine  à  la  lui  re- 
mettre, le  voilà  qui  passe  en  ce  moment  dans 
la  rue! 

Miguel  de  la  Plata  passait,  en  effet,  alors 
dans  la  rue  étroite  que  le  bourreau  habitait 
au  faubourg  de  Triana,  Gregorio  envoya  l'un 
de  ses  aides  qui  lui  remit  la  lettre  après  avoir 
arrêté  son  cheval  parla  bride...  Pourquoi 
Miguel  passait  il  par  cette  rue,  c'est  qu'il  y 
avait  vu  la  jolie  Catalina  à  la  fenêtre.  Elle 
poussa  un  cri  étouffé  quand  on  lui  remit  la 
lettre. 

Il  s'éloigna  alojs  en  lançant  à  la  jeune  flUe 
un  regard  de  mépris  et  de  colère,  et,  le  même 
soir,  Catalina  donnait  sa  main  à  Juan  Rom- 
bla,  qui  venait  d'acheter  à  Ecija  l'auberge 
de  San  Augustin.  Gregorio  a  tenu  parole  ;  il 
est  allé  à  Grenade.  Depuis  ce  temps,  Miguel 
est  toujours  sur  la  route  de  Madrid  à  Ecija, 


DU    SOLEIL.  ^3$ 

chaque  fois    qu'il  peut  attraper  un  congé. 
C'est  un  beau  garçon,  comme  vous  l'avez  pu 
voir,  et  si  la  fille  du  bourreau  est  devenuehô- 
telière,  en  vérité  ce  n'est  pas  sa  faute,  il  en 
eût  fait  une  bolera  (danseuse),  ou  quelque 
chose  d'approchant.  Comme  je  lui  vends  des 
éventails,  je  vous  prierai  de  ne  pas  lui  dire 
que  je  vous  ai  raconté  l'histoire  de  Catalinaî 
Tout  à  l'heure  au  souper,  Juan  Rombla  Ta 
parfaitement  reconnu,  mais  il  ne  peut  em- 
pêcher, malgré  sa  science  conjugale,  que  Ca- 
talina  ne  lui  donne  ce  soir  quelque  mysté- 
rieux rendez-vous.  Miguel  va  rester  quinze 
jours  à  Ecija,  quinze  jours  de  bonheur  pour 
Catalina  et  d'angoisse  pour  Phôtelier!  Aussi, 
ajouta  le  marchand,  pourquoi  avoir  épousé 
la  fille  d'un  bourreau  ? 

-—  Elle  est  fort  belle,  repris-je. 

—  Mieux  que  cela,  poursuivit-il,  elle  était 
riche  !  Gregorio,  son  pore,  avait  de  bons  du- 
cats dans  ses  vieilles  malles,  et  cest  ce  qui  a 


i86  LA    PORTE 

tenté  Juan  Romblal  Savez-vous  qu'à  Madrid 
le  bourreau  reçoit  un  traitement  de  dix-huit 
réaux  par  jour  en  sus  du  logement,  du  char- 
bon, de  l'eau  et  du  bois? Et  s'il  avait  encore 
son  droit  sur  les  ânes  !  C'est  cela  qui  était 
d'un  bon  rapport,  et  fait  pour  dégoûter  un 
homme  comme  moi  de  vendre  des  éven- 
tails ! 

—  Quel  était  ce  droit? 

—  Celui  d'étendre  la  main  dans  la  rue  sur 
autant  d'ânes  qu'il  avait  de  condamnés  à 
exécuter;  le  maître  ne  pouvait  prétendre 
alors  qu'à  un  droit  léger  de  rétribution. 

—  J'ai  lu  cette  coutume  dans  je  ne  sais 
plus  quel  livre. 

—  Elle  date  des  plus  vieux  privilèges  cas- 
tillans donnés  au  bourreau.  Il  pratiquait  une 
marque  à  l'oreille  de  ces  ânes  pour  mon- 
trer à  quel  usage  il  les  avait  fait  servir.  Cet 
usage  est  aboli,  et  les  paysans  dont  il  dépré- 
ciait les  ânes  s'en  réjouissent. 


DU  SOLEIL.  i37 

L'heure  du  départ  avait  sonné,  tout  dor- 
mait clans  Ecija.  Je  ne  pus  revoir  la  femme 
du  posadero,  mais  je  sais  qu'au  moment  de 
se  mettre  en  route,  il  y  avait  une  place  vide 
dans  la  voiture,  celle  du  miliciano  Miguel. 


XXXI. 


SEVILLE. 


A  M.   le   comte  d'Astier. 


Approches  de  Séville.  —  La  GiraIJa.  —  Aspect  des  rues.  —  La  ca- 
thédrale. —  Le  palais  de  j  u<lice.  —  Vandalisme.  —  Les  tombeaux 
de  la  calliéilrai-^. — Les  deux  Co'omb  — Ancienne  opulence 
du  Icinple. — .Assemblées  politiques.  —  V Huracun  etl'4- 
lameda.  —  L'amour  ù  Séville.  —  Plumer   la   dinde. 
—  La  guitarre.  —  Les  gilanos.  — 


Aux  lueurs  d'un  beau  soleil,  nous  venions 
de  dépasser  Carmona,  dont  les  rues  sont 
aussi  blanches  que  son  clocher,  imitation 
maladroite  de  l'admirable  flèche  de  Séville, 
Alcala  de  Guadayia  avec  les  luines  de  son 


J40  LA    PORTE 

château  moresque  perchées  sur  un  aride 
mamelon,  lorsque  j'aperçus  au  loin,  dans  la 
vaste  plaine,  une  bande  crayeuse  s'élendant 
à  gauche  ;  celte  bande  à  l'horizon,  c'était 
Séville. 

Je  venais  d'entrer  à  Alcala  de  Guadayra 
dans  la  cour  [patio)  d'une  auberge  comme  je 
n'en  avais  pas  encore  vue,  nos  guides  fai- 
saient rafraîchir  les  mules,  plusieurs  gitanos 
sortis  des  grottes  dans  lesquelles  ils  vivent  au 
pied  de  la  montagne,  arrivaient  pour  voir 
quelle  figure  nous  avions  après  cinq  jours 
mortels  de  diligence.  Il  y  avait  dans  la  cour 
des  roses  et  des  jasmins  à  profusion,  et  sous 
l'ombrage  d'un  énorme  oranger,  un  banc  de 
bois  peint  où  je  venais  de  m' asseoir  avec  mon 
compagnon  de  route,  sir  Georges.  Il  était 
midi;  par  l'une  des  portes  du  patio,  nos  re- 
gards plongeaient  sur  la  roule  flanquée  de 
pins,  d'oliviers  et  de  palmiers,  au  bas  des- 
quels pendaient  les  lanières  verdâlrcs  de  Ta- 


DU    SOLEIL.  l^-l: 

loës.  Sir  Georges  tirade  sa  poche  une  longue- 
vue,  et  quand  je  l'ajustais  encore  à  mon 
point,  un  des  gitanos  s'écria  : 

—  La  Giralda  ! 

Je  vis  alors  un  point  blanc  dont  la  forme 
se  dessina  bientôt  à  mes  regards  d'une  ma- 
nière plus  précise,  celle  d'une  tour  carrée 
d'environ  trois  cents  pieds  de  haut.  Dans  cer- 
tainesdireclionson  l'aperçoit,  dit-on,  jusqu'à 
sept  lieues.  Une  statue  énorme,  celle  de  la 
Foi,  couronne  la  tour  ;  la  banderoilede  cette 
statue  tourne  comme  une  girouette  au  gré 
du  vent,  et  de  là  ce  nom  de  Giralda  donné  à 
ce  clocher,  le  roi  de  Séville,  le  seul  vestige 
de  l'ancienne  mosquée  que  remplace  aujour- 
d'hui la  cathédrale. 

On  veut  que  le  Maure  Algebert  ait  étudié 
dans  cet  observatoire  ancien  la  science  des 
nombres,  l'algèbre,  auquel  il  donna  son  nom. 
Quoi  qu'il  en  puisse  être,  s'il  avait  du  haut 
de  ce  clocher  la  vue  que  le  colonel  Bory  de 


142  LA    PORTE 

Saint-Vincent  assure  avoir  constatée  et  qui 
ne  s'étendrait  pas  moins  que  jusqu'à  San- 
Chrlsloval,  éloigné  de  vingt-cinq  lieues  en- 
viron, il  devait  jouir  dun  fort  beau  panora- 
ma. Le  Maure  a  brodé  les  plis  de  cette  robe 
immense  qui  couvre  la  Giralda,  elle  est  d'un 
rose  lendreetcomposée  de  dessins  charmants, 
l'Alcazar  étend  ses  murs  derrière  elle. 

Les  approches  de  Séville,  embaumée  des 
chaudes  émanations  de  l'oranger,  jetée  dans 
une  plaine  éblouissante  de  couleur,  vous  ré- 
vèlent bien  vite  une  ville  moitié  arabe  et  moi- 
tié sainte  :  les  murs  sont  dentelés  comme  la 
scie,  les  tours,  et  principalement  la  tour  d  Or 
ont  ce  vernis  oriental  qui  plaît  à  l'œil.  Des  cy- 
près élégants  profilent  leur  ombre  délicate 
sur  le  blanc  mat  des  fabriques ,  plus  loin 
d'immenses  aqueducs  se  déroulent  à  gauche 
comme  de  vastes  serpents  de  pierre.  Ces  aque- 
ducs une  lois  dépassés,  vous  entrez  dans  la 
cité  au  milieu  d'un  nuage  opaque  de  pous- 


DU    SOLEIL,  143 

sière,  et  tout  aussitôt  vous  vous  trouvez  au 
cœur  de  la  ville  la  plus  Andalouse  des  villes 
de  l'Andalousie. 

Et  d'abord  ce  sont  des  mules  à  pompons 
rouges,  traînant  des  calesas  d.ms  le  genre 
des  petits  charriots  de  Naples,  des  femmes  au 
peigne  d'écaillé,  et  des  majos  à  la  veste  cha- 
marrée de  grelots,  debro<leries,  de  boulons; 
de  belles  senoras  cherchaîit  à  la  nuit  tom- 
bante l'ombre  des  charmilles  au  jardin  del 
Duqué  ou  de  la  Christina  ;  des  gitanes  noirs 
comme  de  l'encre,  et  qui  mendient  un  bout 
de  papier  pour  s'en  faire  une  cigarette;  de 
belles  grandes  ûllesse  rendant  parle  pont  du 
Guadalquivir  au  faubourg  de  Triana  ,  ou  d'é- 
normes chanoines  avec  leur  feutre  en  forme 
de  tuyau,  gagnant  l'église  de  Saint-Paul.  Des 
balcons  vitrés  que  l'on  nomme  mirador  es 
s'échappent  des  plantes  grimpantes;  les  rues 
sont  pleines  d'oranges  et  de  citrons;  il  est 
\rai  qu'elles  ont  une  odeur  moins  aimable 


1 ii  LA    PORTE 

d'huile  et  d'ail  tout  ensemble  ,  que  cor- 
rige h  peine  l'eau  jaillissante  des  fonlai- 
nes  entourées   de  fleurs. 

Depuis  la  porte  del  Carne,  voisine  de  l'en- 
droit où  l'on  tue  les  taureaux,  tel  est  le  spec- 
tacle que  présente  déjà  Séville. 

Notre  calesero  débouche  rapidement  sur 
la  place  même  de  la  cathédrale,  nous  venons 
de  laisser  à  regret  et  derrière  nous  la  fa- 
brique de  cîgarres,  l'un  des  établissements 
les  plus  curieux  de  Séville.  Où  courir,  où  ne 
pas  courir?  Sera-ce  à  l'Alcazar,  le  palais 
arabe,  ou  à  l'église,  le  palais  de  Dieu?  J'a- 
voue que  je  me  décidai  pour  la  cathédrale. 

J'avais  une  lettre  pour  l'un  des  chanoines  , 
ami  d'Esquivel,  le  peintre  de  Madrid  ;  je  fus 
assez  heureux  pour  trouver  le  digne  homme 
finissant  son  courrier  et  son  refresco  ;  il  était 
cependant  dans  un  état  d'exaltation  extraor- 
dinaire. 

La  fenêtre  de  la  pièce  où  il  se  trouvait  don- 


DU     SOLEIL.  145 

naît  sur  la  place  de  Saint-François  :  lecha- 
noinem'yindiquadudoigtle Palais  de  Justice, 
délicieux  ëdiûce  dans  le  goût  de  la  renais- 
sance, et  qui,  malgré  son  mérite  se  trouve 
menacé  à  celte  heure  d'une  destruction  pro- 
chaine ,  d'après  le  décret  de  Vayuntamienio 
(municipalité). 

—  Les  Goths!  les  Vandales!  s'écriait  !e 
brave  chanoine,  renverser  un  tel  bàlimeiit  ! 
et  qu'en  feront-ils?  un  théâtre  peut-être! 
Allons  à  la  cathédrale,  à  laquelle  du  moins 
ils  n'osent  toucher  !  Et  le  chanoine  me  précé- 
da en  me  répétant  l'inévitable  provei  be  : 
(Quien  no  lia  visto  à  Sevilla,  no  ha  visto  mara- 
villa,  qui  n'a  pas  vu  Séville  n'a  pas  vu  de  niei  - 
veille).  Je  suivis  le  révérend  don  Nie...,  qui 
me  conduisit  à  la  sacristie  maijor, 

Apiès  avoir  admiré  les  tableaux  de  la  sahe 
du  chapitie,  j'entrai  tout  d'un  coup  daus  le 
vaisseau,  et  me  plaçai  à  1  un  des  bas-côtés  ù\i 
la  net.  Quatre  heures  sonnaient  à  l'horlogr  ; 


146  LA    PORTE 

îe  soleil  était  encore  dans  toute  sa  force.  La 
radiation  des  vitraux  se  jouait  en  teintes  fol- 
les sur  les  pierres  à  dentelles  de  la  voûte^ 
l'orgue  se  taisait,  l'office  divin  avait  cessé 
depuis  longtemps  Un  jour  nuancé  de  toutes 
les  couleurs  de  l'arc-en-ciel  ruisselait  à  flots 
sur  les  dalles  par  les  quatre-vingts  fenêtres 
de  l'édifice  dont  Arnold  de  Flandre  peignit 
les  vitrines.  La  justesse  des  proportions  l6 
disputait  à  la  majesté  merveilleuse  du  tem- 
ple, orné  de  depx  magnifiques  Murillo  à  la 
porte  d'entrée.  Je  fus  ébloui  de  la  hauteur  de 
îa  nef  principale,  du  recueillement  produit 
par  ces  grandes  ombres  des  piliers  gothiques: 
ici  des  grilles  de  fer  doré,  et  travaillées  com- 
me des  arabesques;  plus  loin  des  orgues  su- 
perbes, répétés  des  deux  côtés,  quatre-vingt- 
deux  autels  où  il  se  disait  jadis  cinq  cents 
messes  par  jour,  quand  le  catholicisme  n'é- 
tait pas  encore  banni  de  l'Espagne  ;  un  nom- 
bre infini  de  chapelles,  formant  à  elles  seules 


DU    SOLEIL.  147 

autant  d'églises,  des  lampes  jetant  la  lueur 
de  leurs  étoiles  sur  chacun  de  ces  autels  ;  des 
tombes  avec  des  versets  et  des  noms,  des 
sculptures  de  pierre  et  la  vierge  de  Notre- 
Dame-de-Lorette  au  milieu  des  cierges.  Je 
marchais  ébloui,  lorsque  tout  d'un  coup  je 
me  trouvai  devant  un  immense  rideau,  sur 
lequel  je  lus  cette  devise  :  par  moi  les  rois 
KEGiNENT  ;  Per  me  reges  régnant. 

—  C'est  ici  la  chapelle  des  Rois,  me  dit  le 
chanoine;  ce  tombeau  est  celui  de  saint  Fer- 
dinand, qui  reprit  Séville  contre  les  Maures 
l'année  même  de  la  mort  de  saint  Louis.  Sa 
femme  et  son  fils  y  reposent  à  ses  côtés.  Près 
de  là,  vous  pouvez  hre  Tépitaphe  de  Christo- 
phe Colomb,  cet  aigle  espagnol  qui  apporta 
à  la  Castille  un  monde  nouveau  dans  sa  serre. 
Son  fils  est  enseveli  dans  l'une  des  chapelles 
latérales  de  cette  église.  Ainsi,  vous  le  voyez, 
le  renom  du  père  a  enlanté  l'orgueil  du  fils, 
Christophe  Colomb  n'a  que  deux  vers  sur  ce 


i48  LA    PORTE 

marbre,  son  fils  a  fait  graver  sur  le  sien  une 
inscription  aussi  longue  que  vaniteuse.  Au- 
jourd'hui, cette  cathédrale  de  Séville,  en  per- 
dant les  pompes  du  culte  catholique,  a  perdu 
tout  son  éclat;  son  clergé  n'est  plus  ;  son  ar- 
chevêque chercherait  en  vain  autour  de  lui 
l'armée  sainte  qui  l'entourait.  Le  silence  de 
ce  royaume  altriste  le  cœur  ;  les  richesses  de 
ces  nombreuses  sacristies  sont  enfermées  à 
cette  heure  sous  la  triple  clé  de  leurs  gar- 
diens. Vous  venez  de  voir  la  salle  du  Chapi- 
tre, ses  trésors,  ses  manuscrits  :  eh  bien, 
chaque  jour  ses  portraits,  ses  toiles  passent  de 
ces  murs  sacrés  dans  les  froides  murailles 
d'un  musée.  On  trouve  Wurillo  liop  à  l'écart 
dans  ces  salles  chrétiennes;  on  veut  des  gale- 
ries, et  on  ne  veut  plus  de  temples.  Cependant 
¥urillo,  hors  des  nuages  de  l'encens,  est  un 
ange  qui  pleure  son  Eden,  ses  belles  fleurs  et 
son  ciel,  qu'en  dites- vous?  Que  nous  reste- 
t-il  à  nous  autres,  moines,  sinon  à  veiller  sur 


DU   SOLEIL.  149 

ce  qui  faisait  jadis  notre  orgueil?  Dans  cette 
ville,  en  fait  de  tristesse  et  d'abandon,  le 
Maure  et  le  chrétien  se  donnent  la  main;  l'Al- 
cazar  et  la  cathédrale  sont  frappés,  mainte- 
nant, de  l'oubli  qui  s'attache  aux  grandes 
ruines.  Autrefois,  dans  cette  même  église,  on 
voyait  s'agenouiller  des  rois  et  des  reines; 
Dieu  et  son  temple  faisaient  tellement  alors 
la  gloire  de  Séville,  qu'à  la  seule  procession 
du  Corpus  Domini  (Fête-Dieu),  un  Anglais  à 
moitié  ivre  ayant  heurté  un  porteur  de  lan- 
ternes, il  y  a  sept  ans,  celui-ci  se  retourna, 
le  frappa  d'abord,  puis  le  jeta  aux  mains  des 
gitanosqui,  lui  voyant  une  longue  chevelure, 
le  tondirent  bientôt  comme  un  mulet.  Au- 
jourd'hui, ce  même  peuple  a  remplacé  nos 
assemblées  religieuses  par  les  assemblée 
politiques  ;  c'est  à  l'Almeda  qu'il  tient  ses 
séances,  vous  plairait-il  d'en  voir  une? 
Prenant  le  chemin  de  cette   promenade 

plantée  d'ormes,  le  cl  a  loine  me  conduisit 
T.  m.  10 


450  LA    PORTE 

bientôt  à  l'angle  d'une \ieille  maison  entière- 
ment fermée,  et  devant  laquelle  se  prome- 
nait d'un  air  rayonnant  un  milic'ano,  le  iusil 
aa  bras. 

—  La  police,  me  dit-il,  a  chassé  de  celte 
maison  les  orateurs  qui  en  faisaient  leur  tri- 
bune, ils  y  commentaient  YHuracan,  journal 
qui  accuse  Espartero  de  rétrograder.  En  re- 
vanche, détournez- vous  un  peu,  et  voyez  les 
groupes  qui  se  forment  autour  de  nous. 

Un  mouvement  étrange,  inaccoutumé  me 
parut  alors  avoir  lieu  en  effet  sur  la  prome- 
nade. Elle  était  criblée  de  manteaux  noirs , 
les  voix  s'y  éteignaient  par  degrés,  pourécla- 
ter  ensuite  avec  plus  de  violence  sur  cette  ter- 
rasse en  dalles,  sonore  comme  un  écho.  Ce- 
lait un  véritable  tableau  de  Rembrandt  que 
cette  multitude  sombre  et  obstinée  agitant 
l'Alameda  :  ce  salon  en  plein  air,  embaumé 
de  la  senteur  des  orangers,  retentissait  alors 
de  tout  le  bruit  d'une  discussion  pohtique. 


DU    SOLRIL.  151 

Les  autorités  de  Séville  tolèrent  ces  réunions, 
l'émeute  est  contagieuse,  et  cependant,  je  le 
déclare  ici  dans  la  sincérité  de  ma  conscience, 
je  n'ai  jamais  vu  de  peuple  moins  habile  à. 
conspirer  que  l'Espagnol.  Ces  fils  de  la  gui- 
tare, discutant  aujourd'hui  les  questions  so- 
ciales à  l'ordre  du  jour  ,  au  heu  de  suivre, 
sur  leurpromenade  de  laChristina,  le  regard 
charmant  des  belles  dames  de  Séville,  ne 

vous  font-ils  pas  l'effet  du  chien  de  la  fable 

i 

quittant  le  morceau  qu'il  tient,  pour  l'onde 
dont  le  miroir  l'a  trompé?  A  Séville,  l'Espa- 
gne politique  est  et  sera  toujours  un  contre- 
sens. La  vie  y  est  trop  facile,  les  amours  trop 
gais,  les  femmes  trop  belles,  les  barbiers  trop 
laids,  pour  qu'il  n'y  ait  pas  encore  de  quoi 
passer  convenablement  sa  journée,  dût-on 
oublier  Murillo  qui  y  est  né,  et  qu'il  y  faut 
voir  trois  fois  par  jour,  les  boutiques  de  con- 
fiseurs où  le  sucre  candi  ressemble  aux  dia- 
mants et  aux  saphirs  sous  le  feu  des  lampes; 


1S2  LA    PORTE 

lesportîcos  entourés  de  ^^"^^-  ^*  [^^  amou- 
reux que  l'on  voit  collés  contre  les  grilles  des 
fenêtres  basses  auprès  de  leurs  wovms.  La  po- 
litique à  Séville,  c'est  une  vieille  fille  ridée 
aussi  noire  et  aussi  triste  que  l'ancienne  in- 
quisition. 

Puisque  je  vous  ai  parlé  des  amoureux,  il 
faut  que  je  vous  dise  de  quel  terme  injurieux 
on  ose  appeler  ici  leur  métier,  métier  hon- 
nête s'il  en  fut,  et  de  plus  assez  difficile, 
puisque  l'objet  de  leur  passion  est  d'abord  en- 
fermé comme  une  biche  sous  sa  fenêtre  gril- 
lée, et  que  la  conversation  consiste  en  quel- 
ques serrements  de  mains,  interrompus  sou- 
vent par  l'arrivée  d'un  oncle  (tio)  venanttrou- 
bler  ce  j)acifique  roman  de  chevalerie.  Cette 
chasse  nocturne  à  la  fenêtre  d'une  belle  se 
nomme  :  plumer  la  dinde  (pelar  la  pava),  et 
il  n'est  pas  rare  de  voir  des  amants  se  tenir 
ainsi  jusqu'à  l'aube  près  de  leur  belle  dans 
ces  rues  étroites  et  mal  pavées  de  Séville, 


DU    SOLEIL.  153 

car  l'amour  espagnol,  le  plus  patient  de  tous 
les  amours,  est  aussi  celui  qui  s'étonne  le 
moins  de  la  longueur  de  l'attente,  la  cour  que 
fait  un  amant  finissant  presque  toujours  par 
le  mariage  {casamiento). 

C'est  ici  le  cas  de  vous  parler  de  la  guitare, 
cet  instrument  dont  les  romanciers  et  les  au- 
teurs d'opéras-comiques  ont  tant  abusé.  La 
guitare,  en  Espagne,  est  la  plus  impitoyable 
musique,  le  fredon  le  plus  monotone  qui  puis- 
se gratter  l'oreille  d'un  voyageur,  et  j'avoue 
que  pour  ma  part,  à  l'exception  de  quelques 
canzones  entendues  près  de  Cadix,  ou  de 
Tarifa,  et  qui  retentissent  encore  au  fond  de 
mon  cœur,  comme  l'expression  la  plus  vraie 
de  la  mélancolie  arabe,  je  prise  assez  peu 
les  chansons  de  l'Andalousie  que  soutient  le 
son  monotone  et  lent  de  la  guitare.  Dans  l'in- 
tervalle d'un  Alii!  sorte  de  point  d'orgue  com- 
mencé par  un  chanteur,  un  notaire  habile 

îîouverail  le  temps  uc  v^t^^^x  un  testament. 


154  LA    PORTE 

Ces  chansons  ont  quelquefois  du  sel  et  de 
J'espiit.  Au  faubourg  de  Triana,  où  l'on  ar- 
rive par  le  pont  de  bateaux  du  Guadalquivir, 
une  gitana  chantait  le  soir  ce  couplet  : 

Una  muger  que  se  énamora 

De  un  hombre  que  no  la  quiere, 

Lo  succède  que  à  un  calvo 

Que  en  la  calle  encuentra  un  peiné! 

Une  femme  qui  s'amourache 
D'un  homme  qui  ne  l'aime  pas 
A  le  sort  d'un  chauve 
Qui  dans  la  rue  rencontre  un  peigne! 

Voilà  l'amour  à  Séville,  un  amour  railleur, 
sceptique,  qui  ne  craint  pas  d'arracher  lui- 
même  le  voile  à  sa  passion  pour  en  bien  voir 
les  défauts.  La  vie  des  riches  y  admet  le  luxe 
de  France,  les  chevaux  andaloux  courant 
dans  les  allées  des  Délicias,  les  atielages  élé- 
gants, les  jasmins  aux  balcons  et  les  cause- 
ries mystérieuses  près  des  charmilles  du  Gua- 
dalquivir ;  elle  adore  les  cigarettes  fumées 


DU   SOLEIL.  155 

auprès  des  fontaines  entourées  de  plantes 
odorantes,  les  tertiUias,  ces  assemblées  que 
tout  le  monde  peut  voir,  car  une  seule  grille 
de  fer  sépare  la  maison  de  la  rue,  et  le  regard 
des  curieux  pénètre  leurs  mystères  ;  mais  au 
milieu  de  cette  activité  folie,  de  cette  élé- 
gance si  dédaignée  en  Gastille,  il  n'y  a  dans 
Séville  qu'une  population  vraiment  curieuse 
à  observer,  celle  du  faubourg  de  Triana,  le 
quartier  des  gitanos. 


xxxu. 


Au  même. 


Triana.  — L'oreille  de  mule.— La  fabrique  de  tabacs.  —  La  salle 
des  femmes. —  L'étudiant  de  Séville.  —  Le  musée. — 
Montanès. 


Représentez-vous  tout  un  coin  de  la  ville 
deNaples  oublié  dans  la  cité  de  Séville.  Chez 
ce  peuple,  aucun  souvenir  de  grandeur  ou 
d'oppression,  aucun  regret  comme  de  l'autre 
côté  de  la  ville,  car  ils  ont  toujours  été  ven- 


188  LÀ     PORTE 

dus,  maltraités,  honnis;  les  moines  et  les 
rois,  ces  deux  majestés  déchues,  ont  toujours 
eu  le  pied  sur  le  col  du  yitano.  Fraudeurs, 
voleurs,  tondeurs  de  mules,  et  quelquefois 
même  barbiers,  les  gitanos  composent  la 
classe  la  plus  tranchée  du  peuple  espagnol; 
quand  ils  ne  font  pas  lu  contrebande,  ils 
chantent  près  des  beignets  que  la  main  noirâ- 
tre de  leurs  femmes  tourmente  dans  la  poêle 
à  frire  ;  ces  beignets  se  font  dans  la  rue 
même,  attendu  d'abord  que  beaucoup  de 
gitanos  n'ont  pas  de  maisons,  et  qu'en  second 
heu  ce  serait  chez  eux  une  asphyxie  com- 
plète amenée  par  la  fumée  d'huile.  Cette 
cuisine  en  plein  air  laisse  aux  maisons  des 
gitanos  une  atmosphère  plus  saine  pour  dan- 
ser le  fandango  ou  le  tripili  tripUa. 

La  première  gitana(\i\e  j'aie  rencontrée  et 
qui  se  nommait  la  Ramona,  me  voyant  em- 
barrassé du  chemin  que  je  devais  prendre, 
s'oiliit  d'elle-même  à  m'accompagner  et  à 


DU    SOLEIL.  i^^ 

quitter  son  travail .  Ce  travail ,  je  vous  le  donne 
en  cent...  à  deviner...  mais  non,  j'ai  pitié  de 
vous,  c'était  une  oreille  que  la  Ramona  de- 
vait coudre  de  son  mieux  à  la  mule  que  son 
mari  allait  vendre  le  lendemain  près  dlta- 
lica. 

Le  chanoine  m'avait  quitté,  et  je  me  trou- 
vais presque  égaré  dans  ce  quartier  de  gueux 
qui  ne  ressemblait  pas  mal  à  celui  des 
Truands  de  Yiclor  Hugo.  Je  remerciai  la 
Ramona  et  la  priai  de  finir  son  oreille;  elle 
reprit  son  travail  avec  la  railleuse  insou- 
ciance qui  caractérise  les  gitanos. 

Par  l'une  des  fenêtres  entr'ouvertes  qui 
donnaient  en  son  taudis,  j'entrevoyais  une 
image  de  la  Virgen  deDolores  ;  et  au  tond  de 
cette  salle  un  petit  enfant  dans  son  berceau. 
Quand  je  m'éloignai,  tenant  en  main  une 
feuille  de  mon  album  où  j'avais  pris  quelques 
notes  au  crayon,  la  Ramona,  qui  était  renom- 
mée dans  le  quartier  pour  faire  le  trafic  de 


160  lA    PORTE 

la  cigarette,  me  demanda  l'aumône  sur  le 
seuil  de  sa  maison;  je  lui  présentai  un 
qnartOy  elle  me  refusa,  et  saisit  vivement  ma 
feuille  de  papier.  Prenant  alors  un  bout  de 
cigarre  à  moitié  haché  qu  elle  renversa  dans 
le  feuillet  en  question  et  qu'elle  roula  subite- 
ment entre  ses  doigts,  elle  s'improvisa  une 
cigarette  avec  laquelle  elle  s'enfuit  sans  que 
j'eusse  le  temps  de  réclamer  contre  ce  rapt 
de  mes  notes. 

