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Full text of "La préface de Cromwell: introduction, texte et notes"

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THE  UBRARY  OF  THE 

UNIVERSITY  OF 

NORTH  CAROLINA 

AT  CHAPEL  HILL 


ENDOWED  BY  THE 

DIALECTIC  AND  PHBLANTHROPIC 

SOCIETIES 


PQ2285 
.C9 

S7t    c.2 


This  book  is  due  at  the  LOUIS  R.  WILSON  LIBRARY  on  the 
last  date  stamped  under  "Date  Due."  If  not  on  hold  it  may  be 
renewed  by  bringing  it  to  the  library. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2012  with  funding  from 

University  of  North  Carolina  at  Chapel  Hill 


http://archive.org/details/laprfacedecromweOOhugo 


Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française 


NOUVELLE  BIBLIOTHEQUE  LITTERAIRE 


MAURICE     SOURIAU 

PROFESSEUR    A    L'UNIVERSITÉ    DE    CAEN 


LA  PRÉFACE 

DE  CROMWELL 


Introduction,  texte  et  notes 


PARIS 

ANCIENNE   LIBRAIRIE   FURNE 

BOIVIN    &    C's    ÉDITEURS 

3   et   5,    rue   Palatine   (V1-) 


10*  édition 


LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 


Tous  droits  de  reproduction 
et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


NOUVELLE  BIBLIOTHEQUE  LITTEBAIRE 


MAURICE     SOURIAU 

PROFESSEUR   A  l/uNIVERSITÉ  DE   CAEN 


LA   PRÉFACE 

DE  GROMWELL 


Introduction,   texte  et  notes 


PARIS 

ANCIENNE    LIBRAIRIE   FURNE 

B.OIVIN    &    Cie,     ÉDITEURS 

3   et  5,  rue   Palatine  (VI«) 


LISTE 

DES   OUVRAGES    LES    PLUS    SOUVENT   CITÉS 


A..  Asseline.  Victor  Hugo  intime,  Marpon  et  Flammarion, 
1885. 

A  ^blineau.  Bibliographie  romantique.  Rouquette,  1872. 

Théodore  de  Banville.  Petit  traité  de  poésie  française  Char- 
pentier, 1881. 

A.  Barbou.  Victor  Hugo  et  son  temps.  Charpentier,  1881. 
—         Victor  Hugo,  sa  vie,  ses  œuvres.  Duquesne,  s.  d. 

Barni.  Histoire  des  idées  morales  et  politiques  en  France  au 
XVIII  siècle.  Germer-Baillière,  1867. 

Baudelaire.  L'Art  romantique,  t.  III  de  ses  Œuvres  com- 
plètes, Michel  Lévy,  1872,  2«  édition. 

Bbrnardini.  La  littérature  Scandinave.  Pion  et  Nourrit,  1894. 

Biré.  Victor  Hugo  avant  1830.  Gervais,  1883. 

Lady  Blennerhassett.  Mmt  de  Staël  et  son  temps.  Westhaus- 
ser,  1890. 

Bondois.  Victor  Hugo,  sa  vie,  ses  œuvres.  4«  édition.  Picard 
et  Kaan,  s.  d. 

Breitinger.  Les  unités  d'Aristote  avant  le  Cid  de  Corneille. 
Genève,  Georg,  1879. 

F.  Brunetilre.  Les  Epoques  du   théâtre  français.  Hachettô, 
1896. 


YI  LA    PRÉFACE   DE    CROMWELL 

F.  Brunetièrb.  Etudes  critiques  sur  l'histoire  de  la  littérature 
française,  troisième  série.  Hachette,  1894. 

F.  Brunetièrb.  Evolution  de  la  Poésie  lyrique  en  France  au 

XIX0  siècle.  Hachette,  1895. 
Caro.  Poètes  et  romanciers.  Hachette,  1888. 
Chateaubriand.  Œuvres  complètes.  Didot,  1843. 
Chez  Victor  Hugo,  par  un  passant.  Gadart,  1864. 
J.  Claretie.  Les  causeries  de  Victor  Hugo,  dans  la  Revue  de 

Paris,  1er  juillet  1894. 
J.  Claretie.  Victor  Hugo.  Quantin,  1884. 
David  d'Angers.  Ses  relations  littéraires.  Correspondance  du 

maître,  publiée  par  M.  Henry  Jouin.  Pion,  1890. 
Dbrôme.  Les  éditions  originales  dès  romantiques,   Rouveyre, 

1887. 
Emile  Deschamps.  Etudes  françaises  et  étrangères,  4e  édition. 

Levavasseur,  1829. 
Abbé  Duplessy.   Victor  Hugo  apologiste.  Leday,  1892. 
Ernest  Dupuy.  Victor  Hugo,  l'homme  et  le  poète.  Lecène  et 

Oudin,  1887. 

G.  Duval.    Dictionnaire  des   métaphores  de   Victor    Hugo, 

2«  édition.  Piaget,  1888. 
Ehrhard.  Les  comédies  de  Molière  en  Allemagne.  Lecène  et 

Oudin,  1888. 
E.  Faguet.  Dix-huitième  siècle,  il*  édition.  Lecène  et  Oudin, 

1892. 
E.  Faguet.    Dix-neuvième  siècle,    11e   édition.    Lecène    et 

Oudin,  1893. 
E.  Faguet.  Le  romantisme  en  4827,  dans  le  Bulletin  hebdo- 
madaire des  cours  et  conférences,  6  décembre  1894. 

Lecène  et  Oudin. 
A.  Filon.  Mérimée  et  ses  amis.  Hachette,  1894. 
H.  Fonfrede.  Œuvres,  recueillies  et  mises  en  œuvre  par  Cam- 

pan,  2e  édition.  Bordeaux,  Chaumas,  1848. 
Géraud.  Un  homme  de  lettres  sous  l'Empire  et  la  Restauration, 

fragments    de  journal  intime,   publiés  par   Maurice 

Albert.  Flammarion,  s.  d. 


LISTB  DES  OUVRAGES    LES   PLUS   SOUVENT  CITÉS         VII 

Hegbl.  La  poétique.  Traduction  Bénard.  Ladrange,  1855. 
Heninequin.  Etudes  de  critique  scientifique.  Quelques  écrivains 

français.  Perrin,  4890. 
À.  Houssaye.    Les  confessions.    Souvenirs    d'un    demi-siècle. 

Dentu,  1886. 
H.  Houssayk.  De  Marine-Terrace  à  Hauteville  House,  dans  les 

Débats,  48  septembre  4885. 
H.  Houssaye.  Les  hommes  et  les  idées.  G.  Lévy,  4886. 
Ch.  Hugo.  Hugo  en  Zèlande.  M.  Lévy,  4868. 
V.  Hugo.  Œuvres.  Edition  ne  varietur.  Quantin  et  Hetzel. 

—  Correspondance,  4845-4835.  G.  Lévy,  4896. 
Adolphe  Jullien.  Le  Romantisme  et  l'éditeur  Renduel.  Char- 
pentier et  Fasquelle,  4897. 

Labitte.  Etudes  littéraires.  Joubert,  s.  d. 

La  Harpe.  Le  Lycée,  4846. 

Lamartine.  Cours  de  littérature. 

Larroumet.  Etudes  de  littérature  et  d'art.  Hachette,  1893. 

—  La  maison  de  Victor  Hugo.  Champion,  4895. 
Le  livre  d'or  de  Victor  Hugo.  Launette,  4883. 

R.  Lesclide.  Propos  de  table  de  Victor  Hugo.  Dentu,  4885. 
Lettres  à  Lamartine,    publiées  par   Mm"   V.    de  Lamartine. 

G.  Lévy,  4893. 
H.  Lucas.  Portraits  et  souvenirs  littéraires.  Pion  et  Nourrit, 

s.  d. 
Mme  Mrnnessier-Nodier.  Charles  Nodier.  Episodes  et  souvenirs 

de  sa  vie.  Didier,  1867. 
Mézières.    Contemporains    et    successeurs    de     Shakespeare. 

Hachette,  1881. 
Michiels.  Histoire  des  idées  littéraires  en  France,  troisième 

édition.  Bruxelles,  1848. 
Morel-Fatio.  Etudes  sur  l'Espagne.  Bouillon  et  Vieweg,  1888- 

1890. 
J.  Morley.  Essais  critiques,  traduction  Art.  Colin,  1895. 
Nisard.  Manifeste  contre  la  littérature  facile,  dans  ses  Por- 
traits et  études  d'histoire  littéraire.  C.  Lévy,  1875. 


TÏII  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

Nodier.  Correspondance  inédite,  publiée  par  Estignard. 
Librairie  du  Moniteur  universel,  1876. 

Nodier.  Mélanges  de  littérature  et  de  critique.  Raymond,  1820. 
—        Mélanges  tirés  d'une  petite   bibliothèque,   Grapelet, 
1829. 

Nodier.  Poésies  recueillies  et  publiées  par  Delangle,  2*  édition, 
1829. 

Nodier.  Questions  de  littérature  légale,  2e  édition.  Roret,  1828. 

M.  Nordau.  Dégénérescence.  Alcan,  1894. 

Pailhès.  Mme  de  Chateaubriand  d'après  ses  mémoires  et  sa  cor- 
respondance. Bordeaux,  Féret,  1887. 

Petit  de  Julleville.  Le  théâtre  en  France.  A.  Colin,  1889. 

Ch.  Renouvier.  Victor  Hugo.  Le  poète.  A.  Colin,  1893. 

W.  Reymond.  Corneille,  Shakespeare  et  Gœthe.  Berlin,  Luede- 
ritz,  1864. 

G.  Rivet.  Victor  Hugo  chez  lui.  Dreyfous,  s.  d. 

Roghefort.  Les  aventures  de  ma  vie.  Paul  Dupont,  1896. 

Rod.  Etudes  sur  le  XIX*  siècle.  Lausanne,  Payot,  1888. 

Paul  de  Saint- Vïctor.  Victor  Hugo.  G.  Lévy,  1885. 

Sainte-Beuve.  Tableau  historique  et  critique  de  la  poésie  fran- 
çaise et  du  théâtre  français  au  XVIG  siècle.  2e  édition, 
1838. 

J.  Simon.  Mémoires  des  autres.  Marpon  et  Flammarion,  1890. 

Albert  Sorel,  Mm*  de  Staël.  Hachette,  1890. 

Albert  Soubies.  La  comédie  française  depuis  l'époque  roman- 
tique. Fischbacher,  1895. 

Maurice  Souri  au.  De  la  convention  dans  la  tragédie  classique 
et  dans  le  drame  romantique.  Hachette.  1885. 

Mme  de  Staël.  Œuvres  complètes.  Didot,  18CV 

Stapfer.  Drames  et  poèmes  antiques  de  Shakespeare.  Fischba- 
cher, 1884. 

Stapfer.  Les  artistes  juges  et  parties.  Causeries  parisiennes. 
Sandoz,  1872. 

Stapfer.  Racine  et  Victor  Hugo.  4e  édition.  A.  Colin,  s.  d. 

Sully-Prudhomme.  Vexpremon  dans  les  beaux-arts.  Lemerre, 
1883. 


LISTE  DES  OUVRAGES  LES  PLUS  SOUVENT  CITÉS     IX 

Joseph  Texte.  Jean- Jacques  Rousseau  et  les  origines  du  cos- 
mopolitisme littéraire.  Hachette,  1895. 

Ticrnor.  Histoire  de  la  littérature  espagnole,  traduite  par 
Magnabaï.  Durand,  1864-1872. 

A.  Vacquerie.  Mes  premières  années  de  Paris.  M.  Lévy,  1872. 

Véron.  Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris.  Librairie  nouvelle, 
1856. 

Villemain.  Histoire  de  Cromwell.  Maradan,  1819. 

V.  Waille.  Le  romantisme  de  Manzoni.  Alger,  Fontana,  1890. 

A.  vvsill.  Introduction  a  mes  Mémoires.  Sauvai Ire,  1890. 


AVANT-PROPOS 


«  La  postérité,  disait  Victor  Hugo,  publiera 
ce  qu'elle  voudra  de  mes  œuvres  ;  elle  en  fera 
des  éditions,  avec  un  glossaire  si  elle  veut,  » 
ajoutait-il  en  riant  (i).  Le  glossaire  est  inutile, 
car  le  Dictionnaire  de  l'Académie  suffît,  avec 
un  petit  supplément.  Mais  une  édition  critique 
ne  serait  pas  sans  intérêt.  J'en  donne  ici  la  pre- 
mière ébauche.  J'ai  reproduit  le  texte  ne  varie- 
tur  (2),  identique  au  texte  de  l'édition  princeps, 
publiée  en  décembre  1827,  à  Paris,  chez  Am- 
broise  Dupont,  et  portant  la  date  de  1828  :  il 
n'y  a  guère  que  des  différences  insignifiantes 

(i)  Rivet,  p.  6. 

(2)  Je  dois  remercier  ici  MM.  Hetzel  et  May,  qui  ont 
le  monopole  du  format  dans  lequel  paraît  ce  livre, 
pour  la  bonne  grâce  avec  laquelle  ils  m'ont,  chacun 
pour  ce  qui  les  concernait,  accordé  l'autorisation  de 
publier  dans  cette  étude  le  texte  de  la  Préface. 


XII  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

de  ponctuation  et  d'orthographe.  Cette  édition 
princeps  est  elle-même,  sauf  quelques  modifica- 
tions curieuses  que  je  signalerai  au  fureta  me- 
sure dans  les  notes  du  texte,  la  reproduction 
fidèle  du  manuscrit  original  que  Ton  peut  con- 
sulter à  la  Bibliothèque  Nationale  :  Manuscrits 
de  Victor  Hugo,  n9  14. 

Dans  l'ensemble,  ce  manuscrit  paraît  écrit  au 
courant  de  la  plume,  d'une  seule  venue  :  il 
donne  l'impression  d'un  travail  composé  rapi- 
dement, sur  des  souvenirs  qui  se  fondent  d'eux- 
mêmes  dans  la  tête  de  F  écrivain,  et  non  sur 
des  notes  laborieusement  soudées  les  unes  aux 
autres.  Les  nombreuses  retouches  de  détail  qu'il 
présente  sont  surtout  des  corrections  de  style, 
destinées  à  éviter  des  répétitions  de  mots,  ana- 
logues à  ces  reprises  de  la  pensée  que  connais- 
sent tous  ceux  qui  ont  corrigé  une  dernière  fois 
leur  manuscrit  avant  de  le  donner  à  l'impres- 
sion On  trouve  même  en  marge,  comme  il  est 
d'usage,  les  noms  des  ouvriers  et  des  ouvrières 
qui  ont  été  chargés  de  composer  la  Préface. 

L'écriture  est  très  lisible,  nette,  ronde  :  un 
graphologue  y  trouverait  surtout  des  preuves 
de  facilité,  de  volonté,  d'entêtement. 

Ce  manuscrit  nous  permet  de  constater  maté- 
riellement les  traces  de  certaines  collaborations, 
que  le  texte  imprimé  permet  déjà  de  supposer 


AVANT-PROPOS  XIII 

en  toute  vraisemblance  :  nous  les  soulignerons 
dans  les  notes  du  texte. 

J'ai  cru  qu'il  était  bon  de  mettre  avant  la 
Préface  elle-même  une  introduction  très  déve- 
loppée, pour  bien  faire  comprendre  quelle  place 
cette  Préface  tient  dans  l'évolution  du  génie  de 
Victor  Hugo  et  dans  l'histoire  littéraire  de 
notre  siècle.  Cet  Art  Poétique  du  Romantisme, 
à  la  différence  du  code  de  Boileau,  a  été  écrit 
avant  les  chefs-d'œuvre  qu'il  réclame,  au  lieu 
d'en  être  la  conclusion.  Probablement  à  cause 
de  ce  caractère  de  critique  a  priori,  la  Préface, 
après  les  enthousiasmes  de  la  première  heure, 
a  passé,  pendant  quelque  temps,  du  premier 
rang  au  second,  dans  l'œuvre  de  Victor  Hugo, 
jusqu'au  jour  où  une  mesure  libérale  du  minis- 
tère de  Tinstruction  publique  a  restauré  la  Pré- 
face et  Ta  mise  au  rang  des  livres  classiques  : 
en  attendant  qu'on  l'explique  en  rhétorique,  on 
Ta  commentée  dans  les  Universités. 

La  matière  ne  manque  pas  aux  commen- 
taires, car  la  multiplicité  des  idées  dans  ce 
manifeste  est  prodigieuse.  Comme  on  l'a  remar- 
qué, Victor  Hugo  y  remue  assez  de  théories  pour 
exercer  pendant  cent  ans  l'esprit  de  tous  les 
critiques  littéraires  (1). 

(1)  Petit  de  Julleville,  p.  366-367. 


XIV  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Mon  intention  n'est  pas  du  reste  de  discuter 
les  assertions  historiques  ou  dogmatiques  du 
poète.  Chaque  lecteur  peut  se  livrera  ce  travail 
suivant  ses  préférences  et  ses  goûts.  Je  voudrais 
simplement  expliquer  comment  Victor  Hugo  a 
été  amené  à  rédiger  ces  théories,  et  montrer  que 
la  Préface  est  l'aboutissement  de  toute  une  série 
d'efforts,  conversations,  articles  de  journaux, 
préfaces,  livres,  dont  quelques-uns  appartien- 
nent en  propre  à  Victor  Hugo,  dont  la  majeure 
partie  est  empruntée  à  ses  prédécesseurs,  à  ses 
contemporains. 

Ce  serait  à  son  insu,  s'il  fallait  en  croire  un 
critique  bien  informé  (1),  que  Victor  Hugo  aurait 
continué  une  entreprise  commencée  longtemps 
avant  lui.  Et  l'on  pourrait,  à  l'appui  de  cette 
thèse,  rappeler  ce  long  article  de  la  Gazette  de 
France,  auquel  le  Témoin  de  la  vie  de  Victor  Hugo 
a  accordé  les  honneurs  de  la  reproduction, 
article  où,  tout  en  attaquant  à  fond  la  bizarrerie 
des  idées  de  la  Préface,  le  journaliste  en  recon- 
naît l'originalité.  C'est  une  citation  habile  ; 
mais  la  Gazette  se  trompe,  et  le  Témoin  aussi.  Ce 
n'est  pas  la  nouveauté  des  idées  qui  est  le  vrai 

(1)  Cf.  le  chapitre  très  intéressant  sur  les  origines 
françaises  du  romantisme,  dans  les  Etudes  de  M.  Lar- 
roumet. 


AVANT-PROPOS  XV 

mérite  de  la  Préface,  Car  il  est  peu  de  ses  théo- 
ries dont  on  ne  puisse  trouver  le  germe,  ou 
même  un  développement  déjà  considérable, 
dans  des  œuvres  antérieures,  œuvres  que  Victor 
Hugo  connaissait  certainement,  grâce  à  ses  im- 
menses lectures,  qu'il  n'avait  pu  oublier,  grâce 
à  sa  prodigieuse  mémoire  (1). 

Sans  doute,  en  matière  littéraire,  la  méthode 
des  rapprochements  est  dangereuse  ;  on  risque- 
rait souvent  de  se  tromper  si  l'on  concluait  tou- 
jours, en  cas  de  ressemblance,  de  l'antériorité  à 
l'imitation  ;  si  l'on  faisait  par  exemple  de  Victor 
Hugo  le  plagiaire  de  Johnson,  parce  que  telle 
idée  de  la  préface  de  Cromwell  figure  à  l'état 
embryonnaire  dans  la  préface  de  Shakespeare. 
Je  ne  prétends  donc  pas  que  toutes  les  citations 
que  Ton  trouvera  en  note,  empruntées  aux 
œuvres  antérieures  à  Fessai  de  Victor  Hugo, 
sont  certainement  les  sources  de  sa  pensée, 
qu'il  n'y  a  pas  là  quelquefois  simple  coïncidence. 
Du  reste,  là  où  l'emprunt  est  formel,  je  le  dis. 
Quand  la  chose  est  douteuse,  je  souligne  le  côté 

(1)  On  a  pu  dire,  sans  trop  d'exagération  :  «  de  toutes 
les  idées  qui  lui  ont  été  attribuées,  et  auxquelles  il  a 
su  attacher  son  nom  en  faisant  retentir  la  trompette 
plus  fort  que  les  autres,  il  n'en  est  pas  une  qui  n'ait 
été  proclamée  avant  lui  par  les  éclaireurs  du  vrai 
romantisme.  »  (Reymond,  p.  112.) 


XVÏ  LA   PRÉFACE   DB   CROMWELl 

problématique  de  lhypothèse.  Enfin,  lorsque 
vraisemblablement  Victor  Hugo  n'a  pas  eu  con- 
naissance d'une  pensée  analogue  et  antérieure  à 
la  sienne,  j'indique  que  le  rapprochement  n'est 
qu'une  comparaison,  un  éclaircissement  (1). 

En  montrant  dans  l'Introduction  les  larges 
courants  d'influence  qui  ont  parcouru  et  fécondé 
l'imagination  de  Victor  Hugo,  en  indiquant  dans 
les  notes  du  texte,  les  innombrables  emprunts, 
les  dérivations  de  l'esprit  ou  de  l'érudition  d'au- 
trui,  tentés  par  le  poète,  mon  but  n'est  pas  de 
renouveler  la  tentative  piteuse  faite  pour  con- 
vaincre Victor  Hugo  de  copie  ou  de  plagiat  ;  je 
veux  montrer  chez  le  poète,  encore  à  demi  en- 
fermé dans  la  gangue  pseudo-classique,  et  plus 
prisonnier  qu'il  ne  le  pense  de  la  théorie  de 
l'imitation  des  modèles,  la  dernière  trace  de 
cette  méthode,  en  même  temps  que  la  première 
manifestation  de  son  génie  propre.  Victor  Hugo, 
à  ce  moment,  va  devenir  un  maître  à  son  tour  : 
mais  la  Préface  n'est  que  son  «  chef-d'œuvre  » 
d'apprenti  ;  c'est  la  fin  de  Victor  Hugo  disciple 
d'autrui,  mais  disciple  comme  on  en  voit  rare- 
ment, comme  Platon  était  l'élève  de  Socrate.  Il 

(1)  J'ai  eu  grand  soin  d'indiquer  les  citations  ou 
allusions  dont  je  n'ai  pu  découvrir  la  provenance  ;  cela 
m'est  arrivé  pour  une  vingtaine  de  passages. 


AVANT-PROPOS  XVII 

y  a  dans  la  Préface  un  reflet  éblouissant  des 
théories  antérieures.  Le  reflet  n'est  pas  original, 
mais  c'est  bien  de  Victor  Hugo  que  vient  l'é- 
blouissement,  car,  chose  curieuse,  le  reflet  de 
la  pensée  d'autrui  est  plus  brillant  chez  lui  que 
la  lumière  qu'il  réfléchit. 

Il  est  impossible  de  nier  cette  reproduction 
d'idées  étrangères,  tout  en  reconnaissant  que  la 
Préface  a  été,  comme  Victor  Hugo  le  dit  du 
drame,  «  un  miroir  de  concentration  qui,  loin 
de  les  affaiblir,  ramasse  et  condense  les  rayons 
colorants»,  qui  fait  «  d'une  lueur  une  lumière, 
d'une  lumière  une  flamme  » .  Sans  doute,  conden- 
ser de  la  lueur  n'est  pas  tout  à  fait  créer  de  la 
lumière,  et  cela  force  la  critique  à  remonter  au 
foyer  initial.  Aussi,  tout  en  reconnaissant  que 
Victor  Hugo  a  été  le  vrai  chef  du  Romantisme 
de  1830,  salué  par  ses  précurseurs  même  (sauf 
par  Stendhal,  Vigny  et  Chateaubriand)  comme 
le  maître,  ce  qui  implique  non  seulement  plus 
de  puissance  dans  le  développement  d'idées 
connues,  mais  encore  une  véritable  originalité  (1), 
j'ai  essayé,  aussi  bien  dans  les  notes  que  dans 
l'introduction,  d'expliquer  la  formation  de  ces 
idées,  non  seulement  de  celles  qui  semblent 
spontanées,  mais  encore  des  pensées   qui  ont 

(1)  Mabilleau,  Victor  Hugo  (Hachette,  1893),  p.  47-48. 


XVIII  LA   PRÉFACE   DE   CKOMWELL 

dû  être  excitées  en  lui  par  telle  ou  telle  théorie 
déjà  indiquée  par  autrui,  enfin  de  celles  qui 
sont  purement  et  simplement  un  emprunt.  En 
un  mot,  je  tente  ici  la  genèse  de  la  Préface  de 
Cromwell. 

Cette  étude  ne  pouvait  être  entreprise  utile- 
ment que  si,  au-dessus  des  notes  critiques,  le 
lecteur  trouvait  immédiatement  le  texte  de  la 
Préface,  et  n'était  pas  obligé  de  se  livrer  à  un 
travail  fastidieux  de  contrôle,  en  se  reportant 
de  ces  notes  au  texte  d'une  édition  quelconque 
de  la  Préface.  Il  me  fallait  donc  obtenir  de  la 
famille  du  grand  poète  l'autorisation  de  publier, 
en  même  temps  que  l'introduction  et  le  com- 
mentaire critique,  le  texte  de  Victor  Hugo.  J'ai 
trouvé  l'accueil  le  plus  bienveillant  auprès  de 
ceux  auxquels  la  famille  de  Victor  Hugo  a  délé- 
gué le  soin  de  régler  les  questions  de  propriété 
littéraire.  M.  Trébuchet  m'avait  accordé,  il  y  a 
près  de  cinq  ans,  l'autorisation  de  faire  cette 
édition  scientifique.  M.  P.  Meurice  me  l'a  con- 
firmée récemment.  Je  le  prie  de  recevoir  ici  le 
témoignage  de  toute  ma  reconnaissance.  Il 
appartient  du  reste  aux  amis  du  grand  poète  de 
faciliter  ce  genre  de  recherches,  car  Victor  Hugo 
a  tout  à  gagner  à  ce  qu'on  le  traite  désormais 
comme  un  véritable  classique. 


LÀ 


PRÉFACE  DE  CROMWELL 


INTRODUCTION 


PREMIERE    PARTIE 

LES  INFLUENCES  SUB  ES  PAR  VICTOR  HUGO 


§  i.  —  Les  littératures  anciennes. 

La  part  des  Grecs  et  des  Romains  dans  la  Préface  est 
très  faible.  Leur  histoire  littéraire  ne  sert  qu'à  corro- 
borer certaines  assortions  Ou  mieux,  pour  prouver 
deux  ou  trois  idées  fort  inutiles  à  sa  thèse  générale,  le 
poète  imagine  une  nouvelle  histoire  de  la  littérature, 
tranchante  et  contestable.  Faut-il  démontrer  que  le 
christianisme  est  bien  une  religion  littéraire,  qu'il  a 
révélé  au  monde  le  comique,  le  laid,  le  grotesque  ;  en 
un  mot,  faut-il  escamoter  toute  la  comédie  antique  ? 
Victor  Hugo  n'a  besoin  pour  cela  que  d'une  métaphore 

PRÉFACE   DE    CROMWELL.  1 


2  LA    PRÉFACE   DE  CROMWELL 

et  d'une  comparaison  :  «  A  côté  des  chars  olympiques, 
qu'est-ce  que  la  charrette  de  Thespis?  Près  des  colosses 
homériques,  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  que  sont 
Aristophane  et  Plaute?  Homère  les  emporte  avec  lui, 
comme  Hercule  emportait  les  pygmées,  cachés  dans  sa 
peau  de  lion  (1).  »  Faut-il  prouver  que  lépopée  chez 
les  anciens  remplit  tout,  même  la  littérature  drama- 
tique, et  ne  fait  qu'un  avec  elle  ?  Le  chœur  se  voit 
réduit,  dès  le  début  de  la  tragédie  grecque,  au  rôle 
d'une  utilité,  voire  d  une  inutilité,  et  toute  son  histoire 
est  ramenée  à  cette  formule  :  le  chœur,  c'est  le  poète 
«  complétant  son  épopée  »,  Une  fois  les  nationalités 
formées,  dit  encore  le  poète,  la  poésie  doit  renoncer  au 
genre  lyrique  :  elle  ne  peut  plus  être  qu'épique.  A  qui 
objecterait  l'exemple  de  Pindare,  Victor  Hugo  répond 
que  ce  poète  est  «  plus  sacerdotal  que  patriarcal,  plus 
épique  que  lyrique  ».  Patriarcal  n'est  pas  très  clair,  et 
sacerdotal  peut  faire  un  contre-sens.  Car,  si  la  critique 
moderne  reconnaît  dans  le  lyrisme  l'expression  la  plus 
naturelle  des  émotions  produites  par  les  grandes  céré- 
monies du  culte,  elle  ajoute  qu'il  ne  faut  pas  faire  de 
Pindare  un  théologien,  mais  le  traducteur  des  senti- 
ments religieux  de  la  foule,  de  croyances  nationales  un 
peu  flottantes  (2).  Il  est  si  peu  épique,  qu'il  ne  raconte 
pas  les  aventures  du  passé, mais  en  étudie  le  reflet  dans 
l'âme  des  contemporains  ;  il  est  si  lyrique,  qu'il  vibre 
surto  ut  au  contre-coup  des  événements  de  son  temps  (3). 


(!)  Ces  erreurs  sur  la  poésie  tragique  grecque  sont  d'autant  plu» 
gratuites  que  le  Globe  publie  à  ce  moment  le  cours  de  Patin; 
ef.  par  exemple  le  numéro  du  6  octobre  1827. 

(2)  Croiset,  la  Poésie  de  Pindare,  2«  éd.,  p.  103  et  138-140; 
cf.  pp.  165-166,  168-174.  —  Cf.  Faguet,  le  Romantisme  en  4827. 

(3.)  Croiset,  p.  102. 


INFLUENCES   SUBIES  PAR    VICTOR  HUGO  3 

Nous  ne  pouvons  donc  admettre  les  théories  de 
Victor  Hugo  pour  les  époques  littéraires  bien  connues. 
Il  en  est  de  même  pour  les  temps  plus  reculés,  et  qui 
appartiennent  plutôt  à  la  paléontologie  littéraire  qu'à 
une  véritable  histoire  de  la  littérature.  Quand 
Victor  Hugo  suppose  que  le  drame  n'a  pu  apparaître 
qu'après  le  lyrisme  et  l'épopée,  nous  ne  pouvons  natu- 
rellement prouver  le  contraire;  nous  serions  plutôt  ten- 
tés d'admettre  l'hypothèse  de  la  critique  évolution- 
niste  (1). 

Du  reste,  y  a-t-il,  dans  ces  erreurs  ou  ces  supposi- 
tions un  peu  téméraires,  de  quoi  faire  au  poète  un  nota- 
ble grief  ?  Qui  songe  à  infirmer  la  valeur  dogmatique  de 
Boileau  dans  son  Art  poétique,  ou  encore  à  contester 
son  influence  sur  les  contemporains  et  la  postérité, 
sous  prétexte  qu'il  ignorait  le  moyen  âge,  et  qu'il  con- 
naissait assez  peu  le  xvie  siècle  ?  Sans  doute  Victor 
Hugo  a  eu  le  tort  de  croire  qu'il  apportait  des  argu- 
ments, quand  il  trouvait  des  images  ;  de  dire  qu'il 
serait  «  ridicule  de  mêler  les  fantasques  rapprochements 
de  l'imagination  aux  déductions  sévères  du  raisonne- 
ment »,  quand  c'était  là  ce  qu'il  faisait  précisément  (2). 

(1)  Létourneau,  l'Évolution  littéraire  dans  les  diverses  races 
humaines  (Battaille,  1894),  p.  423,  et  passim. 

(2;  C'est  ce  que  lui  reproche  le  Globe,  dans  un  article  sur  cette 
Préface  :  <r  Les  idées  ne  lui  manquent  pas,  mais  il  les  accueille 
avec  trop  peu  de  sévérité.  Lorsqu'il  raisonne,  on  dirait  encore 
qu'il  imagine.  »  Numéro  du  26  janvier  1828,  article  signé  G.  R.  — 
Si  Victor  Hugo  a  eu  tort  d'esquisser  à  la  légère  un  discours  sur 
l'histoire  universelle  de  la  littérature,  il  y  a  des  circonstances 
atténuantes  :  «  Ce  dessin  s'explique  très  naturellement  d'abord 
par  l'âge  de  l'auteur  :  on  a  fréquemment  à  cet  âge  le  goût  des 
aperçus  très  généraux  et  des  théories  qui  remontent  aux  époques 
les  plus  lointaines  ;  ensuite,  par  l'esprit  du  temps  :  la  philosophie 
de  l'histoire  date  de  cette  époque.  »  Faguet,Ze  Romantistne  en1827. 


4  LA  PRÉFACE   DE  CROMWELL 

Mais  l'important,  c'est  que,  malgré  toutes  ses  erreurs 
de  méthode  et  ses  écarts  d'imagination,  l'auteur  de 
la  Préface  ait  eu  le  sens,  le  sentiment  de  la  poésie 
antique. 

Or,  même  parmi  les  classiques,  peu  d'hommes  ont 
mieux  goûté  les  beautés  véritablement  durables  des 
poètes  anciens,  sans  parti  pris,  sans  concession  à  la 
mode  de  leur  temps.  On  l'a  entendu  vanter  les  mer- 
veilles d'Eschyle,  d'après  le  texte,  et  non  d'après  une 
traduction  française  (1).  La  littérature  latine  surtout  lui 
était  familière  ;  il  pouvait,  à  l'appui  de  cette  théorie 
que  la  pensée  la  plus  commune,  revêtue  d'une  belle 
forme,  est  immortelle,  réciter  une  ode  d'Horace  sur 
l'amour  (2).  S'il  n'avait  pas  lu  tout  Juvénal,  il  savait 
par  cœur  plusieurs  de  ses  satires,  à  force  de  les  avoir 
étudiées  (3).  Mais  il  était  surtout  un  dévot  de  Virgile. 
Sans  doute  il  n'a  pas  su  résister  au  plaisir  de  faire  un 
mot  brillant  contre  son  poêle  aimé,  quand  il  l'a  accusé 
de  n'être  que  la  lune  d'Homère  ;  mais  on  le  voit,  aussi 
bien  dans  ses  vers  que  dans  sa  prose,  demander  soit 
une  formule,  soit  un  thème  à  son  poète  familier  (4).  Tel 
qui  l'accuse  de  n'avoir  pas  compris  Virgile,  montre 
simplement  une  fois  de  plus  que  les  délicats  sont 
malheureux  dans  leurs  raffinements  (5).  Au  contraire, 
un  artiste  qui  juge  le  poète  librement  et  spontanément, 
peut  écrire,  à  la  veille  de  la  Préface  :  «  Je  vois  souvent 


(i)  Le  Rabelais,  numéro  du  21  avril  1887. 

(2)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  59-60. 

(3)  Id.,  p.  78. 

(4)  Cf.  Asseline,  p.  272;  Chants  du  crépuscule,  III,  191;  Voix 
intérieures,  III,  209,  267,  301  ;  Hayons  et  Ombres,  III,  561  ;  Con- 
templations, VI,  139;  Correspondance,  p.  4-5,  etc. 

(5)  Garo,  Poètes,  p.  101. 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  5 

notre    ami...  Combien    j'aime  Hugo,    avec  son   âme 
ardente  et  tout  antique  (1).  » 

Nous  pouvons  donc,  en  résumé,  reconnaître  que 
Victor  Hugo  a  commis  des  erreurs  d'histoire  littéraire 
dans  ses  emprunts  à  l'antiquité.  Mais  les  passages  où 
il  se  trompe  ne  sont  que  des  hors-d'œuvre,  un  chapitre 
manqué  sans  doute,  mais  dont  la  faiblesse  ne  diminue 
en  rien  la  force  de  l'ouvrage,  car  Victor  Hugo  n'appuie 
pas  sa  doctrine  sur  ce  fondement  ruineux.  L'impor- 
tant, c'est  que  ce  novateur  a  le  respect  de  la  poésie 
antique. 


§  2.  —  L'Italie. 

Malgré  cela,  ses  idées  sont  frappées  au  coin  des 
modernes.  On  trouve,  dans  cette  seule  époque  de  son 
talent,  toutes  les  influences  européennes  qui  ont  renou- 
velé notre  littérature  pendant  près  de  trois  siècles.  En 
effet,  de  même  que  la  vie  politique  de  Victor  Hugo  a 
reflété  les  modifications  de  l'opinion  française  au 
xixe  siècle,  de  même  son  développement  littéraire  a 
été  profondément  marqué  de  l'empreinte  de  l'Italie,  de 
l'Espagne,  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne.  Seule- 
ment, tandis  quejusqu'àluiles  auteurs  français  ne  subis- 
saient guère  que  l'influence  des  écrivains  étrangers, 
Victor  Hugo  a  puisé  directement  aux  sources  mêmes 
de  leur  littérature,  c'est-à-dire  aux  mœurs,  à  la  race,  au 
milieu,  à  l'air  que  Ton  respire  hors  de  France,  tout  au 
moins  pour  l'Italie  et  l'Espagne.  Il  a  visité  ces  deux 


\l)  David  d'Angers,  Lettre  à  Victor  Pavie,  du  19  novembre  1827, 
p.  25. 


6  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

pays  à  un  âge  où  les  impressions  sont  vagues  sans 
doute,  mais  durables,  parce  qu'elles  laissent  leur  sillon 
dans  un  cerveau  encore  tendre. 

A  la  suite  de  son  père,  envoyé  en  Corse,  à  l'île 
d'Elbe,  Victor  Hugo  balbutie  ses  premiers  mots  dans 
l'italien  des  îles  (1).  Puis  il  traverse  le  pays  de  Dante, 
gardant  pour  la  vie  Féblouissement  des  paillettes  d'ar- 
gent de  l'Adriatique  (2).  Comme  l'a  si  bien  dit  P.  de 
Saint- Victor,  «  on  passa  les  Alpes  et  les  Apennins, 
Rome  fut  entrevue,  Naples  traversée.  Victor  Hugo  avait 
alors  cinq  ans.  A  cet  âge  la  vue  est  un  éblouissement, 
et  le  voyage  est  un  songe;  qui  sait  pourtant  si  les 
reflets  de  ces  grands  spectacles  ne  contribuèrent  pas  à 
la  coloration  de  son  génie  naissant  ?  Qui  sait  s'il  ne  dut 
pas,  à  la  chaleur  et  à  la  lumière  du  Midi,  le  prodigieux 
éclat  qu'il  devait  montrer  ?  La  formation  des  intel- 
ligences est  aussi  mystérieuse  que  celle  des  diamants. 
Le  poète  Ta  dit  lui-même  quelque  part  :  «  C'est  mon 
enfance  qui  a  fait  mon  esprit  ce  qu'il  est  (3).  » 

Sur  ce  premier  sédiment  allaient  venir  se  déposer 
plus  tard  d'autres  alluvions.  Les  sensations  de  l'enfant 
allaient  être  complétées  par  les  lectures  du  jeune 
homme.  Car,  lorsque  Victor  Hugo,  pour  reviser  ce 
qu'il  appelle  le  code  pseudo-aristotélique,  dit  qu'il  s'ap- 
puie sur  «  des  contemporains  étrangers»,  il  pense 
surtout  à  un  Italien  qu'il  a  bien  lu,  et  qui  est  à  ce 
moment-là  très  à  la  mode,  Manzoni  (4).  ' 

(1)  Barbou,  Victor  Hugo,  sa  vie,  p.  16. 

(2)  Victor  Hugo  raconté,  I,  38.  Pour  l'influence  de  l'Italie  sur 
l'imagination  du  poète,  cf.  les  Voix  intérieures,  p.  301,  333  ; 
Rayons  et  Ombres,  p.  532,  537,  etc. 

(3)  Victor  Hugo,  p.  3. 

(4)  Le  Globe  consacre  à  ce  moment  trois  articles  à  ses  Fiancés 
dans  les  numéros  49,  56  et  57,  juillet-août  1827. 


INFLUENCES   SUBIES    PAR   VICTOR   HUGO  7 

Pour  apprécier  la  part  de  l'auteur  de  Carmagnola 
dans  le  mouvement  littéraire  en  France,  il  n'y  a  qu'à 
étudier  la  thèse  de  M.  Waille  sur  le  romantisme  de 
Manzoni  (1).  Disciple  de  Goethe,  élève  de  Schlegel  pour 
quelques  théories,  Manzoni  reprend  son  originalité  par 
haine  de  l'Allemagne,  et  tempère  le  romantisme  alle- 
mand par  l'esprit  français  (2).  Il  admire  Boileau,  qu'il 
voudrait  voir  commenté  dans  les  lycées  italiens  ;  ce  qui 
ne  l'empêche  pas  d'être  familier  avec  les  théories  de 
Diderot,  et  de  subir  l'influence  de  la  France  moderne 
par  Fauriel,  le  «  divin  »  Fauriel  ;  si  bien  que,  en  s'inspi- 
rant  de  Manzoni,  c'est  encore  des  idées  d'origine  fran- 
çaise que  Victor  Hugo  va  réimporter  parmi  nous  (3). 

En  réponse  à  un  article  du  classique  Ghauvet  sur 
Carmagnola,  publié  en  1820  dans  le  Lycée  Français, 
Manzoni  expose  les  raisons  de  son  romantisme  dans  la 
i  lettre  à  M.  Chauvet  sur  les  unités  »,  lettre  à  laquelle 
il  prédit  un  grand  succès,  dans  un  mot  à  Fauriel,  pro- 
bablement par  politesse  pour  son  collaborateur,  qui  a 
revu  le  style  de  l'écrivain  l'italien  (4). 

