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Full text of "La poésie bretonne au XIXe siècle"

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Joseph    ROUSSE 


LA 


POÉSIE  BRETONNE 


Au  XIX^  SIÈCLE 


Ouvrage    orné    de    êS   portraits. 


P/ 
P.  LETHIELLEI 

10,    RUE 


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TAUA 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/laposiebretonnOOrous 


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TOUS   DROITS   RESERVES 


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JOSEPH  ROUSSE 


LA 


POÉSIE  BRETONNE 


AU  XIX°  SIÈCLE 


OXJ'VI^-A-a^E   OR-IsTE  IDEl    2  3    I>OI?,TIÎ,-A.ITS 


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mr 


PARIS      ^tOtta^^^^v 

p.  LETHIELLEUX,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

10,    RUE    CASSETTE,    10 

1895 


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PREFACK 


Le  caractère  dominant  de  la  race  celtique  est  le 
mysticisme.  A  ce  point  de  vue,  les  Bretons  d'aujour- 
d'hui ressemblent  à  ceux  du  moyen  âge.  L'étranger 
un  peu  observateur  qui  assiste  aux  magnifiques  pro- 
cessions de  la  Fête-Dieu,  à  Nantes,  comme  aux  Par- 
dons de  Sainte-Anne  d'Auray  ou  du  Finistère,  en  est 
immédiatement  frappé. 

D'innombrables  églises  ont  été  reconstruites  en 
Bretagne,  depuis  cinquante  ans,  avec  un  luxe  d'ar- 
chitecture qui  rappelle  le  temps  du  duc  Jean  V.  Les 
hommes  de  93  avaient  rêvé  l'anéantissement  du 
catholicisme,  mais  s'ils  revenaient  à  la  vie,  ils  l'y 
retrouveraient  plus  puissant  que  sous  Louis  XVL 

«  Race  timide,  dit  M.  Renan,  réservée,  vivant  toute 
((  en  dedans,  pesante  en  apparence,  mais  sentant 


6  LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

«  profondément  et  portant  dans  ses  instincts  reli- 
«  gieux  une  adorable  délicatesse,  les  Bretons  sont 
«  indifférents  à  l'admiration  d'autrui  et  ne  demandent 
<(  qu'une  chose,  qu'on  les  laisse  chez  eux...  Jamais 
«  famille  humaine  n'a  vécu  plus  isolée  du  monde.  » 
(La  Poésie  des  races  celîiques). 

Après  avoir  constaté  que  la  Bretagne  «  est  la  con- 
«  trée  la  plus  pittoresque  de  la  France  entière  », 
M.  Léon  Palustre,  dans  son  bel  ouvrage  sur  la  Renais- 
sance, fait  cette  remarque  très  juste  :  a  Si  la  Bre- 
«  tagne  est  un  pays  à  part  au  point  de  vue  de  la  na- 
<(  ture,  les  monuments  qu'on  y  rencontre  ne  laissent 
«  pas  non  plus  de  surprendre  par  leur  aspect  tout  à 
«  fait  singulier.  Contrairement  à  ce  que  la  logique 
«  demande,  le  principal  est  généralement  négligé 
<(  pour  l'accessoire,  etdanslaconstruction  des  églises 
<(  par  exemple,  on  ne  semble  pas  avoir  cherché  autre 
«  chose  qu'un  prétexte  à  lancer  dans  les  airs  un 
«  svelte  et  élégant  clocher.  » 

C'est  que  le  clocher  à  jour  de  la  Bretagne,  qui 
sonne  en  quelques  heures  pour  la  joie,  l'amour  et  la 
mort,  est  le  vrai  symbole  de  l'âme  celtique  rêveuse 
et  mobile,  où  se  succèdent  rapidement  les  sentiments 
les  plus  divers,  dominés  par  une  aspiration  inces- 
sante vers  l'idéal. 

Des  monuments  funéraires  élevés  récemment,  tels 
que  le  tombeau  du  général  de  la  Moricière  sous  les 
voûtes  colossales  de  la  cathédrale  de  Nantes,  ceux 
de  saint  Yves  à  Tréguier  et  du  Comte  de  Chambord 
à  Sainte-Anne  d'Auray,  sont  encore  des  témoignages 
de  la  force  du  mysticisme  dans  le  peuple  breton. 

Un  autre  sentiment  profond  s'y  joint,  c'est  le  sen- 


PREFACE  / 

timent  de  sa  nationalité,  «  la  plus  ancienne  et  la  plus 
tenace  de  toutes  celles  de  l'Europe  *»,  sentiment  qui 
se  manifeste  si  énergiquement  chez  ses  vieux  histo- 
riens, d'Argentré  et  dom  Lobineau,  comme  chez  les 
plus  récents,  Le  Huërou,  Guillaume  Le  Jean  et  Arthur 
de  la  Borderie. 

La  profusion  des  hermines  sculptées  sur  les  édi- 
fices, semées  sur  les  bannières  des  églises  et  les 
décorations  dans  les  fêtes  publiques,  ne  permet  pas 
de  doute  à  cet  égard. 

«  En  Bretagne,  comme  en  Irlande,  dit  Michelet, 
«  [Histoire  de  France,  T.  ii,  p.  90),  le  catholicisme 
«  est  cher  aux  hommes,  comme  symbole  de  la  natio- 
«  nalité.  » 

Les  églises  y  sont  encore  non  seulement  «  le  sanc- 
«  tuaire  de  la  prière,  mais  en  même  temps  pour  le 
«  peuple  des  musées  constamment  ouverts,  des  ga- 
«  leries  historiques.  »  (Jean  Janssen,  V Allemagne  à 
la  fin  du  moyen  âge.  T.  i,  p.  145.) 

L'intérêt  qu'excite  la  langue  celtique  et  la  renais- 
sance de  la  poésie  écrite  en  cette  langue,  dévoilent 
aussi  la  persistance  de  ce  sentiment. 

Les  efforts  des  rois  de  France  ont  été  impuissants 
contre  lui,  de  même  que  les  violences  des  Assem- 
blées révolutionnaires,  le  despotisme  de  Bonaparte 
et  les  sourdes  persécutions  de  l'Administration  de- 
puis 1815. 

La  conquête  de  la  Bretagne  par  les  Français,  (car, 
en  épousant  Charles  VIII,  la  duchesse  Anne  ne  fit 
que  céder  à  la  force),  a  eu  pour  les  Bretons  des  con- 

1.  F.-M.  Luzel,  Bepred  Breizad,  préface,  p.  xii. 


8  LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

séquences  malheureuses.  Ils  jouissaient,  d'un  gou- 
vernement beaucoup  plus  libéral  que  leurs  vain- 
queurs. Un  écrivain  favorable  aux  idées  françaises, 
M.  Antoine  Dupuy,  dans  son  intéressante  et  savante 
Histoire  de  la  réunion  de  la  Bretagne  à  la  France,  ne 
peut  s'empêcher  de  reconnaître  que,  «  à  la  fin  du  XV^ 
«  siècle,  le  gouvernement  de  la  Bretagne  est  ce  que 
«  nous  appelons  de  nos  jours  la  monarchie  consti- 
«  tutionnelle.  Le  duché  n'a  ni  charte,  ni  constitution, 
«  mais  il  a  un  droit  public  toujours  respecté.  Toutes 
«  les  institutions  sont  remarquables  par  leur  carac- 
«  tère  libéral.  »  (T.  ii,  p.  289.) 

La  prospérité  de  la  Bretagne  sous  son  duc  Jean  V 
et  pendant  les  premières  années  du  règne  de  Fran- 
çois II,  fait  un  contraste  frappant  avec  la  misère  où 
elle  languissait  sous  Louis  XIV,  misère  qui  engendra 
l'insurrection  dite  du  papier  timbré,  réprimée  si 
cruellement. 

L'anarchie  sanglante  de  la  Ligue  qui  laissa  l'espoir 
à  Mercœur,  durant  dix  ans,  de  ressusciter  l'indépen- 
dance bretonne  à  son  profit,  la  lutte  incessante  du 
gouvernement  français  contre  les  libertés  garanties 
par  le  traité  d'union  et  qui  motiva  la  conspiration  de 
Pontcallec,  en  1720,  la  Terreur  révolutionnaire,  les 
exécutions  de  Brest,  les  massacres  et  les  noyades  de 
Nantes,  les  atrocités  de  la  chouannerie,  l'épuisement 
d'hommes,  suite  des  guerres  du  premier  Empire, 
firent  regretter  amèrement  aux  Bretons  leur  natio- 
nalité. Aussi  le  peuple  s'écriait-il,  dans  un  chant  re- 
cueilli par  M.  de  la  Yillemarqué  :  «  0  terre  de  Bre- 
«  tagne,  ô  mon  pays  désolé,  dans  quelle  mer  d'afïlic- 
«  tion  as-tu  été  précipité  ?  Autrefois,  tu  étais  beau, 


Annr  de  Bretagne 


PRÉFACE  1 1 

«  tu  étais  joyeux  et  gai;  maintenant,  hélas!  te  voilà 
«  navré  de  douleur.  •»  (Barzaz-Breiz). 

Quand  Bonaparte  fut  relégué  à  Sainte-Hélène  et 
que  la  paix  régna  en  Europe,  les  lettres,  délaissées 
durant  les  années  de  Terreur  et  de  guerre,  refleu- 
rirent dans  les  villes  armoricaines  comme  le  blé  sur 
les  sillons  incultes.  Les  Bretons  sont  un  peuple 
poète,  parce  qu'ils  ont  à  un  degré  éminent  le  don 
«  de  concevoir  le  beau  et  de  le  rendre  sensible  »;  ils 
l'ont  prouvé  par  les  chants,  les  monuments,  les  cos- 
tumes et  les  usages. 

Le  sentiment  mystique  et  le  sentiment  national 
animent  toute  leur  poésie.  Je  voudrais  en  tracer  un 
tableau  d'ensemble  pendant  le  dix-neuvième  siècle. 
Je  parlerai  d'abord  des  poètes  qui  ont  écrit  en  langue 
celtique,  puis  de  ceux  qui  se  sont  servis  de  la  langue 
française,  mais  en  me  bornant  aux  poètes  morts  ou 
ayant  dépassé  l'âge  de  soixante  ans  et  dont  l'œuvre 
peut  être  considérée  comme  terminée. 


LA 

poisi  Biîom  AD  w  siii 


INTRODUCTION 


CARACTÈRE  GENERAL  DE  LA  POESIE  BRETOiNNE 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMENNAIS 

SES    INSPIRATEURS  AU   XIX*^    SIECLE 

C'est  dans  la  Poésie  que  se  montre  avec  le  plus 
d'éclat  le  génie  d'un  peuple. 

Les  définitions  qu'on  a  données  de  la  Poésie  sont 
toutes  incomplètes  :  une  des  meilleures  est  celle  que 
je  rencontre  dans  une  page  d'Alfred  Michiels,  au 
second  volume  de  son  Histoire  des  idées  littéraires  en 
France.  (Édition  de  1848,  page  280).  «  La  poésie  est 
«  l'image  idéale  de  l'univers  ;  elle  nous  retrace  le 
«  spectacle  du  monde  et  celui  de  la  société.  Pour 
«  atteindre  la  perfection,  elle  doit  embellir  l'homme 
«  et  la  nature,  sans  les  rendre  méconnaissables.  Si 
«  elle  ne  les  embellissait  point,  elle  n'arriverait  pas 
«  à  l'art  ;  si  elle  ne  les  peignait  pas  fidèlement,  elle 


14        LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

«  deviendrait  fausse  et  même  incompréhensible  en 
«  pure  perte,  car  la  beauté  ne  la  dédommagerait 
«  point  de  la  vérité.  Elle  doit  donc  nous  offrir  Fes- 
«  prit  et  la  matière  étroitement  joints,  comme  ils  le 
«  sont  dans  les  objets  réels  ;  c'est  la  condition  de 
«  l'intérêt  et  de  la  vie.  Les  plus  grands  poètes  pro- 
«  cèdent  toujours  de  la  sorte  ;  Homère  et  Shakspeare 
tt  voilent  perpétuellement  les  idées  sous  les  faits  ;  le 
«  monde  invisible  ne  s'aperçoit  chez  eux  qu'à  travers 
«  le  monde  sensible,  ou  plutôt  l'un  et  Tautre  s'iden- 
«  tifîent  au  sein  d'une  commune  splendeur.  » 

L'art  est  utile,  parce  qu'il  élève  l'esprit  et  le  cœur 
de  l'homme,  mais  le  but  qu'il  poursuit  avant  tout, 
c'est  le  Beau. 

La  poésie  des  Bretons,  suivant  l'expression  de 
Lamennais  [De  VArl  el  du  Beau,  p.  259),  est  générale- 
ment «  monotone  et  mélancolique  comme  les  ternes 
«  horizons  de  ces  contrées  où  ne  luit  qu'un  pâle 
«  soleil,  comme  les  noirs  rochers,  comme  les  grèves 
«  nues  où  la  houle  écume  et  se  brise.  » 

Cependant  leurs  chants  populaires  sont  aussi  dra- 
matiques qae  lyriques.  Ils  ont  un  mouvement  extra- 
ordinaire. 

On  y  trouve  «  les  imaginations  les  plus  hardies  » 
à  côté  «  du  plus  vif  sentiment  de  réalité  qui  fut 
jamais.  »  (Félix  Frank,  Le  Génie  de  la  Bretagne.  Re- 
vue des  cours  littéraires,  novembre  1866).  La  plu- 
part contiennent  le  récit  de  faits  historiques  et  lé- 
gendaires, car,  chez  le  peuple,  la  poésie  narrative 
précède  l'ode  qui  se  nourrit  surtout  d'abstractions. 

«  La  poésie  populaire  des  Bretons,  disait  Ferdi- 
«  nand  Wolf,  le  savant  littérateur  autrichien,  est  la 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMENNAIS       15 

«  plus  riche,  la  plus  belle,  la  plus  originale  de  l'Eu- 
«  rope.  »  C'était  aussi  le  sentiment  de  Georges  Sand 
qui,  dans  ses  Promenades  autour  d'un  village  (p.  206), 
écrivait  : 

«  Une  seule  province  de  France  est  à  la  hauteur 
«  dans  sa  poésie  de  ce  que  le  génie  des  plus  grands 
«  poètes  et  celui  des  nations  les  plus  poétiques  ont 
«  jamais  produit.  Nous  voulons  parler  de  la  Bre- 
«  tagne.  » 

M.  de  la  Villemarqué  a  peut-être  arrangé  avec  infi- 
niment d'art  les  chants  qu'il  a  publiés  et  on  peut 
en  discuter  la  valeur  historique  et  scientifique,  mais 
leur  beauté  poétique  est  au-dessus  de  toute  contes- 
tation. D'ailleurs,  à  côté  du  Barzaz-Breiz,  il  y  a  les 
Gwerziou  et  les  Soniou  recueillies  par  M.  Luzel,  et  le 
savant  Guillaume  Le  Jean  qui,  dans  un  article  de  la 
Revue  celtique  paru  après  sa  mort,  en  1873,  attaqua 
le  plus  vivement  l'authenticité  d'une  partie  des  chants 
du  Barzaz,  reconnaît  que  les  Gwerziou  reproduites 
avec  une  fidélité  scrupuleuse  prendront  place  «  parmi 
«  les  classiques  de  la  poésie  populaire  chez  les  races 
«  héroïques  de  l'Europe,  à  côté  des  chants  grecs  de 
«  Passow  et  des  piesmas  serbes  de  Vouk  Stepha- 
«  novich.  » 

«  Quant  au  nombre  des  poèmes  populaires  de  la 
«  Bretagne,  dit  Emile  Souvestre  {Les  derniers  Bretons, 
«  T.  II,  p.  158,  édition  de  1836),  nul  ne  saurait  le 
«  dire.  On  resterait  au-dessous  de  la  réalité  en  le 
«  portant  à  huit  ou  dix  mille.  » 

«  Les  misères  de  la  race  celtique  ont  été  telles, 
«  ses  souffrances  si  accablantes  que  pour  y  échapper, 
«  au  moins  par  la  pensée,  elle  a  voulu  se  créer  un 


16        LA    POÉSIE    BRETONNE   AU   XIX®    SIECLE 

«  passé  selon  sa  fantaisie  et  l'a  tout  peuplé  de  mer- 
u  veilleuses  et  riantes  chimères.  L'imagination,  — 
«  une  imagination  aussi  belle  que  ses  destinées  ont 
«  été  malheureuses  —  fut,  dans  tous  les  temps,  la 
«  faculté  dominante  chez  ce  peuple  asiatique  égaré 
«  au  milieu  des  brouillards  de  notre  Europe,  et  c'est 
«  à  elle  qu'il  doit  ces  chants  si  mélancoliques  et  si 
«  doux  que  nos  bardes  se  sont  transmis  de  siècle  en 
«  siècle,  comme  un  poétique  héritage,  depuis  Merlin 
«  jusqu'à  Chateaubriand.  »  (J.-M.  LeHuërou,/?ec^er- 
ches  sur  les  origines  celtiques,  1840). 


A  la  société  française  bouleversée  par  la  Révolution 
il  fallait  une  nouvelle  littérature.  C'est  de  l'Armo- 
rique  que  partit  le  mouvement  rénovateur.  C'est 
dans  le  donjon  de  Combourg  que  s'est  éveillé  le 
génie  de  Chateaubriand.  «  C'est  dans  les  bois  de 
<c  Combourg  que  je  suis  devenu  ce  que  je  suis  », 
a-t-il  dit.  (Mémoires  d'Outre- Tombe,  T.  i,  p.  267). 
Aussi,  quand  M.  de  la  Villemarqué  écrit  (La  Bre- 
tagne contemporaine)  :  «  On  ne  trouve  dans  les  ou- 
u  vrages  de  Chateaubriand  que  des  échappées  de  vue 
«  sur  son  pays  natal  ;  ni  mœurs,  ni  coutumes,  ni 
«  usages,  ni  souvenirs  nationaux  »,  il  ne  faut  pas 
prendre  cette  assertion  au  pied  de  la  lettre. 

Feuilletez  René,  les  Martyrs,  les  Mémoires  d'Outre- 
Tombe,  vous  y  verrez  bien  des  pages  où  il  peint 
la  nature  bretonne ,  comme  font  les  maîtres  ,  en 
quelques  traits.  C'est  lui  peut-être  qui  a  écrit  les 
plus  belles  descriptions  de  la  Bretagne.  Il  y  en  a 
qui  sont  trop  célèbres  pour  que  je  les  reproduise  ici, 


Chateaubriand 


RO 


USSE.   —    POÉSIE    BRETONNE.   —   2 


I 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMENNAIS       19 

et  que  Michelet,  Maurice  de  Guérin,  Pierre  Loti 
n'ont  point  égalées. 

En  voici  une  moins  connue  ;  elle  me  semble  char- 
mante :  «  Le  printemps  en  Bretagne  est  plus  doux 
('  qu'aux  environs  de  Paris,  et  fleurit  trois  semaines 
«  plus  tôt.  Les  cinq  oiseaux  qui  l'annoncent,  l'hiron- 
u  délie,  le  loriot,  le  coucou,  la  caille  et  le  rossignol, 
«  arrivent  avec  des  brises  qui  hébergent  dans  les 
«  golfes  de  la  péninsule  armoricaine.  La  terre  se 
«  couvre  de  marguerites,  de  pensées,  de  jonquilles, 
«  de  narcisses,  d'hyacinthes,  de  renoncules,  d'ané- 
«  mones,  comme  les  espaces  abandonnés  qui  envi- 
ce  ronnent  Saint-Jean-de-Latran  et  Sainte-Croix  de 
«  Jérusalem  à  Rome. 

«  Des  clairières  se  panachent  d'élégantes  et  hautes 
«  fougères  ;  des  champs  de  genêts  et  d'ajoncs  res- 
«  plendissent  de  leurs  fleurs  qu'on  prendrait  pour 
«  des  papillons  d'or.  Les  haies  au  long  desquelles 
«  abondent  la  fraise,  la  framboise  et  la  violette,  sont 
«  décorées  d'aubépines,  de  chèvrefeuilles,  de  ronces 
u  dont  les  rejets  bruns  et  courbés  portent  des  feuilles 
u  et  des  fruits  magnifiques.  Tout  fourmille  d'abeilles 
«  et  d'oiseaux  ;  les  essaims  et  les  nids  arrêtent  les 
<(  enfants  à  chaque  pas.  Dans  certains  abris,  le  myrte 
«  et  le  laurier-rose  croissent  en  pleine  terre,  comme 
«  en  Grèce  ;  la  figue  mûrit,  comme  en  Provence  ; 
«  chaque  pommier,  avec  ses  fleurs  carminées,  res- 
«  semble  à  un  gros  bouquet  de  fiancée  de  village...  » 

Le  pays,  «  entrecoupé  de  fossés  boisés,  a  de  loin 
«  l'air  d'une  forêt  et  rappelle  l'Angleterre...  Des  val- 
«  Ions  étroits  sont  arrosés  par  de  petites  rivières 
«  non  navigables.  Ces  vallons  sont  séparés  par  des 


20         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  landes  et  par  des  futaies  à  cépées  de  houx.  Sur  les 
«  côtes  se  succèdent  phares,  vigies,  dolmens,  cons- 
«  tructions  romaines,  ruines  de  châteaux  du  moyen 
«  âge,  clochers  de  la  Renaissance  :  la  mer  borde  le 
«  tout.  Pline  dit  de  la  Bretagne  :  péninsule  speclalrice 
«  de  V Océan. ^^  [Mémoires  d'Oulre-Tombe,  t.  i.) 

Chateaubriand,  qui  se  sentait  un  grand  poète, 
croyait  avoir  reçu  pour  chanter  «  les  deux  instru- 
«  ments  »,  la  prose  et  les  vers,  mais  à  part  les  très 
jolis  couplets  «  Combien  fai  douce  souvenance  », 
quelques  pièces  élégantes,  comme  la  Forêl  et  des 
strophes  sur  la  mort  d'une  jeune  fille,  ses  vers  sont 
médiocres,  tandis  que  sa  prose  est  admirable.  Aban- 
donné à  ses  passions  pendant  presque  toute  sa  vie, 
il  n'était  pas  un  homme  véritablement  religieux  ; 
pourtant  il  était  attaché  de  cœur  et  d'âme  au  catho- 
licisme, le  plus  poétique  de  tous  les  cultes. 

Comme  l'a  dit  Joubert,  dans  sa  lettre  célèbre  datée 
de  Villeneuve-le-Roi,  21  octobre  1803,  a  il  avait  toutes 
«  ses  facultés  en  dehors  ;  il  ne  s'interrogeait  jamais, 
a  à  moins  que  ce  ne  fût  pour  savoir  si  la  partie  ex- 
ce  térieure  de  son  âme,  (c'est-à-dire)  son  goût  et  son 
((  imagination,  étaient  contents.»  (OEuvres  de  J.  Jou- 
bert, T.  I,  p.  107,  7^  édition,  1880.) 

Son  désenchantement,  son  dédain  des  joies  que 
peut  donner  la  vie  humaine  tiennent  de  la  race  cel- 
tique, altérée  de  merveilleux  et  d'infini.  Bien  qu'il 
ait  vécu  loin  de  la  Bretagne  depuis  son  mariage,  sa 
pensée  était  souvent  tournée  vers  elle,  et  il  a  voulu 
y  jouir  de  l'éternel  repos  sur  son  écueil  isolé  des 
hommes,  mais  qui  appelle  les  regards  du  monde  en- 
tier. 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMENNAIS       21 

Pas  plus  que  Chateaubriand,  dit  encore  M.  de  la 
Villemarqué,  «  Lamennais  n'a  peint  la  nature  cel- 
tique. »  Je  fais  à  ce  sujet  les  mêmes  réserves. 

Qui  ne  connaît  la  touchante  élégie  sur  la  jeune  fille 
surprise  par  la  marée  et  qui  avait  noué  ses  longs 
cheveux  aux  algues,  u  sans  doute  pour  n'être  pas 
a  emportée  par  la  houle,  pour  reposer  dans  la  terre 
«  bénite,  près  des  siens?  »  Cette  élégie  commence  par 
un  délicieux  tableau  : 

«  L'automne  n'a  point  de  plus  belles  journées.  La 
«  mer  scintillait  au  soleil  ;  chaque  goutte  d'eau  reflé- 
«  tait,  comme  une  pointe  de  diamant,  une  lumière 
«  blanche  et  pure  que  l'œil  supportait  à  peine.  Du  vil- 
«  lage  déserté,  hommes,  femmes,  enfants,  arrivaient 
«  en  foule  sur  les  dunes,  où,  mêlé  au  thym,  l'œillet 
«  sauvage,  aux  fleurs  violettes,  exhalait  son  parfum 
«  de  girofle.  »  (Une  Voix  de  prison.) 

Et  quel  sentiment  profond  de  la  campagne  bre- 
tonne, dans  le  tableau  qui  suit  !  quelle  légèreté  de 
touche  !  quelle  fraîcheur  de  teintes  ! 

«  Il  avait  allumé  près  du  talus,  au  coin  du  bois, 
«  un  feu  de  bruyères,  et  assis  sur  la  mousse,  le  pauvre 
«  enfant,  il  réchauffait  ses  mains  à  la  flamme  pétil- 
«  lante. 

«  La  fumée,  jaunie  par  de  fauves  rayons  qui  glis- 
«  saient  entre  les  nuages,  montait  dans  l'air  pesant. 
M  II  la  regardait  onduler  comme  un  serpent  qui 
«  gonfle  et  déroule  ses  anneaux,  puis  s'épandre  en 
«  nappes  brunes,  puis  s'évanouir  dans  l'épaisse  at- 
u  mosphère. 

«  Plus  de  chants  dans  les  buissons,  plus  d'insectes 
«  ailés  étincelants  d'or,  d'émeraude,  d'azur,  prome- 


22        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  nant  de  fleur  en  fleur  leurs  amours  aériens  :  partout 
«  le  silence,  un  morne  repos,  partout  une  teinte  uni- 
«  forme  et  triste.  Les  longues  herbes  flétries  blan- 
«  chissaient,  penchées  sur  leur  tige  ;  on  eût  dit  le 
«  linceul  de  la  nature  ensevelie.  »  (Une  Voix  de  prison.) 

Ce  recueil,  Une  Voix  de  prison,  d"où  ces  lignes 
sont  extraites,  est,  à  mon  goût,  le  chef-d'œuvre  de 
Lamennais;  je  le  préfère  aux  Paroles  d'un  croyant, 
dont  le  style  est  parfois  emphatique  et  trop  tendu. 

Pauvre  Lamennais  !  il  était  bien  Breton  ;  il  avait 
le  dévouement  entêté  aux  causes  désespérées.  Il 
aimait  la  vérité  d'un  amour  austère  et  violent.  S'il 
était  né  cinquante  ans  plus  tard,  il  assisterait  au 
triomphe  de  ses  idées  les  plus  chères.  Ses  ossements 
doivent  tressaillir,  dans  la  fosse  des  pauvres  où  il  a 
voulu  être  jeté,  en  entendant  les  paroles  qui  sortent 
du  Vatican  pour  diriger  la  marche  de  Thumanité 
vers  un  avenir  moins  cruel  aux  faibles  et  aux  petits. 

L'influence  de  Chateaubriand  et  de  Lamennais, 
qui  a  été  si  grande  sur  la  littérature  française  en 
général,  fut  encore  plus  sensible  sur  celle  de  la  Bre- 
tagne où  ils  inspiraient  à  leurs  compatriotes  des 
sentiments  plus  vifs  qu'aux  étrangers. 

Tandis  qu'ils  remuaient  le  monde,  attentif  à  leurs 
grandes  voix,  dans  un  bourg  du  Finistère,  à  Arzannô, 
un  bon  vieux  prêtre  élevait  le  poète  national  de  la 
Bretagne. 


LIVRE  PREMIER 


LES 


POÈTES  BRETONS  CELTIQUES 


POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 
LYRIQUE  ET  DESCRIPTIVE 


BRIZEUX 

Julien-Auguste-Pélage  Brizeux  était  né  à 
Lorient  le  26  fructidor  an  XI  (12  septembre 
1803).  De  son  acte  de  naissance,  publié  par 
M.  René  Kerviler  dans  son  excellent  Réper- 
toire général  de  Bio-bibliographie  bretonne, 
il  résulte  qu'il  était  fils  de  «  Pélage-JuIien 
«  Brizeux,  officier  de  santé  marin,  et  de 
«  Françoise-Souveraine  Hoguet.  » 

Le  même  auteur  nous  dit  qu'il  fut  clerc 
d'avoué  à   Lorient,   commença   son    droit  à 


26         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Paris,  «  partit  pour  l'Italie  avec  Auguste 
«  Barbier,  qui  lui  dédia  son  Campo-Santo, 
«  succéda  à  Ampère  dans  un  cours  de  poésie 
«  française  à  Marseille,  retourna  en  Italie  et 
«  partagea  son  existence  mélancolique  entre 
y(.  cette  terre  classique  de  Fart,  Paris  et  la 
«  Bretagne.  » 

Des  voyages  furent  donc  les  seuls  événe- 
ments extérieurs  notables  de  la  vie  de 
Brizeux. 

Le  portrait  le  plus  vrai  qu'on  ait  fait  de  lui 
est  celui  qu'a  tracé  son  ami  Alfred  de  Courcy 
dans  la  Bévue  de  Bretagne  et  de  Vendée,  en 
1872.  Il  mérite  d'être  cité. 

«  Brizeux  était  une  figure  très  originale  ; 
«  comme  le  dit  une  locution  expressive,  il 
«  était  quetquLin,  et  même  quelqu'un  en  deux 
«  personnes,  dont  l'une  ressemblait  infini- 
«  ment  à  ses  vers,  dont  l'autre  en  était  le 
«  contraste.  Assurément  nul  n'était  plus 
«  sincère  que  lui  dans  le  culte  qu'il  rendait  à 
«  toutes  les  réminiscences  du  presbytère 
«  d'Arzanno.  Ses  délicieuses  idylles  étaient 
«  composées  avec  tout  son  cœur.  Il  les  avait 
a  écrites  les  yeux  baignés  de  larmes,  il  en 
«  pleurait  encore  en  nous  les  récitant  d'une 
«  voix  attendrie  ;  le  poète  était  bien,  devant 


Brizeux 


BRIZEUX  29 

«  nous,  ému,  pénétré,  fervent,  faisant  vibrer 
«  la  harpe  éolienne,  nous  communiquant  le 
«  feu  qui  le  dévorait.  Une  dissonnance  éclatait 
«  tout  à  coup,  une  carafe  glacée  était  versée 
«  sur  la  flamme  :  nous  étions  en  présence 
«  d'un  habitué  d'estaminet,  amer,  ennuyé, 
«  irascible,  lecteur  et  diseur  de  choses 
«  vulgaires.  L'amant  passionné  de  la  Bretagne 
«  passait  des  années  entières  sans  la  revoir, 
«  fréquentant  le  foyer  d'un  petit  théâtre, 
«  vivant,  sous  son  manteau  râpé,  d'une  sorte 
«  de  vie  de  Bohême.  Il  désirait  vivement 
«  être  de  l'Académie  française,  à  cause  de 
«  la  pension,  ajoutait-il,  en  affectant  d'en 
«  dédaigner  l'honneur  ;  sa  fierté  paresseuse 
«  ne  savait  pas  se  plier  aux  démarches 
«  nécessaires.  Je  me  souviens  que  je  lui  offris 
*t  de  l'introduire  dans  un  salon  de  beaux- 
<  esprits  où  l'on  patronnait  très  utilement 
*  des  candidats.  Il  s'y  refusa,  se  contentant 
«  d'alléguer  qu'il  n'avait  pas  d'habit,  et  je 
«  crois  qu'il  disait  vrai.  Par  moments  il 
«  imaginait  de  déserter  la  muse,  où  il  excellait, 
«  pour  faire  de  la  philosophie,  où  il  n'enten- 
«  dait  rien,  ou  de  la  linguistique,  à  quoi  il  ne 
«  s'entendait  guère  davantage,  et  il  martelait 
«  des  vers  bretons  qui  ne  valaient  pas  ceux 


30         LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIÈCLE 

«  des  rhapsodes  de  village.  Puis  il  ressaisissait 
«  sa  véritable  lyre,  celle  de  l'idylle  française, 
«  où  nul  peut-être  ne  l'a  égalé,  pas  même 
«  André  Chénier,  et  il  en  tirait  des  accords 
«  d'une  suavité  exquise,  que  nous  applau- 
«  dissions  avec  transport.   » 

Auguste  Barbier,  l'auteur  des  ïambes, 
qui  avait  fait  la  connaissance  de  Brizeux  dans 
l'atelier  du  peintre  Ziegler  en  1828  et  qui  fut 
son  compagnon  le  plus  intime  jusqu'à  sa 
mort,  dit,  dans  ses  Beliquiœ,  qu'avec  «  sa 
«  taille  élancée,  son  teint  frais  et  ses  cheveux 
«  blonds,  il  avait  l'air  d'un  jeune  Anglais.  » 
C'est  sous  cet  aspect  que  l'a  représenté  le 
sculpteur  Pierre  Ogé  dans  son  élégante  statue 
de  marbre  placée  au  milieu  d'un  jardin 
public,  à  l'entrée  du  port  de  Lorient. 

On  a  contesté  l'existence  de  la  jeune 
paysanne  immortalisée  sous  le  nom  de  Marie 
et  qu'il  a  aimée  pendant  son  enfance  à  Ar- 
zannô  ;  mais,  comme  le  frère  du  poète  (voir 
les  Poètes  français  d'Eugène  Crépet,  T.  iv, 
p.  323),  Barbier  l'affirme.  Elle  s'appelait, 
d'après  lui,  a  Marianne  Pelann,  (Marie  Fleur 
«  de  blé  mûr)  »  ;  M.  de  la  Villemarqué  la 
nomme  Marianna  Pellann  et  prétend  que  ses 
compagnes  l'avaient  surnommée  il/a/'/e  Dilik. 


BPJZEUX  31 

«  Elle  n'était  pas  plus  jolie  qu'une  «  autre  », 
«  mais  elle  plaisait  à  Brizeux,  «  qui  cherchait 
«  toujours  à  l'embrasser  » ,  a  raconté  l'une 
d'elles.  (La  Bretagne  Contemporaine.  — 
Renaissance    bretonne). 

Un  écrivain  lyonnais,  M.  Alexandre  Tis- 
seur (Pèlerinage  au  pays  de  Brizeux,  1879) 
dit  qu'à  Naples,  le  poète  breton  «  aimait  à 
«  fréquenter  le  salon  du  comte  Schouvalof, 
«  attiré  par  la  grâce  de  sa  fille  Hélène  »,  et 
qu'un  sentiment  d'une  nature  plus  vive  paraît 
avoir  marqué  l'un  de  ses  séjours  à  Florence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Brizeux  eut  une  vie  triste 
et  solitaire. 

D'après  Barbier,  il  aurait  pris  le  fusil  en 
1830  avec  les  libéraux  de  l'école  du  Globe. 

]\pno  Desbordes- Valmore  dans  ses  lettres, 
Victor  de  Laprade  et  Joseph  Autran  ont  parlé 
de  la  gêne  où  il  a  vécu. 

Si  l'on  en  croit  H.  Blaze  de  Bury  (Revue 
des  Deux  Mondes,  du  15  octobre  1882),  La- 
martine en  1848  avait  fait  augmenter  de  quinze 
cents  francs  la  pension  de  deux  mille  quatre 
cents  qu'il  touchait  des  ministères  de  l'ins- 
truction publique  et  de  l'intérieur,  pension  qui 
formait  sa  seule  ressource  vers  la  fm  de  sa  vie. 

Sainte-Beuve  l'accusait  de  n'aimer  le  «  cour- 


32        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XI-X*"    SIECLE 

«  lil  et  le  moustoir  qu'en  vers»  ;  maisM..Luzel, 
qui  l'a  beaucoup  vu,  m'a  dit  à  moi-même  en 
1885,  à  Quimper,  qu'il  se  plaisait  parmi  les 
paysans,  était  connu  dans  toutes  les  fermes 
des  environs  de  Scaër  et  que,  avant  d'entrer 
dans  une  métairie,  il  ôtait  toujours  son  cha- 
peau, «  par  respect  pour  le  laboureur.  » 
M.  Louis  Tiercelin  dans  la  Revue  de  Bretagne 
(1894)  a  donné  sur  son  séjour  à  Scaër  des 
détails  très  précis  et  très  curieux. 

Le  chef-d'œuvre  de  Brizeux,  Marie,  parut, 
sans  nom  d'auteur,  le  12  septembre  1831, 
quoique  l'édition  originale  porte  la  date  de 
1832.  C'est  un  poème  à  part  dans  la  littérature 
française.  Nulle  idylle  ne  saurait  lui  être 
comparée  pour  l'originalité  et  la  fraîcheur. 
Sainte-Beuve  n'en  a  pas  senti  tout  le  prix, 
bien  que,  dans  les  Portraits  contemporains 
publiés  en  1847,  il  reconnaisse  que  ses  élégies 
«  unissent  à  une  forme  parfaite  et  limpide  une 
«  sensibilité  douce,  élevée,  saine,  qui  émeut 
«  sans  troubler  et  qui  fait  mieux  luire  le  ciel 
«  dans  une  larme.  »  En  1854,  agacé,  dit-on, 
par  le  succès  de  Marie,  que  les  artistes  trou- 
vaient, à  juste  titre,  bien  supérieure  aux 
Consolations  et  aux  Pensées  d'Août,  il  ne 
craignit  pas    de    mettre,   à    son    étude    sur 


BPJZEUX  33 

Malherbe  et  son  école,  une  note  où  il  disait 
que  la  poésie  de  Brizeux  est  «  toute  caillou- 
ce  teuse.  »  La  forme,  autrefois  parfaite  et 
limpide^  n'en  avait  pourtant  pas  changé,  mais 
c'était  le  critique  qui,  d'ami,  était  devenu  un 
rival  ombrageux  et  malveillant. 

Heureusement^  comme  le  dit  Elisabeth 
Browning,  dans  Aiirora  Leigh,  «  les  lis  sont 
«  toujours  des  lis,  bien  que  des  mains  tachées 
«  de  noir  les  aient  souillés.  » 

L'idylle  du  Pont-Kerlo  n'a  pas  besoin  d'être 
citée  comme  un  modèle  de  limpidité  et  de 
grâce,  mais  je  vais  mettre  sous  les  yeux  du 
lecteur  le  Départ  du  Conscrit,  et  il  verra  que 
ces  vers  n'ont  rien  de  caillouteux  : 


Il  faut  partir  aussi,  Daniel,  adieu  ta  ferme, 

Qu'un  fossé  large  et  creux  contre  les  loups  enferme, 

Ton  hameau  recouvert  d'un  bois  de  châtaignier 

Et  tes  beaux  champs  de  seigle  ;  adieu,  jeune  fermier  1 

Lorsqu'au  lever  du  jour,  joyeux,  plein  de  courage. 

Monté  sur  tes  chevaux  tu  sortais  pour  l'ouvrage, 

Avec  toutes  ses  voix  l'harmonieux  matin 

S'éveillait  en  chantant  à  l'horizon  lointain  : 

Le  noir  Elle  d'abord  ou  le  Scorff  à  ta  droite 

Roulant  ses  claires  eaux  dans  sa  vallée  étroite. 

Et  tel  qu'un  doux  parfum,  le  chant  de  mille  oiseaux 

S'élevant  du  vallon  avec  le  bruit  des  eaux  ; 

ROUSSE.  —    POÉSIE    BRETONNE.  —    3 


34         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

La  brise  dans  les  joncs  qui  siffle  et  les  caresse, 
Puis  l'appel  matinal  de  la  première  messe, 
Répété  tour  à  tour  comme  un  salut  chrétien, 
Du  clocher  de  Cléguer  à  celui  de  Kérien. 
Adieu,  Daniel  !  adieu  le  bourg,  l'église  blanche. 
Adieu  ton  beau  pays  !  Après  vêpres,  dimanche, 
Tes  amis  te  verront  pour  la  dernière  fois 
Et  tu  cacheras  mal  tes  larmes  sous  tes  doigts, 
Car  pour  nous  rien  ne  vaut  notre  vieille  patrie 
Et  notre  ciel  brumeux  et  la  lande  fleurie  ! 


M.  Julien  Duchesne  a  très  bien  dit,  (Etude 
sur    Auguste    Brizeux,    Rennes,    1879)    que 
Marie  «  est  l'histoire  pathétique  du  cœur  du 
«  poète  depuis  son  berceau  ;  c'est  sa  profes- 
«   sion  de  foi  artistique,  chrétienne,  humani- 
«  taire,  avec  ses  doutes  discrets  et  pleins  de 
«  larmes.  »  On  y  voit  s'épanouir  la  ileur  de 
son  génie,  mais  son  œuvre  la  plus  vigoureuse 
est   le    poème    des    Bretons.    Les    critiques 
étrangers  à  la  Bretagne  ne  peuvent  juger  à 
quel  point  les   couleurs  en  sont  justes,  les 
caractères  saisis  sur  le  vif.  Dans  le  chant  des 
Lutteurs  et  dans  celui  où  il  décrit  le  Marché 
de    Quimper,    il   y   a    un    souflle,    une  force 
vraiment  épiques.  Tennyson  n'a  point  écrit  de 
descriptions  plus  fines  et  plus  fraîches  que 
celles  qui  remplissent  le  second  chant,  intitulé 


BRIZEUX  35 

Les  Quêteurs.  Parmi  les  pages  empreintes 
d'une  mélancolie  douce,  il  n'en  est  guère  de 
plus  aimables  que  la  chanson  de  Jean  Le 
Guenn,  l'aveugle  de  Tréguier  (chant  xxii)  : 


Ma  maison  est  bâtie  au  bord  de  la  rivière  ; 
Si  son  toit  est  en  paille,  elle  a  des  murs  en  pierre. 
Comme  cet  ancien  barde,  harmonieux  maçon, 
Chanteur,  avec  mes  chants  j'ai  construit  ma  maison. 

Tout  près  est  un  courtil  où  vient  jaser  l'abeille  ; 
A  ses  bourdonnements  en  été  je  sommeille  ; 
J'y  trouve,  (c'est  assez)  des  légumes,  du  lin  : 
Il  y  manque  un  pommier,  l'arbre  cher  à  Merlin. 

Hélas  !  ce  n'est  pas  moi  dont  la  main  le  cultive  ! 
Mais  au  temps  des  moissons,  lorque  l'aveugle  arrive, 
Quand,  les  pieds  tout  poudreux,  il  rentre  de  bien  loin, 
De  son  petit  enclos  ses  amis  ont  pris  soin. 

Oh  !  venez,  venez  voir  la  belle  forêt  verte. 
Les  grands  pins  résonnants  dont  ma  hutte  est  couverte, 
Si  mesyeuxnevoientpas  leurs  rameaux  toujours  verts! 
Au  murmure  des  pins  je  murmure  des  vers. 

Enfin,  chère  maison,  pour  ton  dernier  éloge, 

La  mer  baigne  tes  pieds  ;  elle  nous  sert  d'horloge  ; 

J'écoute  son  départ,  j'écoute  son  retour  : 

Le  flux  et  le  reflux  nous  mesurent  le  jour. 


36        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Ma  chaumière,  il  est  vrai,  n'a  pas  une  fenêtre  : 
Sans  doute  elle  a  voulu  ressembler  à  son  maître, 
Elle  est  aveugle  aussi,  notre  sort  est  pareil; 
Comme  moi  ma  maison  est  fermée  au  soleil. 


Les  pièces  qui  composent  le  recueil  de  la 
Fleur  d'or  sont  élégantes  et  d'un  art  raffiné  ; 
elles  ont  pourtant  un  peu  de  sécheresse. 
Primel  et  Nota,  les  Histoires  poétiques  et  la 
Poétique  nouvelle  renferment  de  très  belles 
inspirations,  mais,  en  général,  sont  moins 
bien  venues  que  Marie  et  les  Bretons.  Le  vers 
y  est  quelquefois  dur,  et  c'est  ce  défaut  que 
Sainte-Beuve  a  malicieusement  exagéré.  On 
craindrait  un  affaiblissement  du  talent  de 
l'auteur,  si  YÊlégie  de  la  Bretagne,  écrite 
dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  n'était  un 
des  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature. 

La  poésie  celtique  était  laissée  au  peuple 
en  Bretagne,  quand  Brizeux  vint  lui  rendre 
faveur  auprès  des  lettrés  et  suscita  une 
renaissance  qui  lui  donne  des  droits  à  l'hom- 
mage de  ses  compatriotes,  comme  l'éclat  qu'il 
a  répandu  sur  la  poésie  bretonne  en  langue 
française.  «  C'est  de  1834  que  date  ce  mou- 
«  vement,  dit  M.  de  la  Villemarqué  dans  une 
a  étude  sur  «  la  poésie  bretonne  contempo- 


BRIZEUX  37 

«  raine  »  publiée  par  la  Revue  de  VArmoriqae 
«  en  1843.  Quatre  poètes,  de  force  et  de  valeur 
«  diverses,  mais  hors  de  ligne,  qui  ont  écrit 
«  chacun  dans  un  de  nos  quatre  dialectes, 
«  M.  Brizeux  dans  celui  de  Léon,  M.  Prosper 
«  Proux  dans  celui  de  Tréguier,  M.  de  Goës- 
«  briand  dans  celui  de  Gornouaille,  M.  Le 
«  Joubioux  dans  celui  de  Vannes,  y  sont 
a  entrés  avec  éclat.  » 

Brizeux  pense  plus  en  français  qu'en  bre- 
ton, et  ses  œuvres  celtiques,  qui  ont  pour  titre 
Télen  Arvor%  la  Harpe  dArmoriqae,  ne 
valent  pas  les  autres,  mais  il  n'en  fut  pas 
moins  un  initiateur.  Quelques-unes  sont  deve- 
nues populaires,  surtout  le  bardit  Ni  zô  bepred 
Bretoned,  composé  sur  le  joli  air  national  de 
la  chanson  Ann  hani  goz,  qu'on  entend 
chanter  dans  tous  les  bourgs,  dès  qu'on  met 
le  pied  en  Basse-Bretagne.  La  guerz  des 
Conscrits  de  Plomeur  eut  aussi  un  grand 
succès.  «  J'ai  vu,  dit  M.  de  la  Villemarqué, 
<f  (Bévue  de  VArmorique ,  1843,  page  107) 
«  des  paysans  pleurer  en  entendant  chanter 
«  les  Conscrits,  dont  l'histoire  authentique, 
«  rapportée,  sous  la  Restauration,  à  la  tribune 
«  de  la  Chambre  des  députés  par  M.  de  Mon- 
«  tesquiou,    rappelle   celle    des  assiégés    de 


38        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

«  Saragosse  célébrant  leurs  funérailles  avant 
«  de  s'ensevelir  sous  les  ruines  de  leur  ville.» 
Brizeux,  atteint  d'une  maladie  de  poitrine, 
espéra  trouver  un  peu  de  soulagement  à 
Montpellier;  mais,  trois  semaines  après  son 
arrivée,  il  y  mourut,  le  3  mai  1858.  La  maison 
qu'il  habitait  est  située  près  du  Peyrou,  cette 
promenade  si  poétique  avec  ses  beaux  arbres, 
ses  grands  lauriers-roses,  sa  statue  équestre 
de  Louis  XIV  et  son  château-d'eau  entouré 
d'une  colonnade,  d'où  l'on  aperçoit,  sous  un 
ciel  d'une  pureté  idéale,  d'un  côté  les  pre- 
miers contreforts  des  Cévennes,  de  l'autre  les 
ruines  de  Maguelonne  au  bord  de  la  mer  de 
Provence.  Le  corps  du  poète,  ramené  dans 
sa  ville  natale,  y  repose  sous  un  monument 
sculpté  par  Etex,  à  l'ombre  d'un  jeune  chêne 
qui  grandit  chaque  jour  comme  sa  gloire. 


LE  GONIDEC,  HERSART  DE  LA  VILLEMARQUÉ 
ET  LES  RARDES  POPULAIRES 


Brizeux  visitait  souvent  à  Paris,  dans  le 
pauvre  logement  où  il  abritait  sa  vieillesse, 
un  savant  vénérable,  dont  le  nom  est  devenu 
immortel,  Jean-François  Le  Gonidec.  C'était 
le  réformateur  de  la  langue  bretonne,  le 
patient  grammairien  qui,  en  chassant  du  cel- 
tique les  mots  étrangers  et  les  locutions 
vicieuses,  a  fourni  aux  poètes  de  ce  siècle 
l'instrument  nécessaire  pour  exprimer  pu- 
rement leurs  pensées.  Il  était  de  race  noble  et 
naquit  au  Conquet,  le  4  septembre  1775. 
Abandonné  par  son  père,  il  eut  une  jeunesse 
cruelle,  porta  quelque  temps  la  soutane  et  fut 
jeté  bientôt  au  milieu  des  drames  sanglants 
de  la  Révolution.  On  a  prétendu  que  son  ima- 
gination   exaltée    lui    avait    fait    considérer 


40        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX""    SIECLE 

comme  réels  des  événements  tragiques  qui 
n'auraient  existé  que  dans  ses  hallucinations. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  échappa  aux  dangers  des 
guerres  civiles  de  l'Ouest  et  sous  l'Empire 
entra  dans  l'Administration  forestière  où  il 
resta  jusqu'en  1834,  époque  de  sa  mise  à  la 
retraite.  A  partir  de  cette  date,  il  chercha  à 
Paris,  dans  un  emploi  à  la  Société  des  Assu- 
rances générales,  les  ressources  dont  il  avait 
besoin  pour  nourrir  sa  famille.  Pendant  ses 
loisirs,  il  avait  écrit  sa  Grammaire  celto-bre- 
lonne  (1807),  ses  deux  Dictionnaires ,  des 
traductions  de  la  Bible  et  d'autres  livres  reli- 
gieux. Après  sa  mort,  arrivée  à  Paris,  le  22 
octobre  1838,  ses  amis  et  compatriotes  firent 
transporter  ses  restes  au  Conquet,  où  ils 
furent  inhumés  le  12  octobre  1845,  au  milieu 
d'une  cérémonie  émouvante  et  solennelle, 
présidée  par  M^^Graveran,  évêquede  Quimper. 

L'homme  qui,  avec  Brizeux  et  Le  Gonidec, 
a  le  plus  contribué  au  développement  de  la 
poésie  celtique  est  le  vicomte  Hersart  de  la 
Villemarqué,  né  à  Ouimperlé  en  1815.  Il  a 
signé  peu  de  vers  de  son  nom,  mais  il  a  publié 
en  1838  les  Chants  populaires  de  la  Bretagne 
et  révélé  des  merveilles  ignorées  avant  lui. 


Tu.    DE   LA  ViLLEMARQUÉ 


I 


^ 


PBiii"»   »( 


LES    BARDES    POPULAIRES  43 

Dans  son  introduction  au  Barzaz-Breiz  et 
les  notes  qui  accompagnent  chaque  morceau, 
il  a  raconté  ses  découvertes  avec  un  grand 
charme  et  un  talent  exquis  d'écrivain.  Cette 
publication  excita  en  Bretagne  un  véritable 
enthousiasme  ;  de  tous  côtés  surgirent  des 
poètes  qui  essayèrent  de  montrer  que  le  génie 
lyrique  n'était  pas  éteint  chez  les  Celtes. 

M.  de  la  Villemarqué  les  aida  de  toutes  ses 
forces  en  écrivant  de  nombreux  articles  pour 
faire  connaître  et  encourager  leurs  travaux. 

Il  fut  chargé  de  missions  scientifiques  en 
Angleterre  et  devint  membre  de  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres  en  1858. 

Une  fine  bienveillance  paraît  être  le  fond  de 
son  caractère.  Il  n'a  pas  eu,  comme  Brizeux, 
à  se  plaindre  de  la  vie  et  en  a  tiré  tout  le 
bonheur  qu'elle  peut  donner.  Sa  parenté  avec 
Chateaubriand  lui  a  ouvert,  dès  sa  jeunesse, 
toutes  les  portes  du  monde  littéraire  et  artis- 
tique. Il  avait  fait  ses  études  au  petit  sémi- 
naire de  Nantes.  Il  a  vécu  paisiblement  dans 
son  manoir  de  Keransker,  près  des  vertes 
vallées  de  Tlsole  et  de  l'Ellé.  Sa  nature  déli- 
cate n'a  connu  aucun  froissement  grave;  car, 
les  petites  querelles  qu'on  lui  a  faites  au  sujet 
de  l'authenticité  de  quelques-uns  des  chants 


44         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

du  Barzaz,  ne  causent  pas  de  blessures  mor- 
telles. S'il  est  réellement  l'auteur  de  la  Sub- 
mersion de  la  ville  cris,  du  Tribut  de  Nomé- 
noéy  de  Jeanne-La-Flamme ^  de  Bran  ou  le 
Prisonnier  de  guerre,  etc.,  il  faut  le  considérer 
comme  un  poète  de  génie  *. 

