Joseph ROUSSE
LA
POÉSIE BRETONNE
Au XIX^ SIÈCLE
Ouvrage orné de êS portraits.
P/
P. LETHIELLEI
10, RUE
dVof 0
TAUA
39003002506193
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Toronto
littp://www.archive.org/details/laposiebretonnOOrous
7— ^ -70
c!^
TOUS DROITS RESERVES
Tl
JOSEPH ROUSSE
LA
POÉSIE BRETONNE
AU XIX° SIÈCLE
OXJ'VI^-A-a^E OR-IsTE IDEl 2 3 I>OI?,TIÎ,-A.ITS
#.
^^V.^«'BL/Or^^
mr
PARIS ^tOtta^^^^v
p. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, RUE CASSETTE, 10
1895
^\aior//^^\ , ♦
PREFACK
Le caractère dominant de la race celtique est le
mysticisme. A ce point de vue, les Bretons d'aujour-
d'hui ressemblent à ceux du moyen âge. L'étranger
un peu observateur qui assiste aux magnifiques pro-
cessions de la Fête-Dieu, à Nantes, comme aux Par-
dons de Sainte-Anne d'Auray ou du Finistère, en est
immédiatement frappé.
D'innombrables églises ont été reconstruites en
Bretagne, depuis cinquante ans, avec un luxe d'ar-
chitecture qui rappelle le temps du duc Jean V. Les
hommes de 93 avaient rêvé l'anéantissement du
catholicisme, mais s'ils revenaient à la vie, ils l'y
retrouveraient plus puissant que sous Louis XVL
« Race timide, dit M. Renan, réservée, vivant toute
(( en dedans, pesante en apparence, mais sentant
6 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« profondément et portant dans ses instincts reli-
« gieux une adorable délicatesse, les Bretons sont
« indifférents à l'admiration d'autrui et ne demandent
<( qu'une chose, qu'on les laisse chez eux... Jamais
« famille humaine n'a vécu plus isolée du monde. »
(La Poésie des races celîiques).
Après avoir constaté que la Bretagne « est la con-
« trée la plus pittoresque de la France entière »,
M. Léon Palustre, dans son bel ouvrage sur la Renais-
sance, fait cette remarque très juste : a Si la Bre-
« tagne est un pays à part au point de vue de la na-
<( ture, les monuments qu'on y rencontre ne laissent
« pas non plus de surprendre par leur aspect tout à
« fait singulier. Contrairement à ce que la logique
« demande, le principal est généralement négligé
<( pour l'accessoire, etdanslaconstruction des églises
<( par exemple, on ne semble pas avoir cherché autre
« chose qu'un prétexte à lancer dans les airs un
« svelte et élégant clocher. »
C'est que le clocher à jour de la Bretagne, qui
sonne en quelques heures pour la joie, l'amour et la
mort, est le vrai symbole de l'âme celtique rêveuse
et mobile, où se succèdent rapidement les sentiments
les plus divers, dominés par une aspiration inces-
sante vers l'idéal.
Des monuments funéraires élevés récemment, tels
que le tombeau du général de la Moricière sous les
voûtes colossales de la cathédrale de Nantes, ceux
de saint Yves à Tréguier et du Comte de Chambord
à Sainte-Anne d'Auray, sont encore des témoignages
de la force du mysticisme dans le peuple breton.
Un autre sentiment profond s'y joint, c'est le sen-
PREFACE /
timent de sa nationalité, « la plus ancienne et la plus
tenace de toutes celles de l'Europe *», sentiment qui
se manifeste si énergiquement chez ses vieux histo-
riens, d'Argentré et dom Lobineau, comme chez les
plus récents, Le Huërou, Guillaume Le Jean et Arthur
de la Borderie.
La profusion des hermines sculptées sur les édi-
fices, semées sur les bannières des églises et les
décorations dans les fêtes publiques, ne permet pas
de doute à cet égard.
« En Bretagne, comme en Irlande, dit Michelet,
« [Histoire de France, T. ii, p. 90), le catholicisme
« est cher aux hommes, comme symbole de la natio-
« nalité. »
Les églises y sont encore non seulement « le sanc-
« tuaire de la prière, mais en même temps pour le
« peuple des musées constamment ouverts, des ga-
« leries historiques. » (Jean Janssen, V Allemagne à
la fin du moyen âge. T. i, p. 145.)
L'intérêt qu'excite la langue celtique et la renais-
sance de la poésie écrite en cette langue, dévoilent
aussi la persistance de ce sentiment.
Les efforts des rois de France ont été impuissants
contre lui, de même que les violences des Assem-
blées révolutionnaires, le despotisme de Bonaparte
et les sourdes persécutions de l'Administration de-
puis 1815.
La conquête de la Bretagne par les Français, (car,
en épousant Charles VIII, la duchesse Anne ne fit
que céder à la force), a eu pour les Bretons des con-
1. F.-M. Luzel, Bepred Breizad, préface, p. xii.
8 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
séquences malheureuses. Ils jouissaient, d'un gou-
vernement beaucoup plus libéral que leurs vain-
queurs. Un écrivain favorable aux idées françaises,
M. Antoine Dupuy, dans son intéressante et savante
Histoire de la réunion de la Bretagne à la France, ne
peut s'empêcher de reconnaître que, « à la fin du XV^
« siècle, le gouvernement de la Bretagne est ce que
« nous appelons de nos jours la monarchie consti-
« tutionnelle. Le duché n'a ni charte, ni constitution,
« mais il a un droit public toujours respecté. Toutes
« les institutions sont remarquables par leur carac-
« tère libéral. » (T. ii, p. 289.)
La prospérité de la Bretagne sous son duc Jean V
et pendant les premières années du règne de Fran-
çois II, fait un contraste frappant avec la misère où
elle languissait sous Louis XIV, misère qui engendra
l'insurrection dite du papier timbré, réprimée si
cruellement.
L'anarchie sanglante de la Ligue qui laissa l'espoir
à Mercœur, durant dix ans, de ressusciter l'indépen-
dance bretonne à son profit, la lutte incessante du
gouvernement français contre les libertés garanties
par le traité d'union et qui motiva la conspiration de
Pontcallec, en 1720, la Terreur révolutionnaire, les
exécutions de Brest, les massacres et les noyades de
Nantes, les atrocités de la chouannerie, l'épuisement
d'hommes, suite des guerres du premier Empire,
firent regretter amèrement aux Bretons leur natio-
nalité. Aussi le peuple s'écriait-il, dans un chant re-
cueilli par M. de la Yillemarqué : « 0 terre de Bre-
« tagne, ô mon pays désolé, dans quelle mer d'afïlic-
« tion as-tu été précipité ? Autrefois, tu étais beau,
Annr de Bretagne
PRÉFACE 1 1
« tu étais joyeux et gai; maintenant, hélas! te voilà
« navré de douleur. •» (Barzaz-Breiz).
Quand Bonaparte fut relégué à Sainte-Hélène et
que la paix régna en Europe, les lettres, délaissées
durant les années de Terreur et de guerre, refleu-
rirent dans les villes armoricaines comme le blé sur
les sillons incultes. Les Bretons sont un peuple
poète, parce qu'ils ont à un degré éminent le don
« de concevoir le beau et de le rendre sensible »; ils
l'ont prouvé par les chants, les monuments, les cos-
tumes et les usages.
Le sentiment mystique et le sentiment national
animent toute leur poésie. Je voudrais en tracer un
tableau d'ensemble pendant le dix-neuvième siècle.
Je parlerai d'abord des poètes qui ont écrit en langue
celtique, puis de ceux qui se sont servis de la langue
française, mais en me bornant aux poètes morts ou
ayant dépassé l'âge de soixante ans et dont l'œuvre
peut être considérée comme terminée.
LA
poisi Biîom AD w siii
INTRODUCTION
CARACTÈRE GENERAL DE LA POESIE BRETOiNNE
CHATEAUBRIAND ET LAMENNAIS
SES INSPIRATEURS AU XIX*^ SIECLE
C'est dans la Poésie que se montre avec le plus
d'éclat le génie d'un peuple.
Les définitions qu'on a données de la Poésie sont
toutes incomplètes : une des meilleures est celle que
je rencontre dans une page d'Alfred Michiels, au
second volume de son Histoire des idées littéraires en
France. (Édition de 1848, page 280). « La poésie est
« l'image idéale de l'univers ; elle nous retrace le
« spectacle du monde et celui de la société. Pour
« atteindre la perfection, elle doit embellir l'homme
« et la nature, sans les rendre méconnaissables. Si
« elle ne les embellissait point, elle n'arriverait pas
« à l'art ; si elle ne les peignait pas fidèlement, elle
14 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« deviendrait fausse et même incompréhensible en
« pure perte, car la beauté ne la dédommagerait
« point de la vérité. Elle doit donc nous offrir Fes-
« prit et la matière étroitement joints, comme ils le
« sont dans les objets réels ; c'est la condition de
« l'intérêt et de la vie. Les plus grands poètes pro-
« cèdent toujours de la sorte ; Homère et Shakspeare
tt voilent perpétuellement les idées sous les faits ; le
« monde invisible ne s'aperçoit chez eux qu'à travers
« le monde sensible, ou plutôt l'un et Tautre s'iden-
« tifîent au sein d'une commune splendeur. »
L'art est utile, parce qu'il élève l'esprit et le cœur
de l'homme, mais le but qu'il poursuit avant tout,
c'est le Beau.
La poésie des Bretons, suivant l'expression de
Lamennais [De VArl el du Beau, p. 259), est générale-
ment « monotone et mélancolique comme les ternes
« horizons de ces contrées où ne luit qu'un pâle
« soleil, comme les noirs rochers, comme les grèves
« nues où la houle écume et se brise. »
Cependant leurs chants populaires sont aussi dra-
matiques qae lyriques. Ils ont un mouvement extra-
ordinaire.
On y trouve « les imaginations les plus hardies »
à côté « du plus vif sentiment de réalité qui fut
jamais. » (Félix Frank, Le Génie de la Bretagne. Re-
vue des cours littéraires, novembre 1866). La plu-
part contiennent le récit de faits historiques et lé-
gendaires, car, chez le peuple, la poésie narrative
précède l'ode qui se nourrit surtout d'abstractions.
« La poésie populaire des Bretons, disait Ferdi-
« nand Wolf, le savant littérateur autrichien, est la
CHATEAUBRIAND ET LAMENNAIS 15
« plus riche, la plus belle, la plus originale de l'Eu-
« rope. » C'était aussi le sentiment de Georges Sand
qui, dans ses Promenades autour d'un village (p. 206),
écrivait :
« Une seule province de France est à la hauteur
« dans sa poésie de ce que le génie des plus grands
« poètes et celui des nations les plus poétiques ont
« jamais produit. Nous voulons parler de la Bre-
« tagne. »
M. de la Villemarqué a peut-être arrangé avec infi-
niment d'art les chants qu'il a publiés et on peut
en discuter la valeur historique et scientifique, mais
leur beauté poétique est au-dessus de toute contes-
tation. D'ailleurs, à côté du Barzaz-Breiz, il y a les
Gwerziou et les Soniou recueillies par M. Luzel, et le
savant Guillaume Le Jean qui, dans un article de la
Revue celtique paru après sa mort, en 1873, attaqua
le plus vivement l'authenticité d'une partie des chants
du Barzaz, reconnaît que les Gwerziou reproduites
avec une fidélité scrupuleuse prendront place « parmi
« les classiques de la poésie populaire chez les races
« héroïques de l'Europe, à côté des chants grecs de
« Passow et des piesmas serbes de Vouk Stepha-
« novich. »
« Quant au nombre des poèmes populaires de la
« Bretagne, dit Emile Souvestre {Les derniers Bretons,
« T. II, p. 158, édition de 1836), nul ne saurait le
« dire. On resterait au-dessous de la réalité en le
« portant à huit ou dix mille. »
« Les misères de la race celtique ont été telles,
« ses souffrances si accablantes que pour y échapper,
« au moins par la pensée, elle a voulu se créer un
16 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« passé selon sa fantaisie et l'a tout peuplé de mer-
u veilleuses et riantes chimères. L'imagination, —
« une imagination aussi belle que ses destinées ont
« été malheureuses — fut, dans tous les temps, la
« faculté dominante chez ce peuple asiatique égaré
« au milieu des brouillards de notre Europe, et c'est
« à elle qu'il doit ces chants si mélancoliques et si
« doux que nos bardes se sont transmis de siècle en
« siècle, comme un poétique héritage, depuis Merlin
« jusqu'à Chateaubriand. » (J.-M. LeHuërou,/?ec^er-
ches sur les origines celtiques, 1840).
A la société française bouleversée par la Révolution
il fallait une nouvelle littérature. C'est de l'Armo-
rique que partit le mouvement rénovateur. C'est
dans le donjon de Combourg que s'est éveillé le
génie de Chateaubriand. « C'est dans les bois de
<c Combourg que je suis devenu ce que je suis »,
a-t-il dit. (Mémoires d'Outre- Tombe, T. i, p. 267).
Aussi, quand M. de la Villemarqué écrit (La Bre-
tagne contemporaine) : « On ne trouve dans les ou-
u vrages de Chateaubriand que des échappées de vue
« sur son pays natal ; ni mœurs, ni coutumes, ni
« usages, ni souvenirs nationaux », il ne faut pas
prendre cette assertion au pied de la lettre.
Feuilletez René, les Martyrs, les Mémoires d'Outre-
Tombe, vous y verrez bien des pages où il peint
la nature bretonne , comme font les maîtres , en
quelques traits. C'est lui peut-être qui a écrit les
plus belles descriptions de la Bretagne. Il y en a
qui sont trop célèbres pour que je les reproduise ici,
Chateaubriand
RO
USSE. — POÉSIE BRETONNE. — 2
I
CHATEAUBRIAND ET LAMENNAIS 19
et que Michelet, Maurice de Guérin, Pierre Loti
n'ont point égalées.
En voici une moins connue ; elle me semble char-
mante : « Le printemps en Bretagne est plus doux
(' qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines
« plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hiron-
u délie, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol,
« arrivent avec des brises qui hébergent dans les
« golfes de la péninsule armoricaine. La terre se
« couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles,
« de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'ané-
« mones, comme les espaces abandonnés qui envi-
ce ronnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix de
« Jérusalem à Rome.
« Des clairières se panachent d'élégantes et hautes
« fougères ; des champs de genêts et d'ajoncs res-
« plendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour
« des papillons d'or. Les haies au long desquelles
« abondent la fraise, la framboise et la violette, sont
« décorées d'aubépines, de chèvrefeuilles, de ronces
u dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles
u et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles
« et d'oiseaux ; les essaims et les nids arrêtent les
<( enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte
« et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme
« en Grèce ; la figue mûrit, comme en Provence ;
« chaque pommier, avec ses fleurs carminées, res-
« semble à un gros bouquet de fiancée de village... »
Le pays, « entrecoupé de fossés boisés, a de loin
« l'air d'une forêt et rappelle l'Angleterre... Des val-
« Ions étroits sont arrosés par de petites rivières
« non navigables. Ces vallons sont séparés par des
20 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les
« côtes se succèdent phares, vigies, dolmens, cons-
« tructions romaines, ruines de châteaux du moyen
« âge, clochers de la Renaissance : la mer borde le
« tout. Pline dit de la Bretagne : péninsule speclalrice
« de V Océan. ^^ [Mémoires d'Oulre-Tombe, t. i.)
Chateaubriand, qui se sentait un grand poète,
croyait avoir reçu pour chanter « les deux instru-
« ments », la prose et les vers, mais à part les très
jolis couplets « Combien fai douce souvenance »,
quelques pièces élégantes, comme la Forêl et des
strophes sur la mort d'une jeune fille, ses vers sont
médiocres, tandis que sa prose est admirable. Aban-
donné à ses passions pendant presque toute sa vie,
il n'était pas un homme véritablement religieux ;
pourtant il était attaché de cœur et d'âme au catho-
licisme, le plus poétique de tous les cultes.
Comme l'a dit Joubert, dans sa lettre célèbre datée
de Villeneuve-le-Roi, 21 octobre 1803, a il avait toutes
« ses facultés en dehors ; il ne s'interrogeait jamais,
a à moins que ce ne fût pour savoir si la partie ex-
ce térieure de son âme, (c'est-à-dire) son goût et son
(( imagination, étaient contents.» (OEuvres de J. Jou-
bert, T. I, p. 107, 7^ édition, 1880.)
Son désenchantement, son dédain des joies que
peut donner la vie humaine tiennent de la race cel-
tique, altérée de merveilleux et d'infini. Bien qu'il
ait vécu loin de la Bretagne depuis son mariage, sa
pensée était souvent tournée vers elle, et il a voulu
y jouir de l'éternel repos sur son écueil isolé des
hommes, mais qui appelle les regards du monde en-
tier.
CHATEAUBRIAND ET LAMENNAIS 21
Pas plus que Chateaubriand, dit encore M. de la
Villemarqué, « Lamennais n'a peint la nature cel-
tique. » Je fais à ce sujet les mêmes réserves.
Qui ne connaît la touchante élégie sur la jeune fille
surprise par la marée et qui avait noué ses longs
cheveux aux algues, u sans doute pour n'être pas
a emportée par la houle, pour reposer dans la terre
« bénite, près des siens? » Cette élégie commence par
un délicieux tableau :
« L'automne n'a point de plus belles journées. La
« mer scintillait au soleil ; chaque goutte d'eau reflé-
« tait, comme une pointe de diamant, une lumière
« blanche et pure que l'œil supportait à peine. Du vil-
« lage déserté, hommes, femmes, enfants, arrivaient
« en foule sur les dunes, où, mêlé au thym, l'œillet
« sauvage, aux fleurs violettes, exhalait son parfum
« de girofle. » (Une Voix de prison.)
Et quel sentiment profond de la campagne bre-
tonne, dans le tableau qui suit ! quelle légèreté de
touche ! quelle fraîcheur de teintes !
« Il avait allumé près du talus, au coin du bois,
« un feu de bruyères, et assis sur la mousse, le pauvre
« enfant, il réchauffait ses mains à la flamme pétil-
« lante.
« La fumée, jaunie par de fauves rayons qui glis-
« saient entre les nuages, montait dans l'air pesant.
M II la regardait onduler comme un serpent qui
« gonfle et déroule ses anneaux, puis s'épandre en
« nappes brunes, puis s'évanouir dans l'épaisse at-
u mosphère.
« Plus de chants dans les buissons, plus d'insectes
« ailés étincelants d'or, d'émeraude, d'azur, prome-
22 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« nant de fleur en fleur leurs amours aériens : partout
« le silence, un morne repos, partout une teinte uni-
« forme et triste. Les longues herbes flétries blan-
« chissaient, penchées sur leur tige ; on eût dit le
« linceul de la nature ensevelie. » (Une Voix de prison.)
Ce recueil, Une Voix de prison, d"où ces lignes
sont extraites, est, à mon goût, le chef-d'œuvre de
Lamennais; je le préfère aux Paroles d'un croyant,
dont le style est parfois emphatique et trop tendu.
Pauvre Lamennais ! il était bien Breton ; il avait
le dévouement entêté aux causes désespérées. Il
aimait la vérité d'un amour austère et violent. S'il
était né cinquante ans plus tard, il assisterait au
triomphe de ses idées les plus chères. Ses ossements
doivent tressaillir, dans la fosse des pauvres où il a
voulu être jeté, en entendant les paroles qui sortent
du Vatican pour diriger la marche de Thumanité
vers un avenir moins cruel aux faibles et aux petits.
L'influence de Chateaubriand et de Lamennais,
qui a été si grande sur la littérature française en
général, fut encore plus sensible sur celle de la Bre-
tagne où ils inspiraient à leurs compatriotes des
sentiments plus vifs qu'aux étrangers.
Tandis qu'ils remuaient le monde, attentif à leurs
grandes voix, dans un bourg du Finistère, à Arzannô,
un bon vieux prêtre élevait le poète national de la
Bretagne.
LIVRE PREMIER
LES
POÈTES BRETONS CELTIQUES
POÉSIE ÉLÉGIAQUE
LYRIQUE ET DESCRIPTIVE
BRIZEUX
Julien-Auguste-Pélage Brizeux était né à
Lorient le 26 fructidor an XI (12 septembre
1803). De son acte de naissance, publié par
M. René Kerviler dans son excellent Réper-
toire général de Bio-bibliographie bretonne,
il résulte qu'il était fils de « Pélage-JuIien
« Brizeux, officier de santé marin, et de
« Françoise-Souveraine Hoguet. »
Le même auteur nous dit qu'il fut clerc
d'avoué à Lorient, commença son droit à
26 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Paris, « partit pour l'Italie avec Auguste
« Barbier, qui lui dédia son Campo-Santo,
« succéda à Ampère dans un cours de poésie
« française à Marseille, retourna en Italie et
« partagea son existence mélancolique entre
y(. cette terre classique de Fart, Paris et la
« Bretagne. »
Des voyages furent donc les seuls événe-
ments extérieurs notables de la vie de
Brizeux.
Le portrait le plus vrai qu'on ait fait de lui
est celui qu'a tracé son ami Alfred de Courcy
dans la Bévue de Bretagne et de Vendée, en
1872. Il mérite d'être cité.
« Brizeux était une figure très originale ;
« comme le dit une locution expressive, il
« était quetquLin, et même quelqu'un en deux
« personnes, dont l'une ressemblait infini-
« ment à ses vers, dont l'autre en était le
« contraste. Assurément nul n'était plus
« sincère que lui dans le culte qu'il rendait à
« toutes les réminiscences du presbytère
« d'Arzanno. Ses délicieuses idylles étaient
« composées avec tout son cœur. Il les avait
a écrites les yeux baignés de larmes, il en
« pleurait encore en nous les récitant d'une
« voix attendrie ; le poète était bien, devant
Brizeux
BRIZEUX 29
« nous, ému, pénétré, fervent, faisant vibrer
« la harpe éolienne, nous communiquant le
« feu qui le dévorait. Une dissonnance éclatait
« tout à coup, une carafe glacée était versée
« sur la flamme : nous étions en présence
« d'un habitué d'estaminet, amer, ennuyé,
« irascible, lecteur et diseur de choses
« vulgaires. L'amant passionné de la Bretagne
« passait des années entières sans la revoir,
« fréquentant le foyer d'un petit théâtre,
« vivant, sous son manteau râpé, d'une sorte
« de vie de Bohême. Il désirait vivement
« être de l'Académie française, à cause de
« la pension, ajoutait-il, en affectant d'en
« dédaigner l'honneur ; sa fierté paresseuse
« ne savait pas se plier aux démarches
« nécessaires. Je me souviens que je lui offris
*t de l'introduire dans un salon de beaux-
< esprits où l'on patronnait très utilement
* des candidats. Il s'y refusa, se contentant
« d'alléguer qu'il n'avait pas d'habit, et je
« crois qu'il disait vrai. Par moments il
« imaginait de déserter la muse, où il excellait,
« pour faire de la philosophie, où il n'enten-
« dait rien, ou de la linguistique, à quoi il ne
« s'entendait guère davantage, et il martelait
« des vers bretons qui ne valaient pas ceux
30 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIÈCLE
« des rhapsodes de village. Puis il ressaisissait
« sa véritable lyre, celle de l'idylle française,
« où nul peut-être ne l'a égalé, pas même
« André Chénier, et il en tirait des accords
« d'une suavité exquise, que nous applau-
« dissions avec transport. »
Auguste Barbier, l'auteur des ïambes,
qui avait fait la connaissance de Brizeux dans
l'atelier du peintre Ziegler en 1828 et qui fut
son compagnon le plus intime jusqu'à sa
mort, dit, dans ses Beliquiœ, qu'avec « sa
« taille élancée, son teint frais et ses cheveux
« blonds, il avait l'air d'un jeune Anglais. »
C'est sous cet aspect que l'a représenté le
sculpteur Pierre Ogé dans son élégante statue
de marbre placée au milieu d'un jardin
public, à l'entrée du port de Lorient.
On a contesté l'existence de la jeune
paysanne immortalisée sous le nom de Marie
et qu'il a aimée pendant son enfance à Ar-
zannô ; mais, comme le frère du poète (voir
les Poètes français d'Eugène Crépet, T. iv,
p. 323), Barbier l'affirme. Elle s'appelait,
d'après lui, a Marianne Pelann, (Marie Fleur
« de blé mûr) » ; M. de la Villemarqué la
nomme Marianna Pellann et prétend que ses
compagnes l'avaient surnommée il/a/'/e Dilik.
BPJZEUX 31
« Elle n'était pas plus jolie qu'une « autre »,
« mais elle plaisait à Brizeux, « qui cherchait
« toujours à l'embrasser » , a raconté l'une
d'elles. (La Bretagne Contemporaine. —
Renaissance bretonne).
Un écrivain lyonnais, M. Alexandre Tis-
seur (Pèlerinage au pays de Brizeux, 1879)
dit qu'à Naples, le poète breton « aimait à
« fréquenter le salon du comte Schouvalof,
« attiré par la grâce de sa fille Hélène », et
qu'un sentiment d'une nature plus vive paraît
avoir marqué l'un de ses séjours à Florence.
Quoi qu'il en soit, Brizeux eut une vie triste
et solitaire.
D'après Barbier, il aurait pris le fusil en
1830 avec les libéraux de l'école du Globe.
]\pno Desbordes- Valmore dans ses lettres,
Victor de Laprade et Joseph Autran ont parlé
de la gêne où il a vécu.
Si l'on en croit H. Blaze de Bury (Revue
des Deux Mondes, du 15 octobre 1882), La-
martine en 1848 avait fait augmenter de quinze
cents francs la pension de deux mille quatre
cents qu'il touchait des ministères de l'ins-
truction publique et de l'intérieur, pension qui
formait sa seule ressource vers la fm de sa vie.
Sainte-Beuve l'accusait de n'aimer le « cour-
32 LA POÉSIE BRETONNE AU XI-X*" SIECLE
« lil et le moustoir qu'en vers» ; maisM..Luzel,
qui l'a beaucoup vu, m'a dit à moi-même en
1885, à Quimper, qu'il se plaisait parmi les
paysans, était connu dans toutes les fermes
des environs de Scaër et que, avant d'entrer
dans une métairie, il ôtait toujours son cha-
peau, « par respect pour le laboureur. »
M. Louis Tiercelin dans la Revue de Bretagne
(1894) a donné sur son séjour à Scaër des
détails très précis et très curieux.
Le chef-d'œuvre de Brizeux, Marie, parut,
sans nom d'auteur, le 12 septembre 1831,
quoique l'édition originale porte la date de
1832. C'est un poème à part dans la littérature
française. Nulle idylle ne saurait lui être
comparée pour l'originalité et la fraîcheur.
Sainte-Beuve n'en a pas senti tout le prix,
bien que, dans les Portraits contemporains
publiés en 1847, il reconnaisse que ses élégies
« unissent à une forme parfaite et limpide une
« sensibilité douce, élevée, saine, qui émeut
« sans troubler et qui fait mieux luire le ciel
« dans une larme. » En 1854, agacé, dit-on,
par le succès de Marie, que les artistes trou-
vaient, à juste titre, bien supérieure aux
Consolations et aux Pensées d'Août, il ne
craignit pas de mettre, à son étude sur
BPJZEUX 33
Malherbe et son école, une note où il disait
que la poésie de Brizeux est « toute caillou-
ce teuse. » La forme, autrefois parfaite et
limpide^ n'en avait pourtant pas changé, mais
c'était le critique qui, d'ami, était devenu un
rival ombrageux et malveillant.
Heureusement^ comme le dit Elisabeth
Browning, dans Aiirora Leigh, « les lis sont
« toujours des lis, bien que des mains tachées
« de noir les aient souillés. »
L'idylle du Pont-Kerlo n'a pas besoin d'être
citée comme un modèle de limpidité et de
grâce, mais je vais mettre sous les yeux du
lecteur le Départ du Conscrit, et il verra que
ces vers n'ont rien de caillouteux :
Il faut partir aussi, Daniel, adieu ta ferme,
Qu'un fossé large et creux contre les loups enferme,
Ton hameau recouvert d'un bois de châtaignier
Et tes beaux champs de seigle ; adieu, jeune fermier 1
Lorsqu'au lever du jour, joyeux, plein de courage.
Monté sur tes chevaux tu sortais pour l'ouvrage,
Avec toutes ses voix l'harmonieux matin
S'éveillait en chantant à l'horizon lointain :
Le noir Elle d'abord ou le Scorff à ta droite
Roulant ses claires eaux dans sa vallée étroite.
Et tel qu'un doux parfum, le chant de mille oiseaux
S'élevant du vallon avec le bruit des eaux ;
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 3
34 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
La brise dans les joncs qui siffle et les caresse,
Puis l'appel matinal de la première messe,
Répété tour à tour comme un salut chrétien,
Du clocher de Cléguer à celui de Kérien.
Adieu, Daniel ! adieu le bourg, l'église blanche.
Adieu ton beau pays ! Après vêpres, dimanche,
Tes amis te verront pour la dernière fois
Et tu cacheras mal tes larmes sous tes doigts,
Car pour nous rien ne vaut notre vieille patrie
Et notre ciel brumeux et la lande fleurie !
M. Julien Duchesne a très bien dit, (Etude
sur Auguste Brizeux, Rennes, 1879) que
Marie « est l'histoire pathétique du cœur du
« poète depuis son berceau ; c'est sa profes-
« sion de foi artistique, chrétienne, humani-
« taire, avec ses doutes discrets et pleins de
« larmes. » On y voit s'épanouir la ileur de
son génie, mais son œuvre la plus vigoureuse
est le poème des Bretons. Les critiques
étrangers à la Bretagne ne peuvent juger à
quel point les couleurs en sont justes, les
caractères saisis sur le vif. Dans le chant des
Lutteurs et dans celui où il décrit le Marché
de Quimper, il y a un souflle, une force
vraiment épiques. Tennyson n'a point écrit de
descriptions plus fines et plus fraîches que
celles qui remplissent le second chant, intitulé
BRIZEUX 35
Les Quêteurs. Parmi les pages empreintes
d'une mélancolie douce, il n'en est guère de
plus aimables que la chanson de Jean Le
Guenn, l'aveugle de Tréguier (chant xxii) :
Ma maison est bâtie au bord de la rivière ;
Si son toit est en paille, elle a des murs en pierre.
Comme cet ancien barde, harmonieux maçon,
Chanteur, avec mes chants j'ai construit ma maison.
Tout près est un courtil où vient jaser l'abeille ;
A ses bourdonnements en été je sommeille ;
J'y trouve, (c'est assez) des légumes, du lin :
Il y manque un pommier, l'arbre cher à Merlin.
Hélas ! ce n'est pas moi dont la main le cultive !
Mais au temps des moissons, lorque l'aveugle arrive,
Quand, les pieds tout poudreux, il rentre de bien loin,
De son petit enclos ses amis ont pris soin.
Oh ! venez, venez voir la belle forêt verte.
Les grands pins résonnants dont ma hutte est couverte,
Si mesyeuxnevoientpas leurs rameaux toujours verts!
Au murmure des pins je murmure des vers.
Enfin, chère maison, pour ton dernier éloge,
La mer baigne tes pieds ; elle nous sert d'horloge ;
J'écoute son départ, j'écoute son retour :
Le flux et le reflux nous mesurent le jour.
36 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Ma chaumière, il est vrai, n'a pas une fenêtre :
Sans doute elle a voulu ressembler à son maître,
Elle est aveugle aussi, notre sort est pareil;
Comme moi ma maison est fermée au soleil.
Les pièces qui composent le recueil de la
Fleur d'or sont élégantes et d'un art raffiné ;
elles ont pourtant un peu de sécheresse.
Primel et Nota, les Histoires poétiques et la
Poétique nouvelle renferment de très belles
inspirations, mais, en général, sont moins
bien venues que Marie et les Bretons. Le vers
y est quelquefois dur, et c'est ce défaut que
Sainte-Beuve a malicieusement exagéré. On
craindrait un affaiblissement du talent de
l'auteur, si YÊlégie de la Bretagne, écrite
dans les derniers temps de sa vie, n'était un
des chefs-d'œuvre de notre littérature.
La poésie celtique était laissée au peuple
en Bretagne, quand Brizeux vint lui rendre
faveur auprès des lettrés et suscita une
renaissance qui lui donne des droits à l'hom-
mage de ses compatriotes, comme l'éclat qu'il
a répandu sur la poésie bretonne en langue
française. « C'est de 1834 que date ce mou-
« vement, dit M. de la Villemarqué dans une
a étude sur « la poésie bretonne contempo-
BRIZEUX 37
« raine » publiée par la Revue de VArmoriqae
« en 1843. Quatre poètes, de force et de valeur
« diverses, mais hors de ligne, qui ont écrit
« chacun dans un de nos quatre dialectes,
« M. Brizeux dans celui de Léon, M. Prosper
« Proux dans celui de Tréguier, M. de Goës-
« briand dans celui de Gornouaille, M. Le
« Joubioux dans celui de Vannes, y sont
a entrés avec éclat. »
Brizeux pense plus en français qu'en bre-
ton, et ses œuvres celtiques, qui ont pour titre
Télen Arvor% la Harpe dArmoriqae, ne
valent pas les autres, mais il n'en fut pas
moins un initiateur. Quelques-unes sont deve-
nues populaires, surtout le bardit Ni zô bepred
Bretoned, composé sur le joli air national de
la chanson Ann hani goz, qu'on entend
chanter dans tous les bourgs, dès qu'on met
le pied en Basse-Bretagne. La guerz des
Conscrits de Plomeur eut aussi un grand
succès. « J'ai vu, dit M. de la Villemarqué,
<f (Bévue de VArmorique , 1843, page 107)
« des paysans pleurer en entendant chanter
« les Conscrits, dont l'histoire authentique,
« rapportée, sous la Restauration, à la tribune
« de la Chambre des députés par M. de Mon-
« tesquiou, rappelle celle des assiégés de
38 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« Saragosse célébrant leurs funérailles avant
« de s'ensevelir sous les ruines de leur ville.»
Brizeux, atteint d'une maladie de poitrine,
espéra trouver un peu de soulagement à
Montpellier; mais, trois semaines après son
arrivée, il y mourut, le 3 mai 1858. La maison
qu'il habitait est située près du Peyrou, cette
promenade si poétique avec ses beaux arbres,
ses grands lauriers-roses, sa statue équestre
de Louis XIV et son château-d'eau entouré
d'une colonnade, d'où l'on aperçoit, sous un
ciel d'une pureté idéale, d'un côté les pre-
miers contreforts des Cévennes, de l'autre les
ruines de Maguelonne au bord de la mer de
Provence. Le corps du poète, ramené dans
sa ville natale, y repose sous un monument
sculpté par Etex, à l'ombre d'un jeune chêne
qui grandit chaque jour comme sa gloire.
LE GONIDEC, HERSART DE LA VILLEMARQUÉ
ET LES RARDES POPULAIRES
Brizeux visitait souvent à Paris, dans le
pauvre logement où il abritait sa vieillesse,
un savant vénérable, dont le nom est devenu
immortel, Jean-François Le Gonidec. C'était
le réformateur de la langue bretonne, le
patient grammairien qui, en chassant du cel-
tique les mots étrangers et les locutions
vicieuses, a fourni aux poètes de ce siècle
l'instrument nécessaire pour exprimer pu-
rement leurs pensées. Il était de race noble et
naquit au Conquet, le 4 septembre 1775.
Abandonné par son père, il eut une jeunesse
cruelle, porta quelque temps la soutane et fut
jeté bientôt au milieu des drames sanglants
de la Révolution. On a prétendu que son ima-
gination exaltée lui avait fait considérer
40 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX"" SIECLE
comme réels des événements tragiques qui
n'auraient existé que dans ses hallucinations.
Quoi qu'il en soit, il échappa aux dangers des
guerres civiles de l'Ouest et sous l'Empire
entra dans l'Administration forestière où il
resta jusqu'en 1834, époque de sa mise à la
retraite. A partir de cette date, il chercha à
Paris, dans un emploi à la Société des Assu-
rances générales, les ressources dont il avait
besoin pour nourrir sa famille. Pendant ses
loisirs, il avait écrit sa Grammaire celto-bre-
lonne (1807), ses deux Dictionnaires , des
traductions de la Bible et d'autres livres reli-
gieux. Après sa mort, arrivée à Paris, le 22
octobre 1838, ses amis et compatriotes firent
transporter ses restes au Conquet, où ils
furent inhumés le 12 octobre 1845, au milieu
d'une cérémonie émouvante et solennelle,
présidée par M^^Graveran, évêquede Quimper.
L'homme qui, avec Brizeux et Le Gonidec,
a le plus contribué au développement de la
poésie celtique est le vicomte Hersart de la
Villemarqué, né à Ouimperlé en 1815. Il a
signé peu de vers de son nom, mais il a publié
en 1838 les Chants populaires de la Bretagne
et révélé des merveilles ignorées avant lui.
Tu. DE LA ViLLEMARQUÉ
I
^
PBiii"» »(
LES BARDES POPULAIRES 43
Dans son introduction au Barzaz-Breiz et
les notes qui accompagnent chaque morceau,
il a raconté ses découvertes avec un grand
charme et un talent exquis d'écrivain. Cette
publication excita en Bretagne un véritable
enthousiasme ; de tous côtés surgirent des
poètes qui essayèrent de montrer que le génie
lyrique n'était pas éteint chez les Celtes.
M. de la Villemarqué les aida de toutes ses
forces en écrivant de nombreux articles pour
faire connaître et encourager leurs travaux.
Il fut chargé de missions scientifiques en
Angleterre et devint membre de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres en 1858.
Une fine bienveillance paraît être le fond de
son caractère. Il n'a pas eu, comme Brizeux,
à se plaindre de la vie et en a tiré tout le
bonheur qu'elle peut donner. Sa parenté avec
Chateaubriand lui a ouvert, dès sa jeunesse,
toutes les portes du monde littéraire et artis-
tique. Il avait fait ses études au petit sémi-
naire de Nantes. Il a vécu paisiblement dans
son manoir de Keransker, près des vertes
vallées de Tlsole et de l'Ellé. Sa nature déli-
cate n'a connu aucun froissement grave; car,
les petites querelles qu'on lui a faites au sujet
de l'authenticité de quelques-uns des chants
44 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
du Barzaz, ne causent pas de blessures mor-
telles. S'il est réellement l'auteur de la Sub-
mersion de la ville cris, du Tribut de Nomé-
noéy de Jeanne-La-Flamme ^ de Bran ou le
Prisonnier de guerre, etc., il faut le considérer
comme un poète de génie *.
Parmi les pièces incontestablement popu-
laires de son recueil, celles qui datent de
notre temps sont peu nombreuses, mais elles
suffisent à montrer que la race bretonne n'a
pas dégénéré ; témoin la délicieuse élégie des
Hirondelles, œuvre de deux jeunes filles, et
que lady Georgina Fullerton a imitée, en l'at-
tribuant à des paysannes des environs de
Rome :
Il y a un petit sentier qui conduit du manoir à
mon village, un sentier blanc sur le bord duquel on
trouve un buisson d'aubépine, un buisson chargé de
fleurs qui plaisent à Tenfant du manoir.
