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Full text of "La Presse catholique et nationale"

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PN 

4914 

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1921 

Ex.l 


.  ^  .,  /    ^  J 


C4 
HENRI  BOURASSA, 

DIRECTEUR   DU    t DEVOIR  » 


La  presse 


catholique 
et  nationale 


Prix  :   35  sous 


•# 


IMPRIMERIE   DU    «DEVOIR» 
MONTRÉAL,  1921 


-^jT^voriitas 
BIÔUOTHECA 


ifai 
_5a 


Cette  étude  sur  la  presse  est  la  reproduction  à  peu  près  inté- 
grale d'articles  publiés  dans  le  Devoir,  à  des  intervalles  fort 
irréguliers.  Les  premiers  ont  paru  en  octobre,  les  derniers  en 
février;  chaque  série  forme  l'un  des  chapitres  de  la  brochure. 
La  plupart  ont  fourni  à  Vauteur  le  thème  de  quelques  conféren- 
ces, données  au  cours  de  Vhiver,  mais  dont  une  seule,  sur  la 
presse  et  le  clergé,  a  été  écrite  et  reproduite  en  entier  dans  le 
Devoir  du  2  et  du  ^  décembre. 

Ce  travail,  fait  à  bâtons  rompus,  dans  des  conditions  parti- 
culièrement désavantageuses,  est  incomplet,  disproportionné 
dans  ses  parties,  plein  de  trous,  de  longueurs  et  d' à-côté.  Quel- 
ques personnes  éclairées  ont  néanmoins  jugé  qu'en  dépit  de  ces 
défauts,  l'ensemble  de  ces  articles  présente  une  thèse  assz  com- 
plète sur  la  mission  de  la  presse  catholique  et  nationale  au  Ca- 
nada, et  qu'à  ce  titre  il  peut  être  utile  de  les  reproduire  tels  quels 
—  l'auteur  n'ayant  ni  le  temps,  ni  le  goût  de  les  refaire  à  neuf. 
Il  se  borne  à  réclamer,  une  fois  de  plus,  l'indulgence  de  ses  lec- 
teurs habituels,  les  priant  d'oublier  les  vices  et  l'incohérence 
de  la  forme  pour  ne  voir  que  le  but  à  atteindre. 

Sur  le  fond,  il  est  peut-être  nécessaire  de  mettre  le  lecteur 
en  garde  contre  une  apparence  de  pessimisme  et  une  certaine 
âpreté  d'expression.  Les  dangers  signalés  sont  réels;  le  mal  fait 
par  la  presse  de  parti  et  les  journaux  à  nouvelles  est  immense; 
la  tâche  de  la  presse  catholique  et  nationale  est  ardue.  D'autre 
part,  il  serait  injuste  de  ne  pas  voir  ce  qui  reste  de  foncièrement 
bon  dans  notre  société  et  de  méconnaître  les  résultats  obtenus 
dans  la  lutte  pour  la  rénovation  des  consciences  et  l'affermisse- 
ment des  volontés.    La  rudesse    d'un  labeur    poursuivi  depuis 


vingt  ans  a  peut-être  entraîné  Vauteur  à  noircir  les  ombres  du 
tableau  qu'il  présente;  mais  son  intention  n'est  pas,  qu'on  en 
soit  certain,  d'abattre  les  courages.  C'est  au  contraire  pour 
les  stimuler  qu'il  s'est  efforcé  de  faire  voir  en  plein  jour  le  mal 
à  combattre,  le  bien  à  faire,  par  la  presse,  cette  arme  formidable 
que  les  papes  ne  cessent  de  recommander  à  l'attention  des  chefs 
sociaux.  Tout  récemment  encore,  S.  S.  Benoit  XV,  répétant 
presque  mot  à  mot  les  paroles  de  son  saint  prédécesseur,  insis- 
tait  sur  la  "nécessité  d'opposer  école  à  école,  journal  et  revue  à 
revue  et  journal,  conférence  à  conférence,  afin  d'empêcher  la 
mauvaise  semence  de  l'erreur  de  fructifier  au  sein  de  la  société 
le  plus  cultivée  ^."  Ce  suprême  encouragement  doit  suffire 
à  stimuler  les  efforts  de  tous  ceux  qui  travaillent  au  maintien 
et  à  la  diffusion  des  journaux  voués  à  la  défense  de  la  vérité. 

Montréal,  février  1921. 

1  Disœurs  du  22  décembre  1920,  à  l'occasion  du  décret  proclamant  les  «  verttis 
héroïques  »  de  l'illustre  et  vénérable  Bellarmin  (reproduit  dans  le  Devoir  du  25  janvier.) 


LA  PRESSE  CATHOLIQUE  ET  NATIONALE 

—  I  — 

UNE    CAMPAGNE    DE    PROPAGANDE 
Regain  de  confiance — Utiles  contacts 

On  m'a  persuadé  que  je  dois  rendre  compte  aux  lecteurs  du 
Devoir  des  résultats  de  la  campagne  poursuivie  depuis  notre 
dixième  anniversaire,  afin  d'assurer  la  survivance  du  journal. 
Cette  analyse,  m'affirme-t-on,  aurait  une  double  utilité:  elle 
encouragerait  ceux  de  nos  amis  qui  nous  ont  apporté  le  précieux 
appui  de  leurs  conseils,  de  leurs  efforts  et  de  leur  bourse;  elle 
serait  propre  à  stimuler  de  nouvelles  initiatives,  des  concours 
plus  nombreux  et  non  moins  efficaces.    Peut-être. 

En  tout  cas,  je  me  rends  volontiers  à  cet  avis.  J'y  trouve 
l'occasion  d'exprimer  ma  vive  et  profonde  reconnaissance  à 
tous  ceux,  prêtres  ou  laïques,  professionnels  ou  modestes  tra- 
vailleurs, qui  m'ont  aidé  à  poursuivre  la  rude  tâche  entreprise 
depuis  près  d'un  an.  Et  puis,  il  peut  y  avoir  quelque  avantage, 
en  effet,  à  faire  la  synthèse  des  impressions  et  des  constata- 
tions recueillies  au  cours  d'une  tournée  dont  l'ampleur  a  vite 
dépassé  nos  plans  primitifs,  puisqu'elle  est  devenue  une  véri- 
table campagne  d'éducation  populaire  en  faveur  des  oeuvres 
de  presse  catholiques  et  nationales. 

La  première  et  la  plus  consolante  de  ces  constatations,  c'est 
celle  de  l'ardente  sympathie  que  notre  oeuvre  inspire  à  ceux 
qui  la  connaissent,  et  de  l'intérêt  grandissant  qu'elle  éveille 
chez  ceux  qui  ne  la  connaissaient  pas  ou  la  connaissaient  mal. 

L'avouerai-je,  en  toute  naïveté?  Le  nombre  d'amis  que  le 
Devoir  compte  partout,  dans  la  province,  dépasse  notablement 
nos  prévisions.  A  maintes  reprises,  et  notamment  à  notre  Con- 
grès de  janvier,  on  nous  disait:  "Le  Devoir  a  plus  d'amis  que 
vous  ne  pensez."  Dans  ces  assurances,  nous  faisions,  trop  large 
évidemment,  la  part  des  illusions,  la  part  aussi  de  l'amical  dé- 
sir de  nous  encourager.  Il  m'est  doux  de  confesser  aujourd'hui 
qu'on  n'exagérait  nullement. 

Oui,  le  Devoir  compte  beaucoup  d'amis,  d'amis  intelligents 
et  dévoués,  de  vrais  amis.  Cette  seule  constatation  est  pour 
nous  un  précieux  réconfort,  pour  le  Devoir  une  garantie  de 
durée  et  de  bienfaisance. 


—  6  — 

Ce  regain  de  confiance  ne  tient  pas  principalement  à  la  sa- 
tisfaction légitime  mais  quelque  peu  égoïste  de  dénombrer  nos 
amis.  Plus  encore  que  les  manifestations  de  sympathie,  j'ai  re- 
cueilli avec  bonheur  les  témoignages  rendus  au  bien  accompli 
par  le  journal:  fausses  idées  redressées,  préjugés  anéantis  ou 
fortement  entamés,  fécondes  initiatives  suggérées  ou  soutenues, 
horizons  élargis,  patriotisme  et  fierté  nationale  réveillés,  con- 
victions raffermies,  religion  même,  éclairée  par  l'étude,  la  ré- 
flexion et  un  plus  efficace  désir  de  se  manifester  par  des  actes 
sociaux. 

Ces  appréciations  je  les  ai  entendu  formuler  par  les  hom- 
mes les  plus  diversement  situés:  prêtres,  éducateurs,  profes- 
sionnels, hommes  d'affaires,  ouvriers,  tous  catholiques,  évidem- 
ment, et  affranchis  du  joug  des  partis.  Avec  quel  bonheur  ai- 
je  apporté  l'expression  de  ces  jugements  à  mes  dévoués  colla- 
borateurs, attachés  à  la  meule,  et  aux  rares  amis  qui  se  dé- 
vouent en  permanence  au  soutien  matériel  du  journal!  C'est 
bien,  en  ce  monde,  leur  meilleure  récompense.  Ce  sera  aussi 
pour  eux  un  motif  additionnel  de  poursuivre  le  travail  et  d'a- 
méliorer l'oeuvre  le  plus  possible. 

A  ce  gain  moral,  la  campagne  entreprise  —  qui  va  se  pro- 
longer, si  l'endurance  physique  ne  me  fait  pas  défaut  —  en  ajou- 
te un  autre,  plus  étroitement  professionnel  mais  corrélatif  au 
premier.  Ce  contact  intime  avec  une  foule  de  personnes,  étran- 
gères les  unes  aux  autres  par  leur  situation,  leur  mentalité  et 
leurs  préoccupations,  vaut  à  notre  oeuvre  et  à  ceux  qui  la  di- 
rigent un  inappréciable  apport  d'expériences,  d'idées,  d'opi- 
nions, de  faits  nouveaux  ou  inconnus,  ou  insuffisamment  ap- 
préciés. 

Par  état,  le  directeur  et  les  rédacteurs  d'un  journal  —  d'un 
journal  d'idées,  bien  entendu  —  doivent  tout  savoir,  s'intéres- 
ser à  tout,  donner  leurs  avis  sur  tout  ce  qui  se  passe  d'impor- 
tant dans  leur  pays  ou  ailleurs.  Du  moins,  c'est  ce  que  l'on 
attend  d'eux.  D'autre  part,  les  exigences  du  labeur  quotidien 
les  attachent  à  la  glèbe.  Ils  sont  réduits  à  limiter  leurs  sources 
d'information  à  la  lecture  des  autres  journaux  —  d'où  il  n'est 
guère  facile  de  tirer  la  vérité  pure  —  et  à  quelques  relations 
extérieures,  forcément  restreintes. 

Ce  grave  inconvénient  se  fait  surtout  sentir  dans  les  jour- 
naux de  doctrine  qui,  vivant  de  peine  et  de  misère,  ne  peu- 
vent se  payer  le  luxe  de  correspondants  étrangers  compétents, 
tout  à  leur  service,  ni  permettre  à  leurs  principaux  rédacteurs 
d'aller  au  loin  rafraîchir  leurs  idées,  puiser  à  bonne  source  les 
renseignements  nécessaires  et  confronter  leurs  opinions  avec 
celles  d'autrui  ou  simplement  avec  les  faits  extérieurs. 


—  7  — 

Et  cependant,  ce  sont  précisément  les  journaux  de  doctrine 
qui  ont  le  plus  besoin  de  ces  contacts.  Combien  l'action  du 
Devoir  gagnerait  en  efficacité,  si  son  directeur  et  ses  prin- 
cipaux rédacteurs  pouvaient,  à  tour  de  rôle,  explorer  les  par- 
ties diverses  du  vaste  champ  où  le  journal  est  appelé  à  porter 
l'attention  de  ses  lecteurs!  Que  de  manoeuvres  louches  ou  ten- 
dancieuses dénoncées  à  temps,  que  de  mensonges  dévoilés,  que 
de  faits  topiques  à  signaler,  que  de  forces  inertes  à  mettre  en 
branle  ! 

En  tout  ce  qui  touche  aux  mouvements  généraux  du  monde, 
ce  besoin  d'informations  authentiques  devient  chaque  jour  plus 
impérieux,  pour  deux  raisons  principales:  la  première,  c'est 
que  la  participation  intense  du  Canada  à  la  guerre  européen- 
ne, et  l'action  réflexe  qui  en  résulte,  nous  ont  jetés  en  plein  cou- 
rant du  désarroi  d'idées  et  de  faits  où  le  monde  se  débat;  la 
seconde,  c'est  que  les  sources  où  nous  puisons  nos  informations 
sur  les  événements  du  monde  sont  de  plus  en  plus  accaparées 
et  empoisonnées  par  les  hommes  et  les  factions  puissantes  qui 
entraînent  les  peuples  à  l'abîme. 

Si,  au  cours  de  la  guerre,  nous  avons  réussi  à  garder  notre 
sang-froid,  alors  que  tant  de  têtes  solides  chaviraient;  si,  à 
l'heure  actuelle,  nous  pouvons  jeter  quelques  cris  d'alarme  et 
signaler  certains  dangers  que  d'autres  n'aperçoivent  pas,  c'est 
que  des  expériences  antérieures,  des  contacts  pris  en  des  occa- 
sions favorables,  quelques  coups  d'oeil  jetés  de  près  dans  les 
arcanes  où  se  trament  les  grands  complots,  nous  permettent  de 
percer  les  ténèbres  du  mensonge  et  de  rompre  la  conspiration 
du  silence.  Mais  souvent,  faute  d'informations  précises  ou  ré- 
centes, il  nous  faut  crier  par  intuition. 

En  attendant  qu'une  moindre  pénurie  nous  permette  de 
reprendre  ce  service  d'information  extérieure,  la  tournée  de 
propagande  du  directeur  a  du  moins  valu  au  journal  d'utiles 
renseignements  sur  les  problèjnes  intérieurs.  Tout  le  long  de 
la  route,  entre  les  assemblées  publiques,  les  réunions  intimes 
se  sont  multipliées,  des  vues  se  sont  échangées,  d'amicales  dis- 
cussions ont  fait  surgir  certains  aperçus  ignorés  ou  négligés, 
des  moyens  d'action  ont  été  mis  en  valeur,  des  solutions  ont 
mûri.  Qu'on  me  permette  de  remercier  ici  tous  les  bons  coeurs 
qui  m'ont  fait  accueil,  tous  les  bons  esprits  qui  m'ont  éclairé 
de  leurs  lumières  et  fortifié  de  leurs  conseils.  J'ose  espérer 
qu'ils  ont  eux-mêmes  tiré  quelque  profit  de  ces  rencontres. 

Succès  notables  —  Résultats  conditionnels 

Une  autre  expérience  fort  encourageante  pour  nous  et  pour 
les  zélateurs  de  notre  oeuvre,  encourageante  aussi  pour  tous 
ceux  qui  comprennent  la  nécessité  d'une  presse  catholique  et 


—  8  — 

nationale,  c'est  l'intérêt  extraordinaire  que  cette  prédication 
a  suscité  partout. 

A  Québec  comme  à  Montréal,  au  Lac  Saint-Jean  et  à  la 
Baie  des  Chaleurs,  dans  la  vallée  de  la  Matapédia  et  à  la 
Beauce,  aux  environs  de  Montréal  ou  de  Joliette,  dans  les  vil- 
les et  dans  les  campagnes,  les  gens  sont  venus  en  foule.  Par- 
tout, et  jusque  dans  les  milieux  les  plus  pénétrés  du  vieil  es- 
prit de  parti,  les  auditoires  ont  été  nombreux,  attentifs  et  ma- 
nifestement intéressés.  Partout,  le  succès  a  dépassé  les  espé- 
rances des  organisateurs. 

Et  les  résultats?  les  résultats  tangibles,  immédiats,  pour  le 
Devoir?  Les  résultats  généraux  et  lointains  pour  les  idées 
qu'il  préconise? 

A  ces  questions,  je  veux  répondre  en  toute  simplicité,  aussi 
franchement  que  j'ai  noté  les  impressions  favorables  et 
signalé  les  bons  effets  de  cette  campagne.  Nos  vrais  amis,  j'en 
suis  sûr,  m'en  sauront  gré. 

Les  résultats,  immédiats  ou  lointains,  seront  ce  que  nos  amis 
voudront,  s'ils  savent  s'organiser  et  travailler,  s'ils  veulent  cul- 
tiver et  développer  le  sentiment  instinctif  de  la  foule,  qui  com- 
mence à  comprendre  que  la  politique  ne  répond  pas  à  tous  ses 
besoins  sociaux,  que  la  presse  à  nouvelles  ne  l'éclairé  pas  sur 
toutes  choses. 

De  cette  tournée  de  six  mois,  je  reviens  persuadé,  absolu- 
ment certain,  que  le  Devoir  compte,  dans  la  seule  province  de 
Québec,  plus  d'amis  et  de  zélateurs  qu'il  n'en  faudrait  pour 
assurer  l'existence,  le  développement  et  la  diffusion  de  deux 
journaux  comme  le  nôtre.  A  qui  connaît  mon  habituel  scep- 
ticisme en  ces  matières,  cette  affirmation  paraîtra  significa- 
tive; elle  n'est  nullement  exagérée. 

Et  pourtant,  les  résultats  actuels  sont  fort  inégaux:  ici,  ils 
dépassent  nos  espérances,  là,  ils  restent  au-dessous  du  possi- 
ble; ailleurs,  ils  sont  nuls.  Dans  l'ensemble,  c'est  ni  bien,  ni 
mal;  assez  pour  nous  donner  l'assurance  de  vivre;  pas  assez, 
je  ne  dirai  pas  pour  vivre  à  l'aise,  —  le  jour  où  le  Devoir  pren- 
drait du  ventre,  son  esprit  et  ses  moeurs  en  souffriraient  — 
mais  pas  encore  assez  pour  donner  au  journal  l'essor  néces- 
saire, ni  lui  assurer  les  ressources  qui  lui  permettraient  d'éten- 
dre son  champ  d'action  et  de  faire  à  ses  rédacteurs  des  condi- 
tions d'existence  équivalant,  par  exemple,  à  celles  d'un  bon 
plâtrier. 

C'est  dire  que  les  résultats  lointains  restent  problémati- 
ques; car,  enfin,  en  ceci  tout  se  tient:  ressources  matérielles, 
diffusion  du  journal,  pénétration  des  idées. 

La  doctrine  préconisée  par  le  Devoir,  les  vérités  qu'il  dé- 
fend, les  oeuvres  qu'il  soutient,    tout    cela   pénétrera  dans  le 


—  9  — 

peuple,  à  condition  que  le  journal  soit  lu;  il  sera  lu  si  ses  amis 
lui  attirent  des  abonnés  et  des  lecteurs;  il  répondra  aux  espé- 
rances de  ses  amis  à  condition...  qu'il  vive.  Et  ce  ne  sont 
sûrement  ni  les  partis  politiques,  ni  les  lanceurs  d'affaires,  ni 
les  exploiteurs  du  crime  et  de  la  débauche,  ni  les  indifférents, 
ni  les  endormis,  qui  assureront  son  existence  et  favoriseront 
son  expansion. 

Mais,  objectera-t-on,  si  le  Devoir  compte  tant  d'amis,  capa- 
bles de  le  mettre  à  flot  et  disposés  à  le  faire,  comment  se  fait- 
il  qu'il  en  soit  encore  à  crier  famine,  que  son  directeur  doive 
employer  à  tendre  la  main  un  temps  qui  serait  plus  utilement 
consacré  à  d'autres  activités? 

Sur  l'emploi  du  directeur,  je  pense,  moi,  que  c'est  un  exer- 
cice très  salutaire  pour  râper  l'orgueil.  Et  puis,  qu'un  homme 
s'use  à  ceci,  à  cela  ou  à  autre  chose,  cela  n'a  pas  d'importance, 
si  le  but  à  atteindre  est  bon.  Un  homme  n'est  qu'un  homme 
et  se  remplace  toujours.  Tout  ce  qui  importe,  c'est  que  l'oeu- 
vre vive  et  porte  de  bons  fruits. 

Et  c'est  précisément  parce  que  l'existence  de  l'oeuvre  est 
languissante,  parce  que  sa  fécondité  est  entravée,  qu'il  me  pa- 
raît intéressant  de  rechercher  les  causes  de  la  disproportion 
entre  les  efforts  déployés  et  les  résultats  obtenus  jusqu'ici. 

Cette  recherche  m'est  inspirée  beaucoup  moins  par  le  souci 
d'abréger  mon  supplice  de  quêteur  —  et  celui  de  mes  victimes 
expiatoires:  quêtes  ou  assistants-quêteurs  —  que  par  le  désir 
d'assurer  le  plein  rendement  de  notre  oeuvre  commune.  En 
effet,  les  obstacles  qui  retardent  l'achèvement  de  la  structure 
financière  de  l'oeuvre  proviennent  de  causes  qui  amoindri- 
ront sa  portée  morale  et  éducatrice  et  celle  de  toute  oeuvre 
identique,  si  l'on  n'y  porte  remède. 

Ces  causes  tiennent,  les  unes  au  tempérament  de  la  race, 
d'autres  aux  idées  courantes  en  matière  de  journaux,  d'au- 
tres encore  à  l'incomplète  compréhension  que  beaucoup  de 
nos  amis  mêmes  ont  de  notre  oeuvre,  de  son  inspiration  fon- 
damentale, de  sa  portée  véritable. 

En  général,  nos  compatriotes  sont  généreux,  mais  plutôt 
passivement.  Ils  donnent  volontiers  à  ceux  qui  vont  les  trou- 
ver; ils  donnent  de  main  à  main;  mais  ils  font  rarement  un 
effort  volontaire,  encore  moins  un  effort  soutenu,  soit  pour 
aider  une  oeuvre  de  leur  aumône,  soit  pour  solliciter  en  sa 
faveur  des  concours  et  des  secours.  Et  puis,  s'ils  ont,  à  un 
haut  degré,  le  sens  de  la  charité  matérielle,  ils  n'ont  guère  ce- 
lui de  la  charité  intellectuelle.  Soulager  les  corps,  soigner  les 
malades,  hospitaliser  les  infirmes,  les  vieillards,  les  orphe- 
lins, ils  comprennent  cela;  ils  aident  volontiers  les  hommes, 
les  femmes  et  les  institutions  qui  se  dévouent  à  ces  oeuvres. 


—  10  — 

On  ne  leur  a  pas  encore  appris  à  pratiquer  la  charité  en- 
vers les  intelligences,  à  aider  les  oeuvres  qui  se  proposent  d'é- 
clairer les  esprits,  de  fortifier  les  convictions,  de  discipliner 
les  volontés,  de  susciter  et  d'ordonner  les  énergies  sociales.  A 
plus  forte  raison  sont-ils  encore  fort  loin  de  comprendre  à 
quel  point  ces  oeuvres  de  charité  intellectuelle  constituent  un 
préventif  et  une  atténuation  des  maux  corporels  ou  matériels. 

En  second  lieu,  l'esprit  d'organisation,  le  sens  de  la  col- 
lectivité, la  pratique  de  la  coordination  des  efforts  individuels, 
en  vue  d'un  objectif  commun  à  atteindre,  sont  fort  peu  déve- 
loppés chez  nous. 

De  cette  double  lacune  de  notre  tempérament  et  de  notre 
éducation  nationale,  les  amis  du  Devoir  ne  sont  pas  exempts. 
Les  nombreuses  contributions  volontaires  que  nous  recevons 
par  la  poste,  ou  qu'on  vient  spontanément  porter  à  nos  bu- 
reaux, les  lettres  motivées  qu'on  veut  bien  ajouter  à  ces  sous- 
criptions, démontrent  que  plusieurs  de  nos  lecteurs  réagis- 
sent contre  l'apathie  générale.  Mais  il  en  reste  un  grand  nom- 
bre qui  attendent  que  nous  ou  nos  amis  allions  solliciter  leur 
contribution. 

C'est  ici  que  le  travail  de  coopération  trouverait  sa  valeur. 
Ce  que  certains  de  nos  groupes  de  propagandistes  ont  obtenu 
démontre  ce  qui  pourrait  se  faire  partout.  Ce  que  tel  ou  tel 
de  nos  amis  a  réalisé  par  un  travail  méthodique  laisse  entre- 
voir d'étonnantes  possibilités.  Je  pourrais  citer  les  noms  de 
deux  modestes  commis-voyageurs,  l'un  de  Montréal,  l'autre  des 
environs  de  Québec,  dont  chacun  a  fait  plus,  à  lui  tout  seul, 
que  la  plupart  des  groupes  organisés  dans  les  paroisses  les  plus 
opulentes  de  Montréal. 

Fausses  conceptions  —  Situation  particulière 
du  **  Devoir  " 

L'obstacle  le  plus  général  à  vaincre,  c'est  la  fausse  con- 
ception qu'on  se  fait  des  conditions  d'existence  d'un  journal 
de  doctrine,  à  notre  époque  et  dans  notre  pays. 

On  s'est  tellement  habitué  à  voir  les  journaux  se  fonder  et 
vivre  par  eux-mêmes,  couvrir  les  villes  et  les  campagnes  d'a- 
gents salariés,  qui  sollicitent  des  abonnements  à  l'aide  de  pri- 
mes de  toutes  sortes,  qu'on  ne  comprend  pas  encore  comment 
et  pourquoi  un  journal  qui  se  respecte  et  qui  respecte  ses  lec- 
teurs, qui  veut  conserver  son  indépendance  et  sa  dignité,  ne 
peut  pas  vivre  dans  les  mêmes  conditions,  ni  se  répandre  par 
les  mêmes  méthodes,  ni  entretenir  sa  popularité  et  sa  caisse 
par  les  mêmes  moyens.  Il  est  pourtant  clair  comme  le  jour 
qu'il  ne  le  peut  pas,  qu'il  ne  le  doit  pas;  et  cependant,  il  lui 


—  11  — 

faut  adapter  ses  prix  de  vente  et  d'abonnement  à  la  concur- 
rence des  journaux  stipendiés  par  les  partis  politiques  ou  par 
les  gros  intérêts  financiers  et,  pis  encore,  à  la  triomphante 
compétition  des  feuilles  jaunes»  alimentées  par  l'appétence 
morbide  du  crime  et  de  la  sensation,  appétence  qu'elles  ont 
créée  et  qu'elles  entretiennent  assidûment. 

L'expérience  est  faite  dans  le  monde  entier:  aucun  journal 
ne  peut  aujourd'hui  vivre  honorablement  de  ses  seules  res- 
sources. La  question  qui  se  pose,  et  s'impose,  est  donc  tout 
simplement  celle-ci:  les  catholiques,  au  Canada  comme  ail- 
leurs, sont-ils  prêts  à  faire  pour  les  journaux  catholiques,  ce 
que  les  francs-maçons,  les  boursicotiers,  les  politiciens,  les 
monteurs  d'affaires,  font  pour  leurs  organes?  Et  chez  nous 
se  pose  également  cette  autre  question:  les  Canadiens-français 
sont-ils  prêts  à  faire  pour  les  organes  de  la  défense  nationale 
ce  que  leurs  ennemis  déclarés  ou  déguisés  font  pour  les  orga- 
nes de  la  déchéance  nationale,  ou  les  politiciens  pour  les 
journaux  qui  subordonnent  l'intérêt  national  aux  exigences 
de  parti? 

En  ce  qui  concerne  le  Devoir,  ses  amis  ne  se  rendent  évi- 
demment pas  un  compte  exact  des  difficultés  particulières 
de  sa  situation,  qui  lui  rendent  la  vie  beaucoup  plus  difficile 
qu'à  VAction  Catholique,  par  exemple.  Aujourd'hui  que  les 
nuages  et  les  malentendus  sont  dissipés,  grâce  à  Dieu,  nous 
pouvons  en  parler  à  l'aise,  —  d'autant  plus  à  l'aise  qu'au  cours 
de  cette  tournée  je  n'ai  manqué  aucune  occasion  de  placer 
YAction  Catholique  et  le  Droit  sur  le  même  terrain  que  le 
Devoir,  et  de  solliciter  pour  eux  comme  pour  nous  l'appui 
effectif  de  tous  les  Canadiens-français  catholiques. 

L'Action  Catholique,  c'est  entendu,  n'est  pas  l'organe  de 
l'archevêché  de  Québec.  Mais  enfin,  fondée  sous  le  haut  pa- 
tronage de  l'cminentissime  archevêque  et  de  ses  suffragants,  elle 
a  bénéficié  et  profite  encore  d'un  concours  direct  du  clergé  qui 
fait  totalement  défaut  au  Devoir,  et  d'un  appui  indirect  que  le 
Devoir  n'a  pas  encore  reçu,  en  dépit  des  sympathies  abon- 
dantes et  chaleureuses  qu'il  rencontre  généralement  dans  les 
rangs  du  clergé. 

A  VAction  Catholique,  plusieurs  des  fonctions  les  plus  im- 
portantes sont  confiées  à  des  prêtres,  dont  la  modeste  rétribu- 
tion obère  fort  légèrement  le  budget  du  journal.  Au  Devoir, 
ces  fonctions  sont  remplies  par  des  laïques,  presque  tous  char- 
gés de  famille,  dont  les  traitements  s'ajoutent  aux  autres  frais, 
nécessairement  plus  élevés  à  Montréal  qu'à  Québec. 

A  l'extérieur,  pour  les  besoins  de  la  propagande  et  de  la 
diffusion,  le  grand  journal  de  Québec  reçoit  également  du 
clergé  des  concours  gratuits  qui  nous  manquent. 


—  12  — 

Sur  les  motifs  qui  ont  fait  préférer,  à  Montréal,  la  fonda- 
tion d'un  journal  entièrement  laïque  par  son  personnel,  je  me 
suis  suffisamment  expliqué  au  dixième  anniversaire  du  Devoir, 
A  la  même  occasion,  M.  l'abbé  Perrier  a  exposé  les  avantages 
de  ce  mode  de  journalisme  catholique,  qui  a  généralement 
prévalu.    Inutile  d'y  revenir.  ^ 

A  mon  humble  avis,  les  trois  journaux  —  Action  Catholi- 
que, Droit,  Devoir,  —  ont  leur  raison  d'être;  ils  répondent, 
chacun  dans  sa  sphère  et  avec  son  caractère  particulier,  aux 
besoins  de  la  défense  religieuse,  sociale  et  nationale.  Il  est 
donc  nécessaire  de  pourvoir  à  leur  subsistance,  en  tenant 
compte  de  la  situation  et  des  besoins  particuliers  de  chacun. 
La  même  conclusion  s'impose  à  l'égard  des  journaux  hebdo- 
madaires qui  s'inspirent  des  mêmes  principes  et  s'imposent 
les  mêmes  contraintes. 

Pour  son  compte,  le  Devoir  se  trouve  en  face  d'un  dilemme 
assez  singulier  dont  j'ai  senti,  à  maintes  reprises,  les  deux 
cornes  pointer  à  travers  de  multiples  et  très  sincères  protesta- 
tions de  sympathie.  "Le  Devoir  est  un  journal  clérical",  affir- 
ment un  bon  nombre  de  nos  amis  laïques,  "le  clergé  devrait 
l'aider  davantage."  —  "Le  Devoir  est  un  journal  laïque",  di- 
sent plusieurs  prêtres  de  nos  amis;  "c'est  aux  laïques  à  le  sou- 
tenir." 

En  poussant  l'analyse  un  peu  plus  avant,  j'ai  constaté, 
sans  une  extrême  surprise,  d'ailleurs,  que  si  le  Devoir  compte 
plus  d'amis  que  je  ne  pensais,  il  s'en  trouve  relativement 
peu  qui  en  comprennent  toute  la  raison  d'être.  L'ensemble 
de  ses  amis  aiment  l'ensemble  de  ses  idées,  sa  direction  et  sa 
tenue  générale.  Mais  dans  aucune  catégorie  particulière  d'a- 
mis —  prêtres,  hommes  d'oeuvres,  éducateurs,  professionnels, 
hommes  d'affaires,  ouvriers,  —  je  n'en  ai  guère  rencontré  qui 
s'étaient  arrêtés  à  cette  réflexion:  Que  vaut  un  journal  com- 
me le  Devoir  à  la  classe  dont  je  fais  partie,  à  l'oeuvre  qui  m'est 
particulièrement  chère,  aux  fonctions  que  j'exerce,  aux  acti- 
vités que  je  poursuis?  Et  donc,  en  plus  des  raisons  générales 
que  je  puis  avoir,  comme  catholique  et  canadien-français,  de 
l'encourager,  ai-je  un  devoir  et  un  intérêt  particulier  à  le  sou- 
tenir et  à  le  propager? 

Mais  avant  de  répondre  à  cette  double  question,  il  est  un 
point  initial  qu'il  est,  paraît-il,  nécessaire  d'élucider. 

1  Ces  discours  sont  reproduits  dans  le  compte  rendu  du  Dixième  anniversaire  du 
Devoir  (prix  35  sous).     Ils  ont  aussi  été  publics  séparément  (prix  15  sous  et  10  sous.) 


{ 


—  13  — 

Qu'est-ce  qu'un  journal  catholique  et  national? 

Un  journal  catholique  et  national  est  un  journal  entière- 
ment dévoué  à  l'Eglise  et  à  la  patrie;  c'est-à-dire  à  l'ordre  so- 
cial établi  ou  voulu  par  Dieu  pour  conduire  l'homme  à  ses  fins, 
naturelles  en  ce  monde,  surnaturelles  en  l'autre.  J'ajoute,  pour 
les  journaux  canadiens-français,  "dévoué  à  la  race",  puisque  la 
race  canadienne-française,  presque  entièrement  catholique, 
constitue  par  son  organisation  sociale  un  élément  précieux  de 
l'ordre  ecclésiastique  et  un  élément  essentiel  et  fondamental 
de  la  patrie  canadienne. 

