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1921
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HENRI BOURASSA,
DIRECTEUR DU t DEVOIR »
La presse
catholique
et nationale
Prix : 35 sous
•#
IMPRIMERIE DU «DEVOIR»
MONTRÉAL, 1921
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Cette étude sur la presse est la reproduction à peu près inté-
grale d'articles publiés dans le Devoir, à des intervalles fort
irréguliers. Les premiers ont paru en octobre, les derniers en
février; chaque série forme l'un des chapitres de la brochure.
La plupart ont fourni à Vauteur le thème de quelques conféren-
ces, données au cours de Vhiver, mais dont une seule, sur la
presse et le clergé, a été écrite et reproduite en entier dans le
Devoir du 2 et du ^ décembre.
Ce travail, fait à bâtons rompus, dans des conditions parti-
culièrement désavantageuses, est incomplet, disproportionné
dans ses parties, plein de trous, de longueurs et d' à-côté. Quel-
ques personnes éclairées ont néanmoins jugé qu'en dépit de ces
défauts, l'ensemble de ces articles présente une thèse assz com-
plète sur la mission de la presse catholique et nationale au Ca-
nada, et qu'à ce titre il peut être utile de les reproduire tels quels
— l'auteur n'ayant ni le temps, ni le goût de les refaire à neuf.
Il se borne à réclamer, une fois de plus, l'indulgence de ses lec-
teurs habituels, les priant d'oublier les vices et l'incohérence
de la forme pour ne voir que le but à atteindre.
Sur le fond, il est peut-être nécessaire de mettre le lecteur
en garde contre une apparence de pessimisme et une certaine
âpreté d'expression. Les dangers signalés sont réels; le mal fait
par la presse de parti et les journaux à nouvelles est immense;
la tâche de la presse catholique et nationale est ardue. D'autre
part, il serait injuste de ne pas voir ce qui reste de foncièrement
bon dans notre société et de méconnaître les résultats obtenus
dans la lutte pour la rénovation des consciences et l'affermisse-
ment des volontés. La rudesse d'un labeur poursuivi depuis
vingt ans a peut-être entraîné Vauteur à noircir les ombres du
tableau qu'il présente; mais son intention n'est pas, qu'on en
soit certain, d'abattre les courages. C'est au contraire pour
les stimuler qu'il s'est efforcé de faire voir en plein jour le mal
à combattre, le bien à faire, par la presse, cette arme formidable
que les papes ne cessent de recommander à l'attention des chefs
sociaux. Tout récemment encore, S. S. Benoit XV, répétant
presque mot à mot les paroles de son saint prédécesseur, insis-
tait sur la "nécessité d'opposer école à école, journal et revue à
revue et journal, conférence à conférence, afin d'empêcher la
mauvaise semence de l'erreur de fructifier au sein de la société
le plus cultivée ^." Ce suprême encouragement doit suffire
à stimuler les efforts de tous ceux qui travaillent au maintien
et à la diffusion des journaux voués à la défense de la vérité.
Montréal, février 1921.
1 Disœurs du 22 décembre 1920, à l'occasion du décret proclamant les « verttis
héroïques » de l'illustre et vénérable Bellarmin (reproduit dans le Devoir du 25 janvier.)
LA PRESSE CATHOLIQUE ET NATIONALE
— I —
UNE CAMPAGNE DE PROPAGANDE
Regain de confiance — Utiles contacts
On m'a persuadé que je dois rendre compte aux lecteurs du
Devoir des résultats de la campagne poursuivie depuis notre
dixième anniversaire, afin d'assurer la survivance du journal.
Cette analyse, m'affirme-t-on, aurait une double utilité: elle
encouragerait ceux de nos amis qui nous ont apporté le précieux
appui de leurs conseils, de leurs efforts et de leur bourse; elle
serait propre à stimuler de nouvelles initiatives, des concours
plus nombreux et non moins efficaces. Peut-être.
En tout cas, je me rends volontiers à cet avis. J'y trouve
l'occasion d'exprimer ma vive et profonde reconnaissance à
tous ceux, prêtres ou laïques, professionnels ou modestes tra-
vailleurs, qui m'ont aidé à poursuivre la rude tâche entreprise
depuis près d'un an. Et puis, il peut y avoir quelque avantage,
en effet, à faire la synthèse des impressions et des constata-
tions recueillies au cours d'une tournée dont l'ampleur a vite
dépassé nos plans primitifs, puisqu'elle est devenue une véri-
table campagne d'éducation populaire en faveur des oeuvres
de presse catholiques et nationales.
La première et la plus consolante de ces constatations, c'est
celle de l'ardente sympathie que notre oeuvre inspire à ceux
qui la connaissent, et de l'intérêt grandissant qu'elle éveille
chez ceux qui ne la connaissaient pas ou la connaissaient mal.
L'avouerai-je, en toute naïveté? Le nombre d'amis que le
Devoir compte partout, dans la province, dépasse notablement
nos prévisions. A maintes reprises, et notamment à notre Con-
grès de janvier, on nous disait: "Le Devoir a plus d'amis que
vous ne pensez." Dans ces assurances, nous faisions, trop large
évidemment, la part des illusions, la part aussi de l'amical dé-
sir de nous encourager. Il m'est doux de confesser aujourd'hui
qu'on n'exagérait nullement.
Oui, le Devoir compte beaucoup d'amis, d'amis intelligents
et dévoués, de vrais amis. Cette seule constatation est pour
nous un précieux réconfort, pour le Devoir une garantie de
durée et de bienfaisance.
— 6 —
Ce regain de confiance ne tient pas principalement à la sa-
tisfaction légitime mais quelque peu égoïste de dénombrer nos
amis. Plus encore que les manifestations de sympathie, j'ai re-
cueilli avec bonheur les témoignages rendus au bien accompli
par le journal: fausses idées redressées, préjugés anéantis ou
fortement entamés, fécondes initiatives suggérées ou soutenues,
horizons élargis, patriotisme et fierté nationale réveillés, con-
victions raffermies, religion même, éclairée par l'étude, la ré-
flexion et un plus efficace désir de se manifester par des actes
sociaux.
Ces appréciations je les ai entendu formuler par les hom-
mes les plus diversement situés: prêtres, éducateurs, profes-
sionnels, hommes d'affaires, ouvriers, tous catholiques, évidem-
ment, et affranchis du joug des partis. Avec quel bonheur ai-
je apporté l'expression de ces jugements à mes dévoués colla-
borateurs, attachés à la meule, et aux rares amis qui se dé-
vouent en permanence au soutien matériel du journal! C'est
bien, en ce monde, leur meilleure récompense. Ce sera aussi
pour eux un motif additionnel de poursuivre le travail et d'a-
méliorer l'oeuvre le plus possible.
A ce gain moral, la campagne entreprise — qui va se pro-
longer, si l'endurance physique ne me fait pas défaut — en ajou-
te un autre, plus étroitement professionnel mais corrélatif au
premier. Ce contact intime avec une foule de personnes, étran-
gères les unes aux autres par leur situation, leur mentalité et
leurs préoccupations, vaut à notre oeuvre et à ceux qui la di-
rigent un inappréciable apport d'expériences, d'idées, d'opi-
nions, de faits nouveaux ou inconnus, ou insuffisamment ap-
préciés.
Par état, le directeur et les rédacteurs d'un journal — d'un
journal d'idées, bien entendu — doivent tout savoir, s'intéres-
ser à tout, donner leurs avis sur tout ce qui se passe d'impor-
tant dans leur pays ou ailleurs. Du moins, c'est ce que l'on
attend d'eux. D'autre part, les exigences du labeur quotidien
les attachent à la glèbe. Ils sont réduits à limiter leurs sources
d'information à la lecture des autres journaux — d'où il n'est
guère facile de tirer la vérité pure — et à quelques relations
extérieures, forcément restreintes.
Ce grave inconvénient se fait surtout sentir dans les jour-
naux de doctrine qui, vivant de peine et de misère, ne peu-
vent se payer le luxe de correspondants étrangers compétents,
tout à leur service, ni permettre à leurs principaux rédacteurs
d'aller au loin rafraîchir leurs idées, puiser à bonne source les
renseignements nécessaires et confronter leurs opinions avec
celles d'autrui ou simplement avec les faits extérieurs.
— 7 —
Et cependant, ce sont précisément les journaux de doctrine
qui ont le plus besoin de ces contacts. Combien l'action du
Devoir gagnerait en efficacité, si son directeur et ses prin-
cipaux rédacteurs pouvaient, à tour de rôle, explorer les par-
ties diverses du vaste champ où le journal est appelé à porter
l'attention de ses lecteurs! Que de manoeuvres louches ou ten-
dancieuses dénoncées à temps, que de mensonges dévoilés, que
de faits topiques à signaler, que de forces inertes à mettre en
branle !
En tout ce qui touche aux mouvements généraux du monde,
ce besoin d'informations authentiques devient chaque jour plus
impérieux, pour deux raisons principales: la première, c'est
que la participation intense du Canada à la guerre européen-
ne, et l'action réflexe qui en résulte, nous ont jetés en plein cou-
rant du désarroi d'idées et de faits où le monde se débat; la
seconde, c'est que les sources où nous puisons nos informations
sur les événements du monde sont de plus en plus accaparées
et empoisonnées par les hommes et les factions puissantes qui
entraînent les peuples à l'abîme.
Si, au cours de la guerre, nous avons réussi à garder notre
sang-froid, alors que tant de têtes solides chaviraient; si, à
l'heure actuelle, nous pouvons jeter quelques cris d'alarme et
signaler certains dangers que d'autres n'aperçoivent pas, c'est
que des expériences antérieures, des contacts pris en des occa-
sions favorables, quelques coups d'oeil jetés de près dans les
arcanes où se trament les grands complots, nous permettent de
percer les ténèbres du mensonge et de rompre la conspiration
du silence. Mais souvent, faute d'informations précises ou ré-
centes, il nous faut crier par intuition.
En attendant qu'une moindre pénurie nous permette de
reprendre ce service d'information extérieure, la tournée de
propagande du directeur a du moins valu au journal d'utiles
renseignements sur les problèjnes intérieurs. Tout le long de
la route, entre les assemblées publiques, les réunions intimes
se sont multipliées, des vues se sont échangées, d'amicales dis-
cussions ont fait surgir certains aperçus ignorés ou négligés,
des moyens d'action ont été mis en valeur, des solutions ont
mûri. Qu'on me permette de remercier ici tous les bons coeurs
qui m'ont fait accueil, tous les bons esprits qui m'ont éclairé
de leurs lumières et fortifié de leurs conseils. J'ose espérer
qu'ils ont eux-mêmes tiré quelque profit de ces rencontres.
Succès notables — Résultats conditionnels
Une autre expérience fort encourageante pour nous et pour
les zélateurs de notre oeuvre, encourageante aussi pour tous
ceux qui comprennent la nécessité d'une presse catholique et
— 8 —
nationale, c'est l'intérêt extraordinaire que cette prédication
a suscité partout.
A Québec comme à Montréal, au Lac Saint-Jean et à la
Baie des Chaleurs, dans la vallée de la Matapédia et à la
Beauce, aux environs de Montréal ou de Joliette, dans les vil-
les et dans les campagnes, les gens sont venus en foule. Par-
tout, et jusque dans les milieux les plus pénétrés du vieil es-
prit de parti, les auditoires ont été nombreux, attentifs et ma-
nifestement intéressés. Partout, le succès a dépassé les espé-
rances des organisateurs.
Et les résultats? les résultats tangibles, immédiats, pour le
Devoir? Les résultats généraux et lointains pour les idées
qu'il préconise?
A ces questions, je veux répondre en toute simplicité, aussi
franchement que j'ai noté les impressions favorables et
signalé les bons effets de cette campagne. Nos vrais amis, j'en
suis sûr, m'en sauront gré.
Les résultats, immédiats ou lointains, seront ce que nos amis
voudront, s'ils savent s'organiser et travailler, s'ils veulent cul-
tiver et développer le sentiment instinctif de la foule, qui com-
mence à comprendre que la politique ne répond pas à tous ses
besoins sociaux, que la presse à nouvelles ne l'éclairé pas sur
toutes choses.
De cette tournée de six mois, je reviens persuadé, absolu-
ment certain, que le Devoir compte, dans la seule province de
Québec, plus d'amis et de zélateurs qu'il n'en faudrait pour
assurer l'existence, le développement et la diffusion de deux
journaux comme le nôtre. A qui connaît mon habituel scep-
ticisme en ces matières, cette affirmation paraîtra significa-
tive; elle n'est nullement exagérée.
Et pourtant, les résultats actuels sont fort inégaux: ici, ils
dépassent nos espérances, là, ils restent au-dessous du possi-
ble; ailleurs, ils sont nuls. Dans l'ensemble, c'est ni bien, ni
mal; assez pour nous donner l'assurance de vivre; pas assez,
je ne dirai pas pour vivre à l'aise, — le jour où le Devoir pren-
drait du ventre, son esprit et ses moeurs en souffriraient —
mais pas encore assez pour donner au journal l'essor néces-
saire, ni lui assurer les ressources qui lui permettraient d'éten-
dre son champ d'action et de faire à ses rédacteurs des condi-
tions d'existence équivalant, par exemple, à celles d'un bon
plâtrier.
C'est dire que les résultats lointains restent problémati-
ques; car, enfin, en ceci tout se tient: ressources matérielles,
diffusion du journal, pénétration des idées.
La doctrine préconisée par le Devoir, les vérités qu'il dé-
fend, les oeuvres qu'il soutient, tout cela pénétrera dans le
— 9 —
peuple, à condition que le journal soit lu; il sera lu si ses amis
lui attirent des abonnés et des lecteurs; il répondra aux espé-
rances de ses amis à condition... qu'il vive. Et ce ne sont
sûrement ni les partis politiques, ni les lanceurs d'affaires, ni
les exploiteurs du crime et de la débauche, ni les indifférents,
ni les endormis, qui assureront son existence et favoriseront
son expansion.
Mais, objectera-t-on, si le Devoir compte tant d'amis, capa-
bles de le mettre à flot et disposés à le faire, comment se fait-
il qu'il en soit encore à crier famine, que son directeur doive
employer à tendre la main un temps qui serait plus utilement
consacré à d'autres activités?
Sur l'emploi du directeur, je pense, moi, que c'est un exer-
cice très salutaire pour râper l'orgueil. Et puis, qu'un homme
s'use à ceci, à cela ou à autre chose, cela n'a pas d'importance,
si le but à atteindre est bon. Un homme n'est qu'un homme
et se remplace toujours. Tout ce qui importe, c'est que l'oeu-
vre vive et porte de bons fruits.
Et c'est précisément parce que l'existence de l'oeuvre est
languissante, parce que sa fécondité est entravée, qu'il me pa-
raît intéressant de rechercher les causes de la disproportion
entre les efforts déployés et les résultats obtenus jusqu'ici.
Cette recherche m'est inspirée beaucoup moins par le souci
d'abréger mon supplice de quêteur — et celui de mes victimes
expiatoires: quêtes ou assistants-quêteurs — que par le désir
d'assurer le plein rendement de notre oeuvre commune. En
effet, les obstacles qui retardent l'achèvement de la structure
financière de l'oeuvre proviennent de causes qui amoindri-
ront sa portée morale et éducatrice et celle de toute oeuvre
identique, si l'on n'y porte remède.
Ces causes tiennent, les unes au tempérament de la race,
d'autres aux idées courantes en matière de journaux, d'au-
tres encore à l'incomplète compréhension que beaucoup de
nos amis mêmes ont de notre oeuvre, de son inspiration fon-
damentale, de sa portée véritable.
En général, nos compatriotes sont généreux, mais plutôt
passivement. Ils donnent volontiers à ceux qui vont les trou-
ver; ils donnent de main à main; mais ils font rarement un
effort volontaire, encore moins un effort soutenu, soit pour
aider une oeuvre de leur aumône, soit pour solliciter en sa
faveur des concours et des secours. Et puis, s'ils ont, à un
haut degré, le sens de la charité matérielle, ils n'ont guère ce-
lui de la charité intellectuelle. Soulager les corps, soigner les
malades, hospitaliser les infirmes, les vieillards, les orphe-
lins, ils comprennent cela; ils aident volontiers les hommes,
les femmes et les institutions qui se dévouent à ces oeuvres.
— 10 —
On ne leur a pas encore appris à pratiquer la charité en-
vers les intelligences, à aider les oeuvres qui se proposent d'é-
clairer les esprits, de fortifier les convictions, de discipliner
les volontés, de susciter et d'ordonner les énergies sociales. A
plus forte raison sont-ils encore fort loin de comprendre à
quel point ces oeuvres de charité intellectuelle constituent un
préventif et une atténuation des maux corporels ou matériels.
En second lieu, l'esprit d'organisation, le sens de la col-
lectivité, la pratique de la coordination des efforts individuels,
en vue d'un objectif commun à atteindre, sont fort peu déve-
loppés chez nous.
De cette double lacune de notre tempérament et de notre
éducation nationale, les amis du Devoir ne sont pas exempts.
Les nombreuses contributions volontaires que nous recevons
par la poste, ou qu'on vient spontanément porter à nos bu-
reaux, les lettres motivées qu'on veut bien ajouter à ces sous-
criptions, démontrent que plusieurs de nos lecteurs réagis-
sent contre l'apathie générale. Mais il en reste un grand nom-
bre qui attendent que nous ou nos amis allions solliciter leur
contribution.
C'est ici que le travail de coopération trouverait sa valeur.
Ce que certains de nos groupes de propagandistes ont obtenu
démontre ce qui pourrait se faire partout. Ce que tel ou tel
de nos amis a réalisé par un travail méthodique laisse entre-
voir d'étonnantes possibilités. Je pourrais citer les noms de
deux modestes commis-voyageurs, l'un de Montréal, l'autre des
environs de Québec, dont chacun a fait plus, à lui tout seul,
que la plupart des groupes organisés dans les paroisses les plus
opulentes de Montréal.
Fausses conceptions — Situation particulière
du ** Devoir "
L'obstacle le plus général à vaincre, c'est la fausse con-
ception qu'on se fait des conditions d'existence d'un journal
de doctrine, à notre époque et dans notre pays.
On s'est tellement habitué à voir les journaux se fonder et
vivre par eux-mêmes, couvrir les villes et les campagnes d'a-
gents salariés, qui sollicitent des abonnements à l'aide de pri-
mes de toutes sortes, qu'on ne comprend pas encore comment
et pourquoi un journal qui se respecte et qui respecte ses lec-
teurs, qui veut conserver son indépendance et sa dignité, ne
peut pas vivre dans les mêmes conditions, ni se répandre par
les mêmes méthodes, ni entretenir sa popularité et sa caisse
par les mêmes moyens. Il est pourtant clair comme le jour
qu'il ne le peut pas, qu'il ne le doit pas; et cependant, il lui
— 11 —
faut adapter ses prix de vente et d'abonnement à la concur-
rence des journaux stipendiés par les partis politiques ou par
les gros intérêts financiers et, pis encore, à la triomphante
compétition des feuilles jaunes» alimentées par l'appétence
morbide du crime et de la sensation, appétence qu'elles ont
créée et qu'elles entretiennent assidûment.
L'expérience est faite dans le monde entier: aucun journal
ne peut aujourd'hui vivre honorablement de ses seules res-
sources. La question qui se pose, et s'impose, est donc tout
simplement celle-ci: les catholiques, au Canada comme ail-
leurs, sont-ils prêts à faire pour les journaux catholiques, ce
que les francs-maçons, les boursicotiers, les politiciens, les
monteurs d'affaires, font pour leurs organes? Et chez nous
se pose également cette autre question: les Canadiens-français
sont-ils prêts à faire pour les organes de la défense nationale
ce que leurs ennemis déclarés ou déguisés font pour les orga-
nes de la déchéance nationale, ou les politiciens pour les
journaux qui subordonnent l'intérêt national aux exigences
de parti?
En ce qui concerne le Devoir, ses amis ne se rendent évi-
demment pas un compte exact des difficultés particulières
de sa situation, qui lui rendent la vie beaucoup plus difficile
qu'à VAction Catholique, par exemple. Aujourd'hui que les
nuages et les malentendus sont dissipés, grâce à Dieu, nous
pouvons en parler à l'aise, — d'autant plus à l'aise qu'au cours
de cette tournée je n'ai manqué aucune occasion de placer
YAction Catholique et le Droit sur le même terrain que le
Devoir, et de solliciter pour eux comme pour nous l'appui
effectif de tous les Canadiens-français catholiques.
L'Action Catholique, c'est entendu, n'est pas l'organe de
l'archevêché de Québec. Mais enfin, fondée sous le haut pa-
tronage de l'cminentissime archevêque et de ses suffragants, elle
a bénéficié et profite encore d'un concours direct du clergé qui
fait totalement défaut au Devoir, et d'un appui indirect que le
Devoir n'a pas encore reçu, en dépit des sympathies abon-
dantes et chaleureuses qu'il rencontre généralement dans les
rangs du clergé.
A VAction Catholique, plusieurs des fonctions les plus im-
portantes sont confiées à des prêtres, dont la modeste rétribu-
tion obère fort légèrement le budget du journal. Au Devoir,
ces fonctions sont remplies par des laïques, presque tous char-
gés de famille, dont les traitements s'ajoutent aux autres frais,
nécessairement plus élevés à Montréal qu'à Québec.
A l'extérieur, pour les besoins de la propagande et de la
diffusion, le grand journal de Québec reçoit également du
clergé des concours gratuits qui nous manquent.
— 12 —
Sur les motifs qui ont fait préférer, à Montréal, la fonda-
tion d'un journal entièrement laïque par son personnel, je me
suis suffisamment expliqué au dixième anniversaire du Devoir,
A la même occasion, M. l'abbé Perrier a exposé les avantages
de ce mode de journalisme catholique, qui a généralement
prévalu. Inutile d'y revenir. ^
A mon humble avis, les trois journaux — Action Catholi-
que, Droit, Devoir, — ont leur raison d'être; ils répondent,
chacun dans sa sphère et avec son caractère particulier, aux
besoins de la défense religieuse, sociale et nationale. Il est
donc nécessaire de pourvoir à leur subsistance, en tenant
compte de la situation et des besoins particuliers de chacun.
La même conclusion s'impose à l'égard des journaux hebdo-
madaires qui s'inspirent des mêmes principes et s'imposent
les mêmes contraintes.
Pour son compte, le Devoir se trouve en face d'un dilemme
assez singulier dont j'ai senti, à maintes reprises, les deux
cornes pointer à travers de multiples et très sincères protesta-
tions de sympathie. "Le Devoir est un journal clérical", affir-
ment un bon nombre de nos amis laïques, "le clergé devrait
l'aider davantage." — "Le Devoir est un journal laïque", di-
sent plusieurs prêtres de nos amis; "c'est aux laïques à le sou-
tenir."
En poussant l'analyse un peu plus avant, j'ai constaté,
sans une extrême surprise, d'ailleurs, que si le Devoir compte
plus d'amis que je ne pensais, il s'en trouve relativement
peu qui en comprennent toute la raison d'être. L'ensemble
de ses amis aiment l'ensemble de ses idées, sa direction et sa
tenue générale. Mais dans aucune catégorie particulière d'a-
mis — prêtres, hommes d'oeuvres, éducateurs, professionnels,
hommes d'affaires, ouvriers, — je n'en ai guère rencontré qui
s'étaient arrêtés à cette réflexion: Que vaut un journal com-
me le Devoir à la classe dont je fais partie, à l'oeuvre qui m'est
particulièrement chère, aux fonctions que j'exerce, aux acti-
vités que je poursuis? Et donc, en plus des raisons générales
que je puis avoir, comme catholique et canadien-français, de
l'encourager, ai-je un devoir et un intérêt particulier à le sou-
tenir et à le propager?
Mais avant de répondre à cette double question, il est un
point initial qu'il est, paraît-il, nécessaire d'élucider.
1 Ces discours sont reproduits dans le compte rendu du Dixième anniversaire du
Devoir (prix 35 sous). Ils ont aussi été publics séparément (prix 15 sous et 10 sous.)
{
— 13 —
Qu'est-ce qu'un journal catholique et national?
Un journal catholique et national est un journal entière-
ment dévoué à l'Eglise et à la patrie; c'est-à-dire à l'ordre so-
cial établi ou voulu par Dieu pour conduire l'homme à ses fins,
naturelles en ce monde, surnaturelles en l'autre. J'ajoute, pour
les journaux canadiens-français, "dévoué à la race", puisque la
race canadienne-française, presque entièrement catholique,
constitue par son organisation sociale un élément précieux de
l'ordre ecclésiastique et un élément essentiel et fondamental
de la patrie canadienne.
La plupart des journaux de langue française, au Canada,
sont des organes de parti ou des entreprises commerciales.
Possédés et rédigés par des catholiques de diverses nuances, ils
publient pêle-mêle les comptes rendus de sermons et les récla-
mes de théâtre obscène, les consultations théologiques et les
récits de vol ou de viol. Sans jamais attaquer de front la foi
et la morale, ils en sapent constamment les assises; mais, comme
ils prodiguent les compliments aux sommités ecclésiastiques,
beaucoup de gens les tiennent pour orthodoxes et respectables.
