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4
LA PORTE DU SOLEIL.
Imprimerie lijJrHuli<iuc de GIUOUX et VIALAT,
k Sâint-Deaia-Ju-Port, pria Ligoy.
^»-""^""-"^::r-.:rir,P'-
LA ÎMtP.TE
DU
SOLEIL
ROGER DE BEAUVOIR.
PAlllS.
DLMONT, ÊDITEUH,
PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉHAIRK.
1 844.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/laportedusoleil03beau
XXIV.
tu MONTRE.
Départ de MadriJ. — Le visa d'un passeport. — Notre-Dame
d'Atocha. -—La prière d'un escopetero. — La montre volée.
— José Maria. — La redingotte.
 M. A. Karr.
D'OiiRf, ig otlthrt \%^t.
Ce matin nous avons quitté Madrid. Rien
ne s^opposait plus à ce départ désiré, rien,
excepté le visa de la chancellerie espagnole,
faisant suite à celui de la chancellerie fran-
çais e...
T. m.
6 LA PORTE
En France , on croit ce double visa une
chose facile, mais les difficultés innombra-
bles que la police castillane se croit en droit
de susciter aux étrangers, se compliquent
encore de la nullité de notre ambassade. La
chancellerie française et la chancellerie es-
pagnole se regardent comme Tristapatte et
Marécot dans leur peau d'ours, aucune n'ose
avancer. L'échauffourée de Léon rendait les
Français suspects, un envoyé de M. Pajeot
vint donc me prévenir que le secrétaire d'É-
tat de Madrid ne me laisserait pas partir
avant trois jours.
— Trois jours ! c'est bien long, repris-je,
Monsieur le chargé d'affaires n'aurait-il pas
assez de trois heures?
— Monsieur le chargé d'affaires de Fran-
ce, poursuivit l'envoyé, ne peut prendre sur
lui d'obtenir votre passeport.
— C'est juste, j'oubliais, il n'a pu même
DU SOLEIL 7
obtenir ies siens dans la nuit du 7 ! j'atten-
drai. Seulement je n'attendrai que trois heu-
res.
— Et après ces trois heures ?
— - Après ces trois heures, je partirai à
mes risques et périls : dites cela à M. Pa-
jeot.
L'envoyé de la chancellerie française s'en
fut l'oreille basse rapporter ma réponse aux
bureaux de l'ambassade. Pendant ce temps,
désirant prendre mon mal enpatiencejepus
visiter encore une fois Madrid à vol d'oiseau,
Madrid où je venais de passer un mois.
Dans ce mois j'avais vu une course do tau-
reaux,une émeute au palais, et une exécu-
tion, c'était assez. Je me souvins alors que je
n'avais pas visité l'église de Noire-Dame-
d'Atocha.
Il y avait peu de mantilles au Prado quand
ja le traversai, le Prado était muet, ce n'é»*
♦t
B LA PORTB
tait pas l'heure de la promenade, l'heure des
éventails et des regards mis en jeu. Quelques
rares aguadores presque tous de Galice et la
tête bardée du classique mouchoir, dor-
maient auprès de la fontaine de Cybèie. Sur
un banc de pierre, un vendeur de raisins et
un miHciaoo faisaient seuls la conversation.
Neuf heures sonnaient à la Porte du Soleil, je
me dirigeai par le Prado vers l'église de No-
tre-Dame-d Atocha.
Ce temple Espagnol est blanc et nu, Il n'a
rien de l'ëclat doré des autres églises ; nul
retable d'or, nulle Vierge à robe de perles;
il est l'humble desservant de Saint-Louis, de
Saint-André et de Saint Isidore de Madrid,
mais il y a une iile de drapeaux à sa voûie ,
comme aussi dans ses chapelles quelques bé-
quilles et des bras de bois en forme d'ex-
voto. Une vieille femme accroupie sur ses
genoux suivant l'usage espagnol, priait
DU SOLEIL. S 9
ardemment la vierge. Derrière elle un
homme se tenait debout, et cet homme,
je le reconnus, car ce n'était pas moins
que Vescopetero de notre voilure, il m'avait
rendu visite la veille en me demandant
si je ne faisais pas route avec lui pour
Séville.
— Voici ma mère, me dit-il tout bas en
me montrant la vieille à laquelle il donna la
main pour se lever de sa natte au sortir de
l'église. Nous partons ë onze heures, ai-je
l'honneur d'escorter votre seigneurie ?
Lescopetero chargé de protéger la dili-
gence en cas d'attaque est pour l'ordinaire
un ancien bandit retiré du commerce, celui-
ci avait trente ans.
C'était un homme élancé, mais vigoureux,
son petit chapeau de majo coqueUement
posé sur l'oreille, sa veste ornée d'une infinité
de boutons ; il portait la guêtre et le panta-
fO Xh PORTE
Ion à bande de velours, connu sous le nom
de ( caîzon de campo ), ce pantalon recou-
vre ordinairement un maillot de laine bleue,
culotte ornée de houppes noires au genou ;
Xescopetero le portait-il ? je le présumai, car
il était mis avec la recherche fanfaronne qui
caractérise l'Andalousie. Il donna le bras à sa
mère, une figure ridée comme un véritable
portrait du Ribera et dont la pâleur ressem-
blait à celle d'un vieil ivoire; puis, me mon-
trant à elle en souriant :
— Merci, lui dit-il, merci d'avoir prié pour
votre fils et ce cahallero qui peut et doit
compter sur mon escopette.
En parlant ainsi, il jetait un regard d'or-
gueil sur sa cartouchière qui, j'allais oublier
de vous le dire, remplaçait sa ceinture et me
plut singulièrement. Elle était de beau cuir
jaune, piquée çà et là sur tout le tour de
fleurs en soie; dansles tuyaux de cette écharpe
•»%
DU SOLEIL. 11
guerrière dorment les cartouches espagno-
les, il y en a vingt-cinq pour le moins.
— La route de Madrid à Séville serait- elle
mauvaise ? dcmandai-je à Yescopetero , quoi-
que je prévisse d'avance sa réponse.
— Muy mala , senor, muy mala \ nous
avons surtout un passage, c'est Puerto Lapî-
che, mais ce n'est qu'a notre second jour de
route, vous pourrez dormir jusque là.
— Et après Puerto Lapiche ?
— Le troisième jour, nous avons encore
Santa Cruz de la Mudela; mais, en ce lieu ,
vous achèterez de charmants couteaux, voilà
une arme défensive, n'est-ce pas, ma mère?
dit-il en se retournant vers la vieille femme
et en lui montrant sa nabaja, couteau fort
long et fort large, emmanché dans une corne
luisante et flne qui sortait de son gousset à
grelots.
12 LA PÔRÏE
— Y a-t-il longtemps que tu fais le métier
à'escopetero ?
— Six ans, senor, et, vous le voyez, je n'y
ai perdu encore aucun de mes membres.
Loin de là, j'ai tué trois voleurs à Baylen.
— Tu m'avais dit six , lûjo ( mon fiîs ! ),
lui dit sa mère en le regardant de cet air de
doute dont Falstaff e&t écouté après sa ba-
taille
— Trois ou six..,, ma foi, je ne sais plus
trop. Senor, prenez-y garde, et si vous avez,
comme je n'en doute pas, une bourse ou une
montre, failes-îa glisser dans votre botte
gauche, à moins que vous ne préfériez me
les confier à toutes deux , à moi Jeronimo
Lopez, natif de Villalta, quand nous passerons
Madrilejosî
J'allais remercier mon nouveau protecteur
de l'honnêteté de ses intentions et me confier
à sa garde, quand je vis accourir vers moi à
DU SOLEIL. 13
toutes jambes le domestique italien de ma
fonda qui m'apportait un papier ployé en
quatre, ce n'était rien moins que le visa de
la chanceiierie française au bas de mon pas-
seport. Le secretario de esiacio avait signé
sur les sollicitations de M. Ligier, le chance-
lier de notre aaibassade. Lès trois heures
se trouvaient réduites à une simple demi-
heure.
— Voilà qui est convenu, dis-je à Xesco^
petero, je pars sous ta garde, mais tu peux
être tranquille, brave Jeronimo Lopez, tu ne
brûleras pas une cartouche en mon hon-
neur. Les bandits des alentours de Puerto
Lapiche ne peuveni rien sur nous, ne viens-
tu pas de prier Notre-Dame d'Atocha ?
— Mais au contraire, seigneur, je viens
de prier la Vierge qu'elle nous en fit rencon-
trer.
— Que me dis-tu là ?
14 lA POETB
— Certainement, ce sont mes petits pro-
fits. N'être pas attaqué ! fl donc, c'est désho-
norant. Il ne se passe pas de fois que je ne
tire ma poudre à ces corbeaux, mais, encore
un coup, je serais mis à rien dans l'estime de
mes semblables si je n'avais pas ma petite
attaque à raconter !
Et Jeronimo Lopez riait en me montrant
ses dents blanches, pareilles à celles d'un
jeune loup; il était menteur, fanfaron, anda-
loux; enfin tous les vices du cher pays
que j'allais voir, il les possédait en propre,
et ne les eût pas quitte's pour un empire.
Mais aussi il était spirituel, éveillé, co-
quet, il me reconduisit jusqu'à mon hôtel
en me donnant le salut d'usage d'un air nar-
quois.
Baya usted con DioSf cah aller o ! (allez avec
Dieu, cavalier ! )
La protection divin© était de nature à me
ou SOLEIL. 15
rassurer plus que la sienne , et pourtant
que devais-je penser de son horrible prière
à Notre-Dame d'Atocha? Quelques visites
d'adieux indispensables me firent gagner bien
vile l'heure de onze heures, heure sacramen-
telle des départs pour Se ville. Un de mes
amis d'Espagne, don R.»., voulut bien me con-
duire avec mes bagages dans sa calèche jus-
qu'à la carrera San-Jeronimo, la rue de la
diligence. Je passai pour la dernière fois de-
vant la Porte du Soleil.
Je crois vous avoir dit que c'est le lieu de
Madrid où fourmille le plus de monde; les
faiseurs de nouvelles, les barbiers retirés,
les émeutiers de révolutions, les espions et
les filous tout s'y trouve. Sous chacun de ces
manteaux d'amadou qui se pavanent arro-
gamment au soleil, il y a une pensé fixe, celle
de ne jamais travailler ou de travailler le
plus commodément qu'il se pourra. Or, de
16 LA PORTS
toutes les manières, la plus facile et la plus
lucrative à coup sûr, c'est l'escamotage;
pour mon compte, je ne croyais pas les fils de
la Castille si versés dans cette étude.
Voici le lait :
Le départ de la diligence de Séville atti-
rant beaucoup de monde, deux fois le
double du monde de Paris dans la cour des
Messageries, — le coin de la carrera San- Je-
ronimo devient tout d'un coup une Bohême
sans nom, un composé de gens honnêtes et
de filous, comme en notre belle capitale de
France, à la police près qui n'a ici l'œil ou-
vert que la nuit, et consiste dans l'uniforme,
la lanterne et la pique du sereno. Voici donc
qu'au moment où je me voyais serré, étouffé
presque, suivant la mode castillanne, entre
plusieurs apcolades données et rendues vive-
ment autour de moi, on m'appelle au bureau
pour payer l'excédent de mes bagages, cet
DU SOLEIL. 17
excédent se nomme arroba. Le véritable
excédent était sans doute ma montre, car en
fendant la foule pour me rendre près des
commis, on vient de meJa subtiliser avec une
grâce charmante fcon mucha destrezzaj,
c'est le mot du zarjal ( postillon des mules) en
me voyant ainsi volé. J'allais m'élancer sur
le marchepied de la voiture, quand je m'a-
perçois du larcin ; mes amis viennent à moi,
je leur apprends en deux mots ma mésaven-
ture. Là dessus doléances, et demande for-
melle adressée par eux, celle du signalement
obligé de ma montre. — Une montre de
Breguet et une chaîne de chez Janisset, qui
eût compris, ces noms dans Madrid? Je me
suis contenté de leur serrer la main et de re-
garder l'heure à l'horloge de la Porte du So-
leil, ce cadran immense si commode pour les
voleurs, qui prenaient le mien comme dimi-
nutif.
18 LA PORTE
•*- Cela vous fera un chapitre de voyage,
me dit sir Georges avec qui je devais parta-
ger la berlina (coupé ). Dans sa qualité d'An-
glais, sir Georges avait été plus prudent que
moi, il avait vendu sa montre de la veille.
— Je ne suis pas assez heureux pour
écrire à cinqs cents francs la page, c'est
le prix de ma montre et de ma chaîne.
— Une montre, en Espagne, c'est du luxe,
reprit-il quand la diligence roula. N'avez-
vous pas les cloches des églises et leurs
cadrane? En définitive ce n'est pas vous, ce
sont les voleurs qui sont volés.
— Comment cela?
— Certainement. Votre montre, selon tou-
tes les probabilités, était dévolue aux bri-
grands de grand chemin, en cas d'attaque.
Les filous de Madrid qui viennent de vous la
prendre l'ont grand tort à ces pauvres gens
leurs aînés. Ici sachez-le, les races ne se mé-
DD SOUIL. 19
lent jamais, en revanche elles 6e gardent
bo^ne rancune. Ainsi les Cartouche de la
route de Séville qu'on nomme îadrones en
voudront aux muchachos de Madrid pour ce
beau trait-là. Muchachos ! (petits garçons) I
c'est ainsi qu'ils nomment les apprentis de
Madrid, ils font fi de leur jeunesse.
— Quant àmoi, je les trouve passablement
avancés.
— Si vous vous souvenez de la rue de To-«
lède à Naples, vous devez les trouver cepen-
dant bien en retard.
— On ne m'a jamais volé rue de Tolède,
repris-je.
— Parce que vous n'avez pas voulu. 11 suf-
fit de désirer.
— Merci du souhait î
— C'est affaire de goût. En 1838, je fis
rencontre, à Naples d'un braveAUemand qui
s'y ennuyait comme un prince. Il ne l'était
20 LA »ORTE
pas, il n'était que baron. I! passait son temps
à courir le Môle ou les boutiques. Désespé-
rant de rencontrer une aventure, il s'était
prescrit une singulière promenade pour diver-
tissement. Matin et soir, mais le soir surtout,
il allait rue de Tolède, — la rue de Naples
où Ton fait le mieux le mouchoir, — et là il
éprouvait une joie inexprimable en sentant la
main furtive d'un lazzarone enlever un de ses
foulards. .. 11 ne revenait jamais plus heureux
à rhôtel de la Victoire que lorsqu'il lui en
manquait deux ou trois. ..
— Si du moins votre montre, senor cabal-
lero, avait été prise par José Maria, le fameux
voleur! reprit notre troisième voyageur du
coupé, un officier de la guardia qui se ren-
dait à Sévllle. C'était là un joli sujet, un vo-
leur aimable, élégant! Les mendiants lui de-
mandaient l'auraune dans les rues en l'appe-
lant senor ladron ! (monsieur le voleur!) Il ha-
DU SOLEIL. 21
billait sa troupe comme un directeur de théâ-
tre. Mais, j'y pense, reprit l'officier, il vous
eût donné sa montre, celui-là, au lieu de vous
la prendre, j'en suis sûr !
L'officier me dit cela d'un ion sérieux.
Vous le voyez, je commençais déjà mon ap-
prentissage aux belles mœurs d'Andalousie.
Ce militaire était vaniteux, brossé, pimpant;
il tirait à plusieurs reprises un petit miroir de
sa poche, et se peignait amoureusement la
moustache. Il allait en congé à Séville, et
feuilletait parfois un vieux livre de poste
avec des gants-paille dignes d'un dandy fran-
çais de l'Opéra.
La tenue de notre mayoral, qui se nommait
Alejo (Alexis), n'était ni moins nouvelle, ni
moins fringante. 11 portait la veste andalouse,
les deux mouchoirs pendant de chaque côté
de la veste, une cravate passée dans une
bague en diamants jetant Téclat le plus vif.
T. ni. 2
2'2 LA PORTE
Il est vrai que cette bague était fausse. Une
mania (manteau de laine) d'étoffe bariolée
reposait à côté de lui. Le zagal (postillon)
avait des souliers beurre-frais, une cravate
orange, et un petit peigne d'écaillé à la
queue.
Nous sortîmes par la porte de Tolède, et
un pan de mur écroulé me fit voir une der-
nière fois cette campagne grise et triste de
Madrid, plantée cà et là d'arbres aussi noirs
que le cyprès.
Madrid, la ville neuve de Charles III, est
vraiment une ville épigrammatique, puis-
qu'elle a placé d'hier la statue de Cervaiuès
devant la chambre des certes, au coin du
Prado. Cette statue de Miguel Cervantes a
l'air de narguer les faiseurs de lois, ces Don
Quichotte de la phrase. Je dis adieu de la
main aux honnêtes industriels de la carrera
San Jeronimo, et pensai avec tristesse aux
DU SOLEIL. 23
cinq jours qu'il me faudrait passer dans la di-
ligence. Cinq jours et cinq nuits pour aller de
Madrid à Séville ! jugez du peu !
Il est vrai que cette route de Séville offre
des haltes piquantes. C'est Aranjuez, la rési-
dence des princes et des sangliers; c'est
Ocana, c'est la Manche, pauvre et nue comme
un lépreux du moyen-âge ; c'est l'Hospilalillo
et la Carolina, colonies étrangères jetées sur
le sol d'Espagne par Pablo Olavidès; c'est
Andujar et Cordoue.
Cordoue ! ce nom seul vous fait rêver ; on
se représente la forêt de colonnes plantée
par le Maure dans une église, le paiio d'oran-
gers dignes du temps d'Abderame, un temple,
enfin, qui a plus de piliersqu'il n'y a de jours
dans l'année.
L'officier de la garde tenait toujours son
livre de poste, sir Georges fumait, nous cou-
rions, entraînés par nos huit mules, vers
24 LA PORTE
Aranjuez... Vescopelero, descendant de l'im-
périale où il se trouvait niché, s'en vint me
prier poliment, à une halle de la voiture, de
lui dire l'heure. Quand je lui eus raconté le
vol de ma montre :
— Senor caballero , reprit-il, que vous
avais-jedil? Nuestra-Senora-d'Atocha est une
vierge qui m'exauce toujours. Ceci est d'ex-
cellent augure pour le voyage! Et il se signa
dévotement.
— Voilà qui va bien, dit-il au mayoral à
voix basse, et croyant sans doute que je ne
comprenais pas l'espagnol, maintenant, qui
est ce qui a fait le coup?
— Le petit Curro, dit le mayoral, j'en
melti-ais ma main au feu. C'est mon filleul et
il va fort joliment.
— A moins que ce ne soit Cristobal ,
mon frère de laitl il a ramassé l'autre soir
huit éventails au sortir de la comédie.
DU SOLEIL. 25
— Décidément, reprenait le mayoral, ces
Français sont surprenants ; ils voyagent ici
sans chaîne de sûreté !
— Que donnerez-vous aux rateros (vo-
leurs) s'ils nous attaquent avant d'atteindre
laCarolina?
— Tu ne sais donc pas qu'il y a deux né-
gociants dans l'intérieur, ils sont armés
comme l'officier delà berlina.
— Vous croyez?
— Certainement, sans compter que je
m'en vais prendre h Aranjuez une cargaison
soignée.
— Laquelle?
— Trois milicianos qui vont à Séville.
— Miséricorde, Aiejo! vous ne vouiez
donc pas que les voleurs nous attaquent?
Nous marchons avec une armée ! Les temps
sont durs, mayoral ; moi qui vous parle, j'ai
26 LA PORTE DU SOLEIL.
fait souvent ici le coup de fusil la nuit contre
les gardes des toréts du roi.
— Silence, j'aperçois Aranjuez; remonte
sur ton siège, et tiens tes escopettes couchées
comme deux rames sur la voiture, cela tait
bon effet, Jeronimo !
— Vous avez raison, nous boirons une
copa^ et, comme les nuits sont fraîches, j'irai
après demander à mon oncle Miguel la re-
dingotle que je lui ai laissée il y a trois mois.
Je vous conterai, en partant d'Aranjuez,
comment elle est devenue ma propriété!
XXV.
Aranfuez,
A M. Jules Lacroix,
Le site du palais. — La vieille. — Les couteaux. — Le prince
de b paix.
Aranjuez est à sept lieues de Madrid , sept
lieues de pays s'entend.
C'est ici le cas de vous parler des châteaux
en Espagne et de cette locution qui a fait le
tour du monde. D'abord il n'y a pas, à pro-
28 LA PORTE
prenient parler, de châteaux en Espagne, ce
sont des maisons, des sitios, et c'est la rareté
même de cesédiûces,n'ayanlriende féodal et
ressemblant presque toujours à un pavillon
de chasse agrandi qui a tait germer le pro-
verbe : Bâtir des châteaux en Espagne. Ajou-
tez à cela le valeureux héros de la Manche,
l'honnête Don Quichotte voyant un château
dans chaque moulin, et vous aurez la clé
de cette moquerie positive.
Non, l'Espagne d'hier, lEspagne des Char-
les-Quint et des Philippe n'a point de châ-
teaux comme la France ; elle n'a point Am-
boise au balcon de ter, Chambord aux dô-
mes d'ardoise, Versailles, Eu, Saint-Germain,
et toute la ceinture de l'Anjou, de la Breta-
gne, de la Loire, de toutes les provinces, en-
fin, vassales autrefois de leurs seigneurs,
L'Espagne n'a que des ruines de châteaux
bâtis par le Maure, des monceaux de pierre
DU SOLEIL. 29
que le doigt d'un mayoral ou d'un guide
montre épars çà et là au voyageur. Aran-
juez, le Pardo, laGranja, Vista Allegrl, sont
des caprices de décor ; TEscurial une large
tombe adossée à une montagne de neige. Les
châteaux en Espagne sont donc un mirage
qui fascine l'œil du touriste prévenu , ils
n'existent pas. •
Aranjuez est un sitio real (maison de plai-
sance du roi) qui est devenu bien vite une
sorte de petite ville. Autant le désert qui suit
Madrid attriste la pensée, autant les aspects
riants et les arbres de haute-futaies qu'on
rencontre avant la résidence royale embellie
par Charles IV, le roi chasseur, celui qu'ils
nomment encore ici el cazador, disposent
l'œil agréablement. Après le Ponle Larga,
que vous traversez surle Xarama et qui vous
montre orgueilleuseuient les griffes de ses
quatre lions de pierre , vous apercevez des
30 LA PORTE
rues vastes et plantées comme une prome-
nade de Rotterdam ou d'Harlem, un palais à
pierres rouges entouré de jolies fabriques,
un nombre infini d'orangers taillés en boule,
des statues et des fontaines moins belles qu'à
Versailles, mais partout des indices du goût
dominant de Charles IV, des rocailles, des
amours sur des dauphins, des espaces octo-
gones, des gazons taillés comme au temps
de Louis XV et de Louis XVL Le palais n'a
rien d'éclatant à l'extérieur, ici nulle autre
émotion que celle de rencontrer des arbres,
des jardins, des avenues, toutes les merveil-
les de la végétation baignées par un fleuve.
La situation est humide en juillet principale-
ment ; la cour, quand il y avait une cour,
n'yrésidait, dit-on, que jusqu'à la fin de juin;
alors les jardins n'étaient môme ouverts que
passé midi ; le peuple allait visiter les pein-
tures à fresque de la salle à manger, les îles,
Di! sor.r;ii.. 51
les cascades, les petits lacs, tout ce que le
travail successif de plusieurs règnes a su ar-
racher au sol, et créer sur ce val féerique.
Le château regarde le Tage, et l'admira-
tion des Espagnols est aussi effrénée pour le
fleuve que pour les plantations qui vous y
conduisent. Les arbres en Espagne sont cho-
se si rare, si étrange, que la résidence ver-
doyante d'Aranjuez a lieu de surprendre en
effet. L'honnête Castillan, qui relaye en cet
endroit, regarde ces ondes et ce feuillage
avec tout l'orgueil d'un conquérant, il sait
que des tuyaux conduisent l'eau dans le trou
creusé au pied de chaque arbre, que plu-
sieurs millions ont fait ces jardins, ces arbres
du Nord, ces plantations qui, à part les oran-
gers, n'ont rien à coup sûr d'espagnol. Ima-
ginez, en effet, un système d'irrigation plus
subdivisé encore que celui du génie Mores-
que à Grenade, plus mesquin, plus forcé, —
32 LA PORTE
VOUS avez Aranjuez. Près de ces cascades
passaient des ministres comme Grimaldi, sur
ces gazons bondissaient les daims de Char-
les IV ; de ce balcon, Ferdinand VII promet-
tait les taureaux au peuple. Si les sangliers,
malgré le dire de Henri Swinburne, ne se
montrent guère dans ces rues d'Aranjuez
pendant l'hiver, on y rencontre encore du
moins des vieilles mendiantes assez laides.
Celle que je viens d'apercevoir avait plus de
quatre-vingt-six ans, c'est une sorte de cata-
logue vivant, incroyable, de tous les person-
nages qui ont visité Aranjuez.
— Sous Ferdinand VU, me dit-elle, ce do-
maine royal et ce village étaient encore
bien tenus, maintenant ses magnificences
n'existent plus que dans les souvenirs de
celle qui vous parle. Elle aussi, elle y a
tenu sa place et peut-être plus que vous ne
semblez le croire.
DU SOLEIL. 53
— Comment cela ? dis-je à la vieille men-
diante, en lui donnant le bout d'un cigarro
presque éteint que j'allais jeter.
Elle le ramassa, le broya dans ses dents
avec précipitation, puis ayant réduit la leuille
en poudre, elle me demanda une feuille de
mon carnet pour s'en composer une cigarette
à l'instant même... Après avoir aspiré quel-
ques gorgées de tabac, elle s'assit sur le
marchepied de la voiture, et me regardant
avec ses petits yeux de sorcière :
— Quand j'étais petite, nous dit-elle, c'est
à moi que Charles IV achetait les couteaux
dont il remplissait toujours ses poches pour
la chasse. Ces couteaux sortaient de la la-
brique de Madrid , el le roi , en coupant une
branche dans le jardin del Principe, se blessa
avec l'un d'eux. Le soir même il eut la fièvre;
on répandit le bruit dans Aranjuez que j'a-
avis vendu au roi un couteau empoisonné.
54 LA PORTE
Empoisonner Charles IV! moi qui pleu-
rais tant le jour de son abdication dans ce
même palais ! La reine Maria Luisa me fit
venir celte fois et me frappa la joue de
son éventail.
— Antonita, me dit-elle alors, tu es une
bonne fille, le roi a planté lui-même un grand
nombre d'arbres à Aranjuez, il y met une
superstition véritable. Te voilà perdue avec
ton couteau. Je veux bien croire à ton inno-
cence. Ce soir, le roi se promènera en car-
rosse le long de l'avenue avec son premier
minisire , je serai à cheval avec mon écuyer
ordinaire devant l'équipage royal ; dès que
tu me verras arrêter sous le prétexte d'ar-
ranger les boucles de ma selle, cours hardi-
ment aux portières dont les mantelets seront
levés, et prie Sa Majesté de t'entendre. Sans
cela, il y va pour toi de la prison !
J'élais anéantie, immobile... je suivi? tou-
DU SOLEIL. 35
tel'ois le conseil de la reine, mais il me porta
malheur. L'équipage royal longeait la calle
de la Reyna, cette belle avenue qr.e vous
voyez et qui va en ligne droite depuis les
portes du palais jusqu'au Tage , quand sur un
signe de Maria Luisa, je me présentai à la
portière du carrosse.
— Fuera,fueral (dehors ') cria le roi ; en-
core cette maudite gitana!
— Je suis innocente, m'écriai-je.
— Au diable ! reprit le roi en ouvrant la
veste de buffle qui lui servait pour la chasse ;
qu'on me g-ante cette folle! Voilà ton couteau,
poursuivit-il en le tirant de sa poche, et en
me le lançant au visage.
11 était alors d'une humeur exécrable ; le
froid et la pluie avaient rendu sa chasse du
malin si mauvaise, que ce jour-là était sans
doute marqué de noir sur son calendrier.
— Vous ne voulez plus de mes cou-
56 LA PORTE
teaux ? repris-je ; vous prétendez , Sire , que
j'ai voulu empoisonner Votre Majeslé !... Eh
bien , croirez-vous maintenant à mon inno-
cence?
Et saisissant le couteau, je me fis au bras
une entaille si profonde, que le sang rejaillit
sur les panneaux du carrosse...
La reine Maria Luisa poussa un cri, Char-
les IV donna ordre à l'un de ses postillons
de piquer des deux ; mais, par un remords
qui devait se faire jour naturellement dans
l'âme d'un tel prince, il revint bientôt sur ses
pas , après avoir commandé à son zagal de
tourner sur la grande place de San- Antonio.
Les galeries de cette belle place , ses fon-
taines et jusqu'à sa chapelle dont la silhouette
blanche se détachait sur la verdure du mont
Parnaso , furent bientôt couvertes de cu-
rieux.
— Antonila , dit le roi , lu es une brave
DU SOLEIL, 57
fille ; je déclare devant tout le peuple d'Araii-
juez que non-seulement lu n'as pas voulu
m'empoisonner , mais que lu verserais , au
besoin, ton sang pour ton prince. Je t'établis
de ce jour gardienne et concierge de la casa
de Labrador, lieu de plaisance fondé en ce
lieu môme par notre gracieuse et souveraine
volonté. Tu soigneras les marqueteries en
platine, les peintures, les meubles, et tout ce
qui constitue les ornements de ce pavillon.
Seulement, Antonita, plus de couteaux, j'ai
là-dessus mes idées fixes !
Et cela dit, je le vis passer, mettre bientôt
pied à terre, et se rendre à l'île formée par
le bras du Tage au nord du palais. La sen-
teur des arbres s'épandait au dessus des fon-
taines, les galères richement ornées couraient
sur le fleuve , les courtisans suivaient les si-
nuosités décrites par la barque du roi... Hé-
las 1 quand plus tard il se vit forcé d'abdi-
T. lU 3
38 LA PORTE
quer, ce roi , quand , abaissant les yeux sur
ce val d'Aranjuez, il se souvint avec amer-
tume du temps heureux oa il n'élait que prince
des Asturies; quand il dit adieu à ces oran-
gers, à ces bois, à ces beaux arbres au mois
de mai 1 808 , il ne voyait plus auprès de lui
une pauvre bohémienne comme moi pour
conspiratrice j il voyait son propre fils! Don
Ferdinand — on le disait ici du moins — était
écarté de la cour par les intrigues d'un fa-
vori puissant, le prince de la Paix, don Em-
manuel Godoy, duc de la Alcudia !
La haine du peuple poursuivait le prince
de la Paix, en même temps que son amour
éclatait pour Ferdinand. C'est alors que je
vis le roi Charles IV se montrer à ce balcon
et déclarer qu'il abdiquait en laveur de son
fils... J'étais là, Monsieur, moi qui vous
parle ; le peuple, enthousiasmé, cria à plu-
sieurs reprises : Vive Charles IV l vive Ferdi-
DU SOLEIL. 59
nand VII! vive lo père et le fils! Mais lui,
mais le roi, mais Charles IV me trouvant
alors sur son passage dans Tune des galeries
du palais :
— Antonita, s'écria-t-il, c'est en ce jour-ci
qu'il me faudrait l'un des couteaux que tu
me vendais jadis , le prince de la Paix est
sans armes, et il pourrait du moins s'en ou-
vrir les veines !
— Que dites- vous, Majesté?
— Je te dis qu'il faut une victime à ce
peuple , on poursuit Godoy , le favori , Godoy
qu'on suppose l'auteur de tous les maux de
l'Espagne. Voici la clef de la chambre où le
malheureux prince de la Paix est enfermé.
C'est là qu'il attend, Antonita, et quelle at-
tente, grand Dieu ! jure-moi de le sauver !
— Je le jure!
— Sur quoi?
— Sur ma mère.
40 LA PORTE
— Bon, ceci vaut mieux que sur le Christ ;
Ferdinand mon fils ne m'avait-il donc pas
juré sur lui de ne jamais attenter à ma cou-
ronne ? Le vieux roi essuya une larme » et il
me donna la clef... En montant l'escalier qui
devait me conduire à la chambre du prince,
j'entendais de tous côtés des cris furieux, des
blasphèmes contre Manuellto.
— Où vas-tu? me dit un Madrileno (hom-
me de Madrid). Aide-nous donc à découvrir
le prince.
— Le prince? répondis-je, il doit être à
celte heure embarqué sur le Tage ; le bate-
lier Roque a reçu huit onces pour le passer
à ses risques et périls.
— Le grand duc de Berg , qui com-
mande la garnison française à Madrid , nous
a frayé le chemin que nous devons suivre.
Pampelune, Barcelone et d'autres places im-
DU SOLEIL. 41
portantes sont rendues aux auxiliaires. Mort
à Manuelito !
Et ces cris de mort me poursuivaient , ma
tête était en feu , mes mains glacées; j'évitai
pourtant ces hommes , et j'arrivai palpitante
jusqu'au lieu désigné par le roi : c'était un
grenier.
Oui, don Manuelito y — ou , si vous l'aimez
mieux , don Emmanuel Godoy, duc de la Al-
cudia , était caché là !.. .
Caché dans un grenier, lui , monsieur, lui
que vous ne pouvez connaître , — vous êtes
trop jeune , — caché là , sous de misérables
bottes de paille , un noble et généreux prin-
ce, un simple fils de laboureur, c'est
vrai , un pauvre officier de la garde , c'est
vrai encore , qui avait fait fortune chez nous
par sa bonne mine et sa guitare ; — mais un
cœur d'or, monsieur! Celui-là n'était pas
comme tant de parvenus d'aujourd'hui , — il
42 lA PORTE
n'avait pas oublié ses anciens camarades; sa
mémoire enfin ne pouvait , ne devait pas être
flétrie par aucune action odieuse !... Manue-
lîio es huenol disaient les vieilles l'emmesde
Badajoz , sa nourrice surtout , à laquelle il
faisait une pension.
— Que me voulez-vous, Antonita? me dit-
il, car lui aussi me connaissait , il savait bien
que j'étais du château. Il se leva plus pâle
qu'un homme condamné à mort , et qui voit
venir le bourreau.
— Quelque ruse ! reprit-il ; tu précèdes ,
tu guides mes ennemis... Mes ennemis!...
devais-je m'altendre à en trouver parmi les
Espagnols !
Il prêta Toreille comme s'il eût entendu un
bruit sourd près des murailles ; et , me jetant
un regard désespéré :
— Oui , c'est moi , je le sais ; c'est moi
qu'ils veulent; ils veulent ma mort, mon
BU SOLEIL. 4S
sang ! Qu'ai-je fait , grand Dieu ! qu'ai-je
fait?... Us m'appellent traître , ils médisent
vendu à Buonaparle ! Que vont-ils faire de
moi , Sainte Vierge ? réponds vite , Anto-
nita !
Je le regardais, hélas ! moi-même éperdue
de crainte... Ses mains , ses lèvres , sa voix ,
ses genoux, tout tremblait chez lui; et^ en
vérité , il n'y avait là qu'une terreur légi-
time , car on le cherchait de tous côtés , non
pour le tuer, mais pour le battre...
Le battre , mon Dieu ! le battre , lui dont
la voix haute avait commandé à des reines !
le battre , lui dont les rois avaient tant de
fois demandé l'appui ! La fureur populaire
devait-elle en venir à un pareil acte de lâ-
cheté ? — Cependant cela fut , cela fut , Mon-
sieur, poursuivit Antonita en voyant que j'é-
tais pâle et prêt à pleurer.
J'aimais en effet le prince de la Paix , je
44 LA PORTE
l'aimais... et cela sans le connaître... Une
élévation si subite, une chute si prompte,
un oubli si grand ! Et quand je songe qu'à
l'heure où j'écris ces hgnes , le prince de la
Paix, retiré dans une chambre de la rue de la
Michodière , ne vit à Paris que des cinq mille
francs attachés à la croia: d' officier de la Légwn-
d'Honneur!... Cela est ainsi , et avec cette au-
mône IVançaise, reçue de Napoléon, il laut que
le vieillard entretienne non seulement quel-
ques membres de sa famille, mais ses compa-
triotes , les réfugiés d'Espagne , cette im-
mense et incessante famille ! Je regardai
tristement Antonita , et elle reprit :
— Le bruit courut bientôt que le prince
était dans ce grenier. . . Je ne savais comment
faire pour l'en tirer ; je me souvins par bon-
heur d'un passage donnant sur le guichet par
lequel on est obligé de passer pour entrer au
village d'Aranjuez. J'allais triompher, il me
DU SOLEIL. 45
suivait , lorsqu'un coup de sififlet aigu partit
à deux pas de nous.