Il  se  plaint  qu'on  gâte  à  plaisir  l'esprit  du  public, 
qu'on  lui  donne  des  besoins  factices  ;  reprenant  les  ar- 
guments de  Molière,  il  montre  que  des  spectateurs, 
prévenus  en  faveur  des  règles,  ne  peuvent  plus  juger 
impartialement,  «  car,  recevoir  l'impression  pure  et 
franche  des  ouvrages  de  l'art,  se  prêter  à  ce  qu'ils  peu- 
vent offrir  de  vrai  et  beau,  indépendamment  de  toute 
théorie,  est  un  effort  bien  difficile  et  bien  rare  pour  ceux 


(1)  Alger,  Fontana,  1890. 
_  (2)  Waille,  p.  133-134;   Manzoni,    Théâtre  (Charpentier,  1874), 
p.  4  ;  Waille,  p.  54  ;  p.  184-188. 

(31  Cf.  Jules  L<*maître,  Contemporains,  VI,  268. 

(4)  Waille,  p.  73-74. 


8  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

qui  en  ont  une  fois  adopté  une  »  (1).  Or,  pourquoi  sacri- 
fier des  beautés  originales  aux  avantages  contestables 
des  règles?  On  peut  déjà  se  demander  si  l'action  pro- 
fite des  unités  de  temps  et  de  lieu.  Manzoni  va  plus 
loin,  et  prouve  quelles  nuisent  à  la  vérité  historique, 
les  événements  réels  se  passant  rarement  en  vingt- 
quatre  heures  et  en  un  seul  lieu  (2).  Elle  fausse  la  vérité 
psychologique  ;  car,  pour  faire  agir  les  héros  de  théâtre 
plus  rapidement  que  les  hommes,  il  faut,  ou  donner 
aux  passions  qui  les  animent  une  énergie  factice  (3),  ou 
employer  presque  uniquement  la  plus  forte  de  toutes, 
l'amour,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'exagérer,  pour  en 
faire  une  passion  théâtrale  (4).  Pourtant  l'amour  lui- 
même  ne  devient- il  pas  quelquefois,  dans  la  tragé- 
die française,  tyrannique  jusqu'à  la  brutalité,  singu- 
lier jusqu'à  la  monstruosité  ?  Manzoni  le  prouve 
par  une  analyse  extrêmement  curieuse  d' Androma- 
que  (5). 

La  conclusion  est  qu'il  faut  se  défier  des  lois  généra- 
les ;  que  chaque  sujet  a  besoin  de  règles  particulières  ; 
qu'une  révolution  est  donc  nécessaire.  Tout  en  préfé- 
rant pour  son  compte  personnel  la  tragédie,  il  prédit  le 
drame  de  1828: 

«  Les  hommes  nés  avec  du  génie  en  viendront  à  la  fin  à 
s'indigner  des  entraves  qui  les  empêcheraient  de  rendre 
fidèlement  les  conceptions  où  ils  verraient  leur  gloire  et  les 
progrès  de  l'art.  » 


(1)  Manzoni,  p.  115. 

(2)  Id.,  p.  136-150. 

(3)  Id.,p.  152-154. 

(4)  Id.,  p.  157. 

(5)  Id.,  159-165. 


INFLUENCES    SUBIES    PAR   VICTOR   HUGO  9 

La  révolution  qu'il  pressentait  n'était  pas  polir 
l'effrayer  : 

«  Où  s'arrêtera-t-on  ?  On  n'ira  pas  trop  loin  ;  la  nature  y  a 
pourvu  ;  elle  a  posé  des  bornes,  et  l'art  du  poète  consiste 
à  les  connaître  (i).  » 

Ce  romantisme,  clair  comme  la  lumière  de  la  Lom- 
bardie,  et  ami  du  moderne,  ennemi  du  romantisme 
nuageux  en  Allemagne  et  moyen  âgeux  en  France, 
séduit  Victor  Hugo  et  précise  ses  pensées  ;  notre  poète 
adopte  surtout  le  credo  de  l'école  italienne  :  des  trois 
unités  il  n'y  en  a  qu'une  qui  soit  essentielle,  l'unité 
d'intérêt,  ou  comme  dit  un  admirateur  de  Manzoni  : 
Yunita  del  core  (2). 

Il  y  a,  pour  les  doctrines,  ressemblance  le  plus  sou- 
vent, et  quelquefois  identité  ;  on  peut  comparer  les 
théories  de  Victor  Hugo  sur  l'imitation  et  les  modèles 
à  ce  court  passage  du  Romanticismo  in  Italia  :  «  N'y 
a-t  il  pas  d'ailleurs  quelque  contradiction  à  dire  à  un 
poète  :  Soyez  vous-même  —  et  en  même  temps  :  Faites 
comme  ont  fait  les  grands  esprits  avant  vous  ?  Pour  les 
imiter  vraiment,  il  faudrait  commencer  par  ne  pas  les 
copier,  puisque  leur  grandeur  consiste  précisément  à 
ne  s'être  modelés  sur  personne  (3).  » 

Ces  idées  devaient  se  répandre  en  France,  et  séduire 
Victor  Hugo  pour  plusieurs  raisons  :  elles  venaient  d'un 
allié  contre  l'ennemi  commun  :  le  classicisme  ;  d'un 
étranger,  qui  témoignait  pour  la  France  et  sa  littéra- 
ture une   admiration   violente,   une  affection    tumul- 


{{)  Manzoni,  pp.  114,  125,  166-168,  174,  175. 

(2)  Waille,  p.  78. 

(3)  Waille,  p.  51. 


10  LA   PRÉFACE    DE   CROMWELL 

tueuse:  «  Un  homme  célèbre...  avait  annoncé  qu'il 
laissait  après  lui  un  écrit  où  il  avait  consigné  ses  sen- 
timents les  plus  intimes.  LeMisogallo  a  paru,  et  la  voix 
d'Alfieri,  sa  voix  sortant  du  tombeau,  n'a  pas  eu  d'éclat 
en  Italie,  parce  qu'une  voix  plus  puissante  s'élevait 
dans  tous  les  cœurs...  La  haine  pour  la  France  1  pour 
cette  France  illustrée  par  tant  de  génie  et  par  tant  de 
vertu  1...  pour  cette  France  que  l'on  ne  peut  voir  sans 
éprouver  une  affection  qui  ressemble  à  l'amour  de  la 
patrie,  et  que  l'on  ne  peut  quitter  sans  qu'au  souvenir 
de  l'avoir  habitée  il  ne  se  mêle  quelque  chose  de  mé- 
lancolique et  de  profond,  qui  tient  des  impressions  de 
l'exil  (1).  »  Un  cœur  comme  celui  de  Victor  Hugo,  qui 
a  connu  toutes  les  émotions  du  patriotisme,  ne  devait- 
il  pas  tressaillir  au  bruit  de  pareille  fanfare  ?  L'émotion 
littéraire  due  à  Manzoni  venait  raviver  le  souvenir 
du  voyage  en  Italie. 


§  3.  —  L'Espagne'. 

A  plus  forte  raison  l'Espagne,  qu'il  n'a  pas  traversée 
seulement,  mais  où  il  a  vécu,  a-t-elle  laissé  une  forte 
empreinte  sur  son  imagination  et  sur  son  livre. 

On  connaît,  par  le  récit  du  Témoin  de  sa  me,  ce  que 
fut  ce  voyage  en  Espagne,  dont  la  première  halte  eut 


(})  Manzoni,  p.  178.  Le  même  homme  a  recommencé  ce  qu'il 
blâmait  chez  Alfieri,  et  laissé  un  pamphlet  posthume  contre  la 
France  (Waille,  p.  190-191)  :  il  n'y  a  pas  là  contradiction,  mais 
évolution  à  l'italienne .  Manzoni  n'avait  réellement  qu'un  amour 
au  cœur:  l'unité  de  son  pays.  Cf.  dans  les  Lettres  à  Lamartine, 
la  lettre  du  6  avril  1848.  p.  253-255.  Ajoutons  que  Manzoni,  sur 
son  déclin,  accueillait  encore  les  Français  avec  sympathie  et 
bienveillance.  Cf.  David  d'Angers,  p.  314. 


INFLUENCES   SUBIES  PAR  VICTOR  HUGO  11 

lieu  au  bourg  d'Ernani,  et  comment  se  déroula  sa  vie 
au  palais  Masserano,  au  Collège  des  Nobles.  Faut-il 
aller  aussi  loin  que  d'autres  biographes,  et  supposer 
que  ce  séjour,  assez  court  en  somme,  a  pu  laisser  dans 
son  caractère  quelque  chose  du  sérieux,  de  la  hauteur 
des  Castillans  (1)  ;  que  sa  religion  s'est  teintée  du 
catholicisme  espagnol  ;  que  Ton  peut  retrouver  jusque 
dans  la  philosophie  de  ses  drames  un  relent  d'inquisi- 
tion (2)  ;  que,  suivant  une  formule  concise,  «  il  y  a  un 
hombre  persistant  dans  ce  grand  homme  (3)  »,  à  ce 
point  que  les  Espagnols  ont  pu  revendiquer  notre  poète 
comme  un  des  leurs  (4)  ? 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  sa  pensée  aime  les  for- 
mules espagnoles  :  sa  devise  hautaine  «  ego,  hugo  » 
rappelle  la  signature  des  rois  d'Espagne  :  «  Moi,  le 
Roi  »  (5).  Même  dans  la  vie  familière,  dans  la  correspon- 
dance intime,  et  do  longues  années  après  ce  premier 
voyage,  il  se  plaît,  sous  un  climat  pluvieux  et  presque 
anglais,  à  se  rappeler  le  pays  du  soleil  ;  il  écrit  en  1860, 
d'Hauteville-house  :  «  Gracias,  hombre  y  poetamio.  Nous 
avons  lu  solennellement  vos  beaux  vers,  con  macho 
aplaudo  (6).  »  En  1867,  touché  d'un  compte  rendu  des 
Travailleurs  de  la  Mer,  qui  lui  est  allé  au  cœur,  il  re- 
mercie le  critique  avec  effusion,  et  signe:  Siempre 
tuyo{l).  Ces  souvenirs  sont  si  puissants,  qu'en  1869  ils 


(1)  Barbou,  Victor  Hugo,  sa  vie,  p.  24. 

(2)  Weill,p.  188  et  117. 

(3)  Paul  de  Saint- Victor,  p.  33. 

(4)  M.  Morel-Fatio  proteste  contre  la  théorie  de  Paul  de  Paint- 
Victor  sans  apporter  d'argument  bien  sérieux.  Etudes  sur  l'E*- 
pagne,  p.  86-96. 

(5)  Lucas,  p.  107. 

(6)  Lucas,  p.  118.  Cf.  David  d'Angers,  p.  37. 

(7)  Asseline,  p.  259. 


12  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

hantent  encore  sa  mémoire,  et  qu'un  mot  d'un  de  ses 
anciens  maîtres,  le  jésuite  Don  Basilio,  remonte  tout  à 
coup  à  son  esprit  (1).  Si  cet  amour  bien  connu  pour 
l'Espagne  lui  a  valu  d'être  un  peu  exploité  à  l'occa- 
sion (2),  en  revanche  Victor  Hugo  a  su  habilement 
mettre  en  œuvre  ses  souvenirs  d'enfance  ;  comme  il  l'a 
dit  dans  ses  Odes  : 

Je  revins,  rapportant  de  mes  courses  lointaines 
Comme  un  vague  faisceau  de  lueurs  incertaines. 
Je  rêvais,  comme  si  j'avais,  durant  mes  jours, 
Rencontré  sur  mes  pas  les  magiques  fontaines 
Dont  l'onde  enivre  pour  toujours. 

L'Espagne  me  montrait  ses  couvents,  ses  bastilles  ; 

Burgos,  sa  cathédrale  aux  gothiques  aiguilles  ; 

Irun,  ses  toits  de  bois  ;  Vittoria,  ses  tours  ; 

Et  toi,  Valladolid,  tes  palais  de  familles, 

Fiers  de  laisser  rouiller  des  chaînes  dans  leurs  cours. 

Mes  souvenirs  germaient  dans  mon  âme  échauffée  * 
J'allais,  chantant  des  vers  d'une  voix  étouffée  ; 
Et  ma  mère,  en  secret  observant  tous  mes  pas, 
Pleurait  et  souriait,  disant  :  C'est  une  fée 
Qui  lui  parle,  et  qu'on  ne  voit  pas  (3). 


La  fée  lui  a  dicté  ses  plus  fraîches,  ses  plus  vraies 
Orientales  ;  c'est  encore  à  elle  qu'il  doit  les  épisodes  et 
les  personnages  les  plus  singuliers  de  son  théâtre.  La 
scène  des  portraits  àïHernani  n'est  peut-être  qu'un 
souvenir  de  la  galerie  du  palais  Masserano.  Triboulet 
e^t  l'ancien  souffre-douleur  du  collégien,  Corcova.  Dans 


(1)  Pendant  Vexil,  p.  486. 

(2)  Rivet,  p.  229,  230  ;  Leaclide,  p.  273. 

(3)  Odes  et  Ballades,  p.  369-370, 


INFLUENCES    SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  13 

Lucrèce  Borgia,  Gubetta  s'affuble  un  instant,  par  ven- 
geance du  poète,  du  nom  d'un  des  ennemis  des  frères 
Hugo,  Frasco  de  Belverana.  Par  une  autre  rancune  d'en- 
fant, le  poète  a  baptisé  du  nom  d'un  de  ses  plus  désa- 
gréables camarades,  un  des  fous  de  Cromwell,  Eles- 
puru(l). 

Plus  qu'aucune  autre  de  ses  œuvres,  la  Préface  est 
consteilée  d'emprunts  à  l'Espagne  :  simples  mots  jetés 
çà  et  là,  proverbes,  réflexion  littéraire  tirée  d'un  sou- 
venir de  mœurs,  comme  cette  protestation  contre  la 
manie  de  reléguer  dans  la  coulisse,  loin  des  yeux  du 
spectateur,  la  partie  la  plus  émouvante  de  la  tragédie  : 
c'est  l'écho  des  regrets  qu'éprouvait  l'enfant,  les  jours 
de  courses  de  taureaux,  quand  on  le  menait,  jusqu'à 
l'entrée  des  arènes,  écouter  les  applaudissements,  de 
loin  :  il  se  consolait  philosophiquement,  en  observant 
que  «  c'est  déjà  pour  nous  une  chose  très  curieuse, 
qu'une  muraille  derrière  laquelle  il  se  passe  quelque 
chose  (2).  » 

La  littérature  espagnole  apparaît  dans  des  citations 
du  fabuliste  Yriarte,  de  Guillem  de  Castro,  de  Lope  de 
Vega;  enfin,  si  elle  lui  a  fourni  deux  exemples  à  l'appui 
de  sa  théorie  du  grotesque,  c'est  peut-être  à  l'art 
espagnol  qu'il  est  redevable  de  cette  théorie  même, 
page  capitale  de  la  Préface  ;  je  dis  :  peut-être  ;  je 
devrais  dire  :  certainement,  s'il  fallait  en  croire  le 
Témoin,  car,  à  la  cathédrale  de  Burgos,  un  Jacquemart 
difforme,  baptisé  par  le  bedeau  du  nom  de  papamoscas, 
ou  «  gobe-mouches  »,  frappa  vivement  l'imagination  du 
futur  poète,  «  ému  de  cette  imposante  cathédrale  qui 


(1)  Victor  Hugo  raconté,!,  139,  144, 148,  150. 

(2)  Ibid.,I,  152. 


14  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

mêlait  brusquement  cette  caricature  à  ses  statues  de 
pierre  et  qui  faisait  dire  l'heure  aux  saints  par  Polichi- 
nelle. La  cathédrale  n'en  restait  pas  moins  sévère  et 
grande.  Cette  fantaisie  de  l'église  solennelle  retra- 
versa plus  d'une  fois  la  pensée  de  l'auteur  de  la.  Préface 
de  Çromwell  et  l'aida  à  comprendre  qu'on  pouvait  in- 
troduire le  grotesque  dans  le  tragique  sans  diminuer 
la  gravité  du  drame  (1).  » 

L'anecdote  est  presque  trop  jolie,  trop  bien  trouvée  ; 
et  j'ai  peine  à  croire  que  nous  n'aurions  eu  ni  la  Pré- 
face ni  la  théorie  du  grotesque,  si  Victor  Hugo  avait 
visité  cette  cathédrale  pendant  un  silence  dupapamos- 
cas.  Ce  qui  est  plus  vraisemblable,  c'est  qu'une  fois  la 
théorie  du  mélange  des  genres  admise  in  abstracto,  et 
dessinée  dans  son  esprit  en  simples  linéaments,  Victor 
Hugo  l'a  embellie  et  peinte  en  prenant  des  tons  sur  sa 
riche  palette  d'Espagne  :  aux  antithèses  de  ces  cathé- 
drales s'ajoutent  les  fresques  royales  de  Murillo,  où  le 
grotesque  se  cache  en  un  coin,  et  «  ces  cérémonies  sin- 
gulières..., ces  processions  étranges  où  la  religion 
marche  accompagnée  de  toutes  les  superstitions,  le 
sublime  environné  de  tous  les  grotesques.  » 

Donc,  sans  forcer  la  note,  sans  réduire  le  cerveau  de 
Victor  Hugo  au  rôle  d'une  simple  plaque  sensible,  re- 
cevant d'abord  une  impression,  et  la  reproduisant 
ensuite  servilement  ;  en  reconnaissant  à  son  génie 
toute  sa  liberté,  et  en  nous  gardant  bien  de  lui  appli- 
quer la  théorie  de  Taine  sur  l'influence  du  milieu, 
théorie  bonne  pour  les  talents,  singulièrement  fausse 
pour  les  génies,  nous  pouvons  constater  ceci  :  bien  plus 
que  l'Italie,   l'Espagne  a  eu  sur  la  formation  de  l'es- 

(1)  Victor  Hugo  raconté,  1, 124-125. 


INFLUENCES   SUBIES    PAR   VICTOR    HUGO  15 

prit  et  de  l'imagination  de  Victor  Hugo,  partant  sur 
certains  côtés  de  la  Préface,  une  influence  irradiante. 
Victor  Hugo  n'aurait  pas  protesté  contre  cette  asser- 
tion, quoi  qu'on  en  ait  pu  dire  (1).  Il  aurait  signé  de 
bon  cœur  cette  page  du  seul  critique  qu'il  ait  admis 
et  aimé  : 

«  Sajeunepensée  était  déjà  apteàrecevoir  une  empreinte, 
et  l'Espagne  le  modelait  à  son  type.  Son  imagination  s'impré- 
gnait des  contours  fiers,  des  couleurs  tranchées,  des  mœurs 
sérieuses  et  hautaines  de  ce  pays  à  part  entre  tous  les 
autres.  Le  génie  du  lieu  l'initiait  à  ses  pompes  et  à  ses 
grandeurs...  Ce  pli  grandiose  donné  à  sa  pensée  ne  devait 
plus  s'effacer.  L'accent  grave  et  sonore  de  la  langue  du  Cid 
passa  dans  son  style  ;  la  terre  du  Romancero  le  naturalisa 
comme  Corneille,  et  le  marqua  profondément  des  signes  de 
sa  race.  Les  influences  nouvelles,  les  accroissements  suc- 
cessifs n'effacèrent  pas  ce  façonnement  primitif.  Encore 
aujourd'hui,  à  travers  tant  d'autres  titres  si  divers  et  si 
éclatants,  Victor  Hugo  reste,  parmi  nous,  le  Grand  d'Espagne 
de  première  classe  de  la  poésie  (2).  » 


§  4.  —  L'Angleterre  et  Shakespeare. 

Sur  un  esprit  aussi  profondément  latin,  la  greffe  an- 
glaise n'a  jamais  pu  prendre  très  vigoureusement.  Et 
pourtant  il  y  a,  au  moment  où  il  écrit  la  Préface,  de 
l'enthousiasme  ambiant  pour  Shakespeare.  On  revient 
des  ironies  de  l'Ecole     voltairienne  et  du  début  du 


(i)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  67-68. 

(2)  Paul  de  Saint- Victor,  p.  i 0-11.  —  Rien  ne  le  prouve  mieux 
que  l'article  si  bien  informé,  mais  un  peu  étroit,  de  M.  Morel- 
Fatio,  sur  l'Histeire  dans  Ruy-Blas,  Etudes  sur  l'Espagne,  I,  188- 
Î44. 


16  LA   PRÉFACE  DE    CR0MWELL 

siècle  (1).  Après  avoir  désespéré  avec  Condorcet  d'un 
homme  tel  que  Necker,  simplement  parce  qu'il  consi- 
dère les  pièces  de  Shakespeare  comme  des  chefs- 
d'œuvre,  et  traité  avec  Geoffroy  le  grand  Anglais  de 
charlatan,  bon  pour  amuser  les  cokneys,  l'opinion  pu- 
blique se  ressaisit  et  devient  équitable  (2).  Talma, 
dont  l'influence  littéraire  n'a  pas  encore  été  suffisam- 
ment reconnue,  a  le  mérite  de  proclamer  la  grandeur 
du  théâtre  anglais,  et  de  le  proposer  cfès  1818,  non 
comme  un  modèle  à  imiter,  mais  comme  le  meilleur 
initiateur  du  vrai  modèle,  la  nature  :  «  Connaissez- 
vous  Shakespeare,  dit-il  à  Lamartine  débutant  ?  Eh 
bien  I  ce  Shakespeare  a  révolutionné  la  scène.  Cor- 
neille est  l'héroïsme,  Racine  est  la  poésie,  Shakespeare 
est  le  drame.  C'est  par  lui  que  je  suis  devenu  ce  que 
je  suis.  Si  vous  voulez  sérieusement  devenir  un  grand 
poète  théâtral,  vous  en  êtes  le  maître  ;  mais  ne  faites 
plus  de  tragédie,  faites  le  drame  ;  oubliez  l'art  fran- 
çais, grec  ou  latin,  et  n'écoutez  que  la  nature  (3).  » 

C'est  à  ce  moment  que  commence  la  définitive  natu- 
ralisation du  poète  anglais  en  France.  Sans  doute, 
pour  beaucoup,  c'est  un  fils  de  la  «  perfide  Albion  »,  et 
le  mettre  sur  le  même  rang  que  Racine  paraît  bien  dur. 
Le  Globe  lui-même  n'admettrait  jamais  qu'en  face  de 
Shakespeare  Racine  n'est  qu'un  polisson  :  il  ne  veut 
pas  qu'on  les  sacrifie  l'un  à  l'autre,  qu'on  fasse  de 
ces  puissants  dieux  des  dieux  ennemis  (4).   Mais  les 


(1)  Sur  l'influence  anglaise  au  iviii*  siècle,  cf.  Texte,  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  les  origines  du  cosmopolitisme  littéraire 
(Hachette,  1895),  notamment  livre  I,  ch.  u. 

(2)  Lady  Blennerhassett,  II,  411-412. 

(3)  Lamartine,  IIÏ,  99, 

(4)  Numéro  du  9  juillet  1825. 


INFLUENCES    SUBIES   PAR    VICTOR   HUGO  1  ' 

jeunes  romantiques  vont  plus  loin  :  ils  protestent  avec 
emportement  contre  le  patriotisme  en  littérature , 
et  disent  avec  Deschamps  :  «  Quant  aux  vieilles  in- 
dignations nationales ,  à  ces  gothiques  haines  de 
['étranger,  à  qui  prétendrait-on  en  imposer  aujour- 
d'hui avec  toute  cette  patrioterie  littéraire  ?  La 
France  est  trop  forte  et  trop  riche  pour  être  jalouse 
et  injuste  (1).  »  Aussi  la  jeunesse  fait-elle  l'accueil 
le  plus  chaleureux  à  une  troupe  d'acteurs  anglais  qui 
viennent  jouer  Shakespeare  à  Paris  même.  Les  artistes 
s'émeuvent  plus  encore  peut-être  que  les  littérateurs. 
Delacroix  écrit  à  Victor  Hugo  une  lettre  toute  vibrante  (2) 
et  Berlioz  renchérit  encore  sur  cet  enthousiasme  : 
chez  lui,  à  l'admiration  pour  le  poète  s'ajoute  l'adora- 
tion pour  l'étoile,  Miss  Smithson  ;  pleurant  pendant  les 
représentations,  il  pleure  encore,  rentré  chez  lui  : 
«Des  larmes,  toujours,  des  larmes  sympathiques  ;  je 
vois  Ophélia  en  verser,  j'entends  sa  voix  tragique,  les 
rayons  de  ses  yeux  sublimes  me  consument.  »  Dans 
un  élan  naïf  et  touchant,  il  se  demande  s'il  y  a  une 

autre  vie,  s'il   y   retrouvera     Shakespeare et  Miss 

Smithson  (3). 

Victor  Hugo  est  beaucoup  plus  calme  ;  d'abord,  il 
aime  l'héroïne  de  Shakespeare,  et  non  l'actrice  :  pour- 
tant il  se  sent  lui  aussi  remué  profondément  par  ces 
représentations,  juste  au  moment  où  il  écrit  la  Pré- 
face  (A).  Seulement  le  poète,  beaucoup  meilleur  tacti- 
cien qu'on  ne  se  l'imagine  communément,  se  rend 
compte  que  Shakespeare    n'est    pas  précisément    la 

(1)  Etudes  françaises,  Préface,  p.  xliv. 

(2)  Victor  Hugo  raconté,  II,  226. 

(3)  Correspondance  inédite  (G.  Lévy,  1879),  p.  67-68 

(4)  Victor  Hugo  raconté,  II,  227. 


18  LA   PRÉFACE  DE  CROMWELL 

machine  de  guerre  qu'il  faut  pour  battre  en  brèche  les 
unités  classiques.  Sans  doute  l'adversaire  du  classique 
Ben  Jonson  les  attaque  en  théorie  :  on  connaît  leurs 
brillantes  passes  d'armes  au  Club  de  la  Sirène  (1).  Mais, 
dans  la  pratique,  s'il  lui  arrive  de  manquer  à  la  vrai- 
semblance du  temps  (2),  Shakespeare  s'excuse  et  de- 
mande pardon  de  la  liberté  grande,  par  exemple  dans 
le  prologue  du  Conte  d'hiver,  débité  par  le  Temps  lui- 
même.  Il  espère  que  l'imagination  du  spectateur  com- 
blera les  lacunes  de  la  représentation  si,  comme  dans 
Henri  V,  l'action  se  déplace  et  traverse  la  mer  (3).  Ce 
n'est  pas  pour  le  plaisir  de  faire  des  pièces  irrégu- 
lières, ou  de  déplaire  aux  réguliers,  qu'il  viole  les 
règles,  mais  uniquement  pour  une  raison  autrement 
sérieuse  :  le  besoin  de  développer  librement  sa  force, 
d'aller  jusqu'au  bout  des  vraies  limites  de  son  sujet, 
sans  souci  des  barrières  artificielles  de  la  critique  (4). 
En  un  mot,  son  œuvre  est  conçue  en  dehors  des  règles, 
et  non  pas  machinée  contre  elles. 

Victor  Hugo  ne  peut  donc  voir  en  Shakespeare  un 
véritable  allié  dans  la  lutte  qu'il  engage  ;  pour  em 
ployer  une  de  ces  comparaisons  qu'il  affectionnait,  ils 
suivent  chacun  non  pas  une  ligne  parallèle,  mais  une 
asymptote:  ilsontbeau  se  rapprocher,  ils  ne  peuvent  se 
rencontrer  en  aucun  point.  Ils  sont  séparés  plus  qu'on 
ne  le  suppose,  ne  serait-ce  que  par  cette  connaissance 
insuffisante  de  la  langue  qui  ne  permet  pas  à  Hugo  de 
lire  Shakespeare  dans  le  texte  (5). 

(1)  Stapfer,  Drames,  p.  67-69. 

(2)  ld.,ibid.,  p.  71. 

(3)  Id  ,  ibiJ.,  p.  74-75. 

(4)  Id.,  ibid.,  p.  82  83. 

(5)  Le  Rhin,  I,  309-311. 


INFLUENCES    SUBIES  PAR  VICTOR   HUGO  19 

Aussi  ne  devons-nous  pas  nous  étonner  si,  malgré 
l'abondance  des  développements  admiratifs  consacrés 
à  Shakespeare,  les  emprunts  réels  sont  maigres  et 
rares.  Victor  Hugo  constate  que  Shakespeare  est,  jus- 
qu'à 1827,  la  meilleure  preuve  à  l'appui  de  cette  loi 
nouvelle  :  le  vrai  génie  a  des  taches,  doit  en  avoir,  et 
n'est  génial  qu'à  condition  de  ne  pas  être  parfait,  la 
perfection  étant  non  pas  un  ensemble  de  qualités 
rares,  mais  l'absence  de  défauts,  et  devant  par  cela 
même  être  abandonnée  aux  esprits  de  second  ordre, 
aux  simples  talents. 

Il  reconnaît  encore  que,  malgré  l'ancienne  loi  de  la 
distinction  des  genres,  Shakespeare  a  fondu  avec  le 
drame  un  peu  d'épopée  et  beaucoup  de  lyrisme  ;  qu'il 
a  réussi  à  mélanger  en  de  justes  proportions  le  beau  et 
le  laid,  le  grotesque  et  le  sublime  ;  qu'il  est  le  drame 
même  ;  qu'il  a  su  réunir  en  lui  les  trois  génies  caracté- 
ristiques delà  scène  française,  Corneille,  Molière,  et... 
Beaumarchais. 

On  peut  aller  plus  loin,  et  remarquer  que  Victor 
Hugo  serait  flatté  d'être  comparé  à  Shakespeare,  même 
pour  ses  défauts;  il  écrira  plus  tard  ce  qu'il  pense  déjà: 
«  On  me  fait  l'honneur  de  me  traiter  comme  Shakes- 
peare, dontForbes  a  dit  :  Totusin  antithesi  (1).  » 

Pourtant  Hugo  ne  veut  pas  être  pris  pour  un  simple 
imitateur  d'un  maître  étranger,  si  grand  qu'il  soit.  Il 
refuse  de  tomber  dans  l'erreur  des  successeurs  an- 
glais de  Shakespeare,  qui  n'ont  renoncé  à  l'imitation 
des  anciens  que  pour  se  traîner  dans  l'ornière  de  leur 
glorieux    compatriote  (2).    Il   proclame,  à  plusieurs 


(1)  H.  Lucas,  p.  119. 

(2)  Mézières,  p.  16-47,  384. 


250  LA   PRÉFACE   DR   CROMWELL 

reprises,  la  nécessité  absolue  pour  l'école  moderne,  de 
ne  pas  recommencer  Shakespeare,  de  ne  pas  le  copier, 
pas  plus  que  Molière,  que  Corneille,  ou  que  Schiller. 
11  ne  veut  même  pas  que  l'on  imite  sa  forme,  son  mé- 
lange de  la  prose  et  des  vers.  Et  il  a  si  complètement 
raison,  qu'il  commet  une  faute  le  jour  où  il  oublie  de 
suivre  son  propre  conseil  :  une  fois  il  a  voulu  adapter 
Shakespeare,  dans  la  partie  la  plus  humaine  et  la 
moins  shakespearienne  de  son  génie,  ses  poésies 
amoureuses,  et  il  a  échoué  (1). 

On  ne  peut  donc  admettre,  si  plausible  qu'elle  soit, 
la  théorie  de  M.  Dupuy  sur  Victor  Hugo  disciple  de 
Shakespeare  (2)  ;  si  Victor  Hugo  a  lu  Shakespeare,  et 
peut  paraître  s'en  souvenir  en  plus  d'un  endroit  de 
son  Cromwell,  au  fond,  malgré  sa  jeunesse,  il  reste 
original,  aussi  bien  dans  sa  pièce,  qui  est  en  somme 
une  pièce  justificative  de  la  Préface,  que  dans  cette 
Préface  même. 

Du  reste,  pour  être  plus  sûrs  de  ne  pas  nous  trom- 
per, de  ne  pas  nous  laisser  entraîner  hors  de  la  vérité 
par  la  logique  de  notre  thèse,  nous  pouvons  rappro- 
cher de  cette  première  manifestation  de  sa  pensée, 
son  livre  définitif  sur  Shakespeare  :  tout  en  évitant 
de  commettre  un  anachronisme,  nous  pourrons  mieux 
connaître  le  premier  germe  de  sa  pensée,  si  nous  l' étu- 
dions dans  son  plein  épanouissement. 

Victor  Hugo  aime  à  renvoyer  la  critique  à  ce  livre, 
où  il  a  mis  le  meilleur  de  sa  pensée,  sous  une  forme 
un  peu  mystérieuse  (3).  Il  y  est  question  de   Shakes- 


(1)  Légende  des  siècles,  III,  194. 

(2)  Victor  Hugo,  p.  143-144. 

(3)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  79* 


INFLUENCES  SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  21 

peare,  et  un  peu  de  tout  :  on  a  même  proposé,  pour 
donner  à  ce  livre    son  véritable  nom,  de  l'intituler  : 
A  propos  de  Shakespeare  (i).   La   remarque  est  d'au- 
tant plus  juste  qne  Victor  Hugo  l'a  faite  lui-même, 
en  tête  de  l'ouvrage  :  «  A  l'occasion  de  Shakespeare, 
toutes  les  questions  qui  touchent  à  Fart  se  sont  présen- 
tées à  son  esprit.  »  Telle  a  toujours  été  du  reste  sa 
méthode  :  à  V occasion  de  tel  ou  tel  auteur  ordinaire, 
il  écrit  une  page   où  l'auteur  critiqué   disparaît  pour 
laisser  entrevoir  Victor  Hugo,  et  l'on  gagne  au  change. 
Lorsqu'il  parle  d'un  génie  égal  au  sien,  nous  éprouvons 
un  véritable  éblouissement.  Dans  les  deux  cas  l'ima- 
gination du  poète  est  aussi  brillante;   mais  lorsqu'elle 
tombe  sur  un  simple  morceau  de  verre,  elle  nous  donne 
un  prisme  banal  ;  lorsqu'elle  se  réfléchit  sur  un  objet 
plus  pur  ou  plus  rare,  goutte  de  rosée   ou  clair  dia- 
mant, c'est  une  fête  pour  les  yeux.  Seulement  le  criti- 
que fait  oublier  le  critiqué.  Aussi  son  William  Shakes- 
peare doit-il  présenter  peu  d'intérêt  pour  un  lecteur 
anglais  (2)  :  il  contribue  médiocrement  à  augmenter  la 
somme  des  connaissances  sur  le  grand  Will,  mais 
il   nous  intéresse  beaucoup,  nous,  lecteurs  français, 
parce  qu'il  nous  fait  mieux  connaître  le  grand  Hugo. 
C'est  bien  ce  que  pense  le  plus  illustre  romancier  de 
la  Revue  des  Deux-Mondes,  critique  par  occasion  :  «  Ce 
grand  livre  que  je  tiens  aujourd'hui  appartient  à  de 
plus  hautes  régions  de  la  pensée...  Il  vous  appelle  à  la 
recherche  des  choses  du  ciel.  C'est  le  génie  humain 
déifié.  G'est  un  hommage  rendu  à  William  Shakespeare, 


(1)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  71. 

(2)  Il  a  pourtant  été  traduit  en  anglais  :  William  Shakespeare, 
translatée!  by  A.  Baillot,  London,  186é, 


22  LA  PRÉFACE   DE    CR0MWELI. 

et  signé  Victor  Hugo  »  ;  ajoutons  :  jugé  par  George 
Sand(l).  On  comprend  mieux  le  livre  après  avoir  lu 
l'article  :  on  sent  qu'au  fond  Shakespeare  importe 
peu  ;  qu'il  s'agit  plutôt  de  la  poésie  en  général,  et  sur- 
tout de  Victor  Hugo  en  particulier.  George  Sand  Ta 
bien  vu  :  «  Victor  Hugo  a  écrit  ce  livre  pour  dire  que 
la  poésie  est  aussi  nécessaire  à  l'homme  que  le  pain. 
Tout  ce  qu'il  dit  le  prouve;  mais  ce  qui  le  prouve  plus 
que  tout,  la  preuve  des  preuves,  c'est  la  beauté  du 
livre.  »  La  seule  réserve  que  fasse  G.  Sand  montre 
encore  mieux  à  quel  i  oint  la  critique  du  poète  est  sub- 
jective, auto-biographique  même,  puisqu'il  ne  cherche 
dans  le  génie  d'autrui  qu'un  reflet  du  sien  :  «  Rubens 
et  Mozart,  pourquoi  n'êtes- vous  pas  de  la  couronne 
d'étoiles  tressée  par  le  poète?  Le  poète  n'a-t-il  de  véri- 
table enthousiasme,  de  prédilection  instinctive  que 
pour  les  génies  qui  sont  à  la  limite  du  ciel  et  de  l'enfer  ? 
N'admet-il  pas  qu'un  génie  puisse  être  lumière  et  rien 
que  lumière...  ?  »  C'est  que  peut-être,  dans  la  pensée  de 
Victor  Hugo,  les  génies  qui  l'ont  précédé  n'étaient  pas 
la  lumière  ;  mais  ils  annonçaient  la  lumière,  et  Victor 
Hugo  sentait  bien  que  son  propre  rayon  à  lui  valait 
moins  par  la  pureté  que  par  la  puissance. 

Ce  livre  sur  Shakespeare  n'a  rien  de  shakespearien. 
On  en  peut  dire  autant  de  la  Préface.  Les  représen- 
tations des  comédiens  anglais  ont  remué  profondément 
le  poète  français,  mais  ne  l'ont  pas  converti  à  l'anglo- 
manie littéraire. 

(1    Numéro  du  15  mai  1864. 


INFLUENCES  SUBIES   PAR  VICTOR  HUGO  23 


§  5.  —  L'Allemagne  et  Schlegel. 

Si  révolutionnaire  qu'il  soit,  et  bien  qu'il  se  proclame 
alors  citoyen  du  monde  littéraire,  Victor  Hugo  est 
beaucoup  plus  français  qu'il  ne  le  croit,  et  qu'on  ne 
l'a  cru.  Sans  aller  jusqu'à  le  dire  plus  racinien  que 
shakespearien  (1),  on  peut  penser  que  Victor  Hugo 
appartient  surtout  à  l'école  française,  quoiqu'il  fasse 
l'éloge  de  Shakespeare,  de  même  que  nous  Pavons  vu 
suivre,  sur  les  pas  d'un  Italien,  une  route  française. 
C'est  un  esprit  bien  latin,  fait  de  lumière,  et  sur  lequel 
le  génie  allemand,  malgré  toute  sa  grandeur,  n'a  pu 
jeter  son  ombre  (2). 

Victor  Hugo  ne  connaît  pas  directement  l'Allemagne, 
puisqu'il  ne  sait  pas  l'allemand  (3)  ;  mais  il  aime  ce 
qu'il  en  connaît,  et  désire  compléter  son  informa- 
tion (4).  Faute  de  pouvoir  feuilleter  les  livres,  il  consulte 
et  prend  en  affection  ceux  qui  peuvent  le  renseigner 
sur  l'histoire  et  la  littérature  allemandes  modernes.  Il 
se  préoccupe  surtout  des  Jeune-Allemagne,  de  ce 
qu'une  tête  teutonne  peut  penser  de  son  œuvre.  Il 
estime  la  science  et  la  poésie  d'outre- Rhin.  Il  va  même 
jusqu'à  écrire  ceci  :  «  Si  je  n'étais  pas  Français,  je  vou- 
drais être  Allemand  (5).  »  Mais  c'est  en  1840. 

En  1827,  il  connaît  de  l'Allemagne  ce   que  tout  le 


(1)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  129. 

(2)  Le  Rhin,  I,  148,197,205. 

(3)  Cf.  la  lettre -préface  si  curieuse  qu«  Sainte-Beuve  a  écrite 
pour  le  livre  de  Reymond,  p.  xi. 

(4)  Cf.  Reymond,  p.  170.  sqq. 
(5;  A.  Weill,p.  24,  105,  123,  98. 