Je voudrais être fleur d'aubépine, qu'il me cueillît
de sa main blanche, qu'il me cueillît de sa petite
main blanche, plus blanche que la fleur d'aubépine.
1. Voir la Revue politique cl lillèraire, ^''mars 1873, Louis
Ilavet: Poésies populaires de la Basse-Brelagne et la Revue
de Bretagne, de Vendée el d'Anjou, mars 1894, Pitre de Lisle
du Drcneuc: Du mouvement ascendant de la Bretagne au
XIX" siècle.
LES BARDES POPULAIRES 45
Je voudrais être fleur d'aubépine, pour qu'il me
plaçât sur son cœur. Il s'éloigne de nous, quand
l'hiver entre dans la maison ; il s'en va vers la
France, comme l'hirondelle qui s'envole.
Quand revient le temps nouveau, il revient aussi
vers nous ; quand les bluets naissent dans les blés
et que l'avoine fleurit dans les champs ;
Quand chantent les pinsons et les petits linots, il
revient avec les fêtes ; il revient à nos pardons.
Je voudrais voir des fleurs et des fêtes chez nous
en chaque saison, et voir les hirondelles voltiger par
ici, toujours, je voudrais les voir voltiger toujours
au bout de notre cheminée.
M. Anatole Le Braz, dans la remarquable
introduction qu'il a écrite en tête du premier
olume des Sonioii Breiz-Izel , vante avec
raison la naïve chanson de la Fileuse dont le
se destine à la prêtrise. La paysanne qui
le composa s'appelait Nann Boënz et habitait
Lézardrieux. M. Arthur de Liste du Dréneuc,
l'un des érudits les plus distingués de la Bre-
tagne, m'a dit avoir entendu, il y a peu
d'années, à Guémené-sur-Scorfî, un chant
récemment composé par deux jeunes filles, à
propos de l'entrée au couvent d'une de leurs
compagnes, et qui était un bijou de littérature
populaire.
Dans quelle autre province de France les
46 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
paysannes composent-elles des chants d'une
si fine et si haute poésie ? Que M. Renan avait
raison de dire : « Ce petit peuple, resserré
« maintenant aux confins du monde, au milieu
« des rochers et des montagnes, où ses en-
« nemis n'ont pu le forcer, est en possession
« d'une littérature qui a exercé au moyen âge
« une immense influence, changé le tour de
« l'imagination européenne et imposé ses
« motifs poétiques à presque toute la chré-
« tienté. »
M. de la Villemarqué a devancé dans les
études celtiques MM. Paulin et Gaston Paris.
Ces derniers ont apporté dans la critique une
méthode plus scientifique, mais leurs disciples
d'aujourd'hui, comme l'observait judicieuse-
ment M. Arthur delà Borderie (Revue de Bre-
tagne et de Vendée, 1884), ne devraient pas
oublier que, lorsque en 1838, « M. de la
« Villemarqué publiait les Chants poputaires
« de la Bretagne, en 1841 et 1842, ses Contes
« des anciens Bretons et son essai sur les
« Epopées de la Table ronde, un peu plus tard,
« ses Bardes bretons du VP siècle, personne
« en France, sauf lui, ne s'inquiétait de litté-
« rature celtique. »
LES BARDES POPULAIRES 47
Continuant son œuvre, Jean-Marie de Pen-
guern, juge de paix à Perros-Guirec, aidé
d'un porteur de contraintes, Le Dantec, de
Lannion, Emile Souvestre, Ernest du Laurens
de la Barre, MM. Gabriel Milin, Léon Bureau,
L.-F. Sauvé, N. Quellien, Vincent Coat,
surtout MM. F.-M. Luzel et Anatole LeBraz,
ont recueilli d'innombrables chants popu-
laires. Les femmes ont eu une bonne part dans
ce travail de conservation. Parmi elles il faut
honorer en première ligne la mère de M. de la
Villemarqué, celle de M. Luzel, M"^^ de Saint-
Prix et Marguerite Philippe, de Pluzunet,
une humble pèlerine par procuration.
Après tous ces grands chercheurs on
pourra encore glaner. Il se crée chaque jour
des chants nouveaux ; les meilleurs, ainsi que
le constate M. Luzel (Chants de lEpée,
p. 120) « sont toujours l'œuvre de pauvres
« paysans, pâtres ou mendiants aveugles qui
« ne savent ni lire ni écrire. »
Jean Le Guenn, l'aveugle de Tréguier im-
mortalisé par Brizeux, et Jean Le Minous,
qui est mort en 1892, à Pleumeur-Gautier,
étaient au nombre de ces bardes autour des-
quels se presse le peuple d'Armorique dans
les fêtes et les pardons.
48 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
M. Anatole Le Braz a donné sur Jean Le
Guenn des détails fort intéressants * : « II
« naquit, dit-il, sur la pente orientale de ce
« grand morne déchiqueté qui porte les com-
« munes de Plouguiel et de Plougrescant et
« qui est une des pointes extrêmes que pousse
« la Bretagne au cœur de la Manche. De
« bonne heure il fut aveugle et fit des vers...
« II a fait imprimer de très jolies pièces, que
« le peuple accueillait avec plaisir. Il va sans
« dire qu'il ne les écrivait pas. En revanche
« il les chantait bien. L'hiver, il s'enfermait
« dans sa chaumine de Kersuliet, près de
« la Roche-Jaune, au bord de la rivière de
« Tréguier. Là, assis au coin de son foyer,
« en compagnie de Marie Petibon, sa femme,
« tandis que s'harmonisaient au dehors les
« bruits de la marée et ceux du vent, il prati-
(( quait son art et cousait des vers bretons
(( l'un à l'autre. Le couplet terminé, il tail-
le lait dans un morceau de bois une coche, à
a la manière des boulangers. Chaque chanson
« avait tant de coches, c'est-à-dire tant de
1. Soniou Breiz-Izel, chansons populaires de la Basse-
Bretagne, recueillies et traduites par F. -M. Luzel, avec la
collaboration de A. Le Braz.2 vol., Paris, Emile Bouillon,
éditeur, 1890.
LES BARDES POPULAIRES - 49
« couplets. Le nombre n'était jamais le
« même. L'été venu, lann Ar Guenn et Marie
« Petibon émigraient côte à côte et se pro-
« menaient de bourg en bourg, au hasard des
« fêtes locales. Adossé au mur du cimetière,
« lann prenait une de ses lattes, en parcou-
« rait du doigt les tailles, y lisait avec les
« yeux de l'âme la son qu'il y avait sculptée
« et la chantait devant la foule. Ses pérégri-
<( nations aboutissaient toujours à Morlaix,
« ville des éditeurs bretons. On le voyait
(( entrer chez Ledan. Quand il en sortait, la
(( presse avait fixé, à l'usage du peuple, ses
(( passagères inspirations. Grâce à ce papier
« à chandelle, lann Ar Guenn eut la vogue
(( et presque la gloire. Celui que les actes de
(' l'état civil qualifiaient, au moment de son
(( mariage, de chanleur de chansons, était
(( honoré par eux, au lendemain de sa mort,
(( du titre de poète. Il en était digne. »
Un souvenir est dû à Jean Carrer, paysan
des environs de Quimperlé, dont M. de la
Villemarqué lut une poésie au Congrès cel-
tique de Saint-Brieuc, en 1867.
Je dois parler ici d'un poète de talent, qui
occupe une place à part dans la littérature cel-
tique, Guillaume-René Kerambrun. Il naquit
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 4
50 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
à Begar (Côtes-du-Nord), le 6 juin 1-813. Fils
d'un percepteur, il était parent de M. Luzelet
du grand historien Le Huërou. M. Adolphe
Orain a raconté sa vie dans la Revue de Bre-
tagne eî de Vendée (1869, t. i).
Pendant qu'il faisait son droit à Rennes, il
fut un des fondateurs et des principaux rédac-
teurs du journal littéraire le Foyer. Ses vers
français sont d'un style ferme et coloré, mais,
tout en écrivant la Submersion de la ville d'Is,
la Prêtresse de F île de Sein, la Prière du
Laboureur, il s'occupait, avec son ami J.-M.
de Penguern, à rechercher des chants popu-
laires en langue bretonne. Cela lui donna
l'idée de les imiter, et il composa des pièces
remarquables en ce genre, qu'il se plut à pré-
senter à ses amis comme recueillies de la
bouche des paysans. Il mourut le 2 mars 1852,
chez son père, à Prat, arrondissement de
Lannion, après avoir passé quelques années
dans le monde des lettres à Paris, d'où il
revint, dit son biographe, « désillusionné, dé-
« sole, mais non aigri », car il était d'une
nature très douce et très sympathique.
Longtemps après, on s'aperçut qu'il était le
véritable auteur desguerz célèbres des Moines
de nie Verte, de la Vieille Ahès, des Loups
LES BARDES POPULAIRES 51
de mer, qui faisaient l'objet des dissertations
savantes des érudits.
Ces chants doivent le placer parmi les meil-
leurs poètes celtiques, car leur valeur artis-
tique est absolument indépendante des attribu-
tions fantaisistes qu'il leur a données et laissé
donner. Voici le chant des Loups de mer :
Aiguisons nos épées
Sur le haut des montagnes
Pour aller aux combats.
Voici venir les navires des loups de mer,
Qui apportent la guerre en Armorique !
Ils ont pris le Guéodet
Et en ont incendié l'église.
Aiguisons nos épées, etc.
Le vieil évêque, les larmes aux yeux,
A été forcé de quitter sa patrie ;
Il est allé chercher un autre pays
Où ne viendront pas les méchants.
Personne n'ose plus rester en Armorique,
Tant on a en horreur les hommes de mer ;
Moissons, animaux et gens,
Ils détruisent tout, grands et petits.
Mais le roi, dès qu'il en a été instruit,
A grincé des dents avec rage,
52 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX* SIECLE
Et vite il s'est mis en route
Avec tous ses gens et ses parents.
Une grande armée a été levée
Et nous sommes descendus en Armorique ;
Dans une grande plaine, au pays d'Armor,
Nous avons rencontré les loups de mer.
Pendant trois jours nous avons résisté ;
Pendant trois jours nous nous sommes battus.
Pendant trois nuits, sans reprendre haleine,
Nous n'avons fait que tuer;
Tuer, à faire ruisseler le sang rouge,
Des deux côtés, comme deux grands ruisseaux:
Tuer, comme on bat la paille,
La paille de seigle, quand il est mûr.
Et nos coups d'épée retentissaient.
Comme les coups de masse sur l'enclume.
Et fracassaient les crânes des hommes de la mer,
Comme des huîtres entrouvertes.
Pendant que dura le combat.
Les corbeaux voltigeaient sur nos têtes ;
Et quand ce fut fini, en croassant
Ils s'abattirent pour le festin.
Aiguisons nos épées
Sur le haut des montagnes,
Pour aller aux combats.
I
LES BARDES LETTRES
La théorie de Taine *, qui veut que la race,
le milieu et le moment déterminent fatalement
les qualités et les défauts des écrivains et des
artistes, est certainement fausse, car elle ne
tient aucun compte de deux éléments irréduc-
tibles, la liberté humaine et le génie, qui dé-
routent tous les systèmes et trompent toutes
les prévisions ; mais dans une large mesure
elle est juste, en ce qui concerne les poètes ar-
moricains. Sur eux l'influence de la race, du
milieu et du temps est évidente. Leur mélan-
colie, leurs idées mystiques viennent bien de
l'hérédité, de la tristesse du pays, des hommes
parmi lesquels ils vivent, des événements dont
ils ont subi les contre-coups.
1. Cette théorie a été empruntée, mais incomplèlemeni,
par Taine à Alfred Michiels. Voir les tomes i et vi de V His-
toire de la peinture flamande, par Alfred Michiels.
54 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
La patrie, la religion, l'amour, la compas-
sion pour les pauvres et pour tous ceux qui
souffrent, le respect des vieilles coutumes, la
description du pays, les beautés et les drames
de la mer, la haine de l'étranger, les souve-
nirs historiques, sont les thèmes ordinaires
des poètes bas-bretons. En 1870, la guerre a ins-
piré quelques-uns d'entre eux et M. H. Gaidoz,
dans la Revue des Deux Mondes du 15 dé-
cembre 1871, en a parlé avec sympathie.
Une chose frappe chez tous ces poètes :
c'est l'honnêteté, la noblesse des idées qu'ils
expriment. Quel que soit leur parti politique,
ils ont une certaine hauteur de pensée inhé-
rente à la race. La plupart donnent la note
mélancolique ; très peu sont de joyeuse hu-
meur. Leur satire vient d'un fonds de tristesse.
L'envie leur est inconnue. Ainsi que l'a dit
M. Lud Jan, un très éloquent poète :
Tous les chanteurs d'Arvor ont le cœur généreux ,
Tous, unis par l'amour, séparés par la vie,
Ont le cœur assez grand pour se comprendre entre eux'.
Le paysan breton ne travaille qu'autant
qu'il est absolument nécessaire. On dirait
1. Dans la Bruyère.
LES BARDES LETTRES 55
qu'il juge vaines toutes les tentatives pour
atteindre le bonheur. Les poètes bretons sont
comme lui, ils chantent seulement pour sou-
lager leur âme d'un poids qui l'oppresse et ne
mettent aucune ardeur à courir après la gloire.
C'est pour cela que leur poésie est générale-
ment lyrique, élégiaque et descriptive.
Dans sonHisioiredelaLittérature française,
Désiré Nisard, après avoir constaté que « l'es-
oc prit français, c'est l'esprit pratique par
« excellence », et qu'il ne diffère de F esprit
ancien que par un caractère pratique encore
plus accentué, ajoute : « En faisant son por-
« trait, j'ai presque fait le portrait de la raison
« elle-même. » Mais il est obligé d'avouer
qu'il manque aux Français « une certaine
« espèce de rêverie solide, propre aux grands
a poètes du Nord, une certaine richesse d'ima-
« gination propre à ceux du Midi ». (Pages
15 à 23 du t. i).
Les' poètes bretons celtiques n'ont aucune-
ment l'esprit pratique tant prisé de Nisard et
se rapprochent beaucoup plus des écrivains
du Nord que des Français. C'est à propos
d'eux qu'on pourrait bien dire, avec Alfred
Michiels, (Histoire des idées littéraires en
France au XIX^ siècle, t. i, p. 1, 3« éd., 1848,)
L)G LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
s'inspirantd'une vue de M. de Donald (Légis-
lation primitive), que « la poésie et l'art
« romantiques sont l'expression de la société
« chrétienne », par opposition à la littérature
classique, qui « réfléchit le monde grec et
« romain, comme la littérature hindoue la
« civilisation indienne, comme la littérature
« chinoise, la civilisation de la Chine. »
Les bardes lettrés ressemblent beaucoup
aux bardes populaires par la sincérité avec
laquelle ils expriment leurs sentiments, ne
reculant point devant les images les plus vives
et les plus énergiques, tandis que les lettrés
français gardent presque toujours une cer-
taine réserve et préfèrent les demi-teintes aux
couleurs éclatantes.
De tous les poètes celtiques de ce siècle, le
mieux doué, le plus original jusqu'à présent a
été Prosper Proux, le barde de la Cornouaille.
Chez lui la poésie est bien « le langage de la
passion y>, suivant la définition de l'historien
allemand Théodore Mommsen. (Histoire ro-
maine, t. I, p. 294). Il avait les deux facultés
les plus nécessaires au poète, « le sentiment
et la fantaisie. » Il semble, a dit un bon juge,
M. Luzel, « qu'il n'a jamais lu un poète
français. » Oui, sauf La Fontaine, qu'il a
LES BARDES LETTRES 57
imité et commenté de la façon la plus pi-
quante.
Bien qu'il ait eu sa part de souffrance, il
garda jusque dans sa vieillesse une bonne hu-
meur qui éclaire toutes ses œuvres. Elles sont
peu nombreuses, mais son petit écrin est
rempli de diamants. En 1838, il publia un
premier recueil : Kananoiiennou gret gant
ur C'hernevod; chansons faites par un Cor-
nouaillais, ( Saint-Brieuc, Prudhomme), et
en 1866 un autre : Bombard Kerné, la Bom-
barde de Cornoaaille, édité à Guingamp par
P. Le Goffic.
Ah ! que n'ai-je votre harpe d'or, Merlin, Gwenklan,
Rivoal, bardes des temps passés? s'écriait-il. Comme
vous d'une voix éclatante je jetterais aux échos de
Breiz-Izel un cri retentissant comme le son de l'airain.
Une jolie pièce, la Chapelle de Saint-Yves,
nous apprend qu'il descendait d'une famille
noble, les Du Parc :
En passant par la commune de Calanhel, je me
trouvai un jour près d'une chapelle, une chapelle
nouvellement bâtie et dédiée à saint Yves le Justi-
cier.
Au-dessus de la porte est gravé l'écusson des Du
Parc, seigneurs de grand renom, avec leur devise :
58 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX° SIECLE
Vaincre ou Mourir ! devise de guerriers .intrépides.
Oui, vous fûtes jadis des gentilshommes loyaux, de
puissants chevaliers bretons !
Qu'il faisait beau vous voir, fermes et terribles sur
vos destriers bardés de fer,
Vous précipiter comme la foudre au milieu de la
mêlée, Fépée à la main, portant fièrement votre ban-
nière en criant : Vaincre ou Mourir!
Votre sang a coulé à grands flots pour racheter le
tombeau du Sauveur des hommes, et un Du Parc
était au nombre des Trente qui écrasèrent l'insolent
orgueil de l'Anglais.
Vous avez combattu jusqu'à la mort pour votre foi,
votre roi, votre patrie, et vous êtes morts, la main sur
la garde de votre épée, les yeux tournés vers le ciel.
Le Temps de sa faulx implacable a mis en lambeaux
vos bannières, renversé les tours de vos châteaux,
pulvérisé les reliques de vos ossements,
Et pourtant il est resté un humble barde de votre
sang pour chanter vos louanges, dans la vieille langue
d'Armor.
Parmi ses poésies, d'un style si vif, si nourri
d'images fraîches et trouvées, il en est une
qui me plaît singulièrement. Elle a pour titre :
Le Moustique, petit navire de guerre.
Déploie tes ailes, mon gentil Moustique! Pimpant
et coquet, sur la crête des vagues, vole, rapide et
léger, comme la mouette.
Vite, plus vite, à tire d'aile, emporte-moi loin, bien
LES BARDES LETTRES 59
loin de la terre, de la terre chargée de tant noirs cha-
grins, si remplie de douleurs poignantes, souillée de
tant d'ordures !
A ta surface, vaste Océan, on ne trouve pas de fange,
on ne voit point de ronces, on ne rencontre ni orties,
ni buissons d'épines; il n'y a que l'eau, le ciel, l'im-
mensité. Dieu !
Qu'il fait beau y vivre ! qu'il fait beau y respirer !
Au-dessus de la tête, le soleil resplendissant, sous
les pieds, la mer spumeuse, le grondement des vents
dans la haute mâture !
Avec quelle rapidité bondit le sang dans les artères !
Le cœur insoucieux, sans crainte, palpite d'allégresse
au mouvement des lames...
Bien souvent alors on se prend à rêver à sa douce
jolie, à son pays, à sa mère, à son père, puis, avec
un long soupir, les larmes tièdes et douces vont
rouler dans les abîmes.
Quand, un jour, on entendra un rugissement du
côté de l'île du Saxon, Moustique, arme ton dard, ton
petit dard acéré, puis, impétueux, le cœur bouillant
d'ardeur, sus au Lion !
Qu'il est beau de mourir pour toi, Breiz-Izel, au
milieu du tonnerre et du fracas des batailles, la mer
bleue pour tombeau, avec le pardon de Dieu !
Les satires de Prosper Proux, le Chemin de
fer, la Voix des cloches, les Lamenlalions du
chasseur, sont, comme ses chants du Dépari
et du Retour d'un soldai brelon, écrits avec
une verve incomparable. Et pourtant qui le
60 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
connaît en dehors de la Bretagne? Prosper
Proux était né au centre du Finistère, à
Poullaouen, près de cette antique cité de
Carhaix, dont la tour de Saint-Trémeur do-
mine un pays montagneux si pittoresque.
Devenu orphelin très jeune, il fît ses études
au collège de Saint-Pol-de-Léon et dans les
lycées de Saint-Brieuc et de Lorient. Ensuite,
il voyagea et s'engagea dans les chasseurs à
cheval où il resta quatre années. « Revenu
(( au pays, il se maria et fut percepteur pen-
(( dant vingt ans, d'abord à Guerlesquin, puis
« à Saint-Renan près de Brest. S'étant démis
« de ses fonctions, il s'occupa d'affaires com-
« merciales jusqu'à sa mort. » (Bévue de
Bretagne et de Vendée, juin 1873.) Un chagrin
violent qu'il éprouva, par suite d'une aventure
très pénible, hâta sa fin, en amenant sans
doute la rupture d'un anévrisme. C'était à
Morlaix, le 11 mai 1873 ; il était souffrant,
assis auprès de sa fenêtre et regardait une pro-
cession de jeunes communiantes monter le
chemin qui conduit à l'église, quand tout à
coup son cœur cessa de battre et son regard
d'admirer ces frais visages d'enfants et les
feuillages nouveaux de la vallée. Il avait
soixante et un ans.
LES BARDES LETTRES 61
Et la bouche qui chantait des guerziou,
Des chants de guerre et des chansons,
La joie des gens de tout âge,
La voilà, à présent, pleine de sang.
(F. -M. Luzel, Elégie sur la morl de
Prosper Proux.)
Prosper Proux ne sera point oublié, tant
qu'il y aura des lettrés en Armorique. Depuis
longtemps personne ne saura plus les noms
des députés, des sénateurs, des amiraux qui
ont vécu à côté de lui et l'ont dédaigné, quand
le sien sera encore entouré d'une auréole glo-
rieuse. « Que sont devenus, disait La Bruyère,
« ces importants personnages qui méprisaient
«. Homère, qui ne songeaient dans la place qu'à
(( l'éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou
« quilesaluaientparsonnom,quinedaignaient
« pas l'associer à leur table, qui le regardaient
« comme un homme qui n'était pas riche et
« qui faisait un livre? »
A la même époque, vivait à Guingamp un
instituteur né à Plounérin, canton de Plouaret
(Côtes-du-Nord), qui aurait pu devenir un
grand poète, si une passion malheureuse pour
le gwin-ardant n'avait éteint ses facultés et
brisé sa carrière. Peut-être des souffrances
62 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
intimes Font-elles jeté dans ce vice ! Il fut en-
voyé en disgrâce à Pontrieux, puis à Collinée
et donna sa démission. Réfugié à Paris en
1876, il y a fini, peu après, sur un lit d'hôpital.
Il s'appelait Jean-Marie Le Jean. On l'avait 1.
surnommé le Rossignol du Bois de la niiil, 1
Eoslik Koat ann noz. Il était trop pauvre pour
réunir en volume ses vers qui sont dispersés
dans les journaux et principalement dans la
Revue de Bretagne et de Vendée et le Conteur
breton. Sa muse n'a pas la légèreté ni les ailes
brillantes de celle de Prosper Proux ; mais il
était profond observateur de la nature et don-
nait à ses tableaux une vie intense. Lisez cette
description de VHiver en Bretagne (1866) :
La voix de la tempête dans les hauts arbres semble
admonester la terre ; le soleil a perdu ses brillantes
couleurs et a la pâleur de la lune ; on ne trouve plus
de chaleur sous la voûte des cieux ; les petits oiseaux
se taisent et les forêts sont silencieuses.
La nuit est longue et ténébreuse ; les étoiles sont
rares, et au lieu du chant du rossignol, si délicieux
à entendre, les bêtes fauves hurlent avec inquiétude
dans les campagnes, et le murmure de la rivière
s'élève comme des plaintes au-dessus de la vallée.
Le jour est court et vient lentement, et quand
l'homme sort de sa couche, la bise s'infiltre dans
ses membres glacés; retournant aussitôt dans sa
LES BARDES LETTRES 63
demeure, il voit au-dessus de sa tête des aiguilles
de glace suspendues à son toit, comme les dents
d'un peigne d'argent...
Comme les 'flots de la mer, approchent les flots
rapides du brouillard ! Et voilà que le firmament res-
semble à un essaim d'abeilles ; les flocons de neige
tombent dru, et le monde est paré comme une jeune
mariée au matin de ses noces.
Dans la direction du vent, les arbres portent une
raie blanche ; les ajoncs, les genêts, les ronces, les
broussailles se courbent sous le faix ; la neige est
épaisse sur la montagne et le toit de chaume, et l'on
n'entend d'autre bruit que l'aboiement de quelques
chiens.
Sur le bord du petit ruisseau qui a pu sourdre au
milieu de la prairie, becquètent la bécasse, la bécas-
sine et la sarcelle ; le merle, compagnon de l'homme,
et une foule de petits oiseaux grattent les fumiers
pour y chercher leurs proies.
Un vieux corbeau est en sentinelle sur le haut d'un
chêne, pendant que ses frères fouillent dans le sillon
pour y trouver le grain; si le vent lui apporte l'odeur
de la poudre, il avertit par un petit croassement la
bande, qui prend aussitôt son vol...
Les vieillards souffreteux marchent appuyés sur
leur bâton, car ils sont, hélas ! eux aussi dans l'hiver
de la vie ; jeunes gens, prodiguez-leur vos soins com-
patissants ; après l'été , si vous vivez , vous aurez,
comme eux, l'hiver.
Qu'il y a loin de celte peinture à celles de
la même saison tracées par Saint-Lambert,
64 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Roucher, Delille et la plupart des poètes fran-
çais de nos jours! Le barde breton produit
sur nous une sensation de froid et de tristesse
qui fait presque frissonner.
Ecoutez encore la Légende du Château de
Tonquèdec :
Deux chevaliers âgés, venant de loin, la barbe in-
culte, le regard farouche, et tout couverts de leur
armure rouillée, heurtent à la porte principale. Pan!
pan ! pan ! C'était ici mon beau château, dit le plus
âgé des deux, en soupirant et versant des pleurs !...
Je n'y vois plus de pont-levis, les douves sont com-
blées de terre, les tours sont démantelées, mais les
murailles sont encore solides !
Voilà l'étang de nos vieux pères, son eau est verte,
on y voit des roses aquatiques ; car il y a longtemps
qu'elle n'entoure plus ce vieux château pour le garan-
tir.
— Qui est là à cette heure ? J'entends minuit qui
sonne au bourg, mais j'entends bruire des éperons,
et mon sang dans mes veines se fige.
— Ouvre donc, vile portière, et ne fais pas tant de
tapage ; les chevaliers n'entendent pas être tenus trop
longtemps devant une porte.
— Otons la barre et ouvrons, quelque grande que
soit notre frayeur. Armons-nous du signe de la croix.
Venez quand vous voudrez, chevaliers.
— Salut à toi , château , demeure de mes vieux
pères, tel qu'un mendiant tu es couvert de haillons.
J.-M. Le Jean
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 5
I
LES BARDES LETTRES 67
mais moi, l'un des Koatmen, je t'aime toujours,
comme le berger ses brebis.
Au milieu de ta première cour est un arbre fruitier,
c'est un pommier ou un poirier. Autrefois je ne
voyais ici que des pommes de fer et des silex..»
Rien ici n'a sa forme d'autrefois, hormis la lune et
l'eau de la rivière ; cependant ces murailles et ces
tours résisteront encore nombre d'années.
Petit lièvre*, viens ici près de moi, que je contemple
ton collier blanc. Dis-moi, est-il toujours, dans ce lieu,
des âmes, qui, dans leurs souffrances, poussent des
gémissements?
Je viens, tous les cent ans, visiter ces lieux et,
le cœur brisé, je verse beaucoup de larmes. Mais,
cher petit lièvre, nous retournons à la tombe...
Dieu! ayez pitié de nous.. .
Et la portière entendit un grand vacarme dans la
nuit. C'étaient les deux chevaliers qui chevauchaient
pour se rendre à l'église de Tonquédec.
C'est là qu'ils dormiront maintenant jusqu'à la
centième année passée. Alors ils viendront de nouveau
faire une promenade au château. . .
Jean-Marie Le Jean avait traduit en vers
bretons des psaumes et des hymnes, et en
prose bretonne un paroissien romain imprimé
à Rennes par Hippolyte Vatar en 1874.
Toute l'édition de ce paroissien, moins cent
1. Bon génie de la famille de Koatmen.
68 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
exemplaires, fut brûlée dans un incendie.
Peu d'années avant J. -M. Le Jean, était mort
à Saint-Michel-en-Grève, près de Lannion, un
autre instituteur, Rannou, le barde de Roc h
Allaz, la Roche du meurtre, qui avait moins
de talent, mais mérite de n'être pas oublié ;
parmi ses poésies on cite une jolie ballade:
La Femme du matelot. Le 3 août 1861, il avait
fait paraître dans le journal Le Bas-Breton un
chant intitulé : Laouenidigez da holl varzed
Breiz, La joie de tous les poètes de Bretagne,
011 il disait: « Voici venir les bardes du temps
« passé ; ils étaient morts ; maintenant ils
(( s'éveillent de leur long sommeil, ils sont
« dans le pays. » Ses vers, comme ceux de
J.-M. Le Jean, n'ont point été réunis en vo-
lume. Dans les derniers temps de sa vie, il
tenait une auberge à Saint-Michel-en-Grève.
Il est enterré au pied du clocher de ce bourg,
dans le cimetière qu'assiègent sans cesse les
vagues, si bien que, pendant les tempêtes,
elles en ont plusieurs fois arraché des osse-
ments et même des cercueils. Il y a laissé de
très bons souvenirs, car, un soir d'automne,
j'ai entendu des enfants, qui déchiffraient son
épitaphe, en parler avec admiration, tandis
qu'assis sur le mur du cimetière, je regardais
LES BARDES LETTRES 69
les goélands planer dans le ciel, et les chariots
de varechs traverser la grève de la baie im-
mense, traînés par des chevaux trécorois qui
faisaient tinter au loin leur grosse sonnette.
La poésie celtique recru taitdes bardes parmi
les instituteurs laïques ; elle en trouvait aussi
dans le clergé, et de si nombreux, qu'il m'est
impossible de les nommer tous. Un des plus
distingués était M^^ Le Joubioux, chanoine de
la cathédrale de Vannes. Il publia en 1844 un
volume intitulé : Doué ha mem bro, Dieu et
mon pays. (Vannes, J.-M. Galles.)
Sa poésie, gracieuse, coule sans effort, mais
manque un peu de nerf.
Voici quelques strophes d'une pièce écrite
à Naples en 1841 :
A MA VIE {devise de la Bretagne.)
Je ne sais s'il y a au monde
Plus beau lieu que celui que je vois !
Pour moi jamais je n'ai vu
Terre si merveilleuse, mer si bleue, soleil si brillant.
Il me semble que je bois la santé !
La force, je le crois, augmente en moi chaque jour !
Naples, pour toi cependant je ne veux pas
Abandonner mon pays, la Bretagne, ma vie !
Quand je me promène à la Villa-Reale
A Toledo, auprès du palais du roi.
70 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Quand je prie à l'église cathédrale,
Il est vrai, grand est mon plaisir ;
Mais quand j'approcherai de ma vieille petite ville
de Vannes,
Bien plus grand sera mon bonheur !
Pour nous autres Bretons, rien ne nous rend heureux
Comme d'être en Bretagne, notre pays bien-aimé,
notre vie.
Quand donc verrai-je Roguédas,
L'île d'Arz, l'île aux Moines, Sarzeau, le pays riche?
Quand verrai-je Saint-Gildas,
Et boirai-je du vin de la petite llur?
Il fait beau voir les barques de Misène,
Mais bien plus beau voir celles de Séné !
Je ne voudrais pas être enterré ici !
Mon corps sera mieux dans mon bien-aimé pays,
ma vie.
Un prêtre d'un talent plus vigoureux, l'abbé
Joachim Guillôme, né à Malguénac (Morbi-
han), le 11 mars 1797, mort recteur de Ker-
grist près Pontivy, le 5 octobre 1857, est
l'auteur de beaux cantiques et d'un poème
très vanté: Le Livre du Laboureur, Liur el
Labourer. (Vannes, de Lamarzelle, 1849).
« Ce poème didactique en quatre chants,
« dit Amédée de Francheville (Bévue de Bre-
« lagne el de Vendée, 1857J), composé pour
« l'instruction des cultivateurs bretons, celé-
LES BARDES LETTRES 71
<( brant uniquement les mœurs de la Bretagne,
a sa religion, ses coutumes, ne pouvait avoir
(( qu'une ressemblance éloignée avec les Géor-
« giques de Virgile. Le poète a cherché, dans
n des sentiers agrestes et inconnus, des fleurs
« de poésie simple et populaire, pleine d'une
« vierge et forte senteur. Ses descriptions
(( sont vraies et naïves, ses légendes, ses épi-
« sodés sont bretons et chrétiens... Jamais
« encore on n'avait écrit dans le dialecte de
« Vannes avec cette élégance, cette pureté de
« style. ))
Ces éloges sont justifiés. Ce poème a quelque
chose d'antique par sa simplicité, la manière
de sentir la nature et de la décrire. Les plus
beaux chants me paraissent être le premier et
le quatrième ; mais dans tous il y a des mor-
ceaux remarquables. Le brave curé qui les a
écrits n'avait probablement jamais lu Her-
mann et Dorothée; pourtant il rappelle Gœthe
quelquefois. Cela vient sans doute de leur
commune admiration pour l'Antiquité ; car
l'abbé Guillôme a un accent bien personnel :
0 vous qui aimez tant les fleurs, (dit-il, chant i)
venez tous voir un champ de blé noir dans le temps
qu'il est fleuri. Il n'y a rien de plus beau pour les
72 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^' SIECLE
yeux, rien de plus parfumé pour Todorat. On ne voit
sur les fleurs que des abeilles tourbillonner, des-
cendre, s'élever et fourmiller... L'apparence est belle;
gardez-vous néanmoins d'une trop grande confiance,
priez du fond du cœur le Souverain de l'univers de
répandre sur vos terres la pluie et la rosée, d'amener
des jours tempérés, d'éloigner la brume, de préser-
ver votre blé noir d'un soleil trop brûlant et de le
couvrir souvent d'un manteau de nuages.
Au second chant la description d'une noce
dans le Morbihan est d'une couleur et d'une
bonhomie charmantes :
Ce jour-là on n'entend dès le matin, dans tout le
canton, que coups de pistolet, que chansons de
jeunes gens. Les jeunes hommes ont leurs bas blancs,
leurs souliers et leurs chapeaux couverts d'un beau
velours, leur justaucorps couleur de bouteille, leur
culotte de castorine, leur gilet blanc fait de fin drap
d'Espagne. Les jeunes filles, dès le matin, ne perdent
pas leur temps. Dès le point du jour, tournées vers le
miroir, chacune revêt ses habits de dimanche, sa jupe
de drap d'Elbeuf, ses coiffes à dentelle et son tablier
vert, et ses bas blancs, et ses souliers neufs noués
par un ruban...
Cependant au son du biniou, on va, à pleins che-
mins et à grands pas, au logis de la jeune fiancée...
Le poète, en s'inspirant de Virgile, a parlé
des troupeaux, dans son troisième chant,
LES BARDES LETTRÉS 73
comme un grand artiste. Il a la touche large
et grasse d'un Paul Potter ou d'un Troyon.
Les soins à donner aux abeilles remplis-
sent le quatrième chant et l'on ne saurait trop
louer la fraîcheur de ses tableaux.
Quand il imite les Géorgiques^ c'est en
disciple qui sent toutes les délicatesses de son
maître :
Les abeilles aiment à se trouver auprès d'étangs
bordés de mousses et d'herbes tendres, d'un ruisseau
qui coule dans une prairie, et sous l'ombrage de
chênes élevés sur leurs tètes, afin qu'aux jours du
printemps, quand les mères font sortir pour la pre-
mière fois les jeunes essaims, ils trouvent des feuilles
vertes pour se reposer et une source claire pour se
rafraîchir. Soit que l'eau coule ou qu'elle dorme,
jetez-y en travers de grosses pierres, des arbres ou
de vieux troncs, comme autant de ponts où les
abeilles puissent s'abattre et sécher au soleil leurs
ailes humides, s'il arrive qu'elles aient été surprises
par une ondée de grande pluie, ou qu'elles aient été
jetées dans une rivière par un tourbillon de vent.
Ne plantez autour de leurs demeures ni ifs, ni
sapins ; l'ombre de ces arbres trop épaisse et trop
sombre devient mortelle pour les jeunes abeilles. Ne
les placez ni près d'un marais, ni dans des lieux rem-
plis d'échos. Qu'on ne voie autour de vos ruches que
des bouquets odorants, que de beaux arbres couverts
de fleurs au printemps ; je voudrais voir tous les
74 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
champs, de droite et de gauche, blancs comme un
linceul avec la fleur de blé noir, les montagnes gar-
nies de clochettes bleues, un grand taillis rempli de
toutes sortes de simples ou un jardin toujours fleuri.
Celui qui, dans son village, à écrit Le Livre
du Laboureur , inconnu du monde, mériterait
mieux un monument que bien des poètes à
qui on a élevé des statues de marbre ou de
bronze dans les capitales. Fils de bons labou-
reurs et neveu d'un chef de chouans, il avait
pris les armes en 1815 avec les écoliers de -
Vannes, pour combattre TEmpire. Cela ne I
Tempêchait point d'être un homme fort doux et 1
charitable. Sa mort fut un deuil public dans
sa paroisse et en Bretagne parmi les lettrés.
L'année même où l'abbé Guillôme publiait à
Vannes son Livre du Laboureur^ en 1849,
mourait à Port-Launay, près de Châteaulin,
le docteur Jean-Marie Guizouarn, l'un des plus
actifs promoteurs de la renaissance littéraire
en Basse-Bretagne. 11 était né à Châteaulin
en 1800. Ses chansons en langue celtique sont
nombreuses et plusieurs devenues populaires ;
mais presque toutes sont restées manuscrites,
ainsi que des traductions de fables et des
poésies diverses. Dans lalVouvelle Grammaire
LES BARDES LETTRES 75
bretonne d'après la méthode de Le Gonidec,
suivie d'une prosodie, publiée par la Société
armoricaine du Breuriez ar Feiz (chez Pru-
dhomme, à Saint-Brieuc) en 1847, on dit que
ses vers « sont des modèles de facture et
« d'harmonie. Personne n'a du rythme un
« sentiment plus vif; il en a fait une étude
« particulière, et ses travaux, s'il les publiait,
« seraient le complément de la Grammaire et
« des Dictionnairesde LeGonidec. » (Page62).