Parmi  les  pièces  incontestablement  popu- 
laires de  son  recueil,  celles  qui  datent  de 
notre  temps  sont  peu  nombreuses,  mais  elles 
suffisent  à  montrer  que  la  race  bretonne  n'a 
pas  dégénéré  ;  témoin  la  délicieuse  élégie  des 
Hirondelles,  œuvre  de  deux  jeunes  filles,  et 
que  lady  Georgina  Fullerton  a  imitée,  en  l'at- 
tribuant à  des  paysannes  des  environs  de 
Rome  : 

Il  y  a  un  petit  sentier  qui  conduit  du  manoir  à 
mon  village,  un  sentier  blanc  sur  le  bord  duquel  on 
trouve  un  buisson  d'aubépine,  un  buisson  chargé  de 
fleurs  qui  plaisent  à  Tenfant  du  manoir. 

Je  voudrais  être  fleur  d'aubépine,  qu'il  me  cueillît 
de  sa  main  blanche,  qu'il  me  cueillît  de  sa  petite 
main  blanche,  plus  blanche  que  la  fleur  d'aubépine. 


1.  Voir  la  Revue  politique  cl  lillèraire,  ^''mars  1873,  Louis 
Ilavet:  Poésies  populaires  de  la  Basse-Brelagne  et  la  Revue 
de  Bretagne,  de  Vendée  el  d'Anjou,  mars  1894,  Pitre  de  Lisle 
du  Drcneuc:  Du  mouvement  ascendant  de  la  Bretagne  au 
XIX"  siècle. 


LES    BARDES    POPULAIRES  45 

Je  voudrais  être  fleur  d'aubépine,  pour  qu'il  me 
plaçât  sur  son  cœur.  Il  s'éloigne  de  nous,  quand 
l'hiver  entre  dans  la  maison  ;  il  s'en  va  vers  la 
France,  comme  l'hirondelle  qui  s'envole. 

Quand  revient  le  temps  nouveau,  il  revient  aussi 
vers  nous  ;  quand  les  bluets  naissent  dans  les  blés 
et  que  l'avoine  fleurit  dans  les  champs  ; 

Quand  chantent  les  pinsons  et  les  petits  linots,  il 
revient  avec  les  fêtes  ;  il  revient  à  nos  pardons. 

Je  voudrais  voir  des  fleurs  et  des  fêtes  chez  nous 
en  chaque  saison,  et  voir  les  hirondelles  voltiger  par 
ici,  toujours,  je  voudrais  les  voir  voltiger  toujours 
au  bout  de  notre  cheminée. 

M.  Anatole  Le  Braz,  dans  la  remarquable 
introduction  qu'il  a  écrite  en  tête  du  premier 
olume  des  Sonioii  Breiz-Izel ,  vante  avec 
raison  la  naïve  chanson  de  la  Fileuse  dont  le 
se  destine  à  la  prêtrise.  La  paysanne  qui 
le  composa  s'appelait  Nann  Boënz  et  habitait 
Lézardrieux.  M.  Arthur  de  Liste  du  Dréneuc, 
l'un  des  érudits  les  plus  distingués  de  la  Bre- 
tagne, m'a  dit  avoir  entendu,  il  y  a  peu 
d'années,  à  Guémené-sur-Scorfî,  un  chant 
récemment  composé  par  deux  jeunes  filles,  à 
propos  de  l'entrée  au  couvent  d'une  de  leurs 
compagnes,  et  qui  était  un  bijou  de  littérature 
populaire. 

Dans  quelle  autre  province  de  France  les 


46        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

paysannes  composent-elles  des  chants  d'une 
si  fine  et  si  haute  poésie  ?  Que  M.  Renan  avait 
raison  de  dire  :  «  Ce  petit  peuple,  resserré 
«  maintenant  aux  confins  du  monde,  au  milieu 
«  des  rochers  et  des  montagnes,  où  ses  en- 
«  nemis  n'ont  pu  le  forcer,  est  en  possession 
«  d'une  littérature  qui  a  exercé  au  moyen  âge 
«  une  immense  influence,  changé  le  tour  de 
«  l'imagination  européenne  et  imposé  ses 
«  motifs  poétiques  à  presque  toute  la  chré- 
«  tienté.   » 

M.  de  la  Villemarqué  a  devancé  dans  les 
études  celtiques  MM.  Paulin  et  Gaston  Paris. 
Ces  derniers  ont  apporté  dans  la  critique  une 
méthode  plus  scientifique,  mais  leurs  disciples 
d'aujourd'hui,  comme  l'observait  judicieuse- 
ment M.  Arthur  delà  Borderie  (Revue  de  Bre- 
tagne et  de  Vendée,  1884),  ne  devraient  pas 
oublier  que,  lorsque  en  1838,  «  M.  de  la 
«  Villemarqué  publiait  les  Chants  poputaires 
«  de  la  Bretagne,  en  1841  et  1842,  ses  Contes 
«  des  anciens  Bretons  et  son  essai  sur  les 
«  Epopées  de  la  Table  ronde,  un  peu  plus  tard, 
«  ses  Bardes  bretons  du  VP  siècle,  personne 
«  en  France,  sauf  lui,  ne  s'inquiétait  de  litté- 
«  rature  celtique.  » 


LES    BARDES    POPULAIRES  47 

Continuant  son  œuvre,  Jean-Marie  de  Pen- 
guern,  juge  de  paix  à  Perros-Guirec,  aidé 
d'un  porteur  de  contraintes,  Le  Dantec,  de 
Lannion,  Emile  Souvestre,  Ernest  du  Laurens 
de  la  Barre,  MM.  Gabriel  Milin,  Léon  Bureau, 
L.-F.  Sauvé,  N.  Quellien,  Vincent  Coat, 
surtout  MM.  F.-M.  Luzel  et  Anatole  LeBraz, 
ont  recueilli  d'innombrables  chants  popu- 
laires. Les  femmes  ont  eu  une  bonne  part  dans 
ce  travail  de  conservation.  Parmi  elles  il  faut 
honorer  en  première  ligne  la  mère  de  M.  de  la 
Villemarqué,  celle  de  M.  Luzel,  M"^^  de  Saint- 
Prix  et  Marguerite  Philippe,  de  Pluzunet, 
une  humble  pèlerine  par  procuration. 

Après  tous  ces  grands  chercheurs  on 
pourra  encore  glaner.  Il  se  crée  chaque  jour 
des  chants  nouveaux  ;  les  meilleurs,  ainsi  que 
le  constate  M.  Luzel  (Chants  de  lEpée, 
p.  120)  «  sont  toujours  l'œuvre  de  pauvres 
«  paysans,  pâtres  ou  mendiants  aveugles  qui 
«  ne  savent  ni  lire  ni  écrire.  » 

Jean  Le  Guenn,  l'aveugle  de  Tréguier  im- 
mortalisé par  Brizeux,  et  Jean  Le  Minous, 
qui  est  mort  en  1892,  à  Pleumeur-Gautier, 
étaient  au  nombre  de  ces  bardes  autour  des- 
quels se  presse  le  peuple  d'Armorique  dans 
les  fêtes  et  les  pardons. 


48        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

M.  Anatole  Le  Braz  a  donné  sur  Jean  Le 
Guenn  des  détails  fort  intéressants  *  :  «  II 
«  naquit,  dit-il,  sur  la  pente  orientale  de  ce 
«  grand  morne  déchiqueté  qui  porte  les  com- 
«  munes  de  Plouguiel  et  de  Plougrescant  et 
«  qui  est  une  des  pointes  extrêmes  que  pousse 
«  la  Bretagne  au  cœur  de  la  Manche.  De 
«  bonne  heure  il  fut  aveugle  et  fit  des  vers... 
«  II  a  fait  imprimer  de  très  jolies  pièces,  que 
«  le  peuple  accueillait  avec  plaisir.  Il  va  sans 
«  dire  qu'il  ne  les  écrivait  pas.  En  revanche 
«  il  les  chantait  bien.  L'hiver,  il  s'enfermait 
«  dans  sa  chaumine  de  Kersuliet,  près  de 
«  la  Roche-Jaune,  au  bord  de  la  rivière  de 
«  Tréguier.  Là,  assis  au  coin  de  son  foyer, 
«  en  compagnie  de  Marie  Petibon,  sa  femme, 
«  tandis  que  s'harmonisaient  au  dehors  les 
«  bruits  de  la  marée  et  ceux  du  vent,  il  prati- 
((  quait  son  art  et  cousait  des  vers  bretons 
((  l'un  à  l'autre.  Le  couplet  terminé,  il  tail- 
le lait  dans  un  morceau  de  bois  une  coche,  à 
a  la  manière  des  boulangers.  Chaque  chanson 
«  avait  tant  de  coches,  c'est-à-dire  tant  de 


1.  Soniou  Breiz-Izel,  chansons  populaires  de  la  Basse- 
Bretagne,  recueillies  et  traduites  par  F. -M.  Luzel,  avec  la 
collaboration  de  A.  Le  Braz.2  vol.,  Paris,  Emile  Bouillon, 
éditeur,  1890. 


LES    BARDES    POPULAIRES  -    49 

«  couplets.  Le  nombre  n'était  jamais  le 
«  même.  L'été  venu,  lann  Ar  Guenn  et  Marie 
«  Petibon  émigraient  côte  à  côte  et  se  pro- 
«  menaient  de  bourg  en  bourg,  au  hasard  des 
«  fêtes  locales.  Adossé  au  mur  du  cimetière, 
«  lann  prenait  une  de  ses  lattes,  en  parcou- 
«  rait  du  doigt  les  tailles,  y  lisait  avec  les 
«  yeux  de  l'âme  la  son  qu'il  y  avait  sculptée 
«  et  la  chantait  devant  la  foule.  Ses  pérégri- 
<(  nations  aboutissaient  toujours  à  Morlaix, 
«  ville  des  éditeurs  bretons.  On  le  voyait 
((  entrer  chez  Ledan.  Quand  il  en  sortait,  la 
((  presse  avait  fixé,  à  l'usage  du  peuple,  ses 
((  passagères  inspirations.  Grâce  à  ce  papier 
«  à  chandelle,  lann  Ar  Guenn  eut  la  vogue 
((  et  presque  la  gloire.  Celui  que  les  actes  de 
('  l'état  civil  qualifiaient,  au  moment  de  son 
((  mariage,  de  chanleur  de  chansons,  était 
((  honoré  par  eux,  au  lendemain  de  sa  mort, 
((  du  titre  de  poète.  Il  en  était  digne.  » 

Un  souvenir  est  dû  à  Jean  Carrer,  paysan 
des  environs  de  Quimperlé,  dont  M.  de  la 
Villemarqué  lut  une  poésie  au  Congrès  cel- 
tique de  Saint-Brieuc,  en  1867. 

Je  dois  parler  ici  d'un  poète  de  talent,  qui 
occupe  une  place  à  part  dans  la  littérature  cel- 
tique,   Guillaume-René  Kerambrun.  Il  naquit 

ROUSSE.  —   POÉSIE   BRETONNE.  —  4 


50        LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

à  Begar  (Côtes-du-Nord),  le  6  juin  1-813.  Fils 
d'un  percepteur,  il  était  parent  de  M.  Luzelet 
du  grand  historien  Le  Huërou.  M.  Adolphe 
Orain  a  raconté  sa  vie  dans  la  Revue  de  Bre- 
tagne eî  de  Vendée  (1869,  t.  i). 

Pendant  qu'il  faisait  son  droit  à  Rennes,  il 
fut  un  des  fondateurs  et  des  principaux  rédac- 
teurs du  journal  littéraire  le  Foyer.  Ses  vers 
français  sont  d'un  style  ferme  et  coloré,  mais, 
tout  en  écrivant  la  Submersion  de  la  ville  d'Is, 
la  Prêtresse  de  F  île  de  Sein,  la  Prière  du 
Laboureur,  il  s'occupait,  avec  son  ami  J.-M. 
de  Penguern,  à  rechercher  des  chants  popu- 
laires en  langue  bretonne.  Cela  lui  donna 
l'idée  de  les  imiter,  et  il  composa  des  pièces 
remarquables  en  ce  genre,  qu'il  se  plut  à  pré- 
senter à  ses  amis  comme  recueillies  de  la 
bouche  des  paysans.  Il  mourut  le  2  mars  1852, 
chez  son  père,  à  Prat,  arrondissement  de 
Lannion,  après  avoir  passé  quelques  années 
dans  le  monde  des  lettres  à  Paris,  d'où  il 
revint,  dit  son  biographe,  «  désillusionné,  dé- 
«  sole,  mais  non  aigri  »,  car  il  était  d'une 
nature  très  douce  et  très  sympathique. 

Longtemps  après,  on  s'aperçut  qu'il  était  le 
véritable  auteur  desguerz  célèbres  des  Moines 
de  nie  Verte,  de  la  Vieille  Ahès,  des  Loups 


LES    BARDES    POPULAIRES  51 

de  mer,  qui  faisaient  l'objet  des  dissertations 
savantes  des  érudits. 

Ces  chants  doivent  le  placer  parmi  les  meil- 
leurs poètes  celtiques,  car  leur  valeur  artis- 
tique est  absolument  indépendante  des  attribu- 
tions fantaisistes  qu'il  leur  a  données  et  laissé 
donner.  Voici  le  chant  des  Loups  de  mer  : 

Aiguisons  nos  épées 

Sur  le  haut  des  montagnes 

Pour  aller  aux  combats. 

Voici  venir  les  navires  des  loups  de  mer, 
Qui  apportent  la  guerre  en  Armorique  ! 

Ils  ont  pris  le  Guéodet 

Et  en  ont  incendié  l'église. 

Aiguisons  nos  épées,  etc. 

Le  vieil  évêque,  les  larmes  aux  yeux, 
A  été  forcé  de  quitter  sa  patrie  ; 
Il  est  allé  chercher  un  autre  pays 
Où  ne  viendront  pas  les  méchants. 

Personne  n'ose  plus  rester  en  Armorique, 
Tant  on  a  en  horreur  les  hommes  de  mer  ; 

Moissons,  animaux  et  gens, 
Ils  détruisent  tout,  grands  et  petits. 

Mais  le  roi,  dès  qu'il  en  a  été  instruit, 
A  grincé  des  dents  avec  rage, 


52        LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX*    SIECLE 

Et  vite  il  s'est  mis  en  route 
Avec  tous  ses  gens  et  ses  parents. 

Une  grande  armée  a  été  levée 
Et  nous  sommes  descendus  en  Armorique  ; 
Dans  une  grande  plaine,  au  pays  d'Armor, 
Nous  avons  rencontré  les  loups  de  mer. 

Pendant  trois  jours  nous  avons  résisté  ; 
Pendant  trois  jours  nous  nous  sommes  battus. 
Pendant  trois  nuits,  sans  reprendre  haleine, 
Nous  n'avons  fait  que  tuer; 

Tuer,  à  faire  ruisseler  le  sang  rouge, 

Des  deux  côtés,  comme  deux  grands  ruisseaux: 

Tuer,  comme  on  bat  la  paille, 
La  paille  de  seigle,  quand  il  est  mûr. 

Et  nos  coups  d'épée  retentissaient. 
Comme  les  coups  de  masse  sur  l'enclume. 
Et  fracassaient  les  crânes  des  hommes  de  la  mer, 
Comme  des  huîtres  entrouvertes. 

Pendant  que  dura  le  combat. 
Les  corbeaux  voltigeaient  sur  nos  têtes  ; 
Et  quand  ce  fut  fini,  en  croassant 
Ils  s'abattirent  pour  le  festin. 

Aiguisons  nos  épées 

Sur  le  haut  des  montagnes, 

Pour  aller  aux  combats. 


I 


LES  BARDES  LETTRES 


La  théorie  de  Taine  *,  qui  veut  que  la  race, 
le  milieu  et  le  moment  déterminent  fatalement 
les  qualités  et  les  défauts  des  écrivains  et  des 
artistes,  est  certainement  fausse,  car  elle  ne 
tient  aucun  compte  de  deux  éléments  irréduc- 
tibles, la  liberté  humaine  et  le  génie,  qui  dé- 
routent tous  les  systèmes  et  trompent  toutes 
les  prévisions  ;  mais  dans  une  large  mesure 
elle  est  juste,  en  ce  qui  concerne  les  poètes  ar- 
moricains. Sur  eux  l'influence  de  la  race,  du 
milieu  et  du  temps  est  évidente.  Leur  mélan- 
colie, leurs  idées  mystiques  viennent  bien  de 
l'hérédité,  de  la  tristesse  du  pays,  des  hommes 
parmi  lesquels  ils  vivent,  des  événements  dont 
ils  ont  subi  les  contre-coups. 

1.  Cette  théorie  a  été  empruntée,  mais  incomplèlemeni, 
par  Taine  à  Alfred  Michiels.  Voir  les  tomes  i  et  vi  de  V His- 
toire de  la  peinture  flamande,  par  Alfred  Michiels. 


54        LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

La  patrie,  la  religion,  l'amour,  la  compas- 
sion pour  les  pauvres  et  pour  tous  ceux  qui 
souffrent,  le  respect  des  vieilles  coutumes,  la 
description  du  pays,  les  beautés  et  les  drames 
de  la  mer,  la  haine  de  l'étranger,  les  souve- 
nirs historiques,  sont  les  thèmes  ordinaires 
des  poètes  bas-bretons.  En  1870,  la  guerre  a  ins- 
piré quelques-uns  d'entre  eux  et  M.  H.  Gaidoz, 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  dé- 
cembre 1871,  en  a  parlé  avec  sympathie. 

Une  chose  frappe  chez  tous  ces  poètes  : 
c'est  l'honnêteté,  la  noblesse  des  idées  qu'ils 
expriment.  Quel  que  soit  leur  parti  politique, 
ils  ont  une  certaine  hauteur  de  pensée  inhé- 
rente à  la  race.  La  plupart  donnent  la  note 
mélancolique  ;  très  peu  sont  de  joyeuse  hu- 
meur. Leur  satire  vient  d'un  fonds  de  tristesse. 
L'envie  leur  est  inconnue.  Ainsi  que  l'a  dit 
M.  Lud  Jan,  un  très  éloquent  poète  : 

Tous  les  chanteurs  d'Arvor  ont  le  cœur  généreux  , 

Tous,  unis  par  l'amour,  séparés  par  la  vie, 

Ont  le  cœur  assez  grand  pour  se  comprendre  entre  eux'. 

Le  paysan  breton  ne  travaille  qu'autant 
qu'il  est    absolument  nécessaire.    On    dirait 

1.  Dans  la  Bruyère. 


LES    BARDES    LETTRES  55 

qu'il  juge  vaines  toutes  les  tentatives  pour 
atteindre  le  bonheur.  Les  poètes  bretons  sont 
comme  lui,  ils  chantent  seulement  pour  sou- 
lager leur  âme  d'un  poids  qui  l'oppresse  et  ne 
mettent  aucune  ardeur  à  courir  après  la  gloire. 
C'est  pour  cela  que  leur  poésie  est  générale- 
ment lyrique,  élégiaque  et  descriptive. 

Dans  sonHisioiredelaLittérature  française, 
Désiré  Nisard,  après  avoir  constaté  que  «  l'es- 
oc  prit  français,  c'est  l'esprit  pratique  par 
«  excellence  »,  et  qu'il  ne  diffère  de  F  esprit 
ancien  que  par  un  caractère  pratique  encore 
plus  accentué,  ajoute  :  «  En  faisant  son  por- 
«  trait,  j'ai  presque  fait  le  portrait  de  la  raison 
«  elle-même.  »  Mais  il  est  obligé  d'avouer 
qu'il  manque  aux  Français  «  une  certaine 
«  espèce  de  rêverie  solide,  propre  aux  grands 
a  poètes  du  Nord,  une  certaine  richesse  d'ima- 
«  gination  propre  à  ceux  du  Midi  ».  (Pages 
15  à  23  du  t.  i). 

Les' poètes  bretons  celtiques  n'ont  aucune- 
ment l'esprit  pratique  tant  prisé  de  Nisard  et 
se  rapprochent  beaucoup  plus  des  écrivains 
du  Nord  que  des  Français.  C'est  à  propos 
d'eux  qu'on  pourrait  bien  dire,  avec  Alfred 
Michiels,  (Histoire  des  idées  littéraires  en 
France  au  XIX^  siècle,  t.  i,  p.  1,  3«  éd.,  1848,) 


L)G         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

s'inspirantd'une  vue  de  M.  de  Donald  (Légis- 
lation primitive),  que  «  la  poésie  et  l'art 
«  romantiques  sont  l'expression  de  la  société 
«  chrétienne  »,  par  opposition  à  la  littérature 
classique,  qui  «  réfléchit  le  monde  grec  et 
«  romain,  comme  la  littérature  hindoue  la 
«  civilisation  indienne,  comme  la  littérature 
«   chinoise,  la  civilisation  de  la  Chine.  » 

Les  bardes  lettrés  ressemblent  beaucoup 
aux  bardes  populaires  par  la  sincérité  avec 
laquelle  ils  expriment  leurs  sentiments,  ne 
reculant  point  devant  les  images  les  plus  vives 
et  les  plus  énergiques,  tandis  que  les  lettrés 
français  gardent  presque  toujours  une  cer- 
taine réserve  et  préfèrent  les  demi-teintes  aux 
couleurs  éclatantes. 

De  tous  les  poètes  celtiques  de  ce  siècle,  le 
mieux  doué,  le  plus  original  jusqu'à  présent  a 
été  Prosper  Proux,  le  barde  de  la  Cornouaille. 
Chez  lui  la  poésie  est  bien  «  le  langage  de  la 
passion  y>,  suivant  la  définition  de  l'historien 
allemand  Théodore  Mommsen.  (Histoire  ro- 
maine, t.  I,  p.  294).  Il  avait  les  deux  facultés 
les  plus  nécessaires  au  poète,  «  le  sentiment 
et  la  fantaisie.  »  Il  semble,  a  dit  un  bon  juge, 
M.  Luzel,  «  qu'il  n'a  jamais  lu  un  poète 
français.    »    Oui,    sauf  La   Fontaine,  qu'il  a 


LES    BARDES    LETTRES  57 

imité   et    commenté  de  la  façon  la  plus  pi- 
quante. 

Bien  qu'il  ait  eu  sa  part  de  souffrance,  il 
garda  jusque  dans  sa  vieillesse  une  bonne  hu- 
meur qui  éclaire  toutes  ses  œuvres.  Elles  sont 
peu  nombreuses,  mais  son  petit  écrin  est 
rempli  de  diamants.  En  1838,  il  publia  un 
premier  recueil  :  Kananoiiennou  gret  gant 
ur  C'hernevod;  chansons  faites  par  un  Cor- 
nouaillais,  (  Saint-Brieuc,  Prudhomme),  et 
en  1866  un  autre  :  Bombard  Kerné,  la  Bom- 
barde de  Cornoaaille,  édité  à  Guingamp  par 
P.  Le  Goffic. 

Ah  !  que  n'ai-je  votre  harpe  d'or,  Merlin,  Gwenklan, 
Rivoal,  bardes  des  temps  passés?  s'écriait-il.  Comme 
vous  d'une  voix  éclatante  je  jetterais  aux  échos  de 
Breiz-Izel  un  cri  retentissant  comme  le  son  de  l'airain. 

Une  jolie  pièce,  la  Chapelle  de  Saint-Yves, 
nous  apprend  qu'il  descendait  d'une  famille 
noble,  les  Du  Parc  : 

En  passant  par  la  commune  de  Calanhel,  je  me 
trouvai  un  jour  près  d'une  chapelle,  une  chapelle 
nouvellement  bâtie  et  dédiée  à  saint  Yves  le  Justi- 
cier. 

Au-dessus  de  la  porte  est  gravé  l'écusson  des  Du 
Parc,  seigneurs  de  grand  renom,  avec  leur  devise  : 


58         LA    POÉSIE   BRETONNE    AU    XIX°    SIECLE 

Vaincre  ou  Mourir  !  devise  de  guerriers  .intrépides. 

Oui,  vous  fûtes  jadis  des  gentilshommes  loyaux,  de 
puissants  chevaliers  bretons  ! 

Qu'il  faisait  beau  vous  voir,  fermes  et  terribles  sur 
vos  destriers  bardés  de  fer, 

Vous  précipiter  comme  la  foudre  au  milieu  de  la 
mêlée,  Fépée  à  la  main,  portant  fièrement  votre  ban- 
nière en  criant  :  Vaincre  ou  Mourir! 

Votre  sang  a  coulé  à  grands  flots  pour  racheter  le 
tombeau  du  Sauveur  des  hommes,  et  un  Du  Parc 
était  au  nombre  des  Trente  qui  écrasèrent  l'insolent 
orgueil  de  l'Anglais. 

Vous  avez  combattu  jusqu'à  la  mort  pour  votre  foi, 
votre  roi,  votre  patrie,  et  vous  êtes  morts,  la  main  sur 
la  garde  de  votre  épée,  les  yeux  tournés  vers  le  ciel. 

Le  Temps  de  sa  faulx  implacable  a  mis  en  lambeaux 
vos  bannières,  renversé  les  tours  de  vos  châteaux, 
pulvérisé  les  reliques  de  vos  ossements, 

Et  pourtant  il  est  resté  un  humble  barde  de  votre 
sang  pour  chanter  vos  louanges,  dans  la  vieille  langue 
d'Armor. 

Parmi  ses  poésies,  d'un  style  si  vif,  si  nourri 
d'images  fraîches  et  trouvées,  il  en  est  une 
qui  me  plaît  singulièrement.  Elle  a  pour  titre  : 
Le  Moustique,  petit  navire  de  guerre. 

Déploie  tes  ailes,  mon  gentil  Moustique!  Pimpant 
et  coquet,  sur  la  crête  des  vagues,  vole,  rapide  et 
léger,  comme  la  mouette. 

Vite,  plus  vite,  à  tire  d'aile,  emporte-moi  loin,  bien 


LES    BARDES    LETTRES  59 

loin  de  la  terre,  de  la  terre  chargée  de  tant  noirs  cha- 
grins, si  remplie  de  douleurs  poignantes,  souillée  de 
tant  d'ordures  ! 

A  ta  surface,  vaste  Océan,  on  ne  trouve  pas  de  fange, 
on  ne  voit  point  de  ronces,  on  ne  rencontre  ni  orties, 
ni  buissons  d'épines;  il  n'y  a  que  l'eau,  le  ciel,  l'im- 
mensité. Dieu  ! 

Qu'il  fait  beau  y  vivre  !  qu'il  fait  beau  y  respirer  ! 
Au-dessus  de  la  tête,  le  soleil  resplendissant,  sous 
les  pieds,  la  mer  spumeuse,  le  grondement  des  vents 
dans  la  haute  mâture  ! 

Avec  quelle  rapidité  bondit  le  sang  dans  les  artères  ! 
Le  cœur  insoucieux,  sans  crainte,  palpite  d'allégresse 
au  mouvement  des  lames... 

Bien  souvent  alors  on  se  prend  à  rêver  à  sa  douce 
jolie,  à  son  pays,  à  sa  mère,  à  son  père,  puis,  avec 
un  long  soupir,  les  larmes  tièdes  et  douces  vont 
rouler  dans  les  abîmes. 

Quand,  un  jour,  on  entendra  un  rugissement  du 
côté  de  l'île  du  Saxon,  Moustique,  arme  ton  dard,  ton 
petit  dard  acéré,  puis,  impétueux,  le  cœur  bouillant 
d'ardeur,  sus  au  Lion  ! 

Qu'il  est  beau  de  mourir  pour  toi,  Breiz-Izel,  au 
milieu  du  tonnerre  et  du  fracas  des  batailles,  la  mer 
bleue  pour  tombeau,  avec  le  pardon  de  Dieu  ! 

Les  satires  de  Prosper  Proux,  le  Chemin  de 
fer,  la  Voix  des  cloches,  les  Lamenlalions  du 
chasseur,  sont,  comme  ses  chants  du  Dépari 
et  du  Retour  d'un  soldai  brelon,  écrits  avec 
une  verve  incomparable.  Et  pourtant  qui  le 


60        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

connaît  en  dehors  de  la  Bretagne?  Prosper 
Proux  était  né  au  centre  du  Finistère,  à 
Poullaouen,  près  de  cette  antique  cité  de 
Carhaix,  dont  la  tour  de  Saint-Trémeur  do- 
mine un  pays  montagneux  si  pittoresque. 
Devenu  orphelin  très  jeune,  il  fît  ses  études 
au  collège  de  Saint-Pol-de-Léon  et  dans  les 
lycées  de  Saint-Brieuc  et  de  Lorient.  Ensuite, 
il  voyagea  et  s'engagea  dans  les  chasseurs  à 
cheval  où  il  resta  quatre  années.  «  Revenu 
((  au  pays,  il  se  maria  et  fut  percepteur  pen- 
((  dant  vingt  ans,  d'abord  à  Guerlesquin,  puis 
«  à  Saint-Renan  près  de  Brest.  S'étant  démis 
«  de  ses  fonctions,  il  s'occupa  d'affaires  com- 
«  merciales  jusqu'à  sa  mort.  »  (Bévue  de 
Bretagne  et  de  Vendée,  juin  1873.)  Un  chagrin 
violent  qu'il  éprouva,  par  suite  d'une  aventure 
très  pénible,  hâta  sa  fin,  en  amenant  sans 
doute  la  rupture  d'un  anévrisme.  C'était  à 
Morlaix,  le  11  mai  1873  ;  il  était  souffrant, 
assis  auprès  de  sa  fenêtre  et  regardait  une  pro- 
cession de  jeunes  communiantes  monter  le 
chemin  qui  conduit  à  l'église,  quand  tout  à 
coup  son  cœur  cessa  de  battre  et  son  regard 
d'admirer  ces  frais  visages  d'enfants  et  les 
feuillages  nouveaux  de  la  vallée.  Il  avait 
soixante  et  un  ans. 


LES    BARDES    LETTRES  61 

Et  la  bouche  qui  chantait  des  guerziou, 
Des  chants  de  guerre  et  des  chansons, 
La  joie  des  gens  de  tout  âge, 
La  voilà,  à  présent,  pleine  de  sang. 

(F. -M.  Luzel,  Elégie  sur  la  morl  de 
Prosper  Proux.) 

Prosper  Proux  ne  sera  point  oublié,  tant 
qu'il  y  aura  des  lettrés  en  Armorique.  Depuis 
longtemps  personne  ne  saura  plus  les  noms 
des  députés,  des  sénateurs,  des  amiraux  qui 
ont  vécu  à  côté  de  lui  et  l'ont  dédaigné,  quand 
le  sien  sera  encore  entouré  d'une  auréole  glo- 
rieuse. «  Que  sont  devenus,  disait  La  Bruyère, 
«  ces  importants  personnages  qui  méprisaient 
«.  Homère,  qui  ne  songeaient  dans  la  place  qu'à 
((  l'éviter,  qui  ne  lui  rendaient  pas  le  salut,  ou 
«  quilesaluaientparsonnom,quinedaignaient 
«  pas  l'associer  à  leur  table,  qui  le  regardaient 
«  comme  un  homme  qui  n'était  pas  riche  et 
«  qui  faisait  un  livre?  » 

A  la  même  époque,  vivait  à  Guingamp  un 
instituteur  né  à  Plounérin,  canton  de  Plouaret 
(Côtes-du-Nord),  qui  aurait  pu  devenir  un 
grand  poète,  si  une  passion  malheureuse  pour 
le  gwin-ardant  n'avait  éteint  ses  facultés  et 
brisé  sa  carrière.  Peut-être  des  souffrances 


62         LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

intimes  Font-elles  jeté  dans  ce  vice  !  Il  fut  en- 
voyé en  disgrâce  à  Pontrieux,  puis  à  Collinée 
et  donna  sa  démission.  Réfugié  à  Paris  en 
1876,  il  y  a  fini,  peu  après,  sur  un  lit  d'hôpital. 

Il  s'appelait  Jean-Marie  Le  Jean.  On  l'avait  1. 
surnommé  le  Rossignol  du  Bois  de  la  niiil,  1 
Eoslik  Koat  ann  noz.  Il  était  trop  pauvre  pour 
réunir  en  volume  ses  vers  qui  sont  dispersés 
dans  les  journaux  et  principalement  dans  la 
Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée  et  le  Conteur 
breton.  Sa  muse  n'a  pas  la  légèreté  ni  les  ailes 
brillantes  de  celle  de  Prosper  Proux  ;  mais  il 
était  profond  observateur  de  la  nature  et  don- 
nait à  ses  tableaux  une  vie  intense.  Lisez  cette 
description  de  VHiver  en  Bretagne  (1866)  : 

La  voix  de  la  tempête  dans  les  hauts  arbres  semble 
admonester  la  terre  ;  le  soleil  a  perdu  ses  brillantes 
couleurs  et  a  la  pâleur  de  la  lune  ;  on  ne  trouve  plus 
de  chaleur  sous  la  voûte  des  cieux  ;  les  petits  oiseaux 
se  taisent  et  les  forêts  sont  silencieuses. 

La  nuit  est  longue  et  ténébreuse  ;  les  étoiles  sont 
rares,  et  au  lieu  du  chant  du  rossignol,  si  délicieux 
à  entendre,  les  bêtes  fauves  hurlent  avec  inquiétude 
dans  les  campagnes,  et  le  murmure  de  la  rivière 
s'élève  comme  des  plaintes  au-dessus  de  la  vallée. 

Le  jour  est  court  et  vient  lentement,  et  quand 
l'homme  sort  de  sa  couche,  la  bise  s'infiltre  dans 
ses  membres  glacés;   retournant  aussitôt  dans  sa 


LES    BARDES    LETTRES  63 

demeure,  il  voit  au-dessus  de  sa  tête  des  aiguilles 
de  glace  suspendues  à  son  toit,  comme  les  dents 
d'un  peigne  d'argent... 

Comme  les 'flots  de  la  mer,  approchent  les  flots 
rapides  du  brouillard  !  Et  voilà  que  le  firmament  res- 
semble à  un  essaim  d'abeilles  ;  les  flocons  de  neige 
tombent  dru,  et  le  monde  est  paré  comme  une  jeune 
mariée  au  matin  de  ses  noces. 

Dans  la  direction  du  vent,  les  arbres  portent  une 
raie  blanche  ;  les  ajoncs,  les  genêts,  les  ronces,  les 
broussailles  se  courbent  sous  le  faix  ;  la  neige  est 
épaisse  sur  la  montagne  et  le  toit  de  chaume,  et  l'on 
n'entend  d'autre  bruit  que  l'aboiement  de  quelques 
chiens. 

Sur  le  bord  du  petit  ruisseau  qui  a  pu  sourdre  au 
milieu  de  la  prairie,  becquètent  la  bécasse,  la  bécas- 
sine et  la  sarcelle  ;  le  merle,  compagnon  de  l'homme, 
et  une  foule  de  petits  oiseaux  grattent  les  fumiers 
pour  y  chercher  leurs  proies. 

Un  vieux  corbeau  est  en  sentinelle  sur  le  haut  d'un 
chêne,  pendant  que  ses  frères  fouillent  dans  le  sillon 
pour  y  trouver  le  grain;  si  le  vent  lui  apporte  l'odeur 
de  la  poudre,  il  avertit  par  un  petit  croassement  la 
bande,  qui  prend  aussitôt  son  vol... 

Les  vieillards  souffreteux  marchent  appuyés  sur 
leur  bâton,  car  ils  sont,  hélas  !  eux  aussi  dans  l'hiver 
de  la  vie  ;  jeunes  gens,  prodiguez-leur  vos  soins  com- 
patissants ;  après  l'été ,  si  vous  vivez ,  vous  aurez, 
comme  eux,  l'hiver. 

Qu'il  y  a  loin  de  celte  peinture  à  celles  de 
la  même  saison  tracées  par  Saint-Lambert, 


64        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Roucher,  Delille  et  la  plupart  des  poètes  fran- 
çais de  nos  jours!  Le  barde  breton  produit 
sur  nous  une  sensation  de  froid  et  de  tristesse 
qui  fait  presque  frissonner. 

Ecoutez  encore  la  Légende  du  Château  de 
Tonquèdec : 


Deux  chevaliers  âgés,  venant  de  loin,  la  barbe  in- 
culte, le  regard  farouche,  et  tout  couverts  de  leur 
armure  rouillée,  heurtent  à  la  porte  principale.  Pan! 
pan  !  pan  !  C'était  ici  mon  beau  château,  dit  le  plus 
âgé  des  deux,  en  soupirant  et  versant  des  pleurs  !... 

Je  n'y  vois  plus  de  pont-levis,  les  douves  sont  com- 
blées de  terre,  les  tours  sont  démantelées,  mais  les 
murailles  sont  encore  solides  ! 

Voilà  l'étang  de  nos  vieux  pères,  son  eau  est  verte, 
on  y  voit  des  roses  aquatiques  ;  car  il  y  a  longtemps 
qu'elle  n'entoure  plus  ce  vieux  château  pour  le  garan- 
tir. 

—  Qui  est  là  à  cette  heure  ?  J'entends  minuit  qui 
sonne  au  bourg,  mais  j'entends  bruire  des  éperons, 
et  mon  sang  dans  mes  veines  se  fige. 

—  Ouvre  donc,  vile  portière,  et  ne  fais  pas  tant  de 
tapage  ;  les  chevaliers  n'entendent  pas  être  tenus  trop 
longtemps  devant  une  porte. 

—  Otons  la  barre  et  ouvrons,  quelque  grande  que 
soit  notre  frayeur.  Armons-nous  du  signe  de  la  croix. 
Venez  quand  vous  voudrez,  chevaliers. 

—  Salut  à  toi ,  château  ,  demeure  de  mes  vieux 
pères,  tel  qu'un  mendiant  tu  es  couvert  de  haillons. 


J.-M.  Le  Jean 


ROUSSE.   —    POÉSIE    BRETONNE.  —   5 


I 


LES    BARDES    LETTRES  67 

mais  moi,  l'un  des  Koatmen,  je  t'aime  toujours, 
comme  le  berger  ses  brebis. 

Au  milieu  de  ta  première  cour  est  un  arbre  fruitier, 
c'est  un  pommier  ou  un  poirier.  Autrefois  je  ne 
voyais  ici  que  des  pommes  de  fer  et  des  silex..» 
Rien  ici  n'a  sa  forme  d'autrefois,  hormis  la  lune  et 
l'eau  de  la  rivière  ;  cependant  ces  murailles  et  ces 
tours  résisteront  encore  nombre  d'années. 

Petit  lièvre*,  viens  ici  près  de  moi,  que  je  contemple 
ton  collier  blanc.  Dis-moi,  est-il  toujours,  dans  ce  lieu, 
des  âmes,  qui,  dans  leurs  souffrances,  poussent  des 
gémissements? 

Je  viens,  tous  les  cent  ans,  visiter  ces  lieux  et, 
le  cœur  brisé,  je  verse  beaucoup  de  larmes.  Mais, 
cher  petit  lièvre,  nous  retournons  à  la  tombe... 
Dieu!  ayez  pitié  de  nous.. . 

Et  la  portière  entendit  un  grand  vacarme  dans  la 
nuit.  C'étaient  les  deux  chevaliers  qui  chevauchaient 
pour  se  rendre  à  l'église  de  Tonquédec. 

C'est  là  qu'ils  dormiront  maintenant  jusqu'à  la 
centième  année  passée.  Alors  ils  viendront  de  nouveau 
faire  une  promenade  au  château. . . 

Jean-Marie  Le  Jean  avait  traduit  en  vers 
bretons  des  psaumes  et  des  hymnes,  et  en 
prose  bretonne  un  paroissien  romain  imprimé 
à  Rennes  par  Hippolyte  Vatar  en  1874. 
Toute  l'édition  de  ce  paroissien,  moins  cent 

1.  Bon  génie  de  la  famille  de  Koatmen. 


68         LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

exemplaires,  fut  brûlée  dans  un  incendie. 
Peu  d'années  avant  J. -M.  Le  Jean,  était  mort 
à  Saint-Michel-en-Grève,  près  de  Lannion,  un 
autre  instituteur,  Rannou,  le  barde  de  Roc  h 
Allaz,  la  Roche  du  meurtre,  qui  avait  moins 
de  talent,  mais  mérite  de  n'être  pas  oublié  ; 
parmi  ses  poésies  on  cite  une  jolie  ballade: 
La  Femme  du  matelot.  Le  3  août  1861,  il  avait 
fait  paraître  dans  le  journal  Le  Bas-Breton  un 
chant  intitulé  :  Laouenidigez  da  holl  varzed 
Breiz,  La  joie  de  tous  les  poètes  de  Bretagne, 
011  il  disait:  «  Voici  venir  les  bardes  du  temps 
«  passé  ;  ils  étaient  morts  ;  maintenant  ils 
((  s'éveillent  de  leur  long  sommeil,  ils  sont 
«  dans  le  pays.  »  Ses  vers,  comme  ceux  de 
J.-M.  Le  Jean,  n'ont  point  été  réunis  en  vo- 
lume. Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  il 
tenait  une  auberge  à  Saint-Michel-en-Grève. 
Il  est  enterré  au  pied  du  clocher  de  ce  bourg, 
dans  le  cimetière  qu'assiègent  sans  cesse  les 
vagues,  si  bien  que,  pendant  les  tempêtes, 
elles  en  ont  plusieurs  fois  arraché  des  osse- 
ments et  même  des  cercueils.  Il  y  a  laissé  de 
très  bons  souvenirs,  car,  un  soir  d'automne, 
j'ai  entendu  des  enfants,  qui  déchiffraient  son 
épitaphe,  en  parler  avec  admiration,  tandis 
qu'assis  sur  le  mur  du  cimetière,  je  regardais 


LES    BARDES    LETTRES  69 

les  goélands  planer  dans  le  ciel,  et  les  chariots 
de  varechs  traverser  la  grève  de  la  baie  im- 
mense, traînés  par  des  chevaux  trécorois  qui 
faisaient  tinter  au  loin  leur  grosse  sonnette. 

La  poésie  celtique  recru taitdes  bardes  parmi 
les  instituteurs  laïques  ;  elle  en  trouvait  aussi 
dans  le  clergé,  et  de  si  nombreux,  qu'il  m'est 
impossible  de  les  nommer  tous.  Un  des  plus 
distingués  était  M^^  Le  Joubioux,  chanoine  de 
la  cathédrale  de  Vannes.  Il  publia  en  1844  un 
volume  intitulé  :  Doué  ha  mem  bro,  Dieu  et 
mon  pays.  (Vannes,  J.-M.  Galles.) 

Sa  poésie,  gracieuse,  coule  sans  effort,  mais 
manque  un  peu  de  nerf. 

Voici  quelques  strophes  d'une  pièce  écrite 
à  Naples  en  1841  : 

A  MA  VIE  {devise  de  la  Bretagne.) 

Je  ne  sais  s'il  y  a  au  monde 

Plus  beau  lieu  que  celui  que  je  vois  ! 

Pour  moi  jamais  je  n'ai  vu 

Terre  si  merveilleuse,  mer  si  bleue,  soleil  si  brillant. 

Il  me  semble  que  je  bois  la  santé  ! 

La  force,  je  le  crois,  augmente  en  moi  chaque  jour  ! 

Naples,  pour  toi  cependant  je  ne  veux  pas 

Abandonner  mon  pays,  la  Bretagne,  ma  vie  ! 

Quand  je  me  promène  à  la  Villa-Reale 
A  Toledo,  auprès  du  palais  du  roi. 


70        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Quand  je  prie  à  l'église  cathédrale, 

Il  est  vrai,  grand  est  mon  plaisir  ; 

Mais  quand  j'approcherai  de  ma  vieille  petite  ville 

de  Vannes, 
Bien  plus  grand  sera  mon  bonheur  ! 
Pour  nous  autres  Bretons,  rien  ne  nous  rend  heureux 
Comme  d'être  en  Bretagne,  notre  pays  bien-aimé, 

notre  vie. 

Quand  donc  verrai-je  Roguédas, 
L'île  d'Arz,  l'île  aux  Moines,  Sarzeau,  le  pays  riche? 
Quand  verrai-je  Saint-Gildas, 
Et  boirai-je  du  vin  de  la  petite  llur? 
Il  fait  beau  voir  les  barques  de  Misène, 
Mais  bien  plus  beau  voir  celles  de  Séné  ! 
Je  ne  voudrais  pas  être  enterré  ici  ! 
Mon  corps  sera  mieux  dans  mon  bien-aimé   pays, 
ma  vie. 

Un  prêtre  d'un  talent  plus  vigoureux,  l'abbé 
Joachim  Guillôme,  né  à  Malguénac  (Morbi- 
han), le  11  mars  1797,  mort  recteur  de  Ker- 
grist  près  Pontivy,  le  5  octobre  1857,  est 
l'auteur  de  beaux  cantiques  et  d'un  poème 
très  vanté:  Le  Livre  du  Laboureur,  Liur  el 
Labourer.  (Vannes,  de  Lamarzelle,  1849). 

«  Ce  poème  didactique  en  quatre  chants, 
«  dit  Amédée  de  Francheville  (Bévue  de  Bre- 
«  lagne  el  de  Vendée,  1857J),  composé  pour 
«  l'instruction  des  cultivateurs  bretons,  celé- 


LES    BARDES    LETTRES  71 

<(  brant  uniquement  les  mœurs  de  la  Bretagne, 
a  sa  religion,  ses  coutumes,  ne  pouvait  avoir 
((  qu'une  ressemblance  éloignée  avec  les  Géor- 
«  giques  de  Virgile.  Le  poète  a  cherché,  dans 
n  des  sentiers  agrestes  et  inconnus,  des  fleurs 
«  de  poésie  simple  et  populaire,  pleine  d'une 
«  vierge  et  forte  senteur.  Ses  descriptions 
((  sont  vraies  et  naïves,  ses  légendes,  ses  épi- 
«  sodés  sont  bretons  et  chrétiens...  Jamais 
«  encore  on  n'avait  écrit  dans  le  dialecte  de 
«  Vannes  avec  cette  élégance,  cette  pureté  de 
«  style.  )) 

Ces  éloges  sont  justifiés.  Ce  poème  a  quelque 
chose  d'antique  par  sa  simplicité,  la  manière 
de  sentir  la  nature  et  de  la  décrire.  Les  plus 
beaux  chants  me  paraissent  être  le  premier  et 
le  quatrième  ;  mais  dans  tous  il  y  a  des  mor- 
ceaux remarquables.  Le  brave  curé  qui  les  a 
écrits  n'avait  probablement  jamais  lu  Her- 
mann  et  Dorothée;  pourtant  il  rappelle  Gœthe 
quelquefois.  Cela  vient  sans  doute  de  leur 
commune  admiration  pour  l'Antiquité  ;  car 
l'abbé  Guillôme  a  un  accent  bien  personnel  : 

0  vous  qui  aimez  tant  les  fleurs,  (dit-il,  chant  i) 
venez  tous  voir  un  champ  de  blé  noir  dans  le  temps 
qu'il  est  fleuri.  Il  n'y  a  rien  de  plus  beau  pour  les 


72        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^'    SIECLE 

yeux,  rien  de  plus  parfumé  pour  Todorat.  On  ne  voit 
sur  les  fleurs  que  des  abeilles  tourbillonner,  des- 
cendre, s'élever  et  fourmiller...  L'apparence  est  belle; 
gardez-vous  néanmoins  d'une  trop  grande  confiance, 
priez  du  fond  du  cœur  le  Souverain  de  l'univers  de 
répandre  sur  vos  terres  la  pluie  et  la  rosée,  d'amener 
des  jours  tempérés,  d'éloigner  la  brume,  de  préser- 
ver votre  blé  noir  d'un  soleil  trop  brûlant  et  de  le 
couvrir  souvent  d'un  manteau  de  nuages. 

Au  second  chant  la  description  d'une  noce 
dans  le  Morbihan  est  d'une  couleur  et  d'une 
bonhomie  charmantes  : 

Ce  jour-là  on  n'entend  dès  le  matin,  dans  tout  le 
canton,  que  coups  de  pistolet,  que  chansons  de 
jeunes  gens.  Les  jeunes  hommes  ont  leurs  bas  blancs, 
leurs  souliers  et  leurs  chapeaux  couverts  d'un  beau 
velours,  leur  justaucorps  couleur  de  bouteille,  leur 
culotte  de  castorine,  leur  gilet  blanc  fait  de  fin  drap 
d'Espagne.  Les  jeunes  filles,  dès  le  matin,  ne  perdent 
pas  leur  temps.  Dès  le  point  du  jour,  tournées  vers  le 
miroir,  chacune  revêt  ses  habits  de  dimanche,  sa  jupe 
de  drap  d'Elbeuf,  ses  coiffes  à  dentelle  et  son  tablier 
vert,  et  ses  bas  blancs,  et  ses  souliers  neufs  noués 
par  un  ruban... 

Cependant  au  son  du  biniou,  on  va,  à  pleins  che- 
mins et  à  grands  pas,  au  logis  de  la  jeune  fiancée... 

Le  poète,  en  s'inspirant  de  Virgile,  a  parlé 
des    troupeaux,    dans   son    troisième    chant, 


LES    BARDES    LETTRÉS  73 

comme  un  grand  artiste.  Il  a  la  touche  large 
et  grasse  d'un  Paul  Potter  ou  d'un  Troyon. 

Les  soins  à  donner  aux  abeilles  remplis- 
sent le  quatrième  chant  et  l'on  ne  saurait  trop 
louer  la  fraîcheur  de  ses  tableaux. 

Quand  il  imite  les  Géorgiques^  c'est  en 
disciple  qui  sent  toutes  les  délicatesses  de  son 
maître  : 


Les  abeilles  aiment  à  se  trouver  auprès  d'étangs 
bordés  de  mousses  et  d'herbes  tendres,  d'un  ruisseau 
qui  coule  dans  une  prairie,  et  sous  l'ombrage  de 
chênes  élevés  sur  leurs  tètes,  afin  qu'aux  jours  du 
printemps,  quand  les  mères  font  sortir  pour  la  pre- 
mière fois  les  jeunes  essaims,  ils  trouvent  des  feuilles 
vertes  pour  se  reposer  et  une  source  claire  pour  se 
rafraîchir.  Soit  que  l'eau  coule  ou  qu'elle  dorme, 
jetez-y  en  travers  de  grosses  pierres,  des  arbres  ou 
de  vieux  troncs,  comme  autant  de  ponts  où  les 
abeilles  puissent  s'abattre  et  sécher  au  soleil  leurs 
ailes  humides,  s'il  arrive  qu'elles  aient  été  surprises 
par  une  ondée  de  grande  pluie,  ou  qu'elles  aient  été 
jetées  dans  une  rivière  par  un  tourbillon  de  vent. 

Ne  plantez  autour  de  leurs  demeures  ni  ifs,  ni 
sapins  ;  l'ombre  de  ces  arbres  trop  épaisse  et  trop 
sombre  devient  mortelle  pour  les  jeunes  abeilles.  Ne 
les  placez  ni  près  d'un  marais,  ni  dans  des  lieux  rem- 
plis d'échos.  Qu'on  ne  voie  autour  de  vos  ruches  que 
des  bouquets  odorants,  que  de  beaux  arbres  couverts 
de  fleurs  au  printemps  ;  je  voudrais   voir  tous  les 


74        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

champs,  de  droite  et  de  gauche,  blancs  comme  un 
linceul  avec  la  fleur  de  blé  noir,  les  montagnes  gar- 
nies de  clochettes  bleues,  un  grand  taillis  rempli  de 
toutes  sortes  de  simples  ou  un  jardin  toujours  fleuri. 


Celui  qui,  dans  son  village,  à  écrit  Le  Livre 
du  Laboureur ,  inconnu  du  monde,  mériterait 
mieux  un  monument  que  bien   des  poètes  à 
qui  on  a  élevé  des  statues  de  marbre  ou  de 
bronze  dans  les  capitales.  Fils  de  bons  labou- 
reurs et  neveu  d'un  chef  de  chouans,  il  avait 
pris  les  armes  en  1815  avec  les  écoliers  de        - 
Vannes,   pour  combattre  TEmpire.    Cela    ne       I 
Tempêchait  point  d'être  un  homme  fort  doux  et       1 
charitable.  Sa  mort  fut  un  deuil  public  dans 
sa  paroisse  et  en  Bretagne  parmi  les  lettrés. 

L'année  même  où  l'abbé  Guillôme  publiait  à 
Vannes  son  Livre  du  Laboureur^  en  1849, 
mourait  à  Port-Launay,  près  de  Châteaulin, 
le  docteur  Jean-Marie  Guizouarn,  l'un  des  plus 
actifs  promoteurs  de  la  renaissance  littéraire 
en  Basse-Bretagne.  11  était  né  à  Châteaulin 
en  1800.  Ses  chansons  en  langue  celtique  sont 
nombreuses  et  plusieurs  devenues  populaires  ; 
mais  presque  toutes  sont  restées  manuscrites, 
ainsi  que  des  traductions  de  fables  et  des 
poésies  diverses.  Dans  lalVouvelle  Grammaire 


LES    BARDES    LETTRES  75 

bretonne  d'après  la  méthode  de  Le  Gonidec, 
suivie  d'une  prosodie,  publiée  par  la  Société 
armoricaine  du  Breuriez  ar  Feiz  (chez  Pru- 
dhomme,  à  Saint-Brieuc)  en  1847,  on  dit  que 
ses  vers  «  sont  des  modèles  de  facture  et 
«  d'harmonie.  Personne  n'a  du  rythme  un 
«  sentiment  plus  vif;  il  en  a  fait  une  étude 
«  particulière,  et  ses  travaux,  s'il  les  publiait, 
«  seraient  le  complément  de  la  Grammaire  et 
«  des  Dictionnairesde  LeGonidec.  »  (Page62). 