24  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

monde  en  sait  autour  de  lui  :  peu  de  chose  (1).  Aussi 
ne  faut-il  pas  s'étonner  de  la  très  petite  part  qu'il 
convient  d'attribuer  à  l'influence  allemande  dans  la 
Préface,  quoi  qu'on  en  ait  dit  :  on  peut  négliger  les  para- 
doxes de  M.  Nordau  qui,  par  une  espèce  de  chauvi- 
nisme anti-français,  assez  bizarre  chez  un  Hongrois, 
voudrait  trouver,  dans  le  développement  romantique 
en  France,  une  imitation  quasi  inconsciente  de  ce 
qu'il  y  a  de  pire  dans  le  romantisme  allemand,  son 
amour  pour  tout  ce  qui  est  loin  de  nous  dans  le  temps 
et  dans  l'espace,  sa  tendance  à  l'anarchie  intellec- 
tuelle (2).  On  est  plus  surpris  de  voir  un  critique  autre- 
ment fin  et  équilibré,  prétendre  qu'à  partir  de  la  Préface 
il  fallut,  si  l'on  voulait  adhérer  à  l'orthodoxie  roman- 
tique, reconnaître  dans  l'art  nouveau  la  réalisation  du 
rêve  catholique  du  moyen  âge,  et  même  du  moyen  âge 


(1)  Au  commencement  du  siècle,  les  libraires  ne  connaissent 
Goethe  que  par  son  nom,  et  encore  !  Ils  l'appellent  a  Monsieur 
Schéet  ».  (V.  Rossel,  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  nu- 
méro du  15  avril  1895,  p.  200.)  Il  y  a  ensuite  tout  au  moins  un  effort 
pour  connaître  l'Allemagne  :  «  Albert  Stapfer,  à  vingt  ans,  et  le 
premier,  traduisit  le  Faust  de  Goethe.  Il  était  un  des  plus  animés, 
un  des  plus  brillants  parmi  les  jeunes  gens  qui,  de  1820  à  1825, 
cherchaient  dans  les  littératures  d'outre-Rhin...  de  nouvelles 
figures  poétiques.  »  (Filon,  Mérimée  et  ses  amis,  p.  12.)  En  même 
temps  que  Hugo  écrit  sa  Préface,  le  Globe  publie  toute  une 
série  d'articles  sut  la  littérature  allemande  jugée  par  un  écrivain 
allemand,  Woltmann,  et  sur  Goethe.  (Numéros  des  9,  11,  13,  27, 
30  octobre  et  du  Ie'  novembre  1827.)  —  Sur  l'ignorance  tradition- 
nelle des  Français  en  ce  qui  touche  à  l'Allemagne,  cf.  Halem, 
Paris  en  1790  (traduction  Chuquet,  Chailley,  1896),  p.  174.  — 
Cette  ignorance  est  d'autant  plus  triste  à  constater  que  les  Alle- 
mands s'occupent  alors  du  romantisme  français,  qu'ils  con- 
naissent à  fond  :  cf.  David  d'Angers,  p.  88. 

<2)  Dégénérescence,  II,  471  ;  I,  134.  Sur  la  valeur  de  ce  livre,  cf. 
Larroumet,  Nouvelles  études  de  littérature'  et  d'art  (Hachette, 
1895),  p.  319  et  suiv. 


INFLUENCES   SUBIES  PAR   VICTOR  HUGO  25 

allemand,  puisque  Victor  Hugo  offrirait  à  ses  lecteurs,, 
d'après  M.  Filon,  «  un  symbolisme  d'origine  teutoni- 
que  »  répugnant  pour  notre  race  (1). 

Sans  doute  on  pourrait  rapprocher  le  système  de 
Hugo  des  théories  de  Hegel  (2).  Il  y  a  entre  eux  une 
ressemblance  générale  telle,  que  A.  Weill,  arrivant  d'Al- 
lemagne où  il  avait  été  saturé  d1hégélianisme,  en  con- 
çoit d'autant  plus  d'admiration  et  de  ferveur  pour 
Hugo.  On  pourrait  même  établir  des  rapprochements 
de  détail  :  ainsi  cette  théorie,  que  le  drame  contient 
l'épopée  et  le  lyrisme,  présente  une  ressemblance  frap- 
pante avec  cette  idée  de  Hegel  :  «  Le  drame  est  le  pro- 
duit d'une  civilisation  déjà  avancée.  Il  suppose  néces- 
sairement passés  les  jours  de  l'épopée  primitive.  La 
pensée  lyrique  et  son  inspiration  personnelle  doivent 
également  le  précéder,  s'il  est  vrai  que,  ne  pouvant  se 
satisfaire  dans  aucun  des  deux  genres  séparés,  il  les 
réunisse  (3)  ».  Mais  c'est  une  simple  rencontre,  car,  je 
le  répète,  Hugo  ne  savait  pas  l'allemand,  et  la  Poétique 
n'était  pas  encore  traduite. 

Schlegel,  au  contraire,  eut  plus  d'influence  sur  Hugo 
avec  son  Cours  de  littérature  dramatique  qui,  traduit  dès 
1814,  avait  été  signalé  par  Mme  de  Staël    en  1813,  par 


(1)  Revue  des  Deux-Mondes,  1"  avril  1893,  ou  dans  Mérimée  et 
ses  amis,  p.  20. 

(2)  La  chose  a  été  faite  par  Reymond  ;  lorsque  Victor  Hugo  pro- 
clame les  droits  du  génie,  autrement  dit,  l'affirmation  du  moi  en 
littérature,  Reymond  remarque  ceci  :  «  Ne  retrouve-t-on  pas  dans 
cet  immense  orgueil  du  Moi,  fût-ce  du  moi  poétique,  l'influence 
évidente  de  la  philosophie  de  Fichte  et  de  Hegel?  »  (p.  il).  De 
même  David  d'Angers  trouve  qu'il  y  a  beaucoup  de  philosophie 
allemande  dans  les  premiers  drames  du  maître.  (Correspondance, 
p.  45.) 

(3)  La  Poétique,  II,  6. 


26  LA   PRÉFACE   DE  CROMWELL 

Nodier  en  1820  (1).  Si  Nodier  et  Victor  Hugo  avaient 
pu  lire  le  cours  de  Schlegel  dans  le  texte,  ils  auraient 
peut-être  été  un  peu  contrariés  par  certaines  virulences 
de  critique,  adoucies  par  la  traduction  Necker-Saus- 
sure  (2).  Le  critique  allemand  ne  nous  aimait  guère,  et 
nous  comprenait  peu,  lui  qui  croyait  être  spirituel  et 
profond  en  disant  que  «  les  Français  témoignaient  le 
plus  hautement  de  la  puissance  créatrice  de  Dieu,  car 
tous  se  ressemblaient,  et  cependant  on  en  comptait 
trente  millions  d'exemplaires  (3)  ».  Mais,  en  1827,  on 
n'y  regarde  pas  de  si  près  :  Schlegel,  après  tout,  est 
plus  impartial  que  Lessing;  et  de  plus  il  attaque  la  tra- 
gédie classique  :  c'est  donc  un  allié. 

En  général,  Schlegel  nous  blâme  de  nous  incliner 
sans  raison  devantle  principe  d'autorité  :  il  nous  accuse 
de  subir  ainsi  l'unité  de  temps  et  de  lieu,  dont  il  mon- 
tre les  inconvénients  (4).  Essayant  de  définir  mieux 
qu'on  ne  l'avait  fait  l'unité  d'action,  il  reproche  à  la 
tragédie  tantôt  de  s'allonger  démesurément  et  lente- 
ment pour  remplir  les  cinq  actes  de  rigueur,  tantôt 
d'aller  trop  vite  et  de  ne  pas  ménager  assez  souvent  des 
moments  de  répit  pour  que  le  spectateur  puisse  se 
reposer  et  réfléchir.  Tous  ces  défauts  seraient  dus  à 
notre  foi  aveugle  dans  les  règles  (5). 

Les  Français,  de  plus,  ont  le  tort  de  confondre  la 
froideur  avec  la  majesté,  dans  la  forme  comme  dans 
le  fonds.  L'alexandrin  en  est  un  peu  la  cause;  son  plus 
grand  défaut    est  de  fuir  le  mot  propre  pour  la  péri- 

(1)  Mélanges,  I,  363. 

(2)  Ehrhard,  les  Comédies  de  Molière  en  Allemagne,  p.    372. 

(3)  Lady  Blennerhassett,  III,  125. 

(4)  Trad-  Nocker-Saussure,  II,  83,  108-114,  117-119,  139-140. 

(5)  Id.,  II,  86-108,  114,  165,87. 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  27 

phrase.  De  là  la  froide  éloquence  des  héros  de  tragé- 
die (1). 

La  psychologie  tragique  est  gênée  par  les  bien- 
séances ;  l'étiquette  nous  vaut  un  personnage  de  pure 
convention  :  le  confident  (2).  La  Fatalité  des  anciens 
ne  dirige  plus  les  événements  ni  les  âmes,  et  n'est  pas 
remplacée  par  ridée  moderne  de  la  Providence.  L'his- 
toire est  faussée  dans  les  faits  et  dans  les  caractères  ; 
jamais  la  tragédie  n'ose  s'aventurer  dans  l'histoire 
moderne  (3), 

Le  réquisitoire  est  donc  bien  complet  ;  de  plus, 
après  avoir  critiqué  le  passé  du  théâtre,  Schlegel 
annonce  son  avenir,  esquisse  le  drame  nouveau, 
romantique,  admettant  le  mélange  de  la  familiarité  et 
de  la  noblesse  dans  le  langage  et  l'esprit  d'un  seul  per- 
sonnage, permettant  l'union  du  comique  et  du  tragique 
dans  la  même  pièce,  recommandant  la  fidélité  histo- 
rique, sans  la  faire  consister  dans  la  vérité  des  costu- 
mes, reconnaissant  enfin  dans  Shakespeare  le  maître 
du  théâtre  (4). 

Trois  choses  pourtant  ont  nui,  croyons-nous,  à  l'in- 
fluence de  Schlegel,  et  empêchent  de  reconnaître  en 
lui  le  véritable  inspirateur  de  la  Préface.  Comme  les 
autres  étrangers,  il  comprend  mal  notre  théâtre. 
C'est  ainsi  qu'il  refuse  à  Corneille  l'intelligence  et  le 
sentiment  de  l'amour  ;  que,  tout  en  admettant  en 
général  la  supériorité  de  Racine  sur  Pradon,  il  trouve 
la  Phèdre  de  ce  dernier  supérieure  en  certains  points 


(1)  Trad.  Nocker-Saussure,  II,  158,  175,  148,  149,  158-160. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  85,  133-135, 156-160,  166-167. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  142-145,  149-151. 

(4)  Schlegel,  II,  328-332,  399-402,  391-392,  362-363. 


28  LA   PRÉFACE  DE    CROMWELL 

au  chef-d'œuvre  de  Racine  (1).  Il  sent  et  comprend  si 
peu  une  pièce  française,  qu'il  dit  à  propos  de  Bérénice: 
«  le  principal  défaut  de  la  pièce,  est,  selon  moi,  le  rôle 
importun  d'Antiochus  »  (2). 

Enfin,  quoiqu'ilreconnaisse  quelques  traces  de  roman- 
tisme dans  Corneille  et  dans  Voltaire,  il  ne  se  fait  pas 
l'apôtre  de  la  nouvelle  école  en  général  :  la  conclusion 
de  tout  son  cours  est  que  les  Allemands  doivent  écrire 
des  pièces  allemandes,  empreintes  du  génie  allemand, 
puisées  dans  l'histoire  allemande.  Tel  est  le  roman- 
tisme de  Schlegel  (3). 

Il  ne  faut  donc  pas  exagérer  l'influence  du  critique 
allemand  sur  la  Préface  (4).  Pour  certains  détails,  on 
se  hâte  quelquefois  trop  de  crier  à  l'imitation  ;  ainsi 
Victor  Hugo  semble  se  contenter  de  développer  cette 
phrase  de  Schlegel  :  «  Plusieurs  tragédies  françaises 
font  naître  aux  spectateurs  l'idée  confuse  que  de 
grands  événements  ont  lieu  peut-être  quelque  part, 
mais  qu'ils  sont  mal  placés  pour  en  être  les  témoins  (5).  » 
Pourtant  nous  avons  vu,  au  chapitre  de  l'Espagne, 


(i)  Schlegel,  II,  p.  178-179,  188-189,  204,  147-148. 

(2)  Ibid.,  p.  201. 

(3)  Schlegel,  II,  182,  154,  155.  —  Les  classiques  pourtant  sen- 
tirent qu'un  coup  sérieux  venait  de  leur  être  porté,  et  ripos- 
tèrent :  mais  leur  champion  n'était  pas  de  taille  à  se  mesurer 
avec  Schlegel  :  ce  fut  l'inconnu  Martine,  de  Genève,  qui  répondit 
par  son  «  Examen  des  tragédies  anciennes  et  modernes,  dans  lequel 
le  système  classique  et  le  système  romantique  sont  jugés  et  com- 
parés »  (1834).  Martine  annonce  nettement  dans  son  introduction 
qu'il  a  voulu  faire  <r  la  contre-partie  du  cours  de  M.  Schlegel  ». 
Pour  la  question  en  général,  on  peut  lire  dans  les  Annales  de  la 
Faculté  des  Lettres  de  Bordeaux,  n*  3,  un  article  de  M.  Louis 
Ducros  sur  le  romantisme  allemand. 

(4)  E.  Biré,  p.  431. 

(5)  Schlegel,  II,  135. 


INFLUENCES   SUBIES  PAR  VICTOR   HUGO  29 

que  Victor  Hugo  doit  peut-être,  et  tout  aussi  bien,  cette 
idée  à  un  souvenir  d'enfance. 

Enfin  Victor  Hugo  retrouvait  dans  Schlegel  un  cer- 
tain nombre  de  théories  d'origine  française,  en  parti- 
culier quelques  idées  de  Chateaubriand:  l'influence  du 
christianisme  sur  les  passions  humaines,  sur  la  mélan- 
colie ;  la  chevalerie  naissant  de  la  religion,  et  donnant 
naissance  à  une  conception  nouvelle  de  l'amour,  de 
l'honneur  ;  les  unités  elles-mêmes  modifiées  par  le 
christianisme  (1).  Tout  cela  était  français  plutôt  qu'al- 
lemand. Si  même  Victor  Hugo  avait  connu  l'essai  de 
Mercier  sur  l'art  dramatique,  il  aurait  peut-être  été 
surpris  de  voir  combien  ce  livre,  ignoré  en  France, 
avait  servi  aux  Allemands.  Schlegel  avait  pu  le  lire, 
ou  dans  le  texte,  ou  sur  la  traduction  allemande  parue 
à  Leipzig  en  1776  (2). 

On  voit  que  Victor  Hugo  a  emprunté  à  l'Allemagne 
surtout  des  idées  d'origine  française.  Si  la  Préface 
avait  été  aussi  saturée  de  germanisme  qu'on  a  bien 
voulu  le  dire,  Goethe  aurait  plus  facilement  pardonné 
à  Hugo  la  note  qui  le  concerne,  et  n'aurait  pas  vu  danr 
cette  proclamation  de  la  liberté  dramatique  un  simple 
placard  anarchiste  (3). 

L'influence  allemande  directe  est  moins  considéra- 
ble que  l'influence  indirecte  exercée  sur  la  Préface  par 
l'intermédiaire  de  Mme  de  Staël. 


(i)  Schlegel,  I,  23,27-30,  25-26  ;  II,  125. 

(2)  Lady  Blennerhassett,  II,  411. 

(3)  Lady  Blennerhassett,  III,  37.  C'est  antérieurement  A  la  Pré- 
face, en  janvier  1827,  que  Gœthe  reconnaît  chez  Victor  Hugo  du 
talent  et  des  traces  de  l'influence  allemande.  Cf.  les  Conversations 
de  Gœthe,  recueillies  par  Eekermann  (Charpentier*  1863)>  I,  262  j 
dL  IL  136  et  361* 


30  LA    PRÉFACE  DE   CROMWELL 


|  6.  —  Mme  de  Staël. 

Mme  de  Staël,  outre  d'autres  qualités,  a  eu  le  mérite 
de  révéler  l'Allemagne  à  la  France  qui  l'ignorait  pres- 
que complètement  (1).  Car  les  articles  et  les  livres  où 
Suard  et  l'abbé  Arnould  avaient  essayé  de  faire  con- 
naître la  littérature  d'outre-Rhin,  étaient  restés  à  peu 
près  sans  effet  (2).  La  France  n'était  pas  encore  pré- 
parée à  comprendre  une  puésie  déjà  tout  imprégnée 
de  christianisme,  à  un  point  tel  que  Benjamin  Constant 
en  était  gêné  dans  ses  conversations  avec  Goethe  (3). 

Mma  de  Staël  publie,  aune  époque  déjà  plus  favorable, 
un  livre  composé  non  pas  seulement  sur  des  lectures, 
mais  sur  des  souvenirs  et  des  impressions  immédiates. 
Elle  aurait  pu  mettre  en  sous-titre  :  Choses  vues,  un 
peu  trop  vite  sans  doute,  mais  c'était  sa  méthode.  Elle 
avait,  paraît-il,  l'intention  d'écrire  un  livre  sur  la 
Russie,  après  l'avoir  traversée  dans  sa  chaise  de  poste, 
au  grand  galop  (4).  Elle  a  visité  l'Allemagne  et  les 
Allemands  un  peu  plus  lentement,  «  prenant  des  con- 
versations »  adroite  et  à  gauche,  puisqu'elle  a  inventé 
l'interview,  même  dans  sa  forme  la  plus  récente,  celle 
qui  permet  de  raconter  une  entrevue  qui  n'a  jamais  eu 
lieu  (5).  Il  lui  faut  cinq  jours  entiers  pour  interroger  à 


(1)  Lady  Blennerhassett,  II,  552. 

(2)  Garât,  Mémoires  historiques  sur  le  xviii'  siècle,  etc.,  I,  151- 
157.  Cf.  Joret,  Des  rapports  intellectuels  et  littéraires  de  la 
France  avec  l'Allemagne  avant  1789  (Hachette,  1884),  notamment 
p.  29-32. 

(3)  Journal,  dans  la  Revue  Internationale,  n°  du  10  janvier  1887, 
p.  93  ;  cf.  Weill,  p.  11. 

(4)  AllonviJle,  Mémoires  secrets,  v,  317. 

(5)  Pailhès,  Mme  de  Chateaubriand,  p    10. 


INFLUENCES    SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  31 

fond  le  philosophe  du  romantisme,  Schelling  (1).  Pour 
tirer  de  Gœthe  le  plus  clair  de  ses  idées,  elle  prévoit 
que  deux  jours  lui  suffiront  (2).  Elle  donne  à  Fichte  un 
quart  d'heure  pour  expliquer  son  système,  et  l'inter- 
rompt au  bout  de  dix  minutes,  ravie  d'avoir  déjà  tout 
compris  (3).  Il  est  vrai  que  ce  peu  de  temps  lui  suffît 
pour  épuiser  les  plus  fortes  têtes.  Elle  leur  fait  l'effet 
d'une  trombe,  d'un  cyclone.  Us  sentent,  après  un  entre- 
tien avec  elle,  un  vide  dans  le  cerveau,  tant  elle  les  a 
excités  à  penser  :  «  Depuis  le  départ  de  notre  amie, 
écrit  Schiller  à  Gœthe,  il  me  semble  que  je  relève 
d'une  grande  maladie  (4).  »  Volontiers  ils  crieraient 
au  voleur,  tant  Mma  de  Staël  les  a  dépouillés,  et  leur 
emporte  d'idées  pour  son  livre.  Du  reste,  elle  laisse 
mûrir  lentement  les  fruits  qu'elle  a  cueillis  si  vite,  et 
met  six  ans  à  terminer  son  beau  livre  de  /' Allemagne , 
qui  paraît  en  1813  (5). 

Quelques-unes  des  théories  qu'il  renferme  étaient 
déjà  connues  en  France.  Chateaubriand  avait  indiqué 
depuis  six  ans  que  le  christianisme  était  la  source  poé- 
tique la  plus  abondante  et  la  plus  pure,  lorsque  Mme  de 
Staël  exposa  sur  cette  matière  les  idées  de  Gœthe,  idées 
très  analogues  du  reste  (6). 

La  partie  neuve,  et  relativement  originale,  est  large- 
ment empruntée  à  Schlegel,  dont  elle  a  suivi  le  cours 
à  Vienne,  en  1808.   Elle   connaît  ses  idées  les  plus 

(i)  Lady  Blennerhassett,  III,  248. 

(2)  Lady  B.,  III,  22. 

(3)  Lady  B.,  III,  92.  —  Sorel,  p.  111-112. 

(4)  Lady  B.,  111,66. 

(5)  Lady  B.,  III,  355,  481,  485.  Ce  qu'on  pourrait  pourtant  lui 
reprocher,  c'est  de  ne  pas  connaître  assez  l1  Allemagne  ;  cf.  Texte, 
Jean-Jacques  Rousseau,  p.  434-435. 

(6)  De  l'Allemagne  (Didot,  1878),  pp.  146,  148,  369. 


32  LA   PRÉFACE  DE   CROMWiiLL 

intimes  par  leurs  longues  causeries  pendant  son  pré- 
ceptorat chez  elle  (1).  Ce  n'est  pas  qu'elle  répète 
docilement  la  parole  du  maître.  Elle  discute  avec  lui, 
et  ses  meilleurs  passages  viennent  de  ces  contro- 
verses (2)  ;  ou  bien  encore  elle  modifie  les  idées  de 
Schlegel  par  la  forme  qu'elle  leur  donne  :  grâce  à  lui, 
elle  comprend  l'inutilité  et  les  inconvénients  des 
règles  ;  mais  elle  les  combat  en  femme  qui  a  vu  la 
Révolution  (3). 

Ses  conclusions  sont  moins  nettes  que  celles  de 
Schlegel  ;  et  l'on  éprouve  à  la  lire  une  impression  d'à 
peu  près,  parce  qu'elle  communique  au  lecteur  la 
confusion  qui  règne  quelquefois  en  son  esprit,  tiré  et 
même  tiraillé  en  sens  opposés  par  son  éducation  pre- 
mière et  ses  progrès  récents.  Elle  est  partagée  entre 
son  classicisme  français  et  les  beautés  étrangères.  Elle 
adore  Voltaire,  et  voudrait  comprendre  Shakespeare. 
Elle  fait  à  l'esprit  nouveau  des  concessions  qu'elle 
retire  presque  aussitôt,  au  risque  de  se  contredire. 
Pour  les  caractères,  elle  avoue  que  «  le  vulgaire  dans 
la  nature  se  mêle  souvent  au  sublime  et  quelquefois 
en  relève  l'effet  »  ;  mais  elle  proteste  que  «  la  haine 
et  la  perversité  dans  une  femme  sont  au-dessous  de 
l'art  »,  qu'il  «  se  dégrade  en  les  peignant  (4).  »  Pour 
les  situations,  elle  dira  en  romantique  :  «  Nos  plus 
belles  tragédies  en  France  n'intéressent  pas  le  peuple  ; 
sous  prétexte  d'un  goût  trop  pur  et  d'un  sentiment 
trop  délicat  pour  supporter  de  certaines  émotions,  on 


(1)  Lady  Blennerhassett,  III,  251, 

(2)  Lady  B.  III,  260-261. 

(3)  De  l'Allemagne,  p.  186,  190* 
|lj  lbid.,p.  438,  233, 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  33 

divise  l'art  en  deux  :  les  mauvaises  pièces  contiennent 
des  situations  touchantes  mal  exprimées,  et  les  belles 
pièces  peignent  admirablement  des  situations  souvent 
froides  à  force  d'être  dignes  (1).  »  Puis  elle  se  reprend 
en  classique,  et  juge  que  le  mélange  des  genres  n'est 
admissible  que  pour  des  Allemands,  grâce  à  leur 
imperturbable  sérieux  :  «  C'est  toujours  dans  son 
ensemble  qu'ils  jugent  une  pièce  de  théâtre,  et  ils 
attendent,  pour  la  blâmer  comme  pour  l'applaudir/ 
qu'elle  soit  finie.  Les  impressions  des  Français  sont 
plus  promptes,  et  c'est  en  vain  qu'on  les  préviendrait 
qu'une  scène  comique  est  destinée  à  faire  ressortir  une 
situation  tragique  ;  ils  se  moqueraient  de  l'une  sans 
attendre  l'autre  (2).  » 

Si  elle  reconnaît  qu'il  faut  plus  ou  moins  vite  modi- 
fier le  fond  même  du  théâtre,  et  faire  une  large  part  à 
la  fusion  des  genres,  elle  ne  peut  admettre  que  ce 
changement  implique  une  modification  dans  la  forme  : 
«  Nous  ne  supporterions  pas  en  France  le  mélange 
du  ton  populaire  avec  la  dignité  tragique  (3).  »  Elle 
trouve  enfin  le  drame  inférieur  à  là  tragédie,  parce 
qu'il  a  le  tort  de  viser  à  l'illusion  :  a  le  drame  est  à  la 
tragédie  ce  que  les  figures  de  cire  sont  aux  statues  ; 
il  y  a  trop  de  vérité  et  pas  assez  d'idéal;  c'est  trop, 
si  c'est  de  lart,  et  jamais  assez  pour  que  ce  soit  de  la 
nature  (4).  » 

Ce  livre  manque  d'idées  fécondes.  Mmo  de  Staël 
constate  les  défauts  sans  indiquer  les  remèdes  ;  elle 
voit,  par  exemple,   les  inconvénients  de  l'alexandrin, 

(1)  De  l'Allemagne,  p.  189. 
(î)  Ibid.,  p.  184. 

(3)  Ibid.,  p.  260. 

(4)  Ibid., p.  196. 

PRÉFACE    DE   CROMWELL.  3 


34  LA   PRÉFACE   DE   CR0MWKLL 

et  conclut  :  «  il  serait  donc  à  désirer  qu'on  pût  sortir 
de  l'enceinte  que  les  hémistiches  et  les  rimes  ont 
tracée  autour  de  l'art  (1).  »  C'est  revenir  à  la  tragédie 
en  prose. 

Mme  de  Staël  ne  devine  pas  le  grand  mouvement 
qui  va  changer  le  but  de  l'artiste,  et  renverser  la 
théorie  de  l'art  pour  l'art  :  elle  ne  veut  pas  que  le 
théâtre  vise  à  être  utile  (2). 

Reconnaissons  pourtant  que  si  le  livre  manque 
d'idées  fécondes  dans  le  détail,  en  bloc  il  est  très 
suggestif  :  il  va  réveiller  la  France  de  son  admiration 
somnolente  pour  elle-même,  et  c'est  bien  ce  que 
MmB  de  Staël  a  voulu  :  «  en  faisant  connaître  un  théâtre 
fondé  sur  des  principes  très  différents  des  nôtres,  je 
ne  prétends  assurément  ni  que  ces  principes  soient 
meilleurs,  ni  surtout  qu'on  doive  les  adopter  en 
France  ;  mais  des  combinaisons  étrangères  peuvent 
exciter  des  idées  nouvelles  ;  et  quand  on  voit  de  quelle 
stérilité  notre  littérature  est  menacée,  il  me  paraît 
difficile  de  ne  pas  désirer  que  nos  écrivains  reculent 
un  peu  les  bornes  de  la  carrière  ;  ne  feraient-ils  pas 
bien  de  devenir  à  leur  tour  conquérants  dans  l'empire 
de  l'imagination  ?  Il  n'en  doit  guère  coûter  à  des 
Français  pour  suivre  un  semblable  conseil  (3).  »  Pour 
Gœthe,  le  grand  mérite  de  ce  livre  c'est  d'avoir  fait 
le  premier  une  large  brèche  dans  la  muraille  chinoise 
qui  séparait  les  deux  littératures  (4).  L'admiration 
confiante  de  Victor  Hugo  pour  l'Allemagne,  et  son  désir 
de  connaître  mieux  ce  pays,  viennent  probablement  de 

(1)  De  l'Allemagne,  p.  139,  187,  188,  190. 

(2)  Ibid.  p.  193,  196. 
(3)lbid.,  p.  191. 

(4)  L&dy  Blennerhasset,  III,  75-76* 


INFLUENCÉS   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  35 

là.  Sans  casser  les  vitres,  Mme  de  Staël  a  donné  de 
l'air  à  nos  gens  de  lettres,  aux  romantiques  première 
manière,  et  notamment  à  Hugo.  Peut-être  lui  a-t-elle 
de  plus  fourni  certaines  idées  de  détail  pour  sa  Pré- 
face, et  pourrait-on  concédera  Paul  Albert  que  Victor 
Hugo  a  emprunté  à  Mme  de  Staël,  sans  la  citer,  son  pa- 
rallèle entre  l'antiquité  païenne  et  le  christianisme  (i). 
Mais  je  doute  que  Mme  de  Staël  elle-même  eût 
retrouvé  dans  la  Préface  son  Allemagne.  On  pourrait 
même  se  demander  si  le  livre  de  Mme  de  Staël  a  été 
un  instrument  de  vulgarisation  germanique  aussi  puis- 
sant que  la  Préface,  puisque  la  France  ne  se  met  à 
admirer  l'Allemagne  que  longtemps  après  l'œuvre  de 
Mme  de  Staël,  et  immédiatement  après  l'étude  de 
Victor  Hugo  (2): 

Il  ne  faudrait  pas  du  reste  réduire  à  ce  seul  livre 
l'influence  de  M  •  de  Staël,  et  son  travail  d'importa- 
tion des  idées  européennes  en  France.  On  pourrait 
même  dire  que  toute  son  œuvre  est  d'importation, 
tant  elle  a  peu  l'esprit  français.  Tout  au  plus  est-elle 
naturalisée  française,  avec  un  reste  de  goût  genevois. 
La  même  étrangeté  qui  éclate  dans  la  façon  dont  elle 
s'habille,  dans  cette  bizarre  coutume  de  tenir  une 
branche  de  laurier  ou  de  saule  à  la  main  (3),  se  retrouve 
en  tous  ses  livres  :  on  dirait  des  traductions  fort  bien 
écrites  (4). 

L'Essai  sur  les  fictions,  préparé  vers  1793  en  Angle- 


(1)  La  littérature  française  au  xixe  siècle,  p.  244-245. 

(2)  David  d'Angers,  p.  82. 

(3)  Lady   Blennerhassett,  III,  286  ;    Mma  Vigée  le  Brun,  Souve- 
nirs, II,  196. 

(4)  C'est  ce  que  Fontanes  reproche  à  sa  Delphine  :  Cf.  Bardoux* 
La  comtesse  de  Beaumont,  p.  347- 


36  LA    PRÉFACE   DE    CROMWELL 

terre,  fini  en  1796  à  Coppet  et  à  Lausanne,  est  déjà 
un  Art  poétique,  contraire  à  celui  de  Boileau.  A  la  rai- 
son se  substitue  la  nature  ;  toute  l'ancienne  mytho- 
logie est  rejetée,  comme  un  appareil  vieilli.  On  sent 
le  besoin  de  calmants  littéraires  après  les  fièvres  de 
la  Révolution  :  la  poésie  doit  consoler  de  la  réalité.  — 
Cet  essai  fait  moins  de  bruit  que  l'œuvre  plus  pro- 
fonde intitulée  :  «  De  la  littérature  considérée  dans 
ses  rapports  avec  les  institutions  sociales.  » 

L'idée  philosophique  du  livre,  la  perfectibilité  de 
l'espèce  humaine,  et  son  corollaire,  le  parallélisme 
des  perfectionnements  politiques  et  du  progrès  litté- 
raire, ont  eu,  comme  l'a  remarqué  M.  Faguet,  une 
très  réelle  influence  sur  la  métaphysique  littéraire  de 
Victor  Hugo  (1).  Peut-être  tout  le  début  de  la  Préface 
sur  les  origines  des  genres,  et  leur  rapport  avec  les 
modifications  sociales,  est-il  en  partie  un  emprunt  à 
Mme  de  Staël  ;  Victor  Hugo  a  voulu  lui  aussi  faire  son 
discours  sur  l'histoire  universelle  des  littératures  ;  et, 
si  le  point  de  vue  change  quelque  peu,  le  point  de 
départ  est  le  même. 

Sans  insister  sur  les  petites  ressemblances  de  détail, 
qui  peuvent  ne  pas  être  une  imitation,  comme  la 
condamnation  du  commun  dans  la  Préface,  et  de  la 
vulgarité  par  Mm6  de  Staël  ;  en  nous  contentant  de 
relever  les  analogies  dans  les  théories  générales,  nous 
signalerons  une  idée  commune,  et  qui  pourrait  fort 
bien  avoir  passé  d'un  livre  dans  l'autre:  si  Victor  Hugo 
repousse  le  mélange  des  vers  et  de  la  prose  au  théâtre, 
s'il  préfère  résolument  le  vers,  n'est-ce  pas  en  sou- 
venir de  ce  passage  :  «  Les   personnages  obscurs  de 

(i)  Dix-neuvième  siècle,  p.  19& 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  3*) 

Shakespeare  parlent  en  prose,  ses  scènes  de  transition 
sont  en  prose  ;  et  lors  même  qu'il  se  sert  de  la  langue 
des  vers,  ces  vers  n'étant  point  rimes  n'exigent  point, 
comme  en  français,  une  splendeur  poétique  presque 
continue.  Je  ne  conseille  pas  cependant  d'essayer  en 
France  des  tragédies  en  prose,  l'oreille  aurait  de  la 
peine  à  s'y  accoutumer  ;  mais  il  faut  perfectionner  l'art 
des  vers  simples,  et  tellement  naturels,  qu'ils  ne  détour- 
nent point,  même  par  des  beautés  poétiques,  de  l'émo- 
tion profonde  qui  doit  absorber  toute  autre  idée  (1).  » 
Il  ne  faudrait  pourtant  pas  en  conclure  que  Victor 
Hugo  n'a  été  qu'un  lecteur  passif  de  Mme  de  Staël,  et 
que  celle-ci  a  laissé  une  empreinte  profonde  dans  le 
cerveau  encore  plastique  du  débutant;  car  nous  voyons 
Victor  Hugo  préconiser  des  choses  fondamentales, 
comme  les  hardiesses  de  Shakespeare  et  ses  contrastes 
heurtés,  tandis  que  Mme  de  Staël  repousse  comme  de 
simples  bizarreries  les  oppositions  trop  fortes,  et  pré- 
fère les  nuances  du  genre  noble.  Elle  ne  pense  pas 
qu'une  révolution  puisse  réussir  au  théâtre  français 
et  n'admet  que  de  timides  améliorations.  Enfin,  chose 
essentielle,  et  qui  doit  froisser  le  disciple  de  Chateau- 
briand, Mm'  de  Staël,  tout  en  reconnaissant  que  le 
christianisme  a  eu  sur  l'éloquence  française  une  heu- 
reuse influence,  ne  craint  pas  de  dire  :  «  Dans  les  pays 
où  les  prêtres  dominent,  tous  les  maux  et  tous  les  pré- 
jugés se  sont  trouvés  quelquefois  réunis...  Le  fana- 
tisme religieux  est  ennemi  des  sciences  et  dos  arts 
aussi  bien  que  de  la  philosophie.  » 


(1)  De  la  littérature,  partie  II,  ch.  v;  I,  3U.  Ce  n'est  qu'en  482  5 
que  Victor  Hugo  s'autorise  expressément  de  Mn"  de  Staël  :  cf, 
sa  Correspondance,  p.  38. 


38  LA   PRÉFACE  DE   CR0MWELL 

On  conçoit  que  de  pareilles  théories  n'aient  pas  dû 
plaire  au  groupe  de  Chateaubriand,  ni  surtout  au 
maître  lui-même.  Il  poussa,  dans  sa  riposte,  l'acrimonie 
jusqu'à  la  perfidie,  en  écrivant  à  Fontanes,  dans  une 
lettre  publiée  en  1801  :  «  Ne  pourrait-on  pas  lui  dire 
qu'elle  a  bien  l'air  de  ne  pas  aimer  le  gouvernement 
actuel,  et  de  regretter  les  jours  d'une  plus  grande 
liberté  (1)  ».  Voulant  retrouver  partout  Jésus-Christ, 
de  même  que  Mme  de  Staël  cherche  en  tout  la  perfecti- 
bilité, il  termine  sa  sortie  par  une  prise  à  partie 
directe  :  «  Vous  paraissez  n'être  pas  heureuse,..  Si  c'est 
là  votre  mal,  la  religion  seule  peut  le  guérir.  Comment 
la  philosophie  remplira-t-elle  le  vide  de  vos  jours? 
Comble-t-on  le  désert  avec  le  désert?  »  Et  il  signe  d'une 
périphrase  qui  est  une  profession  de  foi  littéraire  :  l'Au- 
teur du  Génie  du  Christianisme. 

§  7.  —  Chateaubriand. 

On  sait  quelle  influence  générale  eut  ce  livre  :  on  le 
sait  même  assez  pour  que  nous  puissions  considérer 
la  chose  comme  suffisamment  connue,  et  arriver  tout 
de  suite  à  la  place  que  tient  le  Génie  dans  le  déve- 
loppement de  Victor  Hugo.  Le  Témoin  nous  a  raconté 
combien  notre  poète  se  passionna  dans  cette  lecture,  y 
puisant  une  grande  partie  de  son  catholicisme  et  de  ses 
opinions  politiques,  quittant  le  monarchisme  voltairien 
dé  sa  mère  pour  le  royalisme  chrétien  de  Chateau- 
briand (2j.  Il  nous  dit  aussi  comment  se  passèrent  les 
deux  entrevues  du  débutant  et  de  l'homme  arrivé,  sinon 
parvenu,  au    faîte  de  la  gloire  littéraire  ;  trop  pro- 

(1)  Œuvres,  111,288. 

(2)  Victor  Hugo  raconté,  II,  99-100. 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  39 

lecteur  d'abord,  trop  familier  ensuite,  Chateaubriand 
en  somme  ne  désenchante  qu'à  moitié  Victor  Hugo  ; 
de  là  l'ode  intitulée  le  Génie  (1).  On  sait  maintenant 
que  Chateaubriand  fut  assez  froid  pour  le  tout  jeune 
poète  et  ne  l'appela  jamais  «  enfant  sublime  (2)  ».  C'est 
tant  pis  pour  Chateaubriand,  car  ce  jugement  légen- 
daire était  son  mot  le  plus  heureux.  Admettons  donc 
que  Victor  Hugo  le  lui  ait  gratuitement  prêté.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'il  lui  a  beaucoup  emprunté.  Aucune 
influence  n'a  été  plus  profonde  et  plus  prolongée  chez 
Victor  Hugo.  On  pourrait  relever,  jusque  dans  les 
œuvres  de  sa  maturité,  des  traces  de  cette  séduction 
première  (3). 

(1)  Poésies,  I,  273;  Victor  Hugoraconté.  II,  101,  104. 

(2)  Victor  Hugo  raconté,  II,  100  ;  Biré,  p.  223-227. 

(3)  Et  Carthage  et  la  Pyramide, 
Tente  immobile  de  la  mort. 

Odes  et  Baftades,  I,  278;  cf.,  dans  le  Génie:  «  Les  lois  de  Minos 
et  de  Lycurgue  ne  sont  restées  debout,  après  la  chute  des  peuples 
pour  lesquels  elles  furent  érigées,  que  comme  les  pyramides  des 
déserts,  immortels  palais  de  la  mort.  »  (III,  27.)  —  La  symphonie 
des  cloches,  dans  Notre- Dame  (I,  208),  est  le  développement  de 
ce  thème  :  «  Au  milieu  de  mes  réflexions,  l'heure  venait  frapper 
à  coups  mesurés  dans  la  tour,  delà  cathédrale  gothique  ;  elle 
allait  se  répétant  sur  tous  les  tons  et  à  toutes  les  distances, 
d'église  en  église.  »  (René,  IV,  669.)  Enfin  on  pourrait  aller  jus- 
qu'à dire  que  le  William  Shakespeare  est  tiré  de  ces  quelques 
lignes  des  Mémoires  d'Outre-Tombe  :  «  Shakespeare  est  au  nombre 
des  cinq  ou  six  écrivains  qui  ont  suffi  aux  besoins  et  à  l'aliment 
de  la  pensée  ;  ces  génies-mères  semblent  avoir  enfanté  et  allaité 
tous  les  autres.  Homère  a  fécondé  l'antiquité  ;  Eschyle,  Sophocle, 
Euripide,  Aristophane,  Horace,  Virgile,  sont  ses  fils.  Dante  a 
engendré  l'Italie  moderne,  depuis  Pétrarque  jusqu'au  Tasse.  Ra- 
belais a  créé  les  lettres  françaises  ;  Montaigne,  La  Fontaine, 
Molière  viennent  de  sa  descendance.  L'Angleterre  est  toute 
Shakespeare,  et,  jusque  dans  ces  derniers,  temps,  il  a  prêté  sa 
langue  à  Byron,  son  dialogue  à  Walter  Scott.  »  Edition  de  la 
Société,  111,292-293.  —  Cf.  Brunelière,  Evolution,  etc.  i,  83-85. 


10  LA  PRÉFACE    DE   CROMWELL 

On  en  trouve,  bien  entendu,  un  certain  nombre  dans 
la  Préface.  D'abord  Chateaubriand  est  le  seul  contem- 
porain qui  soit  nommé  avec  Nodier  :  mais  Nodier  estcité 
en  passant,  comme  un  ami  :  Chateaubriand  est  traité 
respectueusement,  comme  un  maître  :  «  On  quittera,  et 
c'est  M.  de  Chateaubriand  qui  parle  ici,  la  critique 
mesquine  des  défauts  pour  la  grande  et  féconde  critique 
des  beautés.  »  Chateaubriand  dut  être  d'autant  plus 
sensible  à  cette  citation  directe,  qu'elle  reproduisait 
une  de  ses  idées  préférées,  formulée  deux  fois  avant  la 
rédaction  définitive  :  a  Ne  serait-il  pas  à  craindre  que 
cette  sévérité  continuelle  de  nos  jugements  ne  nous  fit 
contracter  une  habitude  d'humeur  dont  il  deviendrait 
malaiséjde  nous  débarrasser  ensuite?  Le  seul  moyen 
d'empêcher  que  cette  humeur  prenne  sur  nous  trop 
d'empire,  serait  peut-être  d'abandonner  la  petite  et 
facile  critique  des  défauts  pour  la  grande  et  difficile 
critique  des  beautés  (1)  ».  Victor  Hugo  emprunte  encore 
à  son  prédécesseur  l'idée  qui  suit,  sur  la  connexion 
étroite  qu'il  y  a  souvent  entre  les  défauts  et  les  qua- 
lités ;  c'est  bien  ce  que  disait  Chateaubriand  : 

«  Une  critique  trop  rigoureuse  peut  encore  nuire  d'une  autre 
manière  à  un  écrivain  original.  Il  y  a  des  défauts  qui  sont 
inhérents  à  des  beautés,  et  qui  forment,  pour  ainsi  dire,  la 


,(1)  Sur  les  Annales  littéraires  de  Dussault,  février  1819;  V, 
471.  Pour  les  deux  premières  formules,  cf.  Des  lettres  et  des  gens 
de  lettres,  V,  461,  et  V,  468.  —  Otte  théorie  ne  serait-elle  pas 
chez  Chateaubriand  lui-même  un  souvenir  de  MB«  de  Staël  : 
«  J'étais  à  Vienne,  quand  W.  Sehlegel  y  donna  son  cours  public... 
Je  fus  confondue  d'entendre  un  critique  éloquent  connue  un 
orateur,  et  qui,  loin  de  s'acharner  aux  défauts,  éternel  aliment 
de  la  médiocrité  jalouse,  cherchait  à  faire  revivre  le  génie  créa- 
teur. »  {De  l'Allemagne,  p.  366.)  Tous  trois,  du  reste,  plaident 
pro  domo  sua. 


INFLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR    HUGO  41 

nature  et  la  constitution  de  certains  esprits.  Vous  obstinez- 
vous  à  faire  disparaître  les  uns,  vous  détruisez  les  autres. 
Otez  à  La  Fontaine  ses  incorrections,  il  perdra  une  partie 
de  sa  naïveté  ;  rendez  le  style  de  Corneille  moins  familier, 
il  deviendra  moins  sublime.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  faille 
être  incorrect  et  sans  élégance  ;  cela  veut  dire  que,  dans 
les  talents  de  premier  ordre,  l'incorrection,  la  familiarité, 
ou  tout  autre  défaut,  peuvent  tenir,  par  des  combinaisons 
inexplicables,  à  des  qualités  éminentes...  Rubens,  pressé 
parla  critique,  voulut,  dans  quelques-uns  de  ses  tableaux, 
dessiner  plus  savamment  :  que  lui  arriva-t-il  ?  Une  chose 
remarquable  :  il  n'atteignit  pas  la  pureté  du  dessin,  et  il 
perdit  l'éclat  de  la  couleur  (1).  » 

Enfin,  dans  l'ensemble,  on  peut  dire  que  les  théories 
mystico-littéraires  de  la  Préface,  empruntées  en  détail 
à  d'autres  auteurs,  sont  surtout  un  souvenir  d'ensemble 
de  Chateaubriand  ;  c'est  l'esprit  plein  du  Génie  du 
Christianisme,  que  Victor  Hugo  écrit  ceci  :  «  La  Bible, 
ce  divin  monument  lyrique,  renferme,  comme  nous 
^indiquions  tout  à  l'heure,  une  épopée  et  un  drame  en 
germe,  les  Rois,  eiJob.  »Le  sentiment  religieux  devient 
pour  Victor  Hugo,  comme  il  l'était  pour  Chateaubriand, 
la  source  de  la  poésie  lyrique;  plus  spécialement,  la 
christianisme  donne  à  la  littérature  un  genre  inédit,  lô 
drame;  un  sentiment  nouveau,  la  mélancolie. 

Tout  cela  est  vrai  :  seulement  il  convient  de  ne  pas 
aller  plus  loin  dans  cette  voie,  et  de  ne  pas  réduire 
Victor  Hugo  en  présence  de  Chateaubriand  à  l'état  d'un 
naïf  Eckermann  en  extase  devant  Goethe.  Même  sur  !e 
terrain  religieux,  le  poète  ne  suit  pas  tous  les  errements 
de  son  prédécesseur.  Tandis  que  Chateaubriand  va 
jusqu'à  dire,  dans  sa  lettre  à  Fontanes,  qu'un  homme 

(l)  Sur  les  Annales  littéraires  de  Dussauit,  V,  472. 


42  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

irréligieux  peut  avoir  de  l'esprit,  mais  non  pas  du 
génie,  Victor  Hugo  se  contente  de  constater,  d'une 
façon  plus  vraisemblable,  qu'après  une  religion  nou- 
velle a  dû  apparaître  une  littérature  nouvelle.  S'il  sem- 
ble vouloir  rompre  avec  les  vol  tairiens,  quand  il  repousse 
cette  «  queue  du  xviii*  siècle  »,  qu'il  voit  traîner  dans 
le  xixe,  il  admire  Voltaire,  qui  peut  avoir  ses  petits 
côtés,  mais  auquel  il  reconnaît  une  place  dans  les 
génies  de  premier  ordre.  Au  fond,  si,  comme  Chateau- 
briand, il  trouve  encore  le  christianisme  beau,  il  sem- 
ble avoir  des  doutes  sur  sa  vérité.  Il  n'en  est  plus  au 
romantisme  catholique  et  royaliste  :  nous  voyons  se 
former  dans  l'esprit  du  poète  le  romantisme  libéral  'et 
déiste.  Victor  Hugo  répète  encore  les  formules  de  son 
ancien  maître,  mais  il  ne  croit  plus  à  son  système,  il 
en  rejette  la  doctrine  essentielle.  Tandis  que  Chateau- 
briand voit  dans  l'épopée  le  genre  par  excellence,  Victor 
Hugo  trouve  que  c'est  le  drame  qui  est  le  véritable 
aboutissement  de  la  pensée  humaine.  C'est  une  des 
idées  qui  lui  tiennent  le  plus  à  cœur,  puisqu'il  con- 
sacre un  peu  plus  du  quart  de  la  Préface,  vingt  pages 
sur  les  soixante-quinze  de  l'édition  ne  varietur,  à  éta- 
blir la  suprématie  du  drame.  Même  divergence,  non 
plus  sur  la  forme,  mais  sur  le  principe  même  de  l'art, 
puisque,  rompant  avec  la  définition  capitale  de  Cha- 
teaubriand, à  savoir  que  le  beau  idéal  consiste  dans 
«  l'art  de  choisir  et  de  cacher  (1)  »,  Victor  Hugo,  par 
pure  déférence,  ne  garde  qu'un  seul  mot  de  la  formule 
et  fait  cette  concession  de  politesse  :  «  Si  le  poète  doit 


(1)  Lettre  à  Fontanes,  III,  294.  —  Nous  verrons  plus  en  détail, 
au  chapitre  suivant,  Victor  Hugo  s'engager  dans  le  système  de 
Chateaubriand,  et  aussi  s'en  dégager. 


1NLUENCES   SUBIES   PAR   VICTOR   HUGO  43 

choisir  dans  les  choses  (et  il  le  doit),  ce  n'est  pas  le 
beau,  mais  le  caratéristique.  »  Sa  pensée  complète  est 
une  rupture  absolue:  «  Il  est  temps  de  le  dire  haute- 
ment..., tout  ce  qui  est  dans  la  nature  est  dans 
l'art.  » 

On  voit  combien  l'auteur  de  Chateaubriand  et  son 
groupe  littéraire  avait  raison,  tout  au  moins  pour  Vic- 
tor Hugo,  denier  que  Chateaubriand  eût  véritablement 
fondé  une  école;  on  peut  appliquer  en  toute  justesse  à 
notre  poète  ce  jugement  généralde  Sainte-Beuve:  «  Tout 
ce  qu'il  y  a  de  jeune  et  de  distingué  se  ressent  de  sa 
présence  et  s'anime  à  quelques-uns  de  ses  rayons. 
Avec  Bonaparte,  M.  de  Chateaubriand  ouvre  le  siècle 
et  y  préside  ;  mais  on  ne  peut  dire  de  lui,  non  plus  que 
de  Bonaparte,  qu'il  ait  fait  école  (1).  »  Victor  Hugo 
n'était  plus  un  écolier  ;  il  allait  être  un  maître  à  son 
tour,  digne  de  cette  maîtrise  par  un  apprentissage 
consciencieux,  et  relativement  peu  connu. 

(1)  Pensées,  dans  ses  Poésies,  p.  132-133. 


DEUXIÈME  PARTIE 

LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE 


§  ! .—  Victor  Hugo,  rédacteur  du  •  Conservateur  littéraire  ». 

Victor  Hugo  s'est  préparé  aux  polémiques  de  la  Pré- 
face, en  collaborant  à  un  certain  nombre  de  journaux 
ou  revues.  Le  moins  connu  de  ces  journaux,  même  pour 
les  admirateurs  du  poète¥  est  certainement  le  Conserva- 
teurlittéraire,  qui  a  été  étudié  surtout  par  M.  Biré,dans 
deux  chapitres  de  son  Victor  Hugo  avant  i 830  (1). 

î.   —    Le   «  Conservateur  littéraire  »    et  le   «  Journal 
d'un  jeune  Jacobite  ». 

Qu'était  ce  recueil  ?  Le  témoin  de  la  vie  de  Victor 
Hugo  nous  le  dit  :  en  1819,  son  frère  Abel  eut  «  ridée 
d'une  revue  qui  paraîtrait  deux  fois  par  mois  ;  il  fonda 
avec  ses  deux  frères  et  quelques  amis,  le  Conservateur 

(1)  Ces  deux  chapitres  sont  en  partie  reproduits  dans  l'Année 
4817  du  même  auteur.  —  J'ai  fait  paraître  dans  les  Annales  de  la 
Faculté  des  Lettres  de  Caen,  en  1887,  une  discussion  de  ces  deux 
chapitres  de  M.  Biré.  Les  pages  qui  suivent  sont  en  partie  tirées 
de  cette  étude.  J'ai  supprimé  les  références,  assez  inutiles, 
puisque  le  Conservateur  est  presque  introuvable.  Elles  figurent 
du  reste  dans  l'étude  complète  publiée  dans  les  Annales. 


LA  PRÉPARATION   A   LA   PREFACE  45 

littéraire.  Victor  y  collabora  activement.  Il  y  publia 
Bug  Jargal  ;  il  y  fit  des  vers  et  de  la  prose.  Tout  cela 
fort  royaliste  (1}  ». 

En  effet,  les  frères  Hugo  avaient  eu  la  pensée  d'ad- 
joindre au  grand  Conservateur  politique,  rédigé  par 
ChaLeaubriand,  un  petit  journal  combattant  le  bon 
combat  en  littérature  comme  son  aîné  le  faisait  en 
politique  ;  le  cadet  survécut  à  l'autre,  car  en  tête  du 
second  volume  du  Conservateur  littéraire,  on  lit  ces 
lignes  probablement  écrites  par  Victor  Hugo  :  «  Puis- 
que notre  redoutable  aîné,  le  Conservateur,  a  cessé  de 
paraître,  nous  promettons  de  conserver  intact  l'héri- 
tage des  sains  principes  qu'il  nous  a  légués  avec  son 
titre  ;  nous  espérons  que  ses  honorables  rédacteurs 
reconnaîtront  entre  eux  et  nous  une  confraternité, 
sinon  de  talent,  du  moins  de  zèle  et  d'opinions  ;  et 
nous  croyons  dire  assez  quel  haut  prix  nous  attachons 
à  ce  titre  de  royalistes,  en  ajoutant  que  cette  seconde 
confraternité  ne  nous  paraît  pas  moins  glorieuse 
que  la  première.  »  On  voit  quel  était  l'esprit  du  jour- 
nal. 

La  collaboration  de  Victor  Hugo  était  extrêmement 
active  :  sur  les  deux  cent  soixante-douze  articles  que 
renferment  les  trois  volumes   du  Conservateur,   il  en 


(1)  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  ch.  xxxii.  — 
On  sait  que  ce  livre  est  de  M™'  Hugo,  et  non  du  poète  qui  refusa 
de  le  corriger  avant  l'impression,  et  ne  le  lut  qu'après  son  appa- 
rition. (Cf.  Rivet,  Victor  Hugo  chez  lui,  p.  2-6.) 

Du  coup,  tombe  un  des  arguments  les  plus  plausibles  de 
M.  Biré  :  «  M.  Victor  Hugo,  en  lui  donnant  place  dans  Y édition 
définitive  de  ses  Œuvres,  a  reconnu  par  là  même  que  cet  ouvrage 
était  son  œuvre  personnelle.  Nous  sommes  donc  autorisés  à  y 
voir  de  véritables  Mémoires  écrits  à  la  troisième  personne.  a> 
[Victor  Hugo  avant  1830,  p.  8,  note  2.) 


46  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

écrivit  cinquante  dans  le  premier  volume,  trente-sept 
dans  le  second,  vingt-sept  dans  le  troisième,  sans 
compter  les  variétés  et  nouvelles  littéraires  qui  ter- 
minent chaque  livraison  :  aucune  d'elles  n'est  signée, 
mais  Victor  Hugo  en  a  certainement  rédigé  plus  d'une, 
car  on  y  retrouve  souvent  son  style  ;  voici  de  plus  une 
preuve  plus  certaine  :  l'extrait  du  Courrier  français 
qui  figure  à  la  page  soixante  du  Journal  d'un  jeunt 
Jacobite  est  tiré  des  variétés  de  la  page  trois  cent 
quatre-vingt-dix-neuf  du  tome  II  du  Conservateur. 

Quant  aux  articles  signés,  ils  le  sont  rarement  du 
nom  même  de  Victor  Hugo.  Craignant  probablement 
que  ses  lecteurs  ne  prissent  pas  au  sérieux  une  revue 
écrite  presque  uniquement  par  deux  frères,  et  surtout 
par  le  plus  jeune,  Victor  Hugo  avait  grand  soin  de 
varier  sa  signature  :  il  en  a  au  moins  onze  :  Victor- 
Marie  Hugo,  —  V.  M.  Hugo,  —  M.  V.  d'Auverney  (1), 
Aristide, B.,  E.,  H.,  M.,  M***.,  U.,  V;  il  déguise  jusqu'à 
son  âge,  et  essaye  de  se  faire  passer  pour  un  vieil  éru- 
dit  :  «  Moi,  dit-il,  pauvre  hère  qui  ayant  passé  toute 
ma  vie  dans  les  livres,  suis  en  quelque  sorte  devenu 
comme  un  livre  ambulant,  et  qui  n'étais  dans  le  prin- 
cipe chargé  que  de  la  partie  mémoire  du  Conserva- 
teur. Or,  si  les  années  viennent  souvent  sans  la 
science  et  la  sagesse,  la  science  et  la  sagesse  viennent 
rarement  sans  les  années  :  cela  veut  dire  que  je  suis 
vieux  ;  et  comme  Mm*  de  M***  le  sait,  plus  on  est  vieux, 
moins  on  est  galant  ;  moins  on  est  galant,  plus  on  es 
sincère.  Il  est  vrai  que  Mmo  de  M***  n'a  pas  beaucou 
à  craindre  de  ma  sincérité  ;  et  que,  s'il  faut  en  croir 

(1)  Cette  signature  est  reprise  en  novembre  1858  par  un  des 
fils  de  Victor  Hugo,  dans  l'Illustration;  cf.  Asseline,  Vider 
Uugo  intime,  p.  180. 


LA    PRÉPARATION   A    LA    PKÉFACB  47 

ma  vieille  voisine,  la  politesse  des  vieillards  de  notre 
temps  valait  encore  mieux  que  la  galanterie  des  jeunes 
gens  d'aujourd'hui.  » 

Il  va  même  jusqu'à  se  donner  la  goutte,  par  pure 
coquetterie,  et  termine  ainsi  l'étude  dont  nous  venons 
de  citer  un  fragment  :  «  Jusqu'ici  nous  ne  nous  sommes 
occupés  que  des  prolégomènes  de  l'ouvrage  de  M?9  de 
M***  ;  nous  examinerons  les  opinions  de  cette  dame  sur 
la  monarchie,  dans  un  article  suivant,  qui  ne  se  fera 
pas  attendre  si  dame  Arthritis  nous  le  permet.  » 

Victor  Hugo  n'a  pas  voulu  laisser  enfouies  dans  le 
Conservateur  toutes  ces  œuvres  de  jeunesse,  et 
en  1834,  il  en  a  reproduit  quelques-unes  dans  le  Jour- 
nal d'un  jeune  Jacobite  de  1819.  Mais  les  différents 
fragments  qui  composent  le  Journal  sont  loin  de 
représenter  exactement  la  collaboration  de  Victor  Hugo 
au  Conservateur.  Les  fragments  sur  l'histoire  de 
Russie,  sur  le  style  épistoJaire,  sur  les  formules  toutes 
faites,  l'Envie,  le  Respect  de  l'enfance,  la  Vendée  et  la 
Politique,  ne  figurent  pas  dans  le  Conservateur,  et  ont 
été  ajoutés  après  coup  en  1834.  Quant  aux  autres 
morceaux,  qui  sont  tous  tirés  du  Conservateur,  nous 
remarquons  qu'ils  sont  empruntés  seulement  à  une 
trentaine  d'articles,  alors  que  Victor  Hugo  en  a  écrit 
plus  de  cent  :  ils  ne  représentent  même  pas  le  tiers  de 
sa  collaboration  effective  au  Conservateur.  De  plus,  le 
Journal  n'est  composé  que  de  pièces  et  de  lambeaux, 
car  Victor  Hugo  a  dépecé  ses  articles  du  Conservateur 
de  la  plus  curieuse  façon  :  les  fragments  sur  Voltaire 
historien,  sur  V Hermine  du  premier  président,  et  sur 
Sindbad  le  Marin,  sont  tirés  d'un  seul  article  sur 
V Histoire  générale  de  France  par  Véiy,  V.  Caret,  etc.  : 
nous  en   retrouvons  le    début,  page  43*  le   milieu  à 


48  LA   PRÉFACE  DE   CR0MWELL 

la  page  57,  et  la  fin  page  164  de  l'édition  ne  varietur;  je 
pourrais  multiplier  de  pareils  exemples. 

Pour  avoir  la  pensée  première  du  poète  parfaite- 
ment claire,  parfaitement  limpide,  il  vaut  mieux  puiser 
directement  à  la  source  :  nous  chercherons  donc  de 
précieuses  et  complètes  indications  sur  les  opinions 
politiques,  religieuses  et  littéraires  du  poète  débutant, 
dans  ces  nombreux  articles  qu'il  a  dédaignés  et  qui 
renferment  pourtant  de  véritables  trésors. 


II.  —  Royalisme  et  catholicisme;  libéralisme, 

Victor  Hugo  était  un  peu  gêné  pour  exposer  ses 
croyances  politiques  dans  le  Conserva teur  ;  car  la  cen- 
sure royale  aurait  impitoyablement  biffé  dans  un  jour- 
nal littéraire  des  articles  politiques,  même  royalistes  : 
aussi  prenait-il  un  biais,  et  tournait-il  la  loi  le  plus 
respectueusement  du  monde.  L'assassinat  du  duc  de 
Berry  en  particulier  le  força  à  s'ingénier  à  trouver  une 
ruse  pour  faire  de  la  politique.  On  sait  que  les  ultras 
avaient  déclaré  une  guerre  à  mort  au  duc  Decazes, 
qu'ils  rendaient  responsable  de  la  mort  de  leur  prince. 
Victor  Hugo,  qui  brûle  de  se  mêler  à  la  lutte,  de  dire 
son  mot,  commence  ainsi  un  article  littéraire  sur  le 
«  Projet  de  la  proposition  d'accusation  contre  M.  le 
duc  Decazes  »  par  M.  Clausel  de  Goussergues,  et  sur 
les  «  Observations  sur  l'écrit  publié  par  M.  Clausel  de 
Coussergues  contre  M.  le  duc  Decazes  »  par  le  comte 
d'Argout  :  «  Nous  admettons  volontiers  cette  division 
d'ouvrages  littéraires  et  d'ouvrages  politiques,  en 
observant  toutefois  que  s'il  est  facile  de  rencontrer 
des  œuvres  littéraires  qui  ne  renferment  rien  de  poli- 


LA    PRÉPARATION    A   LA   PRÉFACE  ,         49 

tique,  il  est  impossible  de  trouver  des  écrits  politiques 
où  il  n'y  ait  rien  de  littéraire.  Si  la  Monarchie  selon  la 
Charte,  la  Notice  sur  la  Vendée,  les  Mémoires  sur  Mgr  le 
duc  de  Berry,  sont  des  chefs-d'œuvre  comme  écrits 
politiques,  personne  ne  niera  qu'ils  ne  soient  en  même 
temps  des  chefs-d'œuvre  littéraires.  Si  toutes  les  pro- 
ductions révolutionnaires  qui  infestent  nos  carrefours 
(et  que  nous  rougirions  de  nommer  après  les  ouvrages 
d'un  illustre  pair)  sont  des  rapsodies  politiques,  tout 
Je  monde  conviendra  que  ce  sont  aussi  des  rapsodies 
littéraires.  On  voit  donc  qu'il  n'est  aucun  livre  qui  ne 
soit  justiciable  de  la  critique,  chargée  de  décider  s'il 
est  bon,  c'est-à-dire  s'il  remplit  son  objet.  Tel  est  le 
point  de  vue  sous  lequel  nous  allons  examiner  les  deux 
ouvrages  qui  font  le  sujet  de  cet  article.  »  Puis  dans 
le  corps  même  de  l'étude,  nous  trouvons,  après  de 
longues  citations  très  significatives,  de  courtes  remar- 
ques comme  celles-ci  : 

«  Toutes  réflexions  sur  ce  passage,  autres  que  celles  qui 
porteraient  sur  le  style,  nous  sont  interdites  par  le  genre 
de  ce  recueil.  Nous  avons  confronté  les  preuves,  il  ne  nous 
reste  plus  maintenant  qu'à  comparer  les  styles  des  deux 
parties.  Celuide  M.  Coussergues  offre  cela  de  particulier, 
qu'il  porte  l'empreinte  de  la  conviction,  et  le  cachet  de  la 
probité  ;  on  sent  que  l'homme  qui  parle  est  un  homme 
excellent,  forcé  par  sa  conscience  de  remplir  un  devoir 
pénible.  Dans  l'exposition,  il  est  simple  et  clair  ;  dans  la 
récapitulation  dont  le  cadre  est  ingénieux,  il  est  rapide  et 
précis  ;  dans  la  réponse  aux  apologistes  de  M.  Decazes,  qui 
termine  le  volume,  il  est  seméde traits  piquants  et  d'observa- 
tions spirituelles.  Du  reste,  on  n'y  trouve  point  d'éclat,  point 
de  mouvement,  peu  de  chaleur,  si  ce  n'est  dans  la  quatrième 
partie,  où  le  fidèle  et  vertueux  député  démontre  la  culpa- 
bilité ministérielle  de  M.  Decazes,  dans  l'assassinat  de  S.  A.  R. 
le  duc  de  Berry,  partie  qu'il  faut  lire  et  relire.  » 

PRÉFACE    DE    CROMWELL.  4 


50  LA   PRÉFACE   DE    CROMWEIX 

Et  l'article  finit  ainsi  : 

«  Nous  réclamons,  en  terminant,  l'indulgence  du  lecteur 
pour  cet  article,  écrit  malgré  tant  d'entraves,  et  dicté  du 
moins  par  une  intention  pure.  Déplorant  le  silence  obligé 
des  feuilles  royalistes,  nous  n'avons  pas  voulu  qu'un  généreux 
défenseur  des  prérogatives  du  trône  et  des  libertés  du 
peuple  parût  au  milieu  de  nous  sans  même  être  accueilli 
par  une  voix  amie  et  reconnaissante.  Nous  lui  avons  rendu 
témoignage  aussi  clairement  que  nous  l'avons  pu  :  satisfaits 
si,  dans  notre  suffrage  littéraire,  il  a  su  lire  notre  appro- 
bation politique.  » 

.le  citerai  encore  comme  exemple  de  cette  polémique 
déguisée,  un  second  article,  toujours  contre  le  duc 
Decazes,  et  qui  commence  ainsi  : 

Mémoire  pour  le  vicomte  Donnadieu...  sur  la  plainte  en 
calomnie  par  lui  portée  contre  les  sieurs  Rey,  Cazenave  et 
Régnier...  —  Réponse  au  mémoire  de  M.  Berryer  pour  M.  le 
général  Donnadieu,  par  M.  le  comte  de  Saint- Aulaire. 

«  Ce  titre  seul  en  dit  plus  que  les  journaux  censurés  n'ont 
pu  en  dire.  On  y  voitle  général  Donnadieu  attaqué  pour  s'être 
défendu,  et  attaqué  par  M.  de  Saint-Aulaire,  ce  qui  montre 
que  la  défense  du  général  Donnadieu  n'était  pas  une 
apologie  du  duc  Decazes.  Or,  quelle  feuille  politique  aurait 
osé,  en  rendant  compte  de  ce  Mémoire,  faire  entendre  qu'il 
n'est  pas  de  nature  à  consolider  la  réputation  de  M.  Decazes, 
comme  excellent  citoyen,  ou  comme  ministre  fidèle  ?  Nos 
censeurs  ont  traité  M.  Decazes  comme  les  Suisses  avaient 
traité  Dieu  ;  il  n'est  permis  d'en  parler  ni  en  bien,  ni  en  mal. 
Nous  autres,  qui  nous  occupons  de  vers  et  de  prose,  de 
spectacles  et  de  beaux-arts,  nous  jouissons  du  privilège  de 
faire  entendre,  de  temps  en  temps,  des  vérités  que  nous 
croyons  utiles.  On  ne  s'est  pas  borné  à  rogner  les  ongles, 
à  limer  les  dents  aux  journaux  politiques,  on  leur  a  mis  un 
bâillon  :  et  nous,  parce  que  nous  n'avions  ni  ongles  ni  dents, 
on  n'a  pas  songé  à  nous  ôter  la  voix  :  aussi  cherchons-nous, 
sans  oublier  que  ce  recueil  est  littéraire,  à  justifier  en 
même  temps  son  titre  de   conservateur,  » 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  51 

Puis  fidèle  à.  sa  tactique,  Victor  Hugo  fait  une  lon- 
gue citation  du  mémoire  de  Berryer,  et  ajoute  :  «  Le 
lecteur,  en  convenant  avec  nous  que  ce  morceau  est 
écrit  avec  beaucoup  de  talent,  fera  peut-être  encore 
d'autres  réflexions  qui  nous  sont  interdites.  » 

C'est  grâce  à  ce  subterfuge  adroit  que  Victor  Hugo 
tenait  les  promesses  des  deux  préfaces  du  Conserva- 
teur : 

«  Nous  continuerons...  de  servir  autant  qu'il  sera  en  nous 
le  trône  et  la  littérature. . .  Nous  rendrons  compte  de  tous 
les  ouvrages  qui  fixeront  l'attention  publique  et  qui  nous 
seront  adressés.  Etant  plus  libres  que  les  journaux  politiques, 
rien  ne  nous  empêchera  de  juger,  sous  le  rapport  littéraire, 
ces  ouvrages  qui  effarouchent  la  timidité  censoriale,  et  sur 
lesquels  toutes  les  feuilles  sont  muettes.  » 

A  ce  moment,  Victor  Hugo  est  au  moins  aussi  roya- 
liste que  le  «  roy  ».  C'est  lui  qui  se  charge  d'analyser 
presque  tous  les  ouvrages  qui  paraissent  à  propos  de 
la  mort  du  duc  de  Berry.  Nous  avons  déjà  cité  le  pas- 
sage où  il  malmène  un  ex-officier  d'artillerie,  zélé  mais 
insuffisant.  Voici  qui  vaut  mieux  :  «  un  jeune  sémina- 
riste »  publie  une  oraison  funèbre  du  duc,  dans  la- 
quelle il  ose  «  faire  adroitement  allusion  à  ces  bruits 
infâmes  que  l'on  répandit  sur  les  motifs  personnels  qui 
poussèrent  l'assassin  au  crime.  —  Jusques  à  quand 
continuera-t-on  d'insulter  à  la  désolation  publique  ?  » 
s'écrie  le  jeune  ultra  indigné.  Au  contraire,  quelques 
pages  de  Saint-Prosper  sur  le  même  sujet  exaltent 
Victor  Hugo  :  il  s'écrie,  comme  un  nouveau  Bossuet, 
que  ce  livre  «  porte  l'empreinte  d'une  douleur  pro- 
fonde, et  la  fait  passer  dans  lame  du  lecteur,  en  retra- 
çant fidèlement  les  détails  déchirants  de  la  fatale 
nuit  ».  En  avril,  Victor  Hugo  n'est  pas  encore  consolé 


52  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

de  l'assassinat  de  février,  et  un  nouveau  volume  du 
même  Saint-Prosper,  intitulé  Berriana,  renouvelle 
ses  douleurs  :  «  Un  sentiment  bien  triste  se  mêle  à 
cette  douce  lecture,  elle  inspire  un  double  attendris- 
sement, et  plus  ces  charmants  détails  font  éprouver 
de  plaisir,  plus  les  regrets  augmentent  de  vivacité.  » 
Notre  poète  mérite  bien  alors  ce  titre  qu'il  décerne 
comme  une  récompense  au  chevalier  de  Port-de-Guy, 
qui  avait,  dans  le  concours  poétique  ouvert  sur  la 
mort  du  duc  de  Berry,  apporté  une  héroïde  :  c'est  un 
«  confesseur  de  la  légitimité  ». 

Aussi  déteste-t-il  profondément  Napoléon,  qui  n'a 
même  pas  été  assassiné  !  «  Hélas  !  après  quatre  ans 
d'une  vie  simple  et  bienfaisante,  le  plus  jeune  des  der- 
niers Bourbons,  entouré  de  l'amour  et  des  espérances 
de  la  nation,  est  tombé  sous  le  poignard  d'un  Français, 
poignard  que  n'a  pu  rencontrer  sur  son  passage,  du- 
rant les  onze  années  de  son  ombrageuse  tyrannie, 
un  Corse,  gardé  par  un  mameluck.  »  A  ce  moment, 
«  Buonaparte,  despote  né  dans  l'anarchie,  »  n'est  pour 
Victor  Hugo  qu'un  charlatan  :  «  Pour  moi,  en  fait  de 
charlataneries,  je  ne  balancerais  pas  à  mettre  les  mou- 
choirs de  Makandal  sur  la  même  ligne  que  la  biche  de 
Sertorius,  le  pigeon  de  Mahomet,  et  même  que  le 
démon  familier  dont  s'était  gratifié,  il  y  a  peu  d'années, 
un  gigantesque  parodiste  de  toutes  les  folies  des  fléaux 
de  Dieu  qui  l'avaient  précédé.  »  On  voit  combien  est 
juste  cette  phrase  qu'il  écrira  plus  tard  dans  le  Journal 
d'un  jeune  Jacobite  :  «  Le  croquemitaine  des  enfants  de 
1815,  c'était  Bonaparte.  »  Il  détestait  du  reste  avec  au- 
tant d'ardeur  «  le  croquemitaine  des  enfants  de  1802  », 
Robespierre  et  la  Révolution. 

C'est  la  Révolution  qui,  suivant  lui,  a  assassiné    le 


LA  PRÉPARATION  A   LA  PRÉFACE  53 

duc  de  Berry,  et  dans  sa  fureur  contre  elle,  Victor  Hugo 
va  jusqu'à  prêcher  la  guerre  sainte. 

«  Il  est  en  Afrique  une  hydre  (1)  qui  s'endort  après  avoir 
dévoré  sa  proie  :  on  lui  abandonne  une  victime,  et  l'on 
profite  de  son  engourdissement  pour  la  tuer.  Nous  avons 
acheté  bien  cher  le  droit  d'écraser  l'hydre  révolutionnaire  : 
mais  celle-là  ne  s'endort  pas.  Le  treize  février  nous  l'a 
prouvé. 

«  Il  faut  donc  l'attaquer  à  force  ouverte.  Il  faut  anéantir 
la  faction  régicide.  Sans  doute  le  gouvernement  remplira 
dignement  la  noble  tâche  qui  lui  est  aujourd'hui  confiée  ; 
mais  G'estaux  royalistes,  c'est  surtout  aux  écrivains  monar- 
chiques à  le  seconder.  Jeunes  ou  vieux,  obscurs  ou  célèbres, 
qu'ils  accourent;  on  en  est  aux  assassinats,  le  péril  presse  ; 
qu'ils  se  rangent,  qu'ils  se  serrent  autour  de  ce  trône  que  la 
Révolution  s'attend  tous  les  jours  à  voir  crouler,  parce 
qu'elle  vient  de  lui  donner  pour  base  un  tombeau. 

«  Elle  a  été  longtemps  à  méditer  ce  crime  :  le  dogme 
sacré  de  la  légitimité  l'embarrassait  ;  la  protection  céleste, 
si  évidemment  étendue  sur  la  Maison  royale  de  France,  lui 
semblait  inexplicable.  Qu'a-t-elle  fait  ?  Elle  a  tranché  ce 
nouveau  nœud  gordien  d'un  coup  de  poignard.  La  violence 
et  la  trahison,  voilà  tout  le  secret  des  succès  révolution- 
naires. » 

Victor  Hugo,  aveuglé  par  ses  préjugés  d'enfance,  ne 
comprend  guère  à  ce  moment  ni  les  actes,  ni  même 
les  principes  de  «  notre  abominable  révolution  »,  car 
il  est  de  l'avis  de  «  l'observateur  au  xix6  siècle  »,  Saint- 
Prosper  :  «  Je  rirais,  dit-il,  avec  lui  de  V égalité  qu'il 
définit  si  ingénieusement  :  mensonge  fait  far  V  ambition 
à  la  crédulité  des  peuples.  »  Il  n'admet  même  pas 
l'égalité  devant  les  charges  militaires  :  «  Si  nous  avions 
l'honneur  d'écrire  dans  un  ouvrage  politique,  nous  nous 
plairions  à  dire  notre  avis  sur  la.  loi  du  10  mars,  si 

(1)  a  Le  Tennê.  »  Note  du  Conservateur. 


54  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

chère  aux  partisans  de  cette  absurde  égalité,  qui  ravale 
tout  le  monde  et  n'élève  personne.  » 

Mais  après  tout,  la  Révolution  est  passée,  elle  n'est  pas 
le  grand  danger  du  moment  :  aussi  est-ce  surtout  au 
libéralisme  que  Victor  Hugo  s'attaque,  au  «  parti  men- 
teur par  excellence  » .  Il  est  inutile  de  rapporter  ici 
toutes  ses  railleries,  toutes  ses  virulences  contre  les 
libéraux  ;  il  défend  pied  à  pied  contre  eux  toutes  les 
prérogatives  de  la  royauté,  même  l'étiquette  qu'il  ridi- 
culisera plus  tard  dans  Ruy-Blas  :  il  vient  de  raconter 
une  anecdote  citée  par  François  de  Neufchâteau  dans 
son  édition  de  Gil-Blas,  anecdote  qu'il  reconnaît  être 
«  à  la  fois  lugubre  et  plaisante  »  :  Philippe  III  est  mort 
en  1621,  suffoqué  par  un  brasero,  parce  qu'on  n'a  pas 
trouvé  à  temps  l'officier  spécialement  chargé  de  placer 
et  de  déplacer  ledit  brasero  ;  Victor  Hugo  termine 
ainsi  son  récit  :  «  Je  crois  voir  d'ici  maint  niais  libéral 
sourire  orgueilleusement;  mais  n'est-ce  pas  aussi  par 
une  sorte  d'étiquette  qu'à  Sparte  un  jeune  enfant  se 
laissa  ronge-r  le  ventre  par  un  renard  qu'il  avait  volé 
et  caché  sous  sa  robe  ?  »  Une  autre  fois,  le  jeune  légi- 
timiste demande  brusquement  :  «  Combien  faut-il  de 
libéraux  pour  former  un  sot  public  ?  » 

Enfin,  on  voudrait  pouvoir  attribuer  certainement  à 
Victor  Hugo  deux  lettres  adressées  au  Conservateur, 
et  signées  Publicola  Petissot,  sur  l'Art  politique  de 
Berchoux.  Elles  sont  bien  de  son  genre  d'esprit  à  cette 
époque,  et  nul  autre  que  lui,  parmi  les  rédacteurs  du 
Conservateur,  n'aurait  été  capable'de  tourner  aussi  spiri- 
tuellement contre  les  libéraux  l'arme  que  Courier  avait 
trouvée  contre  les  ultras,  le  pamphlet  bon  enfant  en 
apparence.  Mais  rien  jusqu'ici  ne  permet  d'affirmer 
que  ces  deux  lettres  soient  de  lui. 


LA    PRÉPARATION    A   LA    PRÉFACE  55 

En  nous  appuyant  uniquement  sur  les  articles  qui  lui 
appartiennent  sans  conteste,  on  peut  dire  qu'il  parta- 
geait tous  les  préjugés  des  royalistes  de  son  temps  :  il 
épousait  aussi  leurs  enthousiasmes  de  commande.  Il 
était  à  la  fois  légitimiste  et  catholique. 

Depuis,  Victor  Hugo  a  assuré  qu'il  n'avait  pas  dépassé 
le  «  royalisme  voltairien  de  1818,  nuance  perdue  aujour- 
d'hui ».  Et  le  Témoin  de  sa  vie  formule  ainsi  ses  croyan- 
ces :  «  Son  royalisme  était  le  royalisme  voltairien  de  sa 
mère  :  le  trône  sans  l'autel.  »  Cette  assertion  n'est 
juste  que  jusqu'à  une  certaine  époque,  car  le  même 
témoin  nous  raconte  aussi  que  «  la  lecture  de  Cha- 
teaubriand, pour  lequel  il  se  passionna,  modifia  sensi- 
blement ses  idées  sur  ce  point.  Le  Génie  du  Christia- 
nisme, en  démontrant  la  poésie  de  la  religion  catho- 
lique, avait  pris  le  bon  moyen  de  la  persuader  aux 
poètes.  Victor  accepta  peu  à  peu  cette  croyance  qui  se 
confondait  avec  l'architecture  des  cathédrales  et  avec 
les  grandes  images  de  la  Bible,  et  passa  du  royalisme 
voltairien  de  sa  mère  au  royalisme  chrétien  de  Cha- 

Iteaubriand.  »  C'est  à  ce  moment  qu'il  collaborait  au 
Conservateur,  et   nombre   de  passages  nous  prouvent 

i  que,  s'il  n'était  pas  un  très  fervent  pratiquant,  il  défen- 
dait du  moins  l'autel  aussi  bien  que  le  trône. 

Un  long  article  sur  «  les  Psaumes  traduits  en  vers 
français  par  M.  Sapinaud  de  Boishuguet,  chevalier  de 
Saint-Louis  »  nous  montre  qu'il  était  surtout  sensible 
au  lyrisme  oriental,  et  que  c'est  en  effet  par  le  côté 

^artistique  du  christianisme  qu'il  avait  été  attiré.  «   La 

^poésie  hébraïque,  si  continuellement  sublime, mais  tou- 
jours grave,  simple,  nue  en  quelque  sorte,  trouve  mal- 
aisément une  interprète  fidèle  dans  la  muse  française, 
qui  sacrifie  à  l'élégance  et  &  l'harmonie  la  propriété  de 


56  LA   PRÉFACE  DE  CROMWELL 

l'expression  et  la  vérité  des  images.  »  Au  fond,  tou- 
jours plus  politique  que  religieux,  il  voit  dans  la  reli- 
gion le  rempart  de  la  légitimité  contre  la  révolution  : 
«  Le  dogme  sacré  de  la  légitimité  l'embarrassait  ;  la 
protection  céleste  si  évidemment  étendue  sur  la  maison 
royale  de  France  lui  semblait  inexplicable.  »  Il  est  pour 
la  foi  religieuse,  parce  qu'il  la  voit  presque  partout 
coexister  avec  l'esprit  monarchique  ;  c'est  ainsi  qu'il 
dira,  en  parlant  de  Corneille  :  «  Poussons  le  courage 
jusqu'au  bout,  et  après  avoir  montré  dans  notre  poète 
l'homme  monarchique,  rendons-le  tout  à  fait  ridicule 
en  citant  quelque  chose  de  ses  poésies  religieuses.  » 
C'est  par  royalisme,  plutôt  que  par  catholicisme,  qu'il 
déteste  les  Voltairiens  :  «  Quanta  nous,  nous  pensons 
que  pour  dépopulariser  Voltaire  auprès  de  cette  col- 
lection de  niais,  d'ignorants  et  de  demi-savants  qui  se 
disent  les  libéraux,  il  suffirait  de  le  leur  faire  lire.  » 
C'est  parce  qu'il  voit  en  eux  de  fermes  soutiens  du 
trône,  qu'il  défend  jusqu'aux  Jésuites  :  «  Il  faut  savoir 
gré...  à  M.  Dufau  de  ses  réflexions  sages  et  modérées 
sur  un  ordre  célèbre,  dans  un  moment  où  il  vient  de 
narrer  l'attentat  de  Jean  Châtel,  et  dans  un  siècle  où 
le  mot  de  Jésuites  fait  pousser  des  cris  de  rage.  » 

Par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  et  de  citer,  on 
voit  que  nous  n'avons  pas  essayé  de  dissimuler  ou 
d'amoindrir  l'enthousiasme  royaliste  du  poète  à  ses 
débuts  :  c'était,  je  le  répète,  un  ultra  ;  il  adorait  cons- 
ciencieusement ce  qu'il  a  plus  tard  brûlé  avec  entrain  ; 
et  pourtant,  on  voit  déjà  apparaître  derrière  le  jeune 
Jacobite  de  1819  le  Révolutionnaire  de  1830.  Victor 
Hugo  a  eu  raison  de  dire  en  1834,  quoique  trop  modes- 
tement :  «  que  dans  le  journal,  au  fond  comme  à  la 
surface,  il  y  a  ce  qui   fera  peut-être  pardonner  à  Tau-  I 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  57 

teur  l'insuffisance  du  talent  et  la  faillibilité  de  l'esprit, 
droiture,  honneur,  conviction,  désintéressement  ;  au 
milieu  de  toutes  les  idées  contradictoires  qui  bruissent 
à  la  fois  dans  ce  chaos  d'illusions  généreuses  et  de  pré- 
jugés loyaux,  sous  le  flot  le  plus  obscur,  sous  l'entas- 
sement le  plus  désordonné,  on  sent  poindre  et  se  mou- 
voir un  élément  qui  s'assimilera  un  jour  tous  les  autres, 
l'esprit  de  liberté.  »  En  effet,  tout  en  houspillant  les 
libéraux,  Victor  Hugo  se  montre  libéral,  même  en  reli- 
gion :  le  futur  chantre  de  la  Pitié  Suprême  écrit  déjà 
en  mai  1820,  à  propos  d'  «  assez  mauvais  vers  »  de 
Delille: 

Pour  expier  vos  crimes, 
Dieu  se  doit  vos  malheurs,  il  se  doit  des  victimes. 