Dans une épître à M. de la Villemarqué, le
docteur Guizouarn lui annonçait ainsi l'envoi
prochain d'une de ses chansons : « Quand le
« soleil aura chassé la neige, la grêle et la froi-
« dure, quand nous verrons les oiseaux, les
« couleuvres, les lézards se chauffer au soleil,
« au bord de la haie, la poste fera parvenir à
c( votre adresse une chanson vive et joyeuse,
« faite en jouant et en riant. »
Peut-être cette chanson était-elle celle de
la Confrérie de Sainl-Isidor , où il disait
gaiement : « Le vin, le cidre, l'eau-de-vie sont
(( nécessaires à chacun, comme le lait au
« poupon, le café roux à la nourrice, la goutte
« de rosée au lapin écourté, et l'eau de l'étang
« au poisson, w
Le docteur Guizouarn avait deux frères, l'un
76 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
professeur de philosophie au séminaire de
Pont-Croix, l'autre curé d'Elliant. Le premier
mourut jeune, le second parvint à la vieillesse.
M. de la Vlllemarqué disait d'eux, dans un
article de la Revue de VA rmorique,(lD octobre
1843) : « On vante en Gornouaille le talent
poélique de ^IM. Guizouarn, tous les trois
si armés d'esprit. » Il ajoutait : « On cite
au pays de Tréguier les poésies de l'abbé
Durand *, du diocèse de Saint-Brieuc, et
celles de ^1. l'abbé Le Clec'h, recteur de
Plougasnou, qui s'occupe en ce moment
d'un poème sur la grande guerre des ducs de
Blois et des Montfort. Nous avons entendu
chanter à des pèlerins de Sainte-Anne un
chant plein de grâce, d'élégance et de senti-
ment, qu'ils attribuaient à M. l'abbé Larbou-
( lette, de Vannes. Les chansons nationales
de M. Léopold de Lézéleuc charment aussi
beaucoup les veillées du Léon. ))
Que d'autres noms de prêtres il y aurait à
citer! Que de cantiques, d'élégies, de gwerz
fourniraient des images neuves, prises dans
la vie rurale et maritime ! Charles Nodier
1. L'abbé Durand a publié à Vannes, chez Laniarzelle,
une colleclion des cbants composés pendant la Révolution,
sous le titre de Ar Feiz hag ar Bro.
LES BARDES LETTRES 77
disait : « Chez les anciens ce sont les poètes
« qui ont fait les religions ; chez les modernes
« c'est la religion qui crée des poètes. »
L'abbé Jean-Guillaume Henry, de Quim-
perlé, qui a donné un grand recueil de can-
tiques bretons, intitulé Kanaouennou Santel
(chez Prudhomme, à Saint-Brieuc) ; les abbés
Chatton, curé de Guingamp ; Kémar, recteur
de Saint-Laurent; Michel Caris, le barde du
Menez-Bré *, curé de Plougras, et mort à
Plestin, le 2 juin 1864 ; Auguste Dubourg,
aujourd'hui évêque de Moulins, etc., ont semé
dans toute la Bretagne bretonnante leurs poé-
sies, comme Dieu sème au printemps, sans
les compter, les blanches stellaires sur les
fossés des champs et les reines des prés sur
le bord des ruisseaux. En étudiant la littéra-
ture celtique, on les rencontre à chaque pas,
comme les flèches ajourées des églises et les
calvaires de granit.
Jean-Marie Le Jean a réuni les noms des
poètes les plus connus dans son beau chant
les Bardes d'Armorique, qui sera un docu-
ment d'histoire littéraire. [Revue de Bretagne
et de Vendée, 1864.)
1. Depuis la mort de Michel Caris, un nouveau poète
signe aussi ses vers Le Barde du Menez-Bré.
78 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
C'était encore un poète plein d'amour pour
son pays que Jean- Pierre Le Scour, mort le
19 août 1870 à Morlaix. Il était commerçant
et fut j uge au tribunal consulaire de cette ville.
On l'appelait le Barde de Noire-Dame de Ru-
mengoL
Avec ma mère, dit-il, un jour au lever du soleil,
je me rendais au pardon pour prier la Vierge de îoul
remède, quand j'entendis dans le creux d'un chêne
une harpe qui soupirait.
Et pendant qu'elle soupirait, se leva devant moi
une ombre, l'ombre toute blanche de saint Gwenolé
qui me parla ainsi : « Tu vois la harpe d'or sur
laquelle les vieux bardes delà Bretagne ont chanté;
prends-la et chante aussi. » Et je me mis à faire
résonner 1» harpe.
Il a publié deux volumes de vers celtiques :
la Harpe de Bumengol (1867) et la Harpe de
Guingamp (1869). Sa poésie douce se trouve
symbolisée dans son élégie de la Tourlerelle :
Elle est morte, la tourterelle que j'aimais. .. Le
même nid nous vit naître dans la sombre forêt du
Crannou, près de la patronne de la Bretagne ; le gai
carillon des cloches de Bumengol faisait tressaillir
nos cœurs de joie.
Combien ta gorge était belle et ton pied léger,
J--P. Le Scoun
LES BARDES LETTRES 81
quand tu te posais sur la branche pour fredonner
tes chansons !. . .
Avec le printemps nos beaux jours sont envolés ;
nous mourrons tous deux dans le nid qui nous vit
naître.
La vie de la tourterelle est courte, mais heureuse ;
là vie de l'homme est longue, bien longue, amère et
douloureuse. Tu es morte, ma tourterelle, adieu ! . . .
La petite fille dOuessant, la Cathédrale de
Sainl-Corentin, U Eglise de ma paroisse et la
pièce où il évoque la mémoire de M=^ Grave-
rai!, (( le petit pâtre devenu un grand évêque »,
sont parmi les meilleures poésies de J.-P.-M.
Le Scour.
François Le Moal est l'auteur de la jolie
chanson : Je suis Bretonne, qui parut dans le
Conteur breton du 14 juillet 1866 :
Je suis Bretonne. Vois mon œil bleu comme celui
de père et mère ; favorable à Thomme droit et loyal,
il est noir et sombre pour tout ennemi de Breiz.
Je suis Bretonne; mon amour ne recule pas devant
la pauvreté. J'aimerais mieux mourir sur le champ
que vivre riche en un autre pays...
Le célèbre historien, critique et voyageur,
Guillaume Le Jean a aussi publié quelques
poésies bretonnes. (Dans F Echo de Morlaix,
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 6
82 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
vers 1840). Il était né à Plouegat-Guerrand
(Finistère) vers 1818, et y mourut en 1871,
après avoir parcouru et étudié une grande
partie de l'Asie et de l'Afrique.
Bien qu'ils laissent à désirer au point de vue
de l'art, je rappellerai encore les cantiques
bretons de J. Salaûn, né à Lambezellec, le 12
janvier 1831 et mort le 30 décembre 1885, à
Quimper, où il était libraire. Ses vers sont
trop hâtivement improvisés, mais une foi si
ardente les anime qu'ils allaient au cœur des
foules.
En 1862, un imprimeur-éditeur de Ouim-
perlé, M. Th. Clairet, groupa autour de lui un
certain nombre de poètes celtiques et publia
un recueil de leurs œuvres mélangées d'an-
ciennes poésies, sous le titre de Bleuniou-
Breiz, Fleurs de Bretagne.
Parmi les pièces de cette anthologie, figure
un des chants les plus répandus dans le peu-
ple : Le roi Gralon et la ville dis, par Olivier
Souvestre. C'est un assez long récit, très bien
conduit, mouvementé et d'une belle couleur :
Qu'y a-t-il de nouveau dans la ville d"Is, que la
jeunesse est si joyeuse et que jentends le biniou, la
bombarde et les harpes ?
LES BARDES LETTRES 83
— Dans la ville dis il n'y a rien de nouveau, car
c'est fête ici tous les jours. Il n'y a rien de nouveau
dans la ville d'Is, car c'est fête ici toutes les nuits.
Les buissons d'épines ont poussé devant les portes
des églises toujours fermées, et sur les pauvres qui
pleurent on lâche les chiens pour les dévorer...
Ahès, la fille du roi Gralon, le feu de l'enfer dans
le cœur, marche en tète de la débauche, entraînant
la ville tout entière à sa perte...
M. Anatole Le Braz a dit, à propos de ce
chant : « Longtemps j'ai cru que cette com-
plainte de la ville noyée venait du fond des
âges. Je lui trouvais la grâce fruste, la sa-
voureuse naïveté des choses très anciennes,
très primitives. J'aimais à me figurer quelque
barde du vii"^ siècle, quelque Gwencklan
mythologique, la composant au bruit des
vents, orgues de l'air, sur le Ménez-Hom, ou
le Ménez-Bré. Et voilà qu'elle est d'Olivier
c Souvestre, d'un lettré de nos jours. Ah !
l'heureux homme qui eut, une fois, une seule,
cette inspiration de génie! Un peu de lui
reste désormais mêlé à l'âme de tout un
peuple. Avant de descendre à la tombe,
( Olivier Souvestre a pu se tenir pour assuré,
suivant la belle expression du vieux poète
romain, de « voltiger vivant » sur les lèvres
84 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
c( des derniers Bretons. Il n'est pas de ferme,
« il n'est pas de maison de marin, depuis les
(( Glénans jusqu'aux Sept-Iles, où ne se chante,
(( le soir, à la veillée la belle complainte de
« Ker-Is. » [L'Hermine, 1892, p. 36, Un coin
breton.)
Dans ses Mélodies populaires de Basse-Bre-
tagne (1885), M. L.-A. Bourgault-Ducoudray
en a noté l'air.
Olivier Souvestre, qui n'avait aucune parenté
avec l'auteur des Derniers Bretons, était né aux
environs de Morlaix vers 1835. Son père était
meunier. Sa belle pièce, Le roi Gralon, parut
pour la première fois dans un roman autobio-
graphique, publié par lui en 1862 chez Poulet-
Malassis, sous le titre de Mikael, Kloarek
breton. Il était employé à la gare du Chemin
de fer d'Orléans, à Paris, en 1871. Quand
éclata l'insurrection de la Commune, il com-
battit parmi ses soldats et reçut une balle dans
la bouche. Cette blessure ne put se guérir et
il mourut, peu de temps après*.
1. M. F.-M. Luzel, avec son obligeance habituelle, m'a
donné de précieux renseignements sur quelques-uns des
poètes celtiques, notamment Rannou, J.-M. Le Jean et
Olivier Souvestre. Il croit que ce dernier était né dans la
commune de Ploujean et que son véritable nom était Josset.
LES BARDES LETTRES 85
A côté de cette gwerz du Roi Gralon, se
trouve, dans le Bleunioa-Breiz, un portrait du
paysan breton, signé Kervennic, court, mais
très ressemblant :
Aux anciennes coutumes attaché jusqu'à la mort,
paisible et prenant son temps, sans désir de voir du
pays, sans impatience et sans besoins, riche avec rien,
avec peu faisant du bien à autrui, dur à la peine, fait
à toute espèce de travail, le Breton serait sans
reproche s'il ne buvait que de l'eau.
On y lit également un chant animé d'un noble
souffle, le Barde, de l'abbé François Le Scour,
qui n'est point de la même famille que l'au-
teur de Telen-RiimengoL II fut publié pour la
première fois en 1844, dans la Revue de lAr-
morique, sous la signature « Un Trécorois »,
peu de temps avant la mort du poète. En
voici quelques strophes :
Il fait beau entendre l'alouette, chaque année, au
retour du mois des fleurs, quand elle monte avec
son gai ramage, haut, plus haut encore dans les
deux !
Il fait beau entendre, sur sa petite branche, caché
sous les feuilles de lacoudraie, le rossignol, au mois
des nids, chantant à la lune sa nouvelle chanson ;
Il fait beau entendre le bruit de la mer profonde
86 LA POÉSIE DRLTONNE AU XIX^ SIECLE
se précipitant vers la falaise, avec la marée montante,
comme un coursier sauvage reniflant de terreur, qui
galoperait à toutes jambes dans les déserts...
Eh bien, je sais une voix sans égale, une voix qui
force à son gré tout le monde de rester l'écouter...
Écoutez le barde au versant du coteau, assis à l'ombre
de son chêne... •
Du sommet des Montagnes-Noires, Gv^^enclan jette
son cri sauvage aux vents, pour qu'ils répandent une
terreur mortelle sur toute la contrée d'alentour...
Riwal, lui, menace et gronde sans pitié, comme
une orfraie perchée sur Roc'h-Ellaz.
Oh! s'il y avait encore parmi nous une voix, écho
de la voix des bardes, une voix qui rendît encore
l'animation et la vie à leurs voix éteintes par la
mort !
Je conjurerais à deux genoux quiconque aurait le
secret de cette voix de l'employer sans retard à
chanter les cantates nationales qu'ils chantaient eux-
mêmes au temps jadis...
A ce livre des Bleunioii-Breiz l'abbé Pierre
Huon, fils d'un meunier des bords de l'Aven, a
fourni sa spirituelle chanson du Coucou,
l'abbé Le Glec'h, curé de Plougasnou, sa Pè-
lerine de Bumengoly imitée de Violeau, et un
fragment de son poème sur la bataille d'Au-
ray, et M. F. -M. Luzel, plusieurs pièces très
connues, la Mort du Poète de la Petite-Bre-
tagne, qui parut dans la Bévue de Bretagne et
LES BARDES LETTRES 87
de Vendée et fut reproduite par la Revue des
Deux Mondes; Breiz-Izel, poésie dont la forme
a été prise à la Mignon de Gœthe, et une sône
d'une fraîcheur exquise :
J'ai une amie dans Tréguier...
Elle a des yeux bleus plus clairs que l'eau dans le
cristal; ses joues sont deux roses ; ses cheveux sont
dorés comme le mil...
Au paradis nous nous retrouverons, et là encore
nous nous aimerons; amour sincère entre deux âmes
ne peut passer avec la mort.
La Bretagne doit beaucoup à M. Luzel.
Avec une persévérance, une exactitude et une
science infatigables, il a cherché et recueilli
ses chants populaires, ses drames, ses contes
et ses légendes. On l'a surnommé le Juif-
Errant de la Basse-Bretagne. Il faut le mettre
au rang des plus illustres folkloristes de toute
l'Europe. Comme l'a dit M. Adrien Oudin
(Contes et légendes de Basse-Bretagne, intro-
duction, Nantes, Société des Bibliophiles bre-
tons, 1891), « aujourd'hui, qu'après trente ans
« de courses laborieuses, il a déposé à la Bi-
« bliothèque nationale une soixantaine de
« vieux mystères manuscrits, qu'il a publié
« quatre volumes de Guerziou et de Soniou^
88 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« et qu'il en a fait paraître sept autres sur les
(( contes et légendes des Bas-Bretons, il peut
« contempler son œuvre avec le légitime
(( orgueil du travailleur sagace et patient
« qui a le plus amassé pour la littérature
« orale de Breiz-Izel. »
0 vieux contes, gwerziou et soniou, qui charmez
les gens de Breiz, dans leurs veillées, nourriture
intellectuelle du pauvre, vous valez cent fois mieux
que l'or !
Que de peines vous avez consolées, peines du corps
et peines de Tesprit ! contes merveilleux de nos
aïeux, je vous donne ma bénédiction ' !
M. Luzel est né le 22 juin 1821, dans la com-
mune de Plouaret (Côtes-du-Nord), au manoir
de Keramborn, où fut élevé aussi son oncle
maternel Julien-Marie Le Huërou, l'un des
plus savants et des plus éloquents historiens
bretons. Il a chanté ce manoir dans des vers
pleins de cœur et de poésie franche :
Ici étaient la grande tourelle et les galeries où Ton
disait qu'il y avait des revenants...
Voilà les jardins où ma mère aimait à sarcler ses
fleurs et Tallée de lavande où je courais après les
papillons.
1. Jean Kerglogor, par F. -M. Luzel.
F.-M. LuzEL
i
LES BARDES LETTRÉS 91
Bonjour, rosette, que je trouvai parmi les ronces
et que je transplantai là ! Tu es vraiment jolie. En
songeant que tu pouvais avoir froid, la nuit, je ne
dormais pas.
Voilà le sentier par où je fus porté à l'église de
Plouaret pour être baptisé.
Voici la vieille chapelle où nichaient les hiboux ;
voici la prairie oii j'aimais à lutter avec les pâtres,
au temps de la fenaison.
Adieu, Keramborn ; j'ai vieilli comme toi, et mes
cheveux sont blancs. Avant de mourir, j'ai voulu te
composer une chanson.
Un conte, une chanson, sont, je le sais, choses de
peu de valeur, et pourtant quelquefois ils sont plus
forts que le temps.
M. Luzel, qui, après avoir été professeur et
journaliste, est maintenant archiviste du Fi-
nistère, à Quimper, a fait un volume de vers
français, les Chants de VEpée (1856) ; mais,
contrairement à ceux de l'amant de Marie, ils
sont inférieurs à ses vers bretons, souvent
fort beaux. U Elégie sur la mort de Brizeux
est justement célèbre.
Son principal recueil, ^eprec? Breizady Tou-
jours breton, a été imprimé à Morlaix, en 1865.
Il est un des défenseurs les plus fidèles de
la langue celtique. Dans une poésie adressée
à Roumanille, le félibre provençal, il disait :
92 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Vrais Bretons de la Basse-Bretagne, hommes
courageux en toute sorte de guerre, dans les cam-
pagnes comme dans les villes, voici le temps venu
De résister ferme contre ceux de France, comme
contre les Anglais autrefois, pour défendre notre
langue et nos coutumes contre les mauvaises
nouveautés.
Et, dans Bepred Brelzad, il s'écriait :
Aussi longtemps qu'il y aura de la bruyère en
Basse-Bretagne et sur le rivage de la mer bleue des
rochers, notre vieille langue ne saurait mourir.
Envoyez des maîtres d'école dans nos campagnes,
dans chaque bourg, dans chaque ferme, pour faire la
guerre à notre langue ;
Vous aurez beau envoyer vos maîtres d'école, les
gars d'Armor ont la tête dure et ne les écouteront
nullement.
Si vous ne coupez la langue de l'enfant, de l'enfant
qui vient de naître, ce sera peine perdue que toute
votre guerre.
Et si vous nous fermez la bouche, de leurs tombes,
dans chaque cimetière, vous verrez les anciens se
relever.
Pour apprendre à nos petits enfants à parler leur
langue, à chanter leurs gwerz et à fréquenter les
pardons.
Le talent de M. Luzel ne vieillit point. En
1891, il a publié un poème, Jean Kerglogor,
LES BARDES LETTRES 93
le chanteur nomade, qui est une peinture tou-
chante des mœurs bretonnes :
Quand la terre était gelée,
Quand les champs étaient couverts de neige,
Arrivait le vieux Kerglogor
Au manoir, au crépuscule du soir.
Et quand on l'apercevait là-bas,
Au bout de la grande avenue, qui venait.
Les enfants criaient d'une voix,
(Et moi-même j'étais parmi eux :)
« Voilà Jean Kerglogor qui vient ! »
Et nous courions au seuil de la porte,
Pour recevoir le bon chanteur,
Et pour lui porter son sac.
Alors, Kerglogor, la tète nue,
Commençait par faire le signe de la croix,
Et, son chapeau à la main,
Il disait, avant d'aller plus avant :
« Tous ceux qui sont dans la maison, Dieu les garde !
Tous ceux qui sont dehors, Dieu les conduise !
Toute âme pour laquelle nous sommes tenus de prier,
Dieu la délivre ! »
M. Luzel a dédié ce beau poème, qui n'a
pas moins de soixante strophes, à M. Eincst
Renan, son compatriote trécorois.
94 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
M. Renan est aussi un grand poète, bien
qu'il n'ait écrit ni vers bretons, ni vers français.
Ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, son
étude sur la Poésie des races celtiques, ren-
ferment des pages merveilleuses. lia bien vu
et mis en relief « le profond sentiment de
« l'avenir et des destinées éternelles de sa
« race, qui a toujours soutenu » le peuple
breton. « Cette main, dit-il, qui sort du lac
c( quand l'épée d'Arthur y tombe, qui s'en
« saisit et la brandit trois fois, c'est l'espérance
« des races celtiques. »
N'était-ce pas un signe de cette espérance
invincible que la délibération de la petite
paroisse de Bannalec, conservée encore dans
les Archives de Quimper, où l'on voit le
général de la paroisse, indigné delà violation
des libertés de la Bretagne par l'Assemblée
constituante, protester, le 17 décembre 1789,
en déclarant que « la province de Bretagne
est absolument indépendante de la France. »
Dans la préface de ses poésies, intitulées
Bepred Breizad, M. Luzel écrivait, eu 1865 :
« Les vieux bardes ont prédit à notre langue
(( l'éternité des rochers de nos landes et de
« nos rivages, et des mains pieuses et dévouées
(( sont toujours occupées à entretenir le feu
LES BARDES LETTRES 95
<( sacré des traditions nationales et à les trans-
« mettre, à travers les âges, à nos derniers
« descendants,
« Quasi cursores vilaï lampada tradiinl. »
Le sentiment national, quand il est sincère,
devient une grande force. Il a créé bien des
poètes. Barbey d'Aurevilly voyait juste,
lorsqu'il regrettait que Brizeux eût trop
délaissé la Bretagne, pour vivre au milieu
des lettrés parisiens.
« Il fallait, disait-il, s'attacher à ce sol,
« rester dans la poussière de ce sol, et ne
a pas croire qu'en passant une fleur de genêt
« à sa boutonnière, comme les Athéniens
a mettaient une cigale d'or dans leurs che-
(( veux, pour dire qu'ils étaient autochtones,
« on était assez Breton comme cela ! Breton
« bretonnant, Breton et demi, Breton en
(( français, autant qu'on peut l'être, voilà ce
(( qu'aurait dû être Brizeux ! La nationalité,
« dans ces proportions-là, lui aurait créé un
« génie, et il en aurait eu un ; elle l'aurait
« décuplé, croyez-le .bien ! Ah ! quand les
(( inspirations de la poésie personnelle s'abais-
« sent et tarissent chaque jour de plus en
96 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« plus, il ne nous reste bientôt plus pour être
(( poète que la patrie. Et le meilleur conseil à
« donner à tous ceux qui ont du génie, c'est de
« le mêler à la sainte poussière du pays, c'est,
« de le faire rentrer, ce génie, dans cette
« terre sacrée, afin qu'un jour il en ressorte,
(( fils du sol, beau comme le coursier de
« Neptune. »
I
LA POESIE MORALE
L'esprit mordant des Bas-Bretons s'est fait
jour dans un genre aimé de tous les peuples
restés naïfs, la fable.
Guillaume Ricou, né d'une famille de pay-
sans, à Trémel (Côtes-du-Nord), le 17 février
1778, et mort au même lieu le 12 mars 1848,
a imité très librement et avec humour les fables
d'Esope. Son livre a été imprimé à Morlaix
en 1828. Il a laissé inédites des traductions
des fables de Phèdre et de Y Avare de Molière,
ainsi que des poésies diverses. Guillaume Le
Jean en fait le portrait suivant, dans une excel-
lente notice de la Biographie bretonne :
« Ricou était un type très remarquable et
« très distingué du paysan trécorois; petit,
« sec, nerveux, agile et actif, les traits angu-
« leux, vigoureusement dessinés, le regard
« fier, mais d'une vivacité tempérée par la
(( méditation intérieure. Sa parole était me-
« surée, un peu dogmatique, comme celle
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 7
98 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« d'un homme qui a horreur de la banaUté.
« Il parlait très rarement le français, parce
(( qu'il sentait que ce n'était pas sa langue, et
« il évitait, avec le soin méticuleux du paysan
0 bien élevé, toute apparence de ridicule : la
i( distinction lui était naturelle. Quiconque
(.< avait vu cet homme revêtu de ce curieux
« costume trécorois, que ne portent plus que
« quelques vieillards, ces traits creusés parle
« travail dévorant du corps et de la pensée,
(( ce front encore couronné de ses mèches
c( blanches, ces lèvres animées par une obser-
« vation perpétuelle, ironique sans misan-
(( thropie ; quiconque, disons-nous, avait vu
(( cette forte apparition des anciens jours en
(( gardait une profonde impression de race et
« un ineffaçable souvenir. »
Emile Souvestre appelait un peu ambitieu-
sement Ricou le Burns de la Basse-Bretagne.
Robert Burns est le plus grand poète de
l'Ecosse, tandis que Ricou n'est que l'un des
moindres de l'Armorique. J'emprunte à l'au-
teur des Derniers Bretons la traduction d'une
de ses fables, Le Bai et la Grenouille :
Un jour, le rat et la grenouille commencèrent à
combattre. Le sujet de leur guerre était la royauté
LA POÉSIE MORALE 99
des marais. La bataille fut livrée dans une grande
plaine et les deux rivaux combattirent à perdre ha-
leine avec des lances de jonc. Le choc fut rude ;
c'était des deux côtés même force et même agilité.
Chacun des adversaires pensait au bonheur et à la
gloire qu'il y aurait pour lui à remporter la victoire.
Pendant qu'ils s'épuisaient ainsi en efforts, un
oiseau appelé milan fondit sur les deux combattants
et en fît un fort bon dîner.
Avant de vous engager dans une querelle, une dis-
pute ou un procès, comme font beaucoup de gens,
prenez bien garde de ne pas vous avancer impru-
demment, si vous ne voulez en avoir le cœur marri ;
car vous pourriez vous en mal trouver.
Le milan, c'est la Justice.
Le style de Ricou n'est pas d'une pureté
parfaite ; la réforme de la langue bretonne en-
treprise par Le Gonidec n'était pas encore ac-
complie. Son petit-fils, M. Le Coat, instituteur
à Trémel, a marché sur ses traces en profitant
de cette réforme et il a publié un bel éloge en
vers du savant linguiste. (Revue de Bretagne
et de Vendée, 1868, t. i.)
Ricou était protestant et avait des tendances
républicaines assez accentuées.
P.-D. de Goësbriand, juge de paix à Daou-
las sous la Restauration, traduisit en vers bre-
tons des fables de La Fontaine. (Morlaix, 1836),
BIBLIOTHECA
OttçylenjB-
100 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
tout en écrivant un poème sur la Bataille des
Trente,
Goulven Morvan, l'abbé Perrot, recteur de
Taulé, et surtout Prosper Proux, avec sa verve
habituelle, ont aussi cultivé l'apologue.
Il en a été de même de M. Gabriel Milin,
le Roitelet de la Bretagne, poète philologue,
né à Saint-Pol-de-Léon en 1822, qui a publié à
Brest, en 1867, un intéressant recueil de fables
et de contes, Marvaillou grach Koz.
(( En habillant à la mode bretonne les fables
« des pays étrangers, écrit M. de la Villemar-
(( que, il ne se propose pas seulement d'amu-
« ser sous forme de contes et de badinages, il
« donne d'excellentes leçons. »
Avec le colonel Troude il a travaillé à une
traduction en langue celtique de Y Imitation de
Jésus-Christ. En 1869 il a fait paraître (Brest,
Lefournier) le Fumez ar Geiz euz a Vreiz, la
Sagesse des pauvres gens de Bretagne.
Au dire de M. Charles de Gaulle (Bévue de
Bretagne et de Vendée, 1866), il a en porte-
feuille des poésies d'une sérieuse valeur. Lassé
de l'existence des villes, il s'est retiré dans
l'île de Batz, en face de RoscofT, où rien ne
trouble la vue et la pensée.
POÉSIE DRAMATIQUE
Les vieux poètes dramatiques, dont les
œuvres sont encore quelquefois représentées,
mais bien rarement, n'ont pas trouvé jusqu'ici
de successeurs. Gela est d'autant plus regret-
table qu'il n'y a pas plus de vingt ans, nous
dit M. Luzel, dans la très intéressante préface
qu'il a mise en tête de ses Contes populaires
de la Basse-Bretagne, « Morlaix possédait un
« théâtre breton, et, deux fois la semaine, on
« y jouait dans la langue du pays les Quatre
(( fils A y mon, Huon de Bordeaux, Or son et
« Valentin, Sainte Triphine, Sainte Geneviève
« de Brabant, le Purgatoire de saint Patrice
« et plusieurs autres pièces d'un répertoire
« populaire fort apprécié dans le pays, h
102 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Jusqu'à ces dernières années, la presqu'île
guérandaise était la seule partie de la Haute-
Bretagne où la langue celtique fût en usage ;
mais, depuis quelque temps, une émigration
considérable, causée par la misère, a entraîné
vers les grandes villes de Nantes, de Rennes
et de Saint-Nazaire des paysans et des ou-
vriers du Finistère, des Gôtes-du-Nord et du
Morbihan. On évalue à près de dix mille les
Bas-Bretons émigrés à Nantes. Aussi des
membres du clergé y ont été obligés d'étudier
leurs dialectes ; dans quelques chapelles on
prêche, à certains jours, en breton, et, aux
époques d'élections, les murs de plusieurs
quartiers se couvrent d'affiches en cette langue.
A Rennes, une chaire de celtique a été créée
à la Faculté des Lettres, et ainsi s'est réalisé
le désir si souvent manifesté par J.-M. Le
Huërou. Elle est très brillamment occupée
par M. J. Loth. Peut-être verrons-nous bientôt
éclore dans la Haute-Bretagne une nouvelle
littérature celtique. Il suffirait qu'un poète de
génie naquît parmi ces Bas-Bretons émigrés,
et cela n'est pas impossible. U Esprit souffle
où il veut.
LIVRE DEUXIEME
LES
POÈTES BRETONS FRANÇAIS
i
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS
La Basse-Bretagne, formée des pays de
Vannes, de Cornouaille, de Léon et de Tré-
guier, est d'une nature plus originale et a
mieux conservé ses coutumes que la Haute-
Bretagne. C'est elle que Brizeux a surtout
chantée, et, bien que ses œuvres françaises
soient beaucoup plus importantes que les
autres, j'ai cru devoir le ranger parmi les
poètes celtiques.
Les poètes dont je vais parler maintenant
ont écrit en français, depuis 1800 jusqu'en
1880, ou sont morts à l'heure actuelle.
J'étudierai d'abord les poètes lyriques, élé-
giaques et descriptifs, qui sont les plus nom-
breux ;
106 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
2^ Ceux qui ont composé des poésies mo-
rales et didactiques ;
3° Les auteurs dramatiques ;
4° Les poèmes chevaleresques, historiques
et légendaires.
POÈTES LYRIQUES, ÉLÉGIAQUES ET DESCRIPTIFS
La Révolution française, qui avait fait périr
sur l'échafaud André Chénier et Roucher à
Paris, ne fut pas plus douce pour les poètes
bretons.
Au nombre des vingt-six Administrateurs
du Finistère guillotinés à Brest, comme fédé-
ralistes, le 22 mai 1794, se trouvait un poète,
Olivier Morvan.
En même temps, un autre, François Duault,
pour crime de fédéralisme aussi, était empri-
sonné à Saint-Malo. Il y était né le 27 novembre
1757 et n'appréciait guère les beautés pitto-
resques de cette sombre ville, entourée de
hautes murailles où viennent se heurter des
marées formidables, car il s'écriait un jour :
108 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Ils sont donc loin de moi ces éternels remparts,
Où Tennui consuma le printemps de ma vie ;
Ces arsenaux, ces ports n'offrent à mes regards
Que fer et que granit, que la hache et la scie
Et le bois déchiré criant de toutes parts.
Pendant qu'il était prisonnier des Jacobins
terroristes, apprenant qu'il allait être envoyé
à Paris pour y être exécuté, il se frappa d'un
coup de poignard. Le geôlier le trouva évanoui
et baigné dans son sang. On arracha le fer de
la plaie ; il se guérit et fut sauvé de la guillo-
tine par le 9 Thermidor.
Dans un Testament écrit dans la maison
d'arrêt, il avait dit :
Qui ? moi que je me justifie !
Que je force ma bouche à louer des tyrans !
Me rendre indigne de la vie
Pour vivre encor quelques instants !
Non, jamais. Mille fois mourir
Plutôt que de survivre à tant d'ignominie î
L'espoir seul de l'anéantir
Fait endurer la tyrannie !
Il publia, en 1795, un Précis da Procon-
sulat exercé par Le Carpentier dans la com-
mune de Saint-Malo. Il avait un talent facile
et fournissait beaucoup de pièces de vers à
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 109
YAlmanach des Muses. Aussi, Rivarol pré-
tendait que leàii Al manach «lui devait la vie. »
L'amour est le sujet habituel de ses poésies,
qui ont eu plusieurs éditions. Il y a de jolis
vers dans son élégie du Village :
0 quand reviendra l'heure où Tombre du hameau
Se prolonge sur la bruyère,
Où de ses derniers feux l'astre de la lumière
Fait rayonner au loin la vitre du château !
Que de la côte alors la route sinueuse
Nous conduise tous deux vers ce bois écarté!...
Et ailleurs :
Une douce fraîcheur vient d'humecter la terre.
Le long bourdonnement du moucheron léger
S'apaise, et les oiseaux déserteurs du parterre
Se disputent déjà les rameaux du verger.
François Duault mourut le 31 décembre
1833, à Paris, où il était chef de bureau dans
un ministère.
Jean-Marie de Penguern (1776-1843), quoi-
que très royaliste, traversa plus heureuse-
ment la Révolution et n'y perdit point sa
gaieté. On l'appelait le Béranger breton. Il
avait été, à Brienne, condisciple de Napoléon
et de Lucien Bonaparte et servit l'Etat dans
110 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX*^ SIECLE
les armées pendant cinq ans, puis dans la
magistrature bretonne jusqu'en 1839. Ses
chansons se trouvent dispersées dans les jour-
naux. Il en avait préparé un recueil, intitulé
les Fleurs de lys, qui n'a jamais été publié.
Né au Faou (Finistère), il est mort à Lannion,
le 8 janvier 1843.
Peu avant lui, avait quitté ce monde, (le 17
février 1836), un autre spirituel chansonnier,
Théophile-Marie Laënnec (né à Kerlouarnec
près Douarnenez, le 16 juillet 1747), père du
célèbre médecin auquel la ville de Quimper a
élevé une statue. Il était de ce coin de la Bre-
tagne peuplé d'amis des Lettres que M.
Edouard de Pompery nous a fait aimer, en
publiant la charmante correspondance de sa
grand'mère, M"^^ Audouyn de Pompery. (Paris,
Lemerre, 1884, 2 volumes).
Quand on lit le discours prononcé par Tissot,
de l'Académie française, sur la tombe de Ma-
dame Dufrénoy (Adélaïde Billet), et son éloge
par A. Jay, autre académicien, sous le titre
d'Observations sur sa vie et ses ouvrages, on
voit ce que valent les réputations littéraires.
A entendre ces deux écrivains, on la croirait
une femme de génie, comme Corinne ou Sapho.
En réalité, c'était un poète ému et harmonieux.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 111
mais inférieur à son élève, M^^ Tastu. Son
noble caractère, son âme vaillante, qui avait
eu à lutter contre la misère et les terribles
épreuves de la Révolution, après avoir connu
toutes les jouissances de la richesse, méritaient
plus d'admiration que son talent.
^me Riom, dans son livre sur les Femmes
poètes bretonnes (1892), dit qu'elle est née à
Nantes, le 3 décembre 1765. Au contraire, Jay,
au cours de la notice insérée à la fin du second
volume de ses OEuvres en 1826, l'année qui a
suivi sa mort, prétend qu'elle naquit à Paris,
« dans l'une des maisons de la rue de Harlay,
près de celles où furent élevés Boileau et
]\fme Roland. )) Or, pour écrire cette notice,
Jay a eu des renseignements de sa famille et
des Noies manuscrites sur sa jeunesse, laissées
par elle-même.
Mes recherches personnelles dans les re-
gistres des paroisses de Nantes conservés à
l'hôtel-de-ville, n'ont abouti à aucun résultat.
Je crois donc, jusqu'à preuve contraire, que
]\|me Dufrénoy ne peut être revendiquée par la
Bretagne, malgré tous les dictionnaires bio-
graphiques sur lesquels s'appuie M""^ Riom
et malgré l'autorité de Camille Melliaet, qui,
dans sa préface des Poésies d'Elisa Mercœar
112 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
(1827), dit que c'est «a juste titre» q.ue Nantes
« réclame l'honneur de l'avoir vu naître. »
M™^ Desroches (Marie-Anne Bougourd, 1777-
1811), M™^ Desormery (Louise Galliot-Desper-
rières, 1784-1868), M®"^Dudrezène,pseudonyme
de Me"e Sophie Ulliac-Trémadeure (1794-1862),
auteur d'une ode enflammée Aux Muses de la
Patrie, pour célébrer la victoire du peuple en
juillet 1830, ont déployé des qualités esti-
mables ; mais dans le groupe de femmes lettrées
nées à la fin du dernier siècle, la plus en vue
fut M"^« Mélanie Waldor.
Son père, Villenave, avait, pendant la Révo-
lution, pris une part bruyante aux événements
politiques à Nantes, et lutté énergiquement
contre Carrier. Elle avait une vive intelligence,
un esprit fécond. Ses nombreux romans, les
Moulins en deuil, la Coupe de corail, etc.,
trouvent encore des lecteurs. Ses vers (Poésies
du cœur, 1835) sans être très beaux, sont
remplis de sentiments passionnés, exprimés
dans une langue souple et brillante. Sa pièce
i Orpheline a des strophes gracieuses, comme
celle-ci :
J'écoutais s'affaiblir les derniers bruits du soir,
Et sur les bleus vitraux je regardais encore
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 113
Si le jour qui fuyait me laisserait y voir,
Près de mon saint patron, la Vierge que j'adore ;
Mais elle et tous les saints ne s'apercevaient plus,
Et sur un rideau noir, on eût dit que, dans l'ombre
De cette nuit plus sombre,
Ils étaient tour à tour à jamais disparus.
Et dans sa poésie sur Y Automne, je lis ces
stances :
Les feuilles sont encor par le vent emportées,
La lune brille encor d'un éclat aussi pur:
Mais rien ne vous ramène, heures tant regrettées,
Que son amour avait parmi mes jours jetées.
Et qu'il couvre d'un voile obscur...
Adieu, pâle soleil, et vous, roses d'automne,
Au parfum plus divin que les roses de mai !
Adieu, je vous ai dû, lorsque tout m'abandonne.
Un souvenir qu'ici rien du moins n'empoisonne...
Seul reste de ce que j'aimai.
Elle a dit, en parlant de la mort :
La mort qu'en s'endormant tous les soirs on essaie.
Sans qu'on y pense alors et sans qu'on s'en effraie,
Car le sommeil est doux, et sa pente conduit
Vers un monde idéal que l'homme n'eût peut-être
Sans lui jamais compris ; mais Dieu, qui lui dit d'être,
Veut qu'il soit à la mort ce qu'est l'ombre à la nuit.
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 8
114 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Le salon de M"^® Waldor, à Paris, sous le
second Empire, fut très fréquenté par les
artistes et les littérateurs. Elle mourut le
14 octobre 1871.
Elle était née, ainsi que beaucoup d'autres
poètes, à Nantes, la vraie capitale de Bre-
tagne, qu'on est habitué à considérer comme
une ville essentiellement industrielle et qui
pourtant avait au moyen âge une grande
célébrité poétique.
(( Le roi Arthur, dans la tradition armori-
(( caine, dit M. A. Bossert (La Littérature
(( allemande au moyen âge,ip. 191), convoque
« sa cour à Nantes. C'est là qu'il réside dans
(( le poème d'Erec, de Chrestien de Troyes,
« et dans le Perceval allemand. »
Sous les derniers ducs bretons, qui y demeu-
raient, les lettres et les arts y étaient en grand
honneur. Anne de Bretagne, qui écrivit des
Mémoires, malheureusement perdus, y avait
puisé son goût pour les poètes et les artistes.