Ce  que  faisait  la  ^/fawa  était  tout  simple. 

En  dépit  de  la  manufacture  de  cigares 
(\fabrica  de  cigaros)  achevée  en  1757  et  qui 
passe  à  bon  droit  pour  un  des  ornements  de 
la  ville,  en  dépit  de  presque  tout  le  tabac  de 
la  Havane  envoyé  en  feuilles  à  Séville,  le  pa- 
pier y  est  fort  cher,  et  le  don  d'un  peu  de  pa- 
pelito  est  certainement  la  plus  belle  aumône 
que  l'on  puisse  faire  à  un  fumeur  en  guenilles! 
mes  notes  devaient  donc  plaire  à  la  Ramona 
plus  que  le  sou  tiré  de  ma  bourse. 


DU  SOLEIL.  161 

Ceci  me  fit  penser  à  la  susdite  manufacture 
située  dans  Tune  des  belles  rues  de  Séville  et 
la  première  chose  qu'on  indique  ici  à  l'étran- 
ger, même  avant  la  cathédrale  et  l'Al- 
cazar. 

La  manufacture  est  un  des  plus  curieux 
spectacles  que  j'aie  vus.  Représentez-vous 
trois  mille  femmes  tenant  dans  leurs  doigts 
agiles  ces  menues  feuilles  qui  étaient  jadis 
roulées  autour  d'un  mince  chalumeau  de 
paille,  et  qui,  grâce  au  progrès,  ressemblent 
aujourd'hui  aux  cigarres  de  notre  régie.  La 
consommation  du  tabac  est  prodigieuse  en 
Espagne  ;  le  gouvernement  en  aie  monopole, 
et  le  bénifice  est  immense.  En  1787  il  s'éle- 
vait à  cent  vingt-neuf  millions  de  réaux  ;  il 
ne  tarda  pas  à  perdre  cependant,  et  le  tabac 
de  France  reprit  sa  vogue,  la  mauvaise  qua- 
lité du  tabac  espagnol  provenant  alors  des 
altérations  de  la  frauJe.  Mais  telle  fut  long- 
temps Tinscuciance  des  Espagnols,  que  mal- 


162  LA   PORTE 

gré  leurs  colonies  du  Mexique,  de  Caracas  et 
de  la  Trinilé  qui  en  produisaient  d'excellents 
ils  achetaient  presque  tout  leur  tabac  des 
Portugais. 

Entrez  donc  avec  moi  dans  cet  édifice 
d'où  jadis  un  marquis  de  Dancourt  ne  fût 
sorti  qu'avec  le  nez  barbouillé  de  tabac  d'Es- 
pagne, et  conséquemment  un  peu  rouge, 
car  cette  poudre  extrêmement  fine,  s'unis- 
sait à  une  espèce  d'ocre  tirant  sur  le  vermil- 
lon. Ce  rouge  était  nommé  Almazaron,  par- 
ce qu'il  se  trouvait  dans  les  environs  de  ce 
village  du  royaume  de  Murcie.  Charles  IIÏ, 
qui  adorait  le  tabac  râpé,  a  mis  la  main, 
comme  Ferdinand  VI,  à  ce  temple  somptueux 
des  tabacs.  L'édifice  ne  compte  pas  moins  de 
deux  cent  dix  moulins  mis  en  mouvement 
par  cent  treize  mules. 

Dès  la  première  cour  et  à  l'une  des  grilles 
pend  une  corde  qui  brûle  perpétuellement  à 
l'un  de  ses  bouîs  ;  elle  sert  à  allumer  les  ciga- 


DD    SOLEIL.  165 

res,  il  y  en  a  de  pareilles  dans  presque  toutes 
les  promenades  de  Séville;  ceci,  vous  le 
voyez,  remplace  la  lanterne  de  nos  magasins, 
mais  à  Séville,  c'est  une  grande  politesse  que 
de  vous  offrir  la  corde.  Mon  guide  n'y  man- 
qua pas,  c'était  un  petit  homme  en  veste 
brune  qui  se  croyait  forcé  d'éternuer  chaque 
fois  qu'il  entrait  dans  l'une  des  salles.  La 
première  qu'il  me  fit  voir  était  consacrée  au 
polviUo ,  tabac  en  poudre  :  une  poussière  fine 
couTrait  la  salle  depuis  le  parquet  jusqu'aux 
corniches,  cette  première  salle  ne  contenait 
pas  moins  de  onze  mille  sacs.  Nous  passâmes 
de  là  dans  l'ateHer  des  femmes,  elles  g  ^gnent 
chacune  six  réaux  par  jour  (trente  sous  de 
France,)  toutes  apportent  leur  dîner,  et  dans 
le  moment  où  nous  entrâmes,  cette  pièce 
semblait  changée  en  un  vaste  réfectoire. 

Par  ces  fenêtres  scrupuleusement  fermées, 
on  apercevait  quelques  palmiers  de  la  côte  ; 
beaucoup  de  ces  femmes  chantaient,  plu- 


164  LA   PORTE 

sieurs  d'elles  avaient  des  marguerites  jaiùnes 
dans  leurs  cheveux.  Quelques-unp,'s  me  pa- 
rurent jolies.  Il  n'y  avait  dcins  toute  cette 
armée  féminine  que  de^ax  gltanas ,  la  loi  fa- 
vorisant peu  cette  caste  maudite.  Ces  femmes 
roulent  ainsi  le  tabac  incessamment,  leur 
bruit  est  pareil  à  celui  des  abeilles  autour 
d'une  ruche  ;  c'est  à  leurs  doigts  effilés  que 
sont  confiés  les  cigares. 

On  passe  de  là  dans  la  salle  au  tabac  à 
priser,  dont  l'office  est  dévolu  aux  hommes. 
Six  cents  ouvriers  auxquels  un  soldat  fait  la 
lecture  à  haute  voix,  travaillent  dans  cette 
pièce,  après  laquelle  on  arrive  au  magasin 
du  râpé.  D'autres  ouvriers  en  bonnet  de  co- 
ton et  en  peignoir  blanc  sur  leurs  habits, 
manipulent  le  tabac  dans  cette  pièce.  Voulez- 
vous  savoir  maintenant  comment  se  fait  le 
râpé?  La  machine  n'a  pas  moins  de  vingt 
mules  qui  se  mettent  en  train  les  yeux  ban- 
dés à  un  coup  de  sonnette,  et  donnent  l'im- 


DU    SOLEIL.  165 

pulsion  à  l'échafaudage.  Chaque  machine  a 
six  couteaux.  On  mouille  le  tabac  de  Virginie, 
on  le  met  en  corde,  on  le  coupe,  puis  on  le 
laisse  sécher;  il  devient  alors  du  râpé.  La 
façon  de  le  cuire  {cocimientoj  consiste  en  une 
mixtion  de  raisins,  de  sucre  et  de  tabac  noir. 
A  quelque  distance  de  celte  salle ,  je  remar- 
quai un  effet  curieux  d'acoustique  :  deux 
surveillants  se  mettent  au  bout  de  la  piece,se 
parlent  et  se  répondent  à  voix  basse,  sans 
que  le  reste  de  la  société  puisse  les  enten- 
dre. 

Je  sortais  à  peine  de  la  manufacture  des 
tabacs  lorsque  je  rencontrai  dans  la  rue  une 
troupe  d'étudiaiîts.  En  18  41  savez-vous  ou 
plutôt  devinez  vous  ce  qui  reste  de  l'étu* 
diant  à  Séville  ?  Quelques  manteaux  troués  et 
de  vrais  chapeaux  de  gendarmes,  voilà  tout. 
Ils  frappent  de  la  main  et  du  coude  sur  un 
pandero  (tambour), étendent  leur  sotana  (sou- 
tane) devant  la  première  dame  un  peu  jolie 
qui  passe  dans  la  rue,  mais,  en  revanche  on 

T     lil  11 


166  LA    PORTE 

en  trouve  encore  qui  se  permettent  de  taire 
danser  quelques  pauvres  hères  dans  ce  man- 
teau, comme  il  advint  à  Sancho  dans  la  fa- 
meuse couverture.  Ldi  sotana  el  manteo  voilà 
le  refrain  de  l'étudiant!  Pour  le  licencié  Ca- 
rambola ou  don  Chérubin  de  la  Ronda  ,  c'est 
à  peine  si  l'on  s'en  souvient.  Aujourd'hui  s'ils 
revenaient  au  monde  ils  seraient  heureux  de 
trouvera  écrire  un  article  poHtique  dans  le 
journal  de  Séville  ou  le  Gloùo  de  Cadix. 

Il  y  avait  autrefois  deux  cents  églises  à  Sé- 
ville, on  continue  à  leur  faire  la  guerre;  c'est 
dans  l'une  de  ces  églises  qu'on  a  placé  le  Musée. 
Si  le  catalogue  de  Ma^lrid  au  Museo  Real 
est  impartait,  en  revanche  il  n'y  a  ici  nul  ca- 
talogue. Plusieurs  sujets  de  sainteté,  par  Mu- 
rillo,  des  moines  de  Zurbaran  ,  et  le  Charles- 
Quintaux  pieds  de  Saint'Tliomas  disputant 
avec  les  docteurs,  i^hle'du  que  nous  avions  à 
Paris  sous  Napoléon,  voilà  ce  qui  m'a  frappé 
tout  d'abord  ;  joignez  à  cela  six  petits  cadres 
d'André  Perez,  tous  à  un  seul  personnage, 


DU    SOLEIL.  16 

tous  dans  la  couleur  du  Murillo,quelques  vo- 
lets allemands  et  beaucoup  de  cadres  assez 
faibles,  attribués  à  l'école  de  Séville,  tel  est 
l'aspect  de  celte  église  devenue  musée.  Dans 
une  chapelle  à  gauche  vous  avez  du  moins 
la  surprise  de  quelques  belles    sculptures 
coloriées  de  Torregiano,  Italien  et  condisciple 
de  Michel-Ange;  Torregianoémigra  en  Espa- 
gne après  un  différend  élevé  entre  lui  et  Mi- 
chel-ADg3  ;  mais  il  est  intérieur  à  Montanès. 
Montanès  est  un  autre  homme  querilalien 
Torregiano.  Il  y  a  entre  eux  deuxia  dislance 
de  l'humble  gramen  au  catalpa.   Ce  Christ 
de  Montanès,  que  vous  avez  là  sous  les  yeux^ 
de  grandeur  naturelle  et  les  bras  étendus, 
saignants  sur  le  bois  du  Golgotha, c'est  Mon- 
tanès, le  sculpleur  coloriste,  qui  l'a  fait  crier 
de  sa  grande  voix  ;  aussi  quelle  tristesse,  quel 
affaissement ,  quelle  mort  !  Cette  sculpture 
peinte  vous  fait  reculer  au  premier  abord;  les 
lignes  rougeâires  de  ce  sang  vous  épouvan- 
tent. C'est  de  la  sculpture  qui  donne  la  main 


168  LA  ponTE 

à  l'Inquisition  ;  elle  est  palpable,  elle  vit  dans 
cette  figure.  Montanès  donnait  à  la  pierre 
toute  la  fluidité  de  la  vie,  grâce  à  sa  couleur: 
c'est  le  Ruysch  de  la  sculpture  ;  voyez  plutôt 
les  veines  de  ce  Christ!  En  vérité.ce  n'est  qu'à 
Sëville,  et  devant  ce  Christ  de  Montanès, 
qu'il  faut  étudier  ce  genre  de  travail  propre 
àFEspagne,  le  travail  du  marbre  ou  de  la 
i)ierre  colorie'e  ,  et  ne  se  bornant  pas  aux 
yeux  d'émail  des  statues  romaines  ;  cela 
donne  à  la  fois  l'extase  et  le  frisson  ;  on  croi- 
rait que  ces  cadavres  divins,  enveloppés  des 
blancs  linceuls  de  Montanès,  vont  se  lever. 

De  cette  église  qui  sert  de  première  salle 
au  nouveau  musée,  on  me  fit  monter  à  une 
sorte  de  grenier  en  ibrme  de  galerie,  et  là  , 
je  vous  assure,  le  spectacle  qui  s'ofl'rit  à  mes 
yeux  ne  sortira  jamais  de  ma  mémoire. 

Une  multitude  de  toiles  gisaient  à  terre  , 
c'étaient  pour  la  plupart  des  Murillo  qui  n'é- 
taient pas  encore  accrochés  ,  entre  lesquels 
je  vis  un  Saint-Thomas  distribuant  des  au- 


DD    SOLEIL.  169 

mônesaiix  pauvres.  Cette  église  ou  plutôt  ce 
couvent  cherche  depuis  deux  ans  à  se  con- 
vertir en  musée.  Il  y  met  le  temps,  vous  le 
\oyez;  mais  à  Séville,  où  la  cathédrale  elle- 
même  n'est  pas  achevée  à  rexlérieur,on  fait 
tout  avec  une  tranquillité  d'alcade.  Tous  ces 
cadres  de  Murillo ,  dont  plusieurs  sont  des 
chefs-d'œuvre  appartenaient  au  couvent  de 
la  Merced,  couvent  fort  riche.  Derrière  l'un 
d'eux  je  vis  écrit  à  la  plume  :  Moi,  François 
Dolard,  né  à  Paris,  j'ai  copié  ce  Murillo 
e»1823,  au  couvent  de  la  Merced.  Quel  était 
ce  peintre  ignoré,  ce  copiste  d'un  maître 
dont  le  seul  aspect  vivifle?  L'étude  de  Murillo 
était-elle  pour  lui  un  simple  amusement,  un 
caprice,  ou  bien  songeait-il  à  s'approprier 
les  sucs  angéliques  de  cette  palette  ?  Ce  nom 
d'un  Français,  d'un  peintre  obscur  me  tou- 
cha ;  s'il  vit  encore  à  celte  heure,  peut-être 
a-t-il  oublié  l'Espagne  et  les  Murillo  ;  dirige- 
t-il  une  école  ou  fait-il  des  enseignes  dans 
quelque  province?  Est-il  mort  à  Séville  ou  à 


170  LA    PORTE 

Cadix  ?  Son  orgueil  était  grand  d'attacher 
son  nom  à  celui  de  Murillo;  mais  cet  orgueil 
n'était  peut-être  que  de  la  candeur. 

Au  sujet  de  Murillo,  j'aime  mieux  cette 
pensée  écrite  un  jour  devant  moi  à  Londres, 
sur  l'album  d'une  belle  Française,  par  sir 
Walter  Scott,  qui  venait  de  publier  la  Jolie 
plie  de  Pertli. 

«  Si  j'avais  été  reine,  j'aurais  voulu  être 
peinte  par  Murilîo;  si  j'avais  été  roi,  par  Ve- 
lasquez.  » 

Le  gardien  du  Musée  me  voyant  arrêté 
devant  le  Saint-Thomas,  me  dit  alors  ; 

—  Sénor  Francès  ,  vous  auriez  bien  pu 
nous])reodrc  ce  cadre  en  compagnie  des  sept 
qui  le  suivent. 

—  Comment  cela',  repris-je ,  en  songeant 
au  maréchal  Soult  et  à  l'accusation  qui  me 
semblait  prête  à  s'envoler  des  lèvres  de  mon 
homme  ;  mais  je  me  trompais. 

—  Le  duc  d'Orléans,  fils  de  S.  M.  Louis- 
Philippe,  reprit-il,  a  offert  quatre  mdiions 


DU    SOLEIL.  171 

pour  ces  huit  tableaux  de  Murillo  ;   mais 
YayiuUamiento  n'a  pas  voulu. 

C'était  un  Andalou  qui  me  parlait, et  cela 
me  mit  en  garde  contre  son  dire.  Me  devi- 
nant sans  doute,  il  ajouta  : 

—  Autrefois,  sous  Napoléon,  on  les  aurait 
obtenus  à  meilleur  compte.  L'affaire  ne  souf- 
frait guère  de  délais  en  ce  temps-là.  Le  ma- 
riscal  Soult  entrait  dans  le  premier  couvent 
venu,  il  était  suivi  d'un  aide  de  camp.  Sur 
un  coup  d'œil  dudit  maréchal  ,  i'aide-de- 
camp  allait  au  tableau,  et  dût-il  monter  sur 
le  maître-autel  lui-même ,  il  écrivait  dessus  à 
la  craie  :  Ambulance  du  maréchal  Soult. 

—  François  Dolard  ,  repris-je  ,  agissait 
plus  doucement,  il  copiait  les  Murillo  et  les 
laissait. 

J'entendis  un  pas  derrière  moi.  Le  chanoi- 
ne tlonN...  me  venait  chercher  pour  visiter 
l'Alcazar.  Mais  nous  dûmes  remettre  à  une 
autre  fois  noire  investigation  moresque   en 


172  LA    PORTE    DU    SOLEIL. 

raison  de  l'homme  que  nous  trouvâmes  sous 
le  portique  de  l'ëglise  ;  c'était  1©  barbier 
Ignacio  qui  arrivait  vers  le  chanoine  en  toute 
hâte. 


XXXIII. 


UN  parrain; 


Au 


mcme. 


Après  avoir  dit  quelques  mots  à  l'oreille 
du  chanoine,  l'honnête  barbier  le  conduisit 
à  sa  boutique  ,  où  je  le  suivis  machinale- 
ment. 

Son  enseigne  portait  le  nom  de  barbier 


174  LA    PORTE 

accoucheur  (barbero  y  comadron) ,  et  quand 
nous  pénétrâmes  dans  la  salle  basse, formant 
l'atelier  d'Ignacio  ,  nous  remarquâmes  un 
assez  beau  concours  de  gitanos  devant  la 
porte  de  l'opérateur. 

Il  y  en  avait  un  qui  criait  à  tue-tête  :  Se- 
nor  barbero  por  tamor  de  Bios  !  (Seigneur 
barbier,  pour  l'amour  de  Dieu!)  et  les  autres 
répétaient  en  chœur  ce  cri  de  leur  chef  avec 
des  supplications  grotesques  ;  ils  arrivaient 
tous  du  faubourg  de  Triana. 

Ignacio  les  écarta  d'un  air  d'autorité;puis, 
leur  imposant  silence, il  nous  ût  grimper  dans 
une  chambre  haute  où  se  trouvait  une  femme 
basanée  en  proie  aux  douleurs  de  l'enfante- 
ment. Elle  poussait  des  cris  si  étranges  ,  si 
frénétiques ,  que  je  crus  d'abord  qu'on  re- 
gorgeait ;  mais  tout  d'un  coup  le  barbier  pria 
le  chanoine  de  bénirl'opération  difficile  qu'il 
allait  tenter,  et  la  malheureuse  suspendit  un 
moment  ses  plaintes...  Le  barbero  s'en  fut 
ensuite  à  la  fenêtre  et  donna  le  signal  aux 


DU     SOLEIL.  175 

gitanos.  Ce  signal  donné,  j'entendis  un  ràcle- 
ment  de  violons,  de  poêles  à  frire,  de  gui- 
tares et  de  ferraille  ;  les  uns  frappaient  des 
fers  à  cheval  l'un  contre  l'autre,  d'autres  des 
couteaux  et  de  gros  anneaux  de  fer,  car 
beaucoup  de  ces  hommes  sont  forgerons  ;  la 
seule  différence  qu'il  y  ait  entre  ceux-ci  et 
les  nôtres,  c'est  que  les  gitanos  ne  travail- 
lent jamais  qu'assis.  L'abominable  tinta- 
marre que  faisait  alors  cette  meute  ,  lâchée 
autour  de  la  boutique,  couvrit  les  cris  de 
douleur  de  la  pauvre  créature.  Quand  à  moi , 
je  l'avoue,  j'avais  détourné  la  vue  du  spec- 
^cle  de  sa  misère,et  regardais  la  troupe  des 
gitanos  du  haut  du  balcon  de  fer  d'Ignacio. 
Quand  je  me  retournai,  l'opération  était 
faite,  et  un  homme  noir^  d'une  cinquantaine 
d'années,  élevait  entre  ses  bras  son  propre 
fils,  un  horrible  poupon  que  le  barbier  ve- 
nait de  laver  dans  de  l'eau  froide  et  d'enve- 
lopper de  mauvais  haillons  fournis  par  le 


176  LA    PORTE 

père,  qui  faisait  le  commerce  des  vieux  ha- 
bits. 

Au  moment  où  il  se  montra  avec  lui  d'un 
air  glorieux  à  ce  balcon,  placé  dans  la  petit© 
rue  de  los  gimios,  les  bohémiens,  hommes  et 
femmes,  qui  se  trouvaient  en  dehors,  se 
mirent  à  entonner  une  chanson  à  tue  tête, 
puis  en  même  temps  je  vis  entrer  dans  la 
chambre  où  nous  étions  avec  le  chanoine, 
une  mégère  dont  l'aspect  m'épouvanta. 

Elle  avait  les  cheveux  entièrement  dénoués 
sur  ses  épaules,  son  habillement  se  compo- 
sait d'une  vieille  jupe  verte  et  d'un  corset 
rouge,  tout  cela  horrible,  délabré  et  se  termi- 
nant par  de  longs  pantalons  de  tricot.  C'était 
une  comarfre  (sage-femme),  mais  elle  était 
habituée  depuis  longtemps  à  avoir  la  pratique 
des  gitanos,  et  comme  leurs  femmes  sont 
sujettes  à  avoir  beaucoup  d'enfants,  elle  trou- 
vait sans  doute  inconvenant  qu'il  en  vînt  un 
seul  au  monde  sans  sa  permission  immédiate. 
La  plupart  du  temps  les  accouchements  des 


DU    SOLEIL.  177 

gitanos  se  lont  en  plein  air,  à  leur  porte, 
dans  \i  rue  ou  dans  un  champ.  Joaquina 
(c'était  le  nom  delà  sage-femme  ),  ne  faisait 
pas  de  grands  frais  pour  recevoir  tous  ces 
nouveau-nés  de  sa  caste  :  elle  les  recevait 
dans  son  tablier.  Elle  était  bohémienne  et 
savait  que  la  grande  chose  pour  les  gitanos 
était  la  bonne  aventure. 

Aussi  ne  se  faisait-elle  faute  de  prédire 
une  fortune  superbe  au  plus  petit  avorton 
noir  qu'elle  tenait  sur  ses  genoux. 

—  Il  sera  général,  escribano,  chanoine, 
muletier,  régent,  peut-être!  Ainsi  parlait  la 
Joaquina  en  se  livrant  au  métier  lucratif  de  la 
chiromancie,  métier  fort  en  vogue  à  cette 
heure  encore  dans  la  classe  des  gitanos; 
mais  cette  fois  et  quand  elle  eut  pris  la  pe- 
tite main  de  l'enfant,  après  un  coup-d'œil 
furieux  lancé  à  son  rival  le  barbier  : 

—  Voilà  un  nino,  dit-elle  en  hochant  la 
tête,  qui  n'a  pas  huit  jours  à  vivre. 


178  LA    PORTE 

—  Comment  cela  !  demanda  le  père  d'un 
air  effaré. 

—  Parce  qu'il  est  né  dans  la  boutique  d'un 
homme  qui  n'est  pas  de  notre  casle,  dans  la 
chambre  d'Ignacio  le  barbier,  cousin  du 
bourreau  de  Séville,  et  qui  est  accusé  de  plus 
d'avoir  Yolé,  il  y  a  six  mois,  leporteleuille  de 
ce  Turc  qu'on  trouva  mort  près  de  la  Chris- 
tina  cet  hiver. 

—  Silence,  Joaquina,  s'écria  Ignacio  en 
brandissant  son  rasoir,  silence,  oublies-tu 
que  je  suis  chez  moi  et  que  le  révérend  cha- 
noine don  N...  ainsi  que  cet  étranger  m'ont 
fait  l'honneur  de  me  visiter  ? 

—  Cet  enfant  ne  vivra  pas,  reprit  Joa- 
quina. 

— Il  vivra!  s'écria  le  père  furieux  et  à  qui  le 
chanoine  tenait  vainement  le  bras;  nous 
sommes  catholiques,  le  barbier  Ignacio  est 
catholique,  le  chanoine  et  ce  sénor  français 
sont  catholiques  ! 

Puis  se  jetant  à  genoux  devant  le  cha- 


DU    SOLEIL.  179 

noine,  il  lui  demanda  le  baptême  pour  son 
fils,  car  bien  que  les  gilanos  n'aient  point 
de  religion  a  proprement  parler,  ils  se  pro- 
clament chrét  ens,  et  cela  même,  hors  de 
l'Espagne. 

Tout  d'un  coup  la  mère  fit  un  mouvement 
(le  premier  qu'elle  eût  fait  depuis  tous  ces 
pour-parlers),  et  m'indiqua  du  doigt  au  cha- 
noine... 

—  Elle  vous  demande  pour  padrinOy  médit 
le  religieux. 

—  Pour  parrain!  m'écriai-je  avec  une 
sorte  d'effroi  et  de  dëgoiit,  pour  parrain? 

Voyant  alors  que  j'hésitais,  la  Joaquina 
se  mit  à  crier  d'un  air  triomphant,  en  s'a- 
dressant  au  barbier  et  au  père  du  petit  : 

—  Vous  en  êtes  témoins,  l'étranger  refuse, 
il  sait  que  l'enfant  d'un  gitano  n'est  qu'un 
piège  tendu  à  la  crédulité  publique.  Vos 
femmes  ne  se  plaignent  pas  de  la  fécondité, 
c'est  vrai  ;  mais  c'est  qu'elles  jugent  de  ce 
que  peut  valoir  un  nouveau-né.  La  vue  d'un 


180  LA   PORTE 

pauvre  enfant  dans  leurs  bras  leur  procure 
des  aumônes  et  leur  t'ait  même  pardonner 
leurs  vols  quand  on  les  surprend  en  fia» 
grant  délit.  Cela  est  si  vrai  que  celles  qui  sont 
stériles  attirent  souvent  hors  de  chez  elles  les 
filles  des  autres,  qu'elles  émigrent  avec  elles 
d'une  province  à  l'autre  et  les  exploitent. 
Entre  nous,  on  reconnaît  à  peine  le  frère  de 
la  sœur,  la  mère  de  la  fille,  tous  les  liens 
sont  brisés;  la  famille  n'est  qu'un  mot.  C'est 
ce  que  devine  cet  étranger,  et  voilà  pourquoi 
il  refuse  d'être  le  parrain  de  votre  enfant. 

—  Il  refuse,  il  refuse  !  s'écria  le  père, 
rouge  de  fureur  et  en  marchant  sur  moi 
les  poings  fermés  comme  un  boxeur. 

En  même  temps  il  se  pencha  au  balcon  du 
barbier,  et  jeta  de  ce  balcon  quelques  paroles 
inintelligibles  pour  moi  aux  groupes  de  bo- 
hémiens qui  étaient  dans  la  rue  des  Gimios. 

J'entendis  alors  un  bourdonnement  de 
voix ,  passant  tour  à  tour  de  l'ironie  à  la  co- 
lère, du  rire  éclalanl  à  la  menace  souide  et 


DU  SOLEIL.  181 

cachée.  Le  chanoine  me  parla  à  l'oreille,  et 
je  n'eus  pas  de  peine  à  comprendre  la  vali- 
dité de  ses  raisons  ;  la  nuit  était  venue,  et  la 
rue  des  Gimios  ne  me  paraissait  pas  aussi 
sûre  que  la  place  de  Saint- François. 

Le  chanoine  puisa  de  l'eau  à  une  petite 
fontaine  placée  à  l'angle  de  la  chambre;  puis, 
me  prenant  par  la  main,  il  m'amena  jusqu'à 
l'enfant  qu'il  se  disposait  à  baptiser... 

Pour  moi,  je  songeais  alors  à  lu  Dame  blan- 
che,de  Boïeldieu;  maisje  songeais  aussi  qu'en 
Ecosse  les  mœurs  sont  plus  douces  et  que  ce 
sont  les  jolies  lermières  qui  vont  chercher  un 
parrain. 

—  Quel  nom  donnez-vous  à  cet  enfant? 
demanda  le  chanoine. 

—  Celui  de  son  père...  quand  je  le  saurai, 
répondis-je. 

—  Mon  nom  est  Pablo  Roque,  dit  le  père 
qui  portait  deux  noms  de  saints. 

—  J'aime  mieux  le  nommer  Christoval,  re- 

pris-je,  ce  nom- là  a  découvert  un  monde, 
T.  ni.  j2 


182  LA    PORTE 

c'est  un  nom  de  Séville,  il  lui  portera  peut- 
être  bonheur. 

—  VoiJà  qui  est  bien,  reprit  la  Joaquina 
qui  était  demeurée  jusque-là  spectatrice  im- 
passible de  cette  scène;  mais  comme  je  pré- 
vois que,  grâce  à  la  faible  constitution  de  la 
mère  de  Christoval,  je  serai  seule  chargée  de 
son  éducation  morale,  je  prierai  le  senor  de 
me  remettre  quelque  menue  monnaie... 

Cette  éducation  morale  àes  gitanos  consiste 
à  leur  enseigner  le  vol  ;  je  le  savais  et  la  Joa- 
quina le  savait  aussi.  Mais  j'avais  hâte  de 
sortir,  je  jetai  trois  duros  sur  la  table  du  bar- 
bier. 

Quand  nous  fûmes  sortis  de  la  chambre,  le 
chanoine  et  moi  nous  fûmes  accueillis  par  le 
hourra  des  gitanos;  peu  s'en  fallut  qu'ils  ne 
nous  suivissent  jusqu'à  la  fonda  où  je  logeais 
pour  nous  escorter. 

—  A  merveille,  me  dit  le  chanoine,  vous 
et  moi  nous  venons  de  faire  un  chrétien,  mais 
\ous,  vous  venez  de  faire  un  voleur. 


DU    SOLEIL.  185 

—  Que  voulez- vous  dire  ? 

—  Que  les  gitanos  s'en  tiennent  rarement 
à  un  premier  baptême  et  qu'il  leur  en  faut 
plusieurs. 

—  Comment  cela? 