En politique, ils servent aveuglement le parti, fût-ce aux dépens
de la race ou de la patrie; mais entre deux campagnes d'abdi-
cation nationale, ils donnent volontiers dans le dithyrambe
patriotique. Ces occasionnelles professions de foi religieuse et
nationale sont apparemment sincères; et cette incohérence n'a
rien qui doive surprendre: elle tient à la nature même de ce
genre de journalisme. Dans ces boutiques, la religion, la mo-
rale, le patriotisme sont forcément subordonnés aux exigences
du parti qui commande la rédaction ou aux intérêts financiers
qui commanditent l'entreprise.
Or, jusqu'en ces dernières années, — et même aujourd'hui,
dans une mesure trop grande encore — les journaux de ce type
ont nourri l^s cerveaux de l'immense majorité du peuple cana-
dien-français. Est-il sage, est-il prudent, est-il juste de leur
abandonner la direction des idées et des opinions de la foule?
L'expérience n'a-t-elle pas démontré qu'en toute occurrence où
les intérêts des partis, ou ceux des hommes d'affaires, sont ve-
nus en conflit avec les droits de l'Eglise ou les intérêts supé-
rieurs de la race et de la nation, tous ces journaux — les uns
plus, les autres moins — se sont faits, tantôt par leurs plai-
doyers, tantôt par leur silence, les apologistes ou les compli-
ces de l'iniquité, de l'erreur, de la trahison, de l'abdication
morale? N'ont-ils pas contribué tous, quoique à des de-
grés variables, à l'obscurcissement des intelligences, à l'obli-
tération des principes sociaux, à l'atrophie des consciences, à
l'émoussement des énergies, à la dégradation des moeurs pu-
bliques et privées?
— 14 —
Et donc, n'est-il pas urgent, n'est-il pas nécessaire de fon-
der, de soutenir et de répandre des journaux exclusivement
voués à la défense des droits de l'Eglise, des traditions fami-
liales, des oeuvres sociales catholiques, du patrimoine religieux,
intellectuel et économique de la race? des journaux qui pour-
ront se tromper sans doute, qui se tromperont assurément, mais
qu'il est toujours possible de remettre dans la voie droite, parce
qu'ils obéissent primordialement et toujours à une autorité qui
ne faillit pas? des journaux qui pourront, qui devront s'occuper
de toutes questions politiques, sociales, littéraires, etc., mais
s'en occuper toujours en vue des intérêts supérieurs de l'Eglise,
de la famille, de la race, de la patrie? des journaux qui ne se-
ront la chose d'aucun parti, d'aucune coterie, d'aucune coali-
tion d'intérêts, mais qui apprécieront les partis, les hommes,
les événements, à l'unique lumière des principes qui les gui-
dent, dans l'unique but de servir Dieu, la race et la patrie?
Telle est la situation de VAction Catholique, du Droit, du
Devoir; telle est aussi la situation du Progrès du Saguenay, de
la Vérité, du Bien Public, de la Liberté (de Winnipeg), du Pa-
triote de rOuest et de quelques autres hebdomadaires inspirés
des mêmes principes et publiés dans les mêmes conditions.
La seule existence de ces journaux et leur influence gran-
disssante sur l'opinion ne contribuent-elles pas déjà à garder
ou à ramener les autres journaux dans la voie droite? Les or-
ganes de la défense religieuse et nationale n'aident-ils pas les
hommes publics qui veulent rester fidèles aux dictées de la
conscience — et c'est encore le grand nombre — à s'appuyer sur
une opinion plus saine pour résister aux assauts de l'ennemi,
aux exigences injustes des partis ou aux passions égarées de
la foule? En conséquence, ceux des journalistes et des politi-
ciens de parti qui préfèrent encore le bien au mal, la vérité à
l'erreur, ne devraient-ils pas favoriser, au lieu de les combat-
tre, les journaux de principes qui les aident à conserver leur
propre dignité et à mieux remplir leurs devoirs particuliers?
A toutes ces questions, la grande majorité des Canadiens-
français catholiques, laissés à l'inspiration de leur coeur, de
leur raison et de leur conscience, répondraient assurément oui.
A plus forte raison, la presque totalité des lecteurs et des amis
du Devoir, amenés depuis longtemps à faire ces salutaires ré-
flexions. Il leur reste à en déduire l'inévitable et logique con-
clusion: ils doivent, de toutes leurs forces, aider au maintien
et à la propagation des journaux voués à cette tâche salutaire
mais ingrate, et notamment du Devoir.
Pourquoi, du Devoir en particulier? Parce qu'il vit dans
des conditions particulièrement difficiles et parce qu'il opère
dans le centre le plus important de la province et du pays.
--...:-V.,, F==^ 15 -^
dans cette grande ville, aujourd'hui cosmopolite, où tous les
problèmes religieux, sociaux, intellectuels, économiques, se po-
sent avec une effrayante rapidité et sous une forme intense. Si
ces problèmes ne sont pas résolus, à Montréal, dans le sens
des traditions catholiques et nationales, l'Eglise et la race con-
naîtront de mauvais jours. Et comment le seront-ils, si on
laisse l'opinion des Canadiens-français catholiques de Mont-
réal aller à la dérive, au gré des étroites passions alimentées
Ijar les journaux de parti? ou, pis encore, s'embourber dans
le cloaque de la dégradation intellectuelle et morale, dans le
bourbier des préoccupations mesquines et des jouissances bê-
tes ou immondes, alimenté par les journaux jauneSy par les
journaux à tout faire, à tout dire, à tout publier, à tout annon-
cer?
Dans ce travail de défense religieuse et sociale, le rôle de la
presse catholique, celui du Devoir, en particulier, est d'une
importance capitale. Mais il est tellement complexe et si peu
compris, même par une foule de bons esprits, qu'il paraît
nécessaire de l'examiner à fond et d'en présenter les nombreux
aspects aux hommes qui se dévouent aux causes de l'Eglise et
de la société, chacun selon son tempérament, ses idées, ses
préoccupations, et aussi selon son milieu social ou profession-
nel.
Nous allons donc étudier le rôle de la presse catholique et
nationale au Canada: — lo, en fonction des oeuvres diverses
qui sollicitent l'effort et la coopération de tous les Canadiens
français vraiment catholiques; — 2o, du point de vue particu-
lier de chacune des catégories sociales dont se compose notre
petite collectivité; — 3o, pour la conservation de la famille
chrétienne, fondement de la société; — 4o, comme facteur d'un
vrai patriotisme.
II
LA PRESSE ET LES ŒUVRES
Éveil du sens social — Action des journaux
L'un des aspects les plus consolants de la situation actuelle,
au Canada français, c'est la rapide création d'oeuvres utiles et
intéressantes, oeuvres de réfection morale et intellectuelle,
oeuvres sociales et économiques: Association de la Jeunesse
catholique, oeuvre des Retraites fermées, Association catholi-
que des voyageurs de commerce, Syndicats catholiques et na-
tionaux, ligues d'action française et de défense nationale, oeu-
vres universitaires, congrès de commissaires d'écoles, caisses
populaires, sociétés coopératives de toutes sortes — sans par-
ler des oeuvres de bienfaisance et d'éducation, déjà fortement
implantées chez nous mais soutenues, la plupart, par les com-
munautés religieuses.
Cette floraison magnifique annonce déjà de riches ren-
dements. Elle démontre que les Canadiens répondent enfin
à l'appel du devoir social. Ils ont fini par comprendre qu'il
n'est pas juste de laisser au clergé et aux congrégations tout le
fardeau des oeuvres sociales, qu'il n'est pas prudent d'aban-
donner aux politiciens la solution de tous les problèmes ^dtaux
de la race et de la nation.
Ce n'est pas trop tôt. Que de temps perdu! Que de situa-
tions entamées! Que de positions à reprendre! Si l'on faisait
le bilan des richesses morales et intellectuelles perdues, des
forces sociales gaspillées, au cours des longues années où la
stérile violence des luttes électorales venait seule, à l'occasion,
secouer la torpeur de l'égoïsme individuel, on serait épouvanté
du résultat. Mais oublions le passé, sauf pour ne pas le recom-
mencer, et tournons-nous vers l'avenir.
Honneur aux hommes intelligents et dévoués, aux apôtres
sociaux qui ont entrepris de nous sortir du bourbier de la petite
pclitique et des mesquines préoccupations! Mais pour que ce
mouvement soit fécond et durable, il est bon de rechercher les
causes qui en ont permis la naissance, qui en assureront la per-
manence et ie plein rendement.
Parmi ces causes, on n'a pas assez remarqué l'action de la
presse catholique et nationale, de la presse de doctrine et d'i-
dées; tout comme, parmi les origines du mal qu'on veut com-
battre, on n'a pas suffisamment signalé l'influence des jour-
naux de parti et celle, plus délétère encore, de la presse jaune.
— 17 —
Toutes les oeuvres que j'ai mentionnées, sauf l'Association
de la Jeunesse catholique, sont postérieures à la créa-
tion des premiers organes de défense religieuse et nationale.
Quelques-unes en sont nées. Toutes, sans exception, ont trouvé
dans ces organes leurs principaux points d'appui. Ces jour-
naux ont contribué plus que tout autre moyen de pénétration à
créer la mentalité qui a permis à ces oeuvres de naître, de vivre
et de croître. Ils font connaître leurs activités, ils démontrent
et soulignent leur bienfaisance, ils cultivent les idées et les doc-
trines dont elles s'alimentent, ils suscitent et soutiennent les
énergies dont elles vivent.
Quel succès aurait obtenu l'Association d'éducation d'On-
tario et, généralement, la cause sacrée de l'éducation catholi-
que et nationale, sans son vaillant et constant défenseur, le
Droit? Où en seraient les syndicats catholiques, les caisses po-
pulaires et tant d'autres oeuvres, sans VAction Catholique, le
Devoir, le Progrès du Saguenay et les rares hebdomadaires qui
s'inspirent des mêmes idées directives?
Ces oeuvres, je le sais, ont fini par obtenir la publicité des
autres journaux, forcés de suivre sur ce terrain les journaux
de doctrine. Les organes de parti et les gazettes d'affaires ont
fait aux oeuvres une part de leur publicité, le jour où ils ont
vu dans l'importance grandissante de ces nouvelles activités un
moyen d'accroître ou d'alimenter leur clientèle. Je laisse à la
conscience réfléchie des hommes d'oeuvres le soin de déci-
der dans quelle mesure ils sont justifiables de se prêter à ce
calcul, d'apporter l'appoint de leur patronage à des publica-
tions dont l'esprit et les tendances générales faussent les cons-
ciences, obscurcissent les intelligences et corrompent les
moeurs. Dénoncer et combattre le mal, puis lier partie avec
ceux qui le propagent, ne paraît pas d'une saine logique, ni
mêrne d'une morale très sûre. Les hommes d'oeuvres peuvent
aussi se demander ce qui leur resterait de publicité le jour où
les journaux de doctrine, morts d'inanition, ne seraient plus là
pour stimuler les bons offices des organes politiques et de la
presse jaune.
Mais ce qui importe plus que la publicité, c'est l'esprit pu-
blic, c'est le sens social, c'est la mentalité générale. A notre
époque où la masse des gens de toute catégorie ne lisent à peu
près que les journaux, c'est la presse qui forme ou déforme
l'esprit public, le sens social, la mentalité générale. De là la
nécesssité de fonder, de soutenir et de répandre des journaux
qui créent et alimentent un sain esprit public, un sens social
vraiment chrétien, une mentalité générale toute pénétrée de
foi catholique et de patriotisme.
— 18 —
De l'exactitude de cette déduction, les hommes d'oeuvres
semblent généralement convaincus, du moins si l'on en juge par
tout ce qu'ils demandent et obtiennent de la presse catholique
et nationale: articles de propagande, comptes rendus, publicité
spéciale et généralement gratuite. Mais ce qu'ils paraissent
ignorer, c'est que les journaux dont ils usent si largement coû-
tent horrriblement cher à ceux qui les publient et que les servi-
ces qu'ils en reçoivent en accroissent sensiblement les charges.
Ce qu'ils ne paraissent pas comprenare, c'est que l'oeuvre de
la presse catholique, si hautement recommandée par les Papes
depuis soixante-quinze ans, est la plus lourde et la plus diffici-
le des oeuvres et que toutes les autres, qui en profitent, ont en-
vers elle des obligations de solidarité chrétienne, de charité et
même de justice.
La (( locomotive » — Qui paie le charbon?
C'est Charles Maurras, je crois, qui a défini la presse "la
locomotive des oeuvres". Cette comparaison est assez exacte.
La plupart de nos hommes d'oeuvres trouvent très commode
de s'installer dans le train, de remplir les fourgons de leurs
colis, de se faire transporter à destination et même d'aller et
venir. . . sans bourse délier. Ils ont l'air de croire que le mé-
canicien et le chauffeur, en plus de leurs sueurs, de leur dur
labeur, des intempéries qu'ils endurent, des dangers qu'ils af-
frontent, doivent aussi fournir à leurs frais le charbon qui
chauffe et actionne la machine.
Les fondateurs et directeurs de journaux pourraient en
dire long, sur ce chapitre. Les hommes dévoués qui soutien-
nent le Droit ont recueilli d'incroyables rebuffades d'institu-
tions pourtant intéressées au triomphe des causes que soutient
à l'avant-garde le vaillant journal d'Ottawa. Nous avons nous-
mêmes fait de multiples expériences symptômatiques. S'il me
fallait dresser la liste des institutions, des associations, des oeu-
vres de toute sorte qui ont recours à la publicité gratuite, aux
articles bienveillants, aux réclames directes ou indirectes, aux
services personnels ou professionnels des rédacteurs pour se
faire connaître du public, pour s'attirer des aumônes, des con-
cours et des sympathies, on serait étonné de la longueur de
la liste et plus encore de ce que ces services, non compensés,
représentent de charges pour le journal.
On peut évaluer à vingt-cinq mille piastres, au bas mot, les
sommes déboursées par le Devoir» depuis sa fondation, pour
venir en aide à diverses oeuvres sociales, intellectuelles, bien-
faisantes ou économiques, dont aucune ne lui a rendu l'équi-
valent des services qu'elle en a reçus.
— 19 —
Ces contributions, qu'on ne l'oublie pas, ne sont pas préle-
vées sur les gains d'une entreprise lucrative. Elles aident au
contraire à creuser un déficit comblé, cliaque année, par une
demi-douzaine de personnes, elIes-méniLs chargées de famille
et chargées d'oeuvres. Et ce déficit se produit, parce que ces
journaux se maintiennent dans des conditions d'indépendance
et de dignité morale qui leur permettent d'apporter un utile
appui aux autres activités catholiques et nationales.
Mais, objectera-t-on, la plupart de ces oeuvres vivent elles-
mêmes de contributions volontaires; aucune n'est lucrative;
comment pourraient-elles couiriLuer au soutien matéi'jl des
journaux catholiques et nationaux? Je ne prétends pas que les
oeuvres, comme oeuvres, doivent verser à la caisse des jour-
DP ' Il n'y a qu'aux journaux qu'on trouve tout naturel de
laire donner ce qu'ils n'ont pas. Mais il y a de multiples ma-
nières d'aider la presse catholique. Dans le cas des oeuvres di
bienfaisance, quelques-uns de leur patrons, souvent fort ri-
ches, pourraient peut-être s'aviser d'aider personnellement au
soutien des journaux dont ils se servent si copieusement pour
attirer des sympathies et des secours à leur oeuvre de pré-
dilection. Quant aux oeuvres de propagande intellectuelle ou
sociale et aux associations professionnelles, elles pourraient
faire beaucoup pour attirer des lecteurs aux journaux qui les
aident, pour recueillir des souscriptions en leur faveur, orga-
niser des conférences, etc. A qui veut pratiquer le devoir de
solidarité et de charité sociale, les ressources ne manquent pas.
Combien y ont songé jusqu'ici? L'Association Catholique des
Voyageurs de Commerce, la plus récente de ces oeuvres et celle
peut-être qui a le moins besoin des journaux, a été la pre-
mière à tenter quelque chose de tangible en faveur de la pres-
se catholique et nationale. Cet exemple, espérons-le, en
suscitera d'autres. Puisse-t-il en résulter un concours perma-
nent de toutes les oeuvres catholiques et nationales en faveur
de la presse catholique et nationale! Ce concours est aussi né-
cessaire aux oeuvres qu'aux journaux; elles doivent travailler
sans cesse à répandre les publications dont l'influence et l'ac-
tion éducatrice soutiennent leurs activités particulières. Ceci
est vrai de chaque oeuvre; c'est encore plus vrai de V ensemble
des oeuvres.
A quoi tendent, en somme, toutes ces activités diverses? A
améliorer la situation morale, intellectuelle et matérielle du
peuple canadien-français; à mettre nos compatriotes en mesu-
re de mieux élever leurs enfants, de s'entr'aider plus efficace-
ment, de servir plus fidèlement l'Eglise et la patrie, et d'attein-
dre l'objectif suprême de toutes les actions individuelles et so-
ciales, c'est-à-dire d'accomplir les fins que Oieu a données à
— 20
l'homme et à la société. Pour parvenir à ce but, pour se
maintenir à ce niveau, certaines conditions sont essentielles:
faire connaître à tout le monde les oeuvres diverses qui soUi-
citeiil le concours de chacun, selon ses aptitudes, son tempé-
beaucoup d'oeuvres excellentes en soi; enfin, les maintenir
toutes dans l'ambiance générale du milieu et de l'époque où
elles opèrent, afin de les préserver du danger de vivre dans
l'irréalité ou l'isolement, d'où résultent la dessication intérieure
et la stérilité.
Or, ces conditions essentielles, les oeuvres catholiques et
nationales les trouvent dans la presse catholique et nationale.
J'ose dire qu'elles ne les trouvent que là.
Il y a quelques semaines, le président de l'Association de la
Jeunesse GathoUque, M. Guy Vanier, de passage à Winnipeg,
faisait une observation que la Liberté a soulignée, que le
Devoir a commentée ^. Beaucoup de jeunes gens, disait-il, vou-
draient se dévouer, mais ils restent inactifs, parce qu'ils ne sa-
vent où porter leur effort; et ils ne savent où aller, parce qu'ils
**ne savent pas regarder"'. G'est très juste. Mais, pour plu-
sieurs, n'est-ce pas que l'oeuvre qui répondrait à leur vocation
sociale n'est pas à la portée de leurs regards? S'ils ne savent
pas regarder, n'est-ce pas qu'ils ne peuvent voir?
Un religieux expérimenté parlait un jour d'un modeste
opuscule, sorti des presses du Devoir, et dont l'unique mérite
est de faire connaître les oeuvres de missions entreprises et
soutenues par les communautés canadiennes-françaises. "Get
ouvrage, disait-il, est très favorable au recrutement des sujets,
parce qu'il aide à fixer les vocations particulières. Que de vo-
cations manquées par défaut de connaissance de l'oeuvre qui
commande le choix de l'appelé !"
G'est précisément le rôle de la presse catholique et natio-
nale. En faisant connaître toutes les oeuvres d'inspiration
catholique et de fondation nationale, elle fait surgir parmi
les laïques les vocations sociales; elle aide à les orienter, puis
à les fixer, condition nécessaire à leur efficacité. En faisant
"regarder", elle fait agir.
Par la même diffusion générale et impartiale, elle tient tou-
tes les oeuvres en contact et en relations mutuelles. Elle leur
apprend à s'entr'aider; elle les empêche de se nuire. Elle préser-
ve chaque oeuvre particulièire de la dangereuse tentation de se
croire la seule efficace, la seule qui mérite d'être encouragée,
soutenue et propagée. Avec notre tempérament, nos habitudes
1 Devoir du 25 septembre 1920; article de M. Orner Héroux.
— 21 —
nationales, notre esprit un peu exclusif, même dans le bien,
cette seule action de la presse est d'une importance capitale.
Enfin, la presse catholique et nationale, la presse quoti-
dienne surtout, est l'agent d'information qui apporte aux hom-
mes d'oeuvres les aperçus et les renseignements dont ils ont
besoin, absolument besoin, pour mettre leurs activités en pleine
valeur. C'est la cloche d'alarme qui les tient en éveil; c'est le
phare qui jalonne la route et marque les écueils. Aux morali-
sateurs, elle désigne les plaies sociales les plus infectieuses et
les plus répandues, celles qui appellent leur action curatiye et
urgente: ce ne sont pas toujours les plus visibles. Aux intel-
lectuels, elle signale les attaques les plus insidieuses contre
l'intelligence de la race; elle les empêche de s'engoncer dans
le dilettantisme égoïste ou une vaine complaisance en eux-mê-
mes, et de tourner en petites sociétés d'admiration mutuelle,
piège ordinaire des savants et des lettrés, ou de ceux qui se
croient tels. Aux économistes, aux ouvriers, aux hom_mes
d'affaires, elle rappelle sans cesse que leurs activités doivent
rester subordonnées aux intérêts supérieurs de la race, que
l'homme ne vit pas seulement de pain et que, s'il est utile, né-
cessaire même, d'armer les Canadiens-français pour les lut-
tes économiques, il ne faut pas sacrifier à cet objectif les exi-
gences de leur foi, leurs traditions, leur culture supérieure.
Sur l'utilité de la presse comme moyen de diffusion des
oeuvres, il n'y a pas lieu, je pense, d'insister. Tout le monde
tombera d'accord. Mais développons les deux autres aspects:
la presse, lien nécessaire des oeuvres; la presse, stimulant et
régulateur des activités sociales. Pour en mieux faire saisir
l'importance, empruntons quelques exemples à divers types
d'oeuvres religieuses, intellectuelles, économiques.
Œuvres religieuses — Complément nécessaire
De toutes les oeuvres religieuses créées chez nous, en ces
dernières années, il n'en est pas. de plus belle, de plus utile, de
plus féconde que les retraites fermées. Eminemment propres
à soutenir la vraie piété, la piété de l'intelligence et du coeur,
trop souvent faussée par les dévotionnettes, les retraites fer-
mées aident également à la création d'un sens social vraiment
chrétien, qui est le seul vrai sens social. Qui n'a lu — faut-il
écrire: qui a lu? — les pages émouvantes que M. René Bazin
a consacrées à cette belle oeuvre dans l'un de ses meilleurs ou-
vrages, Le blé qui lève? A travers le récit légèrement drama-
tisé d'une humble fin de vie d'ouvrier, l'éminent écrivain lais-
se entrevoir tout ce qu'une retraite fermée peut pour détermi-
ner la conversion sociale d'un homme du peuple.
— 22 —
Ce qu'il me semble utile de signaler ici, c'est le précieux
appoint que la presse catholique apporte à l'oeuvre des re-
traites, en prolongeant leur action sur les consciences et les vo-
lontés, dans la vie publique et sociale surtout. Cette coopéra-
tion est peut-être plus nécessaire au Canada que partout ail-
leurs, parce que le danger qui menace ici l'ordre social est à
la fois moins apparent et plus général qu'ailleurs; parce que
le péril résulte moins de l'irréligion ou de faux principes, ou-
vertement préconisés, que d'un ensemble d'habitudes louches
et lâches, d'un abaissement général des caractères — fruit de
l'esprit de parti, de la torpeur intellectuelle, de l'amour des
jouissances faciles — ; et qu'en conséquence il est aussi urgent
de combattre le mal dans le domaine des faits que d'en délo-
ger les causes des esprits.
L'an dernier, le zélé directeur des retraites, à Montréal,
rappelait aux lecteurs de la Vie nouvelle l'importance du
"devoir électoral". Plus tard, il leur parlait du "devoir des char-
ges publiques". Armé du témoignage d'évêques, de théolo-
giens, de catholiques éminents, tous européens, il adjurait les
catholiques du Canada de "s'emparer des postes où ils peu-
vent rendre service à leur nationalité et à leur religion." ^
Le conseil est excellent, — à condition d'avoir des hom-
mes compétents, dont l'accession à ces postes soit possible sans
accroc à la morale catholique, à l'honneur national et à la digni-
té chrétienne; à condition aussi que la conscience publique sou-
tienne les hommes qui se dévouent à ces fonctions sociales.
Or, il faut bien l'avouer, nous sommes encore loin de là. Le
contact du protestantisme, le libéralisme vécu, l'esprit de parti,
la pratique de la fausse conciliation et, plus que tout, la soif
des honneurs et les mesquines préoccupations, ont fait de tels
ravages dans les consciences, ils dominent tellement l'opinion,
qu'il n'est guère possible, à l'heure actuelle, d'arriver aux fonc-
tions publiques sans abdication morale, de s'y maintenir sans
défaillance ni compromission.
L'oeuvre des retraites fermées, en redressant les conscien-
ces, en éveillant le sens du devoir social, tend puissamment à
corriger ce mal effroyable et général. Laissée à elle-même,
elle n'y peut suffire. D'abord, elle n'atteint pas les masses ni,
par conséquent, l'opinion publique, nécessaire point d'appui, en
pays affligé du régime électoral, des hommes qui veulent, par
devoir, assumer les charges publiques. Et puis, même dans les
élites qu'elle forme, l'action des retraites ou, plus généralement,
l'action religieuse exige un complément. Elle rétablit dans les
consciences qu'elle atteint la notion des principes sociaux; elle
n'en fait pas, elle n'en peut faire l'application à toutes les situa-
^ Vie nouvelle, octobre 1919, avril 1920.