— Manuelito !
Ce cri pénétra dans ma poitrine comme la
lame d'un poignard. C'était un fraile (moine)
qui l'avait poussé. — En un instant , cette
population furieuse , avinée , sanglante , se
rua sur le prince de la Paix ; elle déchira ses
habits , il fut accablé de coups , accablé de
coups sous mes yeux !. .. Mais on lui laissa la
vie. La vie ! quelle lourde clémence pour un
tel cœur ! Il eût préféré mourir vingt fois et se
voir jeté dans les eaux jaunes du Tage. Mais il
était écrit que , sous la protection du général
français , il passerait bientôt en France avec
la famille royale j il était écrit que Manuelito
ne reverrait jamais sa chère Espagne , la
vieille d'Aranjuez et sa nourrice de Badajoz !
Vous qui le reverrez , monsieur le voyageur,
46 LA FORTE
dites-lui que tout cela a un cœur et pense à
lui!
Elle avait parlé. Je lui répondis à travers
mes larmes que je m'acquitterais de sa com-
mission près de l'infortuné prince de la Paix.
Sous Ferdinand VU , sous Christine , on a
proclamé en Espagne des décrets d'amnistie,
et jamais don Godoy n'y a été compris. Pour-
quoi cela? me demandais-je alors avec tris-
tesse. Ce vieillard abandonné de sa famille .
ce favori déchu qui a fondé en Espagne des
établissements utiles, et secondé dans son
pays le goût des lettres, n'avait-il donc pas
des titres à la pitié ?
La vieille femme était restée près de moi ,
elle m'indiquait du doigt le cirque construit
par Ferdinand VII , ce prince dont Méry a
dit :
( 0 roi Ferdinand Vll que sa mère appelait
« Ferdinand, cœur de tigre, et lêtedc mulet!
»D SOLEIL. 47
Hélas ! malgré les taureaux se rendant
alors même à l'amphithéâtre, malgré les
arbres à fleurs d'Aranjuez laissant tomber
leurs branches échevelées sur les statues ,
malgré la voix des jets d'eau murmurant
sous les feuilles des notes amoureuses comme
celles du Tasse , malgré le Tage , urne épan-
chée sur cette verdure du nord , je pensais ,
ami , à cette tragédie providentielle , à cette
révolution proclamée du haut d'un balcon et
sur les cimes agitées des ormes d'Espagne ;
tout en fuyant Aranjuez , je voyais les mains
sanglantes du prince de la Paix sur les parois
du guichet que nous laissions !
XXVI.
La UEDINGOTE DE l'eSCOPETERO^
Au même.
Deux amis. — - L'oubli d'un anglais. — MoroUo, — Le voleur
découvert.
Nous allions quitter Aranjuez et continuer
notre route quand il s'éleva un incident as-
sez grotesque.
— Eh bien ! dit Alejo le mayoral à l'Esco-
petero qui allait remonter triomphalement à
50 LA PORTE
sa piace accoutumée , eh bien , cher Jeroni-
mo Lopez, te voilà avec une bien belle re-
dingote ?
— - Assez belle, en effet, dit Jéroninio en
se carrant et en allumant sa cigarette à celle
de sir Georges qui montait le marchepied du
coupé. •*
— Que la diligence de Sëville verse plutôt
avant Ocana , où nous devons coucher ce
soir, s'écria tout d'un coup sir Georges en se
retournant, si celle défroque n'est pas celle
d'un gentleman!
— J'aime à le croire, milord, dit Jero-
nimo sans se troubler. Vous nommez cela?
— Un véritable macv poiijfl 11 doit coû-
ter à Londres cinq paounds et venir de chez
Sandcrs.
Et sir Georges sans plus attendre se mit à
procéder à l'examen de la redingote.
C'était en vérité un excellent pardessus.
DU SOLEIL. 5)
comme nous disons en France, on voyait
seulement qu'il avait été mieux porté. De
larges taches de graisse, résultat du pucliero
et de Yolby décrivaient des almarges inter-
minables sur son fond jaunâtre; les boutons
en étaient arrachés en plusieurs endroits.
Malgré cela il était facile de reconnaître sa
destination première comme sur le front
d'un ivrogne on reconnaît encore s'il est de
race noble ou commune.
— D'où te vient ce vêtement ? dit Geor-
ges qui en ce moment semblait en proie à
une agitation fébrile.
L'escopetero se conlenla de relever la tête
fièrement, en assurant qu'il était l'unique
propriétaire de la redingote ; puis il s'élança
sur le haut de la voiture où il disposa ses
quatre espingoles son arsenal ordinaire.
Nous ne pûmes savoir d'où lui venait cet ha-
bit, mais en revanche sir Georges se répan-
52 LA POIITE
dit en doléances sur le sort des malheureux
voyageurs.
— Quelqu'imprudent touriste, s'écriait-il,
j'en suis sûr, qui aura fait usage de ses ar-
mes avec les voleurs î moi je tiens toujours
leur bourse à part, continua-t-il, en tirant
de sa poche une escarcelle de cuir jaune as-
sez commune, qu'il avait achetée la veille à
Madrid. Je ne suis pas poltron, mais à quoi
sertie courage individuel contre une armée
de bandits ?
— Sans compter qu'il vaut mieux leur
laisser sa redingote, reprit l'officier en ra-
menant sur lui les pans de son manteau, le
dessus est préférable au dessous, et il fait si
froid dans la Sièrra-Morena.
Nous allions aborder en effet ce nouveau
passage ; Ocana nous apparaissait. Quelques
chênes verts, des troncs d'oliviers, un pays
pauvre, maladif, tout nous annonçait l'en-
DU SOLEIL. 55
trée de ce vaste plaleau qui précède la Man-
che, et qui s'appelle la l^Iesa de Ocana. CeKe
route d'Andalousie que l'on prend au sortir
d'Aranjuez est ce qu'il y a de plus triste au
monde, mais la posada qui nous attendait
dans la ville était encore plus triste. Ce fut
cependant dans cette auberge que je remar-
quai le premier j^ath, ou cour andalouse
entourée de minces coloneites. La lune dé-
coupait ces légers pilastres sur le sol, l'air
était vif, le ciel pur ; je songeais encore à la
victoire remportée par trente mille français
sous les murs d'Ocana quand le roi Joseph
commandait nos troupes, et que les espa-
gnols virent s'ouvrir à nos arm.ées la route
de TAndalousie. L'aspect désolé d'Ocana, sa
tristesse, son silence, tout portait mon àme
à la rêverie, quand j'cnlendis dans la salle
basse une tempête de voix confuses. En mê-
me temps le bruit d'un caksero dont toutes
T. m /,
64 LA PORTE
les clochettes, sonnaient m' annonça l'arrivée
de voyageurs qui se rendaient de Séville à
Madrid. A Ocana, en effet, les deux diligen-
ces se croisent, je ne tardai pas à voir affluer
dans la cour de la posada une foule bariolée.
Les uns portaient des chapeaux de majos
avec de larges manies rayées de bleu et de
jaune, d'autres nous arrivaient, noirs de la
têle aux pieds ; ceux-ci avec le sombrero en
clocher comme à Malaga, ceux-là avec la sa-
marra, veste à peau de mouton en forme de
spencer. Us prirent bientôt place au souper
préparé dans la plus grande chambre de l'au-
berge formant le rez-de-chaussée.
Cette invasion subite des mœurs andalou-
ses a de quoi surprendre agréablement le
voyageur, les costumes de Cordoue, d'Andu-
jar, et de Séville, l'idiome léger et railleur
opposé à la gravité Gastillanne, la fusion de
ces hommes tous fils d'une même patrie, leur
DD SOLEIL.
conversation seule qui semble presque en
faire un autre peuple, tout cela plaît, excite,
et vous met en goût pour visiter ces royau-
mes divers, colorés d'une teinte chevaleres-
que.
En ce moment de solçnnel silence qui suit
l'ouverture de la collation dans tout repas,
voici que tout d'un coup retentit une voix
aussi aiguë qu'un sifflet, c'était un jeune
voyageur d'Albion qui venait de reconnaître
sir Georges.
— Priiatf inndidd! (jouddJ (1).
Ces interjections exprimaient asiez la sur-
prise des deux amis, elles étaient poussées
par tous deux à la fois. Sir Georges se leva,
et courut embrasser le marquis de K... son
condisciple de l'université d'Oxford.
^— Vous revenez de Séviile? \mj dear?
(1) Quoi ! vraiment ! bon .'
56 L\ PORTE
— Comme VOUS voyez, et vêtu ou plutôt
travesti à l'Andalouse.
— Voilà une mania qui vous sied fort bien ;
seulement il vous manque des fleurs de ve-
lours rouge à vos guêtres.
— Ce sont mes guêtres de voyage, j'en ai
d'autres dans ma malle , vous me voyez
maintenant en paijsano (bourgeois), il en
coûte trop cher à se faire remarquer sur la
grand'route! Je lésais.
Sir Georges ne donna pas grande atten-
tion à cette phrase, et le souper fini, nous
résolûmes de passer la nuit à causer. Le mar-
quis de K..., l'un des meilleurs noms de l'a-
ristocratie anglaise, avait fini sa tournée
d'Espagne; il avait vu Grenade et les villes de
la côte, nous lui demandâmes pourquoi il ren-
trait par Madrid.
— J'ai plusieurs oublis à réparer, nous
dit- il; il y en a surtout un qui me pèscétran-
DU SOLEIL. 157
gement, moi qui ai vu tous les hommes poli-
tiques de l'Espagne, je n'ai point vu Marotto.
— Marotto ! reprit sir Georges assez éton-
né lui-même malgré son flegme d'Anglais.
— Oui, Marotto... j'ai là son adresse, il
demeure à Madrid calle de la Luna. J'ai une
lettre pour lui !
J'avoue que pour ma part, celte visite à
Marotto me paraissait si bouffonne, que je
fus pris d'un fou rire. Mais outre que l'An-
glais déclarait ne pas aimer la voie de l'O-
céan pour retour, il était amoureux, à ce que
m'apprit sir Georges, et amoureux de qui?
je vous le demande ! de la fille de Marotto !
Une belle jeune ûlle sentimentale — à ce
que je sus bientôt — Marotto en a deux, Ma-
rotto l'avare, Marotto qui prend soin, comme
le juif Shilock, de cacher ses richesses et de
faire croire qu'on ne lui a pas assez payé le
prix d'une trahison.
5S I.À POETE
J'avais VU à Madrid le général Marollo,
son corps est à cette heure déjà vieux et mi-
né ; il mène une vie obscure, retirée, cha-
grine : on dirait qu'il se rend justice. Sa fille
est belle, souriante; elle plaît, elle attire,
elle a pour elle sa jeunesse et son malheur,
cest la colombe auprès du serpent, mais elle
vit dans la même cage.
Le marquis de K. .. tira une boîte à thé de
sa malle, des cigarres excellents, et deux
vues de l'Alhambra prises de la cour des
Myrtes. Nous étions près d'une lampe fu-
meuse, une lampe à trois becs, nauséabonde
et triste comme une lampe de tombeau. Il
nous racontait, lui, Cadix et Grenade, les
tours des gitanes, et ses excursions avec le
guide Lanza, un charmant voleur.
En ce moment; il y eut un léger coup Irappé
à la porte de notre chambre commune, ce-
IdiiiYescopeleroqm venait nous demander un
DU SOLEIL. 6Ô
peu de papier pour se rouler des cigarres.
Ce don de quelques morceaux de papier est
une grâce inappréciable pour l'Andaloux, la
fabrique royale de Séville lui taisant payer
fort cher la façon des piuos (gros cigarres).
— My Word of an honest man ! (ma parole
d'honnête homme) l s'écria tout d'un coup
le marquis de K..., voilà ma redingolte qui
entre!
Et courant à Jeronimo Lopez, il le pria de
quitter sur-le-champ son pardessus.
— PorDios, hombrel disait l'escopetero en
boutonnant son surtout, vous avez-là une
bien meilleure mantal Laissez-moi, je suis
un pauvre homme, c'est en tout bien, tout
honneur, que j'ai cette redingote !
— Ne t'excuse pas !
— Si fait, ce n'est pas moi, c'est mon oncle
Miguel... Je proteste à la face du ciel que ce
60 LA PORTE
nest pas moi qui, dans la nuit du 29 juin
dernier...
— • Ma Yolé, n'est-ce pas? volé à la hau-
teur de Madrilejos quand j'allais à Séviîlesans
savoir alors un mot d'espagnol, il y a décela
trois mois? Imaginez-Yous, continua l'An-
glais; en faisant l'examen de sa redingote
que Vescopetero de notre voilure, un nommé
Miguel, du village d'Aranjuez, s'entendait
avec les voleurs, A Madrilejos, où vous pas-
sez demain, nous fûmes attaqués. Le majo-
rai connaissant les usages avait capitulé pour
trois à quatre mille réaux, somme assez
cîière, quand l'escopetero Miguel vint me
dire à la portière : Senor ingles, les voleurs
ne demandent plus qu'une chose...
— Laquelle, répondis-je en le regardant
avec une certaine frayeur.
— Senor ingles, je ne sais trop comment
vous dire cela, mais cest votre redingote!
DU SOLEIL. 61
— Va t'en au diable, repris-je.
— Comme il vous plaira; mais ils aUen-
dent avec leurs fusiis, je vais leur porter
votre réponse.
— La voici, repris-je en me dépouillant
agilement de la redingote et en la jetant à ce
damné Miguel par l'une des portières du ca-
lescro. Heureusement, ajouta le marquis, que
nous n'étions qu'à une journée de Madrid et
au mois de juin!
— Senor imjles, reprit à son tour Jeronimo
d'un air patelin, cette mauvaise action a porté
malheur à mon oncle Miguel, qui me rem-
plaçait -alors dans les fonctions d'escopetero
sur cette route, il a pris la calcul ura (la fièvre)
le soir même. Se voyant près de sa fin à quel-
ques jours de là, il m'a fait venir et m'a lé-
gué cette redingote !
Ce mensonge du crii de Jeronino fut débité
avec un tel sérieux, auquel succéda bientôt
(K2 LA PORTE DU SOLEIL.
une voix si tremblottante et un air de com-
ponction si andalouse, que l'Anglais lui-
même, enchanté d'être le héros d'une aven-
ture, lui laissa sa redingote, se promettant
bien seulement, de retour à Londres, d'écrire
à son tailleur sur quel dos elle avait passé.
Le lendemain, au petit jour, nous entrions
à la venta de Puerto LaPiche.
XXVII.
DEUX SIEURS.
A M""* la mar«mihe (!« VaHois.
La rotonde. — Barbrra et Clorindi. — Le serpent. —La maiiche
— Pauvreté de ses habitai. t*. — Un coucher de soleil
avant Val de Penas.
Nous étions devant Puerto La Piche.
Jusque-là, je croyais être sûr du personnel
de la diligence : le mayoral et l'escopetero lor-
maient la partie agissante du coche , en
comptant le zagal, toujours actionné près de
€4" LA PORTE
SCS mules; le coupé (berlind) se composait de
sir Georges, de l'ofTicier de la cjuardia et de
votre humble serviteur ; l'intérieur, de deux
négociants et de trois miliciens allant à Séville.
Tout ce relevé présentait une assez belle te-
nue en cas d'attaque ; mais en ceci il n'était
pas encore question de la rotonde.
Arrivé à PuertoLaPiche, à quelques miltes
du Toboso, si célèbre dans les fastes de l'é-
cuyer de la Manche, la lourde voiture s'ar-
rêta. Un homme, qu'à sa chevelure, à son
teint et plus encore à une épingle de corail
en forme de corne contre la jettaiura (mau-
vais œil), Je jugeai devoir être un digne fils
de Florence ou de Naples, sauta de la ro-
tonde en question, après en avoir fermé tous
les stores. Cet homme me rappela un de ces
bravi dont Jacques Caliot a laissé une si poé-
tique personnification dans une de ses gra^
vurcs. il lut bieniol rejoint par un petit vieil-
DU SOLEIL. 65
lard espagnol court et grêle, que je n'avais
pas vu se glisser comme une anguille dans
l'intérieur, à la ca/rera San Jeronimo, au
moment de notre départ de Madrid.
Les deux hommes causèrent entre eux
sans prendre garde aux horribles mendiants
de toute sorte qui se pressaient autour de
nous avec des visages hâves et affamés, aux
ninos (petits enfants) tout nus sous les portes
comme des saints Jean, et fumant un bout
de cigarette pour se réchauffer ; ils ne don-
nèrent pas une plus grande attention aux
marchands de raisin cernant la misérable
venia où nous comptions déjeuner, si faire se
pouvait ; mais, se montrant du doigt la ro-
tonde, fermée comme une véritable loge de
théâtre : — Les ferons-nous descendre? di-
rent-ils en se dirigeant vers le feu de la cui-
sine.
— Impossible^ reprit l'un, Darbara ne peut
66 LA PORTE
se bouger, et Clorinda souffre des dents. Il
vaut mieux attendre le coucher à Val de
Penas.
— Qu'est-ce que Barbara et Clorinda?
pensai -je alors.
Il y eut un cri étouffé dans la rotonde.
L'Italien y courut, mais l'Espagnol ne bou-
gea pas de sa place. Il revint bientôt en di-
sant que Barbara avait faim.
Un pain brun, huileux, tort loin de la blan-
cheur et de l'excellence du pain d'Arcos, pa-
rut sans doute à l'Italien un régal assez bon
pour Barbara, car il le lui jeta avec quelques
pimens crus par la porte de la rotonde, qu'il
entr'ouvrit.
Le remercîment de Barbara fut un grogne-
ment intraduisible ; mais je ne pus voir cet
être singulier, car l'Italien poussa brusque-
ment la porte de la rotonde.
— Quelque chienne, me dis-je ; et alors
DU SOLEIL. 67
le pauvre animal renfermé dans celle botte
roulante doit trouver le temps bien long!
On paraissait gratter aux stores de la rotonde
avec impatience, et tout d'un coup, quand
l'Italien se retourna, j'entendis prononcer le
mot agua! d'une voix sourde et gutturale.
Agual Agua! Celle voix humaine qui im-
plorait de l'eau me perça l'àme. L^ïtalien
n'avait l'air d'en tenir compte ; je le lui fis
observer.
— L'eau est fort chère ici, reprit cet hom-
me ; cependant je vais remplir ma bota.
Celte outre nommée bota est un meuble
indispensable en Andalousie. Le mayoral
avait la sienne ; seulement celle-là il l'avait
remplie de vin, notre conducteur Alejo ai-
mant assez à lever le coude : Tltalien remplit
la sienne d'une eau croupie et saumâtre.
— Cela est toujours assez bon pour elle,
dit-il à l'Espagnol, qui mangeait des œufs
68 LA PORTE
Irils d'un air de cacique heureux de vivre.
On déjeunait alors à !a venta de Puerto La
Piche, si toutefois on peut nommer déjeuner
quelques tasses de chocolat et des poissons
cuits arrosés de l'huile de la lampe. L'eau
était rare, car dans ce pays de la Manche le
manque d'eau est chose réelle, et l'Italien
avait raison. La terre de la Manche est ex-
cellente, mais les bras des travailleurs lui
font défaut; l'eau, pour être potable, aurait
grand besoin d'être filtrée. Voilà deux pro-
grès que l'Andalousie ignore.
J'avais avec moi une bouteille de rhum :
j'en versai un verre dans un gobelet, et, pro-
fitant du temps où les deux voyageurs de la
rotonde causaient à table des dernières exé-
cutions de Vittoria et de Madrid, je délayai
le rhum avec du sucre el de l'eau, et courus
à la portière qui me cachait Barbara.
Grâce à la porte de la venta, qui était
DU SOLEIL. 6)
alors fermée pour empocher l'armée des men-
diants d'entrer dans la cour, je me glissai
sans être vu jusqu'au store qui avait donné
passage au cri de Barbara ^ je l'entr'ouvris
doucement. . .
Je vis alors un être de dix-huit à vingt
années, les cheveux descendant en bandes
lisses et grasses sur les tempes, le nez aplati,
les pommettes des joues rouges et lièvreuses,
les bras et le cou énormes, ayant presque
l'encolure d'un jeune taureau de Veragua,
d'une laideur d'ensemble irrécusable, mais
tempérée par le charme d'un grand œil bleu
qui semblait me supplier.
C'était une naine, une vraie Laponne espa-
gnole, répondant au nom de Barbara.
Elle prit avidement le gobelet que je lui
présentai en montant sur la roue de la voi-
ture, et y mouilla ses lèvres irritées par le feu
des piments crus. A côlé d'elle dormait une
T. m. 5
70 LA PORTE
masse informe enveloppée dans trois ou
quatre couvertures ; c'était Clorinda, sa sœur,
que leurs maîtres communs, l'Italien et l'Es-
pagnol, menaient à Séville.
L'aspect de ces misérables créatures me
fit souvenir des enanas (naines) que j'avais
vues à Ciboure, quartier de Saint-Jean-de-
Luz qui regarde le côté de l'Espagne, et dont
j'ai omis de vous parler.
Ces tristes enfants ne sont après tout qu'une
dégénérescence du Maure ; leur vie mono-
tone se passe à faire sécher du poisson, rou-
ler des cigarres, ou jouer du violon devant la
foule. Barbara et Clorinda avaient le teint
moins basané, c'étaient deux naines des Py-
rénées ; elles parlaient un basque confus, une
sorte de langue moitié espagnole moitié
française.
11 y avait deux mois que l'Italien les pro-
menait en Espagne de ville en ville ; et sa-
DU SOLEIL. 71
vez-vous quel était cet Italien? Leur propre
frère ! Cet homme, qui vivait misérablement
à Naples, apprit un beau jour par les jour-
naux qu'une jeune paysanne du Bastan était
accouchée de deux naines. Le nom de la
mère était Arrou, elle avait donné le jour,
dans la ville de Livourne, à un fils nommé
Palricio Binari; ce fils c'était lui, et ce fils
avait abandonné lâchement sa mère alors
âgée de trente ans ; sa mère avait regagné le
Bastan, ou plutôt, comme me l'expliqua plus
tard Clorinda, la triste montagne de Sers,
eélèbre par ses pluies et ses avalanches.
C'était dans une de ces convulsions ef-
frayantes de la nature, devant une roche
nue, sillonnée alors en tout sens par les
éclairs, que les deux naines étaient nées;
seulement Clorinda était née aveugle. Elle ne
se souvenait que des mugissements affreux
du Bastan grondant comme une bête fauve
72 LA PORTE
dans son lit de blocs granitiques; elle n'avait
vu ni les frais ombrages de Betpouey, ni le
vallon de la Juste. Barbara, sa sœur, con-
naissait tous ces aspects pittoresques; elle
savait jusqu'au nom de ces petites fleurs
écloses sous l'œil de Dieu, et qui croissent
aux sommets des pics les plus ardus des Py-
rénées.
— Ètes-vous contente de Madrid? deman-
dai-] e à Barbara.
Elle leva sur moi un regard d'une douceur
et d'une résignation inexprimables, et s'ex-
prima en ces termes :
— Patricio, mon frère, avide de nous ex-
ploiter, nous avait promis monts et mer-
veilles de Madrid. Associé au senor Pompeo
de Henarès, ce petit vieillard que vous ve-
nez de voir, il nous logea d'abord dans la
calle d'Alcala, près du café Cervantes, et tout
nous annonçait une saison assez bonne. Les
DU SOLEIL. 'ï3
premiers jours, l'entrée du spectacle coûtait
un duro (cinq francs de France); nous tombâ-
mes bientôt à un réal (cinq sous); et ce fut
alors que l'humeur de Patricio devint mé-
connaissable. Le mouvement insurrectionnel
à Madrid, la tristesse qui le suivit, étaient la
seule cause de celle baisse dans notre exhi-
bition journalière, mais Patricio ne l'impula
qu'à notre laideur. Il commença dès lors par
nous retrancher notre ration du matin, qui
consistait en quelques garbansos (pois chi-
ches), et de l'eau aiguisée d'un peu de tafia.
Le senor Pompeo de Henarès parlait même
de nous vendre au premier offrant, et nous
allions tomber au pouvoir du gardien de la
casa de Fieras de Madrid, quand un Anglais
écrivit de Gibraltar à Patricio qu'il traiterait
de nousà Séville. C'est donc en ce lieu que
nous nous rendons, mais il n'est sorte de
mauvais trailemenls que nos deux cornacs
74 LA POBTl
ne nous fassent endurer. Non-seulement ils
ne nous permettent jamais de descendre de
la voiture, mais il faut encore que nous par-
tagions, Clorinda et moi, le peu de nourri-
ture qu'ils nous jettent, avec un hôte renfer-
mé comme nous dans cette prison mouvante,
et que vous pouvez voir, ajouta Barbara, si
vous en avez le courage.
— Faites, repris-je en plongeant le cou
dans la rotonde, quel est ce voyageur mysté-
rieux ?
Barbara leva alors le couvercle d'une sorte
de malle oblongue, et me montra un énorme
sepent endormi, roulé sur une large traînée
de coton.
Le monstre était repu, car il dormait; en
revanche Clorinda ne tarda pas à s'éveiller
en faisant entendre un gémissement pro-
longé; elle avait iaim.
En quelques instants nous fîmes porter
DU SOLEIL. 75
aux deux naines tout ce que l'on peut trou-
ver dans une auberge de la Manche. L'Italien
semblait furieux de ma découverte, mais
l'appui du mayoral et des voyageurs protes-
tait assez haut contre sa cupidité et son ava-
rice^Pourle senor Pompeo de Henarès, j'ap-
pris qu'il était juif, et en cette qualité plus
sordide encore que l'Italien : tous les men-
diants de Puerto la Piche se jetèrent bientôt
sur lui, car un enfant venait de lui découvrir
un fouet sous son ample manteau.
— Que faites-vous de ce fouet ?
— Moi! dit Pompeo troublé, rien, mes
bons amis, mes fils ( hijos ) !
— C'est notre instrument de torture, s'é-
cria la sœur de Clorinda.
— Mort à Pompeo! dirent les gueux, qui
montrent sérieusement, en ce village misé-
rable, la chambre de monsieur Don Qui-
chotte.
76 LA POKÏE
Il fallut les apaiser, et ce ne lut pas sans
peine. Le i'ouet fut confisqué par un muletier
de taille athlétique, non sans avoir caressé
préalablement le cuir de Porapeo.
La rotonde se referma, et nous n'entendî-
mes plus rien, car la voiture roulait. Le bruit
du calesero faisait partir à notre gauche des
volées d'oiseaux dans les champs de bruyères,
l'horizon était d'opale, le froid assez vif. Arri-
vés à Villalta, après avoir passé le pont de Rio
Gijuela, nous vîmes de pauvres paysans que
la fièvre rendait aussi verts que des olives;
ils chantaient, en s'accompagnant de la gui-
tare, des airs sur un mode triste et plaintif.
Ces refrains d'Andalousie sentent l'arabe;
ceux qui nous accueillirent dans la ville
odieusement pauvre et sale de Manzanarès,
avant Val de Penas, avaient la mélancolie
([\mpmnto.
DD SOLEIL. 77
En ce lieu désolé, qui est cependant une
des principales garnisons de carabiniers
royaux, les indigènes se recommandent à
l'œil du passant par un luxe de haillons assez
remarquable, et surtout par la gorra, cas-
quette de peau de lapin, qui est loin de va-
loir le sombrero à larges bords. Les environs
de cette ville de Manzanarès peuvent conte-
nir, au dire de la carte, des mines d'argent,
mais la population ressemble à une troupe de
sauvages. Au reste, rien de plus sévère et de
plus pittoresque à la fois que l'aspect de ces
paysages andaloux ; il tiennent de Salvator
et du Poussin ; le coucher du soleil que nous
venions d'admirer avant le mauvais gîte de
Val de Penas, m'a semblé à lui seul une toile
éblouissante...
La campagne était devenue noire comme
un crêpe, le lit du soleil était d'un rouge de
7S LA FORTB
sang ; les nuages alongés s'étendaient sur ce
lit comme des phoques immenses, il y avait,
entre le ciel et le site, une harmonie indéûnis-
sable, une teinte chaude , une poussière
enflammée. Une lande énorme était l'as-
siette du terrain; nul mamelon, nul arbre.
Des moutons en troupe formaient çà et là
quelques points mouvants sur le sol. Les fris-
sons de l'air s'étaient apaisés; la chaleur
était devenue accablante. Peu à peu le so-
leil s'est éteint dans les vapeurs de laque qui
teignaient le ciel; la lune est venue ; le sol a
pris une couleur blanche. L'ombre de nos
dix mules et celle des deux fusils de Vescope-'
tero tranchaient seules sur ce drap pâle.
Nous sommes entrés à Val de Penas au mi-
lieu de la nuit et du silence ; les étoiles bril*
laient; chaque cour de maison nous ren-
voyait la senteur de ses orangers. J'entendis
DU SOLEIL. 79
un sifflement quand le calesero s'arrêta; c'é-
tait le serpent qui se réveillait sans doute...
En même temps Clorinda et Barbara descen-
dirent. Le souper était servi.
XXVIII.
Hôtellerie andalocse.
A M. E. Guinot.
Sineularilés nationales. —La Manchega. - Le serpent —Don
Pablo Olavide. — Baylen. Andujar. — Contes andaloux.
Dès l'entrée de la moindre ville andalouse,
vous avez le double aspect du luxe et de l'in-
digence; le superflu est partout, dans les
posadas remplies de valets et où l'on ne sau-
rait trouver un lit passable, dans les rideaux
S2 LA PORTE
à franges, dans les meubles, les vêtements, le
jabot, les bagues du premier venu, dans l'af-
fluence des mets et des sauces dont fort peu
sont accessibles au palais du voyageur, dans
toute la vie usuelle, en un mot, dont l'Espa-
gnol prétend que l'Andalousie est l'Eden.
La posada avait fort bon air; les serviettes,
assez blanches, étaient pliées, ce soir, en
évantail dans les verres; le pain, en forme
de marteau déporte, était devant chaque as-
siette ; il y avait trois salières et une table de
vingt couverts. Quand les deux naines des-
cendirent du calesero ce fut une rumeur pa-
reille à celle d'une ruche d'abeilles.
— Que gordal mi Dios! (quelle grosse
femme ! mon Dieu '• ) s'écria l'hôtesse en re-
gardant Barbara.
— Contenez la populace ou faites-la
payer, dit Vescopetero eu les protégeant de
sou fusil ; ces demoiselles ont faim.
DU SOLEIL. 83
Vescopetero ne mentait pas; l'appétit
des naines fut effrayant. En un quart d'heure
tout ce qu'il y avait de plats sur la table eut
disparu; les pauvres créatures garnissaient
leurs poches de tout ce qu'elles pouvaient
prendre. Après le souper, on fit une collecte,
et Clorinda avec sa sœur dansèrent la man-
cliega avec quelques jeunes gens de Val de
Penas. Ces Espagnols étaient paysans pour la
plupart, et, dans cette danse, particulière à
l'Andalousie, ils n'avaient pas grand'peine à
l'emporter de beaucoup sur les naines, qui
exécutaient assez mal les taconeos ( coups de
talons loris pressés). Leurs deux cornacs
jouaient de la guitare pendant ce temps-là,
l'assemblée grattait des castagnettes, et les
marmitons frappaient en cadence leurs cou-
vercles de casseroles en guise de cymbales.
La hota, c'est-à-dire l'outre de peau de bouc,
circulait ; les cigarettes formaient im brouil-
84 LA PORTE
lard plus compact que dans une taverne de
Hollande. Vescopetew chanta des couplets;
c'était le gracioso véritable de la diligence,
et les diligences espagnoles ont toujours un
de ces mauvais plaisants pendus à leurs roues,
s' amusant à goailler les hôteliers, à de-
mander du tabaco aux voyageurs. Nous n'a-
vions pas de dames avec nous, et en vérité
leur présence eût nui à l'effervescence de
cette scène improvisée, la manchega étant
une danse plus vive mille fois que le fm^
dango, La manchega est un petit poème com-
plet ; il a trois parties, se danse et se chante
tout à la l'ois avec accompagement de gui-
tare et de coups de talons sur le parquet;
c'est un mélange de sérieux et de folie
comme on ne peut se le flgurer chez nous ;
les filles de la Manche y excellent tant
qu'elles en font gloire. Les pauvres naines ne
purent tenir longtemps contre de pareilles
I)D SOLEIL.
85
rivales : excédées de tatigue, et peut-être
humiliées des rires insolents des Andalouses,
elles furent se coucher dans leur hamac or-
dinaire, la diligence ; mais alors aussi il y
eut un cri subit de l'Italien, leur frère, un
cri furieux qui nous appela tous bientôt hors
de l'hôtellerie de Val de Penas.
Palricio était aussi pâle qu'un linge, et il
montrait a son associé une malle vide... ; on
venait de lui voler son serpent.
Il fallait entendre les cris de désespoir
poussés par le malheureux : il interpellait à
la fois le mayoral et Vescopetero de notre voi-
ture; il demandait l'alcade; il voulait que
l'on dressât procès-verbal.
Pendant ce temps, Barbara et sa sœur
étaient prudemment descendues de la ro-
tonde, ne prévoyant que trop à quel degré
de fureur l'Italien était capable de se porter.
Ce frère irrité les poursuivait de ses menaces.
T. m.
86 LA POUTE
et nous vîmes l'inslaiit où il allnit enfermer
dans le coffre la malheureuse Clorinda.
— Qu'est ceci? demandait la triste fille;
que vous a-t-on fait, Patricio?
— On m'a volé Fétiche; (c'était le nom qu'il
donnait à son boa, et en cela il n'avait pas
tort, car il n'était sorte de respects et d'é-
gards qu'il ne lui prodiguât durant la route.)
Sir Georges, qui l'avait vu comme moi, m'ap-
prit alors, en sa qualité de naturaliste, que
c'était un ser\^Qni têie de chien, ainsi appelé
parce que sa tête approche de celle d'un
chien ; celle espèce de boa se trouve à la Mar-
tinique et Sainte-Lucie. Qui pouvait l'avoir
pris? quel enchanteur, pareil à celui de l'Inde,
l'avait enlevé, soustrait endormi peut-être
avec la subtilité d'un bateleur enlevant la
coluher naja dont parle Linné? En vérité nous
l'ignorions tous, et nous nous regardions d'un
air surpris. Mais l'adresse andalouse vautbien
DU SOLEIL. SU
l'adresse indienne; la malle ne fermait pas. et
il avait été facile de voler Fétiche. L'alcade,
averti par le majorai, arriva bientôt, son
mouchoir de nuitsurla tête, ses lunettes sur le
nez ; c'était un fort bel alcade de la Manche,
et qui n'eût pas déparé un mélodrame de
France. L'interrogatoire eut lieu devant la
posada ; tous les gueux du pays étaient sur
les portes avec des falots, tous en chapeau
noir et en manteau de même couleur, tous
efflanqués, fiévreux, ressemblant à des fan-
tômes. Pas un qui ne jurât alors ses grands
dieux qu'il n'avait pas vu le serpent, qui
peut-être s'était tout bonnement enfui. L'al-
cade demanda deux duros (dix francs de no-
tre monaie ) aux deux propriétaires du boa
volé ; ils se recrièrent.
La justice espagnole et principalement la
justice andalouse en est aux traditions de
Brid'Oison; il fallut payer. De son côté, le
88 LA PonxE
moyoral cria beaucoup, il accusa l'Italien
et son associé de n'avoir pas mis la malle
sur le tlessus de la voilure. Palricio fut, en
outre, obligé de jurer devant nous tous qu'il
ne toucherait pas à un seul cheveu de la tète
de ses sœurs, et, comme il faisait assez froid
pour Vesropetero sur l'impériale, le gardien
do l'arche proposa de les surveiller. Celait
une façon commode de se réchaulTer dans la
rotonde; l'excuse prévalut, Vescopctero des-
cendit dans la rotonde, et nous nous remîmes
en marche.