—  Certainement;  pour  la  plupart  ils  spé- 
culent sur  la  commisération  des  âmes  pieu- 
ses. Il  peut  arriver,  n'est-ce  pas,  qu'une  per- 
sonne riche,  charmée  de  la  jolie  figure  d'un 
petit  gitano  (ils  sont  remarquables  surtout 
par  l'éclat  et  la  vivacité  de  leurs  yeux),  de- 
mande s'il  est  baptisé?  Or,  en  ce  cas-là,  le 
père  et  la  mère  nient  toujours,  ou  plutôt  ils 
répondent  que  leur  enfant  ne  l'est  pas  encore. 
Un  parrain  comme  vous  ou  une  marraine 
comme  la  comtesse  de  P.. . ,  à  qui  cela  est  ad- 
venu tout  récemment,  se  présentent  aussitôt, 
et  ne  manquent  pas  de  faire  à  l'enfant  et  à 
ses  parents  des  cadeaux  de  quelque  valeur. 
Ceux  des  gitanos  qui  enfreignent  les  ordon- 
nances et  n'ont  d'autre  état  que  d'errer  par 
les  villes,  arrivent  de  la  sorte  à  faire  bapti- 


18i  LA    PORTE 

ser  leurs  enfants  deux  ou  trois  fois  de  suite; 
ils  s'adressent  pour  cela  au  premier  prêtre 
qu'ils  rencontrent. 

—  Voilà  une  façon  lucrative  d'entendre  le 
baptême ,  dis-jeau  père;  comment  l'autorité 
ne  la  réprime-t-elle  pas  ? 

—  C'est  un  droit  des  gUanos,  et,  entre  au- 
tres villes  qu'il  vous  reste  à  parcourir,  vous 
les  verrez  à  Malaga  demander  l'aumône  en 
pleine  rue  pour  faire  baptiser  leur  progéni- 
ture, pfl7Y/  dar  l'agita  (pour  donner  l'eau),  com- 
me ils  vous  diront. 

—  Et  vous  ne  refusez  jamais  un  gitano  qui 
vient  réclamer  de  vous  pareil  service  ? 

—  Moi,  cela  est  vrai,  parce  qu'au  fond  du 
cœur  j'aime  et  je  plains  les  gitanos,  qu'ils  ont 
de  l'esprit,  et  qu'il  sufïit  d'ailleurs  que  le  peu- 
ple témoigne  du  mépris  à  cette  casle  pour 
que  nous  cherchions  à  la  relever,  comme  Jé- 
sus releva  la  femme  adultère...  Mais  tous 
mes  confrères  ne  pensent  pas  comme  moi... 


DU    SOLEIL.  185 

—  Mais  ce  ûlleul  improvisé  ,  que  devien- 
dra-t-il  ? 

—  Ma  foi,  je  l'ignore,  j'en  ai  déjà  deux  qu 
sont  maquignons;  un  troisième  tondeur  de 
mules  ;  le  quatrième  a  été  pendu;  je  me  suis 
arrêté  là...  Depuis  moi,  ceux  qui  restent  ont 
dû  avoir  deux  à  trois  autres  parrains  !  Si  vous 
êtes  curieux  des  mœurs  des  gilanos,  nous 
pouvons  les  aller  voir  à  Triana,  à  moins  que 
vous  ne  préfériez  les  voir  au  théâtre.  Il  y  a 
des  saynètes  dont  ils  sont  les  héros,  leur  es- 
croquerie habituelle  en  fait  la  base.— N'im- 
porte, vous  voilà  parrain  ! 

—  Oui  mais,  grâce  au  ciel,  je  ne  reste  pas 
assez  longtemps  en  Espagne  pour  voir  ce  qu'y 
deviendra  mon  filleul  ! 

Nous  convînmes,  le  chanoine  et  moi,  d'al- 
ler le  lendemain  àl'Alcaz  ;r. 


XXXIV. 


Au 


même. 


L'AIcazar.  — Les  soulierâ  du  roi.— Le  dortoir  dePierre-le-Cruel. — 

La  cheminée  de  Joseph.  —Les  jardins.  —  Laiiiaisoti  de  Pilate. — 
L'étudiant.  —  Louis-Philippe  propriétaire  à  Séviile  —  Les 
théâtres.  —  Le  ??ia;o  et  la  maja. —  La  bourse.  — Corres- 
pondance de  Christophe  Colomb.  —  La  charité.  —  Les 
tableaux  de  Murilio.  —  Un  meurtre. 


Le  palais  mauresque  de  Séviile  est  à  deux 
pas  de  sa  cathédrale;  vous  passez  delliymne 
sacré  au  verset  arabe  gravé  dans  la  pierre , 
de  la  demeure  de  Dieu  à  celle  des  ca- 
lifes. 


188  LA    PORTE 

Les  Espagnols  ont  une  horrible  rage  de 
blanc  et  de  jaune,  ils  recrépissent  chaque  an- 
née les  murs  de  TAkazar;  on  sent  dès  lors  ce 
que  les  colonnettes  et  les  dessins  capricieux 
des  Maures  doivent  y  perdre.  Tout  cela  se 
fait  cependant  par  l'ordre  exprès  de  Vayun- 
tamiento. 

Le  gouvernement  {aijuntamiento)  permet 
ces  profanations;  il  autorise  cette  lessive 
grossière,  ce  lourd  empâtage  jeté  sur  les 
plus  fines  ileurs  du  style  arabe. 

Nous  fûmes  reçus  à  l'Alcazarpar  une  belle 
fille  de  seize  ans,  les  jeux  en  amande,  la  taille 
enfermée  d  ms  la  basquine  noire  qui  tend  à 
céder  le  pas,  chaque  jour,  aux  modes  de 
France;  elle  nous  mena  au  premier  étage  de 
l'Alcazar,  d'où  nous  pouvions  voir  la  Giralda, 
avec  sa  robe  de  pierre  jaune  et  rose,  ainsi 
que  les  belles  flèches  à  arêtes  de  la  cathé- 
drale. 

Le  peintre  de  la  chambre  de  Ferdinand  VII, 
don  Joaquin  Corlès,  a  fait  restaurer  quelques 


DU    SOLEIL.  189 

snlles  de  l'Alcazar  avec  assez  de  zèle  et  d'in- 
telligence; mais  au  premier  aspect,  ce  blanc 
si  frais  el  cet  or  si  neuf  donnent  aux  murail- 
les l'air  d'un  café.  Un  charmant  patio  rempli 
defleurs  vous  conduit  bientôt  à  des  mosaïques 
à  hauteur  d'appui,  vous  traversez  plusieurs 
salles  et  vous  entrez  enfin  dans  celle  des  Am- 
bassadeurs. 

C'est  là  certainement  un  des  intérieurs  les 
plus  attrayants  que  l'imagination  ait  pu  rê- 
ver, et  pour  un  étranger  qui  n'a  pas  encore 
visité  Grenade,  l'Alcazar  de  Séville,  s'ouvrant 
tout  d'un  coup  par  cette  salle  des  Ambassa- 
deurs ,  a  l'air  d'une  histoire  des  Mille  et  une 
Nuits. 

Cette  salle  a  trente  pieds  huit  pouces  en 
carré  et  est  tellement  couverte  de  stuc  et  de 
marbre,  de  jaspe,  de  porphyre,  que  vous 
croyez  d'abord  entrer  dans  une  grotte  de  sta- 
lactites. Représentez-vous  la  plus  délicate 
des  coupoles,  envoyant  les  couleurs  diaprées 
de  ses  vitraux  sur  un  parquet  digne  du  pied 


190  '  LA    PORTE 

des  houris  de  Mahomet  ;  partout  des  arabes- 
ques, des  pilastres  aussi  légers  que  la  feuille 
montant  au  ciel  comme  une  prière  avecleurs 
versets  enroulés  autour  d'eux  ;  les  murs  sont 
en  dentelles,  les  fenêtres  ouvragées  comme 
un  voile  de  Mayorque.  De  charmants  filets  de 
lumière  glissent  vers  midi  sur  toutes  ces  ru- 
elles dorées,  sur  ces  portes  des  rois  maures 
dont  le  bois  est  ciselé,  fouillé  et  rendu  aussi 
flexible  qu'un  tissu.  Vous  voilà  devant  une 
architecture  unique  au  monde  où  la  féerie 
commande  en  maître'ïse  ,  où  l'or,  les  robes- 
de  Tyr,  les  soies  de  Damas,  les  bains  parfu- 
més de  l'Orient  composent  une  série  de  sen- 
sations toutes  nouvelles.  Dans  de  petites  ni- 
ches dorées  d'assez  mauvais  goût,  l'Espagne 
actuelle,  l'Espagne  constitutionnelle,  s'est 
cru  seulement  en  droit  de  loger  ses  anciens 
maîtres  ;  ainsi  voyez-vous  Charles-Quint  et 
Philippe  I"  côte  à  côte  des  Bourbons  moder- 
nes, de  saint  Ferdinand  et  de  plusieurs  au- 
tres majestés  catholiques,  figurer  dans  celte 


DU    SOLEIL.  191 

salle  des  rois  maures.  Ces  mascarades  sont 
du  plus  mauvais  effet;  que  dirait-on  du  por- 
trait en  pied  de  S.  M.  Louis-Philippe  dans  un 
temple  de  Jérusalem  ou  une  mosquée  ? 

Vous  passez  de  là  au  patio    de  las  Don- 
zeltas. 

Cette  cour  iiiauresque  constitue  un  vrai 
sérail  de  pierre  avec  des  colonnes  d'Italie;  les 
dalles  sont  de  marbre,  un  jet  d'eau  charmant 
gazouille  au  milieu.  Charles-Quint  a  fait 
mettre  après  coup  ses  armes  dans  !e  milieu 
des  pilastres:  il  s'est  passé,  dit-on,  tant  d'au- 
tres fantaisies  à  Grenade  qu'on  peut  lui  per- 
mettre celle-ci.  Lesembeîlisements  introduits 
par  Charles-Quint  dans  ce  palais  des  rois 
Maures  n'offrent  rien  du  reste  à  blâmer,  la 
renaissance  et  sarichessen'étantpas  éloignées 
du  style  mauresque  si  fin,  si  délicat,  si  luxu- 
riant. 

Un  exemple  de  ceci,  c'est  la  salle  à  man- 
ger de  l'infante  {la  sala  del  comedor)  qui  offre 
un  plafond  de  bois  brun  à  caissons,  semé  d  e 


192  LA     PORTE 

têtes  romaines  et  de  frises  délicieuses  dans  le 
goût  du  seizième  siècle. 

Après  avoir  quitté  la  salle  du  Trône  ,  qui 
n'est  séparée  que  par  deux  pilastres  de  celle 
des  Ambassadeurs,  on  passe  à  travers  d'aC- 
freux  escaliers  modernes  récrépis  à  la  chaux, 
aux  trois  dortoirs  [dormitorios)  de  Pierre-le- 
Cruel,  ce  roi  dont  tout  parle  dans  Séville.  La 
popularité  du  roi  don  Pedro  dépasse  ici  de 
beaucoup  celle  de  Christophe  Colomb;  il  y  a 
même  une  rue  qui  se  nomme  Tète  du  roi  don 
Pedro,  d'après  une  histoire  qui  ne  manque 
pas  d'intérêt. 

Voici  la  chose  : 

Don  Pedro  allant  courtiser  je  ne  sais  quelle 
femme,  on  croit  que  c'était  une  bolera  ita- 
lienne qui  ressemblait  beaucoup  à  Maria  Pa- 
dilla,  rencontra  chez  elîe  un  cavalier. 

—  Qui  es-tu  ?  lui  demanda  don  Pedro . 

— Ceque  jeveux  être,  répondit  résolument 
celui-ci. 

—  Je  veux  le  i^avoirici  même. 


DU    SOLEIL.  195 

—  Ici...  non  pas,  seigneur,  mais  dans  la 
rue,  si  tel  est  votre  bon  plaisir.  Prenons  la 
rampe  et  sortons. 

Us  descendirent  l'escalier  et  se  battirent 
dans  la  rue  du  Candilejo.  Le  roi  tua  l'hom- 
me et  s'en  fu  t  ensuite  se  coucher  paisiblement 
avec  sa  maîtresse. 

Mais  le  lendemain,  et  d'après  la  maxime 
qui  a  fourni  matière  à  une  des  plus  belles  co- 
médies ,  intitulée  :  t  Le  meilleur  alcade  est  le 
roi,  M  il  manda  celui  du  quartier,  et  déclara 
qu'il  y  allait  pour  lui  de  la  corde  si  l'assassin 
n'était  pas  découvert.  L'alcade  fut  six  jours 
à  le  chercher,  il  maigrissait  à  vue  d'oeil.  Il 
fit  brûler  des  cierges  à  tous  les  saints  de  la  ca- 
thédrale, il  jeûna,  pria,  rien  n'y  fit.  Un  soir 
qu'il  était  entré  pour  une  affaire  chez  une 
vieille  femme  du  quartier,  la  Peironilla,  qui 
le  chaussait  en  sa  qualité  de  cordonnière, 
cette  femme  le  vit  si  triste,  qu'elle  lui  dit  : 

— Seigneur  alcalde,  que  me  donnerez- vous 
si  je  vous  nomme  celui  que  vous  cherchez  î 


lî;4  LA    PORTE 

—  Mais,  Petronilla,  vous  savez  donc  que 
je  cherche  quelqu'un  ? 

—  Certainement,  et  vous  serez  pendu 
si  vous  ne  mettez  pas  la  main  sur  lui  ? 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  Petro- 
nilla ? 

—  Comment!  qu'est-ce  que  cela  me  fait? 
Mais  nous  chaussons  votre  famille  de  père  en 
fils,  et  si  vous  n'alliez  plus  user  de  semelles 
au  service  de  Sa  Majesté...  si  le  bourreau 
vous  prenait  mesure  d'un  collier  de  chanvre, 
hélas  !  que  deviendrait  notre  commerce  ? 

—  C'est  vrai,  Petronilla,  tu  sais  donc  le 
nom?... 

—  Il  y  a  mieux,  senor,  j'ai  tout  vu. 

—  Toi? 

—  Oui.  Figurez-vous  que  je  fus  attirée  à 
ma  fenêtre  ici  même  par  le  cliquetis  des 
épées,  je  ne  pus  voir  la  figure  des  deux  com- 
battants, parce  que  la  nuit  était  noire;  mais 
quand  le  corps  de  l'un  est  tombé  à  terre,  j'ai 
entendu... ohl  tenez,  seigneur  alcade,  j'en  ai 


DU    SOLEIL.  195 

le  frisson...  j'ai  entendu  craquer  les  rotules 
de  celui  qui  luyait... 

—  Miséricorde  !  s'écria  l'alcade ,  ce  se- 
rait... 

—  Oui  parbleu,  c'est  lui...  lui  dont  tout 
Séville  sait  que  les  rotules  craquent  lorsqu'il 
marche  (1). 

—  Petronilla,  tu  me  sauves  '. 

—  Ne  me  perdez  pas  ! 

—  Rassure-toi,  j'ai  un  moyen,  un  moyen 
sûr,  admirable. 

—  Lequel  ? 

— Cela  me  regarde.  Fais-moi  des  souliers, 
Petronilla,  fais-en  pour  ma  femme,  pour 
ma  fllle,  pour  mes  neveux  ;  mais  je  suis  sau- 
vé, j'ai  mon  affaire  ! 

Et  l'alcade  courut  annoncer  au  roi  lui- 
même  qu'il  avait  découvert  le  meurtrier;  le 
roi  le  regarda  et  le  crut  fou. 

—  Quel  est  cet  objet  ?  dit-il  en  voyant  un 

(1)  Historique. 


196  LA    PORTE 

paquet  voilé  que  les  estafiers  de  l'alcade  dé- 
posaient sur  une  table. 

—  Le  buste  du  coupable,  répondit  l'al- 
cade ;  il  est  voilé,  soulevez  vous-même  la  gaze 
qui  le  couvre. 

Le  roi  leva  la  gaze  et  se  reconnut.  Il  fallait 
bien  avouer  ;  il  le  flt  et  permit  même  que 
son  busle  fut  suspendu  à  la  potence.  Il  alla 
même  plus  loin  et  le  fit  placer  dans  la  rue. 
C  est  cette  rue  que  l'on  vous  montre  à  Sé- 
viile... 

J'en  reviens  aux  trois  dortoirs  de  Pierre-le- 
Cruel,  ce  despote  qui  avait  tort  d'avoir  des 
rotules  qui  craquaient. 

Le  dormitorio  principal  de  Pierre-!e-Cruel 
est  assez  fade.  Il  n'en  reste  qu'une  figure 
d'alcove  réelle  revêtue  de  mosaïques  en  bas, 
et  une  seule  fenêtre  ouvrant  sur  la  terrasse 
et  les  jardins  de  l'Alcazar.  En  1810,  Joseph 
Napoléon  fit  faire  à  côté  de  ce  terrible  dor- 
toir de  don  Pedro ,  une  cheminée  de  marbre 
moderne. 


DU    SOLEIL.  dOT 

Nous  entrevoyons  de  là  parles  terrasses  les 
jardins  de  TAlcazar. 

Les  boules  d'or  de  Toranger  éclairent  çâ 
et  là  ce  que  la  verdure  de  ces  parterres  a  de' 
sombre.  Des  l'onlaines  à  rocailles  rempla- 
çant celles  du  Maure,  des  eaux,  des  sources 
nombreuses  vivifient  de  leur  mieux  ces  pro- 
menades en  compartiments,  dans  le  style  Je 
Louis  XI V^  Les  classiques  pelouses  représen- 
tent des  gazons  taillés,  fi^^urant  les   armes 
d'Autriche,  do  France  et  d'Espagne,  vousd;-  ' 
riez  au  loin  d'un  grand  tapis  blasoiiné.  Du 
haut  de  ces  terrasses,  semées  çà  et  là  de  bancs 
en  mosaïque,  l'œil  découvre  la  Puertanueva^ 
les  murailles  de  l'Alcazar,  l'église  de  Saint- 
Bernard,  la  Lonja,  et  les  grosses  tours  qui 
flanquent  ces  jardins,  d'environ  un  tiers  de 
lieue  d'étendue.  Le  silence  de  l'Alcazar  est 
profond,  il  n'était  alors  troublé  que  par  la 
musique  habituelle  des  régiments  qui  remplis- 
saient l'air  de  leurs  fanfares.  C'est  de  cette 

terrasse,  dominant  les  orangers  et  les  grena* 
T.  m.  13- 


198  LA    PORTl 

diers  en  pleine  terre  que  l'on  peut  admirer 
Séville,  bien  mieux  que  du  sommet  de  la  Gi- 
ralda.  Les  douces  brises  du  fleuve  enchanté 
qui  baigne  la  ville  y  promènent  des  senteurs 
et  des  harmonies  indéfinissables,  c'est  le  bel- 
védère le  plus  charmant  de  Séville.  L'Alcazar, 
à  cette  heure,  est  pourtant  un  lieu  désert,  un 
^palais  sans  but,  un  débris  de  la  magniGcence 
mauresque.  Quand  le  roi  d'Espagne  Ferdi- 
nand VII  y  venait,  il  apportait  son  Ut  et  ses 
meubles  aveclui,  etquandces  meublesroy  aux 
étaient  insuffisants  pour  la  cour,  on  emprun- 
tait des  meubles  pour  le  souverain,  à  droite 
et  à  gauche  dans  la  ville.  Il  en  est  de  même 
dans  toute  lEspagne  pour  les  fêtes  d'églises: 
quand  il  y  a  funcion  ou  Tête  extraordinaire, 
on  prête  des  tapis  aux  saints. 

Leduc  de  Medina-Cœh  possède  h  Séville  ce 
qu'on  nomme  la  maison  de  Ponce-Pilatej 
l'héritier  de  cette  famille  des  Médina  a  main- 
tenant vingt-huit  ans,  il  habite  Madrid,  son 
père  est  mort,  ses  biens  sont  considérables  ; 


DU    90LEIL.  lOQ 

cependant  il  a  jugé  convenable  de  louer  cet 
édifice;  car  par  cela  même  qu'il  est  riche  il 
est  gêné,  la  fortune  des  grands  seigneurs 
étant,  comme  je  vous  l'ai  dit,  un  embarras 
perpétuel  et  une  source  de  procès  intarissa- 
ble. La  maison  de  Pilate  est  un  de  ces  décal- 
ques curieux  de  l'ancienne  maison  de  Pilate 
à  Jérusalem,  dont  les  livres  de  voyage  ne 
manquent  pas  d'exagérer  l'importance;  tout 
s'y  trouve  imité  :  la  colonne  pour  la  flagella- 
tion, la  fenêtre  où  le  coq  chanta,  les  marches 
que  monta  le  Christ. . .  Mais  à  côté  de  ces  sou- 
venirs pieux,  vous  trouvez  des  statues  anti- 
ques, des  fragments  dans  le  style  grec,  des 
salles  pareilles  aux  salles  brodées  de  l'Alca- 
zar.  La  cour  est  charmante,  c'est  un  patio 
mauresque  à  dentelures  coquettes,  à  pilas- 
tres festonnés  comme  une  guipure  du  temps 
de  Louis  XIIL  L'escalier  en  mosaïque  et  sa 
coupole  de  vieil  or  bruni  est  d'un  effet  noble 
et  tout  princier.  Dans  cet  escalier,  et  sous 
une  lampe  allumée,  je  vis  une  Vierge  de 


200  LA    POUTE 

Murillo.  Cette  Vierge  me  frappa;  il  y  ay  ait  de- 
vant elle  un  étudiant,  les  bras  croisés  et  dans 
un  état  voisin  de  Textase.  Ce  jeune  homme 
semblait  n'avoir  pas  entendu  le  bruit  de  nos 
pas;  il  avait  la  soutane  et  le  tricorne;  j'ap- 
pris du  chanoine  que  c'était  un  pauvre  fou 
qui  sortait  depuis  huit  jours  deriiopital  de  la 
Sangre.  Les  maisons  de  fous  sont  fort  com- 
munes en  Espagne  ;  en  traversant  le  pont 
de  bateaux  de  Triana,  j'avais  visité  le  matin 
l'ancien  palais  de  l'Inquisition,  et  non  loin  de 
là  l'hopiial  de  la  Sangre. 

— Mon  frère,  dit  le  chanoine,  en  tirant  l'é- 
tudiant par  sa  soutane ,  comment  vous  trou- 
vez-vous maintenant? 

Le  fou  sourit,  et  pour  toute  réponse  il 
nous  conduisit  au  jardin  delà  maison  de  Pi- 
late. 

Ce  jardin,  renfermé  dans  un  patio  assez 
ordinaire,  étalait  une  foule  de  plantes  aro- 
matiques, mais  j'y  vis  en  outre  de  jolis  bou- 
quets de  campanules  blanches,  de  roses,  de 


DU    SOLEIL.  20t 

camélias,  au  milieu  des  buis,  des  jasmins  et 
des  orangers.  Etait-ce  la  famille  qui  habite 
à  cette  heure  la  maison  de  Pilate,  où  l'inten- 
dant du  duc  de  Medina-Cœli  qui  donnait  ses 
soins   à  ce  parterre?  Quoi  qu'il  en  fût,  le 
charme  et  la  coquetterie  de  ce  patio  nous 
ravirent,  mais  en  un  quart  d'heure  Tétudiant, 
malgré  les  réprimandes  du  chanoine,  le  ra- 
vagea tant  et  si  bien,  que  l'un  des  concierges 
vint  lui   arracher  les  fleurs  qu'il  tenait  en 
main,  en  le   menaçant  de  porter  plainte. 
Tout  ce  que  nous  pûmes  savoir  de  lui,  c'est 
qu'il  allait  porter  ce  tribut  à  une  maja  qui 
logeait  en  face  de  Saint-Salvador,  l'église  la 
plus  belle  de  Séville  après  la  cathédrale.  Ce 
garçon  se  nommait  Isidro,  et  c'était  le  fils 
d'un  tailleur.  A  je  ne  sais  quelle  procession, 
celle  du  Corpus  Domini,  je  crois,  il  avait  en- 
tonné à  tue  lêie  un  matraca,  sorte  de  chan- 
son qui  se  vend  un  sou  par  la  ville,  et  l'on 
avait  jugé  dès  lors  qu'il  était  prudent  de  le 
renfermer  à  la  Sangre. 


202  LA    PORTE 

Après  avoir  traversé  la  place  Saint-Fran- 
çois je  remarquai  une  maison  d'assez  belle 
apparence;  c'est  une  maison  qui  appar- 
tient à  un  Français,  et  ce  Français  est  tout 
simplement  le  roi  Louis-Philippe.... 

ASéville,  en  1841,  il  s'est  rencontré  un 
personnage  qui  a  trouvé  plaisant  de  laisser 
au  roi  des  Français  une  assez  belle  collec- 
tion de  tableaux  et  de  livres  ;  c'était  un  An- 
glais, il  s'appelait  sir  Frank  Hall  Standish.  Il 
a  fait  paraître  un  ouvrage  sur  Séville  qu'il 
avait  longtemps  habitée  (  l  ).  J'ignore  si  c'est 
le  môme  qui  a  doté  Louis-Philippe  d'une 
maison  après  avoir  doté  la  ville  de  don  Luis 
de  Cordoue  d'un  livre  d'antiquaire.  Je  me 
boine  à  constater  ce  tait,  que  le  roi  des  Fran- 
çais a  pignon  sur  rue  dans  cette  cité. 

Le  consul  de  France  à  Séville  est  un  Espa- 
gnol, M.  José  de  Lannazabal,  il  a  chez  lui 
quelques  bons  Murillo,  des  Zurbaran  et  des 
Morales.  Chose  assez  étrange  pour  un  con- 

(  1  )  Séville  and  ils  vicinitj-  (Séville  el  sesenvirons.) 


DU    SOLEIL.  20^ 

sul  de  France  !  M.  José  de  Lannazabal  parle 
à  peine  français  ;  en  revanche,  il  est  poli  et 
plein  d'attentions,  ce  qu'on  ne  rencontre  pas 
tous  les  jours  chez  les  consuls. 

Le  consul  de  Portugal ,  don  José  Lerdo, 
occupe  à  Séville  une  maison  fort  coquette  j 
sa  femme,  une  belle  Espagnole,  nous  a  reçus 
en  son  absence,  sa  collection  offre  des  Ribera, 
des  Alonzo  Canoet  des  Velasquez  du  premier 
ordre.  Elle  brille  plus  au  reste  par  le  choix 
que  par  le  nombre.  L'album  de  la  senora 
contenait  des  esquisses  de  Becquer,  peintre 
andalou,  qui  affectionnait  beaucoup  la  re- 
production des  costumes  ;  Rodriguez  le  rem- 
place et  a  maintenant  la  vogue. 

Le  théâtre  de  la  Campanase  trouvant  fermé, 
nous  nous  sommes  repliés  ce  soir  sur  le  théâ- 
tre principal,  dont  la  salle  est  peinte  en  en- 
tier dans  le  style  de  l'Alcazar,  ce  qui  nous  a 
semblé  une  assez  méchante  contrefaçon.  On 
donnait  un  opéra  d'un  compositeur  Sévillan, 
intitulé  :  Le  Solitaire  du  Mont-Sauvage.  Les 


.fi04  LA    PORTE 

acteurs,  moitié  Italiens,  moitié  Espagnols, 
J'oiit  chanté  à  faire  fuir.  Les  toileltes  étaient 
pauvres,  les  véritables  toilettes  andalouses 
étant  celles  du  peuple,  celles  de  la  rue.  Au 
théâtre  les  Es[iagnoles  s'habillent  toutes 
comme  la  dernière  viL-Pâetle  de  la  Mode  ou 
43e  la  Sylphide  :  la  France  et  ses  chapeaux  ré- 
gnent déjà  dans  la  ville  des  majos  et  des 
majas. 

Ce  costume  national  du  tnajo  est  un  des 
plus  beaux  fleurons  de  la  couronne  de  Sé- 
yille,  il  a  de  l'esprit,  de  la  désinvolture,  du 
piquant;  un  Espagnol  ainsi  habillé  vaut  dix 
Espagnols  guindés  se  promenant  en  habit 
noir  au  Paseodel  Duque.  L  habit  de  majo,  je 
me  permets  de  donner  celte  esquisse  fidèle 
mix  gens  qui  se  costument  pour  le  carnaval, 
■ —  se  compose  du  petit  chapeau  à  bande  de 
velours  et  à  pompons  noirs,  —  avec  le  ru- 
î)aîi  qu'il  faut  se  garder  d'attacher  sous  la 
mentonnière,  mais  que  l'on  doit  au  contraire 
laisser  (loller  au  milieu  du  visage  d'un  air 


Dli   SOLEIL.  205 

tapageur  et  fanfaron  ;  —  de  la  veste  à  bro- 
deries et  à  cannelilles  de  soie  noire  flanquée 
de  deux  mouchoirs  pendants  à  chacune  de 
ses  poches  faites  en  croisant  sur  la  poitrine  ; 
—  de  la  cravate  rouge  ou  jaune,  mais  tou- 
jours de  même  couleur  que  la  ceinture,  du 
pantalon  de  tricot  et  de  la  guêtre  entr' ou- 
verte laissant  voir  le  bas.  La  chemise  seule 
est  fort  chère,  elle  est  à  jours,  son  collet  est 
rabattu.  Sur  ces  chemises,  et  du  beau  temps 
de  Charles  IV,  il  y  avait  des  toreros  brodés  à 
jour,  des  matadores,  des  mules,  etc.  A  la 
cravate  (cobalta)  est  enfdée  une  bague  en 
verroterie,  qui  vous  éblouit  à  vingt  pas 
comme  la  perle  d'un  lustre  ;  cette  bague  est 
quelquefois  en  argent  et  semée  de  petites 

clefs. 

Vous  croyez  peut-être  que  cette  mascarade 
coûte  le  prix  ordinaire  d'un  habit  de  Blin  ou 
de  Senlis;  erreur,  le  moindre  équipement  de 
majo  arrive  bien  vite  à  trois  cents  francs  de 


206  LA    PORTI 

notre  monnaie,  La  cliemîse  seule  et  le  jabot 
feraient  reculer  ici  plus  d'un  dandy. 