— . 23 —
lions concrètes qui se présentent.
De cette double el inévitable lacune, si elle n'était comblée
par ailleurs, résulteraient d'étranges équivoques. J'en pourrais
donner des preuves topiques et vécues, malheureusement trop
propres à démontrer l'insuffisance des oeuvres et des associa-
tions religieuses pour refaire la conscience publique. C'est
précisément la tàclie des journaux de principes, d'idées et d'ac-
tion. C'est à eux, presque à eux seuls, qu'il appartient de signa-
ler au jour le jour les défaillances des hommes publics, les
fautes qui appellent la répression d'une saine opinion publique,
les attaques qui menacent la foi, les moeurs, l'ordre social.
Ce n'est pas, qu'on en soit certain, une besogne agréable.
Mais il faut tout de môme qu'elle se fasse; et seule la presse
indépendante, la presse catholique peut la faire efficacement.
Les journaux de parti dénoncent volontiers le mal commis
par les hommes du parti adverse; mais comme ils excusent, ab-
solvent ou pallient les fautes de leurs patrons, la conscience
publique n'y gagne rien; au contraire, déroutée par ces atta-
ques et ces justifications contradictoires, elle s'atrophie et finit
par perdre toute notion distinctive du bien et du mal.
D'autre part, si les hommes d'oeuvres religieuses se bor-
nent à agir sur le for intérieur, s'ils ne comprennent pas l'im-
portance de prolonger leur action, admirable en soi, par l'édu-
cation pratique de la conscience sociale, — éducation qui ne
peut guère se faire que par la presse — on aboutira tôt ou
tard à un lésultat pire encore que l'indifférence religieuse ou
la fausse conscience des partis, à l'hypocrisie religieuse appli-
quée à la vie publique. Ce fut, même avant le déicide,
le crime des pharisiens et la perte de la nation juive.
Notre Seigneur a demandé pardon pour ses bourreaux: **ils ne
savent ce qu'ils font;" mais il a maudit les scribes, les princes
des prêtres et les hommes d'affaires qui opéraient dans le tem-
ple.
Croit-on que chez les Juifs plus que chez nous ce crime
d'hypocrisie était toujours conscient et volontaire? Pour un
grand nombre, n'était-ce pas la résultante de l'oblitération du
sens religieux dans les intelligences, l'étouffement de "l'esprit
qui vivifie" par "la lettre qui tue"? Saint Paul converti a té-
moigné lui-même de sa bonne foi de pharisien.
Si nous devions laisser notre peuple s'acheminer plus avant
dans la route de la dépravation des moeurs publiques, se fami-
liariser davantage avec toutes les pratiques de l'opportunisme
politique, s'adonner de plus en plus au culte du succès, de la
fortune et des jouissances matérielles, s'habituer à croire qu'il
y a deux lois, deux morales, deux consciences, deux codes
d'honneur, l'un pour la vie privée, l'autre pour la vie profes-
sionnelle et publique, n'aboutirait-il pas à la fausse religion
— 24 —
dont le Christ a pu dire, en s'appropriant les paroles d'Isaïe:
"Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais son coeur est
loin de moi"?
Si on laisse se généraliser la notion qu'avoir une politique
catholique et nationale, cela consiste à élire aux fonctions pu-
bliques, par n'importe quel moyen, des Canadiens-français ca-
tholiques et même dévots, qui diront ou feront, ou qui laisse-
ront dire et faire n'importe quoi, quitte à prononcer, à l'occa-
sion, quelque sonore profession de foi, à suivre les processions,
à s'inscrire dans les associations pieuses, n'est-ce pas le moyen
le plus sûr de développer l'hypocrisie religieuse, calculée et
volontaire chez quelques uns, inconsciente et habituelle pour
le plus grand nombre?
Voilà, je le crains, où aboutirait la remarquable et conso-
lante recrudescence d'oeuvres et de pratiques religieuses qui
se manifeste chez nous depuis quelques années, si elle ne se
complétait par une vigoureuse campagne d'éducation popu-
laire. Et cette éducation, comme toute autre, ne doit pas se
borner à poser des principes généraux, à édicter des préceptes:
elle doit porter sur les faits concrets, sur les manifestations
journalières de la vie sociale et politique. C'est pourquoi, je
le répète, l'action de la presse s'impose.
Mais cette éducation complémentaire et généralisatrice par
la presse ne sera elle-même pleinement efficace que le jour où
les hommes voués aux oeuvres de réfection religieuse et socia-
le auront appris à faire une distinction nette entre les journaux
exclusivement dévoués à la défense des droits de l'Eglise, de
la race et de la nation, et les organes de parti ou les gazettes
d'affaires, pour qui la religion, le patriotisme et les oeuvres
sociales sont de simples matières à articles, à nouvelles et à
Images, tout comme la politique, les crimes, le cinéma, le ta-
rif, le prix des chaussures, la combine du sucre et le trust de
l'acier.
Ces réflexions, plusieurs apôtres sociaux, la plupart peut-
être, les ont déjà faites. Il leur reste à y donner suite en se
rendant aux désirs si clairement manifestés des Papes, en ai-
dant de toutes leurs forces au soutien et à la diffusion de la
presse catholique et nationale, complément nécessaire de leurs
oeuvres particulières.
Le (( Devoir )) et le renouveau intellectuel
L'influence de la presse catholique et nationale n'est pas
moins nécessaire aux activités intellectuelles qu'aux oeuvres
religieuses.
Personne n'est plus persuadé que moi de l'insuffisance du
journal comme instrument de culture intellectuelle. Faits au
— 25 —
jour le jour, dans des conditions qui obligent les rédacteurs à
disperser leur attention sur une foule de sujets disparates, sans
leur laisser le temps d'y réfléchir, à peine celui de choisir leurs
mots, les journaux tendent fatalement à ravaler le niveau de
la pensée humaine et même à empêcher le monde de penser.
"Je connais la presse," écrivait le maître du journalisme
contemporain, Louis Veuilîof, après vir^t années d'exercice
de son dur métier. "S'il s'agissait d'en faire présent au monde,
"j'hésiterais sans doute, et vraisemblablement je m'abstien-
"drais. Mais il ne s'agit plus d'installer au milieu de la civili-
"sation cet engin périlleux et peut-être destructeur. Il s'agit de
"vivre avec lui, d'en tirer le bien qu'il peut produire, de neu-
"traliser, d'atténuer au moins le mal qu'il peut faire." ^
C'est à cette dernière considération que je prie les lecteurs
et les amis du Devoir de s'arrêter. C'est la principale, presque
l'unique raison d'être de notre oeuvre et, généralement, de la
presse catholique et nationale. Atténuer le mal, le mal commis
par la presse à gages, dans l'ordre intellectuel, aussi bien que
dans l'ordre religieux, social ou politique, c'est là tout ce nous
pouvons faire; mais c'est déjà beaucoup, et nous ne pouvons
y parvenir que dans la mesure où nos efforts sont secondés
par tous ceux qui se préoccupent du perfectionnement de la
race, dans le sens de la vérité catholique et des traditions natio-
nales.
Dans l'ordre purement intellectuel, il me semble que le
Devoir n'a pas failli à sa tâche.
Par sa rédaction il tend à inspirer à ses lecteurs un idéal éle-
vé et d'intelligentes préoccupations; il les oriente vers les sour-
ces de la vraie et solide culture; ses rédacteurs font de leur
mieux pour donner à leur pensée une forme convenable. En
résumé, le Devoir se croit tenu de respecter l'intelligence de
ses lecteurs et la noblesse de la culture française.
Dans le service des nouvelles, il se heurte à l'obstacle com-
mun à tous les quotidiens de langue française au Canada:
l'obligation de traduire hâtivement d'indigestes et copieuses dé-
pêches télégraphiques, toutes transmises en anglais. La for-
me en souffre, mais du moinis ses rédacteurs et ses traduc-
teurs de faits divers font de constants efforts pour réagir
contre l'immoralité du nouvellisme contemporain, en rejetant
à l'égout les ignobles racontars dont la presse jaune repaît son
troupeau de lecteurs. Ils tâchent également de corriger l'inco-
hérence du système en mettant en relief les événements de
quelque importance, propres à éveiller d'utiles réflexions.
Enfin, dans ses reproductions, ses chronir- js littéraires,
ses critiques de livres et d'oeuvres musicales, ses pages pour
1 Les odeurs de Paris (12e édition, p. 30).
— 26 —
les femmes et les enfants, il ne perd pas de vue sa mission prin-
cipale, qui est de faire aimer le beau, le bon, le vrai. Il n'ou-
blie pas que deux dangers menacent la vie intellectuelle du
Canada et, par répercussion, sa vie morale et sa vie nationale:
l'utilitarisme anglo-saxon, qui l'étoufferait, et le dilettantisme
français, qui l'anémierait.
Pardessus tout, le Devoir se préoccupe de ramener sans ces-
se ses lecteurs à cette idée fondamentale que toute préoccupa-
tion littéraire ou artistique, toute activité de l'esprit doit ten-
dre à servir Dieu et, par conséquent, rester subordonnée à la
pensée religieuse tout en lui faisant appui.
En publiant la première série de ses Mélanges, Louis Veuil-
lot écrivait ceci: "Si je n'avais pas un journal où la pensée
"catholique peut se proclamer à l'aise, sans qu'aucune pensée
"rivale, ni aucune considération humaine en ose supprimer
"l'expression, je ne voudrais pas, je ne saurais pas écrire. S'il
"ne m'était pas permis de défendre la cause catholique, je
"rougirais presque de défendre une autre cause. Politique,
** philosophie, littérature, qu'est-ce que tout cela, séparé de VEgli-
**se? Qu'est-ce que tout cela devant Dieu et même devant les
"hommes?"
A mon humble avis, tel doit être le programme intellectuel
de la presse catholique, au Canada comme ailleurs.
Pour rester fidèle à cet idéal et ne pas trahir sa mission,
le journal catholique, ou le journal simplement soucieux de sa
dignité morale, doit renoncer à la grosse et facile popularité,
tout acquise aux -'euilles q :i flattent les passions vuk —3,
corrompent l'imagination et abêtissent l'intelligence. Raison
de plus pour que les journaux de doctrine et d'idées reçoivent
l'appui actif, le concours de propagande de tous les Canadiens
qui se préoccupent d'accroître et de fortifier le patrimoine in-
tellectuel de la race, de la soustraire au culte de la vulgarité
bête et de la platitude malpropre.
Au début de ce chapitre sur la presse et les oeuvres, j'ai
noté la recrudescence des activités intellectuelles, depuis dix
ans surtout. Personne ne contestera, je pense, l'appoint de la
presse catholique, celui du Devoir en particulier, à ce renou-
veau. Mais les lettrés, les savants ou les artistes qui activent ce
mouvement, et qui en profitent, s'arrêtent-ils à se demander ce
qu'ils doivent aux journaux qui font une si large part à leurs
travaux, qui soutiennent et font connaître leurs oeuvres, leurs
publications, leurs activités? Songent-ils à ce qu'il adviendrait
de leurs entreprises, de leurs revues, de leur enseignement, si
toute la population de langue française, au Canada, était li-
vrée à l'influence culturale des feuilles qui alimentent les intel-
ligences avec les comptes rendus dramatisés et copieusement
— 27 —
illustrés des cours d'assises, de la morgue, du cinéma et de Té-
gout, ou à l'emprise intellectuelle des journaux de parti, dont
toute la raison d'être est de rougir ou de bleuir les cerveaux?
Anglo-Saxonîsme — Dilettantisme français
Le danger dominant qui menace la culture française en
Amérique, le péril qui demeure et croît chaque jour, c'est l'an-
glo-saxonisme. Nos intellectuels se croient et nous croient suf-
fisamment préservés par le haut enseignement, par quelques
publications spéciales et peut-être aussi par une confiance illi-
mitée dans leur propres forces. C'est une erreur dangereuse.
S'ils laissent angliciser et matérialiser l'enseignement primai-
re, qui façonne les cerveaux de la jeunesse, s'ils laissent abru-
tir par les petites vues et les grosses gazettes les cerveaux de
tous les âges, ils s'apercevront avant longtemps que la culture
des sommets restera stérile. C'est cette menace que le Devoir
ne cesse de signaler. Combien lui tiennent compte de ses ef-
forts parmi ceux qui en profitent davantage? Combien le sou-
tiennent dans cette lutte vitale parmi ceux qui ont ou s'attri-
buent la mission de préserver les traditions intellectuelles de
la race?
L'autre dangeir, celui du dilettantisme français, paraît
moindre, parce qu'il n'atteint pas la masse. Nous sommes as-
surément plus menacés d'atrophie que de surexcitation intel-
lectuelle. L'absence d'idées est plus à redouter pour nous que
la surabondance. Mais précisément parce que le nombre des
intellectuels est fort limité et leur action peu marquée, il im-
porte que cette action s'exerce dans un sens propre à fortifier
l'intelligence de la race et à lui faire produire de bons fruits,
des fruits sains et nourrissants, plutôt qu'une abondante récol-
te de produits fades ou délétères.
Le dilettantisme intellectuel, la pléthore d'idées incohéren-
tes, la surproduction d'oeuvres littéraires et scientifiques, vides
de toute préoccupation morale, affranchies de tout principe
directeur, tout cela a fait un mal énorme en France. Après la
stérilité volontaire des foyers, c'est le plus sûr indice de déca-
dence morale. Là-dessus les Français les plus clairvoyants
et vraiment patriotes sont d'accord. De cette double pestilen-
ce, souhaitons que la France se délivre. Mais, pour l'amour
de Dieu, de nous mêmes et de nos enfants, n'allons pas nous
infecter du même virus, en y ajoutant la plaie du servilisme in-
tellectuel, qui porte déjà trop de Canadiens à admirer béate-
ment et à copier platement tout ce qui se dit et s'imprime en
France.
— 28 —
Que nous devions, comme tous les peuples de langue fran-
çaise, recourir au riche trésor de la culture française afin
d'alimenter nos intelligences, personne ne le conteste. Mais
ce qui importe davantage, c'est de nationaliser ces emprunts
et surtout de les christianiser.
De ce travail de culture sélective, le Devoir a fait sa large
part. Chaque semaine, il signale à ses lecteurs quelque mouve-
ment ou d'intéressantes productions de la pensée française.
Combien de journaux, même de ceux qui affichent bruyam-
ment leur culte pour la France (quand la politique anglaise
l'exige ou le permet), ont fait autant que lui à cet égard?
Mais si nous voulons aider nos compatriotes à enrichir leur
patrimoine intellectuel, nous refusons absolument d'amoindrir
leur patrimoine moral. Nous trouvons criminel, antisocial, an-
tinational, d'importer sans distinction tous les produits de
la pensée française et d'offrir aux cerveaux de notre pays,
avec un égal insouci, les aliments sains et le poison. Dût notre
culture littéraire en être retardée et limitée, nous estimons
qu'il y a un avantage plus précieux pour un peuple que l'hy-
perculture intellectuelle: c'est la foi, sauvegarde des moeurs,
des traditions, du vrai patriotisme et aussi de la réelle supé-
riorité d'esprit.
Qu'on ne s'y trompe pas, du reste; ce n'est pas en se saturant
de littérature française que notre peuple se sauvera de l'angli-
cisation. C'est en développant son propre fond, en cultivant
ses propres ressources; ce qui n'exclut pas, loin de là, l'étude
rationnelle des littératures et des civilisations étrangères. Gar-
dons-nous également de la suffisance et du servilisme.
Pour combattre ces deux tendances, si marquées chez
nous en dépit de leur apparente opposition, il faut travailler
énergiquement à rétablir et à développer dans l'âme canadienne
les vertus contraires: l'humilité, qui n'est pas la bassesse, et
la fierté, qui n'est ni l'orgueil ni la vanité. C'est à cette réfor-
me nécessaire et urgente que la presse catholique et nationale,
et généralement les oeuvres intellectuelles de chez nous, doi-
vent viser sans cesse.
On ne réfléchit pas assez à l'importance des vertus chré-
tiennes, au seul point de vue de la supériorité intellectuelle.
Dans un ouvrage intéressant, en dépit de certaines incohé-
rences, M. de la Lamarzelle a fort bien démontré que la pré-
tendue civilisation latine est en réalité la civilisation chré-
tienne; et que, pour atteindre à leur haut degré de culture,
les nations dites latines ont dû s'affranchir de la plupart des
traditions romaines. ^
^ L'anarchie dans le monde moderne (troisième partie) — Paris, Gabriel Beau-
chesne, 1919.
— 29 —
Cette noble et quasi surnaturelle origine de notre civilisa-
tion, ne l'oublions jamais, restons-lui fidèles à tout risque et à
tout prix. Voilà ce qu'il faut répéter sans relâche aux Cana-
diens-français, plongés dans l'ambiance matérialisante qui les
entoure, dans cette dure et grossière civilisation anglo-améri-
caine, tout imprégnée de l'amour païen des richesses. Même
aux hommes d'esprit, chrétiens et patriotes, il faut parfois rap-
peler — tant est bouleversée, de nos jours, la hiérarchie des
devoirs — que la religion précède le patriotisme, que la préser-
vation de la foi et des moeurs importe plus que la conserva-
tion de la langue, que le maintien des traditions nationales,
des vertus familiales surtout, prime les exigences du haut en-
seignement ou la production des oeuvres littéraires.
M. Laurier me disait, un jour, que les Canadiens-français
se battraient plus volontiers pour leur langue que pour leur
foi. Si c'était vrai, ce serait une déchéance intellectuelle et
un très grand malheur national: notre peuple ne tarderait pas
à perdre et sa langue et sa foi. On ne saurait trop répéter que
la lutte pour la langue et la culture française, légitime en soi,
n'est qu'accessoire et subordonnée à la lutte pour la foi et le
droit paternel. On ne saurait trop redire que la langue fran-
çaise et les traditions canadiennes-françaises doivent être con-
servées surtout parce qu'elles constituent de précieux éléments
de l'ordre social catholique. Certains défenseurs très ardents de
la langue semblent l'oublier; ou, du moins, leurs activités un
peu étroites tendent à obscurcir ces notions dans l'esprit du
peuple. C'est le rôle de la presse catholique et nationale de
rétablir sans cesse ce nécessaire équilibre des obligations socia-
les, et de ramener à leur juste place les oeuvres de l'esprit.
A ce seul point de vue, les hommes de culture vraiment su-
périeure, ceux qui, au fond de leur conscience, ne séparent pas
les fonctions de l'intelligence des suprêmes intérêts de l'âme,
devraient apporter à la presse catholique et nationale un appui
plus actif et plus efficace que celui qu'ils lui ont accordé jus-
qu'ici.
Le (( Devoir )) et les questions « pratiques ))
On a parfois reproché aux journaux de doctrine, et tout spé-
cialement au Devoir, de planer dans les nuages, de négliger les
"questions d'affaires*', de n'être pas pratiques, en un mot.
Entendons-nous. Si l'on veut dire par là qu'à nos yeux les
intérêts de l'Eglise et de la race priment ceux de la banque et
du commerce, que la protection de l'âme et de l'intelligence
des enfants importe plus que la protection des capitaux placés
dans l'industrie, que la situation morale, intellectuelle et phy-
sique des masses populaires appelle l'attention des pouvoirs
— 30 —
publics à un plus haut degré que la situation financière des
raffineurs de sucre et des exploiteurs de tramways ou d'autres
choses, l'accusation est juste, nous plaidons entière culpabi-
lité. A notre avis, l'âme est supérieure à l'intelligence, et l'es-
prit l'emporte ou du moins devrait l'emporter sur le ventre et
sur la bourse.
Nous trouvons juste, nécessaire et même très pratique de ré-
péter ces élémentaires vérités souvent, de diverses manières,
afin de réagir contre la tendance générale de l'époque et du
continent, qui est de faire passer la matière en premier lieu,
l'esprit ensuite, et l'âme en queue de train, quand on y pense
et qu'on y croit.
Mais si l'on prétend dire que nous négligeons les problèmes
économiques et les intérêts matériels de la race, on se trom-
pe étrangement: aucun journal au Canada n'y a porté plus
d'attention que le Devoir, n'a consacré à ces questions plus d'é-
tudes attentives et suivies, n'a conseillé ou appuyé plus de solu-
tions vraiment pratiques. Qu'on se remémore ses analyses des
budgets d'Etat, ses études sur l'immigration et la main-d'oeuvre
étrangère, sur les banques et les chemins de fer, ses recherches
des causes de la vie chère, sa claire vue des répercussions éco-^
nomiques de la guerre, ses avertissements, dès le branle-bas di;
début, sur l'urgence de parer au dépeuplement des campagnes
et à la raréfaction des produits alimentaires, sa dénonciatior
constante des mensonges, des fausses prophéties ou des illu-
sions de tant d'hommes pratiques; qu'on se rappelle ses fré-
quents conseils sur la nécessité d'économiser, pour les gou-
vernements et pour les individus, ses multiples encourage-
ments à toutes les oeuvres propres à développer et à coordonner
les forces économiques de la race; — et l'on conviendra sans
peine que la lutte pour les principes et les idées ne nous fait
pas oublier les faits concrets et matériels.
Si je crois devoir rappeler l'attitude du Devoir en ces matiè-
res, ce n'est pas avec le ridicule désir de donner à ses rédacteurs
figures d'économistes et d'hommes d'affaires. S'ils ont vu par-
fois plus clair et parlé plus juste que les journalistes pratiques,
c'est tout bonnement qu'aucun obstacle, aucun bandeau, ne les
empêche de regarder; aucun bâillon ne leur scelle les lè-
vres, aucun mot d'ordre des chefs ou des patrons ne les obli-^
ge à se taire ou à mentir.
Ce qui fait la valeur particulière des journaux catholiques
et nationaux, lorsqu'ils traitent des questions dites "pratiques",
c'est qu'ils n'ont aucune affaire personnelle à soigner, aucun
parti, aucun groupe particulier à servir. Ils n'envisagent ces
questions qu'au point de vue de l'intérêt général, c'est-à-dire,.
— 31 —
chez nous, des intérêts catholiques et canadiens-français, d'a-
bord.
Constamment, nous avons combattu cette idée fausse, igno-
ble et démoralisante, que la religion et le patriotisme n'ont rien
à voir aux affaires. Toujours nous soutiendrons que les règles
de la justice et de la morale chrétienne doivent gouverner les
opérations du commerce aussi rigoureusement que les autres
actes humains; que les pratiques de la charité chrétienne doi-
vent sanctifier, j'oserais dire faire pardonner la possession des
richesses; que le droit de chaque individu de jouir honnête-
ment de gains honnêtement acquis ne supprime pas ses obliga-
tions sociales, ni, par conséquent, le devoir de tout Canadien-
français catholique de faire profiter ses compatriotes du fruit
de son travail ou de ses épargnes.
Ces divers aspects de la question "affaires", nous les re-
trouverons en étudiant les devoirs des hommes d'affaires à l'é-
gard de la presse catholique. Pour l'instant, bornons-nous à
signaler l'appui que le Devoir et les journaux du môme ca-
ractère ont donné aux oeuvres propres à compléter et à fortifier
l'armature économique de la race.
Avec la Vérité (de Québec) eiV Action Sociale, — qui a-
vaient commencé cette campagne avant la naissance du De-
voir — nous avons prodigué les encouragements de toutes sor-
tes aux Caisses populaires, fondées par M. Alphonse Desjar-
dins, ce bon et fidèle serviteur de la race et de l'Eglise, qui
vient d'entrer dans le repos si bien gagné, après vingt années
de dur mais fécond labeur social. En voilà un qui mérite la
reconnaissance de ses compatriotes par des services autrement
utiles et durables que ceux de la plupart de nos grands hom-
mes d'avant-scène!
Nous ayons également fait connaître les diverses associa-
tions, coopératives ou autres, qui tendent à grouper les épar-
gnes populaires et les efforts individuels, afin d'améliorer les
conditions niatérielles des gens de conditioji modeste.
En tout ceci, nous avons songé au bien-être des individus
et des familles; mais nous pensons surtout à raccroissement
<les forces sociales d-^ la collectivité, p3ur le bien de l'Eglise et
de la nationalité.
Il existe une autre école qui veut, comme nous, l'affranchis-
sement économique de la race. Mais elle le cherche dans l'a-
daptation des méthodes d'affaires de nos compatriotes à cel-
les des Anglais ou des Américains, dans ce qu'elle appelle l'é-
ducation pratique, c'est-à-dire l'anglicisation intellectuelle de
nos enfants, enfin dans la chasse aux grosses fortunes. Cette
école a toujours existé; elle est née le jour de la conquête an-
glaise. Mais ce qui la rend plus inquiétante, c'est qu'elle est
— 32 —
en train de faire des conquêtes dans les régions qui avaient^
jusqu'ici, résisté à sa propagande et à ses sophismes: le haut
enseignement et le petit monde des intellectuels, vrais ou pré-
tendus.