Dans  une  épître  à  M.  de  la  Villemarqué,  le 
docteur  Guizouarn  lui  annonçait  ainsi  l'envoi 
prochain  d'une  de  ses  chansons  :  «  Quand  le 
«  soleil  aura  chassé  la  neige,  la  grêle  et  la  froi- 
«  dure,  quand  nous  verrons  les  oiseaux,  les 
«  couleuvres,  les  lézards  se  chauffer  au  soleil, 
«  au  bord  de  la  haie,  la  poste  fera  parvenir  à 
c(  votre  adresse  une  chanson  vive  et  joyeuse, 
«  faite  en  jouant  et  en  riant.  » 

Peut-être  cette  chanson  était-elle  celle  de 
la  Confrérie  de  Sainl-Isidor  ,  où  il  disait 
gaiement  :  «  Le  vin,  le  cidre,  l'eau-de-vie  sont 
((  nécessaires  à  chacun,  comme  le  lait  au 
«  poupon,  le  café  roux  à  la  nourrice,  la  goutte 
«  de  rosée  au  lapin  écourté,  et  l'eau  de  l'étang 
«  au  poisson,  w 

Le  docteur  Guizouarn  avait  deux  frères,  l'un 


76        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

professeur  de  philosophie  au  séminaire  de 
Pont-Croix,  l'autre  curé  d'Elliant.  Le  premier 
mourut  jeune,  le  second  parvint  à  la  vieillesse. 
M.  de  la  Vlllemarqué  disait  d'eux,  dans  un 
article  de  la  Revue  de  VA  rmorique,(lD  octobre 
1843)  :  «  On  vante  en  Gornouaille  le  talent 
poélique  de  ^IM.  Guizouarn,  tous  les  trois 
si  armés  d'esprit.  »  Il  ajoutait  :  «  On  cite 
au  pays  de  Tréguier  les  poésies  de  l'abbé 
Durand  *,  du  diocèse  de  Saint-Brieuc,  et 
celles  de  ^1.  l'abbé  Le  Clec'h,  recteur  de 
Plougasnou,  qui  s'occupe  en  ce  moment 
d'un  poème  sur  la  grande  guerre  des  ducs  de 
Blois  et  des  Montfort.  Nous  avons  entendu 
chanter  à  des  pèlerins  de  Sainte-Anne  un 
chant  plein  de  grâce,  d'élégance  et  de  senti- 
ment, qu'ils  attribuaient  à  M.  l'abbé  Larbou- 
(  lette,  de  Vannes.  Les  chansons  nationales 
de  M.  Léopold  de  Lézéleuc  charment  aussi 
beaucoup  les  veillées  du  Léon.  )) 
Que  d'autres  noms  de  prêtres  il  y  aurait  à 
citer!  Que  de  cantiques,  d'élégies,  de  gwerz 
fourniraient  des  images  neuves,  prises  dans 
la  vie    rurale    et  maritime  !   Charles    Nodier 

1.  L'abbé  Durand  a  publié  à  Vannes,  chez  Laniarzelle, 
une  colleclion  des  cbants  composés  pendant  la  Révolution, 
sous  le  titre  de  Ar  Feiz  hag  ar  Bro. 


LES    BARDES    LETTRES  77 

disait  :  «  Chez  les  anciens  ce  sont  les  poètes 
«  qui  ont  fait  les  religions  ;  chez  les  modernes 
«  c'est  la  religion  qui  crée  des  poètes.  » 

L'abbé  Jean-Guillaume  Henry,  de  Quim- 
perlé,  qui  a  donné  un  grand  recueil  de  can- 
tiques bretons,  intitulé  Kanaouennou  Santel 
(chez  Prudhomme,  à  Saint-Brieuc)  ;  les  abbés 
Chatton,  curé  de  Guingamp  ;  Kémar,  recteur 
de  Saint-Laurent;  Michel  Caris,  le  barde  du 
Menez-Bré  *,  curé  de  Plougras,  et  mort  à 
Plestin,  le  2  juin  1864  ;  Auguste  Dubourg, 
aujourd'hui  évêque  de  Moulins,  etc.,  ont  semé 
dans  toute  la  Bretagne  bretonnante  leurs  poé- 
sies, comme  Dieu  sème  au  printemps,  sans 
les  compter,  les  blanches  stellaires  sur  les 
fossés  des  champs  et  les  reines  des  prés  sur 
le  bord  des  ruisseaux.  En  étudiant  la  littéra- 
ture celtique,  on  les  rencontre  à  chaque  pas, 
comme  les  flèches  ajourées  des  églises  et  les 
calvaires  de  granit. 

Jean-Marie  Le  Jean  a  réuni  les  noms  des 
poètes  les  plus  connus  dans  son  beau  chant 
les  Bardes  d'Armorique,  qui  sera  un  docu- 
ment d'histoire  littéraire.  [Revue  de  Bretagne 
et  de  Vendée,  1864.) 

1.  Depuis  la  mort  de  Michel  Caris,  un  nouveau  poète 
signe  aussi  ses  vers  Le  Barde  du  Menez-Bré. 


78        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

C'était  encore  un  poète  plein  d'amour  pour 
son  pays  que  Jean- Pierre  Le  Scour,  mort  le 
19  août  1870  à  Morlaix.  Il  était  commerçant 
et  fut  j  uge  au  tribunal  consulaire  de  cette  ville. 
On  l'appelait  le  Barde  de  Noire-Dame  de  Ru- 
mengoL 

Avec  ma  mère,  dit-il,  un  jour  au  lever  du  soleil, 
je  me  rendais  au  pardon  pour  prier  la  Vierge  de  îoul 
remède,  quand  j'entendis  dans  le  creux  d'un  chêne 
une  harpe  qui  soupirait. 

Et  pendant  qu'elle  soupirait,  se  leva  devant  moi 
une  ombre,  l'ombre  toute  blanche  de  saint  Gwenolé 
qui  me  parla  ainsi  :  «  Tu  vois  la  harpe  d'or  sur 
laquelle  les  vieux  bardes  delà  Bretagne  ont  chanté; 
prends-la  et  chante  aussi.  »  Et  je  me  mis  à  faire 
résonner  1»  harpe. 

Il  a  publié  deux  volumes  de  vers  celtiques  : 
la  Harpe  de  Bumengol  (1867)  et  la  Harpe  de 
Guingamp  (1869).  Sa  poésie  douce  se  trouve 
symbolisée  dans  son  élégie  de  la  Tourlerelle  : 

Elle  est  morte,  la  tourterelle  que  j'aimais. ..  Le 
même  nid  nous  vit  naître  dans  la  sombre  forêt  du 
Crannou,  près  de  la  patronne  de  la  Bretagne  ;  le  gai 
carillon  des  cloches  de  Bumengol  faisait  tressaillir 
nos  cœurs  de  joie. 

Combien   ta  gorge   était  belle   et  ton  pied  léger, 


J--P.  Le  Scoun 


LES    BARDES    LETTRES  81 

quand  tu  te  posais  sur  la  branche  pour  fredonner 
tes  chansons  !. . . 

Avec  le  printemps  nos  beaux  jours  sont  envolés  ; 
nous  mourrons  tous  deux  dans  le  nid  qui  nous  vit 
naître. 

La  vie  de  la  tourterelle  est  courte,  mais  heureuse  ; 
là  vie  de  l'homme  est  longue,  bien  longue,  amère  et 
douloureuse.  Tu  es  morte,  ma  tourterelle,  adieu  ! . . . 

La  petite  fille  dOuessant,  la  Cathédrale  de 
Sainl-Corentin,  U Eglise  de  ma  paroisse  et  la 
pièce  où  il  évoque  la  mémoire  de  M=^  Grave- 
rai!, ((  le  petit  pâtre  devenu  un  grand  évêque  », 
sont  parmi  les  meilleures  poésies  de  J.-P.-M. 
Le  Scour. 

François  Le  Moal  est  l'auteur  de  la  jolie 
chanson  :  Je  suis  Bretonne,  qui  parut  dans  le 
Conteur  breton  du  14  juillet  1866  : 

Je  suis  Bretonne.  Vois  mon  œil  bleu  comme  celui 
de  père  et  mère  ;  favorable  à  Thomme  droit  et  loyal, 
il  est  noir  et  sombre  pour  tout  ennemi  de  Breiz. 

Je  suis  Bretonne;  mon  amour  ne  recule  pas  devant 
la  pauvreté.  J'aimerais  mieux  mourir  sur  le  champ 
que  vivre  riche  en  un  autre  pays... 

Le  célèbre  historien,  critique  et  voyageur, 
Guillaume  Le  Jean  a  aussi  publié  quelques 
poésies  bretonnes.  (Dans  F  Echo  de  Morlaix, 

ROUSSE.  —   POÉSIE    BRETONNE.  —   6 


82        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

vers  1840).  Il  était  né  à  Plouegat-Guerrand 
(Finistère)  vers  1818,  et  y  mourut  en  1871, 
après  avoir  parcouru  et  étudié  une  grande 
partie  de  l'Asie  et  de  l'Afrique. 

Bien  qu'ils  laissent  à  désirer  au  point  de  vue 
de  l'art,  je  rappellerai  encore  les  cantiques 
bretons  de  J.  Salaûn,  né  à  Lambezellec,  le  12 
janvier  1831  et  mort  le  30  décembre  1885,  à 
Quimper,  où  il  était  libraire.  Ses  vers  sont 
trop  hâtivement  improvisés,  mais  une  foi  si 
ardente  les  anime  qu'ils  allaient  au  cœur  des 
foules. 

En  1862,  un  imprimeur-éditeur  de  Ouim- 
perlé,  M.  Th.  Clairet,  groupa  autour  de  lui  un 
certain  nombre  de  poètes  celtiques  et  publia 
un  recueil  de  leurs  œuvres  mélangées  d'an- 
ciennes poésies,  sous  le  titre  de  Bleuniou- 
Breiz,  Fleurs  de  Bretagne. 

Parmi  les  pièces  de  cette  anthologie,  figure 
un  des  chants  les  plus  répandus  dans  le  peu- 
ple :  Le  roi  Gralon  et  la  ville  dis,  par  Olivier 
Souvestre.  C'est  un  assez  long  récit,  très  bien 
conduit,  mouvementé  et  d'une  belle  couleur  : 


Qu'y  a-t-il  de  nouveau  dans  la  ville  d"Is,  que  la 
jeunesse  est  si  joyeuse  et  que  jentends  le  biniou,  la 
bombarde  et  les  harpes  ? 


LES    BARDES    LETTRES  83 

—  Dans  la  ville  dis  il  n'y  a  rien  de  nouveau,  car 
c'est  fête  ici  tous  les  jours.  Il  n'y  a  rien  de  nouveau 
dans  la  ville  d'Is,  car  c'est  fête  ici  toutes  les  nuits. 

Les  buissons  d'épines  ont  poussé  devant  les  portes 
des  églises  toujours  fermées,  et  sur  les  pauvres  qui 
pleurent  on  lâche  les  chiens  pour  les  dévorer... 

Ahès,  la  fille  du  roi  Gralon,  le  feu  de  l'enfer  dans 
le  cœur,  marche  en  tète  de  la  débauche,  entraînant 
la  ville  tout  entière  à  sa  perte... 

M.  Anatole  Le  Braz  a  dit,  à  propos  de  ce 
chant  :  «  Longtemps  j'ai  cru  que  cette  com- 
plainte de  la  ville  noyée  venait  du  fond  des 
âges.  Je  lui  trouvais  la  grâce  fruste,  la  sa- 
voureuse naïveté  des  choses  très  anciennes, 
très  primitives.  J'aimais  à  me  figurer  quelque 
barde  du  vii"^  siècle,  quelque  Gwencklan 
mythologique,  la  composant  au  bruit  des 
vents,  orgues  de  l'air,  sur  le  Ménez-Hom,  ou 
le  Ménez-Bré.  Et  voilà  qu'elle  est  d'Olivier 
c  Souvestre,  d'un  lettré  de  nos  jours.  Ah  ! 
l'heureux  homme  qui  eut,  une  fois,  une  seule, 
cette  inspiration  de  génie!  Un  peu  de  lui 
reste  désormais  mêlé  à  l'âme  de  tout  un 
peuple.  Avant  de  descendre  à  la  tombe, 
(  Olivier  Souvestre  a  pu  se  tenir  pour  assuré, 
suivant  la  belle  expression  du  vieux  poète 
romain,  de  «  voltiger  vivant  »  sur  les  lèvres 


84        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

c(  des  derniers  Bretons.  Il  n'est  pas  de  ferme, 
«  il  n'est  pas  de  maison  de  marin,  depuis  les 
((  Glénans  jusqu'aux  Sept-Iles,  où  ne  se  chante, 
((  le  soir,  à  la  veillée  la  belle  complainte  de 
«  Ker-Is.  »  [L'Hermine,  1892,  p.  36,  Un  coin 
breton.) 

Dans  ses  Mélodies  populaires  de  Basse-Bre- 
tagne (1885),  M.  L.-A.  Bourgault-Ducoudray 
en  a  noté  l'air. 

Olivier  Souvestre,  qui  n'avait  aucune  parenté 
avec  l'auteur  des  Derniers  Bretons,  était  né  aux 
environs  de  Morlaix  vers  1835.  Son  père  était 
meunier.  Sa  belle  pièce,  Le  roi  Gralon,  parut 
pour  la  première  fois  dans  un  roman  autobio- 
graphique, publié  par  lui  en  1862  chez  Poulet- 
Malassis,  sous  le  titre  de  Mikael,  Kloarek 
breton.  Il  était  employé  à  la  gare  du  Chemin 
de  fer  d'Orléans,  à  Paris,  en  1871.  Quand 
éclata  l'insurrection  de  la  Commune,  il  com- 
battit parmi  ses  soldats  et  reçut  une  balle  dans 
la  bouche.  Cette  blessure  ne  put  se  guérir  et 
il  mourut,  peu  de  temps  après*. 


1.  M.  F.-M.  Luzel,  avec  son  obligeance  habituelle,  m'a 
donné  de  précieux  renseignements  sur  quelques-uns  des 
poètes  celtiques,  notamment  Rannou,  J.-M.  Le  Jean  et 
Olivier  Souvestre.  Il  croit  que  ce  dernier  était  né  dans  la 
commune  de  Ploujean  et  que  son  véritable  nom  était  Josset. 


LES    BARDES    LETTRES  85 

A  côté  de  cette  gwerz  du  Roi  Gralon,  se 
trouve,  dans  le  Bleunioa-Breiz,  un  portrait  du 
paysan  breton,  signé  Kervennic,  court,  mais 
très  ressemblant  : 

Aux  anciennes  coutumes  attaché  jusqu'à  la  mort, 
paisible  et  prenant  son  temps,  sans  désir  de  voir  du 
pays,  sans  impatience  et  sans  besoins,  riche  avec  rien, 
avec  peu  faisant  du  bien  à  autrui,  dur  à  la  peine,  fait 
à  toute  espèce  de  travail,  le  Breton  serait  sans 
reproche  s'il  ne  buvait  que  de  l'eau. 

On  y  lit  également  un  chant  animé  d'un  noble 
souffle,  le  Barde,  de  l'abbé  François  Le  Scour, 
qui  n'est  point  de  la  même  famille  que  l'au- 
teur de  Telen-RiimengoL  II  fut  publié  pour  la 
première  fois  en  1844,  dans  la  Revue  de  lAr- 
morique,  sous  la  signature  «  Un  Trécorois  », 
peu  de  temps  avant  la  mort  du  poète.  En 
voici  quelques  strophes  : 

Il  fait  beau  entendre  l'alouette,  chaque  année,  au 
retour  du  mois  des  fleurs,  quand  elle  monte  avec 
son  gai  ramage,  haut,  plus  haut  encore  dans  les 
deux  ! 

Il  fait  beau  entendre,  sur  sa  petite  branche,  caché 
sous  les  feuilles  de  lacoudraie,  le  rossignol,  au  mois 
des  nids,  chantant  à  la  lune  sa  nouvelle  chanson  ; 

Il  fait  beau  entendre  le  bruit  de  la  mer  profonde 


86        LA    POÉSIE    DRLTONNE    AU    XIX^    SIECLE 

se  précipitant  vers  la  falaise,  avec  la  marée  montante, 
comme  un  coursier  sauvage  reniflant  de  terreur,  qui 
galoperait  à  toutes  jambes  dans  les  déserts... 

Eh  bien,  je  sais  une  voix  sans  égale,  une  voix  qui 
force  à  son  gré  tout  le  monde  de  rester  l'écouter... 
Écoutez  le  barde  au  versant  du  coteau,  assis  à  l'ombre 
de  son  chêne...  • 

Du  sommet  des  Montagnes-Noires,  Gv^^enclan  jette 
son  cri  sauvage  aux  vents,  pour  qu'ils  répandent  une 
terreur  mortelle  sur  toute  la  contrée  d'alentour... 

Riwal,  lui,  menace  et  gronde  sans  pitié,  comme 
une  orfraie  perchée  sur  Roc'h-Ellaz. 

Oh!  s'il  y  avait  encore  parmi  nous  une  voix,  écho 
de  la  voix  des  bardes,  une  voix  qui  rendît  encore 
l'animation  et  la  vie  à  leurs  voix  éteintes  par  la 
mort  ! 

Je  conjurerais  à  deux  genoux  quiconque  aurait  le 
secret  de  cette  voix  de  l'employer  sans  retard  à 
chanter  les  cantates  nationales  qu'ils  chantaient  eux- 
mêmes  au  temps  jadis... 

A  ce  livre  des  Bleunioii-Breiz  l'abbé  Pierre 
Huon,  fils  d'un  meunier  des  bords  de  l'Aven,  a 
fourni  sa  spirituelle  chanson  du  Coucou, 
l'abbé  Le  Glec'h,  curé  de  Plougasnou,  sa  Pè- 
lerine de  Bumengoly  imitée  de  Violeau,  et  un 
fragment  de  son  poème  sur  la  bataille  d'Au- 
ray,  et  M.  F. -M.  Luzel,  plusieurs  pièces  très 
connues,  la  Mort  du  Poète  de  la  Petite-Bre- 
tagne, qui  parut  dans  la  Bévue  de  Bretagne  et 


LES    BARDES    LETTRES  87 

de  Vendée  et  fut  reproduite  par  la  Revue  des 
Deux  Mondes;  Breiz-Izel,  poésie  dont  la  forme 
a  été  prise  à  la  Mignon  de  Gœthe,  et  une  sône 
d'une  fraîcheur  exquise  : 

J'ai  une  amie  dans  Tréguier... 

Elle  a  des  yeux  bleus  plus  clairs  que  l'eau  dans  le 
cristal;  ses  joues  sont  deux  roses  ;  ses  cheveux  sont 
dorés  comme  le  mil... 

Au  paradis  nous  nous  retrouverons,  et  là  encore 
nous  nous  aimerons;  amour  sincère  entre  deux  âmes 
ne  peut  passer  avec  la  mort. 

La  Bretagne  doit  beaucoup  à  M.  Luzel. 
Avec  une  persévérance,  une  exactitude  et  une 
science  infatigables,  il  a  cherché  et  recueilli 
ses  chants  populaires,  ses  drames,  ses  contes 
et  ses  légendes.  On  l'a  surnommé  le  Juif- 
Errant  de  la  Basse-Bretagne.  Il  faut  le  mettre 
au  rang  des  plus  illustres  folkloristes  de  toute 
l'Europe.  Comme  l'a  dit  M.  Adrien  Oudin 
(Contes  et  légendes  de  Basse-Bretagne,  intro- 
duction, Nantes,  Société  des  Bibliophiles  bre- 
tons, 1891),  «  aujourd'hui,  qu'après  trente  ans 
«  de  courses  laborieuses,  il  a  déposé  à  la  Bi- 
«  bliothèque  nationale  une  soixantaine  de 
«  vieux  mystères  manuscrits,  qu'il  a  publié 
«  quatre  volumes  de  Guerziou  et  de  Soniou^ 


88        LA  POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  et  qu'il  en  a  fait  paraître  sept  autres  sur  les 
((  contes  et  légendes  des  Bas-Bretons,  il  peut 
«  contempler  son  œuvre  avec  le  légitime 
((  orgueil  du  travailleur  sagace  et  patient 
«  qui  a  le  plus  amassé  pour  la  littérature 
«  orale  de  Breiz-Izel.  » 

0  vieux  contes,  gwerziou  et  soniou,  qui  charmez 
les  gens  de  Breiz,  dans  leurs  veillées,  nourriture 
intellectuelle  du  pauvre,  vous  valez  cent  fois  mieux 
que  l'or  ! 

Que  de  peines  vous  avez  consolées,  peines  du  corps 
et  peines  de  Tesprit  !  contes  merveilleux  de  nos 
aïeux,  je  vous  donne  ma  bénédiction  '  ! 

M.  Luzel  est  né  le  22  juin  1821,  dans  la  com- 
mune de  Plouaret  (Côtes-du-Nord),  au  manoir 
de  Keramborn,  où  fut  élevé  aussi  son  oncle 
maternel  Julien-Marie  Le  Huërou,  l'un  des 
plus  savants  et  des  plus  éloquents  historiens 
bretons.  Il  a  chanté  ce  manoir  dans  des  vers 
pleins  de  cœur  et  de  poésie  franche  : 

Ici  étaient  la  grande  tourelle  et  les  galeries  où  Ton 
disait  qu'il  y  avait  des  revenants... 

Voilà  les  jardins  où  ma  mère  aimait  à  sarcler  ses 
fleurs  et  Tallée  de  lavande  où  je  courais  après  les 
papillons. 

1.  Jean  Kerglogor,  par  F. -M.  Luzel. 


F.-M.  LuzEL 


i 


LES    BARDES    LETTRÉS  91 

Bonjour,  rosette,  que  je  trouvai  parmi  les  ronces 
et  que  je  transplantai  là  !  Tu  es  vraiment  jolie.  En 
songeant  que  tu  pouvais  avoir  froid,  la  nuit,  je  ne 
dormais  pas. 

Voilà  le  sentier  par  où  je  fus  porté  à  l'église  de 
Plouaret  pour  être  baptisé. 

Voici  la  vieille  chapelle  où  nichaient  les  hiboux  ; 
voici  la  prairie  oii  j'aimais  à  lutter  avec  les  pâtres, 
au  temps  de  la  fenaison. 

Adieu,  Keramborn  ;  j'ai  vieilli  comme  toi,  et  mes 
cheveux  sont  blancs.  Avant  de  mourir,  j'ai  voulu  te 
composer  une  chanson. 

Un  conte,  une  chanson,  sont,  je  le  sais,  choses  de 
peu  de  valeur,  et  pourtant  quelquefois  ils  sont  plus 
forts  que  le  temps. 

M.  Luzel,  qui,  après  avoir  été  professeur  et 
journaliste,  est  maintenant  archiviste  du  Fi- 
nistère, à  Quimper,  a  fait  un  volume  de  vers 
français,  les  Chants  de  VEpée  (1856)  ;  mais, 
contrairement  à  ceux  de  l'amant  de  Marie,  ils 
sont  inférieurs  à  ses  vers  bretons,  souvent 
fort  beaux.  U Elégie  sur  la  mort  de  Brizeux 
est  justement  célèbre. 

Son  principal  recueil,  ^eprec?  Breizady  Tou- 
jours breton,  a  été  imprimé  à  Morlaix,  en  1865. 

Il  est  un  des  défenseurs  les  plus  fidèles  de 
la  langue  celtique.  Dans  une  poésie  adressée 
à  Roumanille,  le  félibre  provençal,  il  disait  : 


92        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Vrais  Bretons  de  la  Basse-Bretagne,  hommes 
courageux  en  toute  sorte  de  guerre,  dans  les  cam- 
pagnes comme  dans  les  villes,  voici  le  temps  venu 

De  résister  ferme  contre  ceux  de  France,  comme 
contre  les  Anglais  autrefois,  pour  défendre  notre 
langue  et  nos  coutumes  contre  les  mauvaises 
nouveautés. 

Et,  dans  Bepred  Brelzad,  il  s'écriait  : 

Aussi  longtemps  qu'il  y  aura  de  la  bruyère  en 
Basse-Bretagne  et  sur  le  rivage  de  la  mer  bleue  des 
rochers,  notre  vieille  langue  ne  saurait  mourir. 

Envoyez  des  maîtres  d'école  dans  nos  campagnes, 
dans  chaque  bourg,  dans  chaque  ferme,  pour  faire  la 
guerre  à  notre  langue  ; 

Vous  aurez  beau  envoyer  vos  maîtres  d'école,  les 
gars  d'Armor  ont  la  tête  dure  et  ne  les  écouteront 
nullement. 

Si  vous  ne  coupez  la  langue  de  l'enfant,  de  l'enfant 
qui  vient  de  naître,  ce  sera  peine  perdue  que  toute 
votre  guerre. 

Et  si  vous  nous  fermez  la  bouche,  de  leurs  tombes, 
dans  chaque  cimetière,  vous  verrez  les  anciens  se 
relever. 

Pour  apprendre  à  nos  petits  enfants  à  parler  leur 
langue,  à  chanter  leurs  gwerz  et  à  fréquenter  les 
pardons. 

Le  talent  de  M.  Luzel  ne  vieillit  point.  En 
1891,  il  a  publié  un  poème,  Jean  Kerglogor, 


LES    BARDES    LETTRES  93 

le  chanteur  nomade,  qui  est  une  peinture  tou- 
chante des  mœurs  bretonnes  : 

Quand  la  terre  était  gelée, 

Quand  les  champs  étaient  couverts  de  neige, 

Arrivait  le  vieux  Kerglogor 

Au  manoir,  au  crépuscule  du  soir. 

Et  quand   on  l'apercevait  là-bas, 

Au  bout  de  la  grande  avenue,  qui  venait. 

Les  enfants  criaient  d'une  voix, 

(Et  moi-même  j'étais  parmi  eux  :) 

«  Voilà  Jean    Kerglogor  qui  vient  !   » 
Et  nous  courions  au  seuil  de  la  porte, 
Pour  recevoir  le  bon  chanteur, 
Et  pour  lui  porter  son  sac. 

Alors,  Kerglogor,  la  tète  nue, 
Commençait  par  faire  le  signe  de  la  croix, 
Et,  son  chapeau  à  la  main, 
Il  disait,  avant  d'aller  plus  avant  : 

«  Tous  ceux  qui  sont  dans  la  maison,  Dieu  les  garde  ! 
Tous  ceux  qui  sont  dehors,  Dieu  les  conduise  ! 
Toute  âme  pour  laquelle  nous  sommes  tenus  de  prier, 
Dieu  la  délivre  !  » 


M.  Luzel  a  dédié  ce  beau  poème,  qui  n'a 
pas  moins  de  soixante  strophes,  à  M.  Eincst 
Renan,  son  compatriote  trécorois. 


94        LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

M.  Renan  est  aussi  un  grand  poète,  bien 
qu'il  n'ait  écrit  ni  vers  bretons,  ni  vers  français. 
Ses  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  son 
étude  sur  la  Poésie  des  races  celtiques,  ren- 
ferment des  pages  merveilleuses.  lia  bien  vu 
et  mis  en  relief  «  le  profond  sentiment  de 
«  l'avenir  et  des  destinées  éternelles  de  sa 
«  race,  qui  a  toujours  soutenu  »  le  peuple 
breton.  «  Cette  main,  dit-il,  qui  sort  du  lac 
c(  quand  l'épée  d'Arthur  y  tombe,  qui  s'en 
«  saisit  et  la  brandit  trois  fois,  c'est  l'espérance 
«  des  races  celtiques.  » 

N'était-ce  pas  un  signe  de  cette  espérance 
invincible  que  la  délibération  de  la  petite 
paroisse  de  Bannalec,  conservée  encore  dans 
les  Archives  de  Quimper,  où  l'on  voit  le 
général  de  la  paroisse,  indigné  delà  violation 
des  libertés  de  la  Bretagne  par  l'Assemblée 
constituante,  protester,  le  17  décembre  1789, 
en  déclarant  que  «  la  province  de  Bretagne 
est  absolument  indépendante  de  la  France.  » 

Dans  la  préface  de  ses  poésies,  intitulées 
Bepred  Breizad,  M.  Luzel  écrivait,  eu  1865  : 
«  Les  vieux  bardes  ont  prédit  à  notre  langue 
((  l'éternité  des  rochers  de  nos  landes  et  de 
«  nos  rivages,  et  des  mains  pieuses  et  dévouées 
((  sont  toujours  occupées  à  entretenir  le  feu 


LES    BARDES    LETTRES  95 

<(  sacré  des  traditions  nationales  et  à  les  trans- 
«  mettre,  à  travers  les  âges,  à  nos  derniers 
«  descendants, 

«  Quasi  cursores  vilaï  lampada  tradiinl.  » 

Le  sentiment  national,  quand  il  est  sincère, 
devient  une  grande  force.  Il  a  créé  bien  des 
poètes.  Barbey  d'Aurevilly  voyait  juste, 
lorsqu'il  regrettait  que  Brizeux  eût  trop 
délaissé  la  Bretagne,  pour  vivre  au  milieu 
des  lettrés  parisiens. 

«  Il  fallait,  disait-il,  s'attacher  à  ce  sol, 
«  rester  dans  la  poussière  de  ce  sol,  et  ne 
a  pas  croire  qu'en  passant  une  fleur  de  genêt 
«  à  sa  boutonnière,  comme  les  Athéniens 
a  mettaient  une  cigale  d'or  dans  leurs  che- 
((  veux,  pour  dire  qu'ils  étaient  autochtones, 
«  on  était  assez  Breton  comme  cela  !  Breton 
«  bretonnant,  Breton  et  demi,  Breton  en 
((  français,  autant  qu'on  peut  l'être,  voilà  ce 
((  qu'aurait  dû  être  Brizeux  !  La  nationalité, 
«  dans  ces  proportions-là,  lui  aurait  créé  un 
«  génie,  et  il  en  aurait  eu  un  ;  elle  l'aurait 
«  décuplé,  croyez-le  .bien  !  Ah  !  quand  les 
((  inspirations  de  la  poésie  personnelle  s'abais- 
«  sent   et    tarissent  chaque  jour  de  plus  en 


96        LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

«  plus,  il  ne  nous  reste  bientôt  plus  pour  être 
((  poète  que  la  patrie.  Et  le  meilleur  conseil  à 
«  donner  à  tous  ceux  qui  ont  du  génie,  c'est  de 
«  le  mêler  à  la  sainte  poussière  du  pays,  c'est, 
«  de  le  faire  rentrer,  ce  génie,  dans  cette 
«  terre  sacrée,  afin  qu'un  jour  il  en  ressorte, 
((  fils  du  sol,  beau  comme  le  coursier  de 
«  Neptune.  » 


I 


LA  POESIE  MORALE 


L'esprit  mordant  des  Bas-Bretons  s'est  fait 
jour  dans  un  genre  aimé  de  tous  les  peuples 
restés  naïfs,  la  fable. 

Guillaume  Ricou,  né  d'une  famille  de  pay- 
sans, à  Trémel  (Côtes-du-Nord),  le  17  février 
1778,  et  mort  au  même  lieu  le  12  mars  1848, 
a  imité  très  librement  et  avec  humour  les  fables 
d'Esope.  Son  livre  a  été  imprimé  à  Morlaix 
en  1828.  Il  a  laissé  inédites  des  traductions 
des  fables  de  Phèdre  et  de  Y  Avare  de  Molière, 
ainsi  que  des  poésies  diverses.  Guillaume  Le 
Jean  en  fait  le  portrait  suivant,  dans  une  excel- 
lente notice  de  la  Biographie  bretonne  : 

«  Ricou  était  un  type  très  remarquable  et 
«  très  distingué  du  paysan  trécorois;  petit, 
«  sec,  nerveux,  agile  et  actif,  les  traits  angu- 
«  leux,  vigoureusement  dessinés,  le  regard 
«  fier,  mais  d'une  vivacité  tempérée  par  la 
((  méditation  intérieure.  Sa  parole  était  me- 
«  surée,    un  peu    dogmatique,  comme  celle 

ROUSSE.  —  POÉSIE  BRETONNE.  —  7 


98        LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

«  d'un  homme  qui  a  horreur  de  la  banaUté. 
«  Il  parlait  très  rarement  le  français,  parce 
((  qu'il  sentait  que  ce  n'était  pas  sa  langue,  et 
«  il  évitait,  avec  le  soin  méticuleux  du  paysan 
0  bien  élevé,  toute  apparence  de  ridicule  :  la 
i(  distinction  lui  était  naturelle.  Quiconque 
(.<  avait  vu  cet  homme  revêtu  de  ce  curieux 
«  costume  trécorois,  que  ne  portent  plus  que 
«  quelques  vieillards,  ces  traits  creusés  parle 
«  travail  dévorant  du  corps  et  de  la  pensée, 
((  ce  front  encore  couronné  de  ses  mèches 
c(  blanches,  ces  lèvres  animées  par  une  obser- 
«  vation  perpétuelle,  ironique  sans  misan- 
((  thropie  ;  quiconque,  disons-nous,  avait  vu 
((  cette  forte  apparition  des  anciens  jours  en 
((  gardait  une  profonde  impression  de  race  et 
«  un  ineffaçable  souvenir.  » 

Emile  Souvestre  appelait  un  peu  ambitieu- 
sement Ricou  le  Burns  de  la  Basse-Bretagne. 
Robert  Burns  est  le  plus  grand  poète  de 
l'Ecosse,  tandis  que  Ricou  n'est  que  l'un  des 
moindres  de  l'Armorique.  J'emprunte  à  l'au- 
teur des  Derniers  Bretons  la  traduction  d'une 
de  ses  fables,  Le  Bai  et  la  Grenouille  : 


Un  jour,  le  rat  et  la  grenouille  commencèrent  à 
combattre.  Le  sujet  de  leur  guerre  était  la  royauté 


LA    POÉSIE    MORALE  99 

des  marais.  La  bataille  fut  livrée  dans  une  grande 
plaine  et  les  deux  rivaux  combattirent  à  perdre  ha- 
leine avec  des  lances  de  jonc.  Le  choc  fut  rude  ; 
c'était  des  deux  côtés  même  force  et  même  agilité. 
Chacun  des  adversaires  pensait  au  bonheur  et  à  la 
gloire  qu'il  y  aurait  pour  lui  à  remporter  la  victoire. 

Pendant  qu'ils  s'épuisaient  ainsi  en  efforts,  un 
oiseau  appelé  milan  fondit  sur  les  deux  combattants 
et  en  fît  un  fort  bon  dîner. 

Avant  de  vous  engager  dans  une  querelle,  une  dis- 
pute ou  un  procès,  comme  font  beaucoup  de  gens, 
prenez  bien  garde  de  ne  pas  vous  avancer  impru- 
demment, si  vous  ne  voulez  en  avoir  le  cœur  marri  ; 
car  vous  pourriez  vous  en  mal  trouver. 

Le  milan,  c'est  la  Justice. 

Le  style  de  Ricou  n'est  pas  d'une  pureté 
parfaite  ;  la  réforme  de  la  langue  bretonne  en- 
treprise par  Le  Gonidec  n'était  pas  encore  ac- 
complie. Son  petit-fils,  M.  Le  Coat,  instituteur 
à  Trémel,  a  marché  sur  ses  traces  en  profitant 
de  cette  réforme  et  il  a  publié  un  bel  éloge  en 
vers  du  savant  linguiste.  (Revue  de  Bretagne 
et  de  Vendée,  1868,  t.  i.) 

Ricou  était  protestant  et  avait  des  tendances 
républicaines  assez  accentuées. 

P.-D.  de  Goësbriand,  juge  de  paix  à  Daou- 
las  sous  la  Restauration,  traduisit  en  vers  bre- 
tons des  fables  de  La  Fontaine.  (Morlaix,  1836), 

BIBLIOTHECA 
OttçylenjB- 


100     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

tout  en  écrivant  un  poème  sur  la  Bataille  des 
Trente, 

Goulven  Morvan,  l'abbé  Perrot,  recteur  de 
Taulé,  et  surtout  Prosper  Proux,  avec  sa  verve 
habituelle,  ont  aussi  cultivé  l'apologue. 

Il  en  a  été  de  même  de  M.  Gabriel  Milin, 
le  Roitelet  de  la  Bretagne,  poète  philologue, 
né  à  Saint-Pol-de-Léon  en  1822,  qui  a  publié  à 
Brest,  en  1867,  un  intéressant  recueil  de  fables 
et  de  contes,  Marvaillou  grach  Koz. 

((  En  habillant  à  la  mode  bretonne  les  fables 
«  des  pays  étrangers,  écrit  M.  de  la  Villemar- 
((  que,  il  ne  se  propose  pas  seulement  d'amu- 
«  ser  sous  forme  de  contes  et  de  badinages,  il 
«  donne  d'excellentes  leçons.  » 

Avec  le  colonel  Troude  il  a  travaillé  à  une 
traduction  en  langue  celtique  de  Y  Imitation  de 
Jésus-Christ.  En  1869  il  a  fait  paraître  (Brest, 
Lefournier)  le  Fumez  ar  Geiz  euz  a  Vreiz,  la 
Sagesse  des  pauvres  gens  de  Bretagne. 

Au  dire  de  M.  Charles  de  Gaulle  (Bévue  de 
Bretagne  et  de  Vendée,  1866),  il  a  en  porte- 
feuille des  poésies  d'une  sérieuse  valeur.  Lassé 
de  l'existence  des  villes,  il  s'est  retiré  dans 
l'île  de  Batz,  en  face  de  RoscofT,  où  rien  ne 
trouble  la  vue  et  la  pensée. 


POÉSIE  DRAMATIQUE 


Les  vieux  poètes  dramatiques,  dont  les 
œuvres  sont  encore  quelquefois  représentées, 
mais  bien  rarement,  n'ont  pas  trouvé  jusqu'ici 
de  successeurs.  Gela  est  d'autant  plus  regret- 
table qu'il  n'y  a  pas  plus  de  vingt  ans,  nous 
dit  M.  Luzel,  dans  la  très  intéressante  préface 
qu'il  a  mise  en  tête  de  ses  Contes  populaires 
de  la  Basse-Bretagne,  «  Morlaix  possédait  un 
«  théâtre  breton,  et,  deux  fois  la  semaine,  on 
«  y  jouait  dans  la  langue  du  pays  les  Quatre 
((  fils  A  y  mon,  Huon  de  Bordeaux,  Or  son  et 
«  Valentin,  Sainte  Triphine,  Sainte  Geneviève 
«  de  Brabant,  le  Purgatoire  de  saint  Patrice 
«  et  plusieurs  autres  pièces  d'un  répertoire 
«  populaire  fort  apprécié  dans  le  pays,  h 


102      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

Jusqu'à  ces  dernières  années,  la  presqu'île 
guérandaise  était  la  seule  partie  de  la  Haute- 
Bretagne  où  la  langue  celtique  fût  en  usage  ; 
mais,  depuis  quelque  temps,  une  émigration 
considérable,  causée  par  la  misère,  a  entraîné 
vers  les  grandes  villes  de  Nantes,  de  Rennes 
et  de  Saint-Nazaire  des  paysans  et  des  ou- 
vriers du  Finistère,  des  Gôtes-du-Nord  et  du 
Morbihan.  On  évalue  à  près  de  dix  mille  les 
Bas-Bretons  émigrés  à  Nantes.  Aussi  des 
membres  du  clergé  y  ont  été  obligés  d'étudier 
leurs  dialectes  ;  dans  quelques  chapelles  on 
prêche,  à  certains  jours,  en  breton,  et,  aux 
époques  d'élections,  les  murs  de  plusieurs 
quartiers  se  couvrent  d'affiches  en  cette  langue. 

A  Rennes,  une  chaire  de  celtique  a  été  créée 
à  la  Faculté  des  Lettres,  et  ainsi  s'est  réalisé 
le  désir  si  souvent  manifesté  par  J.-M.  Le 
Huërou.  Elle  est  très  brillamment  occupée 
par  M.  J.  Loth.  Peut-être  verrons-nous  bientôt 
éclore  dans  la  Haute-Bretagne  une  nouvelle 
littérature  celtique.  Il  suffirait  qu'un  poète  de 
génie  naquît  parmi  ces  Bas-Bretons  émigrés, 
et  cela  n'est  pas  impossible.  U Esprit  souffle 
où  il  veut. 


LIVRE  DEUXIEME 


LES 


POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS 


i 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS 


La  Basse-Bretagne,  formée  des  pays  de 
Vannes,  de  Cornouaille,  de  Léon  et  de  Tré- 
guier,  est  d'une  nature  plus  originale  et  a 
mieux  conservé  ses  coutumes  que  la  Haute- 
Bretagne.  C'est  elle  que  Brizeux  a  surtout 
chantée,  et,  bien  que  ses  œuvres  françaises 
soient  beaucoup  plus  importantes  que  les 
autres,  j'ai  cru  devoir  le  ranger  parmi  les 
poètes  celtiques. 

Les  poètes  dont  je  vais  parler  maintenant 
ont  écrit  en  français,  depuis  1800  jusqu'en 
1880,  ou  sont  morts  à  l'heure  actuelle. 

J'étudierai  d'abord  les  poètes  lyriques,  élé- 
giaques  et  descriptifs,  qui  sont  les  plus  nom- 
breux ; 


106     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

2^  Ceux  qui  ont  composé  des  poésies  mo- 
rales et  didactiques  ; 

3°  Les  auteurs  dramatiques  ; 

4°  Les  poèmes  chevaleresques,  historiques 
et  légendaires. 


POÈTES  LYRIQUES,  ÉLÉGIAQUES  ET  DESCRIPTIFS 


La  Révolution  française,  qui  avait  fait  périr 
sur  l'échafaud  André  Chénier  et  Roucher  à 
Paris,  ne  fut  pas  plus  douce  pour  les  poètes 
bretons. 

Au  nombre  des  vingt-six  Administrateurs 
du  Finistère  guillotinés  à  Brest,  comme  fédé- 
ralistes, le  22  mai  1794,  se  trouvait  un  poète, 
Olivier  Morvan. 

En  même  temps,  un  autre,  François  Duault, 
pour  crime  de  fédéralisme  aussi,  était  empri- 
sonné à  Saint-Malo.  Il  y  était  né  le  27  novembre 
1757  et  n'appréciait  guère  les  beautés  pitto- 
resques de  cette  sombre  ville,  entourée  de 
hautes  murailles  où  viennent  se  heurter  des 
marées  formidables,  car  il  s'écriait  un  jour  : 


108     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Ils  sont  donc  loin  de  moi  ces  éternels  remparts, 
Où  Tennui  consuma  le  printemps  de  ma  vie  ; 
Ces  arsenaux,  ces  ports  n'offrent  à  mes  regards 
Que  fer  et  que  granit,  que  la  hache  et  la  scie 
Et  le  bois  déchiré  criant  de  toutes  parts. 

Pendant  qu'il  était  prisonnier  des  Jacobins 
terroristes,  apprenant  qu'il  allait  être  envoyé 
à  Paris  pour  y  être  exécuté,  il  se  frappa  d'un 
coup  de  poignard.  Le  geôlier  le  trouva  évanoui 
et  baigné  dans  son  sang.  On  arracha  le  fer  de 
la  plaie  ;  il  se  guérit  et  fut  sauvé  de  la  guillo- 
tine par  le  9  Thermidor. 

Dans  un  Testament  écrit  dans  la  maison 
d'arrêt,  il  avait  dit  : 

Qui  ?  moi  que  je  me  justifie  ! 

Que  je  force  ma  bouche  à  louer  des  tyrans  ! 

Me  rendre  indigne  de  la  vie 

Pour  vivre  encor  quelques  instants  ! 

Non,  jamais.  Mille  fois  mourir 

Plutôt  que  de  survivre  à  tant  d'ignominie  î 

L'espoir  seul  de  l'anéantir 

Fait  endurer  la  tyrannie  ! 

Il  publia,  en  1795,  un  Précis  da  Procon- 
sulat exercé  par  Le  Carpentier  dans  la  com- 
mune de  Saint-Malo.  Il  avait  un  talent  facile 
et  fournissait  beaucoup  de  pièces  de  vers  à 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      109 

YAlmanach  des  Muses.  Aussi,  Rivarol  pré- 
tendait que  leàii  Al manach  «lui  devait  la  vie.  » 
L'amour  est  le  sujet  habituel  de  ses  poésies, 
qui  ont  eu  plusieurs  éditions.  Il  y  a  de  jolis 
vers  dans  son  élégie  du  Village  : 

0  quand  reviendra  l'heure  où  Tombre  du  hameau 

Se  prolonge  sur  la  bruyère, 
Où  de  ses  derniers  feux  l'astre  de  la  lumière 
Fait  rayonner  au  loin  la  vitre  du  château  ! 
Que  de  la  côte  alors  la  route  sinueuse 
Nous  conduise  tous  deux  vers  ce  bois  écarté!... 

Et  ailleurs  : 

Une  douce  fraîcheur  vient  d'humecter  la  terre. 
Le  long  bourdonnement  du  moucheron  léger 
S'apaise,  et  les  oiseaux  déserteurs  du  parterre 
Se  disputent  déjà  les  rameaux  du  verger. 

François  Duault  mourut  le  31  décembre 
1833,  à  Paris,  où  il  était  chef  de  bureau  dans 
un  ministère. 

Jean-Marie  de  Penguern  (1776-1843),  quoi- 
que très  royaliste,  traversa  plus  heureuse- 
ment la  Révolution  et  n'y  perdit  point  sa 
gaieté.  On  l'appelait  le  Béranger  breton.  Il 
avait  été,  à  Brienne,  condisciple  de  Napoléon 
et  de  Lucien  Bonaparte  et  servit  l'Etat  dans 


110      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX*^    SIECLE 

les  armées  pendant  cinq  ans,  puis  dans  la 
magistrature  bretonne  jusqu'en  1839.  Ses 
chansons  se  trouvent  dispersées  dans  les  jour- 
naux. Il  en  avait  préparé  un  recueil,  intitulé 
les  Fleurs  de  lys,  qui  n'a  jamais  été  publié. 
Né  au  Faou  (Finistère),  il  est  mort  à  Lannion, 
le  8  janvier  1843. 

Peu  avant  lui,  avait  quitté  ce  monde,  (le  17 
février  1836),  un  autre  spirituel  chansonnier, 
Théophile-Marie  Laënnec  (né  à  Kerlouarnec 
près  Douarnenez,  le  16  juillet  1747),  père  du 
célèbre  médecin  auquel  la  ville  de  Quimper  a 
élevé  une  statue.  Il  était  de  ce  coin  de  la  Bre- 
tagne peuplé  d'amis  des  Lettres  que  M. 
Edouard  de  Pompery  nous  a  fait  aimer,  en 
publiant  la  charmante  correspondance  de  sa 
grand'mère,  M"^^  Audouyn  de  Pompery.  (Paris, 
Lemerre,  1884,  2  volumes). 

Quand  on  lit  le  discours  prononcé  par  Tissot, 
de  l'Académie  française,  sur  la  tombe  de  Ma- 
dame Dufrénoy  (Adélaïde  Billet),  et  son  éloge 
par  A.  Jay,  autre  académicien,  sous  le  titre 
d'Observations  sur  sa  vie  et  ses  ouvrages,  on 
voit  ce  que  valent  les  réputations  littéraires. 
A  entendre  ces  deux  écrivains,  on  la  croirait 
une  femme  de  génie,  comme  Corinne  ou  Sapho. 
En  réalité,  c'était  un  poète  ému  et  harmonieux. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      111 

mais  inférieur  à  son  élève,  M^^  Tastu.  Son 
noble  caractère,  son  âme  vaillante,  qui  avait 
eu  à  lutter  contre  la  misère  et  les  terribles 
épreuves  de  la  Révolution,  après  avoir  connu 
toutes  les  jouissances  de  la  richesse,  méritaient 
plus  d'admiration  que  son  talent. 

^me  Riom,  dans  son  livre  sur  les  Femmes 
poètes  bretonnes  (1892),  dit  qu'elle  est  née  à 
Nantes,  le  3  décembre  1765.  Au  contraire,  Jay, 
au  cours  de  la  notice  insérée  à  la  fin  du  second 
volume  de  ses  OEuvres  en  1826,  l'année  qui  a 
suivi  sa  mort,  prétend  qu'elle  naquit  à  Paris, 
«  dans  l'une  des  maisons  de  la  rue  de  Harlay, 
près  de  celles  où  furent  élevés  Boileau  et 
]\fme  Roland.  ))  Or,  pour  écrire  cette  notice, 
Jay  a  eu  des  renseignements  de  sa  famille  et 
des  Noies  manuscrites  sur  sa  jeunesse,  laissées 
par  elle-même. 

Mes  recherches  personnelles  dans  les  re- 
gistres des  paroisses  de  Nantes  conservés  à 
l'hôtel-de-ville,  n'ont  abouti  à  aucun  résultat. 
Je  crois  donc,  jusqu'à  preuve  contraire,  que 
]\|me  Dufrénoy  ne  peut  être  revendiquée  par  la 
Bretagne,  malgré  tous  les  dictionnaires  bio- 
graphiques sur  lesquels  s'appuie  M""^  Riom 
et  malgré  l'autorité  de  Camille  Melliaet,  qui, 
dans  sa  préface  des  Poésies  d'Elisa  Mercœar 


112     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

(1827),  dit  que  c'est  «a  juste  titre»  q.ue Nantes 
«  réclame  l'honneur  de  l'avoir  vu  naître.  » 

M™^  Desroches  (Marie-Anne  Bougourd,  1777- 
1811),  M™^  Desormery  (Louise  Galliot-Desper- 
rières,  1784-1868),  M®"^Dudrezène,pseudonyme 
de  Me"e  Sophie  Ulliac-Trémadeure (1794-1862), 
auteur  d'une  ode  enflammée  Aux  Muses  de  la 
Patrie,  pour  célébrer  la  victoire  du  peuple  en 
juillet  1830,  ont  déployé  des  qualités  esti- 
mables ;  mais  dans  le  groupe  de  femmes  lettrées 
nées  à  la  fin  du  dernier  siècle,  la  plus  en  vue 
fut  M"^«  Mélanie  Waldor. 

Son  père,  Villenave,  avait,  pendant  la  Révo- 
lution, pris  une  part  bruyante  aux  événements 
politiques  à  Nantes,  et  lutté  énergiquement 
contre  Carrier.  Elle  avait  une  vive  intelligence, 
un  esprit  fécond.  Ses  nombreux  romans,  les 
Moulins  en  deuil,  la  Coupe  de  corail,  etc., 
trouvent  encore  des  lecteurs.  Ses  vers  (Poésies 
du  cœur,  1835)  sans  être  très  beaux,  sont 
remplis  de  sentiments  passionnés,  exprimés 
dans  une  langue  souple  et  brillante.  Sa  pièce 
i Orpheline  a  des  strophes  gracieuses,  comme 
celle-ci  : 


J'écoutais  s'affaiblir  les  derniers  bruits  du  soir, 
Et  sur  les  bleus  vitraux  je  regardais  encore 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     113 

Si  le  jour  qui  fuyait  me  laisserait  y  voir, 
Près  de  mon  saint  patron,  la  Vierge  que  j'adore  ; 
Mais  elle  et  tous  les  saints  ne  s'apercevaient  plus, 
Et  sur  un  rideau  noir,  on  eût  dit  que,  dans  l'ombre 

De  cette  nuit  plus  sombre, 
Ils  étaient  tour  à  tour  à  jamais  disparus. 

Et  dans  sa  poésie  sur  Y  Automne,  je  lis  ces 
stances  : 

Les  feuilles  sont  encor  par  le  vent  emportées, 
La  lune  brille  encor  d'un  éclat  aussi  pur: 
Mais  rien  ne  vous  ramène,  heures  tant  regrettées, 
Que  son  amour  avait  parmi  mes  jours  jetées. 
Et  qu'il  couvre  d'un  voile  obscur... 

Adieu,  pâle  soleil,  et  vous,  roses  d'automne, 
Au  parfum  plus  divin  que  les  roses  de  mai  ! 
Adieu,  je  vous  ai  dû,  lorsque  tout  m'abandonne. 
Un  souvenir  qu'ici  rien  du  moins  n'empoisonne... 
Seul  reste  de  ce  que  j'aimai. 

Elle  a  dit,  en  parlant  de  la  mort  : 

La  mort  qu'en  s'endormant  tous  les  soirs  on  essaie. 
Sans  qu'on  y  pense  alors  et  sans  qu'on  s'en  effraie, 
Car  le  sommeil  est  doux,  et  sa  pente  conduit 
Vers  un  monde  idéal  que  l'homme  n'eût  peut-être 
Sans  lui  jamais  compris  ;  mais  Dieu,  qui  lui  dit  d'être, 
Veut  qu'il  soit  à  la  mort  ce  qu'est  l'ombre  à  la  nuit. 

ROUSSE.  —   POÉSIE   BRETONNE.  —   8 


114     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Le  salon  de  M"^®  Waldor,  à  Paris,  sous  le 
second  Empire,  fut  très  fréquenté  par  les 
artistes  et  les  littérateurs.  Elle  mourut  le 
14  octobre  1871. 

Elle  était  née,  ainsi  que  beaucoup  d'autres 
poètes,  à  Nantes,  la  vraie  capitale  de  Bre- 
tagne, qu'on  est  habitué  à  considérer  comme 
une  ville  essentiellement  industrielle  et  qui 
pourtant  avait  au  moyen  âge  une  grande 
célébrité  poétique. 