La  plupart  des  journaux  de  langue  française,  au  Canada, 
sont  des  organes  de  parti  ou  des  entreprises  commerciales. 
Possédés  et  rédigés  par  des  catholiques  de  diverses  nuances,  ils 
publient  pêle-mêle  les  comptes  rendus  de  sermons  et  les  récla- 
mes de  théâtre  obscène,  les  consultations  théologiques  et  les 
récits  de  vol  ou  de  viol.  Sans  jamais  attaquer  de  front  la  foi 
et  la  morale,  ils  en  sapent  constamment  les  assises;  mais,  comme 
ils  prodiguent  les  compliments  aux  sommités  ecclésiastiques, 
beaucoup  de  gens  les  tiennent  pour  orthodoxes  et  respectables. 
En  politique,  ils  servent  aveuglement  le  parti,  fût-ce  aux  dépens 
de  la  race  ou  de  la  patrie;  mais  entre  deux  campagnes  d'abdi- 
cation nationale,  ils  donnent  volontiers  dans  le  dithyrambe 
patriotique.  Ces  occasionnelles  professions  de  foi  religieuse  et 
nationale  sont  apparemment  sincères;  et  cette  incohérence  n'a 
rien  qui  doive  surprendre:  elle  tient  à  la  nature  même  de  ce 
genre  de  journalisme.  Dans  ces  boutiques,  la  religion,  la  mo- 
rale, le  patriotisme  sont  forcément  subordonnés  aux  exigences 
du  parti  qui  commande  la  rédaction  ou  aux  intérêts  financiers 
qui  commanditent  l'entreprise. 

Or,  jusqu'en  ces  dernières  années,  —  et  même  aujourd'hui, 
dans  une  mesure  trop  grande  encore  —  les  journaux  de  ce  type 
ont  nourri  l^s  cerveaux  de  l'immense  majorité  du  peuple  cana- 
dien-français. Est-il  sage,  est-il  prudent,  est-il  juste  de  leur 
abandonner  la  direction  des  idées  et  des  opinions  de  la  foule? 
L'expérience  n'a-t-elle  pas  démontré  qu'en  toute  occurrence  où 
les  intérêts  des  partis,  ou  ceux  des  hommes  d'affaires,  sont  ve- 
nus en  conflit  avec  les  droits  de  l'Eglise  ou  les  intérêts  supé- 
rieurs de  la  race  et  de  la  nation,  tous  ces  journaux  —  les  uns 
plus,  les  autres  moins  —  se  sont  faits,  tantôt  par  leurs  plai- 
doyers, tantôt  par  leur  silence,  les  apologistes  ou  les  compli- 
ces de  l'iniquité,  de  l'erreur,  de  la  trahison,  de  l'abdication 
morale?  N'ont-ils  pas  contribué  tous,  quoique  à  des  de- 
grés variables,  à  l'obscurcissement  des  intelligences,  à  l'obli- 
tération des  principes  sociaux,  à  l'atrophie  des  consciences,  à 
l'émoussement  des  énergies,  à  la  dégradation  des  moeurs  pu- 
bliques et  privées? 


—  14  — 

Et  donc,  n'est-il  pas  urgent,  n'est-il  pas  nécessaire  de  fon- 
der, de  soutenir  et  de  répandre  des  journaux  exclusivement 
voués  à  la  défense  des  droits  de  l'Eglise,  des  traditions  fami- 
liales, des  oeuvres  sociales  catholiques,  du  patrimoine  religieux, 
intellectuel  et  économique  de  la  race?  des  journaux  qui  pour- 
ront se  tromper  sans  doute,  qui  se  tromperont  assurément,  mais 
qu'il  est  toujours  possible  de  remettre  dans  la  voie  droite,  parce 
qu'ils  obéissent  primordialement  et  toujours  à  une  autorité  qui 
ne  faillit  pas?  des  journaux  qui  pourront,  qui  devront  s'occuper 
de  toutes  questions  politiques,  sociales,  littéraires,  etc.,  mais 
s'en  occuper  toujours  en  vue  des  intérêts  supérieurs  de  l'Eglise, 
de  la  famille,  de  la  race,  de  la  patrie?  des  journaux  qui  ne  se- 
ront la  chose  d'aucun  parti,  d'aucune  coterie,  d'aucune  coali- 
tion d'intérêts,  mais  qui  apprécieront  les  partis,  les  hommes, 
les  événements,  à  l'unique  lumière  des  principes  qui  les  gui- 
dent, dans  l'unique  but  de  servir  Dieu,  la  race  et  la  patrie? 

Telle  est  la  situation  de  VAction  Catholique,  du  Droit,  du 
Devoir;  telle  est  aussi  la  situation  du  Progrès  du  Saguenay,  de 
la  Vérité,  du  Bien  Public,  de  la  Liberté  (de  Winnipeg),  du  Pa- 
triote de  rOuest  et  de  quelques  autres  hebdomadaires  inspirés 
des  mêmes  principes  et  publiés  dans  les  mêmes  conditions. 

La  seule  existence  de  ces  journaux  et  leur  influence  gran- 
disssante  sur  l'opinion  ne  contribuent-elles  pas  déjà  à  garder 
ou  à  ramener  les  autres  journaux  dans  la  voie  droite?  Les  or- 
ganes de  la  défense  religieuse  et  nationale  n'aident-ils  pas  les 
hommes  publics  qui  veulent  rester  fidèles  aux  dictées  de  la 
conscience  — et  c'est  encore  le  grand  nombre  —  à  s'appuyer  sur 
une  opinion  plus  saine  pour  résister  aux  assauts  de  l'ennemi, 
aux  exigences  injustes  des  partis  ou  aux  passions  égarées  de 
la  foule?  En  conséquence,  ceux  des  journalistes  et  des  politi- 
ciens de  parti  qui  préfèrent  encore  le  bien  au  mal,  la  vérité  à 
l'erreur,  ne  devraient-ils  pas  favoriser,  au  lieu  de  les  combat- 
tre, les  journaux  de  principes  qui  les  aident  à  conserver  leur 
propre  dignité  et  à  mieux  remplir  leurs  devoirs  particuliers? 

A  toutes  ces  questions,  la  grande  majorité  des  Canadiens- 
français  catholiques,  laissés  à  l'inspiration  de  leur  coeur,  de 
leur  raison  et  de  leur  conscience,  répondraient  assurément  oui. 
A  plus  forte  raison,  la  presque  totalité  des  lecteurs  et  des  amis 
du  Devoir,  amenés  depuis  longtemps  à  faire  ces  salutaires  ré- 
flexions. Il  leur  reste  à  en  déduire  l'inévitable  et  logique  con- 
clusion: ils  doivent,  de  toutes  leurs  forces,  aider  au  maintien 
et  à  la  propagation  des  journaux  voués  à  cette  tâche  salutaire 
mais  ingrate,  et  notamment  du  Devoir. 

Pourquoi,  du  Devoir  en  particulier?  Parce  qu'il  vit  dans 
des  conditions  particulièrement  difficiles  et  parce  qu'il  opère 
dans  le  centre  le  plus  important  de  la  province  et  du  pays. 


--...:-V.,,  F==^     15      -^ 

dans  cette  grande  ville,  aujourd'hui  cosmopolite,  où  tous  les 
problèmes  religieux,  sociaux,  intellectuels,  économiques,  se  po- 
sent avec  une  effrayante  rapidité  et  sous  une  forme  intense.  Si 
ces  problèmes  ne  sont  pas  résolus,  à  Montréal,  dans  le  sens 
des  traditions  catholiques  et  nationales,  l'Eglise  et  la  race  con- 
naîtront de  mauvais  jours.  Et  comment  le  seront-ils,  si  on 
laisse  l'opinion  des  Canadiens-français  catholiques  de  Mont- 
réal aller  à  la  dérive,  au  gré  des  étroites  passions  alimentées 
Ijar  les  journaux  de  parti?  ou,  pis  encore,  s'embourber  dans 
le  cloaque  de  la  dégradation  intellectuelle  et  morale,  dans  le 
bourbier  des  préoccupations  mesquines  et  des  jouissances  bê- 
tes ou  immondes,  alimenté  par  les  journaux  jauneSy  par  les 
journaux  à  tout  faire,  à  tout  dire,  à  tout  publier,  à  tout  annon- 
cer? 

Dans  ce  travail  de  défense  religieuse  et  sociale,  le  rôle  de  la 
presse  catholique,  celui  du  Devoir,  en  particulier,  est  d'une 
importance  capitale.  Mais  il  est  tellement  complexe  et  si  peu 
compris,  même  par  une  foule  de  bons  esprits,  qu'il  paraît 
nécessaire  de  l'examiner  à  fond  et  d'en  présenter  les  nombreux 
aspects  aux  hommes  qui  se  dévouent  aux  causes  de  l'Eglise  et 
de  la  société,  chacun  selon  son  tempérament,  ses  idées,  ses 
préoccupations,  et  aussi  selon  son  milieu  social  ou  profession- 
nel. 

Nous  allons  donc  étudier  le  rôle  de  la  presse  catholique  et 
nationale  au  Canada:  —  lo,  en  fonction  des  oeuvres  diverses 
qui  sollicitent  l'effort  et  la  coopération  de  tous  les  Canadiens 
français  vraiment  catholiques;  —  2o,  du  point  de  vue  particu- 
lier de  chacune  des  catégories  sociales  dont  se  compose  notre 
petite  collectivité;  —  3o,  pour  la  conservation  de  la  famille 
chrétienne,  fondement  de  la  société;  —  4o,  comme  facteur  d'un 
vrai  patriotisme. 


II 

LA  PRESSE  ET  LES  ŒUVRES 

Éveil  du  sens  social  —  Action  des  journaux 

L'un  des  aspects  les  plus  consolants  de  la  situation  actuelle, 
au  Canada  français,  c'est  la  rapide  création  d'oeuvres  utiles  et 
intéressantes,  oeuvres  de  réfection  morale  et  intellectuelle, 
oeuvres  sociales  et  économiques:  Association  de  la  Jeunesse 
catholique,  oeuvre  des  Retraites  fermées,  Association  catholi- 
que des  voyageurs  de  commerce,  Syndicats  catholiques  et  na- 
tionaux, ligues  d'action  française  et  de  défense  nationale,  oeu- 
vres universitaires,  congrès  de  commissaires  d'écoles,  caisses 
populaires,  sociétés  coopératives  de  toutes  sortes  —  sans  par- 
ler des  oeuvres  de  bienfaisance  et  d'éducation,  déjà  fortement 
implantées  chez  nous  mais  soutenues,  la  plupart,  par  les  com- 
munautés religieuses. 

Cette  floraison  magnifique  annonce  déjà  de  riches  ren- 
dements. Elle  démontre  que  les  Canadiens  répondent  enfin 
à  l'appel  du  devoir  social.  Ils  ont  fini  par  comprendre  qu'il 
n'est  pas  juste  de  laisser  au  clergé  et  aux  congrégations  tout  le 
fardeau  des  oeuvres  sociales,  qu'il  n'est  pas  prudent  d'aban- 
donner aux  politiciens  la  solution  de  tous  les  problèmes  ^dtaux 
de  la  race  et  de  la  nation. 

Ce  n'est  pas  trop  tôt.  Que  de  temps  perdu!  Que  de  situa- 
tions entamées!  Que  de  positions  à  reprendre!  Si  l'on  faisait 
le  bilan  des  richesses  morales  et  intellectuelles  perdues,  des 
forces  sociales  gaspillées,  au  cours  des  longues  années  où  la 
stérile  violence  des  luttes  électorales  venait  seule,  à  l'occasion, 
secouer  la  torpeur  de  l'égoïsme  individuel,  on  serait  épouvanté 
du  résultat.  Mais  oublions  le  passé,  sauf  pour  ne  pas  le  recom- 
mencer, et  tournons-nous  vers  l'avenir. 

Honneur  aux  hommes  intelligents  et  dévoués,  aux  apôtres 
sociaux  qui  ont  entrepris  de  nous  sortir  du  bourbier  de  la  petite 
pclitique  et  des  mesquines  préoccupations!  Mais  pour  que  ce 
mouvement  soit  fécond  et  durable,  il  est  bon  de  rechercher  les 
causes  qui  en  ont  permis  la  naissance,  qui  en  assureront  la  per- 
manence et  ie  plein  rendement. 

Parmi  ces  causes,  on  n'a  pas  assez  remarqué  l'action  de  la 
presse  catholique  et  nationale,  de  la  presse  de  doctrine  et  d'i- 
dées; tout  comme,  parmi  les  origines  du  mal  qu'on  veut  com- 
battre, on  n'a  pas  suffisamment  signalé  l'influence  des  jour- 
naux de  parti  et  celle,  plus  délétère  encore,  de  la  presse  jaune. 


—  17  — 

Toutes  les  oeuvres  que  j'ai  mentionnées,  sauf  l'Association 
de  la  Jeunesse  catholique,  sont  postérieures  à  la  créa- 
tion des  premiers  organes  de  défense  religieuse  et  nationale. 
Quelques-unes  en  sont  nées.  Toutes,  sans  exception,  ont  trouvé 
dans  ces  organes  leurs  principaux  points  d'appui.  Ces  jour- 
naux ont  contribué  plus  que  tout  autre  moyen  de  pénétration  à 
créer  la  mentalité  qui  a  permis  à  ces  oeuvres  de  naître,  de  vivre 
et  de  croître.  Ils  font  connaître  leurs  activités,  ils  démontrent 
et  soulignent  leur  bienfaisance,  ils  cultivent  les  idées  et  les  doc- 
trines dont  elles  s'alimentent,  ils  suscitent  et  soutiennent  les 
énergies  dont  elles  vivent. 

Quel  succès  aurait  obtenu  l'Association  d'éducation  d'On- 
tario et,  généralement,  la  cause  sacrée  de  l'éducation  catholi- 
que et  nationale,  sans  son  vaillant  et  constant  défenseur,  le 
Droit?  Où  en  seraient  les  syndicats  catholiques,  les  caisses  po- 
pulaires et  tant  d'autres  oeuvres,  sans  VAction  Catholique,  le 
Devoir,  le  Progrès  du  Saguenay  et  les  rares  hebdomadaires  qui 
s'inspirent  des  mêmes  idées  directives? 

Ces  oeuvres,  je  le  sais,  ont  fini  par  obtenir  la  publicité  des 
autres  journaux,  forcés  de  suivre  sur  ce  terrain  les  journaux 
de  doctrine.  Les  organes  de  parti  et  les  gazettes  d'affaires  ont 
fait  aux  oeuvres  une  part  de  leur  publicité,  le  jour  où  ils  ont 
vu  dans  l'importance  grandissante  de  ces  nouvelles  activités  un 
moyen  d'accroître  ou  d'alimenter  leur  clientèle.  Je  laisse  à  la 
conscience  réfléchie  des  hommes  d'oeuvres  le  soin  de  déci- 
der dans  quelle  mesure  ils  sont  justifiables  de  se  prêter  à  ce 
calcul,  d'apporter  l'appoint  de  leur  patronage  à  des  publica- 
tions dont  l'esprit  et  les  tendances  générales  faussent  les  cons- 
ciences, obscurcissent  les  intelligences  et  corrompent  les 
moeurs.  Dénoncer  et  combattre  le  mal,  puis  lier  partie  avec 
ceux  qui  le  propagent,  ne  paraît  pas  d'une  saine  logique,  ni 
mêrne  d'une  morale  très  sûre.  Les  hommes  d'oeuvres  peuvent 
aussi  se  demander  ce  qui  leur  resterait  de  publicité  le  jour  où 
les  journaux  de  doctrine,  morts  d'inanition,  ne  seraient  plus  là 
pour  stimuler  les  bons  offices  des  organes  politiques  et  de  la 
presse  jaune. 

Mais  ce  qui  importe  plus  que  la  publicité,  c'est  l'esprit  pu- 
blic, c'est  le  sens  social,  c'est  la  mentalité  générale.  A  notre 
époque  où  la  masse  des  gens  de  toute  catégorie  ne  lisent  à  peu 
près  que  les  journaux,  c'est  la  presse  qui  forme  ou  déforme 
l'esprit  public,  le  sens  social,  la  mentalité  générale.  De  là  la 
nécesssité  de  fonder,  de  soutenir  et  de  répandre  des  journaux 
qui  créent  et  alimentent  un  sain  esprit  public,  un  sens  social 
vraiment  chrétien,  une  mentalité  générale  toute  pénétrée  de 
foi  catholique  et  de  patriotisme. 


—  18  — 

De  l'exactitude  de  cette  déduction,  les  hommes  d'oeuvres 
semblent  généralement  convaincus,  du  moins  si  l'on  en  juge  par 
tout  ce  qu'ils  demandent  et  obtiennent  de  la  presse  catholique 
et  nationale:  articles  de  propagande,  comptes  rendus,  publicité 
spéciale  et  généralement  gratuite.  Mais  ce  qu'ils  paraissent 
ignorer,  c'est  que  les  journaux  dont  ils  usent  si  largement  coû- 
tent horrriblement  cher  à  ceux  qui  les  publient  et  que  les  servi- 
ces qu'ils  en  reçoivent  en  accroissent  sensiblement  les  charges. 
Ce  qu'ils  ne  paraissent  pas  comprenare,  c'est  que  l'oeuvre  de 
la  presse  catholique,  si  hautement  recommandée  par  les  Papes 
depuis  soixante-quinze  ans,  est  la  plus  lourde  et  la  plus  diffici- 
le des  oeuvres  et  que  toutes  les  autres,  qui  en  profitent,  ont  en- 
vers elle  des  obligations  de  solidarité  chrétienne,  de  charité  et 
même  de  justice. 

La  ((  locomotive  »  —  Qui  paie  le  charbon? 

C'est  Charles  Maurras,  je  crois,  qui  a  défini  la  presse  "la 
locomotive  des  oeuvres".  Cette  comparaison  est  assez  exacte. 
La  plupart  de  nos  hommes  d'oeuvres  trouvent  très  commode 
de  s'installer  dans  le  train,  de  remplir  les  fourgons  de  leurs 
colis,  de  se  faire  transporter  à  destination  et  même  d'aller  et 
venir. . .  sans  bourse  délier.  Ils  ont  l'air  de  croire  que  le  mé- 
canicien et  le  chauffeur,  en  plus  de  leurs  sueurs,  de  leur  dur 
labeur,  des  intempéries  qu'ils  endurent,  des  dangers  qu'ils  af- 
frontent, doivent  aussi  fournir  à  leurs  frais  le  charbon  qui 
chauffe  et  actionne  la  machine. 

Les  fondateurs  et  directeurs  de  journaux  pourraient  en 
dire  long,  sur  ce  chapitre.  Les  hommes  dévoués  qui  soutien- 
nent le  Droit  ont  recueilli  d'incroyables  rebuffades  d'institu- 
tions pourtant  intéressées  au  triomphe  des  causes  que  soutient 
à  l'avant-garde  le  vaillant  journal  d'Ottawa.  Nous  avons  nous- 
mêmes  fait  de  multiples  expériences  symptômatiques.  S'il  me 
fallait  dresser  la  liste  des  institutions,  des  associations,  des  oeu- 
vres de  toute  sorte  qui  ont  recours  à  la  publicité  gratuite,  aux 
articles  bienveillants,  aux  réclames  directes  ou  indirectes,  aux 
services  personnels  ou  professionnels  des  rédacteurs  pour  se 
faire  connaître  du  public,  pour  s'attirer  des  aumônes,  des  con- 
cours et  des  sympathies,  on  serait  étonné  de  la  longueur  de 
la  liste  et  plus  encore  de  ce  que  ces  services,  non  compensés, 
représentent  de  charges  pour  le  journal. 

On  peut  évaluer  à  vingt-cinq  mille  piastres,  au  bas  mot,  les 
sommes  déboursées  par  le  Devoir»  depuis  sa  fondation,  pour 
venir  en  aide  à  diverses  oeuvres  sociales,  intellectuelles,  bien- 
faisantes ou  économiques,  dont  aucune  ne  lui  a  rendu  l'équi- 
valent des  services  qu'elle  en  a  reçus. 


—  19  — 

Ces  contributions,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  ne  sont  pas  préle- 
vées sur  les  gains  d'une  entreprise  lucrative.  Elles  aident  au 
contraire  à  creuser  un  déficit  comblé,  cliaque  année,  par  une 
demi-douzaine  de  personnes,  elIes-méniLs  chargées  de  famille 
et  chargées  d'oeuvres.  Et  ce  déficit  se  produit,  parce  que  ces 
journaux  se  maintiennent  dans  des  conditions  d'indépendance 
et  de  dignité  morale  qui  leur  permettent  d'apporter  un  utile 
appui  aux  autres  activités  catholiques  et  nationales. 

Mais,  objectera-t-on,  la  plupart  de  ces  oeuvres  vivent  elles- 
mêmes  de  contributions  volontaires;  aucune  n'est  lucrative; 
comment  pourraient-elles  couiriLuer  au  soutien  matéi'jl  des 
journaux  catholiques  et  nationaux?  Je  ne  prétends  pas  que  les 
oeuvres,  comme  oeuvres,  doivent  verser  à  la  caisse  des  jour- 
DP  '  Il  n'y  a  qu'aux  journaux  qu'on  trouve  tout  naturel  de 
laire  donner  ce  qu'ils  n'ont  pas.  Mais  il  y  a  de  multiples  ma- 
nières d'aider  la  presse  catholique.  Dans  le  cas  des  oeuvres  di 
bienfaisance,  quelques-uns  de  leur  patrons,  souvent  fort  ri- 
ches, pourraient  peut-être  s'aviser  d'aider  personnellement  au 
soutien  des  journaux  dont  ils  se  servent  si  copieusement  pour 
attirer  des  sympathies  et  des  secours  à  leur  oeuvre  de  pré- 
dilection. Quant  aux  oeuvres  de  propagande  intellectuelle  ou 
sociale  et  aux  associations  professionnelles,  elles  pourraient 
faire  beaucoup  pour  attirer  des  lecteurs  aux  journaux  qui  les 
aident,  pour  recueillir  des  souscriptions  en  leur  faveur,  orga- 
niser des  conférences,  etc.  A  qui  veut  pratiquer  le  devoir  de 
solidarité  et  de  charité  sociale,  les  ressources  ne  manquent  pas. 
Combien  y  ont  songé  jusqu'ici?  L'Association  Catholique  des 
Voyageurs  de  Commerce,  la  plus  récente  de  ces  oeuvres  et  celle 
peut-être  qui  a  le  moins  besoin  des  journaux,  a  été  la  pre- 
mière à  tenter  quelque  chose  de  tangible  en  faveur  de  la  pres- 
se catholique  et  nationale.  Cet  exemple,  espérons-le,  en 
suscitera  d'autres.  Puisse-t-il  en  résulter  un  concours  perma- 
nent de  toutes  les  oeuvres  catholiques  et  nationales  en  faveur 
de  la  presse  catholique  et  nationale!  Ce  concours  est  aussi  né- 
cessaire aux  oeuvres  qu'aux  journaux;  elles  doivent  travailler 
sans  cesse  à  répandre  les  publications  dont  l'influence  et  l'ac- 
tion éducatrice  soutiennent  leurs  activités  particulières.  Ceci 
est  vrai  de  chaque  oeuvre;  c'est  encore  plus  vrai  de  V ensemble 
des  oeuvres. 

A  quoi  tendent,  en  somme,  toutes  ces  activités  diverses?  A 
améliorer  la  situation  morale,  intellectuelle  et  matérielle  du 
peuple  canadien-français;  à  mettre  nos  compatriotes  en  mesu- 
re de  mieux  élever  leurs  enfants,  de  s'entr'aider  plus  efficace- 
ment, de  servir  plus  fidèlement  l'Eglise  et  la  patrie,  et  d'attein- 
dre l'objectif  suprême  de  toutes  les  actions  individuelles  et  so- 
ciales, c'est-à-dire  d'accomplir  les  fins  que  Oieu  a  données  à 


—  20 


l'homme  et  à  la  société.  Pour  parvenir  à  ce  but,  pour  se 
maintenir  à  ce  niveau,  certaines  conditions  sont  essentielles: 
faire  connaître  à  tout  le  monde  les  oeuvres  diverses  qui  soUi- 
citeiil  le  concours  de  chacun,  selon  ses  aptitudes,  son  tempé- 


beaucoup  d'oeuvres  excellentes  en  soi;  enfin,  les  maintenir 
toutes  dans  l'ambiance  générale  du  milieu  et  de  l'époque  où 
elles  opèrent,  afin  de  les  préserver  du  danger  de  vivre  dans 
l'irréalité  ou  l'isolement,  d'où  résultent  la  dessication  intérieure 
et  la  stérilité. 

Or,  ces  conditions  essentielles,  les  oeuvres  catholiques  et 
nationales  les  trouvent  dans  la  presse  catholique  et  nationale. 
J'ose  dire  qu'elles  ne  les  trouvent  que  là. 

Il  y  a  quelques  semaines,  le  président  de  l'Association  de  la 
Jeunesse  GathoUque,  M.  Guy  Vanier,  de  passage  à  Winnipeg, 
faisait  une  observation  que  la  Liberté  a  soulignée,  que  le 
Devoir  a  commentée  ^.  Beaucoup  de  jeunes  gens,  disait-il,  vou- 
draient se  dévouer,  mais  ils  restent  inactifs,  parce  qu'ils  ne  sa- 
vent où  porter  leur  effort;  et  ils  ne  savent  où  aller,  parce  qu'ils 
**ne  savent  pas  regarder"'.  G'est  très  juste.  Mais,  pour  plu- 
sieurs, n'est-ce  pas  que  l'oeuvre  qui  répondrait  à  leur  vocation 
sociale  n'est  pas  à  la  portée  de  leurs  regards?  S'ils  ne  savent 
pas  regarder,  n'est-ce  pas  qu'ils  ne  peuvent  voir? 

Un  religieux  expérimenté  parlait  un  jour  d'un  modeste 
opuscule,  sorti  des  presses  du  Devoir,  et  dont  l'unique  mérite 
est  de  faire  connaître  les  oeuvres  de  missions  entreprises  et 
soutenues  par  les  communautés  canadiennes-françaises.  "Get 
ouvrage,  disait-il,  est  très  favorable  au  recrutement  des  sujets, 
parce  qu'il  aide  à  fixer  les  vocations  particulières.  Que  de  vo- 
cations manquées  par  défaut  de  connaissance  de  l'oeuvre  qui 
commande  le  choix  de  l'appelé  !" 

G'est  précisément  le  rôle  de  la  presse  catholique  et  natio- 
nale. En  faisant  connaître  toutes  les  oeuvres  d'inspiration 
catholique  et  de  fondation  nationale,  elle  fait  surgir  parmi 
les  laïques  les  vocations  sociales;  elle  aide  à  les  orienter,  puis 
à  les  fixer,  condition  nécessaire  à  leur  efficacité.  En  faisant 
"regarder",  elle  fait  agir. 

Par  la  même  diffusion  générale  et  impartiale,  elle  tient  tou- 
tes les  oeuvres  en  contact  et  en  relations  mutuelles.  Elle  leur 
apprend  à  s'entr'aider;  elle  les  empêche  de  se  nuire.  Elle  préser- 
ve chaque  oeuvre  particulièire  de  la  dangereuse  tentation  de  se 
croire  la  seule  efficace,  la  seule  qui  mérite  d'être  encouragée, 
soutenue  et  propagée.  Avec  notre  tempérament,  nos  habitudes 

1  Devoir  du  25  septembre  1920;  article  de  M.  Orner  Héroux. 


—  21  — 

nationales,  notre  esprit  un  peu  exclusif,  même  dans  le  bien, 
cette  seule  action  de  la  presse  est  d'une  importance  capitale. 

Enfin,  la  presse  catholique  et  nationale,  la  presse  quoti- 
dienne surtout,  est  l'agent  d'information  qui  apporte  aux  hom- 
mes d'oeuvres  les  aperçus  et  les  renseignements  dont  ils  ont 
besoin,  absolument  besoin,  pour  mettre  leurs  activités  en  pleine 
valeur.  C'est  la  cloche  d'alarme  qui  les  tient  en  éveil;  c'est  le 
phare  qui  jalonne  la  route  et  marque  les  écueils.  Aux  morali- 
sateurs, elle  désigne  les  plaies  sociales  les  plus  infectieuses  et 
les  plus  répandues,  celles  qui  appellent  leur  action  curatiye  et 
urgente:  ce  ne  sont  pas  toujours  les  plus  visibles.  Aux  intel- 
lectuels, elle  signale  les  attaques  les  plus  insidieuses  contre 
l'intelligence  de  la  race;  elle  les  empêche  de  s'engoncer  dans 
le  dilettantisme  égoïste  ou  une  vaine  complaisance  en  eux-mê- 
mes, et  de  tourner  en  petites  sociétés  d'admiration  mutuelle, 
piège  ordinaire  des  savants  et  des  lettrés,  ou  de  ceux  qui  se 
croient  tels.  Aux  économistes,  aux  ouvriers,  aux  hom_mes 
d'affaires,  elle  rappelle  sans  cesse  que  leurs  activités  doivent 
rester  subordonnées  aux  intérêts  supérieurs  de  la  race,  que 
l'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain  et  que,  s'il  est  utile,  né- 
cessaire même,  d'armer  les  Canadiens-français  pour  les  lut- 
tes économiques,  il  ne  faut  pas  sacrifier  à  cet  objectif  les  exi- 
gences de  leur  foi,  leurs  traditions,  leur  culture  supérieure. 

Sur  l'utilité  de  la  presse  comme  moyen  de  diffusion  des 
oeuvres,  il  n'y  a  pas  lieu,  je  pense,  d'insister.  Tout  le  monde 
tombera  d'accord.  Mais  développons  les  deux  autres  aspects: 
la  presse,  lien  nécessaire  des  oeuvres;  la  presse,  stimulant  et 
régulateur  des  activités  sociales.  Pour  en  mieux  faire  saisir 
l'importance,  empruntons  quelques  exemples  à  divers  types 
d'oeuvres  religieuses,  intellectuelles,  économiques. 

Œuvres  religieuses  —  Complément  nécessaire 

De  toutes  les  oeuvres  religieuses  créées  chez  nous,  en  ces 
dernières  années,  il  n'en  est  pas.  de  plus  belle,  de  plus  utile,  de 
plus  féconde  que  les  retraites  fermées.  Eminemment  propres 
à  soutenir  la  vraie  piété,  la  piété  de  l'intelligence  et  du  coeur, 
trop  souvent  faussée  par  les  dévotionnettes,  les  retraites  fer- 
mées aident  également  à  la  création  d'un  sens  social  vraiment 
chrétien,  qui  est  le  seul  vrai  sens  social.  Qui  n'a  lu  —  faut-il 
écrire:  qui  a  lu?  —  les  pages  émouvantes  que  M.  René  Bazin 
a  consacrées  à  cette  belle  oeuvre  dans  l'un  de  ses  meilleurs  ou- 
vrages, Le  blé  qui  lève?  A  travers  le  récit  légèrement  drama- 
tisé d'une  humble  fin  de  vie  d'ouvrier,  l'éminent  écrivain  lais- 
se entrevoir  tout  ce  qu'une  retraite  fermée  peut  pour  détermi- 
ner la  conversion  sociale  d'un  homme  du  peuple. 


—  22  — 

Ce  qu'il  me  semble  utile  de  signaler  ici,  c'est  le  précieux 
appoint  que  la  presse  catholique  apporte  à  l'oeuvre  des  re- 
traites, en  prolongeant  leur  action  sur  les  consciences  et  les  vo- 
lontés, dans  la  vie  publique  et  sociale  surtout.  Cette  coopéra- 
tion est  peut-être  plus  nécessaire  au  Canada  que  partout  ail- 
leurs, parce  que  le  danger  qui  menace  ici  l'ordre  social  est  à 
la  fois  moins  apparent  et  plus  général  qu'ailleurs;  parce  que 
le  péril  résulte  moins  de  l'irréligion  ou  de  faux  principes,  ou- 
vertement préconisés,  que  d'un  ensemble  d'habitudes  louches 
et  lâches,  d'un  abaissement  général  des  caractères  —  fruit  de 
l'esprit  de  parti,  de  la  torpeur  intellectuelle,  de  l'amour  des 
jouissances  faciles — ;  et  qu'en  conséquence  il  est  aussi  urgent 
de  combattre  le  mal  dans  le  domaine  des  faits  que  d'en  délo- 
ger les  causes  des  esprits. 

L'an  dernier,  le  zélé  directeur  des  retraites,  à  Montréal, 
rappelait  aux  lecteurs  de  la  Vie  nouvelle  l'importance  du 
"devoir  électoral".  Plus  tard,  il  leur  parlait  du  "devoir  des  char- 
ges publiques".  Armé  du  témoignage  d'évêques,  de  théolo- 
giens, de  catholiques  éminents,  tous  européens,  il  adjurait  les 
catholiques  du  Canada  de  "s'emparer  des  postes  où  ils  peu- 
vent rendre  service  à  leur  nationalité  et  à  leur  religion."  ^ 

Le  conseil  est  excellent,  —  à  condition  d'avoir  des  hom- 
mes compétents,  dont  l'accession  à  ces  postes  soit  possible  sans 
accroc  à  la  morale  catholique,  à  l'honneur  national  et  à  la  digni- 
té chrétienne;  à  condition  aussi  que  la  conscience  publique  sou- 
tienne les  hommes  qui  se  dévouent  à  ces  fonctions  sociales. 

Or,  il  faut  bien  l'avouer,  nous  sommes  encore  loin  de  là.  Le 
contact  du  protestantisme,  le  libéralisme  vécu,  l'esprit  de  parti, 
la  pratique  de  la  fausse  conciliation  et,  plus  que  tout,  la  soif 
des  honneurs  et  les  mesquines  préoccupations,  ont  fait  de  tels 
ravages  dans  les  consciences,  ils  dominent  tellement  l'opinion, 
qu'il  n'est  guère  possible,  à  l'heure  actuelle,  d'arriver  aux  fonc- 
tions publiques  sans  abdication  morale,  de  s'y  maintenir  sans 
défaillance  ni  compromission. 

L'oeuvre  des  retraites  fermées,  en  redressant  les  conscien- 
ces, en  éveillant  le  sens  du  devoir  social,  tend  puissamment  à 
corriger  ce  mal  effroyable  et  général.  Laissée  à  elle-même, 
elle  n'y  peut  suffire.  D'abord,  elle  n'atteint  pas  les  masses  ni, 
par  conséquent,  l'opinion  publique,  nécessaire  point  d'appui,  en 
pays  affligé  du  régime  électoral,  des  hommes  qui  veulent,  par 
devoir,  assumer  les  charges  publiques.  Et  puis,  même  dans  les 
élites  qu'elle  forme,  l'action  des  retraites  ou,  plus  généralement, 
l'action  religieuse  exige  un  complément.  Elle  rétablit  dans  les 
consciences  qu'elle  atteint  la  notion  des  principes  sociaux;  elle 
n'en  fait  pas,  elle  n'en  peut  faire  l'application  à  toutes  les  situa- 

^  Vie  nouvelle,  octobre  1919,  avril  1920. 