Cette école nous la combattons, c'est le devoir de la presse
catholique et nationale de la combattre à outrance, pour deux
raisons primordiales: son triomphe aboutirait à la déchéance
morale et intellectuelle des Canadiens-français; et loin de les
affranchir de la tutelle économique, il en ferait, plus que ja-
mais, les "porteurs d'eau et les scieurs de bois" de la majorité
anglophone. Toute Flnstoire démontre — et le simple bon sens
l'enseigne — qu'un peuple autochtone, compact, distinct par
sa foi, sa langue et ses moeurs, progresse et triomphe des riva-
lités étrangères dans la mesure où il demeure fidèle à lui-mê-
me, à tout ce qui consiitae son caractère particulier. Dans l'or-
dre matériel comme pour la culture de l'esprit, ceci n'exclut
pas une intelligente étude des autres peuples, ni même une
adaptation rationnelle de celles de leurs méthodes qui sont
conformes à son génie particulier et qui ajoutent à ses moy-
ens d'action sans rien enlever à sa valeur foncière. Aller au-
delà, c'est courir à l'asservissement puis à l'extinction.
Naturellement, la plupart des preneurs de l'éducation pra-
tique et de l'anglicisation effective protestent, avec sincérité
peut-être, qu'ils n'entendent rien sacrifier du patrimoine na-
tional, qu'ils ne veulent qu'y ajouter. Mais les méthodes qu'ils
préconisent, les résultats que ces méthodes ont déjà produits,
ici et ailleurs, les objectifs qu'ils proposent au peuple, tout
cela mène où ils affirment ne pas vouloir aller.
Inévitable banqueroute de l'anglomanie
Qu'il s'agisse d'éducation publique, de finance, de commer-
ce, ou de toute autre matière, vouloir nous faire copier les An-
glo-Saxons, c'est nous livrer à eux, soit comme rivaux, soit com-
me associés. Rivaux, ils nous écraseront; associés, ils nous
avaleront.
Jam^ais on ne fera des Canadiens, fils de Français, petits-
fils de Gallo-Latins, des hommes d'affaires à la façon anglaise,
tout en les gardant français pour le reste. Si l'on anglicise une
parlie de leurs cerveaux, le reste se prendra. Ils perdront leurs
qualités propres; ils n'acquerront qu'à moitié celles des Anglo-
Saxons, ou plutôt ils T^Vp n^— Iront que les défauts.
Si l'on réussit à leur Inculquer le culte de la matière, du
lucre et des jouissances matérielles, — qui ne les séduit déjà que
trop, hélas! — ils ne seront pas, comme les Anglais l'ont
été jusqu'ici, les maîtres de l'or, mais ses esclaves. A la fois
— 33 —
plus sensuels et plus intellectuels que les Anglo-Saxons, plus
avides de jouissances variées, ils voudront gagner plus vite
pour jouir plus tôt. Plutôt que de conquérir la grande fortune
par un labeur opiniâtre, ils courront au gain facile, aux spécu-
lations hasardeuses et se feront toujours rouler^ à la longue, par
les Anglo-Saxons. Pressés de jouir, ils s'arrêteront plus tôt
de gagner et dépenseront plus vite. De plus en plus détachés
des satisfactions intelligentes, incapables de se contenter du
seul bonheur de brasser de grosses affaires, ils descendront
rapidement la pente des plaisirs crapuleux. Ils y perdront
leur foi, leurs moeurs, leur intelligence, leur santé, leur for-
tune.
Même s'ils parvenaient à s'adapter aux moeurs anglaises au
point de maintenir l'équilibre entre les exigences des affaires
et leurs appétences jouisseuses, et de mettre leurs vices à cou-
vert d'une façade d'hypocrite respectabilité, ils n'en perdraient
pas moins les vertus sociales propres aux peuples catholiques et
incompatibles avec l'acquisition des grandes richesses. Je
n'en nomme que deux : la probité foncière — celle qui ne compte
pas seulement avec les lois et le crédit, mais avec la conscience
— et la fécondité des foyers. Il devient de plus en plus diffici-
le, pour ne pas dire impossible, d'être riche, de le devenir sur-
tout, par des méthodes irréprochables, et d'accroître ou même
d'entretenir une fortune tout en élevant une nombreuse famil-
le. Si l'école des gens pratiques veut que les Canadiens-fran-
çais s'enrichissent, elle doit d'abord leur enseigner à n'avoir
plus d'enfants, ou le moins possible.
Il y a "dans l'origine et le principe" des grandes fortunes,
disait Bourdaloue, "des choses qui font trembler"; c'est plus
vrai que jamais.
Ceci nous ramène à l'aspect social de la question, et aussi
à l'aspect national.
Plus on y réfléchit moins on aperçoit ce que la race cana-
dienne-française aurait à gagner à cette anglicisation de fait.
Ce qu'elle y perdrait on ne le voit que trop. Tous les maux que
je viens de signaler ne fondent-ils pas déjà sur nous? N'ont-ils
pas commencé à exercer de profonds ravages? Et où sont le&
compensations? où est l'apport, même purement matériel, au
patrimoine national?
Ils ne sont pas rares les jeunes Canadiens, "connaissant par-
faitement les deux langues", — suivant la formule consacrée et
menteuse ici comme ailleurs: personne ne connaît parfaite-
ment deux langues; sauf de rares exceptions, les gens qui par-
lent également deux langues les parlent également mal; — ils
trouvent de faciles emplois dans les maisons d'affaires anglai-
ses ou américaines. Ils ne manquent pas, non plus, les Cana-
— 34 —
diens-français riches, associés aux Anglo-Saxons dans les
grandes affaires.
Que valent-ils, les uns et les autres, pour *T affranchisse-
ment économique" de la race? Qu'apportent-ils au patrimoine
national? Rien, ou plutôt ils aident à resserrer nos liens, ils
contribuent à nous appauvrir collectivement.
Les uns et les autres ne servent qu'à engluer la clientèle ca-
nadienne-française au profit des maisons anglaises qui les em-
ploient. Commis, associés ou co-administrateurs, ils ne sont là
que pour apporter de l'eau au moulin et scier les plançons four-
nis par l'épargne canadienne-française. Tous "porteurs d'eau
et scieurs de bois", depuis les honorables directeurs de grandes
compagnies anglaises, les gros directeurs de gros trusts anglais,
les minces directeurs de sociétés d'assurance anglaises, jus-
qu'aux petits buralistes et aux demoiselles de magasin, em-
ployés dans les maisons anglaises.
Qu'on se mette bien ceci en tête : les Anglo-Saxons, au Cana-
da comme en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs, ne feront
jamais à leurs esclaves blancs, jaunes, bruns ou noirs, à che-
veux plats ou crépus, munis d'anneaux dans le nez ou décorés
de rosettes, sirés ou lordifiés. Canadiens ou Maoris, Punjabis
ou Hottentots, Boers ou Malais, que la part strictement néces-
saire pour fortifier la domination anglo-saxonne sur les races
dont ces prétendus associés ne sont que les otages. Ceci est
aussi vrai en affaires qu'en politique, — les deux domaines
où l'Anglo-Saxon entend régner en maître dans le monde en-
tier, à plus forte raison dans ses possessions propres.
L'éducation pratique, les méthodes anglaises, la chasse à
l'argent sont pour nous autant de boulets au pied, autant d'an-
neaux aux narines.
Est-ce à dire qu'il faille délaisser les activités économiques,
le commerce, l'industrie, les affaires en général? Loin de là;
mais il faut s'y adonner à notre façon, avec nos ressources.
Les succès remportés dans ce domaine par plusieurs Cana-
diens-français, dans des conditions autrement difficiles que
celles d'aujourd'hui, démontrent ce que l'énergie, le travail, la
persévérance, l'économie, la prévoyance, unies à la probité et à
l'intelligence, pourraient apporter aux hommes d'affaires de
chez nous, qui voudraient réussir sans rien sacrifier des qua-
lités morales et intellectuelles qui font la valeur foncière de la
race. Notons bien que la plupart de nos compatriotes qui ont
obtenu de réels et durables succès dans les affaires — pour ne
pas dire tous — étaient des Canayens pur-sang, catholiques à l'an-
cienne façon; ils ignoraient l'anglais et les méthodes anglaises.
Ils ont réussi en appliquant aux grandes affaires leurs qualités
natives; et leurs établissements ont prospéré dans la mesure
— 35 —
où ils sont restés fidèles aux traditions des fondateurs. Que
reste-t-il des fortunes canadiennes-françaises édifiées par les
méthodes anglaises ou associées au capital anglais? Je serais
étonné qu'on en pût désigner une seule; elles ont toutes été su-
cées par la pieuvre. Elles ont appauvri d'autant le patrimoine
national.
L'affranchissement économique par l'esprit social
Le Canada français, comme la France, ne trouvera pas son
salut et sa liberté économique dans la poursuite des gran-
des affaires et des spéculations hasardeuses; ce ne sont pas les
grandes fortunes, bien ou mal acquises, qui l'affranchiront du
joug de la finance anglo-américaine, mais la multiplicité et la
croissance normale des petits patrimoines et la mise en valeur
sociale des petits capitaux. Voilà la vraie richesse des nations,
la plus sûre, la plus solide, la plus profitable, celle qui résiste
le mieux à l'aléa des guerres, des révolutions, de l'agiotage,
celle qui tente le moins la cupidité ou la jalousie de la haute
finance, qui aiguise le moins les fringales du fisc ou les con-
voitises du socialisme; c'est aussi la seule qui mérite les béné-
dictions de Dieu et qui n'ait pas besoin, pour se justifier, de
torturer les prescriptions du droit naturel, de l'Evangile et de
la théologie morale. C'est la seule fortune qu'un peuple catho-
lique, intelligent et noble peut et doit désirer. C'est celle-là,
et celle-là seulement, qui assurera la liberté économique des
Canadiens-français en les délivrant à la fois de la domination
de l'or anglais et du joug avilissant de la cupidité. Pour l'ac-
quisition de ce genre de fortune, les contraintes de la morale
catholique et les traditions françaises, loin d'y nuire, sont un
précieux appoint.
Voilà pourquoi la presse catholique et nationale encourage,
doit encourager tant qu'elle peut les oeuvres économiques qui
entretiennent ou font revivre les vertus domestiques de la
race: économie, prévoyance, probité, et les mettent en valeur
par l'adjonction du sens social, de l'esprit d'association, qui
nous a trop longtemps fait défaut, tout comme à nos cousins
de France.
Quel est ce benêt d'économiste français qui a prétendu que
les Anglo-Saxons doivent à leur individualisme ce qu'il appelait
leur "supériorité" ? C'est si bien le contraire ! Grâce à leur
formidable esprit de corps, les Anglo-Saxons, les plus obtus
des Européens, mènent le monde; tandis que nous. Français
des deux continents, nous nous faisons rouler par tout le mon-
de, grâce à notre incurable individualisme.
Combien de fois en ai-je causé avec ce pauvre Desjardîns!
Chaque année, il croyait toucher au but désiré, qui était d'ob-
— 36 —
tenir une loi fédérale donnant à ses caisses populaires une soli-
de base légale; mais il voyait toujours l'obstacle se dresser.
L'obstacle anglais? Oui, mais généralement posé par des
mains françaises: banquiers, marchands-détailleurs, tous gens
pratiques mais de courte vue. Aveuglés par la préoccupation
immédiate de leurs petites affaires, ils ne voulaient pas com-
prendre que tout ce qui contribuerait à mettre en valeur l'é-
pargne française, à la sortir du bas de laine pour la canaliser,
la concentrer et l'utiliser en vue d'accroître les forces économi-
ques effectives de la race, finirait par profiter à leurs propres
affaires. On peut en dire autant des coopératives de vente et
d'achat, des sociétés de crédit et d'assurance agricole, etc.
Elles ont toutes rencontré les mêmes oppositions sorties du mê-
me fond d'égoïsme individuel ou collectif.
Si l'obstacle est à peu près renversé, aujourd'hui, à qui
le mérite en revient-il? Dans une large mesure aux journaux
catholiques et nationaux, qui n'ont cessé de le battre en brèche.
Pourquoi ont-ils pu soutenir la lutte? Parce qu'ils n'étaient liés
ni aux banques, ni au commerce, ni aux partis politiques qui
ont intérêt à ménager les banques et le commerce; et parce
qu'ils ont placé et maintenu la question sur le seul terrain
des intérêts généraux de la race.
En retour, qu'ont fait ces organisations pour venir en aide à
la presse catholique et nationale? Pour les autres journaux,
je l'ignore. Pour le Devoir, jusqu'ici, rien. Et pourtant,
même en éliminant toute idée de reconnaissance, ces institu-
tions ont un intérêt vital au maintien des organes qui entre-
tiennent la mentalité dont elles vivent. Elles en auront be-
soin, le jour — assez prochain peut-être — où elles subiront
de nouveaux assauts, où l'on voudra leur mettre de dangereuses
entraves. Elles en auront besoin aussi, elles en ont besoin déjà
pour créer entre elles une féconde émulation, pour établir des
liens utiles qui décupleront leurs forces effectives.
Elles en ont besoin, elles en auront toujours besoin pour en-
tretenir chez leurs propres membres le sens de leurs respon-
sabilités sociales, pour leur rappeler que ces oeuvres réussiront
dans la mesure où elles seront administrées avec une stricte
probité; pour leur dire aussi qu'elles n'ont pas pour unique
objet de profiter à ceux qui en font partie, mais qu'elles doi-
vent contribuer à la prospérité générale de la race.
A-t-on songé, par exemple, à tout ce que les caisses popu-
laires, les sociétés d'assurances, obligées à faire des placements
de tout repos, pourront un jour entreprendre pour financer nos
corps publics et les industries vraiment nationales, celles qui
mettent en valeur les ressources naturelles de chez nous, avec
le capital de chez nous et la inain-d'oeuvre de chez nous ? Les
— 37 —
banques rurales fondées par Luzzati ont un jour sauvé l'Italie
de la banqueroute. Les coopératives et les caisses organisées
par sir Horace Plunkett en ont fait autant pour l'Irlande. Pour
cela, il faut le concours de l'opinion éveillée et stimulée par
la presse.
Il y a quelques semaines, M. l'abbé Perrier, curé du Saint-
Enfant-Jésus, faisait paraître, ici même, un article fort inté-
ressant, plein de substantiels aperçus, sur la Société des Arti-
sans canadiens-français ^ "Souhaitons, écrivait-il, que nos
"mutualistes restent fidèles à l'esprit de leur fondation. Qu'ils
"cultivent le sens social, fait de justice et de charité, et qu'ils
"pratiquent le dévouement à toutes nos oeuvres nationales. . . .
"Le moment n'est-il pas venu pour les Artisans, comme pour
"toutes nos sociétés nationales de secours mutuels, de se mettre
^'pliis résolument sur le terrain des oeuvres sociales et nationa-
lités et de travailler, dans la mesure de leurs forces, à deux
"oeuvres que je crois plus urgentes que les autres ? Je veux dire
"la création des syndicats catholiques et nationaux, l'organisa-
"tion des coopératives."
Notre distingué collaborateur me permettra d'ajouter que
l'oeuvre de la presse catholique et nationale pourrait, sans in-
convénient, s'ajouter aux deux organisations qu'il a si chaude-
ment, et avec tant de raison, recommandées à l'efficace sympa-
thie des sociétés de secours et d'assurances mutuelles. Je ne
crois pas céder au penchant contre lequel je mettais les hom-
mes d'oeuvres en garde, — les directeurs de journaux, sans
cesse ramenés à l'examen de toutes les oeuvres, n'ont aucun
mérite à échapper à cette tentation — je ne crois pas exagérer
le rôle de la presse en disant que le travail de coopération sug-
géré par M. l'abbé Perrier n'est réalisable qu'avec le concours
de la presse catholique et nationale. Elle seule peut, sinon créer,
du moins entretenir et généraliser le mouvement d'opinion et
les concours mutuels qui permettront ce rapprochement ; tout
comme, pour atteindre ces diverses sociétés et leur communi-
quer son idée, notre collaborateur a choisi un organe de portée
générale et non les quelques revues spéciales que publient l'une
ou l'autre de ces associations.
Je pourrais ajouter ici que la plupart de ces sociétés ont
surtout besoin de la presse catholique et nationale pour entre-
tenir dans la population l'esprit qui crée leur clientèle et qui
est, à proprement parler, leur raison d'être. S'il est une caté-
gorie d'oeuvres qui ont intérêt — un intérêt moral et un intérêt
matériel — à détruire l'absurde préjugé que la religion et le
patriotisme n'ont rien à voir aux affaires, ce sont bien les so-
^ Devoir du 18 septembre 1920.
— 38 —
ciétés de mutualité, les syndicats professionnels et les coopé-
ratives.
Ce motif s'ajoutera, espérons-le, à tous les autres, pour dé-
montrer aux fondateurs et aux propagandistes des oeuvres
économiques, qu'ils doivent à la presse catholique et nationale
un appui plus actif, plus général et plus efficace que celui qu'ils
lui ont donné jusqu'ici.
III
LA PRESSE ET LES CATÉGORIES SOCIALES
Clergé
Nous avons étudié jusqu'ici l'influence de la presse catho-
lique et nationale sur les activités diverses qui tendent à enri-
chir ou à défendre le patrimoine moral, intellectuel et écono-
mique de la race. Il me semble également utile de signaler
l'intérêt que les journaux de doctrine et d'idées devraient ins-
pirer à certaines catégories de Canadiens-français catholiques,
indépendamment des oeuvres particulières auxquelles les uns
ou les autres peuvent s'intéresser. Commençons par le clergé.
Ce que nous avons vu des caractéristiques foncières de la
presse catholique, de l'utile appui qu'elle apporte aux oeuvres
religieuses ou bienfaisantes, devrait suffire à justifier le con-
cours actif du clergé en faveur des journaux voués à la défen-
se de l'Eglise et de la morale chrétienne, et aussi des traditions
nationales. Notre clergé a glorieusement conquis le droit, j'ose
dire le devoir d'être patriote; — non pas dans le sens faussé
qui prévaut en quelques pays où certains prêtres, plus ou moins
enjacobinés, en sont rendus à faire du patriotisme une secon-
de, voire une première religion; mais au sens vrai du mot, au
sens chrétien, selon la doctrine du Christ et de l'Eglise, d'ac-
cord avec la pratique constante du clergé de tous les temps et
de tous les pays, du clergé canadien en particulier.
Au Canada comme partout ailleurs, — et, à certains égards,
plus qu'ailleurs — le clergé a besoin de la presse catholique
et nationale pour prolonger son action sacerdotale, pour vul-
gariser les principes qu'il enseigne du haut de la chaire, pour
défendre dans la rue, au niveau des faits concrets et en plein
coeur de la foule, les droits de l'Eglise, de la famille et de la
patrie, ces trois assises fondamentales de toute société bien
ordonnée.
Jusqu'ici, le Canada français a été assez généralement pré-
servé des attaques directes contre la foi, contre l'ordre social
chrétien, contre l'organisation ecclésiastique. Mais l'on aurait
tort de croire qu'il échappera toujours à cette épreuve. La
crise viendra peut-être plus tôt qu'on ne le croit; et elle sera
d'autant plus dangereuse que l'esprit public est moins préparé
à la subir et qu'elle se produira dans le domaine des faits plutôt
que dans la sphère des idées et des doctrines. Elle sera déter-
minée par la pénétration au coeur du Canada français de
— 40 —
toutes les poussées anticatholiques, antifrançaises et antisocia-
les qui ont déjà plus qu'à moitié conquis le Canada anglais; et
ces poussées auront le concours actif ou la complicité tacite
d'une foule de Canadiens-français habitués, par la pratique
d'une fausse conciliation, à faire très large la part de l'erreur,
du mensonge et de l'injustice.
A ce danger s'en ajoute un autre, plus redoutable peut-être
parce que moins visible. La plupart des questions qui ont don-
né lieu partout aux assauts du protestantisme et de la Révo-
lution sont déjà résolues en principe, dans nos lois, contre la
doctrine et la législation catholiques. Le divorce est recon-
nu par la constitution, sans exception pour la province de
Québec (comme on le croit généralement). Sur le mariage,
notre code civil s'écarte partiellement du droit canonique et en-
tr'ouvre la porte qui conduit au mariage civil. Pour la tenue
des registres d'état civil, les curés ne sont que les fonction-
naires de l'Etat. Le droit de frapper d'impôts les biens d'Egli-
ses est attribué à l'Etat par le code municipal, la Loi des cités
et villes et toutes les chartes particulières. Les nouvelles taxes
fédérales atteignent les clercs, comme les autres contribuables.
La plupart, pour ne pas dire toutes les lois d'incorporation des
communautés religieuses, des maisons d'enseignement ou de
bienfaisance, renferment des dispositifs qui permettent à l'Etat
de les dominer ou tout au moins de les tracasser. Enfin, dans
le domaine de l'instruction publique — le terrain favori des en-
nemis de l'Eglise, de la famille et de la société chrétienne —
le principe de la suprématie de l'Etat a été appliqué dès le dé-
but et s'est singulièrement étendu, dans la pratique.
Tous ces empiétements, toutes ces atteintes aux droits de
l'Eglise et de la famille, nous les avons subis presque sans nous
en apercevoir, rassurés par les bonnes intentions des législa-
teurs dont la plupart, simples copistes, ne se rendaient peut-
être pas compte de la gravité des actes qu'ils posaient et du par-
ti qu'en pourraient tirer plus tard les ennemis de l'Eglise et de
la société.
Croire que ces lois et ces dispositifs resteront toujours let-
tre morte; espérer que les pouvoirs publics et les tribunaux les
appliqueront toujours en conformité des principes catholi-
ques, ce serait une dangereuse illusion. Et puisque, en notre
pays, les pouvoirs publics, voire les tribunaux dans une cer-
taine mesure, relèvent de l'opinion publique, il semblerait
d'une élémentaire prudence de faire l'éducation du peuple en
ces matières. Education des intelligences, afin de démontrer
la supériorité de la législation catholique et la nocivité des lois
qui s'en écartent; éducation des volontés et des énergies, afin
de préparer la résistance aux assauts, ou, mieux encore, afin
— 41 —
d'obtenir la modification, dans le sens catholique, de celles de
ces lois qui relèvent de la juridiction provinciale.
Compter sur tous les journaux, sur les organes de parti et
sur les feuilles jaunes, autant que sur les journaux catholiques,
pour faire cette éducation et soutenir la lutte jusqu'au bout,
serait une autre illusion, aussi fatale que la première. Quel-
ques-uns, je veux le croire, seront du bon côté tant que la for-
ce de l'opinion où l'intérêt du parti seront de ce côté-là. Mais
dès qu'il sera plus populaire et plus avantageux d'être de l'au-
tre côté, ou quand les chefs du parti l'exigeront, combien reste-
ront sur la brèche?
Certaines attitudes au sujet de l'instruction obligatoire,
du divorce et du mariage, des exemptions d'im^^ôt, des pro-
grammes d'enseignement à tous les degrés, dénoncent assez net-
tement les vues et les tendances obliques d'une foule de braves
gens et de plusieurs journaux. Et ces tendances, ne l'oublions
pas, seront toujours favorisées, ouvertement ou en sous-main,
par les influences anglicisantes, qui exercent une si formidable
emprise sur la politique et la presse, et sur la troupe innombra-
ble des snobs et des arrivistes, des trembleurs et des suiveurs.
En ceci, comme en toute chose ou à peu près, la défense reli-
gieuse se lie à la défense nationale. Si trop des nôtres l'ou-
blient, nos ennemis s'en souviennent toujours.
Ce seul aspect de la situation doit suffire à justifier le clergé
d'aider particulièrement les journaux sur lesquels l'Eglise peut
toujours compter, parce que la défense des droits de l'Eglise,
de la famille, de la patrie, de la race est toute leur raison
d'être. Le moment où ces journaux failliraient à leur tâche et
trahiraient leur mission, ils disparaîtraient. Avec l'abaisse-
ment de la foi et l'oblitération du sens de l'ordre, les organes
des partis et les grosses feuilles populaires pourront braver les
censures ecclésiastiques et le mépris de l'opinion catholique;
les journaux voués à la défense des intérêts religieux et natio-
naux jamais. Ceci devrait suffire à rassurer les prêtres qui
redoutent ce que l'on appelait, en France, l'ingérence de la
presse catholique dans les affaires de l'Eglise.