((  Le  roi  Arthur,  dans  la  tradition  armori- 
((  caine,  dit  M.  A.  Bossert  (La  Littérature 
((  allemande  au  moyen  âge,ip.  191),  convoque 
«  sa  cour  à  Nantes.  C'est  là  qu'il  réside  dans 
((  le  poème  d'Erec,  de  Chrestien  de  Troyes, 
«  et  dans  le  Perceval  allemand.  » 

Sous  les  derniers  ducs  bretons,  qui  y  demeu- 
raient, les  lettres  et  les  arts  y  étaient  en  grand 
honneur.  Anne  de  Bretagne,  qui  écrivit  des 
Mémoires,  malheureusement  perdus,  y  avait 
puisé  son  goût  pour  les  poètes  et  les  artistes. 
Plus  tard,  pendant  les  dix  années  de  la  Ligue, 
le  duc  et  la  duchesse  de  Mercœur,  la  belle 
Marie  de  Luxembourg,  tinrent  à  Nantes  une 
cour  brillante  où  ils  attiraient  les  savants. 
Mercœur,  dit  Pierre  Biré,  sieur  de  la  Douci- 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      115 

nière,  (Alliances  généalogiques  de  la  Maison 
de  Lorraine,  p.  246),  a  se  plaist  ordinairement 
«  à  la  poésie  et  y  exerce  quelquefois  ses 
«  esprits,  lorsqu'il  peut  prendre  le  loisir  et  la 
((  commodité  d'y  vacquer.  Je  le  scay  pour 
«  avoir  eu  l'honneur  de  veoir  plusieurs  belles 
((  odes,  sonnets,  stances  de  sa  composi- 
«  tion.  » 

Ce  n'était  point  un  prince  vulgaire  que 
celui  qui  emportait  toujours  dans  ses  voyages 
Homère  et  Ronsard,  et  dont  saint  François 
de  Sales  voulut  faire  le  panégyrique. 

Au  nombre  des  poètes  nantais,  mais  parmi 
les  minores,  il  faut  compter  Urbain  Le  Bouvier- 
des-Mortiers  (1739-1827),  le  biographe  de 
Charette,  et  François  Blanchard  de  la  Musse 
(1752-1837),  tous  deux  rimeurs  aimables  et 
spirituels,  Charles  de  Commequiers,  très  épris 
des  idées  romantiques  ;  Adolphe  AUonneau, 
auteur  d'un  curieux  volume,  intitulé  Pastiche  ; 
Ernest  Fouinet,  romancier  délicat,  (1799-1845), 
à  qui  Sainte-Beuve  a  dédié  une  de  ses  Conso- 
lations ;  Edouard  Mennechet  (1794-1845), 
historien  et  critique  ingénieux,  qui  fît  des 
poésies  lyriques,  des  tragédies,  des  comédies 
et  des  contes  anecdotiques.  Tout  cela  est 
écrit  avec  élégance,  souvent  intéressant,  mais 


116      LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

de  ce  style  un  peu  fade  et  terne  habituel  aux 
poètes  secondaires  de  l'Empire  et  de  la  Res- 
tauration. 

Petit-neveu  de  Lapeyrouse  et  fils  d'un  capi- 
taine de  vaisseau,  a  qui  fut  massacré  dans  les 
((  prisons  de  Saint-Domingue  »,  Mennechet 
avaitété  lecteur  de  Louis  XVIII  et  de  CharlesX; 
il  resta  toujours  fidèle  aux  Bourbons  de  la 
branche  aînée  et  lutta  pour  leur  cause  avec 
sa  plume  de  journaliste.  L'Académie  fran- 
çaise couronna  plusieurs  fois  ses  ouvrages. 
On  peut  lire  sur  lui  des  notices  intéressantes 
de  MM.  Edmond  Biré  et  Emile  Grimaud.  dans 
leur  livre  Les  Poètes  lauréats.  Il  chanta  la 
Renaissance  des  lettres  et  des  arts  sous  Fran- 
çois i^^,  dans  une  ode,  dont  voici  quelques 
vers,  qui  feront  juger  sa  manière  : 


Dis  moi,  Rome,  où  sont  tes  conquêtes  ? 
Où  sont  tes  faisceaux  triomphants 
Et  ces  rois  qui  courbaient  leurs  têtes 
Devant  tes  orgueilleux  enfants  ? 
Des  cités  tu  n"es  plus  la  reine  ; 
Mais  de  ta  grandeur  souveraine 
Si  nul  débris  ne  t'est  resté. 
Ne  crains  pas  que  ton  nom  s'efface, 
Les  chants  de  Virgile  et  dHorace 
T'assurent  l'immortalité  ! 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     117 

Son  conte  intitulé  Colardeau  offre  un  joli 
portrait  de  ce  poète  modeste  et  généreux,  qui 
ressemble  bien  à  Mennechet  lui-même  : 


Sa  gloire  le  surprit,  mais  ne  l'éblouit  pas. 

Il  n'avait  point  l'orgueil  de  se  croire  un  génie. 

Ses  vers,  pleins  d'abandon,  de  grâce  et  d'harmonie, 

S'échappaient  de  son  cœur  en  sons  doux  et  touchants. 

Il  aimait  la  nature  et  lui  voua  ses  chants... 

On  ne  le  vit  jamais,  courant  de  loge  en  loge, 

Mendier  bassement  un  insipide  éloge, 

Ni,  trahissant  sa  gloire  et  le  beau  nom  d'auteur, 

Payer  l'encens  grossier  d'un  feuilleton  menteur... 

Les  triomphes  d'autrui  ne  troublaient  point  sa  vie  : 

Quoique  envié  souvent,  il  ignora  l'envie  ; 

Il  ne  lança  jamais  un  trait  envenimé  : 

Il  aima  ses  rivaux  et  même  en  fut  aimé. 


Ces  vers  sont  agréables,  mais  quand  on  en 
a  lu  beaucoup  d'autres  pareils,  on  sent  toute 
la  justesse  de  ces  lignes  de  Voltaire,  dans 
son  Discours  aux  Velches  :  «  Ignorez-vous 
«  qu'il  est  plus  aisé  de  faire  dix  tomes  de 
«  prose  passable  que  dix  bons  vers  dans 
«  votre  langue  embarrassée  d'articles,  dépour- 
«  vue  d'inversions,  pauvre  en  termes  poé- 
«  tiques,  stérile  en  tours  hardis,  asservie  à 
«  l'éternelle  monotonie   de  la  rime  et  man- 


118     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU   XIX®    SIECLE 

«  quant  pourtant  de  rimes   dans  les  sujets 
«  nobles  ?  » 

Mennechet  n'aimait  pas  les  avocats  ;  on  le 
voit  dans  son  anecdote  littéraire  qui  a  pour 
titre  :  Lecture  d'une  tragédie.  Les  vers  sui- 
vants ont  une  certaine  vivacité  qui  lui  fait 
souvent  défaut  : 

Un  avocat  s'avance,  offrant  de  partager 
Le  poids  d'un  dévouement  dont  il  sent  le  danger. 
Mais  tout  cède  en  son  cœur  au  désir  d'être  utile. 
C'est  de  nos  avocats  le  langage  et  le  style. 
Faut-il  de  nos  soldats  discipliner  Tardeur, 
Faut-il  être  préfet,  ou  bien  ambassadeur, 
Ministre  ou  député,  pair  ou  garde-champêtre, 
Dès  qu'il  est  avocat,  un  Français  peut  tout  être. 

Ces  poètes  avaient  pour  ami  et  souvent  pour 
inspirateur  un  homme  qui  a  joué  à  Nantes  un 
rôle  important  par  son  esprit  d'initiative  et  ses 
travaux  historiques,  Camille  Mellinet,  impri- 
meur, membre  d'une  famille  glorieuse. 

Il  fonda,  en  1823,  avec  Edouard  Richer,  écri- 
vain encyclopédique  et  âme  ardente,  Miorcec 
de  Kerdanet,  Adolphe  Trébuchet,  Lubin 
Impost,  Ludovic  Chapplain,  conservateur  de 
la  Bibliothèque  de  la  Ville,  uner«vue,le  Lycée 
armoricain,  quia  duré  jusqu'en  1831  et  donné 


1 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     119 

l'essor  à  bien  des  talents.  Eugène  et  Victor 
Hugo,  parents  de  Trébuchet  par  leur  mère,  y 
ont  collaboré. 

Mellinet  fut  le  protecteur  d'une  jeune  fille 
charmante,  Elisa  Mercœur.  On  peut  dire 
qu'elle  eut  un  grain  de  génie,  tant  elle  était 
possédée  par  la  passion  de  l'art.  Elle  dut  son 
nom  à  la  rue  de  Nantes  oii  elle  est  née,  le  24 
juin  1809.  Dans  son  portrait  par  Achille  De- 
véria,  avec  son  cou  de  cygne  et  ses  belles 
épaules  tombantes,  elle  laisse  l'impression 
d'une  âme  radieuse,  prête  à  s'envoler  vers  la 
gloire.  Ce  portrait  a  été  fait  après  sa  mort  et 
suivant  un  croquis  esquissé  par  Elisa  elle- 
même,  dit  sa  mère.  Il  en  existe  un  autre,  moins 
gracieux,  à  cause  du  costume,  mais  plus  exact, 
plus  serré,  qui  a  été  dessiné  à  Nantes  par  le 
peintre  Mulnier,  en  1827,  et  qui  se  trouve  en 
tête  de  la  première  édition  de  ses  œuvres. 
Son  visage  y  est  animé  d'une  expression  plus 
vive.  Les  yeux  reflètent  à  ce  moment  une  joie 
intime. 

C'était  l'heure  de  l'espérance.  Sa  confiance 
dans  l'avenir  fut  vite  détruite  et  son  bonheur 
brisé. 

C'est  assez  d'un  printemps  ;  je  ne  veux  pas  d'hiver. 


120      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU   XIX®    SIECLE 

disait-elle.  Son  souhait  fut  rempli;  mais  son 
printemps  ressembla  aux  jours  de  mars  et 
d'avril  où  les  perce-neiges  fleurissent  au  milieu 
des  ouragans  et  des  gelées,  traversés  de 
quelques  rayons,  plutôt  qu'aux  tièdes  journées 
de  juin,  toutes  parfumées  de  jacinthes  et  de 
roses. 

Dans  une  ode  à  V Illusion ^  elle  avait  écrit 
ces  vers  : 

L'homme  te  doit  ce  qu'il  éprouve  ; 

Même  sous  la  neige  d'hiver 

Son  souvenir  plonge  et  retrouve 

Aujourd'hui  ce  qui  fut  hier. 

Illusion,  ta  voix  fidèle 

Doucement  toujours  lui  rappelle 

Et  ses  pensers  et  ses  amours. 

Son  cœur  encore  est  plein  de  flamme, 

Et  la  jeunesse  de  son  âme 

Lui  semble  celle  de  ses  jours. 


Ainsi,  comme  un  ami  fidèle 

Qui  veille  auprès  de  son  ami, 

Tu  soutiens,  alors  qu'il  chancelle. 

Le  courage,  hélas  !  endormi. 

C'est  toi  qui  sur  l'homme  prononces  ; 

Couronné  de  fleurs  ou  de  ronces, 

Il  est  l'esclave  de  ta  loi  ; 

Si  la  voix  de  la  mort  l'appelle. 


Élisa  Mercceur 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     123 

Tu  conduis  encor  sous  ton  aile 
Son  âme  qui  fuit  avec  toi. 

C'est  la  perte  de  ses  illusions  qui  causa  sa 
mort.  En  1830,  les  ministres  de  Louis-Philippe 
n'eurent  pas  honte  de  supprimer  la  modeste 
pension  de  douze  cents  francs  que  lui  fai- 
saient ceux  de  Charles  X.  Plus  tard,  Casimir 
Delavigne  obtint  qu'on  lui  en  donnât  une,  mais 
la  générosité  du  nouveau  gouvernement  ne  put 
s'élever  au-dessus  de  la  somme  de  neuf  cents 
francs.  M.  Taylor,  directeur  de  la  Comédie 
française,  ayant  refusé  sa  tragédie  deBoabdil, 
où  elle  avait  mis  tout  son  espoir,  le  chagrin 
s'empara  d'elle,  et  elle  s'éteignit  le  7  janvier 
1835.  La  mort  fut  sa  libératrice;  car,  ainsi 
qu'elle  l'avait  dit  : 

Ah  !  qui  pourrait  pleurer  son  rêve, 
Quand  le  poids  que  la  mort  soulève 
Laisse  enfin  respirei-  le  cœur  ! 

Parmi  ses  poèmes,  il  en  est  qui  ont  vieilli  ;  ses 
titres  à  une  renommée  durable  sont  quelques 
odes  et  élégies  pleines  d'un  souffle  frais  et  de 
ce  charme  qui  vient  d'une  âme  vraiment  émue. 

Je  salue,  en  passant,  la  mémoire  d'une  autre 
noble  femme,  M^^^  Elisa  Morin,  qui  n'est  pas  née 


124     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

en  Bretagne,  mais  vécut  à  Nantes  sa  longue 
existence  (1803-1885),  éprouvée  par  le  malheur 
et  toute  consacrée  au  travail  et  à  la  poésie. 

En  1833,  parut  à  Rennes  une  revue  littéraire 
ayant  pour  titre  la  Revue  de  Bretagne,  où  se 
réunirent  autour  d'Armand  de  la  Durantais  * 
des  jeunes  gens  animés  d'un  vif  patriotisme 
breton.  C'étaient  Emile  Souvestre,  Charles 
Sigoyer,  Hippolyte  Lucas,  Louis  Dufilhol, 
Maximilien  Raoul,  Evariste  Boulay-Paty, 
Edouard  Corbière,  Eugène  Guieysse,  Edouard 
Turquety,  Charles  Hello,  dont  le  fils,  Ernest, 
est  devenu  un  penseur  original  et  profond. 
L'auteur  de  Marie,  déjà  célèbre,  Brizeux  leur 
donna  son  concours,  et  son  ami  Auguste 
Barbier  leur  envoya  de  beaux  vers,  ainsi 
que  M"^®  Desbordes-Valmore  et  Jules  Lefèvre- 
Deumier. 

Dans  cette  revue,  qui  ne  vécut  que  peu 
d'années,  on  trouve  des  poésies  remarquables, 
et  parmi  des  études  littéraires  et  artistiques 
je  me  souviens  d'un  article  d'Eugène  Devéria 
sur  le  Musée  de  Rennes,  qui  donne  une 
idée  lamentable  de  l'incurie  des  autorités  de 
l'époque  au  sujet  des  œuvres  d'art. 

1.  Né  à  Châteaubriant  en  1812,  mort  à  Rennes  en  1877. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     125 

Quelques  années  après,  en  1837,  un  nou- 
veau groupe  de  poètes,  au  nombre  desquels 
était  encore  Armand  de  la  Durantais,  créa  à 
Rennes  le  journal  Le  Foyer.  «  Ce  fut,  dit  M. 
((  Adolphe  Orain  (Revue  de  Bretagne  et  de 
«  Vendée,  1881,  t.  ii),  dans  cette  feuille  que 
((  parurent  les  sonnets  brûlants  de  Boulay- 
((  Paty,  les  poésies  de  Turquety,  les  satires  de 
«  Langlois*,  les  iambes  de  Louis  de  Léon  et 
«  de  Letourneux,  les  élégies  de  Kerambrun 
«  et  de  la  Durantais.  »  Leconte  de  Liste,  alors 
étudiant  à  Rennes,  y  fît  ses  premières  armes. 
Le  grand  artiste  qui  devait  écrire  le  Manchy 
et  le  Sommeil  du  Condor,  essayait  ses  forces 
dans  des  vers  médiocres,  mais  qui  con- 
tiennent déjà  les  germes  de  son  talent.  A  titre 
de  curiosité,  voici  une  strophe  d'une  pièce  inti- 
tulée Fleur  du  Gange  et  adressée  à  une  jeune 
Indienne  : 

Le  colibri,  diamant  du  feuillage, 
Ainsi  que  toi  chante,  étincelle  et  dort  ; 
Ta  rose  aimée  où  Taube  a  son  mirage. 
Ainsi  que  toi  pleure  des  larmes  d'or; 


1.  Emile  Langlois,  né  à  Rennes  en  1813,  mort  à  Paris  en 
1860,  écrivain  très  spirituel,  qui  rédigea  en  1841,  à  Châ- 
teaubriant,  un  petit  journal  littéraire,  V Espiègle,  dont  la 
collection  est  curieuse. 


126      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Mais  comme  lui  ne  sois  pas  un  prestige, 
Un  doux  éclair  qui  vient,  s'envole  et  meurt... 
Comme  elle  aussi  ne  quitte  pas  ta  tige, 
Frêle  âme  éclose  aux  lèvres  du  Seigneur  *  ! 

Ne  sent-on  pas  dans  ces  vers  l'effort  du  poète 
pour  vêtir  ses  idées  de  ce  coloris  éclatant  et 
presque  métallique  qu'il  a  su  leur  donner  plus 
tard? 

En  1840,  il  fonda  à  Rennes  une  revue  litté- 
raire: La  Variété,  presque  introuvable  aujour- 
d'hui, dit  M.  Louis  Tiercelin,  (l Hermine  du 
20  août  1894).  Son  père,  médecin  à  l'île 
Bourbon,  était  originaire  de  Dinan;  mais  lui- 
même  est  né  dans  cette  île,  d'une  mère  créole, 
et  n'a  passé  à  Dinan  et  à  Rennes  que  quelques 
années  de  sa  jeunesse  ;  d'autre  part,  ses  œuvres 
n'ont  rien  de  commun  avec  le  mysticisme  et 
l'esprit  national  des  Bretons;  je  ne  crois  donc 
pas  qu'on  puisse  le  compter  au  nombre  des 
poètes  armoricains  ^. 

A  côté  de  ce  groupe,  vivait,  retiré  dans  son 
manoir  du  Val,  sur  les  bords  de  l'Arguenon, 
un  disciple  des  lakistes  d'Angleterre,  Hippo- 

1.  N°  du  V  décembre  1839. 

2.  Voir,  dans  VUnivers  du  11  septembre  1894,  des  lettres 
de  Leconte  de  Liste  sur  la  Bretagne,  citées  par  M.  Edmond 
Biré. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     127 

lyte-Michel  de  la  Morvonnais  (1802-1853). 
Comme  Va  dit  Sdiinie-BeuYe  (Premiers Lundis, 
t.  II,  p.  369),  le  fond  de  sa  poésie  «  a  beau- 
«  coup  de  richesse  et  de  fertilité;  la  forme  en 
((  est  souvent  indéterminée  et  quelque  peu 
((  inculte.  » 

11  n'est  guère  possible  de  voir  une  plus  belle 
àme,  plus  réellement  bienveillante  et  noble. 
Il  était  adoré  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu. 
Son  tombeau,  très  simple,  élevé  près  de  l'église 
qu'il  a  fait  bâtir  en  face  des  ruines  de  la  for- 
teresse du  Guildo,  est  entouré  de  la  vénération 
des  habitants  du  pays. 

Il  fut  intimement  lié  avec  Lamennais,  son 
compatriote  Malouin  et  parent  de  M^^^  Marie 
Macé  de  la  Villéon,  qu'il  épousa  par  amour  en 
1826,  alors  qu'elle  n'avait  que  dix-huit  ans. 
Après  son  mariage,  il  habita  le  manoir  du 
Valf  sa  Thébaïde.  C'est  là  qu'il  passa  quelques 
années  heureuses,  faisant  le  bien  autour  de  lui, 
recueillant  pendant  ses  promenades  les  images 
qu'il  a  semées  depuis  dans  ses  vers. 

Là,  il  regardait  avec  délice  : 

Le  courlieu  qui  se  plaint  sur  les  gués  de  la  grève, 
ou  bien, 


128     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU   XIX®    SIECLE 

Dans  un  fossé  tout  rempli  de  glaïeul 

La  sarcelle  au  cou  d'or  et  le  héron  sauvage... 

Quand  le  ciel  est  grisâtre  et  que  la  mer  est  pleine. 

C'était  la  mouette 

Rasant  les  flots  de  Faile  et  cherchant  un  écueil. 

Il  prenait  «  sous  son  bras  »  son  «  Wordsworth 
tant  aimé  »,  et  allait  s'asseoir 

A  l'abri  d'un  moulin  antique  et  ruiné, 

dans  la  bruyère  où 

Quelques  vaches  erraient  paissant  Therbe  séchée  ; 

et  il  écoutait 

Le  clocher  dont  la  voix  descendait  sur  les  morts, 
Et  la  vague  des  mers  battant  au  loin  ses  bords. 

Il  sut  attirer  auprès  de  lui  Maurice  de  Guérin 
et  d'autres  amis  d'élite  qui  ont  rendu  célèbres 
les  rives  de  l'Arguenon. 

C'est   avec    raison  qu'il  disait,    dans   son 
poème  les  Larmes  de  Magdeleine  : 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      129 

Vous  qui  me  visitez  dans  mon  désert  sauvage, 
Vous  aimerez  sans  doute  à  longer  ce  rivage. 
Vous  irez  traversant  le  taillis  du  manoir, 
Gravissant  des  ravins,  vous  arrêtant  pour  voir 
Le  cours  de  TArguenon,  doux  fleuve  poétique. 

J'ai  passé  quelques  jours  dans  ce  charmant 
pays,  où  dort,  sous  un  menhir  surmonté 
d'une  croix,  près  de  l'ancienne  abbaye  de 
Saint-Jacut,  le  grand  historien  de  la  Bretagne, 
l'austère  dom  Lobineau,  et  quand  je  lis  les 
vers  si  sincères  d'Hippolyte  de  la  Morvonnais, 
je  revois  et  reconnais  tout  ce  qu'il  a  décrit  : 

L'île  des  Ébihens  qui  porte  sur  sa  crête 
Une  tour  de  granit  droite  sur  son  écueil, 

et  la  petite  terme  avec  ses  figuiers,  cachée 
dans  un  pli  de  l'îlot. 

Comme  un  oiseau  de  mer  qui  fuit  les  coups  de  vent. 

Mais  la  mort  de  M"^®  de  la  Morvonnais,  le 
21  janvier  1835,  brisa  la  vie  du  poète.  Il  quitta 
le  Val  avec  sa  fille  unique,  le  lendemain  de 
cette  mort,  et  n'y  revint  habiter  que  plusieurs 
années  après. 

Pour  occuper  les  heures,  qui  sont  si  lentes 

ROUSSE.  —   POÉSIE   BRETONNE.    —   9 


130      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

à  couler  quand  on  souffre,  il  chanta  ses  dou- 
leurs présentes  et  son  bonheur  perdu. 

La  Thébaïde  des  Grèves,  Reflets  de  Bre- 
tagne, parut  en  1838  et  fut  suivie  de  deux 
autres  volumes  de  poésie  :  Un  vieux  Paysan 
(1840)  et  les  Larmes  de  Magdeleine  (1844), 
poème  beaucoup  trop  long  et  languissant. 

Ses  romans,  le  Manoir  des  Dunes  et  les 
Récits  du  foyer,  de  même  que  ses  écrits  poli- 
tiques, inspirés  par  l'amour  désintéressé  du 
peuple,  n'ont  point  la  valeur  de  ses  vers. 

Il  mourut  de  tristesse,  le  4  juillet  1853, 
chez  ses  sœurs,  au  village  du  Baschamp  en 
Pleudihen. 

Je  trouve  dans  Un  vieux  Paysan  un  ta- 
bleau qui  donne  une  idée  exacte  de  sa  façon 
de  sentir  et  de  peindre  : 


Tes  paroles  tombaient  dans  mon  âme  apaisée 
Comme  tombent  au  soir  les  gouttes  de  rosée 
Dans  les  pacages  morts  oii  les  troupeaux  n'ont  pas 
Une  touffe  de  jonc  verdoyant  sous  leurs  pas  ; 
Le  vanneau  même  a  fui  la  plage  désolée  ; 
Quelque  alouette,  errant  sur  la  terre  pelée, 
A  peine  chante  encore,  au  retour  du  matin. 
Et  sous  l'ardent  soleil  bientôt  sa  voix  s'éteint. 
Mais  le  ciel  donne-t-il  la  pluie  au  marécage, 
Alors  tout  reverdit  ;  la  joie  est  au  bocage 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      131 

Où  chantent  les  tarins  tant  que  dure  le  jour. 

Le  vanneau  s'en  revient  et  gémit  à  Fentour 

De  la  hutte  du  pâtre  où  bientôt  la  fumée 

Vient  repeupler  aussi  la  bruyère  embaumée. 

Le  pâtre  sur  le  seuil  regarde  ses  troupeaux  ; 

Il  écoute  l'abeille,  et  voyant  aux  coteaux 

Les  moissonneurs  pousser  leur  tâche  longue  et  rude, 

L'homme  s'agenouillant  bénit  la  solitude. 

Voici,  dans  un  autre  genre  et  sur  un  autre 
rythme,  une  pièce  adressée  par  le  poète  à 
sa  fille  : 

A  l'enfant 

Enfant,  tes  jeux  sont  doux  à  mon  cœur  paternel  ; 
Mon  chant  intérieur  monte  vers  FÉternel, 

Quand  j'entends  tes  pas  dans  les  salles, 
A  cette  heure  où  le  jour  s'éteint  mystérieux, 
Lorsque  le  vieux  château,  décrépit  glorieux, 

Nous  cache  ses  tours  colossales. 

Le  seul  bruit  de  tes  pas  ravive  dans  mon  cœur 
Des  souvenirs,  tout  pleins  d'une  exquise  douceur, 

De  repos  et  de  rêverie. 
Marche  donc,  mon  enfant,  image  du  passé, 
Ranime  mon  esprit  qui,  voyageur  lassé. 

Se  traîne  vers  l'hôtellerie. 

L'hôtellerie  est  loin  et  le  ciel  est  chargé. 
Oh!  qui  m'enseignera  le  chemin  ombragé, 
Car  il  fait  chaud  sous  les  nuées  ! 


132      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Le  chemin  ombragé,  c'est  toi,  mon  bel  enfant, 
Toi  plus  doux  à  mon  cœur  que  le  soupir  du  vent, 
Ou  le  bruit  des  mers  refluées. 

Tout  s'en  va,  mon  cher  ange,  avec  le  flot  des  jours  : 
L'homme  voit  au  tombeau  descendre  ses  amours 

Et  ses  espoirs  les  plus  superbes. 
Tu  me  tombas  alors  des  trésors  du  Seigneur, 
Comme  un  épi  doré  que  trouve  le  glaneur 

Dans  un  champ  dépouillé  de  gerbes. 

Ton  fracas  me  rappelle  à  de  charmants  tableaux, 
Aux  jours  où  je  faisais  retentir  mes  sabots 

Sur  le  parquet  large  et  sonore. 
J'eus  une  mère,  enfant,  un  père,  comme  toi  ; 
J'eus  une  aïeule  aussi  qui  cultivait  ma  foi, 

Bien-aimés  que  je  pleure  encore. 

J'éveillais  le  logis  avant  le  point  du  jour. 

Toute  bouche  pour  moi  n'avait  que  miel  d'amour. 

Que  caressantes  gronderies. 
De  mon  humeur  farouche  on  craignait  les  courroux, 
Et  j'aurais,  en  jouant,  toujours  aimé  de  tous, 

Brisé  glaces  et  pierreries. 

Sur  mon  front  de  cinq  ans  j'avais  toujours  des  fleurs  ; 
Le  temps,  comme  une  plume,  emportait  les  douleurs 

Et  de  mon  corps  et  de  mon  âme  ; 
Une  rose  en  avril  me  jetait  en  transports  ; 
De  la  vie  en  mes  sens  abondaient  les  trésors  ; 

Je  voltigeais  comme  une  flamme. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      133 

Tels  qu'un  rayon  de  mai,  tous  ces  trésors  ont  fui  ; 
Les  heures  de  santé  sont  rares  aujourd'hui  ; 

Il  a  neigé  sur  la  montagne  ; 
Mais  j'ai,  pour  me  charmer,  ma  lyre,  don  du  ciel, 
J'ai  l'amitié,  ce  vase  aux  flots  d'or  et  de  miel, 

Mais  j'ai  la  mer  et  ma  Bretagne. 

J'ai  la  vieille  Bretagne  avec  ses  bruits  si  beaux. 
Ses  maisons  du  Seigneur,  au  milieu  des  tombeaux 

Comme  des  mères  de  familles. 
Assises  au  milieu  de  leurs  enfants  aimés, 
Au  soir  d'un  de  ces  jours  où  les  cieux  allumés 

Ont  chauffé  le  fer  des  faucilles. 

J'ai  les  amis  venant  en  automne  au  manoir. 
J'ai  devant  le  foyer  les  lectures  du  soir 

Et  l'étude  des  saintes  choses  ; 
J'ai,  quand  le  vent  gémit  dans  le  long  corridor, 
La  prière  dans  l'ombre  et  de  beaux  songes  d'or 

Sur  la  couche  où  tu  te  reposes. 


Ce  qui  est  exquis  chez  Hippolyte  de  la  Mor- 
vonnais,  c'est  le  son  que  rend  son  âme  et  le 
sentiment  du  paysage.  Pour  lui  la  poésie  était 
bien  «  tout  ce  qu'il  y  a  d'intime  dans  tout  », 
suivant  le  mot  de  Victor  Hugo,  dans  la  pre- 
mière préface  des  Odes  et  Ballades. 

Il  négligeait  trop  souvent  la  forme.  Evariste 
Boulay-Paty,  au  contraire,  s'en  préoccupait 


134      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

outre  mesure.  Il  choisit  de  préférence,  pour 
exprimer  ses  sentiments  et  sa  pensée,  le  so/i/îe/, 
«  né  en  France  et  si  cher  à  l'Italie  »,  disait-il, 
le  sonnet,  le  plus  difficile  des  moules  poétiques. 
Il  en  résulte  un  pénible  effort  qui  se  trahit 
trop  fréquemment  par  le  sacrifice  du  fond  à 
la  rime.  Sainte-Beuve,  dans  une  très  jolie  es- 
quisse, a  dit  de  lui  (x®  volume  des  Nouveaux 
Lundis)  :  «  Il  a  fait  de  charmants  sonnets,  dont 
((  je  comparais  quelques-uns  à  des  salières 
«  ciselées,  d'un  art  précieux,  mais  les  salières 
«  n'étaient  pas  toujours  remplies  ;  il  avait  plus 
«  de  sentiment  que  d'idées.  Il  appartenait  par 
((  bien  des  côtés  à  l'ancienne  école  poétique, 
«  en  même  temps  qu'il  avait  un  pied  dans  la 
«  nouvelle.  Ce  n'est  pas  pour  rien  qu'il  s'appe- 
((  lait  Evariste;  il  tenait  de  Parny,  son  parrain 
((  poétique,  plus  que  d'Alfred  de  Musset.  »  — 
«  Ame  simple  et  droite,  sans  un  repli,  avec  les 
((  instincts  les  plus  loyaux,  mais  toujours  un 
«  peu  de  chimère,  aucun  des  intérêts,  aucune 
«  des  ambitions  qui  d'ordinaire  saisissent  les 
c(  hommes  dans  la  seconde  moitié  de  leur  vie, 
«  n'eurent  jamais  sur  lui  action  ni  prise.  Sa 
«  poésie,  expression  fidèle  de  sa  manière  d'être, 
((  est  trop  directe  ou  trop  linéaire,  si  je  puis 
((  dire;  elle  ne  passe  point  par  une  création; 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      135 

<(  c'est  une  poésie  qui  a  du  nombre,  un  cer- 
«  tain  éclat,  mais  qui  ne  se  transforme  et  ne  se 
((  transfigure  jamais  à  travers  l'imagination.  » 

On  ne  saurait  mieux  juger  un  poète.  Quand 
Sainte-Beuve  n'est  pas  aveuglé  par  les  inimi- 
tiés et  les  préventions,  aucun  critique  n'analyse 
une  œuvre  plus  finement  et  dans  un  style  plus 
pittoresque. 

Evariste-Félix-Cyprien  Boulay-Paty  était  né 
le  19  octobre  1804,  sur  les  bords  de  la  Basse- 
Loire,  au  bourg  de  Donges.  Son  père,  savant 
jurisconsulte,  donna  des  preuves  de  courage 
pendant  la  Révolution  en  résistant  à  Carrier 
et  fut  plus  iard  député  au  Conseil  des  Cinq- 
Cents.  Après  avoir  fait  ses  études  au  collège  de 
Rennes  et  passé  par  le  barreau,  il  se  rendit  à 
Paris  pour  se  livrer  à  ses  goûts  littéraires.  Ses 
premières  poésies,  mêlées  de  politique  libé- 
rale, sont  faibles.  En  1834  il  publia  une  espèce 
d'autobiographie  romantique,  Elle  Mariaker, 
où  il  peint  les  scènes  de  sa  jeunesse  et  son 
bourg  natal  : 


Je  n'oubliais  jamais  les  heures  du  passage. 
Çuand,  s'arrètant  au  coin  du  placis  du  village. 
Un  des  bargers  avait  soufflé  pour  le  départ 
Dans  la  corne  des  mers,  sur  le  petit  rempart. 


136     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

J'allais  avec  ma  sœur,  en  sautant,  voir  la  barge 
A  flot,  hisser  la  voile  et  puis  voguer  au  large, 
Et  puis  danser,  bondir,  comme  un  monstre  marin 
Au  roulis  du  courant  quand  il  venait  un  grain. 

C'est  près  de  ce  petit  rempart  que  son 
corps  repose,  dans  le  cimetière  ombragé 
d'ormeaux  qui  entourait  la  vieille  église, 
aujourd'hui  démolie.  Il  mourut  isolé,  à  Paris, 
le  12  juin  1864.  David  d'Angers  nous  a  con- 
servé ses  traits,  dans  un  beau  médaillon  de 
bronze.  Il  n'avait  jamais  rempli  d'autres  fonc- 
tions que  celles  de  bibliothécaire  au  Palais- 
Royal,  jusqu'en  1848,  puis  au  Ministère  de 
l'Intérieur. 

Il  eut  un  jour  de  triomphe.  L'Académie 
française,  en  1837,  couronna  son  ode  sur 
lArc  de  Triomphe  de  lÉtoile,  et  le  ministre 
de  l'Instruction  publique  doubla  le  prix 
décerné. 

Voici  quelques  fragments  de  cette  ode  : 

Salut,  ô  piédestal  de  notre  renommée  ! 
Salut,  représentant  de  notre  vieille  armée  ! 
La  foudre  tomberait  sans  ébranler  ton  front  ! 
Ta  masse  indestructible,  édifice  sublime, 
Fatiguera  du  Temps  l'infatigable  lime  ; 
Sur  toi  les  siècles  s'useront  î... 


Boulay-Paty 


À 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      139 

Le  passé  sur  toi  brille  en  lettres  colossales  ; 
Mieux  qu'aux  feuillets  écrits  de  toutes  nos  annales, 
Chacun  de  nos  exploits  se  lit  sur  ton  granit. 
Aux  avides  regards  ouvre  toi,  page  immense. 
Page  immortelle  oi^i  gloire  est  le  mot  qui  commence, 
Où  gloire  est  le  mot  qui  finit. 

Les  vastes  monuments  sont  les  grandes  reliques 
Des  peuples  qui  par  eux  semblent  jessusciter  ! 
Les  doigts  du  Temps,  posés  sur  les  cités  antiques. 
Sentent  sous  leurs  débris  leur  grand  cœur  palpiter. 
Atliène  existe  encore  et  Rome  n'est  pas  morte  ! 
Car  toute  nation  qui  régna  grande  et  forte 
Dans  la  postérité  vit  par  ses  monuments; 
On  mesure  sa  taille  à  cette  ombre  fidèle, 
On  voit  ce  qu'elle  fut  par  ce  qui  reste  d'elle  ; 
On  reconnaît  sa  force  à  ses  grands  ossements. 


Après  cette  ode  éloquente,  Boulay-Paty  pu- 
blia plusieurs  recueils  de  poésies,  dont  le 
plus  saillant  est  celui  des  Sonnets  de  la  vie 
humaine. 

Son  parent  et  ami  Eugène  Lambert  a  ras- 
semblé, après  sa  mort,  ses  œuvres  inédites, 
sous  le  titre  de  Poésies  de  la  dernière  saison. 
Il  s'y  trouve  des  pièces  de  grand  mérite. 
Celle  sur  le  Câble  transatlantique  a  des 
strophes  superbes  de  pensée  et  d'expres- 
sion. 


140     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Le  poète  y  dit  à  Thomme  : 

O  Prométhée  !  en  vain  tu  relieras  les  mondes  ; 
De  ce  globe,  à  travers  et  les  monts  et  les  ondes, 
Ta  ceinture  électrique  en  vain  fera  le  tour  ; 
Nulle  part  le  bonheur  que  tu  poursuis  en  rêve 
N'est  pour  toi  sur  la  terre,  et  tu  seras,  —  sans  trêve, 
Rongé  vivant  par  le  vautour... 

Un  jour,  au  bord  du  golfe  où  New-York  est  en  fête, 
Un  pêcheur  trouvera,  roulé  par  la  tempête. 
De  ce  câble  éloquent  un  débris  mutilé  ; 
Et,  prenant  ce  débris  d'un  immense  naufrage 
Pour  un  câble  d'esquif  englouti  par  l'orage. 
Ne  saura  pas  qu'il  a  parlé. 

Evariste  Boulay-Paty  est  aujourd'hui  bien 
oublié,  et  pourtant  il  disait,  dans  son  volume 
de  Sonnets,  imprimé  à  Paris  en  1851  : 

Vivant,  déjà  marcher  dans  son  éternité, 
Écraser  sous  ses  pas  la  jalouse  vipère,  à 

Ce  sort,  par  les  travaux  dont  le  génie  est  père. 
Plusieurs  de  mes  amis  l'ont  déjà  mérité. 

Tous  les  échos  sont  pleins  de  leur  célébrité. 
Je  n'ai  point  tant  d'éclat,  un  destin  si  prospère, 
"   Cependant  après  eux,  moi  modeste,  j'espère 
Un  peu  de  souvenir  et  d'immortalité. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     141 

Muse,  dans  tes  jardins,  pour  ton  front  blanc  et  rose, 
Aussi  bien  que  le  lis,  aussi  bien  que  la  rose, 
Tu  cueilles  la  pervenche  et  même  le  souci. 

Muse,  au  cercle  odorant  dont  ton  front  s'environne, 
Après  les  plus  grands  noms  que  le  mien  brille  aussi  ! 
Il  faut  plus  d'une  fleur  pour  faire  une  couronne. 


Hippolyte  de  la  Morvonnais  était  un  catho- 
lique républicain  ;  Boulay-Paty,  un  orléaniste 
ardent,  très  mondain  dans  sa  jeunesse,  mais 
qui,  en  vieillissant,  devint  sincèrement  reli- 
gieux; Edouard  Turquety  fut  essentiellement 
un  poète  orthodoxe  et  conservateur. 

c(  J'ai  voulu,  écrivait-il  à  Lamennais,  le 
((  l^^  décembre  1832,  en  abordant  des  sujets 
a  de  religion,  resserrer  ma  poésie  dans  un 
<(  catholicisme  rigoureux.  » 

Lamennais,  touché  de  sa  lettre,  l'invita  à 
venir  le  voir  à  la  Chênaie,  et  Turquety  s'y 
rendit  avec  empressement. 

«  C'était,  dit-il,  au  mois  de  décembre  1832. 
«  Le  ciel  était  voilé,  la  campagne  aride  et 
«  dénudée.  Ce  deuil  me  plaisait  ;  n'étais-je 
«  pas  en  deuil  moi-même  ?  Je  laissai  la  voiture 
«  à  la  hauteur  de  Saint-Pierre  de  Plesguen  et 
«  m'enfonçai  dans  des  sentiers  abandonnés. 


142      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    Xl\''    SIÈCLE 

«  Je  marchai  au  bruit  d'un  vent  mélancolique  ; 
«  ma  tête  s'exaltait  déplus  en  plus...  J'arrivai 
((  en  face  de  la  Chênaie.  Je  trouvai  une 
((  maison  modeste  et  dont  la  solitude  faisait 
<(  tout  le  charme. 

«  M.  de  la  Mennais  m'ouvrit  les  bras  ;  je  m'y 
«  précipitai...  Je  vis  un  vieillard,  d'une  taille 
«  au-dessous  de  la  moyenne  :  figure  maigre  et 
«  ridée,  front  austère  et  jauni  comme  le  front 
«  d'un  trappiste.  Mais  ce  qui  me  frappa  le  plus, 
«  c'étaient  ses  yeux,  luisants  comme  des  escar- 
«  boucles.  Il  était  vêtu  d'une  méchante  redin- 
«  gote,  et  pendant  qu'il  me  faisait  asseoir,  il 
((  s'asseyait  lui-même  sur  un  vieux  fauteuil 
«  usé. . .  Je  contemplais  curieusement  ce  visage 
«  pâle,  je  l'interrogeais  avec  une  anxiété  na- 
«  vrante,  avec  un  doute  plein  de  terreur. 
«  Qu'était  cet  homme  que  je  voyais  là  devant 
«  moi?  Etait-ce  Bossuet?  Etait-ce  Luther?  » 

Je  rencontre  ce  vivant  portrait  dans  la  bio- 
graphie consacrée  à  Turquety  par  son  disciple, 
M.  Frédéric  Saulnier,  conseiller  à  la  Gourde 
Rennes,  biographie  qui  est  un  modèle  de  goût 
et  de  sentiment.  M.  Saulnier  a  voué  à  la  mé- 
moire de  son  maître  et  ami  un  dévouement 
rare,  et  c'est  à  lui  surtout  qu'est  dû  l'élégant 
mausolée  du  poète  élevé  à  l'aide  d'une  sous- 


Edouard  Turquety 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      145 

cription  publique,  dans  le  cimetière  de  Rennes, 
sa  ville  natale. 

Edouard  Turquety*  était  fils  d'un  notaire, 
qui  fut  adjoint  de  M.  de  Lorgeril,  maire  de 
Rennes  sous  la  Restauration.  Il  a  joui  d'une 
véritable  popularité  depuis  1833,  date  de  son 
volume  Amour  e/ T^oz,  jusqu'en  1850.  «  Il  est 
«  du  très  petit  nombre  des  poètes  qui  se 
«  vendent,  »  disait  Sainte-Beuve  [Premiers 
Lundis,  t.  ii,  p.  374.) 

Quelques-unes  de  ses  Hymnes  sacrées  (1838) 
furent  mises  en  musique  par  Berlioz.  Sa  poé- 
sie est  harmonieuse  ;  comme  l'a  remarqué  M. 
Saulnier,  il  y  «.  laissait  volontiers  la  pensée 
((  un  peu  enveloppée  et  voilée,  indiquant  les 
((  contours  plus  qu'il  ne  les  dessinait.  » 
(Edouard  Turquety,  p.  197.)  Il  a  de  l'ampleur 
et  de  la  noblesse,  mais  peu  d'originalité. 

J'emprunte  à  ses  Hymnes  sacrées  une  pièce 
très  gracieuse,  Y  Annonciation: 

Il  est  à  Nazareth,  ville  de  Galilée, 

Une  demeure  simple,  une  maison  voilée, 

Que  l'étranger  qui  passe  embrasse  d'un  coup  d'œil  ; 

Maison  qui  semble  fuir  tous  les  bruits  de  la  terre, 


1.  Né  à  Rennes  le  21  mai  1807,  mort  à  Passy-Paris  le  18 
novembre  1867. 

ROUSSE.  —  POÉSIE  BRETONNE.  —  10 


146     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX*    SIECLE 

Sous  les  rameaux  charmants  du  palmier  solitaire 
Qui  croît  doucement  sur  le  seuil. 

Et  dans  cette  maison,  chère  à  la  rêverie, 
Il  est  une  humble  vierge,  une  femme  qui  prie  : 
Son  visage  est  empreint  d'un  calme  solennel  ; 
Elle  baisse  à  moitié  sa  modeste  paupière, 
On  lit  sur  son  beau  front  que  sa  pure  prière 
Est  un  écho  même  du  ciel. 

Elle  n'a  pas  cherché  de  volupté  profane. 
Elle  vit  loin  d'un  monde  où  tout  parfum  se  fane, 
Où  le  cèdre  est  frappé  comme  l'obscur  roseau  ; 
Elle  y  reste  semblable  à  la  rose  ignorée 
Qui  croît  loin  de  la  foule  et  qui  n'est  effleurée 
Que  par  la  brise  ou  par  l'oiseau. 

Et  pourtant  cette  femme  est  la  prédestinée, 
L'Eve  qui  doit  sauver  la  terre  condamnée 
Et  rayer  de  nos  fronts  le  sceau  réprobateur. 
Cette  Vierge  sans  nom,  mais  aussi  sans  souillure, 
(0  siècles,  courbez-vous,)  c'est  la  mère  future 
De  l'immortel  libérateur. 

Dans  une  des  pièces  de  son  recueil  Prima- 
vera,  Turquety  a  rencontré  la  véritable  élo- 
quence en  exprimant  avec  simplicité  un  senti- 
ment sincère  et  profond  : 

UNE   IDÉE    SOMBRE 

Quand  je  reviens  joyeux  dans  ma  belle  Bretagne, 
Au  sortir  de  Paris,  de  ce  triste  Paris, 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      147 

OÙ  Ton  ne  voit  ni  mer,  ni  forêts,  ni  montagne. 
Où  l'on  traîne  des  jours  ennuyés  et  flétris  ; 
Quand  j'ai  passé  le  seuil,  quand  j'ai  franchi  l'entrée 
De  la  noire  maison  gothique  et  retirée, 
Et  qu'un  instant  après  je  tombe  dans  les  bras 
De  mes  deux  bien-aimés  qui  ne  m'attendaient  pas. 
Oh!  de  quelque  bonheur  que  mon  âme  soit  pleine, 
Dans  ces  rares  moments  d'ivresse  surhumaine, 
Quel  que  soit  mon  transport,  un  indicible  ennui 
S'éveille  à  l'heure  même  et  se  mêle  avec  lui. 
J'aperçois,  et  c'est  là  ce  qui  me  désespère, 
Quelques  rides  de  plus  sur  le  front  de  mon  père  ; 
Ma  mère  aussi,  ma  mère  attriste  mon  regard  : 
Ses  cheveux  sont  encor  plus  blancs  qu'à  mon  départ, 
Et  des  larmes  d'effroi  roulent  sous  mes  paupières  : 
0  mon  Dieu  !  gardez-moi  ces  deux  âmes  si  chères  ! 
Gardez  mon  doux  trésor,  il  est  là  tout  entier  ; 
S'il  vous  faut  l'un  des  trois,  prenez-moi  le  premier. 
Prenez-moi  :  que  ferais-je,  hélas  !  dans  ce  vain  monde, 
Sevré  des  tendres  soins  dont  leur  amour  m'inonde? 
Je  ne  demande  rien,  ni  gloire,  ni  bonheur. 
Mais  leur  vie  est  ma  vie,  il  me  la  faut,  Seigneur  ! 

Je  ne  connais  pas  dans  l'œuvre  de  ce  poète 
une  page  supérieure  à  celle-là,  parce  que  la 
rhétorique  et  la  déclamation  à  froid,  défauts 
trop  fréquents  chez  lui,  en  sont  absentes  et 
que  tous  les  mots  à  peu  près  y  ont  une  valeur. 

Edouard  Turquety  épousa  à  Rennes,  en 
1852,  une  jeune  fille  charmante,  M"^  de  Gacon, 


148      LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX°    SIECLE 

et  alla  habiter  Passy,  près  du  Bois-  de  Bou- 
logne, où  il  vécut  très  retii'é.  M.  Loïc  Petit, 
dans  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée^ 
(avril  1868),  a  donné  sur  cette  période  de  sa 
vie  des  renseignements  intéressants. 

Bibliophile  passionné,  Turquety  écrivit  des 
études  curieuses  sur  les  poètes  duXVP  siècle. 
Une  maladie  de  langueur,  causée  en  partie  par 
l'abus  de  la  morphine,  dont  il  se  servait  pour 
combattre  ses  fréquentes  insomnies,  amena 
sa  mort  le  18  novembre  1867.  On  transporta 
son  corps  à  Rennes,  mais  quelques  amis  fidèles 
y  suivirent  seuls  son  convoi. 

Auprès  d'Edouard  Turquety,  il  faut  ranger 
Louis  de  Trogoff,  auteur  des  Poésies  reli- 
gieuses (1844),  et  du  Breil  de  Marzan,  le  bio- 
graphe et  l'ami  de  Maurice  de  Guérin.  Ce 
dernier  fit  paraître  en  1842  un  volume  de  vers, 
La  Famille  et  F  Autel.  11  a  passé  sa  vie  dans 
son  château  de  Marzan,  près  de  la  Roche- 
Bernard,  sur  les  bords  de  la  Vilaine,  cette 
rivière  qu'Arthur  Young  trouvait  superbe  et 
qui,  écrivait-il  en  1788,  «  serait  une  des  plus 
c(  belles  du  monde,  à  cause  de  la  hardiesse  de 
«  ses  rives  »,  si  elles  étaient  boisées  au  lieu 
d'être  couvertes  de  landes  sauvages.  Du  Breil 
de  Marzan  avait  le  goût  de  la  campagne,  mais 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      149 

il  ne  savait  pas  exprimer  son  sentiment  avec 
grâce.  Ses  vers  sont  durs  et  sans  ailes. 

Un  autre  écrivain  morbihannais,  Louis- 
Georges  de  Cadoudal,  né  le  10  février  1823, 
mort  à  Kerléano  près  d'Auray,  le  l^^  avril 
1885,  avait  un  style  plus  élégant.  Il  était  fils 
de  Joseph  Cadoudal,  un  des  frères  du  fameux 
Georges.  Il  a  publié  bien  des  volumes  de 
prose,  mais  a  dispersé  ses  poésies  dans  les 
journaux  et  les  revues. 

La  Semaine  des  familles  de  l'année  1862 
contient  une  pièce  où  il  parle  avec  charme  de 
Kerléano,  berceau  de  ses  ancêtres  : 


Je  te  revois  enfin,  ô  terre  des  vieux  chênes  ; 
Dix  ans  déjà  passés,  j'ai  vécu  loin  de  toi, 
Mais  pour  une  saison  le  sort  brise  mes  chaînes, 
Tous  mes  maux  sont  finis  puisque  je  te  revoi  ! 

Loin  de  ton  ciel,  la  vie,  hélas  !  me  fut  amère  ; 
Les  ans  et  le  travail  ont  sillonné  mon  front, 
Et  pour  me  reconnaître,  il  faudrait  d'une  mère 
Le  cœur  rempli  d'amour,  le  regard  sûr  et  prompt. 

Mais  chez  toi  rien  ne  change  et  ta  mâle  nature, 
Toujours  jeune  et  féconde,  apparaît  à  mes  yeux  ; 
C'est  bien  là  de  ton  sol  l'immuable  structure 
Et  de  tes  genêts  d'or  l'aspect  silencieux. 


150     LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Sur  le  bord  des  chemins  voici  les  croix  de  pierre 
Où  nos  pères  venaient,  à  la  chute  du  jour, 
Après  de  longs  travaux,  chercher  dans  la  prière 
Cette  force  qu'on  trouve  au  pied  du  Dieu  d'amour. 

Voici  là-bas,  là-bas,  sur  la  colline  verte 
La  maison  où  mon  père  est  mort,  et  le  jardin 
Planté  par  lui.  Voici  la  cour  toujours  ouverte 
Au  pauvre,  au  voyageur  qui  cherche  son  chemin. 

0  seuil  deux  fois  chéri,  tu  n"es  qu'une  ruine. 
Toi  que  j'ai  vu  si  beau  dans  mes  rêves  d'enfant  ! 
Tes  plafonds  sont  à  jour,  ton  pauvre  toit  s'incline, 
Tes  murs  et  tes  volets  disjoints  tremblent  au  vent. 

Autour  de  toi,  les  fleurs,  les  ronces,  la  verdure, 
Poussent  à  tout  hasard  comme  au  bord  d'un  tombeau, 
Et  sur  ta  nudité  Taumonière  nature 
Étend  partout  son  lierre,  épais  et  vert  manteau. 

Raymond  du  Doré  (1807-1893)  semait  aussi 
ses  vers  d'images  fraîches  et  nouvelles  sans 
aucun  effort. 

J'aime,  dans  ses  Poésies  d'un  Proscrit 
(1837),  la  pièce  intitulée  les  Plongeons  des 
fossés  de  Ferrare.  J'en  extrais  quelques  pas- 
sages: 

C'était  un  jour  d'automne,  un  jour  mélancolique, 
Comme  en  donne  souvent  le  ciel  de  l'Armorique. 


Raymond  du  Doré 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      153 

Le  passereau  blotti  sous  les  toits  se  taisait, 
La  rue  était  déserte  ;  un  vent  froid  gémissait. 
Dans  un  voile  brumeux  Ferrare  ensevelie 
Pleurait  les  doux  rayons  du  soleil  d'Italie, 
Et  moi,  parmi  les  tours  et  les  mornes  palais, 
D'un  pas  indifférent,  seul  et  rêveur,  j'allais... 
Arrivé  sur  le  bord  de  cette  onde  tranquille 
Qui  baigne  tristement  les  remparts  de  la  ville. 
Je  m'assis  et  bientôt  j'aperçus  deux  plongeons 
Se  glissant  à  travers  une  forêt  de  joncs. 
Je  voyais  tour  à  tour  leur  tête  vive  et  noire 
S'effacer  ou  briller  comme  un  reflet  de  moire. 
Je  les  voyais  sortir  de  leur  abri  mouvant, 
S'avancer  inquiets,  rentrer  au  moindre  vent. 
Revenir  par  degrés  prendre  un  peu  d'assurance 
Et  loin  du  bord  enfin  voguer  sans  défiance. 