Mais,  allez- vous  dire,  quel  est  cemajot 
Est  ce  un  lion  de  Sévillequi  court  les  clubs, 
un  noble  qui  s'affiche,  un  fils  de  famille  qui 
fait  des  dettes?  Ce  jeune  homme  indolent  qui 
traverse  la  Christina  sa  cigarette  de  papier 
à  la  bouche  est-il  plus  roi  que  l'étudiant, 
donne-t-il  la  main  h  Montés  aux  courses,  vit- 
il  d'une  vie  qui  l'amuse  surtout,  quand  à 
Paris  même,  la  jeunesse  s'ennuie?  Je  vous 
répondrai  que  le  majo  est  le  roi  et  le  maître 
absolu  de  l'Andalousie  On  est  majo  dans  tous 
les  états,  depuis  le  prince  jusqu'au  muletier; 
la  grande  question  ici  est  de  paraître,  c'est 
l'histoire  de  Murât  mettant  des  bottes  jaunes  : 
l'esprit  du  majo  c'est  sa  toilette.  Un  majo  est 
un  type  comme  le  maïquis  de  Louis XV  était 
un  type  autrelois.  Il  est  fier,  indolent,  casseur 
d'assiettes,  il  protège  la  beauté  qui  porte 
basquine;  il  se  bat  pour  un  peigne,  une  fleur 
tombée,  une  dentelle  qu'on  accroche.  Voilà 


DU    SOLEIL.  207 

le  majo,  le  majo  auquel  les  femmes  de  Se  ville 
ne  craignent  pas  de  chanter  des  rotomonia- 
des  galantes  de  la  force  de  celle-ci  :  «  Le 
mouchoir  de  mon  majo  ne  se  lave  pas  avec 
du  savon,  mais  avec  le  sang  de  mon  tœiir.  » 
Voilà  tout  ce  qui  reste  de  véritablement  es-; 
pagnol  au  cœur  de  l'Andalousie,  —  le  majo.: 
Mais  les  mo/as,  les  lionnes  !  de  grâce  diies- 
nous  un  mot  de  leur  toilette,  allez- vous 
vous  écrier  ?  Du  noir,  du  noir  !  et  toujours  du 
noir  l  vous  dirais-je  :  le  noir  va  si  bien  aux 
Espagnoles!  la  mantille,  la  veste  à  greiols, 
des  fleurs  naturelles  dans  les  cheveux,  des 
bas  de  soie  et  le  peigne  d'écaillé  à  dentelle, 
voilà  la  maja.  Qu'on  lui  propose  d'aller  à 
cheval  jusqu'à  Italica,  Las  Guevas  ou  tout 
autre  lieu  voisin  de  Séville,  la  maja  mon.  e  en 
croupe  derrière  le  cavalier  de  son  cœur  ;  elle 
passe  son  joli  bras  autour  de  sa  taille  pour 
ne  pas  tomber  de  sa  mule,  et  la  voilà  fuyant 
comme  la  flèche  loin  de  la  lour  rose  <ie  la 
Giralda  ;  elle  boit  de  Tagua  de  Tomares,  se 


208  LA    PORTE 

fait  dire  la  bonne  aventure  par  les  gitanos 
elle  chante,  elle  danse,  elle  fume  des  cigares; 
seulement  elle  ne  vit  pas  de  feuilletons  et  de 
nouvelles  comme  les  lionnes  françaises,  l'heu- 
reuse Séville  n'ayant  pas  tant  de  journaux! 

La  lo/i/a  (Bourse  des  marchands)  renferme 
la  correspondance  de  Christophe  Colomb,  de 
Fernand  Cortez,  de  Pizarre  et  de  las  Gazas. 
Ces  lettres  précieuses  sont  rangées,  étique- 
tées et  serrées  dans  d'énormes  tiroirs  qui  ne 
s'ouvrent  que  fort  difficilement  et  seulement 
au  son  de  quelques  duros,  la  complaisance 
des  gardiens  ne  s'étendant  pas  au-delà.  Bâ- 
tie en  belles  pierres  de  taille  derrière  la  cathé- 
drale et  à  deux  pas  de  l'Alcazar,  la  Bourse 
offre  une  belle  cour  de  marbre,  un  escalier 
d'un  style  t^randiose,  et  des  salles  immenses 
formant  les  archives  de  cette  correspondance 
américaine  de  Colomb.  On  nous  a  dit  cepen- 
dant que  depuis  peu  ces  lettres  avaient  été 
transférées  à  la  bibliothèque  de  Séville. 

Il  me  tardait,  après  avoir  traversé  la  Halle 


DU    SOLEIL.  209 

de  Séville  où  Murillo  alla  plus  d'une  fois 
chercher  ses  modèles,  de  voir  la  Caritad  où 
sont  renfermés  ses  meilleurs  tableaux.  Le 
seul  Mdise  touchant  le  rocher,  est  cité,  vous 
le  savez,  comme  son  chef-d'œuvre;  je  me 
dirigeai  donc  vers  le  Couvent  de  la  Cha- 
rité. 

Nous  passâmes  devant  la  Tour  d'Or  dont  le 
Guadalquivir  mouille  les  pieds  :  cette  con- 
struction date  du  temps  des  Romains.   Le 
couvent  de  la  Charité  est  près  de  la  douane, 
c'était  autrefois  un  hospice,  on  y  lit  encore 
sur  sa  façade  :  «  DOMUS  PAUPERUM  SGALA 
COELL  »  Il  peut  y  rester  à  cette  heure  cent 
malades,  tous  hommes  ;  le  couvent  a  un  fort 
beau  patio  avec  des  fontaines  et  des  sta- 
tues.        ,,^, 
Le  maître-hôtel  de  l'église  offre  un  retable 

d'or  à  colonnes,  d'un  style  assez  ordinaire. 
Le  temple  est  petit  ;  le  premier  cadre  dont  on 
lire  le  rideau  devant  vous  représente  Saint- 


210  LA    PORTE 

Jean-de-Dieu  portant  les  infirmes  snr  son 
dos. 

Ce  tableau  de  Murillo  se  recommande  sur- 
tout par  un  clair-obscur  très  intelligent  ;  la 
tête  du  Sîint  est  celle  d'un  moine  courageux 
etGer,  celledesaint  Jean-de-Dieusi  renommé 
encore  à  Grenade  pour  l'ardeur  et  la  con- 
stance de  sa  charité. 

Il  y  a  six  Murillo  dans  cette  église;  le  se- 
cond, c'est  la  Bénédiction  des  pains.  La  cou- 
leur de  cette  magnifique  toile  est  suave  et 
toute  limpide;  les  devants  sont  noirs,  les 
fonds  onduleux  et  blonds  ;  il  y  a  sur  le  côté 
droit  un  groupe  de  femmes  qui  contemplent 
le  miracle,  avec  un  air  d'attention  et  de  doute. 
Cinq  pains  et  deux  poissons  pour  cinq  mille 
personnes!  La  tête  de  la  plus  vieille  de  ces 
femmes  est  admirable  ;  elle  semble  attendre 
et  douter.  L'enfant  qui  présente  les  poissons 
au  Christ  est  charmant  de  respect  et  d'élon- 
nement. 

Quand  Murillo  n'aurait  peint  que   cette 


DU    SOLEIL.  211 

toile,  il  serait  déjà  un  peintre  à  part;  il  était 
dans  la  force  de  l'âge  quand  il  la  peignit. 
Ce  tableau  a  été  repris  à  Valence  sous  le  ma- 
réchal Soult,  en  1808. 

Le  pendant  de  la  multiplication  des  pains 
est  Moïse  frappant  le  rocher. 

Moïse  est  debout,  il  a  touché  la  pierre  de 
sa  baguette;  l'eau  coule  en  jets  lumineux 
d'une  roche  noire  et  sombre,  à  la  droite  du 
spectateur.  Les  chevaux,  les  hommes  altérés 
de  soif  se  précipitent  sur  l'onde.  Une  petite 
fille  tend  sa  cruche  à  un  Juif,  une  belle  jeune 
femme  regarde  son  amant  avant  de  boire, 
un  enfant  dispute  la  cruche  à  sa  mère.  Moïse 
au  milieu  de  tous,  les  mains  jointes,  sa  ba- 
guette baissée,  regarde  le  ciel  ;  le  miracle 
est  accompli. 

La  couleur  de  ce  tableau  est  douce  et  cé- 
leste, l'harmonie  des  tons  dépasse  ce  que  la 
pensée  humaine  peut  rêver.  Les  autres  ca- 
dres de  Murillo  sont  :  un  petit  saint  Jean  y  un 


S12  LA    PORTE 

Nino  (Jésus)  sur  l'autel  de  la  Vierge,  enfin 
l'Ange  Gabriel  et  Marie. 

Au  dessus  de  la  porte  d'entrée  de  la  Cari- 
lad,  on  vous  montre  X Exaltation  delà  Croix ^ 
longue  toile,  par  Valdès;  mais  à  côté  de 
Murillo,  la  touche  de  ce  sujet  est  noire  et 
dure.  —  La  Déposition  du  Christ,  au  maître- 
autel,  est  en  sculpture  coloriée  j  on  l'attri- 
bue à  Jordan. 

En  sortant  de  la  Charité,  nous  entrâmes 
dans  l'église  de  Saint-Jean-de-Dieu,  dont  le 
portail  fleuri  et  les  deux  clochetons  en  por- 
celaine bleue,  formant  mosaïque,  réjouissent 
la  Yue  et  disposent  le  voyageur  à  une  visite 
dans  ce  joli  temple.  Quand  nous  y  entrâmes, 
les  taureaux  passaient  sur  celte  place  pour  se 
rendre  à  ramphithéâlre  de  Séville,  qui  est 
tort  beau  et  plus  grand  qu'à  Madrid.  Nous 
trouvâmes  dans  cette  église  xmfraile  (curé), 
grand  amateur  des  beautés  d'Italica,  patrie 
de  l'empereur  Traj an  :  c'est  aujourd'hui  un 
pauvre  village  près  de  Séville  ;  mais  on  y 


V 


DU     SOLEIL.  21S 

poursuit  des  fouilles  comme  à  Pompei  ;  on  y 
va  constater  un  cirque  romain  et  le  couvent 
de  San  Isidro  del  Campo.  Nous  times  la  par- 
tie de  nous  y  rendre  le  lendemain,  et  de  visi- 
ter en  même  temps  Buena-Vista,  sa  Char- 
treuse, ses  citronniers  et  ses  myrtes. 

A  Triana,  où  nous  sommes  allés  hier,  une 
espèce  de  contrebandier  a  bien  voulu  nous 
prêter  des  chaises  pour  voir  danser  le  fan- 
dango, et  là  il  s'est  passé  une  chose  extraor- 
dinaire pour  un  étranger,  mais  bien  com- 
mune ici,  je  vous  assure. 

Ce  contrebandier,  presque  impotent,  tient 
en  ce  lieu  une  sorte  de  taverne.  Les  danseurs 
du  fandango,  les  gueux  qui  raclent  la  gui- 
tare, el  prob.^blement  aussi  quelques  lion- 
nêtesgens  de  la  police,  venaient  de  s'y  réunir, 
quand  à  la  fin  du  fandango,  qui  a  lieu  tou- 
jours au  cri  de  Viva  la  genta  Morena  !  on  a 
tout  d'un  coup  fermé  les  portes  ;  il  y  avait  eu 
un  coup  de  couteau  donné  à  un  milicien  de 
la  ville  par  un  homme  de  Mayorque.  L'homme 
T.  m.  1-4 


214-  LA    PORTE 

en  queslion  était  un  sergent;  nous  ne  pûmes 
le  voir,  attendu  qu'on  l'avait  déjà  emmené, 
mais  je  n'oublierai  jamais  le  visage  du  mili- 
cien. 

C'était  un  fort  bel  Espagnol  dans  toute 
l'acception  du  mot  ;  il  se  tenait  debout  con- 
tre une  colonnette  de  ce  patio  délabré  quand 
il  reçut  le  coup,  le  pauvre  diable!  Le  coup 
le  prit  au  bas  ventre;  il  poussa  à  peine  un 
léger  cri... 

—  Je  m'y  attendais,  dit-il. 

En  Espagne,  en  effet,  un  coup  de  couteau 
est  en  général  une  chose  prévue,  le  sergent 
de  Majorque  avait  eu  une  dispute  un  an  au- 
paravant avec  le  milicien  Esteban  0... 

Quand  il  se  sentit  frappé  ,  il  arracha 
froidement  sa  cravate  ;  et  comme  l'eût  fait 
un  médecin,  il  banda  sa  propre  plaie  d'où  les 
intestins  allaient  sortir,  et  se  disposa  à  rega- 
gner sa  caserne.  Arrivé  sur  le  seuil,  il  tomba; 
il  était  mort. 

On  le  plaça  sur  une  chaise,  chacun  s'em- 


DU    SOLETL.  215 

pressa  autour  de  lui,  et  une  jeune  fîHe  qu'on 
nommait  la  Estrella  [l'Etoile),  surnom  bril- 
lant fort  habituel  ici,  trempa  un  mouchoir 
dans  le  sang  du  milicien  et  le  mit  dans  son 
corset.  Un  escribano  se  trouvait  là,  il  avait 
vu  le  coup  et  s'en  fut  prévenir  la  police.  Ainsi 
se  termina  ce  refresco  donné  par  le  contre- 
bandier de  Triana. 


XXXV. 


DE  SÉVILLE    A    CADîX. 


Au  même. 


Demande  Séville  —  Le    bateau  à   vapeur.  —  Montés.  —  Le 

filleul  d'un    torero.  —  Un   tailleur.  —  Las    Marismas. 

Xérès.  —  San  iucar.— Aspect  de  Cadix  et  de  la  baie- 
Barbara. —  Le  sabre  du  Miliciano. 


La  traversée  de  Cadix  a  lieu  ordinairement 
en  huit  heures  ;  nous  en  avons  mis  dix  à  cause 
du  vent,  non  que  le  temps  fût  mauvais,  lô 
soleil  était  seulement  un  peu  voilé.  Avant  de 
partir,  j'ai  voulu  revoir  une  dernière  fois  la 


218  LA    PORTE 

cathédrale  ;  les  vitraux  avaient  une  teinte 
douce  et  pâle,  mon  pas  seul  ébranlait  les  dal- 
les sonores  ;  il  y  avait  une  vieille  femme 
agenouillée  devant  l'une  des  vierges  de  Mu- . 
rillo  à  l'entrée  du  temple.  J'ai  fait  mes  adieux 
à  la  Giralda  avec  un  soupir,  car  après  le 
Campanile  de  Florence^  je  ne  sache  rien  au 
monde  de  plus  gracieux  et  de  plus  svelte  que 
cette  tour. 

Le  Trajano,  bateau  à  vapeur  espagnol, 
donne  à  neuf  heures  précises  le  branle  à  la 
cloche.  Me  voilà  sur  la  mince  planche  qui 
conduit  au  navire,  encombré  déjà  de  mille 
costumes.  C'est  un  Turc  à  la  simarre  rayée, 
au  turban  net  et  plissé  sur  un  front  de  bis- 
tre, une  gitana  qui  fume,  des  officiers  anda- 
loux  el  des  majos  élégamment  accoutrés.  Le 
bateau  est  bien  tenu,  ses  salons  sont  en  bois 
d'acajou  incrusté  de  fllets  d'or,  vous  diriez 
presque  un  bateau  anglais,  n'étaient  la  con- 
fusion et  les  cris  de  l'équipage.  Un  homme 
d'assez  haute  stature,  emOossédans  son  large 


DU°"S0LEIL.  219 

manteau,  me  tournait  le  dos...  La  natte  de  sa 
chevelure  me  frappa,  c'était  une  véritable 
queue  artistement  nouée,  et  qui  se  renfonçait 
dans  son  col  d'habit,  sous  les  bords  d'un 
sombrero  assez  large.  Il  se  retourne,  m'en- 
visage, et  je  reconnais  ...  Montés!  Je  ne  l'a- 
vais pas  vu  depuis  quinze  jours  au  moins  ;  le 
retrouver  là,  sur  ce  bateau,  causer  avec  lui 
tout  le  temps  de  la  traversée,  n'était-ce  pas 
une  véritable  bonne  fortune?  Il  se  rappelle 
ma  visite  à  la  buvette  des  toreros,  le  jour  de 
la  dernière  corrida  de  Madrid,  il  me  parle 
des  vers  que  j'ai  faits  sur  lui,  et  que  le  senor 
La  Torre,  le  tragédien  de  la  Cruz,  a  traduit 
avant  de  les  lui  montrer.  Me  voilà  très  fier, 
il  tiie  sa  boîte  à  cigares  et  m'en  présenie  un 
si  monstrueux  que  je  suis  pris  d'un  fou  rire. 
—  Il  me  vient  du  duc  de  Veragua  me  dit-il, 
mais  parlez-moi  donc  de  iVîadrid,  du  duc 
d'Osuna,  du  duc  de  San  Giirlos,  etc.,  etc.  — 
Comme  je  sais  Montés  très  aimé  de  la  gran- 
desse,  qui  a  pour  lui  les  mêmes  attentions 


220  LA    PORTE 

que  nous  prodiguerions  à  Duprez,  je  suis 
heureux  de  lui  donner  quelques  nouvelles  de 
ses  amis  de  Madrid  ;  il  écoute  avec  modestie 
les  éloges  que  je  lui  adresse,  et  comme  je  le 
presse  de  venir  un  jour  en  France,  il  me  ré- 
pond que  dans  uu  an  il  espère  venir  à 
Paris. 

Montés  à  Paris  !  Montés  chez  nous  !  Je 
croyais  rêver,  son  manteau  s'écarte  et  me 
laisse  voirie  costume  qu'il  porte;  il  est  fort 
simple,  et  se  compose  d'une  samarra  noire 
(  veste  à  longs  poils,  sorte  de  spencer)  qui 
descend  à  peine  à  ses  reins  ;  sa  ceinture  est 
rouge,  ses  culottes  d'un  bleu  foncé,  ses  guê- 
tres d'un  jaune  fin  tirant  sur  le  sable,  je  lui 
demande  l'heure,  et  il  lire  de  son  gous- 
set une  montre  de  prince  ;  le  cadran 
guilloché  représente  un  combat  d'amours; 
la  boîle  est  anglaise,  la  chaîne  à  breloques 
comme  il  est  d'usage  encore  ici,  malgré  la 
simplicité  des  nôtres.  Je  m'informe  de  lui  où 
il  va,  et  il  me  répond  que  c'est  à  Cadix  ,  il 


DU    SOLEIL.  221 

regarde  le  mouchoir  que  j'ai  en  main,  et  sou- 
rit en  y  voyant  son  portrait.  Ce  foulard,  je 
l'avais  acheté  la  veille  dans  unes  des  rues  de 
Séviile.  L'heure  du  déjeûner  nous  sépare,  il 
refuse  de  prendre  place  à  table  avec  moi  : 
il  a,  dit-il,  à  surveiller  quelqu'un.  Ce  quel- 
qu'un est  un  grand  jeune  homme  de  vmgt- 
deux  ans,  aux  cheveux  aussi  blonds  qu'un 
enfant  du  Nord  ;  il  porte  à  sa  chevelure  la 
queue  des  toreros.  Sa  veste  est  à  car- 
reaux rouges  et  jaunes  assez  comparables  à 
celle  d'Arlequin  ;  il  a  la  jambe  fine,  la  taille 
bien  prise.  Montés  se  dit  tout  haut  son  par- 
rain, mais  tout  bas  on  murmure  autour  de 
moi,  dans  le  bateau,  que  c'est  son  fils.  La 
sollicitude  du  matador  s'étend  avec  complai- 
sance sur  ce  jeune  homme,  qui  est  banderil- 
lero, et  déjà  cité  pour  son  adresse  :  il  s'ap- 
pelle Redondo. 

—  Ne  jouerons-nous  pas  au  solo,  parrain  ? 
dit-il  à  Montés  en  l'entraînant  avec  lui  dans 
la  seconde  cabine. 


222  LA     PORTE 

Montés  accepte,  je  les  suis  tous  deux  dans 
celte  partie  du  bateau.  Là,  dans  une  salle  à 
panneaux  d'acajou,  plusieurs  gens  s'amusent 
à  jouer  en  effet  au  jeu  du  solo,  jeu  de  cartes 
qui,  malgré  son  titre,  demande  trois  joueurs. 
Montés  est  debout,  son  filleul  assis  :  tous  les 
joueurs  de  l'endroit  connaissent  le  matador, 
il  est  propriétaire  à  Chiclana,  où  il  est  né, 
d'une  campagne  assez  belle.  Chiclana  est  à 
quatre  lieues  de  Cadix,  on  peut  y  aller  par 
eau  en  traversant  le  pont  de  Suaço.  C'est  là 
que  Montés  se  repose  des  fatigues  et  des  pé- 
rils de  son  art,  comme  Cicéron  à  Tuscilum 
ou  Horace  à  Tibur. 

Il  m'invite  à  y  passer  quelques  jours,  et 
m'offre  un  volume  broché  que  je  ne  puis  me 
dispenser  d'accepter  dans  ma  qualité  d'ama- 
teur. C'est  un  traité  de  Tauromaquia  com- 
pléta. Montés  ne  parle  pas  le  français,  il  le 
comprend  à  peine  :  c'est  un  Espagnol  |)ur 
sang.  J'admire  mon  malheur  qui  veut  que 
seul  il  ne  puisse  entendre  ma  langue  quand, 


DU    SOLEIL.  22^ 

autour  de  moi,  tant  de  gens  la  parlent,  ou  du 
moins  essayent  de  la  parler. 

Quelques  minutes  avant  le  départ  du  ba- 
teau, je  me  souvins  du  tnaestro  sasfre (maî- 
tre tailleur)  de  Séviile,  à  qui  j'avais  com- 
mandé la  veille  mon  costume  de  majo.  L'ha- 
bit complet  était  là  dans  la  première  cabine, 
le  malheureux  tailleur  n'avait  que  cinq  mi- 
nutes pour  m'essayer  son  habit,  il  suait  à 
grosses  gouttes.  Comme  il  était  en  retard,  et 
qu'il  sentait  bien  qu'il  avait  tort,  il  ne  ces- 
sait de  s'accuser,  et  de  demander  à  Dieu  de 
ne  point  le  faire  aller  à  Cadix.  J'eus  pitié  de 
lui,  et  je  n'essayai  que  la  veste  en  lui  disant 
que  tout  allait  bien  ;  si  le  malheur  eût  voulu 
que  j'essayasse  la  culotte,  la  cloche  sonnait 
etSéville  perdait  pour  deux  jours  son  pre- 
mier tailleur.  —  MiDiosl  s'écriait-il  en  cou- 
sant quelques  boutons  à  la  hâte  aux  man- 
ches de  1  habit.  Je  n'ai  jam  îis  vu  de  peur 
plus  comique  que  la  peur  de  ce  brave  homme; 


284  LA     PORTE 

Cadix  était  pour  lui  ce  que  tut  Cayenne  pour 
le  pauvre  Desgrieux! 

Quand  Montes  me  quitta  pour  jouer  avec 
son  filleul,  ce  costume  me  revint  en  mé- 
moire; je  me  promis  bien  de  le  soumettre  à 
sa  critique.  Montés  est  l'homme  d'Espagne 
dont  la  garde-robe  est  la  plus  citée  ;  il  a  un 
habit  de  matador  en  velours  vert  et  en  can- 
netillesjd'argent  qui  vaut  seul  mille  piastres. 
Montés  a  par  jour  six  duros  à  dépenser 
(trente  francs). 

Tout  en  m'entretenant  avec  lui  ,  je  conti- 
nuais à  fumer  mon  cigare,  ou  plutôt  le  ciga- 
re du  premier  matador  d'Espagne,  en  regar- 
dant fuir  au  loin  ,  sur  le  Guadalquivir  ,  la 
flèche  divine  de  la  Giralda.  Malgré  la  saison, 
la  matinée  était  presque  douce  et  tiède ,  les 
palmiers  et  les  orangers  en  pleine  terre  mi- 
raient leurs  feuilles  dans  le  fleuve.  Je  pou- 
vais distinguer  encore  les  édifices  de  Séville, 
ses  dômes  arrondis,  ses  minarets  aigus  ,  ses 
clochers  peints  comme  une  robe  de  la  Vierge. 


DU    SOLEIL.  225 

Un  rayon  de  soleil  fît  bientôt  étinceler  le  ver- 
nis de  ses  plus  belles  tours  ,  mais  il  ne  dura 
qu'une  seconde,  et  je  me  retrouvai  devant 
les  ondes  jaunes  et  limouneuses  de  la  rive  où 
le  milan  seul  planait. 

Quelques  bâtiments  de  cabotage  longeaient 
la  côte.  Je  me  retournai ,  et  l'on  me  fit  voir 
les  plaines  assez  vastes,  mais  peu  cultivées 
de  Las  Marismas,  ce  pays  qui  est  devenu  la 
principauté  du  premier  financier  moderne. 
Le  Guadalquivir  porte  son  onde  soumise  à 
ces  landes  de  M.  le  marquis  Aguado  ,  landes 
voisines  du  chemin  de  Xérès  ,  et  qui  ont  servi 
du  moins    à    former   une   généalogie.    Le 
bateau   contenait    cent    cinquante  à    cent 
soixante  passagers.Montès  ne  revenant  point, 
je  me  mis  à  table  ;  on  me  servit  une  omelette 
assez  passable,  du  jambon,  du  thé  et  du  vin 
de  Manzanilla.  Ce  vin,  si  préconisé  en  Espa- 
gne, me  parut  encore  plus  huileux  et  plus 
détestable  que  le  vin  de  Val-de-Penas  ;  il  est 
loin,  en  tout  cas,  de  valoir  le  vin  de  Xérès , 


226  LA    PORTE 

dont  nous  pouvons  voir  d'ici  la  rive  verdoyan- 
te. Le  lit  desséché  de  la  Guadalèle,  qui  mène 
à  Xérès,  n'offre  qu'une  longue  suite  d'eaux 
croupissantes  et  de  marais  ;  mais,  en  revan- 
che, SCS  vignobles  produisent  encore  par 
annéetrois  cent  soixante  mille  arrobes  de  vins, 
(l'arrobe  est  un  poids  d'environ  vingt-cinq 
livres). 

San  Lucar  de  Barrameda  ,  avec  ses  blan- 
ches fabriques  ,  son  port  où  l'on  ne  fait  que 
toucher,  ses  légers  canaux  chargés  de  fleurs 
et  de  fruits,  charme  l'œil  avant  Cadix  et  for- 
me le  dernier  anneau  de  ce  délicieux  pano- 
rama. Vous  avez  quitté  les  ondes  sablonneu- 
sesduGuadalquivir,lespâturagesetlesmarais 
de  sel  fso//«osj,produits  par  les  débordements 
de  son  fleuve.  Vous  rêvez  encore  h  la  char- 
treuse de  Xérès,  l'un  des  plus  fameux  monas- 
tères des  disciples  de  saint  Bruno ,  à  cette 
plaine  lamentable  où  s'exhala  le  dernier 
soupir  de  l'infortuné  don  Rodrigue  ,  vaincu 
par  le  Maure,  lorsque  tout  d'un  coup  vous 


DU   SOLEIL.  227 

apercevez  sous  un  ciel  d'azur,  une  mer  d'un 
azur  plus  profond  et  plus  vif  encore  ;  cette 
mer,  c'est  celle  de  Cadix.  Les  rayons  du  so- 
leil tombant  d'aplomb  sur  ses  toitsj'éclat  de 
sa  vague  ,  l'uniformité  de  sa  couleur  ,  tout 
vous  éblouit,  vous  aveugle.  Devant  vous  ,  et 
comme  une  ligne  blanche  pareille  à  la  voie 
lactée  du  ciel,  s'étend  au  loin  le  port  de  San- 
ta-Maria  ;  h  côté  de  vous,  des  roches  nues  et 
calcaires,  ridées  par  moments  de  nuages  ro- 
ses ,  encadrent  la  baie.  Puis  c'est  Puerto- 
Réal,  la  Carraca,  San  Fernando,  jetés  autour 
de  Cadix  comme  autant  de  blanches  perles 
sur  le  collier  bleu  de  ses  ondes.  Ici,  l'on  s'ar- 
rête en  songeant  à  lord  B}  ron  ,  qui  enchâssa 
tant  de  fois  Cadix  dans  ses  vers  :  on  se  sou- 
vient de  la  France  à  la  pointe  du  Trocadéro; 
de  l'Afrique,  en  voyant  surgir  au  loin  ,  dans 
le  paysage,  quelques  maigres  palmiers  ou  de 
rares  aloës.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  vrai,  d'irré-- 
sistible  devant  ce  magnifique  spectacle  de  la 
baie  de  Cadix,  c'est  l'impression  féerique  de 


228  LA    PORTE 

celte  nature  qui  paraît  douée  plus  que  toute 
autre  de  l'animation  et  de  la  vie. Cadix  avant 
tout  est  une  ville  andalouse,  une  fille  heu- 
reuse, toujours  en  t'êtes  et  en  danses,  une  ci- 
té lascive  qui  ne  cherche  que  le  boléro  et  le 
plaisir.  Si  brillante  qu'elle  soit  encore,  l'œil 
du  voyageur,  fatigué  de  l'éternelle  réverbé- 
ration de  ses  pierres,  finit  par  lui  demander 
un  peu  de  repos,  c'est  le  prisme  du  diamant 
et  à  la  longue  le  prisme  fatigue.  Je  la 
regardais  s'élever  à  l'approche  de  notre  ba- 
teau du  sein  de  ses  ondes  scintillantes,  lors- 
que tout  d'un  coup  le  vent  changea,  les  va- 
gues commencèrent  à  clapoter,  et  je  me  sen- 
tis tout  d'un  coup  saisir  par  le  bras,  par  une 
créature  que  je  n'avais  pas  jusqu'alors  aper- 
çue, n'étant  point  descendu  dans  la  partie  du 
bateau  affectée  aux  domestiques. 

—  El  baylel  senor,  el  bmjle  l  (la  danse, 
seigneur,  la  danse),  et  je  reconnus  Barbara, 
la  pauvre  naine,  que  les  gens  de  l'équipage, 
à  l'insu  de  ses  maîtres,  avaient  rendue  ivre  à 


DU    SOLEIL.  229 

force  de  manzanilla,  pendant  que  ceux-ci 
jouaient  aux  caries. 

La  misérable  fille  essaya  quelques  pas  sur 
les  planches  du  baleau  que  la  mer  commen- 
çait à  secouer,  puis  elle  tomba  pesamment 
auprès  d'un  ballot  de  laine. 

Cependant ,  plusieurs  officiers  andaloux  , 
aussi  charmants  que  des  colonels  du  Gym- 
nase, offraient  alors  des  oranges  aux  dames 
qui  portaient  avidement  les  cosses  amères  de 
ces  fruits  dorés  à  leurs  lèvres  pour  s'exemp- 
ter, sans  doute,  du  rude  impôt  que  soulève 
rOcéan  sur  tes  plus  belles  passagères.  Ces 
charmantes  Gaditanas  étaient  cependant  plus 
aguerries  contre  le  mal  de  mer  que  Montés , 
lequel  avouait  naïvement  préférer  le  cirque 
au  plus  petit  voyage  en  bateau  à  vapeur.  Un 
fort  vent  de  sud-est  poussait  au  large,  le 
Trajano  était  prêt  de  se  voir  emporter  loin 
de  la  ville,  lorsque,  vers  le  soir,  le  vent  s'é- 
tant  ralenti,  nous  fûmes  entourés  bientôt 
par  une  foule  de  falouches  (petites  barques) 
'^.  m  15 


230  LA    PORTE 

qui  nous  proposaient  le  passage.  L'une  de  ces 
frêles  embarcations  se  vit  bientôt  si  remplie 
de  monde,  que  les  mariniers  commencè- 
rent à  jurer.  Un  miliciano,  voyant  descen- 
dre une  pauvre  vieille  femme  avec  sa  fille, 
lorsque,  déjà,  nous  étions  onze  dans  cette 
mince  coquille  que  Teau  menaçait  de  ren- 
\erser,  se  mit  en  devoir  de  tirer  son  sabre. 