Si l'on tentait d'établir à cet égard une distinction entre les
journaux catholiques rédigés, par des prêtres et ceux dirigés
par des laïques, il serait facile de démontrer par toute l'histoi-
re de la presse catholique, depuis qu'elle existe, que les organes
laïques n'ont pas causé plus d'embarras ni rendu de moindres
services que les journaux ecclésiastiques. Les uns et les autres
ont leur raison d'être. "Pourquoi," demandait Louis Veuil-
iot, "la vérité, destinée à soutenir une guerre éternelle, n'au-
"rait-elle pas des escadrons légers, des soldats exercés aux com-
"bats de broussailles et toujours prêts à partir? Voilà l'oeuvre
— 42 —
"des laïques. Ils sont bons à cela; je dirai plus: ils y sont plua
"propres que d'autres." ^
Cette observation est particulièrement applicable au Cana-
da. Bien plus qu'en France, où les luttes d'idées sont toujours
au premier plan, la bataille entre la vérité et l'erreur est sur-
tout faite ici de "combats de broussailles." Si l'on admet qu'il
faut la faire et que des laïques peuvent et doivent s'y livrer, il
faut admettre aussi que ces laïques et leurs journaux doivent
pouvoir compter sur l'appui moral et matériel du clergé. Car
cette lutte ingrate, difficile, dénuée de toutes satisfac-
tions personnelles, ils la poursuivent tout en soutenant de lour-
des charges de famille, dans l'unique but d'apporter leur ap-
point à la défense de l'Eglise et de la société dont ils font par-
tie au même titre, mais pas plus, que tous les autres Canadiens
catholiques. En les aidant dans leur dure tâche, le clergé reste
fidèle à sa mission sacerdotale et à ses traditions patriotiques.
Qui saurait^ de bonne foi, lui en faire reproche?
Communautés religieuses
Les arguments qui justifient le clergé canadien d'aider ac-
tivement aux journaux de défense religieuse et nationale s'ap-
pliquent, avec plus de force encore, aux congrégations religieu-
ses.
Les communautés d'hommes et de femmes, de fondation
canadienne ou française, ont rendu au Canada français d'in-
calculables services et occupent dans son organisme social une
place immense. En y ajoutant les sociétés de prêtres qui diri-
gent les grands et les petits séminaires, on peut dire que les
congrégations religieuses portent, chez nous, presque tout le
poids des oeuvres de bienfaisance et d'éducation. Elles sou-
tiennent et accomplissent cette double tâche sociale avec ai
dévouement, une abnégation et une intelligence hors pairs, et
aussi avec une humilité, une discrétion et un désintéressement
qu'on serait tenté de trouver exagérés. On se prend à penser
parfois qu'elles en font trop; qu'en se prodiguant ainsi, elles
favorisent les calculs de l'égoïsme individuel. Que de gens
s'accoutument à trouver tout naturel de se décharger sur les
communautés de leurs premiers devoirs sociaux: éducation
des enfants, soin des malades, hospitalisation des infirmes,
etc. Ils en arrivent même à penser que cette transposition de
charges est toute naturelle et ne comporte, de la part des laï-
ques, aucune autre obligation que celle d'une infime compen-
1 De la presse religieuse laïque — article du 26 janvier 1853, reproduit dans les
Mélanges, 2e série, vol. I. Cet aspect de la question a été traité à fond par M. l'abbé
Perrier dans son discours du dixième anniversaire du Devoir, reproduit en brochure
sous le titre : Le Devoir, journal catholique.
— 43 —
sation d'argent, qui reste bien inférieure à la valeur pure-
ment matérielle des services rendus par les congrégations.
Certes, au fond du coeur, l'immense majorité de notre peu-
ple garde une réelle reconnaissance et une vive affection pour
ces hommes et ces femmes de Dieu, qui se dévouent au salut
des âmes et au soin des corps. L'administration publique, pro-
vinciale ou municipale, a traduit ces sentiments en confiant
aux communautés la quasi-totalité des services de bienfaisan-
ce, et en les exemptant des impôts ordinaires. Elle y trouve
son large profit. Que l'on compare le budget de la charité,
dans notre province, à celui des autres provinces ou des Etats-
Unis; que l'on mette en regard les institutions protestantes,
ou simplement laïques, et nos maisons congréganistes; et l'on
constatera que les communautés religieuses rendent ici à la
communauté civile, et à chacune des familles qui la compo-
sent, des services dont la seule valeur économique représente,
chaque année, des millions d'épargne publique et privée. Et
que dire du gain moral, des âmes sauvées, des angoisses apai-
sées, des souffrances adoucies et sanctifiées? J'imagine que
même aux yeux des gens pratiques, cela compte encore, bien
qu'impossible à monnayer.
Ces oeuvres tirent toute leur valeur morale et sociale de
l'esprit qui anime toutes les oeuvres de l'Eglise, de
l'esprit évangélique; c'est le même esprit qui leur donne leur
principale valeur économique. Les communautés accomplis-
sent leurs prodiges d'économie et d'efficacité pratique parce
que leurs membres ont renoncé à tout avantage personnel, à
tout pécule, à toute gloriole; parce qu'ils ont fait voeu de pau-
vreté, de chasteté et d'obéissance.
Ces élémentaires vérités, ces faits éclatants devraient être
connus et appréciés de tous les Canadiens-français, et même de
tous les Canadiens. Et cependant, combien ne songent qu'à
critiquer les communautés, leurs discrets appels à la charité
volontaire, les modestes industries qui permettent à quelques-
unes de soutenir leurs oeuvres tout en fournissant à leurs hos-
pitalisés d'utiles occupations, enfin, l'exemption partielle d'im-
pôts dont elles jouissent, ou plutôt, dont profite la population
tout entière?
Là-dessus comme sur tous les autres aspects de notre situa-
tion religieuse et sociale, il faut se garder des illusions. Nom-
bre d'oeuvres de bienfaisance ou de protection sociale, confiées
aux congrégations, sont soumises à des obligtxtions contrac-
tuelles envers l'Etat. La plupart, pour ne pas dire toutes, sont
sujettes à l'ingérence dés pouvoirs publics. Pour les exemp-
tions d'impôts, elles sont toutes à la merci de l'Etat. Or, ils ne
manquent pas, parmi les Canadiens-français, ceux qui guettent
— 44 —
roccasioiî favorable de restreindre la liberté des congrégations,
d'appesantir sur elles le joug de FEtal, de rétrécir graduelle-
ment la marge des exemptions, en vue de l'extinction totale.
Ils n'attendent, pour agir, que le jour où l'opinion publique
endormie ou mal informée leur permettra de pousser leurs
pointes.
Ces démolisseurs se garderont bien, du reste, de lever le
masque et de déclarer une guerre générale et ouverte. Ici,
ils prétexteront le renouvellement d'un contrat; là, ils invoque-
ront les exigences de l'hygiène et de la sécurité des maisons.
Dans telle ou telle ville — à commencer par Montréal — ils
feront miroiter aux yeux des propriétaires la perspective men-
teuse d'un dégrèvement d'impôts fonciers, suite de l'imposition
des biens d'Eglise. On peut être sûr qu'ils choisiront l'heure
et l'occasion propices, et qu'ils trouveront des complices par-
mi les politiciens et les journalistes, et tout plein de suiveurs
dans l'immense troupeau des jouisseurs, des égoïstes et des ba-
dauds.
Pour déjouer ces tentatives, l'action de la presse catholi-
que et nationale est nécessaire. Elle seule peut faire efficace-
ment l'éducation de l'opinion populaire; et elle y réussira d'au-
tant mieux que la campagne sera menée par des laïques.
Que des prêtres, du haut de la chaire ou dans un journal,
défendent les droits de l'Eglise et fassent l'éloge des communau-
tés religieuses, cela parait tout simple. Mais que des laïques,
pères de famille, prennent en main, je ne dirai pas la cause
des communautés, mais leur cause à eux, la cause des famil-
les, des orphelins, des malheureux, des infirmes, des vieil-
lards, la cause de la société civile, la première intéressée au
soulagement des misères, l'impression est plus forte.
Mieux que tous autres — ou du moins avec plus d'effet —
les publicistes laïques démontreront que les services de bien-
faisance et de préservation sociale sont plus efficacement ac-
complis par les congrégations que par les laïques, et à bien meil-
leur compte pour les contribuables; qu'en toute justice, ces
services exigent tout de même une compensation matérielle
et que cette compensation, tout en restant toujours bien infé-
rieure aux exigences des institutions laïques, doit tout de mê-
me suivre la marche ascendante du coût de toutes choses; que
les exemptions d'impôt ne représentent qu'une infime partie
de la dette, jamais soldée, de la société civile envers les con-
grégations; qu'aucune compensation, directe ou indirecte, des
services rendus par les congrégations n'autorise les pouvoirs
publics à s'ingérer indûment dans leur gouvernement et leurs
activités; que cette ingérence abusive ne ferait qu'entraver
leur action et nuire à l'efficacité de leurs oeuvres; qu'en con-
— 45 —
séquence, la communauté civile, c'est-à-dire tout le monde, a
un intérêt primordial à maintenir la situation, faussement ap-
pelée "privilégiée," des congrégations religieuses.
Voilà ce que la presse catholique et nationale peut et doit
dire souvent, avec démonstrations à l'appui, pour éclairer
l'opinion publique et l'immuniser contre les sophismes et les
pénétrations insidieuses de l'étatisme, pour éveiller les énergies
et les préparer à la défense de cette partie très importante de
notre patrimoine religieux et national.
Mais pour mener cette oeuvre à bonne fin, ceux qui s'y
dévouent ont besoin du concours bienveillant et actif des con-
grégations, dont ils se constituent les défenseurs volontaires.
Leur faire grise mine, sous prétexte de ne pas provoquer les
ennemis ou irriter les indifférents, serait de mauvaise tactique.
Ils n'en seraient pas moins fidèles à l'heure du péril; mais dé-
savoués ou peu avoués à la veille du combat, leur influence
serait notablement affaiblie au moment où elle pourrait être
décisive.
Ces arguments s'appliquent a fortiori aux congrégations
enseignantes. A plusieurs égards, leur situation est peut-être
plus précaire que celle des institutions de charité. Dans un
très grand nombre d'écoles, les instituteurs congréganistes ne
sont que les engagés des commissions scolaires, en tout soumis
à la surveillance et aux programmes de l'Etat. Les écoles li-
bres subissent forcément et de plus en plus l'adaptation au
programme officiel. Cela tient en partie à la formation du
personnel, qui passe tour à tour des écoles publiques aux
maisons libres ou réciproquement; cela tient surtout aux exi-
gences irraisonnées des parents et de ce qu'on est convenu
d'appeler l'opinion publique, qui est, pour l'instant, quel-
que chose de très vague et de très bête.
C'est ici, principalement, que les communautés enseignan-
tes ont besoin de l'appui, j'oserais dire de la protection d'une
presse foncièrement catholique et nationale, assez clairvoyante
pour voir le danger, assez libre, pour le dénoncer, assez éner-
gique pour le combattre. Si de fortes réactions ne s'affirment
et ne se poursuivent, notre peuple, nos classes dirigeantes sur-
tout, vont se laisser entraîner dans le courant des idées bis-
cornues qui dominent tout le continent, en matières de pro-
grammes scolaires et d'enseignement. Ce courant, chez nous,
porte vers l'élimination graduelle de l'enseignement religieux,
de la formation morale et de la culture française au profit de
l'utilitarisme areligieux et de l'anglicisa tion. Il aboutira fatale-
ment à la déchéance religieuse, sociale et nationale.
Dans ce courant, les communautés enseignantes sont expo-
sées à se voir pousser malgré elles par de multiples causes et
— 46 —
par beaucoup de gens, qui eux-mêmes ne savent où ils vont.
Mais ceux qui les mènent le savent: s'ils pouvaient réussir à
faire servir les congrégations religieuses à leur dessein, avec
quelle joie — et quelle facilité — ils les jetteraient par dessus
bord, le jour où le sens catholique et la fierté nationale du
peuple canadien-français seraient assez affaiblis pour leur
permettre d'exiger des concessions que la foi et le patriotisme
des communautés leur refuseraient, trop tard.
Je ne suis pas de ceux qui doutent de quel côté seront nos
instituteurs congréganistes, le jour où la lutte s'entamera à
ciel ouvert. Mais je suis de ceux qui pensent qu'en vue de cet-
te lutte, tous les croyants de l'ordre social catholique, tous les
défenseurs du patrimoine national, prêtres et laïques, doi-
vent s'unir étroitement, ne j5as livrer de postes à l'ennemi,
fortifier les convictions et discipliner les énergies. Pour cela il
faut des journaux de doctrine et de combat, qui ne cessent de
lier, dans l'esprit public, la cause nationale à la cause reli-
gieuse, — en respectant toujours, bien entendu, l'ordre des cho-
ses: religion d'abord, patrie ensuite.
Professionnels
Par un concours de circonstances historiques qu'il serait
intéressant mais trop long de rechercher ici, les profession-
nels ont, pendant plus d'un demi-siècle, constitué toute l'aris-
tocratie canadienne. Les "hommes de profession", c'étaient
les avocats, les notaires, les médecins. La magistrature, qui
a joué un rôle si important en France et en Angleterre, inexis-
tante ici pendant deux siècles, création du régime colonial an-
glais, est restée une simple annexe du barreau. Quant à la
noblesse terrienne créée par Colbert, elle n'a pas su résister à
la domination anglaise. Les filles se donnèrent aux conqué-
rants; les fils se livrèrent à la paresse, à l'ivrognerie ou à la
bureaucratie, souvent aux trois vices à la fois. Moins d'un siè-
cle après la conquête, elle n'existait plus; et qui pis est, en se
suicidant, elle avait livré à l'ennemi nos plus solides positions
sociales.
Il serait injuste de contester les services rendus à la race
par un bon nombre de professionnels. Il y a quelque cinquante
ou soixante ans, le médecin et le notaire étaient, avec le curé,
les seuls chefs de l'unique collectivité sociale qui ait résisté
au désastre de la conquête anglaise, la paroisse. La majorité,
je pense, étaient dignes de la considération qui s'attachait à
leur personne et à leurs fonctions. C'étaient, en général, de
bons chrétiens, d'excellents pères de famille, des hommes
d'honneur et de probité, au sens un peu court qui prévaut
— 47 —
dans une société exclusivement bourgeoise. A la fois écono-
mes et charitables, ils rendaient volontiers beaucoup de pe-
tits services individuels, ils prêtaient un appui désintéressé
aux oeuvres de la paroisse. En temps d'élection, comme tous
les bons Canadiens, ils se battaient aveuglément pour "le parti'*
et couvraient de leur respectabilité les palinodies des chefs
et les saletés des agents électoraux. La débauche électorale
finie, ils reprenaient leurs fonctions d'honnêtes gens, et leur
place au banc d'oeuvre. Là se bornait leur rôle social. Ce-
lui des avocats a été à la fois plus éclatant et plus nocif. Dans
cette humble société en reconstruction, où les notaires étaient
comtes et les médecins barons, les avocats étaient ducs, au
sens exact du mot: ils menaient le pays.
En toute équité, il faut reconnaître que le barreau a fourni
à la patrie canadienne plusieurs hommes de haute valeur, à la
race canadienne-française quelques-uns de ses plus énergi-
ques défenseurs. Pris individuellement, les avocats ne méri-
tent pas plus ici qu'ailleurs le préjugé qui s'attache à leur pé-
rilleuse profession. Ils n'ont pas produit plus de voleurs que
les commerçants, les ouvriers ou les "habitants". Souvent la
réputation de friponnerie d'un avocat tient à la canaillerie
dépitée de son client: Arcades ambo. De nos jours comme en
tout temps, on trouve parmi les avocats des modèles de désin-
téressement, de probité, d'élévation morale.
Mais la vérité oblige à reconnaître également que le rôle
social du barreau a été, à maints égards, plus désastreux en-
core au Canada qu'en France, ce qui n'est pas peu dire. Au
sens particulier qui s'attache aujourd'hui à l'idée du devoir
social, ce rôle a été nul; et c'est déjà un malheur, quand il
s'agit d'un corps privilégié et prépondérant. Dans la vie poli-
tique de la nation, il a été effroyablement pernicieux. Avec
l'établissement du gouvernement responsable, la victoire défi-
nitive du parlementarisme et l'accession par le canal des in-
fluences de parti à toutes les fonctions publiques, y compris
la magistrature, les avocats ont fait de la politique leur chose;
et par la politique, ils ont fini par tout dominer, même l'Eglise
dans ses relations avec le pouvoir civil.
Aujourd'hui, la ploutocratie est en bonne voie de devenir
la seule classe dirigeante; elle exerce véritablement Vimperinm
sur l'Eglise et sur l'Etat. Les affaires, les grosses affaires, gou-
vernent la politique et la société. Les hommes d'argent com-
mandent les hommes "de profession" aussi bien que le com-
mun des mortels; ils dictent les lois, les programmes des par-
tis, et même les programmes d'enseignement. Et cependant,
l'emprise des avocats est telle, dans notre province, qu'ils res-
tent les intermédiaires entre les hommes d'affaires et le peu-
— 48 —
pie, entre les tondeurs et les tondus. C'est par l'eRtremise d'a-
vocats à leur service que les maîtres de la finance dominent
les gouvernements, les municipalités, les services d'utilité
publique, voire les banques, et jusqu'aux universités. Du reste,
les grands avocats, comme les gros notaires, tendent de plus
en plus à devenir des hommes d'affaires. Il parait que "l'hon-
neur professionnel," qui interdit sévèrement à l'homme de loi
de se livrer à un honnête négoce ou à un travail légitime mais
"vulgaire", ne l'empêche nullement de tripoter à gogo les
grandes affaires d'agiotage... et de chantage, tout en gar-
dant, comme poire pour la soif, le monopole du tricorne et
de l'hermine judiciaire.
Défaut de formation sociale
De cette situation privilégiée, mais dégradante et anti-
sociale au possible, il serait injuste de tenir uniquement res-
ponsables les avocats ou les autres hommes de profession, et
pas plus ceux de la génération actuelle que les autres. Quelle
a été leur formation sociale, leur formation religieuse même^
comme professionnels?
Au collège, on leur a donné de bonnes leçons morales, des
pratiques religieuses, applicables à la vie de tout chrétien, en
tout temps et en tout lieu, mais sans relation immédiate avec
leur vie professionnelle et sociale. L'éducation de collège ne
peut guère donner autre chose — surtout quand la formation
de la conscience sociale est nulle dans la famille — avant que
le jeune homme n'ait fait le choix de sa vocation particulière.
A l'université, un certain nombre de messieurs pressés vien-
nent lui enseigner les éléments techniques de la profession
qu'il pratiquera, pourvu qu'il décroche tant de points à ses
examens. De direction morale, de formation sociale surtout,
rien.
Combien de professeurs de droit, en soixante-dix ans
d'enseignement universitaire, à Québec, en quarante ans, à
Montréal, ont songé à mettre leurs élèves en garde contre les
principes faux contenus dans nos lois, à leur signaler les
reliquats du jansénisme et du gallicanisme, les insidieuses pé-
nétrations de la mentalité protestante et anglo-saxonne, l'in-
fluence des fausses maximes de la Révolution française et
du césarisme napoléonien, à bien marquer tout ce qu'il y a
.d'anticatholiquc ou de tendancieux dans les thèses des légis-
tes et des jurisconsultes qu'on leur présente comme les pro-
phètes et les pontifes de la science légale, tels Pothier, Lau-
rent et Troplong? Combien leur apprennent à faire une dis-
tinction nette entre les vérités fondamentales vers lesquelles
— 49 —
l'esprit et la conscience de l'homme de loi chrétien doivent
toujours se reporter, et les erreurs de principe et de fait que
les circonstances — ou la faiblesse de nos législateurs — ont
introduites dans le corps de nos lois?
Parmi les professeurs de médecine et de sciences, —
maintenant que les études universitaires couvrent un plus
vaste champ et ouvrent la porte à de nouvelles professions,
justement honorées, — combien pensent à former, dans la
bonne direction, le sens critique des élèves; à leur inculquer
l'habitude intellectuelle de préférer la science ordonnée, dis-
ciplinée par la foi et la saine raison, à la science orgueilleuse,
matérialiste et athée?
Et surtout, combien de professeurs de toute catégorie pren-
nent la peine de dire, de temps à autre: "Jeunes gens, vous
êtes des catholiques, vous êtes des Canadiens-français. Quels
que soient la place que vous occuperez dans le monde, le suc-
cès que vous obtiendrez, les honneurs ou l'argent que vous
gagnerez, n'oubliez jamais que vous en êtes comptables à
Dieu, à l'Eglise, à la patrie, à votre race. Ne recherchez ja-
mais le succès en dehors des voies de la stricte probité chré-
tienne et de l'honneur vrai. L'influence que vous exercerez,
la considération dont vous jouirez, les moyens dont vous dis-
poserez, vous devrez en faire profiter l'Eglise et la patrie, et
toutes les oeuvres sociales qui les servent. Ne soyez pas seule-
ment des avocats habiles, des médecins achalandés, des ingé-
nieurs compétents; soyez aussi des hommes sociaux. Et le
véritable homme social, c'est celui dont la foi et le patriotis-
me commandent tous les actes, les fonctions professionnelles
et publiques autant que les actions individuelles."
Evidemment, pour que cette leçon soit effective, il est
nécessaire que la vie publique, la vie professionnelle et la vie
privée de celui qui la donne n'en offrent pas le parfait dé-
menti. C'est Joseph de Maistre, je crois, qui disait que dans
une maison d'enseignement l'examen de moralité des pro-
fesseurs est aussi important que l'examen de capacité des
élèves.
Si l'on objecte que ces leçons ne sont pas du ressort des
professeurs, qu'elles relèvent des aumôniers, je réplique que
cette seule objection suffirait à démontrer à quel point le sens
social est atrophié chez nos professionnels. Sans doute, c'est
le devoir des aumôniers de donner cet enseignement aux élè-
ves; et j'imagine qu'ils ne s'en font pas faute — quand il y a
des aumôniers et quand les étudiants vont les écouter. N'em-
pêche que c'est aussi le devoir des professeurs; et que cette
leçon, donnée à propos par des laïques, ferait plus d'impres-
— 50 —
sion que celle des aumôniers et atteindrait un nombre consi-
dérable IV'^-idiants qui n'entendent jamais les aumôniers.
C'est précisément cette séparation complète, cette cloison
étanche entre l'enseignement religieux et l'enseignement pro-
fessionnel, qui affaiblit et brouille le sens chrétien de la jeu-
nesse universitaire — d'autant plus que l'enseignement reli-
gieux n'a, à l'université, aucun caractère régulier ni officiel.
Un médecin me disait tout récemment qu'au cours de ses qua-
tre années d'université, il n'avait jamais entendu un seul de
ses professeurs prononcer le nom de Dieu. Rien d'étonnant
à ce que nos professionnels fournissent la forte part des
incroyants et des non-pratiquants de notre race; à ce que,
même chez les croyants, même chez les dévots, on trouve
les plus extraordinaires notions religieuses, en ce qui a rap-
port surtout à la vie sociale, à la vie publique.
De cette situation désastreuse, un bon nombre de profes-
sionnels, parmi les jeunes principalement, commencent à s'in-
quiéter. Ils voudraient y porter remède. C'est à la racine du
mal qu'il faut d'abord aller. Il est à espérer que c'est la prin-
cipale préoccupation des hommes dévoués et compétents qui
s'occupent en ce moment à réorganiser nos universités, celle de
Montréal en particulier. Mais en dehors des écoles, il y a
quelque chose à faire aussi.
Pourquoi un certain nombre de professionnels n'entre-
prendraient-ils pas d'organiser des associations nettement
catholiques, dont le principal objectif serait d'éveiller le sens
social chrétien de leurs confrères? Ils ont déjà, plus que toute
autre catégorie de Canadiens, l'esprit de corps. Ils sont forte-
ment organisés pour protéger leurs prérogatives et leur mono-
pole. Les avocats savent fort bien se prémunir contre l'intru-
sion des profanes; les notaires aussi. Les médecins pourchas-
sent sans pitié les charlatans qui s'avisent de tuer ou de gué-
rir les gens, sans diplôme. Pourquoi ceux d'entre eux, avo-
cats ou médecins, qui comprennent l'étendue de leurs res-
ponsabilités sociales, comme catholiques et comme canadiens-
français, ne prendraient-ils pas des mesures pour se proté-
ger contre les dangers intérieurs qui les menacent, pour neu-
traliser l'influence des charlatans diplômés, charlatans de la
parole ou du bistouri, et aussi pour accroître leur valeur so-
ciale? Pourquoi ne feraient-ils pas ce que font, par exemple,
les voyageurs de commerce catholiques, les ouvriers groupés
en syndicats catholiques et nationaux?
En tout cas, quelles que soient les méthodes employées,
les professionnels qui ont le sincère désir de relever le niveau
moral et intellectuel de leur profession, d'exercer un apostolat
social, de rendre quelques services à l'Eglise et à la race qui
— 51 —
leur ont tant donné, doivent sentir aujourd'hui la nécessité
d'une presse catholique et nationale, d'organes d'éducation
populaire qui s'appliquent à créer et à entretenir la mentalité
supérieure, l'esprit social, dont toutes nos classes ont tant
besoin, les classes professionnelles plus que les autres. Plus
que les autres, en raison des lacunes de leur formation parti-
culière; plus que les autres, à cause de la situation exception-
nelle qu'elles ont occupée jusqu'ici. Que nos "hommes de
profession" ne s'y trompent point: les méfiances ou, si l'on
veut, les préjugés populaires s'accumulent contre eux. S'ils
ne se mettent pas résolument à l'oeuvre afin de justifier par
de réels services sociaux la situation privilégiée dont ils ont
profité jusqu'ici, ils se ménagent de désagréables surprises.