Ces  vers  suffisent  à  montrer  que  Raymond 
du  Doré  savait  peindre.  Il  y  a,  dans  ses  Poésies 
dernières  (1874),  dans  Sœur  Denise  (1880), 
dans  ses  Poésies  d'un  octogénaire  (1889),  des 
pages  qui  feraient  honneur  aux  maîtres. 

C'était  un  des  hommes  les  plus  aimables 
que  j'aie  connus,  simple,  énergique,  sans 
aucune  morgue,  d'une  franchise  admirable.  Il 
avait  été  condamné  à  mort  pour  avoir  pris  part 
à  l'insurrection  royaliste  de  1832,  et  s'était 
réfugié  en  Italie,  oii  il  passa  plusieurs  années. 
Il  était  né  à  Nantes,  le  10  juin  1807.  La  poésie 


154     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

et  la  chasse  furent  ses  deux  passions.  Il  est 
mort  le  1"  avril  1893,  à  son  château  du  Doré, 
commune  de  Montrevault,  près  des  beaux 
rochers  qu'il  a  chantés  dans  ses  Poésies  d'un 
octogénaire  : 

J"ai  dans  un  coin  de  ma  futaie, 
Que  dore  le  soleil  baissant, 
Un  amas  de  rocs  dont  s'effraie 
Le  premier  regard  du  passant. 

Ce  sont  de  lourds  granits  bleuâtres, 
Des  silex  blancs,  des  schistes  roux, 
Veloutés  de  mousses  verdâtres. 
Ombragés  de  buis  et  de  houx... 

De  là  j'aperçois  les  grands  aunes. 
Le  blanc  nénuphar  éclatant, 
Les  roseaux  verts,  les  glaïeuls  jaunes 
Qui  bordent  mon  paisible  étang. 

Sur  ma  tête,  grimpeur  agile, 
L'écureuil  parcourt  les  sapins, 
Et  le  chat-huant  immobile 
Lorgne  le  terrier  des  lapins. 

Autour  de  moi  la  menthe  exhale 
Son  doux  parfum  ;  le  vent  d'été 
Berce  la  rose  digitale 
Auprès  du  troène  argenté... 


I 


1 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     155 

Vous  que  j'aime  depuis  l'enfance, 
Bons  rochers,  il  m'eût  été  doux 
De  mourir  avec  l'assurance 
D'être  enterré  sous  l'un  de  vous. 

Hippolyte  Lucas,  né  à  Rennes  en  1807,  mort 
à  Paris  le  14  novembre  1878,  n'appartenait 
pas  au  même  camp  politique  que  les  précé- 
dents. Il  a  fait,  pendant  cinquante  années,  la 
critique  dramatique  et  littéraire  au  journal  le 
Siècle.  Quoique  fils  d'un  avoué,  il  détestait  la 
chicane,  et,  une  fois  licencié  en  droit,  il  se 
lança  à  Paris  dans  le  journalisme.  Esprit  très 
bienveillant,  très  ouvert  et  d'une  grande  fécon- 
dité, il  a  beaucoup  écrit.  Les  littératures 
étrangères  lui  étaient  familières  ;  il  en  a  fait  des 
imitations  souvent  réussies.  Gomme  artiste, 
il  cherche  avant  tout  l'harmonie  et  l'élégance. 
Ses  Heures  d'amour,  ses  Dernières  Poésies  et 
ses  Chants  de  divers  pays  forment  ses  œuvres 
lyriques.  En  tête  de  ce  dernier  recueil, 
M.  Olivier  de  Gourcuff  a  écrit  une  excellente 
notice  biographique.  Voici  une  petite  pièce, 
tirée  des  Heures  d'amour  : 

TE   VOIR 

Sais-tu  bien  à  quel  point  ta  présence  m'enivre. 
Quel  est  mon  seul  bonheur,  que  je  voudrais  te  suivre 
Comme  ton  ombre  suit  tes  pas  ! 


156     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Sais-tu  bien  que  te  plaire  est  toute  mori  envie 
Et  qu'ils  sont  effacés  du  livre  de  ma  vie 
Les  jours  où  je  ne  te  vois  pas  ! 

Mon  âme  en  ton  absence  est  obscure  et  flétrie. 
A  Tarbuste  arraché  du  sol  de  la  patrie 

Loin  de  toi  je  suis  tout  pareil  ; 
Mais  en  t'apercevant  je  commence  à  renaître  ; 
J'ai  besoin  de  tes  yeux  pour  réchauffer  mon  être, 

Comme  l'arbuste,  du  soleil. 

Charles  Monselet,  ainsi  qu'Hippolyte  Lucas, 
était  plus  parisien  que  breton,  bien  qu'il  fût 
né,  le  30  avril  1825,  à  Nantes  où  son  père 
tenait  une  librairie.  Pendant  sa  jeunesse,  il 
habita  Bordeaux  et  y  oublia  un  peu  les  bords 
brumeux  de  la  Loire  pour  chanter  le  joyeux 
Médoc 

Et  ses  nappes  de  vigne  aux  sentiers  infinis. 

Pourtant  M.  Léon  Séché,  qui  a  écrit  sur  lui 
en  1892,  dans  la  Revue  des  Provinces  de 
rOuest,  de  bien  fines  et  bien  jolies  pages, 
prétend  que  l'amour  de  son  vieux  pays  était 
resté  au  fond  de  son  cœur  et  l'a  inspiré  quand 
il  a  parlé  de  Fréron  et  de  Desforges-Maillard. 
Les  Vignes  du  Seigneur  (1855),  le  Plaisir  et 
r Amour  (1865),  tels  sont  les  titres  de  deux 


HippoLYTE  Lucas 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     159 

recueils  de  vers  qu'il  a  fondus  en  1881  dans 
un  volume  de  Poésies  complètes. 

En  parcourant  ce  livre,  formé  en  grande 
partie  de  courtes  pièces,  spirituelles,  plaisantes 
et  gaillardes,  on  est  agréablement  surpris  d'y 
rencontrer  une  poésie  émue  et  touchant  à  l'art 
le  plus  relevé  et  le  plus  délicat,  comme  la 
Leçon  de  flûle: 


J'étais  resté  longtemps  les  yeux  sur  un  tableau 
Où  j'avais  retrouvé  Théocrite  et  Belleau, 
Fraîche  idylle  aux  bosquets  de  Sicile  ravie, 
Ayant  bu  la  lumière  et  respiré  la  vie. 
Ce  tableau  représente,  en  un  verger  sacré, 
Un  vieux  pâtre  taillant  une  flûte,  entouré 
D'un  beau  groupe  d'enfants  aux  têtes  attentives, 
Qui  se  pressent  muets,  dans  des  poses  naïves. 
Et  parmi  ces  enfants  que  déjà  l'art  soumet. 
Un  surtout,  sérieux  et  bouclé,  me  charmait. 

Je  m'étais  éloigné  de  cette  aimable  toile, 

Et  je  voyais  toujours  l'enfant  aux  yeux  d'étoile  ; 

Et  je  me  surprenais,  en  marchant,  à  songer: 

<  Je  veux  dire  à  mes  fils  les  leçons  du  berger, 

«  Leur  tailler  des  pipeaux  et  leur  faire  comprendre 

«  A  quel  point  l'art  est  doux,  consolateur  et  tendre  !  > 

Je  raisonnais  ainsi,  quand  soudain,  au  détour 
D'une  place,  je  vis  dans  le  fond  d'une  cour 


160      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Cn  homme  pâle,  usé,  front  courbé  par  la.  lutte. 
Il  tenait  aussi  lui,  dans  ses  doigts,  une  flûte; 
Et  son  chapeau  fangeux,  sur  le  pavé  placé, 
Dénonçait  la  misère  et  Torgueil  terrassé. 
Or  je  ne  sais  par  quel  sortilège  exécrable, 
Dans  cet  homme  flétri,  dégradé,  lamentable. 
Je  revoyais  l'enfant  du  tableau  contemplé, 
Les  traits  purs  de  l'enfant  sérieux  et  bouclé. 
—  Ainsi  fait  le  hasard  en  ses  jours  dironie.  — 
Je  m'enfuis,  inclinant  ma  tète  rembrunie. 

0  music{ue  I  ô  tableaux  !  o  Sicile  !  ô  verger  ! 
Mes  fds  ignoreront  les  leçons  du  berger. 

Monselet  a  fourni  plusieurs  livrets  d'opéra- 
comique  au  musicien  Ferdinand  Poise,  la 
Méprise  de  l Amour,  V Amour  médecin,  Joli- 
Gilles;  mais  c'est  surtout  dans  ses  ouvrages 
en  prose  qu'il  a  répandu  le  charme  léger  de 
son  esprit.  On  peut  lire,  dans  les  Lundis  de 
Sainte-Beuve,  un  portrait  de  lui,  après  lequel 
il  n'y  a  rien  à  dire.  Il  mourut  à  Paris  le  18 
mars  1888. 

Une  de  ses  blueltes  les  plus  piquantes  est 
le  Calvaire  des  Poètes,  qu'il  avait  laissé  inédit. 
Il  y  raconte  avec  infiniment  de  verve  les 
misères  et  les  malheurs  des  écrivains  célèbres, 
et,  pour  consoler  ceux  qui  ne  sont  pas  satis- 
faits de  leur  sort,  leur  rappelle  que  les  plus 


Charles  Monselet 


ROUSSE.  —  POÉSIE   BRETONNE.  —   11 


I 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     163 

heureux  n'ont  pu  échapper  à  bien  des  ennuis 
et  à  la  haine  de  leurs  envieux.  En  deux  mots 
il  résume  une  vie.  «  Théocrite,  dira-t-il,  l'élé- 
((  gant  et  badin  Théocrite,  ne  s'en  tint  pas 
«  toujours  à  ses  pipeaux  et  à  ses  bergeries.  Il 
((  écrivit  aussi  quelques  satires  contre  Hiéron, 
((  roi  de  Sicile,  qui  s'en  vengea  en  le  faisant 
«   étrangler.  » 

«  Sheridan,  auteur  de  F  Ecole  de  la  Médi- 
(  sance,  laissa  une  de  ses  oreilles  entre  les 
«  dents  d'un  certain  capitaine  Mathews,  qui 
«  s'était  permis  d'insérer  dans  une  gazette  de 
«  province  un  article  injurieux  contre  Miss 
<(  Linley,  célèbre  cantatrice.  Cette  dernière 
((  consentit  à  épouser  le  poète  pour  prix  de 
((  son  amour  et  de  son  dévouement  tout  che- 
«  valeresque.  » 

((  Virgile  est  le  seul  des  poètes  épiques  qui 
('  ait  joui  de  sa  réputation  pendant  sa  vie. 
('  Néanmoins,  s'il  eut  de  nombreux  admira- 
((  teurs,  il  eut  aussi  de  nombreux  critiques  : 
«  Bathylle ,  Filistus  ,  Cornifîcius,  Bavius  , 
((  Mœvius,  etc.,  etc.,  cherchèrent  tour  à  tour 
«  à  jeter  du  ridicule  sur  ses  vers.  » 

Ce  petit  livre  est  plein  de  finesse,  de  malice 
et  aussi  d'émotion  contenue. 

Emile  Souvestre,  né  à  Morlaix,  le  15  avril 


164     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX*    SIECLE 

1806,  mort  à  Montmorency,  le  8  juillet  1854, 
avait  une  intelligence  vaste  et  féconde,  un 
cœur  généreux,  une  volonté  énergique. 

Il  a  aimé  son  pays  natal  avec  passion  et  a 
travaillé  toute  sa  vie  à  le  faire  connaître  et 
apprécier.  C'est  lui  qui,  par  son  livre  des 
Derniers  Bretons  et  ses  nombreux  ouvrages 
sur  la  Bretagne,  a  le  plus  vulgarisé  en  France 
et  à  l'étranger  la  littérature  et  les  coutumes 
armoricaines.  Il  conte  avec  beaucoup  de  talent, 
bien  que  son  style  ne  soit  pas  assez  serré  ni 
tissu  avec  assez  d'art.  Les  malheurs  qui 
avaient  attristé  sa  jeunesse  l'avaient  obligé  à 
se  faire  une  ressource  de  sa  plume.  De  là  une 
production  incessante  et  par  suite  une  exécu- 
tion un  peu  négligée.  Son  œuvre  est  énorme, 
relativement  à  sa  courte  vie.  «  Emile  Souvestre, 
«  dit  Guillaume  Le  Jean,  (Biographie  bre- 
«  tonne),  était  de  grande  taille  et  d'une  cor- 
«  pulence  qui,  voisine  de  l'obésité,  eût  exigé 
((  une  activité  physique  dont  il  ne  comprit 
«  que  trop  tard  le  besoin.  Sa  belle  figure, 
«  sérieuse  et  ouverte,  encadrée  de  longs  che- 
«  veux  noirs  qui  lui  retombaient  sur  les 
«  épaules,  la  douceur  toute  féminine  du  regard, 
«  la  cordialité  du  geste,  tout  cela  formait  un 
«  de  ces   ensembles   attrayants,   difficiles  à 


Emile  Souvestre 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     167 

«  analyser  et  plus  encore  à  oublier.  On  croyait 
«  y  voir  la  dignité  patriarcale  d'un  chef  de 
«  famille  breton,  ou  la  douceur  grave  et  pé- 
«  nétrante  d'un  pasteur  de  village  allemand.  » 
Son  portrait,  dessiné  par  Chevignard  et  publié 
dans  le  Magasin  pittoresque,  en  1854,  répond 
bien  à  cette  esquisse. 

Comme  poète,  il  n'a  publié  que  deux  petits 
volumes,  imprimés  à  Nantes  :  Trois  femmes 
poètes  inconnues  (1829)  et  Rêves  poétiques 
(1830). 

Ses  vers  sont  en  général  faibles,  sans  inven- 
tion et  sans  éclat,  mais  ils  ont  de  la  douceur 
et  de  l'harmonie.  La  pièce  que  je  préfère  est 
datée  de  Paris  et  intitulée  le  Peuplier  : 

rès  du  riche  portail  de  cet  hôtel  splendide, 
Vois-tu  ce  peuplier  qui  s'élève  timide  ? 
Parmi  tant  de  palais  pressés  et  réunis, 
Seule  à  mes  yeux  rêveurs  sa  riante  verdure 
Semble  me  rappeler  encore  la  nature 
Et  me  parler  de  mon  pays. 

Le  bruit  d'un  char  léger  qui  dans  le  lointain  passe, 
Un  murmure  incertain  et  perdu  dans  l'espace, 
De  mon  illusion  vient  aider  les  erreurs  ; 
Je  crois  entendre  encor  le  vent  de  ma  vallée, 
Ou  le  doux  bruit  de  l'eau  qui  murmure  voilée 
Sous  un  dôme  mouvant  de  fleurs. 


168      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Mais  lorsque  par  l'hiver  sa  verdure  flétrie 
Ne  m'entretiendra  plus  de  ma  chère  patrie, 
Chaque  soir  tristement  sur  mon  balcon  penché, 
Je  n'aurai,  pour  songer  à  ma  chère  Bretagne, 
Qu'une  rose  cueillie  au  fond  de  ma  montagne 
Et  que  sur  mon  cœur  j'ai  séché... 

Emile  Souvestre,  qui  voulait  agir  sur  ses 
contemporains,  sentit  vite  l'impuissance  de  la 
poésie,  quand  elle  n'est  pas  la  voix  d'un  homme 
de  génie.  Il  fît,  comme  a  fait  depuis  M.  Jules 
Simon,  qui  cessa  de  bonne  heure  d'écouter  les 
Plaintes  du  vent,  pour  devenir  un  savant  his- 
torien de  la  philosophie,  un  politique  sincè- 
rement libéral,  un  orateur  prodigieusement 
habile  et,  enfin,  un  conteur  charmant,  faisant 
revivre  avec  une  bonhomie  réelle  les  braves 
gens  de  la  vieille  ville  de  Vannes  où  s'est 
écoulée  sa  jeunesse. 

Victor  Mangin  (1819-1867;  était  un  vaillant 
journaliste.  Son  poème  de  Lida,  qui  n'est 
point  sans  mérite,  montre  toutefois  qu'il  était 
mieux  fait  pour  la  polémique  que  pour  la 
poésie. 

M.  Eugène  Orieux,  né  à  Rezé-lès-Nantes, 
le  23  janvier  1823,  l'auteur  délicat  et  penseur 
de  r Heure  du  rêve,  a  donné  à  la  science  presque 
tout  son  temps  et  ses  efforts,  et  il  en  est  de 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     169 

même  d'Eugène  Lambert  (1803-1879),  ma- 
gistrat philosophe,  qui  a  trouvé  quelques 
heureuses  inspirations,  entre  autres  son  élégie 
sur  Une  vieille  chapelle  en  ruine  : 

Un  vieux  pauvre  a  l'instinct  de  son  isolement, 
Sans  parents,  sans  amis,  il  s'éteint  tristement 

Et  le  monde  l'oublie. 
L'édifice  en  ruine  et  par  le  temps  noirci 
Sentant  son  abandon,  comme  le  pauvre  aussi 
A  sa  mélancolie  !... 

Tes  murs  restés  debout,  humides  et  moisis. 
Ont  le  froid  de  la  mort  dont  nous  sommes  saisis, 

Chapelle  désolée  ; 
Ton  image  ressemble  à  ce  cadavre  humain 
Et  glacé,  qui  nous  dit,  en  repoussant  la  main  : 

L'âme  s'est  envolée. 

(Les  Fleurs  du  Bien,  1876.) 

Anthime  Menard,  né  à  Savenay,  le  29 
septembre  1809,  mort  à  Nantes  le  5  mars  1889, 
avant  d'être  un  avocat  d'une  verve  extraordi- 
naire, avait  cultivé  la  poésie  et  publié  un 
volume  de  vers  où  on  lit  avec  plaisir  deux 
pièces:  Isolier  et  Filiolœ*,  Cette  dernière  est 

1.  Suis-je poète?  Un  volume,  Savenay,  1844. 


170      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

l'histoire,    très    joliment    contée,    d'un    petit 
pâtour. 

filiol.î: 


Je  chevauchais  sur  la  bruyèr 
De  Crossac  à  Saint-Joachim, 
Et  je  récitais  ma  prière 
Pour  ma  future  et  mon  prochain. 
Le  vent  soufflait  avec  tristesse  ; 
La  nuit  gagnait  le  vieux  marais  ; 
Je  voulus  doubler  de  vitesse, 
Mais  par  malheur  je  m'égarais. 
On  était  au  mois  de  brumaire, 
Où  les  soirs  tombent  si  subits. 
Quand  j'aperçus,  seul  et  sans  mère, 
Un  petit  gardeur  de  brebis. 

«  Mignon,  dis-je,  hélas  !  je  m'égare  ! 
«  Veux-tu  me  conduire  ?  »  Il  dit  :  «  Oui 
Puis  marcha  devant,  criant  :  «  Gare  !  » 
Et  je  marchai  derrière  lui. 
Nous  arrivâmes  à  l'église. 
C'est  là  qu'aboutit  le  chemin  ; 
Mais  quand  il  vit  qu'à  ma  valise, 
Pour  le  payer,  je  mis  la  main. 
L'enfant  prit  une  voix  amère, 
Devint  rose  comme  un  rubis  ; 
Puis  sourit,  disant  :  «  Pour  ma  mère  !  » 
Et  rentra  coucher  ses  brebis. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      171 

Au  vieux  recteur  de  la  paroisse 

Je  parlai  du  petit  pâtour. 

«  Monsieur,  dit-il,  j'attends  qu'il  croisse, 

«  Afin  de  l'instruire  à  mon  tour  ; 

«  Car  au  bon  Dieu  j'ai  fait  promesse 

«  Que  son  esprit  vaudrait  son  cœur. 

«  Il  me  répond  déjà  la  messe  ; 

«  Il  chante  déjà  dans  le  chœur. 

«  Je  lui  montrerai  la  grammaire, 

«  Entre  la  fauche  et  les  épis  ; 

«  Car,  moi  pour  Dieu,  lui,  pour  sa  mère, 

«  Tous  deux  nous  gardons  les  brebis.  » 

Huit  ans  après,  ma  haquenée 

Trottait  sur  le  même  terrain  ; 

Ma  mignonne,  vous  étiez  née  ; 

J'allais  vous  chercher  un  parrain. 

Je  trouve,  autour  d'un  beau  jeune  homme. 

Un  troupeau  d'écoliers  joyeux. 

C'est  Loïc  ;  il  me  voit,  se  nomme, 

Et  me  dit,  en  baissant  les  yeux  : 

«  Je  suis  instituteur  primaire  ; 

«  Si  je  mange  encor  du  pain  bis, 

«  J'en  gagne  du  blanc  pour  ma  mère  ; 

((  Et  ces  enfants  sont  mes  brebis.  » 

Aujourd'hui,  Loïc,  avant  l'âge. 
Est  riche  ;  il  a  ferme  et  fermier  ; 
Et,  jadis  dernier  du  village, 
Il  est  devenu  le  premier. 
Hier,  toutes  les  voix,  en  une. 
Des  électeurs  municipaux 


172      LA    POÉSIE   BRETONNE    AU    Xix'^    SIECLE 

L'ont  fait  maire  de  sa  commune, 
Et  tous  lui  tirent  leurs  chapeaux. 
Mais,  s'il  a  nom  Monsieur  le  Maire, 
Et  s'il  porte  de  beaux  habits. 
C'est  qu'il  a  bien  aimé  sa  mère, 
Le  petit  gardeur  de  brebis. 

Ces  écrivains  ont  tous  subi  l'influence  du 
romantisme,  ainsi  que  Pitre  Chevalier  (né  à 
Paimbœuf,  1802-1863),  historien  plus  que 
poète,  Amand  Guérin,  Yves  Tennaëc  (Chèvre- 
mont)  et  trois  infortunés,  Auguste  Le  Braz, 
Emile  Roulland  et  Tristan  Corbière,  dont  les 
destinées  ont  été  diversement  tragiques. 

MM.  Léon  Séché,  Adolphe  Orain,  René  Ker- 
viler,  Olivier  de  Gourcuff,  Dominique  Caillé, 
Louis  Tiercelin,  qui  sont  eux-mêmes  devrais 
poètes,  ont  pieusement  rappelé  le  souvenir 
d'une  foule  d'autres,  dans  leurs  livres  et  dans 
des  notices,  publiées  par  les  revues  bretonnes  ; 
mais  les  vers  de  ces  littérateurs  oubliés  n'ont 
pas  un  intérêt  assez  marquant  pour  que  j'en 
surcharge  ce  tableau  d'ensemble  de  la  poésie 
armoricaine,  qui  n'est  pas  une  étude  bibliogra- 
phique. Leurs  œuvres  à  presque  tous  sentent, 
malgré  eux,  «  les  traditions  académiques  »  et 
les  «  formes  conventionnelles.  » 

11  y  a  un  peu  de  ces  formes  conventionnelles 


i 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      173 

et  de  la  déclamation  dans  les  poésies  de  Louis 
de  Léon,  né  à  Rennes,  le  9  janvier  1818,  et 
mort  dans  cette  ville,  le  11  mai  1843;  mais  il 
y  a  aussi  une  fougue  et  une  verve  qui  étaient 
la  preuve  d'un  tempérament  de  poète.  Sa  satire 
La  Tragédie  du  Monde  a  vieilli,  et  la  pièce, 
pleine  d'humour,  qui  a  pour  titre  Mon  enterre- 
ment, n'est  pas  sans  défaut;  mais  on  y  recon- 
naît des  facultés  éminentes. 

Il  fréquentait  beaucoup  le  salon  d'une  femme 
très  intelligente  de  Rennes,  M'"®  de  Lantivy, 
qui  groupait  alors  les  poètes  autour  d'elle. 
M.Adolphe  Orain,  dans  une  biographie  publiée 
par  y  Hermine  en  juin  1893,  cite  une  lettre 
qu'elle  lui  écrivait  et  où  elle  disait  très  bien, 
en  parlant  de  son  talent  :  «  Avec  la  gaieté  et 
a  la  verve  un  peu  moqueuse  qui  l'animent,  on 
«  y  trouve  l'onction  et  la  suavité  d'une  âme 
«  tendre.  L'esprit  seul  est  une  faculté  diabo- 
«  lique,  si  elle  n'est  pas  tempérée  par  la  ten- 
«  dresse  du  cœur.  » 

Louis  de  Léon  était  très  agité  par  les  idées 
de  son  époque.  On  le  voit  dans  sa  Tragédie 
du  Monde,  dont  voici  un  court  fragment  : 

Il  est  dans  tous  les  cœurs  un  horrible  malaise  ; 
Le  monde  maintenant,  fait  comme  il  est,  nous  pèse. 


174     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX'^    SIECLE 

On  ne  sait  où  se  prendre,  on  doute  du  chemin, 
Et  tout  ce  qu'on  saisit  s'écrase  dans  la  main. 
Dans  la  soif  d'avenir  qui  nous  brûle  et  dévore, 
On  pousse,  on  se  remue  et  Ton  s'agite  encore. 
Comme  si  sous  nos  pas  nous  sentions  s'ébranler 
Le  sablier  du  temps  tout  près  de  s'écrouler... 
Oh  !  c'est  vraiment  pitié  que  cette  pauvre  terre 
Qui  prend  dans  son  orgueil  pour  la  pure  lumière 
L'étincelle  de  feu  qui  jaillit  dun  pavé, 
Ou  quelques  feux  follets  d'un  limon  soulevé... 
Qui  croit  enfin  que  c'est  une  œuvre  libre  et  belle 
Que  de  lancer  sans  mors  la  cavale  rebelle, 
Dût-elle  sur  la  pierre,  en  ses  bonds  indomptés, 
Écraser  de  ses  fers  nos  fronts  épouvantés  ! 


Ce  jeune  poète  a  de  la  flamme,  mais  le  sen- 
timent de  la  nature  n'était  pas  encore  développé 
en  lui  ;  sa  palette  n'est  pas  riche  en  couleurs. 

Emporté  à  vingt-cinq  ans  par  une  fièvre 
typhoïde,  il  n'a  pu  donner  sa  mesure.  Ses 
amis  avaient  fondé  sur  lui  de  grandes  espé- 
rances, et  ce  qu'il  a  produit  justifie  les  regrets 
qu'il  a  laissés. 


En  1842,  M.  Aurélien  de  Courson,  que  ses 
publications  historiques  avaient  mis  en  relief, 
fonda  à  Saint-Brieuc,  la  Revue  de  lArmo- 
riqcie,  avec   un  groupe  d'amis,    dévoués   au 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      175 

catholicisme.  Les  principaux  étaient  MM.  de 
la  Villemarqué,  L.  de  Carné,  Amédée  Du- 
quesnel  *,  Laimé,  Roux-Lavergne  et  Vincent 
Audren  de  Kerdrel  %  que  ses  talents  d'orateur 
et  d'écrivain  devaient  mettre  bientôt  au  premier 
rang  parmi  les  politiques  et  les  savants  bretons. 

J'ai  trouvé  dans  cette  Revue  une  poésie 
empreinte  d'un  sentiment  profond  et  qui 
témoigne  d'une  imagination  forte  (août  1843). 
Elle  est  datée  :  «  En  mer,  avril  iSii  »,  et 
signée  :  Baron  Régis  de  Trobriant. 

L'auteur  était  né  vers  1817.  Il  fit  ses  études 
à  Rennes,  dissipa  sa  fortune  et  partit  pour 
les  Etats-Unis,  où  il  épousa,  à  New- York,  une 
jeune  fîlle  très  riche.  Pendant  la  grande 
guerre  civile,  causée  parla  question  de  l'escla- 
vage, il  prit  parti  pour  les  Etats  du  Nord,  se 
distingua  dans  plusieurs  batailles  et  fut  nommé 
en  1864  brigadier  général.  Passionné  pour  la 
littérature,  il  fonda  la  revue  Le  Nouveau- 
Monde  et  y  écrivit  de  nombreux  articles.  Il  a 


1.  Né  à  Lorient  en  1802,  bibliothécaire  de  Saint-Malo, 
auteur  d'une  Histoire  des  Lettres,  en  sept  volumes,  des 
Chants  français,  etc. 

2.  Né  à  Saint-Uhel,  près  Lorient,  le  2  septembre  1815, 
sénateur,  il  a  publié,  dans  la  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendée,  quelques  élégantes  poésies. 


176     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

publié  un  roman,  Les  Gentilshommes  de 
r Ouest.  Sa  poésie  Ze  Pf/Zaiyer  mérite  d'être 
citée  en  entier  : 

Quand  l'orage  assombrit  notre  ciel  de  Bretagne, 

A  l'heure  où  les  troupeaux  traversent  la  campagne, 

Parfois  le  pillawer,  auprès  des  hauts  genêts, 

S'assied  et  suit  de  l'œil  sur  la  lande  sauvage 

Le  vol  inusité  d'un  oiseau  de  passage, 

Dont  nul  ne  sait  le  nom  aux  montagnes  d'Arez. 

D'où  vient-il?  Où  va-t-il  ?  A  quel  mont  solitaire. 
Sur  quel  rocher  désert  a-t-il  laissé  son  aire  ? 
Quand  son  vol  s'égara  dans  les  hauts  tourbillons. 
Qui  sait  si  l'ouragan  aux  fureurs  inégales 
Bondissait  sur  les  flots  en  ardentes  spirales, 
S'il  fauchait  les  forêts  ou  rasait  les  sillons  ? 

Peut-être  qu'en  voyant  sa  hautaine  envergure, 

Quelque  pâtre  vieilli  dira  par  aventure  I 

S'il  a  pris  son  essor  du  nord  ou  du  ponent  ; 

Mais  c'est  tout  !  Et  l'oiseau  des  froides  latitudes 

Se  perd  silencieux  parmi  nos  solitudes 

Dans  les  ombres  du  soir  qui  s'en  vont  déclinant... 

Alors  le  pillawer,  en  songeant  à  l'orage 

Qui  poursuit  dans  le  ciel  les  oiseaux  de  passage, 

Se  lève  tout  pensif  et  reprend  son  chemin  ; 

Comme  eux,  aux  jours  mauvais,  loin  des  Montagnes  Noires, 

Le  pauvre  pillawer  va  disant  des  histoires 

Et  dort  sur  les  sentiers,  son  pen-bas  à  la  main. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     177 

Quand  il  vient,  les  enfants  s'éloignent  de  sa  route, 
Inquiets  et  l'esprit  agité  par  un  doute. 
Quel  est,  se  disent-ils,  ce  sombre  voyageur? 
Qui  d'entre  nous  connaît  le  toit  de  sa  famille? 
A-t-il  dans  nos  moissons  jamais  pris  la  faucille? 
Quel  destin  le  poursuit,  le  crime  ou  le  malheur  ? 

Si  parfois  la  pitié  lui  cède  une  escabelle, 

Des  luttes  des  Pardons  il  conte  la  nouvelle. 

Chante  les  gwerz  d'amour,  œuvres  des  cloarecs,  — 

Puis,  quand  il  a  dormi  sur  la  paille  de  Taire, 

Il  part  en  bénissant  la  maison  tutélaire 

Qui,  dans  la  nuit  d'orage,  a  gardé  ses  pieds  secs. 

C'est  ainsi  que,  sans  cesse  étranger  par  le  monde, 
Il  promène  au  hasard  sa  course  vagabonde 
De  Vannes  à  Tréguier,  de  Quimper  à  Morlaix  ; 
Chez  le  rude  pêcheur  des  côtes  de  Cornouailles, 
Chez  le  pâtre  qui  n'a  d'abri  que  les  broussailles, 
Pauvre,  mais  libre,  il  va  sans  s'arrêter  jamais. 

Un  jour  enfin,  au  bord  d'une  lande  isolée. 
Quelque  homme  du  pays  sur  la  terre  gelée 
Trouvera  sa  dépouille,  et  comme  de  son  sort 
Seul  il  aura  gardé  le  mot  pendant  sa  route, 
Une  croix  de  bois  noir  où  plane  encor  le  doute 
Après  lui  gardera  l'énigme  de  sa  mort  ! 

Comme  le  pillawer,  j'ai  quitté  ma  patrie, 
Le  manoir  féodal  et  la  herse  meurtrie 

ROUSSE.  —   POÉSIE    BRETONNE.  —    12 


178      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Dont  la  mousse  a  rongé  les  arceaux  mutilés, 

Car  l'hermine  est  livrée  au  marteau  des  Vandales... 

Et  quand  le  feu  s'éteint  sur  l'autel  des  vestales, 

Il  est  temps  de  partir  !...  Les  Dieux  s'en  sont  allés  ! 

De  1853  à  1858,  la  Revue  des  Provinces  de 
r Ouest  fut  publiée,  à  Nantes,  sous  l'intelli- 
gente direction  d'Armand  Guéraud.  Il  l'ouvrit 
aux  poètes  et  rassembla  lui-même  avec  beau- 
coup de  goût  les  chants  populaires  du  pays 
nantais,  comme  M.  Lucien  Decombe  ceux  de 
rille-et-Vilaine  *. 

A  Rennes,  Ludovic  Kermeleuc,  de  1864  à 
1867,  eut  un  zèle  égal  pour  la  poésie  dans  le 
Conteur  breton. 

Depuis  1857,  la  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendée  n'a  cessé,  elle  aussi,  de  prodiguer  les 
encouragements  aux  bardes  celtiques  et  aux 
poètes  bretons-français.  M.  Arthur  de  la  Bor- 
derie,  son  directeur,  est  un  ami  des  Muses 
effacé  derrière  un  historien  de  premier  ordre. 
Il  a  été  puissamment  aidé  par  MM.  Emile 
Grimaud  et  Edmond  Biré,  qui  de  Luçon 
vinrent  très  jeunes  s'établir  à  Nantes,  et  y 
ont  parcouru  une  brillante  carrière. 

1.  Chansons  populaires,  recueillies  dans  le  département 
d'Ille-et-Vilaine,  par  Lucien  Decombe.  IL  Caillière,  Rennes, 
1884. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      179 

Stéphane Halgan,  beau-frère  d'Edmond  Biré, 
fut  un  des  principaux  rédacteurs  de  cette 
Revue.  Né  à  Nantes  le  8  avril  1828,  il  eut,  sauf 
la  beauté  du  visage,  tous  les  avantages  que 
donnent  la  nature  et  la  société.  Il  fut  le  type 
de  l'homme  heureux.  Petit-fîls  de  l'amiral 
Halgan,  pair  de  France,  il  devint  lui-même 
sénateur.  Riche,  bien  portant,  très  doué  au 
point  de  vue  intellectuel,  son  bonheur  fut 
probablement  cause  qu'il  ne  fit  jamais  d'éner- 
giques efforts  vers  le  grand  Ap^t.  Pourtant  il  y 
a  quelques  paysages  achevés  dans  son  volume 
de  Souvenirs  bretons  (Nantes,  1857).  Ce  livre 
n'a  jamais  été  mis  dans  le  commerce,  mais 
tous  les  poètes  l'ont  lu,  y  compris  Théophile 
Gautier,  qui  en  parle  avec  estime  dans  son 
Rapport  sur  la  poésie  française  depuis  iSSO, 
adressé  au  ministre  de  l'Instruction  publique 
en  1867. 

Regardez  ce  tableau,  très  exact  et  très  pitto- 
resque, des  environs  de  Guérande  : 

Derrière  les  rochers,  la  plaine  sans  collines 
Étale  ses  œillets,  ses  tout  petits  viviers, 
Ses  fossés  argileux,  ses  jaunâtres  salines 
Et  ses  muions  de  sel  surgissant  par  milliers. 
Quand  le  martin-pêcheur,  aux  grandes  ailes  bleues, 
Rase  le  réservoir  qui  s'écoule  au  reflux  ; 


180     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Quand,  essaim  blanc  et  noir,  les  petits  hochequeues 
Sifflent  en  voletant  sur  le  bord  du  palus  ; 
Lorsque  sur  le  marais  la  lune  se  reflète, 
Le  soir,  et  que  le  vent  chasse  la  nue  au  ciel, 
On  respire  à  plein  cœur  l'odeur  de  violette 
Dont  s'imprègne  la  brise  en  effleurant  le  sel. 
De  la  vieille  chapelle  aux  fins  arceaux  gothiques 
Entre  Batz  et  la  mer  élevant  ses  murs  gris, 
Son  portail  ogival,  ses  piliers  granitiques, 
Un  demi  crépuscule  embellit  les  débris. 
Le  haut  clocher  du  bourg  au  centre  de  la  plaine 
Se  dresse  fièrement  ;  d"un  rayon  gracieux 
Si  le  soleil  couchant  dore  la  tour  lointaine, 
Quel  spectacle  charmant  offrent  alors  les  cieux  ! 
L'astre  d'or  disparaît  couché  dans  ses  nuages 
Et  teint  d'un  rouge  sang  le  zénith  calme  et  pur  ; 
Fantôme  d'un  géant,  la  tour  sur  ses  rivages, 
Spectre  noir,  se  profile  au  milieu  de  l'azur  ; 
Et  vers  l'autre  horizon  la  lune  virginale 
Levant  vers  Escoublac  son  front,  roi  de  la  nuit. 
Croise  amicalement  son  rayon  pur  et  pâle 
Avec  les  derniers  feux  du  soleil  qui  s'enfuit. 

Balzac  a  peint  le  même  site,  dans  son 
roman  de  Bèalrix  (p.  82),  et  il  me  semble  assez 
curieux  de  mettre  en  regard  de  la  description 
du  poète  breton  celle  du  plus  grand  romancier 
moderne  : 

Ces  tristes  carrés  d'eau  saumàtre,  dit  Balzac,  divisés 
par  les  petits  chemins  blancs  sur  lesquels  se  promène 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      181 

le  paludier,  vêtu  tout  en  blanc,  pour  ratisser,  recueillir 
le  sel  et  le  mettre  en  muions  ;  cet  espace  que  les 
exhalaisons  salines  défendent  aux  oiseaux  de  traver- 
ser, en  étouffant  aussi  tous  les  efforts  de  la  botanique  ; 
ces  sables  où  l'œil  n'est  consolé  que  par  une  petite 
herbe  dure ,  persistante ,  à  fleurs  rosées  et  par 
l'œillet  des  Chartreux  ;  ce  lac  d'eau  marine,  le  sable 
des  dunes  et  la  vue  du  Croisic,  miniature  de  ville 
arrêtée  comme  Venise  en  pleine  mer;  enfin,  l'immense 
Océan  qui  borde  les  récifs  en  granit  de  ses  franges 
écumeuses  pour  faire  encore  mieux  ressortir  leurs 
formes  bizarres,  ce  spectacle  élève  la  pensée  tout  en 
l'attristant,  effet  que  produit  à  la  longue  le  sublime, 
qui  donne  le  regret  des  choses  inconnues,  entrevues 
par  l'âme  à  des  hauteurs  désespérantes. 

La  lecture  de  cette  prose  et  des  vers  qui  la 
précèdent  me  laissent,  à  moi  qui  ai  souvent 
traversé  cette  plaine  de  marais  salants,  l'im- 
pression que  les  deux  écrivains  ont  été  bien 
inspirés  et  en  ont  rendu  l'aspect  avec  une 
fidélité  égale. 

Stéphane  Halgan,  très  admirateur  d'Alfred 
de  Musset,  imita  quelquefois  son  style,  et  ce 
n'est  pas  dans  ses  meilleurs  jours.  Il  n'a  un 
talent  réel  que  lorsqu'il  oublie  ses  lectures. 

Après  la  publication  des  Souvenirs  bretons^ 
il  ne  dit  pas  adieu  à  la  poésie.  Dans  la  Bévue 
de  Bretagne  et  de  Vendée,  en  1858,  il  fît  pa- 


182      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

raître  une  pièce,  La  Croix  des  Landes,  où  il 
rappelle  un  touchant  usage  des  paysans  de  la 
Haute-Bretagne  : 

Au  sommet  de  la  lande  âpre,  infertile  et  nue, 
Une  croix  de  sapin  entrouvre  ses  bras  noirs  ; 
Elle  est  grande  ;  elle  est  triste  ;  et  sa  tête  chenue 
Semble  grandir  encor  dans  les  ombres  des  soirs. 

Elle  domine  au  loin  un  paysage  morne, 
Un  sol  maigre  et  pierreux  que  nul  soc  ne  soumit, 
Champs  grisâtres,  plateau  désert  que  rien  ne  borne 
Rien,  rien  qu'un  ciel  fouetté  par  le  vent  qui  gémit... 

Voyez  dans  le  lointain  cette  foule  noirâtre  : 
Celui-là  qui  longtemps  sous  ses  travaux  nombreux 
A  sillonné  les  flancs  d'une  terre  marâtre, 
Va  tomber  à  son  tour  dans  un  sillon  plus  creux. 

Au  détour  du  chemin  le  groupe  va  paraître  ; 
Un  pointblanc,  unpointnoirmarchentdevantle  deuil, 
Ils  s'avancent  vers  nous  :  le  point  blanc,  c'est  le  prêtre  ; 
Le  point  noir  qui  le  suit,  c'est  le  drap  du  cercueil. 

Je  distingue  déjà  le  donneur  d'eau  bénite 
Et  sousleurs  manteaux  lourds  les  sixporteurs  du  corps  ; 
Et  la  brise  du  soir  qui  tremble  et  qui  palpite 
Apporte  jusqu'à  nous  de  funèbres  accords... 

Les  voici  devant  nous.  Un  parent  se  détache 
De  ce  cortège  ému  ;  puis  il  façonne  en  croix 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     183 

Deux  tiges  de  genêt  qu'il  coupe  ou  qu'il  arrache  ; 
Il  plante  cet  hommage  au  pied  du  divin  Bois. 


Ainsi  chaque  convoi  dépose  à  son  passage 
Une  petite  croix  auprès  de  celle-ci, 
De  nos  pays  chrétiens  sublime  et  vieil  usage, 
Autant  de  morts  passés,  autant  de  croix  ici.  — 

0  paysans,  cœurs  droits,  croyants  d'ancienne  race. 
Avancez  vers  la  tombe  en  laissant  tour  à  tour 
Des  dernières  douleurs  cette  pieuse  trace  : 
A  l'éternelle  Croix  joignez  vos  croix  d'un  jour... 


Stéphane  Halgan  mourut  à  Nantes,  le  19 
janvier  1882. 

M'"^  Riom  (Adine  Broband),  qui  compte 
aussi  parmi  les  rédacteurs  de  la  Revue  de  Bre- 
tagne et  de  Vendée,  est  née  près  de  cette  ville, 
en  1823,  au  bourg  du  Pellerin,  chanté  par  le 
poète  canadien  Louis  Fréchette,  en  souvenir 
de  l'hospitalité  qu'il  y  reçut  chez  elle. 

Par  l'intensité  de  l'émotion,  l'imprévu  du 
style,  l'éclat  des  couleurs,  elle  est  supérieure 
à  M"^6  Penquer  et  à  M'^^  Sophie  Hue.  Elle  a 
des  rapprochements  de  mots  et  d'idées,  des 
trouvailles  d'expression,  qui  révèlent  les  âmes 
011  est  tombée  une  étincelle  du  feu  poétique. 

Peu  de  femmes  en  ce  siècle  ont  plus  écrit  ; 


184     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

elle  eût  mieux  fait  de  ciseler  avec  patience  des 
vers  moins  nombreux  ;  mais  son  talent  est 
surtout  d'improvisation,  et  ces  tempéraments- 
là  ne  peuvent  se  plier  à  la  ciselure.  Lamartine 
en  est  un  exemple. 

Sa  biographie  a  été  faite  dans  les  études 
curieuses  sur  les  poètes  nantais  publiées  par 
M.  Dominique  Caillé,  sous  le  titre  de  Figures 
de  mon  pays.  Sa  grand'mère  paternelle,  Louise 
Fouché,  était  la  sœur  du  duc  d'Otrante.  Elle 
avait  épousé  un  notaire  de  Nantes,  M.  Eugène 
Riom,  mort  en  1885.  Son  salon  est  fréquenté 
par  la  plupart  des  écrivains  bretons  ;  elle  les 
y  accueille  avec  une  bienveillance  parfaite. 

Elle  a  touché  à  tous  les  sujets,  même  aux 
passions  qu'elle  n'a  point  ressenties.  Sa  pensée 
est  vigoureuse  et  pénétrante.  Elle  connaît  le 
monde  et  ses  dessous,  bien  qu'ayant  toujours 
vécu  de  l'existence  la  plus  pure  et  la  plus 
familiale. 

Lisez  cette  pièce,  le  Chasseur  : 

Quand  dès  l'aube,  en  automne,  on  vous  voit  dans  la  plaine. 
Le  fusil  sur  l'épaule,  et  qu'un  blanc  lévrier 
Bondit  autour  de  vous  ;  quand  une  chaude  haleine 
Mûrit  les  grappes  d'or  et  les  fruits  du  sorbier; 
Quand  les  épis  coupés,  les  feuillages  humides, 
L'acre  arôme  du  frêne,  abri  des  cantharides, 


'*3!T~- 


M'"'  RiOM 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     187 

Répandent  sur  les  prés  leurs  étranges  senteurs  ; 
Si  vous  voyez  passer,  en  nuages  chanteurs, 
Ces  oiseaux  qui  s'en  vont  enivrés  de  tendresse, 
Vers  le  soleil  brillant  d'Italie  ou  de  Grèce, 
Oh  !  laissez-les  en  paix  !  Demandez  à  genoux 
Que  ces  chants  entendus  des  plaines  éternelles, 
Que  ces  frémissements  qui  font  trembler  les  ailes. 
Et  l'air  et  les  rayons,  passent  aussi  dans  vous  ! 
Mais  si  vous  rencontrez  la  colombe  éperdue, 
Interrogeant  en  vain  la  forêt  ou  la  nue, 
Arrêtez-vous  !  ses  cris  font  pleurer  les  échos. 
Dites-lui  que  la  mort  est  le  terme  des  maux  ! 
Quand,  pour  chercher  l'absent,  du  nid  elle  se  penche, 
Prenez  votre  arme,  au  cœur  visez  sous  l'aile  blanche; 
Ne  vous  détournez  pas  !  Songez  à  votre  sœur 
Implorant  le  retour  ou  le  plomb  du  chasseur. 

Les  strophes  que  M"™®  Riom  met  dans  la 
bouche  de  sainte  Thérèse  sont  admirables  de 
passion  mystique  : 

Oh  !  choisis-moi  pour  ton  amante, 

Mon  Sauveur,  mon  Christ  adoré  ! 

Prends-moi  pour  ton  humble  servante, 

A  genoux  au  temple  sacré, 

Pour  ton  esclave  bienheureuse. 

Qui  veut  qu'à  ta  croix  glorieuse 

Tous  ses  désirs  restent  liés. 

Oh  !  non,  j'ai  dit  plus  que  je  n'ose  : 

Seigneur,  prends-moi  pour  quelque  chose 

Où  tu  puisses  poser  les  pieds  ! 


Que  ne  puis-je,  avec  Madeleine, 
Vivre  toujours  à  tes  genoux, 
Et  de  l'amphore  toujours  pleine 
Verser  les  parfums  les  plus  doux; 
Te  voir  avec  Marthe  et  Marie, 
Pauvre  femme  de  Samarie, 
Sans  comprendre  écouter  ta  voix  ; 
Comme  Lazare  dans  la  bière, 
Me  relever  à  ta  prière, 
Pour  vivre  en  t'adorant  deux  fois. 


I 


188      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

Ah  !  dans  mon  cœur  cherche  une  place, 

Place  d'amour,  place  d'honneur, 

Où  devant  ton  nom  tout  s'efface, 

Où  tu  sois  à  jamais  vainqueur. 

Non,  monte  encor.  Vois  dans  mon  âme,  J 

Plus  haut  que  la  plus  chaste  flamme. 

Le  trône  où  je  veux  t'élever. 

Que  je  te  suive  où  tu  t'élances, 

Et  que  jusc|u'à  toi  mes  offenses 

Ne  puissent  jamais  arriver! 

A  Jéricho,  ville  des  roses, 

Au  bord  du  lac,  près  des  palmiers, 

Dans  le  Cénacle  aux  portes  closes, 

Près  des  disciples  bateliers, 

Oh  !  laisse-moi  toujours  te  suivre  ! 

Un  seul  instant  laisse-moi  vivre 

Avec  Jean  ravi  de  bonheur, 

Qui  pendant  la  Cène  divine, 

En  s'endormant  sur  ta  poitrine, 

De  ses  lèvres  pressait  ton  cœur. 


I 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      189 

Oh  !  viens,  viens  soulever  mon  âme  ; 
Que  vers  toi  monte  mon  amour, 
Avec  les  parfums  et  la  flamme, 
Avec  les  chants,  avec  le  jour; 
Que  ton  souffle  brûlant  m'oppresse, 
Qu'il  puisse,  en  m'enivrant  sans  cesse, 
Prendre  ma  vie  en  s'échappant, 
Comme  le  torrent  des  montagnes, 
Qui,  s'élançant  dans  les  campagnes. 
Brise  sa  digue  et  se  répand. 

Pendant  longtemps,  M'"^  Riom  n'a  signé  ses 
livres  que  des  pseudonymes  de  Comte  de  Saint- 
Jean  et  de  Louise  d'Isolé.  Le  secret  lui  fut 
bien  gardé;  mais,  à  la  fin,  il  a  été  découvert. 
Ses  principaux  recueils  de  vers  s'appellent 
Reflets  de  la  lumière  (1857),  Flux  et  reflux 
(1859),  Passion  (1864),  Après  l'amour  (1867), 
Merlin  (1875),  Fleurs  du  passé  (1880),  Lé- 
gendes bibliques  et  orientales  (1882).  Dans  son 
roman  de  Michel  Marion,  elle  a  raconté  avec 
un  enthousiasme  communicatif  un  épisode  des 
dernières  luttes  soutenues  contre  la  France 
parles  Bretons  pour  défendre  leur  nationalité. 

La  fécondité  littéraire  de  M™«  Riom  a  été 
encore  dépassée  par  celle  d'Eugénie-Marie 
Saffray,  très  connue  sous  le  nom  de  Raoul  de 
Navery.  Ses  livres  sont  innombrables.  Elle 


190     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

était  née  près  de  Ploërmel,  en  1831,  et  mourut 
au  château  de  Reuil  (Seine-et-Marne),  le  17 
mai  1885.  Son  existence  fut  mouvementée. 
Elle  visita  dans  ses  voyages  une  grande  partie 
de  l'Europe. 

Elle  fît  imprimer  à  Nantes,  en  1854,  un  vo- 
lume de  poésies  signées  :  J/™^  Marie  Saffray 
et  intitulées  les  Marguerites,  où  transparaît 
son  âme,  sensuelle  et  mystique  à  la  fois.  Les 
vers  en  sont  faciles  et  gracieux.  Une  des  plus 
jolies  pièces  est  la  ballade  de  la  Dame  de 
Graine  : 


Enfants,  commençons  la  veillée  ; 

Tout  est  sombre  sous  la  feuillée, 

Et  Toiseau  du  soir  a  chanté. 

Faites  comme  votre  grand'mère 

Et  filez  d'une  main  légère 

Le  lin  qu'au  printemps  j'ai  planté. 

Je  vais  vous  conter  une  histoire 

Douce  à  retenir,  douce  à  croire, 

Afin  d'égayer  vos  travaux. 

—  Tournez  bien  vite  vos  fuseaux. 


Et  la  grand'mère  raconte  l'histoire  d'une 
châtelaine  de  dix-huit  ans,  la  belle  Giselle, 
mariée  à  un  vieux  chevalier,  grand  chasseur 
et  naturellement  sévère  et  jaloux. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     191 

La  belle  et  jeune  châtelaine, 
Seule  clans  le  donjon  de  Graine, 
Filait  chaque  jour  et  pleurait, 
Puis  au  loin  cherchait  dans  l'espace 
D'un  nuage  l'ombre  sans  trace, 
L'aile  de  l'oiseau  qui  volait. 
Pour  distraire  un  peu  sa  pensée, 
Elle  lisait,  tout  oppressée. 
Les  poèmes  des  Provençaux. 
—  Tournez  plus  vite  vos  fuseaux. 


Mais  le  vieux  chevalier  prend  pour  page  le 
fils  d'un  de  ses  amis  mort  en  Palestine  et 
l'emmène  tous  les  jours  à  la  chasse.  Le  jeune 
homme  devient  bientôt  amoureux  de  Giselle, 
qui  le  voit  sans  déplaisir.  Aussi,  quand  son 
mari  se  noie  en  poursuivant  un  cerf,  elle  n'a 
point  de  peine  à  se  consoler  et  lui  donne  le 
page  pour  successeur. 

Raoul  de  Navery  a  publié  d'autres  recueils 
de  vers,  la  Crèche  et  la  Croix,  les  PrismeSy 
etc.;  mais  ses  qualités  d'écrivain  se  sont  dé- 
veloppées dans  ses  romans,  où  elle  a  mêlé 
quelquefois  l'histoire  et  les  paysages  de  l'Ar- 
morique. 