— .  23  — 

lions  concrètes  qui  se  présentent. 

De  cette  double  el  inévitable  lacune,  si  elle  n'était  comblée 
par  ailleurs,  résulteraient  d'étranges  équivoques.  J'en  pourrais 
donner  des  preuves  topiques  et  vécues,  malheureusement  trop 
propres  à  démontrer  l'insuffisance  des  oeuvres  et  des  associa- 
tions religieuses  pour  refaire  la  conscience  publique.  C'est 
précisément  la  tàclie  des  journaux  de  principes,  d'idées  et  d'ac- 
tion. C'est  à  eux,  presque  à  eux  seuls,  qu'il  appartient  de  signa- 
ler au  jour  le  jour  les  défaillances  des  hommes  publics,  les 
fautes  qui  appellent  la  répression  d'une  saine  opinion  publique, 
les  attaques  qui  menacent  la  foi,  les  moeurs,  l'ordre  social. 

Ce  n'est  pas,  qu'on  en  soit  certain,  une  besogne  agréable. 
Mais  il  faut  tout  de  môme  qu'elle  se  fasse;  et  seule  la  presse 
indépendante,  la  presse  catholique  peut  la  faire  efficacement. 
Les  journaux  de  parti  dénoncent  volontiers  le  mal  commis 
par  les  hommes  du  parti  adverse;  mais  comme  ils  excusent,  ab- 
solvent ou  pallient  les  fautes  de  leurs  patrons,  la  conscience 
publique  n'y  gagne  rien;  au  contraire,  déroutée  par  ces  atta- 
ques et  ces  justifications  contradictoires,  elle  s'atrophie  et  finit 
par  perdre  toute  notion  distinctive  du  bien  et  du  mal. 

D'autre  part,  si  les  hommes  d'oeuvres  religieuses  se  bor- 
nent à  agir  sur  le  for  intérieur,  s'ils  ne  comprennent  pas  l'im- 
portance de  prolonger  leur  action,  admirable  en  soi,  par  l'édu- 
cation pratique  de  la  conscience  sociale,  —  éducation  qui  ne 
peut  guère  se  faire  que  par  la  presse  —  on  aboutira  tôt  ou 
tard  à  un  lésultat  pire  encore  que  l'indifférence  religieuse  ou 
la  fausse  conscience  des  partis,  à  l'hypocrisie  religieuse  appli- 
quée à  la  vie  publique.  Ce  fut,  même  avant  le  déicide, 
le  crime  des  pharisiens  et  la  perte  de  la  nation  juive. 
Notre  Seigneur  a  demandé  pardon  pour  ses  bourreaux:  **ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font;"  mais  il  a  maudit  les  scribes,  les  princes 
des  prêtres  et  les  hommes  d'affaires  qui  opéraient  dans  le  tem- 
ple. 

Croit-on  que  chez  les  Juifs  plus  que  chez  nous  ce  crime 
d'hypocrisie  était  toujours  conscient  et  volontaire?  Pour  un 
grand  nombre,  n'était-ce  pas  la  résultante  de  l'oblitération  du 
sens  religieux  dans  les  intelligences,  l'étouffement  de  "l'esprit 
qui  vivifie"  par  "la  lettre  qui  tue"?  Saint  Paul  converti  a  té- 
moigné lui-même  de  sa  bonne  foi  de  pharisien. 

Si  nous  devions  laisser  notre  peuple  s'acheminer  plus  avant 
dans  la  route  de  la  dépravation  des  moeurs  publiques,  se  fami- 
liariser davantage  avec  toutes  les  pratiques  de  l'opportunisme 
politique,  s'adonner  de  plus  en  plus  au  culte  du  succès,  de  la 
fortune  et  des  jouissances  matérielles,  s'habituer  à  croire  qu'il 
y  a  deux  lois,  deux  morales,  deux  consciences,  deux  codes 
d'honneur,  l'un  pour  la  vie  privée,  l'autre  pour  la  vie  profes- 
sionnelle et  publique,  n'aboutirait-il  pas  à  la  fausse  religion 


—  24  — 

dont  le  Christ  a  pu  dire,  en  s'appropriant  les  paroles  d'Isaïe: 
"Ce  peuple  m'honore  du  bout  des  lèvres,  mais  son  coeur  est 
loin  de  moi"? 

Si  on  laisse  se  généraliser  la  notion  qu'avoir  une  politique 
catholique  et  nationale,  cela  consiste  à  élire  aux  fonctions  pu- 
bliques, par  n'importe  quel  moyen,  des  Canadiens-français  ca- 
tholiques et  même  dévots,  qui  diront  ou  feront,  ou  qui  laisse- 
ront dire  et  faire  n'importe  quoi,  quitte  à  prononcer,  à  l'occa- 
sion, quelque  sonore  profession  de  foi,  à  suivre  les  processions, 
à  s'inscrire  dans  les  associations  pieuses,  n'est-ce  pas  le  moyen 
le  plus  sûr  de  développer  l'hypocrisie  religieuse,  calculée  et 
volontaire  chez  quelques  uns,  inconsciente  et  habituelle  pour 
le  plus  grand  nombre? 

Voilà,  je  le  crains,  où  aboutirait  la  remarquable  et  conso- 
lante recrudescence  d'oeuvres  et  de  pratiques  religieuses  qui 
se  manifeste  chez  nous  depuis  quelques  années,  si  elle  ne  se 
complétait  par  une  vigoureuse  campagne  d'éducation  popu- 
laire. Et  cette  éducation,  comme  toute  autre,  ne  doit  pas  se 
borner  à  poser  des  principes  généraux,  à  édicter  des  préceptes: 
elle  doit  porter  sur  les  faits  concrets,  sur  les  manifestations 
journalières  de  la  vie  sociale  et  politique.  C'est  pourquoi,  je 
le  répète,  l'action  de  la  presse  s'impose. 

Mais  cette  éducation  complémentaire  et  généralisatrice  par 
la  presse  ne  sera  elle-même  pleinement  efficace  que  le  jour  où 
les  hommes  voués  aux  oeuvres  de  réfection  religieuse  et  socia- 
le auront  appris  à  faire  une  distinction  nette  entre  les  journaux 
exclusivement  dévoués  à  la  défense  des  droits  de  l'Eglise,  de 
la  race  et  de  la  nation,  et  les  organes  de  parti  ou  les  gazettes 
d'affaires,  pour  qui  la  religion,  le  patriotisme  et  les  oeuvres 
sociales  sont  de  simples  matières  à  articles,  à  nouvelles  et  à 
Images,  tout  comme  la  politique,  les  crimes,  le  cinéma,  le  ta- 
rif, le  prix  des  chaussures,  la  combine  du  sucre  et  le  trust  de 
l'acier. 

Ces  réflexions,  plusieurs  apôtres  sociaux,  la  plupart  peut- 
être,  les  ont  déjà  faites.  Il  leur  reste  à  y  donner  suite  en  se 
rendant  aux  désirs  si  clairement  manifestés  des  Papes,  en  ai- 
dant de  toutes  leurs  forces  au  soutien  et  à  la  diffusion  de  la 
presse  catholique  et  nationale,  complément  nécessaire  de  leurs 
oeuvres  particulières. 

Le  ((  Devoir  ))  et  le  renouveau  intellectuel 

L'influence  de  la  presse  catholique  et  nationale  n'est  pas 
moins  nécessaire  aux  activités  intellectuelles  qu'aux  oeuvres 
religieuses. 

Personne  n'est  plus  persuadé  que  moi  de  l'insuffisance  du 
journal  comme  instrument  de  culture  intellectuelle.    Faits  au 


—  25  — 

jour  le  jour,  dans  des  conditions  qui  obligent  les  rédacteurs  à 
disperser  leur  attention  sur  une  foule  de  sujets  disparates,  sans 
leur  laisser  le  temps  d'y  réfléchir,  à  peine  celui  de  choisir  leurs 
mots,  les  journaux  tendent  fatalement  à  ravaler  le  niveau  de 
la  pensée  humaine  et  même  à  empêcher  le  monde  de  penser. 

"Je  connais  la  presse,"  écrivait  le  maître  du  journalisme 
contemporain,  Louis  Veuilîof,  après  vir^t  années  d'exercice 
de  son  dur  métier.  "S'il  s'agissait  d'en  faire  présent  au  monde, 
"j'hésiterais  sans  doute,  et  vraisemblablement  je  m'abstien- 
"drais.  Mais  il  ne  s'agit  plus  d'installer  au  milieu  de  la  civili- 
"sation  cet  engin  périlleux  et  peut-être  destructeur.  Il  s'agit  de 
"vivre  avec  lui,  d'en  tirer  le  bien  qu'il  peut  produire,  de  neu- 
"traliser,  d'atténuer  au  moins  le  mal  qu'il  peut  faire."  ^ 

C'est  à  cette  dernière  considération  que  je  prie  les  lecteurs 
et  les  amis  du  Devoir  de  s'arrêter.  C'est  la  principale,  presque 
l'unique  raison  d'être  de  notre  oeuvre  et,  généralement,  de  la 
presse  catholique  et  nationale.  Atténuer  le  mal,  le  mal  commis 
par  la  presse  à  gages,  dans  l'ordre  intellectuel,  aussi  bien  que 
dans  l'ordre  religieux,  social  ou  politique,  c'est  là  tout  ce  nous 
pouvons  faire;  mais  c'est  déjà  beaucoup,  et  nous  ne  pouvons 
y  parvenir  que  dans  la  mesure  où  nos  efforts  sont  secondés 
par  tous  ceux  qui  se  préoccupent  du  perfectionnement  de  la 
race,  dans  le  sens  de  la  vérité  catholique  et  des  traditions  natio- 
nales. 

Dans  l'ordre  purement  intellectuel,  il  me  semble  que  le 
Devoir  n'a  pas  failli  à  sa  tâche. 

Par  sa  rédaction  il  tend  à  inspirer  à  ses  lecteurs  un  idéal  éle- 
vé et  d'intelligentes  préoccupations;  il  les  oriente  vers  les  sour- 
ces de  la  vraie  et  solide  culture;  ses  rédacteurs  font  de  leur 
mieux  pour  donner  à  leur  pensée  une  forme  convenable.  En 
résumé,  le  Devoir  se  croit  tenu  de  respecter  l'intelligence  de 
ses  lecteurs  et  la  noblesse  de  la  culture  française. 

Dans  le  service  des  nouvelles,  il  se  heurte  à  l'obstacle  com- 
mun à  tous  les  quotidiens  de  langue  française  au  Canada: 
l'obligation  de  traduire  hâtivement  d'indigestes  et  copieuses  dé- 
pêches télégraphiques,  toutes  transmises  en  anglais.  La  for- 
me en  souffre,  mais  du  moinis  ses  rédacteurs  et  ses  traduc- 
teurs de  faits  divers  font  de  constants  efforts  pour  réagir 
contre  l'immoralité  du  nouvellisme  contemporain,  en  rejetant 
à  l'égout  les  ignobles  racontars  dont  la  presse  jaune  repaît  son 
troupeau  de  lecteurs.  Ils  tâchent  également  de  corriger  l'inco- 
hérence du  système  en  mettant  en  relief  les  événements  de 
quelque  importance,  propres  à  éveiller  d'utiles  réflexions. 

Enfin,  dans  ses  reproductions,  ses  chronir-  js  littéraires, 
ses  critiques  de  livres  et  d'oeuvres  musicales,  ses  pages  pour 

1  Les  odeurs  de  Paris  (12e  édition,  p.  30). 


—  26  — 

les  femmes  et  les  enfants,  il  ne  perd  pas  de  vue  sa  mission  prin- 
cipale, qui  est  de  faire  aimer  le  beau,  le  bon,  le  vrai.  Il  n'ou- 
blie pas  que  deux  dangers  menacent  la  vie  intellectuelle  du 
Canada  et,  par  répercussion,  sa  vie  morale  et  sa  vie  nationale: 
l'utilitarisme  anglo-saxon,  qui  l'étoufferait,  et  le  dilettantisme 
français,  qui  l'anémierait. 

Pardessus  tout,  le  Devoir  se  préoccupe  de  ramener  sans  ces- 
se ses  lecteurs  à  cette  idée  fondamentale  que  toute  préoccupa- 
tion littéraire  ou  artistique,  toute  activité  de  l'esprit  doit  ten- 
dre à  servir  Dieu  et,  par  conséquent,  rester  subordonnée  à  la 
pensée  religieuse  tout  en  lui  faisant  appui. 

En  publiant  la  première  série  de  ses  Mélanges,  Louis  Veuil- 
lot  écrivait  ceci:  "Si  je  n'avais  pas  un  journal  où  la  pensée 
"catholique  peut  se  proclamer  à  l'aise,  sans  qu'aucune  pensée 
"rivale,  ni  aucune  considération  humaine  en  ose  supprimer 
"l'expression,  je  ne  voudrais  pas,  je  ne  saurais  pas  écrire.  S'il 
"ne  m'était  pas  permis  de  défendre  la  cause  catholique,  je 
"rougirais  presque  de  défendre  une  autre  cause.  Politique, 
** philosophie,  littérature,  qu'est-ce  que  tout  cela,  séparé  de  VEgli- 
**se?  Qu'est-ce  que  tout  cela  devant  Dieu  et  même  devant  les 
"hommes?" 

A  mon  humble  avis,  tel  doit  être  le  programme  intellectuel 
de  la  presse  catholique,  au  Canada  comme  ailleurs. 

Pour  rester  fidèle  à  cet  idéal  et  ne  pas  trahir  sa  mission, 
le  journal  catholique,  ou  le  journal  simplement  soucieux  de  sa 
dignité  morale,  doit  renoncer  à  la  grosse  et  facile  popularité, 
tout  acquise  aux  -'euilles  q  :i  flattent  les  passions  vuk  —3, 
corrompent  l'imagination  et  abêtissent  l'intelligence.  Raison 
de  plus  pour  que  les  journaux  de  doctrine  et  d'idées  reçoivent 
l'appui  actif,  le  concours  de  propagande  de  tous  les  Canadiens 
qui  se  préoccupent  d'accroître  et  de  fortifier  le  patrimoine  in- 
tellectuel de  la  race,  de  la  soustraire  au  culte  de  la  vulgarité 
bête  et  de  la  platitude  malpropre. 

Au  début  de  ce  chapitre  sur  la  presse  et  les  oeuvres,  j'ai 
noté  la  recrudescence  des  activités  intellectuelles,  depuis  dix 
ans  surtout.  Personne  ne  contestera,  je  pense,  l'appoint  de  la 
presse  catholique,  celui  du  Devoir  en  particulier,  à  ce  renou- 
veau. Mais  les  lettrés,  les  savants  ou  les  artistes  qui  activent  ce 
mouvement,  et  qui  en  profitent,  s'arrêtent-ils  à  se  demander  ce 
qu'ils  doivent  aux  journaux  qui  font  une  si  large  part  à  leurs 
travaux,  qui  soutiennent  et  font  connaître  leurs  oeuvres,  leurs 
publications,  leurs  activités?  Songent-ils  à  ce  qu'il  adviendrait 
de  leurs  entreprises,  de  leurs  revues,  de  leur  enseignement,  si 
toute  la  population  de  langue  française,  au  Canada,  était  li- 
vrée à  l'influence  culturale  des  feuilles  qui  alimentent  les  intel- 
ligences avec  les  comptes  rendus  dramatisés  et  copieusement 


—  27  — 

illustrés  des  cours  d'assises,  de  la  morgue,  du  cinéma  et  de  Té- 
gout,  ou  à  l'emprise  intellectuelle  des  journaux  de  parti,  dont 
toute  la  raison  d'être  est  de  rougir  ou  de  bleuir  les  cerveaux? 

Anglo-Saxonîsme  —  Dilettantisme  français 

Le  danger  dominant  qui  menace  la  culture  française  en 
Amérique,  le  péril  qui  demeure  et  croît  chaque  jour,  c'est  l'an- 
glo-saxonisme.  Nos  intellectuels  se  croient  et  nous  croient  suf- 
fisamment préservés  par  le  haut  enseignement,  par  quelques 
publications  spéciales  et  peut-être  aussi  par  une  confiance  illi- 
mitée dans  leur  propres  forces.  C'est  une  erreur  dangereuse. 
S'ils  laissent  angliciser  et  matérialiser  l'enseignement  primai- 
re, qui  façonne  les  cerveaux  de  la  jeunesse,  s'ils  laissent  abru- 
tir par  les  petites  vues  et  les  grosses  gazettes  les  cerveaux  de 
tous  les  âges,  ils  s'apercevront  avant  longtemps  que  la  culture 
des  sommets  restera  stérile.  C'est  cette  menace  que  le  Devoir 
ne  cesse  de  signaler.  Combien  lui  tiennent  compte  de  ses  ef- 
forts parmi  ceux  qui  en  profitent  davantage?  Combien  le  sou- 
tiennent dans  cette  lutte  vitale  parmi  ceux  qui  ont  ou  s'attri- 
buent la  mission  de  préserver  les  traditions  intellectuelles  de 
la  race? 

L'autre  dangeir,  celui  du  dilettantisme  français,  paraît 
moindre,  parce  qu'il  n'atteint  pas  la  masse.  Nous  sommes  as- 
surément plus  menacés  d'atrophie  que  de  surexcitation  intel- 
lectuelle. L'absence  d'idées  est  plus  à  redouter  pour  nous  que 
la  surabondance.  Mais  précisément  parce  que  le  nombre  des 
intellectuels  est  fort  limité  et  leur  action  peu  marquée,  il  im- 
porte que  cette  action  s'exerce  dans  un  sens  propre  à  fortifier 
l'intelligence  de  la  race  et  à  lui  faire  produire  de  bons  fruits, 
des  fruits  sains  et  nourrissants,  plutôt  qu'une  abondante  récol- 
te de  produits  fades  ou  délétères. 

Le  dilettantisme  intellectuel,  la  pléthore  d'idées  incohéren- 
tes, la  surproduction  d'oeuvres  littéraires  et  scientifiques,  vides 
de  toute  préoccupation  morale,  affranchies  de  tout  principe 
directeur,  tout  cela  a  fait  un  mal  énorme  en  France.  Après  la 
stérilité  volontaire  des  foyers,  c'est  le  plus  sûr  indice  de  déca- 
dence morale.  Là-dessus  les  Français  les  plus  clairvoyants 
et  vraiment  patriotes  sont  d'accord.  De  cette  double  pestilen- 
ce, souhaitons  que  la  France  se  délivre.  Mais,  pour  l'amour 
de  Dieu,  de  nous  mêmes  et  de  nos  enfants,  n'allons  pas  nous 
infecter  du  même  virus,  en  y  ajoutant  la  plaie  du  servilisme  in- 
tellectuel, qui  porte  déjà  trop  de  Canadiens  à  admirer  béate- 
ment et  à  copier  platement  tout  ce  qui  se  dit  et  s'imprime  en 
France. 


—  28  — 

Que  nous  devions,  comme  tous  les  peuples  de  langue  fran- 
çaise, recourir  au  riche  trésor  de  la  culture  française  afin 
d'alimenter  nos  intelligences,  personne  ne  le  conteste.  Mais 
ce  qui  importe  davantage,  c'est  de  nationaliser  ces  emprunts 
et  surtout  de  les  christianiser. 

De  ce  travail  de  culture  sélective,  le  Devoir  a  fait  sa  large 
part.  Chaque  semaine,  il  signale  à  ses  lecteurs  quelque  mouve- 
ment ou  d'intéressantes  productions  de  la  pensée  française. 
Combien  de  journaux,  même  de  ceux  qui  affichent  bruyam- 
ment leur  culte  pour  la  France  (quand  la  politique  anglaise 
l'exige  ou  le  permet),  ont  fait  autant  que  lui  à  cet  égard? 

Mais  si  nous  voulons  aider  nos  compatriotes  à  enrichir  leur 
patrimoine  intellectuel,  nous  refusons  absolument  d'amoindrir 
leur  patrimoine  moral.  Nous  trouvons  criminel,  antisocial,  an- 
tinational, d'importer  sans  distinction  tous  les  produits  de 
la  pensée  française  et  d'offrir  aux  cerveaux  de  notre  pays, 
avec  un  égal  insouci,  les  aliments  sains  et  le  poison.  Dût  notre 
culture  littéraire  en  être  retardée  et  limitée,  nous  estimons 
qu'il  y  a  un  avantage  plus  précieux  pour  un  peuple  que  l'hy- 
perculture  intellectuelle:  c'est  la  foi,  sauvegarde  des  moeurs, 
des  traditions,  du  vrai  patriotisme  et  aussi  de  la  réelle  supé- 
riorité d'esprit. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  du  reste;  ce  n'est  pas  en  se  saturant 
de  littérature  française  que  notre  peuple  se  sauvera  de  l'angli- 
cisation.  C'est  en  développant  son  propre  fond,  en  cultivant 
ses  propres  ressources;  ce  qui  n'exclut  pas,  loin  de  là,  l'étude 
rationnelle  des  littératures  et  des  civilisations  étrangères.  Gar- 
dons-nous également  de  la  suffisance  et  du  servilisme. 

Pour  combattre  ces  deux  tendances,  si  marquées  chez 
nous  en  dépit  de  leur  apparente  opposition,  il  faut  travailler 
énergiquement  à  rétablir  et  à  développer  dans  l'âme  canadienne 
les  vertus  contraires:  l'humilité,  qui  n'est  pas  la  bassesse,  et 
la  fierté,  qui  n'est  ni  l'orgueil  ni  la  vanité.  C'est  à  cette  réfor- 
me nécessaire  et  urgente  que  la  presse  catholique  et  nationale, 
et  généralement  les  oeuvres  intellectuelles  de  chez  nous,  doi- 
vent viser  sans  cesse. 

On  ne  réfléchit  pas  assez  à  l'importance  des  vertus  chré- 
tiennes, au  seul  point  de  vue  de  la  supériorité  intellectuelle. 
Dans  un  ouvrage  intéressant,  en  dépit  de  certaines  incohé- 
rences, M.  de  la  Lamarzelle  a  fort  bien  démontré  que  la  pré- 
tendue civilisation  latine  est  en  réalité  la  civilisation  chré- 
tienne; et  que,  pour  atteindre  à  leur  haut  degré  de  culture, 
les  nations  dites  latines  ont  dû  s'affranchir  de  la  plupart  des 
traditions  romaines.  ^ 

^  L'anarchie  dans  le  monde  moderne  (troisième  partie)  —  Paris,  Gabriel  Beau- 
chesne,  1919. 


—  29  — 

Cette  noble  et  quasi  surnaturelle  origine  de  notre  civilisa- 
tion, ne  l'oublions  jamais,  restons-lui  fidèles  à  tout  risque  et  à 
tout  prix.  Voilà  ce  qu'il  faut  répéter  sans  relâche  aux  Cana- 
diens-français, plongés  dans  l'ambiance  matérialisante  qui  les 
entoure,  dans  cette  dure  et  grossière  civilisation  anglo-améri- 
caine, tout  imprégnée  de  l'amour  païen  des  richesses.  Même 
aux  hommes  d'esprit,  chrétiens  et  patriotes,  il  faut  parfois  rap- 
peler —  tant  est  bouleversée,  de  nos  jours,  la  hiérarchie  des 
devoirs  —  que  la  religion  précède  le  patriotisme,  que  la  préser- 
vation de  la  foi  et  des  moeurs  importe  plus  que  la  conserva- 
tion de  la  langue,  que  le  maintien  des  traditions  nationales, 
des  vertus  familiales  surtout,  prime  les  exigences  du  haut  en- 
seignement ou  la  production  des  oeuvres  littéraires. 

M.  Laurier  me  disait,  un  jour,  que  les  Canadiens-français 
se  battraient  plus  volontiers  pour  leur  langue  que  pour  leur 
foi.  Si  c'était  vrai,  ce  serait  une  déchéance  intellectuelle  et 
un  très  grand  malheur  national:  notre  peuple  ne  tarderait  pas 
à  perdre  et  sa  langue  et  sa  foi.  On  ne  saurait  trop  répéter  que 
la  lutte  pour  la  langue  et  la  culture  française,  légitime  en  soi, 
n'est  qu'accessoire  et  subordonnée  à  la  lutte  pour  la  foi  et  le 
droit  paternel.  On  ne  saurait  trop  redire  que  la  langue  fran- 
çaise et  les  traditions  canadiennes-françaises  doivent  être  con- 
servées surtout  parce  qu'elles  constituent  de  précieux  éléments 
de  l'ordre  social  catholique.  Certains  défenseurs  très  ardents  de 
la  langue  semblent  l'oublier;  ou,  du  moins,  leurs  activités  un 
peu  étroites  tendent  à  obscurcir  ces  notions  dans  l'esprit  du 
peuple.  C'est  le  rôle  de  la  presse  catholique  et  nationale  de 
rétablir  sans  cesse  ce  nécessaire  équilibre  des  obligations  socia- 
les, et  de  ramener  à  leur  juste  place  les  oeuvres  de  l'esprit. 

A  ce  seul  point  de  vue,  les  hommes  de  culture  vraiment  su- 
périeure, ceux  qui,  au  fond  de  leur  conscience,  ne  séparent  pas 
les  fonctions  de  l'intelligence  des  suprêmes  intérêts  de  l'âme, 
devraient  apporter  à  la  presse  catholique  et  nationale  un  appui 
plus  actif  et  plus  efficace  que  celui  qu'ils  lui  ont  accordé  jus- 
qu'ici. 

Le  ((  Devoir  ))  et  les  questions  «  pratiques  )) 

On  a  parfois  reproché  aux  journaux  de  doctrine,  et  tout  spé- 
cialement au  Devoir,  de  planer  dans  les  nuages,  de  négliger  les 
"questions  d'affaires*',  de  n'être  pas  pratiques,  en  un  mot. 

Entendons-nous.  Si  l'on  veut  dire  par  là  qu'à  nos  yeux  les 
intérêts  de  l'Eglise  et  de  la  race  priment  ceux  de  la  banque  et 
du  commerce,  que  la  protection  de  l'âme  et  de  l'intelligence 
des  enfants  importe  plus  que  la  protection  des  capitaux  placés 
dans  l'industrie,  que  la  situation  morale,  intellectuelle  et  phy- 
sique des  masses  populaires    appelle  l'attention  des  pouvoirs 


—  30  — 

publics  à  un  plus  haut  degré  que  la  situation  financière  des 
raffineurs  de  sucre  et  des  exploiteurs  de  tramways  ou  d'autres 
choses,  l'accusation  est  juste,  nous  plaidons  entière  culpabi- 
lité. A  notre  avis,  l'âme  est  supérieure  à  l'intelligence,  et  l'es- 
prit l'emporte  ou  du  moins  devrait  l'emporter  sur  le  ventre  et 
sur  la  bourse. 

Nous  trouvons  juste,  nécessaire  et  même  très  pratique  de  ré- 
péter ces  élémentaires  vérités  souvent,  de  diverses  manières, 
afin  de  réagir  contre  la  tendance  générale  de  l'époque  et  du 
continent,  qui  est  de  faire  passer  la  matière  en  premier  lieu, 
l'esprit  ensuite,  et  l'âme  en  queue  de  train,  quand  on  y  pense 
et  qu'on  y  croit. 

Mais  si  l'on  prétend  dire  que  nous  négligeons  les  problèmes 
économiques  et  les  intérêts  matériels  de  la  race,  on  se  trom- 
pe étrangement:  aucun  journal  au  Canada  n'y  a  porté  plus 
d'attention  que  le  Devoir,  n'a  consacré  à  ces  questions  plus  d'é- 
tudes attentives  et  suivies,  n'a  conseillé  ou  appuyé  plus  de  solu- 
tions vraiment  pratiques.  Qu'on  se  remémore  ses  analyses  des 
budgets  d'Etat,  ses  études  sur  l'immigration  et  la  main-d'oeuvre 
étrangère,  sur  les  banques  et  les  chemins  de  fer,  ses  recherches 
des  causes  de  la  vie  chère,  sa  claire  vue  des  répercussions  éco-^ 
nomiques  de  la  guerre,  ses  avertissements,  dès  le  branle-bas  di; 
début,  sur  l'urgence  de  parer  au  dépeuplement  des  campagnes 
et  à  la  raréfaction  des  produits  alimentaires,  sa  dénonciatior 
constante  des  mensonges,  des  fausses  prophéties  ou  des  illu- 
sions de  tant  d'hommes  pratiques;  qu'on  se  rappelle  ses  fré- 
quents conseils  sur  la  nécessité  d'économiser,  pour  les  gou- 
vernements et  pour  les  individus,  ses  multiples  encourage- 
ments à  toutes  les  oeuvres  propres  à  développer  et  à  coordonner 
les  forces  économiques  de  la  race;  —  et  l'on  conviendra  sans 
peine  que  la  lutte  pour  les  principes  et  les  idées  ne  nous  fait 
pas  oublier  les  faits  concrets  et  matériels. 

Si  je  crois  devoir  rappeler  l'attitude  du  Devoir  en  ces  matiè- 
res, ce  n'est  pas  avec  le  ridicule  désir  de  donner  à  ses  rédacteurs 
figures  d'économistes  et  d'hommes  d'affaires.  S'ils  ont  vu  par- 
fois plus  clair  et  parlé  plus  juste  que  les  journalistes  pratiques, 
c'est  tout  bonnement  qu'aucun  obstacle,  aucun  bandeau,  ne  les 
empêche  de  regarder;  aucun  bâillon  ne  leur  scelle  les  lè- 
vres, aucun  mot  d'ordre  des  chefs  ou  des  patrons  ne  les  obli-^ 
ge  à  se  taire  ou  à  mentir. 

Ce  qui  fait  la  valeur  particulière  des  journaux  catholiques 
et  nationaux,  lorsqu'ils  traitent  des  questions  dites  "pratiques", 
c'est  qu'ils  n'ont  aucune  affaire  personnelle  à  soigner,  aucun 
parti,  aucun  groupe  particulier  à  servir.  Ils  n'envisagent  ces 
questions  qu'au  point  de  vue  de  l'intérêt  général,  c'est-à-dire,. 


—  31  — 

chez  nous,  des  intérêts  catholiques  et  canadiens-français,  d'a- 
bord. 

Constamment,  nous  avons  combattu  cette  idée  fausse,  igno- 
ble et  démoralisante,  que  la  religion  et  le  patriotisme  n'ont  rien 
à  voir  aux  affaires.  Toujours  nous  soutiendrons  que  les  règles 
de  la  justice  et  de  la  morale  chrétienne  doivent  gouverner  les 
opérations  du  commerce  aussi  rigoureusement  que  les  autres 
actes  humains;  que  les  pratiques  de  la  charité  chrétienne  doi- 
vent sanctifier,  j'oserais  dire  faire  pardonner  la  possession  des 
richesses;  que  le  droit  de  chaque  individu  de  jouir  honnête- 
ment de  gains  honnêtement  acquis  ne  supprime  pas  ses  obliga- 
tions sociales,  ni,  par  conséquent,  le  devoir  de  tout  Canadien- 
français  catholique  de  faire  profiter  ses  compatriotes  du  fruit 
de  son  travail  ou  de  ses  épargnes. 

Ces  divers  aspects  de  la  question  "affaires",  nous  les  re- 
trouverons en  étudiant  les  devoirs  des  hommes  d'affaires  à  l'é- 
gard de  la  presse  catholique.  Pour  l'instant,  bornons-nous  à 
signaler  l'appui  que  le  Devoir  et  les  journaux  du  môme  ca- 
ractère ont  donné  aux  oeuvres  propres  à  compléter  et  à  fortifier 
l'armature  économique  de  la  race. 

Avec  la  Vérité  (de  Québec)  eiV Action  Sociale,  —  qui  a- 
vaient  commencé  cette  campagne  avant  la  naissance  du  De- 
voir —  nous  avons  prodigué  les  encouragements  de  toutes  sor- 
tes aux  Caisses  populaires,  fondées  par  M.  Alphonse  Desjar- 
dins, ce  bon  et  fidèle  serviteur  de  la  race  et  de  l'Eglise,  qui 
vient  d'entrer  dans  le  repos  si  bien  gagné,  après  vingt  années 
de  dur  mais  fécond  labeur  social.  En  voilà  un  qui  mérite  la 
reconnaissance  de  ses  compatriotes  par  des  services  autrement 
utiles  et  durables  que  ceux  de  la  plupart  de  nos  grands  hom- 
mes d'avant-scène! 

Nous  ayons  également  fait  connaître  les  diverses  associa- 
tions, coopératives  ou  autres,  qui  tendent  à  grouper  les  épar- 
gnes populaires  et  les  efforts  individuels,  afin  d'améliorer  les 
conditions  niatérielles  des  gens  de  conditioji  modeste. 

En  tout  ceci,  nous  avons  songé  au  bien-être  des  individus 
et  des  familles;  mais  nous  pensons  surtout  à  raccroissement 
<les  forces  sociales  d-^  la  collectivité,  p3ur  le  bien  de  l'Eglise  et 
de  la  nationalité. 

Il  existe  une  autre  école  qui  veut,  comme  nous,  l'affranchis- 
sement économique  de  la  race.  Mais  elle  le  cherche  dans  l'a- 
daptation des  méthodes  d'affaires  de  nos  compatriotes  à  cel- 
les des  Anglais  ou  des  Américains,  dans  ce  qu'elle  appelle  l'é- 
ducation pratique,  c'est-à-dire  l'anglicisation  intellectuelle  de 
nos  enfants,  enfin  dans  la  chasse  aux  grosses  fortunes.  Cette 
école  a  toujours  existé;  elle  est  née  le  jour  de  la  conquête  an- 
glaise.   Mais  ce  qui  la  rend  plus  inquiétante,  c'est  qu'elle  est 


—  32  — 


en  train  de  faire  des  conquêtes  dans  les  régions  qui  avaient^ 
jusqu'ici,  résisté  à  sa  propagande  et  à  ses  sophismes:  le  haut 
enseignement  et  le  petit  monde  des  intellectuels,  vrais  ou  pré- 
tendus. 