Il leur arrivera ce qui attend tous les privilégiés plus sou-
cieux de conserver leurs privilèges et d'en jouir que de les
mériter.
Convaincu que tout rajustement social doit se faire dans
l'ordre, avec justice et avec charité, je ne demande pas mieux,
pour mon humble part, que de faire servir le modeste organe
de publicité et d'éducation que j'ai fondé à l'utilité sociale
des classes professionnelles, au maintien de l'accord entre elles
et les autres classes de notre société. Mais, évidemment, ce
concours ne peut être efficace que si les principaux intéressés
en comprennent l'importance et savent l'utiliser.
Quelques-uns commencent à s'en apercevoir.
A un récent congrès médical, un jeune médecin, qui n'est
pas de nos amis, a eu le courage et la loyauté de dire, en
dépit des gros yeux de quelques confrères rouges ou
bleus, que le Devoir est le seul journal quotidien qui ait
jusqu'ici compris l'importance de l'hygiène au point de
vue patriotique. Il y a quelques semaines, un bril-
lant avocat de Montréal, professeur d'université (il a le sens
social, celui-là, en paroles et en action), voulant combattre
les tendances dangereuses de l'Association du Barreau cana-
dien, a choisi la tribune du Devoir. Pourquoi, plutôt que tel
ou tel autre journal, beaucoup plus répandu? Parce que, pour
atteindre son objet, il avait besoin, non pas d'un gros auditoi-
re, mais d'un auditoire averti, préparé par une éducation mé-
thodique à entendre son cri d'alarme, à saisir ses arguments, à
donner d'efficaces sanctions à ses conseils. Evidemment, si
l'éducation préparatoire avait été donnée à un plus grand
nombre de lecteurs, l'effet eût été plus considérable. Mais
si l'auditoire est restreint, à qui la faute?
Ces deux exemples, pris au hasard, doivent suffire à faire
comprendre aux professionnels préoccupés de leur devoir so-
cial qu'ils ont tout intérêt à soutenir et à propager des jour-
— ^ 52 —
naux dont toute la raison d'être est de préparer les esprits à
recevoir d'utiles directions, de les aider dans l'accomplisse-
ment de leurs tâches éducatrices, et aussi d'enseigner à nos
compatriotes à établir une équitable distinction entre les pro-
fessionnels qui les servent et ceux qui s'en servent.
Hommes d'affaires
En parlant de l'action de la presse sur le mouvement écono-
mique, j'ai promis d'y revenir afin d'examiner plus à loisir
"les devoirs des hommes d'affaires à l'égard de la presse catho-
lique et nationale." ^
D'aucuns ont accusé le Devoir d'afficher quelque dédain
des "hommes d'affaires". Le reproche vaut celui de notre in-
souci des questions pratiques.
A maintes reprises, il est vrai, nous avons dénoncé à la cons-
cience publique et voué au mépris les pratiques des hommes
d'affaires qui ne sont qu'hommes d'affaires. La passion de
l'or est assurément l'une des plus viles qui soient. La domina-
tion de l'or, toute puissante à l'heure actuelle, impose à l'hu-
manité le joug le plus déshonorant qu'elle puisse porter. L'in-
fluence des hommes d'affaires qui ne songent qu'aux affai-
res est désastreuse à tous égards. Elle a fait la guerre, elle a
bâclé la paix, elle a plongé le monde dans le désarroi où il
se débat, elle a énervé toutes les forces de reconstruction mora-
les et même matérielles, elle prépare les révolutions de de-
main. Les brasseurs d'affaires sont les véritables fauteurs du
bolchévisme, qui ne leur fait tant peur que parce qu'il les me-
nace dans leur égoïsme jouisseur. Du jour où ils entreverront
une source de profits dans le bolchévisme ou dans toute autre
forme de révolution sociale, ils lui feront bon accueil. Le
rapprochement qui s'opère entre les agents de Lénine et les
banquiers de Londres est symptômatique.
Au Canada français, la passion désordonnée des affaires
est le plus actif agent de la conquête anglo-saxonne et protes-
tante; c'est la marque la plus certaine de l'emprise du maté-
rialisme sans foi, sans idéal et sans patrie, qui domine toute la
vie sociale et politique du continent.
En dénonçant la politique d'affaires, l'esprit d'affaires,
l'influence des hommes d'affaires, le Devoir reste donc plei-
nement dans son rôle de propagateur de la vérité catholique,
de l'ordre social chrétien, des saines traditions canadiennes-
françaises. Dans cette oeuvre de salut public, il mérite l'en-
couragement et l'appui actif de tous les Canadiens-français
catholiques qui, adonnés au commerce, à l'industrie, à la finan-
^ Voir plus haut, page 31.
— 53 —
ce, savent tout de même subordonner leurs activités matérielles
aux exigences supérieures de la foi et du patriotisme.
A y bien réfléchir, les hommes d'affaires constateront qu'il
est très pratique pour eux que leur clientèle, leur personnel —
et eux-mêmes — conservent la mentalité qu'un journal com-
me le Devoir s'efforce d'inculquer à tous ses lecteurs.
Il y a quelque trente ou quarante ans, la haute finance et le
gros commerce de détail, à Montréal, étaient virtuellement
entre les mains des Anglais. On achetait bien chez le petit
fournisseur canadien-français les aliments ordinaires et les
menus articles de toilette; mais pour les produits rares et les
objets chics, c'était entendu, il fallait aller dans l'ouest. On
négociait avec les banques canadiennes-françaises les affaires
de peu d'importance; mais pour les grandes opérations, il
fallait s'adresser aux banques anglaises, du moins le croyait-
on, — et on le faisait. On s'assurait invariablement dans les
sociétés anglaises.
Pour les négociations d'emprunts à longs termes, nos corps
publics — municipalités, commissions scolaires, fabriques
d'église — aussi bien que les entreprises industrielles et les
particuliers, étaient à la merci des sociétés de prêts anglaises,
des courtiers anglais, de la finance anglaise ou américaine.
Indépendamment du danger d'absorption ou d'asservissement
qui allait grandissant, cette situation entretenait chez les An-
glais et chez nos propres compatriotes la fausse et déplorable
notion que cet état de choses était normal, que les Anglais do-
minaient de droit le commerce, la finance et l'industrie, que
les Canadiens-français, inaptes aux affaires, devaient éternel-
lement leur payer tribut. Les Anglais nous méprisaient et
nous nous méprisions nous-mêmes comme "scieurs de bois et
porteurs d'eau" au service des Anglais — mais nous faisions de
notre mieux pour accroître notre propre abjection.
Et aujourd'hui? Allez demander aux banques canadien-
nes-françaises, aux sociétés d'assurance canadiennes-françai-
ses, aux courtiers canadiens-français, aux marchands cana-
diens-français. L'affranchissenient n'est pas entièrement ac-
compli; mais quel progrès en vingt ans, en dix ans! Comptez
les maisons de commerce créées ou agrandies, les industries
nouvelles, les opérations entreprises; mesurez surtout la m^-
che des affaires!
Sans doute, à cette progression plusieurs causes ont con-
tribué. Mais il en est une, foncière, capitale et permanente, à
laquelle bien peu d'hommes d'affaires semblent accorder l'at-
tention qu'elle mérite: c'est le changement radical de la men-
talité canadienne-française à cet égard. Autrefois, il y a dix
ans à peine, combien de Canadiens-français, avant de faire un
— 54 —
achat, de déposer une somme d'argent à la banque, de prendre
une police d'assurance, de négocier un emprunt ou de faire
un placement, se posaient cette simple question: Comment,
tout en faisant mon affaire, puis-je accomplir mon devoir
social? On allait à la boutique ou à la banque la plus proche,
à la maison où l'on pensait être le mieux servi, sans se deman-
der ce qu'il en résulterait pour la race, pour l'Eglise. On pen-
sait à soi et nullement à la communauté sociale.
Voilà ce qui est changé, et ce changement, qui l'a opéré,
si ce n'est la presse catholique et nationale? N'ai-je pas le
droit d'ajouter: et le Devoir en particulier? Du jour de sa
naissance il n'a cessé de battre cette corde, ou plutôt de frap-
per sur ce clou et de l'enfoncer à travers la dure écorce des
préjugés nés de l'asservissement colonial et soigneusement
entretenus par les Anglais, grâce à la complaisante servilité
de leurs complices canadiens-français, politiciens, journalistes
et hommes d'affaires.
Le directeur-gérant de l'une de nos principales institutions
financières avouait, l'autre jour, dans une réunion intime, que
l'énorme accroissement des affaires de sa maison tenait, dans
une très large mesure, au sens de la solidarité nationale éveillé
par le Devoir. Mais ce que ni lui ni beaucoup d'autres ne sem-
blent comprendre, c'est ce qu'il en coûte à un journal pour
entreprendre et poursuivre cette campagne d'éducation popu-
laire. Ce qu'ils ne se demandent pas, c'est ce qu'il adviendrait
de la mentalité nouvelle dont ils profitent, si l'organe qui l'a
créée et l'entretient venait à disparaître et laissait le champ
libre aux protagonistes de l'anglicisation totale ou partielle.
Ce qu'il en coûte, nous seuls pourrions le dire. Je ne parle
pas des horions, des injures et du mépris que cette attitude
nous a valus — même de ceux à qui elle profite davantage.
J'ai souvenance d'une série d'interviews arrachées par un ré-
dacteur de la Gazette à quelques banquiers et négociants cana-
diens-français, conspuant le Devoir parce qu'il avait recom-
mandé à ses lecteurs d'encourager de préférence les maisons
d'affaires canadiennes-françaises. Ces bons apôtres de la
conciliation ne se font pas scrupule, du reste, d'empocher les
bénéfices de notre propagande. Mais je veux me borner à si-
gnaler les sacrifices pécuniaires que comporte nécessairement
l'attitude que le Devoir a adoptée à cet égard.
Que l'on compare d'un coup d'oeil les colonnes d'annonces
des journaux français de Montréal; et l'on constatera sans pei-
ne que dans le Devoir les annonces de maisons anglaises n'oc-
cupent qu'une place fort restreinte, tandis qu'ailleurs elles dé-
passent généralement celle faite aux maisons canadiennes-
françaises. Afin de ne pas nuire à quelques-uns de nos meil-
— 55 —
leurs clients d'annonces, nous avons refusé de plantureux
contrats que nous proposaient des maisons étrangères en con-
currence immédiate avec eux.
Sans doute l'intérêt de nos clients, ou môme celui des hom-
mes d'affaires généralement, n'est pas notre principal souci.
C'est avant tout, à nos yeux, une question de principe et d'in-
térêt national. Mais enfin, les hommes d'affaires en profi-
tent. L'intérêt national sert leur intérêt particulier. En soute-
nant la cause nationale, nous servons la leur. . . à nos dépens.
Croit-on qu'une telle attitude est possible à des organes po-
litiques, dont le souci dominant est de flatter toutes les influen-
ces, à des journaux d'affaires dont toute la raison d'être est de
faire des affaires et de s'assurer la plus grosse clientèle possi-
ble d'annonceurs? Non, il faut qu'un journal soit voué à une
idée supérieure, à une cause d'intérêt général, pour s'imposer
de tels sacrifices. C'est du reste ce qui lui vaut son autorité
morale, même dans les questions d'affaires.
Quelques hommes de commerce et de finance l'ont compris.
Ils ont compris que la valeur d'un journal, même au point de
vue le plus étroit, ne réside pas seulement dans le chiffre de
son tirage, mais aussi dans la mentalité qu'il crée, dans les
préoccupations qu'il éveille. Les plus intelligents peut-être,
les plus actifs et les plus dévoués patrons de notre oeuvre se
sont recrutés dans le monde des affaires. Mais combien rares!
Si un plus grand nombre avait saisi notre pensée et nous
Bvait aidés à faire à notre journal une situation financière
absolument sûre, cela nous eût permis, non pas d'accentuer
notre propagande — à cet égard comme à tout autre, nous
sommes aussi libres, et même plus, que si nous étions million-
naires — mais de n'ouvrir nos colonnes d'annonces qu'à des
clients canadiens-français.
Qu'on ne crie pas au boycott, au fanatisme, à la haine de
race. Tout cela c'est de la bouillie pour les chats, du thème à
discours de bonne entente. Nous n'envions nullement aux
Anglo-Saxons ni aux autres races leurs richesses et leur pros-
périté matérielle. Mais nous croyons que les Canadiens fran-
çais ont le droit de se fortifier économiquement, comme tous
les autres peuples, et qu'ils ont, plus que les autres, besoin
d'apprendre à pratiquer le devoir de la solidarité nationale.
Ceci n'implique nullement la cessation de tous rapports d'af-
faires avec les Anglais; au contraire: plus les Canadiens-fran-
çais se rendront maîtres des sources de leur puissance écono-
mique afin de les canaliser, de les accumuler et de les faire
fructifier, plus ils seront en mesure de négocier avec les An-
glais de bonnes affaires, profitables à eux-mêmes, à autrui, à
toute la communauté canadienne.
— 56 —
Telle est notre manière d'envisager les questions d'affaires.
Ai-je tort de croire qu'un plus grand nombre d'hommes d'af-
faires devraient nous aider à répandre ces notions, à les faire
entrer dans les habitudes de la vie journalière?
Si cette éducation pratique de notre peuple profite à nos
hommes d'affaires, ils ont tout intérêt à ce qu'elle se poursuive
dans des conditions qui lui assurent sa pleine valeur. Non
seulement doivent-ils soutenir les journaux qui s'y dévouent;
mais ils auraient tort de vouloir que ces journaux se plient à
leurs exigences particulières ou à leur préférences politiques.
Cette propagande vaut dans la mesure où elle ne tient nul
compte des intérêts privés et des intérêts de partis. Elle vaut
surtout dans la mesure où elle reste subordonnée aux intérêts
généraux de la race et aux droits inaliénables de la conscience
chrétienne.
C'est pourquoi les journaux catholiques et nationaux, tout
en rappelant sans cesse au peuple canadien-français qu'il doit
encourager de préférence les maisons d'affaires dirigées par
leurs compatriotes, rappellent également aux hommes d'af-
faires canadiens-français qu'ils ont, eux aussi, des devoirs
sociaux à remplir; qu'ils ne doivent pas mettre leur influence
et leur fortune au service des ennemis de la race et de l'Eglise;
qu'ils ne doivent pas jouer dans les mains de ceux qui les
flattent pour les rendre complices de leurs projets de domina-
tion; qu'après avoir profité du patriotisme de leur clientèle,
ils ne doivent pas en faire fi pour leur propre compte; qu'ils
ont le devoir d'aider les oeuvres de défense religieuse et natio-
nale en proportion de leurs moyens; que dans l'acquisition et
l'emploi de leur fortune, ils doivent tenir compte des exigences
de la conscience chrétienne et de l'honneur national; qu'ils
rendront témoignage à leur foi et à leur race, non pas dans la
mesure de leurs succès et en proportion du chiffre de leur foi*-
tune, mais en raison de leur probité, de leur intelligence et de
leur esprit social; qu'ayant le droit de compter sur l'encoura-
gement de tous leurs compatriotes, ils ont aussi l'obligation de
les servir honnêtement; que si la religion et le patriotisme
imposent au travail une salutaire discipline, ils obligent le
capital à de justes et nécessaires contraintes. En résumé, la
presse catholique et nationale doit être, pour les hommes d'af-
faires comme pour toutes les autres catégories sociales, un
moyen d'éducation autant qu'un auxiliaire. C'est à ce double
titre qu'elle mérite leur encouragement.
Ouvriers
L'attitude de la presse catholique canadienne sur la ques-
tion ouvrière est bien définie. Elle s'inspire des directions
— 57 —
données par Léon XIII et renouvelées par S.S. Benoît XV.
Elle s'efforce de rompre la tyrannique et dangereuse emprise du
syndicalisme américain, forcément neutre quand il n'est pas
antichrétien, sur les travailleurs canadiens-français. Elle fa-
vorise de toutes ses forces le syndicalisme catholique et natio-
nal. L'Action catholique à Québec, le Progrès du Saguenay
à Chicoutimi, tout en s'intéressant aux autres aspects de la si-
tuation religieuse et sociale, méritent presque d'être comptés
au nombre des organes du travail catholique syndiqué. Le
Devoir, appelé à une action plus générale, le Droit, voué à la
défense de la minorité ontaricnne, n'ont négligé aucune occa-
sion d'aider au développement des oeuvres sociales catholi-
ques. Cette attitude a valu au Devoir l'animosité d'un bon
nombre de patrons et la haine des ouvriers soumis à la do-
mination du travail syndiqué d'Amérique. Cette double anti-
pathie s'est manifestée par de sérieux obstacles apportés à la
diffusion du journal et au bon fonctionnement de son atelier.
Ces inconvénients nous les avons subis et nous continuerons à
les subir parce qu'en ceci comme en toute autre matière, nous
estimons que nous devons dire la vérité, quoi qu'il en coûte.
Avons-nous tort de penser que cette attitude mérite quel-
que reconnaissance de la part des ouvriers catholiques? de
ceux, bien entendu, dont la foi est assez éclairée et le patrio-
tisme assez réel pour leur faire comprendre que le mouvement
ouvrier doit rester subordonné aux intérêts supérieurs de l'Egli-
se, de la famille, de la race et de la patrie.
Lorsque je parle de reconnaissance, il faut s'entendre. Il
ne s'agit pas principalement de services réciproques, dont le
seul objet serait de favoriser le développement de deux oeu-
vres particulières. Nous ne soutenons pas le mouvement syndi-
cal catholique aux seules fins de nous faire une clientèle; nous
ne demandons pas aux ouvriers catholiques d'encourager le
Devoir, ou tout autre journal, dans le but de s'assurer un utile
service de presse. Non, il faut placer la question sur un ter-
rain à la fois plus large, phis élevé et plus solide.
Ce n'est pas pour flagorner les masses ouvrières que la
presse catholique s'occupe d'elles, que le Devoir s'intéresse à
la question sociale. Pour ma part, je ne me fais aucune illu-
sion sur les dangers du mouvement syndical, même catholique,
et pour la société généralement, et pour les ouvriers eux-mê-
mes. Mais il me parait inévitable et, à l'heure actuelle, néces-
saire. Le syndicalisme catholique est le seul contrepoids effi-
cace à la double tyrannie du capitalisme et du socialisme, tous
deux sans foi, sans patrie, sans autre règle que la loi du plus
fort.
-^ 58 —
C'est dans rintcrél: général de la société, de l'Eglise, de la
patrie canadienne, de la race canadienne-française, que nous
appuyons le mouvement, trop iartiil mais plein d'espérances»
du syndicalisme catholique et national. C'est en raison de ces
motifs d'ordre supérieur que nous nous appliquons, tour à
tour, à dissiper les préjugée et les méfiances des classes bour-
geoises à l'endroit du syndicalisme catholique, et à mettre les
ouvriers en garde contre les excès où ils peuvent se laisser en-
traîner: esprit de caste, oubli des intérêts généraux de la so-
ciété et des droits des autres classes, étroitesse de vues, danger
de certaines revendications, légitimes en soi, peut-être, mais
contraires à l'équilibre social. ^
Telle est, à mon sens, la seule manière dont un journal voué
à la défense de tous les intérêts religieux et nationaux peut
traiter ce qu'on a pris l'habitude d'appeler abusivement "la
question sociale", mais qui n'en est, en réalité, que l'un des élé-
ments. La question ouvrière n'absorbe et ne supprime ni la
question agraire, ni la question économique, ni les multiples
problèmes de la politique intérieure ou extérieure, ni surtout
la question sociale par excellence, la protection de la famille.
Placer ou replacer toute question à son rang, dans l'ordre
normal voulu par Dieu; lier toutes les questions les unes aux
autres, dans l'esprit et la conscience de toutes les classes de la
société, par l'emprise des principes fondamentaux de l'ordre
social: c'est toute la raison d'être d'un journal comme le
Devoir; et c'est encore le meilleur service qu'il puisse rendre
aux ouvriers comme à toutes les autres catégories de Cana-
diens.
Que nos ouvriers ne s'y trompent point: leurs conditions
s'amélioreront véritablement, leurs oeuvres syndicales ou au-
tres seront durables et fécondes, dans la mesure où elles ga-
gneront d'intelligentes sympathies parmi les hommes de tou-
tes catégories qui veulent, eux aussi, le bien de la société, qui
cherchent le progrès dans le règne de Dieu, dans la discipline
morale des intelligences et l'application sociale des règles de la
justice et de la charité, autant que par le bien-être matériel et
une plus équitable répartition des richesses.
Une puissante organisation syndicale peut assurer aux ou-
vriers une domination passagère. Mais gare au lendemain î
Le despotisme égoïste, fût-il celui d'un roi, d'une caste ou
d'une classe, n'a qu'un temps, généralement court, et suscite
d'effroyables réactions. Les admirables corporations du
moyen âge ont rendu de notables services; elles ont péri par
l'excès de leur puissance, par leur égoïsme de classe surtout.
1 C'est à ce point de vue que le Devoir a traité la question ouvrière dans une série
d'articles reproduits en brochure : Syndicats nationaux ou internationaux? (épuisée).
— 59 —
Que nos ouvriers catholiques aient leurs organes à eux, qui
traitent tous les aspects particuliers du problème ouvrier, fort
bien; et Ton peut être sur que la presse catholique et nationale
fera bon accueil à ces publications spéciales, pourvu, bien en-
tendu, qu'elles s'inspirent toujours des principes de la foi et
du patriotisme. Mais comme toutes les autres catégories de
Canadiens catholiques, peut-être davantage, ils ont un intérêt
primordial à soutenir et à propager des organes d'éducation
publique qui entretiennent entre eux et les autres classes de la
société ces courants sympathiques, ces liens nécessaires, qui
assureront le succès durable de leurs activités sociales.
C'est sur ce terrain que nous nous plaçons en toute sécurité
pour recommander l'oeuvre du Devoir à ceux qui s'intéressent
au mouvement ouvrier.
On a parfois objecté que le Devoir est trop sérieux, d'un
ton trop élevé, pour être accessible aux ouvriers. Cette objec-
tion, je l'avoue, m'a toujours étonné, de la part surtout de
ceux qui prodiguent aux ouvriers les plus basses flatteries.
Si j'étais ouvrier, je l'accueillerais comme une insulte.
Que les milliers de pauvres diables abreuvés depuis vingt
ans de littérature d'égoût ne puissent lire un journal sérieux,
c'est admis. Mais ceci n'est pas plus vrai des ouvriers que
des autres. Il y a encore, je pense, de nombreux travailleurs
qui aiment mieux s'instruire que s'abrutir. Seulement, il en
est d'eux comme de tous les autres Canadiens: ils ne com-
prendront que graduellement l'importance éducatrice de la
presse catholique et nationale; et ils n'y arriveront qu'après
avoir compris l'insuffisance des journaux de parti et la dégra-
dante influence de la presse jaune.
Ruraux
Il y a fort peu d'années encore, les agriculteurs et, plus gé-
néralement, les ruraux formaient d'emblée la couche la plus
solide de notre population, la plus saine physiquement, la plus
morale, la plus religieuse et, à certains égards, la plus sociale.
Par contre, c'était la plus entamée par l'esprit de parti et la
passion politique.
Le spectacle qu'offraient la plupart des paroisses, en temps
d'élection, était à la fois grotesque et lamentable. La conscien-
ce, la raison, le bon sens, la dignité humaine perdaient tous
leurs droits. A l'appel des chefs, des candidats, des "orateurs"
et sous l'impulsion des "organisateurs", tout le monde per-
dait la tête. C'était la surenchère des mensonges, des injures,
des sophismes, le dévergondage de la débauche crapuleuse,
l'oubli de toutes les lois de la justice et de la morale. Le mal
n'était peut-être pas plus grand que dans les villes ou qu'en
— 60 —
tout autre pays affligé du régime électoral et démocratique;
mais par contraste avec l'habituelle dignité de vie de nos habi-
tants, il étalait davantage sa hideur dégradante. D'honnêtes
pères de famille prenaient tout à coup des allures de voyous,
d'excellents chrétiens trafiquaient de leur conscience ou de
celle des autres, de braves gens qui n'auraient voulu pour rien
au monde m.anquer la messe du dimanche, le maigre du ven-
dredi ou le jeûne du carême, des vigiles et des Quatre-Temps,
n'hésitaient nullement à se parjurer pour le plus grand bien
du "parti". Les choses en vinrent au point qu'en plusieurs dio-
cèses, les autorités religieuses mirent les actes de corruption
électorale au rang des "cas réservés" à la juridiction épiscopale.
Aujourd'hui le mal paraît moindre. Non pas que les moeurs
électorales soient notablement purifiées, mais la moralité gé-
nérale ayant sensiblement baissé, le contraste est moins vio-
lent. La conscience publique a fini par amener la conscience
privée à son niveau.
11 y a quelque vingt ou trente ans, on eût insulté un bon
habitant de vieille roche en lui demandant de signer la quit-
tance d'une somme reçue, ou de reconnaître par un billet une
dette légitime. Aujourd'hui, gare à qui ne prendrait pas ces
élémentaires précautions! Le parjure judiciaire devient pres-
que aussi fréquent que le parjure électoral. L'esprit de lucre,
de rapine et de cautèle se répand comme une tache d'huile.