Un  autre  enfant  dévoué  de  la  Bretagne  est 
Hippolyte  Violeau,  né  à  Brest  en  1818. 

En  tête  de  la  seconde  édition  de  ses  Loisirs 


192     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

poétiques,  Louis  Veuillot,  dans  une  notice  qui 
est  un  petit  chef-d'œuvre,  a  raconté  la  jeunesse 
douloureuse  de  ce  fîls  d'un  maître  voilier.  Le 
talent  de  M.  Violeau,  plusieurs  fois  récom- 
pensé par  l'Académie  française,  est  d'une 
pureté  et  d'une  élégance  charmantes.  Sa  Pèle- 
rine de  Ramengol,  la  Barque  infernale,  le 
Regret,  ont  été  lus  par  tout  le  monde  en  Bre- 
tagne. V Adieu  de  la  Nourrice  est  une  poésie 
exquise  : 

Voici  riieure  !  au  seuil  de  ma  porte 

S'arrête  l'âne  du  meunier  ; 

A  ta  mère,  dans  son  panier, 

Pauvre  ange,  il  faut  quon  te  rapporte. 

Hélas  !  tes  frères  afiligés 

Autour  de  ton  berceau  rangés 

Pleurent  et  ne  peuvent  comprendre 

Pourquoi  celle  qui  m'a  donné 

Son  petit  enfant  nouveau-né 

Veut  aujourd'hui  me  le  reprendre. 

Va  cependant,  va,  mon  chéri, 
Puisque  ta  mère  te  réclame, 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Devant  le  fagot  de  bruyère 
Où  je  réchauffais  tes  pieds  nus 


HiPPOLYTE    ViOLEAU 


ROUSSE.  —    POÉSIE    BRETONNE.  —    13 


( 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      195 

Avec  toi  je  ne  viendrai  plus 
M'asseoir  au  foyer,  sur  la  pierre. 
Ta  mère  prendra  soin  de  toi, 
Mais  saura-t-elle  comme  moi 
D'eau  bénite  asperger  tes  langes 
Et  renouveler  chaque  soir 
Le  petit  morceau  de  pain  noir 
Qui  préserve  des  mauvais  anges? 

Va,  mon  enfant,  va,  mon  chéri, 
Puisque  ta  mère  te  réclame  ; 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Tu  me  regretteras  sans  doute. 

Et  lorsqu'aux  champs  tu  reviendras, 

Peut-être  tu  reconnaîtras 

Ma  chaumière  au  bord  de  la  route. 

Si  tu  pouvais  te  souvenir  !.. 

Tiens,  regarde  bien  le  menhir 

Et  la  croix  où  l'oiseau  se  pose... 

Vois,  mon  amour,  regarde  encor  ; 

Là,  des  genêts  aux  grappes  d'or, 

Ici,  des  champs  de  trèfle  rose. 

Va  cependant,  va,  mon  chéri. 
Puisque  ta  mère  te  réclame, 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Mais  ta  mère  craint  ma  tendresse. 
Ah  !  tu  ne  reviendras  jamais  ! 


196     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

En  disant  combien  je  t'aimais, 
Elle  accuserait  sa  faiblesse. 
On  ne  voit  point  l'oiseau  léger 
Laisser  aux  soins  d'un  étranger 
Son  nid  caché  dans  la  charmille  ; 
En  vain  tout  refleurit  aux  champs, 
Parmi  les  trésors  du  printemps 
Il  ne  veut  rien  que  sa  famille. 

Va  cependant,  va,  mon  chéri, 
Puisque  ta  mère  te  réclame. 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Mes  larmes  seraient  trop  amères. 
Si  je  n'espérais  plus  te  voir. 
A  ta  porte  j'irai  m'asseoir, 
Un  jour,  avec  tes  petits  frères. 
Devant  nous  tu  devras  passer, 
Et  tu  A'oudras  nous  embrasser, 
Retourner  avec  nous  peut-être... 
O  mon  Dieu  !  qu'il  en  soit  ainsi  ! 
Oui,  j'irai  bientôt,  mais  aussi 
Si  tu  n'allais  plus  nous  connaître  ! 

Va  cependant,  va  mon  chéri, 
Puisque  ta  mère  te  réclame  ; 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Adieu,  qu'un  ange  t'accompagne 
Et  te  garde  dans  le  chemin  ! 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      197 

Adieu  !  tu  chercheras  demain 
Ta  pauvre  mère  de  Bretagne. 
Pourquoi  n'es-tu  pas  mon  enfant  ? 
Ici  le  bon  Dieu  nous  défend 
D'éloigner  les  fils  qu'il  nous  donne  ; 
Pour  eux  il  nous  dit  de  souffrir  ; 
Aussi  nous  aimons  mieux  mourir 
Que  de  les  céder  à  personne. 

Va  cependant,  va,  mon  chéri, 
Puisque  ta  mère  te  réclame  ; 
Va  réjouir  une  autre  femme 
Dont  le  sein  ne  t'a  point  nourri. 

Quand  il  eut  publié  les  Loisirs  poétiques 
(1841),  les  Nouveaux  Loisirs,  les  Légendes  et 
Paraboles  et  le  Livre  des  Mères  chrétiennes 
(1846),  Hippolyte  Violeau  fît  des  romans  et 
des  récits  de  voyages,  la  Maison  du  Cap,  les 
Soirées  de  l'Ouvrier,  les  Pèlerinages  de  Bre- 
tagne, etc.  Il  ne  faut  pas  lui  demander  des 
scènes  violentes  et  sombres.  Son  âme  est 
d'une  douceur  évangélique.  Louis  Veuillot, 
dont  l'humeur  ne  l'était  pas  autant,  l'a  bien 
caractérisé  quand  il  l'a  peint  écrivant  ses 
chants  religieux  «  sans  songer  à  la  gloire  », 

Assis  sous  son  figuier,  près  de  sa  mer  bretonne, 

dans  cette  admirable  vallée  de  Morlaix,  que 


198     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

traversent  en  double  rang  les  arches  d'un 
pont  gigantesque,  plus  haut  que  les  clochers 
des  églises  et  qui  dépasse  par  sa  hardiesse 
les  plus  audacieux  travaux  des  Romains. 

Un  autre  enfant  du  peuple,  moins  richement 
doué,  Emile  Le  Godec,  né  à  Vannes  et  mort  f 
à  Paris,  en  juillet  1883,  mérite  une  mention. 
Après  sa  mort,  un  petit  volume  de  ses  vers 
frais  et  délicats  a  été  imprimé  par  des  ouvriers 
typographes,  ses  amis,  sous  la  direction  de 
M.  Victor  Robert,  qui  y  a  joint  une  courte 
notice  biographique  et  un  portrait  ^ 

Les  poésies  de  M.  Maximilien  Nicol,  cha- 
noine vannetais,  qui  a  publié,  en  1879,  Une 
Voix  de  Bretagne,  sont  parfois  un  écho  gra- 
cieux de  celles  d'Hippolyte  Violeau,  mais  on 
y  sent  aussi  l'accent  d'une  âme  énergique, 
comme  lorsqu'il  chante  les  Cigognes  de  Stras- 
bourg  ou  Saint  Gildas  et  Taliésin. 

L'abbé  J.-M.  Kerbiriou,  recteur  de  Lanildut 
(Finistère),  auteur  de  deux  volumes:  Armorica 
et  Patria,  s'est  inspiré  aux  mêmes  sources. 

On  peut  en  dire  autant  de  l'abbé  Abel 
Soreau,   qui   a  composé   avec   beaucoup   de 


1.  Poésies  posthumes  cV Emile  Le  Godec.  Paris,  imprimerie 
P.  Faivre. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      199 

talent  la  musique  et  les  paroles  de  chants 
nombreux,  et  du  cardinal  Richard,  dont  le 
cantique  Catholique  el  breton  toujours  re- 
tentit, auxjours  de  fête,  dans  toutes  les  églises 
de  Bretagne. 

Les  œuvres  de  Hyacinthe  du  Pontavice  de 
Heussey,  passionnées  par  l'amour  et  la  haine, 
sillonnées  d'éclairs,  font  contraste  avec  la 
poésie  calme  de  ces  esprits  qui  ignorent  le 
doute.  Il  naquit  à  Tréguier,  le  28  octobre 
1814;  il  était  petit-neveu  de  La  Tour  d'Au- 
vergne et  neveu  du  républicain  Théophile  de 
Kersausie.  Ce  conspirateur  infatigable  exerça 
sur  lui  une  influence  dominatrice. 

Son  fils  Robert,  écrivain  distingué,  qui  est 
mort  à  Menton,  le  27  décembre  1893,  a  publié 
une  édition  de  ses  œuvres  complètes,  et  a 
raconté  sa  vie  avec  une  pénétrante  émotion. 
C'était  un  poète  primesautier,  dédaigneux  des 
artifices  littéraires,  inégal,  mais  inspiré.  Pos- 
sesseur d'une  grande  fortune,  il  partageait 
son  temps  entré  l'Angleterre,  Paris  et  la  cam- 
pagne bretonne  aux  environs  de  Fougères,  à 
Saint-Germain-en-Cogles.  Ses  Études  et  Aspi- 
rations, ses  Sillons  et  Débris  (1860),  ses 
Poèmes  virils  (1862),  contiennent  des  élans  de 
cœur  et  des  beautés  de  style  rares.  11  disait  : 


200     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU   XIX^    SIECLE 

Or,  tant  qu'à  ma  poitrine  il  reste  un  souffle  d'homme, 

Et  tant  que  je  pourrai  sous  mon  ongle  sentir 

Cette  plume  de  fer  qui  ne  veut  pas  mentir, 

Et  tant  que  je  saurai,  frappée  et  refrappée, 

Tordre  sur  mon  enclume  une  rime  en  épée, 

Je  ferai  mon  devoir  et  j'irai  jusqu'au  bout. 

Qui  meurt  en  combattant  tombe  toujours  debout... 

Nous  retrouvons  la  même  idée,  sous  une 
image  plus  fîère  encore,  dans  la  pièce  intitulée 
le  Phare  : 

La  nuit  et  l'ouragan  ;  —  la  lueur  d'un  éclair 
Dessine  un  grand  rocher  qui  domine  la  mer. 
Il  est  seul.  Son  flanc  noir,  argenté  par  l'écume, 
D'une  vapeur  grossière  éternellement  fume. 
Il  est  seul  dans  son  calme  et  sa  virilité. 
Un  contre  tous,  debout  comme  la  vérité  ! 
Ses  pans  coupés  à  pic,  ses  pointes  colossales 
Font  face  à  l'Océan,  déchirent  les  rafales. 
Dieu  du  sombre  duel  est  l'unique  témoin  ; 
Le  rocher  dit  au  flot  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin  ! 
Et,  vingt  fois  divisée  et  repoussée  au  large, 
La  vague  se  rallie  et  revient  à  la  charge. 
Vaillant  soldat  de  pierre,  oh  !  comme  il  est  blessé  ! 
Quel  devoir  le  retient  à  ce  poste  avancé, 
Écoutant  chaque  jour,  dans  la  mer  qui  murmure, 
Pièce  à  pièce,  tomber  sa  gigantesque  armure  ? 
Il  sait  que  TOcéan  et  l'air  sont  contre  lui, 
N'importe  !  il  fut  hier  ce  qu'il  est  aujourd'hui  : 
Un  vétéran  des  eaux  qu'on  nomme  l'Inflexible. 


j 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     201 

Ah  !  voilà  si  longtemps  qu'avec  un  bruit  terrible 
Il  rejeta  ceux-là  qui  veulent  l'envahir, 
Qu'il  devrait  se  lasser,  se  courber,  obéir. 
Dis-moi,  lutteur  stupide,  aux  blessures  profondes, 
Ne  vaudrait-il  pas  mieux  t'abandonner  aux  ondes, 
Te  rendre,  et,  descendu  dans  le  gouffre  et  Toubli, 
Dormir  tranquillement  sous  le  fait  accompli? 
A  quoi  bon  t'obstiner  contre  la  mer  entière  ? 

—  La  mer  est  un  tyran  ;  je  porte  une  lumière  ! 

Hyacinthe  du  Pontavice  met  toujours  une 
pensée  dans  ses  paysages.  Il  y  a  un  symbole 
dans  le  sonnet  du  Sentier  : 

Une  mousse  à  fleur  d'or  brodait  de  son  tapis 
Le  sentier  tournoyant  sous  de  hautes  futaies  ; 
Des  tribus  de  lézards  et  d'insectes  tapis 
Sifflaient  sous  les  rideaux  de  ronce  de  ses  haies. 

Entre  les  châtaigniers  aux  troncs  zébrés  de  raies, 

Je  voyais  çà  et  là  flotter  de  blonds  épis, 

Des  herbes  où  dormait  la  vache  au  large  pis, 

Des  houx  dont  les  oiseauxpiquaient  les  rouges  baies. 

«  Sans  doute,  me  disais-je,  à  quelques  pas  de  là, 
c<  Ce  chemin  se  repose  au  fond  de  la  vallée 
«  Où  rit  dans  la  verdure  une  blanche  villa. 

«  D'un  Éden  de  l'amour  c'est  la  petite  allée.  » 
Et  comme  j'avançais...  j'aperçus  tout  à  coup, 
En  pâlissant  un  peu...  le  cimetière  au  bout. 


202      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

La  mélancolie  ne  dure  pas  longtemps  chez 
lui.  C'est  un  poète  de  combat. 

Il  s'écriait,  dans  ses  Sillons  et  Débris: 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qu'une  main  faible  brise, 
Dont  l'adieu  d'une  femme  emporte  l'avenir, 
Qui  restent  sous  le  poids  qui  les  immobilise 
Dans  la  prostration  d'un  morne  souvenir. 
Mais  je  suis  de  ceux-là  dont  Fâme  souple  et  fîère 
Jamais,  même  à  l'amour,  n'appartient  tout  entière, 
Résiste  à  ses  baisers,  comme  à  sa  trahison, 
Découvre  un  point  d'appui  dans  l'effort  qui  la  ploie, 
S'échappe  d'un  coup  d'aile  et,  retrouvant  sa  voie, 
S'élance  du  passé  comme  d'une  prison. 

Dans  le  même  recueil,  les  pièces  A  un  vieux 
sculpteur  et  Le  Jardin  sont  remarquables, 
l'une  pour  ses  couleurs  fraîches,  l'autre  pour 
le  sentiment  profond.  Les  strophes  intitulées 
Fantaisie  ont  une  grâce  mâle  et  des  traits 
charmants.  Hyacinthe  du  Pontavice  a  imité  le 
Prométhêe  d'Eschyle,  ce  symbole  du  Droit 
opprimé  par  la  Force. 

Sa  Colère  du  forgeron  est  d'une  énergie 
épique.  Elle  faisait  l'admiration  du  vieux  De- 
lescluze,  le  chef  de  la  Commune  de  Paris,  qui 
était  un  fin  littérateur,  en  même  temps  qu'un 
farouche  sectaire. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      203 

La  comtesse  d'Agoult  (Daniel  Stern),  son 
amie,  le  poussait  à  se  présenter  à  l'Académie 
française  ;  mais  il  était  d'une  nature  trop  indé- 
pendante pour  se  plier  aux  démarches  néces- 
saires en  pareil  cas.  Dans  ses  derniers  jours, 
ressaisi  par  les  souvenirs  de  son  enfance, 
passée  à  l'ombre  de  la  mystérieuse  cathédrale 
de  Tréguier,  le  poète  revint  au  catholicisme 
qu'il  avait  combattu. 

Charles  Alexandre,  né  à  Morlaix,  le  23  août 
1821,  député  de  Saône-et-Loire  à  l'Assemblée 
nationale  en  1871,  était  aussi  un  républi- 
cain, mais  de  la  nuance  de  Lamartine,  dont 
il  fut  le  secrétaire  depuis  1849.  Le  4  juil- 
let 1873,  il  écrivait  dans  une  lettre  au  prési- 
dent de  cette  Assemblée  :  «  Je  ne  comprends 
«  pas  la  liberté  sans  Dieu,  ni  Dieu  sans  la 
liberté.  » 

11  a  publié  trois  recueils  de  poésies  :  les 
Espérances  (1852),  les  Grands  Maîtres  (1860), 
et  le  Peuple  Martyr  ("1863).  Dans  ses  intéres- 
sants Souvenirs  sur  Lamartine  (1884),  il  a 
mêlé  des  vers  à  la  prose. 

Bien  qu'il  ait  passé  une  grande  partie  de  sa 
vie  loin  de  la  Bretagne,  il  avait  gardé  pour 
elle  une  vive  affection  ;  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d'en  décrire  certains  sites  avec  une  sincé- 


204     LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

rite  peu  flatteuse,  témoin  cette  peinture  des 
environs  de  Rennes  : 


0  terre  de  Tennui,  morne  pays  de  Rennes, 

Où  la  route  serpente  au  fond  des  basses  plaines, 

Où  le  sol  affaissé,  sans  sève  et  sans  sommets, 

Perd  l'horizon  du  ciel  sous  les  flots  des  forêts  ! 

Champs  aux  fossés  touffus  tout  recouverts  de  chênes, 

Dont  les  troncs  émondés  n'ont  que  des  branches  naines, 

Vieux  arbres  mutilés  où  le  vent  sans  échos 

Passe  impuissant  et  meurt  dans  les  bois  sans  rameaux  ; 

Contrée  aux  flancs  taris,  monotone  nature, 

Sans  souffle  et  sans  oiseaux,  sans  hymne  et  sans  murmura 

Aux  rivières  dormant  dans  les  ajoncs  épais, 

Aux  plaines  de  blé  noir,  de  landes,  de  genêts, 

Aux  murs  de  terre  jaune,  aux  foyers  en  décombres, 

Aux  vieilles  croix  de  bois  au  bord  des  chemins  sombres, 

Aux  sentiers  s'enfonçant  sous  les  taillis  ombreux 

Où  les  Chouans  cachés  frappaient  sans  peur  les  Bleus, 

Aux  paysans  trapus,  vêtus  de  peaux  de  chèvre. 

Passant  d'un  air  farouche  et  tout  pâles  de  fièvre  ; 

Pays  mort,  sans  élan,  aux  bas  et  lourds  clochers, 

Dont  les  flèches  d'ardoise,  au  sein  des  verts  halliers. 

Montant  d'un  vol  pesant,  sans  essor  et  sans  aile, 

Donnent  à  peine  au  cœur  la  pensée  éternelle. 

Et,  perçant  à  demi  les  fourrés  de  leurs  croix, 

Semblent  des  mâts  noyés  dans  l'océan  des  bois. 

Cette  description,   qui  n'est   pas    toujours 
juste,  est  belle,  malgré  quelques  négligences 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     205 

et  des  répétitions  de  mots.  On  en  trouve 
d'autres  de  même  style  dans  des  pièces  voi- 
sines, r Atelier  et  le  Feu  de  la  Saint-Jean, 
cette  dernière  dédiée  par  le  poète  à  son  com- 
patriote Guillaume  Le  Jean,  qui  fut  comme 
lui  secrétaire  de  Lamartine,  après  avoir  été 
instituteur  à  Paimbœuf.  Dans  son  Cours  fami- 
lier de  littérature  (t.  x),  Lamartine  a  tracé  de 
Charles  Alexandre  un  portrait  idéalisé  de 
«  bel  adolescent...,  aussi  heureusement  doué 
«  des  dons  de  la  famille  et  de  la  fortune  que 
a  des  dons  de  la  nature.  »  Il  a,  en  outre, 
apprécié  son  talent;  mais  il  ne  faut  pas  de- 
mander à  l'auteur  de  Jocelyn  des  jugements 
bien  mesurés  sur  ses  contemporains  et  sur- 
tout ses  amis.  Il  cite  de  beaux  vers  de  son 
secrétaire  sur  Saint-Point,  puis  lui  donne  un 
sage  conseil  :  ^(  Il  y  a,  dit-il,  dans  ce  petit  vo- 
c(  lume  (les  Grands  Maîtres),  des  pages 
«  exquises  ;  mais  quelquefois  aussi  ces  pages 
«  sont  de  bronze  et  rendent  l'accent  du  métal 
«  par  leur  profondeur  et  leur  solidité.  Nous 
«  l'admirons  et  nous  le  regrettons.  Que  le 
«  jeune  poète  ne  s'y  trompe  pas  :  ce  qu'il 
«  faut  aux  vers,  ce  n'est  pas  l'éloquence,  c'est 
«  le  charme.  Il  a  reçu  ce  don  des  dons  ;  qu'il 
«  ne  s'égare  pas  sur  les  traces  des  poètes  poli- 


206      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  tiques,  systématiques,  empiriques,  méta- 
«  physiciens,  logiciens,  sectaires,  que  sais-je? 
((  qui  pullulent  maintenante  la  suite  de  telles 
«  ou  telles  factions...  Le  plus  grand  patriote 
('  de  l'Europe  peut  être  un  détestable  poète, 
((  quoiqu'il  soit  excellent  citoyen...  Le  cœur 
«  et  l'imagination,  voilà  tout  ce  qu'il  faut  aux 
<(  poètes.  » 

Charles  Alexandre  n'appartient  pas  à  l'école 
de  la  rime  riche.  Il  en  prend  à  son  aise  avec 
elle,  imitant  en  cela  La  Fontaine  et  Alfred  de 
Musset.  On  trouve  parfois  dans  ses  vers  des 
longueurs,  des  images  étranges  et  d'un  goût 
peu  sûr. 

Francis  Melvil,  dont  le  vrai  nom  était  Léonce 
Gibert,  républicain  comme  Hyacinthe  du  Pon- 
tavice  et  Charles  Alexandre,  n'avait  aucun 
sentiment  religieux.  Esprit  païen,  artiste  ha- 
bile, il  subissait  trop  le  joug  des  Parnassiens 
de  Paris.  M.  Mézières,  de  l'Académie  fran- 
çaise, et  M.  Louis  Tiercelin  ont  loué  son  talent 
et  ses  qualités  d'homme  privé.  Le  général 
Boulanger  en  fit  le  candidat  de  son  parti  pour 
la  députation  dans  la  circonscription  de  Saint- 
Servan  où  il  habitait;  mais  le  succès  ne 
répondit  point  à  ses  efforts. 

On  a  de  lui  plusieurs  volumes  de  poésies, 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      207 

les  Voyageurs,  les  Rimes  nocturnes,  les  Dieux 
inconnus,  les  Poèmes  héroïques,  des  romans, 
où  il  y  a  plus  de  talent  que  dans  ses  vers, 
Jean  de  Commana,  qui  parut  dans  la  Bévue 
des  Provinces  de  F  Ouest,  Marcel  Campagnac 
et  Diana  Savelli,  publiés  par  le  Temps  et  la 
République  française.  Il  est  mort  en  1892.  En 
1894,  la  Revue  politique  el  littéraire  a  aussi 
donné  de  lui  une  nouvelle  posthume  :  Le  Rêve 
d'Hervé  de  Naurac. 

A  la  même  école  poétique  et  philosophique 
se  rattache  M.  Emile  Chevé,  né  à  Nantes,  le 
28  août  1829.  La  facture  solide  et  brillante  de 
ses  vers  rappelle  la  manière  de  Leconte  de 
Liste,  mais  il  ne  prétend  pas  à  la  même  im- 
passibilité. Ancien  capitaine  de  frégate,  il  a 
attendu  un  âge  très  mûr  pour  offrir  au  public 
ses  productions,  dont  la  forme  est  toujours 
savante.  Ce  qu'on  y  chercherait  en  vain,  c'est 
une  certaine  grâce  ailée,  que  d'autres  Nantais, 
moins  habiles,  comme  Elisa  Mercœur  ou 
Raymond  du  Doré,  ont  tout  naturellement.  La 
force  et  la  verve,  voilà  ses  qualités.  Elles  se 
manifestent  dans  ses  trois  recueils  :  Virilités 
(1882),  les  Océans  (1885),  et  Chaos  (1887),  où, 
disciple  de  Lucrèce  et  de  Schopenhauer,  il  a 
développé   ses  idées   matérialistes  et  pessi- 


208     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX*^    SIECLE 

mistes.  Il  accumule  tellement  les  images  que 
ce  luxe  de  couleurs  fait  presque  mal  aux  yeux. 
J'en  prends  un  exemple  dans  ces  vers  de 
r Hymne  éternel  : 

Autour  de  chaque  étoile  au  loin  tournent  des  terres, 
La  tète  et  les  pieds  pris  dans  des  suaires  blancs, 
Portant  un  baudrier  flamboyant  de  cratères  ; 
Une  écharpe  de  grains  est  nouée  à  leurs  flancs. 

Leurs  corps  sont  bigarrés  d'argent  et  d'émeraude 
Par  les  sables  brûlants  et  les  océans  froids  ; 
Leur  robe  de  lapis  et  de  cristal  se  brode 
Par  le  miroir  des  lacs  et  le  fîl  des  détroits. 

Elles  ont  des  colliers  de  rubis,  de  topazes, 
Qu'égrènent  leurs  printemps  aux  velours  des  gazons  ; 
Elles  ont  des  camails  de  transparentes  gazes, 
Quand  Faube  en  floréal  nacre  leurs  horizons. 

Pour  réfuter  le  matérialisme  mis  en  rimes, 
il  n'est  besoin  que  de  se  rappeler  deux  lignes 
de  prose  de  d'Alembert  :  «  Les  propriétés  que 
((  nous  apercevons  dans  la  matière  n'ont  rien 
«  de  commun  avec  la  faculté  de  vouloir  et  de 
«  penser.  »  (Discours  préliminaire  de  YEncy- 
clopédie.)  Tous  les  arguments  de  Huxley  et 
de  Vogt  sont  impuissants  contre  ce  fait,  bien 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     209 

qu'on  ne  sache  pas  ce  qu'est  au  fond  la  matière. 
La  politique  démocratique,  qui  passionnait 
Francis  Melvil  et  le  matérialisme  cher  à 
M.  Emile  Ghevé,  n'avaient  aucune  action  sur 
Philippe-Auguste-Mathias  Villiers  de  l'Isle- 
Adam.  Celui-là  vivait  du  souvenir  d'anciennes 
gloires  et  de  rêves  fantastiques.  Son  existence 
misérable  fut  aussi  étrange  que  son  talent.  Il 
était  de  la  famille  du  célèbre  grand-maître  des 
chevaliers  de  Rhodes.  Son  père  habitait  Saint- 
Brieuc,  où  il  naquit  le  7  novembre  1838. 

Dès  l'âge  de  dix-sept  ans,  il  écrivait  des 
strophes  remarquables,  à  l'occasion  de  la  mort 
d'une  jeune  fille  qu'il  aimait  : 

Elle  est  sous  les  cyprès,  la  pâle  jeune  femme  ! 
Mon  amour  triste  et  fier  brûle  encor  dans  mon  âme, 
Comme  une  lampe  d'or  veille  sur  un  cercueil  ; 
Mais  je  ne  pleure  plus,  la  douleur  a  ses  charmes  ; 
Et  d'ailleurs,  ô  mon  Dieu,  mes  yeux  n'ont  plus  de  larmes, 
Et  mon  cœur  seul  porte  le  deuil  ! 

Sa  liaison  avec  Baudelaire  lui  fut  malsaine. 
Il  y  prit  le  goût  «  des  bizarreries  nuageuses, 
«  des  obscurités,  des  préciosités,  des  raffîne- 
«  ments,  qui  déparent  parfois  son  œuvre  et  la 
«  rendent  difficile  à  lire  »,  comme  le  dit  son 
biographe,  M.  Robert  du  Pontavice. 

ROUSSE.  —   POÉSIE   BRETONNE.  —    14 


210     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU   XIX^    SIECLE 

Ses  Premières  poésies  (1856-1858),  ses  Fan- 
taisies nocturnes  (Lyon,  1859),  prouvent  que 
l'excès  de  prétention  à  l'originalité  est  presque 
aussi  ennuyeux  que  l'excès  de  simplicité  ;  mais 
parfois  il  trouve  des  vers  splendides,  des 
coupes  d'une  élégance  patricienne,  des  notes 
vagues  et  fines,  qui  rappellent  certains  poètes 
allemands  de  l'école  de  Souabe. 

LES  PRÉSENTS 

Si  tu  me  parles  quelque  soir 
Du  secret  de  mon  cœur  malade, 
Je  te  dirai  pour  t'émouvoir 
Une  très  ancienne  ballade. 

Si  tu  me  parles  de  tourment, 
De  ciel  perdu,  d'âme  épuisée, 
J'irai  te  cueillir  simplement 
Des  roses  pleines  de  rosée. 

Si,  pareille  à  la  fleur  des  morts 
Qui  se  plaît  dans  Texil  des  tombes. 
Tu  veux  partager  mes  remords, 
Je  t'apporterai  des  colombes. 

En  1870,  on  joua  à  Paris,  au  Vaudeville,  sa 
saynète,  la  Bêvolte,  que  Théophile  Gautier 
apprécia  favorablement,  tout  en  formulant  des 
réserves. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     211 

Lors  de  sa  candidature  légendaire  au  trône 
de  Grèce,  sous  l'Empire,  il  avait  publié  des  vers, 
dont  M.  R.  du  Pontavice  cite  les  suivants  : 


Un  trône  pour  celui  qui  rêve, 

Un  trône  est  bien  sombre  aujourd'hui  ! 

Faîte  des  vanités  humaines, 

A  ses  pieds  saignent  bien  des  haines, 

Souvent  il  voile  bien  des  peines  ! 

La  foule  obscure  reste  au  seuil  : 

Sapin  couvert  d'hermines  blanches, 

Il  a  sceptre  et  lauriers  pour  branches  ; 

Il  est  formé  de  quatre  planches, 

Absolument  comme  un  cercueil. 


Bien  qu'il  fût  un  poète  d'une  imagination 
puissante  dans  son  incohérence,  il  a  écrit  ses 
principaux  ouvrages  en  prose,  son  drame  le 
Nouveau-Monde  (1876)  et  ses  romans  philo- 
sophiques, r  Amour  suprême  et  lEve  future 
(1886). 

Ses  livres  sont  inférieurs  à  son  âme  et  à  son 
génie;  car  il  eut  quelque  chose  de  génial. 
Epuisé  par  la  misère,  les  souffrances  et  les 
hallucinations  artistiques,  il  s'est  éteint  à 
l'hôpital  des  Frères  de  Saint-Jean-de-Dieu,  à 
Paris,  le  18  août  1889,  espérant  trouver  au 
delà  du  tombeau  une  vie  radieuse  comme  ses 


212     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

rêves,  et  laissant  pour  héritier  du  grand  nom 
qu'il  portait  un  jeune  enfant  dont  la  mère  ne 
savait  pas  signer. 


La  Bretagne  vient  de  perdre  un  de  ses  poètes 
les  mieux  inspirés. 

Ludovic  Jan  est  mort  à  Caulnes  (Côtes-du- 
Nord),  le  5  octobre  1894,  âgé  de  trente  ans. 
Il  était  né  à  Ploërmel  et  fit  ses  études  au  petit 
séminaire  de  cette  ville,  avec  deux  autres 
poètes  morbihannais,  les  abbés  A.  Lefranc 
et  F.  Le  Dorz. 

Dans  la  revue  V Hermine,  du  mois  d'octobre 
1894,  M.  Louis  Tiercelin,  qui  fut  son  ami  et  son 
guide  éclairé,  lui  a  consacré  des  pages  d'adieu 
très  belles  et  très  touchantes. 

«  Nous  avons  souvent  remarqué,  dit-il,  qu'il 
«  ressemblait  à  certain  portrait  de  Victor  Hugo 
«  jeune.  Le  front  et  le  regard  étaient  graves 
«  et  calmes  ;  la  bouche  seule  avait  parfois  des 
«  éclairs  d'ironie,  comme  ces  lueurs  d'orages 
«  très  lointaines  qu'on  aperçoit  à  l'horizon 
«  dans  un  soir  calme.  » 

Si  Ludovic  Jan  est  mort  prématurément, 
c'est  qu'il  a  été  tué  par  une  maladie  qui  a  fait 
périr  bien  d'autres  poètes, 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      213 

C'est  qu'un  amer  dégoût  rongeait  son  cœur  altier, 

suivant  sa  propre  expression. 

Obligé  pour  vivre  de  se  confiner  dans  un  mo- 
deste emploi  de  greffier  d'une  justice  de  paix, 
au  fond  d'une  bourgade,  il  a  senti  son  cœur 
et  son  esprit  se  révolter  contre  les  tristes 
nécessités  de  l'existence,  et  l'ennui  incurable 
l'a  miné.  Il  a  publié  deux  volumes  de  vers  : 
Dans  la  bruyère  (1891)  et  les  Rêves  (1893).  Le 
premier  est  supérieur  au  second,  trop  hâti- 
vement composé. 

Comme  l'a  remarqué  M.  Jules  Rouxel,  un 
critique  pénétrant  en  même  temps  qu'un  poète 
original,  il  y  a  chez  Ludovic  Jan  non  seu- 
lement un  artiste,  «  mais  encore  un  philosophe, 
«  un  penseur  que  tourmente  sans  trêve  l'éternel 
«  problème  de  l'origine  et  des  destinées  de 
«  l'homme.  En  ce  Breton,  chrétien  de  tradition 
«  et  d'éducation,  sommeille  un  vieux  levain 
«   des  religions  primitives.  » 

Il  a  peint,  avec  des  couleurs  admirables  et 
une  ampleur  qu'ont  seuls  les  maîtres,  le  pays 
011  il  est  né,  ces  landes  immenses  du  Morbihan, 
voisines  de  la  forêt  de  Brocéliande,  semées 
de  menhirs  et  de  calvaires,  ces  vallées  pitto- 
resques où  se  dressent,  au  bord  des  étangs  et 


214     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

des  cours  d'eau,  les  clochers  dentelés  de  granit      f 
et  les  hautes  tours  du  château  de  Josselin. 

La    pièce    intitulée    le   Paire    me  semble 
donner  la  note  juste  de  son  talent  : 

LE   PATRE 

Enfant,  j'eus  pour  ami,  dans  ma  chère  Bretagne, 
Un  pâtre  de  mon  âge,  un  gars  pensif  et  doux. 
Qui,  par  les  nuits  d'été,  debout  sur  la  montagne, 
Chantait  d'un  ton  très  lent,  comme  on  chante  chez  nous. 

Toujours  sur  le  même  air,  d'une  voix  triste  et  tendre. 
Longuement  il  berçait  son  monotone  ennui  ; 
Et  les  rares  passants  s'arrêtaient  pour  entendre 
Cette  plainte  mêlée  aux  plaintes  de  la  nuit. 

Il  avait  tout  le  jour  couru  dans  les  bruyères, 
Sifflant  les  geais  moqueurs  et  dérobant  les  nids  ; 
Mais  sitôt  que  le  soir  éteignait  ses  lumières, 
Il  s'arrêtait,  rêveur,  sous  les  cieux  infinis. 

Des  villages  lointains,  déjà  noyés  par  l'ombre, 
Les  angélus  montaient  vers  la  mort  du  soleil  : 
Et  la  prière  ailée  allait  du  clocher  sombre 
Perdre  ses  notes  d'or  dans  l'horizon  vermeil. 

Le  pâtre  se  tenait  debout,  la  tète  nue  : 
Et  le  signe  de  croix,  qu'il  traçait  largement. 
Prenait  dans  l'ombre  vague  une  ampleur  inconnue 
Sur  la  sérénité  du  profond  firmament. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     215 

Puis,  quand  tout  s'effaçait,  clochers  et  clartés  roses, 
Quand  le  silence  énorme  endormait  Fhorizon 
Dans  le  recueillement  mystérieux  des  choses, 
Il  écoutait  venir  le  nocturne  frisson. 

Soudain,  les  bois  heurtaient  leurs  pensives  ramures  ; 
Les  ajoncs,  les  genêts,  le  chêne  frémissant. 
S'inclinaient  vers  la  terre  avec  de  sourds  murmures. 
Comme  s'ils  avaient  peur  lorsque  la  nuit  descend. 

Alors,  mon  compagnon  s'asseyait  sur  la  pierre  : 
Ses  moutons,  effrayés  par  la  fuite  du  jour. 
Bêlaient  lugubrement,  le  nez  sur  la  bruyère. 
Et  flairaient  un  danger  dans  le  murmure  sourd. 

Lui,  sans  plus  de  souci,  confiant  dans  sa  force. 
Il  gourmandait  son  chien,  rudoyait  le  troupeau  ; 
D'un  arbuste  naissant  il  arrachait  l'écorce, 
Et,  rustique  ouvrier,  se  taillait  un  pipeau. 

La  nuit  s'épaississait;  et  les  étoiles  douces 
Semaient  de  blanches  fleurs  le  velours  bleu  du  ciel  ; 
Leur  tremblante  clarté  venait  frôler  les  mousses, 
Comme  les  pieds  divins  de  Mab  et  d'Ariel. 

C'était  l'heure  où  les  morts  qu'évoquent  les  légendes 
Sous  la  lune  blafarde  errent,  les  bras  tendus  ; 
Où  les  menhirs  géants,  allongés  sur  les  landes. 
Semblent  poursuivre  au  loin  les  passants  éperdus. 

Le  pastour  entonnait  une  chanson  bretonne  : 
Oh  !  qu'il  est  triste  et  doux  d'écouter  cette  voix, 


216     LA  POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Qui,  sur  un  rythme  lent,  plaintif  et  monotone, 
Mêle  l'âme  de  l'homme  aux  murmures  des  bois  ! 

Ce  pâtre  que  la  nalure  bretonne  emplissait 
d'une  émotion  si  intense,  c'est  l'image  du 
poète  lui-même,  dont  malheureusement  la  voix 
mélodieuse  s'est  tue  pour  jamais. 

En  terminant  cette  étude  sur  la  poésie  ly- 
rique, élégiaque  et  descriptive  en  Bretagne, 
de  1800  à  1880;,  il  est  nécessaire  de  constater 
que  l'influence  de  Brizeux  sur  ses  compa- 
triotes, moins  éclatante  que  celle  de  Chateau- 
briand et  de  Lamennais,  fut  plus  profonde 
peut-être. 

Marie  a  été  la  Muse  inspiratrice  de  la  plupart 
des  poètes  bretons  de  ce  siècle.  Presque  tous 
ont  fait  le  pèlerinage  d'Arzannô,  au  moins  en 
esprit;  beaucoup  l'ont  fait  en  réalité,  et  l'un 
d'eux,  encore  jeune,  M.  Alcide  Leroux,  a 
raconté  d'une  manière  charmante  son  voyage 
au  Moustoir  et  à  cette  vallée  sauvage. 

Où  s'attarde  le  ScorfT  en  ses  mille  détours, 
Caressant  des  coteaux  qui  l'enchaînent  toujours  *. 

1.  Un  Voyage  à  Arzannù,  par  Alcide  Leroux,  Nantes,  1883. 


POESIE  MORALE  ET  DIDACTIQUE 


M.  Renan  dit,  dans  ses  Souvenirs  cF enfance 
et  de  jeunesse  (p.  75)  :  «  Le  trait  caractéris- 
«  tique  de  la  race  bretonne,  à  tous  ses  degrés, 
«  est  l'idéalisme,  la  poursuite  d'une  fin  morale 
«  et  intellectuelle,  souvent  erronnée,  toujours 
«  désintéressée.  »  La  poésie  didactique  lui  est 
naturelle.  Nous  avons  vu  parmi  les  poètes  cel- 
tiques plusieurs  écrivains  de  ce  genre,  l'abbé 
Guillôme,  le  chantre  du  Laboureur,  le  fabuliste 
Ricou,  rhumoriste  Prosper  Proux,  qui  lance 
en  riant  des  traits  acérés. 


La  Haute-Bretagne  a  fourni  aussi  des  poètes 
qui  ont  voulu  instruire  et  donner  des  leçons 
dans  des  épîtres,  des  discours,  des  fables. 


218     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Parmi  les  fabulistes,  le  premier  en  date  est 
Ginguené  (Pierre-Louis).  Il  naquit  à  Rennes, 
le  25  avril  1748.  Son  titre  sérieux  à  la  gloire 
est  Y  Histoire  littéraire  de  l  Italie.  Elle  lui 
demanda  de  longues  années  de  travail  et  dénote 
des  études  consciencieuses  ;  mais  elle  est  un 
peu  superficielle,  en  ce  qui  concerne  l'appré- 
ciation des  œuvres.  «  Jamais,  dit  Alfred  Mi- 
chiels,  dans  son  Histoire  des  Idées  littéraires 
en  France  au  XIX^  siècle  (édit.  de  1848,  p. 
398  du  t.  i),  on  ne  poussa  plus  loin  l'art  «  d'é- 
«  viter  les  problèmes  qui  dorment  au  fond  de 
«  toutes  choses,  dans  les  lettres  comme 
«  ailleurs...  On  ne  connaît  jamais  son  opi- 
«  nion...  L'auteur  me  paraît  être  le  type 
«  d'après  lequel  s'est  formé  M.  Villemain,  ce 
«  diplomate  de  la  critique...  Il  ne  soupçonne 
«  pas  que  les  inventions  des  poètes  et  les 
c<  incidents  de  l'histoire  ont  leur  raison  d'être 
«  ailleurs  qu'en  eux-mêmes...  L'action  des 
«  idées,  de  la  race,  du  climat,  de  l'organisme 
«  social,  il  ne  s'en  occupe  point.  » 

Ginguené  avait  la  manie  de  rimer  et  a  écrit 
beaucoup  de  vers.  Après  avoir  traversé  les 
prisons  de  la  Terreur,  puis  rempli  sous  le 
Directoire  les  fonctions  de  ministre  plénipoten- 
tiaire à  Turin,  où  les  toilettes  trop  républi- 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     219 

caines  de  sa  femme  lui  causèrent  des  difficultés 
avec  la  cour,  il  se  consola  de  ses  déboires  en 
cultivant  la  Muse  chère  à  La  Fontaine. 

On  peut  citer  la  Poule,  la  Fauvelle  el  le 
Coucou,  le  vieux  Rossignol,  le  Loup  converti, 
entre  ses  fables,  qu'il  réunit  en  un  volume, 
sous  le  titre  de  Fables  nouvelles,  en  1812. 

M.  Adolphe  Orain,  l'un  de  ses  biographes, 
fait  observer  que  c'est  avec  raison  que  les  cri- 
tiques du  temps  leur  reprochèrent  de  manquer 
de  naïveté  ;  mais,  en  revanche,  elles  témoignent 
d'une  connaissance  réelle  de  la  société  et 
des  passions  humaines.  Sa  morale  du  Loup 
converti  n'est  que  trop  souvent  vérifiée  par 
l'expérience  : 

A  ces  beaux  pénitents  bien  simple  qui  se  fie  ! 

A  la  première  occasion, 
Les  serments  du  matin,  le  soir  on  les  oublie  ; 

Le  loup  n'est  pas  longtemps  mouton. 

La  princesse  de  Salm-Dyck  (Constance- 
Marie  de  Théis,  1767-1845),  que  Marie-Joseph 
Chénier  appelait  la  Muse  de  la  raison,  était 
nantaise.  Sa  beauté  lui  fît  épouser,  en  pre- 
mières noces,  un  jeune  médecin  fort  riche, 
M.  Pipelet  de  Leury;  mais  cette  union  ne  fut 


220     LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

point  heureuse.  Elle  divorça  et  en  1802  se 
remaria  avec  le  comte  de  Salm-Dyck,  élevé  à 
la  dignité  de  prince  en  1816.  Dès  lors  elle  eut 
ses  entrées  à  la  cour  de  Napoléon  et  son  salon 
devint  l'un  des  plus  brillants  de  Paris.  Cette 
fois,  le  bonheur  conjugal  se  joignit  à  la 
richesse,  et  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  le  13 
avril  1845,  elle  ne  connut  que  des  succès  de 
tout  genre. 

Girodet  fit  son  portrait  ;  il  est  reproduit 
dans  ses  Œuvres  complètes,  imprimées  sous 
sa  surveillance  en  1842. 

M.  Eugène  Talbot,  dans  la  Biographie  bre- 
tonne, la  dépeint  ainsi  :  «  La  tête  est  remar- 
<(  quable  de  distinction  ;  les  cheveux  sont 
«  frisés  à  la  Titus,  comme  ceux  d'un  homme: 
«  l'œil  est  large,  ouvert,  vif,  mais  bienveillant 
«  et  doux  ;  le  nez  est  droit,  bien  dessiné,  aris- 
((  tocratique  ;  la  bouche,  aimable  et  souriante, 
((  exprime  la  bonté  et  la  grâce  ;  rien  peut-être 
«  dans  l'ensemble  de  ces  traits  ne  remue  ni 
((  ne  saisit.  » 

Sa  poésie  me  paraît  ressembler  à  son  visage. 
Elle  ne  saisit  ni  ne  remue.  Je  serais  tenté  de 
dire,  au  point  de  vue  poétique,  que  la  princesse 
de  Salm  est  une  femme  trop  raisonnable. 

Ses  Epttres,  ses  Discours  ont  de  la  force, 


Princesse  de  Salm-Dyck 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     223 

de  la  noblesse  ;  mais  les  images  neuves,  les 
traits  de  génie  y  manquent.  Il  en  est  de  même 
de  sa  tragédie  lyrique  de  Sapho,  dont  Martini 
écrivit  la  musique.  Cette  pièce,  dit  Villenave 
père,  dans  la  revue  la  France  littéraire,  au 
sujet  de  l'édition  de  ses  œuvres  complètes, 
«  eut  plus  de  cent  représentations,  succès  qui, 
rare  en  d'autres  temps,  était  encore  inouï  en 
1794.  »  Dans  son  long  poème  Mes  soixante 
ans,  la  princesse  de  Salm  a  rassemblé  les 
grands  souvenirs  de  sa  vie.  En  parlant  de  la 
cour  de  Napoléon,  elle  a  trouvé  quelques 
accents  vigoureux,  mais  perdus  au  milieu  de 
banales  déclamations.  Elle  manie  les  rythmes 
avec  aisance,  mais  la  vraie  poésie  est  presque 
toujours  absente.  Il  faut  chercher  longtemps 
avant  de  trouver  des  passages  dignes  d'être 
cités. 

Les  vers  qu'elle  adresse  A  sa  pendule  qui 
s'était  arrêtée,  prouvent  que,  malgré  ses  ri- 
chesses et  ses  triomphes,  elle  a  connu  la 
souffrance  : 


Fidèle  image  de  la  mort, 
Comme  tu  l'étais  de  la  vie, 
Que  ton  silence,  que  ton  sort 
Porte  en  moi  de  mélancolie  ! 


224     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Que  tu  retraces  à  mes  yeux 
De  souvenirs  et  de  souffrances  ! 
Que  nos  destins  offrent  entre  eux 
De  douloureuses  ressemblances  ! 

Comme  nous,  pour  subir  sa  loi, 
Le  sort  voulut  te  faire  naître. 
Nous  ne  savons  pas  plus  que  toi 
Qui  meut  les  ressorts  de  notre  être. 

Si  du  matin  jusques  au  soir 
Du  temps  tu  mesures  l'espace, 
Sur  notre  front  chacun  peut  voir    . 
L"àge  qui  détruit  et  qui  passe. 

Ton  repos  ou  ton  mouvement 
Sur  des  soins  étrangers  se  fonde  ; 
Quel  être,  même  indifférent. 
Vivrait  par  lui  seul  dans  le  monde  ? 

Tous  deux  nous  nous  verrons  finir  ; 
Et  prête  à  quitter  ta  demeure, 
Comme  notre  dernier  soupir 
Tu  sonneras  ta  dernière  heure. 

Il  y  a  parmi  ses  Pensées  des  observations 
très  justes.  En  voici  quelques-unes  : 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'on  puisse  ramener  les  mé- 
chants, ni  toucher  les  âmes  basses  par  la  douceur  et 
les  procédés.  Ils  n'ont  pas  en  eux  les  moyens  de  les 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     225 

comprendre,  et  ils  les  croient  des  preuves  de  timi- 
dité ou  de  faiblesse. 

Les  personnes  franches  et  loyales  se  livreraient 
moins  qu'elles  ne  le  font,  si  elles  pouvaient  se  figurer 
à  quel  point  ce  qu'elles  disent  dans  l'abondance  de 
leur  cœur  est  interprété  bizarrement  et  quelquefois 
dangereusement  par  la  plupart  des  personnes  qui  les 
écoutent. 

En  amour,  en  amitié,  le  charme  du  sentiment  est 
à  l'instant  anéanti  par  le  premier  mot  qu'il  faut  cal- 
culer avant  de  le  prononcer. 

Il  n'est  pas  donné  à  l'homme  d'avoir  une  idée  juste 
des  sentiments  qu'il  n"a  pas  éprouvés,  des  choses 
qu'il  n'a  pas  vues,  des  situations  dans  lesquelles  il  ne 
s'est  pas  trouvé  ;  c'est  pourquoi  les  souverains  com- 
mettent tant  d'erreurs. 


M™®  Sophie  Hue,  fille  d'un  lieutenant  de  vais- 
seau, M.  Sachs,  et  femme  d'un  conseiller  à  la 
cour  de  Rennes,  n'a  pas  eu  une  existence  aussi 
brillante  que  la  princesse  de  Salm.  Elle  n'a  pas 
quitté  la  Bretagne  et  s'est  bornée  à  chanter, 
avec  beaucoup  de  grâce,  d'esprit  et  d'art,  les 
enfants,  la  famille  et  sa  petite  patrie.  Son 
volume  les  Maternelles  a  été  accueilli,  par  les 
femmes  surtout,  avec  la  sympathie  la  plus 
vive.  L'Académie  française  l'a  couronné. 

Elle  était  née  à  Lorient.  Elle  est  morte  à 
Rennes,    très   âgée,    en  janvier   1893,   avant 

ROUSSE.  —    POÉSIE   BRETONNE.  —    15 


226      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

d'avoir  pu  exécuter  le  projet  qu'elle  avait 
formé  de  publier,  sous  le  titre  de  r Oiseau  bleu, 
ses  poésies  dispersées.  Elles  sont  généralement 
d'une  facture  plus  savante  que  ses  premières. 
J'extrais  des  Maternelles  la  touchante  lé- 
gende qu'on  va  lire  : 

JÉSUS  ET  l"i:\fa>t. 

Jésus  seul  et  pensif  marchait  dans  la  campagne  ; 

Un  enfant  qui  savait  son  nom 

Cueillit  une  fleur  du  gazon, 
Une  fleur  embaumée  au  vent  de  la  montagne, 
Et  la  lui  vint  offrir  en  lui  baisant  la  main. 
Or,  comme  il  est  écrit  dans  le  livre  divin 
Qu'à  Jésus  nul  ne  fait  la  plus  petite  offrande 

Qu'au  centuple  il  ne  la  lui  rende, 
Le  Promeneur  céleste,  en  respirant  la  fleur. 

A  Tenfant  dit  avec  douceur  : 
u  Je  dispose  à  mon  gré  des  trésors  de  la  terre  ; 

Demande  le  plus  précieux. 

Je  te  l'obtiendrai  de  mon  Père, 

De  mon  Père  qui  règne  aux  Cieux.  » 
L'enfant  lui  répondit  :  «  Je  ne  m'y  connais  guère, 

Je  pourrai  me  tromper,  je  croi, 

0  Jésus,  choisissez  pour  moi...  » 
C'était  un  orphelin,  il  lui  rendit  sa  mère. 

]yjme  Hue,  dans  une  de  ses  dernières  pièces, 
s'adressant  à  la  Bretagne,  lui  disait  : 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     227 

Je  ne  cherche  pas  la  gloire 
Des  poètes  en  renom, 
Mais  un  coin  dans  ta  mémoire 
Où  demeure  écrit  mon  nom. 


Son  souhait  sera  exaucé.  Elle  a  bien  chante 
son  pays, 

Le  charme  mélancolique 
De  ses  doux  horizons  gris, 
De  ses  grèves  aux  joncs  roses, 
Où  le  vent  du  gouffre  amer 
Vient  murmurer  tant  de  choses 
Dans  les  rumeurs  de  la  mer. 

Alcide-Hyacinlhe  du  Bois  de  Beauchcsne 
(né  à  Lorient  le  31  mars  1804,  mort  à  Paris 
en  janvier  1874),  peut  être  aussi  rangé  parmi 
les  poètes  moralistes. 

Il  descendait  d'un  des  Bretons  vainqueurs 
des  Anglais  au  combat  des  Trente,  ce  Geoffroy 
du  Bois  qui  cria  à  Beaumanoir,  épuisé  par  la 
soif  :  «  Beaumanoir,  bois  ton  sang.  »  Il  est 
plus  connu  par  ses  livres  si  émouvants  sur 
Louis  XVII  et  Madame  Elisabeth  que  par  ses 
vers.  Et  pourtant,  ses  Souvenirs  poétiques 
(1830)  et  son  Livre  des  jeunes  mères  (1860; 
méritent  d'être  lus. 


228      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Il  fît  ses  études  à  Douai  et  vécut  presque 
toujours  à  Paris,  dans  l'intimité  de  Soumet, 
de  Guiraud,  d'Alfred  de  Vigny.  Après  sa  mort, 
M.  Edmond  Biré  étudia  son  œuvre  dans  une 
notice  très  complète  que  publia  la  Revue  de 
Bretagne  el  de  Vendée  (septembre  1874). 