Plus tard, pendant les dix années de la Ligue,
le duc et la duchesse de Mercœur, la belle
Marie de Luxembourg, tinrent à Nantes une
cour brillante où ils attiraient les savants.
Mercœur, dit Pierre Biré, sieur de la Douci-
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 115
nière, (Alliances généalogiques de la Maison
de Lorraine, p. 246), a se plaist ordinairement
« à la poésie et y exerce quelquefois ses
« esprits, lorsqu'il peut prendre le loisir et la
(( commodité d'y vacquer. Je le scay pour
« avoir eu l'honneur de veoir plusieurs belles
(( odes, sonnets, stances de sa composi-
« tion. »
Ce n'était point un prince vulgaire que
celui qui emportait toujours dans ses voyages
Homère et Ronsard, et dont saint François
de Sales voulut faire le panégyrique.
Au nombre des poètes nantais, mais parmi
les minores, il faut compter Urbain Le Bouvier-
des-Mortiers (1739-1827), le biographe de
Charette, et François Blanchard de la Musse
(1752-1837), tous deux rimeurs aimables et
spirituels, Charles de Commequiers, très épris
des idées romantiques ; Adolphe AUonneau,
auteur d'un curieux volume, intitulé Pastiche ;
Ernest Fouinet, romancier délicat, (1799-1845),
à qui Sainte-Beuve a dédié une de ses Conso-
lations ; Edouard Mennechet (1794-1845),
historien et critique ingénieux, qui fît des
poésies lyriques, des tragédies, des comédies
et des contes anecdotiques. Tout cela est
écrit avec élégance, souvent intéressant, mais
116 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
de ce style un peu fade et terne habituel aux
poètes secondaires de l'Empire et de la Res-
tauration.
Petit-neveu de Lapeyrouse et fils d'un capi-
taine de vaisseau, a qui fut massacré dans les
(( prisons de Saint-Domingue », Mennechet
avaitété lecteur de Louis XVIII et de CharlesX;
il resta toujours fidèle aux Bourbons de la
branche aînée et lutta pour leur cause avec
sa plume de journaliste. L'Académie fran-
çaise couronna plusieurs fois ses ouvrages.
On peut lire sur lui des notices intéressantes
de MM. Edmond Biré et Emile Grimaud. dans
leur livre Les Poètes lauréats. Il chanta la
Renaissance des lettres et des arts sous Fran-
çois i^^, dans une ode, dont voici quelques
vers, qui feront juger sa manière :
Dis moi, Rome, où sont tes conquêtes ?
Où sont tes faisceaux triomphants
Et ces rois qui courbaient leurs têtes
Devant tes orgueilleux enfants ?
Des cités tu n"es plus la reine ;
Mais de ta grandeur souveraine
Si nul débris ne t'est resté.
Ne crains pas que ton nom s'efface,
Les chants de Virgile et dHorace
T'assurent l'immortalité !
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 117
Son conte intitulé Colardeau offre un joli
portrait de ce poète modeste et généreux, qui
ressemble bien à Mennechet lui-même :
Sa gloire le surprit, mais ne l'éblouit pas.
Il n'avait point l'orgueil de se croire un génie.
Ses vers, pleins d'abandon, de grâce et d'harmonie,
S'échappaient de son cœur en sons doux et touchants.
Il aimait la nature et lui voua ses chants...
On ne le vit jamais, courant de loge en loge,
Mendier bassement un insipide éloge,
Ni, trahissant sa gloire et le beau nom d'auteur,
Payer l'encens grossier d'un feuilleton menteur...
Les triomphes d'autrui ne troublaient point sa vie :
Quoique envié souvent, il ignora l'envie ;
Il ne lança jamais un trait envenimé :
Il aima ses rivaux et même en fut aimé.
Ces vers sont agréables, mais quand on en
a lu beaucoup d'autres pareils, on sent toute
la justesse de ces lignes de Voltaire, dans
son Discours aux Velches : « Ignorez-vous
« qu'il est plus aisé de faire dix tomes de
« prose passable que dix bons vers dans
« votre langue embarrassée d'articles, dépour-
« vue d'inversions, pauvre en termes poé-
« tiques, stérile en tours hardis, asservie à
« l'éternelle monotonie de la rime et man-
118 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« quant pourtant de rimes dans les sujets
« nobles ? »
Mennechet n'aimait pas les avocats ; on le
voit dans son anecdote littéraire qui a pour
titre : Lecture d'une tragédie. Les vers sui-
vants ont une certaine vivacité qui lui fait
souvent défaut :
Un avocat s'avance, offrant de partager
Le poids d'un dévouement dont il sent le danger.
Mais tout cède en son cœur au désir d'être utile.
C'est de nos avocats le langage et le style.
Faut-il de nos soldats discipliner Tardeur,
Faut-il être préfet, ou bien ambassadeur,
Ministre ou député, pair ou garde-champêtre,
Dès qu'il est avocat, un Français peut tout être.
Ces poètes avaient pour ami et souvent pour
inspirateur un homme qui a joué à Nantes un
rôle important par son esprit d'initiative et ses
travaux historiques, Camille Mellinet, impri-
meur, membre d'une famille glorieuse.
Il fonda, en 1823, avec Edouard Richer, écri-
vain encyclopédique et âme ardente, Miorcec
de Kerdanet, Adolphe Trébuchet, Lubin
Impost, Ludovic Chapplain, conservateur de
la Bibliothèque de la Ville, uner«vue,le Lycée
armoricain, quia duré jusqu'en 1831 et donné
1
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 119
l'essor à bien des talents. Eugène et Victor
Hugo, parents de Trébuchet par leur mère, y
ont collaboré.
Mellinet fut le protecteur d'une jeune fille
charmante, Elisa Mercœur. On peut dire
qu'elle eut un grain de génie, tant elle était
possédée par la passion de l'art. Elle dut son
nom à la rue de Nantes oii elle est née, le 24
juin 1809. Dans son portrait par Achille De-
véria, avec son cou de cygne et ses belles
épaules tombantes, elle laisse l'impression
d'une âme radieuse, prête à s'envoler vers la
gloire. Ce portrait a été fait après sa mort et
suivant un croquis esquissé par Elisa elle-
même, dit sa mère. Il en existe un autre, moins
gracieux, à cause du costume, mais plus exact,
plus serré, qui a été dessiné à Nantes par le
peintre Mulnier, en 1827, et qui se trouve en
tête de la première édition de ses œuvres.
Son visage y est animé d'une expression plus
vive. Les yeux reflètent à ce moment une joie
intime.
C'était l'heure de l'espérance. Sa confiance
dans l'avenir fut vite détruite et son bonheur
brisé.
C'est assez d'un printemps ; je ne veux pas d'hiver.
120 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
disait-elle. Son souhait fut rempli; mais son
printemps ressembla aux jours de mars et
d'avril où les perce-neiges fleurissent au milieu
des ouragans et des gelées, traversés de
quelques rayons, plutôt qu'aux tièdes journées
de juin, toutes parfumées de jacinthes et de
roses.
Dans une ode à V Illusion ^ elle avait écrit
ces vers :
L'homme te doit ce qu'il éprouve ;
Même sous la neige d'hiver
Son souvenir plonge et retrouve
Aujourd'hui ce qui fut hier.
Illusion, ta voix fidèle
Doucement toujours lui rappelle
Et ses pensers et ses amours.
Son cœur encore est plein de flamme,
Et la jeunesse de son âme
Lui semble celle de ses jours.
Ainsi, comme un ami fidèle
Qui veille auprès de son ami,
Tu soutiens, alors qu'il chancelle.
Le courage, hélas ! endormi.
C'est toi qui sur l'homme prononces ;
Couronné de fleurs ou de ronces,
Il est l'esclave de ta loi ;
Si la voix de la mort l'appelle.
Élisa Mercceur
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 123
Tu conduis encor sous ton aile
Son âme qui fuit avec toi.
C'est la perte de ses illusions qui causa sa
mort. En 1830, les ministres de Louis-Philippe
n'eurent pas honte de supprimer la modeste
pension de douze cents francs que lui fai-
saient ceux de Charles X. Plus tard, Casimir
Delavigne obtint qu'on lui en donnât une, mais
la générosité du nouveau gouvernement ne put
s'élever au-dessus de la somme de neuf cents
francs. M. Taylor, directeur de la Comédie
française, ayant refusé sa tragédie deBoabdil,
où elle avait mis tout son espoir, le chagrin
s'empara d'elle, et elle s'éteignit le 7 janvier
1835. La mort fut sa libératrice; car, ainsi
qu'elle l'avait dit :
Ah ! qui pourrait pleurer son rêve,
Quand le poids que la mort soulève
Laisse enfin respirei- le cœur !
Parmi ses poèmes, il en est qui ont vieilli ; ses
titres à une renommée durable sont quelques
odes et élégies pleines d'un souffle frais et de
ce charme qui vient d'une âme vraiment émue.
Je salue, en passant, la mémoire d'une autre
noble femme, M^^^ Elisa Morin, qui n'est pas née
124 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
en Bretagne, mais vécut à Nantes sa longue
existence (1803-1885), éprouvée par le malheur
et toute consacrée au travail et à la poésie.
En 1833, parut à Rennes une revue littéraire
ayant pour titre la Revue de Bretagne, où se
réunirent autour d'Armand de la Durantais *
des jeunes gens animés d'un vif patriotisme
breton. C'étaient Emile Souvestre, Charles
Sigoyer, Hippolyte Lucas, Louis Dufilhol,
Maximilien Raoul, Evariste Boulay-Paty,
Edouard Corbière, Eugène Guieysse, Edouard
Turquety, Charles Hello, dont le fils, Ernest,
est devenu un penseur original et profond.
L'auteur de Marie, déjà célèbre, Brizeux leur
donna son concours, et son ami Auguste
Barbier leur envoya de beaux vers, ainsi
que M"^® Desbordes-Valmore et Jules Lefèvre-
Deumier.
Dans cette revue, qui ne vécut que peu
d'années, on trouve des poésies remarquables,
et parmi des études littéraires et artistiques
je me souviens d'un article d'Eugène Devéria
sur le Musée de Rennes, qui donne une
idée lamentable de l'incurie des autorités de
l'époque au sujet des œuvres d'art.
1. Né à Châteaubriant en 1812, mort à Rennes en 1877.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 125
Quelques années après, en 1837, un nou-
veau groupe de poètes, au nombre desquels
était encore Armand de la Durantais, créa à
Rennes le journal Le Foyer. « Ce fut, dit M.
(( Adolphe Orain (Revue de Bretagne et de
« Vendée, 1881, t. ii), dans cette feuille que
(( parurent les sonnets brûlants de Boulay-
(( Paty, les poésies de Turquety, les satires de
« Langlois*, les iambes de Louis de Léon et
« de Letourneux, les élégies de Kerambrun
« et de la Durantais. » Leconte de Liste, alors
étudiant à Rennes, y fît ses premières armes.
Le grand artiste qui devait écrire le Manchy
et le Sommeil du Condor, essayait ses forces
dans des vers médiocres, mais qui con-
tiennent déjà les germes de son talent. A titre
de curiosité, voici une strophe d'une pièce inti-
tulée Fleur du Gange et adressée à une jeune
Indienne :
Le colibri, diamant du feuillage,
Ainsi que toi chante, étincelle et dort ;
Ta rose aimée où Taube a son mirage.
Ainsi que toi pleure des larmes d'or;
1. Emile Langlois, né à Rennes en 1813, mort à Paris en
1860, écrivain très spirituel, qui rédigea en 1841, à Châ-
teaubriant, un petit journal littéraire, V Espiègle, dont la
collection est curieuse.
126 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Mais comme lui ne sois pas un prestige,
Un doux éclair qui vient, s'envole et meurt...
Comme elle aussi ne quitte pas ta tige,
Frêle âme éclose aux lèvres du Seigneur * !
Ne sent-on pas dans ces vers l'effort du poète
pour vêtir ses idées de ce coloris éclatant et
presque métallique qu'il a su leur donner plus
tard?
En 1840, il fonda à Rennes une revue litté-
raire: La Variété, presque introuvable aujour-
d'hui, dit M. Louis Tiercelin, (l Hermine du
20 août 1894). Son père, médecin à l'île
Bourbon, était originaire de Dinan; mais lui-
même est né dans cette île, d'une mère créole,
et n'a passé à Dinan et à Rennes que quelques
années de sa jeunesse ; d'autre part, ses œuvres
n'ont rien de commun avec le mysticisme et
l'esprit national des Bretons; je ne crois donc
pas qu'on puisse le compter au nombre des
poètes armoricains ^.
A côté de ce groupe, vivait, retiré dans son
manoir du Val, sur les bords de l'Arguenon,
un disciple des lakistes d'Angleterre, Hippo-
1. N° du V décembre 1839.
2. Voir, dans VUnivers du 11 septembre 1894, des lettres
de Leconte de Liste sur la Bretagne, citées par M. Edmond
Biré.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 127
lyte-Michel de la Morvonnais (1802-1853).
Comme Va dit Sdiinie-BeuYe (Premiers Lundis,
t. II, p. 369), le fond de sa poésie « a beau-
« coup de richesse et de fertilité; la forme en
(( est souvent indéterminée et quelque peu
(( inculte. »
11 n'est guère possible de voir une plus belle
àme, plus réellement bienveillante et noble.
Il était adoré de tous ceux qui l'ont connu.
Son tombeau, très simple, élevé près de l'église
qu'il a fait bâtir en face des ruines de la for-
teresse du Guildo, est entouré de la vénération
des habitants du pays.
Il fut intimement lié avec Lamennais, son
compatriote Malouin et parent de M^^^ Marie
Macé de la Villéon, qu'il épousa par amour en
1826, alors qu'elle n'avait que dix-huit ans.
Après son mariage, il habita le manoir du
Valf sa Thébaïde. C'est là qu'il passa quelques
années heureuses, faisant le bien autour de lui,
recueillant pendant ses promenades les images
qu'il a semées depuis dans ses vers.
Là, il regardait avec délice :
Le courlieu qui se plaint sur les gués de la grève,
ou bien,
128 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Dans un fossé tout rempli de glaïeul
La sarcelle au cou d'or et le héron sauvage...
Quand le ciel est grisâtre et que la mer est pleine.
C'était la mouette
Rasant les flots de Faile et cherchant un écueil.
Il prenait « sous son bras » son « Wordsworth
tant aimé », et allait s'asseoir
A l'abri d'un moulin antique et ruiné,
dans la bruyère où
Quelques vaches erraient paissant Therbe séchée ;
et il écoutait
Le clocher dont la voix descendait sur les morts,
Et la vague des mers battant au loin ses bords.
Il sut attirer auprès de lui Maurice de Guérin
et d'autres amis d'élite qui ont rendu célèbres
les rives de l'Arguenon.
C'est avec raison qu'il disait, dans son
poème les Larmes de Magdeleine :
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 129
Vous qui me visitez dans mon désert sauvage,
Vous aimerez sans doute à longer ce rivage.
Vous irez traversant le taillis du manoir,
Gravissant des ravins, vous arrêtant pour voir
Le cours de TArguenon, doux fleuve poétique.
J'ai passé quelques jours dans ce charmant
pays, où dort, sous un menhir surmonté
d'une croix, près de l'ancienne abbaye de
Saint-Jacut, le grand historien de la Bretagne,
l'austère dom Lobineau, et quand je lis les
vers si sincères d'Hippolyte de la Morvonnais,
je revois et reconnais tout ce qu'il a décrit :
L'île des Ébihens qui porte sur sa crête
Une tour de granit droite sur son écueil,
et la petite terme avec ses figuiers, cachée
dans un pli de l'îlot.
Comme un oiseau de mer qui fuit les coups de vent.
Mais la mort de M"^® de la Morvonnais, le
21 janvier 1835, brisa la vie du poète. Il quitta
le Val avec sa fille unique, le lendemain de
cette mort, et n'y revint habiter que plusieurs
années après.
Pour occuper les heures, qui sont si lentes
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 9
130 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
à couler quand on souffre, il chanta ses dou-
leurs présentes et son bonheur perdu.
La Thébaïde des Grèves, Reflets de Bre-
tagne, parut en 1838 et fut suivie de deux
autres volumes de poésie : Un vieux Paysan
(1840) et les Larmes de Magdeleine (1844),
poème beaucoup trop long et languissant.
Ses romans, le Manoir des Dunes et les
Récits du foyer, de même que ses écrits poli-
tiques, inspirés par l'amour désintéressé du
peuple, n'ont point la valeur de ses vers.
Il mourut de tristesse, le 4 juillet 1853,
chez ses sœurs, au village du Baschamp en
Pleudihen.
Je trouve dans Un vieux Paysan un ta-
bleau qui donne une idée exacte de sa façon
de sentir et de peindre :
Tes paroles tombaient dans mon âme apaisée
Comme tombent au soir les gouttes de rosée
Dans les pacages morts oii les troupeaux n'ont pas
Une touffe de jonc verdoyant sous leurs pas ;
Le vanneau même a fui la plage désolée ;
Quelque alouette, errant sur la terre pelée,
A peine chante encore, au retour du matin.
Et sous l'ardent soleil bientôt sa voix s'éteint.
Mais le ciel donne-t-il la pluie au marécage,
Alors tout reverdit ; la joie est au bocage
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 131
Où chantent les tarins tant que dure le jour.
Le vanneau s'en revient et gémit à Fentour
De la hutte du pâtre où bientôt la fumée
Vient repeupler aussi la bruyère embaumée.
Le pâtre sur le seuil regarde ses troupeaux ;
Il écoute l'abeille, et voyant aux coteaux
Les moissonneurs pousser leur tâche longue et rude,
L'homme s'agenouillant bénit la solitude.
Voici, dans un autre genre et sur un autre
rythme, une pièce adressée par le poète à
sa fille :
A l'enfant
Enfant, tes jeux sont doux à mon cœur paternel ;
Mon chant intérieur monte vers FÉternel,
Quand j'entends tes pas dans les salles,
A cette heure où le jour s'éteint mystérieux,
Lorsque le vieux château, décrépit glorieux,
Nous cache ses tours colossales.
Le seul bruit de tes pas ravive dans mon cœur
Des souvenirs, tout pleins d'une exquise douceur,
De repos et de rêverie.
Marche donc, mon enfant, image du passé,
Ranime mon esprit qui, voyageur lassé.
Se traîne vers l'hôtellerie.
L'hôtellerie est loin et le ciel est chargé.
Oh! qui m'enseignera le chemin ombragé,
Car il fait chaud sous les nuées !
132 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Le chemin ombragé, c'est toi, mon bel enfant,
Toi plus doux à mon cœur que le soupir du vent,
Ou le bruit des mers refluées.
Tout s'en va, mon cher ange, avec le flot des jours :
L'homme voit au tombeau descendre ses amours
Et ses espoirs les plus superbes.
Tu me tombas alors des trésors du Seigneur,
Comme un épi doré que trouve le glaneur
Dans un champ dépouillé de gerbes.
Ton fracas me rappelle à de charmants tableaux,
Aux jours où je faisais retentir mes sabots
Sur le parquet large et sonore.
J'eus une mère, enfant, un père, comme toi ;
J'eus une aïeule aussi qui cultivait ma foi,
Bien-aimés que je pleure encore.
J'éveillais le logis avant le point du jour.
Toute bouche pour moi n'avait que miel d'amour.
Que caressantes gronderies.
De mon humeur farouche on craignait les courroux,
Et j'aurais, en jouant, toujours aimé de tous,
Brisé glaces et pierreries.
Sur mon front de cinq ans j'avais toujours des fleurs ;
Le temps, comme une plume, emportait les douleurs
Et de mon corps et de mon âme ;
Une rose en avril me jetait en transports ;
De la vie en mes sens abondaient les trésors ;
Je voltigeais comme une flamme.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 133
Tels qu'un rayon de mai, tous ces trésors ont fui ;
Les heures de santé sont rares aujourd'hui ;
Il a neigé sur la montagne ;
Mais j'ai, pour me charmer, ma lyre, don du ciel,
J'ai l'amitié, ce vase aux flots d'or et de miel,
Mais j'ai la mer et ma Bretagne.
J'ai la vieille Bretagne avec ses bruits si beaux.
Ses maisons du Seigneur, au milieu des tombeaux
Comme des mères de familles.
Assises au milieu de leurs enfants aimés,
Au soir d'un de ces jours où les cieux allumés
Ont chauffé le fer des faucilles.
J'ai les amis venant en automne au manoir.
J'ai devant le foyer les lectures du soir
Et l'étude des saintes choses ;
J'ai, quand le vent gémit dans le long corridor,
La prière dans l'ombre et de beaux songes d'or
Sur la couche où tu te reposes.
Ce qui est exquis chez Hippolyte de la Mor-
vonnais, c'est le son que rend son âme et le
sentiment du paysage. Pour lui la poésie était
bien « tout ce qu'il y a d'intime dans tout »,
suivant le mot de Victor Hugo, dans la pre-
mière préface des Odes et Ballades.
Il négligeait trop souvent la forme. Evariste
Boulay-Paty, au contraire, s'en préoccupait
134 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
outre mesure. Il choisit de préférence, pour
exprimer ses sentiments et sa pensée, le so/i/îe/,
« né en France et si cher à l'Italie », disait-il,
le sonnet, le plus difficile des moules poétiques.
Il en résulte un pénible effort qui se trahit
trop fréquemment par le sacrifice du fond à
la rime. Sainte-Beuve, dans une très jolie es-
quisse, a dit de lui (x® volume des Nouveaux
Lundis) : « Il a fait de charmants sonnets, dont
(( je comparais quelques-uns à des salières
« ciselées, d'un art précieux, mais les salières
« n'étaient pas toujours remplies ; il avait plus
« de sentiment que d'idées. Il appartenait par
(( bien des côtés à l'ancienne école poétique,
« en même temps qu'il avait un pied dans la
« nouvelle. Ce n'est pas pour rien qu'il s'appe-
(( lait Evariste; il tenait de Parny, son parrain
(( poétique, plus que d'Alfred de Musset. » —
« Ame simple et droite, sans un repli, avec les
(( instincts les plus loyaux, mais toujours un
« peu de chimère, aucun des intérêts, aucune
« des ambitions qui d'ordinaire saisissent les
c( hommes dans la seconde moitié de leur vie,
« n'eurent jamais sur lui action ni prise. Sa
« poésie, expression fidèle de sa manière d'être,
(( est trop directe ou trop linéaire, si je puis
(( dire; elle ne passe point par une création;
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 135
<( c'est une poésie qui a du nombre, un cer-
« tain éclat, mais qui ne se transforme et ne se
(( transfigure jamais à travers l'imagination. »
On ne saurait mieux juger un poète. Quand
Sainte-Beuve n'est pas aveuglé par les inimi-
tiés et les préventions, aucun critique n'analyse
une œuvre plus finement et dans un style plus
pittoresque.
Evariste-Félix-Cyprien Boulay-Paty était né
le 19 octobre 1804, sur les bords de la Basse-
Loire, au bourg de Donges. Son père, savant
jurisconsulte, donna des preuves de courage
pendant la Révolution en résistant à Carrier
et fut plus iard député au Conseil des Cinq-
Cents. Après avoir fait ses études au collège de
Rennes et passé par le barreau, il se rendit à
Paris pour se livrer à ses goûts littéraires. Ses
premières poésies, mêlées de politique libé-
rale, sont faibles. En 1834 il publia une espèce
d'autobiographie romantique, Elle Mariaker,
où il peint les scènes de sa jeunesse et son
bourg natal :
Je n'oubliais jamais les heures du passage.
Çuand, s'arrètant au coin du placis du village.
Un des bargers avait soufflé pour le départ
Dans la corne des mers, sur le petit rempart.
136 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
J'allais avec ma sœur, en sautant, voir la barge
A flot, hisser la voile et puis voguer au large,
Et puis danser, bondir, comme un monstre marin
Au roulis du courant quand il venait un grain.
C'est près de ce petit rempart que son
corps repose, dans le cimetière ombragé
d'ormeaux qui entourait la vieille église,
aujourd'hui démolie. Il mourut isolé, à Paris,
le 12 juin 1864. David d'Angers nous a con-
servé ses traits, dans un beau médaillon de
bronze. Il n'avait jamais rempli d'autres fonc-
tions que celles de bibliothécaire au Palais-
Royal, jusqu'en 1848, puis au Ministère de
l'Intérieur.
Il eut un jour de triomphe. L'Académie
française, en 1837, couronna son ode sur
lArc de Triomphe de lÉtoile, et le ministre
de l'Instruction publique doubla le prix
décerné.
Voici quelques fragments de cette ode :
Salut, ô piédestal de notre renommée !
Salut, représentant de notre vieille armée !
La foudre tomberait sans ébranler ton front !
Ta masse indestructible, édifice sublime,
Fatiguera du Temps l'infatigable lime ;
Sur toi les siècles s'useront î...
Boulay-Paty
À
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 139
Le passé sur toi brille en lettres colossales ;
Mieux qu'aux feuillets écrits de toutes nos annales,
Chacun de nos exploits se lit sur ton granit.
Aux avides regards ouvre toi, page immense.
Page immortelle oi^i gloire est le mot qui commence,
Où gloire est le mot qui finit.
Les vastes monuments sont les grandes reliques
Des peuples qui par eux semblent jessusciter !
Les doigts du Temps, posés sur les cités antiques.
Sentent sous leurs débris leur grand cœur palpiter.
Atliène existe encore et Rome n'est pas morte !
Car toute nation qui régna grande et forte
Dans la postérité vit par ses monuments;
On mesure sa taille à cette ombre fidèle,
On voit ce qu'elle fut par ce qui reste d'elle ;
On reconnaît sa force à ses grands ossements.
Après cette ode éloquente, Boulay-Paty pu-
blia plusieurs recueils de poésies, dont le
plus saillant est celui des Sonnets de la vie
humaine.
Son parent et ami Eugène Lambert a ras-
semblé, après sa mort, ses œuvres inédites,
sous le titre de Poésies de la dernière saison.
Il s'y trouve des pièces de grand mérite.
Celle sur le Câble transatlantique a des
strophes superbes de pensée et d'expres-
sion.
140 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Le poète y dit à Thomme :
O Prométhée ! en vain tu relieras les mondes ;
De ce globe, à travers et les monts et les ondes,
Ta ceinture électrique en vain fera le tour ;
Nulle part le bonheur que tu poursuis en rêve
N'est pour toi sur la terre, et tu seras, — sans trêve,
Rongé vivant par le vautour...
Un jour, au bord du golfe où New-York est en fête,
Un pêcheur trouvera, roulé par la tempête.
De ce câble éloquent un débris mutilé ;
Et, prenant ce débris d'un immense naufrage
Pour un câble d'esquif englouti par l'orage.
Ne saura pas qu'il a parlé.
Evariste Boulay-Paty est aujourd'hui bien
oublié, et pourtant il disait, dans son volume
de Sonnets, imprimé à Paris en 1851 :
Vivant, déjà marcher dans son éternité,
Écraser sous ses pas la jalouse vipère, à
Ce sort, par les travaux dont le génie est père.
Plusieurs de mes amis l'ont déjà mérité.
Tous les échos sont pleins de leur célébrité.
Je n'ai point tant d'éclat, un destin si prospère,
" Cependant après eux, moi modeste, j'espère
Un peu de souvenir et d'immortalité.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 141
Muse, dans tes jardins, pour ton front blanc et rose,
Aussi bien que le lis, aussi bien que la rose,
Tu cueilles la pervenche et même le souci.
Muse, au cercle odorant dont ton front s'environne,
Après les plus grands noms que le mien brille aussi !
Il faut plus d'une fleur pour faire une couronne.
Hippolyte de la Morvonnais était un catho-
lique républicain ; Boulay-Paty, un orléaniste
ardent, très mondain dans sa jeunesse, mais
qui, en vieillissant, devint sincèrement reli-
gieux; Edouard Turquety fut essentiellement
un poète orthodoxe et conservateur.
c( J'ai voulu, écrivait-il à Lamennais, le
(( l^^ décembre 1832, en abordant des sujets
a de religion, resserrer ma poésie dans un
<( catholicisme rigoureux. »
Lamennais, touché de sa lettre, l'invita à
venir le voir à la Chênaie, et Turquety s'y
rendit avec empressement.
« C'était, dit-il, au mois de décembre 1832.
« Le ciel était voilé, la campagne aride et
« dénudée. Ce deuil me plaisait ; n'étais-je
« pas en deuil moi-même ? Je laissai la voiture
« à la hauteur de Saint-Pierre de Plesguen et
« m'enfonçai dans des sentiers abandonnés.
142 LA POÉSIE BRETONNE AU Xl\'' SIÈCLE
« Je marchai au bruit d'un vent mélancolique ;
« ma tête s'exaltait déplus en plus... J'arrivai
(( en face de la Chênaie. Je trouvai une
(( maison modeste et dont la solitude faisait
<( tout le charme.
« M. de la Mennais m'ouvrit les bras ; je m'y
« précipitai... Je vis un vieillard, d'une taille
« au-dessous de la moyenne : figure maigre et
« ridée, front austère et jauni comme le front
« d'un trappiste. Mais ce qui me frappa le plus,
« c'étaient ses yeux, luisants comme des escar-
« boucles. Il était vêtu d'une méchante redin-
« gote, et pendant qu'il me faisait asseoir, il
(( s'asseyait lui-même sur un vieux fauteuil
« usé. . . Je contemplais curieusement ce visage
« pâle, je l'interrogeais avec une anxiété na-
« vrante, avec un doute plein de terreur.
« Qu'était cet homme que je voyais là devant
« moi? Etait-ce Bossuet? Etait-ce Luther? »
Je rencontre ce vivant portrait dans la bio-
graphie consacrée à Turquety par son disciple,
M. Frédéric Saulnier, conseiller à la Gourde
Rennes, biographie qui est un modèle de goût
et de sentiment. M. Saulnier a voué à la mé-
moire de son maître et ami un dévouement
rare, et c'est à lui surtout qu'est dû l'élégant
mausolée du poète élevé à l'aide d'une sous-
Edouard Turquety
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 145
cription publique, dans le cimetière de Rennes,
sa ville natale.
Edouard Turquety* était fils d'un notaire,
qui fut adjoint de M. de Lorgeril, maire de
Rennes sous la Restauration. Il a joui d'une
véritable popularité depuis 1833, date de son
volume Amour e/ T^oz, jusqu'en 1850. « Il est
« du très petit nombre des poètes qui se
« vendent, » disait Sainte-Beuve [Premiers
Lundis, t. ii, p. 374.)
Quelques-unes de ses Hymnes sacrées (1838)
furent mises en musique par Berlioz. Sa poé-
sie est harmonieuse ; comme l'a remarqué M.
Saulnier, il y «. laissait volontiers la pensée
(( un peu enveloppée et voilée, indiquant les
(( contours plus qu'il ne les dessinait. »
(Edouard Turquety, p. 197.) Il a de l'ampleur
et de la noblesse, mais peu d'originalité.
J'emprunte à ses Hymnes sacrées une pièce
très gracieuse, Y Annonciation:
Il est à Nazareth, ville de Galilée,
Une demeure simple, une maison voilée,
Que l'étranger qui passe embrasse d'un coup d'œil ;
Maison qui semble fuir tous les bruits de la terre,
1. Né à Rennes le 21 mai 1807, mort à Passy-Paris le 18
novembre 1867.
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 10
146 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX* SIECLE
Sous les rameaux charmants du palmier solitaire
Qui croît doucement sur le seuil.
Et dans cette maison, chère à la rêverie,
Il est une humble vierge, une femme qui prie :
Son visage est empreint d'un calme solennel ;
Elle baisse à moitié sa modeste paupière,
On lit sur son beau front que sa pure prière
Est un écho même du ciel.
Elle n'a pas cherché de volupté profane.
Elle vit loin d'un monde où tout parfum se fane,
Où le cèdre est frappé comme l'obscur roseau ;
Elle y reste semblable à la rose ignorée
Qui croît loin de la foule et qui n'est effleurée
Que par la brise ou par l'oiseau.
Et pourtant cette femme est la prédestinée,
L'Eve qui doit sauver la terre condamnée
Et rayer de nos fronts le sceau réprobateur.
Cette Vierge sans nom, mais aussi sans souillure,
(0 siècles, courbez-vous,) c'est la mère future
De l'immortel libérateur.
Dans une des pièces de son recueil Prima-
vera, Turquety a rencontré la véritable élo-
quence en exprimant avec simplicité un senti-
ment sincère et profond :
UNE IDÉE SOMBRE
Quand je reviens joyeux dans ma belle Bretagne,
Au sortir de Paris, de ce triste Paris,
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 147
OÙ Ton ne voit ni mer, ni forêts, ni montagne.
Où l'on traîne des jours ennuyés et flétris ;
Quand j'ai passé le seuil, quand j'ai franchi l'entrée
De la noire maison gothique et retirée,
Et qu'un instant après je tombe dans les bras
De mes deux bien-aimés qui ne m'attendaient pas.
Oh! de quelque bonheur que mon âme soit pleine,
Dans ces rares moments d'ivresse surhumaine,
Quel que soit mon transport, un indicible ennui
S'éveille à l'heure même et se mêle avec lui.
J'aperçois, et c'est là ce qui me désespère,
Quelques rides de plus sur le front de mon père ;
Ma mère aussi, ma mère attriste mon regard :
Ses cheveux sont encor plus blancs qu'à mon départ,
Et des larmes d'effroi roulent sous mes paupières :
0 mon Dieu ! gardez-moi ces deux âmes si chères !
Gardez mon doux trésor, il est là tout entier ;
S'il vous faut l'un des trois, prenez-moi le premier.
Prenez-moi : que ferais-je, hélas ! dans ce vain monde,
Sevré des tendres soins dont leur amour m'inonde?
Je ne demande rien, ni gloire, ni bonheur.
Mais leur vie est ma vie, il me la faut, Seigneur !
Je ne connais pas dans l'œuvre de ce poète
une page supérieure à celle-là, parce que la
rhétorique et la déclamation à froid, défauts
trop fréquents chez lui, en sont absentes et
que tous les mots à peu près y ont une valeur.
Edouard Turquety épousa à Rennes, en
1852, une jeune fille charmante, M"^ de Gacon,
148 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX° SIECLE
et alla habiter Passy, près du Bois- de Bou-
logne, où il vécut très retii'é. M. Loïc Petit,
dans la Revue de Bretagne et de Vendée^
(avril 1868), a donné sur cette période de sa
vie des renseignements intéressants.
Bibliophile passionné, Turquety écrivit des
études curieuses sur les poètes duXVP siècle.
Une maladie de langueur, causée en partie par
l'abus de la morphine, dont il se servait pour
combattre ses fréquentes insomnies, amena
sa mort le 18 novembre 1867. On transporta
son corps à Rennes, mais quelques amis fidèles
y suivirent seuls son convoi.
Auprès d'Edouard Turquety, il faut ranger
Louis de Trogoff, auteur des Poésies reli-
gieuses (1844), et du Breil de Marzan, le bio-
graphe et l'ami de Maurice de Guérin. Ce
dernier fit paraître en 1842 un volume de vers,
La Famille et F Autel. 11 a passé sa vie dans
son château de Marzan, près de la Roche-
Bernard, sur les bords de la Vilaine, cette
rivière qu'Arthur Young trouvait superbe et
qui, écrivait-il en 1788, « serait une des plus
c( belles du monde, à cause de la hardiesse de
« ses rives », si elles étaient boisées au lieu
d'être couvertes de landes sauvages. Du Breil
de Marzan avait le goût de la campagne, mais
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 149
il ne savait pas exprimer son sentiment avec
grâce. Ses vers sont durs et sans ailes.
Un autre écrivain morbihannais, Louis-
Georges de Cadoudal, né le 10 février 1823,
mort à Kerléano près d'Auray, le l^^ avril
1885, avait un style plus élégant. Il était fils
de Joseph Cadoudal, un des frères du fameux
Georges. Il a publié bien des volumes de
prose, mais a dispersé ses poésies dans les
journaux et les revues.
La Semaine des familles de l'année 1862
contient une pièce où il parle avec charme de
Kerléano, berceau de ses ancêtres :
Je te revois enfin, ô terre des vieux chênes ;
Dix ans déjà passés, j'ai vécu loin de toi,
Mais pour une saison le sort brise mes chaînes,
Tous mes maux sont finis puisque je te revoi !
Loin de ton ciel, la vie, hélas ! me fut amère ;
Les ans et le travail ont sillonné mon front,
Et pour me reconnaître, il faudrait d'une mère
Le cœur rempli d'amour, le regard sûr et prompt.
Mais chez toi rien ne change et ta mâle nature,
Toujours jeune et féconde, apparaît à mes yeux ;
C'est bien là de ton sol l'immuable structure
Et de tes genêts d'or l'aspect silencieux.
150 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Sur le bord des chemins voici les croix de pierre
Où nos pères venaient, à la chute du jour,
Après de longs travaux, chercher dans la prière
Cette force qu'on trouve au pied du Dieu d'amour.
Voici là-bas, là-bas, sur la colline verte
La maison où mon père est mort, et le jardin
Planté par lui. Voici la cour toujours ouverte
Au pauvre, au voyageur qui cherche son chemin.
0 seuil deux fois chéri, tu n"es qu'une ruine.
Toi que j'ai vu si beau dans mes rêves d'enfant !
Tes plafonds sont à jour, ton pauvre toit s'incline,
Tes murs et tes volets disjoints tremblent au vent.
Autour de toi, les fleurs, les ronces, la verdure,
Poussent à tout hasard comme au bord d'un tombeau,
Et sur ta nudité Taumonière nature
Étend partout son lierre, épais et vert manteau.
Raymond du Doré (1807-1893) semait aussi
ses vers d'images fraîches et nouvelles sans
aucun effort.
J'aime, dans ses Poésies d'un Proscrit
(1837), la pièce intitulée les Plongeons des
fossés de Ferrare. J'en extrais quelques pas-
sages:
C'était un jour d'automne, un jour mélancolique,
Comme en donne souvent le ciel de l'Armorique.
Raymond du Doré
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 153
Le passereau blotti sous les toits se taisait,
La rue était déserte ; un vent froid gémissait.
Dans un voile brumeux Ferrare ensevelie
Pleurait les doux rayons du soleil d'Italie,
Et moi, parmi les tours et les mornes palais,
D'un pas indifférent, seul et rêveur, j'allais...
Arrivé sur le bord de cette onde tranquille
Qui baigne tristement les remparts de la ville.
Je m'assis et bientôt j'aperçus deux plongeons
Se glissant à travers une forêt de joncs.
Je voyais tour à tour leur tête vive et noire
S'effacer ou briller comme un reflet de moire.
Je les voyais sortir de leur abri mouvant,
S'avancer inquiets, rentrer au moindre vent.
Revenir par degrés prendre un peu d'assurance
Et loin du bord enfin voguer sans défiance.