Cette  école  nous  la  combattons,  c'est  le  devoir  de  la  presse 
catholique  et  nationale  de  la  combattre  à  outrance,  pour  deux 
raisons  primordiales:  son  triomphe  aboutirait  à  la  déchéance 
morale  et  intellectuelle  des  Canadiens-français;  et  loin  de  les 
affranchir  de  la  tutelle  économique,  il  en  ferait,  plus  que  ja- 
mais, les  "porteurs  d'eau  et  les  scieurs  de  bois"  de  la  majorité 
anglophone.  Toute  Flnstoire  démontre  —  et  le  simple  bon  sens 
l'enseigne  —  qu'un  peuple  autochtone,  compact,  distinct  par 
sa  foi,  sa  langue  et  ses  moeurs,  progresse  et  triomphe  des  riva- 
lités étrangères  dans  la  mesure  où  il  demeure  fidèle  à  lui-mê- 
me, à  tout  ce  qui  consiitae  son  caractère  particulier.  Dans  l'or- 
dre matériel  comme  pour  la  culture  de  l'esprit,  ceci  n'exclut 
pas  une  intelligente  étude  des  autres  peuples,  ni  même  une 
adaptation  rationnelle  de  celles  de  leurs  méthodes  qui  sont 
conformes  à  son  génie  particulier  et  qui  ajoutent  à  ses  moy- 
ens d'action  sans  rien  enlever  à  sa  valeur  foncière.  Aller  au- 
delà,  c'est  courir  à  l'asservissement  puis  à  l'extinction. 

Naturellement,  la  plupart  des  preneurs  de  l'éducation  pra- 
tique et  de  l'anglicisation  effective  protestent,  avec  sincérité 
peut-être,  qu'ils  n'entendent  rien  sacrifier  du  patrimoine  na- 
tional, qu'ils  ne  veulent  qu'y  ajouter.  Mais  les  méthodes  qu'ils 
préconisent,  les  résultats  que  ces  méthodes  ont  déjà  produits, 
ici  et  ailleurs,  les  objectifs  qu'ils  proposent  au  peuple,  tout 
cela  mène  où  ils  affirment  ne  pas  vouloir  aller. 

Inévitable  banqueroute  de  l'anglomanie 

Qu'il  s'agisse  d'éducation  publique,  de  finance,  de  commer- 
ce, ou  de  toute  autre  matière,  vouloir  nous  faire  copier  les  An- 
glo-Saxons, c'est  nous  livrer  à  eux,  soit  comme  rivaux,  soit  com- 
me associés.  Rivaux,  ils  nous  écraseront;  associés,  ils  nous 
avaleront. 

Jam^ais  on  ne  fera  des  Canadiens,  fils  de  Français,  petits- 
fils  de  Gallo-Latins,  des  hommes  d'affaires  à  la  façon  anglaise, 
tout  en  les  gardant  français  pour  le  reste.  Si  l'on  anglicise  une 
parlie  de  leurs  cerveaux,  le  reste  se  prendra.  Ils  perdront  leurs 
qualités  propres;  ils  n'acquerront  qu'à  moitié  celles  des  Anglo- 
Saxons,  ou  plutôt  ils  T^Vp  n^— Iront  que  les  défauts. 

Si  l'on  réussit  à  leur  Inculquer  le  culte  de  la  matière,  du 
lucre  et  des  jouissances  matérielles, — qui  ne  les  séduit  déjà  que 
trop,  hélas!  —  ils  ne  seront  pas,  comme  les  Anglais  l'ont 
été  jusqu'ici,  les  maîtres  de  l'or,  mais  ses  esclaves.    A  la  fois 


—  33  — 

plus  sensuels  et  plus  intellectuels  que  les  Anglo-Saxons,  plus 
avides  de  jouissances  variées,  ils  voudront  gagner  plus  vite 
pour  jouir  plus  tôt.  Plutôt  que  de  conquérir  la  grande  fortune 
par  un  labeur  opiniâtre,  ils  courront  au  gain  facile,  aux  spécu- 
lations hasardeuses  et  se  feront  toujours  rouler^  à  la  longue,  par 
les  Anglo-Saxons.  Pressés  de  jouir,  ils  s'arrêteront  plus  tôt 
de  gagner  et  dépenseront  plus  vite.  De  plus  en  plus  détachés 
des  satisfactions  intelligentes,  incapables  de  se  contenter  du 
seul  bonheur  de  brasser  de  grosses  affaires,  ils  descendront 
rapidement  la  pente  des  plaisirs  crapuleux.  Ils  y  perdront 
leur  foi,  leurs  moeurs,  leur  intelligence,  leur  santé,  leur  for- 
tune. 

Même  s'ils  parvenaient  à  s'adapter  aux  moeurs  anglaises  au 
point  de  maintenir  l'équilibre  entre  les  exigences  des  affaires 
et  leurs  appétences  jouisseuses,  et  de  mettre  leurs  vices  à  cou- 
vert d'une  façade  d'hypocrite  respectabilité,  ils  n'en  perdraient 
pas  moins  les  vertus  sociales  propres  aux  peuples  catholiques  et 
incompatibles  avec  l'acquisition  des  grandes  richesses.  Je 
n'en  nomme  que  deux  :  la  probité  foncière — celle  qui  ne  compte 
pas  seulement  avec  les  lois  et  le  crédit,  mais  avec  la  conscience 
—  et  la  fécondité  des  foyers.  Il  devient  de  plus  en  plus  diffici- 
le, pour  ne  pas  dire  impossible,  d'être  riche,  de  le  devenir  sur- 
tout, par  des  méthodes  irréprochables,  et  d'accroître  ou  même 
d'entretenir  une  fortune  tout  en  élevant  une  nombreuse  famil- 
le. Si  l'école  des  gens  pratiques  veut  que  les  Canadiens-fran- 
çais s'enrichissent,  elle  doit  d'abord  leur  enseigner  à  n'avoir 
plus  d'enfants,  ou  le  moins  possible. 

Il  y  a  "dans  l'origine  et  le  principe"  des  grandes  fortunes, 
disait  Bourdaloue,  "des  choses  qui  font  trembler";  c'est  plus 
vrai  que  jamais. 

Ceci  nous  ramène  à  l'aspect  social  de  la  question,  et  aussi 
à  l'aspect  national. 

Plus  on  y  réfléchit  moins  on  aperçoit  ce  que  la  race  cana- 
dienne-française aurait  à  gagner  à  cette  anglicisation  de  fait. 
Ce  qu'elle  y  perdrait  on  ne  le  voit  que  trop.  Tous  les  maux  que 
je  viens  de  signaler  ne  fondent-ils  pas  déjà  sur  nous?  N'ont-ils 
pas  commencé  à  exercer  de  profonds  ravages?  Et  où  sont  le& 
compensations?  où  est  l'apport,  même  purement  matériel,  au 
patrimoine  national? 

Ils  ne  sont  pas  rares  les  jeunes  Canadiens,  "connaissant  par- 
faitement les  deux  langues",  —  suivant  la  formule  consacrée  et 
menteuse  ici  comme  ailleurs:  personne  ne  connaît  parfaite- 
ment deux  langues;  sauf  de  rares  exceptions,  les  gens  qui  par- 
lent également  deux  langues  les  parlent  également  mal; — ils 
trouvent  de  faciles  emplois  dans  les  maisons  d'affaires  anglai- 
ses ou  américaines.    Ils  ne  manquent  pas,  non  plus,  les  Cana- 


—  34  — 

diens-français  riches,  associés  aux  Anglo-Saxons  dans  les 
grandes  affaires. 

Que  valent-ils,  les  uns  et  les  autres,  pour  *T affranchisse- 
ment économique"  de  la  race?  Qu'apportent-ils  au  patrimoine 
national?  Rien,  ou  plutôt  ils  aident  à  resserrer  nos  liens,  ils 
contribuent  à  nous  appauvrir  collectivement. 

Les  uns  et  les  autres  ne  servent  qu'à  engluer  la  clientèle  ca- 
nadienne-française au  profit  des  maisons  anglaises  qui  les  em- 
ploient. Commis,  associés  ou  co-administrateurs,  ils  ne  sont  là 
que  pour  apporter  de  l'eau  au  moulin  et  scier  les  plançons  four- 
nis par  l'épargne  canadienne-française.  Tous  "porteurs  d'eau 
et  scieurs  de  bois",  depuis  les  honorables  directeurs  de  grandes 
compagnies  anglaises,  les  gros  directeurs  de  gros  trusts  anglais, 
les  minces  directeurs  de  sociétés  d'assurance  anglaises,  jus- 
qu'aux petits  buralistes  et  aux  demoiselles  de  magasin,  em- 
ployés dans  les  maisons  anglaises. 

Qu'on  se  mette  bien  ceci  en  tête  :  les  Anglo-Saxons,  au  Cana- 
da comme  en  Angleterre,  aux  Etats-Unis  ou  ailleurs,  ne  feront 
jamais  à  leurs  esclaves  blancs,  jaunes,  bruns  ou  noirs,  à  che- 
veux plats  ou  crépus,  munis  d'anneaux  dans  le  nez  ou  décorés 
de  rosettes,  sirés  ou  lordifiés.  Canadiens  ou  Maoris,  Punjabis 
ou  Hottentots,  Boers  ou  Malais,  que  la  part  strictement  néces- 
saire pour  fortifier  la  domination  anglo-saxonne  sur  les  races 
dont  ces  prétendus  associés  ne  sont  que  les  otages.  Ceci  est 
aussi  vrai  en  affaires  qu'en  politique,  —  les  deux  domaines 
où  l'Anglo-Saxon  entend  régner  en  maître  dans  le  monde  en- 
tier, à  plus  forte  raison  dans  ses  possessions  propres. 

L'éducation  pratique,  les  méthodes  anglaises,  la  chasse  à 
l'argent  sont  pour  nous  autant  de  boulets  au  pied,  autant  d'an- 
neaux aux  narines. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  délaisser  les  activités  économiques, 
le  commerce,  l'industrie,  les  affaires  en  général?  Loin  de  là; 
mais  il  faut  s'y  adonner  à  notre  façon,  avec  nos  ressources. 

Les  succès  remportés  dans  ce  domaine  par  plusieurs  Cana- 
diens-français, dans  des  conditions  autrement  difficiles  que 
celles  d'aujourd'hui,  démontrent  ce  que  l'énergie,  le  travail,  la 
persévérance,  l'économie,  la  prévoyance,  unies  à  la  probité  et  à 
l'intelligence,  pourraient  apporter  aux  hommes  d'affaires  de 
chez  nous,  qui  voudraient  réussir  sans  rien  sacrifier  des  qua- 
lités morales  et  intellectuelles  qui  font  la  valeur  foncière  de  la 
race.  Notons  bien  que  la  plupart  de  nos  compatriotes  qui  ont 
obtenu  de  réels  et  durables  succès  dans  les  affaires  —  pour  ne 
pas  dire  tous — étaient  des  Canayens  pur-sang,  catholiques  à  l'an- 
cienne façon;  ils  ignoraient  l'anglais  et  les  méthodes  anglaises. 
Ils  ont  réussi  en  appliquant  aux  grandes  affaires  leurs  qualités 
natives;  et  leurs  établissements  ont  prospéré  dans  la  mesure 


—  35  — 

où  ils  sont  restés  fidèles  aux  traditions  des  fondateurs.  Que 
reste-t-il  des  fortunes  canadiennes-françaises  édifiées  par  les 
méthodes  anglaises  ou  associées  au  capital  anglais?  Je  serais 
étonné  qu'on  en  pût  désigner  une  seule;  elles  ont  toutes  été  su- 
cées par  la  pieuvre.  Elles  ont  appauvri  d'autant  le  patrimoine 
national. 

L'affranchissement  économique  par  l'esprit  social 

Le  Canada  français,  comme  la  France,  ne  trouvera  pas  son 
salut  et  sa  liberté  économique  dans  la  poursuite  des  gran- 
des affaires  et  des  spéculations  hasardeuses;  ce  ne  sont  pas  les 
grandes  fortunes,  bien  ou  mal  acquises,  qui  l'affranchiront  du 
joug  de  la  finance  anglo-américaine,  mais  la  multiplicité  et  la 
croissance  normale  des  petits  patrimoines  et  la  mise  en  valeur 
sociale  des  petits  capitaux.  Voilà  la  vraie  richesse  des  nations, 
la  plus  sûre,  la  plus  solide,  la  plus  profitable,  celle  qui  résiste 
le  mieux  à  l'aléa  des  guerres,  des  révolutions,  de  l'agiotage, 
celle  qui  tente  le  moins  la  cupidité  ou  la  jalousie  de  la  haute 
finance,  qui  aiguise  le  moins  les  fringales  du  fisc  ou  les  con- 
voitises du  socialisme;  c'est  aussi  la  seule  qui  mérite  les  béné- 
dictions de  Dieu  et  qui  n'ait  pas  besoin,  pour  se  justifier,  de 
torturer  les  prescriptions  du  droit  naturel,  de  l'Evangile  et  de 
la  théologie  morale.  C'est  la  seule  fortune  qu'un  peuple  catho- 
lique, intelligent  et  noble  peut  et  doit  désirer.  C'est  celle-là, 
et  celle-là  seulement,  qui  assurera  la  liberté  économique  des 
Canadiens-français  en  les  délivrant  à  la  fois  de  la  domination 
de  l'or  anglais  et  du  joug  avilissant  de  la  cupidité.  Pour  l'ac- 
quisition de  ce  genre  de  fortune,  les  contraintes  de  la  morale 
catholique  et  les  traditions  françaises,  loin  d'y  nuire,  sont  un 
précieux  appoint. 

Voilà  pourquoi  la  presse  catholique  et  nationale  encourage, 
doit  encourager  tant  qu'elle  peut  les  oeuvres  économiques  qui 
entretiennent  ou  font  revivre  les  vertus  domestiques  de  la 
race:  économie,  prévoyance,  probité,  et  les  mettent  en  valeur 
par  l'adjonction  du  sens  social,  de  l'esprit  d'association,  qui 
nous  a  trop  longtemps  fait  défaut,  tout  comme  à  nos  cousins 
de  France. 

Quel  est  ce  benêt  d'économiste  français  qui  a  prétendu  que 
les  Anglo-Saxons  doivent  à  leur  individualisme  ce  qu'il  appelait 
leur  "supériorité"  ?  C'est  si  bien  le  contraire  !  Grâce  à  leur 
formidable  esprit  de  corps,  les  Anglo-Saxons,  les  plus  obtus 
des  Européens,  mènent  le  monde;  tandis  que  nous.  Français 
des  deux  continents,  nous  nous  faisons  rouler  par  tout  le  mon- 
de, grâce  à  notre  incurable  individualisme. 

Combien  de  fois  en  ai-je  causé  avec  ce  pauvre  Desjardîns! 
Chaque  année,  il  croyait  toucher  au  but  désiré,  qui  était  d'ob- 


—  36  — 

tenir  une  loi  fédérale  donnant  à  ses  caisses  populaires  une  soli- 
de base  légale;  mais  il  voyait  toujours  l'obstacle  se  dresser. 
L'obstacle  anglais?  Oui,  mais  généralement  posé  par  des 
mains  françaises:  banquiers,  marchands-détailleurs,  tous  gens 
pratiques  mais  de  courte  vue.  Aveuglés  par  la  préoccupation 
immédiate  de  leurs  petites  affaires,  ils  ne  voulaient  pas  com- 
prendre que  tout  ce  qui  contribuerait  à  mettre  en  valeur  l'é- 
pargne française,  à  la  sortir  du  bas  de  laine  pour  la  canaliser, 
la  concentrer  et  l'utiliser  en  vue  d'accroître  les  forces  économi- 
ques effectives  de  la  race,  finirait  par  profiter  à  leurs  propres 
affaires.  On  peut  en  dire  autant  des  coopératives  de  vente  et 
d'achat,  des  sociétés  de  crédit  et  d'assurance  agricole,  etc. 
Elles  ont  toutes  rencontré  les  mêmes  oppositions  sorties  du  mê- 
me fond  d'égoïsme  individuel  ou  collectif. 

Si  l'obstacle  est  à  peu  près  renversé,  aujourd'hui,  à  qui 
le  mérite  en  revient-il?  Dans  une  large  mesure  aux  journaux 
catholiques  et  nationaux,  qui  n'ont  cessé  de  le  battre  en  brèche. 
Pourquoi  ont-ils  pu  soutenir  la  lutte?  Parce  qu'ils  n'étaient  liés 
ni  aux  banques,  ni  au  commerce,  ni  aux  partis  politiques  qui 
ont  intérêt  à  ménager  les  banques  et  le  commerce;  et  parce 
qu'ils  ont  placé  et  maintenu  la  question  sur  le  seul  terrain 
des  intérêts  généraux  de  la  race. 

En  retour,  qu'ont  fait  ces  organisations  pour  venir  en  aide  à 
la  presse  catholique  et  nationale?    Pour  les  autres  journaux, 

je  l'ignore.    Pour  le  Devoir,  jusqu'ici, rien.    Et  pourtant, 

même  en  éliminant  toute  idée  de  reconnaissance,  ces  institu- 
tions ont  un  intérêt  vital  au  maintien  des  organes  qui  entre- 
tiennent la  mentalité  dont  elles  vivent.  Elles  en  auront  be- 
soin, le  jour  —  assez  prochain  peut-être  —  où  elles  subiront 
de  nouveaux  assauts,  où  l'on  voudra  leur  mettre  de  dangereuses 
entraves.  Elles  en  auront  besoin  aussi,  elles  en  ont  besoin  déjà 
pour  créer  entre  elles  une  féconde  émulation,  pour  établir  des 
liens  utiles  qui  décupleront  leurs  forces  effectives. 

Elles  en  ont  besoin,  elles  en  auront  toujours  besoin  pour  en- 
tretenir chez  leurs  propres  membres  le  sens  de  leurs  respon- 
sabilités sociales,  pour  leur  rappeler  que  ces  oeuvres  réussiront 
dans  la  mesure  où  elles  seront  administrées  avec  une  stricte 
probité;  pour  leur  dire  aussi  qu'elles  n'ont  pas  pour  unique 
objet  de  profiter  à  ceux  qui  en  font  partie,  mais  qu'elles  doi- 
vent contribuer  à  la  prospérité  générale  de  la  race. 

A-t-on  songé,  par  exemple,  à  tout  ce  que  les  caisses  popu- 
laires, les  sociétés  d'assurances,  obligées  à  faire  des  placements 
de  tout  repos,  pourront  un  jour  entreprendre  pour  financer  nos 
corps  publics  et  les  industries  vraiment  nationales,  celles  qui 
mettent  en  valeur  les  ressources  naturelles  de  chez  nous,  avec 
le  capital  de  chez  nous  et  la  inain-d'oeuvre  de  chez  nous  ?  Les 


—  37  — 

banques  rurales  fondées  par  Luzzati  ont  un  jour  sauvé  l'Italie 
de  la  banqueroute.  Les  coopératives  et  les  caisses  organisées 
par  sir  Horace  Plunkett  en  ont  fait  autant  pour  l'Irlande.  Pour 
cela,  il  faut  le  concours  de  l'opinion  éveillée  et  stimulée  par 
la  presse. 

Il  y  a  quelques  semaines,  M.  l'abbé  Perrier,  curé  du  Saint- 
Enfant-Jésus,  faisait  paraître,  ici  même,  un  article  fort  inté- 
ressant, plein  de  substantiels  aperçus,  sur  la  Société  des  Arti- 
sans canadiens-français  ^  "Souhaitons,  écrivait-il,  que  nos 
"mutualistes  restent  fidèles  à  l'esprit  de  leur  fondation.  Qu'ils 
"cultivent  le  sens  social,  fait  de  justice  et  de  charité,  et  qu'ils 
"pratiquent  le  dévouement  à  toutes  nos  oeuvres  nationales. . . . 
"Le  moment  n'est-il  pas  venu  pour  les  Artisans,  comme  pour 
"toutes  nos  sociétés  nationales  de  secours  mutuels,  de  se  mettre 
^'pliis  résolument  sur  le  terrain  des  oeuvres  sociales  et  nationa- 
lités et  de  travailler,  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  à  deux 
"oeuvres  que  je  crois  plus  urgentes  que  les  autres  ?  Je  veux  dire 
"la  création  des  syndicats  catholiques  et  nationaux,  l'organisa- 
"tion  des  coopératives." 

Notre  distingué  collaborateur  me  permettra  d'ajouter  que 
l'oeuvre  de  la  presse  catholique  et  nationale  pourrait,  sans  in- 
convénient, s'ajouter  aux  deux  organisations  qu'il  a  si  chaude- 
ment, et  avec  tant  de  raison,  recommandées  à  l'efficace  sympa- 
thie des  sociétés  de  secours  et  d'assurances  mutuelles.  Je  ne 
crois  pas  céder  au  penchant  contre  lequel  je  mettais  les  hom- 
mes d'oeuvres  en  garde,  —  les  directeurs  de  journaux,  sans 
cesse  ramenés  à  l'examen  de  toutes  les  oeuvres,  n'ont  aucun 
mérite  à  échapper  à  cette  tentation  —  je  ne  crois  pas  exagérer 
le  rôle  de  la  presse  en  disant  que  le  travail  de  coopération  sug- 
géré par  M.  l'abbé  Perrier  n'est  réalisable  qu'avec  le  concours 
de  la  presse  catholique  et  nationale.  Elle  seule  peut,  sinon  créer, 
du  moins  entretenir  et  généraliser  le  mouvement  d'opinion  et 
les  concours  mutuels  qui  permettront  ce  rapprochement  ;  tout 
comme,  pour  atteindre  ces  diverses  sociétés  et  leur  communi- 
quer son  idée,  notre  collaborateur  a  choisi  un  organe  de  portée 
générale  et  non  les  quelques  revues  spéciales  que  publient  l'une 
ou  l'autre  de  ces  associations. 

Je  pourrais  ajouter  ici  que  la  plupart  de  ces  sociétés  ont 
surtout  besoin  de  la  presse  catholique  et  nationale  pour  entre- 
tenir dans  la  population  l'esprit  qui  crée  leur  clientèle  et  qui 
est,  à  proprement  parler,  leur  raison  d'être.  S'il  est  une  caté- 
gorie d'oeuvres  qui  ont  intérêt  —  un  intérêt  moral  et  un  intérêt 
matériel  —  à  détruire  l'absurde  préjugé  que  la  religion  et  le 
patriotisme  n'ont  rien  à  voir  aux  affaires,  ce  sont  bien  les  so- 

^  Devoir  du  18  septembre  1920. 


—  38  — 

ciétés  de  mutualité,  les  syndicats  professionnels  et  les  coopé- 
ratives. 

Ce  motif  s'ajoutera,  espérons-le,  à  tous  les  autres,  pour  dé- 
montrer aux  fondateurs  et  aux  propagandistes  des  oeuvres 
économiques,  qu'ils  doivent  à  la  presse  catholique  et  nationale 
un  appui  plus  actif,  plus  général  et  plus  efficace  que  celui  qu'ils 
lui  ont  donné  jusqu'ici. 


III 

LA  PRESSE  ET  LES  CATÉGORIES  SOCIALES 

Clergé 

Nous  avons  étudié  jusqu'ici  l'influence  de  la  presse  catho- 
lique et  nationale  sur  les  activités  diverses  qui  tendent  à  enri- 
chir ou  à  défendre  le  patrimoine  moral,  intellectuel  et  écono- 
mique de  la  race.  Il  me  semble  également  utile  de  signaler 
l'intérêt  que  les  journaux  de  doctrine  et  d'idées  devraient  ins- 
pirer à  certaines  catégories  de  Canadiens-français  catholiques, 
indépendamment  des  oeuvres  particulières  auxquelles  les  uns 
ou  les  autres  peuvent  s'intéresser.    Commençons  par  le  clergé. 

Ce  que  nous  avons  vu  des  caractéristiques  foncières  de  la 
presse  catholique,  de  l'utile  appui  qu'elle  apporte  aux  oeuvres 
religieuses  ou  bienfaisantes,  devrait  suffire  à  justifier  le  con- 
cours actif  du  clergé  en  faveur  des  journaux  voués  à  la  défen- 
se de  l'Eglise  et  de  la  morale  chrétienne,  et  aussi  des  traditions 
nationales.  Notre  clergé  a  glorieusement  conquis  le  droit,  j'ose 
dire  le  devoir  d'être  patriote;  —  non  pas  dans  le  sens  faussé 
qui  prévaut  en  quelques  pays  où  certains  prêtres,  plus  ou  moins 
enjacobinés,  en  sont  rendus  à  faire  du  patriotisme  une  secon- 
de, voire  une  première  religion;  mais  au  sens  vrai  du  mot,  au 
sens  chrétien,  selon  la  doctrine  du  Christ  et  de  l'Eglise,  d'ac- 
cord avec  la  pratique  constante  du  clergé  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  pays,  du  clergé  canadien  en  particulier. 

Au  Canada  comme  partout  ailleurs,  —  et,  à  certains  égards, 
plus  qu'ailleurs  —  le  clergé  a  besoin  de  la  presse  catholique 
et  nationale  pour  prolonger  son  action  sacerdotale,  pour  vul- 
gariser les  principes  qu'il  enseigne  du  haut  de  la  chaire,  pour 
défendre  dans  la  rue,  au  niveau  des  faits  concrets  et  en  plein 
coeur  de  la  foule,  les  droits  de  l'Eglise,  de  la  famille  et  de  la 
patrie,  ces  trois  assises  fondamentales  de  toute  société  bien 
ordonnée. 

Jusqu'ici,  le  Canada  français  a  été  assez  généralement  pré- 
servé des  attaques  directes  contre  la  foi,  contre  l'ordre  social 
chrétien,  contre  l'organisation  ecclésiastique.  Mais  l'on  aurait 
tort  de  croire  qu'il  échappera  toujours  à  cette  épreuve.  La 
crise  viendra  peut-être  plus  tôt  qu'on  ne  le  croit;  et  elle  sera 
d'autant  plus  dangereuse  que  l'esprit  public  est  moins  préparé 
à  la  subir  et  qu'elle  se  produira  dans  le  domaine  des  faits  plutôt 
que  dans  la  sphère  des  idées  et  des  doctrines.  Elle  sera  déter- 
minée par  la  pénétration   au   coeur   du   Canada   français   de 


—  40  — 

toutes  les  poussées  anticatholiques,  antifrançaises  et  antisocia- 
les qui  ont  déjà  plus  qu'à  moitié  conquis  le  Canada  anglais;  et 
ces  poussées  auront  le  concours  actif  ou  la  complicité  tacite 
d'une  foule  de  Canadiens-français  habitués,  par  la  pratique 
d'une  fausse  conciliation,  à  faire  très  large  la  part  de  l'erreur, 
du  mensonge  et  de  l'injustice. 

A  ce  danger  s'en  ajoute  un  autre,  plus  redoutable  peut-être 
parce  que  moins  visible.  La  plupart  des  questions  qui  ont  don- 
né lieu  partout  aux  assauts  du  protestantisme  et  de  la  Révo- 
lution sont  déjà  résolues  en  principe,  dans  nos  lois,  contre  la 
doctrine  et  la  législation  catholiques.  Le  divorce  est  recon- 
nu par  la  constitution,  sans  exception  pour  la  province  de 
Québec  (comme  on  le  croit  généralement).  Sur  le  mariage, 
notre  code  civil  s'écarte  partiellement  du  droit  canonique  et  en- 
tr'ouvre  la  porte  qui  conduit  au  mariage  civil.  Pour  la  tenue 
des  registres  d'état  civil,  les  curés  ne  sont  que  les  fonction- 
naires de  l'Etat.  Le  droit  de  frapper  d'impôts  les  biens  d'Egli- 
ses est  attribué  à  l'Etat  par  le  code  municipal,  la  Loi  des  cités 
et  villes  et  toutes  les  chartes  particulières.  Les  nouvelles  taxes 
fédérales  atteignent  les  clercs,  comme  les  autres  contribuables. 
La  plupart,  pour  ne  pas  dire  toutes  les  lois  d'incorporation  des 
communautés  religieuses,  des  maisons  d'enseignement  ou  de 
bienfaisance,  renferment  des  dispositifs  qui  permettent  à  l'Etat 
de  les  dominer  ou  tout  au  moins  de  les  tracasser.  Enfin,  dans 
le  domaine  de  l'instruction  publique  —  le  terrain  favori  des  en- 
nemis de  l'Eglise,  de  la  famille  et  de  la  société  chrétienne  — 
le  principe  de  la  suprématie  de  l'Etat  a  été  appliqué  dès  le  dé- 
but et  s'est  singulièrement  étendu,  dans  la  pratique. 

Tous  ces  empiétements,  toutes  ces  atteintes  aux  droits  de 
l'Eglise  et  de  la  famille,  nous  les  avons  subis  presque  sans  nous 
en  apercevoir,  rassurés  par  les  bonnes  intentions  des  législa- 
teurs dont  la  plupart,  simples  copistes,  ne  se  rendaient  peut- 
être  pas  compte  de  la  gravité  des  actes  qu'ils  posaient  et  du  par- 
ti qu'en  pourraient  tirer  plus  tard  les  ennemis  de  l'Eglise  et  de 
la  société. 

Croire  que  ces  lois  et  ces  dispositifs  resteront  toujours  let- 
tre morte;  espérer  que  les  pouvoirs  publics  et  les  tribunaux  les 
appliqueront  toujours  en  conformité  des  principes  catholi- 
ques, ce  serait  une  dangereuse  illusion.  Et  puisque,  en  notre 
pays,  les  pouvoirs  publics,  voire  les  tribunaux  dans  une  cer- 
taine mesure,  relèvent  de  l'opinion  publique,  il  semblerait 
d'une  élémentaire  prudence  de  faire  l'éducation  du  peuple  en 
ces  matières.  Education  des  intelligences,  afin  de  démontrer 
la  supériorité  de  la  législation  catholique  et  la  nocivité  des  lois 
qui  s'en  écartent;  éducation  des  volontés  et  des  énergies,  afin 
de  préparer  la  résistance  aux  assauts,  ou,  mieux  encore,  afin 


—  41  — 

d'obtenir  la  modification,  dans  le  sens  catholique,  de  celles  de 
ces  lois  qui  relèvent  de  la  juridiction  provinciale. 

Compter  sur  tous  les  journaux,  sur  les  organes  de  parti  et 
sur  les  feuilles  jaunes,  autant  que  sur  les  journaux  catholiques, 
pour  faire  cette  éducation  et  soutenir  la  lutte  jusqu'au  bout, 
serait  une  autre  illusion,  aussi  fatale  que  la  première.  Quel- 
ques-uns, je  veux  le  croire,  seront  du  bon  côté  tant  que  la  for- 
ce de  l'opinion  où  l'intérêt  du  parti  seront  de  ce  côté-là.  Mais 
dès  qu'il  sera  plus  populaire  et  plus  avantageux  d'être  de  l'au- 
tre côté,  ou  quand  les  chefs  du  parti  l'exigeront,  combien  reste- 
ront sur  la  brèche? 

Certaines  attitudes  au  sujet  de  l'instruction  obligatoire, 
du  divorce  et  du  mariage,  des  exemptions  d'im^^ôt,  des  pro- 
grammes d'enseignement  à  tous  les  degrés,  dénoncent  assez  net- 
tement les  vues  et  les  tendances  obliques  d'une  foule  de  braves 
gens  et  de  plusieurs  journaux.  Et  ces  tendances,  ne  l'oublions 
pas,  seront  toujours  favorisées,  ouvertement  ou  en  sous-main, 
par  les  influences  anglicisantes,  qui  exercent  une  si  formidable 
emprise  sur  la  politique  et  la  presse,  et  sur  la  troupe  innombra- 
ble des  snobs  et  des  arrivistes,  des  trembleurs  et  des  suiveurs. 
En  ceci,  comme  en  toute  chose  ou  à  peu  près,  la  défense  reli- 
gieuse se  lie  à  la  défense  nationale.  Si  trop  des  nôtres  l'ou- 
blient, nos  ennemis  s'en  souviennent  toujours. 

Ce  seul  aspect  de  la  situation  doit  suffire  à  justifier  le  clergé 
d'aider  particulièrement  les  journaux  sur  lesquels  l'Eglise  peut 
toujours  compter,  parce  que  la  défense  des  droits  de  l'Eglise, 
de  la  famille,  de  la  patrie,  de  la  race  est  toute  leur  raison 
d'être.  Le  moment  où  ces  journaux  failliraient  à  leur  tâche  et 
trahiraient  leur  mission,  ils  disparaîtraient.  Avec  l'abaisse- 
ment de  la  foi  et  l'oblitération  du  sens  de  l'ordre,  les  organes 
des  partis  et  les  grosses  feuilles  populaires  pourront  braver  les 
censures  ecclésiastiques  et  le  mépris  de  l'opinion  catholique; 
les  journaux  voués  à  la  défense  des  intérêts  religieux  et  natio- 
naux jamais.  Ceci  devrait  suffire  à  rassurer  les  prêtres  qui 
redoutent  ce  que  l'on  appelait,  en  France,  l'ingérence  de  la 
presse  catholique  dans  les  affaires  de  l'Eglise. 