Alcide  de  Beauchesne  joignait  la  finesse  à 
la  hauteur  des  pensées,  mais  ses  descriptions 
sont  trop  chargées  de  détails  et  trop  maniérées. 
Il  ne  se  faisait  d'ailleurs  point  d'illusion  sur  le 
sort  de  ses  vers  ;  car  dans  sa  pièce  :  Où  vont-ils? 
il  disait  : 

Où  vont-ils  tous  ces  fous,  quêteurs  de  renommée, 
Qui  vendent  leur  bonheur  pour  un  peu  de  fumée, 

Cerveaux  qui  n'ont  point  de  sommeil, 
Qui  prodiguent  leur  vie  en  fièvres  téméraires 
Et  qui  mettraient  le  pied  sur  le  front  de  leurs  frères 

Pour  se  grandir  vers  le  soleil  ? 

Et,  songeant  à  la  mort,  il  ajoutait  : 

Le  Dieu  qui  n'a  pas  fait  ma  vie  heureuse  et  douce. 
Me  fera  bien  alors,  sous  un  tertre  de  mousse, 

Un  lit  tranquille,  un  sommeil  doux. 
Que  la  foule  jamais  à  ma  tombe  ne  vienne  ; 
Mais  qu'il  reste  en  ce  monde  un  cœur  qui  se  souvienne 

Que  je  l'attends  au  rendez-vous. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     229 

Achille  du  Glésieux  fut  un  bienfaiteur  des 
populations  voisines  de  Saint-Brieuc.  Il  fonda 
près  de  son  château  de  Saint-Ilan  une  colonie 
pour  recueillir  les  enfants  abandonnés  ou 
orphelins. 

Ses  livres  prêchent  la  vertu  avec  éloquence. 
Depuis  1833,  il  a  publié  bien  des  volumes  de 
vers,  VAme  et  la  solitude,  Exil  et  patrie,  Der- 
niers Chants,  Une  Voix  dans  la  foule.  Une 
Voix  dans  la  solitude.  Nobles  causes  et  Ar- 
melle,  son  œuvre  la  plus  importante  (1876). 

Armelle  est  une  jeune  paysanne,  belle  et  sage, 
aimée  par  un  gentilhomme,  à  qui  sa  mère,  en 
mourant,  fait  jurer  de  ne  jamais  l'épouser. 
C'est  la  lutte  du  devoir  contre  la  passion.  La 
vertu  triomphe  dans  les  deux  âmes  ;  la  jeune 
fille  entre  dans  un  monastère  et  y  meurt 
bientôt.  Achille  du  Glésieux  n'avait  pas  assez 
d'imagination  pour  rajeunir  ce  sujet.  Il  s'est 
laissé  entraîner  à  des  développements  exa- 
gérés. On  devine  trop  la  fin  du  drame  pour  que 
l'intérêt  soit  soutenu.  Le  style  a  du  souffle, 
mais  il  s'y  mélange  trop  de  rhétorique. 

Tallemant  des  Réaux  raconte,  dans  ses  His- 
toriettes (t.  I,  p.  263),  que  si  l'on  montrait  à 
Malherbe  «  des  vers  où  il  y  avait  des  mots  qui 
((  ne  servaient  qu'à  la  mesure  ou  à  la  rime,  il 


230     LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  disait  que  c'était  une  bride  de  cheval  atta- 
«  chée  avec  une  aiguillette.  »  Les  vers  d'Achille 
du  Clésieux  auraient  subi  de  sa  part  bien  des 
réflexions  analogues,  s'ils  avaient  vécu  du 
même  temps.  Ce  défaut  n'est  pas  compensé 
par  l'imprévu  des  images,  car  il  a  peu  d'inven- 
tion dans  l'expression  comme  dans  l'intrigue. 
Malgré  tout,  une  certaine  chaleur,  qui  vient 
d'un  grand  cœur  et  d'un  noble  esprit,  lui  avait 
conquis  de  son  vivant  une  renommée  assez 
étendue. 

Sainte-Beuve  lui  adressa,  dans  les  Pensées 
d'août,  une  épître,  où  il  lui  disait  : 

Sur  un  rocher,  sept  ans.  devant  l'Eternité, 
Devant  son  grand  miroir  et  son  fidèle  emblème. 
Devant  votre  Océan,  près  des  grèves  qu'il  aime. 
Vous  êtes  resté  seul  à  veiller,  à  guérir, 
A  prier  pour  renaître,  à  finir  de  mourir, 
A  jeter  le  passé,  vain  naufrage,  à  Técume, 
A  noyer  dans  les  flots  vos  dépôts  d'amertume. 
Repuisant  la  jeunesse  au  vrai  soleil  d'amour, 
Patriarche  d'ailleurs  pour  tous  ceux  d'alentour. 
Donnant,  les  instruisant,  et  dans  vos  soirs  de  joie, 
Chantant  sur  une  lyre  ! 

Le  15  septembre  1833,  le  grand  critique 
{Premiers  lundis,  p.  260),  consacra  une  étude, 
brève,   mais  bienveillante,  au  volume  qui  a 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      231 

pour  titre  l'A  me  et  la  solilade.  Il  y  signalait 
la  pièce  A  mon  père,  comme  «  d'une  belle 
«  haleine  et  d'une  sensibilité  pénétrante.  » 

Dans  le  recueil  Exil  et  patrie  (1834),  on 
rencontre  des  pages  vraiment  émues,  entre 
autres  Dans  le  jardin  du  curé,  où  le  poète  rêve, 

Assis  sur  un  vieux  banc  de  hêtre 
Sous  un  berceau  de  buis  épais... 
Ayant  pour  étroit  horizon 
Un  mur  que  la  mousse  festonne 
Et  qu'un  if  desséché  couronne, 
Regardant  au  bout  du  sentier 
Se  jouer,  au  pied  d'un  figuier, 
Quelques  poussins  avec  leur  mère. 

Je  cueille  encore  quelques  vers  dans  la  pièce 
intitulée  Tristesse  : 

N'ai-je  pas  ce  que  l'homme  envie  ? 

Le  malheur  respecte  mon  front  ; 

Les  flots  tous  sereins  de  ma  vie 

N'ont  à  laver  aucun  affront. 

J'ai  de  l'ombre  à  mon  beau  rivage  ; 

Voyez  jouer  sous  le  feuillage 

Ce  bel  enfant...  Il  est  à  moi  ! 

Je  sais  encore  un  cœur  qui  m'aime... 

Et  bien  souvent,  surpris  moi-même. 

J'ai  dit  au  bonheur  :  «  Est-ce  toi  ?  » 


232      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

Et  pourtant  voici  que  je  pleure  ! 
Mon  cœur  saigne  au  dedans  de  moi  ; 
Et  la  prière  qui  Teffleure 
Ferme  son  aile  avec  effroi. 
Je  n'ai  plus  assez  du  silence, 
Assez  des  fleurs,  de  Tinnocence 
Qui  parfume  ici  mon  séjour; 
Comme  une  solitude  aride. 
Mon  œil  est  sec,  mon  âme  est  vide. 
Seigneur,  quand  viendra  votre  jour? 

Achille  du  Clésieux  se  plaignait  de  la  mo- 
notonie de  son  existence.  La  monotonie  est 
aussi  un  des  écueils  qu'il  n'a  pas  su  éviter 
dans  ses  vers. 

Il  était  né  à  Saint-Brieuc,  le  30  avril  1806. 
Il  mourut  en  juin  1893  et  repose  dans  la  cha-- 
pelle  de  son  château  de  Saint-Ilan. 

François  Longuécand  était  une  âme  mélan- 
colique et  douce.  «  Ses  poésies,  a-t-il  dit,  ont 
«  poussé  au  milieu  des  œuvres  de  bureau, 
((  choses  arides,  comme  la  ravenelle  entre 
0  les  pierres  d'un  mur.  » 

Il  a  passé  sa  vie,  occupé  de  recouvrements 
de  lettres  de  change  et  d'assurances,  à  Saint- 
Malo,  où  il  était  né  en  avril  1823.  Son  talent 
gracieux  et  spirituel  ne  rappelle  en  rien  sa  ville 


F.    LONGUÉCAND 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     235 

natale,  u  ce  nid  de  vautours  »,  selon  l'expres- 
sion de  Michelet.  Ses  fables  sont  fort  jolies, 
et  Déranger  prétendait  qu'il  devait  être  classé 
en  tête  des  poètes  qui  ont  osé  suivre  La  Fon- 
taine. C'était  aussi  Tavis  de  M'"^  Desbordes- 
Valmore,  qui  lui  écrivait  le  22  juin  1855,  après 
la  publication  d'un  de  ses  volumes  :  «  Parmi 
«  tant  de  pages  vivement  colorées,  la  Que- 
«  relie  au  colombier,  la  Tourterelle  et  le 
((  Passant,  le  Feu  du  pâtre,  sont  de  délicieux 
((  tableaux.  Ils  éclatent  de  sentiment  et  de 
«  lumière  dans  ce  livre  parsemé  d'expressions 
«  d'un  bonheur  loué  par  de  plus  habiles  que 
c<  moi,  mais  non  pas  plus  touchés  de  leur 
«  grâce  solide.  » 

Les  vers  suivants,  tirés  de  son  recueil  le 
Miroir,  reflètent  assez  bien  ses  procédés  ha- 
bituels : 

FLEURS     d'avril 

Les  blés,  jeunes  encor,  sur  le  sillon  frissonnent, 
Pourtant  l'hiver  a  fui;  voici  des  jours  meilleurs  ; 
Vois  au  sein  du  verger  les  pommiers  qui  boutonnent, 
Et,  sous  les  rameaux  verts,  poindre  de  blanches  fleurs. 

Avril  que  nous  aimons  donne  ces  douces  choses, 
Frêle  et  charmant  espoir  qui  promet  un  trésor, 
Et  la  saison  des  fruits,  après  celle  des  roses. 
Fera  sur  ces  rameaux  briller  la  pomme  d'or. 


236      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    Xl\^    SIECLE 

Mais  souvent  le  pommier  abandonne  à  la  brise 
La  couronne  d'avril  dont  s'étoilait  son  front, 
Et  le  vent  sans  pitié  la  secoue  et  la  brise  ; 
D'une  neige  de  fleur  il  couvre  le  gazon  : 

Neige  dont  Taquilon  parfume  le  rivage, 
Fruits  perdus  !  Près  de  là  quand  vient  le  laboureur, 
Il  foule  les  débris,  rêve  et  dit  :  C'est  dommage  ! 
Pourquoi  si  doux  espoir  est-il  aussi  trompeur"? 

Pour  faire  contraste  avec  cet  apologue  fleuri, 
voici  la  fable  du  Hérisson  et  du  Porc-épic. 
(Fables,  1881). 

Habitant  d'un  hallier,  béte  à  triste  visage, 

A  caractère  âpre  et  chagrin, 

Pour  les  bètes  du  voisinage 
Sire  le  Hérisson  était  mauvais  voisin. 
H  avait  mis  le  nez  dans  toutes  les  retraites  ; 
Les  jours  de  fête  au  bois  c'était  un  trouble-jeux, 
Et  quand  on  lui  disait  :  Quel  ennuyeux  vous  faites! 

Il  montrait  son  dos  épineux. 
«  Je  suis  rond,  disait-il,  j'abhorre  la  contrainte  ; 

Si  mes  façons  peuvent  blesser, 
Au  lieu  d'en  apporter  plainte. 

Qu'on  aille  se  faire  panser. 
Je  fais  ce  que  je  veux  et  dis  ce  que  je  pense. 
Qui  qu'en  grogne,  tant  pis,  vive  l'indépendance  !  » 

Mais  survient  le  porc-épic, 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     237 

Au  formidable  clos,  tout  hérissé  de  dards... 
Et  c'est  au  hérisson  d'avoir  Toreille  basse... 

Le  porc-épic  ne  se  gêne  pas  avec  lui  : 

Le  pauvre  hérisson  trouve  que  son  bourreau 
A  des  embrassements  qui  perforent  la  peau. 

Et  le  fabuliste  conclut  par  cette  morale  fort 
juste: 

Hé,  Tami  hérisson,  pourquoi  des  cris  si  hauts  ? 
Ces  façons  rudes  sont  les  vôtres  : 
Nous  ne  haïssons  nos  défauts, 
Que  s'ils  se  trouvent  chez  les  autres. 

François  Longuécand  a  traduit  élégamment 
en  vers  français  plusieurs  des  admirables 
chants  populaires  du  Barzaz-Breiz. 

Emile  Grimaud,  à  Nantes,  poursuivait  en 
même  temps  le  même  but  et  savait  l'atteindre. 

A  côté  d'eux,  parmi  les  poètes  iraducleurs 
qui  ont  voulu  nous  faire  connaître  les  chefs- 
d'œuvre  des  littératures  étrangères,  il  faut 
donner  place  à  Paul  Vrignault,  auteur  des 
Landes  fleuries  (1858),  et  à  M.  Julien  Du- 
chesne,  mort  à  Rennes,  le  31  octobre  1893, 
qui  fut  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de 


238     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

cette  ville  et  essaya  de  rendre  les  nuances  si 
variées  des  poètes  allemands  et  anglais.  Ses 
traductions  de  la  Cloche  de  Schiller,  d'élégies 
de  Gœlhe,  de  Gray,  de  Tennyson,  de  Long- 
fellow,  suivent  généralement  le  mouvement  du 
style,  serrent  de  près  la  pensée  et  sont  inté- 
ressantes à  étudier. 

Sigismond  Ropartz,  le  savant  historien  de 
Guingamp,  a  traduit  les  poésies  latines  de 
Marbode,  évêque  de  Rennes  au  XP  siècle  ; 
Pierre- Yves  Boscher  de  Belleissue,  toutes  les 
œuvres  de  Properce  ;  François-Auguste  Bar, 
une  partie  du  Roland  furieux  de  l'Arioste. 

M.  L.  Cœuret  du  Joliers,  qui  a  réuni  ses 
fines  épigrammes  sous  le  titre  de  Baisers  et 
Morsures j  s'est  attaché  à  Catulle  et  à  Lucain; 
Ferdinand  du  Dot,  à  Anacréon  et  à  Virgile  ; 
son  frère  Alexandre,  auteur  d'un  livre  de  haute 
portée,  FA  me  de  la  Littérature,  a  transcrit  en 
vers  fermes  et  sonores  divers  passages  d'Ho- 
mère et  de  Dante. 

MM.  Olivier  de  Gourcuff  et  Dominique  Caillé 
ont  marché,  depuis,  avec  succès  dans  la  même 
voie,  tout  en  publiant  de  nombreux  volumes 
de  belles  poésies  personnelles. 

C'était  pour  tous  une  tâche  ingrate  et  il  faut 
leur  savoir  gré  d'efforts  si  désintéressés  ;  car 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     239* 

ils  n'ignoraient  pas  que  la  réputation  littéraire 
s'acquiert  aujourd'hui  plus  difficilement  par 
les  traductions  que  du  temps  de  l'abbé  Delille 
et  de  M.  de  Pongerville. 

J'avoue  que  je  suis  un  peu  de  l'avis  de  VoU 
taire,  qui  écrivait  à  M'"^  du  Deffand  (1754)  : 
«  Les  poètes  ne  se  traduisent  point.  Peut-oa 
«  traduire  de  la  musique  ?  » 


LES  AUTEURS  DRAMATIQUES 


Emile  Souvestre,  qui  a  fait  en  prose  plu- 
sieurs pièces  de  théâtre  et  fut  le  collaborateur 
d'Alexandre  Dumas  pour  son  drame  d'Aniony, 
après  avoir  étudié  les  vieilles  tragédies  bre- 
tonnes, écrivait  :  «  Ne  croyez  pas  que  le  Breton 
«  perde  dans  le  drame  son  accent  propre  et 
((  tombe  dans  la  turbulence  !  Non,  au  milieu 
«  des  aventures  les  plus  extraordinaires  et  des 
((  plus  orageuses  traverses,  il  conserve  son 
«  langage,  plus  résigné  qu'impétueux,  ses 
((  élans,  plus  attendrissants  et  plus  solennels 
((  que  chauds  et  déchirants.  » 

La  vivacité  nécessaire  au  théâtre,  l'entrain 
qu'il  faut  montrer  sur  la  scène,  manquent  gé- 
néralement aux  Bretons.  Regardez-les  danser  : 

ROUSSE.  —    POÉSIE   BRETONNE.  —    16 


242     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX''    SIECLE 

malgré  leur  passion  pour  la  danse,  ils  n'y 
perdent  jamais  une  gravité  qui  étonne  les 
étrangers,  lorsqu'ils  sont  témoins  de  leurs 
fêtes.  Chez  eux  les  auteurs  dramatiques  portent 
dans  leurs  compositions  cette  gravité,  ce 
quelque  chose  de  pesant,  signalé  par  M.  Renan 
dans  leur  caractère. 

Chateaubriand  a  voulu  faire  une  tragédie  ; 
il  y  a  mis  tous  ses  soins  et  il  a  écrit  Moïse. 

Cette  pièce,  dont  le  sujet  est  «  la  première 
idolâtrie  des  Hébreux  »,  fut  reçue  à  l'unanimité 
par  le  comité  du  Théâtre-Français  en  1828. 
Halévy  se  chargea  d'en  écrire  la  musique  et 
((  les  chœurs  de  l'Opéra,  dit  Chateaubriand,  se 
devaient  joindre  à  la  Comédie  Française  pour 
l'exécution.  »  — •  Tout  cela,  et  les  éloges  de 
Jules  Janin  dans  son  étude  ampoulée  sur  les 
poésies  de  Chateaubriand,  n'empêchent  pas 
Moïse  d'être  une  tragédie  faible  et  ennuyeuse. 

Elisa  Mercœur  a  essayé,  elle  aussi,  d'en 
faire  une.  Son  Boahdil  fut  également  reçu  à 
l'unanimité  par  les  acteurs,  mais  refusé  par 
le  directeur,  M.  Taylor,  qui  ne  lui  trouvait  pas 
les  qualités  scéniques  nécessaires. 

Le  style  de  Moïse  et  celui  de  Boabdil  sont 
des  pastiches  de  Racine  et  de  Voltaire  ;  pour- 
tant, il  y  a  plus  de  vie,  ce  me  semble,  dans 


J 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     243 

Fœuvre  de  la  jeune  fille  que  dans  celle  du 
grand  homme. 

Jacques-Corentin  Royou  (né  à  Quimper, 
1745-1828),  frère  de  l'abbé  Royou  et  rédacteur 
comme  lui  de  F  A  mi  du  Roi,  ne  fut  pas  plus 
heureux  avec  sa  tragédie  de  la  Mort  de  César. 
On  raconte  même  que,  furieux  de  l'accueil  que 
lui  faisait  le  public  de  l'Odéon,  en  1825,  il 
s'avança  sur  la  scène,  «  arracha  le  manuscrit 
«  des  mains  du  souffleur  et  se  retira  en  me- 
«  naçan.t  le  parterre.  » 

Théodore  Villenave  (né  à  Nantes,  le  26  juillet 
1798,  mort  en  1866),  frère  de  M"^«  Waldor,  est 
le  père  de  plusieurs  poèmes  médiocres  et  de 
deux  drames  en  cinq  actes,  Walslein  et 
Schneider  ;  mais  il  a  eu  le  bon  esprit  d'écrire 
ces  derniers  en  prose. 

Un  écrivain  d'une  autre  valeur  est  Alexandre 
Duval  (Alexandre-Vincent  Pineu  du  Val,  né  à 
Rennes,  le  6  avril  1767). 

Voilà  un  personnage  dont  l'existence  n'a 
point  été  banale.  Successivement  engagé  vo- 
lontaire sur  la  flotte  du  comte  de  Grasse, 
ingénieur  des  ponts  et  chaussées,  secrétaire  de 
la  députation  des  Etats  de  Bretagne,  archi- 
tecte, peintre,  faisant  des  portraits  de  députés 
à  six  francs  pièce,  combattant  de  Jemmapes 


244     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

et  de  Valmy,  acteur,  auteur  dramatique,  direc- 
teur de  rOdéon,  membre  de  l'Académie  fran- 
çaise, administrateur  de  la  Bibliothèque  de 
l'Arsenal,  ayant  traversé  la  misère  et  tous  les 
milieux  sociaux,  il  put  voir  de  près  les  hommes 
et  les  peindre  ressemblants  en  se  servant  de 
ses  souvenirs.  Ses  œuvres  complètes,  en  neut 
volumes,  renferment  quarante-neuf  pièces  de 
théâtre,  dont  une  dizaine  en  vers.  «  Si  dans 
((  les  cinquante  pièces  que  j'imprime,  dit-il 
«  dans  sa  préface,  trois  ou  quatre  seulement 
«  ont  été  repoussées  par  le  public,  je  n'en 
«  crois  pas  moins  de  mon  devoir  de  les  sou- 
((  mettre  au  jugement  du  lecteur.  C'est  par  les 
((  pièces  imparfaites  d'un  auteur  que  l'on  juge 
«  les  progrès  que  le  temps  et  l'étude  lui  ont 
((  fait  faire  (t.  i,  p.  xxvi).  L'expérience  de 
«  mes  trente  ans  au  théâtre  m'a  convaincu 
«  d'une  grande  vérité,  c'est  que  toute  la  malice 
((  humaine  ne  peut  rien  contre  une  pièce  forte 
«  de  raison  et  de  choses.  »  (P.  xxxiii). 

L'intrigue  de  ses  drames  et  comédies  est 
presque  toujours  intéressante  et  bien  menée  ; 
les  caractères  en  sont  naturels,  l'idée  fonda- 
mentale très  saine.  Il  dit,  dans  sa  note  sur  le 
Complot  de  famille  :  «  Molière  a  prouvé  dans 
«  tous  ses  chefs-d'œuvre  qu'il  ne  suffît  pas  que 


ALEXANDRb;    DUVAL 


\ 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     247 

«  l'art  dramatique  pût  contribuer  à  l'amuse- 
«  ment,  mais  qu'il  fallait  encore  qu'il  eût  une 
«  influence  directe  sur  le  peuple  et  qu'il  étendît 
«  ses  idées  vers  tout  ce  qui  est  grand,  vrai, 
«  juste  et  noble.  » 

Ce  qui  fait  défaut  à  Alexandre  Duval,  c'est 
le  style.  Il  ne  s'en  est  jamais  préoccupé,  et 
en  cela  il  n'est  pas  artiste.  Il  n'a  jamais  com- 
pris ce  qu'il  y  avait  de  solide  dans  les  théories 
des  romantiques,  ses  ennemis  acharnés.  Son 
drame  historique  Edouard  en  Ecosse  eut  un 
immense  retentissement  en  1802  et  lui  attira 
les  persécutions  de  Bonaparte.  Il  avait  mis 
dans  la  bouche  du  duc  de  Cumberland,  à  la 
dernière  scène,  cette  phrase  :  «  Quelle  que 
((  soit  la  fureur  des  partis,  les  vertus  seront 
((  toujours  des  vertus.  Si  le  devoir  nous  force 
«  à  combattre  des  ennemis,  l'humanité  nous 
((  engage  à  secourir  les  malheureux.  »  Ces 
mots  et  l'allure  générale  de  la  pièce  le  firent 
soupçonner  d'y  avoir  mis  des  intentions  poli- 
tiques. Il  fut  obligé  de  s'enfuir  en  Russie.  Il 
a  raconté  ces  faits  dans  une  notice  qui  accom- 
pagne son  œuvre.  Il  y  appelle  Napoléon  «  ce 
a  moderne  Cromwell,  qui  ne  connut  d'intérêts 
((  nationaux  que  ceux  de  sa  famille,  de  con- 
«  seillers  que  ses  flatteurs  et  tous  ceux  qui  lui 


248      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

((  vendirent  la  patrie  pour  des  titres  et  des 
«  cordons.  » 

Alexandre  Duval  a  beaucoup  d'esprit  et  un 
esprit  des  plus  fins.  Lisez  ce  monologue  du 
duc,  dans  le  Complot  de  famille  (acte  III, 
scène  iv)  : 

LE     DUC 

(Il  vide  son  portefeuille  sur  la  table  et  repousse  ce  qui  le 
gêne.) 

Que  de  petits  billets  où  Ton  dit  qu'on  m'adore  ! 
A  mon  tour,  par  égard  j'en  écrivais  autant. 
Ah  !  voilà  de  Tabbé  le  madrigal  charmant 
Qu'il  fit  à  mon  sujet:  le  Papillon  malade. 
Cet  aimable  acrostiche,  en  forme  de  charade, 
Fit  un  instant  fureur  par  sa  légèreté  ; 
Chacun  se  Tarrachait  dans  la  société. 
Mais  à  qui  ces  cheveux  de  couleur  Isabelle  ? 
C'est  de  la  présidente  ;  oui,  je  me  la  rappelle  ; 
Son  esprit  est  rempli  de  préjugés  bourgeois, 
Et  sa  grande  vertu  m'a  tenu  plus  d'un  mois. 

(Il  reprend  un  autre  papier.) 

Un  rendez-vous  manqué  !  Que  dira  la  comtesse  ? 
Pourquoi  fus-je  assez  sot  de  faire  la  promesse 
D'aller  lui  reporter  ses  lettres,  son  portrait? 
Je  crois  que  de  nos  jours  cela  ne  s'est  point  fait» 
Mais  notre  liaison  lui  fait  naître  un  scrupule. 
Son  époux  est  jaloux  ;  il  a  ce  ridicule, 
Et  je  dois  apaiser  des  remords  et  des  pleurs. 
Oui,  je  lui  rendrai  tout  ;  il  faut  avoir  des  mœurs. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     249 

L'auteur  de  tant  de  comédies  et  de  drames 
applaudis  pendant  trente  ans,  mourut,  le  9 
janvier  1842,  au  milieu  des  triomphes  des 
romantiques,  dédaigné  des  générations  nou- 
velles; mais  on  lira  toujours  avec  plaisir  les 
Héritiers,  Une  Aventure  de  Saint-Foix,  Mai- 
son à  vendre,  la  Tapisserie,  Edouard  en 
Ecosse, 

Ballanche  lui  succéda  à  l'Académie  et  y  fit 
son  éloge.  M.  Arthur  de  la  Borderie  lui  a 
consacré  récemment  une  étude  approfondie 
(Alexandre  Duval  et  son  théâtre,  1893),  dans 
un  volume  que  M.  Edmond  Biré  a  qualifié 
((  d'instructif,  curieux,  d'une  lecture  piquante.  » 
(Gazette  de  France  du  2  octobre  1893). 

J'emprunte  à  M.  Biré,  l'homme  qui  connaît 
le  mieux  les  détails  de  l'histoire  littéraire 
de  ce  siècle,  quelques  renseignements  sur 
Edouard  Mennechet  comme  auteur  drama- 
tique. 

Mennechet,  dont  l'Académie  avait  couronné 
les  poésies  lyriques  et  didactiques,  voulut 
s'essayer  au  théâtre.  «  Au  mois  de  janvier 
«  1823,  dit  M.  Biré  (t.  i  des  Poètes  lauréats, 
«  p.  258),  il  donna  au  Théâtre-Français  une 
0  comédie  en  un  acte  et  en  vers,  Fielding, 
«  C'était  une  pièce  anecdotique  ou,  comme 


250     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

«  l'on  disait  alors,  une  comédie-portrait.  L'au- 
<c  teur  avait  arrangé  pour  la  scène  une  des 
«  anecdotes  les  plus  connues  de  la  vie  du 
c(  romancier  anglais.  «  Fielding,  raconte  l'un 
«  de  ses  biographes,  M.  Suard,  ayant  reçu  un 
«  avertissement  pour  payer  certaine  taxe  pa- 
((  roissiale,  eut  recours  à  son  libraire  Jacob 
«  Thomson,  qui  lui  avança  les  dix  ou  douze 
((  guinées,  sur  un  ouvrage  (Tom  Jones),  qui 
((  était  presque  encore  en  entier  dans  sa  tête. 
«  Avant  d'avoir  regagné  sa  maison,  ayant  ren- 
«  contré  un  camarade  de  collège  qu'il  n'avait 
((  pas  vu  depuis  un  grand  nombre  d'années, 
((  ils  entrèrent  ensemble  dans  une  taverne 
«  voisine.  Le  vin  rend  expansif.  Son  ami  lui 
((  ayant  exposé  la  détresse  où  il  se  trouvait  en 
«  ce  moment,  Fielding  lui  donna  tout  l'argent 
((  qu'il  possédait.  De  retour  chez  lui,  on  lui 
«  apprit  que  le  percepteur  de  la  taxe  était 
((  revenu  deux  fois,  depuis  son  absence.  — 
«  L'amitié  a  réclamé  cet  argent,  dit  Fielding, 
«  et  l'a  obtenu  ;  que  le  percepteur  revienne 
«  une  autre  fois.  »  La  situation  de  Fielding, 
«  dans  la  comédie  de  Mennechet,  est  à  peu 
«  près  la  même  que  celle  de  Briieys  et  Pala- 
«  pral,  dans  la  comédie  d'Etienne  ;  les  pièces 
«  ont  un  autre  point  de  ressemblance  ;  elles 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     251 

«  sont  écrites  toutes  les  deux  avec  beaucoup 
«  de  soin,  d'esprit  et  de  verve,  et  il  y  règne 
«  un  ton  de  plaisanterie  fort  agréable  et  bien 
«  soutenu.  » 

Cette  petite  pièce  eut  un  grand  succès.  Il 
n'en  fut  pas  ainsi  de  IHérilage,  comédie  en 
cinq  actes  et  en  vers,  jouée  au  Théâtre-Fran- 
çais, le  7  mai  1825.  L'intrigue  en  est  dénuée 
d'intérêt.  Le  talent  de  Mennechet  n'était  pas 
de  taille  à  mener  à  bonne  fin  une  œuvre  si 
lourde.  On  peut  encore  citer,  parmi  ses  comé- 
dies, la  Marquise  de  Caylus  et  Une  vengeance 
de  femme. 

Depuis  Alexandre  Duval  et  Mennechet,  bien 
des  poètes  bretons  ont  écrit  des  pièces  de 
théâtre  en  vers,  Hippolyte  de  la  Morvonnais, 
Charles  de  Commequiers,  Hippolyte  Lucas, 
Eliacin  Greeves  (Lagarde),  Raoul  de  Navery, 
L.  Cœuret  du  Joliers,  Sigismond  Ropartz, 
M™'  Waldor,  Yves  Tennaëc,  M'^^  Penquer, 
M'»^  Riom,  MM.  Eugène  Orieux,  Émilien  Mail- 
lard, Adolphe  Charbonnier,  Th.  de  Veillechèze, 
Emile  Grimaud,  Charles  Monselet,  et  même 
le  spirituel  abbé  Pétard  (né  à  Nantes  en  1810), 
qui  a  rimé  de  jolies  scènes  et  même  une  satire, 

—  vendue,  dit-on,  à  soixante  mille  exemplaires, 

—  dans   son   manoir  à  tourelles,    rempli   de 


252      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX®    SIECLE 

vieux  meubles,  qu'il  a  fait  bâtir  au  bord  de  la 
baie  de  Bourgneuf  *. 

Parmi  leurs  œuvres  il  en  est  de  gracieuses, 
de  piquantes,  de  dramatiques,  mais  aucune 
n'a  obtenu  un  triomphe  éclatant.  M.  Louis 
Tiercelin  est  le  poète  breton  vivant  qui  semble 
doué  pour  la  scène  du  tempérament  le  plus 
vigoureux  et  dont  l'avenir  est  le  plus  riche  de 
promesses.  Il  a  publié  en  1894  Trois  drames  en 
vers,  très  remarquables,  Kernzel,  le  Cœur 
sanglant  et  le  Cilice  *. 

Je  n'ai  point  à  parler  ici  des  auteurs  drama- 
tiques qui  ont  écrit  en  prose  ;  plusieurs  de 
ceux-là,  Paul  Féval,  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
Poupart-Davyl,  ont  eu  des  succès  retentis- 
sants. 


1.  Revue  historique  de  F  Ouest,  1894,  «  Le  manoir  de  la 
Pétardière  »  par  le  baron  Gaétan  de  Wismes. 

2.  Un  volume,  chez  A.  Lemerre,  éditeur  à  Paris. 


POÈMES  CHEVALERESQUES,  HISTORIQUES 
ET  LÉGENDAIRES 


Dans  son  grand  ouvrage  sur  les  Epopées 
françaises,  après  avoir  constaté  qu'elles  sont 
d'origine  germanique  et  n'ont  rien  de  commun 
avec  les  Romans  de  la  Table-Ronde,  qui  sont 
d'origine  celtique,  M.  Léon  Gautier  rend  jus- 
tice aux  travaux  de  M.  de  la  Villemarqué  sur 
ces  romans.  Il  reconnaît  que  c'est  des  poésies 
bardiques,  du  sixième  au  dixième  siècle,  trans- 
formées par  Nennius  et  Geoffroy  de  Mon- 
mouth,  que  Robert  Wace  a  tiré  son  roman  de 
Brut,  écrit  en  français,  où  il  raconte  «  les 
annales  réelles  ou  imaginaires  »  de  l'île  de 
Bretagne  et  les  exploits  d'Arthur.  Il  ne  con- 
teste pas  non  plus  le  droit  des  Bretons  armo- 


254     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

ricains  de  revendiquer  en  partie  l'invention  du 
Cycle  de  la  Table-Ronde,  bien  qu'incliné  à 
penser  que  la  plus  forte  part  en  revient  aux 
Bretons  du  pays  de  Galles. 

«  Avec  la  même  sûreté  de  principes,  avec  la 
même  netteté  de  vue,  dit-il,  (les  Epopées 
françaises,  t.  i,  p.  315),  cet  excellent  vul- 
garisateur (M.  de  la  Yillemarqué)  nous  a 
fait  voir,  d'après  les  textes  les  plus  authen- 
tiques, que  Perceval  le  Gallois  n'est  autre 
que  le  Pérédur  des  anciennes  légendes  cel- 
tiques, que  notre  Saint-Graal  est  ce  vase 
merveilleux,  ce  gradal  dont  parlent  les 
poètes  du  sixième  au  dixième  siècle,  ce  bas- 
sin magique  qui  communiquait  tous  les 
dons  à  son  très  heureux  possesseur  ;  que  la 
lance  conquise  par  Perceval  est  originaire- 
ment cette  lance  sanglante  des  anciens  Bre- 
tons, symbole  terrible  de  la  guerre  que  le 
peuple  celtique  devait  faire  à  tous  les  étran- 
gers, à  tous  les  envahisseurs. 
«  Et  ainsi  de  tout  le  reste, 
a  Notre  Merlin,  c'est  le  Merd'hyn  des  poèmes 
«  bardiques  ; 

«  Viviane,  c'est  la  Chayblian  ou  la  Vivlian 
«  de  ces  anciens  poèmes  ; 

«  Lancelot,    c'est   le    Maël   des    traditions 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     255 

((  celtiques  (Maël,  comme  Lancelot,  signifie 
«  serviteur)  ; 

«  Notre  Tristan  et  notre  Iseult,  c'est  le 
((  Tristan,  c'est  la  reine  Essylt  des  Triades.  » 

Le  souvenir  et  l'influence  des  romans  du 
cycle  d'Arthur,  œuvre  de  leurs  aïeux,  ne  se 
sont  point  éteints  chez  les  Bretons  d'Armo- 
rique.  Plusieurs  de  leurs  poètes,  excités  par 
l'exemple  des  vieux  bardes,  ont  entrepris  de 
grandes  compositions,  mais  quelques-uns 
avaient  trop  présumé  de  leurs  forces. 

Alfred  Michiels,  qui  était  un  critique,  moins 
habile  écrivain  que  Sainte-Beuve,  mais  plus 
profond  penseur,  remarque  que  les  périodes 
de  transition,  comme  la  nôtre,  ne  sauraient 
produire  de  poèmes  épiques,  «  la  poésie 
((  épique  embrassant  nécessairement  trois 
«  termes,  Dieu,  l'homme  et  le  monde,  »  sur 
lesquels  les  hommes  de  notre  temps  n'ont  pas 
d'idées  communes.  Il  résulte  de  cette  division 
des  esprits  une  impossibilité  pour  le  poète 
de  peindre  la  «  forme  réelle  et  la  forme  idéale 
«  de  son  siècle,  »  but  qu'il  doit  se  proposer 
dans  une  épopée.  (Histoire  des  Idées  littéraires 
en  France,  t.  ii,  p.  110  et  suiv.^ 

C'est  à  peu  près  la  même  idée  qu'exprimait 
Joubert,    quand  il  disait  :  «  Il  est  nécessaire. 


256      LA   POÉSIE    BRETONNE    AU   XIX^    SIECLE 

«  pour  le  succès  d'un  poème  épique,  que  la 
«.  moitié  des  idées  et  de  la  fable  soit  dans  la 
«  tête  des  lecteurs.  »  (Pensées,  p.  271,  7^  édit. 
de  ses  OEuvres,  t.  ii.j) 

En  Bretagne,  nous  trouvons  sous  l'Empire 
un  poète  audacieux,  Claude  Dorion  (1768- 
1829),  né  à  Basse-Goulaine (Loire-Inférieure), 
qui  fît,  comme  Homère,  deux  épopées,  la 
Bataille  ci' Hastings  eiPalmyre  conquise.  Bien 
qu'ami  de  Chateaubriand,  deux  fois  candidat 
à  l'Académie  française,  et  ayant  obtenu  des 
succès  réels  dans  les  salons,  c'est  un  rimeur 
mortellement  ennuyeux.  Sa  tragédie  d'Héro- 
mède,  ses  poèmes  épiques,  lyriques  et  idylli- 
ques ne  supportent  guère  la  lecture.  Bernard 
Jullien,  auteur  d'une  Histoire  de  la  Poésie 
française  à  l'époque  impériale  (Paris,  1844), 
s'est  pourtant  donné  la  peine  d'analyser  assez 
longuement  la  Bataille  d'Haslings,  (t.  i,  p. 
250  à  258),  et  d'en  discuter  la  valeur.  Il  a 
donné  par  là  une  preuve  de  conscience  litté- 
raire qu'on  pourrait  qualifier  presque  d'hé- 
roïque. 

Brizeux,  au  lieu  de  s'attaquer  à  des  sujets 
démodés  et  sans  intérêt,  eut  l'heureuse  idée 
de  peindre  les  mœurs  actuelles  de  ses  com- 
patriotes et  il  écrivit  un  chef-d'œuvre;  car  son 


,-*.^  1*.- 


:\I""=  Penouer 


ROUSSE.  —    POÉSIE   BRETONNE.  —    17 


4 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      259 

poème  des  Bretons  doit  être  considéré  ainsi, 
malgré  quelques  longueurs. 

Mistral,  le  grand  félibre  du  Midi,  marchant 
sur  ses  traces,  a  choisi  Mireille  et  Calendal 
parmi  le  peuple  de  Provence,  comme  lui 
Anna  et  ses  conscrits  réfractaires  parmi  les 
paysans  bretons.     . 

]\|me  Penquer  fut  moins  bien  inspirée  :  elle 
prit  Velléda  pour  héroïne  d'un  poème  en 
douze  chants,  sans  redouter  la  comparaison 
entre  la  prose  de  Chateaubriand  et  ses  vers. 
C'était  marcher  aveuglément  à  une  défaite. 
Elle  a  déployé  dans  sa  tentative  un  talent  in- 
contestable, mais  son  style  ample  et  élégant 
sans  originalité  n'a  pu  que  rarement  atteindre 
la  hauteur  du  sujet  et  reproduire  les  scènes 
grandioses  qu'elle  avait  rêvées. 

J'ai  vu  les  sites  sauvages  décrits  par  elle, 
avant  et  après  avoir  lu  son  livre.  Il  ne  m'a 
point  rendu  les  émotions  que  j'ai  ressenties 
sur  les  hautes  falaises  de  la  baie  des  Trépassés, 
au  milieu  des  roches  gigantesques  de  la  pointe 
du  Raz,  en  face  de  cet  Océan,  sillonné  de  cou- 
rants terribles,  que  bornent  les  lignes  basses 
de  l'île  de  Sein. 

Cependant  j'apprécie  beaucoup  certaines  de 
ses  descriptions,  entre   autres  celle    où  elle 


260     LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

nous  montre  Eudore  et  Velléda  chez  un  vieux 
berger  : 

Ils  traversaient  alors  cette  lande  sauvage 
Et  triste,  que  le  vent  des  tempêtes  ravage, 
Depuis  les  monts  rocheux  jusques  au  Raz-de-Sein. 
La  même  émotion  avait  brisé  leur  sein. 
Épuisés  par  la  marche,  et  Tivresse,  et  la  lutte, 
Ils  entrèrent  tous  deux  dans  une  pauvre  hutte 
Ombragée  à  demi  par  un  grand  pin  marin. 
L'hôte  les  accueillit  avec  cet  air  serein 
Et  froid,  particulier  à  l'être,  solitaire 
Détaché  des  liens  et  des  biens  de  la  terre. 
C'était  un  vieux  berger,  un  vieux  pasteur  gaulois, 
Tranquille,  indépendant,  libre,  fier  et  sans  lois, 
Farouche  et  vivant  seul  dans  cette  lande  inculte. 
N'ayant  que  la  nature  et  le  désert  pour  culte. 
Sa  hutte,  au  toit  conique,  est  étroite;  un  chien  roux 
La  garde.  L'air  y  tombe  à  peine  par  des  trous 
Pratiqués  dans  un  mur  dont  l'argile  est  brûlante. 
Mais  le  berger,  malgré  la  chaleur  accablante, 
Porte  un  sayon  en  peau  de  chèvre  épais  et  lourd. 
Il  soufflait  dans  cette  outre,  instrument  rauc[ue  et  sourd 
Dont  le  pâtre  aime  encore  aujourd'hui  l'harmonie, 
La  sauvage  gaîté,  la  tristesse  infinie. 
Il  en  tirait  des  sons  prolongés  et  vibrants. 
Parfois  joyeux  et  doux,  ou  criards  ou  navrants, 
Et  regardait  d'un  œil  contemplatif  et  tendre 
L'étoile  remonter,  le  soleil  redescendre  ; 
N'ayant  eu  jusqu'ici  qu'un  seul  et  même  amour  : 
Les  astres  de  la  nuit,  l'astre  unique  du  jour. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     261 

Une  large  chemise,  en  grosse  étoffe  à  raies, 

Retombait  pesamment  sur  ses  flottantes  braies  ; 

Et  sa  barbe,  blanchie  et  rude,  s'étalait 

Sur  les  poils  du  sayon  noirâtre  et  s'y  mêlait. 

Le  berger  apporta  du  lait,  des  fraises  rouges, 

Fruits  deroi  que  le  bois  prodigue  aux  moindres  bouges; 

Eudore  prit  les  fruits,  Velléda  prit  le  lait. 

Déjà  le  firmament  tout  entier  s'étoilait. 

Le  pasteur  rejoignit  ses  brebis  dans  la  lande. 

Après  avoir  reçu  la  généreuse  offrande 

Du  chrétien.  Velléda  lui  fît  avec  la  main 

Le  geste  de  l'adieu  ;  puis  prenant  le  chemin 

Qui  mène  à  la  forêt,  elle  quitta  son  hôte  ; 

Elle  perdit  de  vue  et  la  mer  et  la  côte, 

Et  la  lande  elle-même  et  le  toit  isolé. 

M"^^  Léocadie  Penqiier  était  née  en  1817,  au 
château  de  Kerouartz  en  Lannilis. 

J'habitais  sur  la  côte  un  de  ces  vieux  manoirs, 
Flanqué  de  hauts  remparts,  de  donjons,  de  tourelles, 

a-t-elle  dit  dans  ses  Chants  du  foyer  (1862). 
Son  père  s'appelait  Vabre-Hersent  et  sa  mère 
était  fille  d'un  général  de  l'Empire.  Elle  se 
maria  deux  fois,  la  première  avec  M.  Burle,  la 
seconde  avec  un  homme  qu'elle  aimait,  le  doc- 
teur Auguste  Penquer,  qui  fut  maire  de  Brest. 
Un  bonheur  constant  a  été  son  partage,  si 
j'en  crois  ses  livres  et  ses  amis. 


262     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Il  me  semble  que  ses  poésies  lyriq'ues,  les 
Chants  du  foyer  et  les  Révélations  poétiques 
(1865)  ont  une  valeur  au  moins  égale  à  Vel- 
léda  (1868),  qu'elle  regardait,  peut-être  à  tort, 
comme  son  œuvre  maîtresse. 

Elle  est  morte  à  Brest,  en  janvier  1890. 

Ainsi  que  son  amie  M""®  Penquer,  allant 
demander  son  héroïne  à  Chateaubriand,  M"^^ 
Riom  s'est  adressée  à  jM.  de  la  Villemarqué 
pour  lui  emprunter  son  Merlin. 

Ce  n'est  pas  le  Merlin  réel  qui  fait  le  sujet 
de  ses  chants,  c'est  le  Merlin  légendaire,  le 
Merlin  de  Brocéliande,  dit  M.  A.  de  la  Breure 
(Revue  de  Rretagne  et  de  Vendée,  1872),  «  dont 
((  l'anneau  magique  entraîne  à  sa  suite  les 
«  rochers  et  les  dolmens,  l'amant  de  Viviane 
((  qui  se  laisse  enchaîner  ici-bas  par  l'amour, 
«  et,  je  ne  sais  par  quel  mystère,  trouve  dans 
«  sa  chute  le  principe  d'une  glorieuse  résur- 
«  rection.  » 

Il  y  a  dans  ce  poème  des  pages  brillamment 
colorées,  où  se  réfléchit  l'âme  ardente  de 
M"^^  Riom  ;  mais  elle  sait  toute  la  vanité  des 
affections  humaines  et  fait  résonner  aux  oreilles 
de  Merlin  délaissé  par  Viviane  une  voix  qui 
lui  crie  : 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     263 

Vois  la  mousse  couvrant  de  son  épaisse  touffe 
Ce  jeune  arbre  où  la  sève  aspire  et  monte  encor  : 
La  plante  parasite  y  grandit  et  Fétouffe. 
La  fatigue  atteindra  les  ailes  du  condor. 

Sur  la  neige  d'un  lis  la  chenille  est  éclose  ; 
On  voit  naître  la  ride  au  front  de  la  beauté, 
Le  nuage  au  ciel  pur,  la  pâleur  sur  la  rose. 
Les  ombres  sur  le  jour,  l'automne  sur  l'été. 

C'est  la  loi  du  Destin  :  tout  se  meurt  et  s'efface, 
Et  l'oubli  sur  l'amour  doit  naître  avant  l'adieu. 
Avec  le  môme  orgueil,  avec  la  même  audace. 
Que  la  cendre  vient  naître  et  croître  sur  le  feu. 

De  Merlin  l'Enchanteur  passons  aux  héros 
de  l'Arioste. 

Hippolyte  de  Lorgeril,  l'imitateur  du  grand 
poète  italien,  naquit  à  Trébeden  (Côtes-du- 
Nord)  en  1811.  11  est  mort  sénateur,  le  6 
juillet  1888. 

Ecrivain  très  fécond,  trop  fécond  même,  car 
il  ne  savait  pas  contenir  sa  verve  intarissable, 
il  avait  de  l'invention,  de  l'esprit,  mais  une 
certaine  dureté,  une  sécheresse  de  touche  qui 
enlève  l'agrément  à  ses  tableaux.  Il  manque  à 
son  style  le  moelleux,  la  fraîcheur,  ce  qu'est 
la  rosée  aux  fleurs,  le  duvet  à  la  pêche. 

Son  principal  poème   est  la  Conquête  du 


264     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Charme,  mais  le  Charme,  il  n'a  jamais  pu 
lui-même  le  conquérir. 

M.  Arthur  de  la  Borderie  l'a  étudié  dans  un 
article  de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée 
en  1872  : 

«  Hippolyte  de  Lorgeril,  dit-il,  a  voulu 
«  rajeunir  ou  plutôt  acclimater  en  France  — 
«  car  les  insipides  essais  de  Creuzé  de  Lesser 
((  ne  comptent  pas  —  ce  curieux  produit  litté- 
«  raire  né  sous  le  ciel  d'Italie  et  qu'on  appelle 
((  le  poème  chevaleresque,  tissu  étrange 
a  d'aventures,  de  mœurs  et  de  prodiges  fan- 
«  tastiques,  que  le  poète  presque  toujours 
«  est  le  premier  à  ne  pas  prendre  au  sérieux.» 

Le  héros  de  ce  poème  est  un  jeune  prince 
nommé  Othon,  amoureux  de  la  bergère  Flear- 
des-bois. 

(c  La  Conquête  du  Charme,  ajoute  M.  de  la 
0  Borderie,  rappelle  beaucoup  ces  vieilles 
«  tapisseries  où  nos  aïeules  brodèrent,  d'une 
«  aiguille  patiente,  en  soie  de  vives  couleurs, 
«  les  plus  célèbres  héros,  les  plus  fameuses 
«  aventures  de  ces  interminables  romans  de 
«  chevalerie  en  prose,  si  souvent  reproduits 
0  à  la  fin  du  XV^  siècle  par  l'imprimerie  nais- 
«  santé.  A  la  mine  fantasque  des  personnages, 
€  à  leurs  gestes  bizarres,  à  leurs  vêtements 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     265 

«  qui  ne  sont  d'aucun  temps,  on  sent  bien  que 
«  tout  ce  monde-là  n'a  jamais  été  réel  ;  pour- 
«  tant  il  y  a  du  mouvement,  de  la  couleur,  de 
«  la  vie  ;  l'œil  est  attiré,  saisi,  et,  si  vous 
«  restez  quelques  instants  devant  cette  mêlée 
«  d'étranges  figures,  voilà  votre  imagination 
«  qui  quitte  terre  et  monte  à  tire-d'aile  au 
«  pays  des  rêves.  » 

Comme  pendant  à  sa  Conquête  du  Charme, 
Hippolyte  de  Lorgeril  a  écrit  le  Banquet  de 
la  Famine,  autre  grand  poème,  où  il  peint  la 
décadence  romaine,  le  siège  de  Rome  par 
Alaric  et  les  Goths  en  409.  Faustus  Gastérion, 
patricien,  conseiller  de  l'empereur  Honorius, 
en  est  le  personnage  principal.  C'est  un  bel 
esprit,  qui  ne  croit  qu'aux  plaisirs  des  sens  et 
surtout  à  ceux  du  ventre,  d'où  son  nom  de 
Gastérion.  M.  de  la  Borderie  compare  ce  poème 
au  tableau  de  Couture  ;  pour  moi,  j'aime  mieux 
le  tableau. 

M.  de  Lorgerfl  ne  s'est  pas  contenté  de  ces 
longs  ouvrages  ;  il  en  a  fait  beaucoup  d'autres: 
Une  Etincelle  (1836),  la  Chaumière  incendiée 
(1839),  Geoffroy,  Carloné,  le  vieux  Marinier, 
la  Légende  d'Olivier,  le  Chant  du  frère  lai, 
Aline,  le  Soir  d'été  à  la  ferme,  etc.  Son 
poème  le   Gardien  débute  par  un  prologue 


266      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

écrit  d'un  style  solide  et  plein  de  \^erve  ;  mal- 
heureusement, la  suite  n'y  répond  pas.  Les 
satires  qu'il  a  publiées  dans  le  journal  V Uni- 
vers, ont  de  bons  morceaux,  mais  sont  très 
inégales  et  trop  violentes. 

Des  milliers  de  vers  sortis  de  sa  plume 
j'avoue  que  ceux  que  je  préfère  sont  les  strophes 
qui  ouvrent  son  volume  de  Récits  el  ballades, 
imprimés  en  1840.  Il  était  jeune  alors  et  le  feu 
de  la  jeunesse  leur  donne  la  beauté  du  diable  : 

Je  suis  un  de  ces  fils  de  l'aride  Bretagne, 
Qui  naissent  sur  la  lande  aux  dolmens  de  granit, 
Respirant  l'air  des  flots  et  lair  de  la  montagne, 
Et  baisant  les  degrés  du  calvaire  bénit  ; 

Qui,  loin  de  la  cité,  de  leur  château  sauvage, 
Font  trembler  sous  les  pins  les  accents  de  leurs  cors  ; 
A  qui  le  choc  des  mers,  les  cent  voix  de  Torage, 
Les  cris  du  goéland,  semblent  de  doux  accords. 

Comme  eux  tous  j"ai  lancé  mon  cheval  sur  la  voie 
Et  des  loups  au  poil  fauve  et  des  fiers  sangliers  ; 
Comme  eux  j'ai  tressailli  de  bonheur  et  de  joie. 
Quand  le  sang  ruisselait  sous  la  dent  des  limiers. 

Mais  peut-être  plus  qu'eux  j'ai  foulé  les  ruines 
Des  vieux  cloîtres  assis  sur  le  bord  de  la  mer, 
Et  gravi  le  sentier  des  rougeâtres  collines 
Où  planent  les  clochers  avec  leurs  croix  de  fer. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     267 

Car  ces  mers,  ces  forêts  et  leurs  vastes  clairières, 
Ces  monts  où  le  renard  vient  glapir  chaque  soir, 
Et  la  clochette  bleue  et  les  hautes  bruyères, 
L'essaim  noir  des  corbeaux  fuyant  vers  le  bois  noir  ; 

Tout  cela  m'inspira  d'étranges  rêveries... 