«  Il  nous  semble  que  ces  paroles  inexorables  ne  sont 
conformes  ni  au  texte,  ni  à  l'esprit  des  livres  saints. 
Le  Dieu  miséricordieux  est  ici  représenté  comme  un 
maître  impitoyable.  »  Il  a  pitié,  lui,  de  toutes  les  vic- 
times de  nos  guerres  religieuses  et  civiles,  aussi  bien 
du  ministre  protestant  persécuté  par  Louis  XIV,  que 
du  paysan  vendéen  fusillé  parles  bleus;  le  jeune  roya- 
liste catholique  a  le  courage  et  l'honneur  d'écrire,  en 
pleine  réaction  religieuse  :  «  la  déplorable  révocation 
de  l'Editde  Nantes.  » 

Tout  en  condamnant  sévèrement  les  excès  de  la 
Terreur,  il  sent  au  fond  de  lui-même  quelque  chose 
qui  l'attire  vers  cette  époque  si  glorieuse  par  tant  de 
côtés,  par  ses  chimères  même  et  ses  illusions,  et  il  dit  : 
«  En  ce  même  temps,  la  révolution  est  imminente  ; 
Ghénier  devait  être  trompé,  il  le  fut  '.jeunes gens,  qui 
de  nous  n  aurait  point  voulu  l'être?  » 

Sans  doute,  on  pourrait  trouver  au  premier  abord 


58  LA   PRÉFACK   DE   CROMWELL 

que  nous  attachons  trop  d'importance  à  deux  ou  trois 
phrases  libérales,  dictées  par  une  générosité  native  ; 
quelles  ne  font  pas  équilibre  à  toutes  ses  déclamations 
royalistes  ;  que  ces  deux  ou  trois  dernières  citations  ne 
peuvent  contre-balancer  toutes  celles  qui  précèdent. 
Mais,  de  même  que,  si  dans  tout  un  livre  pieux,  une 
seule  pensée  sceptique  apparaît,  elle  est  autrement 
significative  que  tout  le  reste,  et  ses  racines  dans  l'es- 
prit de  l'écrivain  doivent  être  singulièrement  fortes 
pour  qu'elle  ait  pu  percer,  sans  être  étouffée  par  les 
préjugés  religieux,  de  même  nous  ne  craignons  pas 
de  nous  tromper  en  attachant  une  importance  parti- 
culière aux  quelques  phrases  libérales  que  nous  trou- 
vons dès  cette  époque  sous  la  plume  de  Victor  Hugo  ; 
c'est  encore  peu  de  chose,  et  c'est  tout,  car  c'est 
l'avenir  se  dégageant  du  passé. 

Nous  pouvons  donc  résumer  en  toute  sincérité  notre 
opinion  sur  les  convictions  politiques  et  religieuses  de 
Victor  Hugo  vers  1819,  en  disant  :  il  y  avait  dès  cette 
époque,  dans  ce  cerveau  prodigieux,  des  germes  de 
libéralisme,  à  demi  étouffés  par  l'éducation  de  la 
famille,  par  l'influence  du  milieu,  mais  qui  devaient  se 
développer  lentement,  et  dominer  à  leur  tour  toutes  les 
idées  généreuses  mais  surannées  que  l'on  avait  semées 
dans  son  esprit  (1). 

A  ce  moment,  sans  que  l'on  puisse  dire  qu'il  sent 
deux  hommes  en  lui,  le  Jacobite  et  le  Révolutionnaire, 
Victor  Hugo  a  déjà  pourtant  assez   de  liberté  d'esprit 

(1)  «  Je  relève  en  marge  d'Hernani  ce  vers  tout  personnel,  qui 
montre  ce  que  pensait,  dès  1829,  le  futur  auteur  des  Misérables: 

Moi, 
Poète  trop  longtemps  près  du  trône  attardé  !  » 

(Célébrités  contemporaines,  Victor  Hugo,  par  Jules  Claretie.) 


LA   PRÉPARATION   A   LA  PRÉFACE  59 

pour  montrer,  dans  ses  études  critiques,  souvent  une 
impartialité  méritoire,  toujours  une  soif  étonnante  de 
vérité,  quelquefois  le  désir  du  nouveau  en  littérature . 

III.  —  Le  critique  musical.  —  Le  critique  d'art. 
—  Le  critique    littéraire  :   partialité  et  impartialité. 

Victor  Hugo  était  le  grand  critique  du  Conservateur  : 
musique,  beaux-arts,  littérature  française,  il  rendait 
compte  de  tout. 

À  vrai  dire,  en  fait  de  musique,  Victor  Hugo  n'était 
pas  très  grand  clerc  :  lui  qui  plus  tard  expliquera  admi- 
rablement dans  Hernani  le  ravissement  qu'apporte 
l'harmonie, 

Car  la  musique  est  douce, 

Fait  l'âme  harmonieuse,  et  comme  un  divin  chœur, 

Eveille  mille  voix  qui  chantent  dans  le  cœur, 

il  ne  comprend  pas  très  bien  que  la  musique  puisse, 
dans  un  opéra,  passer  avant  la  poésie  : 

«  Sur  ce  que  les  Français  appellent  si  mal  à  propos  leur 
premier  théâtre,  la  muse  française  n'est  comptée  pour  rien; 
au  milieu  des  symphonies  de  l'orchestre  et  du  fracas  des 
changements  scéniques,  l'oreille  se  contente  de  juger 
comment  les  acteurs  chantent,  sans  que  l'esprit  puisse  saisir 
ce  qu'ils  disent.  Certes,  s'il  est  cruel  pour  un  auteur  de  crier 
dans  le  désert,  il  ne  l'est  pas  moins  de  chanter  dans  le 
tumulte.  Les  hommes  médiocres  pourraient  seuls  se  réjouir 
de  n'être  pas  entendus,  si  les  hommes  médiocres  savaient 
qu'ils  le  sont. 

«  Parmi  les  roulades  et  les  coups  d'archets,  il  serait 
impossible  d'apprécierun  nouveau  drame  lyrique,  si  l'admi- 
nistration n'avait  la  sage  précaution  de  le  faire  imprimer  le 
jour  même  de  la  première  représentation.  Grâce  à  cette 
ressource,  on  juge  les  auteurs  :  et,  après  n'avoir  pu  les 
entendre,  on  voit  du  moins  si  l'on  peut  les  lire. 


60  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 


tre 


«  La  tragédie  d'Olympie  s'est  présentée  sur  le  théâtre 
lyrique  avec  tout  ce  qui  pouvait  lui  assurer  un  succès  indépen- 
dant des  auteurs.  Le  prestige  des  décors  et  la  richesse  des 
costumes  ne  laissent  rien  à  désirer,  grâce  aux  frais  énormes 
de  la  mise  en  scène.  Les  ballets  de  M.  Gardel  ont  réuni  tous 
les  suffrages  ;  et  si  quelques  esprits  chagrins  trouvent  le 
poème  un  peu  surchargé  de  musique,  nous  ne  nous  en 
plaindrons  pas  ;  cette  musique  est  de  M.  Spontini,  et  c'est 
ici  que  l'on  peut  dire  avec  Voltaire  : 

Le  superflu,  chose  si  nécessaire  !  » 

—  Dans  un  autre  article  de  près  de  deux  pages  sur 
«  Aspasie  et  Périclès,  opéra  en  un  acte,  paroles  de 
M.  Viennet,  musique  de  M.  Daussaigne,  ballets  de 
M.  Gardel  »,  après  une  longue  citation  du  livret, 
Victor  Hugo  ajoute  poliment:  «  La  musique  de  cet 
opéra  est  l'ouvrage  du  neveu  d'un  compositeur  célè- 
bre ;  elle  a  mérité  les  applaudissements  du  public  ;  les 
ballets  de  M.  Gardel  les  ont  enlevés.  »  C'est  tout,  et  c'est 
maigre. 

Comme  critique  d'art,  Victor  Hugo  est  un  peu  plus 
compétent,  et  beaucoup  plus  intéressant  :  il  ne  se  pose 
pas  en  juge  sans  appel  ,  il  termine  même  un  de  ses 
articles  «  en  priant  humblement  ceux  de  MM.  les  artis- 
tes que  nos  jugements  contrarieraient,  de  les  casser 
sans  scrupule  :  nous  ne  sommes  simplement  qu'ama- 
teur, et  il  y  a  si  loin  d'un  amateur  à  un  connaisseur  !  » 

En  effet,  son  critérium  estbien  simple,  et  ne  demande 
pas  d'études  spéciales  fort  avancées  :  reprenant  et 
simplifiant  certain  procédé  de  Diderot,  il  ne  cherche 
dans  l'œuvre  d'art  que  la  partie  «  imagination  »,  par 
exemple  le  roman  d'un  tableau  :  sans  se  préoccuper 
des  procédés  du  peintre,  coloris  ou  dessin,  il  ne  voit 
que  le  sujet  : 


LA    PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  61 

«  La  jeune  Chasseresse  envoyée  par  M.  Gogniet  est  un  tableau 
charmant  dont  l'idée  rappelle  ces  idylles  antiques,  si 
ingénieuses  dans  leur  simplicité.  Une  jeune  fille  vient  de 
percer  un  oiseau  d'une  flèche  ;  elle  s'empare  de  sa  conquête 
et  pleure.  L'oiseau  sanglant  et  la  chasseresse  attendrie, 
voilà  toute  la  composition  de  M.  Cogniet,  qui,  dans  un  cadre 
convenable,  a  dignement  exécuté  cette  idée  touchante.  Un 
tableau  d'un  genre  pareil  avait  été  envoyé  de  Rome,  il  y  a 
deux  ans  :  c'était  un  jeune  pâtre  endormi  sur  la  ruine  d'un 
vieux  lion  de  pierre  au  bord  d'une  mer  agitée.  Cette  com- 
position, que  des  aristarques  de  journaux  avaient  critiquée, 
nous  a  vivement  frappé.  Nous  louons  la  poésie  partout  où 
nous  en  découvrons  vestige.  » 

Le  sentimentalisme  en  matière  d'art  est  dangereux  ; 
il  confine  à  l'esthétique  de  M.  Poirier  pour  qui  le  chef- 
d'œuvre  des  chefs-d'œuvre  est  une  gravure  repré- 
sentant «  un  chien  au  bord  de  la  mer  aboyant  devant 
un  chapeau  de  matelot  ».  Mais  cette  sensibilité,  plus 
poétique  qu'artistique,  n'empêche  pas  Victor  Hugo 
d'enlever  une  description  de  tableau  avec  une  verve, 
un  rendu,  que  n'auraient  désavoués  ni  Th.  Gautier,  ni 
Paul  de  Saint-Victor:  il  rend  compte  d'un  concours 
pour  le  grand  prix  de  peinture  ;  il  s'agissait  de 
représenter  Achille  aux  jeux  funèbres  célébrés  en 
l'honneur  de  Patrocle ,  donnant  à  Nestor  une  coupe 
d'or.  Le  jeune  critique  passe  rapidement  sur  quelques 
tableaux  platement  corrects  : 

«  Puis  venait  une  composition  bizarre,  sans  grâce,  sans 
noblesse,  sans  goût,  sans  harmonie,  sans  élégance,  et  où 
brillait  toutefois  un  beau  talent.  Nestor  ressemblait  mieux 
à  un  vieux  berger,  sorcier  de  village,  qu'au  vénérable  roi  de 
Pylos,  pasteur  des  peuples  ;  Achille  rappelait  plutôt  un 
campagnard  querelleur  que  l'impétueux  fils  de  Thétis  ;  la 
figure  d'Agamemnon  était  orgueilleuse  sans  majesté,  et 
Ulysse  avait  l'air  d'un  chef  de  voleurs  :  ajoutez  à  cela  la 
foule  des  Grecs,  dont  les  physionomies   prodigieusement 


62  LA    PRÉFACK   DE    CROMWKLL 

variées  paraissaient  des  copies  adoucies  des  têtes  de  démon 
dans  la  tentation  de  saint  Antoine  ;  et  un  fond  dont  les  tons 
crus  et  brusquement  tranchés  représentaient  plutôt  le  ciel 
nébuleux  et  les  prairies  vertes  de  la  Flandre  que  le  ciel 
éclatant  et  les  vaporeux  paysages  de  la  Troade.  Voilà,  dira- 
t-on,  des  défauts  monstrueux  :  cependant,  à  ces  défauts  se 
mêlaient  des  beautés  réelles.  Les  formes  étaient  âpres,  mais 
bien  étudiées  ;  les  têtes  ignobles,  mais  fortement  caracté- 
risées ;  l'ensemble  offrait  quelque  chose  de  sauvage  et  de 
nouveau.  Placez  la  scène,  non  chez  les  Grecs,  mais  chez  les 
Sarmates  ou  les  Visigoths,  le  tableau  était  frappant  de 
vérité.  On  attribue  cet  ouvrage  à  un  élève,  nommé 
Champmartin.  Ce  jeune  homme  peut  aller  ioin,  il  a  de 
l'originalité.  » 

N'est-il  pas  curieux  de  voir  Victor  Hugo,  à  un  mo- 
ment où  le  poncif  est  la  règle  dans  la  reproduction  des 
scènes  antiques,  entraîné  par  une  sympathie  instinc- 
tive vers  un  tableau  évidemment  réaliste,  où  un  peintre 
novateur  avait  essayé  de  faire,  au  lieu  de  <r guerriers  » 
classiques,  devrais  Peaux-Rouges  à  la  Gustave  Aymard, 
des  Indiens  aux  armures  de  cuivre,  aux  grands  cas- 
ques emplumés,  aux  bijoux  de  femme,  aux  figures 
diaboliques  ?  Il  serait  intéressant  de  retrouver  ce 
tableau,  de  comparer  l'original  à  la  copie  a  la  plume 
que  nous  en  donne  Victor  Hugo.  Sans  doute  le  poète, 
un  peu  effarouché,  fait  ses  réserves,  mais  au  fond,  il  est 
séduit.  Il  n'a  jamais  admis  le  réalisme,  mais  il  aime  la 
vérité  dans  l'art,  partout,  même  dans  les  grandes  com- 
positions historiques. 

En  matière  de  portraits,  il  préfère  ceux  qui  repré- 
sentent des  personnages  qu'il  aime:  il  les  juge  par 
sympathie,  et  ses  sympathies  sont  toutes  légitimistes  : 
«  Comme  royalistes  et  comme  amateurs,  éclairés  ou  non, 
des  arts,  on  doit  bien  penser  que  nous  n'avons  pas  été 
des  derniers  à  visiter  le  portrait  de  Mgr  le  duc  de  Berry 


LA    PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  63 

par  M.  Gérard Nous  ne  nous  étendrons  pas  beau- 
coup sur  cet  ouvrage,  dont  la  vue  nous  a  vivemenl 
émus  ;  nous  pourrions  déraisonner  comme  bien  d'au- 
tres sur  ses  défauts  et  sur  ses  beautés  ;  mais  nous  ne 
nous  en  sentons  pas  le  courage.  Nous  l'admirons  à  tort 
et  à  travers,  comme  Henri  IV  aimait  Grillon.  »  A-t-on 
le  droit  de  découvrir  dans  cette  boutade  de  jeune 
homme,  la  pensée  plus  mûrie  que,  exaspéré  par  des 
critiques  acerbes,  il  exprimera  dans  la  célèbre  for- 
mule :  «  J'admire  tout  comme  une  brute  »?  A  coup  sûr, 
il  y  a  déjà  une  tendance  chez  ce  critique,  qui  se  sent 
créateur  à  récuser  les  juges  littéraires,  à  substituer, 
comme  il  le  dira  dans  la  Préface,  à  la  critique  mesquine 
des  défauts  la  critique  des  beautés,  c'est-à-dire  à 
admirer,  sans  trop  de  discernement,  ce  qui  lui  semble 
instinctivement  beau,  l'œuvre  d'art  vers  laquelle  il  se 
sent  porté  par  une  sympathie  artistique  ou  politique. 
C'est  ainsi  que  par  loyalisme  encore,  il  court  admirer 
le  portrait  de  la  duchesse  de  Berry  par  Kinson  :  «  Tout 
Paris  a  voulu  voir  ce  tableau  ;  en  celte  circonstance,  il 
nous  a  été  doux  de  suivre  la  mode,  et  c'est  avec  plai- 
sir que  nous  payons  à  l'artiste  un  tribut  bien  mérité 
de  louanges.  Sa  composition  est  de  l'effet  le  plus  vrai, 
le  plus  touchant  et  le  plus  dramatique,  tous  les  Français 
en  font  le  même  éloge  que  le  roi.  »  Son  royalisme,  on 
le  voit,  rend  Victor  Hugo  classique,  même  dans  ses 
formules  d'admiration  ;  n'est-ce  pas  le  ton,  presque  le 
mot  de  Bossuet  :  «  le  roi,  dont  le  jugement  est  une  règle 
toujours  sûre...  »  ? 

Et  pourtant,  à  travers  ces  admirations  convenues,  je 
ne  dis  pas  officielles,  à  travers  cet  asservissement  à  des 
préoccupations  politiques,  on  voit  percer,  malgré  tout, 
le  sens  de  la  réalité,  de  la  probité  artistiques,  du  cos- 


64  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

tume  vrai  par  exemple  :  le  critique  royaliste  parle  quel- 
quefois comme  l'auteur  de  la  Préface  :  à  propos  d'une 
statue  de  Lamoignon  de  Malesherbes,  entendant  l'arrêt 
de  Louis  XVI,  il  remarque  que  «  ce  vertueux  magis- 
trat y  est  représenté  en  grand  costume  parlementaire; 
nous  doutons  qu'il  ait  ainsi  paru  devant  la  Convention 
nationale  ». 

Mais  c'est  surtout  en  critique  littéraire  que  Victor 
Hugo  est,  à  cette  époque,  l'homme  de  toutes  les  ortho- 
doxies  et  aussi  de  toutes  les  contradictions  ;  il  montre 
une  partialité  enthousiaste  pour  les  royalistes  contre 
les  libéraux  ;  l'instant  d'après,  il  juge  amis  et  ennemis 
avec  une  impartialité  singulière  chez  un  aussi  jeune 
critique;  ici  ilne  jure  queparBoileau  et  Racine,  c'estun 
classique  ultra  :  tournez  la  page,  le  voilà  qui  fait  bon 
accueil  aux  romantiques  étrangers,  et  suit  dévotement 
Chateaubriand  dans  sa  voie  nouvelle. 

En  littérature,  il  est  royaliste  de  cœur  ;  il  se  sépare- 
rait même  de  son  Boileau  sur  un  point  :  pour  être  poète, 
dit  VArt  Poétique, 

Il  faut  sentir  du  ciel  l'influence  secrète  ; 

pour  être  poète,  dit  le  Conservateur,  il  faut  être  monar- 
chiste :  «  Nous  regrettons  que  le  défaut  d'espace  nous 
interdise  de  plus  longues  citations,  où  l'on  aurait  pu 
trouver  des  preuves  de  ces  sentiments  monarchiques 
que  professe  M.  de  Labouïsse,  et  sans  lesquels  il  est 
difficile  d'être  vraiment  poète.  Peu  de  beaux  vers  ont 
été  inspirés  par  la  trahison  ou  la  révolte.  »  Il  aime, 
comme  pour  les  arts  plastiques,  à  citer  des  références 
royales  :  «  Ce  sont  là  de  ces  vers  qui,  suivant  l'expres- 
sion de  Louis  XVI»  valent  toute  une  pièce.  »  Il  se  plaît 
à  retrouver  dans  les  œuvres  littéraires,  anciennes  ou 


LA  PRÉPARATION   A  LA  PRÉFACE  65 

modernes,  un  écho  de  ses  propres  passions  ;  il  proclame 
superbe  un  discours  de  Delille  sur  l'éducation,  parce 
qu'il  y  a  découvert  comme  une  oraison  funèbre  anti- 
cipée du  duc  de  Berry.  Les  vers  qu'il  transcrit  de 
mémoire,  après  une  seule  audition,  sont  le  plus  souvent 
des  vers  royalistes  :  «  Nous  citerons  entre  autres  ces 
deux  vers  qui  expriment,  avec  beaucoup  de  pompe  et 
d'éclat,  une  vérité  trop  méconnue  : 

Lorsqu'un  trône  a  tremblé  dans  sa  base   profonde, 
Il  ébranle  en  tombant  tous  les  trônes  du  monde.  » 

Il  sait  gré,  même  aux  poètes  les  plus  faibles,  de 
représenter  les  bons  rois,  ou  d'embellir  les  mauvais  : 
«  Quelle  est  la  seule  qualité  de  Clovis?  M.  Viennet  n'a 
point  vu  dans  ce  roi  célèbre  un  monstre,  un  tyran,  un 
traître,  un  tartufe  tragique,  mais  un  prince  de  caractère 
humain  et  de  mœurs  cruelles,  un  conquérant  à  la  fois 
absolu  et  généreux,  par  habitude  de  la  victoire  ;  voilà 
Clovis  tel  qu'il  a  essayé  de  le  peindre  ;  s'il  n'a  que  très 
médiocrement  réussi,  sachons-lui  gré  du  moins  de 
l'intention.  »  Sous  forme  de  prétérition,  au  contraire, 
il  reproche  à  Lemercier  d'avoir  présenté  le  même  roi 
sous  des  traits  hideux  :  «  Nous  ne  le  chicanerons  pas 
sur  cette  attention  toute  nationale  d'avoir  été  chercher 
dans  nos  archives  le  tyran  qu'il  voulait  peindre,  et  sur- 
tout d'avoir  adopté  de  préférence  entre  les  divers  témoi- 
gnages des  historiens,  la  version  la  moins  favorable  à 
l'honneur  de  la  monarchie  française.  »  Il  admet  même 
à  peine  qu'on  représente  des  rois  étrangers  en  laid  :  à 
propos  du  Don  Carlos  de  Lefebvre, 

«  On  blâmait  devant  nous  le  choix  de  l'assassinat  de  Don 
Carlos  pour  sujet  tragique.  Cette  opinion,  dont  le  motif  est 
respectable,  est  sujette  à  controverse.  Qu'on  ne  me  parle  pas, 

PRÉFACE    DB   CROMWELL.  5 


66  LA   PRÉFACE    DE   CR0MWELL 

disait  Voltaire  de  Pierre  Ier,  de  ces  hommes  moitié  héros  et 
moitié  tigres.  Voltaire  pourtant  avait  fait  Brutus  ;  et  il  y  a 
moins  de  distance  entre  Brutus  immolant  son  fils  à  raffer- 
missement de  la  république  qui  s'élève,  et  Pierre  sacrifiant 
le  sien  aux  intérêts  de  son  empire  naissant,  qu'entre  ce 
czar  et  le  roi  Philippe.  Oui  ;  mais,  dira-t-on,  M.  Lebrun 
nous  a  montré  une  reine  décapitant  sa  sœur  par  politique  ; 
M.  Lemercier  nous  peint  un  roi  déshéritant  son  fils  par 
démence  ;  M.  Lefebvre  nous  en  fait  voir  un  autre  tuant  le 
sien  par  jalousie  amoureuse  :  convient-il  de  traduire 
éternellement  sur  la  scène  le  délirant  reges  ?  Non,  sans  doute  ; 
aussi  allons-nous  bientôt  applaudir,  grâce  à  M.  Pichat,  Enée, 
roi  fondateur,  Léonidas,  roi  libérateur  ;  grâce  à  M.  Guiraud, 
Pelage,  roi  libérateur  et  fondateur  tout  ensemble.  » 

Bien  entendu,  il  n'admet  pas  non  plus  qu'on  attaque 
l'autel,  soutien  du  trône  ;  il  ne  trouve  guère  «  moral 
de  présenter  sans  cesse  les  abus  que  les  hommes  ont 
faits  de  la  religion  à  un  peuple  qui  n'est  déjà  que  trop 
disposé  à  n'y  voir  que  des  abus  ».  Il  condamne  sévè- 
rement un  auteur  qui  a  osé  faire  et  signer  un  roman 
les  Missionnaires  :  «  Ducis,  qui  préférait,  disait-il,  faire 
un  mauvais  ouvrage  plutôt  qu'une  mauvaise  action, 
aurait  mieux  aimé  faire  une  mauvaise  comédie  qu'un 
roman  immoral  et  irréligieux.  »  Il  va  même  plus  loin  : 
il  ne  suffit  pas  qu'une  œuvre  ne  soit  pas  agressive, 
il  faut  encore  qu'elle  soit  religieuse  pour  être  parfaite  : 

«  la  Muse  de  Mme  Desbordes- Valmore  est  triste,  et,  chose 
singulière  !  ce  n'est  presque  jamais  au  ciel  qu'elle  va 
chercher  ses  consolations  ;  elle  ne  songe  en  quelque  sorte 
à  Dieu  que  dans  trois  ou  quatre  élégies  touchantes  sur  la 
mort  de  son  enfant.  Sa  douleur  est  toute  terrestre,  à  moins 
qu'elle  ne  devienne  maternelle.il  me  semble  que  Mme  Des- 
bordes-Valmore  n'a  encore  obtenu  que  la  moitié  du 
triomphe  réservé  à  un  talent  tel  que  le  si*-1*)  ;  ses  vers  pas- 
sionnés vont  au  cœur  :  qu'elle  leur  imprime  un  caractère 
religieux, ils  iront  à  l'âme.  » 


LA   PRÉPARATION   A   LA    PRÉFACE  67 

Victor  Hugo  ne  se  contente  pas  d'une  apologie  pure- 
ment défensive  de  la  royauté  et  de  la  religion  :  il  sait 
que  la  meilleure  manière  de  se  défendre,  c'est  d'atta- 
quer, et  il  porte  résolument  la  guerre  chez  l'ennemi  ; 
en  littérature  comme  en  politique,  sa  bête  noire,  c'est 
«  Bonaparte  ».  C'est  ainsi  que  le  Clovis  de  Lemercier, 
jugé  si  sévèrement  au  point  de  vue  royaliste,  trouve 
grâce  pourtant  devant  Victor  Hugo,  parce  que  «  pour 
entreprendre  un  pareil  ouvrage  sous  Bonaparte,  il 
fallait  avoir  un  courage  peu  commun  ;  c'était  vouloir 
peindre  la  tête  de  Méduse  en  face.  M.  Lemercier  y 
est  parvenu  ;  il  nous  a  tracé  un  tableau  hideux  de 
bassesse  et  de  vérité.  Il  lui  a  plu  de  le  nommer  Clovis, 
mais  on  pourra  toujours  dire  de  lui  ce  qu'il  avait  dit 
du  Tibère  de  Chénier  :  il  l'avait  vu  ».  Il  n'est  pas  jus- 
qu'à la  concision  militaire  du  style  de  ses  ennemis  qui 
ne  devienne  une  sorte  de  parcimonie  mesquine  des 
caractères  d'imprimerie  :  «  M.  Dufau  a  lu  les  bulletins 
de  la  grande  armée...  et  les  victoires  et  conquêtes  : 
on  le  voit  à  son  économie  d'éloquence  typographique.  » 

La  littérature  révolutionnaire  excite  la  fureur  de  Vic- 
tor Hugo  au  moins  autant  que  les  hommes  de  la  Révo- 
lution :  c'est  ainsi  que,  protestant  contre  une  tentative 
pour  montrer  le  prêtre  au  théâtre,  il  se  reprend  tout 
à  coup  :  «  N'interdisons  d'ailleurs  aucune  des  res- 
sources de  l'histoire  aux  auteurs  tragiques  ;  abandon- 
nons-leur, s'il  le  faut,  les  prêtres  d'autrefois,  Yinquisi- 
tion,  aujourd'hui  si  vieille.  Dans  quelques  siècles,  nos 
jacobins,  nos  radicaux,  nos  teutoniens,  nos  carbonari 
seront  aussi  du  domaine  de  l'histoire  ancienne  :  soyons 
sûrs  qu'alors  les  auteurs  n'auront  plus  besoin  d'aller 
chercher  des  crimes  pour  leurs  tragédies  dans  les 
annales  des  trônes,  dans  les  archives  du  Saint-Office.  » 


68  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

Quant  au  théâtre  même  de  la  Révolution,  il  n'a  pas 
assez  de  mépris  et  de  haine  pour  lui  :  «  La  Révolution 
naturalisera  le  drame  dans  notre  littérature,  parce  que 
l'on  ne  pourra  guère  faire  que  des  pièces  de  ce  genre 
bâtard  sur  cette  époque  monstrueuse.  La  royale  tra- 
gédie y  est  toujours  souillée  par  le  drame  bourgeois  et 
la  farce  populacière.  »  Il  n'est  pas  jusqu'à  une  très 
innocente  biographie  nouvelle  des  contemporains  qui 
n'excite  à  ce  point  sa  fureur,  qu'il  se  croit  obligé  de 
signer  de  son  nom,  en  toutes  lettres,  un  article  en 
réalité  assez  vif  :  il  y  signale  ce  qui  l'a  «  frappé  à  une 
première  et  rapide  lecture,  souvent  interrompue  par 
des  mouvements  d'indignation  et  de  dégoût.  » 

Quant  à  la  littérature  libérale  contemporaine,  il  ne 
l'aime  ni  au  théâtre,  ni  ailleurs  ;  le  public  libéral  lui- 
même  est  sa  cible  :  nous  avons  déjà  cité  sa  demande  : 
«  Combien  faut-il  de  libéraux  pour  former  un  sot 
public  ?  »  Il  raillera  encore  dans  VA rtiste  ambi tieux  de 
Théaulon,  «  de  petits  traits  contre  les  distinctions 
sociales,  lesquels  se  consolent  de  n'être  pas  malins  au 
bruit  des  applaudissements  dont  les  couvrent  les 
jeunes  niais  qui  se  sont  arrogé  une  si  plaisante  supré- 
matie dans  nos  parterres.  »  Une  comédie  libérale,  «  la 
Dame  noire,  ne  présente  absolument  rien  de  neuf  que 
son  titre,  création  digne  de  cette  Melpomène  des  bou- 
levards qui  ressemble  à  la  Muse  tragique  comme  la 
Cythérée  hottentote  ressemblait  à  Vénus.  »  Voici  enfin, 
comme  bouquet  de  ces  aménités,  qui  ne  sont  plus  de 
la  critique  littéraire,  mais  de  l'invective  politique,  la 
fin  d'un  petit  article  sur  les  Plaisirs  de  Clichy  :  *  On 
rit  de  pitié  à  la  première  ligne,  on  bâille  de  dégoût  à 
la  seconde.  Cette  compilation  est  si  ridicule  qu'elle 
en  est  nauséabonde.  Si  le  libraire   a  cru  faire    une 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  69 

bonne  spéculation,  il  s  est  grandement  trompé,  car 
les  acheteurs  ne  se  disputeront  probablement  pas  un 
livre  où  les  niais  mêmes  qui  ont  souscrit,  rougiront  de 
voir  leurs  noms.  On  ne  peut  mieux  qualifier  les  Plai- 
sirs de  Çlichy,  qu'en  leur  appliquant  l'expression  de 
Cailhava  :  c'est  un  vrai  chaos  de  bêtises.  » 

Parmi  les  institutions  libérales,  il  en  est  une  en 
particulier  sur  laquelle  il  s'acharne  :  l'Université. 
Quiconque  a  lu  Victor  Hugo  sait  que  le  poète  aime  peu 
les  universitaires  ;  à  vrai  dire,  il  les  a  longtemps  détes- 
tés :  à  partir  de  1830,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  assez 
romantiques  ;  avant  1830,  parce  qu'ils  n'étaient  pas 
assez  royalistes.  Le  bouc  émissaire  qu'il  charge  des 
péchés  de  l'Université,  est,  en  1820,  le  professeur  de 
poésie  latine  au  collège  de  France,  Tissot.  Tantôt,  à 
propos  d'une  traduction  nouvelle  des  Eglogues,  Victor 
Hugo  commence  ainsi  son  article  :  «  Les  Bucoliques  de 
Virgile  sont  encore  à  traduire,  quoique  le  Constitu- 
tionnel ait  décerné  à  M.  Tissot  le  sobriquet  qui  lui 
restera,  de  premier  de  nos  poètes  élégiaques  :  cette 
bouffonne  antiphrase  prouve  qu'au  bureau  même  du 
Constitutionnel  on  ne  peut  s'empêcher  de  se  moquer 
quelquefois  du  professeur  de  poésie  latine.  »  Tantôt, 
à  la  rubrique  Variétés,  on  lit  le  filet  suivant  :  «  On  siffle 
les  calembours  aux  Variétés,  mais  on  les  applaudit 
au  Collège  de  France.  Le  bucolique  et  élégiaque  pro- 
fesseur de  poésie  latine  s'interrompit  l'autre  jour  en 
parlant  de  Boileau,  pour  boire  son  verre  iïeau.  Ce  lazzi, 
qu'il  appela  la  petite  pièce,  le  fit  beaucoup  rire.  M.  Tis- 
sot, puisqu'il  faut  le  nommer  par  son  nom,  est  bien  plus 
plaisant  encore  lorsqu'il  ne  cherche  pas  à  l'être.  » 
Enfin,  c'est  tout  un  long  article,  un  véritable  éreinte- 
ment,  que  Victor  Hugo  consacre  à  sa  victime  : 


70  LÀ   PRÉFACE   DE   GROMWELL 

«  Je  ne  connaîtrais  rien  de  plus  tris  te  qu'un  cours  de  poésie 
latine,  fait  sérieusement,  parce  qu'au  fond  un  cours  de 
poésie  latine  est  un  sot  cours  ;  j'avoue  pourtant  que  je  ne 
connais  rien  d'aussi  gai  que  le  cours  de  poésie  latine  de 
M.  Tissot.  L'éloquence  de  M.  Tissot,  comme  celle  de  tous 
les  grands  orateurs,  est  encore  plus  dans  l'action  et  dans  le 
geste  que  dans  les  paroles  ;  elle  est  dans  ce  charmant 
embarras  qui  annonce  que  M.  le  professeur  ne  sait  pas  trop 
ce  qu'il  va  dire,  lequel  embarras  se  termine  d'ordinaire  par 
un  bredouillement  plein  de  grâce  et  un  ingénieux  non- 
sens  ;  elle  est  dans  ces  grands  yeux,  dans  ces  longs  bras 
étendus,  dans  ce  coup  de  poing  donné  si  à  propos  sur  la 
chaire  au  moment  où  il  faut  que  l'auditoire  applaudisse, 
dans  ce  verre  d'eau  que  l'on  boit  pendant  l'interruption 
lorsqu'il  faut  que  les  applaudissement  se  prolongent,  et 
dans  cette  confusion  pudibonde  qui  colore  le  visage  de 
l'orateur  enivré  de  ces  témoignages  de  l'estime  publique, 
etc.  » 


On  le  voit  :  dans  sa  campagne  littéraire  pour  la 
royauté  et  contre  le  libéralisme,  l'irrévérencieux  jour- 
naliste ne  respecte  souvent  rien,  ni  les  livres,  ni  les  au- 
teurs. Les  morceaux  que  je  viens  de  citer  montrent  à 
quel  point  Victor  Hugo  avait  raison  d'écrire,  à  propos 
d'un  de  ses  articles  au  Conservateur,  ce  qu'on  pourrait 
dire  de  plus  d'une  de  ces  pages  :  «  La  douleur  va  jusqu'à 
la  rage,  l'éloge  jusqu'à  l'apothéose,  l'exagération  dans 
tous  les  sens  jusqu'à  la  folie.  Tel  était  en  1820  l'état  de 
l'esprit  d'un  jeune  Jacobite  de  dix-sept  ans,  bien  désin- 
téressé certes  et  bien  convaincu.  Leçon,  nous  le  répé- 
tons, pour  tous  les  fanatismes  politiques.  »  Mais  si  de 
pareilles  exagérations  n'ont  rien  que  de  très  naturel 
chez  un  jeune  homme,  ou  plutôt  chez  un  enfant  qui 
possède  déjà  en  germe  tous  les  éléments  de  cette  ima- 
gination débordante  et  de  ce  génie  exubérant  et  tumul- 
tueux qui  en  feront  bientôt  le  plus  grand  des  poètes 


LA   PRÉPABATION  A   LA    PRÉFACE  .71 

lyriques,  on  ne  saurait  trop  admirer  au  contraire  la 
sévère  et  solide  raison,  le  sens  littéraire  si  net,  qui  lui 
permettent  le  plus  souvent  de  maîtriser  ses  indigna- 
tions politiques,  de  faire  taire  ses  sympathies,  et  de 
critiquer,  avec  une  impartialité,  une  froideur  de  juge 
et  de  vieillard,  les  écrivains  vivants  ou  morts,  amis 
ou  ennemis. 