Si  l'on  tentait  d'établir  à  cet  égard  une  distinction  entre  les 
journaux  catholiques  rédigés,  par  des  prêtres  et  ceux  dirigés 
par  des  laïques,  il  serait  facile  de  démontrer  par  toute  l'histoi- 
re de  la  presse  catholique,  depuis  qu'elle  existe,  que  les  organes 
laïques  n'ont  pas  causé  plus  d'embarras  ni  rendu  de  moindres 
services  que  les  journaux  ecclésiastiques.  Les  uns  et  les  autres 
ont  leur  raison  d'être.  "Pourquoi,"  demandait  Louis  Veuil- 
iot,  "la  vérité,  destinée  à  soutenir  une  guerre  éternelle,  n'au- 
"rait-elle  pas  des  escadrons  légers,  des  soldats  exercés  aux  com- 
"bats  de  broussailles  et  toujours  prêts  à  partir?    Voilà  l'oeuvre 


—  42  — 

"des  laïques.    Ils  sont  bons  à  cela;  je  dirai  plus:  ils  y  sont  plua 
"propres  que  d'autres."  ^ 

Cette  observation  est  particulièrement  applicable  au  Cana- 
da. Bien  plus  qu'en  France,  où  les  luttes  d'idées  sont  toujours 
au  premier  plan,  la  bataille  entre  la  vérité  et  l'erreur  est  sur- 
tout faite  ici  de  "combats  de  broussailles."  Si  l'on  admet  qu'il 
faut  la  faire  et  que  des  laïques  peuvent  et  doivent  s'y  livrer,  il 
faut  admettre  aussi  que  ces  laïques  et  leurs  journaux  doivent 
pouvoir  compter  sur  l'appui  moral  et  matériel  du  clergé.  Car 
cette  lutte  ingrate,  difficile,  dénuée  de  toutes  satisfac- 
tions personnelles,  ils  la  poursuivent  tout  en  soutenant  de  lour- 
des charges  de  famille,  dans  l'unique  but  d'apporter  leur  ap- 
point à  la  défense  de  l'Eglise  et  de  la  société  dont  ils  font  par- 
tie au  même  titre,  mais  pas  plus,  que  tous  les  autres  Canadiens 
catholiques.  En  les  aidant  dans  leur  dure  tâche,  le  clergé  reste 
fidèle  à  sa  mission  sacerdotale  et  à  ses  traditions  patriotiques. 
Qui  saurait^  de  bonne  foi,  lui  en  faire  reproche? 

Communautés  religieuses 

Les  arguments  qui  justifient  le  clergé  canadien  d'aider  ac- 
tivement aux  journaux  de  défense  religieuse  et  nationale  s'ap- 
pliquent, avec  plus  de  force  encore,  aux  congrégations  religieu- 
ses. 

Les  communautés  d'hommes  et  de  femmes,  de  fondation 
canadienne  ou  française,  ont  rendu  au  Canada  français  d'in- 
calculables services  et  occupent  dans  son  organisme  social  une 
place  immense.  En  y  ajoutant  les  sociétés  de  prêtres  qui  diri- 
gent les  grands  et  les  petits  séminaires,  on  peut  dire  que  les 
congrégations  religieuses  portent,  chez  nous,  presque  tout  le 
poids  des  oeuvres  de  bienfaisance  et  d'éducation.  Elles  sou- 
tiennent et  accomplissent  cette  double  tâche  sociale  avec  ai 
dévouement,  une  abnégation  et  une  intelligence  hors  pairs,  et 
aussi  avec  une  humilité,  une  discrétion  et  un  désintéressement 
qu'on  serait  tenté  de  trouver  exagérés.  On  se  prend  à  penser 
parfois  qu'elles  en  font  trop;  qu'en  se  prodiguant  ainsi,  elles 
favorisent  les  calculs  de  l'égoïsme  individuel.  Que  de  gens 
s'accoutument  à  trouver  tout  naturel  de  se  décharger  sur  les 
communautés  de  leurs  premiers  devoirs  sociaux:  éducation 
des  enfants,  soin  des  malades,  hospitalisation  des  infirmes, 
etc.  Ils  en  arrivent  même  à  penser  que  cette  transposition  de 
charges  est  toute  naturelle  et  ne  comporte,  de  la  part  des  laï- 
ques, aucune  autre  obligation  que  celle  d'une  infime  compen- 

1  De  la  presse  religieuse  laïque  —  article  du  26  janvier  1853,  reproduit  dans  les 
Mélanges,  2e  série,  vol.  I.  Cet  aspect  de  la  question  a  été  traité  à  fond  par  M.  l'abbé 
Perrier  dans  son  discours  du  dixième  anniversaire  du  Devoir,  reproduit  en  brochure 
sous  le  titre  :  Le  Devoir,  journal  catholique. 


—  43  — 

sation  d'argent,  qui  reste  bien  inférieure  à  la  valeur  pure- 
ment matérielle  des  services  rendus  par  les  congrégations. 

Certes,  au  fond  du  coeur,  l'immense  majorité  de  notre  peu- 
ple garde  une  réelle  reconnaissance  et  une  vive  affection  pour 
ces  hommes  et  ces  femmes  de  Dieu,  qui  se  dévouent  au  salut 
des  âmes  et  au  soin  des  corps.  L'administration  publique,  pro- 
vinciale ou  municipale,  a  traduit  ces  sentiments  en  confiant 
aux  communautés  la  quasi-totalité  des  services  de  bienfaisan- 
ce, et  en  les  exemptant  des  impôts  ordinaires.  Elle  y  trouve 
son  large  profit.  Que  l'on  compare  le  budget  de  la  charité, 
dans  notre  province,  à  celui  des  autres  provinces  ou  des  Etats- 
Unis;  que  l'on  mette  en  regard  les  institutions  protestantes, 
ou  simplement  laïques,  et  nos  maisons  congréganistes;  et  l'on 
constatera  que  les  communautés  religieuses  rendent  ici  à  la 
communauté  civile,  et  à  chacune  des  familles  qui  la  compo- 
sent, des  services  dont  la  seule  valeur  économique  représente, 
chaque  année,  des  millions  d'épargne  publique  et  privée.  Et 
que  dire  du  gain  moral,  des  âmes  sauvées,  des  angoisses  apai- 
sées, des  souffrances  adoucies  et  sanctifiées?  J'imagine  que 
même  aux  yeux  des  gens  pratiques,  cela  compte  encore,  bien 
qu'impossible  à  monnayer. 

Ces  oeuvres  tirent  toute  leur  valeur  morale  et  sociale  de 
l'esprit  qui  anime  toutes  les  oeuvres  de  l'Eglise,  de 
l'esprit  évangélique;  c'est  le  même  esprit  qui  leur  donne  leur 
principale  valeur  économique.  Les  communautés  accomplis- 
sent leurs  prodiges  d'économie  et  d'efficacité  pratique  parce 
que  leurs  membres  ont  renoncé  à  tout  avantage  personnel,  à 
tout  pécule,  à  toute  gloriole;  parce  qu'ils  ont  fait  voeu  de  pau- 
vreté, de  chasteté  et  d'obéissance. 

Ces  élémentaires  vérités,  ces  faits  éclatants  devraient  être 
connus  et  appréciés  de  tous  les  Canadiens-français,  et  même  de 
tous  les  Canadiens.  Et  cependant,  combien  ne  songent  qu'à 
critiquer  les  communautés,  leurs  discrets  appels  à  la  charité 
volontaire,  les  modestes  industries  qui  permettent  à  quelques- 
unes  de  soutenir  leurs  oeuvres  tout  en  fournissant  à  leurs  hos- 
pitalisés d'utiles  occupations,  enfin,  l'exemption  partielle  d'im- 
pôts dont  elles  jouissent,  ou  plutôt,  dont  profite  la  population 
tout  entière? 

Là-dessus  comme  sur  tous  les  autres  aspects  de  notre  situa- 
tion religieuse  et  sociale,  il  faut  se  garder  des  illusions.  Nom- 
bre d'oeuvres  de  bienfaisance  ou  de  protection  sociale,  confiées 
aux  congrégations,  sont  soumises  à  des  obligtxtions  contrac- 
tuelles envers  l'Etat.  La  plupart,  pour  ne  pas  dire  toutes,  sont 
sujettes  à  l'ingérence  dés  pouvoirs  publics.  Pour  les  exemp- 
tions d'impôts,  elles  sont  toutes  à  la  merci  de  l'Etat.  Or,  ils  ne 
manquent  pas,  parmi  les  Canadiens-français,  ceux  qui  guettent 


—  44  — 

roccasioiî  favorable  de  restreindre  la  liberté  des  congrégations, 
d'appesantir  sur  elles  le  joug  de  FEtal,  de  rétrécir  graduelle- 
ment la  marge  des  exemptions,  en  vue  de  l'extinction  totale. 
Ils  n'attendent,  pour  agir,  que  le  jour  où  l'opinion  publique 
endormie  ou  mal  informée  leur  permettra  de  pousser  leurs 
pointes. 

Ces  démolisseurs  se  garderont  bien,  du  reste,  de  lever  le 
masque  et  de  déclarer  une  guerre  générale  et  ouverte.  Ici, 
ils  prétexteront  le  renouvellement  d'un  contrat;  là,  ils  invoque- 
ront les  exigences  de  l'hygiène  et  de  la  sécurité  des  maisons. 
Dans  telle  ou  telle  ville  —  à  commencer  par  Montréal  —  ils 
feront  miroiter  aux  yeux  des  propriétaires  la  perspective  men- 
teuse d'un  dégrèvement  d'impôts  fonciers,  suite  de  l'imposition 
des  biens  d'Eglise.  On  peut  être  sûr  qu'ils  choisiront  l'heure 
et  l'occasion  propices,  et  qu'ils  trouveront  des  complices  par- 
mi les  politiciens  et  les  journalistes,  et  tout  plein  de  suiveurs 
dans  l'immense  troupeau  des  jouisseurs,  des  égoïstes  et  des  ba- 
dauds. 

Pour  déjouer  ces  tentatives,  l'action  de  la  presse  catholi- 
que et  nationale  est  nécessaire.  Elle  seule  peut  faire  efficace- 
ment l'éducation  de  l'opinion  populaire;  et  elle  y  réussira  d'au- 
tant mieux  que  la  campagne  sera  menée  par  des  laïques. 

Que  des  prêtres,  du  haut  de  la  chaire  ou  dans  un  journal, 
défendent  les  droits  de  l'Eglise  et  fassent  l'éloge  des  communau- 
tés religieuses,  cela  parait  tout  simple.  Mais  que  des  laïques, 
pères  de  famille,  prennent  en  main,  je  ne  dirai  pas  la  cause 
des  communautés,  mais  leur  cause  à  eux,  la  cause  des  famil- 
les, des  orphelins,  des  malheureux,  des  infirmes,  des  vieil- 
lards, la  cause  de  la  société  civile,  la  première  intéressée  au 
soulagement  des  misères,  l'impression  est  plus  forte. 

Mieux  que  tous  autres  —  ou  du  moins  avec  plus  d'effet  — 
les  publicistes  laïques  démontreront  que  les  services  de  bien- 
faisance et  de  préservation  sociale  sont  plus  efficacement  ac- 
complis par  les  congrégations  que  par  les  laïques,  et  à  bien  meil- 
leur compte  pour  les  contribuables;  qu'en  toute  justice,  ces 
services  exigent  tout  de  même  une  compensation  matérielle 
et  que  cette  compensation,  tout  en  restant  toujours  bien  infé- 
rieure aux  exigences  des  institutions  laïques,  doit  tout  de  mê- 
me suivre  la  marche  ascendante  du  coût  de  toutes  choses;  que 
les  exemptions  d'impôt  ne  représentent  qu'une  infime  partie 
de  la  dette,  jamais  soldée,  de  la  société  civile  envers  les  con- 
grégations; qu'aucune  compensation,  directe  ou  indirecte,  des 
services  rendus  par  les  congrégations  n'autorise  les  pouvoirs 
publics  à  s'ingérer  indûment  dans  leur  gouvernement  et  leurs 
activités;  que  cette  ingérence  abusive  ne  ferait  qu'entraver 
leur  action  et  nuire  à  l'efficacité  de  leurs  oeuvres;  qu'en  con- 


—  45  — 

séquence,  la  communauté  civile,  c'est-à-dire  tout  le  monde,  a 
un  intérêt  primordial  à  maintenir  la  situation,  faussement  ap- 
pelée "privilégiée,"  des  congrégations  religieuses. 

Voilà  ce  que  la  presse  catholique  et  nationale  peut  et  doit 
dire  souvent,  avec  démonstrations  à  l'appui,  pour  éclairer 
l'opinion  publique  et  l'immuniser  contre  les  sophismes  et  les 
pénétrations  insidieuses  de  l'étatisme,  pour  éveiller  les  énergies 
et  les  préparer  à  la  défense  de  cette  partie  très  importante  de 
notre  patrimoine  religieux  et  national. 

Mais  pour  mener  cette  oeuvre  à  bonne  fin,  ceux  qui  s'y 
dévouent  ont  besoin  du  concours  bienveillant  et  actif  des  con- 
grégations, dont  ils  se  constituent  les  défenseurs  volontaires. 
Leur  faire  grise  mine,  sous  prétexte  de  ne  pas  provoquer  les 
ennemis  ou  irriter  les  indifférents,  serait  de  mauvaise  tactique. 
Ils  n'en  seraient  pas  moins  fidèles  à  l'heure  du  péril;  mais  dé- 
savoués ou  peu  avoués  à  la  veille  du  combat,  leur  influence 
serait  notablement  affaiblie  au  moment  où  elle  pourrait  être 
décisive. 

Ces  arguments  s'appliquent  a  fortiori  aux  congrégations 
enseignantes.  A  plusieurs  égards,  leur  situation  est  peut-être 
plus  précaire  que  celle  des  institutions  de  charité.  Dans  un 
très  grand  nombre  d'écoles,  les  instituteurs  congréganistes  ne 
sont  que  les  engagés  des  commissions  scolaires,  en  tout  soumis 
à  la  surveillance  et  aux  programmes  de  l'Etat.  Les  écoles  li- 
bres subissent  forcément  et  de  plus  en  plus  l'adaptation  au 
programme  officiel.  Cela  tient  en  partie  à  la  formation  du 
personnel,  qui  passe  tour  à  tour  des  écoles  publiques  aux 
maisons  libres  ou  réciproquement;  cela  tient  surtout  aux  exi- 
gences irraisonnées  des  parents  et  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  l'opinion  publique,  qui  est,  pour  l'instant,  quel- 
que chose  de  très  vague  et  de  très  bête. 

C'est  ici,  principalement,  que  les  communautés  enseignan- 
tes ont  besoin  de  l'appui,  j'oserais  dire  de  la  protection  d'une 
presse  foncièrement  catholique  et  nationale,  assez  clairvoyante 
pour  voir  le  danger,  assez  libre,  pour  le  dénoncer,  assez  éner- 
gique pour  le  combattre.  Si  de  fortes  réactions  ne  s'affirment 
et  ne  se  poursuivent,  notre  peuple,  nos  classes  dirigeantes  sur- 
tout, vont  se  laisser  entraîner  dans  le  courant  des  idées  bis- 
cornues qui  dominent  tout  le  continent,  en  matières  de  pro- 
grammes scolaires  et  d'enseignement.  Ce  courant,  chez  nous, 
porte  vers  l'élimination  graduelle  de  l'enseignement  religieux, 
de  la  formation  morale  et  de  la  culture  française  au  profit  de 
l'utilitarisme  areligieux  et  de  l'anglicisa tion.  Il  aboutira  fatale- 
ment à  la  déchéance  religieuse,  sociale  et  nationale. 

Dans  ce  courant,  les  communautés  enseignantes  sont  expo- 
sées à  se  voir  pousser  malgré  elles  par  de  multiples  causes  et 


—  46  — 

par  beaucoup  de  gens,  qui  eux-mêmes  ne  savent  où  ils  vont. 
Mais  ceux  qui  les  mènent  le  savent:  s'ils  pouvaient  réussir  à 
faire  servir  les  congrégations  religieuses  à  leur  dessein,  avec 
quelle  joie  —  et  quelle  facilité  —  ils  les  jetteraient  par  dessus 
bord,  le  jour  où  le  sens  catholique  et  la  fierté  nationale  du 
peuple  canadien-français  seraient  assez  affaiblis  pour  leur 
permettre  d'exiger  des  concessions  que  la  foi  et  le  patriotisme 
des  communautés  leur  refuseraient,  trop  tard. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  doutent  de  quel  côté  seront  nos 
instituteurs  congréganistes,  le  jour  où  la  lutte  s'entamera  à 
ciel  ouvert.  Mais  je  suis  de  ceux  qui  pensent  qu'en  vue  de  cet- 
te lutte,  tous  les  croyants  de  l'ordre  social  catholique,  tous  les 
défenseurs  du  patrimoine  national,  prêtres  et  laïques,  doi- 
vent s'unir  étroitement,  ne  j5as  livrer  de  postes  à  l'ennemi, 
fortifier  les  convictions  et  discipliner  les  énergies.  Pour  cela  il 
faut  des  journaux  de  doctrine  et  de  combat,  qui  ne  cessent  de 
lier,  dans  l'esprit  public,  la  cause  nationale  à  la  cause  reli- 
gieuse, —  en  respectant  toujours,  bien  entendu,  l'ordre  des  cho- 
ses: religion  d'abord,  patrie  ensuite. 

Professionnels 

Par  un  concours  de  circonstances  historiques  qu'il  serait 
intéressant  mais  trop  long  de  rechercher  ici,  les  profession- 
nels ont,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  constitué  toute  l'aris- 
tocratie canadienne.  Les  "hommes  de  profession",  c'étaient 
les  avocats,  les  notaires,  les  médecins.  La  magistrature,  qui 
a  joué  un  rôle  si  important  en  France  et  en  Angleterre,  inexis- 
tante ici  pendant  deux  siècles,  création  du  régime  colonial  an- 
glais, est  restée  une  simple  annexe  du  barreau.  Quant  à  la 
noblesse  terrienne  créée  par  Colbert,  elle  n'a  pas  su  résister  à 
la  domination  anglaise.  Les  filles  se  donnèrent  aux  conqué- 
rants; les  fils  se  livrèrent  à  la  paresse,  à  l'ivrognerie  ou  à  la 
bureaucratie,  souvent  aux  trois  vices  à  la  fois.  Moins  d'un  siè- 
cle après  la  conquête,  elle  n'existait  plus;  et  qui  pis  est,  en  se 
suicidant,  elle  avait  livré  à  l'ennemi  nos  plus  solides  positions 
sociales. 

Il  serait  injuste  de  contester  les  services  rendus  à  la  race 
par  un  bon  nombre  de  professionnels.  Il  y  a  quelque  cinquante 
ou  soixante  ans,  le  médecin  et  le  notaire  étaient,  avec  le  curé, 
les  seuls  chefs  de  l'unique  collectivité  sociale  qui  ait  résisté 
au  désastre  de  la  conquête  anglaise,  la  paroisse.  La  majorité, 
je  pense,  étaient  dignes  de  la  considération  qui  s'attachait  à 
leur  personne  et  à  leurs  fonctions.  C'étaient,  en  général,  de 
bons  chrétiens,  d'excellents  pères  de  famille,  des  hommes 
d'honneur  et  de  probité,  au  sens  un  peu  court  qui  prévaut 


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dans  une  société  exclusivement  bourgeoise.  A  la  fois  écono- 
mes et  charitables,  ils  rendaient  volontiers  beaucoup  de  pe- 
tits services  individuels,  ils  prêtaient  un  appui  désintéressé 
aux  oeuvres  de  la  paroisse.  En  temps  d'élection,  comme  tous 
les  bons  Canadiens,  ils  se  battaient  aveuglément  pour  "le  parti'* 
et  couvraient  de  leur  respectabilité  les  palinodies  des  chefs 
et  les  saletés  des  agents  électoraux.  La  débauche  électorale 
finie,  ils  reprenaient  leurs  fonctions  d'honnêtes  gens,  et  leur 
place  au  banc  d'oeuvre.  Là  se  bornait  leur  rôle  social.  Ce- 
lui des  avocats  a  été  à  la  fois  plus  éclatant  et  plus  nocif.  Dans 
cette  humble  société  en  reconstruction,  où  les  notaires  étaient 
comtes  et  les  médecins  barons,  les  avocats  étaient  ducs,  au 
sens  exact  du  mot:  ils  menaient  le  pays. 

En  toute  équité,  il  faut  reconnaître  que  le  barreau  a  fourni 
à  la  patrie  canadienne  plusieurs  hommes  de  haute  valeur,  à  la 
race  canadienne-française  quelques-uns  de  ses  plus  énergi- 
ques défenseurs.  Pris  individuellement,  les  avocats  ne  méri- 
tent pas  plus  ici  qu'ailleurs  le  préjugé  qui  s'attache  à  leur  pé- 
rilleuse profession.  Ils  n'ont  pas  produit  plus  de  voleurs  que 
les  commerçants,  les  ouvriers  ou  les  "habitants".  Souvent  la 
réputation  de  friponnerie  d'un  avocat  tient  à  la  canaillerie 
dépitée  de  son  client:  Arcades  ambo.  De  nos  jours  comme  en 
tout  temps,  on  trouve  parmi  les  avocats  des  modèles  de  désin- 
téressement, de  probité,  d'élévation  morale. 

Mais  la  vérité  oblige  à  reconnaître  également  que  le  rôle 
social  du  barreau  a  été,  à  maints  égards,  plus  désastreux  en- 
core au  Canada  qu'en  France,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire.  Au 
sens  particulier  qui  s'attache  aujourd'hui  à  l'idée  du  devoir 
social,  ce  rôle  a  été  nul;  et  c'est  déjà  un  malheur,  quand  il 
s'agit  d'un  corps  privilégié  et  prépondérant.  Dans  la  vie  poli- 
tique de  la  nation,  il  a  été  effroyablement  pernicieux.  Avec 
l'établissement  du  gouvernement  responsable,  la  victoire  défi- 
nitive du  parlementarisme  et  l'accession  par  le  canal  des  in- 
fluences de  parti  à  toutes  les  fonctions  publiques,  y  compris 
la  magistrature,  les  avocats  ont  fait  de  la  politique  leur  chose; 
et  par  la  politique,  ils  ont  fini  par  tout  dominer,  même  l'Eglise 
dans  ses  relations  avec  le  pouvoir  civil. 

Aujourd'hui,  la  ploutocratie  est  en  bonne  voie  de  devenir 
la  seule  classe  dirigeante;  elle  exerce  véritablement  Vimperinm 
sur  l'Eglise  et  sur  l'Etat.  Les  affaires,  les  grosses  affaires,  gou- 
vernent la  politique  et  la  société.  Les  hommes  d'argent  com- 
mandent les  hommes  "de  profession"  aussi  bien  que  le  com- 
mun des  mortels;  ils  dictent  les  lois,  les  programmes  des  par- 
tis, et  même  les  programmes  d'enseignement.  Et  cependant, 
l'emprise  des  avocats  est  telle,  dans  notre  province,  qu'ils  res- 
tent les  intermédiaires  entre  les  hommes  d'affaires  et  le  peu- 


—  48  — 

pie,  entre  les  tondeurs  et  les  tondus.  C'est  par  l'eRtremise  d'a- 
vocats à  leur  service  que  les  maîtres  de  la  finance  dominent 
les  gouvernements,  les  municipalités,  les  services  d'utilité 
publique,  voire  les  banques,  et  jusqu'aux  universités.  Du  reste, 
les  grands  avocats,  comme  les  gros  notaires,  tendent  de  plus 
en  plus  à  devenir  des  hommes  d'affaires.  Il  parait  que  "l'hon- 
neur professionnel,"  qui  interdit  sévèrement  à  l'homme  de  loi 
de  se  livrer  à  un  honnête  négoce  ou  à  un  travail  légitime  mais 
"vulgaire",  ne  l'empêche  nullement  de  tripoter  à  gogo  les 
grandes  affaires  d'agiotage...  et  de  chantage,  tout  en  gar- 
dant, comme  poire  pour  la  soif,  le  monopole  du  tricorne  et 
de  l'hermine  judiciaire. 

Défaut  de  formation  sociale 

De  cette  situation  privilégiée,  mais  dégradante  et  anti- 
sociale au  possible,  il  serait  injuste  de  tenir  uniquement  res- 
ponsables les  avocats  ou  les  autres  hommes  de  profession,  et 
pas  plus  ceux  de  la  génération  actuelle  que  les  autres.  Quelle 
a  été  leur  formation  sociale,  leur  formation  religieuse  même^ 
comme  professionnels? 

Au  collège,  on  leur  a  donné  de  bonnes  leçons  morales,  des 
pratiques  religieuses,  applicables  à  la  vie  de  tout  chrétien,  en 
tout  temps  et  en  tout  lieu,  mais  sans  relation  immédiate  avec 
leur  vie  professionnelle  et  sociale.  L'éducation  de  collège  ne 
peut  guère  donner  autre  chose  —  surtout  quand  la  formation 
de  la  conscience  sociale  est  nulle  dans  la  famille  —  avant  que 
le  jeune  homme  n'ait  fait  le  choix  de  sa  vocation  particulière. 
A  l'université,  un  certain  nombre  de  messieurs  pressés  vien- 
nent lui  enseigner  les  éléments  techniques  de  la  profession 
qu'il  pratiquera,  pourvu  qu'il  décroche  tant  de  points  à  ses 
examens.  De  direction  morale,  de  formation  sociale  surtout, 
rien. 

Combien  de  professeurs  de  droit,  en  soixante-dix  ans 
d'enseignement  universitaire,  à  Québec,  en  quarante  ans,  à 
Montréal,  ont  songé  à  mettre  leurs  élèves  en  garde  contre  les 
principes  faux  contenus  dans  nos  lois,  à  leur  signaler  les 
reliquats  du  jansénisme  et  du  gallicanisme,  les  insidieuses  pé- 
nétrations de  la  mentalité  protestante  et  anglo-saxonne,  l'in- 
fluence des  fausses  maximes  de  la  Révolution  française  et 
du  césarisme  napoléonien,  à  bien  marquer  tout  ce  qu'il  y  a 
.d'anticatholiquc  ou  de  tendancieux  dans  les  thèses  des  légis- 
tes et  des  jurisconsultes  qu'on  leur  présente  comme  les  pro- 
phètes et  les  pontifes  de  la  science  légale,  tels  Pothier,  Lau- 
rent et  Troplong?  Combien  leur  apprennent  à  faire  une  dis- 
tinction nette  entre  les  vérités  fondamentales  vers  lesquelles 


—  49  — 

l'esprit  et  la  conscience  de  l'homme  de  loi  chrétien  doivent 
toujours  se  reporter,  et  les  erreurs  de  principe  et  de  fait  que 
les  circonstances  —  ou  la  faiblesse  de  nos  législateurs  —  ont 
introduites  dans  le  corps  de  nos  lois? 

Parmi  les  professeurs  de  médecine  et  de  sciences,  — 
maintenant  que  les  études  universitaires  couvrent  un  plus 
vaste  champ  et  ouvrent  la  porte  à  de  nouvelles  professions, 
justement  honorées,  —  combien  pensent  à  former,  dans  la 
bonne  direction,  le  sens  critique  des  élèves;  à  leur  inculquer 
l'habitude  intellectuelle  de  préférer  la  science  ordonnée,  dis- 
ciplinée par  la  foi  et  la  saine  raison,  à  la  science  orgueilleuse, 
matérialiste  et  athée? 

Et  surtout,  combien  de  professeurs  de  toute  catégorie  pren- 
nent la  peine  de  dire,  de  temps  à  autre:  "Jeunes  gens,  vous 
êtes  des  catholiques,  vous  êtes  des  Canadiens-français.  Quels 
que  soient  la  place  que  vous  occuperez  dans  le  monde,  le  suc- 
cès que  vous  obtiendrez,  les  honneurs  ou  l'argent  que  vous 
gagnerez,  n'oubliez  jamais  que  vous  en  êtes  comptables  à 
Dieu,  à  l'Eglise,  à  la  patrie,  à  votre  race.  Ne  recherchez  ja- 
mais le  succès  en  dehors  des  voies  de  la  stricte  probité  chré- 
tienne et  de  l'honneur  vrai.  L'influence  que  vous  exercerez, 
la  considération  dont  vous  jouirez,  les  moyens  dont  vous  dis- 
poserez, vous  devrez  en  faire  profiter  l'Eglise  et  la  patrie,  et 
toutes  les  oeuvres  sociales  qui  les  servent.  Ne  soyez  pas  seule- 
ment des  avocats  habiles,  des  médecins  achalandés,  des  ingé- 
nieurs compétents;  soyez  aussi  des  hommes  sociaux.  Et  le 
véritable  homme  social,  c'est  celui  dont  la  foi  et  le  patriotis- 
me commandent  tous  les  actes,  les  fonctions  professionnelles 
et  publiques  autant  que  les  actions  individuelles." 

Evidemment,  pour  que  cette  leçon  soit  effective,  il  est 
nécessaire  que  la  vie  publique,  la  vie  professionnelle  et  la  vie 
privée  de  celui  qui  la  donne  n'en  offrent  pas  le  parfait  dé- 
menti. C'est  Joseph  de  Maistre,  je  crois,  qui  disait  que  dans 
une  maison  d'enseignement  l'examen  de  moralité  des  pro- 
fesseurs est  aussi  important  que  l'examen  de  capacité  des 
élèves. 

Si  l'on  objecte  que  ces  leçons  ne  sont  pas  du  ressort  des 
professeurs,  qu'elles  relèvent  des  aumôniers,  je  réplique  que 
cette  seule  objection  suffirait  à  démontrer  à  quel  point  le  sens 
social  est  atrophié  chez  nos  professionnels.  Sans  doute,  c'est 
le  devoir  des  aumôniers  de  donner  cet  enseignement  aux  élè- 
ves; et  j'imagine  qu'ils  ne  s'en  font  pas  faute  —  quand  il  y  a 
des  aumôniers  et  quand  les  étudiants  vont  les  écouter.  N'em- 
pêche que  c'est  aussi  le  devoir  des  professeurs;  et  que  cette 
leçon,  donnée  à  propos  par  des  laïques,  ferait  plus  d'impres- 


—  50  — 

sion  que  celle  des  aumôniers  et  atteindrait  un  nombre  consi- 
dérable   IV'^-idiants  qui  n'entendent  jamais  les  aumôniers. 

C'est  précisément  cette  séparation  complète,  cette  cloison 
étanche  entre  l'enseignement  religieux  et  l'enseignement  pro- 
fessionnel, qui  affaiblit  et  brouille  le  sens  chrétien  de  la  jeu- 
nesse universitaire  —  d'autant  plus  que  l'enseignement  reli- 
gieux n'a,  à  l'université,  aucun  caractère  régulier  ni  officiel. 
Un  médecin  me  disait  tout  récemment  qu'au  cours  de  ses  qua- 
tre années  d'université,  il  n'avait  jamais  entendu  un  seul  de 
ses  professeurs  prononcer  le  nom  de  Dieu.  Rien  d'étonnant 
à  ce  que  nos  professionnels  fournissent  la  forte  part  des 
incroyants  et  des  non-pratiquants  de  notre  race;  à  ce  que, 
même  chez  les  croyants,  même  chez  les  dévots,  on  trouve 
les  plus  extraordinaires  notions  religieuses,  en  ce  qui  a  rap- 
port surtout  à  la  vie  sociale,  à  la  vie  publique. 

De  cette  situation  désastreuse,  un  bon  nombre  de  profes- 
sionnels, parmi  les  jeunes  principalement,  commencent  à  s'in- 
quiéter. Ils  voudraient  y  porter  remède.  C'est  à  la  racine  du 
mal  qu'il  faut  d'abord  aller.  Il  est  à  espérer  que  c'est  la  prin- 
cipale préoccupation  des  hommes  dévoués  et  compétents  qui 
s'occupent  en  ce  moment  à  réorganiser  nos  universités,  celle  de 
Montréal  en  particulier.  Mais  en  dehors  des  écoles,  il  y  a 
quelque  chose  à  faire  aussi. 

Pourquoi  un  certain  nombre  de  professionnels  n'entre- 
prendraient-ils pas  d'organiser  des  associations  nettement 
catholiques,  dont  le  principal  objectif  serait  d'éveiller  le  sens 
social  chrétien  de  leurs  confrères?  Ils  ont  déjà,  plus  que  toute 
autre  catégorie  de  Canadiens,  l'esprit  de  corps.  Ils  sont  forte- 
ment organisés  pour  protéger  leurs  prérogatives  et  leur  mono- 
pole. Les  avocats  savent  fort  bien  se  prémunir  contre  l'intru- 
sion des  profanes;  les  notaires  aussi.  Les  médecins  pourchas- 
sent sans  pitié  les  charlatans  qui  s'avisent  de  tuer  ou  de  gué- 
rir les  gens,  sans  diplôme.  Pourquoi  ceux  d'entre  eux,  avo- 
cats ou  médecins,  qui  comprennent  l'étendue  de  leurs  res- 
ponsabilités sociales,  comme  catholiques  et  comme  canadiens- 
français,  ne  prendraient-ils  pas  des  mesures  pour  se  proté- 
ger contre  les  dangers  intérieurs  qui  les  menacent,  pour  neu- 
traliser l'influence  des  charlatans  diplômés,  charlatans  de  la 
parole  ou  du  bistouri,  et  aussi  pour  accroître  leur  valeur  so- 
ciale? Pourquoi  ne  feraient-ils  pas  ce  que  font,  par  exemple, 
les  voyageurs  de  commerce  catholiques,  les  ouvriers  groupés 
en  syndicats  catholiques  et  nationaux? 

En  tout  cas,  quelles  que  soient  les  méthodes  employées, 
les  professionnels  qui  ont  le  sincère  désir  de  relever  le  niveau 
moral  et  intellectuel  de  leur  profession,  d'exercer  un  apostolat 
social,  de  rendre  quelques  services  à  l'Eglise  et  à  la  race  qui 


—  51  — 

leur  ont  tant  donné,  doivent  sentir  aujourd'hui  la  nécessité 
d'une  presse  catholique  et  nationale,  d'organes  d'éducation 
populaire  qui  s'appliquent  à  créer  et  à  entretenir  la  mentalité 
supérieure,  l'esprit  social,  dont  toutes  nos  classes  ont  tant 
besoin,  les  classes  professionnelles  plus  que  les  autres.  Plus 
que  les  autres,  en  raison  des  lacunes  de  leur  formation  parti- 
culière; plus  que  les  autres,  à  cause  de  la  situation  exception- 
nelle qu'elles  ont  occupée  jusqu'ici.  Que  nos  "hommes  de 
profession"  ne  s'y  trompent  point:  les  méfiances  ou,  si  l'on 
veut,  les  préjugés  populaires  s'accumulent  contre  eux.  S'ils 
ne  se  mettent  pas  résolument  à  l'oeuvre  afin  de  justifier  par 
de  réels  services  sociaux  la  situation  privilégiée  dont  ils  ont 
profité  jusqu'ici,  ils  se  ménagent  de  désagréables  surprises. 
Il  leur  arrivera  ce  qui  attend  tous  les  privilégiés  plus  sou- 
cieux de  conserver  leurs  privilèges  et  d'en  jouir  que  de  les 
mériter. 