L'agriculteur s'habitue à voir dans le professionnel et le mar-
chand, dans l'homme des villes surtout, l'ennemi, l'exploiteur,
contre lequel il doit s'armer et qu'il a le droit, quand il en a la
chance, de retaper aussi souvent et aussi fort que possible.
l.a politique n'est pas la seule cause de cette dégrada-
tion morale et sociale des campagnes. Un faux système d'en-
seignement public, la manie de la prétendue "éducation" — -
qui est justement le contraire de l'éducation — y a contribué
fortement et tout d'abord en déracinant les ruraux, les fem-
mes surtout, et en leur inculquant le dégoût de la vie des
champs. Les facilités de communication et le développement
de la grande industrie ont accéléré la migration des campa-
gnes vers les grandes villes; la multiplication des centres in-
dustriels menace de vulgariser le mal par toute la province.
La politique administrative, — celle de la province aussi
bien que celle d'Ottawa — dirigée par des avocats aux gages
de la haute finance, n'a rien tenté de sérieux pour guérir cette
plaie grandissante de l'urbanisme, quand elle n'a pas tout fait
pour le répandre.
La guerre a donné une formidable impulsion à toutes ces
forces dissolvantes. A cet égard, elle a été plus nocive au Ca-
nada que partout ailleurs. Afin d'entraîner les Canadiens à
— 61 —
une participation outrancière qu'aucune obligation morale ou
internationale ne justifiait, les agents de l'impérialisme an-
glais et les profiteurs des industries de guerre ont organisé
une campagne systématique de mensonges et de sophismes.
Ils ont exploité toutes les passions bonnes et mauvaises; ils
ont éveillé tous les appétits; ils ont égaré tous les esprits. Ils
ont enflammé le fanatisme antipapiste en représentant le
Pape comme l'agent stipendié de l'Allemagne; ils ont trom-
pé la foi naïve des catholiques en leur faisant croire que la
cause des Alliés était celle de la justice et de la religion; ils
ont flatté les instincts de révolte et l'orgueil démagogique en
montrant le triomphe de la Révolution et de la démocratie
dans la victoire ententiste: c'était la plus véridique de
leurs assertions. Dans l'ordre des intérêts matériels, la mul-
tiplicité des industries de guerre a fait des hommes de rapine
les partisans de la guerre à outrance. Les gros salaires ont
apaisé les murmures des ouvriers. Les gros prix ont obscurci
la conscience des agriculteurs. Il a fallu la menace de la cons-
cription pour éveiller les méfiances; et encore, le peuple des
villes et des campagnes ne s'en est ému qu'en raison des souf-
frances individuelles ou des pertes matérielles qu'elle lui ap-
portait. Des causes premières de cette dure mais inévitable
conséquence, il ne s'est nullement inquiété. Il a maudit les
hommes et le parti qui ont voté la loi de conscription; il s'est
jeté dans les bras du parti et des hommes qui en avaient posé
toutes les prémisses, qui avaient acquiescé à tous les menson-
ges, à tous les sophismes, à toutes les mesures dont la conscrip-
tion résultait aussi naturellement que la brûlure du contact
avec le feu.
La guerre finie, le peuple n'a songé qu'à oublier ses ter-
reurs dans une orgie de luxe et de dépenses folles, favorisée
par les prix extravagants du travail salarié et des produits de
la terre. C'était une mauvaise préparation au rajustement mo-
ral et économique qui s'impose. Les prix baissent, le chô-
mage est commencé; mais les habitudes prises restent, les idées
fausses ou mauvaises subsistent; les consciences et le bon sens
ne se remettent pas d'aplomb.
Dans les campagnes, les agriculteurs vont profiter assez
longtemps encore de la hausse des prix; mais la main-d'oeu-
vre reste rare et dispendieuse; les jeunes gens, garçons et fil-
les, attirés dans les villes au cours de la guerre, ne sont pas
pressés de retourner aux champs. Et s'ils y retournent, dans
quel état moral et physique rentreront-ils au foyer? Il n'y a
pas à le cacher, l'atmosphère des villes est beaucoup plus per-
nicieuse pour les ruraux brusquement transplantés que pour
la vieille population ouvrière encore chrétienne, plus aguerrie
— 62 —
contre les périls de la vie urbaine, mieux protégée surtout
par la vie de famille, qui fait totalement défaut aux jeunes
campagnards attirés en ville par la perspective alléchante
d'un gain facile et d'une vie d'amusements grossiers.
Influence délétère des journaux
Dans cette désorganisation morale de la vie rurale et dans
ce funeste exode des campagnes vers les villes, quelle a été la
part de responsabilité de la presse quotidienne? Enorme, in-
calculable.
La presse de parti a rendu permanente l'influence désas-
treuse de la politique et des politiciens sur l'esprit de la popu-
lation rurale. Le désarroi des idées, l'atrophie de la conscience,
l'abaissement de la dignité, si marqués en temps d'élection^
les journaux de parti se sont appliqués constamment à les en-
tretenir. Chaque soir, ou chaque semaine, le journal rouge
ou bleu arrive au foyer prêcher le faux évangile et la fausse
morale du parti. De l'attaque aiguë il a fait la maladie chro-
nique. De la multitude d'idées fausses répandues au cours
de la guerre, les journaux de toutes nuances ont été les véhi-
cules et les propagateurs complaisants.
Le journalisme jaune, qui a tôt fait de compénétrer le
journalisme de parti, est venu étendre le mal et l'introduire
dans tous les domaines de la conscience et de l'esprit. Le jour-
nal à nouvelles, à sensation, à images, c'est le cinéma des
campagnes. Il familiarise la population rurale avec tous les
vices, tous les crimes, toutes les turpitudes et tout le faux clin-
quant des villes. Il habitue les braves gens de la campagne
à croire que le déshabillé du théâtre, le débraillé de la rue,
la pourriture des maisons de prostitution, les drames hideux
dont le dénouement se déroule en cour d'assises, c'est la vie
habituelle et normale des villes; et comme toutes ces saletés
s'étalent et se racontent sans vergogne, côte à côte avec des ré-
cits de fêtes religieuses ou patriotiques, des articles ou des dis-
cours politiques, des morceaux plus ou moins littéraires — le
tout bariolé de portraits d'évêques et de bandits, de magis-
trats et de prostituées, de financiers et d'actrices — les bons
^'habitants" finissent par n'avoir plus qu'une notion dis-
tinctive assez confuse entre ce qui est respectable et
ce qui ne l'est pas, avec une sympathie grandissante
pour le crime et les criminels. Les jeunes gens, les jeunes
filles, et même les jeunes ménages se prennent de l'idée que la
ville où l'on voit tant de belles choses croustillantes, où l'on
s'amuse de tant de façons, où l'on s'habille et se déshabille avec
— 63 —
si peu de gêne, où Ton dépense si facilement tant d'argent si
aisément gagné, c'est l'endroit où il fait bon vivre.
A la campagne plus peut-être encore qu'à la ville, la presse
de parti a été désorganisatrice des idées et la presse sensation-
nelle corruptrice des moeurs.
A la campagne autant qu'à la ville, le seul moyen de com-
battre sur son terrain l'influence du journal démoralisateur
c'est la diffusion du journal moralisateur. C'est par la presse
sainement inspirée qu'il y a chance de rendre à la population
rurale le sens de sa dignité, un juste sentiment de son indépen-
dance et surtout une notion exacte de son devoir social.
A cet égard, le mouvement agraire qui se manifeste dans
les provinces anglaises mérite d'être observé. En dépit des
incohérences inhérentes à la mentalité protestante, cette évo-
lution marque un progrès manifeste sur les déchéances du
passé, accélérées par la guerre. La terreur et l'antipathie
qu'il inspire aux politiciens, aux brasseurs d'affaires, à tous
les exploiteurs de la crédulité campagnarde, le recommandent
à l'observation sympathique de tous les Canadiens français qui
ne veulent pas voir leur province rester à l'arrière-plan et
continuer à servir de tremplin aux arrivistes de la finance et
de la politique.
Je ne prétends pas que les agriculteurs du Québec doivent
copier en tous points ceux de l'Ontario et de l'Ouest, et se lan-
cer tête baissée dans un mouvement de séparatisme de clas-
se. Mais ils pourraient les imiter, avec toute la supériorité de
leurs traditions religieuses et nationales, tout comme les ou-
vriers catholiques font en marge de l'organisation syndicale
sans religion et sans patrie. Ils trouveraient avantage à se
serrer les coudes, à chercher dans les principes de l'association
catholique et nationale, les moyens de consolider leur situa-
tion économique, de perfectionner leurs méthodes de cultu-
re, de régulariser la vente de leurs produits, de garder leurs en-
fants, de faire appliquer aux écoles de campagnes des métho-
des rationnelles d'enseignement. Ils apprendraient à secouer
le joug des politiciens qui les exploitent et s'en moquent de-
puis soixante quinze ans. Ils s'habitueraient à faire aux cho-
ses de la politique et à toutes choses l'application des règles
ordinaires du bon sens, dont ils savent si bien user quand il
s'agit de leurs affaires personnelles ou locales. Et en opé-
rant cette évolution sous l'empire des principes chrétiens et des
traditions familiales qui ont permis à leurs ancêtres de sau-
ver la race et la nationalité, ils accompliraient véritablement
leur devoir social.
Dans la poursuite de cette tâche nécessaire, la presse ca-
tholique et nationale leur apporterait un concours précieux.
— 64 —
A mesure qu'ils perceront le mensonge des évangiles de parti,
qu'ils sonderont les plaies morales causées par la presse jau-
ne, ils comprendront davantage l'utilité de la presse de prin-
cipes — à moins qu'ils ne versent dans le plus étroit égoïsme
de classe. Pour échapper à l'emprise des vieux préjugés sans
tomber sous le joug des principes dissolvants qui menacent
toutes les sociétés contemporaines, ils ont besoin que quel-
qu'un leur rappelle sans cesse leurs devoirs autant que leurs
droits, leur fasse connaître la situation des autres classes de
la société, les mette en garde contre les démagogues qui
exploitent tour à tour ou simultanément le peuple des villes
et celui des campagnes. En un mot, leur conscience sociale
a besoin d'être soutenue et éclairée, dans l'ordre des faits jour-
naliers comme dans le domaine des principes. Pour eux com-
me pour les autres, c'est ^^ service ^ue la presse catholique
et nationale leur rendra s'ils veulent en profiter.
I
IV
LA PRESSE ET LA FAMILLE
La famille, fondement de Tordre social
Dieu a fait de la famille le fondement de l'ordre social. En
supprimant la polygamie et le divorce, en relevant la femme et
l'enfant de la dégradation où le paganisme les avait plongés,
le Christ et son Eglise ont rétabli la famille dans sa dignité
première et fondé la société chrétienne. Par une conséquence
naturelle et avec une infernale logique, les ennemis de Dieu,
du Christ, de l'Eglise et de la société chrétienne s'attaquent
partout et en tout temps à la famille. Chez nous comme ailleurs,
ils trouvent maints complices parmi des gens qui se disent
catholiques et une foule d'agents inconscients dans l'innombra-
ble multitude des aveugles, des égoïstes, des lâches et des im-
béciles.
S'il est une collectivité qui doit veiller jalousement sur ses
traditions familiales, c'est bien le petit peuple canadien-fran-
çais. Aucune nation peut-être ne doit autant que lui à la valeur
morale et sociale de la famille chrétienne. Sans doute, c'est
la paroisse catholique, seule institution préservée des ravages
de la conquête anglaise, qui a sauvé notre nationalité. Mais
c'est dans la vitalité des familles, dans leurs traditions et leurs
séculaires coutumes, que la paroisse a trouvé le secret de sa
survivance. Les fortes familles ont fait les fortes paroisses. La
fécondité des foyers a permis à la race de résister à l'accable-
ment du nombre, de garder pleins ses cadres sociaux et d'empê-
cher l'ennemi de s'y introduire. La bonne ordonnance du gouver-
nement familial a entretenu chez nos pères les notions d'ordre et
d'équilibre, le sens de l'autorité et de la justice, tempéré par
la bienveillance et la pratique d'une saine liberté. C'est là qu'il
faut chercher la réelle grandeur et la force de résistance de ces
pauvres paysans, de ces minces bourgeois, sans lettres, sans
richesse, sans puissance, qui ont fondé la nationalité canadien-
ne, en dépit de l'insouciant égoïsme de la France, et qui l'ont
sauvée des brutalités et des ruses de l'Angleterre.
De ces familles nombreuses et bien ordonnées, aux moeurs
simples et cordiales, sont sortis ces prêtres dévoués, curés,
missionnaires et fondateurs de paroisse, moins raffinés que les
abbés de cour ou d'académie, évidemment, mais simples et
sans morgue, robustes, actifs et débrouillards, se faisant tout
à tous, dans l'ordre matériel aussi bien que pour la conduite
— 66 —
des âmes. De ces foyers sortirent également ces femmes incom-
parables, religieuses de toute catégorie, si bien préparées par les
exigences d'une nombreuse famille et l'admirable exemple de
leurs vaillantes mères, à l'exercice pratique de toutes les formes
de la charité.
Certes, je n'ignore pas ce qui manquait à nos vieilles fa-
milles canadiennes. On n'en saurait méconnaître les lacunes
et les faiblesses, et notamment celles qui provenaient de l'ab-
sence d'une véritable hiérarchie sociale, d'une aristocratie cons-
ciente de son rôle et de ses responsabilités, d'une bourgeoisie
éclairée, entreprenante et solidement progressive. Les éléments
existaient; mais le régime colonial français les étouffait. Plus
tard, les agents de l'Angleterre, en dominant les seigneurs
et les têtes dirigeantes du clergé, puis en corrompant les chefs
politiques, accentuèrent le mal. De là, ce tempérament mou-
tonnier, cet amollissement des caractères, ce singulier mélange
de servilité collective et de suffisance individuelle, qui se
retrouvent chez tous les peuples conquis, chez ceux surtout qui
finissent par accepter la conquête comme un bienfait et n'en
recherchent que les avantages matériels. Cette abdication en-
tama chez nos pères le vieux fond de fierté française et de
dignité catholique; elle prépara les coeurs à la soumission
abjecte, les intelligences à l'abrutissement matérialiste et les
consciences aux faciles et profitables compromissions. Ces
déchéances se sont manifestées plus tôt et plus généralement
dans les classes dirigeantes; preuve que la formation sociale
était plus en défaut que l'éducation familiale.
Décadence de la famille canadienne
Aujourd'hui, depuis la guerre surtout, c'est le contraire qui
se produit. Le sens social s'éveille; les intelligences s'aiguisent;
les oeuvres se multiplient, la piété se ranime, du moins en appa-
rence. Par contre, la famille est en pleine décadence. Elle est
fortement atteinte dans tous ses éléments vitaux.
Dans sa vigueur physique, par l'entassement de la popula-
tion dans les villes, par le travail mercenaire des femmes et des
enfants, par l'empoisonnement des nourrissons, par une détes-
table alimentation, par la diffusion des pratiques immorales,
par la manie des femmes de se vêtir ou plutôt de se dévêtir à
rebours des saisons et du bon sens, sans parler de la décence et
du bon goût.
Dans sa constitution morale, par l'abaissement de la dignité
des époux et de l'autorité des parents, qui détruit le sens de
l'obéissance chez les enfants, du respect chez les jeunes gens;
par l'effacement de l'honneur chez l'homme, de la pudeur chez
— 67 —
la femme, de la candeur chez l'enfant; par la pratique crois
santé du vol et du mensonge sous toutes les formes, à tous les
degrés, dans toutes les couches sociales; par l'amour des jouis-
sances, régoïsme et la vanité; par le féminisme, la plus anti-
sociale peut-être des folies du jour, la plus propre assurément
à dégrader la femme et à détruire la famille.
Dans sa vie intellectuelle, par une éducation faussée et
superficielle, par la légèreté ou la lourdeur des esprits, la
futilité des préoccupations, la niaiserie ou la répugnante immo-
ralité des amusements.
Dans son équilibre économique, par la soif des richesses
vite et mal acquises, par la perte de l'esprit d'épargne, par le
goût des dépenses folles et des dépenses bêtes, du clinquant et
du luxe de mauvais aloi.
Loin de moi la pensée que telle est la situation générale,
ni même qu'un nombre considérable de familles canadiennes-
françaises soient atteintes sur tous ces points. Mais combien
sont indemnes?
Sans doute d'autres peuples sont plus malades que nous.
Jules Lemaître se gardait de la crainte de l'enfer par la pensée
qu'un sort commun à tant d'hommes ne peut être aussi horrible
qu'on le prétend. Ce genre de fatalisme — ou de jemenfichisme —
ne vaut pas mieux pour le salut temporel des peuples que pour
le salut éternel des âmes.
Les optimistes se rassurent par le spectacle de tout ce qui
reste de bon chez nous, et particulièrement de l'intense prati-
que cultuelle et des multiples actes de religion extérieure. Cer-
tes, je ne méconnais pas la valeur de ces manifestations reli-
gieuses; mais lorsqu'elles vont de pair avec une constante et
rapide dégradation de la conscience, de la droiture, de la
moralité publique et privée, des vertus familiales surtout, elles
m'apparaissent comme un phénomène de religiosité, plus pro-
pre à inquiéter qu'à consoler. 11 y a pour les peuples, comme
pour les individus, telles choses que l'abus des grâces et la
fausseté de la conscience. Le Christ lui-même a jugé et con-
damné les nations qui l'honorent du bout des lèvres.
D'autres comptent sur les oeuvres sociales pour nous sau-
ver. Ceux-là sont plus près de la vérité, et l'on sait que le
Devoir ne leur mesure ni son encouragement ni son appui. Mais
quelques-uns semblent oublier que la préservation de la fa-
mille, sa préservation morale et physique, est la première et
la plus importante des oeuvres sociales, j'oserais presque dire
la seule nécessaire.
Certes, il est beau, il est consolant, de voir les oeuvres reli-
gieuses et sociales se multiplier et grandir, le mouvement in-
tellectuel s'accélérer, les forces économiques s'affermir; mais
— • 68 ^
quand l'on constate, par un contraste inquiétant, la rapide dé-
chéance de la famille canadienne, de son esprit, de ses tradi-
tions, de ses habitudes, on est tenté de paraphraser l'admirable
commentaire de saint Paul sur l'excellence de la charité.
Nous parlerions toutes les langues, nous posséderions la
puissance politique, les richesses, la suprématie intellectuelle;
nous aurions les universités les plus savantes, les écoles les
plus fameuses, les institutions politiques et sociales les plus par-
faites; notre clergé serait le plus éclairé du monde, nos com-
munautés religieuses les plus saintes, nos professionnels et nos
savants les plus illustres, nos industriels les plus prospères, nos
ouvriers les plus habiles; nous remplirions les églises jour et
nuit, nous couvririons les places publiques de monuments à la
gloire de Dieu, nous pratiquerions toutes les dévotions ancien-
nes et nouvelles: — si nous laissons entamer et déchoir la fa-
mille, la famille chrétienne et bien ordonnée, "tout cela ne nous
servira de rien."
Nos fortes traditions de famille ont fourni les éléments
essentiels de notre vie religieuse, sociale, économique. Si nous
négligeons de reconstituer ce principe vital et de l'alimenter,
tout le reste périra ou périclitera.
Rôle de la presse
Dans l'oeuvre de défense et de restauration de la famille
canadienne, quel est le rôle de la presse catholique et nationale?
En premier lieu, jeter le cri d'alarme, signaler les dangers inté-
rieurs et extérieurs qui menacent la famille, rappeler aux
parents et aux éducateurs la grandeur de leur mission, faire
connaître et encourager tous les moyens propres à préserver
ou à refaire la famille chrétienne, empêcher les hommes d'oeu-
vres d'oublier ce facteur essentiel de l'ordre social.
Mais l'importance de ce rôle doit se mesurer surtout en rai-
son de l'influence désastreuse exercée par la presse sans prin-
cipes. Ici plus qu'en tout autre ordre d'idées, une presse saine
apparaît comme l'antidote nécessaire du mal effroyable causé
par la presse jaune.
Par l'article, par le récit sensationnel, par le feuilleton, par
l'annonce, par l'image, les journaux populaires ont été les cor-
rupteurs les plus efficaces de la famille chrétienne, les facteurs
principaux de sa déchéance physique, morale, intellectuelle
et économique. Ils ont fait pénétrer dans une multitude de
foyers la connaissance et l'usage des drogues malfaisantes à
l'aide desquelles les jeunes mères empoisonnent leurs enfants,
des modes absurdes ou indécentes qui ruinent la santé des fem-
mes et leur font perdre toute pudeur. Ils ont familiarisé la
population, hommes, femmes et enfants, avec le mal sous toutes
— 69 —
ses formes; ils ont rendu le crime indifférent et les criminels
intéressants. Ils ont été les complices et les propagateurs de
l'impudicité, du vol, de l'ivrognerie, de l'improbité, de l'extra-
vagance dans les idées et dans les moeurs. Ils ont développé le
goi'it du laid, du bête, de l'absurde, du niais. En mixturant tout
cela d'occasionnelles et répugnantes professions de foi reli-
gieuse, ils ont d'autant mieux réussi à fausser les consciences,
à dégrader les esprits, à corrompre les moeurs. Une presse
impie et franchement immorale aurait fait moins de mal.
Cette influence désastreuse est d'autant plus difficile à com-
battre que la plupart des hommes qui dirigent et remplissent
ces journaux sont, en leur particulier, d'honnêtes bourgeois,
très bornés en tout ce qui ne touche pas à leur industrie et
parfaitement inconscients du mal qu'ils font. Plusieurs même
sont dévots. Cette particularité leur vaut des amitiés et des
protections qui leur permettent d'exercer en toute paix et à
grand profit leur dégradante besogne.
Ce n'est donc que par un travail ardu et persévérant que les
journaux de défense religieuse et sociale parviendront à con-
trebalancer l'influence de la presse jaune sur la famille cana-
dienne. Et ils n'en viendront à bout qu'avec l'aide des hommes
vraiment sociaux, prêtres et laïques. A ceux-ci la tâche de
refaire l'éducation populaire, de démontrer aux parents le
mal qu'ils font à leurs enfants, le mal qu'ils se font à eux-
mêmes, en nourrissant leurs esprits de toutes les ignominies,
de toutes les laideurs, de toutes les niaiseries qui s'étalent dans
les journaux soi-disanjt populaires. A eux de démontrer aux
lecteurs de journaux que ce qu'ils doivent rechercher dans leur
lecture quotidienne, l'unique lecture pour la plupart, ce n'est
pas ce qui flatte leur curiosité, leurs mauvais penchants et
leurs goûts pervertis, mais au contraire ce qui peut les instruire,
éclairer leur intelligence, fortifier leurs convictions, les aider
dans l'accomplissement de leurs devoirs individuels et sociaux.
De tous les témoignages, de toutes les marques de sympa-
thie que le Devoir a reçus, il n'en est pas qui m'aient plus touché
que ceux de quelques pères de famille. "J'aime et j'encourage
le Devoir, dit l'un, parce que je peux sans crainte le laisser lire
à mes enfants." — "La lecture du Devoir a fait de mon fils un
homme", écrit l'autre. — "Le Devoir m'a appris mon devoir
social et m'a aidé à bien élever mes enfants," me confie un
autre, simple ouvrier.
Puissent nos lecteurs, nos amis et généralement tous les
propagandistes de la presse catholique et nationale, considérer
cet aspect de l'oeuvre comme l'un des plus intéressants. A lui
seul il devrait suffire à valoir aux journaux catholiques l'appui
et le concours de tous les pères de famille, soucieux de leurs
responsabilités.
LA PRESSE ET LE PATRIOTISME
Banqueroute de la Confédération
L'enseignement du patriotisme est peut-être la tâche la
plus importante de la presse catholique et nationale. C'est
aussi la plus difficile. La plus importante, parce qu'entendu
et pratiqué selon les principes de l'ordre social chrétien, le
patriotisme renferme l'ensemble des devoirs sociaux. La plus
difficile, parce qu'à notre époque les notions fondamentales
du patriotisme sont partout obscurcies et faussées, et qu'au
Canada, en particulier, la plupart des éléments essentiels du
patriotisme font défaut. C'eut à peine même si nous avons une
patrie.
La patrie, selon saint Thomas d'Aquin, interprété par Mgr
Paquet, c'est le sol "qui nous a vus naître et où nous avons
grandi." ^ Je ne connais pas le texte du grand Docteur; mais
j'imagine qu'à ses yeux comme à ceux de son savant commen-
tateur, le "sol" ne désigne pas seulement la terre, mais aussi
l'ensemble des institutions politiques qui la régissent, des lois,
des coutumes, des traditions, dont se compose la vie sociale du
peuple qui l'habite. La patrie est une entité à la fois matérielle
et immatérielle; elle possède un corps qui est le territoire, et
une âme, un principe de vie sociale, un ordre moral qui déter-
mine la nature et le fonctionnement de ses institutions, les
rapports mutuels de ses citoyens, leurs relations collectives avec
les autres peuples.