A Santa Cruz de la Mudela, nous fûmes
assaillis dès le matin par une foule de voix
criardes autour du calesero. C'étaient des dé-
bitants de couteaux andaloax dont la consom-
mation et le commerce occupent la fabrique
dece village. Nous achetâmes quelques-unes
de ces lames aussi renommées que celles
d'Albacete, et, peu après la venta de Carde-
DU SOLEIL. 89
nas, nous vîmes apparaître la Sierra Mo-
rena.
Ici, la route est l'ouvrage de Charles H! ;
une croix signale la limite de la Manche.
Avec la Sierra Morena , appelée ainsi en rai-
son du manteau brun de ses montagnes ,
commence le royaume de Jaën.
Le royaume de Jaën , borné par les royau-
mes de Grenade et de Cordoue et la province
de la Manche , est d'une médiocre étendue ;
mais ses colonies mérilent un examen sé-
rieux. C'est au lameux marquis don Pablo
Olavidé qu'elles sont dues.
Charles III et don Pablo Olavidé ont mérité
mal des bandits de la Manche , en semant
ainsi sur un sol dangereux des halles Iraîches
et riantes , des bourgs qui rassurent contre
l'escopette perfide de ces défilés sauvages;
mais , en revanche , après avoir laissé der-
rière lui le village de Santa-Elena , le voya-
90 LA PORTE
geur est surpris qu'on n'ait point encore élevé
un temple à ces deux hommes.
Il faudrait un volume pour écrire digne-
ment l'histoire de don Pablo Olavidc. Ce lut
un marquis esprit fort , généreux , original
à la façon de notre marquis de Brunoy. Seu-
lement il fut à deux pas d'être un génie , et
le marquis de Brunoy n'était qu'un fou.
Au temps où Voltaire , qui prêchait en
France ia philantropie et la réforme philo-
sophique , se contentait d'imprimer des in-
octavo , don Pablo fit mieux , il colonisa ces
nouvelles provinces. Six mille paysans, ap-
pelés par lui d'Allemagne , vinrent montrer
ici , sous ce ciel brûlant et dans ces landes in-
cultes, leurs yeux bleus et leur chevelure ger-
manique. Ces blonds ouvriers accoururent à
la voix du marquis comme à la voix d^un véri-
table magicien ; il leur distribuait des terres,
leur donnait une conslilution laissant der-
DU SOL CIL. 91
rière elle lous les stériles bienfaits des ency-
clopédistes de France.
Au lieu de se voir payé de ses travaux , il
fut condamné à la réclusion , pendant sept
années , dans un couvent de la Manche. Dé-
noncé au conseil de Castiile , puis à l'Inqui-
sition , il y parut en coupable , vêtu de jaune
et portant à la main le fameux cierge vert ,
à côté de deux ministres du Saint-Office. Il
n'échappa à leurs cachots que pour traîner
une vie misérable; ses divers voyages en
France , où il fut réclamé vainement deux
fois par ses ennemis , lui firent attendre pa-
tiemment 1798 , époque à laquelle on lui
permit de rentrer dans sa patrie.
Ce que la postérité ne niera pas à don Pa-
blo Olavidé ; c'est cette œuvre commencée ,
accomplie , et dont les bienfaits subsistent
encore. Le nombre des colons allemands et
français était réduit, en 1788, à huit mille
92 LA PORTE
environ ^ encore , l'assure-t-on , il y avait
beaucoup de mendiants parmi eux : la guerre
française a porté le dernier coup à la co-
lonie.
Les Français étaient suspects , et les Alle-
mands ne tardèrent alors pas à s'enrôler, de
gré ou de torce, soit dans les régiments suisses
à la solde des cortès, soit dans la légion alle-
mande , à la solde de l'Angleterre. Ce fait
seul de l'émigration ruina ces établisse-
ments.
En parcourant aujourd'hui \ Hospitallilo et
la Carolina , comme nous venons de le faire,
le premier sentiment qui vous assiège est
celui de la tristesse ; l'agriculture en ce pays
est complètement tombée. Les colonies ,
comme celles de la Carloia et de Fuente Pal-
mera , dues à Olavidé , ont vu souvent leurs
travaux interrompus; les manufactures et les
débouchés leur ont manqué. Ce ne sont plus
DU SOLEIL. 93
que des anses salutaires pour le voyageur,
une sorte de tente où il peut se reposer
contre le brigandage de la Sierra Morena.
Une ibis Santa-Eiena dépassé , les oliviers ,
les cactus et les mûriers vous conduisent par
leur triple frange à ces colonies nomades.
L'aspect de la Carolina est charmant , le ciel
est bleu , les collines d'un brun rouge , l'ho-
rizon large et semé de verdure. Deux clo-
chers protègent cette entrée de la Carolina ;
vous apercevez à la fois des figures brunes
et blondes , un mélange de sang allemand et
espagnol : la langue de Goethe et de Schiller
en Andalousie , qu'en dites-vous ? Don Ola-
vidé mariait ces colons germains à des filles
de la Sierra Morena ; le dernier colon est
mort , à ce qu'on assure, en 1832, à l'âge
de quatre-vingt-quinze ans. Il est mort en
prononçant le nom de don Pablo Olavidé ;
c'était là son saint , et il le priait chaque soir.
94 LA PORTE
Peut-être navait-il pas tort , car le marquis
don Pablo , d'après l'esquisse que je viens de
vous donner de sa vie orageuse , pouvait être
un peu considéré comme martyr.
Voici Baylen ; Baylen, avec ses fabriques
d'un ton rougeâtre se détachant sur le bleu
des fonds au milieu des figuiers et des sor-
biers. Baylen nous rappelle une triste jour-
née pour nos armes, j'aime mieux me sou-
venir du soleil qui dorait la feuille de ses
oliviers. Quand nous y passâmes avant An-
dujar , les fruits de ces arbres^ semblaient
d'or, ils me rappelaient ceux des contes de
fées. La tour élevée au milieu de Baylen est
la seule chose à visiter dans ce village , si
fatal au général Dupont le 20 juin 1808 ; je
ne lui accordai qu'une attention distraite; je
songeais alors au Guadalquivir, dont toute
cette nature semble pressentir elle-même
les approches. C'était un dimanche, et nous
DU SOLEIL. 95
arrivions à Andujar au milieu des danses de
cette ville andalouse, située sur la rive droite
du fleuve.
La lune prc^tait aux maisons une teinte si
mate, que les hommes et les femmes se dé-
tachaient sur les murs comme autant de
silhouettes à l'encre. Les pérystiles des mai-
sons ornés de lampes , les grilles des patios
ouvragées avec la finesse d'une dentelle, les
fenêtres à cage de fer avançant sur la rue
avec des figures de femmes rieuses ou sévères
à leurs barreaux ; tout donnait alors à Andu-
jar un relief admirable. C'était la troisième
nuit du voyage , et consëquemment la troi-
sième nuit blanche pour moi, car, sachant le
danger des lits, j'avais renoncé à me coucher
ailleurs que dans mon manteau et sur le
banc qui longe, en Espagne, la cuisine des
posadas; mais l'agitation fiévreuse de la
route vous soutient, on est étonné de dormir
96 LA POKTE
si peu; je n'étais plus d'ailleurs qu'à vingt
lieues de Cordoue. Avant Baylen, la route
nous avait offert bon nombre de costumes ,
mais ceux que nous vîmes dans la posada
d'Andujar avaient , passez-moi le mot , ce
chic inconnu qui ferait les délices de De-
camps. Une vingtaine d'Andaloux se chauf-
faient jiulour d'un brasero dans la salle com-
mune ; leur visage, leurs manières , leur si-
lence même, ne me surprenaient pas moins
que la végétation curieuse que j'avais vue.
C'est bien à raison qu'on a surnommé ces
gens les Gascons de l Espagne; il y avait des
instants où je me trouvais avec le fameux
hâbleur de Pennaflor, l'homme qui mangea
si lestement les deux omelettes et la truite de
Gil Blasî Celui-ci, qui n'était rien moins qu'un
miliciano se rendant à Séville , m'exagérait
toutes les beautés que j'allais voir, et ne
DU SOLEIL. 97
manquait jamais de citer son propre exemple
à l'appui.
— Vous verrez , me disait-il , vous verrez
demmn,cabaItero, la corne du bœutqui traîna
la prejuière pierre employée à la fondation
de la mosquée de Cordoue.
— Pardon, seigneur, interrompait un An-
dalou, c'est une défense d'éléphant. Elle est
suspendue par une chaîne à l'un des dômes
de la cathédrale. — Je vous dis que c'est un
bœuf! — C'est un éléphant.
La discussion allait s'échauffer, quand le
miliciano posa la main sur sa ceinture, et se
dandinant d'un air de prince :
— Si vous aimez mieux que ce soit un
âne? dit-il à son interlocuteur.
Les rieurs furent tous pour le miliciano.
En Andalousie, la plaisanterie réussit tou-
jours ; plus elle est salée, plus elle charme.
Le mot de salada , appliqué à la moindre
98 LA PORTE DU SOLEIL.
gentillesse , au moindre Irait , résume mer-
veilleusement cette idée.
Ces rires , et le silence de son rival , ren-
dirent courage au miliciano, qui reprit en
me tenant par le bouton de l'habit :
—Ce qu'il y a de certain, c'est qu'arrivés
à Séville, nous pouvons tous deux faire une
charmante partie , senor Francès. — La-
quelle? — Celle d'aller à cheval à la Giralda,
je veux dire dans la Giralda. — Qu'est-ce que
la Giralda?— La plus haute tour de Séville,
la tour de la cathédrale. Nous y monterons
sans coup férir.
J'avoue que cette rodomontade équestre
me flt reculer; j'avais tort cependant , et je
vis cela écrit le soir même dans un livre fort
grave sur Séville. Mais, en Andalousie, on a
le droit d'ôtre incrédule.
Le lendemain, à midi, nous entrions dans
Cordoue.
XXIX
CORDOUE.
A M. A. Soumet
Après l'aspect désolé de la Manche , la
route qui mène à Cordoue semble un vérita-
ble jardin. Des bosquets d'oliviers, de chênes
verts, des cactus énormes avançant sur le
chemin comme autant de chevaux de frise
100 LA PORTE
avec leurs feuilles aussi dentelées que la
scie, des grenadiers en pleine terre, des pen-
tes de terrain festonnées d'arbres, une végé-
tation africaine pleine d'élan et de sève, des
sites dont le pinceau de Marilhat rendrait
seul les tons à la fois verts et brûlés; ici le
palmier étendant ses raies d'éventail, et dont
le corsage élancé ressemble à la peau d'une
jeune négresse, l'oranger aux boules d'or ou
le laurier rose, plus loin le liège et le cyste
aux parfums épars dans l'immensité de la
plaine, des collines voilées d'une poussière
bleue aussi transparente que la gaze; des
pâturages où dorment des bœufs accroupis,
un air de sévérité et de mollesse orientale
tout ensemble, voilà la préface de Cordoue.
Rien qu'à ces émanations du sol, on pres-
sent la Cour des Orangers, les jardins de la
cité, les arbustes, les plantes de toute sorte
qui font de cette province une serre vérita-
DU SOLEIL. 101
ble. Ce royaume de Cordoue renfermait au-
trefois quatre-vingts grandes villes et plus
de douze mille villages semés comme autant
de perles autour de cette couronne du Mau-
re, mais alors nous étions au neuvième siè-
cle, et Cordoue se trouvait à l'apogée de sa
grandeur, aujourd'hui le pied de TArabe et
le fer de ses étriers n'y sonne plus. Cordoue
est une ruine, mais une ruine dont les ap-
proches seules font battre le cœur , tant cet
abandon est superbe et dédaigneux , tant les
profondeurs de ce labyrinthe m.oresque de
colonnes qui se nomme la cathédrale vous
émeuvent et vous surprennent. Ici jetez loin
de vous votre livre de don Quichotte et prenez
vite les MUie et une Nuits !
Après avoir passé le petit bourg de Carpio
où naquit le fameux Bernard, l'ennemi re-
doutable des chevaliers de la Table-Ronde,
Bernard, le noble fils du comte de Saldana,
T. III. 7
i02 LA PORTE
dont le moindre Valencien vendant de l'eau
glacée vous parle encore, vous apercevez à
gauche sur la route un château dont les tours
affectent la forme gothique, puis Savons tra-
versez Casa-Blanca où se trouve maintenant
un relai; c'est ce relai qui vous mène jusqu'à
Cordoue.
Devant vous s'étend Alcole'a et son pont ;
au dessous de ses arches d'un beau style, et
sous lequel passe de l'eau , (chose assez rare
pour ce qu'on nomme un pont en Espagne),
coule un fleuve d'un brun huileux ; ce pont
de marbre noir, qui a vingt arches, date du
temps des Romains; ce fleuve a nom le
Guadalquivir !
Vous voudriez bien que ces eaux chevale-
resques fussent d'un ton veiné de bleu-cobalt,
mais je vous ai dit leur couleur, c'est celle
de l'Arno à Tlorence et du Xenii à Grenade.
On veut que les Romains aient commencé ce
DU SOLEIL. 103
pont; une inscription mentionne Charles III
comme l'ayant réparé ou embelli. Nous ne
voyons pas encore la cité, mais elle s'annon-
ce à nous par le son de ses cloches, c'est au-
jourd'hui la Toussaint. De jolies chèvres
blanches sont suspendues aux buissons de la
route et rappellent le florentem cijtliisum de
l'églogue, les fermes qui bordent la ville sont
jetées au milieu des bouquets de l'oranger.
Enfin voilà Cordoue, Cordoue avec ses ai-
grettes de palmier au front, ses mosquées,
ses créneaux et les cyprès de ses cloîtres.
Rien n'égale la noire majesté de ces cyprès;
ils m'ont rappelé ceux de la route de Vérone.
L'entrée de Cordoue est du reste peu agréa-
ble en voiture ; noire calesero prend un che-
min de véritable charrette. Les mules font
décrire aux roues des zig-zag extravagants,
comme le pied d'un ivrogne ; nul sentier
frayé, mais en revanche et dès l'abord de la
104 LA PORTE
première rue que nous rencontrons, voici
venir à nous une population endimanchée
pour ce jour de fêle , le jour de la fête de
tous les Saints, c'est un fouillis de costumes,
de grelots, de guêtres, de chapeaux à pom-
pons noirs, des vestes andalouses d'où s'é-
chappent des mouchoirs bariolés, des man-
tas éclatantes portées galamment par ces ci-
tadins sur Vépaule, ou qui leur entourent le
corps en guise de châle ; il y a de belles fil-
les brunes qui puisent aux sources maures-
ques; d'autres aux fontaines que CharlesIVà
fait construire. Vous arrivez devant la ca-
thédrale, et à deux pas de celte calhédraie
que l'on nomme encore la mosquée (mezquita)
vous voyez se dresser devant vous un obélis-
que d'assez mauvais goût, dédié à saint
llafaël. Passez, voici la porte qui conduit au
pont de Jules-Césur , et d'où vous pouvez
alors observer la demi lune que fait décrire
DU SOLEIL. 105
à Cordoue le Guaclalquivir qui coule au bas.
Une tour bâtie par le Maure protège ce pont
qui mène de la partie du sud dans la ville;
vous vous trouvez devant la mosquée ou, si
vous l'aimez mieux, la cathédrale.
C'est ici le lieu de maudire les keepseake
anglais, dont la seule mission semble être
d'empêcher le voyageur de se faire une
juste idée d'un édifice ou d'un paysage ;
pour peu que le burin britannique continue
ce mode d'exploration, l'exagération et le
mensonge feront le tour du monde reliés et
dorés sur tranche.
J'avais vu plusieurs dessins de la mosquée,
et, en vérité, je m'en faisais une toute autre
idée. Je croyais d'abord l'ensemble de la
mezquita moins confus, et ses pilastres plus
hauts ; je m'attendais aussi à je ne sais quelle
impression sombre et triste en passant à
travers cette forêt de colonnes.
106 LX PORTE
Sans vous arrêter ici à des comptes d'ar-
chitecte, observez que l'église a la forme
d'un parallélogramme de 620 pieds de long
et de 440 de large. Elle a en tout 1 ,018 co-
lonnes de différents ordres, 29 nefs dans sa
longueur et 18 dans sa largeur.
Vous croyez peut-être que tout cela com-
pose un ensemble large, imposant, que
toutes ces mosaïques, ces chapelles, ces
coupoles d'où tombe un jour violet et em-
pourpré, jettent en ce lieu une majesté aus-
tère et sainte : c'est un jeu d'optique admira-
ble, et voilà tout. Les grilles ont défigiiré la
mosquée en vingt endroits ; la splendide
broderie du Maure et ses arabesques si unes
sont soumises à celle heure au fléau du ba-
digeon et de l'empâtage : le moine a voulu
tuer ici le calife. L'idée étrange de placer
Dieu dans ce temple en détruit le caractère
natif. En dépit de Ferdinand III, le roi catho-
DD SOLEIL. 107
lique, nous sommes ici à la Mecque, nous
voyons passer les rois Ommiades, nous en-
tendons le bruit de l'escorte d'Abdérame II,
ce prince qui n'avait pas moins de douze
cents cavaliers commis à sa garde, et dont
le sérail contenait six mille trois cents sujets
en femmes^ sultanes et gardiens. La colonie
romaine qui jeta en ces lieux mêmes les
fondements du temple de Janus, les Goths
qui dédièrent la place de cette église à saint
Georges, que deviennent-ils devant cette
étonnante magniflcence? La perle du
royaume d'Occident sous les califes n'était-
ce pas Cordoue, Cordoue la ville des sciences
et des tournois, la ville des lingots d'or et
des bois d'aloës, des tapis de Perse, des che-
vaux caparaçonnés? Que penser d'un sultan
comme Abdérame III au dixième siècle, et
d'un grand visir comme Aboumelik, qui fut
le sien? Le ministre et le souverain com-
108 LA PORTE
mençaieiit entre eux ces joutes de magnifl-
cence qui forçaient plus tard Abdérame à
bâtir une nouvelle ville à trois milles de Cor-
doue, et à laquelle il donnait le nom de sa
favorite (1).
Dans cette ville, il y avait un palais, et
dans ce palais, enrichi de marbres et de
statues, une fontaine sur laquelle rayonnait,
le soir, aux molles clartés de la lune, la
perle admirable que l'empereur Léon avait
envoyée à Abdérame (2). Un autre que le sul-
tan eût placé celte perle au front de sa sultane;
celui-ci la clouait à une fontaine ! Pour la ville,
le palais et les jardins, c'était l'aiTaire de
trois cent mille dinars. Ajoutez à ce sérail
une armée, à cette armée des places fortes,
à ces places le revenu des gouverneurs,
(i) Zohra, ou Ariziipha, ou Azalira. C'est à celte lieurc
Cordoba la f^icja.
(2) 0;i éciil Abdoulraliman.
DU SOLEIL. 109
les mines d'or et d'argent dont les veines
s'ouvraient comme par un coup de baguette,
le commerce du Maure, subdivisé en autant
de branches que les canaux qu'il fondait,
l'ambre, l'aimant, le talc, l'or, la soie, la
marcassite, toutes les étoffes venues de
Damas, le corail de l'Andalousie, les per-
les de la Catalogne, les rubis de Ma-
aga, l'améthyste de Carlhagène, la trempe
des armes, que sais-je? toutes les sour-
ces fécondes de la richesse et du luxe,
tous les arts, tous les plaisirs, et dites si l'Es-
pagne des Arabes pouvait prévoir quelle
dût cesser? Cependant cela fut, et la mas-
giad, ce mot arabe dont ils nommaient alors
la mosquée, et dont les Espagnols ont fait
mezquita, vit placer l'humble croix de Jésus-
Christ, le bois du Golgotha, sous le rayon
enchanté de ces coupoles : Ferdinand 111 dé-
110 LA PORTE
trôna Abdérame II, et Jésus-Christ Ma-
homet.
Quel que soit Téton nement douloureux
où vous jette un pareil retour sur l'ancienne
splendeur des califes, on peut avancer sans
crainte que le triomphe du catholicisme sur
le croissant semble ici barbare ou, tout au
moins, inutile ; c'est un crime de lèse-ma-
jesté architectural que ce temple arabe dé-
naturé. La seule chapelle de Saint'Ferdinand,
entre toutes les autres, prouverait le tort
de cette métamorphose : elle n'inspire pas
d'autre sentiment que celui de la pitié. Le
tableau du maître-autel est placé entre des
colonnettes délicieuses, entièrement perdues
pour l'œil sous le rempart de ses grilles ; là
où vous cherchez un mahométan, vous
trouvez un sacristain.
— Voici la corne! senor, voici la corne l
me dit celui qui me conduisait, et levait
DD SOLEIL. ili
alors, avec un pieux respect, les yeux sur
de petits dômes en forme de coupoles. Je
vis une colossale défense d'éléphant suspen-
due à cette coupole par une cliaîne.
Le sacristain ne manqua pas de me faire
le conte sacramentel de la corne ; la tradi-
tion veut que ce soit celle du bœuf ou la dé-
fense de l'éléphant [ad libitum) qui traîna la
première pierre employée pour la mosquée.
Vérification faite, je pencherais pour la dé-
fense ou dent d éléphant. Je laisse cette dis-
cussion à M. Geoffroy Saint-Hilaire.
A l'une des murailles où mes yeux s'a-
baissèrent après avoir contemplé ce dôme,
figurait une image de saint Christophe. En
Espagne, saint Christophe est un géant, il a
presque la taille de la statue de saint Boro-
mée en Italie : il est peint à l'huile sur les
parois de chaque cathédrale, portant l'en-
fant Jésus dans ses bras herculéens. C'est
112 JLA. PORTE
une superstition enracinée chez le peuple
que nul homme ne peut mourir le jour où il
a regardé saint Cristophe ; aussi y avait-il là
quelques braves Cordouans qui venaient lui
donner le bonjour. L'inscription placée au
bas de l'image atteste cette croyance :
« Cliistopliorum videas, posteà tutus eas. »
Comme le lendemain était le 2 novembre,
fête des Trépassés, je remarquai bientôt dans
la cathédrale une file de bières et de sarco-
phages de toute dimension ; elles étaient en
bois noir et placées sur deux tréteaux : il
y avait des noms et des dates sur cha-
cun de ces cercueilsc Le lendemain, il devait
se dire une messe de commémoration pour
tous ces morts. Il était impossible de lire la
plupart des noms tracés à la craie d'une fa-
çon grossière sur ces lugubres étuis; cepen-
dant j'en distinguai un : celui de Doloriia.
1»U SOLEIL. 113
La bière qui portait ce nom était une
bière d'enfant : le sacristain m'apprit que c'é-
tait une jeunefiUe de treize à quatorze ans qui
s'était noyée tout exprès l'année d'avant dans
le Guadalquivir, assez mal avisé pour avoir
beaucoup d'eau ce jour-là. Les chapeliers de
Cordoue forment un des corps les plus re-
nommés de son commerce. Dolorita élait la
ûUe d'un fabricant de sombreros à la plaza
Mayor. L'un de ses frères l'avait maltraitée
dès son bas âge, et comme ce vilain frère
était le Benjamin de la famille, le père et la
Mère de Dolorita ne songeaient pas môme à
le punir. Un soir, à propos d'une grenade
qu'elle n'avait pas voulu lui céder, il la pour-
suivit avec le fer qui sert à repasser les
chapeaux. La pauvre petite prit sa course
vefe le pont, et, se voyant à deux pas d'être
atteinte, elle se jeta dans le fleuve. Quand on
l'en retira, son pauvre cœur avait cessé de
114 LA PORTE
battre, ses joues étaient yiolettes; elle
ressemblait par sa pâleur aux enfants
de cire des ex-voto. On prit le frère, et il
subit, malgré son âge, le supplice du tourni-
quet (el cjarotie). Pour Dolorita, on l'apporta
au chapelain qui enterre les enfants trouvés,
lesquels sont donnés pour les élever à des
nourrices payées par la paroisse. Le chape-
lain manda les parents; ils durent verser
une forte somme entre les mains de l'évêque
pour la sépulture.
Pour sortir de l'église on a le choix des
portes, car il n'y en a pas moins de dix-sept;
je quittai la mezquita, en songeant encore
aux quatre raille sept cents lampes qui brû-
laient toutes les nuits sous les coupoles, où
l'on consumait par an soixante livres de
bois d'alocs. La mosquée de Cordoue cause
en vérité plus d'étonnement que d'admira-
tion; les changements opérés dans son enr
DU SOLEIL. lis
ceinte par les catholiques détruisent tout
l'effet de son ensemble. Je me représentais
l'ange Raphaël, le patron et le gardien de la
cité, déposant lui-même son glaive flam-
boyant sur le inihrab, autel d'adoration des
Arabes, pleurant la victoire de ses phalan-
ges et la métamorphose que l'évêque don
Alonzo Manrique flt subir à ce chef-d'œuvre
de génie mahométan. Veuve de ses califes
et de ses richesses, Cordoue, à cette heure,
n'est plus qu'une ville de passage, comme son
temple; elle compte à peine trente-cinq
mille âmes. Les vêpres sonnaient cepen-
dant ; les portières et les nattes de l'église se
soulevaient ; les Andalouses passaient comme
autant d'ombres à travers les colonnettes de
marbre ou la vue se perd. J'entendis le
chant de quelques oiseaux couvert à demi
par uu murmure de fontaines ; ce chant
116 LA PORTE
sortait alors de la Cour des Orangers, cloître
qui sert d'entrée à la cathédrale.
Après la mosquée d'Abdérame, devenue
i'église du saint roi Ferdinand, la Cour des
Orangers est certainement ce qui m'a le plus
frappé dans Gordoue...
Une fois entré dans ce carré oblong de
cinq cent dix pieds sur deux cent quarante, —
la même longueur que la cathédrale, — vous
vous croyez, en effet, transporté dans l'un
de ces fabuleux préaux qu'ont rêvé tant de
fois, sans les trouver, des peintres comme
Granet et Bouton; vous suivez de l'œil
soixante-deux piliers formant portique, dont
trois fontaines arrosent le milieu. Les pal-
miers et les orangers y marient leurs feuilles,
l'herbe y forme un tapis d'un vert sombre,
dont la couleur est par places aussi noire que
celle d'un cyprès. Dans ce pailo se promè-
nent des hommes en manteau, la cigarette à
DU SOLEIL. 117
la bouche et le livre d'Heures sous le bras :
pour les femmes, elles ne font que le traver-
ser en se rendant à la cathédrale. Les oran-
gers de ce cloître sont gigantesques; on les
dit contemporains du Maure : ceux des Tui-
leries leur doivent le respect. Rien n'égale
le silence ténébreux de ce préau : c'est
quelque chose de froid et de sévère comme
un parloir en plein air.
Protégé par les ombres de ses colonnes,
rafraîchi par Tonde gazouillante de ses fon-
taines, il semble encore regretter ses an-
ciens maîtres les Arabes, qui caressaient ja-
dis à l'ombre de ses bosquets le poignard
dormant à leur ceinture. Ces fontaines, qui
servaient aux ablutions du Maure, ces dalles
et ces niches où ils laissent leurs babouches
avant d'entrer dans \âmezqui(a])ouv s'y pros-
terner, ces jardins, ces arbres, tout, jusqu'à
T. III. 8
118 LA PORTE
voire pas, devenu plus sonore sur la vaste
citerne voûtée de cette cour, vous jette mal-
gré vous dans une indicible rêverie. Le peu-
ple arabe a disparu de celte contrée, il
n'existe plus que dans les régions de la fée-
rie, et cependant, ses bains, ses mosquées,
ses femmes, ses chevaux et ses trésors fu-
rent réels ; il s'était créé une architecture
unique au monde, des palais magiques, des
ressources incalculables. Le temps a soufflé
sur toutes cjs merveilles. Deux chiens, non
moins redoutables que ceux de M. le duc
d'Osuna dans sa bibliothèque de Madrid,
gardent la nuit cette mosquée, autrefois
gardée par les soldats sp'endides des califes.
La noblesse elle-même n'a plus à nous mon-
trer celte race de chevaux dont elle était
fière et qui hennissaient dans les haras du
Guadalquivir. Ainsi passent les poètes et les
DU SOLEIL. 119
génies de la terre ; mais, dans ce qui reste
de leurs créations et de leurs tableaux, il
y a encore des voix, des soupirs et de l'a-
mour!
XXX.
La Posadera.
A m. Heiiiî «laxe.
Abords d'Écija. — L'auberge San Augustin. — La femme du
Posadero. — Juan Rombla.
La Carlotia, colonie allemande, dépassée
une fois, Ecija est la première ville que vous
rencontriez après Cordoue.
Ecijaoffre des abords pleins de coquetterie
et de grâce. Son port de pierre n'a pas plus
122 LA PORTE
de cinquante ans, mais il domine le Xenil ; il
peut lutter avec la grande place ornée de
portiques et la promenade aux statues de
marbre dont s'enorgueillit Ecija qui tient
encore à se dire la Fille du Soleil.
Sur les portes de la ville figure, en effet,
cette radieuse devise que l'on ne sait à quoi
attribuer ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle
existe. Voici les propres paroles de l'inscrip-
tion : Civitas Solis vocahitiiiuna .
La lune était dans son plein quand notre
calesero entra dans Ecija. Placée sur la rive
gauche du Xenil entre deux collines, Ecija
est la ville d'Espagne qui m'ait paru avoir le
plus de clochers. Le style de ses maisons est
élégant ; partout des madones et des saintes
placées sous les portes avec une lanterne et
une grille par dessus ; des posadas blanches
comme des serviciles au dehors, mais ne
recelant que irop à l'intérieur tous les incon-
DU SOLIilL. 123
vénieiits qui assiègent l'inlortuné lourisle.
La diligence s'arrête à Vauberge San Aa-
cjusiin qui est à gauche, et tout aussitôt nous
entrons dans une salie basse où est le cou-
vent. Pendant le souper où je ne fis honneur
qu'à l'omelette (torliUa), je me mis à consi-
dérer les images de celte pièce ; elles repré-
sentaient le beau Danois et Atala, les Incas
de Marmontel, et quelques scènes coloriées
de plusieurs mélodrames parisiens avec le
texte espagnol et français en bas des estam-
pes. Comme je les examinais encore, un
marchand d'éventails qui se rendait à Séville
me toucha le coude en me disant d'un air fin :
— Senor, il y a là haut une bien plus belle
image!
— Laquelle? demandai-je avec un sourire
d'incrédulité.
— Une image vivante, reprit le marchand
d'éventails, la femme du />06ï/(/é'/o/
^24 LA PORTE
Je venais de voir bourdonner aulour de
nous un petit homme noir et alerte essuyant
les plats de son mieux et faisant circuler le
vin de Val-de-Penas, j'ignorais que ce fût
notre hôtelier maître Juan Rombla, marié
nouvellement près de Se ville et tenant pré-
sentement l'auberge où se faisait notre der-
nière couchée.
Maître Juan Rombla avait la prestesse d'une
anguille ou d'un andalou, ce qui revient au
même, croyez-le bien ; il ne portait pas la
résille comme les hôteliers de Gil Blas, parce
que, depuis le roi Charles IV, la résille est
tout à fait tombée ; mais, au dire de l'un
des milicianos qui voyageaient de compagnie
avec nous, il portait toute autre chose... Tout
h coup je le vis froncer le sourcil, Catalina,
sa femme, venait d'entrer dans la salle...
Presqu'en même temps il s'éleva à la table
DD SOLEIL. 125
un frémissement léger, car celte femme
était véritablement belle.
Elle ne portait alors sur sa tête aucun
mouchoir, et y lui en sus gré, car il eût
caché des cheveux d'un noir de jais, ses dents
étaient blanches comme du lait, sa taille fine
et cambrée. Elle promena sur les convives
un regard charmant, et courant à Juan son
mari :
— Voici un oiseau que notre garçon de
service Antonito a tué avant-hier sur le bord
du Guadalqiiivir, dit-elle au posadero, vois
donc si quelqu'un de ces messieurs (caballe-
ros) veut l'acheter !
C'était un oiseau d'eau fort commun sur
les rives du Guadalquivir; il avait à peu près
la grosseur d'un merle ; son dos était ombré
d'or bruni, plus vif et plus foncé vers la tête ;
sa couleur se terminait en jaune pâle, mêlée
vers le bec d'un bleu verdàtre. Le bec était
426 LA PORTE
long, noir, pointu et étroit; les ailes d'un
jaune brun, entourées d'une raie bleue ta-
chetée de noir. Si je n'avais pas lu Henri
Swinburne, je n'eusse jamais su que c'était
là l'abejaruza , ou mangeur de mouches;
ma joie fut grande de retrouver ce char-
mant oiseau aux mains d'une charmante
femme.
Et parce que je lui en donnai un duro , on
me prit bien vite à celte table pour un na-
turaliste, tandis que moi pobrecùo! je ne
l'achetais que pour les beaux yeux de Cata-
lina !
Ces yeux de Catalina étaient fort beaux »
en effet , ainsi que je vous l'ai dit ; mais j'a-
voue que , tout en me rendant l'oiseau et en
m'honorant d'un sourire , elle laissa tomber
sur l'un des officiers qui se trouvaient là un
regard qui me donna un vif dépit, — j'igno-
rais encore que les Andalouses ne peuvent
DU SOLErL. lt>7
jamais regarder une seule personne à 1;»
fois.
Maître Juan Roinbla , qm le savait, lui,
prit Calalina brusquement par le bras et la
fit passer dans la cuisine... Le marchand d'é-
ventails , me regardant alors entre les deux
yeux , me demanda ce que je pensais de Ga-
talina?
— Qu'elle est Tort belle , lui répondis-je ,
et que son mari est un brutal. Mais , à votre
tour, que pensez-vous de l'officier qu'elle a
regardé ?
— Allons iumer une cigarette à la lune sur
le pont d'Ecija, me dit le marchand; là du
moins je pourrai vous raconter l'histoire de
Catalina sans me voir interrompu. Cet offi-
cier a la tête près du bonnet , il se nomme
Miguel de la Plata , et je ne me soucie pas
qu'il me cherche dispute. Laissons-le rôder
autour de Catalina , qu'il espère toujours
128 LA PORTE
ramener à Séville où il l'a connue , et sor-
tons ! . .
La soirée était superbe , les brises du Xenil
douces et tièdes comme un zéphir ; je suivis
le marchand d'éventails à la promenade d'E-
cija , plantée de beaux arbres , et où il y
avait quelques gueux dans leurs manteaux
assis sur des bancs. Le marchand d'éven-
tails avait son carton d'échantillons sous le
bras ; il le déposa à côté de lui et me parla
en ces termes :
c( Il y a juste un an qu'à l'une des maisons
de Séville, située dans le faubourg populeux
de Triana , une porte s'ouvrit brusquement
un certain soir. L'homme qui entrait par
cette porte était Juan Rombla, — leposadero
que vous avez vu ; — la jeune fille qui le re-
çut , cette Catalina à qui vous venez d'acheter
l'oiseau que vous tenez. Catalina recula d'un.
©U SOLEIL. 129
bout de la chambre à l'autre en voyant entrer
Juan Rombla, tant celui-ci était pâle.
— Votre père est absent? Catalina , lui
dit Juan.
— Absent... pour affaires... répondit-elle
en tremblant elle-même.
— Ces... affaires-là... , reprit Juan en pe-
sant avec avec intention sur chaque mot ,
seront finies demain ; je sais que ce sont les
dernières que tait Grégorio , votre père ; il
me l'a dit.
— Les dernières... balbutia Catalina avec
effort, en laissant échapper de ses beaux
grands yeux une larme furtive.
11 y eut entre eux un moment de silence
glacial, pendant lequel Juan Rombla exa-
mina avec une sorte de curiosité railleuse
chaque objet de la chambre où ils se trou-
vaient. C'était une chambre assez misérable,
où l'œil ne rencontrait guère que des coffres
i30 LA PORTE
(Je cuir soigneusement fermés et cadenassés.
A un clou fiché dans la muraille pendait
un habillement tout noir et couronné d'un
large chapeau dont les ailes étaient rabat-
tues ; sur ce chapeau était brodée une petite
échelle.
— Jésus mio ! m'écriai-je en interrompant
violemment le marchand d'éventails. Mais, à
cet indice , Juan Rombla dut voir à quel hom-
me il avait affaire , et quel était le père de la
malheureuse Catalina?