Ces vers suffisent à montrer que Raymond
du Doré savait peindre. Il y a, dans ses Poésies
dernières (1874), dans Sœur Denise (1880),
dans ses Poésies d'un octogénaire (1889), des
pages qui feraient honneur aux maîtres.
C'était un des hommes les plus aimables
que j'aie connus, simple, énergique, sans
aucune morgue, d'une franchise admirable. Il
avait été condamné à mort pour avoir pris part
à l'insurrection royaliste de 1832, et s'était
réfugié en Italie, oii il passa plusieurs années.
Il était né à Nantes, le 10 juin 1807. La poésie
154 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
et la chasse furent ses deux passions. Il est
mort le 1" avril 1893, à son château du Doré,
commune de Montrevault, près des beaux
rochers qu'il a chantés dans ses Poésies d'un
octogénaire :
J"ai dans un coin de ma futaie,
Que dore le soleil baissant,
Un amas de rocs dont s'effraie
Le premier regard du passant.
Ce sont de lourds granits bleuâtres,
Des silex blancs, des schistes roux,
Veloutés de mousses verdâtres.
Ombragés de buis et de houx...
De là j'aperçois les grands aunes.
Le blanc nénuphar éclatant,
Les roseaux verts, les glaïeuls jaunes
Qui bordent mon paisible étang.
Sur ma tête, grimpeur agile,
L'écureuil parcourt les sapins,
Et le chat-huant immobile
Lorgne le terrier des lapins.
Autour de moi la menthe exhale
Son doux parfum ; le vent d'été
Berce la rose digitale
Auprès du troène argenté...
I
1
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 155
Vous que j'aime depuis l'enfance,
Bons rochers, il m'eût été doux
De mourir avec l'assurance
D'être enterré sous l'un de vous.
Hippolyte Lucas, né à Rennes en 1807, mort
à Paris le 14 novembre 1878, n'appartenait
pas au même camp politique que les précé-
dents. Il a fait, pendant cinquante années, la
critique dramatique et littéraire au journal le
Siècle. Quoique fils d'un avoué, il détestait la
chicane, et, une fois licencié en droit, il se
lança à Paris dans le journalisme. Esprit très
bienveillant, très ouvert et d'une grande fécon-
dité, il a beaucoup écrit. Les littératures
étrangères lui étaient familières ; il en a fait des
imitations souvent réussies. Gomme artiste,
il cherche avant tout l'harmonie et l'élégance.
Ses Heures d'amour, ses Dernières Poésies et
ses Chants de divers pays forment ses œuvres
lyriques. En tête de ce dernier recueil,
M. Olivier de Gourcuff a écrit une excellente
notice biographique. Voici une petite pièce,
tirée des Heures d'amour :
TE VOIR
Sais-tu bien à quel point ta présence m'enivre.
Quel est mon seul bonheur, que je voudrais te suivre
Comme ton ombre suit tes pas !
156 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Sais-tu bien que te plaire est toute mori envie
Et qu'ils sont effacés du livre de ma vie
Les jours où je ne te vois pas !
Mon âme en ton absence est obscure et flétrie.
A Tarbuste arraché du sol de la patrie
Loin de toi je suis tout pareil ;
Mais en t'apercevant je commence à renaître ;
J'ai besoin de tes yeux pour réchauffer mon être,
Comme l'arbuste, du soleil.
Charles Monselet, ainsi qu'Hippolyte Lucas,
était plus parisien que breton, bien qu'il fût
né, le 30 avril 1825, à Nantes où son père
tenait une librairie. Pendant sa jeunesse, il
habita Bordeaux et y oublia un peu les bords
brumeux de la Loire pour chanter le joyeux
Médoc
Et ses nappes de vigne aux sentiers infinis.
Pourtant M. Léon Séché, qui a écrit sur lui
en 1892, dans la Revue des Provinces de
rOuest, de bien fines et bien jolies pages,
prétend que l'amour de son vieux pays était
resté au fond de son cœur et l'a inspiré quand
il a parlé de Fréron et de Desforges-Maillard.
Les Vignes du Seigneur (1855), le Plaisir et
r Amour (1865), tels sont les titres de deux
HippoLYTE Lucas
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 159
recueils de vers qu'il a fondus en 1881 dans
un volume de Poésies complètes.
En parcourant ce livre, formé en grande
partie de courtes pièces, spirituelles, plaisantes
et gaillardes, on est agréablement surpris d'y
rencontrer une poésie émue et touchant à l'art
le plus relevé et le plus délicat, comme la
Leçon de flûle:
J'étais resté longtemps les yeux sur un tableau
Où j'avais retrouvé Théocrite et Belleau,
Fraîche idylle aux bosquets de Sicile ravie,
Ayant bu la lumière et respiré la vie.
Ce tableau représente, en un verger sacré,
Un vieux pâtre taillant une flûte, entouré
D'un beau groupe d'enfants aux têtes attentives,
Qui se pressent muets, dans des poses naïves.
Et parmi ces enfants que déjà l'art soumet.
Un surtout, sérieux et bouclé, me charmait.
Je m'étais éloigné de cette aimable toile,
Et je voyais toujours l'enfant aux yeux d'étoile ;
Et je me surprenais, en marchant, à songer:
< Je veux dire à mes fils les leçons du berger,
« Leur tailler des pipeaux et leur faire comprendre
« A quel point l'art est doux, consolateur et tendre ! >
Je raisonnais ainsi, quand soudain, au détour
D'une place, je vis dans le fond d'une cour
160 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Cn homme pâle, usé, front courbé par la. lutte.
Il tenait aussi lui, dans ses doigts, une flûte;
Et son chapeau fangeux, sur le pavé placé,
Dénonçait la misère et Torgueil terrassé.
Or je ne sais par quel sortilège exécrable,
Dans cet homme flétri, dégradé, lamentable.
Je revoyais l'enfant du tableau contemplé,
Les traits purs de l'enfant sérieux et bouclé.
— Ainsi fait le hasard en ses jours dironie. —
Je m'enfuis, inclinant ma tète rembrunie.
0 music{ue I ô tableaux ! o Sicile ! ô verger !
Mes fds ignoreront les leçons du berger.
Monselet a fourni plusieurs livrets d'opéra-
comique au musicien Ferdinand Poise, la
Méprise de l Amour, V Amour médecin, Joli-
Gilles; mais c'est surtout dans ses ouvrages
en prose qu'il a répandu le charme léger de
son esprit. On peut lire, dans les Lundis de
Sainte-Beuve, un portrait de lui, après lequel
il n'y a rien à dire. Il mourut à Paris le 18
mars 1888.
Une de ses blueltes les plus piquantes est
le Calvaire des Poètes, qu'il avait laissé inédit.
Il y raconte avec infiniment de verve les
misères et les malheurs des écrivains célèbres,
et, pour consoler ceux qui ne sont pas satis-
faits de leur sort, leur rappelle que les plus
Charles Monselet
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 11
I
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 163
heureux n'ont pu échapper à bien des ennuis
et à la haine de leurs envieux. En deux mots
il résume une vie. « Théocrite, dira-t-il, l'élé-
(( gant et badin Théocrite, ne s'en tint pas
« toujours à ses pipeaux et à ses bergeries. Il
(( écrivit aussi quelques satires contre Hiéron,
(( roi de Sicile, qui s'en vengea en le faisant
« étrangler. »
« Sheridan, auteur de F Ecole de la Médi-
( sance, laissa une de ses oreilles entre les
« dents d'un certain capitaine Mathews, qui
« s'était permis d'insérer dans une gazette de
« province un article injurieux contre Miss
<( Linley, célèbre cantatrice. Cette dernière
(( consentit à épouser le poète pour prix de
(( son amour et de son dévouement tout che-
« valeresque. »
(( Virgile est le seul des poètes épiques qui
(' ait joui de sa réputation pendant sa vie.
(' Néanmoins, s'il eut de nombreux admira-
(( teurs, il eut aussi de nombreux critiques :
« Bathylle , Filistus , Cornifîcius, Bavius ,
(( Mœvius, etc., etc., cherchèrent tour à tour
« à jeter du ridicule sur ses vers. »
Ce petit livre est plein de finesse, de malice
et aussi d'émotion contenue.
Emile Souvestre, né à Morlaix, le 15 avril
164 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX* SIECLE
1806, mort à Montmorency, le 8 juillet 1854,
avait une intelligence vaste et féconde, un
cœur généreux, une volonté énergique.
Il a aimé son pays natal avec passion et a
travaillé toute sa vie à le faire connaître et
apprécier. C'est lui qui, par son livre des
Derniers Bretons et ses nombreux ouvrages
sur la Bretagne, a le plus vulgarisé en France
et à l'étranger la littérature et les coutumes
armoricaines. Il conte avec beaucoup de talent,
bien que son style ne soit pas assez serré ni
tissu avec assez d'art. Les malheurs qui
avaient attristé sa jeunesse l'avaient obligé à
se faire une ressource de sa plume. De là une
production incessante et par suite une exécu-
tion un peu négligée. Son œuvre est énorme,
relativement à sa courte vie. « Emile Souvestre,
« dit Guillaume Le Jean, (Biographie bre-
« tonne), était de grande taille et d'une cor-
« pulence qui, voisine de l'obésité, eût exigé
(( une activité physique dont il ne comprit
« que trop tard le besoin. Sa belle figure,
« sérieuse et ouverte, encadrée de longs che-
« veux noirs qui lui retombaient sur les
« épaules, la douceur toute féminine du regard,
« la cordialité du geste, tout cela formait un
« de ces ensembles attrayants, difficiles à
Emile Souvestre
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 167
« analyser et plus encore à oublier. On croyait
« y voir la dignité patriarcale d'un chef de
« famille breton, ou la douceur grave et pé-
« nétrante d'un pasteur de village allemand. »
Son portrait, dessiné par Chevignard et publié
dans le Magasin pittoresque, en 1854, répond
bien à cette esquisse.
Comme poète, il n'a publié que deux petits
volumes, imprimés à Nantes : Trois femmes
poètes inconnues (1829) et Rêves poétiques
(1830).
Ses vers sont en général faibles, sans inven-
tion et sans éclat, mais ils ont de la douceur
et de l'harmonie. La pièce que je préfère est
datée de Paris et intitulée le Peuplier :
rès du riche portail de cet hôtel splendide,
Vois-tu ce peuplier qui s'élève timide ?
Parmi tant de palais pressés et réunis,
Seule à mes yeux rêveurs sa riante verdure
Semble me rappeler encore la nature
Et me parler de mon pays.
Le bruit d'un char léger qui dans le lointain passe,
Un murmure incertain et perdu dans l'espace,
De mon illusion vient aider les erreurs ;
Je crois entendre encor le vent de ma vallée,
Ou le doux bruit de l'eau qui murmure voilée
Sous un dôme mouvant de fleurs.
168 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Mais lorsque par l'hiver sa verdure flétrie
Ne m'entretiendra plus de ma chère patrie,
Chaque soir tristement sur mon balcon penché,
Je n'aurai, pour songer à ma chère Bretagne,
Qu'une rose cueillie au fond de ma montagne
Et que sur mon cœur j'ai séché...
Emile Souvestre, qui voulait agir sur ses
contemporains, sentit vite l'impuissance de la
poésie, quand elle n'est pas la voix d'un homme
de génie. Il fît, comme a fait depuis M. Jules
Simon, qui cessa de bonne heure d'écouter les
Plaintes du vent, pour devenir un savant his-
torien de la philosophie, un politique sincè-
rement libéral, un orateur prodigieusement
habile et, enfin, un conteur charmant, faisant
revivre avec une bonhomie réelle les braves
gens de la vieille ville de Vannes où s'est
écoulée sa jeunesse.
Victor Mangin (1819-1867; était un vaillant
journaliste. Son poème de Lida, qui n'est
point sans mérite, montre toutefois qu'il était
mieux fait pour la polémique que pour la
poésie.
M. Eugène Orieux, né à Rezé-lès-Nantes,
le 23 janvier 1823, l'auteur délicat et penseur
de r Heure du rêve, a donné à la science presque
tout son temps et ses efforts, et il en est de
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 169
même d'Eugène Lambert (1803-1879), ma-
gistrat philosophe, qui a trouvé quelques
heureuses inspirations, entre autres son élégie
sur Une vieille chapelle en ruine :
Un vieux pauvre a l'instinct de son isolement,
Sans parents, sans amis, il s'éteint tristement
Et le monde l'oublie.
L'édifice en ruine et par le temps noirci
Sentant son abandon, comme le pauvre aussi
A sa mélancolie !...
Tes murs restés debout, humides et moisis.
Ont le froid de la mort dont nous sommes saisis,
Chapelle désolée ;
Ton image ressemble à ce cadavre humain
Et glacé, qui nous dit, en repoussant la main :
L'âme s'est envolée.
(Les Fleurs du Bien, 1876.)
Anthime Menard, né à Savenay, le 29
septembre 1809, mort à Nantes le 5 mars 1889,
avant d'être un avocat d'une verve extraordi-
naire, avait cultivé la poésie et publié un
volume de vers où on lit avec plaisir deux
pièces: Isolier et Filiolœ*, Cette dernière est
1. Suis-je poète? Un volume, Savenay, 1844.
170 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
l'histoire, très joliment contée, d'un petit
pâtour.
filiol.î:
Je chevauchais sur la bruyèr
De Crossac à Saint-Joachim,
Et je récitais ma prière
Pour ma future et mon prochain.
Le vent soufflait avec tristesse ;
La nuit gagnait le vieux marais ;
Je voulus doubler de vitesse,
Mais par malheur je m'égarais.
On était au mois de brumaire,
Où les soirs tombent si subits.
Quand j'aperçus, seul et sans mère,
Un petit gardeur de brebis.
« Mignon, dis-je, hélas ! je m'égare !
« Veux-tu me conduire ? » Il dit : « Oui
Puis marcha devant, criant : « Gare ! »
Et je marchai derrière lui.
Nous arrivâmes à l'église.
C'est là qu'aboutit le chemin ;
Mais quand il vit qu'à ma valise,
Pour le payer, je mis la main.
L'enfant prit une voix amère,
Devint rose comme un rubis ;
Puis sourit, disant : « Pour ma mère ! »
Et rentra coucher ses brebis.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 171
Au vieux recteur de la paroisse
Je parlai du petit pâtour.
« Monsieur, dit-il, j'attends qu'il croisse,
« Afin de l'instruire à mon tour ;
« Car au bon Dieu j'ai fait promesse
« Que son esprit vaudrait son cœur.
« Il me répond déjà la messe ;
« Il chante déjà dans le chœur.
« Je lui montrerai la grammaire,
« Entre la fauche et les épis ;
« Car, moi pour Dieu, lui, pour sa mère,
« Tous deux nous gardons les brebis. »
Huit ans après, ma haquenée
Trottait sur le même terrain ;
Ma mignonne, vous étiez née ;
J'allais vous chercher un parrain.
Je trouve, autour d'un beau jeune homme.
Un troupeau d'écoliers joyeux.
C'est Loïc ; il me voit, se nomme,
Et me dit, en baissant les yeux :
« Je suis instituteur primaire ;
« Si je mange encor du pain bis,
« J'en gagne du blanc pour ma mère ;
(( Et ces enfants sont mes brebis. »
Aujourd'hui, Loïc, avant l'âge.
Est riche ; il a ferme et fermier ;
Et, jadis dernier du village,
Il est devenu le premier.
Hier, toutes les voix, en une.
Des électeurs municipaux
172 LA POÉSIE BRETONNE AU Xix'^ SIECLE
L'ont fait maire de sa commune,
Et tous lui tirent leurs chapeaux.
Mais, s'il a nom Monsieur le Maire,
Et s'il porte de beaux habits.
C'est qu'il a bien aimé sa mère,
Le petit gardeur de brebis.
Ces écrivains ont tous subi l'influence du
romantisme, ainsi que Pitre Chevalier (né à
Paimbœuf, 1802-1863), historien plus que
poète, Amand Guérin, Yves Tennaëc (Chèvre-
mont) et trois infortunés, Auguste Le Braz,
Emile Roulland et Tristan Corbière, dont les
destinées ont été diversement tragiques.
MM. Léon Séché, Adolphe Orain, René Ker-
viler, Olivier de Gourcuff, Dominique Caillé,
Louis Tiercelin, qui sont eux-mêmes devrais
poètes, ont pieusement rappelé le souvenir
d'une foule d'autres, dans leurs livres et dans
des notices, publiées par les revues bretonnes ;
mais les vers de ces littérateurs oubliés n'ont
pas un intérêt assez marquant pour que j'en
surcharge ce tableau d'ensemble de la poésie
armoricaine, qui n'est pas une étude bibliogra-
phique. Leurs œuvres à presque tous sentent,
malgré eux, « les traditions académiques » et
les « formes conventionnelles. »
11 y a un peu de ces formes conventionnelles
i
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 173
et de la déclamation dans les poésies de Louis
de Léon, né à Rennes, le 9 janvier 1818, et
mort dans cette ville, le 11 mai 1843; mais il
y a aussi une fougue et une verve qui étaient
la preuve d'un tempérament de poète. Sa satire
La Tragédie du Monde a vieilli, et la pièce,
pleine d'humour, qui a pour titre Mon enterre-
ment, n'est pas sans défaut; mais on y recon-
naît des facultés éminentes.
Il fréquentait beaucoup le salon d'une femme
très intelligente de Rennes, M'"® de Lantivy,
qui groupait alors les poètes autour d'elle.
M.Adolphe Orain, dans une biographie publiée
par y Hermine en juin 1893, cite une lettre
qu'elle lui écrivait et où elle disait très bien,
en parlant de son talent : « Avec la gaieté et
a la verve un peu moqueuse qui l'animent, on
« y trouve l'onction et la suavité d'une âme
« tendre. L'esprit seul est une faculté diabo-
« lique, si elle n'est pas tempérée par la ten-
« dresse du cœur. »
Louis de Léon était très agité par les idées
de son époque. On le voit dans sa Tragédie
du Monde, dont voici un court fragment :
Il est dans tous les cœurs un horrible malaise ;
Le monde maintenant, fait comme il est, nous pèse.
174 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX'^ SIECLE
On ne sait où se prendre, on doute du chemin,
Et tout ce qu'on saisit s'écrase dans la main.
Dans la soif d'avenir qui nous brûle et dévore,
On pousse, on se remue et Ton s'agite encore.
Comme si sous nos pas nous sentions s'ébranler
Le sablier du temps tout près de s'écrouler...
Oh ! c'est vraiment pitié que cette pauvre terre
Qui prend dans son orgueil pour la pure lumière
L'étincelle de feu qui jaillit dun pavé,
Ou quelques feux follets d'un limon soulevé...
Qui croit enfin que c'est une œuvre libre et belle
Que de lancer sans mors la cavale rebelle,
Dût-elle sur la pierre, en ses bonds indomptés,
Écraser de ses fers nos fronts épouvantés !
Ce jeune poète a de la flamme, mais le sen-
timent de la nature n'était pas encore développé
en lui ; sa palette n'est pas riche en couleurs.
Emporté à vingt-cinq ans par une fièvre
typhoïde, il n'a pu donner sa mesure. Ses
amis avaient fondé sur lui de grandes espé-
rances, et ce qu'il a produit justifie les regrets
qu'il a laissés.
En 1842, M. Aurélien de Courson, que ses
publications historiques avaient mis en relief,
fonda à Saint-Brieuc, la Revue de lArmo-
riqcie, avec un groupe d'amis, dévoués au
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 175
catholicisme. Les principaux étaient MM. de
la Villemarqué, L. de Carné, Amédée Du-
quesnel *, Laimé, Roux-Lavergne et Vincent
Audren de Kerdrel % que ses talents d'orateur
et d'écrivain devaient mettre bientôt au premier
rang parmi les politiques et les savants bretons.
J'ai trouvé dans cette Revue une poésie
empreinte d'un sentiment profond et qui
témoigne d'une imagination forte (août 1843).
Elle est datée : « En mer, avril iSii », et
signée : Baron Régis de Trobriant.
L'auteur était né vers 1817. Il fit ses études
à Rennes, dissipa sa fortune et partit pour
les Etats-Unis, où il épousa, à New- York, une
jeune fîlle très riche. Pendant la grande
guerre civile, causée parla question de l'escla-
vage, il prit parti pour les Etats du Nord, se
distingua dans plusieurs batailles et fut nommé
en 1864 brigadier général. Passionné pour la
littérature, il fonda la revue Le Nouveau-
Monde et y écrivit de nombreux articles. Il a
1. Né à Lorient en 1802, bibliothécaire de Saint-Malo,
auteur d'une Histoire des Lettres, en sept volumes, des
Chants français, etc.
2. Né à Saint-Uhel, près Lorient, le 2 septembre 1815,
sénateur, il a publié, dans la Revue de Bretagne et de
Vendée, quelques élégantes poésies.
176 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
publié un roman, Les Gentilshommes de
r Ouest. Sa poésie Ze Pf/Zaiyer mérite d'être
citée en entier :
Quand l'orage assombrit notre ciel de Bretagne,
A l'heure où les troupeaux traversent la campagne,
Parfois le pillawer, auprès des hauts genêts,
S'assied et suit de l'œil sur la lande sauvage
Le vol inusité d'un oiseau de passage,
Dont nul ne sait le nom aux montagnes d'Arez.
D'où vient-il? Où va-t-il ? A quel mont solitaire.
Sur quel rocher désert a-t-il laissé son aire ?
Quand son vol s'égara dans les hauts tourbillons.
Qui sait si l'ouragan aux fureurs inégales
Bondissait sur les flots en ardentes spirales,
S'il fauchait les forêts ou rasait les sillons ?
Peut-être qu'en voyant sa hautaine envergure,
Quelque pâtre vieilli dira par aventure I
S'il a pris son essor du nord ou du ponent ;
Mais c'est tout ! Et l'oiseau des froides latitudes
Se perd silencieux parmi nos solitudes
Dans les ombres du soir qui s'en vont déclinant...
Alors le pillawer, en songeant à l'orage
Qui poursuit dans le ciel les oiseaux de passage,
Se lève tout pensif et reprend son chemin ;
Comme eux, aux jours mauvais, loin des Montagnes Noires,
Le pauvre pillawer va disant des histoires
Et dort sur les sentiers, son pen-bas à la main.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 177
Quand il vient, les enfants s'éloignent de sa route,
Inquiets et l'esprit agité par un doute.
Quel est, se disent-ils, ce sombre voyageur?
Qui d'entre nous connaît le toit de sa famille?
A-t-il dans nos moissons jamais pris la faucille?
Quel destin le poursuit, le crime ou le malheur ?
Si parfois la pitié lui cède une escabelle,
Des luttes des Pardons il conte la nouvelle.
Chante les gwerz d'amour, œuvres des cloarecs, —
Puis, quand il a dormi sur la paille de Taire,
Il part en bénissant la maison tutélaire
Qui, dans la nuit d'orage, a gardé ses pieds secs.
C'est ainsi que, sans cesse étranger par le monde,
Il promène au hasard sa course vagabonde
De Vannes à Tréguier, de Quimper à Morlaix ;
Chez le rude pêcheur des côtes de Cornouailles,
Chez le pâtre qui n'a d'abri que les broussailles,
Pauvre, mais libre, il va sans s'arrêter jamais.
Un jour enfin, au bord d'une lande isolée.
Quelque homme du pays sur la terre gelée
Trouvera sa dépouille, et comme de son sort
Seul il aura gardé le mot pendant sa route,
Une croix de bois noir où plane encor le doute
Après lui gardera l'énigme de sa mort !
Comme le pillawer, j'ai quitté ma patrie,
Le manoir féodal et la herse meurtrie
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 12
178 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Dont la mousse a rongé les arceaux mutilés,
Car l'hermine est livrée au marteau des Vandales...
Et quand le feu s'éteint sur l'autel des vestales,
Il est temps de partir !... Les Dieux s'en sont allés !
De 1853 à 1858, la Revue des Provinces de
r Ouest fut publiée, à Nantes, sous l'intelli-
gente direction d'Armand Guéraud. Il l'ouvrit
aux poètes et rassembla lui-même avec beau-
coup de goût les chants populaires du pays
nantais, comme M. Lucien Decombe ceux de
rille-et-Vilaine *.
A Rennes, Ludovic Kermeleuc, de 1864 à
1867, eut un zèle égal pour la poésie dans le
Conteur breton.
Depuis 1857, la Revue de Bretagne et de
Vendée n'a cessé, elle aussi, de prodiguer les
encouragements aux bardes celtiques et aux
poètes bretons-français. M. Arthur de la Bor-
derie, son directeur, est un ami des Muses
effacé derrière un historien de premier ordre.
Il a été puissamment aidé par MM. Emile
Grimaud et Edmond Biré, qui de Luçon
vinrent très jeunes s'établir à Nantes, et y
ont parcouru une brillante carrière.
1. Chansons populaires, recueillies dans le département
d'Ille-et-Vilaine, par Lucien Decombe. IL Caillière, Rennes,
1884.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 179
Stéphane Halgan, beau-frère d'Edmond Biré,
fut un des principaux rédacteurs de cette
Revue. Né à Nantes le 8 avril 1828, il eut, sauf
la beauté du visage, tous les avantages que
donnent la nature et la société. Il fut le type
de l'homme heureux. Petit-fîls de l'amiral
Halgan, pair de France, il devint lui-même
sénateur. Riche, bien portant, très doué au
point de vue intellectuel, son bonheur fut
probablement cause qu'il ne fit jamais d'éner-
giques efforts vers le grand Ap^t. Pourtant il y
a quelques paysages achevés dans son volume
de Souvenirs bretons (Nantes, 1857). Ce livre
n'a jamais été mis dans le commerce, mais
tous les poètes l'ont lu, y compris Théophile
Gautier, qui en parle avec estime dans son
Rapport sur la poésie française depuis iSSO,
adressé au ministre de l'Instruction publique
en 1867.
Regardez ce tableau, très exact et très pitto-
resque, des environs de Guérande :
Derrière les rochers, la plaine sans collines
Étale ses œillets, ses tout petits viviers,
Ses fossés argileux, ses jaunâtres salines
Et ses muions de sel surgissant par milliers.
Quand le martin-pêcheur, aux grandes ailes bleues,
Rase le réservoir qui s'écoule au reflux ;
180 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Quand, essaim blanc et noir, les petits hochequeues
Sifflent en voletant sur le bord du palus ;
Lorsque sur le marais la lune se reflète,
Le soir, et que le vent chasse la nue au ciel,
On respire à plein cœur l'odeur de violette
Dont s'imprègne la brise en effleurant le sel.
De la vieille chapelle aux fins arceaux gothiques
Entre Batz et la mer élevant ses murs gris,
Son portail ogival, ses piliers granitiques,
Un demi crépuscule embellit les débris.
Le haut clocher du bourg au centre de la plaine
Se dresse fièrement ; d"un rayon gracieux
Si le soleil couchant dore la tour lointaine,
Quel spectacle charmant offrent alors les cieux !
L'astre d'or disparaît couché dans ses nuages
Et teint d'un rouge sang le zénith calme et pur ;
Fantôme d'un géant, la tour sur ses rivages,
Spectre noir, se profile au milieu de l'azur ;
Et vers l'autre horizon la lune virginale
Levant vers Escoublac son front, roi de la nuit.
Croise amicalement son rayon pur et pâle
Avec les derniers feux du soleil qui s'enfuit.
Balzac a peint le même site, dans son
roman de Bèalrix (p. 82), et il me semble assez
curieux de mettre en regard de la description
du poète breton celle du plus grand romancier
moderne :
Ces tristes carrés d'eau saumàtre, dit Balzac, divisés
par les petits chemins blancs sur lesquels se promène
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 181
le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillir
le sel et le mettre en muions ; cet espace que les
exhalaisons salines défendent aux oiseaux de traver-
ser, en étouffant aussi tous les efforts de la botanique ;
ces sables où l'œil n'est consolé que par une petite
herbe dure , persistante , à fleurs rosées et par
l'œillet des Chartreux ; ce lac d'eau marine, le sable
des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville
arrêtée comme Venise en pleine mer; enfin, l'immense
Océan qui borde les récifs en granit de ses franges
écumeuses pour faire encore mieux ressortir leurs
formes bizarres, ce spectacle élève la pensée tout en
l'attristant, effet que produit à la longue le sublime,
qui donne le regret des choses inconnues, entrevues
par l'âme à des hauteurs désespérantes.
La lecture de cette prose et des vers qui la
précèdent me laissent, à moi qui ai souvent
traversé cette plaine de marais salants, l'im-
pression que les deux écrivains ont été bien
inspirés et en ont rendu l'aspect avec une
fidélité égale.
Stéphane Halgan, très admirateur d'Alfred
de Musset, imita quelquefois son style, et ce
n'est pas dans ses meilleurs jours. Il n'a un
talent réel que lorsqu'il oublie ses lectures.
Après la publication des Souvenirs bretons^
il ne dit pas adieu à la poésie. Dans la Bévue
de Bretagne et de Vendée, en 1858, il fît pa-
182 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
raître une pièce, La Croix des Landes, où il
rappelle un touchant usage des paysans de la
Haute-Bretagne :
Au sommet de la lande âpre, infertile et nue,
Une croix de sapin entrouvre ses bras noirs ;
Elle est grande ; elle est triste ; et sa tête chenue
Semble grandir encor dans les ombres des soirs.
Elle domine au loin un paysage morne,
Un sol maigre et pierreux que nul soc ne soumit,
Champs grisâtres, plateau désert que rien ne borne
Rien, rien qu'un ciel fouetté par le vent qui gémit...
Voyez dans le lointain cette foule noirâtre :
Celui-là qui longtemps sous ses travaux nombreux
A sillonné les flancs d'une terre marâtre,
Va tomber à son tour dans un sillon plus creux.
Au détour du chemin le groupe va paraître ;
Un pointblanc, unpointnoirmarchentdevantle deuil,
Ils s'avancent vers nous : le point blanc, c'est le prêtre ;
Le point noir qui le suit, c'est le drap du cercueil.
Je distingue déjà le donneur d'eau bénite
Et sousleurs manteaux lourds les sixporteurs du corps ;
Et la brise du soir qui tremble et qui palpite
Apporte jusqu'à nous de funèbres accords...
Les voici devant nous. Un parent se détache
De ce cortège ému ; puis il façonne en croix
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 183
Deux tiges de genêt qu'il coupe ou qu'il arrache ;
Il plante cet hommage au pied du divin Bois.
Ainsi chaque convoi dépose à son passage
Une petite croix auprès de celle-ci,
De nos pays chrétiens sublime et vieil usage,
Autant de morts passés, autant de croix ici. —
0 paysans, cœurs droits, croyants d'ancienne race.
Avancez vers la tombe en laissant tour à tour
Des dernières douleurs cette pieuse trace :
A l'éternelle Croix joignez vos croix d'un jour...
Stéphane Halgan mourut à Nantes, le 19
janvier 1882.
M'"^ Riom (Adine Broband), qui compte
aussi parmi les rédacteurs de la Revue de Bre-
tagne et de Vendée, est née près de cette ville,
en 1823, au bourg du Pellerin, chanté par le
poète canadien Louis Fréchette, en souvenir
de l'hospitalité qu'il y reçut chez elle.
Par l'intensité de l'émotion, l'imprévu du
style, l'éclat des couleurs, elle est supérieure
à M"^6 Penquer et à M'^^ Sophie Hue. Elle a
des rapprochements de mots et d'idées, des
trouvailles d'expression, qui révèlent les âmes
011 est tombée une étincelle du feu poétique.
Peu de femmes en ce siècle ont plus écrit ;
184 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
elle eût mieux fait de ciseler avec patience des
vers moins nombreux ; mais son talent est
surtout d'improvisation, et ces tempéraments-
là ne peuvent se plier à la ciselure. Lamartine
en est un exemple.
Sa biographie a été faite dans les études
curieuses sur les poètes nantais publiées par
M. Dominique Caillé, sous le titre de Figures
de mon pays. Sa grand'mère paternelle, Louise
Fouché, était la sœur du duc d'Otrante. Elle
avait épousé un notaire de Nantes, M. Eugène
Riom, mort en 1885. Son salon est fréquenté
par la plupart des écrivains bretons ; elle les
y accueille avec une bienveillance parfaite.
Elle a touché à tous les sujets, même aux
passions qu'elle n'a point ressenties. Sa pensée
est vigoureuse et pénétrante. Elle connaît le
monde et ses dessous, bien qu'ayant toujours
vécu de l'existence la plus pure et la plus
familiale.
Lisez cette pièce, le Chasseur :
Quand dès l'aube, en automne, on vous voit dans la plaine.
Le fusil sur l'épaule, et qu'un blanc lévrier
Bondit autour de vous ; quand une chaude haleine
Mûrit les grappes d'or et les fruits du sorbier;
Quand les épis coupés, les feuillages humides,
L'acre arôme du frêne, abri des cantharides,
'*3!T~-
M'"' RiOM
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 187
Répandent sur les prés leurs étranges senteurs ;
Si vous voyez passer, en nuages chanteurs,
Ces oiseaux qui s'en vont enivrés de tendresse,
Vers le soleil brillant d'Italie ou de Grèce,
Oh ! laissez-les en paix ! Demandez à genoux
Que ces chants entendus des plaines éternelles,
Que ces frémissements qui font trembler les ailes.
Et l'air et les rayons, passent aussi dans vous !
Mais si vous rencontrez la colombe éperdue,
Interrogeant en vain la forêt ou la nue,
Arrêtez-vous ! ses cris font pleurer les échos.
Dites-lui que la mort est le terme des maux !
Quand, pour chercher l'absent, du nid elle se penche,
Prenez votre arme, au cœur visez sous l'aile blanche;
Ne vous détournez pas ! Songez à votre sœur
Implorant le retour ou le plomb du chasseur.
Les strophes que M"™® Riom met dans la
bouche de sainte Thérèse sont admirables de
passion mystique :
Oh ! choisis-moi pour ton amante,
Mon Sauveur, mon Christ adoré !
Prends-moi pour ton humble servante,
A genoux au temple sacré,
Pour ton esclave bienheureuse.
Qui veut qu'à ta croix glorieuse
Tous ses désirs restent liés.
Oh ! non, j'ai dit plus que je n'ose :
Seigneur, prends-moi pour quelque chose
Où tu puisses poser les pieds !
Que ne puis-je, avec Madeleine,
Vivre toujours à tes genoux,
Et de l'amphore toujours pleine
Verser les parfums les plus doux;
Te voir avec Marthe et Marie,
Pauvre femme de Samarie,
Sans comprendre écouter ta voix ;
Comme Lazare dans la bière,
Me relever à ta prière,
Pour vivre en t'adorant deux fois.
I
188 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Ah ! dans mon cœur cherche une place,
Place d'amour, place d'honneur,
Où devant ton nom tout s'efface,
Où tu sois à jamais vainqueur.
Non, monte encor. Vois dans mon âme, J
Plus haut que la plus chaste flamme.
Le trône où je veux t'élever.
Que je te suive où tu t'élances,
Et que jusc|u'à toi mes offenses
Ne puissent jamais arriver!
A Jéricho, ville des roses,
Au bord du lac, près des palmiers,
Dans le Cénacle aux portes closes,
Près des disciples bateliers,
Oh ! laisse-moi toujours te suivre !
Un seul instant laisse-moi vivre
Avec Jean ravi de bonheur,
Qui pendant la Cène divine,
En s'endormant sur ta poitrine,
De ses lèvres pressait ton cœur.
I
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 189
Oh ! viens, viens soulever mon âme ;
Que vers toi monte mon amour,
Avec les parfums et la flamme,
Avec les chants, avec le jour;
Que ton souffle brûlant m'oppresse,
Qu'il puisse, en m'enivrant sans cesse,
Prendre ma vie en s'échappant,
Comme le torrent des montagnes,
Qui, s'élançant dans les campagnes.
Brise sa digue et se répand.
Pendant longtemps, M'"^ Riom n'a signé ses
livres que des pseudonymes de Comte de Saint-
Jean et de Louise d'Isolé. Le secret lui fut
bien gardé; mais, à la fin, il a été découvert.
Ses principaux recueils de vers s'appellent
Reflets de la lumière (1857), Flux et reflux
(1859), Passion (1864), Après l'amour (1867),
Merlin (1875), Fleurs du passé (1880), Lé-
gendes bibliques et orientales (1882). Dans son
roman de Michel Marion, elle a raconté avec
un enthousiasme communicatif un épisode des
dernières luttes soutenues contre la France
parles Bretons pour défendre leur nationalité.
La fécondité littéraire de M™« Riom a été
encore dépassée par celle d'Eugénie-Marie
Saffray, très connue sous le nom de Raoul de
Navery. Ses livres sont innombrables. Elle
190 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
était née près de Ploërmel, en 1831, et mourut
au château de Reuil (Seine-et-Marne), le 17
mai 1885. Son existence fut mouvementée.
Elle visita dans ses voyages une grande partie
de l'Europe.
Elle fît imprimer à Nantes, en 1854, un vo-
lume de poésies signées : J/™^ Marie Saffray
et intitulées les Marguerites, où transparaît
son âme, sensuelle et mystique à la fois. Les
vers en sont faciles et gracieux. Une des plus
jolies pièces est la ballade de la Dame de
Graine :
Enfants, commençons la veillée ;
Tout est sombre sous la feuillée,
Et Toiseau du soir a chanté.
Faites comme votre grand'mère
Et filez d'une main légère
Le lin qu'au printemps j'ai planté.
Je vais vous conter une histoire
Douce à retenir, douce à croire,
Afin d'égayer vos travaux.
— Tournez bien vite vos fuseaux.
Et la grand'mère raconte l'histoire d'une
châtelaine de dix-huit ans, la belle Giselle,
mariée à un vieux chevalier, grand chasseur
et naturellement sévère et jaloux.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 191
La belle et jeune châtelaine,
Seule clans le donjon de Graine,
Filait chaque jour et pleurait,
Puis au loin cherchait dans l'espace
D'un nuage l'ombre sans trace,
L'aile de l'oiseau qui volait.
Pour distraire un peu sa pensée,
Elle lisait, tout oppressée.
Les poèmes des Provençaux.
— Tournez plus vite vos fuseaux.
Mais le vieux chevalier prend pour page le
fils d'un de ses amis mort en Palestine et
l'emmène tous les jours à la chasse. Le jeune
homme devient bientôt amoureux de Giselle,
qui le voit sans déplaisir. Aussi, quand son
mari se noie en poursuivant un cerf, elle n'a
point de peine à se consoler et lui donne le
page pour successeur.
Raoul de Navery a publié d'autres recueils
de vers, la Crèche et la Croix, les PrismeSy
etc.; mais ses qualités d'écrivain se sont dé-
veloppées dans ses romans, où elle a mêlé
quelquefois l'histoire et les paysages de l'Ar-
morique.
Un autre enfant dévoué de la Bretagne est
Hippolyte Violeau, né à Brest en 1818.