Ainsi comprise, la patrie est d'autant plus une, le patriotis-
me de ses enfants plus réel et plus agissant, qu'elle possède à
un plus haut degré l'unité de territoire, de race, de langue, de
religion, que les principes d'autorité et de liberté y sont mieux
ordonnés, que l'ordre social et la famille y sont plus respectés,
que la forme de gouvernement est plus en harmonie avec le
tempérament, les traditions et les besoins de la population.
Les pays où l'un ou l'autre de ces facteurs de l'unité natio-
nale font défaut, ont quelque chose d'inachevé, d'incohérent;
le patriotisme y est composite, même quand il est très vif, com-
me en Belgique ou en Suisse.
1 La vie nationale et le Droit chrétien — Études et appréciations (2e vol.). Québec
1918.
— 71 —
Or, il faut bien le reconnaître, le Canada ne possède en
entier aucun de ces éléments. 11 lui manque même la condition
essentielle, la raison d'être du patriotisme: l'indépendance
nationale. Une colonie, quel que soit son degré d'autonomie,
n'est pas une patrie au sens réel et complet du mot. Un peuple
qui ne possède pas le pays qu'il habite, dont les destinées et
l'action mondiale sont à la merci des caprices ou des intérêts
d'une autre nation, ne peut avoir un vrai patriotisme. Et quand
ce peuple est divisé en deux ou plusieurs groupes de races, de
langues, de religions différentes, que ces éléments ethniques
n'ont pas les mêmes aspirations nationales, ni le même concept
du devoir, de la justice et du bonheur social, qu'ils diffèrent
radicalement dans leurs habitudes, leurs traditions, leurs sym-
pathies et leurs antipathies, l'existence même d'un patriotisme
commun est impossible.
Telle était la situation au Canada, il y a quelque soixante
ans; telle elle est redevenue de nos jours.
Les Pères de la Confédération avaient entrepris de nous
tirer de ce chaos. Ils poursuivaient un double objet: l'accord
entre les deux races dominantes et la création d'une véritable
patrie canadienne. L'oeuvre a lamentablement avorté, moins
peut-être par la faute des hommes qui l'ont conçue qu'en raison
de circonstances trop fortes. Les auteurs du pacte de 1865 et
de la constitution de 1867 avaient bien compris les vices fonciers
de la situation; ils ne leur opposèrent que des palliatifs. Trop
confiants dans la bonne volonté des deux races rivales, ils né-
gligèrent d'assurer d'efficaces garanties aux minorités catholi-
indépendance que l'Angleterre nous aurait alors
octroyée sans trop de répugnance; ils gardèrent du vieux lien
colonial les nombreux ligaments dont s'est refait le câble qui
nous enserre aujourd'hui. Pour compléter leur oeuvre d'unité
intérieure et d'affranchissement extérieur, ils attendaient beau-
coup du temps. Le temps a travaillé tout au contraire, les
hommes aussi, le peuple également.
Si la Confédération canadienne avait gardé ses frontières
de 1867; si elle n'avait compté, pour son développement, que
sur la croissance naturelle de sa population, le double objectif
de ses fondateurs aurait pu se réaliser. L'équilibre des forces,
condition première de l'accord, se serait à peu près maintenu
entre les deux races; le nationalisme canadien, qui avait jeté
d'assez profondes racines depuis 1840, aurait suivi son évolu-
tion naturelle. Le lien colonial se serait usé graduellement et
les Canadiens auraient pris peu à peu possession de leur pays.
La grande faute de Macdonald et de Cartier fut l'acquisition
des Territoires du Nord-Ouest et leur ouverture prématurée
— 72 —
à la colonisation — et à l'agiotage. Ce subit et monstrueux
accroissement de territoire rompit l'unité géographique de la
Confédération, déjà fortement entamée et disloquée par les
opérations de la diplomatie anglaise; il imposa à la jeune
nation canadienne un effort surhumain d'expansion et de mise
en valeur; il la détourna de son principal devoir, qui était de
compléter son ordonnance interne. Les préoccupations maté-
rielles prirent forcément une importance exagérée et dominè-
rent toute l'action politique du gouvernement et des classes diri-
geantes.
Mais le pire, le mal radical, ce fut l'arrivée à flots pressés
de nouveaux colons, en qui le Canada n'éveillait nullement
l'idée de patrie. Pour les uns, parfaits étrangers, c'était sim-
13lement le pays d'aventure, le champ d'exploitation qui leur
assurerait un meilleur sort matériel. Pour les autres, les
Britanniques, les plus nombreux, c'était cela aussi, mais c'était
quelque chose de plus, une terre anglaise, possession de leur
patrie à eux, où ils avaient le droit de se mettre à l'aise, fût-ce
au détriment des premiers occupants du sol. Au contact de ces
représentants de la souveraineté britannique, le vieil instinct
égoïste et dominateur des Anglo-Canadiens s'est réveillé. An-
ciens et nouveaux ont repris en crescendo leur adage favori:
This is an English counirij : one King, one flag, one language i.
Ils ont fait table rase, ou à peu près, des maigres avantages
.i^^arantis aux minorités franco-catholiques. Les plus modérés
se sont estimés fort généreux parce qu'ils daignaient recon-
naître aux Canadiens français du Québec le droit de garder
leurs coutumes arriérées — à condition, bien entendu, de laisser
la minorité anglo-protestante en pleine possession de tous ses
privilèges.
Empire ou patrie?
Dans l'ordre de nos relations extérieures, les mêmes causes
ont produit des résultats non moins désastreux. L'intense
développement matériel du pays, poursuivi sans égard à ses
ressources propres, a attiré le capital anglais tout autant que
les colons britanniques. Cette double immigration a fait revivre
en Angleterre la politique d'exploitation coloniale. Les maî-
tres de la finance anglaise ont revisé, non seulement pour le
(Canada, mais pour les autres Dominions, la sentence de Dis-
raeli: "les colonies sont une meule au cou de l'Angleterre."
Ils se sont vite aperçus qu'avec le concours complaisant des
coloniaux, leurs possessions d'outremer pouvaient redevenir
pour l'Angleterre un champ d'opérations très lucratives, puis
^ C'est littéralement la maxime des Prussiens pangermanistes.
— 73 —
constituer de précieuses réserves de forces militaires. Ce con-
cours, ils l'ont obtenu sans peine et à fort bon marché. D'in-
fimes partages de bénéfice, quelques pourboires, pas mal de
titres et de décorations, une profusion de flatteries, cela leur a
suffi pour faire de la plupart des chefs politiques, des hommes
d'affaires importants et des journalistes coloniaux, les propa-
gandistes zélés du nouvel impérialisme, les démolisseurs du
particularisme national.
Au Canada en particulier, ils ont tiré un merveilleux parti
de la situation même qui aurait dû faire obstacle à leur projet:
la dualité et l'antagonisirx des races. Aux Anglo-Canadiens, ils
ont laissé entrevoir l'unification de l'Empire comme le plus sûr
moyen d'assimiler ou d'asservir les Canadiens français et les
autres non-britanniques. Ils les ont accoutumés à ne voir dans
le Canada qu'une portion intégrante de l'Empire britannique,
comme le Yorkshire, les Midlothians ou toute autre circonscrip-
tion du Royaume-Uni. Au patriotisme national, déjà fort
atrophié par l'immigration des Iles britanniques, ils ont substi-
tué une sorte de religion impériale, analogue au pangermanis-
me mis à la mode par Bismark et, davantage peut-être, au culte
de Viniperium romain, qui reposait sur l'orgueil de race et
l'esprit de domination universelle beaucoup plus que sur l'idée
de patrie.
Quant à nous. Canadiens français, courbés depuis trois siè-
cles sous le joug colonial, énervés par nos querelles de parti,
les impérialistes n'ont pas eu de peine à nous mettre au pas.
Grâce à la servilité de nos chefs politiques, presque tous passés
à l'ennemi même quand ils affectaient de le combattre, ils ont
réussi à nous faire accepter comme des conséquences naturelles
de notre situation la brutale suppression de nos droits dans
toutes les provinces anglaises et les charges monstrueuses de la
prétendue association impériale.
A l'aide de quelques décisions du comité judiciaire du
Conseil privé, inopérantes ou neutralisées par des sentences con-
tradictoires, ils sont même parvenus à nous persuader, — pau-
vres jobards que nous sommes! — que l'Angleterre protège nos
libertés religieuses, que, pour garantir nos droits, Georges V est
prêt à sacrifier sa couronne et Lloyd George le pouvoir, et qu'en
toute justice nous devons faire assaut de loyalisme et de sacri-
fices afin de prouver notre reconnaissance, de mériter cette
mirobolante protection (qui ne protège rien) et de nous acquit-
ter de nos obligations morales envers la mère-patrie. Inutile
de rappeler que, pour nous faire avaler cette concoction de
mensonges historiques et philosophiques, ils ont trouvé parmi
nos compatriotes une légion de sophistes bénévoles ou salariés.
La guerre arrivant, grâce à l'envoûtement de la moitié de
l'Europe par la haute finance anglaise décidée à abattre la con-
— 74 —
currence allemande, est venue s'ajouter l'extraordinaire doc-
trine de nos devoirs envers la France, notre première "mère-
patrie".
Une patrie, ou trois?
Nous voici donc, pauvres diables de Canadiens français,
avec trois patries, dont pas une n'est à nous. Au Canada, notre
seule patrie matérielle, nous ne sommes à peu près chez nous
que dans la province de Québec — et encore y serons-nous de
njoins en moins à mesure que l'industrie et les agglomérations
urbaines y supplanteront l'agriculture et la vie des champs.
Dans l'Empire britannique, nous ne sommes qu'une poignée
d'ilotes. En France, évidemment, nous sommes rien de rien.
Les rarissimes Français qui connaissent l'existence du Canada
nous accordent parfois une phrase aimable, ou blessante. Au
cours de la guerre, en exécution des ordres du gros Northcliffe,
régulateur de l'Entente cordiale, quelques missi dominici de
M. Clemenceau — docile serviteur de l'Angleterre — sont venus
nous instruire de nos devoirs internationaux et nous démon -
trer la profonde immoralité de la politique de non-interven-
tion, si constamment pratiquée à notre égard par la France
depuis qu'elle nous a livrés à l'Angleterre après nous avoir
maternellement écorchés jusqu'aux os. Mais ces homélies com-
mandées et ces sophismes d'occasion ne font tout de même pas
de la France notre patrie; et nous nous en apercevrons très
clairement le jour où l'Angleterre et la France, dont l'amitié
tourne déjà à l'aigre-doux dans le partage des dépouilles alle-
mandes et turques, reprendront le cours normal de leurs vieilles
querelles d'antan.
Au reste, avons-nous le droit de nous plaindre de l'humiliante
et bizarre situation qui nous est faite?
Depuis cinquante ans et, à certains égards, depuis la con-
quête anglaise, nos hommes publics, nos dirigeants de toute
catégorie, nos publicistes de toutes nuances n'ont cessé de
fausser en nous le sens patriotique et jusqu'aux plus élémentai-
res vérités de l'histoire, de prodiguer les plates adulations à
l'Angleterre, les protestations d'amour à la France, de procla-
mer rexceptionnelle liberté et le bonheur sans mélange dont
nous jouissons. Il ne passe pas un commis anglais sans que
nous clamions à ses pieds notre loyauté envers l'Angleterre; il
n'arrive pas un cabotin de Paris sans que nous entonnions, avec
de fausses larmes dans la gorge, la cantate de notre culte pour
la Frrranoe. Dans nos attitudes publiques, nous avons laissé
déchoir constamment le sens de la vérité et de la justice, l'ins-
tinct d'honneur et de dignité que nos ancêtres avaient hérité
de la France chrétienne. A la soumission envers l'autorité
— 75 —
légitime nous avons substitué ragcnouillement devant toutes les
usurpations; la fierté nationale a fait place à une puérile vanité;
la prudence ferme a cédé le pas, tantôt à de creuses et inutiles
déclamations, tantôt à la crainte abjecte. Dans nos luttes
nationales, nous avons tour à tour dénoncé violemment les
moindres injures ou laissé perpétrer les pires iniquités, les
atteintes les plus graves à nos droits nationaux, selon que le
commandaient l'intérêt du parti que nous suivions ou la situa-
tion personnelle du chef dont nous avions fait notre idole
du moment.
Autant les Anglo-Canadiens ont péché contre la patrie cana-
dienne par orgueil de race et par fanatisme religieux, autant
nous avons péché par les défauts contraires, par esprit de parti
et par couardise morale. C'est dans la franche confession et la
sincère repentance de leurs fautes mutuelles, et non dans la
recherche de faux compromis ou les plates protestations d'une
hypocrite amitié, que les deux races trouveront le secret de la
bonne entente et le retour vers un patriotisme sain, vrai et fort.
La conversion n'est pas facile ni prochaine.
Elle est d'autant plus difficile que partout, à l'heure ac-
tuelle, le patriotisme, le patriotisme traditionnel, est en baisse.
Assaillies par l'impérialisme de, grandes nations de proie,
désorganisées par le socialisme international, les patries s'effon-
drent dans le chaos d'où l'Eglise et la Papauté les avaient fait
surgir au moyen âge. Celles qui veulent survivre cherchent le
salut dans l'exacerbation d'un patriotisme exclusivement na-
tional et matériel, déchristianisé par le principe du libre-exa-
men, paganisé par la Révolution française, soustrait à toute
règle de justice et de morale, à toute autorité arbitrale fondée
sur l'ordre surnaturel. Ce genre de patriotisme, après avoir
servi les fins odieuses des hommes de proie qui l'exploitent, s'il
pouvait triompher des poussées d'impérialisme qui n'en sont
que le prolongement et de l'internationalisme qui en est la
réaction naturelle, ramènerait les peuples à l'état de sauva-
gerie.
Religion et Patriotisme — La foi qui sauve
Les peuples qui composaient autrefois le monde civilisé,
ballottés entre un nationalisme égoïste et brutal et l'internatio-
nalisme destructeur de l'idée même de patrie, ne semblent pas
comprendre qu'ils ne trouveront le salut que dans la restaura-
tion du patriotisme chrétien et le rétablissement d'une autorité
morale assez forte pour départager les conflits internationaux.
Un incroyant, imbu de nationalisme amoral et outrancier, M.
Charles Maurras, a eu l'intelligence et la loyauté de reconnaître
que l'Eglise catholique est la "seule internationale qui tienne".
— 76 —
Le catholicisme est en effet le seul levier moral capable à la
fois d'élever le patriotisme et d'en tempérer les excès, la
seule doctrine qui puisse apprendre aux peuples à s'aimer eux-
mêmes et à aimer les autres peuples comme eux-mêmes pour
l'amour de Dieu.
Le patriotisme, disait Joseph de Maistre, "c'est l'abnégation
"individuelle. La foi et le patriotisme sont les deux grands
"thaumaturges de ce monde. L'un et l'autre sont divins : toutes
**leurs actions sont des prodiges. N'allez pas leur parler d'exa-
"men, de choix, de discussion, ils ne savent que deux mots:
*'soiimisswn et croyance. Avec ces leviers ils soulèvent l'uni-
"vers. Ces deux enfants du ciel prouvent leur origine à tous les
"yeux en créant et en conservant; mais s'ils viennent à se
"réunir, à confondre leurs forces et à s'emparer ensemble d'une
"nation, ils l'exaltent, ils la divinisent."
Précisément parce que cette force est immense, il ne faut
pas que les peuples soient à la fois maîtres de leur religion et
de leur patriotisme. La religion doit être universelle, le patrio-
tisme particulier. Une nation qui n'aurait que la foi sans pa-
triotisme ne serait plus une nation mais une société religieuse.
Un peuple qui n'aurait que le patriotisme sans la foi redevien-
drait une peuplade barbare. Une nation qui se fait une religion
et un patriotisme à elle est une menace pour la liberté du mon-
de, un opprobre à la conscience de l'humanité. Tel fut l'em-
pire romain; tel aurait été ou serait l'impérialisme turc, alle-
mand, russe ou anglais.
On ne saurait donc séparer l'enseignement du patriotisme
de l'idée religieuse. Le patriotisme doit être gouverné par les
règles de foi, de morale et de raison qui commandent toutes
les autres manifestations de la vie individuelle ou sociale.
Voilà les vérités que la presse catholique et nationale doit
répéter sans cesse, et dont elle doit faire l'application constante
à toutes les situations concrètes qui s'imposent à l'attention du
peuple canadien-français, à ses manifestations d'opinion, à son
action politique ou sociale. Ce n'est pas, je le répète, besogne
facile. Cet enseignement heurte de front les opinions, les pré-
jugés, les passions et les intérêts formidables qui nous étreignent
et nous entraînent. Il rompt avec une tradition presque sécu-
laire, avec d'opaques et persistantes illusions, avec une direction
politique qui a pu avoir sa raison d'être dans le passé mais qui,
dans les conditions actuelles de l'Empire britannique et du
monde, nous mène à l'abîme.
Cette tâche, quelque lourde et ingrate qu'elle soit, s'impose
d'autant plus vivement à la presse catholique et nationale qu'à
cet égard la presse en général a exercé une influence
désastreuse.
— 11 —
La presse politique a vulgarisé et porté à son paroxysme
de nocivité renseignement antipatriotique des partis. Tour à
tour, et toujours commandés en sous-main par l'aile anglo- pro-
testante de leurs partis respectifs, les journaux conservateurs
et les journaux libéraux ont faussé dans les esprits toutes les
notions élémentaires du patriotisme, de l'histoire nationale, des
droits respectifs des deux races, du régime colonial, de la cons-
titution de 1867, de l'évolution impérialiste. A tour de rôle ils
ont prêché la résistance opiniâtre sur des points de détail et
l'abdication des droits essentiels, la haine aveugle des races ou
l'abjecte capitulation de la minorité devant les plus déraison-
nables exigences de la majorité. En toute occasion, ils ont
rapetissé et dégradé le patriotisme à la mesure des appétits de
coterie et des ambitions individuelles. Ils ont amené des mil-
liers de Canadiens français à voir le salut de la race et de la
nation dans le gain d'une élection et le partage de quelques
prébendes entre une demi-douzaine de politiciens.
L'influence de la presse à nouvelles, de la presse jaune,
moins ouvertement antinationale, a été aussi pernicieuse.
Elle a déplacé dans les cerveaux, dans les coeurs et
dans les volontés, la notion hiérarchique des valeurs
morales et des devoirs sociaux. En hypnotisant la multitude
avec une foule de détails puérils, grotesques ou répugnants,
elle lui a fait perdre de vue les faits importants de la vie natio-
nale, elle a endormi les consciences, émoussé la fierté, abêti
les intelligences. Dans toutes les circonstances critiques, elle
n'a pas fait faute, du reste, de servir les desseins des démolis-
seurs de la patrie canadienne. Qu'on se remémore l'attitude des
journaux populaires au moment de la guerre d'Afrique, au cours
des luttes pour les droits des minorités de l'Ouest et de l'Onta-
rio, et tout au long de la grande guerre : ils n'ont jamais manqué
de trahir le droit et la justice, de déguiser la vérité, de desser-
vir les intérêts nationaux, moins en soutenant ouvertement les
thèses ou la politique des lâcheurs qu'en détournant l'attention
du public de la gravité des situations.
Cette double influence de la pi-esse politique et de la presse à
nouvelles se fait sentir jusque dans les meilleurs esprits. Elle a
rétréci chez un grand nombre d'honnêtes Canadiens français le
sens du patriotisme. Une foule d 2 braves gens, sincèrement pa-
triotes, voient l'essence du patriotisme dans la conquête
de quelques fonctions ecclésiastiques ou civiles; d'autres
ne songent qu'aux questions de langue et souvent du point de
vue le plus étroit; d'autres encore ne pensent qu'à l'enrichis-
sement matériel de la race. Ces choses ne sont pas à dédaigner:
elles marquent quelques-unes des emprises extérieures du
patriotisme; elles aident à signaler le dualisme ethnique ou
— 78 —
intellectuel de la nation. Mais ce n'est pas Tessentiel. Ce qui"
importe plus que tout cela et sans quoi ces conquêtes extérieu-
res n'aboutiraient à rien, c'est de garder jalousement et de for-
tifier l'âme et le corps de la race, sa foi, ses traditions de
famille, les conditions essentielles de sa santé morale et physi-
que; c'est de développer sa virilité, sa droiture, sa fierté, son
courage, sa persévérance, toutes vertus de lutte et de salut
singulièrement affaiblies chez nous. C'est aussi de la sauver
des haines de classe qui entament si profondément les races
déchristianisées et de faire grandir en elle le sens de la solida-
rité nationale qui la rendra invincible. C'est enfin d'élargir se;i
horizons intellectuels, de l'habituer à regarder au-dessus et au
delà des murs de son étroit enclos, non pour se désintéresser
d'elle-même et de sa patrie, mais pour se prémunir contre les
dangers qui la menacent, profiter du bien qui se fait ailleurs
et se garer des maux qui se communiquent.
La tâche qui s'impose consiste donc à rétablir dans l'esprit
des Canadiens français les notions fondamentales de patrie et
de patriotisme; puis à stimuler en toute occasion nécessaire
l'accomplissement du devoir social.
En dépit des désenchantements du passé et des sombres
perspectives d'avenir, il faut penser et agir comme s'il était
encore possible de faire une patrie canadienne, do créer un pa-
triotisme national. Quelle que soit la destinée prochaine ou
lointaine du Canada et de la province de Québec, tout effort
persévérant pour maintenir ou faire revivre les conditions de
l'accord de 1865 aura sa pleine valeur. Si les Anglo-Canadiens
renoncent à leurs projets despotiques d'assimilation intérieure
et à leur rêve d'unification impériale pour revenir à l'idée d'une
nation anglo-française, nous serons un élément de force com-
mune dans la mesure où nous aurons reconstitué notre vitalité
I>ropre, où nous aurons fortifié notre vie sociale catholique,
maintenu nos traditions familiales, développé nos facultés par-
ticulières selon le génie et le tempérainent de notre race. S'ils
s'obstinent dans leur folie assimilatrice ou leur délire d'orgueil
impérial et nous entraînent avec eux dans l'union américaine,
après un séjour plus ou moins prolongé dans les périlleuses ré-
gions de l'impérialisme britannique, le même travail de réno-
vation intérieure nous permettra de résister à l'absorption mo-
rale et intellectuelle du continent.
Nous ne pouvons espérer ni entreprendre de faire de l'Amé-
rique du Nord ou même de la Confédération canadienne, une
entité catholique et française. Mais plus nous accentuerons
notre caractère de peuple catholique, français par son origine
et sa mentalité, nettement américain par sa situation, plus
nous résisterons d'un côté à l'ambiance matérialisante de
— 79 —
l'Amérique anglo-saxonne et de l'autre à Tartificielle attraction
des intérêts européens, anglais ou français, mieux vaudra l'ap-
port que nous fournirons à la communauté sociale dont nous
ferons définitivement partie. Nous lui apporterons à la fois
l'incalculable supériorité d'une religion qui ne flotte pas au gré
des événements humains, d'une civilisation véritablement supé-
rieure, et d'une tradition plus intimement liée que toute autre
au continent où la providence de Dieu nous a fait prendre
racine depuis plus de trois siècles. De tels avantages ne se
mesurent ni au poids des écus ni d'après l'échelle des valeurs
numériques. Les conserver, les accroître, les mettre en valeur,
en dépit de tous les obstacles et de toutes les contradictions, tel
est notre véritable devoir patriotique, et notre plus précieuse
contribution au patrimoine moral de l'humanité.
TABLE DES MATIÈRES
Page
Note-préface 3
I— UNE CAMPAGNE DE PROPAGANDE —
Regain de confiance — Utiles contacts 5
Succès notables — Résultats conditionnels 7
Fausses conceptions — Situation particulière du Devoir .* . 10
Qu'est-ce qu'un journal catholique et national? 13
II— LA PRESSE ET LES ŒUVRES —
Éveil du sens social — Action des journaux. 16
La « locomotive » — Qui paie le charbon ? 18
Œuvres religieuses — Complément nécessaire 21
Le Devoir et le renouveau intellectuel 24
Anglo-Saxonisme — Dilettantisme français 27
Le Devoir et les questions « pratiques » 29
Inévitable banqueroute de l'anglomanie 32
L'affranchissement économique par l'esprit social 35
III— LA PRESSE ET LES CATÉGORIES SOCIALES —
Clergé 39
Communautés religieuses 42
Professionnels 46
Défaut de formation sociale 48
Hommes d'affaires ■. 52
Ouvriers 56
Ruraux 59
Influence délétère des journaux 62
IV— LA PRESSE ET LA FAMILLE —
La famille, fondement de l'ordre social 65
Décadence de la famille canadienne 66
Rôle de la presse 68
V— LA PRESSE ET LE PATRIOTISME —
Banqueroute de la Confédération 70
Empire ou patrie ? 72
Une patrie, ou trois ? 74
Religion et Patriotisme — La foi qui sauve 75
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La BFbIJothèque
Université d^Ottawa
Echéance
The Lîbrary
Unîversîty of Ottawa
Date Due