Convaincu  que  tout  rajustement  social  doit  se  faire  dans 
l'ordre,  avec  justice  et  avec  charité,  je  ne  demande  pas  mieux, 
pour  mon  humble  part,  que  de  faire  servir  le  modeste  organe 
de  publicité  et  d'éducation  que  j'ai  fondé  à  l'utilité  sociale 
des  classes  professionnelles,  au  maintien  de  l'accord  entre  elles 
et  les  autres  classes  de  notre  société.  Mais,  évidemment,  ce 
concours  ne  peut  être  efficace  que  si  les  principaux  intéressés 
en  comprennent  l'importance  et  savent  l'utiliser. 

Quelques-uns  commencent  à  s'en  apercevoir. 

A  un  récent  congrès  médical,  un  jeune  médecin,  qui  n'est 
pas  de  nos  amis,  a  eu  le  courage  et  la  loyauté  de  dire,  en 
dépit  des  gros  yeux  de  quelques  confrères  rouges  ou 
bleus,  que  le  Devoir  est  le  seul  journal  quotidien  qui  ait 
jusqu'ici  compris  l'importance  de  l'hygiène  au  point  de 
vue  patriotique.  Il  y  a  quelques  semaines,  un  bril- 
lant avocat  de  Montréal,  professeur  d'université  (il  a  le  sens 
social,  celui-là,  en  paroles  et  en  action),  voulant  combattre 
les  tendances  dangereuses  de  l'Association  du  Barreau  cana- 
dien, a  choisi  la  tribune  du  Devoir.  Pourquoi,  plutôt  que  tel 
ou  tel  autre  journal,  beaucoup  plus  répandu?  Parce  que,  pour 
atteindre  son  objet,  il  avait  besoin,  non  pas  d'un  gros  auditoi- 
re, mais  d'un  auditoire  averti,  préparé  par  une  éducation  mé- 
thodique à  entendre  son  cri  d'alarme,  à  saisir  ses  arguments,  à 
donner  d'efficaces  sanctions  à  ses  conseils.  Evidemment,  si 
l'éducation  préparatoire  avait  été  donnée  à  un  plus  grand 
nombre  de  lecteurs,  l'effet  eût  été  plus  considérable.  Mais 
si  l'auditoire  est  restreint,  à  qui  la  faute? 

Ces  deux  exemples,  pris  au  hasard,  doivent  suffire  à  faire 
comprendre  aux  professionnels  préoccupés  de  leur  devoir  so- 
cial qu'ils  ont  tout  intérêt  à  soutenir  et  à  propager  des  jour- 


— ^  52  — 

naux  dont  toute  la  raison  d'être  est  de  préparer  les  esprits  à 
recevoir  d'utiles  directions,  de  les  aider  dans  l'accomplisse- 
ment de  leurs  tâches  éducatrices,  et  aussi  d'enseigner  à  nos 
compatriotes  à  établir  une  équitable  distinction  entre  les  pro- 
fessionnels qui  les  servent  et  ceux  qui  s'en  servent. 

Hommes  d'affaires 

En  parlant  de  l'action  de  la  presse  sur  le  mouvement  écono- 
mique, j'ai  promis  d'y  revenir  afin  d'examiner  plus  à  loisir 
"les  devoirs  des  hommes  d'affaires  à  l'égard  de  la  presse  catho- 
lique et  nationale."  ^ 

D'aucuns  ont  accusé  le  Devoir  d'afficher  quelque  dédain 
des  "hommes  d'affaires".  Le  reproche  vaut  celui  de  notre  in- 
souci des  questions  pratiques. 

A  maintes  reprises,  il  est  vrai,  nous  avons  dénoncé  à  la  cons- 
cience publique  et  voué  au  mépris  les  pratiques  des  hommes 
d'affaires  qui  ne  sont  qu'hommes  d'affaires.  La  passion  de 
l'or  est  assurément  l'une  des  plus  viles  qui  soient.  La  domina- 
tion de  l'or,  toute  puissante  à  l'heure  actuelle,  impose  à  l'hu- 
manité le  joug  le  plus  déshonorant  qu'elle  puisse  porter.  L'in- 
fluence des  hommes  d'affaires  qui  ne  songent  qu'aux  affai- 
res est  désastreuse  à  tous  égards.  Elle  a  fait  la  guerre,  elle  a 
bâclé  la  paix,  elle  a  plongé  le  monde  dans  le  désarroi  où  il 
se  débat,  elle  a  énervé  toutes  les  forces  de  reconstruction  mora- 
les et  même  matérielles,  elle  prépare  les  révolutions  de  de- 
main. Les  brasseurs  d'affaires  sont  les  véritables  fauteurs  du 
bolchévisme,  qui  ne  leur  fait  tant  peur  que  parce  qu'il  les  me- 
nace dans  leur  égoïsme  jouisseur.  Du  jour  où  ils  entreverront 
une  source  de  profits  dans  le  bolchévisme  ou  dans  toute  autre 
forme  de  révolution  sociale,  ils  lui  feront  bon  accueil.  Le 
rapprochement  qui  s'opère  entre  les  agents  de  Lénine  et  les 
banquiers  de  Londres  est  symptômatique. 

Au  Canada  français,  la  passion  désordonnée  des  affaires 
est  le  plus  actif  agent  de  la  conquête  anglo-saxonne  et  protes- 
tante; c'est  la  marque  la  plus  certaine  de  l'emprise  du  maté- 
rialisme sans  foi,  sans  idéal  et  sans  patrie,  qui  domine  toute  la 
vie  sociale  et  politique  du  continent. 

En  dénonçant  la  politique  d'affaires,  l'esprit  d'affaires, 
l'influence  des  hommes  d'affaires,  le  Devoir  reste  donc  plei- 
nement dans  son  rôle  de  propagateur  de  la  vérité  catholique, 
de  l'ordre  social  chrétien,  des  saines  traditions  canadiennes- 
françaises.  Dans  cette  oeuvre  de  salut  public,  il  mérite  l'en- 
couragement et  l'appui  actif  de  tous  les  Canadiens-français 
catholiques  qui,  adonnés  au  commerce,  à  l'industrie,  à  la  finan- 

^  Voir  plus  haut,  page  31. 


—  53  — 

ce,  savent  tout  de  même  subordonner  leurs  activités  matérielles 
aux  exigences  supérieures  de  la  foi  et  du  patriotisme. 

A  y  bien  réfléchir,  les  hommes  d'affaires  constateront  qu'il 
est  très  pratique  pour  eux  que  leur  clientèle,  leur  personnel  — 
et  eux-mêmes  —  conservent  la  mentalité  qu'un  journal  com- 
me le  Devoir  s'efforce  d'inculquer  à  tous  ses  lecteurs. 

Il  y  a  quelque  trente  ou  quarante  ans,  la  haute  finance  et  le 
gros  commerce  de  détail,  à  Montréal,  étaient  virtuellement 
entre  les  mains  des  Anglais.  On  achetait  bien  chez  le  petit 
fournisseur  canadien-français  les  aliments  ordinaires  et  les 
menus  articles  de  toilette;  mais  pour  les  produits  rares  et  les 
objets  chics,  c'était  entendu,  il  fallait  aller  dans  l'ouest.  On 
négociait  avec  les  banques  canadiennes-françaises  les  affaires 
de  peu  d'importance;  mais  pour  les  grandes  opérations,  il 
fallait  s'adresser  aux  banques  anglaises,  du  moins  le  croyait- 
on,  —  et  on  le  faisait.  On  s'assurait  invariablement  dans  les 
sociétés  anglaises. 

Pour  les  négociations  d'emprunts  à  longs  termes,  nos  corps 
publics  —  municipalités,  commissions  scolaires,  fabriques 
d'église  —  aussi  bien  que  les  entreprises  industrielles  et  les 
particuliers,  étaient  à  la  merci  des  sociétés  de  prêts  anglaises, 
des  courtiers  anglais,  de  la  finance  anglaise  ou  américaine. 
Indépendamment  du  danger  d'absorption  ou  d'asservissement 
qui  allait  grandissant,  cette  situation  entretenait  chez  les  An- 
glais et  chez  nos  propres  compatriotes  la  fausse  et  déplorable 
notion  que  cet  état  de  choses  était  normal,  que  les  Anglais  do- 
minaient de  droit  le  commerce,  la  finance  et  l'industrie,  que 
les  Canadiens-français,  inaptes  aux  affaires,  devaient  éternel- 
lement leur  payer  tribut.  Les  Anglais  nous  méprisaient  et 
nous  nous  méprisions  nous-mêmes  comme  "scieurs  de  bois  et 
porteurs  d'eau"  au  service  des  Anglais  —  mais  nous  faisions  de 
notre  mieux  pour  accroître  notre  propre  abjection. 

Et  aujourd'hui?  Allez  demander  aux  banques  canadien- 
nes-françaises, aux  sociétés  d'assurance  canadiennes-françai- 
ses, aux  courtiers  canadiens-français,  aux  marchands  cana- 
diens-français. L'affranchissenient  n'est  pas  entièrement  ac- 
compli; mais  quel  progrès  en  vingt  ans,  en  dix  ans!  Comptez 
les  maisons  de  commerce  créées  ou  agrandies,  les  industries 
nouvelles,  les  opérations  entreprises;  mesurez  surtout  la  m^- 
che  des  affaires! 

Sans  doute,  à  cette  progression  plusieurs  causes  ont  con- 
tribué. Mais  il  en  est  une,  foncière,  capitale  et  permanente,  à 
laquelle  bien  peu  d'hommes  d'affaires  semblent  accorder  l'at- 
tention qu'elle  mérite:  c'est  le  changement  radical  de  la  men- 
talité canadienne-française  à  cet  égard.  Autrefois,  il  y  a  dix 
ans  à  peine,  combien  de  Canadiens-français,  avant  de  faire  un 


—  54  — 

achat,  de  déposer  une  somme  d'argent  à  la  banque,  de  prendre 
une  police  d'assurance,  de  négocier  un  emprunt  ou  de  faire 
un  placement,  se  posaient  cette  simple  question:  Comment, 
tout  en  faisant  mon  affaire,  puis-je  accomplir  mon  devoir 
social?  On  allait  à  la  boutique  ou  à  la  banque  la  plus  proche, 
à  la  maison  où  l'on  pensait  être  le  mieux  servi,  sans  se  deman- 
der ce  qu'il  en  résulterait  pour  la  race,  pour  l'Eglise.  On  pen- 
sait à  soi  et  nullement  à  la  communauté  sociale. 

Voilà  ce  qui  est  changé,  et  ce  changement,  qui  l'a  opéré, 
si  ce  n'est  la  presse  catholique  et  nationale?  N'ai-je  pas  le 
droit  d'ajouter:  et  le  Devoir  en  particulier?  Du  jour  de  sa 
naissance  il  n'a  cessé  de  battre  cette  corde,  ou  plutôt  de  frap- 
per sur  ce  clou  et  de  l'enfoncer  à  travers  la  dure  écorce  des 
préjugés  nés  de  l'asservissement  colonial  et  soigneusement 
entretenus  par  les  Anglais,  grâce  à  la  complaisante  servilité 
de  leurs  complices  canadiens-français,  politiciens,  journalistes 
et  hommes  d'affaires. 

Le  directeur-gérant  de  l'une  de  nos  principales  institutions 
financières  avouait,  l'autre  jour,  dans  une  réunion  intime,  que 
l'énorme  accroissement  des  affaires  de  sa  maison  tenait,  dans 
une  très  large  mesure,  au  sens  de  la  solidarité  nationale  éveillé 
par  le  Devoir.  Mais  ce  que  ni  lui  ni  beaucoup  d'autres  ne  sem- 
blent comprendre,  c'est  ce  qu'il  en  coûte  à  un  journal  pour 
entreprendre  et  poursuivre  cette  campagne  d'éducation  popu- 
laire. Ce  qu'ils  ne  se  demandent  pas,  c'est  ce  qu'il  adviendrait 
de  la  mentalité  nouvelle  dont  ils  profitent,  si  l'organe  qui  l'a 
créée  et  l'entretient  venait  à  disparaître  et  laissait  le  champ 
libre  aux  protagonistes  de  l'anglicisation  totale  ou  partielle. 

Ce  qu'il  en  coûte,  nous  seuls  pourrions  le  dire.  Je  ne  parle 
pas  des  horions,  des  injures  et  du  mépris  que  cette  attitude 
nous  a  valus  —  même  de  ceux  à  qui  elle  profite  davantage. 
J'ai  souvenance  d'une  série  d'interviews  arrachées  par  un  ré- 
dacteur de  la  Gazette  à  quelques  banquiers  et  négociants  cana- 
diens-français, conspuant  le  Devoir  parce  qu'il  avait  recom- 
mandé à  ses  lecteurs  d'encourager  de  préférence  les  maisons 
d'affaires  canadiennes-françaises.  Ces  bons  apôtres  de  la 
conciliation  ne  se  font  pas  scrupule,  du  reste,  d'empocher  les 
bénéfices  de  notre  propagande.  Mais  je  veux  me  borner  à  si- 
gnaler les  sacrifices  pécuniaires  que  comporte  nécessairement 
l'attitude  que  le  Devoir  a  adoptée  à  cet  égard. 

Que  l'on  compare  d'un  coup  d'oeil  les  colonnes  d'annonces 
des  journaux  français  de  Montréal;  et  l'on  constatera  sans  pei- 
ne que  dans  le  Devoir  les  annonces  de  maisons  anglaises  n'oc- 
cupent qu'une  place  fort  restreinte,  tandis  qu'ailleurs  elles  dé- 
passent généralement  celle  faite  aux  maisons  canadiennes- 
françaises.    Afin  de  ne  pas  nuire  à  quelques-uns  de  nos  meil- 


—  55  — 

leurs  clients  d'annonces,  nous  avons  refusé  de  plantureux 
contrats  que  nous  proposaient  des  maisons  étrangères  en  con- 
currence immédiate  avec  eux. 

Sans  doute  l'intérêt  de  nos  clients,  ou  môme  celui  des  hom- 
mes d'affaires  généralement,  n'est  pas  notre  principal  souci. 
C'est  avant  tout,  à  nos  yeux,  une  question  de  principe  et  d'in- 
térêt national.  Mais  enfin,  les  hommes  d'affaires  en  profi- 
tent. L'intérêt  national  sert  leur  intérêt  particulier.  En  soute- 
nant la  cause  nationale,  nous  servons  la  leur. . .  à  nos  dépens. 

Croit-on  qu'une  telle  attitude  est  possible  à  des  organes  po- 
litiques, dont  le  souci  dominant  est  de  flatter  toutes  les  influen- 
ces, à  des  journaux  d'affaires  dont  toute  la  raison  d'être  est  de 
faire  des  affaires  et  de  s'assurer  la  plus  grosse  clientèle  possi- 
ble d'annonceurs?  Non,  il  faut  qu'un  journal  soit  voué  à  une 
idée  supérieure,  à  une  cause  d'intérêt  général,  pour  s'imposer 
de  tels  sacrifices.  C'est  du  reste  ce  qui  lui  vaut  son  autorité 
morale,  même  dans  les  questions  d'affaires. 

Quelques  hommes  de  commerce  et  de  finance  l'ont  compris. 
Ils  ont  compris  que  la  valeur  d'un  journal,  même  au  point  de 
vue  le  plus  étroit,  ne  réside  pas  seulement  dans  le  chiffre  de 
son  tirage,  mais  aussi  dans  la  mentalité  qu'il  crée,  dans  les 
préoccupations  qu'il  éveille.  Les  plus  intelligents  peut-être, 
les  plus  actifs  et  les  plus  dévoués  patrons  de  notre  oeuvre  se 
sont  recrutés  dans  le  monde  des  affaires.    Mais  combien  rares! 

Si  un  plus  grand  nombre  avait  saisi  notre  pensée  et  nous 
Bvait  aidés  à  faire  à  notre  journal  une  situation  financière 
absolument  sûre,  cela  nous  eût  permis,  non  pas  d'accentuer 
notre  propagande  —  à  cet  égard  comme  à  tout  autre,  nous 
sommes  aussi  libres,  et  même  plus,  que  si  nous  étions  million- 
naires —  mais  de  n'ouvrir  nos  colonnes  d'annonces  qu'à  des 
clients  canadiens-français. 

Qu'on  ne  crie  pas  au  boycott,  au  fanatisme,  à  la  haine  de 
race.  Tout  cela  c'est  de  la  bouillie  pour  les  chats,  du  thème  à 
discours  de  bonne  entente.  Nous  n'envions  nullement  aux 
Anglo-Saxons  ni  aux  autres  races  leurs  richesses  et  leur  pros- 
périté matérielle.  Mais  nous  croyons  que  les  Canadiens  fran- 
çais ont  le  droit  de  se  fortifier  économiquement,  comme  tous 
les  autres  peuples,  et  qu'ils  ont,  plus  que  les  autres,  besoin 
d'apprendre  à  pratiquer  le  devoir  de  la  solidarité  nationale. 
Ceci  n'implique  nullement  la  cessation  de  tous  rapports  d'af- 
faires avec  les  Anglais;  au  contraire:  plus  les  Canadiens-fran- 
çais se  rendront  maîtres  des  sources  de  leur  puissance  écono- 
mique afin  de  les  canaliser,  de  les  accumuler  et  de  les  faire 
fructifier,  plus  ils  seront  en  mesure  de  négocier  avec  les  An- 
glais de  bonnes  affaires,  profitables  à  eux-mêmes,  à  autrui,  à 
toute  la  communauté  canadienne. 


—  56  — 

Telle  est  notre  manière  d'envisager  les  questions  d'affaires. 
Ai-je  tort  de  croire  qu'un  plus  grand  nombre  d'hommes  d'af- 
faires devraient  nous  aider  à  répandre  ces  notions,  à  les  faire 
entrer  dans  les  habitudes  de  la  vie  journalière? 

Si  cette  éducation  pratique  de  notre  peuple  profite  à  nos 
hommes  d'affaires,  ils  ont  tout  intérêt  à  ce  qu'elle  se  poursuive 
dans  des  conditions  qui  lui  assurent  sa  pleine  valeur.  Non 
seulement  doivent-ils  soutenir  les  journaux  qui  s'y  dévouent; 
mais  ils  auraient  tort  de  vouloir  que  ces  journaux  se  plient  à 
leurs  exigences  particulières  ou  à  leur  préférences  politiques. 
Cette  propagande  vaut  dans  la  mesure  où  elle  ne  tient  nul 
compte  des  intérêts  privés  et  des  intérêts  de  partis.  Elle  vaut 
surtout  dans  la  mesure  où  elle  reste  subordonnée  aux  intérêts 
généraux  de  la  race  et  aux  droits  inaliénables  de  la  conscience 
chrétienne. 

C'est  pourquoi  les  journaux  catholiques  et  nationaux,  tout 
en  rappelant  sans  cesse  au  peuple  canadien-français  qu'il  doit 
encourager  de  préférence  les  maisons  d'affaires  dirigées  par 
leurs  compatriotes,  rappellent  également  aux  hommes  d'af- 
faires canadiens-français  qu'ils  ont,  eux  aussi,  des  devoirs 
sociaux  à  remplir;  qu'ils  ne  doivent  pas  mettre  leur  influence 
et  leur  fortune  au  service  des  ennemis  de  la  race  et  de  l'Eglise; 
qu'ils  ne  doivent  pas  jouer  dans  les  mains  de  ceux  qui  les 
flattent  pour  les  rendre  complices  de  leurs  projets  de  domina- 
tion; qu'après  avoir  profité  du  patriotisme  de  leur  clientèle, 
ils  ne  doivent  pas  en  faire  fi  pour  leur  propre  compte;  qu'ils 
ont  le  devoir  d'aider  les  oeuvres  de  défense  religieuse  et  natio- 
nale en  proportion  de  leurs  moyens;  que  dans  l'acquisition  et 
l'emploi  de  leur  fortune,  ils  doivent  tenir  compte  des  exigences 
de  la  conscience  chrétienne  et  de  l'honneur  national;  qu'ils 
rendront  témoignage  à  leur  foi  et  à  leur  race,  non  pas  dans  la 
mesure  de  leurs  succès  et  en  proportion  du  chiffre  de  leur  foi*- 
tune,  mais  en  raison  de  leur  probité,  de  leur  intelligence  et  de 
leur  esprit  social;  qu'ayant  le  droit  de  compter  sur  l'encoura- 
gement de  tous  leurs  compatriotes,  ils  ont  aussi  l'obligation  de 
les  servir  honnêtement;  que  si  la  religion  et  le  patriotisme 
imposent  au  travail  une  salutaire  discipline,  ils  obligent  le 
capital  à  de  justes  et  nécessaires  contraintes.  En  résumé,  la 
presse  catholique  et  nationale  doit  être,  pour  les  hommes  d'af- 
faires comme  pour  toutes  les  autres  catégories  sociales,  un 
moyen  d'éducation  autant  qu'un  auxiliaire.  C'est  à  ce  double 
titre  qu'elle  mérite  leur  encouragement. 

Ouvriers 

L'attitude  de  la  presse  catholique  canadienne  sur  la  ques- 
tion ouvrière  est  bien  définie.     Elle  s'inspire  des  directions 


—  57  — 

données  par  Léon  XIII  et  renouvelées  par  S.S.  Benoît  XV. 
Elle  s'efforce  de  rompre  la  tyrannique  et  dangereuse  emprise  du 
syndicalisme  américain,  forcément  neutre  quand  il  n'est  pas 
antichrétien,  sur  les  travailleurs  canadiens-français.  Elle  fa- 
vorise de  toutes  ses  forces  le  syndicalisme  catholique  et  natio- 
nal. L'Action  catholique  à  Québec,  le  Progrès  du  Saguenay 
à  Chicoutimi,  tout  en  s'intéressant  aux  autres  aspects  de  la  si- 
tuation religieuse  et  sociale,  méritent  presque  d'être  comptés 
au  nombre  des  organes  du  travail  catholique  syndiqué.  Le 
Devoir,  appelé  à  une  action  plus  générale,  le  Droit,  voué  à  la 
défense  de  la  minorité  ontaricnne,  n'ont  négligé  aucune  occa- 
sion d'aider  au  développement  des  oeuvres  sociales  catholi- 
ques. Cette  attitude  a  valu  au  Devoir  l'animosité  d'un  bon 
nombre  de  patrons  et  la  haine  des  ouvriers  soumis  à  la  do- 
mination du  travail  syndiqué  d'Amérique.  Cette  double  anti- 
pathie s'est  manifestée  par  de  sérieux  obstacles  apportés  à  la 
diffusion  du  journal  et  au  bon  fonctionnement  de  son  atelier. 
Ces  inconvénients  nous  les  avons  subis  et  nous  continuerons  à 
les  subir  parce  qu'en  ceci  comme  en  toute  autre  matière,  nous 
estimons  que  nous  devons  dire  la  vérité,  quoi  qu'il  en  coûte. 

Avons-nous  tort  de  penser  que  cette  attitude  mérite  quel- 
que reconnaissance  de  la  part  des  ouvriers  catholiques?  de 
ceux,  bien  entendu,  dont  la  foi  est  assez  éclairée  et  le  patrio- 
tisme assez  réel  pour  leur  faire  comprendre  que  le  mouvement 
ouvrier  doit  rester  subordonné  aux  intérêts  supérieurs  de  l'Egli- 
se, de  la  famille,  de  la  race  et  de  la  patrie. 

Lorsque  je  parle  de  reconnaissance,  il  faut  s'entendre.  Il 
ne  s'agit  pas  principalement  de  services  réciproques,  dont  le 
seul  objet  serait  de  favoriser  le  développement  de  deux  oeu- 
vres particulières.  Nous  ne  soutenons  pas  le  mouvement  syndi- 
cal catholique  aux  seules  fins  de  nous  faire  une  clientèle;  nous 
ne  demandons  pas  aux  ouvriers  catholiques  d'encourager  le 
Devoir,  ou  tout  autre  journal,  dans  le  but  de  s'assurer  un  utile 
service  de  presse.  Non,  il  faut  placer  la  question  sur  un  ter- 
rain à  la  fois  plus  large,  phis  élevé  et  plus  solide. 

Ce  n'est  pas  pour  flagorner  les  masses  ouvrières  que  la 
presse  catholique  s'occupe  d'elles,  que  le  Devoir  s'intéresse  à 
la  question  sociale.  Pour  ma  part,  je  ne  me  fais  aucune  illu- 
sion sur  les  dangers  du  mouvement  syndical,  même  catholique, 
et  pour  la  société  généralement,  et  pour  les  ouvriers  eux-mê- 
mes. Mais  il  me  parait  inévitable  et,  à  l'heure  actuelle,  néces- 
saire. Le  syndicalisme  catholique  est  le  seul  contrepoids  effi- 
cace à  la  double  tyrannie  du  capitalisme  et  du  socialisme,  tous 
deux  sans  foi,  sans  patrie,  sans  autre  règle  que  la  loi  du  plus 
fort. 


-^  58  — 

C'est  dans  rintcrél:  général  de  la  société,  de  l'Eglise,  de  la 
patrie  canadienne,  de  la  race  canadienne-française,  que  nous 
appuyons  le  mouvement,  trop  iartiil  mais  plein  d'espérances» 
du  syndicalisme  catholique  et  national.  C'est  en  raison  de  ces 
motifs  d'ordre  supérieur  que  nous  nous  appliquons,  tour  à 
tour,  à  dissiper  les  préjugée  et  les  méfiances  des  classes  bour- 
geoises à  l'endroit  du  syndicalisme  catholique,  et  à  mettre  les 
ouvriers  en  garde  contre  les  excès  où  ils  peuvent  se  laisser  en- 
traîner: esprit  de  caste,  oubli  des  intérêts  généraux  de  la  so- 
ciété et  des  droits  des  autres  classes,  étroitesse  de  vues,  danger 
de  certaines  revendications,  légitimes  en  soi,  peut-être,  mais 
contraires  à  l'équilibre  social.  ^ 

Telle  est,  à  mon  sens,  la  seule  manière  dont  un  journal  voué 
à  la  défense  de  tous  les  intérêts  religieux  et  nationaux  peut 
traiter  ce  qu'on  a  pris  l'habitude  d'appeler  abusivement  "la 
question  sociale",  mais  qui  n'en  est,  en  réalité,  que  l'un  des  élé- 
ments. La  question  ouvrière  n'absorbe  et  ne  supprime  ni  la 
question  agraire,  ni  la  question  économique,  ni  les  multiples 
problèmes  de  la  politique  intérieure  ou  extérieure,  ni  surtout 
la  question  sociale  par  excellence,  la  protection  de  la  famille. 

Placer  ou  replacer  toute  question  à  son  rang,  dans  l'ordre 
normal  voulu  par  Dieu;  lier  toutes  les  questions  les  unes  aux 
autres,  dans  l'esprit  et  la  conscience  de  toutes  les  classes  de  la 
société,  par  l'emprise  des  principes  fondamentaux  de  l'ordre 
social:  c'est  toute  la  raison  d'être  d'un  journal  comme  le 
Devoir;  et  c'est  encore  le  meilleur  service  qu'il  puisse  rendre 
aux  ouvriers  comme  à  toutes  les  autres  catégories  de  Cana- 
diens. 

Que  nos  ouvriers  ne  s'y  trompent  point:  leurs  conditions 
s'amélioreront  véritablement,  leurs  oeuvres  syndicales  ou  au- 
tres seront  durables  et  fécondes,  dans  la  mesure  où  elles  ga- 
gneront d'intelligentes  sympathies  parmi  les  hommes  de  tou- 
tes catégories  qui  veulent,  eux  aussi,  le  bien  de  la  société,  qui 
cherchent  le  progrès  dans  le  règne  de  Dieu,  dans  la  discipline 
morale  des  intelligences  et  l'application  sociale  des  règles  de  la 
justice  et  de  la  charité,  autant  que  par  le  bien-être  matériel  et 
une  plus  équitable  répartition  des  richesses. 

Une  puissante  organisation  syndicale  peut  assurer  aux  ou- 
vriers une  domination  passagère.  Mais  gare  au  lendemain  î 
Le  despotisme  égoïste,  fût-il  celui  d'un  roi,  d'une  caste  ou 
d'une  classe,  n'a  qu'un  temps,  généralement  court,  et  suscite 
d'effroyables  réactions.  Les  admirables  corporations  du 
moyen  âge  ont  rendu  de  notables  services;  elles  ont  péri  par 
l'excès  de  leur  puissance,  par  leur  égoïsme  de  classe  surtout. 

1  C'est  à  ce  point  de  vue  que  le  Devoir  a  traité  la  question  ouvrière  dans  une  série 
d'articles  reproduits  en  brochure  :  Syndicats  nationaux  ou  internationaux?  (épuisée). 


—  59  — 

Que  nos  ouvriers  catholiques  aient  leurs  organes  à  eux,  qui 
traitent  tous  les  aspects  particuliers  du  problème  ouvrier,  fort 
bien;  et  Ton  peut  être  sur  que  la  presse  catholique  et  nationale 
fera  bon  accueil  à  ces  publications  spéciales,  pourvu,  bien  en- 
tendu, qu'elles  s'inspirent  toujours  des  principes  de  la  foi  et 
du  patriotisme.  Mais  comme  toutes  les  autres  catégories  de 
Canadiens  catholiques,  peut-être  davantage,  ils  ont  un  intérêt 
primordial  à  soutenir  et  à  propager  des  organes  d'éducation 
publique  qui  entretiennent  entre  eux  et  les  autres  classes  de  la 
société  ces  courants  sympathiques,  ces  liens  nécessaires,  qui 
assureront  le  succès  durable  de  leurs  activités  sociales. 

C'est  sur  ce  terrain  que  nous  nous  plaçons  en  toute  sécurité 
pour  recommander  l'oeuvre  du  Devoir  à  ceux  qui  s'intéressent 
au  mouvement  ouvrier. 

On  a  parfois  objecté  que  le  Devoir  est  trop  sérieux,  d'un 
ton  trop  élevé,  pour  être  accessible  aux  ouvriers.  Cette  objec- 
tion, je  l'avoue,  m'a  toujours  étonné,  de  la  part  surtout  de 
ceux  qui  prodiguent  aux  ouvriers  les  plus  basses  flatteries. 
Si  j'étais  ouvrier,  je  l'accueillerais  comme  une  insulte. 

Que  les  milliers  de  pauvres  diables  abreuvés  depuis  vingt 
ans  de  littérature  d'égoût  ne  puissent  lire  un  journal  sérieux, 
c'est  admis.  Mais  ceci  n'est  pas  plus  vrai  des  ouvriers  que 
des  autres.  Il  y  a  encore,  je  pense,  de  nombreux  travailleurs 
qui  aiment  mieux  s'instruire  que  s'abrutir.  Seulement,  il  en 
est  d'eux  comme  de  tous  les  autres  Canadiens:  ils  ne  com- 
prendront que  graduellement  l'importance  éducatrice  de  la 
presse  catholique  et  nationale;  et  ils  n'y  arriveront  qu'après 
avoir  compris  l'insuffisance  des  journaux  de  parti  et  la  dégra- 
dante influence  de  la  presse  jaune. 

Ruraux 

Il  y  a  fort  peu  d'années  encore,  les  agriculteurs  et,  plus  gé- 
néralement, les  ruraux  formaient  d'emblée  la  couche  la  plus 
solide  de  notre  population,  la  plus  saine  physiquement,  la  plus 
morale,  la  plus  religieuse  et,  à  certains  égards,  la  plus  sociale. 
Par  contre,  c'était  la  plus  entamée  par  l'esprit  de  parti  et  la 
passion  politique. 

Le  spectacle  qu'offraient  la  plupart  des  paroisses,  en  temps 
d'élection,  était  à  la  fois  grotesque  et  lamentable.  La  conscien- 
ce, la  raison,  le  bon  sens,  la  dignité  humaine  perdaient  tous 
leurs  droits.  A  l'appel  des  chefs,  des  candidats,  des  "orateurs" 
et  sous  l'impulsion  des  "organisateurs",  tout  le  monde  per- 
dait la  tête.  C'était  la  surenchère  des  mensonges,  des  injures, 
des  sophismes,  le  dévergondage  de  la  débauche  crapuleuse, 
l'oubli  de  toutes  les  lois  de  la  justice  et  de  la  morale.  Le  mal 
n'était  peut-être  pas  plus  grand  que  dans  les  villes  ou  qu'en 


—  60  — 

tout  autre  pays  affligé  du  régime  électoral  et  démocratique; 
mais  par  contraste  avec  l'habituelle  dignité  de  vie  de  nos  habi- 
tants, il  étalait  davantage  sa  hideur  dégradante.  D'honnêtes 
pères  de  famille  prenaient  tout  à  coup  des  allures  de  voyous, 
d'excellents  chrétiens  trafiquaient  de  leur  conscience  ou  de 
celle  des  autres,  de  braves  gens  qui  n'auraient  voulu  pour  rien 
au  monde  m.anquer  la  messe  du  dimanche,  le  maigre  du  ven- 
dredi ou  le  jeûne  du  carême,  des  vigiles  et  des  Quatre-Temps, 
n'hésitaient  nullement  à  se  parjurer  pour  le  plus  grand  bien 
du  "parti".  Les  choses  en  vinrent  au  point  qu'en  plusieurs  dio- 
cèses, les  autorités  religieuses  mirent  les  actes  de  corruption 
électorale  au  rang  des  "cas  réservés"  à  la  juridiction  épiscopale. 

Aujourd'hui  le  mal  paraît  moindre.  Non  pas  que  les  moeurs 
électorales  soient  notablement  purifiées,  mais  la  moralité  gé- 
nérale ayant  sensiblement  baissé,  le  contraste  est  moins  vio- 
lent. La  conscience  publique  a  fini  par  amener  la  conscience 
privée  à  son  niveau. 