En tête de la seconde édition de ses Loisirs
192 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
poétiques, Louis Veuillot, dans une notice qui
est un petit chef-d'œuvre, a raconté la jeunesse
douloureuse de ce fîls d'un maître voilier. Le
talent de M. Violeau, plusieurs fois récom-
pensé par l'Académie française, est d'une
pureté et d'une élégance charmantes. Sa Pèle-
rine de Ramengol, la Barque infernale, le
Regret, ont été lus par tout le monde en Bre-
tagne. V Adieu de la Nourrice est une poésie
exquise :
Voici riieure ! au seuil de ma porte
S'arrête l'âne du meunier ;
A ta mère, dans son panier,
Pauvre ange, il faut quon te rapporte.
Hélas ! tes frères afiligés
Autour de ton berceau rangés
Pleurent et ne peuvent comprendre
Pourquoi celle qui m'a donné
Son petit enfant nouveau-né
Veut aujourd'hui me le reprendre.
Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Devant le fagot de bruyère
Où je réchauffais tes pieds nus
HiPPOLYTE ViOLEAU
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 13
(
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 195
Avec toi je ne viendrai plus
M'asseoir au foyer, sur la pierre.
Ta mère prendra soin de toi,
Mais saura-t-elle comme moi
D'eau bénite asperger tes langes
Et renouveler chaque soir
Le petit morceau de pain noir
Qui préserve des mauvais anges?
Va, mon enfant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame ;
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Tu me regretteras sans doute.
Et lorsqu'aux champs tu reviendras,
Peut-être tu reconnaîtras
Ma chaumière au bord de la route.
Si tu pouvais te souvenir !..
Tiens, regarde bien le menhir
Et la croix où l'oiseau se pose...
Vois, mon amour, regarde encor ;
Là, des genêts aux grappes d'or,
Ici, des champs de trèfle rose.
Va cependant, va, mon chéri.
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Mais ta mère craint ma tendresse.
Ah ! tu ne reviendras jamais !
196 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
En disant combien je t'aimais,
Elle accuserait sa faiblesse.
On ne voit point l'oiseau léger
Laisser aux soins d'un étranger
Son nid caché dans la charmille ;
En vain tout refleurit aux champs,
Parmi les trésors du printemps
Il ne veut rien que sa famille.
Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame.
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Mes larmes seraient trop amères.
Si je n'espérais plus te voir.
A ta porte j'irai m'asseoir,
Un jour, avec tes petits frères.
Devant nous tu devras passer,
Et tu A'oudras nous embrasser,
Retourner avec nous peut-être...
O mon Dieu ! qu'il en soit ainsi !
Oui, j'irai bientôt, mais aussi
Si tu n'allais plus nous connaître !
Va cependant, va mon chéri,
Puisque ta mère te réclame ;
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Adieu, qu'un ange t'accompagne
Et te garde dans le chemin !
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 197
Adieu ! tu chercheras demain
Ta pauvre mère de Bretagne.
Pourquoi n'es-tu pas mon enfant ?
Ici le bon Dieu nous défend
D'éloigner les fils qu'il nous donne ;
Pour eux il nous dit de souffrir ;
Aussi nous aimons mieux mourir
Que de les céder à personne.
Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame ;
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t'a point nourri.
Quand il eut publié les Loisirs poétiques
(1841), les Nouveaux Loisirs, les Légendes et
Paraboles et le Livre des Mères chrétiennes
(1846), Hippolyte Violeau fît des romans et
des récits de voyages, la Maison du Cap, les
Soirées de l'Ouvrier, les Pèlerinages de Bre-
tagne, etc. Il ne faut pas lui demander des
scènes violentes et sombres. Son âme est
d'une douceur évangélique. Louis Veuillot,
dont l'humeur ne l'était pas autant, l'a bien
caractérisé quand il l'a peint écrivant ses
chants religieux « sans songer à la gloire »,
Assis sous son figuier, près de sa mer bretonne,
dans cette admirable vallée de Morlaix, que
198 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
traversent en double rang les arches d'un
pont gigantesque, plus haut que les clochers
des églises et qui dépasse par sa hardiesse
les plus audacieux travaux des Romains.
Un autre enfant du peuple, moins richement
doué, Emile Le Godec, né à Vannes et mort f
à Paris, en juillet 1883, mérite une mention.
Après sa mort, un petit volume de ses vers
frais et délicats a été imprimé par des ouvriers
typographes, ses amis, sous la direction de
M. Victor Robert, qui y a joint une courte
notice biographique et un portrait ^
Les poésies de M. Maximilien Nicol, cha-
noine vannetais, qui a publié, en 1879, Une
Voix de Bretagne, sont parfois un écho gra-
cieux de celles d'Hippolyte Violeau, mais on
y sent aussi l'accent d'une âme énergique,
comme lorsqu'il chante les Cigognes de Stras-
bourg ou Saint Gildas et Taliésin.
L'abbé J.-M. Kerbiriou, recteur de Lanildut
(Finistère), auteur de deux volumes: Armorica
et Patria, s'est inspiré aux mêmes sources.
On peut en dire autant de l'abbé Abel
Soreau, qui a composé avec beaucoup de
1. Poésies posthumes cV Emile Le Godec. Paris, imprimerie
P. Faivre.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 199
talent la musique et les paroles de chants
nombreux, et du cardinal Richard, dont le
cantique Catholique el breton toujours re-
tentit, auxjours de fête, dans toutes les églises
de Bretagne.
Les œuvres de Hyacinthe du Pontavice de
Heussey, passionnées par l'amour et la haine,
sillonnées d'éclairs, font contraste avec la
poésie calme de ces esprits qui ignorent le
doute. Il naquit à Tréguier, le 28 octobre
1814; il était petit-neveu de La Tour d'Au-
vergne et neveu du républicain Théophile de
Kersausie. Ce conspirateur infatigable exerça
sur lui une influence dominatrice.
Son fils Robert, écrivain distingué, qui est
mort à Menton, le 27 décembre 1893, a publié
une édition de ses œuvres complètes, et a
raconté sa vie avec une pénétrante émotion.
C'était un poète primesautier, dédaigneux des
artifices littéraires, inégal, mais inspiré. Pos-
sesseur d'une grande fortune, il partageait
son temps entré l'Angleterre, Paris et la cam-
pagne bretonne aux environs de Fougères, à
Saint-Germain-en-Cogles. Ses Études et Aspi-
rations, ses Sillons et Débris (1860), ses
Poèmes virils (1862), contiennent des élans de
cœur et des beautés de style rares. 11 disait :
200 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Or, tant qu'à ma poitrine il reste un souffle d'homme,
Et tant que je pourrai sous mon ongle sentir
Cette plume de fer qui ne veut pas mentir,
Et tant que je saurai, frappée et refrappée,
Tordre sur mon enclume une rime en épée,
Je ferai mon devoir et j'irai jusqu'au bout.
Qui meurt en combattant tombe toujours debout...
Nous retrouvons la même idée, sous une
image plus fîère encore, dans la pièce intitulée
le Phare :
La nuit et l'ouragan ; — la lueur d'un éclair
Dessine un grand rocher qui domine la mer.
Il est seul. Son flanc noir, argenté par l'écume,
D'une vapeur grossière éternellement fume.
Il est seul dans son calme et sa virilité.
Un contre tous, debout comme la vérité !
Ses pans coupés à pic, ses pointes colossales
Font face à l'Océan, déchirent les rafales.
Dieu du sombre duel est l'unique témoin ;
Le rocher dit au flot : Tu n'iras pas plus loin !
Et, vingt fois divisée et repoussée au large,
La vague se rallie et revient à la charge.
Vaillant soldat de pierre, oh ! comme il est blessé !
Quel devoir le retient à ce poste avancé,
Écoutant chaque jour, dans la mer qui murmure,
Pièce à pièce, tomber sa gigantesque armure ?
Il sait que TOcéan et l'air sont contre lui,
N'importe ! il fut hier ce qu'il est aujourd'hui :
Un vétéran des eaux qu'on nomme l'Inflexible.
j
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 201
Ah ! voilà si longtemps qu'avec un bruit terrible
Il rejeta ceux-là qui veulent l'envahir,
Qu'il devrait se lasser, se courber, obéir.
Dis-moi, lutteur stupide, aux blessures profondes,
Ne vaudrait-il pas mieux t'abandonner aux ondes,
Te rendre, et, descendu dans le gouffre et Toubli,
Dormir tranquillement sous le fait accompli?
A quoi bon t'obstiner contre la mer entière ?
— La mer est un tyran ; je porte une lumière !
Hyacinthe du Pontavice met toujours une
pensée dans ses paysages. Il y a un symbole
dans le sonnet du Sentier :
Une mousse à fleur d'or brodait de son tapis
Le sentier tournoyant sous de hautes futaies ;
Des tribus de lézards et d'insectes tapis
Sifflaient sous les rideaux de ronce de ses haies.
Entre les châtaigniers aux troncs zébrés de raies,
Je voyais çà et là flotter de blonds épis,
Des herbes où dormait la vache au large pis,
Des houx dont les oiseauxpiquaient les rouges baies.
« Sans doute, me disais-je, à quelques pas de là,
c< Ce chemin se repose au fond de la vallée
« Où rit dans la verdure une blanche villa.
« D'un Éden de l'amour c'est la petite allée. »
Et comme j'avançais... j'aperçus tout à coup,
En pâlissant un peu... le cimetière au bout.
202 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
La mélancolie ne dure pas longtemps chez
lui. C'est un poète de combat.
Il s'écriait, dans ses Sillons et Débris:
Je ne suis pas de ceux qu'une main faible brise,
Dont l'adieu d'une femme emporte l'avenir,
Qui restent sous le poids qui les immobilise
Dans la prostration d'un morne souvenir.
Mais je suis de ceux-là dont Fâme souple et fîère
Jamais, même à l'amour, n'appartient tout entière,
Résiste à ses baisers, comme à sa trahison,
Découvre un point d'appui dans l'effort qui la ploie,
S'échappe d'un coup d'aile et, retrouvant sa voie,
S'élance du passé comme d'une prison.
Dans le même recueil, les pièces A un vieux
sculpteur et Le Jardin sont remarquables,
l'une pour ses couleurs fraîches, l'autre pour
le sentiment profond. Les strophes intitulées
Fantaisie ont une grâce mâle et des traits
charmants. Hyacinthe du Pontavice a imité le
Prométhêe d'Eschyle, ce symbole du Droit
opprimé par la Force.
Sa Colère du forgeron est d'une énergie
épique. Elle faisait l'admiration du vieux De-
lescluze, le chef de la Commune de Paris, qui
était un fin littérateur, en même temps qu'un
farouche sectaire.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 203
La comtesse d'Agoult (Daniel Stern), son
amie, le poussait à se présenter à l'Académie
française ; mais il était d'une nature trop indé-
pendante pour se plier aux démarches néces-
saires en pareil cas. Dans ses derniers jours,
ressaisi par les souvenirs de son enfance,
passée à l'ombre de la mystérieuse cathédrale
de Tréguier, le poète revint au catholicisme
qu'il avait combattu.
Charles Alexandre, né à Morlaix, le 23 août
1821, député de Saône-et-Loire à l'Assemblée
nationale en 1871, était aussi un républi-
cain, mais de la nuance de Lamartine, dont
il fut le secrétaire depuis 1849. Le 4 juil-
let 1873, il écrivait dans une lettre au prési-
dent de cette Assemblée : « Je ne comprends
« pas la liberté sans Dieu, ni Dieu sans la
liberté. »
11 a publié trois recueils de poésies : les
Espérances (1852), les Grands Maîtres (1860),
et le Peuple Martyr ("1863). Dans ses intéres-
sants Souvenirs sur Lamartine (1884), il a
mêlé des vers à la prose.
Bien qu'il ait passé une grande partie de sa
vie loin de la Bretagne, il avait gardé pour
elle une vive affection ; ce qui ne l'empêchait
pas d'en décrire certains sites avec une sincé-
204 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
rite peu flatteuse, témoin cette peinture des
environs de Rennes :
0 terre de Tennui, morne pays de Rennes,
Où la route serpente au fond des basses plaines,
Où le sol affaissé, sans sève et sans sommets,
Perd l'horizon du ciel sous les flots des forêts !
Champs aux fossés touffus tout recouverts de chênes,
Dont les troncs émondés n'ont que des branches naines,
Vieux arbres mutilés où le vent sans échos
Passe impuissant et meurt dans les bois sans rameaux ;
Contrée aux flancs taris, monotone nature,
Sans souffle et sans oiseaux, sans hymne et sans murmura
Aux rivières dormant dans les ajoncs épais,
Aux plaines de blé noir, de landes, de genêts,
Aux murs de terre jaune, aux foyers en décombres,
Aux vieilles croix de bois au bord des chemins sombres,
Aux sentiers s'enfonçant sous les taillis ombreux
Où les Chouans cachés frappaient sans peur les Bleus,
Aux paysans trapus, vêtus de peaux de chèvre.
Passant d'un air farouche et tout pâles de fièvre ;
Pays mort, sans élan, aux bas et lourds clochers,
Dont les flèches d'ardoise, au sein des verts halliers.
Montant d'un vol pesant, sans essor et sans aile,
Donnent à peine au cœur la pensée éternelle.
Et, perçant à demi les fourrés de leurs croix,
Semblent des mâts noyés dans l'océan des bois.
Cette description, qui n'est pas toujours
juste, est belle, malgré quelques négligences
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 205
et des répétitions de mots. On en trouve
d'autres de même style dans des pièces voi-
sines, r Atelier et le Feu de la Saint-Jean,
cette dernière dédiée par le poète à son com-
patriote Guillaume Le Jean, qui fut comme
lui secrétaire de Lamartine, après avoir été
instituteur à Paimbœuf. Dans son Cours fami-
lier de littérature (t. x), Lamartine a tracé de
Charles Alexandre un portrait idéalisé de
« bel adolescent..., aussi heureusement doué
« des dons de la famille et de la fortune que
a des dons de la nature. » Il a, en outre,
apprécié son talent; mais il ne faut pas de-
mander à l'auteur de Jocelyn des jugements
bien mesurés sur ses contemporains et sur-
tout ses amis. Il cite de beaux vers de son
secrétaire sur Saint-Point, puis lui donne un
sage conseil : ^( Il y a, dit-il, dans ce petit vo-
c( lume (les Grands Maîtres), des pages
« exquises ; mais quelquefois aussi ces pages
« sont de bronze et rendent l'accent du métal
« par leur profondeur et leur solidité. Nous
« l'admirons et nous le regrettons. Que le
« jeune poète ne s'y trompe pas : ce qu'il
« faut aux vers, ce n'est pas l'éloquence, c'est
« le charme. Il a reçu ce don des dons ; qu'il
« ne s'égare pas sur les traces des poètes poli-
206 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« tiques, systématiques, empiriques, méta-
« physiciens, logiciens, sectaires, que sais-je?
(( qui pullulent maintenante la suite de telles
« ou telles factions... Le plus grand patriote
(' de l'Europe peut être un détestable poète,
(( quoiqu'il soit excellent citoyen... Le cœur
« et l'imagination, voilà tout ce qu'il faut aux
<( poètes. »
Charles Alexandre n'appartient pas à l'école
de la rime riche. Il en prend à son aise avec
elle, imitant en cela La Fontaine et Alfred de
Musset. On trouve parfois dans ses vers des
longueurs, des images étranges et d'un goût
peu sûr.
Francis Melvil, dont le vrai nom était Léonce
Gibert, républicain comme Hyacinthe du Pon-
tavice et Charles Alexandre, n'avait aucun
sentiment religieux. Esprit païen, artiste ha-
bile, il subissait trop le joug des Parnassiens
de Paris. M. Mézières, de l'Académie fran-
çaise, et M. Louis Tiercelin ont loué son talent
et ses qualités d'homme privé. Le général
Boulanger en fit le candidat de son parti pour
la députation dans la circonscription de Saint-
Servan où il habitait; mais le succès ne
répondit point à ses efforts.
On a de lui plusieurs volumes de poésies,
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 207
les Voyageurs, les Rimes nocturnes, les Dieux
inconnus, les Poèmes héroïques, des romans,
où il y a plus de talent que dans ses vers,
Jean de Commana, qui parut dans la Bévue
des Provinces de F Ouest, Marcel Campagnac
et Diana Savelli, publiés par le Temps et la
République française. Il est mort en 1892. En
1894, la Revue politique el littéraire a aussi
donné de lui une nouvelle posthume : Le Rêve
d'Hervé de Naurac.
A la même école poétique et philosophique
se rattache M. Emile Chevé, né à Nantes, le
28 août 1829. La facture solide et brillante de
ses vers rappelle la manière de Leconte de
Liste, mais il ne prétend pas à la même im-
passibilité. Ancien capitaine de frégate, il a
attendu un âge très mûr pour offrir au public
ses productions, dont la forme est toujours
savante. Ce qu'on y chercherait en vain, c'est
une certaine grâce ailée, que d'autres Nantais,
moins habiles, comme Elisa Mercœur ou
Raymond du Doré, ont tout naturellement. La
force et la verve, voilà ses qualités. Elles se
manifestent dans ses trois recueils : Virilités
(1882), les Océans (1885), et Chaos (1887), où,
disciple de Lucrèce et de Schopenhauer, il a
développé ses idées matérialistes et pessi-
208 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX*^ SIECLE
mistes. Il accumule tellement les images que
ce luxe de couleurs fait presque mal aux yeux.
J'en prends un exemple dans ces vers de
r Hymne éternel :
Autour de chaque étoile au loin tournent des terres,
La tète et les pieds pris dans des suaires blancs,
Portant un baudrier flamboyant de cratères ;
Une écharpe de grains est nouée à leurs flancs.
Leurs corps sont bigarrés d'argent et d'émeraude
Par les sables brûlants et les océans froids ;
Leur robe de lapis et de cristal se brode
Par le miroir des lacs et le fîl des détroits.
Elles ont des colliers de rubis, de topazes,
Qu'égrènent leurs printemps aux velours des gazons ;
Elles ont des camails de transparentes gazes,
Quand Faube en floréal nacre leurs horizons.
Pour réfuter le matérialisme mis en rimes,
il n'est besoin que de se rappeler deux lignes
de prose de d'Alembert : « Les propriétés que
(( nous apercevons dans la matière n'ont rien
« de commun avec la faculté de vouloir et de
« penser. » (Discours préliminaire de YEncy-
clopédie.) Tous les arguments de Huxley et
de Vogt sont impuissants contre ce fait, bien
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 209
qu'on ne sache pas ce qu'est au fond la matière.
La politique démocratique, qui passionnait
Francis Melvil et le matérialisme cher à
M. Emile Ghevé, n'avaient aucune action sur
Philippe-Auguste-Mathias Villiers de l'Isle-
Adam. Celui-là vivait du souvenir d'anciennes
gloires et de rêves fantastiques. Son existence
misérable fut aussi étrange que son talent. Il
était de la famille du célèbre grand-maître des
chevaliers de Rhodes. Son père habitait Saint-
Brieuc, où il naquit le 7 novembre 1838.
Dès l'âge de dix-sept ans, il écrivait des
strophes remarquables, à l'occasion de la mort
d'une jeune fille qu'il aimait :
Elle est sous les cyprès, la pâle jeune femme !
Mon amour triste et fier brûle encor dans mon âme,
Comme une lampe d'or veille sur un cercueil ;
Mais je ne pleure plus, la douleur a ses charmes ;
Et d'ailleurs, ô mon Dieu, mes yeux n'ont plus de larmes,
Et mon cœur seul porte le deuil !
Sa liaison avec Baudelaire lui fut malsaine.
Il y prit le goût « des bizarreries nuageuses,
« des obscurités, des préciosités, des raffîne-
« ments, qui déparent parfois son œuvre et la
« rendent difficile à lire », comme le dit son
biographe, M. Robert du Pontavice.
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 14
210 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Ses Premières poésies (1856-1858), ses Fan-
taisies nocturnes (Lyon, 1859), prouvent que
l'excès de prétention à l'originalité est presque
aussi ennuyeux que l'excès de simplicité ; mais
parfois il trouve des vers splendides, des
coupes d'une élégance patricienne, des notes
vagues et fines, qui rappellent certains poètes
allemands de l'école de Souabe.
LES PRÉSENTS
Si tu me parles quelque soir
Du secret de mon cœur malade,
Je te dirai pour t'émouvoir
Une très ancienne ballade.
Si tu me parles de tourment,
De ciel perdu, d'âme épuisée,
J'irai te cueillir simplement
Des roses pleines de rosée.
Si, pareille à la fleur des morts
Qui se plaît dans Texil des tombes.
Tu veux partager mes remords,
Je t'apporterai des colombes.
En 1870, on joua à Paris, au Vaudeville, sa
saynète, la Bêvolte, que Théophile Gautier
apprécia favorablement, tout en formulant des
réserves.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 211
Lors de sa candidature légendaire au trône
de Grèce, sous l'Empire, il avait publié des vers,
dont M. R. du Pontavice cite les suivants :
Un trône pour celui qui rêve,
Un trône est bien sombre aujourd'hui !
Faîte des vanités humaines,
A ses pieds saignent bien des haines,
Souvent il voile bien des peines !
La foule obscure reste au seuil :
Sapin couvert d'hermines blanches,
Il a sceptre et lauriers pour branches ;
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.
Bien qu'il fût un poète d'une imagination
puissante dans son incohérence, il a écrit ses
principaux ouvrages en prose, son drame le
Nouveau-Monde (1876) et ses romans philo-
sophiques, r Amour suprême et lEve future
(1886).
Ses livres sont inférieurs à son âme et à son
génie; car il eut quelque chose de génial.
Epuisé par la misère, les souffrances et les
hallucinations artistiques, il s'est éteint à
l'hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, à
Paris, le 18 août 1889, espérant trouver au
delà du tombeau une vie radieuse comme ses
212 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
rêves, et laissant pour héritier du grand nom
qu'il portait un jeune enfant dont la mère ne
savait pas signer.
La Bretagne vient de perdre un de ses poètes
les mieux inspirés.
Ludovic Jan est mort à Caulnes (Côtes-du-
Nord), le 5 octobre 1894, âgé de trente ans.
Il était né à Ploërmel et fit ses études au petit
séminaire de cette ville, avec deux autres
poètes morbihannais, les abbés A. Lefranc
et F. Le Dorz.
Dans la revue V Hermine, du mois d'octobre
1894, M. Louis Tiercelin, qui fut son ami et son
guide éclairé, lui a consacré des pages d'adieu
très belles et très touchantes.
« Nous avons souvent remarqué, dit-il, qu'il
« ressemblait à certain portrait de Victor Hugo
« jeune. Le front et le regard étaient graves
« et calmes ; la bouche seule avait parfois des
« éclairs d'ironie, comme ces lueurs d'orages
« très lointaines qu'on aperçoit à l'horizon
« dans un soir calme. »
Si Ludovic Jan est mort prématurément,
c'est qu'il a été tué par une maladie qui a fait
périr bien d'autres poètes,
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 213
C'est qu'un amer dégoût rongeait son cœur altier,
suivant sa propre expression.
Obligé pour vivre de se confiner dans un mo-
deste emploi de greffier d'une justice de paix,
au fond d'une bourgade, il a senti son cœur
et son esprit se révolter contre les tristes
nécessités de l'existence, et l'ennui incurable
l'a miné. Il a publié deux volumes de vers :
Dans la bruyère (1891) et les Rêves (1893). Le
premier est supérieur au second, trop hâti-
vement composé.
Comme l'a remarqué M. Jules Rouxel, un
critique pénétrant en même temps qu'un poète
original, il y a chez Ludovic Jan non seu-
lement un artiste, « mais encore un philosophe,
« un penseur que tourmente sans trêve l'éternel
« problème de l'origine et des destinées de
« l'homme. En ce Breton, chrétien de tradition
« et d'éducation, sommeille un vieux levain
« des religions primitives. »
Il a peint, avec des couleurs admirables et
une ampleur qu'ont seuls les maîtres, le pays
011 il est né, ces landes immenses du Morbihan,
voisines de la forêt de Brocéliande, semées
de menhirs et de calvaires, ces vallées pitto-
resques où se dressent, au bord des étangs et
214 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
des cours d'eau, les clochers dentelés de granit f
et les hautes tours du château de Josselin.
La pièce intitulée le Paire me semble
donner la note juste de son talent :
LE PATRE
Enfant, j'eus pour ami, dans ma chère Bretagne,
Un pâtre de mon âge, un gars pensif et doux.
Qui, par les nuits d'été, debout sur la montagne,
Chantait d'un ton très lent, comme on chante chez nous.
Toujours sur le même air, d'une voix triste et tendre.
Longuement il berçait son monotone ennui ;
Et les rares passants s'arrêtaient pour entendre
Cette plainte mêlée aux plaintes de la nuit.
Il avait tout le jour couru dans les bruyères,
Sifflant les geais moqueurs et dérobant les nids ;
Mais sitôt que le soir éteignait ses lumières,
Il s'arrêtait, rêveur, sous les cieux infinis.
Des villages lointains, déjà noyés par l'ombre,
Les angélus montaient vers la mort du soleil :
Et la prière ailée allait du clocher sombre
Perdre ses notes d'or dans l'horizon vermeil.
Le pâtre se tenait debout, la tète nue :
Et le signe de croix, qu'il traçait largement.
Prenait dans l'ombre vague une ampleur inconnue
Sur la sérénité du profond firmament.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 215
Puis, quand tout s'effaçait, clochers et clartés roses,
Quand le silence énorme endormait Fhorizon
Dans le recueillement mystérieux des choses,
Il écoutait venir le nocturne frisson.
Soudain, les bois heurtaient leurs pensives ramures ;
Les ajoncs, les genêts, le chêne frémissant.
S'inclinaient vers la terre avec de sourds murmures.
Comme s'ils avaient peur lorsque la nuit descend.
Alors, mon compagnon s'asseyait sur la pierre :
Ses moutons, effrayés par la fuite du jour.
Bêlaient lugubrement, le nez sur la bruyère.
Et flairaient un danger dans le murmure sourd.
Lui, sans plus de souci, confiant dans sa force.
Il gourmandait son chien, rudoyait le troupeau ;
D'un arbuste naissant il arrachait l'écorce,
Et, rustique ouvrier, se taillait un pipeau.
La nuit s'épaississait; et les étoiles douces
Semaient de blanches fleurs le velours bleu du ciel ;
Leur tremblante clarté venait frôler les mousses,
Comme les pieds divins de Mab et d'Ariel.
C'était l'heure où les morts qu'évoquent les légendes
Sous la lune blafarde errent, les bras tendus ;
Où les menhirs géants, allongés sur les landes.
Semblent poursuivre au loin les passants éperdus.
Le pastour entonnait une chanson bretonne :
Oh ! qu'il est triste et doux d'écouter cette voix,
216 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Qui, sur un rythme lent, plaintif et monotone,
Mêle l'âme de l'homme aux murmures des bois !
Ce pâtre que la nalure bretonne emplissait
d'une émotion si intense, c'est l'image du
poète lui-même, dont malheureusement la voix
mélodieuse s'est tue pour jamais.
En terminant cette étude sur la poésie ly-
rique, élégiaque et descriptive en Bretagne,
de 1800 à 1880;, il est nécessaire de constater
que l'influence de Brizeux sur ses compa-
triotes, moins éclatante que celle de Chateau-
briand et de Lamennais, fut plus profonde
peut-être.
Marie a été la Muse inspiratrice de la plupart
des poètes bretons de ce siècle. Presque tous
ont fait le pèlerinage d'Arzannô, au moins en
esprit; beaucoup l'ont fait en réalité, et l'un
d'eux, encore jeune, M. Alcide Leroux, a
raconté d'une manière charmante son voyage
au Moustoir et à cette vallée sauvage.
Où s'attarde le ScorfT en ses mille détours,
Caressant des coteaux qui l'enchaînent toujours *.
1. Un Voyage à Arzannù, par Alcide Leroux, Nantes, 1883.
POESIE MORALE ET DIDACTIQUE
M. Renan dit, dans ses Souvenirs cF enfance
et de jeunesse (p. 75) : « Le trait caractéris-
« tique de la race bretonne, à tous ses degrés,
« est l'idéalisme, la poursuite d'une fin morale
« et intellectuelle, souvent erronnée, toujours
« désintéressée. » La poésie didactique lui est
naturelle. Nous avons vu parmi les poètes cel-
tiques plusieurs écrivains de ce genre, l'abbé
Guillôme, le chantre du Laboureur, le fabuliste
Ricou, rhumoriste Prosper Proux, qui lance
en riant des traits acérés.
La Haute-Bretagne a fourni aussi des poètes
qui ont voulu instruire et donner des leçons
dans des épîtres, des discours, des fables.
218 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Parmi les fabulistes, le premier en date est
Ginguené (Pierre-Louis). Il naquit à Rennes,
le 25 avril 1748. Son titre sérieux à la gloire
est Y Histoire littéraire de l Italie. Elle lui
demanda de longues années de travail et dénote
des études consciencieuses ; mais elle est un
peu superficielle, en ce qui concerne l'appré-
ciation des œuvres. « Jamais, dit Alfred Mi-
chiels, dans son Histoire des Idées littéraires
en France au XIX^ siècle (édit. de 1848, p.
398 du t. i), on ne poussa plus loin l'art « d'é-
« viter les problèmes qui dorment au fond de
« toutes choses, dans les lettres comme
« ailleurs... On ne connaît jamais son opi-
« nion... L'auteur me paraît être le type
« d'après lequel s'est formé M. Villemain, ce
« diplomate de la critique... Il ne soupçonne
« pas que les inventions des poètes et les
c< incidents de l'histoire ont leur raison d'être
« ailleurs qu'en eux-mêmes... L'action des
« idées, de la race, du climat, de l'organisme
« social, il ne s'en occupe point. »
Ginguené avait la manie de rimer et a écrit
beaucoup de vers. Après avoir traversé les
prisons de la Terreur, puis rempli sous le
Directoire les fonctions de ministre plénipoten-
tiaire à Turin, où les toilettes trop républi-
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 219
caines de sa femme lui causèrent des difficultés
avec la cour, il se consola de ses déboires en
cultivant la Muse chère à La Fontaine.
On peut citer la Poule, la Fauvelle el le
Coucou, le vieux Rossignol, le Loup converti,
entre ses fables, qu'il réunit en un volume,
sous le titre de Fables nouvelles, en 1812.
M. Adolphe Orain, l'un de ses biographes,
fait observer que c'est avec raison que les cri-
tiques du temps leur reprochèrent de manquer
de naïveté ; mais, en revanche, elles témoignent
d'une connaissance réelle de la société et
des passions humaines. Sa morale du Loup
converti n'est que trop souvent vérifiée par
l'expérience :
A ces beaux pénitents bien simple qui se fie !
A la première occasion,
Les serments du matin, le soir on les oublie ;
Le loup n'est pas longtemps mouton.
La princesse de Salm-Dyck (Constance-
Marie de Théis, 1767-1845), que Marie-Joseph
Chénier appelait la Muse de la raison, était
nantaise. Sa beauté lui fît épouser, en pre-
mières noces, un jeune médecin fort riche,
M. Pipelet de Leury; mais cette union ne fut
220 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
point heureuse. Elle divorça et en 1802 se
remaria avec le comte de Salm-Dyck, élevé à
la dignité de prince en 1816. Dès lors elle eut
ses entrées à la cour de Napoléon et son salon
devint l'un des plus brillants de Paris. Cette
fois, le bonheur conjugal se joignit à la
richesse, et jusqu'à sa mort, arrivée le 13
avril 1845, elle ne connut que des succès de
tout genre.
Girodet fit son portrait ; il est reproduit
dans ses Œuvres complètes, imprimées sous
sa surveillance en 1842.
M. Eugène Talbot, dans la Biographie bre-
tonne, la dépeint ainsi : « La tête est remar-
<( quable de distinction ; les cheveux sont
« frisés à la Titus, comme ceux d'un homme:
« l'œil est large, ouvert, vif, mais bienveillant
« et doux ; le nez est droit, bien dessiné, aris-
(( tocratique ; la bouche, aimable et souriante,
(( exprime la bonté et la grâce ; rien peut-être
« dans l'ensemble de ces traits ne remue ni
(( ne saisit. »
Sa poésie me paraît ressembler à son visage.
Elle ne saisit ni ne remue. Je serais tenté de
dire, au point de vue poétique, que la princesse
de Salm est une femme trop raisonnable.
Ses Epttres, ses Discours ont de la force,
Princesse de Salm-Dyck
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 223
de la noblesse ; mais les images neuves, les
traits de génie y manquent. Il en est de même
de sa tragédie lyrique de Sapho, dont Martini
écrivit la musique. Cette pièce, dit Villenave
père, dans la revue la France littéraire, au
sujet de l'édition de ses œuvres complètes,
« eut plus de cent représentations, succès qui,
rare en d'autres temps, était encore inouï en
1794. » Dans son long poème Mes soixante
ans, la princesse de Salm a rassemblé les
grands souvenirs de sa vie. En parlant de la
cour de Napoléon, elle a trouvé quelques
accents vigoureux, mais perdus au milieu de
banales déclamations. Elle manie les rythmes
avec aisance, mais la vraie poésie est presque
toujours absente. Il faut chercher longtemps
avant de trouver des passages dignes d'être
cités.
Les vers qu'elle adresse A sa pendule qui
s'était arrêtée, prouvent que, malgré ses ri-
chesses et ses triomphes, elle a connu la
souffrance :
Fidèle image de la mort,
Comme tu l'étais de la vie,
Que ton silence, que ton sort
Porte en moi de mélancolie !
224 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Que tu retraces à mes yeux
De souvenirs et de souffrances !
Que nos destins offrent entre eux
De douloureuses ressemblances !
Comme nous, pour subir sa loi,
Le sort voulut te faire naître.
Nous ne savons pas plus que toi
Qui meut les ressorts de notre être.
Si du matin jusques au soir
Du temps tu mesures l'espace,
Sur notre front chacun peut voir .
L"àge qui détruit et qui passe.
Ton repos ou ton mouvement
Sur des soins étrangers se fonde ;
Quel être, même indifférent.
Vivrait par lui seul dans le monde ?
Tous deux nous nous verrons finir ;
Et prête à quitter ta demeure,
Comme notre dernier soupir
Tu sonneras ta dernière heure.
Il y a parmi ses Pensées des observations
très justes. En voici quelques-unes :
Il ne faut pas croire qu'on puisse ramener les mé-
chants, ni toucher les âmes basses par la douceur et
les procédés. Ils n'ont pas en eux les moyens de les
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 225
comprendre, et ils les croient des preuves de timi-
dité ou de faiblesse.
Les personnes franches et loyales se livreraient
moins qu'elles ne le font, si elles pouvaient se figurer
à quel point ce qu'elles disent dans l'abondance de
leur cœur est interprété bizarrement et quelquefois
dangereusement par la plupart des personnes qui les
écoutent.
En amour, en amitié, le charme du sentiment est
à l'instant anéanti par le premier mot qu'il faut cal-
culer avant de le prononcer.
Il n'est pas donné à l'homme d'avoir une idée juste
des sentiments qu'il n"a pas éprouvés, des choses
qu'il n'a pas vues, des situations dans lesquelles il ne
s'est pas trouvé ; c'est pourquoi les souverains com-
mettent tant d'erreurs.
M™® Sophie Hue, fille d'un lieutenant de vais-
seau, M. Sachs, et femme d'un conseiller à la
cour de Rennes, n'a pas eu une existence aussi
brillante que la princesse de Salm. Elle n'a pas
quitté la Bretagne et s'est bornée à chanter,
avec beaucoup de grâce, d'esprit et d'art, les
enfants, la famille et sa petite patrie. Son
volume les Maternelles a été accueilli, par les
femmes surtout, avec la sympathie la plus
vive. L'Académie française l'a couronné.
Elle était née à Lorient. Elle est morte à
Rennes, très âgée, en janvier 1893, avant
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 15
226 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
d'avoir pu exécuter le projet qu'elle avait
formé de publier, sous le titre de r Oiseau bleu,
ses poésies dispersées. Elles sont généralement
d'une facture plus savante que ses premières.
J'extrais des Maternelles la touchante lé-
gende qu'on va lire :
JÉSUS ET l"i:\fa>t.
Jésus seul et pensif marchait dans la campagne ;
Un enfant qui savait son nom
Cueillit une fleur du gazon,
Une fleur embaumée au vent de la montagne,
Et la lui vint offrir en lui baisant la main.
Or, comme il est écrit dans le livre divin
Qu'à Jésus nul ne fait la plus petite offrande
Qu'au centuple il ne la lui rende,
Le Promeneur céleste, en respirant la fleur.
A Tenfant dit avec douceur :
u Je dispose à mon gré des trésors de la terre ;
Demande le plus précieux.
Je te l'obtiendrai de mon Père,
De mon Père qui règne aux Cieux. »
L'enfant lui répondit : « Je ne m'y connais guère,
Je pourrai me tromper, je croi,
0 Jésus, choisissez pour moi... »
C'était un orphelin, il lui rendit sa mère.
]yjme Hue, dans une de ses dernières pièces,
s'adressant à la Bretagne, lui disait :
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 227
Je ne cherche pas la gloire
Des poètes en renom,
Mais un coin dans ta mémoire
Où demeure écrit mon nom.
Son souhait sera exaucé. Elle a bien chante
son pays,
Le charme mélancolique
De ses doux horizons gris,
De ses grèves aux joncs roses,
Où le vent du gouffre amer
Vient murmurer tant de choses
Dans les rumeurs de la mer.
Alcide-Hyacinlhe du Bois de Beauchcsne
(né à Lorient le 31 mars 1804, mort à Paris
en janvier 1874), peut être aussi rangé parmi
les poètes moralistes.
Il descendait d'un des Bretons vainqueurs
des Anglais au combat des Trente, ce Geoffroy
du Bois qui cria à Beaumanoir, épuisé par la
soif : « Beaumanoir, bois ton sang. » Il est
plus connu par ses livres si émouvants sur
Louis XVII et Madame Elisabeth que par ses
vers. Et pourtant, ses Souvenirs poétiques
(1830) et son Livre des jeunes mères (1860;
méritent d'être lus.
228 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Il fît ses études à Douai et vécut presque
toujours à Paris, dans l'intimité de Soumet,
de Guiraud, d'Alfred de Vigny. Après sa mort,
M. Edmond Biré étudia son œuvre dans une
notice très complète que publia la Revue de
Bretagne el de Vendée (septembre 1874).
Alcide de Beauchesne joignait la finesse à
la hauteur des pensées, mais ses descriptions
sont trop chargées de détails et trop maniérées.
Il ne se faisait d'ailleurs point d'illusion sur le
sort de ses vers ; car dans sa pièce : Où vont-ils?
il disait :
Où vont-ils tous ces fous, quêteurs de renommée,
Qui vendent leur bonheur pour un peu de fumée,
Cerveaux qui n'ont point de sommeil,
Qui prodiguent leur vie en fièvres téméraires
Et qui mettraient le pied sur le front de leurs frères
Pour se grandir vers le soleil ?
Et, songeant à la mort, il ajoutait :
Le Dieu qui n'a pas fait ma vie heureuse et douce.
Me fera bien alors, sous un tertre de mousse,
Un lit tranquille, un sommeil doux.