— [1 le savait depuis longtemps , reprit le
marchand ; mais la profession de Gregorio
ne lui nuisait en rien dans son esprit , il iaut
le croire , car il venait lui demander ce soir
même la main de sa fille. .. Une bourse repo-
sait sur une table à côté de Catalina; cette
bourse était de cuir, et sur ce cuir il y avait
les armes de la ville.
Juan ouvrit le sac et compta les pièces
DC SOLEIL. 131
avant que la jeune fille , i)ar un geste de
répugnance,- l'eût empêché d'ouvrir la
t)ourse.
— C'est bien cela... quarante-huit réaux.
U affaire a dû avoir lieu sur les quatre heu-
res.
— Sur les quatre heures! reprit tristement
Catalina.
— Comment '• votre père n'est-il donc pas
revenu ?
— Il a renvoyé la bourse par son valet.
Voilà tout.
Juan voulut lui prendre la main ; et, com-
me il vit qu'elle le rebutait .
— J'ai la parole de Grégorio , lui dit-il ; j'ai
fait ma torlune en vendant de l'eau de To-
marès [agua de Tomarès) , je le sais, il faut
un peu d'eau pour laver la sienne... Qu'en
dites-vous ?
Soit que Juan Rombla fût encore ce jour-là
132 LA PORTE
plus laid que de coutume , soit que Catalina
lût blessée de ces paroles , elle le regarda
avec mépris et courut se mettre à la fe-
nêtre.
— Mon père ! s'écria-t-elle tout à coup.
C'était en effet Gregorio qui arrivait , mais
Gregorlo pâle comme un mort et muché jus-
qu'aux yeux dans son manteau noir. En ren-
trant dans sa chambre , il courut à une petite
fontaine où il fut se laver les mains.
— Ah ? c'est toi , Juan ? dit-il à Juan Rom-
bla qui évitait de le regarder. Pour Catalina,
elle avait couru se renfermer dans sa cham-
bre.
— Tout s*est-il bien passé ? demanda
Juan.
— Mal , dit Gregorio... On a commencé par
faire subir la dégradation à Luis Bêla, puis
un officier a déposé l'argent sur un tambour
qu'il a renversé après d'un coup de pied.
DU SOLEIL. 133
— C'est l'usage ici... Et tu t'es baissé pour
ramasser le prix de l'œuvre?...
— Oui , j'ai dû me baisser, reprit Gregorio
avec rage, tandis qu'à Madrid, où j'étais
auparavant, je ne me baissais jamais ! 11 m'é-
tait bien interdit de rien toucher avec mes
mains , et de montrer avec une baguette le
moindre objet qui pouvait m'être nécessaire ;
mais ployer le dos pour ramasser quarante-
liuit réaux à terre , au milieu des murmures
de la populace! quelle honte! A Grenade, un
marchand qui tient boutique sur la place
paie une rétribution de deux centimes par
jour au bourreau. Juan, dès ce soir je par-
tirai pour Grenade !
— Luis Bêla, le condamné, a donc été
livré à la justice civile!
— On me l'a remis après la dégradation.
— Et il est bien mort?
— Fort courageusement, je l'assure; il
T. m. 9
134 LA PORTE
m'a laissé en mourant une lettre pour son
ami don Mi-^uel de la Plata.
— Tu n'auras pas grand'peine à la lui re-
mettre, le voilà qui passe en ce moment dans
la rue!
Miguel de la Plata passait, en effet, alors
dans la rue étroite que le bourreau habitait
au faubourg de Triana, Gregorio envoya l'un
de ses aides qui lui remit la lettre après avoir
arrêté son cheval parla bride... Pourquoi
Miguel passait il par cette rue, c'est qu'il y
avait vu la jolie Catalina à la fenêtre. Elle
poussa un cri étouffé quand on lui remit la
lettre.
Il s'éloigna alojs en lançant à la jeune flUe
un regard de mépris et de colère, et, le même
soir, Catalina donnait sa main à Juan Rom-
bla, qui venait d'acheter à Ecija l'auberge
de San Augustin. Gregorio a tenu parole ; il
est allé à Grenade. Depuis ce temps, Miguel
est toujours sur la route de Madrid à Ecija,
DU SOLEIL. ^3$
chaque fois qu'il peut attraper un congé.
C'est un beau garçon, comme vous l'avez pu
voir, et si la fille du bourreau est devenuehô-
telière, en vérité ce n'est pas sa faute, il en
eût fait une bolera (danseuse), ou quelque
chose d'approchant. Comme je lui vends des
éventails, je vous prierai de ne pas lui dire
que je vous ai raconté l'histoire de Catalinaî
Tout à l'heure au souper, Juan Rombla Ta
parfaitement reconnu, mais il ne peut em-
pêcher, malgré sa science conjugale, que Ca-
talina ne lui donne ce soir quelque mysté-
rieux rendez-vous. Miguel va rester quinze
jours à Ecija, quinze jours de bonheur pour
Catalina et d'angoisse pour Phôtelier! Aussi,
ajouta le marchand, pourquoi avoir épousé
la fille d'un bourreau ?
-— Elle est fort belle, repris-je.
— Mieux que cela, poursuivit-il, elle était
riche ! Gregorio, son pore, avait de bons du-
cats dans ses vieilles malles, et cest ce qui a
i86 LA PORTE
tenté Juan Romblal Savez-vous qu'à Madrid
le bourreau reçoit un traitement de dix-huit
réaux par jour en sus du logement, du char-
bon, de l'eau et du bois? Et s'il avait encore
son droit sur les ânes ! C'est cela qui était
d'un bon rapport, et fait pour dégoûter un
homme comme moi de vendre des éven-
tails !
— Quel était ce droit?
— Celui d'étendre la main dans la rue sur
autant d'ânes qu'il avait de condamnés à
exécuter; le maître ne pouvait prétendre
alors qu'à un droit léger de rétribution.
— J'ai lu cette coutume dans je ne sais
plus quel livre.
— Elle date des plus vieux privilèges cas-
tillans donnés au bourreau. Il pratiquait une
marque à l'oreille de ces ânes pour mon-
trer à quel usage il les avait fait servir. Cet
usage est aboli, et les paysans dont il dépré-
ciait les ânes s'en réjouissent.
DU SOLEIL. i37
L'heure du départ avait sonné, tout dor-
mait clans Ecija. Je ne pus revoir la femme
du posadero, mais je sais qu'au moment de
se mettre en route, il y avait une place vide
dans la voiture, celle du miliciano Miguel.
XXXI.
SEVILLE.
A M. le comte d'Astier.
Approches de Séville. — La GiraIJa. — Aspect des rues. — La ca-
thédrale. — Le palais de j u<lice. — Vandalisme. — Les tombeaux
de la calliéilrai-^. — Les deux Co'omb — Ancienne opulence
du Icinple. — .Assemblées politiques. — V Huracun etl'4-
lameda. — L'amour ù Séville. — Plumer la dinde.
— La guitarre. — Les gilanos. —
Aux lueurs d'un beau soleil, nous venions
de dépasser Carmona, dont les rues sont
aussi blanches que son clocher, imitation
maladroite de l'admirable flèche de Séville,
Alcala de Guadayia avec les luines de son
J40 LA PORTE
château moresque perchées sur un aride
mamelon, lorsque j'aperçus au loin, dans la
vaste plaine, une bande crayeuse s'élendant
à gauche ; celte bande à l'horizon, c'était
Séville.
Je venais d'entrer à Alcala de Guadayra
dans la cour [patio) d'une auberge comme je
n'en avais pas encore vue, nos guides fai-
saient rafraîchir les mules, plusieurs gitanos
sortis des grottes dans lesquelles ils vivent au
pied de la montagne, arrivaient pour voir
quelle figure nous avions après cinq jours
mortels de diligence. Il y avait dans la cour
des roses et des jasmins à profusion, et sous
l'ombrage d'un énorme oranger, un banc de
bois peint où je venais de m' asseoir avec mon
compagnon de route, sir Georges. Il était
midi; par l'une des portes du patio, nos re-
gards plongeaient sur la roule flanquée de
pins, d'oliviers et de palmiers, au bas des-
quels pendaient les lanières verdâlrcs de Ta-
DU SOLEIL. l^-l:
loës. Sir Georges tirade sa poche une longue-
vue, et quand je l'ajustais encore à mon
point, un des gitanos s'écria :
— La Giralda !
Je vis alors un point blanc dont la forme
se dessina bientôt à mes regards d'une ma-
nière plus précise, celle d'une tour carrée
d'environ trois cents pieds de haut. Dans cer-
tainesdireclionson l'aperçoit, dit-on, jusqu'à
sept lieues. Une statue énorme, celle de la
Foi, couronne la tour ; la banderoilede cette
statue tourne comme une girouette au gré
du vent, et de là ce nom de Giralda donné à
ce clocher, le roi de Séville, le seul vestige
de l'ancienne mosquée que remplace aujour-
d'hui la cathédrale.
On veut que le Maure Algebert ait étudié
dans cet observatoire ancien la science des
nombres, l'algèbre, auquel il donna son nom.
Quoi qu'il en puisse être, s'il avait du haut
de ce clocher la vue que le colonel Bory de
142 LA PORTE
Saint-Vincent assure avoir constatée et qui
ne s'étendrait pas moins que jusqu'à San-
Chrlsloval, éloigné de vingt-cinq lieues en-
viron, il devait jouir dun fort beau panora-
ma. Le Maure a brodé les plis de cette robe
immense qui couvre la Giralda, elle est d'un
rose lendreetcomposée de dessins charmants,
l'Alcazar étend ses murs derrière elle.
Les approches de Séville, embaumée des
chaudes émanations de l'oranger, jetée dans
une plaine éblouissante de couleur, vous ré-
vèlent bien vite une ville moitié arabe et moi-
tié sainte : les murs sont dentelés comme la
scie, les tours, et principalement la tour d Or
ont ce vernis oriental qui plaît à l'œil. Des cy-
près élégants profilent leur ombre délicate
sur le blanc mat des fabriques , plus loin
d'immenses aqueducs se déroulent à gauche
comme de vastes serpents de pierre. Ces aque-
ducs une lois dépassés, vous entrez dans la
cité au milieu d'un nuage opaque de pous-
DU SOLEIL, 143
sière, et tout aussitôt vous vous trouvez au
cœur de la ville la plus Andalouse des villes
de l'Andalousie.
Et d'abord ce sont des mules à pompons
rouges, traînant des calesas d.ms le genre
des petits charriots de Naples, des femmes au
peigne d'écaillé, et des majos à la veste cha-
marrée de grelots, debro<leries, de boulons;
de belles senoras cherchaîit à la nuit tom-
bante l'ombre des charmilles au jardin del
Duqué ou de la Christina ; des gitanes noirs
comme de l'encre, et qui mendient un bout
de papier pour s'en faire une cigarette; de
belles grandes ûllesse rendant parle pont du
Guadalquivir au faubourg de Triana , ou d'é-
normes chanoines avec leur feutre en forme
de tuyau, gagnant l'église de Saint-Paul. Des
balcons vitrés que l'on nomme mirador es
s'échappent des plantes grimpantes; les rues
sont pleines d'oranges et de citrons; il est
\rai qu'elles ont une odeur moins aimable
1 ii LA PORTE
d'huile et d'ail tout ensemble , que cor-
rige h peine l'eau jaillissante des fonlai-
nes entourées de fleurs.
Depuis la porte del Carne, voisine de l'en-
droit où l'on tue les taureaux, tel est le spec-
tacle que présente déjà Séville.
Notre calesero débouche rapidement sur
la place même de la cathédrale, nous venons
de laisser à regret et derrière nous la fa-
brique de cîgarres, l'un des établissements
les plus curieux de Séville. Où courir, où ne
pas courir? Sera-ce à l'Alcazar, le palais
arabe, ou à l'église, le palais de Dieu? J'a-
voue que je me décidai pour la cathédrale.
J'avais une lettre pour l'un des chanoines ,
ami d'Esquivel, le peintre de Madrid ; je fus
assez heureux pour trouver le digne homme
finissant son courrier et son refresco ; il était
cependant dans un état d'exaltation extraor-
dinaire.
La fenêtre de la pièce où il se trouvait don-
DU SOLEIL. 145
naît sur la place de Saint-François : lecha-
noinem'yindiquadudoigtle Palais de Justice,
délicieux ëdiûce dans le goût de la renais-
sance, et qui, malgré son mérite se trouve
menacé à celte heure d'une destruction pro-
chaine , d'après le décret de Vayuntamienio
(municipalité).
— Les Goths! les Vandales! s'écriait !e
brave chanoine, renverser un tel bàlimeiit !
et qu'en feront-ils? un théâtre peut-être!
Allons à la cathédrale, à laquelle du moins
ils n'osent toucher ! Et le chanoine me précé-
da en me répétant l'inévitable provei be :
(Quien no lia visto à Sevilla, no ha visto mara-
villa, qui n'a pas vu Séville n'a pas vu de niei -
veille). Je suivis le révérend don Nie..., qui
me conduisit à la sacristie maijor,
Apiès avoir admiré les tableaux de la sahe
du chapitie, j'entrai tout d'un coup daus le
vaisseau, et me plaçai à 1 un des bas-côtés ù\i
la net. Quatre heures sonnaient à l'horlogr ;
146 LA PORTE
îe soleil était encore dans toute sa force. La
radiation des vitraux se jouait en teintes fol-
les sur les pierres à dentelles de la voûte^
l'orgue se taisait, l'office divin avait cessé
depuis longtemps Un jour nuancé de toutes
les couleurs de l'arc-en-ciel ruisselait à flots
sur les dalles par les quatre-vingts fenêtres
de l'édifice dont Arnold de Flandre peignit
les vitrines. La justesse des proportions l6
disputait à la majesté merveilleuse du tem-
ple, orné de depx magnifiques Murillo à la
porte d'entrée. Je fus ébloui de la hauteur de
îa nef principale, du recueillement produit
par ces grandes ombres des piliers gothiques:
ici des grilles de fer doré, et travaillées com-
me des arabesques; plus loin des orgues su-
perbes, répétés des deux côtés, quatre-vingt-
deux autels où il se disait jadis cinq cents
messes par jour, quand le catholicisme n'é-
tait pas encore banni de l'Espagne ; un nom-
bre infini de chapelles, formant à elles seules
DU SOLEIL. 147
autant d'églises, des lampes jetant la lueur
de leurs étoiles sur chacun de ces autels ; des
tombes avec des versets et des noms, des
sculptures de pierre et la vierge de Notre-
Dame-de-Lorette au milieu des cierges. Je
marchais ébloui, lorsque tout d'un coup je
me trouvai devant un immense rideau, sur
lequel je lus cette devise : par moi les rois
KEGiNENT ; Per me reges régnant.
— C'est ici la chapelle des Rois, me dit le
chanoine; ce tombeau est celui de saint Fer-
dinand, qui reprit Séville contre les Maures
l'année même de la mort de saint Louis. Sa
femme et son fils y reposent à ses côtés. Près
de là, vous pouvez hre Tépitaphe de Christo-
phe Colomb, cet aigle espagnol qui apporta
à la Castille un monde nouveau dans sa serre.
Son fils est enseveli dans l'une des chapelles
latérales de cette église. Ainsi, vous le voyez,
le renom du père a enlanté l'orgueil du fils,
Christophe Colomb n'a que deux vers sur ce
i48 LA PORTE
marbre, son fils a fait graver sur le sien une
inscription aussi longue que vaniteuse. Au-
jourd'hui, cette cathédrale de Séville, en per-
dant les pompes du culte catholique, a perdu
tout son éclat; son clergé n'est plus ; son ar-
chevêque chercherait en vain autour de lui
l'armée sainte qui l'entourait. Le silence de
ce royaume altriste le cœur ; les richesses de
ces nombreuses sacristies sont enfermées à
cette heure sous la triple clé de leurs gar-
diens. Vous venez de voir la salle du Chapi-
tre, ses trésors, ses manuscrits : eh bien,
chaque jour ses portraits, ses toiles passent de
ces murs sacrés dans les froides murailles
d'un musée. On trouve Wurillo liop à l'écart
dans ces salles chrétiennes; on veut des gale-
ries, et on ne veut plus de temples. Cependant
¥urillo, hors des nuages de l'encens, est un
ange qui pleure son Eden, ses belles fleurs et
son ciel, qu'en dites- vous? Que nous reste-
t-il à nous autres, moines, sinon à veiller sur
DU SOLEIL. 149
ce qui faisait jadis notre orgueil? Dans cette
ville, en fait de tristesse et d'abandon, le
Maure et le chrétien se donnent la main; l'Al-
cazar et la cathédrale sont frappés, mainte-
nant, de l'oubli qui s'attache aux grandes
ruines. Autrefois, dans cette même église, on
voyait s'agenouiller des rois et des reines;
Dieu et son temple faisaient tellement alors
la gloire de Séville, qu'à la seule procession
du Corpus Domini (Fête-Dieu), un Anglais à
moitié ivre ayant heurté un porteur de lan-
ternes, il y a sept ans, celui-ci se retourna,
le frappa d'abord, puis le jeta aux mains des
gitanosqui, lui voyant une longue chevelure,
le tondirent bientôt comme un mulet. Au-
jourd'hui, ce même peuple a remplacé nos
assemblées religieuses par les assemblée
politiques ; c'est à l'Almeda qu'il tient ses
séances, vous plairait-il d'en voir une?
Prenant le chemin de cette promenade
plantée d'ormes, le cl a loine me conduisit
T. m. 10
450 LA PORTE
bientôt à l'angle d'une \ieille maison entière-
ment fermée, et devant laquelle se prome-
nait d'un air rayonnant un milic'ano, le iusil
aa bras.
— La police, me dit-il, a chassé de celte
maison les orateurs qui en faisaient leur tri-
bune, ils y commentaient YHuracan, journal
qui accuse Espartero de rétrograder. En re-
vanche, détournez- vous un peu, et voyez les
groupes qui se forment autour de nous.
Un mouvement étrange, inaccoutumé me
parut alors avoir lieu en effet sur la prome-
nade. Elle était criblée de manteaux noirs ,
les voix s'y éteignaient par degrés, pourécla-
ter ensuite avec plus de violence sur cette ter-
rasse en dalles, sonore comme un écho. Ce-
lait un véritable tableau de Rembrandt que
cette multitude sombre et obstinée agitant
l'Alameda : ce salon en plein air, embaumé
de la senteur des orangers, retentissait alors
de tout le bruit d'une discussion pohtique.
DU SOLRIL. 151
Les autorités de Séville tolèrent ces réunions,
l'émeute est contagieuse, et cependant, je le
déclare ici dans la sincérité de ma conscience,
je n'ai jamais vu de peuple moins habile à.
conspirer que l'Espagnol. Ces fils de la gui-
tare, discutant aujourd'hui les questions so-
ciales à l'ordre du jour , au heu de suivre,
sur leurpromenade de laChristina, le regard
charmant des belles dames de Séville, ne
vous font-ils pas l'effet du chien de la fable
i
quittant le morceau qu'il tient, pour l'onde
dont le miroir l'a trompé? A Séville, l'Espa-
gne politique est et sera toujours un contre-
sens. La vie y est trop facile, les amours trop
gais, les femmes trop belles, les barbiers trop
laids, pour qu'il n'y ait pas encore de quoi
passer convenablement sa journée, dût-on
oublier Murillo qui y est né, et qu'il y faut
voir trois fois par jour, les boutiques de con-
fiseurs où le sucre candi ressemble aux dia-
mants et aux saphirs sous le feu des lampes;
1S2 LA PORTE
lesportîcos entourés de ^^"^^- ^* [^^ amou-
reux que l'on voit collés contre les grilles des
fenêtres basses auprès de leurs wovms. La po-
litique à Séville, c'est une vieille fille ridée
aussi noire et aussi triste que l'ancienne in-
quisition.
Puisque je vous ai parlé des amoureux, il
faut que je vous dise de quel terme injurieux
on ose appeler ici leur métier, métier hon-
nête s'il en fut, et de plus assez difficile,
puisque l'objet de leur passion est d'abord en-
fermé comme une biche sous sa fenêtre gril-
lée, et que la conversation consiste en quel-
ques serrements de mains, interrompus sou-
vent par l'arrivée d'un oncle (tio) venanttrou-
bler ce j)acifique roman de chevalerie. Cette
chasse nocturne à la fenêtre d'une belle se
nomme : plumer la dinde (pelar la pava), et
il n'est pas rare de voir des amants se tenir
ainsi jusqu'à l'aube près de leur belle dans
ces rues étroites et mal pavées de Séville,
DU SOLEIL. 153
car l'amour espagnol, le plus patient de tous
les amours, est aussi celui qui s'étonne le
moins de la longueur de l'attente, la cour que
fait un amant finissant presque toujours par
le mariage {casamiento).
C'est ici le cas de vous parler de la guitare,
cet instrument dont les romanciers et les au-
teurs d'opéras-comiques ont tant abusé. La
guitare, en Espagne, est la plus impitoyable
musique, le fredon le plus monotone qui puis-
se gratter l'oreille d'un voyageur, et j'avoue
que pour ma part, à l'exception de quelques
canzones entendues près de Cadix, ou de
Tarifa, et qui retentissent encore au fond de
mon cœur, comme l'expression la plus vraie
de la mélancolie arabe, je prise assez peu
les chansons de l'Andalousie que soutient le
son monotone et lent de la guitare. Dans l'in-
tervalle d'un Alii! sorte de point d'orgue com-
mencé par un chanteur, un notaire habile
îîouverail le temps uc v^t^^^x un testament.
154 LA PORTE
Ces chansons ont quelquefois du sel et de
J'espiit. Au faubourg de Triana, où l'on ar-
rive par le pont de bateaux du Guadalquivir,
une gitana chantait le soir ce couplet :
Una muger que se énamora
De un hombre que no la quiere,
Lo succède que à un calvo
Que en la calle encuentra un peiné!
Une femme qui s'amourache
D'un homme qui ne l'aime pas
A le sort d'un chauve
Qui dans la rue rencontre un peigne!
Voilà l'amour à Séville, un amour railleur,
sceptique, qui ne craint pas d'arracher lui-
même le voile à sa passion pour en bien voir
les défauts. La vie des riches y admet le luxe
de France, les chevaux andaloux courant
dans les allées des Délicias, les atielages élé-
gants, les jasmins aux balcons et les cause-
ries mystérieuses près des charmilles du Gua-
dalquivir ; elle adore les cigarettes fumées
DU SOLEIL. 155
auprès des fontaines entourées de plantes
odorantes, les tertiUias, ces assemblées que
tout le monde peut voir, car une seule grille
de fer sépare la maison de la rue, et le regard
des curieux pénètre leurs mystères ; mais au
milieu de cette activité folie, de cette élé-
gance si dédaignée en Gastille, il n'y a dans
Séville qu'une population vraiment curieuse
à observer, celle du faubourg de Triana, le
quartier des gitanos.
xxxu.
Au même.
Triana. — L'oreille de mule.— La fabrique de tabacs. — La salle
des femmes. — L'étudiant de Séville. — Le musée. —
Montanès.
Représentez-vous tout un coin de la ville
deNaples oublié dans la cité de Séville. Chez
ce peuple, aucun souvenir de grandeur ou
d'oppression, aucun regret comme de l'autre
côté de la ville, car ils ont toujours été ven-
188 LÀ PORTE
dus, maltraités, honnis; les moines et les
rois, ces deux majestés déchues, ont toujours
eu le pied sur le col du yitano. Fraudeurs,
voleurs, tondeurs de mules, et quelquefois
même barbiers, les gitanos composent la
classe la plus tranchée du peuple espagnol;
quand ils ne font pas lu contrebande, ils
chantent près des beignets que la main noirâ-
tre de leurs femmes tourmente dans la poêle
à frire ; ces beignets se font dans la rue
même, attendu d'abord que beaucoup de
gitanos n'ont pas de maisons, et qu'en second
heu ce serait chez eux une asphyxie com-
plète amenée par la fumée d'huile. Cette
cuisine en plein air laisse aux maisons des
gitanos une atmosphère plus saine pour dan-
ser le fandango ou le tripili tripUa.
La première gitana(\i\e j'aie rencontrée et
qui se nommait la Ramona, me voyant em-
barrassé du chemin que je devais prendre,
s'oiliit d'elle-même à m'accompagner et à
DU SOLEIL. i^^
quitter son travail . Ce travail , je vous le donne
en cent... à deviner... mais non, j'ai pitié de
vous, c'était une oreille que la Ramona de-
vait coudre de son mieux à la mule que son
mari allait vendre le lendemain près dlta-
lica.
Le chanoine m'avait quitté, et je me trou-
vais presque égaré dans ce quartier de gueux
qui ne ressemblait pas mal à celui des
Truands de Yiclor Hugo. Je remerciai la
Ramona et la priai de finir son oreille; elle
reprit son travail avec la railleuse insou-
ciance qui caractérise les gitanos.
Par l'une des fenêtres entr'ouvertes qui
donnaient en son taudis, j'entrevoyais une
image de la Virgen deDolores ; et au tond de
cette salle un petit enfant dans son berceau.
Quand je m'éloignai, tenant en main une
feuille de mon album où j'avais pris quelques
notes au crayon, la Ramona, qui était renom-
mée dans le quartier pour faire le trafic de
160 lA PORTE
la cigarette, me demanda l'aumône sur le
seuil de sa maison; je lui présentai un
qnartOy elle me refusa, et saisit vivement ma
feuille de papier. Prenant alors un bout de
cigarre à moitié haché qu elle renversa dans
le feuillet en question et qu'elle roula subite-
ment entre ses doigts, elle s'improvisa une
cigarette avec laquelle elle s'enfuit sans que
j'eusse le temps de réclamer contre ce rapt
de mes notes.
Ce que faisait la ^/fawa était tout simple.
En dépit de la manufacture de cigares
(\fabrica de cigaros) achevée en 1757 et qui
passe à bon droit pour un des ornements de
la ville, en dépit de presque tout le tabac de
la Havane envoyé en feuilles à Séville, le pa-
pier y est fort cher, et le don d'un peu de pa-
pelito est certainement la plus belle aumône
que l'on puisse faire à un fumeur en guenilles!
mes notes devaient donc plaire à la Ramona
plus que le sou tiré de ma bourse.
DU SOLEIL. 161
Ceci me fit penser à la susdite manufacture
située dans Tune des belles rues de Séville et
la première chose qu'on indique ici à l'étran-
ger, même avant la cathédrale et l'Al-
cazar.
La manufacture est un des plus curieux
spectacles que j'aie vus. Représentez-vous
trois mille femmes tenant dans leurs doigts
agiles ces menues feuilles qui étaient jadis
roulées autour d'un mince chalumeau de
paille, et qui, grâce au progrès, ressemblent
aujourd'hui aux cigarres de notre régie. La
consommation du tabac est prodigieuse en
Espagne ; le gouvernement en aie monopole,
et le bénifice est immense. En 1787 il s'éle-
vait à cent vingt-neuf millions de réaux ; il
ne tarda pas à perdre cependant, et le tabac
de France reprit sa vogue, la mauvaise qua-
lité du tabac espagnol provenant alors des
altérations de la frauJe. Mais telle fut long-
temps Tinscuciance des Espagnols, que mal-
162 LA PORTE
gré leurs colonies du Mexique, de Caracas et
de la Trinilé qui en produisaient d'excellents
ils achetaient presque tout leur tabac des
Portugais.
Entrez donc avec moi dans cet édifice
d'où jadis un marquis de Dancourt ne fût
sorti qu'avec le nez barbouillé de tabac d'Es-
pagne, et conséquemment un peu rouge,
car cette poudre extrêmement fine, s'unis-
sait à une espèce d'ocre tirant sur le vermil-
lon. Ce rouge était nommé Almazaron, par-
ce qu'il se trouvait dans les environs de ce
village du royaume de Murcie. Charles IIÏ,
qui adorait le tabac râpé, a mis la main,
comme Ferdinand VI, à ce temple somptueux
des tabacs. L'édifice ne compte pas moins de
deux cent dix moulins mis en mouvement
par cent treize mules.
Dès la première cour et à l'une des grilles
pend une corde qui brûle perpétuellement à
l'un de ses bouîs ; elle sert à allumer les ciga-
DD SOLEIL. 165
res, il y en a de pareilles dans presque toutes
les promenades de Séville; ceci, vous le
voyez, remplace la lanterne de nos magasins,
mais à Séville, c'est une grande politesse que
de vous offrir la corde. Mon guide n'y man-
qua pas, c'était un petit homme en veste
brune qui se croyait forcé d'éternuer chaque
fois qu'il entrait dans l'une des salles. La
première qu'il me fit voir était consacrée au
polviUo , tabac en poudre : une poussière fine
couTrait la salle depuis le parquet jusqu'aux
corniches, cette première salle ne contenait
pas moins de onze mille sacs. Nous passâmes
de là dans l'ateHer des femmes, elles g ^gnent
chacune six réaux par jour (trente sous de
France,) toutes apportent leur dîner, et dans
le moment où nous entrâmes, cette pièce
semblait changée en un vaste réfectoire.
Par ces fenêtres scrupuleusement fermées,
on apercevait quelques palmiers de la côte ;
beaucoup de ces femmes chantaient, plu-
164 LA PORTE
sieurs d'elles avaient des marguerites jaiùnes
dans leurs cheveux. Quelques-unp,'s me pa-
rurent jolies. Il n'y avait dcins toute cette
armée féminine que de^ax gltanas , la loi fa-
vorisant peu cette caste maudite. Ces femmes
roulent ainsi le tabac incessamment, leur
bruit est pareil à celui des abeilles autour
d'une ruche ; c'est à leurs doigts effilés que
sont confiés les cigares.
On passe de là dans la salle au tabac à
priser, dont l'office est dévolu aux hommes.
Six cents ouvriers auxquels un soldat fait la
lecture à haute voix, travaillent dans cette
pièce, après laquelle on arrive au magasin
du râpé. D'autres ouvriers en bonnet de co-
ton et en peignoir blanc sur leurs habits,
manipulent le tabac dans cette pièce. Voulez-
vous savoir maintenant comment se fait le
râpé? La machine n'a pas moins de vingt
mules qui se mettent en train les yeux ban-
dés à un coup de sonnette, et donnent l'im-
DU SOLEIL. 165
pulsion à l'échafaudage. Chaque machine a
six couteaux. On mouille le tabac de Virginie,
on le met en corde, on le coupe, puis on le
laisse sécher; il devient alors du râpé. La
façon de le cuire {cocimientoj consiste en une
mixtion de raisins, de sucre et de tabac noir.
A quelque distance de celte salle , je remar-
quai un effet curieux d'acoustique : deux
surveillants se mettent au bout de la piece,se
parlent et se répondent à voix basse, sans
que le reste de la société puisse les enten-
dre.
Je sortais à peine de la manufacture des
tabacs lorsque je rencontrai dans la rue une
troupe d'étudiaiîts. En 18 41 savez-vous ou
plutôt devinez vous ce qui reste de l'étu*
diant à Séville ? Quelques manteaux troués et
de vrais chapeaux de gendarmes, voilà tout.
Ils frappent de la main et du coude sur un
pandero (tambour), étendent leur sotana (sou-
tane) devant la première dame un peu jolie
qui passe dans la rue, mais, en revanche on
T lil 11
166 LA PORTE
en trouve encore qui se permettent de taire
danser quelques pauvres hères dans ce man-
teau, comme il advint à Sancho dans la fa-
meuse couverture. Ldi sotana el manteo voilà
le refrain de l'étudiant! Pour le licencié Ca-
rambola ou don Chérubin de la Ronda , c'est
à peine si l'on s'en souvient. Aujourd'hui s'ils
revenaient au monde ils seraient heureux de
trouvera écrire un article poHtique dans le
journal de Séville ou le Gloùo de Cadix.
Il y avait autrefois deux cents églises à Sé-
ville, on continue à leur faire la guerre; c'est
dans l'une de ces églises qu'on a placé le Musée.
Si le catalogue de Ma^lrid au Museo Real
est impartait, en revanche il n'y a ici nul ca-
talogue. Plusieurs sujets de sainteté, par Mu-
rillo, des moines de Zurbaran , et le Charles-
Quintaux pieds de Saint'Tliomas disputant
avec les docteurs, i^hle'du que nous avions à
Paris sous Napoléon, voilà ce qui m'a frappé
tout d'abord ; joignez à cela six petits cadres
d'André Perez, tous à un seul personnage,
DU SOLEIL. 16
tous dans la couleur du Murillo,quelques vo-
lets allemands et beaucoup de cadres assez
faibles, attribués à l'école de Séville, tel est
l'aspect de celte église devenue musée. Dans
une chapelle à gauche vous avez du moins
la surprise de quelques belles sculptures
coloriées de Torregiano, Italien et condisciple
de Michel-Ange; Torregianoémigra en Espa-
gne après un différend élevé entre lui et Mi-
chel-ADg3 ; mais il est intérieur à Montanès.
Montanès est un autre homme querilalien
Torregiano. Il y a entre eux deuxia dislance
de l'humble gramen au catalpa. Ce Christ
de Montanès, que vous avez là sous les yeux^
de grandeur naturelle et les bras étendus,
saignants sur le bois du Golgotha, c'est Mon-
tanès, le sculpleur coloriste, qui l'a fait crier
de sa grande voix ; aussi quelle tristesse, quel
affaissement , quelle mort ! Cette sculpture
peinte vous fait reculer au premier abord; les
lignes rougeâires de ce sang vous épouvan-
tent. C'est de la sculpture qui donne la main
168 LA ponTE
à l'Inquisition ; elle est palpable, elle vit dans
cette figure. Montanès donnait à la pierre
toute la fluidité de la vie, grâce à sa couleur:
c'est le Ruysch de la sculpture ; voyez plutôt
les veines de ce Christ! En vérité.ce n'est qu'à
Sëville, et devant ce Christ de Montanès,
qu'il faut étudier ce genre de travail propre
àFEspagne, le travail du marbre ou de la
i)ierre colorie'e , et ne se bornant pas aux
yeux d'émail des statues romaines ; cela
donne à la fois l'extase et le frisson ; on croi-
rait que ces cadavres divins, enveloppés des
blancs linceuls de Montanès, vont se lever.
De cette église qui sert de première salle
au nouveau musée, on me fit monter à une
sorte de grenier en ibrme de galerie, et là ,
je vous assure, le spectacle qui s'ofl'rit à mes
yeux ne sortira jamais de ma mémoire.
Une multitude de toiles gisaient à terre ,
c'étaient pour la plupart des Murillo qui n'é-
taient pas encore accrochés , entre lesquels
je vis un Saint-Thomas distribuant des au-
DD SOLEIL. 169
mônesaiix pauvres. Cette église ou plutôt ce
couvent cherche depuis deux ans à se con-
vertir en musée. Il y met le temps, vous le
\oyez; mais à Séville, où la cathédrale elle-
même n'est pas achevée à rexlérieur,on fait
tout avec une tranquillité d'alcade. Tous ces
cadres de Murillo , dont plusieurs sont des
chefs-d'œuvre appartenaient au couvent de
la Merced, couvent fort riche. Derrière l'un
d'eux je vis écrit à la plume : Moi, François
Dolard, né à Paris, j'ai copié ce Murillo
e»1823, au couvent de la Merced. Quel était
ce peintre ignoré, ce copiste d'un maître
dont le seul aspect vivifle? L'étude de Murillo
était-elle pour lui un simple amusement, un
caprice, ou bien songeait-il à s'approprier
les sucs angéliques de cette palette ? Ce nom
d'un Français, d'un peintre obscur me tou-
cha ; s'il vit encore à celte heure, peut-être
a-t-il oublié l'Espagne et les Murillo ; dirige-
t-il une école ou fait-il des enseignes dans
quelque province? Est-il mort à Séville ou à
170 LA PORTE
Cadix ? Son orgueil était grand d'attacher
son nom à celui de Murillo; mais cet orgueil
n'était peut-être que de la candeur.
Au sujet de Murillo, j'aime mieux cette
pensée écrite un jour devant moi à Londres,
sur l'album d'une belle Française, par sir
Walter Scott, qui venait de publier la Jolie
plie de Pertli.
« Si j'avais été reine, j'aurais voulu être
peinte par Murilîo; si j'avais été roi, par Ve-
lasquez. »
Le gardien du Musée me voyant arrêté
devant le Saint-Thomas, me dit alors ;
— Sénor Francès , vous auriez bien pu
nous])reodrc ce cadre en compagnie des sept
qui le suivent.