11  y  a  quelque  vingt  ou  trente  ans,  on  eût  insulté  un  bon 
habitant  de  vieille  roche  en  lui  demandant  de  signer  la  quit- 
tance d'une  somme  reçue,  ou  de  reconnaître  par  un  billet  une 
dette  légitime.  Aujourd'hui,  gare  à  qui  ne  prendrait  pas  ces 
élémentaires  précautions!  Le  parjure  judiciaire  devient  pres- 
que aussi  fréquent  que  le  parjure  électoral.  L'esprit  de  lucre, 
de  rapine  et  de  cautèle  se  répand  comme  une  tache  d'huile. 
L'agriculteur  s'habitue  à  voir  dans  le  professionnel  et  le  mar- 
chand, dans  l'homme  des  villes  surtout,  l'ennemi,  l'exploiteur, 
contre  lequel  il  doit  s'armer  et  qu'il  a  le  droit,  quand  il  en  a  la 
chance,  de  retaper  aussi  souvent  et  aussi  fort  que  possible. 

l.a  politique  n'est  pas  la  seule  cause  de  cette  dégrada- 
tion morale  et  sociale  des  campagnes.  Un  faux  système  d'en- 
seignement public,  la  manie  de  la  prétendue  "éducation"  — - 
qui  est  justement  le  contraire  de  l'éducation  —  y  a  contribué 
fortement  et  tout  d'abord  en  déracinant  les  ruraux,  les  fem- 
mes surtout,  et  en  leur  inculquant  le  dégoût  de  la  vie  des 
champs.  Les  facilités  de  communication  et  le  développement 
de  la  grande  industrie  ont  accéléré  la  migration  des  campa- 
gnes vers  les  grandes  villes;  la  multiplication  des  centres  in- 
dustriels menace  de  vulgariser  le  mal  par  toute  la  province. 

La  politique  administrative,  —  celle  de  la  province  aussi 
bien  que  celle  d'Ottawa  —  dirigée  par  des  avocats  aux  gages 
de  la  haute  finance,  n'a  rien  tenté  de  sérieux  pour  guérir  cette 
plaie  grandissante  de  l'urbanisme,  quand  elle  n'a  pas  tout  fait 
pour  le  répandre. 

La  guerre  a  donné  une  formidable  impulsion  à  toutes  ces 
forces  dissolvantes.  A  cet  égard,  elle  a  été  plus  nocive  au  Ca- 
nada que  partout  ailleurs.    Afin  d'entraîner  les  Canadiens  à 


—  61  — 

une  participation  outrancière  qu'aucune  obligation  morale  ou 
internationale  ne  justifiait,  les  agents  de  l'impérialisme  an- 
glais et  les  profiteurs  des  industries  de  guerre  ont  organisé 
une  campagne  systématique  de  mensonges  et  de  sophismes. 
Ils  ont  exploité  toutes  les  passions  bonnes  et  mauvaises;  ils 
ont  éveillé  tous  les  appétits;  ils  ont  égaré  tous  les  esprits.  Ils 
ont  enflammé  le  fanatisme  antipapiste  en  représentant  le 
Pape  comme  l'agent  stipendié  de  l'Allemagne;  ils  ont  trom- 
pé la  foi  naïve  des  catholiques  en  leur  faisant  croire  que  la 
cause  des  Alliés  était  celle  de  la  justice  et  de  la  religion;  ils 
ont  flatté  les  instincts  de  révolte  et  l'orgueil  démagogique  en 
montrant  le  triomphe  de  la  Révolution  et  de  la  démocratie 
dans  la  victoire  ententiste:  c'était  la  plus  véridique  de 
leurs  assertions.  Dans  l'ordre  des  intérêts  matériels,  la  mul- 
tiplicité des  industries  de  guerre  a  fait  des  hommes  de  rapine 
les  partisans  de  la  guerre  à  outrance.  Les  gros  salaires  ont 
apaisé  les  murmures  des  ouvriers.  Les  gros  prix  ont  obscurci 
la  conscience  des  agriculteurs.  Il  a  fallu  la  menace  de  la  cons- 
cription pour  éveiller  les  méfiances;  et  encore,  le  peuple  des 
villes  et  des  campagnes  ne  s'en  est  ému  qu'en  raison  des  souf- 
frances individuelles  ou  des  pertes  matérielles  qu'elle  lui  ap- 
portait. Des  causes  premières  de  cette  dure  mais  inévitable 
conséquence,  il  ne  s'est  nullement  inquiété.  Il  a  maudit  les 
hommes  et  le  parti  qui  ont  voté  la  loi  de  conscription;  il  s'est 
jeté  dans  les  bras  du  parti  et  des  hommes  qui  en  avaient  posé 
toutes  les  prémisses,  qui  avaient  acquiescé  à  tous  les  menson- 
ges, à  tous  les  sophismes,  à  toutes  les  mesures  dont  la  conscrip- 
tion résultait  aussi  naturellement  que  la  brûlure  du  contact 
avec  le  feu. 

La  guerre  finie,  le  peuple  n'a  songé  qu'à  oublier  ses  ter- 
reurs dans  une  orgie  de  luxe  et  de  dépenses  folles,  favorisée 
par  les  prix  extravagants  du  travail  salarié  et  des  produits  de 
la  terre.  C'était  une  mauvaise  préparation  au  rajustement  mo- 
ral et  économique  qui  s'impose.  Les  prix  baissent,  le  chô- 
mage est  commencé;  mais  les  habitudes  prises  restent,  les  idées 
fausses  ou  mauvaises  subsistent;  les  consciences  et  le  bon  sens 
ne  se  remettent  pas  d'aplomb. 

Dans  les  campagnes,  les  agriculteurs  vont  profiter  assez 
longtemps  encore  de  la  hausse  des  prix;  mais  la  main-d'oeu- 
vre reste  rare  et  dispendieuse;  les  jeunes  gens,  garçons  et  fil- 
les, attirés  dans  les  villes  au  cours  de  la  guerre,  ne  sont  pas 
pressés  de  retourner  aux  champs.  Et  s'ils  y  retournent,  dans 
quel  état  moral  et  physique  rentreront-ils  au  foyer?  Il  n'y  a 
pas  à  le  cacher,  l'atmosphère  des  villes  est  beaucoup  plus  per- 
nicieuse pour  les  ruraux  brusquement  transplantés  que  pour 
la  vieille  population  ouvrière  encore  chrétienne,  plus  aguerrie 


—  62  — 

contre  les  périls  de  la  vie  urbaine,  mieux  protégée  surtout 
par  la  vie  de  famille,  qui  fait  totalement  défaut  aux  jeunes 
campagnards  attirés  en  ville  par  la  perspective  alléchante 
d'un  gain  facile  et  d'une  vie  d'amusements  grossiers. 

Influence  délétère  des  journaux 

Dans  cette  désorganisation  morale  de  la  vie  rurale  et  dans 
ce  funeste  exode  des  campagnes  vers  les  villes,  quelle  a  été  la 
part  de  responsabilité  de  la  presse  quotidienne?  Enorme,  in- 
calculable. 

La  presse  de  parti  a  rendu  permanente  l'influence  désas- 
treuse de  la  politique  et  des  politiciens  sur  l'esprit  de  la  popu- 
lation rurale.  Le  désarroi  des  idées,  l'atrophie  de  la  conscience, 
l'abaissement  de  la  dignité,  si  marqués  en  temps  d'élection^ 
les  journaux  de  parti  se  sont  appliqués  constamment  à  les  en- 
tretenir. Chaque  soir,  ou  chaque  semaine,  le  journal  rouge 
ou  bleu  arrive  au  foyer  prêcher  le  faux  évangile  et  la  fausse 
morale  du  parti.  De  l'attaque  aiguë  il  a  fait  la  maladie  chro- 
nique. De  la  multitude  d'idées  fausses  répandues  au  cours 
de  la  guerre,  les  journaux  de  toutes  nuances  ont  été  les  véhi- 
cules et  les  propagateurs  complaisants. 

Le  journalisme  jaune,  qui  a  tôt  fait  de  compénétrer  le 
journalisme  de  parti,  est  venu  étendre  le  mal  et  l'introduire 
dans  tous  les  domaines  de  la  conscience  et  de  l'esprit.  Le  jour- 
nal à  nouvelles,  à  sensation,  à  images,  c'est  le  cinéma  des 
campagnes.  Il  familiarise  la  population  rurale  avec  tous  les 
vices,  tous  les  crimes,  toutes  les  turpitudes  et  tout  le  faux  clin- 
quant des  villes.  Il  habitue  les  braves  gens  de  la  campagne 
à  croire  que  le  déshabillé  du  théâtre,  le  débraillé  de  la  rue, 
la  pourriture  des  maisons  de  prostitution,  les  drames  hideux 
dont  le  dénouement  se  déroule  en  cour  d'assises,  c'est  la  vie 
habituelle  et  normale  des  villes;  et  comme  toutes  ces  saletés 
s'étalent  et  se  racontent  sans  vergogne,  côte  à  côte  avec  des  ré- 
cits de  fêtes  religieuses  ou  patriotiques,  des  articles  ou  des  dis- 
cours politiques,  des  morceaux  plus  ou  moins  littéraires  —  le 
tout  bariolé  de  portraits  d'évêques  et  de  bandits,  de  magis- 
trats et  de  prostituées,  de  financiers  et  d'actrices  —  les  bons 
^'habitants"  finissent  par  n'avoir  plus  qu'une  notion  dis- 
tinctive  assez  confuse  entre  ce  qui  est  respectable  et 
ce  qui  ne  l'est  pas,  avec  une  sympathie  grandissante 
pour  le  crime  et  les  criminels.  Les  jeunes  gens,  les  jeunes 
filles,  et  même  les  jeunes  ménages  se  prennent  de  l'idée  que  la 
ville  où  l'on  voit  tant  de  belles  choses  croustillantes,  où  l'on 
s'amuse  de  tant  de  façons,  où  l'on  s'habille  et  se  déshabille  avec 


—  63  — 

si  peu  de  gêne,  où  Ton  dépense  si  facilement  tant  d'argent  si 
aisément  gagné,   c'est  l'endroit  où   il  fait  bon   vivre. 

A  la  campagne  plus  peut-être  encore  qu'à  la  ville,  la  presse 
de  parti  a  été  désorganisatrice  des  idées  et  la  presse  sensation- 
nelle corruptrice  des  moeurs. 

A  la  campagne  autant  qu'à  la  ville,  le  seul  moyen  de  com- 
battre sur  son  terrain  l'influence  du  journal  démoralisateur 
c'est  la  diffusion  du  journal  moralisateur.  C'est  par  la  presse 
sainement  inspirée  qu'il  y  a  chance  de  rendre  à  la  population 
rurale  le  sens  de  sa  dignité,  un  juste  sentiment  de  son  indépen- 
dance et  surtout  une  notion  exacte  de  son  devoir  social. 

A  cet  égard,  le  mouvement  agraire  qui  se  manifeste  dans 
les  provinces  anglaises  mérite  d'être  observé.  En  dépit  des 
incohérences  inhérentes  à  la  mentalité  protestante,  cette  évo- 
lution marque  un  progrès  manifeste  sur  les  déchéances  du 
passé,  accélérées  par  la  guerre.  La  terreur  et  l'antipathie 
qu'il  inspire  aux  politiciens,  aux  brasseurs  d'affaires,  à  tous 
les  exploiteurs  de  la  crédulité  campagnarde,  le  recommandent 
à  l'observation  sympathique  de  tous  les  Canadiens  français  qui 
ne  veulent  pas  voir  leur  province  rester  à  l'arrière-plan  et 
continuer  à  servir  de  tremplin  aux  arrivistes  de  la  finance  et 
de  la  politique. 

Je  ne  prétends  pas  que  les  agriculteurs  du  Québec  doivent 
copier  en  tous  points  ceux  de  l'Ontario  et  de  l'Ouest,  et  se  lan- 
cer tête  baissée  dans  un  mouvement  de  séparatisme  de  clas- 
se. Mais  ils  pourraient  les  imiter,  avec  toute  la  supériorité  de 
leurs  traditions  religieuses  et  nationales,  tout  comme  les  ou- 
vriers catholiques  font  en  marge  de  l'organisation  syndicale 
sans  religion  et  sans  patrie.  Ils  trouveraient  avantage  à  se 
serrer  les  coudes,  à  chercher  dans  les  principes  de  l'association 
catholique  et  nationale,  les  moyens  de  consolider  leur  situa- 
tion économique,  de  perfectionner  leurs  méthodes  de  cultu- 
re, de  régulariser  la  vente  de  leurs  produits,  de  garder  leurs  en- 
fants, de  faire  appliquer  aux  écoles  de  campagnes  des  métho- 
des rationnelles  d'enseignement.  Ils  apprendraient  à  secouer 
le  joug  des  politiciens  qui  les  exploitent  et  s'en  moquent  de- 
puis soixante  quinze  ans.  Ils  s'habitueraient  à  faire  aux  cho- 
ses de  la  politique  et  à  toutes  choses  l'application  des  règles 
ordinaires  du  bon  sens,  dont  ils  savent  si  bien  user  quand  il 
s'agit  de  leurs  affaires  personnelles  ou  locales.  Et  en  opé- 
rant cette  évolution  sous  l'empire  des  principes  chrétiens  et  des 
traditions  familiales  qui  ont  permis  à  leurs  ancêtres  de  sau- 
ver la  race  et  la  nationalité,  ils  accompliraient  véritablement 
leur  devoir  social. 

Dans  la  poursuite  de  cette  tâche  nécessaire,  la  presse  ca- 
tholique et  nationale  leur  apporterait  un  concours  précieux. 


—  64  — 

A  mesure  qu'ils  perceront  le  mensonge  des  évangiles  de  parti, 
qu'ils  sonderont  les  plaies  morales  causées  par  la  presse  jau- 
ne, ils  comprendront  davantage  l'utilité  de  la  presse  de  prin- 
cipes —  à  moins  qu'ils  ne  versent  dans  le  plus  étroit  égoïsme 
de  classe.  Pour  échapper  à  l'emprise  des  vieux  préjugés  sans 
tomber  sous  le  joug  des  principes  dissolvants  qui  menacent 
toutes  les  sociétés  contemporaines,  ils  ont  besoin  que  quel- 
qu'un leur  rappelle  sans  cesse  leurs  devoirs  autant  que  leurs 
droits,  leur  fasse  connaître  la  situation  des  autres  classes  de 
la  société,  les  mette  en  garde  contre  les  démagogues  qui 
exploitent  tour  à  tour  ou  simultanément  le  peuple  des  villes 
et  celui  des  campagnes.  En  un  mot,  leur  conscience  sociale 
a  besoin  d'être  soutenue  et  éclairée,  dans  l'ordre  des  faits  jour- 
naliers comme  dans  le  domaine  des  principes.  Pour  eux  com- 
me pour  les  autres,  c'est  ^^  service  ^ue  la  presse  catholique 
et  nationale  leur  rendra  s'ils  veulent  en  profiter. 


I 


IV 
LA  PRESSE  ET  LA  FAMILLE 

La  famille,  fondement  de  Tordre  social 

Dieu  a  fait  de  la  famille  le  fondement  de  l'ordre  social.  En 
supprimant  la  polygamie  et  le  divorce,  en  relevant  la  femme  et 
l'enfant  de  la  dégradation  où  le  paganisme  les  avait  plongés, 
le  Christ  et  son  Eglise  ont  rétabli  la  famille  dans  sa  dignité 
première  et  fondé  la  société  chrétienne.  Par  une  conséquence 
naturelle  et  avec  une  infernale  logique,  les  ennemis  de  Dieu, 
du  Christ,  de  l'Eglise  et  de  la  société  chrétienne  s'attaquent 
partout  et  en  tout  temps  à  la  famille.  Chez  nous  comme  ailleurs, 
ils  trouvent  maints  complices  parmi  des  gens  qui  se  disent 
catholiques  et  une  foule  d'agents  inconscients  dans  l'innombra- 
ble multitude  des  aveugles,  des  égoïstes,  des  lâches  et  des  im- 
béciles. 

S'il  est  une  collectivité  qui  doit  veiller  jalousement  sur  ses 
traditions  familiales,  c'est  bien  le  petit  peuple  canadien-fran- 
çais. Aucune  nation  peut-être  ne  doit  autant  que  lui  à  la  valeur 
morale  et  sociale  de  la  famille  chrétienne.  Sans  doute,  c'est 
la  paroisse  catholique,  seule  institution  préservée  des  ravages 
de  la  conquête  anglaise,  qui  a  sauvé  notre  nationalité.  Mais 
c'est  dans  la  vitalité  des  familles,  dans  leurs  traditions  et  leurs 
séculaires  coutumes,  que  la  paroisse  a  trouvé  le  secret  de  sa 
survivance.  Les  fortes  familles  ont  fait  les  fortes  paroisses.  La 
fécondité  des  foyers  a  permis  à  la  race  de  résister  à  l'accable- 
ment du  nombre,  de  garder  pleins  ses  cadres  sociaux  et  d'empê- 
cher l'ennemi  de  s'y  introduire.  La  bonne  ordonnance  du  gouver- 
nement familial  a  entretenu  chez  nos  pères  les  notions  d'ordre  et 
d'équilibre,  le  sens  de  l'autorité  et  de  la  justice,  tempéré  par 
la  bienveillance  et  la  pratique  d'une  saine  liberté.  C'est  là  qu'il 
faut  chercher  la  réelle  grandeur  et  la  force  de  résistance  de  ces 
pauvres  paysans,  de  ces  minces  bourgeois,  sans  lettres,  sans 
richesse,  sans  puissance,  qui  ont  fondé  la  nationalité  canadien- 
ne, en  dépit  de  l'insouciant  égoïsme  de  la  France,  et  qui  l'ont 
sauvée  des  brutalités  et  des  ruses  de  l'Angleterre. 

De  ces  familles  nombreuses  et  bien  ordonnées,  aux  moeurs 
simples  et  cordiales,  sont  sortis  ces  prêtres  dévoués,  curés, 
missionnaires  et  fondateurs  de  paroisse,  moins  raffinés  que  les 
abbés  de  cour  ou  d'académie,  évidemment,  mais  simples  et 
sans  morgue,  robustes,  actifs  et  débrouillards,  se  faisant  tout 
à  tous,  dans  l'ordre  matériel  aussi  bien  que  pour  la  conduite 


—  66  — 

des  âmes.  De  ces  foyers  sortirent  également  ces  femmes  incom- 
parables, religieuses  de  toute  catégorie,  si  bien  préparées  par  les 
exigences  d'une  nombreuse  famille  et  l'admirable  exemple  de 
leurs  vaillantes  mères,  à  l'exercice  pratique  de  toutes  les  formes 
de  la  charité. 

Certes,  je  n'ignore  pas  ce  qui  manquait  à  nos  vieilles  fa- 
milles canadiennes.  On  n'en  saurait  méconnaître  les  lacunes 
et  les  faiblesses,  et  notamment  celles  qui  provenaient  de  l'ab- 
sence d'une  véritable  hiérarchie  sociale,  d'une  aristocratie  cons- 
ciente de  son  rôle  et  de  ses  responsabilités,  d'une  bourgeoisie 
éclairée,  entreprenante  et  solidement  progressive.  Les  éléments 
existaient;  mais  le  régime  colonial  français  les  étouffait.  Plus 
tard,  les  agents  de  l'Angleterre,  en  dominant  les  seigneurs 
et  les  têtes  dirigeantes  du  clergé,  puis  en  corrompant  les  chefs 
politiques,  accentuèrent  le  mal.  De  là,  ce  tempérament  mou- 
tonnier, cet  amollissement  des  caractères,  ce  singulier  mélange 
de  servilité  collective  et  de  suffisance  individuelle,  qui  se 
retrouvent  chez  tous  les  peuples  conquis,  chez  ceux  surtout  qui 
finissent  par  accepter  la  conquête  comme  un  bienfait  et  n'en 
recherchent  que  les  avantages  matériels.  Cette  abdication  en- 
tama chez  nos  pères  le  vieux  fond  de  fierté  française  et  de 
dignité  catholique;  elle  prépara  les  coeurs  à  la  soumission 
abjecte,  les  intelligences  à  l'abrutissement  matérialiste  et  les 
consciences  aux  faciles  et  profitables  compromissions.  Ces 
déchéances  se  sont  manifestées  plus  tôt  et  plus  généralement 
dans  les  classes  dirigeantes;  preuve  que  la  formation  sociale 
était  plus  en  défaut  que  l'éducation  familiale. 

Décadence  de  la  famille  canadienne 

Aujourd'hui,  depuis  la  guerre  surtout,  c'est  le  contraire  qui 
se  produit.  Le  sens  social  s'éveille;  les  intelligences  s'aiguisent; 
les  oeuvres  se  multiplient,  la  piété  se  ranime,  du  moins  en  appa- 
rence. Par  contre,  la  famille  est  en  pleine  décadence.  Elle  est 
fortement  atteinte  dans  tous  ses  éléments  vitaux. 

Dans  sa  vigueur  physique,  par  l'entassement  de  la  popula- 
tion dans  les  villes,  par  le  travail  mercenaire  des  femmes  et  des 
enfants,  par  l'empoisonnement  des  nourrissons,  par  une  détes- 
table alimentation,  par  la  diffusion  des  pratiques  immorales, 
par  la  manie  des  femmes  de  se  vêtir  ou  plutôt  de  se  dévêtir  à 
rebours  des  saisons  et  du  bon  sens,  sans  parler  de  la  décence  et 
du  bon  goût. 

Dans  sa  constitution  morale,  par  l'abaissement  de  la  dignité 
des  époux  et  de  l'autorité  des  parents,  qui  détruit  le  sens  de 
l'obéissance  chez  les  enfants,  du  respect  chez  les  jeunes  gens; 
par  l'effacement  de  l'honneur  chez  l'homme,  de  la  pudeur  chez 


—  67  — 

la  femme,  de  la  candeur  chez  l'enfant;  par  la  pratique  crois 
santé  du  vol  et  du  mensonge  sous  toutes  les  formes,  à  tous  les 
degrés,  dans  toutes  les  couches  sociales;  par  l'amour  des  jouis- 
sances, régoïsme  et  la  vanité;  par  le  féminisme,  la  plus  anti- 
sociale peut-être  des  folies  du  jour,  la  plus  propre  assurément 
à  dégrader  la  femme  et  à  détruire  la  famille. 

Dans  sa  vie  intellectuelle,  par  une  éducation  faussée  et 
superficielle,  par  la  légèreté  ou  la  lourdeur  des  esprits,  la 
futilité  des  préoccupations,  la  niaiserie  ou  la  répugnante  immo- 
ralité des  amusements. 

Dans  son  équilibre  économique,  par  la  soif  des  richesses 
vite  et  mal  acquises,  par  la  perte  de  l'esprit  d'épargne,  par  le 
goût  des  dépenses  folles  et  des  dépenses  bêtes,  du  clinquant  et 
du  luxe  de  mauvais  aloi. 

Loin  de  moi  la  pensée  que  telle  est  la  situation  générale, 
ni  même  qu'un  nombre  considérable  de  familles  canadiennes- 
françaises  soient  atteintes  sur  tous  ces  points.  Mais  combien 
sont  indemnes? 

Sans  doute  d'autres  peuples  sont  plus  malades  que  nous. 
Jules  Lemaître  se  gardait  de  la  crainte  de  l'enfer  par  la  pensée 
qu'un  sort  commun  à  tant  d'hommes  ne  peut  être  aussi  horrible 
qu'on  le  prétend.  Ce  genre  de  fatalisme — ou  de  jemenfichisme — 
ne  vaut  pas  mieux  pour  le  salut  temporel  des  peuples  que  pour 
le  salut  éternel  des  âmes. 

Les  optimistes  se  rassurent  par  le  spectacle  de  tout  ce  qui 
reste  de  bon  chez  nous,  et  particulièrement  de  l'intense  prati- 
que cultuelle  et  des  multiples  actes  de  religion  extérieure.  Cer- 
tes, je  ne  méconnais  pas  la  valeur  de  ces  manifestations  reli- 
gieuses; mais  lorsqu'elles  vont  de  pair  avec  une  constante  et 
rapide  dégradation  de  la  conscience,  de  la  droiture,  de  la 
moralité  publique  et  privée,  des  vertus  familiales  surtout,  elles 
m'apparaissent  comme  un  phénomène  de  religiosité,  plus  pro- 
pre à  inquiéter  qu'à  consoler.  11  y  a  pour  les  peuples,  comme 
pour  les  individus,  telles  choses  que  l'abus  des  grâces  et  la 
fausseté  de  la  conscience.  Le  Christ  lui-même  a  jugé  et  con- 
damné les  nations  qui  l'honorent  du  bout  des  lèvres. 

D'autres  comptent  sur  les  oeuvres  sociales  pour  nous  sau- 
ver. Ceux-là  sont  plus  près  de  la  vérité,  et  l'on  sait  que  le 
Devoir  ne  leur  mesure  ni  son  encouragement  ni  son  appui.  Mais 
quelques-uns  semblent  oublier  que  la  préservation  de  la  fa- 
mille, sa  préservation  morale  et  physique,  est  la  première  et 
la  plus  importante  des  oeuvres  sociales,  j'oserais  presque  dire 
la  seule  nécessaire. 

Certes,  il  est  beau,  il  est  consolant,  de  voir  les  oeuvres  reli- 
gieuses et  sociales  se  multiplier  et  grandir,  le  mouvement  in- 
tellectuel   s'accélérer,  les  forces  économiques  s'affermir;  mais 


— •  68  ^ 

quand  l'on  constate,  par  un  contraste  inquiétant,  la  rapide  dé- 
chéance de  la  famille  canadienne,  de  son  esprit,  de  ses  tradi- 
tions, de  ses  habitudes,  on  est  tenté  de  paraphraser  l'admirable 
commentaire  de  saint  Paul  sur  l'excellence  de  la  charité. 

Nous  parlerions  toutes  les  langues,  nous  posséderions  la 
puissance  politique,  les  richesses,  la  suprématie  intellectuelle; 
nous  aurions  les  universités  les  plus  savantes,  les  écoles  les 
plus  fameuses,  les  institutions  politiques  et  sociales  les  plus  par- 
faites; notre  clergé  serait  le  plus  éclairé  du  monde,  nos  com- 
munautés religieuses  les  plus  saintes,  nos  professionnels  et  nos 
savants  les  plus  illustres,  nos  industriels  les  plus  prospères,  nos 
ouvriers  les  plus  habiles;  nous  remplirions  les  églises  jour  et 
nuit,  nous  couvririons  les  places  publiques  de  monuments  à  la 
gloire  de  Dieu,  nous  pratiquerions  toutes  les  dévotions  ancien- 
nes et  nouvelles:  —  si  nous  laissons  entamer  et  déchoir  la  fa- 
mille, la  famille  chrétienne  et  bien  ordonnée,  "tout  cela  ne  nous 
servira  de  rien." 

Nos  fortes  traditions  de  famille  ont  fourni  les  éléments 
essentiels  de  notre  vie  religieuse,  sociale,  économique.  Si  nous 
négligeons  de  reconstituer  ce  principe  vital  et  de  l'alimenter, 
tout  le  reste  périra  ou  périclitera. 

Rôle  de  la  presse 

Dans  l'oeuvre  de  défense  et  de  restauration  de  la  famille 
canadienne,  quel  est  le  rôle  de  la  presse  catholique  et  nationale? 
En  premier  lieu,  jeter  le  cri  d'alarme,  signaler  les  dangers  inté- 
rieurs et  extérieurs  qui  menacent  la  famille,  rappeler  aux 
parents  et  aux  éducateurs  la  grandeur  de  leur  mission,  faire 
connaître  et  encourager  tous  les  moyens  propres  à  préserver 
ou  à  refaire  la  famille  chrétienne,  empêcher  les  hommes  d'oeu- 
vres d'oublier  ce  facteur  essentiel  de  l'ordre  social. 

Mais  l'importance  de  ce  rôle  doit  se  mesurer  surtout  en  rai- 
son de  l'influence  désastreuse  exercée  par  la  presse  sans  prin- 
cipes. Ici  plus  qu'en  tout  autre  ordre  d'idées,  une  presse  saine 
apparaît  comme  l'antidote  nécessaire  du  mal  effroyable  causé 
par  la  presse  jaune. 

Par  l'article,  par  le  récit  sensationnel,  par  le  feuilleton,  par 
l'annonce,  par  l'image,  les  journaux  populaires  ont  été  les  cor- 
rupteurs les  plus  efficaces  de  la  famille  chrétienne,  les  facteurs 
principaux  de  sa  déchéance  physique,  morale,  intellectuelle 
et  économique.  Ils  ont  fait  pénétrer  dans  une  multitude  de 
foyers  la  connaissance  et  l'usage  des  drogues  malfaisantes  à 
l'aide  desquelles  les  jeunes  mères  empoisonnent  leurs  enfants, 
des  modes  absurdes  ou  indécentes  qui  ruinent  la  santé  des  fem- 
mes et  leur  font  perdre  toute  pudeur.  Ils  ont  familiarisé  la 
population,  hommes,  femmes  et  enfants,  avec  le  mal  sous  toutes 


—  69  — 

ses  formes;  ils  ont  rendu  le  crime  indifférent  et  les  criminels 
intéressants.  Ils  ont  été  les  complices  et  les  propagateurs  de 
l'impudicité,  du  vol,  de  l'ivrognerie,  de  l'improbité,  de  l'extra- 
vagance dans  les  idées  et  dans  les  moeurs.  Ils  ont  développé  le 
goi'it  du  laid,  du  bête,  de  l'absurde,  du  niais.  En  mixturant  tout 
cela  d'occasionnelles  et  répugnantes  professions  de  foi  reli- 
gieuse, ils  ont  d'autant  mieux  réussi  à  fausser  les  consciences, 
à  dégrader  les  esprits,  à  corrompre  les  moeurs.  Une  presse 
impie  et  franchement  immorale  aurait  fait  moins  de  mal. 

Cette  influence  désastreuse  est  d'autant  plus  difficile  à  com- 
battre que  la  plupart  des  hommes  qui  dirigent  et  remplissent 
ces  journaux  sont,  en  leur  particulier,  d'honnêtes  bourgeois, 
très  bornés  en  tout  ce  qui  ne  touche  pas  à  leur  industrie  et 
parfaitement  inconscients  du  mal  qu'ils  font.  Plusieurs  même 
sont  dévots.  Cette  particularité  leur  vaut  des  amitiés  et  des 
protections  qui  leur  permettent  d'exercer  en  toute  paix  et  à 
grand  profit  leur  dégradante  besogne. 

Ce  n'est  donc  que  par  un  travail  ardu  et  persévérant  que  les 
journaux  de  défense  religieuse  et  sociale  parviendront  à  con- 
trebalancer l'influence  de  la  presse  jaune  sur  la  famille  cana- 
dienne. Et  ils  n'en  viendront  à  bout  qu'avec  l'aide  des  hommes 
vraiment  sociaux,  prêtres  et  laïques.  A  ceux-ci  la  tâche  de 
refaire  l'éducation  populaire,  de  démontrer  aux  parents  le 
mal  qu'ils  font  à  leurs  enfants,  le  mal  qu'ils  se  font  à  eux- 
mêmes,  en  nourrissant  leurs  esprits  de  toutes  les  ignominies, 
de  toutes  les  laideurs,  de  toutes  les  niaiseries  qui  s'étalent  dans 
les  journaux  soi-disanjt  populaires.  A  eux  de  démontrer  aux 
lecteurs  de  journaux  que  ce  qu'ils  doivent  rechercher  dans  leur 
lecture  quotidienne,  l'unique  lecture  pour  la  plupart,  ce  n'est 
pas  ce  qui  flatte  leur  curiosité,  leurs  mauvais  penchants  et 
leurs  goûts  pervertis,  mais  au  contraire  ce  qui  peut  les  instruire, 
éclairer  leur  intelligence,  fortifier  leurs  convictions,  les  aider 
dans  l'accomplissement  de  leurs  devoirs  individuels  et  sociaux. 

De  tous  les  témoignages,  de  toutes  les  marques  de  sympa- 
thie que  le  Devoir  a  reçus,  il  n'en  est  pas  qui  m'aient  plus  touché 
que  ceux  de  quelques  pères  de  famille.  "J'aime  et  j'encourage 
le  Devoir,  dit  l'un,  parce  que  je  peux  sans  crainte  le  laisser  lire 
à  mes  enfants."  —  "La  lecture  du  Devoir  a  fait  de  mon  fils  un 
homme",  écrit  l'autre.  —  "Le  Devoir  m'a  appris  mon  devoir 
social  et  m'a  aidé  à  bien  élever  mes  enfants,"  me  confie  un 
autre,  simple  ouvrier. 

Puissent  nos  lecteurs,  nos  amis  et  généralement  tous  les 
propagandistes  de  la  presse  catholique  et  nationale,  considérer 
cet  aspect  de  l'oeuvre  comme  l'un  des  plus  intéressants.  A  lui 
seul  il  devrait  suffire  à  valoir  aux  journaux  catholiques  l'appui 
et  le  concours  de  tous  les  pères  de  famille,  soucieux  de  leurs 
responsabilités. 


LA  PRESSE  ET  LE  PATRIOTISME 

Banqueroute  de  la  Confédération 

L'enseignement  du  patriotisme  est  peut-être  la  tâche  la 
plus  importante  de  la  presse  catholique  et  nationale.  C'est 
aussi  la  plus  difficile.  La  plus  importante,  parce  qu'entendu 
et  pratiqué  selon  les  principes  de  l'ordre  social  chrétien,  le 
patriotisme  renferme  l'ensemble  des  devoirs  sociaux.  La  plus 
difficile,  parce  qu'à  notre  époque  les  notions  fondamentales 
du  patriotisme  sont  partout  obscurcies  et  faussées,  et  qu'au 
Canada,  en  particulier,  la  plupart  des  éléments  essentiels  du 
patriotisme  font  défaut.  C'eut  à  peine  même  si  nous  avons  une 
patrie. 

La  patrie,  selon  saint  Thomas  d'Aquin,  interprété  par  Mgr 
Paquet,  c'est  le  sol  "qui  nous  a  vus  naître  et  où  nous  avons 
grandi."  ^  Je  ne  connais  pas  le  texte  du  grand  Docteur;  mais 
j'imagine  qu'à  ses  yeux  comme  à  ceux  de  son  savant  commen- 
tateur, le  "sol"  ne  désigne  pas  seulement  la  terre,  mais  aussi 
l'ensemble  des  institutions  politiques  qui  la  régissent,  des  lois, 
des  coutumes,  des  traditions,  dont  se  compose  la  vie  sociale  du 
peuple  qui  l'habite.  La  patrie  est  une  entité  à  la  fois  matérielle 
et  immatérielle;  elle  possède  un  corps  qui  est  le  territoire,  et 
une  âme,  un  principe  de  vie  sociale,  un  ordre  moral  qui  déter- 
mine la  nature  et  le  fonctionnement  de  ses  institutions,  les 
rapports  mutuels  de  ses  citoyens,  leurs  relations  collectives  avec 
les  autres  peuples. 