Et  je  dois  le  dire  à  la  honte  de  tous  les 
gens  qui  se  trouvaient  là,  p-sun  n'éleva  la 
voix  ou  la  main  contre  ce  brutal,  qui,  mécon- 
tent peut-êlre  d'avoir  perdu  au  jeu  sur  le 
bateau,  ou  redoutant  le  nombre  de  treize, 
aurait  inlailliblement  transpercé  la  vieille  si 
je  ne  lui  avais  pas  à  l'instant  même  arraché 
son  sabre. 

—  Mi  Dios,  Iwmbrel  vous  êtes  blessé! 
s'écria  l'une  des  femmes  qui  étaient  dans  ce 
bateau. 

J'étais  en  effet  blessé  à  la  main,  et  le  mi- 
liciano me  regardait  d'un  air  slupide.  Mais 
j'avais  eu  la  satisfaciion  de  voir  entrer  dans 


DU    SOLEIL.  231 

le  bateau  la  mère  et  la  011e,  au  milieu  des 
acclamations  de  tous  ces  hommes  effarés,  les 
uns  furieux,  les  autres  ravis  de  ce  qu'ils  nom- 
maient mon  imprudence. 

C'en  était  une  peut-être.  Nous  étions  à 
quelques  brassées  du  port;  la  mer  était  hou- 
leuse et  le  ciel  d'un  bleu  violet;  sept  heures 
du  soir  sonnaient  à  la  tour  des  signaux,  le 
seul  phare  qui  dominât  alors  Cadix.  Le  mili- 
ciano  criait,  s'emportait,  mais  je  tenais  son 
sabre,  et  je  m'étais  juré  de  ne  le  remettre 
qu'au  commandant  du  port,  en  lui  déclarant 
ce  qui  était  arrivé.  Jamais  je  n^avais  vu  fé- 
rocité si  spontanée  et  si  froide  tout  ensemble; 
que  celle  de  ce  soldat  contre  ces  femmes. 
Craignant  peut-être  qu'on  meprécipitàtdans 
l'eau,  malgré  les  efforts  de  mon  domestique 
pour  rétablir  le  calme  au  milieu  de  cette 
émeute  avec  une  série  de  paroles  et  d'inter- 
jections françaises,  je  m'étais  acculé  sur  le 
dernier  banc  de  la  falouche,  lorsque  nous 


232  LA    PORTE 

prîmes  terre,  et  je  vis  venir  à  moi  le  com- 
mandant du  port  lui-même.  Je  lui  remis  le 
sabre  du  milicien  et  ma  carte.  Je  devais  le  soir 
même  porter  des  lettres  au  consul  de  France; 
l'arrêt  du  commandant  du  port  ne  se  fit  donc 
pas  attendre. 

Il  reçut  la  plainte  de  la  mère  et  de  la  fille, 
et  le  retint  prisonnier  jusqu'au  lendemain,  les 
portes  de  la  ville  allant  fermer. 

Cène  fut  qu'alors,  je  cite  ce  fait  à  ma  honte, 
que  je  me  pris  à  considérer  les  deux  femmes 
que  j'avais  sauvées  ;  la  mère  était  louche,  la 
fille  était  loin  d'être  jolie. 

Après  cela,  la  grande  question,  comme  dit 
l'évêque  de  Mondonedo,  don  Antonio  de  Gue- 
vara,  que  je  lisais  ce  matin  (1),  c'est  de  n'ê- 
tre jamais  récompensé  par  les  hommes  de  ce 
que  l'on  fait  pour  eux...  Dieu  récompe|>se 
bien  mieux  que  les  hommes. 

(\)ÉpUre§  dorées  et  familières ,  par  doB  de  Gue- 
vara,  i  vol. 


DU   SOLEIL.  233 

—  Mais  mieux  que  les  femmes  aussi,  mon 
père?.. 

Je  suis  entré  avec  cettequestion  de  casuiste 
sur  les  lèvres  au  milieu  de  la  place  du  mar- 
ché. 


XXXVI. 


CADIX. 


A   M.    Lliermluicr 


Le  marché.  —  Le  port. —  Lord  Byron  à  Cadix. — Les  bateliers. - 

Le  parapluie  de  sir  Georges.  —  Excuse  andalouse.  —  La 

fonda.  —  Les  boutiques  de  Cadix. — La  maison  du  senor 

Meza,  — Un  moine  journaliste.  —  Les  Alcides. 


La  place  du  Marché  de  Cadix  offre  le  spec- 
tacle animé  de  celui  de  Naples ,  les  costumes 
y  abondent ,  depuis  celui  des  gitanos,  des 
aguadores,  des  marins,  des  vendeurs  d'huî- 
tres, jusqu'à  celui  des  barateros,  classe  uni- 


• 


236  LA    PORTE 

que,  farouche,  dont  je  vous  parlerai  plus  tard. 

Ces  ghanos  arrivent  du  faubourg  de  Santa- 
Maria  ;  ces  marchands  viennent  du  quartier 
de  la  Vigne,  le  quartier  le  plus  mouvant  du 
bas  peuple  ;  ces  Galiciens,  qui  se  croisent 
les  bras  au  soleil,  sont  des  domestiques  sans 
place  voyageant  toute  l'année  par  l'Espagne 
et  le  Portugal.  Quelques  vieilles  bohémien- 
nes, au  regard  fauve,  à  la  jupe  sale,  aux 
oreilles  chargées  de  verroteries ,  et  portant 
contre  le  mal  de  tête  une  mouche  de  gran- 
deur démesurée  sur  chaque  tempe  regardent, 
le  marché  et  les  vendeurs  d'un  œil  de  concu- 
piscence :  elles  se  précipitent  sur  l'eau  qui 
arrive  du  port  de  Sainte-Marie  ,  car  l'eau  de 
Cadix  est  mauvaise  :  çàet  là  quelques  fem- 
mes de  Tarifa,  la  figure  voilée  et  les  jambes 
découvertes ,  quelquefois  encore  des  rate- 
ras (1)  venant  prendre  l'air  du  pays, et  savoir 
s'il  n'y  a  pas  quelque  bon  coup  à  tenter  ;  des 
Marocains  étalant  leurs  barbes   noires  et 

(1)  Brigand  de  rencontre. 


DU    SOLEIL.  237 

mangeant  des  dattes  près  du  baquet  roulant 
des  distributeurs  de  glaces.  Tel  est  ce  pano- 
rama tout  nouveau  pour  nos  regards. 

L'édifice  qui  orne  cette  place  du  Marché  de 
Cadix  est  dévolu  à  Vayuntamiento  ;  quelques 
officiers  en  uniforme  assez  coquet  passent  et 
repassent  devant  sa  façade.  Vous  entrez 
sous  la  porte  où  il  vient  de  se  faire  la  veille 
tant  de  bruit  pour  vos  passe-ports  ,  la  porte 
de  Mer  où  l'inquisition  de  la  police  espa- 
gnole est  si  minutieuse,  si  hautaine,  si  tra- 
cassière,etvousvoiIà  devant  celle  magnifique 
baie  de  Cadix,  sur  le  quai  rempli  de  musi- 
ciens ambulants, de crocheleurs,de  mariniers 
et  de  vendeurs  de  cigales.  Ces  pauvres 
cigales ,  emprisonnées  dans  des  cages  à  fil  de 
laiton,  n'ont  plus  d'autre,  emploi  que  celui 
d'égayer  les  chambres  h  coucher  des  belles 
Gadifanas;  les  mariniers  s'en  amusent,  et 
plusieurs  se  piquent  d'égaler  leur  cri  rauque 
et  guttural.  Vous  êtes  ici  en  Andalousie,  le 
pays  de  la  misère  et  du  Uixe  :  aussi  ces  fa- 


238  LA    PORTE 

quins  du  port  de  Cadix  ont -ils.  vous  le  voyez, 
des  redingotes  d'amadou  et  des  jabots  de 
dentelles.  Mille  barques  se  croisent  en  tous 
sens,  les  unes  venant  charger,  d'autres  rap- 
porter des  voyageurs,  car  depuis  que  Cadix 
ne  voit  plus  voguer  sur  ses  navires  les  galions 
d'or  descolonies,  depuis  que  ce  port,  la  clef 
dorée  des  Espagnes,  est  devenue  une  clef  de 
cuivre,  c'est  le  moins  que  la  marine  de  Cadix 
soitdevenuelîumble  et  laborieuse  comme  une 
simple  famille  de  pêcheurs  ;  sous  ce  rapport- 
là  Cadix  ressemble  un  peu  à  Venise  ,  dont 
tout  le  commerce  a  été  confisqué  par  Trieste, 
Mais  rassurez- vous,  il  reste  h  ces  deux  villes 
le  souvenir  de  lord  Byron  ! 

Oui,  le  mélancolique  Anglais  a  vu  cette 
ville  blanche,  ces  a20iefl«  (1)  où  la  moindre 
fleur  s'émeut  aux  souffles  de  la  brise,  il  a  vu 
passer  cesMarocains aux  pieds  nus  près  de  ces 
femmes  au  voile  qui  tremble  et  qui  s'ouvre  ; 
il  s'est  souvenu  de  l'ardeur  accablante  de  ce 

(i)  Terrasses. 


DU    SOLEIL.  259 

soleil  et  de  la  fraîcheur  de  cette  mer  ;  il  a  vu 
ces  hommes  à  la  danse  lascive,  et  ces  enfants 
qui  s'escrimaient  du  couteau  ;  il  a  coudoyé 
ce  peuple  sensuel  couchant  chaque  soir  sous 
sa  tente  d'étoiles  sans  prendre  en  souci  le 
lendemain. 

«  Cadix  est  une  véritable  Cythère ,  écrit- 
il  à  M.  Hoagson  (1).  Plusieurs  des  nobles  qui 
ont  laissé  Madrid  pendant  les  troubles  s'y 
sont  fixés.  C'est  la  ville  la  plus  jolie  et  la  plus 
propre  de  toute  l'Europe.  Londres  est  sale  en 
comparaison  (2). 

«  Toutes  les  femmes  espagnoles  se  res- 
semblent; l'éducation  .est  la  même  pour  tou- 
tes :  la  femme  du  duc  est  aussi  peu  instruite 
que  celle  du  paysan,  et  celle  du  paysan  a  la 
même  élégance  de  manières  qu'une  duchesse. 

(1)  Lettre  de  Gibraltar,  p.  296,  Mémoires  de  Byron. 

(2)  Byron  cl  Swinbiirne  s'accordent  bien  peu,  quoique 
anglais.  Voici  la  phrase  lexUielle  de  ce  dernier  :  Except^ 
la  Calle  anclia,  louies  les  rues  de  Cadix  sont  étroites 
mal  pivées,  ei  d'une  puanteur  insupportable.  * 


240  LA    PORTE 

Certes,  elles  sont  plus  séduisantes;  mais  elles 
n'ont  qu'une  pensée  dans  Tàme,  et  la  grande 
affaire  de  toute  leur  vie  c'est  la  galanterie.» 

Ainsi  parle  Byron  quand  il  écrit  de  la  sim- 
ple prose  ,  c'est  un  voyageur  qui  fait  des 
malles^  et  qui  est  préoccupé  de  son  voyage  à 
Constantinople.  Sa  prochaine  épitre,  il  l'an- 
nonce à  M.  Hodgson,  sera  datée  dît  mont 
Caucase  ou  de  Sio7i.  Il  ajoute  cependant  qu'il 
reviendra  en  Espagne  avant  de  retourner  en 
Angleterre,  car^e  suis  fou  de  ce  pays ,s'écr'iQ-' 
t-il  ;  les  belles  de  Cadix  sont  les  magiciennes 
de  cette  terre  enchantée. 

Dans  le  second  chant  de  Don  Juan ,  Byron 
n'est  pas  moins  fidèle  à  ses  souvenirs  ; 

«  J'ai  dit  que  Juan  avait  été  envoyé  à 
Cadix...  Ville  charmante,  je  m'en  souviens!... 
C'est  le  marché  de  toutes  les  colonies  (  ce 
l'était  du  moins  avant  que  le  Pérou  s'avisât 
de  s'insurger)  ;  et  il  y  a  des  filles  si  douces.... 
je  veux  dire  des  dames  si  gracieuses,que  leur 


DU    SOLEIL.  241 

démarche  seule  ferait  palpiter  le  cœur.  A  quoi 
les  comparer  ?  je  n'ai  rien  yu  de  pareil  ! 

«  Un  cheval  arabe,  un  cerf  agile,  un  che- 
Tal  barbe  nouvellement  dressé,  un  caméléo- 
pard,  une  gazelle...  Non,  ce  n'est  pas  encore 
cela...  Et  leur  costume!  leur  voile...  leur 
robe...  hélas  !  il  faudrait  consacrer  tout  un 
chant  à  vous  en  faire  la  peinture...  Et  leurs 
pieds,  et  leurs  chevilles. . .  Ma  foi  !  remerciez 
le  ciel  de  ce  que  je  n'aie  point  ici  des  méta- 
phores toutes  prêtes...  (1).» 

L'Espagne  a  donné  à  Byron  l'idée  de  Julia, 
la  Grèce  celle  dHaïdée.  Ces  deux  patries  du 
soleil  ont  encore  tant  de  charmes,  que  les  let- 
tres de  Byron,  comme  le  Don  Juan,  restent 
vraies.  Je  hsais  ce  matin  la  strophe  qui  suit , 
et  vous  l'avouerai- je?  je  ne  la  lisais  pas 
seul. 

«  Il  est  chafmant  d'être  initié  à  une  lan- 
gue étrangère  par  les  yeux  et  les  lèvres  d'une 

(1)  Voy.  Don  Juan,  strophe  5,  chant  ii. 


St4-2  LA    PORTE 

femme...  c'est-à-dire  lorsque  la  maîtresse  et 
l'écolier  sont  jeunes  l'un  et  l'autre  ;  c'est  du 
moins  ainsi  que  j'ai  été  enseigné  jadis.  Une 
femme  vous  sourit  si  tendrement  lorsqu'on 
dit  bien  î  elle  sourit  encore  lorsqu'on  dit  mal; 
et  puis  vient  un  doux  serrement  de  main,  et 
peut-être  môme  un  chaste  baiser...  Le  peu 
que  je  sais,  je  le  dois  à  cette  méthode  (1).  » 

On  s'attendrait  à  trouver  dans  les  Mémoi- 
res deByron  plus  de  détails  sur  Cadix  ;  il  n'y 
a  que  deux  pages  après  sa  lettre  de  Gibral- 
tar, encore  la  rigidité  de  Thomas  Moore  les 
a-t-elle  altérées  évidemment.  L'impression 
profonde  qui  résulte  d'un  site  se  traduit  ra- 
rement d'un  coup  ;  ainsi  dût  être  celle  de  Ca- 
dix pour  l'auteur  de  Don  Juan  ;  il  n'emporta 
d'elle  que  ses  parfums,  mais  leur  suc  vivifie 
les  plus  belles  pages  de  ce  poème  sceptique , 
où,  malgré  Byron  lui-même,  l'amour  a  sa 
croyance  et  son  autel.  Chaque  fois  qu'il  parle 
de  l'Espagne,  le  poète  conserve  pour  elle  la 

(1)  Voy.  Don  Juan,  strophe  5,  clianl  ii. 


DU    SOLEIL.  243 

reconnaissance  d'un  heureux  qui  se  sou- 
vient. 

Je  regardais  encore  le  magnifique  specta- 
cle qui  s'étendait  devant  moi,  lorsque  nous 
vîmes  arriver  un /«/mc/jo  (1)  qui  venait  du 
port  de  Sanla-Maria,  portant  à  son  gaillard 
d'arrière  cette  inscription  :  Con  Dios  (2).  L'a- 
vidité des  bateliers  de  Cadix  vient  contrarier 
la  protection  divine  dont  ils  inscrivent  si  au- 
dacieusementia  légende  au  front  de  leur  fra- 
gile embarcation  ;  ils  méritent  peu  de  voya- 
ger sur  l'onde  couverts  de  ce  pavillon  pieux  ; 
car,  à  peine  débarqués,  ils  rançonnent  de  la 
façon  la  plus  odieuse  le  malheureux  passager 
qu'ils  ont  pris. 

Celui  qui  venait  de  mettre  pied  à  terre 
était  vêtu  d'un  paletot  caoutchouc  dont  la 
coupe  britannique  me  frappa  ;  je  reconnus 
bien  vite  mon  ami  sir  Georges,  dont  j'a- 
vais perdu  les  traces  depuis  mon  séjour  à 

(1)  Petite  barque  à  voile  latine. 

(2)  Con  Dios  avec  Dieu, 


244  LA    PORTE 

Séville.  Il  faut  croire  que  mon  ami  se  cachait 
peut-être  de  moi,  et  qu'il  avait  fait  quelque 
passion  hors  de  cette  ville  des  oranges  et  du 
fandango,  car,  au  moment  du  départ,  il  ne 
me  fut  plus  possible  de  le  trouver. 

Etait-il  à  Italica,  celte  autre  Pompéï  voisine 
de  Séville,  ou  bien  avait-il  couché  à  Cadix, 
San-Fernando,  Puerto-Santa-Maria,  ou  tou- 
te autre  aimable  colonie  de  cette  côte  ?  En 
vérité  je  l'ignorais,  mais  je  n'étais  pas  moins 
ravi  de  lui  donner  l'accolade,  lorsque  je  l'en- 
tendis prononcer  des  goddem  d'un  air  si  fu- 
rieux, si  exaspéré,  que  d'abord  je  ne  pus 
m'empêcher  de  rire. 

Le  malheureux  sir  Georges  paraissait  en 
proie  à  la  plus  violente  agitation,  il  criait,  il 
montrait  les  poings,  son  flegme  d  Aiiglais  l'a- 
vait quitté,  il  ressemblait  à  un  philosophe  en 
colère. 

—  Mon  parapluie  !  répétait-il  au  marinier 
jqui  venait  de  le  conduire,  mon  parapluie  ! 

Le  marinier  jurait  par  nuestra  Senora  de 


DU    SOLEIL.  245 

Carmen  que  ce  n'était  pas  sa  faute  si  l'An- 
glais qu'il  avait  conduit  n'avait  plus  ce  meu- 
ble indispensable  pour  un  fils  honnête  d'Al- 
bion qui  court  le  monde.  C'était  un  gaillard 
athlétique  avec  lequel  il  n'eût  pas  été  prudent 
de  se  mesurer  ;  il  était  de  Cliiclana  et  passait 
pour  un  baratero  (1)  fort  habile  au  jeu  de  la 
nabaja  (2). 

—  Mais  que  vous  est-il  donc  arrivé  ?  de-» 
mandai-je  à  sir  Georges,  qu'y  a-t-il? 

—  Il  y  a,  il  arrive,  mon  cher,  que  je  re- 
viens en  ce  moment  de  Puerto-Santa-Maria, 
j'ai  voulu  me  faire  arrêter  à  VOceano,  ce  ba- 
teau à  vapeur  que  vous  voyez  d'ici,  et  qui  est 
en  rade;  il  y  avait  alors  plusieurs  de  ces  co- 
quilles de  noix  autour  de  lui.  Je  me  hâte  de 
parler  au  capitaine,  je  monte  à  bord,  laissant 
mon  parapluie  dans  la  barque  de  ce  coquin , 
et,  à  mon  retour,  néant  !  Voilà  un  tour,  je  le 

(1)  Joueurs  ainsi  nommes  du  nom  de  baralo  (jeu), 
marins  dangereux  et  fréqueulaul  les  tavernes  de  Cadix. 
(3)  Couteau. 

T.  TU,  16 


246  LA    PORTE 

pense,  qui  doit  vous  consoler  de  roscamotage 
de  voire  montre  à  Madrid  ! 

—  J'aime  à  voir,  lui  dis-je,  que  nous  n'a- 
vons rien  à  nous  reprocher  l'un  et  l'autre.  Une 
mon! re  excellente  deBrcguet  ! 

—  Un  parapluie  de  Coksbot  où  figurait 
Wasinghlon  taillé  en  ivoire  ! 

Quand  nous  confondions  ainsi  tous  deux 
nos  doléances ,  arrive  un  matelot  tout  es- 
souflé;  il  affirme  avoir  vu  le  parapluie  de  sir 
Georges  aux  mains  d'un  batelier  qui  vient  de 
s'amarrer  aux  anneaux  du  quai. 

Nous  allons  de  ce  côté;  j'avais  conseillé  la 
prudence  à  sir  Georges.  Une  foule  de  porte- 
faix,  de  soldats  et  de  marchands  de  fruits  nous 
suivaient  sur  le  quai. 

Interpellé  par  sir  Georges,  le  délinquant  se 
récrie  sur  sa  probité  5  mais  le  commandant 
du  porl  a  lout  vu;  [icndant  que  notre  hom- 
me s'efciime  à  nous  haranguer  d'en  bas, 
l'honnétc  magistrat,  avec  le  sang-froid  d'un 
commissaire  de  police  défiant  toute  émotion, 


DB    SOLEIL.  247 

est  descendu  derrière  le  drôle,  il  tire  bientôt 
de  dessous  l'un  des  bancs  de  la  barque 
le  parapluie  de  l'honorable  sir  Georges. 

A  ce  d(^nouement  inattendu,  je  suis  pris 
d'un  fou  rire;  mais  le  gentleman  ne  se  con- 
tient plus. 

—  Carrajo,  liijo  !  s'écrie  sir  Georges ,  en 
Toulant  sauter  du  haut  de  ce  quai  sur  son 
voleur. 

Et  le  voilà  qui  éclate  en  imprécations;  son 
courroux  déborde,  il  réclame  le  bagne  pour 
l'Andalou  qui  lui  a  enlevé  son  rifflard. 

Le  bandit  de  la  mer  ne  s'en  émeut  nulle- 
ment :  pris  en  flagrant  délit  devant  tous  ses 
camarades,  il  se  croise  les  bras,  et  il  écoute 
toutes  les  injures  de  1  Anglais  avecla  patience 
d'un  nègre.  Et  savez-vous  ce  qu'il  invente 
tout  d'un  coup  pour  son  plaidoyer,  ce  qu  il 
répond  au  commandant  du  port  qui  l'interro- 
ge ?  «  Que  le  vent  avait  entraîné  le  parapluie 
de  l'Anglais  de  sa  barque  dans  la  sienne, 


2A8  LA    PORTE 

lorsqu'il  avait  quitté  son  batelier  pour  mon- 
ter à  bord  de  VOceano  !  » 

Si  ce  n'est  pas  là  de  l'esprit,  où  donc  va- 
t-il  se  nicher?  Le  paradoxe  était  par  trop 
andaîou,  il  fallut  bien  que  sir  Georges  s'en 
contentât. 

Le  commandant  du  port,  juge  institué  pour 
ces  sortes  de  délits,  était  le  même  auquel 
j'avais  eu  affaire  la  veille  au  sujet  de  ce  mi- 
liciano  si  brutal  envers  des  femmes.  La  crainte 
qu'inspire  un  pareil  magistrat  à  toute  la  ca- 
naille du  port  est  modifiée  toutefois  chez  ces 
mêmes  gueux  par  la  certitude  qu'ils  ont  de 
le  gagner.  Dans  un  pays  où  tout  se  tait  par 
l'argent ,  on  trouve  en  effet  plus  commode 
de  s'assurer  de  l'impunité  de  cette  manière. 
Il  y  a  toujours  Basile  près  de  Figaro,  et  sou- 
vent Basile  a  la  fièvre. 

Je  vous  ai  parlé  des  femmes  de  Tarifa;  sir 
Georges  m'a  fait  retourner  pour  en  remar- 
quer deux.  Comme  les  femmes  turques,  elles 
sont  voilées  :  ici  le  voile  est  noir,  c'est  une 


DU    SOLEIL.  249 

sorte  de  jupon  qui  recouvre  de  fort  beaux 
yeux.  Tarifa  est  aussi  distante  de  Gibraltar 
que  le  port  de  Sainte-Marie  Test  de  Cadix  ; 
je  regrette  de  n'avoir  pu  rendre  ma  visite  è 
ces  dames  dans  leur  royaume  ;  le  peu  de 
temps  que  j'avais  h  accorder  au  roc  anglais 
m'en  a  empêché. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  ces  fripons  de 
bateliers  qui  venaient  de  s'adjuger  ainsi  la 
propriété  de  sir  Georges  lui  avaient  demandé 
cinq  duros  (1)  pour  le  conduire  de  Cadix  au 
port  Santa-Maria.  Un  prix  semblable  pour 
une  distance  de  deux  lieues  de  mer  .'qu'en 
dites-vous?  En  Espagne,  excepiéla  diligence, 
—  le  char  vulgaire  de  toutes  les  fortunes,  — 
le  moindre- moyen  de  transport  est  hors  de 
prix.  Il  est  vrai  que  sir  Georges,  habitué  à 
tout  payer  sans  mot  dire  en  sa  qualité  d'An- 
glais, prétendait  avoir  été  ramené  en  qua- 
rante minutes  par  ces  grands  faquins  du  port 
de  Sainle-Jlarie.   La  barque  avait  donc  ga- 

(i)  Vingt-cinq  francs  Je  notre  monnaie. 


Î50  LA    PORTE 

gné  une  demi-heure  sur  le  bateau  à  vapeur 
destiné  à  l'aire  régulièrement  ce  trnjet.  Celte 
barque,  comme  toutes  ses  sœurs,  portait  la 
voile  latine,  et  cette  devise  assez  rodomonte 
etandalouse:  Mis  obras  diran  quien  soy!  (mes 
œuvres  diront  qui  je  suis  !  ) 

Cependant  j'avais  renouvelé  connaissance 
avec  sir  Georges;  nous  avions  déjeûné  à  mer- 
veille à  la  fonda,  déjeuné  de  façon  à  ne  pas 
nous  croire  en  Espagne.  L'hôte  était  préve- 
nant, aiïable  :  il  avait  une  femme  douée 
d'une  grande  disiincùon  d'ensemble  et  de 
manières;  sa  maison  était  située  rue  et  place 
de  Candelaria  {casa  de  Pupilos).  Le  xérès  à 
di  X  raux  (!)  était  excellent,  le  poisson  très 
frais.  L'>  maître  se  nommait  Salvador  Co- 
mainje,  il  parlait  fort  bien  français.  Des  Por- 
tugais et  des  Mexicains  habitaient  l'hôtel,  or- 
né d'un  patio  et  d'un  escalier  à  figures  sur 
fayence  très  curieuses.  Je  n'avais  nulle  envie 
de  me  fatiguer,  dès  le  premier  jour,  à  battre 

(l)  Cinquante  sous  de  France. 


DU     SOLEIL.  251 

les  quartiers  de  la  ville,  qui  n'en  compte  pas 
moins  de  vingt-quatre.  Je  me  contentai  d'une 
promenade  sur  les  remparts,  l'air  était  déli- 
cieux. Je  me  range  volontiers  contre  lord 
Byron  avec  Swinburne  en  ce  qui  regarde  la 
propreté  des  rues  de  Cadix  ;  je  la  trouve  assez 
suspecte.  Le  vent  de  la  mery  balaied'ailleurs 
la  poussièreconlinuellement,  etquandc'estle 
vent  d'est  ou  levante,  ily  a  de  quoi  être  aveu- 
glé. Lacalîe  Anchaest  une  rue  fashionable- 
ment  garnie  de  boutiques  ;  la  promenade  pu- 
blique, autrement  YAlameda,  qu'entoure  une 
balustrade  de  marbre,  offre  un  paseo  com- 
posé darbres  desséchés  à  cause  du  voisinage 
de  la  mer;  elle  est  loin  de  valoir,  à  mon  gré, 
la  place  Saint-Antoine.  Le  Campo-Santo  est 
la  seule  esplanade  qu'il  y  ait  pour  les  voitu- 
res; mais  elles  sont  rares  h  Cadix.  Cette  ville 
est  un  vrai  pays  de  siesta,  de  guitares  et  de 
repos.  Sans  compter  les  neverias  (caves  pour 
les  glaces)  où  l'eau  de  neige  {agua  de  nicvé) 
oûte  près  d'un  sou  le  verre  ,  il  y  a  des  tieu' 


2B2  LA   PORTE 

(las  aussi  curieuses  pour  l'étranger  que  le  ca- 
fé du  Sauvage  chez  nous  le  serait  pour  un 
Breton.  Quand  le  solano^  ce  vent  qui  semble 
du  feu,  répand  son  souffle  sur  Cadix,  c'est  à 
qui  demandera  à  ces  échoppes  souterraines 
de  Cadix  la  fraîcheur  que  n'a  plus  l'eau  ordi- 
naire, habituellement  malsaine  et  détesta- 
ble. La  glace  arrive  de  plus  de  treize  lieues 
de  la  Sierra,  et  les  mulets  qui  la  portent  ne 
vont  que  la  nuit. 

Sir  Georges  m'avait  quitté  pour  plusieurs 
visites  indispensables  qu'il  avait  à  rendre  à 
quelques  familles  anglaises;  j'étais  menacé 
de  passer  ma  première  soirée  à  la  fonda. 

Je  m'î  rappelai  heureusement  que  l'aima- 
ble senor  Esquiyel  m'avait  donné  une  lettre 
pour  M.  Meza,  peintre  distingué  de  Cadix. 
En  revenant  de  l'IIôpilal  du  Roi  (1)  j'ai  donc 
frappé  à  une  petite  porte  assez  jolie;  elle  s'est 
ouverte  comme  s'ouvrent  toutes  les  portes  de 

(1)  A  cette  heure  dit  national. 


DU    SOLEIL.  253 

l'Andalousie,  par  une  sorte  d'enchantement; 
car  on  ne  voit  point  le  portier. 