Dans  le  passé  sans  doute,  la  chose  peut  paraître 
moins  méritoire  :  pourtant  n'est-il  pas  surprenant 
qu'un  néophyte,  amoureux  de  la  poésie  du  catholi- 
cisme, chrétien  par  imagination,  puisse. rendre  justice 
au  terrible  moqueur  qui  avait  défloré  le  christianisme, 
lui  avait  enlevé  sa  poésie,  et  l'avait  rendu  ridicule? 
Sans  doute,  Victor  Hugo  ne  se  refuse  pas  à  l'occasion,, 
quand  il  cite  Voltaire  incidemment,  une  petite  raillerie 
contre  le  grand  railleur  ;  il  dira  par  exemple  à  propos 
du  Frondeur  de  Roy  ou,  où  il  ne  trouve  de  comique  que 
le  style  :  «  Voltaire,  qui  savait  comment  on  ne  fait  pas 
la  bonne  comédie,  a  dit  depuis  longtemps  qu'il  faut  une 
action, 

pour  achever  cette  œuvre  du  démon.  » 

Mais  lorsque  Hugo  essaye  de  porter  un  jugement 
d'ensemble  sur  le  génie  et  l'œuvre  de  Voltaire,  il  fait 
un  effort  visible  pour  se  débarrasser  de  tous  ses  préju- 
gés, pour  oublier  que  les  amis  de  Voltaire  sont  ses 
ennemis,  à  lui,  chrétien,  et  que  ses  amis,  à  lui,  Hugo, 
sont  les  ennemis  de  Voltaire  :  je  n'hésite  pas  à  trans- 
crire ici  tout  le  début  d'un  article  sur  la  Vie  privée  de 
Voltzire,  dont  le  Journal  ne  nous  donne  que  la  fin.  Je 
pense  que  le  lecteur  éprouvera  presque  un  intérêt 
dramatique  en  étudiant  ce  long  morceau  où  l'on  voit 
le  jeune  homme  de  £énie  lutter,  pour  arriver  à  la  vérité 


72  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

littéraire,  contre  les  préjugés  politiques  et  religieux 
qui  offusquent  son  esprit  : 

«  Nous  allons  entreprendre  une  tâche  délicate  et  difficile. 
Nous  oserons  parler  sans  passion  d'un  homme  qui  a  tantôt 
été  décrié  avec  aveuglement,  tantôt  exalté  avec  mauvaise 
foi  ;  nous  allons  rendre  justice  à  Voltaire,  c'est-à-dire,  lui 
payer  notre  tribut  d'admiration  ;  et  certes,  il  faut,  comme 
nous,  s'être  résigné  à  dire  la  vérité  tout  entière,  il  nous  faut 
tout  le  courage  de  l'équité  pour  prendre  aujourd'hui  place 
parmi  les  partisans  de  cet  illustre  génie.  Les  rangs  de  ses 
apologistes  ont  été  souillés  par  tant  d'hommes  chargés  de 
crimes  et  d'ignominie,  la  voix  de  ses  défenseurs  a  été  si 
souvent  consacrée  en  même  temps  h  défendre  les  atrocités 
et  les  infamies  d'une  foule  de  monstres,  tout  fiers  de 
supposer  Voltaire  leur  complice,  que  l'on  ne  doit  pas  s'éton- 
ner de  nous  voir  hésiter  au  moment  de  témoigner  en  sa 
faveur  ;  car  il  s'agit  de  faire  chorus  avec  la  Révolution  tout 
entière.  A  cette  idée  révoltante,  et  qui  suffirait  seule  pour 
nous  faire  reculer,  se  joint  encore  le  regret  de  nous  séparer 
un  moment  de  cette  classe  d'hommes  honorables,  qui  ne  se 
sont  faits  les  antagonistes  de  Voltaire  que  par  de  respectables 
motifs  Certes,  après  tant  de  forfaits,  d'anarchie,  et  de 
longues  calamités,  il  doit  être  permis  d'être  accusateur, 
lorsqu'on  a  été  victime  ;  l'amertume  est  excusable  dans 
l'infortune,  la  colère  est  un  des  droits  du  malheur,  et  il  y 
aurait  mauvaise  grâce  à  condamner  en  ceux  qui  voient  dans 
Voltaire  l'unique  auteur  de  notre  abominable  révolution, 
quelque  emportement  dans  leurs  reproches  et  même 
quelque  erreur  dans  leurs  récriminations.  Aujourd'hui  que 
nous  avons  par  devers  nous  de  si  terribles  expériences, 
Voltaire  est  jugé  bien  sévèrement  ;  il  ne  fut  que  léger,  et  il 
semble  pervers  ;  il  ne  fut  qu'imprudent,  et  il  paraît  coupable. 
Ge  fut  un  grand  malheur  pour  cet  homme,  du  reste  si  noble 
et  si  généreux,  de  naître  dans  un  temps  corrompu  ;  les 
objets  les  plus  sacrés  et  les  plus  augustes,  les  souverainetés 
politique  et  religieuse,  les  cultes  et  les  trônes  étaient 
journellement  attaqués  dans  les  causeries  des  gens  du 
monde  et  les  écrits  des  hommes  de  lettres.  On  voulait  à 
toute  force  s'amuser,  et  l'on  s'amusait  de  tout  ;  dans  les 


LA   PRÉPARATION   A   LA  PRÉFACE  73 

salons  de  la  bonne  compagnie,  on  se  moqua  d'abord  des 
nobles  et  des  prêtres,  et  bientôt  des  rois  et  de  Dieu  Pour 
comble  de  malheur,  de  grands  scandales,  d'étonnantes 
incrédulités  semblaient  justifier  ces  fatales  railleries  ;  la 
noblesse  avait  ses  philosophes,  et  le  clergé  ses  esprits  forts. 
Au  milieu  de  cette  confusion  générale,  Voltaire  ne  sentit 
pas  assez  le  respect  qu'il  se  devait  à  lui-même  et  l'impor- 
tance de  sa  propre  opinion  ;  il  crut  pouvoir  faire  comme  les 
autres  ;  au  torrent  qui  l'entraînait  se  joignirent  encore  des 
impulsions  particulières  ;  ses  sarcasmes  furent  dictés  plutôt 
par  un  esprit  de  vengeance  que  par  esprit  de  révolte  ou 
d'irréligion.  Toutefois  le  chantre  de  Henri  qui,  dans  tous  ses 
ouvrages  sérieux,  respecta  la  vérité,  ne  se  permit  de  mentir 
qu'en  plaisantant  ;  il  sembla  adopter  pour  devise  :  ridendo 
dicere  falsum,  croyant  peut-être  qu'un  paradoxe,  soutenu  en 
badinant,  perdait  tout  son  danger,  et  se  fiant  sans  doute  au 
vieux  syllogisme  :  tu  ris,  donc  tu  mens.  Les  événements  ont 
prouvé  qu'il  se  trompait.  C'est  ainsi  qu'il  a  sa  part  dans  les 
causes  de  nos  désastres  ;  il  contribua  en  riant  à  la  démora- 
lisation de  son  siècle;  et  si  sa  gloire,  ses  immortels  ouvrages, 
son  prodigieux  génie  et  surtout  ses  belles  actions  ne  rache- 
taient les  erreurs  de  sa  vie,  il  aurait  à  répondre,  devant  la 
postérité,  de  ses  plaisanteries  téméraires,  et  même  des 
catastrophes  qui,  par  une  déplorable  fatalité,  en  ont  été 
jusqu'à  un  certain  point  les  épouvantables  conséquences... 
«  Il  n'est  pas  douteux  que  si  Voltaire  était  né  de  nos  jours, 
il  n'eût  exécré  les  hommes  et  les  doctrines  de  la  révolu- 
tion. Voltaire  était  essentiellement  monarchique  ;  la  plupart 
de  ses  écrits  le  prouvent;  mais  au  reste,  il  faut  aujourd'hui 
le  juger  plutôt  d'après  son  caractère  que  d'après  sa  vie.  Et 
d'ailleurs,  si  nous  examinons  ce  qu'ont  souffert  et  ce  qu'ont 
pensé  de  nos  saturnales  républicaines  ceux  des  philosophes 
du  xvm«  siècle  qui  ont  assez  vécu  pour  en  être  témoins,  ne 
nous  sera-t-il  pas  permis  de  tirer  de  leur  opinion  bien  pro- 
noncée une  induction  favorable  à  Voltaire  ?  Sans  rappeler 
ici  Rulhières,  massacré  à  la  Conciergerie,  André  Chénier, 
Roucher  et  tant  d'autres  immolés  sur  l'échafaud,  nous 
voyons  l'ami  de  Sterne,  Raynal,  protester  hautement  contre 
la  prétendue  philosophie  de  1793  ;  Marmontel  s'enfuit  loin 
du  théâtre  où  siège  l'assemblée  athée  et  régicide  ;  Laharpe, 


,74  LA   PRÉFACE   DE   CROMVELL 

échappé  miraculeusement  aux  monnayeurs  de  Barrère, 
abjure  et  maudit  ses  erreurs  ;  et  enfin  Malesherbes,  moins 
heureux,  Malesherbes,  Vhomme  le  plus  vertueux  de  son  siècle, 
si  Louis  XVI  n'avait  pas  existé  (1),  vient  apporter  sur  la  place 
de  la  Révolution  son  désaveu  éclatant  aux  doctrines  de  ses 
bourreaux. 

«  Nous  croyons  en  avoir  assez  dit  pour  justifier  notre 
opinion  sur  Voltaire.  Nous  conservons  une  haute  admiration 
pour  sa  grande  âme,  pour-son  vaste  génie,  etnous  accordons 
un  pardon  facile  à  ses  fautes,  que  nous  sommes  loin  de 
rendre  solidaires  des  attentats  de  nos  sophistes  et  des  forfaits 
de  nos  démagogues.  Nous  en  venons  maintenant  à  l'ouvrage 
qui  forme  le  sujet  de  cet  article,  et  dont  nous  a  un  pen 
écartés  un  préambule  que  nous  osons  ne  pas  croire  inutile.  » 

Victor  Hugo,  en  1834,  avait  changé  d'avis,  puisqu'il 
supprime  tout  ce  passage  dans  le  Journal  :  la  coupure 
était  regrettable  ;  aussi  n'avons -nous  pu  résister  au 
plaisir  de  faire  connaître  un  aussi  curieux  morceau. 
Certes,  il  y  a,  comme  idées,  une  différence  notable  entre 
cette  œuvre  de  jeunesse  et  le  discours  définitif  que 
Victor  Hugo,  mûri  par  l'expérience,  a  prononcé  au  cen- 
tenaire de  Voltaire.  Mais  la  forme  est  déjà  superbe  :  il 
y  a  là  déjà  ce  mouvement  oratoire  spécial  à  Victor 
Hugo,  et  qui  mériterait  une  étude  à  part,  cette  forme 
nette,  antithétique,  qu'il  blâme  sans  doute  à  ce  mo- 
ment en  poésie,  mais  qu'il  admet  parfaitement  et  qu'il 
pratique  en  prose.  Enfin,  et  surtout,  il  y  a  là  ce  que 
nous  avions  promis  de  montrer  :  un  effort  méritoire 
pour  s'affranchir  dans  ses  jugements  littéraires  de  ses 
préjugés  religieux. 

Victor  Hugo  a  peut-être  montré  encore  plus  de  li- 
berté d'esprit  dans  les  divers  jugements  qu'il  a  portés 

(1)  Oraison  funèbre  de  Louis  XVI,  par  M.  Soume     —(Note  du 
Conservateur») 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  75 

sur  Delille.  Certes,  il  semble  à  première  vue  qu'il 
aurait  dû  prodiguer  les  éloges  au  poète  royaliste  que  la 
Restauration  avait  adopté,  dont  elle  avait  voulu  faire 
son  poète,  son  grand  poète  ;  et  pourtant  Victor  Hugo  ap- 
porte les  plus  graves  restrictions  aux  éloges,  en  quelque 
sorte  officiels,  qu'il  est  obligé  de  lui  accorder  dans  un 
long  article  sur  ses  œuvres  posthumes.  Sans  doute  Victor 
Hugo  nepeutpasne  pas  louer,  dans  le  départ  d'Eden,  le 
ton  religieux  de  l'ouvrage  :  «La  prière  qu'Adam  adressa 
au  Très-Haut  est  remarquable  en  ce  que  l'expression 
vraie  d'une  passiou  profane  s'y  môle  sans  disparate  au 
ton  grave  de  la  poésie  sacrée.  »  Mais,  d'un  autre  côté,  il 
trouve  quelquefois  trop  d'affectation  dans  les  sentimen  ts: 
après  avoir  cité  par  exemple  la  prière  d'Eve,  il  ajoute  : 
«  Ces  vers,  et  c'est  là  le  seul  reproche  qu'ils  semblent 
mériter,  sont  peut-être  un  peu  au-dessus  delà  simplicité 
d'Eve,  o  Quant  au  fond  même  de  l'œuvre,  il  ne  le  trouve 
pas  d'une  religion  suffisamment  douce  et  humaine  :  la 
pitié  pour  les  souffrances  de  l'homme  n'apparaît  pas 
assez  :  «  Il  est  bien  vrai  que  Delille  a  effleuré  toutes  ces 
idées  et  donné  à  Michel  un  air  doux  et  sévère  à  la  fois  ; 
mais  le  cœur  n'est  point  satisfait,  on  désirerait  que 
cette  douceur  se  montrât  encore  plus  dans  les  paroles 
que  sur  le  visage  du  messager  divin.  »  En  somme,  ce 
n'est  qu'un  «  joli  poème  ». 

Tout  en  s'inclinant  devant  l'intérêt  politique  de  ces 
œuvres,  Victor  Hugofaitles  plus  expresses  réserves  sur 
leur  valeur  littéraire,  avec  une  telle  sûreté  de  goût  que 
même  devenu  chef  du  romantisme,  il  aurait  pu  publier 
sans  y  changer  un  seul  mot,  ce  jugement  définitif  sur 
le  poète  pseudo-classique  : 

«  Jacques  Delille,,  dont  le  cœur  renfermait  tant  de  nobles  et 
pures  inspirations,  gâta  son  beau  talent  en  adoptant  un  genre 


76  tA   PRÉFACE   DE    CROMWELt 

qui  ne  demande  que  de  l'esprit.  Il  se  fit  le  père  de  la  Poésie 
descriptive,  et,  heureusement  pour  sa  gloire,  cette  création 
ne  fut  pas  son  meilleur  ouvrage.  Nous  préférons  les  vers  si 
touchants  de  la  Pitié  sur  les  malheurs  de  la  royale  famille, 
à  toutes  les  descriptions,  peut-être  plus  riches  de  poésie,  que 
contiennent  Y  Imagination,  YHomme  des  champs  et  les  Trois 
Règnes.  Delille  sera  sans  doute  le  chef  d'une  école  ;  mais 
cette  école  sera  dangereuse  :  le  talent  s'y  égarera,  et  la 
médiocrité  y  trouvera  un  refuge  ;  elle  sera  de  plus  inutile  : 
Delille  y  dominera  toujours  seul,  et  il  ne  s'y  formera  jamais 
de  disciple  qui  puisse  égaler  le  maître.  Peut-être  aussi  faut-il 
être  un  Homère  pour  faire  des  Virgiles. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  loin  de  nous  l'idée  de  refuser  à  notre 
Delille  l'hommage  que  son  nom  exige  si  impérieusement  ; 
ses  ouvrages  et  sa  vie  nous  imposent  une  égale  vénération  ; 
car  si,  au  gré  de  quelques  Aristarques  sévères,  il  ne  fut  que 
versificateur  par  le  talent,  personne  ne  niera  qu'il  n'ait 
été  poète  par  le  caractère.  Nous  avons  dû,  pour  la  paix  de 
notre  conscience,  protester  contre  le  genre  descriptif  qu'il  a 
introduit  dans  notre  littérature.  » 

C'est  ce  qu'il  répétera,  toutes  les  fois  que  l'occasion 
se  présentera  de  prononcer  le  nom  de  Delille  :  il  op- 
pose aux  «  grands  poèmes  didactiques,  tels  que  ceux 
de  Pope  et  de  Virgile,  qui  sont  beaux  et  intéressants, 
parce  que  ces  gens  là  avaient  du  génie...  d'autres 
ouvrages  du  même  genre,  tels  que  ceux  de  Bernard  ou 
de  Delille,  qui  sont  élégants  et  ennuyeux,  parce  que 
leurs  auteurs  n'avaient  qu'une  sorte  de  talent...  » 
C'était  déjà  tort  beau,  pour  un  critique  débutant,  d'a- 
voir l'audace  de  refuser  à  Delille  le  génie  qu'on  lui 
prêtait  gratuitement,  pour  lui  reconnaître  la  seule 
chose  qu'il  ait,  le  talent  : 

«  Delille,  de  didactique  mémoire,  mitle  premier  chez  nous 
cette  espèce  de  poème  à  la  mode.  Il  était  doué  d'un  talent 
assez  remarquable  pour  séduire  ses  contemporains.  L'admi- 
ration qu'avait  justement  inspirée  le  noble  interprète  du 


LA    PRÉPARATION   A    LA    PRÉFACE  77 

premier  poète  de  l'antiquité  n'était  point  épuisée,  et  devint 
comme  de  droit  l'apanage  du  chantre,  souvent  bien  inspiré, 
des  Jardins  et  de  la  Pitié.  Accueilli  avec  tant  d'éclat,  le 
poème  didactique  acquit  en  un  instant  de  nombreux  prosé- 
lytes, et  dès  lors  s'opéra  une  grande  révolution  littéraire.  A 
la  cohorte  des  poètes  penseurs  et  des  orateurs  métaphysi- 
ciens, succéda  un  essaim  d'intrépides  descriptifs  en  prose 
et  en  vers.  La  poésie,  qui  ne  vit  que  de  sentiments  et  de 
transports,  ne  fut  plus  que  la  peinture  froide  et  muette 
d'une  nature  inanimée.  Savoir  décrire  fut  la  seule  qualité 
qu'on  exigea  du  poète,  et  tout  le  secret  du  style  consista 
dans  une  routine  qu'on  appela  fastueusement  l'art  de 
peindre.  Alors  toute  la  nature  en  détail  fut  soumise  à  la 
description  la  plus  sévère,  et  l'on  put  dire,  avec  une  rigou- 
reuse vérité,  de  tout  poète  descriptif  : 

Un  âne,  sous  les  yeux  de  ce  rimeur  maudit, 

Ne  peut  passer  tranquille  :  il  faut  qu'il  soit  décrit. 

«  Mais  si  le  goûts'égareun  moment,  nous  ne  pouvons  être 
longtemps  dupes  d'une  erreur  qui  intéresse  de  si  près  notre 
plaisir.  L'ennui,  ce  passe-temps  auquel  on  s'accoutume  le 
moins  aisément,  surtout  en  France,  fit  bientôt  justice  de 
toutes  ces  productions,  dans  lesquelles  unus  et  alter  assuitur 
pannus,  comme  l'a  dit  un  homme  de  sens,  qui  n'était  pas 
plus  partisan  que  nous  de  ces  poèmes,  qu'il  comparait, 
comme  on  voit,  à  l'habit  d'Arlequin.  » 


Plus  Victor  Hugo  va,  plus  il  devient  sévère  ;  ses  élo- 
ges même,  à  la  fin,  sont  malicieux  :  «  Mettre  du  talent 
dans  un  prospectus,  voilà  ce  qui  était  neuf  et  difficile, 
et  ce  qu'a  fait  M.  Raymond,  inspiré  par  la  muse  de 
Delille.  > 

Ces  quelques  citations  suffiraient  à  montrer  que 
Victor  Hugo,  après  des  plaidoyers  pour  ses  amis  ou  des 
réquisitoires  contre  ses  adversaires,  savait,  en  matière 
littéraire,  dépouiller  l'esprit  de  parti,  revêtir  l'impar- 
tialité d'un  juge.   Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour  des 


78  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

écrivains  déjà  morts  qu'il  donnait  des  preuves  de  son 
entière  liberté  d'esprit  :  il  la  montrait  encore,  ce  qui  est 
plus  difficile  et  plus  méritoire,  à  l'égard  des  vivants. 
Dès  la  première  livraison  du  Conservateur,  il  promet, 
dans  ses  jugements,  une  parfaite  équité,  abstraction 
faite  des  opinions  :  c'est  ainsi  qu'il  annonce  l'insuccès 
d'une  pièce  royaliste  :  «  Ce  peu  de  mots  a  pu  faire 
pressentir  notre  jugement  sur  la  comédie  nouvelle  :  il 
sera  sévère  ;  l'auteur  est  royaliste,  et  nous  voulons 
donner  des  gages  de  notre  impartialité.  »  Ce  n'est  pas 
une  promesse  en  l'air  :  à  propos  d'une  épître-satire  sur 
le  XIXe  siècle,  adressée  à  un  pair  de  France,  Victor  Hugo 
dit  : 

«  Voici  du  momsun  honnête  homme  qui  parle,  et,  dans  Ge 
siècle  de  raison,  un  honnête  homme  est  presque  aussi  rare 
qu'un  bon  auteur.  Nous  sommes  fâchés  de  ne  pouvoir 
donner  ce  dernier  titre  à  M.  Rosset,  dont  nous  partageons 
les  opinions  et  honorons  le  caractère.  Le  style  de  M.  Rosset 
est  faible,  son  ouvrage  est  médiocre,  et  nous  n'aurons  pas 
la  cruauté  de  citer  un  vers  de  Boileau  qui  le  condamne...  Il 
est  malheureux  que  l'Epître  de  M.  Rosset  ne  soit  pas  aussi 
digne  sous  le  rapport  littéraire  que  sous  le  rapport  moral 
du  noble  pair  à  qui  elle  est  adressée.  La  Satire  du  dix- 
neuvième  siècle  est  encore  à  faire  ;  M.  Rosset  est  un  satirique 
à  l'eau  de  rose...  » 

De  même,  quand  il  s'agit  d'adversaires,  Victor  Hugo 
juge  et  compare  leurs  œuvres  indépendamment  de 
leurs  doctrines  ;  Viennet  peint  en  beau  unroi  de  France 
que  Lemercier  avait  peint  en  laid  :  qu'importe  ?  «  Loin 
de  nous  l'idée  de  comparer  le  drame  bizarre,  mais 
plein  détalent,  de  M.  Lemercier,  au  mélodrame  long  et 
pâle  de  M.  Viennet.  Il  y  a  dans  l'ouvrage  de  M.  Lemer- 
cier une  sève,  une  vigueur,  une  inspiration  qui  man- 
quent à  M.  Viennet,  et  si  le  tragique  du  premier  fait 


LA  PRÉPARATION  A   LA   PRÉFACE  79 

quelquefois  rire,  nous  le  préférons  encore  au  pathé- 
tique du  second,  qui  fait  incessamment  bâiller.  » 

En  somme,  Victor  Hugo,  comme  critique,  sait  se  tenir 
en  dehors  ou  plutôt  au-dessus  des  petitesses  de  parti, 
de  l'esprit  d'intolérance  et  d'intransigeance  dans  les 
opinions  qui  est  si  familier  à  la  jeunesse  :  hâtons-nous 
pourtant  de  le  dire,  Victor  Hugo,  fort  heureusement 
pour  lui  et  pour  nous,  montre  souvent  qu'il  est  jeune  ; 
tantôt  c'est  par  un  peu  d'irrévérence  malicieuse, 
comme  ce  compte  rendu  d'une  séance  publique  à 
l'Institut  : 

«  Tandis  que  les  bancs  académiques  se  garnissaient  lente- 
ment, et  que  chacun,  s'inclinant  à  l'oreille  de  son  voisin, 
lui  chuchotait  à  voix  basse  le  nom  de  tout  nouvel  arrivant,  en 
accompagnant  sa  désignation  de  quelque  épiphonème,  soit 
apologétique,  soit  satirique,  sur  le  visage,  la  mise  ou  le 
talent  de  l'immortel,  nous  passions  le  temps  comme  le  lièvre 
de  Jean  La  Fontaine,  nous  songions. 

Car  que  faire  en  un  gîte  à  moins  que  l'on  ne  songe  : 

si  ce  n'est  pas  manquer  de  respect  à  l'Académie,  que  de 
l'appeler  un  gîte.  Notre  irrévérence  serait  au  reste  suffisam- 
ment excusée,  si  le  sujet  de  nos  réflexions  pouvait  être  utile 
à  l'Académie.  Nous  songions  donc  qu'au  lieu  de  cesbanquettes 
circulaires  qui  mêlent  l'Académie  française  avec  le  reste  de 
l'Institut,  et  confondent  presque  les  quatre  Académies  avec  le 
public,  il  serait  à  la  fois  plus  commode  et  plus  digne  de  voir 
ces  quarante  fameux  fauteuils  où  brilleraient  au  premier 
rang  les  académiciens  littérateurs  ;  les  autres  pourraient 
être  distingués  par  la  différence  des  broderies.  Grâce  à  ces 
classifications,  les  spectateurs  ne  seraient  plus  exposés  à 
prendre,  comme  le  faisait  un  de  nos  honorables  voisins, 
M.  Duval  pour  un  savant,  ou  M.  Mollevault  pour  un  poète. 
«  Puisque  nous  sommes  en  train  d'innover  sur  le  papier, 
nous  voudrions  encore  que  derrière  chaque  illustre  fauteuil 
les  noms  de  tous  les  occupants  alternatifs  fussent  inscrits 
sur  une  plaque  d'airain  ;  ce  serait  là  une  source   de  nobles 


80  LA    PRÉFACE  DE   CROMWELL 

émulations  et  peut-être  aussi  de  réflexions  bien  piquantes. 
Quelle  épigramme,  derrière  le  fauteuil  de  Monsieur  tel  ou 
tel,  que  le  nom  de  Racine  ou  le  nom  de  Chapelain  !  » 

D'autres  fois,  c'est  avec  une  verve  amusante  que 
Victor  Hugo,  malgré  ses  efforts  pour  paraître  un  vieux 
critique,  montre  bien  qu'il  est  à  l'âge  où  l'on  est  sans 
pitié  ;  c'est  ainsi  qu'un  excellent  père  de  famille  ayant 
composé  un  poème  en  quatre  chants,  Y  Art  du  Tour,  le 
jeune  critique  s'écrie  : 

«Il  est  deux  manières  d'exciter  le  rire  :  à  force  d'esprit  ou  à 
force  de  bêtise.  Je  ne  connais  rien  d'amusant  comme  une 
farce  de  Molière,  si  ce  n'est  un  drame  de  M.  Pixérécourt  ;  et 
un  bon  mot  de  Swift  ne  me  divertit  pas  plus  qu'une  niaiserie 
de  Poinsinet...  La  Géographie  mise  en  vers  ou  la  Géométrie 
mise  en  rimes  n'obtiendront  pas  le  premier  rang  dans  cette 
précieuse  collection  des  produits  de  l'ineptie  humaine  : 
nous  pensons  que  l'honneur  de  ce  poste  éminent  est  de 
droit  dévolu  à  Y  Art  du  Tour  de  M.  Lebois...  Pourtant  nous 
ne  manquerons  pas  aux  égards  :  M.  Lebois  nous  a  donné 
lui-même  une  belle  leçon  de  politesse  dans  ce  vers  où, 
ayant  à  parler  d'un  outil  dont  il  trouve  le  nom  peu  propice, 
il  nous  le  désigne  en  ces  termes  : 

C'est,  chers  Messieurs,  la  queue,  excusez,  de  cochon. 

«  Nous  dirons  donc  simplement  à  M.  Lebois  que  sa  requête 
nous  a  paru  encore  plus  drôle  que  son  poème  ;  nous  l'en- 
gageons à  continuer  ;  son  troisième  ouvrage  sera  sans 
doute  encore  plus  amusant  que  les  deux  premiers  :  et  la 
succession  des  productions  littéraires  de  M.  Lebois  pourra 
rappeler  ces  concours  qui,  suivant  Addisson,  s'ouvraient 
jadis  dans  les  petites  villes  d'Ecosse,  et  où  de  bons  villageois 
venaient  tour  à  tour  s'essayer,  sur  les  tréteaux,  à  qui  ferait 
la  plus  laide  grimace.  » 

Mais  je  le  répète,  ce  qui  vaut  mieux  que  cette  gaîté 
méchante,  ce  qui  surprend  agréablement  chez  un  aussi 


LA    PRÉPARATION   A   LA    PRÉFACE  81 

jeune  homme,  c'est  une  gravité  précoce,  un  respect  de 
soi-même  et  des  autres,  qui  lui  dictent  non  seulement 
de  belles  phrases,  mais  aussi  de  belles  pensées,  comme 
celle-ci  : 

«  Nous  pesons  toutes  nos  expressions  en  rendant  compte 
de  cette  tragédie  :  l'auteur  ne  peut  plus  nous  entendre,  et 
nous  ne  voulons  parler  de  lui  qu'avec  le  respect  dû  au 
talent  et  à  la  mort...  L'art  réclame  du  critique  une  sévérité 
salutaire  ;  cependant  il  répugne  d'adresser  de  graves  avis  à 
un  cercueil  ;  et  un  journaliste  ne  ressemble  guère,  pour 
s'arroger  des  droits  pareils  aux  leurs,  aux  juges  funèbres 
de  la  vieille  Egypte.  Nous  ne  tourmenterons  pas  de  critiques 
cette  œuvre  posthume.  » 

IV.  — ;  Classicisme  et  romantisme. 

Nous  avons  vu  clairement  à  quelle  école  politique  ap- 
partient Victor  Hugo,  et  en  même  temps  nous  avons  pu 
deviner,  à  quelques  indices,  qu'il  n'y  aura  pas  un  jour 
chez  lui  rupture  violente  avec  ses  anciens  principes, 
mais  détachement  progressif,  ou  plutôt  ascension, 
pour  ainsi  dire,  des  idées  autoritaires  aux  opinions 
libérales.  Il  en  est  de  même  pour  ses  croyances  litté- 
raires. En  1820  est-il  classique,  est-il  romantique  ?  Au 
fond,  je  crois  bien  qu'il  était  classique  d'éducation,  et 
romantique  d'instinct.  Du  reste  il  n'attachait  pas  une 
très  grande  importance  à  ces  deux  mots,  car  ils  n'é- 
taient guère  pour  lui  justement  que  deux  mots  diffé- 
rents, plutôt  que  deux  théories  divergentes.  C'est  ainsi 
qu'après  avoir  lu  les  Méditations,  il  compare  Lamartine 
à  Chénier,  et  conclut  ainsi  son  parallèle  :  «  Enfin,  si  je 
comprends  bien  des  distinctions,  du  reste  assez  insi- 
gnifiantes, le  premier  est  romantique  parmi  les  classi- 
ques, le  second  est  classique  parmi  les  romantiques.  » 

PRÉFACE   DE   CROMWBLL. 


82  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Pourtant,  malgré  son  indifférence  apparente  pour  les 
deux  écoles,  il  est  incontestable  que  son  esprit  est 
rempli  de  souvenirs  classiques,  et  que  ses  auteurs  fa- 
voris, ceux  qui  pour  lui  font  autorité,  sont  nos  grands 
écrivains  du  xvne  siècle.  Racine  surtout  est  son  homme, 
car  «  si  l'on  peut...  contestera  Lesage  le  droit  de 
faire  autorité,  on  ne  peut  le  contester  à  Racine  ».  Il 
dira  encore,  dans  un  accès  de  lyrisme  : 

Racine,  est-il  bien  vrai,  dis,  qu'ils  m'ont  excité 
A  blasphémer  ces  temps  où  ta  muse  a  chanté  ?... 
0  Molière  !  ô  Boileau  !  pourquoi,  nobles  esprits, 
Nous  léguer  des  lauriers  que  nous  avons  flétris  ? 

Victor  Hugo  aime  alors  à  s'appuyer  sur  l'autorité  de 
Despréaux  ;  c^st  ainsi  qu'il  termine  un  compte  rendu 
enthousiaste  de  la  Somnambule  par  ce  mot  qui  est,  à 
ce  moment-là,  un  éloge  sous  sa  plume  :  «  Voilà  l'art 
tant  vanté  par  Boileau.  »  On  sent  derrière  certaines  de 
ses  phrases,  un  vers  ou  une  théorie  de  Despréaux  : 
«  Tel  fut  André  de  Chénier,  jeune  homme  d'un  véri- 
table talent,  auquel  peut-être  il  n'a  manqué  que  des  en- 
nemis. »  Ou  encore,  passant  des  maîtres  aux  disciples, 
il  accepte  jusqu'aux  formules  de  ce  Laharpe  plus  tard 
si  détesté:  a  A  de  pareils  vers,  qui  ne  s'écrierait  avec 

Laharpe  '.  Entendez-vous  le  chant  du  poète  ? »  dit-il 

à  propos  des  Méditations  de  Lamartine. 

A  ce  moment,  Victor  Hugo  partage  jusqu'aux  préju- 
gés de  la  critique  classique,  et  trouve  que  Boileau  a 
exprimé  une  vérité  définitive  dans  ces  deux  vers  : 

O  le  plaisant  projet  d'un  poète  ignorant 
Qui,  de  tant  de  héros,  va  choisir  Childebrand. 

Car  il  trouve  fort  mauvais  que  Viennet  ait  nommé  un 
de  ses  héros  «  Siagrîus,  ce  Gaulois  dont  le  nom  pourrait 


LA   PRÉPARATION  A   LA   PRÉFACE  83 

être  plus  mélodieux...  Ajoutez  à  cela  la  tournure  baroque 
de  tous  les  vers  où  se  trouve  mêlé  le  nom  malencon- 
treux de  Siagrius  : 

Siagrius  instruit  du  sort  qu'on  lui  prépare 

Qu'a  fait  Siagrius  pour  être  condamné  ?...  etc.  » 

De  même  pour  les  noms  communs  :  après  avoir  cité 
une  description  de  verger,  Victor  Hugo  ajoute  :  «  Ces 
vers  sont  jolis  ;  Y  abricotier  seulement  nous  semble  peu 
harmonieux  ;  nous  faisons  M.  de  Labouïsse  lui-même 
juge  de  notre  scrupule.  »  Il  n'est  pas  jusqu'aux  termes 
spéciaux  qui  ne  lui  paraissent  indignes  de  la  majesté 
de  l'alexandrin  :  il  demande  à  un  traducteur  des  Eglo- 
gues  s'il  n'a  pas  «  un  peu  hésité  avant  de  mettre  dans 
un  vers  français,  traduit  de  Virgile,  ce  mot  technique 
la  glandé e  ?  » 

A  plus  forte  raison  Victor  Hugo  partage-t-il  des  pré- 
jugés moins  enfantins,  ou,  plutôt,  des  principes  plus 
sérieux  de  l'école  classique  :  il  est  partisan  des  unités, 
en  théorie,  et  regrette  qu'en  pratique  on  ne  les  applique 
pas  davantage  ;  à  propos  du  Clovis  de  Lemercier,  il 
remarque  ceci  :  «  Nous  sommes  fiers  de  nos  règles,  et 
nous  sommes  sans  cesse  à  les  éluder.  » 

Aussi,  sans  balancer,  préfère-t-il  la  tragédie  classi- 
que française  au  drame  romantique  étranger:  à  propos 
Ide  la  Marie  Stuart  de  Lebrun,  il  écrira,  en  ultra  litté- 
raire : 

«  On  disait  autour  de  nous,  au  théâtre,  que  cette  tragédie 
n'était  pas  du  genre  classique,  mais  du  genre  romantique  ; 
nous  n'avons  jamais  compris  cette  distinction.  Les  pièces  de 
Shakespeare  et  de  Schiller  ne  diffèrent  des  pièces  de 
Corneille  et  de  Racine  qu'en  ce  qu'elles  sont  plus  défec- 
tueuses. C'est  pour  cela  qu'on  est  obligé  d'y  employer  plus 
de  pompe   scénique.   La  tragédie   française   méprise  ces 


84  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELI 

accessoires  parce  qu'elle  marche  droit  au  cœur,  et  que  le 
cœur  hait  les  distractions  :  la  tragédie  allemande  les 
recherche,  parce  qu'elle  s'adresse  souvent  à  l'esprit  et  plusj 
souvent  encore  à  tous  les  sens.  L'une  présente  un  spectacle! 
attachant,  l'autre  un  tableau  singulier.  Dans  l'une,  tout 
concourt  au  même  but  ;  dans  l'autre,  il  n'y  a  point  d'en- 
semble. Les  Français  veulent  que  l'intérêt  se  concentre  suri 
quelques  personnages;  les  Anglais  regardent  la  variété I 
comme  une  qualité  tragique.  Chez  nous,  l'intérêt  va  toujours 
croissant  ;  chez  eux,  chaque  scène  en  est  réduite  à  son 
propre  intérêt;  et  veut-on  voir  quelle  différence  il  en  résulte 
dans  les  effets  ?  Prenez  le  cinquième  acte  d'une  de  nos 
tragédies,  et  lisez-le  séparément  :  souvent  vous  le  trouverez 
faible  et  languissant;  lisez-le  en  le  faisant  précéder  de  tous 
les  autres,  vous  n'aurez  rien  remarqué,  seulement  vous 
aurez  fondu  en  larmes. 

«  Mais  les  Allemands  se  contentent  de  leurs  tragédies., 
cela  prouve  que  les  Allemands  ont  moins  de  goût  que  nous, 
c'est-à-dire  qu'ils  raisonnent  moins  leurs  sensations.  Il 
suffit  de  la  simple  narration  des  faits  les  plus  bizarres  et  les 
plus  invraisemblables  pour  émouvoir  les  enfants,  parce  que 
les  enfants  n'ont  pas  la  force  de  comparer  leurs  idées  ;  j'afi 
vu  des  enfants  pleurer  en  lisant  la  Pucelle.  » 

Victor  Hugo,  au  moment  où  il  rédige  le  Conserva 
teur,  est  l'apôtre  de  la  tradition  en  littérature  :  il  ré- 
pète dévotement  le  credo  de  l'Académie,  le  corps  or- 
thodoxe par  excellence  ;  il  va  à  ses  séances  publiques, 
écouter  la  bonne  doctrine  :  «  M.  Laya,  directeur  de 
l'Académie  française,  présidait  la  séance.  Il  l'a  ou- 
verte par  un  discours  plein  de  vues  sages  sur  le  danger 
des  innovations  en  littérature.  » 

Et  pourtant,  dans  nombre  d'autres  passages,  on 
voit  que  Victor  Hugo  exerce  sur  les  novateurs  et  les 
innovations  littéraires  une  surveillance  inquiète  qui 
deviendra  bientôt  une  attention  sérieuse,  et  enfin, 
une  sympathie  déclarée.  Chateaubriand,  qui  avait  fait 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  85 

i  du  voltairien  un  catholique,  fit  aussi  du  classique  un 
romantique. 

Il  est  rare  que  Victor  Hugo  sépare,  dans  son  admi- 
ration pour  Chateaubriand,  le  royaliste  de  l'écrivain: 
ainsi,  après  la  mort  du  duc  de  Berry,  il  dira  : 

«  La  France  s'est  un  moment  crue  perdue.  Gependanttout 

espoir  de  perpétuité  dans  la  race  royale   ne   lui  a  pas  été 

enlevé,  et   elle   se   rassure   chaque  jour  davantage  ;  car  il 

reste  encore  dans  son  sein    de  ces   hommes   qui   sont  des 

puissances   contre   les   révolutions,  et   dont  le  génie  peut 

')  suffire   quelquefois   pour     arrêter    la   décomposition   des 

-  empires.  A  la  tête  de  ces  Français  privilégiés,  nous  aimons 

ià  placer  M.  le  vicomte  de  Chateaubriand.  Dans  cette  époque 

]  de  stérilité  littéraire  et  de  monstruosités  politiques,  chaque 

ouvrage  du  noble  pair  est  un  bienfait  pour  les  lettres,  et,  ce 

qui  est  bien  plus  encore,  un  service  pour  la  monarchie.  On 

peut  lui  appliquer  caque  Virgile  a  dit  du  sage  jeté  au  milieu 

;  des  agitations  populaires  : 

lste  régit  dictis  animos  et  pectora  mulcet.  » 
Ou  encore  : 

«  M.  de  Chateaubriand  écrit  l'histoire  de  France.  Quel  vide 
remplira  dans  notre  littérature  l'ouvrage  de  cet  homme  qui, 
;  suivant  la  belle  expression  de  M.  de  La  Mennais,  est  si  avant 
dans  la  gloire  I  Nous  posséderons  alois  notre  histoire  écrite 
'par  un  personnage  historique,  nos  hommes  d'Etat  jugés  par 
h  un  homme  d'Etat,  nos  écrivains  appréciés  par  un  écrivain, 
•i  nos  grands  hommes  enfin  immortalisés  une  seconde  fois 
il  par  un  grand  homme.  » 

Victor  Hugo  n'est  guère  avare   de  louanges  quand 
?iil  s^gitdu  «  Maître  »  d'alors  :  les  Mémoires  sur  le  duc 
\  de  Berry   sont  un  «  sublime  ouvrage  ».  Chateaubriand, 
nous  l'avons  vu,  n'a   jamais   prononcé  ce   mot  «su- 
blime »    en  parlant  de  Victor  Hugo  enfant  ;  cela  ne 
prouve  qu'une  chose   :  c'est  que  Victor  Hugo  à  ce 


86  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

moment  a  l'admiration  plus  facile  que  Chateaubriand 
A  coup  sûr,  c'est  à  l'auteur  d'Atala  que  le  poète  doit 
son  initiation  au  romantisme,  son  émancipation 
littéraire  :  «  J'ai  déjà  fait  remarquer,  raconte  le  Té- 
moin, que  Victor,  si  soumis  à  sa  mère  dans  les  habi- 
tudes de  la  vie  et  dans  sa  croyance  politique,  lui 
échappait  dans  les  choses  de  la  nature  et  de  l'art,  et 
avait  là  un  goût  très  personnel.  Comme  tout  ce  qui 
est  original,  Atala  avait  été  fort  moquée  à  son  appari- 
tion ;  les  éclats  de  rire  trouvaient  encore  des  échos 
en  1819,  et  une  parodie  intitulée  Ah  !  la  !  la  !  écrasait 
à  jamais  les  descriptions  du  Meschacebé  et  des  forêts 
vierges  en  décrivant  pendant  vingt  pages  un  champ  de 
pommes  de  terre.  Mme  Hugo  était  pour  la  parodie, 
Victor  fut  énergiquement  pour  Atala.  »  Du  roman- 
tisme français  il  passe  bientôt  au  romantisme  étranger, 
et  se  laisse  séduire  par  les  beautés  nouvelles  :  c'est 
ainsi  qu'il  termine  un  article  sur  Thomas  Moore  par 
ces  mots:  «  Les  ouvrages  de  Thomas  Moore.  qui  ont 
plu  généralement,  choqueront  toutefois  le  goût  de 
quelques  champions  du  classique,  sans  qu'ils  puissent 
motiver  leur  sévérité.  La  poésie  romantique,  par  ses 
formes  vagues  et  indécises,  échappe  à  la  critique  : 
semblable  à  ces  hôtes  fantastiques  de  l'Elysée  païen, 
qui  frappaient  la  vue,  et  se  dérobaient  à  la  main  qui 
les  voulait  saisir.  » 

On  pourrait  même  trouver  déjà  dans  le  Conservateur 
quelques  passages  qui  éveillent  dans  l'esprit  des  rap- 
prochements avec  les  œuvres  radicalement  romanti" 
ques  de  Victor  Hugo.  La  Préface  de  Cromwell  en  par- 
ticulier présente  de  curieuses  analogies  avec  ces 
articles  écrits  en  1820  :  exemple  ce  mot  fameux,  cité 
dans  la  Préface,  et  qui  se  trouve  déjà  dans  un  article 


LA    PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  87 

>ur  le  Génie  :  «  Prenez  une  femme  et  arrachez-îui  son 
enfant  ;  rassemblez  tous  les  rhéteurs  de  la  terre,  et 
vous  pourrez  dire  :  à  la  mort  et  allons  dîner  :  écoutez 
la  mère;  d'où  vient  qu'elle  a  trouvé  des  cris,  des 
pleurs,  qui  vous  ont  attendri,  etc.  »  Exemple  encore 
cette  protestation  contre  le  goût,  contre  «  l'ineptie  ou 
l'ignorance  d'un  critique.  Vous  dites  à  un  poète  tout 
ce  qui  vous  passe  par  la  tête,  vous  lui  dictez  des  arrêts, 
vous  lui  inventez  des  défauts  ;  s'il  se  fâche,  vous  citez 
Aristote,  Quintilien,  Longin,  Horace,  Boileau  ;  s'il 
n'est  pas  étourdi  de  tous  ces  grands  noms,  vous  invo- 
quez le  goût  ;  qu'a-t-il  à  répondre  ?  Le  goût  est  sem- 
blable à  ces  anciennes  divinités  païennes  qu'on  res- 
pectait d'autant  plus  qu'on  ne  savait  où  les  trouver,  ni 
sous  quelle  forme  les  adorer,  »  Exemple  enfin,  cette 
idée,  reprise  également  dans  la  Préface,  que  le  génie 
doit  être  énorme,  qu'il  n'y  a  pas  de  règles  pour  lui  : 
«  La  multitude  relègue  vingt  et  un  ouvrages  de  Cor- 
neille parmi  la  foule  de  nos  nouveautés  dramatiques, 
sous  prétexte  que  ce  sont  aussi  de  mauvaises  pièces. 
Voilà  de  nos  jugements  :  comme  si  le  génie  qui,  dans 
ses  écarts,  peut  être  monstrueux  et  ridicule,  pouvait 
jamais  être  médiocre  I  »  Ce  n'est  même  pas  seulement 
les  théories  de  la  Préface  que  l'on  est  tout  surpris  de 
trouver  déjà  dans  le  Conservateur  :  certain  passage  de 
Thomas  Moore,  cité  dans  un  article  sur  Lalla  Roukh, 
rappelle  au  lecteur  attentif  une  des  plus  belles  tirades 
dramatiques  qu'ait  écrites  Victor  Hugo.  Loin  de  moi 
la  pensée  singulière  de  prêter  un  plagiat  à  un  poète 
assez  riche  de  son  fonds  pour  ne  pas  emprunter  à 
autrui-;  mais  il  est  bien  permis  de  penser  que  dans 
cette  genèse  si  obscure  des  idées  dans  le  cerveau,  une 
réminiscence  inconsciente  peut  jouer  le  rôle  d'excita- 


88  LA    PRÉFACE   DE   CROMWELL 

teur,  et  donner  lieu  à  une  création  tout  originale,  quoi- 
que provenant  d'un  phénomène  de  mémoire.  On  ne 
connaît  pas  généralement  la  scène  la  plus  pathétique 
du  drame  de  Victor  Hugo,  une  variante  de  la  mort  de 
Lucrèce  Borgia  :  au  lieu  de  tomber  sous  le  poignard 
de  Gennaro,  en  criant  ce  mot  qui  met  fin  à  la  pièce  : 
«  Ah  !...  tu  m'as  tuée  I  —  Gennaro  !  Je  suis  ta  mère  », 
dans  un  autre  dénouement,  incomparablement  supé- 
rieur, Lucrèce,  avant  de  mourir,  sort  de  son  évanouis- 
sement, au  moment  où  Gennaro  qui  a  trouvé  sur  son 
corps  les  lettres  qu'il  écrivait  à  sa  mère,  a  tout  com- 
pris, et  se  jette  en  pleurant  près  d'elle  : 

GENNARO. 