— Comment cela', repris-je , en songeant
au maréchal Soult et à l'accusation qui me
semblait prête à s'envoler des lèvres de mon
homme ; mais je me trompais.
— Le duc d'Orléans, fils de S. M. Louis-
Philippe, reprit-il, a offert quatre mdiions
DU SOLEIL. 171
pour ces huit tableaux de Murillo ; mais
YayiuUamiento n'a pas voulu.
C'était un Andalou qui me parlait, et cela
me mit en garde contre son dire. Me devi-
nant sans doute, il ajouta :
— Autrefois, sous Napoléon, on les aurait
obtenus à meilleur compte. L'affaire ne souf-
frait guère de délais en ce temps-là. Le ma-
riscal Soult entrait dans le premier couvent
venu, il était suivi d'un aide de camp. Sur
un coup d'œil dudit maréchal , i'aide-de-
camp allait au tableau, et dût-il monter sur
le maître-autel lui-même , il écrivait dessus à
la craie : Ambulance du maréchal Soult.
— François Dolard , repris-je , agissait
plus doucement, il copiait les Murillo et les
laissait.
J'entendis un pas derrière moi. Le chanoi-
ne tlonN... me venait chercher pour visiter
l'Alcazar. Mais nous dûmes remettre à une
autre fois noire investigation moresque en
172 LA PORTE DU SOLEIL.
raison de l'homme que nous trouvâmes sous
le portique de l'ëglise ; c'était 1© barbier
Ignacio qui arrivait vers le chanoine en toute
hâte.
XXXIII.
UN parrain;
Au
mcme.
Après avoir dit quelques mots à l'oreille
du chanoine, l'honnête barbier le conduisit
à sa boutique , où je le suivis machinale-
ment.
Son enseigne portait le nom de barbier
174 LA PORTE
accoucheur (barbero y comadron) , et quand
nous pénétrâmes dans la salle basse, formant
l'atelier d'Ignacio , nous remarquâmes un
assez beau concours de gitanos devant la
porte de l'opérateur.
Il y en avait un qui criait à tue-tête : Se-
nor barbero por tamor de Bios ! (Seigneur
barbier, pour l'amour de Dieu!) et les autres
répétaient en chœur ce cri de leur chef avec
des supplications grotesques ; ils arrivaient
tous du faubourg de Triana.
Ignacio les écarta d'un air d'autorité;puis,
leur imposant silence, il nous ût grimper dans
une chambre haute où se trouvait une femme
basanée en proie aux douleurs de l'enfante-
ment. Elle poussait des cris si étranges , si
frénétiques , que je crus d'abord qu'on re-
gorgeait ; mais tout d'un coup le barbier pria
le chanoine de bénirl'opération difficile qu'il
allait tenter, et la malheureuse suspendit un
moment ses plaintes... Le barbero s'en fut
ensuite à la fenêtre et donna le signal aux
DU SOLEIL. 175
gitanos. Ce signal donné, j'entendis un ràcle-
ment de violons, de poêles à frire, de gui-
tares et de ferraille ; les uns frappaient des
fers à cheval l'un contre l'autre, d'autres des
couteaux et de gros anneaux de fer, car
beaucoup de ces hommes sont forgerons ; la
seule différence qu'il y ait entre ceux-ci et
les nôtres, c'est que les gitanos ne travail-
lent jamais qu'assis. L'abominable tinta-
marre que faisait alors cette meute , lâchée
autour de la boutique, couvrit les cris de
douleur de la pauvre créature. Quand à moi ,
je l'avoue, j'avais détourné la vue du spec-
^cle de sa misère,et regardais la troupe des
gitanos du haut du balcon de fer d'Ignacio.
Quand je me retournai, l'opération était
faite, et un homme noir^ d'une cinquantaine
d'années, élevait entre ses bras son propre
fils, un horrible poupon que le barbier ve-
nait de laver dans de l'eau froide et d'enve-
lopper de mauvais haillons fournis par le
176 LA PORTE
père, qui faisait le commerce des vieux ha-
bits.
Au moment où il se montra avec lui d'un
air glorieux à ce balcon, placé dans la petit©
rue de los gimios, les bohémiens, hommes et
femmes, qui se trouvaient en dehors, se
mirent à entonner une chanson à tue tête,
puis en même temps je vis entrer dans la
chambre où nous étions avec le chanoine,
une mégère dont l'aspect m'épouvanta.
Elle avait les cheveux entièrement dénoués
sur ses épaules, son habillement se compo-
sait d'une vieille jupe verte et d'un corset
rouge, tout cela horrible, délabré et se termi-
nant par de longs pantalons de tricot. C'était
une comarfre (sage-femme), mais elle était
habituée depuis longtemps à avoir la pratique
des gitanos, et comme leurs femmes sont
sujettes à avoir beaucoup d'enfants, elle trou-
vait sans doute inconvenant qu'il en vînt un
seul au monde sans sa permission immédiate.
La plupart du temps les accouchements des
DU SOLEIL. 177
gitanos se lont en plein air, à leur porte,
dans \i rue ou dans un champ. Joaquina
(c'était le nom delà sage-femme ), ne faisait
pas de grands frais pour recevoir tous ces
nouveau-nés de sa caste : elle les recevait
dans son tablier. Elle était bohémienne et
savait que la grande chose pour les gitanos
était la bonne aventure.
Aussi ne se faisait-elle faute de prédire
une fortune superbe au plus petit avorton
noir qu'elle tenait sur ses genoux.
— Il sera général, escribano, chanoine,
muletier, régent, peut-être! Ainsi parlait la
Joaquina en se livrant au métier lucratif de la
chiromancie, métier fort en vogue à cette
heure encore dans la classe des gitanos;
mais cette fois et quand elle eut pris la pe-
tite main de l'enfant, après un coup-d'œil
furieux lancé à son rival le barbier :
— Voilà un nino, dit-elle en hochant la
tête, qui n'a pas huit jours à vivre.
178 LA PORTE
— Comment cela ! demanda le père d'un
air effaré.
— Parce qu'il est né dans la boutique d'un
homme qui n'est pas de notre casle, dans la
chambre d'Ignacio le barbier, cousin du
bourreau de Séville, et qui est accusé de plus
d'avoir Yolé, il y a six mois, leporteleuille de
ce Turc qu'on trouva mort près de la Chris-
tina cet hiver.
— Silence, Joaquina, s'écria Ignacio en
brandissant son rasoir, silence, oublies-tu
que je suis chez moi et que le révérend cha-
noine don N... ainsi que cet étranger m'ont
fait l'honneur de me visiter ?
— Cet enfant ne vivra pas, reprit Joa-
quina.
— Il vivra! s'écria le père furieux et à qui le
chanoine tenait vainement le bras; nous
sommes catholiques, le barbier Ignacio est
catholique, le chanoine et ce sénor français
sont catholiques !
Puis se jetant à genoux devant le cha-
DU SOLEIL. 179
noine, il lui demanda le baptême pour son
fils, car bien que les gilanos n'aient point
de religion a proprement parler, ils se pro-
clament chrét ens, et cela même, hors de
l'Espagne.
Tout d'un coup la mère fit un mouvement
(le premier qu'elle eût fait depuis tous ces
pour-parlers), et m'indiqua du doigt au cha-
noine...
— Elle vous demande pour padrinOy médit
le religieux.
— Pour parrain! m'écriai-je avec une
sorte d'effroi et de dëgoiit, pour parrain?
Voyant alors que j'hésitais, la Joaquina
se mit à crier d'un air triomphant, en s'a-
dressant au barbier et au père du petit :
— Vous en êtes témoins, l'étranger refuse,
il sait que l'enfant d'un gitano n'est qu'un
piège tendu à la crédulité publique. Vos
femmes ne se plaignent pas de la fécondité,
c'est vrai ; mais c'est qu'elles jugent de ce
que peut valoir un nouveau-né. La vue d'un
180 LA PORTE
pauvre enfant dans leurs bras leur procure
des aumônes et leur t'ait même pardonner
leurs vols quand on les surprend en fia»
grant délit. Cela est si vrai que celles qui sont
stériles attirent souvent hors de chez elles les
filles des autres, qu'elles émigrent avec elles
d'une province à l'autre et les exploitent.
Entre nous, on reconnaît à peine le frère de
la sœur, la mère de la fille, tous les liens
sont brisés; la famille n'est qu'un mot. C'est
ce que devine cet étranger, et voilà pourquoi
il refuse d'être le parrain de votre enfant.
— Il refuse, il refuse ! s'écria le père,
rouge de fureur et en marchant sur moi
les poings fermés comme un boxeur.
En même temps il se pencha au balcon du
barbier, et jeta de ce balcon quelques paroles
inintelligibles pour moi aux groupes de bo-
hémiens qui étaient dans la rue des Gimios.
J'entendis alors un bourdonnement de
voix , passant tour à tour de l'ironie à la co-
lère, du rire éclalanl à la menace souide et
DU SOLEIL. 181
cachée. Le chanoine me parla à l'oreille, et
je n'eus pas de peine à comprendre la vali-
dité de ses raisons ; la nuit était venue, et la
rue des Gimios ne me paraissait pas aussi
sûre que la place de Saint- François.
Le chanoine puisa de l'eau à une petite
fontaine placée à l'angle de la chambre; puis,
me prenant par la main, il m'amena jusqu'à
l'enfant qu'il se disposait à baptiser...
Pour moi, je songeais alors à lu Dame blan-
che,de Boïeldieu; maisje songeais aussi qu'en
Ecosse les mœurs sont plus douces et que ce
sont les jolies lermières qui vont chercher un
parrain.
— Quel nom donnez-vous à cet enfant?
demanda le chanoine.
— Celui de son père... quand je le saurai,
répondis-je.
— Mon nom est Pablo Roque, dit le père
qui portait deux noms de saints.
— J'aime mieux le nommer Christoval, re-
pris-je, ce nom- là a découvert un monde,
T. ni. j2
182 LA PORTE
c'est un nom de Séville, il lui portera peut-
être bonheur.
— VoiJà qui est bien, reprit la Joaquina
qui était demeurée jusque-là spectatrice im-
passible de cette scène; mais comme je pré-
vois que, grâce à la faible constitution de la
mère de Christoval, je serai seule chargée de
son éducation morale, je prierai le senor de
me remettre quelque menue monnaie...
Cette éducation morale àes gitanos consiste
à leur enseigner le vol ; je le savais et la Joa-
quina le savait aussi. Mais j'avais hâte de
sortir, je jetai trois duros sur la table du bar-
bier.
Quand nous fûmes sortis de la chambre, le
chanoine et moi nous fûmes accueillis par le
hourra des gitanos; peu s'en fallut qu'ils ne
nous suivissent jusqu'à la fonda où je logeais
pour nous escorter.
— A merveille, me dit le chanoine, vous
et moi nous venons de faire un chrétien, mais
\ous, vous venez de faire un voleur.
DU SOLEIL. 185
— Que voulez- vous dire ?
— Que les gitanos s'en tiennent rarement
à un premier baptême et qu'il leur en faut
plusieurs.
— Comment cela?
— Certainement; pour la plupart ils spé-
culent sur la commisération des âmes pieu-
ses. Il peut arriver, n'est-ce pas, qu'une per-
sonne riche, charmée de la jolie figure d'un
petit gitano (ils sont remarquables surtout
par l'éclat et la vivacité de leurs yeux), de-
mande s'il est baptisé? Or, en ce cas-là, le
père et la mère nient toujours, ou plutôt ils
répondent que leur enfant ne l'est pas encore.
Un parrain comme vous ou une marraine
comme la comtesse de P.. . , à qui cela est ad-
venu tout récemment, se présentent aussitôt,
et ne manquent pas de faire à l'enfant et à
ses parents des cadeaux de quelque valeur.
Ceux des gitanos qui enfreignent les ordon-
nances et n'ont d'autre état que d'errer par
les villes, arrivent de la sorte à faire bapti-
18i LA PORTE
ser leurs enfants deux ou trois fois de suite;
ils s'adressent pour cela au premier prêtre
qu'ils rencontrent.
— Voilà une façon lucrative d'entendre le
baptême , dis-jeau père; comment l'autorité
ne la réprime-t-elle pas ?
— C'est un droit des gUanos, et, entre au-
tres villes qu'il vous reste à parcourir, vous
les verrez à Malaga demander l'aumône en
pleine rue pour faire baptiser leur progéni-
ture, pfl7Y/ dar l'agita (pour donner l'eau), com-
me ils vous diront.
— Et vous ne refusez jamais un gitano qui
vient réclamer de vous pareil service ?
— Moi, cela est vrai, parce qu'au fond du
cœur j'aime et je plains les gitanos, qu'ils ont
de l'esprit, et qu'il sufïit d'ailleurs que le peu-
ple témoigne du mépris à cette casle pour
que nous cherchions à la relever, comme Jé-
sus releva la femme adultère... Mais tous
mes confrères ne pensent pas comme moi...
DU SOLEIL. 185
— Mais ce ûlleul improvisé , que devien-
dra-t-il ?
— Ma foi, je l'ignore, j'en ai déjà deux qu
sont maquignons; un troisième tondeur de
mules ; le quatrième a été pendu; je me suis
arrêté là... Depuis moi, ceux qui restent ont
dû avoir deux à trois autres parrains ! Si vous
êtes curieux des mœurs des gilanos, nous
pouvons les aller voir à Triana, à moins que
vous ne préfériez les voir au théâtre. Il y a
des saynètes dont ils sont les héros, leur es-
croquerie habituelle en fait la base.— N'im-
porte, vous voilà parrain !
— Oui mais, grâce au ciel, je ne reste pas
assez longtemps en Espagne pour voir ce qu'y
deviendra mon filleul !
Nous convînmes, le chanoine et moi, d'al-
ler le lendemain àl'Alcaz ;r.
XXXIV.
Au
même.
L'AIcazar. — Les soulierâ du roi.— Le dortoir dePierre-le-Cruel. —
La cheminée de Joseph. —Les jardins. — Laiiiaisoti de Pilate. —
L'étudiant. — Louis-Philippe propriétaire à Séviile — Les
théâtres. — Le ??ia;o et la maja. — La bourse. — Corres-
pondance de Christophe Colomb. — La charité. — Les
tableaux de Murilio. — Un meurtre.
Le palais mauresque de Séviile est à deux
pas de sa cathédrale; vous passez delliymne
sacré au verset arabe gravé dans la pierre ,
de la demeure de Dieu à celle des ca-
lifes.
188 LA PORTE
Les Espagnols ont une horrible rage de
blanc et de jaune, ils recrépissent chaque an-
née les murs de TAkazar; on sent dès lors ce
que les colonnettes et les dessins capricieux
des Maures doivent y perdre. Tout cela se
fait cependant par l'ordre exprès de Vayun-
tamiento.
Le gouvernement {aijuntamiento) permet
ces profanations; il autorise cette lessive
grossière, ce lourd empâtage jeté sur les
plus fines ileurs du style arabe.
Nous fûmes reçus à l'Alcazarpar une belle
fille de seize ans, les jeux en amande, la taille
enfermée d ms la basquine noire qui tend à
céder le pas, chaque jour, aux modes de
France; elle nous mena au premier étage de
l'Alcazar, d'où nous pouvions voir la Giralda,
avec sa robe de pierre jaune et rose, ainsi
que les belles flèches à arêtes de la cathé-
drale.
Le peintre de la chambre de Ferdinand VII,
don Joaquin Corlès, a fait restaurer quelques
DU SOLEIL. 189
snlles de l'Alcazar avec assez de zèle et d'in-
telligence; mais au premier aspect, ce blanc
si frais el cet or si neuf donnent aux murail-
les l'air d'un café. Un charmant patio rempli
defleurs vous conduit bientôt à des mosaïques
à hauteur d'appui, vous traversez plusieurs
salles et vous entrez enfin dans celle des Am-
bassadeurs.
C'est là certainement un des intérieurs les
plus attrayants que l'imagination ait pu rê-
ver, et pour un étranger qui n'a pas encore
visité Grenade, l'Alcazar de Séville, s'ouvrant
tout d'un coup par cette salle des Ambassa-
deurs , a l'air d'une histoire des Mille et une
Nuits.
Cette salle a trente pieds huit pouces en
carré et est tellement couverte de stuc et de
marbre, de jaspe, de porphyre, que vous
croyez d'abord entrer dans une grotte de sta-
lactites. Représentez-vous la plus délicate
des coupoles, envoyant les couleurs diaprées
de ses vitraux sur un parquet digne du pied
190 ' LA PORTE
des houris de Mahomet ; partout des arabes-
ques, des pilastres aussi légers que la feuille
montant au ciel comme une prière avecleurs
versets enroulés autour d'eux ; les murs sont
en dentelles, les fenêtres ouvragées comme
un voile de Mayorque. De charmants filets de
lumière glissent vers midi sur toutes ces ru-
elles dorées, sur ces portes des rois maures
dont le bois est ciselé, fouillé et rendu aussi
flexible qu'un tissu. Vous voilà devant une
architecture unique au monde où la féerie
commande en maître'ïse , où l'or, les robes-
de Tyr, les soies de Damas, les bains parfu-
més de l'Orient composent une série de sen-
sations toutes nouvelles. Dans de petites ni-
ches dorées d'assez mauvais goût, l'Espagne
actuelle, l'Espagne constitutionnelle, s'est
cru seulement en droit de loger ses anciens
maîtres ; ainsi voyez-vous Charles-Quint et
Philippe I" côte à côte des Bourbons moder-
nes, de saint Ferdinand et de plusieurs au-
tres majestés catholiques, figurer dans celte
DU SOLEIL. 191
salle des rois maures. Ces mascarades sont
du plus mauvais effet; que dirait-on du por-
trait en pied de S. M. Louis-Philippe dans un
temple de Jérusalem ou une mosquée ?
Vous passez de là au patio de las Don-
zeltas.
Cette cour iiiauresque constitue un vrai
sérail de pierre avec des colonnes d'Italie; les
dalles sont de marbre, un jet d'eau charmant
gazouille au milieu. Charles-Quint a fait
mettre après coup ses armes dans !e milieu
des pilastres: il s'est passé, dit-on, tant d'au-
tres fantaisies à Grenade qu'on peut lui per-
mettre celle-ci. Lesembeîlisements introduits
par Charles-Quint dans ce palais des rois
Maures n'offrent rien du reste à blâmer, la
renaissance et sarichessen'étantpas éloignées
du style mauresque si fin, si délicat, si luxu-
riant.
Un exemple de ceci, c'est la salle à man-
ger de l'infante {la sala del comedor) qui offre
un plafond de bois brun à caissons, semé d e
192 LA PORTE
têtes romaines et de frises délicieuses dans le
goût du seizième siècle.
Après avoir quitté la salle du Trône , qui
n'est séparée que par deux pilastres de celle
des Ambassadeurs, on passe à travers d'aC-
freux escaliers modernes récrépis à la chaux,
aux trois dortoirs [dormitorios) de Pierre-le-
Cruel, ce roi dont tout parle dans Séville. La
popularité du roi don Pedro dépasse ici de
beaucoup celle de Christophe Colomb; il y a
même une rue qui se nomme Tète du roi don
Pedro, d'après une histoire qui ne manque
pas d'intérêt.
Voici la chose :
Don Pedro allant courtiser je ne sais quelle
femme, on croit que c'était une bolera ita-
lienne qui ressemblait beaucoup à Maria Pa-
dilla, rencontra chez elîe un cavalier.
— Qui es-tu ? lui demanda don Pedro .
— Ceque jeveux être, répondit résolument
celui-ci.
— Je veux le i^avoirici même.
DU SOLEIL. 195
— Ici... non pas, seigneur, mais dans la
rue, si tel est votre bon plaisir. Prenons la
rampe et sortons.
Us descendirent l'escalier et se battirent
dans la rue du Candilejo. Le roi tua l'hom-
me et s'en fu t ensuite se coucher paisiblement
avec sa maîtresse.
Mais le lendemain, et d'après la maxime
qui a fourni matière à une des plus belles co-
médies , intitulée : t Le meilleur alcade est le
roi, M il manda celui du quartier, et déclara
qu'il y allait pour lui de la corde si l'assassin
n'était pas découvert. L'alcade fut six jours
à le chercher, il maigrissait à vue d'oeil. Il
fit brûler des cierges à tous les saints de la ca-
thédrale, il jeûna, pria, rien n'y fit. Un soir
qu'il était entré pour une affaire chez une
vieille femme du quartier, la Peironilla, qui
le chaussait en sa qualité de cordonnière,
cette femme le vit si triste, qu'elle lui dit :
— Seigneur alcalde, que me donnerez- vous
si je vous nomme celui que vous cherchez î
lî;4 LA PORTE
— Mais, Petronilla, vous savez donc que
je cherche quelqu'un ?
— Certainement, et vous serez pendu
si vous ne mettez pas la main sur lui ?
— Qu'est-ce que cela vous fait, Petro-
nilla ?
— Comment! qu'est-ce que cela me fait?
Mais nous chaussons votre famille de père en
fils, et si vous n'alliez plus user de semelles
au service de Sa Majesté... si le bourreau
vous prenait mesure d'un collier de chanvre,
hélas ! que deviendrait notre commerce ?
— C'est vrai, Petronilla, tu sais donc le
nom?...
— Il y a mieux, senor, j'ai tout vu.
— Toi?
— Oui. Figurez-vous que je fus attirée à
ma fenêtre ici même par le cliquetis des
épées, je ne pus voir la figure des deux com-
battants, parce que la nuit était noire; mais
quand le corps de l'un est tombé à terre, j'ai
entendu... ohl tenez, seigneur alcade, j'en ai
DU SOLEIL. 195
le frisson... j'ai entendu craquer les rotules
de celui qui luyait...
— Miséricorde ! s'écria l'alcade , ce se-
rait...
— Oui parbleu, c'est lui... lui dont tout
Séville sait que les rotules craquent lorsqu'il
marche (1).
— Petronilla, tu me sauves '.
— Ne me perdez pas !
— Rassure-toi, j'ai un moyen, un moyen
sûr, admirable.
— Lequel ?
— Cela me regarde. Fais-moi des souliers,
Petronilla, fais-en pour ma femme, pour
ma fllle, pour mes neveux ; mais je suis sau-
vé, j'ai mon affaire !
Et l'alcade courut annoncer au roi lui-
même qu'il avait découvert le meurtrier; le
roi le regarda et le crut fou.
— Quel est cet objet ? dit-il en voyant un
(1) Historique.
196 LA PORTE
paquet voilé que les estafiers de l'alcade dé-
posaient sur une table.
— Le buste du coupable, répondit l'al-
cade ; il est voilé, soulevez vous-même la gaze
qui le couvre.
Le roi leva la gaze et se reconnut. Il fallait
bien avouer ; il le flt et permit même que
son busle fut suspendu à la potence. Il alla
même plus loin et le fit placer dans la rue.
C est cette rue que l'on vous montre à Sé-
viile...
J'en reviens aux trois dortoirs de Pierre-le-
Cruel, ce despote qui avait tort d'avoir des
rotules qui craquaient.
Le dormitorio principal de Pierre-!e-Cruel
est assez fade. Il n'en reste qu'une figure
d'alcove réelle revêtue de mosaïques en bas,
et une seule fenêtre ouvrant sur la terrasse
et les jardins de l'Alcazar. En 1810, Joseph
Napoléon fit faire à côté de ce terrible dor-
toir de don Pedro , une cheminée de marbre
moderne.
DU SOLEIL. dOT
Nous entrevoyons de là parles terrasses les
jardins de TAlcazar.
Les boules d'or de Toranger éclairent çâ
et là ce que la verdure de ces parterres a de'
sombre. Des l'onlaines à rocailles rempla-
çant celles du Maure, des eaux, des sources
nombreuses vivifient de leur mieux ces pro-
menades en compartiments, dans le style Je
Louis XI V^ Les classiques pelouses représen-
tent des gazons taillés, fi^^urant les armes
d'Autriche, do France et d'Espagne, vousd;- '
riez au loin d'un grand tapis blasoiiné. Du
haut de ces terrasses, semées çà et là de bancs
en mosaïque, l'œil découvre la Puertanueva^
les murailles de l'Alcazar, l'église de Saint-
Bernard, la Lonja, et les grosses tours qui
flanquent ces jardins, d'environ un tiers de
lieue d'étendue. Le silence de l'Alcazar est
profond, il n'était alors troublé que par la
musique habituelle des régiments qui remplis-
saient l'air de leurs fanfares. C'est de cette
terrasse, dominant les orangers et les grena*
T. m. 13-
198 LA PORTl
diers en pleine terre que l'on peut admirer
Séville, bien mieux que du sommet de la Gi-
ralda. Les douces brises du fleuve enchanté
qui baigne la ville y promènent des senteurs
et des harmonies indéfinissables, c'est le bel-
védère le plus charmant de Séville. L'Alcazar,
à cette heure, est pourtant un lieu désert, un
^palais sans but, un débris de la magniGcence
mauresque. Quand le roi d'Espagne Ferdi-
nand VII y venait, il apportait son Ut et ses
meubles aveclui, etquandces meublesroy aux
étaient insuffisants pour la cour, on emprun-
tait des meubles pour le souverain, à droite
et à gauche dans la ville. Il en est de même
dans toute lEspagne pour les fêtes d'églises:
quand il y a funcion ou Tête extraordinaire,
on prête des tapis aux saints.
Leduc de Medina-Cœh possède h Séville ce
qu'on nomme la maison de Ponce-Pilatej
l'héritier de cette famille des Médina a main-
tenant vingt-huit ans, il habite Madrid, son
père est mort, ses biens sont considérables ;
DU 90LEIL. lOQ
cependant il a jugé convenable de louer cet
édifice; car par cela même qu'il est riche il
est gêné, la fortune des grands seigneurs
étant, comme je vous l'ai dit, un embarras
perpétuel et une source de procès intarissa-
ble. La maison de Pilate est un de ces décal-
ques curieux de l'ancienne maison de Pilate
à Jérusalem, dont les livres de voyage ne
manquent pas d'exagérer l'importance; tout
s'y trouve imité : la colonne pour la flagella-
tion, la fenêtre où le coq chanta, les marches
que monta le Christ. . . Mais à côté de ces sou-
venirs pieux, vous trouvez des statues anti-
ques, des fragments dans le style grec, des
salles pareilles aux salles brodées de l'Alca-
zar. La cour est charmante, c'est un patio
mauresque à dentelures coquettes, à pilas-
tres festonnés comme une guipure du temps
de Louis XIIL L'escalier en mosaïque et sa
coupole de vieil or bruni est d'un effet noble
et tout princier. Dans cet escalier, et sous
une lampe allumée, je vis une Vierge de
200 LA POUTE
Murillo. Cette Vierge me frappa; il y ay ait de-
vant elle un étudiant, les bras croisés et dans
un état voisin de Textase. Ce jeune homme
semblait n'avoir pas entendu le bruit de nos
pas; il avait la soutane et le tricorne; j'ap-
pris du chanoine que c'était un pauvre fou
qui sortait depuis huit jours deriiopital de la
Sangre. Les maisons de fous sont fort com-
munes en Espagne ; en traversant le pont
de bateaux de Triana, j'avais visité le matin
l'ancien palais de l'Inquisition, et non loin de
là l'hopiial de la Sangre.
— Mon frère, dit le chanoine, en tirant l'é-
tudiant par sa soutane , comment vous trou-
vez-vous maintenant?
Le fou sourit, et pour toute réponse il
nous conduisit au jardin delà maison de Pi-
late.
Ce jardin, renfermé dans un patio assez
ordinaire, étalait une foule de plantes aro-
matiques, mais j'y vis en outre de jolis bou-
quets de campanules blanches, de roses, de
DU SOLEIL. 20t
camélias, au milieu des buis, des jasmins et
des orangers. Etait-ce la famille qui habite
à cette heure la maison de Pilate, où l'inten-
dant du duc de Medina-Cœli qui donnait ses
soins à ce parterre? Quoi qu'il en fût, le
charme et la coquetterie de ce patio nous
ravirent, mais en un quart d'heure Tétudiant,
malgré les réprimandes du chanoine, le ra-
vagea tant et si bien, que l'un des concierges
vint lui arracher les fleurs qu'il tenait en
main, en le menaçant de porter plainte.
Tout ce que nous pûmes savoir de lui, c'est
qu'il allait porter ce tribut à une maja qui
logeait en face de Saint-Salvador, l'église la
plus belle de Séville après la cathédrale. Ce
garçon se nommait Isidro, et c'était le fils
d'un tailleur. A je ne sais quelle procession,
celle du Corpus Domini, je crois, il avait en-
tonné à tue lêie un matraca, sorte de chan-
son qui se vend un sou par la ville, et l'on
avait jugé dès lors qu'il était prudent de le
renfermer à la Sangre.
202 LA PORTE
Après avoir traversé la place Saint-Fran-
çois je remarquai une maison d'assez belle
apparence; c'est une maison qui appar-
tient à un Français, et ce Français est tout
simplement le roi Louis-Philippe....
ASéville, en 1841, il s'est rencontré un
personnage qui a trouvé plaisant de laisser
au roi des Français une assez belle collec-
tion de tableaux et de livres ; c'était un An-
glais, il s'appelait sir Frank Hall Standish. Il
a fait paraître un ouvrage sur Séville qu'il
avait longtemps habitée ( l ). J'ignore si c'est
le môme qui a doté Louis-Philippe d'une
maison après avoir doté la ville de don Luis
de Cordoue d'un livre d'antiquaire. Je me
boine à constater ce tait, que le roi des Fran-
çais a pignon sur rue dans cette cité.
Le consul de France à Séville est un Espa-
gnol, M. José de Lannazabal, il a chez lui
quelques bons Murillo, des Zurbaran et des
Morales. Chose assez étrange pour un con-
( 1 ) Séville and ils vicinitj- (Séville el sesenvirons.)
DU SOLEIL. 20^
sul de France ! M. José de Lannazabal parle
à peine français ; en revanche, il est poli et
plein d'attentions, ce qu'on ne rencontre pas
tous les jours chez les consuls.
Le consul de Portugal , don José Lerdo,
occupe à Séville une maison fort coquette j
sa femme, une belle Espagnole, nous a reçus
en son absence, sa collection offre des Ribera,
des Alonzo Canoet des Velasquez du premier
ordre. Elle brille plus au reste par le choix
que par le nombre. L'album de la senora
contenait des esquisses de Becquer, peintre
andalou, qui affectionnait beaucoup la re-
production des costumes ; Rodriguez le rem-
place et a maintenant la vogue.
Le théâtre de la Campanase trouvant fermé,
nous nous sommes repliés ce soir sur le théâ-
tre principal, dont la salle est peinte en en-
tier dans le style de l'Alcazar, ce qui nous a
semblé une assez méchante contrefaçon. On
donnait un opéra d'un compositeur Sévillan,
intitulé : Le Solitaire du Mont-Sauvage. Les
.fi04 LA PORTE
acteurs, moitié Italiens, moitié Espagnols,
J'oiit chanté à faire fuir. Les toileltes étaient
pauvres, les véritables toilettes andalouses
étant celles du peuple, celles de la rue. Au
théâtre les Es[iagnoles s'habillent toutes
comme la dernière viL-Pâetle de la Mode ou
43e la Sylphide : la France et ses chapeaux ré-
gnent déjà dans la ville des majos et des
majas.
Ce costume national du tnajo est un des
plus beaux fleurons de la couronne de Sé-
yille, il a de l'esprit, de la désinvolture, du
piquant; un Espagnol ainsi habillé vaut dix
Espagnols guindés se promenant en habit
noir au Paseodel Duque. L habit de majo, je
me permets de donner celte esquisse fidèle
mix gens qui se costument pour le carnaval,
■ — se compose du petit chapeau à bande de
velours et à pompons noirs, — avec le ru-
î)aîi qu'il faut se garder d'attacher sous la
mentonnière, mais que l'on doit au contraire
laisser (loller au milieu du visage d'un air
Dli SOLEIL. 205
tapageur et fanfaron ; — de la veste à bro-
deries et à cannelilles de soie noire flanquée
de deux mouchoirs pendants à chacune de
ses poches faites en croisant sur la poitrine ;
— de la cravate rouge ou jaune, mais tou-
jours de même couleur que la ceinture, du
pantalon de tricot et de la guêtre entr' ou-
verte laissant voir le bas. La chemise seule
est fort chère, elle est à jours, son collet est
rabattu. Sur ces chemises, et du beau temps
de Charles IV, il y avait des toreros brodés à
jour, des matadores, des mules, etc. A la
cravate (cobalta) est enfdée une bague en
verroterie, qui vous éblouit à vingt pas
comme la perle d'un lustre ; cette bague est
quelquefois en argent et semée de petites
clefs.
Vous croyez peut-être que cette mascarade
coûte le prix ordinaire d'un habit de Blin ou
de Senlis; erreur, le moindre équipement de
majo arrive bien vite à trois cents francs de
206 LA PORTI
notre monnaie, La cliemîse seule et le jabot
feraient reculer ici plus d'un dandy.
Mais, allez- vous dire, quel est cemajot
Est ce un lion de Sévillequi court les clubs,
un noble qui s'affiche, un fils de famille qui
fait des dettes? Ce jeune homme indolent qui
traverse la Christina sa cigarette de papier
à la bouche est-il plus roi que l'étudiant,
donne-t-il la main h Montés aux courses, vit-
il d'une vie qui l'amuse surtout, quand à
Paris même, la jeunesse s'ennuie? Je vous
répondrai que le majo est le roi et le maître
absolu de l'Andalousie On est majo dans tous
les états, depuis le prince jusqu'au muletier;
la grande question ici est de paraître, c'est
l'histoire de Murât mettant des bottes jaunes :
l'esprit du majo c'est sa toilette. Un majo est
un type comme le maïquis de Louis XV était
un type autrelois. Il est fier, indolent, casseur
d'assiettes, il protège la beauté qui porte
basquine; il se bat pour un peigne, une fleur
tombée, une dentelle qu'on accroche. Voilà
DU SOLEIL. 207
le majo, le majo auquel les femmes de Se ville
ne craignent pas de chanter des rotomonia-
des galantes de la force de celle-ci : « Le
mouchoir de mon majo ne se lave pas avec
du savon, mais avec le sang de mon tœiir. »
Voilà tout ce qui reste de véritablement es-;
pagnol au cœur de l'Andalousie, — le majo.:
Mais les mo/as, les lionnes ! de grâce diies-
nous un mot de leur toilette, allez- vous
vous écrier ? Du noir, du noir ! et toujours du
noir l vous dirais-je : le noir va si bien aux
Espagnoles! la mantille, la veste à greiols,
des fleurs naturelles dans les cheveux, des
bas de soie et le peigne d'écaillé à dentelle,
voilà la maja. Qu'on lui propose d'aller à
cheval jusqu'à Italica, Las Guevas ou tout
autre lieu voisin de Séville, la maja mon. e en
croupe derrière le cavalier de son cœur ; elle
passe son joli bras autour de sa taille pour
ne pas tomber de sa mule, et la voilà fuyant
comme la flèche loin de la lour rose <ie la
Giralda ; elle boit de Tagua de Tomares, se
208 LA PORTE
fait dire la bonne aventure par les gitanos
elle chante, elle danse, elle fume des cigares;
seulement elle ne vit pas de feuilletons et de
nouvelles comme les lionnes françaises, l'heu-
reuse Séville n'ayant pas tant de journaux!
La lo/i/a (Bourse des marchands) renferme
la correspondance de Christophe Colomb, de
Fernand Cortez, de Pizarre et de las Gazas.
Ces lettres précieuses sont rangées, étique-
tées et serrées dans d'énormes tiroirs qui ne
s'ouvrent que fort difficilement et seulement
au son de quelques duros, la complaisance
des gardiens ne s'étendant pas au-delà. Bâ-
tie en belles pierres de taille derrière la cathé-
drale et à deux pas de l'Alcazar, la Bourse
offre une belle cour de marbre, un escalier
d'un style t^randiose, et des salles immenses
formant les archives de cette correspondance
américaine de Colomb. On nous a dit cepen-
dant que depuis peu ces lettres avaient été
transférées à la bibliothèque de Séville.