Une  jeune  fille  est  venue  me  dire  sous  ce 
vestibule  que  M.Meza  était  parti  pour  Xérès, 
mais  qu'il  reviendrait  bientôt  ;  elle  parlait 
encore,  lorsque  je  vis  venir  à  moi  un  Espa- 
gnol de  taille  moyenne  ,  dont  la  démarche  et 
l'ensembleconservaient  un  reste  d'habitudes 
ecclésiastiques.  C'était  en  effet  un  ancien 
fraile,  il  me  parla  beaucoup  de  la  France  et 
de  l'abbé  La  Mennais.  Il  n'y  a  pas  d'écrivain 
qui  ait  été  traduit  en  Espagne  plus  que  l'au- 
teur de  \' Évangile  du  Peuple  et  des  Paroles 
d'un  croyant.  Paul  de  Kock  lui-même  ,  ce 
fameux  Paul  de  Kock  du  cardinal  de  Fesch  (  1  ), 
ne  vient  qu'en  second.  En  revanche,  lefraile 
ne  savait  pas  la  mort  de  Garrel,  et  il  en  parut 
très-consterné.  Pour  me  dédommager  de 
l'absence  de^M.  Meza,  ce  brave  fraile  me 

(1)  La  première  queslion  que  nous  fit  à  Rome,  en  1832, 
le  cardinal  Fcsch  sur  la  littérature  française,  fut  celle-ci  ; 
Coine  sta  il  signor  Paolo  cli  Kock? 


264  LA    PORTE 

fit  voir ,  dans  l'atelier  du  peintre  ,  une  ma- 
gnifique AssompI  ion  de  Murillo.  J'étais  encore 
en  extase  devant  cette  vierge  si  blanche  et 
ces  anges  si  roses, <{uand  j'aperçus  sur  lesofa 
deux  paires  de  fleurets  au  dessous  du  ta- 
bleau, des  masques  d'armes ,  des  massues 
garnies  de  clous,  des  poids  énormes  et  pro- 
preSj  je  dois  le  dire,  à  faire  hésiter  un  Alcide 
lui-même.  Le  fraile  sourit  en  voyant  mon 
étonnemciit. 

—  Ce  sont  là  les  armes  familières  de  mon 
élève,  me  dit-il  ;  nous  irons  ce  soir  vous 
chercher  tous  les  deux  à  votre  hôtel.  Pour 
l'instant,  permettez-moi  de  corriger  un  arti- 
cle de  dévotion  que  j'envoie  au  journal  de 
Cadix,  où  j'écris  depuis  deux  mois. 

Je  le  quittai  pour  me  diriger  vers  les  Pon- 
talés,  mais  le  maudit  vent  d'est  était  si  fort , 
qu'on  courait  le  risque  de  se  voir  enlevé  dans 
le  trajet.  J'attendais  des  lettres  de  France  à 
Cadix  ;  et  je  me  rendis  à  la  poste  pour  voir 
les  listes.  Ces  listes  contiennent  le  nom  des 


DU    SOLEIL.  255 

personnes  à  qui  ces  diverses  missives  sont 
adressées  :  aucune  d'elles  ne  portait  mon 
nom.  Il  est  vrai  que  le  courrier  de  novembre 
n'était  pas  encore  affiché  ;  j'avais  quelque 
espoir  :  je  pénétrai  dans  l'intérieur  des  bu- 
reaux, où  le  chef  m'assura  qu'il  n'y  en  avait 
aucune  pour  moi. 

Je  rentrais  désolé,  car  je  devais  régler  sur 
ces  nouvelles  la  durée  de  mon  séjour  à 
Cadix,  et  la  prolongation  de  ce  séjour  dans 
une  ville  dénuée  d'objets  d'art  avait  de  quoi 
m' alarmer.  Sur  le  pas  de  l'hôtel,  je  trouvai 
le  maître  de  la  fonda,  qui  me  prévint  qu'on 
allait  se  mettre  à  table.  Forcé  d'établir  une 
sorte  d'alliance  entre  les  appétitsfrançais  et 
espagnols  qui  peuvent  se  trouver  chez  lui,  il 
a  décrété  que  l'on  dînerait  à  quatre  heures 
afin  de  ne  mécontenter  aucun  parti.  Pour  les 
Espagnols  c'est  déjà  un  peu  tard  ,  pour  les 
Français  c'est  trop  tôt.  La  table  me  parut 
cependant  assez  bien  servie.  Le  chef  nous 
avertissait  lui-même  en  portant  les  plats  de 


256  LA    PORTE 

leur  patrie  culinaire.  Le  petit  vin  catalan 
qu'on  me  donna  me  parut  moins  lourd  et 
moins  capiteux  que  tous  les  autres;  en  le  mé- 
langeant avec  un  peu  d'eau ,  je  le  trouvai 
supportable,  il  avait  le  goût  du  Bourgogne 
blanc.  Depuis  mon  voyage,  je  puis  assurer 
que  je  n'ai  qu'un  vague  ressouvenir  de  la 
bonne  eau  rougie  de  France.  Ici  ce  n'est  plus 
de  l'eau  rougie,  c'est  autre  chose,  vous  di- 
riez d'une  décoction  de  mûres  sauvages. 

Dans  la  soirée,  le  froid  devint  assez  vif  ; 
j'allumai  un  cigare  ,  et  je  sortis.  Ma  course 
fut  peu  longue,  une  course  de  digeslion;mais 
j'eus  le  temps  de  voir  tourbillonner  de  nou- 
veau, dans  ces  mille  rues  étroites  ,  le  peuple 
coquet  et  misérable  de  Cadix,  les  gens  du 
port  aux  pantalons  et  aux  vestes  tombant  en 
lambeaux,  et  portant  néanmoins  une  foule 
de  bagues  et  d'épingles,  les  mendiantes  en 
robe  trouée  et  en  bas  à  jours. 

Les  gilanas,  avec  des  médailles  au  cou, me 
"regardaient  en  dessous  comme  les  boucs  de 


DU    SOLEIL.  257 

Virgile,  torvè  intuentibus  liircis.  Aux  balcons 
flanqués  de  miradores  coquets,  je  remarquai 
des  fleurs  à  pétales  rouges  s'étalant  avec 
complaisance  sur  une  lige  élevée  et  tirant 
sur  la  couleur  du  géranium  ;  ils  nomment  cela 
fleurs  de  Pâques  (flores  de  PascuaJ.Ces  fleurs 
ornent  des  pots  de  style  élégant,  et  forment 
la  draperie  naturelle  de  plusieurs  maisons. 
En  regagnant  la  fonda  ,  j'avise  tout  d'un 
coup  deux  hommes  en  manteau, sous  la  porte 
du  vestibule.  L'ombre  était  profonde,  la  rue 
étroite  ;  l'un  d'eux  écarte  vivement  le  pli  du 
manteau  qui  couvrait  sa  bouche  et  vient  à 
moi...  Ma  première  pensée,  je  l'avoue, ne  fut 
pas  à  leur  avantage.  Le  plus  jeune  me  de- 
mande excuse  pour  son  compagnon  ,  qui  ne 
sait  pas,  ajoute-t-il,  un  mot  de  français.  En 
fixant  les  yeux  sur  ce  dernier,  je  reconnais 
mon  fraile  de  ce  matin.  Celui  qui  me  parlait 
était  un  beau  jeune  garçon  de  dix-sept  ans  , 
le  fils  de  M.  Meza  le  peintre.  Je  leur  ofi're  le 
thé  et  les  cigares  ,  ils  me  refusent.  Le  jeune 


258  LA    PORTE 

Andalou,  qui  parle  assez  bien  la  langue  fran- 
çaise, me  paraît  pressé  avant  toutes  choses 
de  me  montrer  les  costumes  et  les  raretés 
qu'il  possède.  Je  le  suis  à  la  Plazuela  del  Ca- 
non, où  j'éiSLis  allé  le  malin  ,  et  celte  lois  je 
trouve  deux  valets  le  flambeau  au  poing , 
éclairant  le  patio   (cour)   par  lequel  nous 
nous  dirigeons,  le  fraile  et  moi  ,  jusqu'à  sa 
chambre.  Arrivé  là,  et  en  m'asseyant  sur  le 
môme  sofa  au-dessus  duquel  j'avais  admiré 
la  belle  Assomption  de  Murillo,  je  vois  mon 
Espagnol  qui  met  habit  bas,   et  qui   essaie 
devant  moi  un  magnifique  costume  de  majo , 
qu'il  tire  d'un  grand  coifre.La  veste  est  bru- 
ne à  cannetilles  noires ,   elle    est  ouvragée 
admirablement  ;  la  doublure  est  satin  cerise; 
la  faja  est  rouge  comme  la  cravate  (  chose 
obligée)  ;  les  pompons   du  chapeau  sont 
d'une  soie  fine  et  lustrée  ;  le  giiet  de  même 
couleur  que  la  veste  ;  la  culotte  d'un  gris 
cendré, sur  lequel  tranchent  les  glands  noirs 
qui  battent  contre  la  guêtre.  Après  ce  costu- 


DU     SOLEIL.  259 

nie,  il  m'en  fait  voir  un  second,  puis  un  troi- 
sième; peu  s'en  faut  que  je  ne  me  croie  dans 
la  loge  de  quelque  premier  sujet.  Vint  après 
la  visite  de  ses  fusils,  de  ses  armes.  Son  che- 
val, assure-t  il ,  est  excellent  ,  sa  selle  la 
mieux  piquée  qui  soit  à  Xérès  ;  et  là-dessus, 
comme  il  ne  peut  faire  monter  le  cheval  dans 
le  salon,  il  croise  deux  chaises  entre  elles,  et 
se  fait  apporter  une  selle  du  plus  beau  tra- 
vail. Elle  est  de  forme  arabe  et  très-élevée  ; 
le  frontail  du  cheval  est  richement  nuancé  de 
couleurs  vives  ;  la  bride  est  brodée  à  Séville. 
11  me  montre  divers  dessins,  et  entre  autres 
celui  de  son  cheval,  qu'il  me  fera  voir,  et  qui 
a  appartenu  au  célèbre  José  Maria  (l'illustre 
voleur  ).  A  ce  nom  qui  sent  la  caverne  de  Gil 
Blas,  je  me  demande  si  mon  jeune  hôte  ne 
serait  pas  lui-même  un  paladin  de  grande 
route.  Au  milieu  de  ces  armes,  de  ces  habits 
si  riches  et  de  ces  broderies  éparses  à  terre  , 
je  crois  voir  le  plus  beau  des  brigands  de 
Schiller.  Ce  rêve  se  dissipe  bientôt,  grâce  au 


260  LA    PORTE 

fraile,qui  est  l'instituteur  de  ce  singulier 
jeune  homme,  l'un  des  êtres  les  mieux  doue's 
en  fait  de  force  physique  que  j'aie  vus.  En 
effet,  voilà  qu'un  nouveau  domestique  ap- 
porte un  coffre  assez  lourd ,  et  je  vois  mon 
nouvel  Ajax  en  sortir  plusieurs  ceintures  à 
anneaux  de  fer,  des  carcans,  des  cordes,  des 
poids,  des  tenailles,  que  sais-je!  tout  un  atti- 
rail qui  ressemble  à  l'inquisition.  Cependant, 
ce  n'élait  qu'un  accoutrement  complet  de 
gymnastiq lie.  \\a\ ait  i)ris  six  mois  environ,  à 
Cadix,  des  leçons...  devinez  de  qui?  des  frè- 
res Turin,  ex-alcides  de^î.  Harel,  de  la  Porle- 
Saint-Martin  —  Voici  le  portrait  de  M.  Turin, 
me  dit-il,  en  me  présentant  une  assez  mau- 
vaise lithographie  ;  cette  gravure ,  qui  re- 
présente deux  Alcides  souten  nt  sur  leurs 
épaules  trente  Turcs,  c'est  le  Pont  d'Arcole  , 
le  nec  plus  ultra  de  la  dislocaiion  et  de  la 
force. Et  le  voilà  qui  me  lait  lâter  sa  poitrine, 
plusieurs  muscles  en  sont  tellement  assouplis 
parle  travail ,  qu'ils  sem!)lent  presque  bri- 


DU    SOLEIL.  261 

ses.  —  J'étais  courbe  et  presque  rachi tique  , 
ajoute  ce  jeune  homme, lorsque  j'eus  recours 
au  fameux  Turin  !  Dès  la  première  leçon  il 
me  fit  rendre  le  sang  par  le  nez  et  par  la 
bouche.  A  la  quinzième, nous  étions  tellement 
amis  qu'il  m'a  laissé  tout  ce  vestiaire,  et  son 
portrait.  Le  vestiaire,  que  j'examinai  de  nou- 
veau, pouvait  bien  passerpourla garde-robe 
d'Hercule,  il  y  avait  de  quoi  défrayer  une 
clouterie  de  quincailler  pendant  un  mois.  Le 
pacifique /rf«Ye  regardait  tout  cela  de  l'air 
d'un  homme  quia  quitté  l'église,  et  ne  songe 
plus  qu'à  bien  ponctuer  un  article  du  journal. . 
lien  tenait  une  épreuve,  et  je  fus  assez  heu- 
reux pour  l'aider  dans  les  signes  abréviatiis 
de  ce  travail ,  qui  étaient  loin  de  lui  être  fa- 
miliers. Pendant  ce  temps  ,  mon  nouvel  ami 
s'était  occupé  de  revêtir  un  autre  costume  , 
et  je  dois  le  dire,  celui-ci  était  le  plus  mer- 
veilleux de  tous.  11  était  vêtu  en  alcide  de  la 
Porle-Saint-Mîirlin!...  Je  vis  le  moment  où 
il  allait  faire  ap[orter  et  clouer  peut-être  sur 

T.    III.  J7 


LA    PORTE 

le  parquet  de  sa  chambre  le  fameux  pilier  à 
anneaux  de  1er  auquel  Turin  se  tenait  jadis  à 
Paris  ,  suspendu  en  ligne  perpendiculaire 
avec  les  pieds,  lise  contenta  fort  heureuse- 
ment du  jeu  des  poids  ,  qu'il  mit  à  son  petit 
doigt,  quand  je  pouvais  à  peine  les  soulever 
avec  trois  des  miens  ;  il  essaya  des  poses 
académiques  avec  la  massue  ,  tout  cela  sans 
quitter  sa  cigarette  de  papier.  Il  entrait  sans 
doute  un  grain  de  vanité  andalouse  dans 
cette  comédie  qu'il  me  donnait.  Mais  dans 
quel  accueil  n'entre-t-il  pas  un  peu  de  va- 
nité ?  Ce  qui  me  parut  le  plus  singulier  dans 
tout  cela,  c'est  qu'il  étudiait  la  médecine  ,  et 
avait  sur  sa  table  les  œuvres  du  baron  Boyer. 
—  Qu'on  dise  après  cela  que  l'éducation  es- 
pagnole n'est  pas  complète  ! 

Ainsi, une  soirée  dont  jeredoutais  la  mono- 
tonie était  devenue  pour  moi  une  véritable 
mine  d'observations.—  levais  vous  conduire 
au  Diorama,me  dit  obligeamment  mon  jeune 
guide  ;  nous  avons  ici  ce  genre  de  spectacle  , 


DU   SOLEIL.  263 

il  est  d'un  charmant  effet.  Le  senor  Meza 
avait  raison;  au  lieu  de  ces  méchantes  litho- 
graphies coloriées  dont  les  défauts  grossis- 
sent encore  en  pareille  circonstance  h  l'opti- 
que du  verre,  je  vis  de  charmants  tableaux 
de  Villa  Amil,  représentant  des  combats  de 
taureaux  ou  des  scènes  de  village.  Villa  Amil 
est  né  à  Cadix,  il  a  la  finesse  et  l'esprit  d'un 
Andalou.  Je  vous  en  ai  déjà  parlé  ,  il  a  dû 
fuir  l'Espagne  et  passer  en  France,  c'est  le 
seul  parti  que  puisse  prendre  un  homme  qui 
vit  de  la  plume  ou  du  pinceau.  L'Espagne 
avait  jadis   des  souverains  dont  le  man- 
teau royal  couvrait  les  peintres,  les  poè- 
tes ;  maintenant  l'Espagne  n'a  plus  que  la 
constitution,  chose  infiniment  prosaïque  ; 
chez  nous  c'est  le  règne  des  avocats,  chez 
eux  c'est  celui  des  escribanos.  Vous  voyez 
qu'il  n'y  a  pas  déjà  tant  de  différence,  n'est» 
ce  pas? 

J*ai  promis  de  vous  parler  des  barateros  ; 
le  senor  M. . .  m'a  promis  de  son  côté,  non  pas 


864  LA  PORTE  DU   SOLEIL. 

de  me  faire  évenlrer  par  l'un  d'eux,  mais  de 
me  présenter  à  Tune  de  leurs  excellences 
redoutées.  Ces  gens-là  ressemblent  h  la  ha- 
che, il  n'y  faut  toucher  qu'avec  respect.  On 
parle  beaucoup  de  la  Tienda  del Candil  {Bou- 
tiquede  la  Chandelle)  comme  de  leur  caba- 
ret le  plus  renommé.  Cette  boutique  est  près 
delà  place  Saint-Antoine.  Il  y  a,  dit-on  ,  en 
cet  endroit,  quelques  gueux  échappés  de  la 
fameuse  Cour  des  Miracles.  En  attendant 
que  j'ydesceiideun  beau  soir,  armé  jusqu'aux 
dents,  précaution  assez  nécessaire  suivant  le 
rang  et  la  réputation  des  barateros  qui  s'y 
rencontrent,  trouvez  bon  que  je  vous  mène 
un  peu  à  la  cathédrale, aux  églises,  aux  hô- 
pitaux .  Ce  n'est  peut-être  pas  une  des 
tournées  les  moins  intéressantes  de  Cadix. 


XXXVII. 


Au  même. 


La  cathédrale  et  le  cirque,  — Une  func/on  à  San  Domingo.  —  Le 
couvent  des  Capucins.  — L'hôpital  des  femmes,  — La  men- 
diante et  la  Reine.  — L'almacen  de  la  Gorona,  —  Georges 
SandàMallorque. — Le  clergé  espagnol. — 
Les  ôarateros. 


A  l'exemple  de  celle  de  Malaga  et  de  bien 
d'autres  cathédrales  d'Espagne,  celle  de  Ca- 
dix n'est  pas  terminée.  Vu  de  la  mer,  son 
dôme  ressemble  à  une  gigantesquecalolte  de 
faïence  jaune  vernissée;  sa  tour  est  coupée 


2G6  LA    PORTE 

au  milieu  par  une  foule  d'échafaudages;  son 
Style  extérieur  est  froid,  sans  effet.  Je  suis 
entré  dans  l'édifice  par  la  ptazuela,  espace 
assez  resserré  ;  il  y  avait  là  une  foule  d'en- 
fants de  cbœur  et  de  petits  mendiants  impor- 
tuns fort  capables  de  voler  encore  une  fois 
le  parapluie  de  sir  Georges;  mais  le  digne 
gentleman  dormait  alors  d'un  sommeil  pro- 
fond, et  je  l'avais  laissé  à  la  fonda  sur  la  foi 
des  traités,  après  l'avoir  bien  grondé  la  veille 
de  n'être  qu'un  sournois,  et  de  m'avoir  fui  à 
Séville. 

—  4uriez-vous  donc  quelque  bonne  fortune 
au  port  deSanta-Maria?  lui  demandai-je. 

—  Eh  bien,  oui  !  reprit-il  ;  j'en  ai  une,  et 

une  qui  vaut  bien  celle  de  la  senora  S ,  de 

Madrid,  qui  se  disait  cousine  de  S.  M.  Louis- 
Philippe;  il  doit  vous  en  souvenir! 

Je  souris  en  me  rappelant  en  effet  cette 
mésaventure  de  sir  Georges  ;  mais  je  ne  pus 
obtenir  de  lui  le  moindre  détail  sur  l'objet 
de  sa  passion,  Je  le  laissai  donc  courir  le  soir 


ÏDU    SOLEIL.  267 

même  les  sociétés  de  Cadix  ;  lorsqu'il  rentra, 
je  dormais... 

Seulement  je  vis  en  me  levant  un  assez 
joli  collier  de  verroteries,  et  divers  coquilla- 
ges ressortant  du  sac  de  nuit  de  sir  Geor- 
ges. Uy  avait  aussi  plusieurs  amulettes  ache- 
tés sans  doute  à  Cadix,  une  mantille  noire,  et 
des  bas  à  jours. 

—  Peste  !  me  dis-je  en  m'habillant  à  la 
hâte,  voilà  qui  est  du  dernier  galant  !  Y  au- 
rait-il un  bal  au  port  Sainte-Marie,  et  sir 
Georges  y  conduirait-il  saquerida? 

Cependant  je  regardais  la  cathédrale^  et, 
je  vous  l'avoue,  j'en  étais  assez  mécontent. 
Ce  temple  inachevé  mo  semblait  lourd,  les 
tableaux  en  sont  médiocres.  A  deux  cents 
pas  de  la  cathédrale  est  le  Cirque  {ptaza  de 
toros),  il  est  royal  d'espace  et  d'ordonnance; 
mais  alors  il  était  muet,  muet  à  quelques 
lieues  de  ce  terrible  matador  nommé  Montés, 
qui  habite  l'été  sa  maison  de  Chiclana.  Je  fus 
très  surpris  de  la  quantité  de  rats  que  la  so- 


268  LA    PORTE 

norité  de  mon  pas  attira  hors  des  bancs  de 
l'amphithéâtre;  je  crus  qu'ils  allaient  me 
donner  une  véritable  représentation. 

Les  forts  Saint-Sébastien  et  Sainte-Cathe- 
rine, qui  semblent  veiller  surCadix,  l'œil  ou- 
vert sur  des  rochers  à  l'ouest  et  au  nord,  ne 
causent  pas  moins  de  plaisir  et  d'orgueil  aux 
Cadiciens  que  ce  beau  cirque  ;  leur  aspect 
paraît  les  consoler  de  l'absence  des  mille  na- 
vires qui  élevaient  'autrefois  leurs  pavillons 
dans  la  baie.  Ma  rêverie  me  reporta,  comme 
malgré  moi,  vers  la  place  de  Mer  :  à  quelques 
pas  de  celte  place,  je  vis  un  grand  mouve- 
ment. Celait  une  véritable  armée  de  tapis- 
siers portant  des  damas,  des  bouquets  d'ar- 
gent et  des  banquettes.  !l  y  avait  pour  le 
lendemain  une  grande  funcion  à  San-Do- 
mingo. 

Parce  mot  de  fiinci on eniendez s olemni té. 
Celle-ci  tombait  juste  pour  la  neuvaine  de  la 
Toussaint. 

L'autel  de  l'église  de  San-Domingo  res- 


DU    SOLEIL.  '269 

semblait  alors  à  une  immense  chape  d'ar- 
gent luisante  au  feu  de  deux  mille  cierges. 
L'église  (qui  est  petite,  à  la  vérité), était  ten- 
due de  damas  rouge  depuis  le  haut  jusqu'en 
bas  :  à  sa  frise  régnait  une  applique  de  bois 
doré  imitant  des  festons  et  des  thyrses  comme 
aux  tours  de  glaces  du  temps  de  Louis  XV 
Ces  baguettes  donnaient  un  grand  relief  anx 
tapisseries  ;  les  chapelles  ruisselaient  d'orfè- 
vreries, de  fleurs  de  porcelaine,  de  papillons 
d'argent  et  de  gazes  semées  de  chiffres,  tout 
cela  illuminé,  radieux,  d'un   luxe  et  d'un 
éclata  vous  donner  le  vertige  rien  qu'en  en^ 
trant.  Un  fraileseu\  était  devant  le  taberna- 
cle, il  pressait  les  décorateurs  et  les  tapis- 
siers, il  me  faisait  remarquer  tour  à  tour  les 
madones  au  cercle  éclatant  devant  lesquelles 
brûlaientdc^ongscierges.lessaintsetlessain- 
tesdansleursplusbeauxhabilssousd'énormes 
cages  de  verre.  J'étais  ébloui  de  ces  colonnes 
ardentes,  de  cet  encens,  de  ce  velours,  de  cet 
or.  En  Andalousie  surtout,  on  reçoit  Dieu 


270  LA    PORTE 

comme  un  prince,  c'était  à  qui  viendrait  le 
soir  même  reconnaître  les  pieux  objets  qu'il 
aurait  prêtés  au  sacristain,  les  uns  une  robe, 
un  collier  ;  ceux-ci  un  crucifix  d'ivoire  ou 
d'argent,  ceux-là  un  tapis.  La  chaire  de  San- 
Domingo,  aux  colonnes  de  marbre  noir  can- 
nelé réfléchissait  tout  cet  incendie  des  deux 
mille  cierges  montant  du  pied  de  l'autel  jus- 
qu'aux nuages  entourant  la  tête  du  saint. 
J'avais  vu  la  veille  el  Rosario  et  San-Fran- 
cisco,  deux  églises  assez  communes;  jugez  si 
je  fus  séduit  à  l'aspect  de  celle-ci  !  En  sortant 
de  San -Domingo,  je  croyais  sortir  du  para- 
dis :  la  présence  d'un  hérétique  comme  sir 
Georges  me  rappela  bientôt  à  mes  idées. 
L'honnête  Anglais  venait  me  demander  la 
permission  de  m'offrir  à  diner  le  lendemain 
au  port  de  Sainte-Marie. 

—  Mais  où  vous  irouverai-je?  demandai- 
je  àsirGeorj>es. 

—  Vous  demanderez  la  seconde  maison  à 


DU    SOLEIL.  271 

l'angle  de  la  promenade  de  la  Victoria  ;  j'y 
serai. 

Il  me  quitta  bientôt  en  me  priant  de  lui 
prêter  mon  album  jusqu'au  lendemain.  Il 
avait,  disait-il,  à  le  montrer  à  sa  belle,  à  son 
adorada,  balsamo  de  su  vida,  disait-il  en  po- 
sant, à  la  manière  andalouse,  sa  main  sur 
son  cœur  avec  une  alTectation  comique. 

Le  senor  Meza,  mon  aimable  guide  dans 
Cadix,  ne  m'avait  donné  rendez-vous  chez 
lui  que  pour  quatre  heures;  j'employai  mon 
temps  à  visiter  le  couvent  des  Capucins,  par 
égard  pour  Murillo. 

Murillo  est  un  nom  magique,  d'un  effet  sûr, 
absolu,  qui  vous  ferait  marcher  en  Espagne 
par  un  soleil  absorbant,  un  soleil  à  vous 
aveugler  ou  vous  rendre  fou,  Je  savais,  d'a- 
près mes  noies,  qu'il  devait  se  trouver  là  une 
belle  Sainte  Catherine. 

Le  mariage  de  cette  Sainte  occupe  en  effet 
le  milieu  de  l'église  des  Capucins,  distante 
d'une  centaine  de  pas  de  la  cathédrale.  On 


27^  LA    PORTE 

arrive  au  temple  par  une  rampe  qui  longe  la 
mer  à  gauche  ;  la  chaleur  était  dans  toute 
sa  force  lorsque  j'en  franchis  le  seuil. 

Dans  le  tableau  de  Sainte  Catherine,  le 
plus  important  des  cinq  cadres  qui  ornent  le 
maître-autel,  l'expression  de  la  vierge  et  de 
la  sainte  est  admirable  ;  à  gauche  de  l'autel 
est  Saint  Joseph  ,  et  au-dessus  de  lui,  dans 
un  autre  cadre,  Saint  Michel,  à  droite  Saint 
François,  et  au-dessus  de  lui  l'Ange  gar- 
dien. 

Tout  ce  maître  autel,  mais  principalement 
la  Sainte  Catherine,  porte  l'empreinte  suave, 
le  cachet  divin  et  mélancoliquement  amou- 
reux de  Murillo.  Dans  une  chapelle  à  droite, 
vous  remarqueriez  aussi  un  Saint  François, 
du  même  peintre,  admirable  toile  ;  la  tête  du 
saint  est  pleine  de  finesse  et  d'aménité.  Il 
me  fallait  ces  Murillo  pour  me  consoler  de 
a  cathédrale. 

Du  reste  ce  couvent  n'a  pas  un  sacristain, 
pas  un  religieux,  pas  un  clerc.  Frappé  de 


DU    SOLEIL.  273 

jnort  comme  tons  les  couveiils  d'Espagne,  il 
semble  déGer  à  quelques  toises  de  la  merles 
vagues  et  leur  violence  :  il  est  dépeuplé, 
niuet,  et  Murillo  en  est  le  seul  dieu  !  Voyez- 
vous,  en  Espagne  on  tuera  le  catholicisme, 
mais  on  ne  tuera  pas  la  peinture.  Elle  était 
autrefois  la  sujette  du  temple,  maintenant 
elle  est  sa  reine.  Aucune  de  mes  expressions 
ne  saurait  vous  rendre  le  bonheur  éprouvé 
par  moi  en  trouvant  Murillo  entre  ces  qua- 
tre murs  dépouillés.    Le  rayon  d'un  ange 
n'eût  pas  illuminé  plus  doucement  ces  froides 
colonnes  où  sont  encore  fixés  les  règlements 
du  cloître,  cette  chaire  sans  voix,  et  cet  au- 
tel sans  encens. 

L'hôpital  des  femmes  m'a  paru  si  triste,  si 
affreux,  après  celte  extase  causée  par  le  Mu- 
rillo, que  j'ai  bien  vite  détourné  la  vue  du 
spectacle  de  ces  malheureuses  dont  qi^el- 
quei-unes  conservaient  sur  leur  visagQ!  les 
nobles  lignes  qui  accusent  le  rang,  la  faveur, 
la  fortune,  tout  ce  qui  fait  l'orgueil  et  l'illu- 


274  LA   PORTE 

siondela  vie.  L'une  d'elles,  il  m'en  souvient, 
balayait  elle-même  le  devant  de  son  lit  quand 
j'entrai  dans  le  dortoir,  :  en  me  voyant  vêtu 
assez  élégamment,  elle  jeta  les  yeux  sur  une 
petite  glace  qui  se  trouvait  cachée  sous  son 
traversin. 

—  Locura!  lociira!  (1)  s'écria-t-elle,  et 
elle  cacha  sa  tête  dans  ses  mains  ;  puis  elle 
pleura.  ^ 

Il  y  avait  là  plusieurs  vieilles  femmes,  et 
parmi  elles  des  mendiantes  en  ôas  à  jours  : 
l'une  avait  un  pot  de  fard;  elle  se  disait 
veuve  d'un  Mexicain  ruiné. 

Dans  une  autre  partie  de  l'hôpital,  le  mé- 
decin me  fit  voir  une  pauvre  jeune  fille  qu'on 
allait  envoyer  à  l'hospice  (2)  dès  le  lende- 
main. Elle  avait  donné  plusieurs  signes  d'a- 
liénation mentale,  entre  autres  celui-ci  : 

(1)  Folie,  Folie! 

(2)  L'hospice  de  Cadix  est  un  noble  et  grand  bâtiment 
orné  de  colonnes  doriques  qui  regardent  la  mer.  L'hospicQ 
national  est  dévolu  maintenant  aux  militaires  ^ew/^. 