Il  faut  reconnaître  que  ces  vers  sont  beaux, 
vibrants  et  pittoresques.  En  les  lisant,  je  crois 
Tevoir  la  forte  encolure,  le  teint  coloré,  la 
barbe  fauve  du  poète  chasseur.  Si  Hippolyte 
de  Lorgeril  avait  mieux  suivi  quelques-uns 
des  conseils  de  Boileau,  qui  en  donnait  parfois 
de  bons,  il  aurait  laissé  beaucoup  d'autres 
vers  pareils  à  ceux-là  ;  car  il  avait  un  riche 
fonds  poétique,  dont  il  n'a  pas  su  tirer  parti 
avec  assez  de  goût. 

Les  fées  du  Morbihan  avaient  mis  le  don  de 
la  grâce  dans  le  berceau  de  Jules  de  Fran- 
cheville  (1814-1866).  Son  \o\ume  Foi  et  Patrie, 
publié  en  1850,  contient  des  poèmes  remplis 
d'idées  charmantes,  mais  revêtues  d'un  style 
souvent  mou  et  flottant.  «  Ils  sont  nés,  dit-il, 
«  sur  le  bord  des  mers,  dont  ils  reflètent  les 
«  aspects,  comme  ces  algues  marines  qui  ne  se 
«  détachent  du  rivage  que  pour  s'engloutir.  » 


268      LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

A  cette  modestie  on  reconnaît  le'compagnon 
d'Ozanam  et  l'ami  des  pauvres.  û 

Son  poème  la  Rose  de  Sainl-Jacques  est 
l'histoire  d'un  moine  breton,  Guenaël,  qui, 
pendant  la  Terreur,  ne  voulut  pas  quitter  la 
presqu'île  de  Rhuys  et  se  consolait  de  ses  souf- 
frances de  proscrit  en  contemplant  dans  la 
vieille  chapelle  de  Saint-Jacques  l'éblouissante 
rosace  d'un  vitrail  gothique  : 

Exprimant  des  élus  la  vision  ardente, 
La  rose  était  semblable  à  la  rose  du  Dante... 
Là  sur  un  fond  d'azur  les  élus  figurés 
Brillaient  de  tout  l'éclat  des  corps  transfigurés. 
On  voyait  Madeleine,  avec  toute  son  âme, 
Verser  sur  le  Sauveur  le  parfum  du  cinname... 

Devant  cette  verrière,  oii  étincelaient 
La  pourpre  du  rubis  et  Teau  du  diamant, 

Guenaël  restait  en  extase  et  le  peuple  croyait 
qu'il  y  retrouvait  l'image  de  quelque  femme, 
aimée  par  lui  dans  sa  jeunesse.  Il  mourut  à 
l'autel,  de  saisissement,  le  jour  où,  l'antique 
chapelle  ayant  été  rendue  au  culte,  son  clocher, 
ébranlé  parle  mouvement  joyeux  des  cloches, 
s'écroula  sur  elle  et  brisa  la  rose  merveilleuse. 


j 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     269 

Le  début  du  poème  le  Reliquaire  présente 
une  scène  historique  pittoresque  : 

Je  contemplais,  un  jour,  un  de  ces  ossuaires 
Que  nos  pieux  Bretons  appellent  reliquaires... 
Sous  des  volubilis  là  gisaient,  enlacés, 
Deux  squelettes  d'enfants  se  tenant  enbrassés  ; 
On  eût  dit  que  la  mort,  sous  cette  froide  pierre, 
A  l'heure  du  sommeil  avait  clos  leur  paupière. 
Sur  cet  aspect  étrange  interrogeant,  surpris, 
Les  gens  de  Muzillac,  voici  ce  que  j'appris  : 
En  attendant  les  Bleus  pour  leur  livrer  bataille, 
Préparant  leurs  pen-bas  pour  vaincre  la  mitraille. 
Les  chouans  étaient  campés  dans  un  landier  voisin. 
Aux  lueurs  du  bivouac,  dans  le  fond  du  ravin. 
L'on  voyait  circuler,  sous  leurs  mâles  allures, 
De  vieux  Bretons,  la  race  aux  longues  chevelures. 
Là,  des  hommes  d'Elven,  autour  d'un  tertre  vert, 
Priaient  agenouillés  et  le  front  découvert  ; 
Se  riant  des  combats  comme  de  la  tempête, 
Les  marins  de  Rhuys,  avec  un  air  de  fête, 
Dansaient,  et  du  biniou  faisaient  vibrer  les  sons. 
Mêlant  de  cris  joyeux  leurs  joyeuses  chansons. 
Sous  des  chefs  paysans,  des  soldats  gentilshommes 
Étaient  là  pour  montrer  qu'au  pays  où  nous  sommes, 
Où  les  cœurs  sont  égaux,  règne  l'égalité... 

Parmi  ces  chouans  se  trouvaient  des  éco- 
liers, et  c'étaient  les  squelettes  de  deux  d'entre 
eux,  tués  dans  le  combat,  que  voyait  le  poète. 


270      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX*"    SIECLE 

Ce  doux  rêveur  mourut  en  1866,  à  son  ma- 
noir de  Truscat,  près  de  Sarzeau,  où  il  vivait 
très  retiré. 


Emile  Péhant,  qui  devait  chanter  les 
guerres  sanglantes  du  XIV°,  siècle  terminées 
par  le  traité  de  Guérande,  était  né  dans  cette 
petite  ville,  le  19  janvier  1813.  Ses  yeux  d'en- 
fant furent  vivement  frappés  par  les  vieilles 
tours,  les  douves  verdâtres,  les  rues  silen- 
cieuses et  cette  église  collégiale  de  Saint- 
Aubin,  aux  vitraux  éclatants,  aux  sombres 
murailles  de  granit,  où,  pour  conserver  sa  mé- 
moire, on  voit  aujourd'hui,  gravé  sur  le  marbre 
blanc,  un  de  ses  sonnets  à  la  Vierge. 

Il  était  fils  d'un  médecin,  amateur  de  poésie. 
L'ayant  perdu  très  jeune,  il  partit  pour  Paris, 
avec  l'espoir  d'y  trouver  la  gloire  et  la  fortune. 
Il  n'y  rencontra  qu'une  affreuse  misère,  dont 
il  a  parlé  en  termes  poignants,  dans  un  volume 
de  Sonnets  publiés  en  1835.  Ses  amis  Alfred 
de  Vigny  et  Villemain  l'en  tirèrent,  en  l'en- 
voyant comme  professeur  au  collège  de  Vienne, 
où  il  se  lia  intimement  avec  Ponsard,  puis  au 
collège  de  Tarascon,  où  il  eut  pour  élève  Joseph 
Roumanille.  Ce  dernier  a  raconté,  dans  des 


Emile  Péhant 


A 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     273 

lettres  rendues  publiques,  que  ce  fut  sur  les 
conseils  de  son  maître  Emile  Péhant  qu'il  se 
mit  à  composer  des  vers  en  langue  provençale. 
Le  poète  breton  se  trouve  ainsi  avoir  une  part 
d'initiateur  dans  la  brillante  Renaissance  poé- 
tique du  Midi. 

En  1848,  il  fut  nommé  conservateur  de  la 
Bibliothèque  publique  de  Nantes;  mais,  dé- 
goûté des  vers  par  l'indifférence  qui  accueillait 
les  siens,  il  avait  cessé  d'en  faire  pour  se  con- 
sacrer à  un  catalogue  de  sa  Bibliothèque, 
œuvre  immense,  qui  lui  coûta  plus  de  vingt 
années  de  travail.  Mais,  s'il  ne  faisait  plus  de 
vers,  il  les  aimait  toujours,  et  son  cabinet  de 
bibliothécaire  était  le  rendez-vous  des  jeunes 
poètes  nantais,  auxquels  il  donnait  ses  avis 
avec  une  complaisance  presque  paternelle.  Un 
jour  enfin,  excité  par  eux,  il  se  décida  à  faire 
de  nouveau  appel  à  la  Muse,  et  alors  on  vit 
cet  homme,  âgé  de  soixante  ans,  produire  en 
quelques  mois  de  vastes  poèmes,  semblables 
à  des  fresques  où  se  déroulent  des  scènes  ter- 
ribles et  superbes. 

Jeanne  de  Belleville  (1868)  et  Jeanne-la- 
Flamme  (1872)  sont  des  chansons  de  geste 
qui  me  paraissent  supérieures  à  la  Henriade 
et  aux  autres  poèmes  français  modernes  pré- 

ROUSSE.  —   POÉSIE   BRETONNE.  —    18 


274      LA   POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

tendus  épiques.  Elles  ne  le  cèdent  peut-être 
qu'à  la  Légende  des  Siècles  et  à  Pernette.  Il 
est  regrettable  qu'elles  aient  été  écrites  si  hâti- 
vement. Le  style  aurait  besoin  de  retouches; 
de  larges  coupures  auraient  été  nécessaires  ; 
mais  on  y  voit  des  tableaux  dignes  des  grands 
poètes.  Péhant  n'est  pas  «  le  beau  diseur,  à  la 
langue  souple  et  affilée,  pesant  chaque  mot  » 
dont  parle  Aristophane  dans  les  Grenouilles; 
c'est  plutôt  «  le  géant  qui  lance  des  vers  soli- 
«  dément  liés  comme  la  charpente  d'un  na- 
«  vire.  »  Lisez,  dans  Jeanne  de  Belleville,  la 
dégradation,  à  Paris,  du  père  d'Olivier  de 
Clisson,  injustement  accusé  de  trahison  par 
le  roi  de  France  : 

Les  vingt  juges  restaient  cloués  sur  leur  estrade  ; 
Leur  chef  balbutia  tout  bas  :  «  Ou"on  le  dégrade  !  > 
Et  dans  l'affreux  silence  on  entendit  alors 
Les  prêtres  qui  chantaient  les  vigiles  des  morts. 
Sous  ce  soleil  ardent,  sous  ce  ciel  bleu  sans  ombre^ 
Leur  voix  effrayait  plus  que  dans  l'église  sombre. 
L'épouvante  glaça  tous  les  cœurs  quand  ces  chants 
Remplirent  l'air  de  sons  lugubres  et  traînants. 
Le  chœur  fît  une  pause  après  le  premier  psaume. 
Le  héraut,  se  haussant,  dépouille  de  son  heaume 
Le  condamné  muet  qui  ne  se  défend  pas. 
Son  front  nu  reste  haut  ;  ceux  des  juges  sont  bas, 
Et  leur  chef  seul  emprunte  à  l'audace  son  masque. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     275 

Le  héraut  montre  à  tous,  par  son  cimier,  le  casque, 

Et  crie  à  pleine  voix  :  «  Peuple  loyal  et  bon, 

«  Ce  casque,  c'est  celui  d'un  chevalier  félon, 

«  Le  casque  d'un  soldat  lâche  et  traître  à  son  maître.  » 

Sur  la  place  des  voix  crièrent  :  «  Honte  au  traître  !  » 

Les  juges  à  ces  cris  levèrent  leurs  regards, 

Mais  leurs  yeux  effrayés  demeurèrent  hagards  ; 

Ils  avaient  espéré  voir  enfin,  sous  sa  honte. 

Le  condamné  rougir  ;  mais  rien,  rien  ne  le  dompte  : 

Sous  ses  beaux  cheveux  gris  son  grand  front  détesté 

Se  dresse  toujours  calme  et  plein  de  majesté. 

Alors  sous  le  marteau  l'on  fit  briser  le  heaume  ; 

Et  le  lugubre  chœur  chanta  le  second  psaume. 

Un  silence  se  fit,  dès  qu'il  fut  terminé. 

Le  héraut,  s'avançant,  enlève  au  condamné, 

Muet  sous  le  dédain  qui  gonfle  sa  narine, 

Le  riche  collier  d'or  flottant  sur  sa  poitrine, 

Puis  crie  à  toute  voix  :  «  Vous  voyez  ce  collier  ? 

«  C'est  celui  d'un  félon  et  mauvais  chevalier, 

«  Le  collier  d'un  soldat  lâche  et  traître  à  son  maître.» 

Quelques  voix  seulement  crièrent  :  «  Mort  au  traître!  » 

Cependant  sous  le  chant  monotone  et  lugubre 
La  dégradation  lentement  se  poursuit... 
Le  héraut  a  sonné  par  trois  fois  de  sa  trompe, 
Puis  marchant  lentement  vers  le  pal  abhorré 
Où  pend,  la  pointe  en  haut,  l'écu  déshonoré, 
Remet  la  pointe  en  bas,  puis  à  deux  bras  l'enlève 
Et,  faisant  un  effort,  sur  sa  tête  l'élève. 
Cet  écu  qu'aux  combats  portait  le  chevalier 
Serait  pour  le  héraut  un  trop  lourd  bouclier. 
Car  ses  deux  mains  ont  peine  à  le  soutenir  seules. 


276     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    Xix""    SIECLE 

Le  grand  lion  d'argent  s'y  dresse  en  champde  gueules 

De  triomphe  et  d"orgueil  tout  palpitant  encor, 

Langue  ardente,  ongle  aigu,  le  front  couronné  d'or. 

Le  soleil  sur  l'écu  reluit  comme  un  symbole, 

Et  de  sa  gloire  antique  on  croit  voir  l'auréole. 

Le  héraut  crie  à  tous  :  «  Peuple  loyal  et  bon, 

a  Cet  écu,  c'est  celui  d'un  chevalier  félon, 

«  C'est  l'écu  d'un  baron  lâche  et  traître  à  son  maître. 

«  Puisse  être  châtié  comme  lui  chaque  traître  !  » 

Alors  faisant  le  tour  du  sinistre  échafaud, 

Et  ployant  sous  le  poids  de  l'écu  qu'il  tient  haut, 

A  tous  les  spectateurs  lentement  il  le  montre. 

Tout  à  coup  il  pâlit.  C'est  que  son  œil  rencontre, 

Immobile  et  fixé  sur  lui  l'ardent  regard 

Du  condamné  qui  s'est  redressé  tout  hagard... 

Ce  tableau,  dont  l'étendue  ne  me  permet  de 
donner  ici  que  quelques  parties,  n'est-il  pas 
d'un  maître  ? 

Voici  en  quels  termes  M.  Edmond  Biré  ré- 
sume son  opinion  sur  Jeanne  de  Belleville  : 
«  Très  digne  de  louange  dans  sa  conception 
«  générale,  l'œuvre  de  M.  Péhant  ne  l'est  pas 
«  moins  dans  l'exécution...  Elle  renferme  plu- 
«  sieurs  scènes  d'une  grande  beauté.  Je  citerai 
«  particulièrement,  dans  le  premier  volume, 
«  Une  Leçon  de  loyauté,  la  Culture  d'une  âme, 
«  la  Dégradation,  le  Psaume  des  malédic- 
«  lions,  Une  Arme  à  deux  tranchants,  et,  dans 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     277 

«.  le  second,  le  Serment  que  Jeanne  de  Belle- 
«  ville  fait  prêter  à  ses  lils,  devant  la  tète 
«  coupée  de  leur  père,  la  Malédiction  qu'elle 
«  lance  contre  les  juges  de  son  mari,  la  des- 
«  cente  de  la  comtesse  à  Penmarc'h,  où  elle 
«  aborde  avec  ses  vaisseaux  pour  ravager  le 
«  pays,  et  la  Procession  devant  laquelle  elle 
«  incline  sa  vengeance  et  fait  taire  sa  haine.  » 
(Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée,  1868). 

Le  second  poème  d'Emile  Péhant,  Jeanne- 
la-Flamme,  n'est  pas  inférieur  au  premier.  Il 
a  pour  sujet  la  lutte  de  Jean  de  Montfort 
contre  Charles  de  Blois.  Je  ne  connais  guère 
de  plus  belle  scène  que  celle  où  Montfort 
comparaît  devant  le  roi  de  France,  au  Louvre. 
Le  poète  rivalise  avec  Van  Eyck  et  Memling, 
quand  il  nous  montre. 

Assis  sur  des  bahuts  aux  coussins  de  damas, 

Les  pairs  laïcs  à  droite,  à  gauche  les  prélats, 

La  plupart  en  surcots  fourrés  de  zibeline 

Et  portant  leurs  blasons  brodés  sur  leur  poitrine  ; 

Au  fond  sur  un  fauteuil  au  dais  armorié 

Et  dont  deux  lions  d'or  semblent  garder  le  pié. 

Le  Roi,  le  sceptre  en  main,  le  front  sous  la  couronne... 

Ainsi,  ce  poète,  qui  dans  sa  jeunesse  avait 
écrit  tout  un  volume  de  Sonnets  très  sobres 


278     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

de  couleur,  parce  que  systématiquement  il  en 
avait  éloigné  les  métaphores,  était  arrivé,  à 
force  d'art  et  de  précision  dans  les  détails,  à 
donner  à  ses  tableaux  des  teintes  aussi  riches 
que  celles  des  peintres  flamands. 

Une  autre  scène,  d'une  horreur  tragique, 
est  celle  qui  se  passe  à  Nantes,  sur  la  place 
Saint-Pierre,  devant  la  cathédrale. 

Les  Français,  alliés  de  Charles  de  Blois, 
assiègent  la  ville.  Un  matin  on  entend  sonner 
tous  leurs  clairons,  et,  croyant  qu'ils  vont 
tenter  un  assaut,  la  garnison  se  prépare  à  les 
repousser  ;  mais  ils  se  contentent  de  rester 
rangés  devantles  fossés,  à  côté  de  leurs  batistes 
et  de 

Deux  grands  coffres  qu'on  croit  pleins  de  boulets  de  pierre. 

Cependant  la  population  émue  s'est  rassem- 
blée sur  la  grande  place  et  attend.  Tout  à 
coup,  dès  que  le  soleil 

De  son  premier  rayon  rougit  la  croix  dorée 
Qui  planait  dans  le  ciel  sur  Saint-Pierre  arborée. 
Voici  que,  par-dessus  les  hauts  remparts,  on  voit 
Quelque  chose  de  noir  dans  l'air  monter  tout  droit, 
Puis,  décrivant  soudain  sa  courbe  dans  l'espace, 
La  suspendre...  et  tombei'  au  milieu  de  la  place. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     279 

Rien  comme  l'imprévu  pour  grossir  un  danger  ; 
Chacun  sous  les  auvents  s'empresse  à  se  ranger, 
Et  qui  n'a  pu  trouver  d'abri  court  et  s'effare. 
C'est  sans  doute  un  boulet  de  pierre  qui  s'égare... 
D'où  vient  donc  qu'en  tombant,  ce  boulet  a  produit 
Un  son  mat  et  confus,  qui  n'est  pas  même  un  bruit? 
Il  rebondit  trois  fois,  mais  faiblement  et  roule 
En  traçant  un  cordon  noir  et  visqueux...  La  foule 
N'approchait  qu'en  tremblant  quand  un  jeune  étourdi 
S'élance  et  vers  la  pierre  étend  un  bras  hardi... 
Horreur  !  il  tombe  et  pousse  un  grand  cri  d'épouvante: 
C'est  une  tête  d'homme,  écrasée  et  sanglante  ! 

Et  de  quart  d'heure  en  quart  d'heure, 

Une  nouvelle  tête  au  môme  endroit  toml^ait. 

Et  la  foule  tremblante, 
Quand  tomba  la  dernière,  en  avait  compté  trente. 

C'étaient  les  têtes  de  trente  chevaliers 
bretons  faits  prisonniers  par  les  Français, 
quelques  jours  auparavant,  dans  un  combat. 
Le  poète,  dans  ce  récit,  n'a  fait  que  suivre 
l'Histoire. 

Comme  poète  lyrique,  Emile  Péhant  est 
encore  un  artiste  puissant.  Son  ode  à  M.  de 
Salvandy  a  quelque  chose  de  grandiose.  Ses 


280      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

strophes  semblent  entraînées  par  un  courant 
impétueux  : 

Quand  le  Rhône  se  perd  sous  le  sol  qui  s'entrouvre, 
Le  voyageur  le  croit  englouti  pour  toujours  ; 
Mais  bientôt  il  échappe  à  la  nuit  qui  le  couvre, 
Et  là-bas,  au  soleil,  le  regard  le  découvre, 
Comme  un  long  serpent  bleu,  précipitant  son  cours. 

Qu'il  aille  !  son  destin  a  subi  son  épreuve. 
Car  ses  flots  oubliés  grossissaient  leurs  trésors  : 
Ce  n'était  qu'un  torrent,  désormais  c'est  un  fleuve, 
Et  plus  d'une  cité,  qui  sans  lui  serait  veuve, 
De  feux  reconnaissants  couronnera  ses  bords... 

Si  le  fleuve  en  hiver  s'engourdit  sous  la  glace, 
Comme  un  homme  plongé  dans  un  profond  sommeil, 
Dès  que  le  soleil  vient  amollir  sa  surface, 
Il  s'éveille,  s'élance,  et,  dévorant  l'espace, | 
Emporte  dans  ses  flots  l'image  du  soleil. 

Ce  poète,  l'un  des  plus  vigoureux  qu'ait 
produits  la  Bretagne  et  qui  avait  pour  voiler 
son  exquise  bonté  un  peu  de  l'aspect  rugueux 
de  la  terre  de  granit,  mourut  à  Nantes,  le  6 
mars  1876.  Son  nom  a  été  donné  à  l'une  des 
rues  de  cette  ville. 

Il  avait  pour  ami  inséparable  Olivier  Biou 
(né  à  Rennes,  le  P""  juillet  1814),  magistrat 
distingué  et  homme  excellent,  qui  n'a  publié 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      281 

que  peu  de  vers,  mais  qui  était  doué  d'un  sens 
critique  très  fin.  Tous  deux  aidaient  de  leurs 
conseils  un  poète  plus  jeune  qu'eux,  Charles- 
Edouard  Robinot-Bertrand ,  né  à  la  Basse- 
Indre  (Loire-Inférieure),  le  27  mai  1833. 

Chez  celui-là  la  passion  de  l'Art  était  pous- 
sée jusqu'à  l'angoisse  maladive.  Aussi  est-il 
mort  (le  24  octobre  1885)  dans  une  maison 
de  santé  de  Nantes,  après  y  avoir  langui 
trois  ans  privé  de  sa  raison. 

Il  se  préoccupait  souvent  des  questions  phi- 
losophiques et  sociales  et  appartenait  au  parti 
démocratique.  Son  poème  des  Casseurs  de 
pierres  indiqua  de  bonne  heure  cette  tendance. 

Ayant  une  fortune  qui  le  rendait  indépen- 
dant, il  entreprit,  lui  aussi,  une  grande  œuvre 
et  il  fît  sa  Légende  rustique  (1867). 

C'est  le  roman  en  vers  d'un  jeune  paysan  qui 
veut  arriver  à  la  gloire  littéraire  pour  épouser 
la  fille  d'une  châtelaine  et  qui,  ayant  échoué» 
revient  mourir  de  chagrin  dans  son  bourg, 
près  d'un  frère  resté  laboureur,  mais  heureux 
et  marié  avec  une  femme  qu'il  aime. 

Comme  l'a  dit  M.  Alfred  Lallié,  dans  une 
étude  sur  ce  livre,  la  Légende  rustique  est 
bien  composée  :  «  L'intrigue,  si  peu  qu'il  y  en 
((  ait,  ne  languit  pas,  elle  marche  au  dénoû- 


282     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

«  ment;  les  scènes  se -succèdent  avec  ordre, 
((  les  descriptions  sont  à  leur  place,  les  com- 
((  paraisons  et  les  images  naissent  tout  natu- 
«  Tellement  et  l'on  rencontre  çà  et  là  des  ta- 
((  bleaux  qui  brillent  de  toutes  les  splendeurs 
((  de  la  poésie.  Si  certains  caractères  pris  dans 
((  leur  ensemble  manquent  de  vérité,  on  n'en 
«  saurait  dire  autant  d'une  foule  de  détails, 
((  qui  sont  rendus  avec  une  rare  perfection.  » 
Jamais  on  ne  peindra  d'une  façon  plus  sai- 
sissante l'arrivée  d'un  train  de  chemin  de  fer, 
le  soir,  dans  une  gare  de  village  : 

Bientôt  deux  rouges  feux,  le  long  de  la  rivière, 
Teignirent  bois  et  prés  d'une  étrange  lumière  ; 
Comme  des  yeux  ardents  d"où  jaillirait  l'eflroi, 
Ils  flamboyaient  au  front  sinistre  du  convoi, 
Et  lui,  pareil  au  corps  d'un  animal  énorme, 
Tramait  les  noirs  tronçons  de  sa  taille  difforme. 
Il  était  loin  encore  et,  dans  l'éloignement, 
On  Fentendait  souffler  et  gronder  bruyamment  ; 
Mais  le  monstre  irrité,  la  poitrine  enflammée. 
Lançant  au  ciel  ses  lourds  tourbillons  de  fumée, 
Son  haleine  brûlante,  et  parfois  insensé. 
Cherchant  à  fuir  d'un  bond  hors  du  chemin  tracé. 
Aussi  prompt  que  le  trait  qui  plonge  dans  l'espac 
Ou  que  l'éclair  c|ui  sort  de  la  nue  et  qui  passe, 
Accourt,  se  précipite  et  sur  les  rails  déserts 
Vole  :  un  long  sifflement  a  déchiré  les  airs. 


'        ;U 


Rodinot-Bertrand 


I 


I 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     285 

On  voit  par  ce  fragment  et  par  la  pièce  de 
Boulay-Paty  sur  le  Câble  Iransallanlique  que 
les  poètes  bretons  ont  su  utiliser  pour  la 
poésie  les  découvertes  de  la  science  moderne. 

Dans  la  Légende  rustique  l'effort  de  l'auteur 
est  quelquefois  trop  sensible.  Son  second  vo- 
lume, Au  bord  du  fleuve,  formé  de  morceaux 
détachés,  se  distingue  par  une  plus  grande 
souplesse  de  style. 

Plusieurs  pièces,  V Idole  de  Cérès,  Pourquoi 
veux-tu  que  je  m'éveille  ?  Le  Paysan,  portent 
les  marques  d'une  pensée  très  haute.  Le  lec- 
teur va  juger  de  la  dernière: 

LE    PAYSAN 

Des  ombres  de  la  nuit  la  campagne  est  voilée. 
Nul  astre  aux  cieux.  Le  vent  d'automne  dans  les  bois 
Passe,  souffle  et  murmure,  et  remplit  la  vallée 
De  sifflements  pareils  à  de  lugubres  voix. 

Malheur  au  vagabond  qui,  malade  et  sans  gîte, 
Par  ce  temps  lamentable  erre  loin  des  hameaux  ! 
Malheur  au  sein  pensif  où  la  douleur  s'agite. 
Et  qui  veille,  écoutant  la  plainte  des  rameaux! 

L'ombre  s'étend  profonde.  En  vain  le  cri  sonore 
Du  coq,  ardent  guetteur  de  nuit,  prédit  le  jour  ; 
Au  brumeux  Orient  aucun  rayon  encore  ; 
Le  monde  est  ténébreux  comme  un  cœur  sans  amour. 


286      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Mais  que  font  les  clameurs  du  vent  et  la  nuit  sombre 
Au  rude  défricheur  du  sol,  au  paysan  ? 
Le  paysan  sommeille,  enveloppé  par  l'ombre, 
Dans  la  sécurité  dont  il  est  l'artisan. 

L'ombre  lui  dit  :  «  Je  suis  la  paix,  la  récompense 
Des  devoirs  accomplis  et  de  Tâpre  labeur  ; 
L'oubli  des  maux  passés,  c'est  moi  qui  le  dispense.  » 
Le  grave  paysan  de  l'ombre  n'a  point  peur. 

Voyez  !  avant  le  jour  le  voilà  qui  s'éveille. 

Il  va  vers  le  foyer  où,  sous  la  cendre,  dort 

Le  reste  d'un  tison  recouvert  de  la  veille. 

De  la  cendre,  à  son  souffle,  un  jet  de  flamme  sort. 

La  flamme  éclate  et  brille,  et  l'âtre  s'illumine  ; 
Et  lui,  près  du  foyer  crépitant  et  joyeux, 
Recueilli,  vers  le  monde  inconnu  qu'il  devine, 
Il  élève  en  priant  son  cœur  religieux. 

Il  prie  :  en  doux  espoirs  abonde  sa  prière. 
«  Si  j'ai  faibli,  dit-il,  mon  Dieu,  pardonne-moi.  >> 
Et  Dieu  se  communique  à  son  esprit  sincère. 
0  paysan,  mon  cœur  ému  prie  avec  toi  ! 

La  prière  a  rendu  pure  son  âme  forte  ; 
D'un  morceau  de  pain  noir  il  a  fait  son  repas  ; 
De  l'antique  logis  ouvrant  l'étroite  porte, 
A  présent  vers  l'étable  il  dirige  ses  pas. 

Les  grands  bœufs,  à  genoux  au  milieu  de  la  crèche,] 
Mêlent  aux  bruits  de  l'air  leur  long  mugissem 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     287 

Il  pose  devant  eux  l'herbe  tendre  et  Tean  fraîche, 
Puis  il  lie  à  leur  Iront  le  joug  solidement. 

Il  les  conduit  alors  à  la  dure  journée, 

Et  pendant  qu'il  chemine,  il  chante  un  gai  refrain  ; 

Et  la  charrue,  avant  que  Taube  ne  soit  née, 

A  plongé  dans  le  sol  son  éperon  d'airain. 

Le  pauvre  paysan  poursuit  sa  tâche  austère 

Sous  les  pleurs  du  matin  et  sous  le  froid  brouillard  ; 

Mais  qu'importe  ;  le  soc  aigu  fouille  la  terre 

Où  la  blonde  moisson  ondulera  plus  tard. 


Charles  Robinot-Berlrand  était  un  critique 
littéraire  et  artistique  d'un  goût  très  exercé.  Il 
a  écrit  dans  le  Phare  de  la  Loire  des  études 
qu'il  est  regrettable  de  voir  ignorées,  comme 
presque  tous  les  articles  des  journaux  quoti- 
diens. 

Son  roman  les  Songères,  où  se  rencontrent 
des  pages  exquises,  manque  malheureusement 
d'invention  et  d'intérêt. 

Après  avoir  été  avocat,  puis  juge  de  paix  à 
Vertou,  il  fut  quelque  temps  conseiller  de  pré- 
fecture à  Nantes.  Ses  opinions  républicaines 
ne  l'empêchaient  pas  d'être  lié  intimement 
avec  un  autre  poète  nantais,  ardent  royaliste, 
Emile  Grimaud. 


288     LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Emile  Grimaud  n'a  pas  eu  les  loisirs  de  Ro- 
binot-Bertrand  ;  il  a  beaucoup  travaillé  et  pro- 
duit. Il  n'est  pas  né  en  Bretagne,  mais  il  habite 
Nantes  depuis  sa  jeunesse.  Comme  secrétaire 
de  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée,  et 
comme  miprimeur  habile,  il  a  eu  une  action  si 
considérable  sur  le  mouvement  littéraire  bre- 
ton qu'il  mérite  bien  une  place  parmi  les  poètes 
armoricains. 

Son  œuvre  est  trop  vaste  pour  que  je  puisse 
l'analyser  ici  K  Dans  ses  Figures  de  mon 
pays,  M.  Dominique  Caillé  a  écrit  sur  lui  une 
notice  très  bien  faite  que  l'on  pourra  consulter. 

Né  à  Luçon,  le  10  avril  1831,  Jules-Emile 
Grimaud,  fils  d'un  négociant  en  grains,  publia 
en  1855  un  premier  recueil.  Fleurs  de  Vendée, 
dont  la  fraîcheur  et  l'élégance  frappèrent  tous 
les  connaisseurs. 

En  1858,  parurent  les  Vendéens,  qui  eurent 
plusieurs  éditions.  La  dernière  est  illustrée  de 
belles  eaux-fortes,  par  Octave  de  Rochebrune. 

Victor  de  Laprade,  dans  le  Correspondant,! 

1.  Voici  la  liste  de  ses  recueils  :  Fleurs  de  Vendée  (1855)| 
les  Vendéens  (1858),  Scènes  poétiques  (1860,)  Chants  du  Bc 
cage  vendéen,  avec  7  eaux-fortes,  par  Octave  de  Roche 
brune  (1869),  Petits  Drames  vendéens  (1875),  Fleurs  de  Bre 
tagne  (1878),  Dieu  et  le  Roi  (1887). 


Emile  Grlmaud 


ROUSSE.    —   POÉSIE   BRETONNE.    —    19 


4 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS      291 

appréciait  ainsi  le  poète  qui  avait  osé  choisir 
ce  sujet  redoutable  : 

«  A  défaut  de  l'art  exquis  et  de  la  fibre 
«  grecque  de  Brizeux,  il  possède,  avec  un  vrai 
((  talent  de  poète,  la  vraie  foi  de  la  Vendée  et 
«  s'inspire  des  souvenirs  qui  font  la  grandeur 
«  de  ce  nom  héroïque.  Il  fait  plus  qu'une  œuvre 
«  d'art  en  nous  peignant  les  héros  bretons  et 
«  vendéens,  il  fait  une  œuvre  de  conviction 
«  et  d'amour.  On  le  sent  à  la  chaleur  communi- 
«  cative,  à  l'émotion  de  ses  récits.  Il  est  juste 
«  pour  tout  le  monde  et  parle  noblement  de 
«  l'héroïsme  républicain;  mais  il  est  franche- 
ce  ment  du  côté  des  persécutés  et  des  vaincus.» 

Ses  Petits  Drames  vendéens  ont  eu  un  succès 
mérité.  «  Ce  qu'on  y  doit  remarquer  surtout, 
«  disait  M.  de  Pontmartin,  c'est  la  justesse  du 
«  ton.  Voyez  le  Sifflet  cl  argent,  la  Messe  sans 
«  prêtre,  la  Hache,  le  Pater,  la  Dernière  lutte. 
((  Toute  l'originalité  de  ces  scènes  violentes, 
«  le  contraste  de  cette  foi  robuste  avec  ces 
«  cruautés  implacables,  les  revanches  de  ces 
«  âmes  intrépides  en  face  de  leurs  persécuteurs 
((  et  de  leurs  bourreaux,  pouvaient  sans  trop 
c(  de  dissonnances  prêter  à  la  déclamation  et 
((  à  l'emphase.  Non,  la  simplicité  des  moyens 
«  ajoute  à  la  puissance  des  effets.  » 


292     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^    SIECLE 

Voici  un  sonnet  qui  semble  taillé  dans  le 
granit  : 

MADAME  DE  CHANTREAU 

Je  n"ai  point  vu  de  femme  ayant  sa  haute  taille. 
Elle  me  faisait  peur,  quand  j'étais  tout  petit  : 
Elle  marchait  d'un  pas  que  Vàge  ralentit, 
Mais  droite  comme  un  preux  en  sa  cotte  de  maille. 

Elle  avait,  sabre  au  poing,  suivi  mainte  bataille, 
Orpheline  à  vingt  ans  !..  Charette  s'attendrit, 
Et  lui  tint  lieu  de  père,  et  quand  Travot  le  prit. 
Elle  reçut  au  crâne  une  effroyable  entaille. 

Elle  avait  tant  souffert  et  tant  de  nuits  erré, 
Sur  les  maux  du  pays  elle  avait  tant  pleuré. 
Qu'en  ses  yeux  la  lumière,  hélas  !  s'était  éteinte. 

Luçon  en  fut  témoin,  sa  main  sans  cesse  allait 
Du  tricot  pour  le  pauvre  aux  grains  du  chapelet  : 
C'était  une  Romaine  et  c'était  une  sainte. 


Prenons  maintenant  un  grand  tableau  pa- 
thétique, comme  en  a  beaucoup  tracé  Emile 
Grimaud  :  la  fuite  des  Vendéens  vers  la  Loire, 
après  leur  défaite  à  Cholet  : 

Vers  Saint-Florent-le- Vieil  une  innombrable  foule 
S'agite  dans  la  nuit  comme  un  fleuve  qui  houle. 


LES  POÈTES  BRETONS  FRANÇAIS     293 

Une  clameur  immense  en  sort  à  tous  moments  : 
Bruit  de  pas,  bruit  de  voix,  cris  et  mugissements. 
Nulle  étoile  ne  brille,  et  le  ciel  est  si  sombre 
Que  Ton  ne  verrait  pas  à  se  guider  dans  Fombre  ; 
Mais  sur  les  bois,  au  loin,  des  flammes  ont  monté 
Prêtant  aux  Vendéens  leur  rougeâtre  clarté. 

Le  jour  se  lève  enfin,  le  jour  livide  et  morne, 
Et  tel  qu'il  convenait  à  ce  malheur  sans  borne. 

Quel  funèbre  convoi  !  —  Dès  la  veille,  aux  fuyards 
Par  milliers  s'étaient  joints  des  femmes,  des  vieillards; 
Fermes,  hameaux,  tout  brûle  ;  ils  n'ont  plus  de  retraites. 
Quelques-uns  du  désastre  ont  sauvé  leurs  charettes, 
Qui  portent  tout  leur  bien  —  du  pain,  des  vêtements. 
Des  vases  où  cuiront  leurs  pauvres  aliments. 
Malades  et  blessés  s'y  pressent  pêle-mêle. 
Et  les  mères  tenant  leurs  fils  à  la  mamelle. 
Mais  tous  n'ont  pas  de  bœufs  pour  traîner  leurs  fardeaux 
Que  de  femmes  s'en  vont,  leurs  enfants  sur  le  dos  ! 
Que  de  filles,  pieds  nus,  soutenant  leur  vieux  père, 
Ou  leur  frère  qui  pleure  et  qui  se  désespère  ! 

Sans  ordre  les  soldats  s'avancent,  dispersés, 
Et  les  rangs  sont  partout  de  fusils  hérissés. 

Pourquoi  s'amassent-ils  près  de  cette  voiture  ? 
Blessé  d'un  coup  mortel,  c'est  là  que  gît  Lescure... 
Plus  loin,  sur  un  brancard,  objet  de  soins  touchants, 
Pâle  comme  un  linceul,  est  étendu  Bonchamps... 


294     LA    POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX®    SIECLE 

Emile  Grimaud  a  un  sentiment  très  vif  des 
beautés  de  la  campagne.  Pour  les  rendre,  il 
trouve  parfois  des  expressions  d'une  justesse 
frappante.  Quelles  épithètes  pourraient  rem- 
placer celles  qu'il  emploie ,  quand  il  veut  1 
peindre  les  arbres  de  son  pays  ? 

Le  tremble,  dont  le  bruit  ressemble  au  bruit  de  l'eau, 

Les  sveltes  peupliers  et  la  parure  blanche 

Dont  le  vert  châtaignier  se  brode  à  chaque  branche. 

M.  Caillé,  rappelant  un  mot  de  Victor  de      1 
Laprade,    a   bien    raison    de  dire    qu'Emile       * 
Grimaud  peut  dédaigner  les  critiques  «    des 
amateurs  d'orfèvrerie  et  de  chinoiserie  poéti- 
ques. » 


CONCLUSION 


De  tout  ce  qui  précède  je  crois  pouvoir 
conclure  que  le  XIX^  siècle  a  donné  à  la  Bre- 
tagne une  riche  moisson  de  poésie. 

Ses  chants  populaires,  qui  ne  vivaient  que 
dans  la  mémoire  des  paysans,  ont  été  fixés 
par  l'écriture,  sauvés  à  jamais  de  l'oubli  et 
montrés  au  grand  jour  avec  un  éclat  qui  a 
ébloui  les  lettrés  de  toute  l'Europe. 

Des  écrivains  de  génie,  dont  la  prose  vaut 
les  plus  beaux  vers,  Chateaubriand,  Lamen- 
nais, Renan,  tout  en  agitant  les  plus  hautes 
questions  qui  intéressent  l'humanité ,  ont 
semé  leurs  écrits  de  pages  où  la  terre,  la  race, 
l'histoire  bretonnes  sont  peintes  en  traits 
incomparables. 

En  même  temps,  des  poètes  se  succédaient, 
créant  une  nouvelle  littérature  qui  réunit  les 
qualités  les  plus  variées  :  la  pureté  grecque  et 


296      LA   POÉSIE    BRETONNE   AU    XIX^^    SIECLE 

la  finesse  italienne  chez  Brizeux,  la  verve 
chez  Prosper  Proux  et  Luzel,  le  sentiment 
profond  de  la  nature  chez  J.-M.  Le  Jean, 
l'émotion  intense  chez  Hippolyte  de  la  Mor- 
vonnais  et  Elisa  Mercœur,  la  douceur  mélan- 
colique chez  Turquety  et  Violeau,  l'esprit 
chez  Alexandre  Duval  et  Monselet,  la  fierté 
chez  du  Pontavice,  le  large  souffle  chez 
Péhant  et  Lud.  Jan^  la  flamme  enthousiaste 
chez  M°^®  Riom  et  Emile  Grimaud,  l'art  raffiné 
chez  Boulay-Paty  et  Villiers  de  l'Isle-Adam. 

Il  y  a  dans  ces  poètes  une  originalité  réelle  ; 
car  l'originalité  n'est,  suivant  le  mot  de  Théo- 
phile Gautier,  que  «  la  note  personnelle  ajou- 
tée au  fonds  commun  préparé  par  les  contem- 
porains ou  les  prédécesseurs  immédiats.  » 

Les  faits  politiques  ont  eu  sur  eux  une  in- 
fluence assez  limitée.  Ils  ont  pu  modifier 
passagèrement  leurs  opinions;  mais,  chez  la 
plupart,  l'essence  des  âmes  n'a  pas  été  atteinte  ; 
elles  sont  restées  mystiques  et  bien  bretonnes. 

Tous  les  écrivains  dont  j'ai  parlé  sont  morts 
ou  ont  dépassé  l'âge  de  soixante  ans  ;  ce  qui 
veut  dire  que  leur  œuvre  est  à  peu  près  ter- 
minée et  qu'on  peut  la  juger  dans  son  en- 
semble. 

Derrière  eux,  s'est  levée  une  génération  de 


CONCLUSION  297 

poètes  si  nombreux  que  jamais  la  Bretagne 
n'en  a  tant  vu  à  la  fois. 

Les  mieux  doués,  à  l'heure  présente,  écrivent 
en  français,  mais  les  poètes  celtiques  montrent 
aussi  que  les  vieux  bardes  ont  laissé  des  hé- 
ritiers; «  Gomme  la  fleur  de  genêt  dans  nos 
((  champs,  sur  la  terre  de  Breiz,  poussent  des 
«  églises,  des  croix  de  pierre,  des  sônes  et 
«  des  gwerz.  »  (Luzel,  Bepred  Breizad.) 

A  la  tête  des  poètes  s'est  placé  M.  Louis 
Tiercelin  par  sa  passion  éclairée  des  lettres 
et  des  arts,  son  amour  de  la  terre  natale,  son 
talent  plein  de  verve  et  d'éclat,  son  habileté 
à  réveiller,  encourager  et  grouper  les  artistes 
épars.    La   publication   du  Parnasse    breton 
contemporain,  qu'il  a  faite  en   1889,  avec  le 
concours  de  M.  Guy  Ropartz,  sera  une  date 
dans  l'histoire  littéraire  de  la  Bretagne.   Ge 
livre   a   réuni  près  de   cent  poètes   vivants. 
Aucune  province  de  France  ne  saurait  pré- 
senter un  faisceau  de  talents  si  divers.  Les 
Bretons  pourraient  être  tentés  de  dire,  avec 
M.  Renan  :  «  Le  cor  qui  ne  résonne  que  touché 
«  par  des  lèvres   pures,   le   hanap   magique 
((  qui  n'est   plein   que    pour   l'amant   fidèle, 
«  n'appartiennent  vraiment  qu'à  nous.  (Sou- 
((  venir  s  d'enfance   et  de  jeunesse,  p.  78.)  » 


298      LA    POÉSIE    BRETONNE    AU    XIX^    SIECLE 

Ces  poètes  se  divisent  en  plusieurs  groupes, 
dont  les  principaux  sont  à  Nantes,  à  Rennes 
et  à  Ouimper.  Ils  trouvent  de  solides  appuis 
dans  les  Sociétés  savantes  de  ces  villes,  les 
journaux  et  les  revues,  notamment  la  Revue 
de  Bretagne,  sous  la  direction  de  ^IM.  de  la 
Borderie  et  de  GourcufT  ;  l Hermine,  sous 
celle  de  M.  Tiercelin;  les  Annales  de  Bretagne, 
publiées  par  la  Faculté  des  Lettres  de  Rennes  ; 
la  Revue  illustrée  des  Provinces  de  l  Ouest, 
fondée  par  M.  Léon  Séché,  un  poète  vaillant, 
qui  a  pris  à  tâche  de  faire  élever  des  monu- 
ments aux  hommes  illustres  de  son  pays  et 
en  a  déjà  orné  Pontivy,  Vannes,  Lorient  et 
Ancenis. 

Si  les  événements  politiques  amenaient  la 
reconstitution  des  provinces  et,  en  même 
temps,  la  création  à  Nantes  ou  à  Rennes 
d'une  grande  Université,  il  est  probable  que 
les  Lettres  et  les  Arts,  profitant  du  mouvement 
qu'engendrerait  autour  d'elle  une  Assemblée 
provinciale  puissante,  prendraient  un  dévelop- 
pement considérable.  Ce  qui  autorise  à  le 
penser,  c'est  l'influence  heureuse  exercée  de- 
puis vingt  ans  par  Y  Association  bretonne,  que 
préside  avec  beaucoup  d'éloquence  et  d'amé- 
nité M.  Vincent  Audren  de  Kerdrel. 


CONCLUSION  299 


En  écrivant  ce  volume,  consacré  presque 
entièrement  aux  morts,  j'ai  eu  pour  but  la 
gloire  de  la  Bretagne. 

Bien  des  poètes  de  valeur  resteraient  igno- 
rés, s'il  ne  se  trouvait  personne  pour  tirer  de 
l'ombre  leurs  meilleures  productions,  quand 
ils  ont  disparu. 

Mon  désir  est  que  ce  livre  conserve  leur 
souvenir  et  soit  comme  cette  petite  lampe 
qu'on  allumait  autrefois,  la  nuit,  au  milieu  des 
cimetières,  dans  une  tourelle  appelée  la  Lan- 
terne des  Morls  * . 


1.  Dans  ce  tableau  de  la  Poésie  bretonne  au  xix®  siècle, 
je  n'ai  parlé  que  des  poètes  qui  m'ont  paru  les  plus  remar- 
quables ou  ayant  une  originalité  bien  dessinée;  mais  il  en 
est  d'autres  d'un  talent  réel.  En  1879,  la  Société  des  Biblio- 
philes bretons  a  publié,  dans  son  Bulletin,  une  liste  des 
poètes  bretons-français  du  xix*"  siècle  ;  elle  comprend  plus 
de  deux  cents  noms  et  n'est  pas  complète. 


TABLE  DES  MATIERES 


Préface. 


INTRODUCTION 

Caractère  général  de  la  Poésie  bretonne 

Chateaubriand   et  Lamennais,  ses  inspirateurs  au 
XIX"  siècle 13 


LIVRE  PREMIER 

LES  POÈTES  BRETONS  CELTIQUES  (1800  à  1880) 

POÉSIE  ÉLÉGIAQUE,  LYRIQUE  ET    DESCRIPTIVE 

Auguste  Brizeux 25         les  bardes  populaires.     39 

Le  Gonidec ,   Hersart  Jean  Le  Guenn 47 

de  la  Villemarqué  et  René  Kerambrun 49 


302 


TABLE    DES    MATIERES 


LES    BARDES    LETTRES 


Prosper  Proux 56 

Jean-Marie  Le  Jean. . .  61 

Rannou 68 

Ms--  Le  Joubioux 69 

L'abbé  Joachim   Guil- 

lôme 70 

Jean-Marie  Guizouarn  74 


J.-P.-M.  Le  Scour 78 

Les  Bleuniou-Breiz 82 

Olivier  Souvestre 82 

L'abbé    François    Le 

Scour 85 

F.-M.  Luzel 87 


POESIE  MORALE 

Guillaume  Ricou 97      Gabriel  Milin 100 


POESIE  DR.\MATIOUE 


LIVRE  DEUXIEME 


LES  POÈTES  RRETOXS  FRANÇAIS 


POÈTES  LYRIQUES,  ÉLÉGIAOUES  ET  DESCRIPTIFS 


François  Duault 107 

Mélanie  Waldor 112 

Edouard  Mennechet, .  115 

Élisa  Mercœur 119 

Un  mot  sur  Leconte  de 

Lisle 125 

Hippolyte  de  la  Mor- 

vonnais 126 

Évariste  Roulay-Paty.  133 

Edouard  Turquety 141 

Du  Breil  de  Marzan ...  148 


Georges  de  Cadoudal.  149 

Raymond  du  Doré —  150 

Hippolyte  Lucas 155 

Charles  Monselet 156 

Emile  Souvestre 163 

Victor  Mangin 168 

...  168 


Eugène  Orieux. 


Eugène  Lambert 169 

Anthime  Menard 169 

Louis  de  Léon 173 

Régis  de  Trobriant ...  175 


TABLE    DES    MATIERES 


303 


Stéphane  Halgan 179 

M^-'Riom 183 

Raoul  de  Navery 189 

Hippoly te  Violeau 191 

Hyacinthe   du   Ponta- 

vice  de  Heussey 199 


Charles  Alexandre 203 

Francis  Melvil 206 

Emile  Chevé 207 

Philippe-Auguste    Vil- 

liers  de  l'Isle-Adam.  209 

Ludovic  Jan 212 


POESIE  MORALE   ET    DIDACTIOUE 


Pierre-Louis  Ginguené  218 
La  Princesse  de  Salm- 

Dyck 219 

M-"**  Sophie  Hue 225 


Alcide  de  Beaucliesne  227 

Achille  du  Clésieux. . .  229 

François  Longuécand.  232 

Lespoètes traducteurs  237 


LES  AUTEURS   DRAMATIQUES 

Corcntin  Royou 243       Edouard  Mennechet  . .     249 

Alexandre  Duval 243 

POÈMES  CnEVALERESQUES,  HISTORIQUES  ET  LÉGENDAIRES 

Claude  Dorion 256       Emile  Péhant 270 

M"^  Penquer 259  Charles    Robinot-Ber- 

M-^^Riom 262          trand 281 

Hippolyte  de  Lorgeril.  263       Emile  Grimaud 288 

Jules  de  Franchcville.  267 


CONCLUSION 

Le  Parnasse  breton  contemporain  . . . . 


297 


BIBLIOTHECA 


TABLE  DES  PORTRAITS 


Anne  de  Bretagne 9 

Chateaubriand 17 

Auguste  Brizeux 27 

Th.  de  la  Villemarqué  40 

J.-M.  Le  Jean 65 

J.-P.  Le  Scour 79 

F.-M.  Luzel 89 

Élisa  Mercœur 121 

Boulay-Paty 137 

Edouard  Turquety 143 

Raymond  du  Doré 151 

Hippolyte  Lucas 157 


Charles  Monselet 161 

Emile  Souvestrc 165 

M'^Riom 185 

Hippolyte  Violeau 193 

Princesse    de     Salm- 

Dyck 221 

F.  Longuécand 233 

Alexandre  Du  val 245 

^ime  Penquer 257 

Emile  Péhant 271 

Robinot-Bertrand 283 

Emile  Grimaud 289 


iSautes.  —  Emile  Grimaud,  imprimeur  breveté,  place  du  Ciniiir.erce,  4. 


Cil  X  2-122 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


\m  ^  ^ 


im 


.hlàdi 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


y-C 


39003  002506193b 


CE  PG   3803 
.B8R6S  1895 
COO   ROUSSE, 
ACC#  12445S7 


JOSE  POESIE  BRETO 


r,  10,  rue  Cassette,  PARIS 


n 


k 


nij-LA[j^  EN  BRETAG 


Texte  et  Dessins  par  H.  et  G.  DUBOUCHET 

Avec  la  collaboration  de  : 

MM.  H.  Bebteaux,  J.   Breton,  Th.  Deyrolle,  Fraxjais 
II.  Lemaire,  Le  Sénéchal,  Le  Sidaner,  H.  Mosler. 


Magnilique  volume  grand  in-S-^  colombier,  illustré  de 
550  gravures  inédites,  d'après  nature,  caries  et  plans. 
Prix,  bwché 18  fr. 

Le,  même  ouvrage,  reliure  loile,  couverture  illustrée, 
fers  spéciaux 23  fr. 

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Il  a  été  tiré  en  outre  : 

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l'auteur 75  fr. 

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«  Encore  un  joli  livre  de  voyage,  critique  et  instructif, 
récit  d'excursions  romantiques  en  terre  romantique,  de 
promenades  capricieuses  comme  le  titre  le  dit,  mais  char- 
mantes, à  travers  la  plus  mystérieuse  et  la  plus  légendaire 
de  nos  provinces.  La  succession  ininterrompue  des  gra- 
vures, pittoresques  nu  plus  haut  degré,  et  faites  d'après 
nature,  suffirait  seule  à  assurer  le  succès  de  l'ouvrage.  La 
griffe  de  nos  maîtres  paysagistes  s'y  fait  puissamment  sen- 
tir. Le  texte,  d'une  simplicité  voulue,  convient  au  sujet  et 
s'harmonise,  par  cette  simplicité  même,  avec  les  :  s 

qu'il  rehe  en  les  expliquant,  et  au.xqueis  il  prèle  i  .- 

velle  vie.  .  [Le  Correspondant).