Il me tardait, après avoir traversé la Halle
DU SOLEIL. 209
de Séville où Murillo alla plus d'une fois
chercher ses modèles, de voir la Caritad où
sont renfermés ses meilleurs tableaux. Le
seul Mdise touchant le rocher, est cité, vous
le savez, comme son chef-d'œuvre; je me
dirigeai donc vers le Couvent de la Cha-
rité.
Nous passâmes devant la Tour d'Or dont le
Guadalquivir mouille les pieds : cette con-
struction date du temps des Romains. Le
couvent de la Charité est près de la douane,
c'était autrefois un hospice, on y lit encore
sur sa façade : « DOMUS PAUPERUM SGALA
COELL » Il peut y rester à cette heure cent
malades, tous hommes ; le couvent a un fort
beau patio avec des fontaines et des sta-
tues. ,,^,
Le maître-hôtel de l'église offre un retable
d'or à colonnes, d'un style assez ordinaire.
Le temple est petit ; le premier cadre dont on
lire le rideau devant vous représente Saint-
210 LA PORTE
Jean-de-Dieu portant les infirmes snr son
dos.
Ce tableau de Murillo se recommande sur-
tout par un clair-obscur très intelligent ; la
tête du Sîint est celle d'un moine courageux
etGer, celledesaint Jean-de-Dieusi renommé
encore à Grenade pour l'ardeur et la con-
stance de sa charité.
Il y a six Murillo dans cette église; le se-
cond, c'est la Bénédiction des pains. La cou-
leur de cette magnifique toile est suave et
toute limpide; les devants sont noirs, les
fonds onduleux et blonds ; il y a sur le côté
droit un groupe de femmes qui contemplent
le miracle, avec un air d'attention et de doute.
Cinq pains et deux poissons pour cinq mille
personnes! La tête de la plus vieille de ces
femmes est admirable ; elle semble attendre
et douter. L'enfant qui présente les poissons
au Christ est charmant de respect et d'élon-
nement.
Quand Murillo n'aurait peint que cette
DU SOLEIL. 211
toile, il serait déjà un peintre à part; il était
dans la force de l'âge quand il la peignit.
Ce tableau a été repris à Valence sous le ma-
réchal Soult, en 1808.
Le pendant de la multiplication des pains
est Moïse frappant le rocher.
Moïse est debout, il a touché la pierre de
sa baguette; l'eau coule en jets lumineux
d'une roche noire et sombre, à la droite du
spectateur. Les chevaux, les hommes altérés
de soif se précipitent sur l'onde. Une petite
fille tend sa cruche à un Juif, une belle jeune
femme regarde son amant avant de boire,
un enfant dispute la cruche à sa mère. Moïse
au milieu de tous, les mains jointes, sa ba-
guette baissée, regarde le ciel ; le miracle
est accompli.
La couleur de ce tableau est douce et cé-
leste, l'harmonie des tons dépasse ce que la
pensée humaine peut rêver. Les autres ca-
dres de Murillo sont : un petit saint Jean y un
S12 LA PORTE
Nino (Jésus) sur l'autel de la Vierge, enfin
l'Ange Gabriel et Marie.
Au dessus de la porte d'entrée de la Cari-
lad, on vous montre X Exaltation delà Croix ^
longue toile, par Valdès; mais à côté de
Murillo, la touche de ce sujet est noire et
dure. — La Déposition du Christ, au maître-
autel, est en sculpture coloriée j on l'attri-
bue à Jordan.
En sortant de la Charité, nous entrâmes
dans l'église de Saint-Jean-de-Dieu, dont le
portail fleuri et les deux clochetons en por-
celaine bleue, formant mosaïque, réjouissent
la Yue et disposent le voyageur à une visite
dans ce joli temple. Quand nous y entrâmes,
les taureaux passaient sur celte place pour se
rendre à ramphithéâlre de Séville, qui est
tort beau et plus grand qu'à Madrid. Nous
trouvâmes dans cette église xmfraile (curé),
grand amateur des beautés d'Italica, patrie
de l'empereur Traj an : c'est aujourd'hui un
pauvre village près de Séville ; mais on y
V
DU SOLEIL. 21S
poursuit des fouilles comme à Pompei ; on y
va constater un cirque romain et le couvent
de San Isidro del Campo. Nous times la par-
tie de nous y rendre le lendemain, et de visi-
ter en même temps Buena-Vista, sa Char-
treuse, ses citronniers et ses myrtes.
A Triana, où nous sommes allés hier, une
espèce de contrebandier a bien voulu nous
prêter des chaises pour voir danser le fan-
dango, et là il s'est passé une chose extraor-
dinaire pour un étranger, mais bien com-
mune ici, je vous assure.
Ce contrebandier, presque impotent, tient
en ce lieu une sorte de taverne. Les danseurs
du fandango, les gueux qui raclent la gui-
tare, el prob.^blement aussi quelques lion-
nêtesgens de la police, venaient de s'y réunir,
quand à la fin du fandango, qui a lieu tou-
jours au cri de Viva la genta Morena ! on a
tout d'un coup fermé les portes ; il y avait eu
un coup de couteau donné à un milicien de
la ville par un homme de Mayorque. L'homme
T. m. 1-4
214- LA PORTE
en queslion était un sergent; nous ne pûmes
le voir, attendu qu'on l'avait déjà emmené,
mais je n'oublierai jamais le visage du mili-
cien.
C'était un fort bel Espagnol dans toute
l'acception du mot ; il se tenait debout con-
tre une colonnette de ce patio délabré quand
il reçut le coup, le pauvre diable! Le coup
le prit au bas ventre; il poussa à peine un
léger cri...
— Je m'y attendais, dit-il.
En Espagne, en effet, un coup de couteau
est en général une chose prévue, le sergent
de Majorque avait eu une dispute un an au-
paravant avec le milicien Esteban 0...
Quand il se sentit frappé , il arracha
froidement sa cravate ; et comme l'eût fait
un médecin, il banda sa propre plaie d'où les
intestins allaient sortir, et se disposa à rega-
gner sa caserne. Arrivé sur le seuil, il tomba;
il était mort.
On le plaça sur une chaise, chacun s'em-
DU SOLETL. 215
pressa autour de lui, et une jeune fîHe qu'on
nommait la Estrella [l'Etoile), surnom bril-
lant fort habituel ici, trempa un mouchoir
dans le sang du milicien et le mit dans son
corset. Un escribano se trouvait là, il avait
vu le coup et s'en fut prévenir la police. Ainsi
se termina ce refresco donné par le contre-
bandier de Triana.
XXXV.
DE SÉVILLE A CADîX.
Au même.
Demande Séville — Le bateau à vapeur. — Montés. — Le
filleul d'un torero. — Un tailleur. — Las Marismas.
Xérès. — San iucar.— Aspect de Cadix et de la baie-
Barbara. — Le sabre du Miliciano.
La traversée de Cadix a lieu ordinairement
en huit heures ; nous en avons mis dix à cause
du vent, non que le temps fût mauvais, lô
soleil était seulement un peu voilé. Avant de
partir, j'ai voulu revoir une dernière fois la
218 LA PORTE
cathédrale ; les vitraux avaient une teinte
douce et pâle, mon pas seul ébranlait les dal-
les sonores ; il y avait une vieille femme
agenouillée devant l'une des vierges de Mu- .
rillo à l'entrée du temple. J'ai fait mes adieux
à la Giralda avec un soupir, car après le
Campanile de Florence^ je ne sache rien au
monde de plus gracieux et de plus svelte que
cette tour.
Le Trajano, bateau à vapeur espagnol,
donne à neuf heures précises le branle à la
cloche. Me voilà sur la mince planche qui
conduit au navire, encombré déjà de mille
costumes. C'est un Turc à la simarre rayée,
au turban net et plissé sur un front de bis-
tre, une gitana qui fume, des officiers anda-
loux el des majos élégamment accoutrés. Le
bateau est bien tenu, ses salons sont en bois
d'acajou incrusté de fllets d'or, vous diriez
presque un bateau anglais, n'étaient la con-
fusion et les cris de l'équipage. Un homme
d'assez haute stature, emOossédans son large
DU°"S0LEIL. 219
manteau, me tournait le dos... La natte de sa
chevelure me frappa, c'était une véritable
queue artistement nouée, et qui se renfonçait
dans son col d'habit, sous les bords d'un
sombrero assez large. Il se retourne, m'en-
visage, et je reconnais ... Montés! Je ne l'a-
vais pas vu depuis quinze jours au moins ; le
retrouver là, sur ce bateau, causer avec lui
tout le temps de la traversée, n'était-ce pas
une véritable bonne fortune? Il se rappelle
ma visite à la buvette des toreros, le jour de
la dernière corrida de Madrid, il me parle
des vers que j'ai faits sur lui, et que le senor
La Torre, le tragédien de la Cruz, a traduit
avant de les lui montrer. Me voilà très fier,
il tiie sa boîte à cigares et m'en présenie un
si monstrueux que je suis pris d'un fou rire.
— Il me vient du duc de Veragua me dit-il,
mais parlez-moi donc de iVîadrid, du duc
d'Osuna, du duc de San Giirlos, etc., etc. —
Comme je sais Montés très aimé de la gran-
desse, qui a pour lui les mêmes attentions
220 LA PORTE
que nous prodiguerions à Duprez, je suis
heureux de lui donner quelques nouvelles de
ses amis de Madrid ; il écoute avec modestie
les éloges que je lui adresse, et comme je le
presse de venir un jour en France, il me ré-
pond que dans uu an il espère venir à
Paris.
Montés à Paris ! Montés chez nous ! Je
croyais rêver, son manteau s'écarte et me
laisse voirie costume qu'il porte; il est fort
simple, et se compose d'une samarra noire
( veste à longs poils, sorte de spencer) qui
descend à peine à ses reins ; sa ceinture est
rouge, ses culottes d'un bleu foncé, ses guê-
tres d'un jaune fin tirant sur le sable, je lui
demande l'heure, et il lire de son gous-
set une montre de prince ; le cadran
guilloché représente un combat d'amours;
la boîle est anglaise, la chaîne à breloques
comme il est d'usage encore ici, malgré la
simplicité des nôtres. Je m'informe de lui où
il va, et il me répond que c'est à Cadix , il
DU SOLEIL. 221
regarde le mouchoir que j'ai en main, et sou-
rit en y voyant son portrait. Ce foulard, je
l'avais acheté la veille dans unes des rues de
Séviile. L'heure du déjeûner nous sépare, il
refuse de prendre place à table avec moi :
il a, dit-il, à surveiller quelqu'un. Ce quel-
qu'un est un grand jeune homme de vmgt-
deux ans, aux cheveux aussi blonds qu'un
enfant du Nord ; il porte à sa chevelure la
queue des toreros. Sa veste est à car-
reaux rouges et jaunes assez comparables à
celle d'Arlequin ; il a la jambe fine, la taille
bien prise. Montés se dit tout haut son par-
rain, mais tout bas on murmure autour de
moi, dans le bateau, que c'est son fils. La
sollicitude du matador s'étend avec complai-
sance sur ce jeune homme, qui est banderil-
lero, et déjà cité pour son adresse : il s'ap-
pelle Redondo.
— Ne jouerons-nous pas au solo, parrain ?
dit-il à Montés en l'entraînant avec lui dans
la seconde cabine.
222 LA PORTE
Montés accepte, je les suis tous deux dans
celte partie du bateau. Là, dans une salle à
panneaux d'acajou, plusieurs gens s'amusent
à jouer en effet au jeu du solo, jeu de cartes
qui, malgré son titre, demande trois joueurs.
Montés est debout, son filleul assis : tous les
joueurs de l'endroit connaissent le matador,
il est propriétaire à Chiclana, où il est né,
d'une campagne assez belle. Chiclana est à
quatre lieues de Cadix, on peut y aller par
eau en traversant le pont de Suaço. C'est là
que Montés se repose des fatigues et des pé-
rils de son art, comme Cicéron à Tuscilum
ou Horace à Tibur.
Il m'invite à y passer quelques jours, et
m'offre un volume broché que je ne puis me
dispenser d'accepter dans ma qualité d'ama-
teur. C'est un traité de Tauromaquia com-
pléta. Montés ne parle pas le français, il le
comprend à peine : c'est un Espagnol |)ur
sang. J'admire mon malheur qui veut que
seul il ne puisse entendre ma langue quand,
DU SOLEIL. 22^
autour de moi, tant de gens la parlent, ou du
moins essayent de la parler.
Quelques minutes avant le départ du ba-
teau, je me souvins du tnaestro sasfre (maî-
tre tailleur) de Séviile, à qui j'avais com-
mandé la veille mon costume de majo. L'ha-
bit complet était là dans la première cabine,
le malheureux tailleur n'avait que cinq mi-
nutes pour m'essayer son habit, il suait à
grosses gouttes. Comme il était en retard, et
qu'il sentait bien qu'il avait tort, il ne ces-
sait de s'accuser, et de demander à Dieu de
ne point le faire aller à Cadix. J'eus pitié de
lui, et je n'essayai que la veste en lui disant
que tout allait bien ; si le malheur eût voulu
que j'essayasse la culotte, la cloche sonnait
etSéville perdait pour deux jours son pre-
mier tailleur. — MiDiosl s'écriait-il en cou-
sant quelques boutons à la hâte aux man-
ches de 1 habit. Je n'ai jam îis vu de peur
plus comique que la peur de ce brave homme;
284 LA PORTE
Cadix était pour lui ce que tut Cayenne pour
le pauvre Desgrieux!
Quand Montes me quitta pour jouer avec
son filleul, ce costume me revint en mé-
moire; je me promis bien de le soumettre à
sa critique. Montés est l'homme d'Espagne
dont la garde-robe est la plus citée ; il a un
habit de matador en velours vert et en can-
netillesjd'argent qui vaut seul mille piastres.
Montés a par jour six duros à dépenser
(trente francs).
Tout en m'entretenant avec lui , je conti-
nuais à fumer mon cigare, ou plutôt le ciga-
re du premier matador d'Espagne, en regar-
dant fuir au loin , sur le Guadalquivir , la
flèche divine de la Giralda. Malgré la saison,
la matinée était presque douce et tiède , les
palmiers et les orangers en pleine terre mi-
raient leurs feuilles dans le fleuve. Je pou-
vais distinguer encore les édifices de Séville,
ses dômes arrondis, ses minarets aigus , ses
clochers peints comme une robe de la Vierge.
DU SOLEIL. 225
Un rayon de soleil fît bientôt étinceler le ver-
nis de ses plus belles tours , mais il ne dura
qu'une seconde, et je me retrouvai devant
les ondes jaunes et limouneuses de la rive où
le milan seul planait.
Quelques bâtiments de cabotage longeaient
la côte. Je me retournai , et l'on me fit voir
les plaines assez vastes, mais peu cultivées
de Las Marismas, ce pays qui est devenu la
principauté du premier financier moderne.
Le Guadalquivir porte son onde soumise à
ces landes de M. le marquis Aguado , landes
voisines du chemin de Xérès , et qui ont servi
du moins à former une généalogie. Le
bateau contenait cent cinquante à cent
soixante passagers.Montès ne revenant point,
je me mis à table ; on me servit une omelette
assez passable, du jambon, du thé et du vin
de Manzanilla. Ce vin, si préconisé en Espa-
gne, me parut encore plus huileux et plus
détestable que le vin de Val-de-Penas ; il est
loin, en tout cas, de valoir le vin de Xérès ,
226 LA PORTE
dont nous pouvons voir d'ici la rive verdoyan-
te. Le lit desséché de la Guadalèle, qui mène
à Xérès, n'offre qu'une longue suite d'eaux
croupissantes et de marais ; mais, en revan-
che, SCS vignobles produisent encore par
annéetrois cent soixante mille arrobes de vins,
(l'arrobe est un poids d'environ vingt-cinq
livres).
San Lucar de Barrameda , avec ses blan-
ches fabriques , son port où l'on ne fait que
toucher, ses légers canaux chargés de fleurs
et de fruits, charme l'œil avant Cadix et for-
me le dernier anneau de ce délicieux pano-
rama. Vous avez quitté les ondes sablonneu-
sesduGuadalquivir,lespâturagesetlesmarais
de sel fso//«osj,produits par les débordements
de son fleuve. Vous rêvez encore h la char-
treuse de Xérès, l'un des plus fameux monas-
tères des disciples de saint Bruno , à cette
plaine lamentable où s'exhala le dernier
soupir de l'infortuné don Rodrigue , vaincu
par le Maure, lorsque tout d'un coup vous
DU SOLEIL. 227
apercevez sous un ciel d'azur, une mer d'un
azur plus profond et plus vif encore ; cette
mer, c'est celle de Cadix. Les rayons du so-
leil tombant d'aplomb sur ses toitsj'éclat de
sa vague , l'uniformité de sa couleur , tout
vous éblouit, vous aveugle. Devant vous , et
comme une ligne blanche pareille à la voie
lactée du ciel, s'étend au loin le port de San-
ta-Maria ; h côté de vous, des roches nues et
calcaires, ridées par moments de nuages ro-
ses , encadrent la baie. Puis c'est Puerto-
Réal, la Carraca, San Fernando, jetés autour
de Cadix comme autant de blanches perles
sur le collier bleu de ses ondes. Ici, l'on s'ar-
rête en songeant à lord B} ron , qui enchâssa
tant de fois Cadix dans ses vers : on se sou-
vient de la France à la pointe du Trocadéro;
de l'Afrique, en voyant surgir au loin , dans
le paysage, quelques maigres palmiers ou de
rares aloës. Mais ce qu'il y a de vrai, d'irré--
sistible devant ce magnifique spectacle de la
baie de Cadix, c'est l'impression féerique de
228 LA PORTE
celte nature qui paraît douée plus que toute
autre de l'animation et de la vie. Cadix avant
tout est une ville andalouse, une fille heu-
reuse, toujours en t'êtes et en danses, une ci-
té lascive qui ne cherche que le boléro et le
plaisir. Si brillante qu'elle soit encore, l'œil
du voyageur, fatigué de l'éternelle réverbé-
ration de ses pierres, finit par lui demander
un peu de repos, c'est le prisme du diamant
et à la longue le prisme fatigue. Je la
regardais s'élever à l'approche de notre ba-
teau du sein de ses ondes scintillantes, lors-
que tout d'un coup le vent changea, les va-
gues commencèrent à clapoter, et je me sen-
tis tout d'un coup saisir par le bras, par une
créature que je n'avais pas jusqu'alors aper-
çue, n'étant point descendu dans la partie du
bateau affectée aux domestiques.
— El baylel senor, el bmjle l (la danse,
seigneur, la danse), et je reconnus Barbara,
la pauvre naine, que les gens de l'équipage,
à l'insu de ses maîtres, avaient rendue ivre à
DU SOLEIL. 229
force de manzanilla, pendant que ceux-ci
jouaient aux caries.
La misérable fille essaya quelques pas sur
les planches du baleau que la mer commen-
çait à secouer, puis elle tomba pesamment
auprès d'un ballot de laine.
Cependant , plusieurs officiers andaloux ,
aussi charmants que des colonels du Gym-
nase, offraient alors des oranges aux dames
qui portaient avidement les cosses amères de
ces fruits dorés à leurs lèvres pour s'exemp-
ter, sans doute, du rude impôt que soulève
rOcéan sur tes plus belles passagères. Ces
charmantes Gaditanas étaient cependant plus
aguerries contre le mal de mer que Montés ,
lequel avouait naïvement préférer le cirque
au plus petit voyage en bateau à vapeur. Un
fort vent de sud-est poussait au large, le
Trajano était prêt de se voir emporter loin
de la ville, lorsque, vers le soir, le vent s'é-
tant ralenti, nous fûmes entourés bientôt
par une foule de falouches (petites barques)
'^. m 15
230 LA PORTE
qui nous proposaient le passage. L'une de ces
frêles embarcations se vit bientôt si remplie
de monde, que les mariniers commencè-
rent à jurer. Un miliciano, voyant descen-
dre une pauvre vieille femme avec sa fille,
lorsque, déjà, nous étions onze dans cette
mince coquille que Teau menaçait de ren-
\erser, se mit en devoir de tirer son sabre.
Et je dois le dire à la honte de tous les
gens qui se trouvaient là, p-sun n'éleva la
voix ou la main contre ce brutal, qui, mécon-
tent peut-êlre d'avoir perdu au jeu sur le
bateau, ou redoutant le nombre de treize,
aurait inlailliblement transpercé la vieille si
je ne lui avais pas à l'instant même arraché
son sabre.
— Mi Dios, Iwmbrel vous êtes blessé!
s'écria l'une des femmes qui étaient dans ce
bateau.
J'étais en effet blessé à la main, et le mi-
liciano me regardait d'un air slupide. Mais
j'avais eu la satisfaciion de voir entrer dans
DU SOLEIL. 231
le bateau la mère et la 011e, au milieu des
acclamations de tous ces hommes effarés, les
uns furieux, les autres ravis de ce qu'ils nom-
maient mon imprudence.
C'en était une peut-être. Nous étions à
quelques brassées du port; la mer était hou-
leuse et le ciel d'un bleu violet; sept heures
du soir sonnaient à la tour des signaux, le
seul phare qui dominât alors Cadix. Le mili-
ciano criait, s'emportait, mais je tenais son
sabre, et je m'étais juré de ne le remettre
qu'au commandant du port, en lui déclarant
ce qui était arrivé. Jamais je n^avais vu fé-
rocité si spontanée et si froide tout ensemble;
que celle de ce soldat contre ces femmes.
Craignant peut-être qu'on meprécipitàtdans
l'eau, malgré les efforts de mon domestique
pour rétablir le calme au milieu de cette
émeute avec une série de paroles et d'inter-
jections françaises, je m'étais acculé sur le
dernier banc de la falouche, lorsque nous
232 LA PORTE
prîmes terre, et je vis venir à moi le com-
mandant du port lui-même. Je lui remis le
sabre du milicien et ma carte. Je devais le soir
même porter des lettres au consul de France;
l'arrêt du commandant du port ne se fit donc
pas attendre.
Il reçut la plainte de la mère et de la fille,
et le retint prisonnier jusqu'au lendemain, les
portes de la ville allant fermer.
Cène fut qu'alors, je cite ce fait à ma honte,
que je me pris à considérer les deux femmes
que j'avais sauvées ; la mère était louche, la
fille était loin d'être jolie.
Après cela, la grande question, comme dit
l'évêque de Mondonedo, don Antonio de Gue-
vara, que je lisais ce matin (1), c'est de n'ê-
tre jamais récompensé par les hommes de ce
que l'on fait pour eux... Dieu récompe|>se
bien mieux que les hommes.
(\)ÉpUre§ dorées et familières , par doB de Gue-
vara, i vol.
DU SOLEIL. 233
— Mais mieux que les femmes aussi, mon
père?..
Je suis entré avec cettequestion de casuiste
sur les lèvres au milieu de la place du mar-
ché.
XXXVI.
CADIX.
A M. Lliermluicr
Le marché. — Le port. — Lord Byron à Cadix. — Les bateliers. -
Le parapluie de sir Georges. — Excuse andalouse. — La
fonda. — Les boutiques de Cadix. — La maison du senor
Meza, — Un moine journaliste. — Les Alcides.
La place du Marché de Cadix offre le spec-
tacle animé de celui de Naples , les costumes
y abondent , depuis celui des gitanos, des
aguadores, des marins, des vendeurs d'huî-
tres, jusqu'à celui des barateros, classe uni-
•
236 LA PORTE
que, farouche, dont je vous parlerai plus tard.
Ces ghanos arrivent du faubourg de Santa-
Maria ; ces marchands viennent du quartier
de la Vigne, le quartier le plus mouvant du
bas peuple ; ces Galiciens, qui se croisent
les bras au soleil, sont des domestiques sans
place voyageant toute l'année par l'Espagne
et le Portugal. Quelques vieilles bohémien-
nes, au regard fauve, à la jupe sale, aux
oreilles chargées de verroteries , et portant
contre le mal de tête une mouche de gran-
deur démesurée sur chaque tempe regardent,
le marché et les vendeurs d'un œil de concu-
piscence : elles se précipitent sur l'eau qui
arrive du port de Sainte-Marie , car l'eau de
Cadix est mauvaise : çàet là quelques fem-
mes de Tarifa, la figure voilée et les jambes
découvertes , quelquefois encore des rate-
ras (1) venant prendre l'air du pays, et savoir
s'il n'y a pas quelque bon coup à tenter ; des
Marocains étalant leurs barbes noires et
(1) Brigand de rencontre.
DU SOLEIL. 237
mangeant des dattes près du baquet roulant
des distributeurs de glaces. Tel est ce pano-
rama tout nouveau pour nos regards.
L'édifice qui orne cette place du Marché de
Cadix est dévolu à Vayuntamiento ; quelques
officiers en uniforme assez coquet passent et
repassent devant sa façade. Vous entrez
sous la porte où il vient de se faire la veille
tant de bruit pour vos passe-ports , la porte
de Mer où l'inquisition de la police espa-
gnole est si minutieuse, si hautaine, si tra-
cassière,etvousvoiIà devant celle magnifique
baie de Cadix, sur le quai rempli de musi-
ciens ambulants, de crocheleurs,de mariniers
et de vendeurs de cigales. Ces pauvres
cigales , emprisonnées dans des cages à fil de
laiton, n'ont plus d'autre, emploi que celui
d'égayer les chambres h coucher des belles
Gadifanas; les mariniers s'en amusent, et
plusieurs se piquent d'égaler leur cri rauque
et guttural. Vous êtes ici en Andalousie, le
pays de la misère et du Uixe : aussi ces fa-
238 LA PORTE
quins du port de Cadix ont -ils. vous le voyez,
des redingotes d'amadou et des jabots de
dentelles. Mille barques se croisent en tous
sens, les unes venant charger, d'autres rap-
porter des voyageurs, car depuis que Cadix
ne voit plus voguer sur ses navires les galions
d'or descolonies, depuis que ce port, la clef
dorée des Espagnes, est devenue une clef de
cuivre, c'est le moins que la marine de Cadix
soitdevenuelîumble et laborieuse comme une
simple famille de pêcheurs ; sous ce rapport-
là Cadix ressemble un peu à Venise , dont
tout le commerce a été confisqué par Trieste,
Mais rassurez- vous, il reste h ces deux villes
le souvenir de lord Byron !
Oui, le mélancolique Anglais a vu cette
ville blanche, ces a20iefl« (1) où la moindre
fleur s'émeut aux souffles de la brise, il a vu
passer cesMarocains aux pieds nus près de ces
femmes au voile qui tremble et qui s'ouvre ;
il s'est souvenu de l'ardeur accablante de ce
(i) Terrasses.
DU SOLEIL. 259
soleil et de la fraîcheur de cette mer ; il a vu
ces hommes à la danse lascive, et ces enfants
qui s'escrimaient du couteau ; il a coudoyé
ce peuple sensuel couchant chaque soir sous
sa tente d'étoiles sans prendre en souci le
lendemain.
« Cadix est une véritable Cythère , écrit-
il à M. Hoagson (1). Plusieurs des nobles qui
ont laissé Madrid pendant les troubles s'y
sont fixés. C'est la ville la plus jolie et la plus
propre de toute l'Europe. Londres est sale en
comparaison (2).
« Toutes les femmes espagnoles se res-
semblent; l'éducation .est la même pour tou-
tes : la femme du duc est aussi peu instruite
que celle du paysan, et celle du paysan a la
même élégance de manières qu'une duchesse.
(1) Lettre de Gibraltar, p. 296, Mémoires de Byron.
(2) Byron cl Swinbiirne s'accordent bien peu, quoique
anglais. Voici la phrase lexUielle de ce dernier : Except^
la Calle anclia, louies les rues de Cadix sont étroites
mal pivées, ei d'une puanteur insupportable. *
240 LA PORTE
Certes, elles sont plus séduisantes; mais elles
n'ont qu'une pensée dans Tàme, et la grande
affaire de toute leur vie c'est la galanterie.»
Ainsi parle Byron quand il écrit de la sim-
ple prose , c'est un voyageur qui fait des
malles^ et qui est préoccupé de son voyage à
Constantinople. Sa prochaine épitre, il l'an-
nonce à M. Hodgson, sera datée dît mont
Caucase ou de Sio7i. Il ajoute cependant qu'il
reviendra en Espagne avant de retourner en
Angleterre, car^e suis fou de ce pays ,s'écr'iQ-'
t-il ; les belles de Cadix sont les magiciennes
de cette terre enchantée.
Dans le second chant de Don Juan , Byron
n'est pas moins fidèle à ses souvenirs ;
« J'ai dit que Juan avait été envoyé à
Cadix... Ville charmante, je m'en souviens!...
C'est le marché de toutes les colonies ( ce
l'était du moins avant que le Pérou s'avisât
de s'insurger) ; et il y a des filles si douces....
je veux dire des dames si gracieuses,que leur
DU SOLEIL. 241
démarche seule ferait palpiter le cœur. A quoi
les comparer ? je n'ai rien yu de pareil !
« Un cheval arabe, un cerf agile, un che-
Tal barbe nouvellement dressé, un caméléo-
pard, une gazelle... Non, ce n'est pas encore
cela... Et leur costume! leur voile... leur
robe... hélas ! il faudrait consacrer tout un
chant à vous en faire la peinture... Et leurs
pieds, et leurs chevilles. . . Ma foi ! remerciez
le ciel de ce que je n'aie point ici des méta-
phores toutes prêtes... (1).»
L'Espagne a donné à Byron l'idée de Julia,
la Grèce celle dHaïdée. Ces deux patries du
soleil ont encore tant de charmes, que les let-
tres de Byron, comme le Don Juan, restent
vraies. Je hsais ce matin la strophe qui suit ,
et vous l'avouerai- je? je ne la lisais pas
seul.
« Il est chafmant d'être initié à une lan-
gue étrangère par les yeux et les lèvres d'une
(1) Voy. Don Juan, strophe 5, chant ii.
St4-2 LA PORTE
femme... c'est-à-dire lorsque la maîtresse et
l'écolier sont jeunes l'un et l'autre ; c'est du
moins ainsi que j'ai été enseigné jadis. Une
femme vous sourit si tendrement lorsqu'on
dit bien î elle sourit encore lorsqu'on dit mal;
et puis vient un doux serrement de main, et
peut-être môme un chaste baiser... Le peu
que je sais, je le dois à cette méthode (1). »
On s'attendrait à trouver dans les Mémoi-
res deByron plus de détails sur Cadix ; il n'y
a que deux pages après sa lettre de Gibral-
tar, encore la rigidité de Thomas Moore les
a-t-elle altérées évidemment. L'impression
profonde qui résulte d'un site se traduit ra-
rement d'un coup ; ainsi dût être celle de Ca-
dix pour l'auteur de Don Juan ; il n'emporta
d'elle que ses parfums, mais leur suc vivifie
les plus belles pages de ce poème sceptique ,
où, malgré Byron lui-même, l'amour a sa
croyance et son autel. Chaque fois qu'il parle
de l'Espagne, le poète conserve pour elle la
(1) Voy. Don Juan, strophe 5, clianl ii.
DU SOLEIL. 243
reconnaissance d'un heureux qui se sou-
vient.
Je regardais encore le magnifique specta-
cle qui s'étendait devant moi, lorsque nous
vîmes arriver un /«/mc/jo (1) qui venait du
port de Sanla-Maria, portant à son gaillard
d'arrière cette inscription : Con Dios (2). L'a-
vidité des bateliers de Cadix vient contrarier
la protection divine dont ils inscrivent si au-
dacieusementia légende au front de leur fra-
gile embarcation ; ils méritent peu de voya-
ger sur l'onde couverts de ce pavillon pieux ;
car, à peine débarqués, ils rançonnent de la
façon la plus odieuse le malheureux passager
qu'ils ont pris.
Celui qui venait de mettre pied à terre
était vêtu d'un paletot caoutchouc dont la
coupe britannique me frappa ; je reconnus
bien vite mon ami sir Georges, dont j'a-
vais perdu les traces depuis mon séjour à
(1) Petite barque à voile latine.
(2) Con Dios avec Dieu,
244 LA PORTE
Séville. Il faut croire que mon ami se cachait
peut-être de moi, et qu'il avait fait quelque
passion hors de cette ville des oranges et du
fandango, car, au moment du départ, il ne
me fut plus possible de le trouver.
Etait-il à Italica, celte autre Pompéï voisine
de Séville, ou bien avait-il couché à Cadix,
San-Fernando, Puerto-Santa-Maria, ou tou-
te autre aimable colonie de cette côte ? En
vérité je l'ignorais, mais je n'étais pas moins
ravi de lui donner l'accolade, lorsque je l'en-
tendis prononcer des goddem d'un air si fu-
rieux, si exaspéré, que d'abord je ne pus
m'empêcher de rire.
Le malheureux sir Georges paraissait en
proie à la plus violente agitation, il criait, il
montrait les poings, son flegme d Aiiglais l'a-
vait quitté, il ressemblait à un philosophe en
colère.
— Mon parapluie ! répétait-il au marinier
jqui venait de le conduire, mon parapluie !
Le marinier jurait par nuestra Senora de
DU SOLEIL. 245
Carmen que ce n'était pas sa faute si l'An-
glais qu'il avait conduit n'avait plus ce meu-
ble indispensable pour un fils honnête d'Al-
bion qui court le monde. C'était un gaillard
athlétique avec lequel il n'eût pas été prudent
de se mesurer ; il était de Cliiclana et passait
pour un baratero (1) fort habile au jeu de la
nabaja (2).
— Mais que vous est-il donc arrivé ? de-»
mandai-je à sir Georges, qu'y a-t-il?
— Il y a, il arrive, mon cher, que je re-
viens en ce moment de Puerto-Santa-Maria,
j'ai voulu me faire arrêter à VOceano, ce ba-
teau à vapeur que vous voyez d'ici, et qui est
en rade; il y avait alors plusieurs de ces co-
quilles de noix autour de lui. Je me hâte de
parler au capitaine, je monte à bord, laissant
mon parapluie dans la barque de ce coquin ,
et, à mon retour, néant ! Voilà un tour, je le
(1) Joueurs ainsi nommes du nom de baralo (jeu),
marins dangereux et fréqueulaul les tavernes de Cadix.
(3) Couteau.
T. TU, 16
246 LA PORTE
pense, qui doit vous consoler de roscamotage
de voire montre à Madrid !
— J'aime à voir, lui dis-je, que nous n'a-
vons rien à nous reprocher l'un et l'autre. Une
mon! re excellente deBrcguet !
— Un parapluie de Coksbot où figurait
Wasinghlon taillé en ivoire !
Quand nous confondions ainsi tous deux
nos doléances , arrive un matelot tout es-
souflé; il affirme avoir vu le parapluie de sir
Georges aux mains d'un batelier qui vient de
s'amarrer aux anneaux du quai.
Nous allons de ce côté; j'avais conseillé la
prudence à sir Georges. Une foule de porte-
faix, de soldats et de marchands de fruits nous
suivaient sur le quai.
Interpellé par sir Georges, le délinquant se
récrie sur sa probité 5 mais le commandant
du porl a lout vu; [icndant que notre hom-
me s'efciime à nous haranguer d'en bas,
l'honnétc magistrat, avec le sang-froid d'un
commissaire de police défiant toute émotion,
DB SOLEIL. 247
est descendu derrière le drôle, il tire bientôt
de dessous l'un des bancs de la barque
le parapluie de l'honorable sir Georges.
A ce d(^nouement inattendu, je suis pris
d'un fou rire; mais le gentleman ne se con-
tient plus.
— Carrajo, liijo ! s'écrie sir Georges , en
Toulant sauter du haut de ce quai sur son
voleur.
Et le voilà qui éclate en imprécations; son
courroux déborde, il réclame le bagne pour
l'Andalou qui lui a enlevé son rifflard.
Le bandit de la mer ne s'en émeut nulle-
ment : pris en flagrant délit devant tous ses
camarades, il se croise les bras, et il écoute
toutes les injures de 1 Anglais avecla patience
d'un nègre. Et savez-vous ce qu'il invente
tout d'un coup pour son plaidoyer, ce qu il
répond au commandant du port qui l'interro-
ge ? « Que le vent avait entraîné le parapluie
de l'Anglais de sa barque dans la sienne,
2A8 LA PORTE
lorsqu'il avait quitté son batelier pour mon-
ter à bord de VOceano ! »
Si ce n'est pas là de l'esprit, où donc va-
t-il se nicher? Le paradoxe était par trop
andaîou, il fallut bien que sir Georges s'en
contentât.