DU    SOLEIL.  275 

Elle  se  croyait  reine,  reine  d'Espagne,  ni 
plus  ni  moins,  mais  reine  à  la  façon  de  Ma- 
ria-Luisa  ou  d'Élisabeih  de  Bourbon,  reine 
avec  une  cour,  des  nègres,  des  valets  et  des 
petits  nains  chamarrés  d'or  pour  la  récréer. 
Deux  morceaux  de  chiffon  rouge  lui  formaient 
une  couronne.  Elle  était  si  fiere  de  ce  turban 
recousu,  qu'elle  y  avait  ajouté  une  sorte  de 
ganse  d'argent,  et  une  plume  qui  avait  dû 
traîner  longtemps  dans  le  ruisseau  de  lacalle 
Ancha.  Quand  son  médecin  était  venu  lui 
tâter  le  pouls,  elle  lui  avait  demandé  com- 
ment il  se  dispensait  de  l'appeler  :  Vuestra 
Majestad?  Quand  le  docteur  m'eut  introduit 
auprès  d'elle,  elle  était  en  train  de  se  faire 
un  trône  à  l'aide  de  quelques  planches  trou- 
vées dans  la  cour  de  l'hôpital.  Ce  trône  se 
composait  d'un  tonneau  scié  par  le  milieu, 
de  deux  bois  croisés  et  d'une  immense  ser- 
viette blanche  percée  de  trous.  Quand  je  dis 
blanche,  elle  l'avait  jadis  été  ;  mais  c'est  tout 
ce  que  Joaquina  (c'était  son  nom)  avait  pu 


276  LA    PORTE 

ramasser  de  mieux  dans  la  cour  pour  repré- 
senter la  monarchie  espagnole.  Je  demandai 
à  la  reine  la  permission  de  lui  donner  deux 
duros  pour  ses  menus  frais  de  royauté,  ses 
coiiès.  Elle  accepta,  et  demanda  du  Pedro 
Ximenès,  vin  sucré  plus  lait  pour  lui  soulever 
le  cœur  que  pour  lui  donner  un  peu  d'éner- 
gie. Mais  le  médecin  s'y  opposa  :  il  prit  les 
deux  duros  en  me  jurant  ses  grands  dieux 
qu  il  les  emploierait  à  lui  éviter  à  l'hospice  la 
paille  d'un  cachot.  J'aime  à  croire  que,  mal- 
gré sa  qualité  de  médecin  delà  reine,  1  Escu- 
lape  andalou  n'aura  point  fraudé  l'Etat. 

Je  crois  vous  avoir  dit  que  le  quartier  de 
laVigne,  qui  conduit  précisément  à  l'hospice, 
est  le  quartier  du  peuple  et  des  tavernes.  Il 
est  bon  de  préciser  ce  que  sont  ces  sortes  de 
cabarets  (almacenes). 

VAlmacen  de  la  Corona,  où  je  viens  d'ac- 
compagner le  jeune  senor  M. . . ,  conduit  en  ce 
lieu  par  le  Iraile  lui-même,  son  pacifique 
professeur,e&t  une  longue  salle  de  plein-pied, 


DU   SOLEIL.  277 

ressemblant  assez  à  Tune  de  nos  boutiques 
de  distillateur.  D'énormes  tonneaux  nommés 
àotas  sont  rangés  dans  ce  singulier  café,  où 
l'on  est  parqué  comme  en  Angleterre  dans 
des  stalles  de  bois.  La  table  est  huileuse,  le 
parquet  gras ,  on  boit  là  du  Manzanillas  ou 
du  Pedro  Ximenès.  Un  Andalou  au  chapeau 
de  paille  vous  ouvre  des  huîtres  grasses  et 
sans  saveur.  Ce  coquinero  est  bavard,  hâ- 
bleur ;  il  sait  les  histoires  de  la  ville,  celles 
du  Puerto-Uéal  et  deSanta-Mai  ia.  îl  prétend 
avoir  été  prisonnier  sous  Napoléon,  pendu , 
mais  mal  pendu,  au  temps  des  Français, 
comme  espion  de  Chiclana.  De  là  sa  voix 
rauque,  gutturale.  Il  ajoute  que  la  corde 
lui  a  serré  le  cou  de  façon  à  ce  qu'il  ne 
peut  supporter  maintenant  la  vue  d'une  cra- 
vate. 

—  Etes- vous  content  de  voire  état?  de- 
manda le  fraile  au  coquinero. 

— -  Plus  que  vous  ne  l'êtes  du  vôtre,  répon 

T.    III.  18 


278  LA    PORTE 

dit-il.  Si  vous  voulez  me  voir  demain  danser 
le  zorongo ,  vous  verrez  comme  j'en  déta- 
che ,  mon  révérend  !  Et  puis  je  sers  les  bara- 
terosy  moi  qui  vous  parle,  et  j'ai  de  fameux 
regains,  allez  ! 

—  Où  boivent  en  ce  moment  les  barate- 
ros? 

-—  A  la  tienda  del  Candil  (la  boutique 
de  la  Chandelle),  senor;  mais  je  ne  vous 
conseille  pas  d'y  aller  ce  soir,  l'alcade  du 
port  Sainte-Marie  doit  y  l'aire  une  des- 
cente... 

— Raison  de  plus  pour  nous  y  trouver  !  ré- 
pétâmes-nous en  chœur,  mon  ami  M...,  le 
fraiîe  et  moi,  il  faut  voir  ce  coup  de  filet  l 

La  contenance  belliqueuse  du  fraile  m'é- 
tonnait  alors  plus  que  celle  de  son  clerc,  dont 
les  exercices  d'Alcide  avaient  pu  développer 
les  forces  ;  mais  sa  capacité  bachique  ne  me 
causa  pas  moins  d'admiration  :  il  portait  le 
xérès  comme  un  dieu .  Seulement  à  chaque 


DU    SOLEIL.  279 

Ijsi  Mre  que  racontait  ce  maudit  coqiunero 
{r[  I  .  n  contait  d'assez  légères),  il  se  croyait 
chh'jio  de  3e  rappeler  à  l'ordre,  en  sa  qualité 
de  Hienlor,  et  de  faire  un  grand  signe  de 
croix  di'vant  son  élève. 

—  nombre  !...  por  Diosl...  disait-il  au  co^ 
quinero  égrillard  en  l'interrompant. 

Le  fVaile  aimait  beaucoup  les  poètes  latins, 
il  citair  Virgile;  mais  en  revanche  il  parais- 
sait en  vouloir  beaucoup  h  George  Sand.  Une 
tarissa-f  pas  en  plaisanteries  sur  son  séjour  à 
Majorîîtie. 

—  Qj'^iîô  abominable  femme  !  s'écriait  le 
frailo  ;  H-t-on  idée  de  cela  ?  Le  peuple  ma- 
jorquin  dans  l'écrit  de  madame  Sand  est  assi- 
milé aux  brutes  et  aux  cannibales,  accusa- 
tion qu'elle  fait  même  peser  sur  tous  les  Es- 
pagnols !  Aussi  lisez  un  peu  !  voici  une  ré- 
plique solide  sous  le  nom  de  Vindicacion» 
Voyez  f-l  jugez! 

J'étais  bien  mauvais  juge  pour  lire  l'écrit 


280  LA    PORTE 

que  le  fraile  me  présentait;  cependant  je  sa- 
vais assez  d'espagnol  pour  comprendre  les 
épiihètes  révoltantes  qu'on  y  prodiguait  à 
madame  Sa nd. 

La  presse  majorquine  n'y  regarde  pas  de 
si  près.  Quel  était  donc  le  grand  crime  de 
l'auteur  iVindiana  el  à.' André?  Elle  avait  ha- 
bité Majorque,  et  la  seule  publication  de  ses 
articles  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  lui 
avait  valu  ces  terribles  qualifications  (l).  Le 
fraile  nous  conta  que  l'illustre  voyageuse  se 
promenait  habillée  en  Turc  ,  ce  qui  la  faisait 
passer  dans  Majorque  pour  un  neveu  de  Rels- 
child-Paclia  ;  elle  voyageait  aussi  avec  un 
jeune  pianiste  atteint  d'une  maladie  de  poi- 
trine, et  dont  la  superstition  populaire  exi- 
geait que  l'on  brûlât  les  matelas  chaque  fois 

(1)  La  réplique  (vindication)  délinit  ainsi  Georges 
Sarid  :  7/.'/rz  escrilora  cuya  imnginacion,  y  brillantes 
crcacumes  no  son  menus  conocidas  que  lo  atrevîdo  de 

sus  ('od.rinas. 


DU    SOLEIL.  281 

qu'il  couchait  dans  une  posada.  Dans  le 
pays  du  tabac  on  reprochait  à  George  Sand 
la  moindre  cigarette  qu'elle  fumait;  et  quand 
elle  habitai',  plus  tard  l'ancienne  Chartreuse 
de  Valdemosa,  c'était  à  qui  ferait  croire  à  sa 
conversion  prochaine  et  même  à  sa  prise 
d'habit.  Toutes  ces  histoires  ridicules  n'ont 
pas  empêché  George  Sand  d'écrire  sur  Ma- 
jorque des  pages  brillantes,  animées.  Elle  a 
eu  le  sort  de  Byron  à  Venise  ;  elle  a  délVayé 
la  curiosité  des  oisifs  de  Majorque,  qui  eu 
compte  beaucoup  (l). 

Cependant  il  était  temps  pour  nous  de 
quitter  VAlmacen  de  la  Corona.  J'avais  com- 

(i)  Ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  celle  levée  de  boucliers 
conlre  madame  Sand,  c'esl  que,  peu  avant  ceci,  on  ve- 
nait de  traduire  à  Cadix  une  brochure  française  sous  le 
titre  de  Parvenir  de  las  Mitgeres,  par  J.  Czinski.  Cet 
ouvrage  était  la  reproductie.M  des  doctrines  (ie  Fourier.  Il 
examine  la  femme  à  l'état  de  victime  dans  l'état  de  civi^ 
ZiVflf/on,  et  devant  être  souveraine  {sohcrana)AM\i  l'état 
à'harnionie. 


282  LA    PORTE 

batlu  les  idées  du  fraile,  qui  me  semblait  un 
acharné  fouriériste,  et  qui  n'eiit  pas  mal  prê- 
ché en  laiigae  phalanstérienne  ;  mais  je  ne 
pouvais  m'eiiipôcher  de  constater  en  lui  un 
mouvement  d  idées  plein  de  jeunesse  et  d'at- 
trait jusLjiî  on  pon  emportement.  Le  frère 
José  Bêla  eiai!  parroco  du  château  de  Saint- 
Sébastien,  il  possédait  à  mer-veille  ses  poètes 
et  ses  01  «.  ai  s  latins;  c'était  un  îiomme 
d'esprit  ei  u  érudition  qui  n'était  pas  à  sa 
place.  En  général,  on  fait  le  cierge  d'Espa- 
gne plus  infime  qu'il  n'est  ;  on  ne  lui  accorde 
ni  lumièreï^,  ni  intelligence  ;  ou  si  d'aventure 
on  lui  reconnaît  ces  qualités  ,  on  le  taxe  de 
grossièreté,  d'intempérance  et  de  vices.  Il 
faut  prendre  le  clergé  espagnol  en  1841 ,  il 
faut  le  voir  décimé  par  la  constitution  et  lui 
savoir  gré  du  bien  qu'il  peut  faire.  Certaine- 
ment beaucoup  de  ces  jeunes  gens  qui  se 
vouaient  aux  ordres  religieux,  et  qui  se 
trouvent  maintenant  sur  le  pavé  par  suite  de 


DU    SOLEIL.  283 

leur  abolition,  sentent  au  fond  de  leur  cœur 
remuer  bien  des  pensées  ;  ils  ont  lu  La  Men- 
nais,  Cousin,  Thiers  et  Guizot  comme  on  nous 
faisait  lire  au  collège  Condillac  et  Laromi- 
guière.  Leur  érudition  gloutonne  a  dévoré  à 
la  fois  Fourier  et  Chateaubriand,  Lacordaire 
etTabbéChàtel. 

Quoi  qu'on  en  dise,  on  traduit  énormé- 
ment en  Espagne,  la  traduction  étant  le  fait 
des  littératures  appauvries.  Or  ce  sont  toutes 
ces  traductions  indigestes  qui  tourmentent 
l'esprit  du  jeune  clergé  et  le  portent  à  se  pas- 
sionner dans  la  Péninsule  pour  des  folies  ou 
des  erreurs  déjà  condamnées  en  France.  La 
prédication  étant  chose  morte  dans  le  pays 
du  catholicisme  et  de  l'inquisition,  le  clergé 
d'Espagne  a  son  temps  à  lui,  il  peut  l'em- 
ployer comme  il  l'entend  :  ceux-ci  aux  jouis- 
sances lourdement  sensuelles,  ceux  la  aux 
études  et  à  l'examen  approfondi  des  thèses 
religieuses  suscitées  en  France.  Inerte,  in- 


S04  Là  poniK 

dolent,  le  clergé  espagnol,  privé  par  le  pou- 
voir de  tous  ses  moyens  d'action  se  borne  à 
nous  contempler. 

Aussi  avec  quelle  avidité  ces  hjomnies  re- 
çoivent-ils de  la  bouche  d'un  étranger  des 
nouvelles  de  la  réaction  catholique  opérée 
depuis  quelques  années  en  France  !  Notre 
chambre  des  députés  les  occupe  moins  que  la 
robe  de  dominicain  que  porte  M.  Lacordaire; 
ils  veulent  à  tout  prix  qu'on  leur  décrive  la 
cellule  de  M.  La  Mennais  à  Sainte-Pélagie  , 
ou  bien  qu'on  leur  parle  des  associations 
de  bénédictins  qui  se  forment  ou  plutôt  se  ré- 
tablissent chaque  jour  !  Le  père  José  Bêla  me 
remit  un  long  mémorandum,  dans  lequel  il 
me  priait  de  lui  envoyer  toute  la  collection 
de  nos  orateurs  sacrés,  des  planches  d'os- 
téoîogie,    de  myologie  (1),    que   sais-je? 

(1)  La  note  portait  ;  CoVeccion  de  laminas  de  Osleo- 
logia  ,  Miologia ,  Neuvolo^ia  ,  Angelogia ,  Esplano- 
ogia,  etc. 


DU    SOLEIL.  2S5 

les  œuvres  de  Kant,  traduites  en  français. 

En  revanche,  il  me  promettait,  lui,  de 
m'envoyer  des  notes  sur  Je  sépulcre  de  Blan- 
che de  Bourbon,  temme  de  Pierre-le-Cruel  ; 
des  détails  sur  quelques  découvertes  nou- 
velles d'Italica,  près  Séville,  sur  la  prise  de 
Cadix  par  les  Anglais,  et  enfin  plusieurs  ma- 
nuscrits du  couvent  de  la  Ravida,  d'où  sortit 
Colomb  pour  voler  à  la  conquête  de  l'Amé- 
rique. 

A  cela  il  ajoutait  l'offre  de  quelques  do- 
cuments sur  Pierre-le-Cruel,  sur  Henri  II, 
roi  d'Espagne,  et  sur  les  monnaies  ancien- 
nes trouvées  dans  plusieurs  fouilles  de 
Séville. 

Voilà  ce  qui  vous  prouve  que  le  clergé 
d'Espagne  n'est  pas  si  discrédité  en  fait  de 
science  qu'il  n'admette  l'exception.  Le  père 
José  Bêla  était  devenu  peut-être  plus  jour- 
naliste que  parroclw.  Ce  n'est  pas  sa  faute, 
mais  celle  des  idées  de  son  temps.  En  18  VI 


286  LA    PORTE 

l'auteur  de  Gil  Blas  ne  ferait  plus  l'archevê- 
que de  Grenade  baissant  pour  ses  sermons; 
il  le  ferait  baissant  pour  ses  articles. 

Cadix  abonde  en  hôpitaux,  et,  il  faut  se 
hâter  de  le  dire  à  la  louange  de  l'Espagne, 
tous  sont  bien  tenus .  Après  le  port,  l'arsenal 
et  les  chanlierà,  c'est  la  partie  la  plus  inté- 
ressante de  la  ville.  Pour  observer  son  pano- 
rama, la  meilleure  assiette  que  l'on  puisse 
choisir  est  celle  de  la  Tour  des  Signaux. 

La  Tour  des  Signaux  est  la  petite  nièce  de 
la  Giralda  de  Séville  comme  hauteur;  mais 
de  celle  tour,  vedette  de  la  blanche  Cadix, 
YOus  suivez  de  l'œil  les  méandres  curieux 
formés  par  les  îles  diverses  qui  entourent 
la  ville  comme  une  brune  ceinture.  Cadix  et 
l'île  de  Léon  (San-Fernando)  forment  tou- 
tes deux  un  corps  uni  et  complet;  c'est  de  la 
Tour  des  Signaux  qu'il  faut  voir  ce  tableau 
magique.  Vous  êtes  le  roi  du  paysage  une 
fois  sur  celte  tour  :  à  dix  lieues  de  distance 


DD    SOLEIL.  287 

s'élève  devant  vous  le  fameux  cap  de  Trafal- 
gar;  le  port  de  Sainte-Marie  éiend  à  votre 
droite  sa  ligne  crayeuse  sous  la  brise  ;  plus 
loin  vous  découvrez  la  plaine  de  Xérès,  Rota, 
et  la  chaîne  de  moniagnes  qui  protège  Gre- 
nade. Trouvez  donc  ailleurs  un  belvédère 
pareil  à  celui-ci,  une  terrasse  plus  admirable- 
ment suspendue  au-dessus  de  toutes  les  ter- 
rasses d'une  cité  !  L'azur  magnifique  du  ciel, 
sa  profondeur  et  sa  transparence  rendent 
toute  peinture  et  toute  parole  pâles.  En  mon- 
tant à  cette  Tour  des  Signaux  j'ai  éprouvé 
ce  que  j'avais  déjà  ressenti  au  mont  Saint- 
GotharJ,  le  vertige  du  blanc...  Mille  petites 
tourelles  etobservaioires  à  échelles  flanquent 
les  azoteas  de  Cadix  ;  nous  y  remarquions  ce 
malin  un  bon  nombre  de  jeunes  filles  attrou- 
pées comme  autant  de  mouettes  pour  con- 
templer la  baie  et  les  rayons  du  soleil  dorant 
la  plage. 
La  vie  contemplative  est  celle  qui  convient 


1288  LA       rOHTE 

ici  le  mieux,  nous  sommes  presque  en  Orient  ; 
l'atmosphère  éblouit,  mais  elle  endort.  De- 
vant une  terre  semblable,  il  est  difficile  de 
ne  pas  se  sentir  remué  jusqu'au  tond  de  l'âme. 
On  se  complaît  ici  dans  l'idée  d'aller,  heu- 
reux et  libre  comme  ces  pêcheurs  de  la  côte, 
tenter  les  chances  de  l'Océan  ;  on  éprouve 
pour  Cadix,  la  bien-aimée  de  Byron,  qui  la 
vit  à  peine,  une  sympathie  romanesque.  A 
Cadix  rien  ne  vous  disîrait  delà  ville  et  de  la 
mer  ;  il  n'y  a  là  ni  musée,  ni  peintres,  ni  poètes, 
ni  spectacles  qui  représentent  une  cité  artis- 
tique :  c'est  une  ville  qui  n'a  que  ses  brises 
et  que  son  ciel. 

Il  me  faudrait  un  volume  pour  vous  parler 
ici  de  la  classe  oiiginale  des  barateros,  ces 
joueurs  curieux  dont  Walter  Scoot  n'eût  pas 
manqué  de  faire  son  proflt  pour  un  autre 
Temple-Bar  (1).  Ces  messieurs-là  ont  reçu 

(1)  Voy.  Nigel. 


DU   SOLEIL.  2S9 

leur  nom  du  barato  {ieu),  et  malgré  les  or- 
donnances d'Espartero  (1  )  contre  le  jeu,  vous 
les  voyez  guetter  souvent  quelque  bonne  dupe 
à  plumer,  sur  les  dalles  du  port  ou  la  place 
du  marché.  Le  baratero  joue  partout,  dans 
les  tiendas  et  les  caves  de  Cadix,  sous  le  por- 
che de  l'église,  el  au  bagne  même.  Il  cache 
ses  cartes  dans  la  doublure  de  son  habit  ou 
la  semelle  de  ses  lourds  souliers.  Le  refusez- 
vous,  alors  il  devient  terrible,  menaçant, 
meurtrier,  parce  qu'il  aime  peu  la  contra- 
diction. La  nabaja  (couteau)  devient  son  ar- 
gument persuasif  :  il  se  lie  le  manteau  autour 
du  bras,  vous  lance  le  coup  en  sautant  et  en 

(1)  Un  voyageur  spilituel  et  consciencieux,  M.  G.  Dem- 
bowski,  observe  que  c'est  grâce  aux  efforts  d'Espartero 
que  le  barato  Xle»)  a  disparu  de  l'armée.  Malgré  les  dix 
ans  de  fers  que  la  loi  prononce  contre  tout  baratero  mi- 
litaire, et  sans  remonter  plus  haut  qu'au  lègne  de  Ferdi- 
nand VII,  chaque  régiment  comptait  plusieurs  soldats 
qui  imposaient  le  barato  à  leurs  camartides  sous  la  me- 
nace d'un  duel  à  coups  de  baïonnette.  La  marine  royale 
n'en  était  pas  exempte  davantage.  » 


290  LA    PORTE 

dansant  :  ce  joli  coup,  très  prisé  des  ama- 
teurs, se  nomme  nabajazo.  Il  consiste  à  vous 
ouvrir  le  ventre  en  demi  cercle,  et  sans  que 
vous  ayez  le  temps  de  dire  ;  Amen! 

Quelquefois  un  pauvre  domestique  nègre, 
arrivé  de  Gibraltar,  apporte  à  Cadix  le  fruit 
de  ses  labeurs  et  de  ses  épargnes  ;  le  baratero 
le  flaire  et  le  fait  jouer. 

Arrive  un  compère  qui  les  regarde. 

—  Tout  ce  qui  est  sous  ce  couteau,  dit-il 
en  fichant  sa  nabaja  ouverte  sur  la  table 
comme  un  compas,  est  pour  moi  ?.. . 

Si  le  nègre  refuse,  le  baratero  prend  une 
pose  matamore,  frise  sa  moustache,  et  pro- 
pose au  pauvre  diable  un  duel  immédiat. 

Dans  une  de  ces  cavernes  on  a  égorgé 
avant-hier  un  Anglais  récalcitrant, 

Les  aubergistes  qui  reçoivent  les  barateros 
sont  du  reste  de  bien  singuliers  aubergistes. 
Retranchés  dans  leur  propre  comptoir,  der- 
rière une  clair-voie  de  grosses  poutres  en- 


DU    SOLBIL.  291 

trelacées,  ils  défient  le  couteau  des  mauvais 
payeurs,  qui,  au  lieu  de  le  ficher  dans  leur 
visage  ou  leur  poitrine,  vont  piquer  le  bois 
de  la  poutre  en  question. 

La  femme  du  baratevo  est  pour  l'ordinaire 
complice  de  ses  vols  et  de  ses  assassinats.  Un 
gamin,  dressé  au  yoIq^q  mouche,  fait  le  guet 
devant  la  cave  ou  se  chirge  de  cacher  les 
cartes.  Quand  un  alguazil  fait  d'aventure 
main-basse  sur  un  jeu  de  baratero,  il  met  un 
cierge  à  Notre-Dame -d'Atocha.  Ces  bohé- 
miens sans  foi  déjoueront  longtemps  encore 
la  police.  Il  y  en  a  qui  ont  des  barques  orga- 
nisées pour  jouer  avec  tapis  et  bancs,  mais 
le  gagnant  court  de  bien  grands  risques.  On 
le  garolte  souvent,  et  on  le  jette  à  la  mer. 

Est-ce  bien  à  Cadix  ou  sur  la  côte  d'une 
puissance  barbaresque  que  se  passent  de  tels 
faits?  Le  régent  aime  lui-même  les  cartes  à 
un  tel  point  qu'il  joue  dans  son  lit  ;  cet 
exemple  souverain  encourage  peut-être  les 


292  LA    PORTE 

barateros  de  Cadix.  Quoi  qu'il  en  puisse  être, 
il  est  impossible  en  voyant  ces  hommes,  de 
ne  pas  être  frappé  de  leur  allure  mâle  el 
presque  sauvage.  Dévolus  d'avance  aux  ga- 
lères, ils  portent  leur  Iront  de  réprouvés  avec 
un  orgueil  qui  n'appartient  qu'au  vrai  voleur 
de  la  Péninsule.  Leur  force  physique  est  ex- 
trême, et  leur  répertoire  de  chansons  égal 
au  moins  à  celui  d'un  gitano. 

Comme  un  avertissement  salutaire,  le 
gouvernement  espagnol  a  placé  devant  eux 
le  bagne ,  mais  de  ce  bagne  andalou  ils  pas- 
sent.à  la  Ceuta,  et  quand  ils  rentrent  comme 
des  tigres  relâchés  dans  la  ville  de  Cadix,  ils 
y  deviennent  professeurs,  et  tiennent  école  de 
filouterie  et  de  vices. 

Après  cela,  le  baratero  conserve  sa  guitare 
au  bagne  de  Malaga.  Dans  ce  bagne,  sur  le- 
quel passent  et  repassent  les  brises  embau- 
mées de  l'Océan,  il  ne  tient  qu'à  lui  de  se 
croire  le  roi  de  ces  vagues  ;  il  vit  en  ce  lieu 


DU    SOLEIL.  293 

comme  on  ne  vit  pas  ailleurs.  On  prétend 
même  que  ses  chefs  Ten  laissent  sortir  sur 
parole,  et  qu'il  y  a  peu  d'exemples  d'une  éva- 
sion. Ceci  relève  le  baratero  aux  yeux  des  ju- 
ges du  système  pénitentiaire. 


T.  m.  i9 


XXXIX. 


Aiî 


xuenie. 


Le  port  de  Sainte-Marie.  —  Les  c nés,  de  Xérès. —  Aspect  de  Santa 

Maria.  —Le  nègre  de  sir  Georges.—  La  Ch/c'ta. — 

Une  scène  do  magnétisme. 


Ce  matin,  le  vent  d'est  {vento  de  levante) 
était  tombé;  Cadix  la  ville  bVnnche,  aux  toits 
vernisse's,  aux  terrasses  fieuries,  au  banc  de 
sable  étincelant  au  soleil,  frissonnait  douce- 
ment au  souffle  d'une  brise  tiède;  sa  baie 


296  LA    PORTE 

ressemblait  à  un  long  ruban  de  moire.  Nous 
sommes  partis  à  neuf  heures  pour  visiter  le 
port  de  Sanla  Maria,  distant  de  deux  lieues 
de  mer  de  Cadix. 

Le  trajet  a  lieu  en  bateau  à  vapeur,  et  il 
faut  le  dire,  il  se  fait  assez  lentement.  La 
moindre  barque  du  port,  le  plus  mince  falu- 
cho  déployé  en  cette  occasion  plus  de  rapi- 
dité que  cette  lourde  machine  à  pagayes  sur 
laquelle  il  se  trouve  des  bourgeois  assez  peu 
expérimentés  pour  avoir  le  mal  de  mer.  Ces 
honnêtes  citadins  de  Cadix  vont  s'ébattre  au 
Puerto  de  Santa  Maria  tous  les  dimanches, 
c'est  pour  eux  ce  qu'était  pour  les  Parisiens 
l'ancienne  galiole  de  Saint-Cloud. 

Les  collines  bleuâtres  que  l'on  aperçoit  en 
arrivant  au  port  Sainte  Marie  le  séparent  de 
Xérès.  Les  caves  de  Xérès  sont  non  moins 
célèbn  s  que  sa  Chartreuse, elles  se  nomment 
(  bottegas  )  et  contiennent  de  dix  mille  à  quinze 
mille  tonneaux  de  vin.  L'aspect  du  port  de 


DU    SOLEIL.  297 

Santa  Maria,  sa  couleur,  son  mouvement 
rappellent  assez  celui  de  l'embarcadère  d'un 
chemin  de  ter,  si  ce  n'est  que  les  voitures  ne 
vous  portent  pas  aussi  vite  que  les  wagons  à 
Chiclana  ou  à  Xérès. 

La  calesa  !  la  calesa  !  tel  est  le  cri  de  ces  co- 
chers tous  alertes,  pimpants,  mis  à  la  mode 
andalouse  et  sortant  des  cabarets  de  îa  je- 
tée précédant  l'alameda.  Le  terrible  vent 
d'est  qui  soufflait  encore  hier  a  brisé  les  vi- 
tres de  ces  miradores  coquets,  charmants 
balcons  à  glaces  qui  se  penchent  sur 
la  rue  et  dont  quelques  uns  forment  une 
véritable  serre  avec  leurs  corbeilles  de  plan- 
tes.. Les  savetiers  espagnols,  corporation 
chantante  dévolue  ici  à  chaque  vestibule, 
remplacent  le  grillon  ou  la  cigale,  on  les 
retrouve  au  port  de  Sainte-Marie  travail- 
lant à  leur  manique  sous  les  Porticos  de  ces 
maisons  blanches  dont  une  grande  partie  ne 
déparerait  pas  chez  nous   les  jolies  villas 


298  LA   PORTE 

de  la  Folie  Sainte  James  au  bois  de  Bou- 
logne. 

Dans  les  rues  assez  étroites  mais  propres  et 
riantes  nous  voyons  fuir  le  scliall  jaune  ou 
rouge  des  gitanas,  elles  le  portent  sur  la 
tête  comme  les  femmes  de  Tarifa.  DeChicîana 
à  Tarifa  il  y  a  onze  lieues  d'Es[)agne  (l),Chi- 
clana  est  bien  près  ;  aussi  remarquons  nous 
plusieurs  de  ses  paysans  arrivant  ici  avec 
leurs /'Oitrr/cos,  (ânes)  chargés  de  plusieurs 
denrées.  On  peut  aller  par  eau  de  Cadix  à 
Chiclana,  c'est  ainsi  que  Montés  le  matador 
vient  de  s'y  rendre  ce  matin,  et  dans  quel- 
ques jours  mon  ami  espagnol  le  senor  M. . .  et 
moi  nous  comptons  lui  rendre  visite.  Ce  roi 
de  la  Tauromaquia  est  en  effet  propriétaire 
près  de  Cadix  et  sa  seigneurie  de  Chiclana 
n'est  pas  sans  intérêt,  on  dit  qu'il  façonne 
en  ce  lieu  quelques  élèves  pour  le  combat  de 
taureaux. 