«  Ma  mère  !  ma  mère  !  Maudissez-moi  1 

DONA  LUCREZIA. 

Je  te  pardonne,  mon  fils  !  je  te  pardonne  !  Mon  pauvre 
enfant,  ne  te  crois  pas  plus  coupable  que  tu  ne  l'es.  Qui  est- 
ce  qui  est  juge  de  cela,  si  ce  n'est  moi  ?  Je  voudrais  bien 
que  quelqu'un  osât  te  blâmer,  quand  je  ne  me  plains  pas, 
moi  1  —  0  mon  Gennaro,  je  fais  plus  que  te  pardonner,  je 
te  remercie  1  quelle  plus  heureuse  mort  pouvais-je  avoir  ? 
—  Là  !  mets  ta  tête  sur  mes  genoux,  et  calme-toi,  mon 
enfant  !  —  Il  faut  bien  toujours  finir  par  mourir  ;  eh  bien, 
je  meurs  près  de  toi.  Tu  m'as  blessée  au  cœur,  mais  tu 
m'aimes.  Mon  sang  coule,  mais  tes  larmes  s'y  mêlent.  Oh  1 
je  dirai  à  Dieu,  s'il  m'est  donné  de  le  voir,  que  tu  es  un  bon 
fils  ! 

GENNARO. 

Il  faut  vivre,  ma  mère  ! 

DONA  LUCREZIA. 

Il  faut  mourir.  —  Ma  poitrine  se  remplit,  je  le  sens.  Mon 
fils,  mon  fils  adoré  !...  —  Oh  î  comprends-tu  la  joie  que  j'ai 
à  te  dire  tout  haut  et  à  toi-même  :  mon  fils  !  —  mcn  fils, 
embrasse-moi  I 

(Il  l'embrasse.  Elle  jette  un  cri.) 


LA   PRÉPARATION  A   LA   PRÉFACE  89 

Oh  !..'.  ma  blessure  ! —   Quelle   misère  l   Ce   que  je 

souhaitais  le  plus  au  monde,  un  tendre  embrassement  de 
mon  fils,  sa  poitrine  serrée  contre  ma  poitrine,  cela  m'a  fait 
du  mal  !  —  C'est  égal  !  embrasse-moi,  mon  fils  l  la  joie 
passe  encore  la  douleur  (1).  » 

En  écrivant  ce  chef-d'œuvre,  |Victor  Hugo  ne  se 
souvenait-il  pas  (obscurément  ou  non,  peu  importe), 
d'un  morceau  de  Thomas  Moore,  qu'il  cite  tout  au 
long  :  Zélica,  cachée  sous  un  voile,  est  frappée  par 
son  amant  :  «  Il  est  difficile  de  rien  lire  de  plus  tou- 
chant que  ses  dernières  paroles  : 

«  Je  ne  pensais  pas,  murmurait-elle  d'une  voix  éteinte  — 

fc^ct  appuyant  son  front  sur  le  bras  tremblant  d'Azim,  elle  lut 
dans  les  yeux  du  jeune  homme  une  douleur  bien  au-dessus 

■  \  des  souîTrances  de  sa  blessure,  —je  ne  croyais  pas  qu'il  te 
serait  réservé  de  me  donner  la  mort  ;  mais  tu  ne  voudrais 
point  me  priver  du  bonheur  de  l'avoir  reçue  de  ta  main,  si 

.  tu  savais  combien  j'ai  prié  le  Ciel  de  me  faire  ainsi  mourir. 

.  En  me  cachant  sous  ce  voile  abhorré,  je  n'espérais  tomber 
que  sous  le  fer  de  tes  soldats  :  mon  Azim,  la  blessure  que 
tu  m'as  faite  m'est  bien  plus  douce.  Oh  !  je  ne  changerais 
pas,  crois-moi,  cette  triste,  mais  tendre  caresse,  cette  mort 
entre  tes  bras,  pour  tout  le  bonheur  de  la  vie.  L'avenir, 
sombre  et  terrible  pour  mon  âme  égarée,  s'éclaircit  devant 
moi.  Tes  regards  d'amour   brillent  sur  ma   tête  coupable 

,  comme  la  première  aurore  de  la  miséricorde  éternelle,  et, 
si  ta  bouche  daigne  dire  que  je  suis  pardonnée,  les  anges 
répéteront  ces  consolantes  paroles.  Reste  dans  la  vie,  ô  mon 
Azim,  mon  adoré  !  Songe  céleste  1  je  puis  donc,  une  fois 
encore,  t'appeler  mon  Azim.  » 

L'esprit  et  le  cœur  ouverts  à  de  pareilles  beautés, 
Victor  Hugo  élargissait  peu  à  peu  le  cercle   de   ses 

(1)  Drame,  tome  III,  p.  537-438.  —  J'ai  déjà  eu  l'occasion  de 
signaler  cette  scène  magnifique  dans  mon  étude  sur  la  Convention 
dans  le  drame  romantique.  Pourquoi  ne  pas  essayer  une  fois  à  la 
scène  ce  dénouement  plus  dramatique  et  plus  pur  î 


90  tA    PRÉFACE   DE   CROMWELL 

admirations  classiques  et  devenait  éclectique,  ce  qui 
peut  être  un  tort  en  philosophie,  mais  ce  qui  est  un 
singulier  mérite  en  matière  littéraire  :  pour  lui,  ce  qu'il 
rêve  à  ce  moment,  c'est  un  genre  nouveau,  réunissant 
à  la  perfection  un  peu  froide  des  classiques  les  beautés 
irrégulières  mais  chaudes  du  romantisme  ;  c'est  ainsi 
qu'il  termine  un  plan  de  tragédie  qu'il  vient  de  refaire 
d'après  la  Marie  Stuart  de  Lebrun  :  «  J'ai  dit  que  cette 
tragédie  aurait  été  sublime,  et  qu'était-ce  en  effet  ? 
rien  que  quelques  pages  d'Atala,  deux  scènes  d'Aw- 
dromaque,  et  le  dénouement  de  Zaïre  et  d'Othello.  » 

.    V.  —  La  critique  dramatique. 

Maintenant  que  nous  avons  à  peu  près  montré  dans 
quel  état  d'esprit  particulier  se  trouvait  en  1820  Victor 
Hugo,  partagé  ou  pour  mieux  dire  tiraillé  entre  deux 
impulsions  contraires,  entre  le  passé  et  l'avenir,  nous 
pouvons  aborder  la  partie  la  plus  curieuse,  la  plus  riche 
en  morceaux  de  premier  ordre,  de  sa  collaboration  au 
Conservateur  :  la  critique  dramatique. 

Il  est  inutile  de  montrer  encore  une  fois,  par  de 
nombreux  exemples,  qu'on  retrouve  dans  ses  études 
sur  le  théâtre  les  mêmes  contradictions  politiques  ou 
artistiques  que  dans  ses  critiques  littéraires  :  ce  qui  nous 
intéresse  davantage,  c'est  de  voir  peu  à  peu  ces  lueurs 
indécises  se  concentrer  et  devenir  une  lumière  nette. 

Sans  doute,  on  pourrait  montrer  par  nombre  d'exem- 
ples que  chez  Victor  Hugo  le  critique  dramatique, 
comme  le  critique  littéraire,  se  rappelle  de  temps  en 
temps  qu'il  devrait  être  royaliste,  et  que  ses  convictions 
politiques  ne  doivent  pas  se  séparer  de  ses  opinions 
littéraires  :  ainsi,   lorsqu'il   s'aperçoit  qu'il  applaudit 


LA   PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  91 

par  mégarde  avec  la  partie  libérale  du  public,  il  a 
comme  un  remords,  et  ne  pouvant  nier  qu'il  applaudit 
les  mêmes  choses,  il  essaye  de  se  prouver  qu'il  ne  les 
approuve  pas  pour  les  mêmes  raisons  :  «  On  applau- 
dit ces  vers  sur  les  papes  dans  la  bouche  du  comte 
d'Anjou  : 

De  la  pourpre  des  rois  ces  prêtres  revêtus 
Pour  être  détrônés  ne  sont  pas  abattus,  etc. 

«  Une  certaine  portion  du  parterre  admire  leur  cou- 
leur philosophique.  Nous  les  croyons  bien  tournés.  »  De 
même,  en  pure  matière  littéraire,  on  voit  que  Victor 
Hugo  est  encore  en  proie  à  ses  préjugés  classiques  ; 
habitué  aux  formes  oratoires  et  lentes  de  la  passion 
tragique,  il  lui  coûte  d'admettre  que  la  douleur  au 
théâtre  doit  parler  à  peu  près  comme  la  douleur  dans 
la  réalité  :  après  avoir  cité  un  morceau  du  Louis  IX 
d'Ancelot,  où  Ton  entend  une  mère,  une  femme,  expri- 
mer ses  craintes  pour  son  fils,  pour  son  mari,  presque 
au  hasard,  sans  suivre  de  plan,  Victor  Hugo  porte  ce 
jugement  qu'il  casse  sans  hésiter  sept  ans  plus  tard. 

«  Au  milieu  de  ce  luxe  de  points  d'exclamation  et  d'interro- 
gation, d'apostrophes  à  Dieu,  puis  au  cher  enfant,  puis 
encore  à  Dieu,  puis  enfin  à  la  France,  il  est  difficile  de 
trouver  le  langage  d'une  terreur  vraie  et  maternelle.  De  ce 
que  la  douleur  éclate  en  sons  entrecoupés,  on  ne  doit  pas 
conclure  qu'elle  s'exprime  en  vers  hachés  et  décousus.  Le 
désordre  des  sentiments  n'entraîne  pas  le  vagabondage  des 
idées  ;  et  cette  remarque  que  M.  Ancelot  nous  donne  ici 
l'occasion  de  développer,  nous  a  été  déjà  inspirée  depuis 
longtemps  par  la  plupart  des  auteurs  dramatiques  du  siècle, 
qui  prennent  l'extravagance  du  discours  pour  le  délire  des 
passions.  » 


92  LA  PRÉFACE  DE    CROMWELL 

Rien  d'étonnant  à  ce  qu'on  retrouve  chez  un  si  jeune 
homme  de  très  nombreuses  traces  de  son  éducation, 
de  ses  premières  lectures  ;  rien  d'étonnant  à  ce  que, 
tout  en  se  transformant  lentement,  Victor  Hugo  garde 
quelque  chose  de  son  passé,  du  reste  bien  court  :  un 
romantique  de  l'époque  militante  aurait  comparé 
volontiers  ce  reste  de  classicisme  que  Victor  Hugo  con- 
serve encore  à  l'enveloppe  ridée  et  décolorée  que  la 
couleuvre  luisante  traîne  après  elle,  quand  elle  vient 
de  faire  peau  neuve.  Il  faut  aller  plus  loin,  et  recon- 
naître que,  même  en  matière  théâtrale,  Victor  Hugo  est 
encore  loin  de  se  dégager  de  certains  préjugés,  et  qu'il 
y  a  chez  lui  à  cette  époque  plutôt  des  promesses  loin- 
taines que  des  gages  actuels  de  romantisme. 

Il  est  incontestable  pourtant  que  nombre  de  théories 
neuves  éclatent  singulièrement  dans  ses  chroniques, 
au  milieu  d'idées  traditionnelles.  S'il  ne  demande  pas 
encore  l'exactitude  du  costume  au  théâtre,  dans  les 
détails  matériels,  il  l'exige  au  moins  dans  les  vers  : 
«  Clodéric  parle  du  cimeterre  interprète  des  dieux  :  le 
cimeterre,  dans  la  bouche  d'un  Sicambre,  est  un  petit 
défaut  de  costume,  que  M.  Viennet  à  la  vérité  pourra 
compenser  dans  l'une  de  ses  prochaines  tragédies  en 
mettant  une  francisque  dans  les  mains  d'un  Turc.  » 
Victor  Hugo,  sur  cette  question  si  importante  de  l'his- 
toire au  théâtre,  est  déjà  presque  complètement 
romantique  ;  il  se  contenterait  volontiers  de  la  vérité 
archéologique  des  détails,  à  condition  qu'on  lui  permît 
de  prendre  des  libertés  avec  la  vérité  des  événements  : 
à  propos  du  Conradin  et  Frédéric,  de  Liadières,  il 
remarque  ceci  :  «  Les  défauts  de  cette  tragédie  ont  cela 
d'ingénieux,  qu'il  faut,  pour  en  être  choqué,  avoir  lu 
l'histoire  et  connaître  les  règles;  le  grand  nombre  des 


LA    PRÉPARATION  A   LA   PRÉFACE  93 

spectateurs  s'en  aperçoit  peu  parce  qu'il  ne  sait  que 
sentir  ;  aussi  le  grand  nombre  juge-t-il  toujours  bien. 
Et  en  effet,  pourquoi  trouver  si  mauvais  qu'un  auteur 
tragique  viole  quelquefois  l'histoire?  Si  la  licence  n'est 
pas  poussée  trop  loin,  que  m'importe  la  vérité  histo- 
rique, pourvu  que  la  vérité  morale  soit  observée? 
Voulez-vous  que  l'on  dise  de  l'histoire  ce  qu'on  a  dit  de 
la  poétique  d'Aristote  :  elle  fait  faire  de  bien  mauvaises 
tragédies  ?  Soyez  peintre  fidèle  de  la  nature  et  des 
caractères,  et  non  copiste  servile  de  l'histoire.  » 

Enfin,  sans  prétendre  que  dès  ce  moment  Victor 
Hugo  songeait  à  sa  plus  étonnante  création  dramatique, 
n'est-il  pas  curieux  de  voir  que,  même  alors,  il  était 
assez  porté  à  admettre  le  rôle  du  fou,  du  bouffon,  en 
littérature,  drame  ou  roman  :  «  On  a  critiqué  le  person- 
nage du  bouffon  Wamba  ;  on  a  trouvé  qu'il  paraissait 
quelquefois  trop  visiblement  imité  de  Shakespeare,  et 
que  ses  plaisanteries  manquaient  de  goût  :  nous  croyons 
au  contraire  ce  rôle  heureusement  choisi,  et  si  les  plai- 
santeries du  magnanime  fou  sont  quelquefois  un  peu 
bizarres,  il  faut  plutôt  s'en  prendre  au  siècle  où  l'his- 
toire se  passe,  qu'à  l'auteur.  » 

Il  y  a  donc  dans  sa  critique  dramatique  des  traces 
du  passé  et  des  promesses  pour  l'avenir  :  il  y  a  surtout 
un  talent  prodigieux.  Sans  doute  c'est  un  critique 
encore  jeune,  quis'égaye  de  sa  tâche,  et  qui  nous  égayé 
avec  lui  :  Victor  Hugo,  qui  protestera  plus  tard  si  vive- 
ment contre  la  critique  agressive,  n'est  pas  tendre  pour 
ses  futurs  confrères  :  V Homme  poli,  de  Merville,  ne 
trouve  guère  grâce  devant  lui  :  «  Dans  la  pièce  telle 
qu'elle  est,  le  troisième  acte  est  malheureusement  ter- 
miné ;  les  acteurs  sortent  on  ne  sait  pourquoi  ;  l'action 
semble  finie  :   si  l'on  demandait  aux  spectateurs  ce 


94  LA   PRÉFACE   DE    CROMWKLL 

qu'ils  attendent  sur  les  banquettes,  ils  n'auraient  d'au- 
tre ressource  que  de  compter  sur  leurs  doigts,  et  de 
répondre  qu'ils  n'ont  encore  vu  que  trois  actes,  et 
qu'ils  ont  lu  sur  l'affiche  que  la  pièce  était  en  cinq.  » 

Même  irrévérence  avec  certaines  tragédies  et  certains 
tragiques  :  dans  la  Marie  Stuart  de  Lebrun,  Leicester 
trahit  Marie,  et  laisse,  sans  tirer  Tépée,  entraîner  sa 
maîtresse  à  la  mort  :  «  Le  caractère  de  Leicester  est  si 
étrange  que  l'on  en  doute  jusqu'au  dernier  instant;  on 
ne  le  connaît  qu'en  voyant  la  porte  fatale  se  refermer 
sur  Marie  ;  et  dans  ce  moment,  Talma,  qui  s'est  chargé 
de  faire  passer  cette  situation,  étonne  le  spectateur  par 
des  cris  si  extraordinaires  et  si  inattendus,  qu'on  oublie 
Marie  et  Leicester  pour  ne  plus  s'occuper  que  de  la 
capacité  de  ses  poumons.  »  Tantôt,  sur  un  ton  demi- 
plaisant,  il  dit  de  dures  vérités  :  «  Nous  craignons  que 
M .  Delavigne  ne  soit  dépourvu  des  deux  qualités  les 
plus  essentielles  au  théâtre.  Gomme  auteur  tragique 
il  a  du  mouvement  et  manque  de  sensibilité;  comme 
auteur  comique,  il  a  de  l'esprit  et  point  de  gaîté.  //  sem- 
ble, ainsi  que  le  disait  ce  joyeux  et  infortuné  Scarron, 
il  semble  que  cet  homme-là  n'ait  ni  entrailles  ni  rate.  » 

Tantôt,  il  descend  même  d'un  ton,  et  ne  dédaigne 
pas  la  pure  bouffonnerie  :  «  Ligier  débite  son  rôle  avec 
beaucoup  de  talent  ;  nous  le  préviendrons  toutefois  de 
ne  pas  prononcer  ce  vers  : 

Applaudir  de  nos  Francs  Yagonie  et  la  mort, 

de  façon  que  le  spectateur  entende  ta  colique  et 
la  mort.  M.  Viennet  n'a  pas  besoin  que  l'on  rende  ses 
vers  ridicules.  » 

Ce  sont  là  des  traits  de  jeunesse  :  Victor  Hugo  est  de 


LA   PRÉPARATION  A    LA  PRÉFACB  95 

son  âge  par  sa  gaîté  ;  mais  sa  science  est  prématurée. 
Il  est  de  mode  aujourd'hui  de  contester  son  érudi- 
tion (1).  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'à  dix- huit  ans 
il  pouvait  se  charger  presque  seul  de  la  chronique  dra- 
matique au  Conservateur,  et  qu'il  connaissait  assez  ses 
classiques  pour  dénoncer  impitoyablement  les  imita- 
tions, les  plagiats  ;  c'est  ainsi  qu'il  reconnaît,  dans  le 
Flatteur  de  l'inconnu  «  Gosse  »,  un  vers  «  qui  est  pris 
à  liousseau  : 

Souriez-vous  ?  il  rit.  Êtes-vous  triste  ?  il  pleure. 
Sont-ils  joyeux  ?  je  ris.  Sont-ils  tristes  ?  je  pleure, 

qui  avait  pris  lui-même  le  sien  à  Regnard  : 

Si  Célimène  rit,  à  rire  il  s'évertue  ; 

Est-elle  triste  ?  il  pleure  ;  a-t-elle  chaud  ?  il  sue, 

qui  avait  pris  lui-même  les  siens  à  Juvénal  : 
Vilis  adulator,  si  dixeris  aestuo,  sudat.  » 

A  propos  d'un  personnage  du  Louis  IX  d'Ancelot, 
le  critique  de  dix-huit  ans  peut  dire  simplement  : 
«  M.  Ancelot  prétend  l'avoir  trouvé  dans  les  mémoires 
du  temps  :  nous  croyons  connaître  les  vieilles  chroni- 
ques, et  nous  n'y  avons  rien  vu  de  pareil.  M.  Ancelot 

i  nous  ferait  plaisir  en  nous  indiquant  l'endroit  où  il  a 

1  puisé  l'idée  de  ce  rôle.  » 

Ces  études    dramatiques  fourmillent  de  réflexions 

I  justes  ;  elles  montrent  que  Victor  Hugo  a  déjà  réfléchi, 
qu'il  a  un  système  à  lui  :  il  juge,  sans  prendre  ce  ton 
tranchant  qui  dissimule  souvent  l'incompétence  du  juge, 

(4)  Cf.  Renouvier,  p.  95-102. 


96  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

mais  avec  une  réelle  autorité  :  le  vice  radical  des  Vêpres 
siciliennes,  dit-il,  «  est,  selon  nous,  d'y  avoir  introduit 
l'amour;  cette  passion,  dont  le  développement  est 
gêné  par  celui  d'une  grande  conspiration,  ne  peut 
tenir  que  la  seconde  ligne  dans  sa  tragédie,  et  l'amour, 
au  théâtre  comme  ailleurs,  veut  toujours  la  première 
place.  »  Pour  donner  une  idée  complète  de  son  talent 
de  chroniqueur  dramatique,  nous  ne  pouvons  résister 
au  plaisir  de  citer  presque  en  entier  son  plus  charmant 
article,  à  propos  de  la  Somnambule  de  Scribe. 

«  Une  chaise  de  poste  qui  verse,  un  domestique  poltron,  un 
revenant,  un  capitaine  étourdi,  un  mariage  fait  et  rompu, 
etc.  :  voilà  bien  des  scènes  rebattues.  Cependant  allez  voir 
la  Somnambule,  et,  quoiqu'elle  renferme  tout  cela,  dites-nous 
si  le  premier  mérite  de  cette  charmante  pièce  ne  vous 
paraîtra  pas  la  nouveauté.  Ce  joli  vaudeville  ressemble  à  ces 
décorations  fraîches  et  brillantes  que  le  machiniste  monte 
sur  de  vieux  ressorts,  ou  plutôt  à  ces  physionomies 
originales  qui  n'ont  pourtant  d'autres  éléments  que  ceux 
de  toutes  les  figures  humaines.  Que  nos  vaudevillistes  par 
métier  n'aillent  pas  demander  à  MM.  Scribe  et  Alexandre 
Delavigne  leur  secret:  ce  secret-là  ne  peut  se  communiquer; 
c'est  le  talent. 

«  Depuis  longtemps  aucun  théâtre  n'avait  vu  (les  genres 
mis  à  part)  un  succès  aussi  éclatant,  et,  ce  qui  est  plus 
encore,  aussi  mérité.  Nous  n'analyserons  pas  le  vaudeville 
nouveau  ;  l'ennui  qu'inspire  une  analyse  est  presque 
toujours  en  raison  directe  du  plaisir  que  cause  un  ouvrage,  et 
dans  ce  cas,  nous  riquerions  d'être  mortellement  ennuyeux. 
La  Somnambule  est  un  petit  chef-d'œuvre  où  nous  aurions 
honte  de  relever  quelques  invraisemblances  et  peut-être 
quelques  incorrections.  Ces  défauts  sont  si  légers,  que  nous 
ne  savons  si  les  auteurs  doivent  chercher  à  les  effacer  : 
souvent,  quand  le  tissu  est  délicat,  en  voulant  enlever  une 
tache,  on  le  déchire... 

«  Rendons  aussi  justice  aux  acteurs  :  il  est  difficile  de 
jouer  avec  plus  d'ensemble    et  d'aplomb.  Le  joli  rôle  de 


LA   PRÉPARATION    A   LA   PRÉFACE  97 

.Cécile  est  encore  embelli  par  une  actrice  fort  aimable,  et  il 
faut  le  dire,  sans  son  jeu  plein  de  grâce  et  de  vérité,  la  scène 
de  la  Somnambule,  au  second  acte,  paraîtrait  un  peu 
hasardée.  Nous  croyons  qu'il  est  impossible  de  ne  pas 
applaudir,  lorsque  Gontier,  présentant  à  son  ami  les  grands 
parents  de  sa  future,  chante  avec  cet  air  d'abandon  qu'on 
lui  connaît  : 

Mais  vois  un  peu  quelles  tournures! 
Hs  sont  bien  généreux,  vraiment, 
De  montrer  gratis  des  figures  , 
Qu'on  irait  voir  pour  de  l'argent. 


«  Nous  dirons  en  passant  quelques  mots  de  la  Féerie  des 
Arts,  vaudeville  récemment  représenté  sur  le  même  théâtre, 
et  que  nous  avons  revu  avec  plaisir  après  la  Somnambule. 
Cette  fiction,  destinée  à  célébrer  Yexposition  des  produits  de 
l'industrie,  et  le  Salon  de  1819,  est  ingénieuse,  mais  un  peu 
froide.  Les  couplets  sont  en  général  bien  tournés  ;  mais  les 
vers  que  récite  le  génie  de  Cachemire,  doivent  tout  Ge  qu'ils 
ont  de  gracieux  au  débit  de  Mlle  Minette.  On  applaudit  avec 
transport  l'éloge  des  beaux  tableaux  de  MM.  Gros  et  Girodet, 
uniquement  à  cause  du  génie  de  M.  Girodet  et  du  noble  sujet 
traité  avec  tant  de  talent  par  M.  Gros.  Cependant  plusieurs 
scènes  pétillantes  d'esprit  rachètent  la  faiblesse  des  autres  ; 
et  dans  tous  les  cas,  si  vous  avez  pour  soutien  le  jeu  enchan- 
teur de  Mme  Perrin, 

non  ego  multis 

Offendar  maculis.  » 


Tout  cela  a  été  écrit  en  décembre  1819,  quand 
Victor  Hugo  avait  dix-sept  ans. 

Ajoutez,  à  ces  pages  pleines  d'humour,  des  analyses 
où  l'on  remarque,  outre  une  clarté  parfaite,  une  force 
de  pensée  singulière,  un  commentaire  profond  :  j'en 
citerai  comme  exemple  la  critique  de  la  Marie  Stuarij 
de  Lebrun,  dont  Victor  Hugo  n'a  reproduit  dans  son 
miwïm  dis  QftoMtauÀâ  j 


98  LA   PRÉFACE  DE   CR0MWELL 

Journal  (1)  que  le  début  et  la  fin,  mais  qui  se  troave 
réimprimé  in  extenso  dans  le  Victor  Hugo  raconté, 
édition  ne  varietur  (2). 

Ces  pages  suffiraient  à  prouver  que  l'épigraphe  du 
journal, 

Fungar  vice  cotis,  acutum 
Reddere  quse  ferrum  valet,  exsors  ipsa  secandi, 

était  trop  modeste,  tout  au  moins  pour  Victor  Hugo. 

J'aiécourté,  à  regret,  mais  à  dessein,  ces  citations; 
je  ne  voudrais  pas  avoir  l'air,  dans  une  introduction, 
de  faire  une  édition  des  œuvres  inédites  de  Victor 
Hugo  (3). 

Voici  notre  conclusion  :  si  le  lecteur,  après  avoir 
parcouru  cette  partie  de  notre  étude,  éprouve  quelque 
embarras  à  préciser  son  impression,  à  se  faire  une 
idée  nette  des  opinions  littéraires  et  politiques  de 
Victor  Hugo  en  1820,  c'est  sans  doute  beaucoup  notre 
faute,  mais  cela  tient  aussi  à  ce  que  nous  avions  à 
décrire  un  état  d'esprit  troublé,  divisé'entre  de  vieilles 
idées  bien  enracinées,  et  des  idées  nouvelles  qui  com- 
mençaient à  surgir.  Victor  Hugo  du  reste  l'a  dit  lui- 
même,  en  parlant  du  Journal  d'un  jeune  Jacobite: 

«  Il  y  a  de  tout  dans  ce  journal.  C'est  le  profil  à  demi 
effacé  de  tout  ce  que  nous  nous  figurions  en  1819.  C'est, 
comme  dans  nos  cerveaux  alors,  le  dialogue  de  tous  les 
contraires.  Il  y  a  des  recherches  historiques  et  des  rêveries, 


(1)  Pages  95  et  96. 

(2)  T.  i,  p.  447,  sqq. 

(3)  Nos  lecteurs  seront  de  l'avis  de  Victor  Hugo,  qui,  dans  un 
cas  semblable,  écrivait  :  «  Nous  avons  multiplié  les  citations  et 
nous  sommes  sûrs  que  personne  ne  s'en  plaindra.  » 


LA  PRÉPARATION   A   LA   PRÉFACE  99 

des  élégies  et  des  feuilletons,  de  la  critique  et  de  la  poésie  ; 
pauvre  critique!  pauvre  poésie  surtout  1  II  y  a  de  petits  vers 
badins  et  de  grands  vers  pleureurs;  d'honorables  et  fu- 
rieuses déclamations  contre  les  tueurs  de  rois...  Il  y  a  des 
rêves  de  réformes  pour  le  théâtre,  et  des  vœux  d'immobilité 
pour  l'État...  toutes  sortes  d'instincts  classiques  mis  au  ser- 
vice d'une  pensée  d'innovation  littéraire...  Tout  cela  va, 
vient,  avance,  recule,  se  mêle,  se  coudoie,  se  heurte,  se  con- 
tredit, se  querelle,  croit,  doute,  tâtonne,  nie,  affirme,  sans 
but  visible,  sans  ordre  extérieur,  sans  loi  apparente...  (1). 


C'est  à  peu  près  là  l'impression  produite  par  le  Jour- 
nal d'un  jeune  Jacobite;  mais  combien  plus  puissante 
encore  celle  que  laisse  la  lecture  du  Conservateur  lit' 
ter aire ,  où  rien  n'est  refait,  où  tout  est  de  premier 
jet.  C'est  un  vrai  rafraîchissement  pour  l'esprit,  que 
de  voir  ce  futur  homme  de  génie,  cet«  enfant  sublime  » 
(le  mot  restera  malgré  tout),  combattre  pour  ce  qu'il 
croit  ses  idées  avec  une  fougue  et  une  franchise  sédui- 
santes. Après  avoir  lu  les  trois  volumes  du  Conserva- 
teur, je  cherchais,  pour  donner  en  quelque  sorte  un 
corps  à  mon  impression,  auquel  de  ces  innombrables 
héros  qu'il  devait  créer  plus  tard  je  pourrais  bien  com- 
parer ce  débutant,  déjà  riche  de  talent,  et  encore 
pauvre  d'argent  (car  le  Conservateur  n'a  guère  dû 
l'enrichir)  :  je  me  rappelai  tout  à  couple  gentil  Ayme- 
rillot  de  la  Légende  des  Siècles,  et  sa  fière  déclaration  : 

Un  liard  couvrirait  fort  bien  toutes  mes  terres, 
Mais  tout  le  grand  ciel  bleu  n'emplirait  pas  mon  cœur. 

(1)  Préface  du  Journal,  p.  78-9. 


100  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELÎ, 


§  9.  —  Victor  Hugo  et  la  «  Muse  française  ». 

La  collaboration  de  Victor  Hugo  à  la  Muse  française, 
bien  que  moins  considérable  pour  le  nombre  des  arti- 
cles, est  aussi  intéressante,  à  cause  du  progrès  des 
idées,  de  l'évolution  lente  mais  continue  vers  le  libéra- 
lisme en  politique  et  en  littérature,  c'est-à-dire,  en 
somme,  de  la  préparation  à  la  Préface  (1). 

On  remarque  déjà  dans  le  collaborateur  de  la  Muse 
une  tendance  à  laisser  percer  dans  ses  théories  litté- 
raires ses  sympathies  personnelles. 

«  Bonaparte  »  reste  sa  bête  noire  (2).  Il  est  placé, 

(1)  Des  cinq  morceaux  en  prose  qu'il  donna  à  la  Muse,  quatre, 
Quentin  Durward,  Essai  sur  l'indifférence  en  matière  de  religions, 
sur  Voltaire,  sur  Georges  Gordon,  ont  été  reproduits  avec  quel- 
ques corrections  dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  p.  231- 
279.  Je  renvoie  à  cette  reproduction,  plus  facile  à  se  procurer, 
quand  les  deux  textes  sont  identiques  ;  dans  le  cas  contraire, 
je  cite  d'après  la  Muse. 

En  général,  dans  sa  réédition, Victor  Hugo  a  mis  ces  articles  au 
point.  Il  supprime  ce  qui  ne  pouvait  intéresser  que  les  lecteurs 
de  la  Muse,  ou  encore  les  formules  qui  convenaient  peut-être  à 
un  débutant,  mais  non  pas  au  maître.  Ainsi,  pour  l'article  sur 
YEloa  de  Vigny,  publié  dans  la  livraison  de  mai  1824,  il  y  a  des 
modifications  importantes,  déjà  signalées  par  M.  Biré  dans  son 
Victor  Hugo  avant  1830,  p.  317-320  :  ce  morceau  reparaît  dans 
Littérature  et  Philosophie  mêlées,  sous  le  titre  Idées  au  hasard; 
ce  sont  les  fragments  ni,  iv  et  v.  Le  nom  d'A.  de  Vigny  est  effacé 
partout,  et  remplacé  au  fragment  vpar  celui  de  Milton.  J'ai  déjà 
expliqué  pourquoi  et  de  quel  droit  Victor  Hugo  effaçait  ainsi  de 
ses  articles  de  jeunesse  le  nom  de  ses  contemporains.  Il  n'avait 
pas  besoin,  en  1834,  de  faire  de  la  réclame  à  Vigny.  Il  n'y  a 
donc  pas  là,  comme  dit  M.  Biré,  «  un  petit  subterfuge,  »  mais 
une  habitude  constante  et  toute  naturelle.  L'article  du  reste  vaut 
mieux  que  les  fragments,  où  ne  figure  pas  par  exemple  tout  le 
début,  très  curieux  comme  théorie  littéraire.  —  Cf.  Derômej 
p.  86-90. 

(8)  Mme,  de  Juin  i8§4,  p.  33t; 


LA  PREPARATION  A  LA  PRÉFACE  101 

par  un  parallèle  assez  singulier,  qui  prouve  déjà  la 
hantise  de  l'idée  napoléonienne  chez  Victor  Hugo,  en 
dessous  de  Walter  Scott  :  «  Cet  homme  connaissait 
bien  peu  le  génie  populaire,  qui  essayait  de  rajeunir  le 
Louvre,  et  de  récrépir  la  monarchie  de  Charlemagne. 
Walter  Scott  comprend  mieux  sa  mission  de  poète 
que  ce  géant  aveugle  n'a  compris  celle  de  fondateur. 
Hâtons-nous  de  rompre  ce  rapprochement  fortuit 
entre  deux  hommes  qui  ont  deux  sphères  de  célébrité 
si  diverses  (1)...  » 

De  môme  Chateaubriand  est  encore  le  manitou  de 
la  littérature,  comme  dans  le  Conservateur;  il  occupe 
toujours  la  place  d'honneur  (2)  Devant  lui  s'inclinent 
les  barrières  des  genres  ;  les  Martyrs  prennent  place 
dans  l'épopée,  «  car,  bien  que  l'auteur  de  cet  admirable 
poème  ne  l'ait  point  assujetti  au  joug  métrique,  ceux- 
là  seuls  lui  refuseront  la  palme  épique,  qui  voudraient 
en  décorer  leur  aride  Henriade,  cette  gazette  en  vers, 
où  Voltaire  a  évité  soigneusement  la  poésie,  comme  on 
évite  un  ami  avec  qui  on  veut  se  brouiller  (3).  »  Placer 
les  Martyrs  au-dessus  de  la  Henriade,  c'est  peu  ;  mais, 
autre  part.  Victor  Hugo  met  Chateaubriand  à  la  hauteur 
d'Homère,  quand  il  rêve  pour  lui  de  nouveaux  rhapso- 
des :  '<  M.  de  Chateaubriand,  dont  le  génie  flatte  toutes 
les  imaginations  lors  même  qu'il  ne  touche  pas  tous 
les  cœurs,  a  laissé  tomber  sur  les  Juifs  quelques-unes 
de  ces  pages  merveilleuses  qui,  passant  de  mémoire  en 
mémoire,  n'auraient  pas  besoin  du  secours  de  l'impri- 
merie pour  arriver  à  la  postérité  la  plus  reculée  (4).  » 

(1)  Muse,  juillet   1823,  p.  31. 

(2)  Philosophie,  I,  213. 

(3)  Muse,  juillet  1823,  p.  3i. 

(4)  Ibid.,  août  1823,  p.  91. 


102  LA    PRÉFACE   DE   CR0MWEÏ.L 

Chateaubriand  est  encore  paré  de  tout  le  prestige 
du  génie,  et  d'un  génie  longtemps  malheureux.  Victor 
Hugo  aime  en  lui  l'écrivain,  et  l'émigré;  il  remercie 
Walter  Scott  d'avoir,  dans  l'avant-propos  de  Quentin 
Durward,  représenté  d'une  façon  ingénieuse  et  tou- 
chante l'émigration  :  «  Nous  ne  terminerons  point  cet 
article  sans  le  remercier  de  sa  touchante  et  ingénieuse 
préface.  Son  vieux  marquis  provoque  à  chaque  instant 
le  sourire  et  les  larmes. 

«  Loin  de  nous  la  pensée  de  réveiller  ici  le  moindre 
souvenir  de  parti  I  S'il  est,  comme  on  l'assure,  des 
Français  qui  osent  ripe  de  quelques  vieillards,  Français 
comme  eux,  lesquels  ont  vécu  dans  l'exil  et  meurent 
dans  la  pauvreté,  qu'ils  lisent  la  préface  de  Quentin 
Durward;  elle  les  réconciliera  avec  les  infortunes  de 
l'honneur.  Nous  regrettons  seulement  que  ce  service 
leur  soit  rendu  par  un  étranger.  Pour  nous,  nous 
avons  toujours  pensé  qu'il  peut  y  avoir  au  monde  quel- 
que chose  de  plus  ridicule  que  la  vieillesse  et  le  mal- 
heur (1).  » 

Ce  qu'il  aime  en  Walter  Scott,  c'est  cette  façon  de 
traduire  l'histoire  ou  de  la  travestir  en  roman  (2).  Il 
fait  bon  marché  de  la  précision  historique,  pourvu  que 
l'on  conserve  la  «  vérité  morale  »  (3),  vérité  fort  élas- 
tique, et  favorable  aux  partis  pris  politiques. 

La  seule  chose  qu'il  reproche  au  grand  romancier, 
c'est  de  n'avoir  pas  représenté  en  beau  la  royauté  de 
droit  divin  :  «  Comme  Français,  nous  ne  remercierons 
par  sir  Walter  de  l'incursion  qu'il  vient  de  faire  dans 


(1)  La  Muse  française,  juillet  4823,  p.  45. 

(2)  Philosophie,  1,  £55. 
(3)76ïd.,p.  287. 


LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE  103 

notre  histoire  :  nous  serions  plutôt  tenté  de  la  repro- 
cher à  cet  Écossais.  Certes,  celui  qui  entre  tous  nos 
rois,  nos  Charlemagne,  nos  Philippe-Auguste,  nos 
saint  Louis,  nos  Louis  XII,  nos  François  I*p,  nos 
Henri  IV  et  nos  Louis  XIV,  a  été  choisir  pour  son 
héros  Louis  XI,  ne  peut  être  qu'un  étranger.  Voilà 
bien  une  inspiration  de  la  muse  anglaise  (1).  » 

Dans  cette  ferveur  politico-religieuse,  Victor  Hugo 
en  est  encore  à  la  répulsion  pour  le  xvme  siècle  (2).  Il 
parle  du  temps  de  Voltaire  en  disciple  de  la  Restaura- 
tion, mais  aussi  en  homme  d'avenir.  On  voit  percer 
en  lui  le  chef  de  la  génération  nouvelle,  «  sérieuse  et 
douce  (3)  »,  dont  il  va  bientôt  apporter  l'ultimatum. 