Le commandant du port, juge institué pour
ces sortes de délits, était le même auquel
j'avais eu affaire la veille au sujet de ce mi-
liciano si brutal envers des femmes. La crainte
qu'inspire un pareil magistrat à toute la ca-
naille du port est modifiée toutefois chez ces
mêmes gueux par la certitude qu'ils ont de
le gagner. Dans un pays où tout se tait par
l'argent , on trouve en effet plus commode
de s'assurer de l'impunité de cette manière.
Il y a toujours Basile près de Figaro, et sou-
vent Basile a la fièvre.
Je vous ai parlé des femmes de Tarifa; sir
Georges m'a fait retourner pour en remar-
quer deux. Comme les femmes turques, elles
sont voilées : ici le voile est noir, c'est une
DU SOLEIL. 249
sorte de jupon qui recouvre de fort beaux
yeux. Tarifa est aussi distante de Gibraltar
que le port de Sainte-Marie Test de Cadix ;
je regrette de n'avoir pu rendre ma visite è
ces dames dans leur royaume ; le peu de
temps que j'avais h accorder au roc anglais
m'en a empêché.
J'oubliais de vous dire que ces fripons de
bateliers qui venaient de s'adjuger ainsi la
propriété de sir Georges lui avaient demandé
cinq duros (1) pour le conduire de Cadix au
port Santa-Maria. Un prix semblable pour
une distance de deux lieues de mer .'qu'en
dites-vous? En Espagne, excepiéla diligence,
— le char vulgaire de toutes les fortunes, —
le moindre- moyen de transport est hors de
prix. Il est vrai que sir Georges, habitué à
tout payer sans mot dire en sa qualité d'An-
glais, prétendait avoir été ramené en qua-
rante minutes par ces grands faquins du port
de Sainle-Jlarie. La barque avait donc ga-
(i) Vingt-cinq francs Je notre monnaie.
Î50 LA PORTE
gné une demi-heure sur le bateau à vapeur
destiné à l'aire régulièrement ce trnjet. Celte
barque, comme toutes ses sœurs, portait la
voile latine, et cette devise assez rodomonte
etandalouse: Mis obras diran quien soy! (mes
œuvres diront qui je suis ! )
Cependant j'avais renouvelé connaissance
avec sir Georges; nous avions déjeûné à mer-
veille à la fonda, déjeuné de façon à ne pas
nous croire en Espagne. L'hôte était préve-
nant, aiïable : il avait une femme douée
d'une grande disiincùon d'ensemble et de
manières; sa maison était située rue et place
de Candelaria {casa de Pupilos). Le xérès à
di X raux (!) était excellent, le poisson très
frais. L'> maître se nommait Salvador Co-
mainje, il parlait fort bien français. Des Por-
tugais et des Mexicains habitaient l'hôtel, or-
né d'un patio et d'un escalier à figures sur
fayence très curieuses. Je n'avais nulle envie
de me fatiguer, dès le premier jour, à battre
(l) Cinquante sous de France.
DU SOLEIL. 251
les quartiers de la ville, qui n'en compte pas
moins de vingt-quatre. Je me contentai d'une
promenade sur les remparts, l'air était déli-
cieux. Je me range volontiers contre lord
Byron avec Swinburne en ce qui regarde la
propreté des rues de Cadix ; je la trouve assez
suspecte. Le vent de la mery balaied'ailleurs
la poussièreconlinuellement, etquandc'estle
vent d'est ou levante, ily a de quoi être aveu-
glé. Lacalîe Anchaest une rue fashionable-
ment garnie de boutiques ; la promenade pu-
blique, autrement YAlameda, qu'entoure une
balustrade de marbre, offre un paseo com-
posé darbres desséchés à cause du voisinage
de la mer; elle est loin de valoir, à mon gré,
la place Saint-Antoine. Le Campo-Santo est
la seule esplanade qu'il y ait pour les voitu-
res; mais elles sont rares h Cadix. Cette ville
est un vrai pays de siesta, de guitares et de
repos. Sans compter les neverias (caves pour
les glaces) où l'eau de neige {agua de nicvé)
oûte près d'un sou le verre , il y a des tieu'
2B2 LA PORTE
(las aussi curieuses pour l'étranger que le ca-
fé du Sauvage chez nous le serait pour un
Breton. Quand le solano^ ce vent qui semble
du feu, répand son souffle sur Cadix, c'est à
qui demandera à ces échoppes souterraines
de Cadix la fraîcheur que n'a plus l'eau ordi-
naire, habituellement malsaine et détesta-
ble. La glace arrive de plus de treize lieues
de la Sierra, et les mulets qui la portent ne
vont que la nuit.
Sir Georges m'avait quitté pour plusieurs
visites indispensables qu'il avait à rendre à
quelques familles anglaises; j'étais menacé
de passer ma première soirée à la fonda.
Je m'î rappelai heureusement que l'aima-
ble senor Esquiyel m'avait donné une lettre
pour M. Meza, peintre distingué de Cadix.
En revenant de l'IIôpilal du Roi (1) j'ai donc
frappé à une petite porte assez jolie; elle s'est
ouverte comme s'ouvrent toutes les portes de
(1) A cette heure dit national.
DU SOLEIL. 253
l'Andalousie, par une sorte d'enchantement;
car on ne voit point le portier.
Une jeune fille est venue me dire sous ce
vestibule que M.Meza était parti pour Xérès,
mais qu'il reviendrait bientôt ; elle parlait
encore, lorsque je vis venir à moi un Espa-
gnol de taille moyenne , dont la démarche et
l'ensembleconservaient un reste d'habitudes
ecclésiastiques. C'était en effet un ancien
fraile, il me parla beaucoup de la France et
de l'abbé La Mennais. Il n'y a pas d'écrivain
qui ait été traduit en Espagne plus que l'au-
teur de \' Évangile du Peuple et des Paroles
d'un croyant. Paul de Kock lui-même , ce
fameux Paul de Kock du cardinal de Fesch ( 1 ),
ne vient qu'en second. En revanche, lefraile
ne savait pas la mort de Garrel, et il en parut
très-consterné. Pour me dédommager de
l'absence de^M. Meza, ce brave fraile me
(1) La première queslion que nous fit à Rome, en 1832,
le cardinal Fcsch sur la littérature française, fut celle-ci ;
Coine sta il signor Paolo cli Kock?
264 LA PORTE
fit voir , dans l'atelier du peintre , une ma-
gnifique AssompI ion de Murillo. J'étais encore
en extase devant cette vierge si blanche et
ces anges si roses, <{uand j'aperçus sur lesofa
deux paires de fleurets au dessous du ta-
bleau, des masques d'armes , des massues
garnies de clous, des poids énormes et pro-
preSj je dois le dire, à faire hésiter un Alcide
lui-même. Le fraile sourit en voyant mon
étonnemciit.
— Ce sont là les armes familières de mon
élève, me dit-il ; nous irons ce soir vous
chercher tous les deux à votre hôtel. Pour
l'instant, permettez-moi de corriger un arti-
cle de dévotion que j'envoie au journal de
Cadix, où j'écris depuis deux mois.
Je le quittai pour me diriger vers les Pon-
talés, mais le maudit vent d'est était si fort ,
qu'on courait le risque de se voir enlevé dans
le trajet. J'attendais des lettres de France à
Cadix ; et je me rendis à la poste pour voir
les listes. Ces listes contiennent le nom des
DU SOLEIL. 255
personnes à qui ces diverses missives sont
adressées : aucune d'elles ne portait mon
nom. Il est vrai que le courrier de novembre
n'était pas encore affiché ; j'avais quelque
espoir : je pénétrai dans l'intérieur des bu-
reaux, où le chef m'assura qu'il n'y en avait
aucune pour moi.
Je rentrais désolé, car je devais régler sur
ces nouvelles la durée de mon séjour à
Cadix, et la prolongation de ce séjour dans
une ville dénuée d'objets d'art avait de quoi
m' alarmer. Sur le pas de l'hôtel, je trouvai
le maître de la fonda, qui me prévint qu'on
allait se mettre à table. Forcé d'établir une
sorte d'alliance entre les appétitsfrançais et
espagnols qui peuvent se trouver chez lui, il
a décrété que l'on dînerait à quatre heures
afin de ne mécontenter aucun parti. Pour les
Espagnols c'est déjà un peu tard , pour les
Français c'est trop tôt. La table me parut
cependant assez bien servie. Le chef nous
avertissait lui-même en portant les plats de
256 LA PORTE
leur patrie culinaire. Le petit vin catalan
qu'on me donna me parut moins lourd et
moins capiteux que tous les autres; en le mé-
langeant avec un peu d'eau , je le trouvai
supportable, il avait le goût du Bourgogne
blanc. Depuis mon voyage, je puis assurer
que je n'ai qu'un vague ressouvenir de la
bonne eau rougie de France. Ici ce n'est plus
de l'eau rougie, c'est autre chose, vous di-
riez d'une décoction de mûres sauvages.
Dans la soirée, le froid devint assez vif ;
j'allumai un cigare , et je sortis. Ma course
fut peu longue, une course de digeslion;mais
j'eus le temps de voir tourbillonner de nou-
veau, dans ces mille rues étroites , le peuple
coquet et misérable de Cadix, les gens du
port aux pantalons et aux vestes tombant en
lambeaux, et portant néanmoins une foule
de bagues et d'épingles, les mendiantes en
robe trouée et en bas à jours.
Les gilanas, avec des médailles au cou, me
"regardaient en dessous comme les boucs de
DU SOLEIL. 257
Virgile, torvè intuentibus liircis. Aux balcons
flanqués de miradores coquets, je remarquai
des fleurs à pétales rouges s'étalant avec
complaisance sur une lige élevée et tirant
sur la couleur du géranium ; ils nomment cela
fleurs de Pâques (flores de PascuaJ.Ces fleurs
ornent des pots de style élégant, et forment
la draperie naturelle de plusieurs maisons.
En regagnant la fonda , j'avise tout d'un
coup deux hommes en manteau, sous la porte
du vestibule. L'ombre était profonde, la rue
étroite ; l'un d'eux écarte vivement le pli du
manteau qui couvrait sa bouche et vient à
moi... Ma première pensée, je l'avoue, ne fut
pas à leur avantage. Le plus jeune me de-
mande excuse pour son compagnon , qui ne
sait pas, ajoute-t-il, un mot de français. En
fixant les yeux sur ce dernier, je reconnais
mon fraile de ce matin. Celui qui me parlait
était un beau jeune garçon de dix-sept ans ,
le fils de M. Meza le peintre. Je leur ofi're le
thé et les cigares , ils me refusent. Le jeune
258 LA PORTE
Andalou, qui parle assez bien la langue fran-
çaise, me paraît pressé avant toutes choses
de me montrer les costumes et les raretés
qu'il possède. Je le suis à la Plazuela del Ca-
non, où j'éiSLis allé le malin , et celte lois je
trouve deux valets le flambeau au poing ,
éclairant le patio (cour) par lequel nous
nous dirigeons, le fraile et moi , jusqu'à sa
chambre. Arrivé là, et en m'asseyant sur le
môme sofa au-dessus duquel j'avais admiré
la belle Assomption de Murillo, je vois mon
Espagnol qui met habit bas, et qui essaie
devant moi un magnifique costume de majo ,
qu'il tire d'un grand coifre.La veste est bru-
ne à cannetilles noires , elle est ouvragée
admirablement ; la doublure est satin cerise;
la faja est rouge comme la cravate ( chose
obligée) ; les pompons du chapeau sont
d'une soie fine et lustrée ; le giiet de même
couleur que la veste ; la culotte d'un gris
cendré, sur lequel tranchent les glands noirs
qui battent contre la guêtre. Après ce costu-
DU SOLEIL. 259
nie, il m'en fait voir un second, puis un troi-
sième; peu s'en faut que je ne me croie dans
la loge de quelque premier sujet. Vint après
la visite de ses fusils, de ses armes. Son che-
val, assure-t il , est excellent , sa selle la
mieux piquée qui soit à Xérès ; et là-dessus,
comme il ne peut faire monter le cheval dans
le salon, il croise deux chaises entre elles, et
se fait apporter une selle du plus beau tra-
vail. Elle est de forme arabe et très-élevée ;
le frontail du cheval est richement nuancé de
couleurs vives ; la bride est brodée à Séville.
11 me montre divers dessins, et entre autres
celui de son cheval, qu'il me fera voir, et qui
a appartenu au célèbre José Maria (l'illustre
voleur ). A ce nom qui sent la caverne de Gil
Blas, je me demande si mon jeune hôte ne
serait pas lui-même un paladin de grande
route. Au milieu de ces armes, de ces habits
si riches et de ces broderies éparses à terre ,
je crois voir le plus beau des brigands de
Schiller. Ce rêve se dissipe bientôt, grâce au
260 LA PORTE
fraile,qui est l'instituteur de ce singulier
jeune homme, l'un des êtres les mieux doue's
en fait de force physique que j'aie vus. En
effet, voilà qu'un nouveau domestique ap-
porte un coffre assez lourd , et je vois mon
nouvel Ajax en sortir plusieurs ceintures à
anneaux de fer, des carcans, des cordes, des
poids, des tenailles, que sais-je! tout un atti-
rail qui ressemble à l'inquisition. Cependant,
ce n'élait qu'un accoutrement complet de
gymnastiq lie. \\a\ ait i)ris six mois environ, à
Cadix, des leçons... devinez de qui? des frè-
res Turin, ex-alcides de^î. Harel, de la Porle-
Saint-Martin — Voici le portrait de M. Turin,
me dit-il, en me présentant une assez mau-
vaise lithographie ; cette gravure , qui re-
présente deux Alcides souten nt sur leurs
épaules trente Turcs, c'est le Pont d'Arcole ,
le nec plus ultra de la dislocaiion et de la
force. Et le voilà qui me lait lâter sa poitrine,
plusieurs muscles en sont tellement assouplis
parle travail , qu'ils sem!)lent presque bri-
DU SOLEIL. 261
ses. — J'étais courbe et presque rachi tique ,
ajoute ce jeune homme, lorsque j'eus recours
au fameux Turin ! Dès la première leçon il
me fit rendre le sang par le nez et par la
bouche. A la quinzième, nous étions tellement
amis qu'il m'a laissé tout ce vestiaire, et son
portrait. Le vestiaire, que j'examinai de nou-
veau, pouvait bien passerpourla garde-robe
d'Hercule, il y avait de quoi défrayer une
clouterie de quincailler pendant un mois. Le
pacifique /rf«Ye regardait tout cela de l'air
d'un homme quia quitté l'église, et ne songe
plus qu'à bien ponctuer un article du journal. .
lien tenait une épreuve, et je fus assez heu-
reux pour l'aider dans les signes abréviatiis
de ce travail , qui étaient loin de lui être fa-
miliers. Pendant ce temps , mon nouvel ami
s'était occupé de revêtir un autre costume ,
et je dois le dire, celui-ci était le plus mer-
veilleux de tous. 11 était vêtu en alcide de la
Porle-Saint-Mîirlin!... Je vis le moment où
il allait faire ap[orter et clouer peut-être sur
T. III. J7
LA PORTE
le parquet de sa chambre le fameux pilier à
anneaux de 1er auquel Turin se tenait jadis à
Paris , suspendu en ligne perpendiculaire
avec les pieds, lise contenta fort heureuse-
ment du jeu des poids , qu'il mit à son petit
doigt, quand je pouvais à peine les soulever
avec trois des miens ; il essaya des poses
académiques avec la massue , tout cela sans
quitter sa cigarette de papier. Il entrait sans
doute un grain de vanité andalouse dans
cette comédie qu'il me donnait. Mais dans
quel accueil n'entre-t-il pas un peu de va-
nité ? Ce qui me parut le plus singulier dans
tout cela, c'est qu'il étudiait la médecine , et
avait sur sa table les œuvres du baron Boyer.
— Qu'on dise après cela que l'éducation es-
pagnole n'est pas complète !
Ainsi, une soirée dont jeredoutais la mono-
tonie était devenue pour moi une véritable
mine d'observations.— levais vous conduire
au Diorama,me dit obligeamment mon jeune
guide ; nous avons ici ce genre de spectacle ,
DU SOLEIL. 263
il est d'un charmant effet. Le senor Meza
avait raison; au lieu de ces méchantes litho-
graphies coloriées dont les défauts grossis-
sent encore en pareille circonstance h l'opti-
que du verre, je vis de charmants tableaux
de Villa Amil, représentant des combats de
taureaux ou des scènes de village. Villa Amil
est né à Cadix, il a la finesse et l'esprit d'un
Andalou. Je vous en ai déjà parlé , il a dû
fuir l'Espagne et passer en France, c'est le
seul parti que puisse prendre un homme qui
vit de la plume ou du pinceau. L'Espagne
avait jadis des souverains dont le man-
teau royal couvrait les peintres, les poè-
tes ; maintenant l'Espagne n'a plus que la
constitution, chose infiniment prosaïque ;
chez nous c'est le règne des avocats, chez
eux c'est celui des escribanos. Vous voyez
qu'il n'y a pas déjà tant de différence, n'est»
ce pas?
J*ai promis de vous parler des barateros ;
le senor M. . . m'a promis de son côté, non pas
864 LA PORTE DU SOLEIL.
de me faire évenlrer par l'un d'eux, mais de
me présenter à Tune de leurs excellences
redoutées. Ces gens-là ressemblent h la ha-
che, il n'y faut toucher qu'avec respect. On
parle beaucoup de la Tienda del Candil {Bou-
tiquede la Chandelle) comme de leur caba-
ret le plus renommé. Cette boutique est près
delà place Saint-Antoine. Il y a, dit-on , en
cet endroit, quelques gueux échappés de la
fameuse Cour des Miracles. En attendant
que j'ydesceiideun beau soir, armé jusqu'aux
dents, précaution assez nécessaire suivant le
rang et la réputation des barateros qui s'y
rencontrent, trouvez bon que je vous mène
un peu à la cathédrale, aux églises, aux hô-
pitaux . Ce n'est peut-être pas une des
tournées les moins intéressantes de Cadix.
XXXVII.
Au même.
La cathédrale et le cirque, — Une func/on à San Domingo. — Le
couvent des Capucins. — L'hôpital des femmes, — La men-
diante et la Reine. — L'almacen de la Gorona, — Georges
SandàMallorque. — Le clergé espagnol. —
Les ôarateros.
A l'exemple de celle de Malaga et de bien
d'autres cathédrales d'Espagne, celle de Ca-
dix n'est pas terminée. Vu de la mer, son
dôme ressemble à une gigantesquecalolte de
faïence jaune vernissée; sa tour est coupée
2G6 LA PORTE
au milieu par une foule d'échafaudages; son
Style extérieur est froid, sans effet. Je suis
entré dans l'édifice par la ptazuela, espace
assez resserré ; il y avait là une foule d'en-
fants de cbœur et de petits mendiants impor-
tuns fort capables de voler encore une fois
le parapluie de sir Georges; mais le digne
gentleman dormait alors d'un sommeil pro-
fond, et je l'avais laissé à la fonda sur la foi
des traités, après l'avoir bien grondé la veille
de n'être qu'un sournois, et de m'avoir fui à
Séville.
— 4uriez-vous donc quelque bonne fortune
au port deSanta-Maria? lui demandai-je.
— Eh bien, oui ! reprit-il ; j'en ai une, et
une qui vaut bien celle de la senora S , de
Madrid, qui se disait cousine de S. M. Louis-
Philippe; il doit vous en souvenir!
Je souris en me rappelant en effet cette
mésaventure de sir Georges ; mais je ne pus
obtenir de lui le moindre détail sur l'objet
de sa passion, Je le laissai donc courir le soir
ÏDU SOLEIL. 267
même les sociétés de Cadix ; lorsqu'il rentra,
je dormais...
Seulement je vis en me levant un assez
joli collier de verroteries, et divers coquilla-
ges ressortant du sac de nuit de sir Geor-
ges. Uy avait aussi plusieurs amulettes ache-
tés sans doute à Cadix, une mantille noire, et
des bas à jours.
— Peste ! me dis-je en m'habillant à la
hâte, voilà qui est du dernier galant ! Y au-
rait-il un bal au port Sainte-Marie, et sir
Georges y conduirait-il saquerida?
Cependant je regardais la cathédrale^ et,
je vous l'avoue, j'en étais assez mécontent.
Ce temple inachevé mo semblait lourd, les
tableaux en sont médiocres. A deux cents
pas de la cathédrale est le Cirque {ptaza de
toros), il est royal d'espace et d'ordonnance;
mais alors il était muet, muet à quelques
lieues de ce terrible matador nommé Montés,
qui habite l'été sa maison de Chiclana. Je fus
très surpris de la quantité de rats que la so-
268 LA PORTE
norité de mon pas attira hors des bancs de
l'amphithéâtre; je crus qu'ils allaient me
donner une véritable représentation.
Les forts Saint-Sébastien et Sainte-Cathe-
rine, qui semblent veiller surCadix, l'œil ou-
vert sur des rochers à l'ouest et au nord, ne
causent pas moins de plaisir et d'orgueil aux
Cadiciens que ce beau cirque ; leur aspect
paraît les consoler de l'absence des mille na-
vires qui élevaient 'autrefois leurs pavillons
dans la baie. Ma rêverie me reporta, comme
malgré moi, vers la place de Mer : à quelques
pas de celte place, je vis un grand mouve-
ment. Celait une véritable armée de tapis-
siers portant des damas, des bouquets d'ar-
gent et des banquettes. !l y avait pour le
lendemain une grande funcion à San-Do-
mingo.
Parce mot de fiinci on eniendez s olemni té.
Celle-ci tombait juste pour la neuvaine de la
Toussaint.
L'autel de l'église de San-Domingo res-
DU SOLEIL. '269
semblait alors à une immense chape d'ar-
gent luisante au feu de deux mille cierges.
L'église (qui est petite, à la vérité), était ten-
due de damas rouge depuis le haut jusqu'en
bas : à sa frise régnait une applique de bois
doré imitant des festons et des thyrses comme
aux tours de glaces du temps de Louis XV
Ces baguettes donnaient un grand relief anx
tapisseries ; les chapelles ruisselaient d'orfè-
vreries, de fleurs de porcelaine, de papillons
d'argent et de gazes semées de chiffres, tout
cela illuminé, radieux, d'un luxe et d'un
éclata vous donner le vertige rien qu'en en^
trant. Un fraileseu\ était devant le taberna-
cle, il pressait les décorateurs et les tapis-
siers, il me faisait remarquer tour à tour les
madones au cercle éclatant devant lesquelles
brûlaientdc^ongscierges.lessaintsetlessain-
tesdansleursplusbeauxhabilssousd'énormes
cages de verre. J'étais ébloui de ces colonnes
ardentes, de cet encens, de ce velours, de cet
or. En Andalousie surtout, on reçoit Dieu
270 LA PORTE
comme un prince, c'était à qui viendrait le
soir même reconnaître les pieux objets qu'il
aurait prêtés au sacristain, les uns une robe,
un collier ; ceux-ci un crucifix d'ivoire ou
d'argent, ceux-là un tapis. La chaire de San-
Domingo, aux colonnes de marbre noir can-
nelé réfléchissait tout cet incendie des deux
mille cierges montant du pied de l'autel jus-
qu'aux nuages entourant la tête du saint.
J'avais vu la veille el Rosario et San-Fran-
cisco, deux églises assez communes; jugez si
je fus séduit à l'aspect de celle-ci ! En sortant
de San -Domingo, je croyais sortir du para-
dis : la présence d'un hérétique comme sir
Georges me rappela bientôt à mes idées.
L'honnête Anglais venait me demander la
permission de m'offrir à diner le lendemain
au port de Sainte-Marie.
— Mais où vous irouverai-je? demandai-
je àsirGeorj>es.
— Vous demanderez la seconde maison à
DU SOLEIL. 271
l'angle de la promenade de la Victoria ; j'y
serai.
Il me quitta bientôt en me priant de lui
prêter mon album jusqu'au lendemain. Il
avait, disait-il, à le montrer à sa belle, à son
adorada, balsamo de su vida, disait-il en po-
sant, à la manière andalouse, sa main sur
son cœur avec une alTectation comique.
Le senor Meza, mon aimable guide dans
Cadix, ne m'avait donné rendez-vous chez
lui que pour quatre heures; j'employai mon
temps à visiter le couvent des Capucins, par
égard pour Murillo.
Murillo est un nom magique, d'un effet sûr,
absolu, qui vous ferait marcher en Espagne
par un soleil absorbant, un soleil à vous
aveugler ou vous rendre fou, Je savais, d'a-
près mes noies, qu'il devait se trouver là une
belle Sainte Catherine.
Le mariage de cette Sainte occupe en effet
le milieu de l'église des Capucins, distante
d'une centaine de pas de la cathédrale. On
27^ LA PORTE
arrive au temple par une rampe qui longe la
mer à gauche ; la chaleur était dans toute
sa force lorsque j'en franchis le seuil.
Dans le tableau de Sainte Catherine, le
plus important des cinq cadres qui ornent le
maître-autel, l'expression de la vierge et de
la sainte est admirable ; à gauche de l'autel
est Saint Joseph , et au-dessus de lui, dans
un autre cadre, Saint Michel, à droite Saint
François, et au-dessus de lui l'Ange gar-
dien.
Tout ce maître autel, mais principalement
la Sainte Catherine, porte l'empreinte suave,
le cachet divin et mélancoliquement amou-
reux de Murillo. Dans une chapelle à droite,
vous remarqueriez aussi un Saint François,
du même peintre, admirable toile ; la tête du
saint est pleine de finesse et d'aménité. Il
me fallait ces Murillo pour me consoler de
a cathédrale.
Du reste ce couvent n'a pas un sacristain,
pas un religieux, pas un clerc. Frappé de
DU SOLEIL. 273
jnort comme tons les couveiils d'Espagne, il
semble déGer à quelques toises de la merles
vagues et leur violence : il est dépeuplé,
niuet, et Murillo en est le seul dieu ! Voyez-
vous, en Espagne on tuera le catholicisme,
mais on ne tuera pas la peinture. Elle était
autrefois la sujette du temple, maintenant
elle est sa reine. Aucune de mes expressions
ne saurait vous rendre le bonheur éprouvé
par moi en trouvant Murillo entre ces qua-
tre murs dépouillés. Le rayon d'un ange
n'eût pas illuminé plus doucement ces froides
colonnes où sont encore fixés les règlements
du cloître, cette chaire sans voix, et cet au-
tel sans encens.
L'hôpital des femmes m'a paru si triste, si
affreux, après celte extase causée par le Mu-
rillo, que j'ai bien vite détourné la vue du
spectacle de ces malheureuses dont qi^el-
quei-unes conservaient sur leur visagQ! les
nobles lignes qui accusent le rang, la faveur,
la fortune, tout ce qui fait l'orgueil et l'illu-
274 LA PORTE
siondela vie. L'une d'elles, il m'en souvient,
balayait elle-même le devant de son lit quand
j'entrai dans le dortoir, : en me voyant vêtu
assez élégamment, elle jeta les yeux sur une
petite glace qui se trouvait cachée sous son
traversin.
— Locura! lociira! (1) s'écria-t-elle, et
elle cacha sa tête dans ses mains ; puis elle
pleura. ^
Il y avait là plusieurs vieilles femmes, et
parmi elles des mendiantes en ôas à jours :
l'une avait un pot de fard; elle se disait
veuve d'un Mexicain ruiné.
Dans une autre partie de l'hôpital, le mé-
decin me fit voir une pauvre jeune fille qu'on
allait envoyer à l'hospice (2) dès le lende-
main. Elle avait donné plusieurs signes d'a-
liénation mentale, entre autres celui-ci :
(1) Folie, Folie!
(2) L'hospice de Cadix est un noble et grand bâtiment
orné de colonnes doriques qui regardent la mer. L'hospicQ
national est dévolu maintenant aux militaires ^ew/^.
DU SOLEIL. 275
Elle se croyait reine, reine d'Espagne, ni
plus ni moins, mais reine à la façon de Ma-
ria-Luisa ou d'Élisabeih de Bourbon, reine
avec une cour, des nègres, des valets et des
petits nains chamarrés d'or pour la récréer.
Deux morceaux de chiffon rouge lui formaient
une couronne. Elle était si fiere de ce turban
recousu, qu'elle y avait ajouté une sorte de
ganse d'argent, et une plume qui avait dû
traîner longtemps dans le ruisseau de lacalle
Ancha. Quand son médecin était venu lui
tâter le pouls, elle lui avait demandé com-
ment il se dispensait de l'appeler : Vuestra
Majestad? Quand le docteur m'eut introduit
auprès d'elle, elle était en train de se faire
un trône à l'aide de quelques planches trou-
vées dans la cour de l'hôpital. Ce trône se
composait d'un tonneau scié par le milieu,
de deux bois croisés et d'une immense ser-
viette blanche percée de trous. Quand je dis
blanche, elle l'avait jadis été ; mais c'est tout
ce que Joaquina (c'était son nom) avait pu
276 LA PORTE
ramasser de mieux dans la cour pour repré-
senter la monarchie espagnole. Je demandai
à la reine la permission de lui donner deux
duros pour ses menus frais de royauté, ses
coiiès. Elle accepta, et demanda du Pedro
Ximenès, vin sucré plus lait pour lui soulever
le cœur que pour lui donner un peu d'éner-
gie. Mais le médecin s'y opposa : il prit les
deux duros en me jurant ses grands dieux
qu il les emploierait à lui éviter à l'hospice la
paille d'un cachot. J'aime à croire que, mal-
gré sa qualité de médecin delà reine, 1 Escu-
lape andalou n'aura point fraudé l'Etat.
Je crois vous avoir dit que le quartier de
laVigne, qui conduit précisément à l'hospice,
est le quartier du peuple et des tavernes. Il
est bon de préciser ce que sont ces sortes de
cabarets (almacenes).
VAlmacen de la Corona, où je viens d'ac-
compagner le jeune senor M. . . , conduit en ce
lieu par le Iraile lui-même, son pacifique
professeur,e&t une longue salle de plein-pied,
DU SOLEIL. 277
ressemblant assez à Tune de nos boutiques
de distillateur. D'énormes tonneaux nommés
àotas sont rangés dans ce singulier café, où
l'on est parqué comme en Angleterre dans
des stalles de bois. La table est huileuse, le
parquet gras , on boit là du Manzanillas ou
du Pedro Ximenès. Un Andalou au chapeau
de paille vous ouvre des huîtres grasses et
sans saveur. Ce coquinero est bavard, hâ-
bleur ; il sait les histoires de la ville, celles
du Puerto-Uéal et deSanta-Mai ia. îl prétend
avoir été prisonnier sous Napoléon, pendu ,
mais mal pendu, au temps des Français,
comme espion de Chiclana. De là sa voix
rauque, gutturale. Il ajoute que la corde
lui a serré le cou de façon à ce qu'il ne
peut supporter maintenant la vue d'une cra-
vate.
— Etes- vous content de voire état? de-
manda le fraile au coquinero.
— - Plus que vous ne l'êtes du vôtre, répon
T. III. 18
278 LA PORTE
dit-il. Si vous voulez me voir demain danser
le zorongo , vous verrez comme j'en déta-
che , mon révérend ! Et puis je sers les bara-
terosy moi qui vous parle, et j'ai de fameux
regains, allez !
— Où boivent en ce moment les barate-
ros?
-— A la tienda del Candil (la boutique
de la Chandelle), senor; mais je ne vous
conseille pas d'y aller ce soir, l'alcade du
port Sainte-Marie doit y l'aire une des-
cente...
— Raison de plus pour nous y trouver ! ré-
pétâmes-nous en chœur, mon ami M..., le
fraiîe et moi, il faut voir ce coup de filet l
La contenance belliqueuse du fraile m'é-
tonnait alors plus que celle de son clerc, dont
les exercices d'Alcide avaient pu développer
les forces ; mais sa capacité bachique ne me
causa pas moins d'admiration : il portait le
xérès comme un dieu . Seulement à chaque
DU SOLEIL. 279
Ijsi Mre que racontait ce maudit coqiunero
{r[ I . n contait d'assez légères), il se croyait
chh'jio de 3e rappeler à l'ordre, en sa qualité
de Hienlor, et de faire un grand signe de
croix di'vant son élève.
— nombre !... por Diosl... disait-il au co^
quinero égrillard en l'interrompant.
Le fVaile aimait beaucoup les poètes latins,
il citair Virgile; mais en revanche il parais-
sait en vouloir beaucoup h George Sand. Une
tarissa-f pas en plaisanteries sur son séjour à
Majorîîtie.
— Qj'^iîô abominable femme ! s'écriait le
frailo ; H-t-on idée de cela ? Le peuple ma-
jorquin dans l'écrit de madame Sand est assi-
milé aux brutes et aux cannibales, accusa-
tion qu'elle fait même peser sur tous les Es-
pagnols ! Aussi lisez un peu ! voici une ré-
plique solide sous le nom de Vindicacion»
Voyez f-l jugez!
J'étais bien mauvais juge pour lire l'écrit
280 LA PORTE
que le fraile me présentait; cependant je sa-
vais assez d'espagnol pour comprendre les
épiihètes révoltantes qu'on y prodiguait à
madame Sa nd.
La presse majorquine n'y regarde pas de
si près. Quel était donc le grand crime de
l'auteur iVindiana el à.' André? Elle avait ha-
bité Majorque, et la seule publication de ses
articles dans la Revue des Deux-Mondes lui
avait valu ces terribles qualifications (l). Le
fraile nous conta que l'illustre voyageuse se
promenait habillée en Turc , ce qui la faisait
passer dans Majorque pour un neveu de Rels-
child-Paclia ; elle voyageait aussi avec un
jeune pianiste atteint d'une maladie de poi-
trine, et dont la superstition populaire exi-
geait que l'on brûlât les matelas chaque fois
(1) La réplique (vindication) délinit ainsi Georges
Sarid : 7/.'/rz escrilora cuya imnginacion, y brillantes
crcacumes no son menus conocidas que lo atrevîdo de
sus ('od.rinas.
DU SOLEIL. 281
qu'il couchait dans une posada. Dans le
pays du tabac on reprochait à George Sand
la moindre cigarette qu'elle fumait; et quand
elle habitai', plus tard l'ancienne Chartreuse
de Valdemosa, c'était à qui ferait croire à sa
conversion prochaine et même à sa prise
d'habit. Toutes ces histoires ridicules n'ont
pas empêché George Sand d'écrire sur Ma-
jorque des pages brillantes, animées. Elle a
eu le sort de Byron à Venise ; elle a délVayé
la curiosité des oisifs de Majorque, qui eu
compte beaucoup (l).
Cependant il était temps pour nous de
quitter VAlmacen de la Corona. J'avais com-
(i) Ce qu'il y a d'étrange dans celle levée de boucliers
conlre madame Sand, c'esl que, peu avant ceci, on ve-
nait de traduire à Cadix une brochure française sous le
titre de Parvenir de las Mitgeres, par J. Czinski. Cet
ouvrage était la reproductie.M des doctrines (ie Fourier. Il
examine la femme à l'état de victime dans l'état de civi^
ZiVflf/on, et devant être souveraine {sohcrana)AM\i l'état
à'harnionie.
282 LA PORTE
batlu les idées du fraile, qui me semblait un
acharné fouriériste, et qui n'eiit pas mal prê-
ché en laiigae phalanstérienne ; mais je ne
pouvais m'eiiipôcher de constater en lui un
mouvement d idées plein de jeunesse et d'at-
trait jusLjiî on pon emportement. Le frère
José Bêla eiai! parroco du château de Saint-
Sébastien, il possédait à mer-veille ses poètes
et ses 01 «. ai s latins; c'était un îiomme
d'esprit ei u érudition qui n'était pas à sa
place. En général, on fait le cierge d'Espa-
gne plus infime qu'il n'est ; on ne lui accorde
ni lumièreï^, ni intelligence ; ou si d'aventure
on lui reconnaît ces qualités , on le taxe de
grossièreté, d'intempérance et de vices. Il
faut prendre le clergé espagnol en 1841 , il
faut le voir décimé par la constitution et lui
savoir gré du bien qu'il peut faire. Certaine-
ment beaucoup de ces jeunes gens qui se
vouaient aux ordres religieux, et qui se
trouvent maintenant sur le pavé par suite de
DU SOLEIL. 283
leur abolition, sentent au fond de leur cœur
remuer bien des pensées ; ils ont lu La Men-
nais, Cousin, Thiers et Guizot comme on nous
faisait lire au collège Condillac et Laromi-
guière. Leur érudition gloutonne a dévoré à
la fois Fourier et Chateaubriand, Lacordaire
etTabbéChàtel.