(1)  Seizo  lieues  de  France. 


DU  soleil;  299 

L'Église  de  la  Virgen  est  la  principale 
église  (lu  port  Sainte-Marie  ;  le  portail  en  est 
joli  et  moins  empâté  de  chaux  que  les  autres, 
le  style  est  celui  de  la  renaissance,  la  grille 
du  chœur  s'épanouit  en  arabesques,  en  rosa- 
ces. Tous  les  saints  ont  le  visage  brun  et  rap- 
pellent la  chanson  andalouse  : 

c  Morena  pintao  à  Cbristo 
«  Morena  la  Magdelena,  etc. 

Le  port  offrait  ce  matin  un  coup-d'œil  des 
plus  pittoresques  :  ses  rues  étaient  barriolées 
de  costumes  de  mille  couleurs,  carc  était  jour 
de  marché;  tout  donnait  à  la  petite  ville  un 
air  de  fête  et  de  gaité  inaccoutumé. 

A  l'Alaméda  (promenade)  je  remarquai 
quelques  nègres  ;  ils  venaient  de  passer  la 
Guadalete  sur  le  pont  de  pierre  de  neuf  ar- 
ches bâti  sous  le  règne  de  Philippe  IL  Ces 
dignes  maurlcauds  sortaient  de  Xérès  où  ils 
avaient  été  faire  des  provisions  pour  leurs 


300  LA    PORTE 

maîtres.  Je  venais  de  boire  un  verre  de  vin 
deRota  que  l'un  d'eux  m'avait  offert, lorsqu'en 
l'envisageant  je  crus  reconnaître  en  lui  le 
nègre  dont  l'un  de  mes  amis,  sir  Georges, 
un  jeune  Anglais,  se  servait  à  Madrid  pour 
ses  commissions  pendant  son  séjour  en  cette 
ville. Il  se  nommait  Adonis  et  disait  avoir  été 
dans  sa  jeunesse  postillon  du  prince  de  la 
Paix  (Godoy). 

Adonis  avait  soixante  ans  ,  et  sa  force 
musculaire  ne  paraissait  pas  affaiblie  depuis 
son  séjour  prolongé  dans  la  Péninsule  ibéri- 
que. 11  portait  un  habit  de  couleur  tannée 
qu'on  eût  pu  comparer  assez  équitablement 
à  la  guêtre  d'un  laird  d'Ecosse  ;  son  pantalon 
était  de  nankin  jadis  jaune ,  mais  devenu  à 
cette  heure  d'un  blanc  de  savon.  Il  avait  les 
jambes  aussi  courtes  que  les  idées  ,  mais  en 
revanche  il  buvait  à  faire  croire  que  son  go- 
sier était  creusé  en   entonnoir  et  pouvait 


DU    SOLEIL.  301 

contenir  autant  de  vin  que  le  Morne-Rouge 
contient  de  grains  de  sable. 

Adonis  était  une  sorte  de  domestique  no» 
made,se  vouant  au  service  du  premier  venu, 
seulement  il  donnait  la  préférence  aux  An- 
glais. 

—  Pourquoi  cela  ?  lui  demandai-je  un 
jour  à  Madrid. 

—  Parce  qu'eux-mêmes  ,  monsieur  ,  fe- 
raient d'excellents  domestiques...  Ils  en  sa- 
vent plus  que  nous,  et  ils  nous  servent  sans 
s'en  douter.  Il  y  a  conscience  à  leur  deman- 
der des  gages  ;  mais  ils  sont  si  riches! 

—  Connais-tu  ici  la  seconde  maison  à 
l'angle  de  la  promenade  de  la  Victoria  ? 

—  Certainement,  c'est  la  nôtre....  Quand 
je  dis  la  nôtre,  c'est  celle  de  sir  Georges 
au  service  duquel  je  suis  rentré  depuis 
peu. 

—  Depuis  combien  de  temps? 

—  Depuis  trois  jours.  Je  l'ai  aperçu  ici  un 


302  LA    POUTE 

soir  que  je  revenais  de  Rota  ;  il  m'a  happé 
dans  la  rue  et  m'a  repris....  Dame!  c'est 
qu'il  avait  besoin  de  moi  pour  le  genre  de 
belle  qu'il  s'est  choisi,... 

—  Et  quel  genre  de  belle  ?  je  gage  que 
c'est  une  Anglaise,  car  il  y  en  a  quelques- 
unes  ici  :  le  port  de  Santa-Maria  m'a  rappelé 
Richmond.  Vois  plutôt  :  partout  des  vestibu- 
les, des  portes  aux  boulons  de  cuivre  polis  et 
frottés  dès  le  matin  ;  quelques  rues  plus 
belles  qu'à  Cadix,  des  maisons  bien  tenues , 
et  la  Guadalete  pour  ceinture.  Cependant, 
ajoutai-je  en  réfléchissant ,  il  peut  bien  se 
faire  qu'il  se  soit  laissé  prendre  aux  cils  noirs 
et  à  l'éventail  d'une  belle  de  la  place  de  Mer! 
En  tout  cas,  Adonis, conduis-moi, car  il  m'at- 
tend. 

—  Mon  maître  vous  attend?reprit  le  nègre 
efl'aré,  mais  il  a  Jonc  oublié  qu'aujour- 
d'hui?... 

Et  mon  digne  noir  marmotta    quelques 


DU    SOLEIL.  303 

paroles  à  part  lui  ;  il  semblait  trembler  de 
tout  son  corps. 

Cependant  il  ne  tarda  pas  à  me  conduire 
vers  la  promenade  de  la  Victoria  ,  fort  joli 
paseo  planté  d'arbres  sur  la  chevelure  des- 
quels passait  alors  une  charmante  brise  de 
mer.  Sans  les  palmiers  qui  encadrent  ça  et 
là  Santa-Maria  on  pourrait,  je  le  répète  ,  se 
croire  dans  quelque  belle  allée  d'un  jardia 
anglais,  mais  des  aqueducs  établis  sous  Phi- 
lippe V  vous  rappellent  dès  l'abord  même  de 
ce  lieu  le  sol  andalou  que  vous  foulez.  La 
rue  large  etbelle  qui  conduit  à  la  promenade 
offrait  à  mon  regard  une  ligne  de  maisons 
très  confortable  ;  arrivés  à  la  seconde  ,  à 
l'angle  de  la  Victoria,  nous  nous  arrêtâmes , 
le  nègre  et  moi,  devant  une  cour  plantée 
d'arbres  exotiques ,  au  fond  de  laquelle  s'é- 
tendait un  joli  bâtiment  carré  aui  jalousies 
vertes.  La  terrasse  était  plantée  de  géranium 
et  de  lauriers  roses  ,  au  milieu  il  y  avait  une 


304  LA    PORTE 

petite  tente  arrêtée  par  quatre  pieux.  La 
porte  de  la  maison  se  trouvant  ouverte, 
nous  montâmes  jusqu'à  la  terrasse  et  là,  sous 
la  tente  en  question  ,  nous  trouvâmes  sir 
Georges  vêtu  à  la  maltaise,  avec  ses  babou- 
ches et  son  caftan  achetés  à  Gibraltar;  il 
fumait  un  délicieux  cigare  de  la  Havane  et 
regardait  une  miniature  assez  grossière  pour 
que  je  lui  demandasse  avec  un  sourire  dédai- 
gneux le  nom  du  peintre. 

—  C'est  le  portrait  de  la  Cliicita,  me  dit- 
il,  qu'en  pensez-vous  ?  Comme  il  n'y  a  pas  ici 
l'ombre  d'un  peintre  ou  même  d'un  amateur, 
je  me  suis  vu  obligé  de  la  peindre  moi- 
même. 

Ce  mot  de  Cliicita  ,  qui  en  espagnol  si- 
gnifie une  peîite  femme,  s'appliquait  mer- 
veileusement  à  la  personne  que  représentait 
tant  bien  que  mal  le  morceau  de  papier 
qu'avait  barbouillé  sir  Georges. 

C'était  une  créature  de  dix-neuf  à  vingt 


DU    SOLEIL.  305 

ans,  les  cheveux  d'un  noir  de  jais  et  retom- 
bant en  petites  mèches  sur  les  tempes,  le 
teint  d'un  bistre  pur,  mais  les  dents  éblouis- 
santes de  blancheur  ,  le  regard  brillant ,  le 
nez  fin,  la  gorge  faite  au  tour  et  les  mains 
petites  comme  celles  d'une  Mauresque.  Sir 
Georges  lui  avait  dessiné  un  collier  de  ver- 
roterie et  une  mouche  auprès  de  l'œil.  A  ce 
trait  seul  je  n'eusse  pas  eu  de  peine  à  recon- 
naître une  gitana. 

— Vous  donnez  dans  l'encre  ?  dis-je  à  mon 
ami,  il  vous  faut  des  gitanas! 

—  Pourquoi  pas?  reprit-il.  Celle-là  que 
j'ai  rencontrée  à  Se  ville ,  et  que  je  viens 
d'amener  ici,  hSanta  xMaria,  est  plus  belle 
vous  en  jugerez  bientôt,  que  la  Colonella, 
cette  fille  du  faubourg  de  Triana  que  nous 
avons  vue  danser  l'autre  jour  la  jota  aragO' 
nese....  Je  l'ai  emportée  comme  un  avare 
emporte  son  trésor, sansenrien  dire  àqui  que 
ce  fût.  Voici  quinze  jours  qu'elle  est  dans 


306  LA    PORTE 

cette  petite  ville.,.  Si  je  vous  la  fais  voir, 
c'est  qu'elle  a  besoin  de  vous... 

—  En  quoi  donc?  demandai-je  surpris  da 
ton  affligé  que  prit  alors  sir  Georges. 

—  En  ce  qu'elle  est  somnambule,  poursui- 
vit-il; chaque  nuit  elle  se  réveille  et  vent 
aller  quelque  part  dans  la  campagne.  Je 
crois,  en  vérité,  d'après  les  demi -mots  que 
j*ai  surpris  ;  qu'elle  indique  alors  l'île  de 
Léon. 

—  Et  vers  quelle  heure  de  la  nuit  entre-t- 
elle en  somnambulisme  ? 

—  Vers  les  deux  heures  assez  ordinaire- 
ment,reprit  sir  Georges. Cela  lui  arrive  deux 
fois  par  semaine.  Aujourd'hui ,  tenez  ,  c'est 
son  jour. 

—  Elle  n'a  pas  encore  monté  sur  l'azotea  (1) 
de  votre  maison? 

—  Si  t'ait,  et  sans  Adonis  e'Ie  risquait  de 

(1)  Terrasse, 


DC    SOLEIL.  307 

tomber,  car  on  réparait  alors  les  appuis  de 
celte  terrasse...  Quand  elle  veut  fuir  la  nuit, 
ses  forces  sont  triplées,  et  il  faut  la  vigueur 
de  ce  nègre  pour  la  contenir...  Elle  cède 
alors,  mais  l'épuisement,  la  fièvre,  un  rire 
aigu  suivent  parfois  cette  lutte...  La  derniè- 
re fois  Adonis  l'a  réveillée  si  brusquement 
que  j'ai  eu  peur.  Les  nerfs  de  la  Cliicita  se 
tendaieiit,  tout  son  corps  était  brisé  dans  un 
douloureux  martyre.  Sans  un  peu  d'eau 
fraîche  aiguisée  d'une  pointe  de  tatia  que  j'ai 
versée  dans  s;\  bouche, nous  eussions  vu  pro- 
longer cet  afîreux  malaise, 

—  El  vous  avez  tort,  repris-je,  il  faut  lui 
obéir  et  ne  contrarier  en  rien  cette  volonté 
qui  parle  en  elle  si  impérieusement  ;  tout  au 
plus  pourrions. nous  lu  diriger. 

—  Vous  vous  êtes  occupé  de  magnétisme, 
iuterrompit  sir  Georges  ,  je  me  souviens 
même  de  votre  séance  chez  la  jolie  sénorita 


308  LA    PORTE 

M...  à  Madrid  dans  la  rue  de  Jacometren" 
zo... 

—  C'est  vrai,  mais  je  n'avais  pas  affaire  à 
une  somnambule...  Cet  état  exige  des  ména- 
gements tout  particuliers.  Avant  tout,  il  fau- 
drait que  je  fusse  mis  en  rapport  avec  le  su- 
jet. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  reprit  sir  Georges 
en  faisant  signe  à  Adonis  de  placer  sur  un 
guéridon  devant  nous  des  cigares  et  un 
flacon  de  vin  de  Xérès  :  fais  venir  la  C/ii- 
cita  ! 

Adonis  disparut,  et  bientôt  après,  au  mi- 
lieu du  nuage  onduleux  produit  par  nos  pu- 
ros  je  vis  une  gracieuse  jeune  fille  en  robe 
orange  qui  portait  sur  tousses  traits  l'em- 
preinte de  l'accablement  et  de  la  fatigue. 
Elle  tenait  en  main  un  grand  verre  d'eau 
dans  lequel  elle  enfonçait  et  faisait  dissoudre 
un  de  ces  petits  pains  de  sucre  de  forme 
carrée,  spongieux  et  blancs  que  les  Espagnols 


DU    SOLEIL.  309 

nomment  azucar;  c'était  son  refresco  habi- 
tuel, mais  en  m'apercevant  elle  me  l'offrit 
avec  une  grâce  toute  charmante. 

Sir  Georges  sourit  et  me  demanda  ce  que 
je  pensais  de  ce  déjeuner... 

Jugeant  h  mon  air  d'hésitation  que  mon 
appétit  devait  être  plus  éveillé  que  celui  de 
la  Chicita  ,  W  me  fit  servir  une  collation 
substantielle.  Nous  causâmes  alors ,  et  nos 
anciens  souvenirs  de  voyage  firent  la  matière 
de  cet  entretien,  pendant  lequel  le  regard  de 
la  bohémienne  ne  nous  quittait  pas. Sir  Geor- 
ges était  bon  convive,  il  venait  de  faire  dé- 
filer devant  nous  une  armée  assez  imposante 
de  bouteilles ,  lorsque  tout  d'un  coup  je  crus 
voir  les  yeux  de  la  Chicita  se  mouiller  de  lar- 
mes, la  gitana  laissait  errer  son  regard  du 
côté  de  l'île  de  Léon.  Appuyée  sur  le  balcon 
de  la  terrasse,  elle  interrogeait  les  contours 
bleuâtres  du  paysage  avec  une  singulière 

expression    de  mélancolie....   Etait-ce    un 
ï.  III.  20 


310  LA   PORTB 

amant  que  semblait  appeler  la  brune  fille, 
ou  bien  songeait-elle  alors  à  Séviile,  d'où  Sir 
Georges  lavait  tirée?  Quoi  qu'il  en  tût,  je 
lui  pris  la  main  en  lui  demandant  avec  inté- 
rêt ce  qui  pouvait  amener  chez  elle  cette  dou- 
leur à  laquelle  l'Anglais  ne  semblait  prendre 
qu'une  attention  assez  distraite. 

—  Laissez-la  ,  me  dit-il,  c'est  un  oiseau 
qui  n'est  pas  encore  apprivoisé  ;  réservez 
tout  voire  talent  pour  cette  nuit  9  vous  par- 
viendrez peut-être  à  surprendre  le  secret 
qu'elle  veut  me  cacher. 

Nous  allâmes  respirer  le  frais  à  l'Alaméda 
de  la  Victoria ,  après  avoir  recommandé  -la 
Chicita  au  nègre  Adonis.  L'état  de  cette 
pauvre  fille  m'alarmait  ,  je  ne  pus  m' empê- 
cher d'en  parler  à  Sir  Georges.  Des  aguado- 
res  de  Cadix  venant  chercher  de  l'eau  à  San- 
ta-Maria  passaient  en  ce  moment  sous  la 
l'ulaie  de  chênes  verts  qui  ferme  la  jn-ome- 
nada  ;  leur  gaîlé  bruyante  contrastait  avec 


»tr   SOLEIL.  311 

la  tristesse  de  mes  pensées.  Je  demandai  à 
sir  Georges  de  quel  pays  il  supposait  que  fût 
la  Cliicita ,  il  me  répondit  qu'elle-même 
n'en  savait  rien,  et  que  pour  sa  famille  elle 
baissait  les  yeux  chaque  fois  qu'il  lui  en  par- 
lait. 

—  J'ai  demandé,  dit-il,  à  un  médecin  an 
glais  qui  se  trouve  à  Cadix  d'apporter  remède 
à  l'état  de  la  Chicita  ,  et  il  m'a  répondu  que 
c'était  peine  inutile.  Les  gitanas,  une  fois 
qu'elles  ont  quitté  l'immense  famille  des  bo- 
hémiens et  des  bohémiennes  qui  les  entoure, 
sont  souvent  sujettes,  d'après  lui,  à  une  hy- 
ppcondriede  cette  nature.  Le  somnambu- 
lisme chez  celle-ci  n'a  besoin  que  de  surveil- 
lance et  de  repos. 

Je  n'étais  pas  de  l'avis  du  docteur  consulté 
par  sir  Georges  ;  mais  je  me  gardai  bien  de 
contrarier  l'Anglais  au  sujet  de  sa  gitana.  Le 
soir  venu,  je  regardais  encore  la  barre  qui 
sert  d'embouchure  au  Guadel«te  et  qui  est 


3d2  LA    PORTE 

souvent  assez  cl;ingereuse  ,  quand  je  fus 
averti  par  de  larges  gouttes  d'eau  qu'il  fal- 
lait rentrer  h  l.i  naison.  Sir  Georges  m'y 
attendait  auprès!  en  grog  assez  britanni- 
que pour  me  réc  lauffer  et  me  sécher  ;  il  me 
dit  que  la  Chicta  dormait.  Une  simple 
natte  de  tapisser;  '  séparait  la  pièce  où  nous 
nous  trouvions  d  avec  celle  où  reposait  la 
bohémienne....  fendant  les  instants  de  si- 
lence produit  pai  ia  fumée  de  la  pipe  turque 
que  nous  savourions  en  vrais  pachas,  je  pou» 
vais  entendre  la  lespiration  égale  et  douce 
de  lagitana... 

L'air  était  lourd,  opaque,  j'ouvris  la  fenê- 
tre malgré  les re(  ommandations désir  C  >  or- 
ges contre  les  mosquitos,  dont  le  bourdonne- 
ment, pareil  à  celui  d'une  guimbarde  ,  cou- 
rait par  l'air. 

Les  persiennes  de  chaque  maison  se  fer- 
maient ou  plutôt  (laquaient aux  souffle nents 
de  l'orage,  des  tourbillons  dépoussière  inon- 


DU  SOLEIL.  313 

daienlla  rue,  les  joncs  inclmés  criaient  sous 
cette  raffale,  les  palmiers  voyaient  briser  les 
feuilles  de  leur  éventail.  Sir  Georges  s'était 
assis  à  une  petite  table  et  se  disposait  à 
mettre  en  ordre  quelques  lettres  reçues  de 
Londres;  pendant  ce  temps  la  pluie  commen- 
çait à  tomber  à  flots,  les  ruisseaux  roulaient 
une  eau  noire  et  bourbeuse  ,  ce  fut  à  grand' 
peine  qu'à  travers  ce  bruit  je  distinguais  la 
Yoix  du  serewo  qui  criait  les  heures  : 

—  La  una  ij  média  !  el  tiempo  e  nubla- 
doî{\) 

Je  fus  très  surpris  de  voir  qu'il  était  une 
heure  et  demie  du  matin;  le  Guadelete  ,  ce 
fleuve  que  plusieurs  poètes  s'obstinent  en- 
core à  nommer  aujourd'hui  le  Ic'f/te  ou  fleuve 
d'oubli,  m'avait  peut-être  plongé  dans  cette 
torpeur  ;  en  efi'et ,  de  cette  fenêtre  élevée 
j'apercevais  sa  barre  et  me  souvenais  de  la 

(1)  Une  heure  et  demie!  le  temps  est  troublé  ! 


314  LA    PORTE 

quête  faite  le  matin  même  pour  les  âmes  de 
ceux  qui  y  avaient  péri  .  c'était  le  patron  du 
bateau  à  vapeur  fbarco  al  vaporj  qui  l'avait 
faite.  Tous  les  fredons  de  guitare,  si  communs 
à  Cadix,  me  revenaient  en  tête,  je  me  trou- 
vais seul  et  triste  à  ce  port  de  Sainte-Marie, 
je  songeais  à  la  France  ci  à  Ci  ux  qui  pou- 
vaient encore  m'y  aimer,  lorsque  tout  d  un 
coup  en  me  retournant  je  vis  sir  Georges, 
le  teint  pâle,  les  jeux  ardenis.iha' indiquait 
du  doigl  la  rhambre  de  la  Chicita. 

C'était  une  petite  jiiece  dont  le  sol  était 
couvert  d'esfpras  (naltes)  ,  t  lie  était  blanche 
et  récrépie  ;.  la  chaux  sur  la  muraille  ,  seu- 
lement sir  Ge/rges  y  avait  lai:  placer  dans 
l'un  des  aiigïes  une  petite  lahle  où  il  avait 
partagé  Ini-mêmr  les  liivers  objets  de  toi- 
lette de  son  n(^cessaire  d'argent  avecsachère 
Chicita...  Vno  \\\\\\  i',  à  d(  mi  firiie,  jetait  une 
lueur  pâle  s  ir  le  it  de  la  bohémienne.  La 
Chicita  se   leiat  droite  et  les  yeux  ouverts 


ou   SOLEIL.  31S 

sur  ce  lit;  son  regard  était  fixe,  il  lançait 
alors  cet  éclair  immobile  qui  n'appartient 
qu'aux  somnambules. 

Evidemment  lagitana  ne  nous  voyait  pas  , 
elle  ne  voyait  que  sa  pensée,  sa  pensée  se- 
crète, immuable;  elle  poussa  le  vitrage  d'un 
mirador,  qui  regardait  la  campagne,  et  mal*» 
gré  l'état  violent  de  l'atmosphère,  elle  se 
pencha  à  cette  fenêtre  et  se  mit  à  considérer 
les  collines  au  ton  noirâtre ,  alors  coupées  de 
temps  à  autre  par  la  bande  lumineuse  de 
réclair. 

Tout  d'un  coup,  nous  la  vîmes  se  pencher 
plus  avant  dans  la  rue;  elle  allait  s'v  jeter 
lorsque  le  nègre  la  retint  d'un  bras  nerveux. 
Une  sueur  pâle,  glacée  baigna  le  Iront  de  la 
tJhicita.  elle  se  tordit  sous elle-mêuie comme 
une  couleuvre...  Je  soufflai  alors  sur  ses 
tempes  et  défendis  à  Adonis  de  \\  unirher. 

Elle  se  recoucha:  seulement  s     poitrine 


316  LA    PORTE 

était  agitée  et  semblait  se  briser  sous  ses 
sanglots. 

Une  fois  replacée  sur  son  lit,  elle  caressa 
de  ses  doigts  tremblants  un  fil  noir  qui  était 
suspendu  à  son  beau  cou ,  et  qui  retenait  un 
amuleite  en  forme  de  poire.  L'amulette  était 
de  cuivre  et  semé  de  caractères  inintelligi- 
bles... ses  yeux  se  refermèrent,  et  elle  re- 
plaça d'elle-même  sa  tête  sur  l'oreiller. 

—  Voici  le  moment,  dis-je  à  sir  Georges, 
mettez  vous-même  la  main  de  la  Cliicita 
dans  la  mienne. 

—  Sir  Georges  m'obéit,  car  à  mon  accent 
impérieux  il  comprit  lui-même  l'agitation  de 
mes  pensées,  et  le  désir  que  j'avais  de  péné- 
trer comme  lui  le  secret  de  lagitana...  Dès 
les  premières  passes  de  magnétisme,  aux- 
quelles la  C/ifc/fa  n'opposa  qu'une  légère  ré- 
sistance, elle  remua  les  lèvres  avec  une  sin- 
gulière avidité,  il  semblait  que  les  paroles 
qu'elle  désirait  prononcer  rencontrassent  un 


DU    SOLEIL.  317 

obstacle  dans  la  présence  de  quelqu'un.  J'a- 
voue que  je  tremblai  en  songeant  à  sir  Geor- 
ges; était-ce  l'aveu  d'un  amour  caché  que 
j'allais  entendre ,  ou  la  bohémienne  de  Sé- 
ville  allait-elle  déclarer  elle-même  sa  répu- 
gnance pour  cet  étranger  devenu  son  maître? 
Je  songeai  alors  au  nègre  qui  se  tenait  ainsi 
que  nous  dans  cette  pièce,  et  lui  Assigne  d'ap- 
procher... A  son  aspect,  la  résistance  de  la 
Chicita  T^SLVui  s'accroître;  elle  l'éloigna elle- 
même  par  un  geste  rempli  à  la  fois  de  frayeur 
et  d'inquiétude.  Peut-être  se  souvenait-elle 
des  efforts  tentés  l'instant  d'avant  par  Ado- 
nis pour  la  retenir  ;  car  au  seul  contact  de 
cette  main  noire  dans  la  sienne ,  elle  fit  un 
mouvement  prononcé  d'horreur  et  de  dé- 
goût. 

Je  fis  signe  à  Adonis  de  sortir,  mais  le  mau- 
dit nègre,  curieux  comme  tous  ceux  de  sa 
caste,  se  tint  à  la  serrure  de  la  chambre  et 
observa.  L'orage  s'était  apaisé  au  dehors,  on 


818  LA    PORTE 

n'entendait  plus  que  le  son  monotone  des  ri- 
goles de  pluie  tombant  des  azotens  pour  ar- 
river par  des  tuyaux  jusqu'à  l'arrivé  ou  c- 
teroe  qui  occupe  la  partie  intérieure  et  non 
bâtie  de  la  maison.  Sir  Georges  s'était  ass  s, 
le  visage  appuyé  sur  ses  deux  mains  comme 
un  homme  qui  attend  un  miracle  ou  un  coup 
de  foudre;  ses  yeux  demeuraient  cloués  sur 
la  Cliicita  qui  alors  étendit  les  bras. 

—  Que  regardez-vous,  luidemandai-je  en 
tenant  l'une  de  ses  mains ,  lorsque  vous  êli.s 
à  Ciitte  fenêtre? 

—  Une  petite  maison  à  San-Fernando...  le 
devant  est  près  du  chemiii  de  Chiclana...  ré- 
pondit elle. 

~  Et  que  voyez-vous ,  dans  celte  maison, 
Chicita  ? 

—  Je  vois...  puis  elle  s'arrêta...  sa  parole 
devint  pâteuse,  ses  sons  étouffés,  sa  langue 
lourde...  Je  la  fixai  et  concentrai  sur  elle 
la  puissance  attractive  de  mon  regard;  ma 


DU    SOLEIL.  319 

volonté  pour  la  gitana  n'était  pas  cependant, 
je  dois  le  dire,  en  cet  instant  celle  d'un  maî- 
tre, mais  celle  d'un  frère... 

—A  vous,  oui,  à  vous  peut-être,  dit-elle... 
je  puis  le  dire  ;  mais  à  lui... 

—  Qui...  lui? 

'^  Celui  qui  m'aime. . .  sir  Georges. . . 

—Sir  Georges  ne  veut  vous  contraindre  en 
rien,  repris  je,  ni  moi  non  plus...  Mais,  dites 
Chicita ,  que  voyez- vous  dans  cette  maison 
deSan-Fernando? 

—  Une  pauvre  femme  avec  un  petit  enfant    . 
noir. 

—  Que  fait  cette  femme? 

-^  Elle  fume  en  ce  moment-ci  un  ptiro,  et 
mêle  des  cartes. 

—  Et  l'enfant? 

—  Il  souffle  le  feu,  et  fait  griller  des  sa/- 
monetes, 

—  L'état  de  cette  femme? 


320  LA    PORTE 

Ici  la  Chiquita  se  raidit,  ses  dents  se  ser- 
rèrent; cependant  elle  laissa  échapper  ce 
mot: 

—  Magica  ! 

—  Bien,  c'est  une  sorcière^  une  gitana  qui 
dit  la  bonne  aventure? 

—  Oui,  mais  elle  a  fait  bien  du  mal... Elle 
a  fait  avorter  par  jalousie  la  fille  de  Ferez  qui 
demeure  au  Matadero. 

—  Après? 

—  Après...  elle  a  encore  fait  tuer  un  con- 
ducteur d'ânes  à  Medina-Sidonia. 

—  Est-ce  tout  ? 

—  Elle  me  tuera!  elle-même,  oui...  elle 
me  tuera,  reprit  la  Ckicita  en  m  étreignant 
la  main  avec  force ,  car  elle  voulait,  voyez- 
vous,  me  faire  épouser,  à  moi,  le  gardien  du 
fort  Saint-Sébastien,  que  je  n'aime  pas;  mais 
elle  hait  les  Anglais  ,  et  elle  me  tuera,  vous 
dis-je  ! 


DC    SOLEIL.  321 

—  Que  vous  est-elle  donc?  demandai-je  à 
la  bohémienne. 

— ]  Elle  m'est...  reprit  la  Clùcita avec  hé- 
sitation, elle  m'est  une  pierre  d'achoppement 
dans  tout,  et  pourlant  je  l'aimais!.,  oui,  je 
l'aimais,  moi...  rep  it-elle  en  laissant  débor- 
der de  ses  cils  noirs  des  larmes  aussi  blan- 
ches et  aussi  lourdes  que  des  perles,  c'est  la 
seule  femme  qui  mVût  donné  un  peu  de  pain 
et  de  poisson  quand  j'étais  petite,  tandis  que 
je  me  souviens  d'un  grand  vilain  homme  noir 
de  la  tribu  de  Zégris  qui  me  déchirait  la  peau 
avec  des  lanières  d'aloës,  mais...  je  vous  le 
répète...  elle  me  tuera  ,  elle  ne  pourra 
me  pardonner  et  comme  elle  est  sorcière 
(magica)elle  sait  tout  ! 

—  Mais  ,  encore  une  fois ,  que  vous  est 
celte  femme? 

—  C'est  ma  mère,  monsieur,  ma  mère... 
On  l'appelle  la  Miraba...  Mais  je  ne  la  vois 


322  lA   PORTE   DU  SOLEIL. 

plus  j  la  lampe  de  sa  chambre  s'éteint  ! 


I 


Le  lendemain,  au  point  du  jour,  nous  par- 
lions sir  Georges  et  moi  pour  l'île  de  Le'on,  au- 
trement San-Fernando. 


FIN   DU   TROSIEME   VOLUME. 


Ihpbiher»   htdracliqde  de  Cinocx  bt  yialat^ 
A  Saiiit-Denis-du-Port,  près  Lagny. 


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