Que la foule jamais à ma tombe ne vienne ;
Mais qu'il reste en ce monde un cœur qui se souvienne
Que je l'attends au rendez-vous.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 229
Achille du Glésieux fut un bienfaiteur des
populations voisines de Saint-Brieuc. Il fonda
près de son château de Saint-Ilan une colonie
pour recueillir les enfants abandonnés ou
orphelins.
Ses livres prêchent la vertu avec éloquence.
Depuis 1833, il a publié bien des volumes de
vers, VAme et la solitude, Exil et patrie, Der-
niers Chants, Une Voix dans la foule. Une
Voix dans la solitude. Nobles causes et Ar-
melle, son œuvre la plus importante (1876).
Armelle est une jeune paysanne, belle et sage,
aimée par un gentilhomme, à qui sa mère, en
mourant, fait jurer de ne jamais l'épouser.
C'est la lutte du devoir contre la passion. La
vertu triomphe dans les deux âmes ; la jeune
fille entre dans un monastère et y meurt
bientôt. Achille du Glésieux n'avait pas assez
d'imagination pour rajeunir ce sujet. Il s'est
laissé entraîner à des développements exa-
gérés. On devine trop la fin du drame pour que
l'intérêt soit soutenu. Le style a du souffle,
mais il s'y mélange trop de rhétorique.
Tallemant des Réaux raconte, dans ses His-
toriettes (t. I, p. 263), que si l'on montrait à
Malherbe « des vers où il y avait des mots qui
(( ne servaient qu'à la mesure ou à la rime, il
230 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« disait que c'était une bride de cheval atta-
« chée avec une aiguillette. » Les vers d'Achille
du Clésieux auraient subi de sa part bien des
réflexions analogues, s'ils avaient vécu du
même temps. Ce défaut n'est pas compensé
par l'imprévu des images, car il a peu d'inven-
tion dans l'expression comme dans l'intrigue.
Malgré tout, une certaine chaleur, qui vient
d'un grand cœur et d'un noble esprit, lui avait
conquis de son vivant une renommée assez
étendue.
Sainte-Beuve lui adressa, dans les Pensées
d'août, une épître, où il lui disait :
Sur un rocher, sept ans. devant l'Eternité,
Devant son grand miroir et son fidèle emblème.
Devant votre Océan, près des grèves qu'il aime.
Vous êtes resté seul à veiller, à guérir,
A prier pour renaître, à finir de mourir,
A jeter le passé, vain naufrage, à Técume,
A noyer dans les flots vos dépôts d'amertume.
Repuisant la jeunesse au vrai soleil d'amour,
Patriarche d'ailleurs pour tous ceux d'alentour.
Donnant, les instruisant, et dans vos soirs de joie,
Chantant sur une lyre !
Le 15 septembre 1833, le grand critique
{Premiers lundis, p. 260), consacra une étude,
brève, mais bienveillante, au volume qui a
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 231
pour titre l'A me et la solilade. Il y signalait
la pièce A mon père, comme « d'une belle
« haleine et d'une sensibilité pénétrante. »
Dans le recueil Exil et patrie (1834), on
rencontre des pages vraiment émues, entre
autres Dans le jardin du curé, où le poète rêve,
Assis sur un vieux banc de hêtre
Sous un berceau de buis épais...
Ayant pour étroit horizon
Un mur que la mousse festonne
Et qu'un if desséché couronne,
Regardant au bout du sentier
Se jouer, au pied d'un figuier,
Quelques poussins avec leur mère.
Je cueille encore quelques vers dans la pièce
intitulée Tristesse :
N'ai-je pas ce que l'homme envie ?
Le malheur respecte mon front ;
Les flots tous sereins de ma vie
N'ont à laver aucun affront.
J'ai de l'ombre à mon beau rivage ;
Voyez jouer sous le feuillage
Ce bel enfant... Il est à moi !
Je sais encore un cœur qui m'aime...
Et bien souvent, surpris moi-même.
J'ai dit au bonheur : « Est-ce toi ? »
232 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Et pourtant voici que je pleure !
Mon cœur saigne au dedans de moi ;
Et la prière qui Teffleure
Ferme son aile avec effroi.
Je n'ai plus assez du silence,
Assez des fleurs, de Tinnocence
Qui parfume ici mon séjour;
Comme une solitude aride.
Mon œil est sec, mon âme est vide.
Seigneur, quand viendra votre jour?
Achille du Clésieux se plaignait de la mo-
notonie de son existence. La monotonie est
aussi un des écueils qu'il n'a pas su éviter
dans ses vers.
Il était né à Saint-Brieuc, le 30 avril 1806.
Il mourut en juin 1893 et repose dans la cha--
pelle de son château de Saint-Ilan.
François Longuécand était une âme mélan-
colique et douce. « Ses poésies, a-t-il dit, ont
« poussé au milieu des œuvres de bureau,
(( choses arides, comme la ravenelle entre
0 les pierres d'un mur. »
Il a passé sa vie, occupé de recouvrements
de lettres de change et d'assurances, à Saint-
Malo, où il était né en avril 1823. Son talent
gracieux et spirituel ne rappelle en rien sa ville
F. LONGUÉCAND
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 235
natale, u ce nid de vautours », selon l'expres-
sion de Michelet. Ses fables sont fort jolies,
et Déranger prétendait qu'il devait être classé
en tête des poètes qui ont osé suivre La Fon-
taine. C'était aussi Tavis de M'"^ Desbordes-
Valmore, qui lui écrivait le 22 juin 1855, après
la publication d'un de ses volumes : « Parmi
« tant de pages vivement colorées, la Que-
« relie au colombier, la Tourterelle et le
(( Passant, le Feu du pâtre, sont de délicieux
(( tableaux. Ils éclatent de sentiment et de
« lumière dans ce livre parsemé d'expressions
« d'un bonheur loué par de plus habiles que
c< moi, mais non pas plus touchés de leur
« grâce solide. »
Les vers suivants, tirés de son recueil le
Miroir, reflètent assez bien ses procédés ha-
bituels :
FLEURS d'avril
Les blés, jeunes encor, sur le sillon frissonnent,
Pourtant l'hiver a fui; voici des jours meilleurs ;
Vois au sein du verger les pommiers qui boutonnent,
Et, sous les rameaux verts, poindre de blanches fleurs.
Avril que nous aimons donne ces douces choses,
Frêle et charmant espoir qui promet un trésor,
Et la saison des fruits, après celle des roses.
Fera sur ces rameaux briller la pomme d'or.
236 LA POÉSIE BRETONNE AU Xl\^ SIECLE
Mais souvent le pommier abandonne à la brise
La couronne d'avril dont s'étoilait son front,
Et le vent sans pitié la secoue et la brise ;
D'une neige de fleur il couvre le gazon :
Neige dont Taquilon parfume le rivage,
Fruits perdus ! Près de là quand vient le laboureur,
Il foule les débris, rêve et dit : C'est dommage !
Pourquoi si doux espoir est-il aussi trompeur"?
Pour faire contraste avec cet apologue fleuri,
voici la fable du Hérisson et du Porc-épic.
(Fables, 1881).
Habitant d'un hallier, béte à triste visage,
A caractère âpre et chagrin,
Pour les bètes du voisinage
Sire le Hérisson était mauvais voisin.
H avait mis le nez dans toutes les retraites ;
Les jours de fête au bois c'était un trouble-jeux,
Et quand on lui disait : Quel ennuyeux vous faites!
Il montrait son dos épineux.
« Je suis rond, disait-il, j'abhorre la contrainte ;
Si mes façons peuvent blesser,
Au lieu d'en apporter plainte.
Qu'on aille se faire panser.
Je fais ce que je veux et dis ce que je pense.
Qui qu'en grogne, tant pis, vive l'indépendance ! »
Mais survient le porc-épic,
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 237
Au formidable clos, tout hérissé de dards...
Et c'est au hérisson d'avoir Toreille basse...
Le porc-épic ne se gêne pas avec lui :
Le pauvre hérisson trouve que son bourreau
A des embrassements qui perforent la peau.
Et le fabuliste conclut par cette morale fort
juste:
Hé, Tami hérisson, pourquoi des cris si hauts ?
Ces façons rudes sont les vôtres :
Nous ne haïssons nos défauts,
Que s'ils se trouvent chez les autres.
François Longuécand a traduit élégamment
en vers français plusieurs des admirables
chants populaires du Barzaz-Breiz.
Emile Grimaud, à Nantes, poursuivait en
même temps le même but et savait l'atteindre.
A côté d'eux, parmi les poètes iraducleurs
qui ont voulu nous faire connaître les chefs-
d'œuvre des littératures étrangères, il faut
donner place à Paul Vrignault, auteur des
Landes fleuries (1858), et à M. Julien Du-
chesne, mort à Rennes, le 31 octobre 1893,
qui fut professeur à la Faculté des Lettres de
238 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
cette ville et essaya de rendre les nuances si
variées des poètes allemands et anglais. Ses
traductions de la Cloche de Schiller, d'élégies
de Gœlhe, de Gray, de Tennyson, de Long-
fellow, suivent généralement le mouvement du
style, serrent de près la pensée et sont inté-
ressantes à étudier.
Sigismond Ropartz, le savant historien de
Guingamp, a traduit les poésies latines de
Marbode, évêque de Rennes au XP siècle ;
Pierre- Yves Boscher de Belleissue, toutes les
œuvres de Properce ; François-Auguste Bar,
une partie du Roland furieux de l'Arioste.
M. L. Cœuret du Joliers, qui a réuni ses
fines épigrammes sous le titre de Baisers et
Morsures j s'est attaché à Catulle et à Lucain;
Ferdinand du Dot, à Anacréon et à Virgile ;
son frère Alexandre, auteur d'un livre de haute
portée, FA me de la Littérature, a transcrit en
vers fermes et sonores divers passages d'Ho-
mère et de Dante.
MM. Olivier de Gourcuff et Dominique Caillé
ont marché, depuis, avec succès dans la même
voie, tout en publiant de nombreux volumes
de belles poésies personnelles.
C'était pour tous une tâche ingrate et il faut
leur savoir gré d'efforts si désintéressés ; car
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 239*
ils n'ignoraient pas que la réputation littéraire
s'acquiert aujourd'hui plus difficilement par
les traductions que du temps de l'abbé Delille
et de M. de Pongerville.
J'avoue que je suis un peu de l'avis de VoU
taire, qui écrivait à M'"^ du Deffand (1754) :
« Les poètes ne se traduisent point. Peut-oa
« traduire de la musique ? »
LES AUTEURS DRAMATIQUES
Emile Souvestre, qui a fait en prose plu-
sieurs pièces de théâtre et fut le collaborateur
d'Alexandre Dumas pour son drame d'Aniony,
après avoir étudié les vieilles tragédies bre-
tonnes, écrivait : « Ne croyez pas que le Breton
« perde dans le drame son accent propre et
(( tombe dans la turbulence ! Non, au milieu
« des aventures les plus extraordinaires et des
(( plus orageuses traverses, il conserve son
« langage, plus résigné qu'impétueux, ses
(( élans, plus attendrissants et plus solennels
(( que chauds et déchirants. »
La vivacité nécessaire au théâtre, l'entrain
qu'il faut montrer sur la scène, manquent gé-
néralement aux Bretons. Regardez-les danser :
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 16
242 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX'' SIECLE
malgré leur passion pour la danse, ils n'y
perdent jamais une gravité qui étonne les
étrangers, lorsqu'ils sont témoins de leurs
fêtes. Chez eux les auteurs dramatiques portent
dans leurs compositions cette gravité, ce
quelque chose de pesant, signalé par M. Renan
dans leur caractère.
Chateaubriand a voulu faire une tragédie ;
il y a mis tous ses soins et il a écrit Moïse.
Cette pièce, dont le sujet est « la première
idolâtrie des Hébreux », fut reçue à l'unanimité
par le comité du Théâtre-Français en 1828.
Halévy se chargea d'en écrire la musique et
(( les chœurs de l'Opéra, dit Chateaubriand, se
devaient joindre à la Comédie Française pour
l'exécution. » — • Tout cela, et les éloges de
Jules Janin dans son étude ampoulée sur les
poésies de Chateaubriand, n'empêchent pas
Moïse d'être une tragédie faible et ennuyeuse.
Elisa Mercœur a essayé, elle aussi, d'en
faire une. Son Boahdil fut également reçu à
l'unanimité par les acteurs, mais refusé par
le directeur, M. Taylor, qui ne lui trouvait pas
les qualités scéniques nécessaires.
Le style de Moïse et celui de Boabdil sont
des pastiches de Racine et de Voltaire ; pour-
tant, il y a plus de vie, ce me semble, dans
J
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 243
Fœuvre de la jeune fille que dans celle du
grand homme.
Jacques-Corentin Royou (né à Quimper,
1745-1828), frère de l'abbé Royou et rédacteur
comme lui de F A mi du Roi, ne fut pas plus
heureux avec sa tragédie de la Mort de César.
On raconte même que, furieux de l'accueil que
lui faisait le public de l'Odéon, en 1825, il
s'avança sur la scène, « arracha le manuscrit
« des mains du souffleur et se retira en me-
« naçan.t le parterre. »
Théodore Villenave (né à Nantes, le 26 juillet
1798, mort en 1866), frère de M"^« Waldor, est
le père de plusieurs poèmes médiocres et de
deux drames en cinq actes, Walslein et
Schneider ; mais il a eu le bon esprit d'écrire
ces derniers en prose.
Un écrivain d'une autre valeur est Alexandre
Duval (Alexandre-Vincent Pineu du Val, né à
Rennes, le 6 avril 1767).
Voilà un personnage dont l'existence n'a
point été banale. Successivement engagé vo-
lontaire sur la flotte du comte de Grasse,
ingénieur des ponts et chaussées, secrétaire de
la députation des Etats de Bretagne, archi-
tecte, peintre, faisant des portraits de députés
à six francs pièce, combattant de Jemmapes
244 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
et de Valmy, acteur, auteur dramatique, direc-
teur de rOdéon, membre de l'Académie fran-
çaise, administrateur de la Bibliothèque de
l'Arsenal, ayant traversé la misère et tous les
milieux sociaux, il put voir de près les hommes
et les peindre ressemblants en se servant de
ses souvenirs. Ses œuvres complètes, en neut
volumes, renferment quarante-neuf pièces de
théâtre, dont une dizaine en vers. « Si dans
(( les cinquante pièces que j'imprime, dit-il
« dans sa préface, trois ou quatre seulement
« ont été repoussées par le public, je n'en
« crois pas moins de mon devoir de les sou-
(( mettre au jugement du lecteur. C'est par les
(( pièces imparfaites d'un auteur que l'on juge
« les progrès que le temps et l'étude lui ont
(( fait faire (t. i, p. xxvi). L'expérience de
« mes trente ans au théâtre m'a convaincu
« d'une grande vérité, c'est que toute la malice
(( humaine ne peut rien contre une pièce forte
« de raison et de choses. » (P. xxxiii).
L'intrigue de ses drames et comédies est
presque toujours intéressante et bien menée ;
les caractères en sont naturels, l'idée fonda-
mentale très saine. Il dit, dans sa note sur le
Complot de famille : « Molière a prouvé dans
« tous ses chefs-d'œuvre qu'il ne suffît pas que
ALEXANDRb; DUVAL
\
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 247
« l'art dramatique pût contribuer à l'amuse-
« ment, mais qu'il fallait encore qu'il eût une
« influence directe sur le peuple et qu'il étendît
« ses idées vers tout ce qui est grand, vrai,
« juste et noble. »
Ce qui fait défaut à Alexandre Duval, c'est
le style. Il ne s'en est jamais préoccupé, et
en cela il n'est pas artiste. Il n'a jamais com-
pris ce qu'il y avait de solide dans les théories
des romantiques, ses ennemis acharnés. Son
drame historique Edouard en Ecosse eut un
immense retentissement en 1802 et lui attira
les persécutions de Bonaparte. Il avait mis
dans la bouche du duc de Cumberland, à la
dernière scène, cette phrase : « Quelle que
(( soit la fureur des partis, les vertus seront
(( toujours des vertus. Si le devoir nous force
« à combattre des ennemis, l'humanité nous
(( engage à secourir les malheureux. » Ces
mots et l'allure générale de la pièce le firent
soupçonner d'y avoir mis des intentions poli-
tiques. Il fut obligé de s'enfuir en Russie. Il
a raconté ces faits dans une notice qui accom-
pagne son œuvre. Il y appelle Napoléon « ce
a moderne Cromwell, qui ne connut d'intérêts
(( nationaux que ceux de sa famille, de con-
« seillers que ses flatteurs et tous ceux qui lui
248 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
(( vendirent la patrie pour des titres et des
« cordons. »
Alexandre Duval a beaucoup d'esprit et un
esprit des plus fins. Lisez ce monologue du
duc, dans le Complot de famille (acte III,
scène iv) :
LE DUC
(Il vide son portefeuille sur la table et repousse ce qui le
gêne.)
Que de petits billets où Ton dit qu'on m'adore !
A mon tour, par égard j'en écrivais autant.
Ah ! voilà de Tabbé le madrigal charmant
Qu'il fit à mon sujet: le Papillon malade.
Cet aimable acrostiche, en forme de charade,
Fit un instant fureur par sa légèreté ;
Chacun se Tarrachait dans la société.
Mais à qui ces cheveux de couleur Isabelle ?
C'est de la présidente ; oui, je me la rappelle ;
Son esprit est rempli de préjugés bourgeois,
Et sa grande vertu m'a tenu plus d'un mois.
(Il reprend un autre papier.)
Un rendez-vous manqué ! Que dira la comtesse ?
Pourquoi fus-je assez sot de faire la promesse
D'aller lui reporter ses lettres, son portrait?
Je crois que de nos jours cela ne s'est point fait»
Mais notre liaison lui fait naître un scrupule.
Son époux est jaloux ; il a ce ridicule,
Et je dois apaiser des remords et des pleurs.
Oui, je lui rendrai tout ; il faut avoir des mœurs.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 249
L'auteur de tant de comédies et de drames
applaudis pendant trente ans, mourut, le 9
janvier 1842, au milieu des triomphes des
romantiques, dédaigné des générations nou-
velles; mais on lira toujours avec plaisir les
Héritiers, Une Aventure de Saint-Foix, Mai-
son à vendre, la Tapisserie, Edouard en
Ecosse,
Ballanche lui succéda à l'Académie et y fit
son éloge. M. Arthur de la Borderie lui a
consacré récemment une étude approfondie
(Alexandre Duval et son théâtre, 1893), dans
un volume que M. Edmond Biré a qualifié
(( d'instructif, curieux, d'une lecture piquante. »
(Gazette de France du 2 octobre 1893).
J'emprunte à M. Biré, l'homme qui connaît
le mieux les détails de l'histoire littéraire
de ce siècle, quelques renseignements sur
Edouard Mennechet comme auteur drama-
tique.
Mennechet, dont l'Académie avait couronné
les poésies lyriques et didactiques, voulut
s'essayer au théâtre. « Au mois de janvier
« 1823, dit M. Biré (t. i des Poètes lauréats,
« p. 258), il donna au Théâtre-Français une
0 comédie en un acte et en vers, Fielding,
« C'était une pièce anecdotique ou, comme
250 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
« l'on disait alors, une comédie-portrait. L'au-
<c teur avait arrangé pour la scène une des
« anecdotes les plus connues de la vie du
c( romancier anglais. « Fielding, raconte l'un
« de ses biographes, M. Suard, ayant reçu un
« avertissement pour payer certaine taxe pa-
(( roissiale, eut recours à son libraire Jacob
« Thomson, qui lui avança les dix ou douze
(( guinées, sur un ouvrage (Tom Jones), qui
(( était presque encore en entier dans sa tête.
« Avant d'avoir regagné sa maison, ayant ren-
« contré un camarade de collège qu'il n'avait
(( pas vu depuis un grand nombre d'années,
(( ils entrèrent ensemble dans une taverne
« voisine. Le vin rend expansif. Son ami lui
(( ayant exposé la détresse où il se trouvait en
« ce moment, Fielding lui donna tout l'argent
(( qu'il possédait. De retour chez lui, on lui
« apprit que le percepteur de la taxe était
(( revenu deux fois, depuis son absence. —
« L'amitié a réclamé cet argent, dit Fielding,
« et l'a obtenu ; que le percepteur revienne
« une autre fois. » La situation de Fielding,
« dans la comédie de Mennechet, est à peu
« près la même que celle de Briieys et Pala-
« pral, dans la comédie d'Etienne ; les pièces
« ont un autre point de ressemblance ; elles
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 251
« sont écrites toutes les deux avec beaucoup
« de soin, d'esprit et de verve, et il y règne
« un ton de plaisanterie fort agréable et bien
« soutenu. »
Cette petite pièce eut un grand succès. Il
n'en fut pas ainsi de IHérilage, comédie en
cinq actes et en vers, jouée au Théâtre-Fran-
çais, le 7 mai 1825. L'intrigue en est dénuée
d'intérêt. Le talent de Mennechet n'était pas
de taille à mener à bonne fin une œuvre si
lourde. On peut encore citer, parmi ses comé-
dies, la Marquise de Caylus et Une vengeance
de femme.
Depuis Alexandre Duval et Mennechet, bien
des poètes bretons ont écrit des pièces de
théâtre en vers, Hippolyte de la Morvonnais,
Charles de Commequiers, Hippolyte Lucas,
Eliacin Greeves (Lagarde), Raoul de Navery,
L. Cœuret du Joliers, Sigismond Ropartz,
M™' Waldor, Yves Tennaëc, M'^^ Penquer,
M'»^ Riom, MM. Eugène Orieux, Émilien Mail-
lard, Adolphe Charbonnier, Th. de Veillechèze,
Emile Grimaud, Charles Monselet, et même
le spirituel abbé Pétard (né à Nantes en 1810),
qui a rimé de jolies scènes et même une satire,
— vendue, dit-on, à soixante mille exemplaires,
— dans son manoir à tourelles, rempli de
252 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
vieux meubles, qu'il a fait bâtir au bord de la
baie de Bourgneuf *.
Parmi leurs œuvres il en est de gracieuses,
de piquantes, de dramatiques, mais aucune
n'a obtenu un triomphe éclatant. M. Louis
Tiercelin est le poète breton vivant qui semble
doué pour la scène du tempérament le plus
vigoureux et dont l'avenir est le plus riche de
promesses. Il a publié en 1894 Trois drames en
vers, très remarquables, Kernzel, le Cœur
sanglant et le Cilice *.
Je n'ai point à parler ici des auteurs drama-
tiques qui ont écrit en prose ; plusieurs de
ceux-là, Paul Féval, Villiers de l'Isle-Adam,
Poupart-Davyl, ont eu des succès retentis-
sants.
1. Revue historique de F Ouest, 1894, « Le manoir de la
Pétardière » par le baron Gaétan de Wismes.
2. Un volume, chez A. Lemerre, éditeur à Paris.
POÈMES CHEVALERESQUES, HISTORIQUES
ET LÉGENDAIRES
Dans son grand ouvrage sur les Epopées
françaises, après avoir constaté qu'elles sont
d'origine germanique et n'ont rien de commun
avec les Romans de la Table-Ronde, qui sont
d'origine celtique, M. Léon Gautier rend jus-
tice aux travaux de M. de la Villemarqué sur
ces romans. Il reconnaît que c'est des poésies
bardiques, du sixième au dixième siècle, trans-
formées par Nennius et Geoffroy de Mon-
mouth, que Robert Wace a tiré son roman de
Brut, écrit en français, où il raconte « les
annales réelles ou imaginaires » de l'île de
Bretagne et les exploits d'Arthur. Il ne con-
teste pas non plus le droit des Bretons armo-
254 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
ricains de revendiquer en partie l'invention du
Cycle de la Table-Ronde, bien qu'incliné à
penser que la plus forte part en revient aux
Bretons du pays de Galles.
« Avec la même sûreté de principes, avec la
même netteté de vue, dit-il, (les Epopées
françaises, t. i, p. 315), cet excellent vul-
garisateur (M. de la Yillemarqué) nous a
fait voir, d'après les textes les plus authen-
tiques, que Perceval le Gallois n'est autre
que le Pérédur des anciennes légendes cel-
tiques, que notre Saint-Graal est ce vase
merveilleux, ce gradal dont parlent les
poètes du sixième au dixième siècle, ce bas-
sin magique qui communiquait tous les
dons à son très heureux possesseur ; que la
lance conquise par Perceval est originaire-
ment cette lance sanglante des anciens Bre-
tons, symbole terrible de la guerre que le
peuple celtique devait faire à tous les étran-
gers, à tous les envahisseurs.
« Et ainsi de tout le reste,
a Notre Merlin, c'est le Merd'hyn des poèmes
« bardiques ;
« Viviane, c'est la Chayblian ou la Vivlian
« de ces anciens poèmes ;
« Lancelot, c'est le Maël des traditions
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 255
(( celtiques (Maël, comme Lancelot, signifie
« serviteur) ;
« Notre Tristan et notre Iseult, c'est le
(( Tristan, c'est la reine Essylt des Triades. »
Le souvenir et l'influence des romans du
cycle d'Arthur, œuvre de leurs aïeux, ne se
sont point éteints chez les Bretons d'Armo-
rique. Plusieurs de leurs poètes, excités par
l'exemple des vieux bardes, ont entrepris de
grandes compositions, mais quelques-uns
avaient trop présumé de leurs forces.
Alfred Michiels, qui était un critique, moins
habile écrivain que Sainte-Beuve, mais plus
profond penseur, remarque que les périodes
de transition, comme la nôtre, ne sauraient
produire de poèmes épiques, « la poésie
(( épique embrassant nécessairement trois
« termes, Dieu, l'homme et le monde, » sur
lesquels les hommes de notre temps n'ont pas
d'idées communes. Il résulte de cette division
des esprits une impossibilité pour le poète
de peindre la « forme réelle et la forme idéale
« de son siècle, » but qu'il doit se proposer
dans une épopée. (Histoire des Idées littéraires
en France, t. ii, p. 110 et suiv.^
C'est à peu près la même idée qu'exprimait
Joubert, quand il disait : « Il est nécessaire.
256 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« pour le succès d'un poème épique, que la
«. moitié des idées et de la fable soit dans la
« tête des lecteurs. » (Pensées, p. 271, 7^ édit.
de ses OEuvres, t. ii.j)
En Bretagne, nous trouvons sous l'Empire
un poète audacieux, Claude Dorion (1768-
1829), né à Basse-Goulaine (Loire-Inférieure),
qui fît, comme Homère, deux épopées, la
Bataille ci' Hastings eiPalmyre conquise. Bien
qu'ami de Chateaubriand, deux fois candidat
à l'Académie française, et ayant obtenu des
succès réels dans les salons, c'est un rimeur
mortellement ennuyeux. Sa tragédie d'Héro-
mède, ses poèmes épiques, lyriques et idylli-
ques ne supportent guère la lecture. Bernard
Jullien, auteur d'une Histoire de la Poésie
française à l'époque impériale (Paris, 1844),
s'est pourtant donné la peine d'analyser assez
longuement la Bataille d'Haslings, (t. i, p.
250 à 258), et d'en discuter la valeur. Il a
donné par là une preuve de conscience litté-
raire qu'on pourrait qualifier presque d'hé-
roïque.
Brizeux, au lieu de s'attaquer à des sujets
démodés et sans intérêt, eut l'heureuse idée
de peindre les mœurs actuelles de ses com-
patriotes et il écrivit un chef-d'œuvre; car son
,-*.^ 1*.-
:\I""= Penouer
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 17
4
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 259
poème des Bretons doit être considéré ainsi,
malgré quelques longueurs.
Mistral, le grand félibre du Midi, marchant
sur ses traces, a choisi Mireille et Calendal
parmi le peuple de Provence, comme lui
Anna et ses conscrits réfractaires parmi les
paysans bretons. .
]\|me Penquer fut moins bien inspirée : elle
prit Velléda pour héroïne d'un poème en
douze chants, sans redouter la comparaison
entre la prose de Chateaubriand et ses vers.
C'était marcher aveuglément à une défaite.
Elle a déployé dans sa tentative un talent in-
contestable, mais son style ample et élégant
sans originalité n'a pu que rarement atteindre
la hauteur du sujet et reproduire les scènes
grandioses qu'elle avait rêvées.
J'ai vu les sites sauvages décrits par elle,
avant et après avoir lu son livre. Il ne m'a
point rendu les émotions que j'ai ressenties
sur les hautes falaises de la baie des Trépassés,
au milieu des roches gigantesques de la pointe
du Raz, en face de cet Océan, sillonné de cou-
rants terribles, que bornent les lignes basses
de l'île de Sein.
Cependant j'apprécie beaucoup certaines de
ses descriptions, entre autres celle où elle
260 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
nous montre Eudore et Velléda chez un vieux
berger :
Ils traversaient alors cette lande sauvage
Et triste, que le vent des tempêtes ravage,
Depuis les monts rocheux jusques au Raz-de-Sein.
La même émotion avait brisé leur sein.
Épuisés par la marche, et Tivresse, et la lutte,
Ils entrèrent tous deux dans une pauvre hutte
Ombragée à demi par un grand pin marin.
L'hôte les accueillit avec cet air serein
Et froid, particulier à l'être, solitaire
Détaché des liens et des biens de la terre.
C'était un vieux berger, un vieux pasteur gaulois,
Tranquille, indépendant, libre, fier et sans lois,
Farouche et vivant seul dans cette lande inculte.
N'ayant que la nature et le désert pour culte.
Sa hutte, au toit conique, est étroite; un chien roux
La garde. L'air y tombe à peine par des trous
Pratiqués dans un mur dont l'argile est brûlante.
Mais le berger, malgré la chaleur accablante,
Porte un sayon en peau de chèvre épais et lourd.
Il soufflait dans cette outre, instrument rauc[ue et sourd
Dont le pâtre aime encore aujourd'hui l'harmonie,
La sauvage gaîté, la tristesse infinie.
Il en tirait des sons prolongés et vibrants.
Parfois joyeux et doux, ou criards ou navrants,
Et regardait d'un œil contemplatif et tendre
L'étoile remonter, le soleil redescendre ;
N'ayant eu jusqu'ici qu'un seul et même amour :
Les astres de la nuit, l'astre unique du jour.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 261
Une large chemise, en grosse étoffe à raies,
Retombait pesamment sur ses flottantes braies ;
Et sa barbe, blanchie et rude, s'étalait
Sur les poils du sayon noirâtre et s'y mêlait.
Le berger apporta du lait, des fraises rouges,
Fruits deroi que le bois prodigue aux moindres bouges;
Eudore prit les fruits, Velléda prit le lait.
Déjà le firmament tout entier s'étoilait.
Le pasteur rejoignit ses brebis dans la lande.
Après avoir reçu la généreuse offrande
Du chrétien. Velléda lui fît avec la main
Le geste de l'adieu ; puis prenant le chemin
Qui mène à la forêt, elle quitta son hôte ;
Elle perdit de vue et la mer et la côte,
Et la lande elle-même et le toit isolé.
M"^^ Léocadie Penqiier était née en 1817, au
château de Kerouartz en Lannilis.
J'habitais sur la côte un de ces vieux manoirs,
Flanqué de hauts remparts, de donjons, de tourelles,
a-t-elle dit dans ses Chants du foyer (1862).
Son père s'appelait Vabre-Hersent et sa mère
était fille d'un général de l'Empire. Elle se
maria deux fois, la première avec M. Burle, la
seconde avec un homme qu'elle aimait, le doc-
teur Auguste Penquer, qui fut maire de Brest.
Un bonheur constant a été son partage, si
j'en crois ses livres et ses amis.
262 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Il me semble que ses poésies lyriq'ues, les
Chants du foyer et les Révélations poétiques
(1865) ont une valeur au moins égale à Vel-
léda (1868), qu'elle regardait, peut-être à tort,
comme son œuvre maîtresse.
Elle est morte à Brest, en janvier 1890.
Ainsi que son amie M""® Penquer, allant
demander son héroïne à Chateaubriand, M"^^
Riom s'est adressée à jM. de la Villemarqué
pour lui emprunter son Merlin.
Ce n'est pas le Merlin réel qui fait le sujet
de ses chants, c'est le Merlin légendaire, le
Merlin de Brocéliande, dit M. A. de la Breure
(Revue de Rretagne et de Vendée, 1872), « dont
(( l'anneau magique entraîne à sa suite les
« rochers et les dolmens, l'amant de Viviane
(( qui se laisse enchaîner ici-bas par l'amour,
« et, je ne sais par quel mystère, trouve dans
« sa chute le principe d'une glorieuse résur-
« rection. »
Il y a dans ce poème des pages brillamment
colorées, où se réfléchit l'âme ardente de
M"^^ Riom ; mais elle sait toute la vanité des
affections humaines et fait résonner aux oreilles
de Merlin délaissé par Viviane une voix qui
lui crie :
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 263
Vois la mousse couvrant de son épaisse touffe
Ce jeune arbre où la sève aspire et monte encor :
La plante parasite y grandit et Fétouffe.
La fatigue atteindra les ailes du condor.
Sur la neige d'un lis la chenille est éclose ;
On voit naître la ride au front de la beauté,
Le nuage au ciel pur, la pâleur sur la rose.
Les ombres sur le jour, l'automne sur l'été.
C'est la loi du Destin : tout se meurt et s'efface,
Et l'oubli sur l'amour doit naître avant l'adieu.
Avec le môme orgueil, avec la même audace.
Que la cendre vient naître et croître sur le feu.
De Merlin l'Enchanteur passons aux héros
de l'Arioste.
Hippolyte de Lorgeril, l'imitateur du grand
poète italien, naquit à Trébeden (Côtes-du-
Nord) en 1811. 11 est mort sénateur, le 6
juillet 1888.
Ecrivain très fécond, trop fécond même, car
il ne savait pas contenir sa verve intarissable,
il avait de l'invention, de l'esprit, mais une
certaine dureté, une sécheresse de touche qui
enlève l'agrément à ses tableaux. Il manque à
son style le moelleux, la fraîcheur, ce qu'est
la rosée aux fleurs, le duvet à la pêche.
Son principal poème est la Conquête du
264 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Charme, mais le Charme, il n'a jamais pu
lui-même le conquérir.
M. Arthur de la Borderie l'a étudié dans un
article de la Revue de Bretagne et de Vendée
en 1872 :
« Hippolyte de Lorgeril, dit-il, a voulu
« rajeunir ou plutôt acclimater en France —
« car les insipides essais de Creuzé de Lesser
(( ne comptent pas — ce curieux produit litté-
« raire né sous le ciel d'Italie et qu'on appelle
(( le poème chevaleresque, tissu étrange
a d'aventures, de mœurs et de prodiges fan-
« tastiques, que le poète presque toujours
« est le premier à ne pas prendre au sérieux.»
Le héros de ce poème est un jeune prince
nommé Othon, amoureux de la bergère Flear-
des-bois.
(c La Conquête du Charme, ajoute M. de la
0 Borderie, rappelle beaucoup ces vieilles
« tapisseries où nos aïeules brodèrent, d'une
« aiguille patiente, en soie de vives couleurs,
« les plus célèbres héros, les plus fameuses
« aventures de ces interminables romans de
« chevalerie en prose, si souvent reproduits
0 à la fin du XV^ siècle par l'imprimerie nais-
« santé. A la mine fantasque des personnages,
€ à leurs gestes bizarres, à leurs vêtements
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 265
« qui ne sont d'aucun temps, on sent bien que
« tout ce monde-là n'a jamais été réel ; pour-
« tant il y a du mouvement, de la couleur, de
« la vie ; l'œil est attiré, saisi, et, si vous
« restez quelques instants devant cette mêlée
« d'étranges figures, voilà votre imagination
« qui quitte terre et monte à tire-d'aile au
« pays des rêves. »
Comme pendant à sa Conquête du Charme,
Hippolyte de Lorgeril a écrit le Banquet de
la Famine, autre grand poème, où il peint la
décadence romaine, le siège de Rome par
Alaric et les Goths en 409. Faustus Gastérion,
patricien, conseiller de l'empereur Honorius,
en est le personnage principal. C'est un bel
esprit, qui ne croit qu'aux plaisirs des sens et
surtout à ceux du ventre, d'où son nom de
Gastérion. M. de la Borderie compare ce poème
au tableau de Couture ; pour moi, j'aime mieux
le tableau.
M. de Lorgerfl ne s'est pas contenté de ces
longs ouvrages ; il en a fait beaucoup d'autres:
Une Etincelle (1836), la Chaumière incendiée
(1839), Geoffroy, Carloné, le vieux Marinier,
la Légende d'Olivier, le Chant du frère lai,
Aline, le Soir d'été à la ferme, etc. Son
poème le Gardien débute par un prologue
266 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
écrit d'un style solide et plein de \^erve ; mal-
heureusement, la suite n'y répond pas. Les
satires qu'il a publiées dans le journal V Uni-
vers, ont de bons morceaux, mais sont très
inégales et trop violentes.
Des milliers de vers sortis de sa plume
j'avoue que ceux que je préfère sont les strophes
qui ouvrent son volume de Récits el ballades,
imprimés en 1840. Il était jeune alors et le feu
de la jeunesse leur donne la beauté du diable :
Je suis un de ces fils de l'aride Bretagne,
Qui naissent sur la lande aux dolmens de granit,
Respirant l'air des flots et lair de la montagne,
Et baisant les degrés du calvaire bénit ;
Qui, loin de la cité, de leur château sauvage,
Font trembler sous les pins les accents de leurs cors ;
A qui le choc des mers, les cent voix de Torage,
Les cris du goéland, semblent de doux accords.
Comme eux tous j"ai lancé mon cheval sur la voie
Et des loups au poil fauve et des fiers sangliers ;
Comme eux j'ai tressailli de bonheur et de joie.
Quand le sang ruisselait sous la dent des limiers.
Mais peut-être plus qu'eux j'ai foulé les ruines
Des vieux cloîtres assis sur le bord de la mer,
Et gravi le sentier des rougeâtres collines
Où planent les clochers avec leurs croix de fer.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 267
Car ces mers, ces forêts et leurs vastes clairières,
Ces monts où le renard vient glapir chaque soir,
Et la clochette bleue et les hautes bruyères,
L'essaim noir des corbeaux fuyant vers le bois noir ;
Tout cela m'inspira d'étranges rêveries...
Il faut reconnaître que ces vers sont beaux,
vibrants et pittoresques. En les lisant, je crois
Tevoir la forte encolure, le teint coloré, la
barbe fauve du poète chasseur. Si Hippolyte
de Lorgeril avait mieux suivi quelques-uns
des conseils de Boileau, qui en donnait parfois
de bons, il aurait laissé beaucoup d'autres
vers pareils à ceux-là ; car il avait un riche
fonds poétique, dont il n'a pas su tirer parti
avec assez de goût.