Quoi qu'on en dise, on traduit énormé-
ment en Espagne, la traduction étant le fait
des littératures appauvries. Or ce sont toutes
ces traductions indigestes qui tourmentent
l'esprit du jeune clergé et le portent à se pas-
sionner dans la Péninsule pour des folies ou
des erreurs déjà condamnées en France. La
prédication étant chose morte dans le pays
du catholicisme et de l'inquisition, le clergé
d'Espagne a son temps à lui, il peut l'em-
ployer comme il l'entend : ceux-ci aux jouis-
sances lourdement sensuelles, ceux la aux
études et à l'examen approfondi des thèses
religieuses suscitées en France. Inerte, in-
S04 Là poniK
dolent, le clergé espagnol, privé par le pou-
voir de tous ses moyens d'action se borne à
nous contempler.
Aussi avec quelle avidité ces hjomnies re-
çoivent-ils de la bouche d'un étranger des
nouvelles de la réaction catholique opérée
depuis quelques années en France ! Notre
chambre des députés les occupe moins que la
robe de dominicain que porte M. Lacordaire;
ils veulent à tout prix qu'on leur décrive la
cellule de M. La Mennais à Sainte-Pélagie ,
ou bien qu'on leur parle des associations
de bénédictins qui se forment ou plutôt se ré-
tablissent chaque jour ! Le père José Bêla me
remit un long mémorandum, dans lequel il
me priait de lui envoyer toute la collection
de nos orateurs sacrés, des planches d'os-
téoîogie, de myologie (1), que sais-je?
(1) La note portait ; CoVeccion de laminas de Osleo-
logia , Miologia , Neuvolo^ia , Angelogia , Esplano-
ogia, etc.
DU SOLEIL. 2S5
les œuvres de Kant, traduites en français.
En revanche, il me promettait, lui, de
m'envoyer des notes sur Je sépulcre de Blan-
che de Bourbon, temme de Pierre-le-Cruel ;
des détails sur quelques découvertes nou-
velles d'Italica, près Séville, sur la prise de
Cadix par les Anglais, et enfin plusieurs ma-
nuscrits du couvent de la Ravida, d'où sortit
Colomb pour voler à la conquête de l'Amé-
rique.
A cela il ajoutait l'offre de quelques do-
cuments sur Pierre-le-Cruel, sur Henri II,
roi d'Espagne, et sur les monnaies ancien-
nes trouvées dans plusieurs fouilles de
Séville.
Voilà ce qui vous prouve que le clergé
d'Espagne n'est pas si discrédité en fait de
science qu'il n'admette l'exception. Le père
José Bêla était devenu peut-être plus jour-
naliste que parroclw. Ce n'est pas sa faute,
mais celle des idées de son temps. En 18 VI
286 LA PORTE
l'auteur de Gil Blas ne ferait plus l'archevê-
que de Grenade baissant pour ses sermons;
il le ferait baissant pour ses articles.
Cadix abonde en hôpitaux, et, il faut se
hâter de le dire à la louange de l'Espagne,
tous sont bien tenus . Après le port, l'arsenal
et les chanlierà, c'est la partie la plus inté-
ressante de la ville. Pour observer son pano-
rama, la meilleure assiette que l'on puisse
choisir est celle de la Tour des Signaux.
La Tour des Signaux est la petite nièce de
la Giralda de Séville comme hauteur; mais
de celle tour, vedette de la blanche Cadix,
YOus suivez de l'œil les méandres curieux
formés par les îles diverses qui entourent
la ville comme une brune ceinture. Cadix et
l'île de Léon (San-Fernando) forment tou-
tes deux un corps uni et complet; c'est de la
Tour des Signaux qu'il faut voir ce tableau
magique. Vous êtes le roi du paysage une
fois sur celte tour : à dix lieues de distance
DD SOLEIL. 287
s'élève devant vous le fameux cap de Trafal-
gar; le port de Sainte-Marie éiend à votre
droite sa ligne crayeuse sous la brise ; plus
loin vous découvrez la plaine de Xérès, Rota,
et la chaîne de moniagnes qui protège Gre-
nade. Trouvez donc ailleurs un belvédère
pareil à celui-ci, une terrasse plus admirable-
ment suspendue au-dessus de toutes les ter-
rasses d'une cité ! L'azur magnifique du ciel,
sa profondeur et sa transparence rendent
toute peinture et toute parole pâles. En mon-
tant à cette Tour des Signaux j'ai éprouvé
ce que j'avais déjà ressenti au mont Saint-
GotharJ, le vertige du blanc... Mille petites
tourelles etobservaioires à échelles flanquent
les azoteas de Cadix ; nous y remarquions ce
malin un bon nombre de jeunes filles attrou-
pées comme autant de mouettes pour con-
templer la baie et les rayons du soleil dorant
la plage.
La vie contemplative est celle qui convient
1288 LA rOHTE
ici le mieux, nous sommes presque en Orient ;
l'atmosphère éblouit, mais elle endort. De-
vant une terre semblable, il est difficile de
ne pas se sentir remué jusqu'au tond de l'âme.
On se complaît ici dans l'idée d'aller, heu-
reux et libre comme ces pêcheurs de la côte,
tenter les chances de l'Océan ; on éprouve
pour Cadix, la bien-aimée de Byron, qui la
vit à peine, une sympathie romanesque. A
Cadix rien ne vous disîrait delà ville et de la
mer ; il n'y a là ni musée, ni peintres, ni poètes,
ni spectacles qui représentent une cité artis-
tique : c'est une ville qui n'a que ses brises
et que son ciel.
Il me faudrait un volume pour vous parler
ici de la classe oiiginale des barateros, ces
joueurs curieux dont Walter Scoot n'eût pas
manqué de faire son proflt pour un autre
Temple-Bar (1). Ces messieurs-là ont reçu
(1) Voy. Nigel.
DU SOLEIL. 2S9
leur nom du barato {ieu), et malgré les or-
donnances d'Espartero (1 ) contre le jeu, vous
les voyez guetter souvent quelque bonne dupe
à plumer, sur les dalles du port ou la place
du marché. Le baratero joue partout, dans
les tiendas et les caves de Cadix, sous le por-
che de l'église, el au bagne même. Il cache
ses cartes dans la doublure de son habit ou
la semelle de ses lourds souliers. Le refusez-
vous, alors il devient terrible, menaçant,
meurtrier, parce qu'il aime peu la contra-
diction. La nabaja (couteau) devient son ar-
gument persuasif : il se lie le manteau autour
du bras, vous lance le coup en sautant et en
(1) Un voyageur spilituel et consciencieux, M. G. Dem-
bowski, observe que c'est grâce aux efforts d'Espartero
que le barato Xle») a disparu de l'armée. Malgré les dix
ans de fers que la loi prononce contre tout baratero mi-
litaire, et sans remonter plus haut qu'au lègne de Ferdi-
nand VII, chaque régiment comptait plusieurs soldats
qui imposaient le barato à leurs camartides sous la me-
nace d'un duel à coups de baïonnette. La marine royale
n'en était pas exempte davantage. »
290 LA PORTE
dansant : ce joli coup, très prisé des ama-
teurs, se nomme nabajazo. Il consiste à vous
ouvrir le ventre en demi cercle, et sans que
vous ayez le temps de dire ; Amen!
Quelquefois un pauvre domestique nègre,
arrivé de Gibraltar, apporte à Cadix le fruit
de ses labeurs et de ses épargnes ; le baratero
le flaire et le fait jouer.
Arrive un compère qui les regarde.
— Tout ce qui est sous ce couteau, dit-il
en fichant sa nabaja ouverte sur la table
comme un compas, est pour moi ?.. .
Si le nègre refuse, le baratero prend une
pose matamore, frise sa moustache, et pro-
pose au pauvre diable un duel immédiat.
Dans une de ces cavernes on a égorgé
avant-hier un Anglais récalcitrant,
Les aubergistes qui reçoivent les barateros
sont du reste de bien singuliers aubergistes.
Retranchés dans leur propre comptoir, der-
rière une clair-voie de grosses poutres en-
DU SOLBIL. 291
trelacées, ils défient le couteau des mauvais
payeurs, qui, au lieu de le ficher dans leur
visage ou leur poitrine, vont piquer le bois
de la poutre en question.
La femme du baratevo est pour l'ordinaire
complice de ses vols et de ses assassinats. Un
gamin, dressé au yoIq^q mouche, fait le guet
devant la cave ou se chirge de cacher les
cartes. Quand un alguazil fait d'aventure
main-basse sur un jeu de baratero, il met un
cierge à Notre-Dame -d'Atocha. Ces bohé-
miens sans foi déjoueront longtemps encore
la police. Il y en a qui ont des barques orga-
nisées pour jouer avec tapis et bancs, mais
le gagnant court de bien grands risques. On
le garolte souvent, et on le jette à la mer.
Est-ce bien à Cadix ou sur la côte d'une
puissance barbaresque que se passent de tels
faits? Le régent aime lui-même les cartes à
un tel point qu'il joue dans son lit ; cet
exemple souverain encourage peut-être les
292 LA PORTE
barateros de Cadix. Quoi qu'il en puisse être,
il est impossible en voyant ces hommes, de
ne pas être frappé de leur allure mâle el
presque sauvage. Dévolus d'avance aux ga-
lères, ils portent leur Iront de réprouvés avec
un orgueil qui n'appartient qu'au vrai voleur
de la Péninsule. Leur force physique est ex-
trême, et leur répertoire de chansons égal
au moins à celui d'un gitano.
Comme un avertissement salutaire, le
gouvernement espagnol a placé devant eux
le bagne , mais de ce bagne andalou ils pas-
sent.à la Ceuta, et quand ils rentrent comme
des tigres relâchés dans la ville de Cadix, ils
y deviennent professeurs, et tiennent école de
filouterie et de vices.
Après cela, le baratero conserve sa guitare
au bagne de Malaga. Dans ce bagne, sur le-
quel passent et repassent les brises embau-
mées de l'Océan, il ne tient qu'à lui de se
croire le roi de ces vagues ; il vit en ce lieu
DU SOLEIL. 293
comme on ne vit pas ailleurs. On prétend
même que ses chefs Ten laissent sortir sur
parole, et qu'il y a peu d'exemples d'une éva-
sion. Ceci relève le baratero aux yeux des ju-
ges du système pénitentiaire.
T. m. i9
XXXIX.
Aiî
xuenie.
Le port de Sainte-Marie. — Les c nés, de Xérès. — Aspect de Santa
Maria. —Le nègre de sir Georges.— La Ch/c'ta. —
Une scène do magnétisme.
Ce matin, le vent d'est {vento de levante)
était tombé; Cadix la ville bVnnche, aux toits
vernisse's, aux terrasses fieuries, au banc de
sable étincelant au soleil, frissonnait douce-
ment au souffle d'une brise tiède; sa baie
296 LA PORTE
ressemblait à un long ruban de moire. Nous
sommes partis à neuf heures pour visiter le
port de Sanla Maria, distant de deux lieues
de mer de Cadix.
Le trajet a lieu en bateau à vapeur, et il
faut le dire, il se fait assez lentement. La
moindre barque du port, le plus mince falu-
cho déployé en cette occasion plus de rapi-
dité que cette lourde machine à pagayes sur
laquelle il se trouve des bourgeois assez peu
expérimentés pour avoir le mal de mer. Ces
honnêtes citadins de Cadix vont s'ébattre au
Puerto de Santa Maria tous les dimanches,
c'est pour eux ce qu'était pour les Parisiens
l'ancienne galiole de Saint-Cloud.
Les collines bleuâtres que l'on aperçoit en
arrivant au port Sainte Marie le séparent de
Xérès. Les caves de Xérès sont non moins
célèbn s que sa Chartreuse, elles se nomment
( bottegas ) et contiennent de dix mille à quinze
mille tonneaux de vin. L'aspect du port de
DU SOLEIL. 297
Santa Maria, sa couleur, son mouvement
rappellent assez celui de l'embarcadère d'un
chemin de ter, si ce n'est que les voitures ne
vous portent pas aussi vite que les wagons à
Chiclana ou à Xérès.
La calesa ! la calesa ! tel est le cri de ces co-
chers tous alertes, pimpants, mis à la mode
andalouse et sortant des cabarets de îa je-
tée précédant l'alameda. Le terrible vent
d'est qui soufflait encore hier a brisé les vi-
tres de ces miradores coquets, charmants
balcons à glaces qui se penchent sur
la rue et dont quelques uns forment une
véritable serre avec leurs corbeilles de plan-
tes.. Les savetiers espagnols, corporation
chantante dévolue ici à chaque vestibule,
remplacent le grillon ou la cigale, on les
retrouve au port de Sainte-Marie travail-
lant à leur manique sous les Porticos de ces
maisons blanches dont une grande partie ne
déparerait pas chez nous les jolies villas
298 LA PORTE
de la Folie Sainte James au bois de Bou-
logne.
Dans les rues assez étroites mais propres et
riantes nous voyons fuir le scliall jaune ou
rouge des gitanas, elles le portent sur la
tête comme les femmes de Tarifa. DeChicîana
à Tarifa il y a onze lieues d'Es[)agne (l),Chi-
clana est bien près ; aussi remarquons nous
plusieurs de ses paysans arrivant ici avec
leurs /'Oitrr/cos, (ânes) chargés de plusieurs
denrées. On peut aller par eau de Cadix à
Chiclana, c'est ainsi que Montés le matador
vient de s'y rendre ce matin, et dans quel-
ques jours mon ami espagnol le senor M. . . et
moi nous comptons lui rendre visite. Ce roi
de la Tauromaquia est en effet propriétaire
près de Cadix et sa seigneurie de Chiclana
n'est pas sans intérêt, on dit qu'il façonne
en ce lieu quelques élèves pour le combat de
taureaux.
(1) Seizo lieues de France.
DU soleil; 299
L'Église de la Virgen est la principale
église (lu port Sainte-Marie ; le portail en est
joli et moins empâté de chaux que les autres,
le style est celui de la renaissance, la grille
du chœur s'épanouit en arabesques, en rosa-
ces. Tous les saints ont le visage brun et rap-
pellent la chanson andalouse :
c Morena pintao à Cbristo
« Morena la Magdelena, etc.
Le port offrait ce matin un coup-d'œil des
plus pittoresques : ses rues étaient barriolées
de costumes de mille couleurs, carc était jour
de marché; tout donnait à la petite ville un
air de fête et de gaité inaccoutumé.
A l'Alaméda (promenade) je remarquai
quelques nègres ; ils venaient de passer la
Guadalete sur le pont de pierre de neuf ar-
ches bâti sous le règne de Philippe IL Ces
dignes maurlcauds sortaient de Xérès où ils
avaient été faire des provisions pour leurs
300 LA PORTE
maîtres. Je venais de boire un verre de vin
deRota que l'un d'eux m'avait offert, lorsqu'en
l'envisageant je crus reconnaître en lui le
nègre dont l'un de mes amis, sir Georges,
un jeune Anglais, se servait à Madrid pour
ses commissions pendant son séjour en cette
ville. Il se nommait Adonis et disait avoir été
dans sa jeunesse postillon du prince de la
Paix (Godoy).
Adonis avait soixante ans , et sa force
musculaire ne paraissait pas affaiblie depuis
son séjour prolongé dans la Péninsule ibéri-
que. 11 portait un habit de couleur tannée
qu'on eût pu comparer assez équitablement
à la guêtre d'un laird d'Ecosse ; son pantalon
était de nankin jadis jaune , mais devenu à
cette heure d'un blanc de savon. Il avait les
jambes aussi courtes que les idées , mais en
revanche il buvait à faire croire que son go-
sier était creusé en entonnoir et pouvait
DU SOLEIL. 301
contenir autant de vin que le Morne-Rouge
contient de grains de sable.
Adonis était une sorte de domestique no»
made,se vouant au service du premier venu,
seulement il donnait la préférence aux An-
glais.
— Pourquoi cela ? lui demandai-je un
jour à Madrid.
— Parce qu'eux-mêmes , monsieur , fe-
raient d'excellents domestiques... Ils en sa-
vent plus que nous, et ils nous servent sans
s'en douter. Il y a conscience à leur deman-
der des gages ; mais ils sont si riches!
— Connais-tu ici la seconde maison à
l'angle de la promenade de la Victoria ?
— Certainement, c'est la nôtre.... Quand
je dis la nôtre, c'est celle de sir Georges
au service duquel je suis rentré depuis
peu.
— Depuis combien de temps?
— Depuis trois jours. Je l'ai aperçu ici un
302 LA POUTE
soir que je revenais de Rota ; il m'a happé
dans la rue et m'a repris.... Dame! c'est
qu'il avait besoin de moi pour le genre de
belle qu'il s'est choisi,...
— Et quel genre de belle ? je gage que
c'est une Anglaise, car il y en a quelques-
unes ici : le port de Santa-Maria m'a rappelé
Richmond. Vois plutôt : partout des vestibu-
les, des portes aux boulons de cuivre polis et
frottés dès le matin ; quelques rues plus
belles qu'à Cadix, des maisons bien tenues ,
et la Guadalete pour ceinture. Cependant,
ajoutai-je en réfléchissant , il peut bien se
faire qu'il se soit laissé prendre aux cils noirs
et à l'éventail d'une belle de la place de Mer!
En tout cas, Adonis, conduis-moi, car il m'at-
tend.
— Mon maître vous attend?reprit le nègre
efl'aré, mais il a Jonc oublié qu'aujour-
d'hui?...
Et mon digne noir marmotta quelques
DU SOLEIL. 303
paroles à part lui ; il semblait trembler de
tout son corps.
Cependant il ne tarda pas à me conduire
vers la promenade de la Victoria , fort joli
paseo planté d'arbres sur la chevelure des-
quels passait alors une charmante brise de
mer. Sans les palmiers qui encadrent ça et
là Santa-Maria on pourrait, je le répète , se
croire dans quelque belle allée d'un jardia
anglais, mais des aqueducs établis sous Phi-
lippe V vous rappellent dès l'abord même de
ce lieu le sol andalou que vous foulez. La
rue large etbelle qui conduit à la promenade
offrait à mon regard une ligne de maisons
très confortable ; arrivés à la seconde , à
l'angle de la Victoria, nous nous arrêtâmes ,
le nègre et moi, devant une cour plantée
d'arbres exotiques , au fond de laquelle s'é-
tendait un joli bâtiment carré aui jalousies
vertes. La terrasse était plantée de géranium
et de lauriers roses , au milieu il y avait une
304 LA PORTE
petite tente arrêtée par quatre pieux. La
porte de la maison se trouvant ouverte,
nous montâmes jusqu'à la terrasse et là, sous
la tente en question , nous trouvâmes sir
Georges vêtu à la maltaise, avec ses babou-
ches et son caftan achetés à Gibraltar; il
fumait un délicieux cigare de la Havane et
regardait une miniature assez grossière pour
que je lui demandasse avec un sourire dédai-
gneux le nom du peintre.
— C'est le portrait de la Cliicita, me dit-
il, qu'en pensez-vous ? Comme il n'y a pas ici
l'ombre d'un peintre ou même d'un amateur,
je me suis vu obligé de la peindre moi-
même.
Ce mot de Cliicita , qui en espagnol si-
gnifie une peîite femme, s'appliquait mer-
veileusement à la personne que représentait
tant bien que mal le morceau de papier
qu'avait barbouillé sir Georges.
C'était une créature de dix-neuf à vingt
DU SOLEIL. 305
ans, les cheveux d'un noir de jais et retom-
bant en petites mèches sur les tempes, le
teint d'un bistre pur, mais les dents éblouis-
santes de blancheur , le regard brillant , le
nez fin, la gorge faite au tour et les mains
petites comme celles d'une Mauresque. Sir
Georges lui avait dessiné un collier de ver-
roterie et une mouche auprès de l'œil. A ce
trait seul je n'eusse pas eu de peine à recon-
naître une gitana.
— Vous donnez dans l'encre ? dis-je à mon
ami, il vous faut des gitanas!
— Pourquoi pas? reprit-il. Celle-là que
j'ai rencontrée à Se ville , et que je viens
d'amener ici, hSanta xMaria, est plus belle
vous en jugerez bientôt, que la Colonella,
cette fille du faubourg de Triana que nous
avons vue danser l'autre jour la jota aragO'
nese.... Je l'ai emportée comme un avare
emporte son trésor, sansenrien dire àqui que
ce fût. Voici quinze jours qu'elle est dans
306 LA PORTE
cette petite ville.,. Si je vous la fais voir,
c'est qu'elle a besoin de vous...
— En quoi donc? demandai-je surpris da
ton affligé que prit alors sir Georges.
— En ce qu'elle est somnambule, poursui-
vit-il; chaque nuit elle se réveille et vent
aller quelque part dans la campagne. Je
crois, en vérité, d'après les demi -mots que
j*ai surpris ; qu'elle indique alors l'île de
Léon.
— Et vers quelle heure de la nuit entre-t-
elle en somnambulisme ?
— Vers les deux heures assez ordinaire-
ment,reprit sir Georges. Cela lui arrive deux
fois par semaine. Aujourd'hui , tenez , c'est
son jour.
— Elle n'a pas encore monté sur l'azotea (1)
de votre maison?
— Si t'ait, et sans Adonis e'Ie risquait de
(1) Terrasse,
DC SOLEIL. 307
tomber, car on réparait alors les appuis de
celte terrasse... Quand elle veut fuir la nuit,
ses forces sont triplées, et il faut la vigueur
de ce nègre pour la contenir... Elle cède
alors, mais l'épuisement, la fièvre, un rire
aigu suivent parfois cette lutte... La derniè-
re fois Adonis l'a réveillée si brusquement
que j'ai eu peur. Les nerfs de la Cliicita se
tendaieiit, tout son corps était brisé dans un
douloureux martyre. Sans un peu d'eau
fraîche aiguisée d'une pointe de tatia que j'ai
versée dans s;\ bouche, nous eussions vu pro-
longer cet afîreux malaise,
— El vous avez tort, repris-je, il faut lui
obéir et ne contrarier en rien cette volonté
qui parle en elle si impérieusement ; tout au
plus pourrions. nous lu diriger.
— Vous vous êtes occupé de magnétisme,
iuterrompit sir Georges , je me souviens
même de votre séance chez la jolie sénorita
308 LA PORTE
M... à Madrid dans la rue de Jacometren"
zo...
— C'est vrai, mais je n'avais pas affaire à
une somnambule... Cet état exige des ména-
gements tout particuliers. Avant tout, il fau-
drait que je fusse mis en rapport avec le su-
jet.
— Qu'à cela ne tienne ! reprit sir Georges
en faisant signe à Adonis de placer sur un
guéridon devant nous des cigares et un
flacon de vin de Xérès : fais venir la C/ii-
cita !
Adonis disparut, et bientôt après, au mi-
lieu du nuage onduleux produit par nos pu-
ros je vis une gracieuse jeune fille en robe
orange qui portait sur tousses traits l'em-
preinte de l'accablement et de la fatigue.
Elle tenait en main un grand verre d'eau
dans lequel elle enfonçait et faisait dissoudre
un de ces petits pains de sucre de forme
carrée, spongieux et blancs que les Espagnols
DU SOLEIL. 309
nomment azucar; c'était son refresco habi-
tuel, mais en m'apercevant elle me l'offrit
avec une grâce toute charmante.
Sir Georges sourit et me demanda ce que
je pensais de ce déjeuner...
Jugeant h mon air d'hésitation que mon
appétit devait être plus éveillé que celui de
la Chicita , W me fit servir une collation
substantielle. Nous causâmes alors , et nos
anciens souvenirs de voyage firent la matière
de cet entretien, pendant lequel le regard de
la bohémienne ne nous quittait pas. Sir Geor-
ges était bon convive, il venait de faire dé-
filer devant nous une armée assez imposante
de bouteilles , lorsque tout d'un coup je crus
voir les yeux de la Chicita se mouiller de lar-
mes, la gitana laissait errer son regard du
côté de l'île de Léon. Appuyée sur le balcon
de la terrasse, elle interrogeait les contours
bleuâtres du paysage avec une singulière
expression de mélancolie.... Etait-ce un
ï. III. 20
310 LA PORTB
amant que semblait appeler la brune fille,
ou bien songeait-elle alors à Séviile, d'où Sir
Georges lavait tirée? Quoi qu'il en tût, je
lui pris la main en lui demandant avec inté-
rêt ce qui pouvait amener chez elle cette dou-
leur à laquelle l'Anglais ne semblait prendre
qu'une attention assez distraite.
— Laissez-la , me dit-il, c'est un oiseau
qui n'est pas encore apprivoisé ; réservez
tout voire talent pour cette nuit 9 vous par-
viendrez peut-être à surprendre le secret
qu'elle veut me cacher.
Nous allâmes respirer le frais à l'Alaméda
de la Victoria , après avoir recommandé -la
Chicita au nègre Adonis. L'état de cette
pauvre fille m'alarmait , je ne pus m' empê-
cher d'en parler à Sir Georges. Des aguado-
res de Cadix venant chercher de l'eau à San-
ta-Maria passaient en ce moment sous la
l'ulaie de chênes verts qui ferme la jn-ome-
nada ; leur gaîlé bruyante contrastait avec
»tr SOLEIL. 311
la tristesse de mes pensées. Je demandai à
sir Georges de quel pays il supposait que fût
la Cliicita , il me répondit qu'elle-même
n'en savait rien, et que pour sa famille elle
baissait les yeux chaque fois qu'il lui en par-
lait.
— J'ai demandé, dit-il, à un médecin an
glais qui se trouve à Cadix d'apporter remède
à l'état de la Chicita , et il m'a répondu que
c'était peine inutile. Les gitanas, une fois
qu'elles ont quitté l'immense famille des bo-
hémiens et des bohémiennes qui les entoure,
sont souvent sujettes, d'après lui, à une hy-
ppcondriede cette nature. Le somnambu-
lisme chez celle-ci n'a besoin que de surveil-
lance et de repos.
Je n'étais pas de l'avis du docteur consulté
par sir Georges ; mais je me gardai bien de
contrarier l'Anglais au sujet de sa gitana. Le
soir venu, je regardais encore la barre qui
sert d'embouchure au Guadel«te et qui est
3d2 LA PORTE
souvent assez cl;ingereuse , quand je fus
averti par de larges gouttes d'eau qu'il fal-
lait rentrer h l.i naison. Sir Georges m'y
attendait auprès! en grog assez britanni-
que pour me réc lauffer et me sécher ; il me
dit que la Chicta dormait. Une simple
natte de tapisser; ' séparait la pièce où nous
nous trouvions d avec celle où reposait la
bohémienne.... fendant les instants de si-
lence produit pai ia fumée de la pipe turque
que nous savourions en vrais pachas, je pou»
vais entendre la lespiration égale et douce
de lagitana...
L'air était lourd, opaque, j'ouvris la fenê-
tre malgré les re( ommandations désir C > or-
ges contre les mosquitos, dont le bourdonne-
ment, pareil à celui d'une guimbarde , cou-
rait par l'air.
Les persiennes de chaque maison se fer-
maient ou plutôt (laquaient aux souffle nents
de l'orage, des tourbillons dépoussière inon-
DU SOLEIL. 313
daienlla rue, les joncs inclmés criaient sous
cette raffale, les palmiers voyaient briser les
feuilles de leur éventail. Sir Georges s'était
assis à une petite table et se disposait à
mettre en ordre quelques lettres reçues de
Londres; pendant ce temps la pluie commen-
çait à tomber à flots, les ruisseaux roulaient
une eau noire et bourbeuse , ce fut à grand'
peine qu'à travers ce bruit je distinguais la
Yoix du serewo qui criait les heures :
— La una ij média ! el tiempo e nubla-
doî{\)
Je fus très surpris de voir qu'il était une
heure et demie du matin; le Guadelete , ce
fleuve que plusieurs poètes s'obstinent en-
core à nommer aujourd'hui le Ic'f/te ou fleuve
d'oubli, m'avait peut-être plongé dans cette
torpeur ; en efi'et , de cette fenêtre élevée
j'apercevais sa barre et me souvenais de la
(1) Une heure et demie! le temps est troublé !
314 LA PORTE
quête faite le matin même pour les âmes de
ceux qui y avaient péri . c'était le patron du
bateau à vapeur fbarco al vaporj qui l'avait
faite. Tous les fredons de guitare, si communs
à Cadix, me revenaient en tête, je me trou-
vais seul et triste à ce port de Sainte-Marie,
je songeais à la France ci à Ci ux qui pou-
vaient encore m'y aimer, lorsque tout d un
coup en me retournant je vis sir Georges,
le teint pâle, les jeux ardenis.iha' indiquait
du doigl la rhambre de la Chicita.
C'était une petite jiiece dont le sol était
couvert d'esfpras (naltes) , t lie était blanche
et récrépie ;. la chaux sur la muraille , seu-
lement sir Ge/rges y avait lai: placer dans
l'un des aiigïes une petite lahle où il avait
partagé Ini-mêmr les liivers objets de toi-
lette de son n(^cessaire d'argent avecsachère
Chicita... Vno \\\\\\ i', à d( mi firiie, jetait une
lueur pâle s ir le it de la bohémienne. La
Chicita se leiat droite et les yeux ouverts
ou SOLEIL. 31S
sur ce lit; son regard était fixe, il lançait
alors cet éclair immobile qui n'appartient
qu'aux somnambules.
Evidemment lagitana ne nous voyait pas ,
elle ne voyait que sa pensée, sa pensée se-
crète, immuable; elle poussa le vitrage d'un
mirador, qui regardait la campagne, et mal*»
gré l'état violent de l'atmosphère, elle se
pencha à cette fenêtre et se mit à considérer
les collines au ton noirâtre , alors coupées de
temps à autre par la bande lumineuse de
réclair.
Tout d'un coup, nous la vîmes se pencher
plus avant dans la rue; elle allait s'v jeter
lorsque le nègre la retint d'un bras nerveux.
Une sueur pâle, glacée baigna le Iront de la
tJhicita. elle se tordit sous elle-mêuie comme
une couleuvre... Je soufflai alors sur ses
tempes et défendis à Adonis de \\ unirher.
Elle se recoucha: seulement s poitrine
316 LA PORTE
était agitée et semblait se briser sous ses
sanglots.
Une fois replacée sur son lit, elle caressa
de ses doigts tremblants un fil noir qui était
suspendu à son beau cou , et qui retenait un
amuleite en forme de poire. L'amulette était
de cuivre et semé de caractères inintelligi-
bles... ses yeux se refermèrent, et elle re-
plaça d'elle-même sa tête sur l'oreiller.
— Voici le moment, dis-je à sir Georges,
mettez vous-même la main de la Cliicita
dans la mienne.
— Sir Georges m'obéit, car à mon accent
impérieux il comprit lui-même l'agitation de
mes pensées, et le désir que j'avais de péné-
trer comme lui le secret de lagitana... Dès
les premières passes de magnétisme, aux-
quelles la C/ifc/fa n'opposa qu'une légère ré-
sistance, elle remua les lèvres avec une sin-
gulière avidité, il semblait que les paroles
qu'elle désirait prononcer rencontrassent un
DU SOLEIL. 317
obstacle dans la présence de quelqu'un. J'a-
voue que je tremblai en songeant à sir Geor-
ges; était-ce l'aveu d'un amour caché que
j'allais entendre , ou la bohémienne de Sé-
ville allait-elle déclarer elle-même sa répu-
gnance pour cet étranger devenu son maître?
Je songeai alors au nègre qui se tenait ainsi
que nous dans cette pièce, et lui Assigne d'ap-
procher... A son aspect, la résistance de la
Chicita T^SLVui s'accroître; elle l'éloigna elle-
même par un geste rempli à la fois de frayeur
et d'inquiétude. Peut-être se souvenait-elle
des efforts tentés l'instant d'avant par Ado-
nis pour la retenir ; car au seul contact de
cette main noire dans la sienne , elle fit un
mouvement prononcé d'horreur et de dé-
goût.
Je fis signe à Adonis de sortir, mais le mau-
dit nègre, curieux comme tous ceux de sa
caste, se tint à la serrure de la chambre et
observa. L'orage s'était apaisé au dehors, on
818 LA PORTE
n'entendait plus que le son monotone des ri-
goles de pluie tombant des azotens pour ar-
river par des tuyaux jusqu'à l'arrivé ou c-
teroe qui occupe la partie intérieure et non
bâtie de la maison. Sir Georges s'était ass s,
le visage appuyé sur ses deux mains comme
un homme qui attend un miracle ou un coup
de foudre; ses yeux demeuraient cloués sur
la Cliicita qui alors étendit les bras.
— Que regardez-vous, luidemandai-je en
tenant l'une de ses mains , lorsque vous êli.s
à Ciitte fenêtre?
— Une petite maison à San-Fernando... le
devant est près du chemiii de Chiclana... ré-
pondit elle.
~ Et que voyez-vous , dans celte maison,
Chicita ?
— Je vois... puis elle s'arrêta... sa parole
devint pâteuse, ses sons étouffés, sa langue
lourde... Je la fixai et concentrai sur elle
la puissance attractive de mon regard; ma
DU SOLEIL. 319
volonté pour la gitana n'était pas cependant,
je dois le dire, en cet instant celle d'un maî-
tre, mais celle d'un frère...
—A vous, oui, à vous peut-être, dit-elle...
je puis le dire ; mais à lui...
— Qui... lui?
'^ Celui qui m'aime. . . sir Georges. . .
—Sir Georges ne veut vous contraindre en
rien, repris je, ni moi non plus... Mais, dites
Chicita , que voyez- vous dans cette maison
deSan-Fernando?
— Une pauvre femme avec un petit enfant .
noir.
— Que fait cette femme?
-^ Elle fume en ce moment-ci un ptiro, et
mêle des cartes.
— Et l'enfant?
— Il souffle le feu, et fait griller des sa/-
monetes,
— L'état de cette femme?
320 LA PORTE
Ici la Chiquita se raidit, ses dents se ser-
rèrent; cependant elle laissa échapper ce
mot:
— Magica !
— Bien, c'est une sorcière^ une gitana qui
dit la bonne aventure?
— Oui, mais elle a fait bien du mal... Elle
a fait avorter par jalousie la fille de Ferez qui
demeure au Matadero.
— Après?
— Après... elle a encore fait tuer un con-
ducteur d'ânes à Medina-Sidonia.
— Est-ce tout ?
— Elle me tuera! elle-même, oui... elle
me tuera, reprit la Ckicita en m étreignant
la main avec force , car elle voulait, voyez-
vous, me faire épouser, à moi, le gardien du
fort Saint-Sébastien, que je n'aime pas; mais
elle hait les Anglais , et elle me tuera, vous
dis-je !
DC SOLEIL. 321
— Que vous est-elle donc? demandai-je à
la bohémienne.
— ] Elle m'est... reprit la Clùcita avec hé-
sitation, elle m'est une pierre d'achoppement
dans tout, et pourlant je l'aimais!., oui, je
l'aimais, moi... rep it-elle en laissant débor-
der de ses cils noirs des larmes aussi blan-
ches et aussi lourdes que des perles, c'est la
seule femme qui mVût donné un peu de pain
et de poisson quand j'étais petite, tandis que
je me souviens d'un grand vilain homme noir
de la tribu de Zégris qui me déchirait la peau
avec des lanières d'aloës, mais... je vous le
répète... elle me tuera , elle ne pourra
me pardonner et comme elle est sorcière
(magica)elle sait tout !
— Mais , encore une fois , que vous est
celte femme?
— C'est ma mère, monsieur, ma mère...
On l'appelle la Miraba... Mais je ne la vois
322 lA PORTE DU SOLEIL.
plus j la lampe de sa chambre s'éteint !
I
Le lendemain, au point du jour, nous par-
lions sir Georges et moi pour l'île de Le'on, au-
trement San-Fernando.
FIN DU TROSIEME VOLUME.
Ihpbiher» htdracliqde de Cinocx bt yialat^
A Saiiit-Denis-du-Port, près Lagny.
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A