Ainsi  comprise,  la  patrie  est  d'autant  plus  une,  le  patriotis- 
me de  ses  enfants  plus  réel  et  plus  agissant,  qu'elle  possède  à 
un  plus  haut  degré  l'unité  de  territoire,  de  race,  de  langue,  de 
religion,  que  les  principes  d'autorité  et  de  liberté  y  sont  mieux 
ordonnés,  que  l'ordre  social  et  la  famille  y  sont  plus  respectés, 
que  la  forme  de  gouvernement  est  plus  en  harmonie  avec  le 
tempérament,  les  traditions  et  les  besoins  de  la  population. 

Les  pays  où  l'un  ou  l'autre  de  ces  facteurs  de  l'unité  natio- 
nale font  défaut,  ont  quelque  chose  d'inachevé,  d'incohérent; 
le  patriotisme  y  est  composite,  même  quand  il  est  très  vif,  com- 
me en  Belgique  ou  en  Suisse. 

1  La  vie  nationale  et  le  Droit  chrétien  —  Études  et  appréciations  (2e  vol.).  Québec 
1918. 


—  71  — 

Or,  il  faut  bien  le  reconnaître,  le  Canada  ne  possède  en 
entier  aucun  de  ces  éléments.  11  lui  manque  même  la  condition 
essentielle,  la  raison  d'être  du  patriotisme:  l'indépendance 
nationale.  Une  colonie,  quel  que  soit  son  degré  d'autonomie, 
n'est  pas  une  patrie  au  sens  réel  et  complet  du  mot.  Un  peuple 
qui  ne  possède  pas  le  pays  qu'il  habite,  dont  les  destinées  et 
l'action  mondiale  sont  à  la  merci  des  caprices  ou  des  intérêts 
d'une  autre  nation,  ne  peut  avoir  un  vrai  patriotisme.  Et  quand 
ce  peuple  est  divisé  en  deux  ou  plusieurs  groupes  de  races,  de 
langues,  de  religions  différentes,  que  ces  éléments  ethniques 
n'ont  pas  les  mêmes  aspirations  nationales,  ni  le  même  concept 
du  devoir,  de  la  justice  et  du  bonheur  social,  qu'ils  diffèrent 
radicalement  dans  leurs  habitudes,  leurs  traditions,  leurs  sym- 
pathies et  leurs  antipathies,  l'existence  même  d'un  patriotisme 
commun  est  impossible. 

Telle  était  la  situation  au  Canada,  il  y  a  quelque  soixante 
ans;  telle  elle  est  redevenue  de  nos  jours. 

Les  Pères  de  la  Confédération  avaient  entrepris  de  nous 
tirer  de  ce  chaos.  Ils  poursuivaient  un  double  objet:  l'accord 
entre  les  deux  races  dominantes  et  la  création  d'une  véritable 
patrie  canadienne.  L'oeuvre  a  lamentablement  avorté,  moins 
peut-être  par  la  faute  des  hommes  qui  l'ont  conçue  qu'en  raison 
de  circonstances  trop  fortes.  Les  auteurs  du  pacte  de  1865  et 
de  la  constitution  de  1867  avaient  bien  compris  les  vices  fonciers 
de  la  situation;  ils  ne  leur  opposèrent  que  des  palliatifs.  Trop 
confiants  dans  la  bonne  volonté  des  deux  races  rivales,  ils  né- 
gligèrent d'assurer  d'efficaces  garanties  aux  minorités  catholi- 


indépendance  que  l'Angleterre  nous  aurait  alors 
octroyée  sans  trop  de  répugnance;  ils  gardèrent  du  vieux  lien 
colonial  les  nombreux  ligaments  dont  s'est  refait  le  câble  qui 
nous  enserre  aujourd'hui.  Pour  compléter  leur  oeuvre  d'unité 
intérieure  et  d'affranchissement  extérieur,  ils  attendaient  beau- 
coup du  temps.  Le  temps  a  travaillé  tout  au  contraire,  les 
hommes  aussi,  le  peuple  également. 

Si  la  Confédération  canadienne  avait  gardé  ses  frontières 
de  1867;  si  elle  n'avait  compté,  pour  son  développement,  que 
sur  la  croissance  naturelle  de  sa  population,  le  double  objectif 
de  ses  fondateurs  aurait  pu  se  réaliser.  L'équilibre  des  forces, 
condition  première  de  l'accord,  se  serait  à  peu  près  maintenu 
entre  les  deux  races;  le  nationalisme  canadien,  qui  avait  jeté 
d'assez  profondes  racines  depuis  1840,  aurait  suivi  son  évolu- 
tion naturelle.  Le  lien  colonial  se  serait  usé  graduellement  et 
les  Canadiens  auraient  pris  peu  à  peu  possession  de  leur  pays. 

La  grande  faute  de  Macdonald  et  de  Cartier  fut  l'acquisition 
des  Territoires  du  Nord-Ouest  et  leur  ouverture  prématurée 


—  72  — 

à  la  colonisation  —  et  à  l'agiotage.  Ce  subit  et  monstrueux 
accroissement  de  territoire  rompit  l'unité  géographique  de  la 
Confédération,  déjà  fortement  entamée  et  disloquée  par  les 
opérations  de  la  diplomatie  anglaise;  il  imposa  à  la  jeune 
nation  canadienne  un  effort  surhumain  d'expansion  et  de  mise 
en  valeur;  il  la  détourna  de  son  principal  devoir,  qui  était  de 
compléter  son  ordonnance  interne.  Les  préoccupations  maté- 
rielles prirent  forcément  une  importance  exagérée  et  dominè- 
rent toute  l'action  politique  du  gouvernement  et  des  classes  diri- 
geantes. 

Mais  le  pire,  le  mal  radical,  ce  fut  l'arrivée  à  flots  pressés 
de  nouveaux  colons,  en  qui  le  Canada  n'éveillait  nullement 
l'idée  de  patrie.  Pour  les  uns,  parfaits  étrangers,  c'était  sim- 
13lement  le  pays  d'aventure,  le  champ  d'exploitation  qui  leur 
assurerait  un  meilleur  sort  matériel.  Pour  les  autres,  les 
Britanniques,  les  plus  nombreux,  c'était  cela  aussi,  mais  c'était 
quelque  chose  de  plus,  une  terre  anglaise,  possession  de  leur 
patrie  à  eux,  où  ils  avaient  le  droit  de  se  mettre  à  l'aise,  fût-ce 
au  détriment  des  premiers  occupants  du  sol.  Au  contact  de  ces 
représentants  de  la  souveraineté  britannique,  le  vieil  instinct 
égoïste  et  dominateur  des  Anglo-Canadiens  s'est  réveillé.  An- 
ciens et  nouveaux  ont  repris  en  crescendo  leur  adage  favori: 
This  is  an  English  counirij  :  one  King,  one  flag,  one  language  i. 
Ils  ont  fait  table  rase,  ou  à  peu  près,  des  maigres  avantages 
.i^^arantis  aux  minorités  franco-catholiques.  Les  plus  modérés 
se  sont  estimés  fort  généreux  parce  qu'ils  daignaient  recon- 
naître aux  Canadiens  français  du  Québec  le  droit  de  garder 
leurs  coutumes  arriérées  —  à  condition,  bien  entendu,  de  laisser 
la  minorité  anglo-protestante  en  pleine  possession  de  tous  ses 
privilèges. 

Empire  ou  patrie? 

Dans  l'ordre  de  nos  relations  extérieures,  les  mêmes  causes 
ont  produit  des  résultats  non  moins  désastreux.  L'intense 
développement  matériel  du  pays,  poursuivi  sans  égard  à  ses 
ressources  propres,  a  attiré  le  capital  anglais  tout  autant  que 
les  colons  britanniques.  Cette  double  immigration  a  fait  revivre 
en  Angleterre  la  politique  d'exploitation  coloniale.  Les  maî- 
tres de  la  finance  anglaise  ont  revisé,  non  seulement  pour  le 
(Canada,  mais  pour  les  autres  Dominions,  la  sentence  de  Dis- 
raeli: "les  colonies  sont  une  meule  au  cou  de  l'Angleterre." 
Ils  se  sont  vite  aperçus  qu'avec  le  concours  complaisant  des 
coloniaux,  leurs  possessions  d'outremer  pouvaient  redevenir 
pour  l'Angleterre  un  champ  d'opérations  très  lucratives,  puis 

^  C'est  littéralement  la  maxime  des  Prussiens  pangermanistes. 


—  73  — 

constituer  de  précieuses  réserves  de  forces  militaires.  Ce  con- 
cours, ils  l'ont  obtenu  sans  peine  et  à  fort  bon  marché.  D'in- 
fimes partages  de  bénéfice,  quelques  pourboires,  pas  mal  de 
titres  et  de  décorations,  une  profusion  de  flatteries,  cela  leur  a 
suffi  pour  faire  de  la  plupart  des  chefs  politiques,  des  hommes 
d'affaires  importants  et  des  journalistes  coloniaux,  les  propa- 
gandistes zélés  du  nouvel  impérialisme,  les  démolisseurs  du 
particularisme    national. 

Au  Canada  en  particulier,  ils  ont  tiré  un  merveilleux  parti 
de  la  situation  même  qui  aurait  dû  faire  obstacle  à  leur  projet: 
la  dualité  et  l'antagonisirx  des  races.  Aux  Anglo-Canadiens,  ils 
ont  laissé  entrevoir  l'unification  de  l'Empire  comme  le  plus  sûr 
moyen  d'assimiler  ou  d'asservir  les  Canadiens  français  et  les 
autres  non-britanniques.  Ils  les  ont  accoutumés  à  ne  voir  dans 
le  Canada  qu'une  portion  intégrante  de  l'Empire  britannique, 
comme  le  Yorkshire,  les  Midlothians  ou  toute  autre  circonscrip- 
tion du  Royaume-Uni.  Au  patriotisme  national,  déjà  fort 
atrophié  par  l'immigration  des  Iles  britanniques,  ils  ont  substi- 
tué une  sorte  de  religion  impériale,  analogue  au  pangermanis- 
me mis  à  la  mode  par  Bismark  et,  davantage  peut-être,  au  culte 
de  Viniperium  romain,  qui  reposait  sur  l'orgueil  de  race  et 
l'esprit  de  domination  universelle  beaucoup  plus  que  sur  l'idée 
de  patrie. 

Quant  à  nous.  Canadiens  français,  courbés  depuis  trois  siè- 
cles sous  le  joug  colonial,  énervés  par  nos  querelles  de  parti, 
les  impérialistes  n'ont  pas  eu  de  peine  à  nous  mettre  au  pas. 
Grâce  à  la  servilité  de  nos  chefs  politiques,  presque  tous  passés 
à  l'ennemi  même  quand  ils  affectaient  de  le  combattre,  ils  ont 
réussi  à  nous  faire  accepter  comme  des  conséquences  naturelles 
de  notre  situation  la  brutale  suppression  de  nos  droits  dans 
toutes  les  provinces  anglaises  et  les  charges  monstrueuses  de  la 
prétendue  association  impériale. 

A  l'aide  de  quelques  décisions  du  comité  judiciaire  du 
Conseil  privé,  inopérantes  ou  neutralisées  par  des  sentences  con- 
tradictoires, ils  sont  même  parvenus  à  nous  persuader,  —  pau- 
vres jobards  que  nous  sommes!  —  que  l'Angleterre  protège  nos 
libertés  religieuses,  que,  pour  garantir  nos  droits,  Georges  V  est 
prêt  à  sacrifier  sa  couronne  et  Lloyd  George  le  pouvoir,  et  qu'en 
toute  justice  nous  devons  faire  assaut  de  loyalisme  et  de  sacri- 
fices afin  de  prouver  notre  reconnaissance,  de  mériter  cette 
mirobolante  protection  (qui  ne  protège  rien)  et  de  nous  acquit- 
ter de  nos  obligations  morales  envers  la  mère-patrie.  Inutile 
de  rappeler  que,  pour  nous  faire  avaler  cette  concoction  de 
mensonges  historiques  et  philosophiques,  ils  ont  trouvé  parmi 
nos  compatriotes  une  légion  de  sophistes  bénévoles  ou  salariés. 

La  guerre  arrivant,  grâce  à  l'envoûtement  de  la  moitié  de 
l'Europe  par  la  haute  finance  anglaise  décidée  à  abattre  la  con- 


—  74  — 

currence  allemande,  est  venue  s'ajouter  l'extraordinaire  doc- 
trine de  nos  devoirs  envers  la  France,  notre  première  "mère- 
patrie". 

Une  patrie,  ou  trois? 

Nous  voici  donc,  pauvres  diables  de  Canadiens  français, 
avec  trois  patries,  dont  pas  une  n'est  à  nous.  Au  Canada,  notre 
seule  patrie  matérielle,  nous  ne  sommes  à  peu  près  chez  nous 
que  dans  la  province  de  Québec  —  et  encore  y  serons-nous  de 
njoins  en  moins  à  mesure  que  l'industrie  et  les  agglomérations 
urbaines  y  supplanteront  l'agriculture  et  la  vie  des  champs. 
Dans  l'Empire  britannique,  nous  ne  sommes  qu'une  poignée 
d'ilotes.  En  France,  évidemment,  nous  sommes  rien  de  rien. 
Les  rarissimes  Français  qui  connaissent  l'existence  du  Canada 
nous  accordent  parfois  une  phrase  aimable,  ou  blessante.  Au 
cours  de  la  guerre,  en  exécution  des  ordres  du  gros  Northcliffe, 
régulateur  de  l'Entente  cordiale,  quelques  missi  dominici  de 
M.  Clemenceau  —  docile  serviteur  de  l'Angleterre  —  sont  venus 
nous  instruire  de  nos  devoirs  internationaux  et  nous  démon  - 
trer  la  profonde  immoralité  de  la  politique  de  non-interven- 
tion, si  constamment  pratiquée  à  notre  égard  par  la  France 
depuis  qu'elle  nous  a  livrés  à  l'Angleterre  après  nous  avoir 
maternellement  écorchés  jusqu'aux  os.  Mais  ces  homélies  com- 
mandées et  ces  sophismes  d'occasion  ne  font  tout  de  même  pas 
de  la  France  notre  patrie;  et  nous  nous  en  apercevrons  très 
clairement  le  jour  où  l'Angleterre  et  la  France,  dont  l'amitié 
tourne  déjà  à  l'aigre-doux  dans  le  partage  des  dépouilles  alle- 
mandes et  turques,  reprendront  le  cours  normal  de  leurs  vieilles 
querelles  d'antan. 

Au  reste,  avons-nous  le  droit  de  nous  plaindre  de  l'humiliante 
et  bizarre  situation  qui  nous  est  faite? 

Depuis  cinquante  ans  et,  à  certains  égards,  depuis  la  con- 
quête anglaise,  nos  hommes  publics,  nos  dirigeants  de  toute 
catégorie,  nos  publicistes  de  toutes  nuances  n'ont  cessé  de 
fausser  en  nous  le  sens  patriotique  et  jusqu'aux  plus  élémentai- 
res vérités  de  l'histoire,  de  prodiguer  les  plates  adulations  à 
l'Angleterre,  les  protestations  d'amour  à  la  France,  de  procla- 
mer rexceptionnelle  liberté  et  le  bonheur  sans  mélange  dont 
nous  jouissons.  Il  ne  passe  pas  un  commis  anglais  sans  que 
nous  clamions  à  ses  pieds  notre  loyauté  envers  l'Angleterre;  il 
n'arrive  pas  un  cabotin  de  Paris  sans  que  nous  entonnions,  avec 
de  fausses  larmes  dans  la  gorge,  la  cantate  de  notre  culte  pour 
la  Frrranoe.  Dans  nos  attitudes  publiques,  nous  avons  laissé 
déchoir  constamment  le  sens  de  la  vérité  et  de  la  justice,  l'ins- 
tinct d'honneur  et  de  dignité  que  nos  ancêtres  avaient  hérité 
de  la  France   chrétienne.     A  la  soumission   envers  l'autorité 


—  75  — 

légitime  nous  avons  substitué  ragcnouillement  devant  toutes  les 
usurpations;  la  fierté  nationale  a  fait  place  à  une  puérile  vanité; 
la  prudence  ferme  a  cédé  le  pas,  tantôt  à  de  creuses  et  inutiles 
déclamations,  tantôt  à  la  crainte  abjecte.  Dans  nos  luttes 
nationales,  nous  avons  tour  à  tour  dénoncé  violemment  les 
moindres  injures  ou  laissé  perpétrer  les  pires  iniquités,  les 
atteintes  les  plus  graves  à  nos  droits  nationaux,  selon  que  le 
commandaient  l'intérêt  du  parti  que  nous  suivions  ou  la  situa- 
tion personnelle  du  chef  dont  nous  avions  fait  notre  idole 
du  moment. 

Autant  les  Anglo-Canadiens  ont  péché  contre  la  patrie  cana- 
dienne par  orgueil  de  race  et  par  fanatisme  religieux,  autant 
nous  avons  péché  par  les  défauts  contraires,  par  esprit  de  parti 
et  par  couardise  morale.  C'est  dans  la  franche  confession  et  la 
sincère  repentance  de  leurs  fautes  mutuelles,  et  non  dans  la 
recherche  de  faux  compromis  ou  les  plates  protestations  d'une 
hypocrite  amitié,  que  les  deux  races  trouveront  le  secret  de  la 
bonne  entente  et  le  retour  vers  un  patriotisme  sain,  vrai  et  fort. 
La  conversion  n'est  pas  facile  ni  prochaine. 

Elle  est  d'autant  plus  difficile  que  partout,  à  l'heure  ac- 
tuelle, le  patriotisme,  le  patriotisme  traditionnel,  est  en  baisse. 

Assaillies  par  l'impérialisme  de,  grandes  nations  de  proie, 
désorganisées  par  le  socialisme  international,  les  patries  s'effon- 
drent dans  le  chaos  d'où  l'Eglise  et  la  Papauté  les  avaient  fait 
surgir  au  moyen  âge.  Celles  qui  veulent  survivre  cherchent  le 
salut  dans  l'exacerbation  d'un  patriotisme  exclusivement  na- 
tional et  matériel,  déchristianisé  par  le  principe  du  libre-exa- 
men, paganisé  par  la  Révolution  française,  soustrait  à  toute 
règle  de  justice  et  de  morale,  à  toute  autorité  arbitrale  fondée 
sur  l'ordre  surnaturel.  Ce  genre  de  patriotisme,  après  avoir 
servi  les  fins  odieuses  des  hommes  de  proie  qui  l'exploitent,  s'il 
pouvait  triompher  des  poussées  d'impérialisme  qui  n'en  sont 
que  le  prolongement  et  de  l'internationalisme  qui  en  est  la 
réaction  naturelle,  ramènerait  les  peuples  à  l'état  de  sauva- 
gerie. 

Religion  et  Patriotisme  —  La  foi  qui  sauve 

Les  peuples  qui  composaient  autrefois  le  monde  civilisé, 
ballottés  entre  un  nationalisme  égoïste  et  brutal  et  l'internatio- 
nalisme destructeur  de  l'idée  même  de  patrie,  ne  semblent  pas 
comprendre  qu'ils  ne  trouveront  le  salut  que  dans  la  restaura- 
tion du  patriotisme  chrétien  et  le  rétablissement  d'une  autorité 
morale  assez  forte  pour  départager  les  conflits  internationaux. 
Un  incroyant,  imbu  de  nationalisme  amoral  et  outrancier,  M. 
Charles  Maurras,  a  eu  l'intelligence  et  la  loyauté  de  reconnaître 
que  l'Eglise  catholique  est  la  "seule  internationale  qui  tienne". 


—  76  — 

Le  catholicisme  est  en  effet  le  seul  levier  moral  capable  à  la 
fois  d'élever  le  patriotisme  et  d'en  tempérer  les  excès,  la 
seule  doctrine  qui  puisse  apprendre  aux  peuples  à  s'aimer  eux- 
mêmes  et  à  aimer  les  autres  peuples  comme  eux-mêmes  pour 
l'amour  de  Dieu. 

Le  patriotisme,  disait  Joseph  de  Maistre,  "c'est  l'abnégation 
"individuelle.  La  foi  et  le  patriotisme  sont  les  deux  grands 
"thaumaturges  de  ce  monde.  L'un  et  l'autre  sont  divins  :  toutes 
**leurs  actions  sont  des  prodiges.  N'allez  pas  leur  parler  d'exa- 
"men,  de  choix,  de  discussion,  ils  ne  savent  que  deux  mots: 
*'soiimisswn  et  croyance.  Avec  ces  leviers  ils  soulèvent  l'uni- 
"vers.  Ces  deux  enfants  du  ciel  prouvent  leur  origine  à  tous  les 
"yeux  en  créant  et  en  conservant;  mais  s'ils  viennent  à  se 
"réunir,  à  confondre  leurs  forces  et  à  s'emparer  ensemble  d'une 
"nation,  ils  l'exaltent,  ils  la  divinisent." 

Précisément  parce  que  cette  force  est  immense,  il  ne  faut 
pas  que  les  peuples  soient  à  la  fois  maîtres  de  leur  religion  et 
de  leur  patriotisme.  La  religion  doit  être  universelle,  le  patrio- 
tisme particulier.  Une  nation  qui  n'aurait  que  la  foi  sans  pa- 
triotisme ne  serait  plus  une  nation  mais  une  société  religieuse. 
Un  peuple  qui  n'aurait  que  le  patriotisme  sans  la  foi  redevien- 
drait une  peuplade  barbare.  Une  nation  qui  se  fait  une  religion 
et  un  patriotisme  à  elle  est  une  menace  pour  la  liberté  du  mon- 
de, un  opprobre  à  la  conscience  de  l'humanité.  Tel  fut  l'em- 
pire romain;  tel  aurait  été  ou  serait  l'impérialisme  turc,  alle- 
mand, russe  ou  anglais. 

On  ne  saurait  donc  séparer  l'enseignement  du  patriotisme 
de  l'idée  religieuse.  Le  patriotisme  doit  être  gouverné  par  les 
règles  de  foi,  de  morale  et  de  raison  qui  commandent  toutes 
les  autres  manifestations  de  la  vie  individuelle  ou  sociale. 

Voilà  les  vérités  que  la  presse  catholique  et  nationale  doit 
répéter  sans  cesse,  et  dont  elle  doit  faire  l'application  constante 
à  toutes  les  situations  concrètes  qui  s'imposent  à  l'attention  du 
peuple  canadien-français,  à  ses  manifestations  d'opinion,  à  son 
action  politique  ou  sociale.  Ce  n'est  pas,  je  le  répète,  besogne 
facile.  Cet  enseignement  heurte  de  front  les  opinions,  les  pré- 
jugés, les  passions  et  les  intérêts  formidables  qui  nous  étreignent 
et  nous  entraînent.  Il  rompt  avec  une  tradition  presque  sécu- 
laire, avec  d'opaques  et  persistantes  illusions,  avec  une  direction 
politique  qui  a  pu  avoir  sa  raison  d'être  dans  le  passé  mais  qui, 
dans  les  conditions  actuelles  de  l'Empire  britannique  et  du 
monde,  nous  mène  à  l'abîme. 

Cette  tâche,  quelque  lourde  et  ingrate  qu'elle  soit,  s'impose 
d'autant  plus  vivement  à  la  presse  catholique  et  nationale  qu'à 
cet  égard  la  presse  en  général  a  exercé  une  influence 
désastreuse. 


—  11  — 

La  presse  politique  a  vulgarisé  et  porté  à  son  paroxysme 
de  nocivité  renseignement  antipatriotique  des  partis.  Tour  à 
tour,  et  toujours  commandés  en  sous-main  par  l'aile  anglo-  pro- 
testante de  leurs  partis  respectifs,  les  journaux  conservateurs 
et  les  journaux  libéraux  ont  faussé  dans  les  esprits  toutes  les 
notions  élémentaires  du  patriotisme,  de  l'histoire  nationale,  des 
droits  respectifs  des  deux  races,  du  régime  colonial,  de  la  cons- 
titution de  1867,  de  l'évolution  impérialiste.  A  tour  de  rôle  ils 
ont  prêché  la  résistance  opiniâtre  sur  des  points  de  détail  et 
l'abdication  des  droits  essentiels,  la  haine  aveugle  des  races  ou 
l'abjecte  capitulation  de  la  minorité  devant  les  plus  déraison- 
nables exigences  de  la  majorité.  En  toute  occasion,  ils  ont 
rapetissé  et  dégradé  le  patriotisme  à  la  mesure  des  appétits  de 
coterie  et  des  ambitions  individuelles.  Ils  ont  amené  des  mil- 
liers de  Canadiens  français  à  voir  le  salut  de  la  race  et  de  la 
nation  dans  le  gain  d'une  élection  et  le  partage  de  quelques 
prébendes  entre  une  demi-douzaine  de  politiciens. 

L'influence  de  la  presse  à  nouvelles,  de  la  presse  jaune, 
moins  ouvertement  antinationale,  a  été  aussi  pernicieuse. 
Elle  a  déplacé  dans  les  cerveaux,  dans  les  coeurs  et 
dans  les  volontés,  la  notion  hiérarchique  des  valeurs 
morales  et  des  devoirs  sociaux.  En  hypnotisant  la  multitude 
avec  une  foule  de  détails  puérils,  grotesques  ou  répugnants, 
elle  lui  a  fait  perdre  de  vue  les  faits  importants  de  la  vie  natio- 
nale, elle  a  endormi  les  consciences,  émoussé  la  fierté,  abêti 
les  intelligences.  Dans  toutes  les  circonstances  critiques,  elle 
n'a  pas  fait  faute,  du  reste,  de  servir  les  desseins  des  démolis- 
seurs de  la  patrie  canadienne.  Qu'on  se  remémore  l'attitude  des 
journaux  populaires  au  moment  de  la  guerre  d'Afrique,  au  cours 
des  luttes  pour  les  droits  des  minorités  de  l'Ouest  et  de  l'Onta- 
rio, et  tout  au  long  de  la  grande  guerre  :  ils  n'ont  jamais  manqué 
de  trahir  le  droit  et  la  justice,  de  déguiser  la  vérité,  de  desser- 
vir les  intérêts  nationaux,  moins  en  soutenant  ouvertement  les 
thèses  ou  la  politique  des  lâcheurs  qu'en  détournant  l'attention 
du  public  de  la  gravité  des  situations. 

Cette  double  influence  de  la  pi-esse  politique  et  de  la  presse  à 
nouvelles  se  fait  sentir  jusque  dans  les  meilleurs  esprits.  Elle  a 
rétréci  chez  un  grand  nombre  d'honnêtes  Canadiens  français  le 
sens  du  patriotisme.  Une  foule  d  2  braves  gens,  sincèrement  pa- 
triotes, voient  l'essence  du  patriotisme  dans  la  conquête 
de  quelques  fonctions  ecclésiastiques  ou  civiles;  d'autres 
ne  songent  qu'aux  questions  de  langue  et  souvent  du  point  de 
vue  le  plus  étroit;  d'autres  encore  ne  pensent  qu'à  l'enrichis- 
sement matériel  de  la  race.  Ces  choses  ne  sont  pas  à  dédaigner: 
elles  marquent  quelques-unes  des  emprises  extérieures  du 
patriotisme;   elles  aident  à  signaler  le  dualisme  ethnique  ou 


—  78  — 

intellectuel  de  la  nation.  Mais  ce  n'est  pas  Tessentiel.  Ce  qui" 
importe  plus  que  tout  cela  et  sans  quoi  ces  conquêtes  extérieu- 
res n'aboutiraient  à  rien,  c'est  de  garder  jalousement  et  de  for- 
tifier l'âme  et  le  corps  de  la  race,  sa  foi,  ses  traditions  de 
famille,  les  conditions  essentielles  de  sa  santé  morale  et  physi- 
que; c'est  de  développer  sa  virilité,  sa  droiture,  sa  fierté,  son 
courage,  sa  persévérance,  toutes  vertus  de  lutte  et  de  salut 
singulièrement  affaiblies  chez  nous.  C'est  aussi  de  la  sauver 
des  haines  de  classe  qui  entament  si  profondément  les  races 
déchristianisées  et  de  faire  grandir  en  elle  le  sens  de  la  solida- 
rité nationale  qui  la  rendra  invincible.  C'est  enfin  d'élargir  se;i 
horizons  intellectuels,  de  l'habituer  à  regarder  au-dessus  et  au 
delà  des  murs  de  son  étroit  enclos,  non  pour  se  désintéresser 
d'elle-même  et  de  sa  patrie,  mais  pour  se  prémunir  contre  les 
dangers  qui  la  menacent,  profiter  du  bien  qui  se  fait  ailleurs 
et  se  garer  des  maux  qui  se  communiquent. 

La  tâche  qui  s'impose  consiste  donc  à  rétablir  dans  l'esprit 
des  Canadiens  français  les  notions  fondamentales  de  patrie  et 
de  patriotisme;  puis  à  stimuler  en  toute  occasion  nécessaire 
l'accomplissement  du  devoir  social. 

En  dépit  des  désenchantements  du  passé  et  des  sombres 
perspectives  d'avenir,  il  faut  penser  et  agir  comme  s'il  était 
encore  possible  de  faire  une  patrie  canadienne,  do  créer  un  pa- 
triotisme national.  Quelle  que  soit  la  destinée  prochaine  ou 
lointaine  du  Canada  et  de  la  province  de  Québec,  tout  effort 
persévérant  pour  maintenir  ou  faire  revivre  les  conditions  de 
l'accord  de  1865  aura  sa  pleine  valeur.  Si  les  Anglo-Canadiens 
renoncent  à  leurs  projets  despotiques  d'assimilation  intérieure 
et  à  leur  rêve  d'unification  impériale  pour  revenir  à  l'idée  d'une 
nation  anglo-française,  nous  serons  un  élément  de  force  com- 
mune dans  la  mesure  où  nous  aurons  reconstitué  notre  vitalité 
I>ropre,  où  nous  aurons  fortifié  notre  vie  sociale  catholique, 
maintenu  nos  traditions  familiales,  développé  nos  facultés  par- 
ticulières selon  le  génie  et  le  tempérainent  de  notre  race.  S'ils 
s'obstinent  dans  leur  folie  assimilatrice  ou  leur  délire  d'orgueil 
impérial  et  nous  entraînent  avec  eux  dans  l'union  américaine, 
après  un  séjour  plus  ou  moins  prolongé  dans  les  périlleuses  ré- 
gions de  l'impérialisme  britannique,  le  même  travail  de  réno- 
vation intérieure  nous  permettra  de  résister  à  l'absorption  mo- 
rale et  intellectuelle  du  continent. 

Nous  ne  pouvons  espérer  ni  entreprendre  de  faire  de  l'Amé- 
rique du  Nord  ou  même  de  la  Confédération  canadienne,  une 
entité  catholique  et  française.  Mais  plus  nous  accentuerons 
notre  caractère  de  peuple  catholique,  français  par  son  origine 
et  sa  mentalité,  nettement  américain  par  sa  situation,  plus 
nous    résisterons    d'un  côté  à  l'ambiance    matérialisante    de 


—  79  — 

l'Amérique  anglo-saxonne  et  de  l'autre  à  Tartificielle  attraction 
des  intérêts  européens,  anglais  ou  français,  mieux  vaudra  l'ap- 
port que  nous  fournirons  à  la  communauté  sociale  dont  nous 
ferons  définitivement  partie.  Nous  lui  apporterons  à  la  fois 
l'incalculable  supériorité  d'une  religion  qui  ne  flotte  pas  au  gré 
des  événements  humains,  d'une  civilisation  véritablement  supé- 
rieure, et  d'une  tradition  plus  intimement  liée  que  toute  autre 
au  continent  où  la  providence  de  Dieu  nous  a  fait  prendre 
racine  depuis  plus  de  trois  siècles.  De  tels  avantages  ne  se 
mesurent  ni  au  poids  des  écus  ni  d'après  l'échelle  des  valeurs 
numériques.  Les  conserver,  les  accroître,  les  mettre  en  valeur, 
en  dépit  de  tous  les  obstacles  et  de  toutes  les  contradictions,  tel 
est  notre  véritable  devoir  patriotique,  et  notre  plus  précieuse 
contribution  au  patrimoine  moral  de  l'humanité. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

Page 

Note-préface 3 

I— UNE  CAMPAGNE  DE  PROPAGANDE  — 

Regain  de  confiance  —  Utiles  contacts 5 

Succès  notables  —  Résultats  conditionnels 7 

Fausses  conceptions  —  Situation  particulière  du  Devoir .* .  10 

Qu'est-ce  qu'un  journal  catholique  et  national? 13 

II— LA  PRESSE  ET  LES  ŒUVRES  — 

Éveil  du  sens  social  —  Action  des  journaux. 16 

La  «  locomotive  »  —  Qui  paie  le  charbon  ? 18 

Œuvres  religieuses  —  Complément  nécessaire 21 

Le  Devoir  et  le  renouveau  intellectuel 24 

Anglo-Saxonisme  —  Dilettantisme  français 27 

Le  Devoir  et  les  questions  «  pratiques  » 29 

Inévitable  banqueroute  de  l'anglomanie 32 

L'affranchissement  économique  par  l'esprit  social 35 

III— LA  PRESSE  ET  LES  CATÉGORIES  SOCIALES  — 

Clergé 39 

Communautés  religieuses 42 

Professionnels 46 

Défaut  de  formation  sociale 48 

Hommes  d'affaires ■. 52 

Ouvriers 56 

Ruraux 59 

Influence  délétère  des  journaux 62 

IV— LA  PRESSE  ET  LA  FAMILLE  — 

La  famille,  fondement  de  l'ordre  social 65 

Décadence  de  la  famille  canadienne 66 

Rôle  de  la  presse 68 

V— LA  PRESSE  ET  LE  PATRIOTISME  — 

Banqueroute  de  la  Confédération 70 

Empire  ou  patrie  ? 72 

Une  patrie,  ou  trois  ? 74 

Religion  et  Patriotisme  —  La  foi  qui  sauve 75 


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