Les fées du Morbihan avaient mis le don de
la grâce dans le berceau de Jules de Fran-
cheville (1814-1866). Son \o\ume Foi et Patrie,
publié en 1850, contient des poèmes remplis
d'idées charmantes, mais revêtues d'un style
souvent mou et flottant. « Ils sont nés, dit-il,
« sur le bord des mers, dont ils reflètent les
« aspects, comme ces algues marines qui ne se
« détachent du rivage que pour s'engloutir. »
268 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
A cette modestie on reconnaît le'compagnon
d'Ozanam et l'ami des pauvres. û
Son poème la Rose de Sainl-Jacques est
l'histoire d'un moine breton, Guenaël, qui,
pendant la Terreur, ne voulut pas quitter la
presqu'île de Rhuys et se consolait de ses souf-
frances de proscrit en contemplant dans la
vieille chapelle de Saint-Jacques l'éblouissante
rosace d'un vitrail gothique :
Exprimant des élus la vision ardente,
La rose était semblable à la rose du Dante...
Là sur un fond d'azur les élus figurés
Brillaient de tout l'éclat des corps transfigurés.
On voyait Madeleine, avec toute son âme,
Verser sur le Sauveur le parfum du cinname...
Devant cette verrière, oii étincelaient
La pourpre du rubis et Teau du diamant,
Guenaël restait en extase et le peuple croyait
qu'il y retrouvait l'image de quelque femme,
aimée par lui dans sa jeunesse. Il mourut à
l'autel, de saisissement, le jour où, l'antique
chapelle ayant été rendue au culte, son clocher,
ébranlé parle mouvement joyeux des cloches,
s'écroula sur elle et brisa la rose merveilleuse.
j
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 269
Le début du poème le Reliquaire présente
une scène historique pittoresque :
Je contemplais, un jour, un de ces ossuaires
Que nos pieux Bretons appellent reliquaires...
Sous des volubilis là gisaient, enlacés,
Deux squelettes d'enfants se tenant enbrassés ;
On eût dit que la mort, sous cette froide pierre,
A l'heure du sommeil avait clos leur paupière.
Sur cet aspect étrange interrogeant, surpris,
Les gens de Muzillac, voici ce que j'appris :
En attendant les Bleus pour leur livrer bataille,
Préparant leurs pen-bas pour vaincre la mitraille.
Les chouans étaient campés dans un landier voisin.
Aux lueurs du bivouac, dans le fond du ravin.
L'on voyait circuler, sous leurs mâles allures,
De vieux Bretons, la race aux longues chevelures.
Là, des hommes d'Elven, autour d'un tertre vert,
Priaient agenouillés et le front découvert ;
Se riant des combats comme de la tempête,
Les marins de Rhuys, avec un air de fête,
Dansaient, et du biniou faisaient vibrer les sons.
Mêlant de cris joyeux leurs joyeuses chansons.
Sous des chefs paysans, des soldats gentilshommes
Étaient là pour montrer qu'au pays où nous sommes,
Où les cœurs sont égaux, règne l'égalité...
Parmi ces chouans se trouvaient des éco-
liers, et c'étaient les squelettes de deux d'entre
eux, tués dans le combat, que voyait le poète.
270 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX*" SIECLE
Ce doux rêveur mourut en 1866, à son ma-
noir de Truscat, près de Sarzeau, où il vivait
très retiré.
Emile Péhant, qui devait chanter les
guerres sanglantes du XIV°, siècle terminées
par le traité de Guérande, était né dans cette
petite ville, le 19 janvier 1813. Ses yeux d'en-
fant furent vivement frappés par les vieilles
tours, les douves verdâtres, les rues silen-
cieuses et cette église collégiale de Saint-
Aubin, aux vitraux éclatants, aux sombres
murailles de granit, où, pour conserver sa mé-
moire, on voit aujourd'hui, gravé sur le marbre
blanc, un de ses sonnets à la Vierge.
Il était fils d'un médecin, amateur de poésie.
L'ayant perdu très jeune, il partit pour Paris,
avec l'espoir d'y trouver la gloire et la fortune.
Il n'y rencontra qu'une affreuse misère, dont
il a parlé en termes poignants, dans un volume
de Sonnets publiés en 1835. Ses amis Alfred
de Vigny et Villemain l'en tirèrent, en l'en-
voyant comme professeur au collège de Vienne,
où il se lia intimement avec Ponsard, puis au
collège de Tarascon, où il eut pour élève Joseph
Roumanille. Ce dernier a raconté, dans des
Emile Péhant
A
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 273
lettres rendues publiques, que ce fut sur les
conseils de son maître Emile Péhant qu'il se
mit à composer des vers en langue provençale.
Le poète breton se trouve ainsi avoir une part
d'initiateur dans la brillante Renaissance poé-
tique du Midi.
En 1848, il fut nommé conservateur de la
Bibliothèque publique de Nantes; mais, dé-
goûté des vers par l'indifférence qui accueillait
les siens, il avait cessé d'en faire pour se con-
sacrer à un catalogue de sa Bibliothèque,
œuvre immense, qui lui coûta plus de vingt
années de travail. Mais, s'il ne faisait plus de
vers, il les aimait toujours, et son cabinet de
bibliothécaire était le rendez-vous des jeunes
poètes nantais, auxquels il donnait ses avis
avec une complaisance presque paternelle. Un
jour enfin, excité par eux, il se décida à faire
de nouveau appel à la Muse, et alors on vit
cet homme, âgé de soixante ans, produire en
quelques mois de vastes poèmes, semblables
à des fresques où se déroulent des scènes ter-
ribles et superbes.
Jeanne de Belleville (1868) et Jeanne-la-
Flamme (1872) sont des chansons de geste
qui me paraissent supérieures à la Henriade
et aux autres poèmes français modernes pré-
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 18
274 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
tendus épiques. Elles ne le cèdent peut-être
qu'à la Légende des Siècles et à Pernette. Il
est regrettable qu'elles aient été écrites si hâti-
vement. Le style aurait besoin de retouches;
de larges coupures auraient été nécessaires ;
mais on y voit des tableaux dignes des grands
poètes. Péhant n'est pas « le beau diseur, à la
langue souple et affilée, pesant chaque mot »
dont parle Aristophane dans les Grenouilles;
c'est plutôt « le géant qui lance des vers soli-
« dément liés comme la charpente d'un na-
« vire. » Lisez, dans Jeanne de Belleville, la
dégradation, à Paris, du père d'Olivier de
Clisson, injustement accusé de trahison par
le roi de France :
Les vingt juges restaient cloués sur leur estrade ;
Leur chef balbutia tout bas : « Ou"on le dégrade ! >
Et dans l'affreux silence on entendit alors
Les prêtres qui chantaient les vigiles des morts.
Sous ce soleil ardent, sous ce ciel bleu sans ombre^
Leur voix effrayait plus que dans l'église sombre.
L'épouvante glaça tous les cœurs quand ces chants
Remplirent l'air de sons lugubres et traînants.
Le chœur fît une pause après le premier psaume.
Le héraut, se haussant, dépouille de son heaume
Le condamné muet qui ne se défend pas.
Son front nu reste haut ; ceux des juges sont bas,
Et leur chef seul emprunte à l'audace son masque.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 275
Le héraut montre à tous, par son cimier, le casque,
Et crie à pleine voix : « Peuple loyal et bon,
« Ce casque, c'est celui d'un chevalier félon,
« Le casque d'un soldat lâche et traître à son maître. »
Sur la place des voix crièrent : « Honte au traître ! »
Les juges à ces cris levèrent leurs regards,
Mais leurs yeux effrayés demeurèrent hagards ;
Ils avaient espéré voir enfin, sous sa honte.
Le condamné rougir ; mais rien, rien ne le dompte :
Sous ses beaux cheveux gris son grand front détesté
Se dresse toujours calme et plein de majesté.
Alors sous le marteau l'on fit briser le heaume ;
Et le lugubre chœur chanta le second psaume.
Un silence se fit, dès qu'il fut terminé.
Le héraut, s'avançant, enlève au condamné,
Muet sous le dédain qui gonfle sa narine,
Le riche collier d'or flottant sur sa poitrine,
Puis crie à toute voix : « Vous voyez ce collier ?
« C'est celui d'un félon et mauvais chevalier,
« Le collier d'un soldat lâche et traître à son maître.»
Quelques voix seulement crièrent : « Mort au traître! »
Cependant sous le chant monotone et lugubre
La dégradation lentement se poursuit...
Le héraut a sonné par trois fois de sa trompe,
Puis marchant lentement vers le pal abhorré
Où pend, la pointe en haut, l'écu déshonoré,
Remet la pointe en bas, puis à deux bras l'enlève
Et, faisant un effort, sur sa tête l'élève.
Cet écu qu'aux combats portait le chevalier
Serait pour le héraut un trop lourd bouclier.
Car ses deux mains ont peine à le soutenir seules.
276 LA POÉSIE BRETONNE AU Xix"" SIECLE
Le grand lion d'argent s'y dresse en champde gueules
De triomphe et d"orgueil tout palpitant encor,
Langue ardente, ongle aigu, le front couronné d'or.
Le soleil sur l'écu reluit comme un symbole,
Et de sa gloire antique on croit voir l'auréole.
Le héraut crie à tous : « Peuple loyal et bon,
a Cet écu, c'est celui d'un chevalier félon,
« C'est l'écu d'un baron lâche et traître à son maître.
« Puisse être châtié comme lui chaque traître ! »
Alors faisant le tour du sinistre échafaud,
Et ployant sous le poids de l'écu qu'il tient haut,
A tous les spectateurs lentement il le montre.
Tout à coup il pâlit. C'est que son œil rencontre,
Immobile et fixé sur lui l'ardent regard
Du condamné qui s'est redressé tout hagard...
Ce tableau, dont l'étendue ne me permet de
donner ici que quelques parties, n'est-il pas
d'un maître ?
Voici en quels termes M. Edmond Biré ré-
sume son opinion sur Jeanne de Belleville :
« Très digne de louange dans sa conception
« générale, l'œuvre de M. Péhant ne l'est pas
« moins dans l'exécution... Elle renferme plu-
« sieurs scènes d'une grande beauté. Je citerai
« particulièrement, dans le premier volume,
« Une Leçon de loyauté, la Culture d'une âme,
« la Dégradation, le Psaume des malédic-
« lions, Une Arme à deux tranchants, et, dans
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 277
«. le second, le Serment que Jeanne de Belle-
« ville fait prêter à ses lils, devant la tète
« coupée de leur père, la Malédiction qu'elle
« lance contre les juges de son mari, la des-
« cente de la comtesse à Penmarc'h, où elle
« aborde avec ses vaisseaux pour ravager le
« pays, et la Procession devant laquelle elle
« incline sa vengeance et fait taire sa haine. »
(Revue de Bretagne et de Vendée, 1868).
Le second poème d'Emile Péhant, Jeanne-
la-Flamme, n'est pas inférieur au premier. Il
a pour sujet la lutte de Jean de Montfort
contre Charles de Blois. Je ne connais guère
de plus belle scène que celle où Montfort
comparaît devant le roi de France, au Louvre.
Le poète rivalise avec Van Eyck et Memling,
quand il nous montre.
Assis sur des bahuts aux coussins de damas,
Les pairs laïcs à droite, à gauche les prélats,
La plupart en surcots fourrés de zibeline
Et portant leurs blasons brodés sur leur poitrine ;
Au fond sur un fauteuil au dais armorié
Et dont deux lions d'or semblent garder le pié.
Le Roi, le sceptre en main, le front sous la couronne...
Ainsi, ce poète, qui dans sa jeunesse avait
écrit tout un volume de Sonnets très sobres
278 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
de couleur, parce que systématiquement il en
avait éloigné les métaphores, était arrivé, à
force d'art et de précision dans les détails, à
donner à ses tableaux des teintes aussi riches
que celles des peintres flamands.
Une autre scène, d'une horreur tragique,
est celle qui se passe à Nantes, sur la place
Saint-Pierre, devant la cathédrale.
Les Français, alliés de Charles de Blois,
assiègent la ville. Un matin on entend sonner
tous leurs clairons, et, croyant qu'ils vont
tenter un assaut, la garnison se prépare à les
repousser ; mais ils se contentent de rester
rangés devantles fossés, à côté de leurs batistes
et de
Deux grands coffres qu'on croit pleins de boulets de pierre.
Cependant la population émue s'est rassem-
blée sur la grande place et attend. Tout à
coup, dès que le soleil
De son premier rayon rougit la croix dorée
Qui planait dans le ciel sur Saint-Pierre arborée.
Voici que, par-dessus les hauts remparts, on voit
Quelque chose de noir dans l'air monter tout droit,
Puis, décrivant soudain sa courbe dans l'espace,
La suspendre... et tombei' au milieu de la place.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 279
Rien comme l'imprévu pour grossir un danger ;
Chacun sous les auvents s'empresse à se ranger,
Et qui n'a pu trouver d'abri court et s'effare.
C'est sans doute un boulet de pierre qui s'égare...
D'où vient donc qu'en tombant, ce boulet a produit
Un son mat et confus, qui n'est pas même un bruit?
Il rebondit trois fois, mais faiblement et roule
En traçant un cordon noir et visqueux... La foule
N'approchait qu'en tremblant quand un jeune étourdi
S'élance et vers la pierre étend un bras hardi...
Horreur ! il tombe et pousse un grand cri d'épouvante:
C'est une tête d'homme, écrasée et sanglante !
Et de quart d'heure en quart d'heure,
Une nouvelle tête au môme endroit toml^ait.
Et la foule tremblante,
Quand tomba la dernière, en avait compté trente.
C'étaient les têtes de trente chevaliers
bretons faits prisonniers par les Français,
quelques jours auparavant, dans un combat.
Le poète, dans ce récit, n'a fait que suivre
l'Histoire.
Comme poète lyrique, Emile Péhant est
encore un artiste puissant. Son ode à M. de
Salvandy a quelque chose de grandiose. Ses
280 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
strophes semblent entraînées par un courant
impétueux :
Quand le Rhône se perd sous le sol qui s'entrouvre,
Le voyageur le croit englouti pour toujours ;
Mais bientôt il échappe à la nuit qui le couvre,
Et là-bas, au soleil, le regard le découvre,
Comme un long serpent bleu, précipitant son cours.
Qu'il aille ! son destin a subi son épreuve.
Car ses flots oubliés grossissaient leurs trésors :
Ce n'était qu'un torrent, désormais c'est un fleuve,
Et plus d'une cité, qui sans lui serait veuve,
De feux reconnaissants couronnera ses bords...
Si le fleuve en hiver s'engourdit sous la glace,
Comme un homme plongé dans un profond sommeil,
Dès que le soleil vient amollir sa surface,
Il s'éveille, s'élance, et, dévorant l'espace, |
Emporte dans ses flots l'image du soleil.
Ce poète, l'un des plus vigoureux qu'ait
produits la Bretagne et qui avait pour voiler
son exquise bonté un peu de l'aspect rugueux
de la terre de granit, mourut à Nantes, le 6
mars 1876. Son nom a été donné à l'une des
rues de cette ville.
Il avait pour ami inséparable Olivier Biou
(né à Rennes, le P"" juillet 1814), magistrat
distingué et homme excellent, qui n'a publié
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 281
que peu de vers, mais qui était doué d'un sens
critique très fin. Tous deux aidaient de leurs
conseils un poète plus jeune qu'eux, Charles-
Edouard Robinot-Bertrand , né à la Basse-
Indre (Loire-Inférieure), le 27 mai 1833.
Chez celui-là la passion de l'Art était pous-
sée jusqu'à l'angoisse maladive. Aussi est-il
mort (le 24 octobre 1885) dans une maison
de santé de Nantes, après y avoir langui
trois ans privé de sa raison.
Il se préoccupait souvent des questions phi-
losophiques et sociales et appartenait au parti
démocratique. Son poème des Casseurs de
pierres indiqua de bonne heure cette tendance.
Ayant une fortune qui le rendait indépen-
dant, il entreprit, lui aussi, une grande œuvre
et il fît sa Légende rustique (1867).
C'est le roman en vers d'un jeune paysan qui
veut arriver à la gloire littéraire pour épouser
la fille d'une châtelaine et qui, ayant échoué»
revient mourir de chagrin dans son bourg,
près d'un frère resté laboureur, mais heureux
et marié avec une femme qu'il aime.
Comme l'a dit M. Alfred Lallié, dans une
étude sur ce livre, la Légende rustique est
bien composée : « L'intrigue, si peu qu'il y en
(( ait, ne languit pas, elle marche au dénoû-
282 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
« ment; les scènes se -succèdent avec ordre,
(( les descriptions sont à leur place, les com-
(( paraisons et les images naissent tout natu-
« Tellement et l'on rencontre çà et là des ta-
(( bleaux qui brillent de toutes les splendeurs
(( de la poésie. Si certains caractères pris dans
(( leur ensemble manquent de vérité, on n'en
« saurait dire autant d'une foule de détails,
(( qui sont rendus avec une rare perfection. »
Jamais on ne peindra d'une façon plus sai-
sissante l'arrivée d'un train de chemin de fer,
le soir, dans une gare de village :
Bientôt deux rouges feux, le long de la rivière,
Teignirent bois et prés d'une étrange lumière ;
Comme des yeux ardents d"où jaillirait l'eflroi,
Ils flamboyaient au front sinistre du convoi,
Et lui, pareil au corps d'un animal énorme,
Tramait les noirs tronçons de sa taille difforme.
Il était loin encore et, dans l'éloignement,
On Fentendait souffler et gronder bruyamment ;
Mais le monstre irrité, la poitrine enflammée.
Lançant au ciel ses lourds tourbillons de fumée,
Son haleine brûlante, et parfois insensé.
Cherchant à fuir d'un bond hors du chemin tracé.
Aussi prompt que le trait qui plonge dans l'espac
Ou que l'éclair c|ui sort de la nue et qui passe,
Accourt, se précipite et sur les rails déserts
Vole : un long sifflement a déchiré les airs.
' ;U
Rodinot-Bertrand
I
I
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 285
On voit par ce fragment et par la pièce de
Boulay-Paty sur le Câble Iransallanlique que
les poètes bretons ont su utiliser pour la
poésie les découvertes de la science moderne.
Dans la Légende rustique l'effort de l'auteur
est quelquefois trop sensible. Son second vo-
lume, Au bord du fleuve, formé de morceaux
détachés, se distingue par une plus grande
souplesse de style.
Plusieurs pièces, V Idole de Cérès, Pourquoi
veux-tu que je m'éveille ? Le Paysan, portent
les marques d'une pensée très haute. Le lec-
teur va juger de la dernière:
LE PAYSAN
Des ombres de la nuit la campagne est voilée.
Nul astre aux cieux. Le vent d'automne dans les bois
Passe, souffle et murmure, et remplit la vallée
De sifflements pareils à de lugubres voix.
Malheur au vagabond qui, malade et sans gîte,
Par ce temps lamentable erre loin des hameaux !
Malheur au sein pensif où la douleur s'agite.
Et qui veille, écoutant la plainte des rameaux!
L'ombre s'étend profonde. En vain le cri sonore
Du coq, ardent guetteur de nuit, prédit le jour ;
Au brumeux Orient aucun rayon encore ;
Le monde est ténébreux comme un cœur sans amour.
286 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Mais que font les clameurs du vent et la nuit sombre
Au rude défricheur du sol, au paysan ?
Le paysan sommeille, enveloppé par l'ombre,
Dans la sécurité dont il est l'artisan.
L'ombre lui dit : « Je suis la paix, la récompense
Des devoirs accomplis et de Tâpre labeur ;
L'oubli des maux passés, c'est moi qui le dispense. »
Le grave paysan de l'ombre n'a point peur.
Voyez ! avant le jour le voilà qui s'éveille.
Il va vers le foyer où, sous la cendre, dort
Le reste d'un tison recouvert de la veille.
De la cendre, à son souffle, un jet de flamme sort.
La flamme éclate et brille, et l'âtre s'illumine ;
Et lui, près du foyer crépitant et joyeux,
Recueilli, vers le monde inconnu qu'il devine,
Il élève en priant son cœur religieux.
Il prie : en doux espoirs abonde sa prière.
« Si j'ai faibli, dit-il, mon Dieu, pardonne-moi. >>
Et Dieu se communique à son esprit sincère.
0 paysan, mon cœur ému prie avec toi !
La prière a rendu pure son âme forte ;
D'un morceau de pain noir il a fait son repas ;
De l'antique logis ouvrant l'étroite porte,
A présent vers l'étable il dirige ses pas.
Les grands bœufs, à genoux au milieu de la crèche,]
Mêlent aux bruits de l'air leur long mugissem
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 287
Il pose devant eux l'herbe tendre et Tean fraîche,
Puis il lie à leur Iront le joug solidement.
Il les conduit alors à la dure journée,
Et pendant qu'il chemine, il chante un gai refrain ;
Et la charrue, avant que Taube ne soit née,
A plongé dans le sol son éperon d'airain.
Le pauvre paysan poursuit sa tâche austère
Sous les pleurs du matin et sous le froid brouillard ;
Mais qu'importe ; le soc aigu fouille la terre
Où la blonde moisson ondulera plus tard.
Charles Robinot-Berlrand était un critique
littéraire et artistique d'un goût très exercé. Il
a écrit dans le Phare de la Loire des études
qu'il est regrettable de voir ignorées, comme
presque tous les articles des journaux quoti-
diens.
Son roman les Songères, où se rencontrent
des pages exquises, manque malheureusement
d'invention et d'intérêt.
Après avoir été avocat, puis juge de paix à
Vertou, il fut quelque temps conseiller de pré-
fecture à Nantes. Ses opinions républicaines
ne l'empêchaient pas d'être lié intimement
avec un autre poète nantais, ardent royaliste,
Emile Grimaud.
288 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Emile Grimaud n'a pas eu les loisirs de Ro-
binot-Bertrand ; il a beaucoup travaillé et pro-
duit. Il n'est pas né en Bretagne, mais il habite
Nantes depuis sa jeunesse. Comme secrétaire
de la Revue de Bretagne et de Vendée, et
comme miprimeur habile, il a eu une action si
considérable sur le mouvement littéraire bre-
ton qu'il mérite bien une place parmi les poètes
armoricains.
Son œuvre est trop vaste pour que je puisse
l'analyser ici K Dans ses Figures de mon
pays, M. Dominique Caillé a écrit sur lui une
notice très bien faite que l'on pourra consulter.
Né à Luçon, le 10 avril 1831, Jules-Emile
Grimaud, fils d'un négociant en grains, publia
en 1855 un premier recueil. Fleurs de Vendée,
dont la fraîcheur et l'élégance frappèrent tous
les connaisseurs.
En 1858, parurent les Vendéens, qui eurent
plusieurs éditions. La dernière est illustrée de
belles eaux-fortes, par Octave de Rochebrune.
Victor de Laprade, dans le Correspondant,!
1. Voici la liste de ses recueils : Fleurs de Vendée (1855)|
les Vendéens (1858), Scènes poétiques (1860,) Chants du Bc
cage vendéen, avec 7 eaux-fortes, par Octave de Roche
brune (1869), Petits Drames vendéens (1875), Fleurs de Bre
tagne (1878), Dieu et le Roi (1887).
Emile Grlmaud
ROUSSE. — POÉSIE BRETONNE. — 19
4
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 291
appréciait ainsi le poète qui avait osé choisir
ce sujet redoutable :
« A défaut de l'art exquis et de la fibre
« grecque de Brizeux, il possède, avec un vrai
(( talent de poète, la vraie foi de la Vendée et
« s'inspire des souvenirs qui font la grandeur
« de ce nom héroïque. Il fait plus qu'une œuvre
« d'art en nous peignant les héros bretons et
« vendéens, il fait une œuvre de conviction
« et d'amour. On le sent à la chaleur communi-
« cative, à l'émotion de ses récits. Il est juste
« pour tout le monde et parle noblement de
« l'héroïsme républicain; mais il est franche-
ce ment du côté des persécutés et des vaincus.»
Ses Petits Drames vendéens ont eu un succès
mérité. « Ce qu'on y doit remarquer surtout,
« disait M. de Pontmartin, c'est la justesse du
« ton. Voyez le Sifflet cl argent, la Messe sans
« prêtre, la Hache, le Pater, la Dernière lutte.
(( Toute l'originalité de ces scènes violentes,
« le contraste de cette foi robuste avec ces
« cruautés implacables, les revanches de ces
« âmes intrépides en face de leurs persécuteurs
(( et de leurs bourreaux, pouvaient sans trop
c( de dissonnances prêter à la déclamation et
(( à l'emphase. Non, la simplicité des moyens
« ajoute à la puissance des effets. »
292 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Voici un sonnet qui semble taillé dans le
granit :
MADAME DE CHANTREAU
Je n"ai point vu de femme ayant sa haute taille.
Elle me faisait peur, quand j'étais tout petit :
Elle marchait d'un pas que Vàge ralentit,
Mais droite comme un preux en sa cotte de maille.
Elle avait, sabre au poing, suivi mainte bataille,
Orpheline à vingt ans !.. Charette s'attendrit,
Et lui tint lieu de père, et quand Travot le prit.
Elle reçut au crâne une effroyable entaille.
Elle avait tant souffert et tant de nuits erré,
Sur les maux du pays elle avait tant pleuré.
Qu'en ses yeux la lumière, hélas ! s'était éteinte.
Luçon en fut témoin, sa main sans cesse allait
Du tricot pour le pauvre aux grains du chapelet :
C'était une Romaine et c'était une sainte.
Prenons maintenant un grand tableau pa-
thétique, comme en a beaucoup tracé Emile
Grimaud : la fuite des Vendéens vers la Loire,
après leur défaite à Cholet :
Vers Saint-Florent-le- Vieil une innombrable foule
S'agite dans la nuit comme un fleuve qui houle.
LES POÈTES BRETONS FRANÇAIS 293
Une clameur immense en sort à tous moments :
Bruit de pas, bruit de voix, cris et mugissements.
Nulle étoile ne brille, et le ciel est si sombre
Que Ton ne verrait pas à se guider dans Fombre ;
Mais sur les bois, au loin, des flammes ont monté
Prêtant aux Vendéens leur rougeâtre clarté.
Le jour se lève enfin, le jour livide et morne,
Et tel qu'il convenait à ce malheur sans borne.
Quel funèbre convoi ! — Dès la veille, aux fuyards
Par milliers s'étaient joints des femmes, des vieillards;
Fermes, hameaux, tout brûle ; ils n'ont plus de retraites.
Quelques-uns du désastre ont sauvé leurs charettes,
Qui portent tout leur bien — du pain, des vêtements.
Des vases où cuiront leurs pauvres aliments.
Malades et blessés s'y pressent pêle-mêle.
Et les mères tenant leurs fils à la mamelle.
Mais tous n'ont pas de bœufs pour traîner leurs fardeaux
Que de femmes s'en vont, leurs enfants sur le dos !
Que de filles, pieds nus, soutenant leur vieux père,
Ou leur frère qui pleure et qui se désespère !
Sans ordre les soldats s'avancent, dispersés,
Et les rangs sont partout de fusils hérissés.
Pourquoi s'amassent-ils près de cette voiture ?
Blessé d'un coup mortel, c'est là que gît Lescure...
Plus loin, sur un brancard, objet de soins touchants,
Pâle comme un linceul, est étendu Bonchamps...
294 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX® SIECLE
Emile Grimaud a un sentiment très vif des
beautés de la campagne. Pour les rendre, il
trouve parfois des expressions d'une justesse
frappante. Quelles épithètes pourraient rem-
placer celles qu'il emploie , quand il veut 1
peindre les arbres de son pays ?
Le tremble, dont le bruit ressemble au bruit de l'eau,
Les sveltes peupliers et la parure blanche
Dont le vert châtaignier se brode à chaque branche.
M. Caillé, rappelant un mot de Victor de 1
Laprade, a bien raison de dire qu'Emile *
Grimaud peut dédaigner les critiques « des
amateurs d'orfèvrerie et de chinoiserie poéti-
ques. »
CONCLUSION
De tout ce qui précède je crois pouvoir
conclure que le XIX^ siècle a donné à la Bre-
tagne une riche moisson de poésie.
Ses chants populaires, qui ne vivaient que
dans la mémoire des paysans, ont été fixés
par l'écriture, sauvés à jamais de l'oubli et
montrés au grand jour avec un éclat qui a
ébloui les lettrés de toute l'Europe.
Des écrivains de génie, dont la prose vaut
les plus beaux vers, Chateaubriand, Lamen-
nais, Renan, tout en agitant les plus hautes
questions qui intéressent l'humanité , ont
semé leurs écrits de pages où la terre, la race,
l'histoire bretonnes sont peintes en traits
incomparables.
En même temps, des poètes se succédaient,
créant une nouvelle littérature qui réunit les
qualités les plus variées : la pureté grecque et
296 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^^ SIECLE
la finesse italienne chez Brizeux, la verve
chez Prosper Proux et Luzel, le sentiment
profond de la nature chez J.-M. Le Jean,
l'émotion intense chez Hippolyte de la Mor-
vonnais et Elisa Mercœur, la douceur mélan-
colique chez Turquety et Violeau, l'esprit
chez Alexandre Duval et Monselet, la fierté
chez du Pontavice, le large souffle chez
Péhant et Lud. Jan^ la flamme enthousiaste
chez M°^® Riom et Emile Grimaud, l'art raffiné
chez Boulay-Paty et Villiers de l'Isle-Adam.
Il y a dans ces poètes une originalité réelle ;
car l'originalité n'est, suivant le mot de Théo-
phile Gautier, que « la note personnelle ajou-
tée au fonds commun préparé par les contem-
porains ou les prédécesseurs immédiats. »
Les faits politiques ont eu sur eux une in-
fluence assez limitée. Ils ont pu modifier
passagèrement leurs opinions; mais, chez la
plupart, l'essence des âmes n'a pas été atteinte ;
elles sont restées mystiques et bien bretonnes.
Tous les écrivains dont j'ai parlé sont morts
ou ont dépassé l'âge de soixante ans ; ce qui
veut dire que leur œuvre est à peu près ter-
minée et qu'on peut la juger dans son en-
semble.
Derrière eux, s'est levée une génération de
CONCLUSION 297
poètes si nombreux que jamais la Bretagne
n'en a tant vu à la fois.
Les mieux doués, à l'heure présente, écrivent
en français, mais les poètes celtiques montrent
aussi que les vieux bardes ont laissé des hé-
ritiers; « Gomme la fleur de genêt dans nos
(( champs, sur la terre de Breiz, poussent des
« églises, des croix de pierre, des sônes et
« des gwerz. » (Luzel, Bepred Breizad.)
A la tête des poètes s'est placé M. Louis
Tiercelin par sa passion éclairée des lettres
et des arts, son amour de la terre natale, son
talent plein de verve et d'éclat, son habileté
à réveiller, encourager et grouper les artistes
épars. La publication du Parnasse breton
contemporain, qu'il a faite en 1889, avec le
concours de M. Guy Ropartz, sera une date
dans l'histoire littéraire de la Bretagne. Ge
livre a réuni près de cent poètes vivants.
Aucune province de France ne saurait pré-
senter un faisceau de talents si divers. Les
Bretons pourraient être tentés de dire, avec
M. Renan : « Le cor qui ne résonne que touché
« par des lèvres pures, le hanap magique
(( qui n'est plein que pour l'amant fidèle,
« n'appartiennent vraiment qu'à nous. (Sou-
(( venir s d'enfance et de jeunesse, p. 78.) »
298 LA POÉSIE BRETONNE AU XIX^ SIECLE
Ces poètes se divisent en plusieurs groupes,
dont les principaux sont à Nantes, à Rennes
et à Ouimper. Ils trouvent de solides appuis
dans les Sociétés savantes de ces villes, les
journaux et les revues, notamment la Revue
de Bretagne, sous la direction de ^IM. de la
Borderie et de GourcufT ; l Hermine, sous
celle de M. Tiercelin; les Annales de Bretagne,
publiées par la Faculté des Lettres de Rennes ;
la Revue illustrée des Provinces de l Ouest,
fondée par M. Léon Séché, un poète vaillant,
qui a pris à tâche de faire élever des monu-
ments aux hommes illustres de son pays et
en a déjà orné Pontivy, Vannes, Lorient et
Ancenis.
Si les événements politiques amenaient la
reconstitution des provinces et, en même
temps, la création à Nantes ou à Rennes
d'une grande Université, il est probable que
les Lettres et les Arts, profitant du mouvement
qu'engendrerait autour d'elle une Assemblée
provinciale puissante, prendraient un dévelop-
pement considérable. Ce qui autorise à le
penser, c'est l'influence heureuse exercée de-
puis vingt ans par Y Association bretonne, que
préside avec beaucoup d'éloquence et d'amé-
nité M. Vincent Audren de Kerdrel.
CONCLUSION 299
En écrivant ce volume, consacré presque
entièrement aux morts, j'ai eu pour but la
gloire de la Bretagne.
Bien des poètes de valeur resteraient igno-
rés, s'il ne se trouvait personne pour tirer de
l'ombre leurs meilleures productions, quand
ils ont disparu.
Mon désir est que ce livre conserve leur
souvenir et soit comme cette petite lampe
qu'on allumait autrefois, la nuit, au milieu des
cimetières, dans une tourelle appelée la Lan-
terne des Morls * .
1. Dans ce tableau de la Poésie bretonne au xix® siècle,
je n'ai parlé que des poètes qui m'ont paru les plus remar-
quables ou ayant une originalité bien dessinée; mais il en
est d'autres d'un talent réel. En 1879, la Société des Biblio-
philes bretons a publié, dans son Bulletin, une liste des
poètes bretons-français du xix*" siècle ; elle comprend plus
de deux cents noms et n'est pas complète.
TABLE DES MATIERES
Préface.
INTRODUCTION
Caractère général de la Poésie bretonne
Chateaubriand et Lamennais, ses inspirateurs au
XIX" siècle 13
LIVRE PREMIER
LES POÈTES BRETONS CELTIQUES (1800 à 1880)
POÉSIE ÉLÉGIAQUE, LYRIQUE ET DESCRIPTIVE
Auguste Brizeux 25 les bardes populaires. 39
Le Gonidec , Hersart Jean Le Guenn 47
de la Villemarqué et René Kerambrun 49
302
TABLE DES MATIERES
LES BARDES LETTRES
Prosper Proux 56
Jean-Marie Le Jean. . . 61
Rannou 68
Ms-- Le Joubioux 69
L'abbé Joachim Guil-
lôme 70
Jean-Marie Guizouarn 74
J.-P.-M. Le Scour 78
Les Bleuniou-Breiz 82
Olivier Souvestre 82
L'abbé François Le
Scour 85
F.-M. Luzel 87
POESIE MORALE
Guillaume Ricou 97 Gabriel Milin 100
POESIE DR.\MATIOUE
LIVRE DEUXIEME
LES POÈTES RRETOXS FRANÇAIS
POÈTES LYRIQUES, ÉLÉGIAOUES ET DESCRIPTIFS
François Duault 107
Mélanie Waldor 112
Edouard Mennechet, . 115
Élisa Mercœur 119
Un mot sur Leconte de
Lisle 125
Hippolyte de la Mor-
vonnais 126
Évariste Roulay-Paty. 133
Edouard Turquety 141
Du Breil de Marzan ... 148
Georges de Cadoudal. 149
Raymond du Doré — 150
Hippolyte Lucas 155
Charles Monselet 156
Emile Souvestre 163
Victor Mangin 168
... 168
Eugène Orieux.
Eugène Lambert 169
Anthime Menard 169
Louis de Léon 173
Régis de Trobriant ... 175
TABLE DES MATIERES
303
Stéphane Halgan 179
M^-'Riom 183
Raoul de Navery 189
Hippoly te Violeau 191
Hyacinthe du Ponta-
vice de Heussey 199
Charles Alexandre 203
Francis Melvil 206
Emile Chevé 207
Philippe-Auguste Vil-
liers de l'Isle-Adam. 209
Ludovic Jan 212
POESIE MORALE ET DIDACTIOUE
Pierre-Louis Ginguené 218
La Princesse de Salm-
Dyck 219
M-"** Sophie Hue 225
Alcide de Beaucliesne 227
Achille du Clésieux. . . 229
François Longuécand. 232
Lespoètes traducteurs 237
LES AUTEURS DRAMATIQUES
Corcntin Royou 243 Edouard Mennechet . . 249
Alexandre Duval 243
POÈMES CnEVALERESQUES, HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES
Claude Dorion 256 Emile Péhant 270
M"^ Penquer 259 Charles Robinot-Ber-
M-^^Riom 262 trand 281
Hippolyte de Lorgeril. 263 Emile Grimaud 288
Jules de Franchcville. 267
CONCLUSION
Le Parnasse breton contemporain . . . .
297
BIBLIOTHECA
TABLE DES PORTRAITS
Anne de Bretagne 9
Chateaubriand 17
Auguste Brizeux 27
Th. de la Villemarqué 40
J.-M. Le Jean 65
J.-P. Le Scour 79
F.-M. Luzel 89
Élisa Mercœur 121
Boulay-Paty 137
Edouard Turquety 143
Raymond du Doré 151
Hippolyte Lucas 157
Charles Monselet 161
Emile Souvestrc 165
M'^Riom 185
Hippolyte Violeau 193
Princesse de Salm-
Dyck 221
F. Longuécand 233
Alexandre Du val 245
^ime Penquer 257
Emile Péhant 271
Robinot-Bertrand 283
Emile Grimaud 289
iSautes. — Emile Grimaud, imprimeur breveté, place du Ciniiir.erce, 4.
Cil X 2-122
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéonce
\m ^ ^
im
.hlàdi
The Library
University of Ottawa
Date due
y-C
39003 002506193b
CE PG 3803
.B8R6S 1895
COO ROUSSE,
ACC# 12445S7
JOSE POESIE BRETO
r, 10, rue Cassette, PARIS
n
k
nij-LA[j^ EN BRETAG
Texte et Dessins par H. et G. DUBOUCHET
Avec la collaboration de :
MM. H. Bebteaux, J. Breton, Th. Deyrolle, Fraxjais
II. Lemaire, Le Sénéchal, Le Sidaner, H. Mosler.
Magnilique volume grand in-S-^ colombier, illustré de
550 gravures inédites, d'après nature, caries et plans.
Prix, bwché 18 fr.
Le, même ouvrage, reliure loile, couverture illustrée,
fers spéciaux 23 fr.
Le même ouvrage, demi-chagrin, plats papier, coins,
lèle ou tranche dorée 28 fr.
Il a été tiré en outre :
\0 exemplaires sur Japon d-lû), avec aquarelle de
l'auteur 75 fr.
15 exemplaires sur Whatman (ll-25j 50 f i .
50 exemplaires sur Hollande (26-75) 35 fr.
« Encore un joli livre de voyage, critique et instructif,
récit d'excursions romantiques en terre romantique, de
promenades capricieuses comme le titre le dit, mais char-
mantes, à travers la plus mystérieuse et la plus légendaire
de nos provinces. La succession ininterrompue des gra-
vures, pittoresques nu plus haut degré, et faites d'après
nature, suffirait seule à assurer le succès de l'ouvrage. La
griffe de nos maîtres paysagistes s'y fait puissamment sen-
tir. Le texte, d'une simplicité voulue, convient au sujet et
s'harmonise, par cette simplicité même, avec les : s
qu'il rehe en les expliquant, et au.xqueis il prèle i .-
velle vie. . [Le Correspondant).