En  attendant  qu'il  expose  son  plan  de  campagne 
aux  jeunes  gens,  il  leur  donne  des  conseils:  il  les  pré- 
munit contre  le  respect  des  vieilleries,  môme  des  gens 
vieillis  dans  la  critique  (4).  Il  préconise  un  esprit  plus 
jeune  et  plus  large  ;  il  recommande  de  négliger  les 
défauts,  de  voir  et  de  faire  voir  surtout  les  beautés,  et 
il  prêche  d'exemple  à  propos  de  Vigny  :  «  La  belle  ima- 
gination de  l'auteur  s'est  fortifiée  en  se  purifiant  ;  son 
style,  sans  rien  perdre  de  sa  flexibilité,  de  sa  fraîcheur 
et  de  son  éclat,  a  perdu  les  défauts  qui  le  déparaient. 
Peut  être  cependant  y  découvrir  ait- on  encore  quelques 
taches  en  y  regardant  de  très  près;  mais  il  faudrait 
avoir  la  vue  bien  basse.  Quant  à  nous,  nous  n'envions 
à  personne  la  triste  satisfaction  de  compter  des  imper- 
fections (5).  » 


(1)  La  Muse,  juillet  1823,  p.  38-39. 
(2,  Philosophie,  1,271,  289. 

(3)  Philosophie,  l,  261. 

(4)  Ibid.,  1,  280,  281. 

(5)  La  Muse,  mai  1824. 


104  LA    PREFACE   DE    CROMWELL 

Voilà  déjà  bien  des  points  de  ressemblance  avec  la 
Préface,  par  conséquent  bi'en  des  jalons  sur  la  route 
que  nous  relevons,  et  qu'a  suivie  Victor  Hugo,  du  pur 
classicisme  à  la  doctrine  romantique.  Mais,  outre  ces 
ressemblances  déjà  frappantes,  il  faut  encore  signaler, 
dans  la  Muse  de  1824,  l'existence  de  deux  germes  géné- 
rateurs du  manifeste  de  1827.  C'est  d'abord  la  théorie 
même  du  drame,  dont  l'idée  est  déjà  très  précisée,  et 
qui  ne  diffère  de  sa  forme  future  que  par  les  images 
qu'elle  doit  revêtir  trois  ans  plus  tard  (1).  G  est  surtout 
le  genre  de  polémique  adopté  dans  ces  discussions 
littéraires,  le  ton  ironique,  déjà  dominant. 

«  Puisque  décidément  tout  est  perdu  en  littérature,  puis- 
que le  mauvais  goût  est  devenu  le  goût  général  ;  qu'on  en 
est  arrivé  au  point  d'insulter  chaque  jour  à  ce  qu'il  y  a  au 
monde  déplus  saint  et  sacré,  leTartare,  le  Pinde,  la  vache  ïo, 
le  dieu  Silène  ;  que  nos  poètes,  dans  leur  licence  et  dans 
leur  impiété,  Ont  cessé  de  mêler  la  ceinture  de  Vénus  au 
voile  de  Marie,  et  osent  soutenir  que  le  fiât  lux  n'a  pas  été 
dit  pour  créer  Phébus;  puisque,  selon  plusieurs  de  ces 
insensés,  la  poésie  vit  beaucoup  moins  de  fiction  que  de 
vérité  ;  puisqu'ils  sont  même  soupçonnés  de  vouloir  substi- 
tuer on  ne  sait  quelle  littérature  étrangère,  puisée  dans  nos 
traditions  et  dans  nos  croyances,  à  cette  littérature  si  fran- 
çaise et  si  chrétienne,  qui  n'a  de  dieux  que  ceux  de  l'Olympe, 
de  héros  que  ceux  de  Rome  et  de  la  Grèce;  puisqu'enfin 
nous  sommes  menacés  d'une  nouvelle  invasion  de  barbares, 
et  que  dix  ou  douze  écrivains  s'imaginent,  parce  qu'ils  ont  du 
talent  et  de.  la  renommée,  avoir  le  droit  d'être,  en  vers 
comme  en  prose,  de  leur  pays,  de  leur  siècle  et  de  leur  reli- 
gion; il  sera  permis  peut-être  à  l'auteur  de  cette  période 
cicéronienne  du  genre  de  celles  que  la  rhétorique  appelle 
suspensions,  d'énoncer  ici  quelques  vérités  très  naturelles  et 
très  hérétiques,  et  les  classiques  défenseurs  des  saines  doc" 
ï 

(i)  Philosophie,  I,  249. 


LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE  105 

trines  littéraires  les  lui  pardonneront  sans  doute  {scirent  si 
tgnoscere...)  en  faveur  d'un  exorde  si  académique!  Osons 
donc  le  dire  un  peu  haut.  Ce  n'est  point  réellement  aux 
sources  d'Hippocrène,  à  la  fontaine  de  Castalie,  ni  même  au 
ruisseau  de  Permesse  que  le  poète  puise  son  génie  ;  mais  tout 
simplement  dans  son  âme  et  dans  son  cœur  (1).  » 


§  10.  —  La  Préface  des  «  Nouvelles  Odes  »  et  le  «  Journal 
des  Débats  ». 


En  1824,  tandis  que  la  Muse  française  disparaît,  pa- 
raissent les  Nouvelles  Odes,  dont  la  préface,  moins 
connue  que  celle  de  Cromwell,  a  pourtant  l'importance 
d'un  prélude.  Victor  Hugo  n  y  prend  par  encore  nette- 
ment l'attitude  d'un  belligérant. Il  essaye  de  jouer  le  rôle 
dangereux  de  conciliateur  entre  les  deux  armées  en 
présence.  Il  cherche  un  terrain  neutre  pour  négocier, 
prétendant  qu'il  y  a  malentendu,  qu'on  va  se  battre 
pour  une  querelle  de  mots  ;  qu'il  n'y  a  rien  de  sérieux 
dans  ces  deux  devises  :  genre  classique,  et  genre  ro- 
mantique. Il  n'admet  qu'un  seul  dogme  :  la  littérature 
nouvelle  ne  peut  être  que  l'expression  delà  société 
nouvelle,  religieuse  et  monarchique  (2). 

Peine  perdue  :  tant  d'excellentes  intentions,  ou  de 
candides  illusions,  ne  peuvent  tromper  que  le  poète. 
L'école  classique  a  de  bons  yeux  ;  elle  devine,  dans  ce 
prétendu  arbitre,  un  adversaire,  et  des  plus  dangereux. 
Elle  lui  envoie  une  première  sommation  par  Hoffman, 
qui  signe  de  la  lettre  Z  un  article  miel  et  vinaigre  dans 
les  Débats  du  14  juin  1824. 


<i)  La  Muse,  mai  1824,  p.  275-276. 
(2)  Poésie,!,  10,  il,  et  17. 


106  LA   PRÉFACE    DE   CROMWELL 

Suivant  la  tactique  habituelle,  le  critique  vante,  aux 
dépens  du  second  recueil  d'odes,  le  premier,  qu'il  met, 
éloge  suprême,  au  rang  des  poésies  lyriques  de  Jean- 
Baptiste  ;  ce  n'est  pas  du  reste  qu'il  n'y  ait  déjà  flairé 
une  certaine  «  vapeur  romantique  » .  L'odeur  est  plus 
forte  encore  dans  le  nouveau  recueil  ;  cela  sent  «  la 
Muse  germanique  » .  Victor  Hugo  a  beau,  dans  la  préface 
de  ses  Odes,  se  défendre  d'être  romantique,  Hoffman  le 
relègue  impitoyablement  loin  du  classicisme,  et  trace 
la  limite  infranchissable  entre  les  deux  genres  :  con- 
cédant à  Victor  Hugo  qu'à  côté  du  monde  réel  existe 
un  monde  idéal,  il  prétend  que  nous  ne  pouvons  aper- 
cevoir le  second  qu'à  travers  »  le  prisme  »  du  premier, 
les  abstractions  qu'à  l'aide  des  réalités  ;  les  classiques 
se  cantonnent  dans  le  monde  réel,  «  les  romantiques 
s'égarent  dans  le  monde  idéal  :  voilà  la  ligne  de  démar- 
cation. » 

Six  semaines  après,  «  Z  »,  d'un  ton  grincheux,  priait 
le  journal  d'insérer  la  réplique  du  poète.  On  comprend 
mal  l'ennui  du  rédacteur  des  Débats,  car  jamais  son 
journal  ne  se  vit  à  pareille  fête  ;  c'était  le  premier  ma- 
nifeste de  l'Ecole  Romantique,  écrit  de  la  meilleure 
encre  de  Victor  Hugo  (1). 

Le  début  est  d'une  politesse  charmante,  ancien  ré- 
gime, avec  une  pointe  d'ironie  : 

«  Je  vous  dois  beaucoup  de  remercîments,  et,  permettez- 
moi  d'ajouter,  quelques  observations.  C'est  un  hommage  de 
véritable  estime  que  je  me  plais  à  vous  rendre,  Monsieur. 
Vous  n'êtes  pas  de  ces  avocats  qui  ne  plaident  qu'à  condition 
de  n'être  pas  contredits,  ni  de  ces  athlètes  qui  s'arrogent 

(1)  Débats  du  26  juillet  1824.  Cet  article  a  déjà  été  signalé  et 
analysé  par  M.  Biré  dans  son  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  368  et 
sui^. 


LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE  107 

les  honnours  de  la  victoire  sans  avoir  couru  les  chances  du 
combat.  Vous  savez  plus  que  personne  qu'il  est  trop  aisé 
d'avoir  raison  dans  le  monologue,  et  vous  serez  charmé,  en 
me  voyant  réclamer  la  parole  après  vous,  de  voir  que  je  n'ai 
pas  du  moins  oublié  le  précepte  classique  qui  veut  que  cha- 
cun parle  à  son  tour  :  amant  alterna  camœnae.  » 

C'est  sur  ce  ton  que  Victor  Hugo  répond  à  la  partie 
de  l'article  qui  le  concerne  spécialement.  Toujours  avec 
de  l'esprit,  quelquefois  avec  de  la  subtilité,  notre  poète 
discute  tantôt  en  critique,  tantôt  en  avocat  ■.  Il  est  plus 
intéressant  de  le  suivre  quand  il  aborde  des  questions 
moins  personnelles,  quand  il  amène  par  exemple  si 
fièrement  l'éloge  de  Chateaubriand  alors  disgracié  : 

«  Pouvez-vous,  Monsieur,  nous  offrir  sérieusement  l'An- 
glais Shakespeare,  l'Espagnol  Calderon,  l'Allemand  Schiller, 
les  deux  premiers  appartenant  (si  ma  mémoire  est  bonne) 
i  au  xvie  siècle,  et  le  dernier  à  la  fin  du  xvni»,  comme  expri- 
mant la  société  de  France  au  xixe  siècle?  Permettez-moi  de 
penser,  Monsieur,  qu'un  esprit  aussi  judicieux  que  le  vôtre 
m'a  pu  commettre  naïvement  une  pareille  inconséquence,  et 
ique,  si  vous  avez  cité  ces  noms  étrangers,  c'est  que  vous 
avez  reculé  devant  les  noms  illustres  dont  s'honorent  notre 
époque  et  notre  pays,  surtout  devant  celui  du  grand  homme 
iqui,  non  content  d'avoir,  dans  le  Génie  du  Christianisme, 
itracé  les  préceptes  de  la  poésie  nouvelle,  en  a  donné  dans 
ses  Martyrs  le  plus  magnifique  exemple  ;  généreux  écrivain 
I qu'ont  tour  à  tour  trouvé  fidèle  en  leur  temps  de  péril,  la 
'religion,  la  monarchie  et  la  liberté,  les  trois  grandes  néces- 
sités d'un  grand  peuple.  Pardonnez-moi,  Monsieur,  de 
n'avoir  pu  résister  au  désir  de  faire  entendre  à  ce  noble 
(citoyen  une  voix  amie  au  jour  de  la  disgrâce.  » 

Après  s'être  ainsi  acquis  auprès  du  lecteur  la  sym- 
pathie qui  s'attache  à  tous  les  sentiments  généreux 
exprimés  avec  ce  talent,  Victor  Hugo, sûr  de  son  public, 


108  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

aborde  la  discussion  de  fond,la  définition  de  la  nouvelle 
école  ;  et  c'est,  ne  l'oublions  pas,  un  jeune  homme  de 
vingt-deux  ans  qui  a  pu  écrire  cette  excellente  page  de 
critique,  une  de  ses  meilleures  peut-être,  sur  la  diffé- 
rence entre  le  classique  et  le  romantique. 

«  Il  n'y  a,  dites-vous,  que  le  style  qui  puisse  nous  four- 
nir les  moyens  de  tracer  une  ligne  de  démarcation.  Je 
prends  acte  de  cet  aveu.  Ainsi  tombent  toutes  ces  accusa- 
tions banales  dirigées  contre  les  auteurs  contemporains  sur  | 
le  choix  de  leurs  sujets,  l'irrégularité  de  leurs  compositions,  | 
etc.  Ils  ne  diffèrent  des  classiques  que  par  le  style  !  Voilà  f 
qui  est  solennellement  établi.  Voyons  maintenant  de  quelle 
nature  est  la  différence.   Vous  reprenez  :  «  C'est  ici  que  je  | 
rappellerai  la  phrase  déjà  citée  deM.  Victor  Hugo:  souslemonde  : 
réel  il  existe  un  monde  idéal.  Cela  est  vrai  ;  mais  ce  n'est  qu'à  j 
travers  le  prisme  du  monde  réel  que  nous  pouvons  aperce-  j 
voir  le  monde  idéalr  ce  n'est  qu'à  l'aide  des  réalités  que  nous  j 
pouvons  concevoir  les  abstractions...  »  A  merveille  !  mon 
idée  ne  saurait  être  mieux  développée.  Permettez-moi  de  la 
rétablir  en' entier  :  «  Sous  le  monde  réel,  il  existe  un  monde 
idéal  qui  se  montre  resplendissant  à  l'œil  de  ceux  que  des 
méditations  graves  ont  accoutumés  à  voir  dans  les  choses 
plus  que  les  choses.  »  Remarquez,  Monsieur,  comme  ces 
expressions  :  il  existe  sous  le  monde  réel,  voir  dans  les  choses, 
s'accordent  complètement  avec  les  vôtres.  Comme  nous  nous 
accordons  bien  !  comme  notre  pensée  est  bien  la  même  !  -4 
Je  continue  de  vous  citer  :  «  Les  classiques  ont  bien  senti 
cette  vérité,   que  les  romantiques   ne  veulent  point  re- 
connaître... »  Ici,  il  me  semble  que  je  rêve,  et  j'aurais  besoin 
de  tous  les  points  d'exclamation  dont  on  dit  ces  pauvres 
romantiques  si  prodigues.  Comment!  Monsieur,  les  romanti- 
ques ne  veulent  pas  reconnaître  une  vérité  qui  est  proclamée 
dans  tous  leurs  écrits,  une  vérité  qui  se  trouve  implicite- 
ment renfermée   dans  la  phrase  même   que  vous  citez  I 
Voyez  un  peu,  si  cela  était,  quel  degré  de  folie  ou  de  puis-  j 
sance  il  faudrait  supposer  aux  romantiques  !  Selon  vous, 
«  la  principale  différence  qui  existe  entre  les  deux  genres, 
consiste  en  ce  que  les  classiques  prennent  leurs  modèles. 


LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE         103 

fleurs  formes  et  leurs  couleurs  dans  la  nature,  dans  le  monde 
réel  et  sensible,  tandis  que  les  romantiques  les  cherchent 
dans  le  monde  idéal  et  fantastique.  »  Des  formes  et  des  cou- 
leurs appartiennent  nécessairement  à  des  objets  physiques  ; 
tndiquez-moi  donc,  Monsieur,  quel  moyen  ces  heureux 
romantiques  emploient  pour  trouver  des  formes  et  des  cou- 
leurs dans  le  monde  idéal,  c'est-à-dire  des  choses  matérielles 
ians  le  monde  immatériel.  Gomment  ont-ils  fait  pour  dé- 
couvrir la  couleur  de  la  pensée,  la  forme  de  la  rêverie  ?  Ne 
eur  a-t-il  pas  fallu  la  toute-puissance  du  Créateur  pour 
irer  des  corps  d'un  monde  où  il  n'existe  pas  de  corps?... 
itïais  une  chose  m'embarrasse  :  ces  formes,  ces  couleurs,  ces 
torps  une  fois  trouvés  au  pays  des  abstractions,  appar- 
iennent  nécessairement  en  leur  qualité  de  corps  au  monde 
Physique  ;  c'est  donc  au  monde  physique  que  les  romanti- 
ques ont,  en  définitive,  emprunté  leurs  formes  et  leurs  cou- 
vurs;  or,  comme,  suivant  votre  définition,  on  ne  peut 
emprunter  de  formes  et  de  couleurs  au  monde  réel  sans  être 
lassique,  les  romantiques  sont  donc  des  classiques  1  » 

On  ne  sait  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  ou  cette  pres- 
tesse de  raisonnement,  qui  permet  au  débutant  de 
paraître  n'avoir  jamais  tort,  même  quand  on  n'est  pas 
:bsolument  convaincu  qu'au  fond  il  ait  raison  ;  ou  tout 
te  qu'une  pareille  argumentation  révèle  de  connais - 
iances  approfondies,  de  lectures  immenses,  utilisées 
jiu  bon  moment,  grâce  à  sa  mémoire  légendaire.  Après 
yvoirriposté  aux  raisonnements  par  des  raisonnements, 
ilugo  oppose  aux  exemples  pris  par  Hoffman  dans  sa 
ibliothèque  des  citations  qu'il  choisit  le  plus  souvent 
ians  ses  souvenirs.  Il  prouve  abondamment  que  les 
classiques  les  plus  purs  n'ont  pas  toujours  décrit  le 
ionde  idéal  à  travers  «  le  prisme  »  du  monde  réel  :  il 
urmine  cette  partie  de  sa  démonstration,  toujours 
vec  la  même  bonne  grâce  : 

1  Un  esprit  attssi  distingué  que  îs  vôtre  j  Monsieur j  lors^ 


110  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

qu'on  lui  signale  une  erreur,  la  répare  en  s'empressant  de 
la  reconnaître.  Je  ne  pousserai  donc  pas  plus  loin  cette  dé- 
monstration déjà  peut-être  trop  évidente.  J'aurais  pu 
emprunter  aux  classiques  des  exemples  bien  autrement 
singuliers  de  cette  locution  dont  les  écrivains,  qu'on  appelle 
romantiques,  usent  avec  plus  de  modération.  J'aurais  pu 
vous  montrer  dans  J.-B.  Rousseau  le  superbe  enflé  de  splen- 
deur (liv.  I",  ode  I")  ;  des  sifflements  qui  sont  des  trompettes 
(cantate  xm)  ;  j'aurais  pu  vous  faire  voir  dans  Horace  un 
amant  blessant  des  baisers  que  Vénus  a  imbus  de  la  cinquièmt 
partie  de  son  nectar,  Ixdentem  oscula,  quae  Venus  quinta 
parte  sui  nectaris  imbuit  (liv.  1er,  ode  xm).  J'aurais  pu  vous 
citer  cette  strophe  : 

Si  tu  voyais  un  adultère, 
C'était  lui  que  tu  consultais  ; 
Tu  respirais  le  caractère 
Du  voleur  que  tu  fréquentais  ; 
Ta  bouche  abondait  en  malice  ; 
Et  ton  cœur,  pétri  d' artifice, 
Connu  (1)  ton  frère  encouragé, 
S'applaudissait  du  précjpice, 
Où  ta  fraude  l'avait  plongé. 

«  Cette  seule  strophe  présente  de  la  locution  prétendue 
romantique  quatre  exemples  sur  lesquels  vous  me  dispen- 
serez d'émettre  mon  opinion.  J'aurais  pu  vous  indiquer 
également  dans  le  même  poète  des  regards  qui  font  naufrage 
contre  un  sourire  (cantate  x),  ou  une  vertu  de  Falerne  enlu- 
minée,  dans  la  strophe  que  voici  : 


La  vertu  du  vieux  Caton, 
Chez  les  Romains  tant  prônée, 
Etait  souvent,  nous  dit-on, 
De  Falerne  enluminée. 
Toujours  ces  sages  hagards, 


\i)  Ceci  est  une  faute  d'impression,  le   texte  porte  :  contre  ton 
frère i  (Livre  I,  Ode  xi.) 


LA  PRÉPARATION  A  LA  PRÉFACE         111 

Maigres,  hideux  et  blafards, 
Sont  souillés  de  quelque  opprobre; 
Et  du  premier  des  Césars 
L'assassin  fut  homme  sobre. 

I  «  Encore  une  fois,  Monsieur,  le  poète  qui  se  permet  tant 
de  licences  n'est  point  un   de  ces*  ranuL^^"^ 
•  l înlUDt?eS !aUtf UrS  P°Ur  leS(*uels  les  classiques K 
ce  nom,  il  ne  faut  rien  ajoute*.  » 

La  distinction  entre  les  deux  écoles,  fondée  par  Hoff- 
iman  surtout  sur  la  différence  des  styles,  s'écroulait 
isous  les  coups  d'un  débutant.  cornait 

Le  vieux  critique  n'était  pas  content,  et  l'on  pourra 
lire  dans  le  numéro  du  31  juillet  sa  grincheuse  réponse, 
pleine  de  pauvretés  de  raisonnement  et  desprit  • 
^oflman  croyait   être    spiriluel,    quand,  raillant   co 

Enfant,  sur  un  tambour  ma  crèche  fut  posée, 

H  disait  :  «je  sais  que  quand  il  est  question  de  l'Enfant 
f^crecHe  est  synonyme  de  berceau;  mais  comme 
une  crèche  est  une  mangeoire,  je  ne  conseille  à  aucun 
poète  d  employer  cette  métonymie,  car  les  mauvais 
usants  parleraient  bientôt  du  râtelier  du  poètm ? 
Dans  cette  rencontre  préparatoire  entre  les  deux  ir- 
.nees  o„  peut  dire,  sans  parti  pris,  que  le  RomaTsme 
•avait  emporté,*  venait  de  gagnersa  première  bâta  iTe 

ru::irtr,erralquiserévéiauain-^^: 

Telle  est  la  période  de  début  de  Victor  Hugo  publi. 

(1)  Victor  Hugo  fut  contristé    et  frniecô  ~„  ,  ■ 

fueur,  de  mfuvtti,  ,oû  "cU^cf/.  l?J%^l™'> 


112  LA   PRÉFACE   DE   CR0MWETX 

ciste.  C'est  pour  lui  un  excellent  apprentissage.  Il  est 
bon,  avant  d'écrire  les  livres  définitifs,  de  s'étudier  à 
rendre  sa  pensée  dans  la  forme,  accessible  à  tous,  de 
l'article.  On  apprend  ainsi  à  vulgariser  les  idées  origi- 
nales, talent  très  rare,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  une  banale  dextérité  à  répandre  des  idées  vulgai- 
res (1).  Trop  de  journalisme  écarte  de  la  littérature, 
un  peu  de  journalisme  y  ramène. 

Victor  Hugo,  de  cette  plume  aiguisée  par  les  polé- 
miques du  Conservateur,  de  la  Muse,  des  Débats,  va 
pouvoir  écrire  la  Préface  qui,  pour  la  variété  de  l'infor- 
mation, la  vivacité  de  la  controverse,  l'éclat  du  style,  la 
rapidité  de  la  préparation,  et  aussi,  reconnaissons-le, 
l'imperfection  des  théories,  ressemble,  sinon  à  un  ex- 
cellent article  de  journal,  du  moins  à  une  étude  magis- 
trale publiée  dans  une  revue. 

Et  de  même  que  les  articles  célèbres  ont  dû  leur  re- 
nommée au  nombre  d'idées  déjà  à  moitié  formées  qui 
flottaient  partout,  et  que  l'auteur  a  su  condenser,  ainsi 
la  Préface  allait  devoir  une  partie  de  son  succès  à  ce 
fait  :  les  idées  qui  y  sont  contenues  étaient  déjà  dans 
l'air. 


(1)  C'est  dans  le»  polémiques  de  journal,  et  non  dans  les  court 
de  la  Sorbonne,  que  Victor  Hugo  a  appris  l'art  de  la  critique  ra- 
pide, un  peu  superficielle,  quoi  qu'en  dise  M.  Dejob  :  «  Je  ne  se- 
rais pas  surpris  que  Victor  Hugo  ait  ét;rit  sa  préface  au  sortir 
d'une  leçon  de  Villecuain,  trompé  par  l'apparente  facilité  des 
aperçus  qu'il  venait  d'entendre.  »  L'instruction  publique  en  France 
et  en  Italie,  p.  328.  (Citation  communiquée  par  M.  Castaigne.) 


TROISIÈME  PARTIE 

LES  IDÉES   DE   LA  PRÉFACE 


|  li.  —  La  Préface  est  dans  l'air. 

On  croit  quelquefois  diminuer  le  mérite  d'un  penseur 
lorsqu'on  fait  remarquer  que  sa  théorie  était  «  dans 
l'air  ».  C'est  ce  que  Leconte  de  Lisle,  avec  son  amer- 
tume habituelle,  appelait,  à  sa  façon,  les  idées  tombées 
dans  le  domaine  public  (1).  En  d'autres  termes,  pour  ce 
grand  pontife  de  l'art  intangible,  tout  ce  qui  est  acces- 
sible est  banal -,  tout  ce  qui  court  la  rue  est  trivial; 
toute  pensée  qui  réussit  doit  être,  par  cela  seul,  véhé- 
mentement soupçonnée  de  n'être  qu'une  pauvreté.  Ce 
procès  de  tendance,  fait  aux  poètes  populaires,  souli- 
gne chez  eux  un  mérite  peu  commun.  Dire  ce  que 
tout  le  monde  pense,  ou  croit  penser,  n'est  pas  un  mince 
talent.  M.  Bourgeten  a  fait  le  signe  distinctif  des  grands 
poètes.  On  pourrait  étendre  la  remarque  à  tous  les 
créateurs  de  systèmes,  littéraires,  politiques,  religieux 
ou  philosophiques.  Rien  à  coup  sûr  n'est  plus  vrai, 
pour  le  fondateur  du  second  romantisme. 

(i)  Derniers  poèmes  (Lemerre,  1895),  p.  241,  cf.  p.  245. 

PRÉFACE   DE   CROMWELL.  8 


114  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

A  la  suite  des  penseurs,  étrangers  ou  français,  dont 
nous  avons  montré  l'influence  sur  Victor  Hugo  lui- 
même,  un  certain  nombre  d'esprits  de  transition 
avaient  préparé  l'opinion  publique  à  un  réveil  litté- 
raire, en  la  troublant  dans  sa  quiétude  classique,  sans 
apporter  du  reste  de  solution  bien  nette  :  le  schisme 
commence,  sans  que  personne  ait  encore  su  trouver  le 
nouveau  credo.  La  doctrine  est  si  vague,  que  Beyle 
considère  comme  des  romantiques  Thiers, et  Scribe  (1)  1 

C'est  ainsi  qu'avec  Stendhal  la  prédication  romanti* 
que  perd  en  précision  ce  qu'elle  gagne  en  diffusion  (2). 
Le  livre  d'Henri  Beyle,  Racine  et  Shakespeare,  appartient 
à  la  catégorie  des  livres  trop  loués,  qui  ménagent  une 
déception  au  lecteur.  Son  moindre  défaut  est  d'être 
original.  Stendhal  se  vante  presque  de  n'être  qu'un  tra- 
ducteur. Assurément  il  a  beaucoup  emprunté  à  Johnson, 
à  Schlegel,  à  Manzoni. 

Certaines  théories  personnelles  à  Stendhal  sont  fort 
contestables.  Il  serait  imprudent  de  prendre  au  sérieux 
sa  grande  définition  des  deux  genres  ennemis,  à  savoir 
que  le  romantisme  consisterait  à  intéresser  les  contem- 
porains, et  le  classicisme  à  les  ennuyer  avec  ce  qui 
intéressait  leurs  ancêtres. 

Stendhal  n'apporte  en  réalité  qu'une  idée  juste  et  nou- 
velle :  il  prétend  que  Shakespeare  donne  plus  souvent 
que  Racine  cette  illusion  magique  qui  nous  fait  prendre 


(!)  Filon,  Mérimée  et  ses  amis,  p.  19. 

(2)  Ce  qui  suit  est  en  partie  emprunté  à  ma  thèse  sur  la  Con- 
vention. J'ai  cru  le  pouvoir  faire,  d'abord  parce  qu'on  a  toujours 
le  droit  de  reprendre  ses  idées,  ensuite,  parce  que  les  thèses  sont 
presque  toujours  de  l'inédit  imprimé.  Personne  ne  les  lit,  sauf 
quelques  initiés .  On  trouvera  les  citations  complètes  et  les  réfé- 
rences aux  pages  76-84. 


i 


LES  IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  115 

le  rêve  pour  la  réalité,  et  que  le  théâtre  doit  travailler 
maintenant  à  multiplier  ces  courts  instants  d'illusion. 
C'est  quelque  chose  ;  mais,  en  fin  de  compte,  c'est  bien 
peu  :  carie  reste  du  livre  se  compose  de  théories  fausses 
ou  de  prophéties  manquées.  Pour  le  passé,  Stendhal 
attaque  la  psychologie  de  Racine,  moins  finement  que 
Manzoni  ;  pour  l'avenir,  il  n'admet  pas  le  mélange  du 
tragique  et  du  comique,  et  ne  comprend  pas  autre  chose 
que  le  genre  déjà  réalisé  par  Népomucène  Lemercier 
dans  son  Pinto.  Il  ne  croit  pas  que  l'on  puisse  tirer  une 
tragédie  de  l'histoire  nationale,  tant  que  la  royauté 
subsistera  ;  en  revanche,  il  rêve  des  pièces  sur  la  mort 
de  Jésus-Christ,  sur  le  retour  de  l'île  d'Elbe,  tout  en 
proclamant  que  la  politique  est  impossible  au  théâtre. 

La  plus  grande  erreur  de  Stendhal  est  d'avoir  con- 
damné sans  réserve  les  pièces  envers:  remarquant  que, 
de  nos  jours,  l'alexandrin  est  devenu  un  «  cache-sot- 
tises »,  il  conclut  qu'il  faut,  non  pas  l'améliorer,  mais 
le  supprimer;  et  ce  n'est  pas  une  boutade,  comme  chez 
Mme  de  Staël  :  l'anathème  est  répété  une  trentaine  de 
fois  :  c'est  l'idée  maîtresse  du  livre,  et  cela  seul  suffirait 
à  montrer  la  faiblesse  de  son  influence  ;  on  ne  peut 
pourtant  la  nier  absolument,  car  Stendhal  s'adressait  à 
des  lecteurs  déjà  excités  par  Manzoni,  Schlegel,  Mme  de 
Staël,  Chateaubriand. 

Il  en  est  de  même  pour  les  Réflexions  sur  la  vérité  dans 
l'art,  qu'A,  de  Vigny  met,  en  1827, en  tête  de  son  Cinq- 
Mars.  Ces  pages  n'étaient  pas  destinées  à  faire  époque, 
car  elles  contenaient  la  pure  doctrine  classique  (1).  Le 

(1)  Sur  Alfred  de  Vigny,  cf.  Dorison,  Alfred  de  Vigny,  poète 
philosophe  (Colin,  s.  m.;;  Alfred  de  Vigny  et  la  poésie  politique 
\Perrin,  1894);  Pellissier,  Nouveaux  essais  de  littérature  contem- 
poraine (Lecène  et  Oudin,  1895), 


416  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

Romantisme  était  donc  en  train  de  reculer,quand  parut 
la  Préface, 

Et  tout  quatre-vingt-treize  éclata  (1). 

La  Révolution  pouvait  commencer  en  effet  :  mainte- 
nant les  révolutionnaires  savaient  ce  qu'ils  voulaient, 
Victor  Hugo  ayant  proclamé  ce  que  Ton  pensait  autour 
de  lui. 

Lui-même  ne  dissimule  pas  ce  qu'il  doit  à  ses  prédé- 
cesseurs. Il  reconnaît,  en  tête  de  son  étude  sur  les  uni- 
tés, que  «  des  contemporains  distingués,  étrangers  et 
nationaux,  ont  déjà  attaqué,  et  par  la  pratique  et  par 
la  théorie,  cette  loi  fondamentale  du  code  pseudo-aris- 
totélique ». 

Il  leur  doit  un  autre  avantage  :  il  plaide  une  cause, 
sinon  gagnée  d'avance,  du  moins  favorablement  atten- 
due :  il  écrit  pour  «  ce  public  dont  l'éducation  est  si 
avancée,  et  que  tant  de  remarquables  écrits,  de  critique 
ou  d'application,  livres  ou  journaux,  ont  déjà  mûri  pour 
l'art  ». 

Pour  toutes  ces  raisons,  la  Préface  rencontre  un  ac- 
cueil enthousiaste  :  c'est  un  miroir,  où  chacun  voit  ses 
idées  en  beau  :  aussi  les  disciples  accourent-ils  en  foule: 
«  la  Préface  de  Cromwell,  dit  l'un  des  plus  grands, 
rayonnait  à  nos  yeux  comme  les  tables  de  la  loi  sur 
le  Sinaï  (2)  ».  Le  fétichisme  est  le  même  chez  les  plus 
humbles  soldats  de  l'armée  romantique  :  un  perruquier 
se  suicide  en  laissant  ce  testament  :  «  A  bas  les  Vêpres 
Siciliennes,  et  vive  Cromwell  (3)  »  ! 

(!)  Contemplations,  réponse  à  un  acte  d'accusation. 

(2)  Th  Gautier.  Histoire  du  Romantisme  (Charpentier,  1884),  p.  5« 

(3)  J.  Janin,  Histoire  de  la  littérature  dramatique,  III,  209. 


LES  IDÉES   DE  LA   PRÉFACÉ  117 

§  12,  —  Jugements  sur  la  littérature  française  classique. 

Le  lecteur  actuel,  plus  calme,  trouve  simplement 
cette  Préface  très  intéressante,  d'abord  en  elle-même, 
ensuite  parce  qu'elle  est  une  date  dans  le  développe- 
ment littéraire  de  Victor  Hugo  aussi  bien  que  dans  l'é- 
volution du  Romantisme. 

En  particulier,  les  jugements  portés  sur  les  trois  re- 
présentants de  notre  théâtre  classique  doivent  nous 
arrêter  un  instant.  Nous  les  discuterons  moins  que 
nous  ne  les  expliquerons,  en  tâchant  de  pénétrer,  à 
travers  ces  rédactions  en  quelque  sorte  diplomatiques, 
jusqu'à  l'idée  secrète  du  poète,  celle  qu'il  réserve  pour 
l'intimité.  En  connaissant  mieux  le  fond  même  de  sa 
pensée,  nous  comprendrons  mieux  aussi  ce  qui  est  chez 
lui  sacrifice  au  décorum  officiel,  égards  qu'on  se  doit  de 
puissance  à  puissance,  même  lorsqu'on  va  se  déclarer 
la  guerre. 

De  tous  les  poètes  classiques,  Molière  est  celui  pour 
lequel  Hugo  ressent  l'admiration  la  plus  franche,  la 
plus  profonde  :  il  le  connaît  assez  pour  aimer  à  en 
tirer  des  citations  (1).  Il  respecte  en  lui  l'homme  qui  a 
su  trouver,  pour  traduire  l'amour,  la  forme  la  plus  pro- 
fondément humaine.  Pour  Hugo,  dans  toute  la  poésie 
du  xvne  siècle,  il  n'y  a,  comme  expression  de  la  pas- 
sion, rien  de  plus  beau  que  ces  deux  vers  : 

Et  sur  ce  que  j'adore  oser  porter  le  blâme, 
C'est  me  faire  une  plaie  au  plus  tendre  de  l'âme 

Ensuit©  l'auteur  de  l'Etourdi  est,  aux  yeux  de  Hugo, 

(1)  Asseline,  p.  256 


118  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

le  meilleur  ouvrier  en  vers  du  grand  siècle  :  la  compa- 
raison du  joueur  de  boule  lui  paraît  d'une  habileté 
technique  exquise  (i).  Aussi  bien  dans  ses  conversa- 
tions que  dans  ses  écrits,  le  poète  déclare  qu'il  aime 
en  Molière  un  précurseur  du  vers  affranchi  ;  et  peut- 
être,  si  Hugo  avait  connu  sa  théorie  de  l'irrégularité, 
telle  que  la  rapporte  Brossette  en  son  commentaire  de 
la  Satire  IV,  aurait-il  encore  rendu  plus  complète  jus- 
tice à  son  grand  prédécesseur. 

C'est  qu'en  effet  on  voit  déjà  percer  dans  le  Victor 
Hugo  du  début  une  tendance  encore  cachée,  qui  s'é- 
panouira plus  tard,  lorsque  le  triomphateur  aura  le 
droit  d'avouer  la  confiance  qu'il  a  en  lui-même  :  il 
parle  des  grands  poètes  en  homme  qui  se  sent  de  la 
famille.  Il  se  découvre  avec  eux  non  seulement  une 
certaine  parenté  de  talent,  mais  encore  une  réelle  com- 
munauté de  destinée.  Il  y  a  quelque  chose  de  person- 
nel dans  le  ressentiment  qu'il  éprouve  à  voir  calomnier 
platement  les  bons  serviteurs  de  l'humanité,  et 
Molière  en  est  un  (2).  En  1861 ,  avant  d'écrire  son  Wil- 
liam Shakespeare,  Hugo  met  Molière  sur  la  liste  des 
poètes  citoyens  du  monde,  juste  à  côté  du  grand 
Anglais  (3).  Il  lui  reprocherait  seulement  de  n'avoir 
pas  assez  osé  être  lui-même,  d'avoir  laissé  ternir 
par  de  mauvais  conseillers  la  fraîcheur,  l'éclat  du  style 
de  V Etourdi  (4).  Il  voudrait  aussi  chez  Molière  ce  quel- 
que chose  d'indéterminé  qui  échappe  à  l'analyse,  ce 
mystère  du  génie  que  ne  peuvent  isoler  ni  fixer  les 
réactifs  littéraires.    Mais  en    somme,  trente-sept  ans 

(1)  Stapfer,  p.  56-58. 

(2)  Le  Rhin,  II,  251-252. 

(3)  Chez  Victor  Hugo,  par  un  passant,  p.  35-36. 

(4)  Stapfer,  p.  55. 


IES   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  119 

après  la  Préface,  Victor  Hugo  ne  trouve  qu'une  cor- 
rection à  faire  à  son  premier  jugement  :  Molière  ne 
vaut  pas  Shakespeare,  parce  que  ce  grand  audacieux 
aurait  une  timidité  :  «  avoir,  par  peur  deBoileau,  éteint 
bien  vite  le  lumineux  style  de  l'Etourdi,  avoir,  par 
crainte  des  prêtres,  écrit  trop  peu  de  scènes  comme  le 
Pauvre  de  Don  Juan,  c'est  là  la  lacune  de  Molière  (1).  » 
Et  de  même,  «  avoir,  par  obéissance  aux  règles, 
tronqué  et  raccourci  la  vieille  tragédie  native,  c'est  là 
le  malheur  de  Corneille  (2)  ».  Sans  doute  Corneille 
est  un  grand  homme  ;  mais  d'abord  nous  ne  savons 
pas  l'admirer  dans  sa  vraie  grandeur (3)  ;  et  puis  aussi 
il  est  trop  bonhomme  :  il  se  laisse  malmener  par  les 
Planche  et  les  Nisard  de  son  temps  sans  oser  répondre 
à  leurs  actes  d'accusation  :  il  se  tient  coi,  presque 
humblement.  C'est  une  des  plus  illustres  victimes  de 
ce  principe  d'autorité  qui  arrête  les  essors,  froisse  les 
génies  (4).  Hugo  reconnaît  bien  en  Corneille  un  esprit 
très  moderne  :  de  l'aveu  de  la  Préface,  l'auteur  du  Cid 
avait  su  découvrir  les  deux  sources  poétiques  les  plus 
pures  et  les  plus  abondantes  :  le  moyen  âge  et  l'Espa- 
gne ;  mais  il  a  eule  tort  de  pousser  ses  emprunts  jusqu'à 
la  copie.  Enfin,  le  même  Victor  Hugo,  qui  proteste  contre 
les  pamphlets  de  la  Querelle  du  Cid,  finit  par  trouver  que 
cette  dernière  pièce  a  été  un  peu  surfaite;  que  cinquante 
Cid  ne  valent  pas  un  Misanthrope  ;  qu'on  pourrait  don- 
ner tout  Corneille  pour  les  soixante  plus  belles  pages 
de  Dante  (5). 


(1)  William  Shakespeare,  p.  10»». 

(2)  Ibid. 

(3)  Le  Rhin,  I,  159,  160. 

(4)  Avant  l'exil,  p.  586. 

(5)  H.  Lucas,  p.  118. 


120  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Déjà  nous  sentons  l'admiration,  si  pleine  quand  il 
s'agit  de  Molière,  décroître  à  mesure  que  le  génie  du 
poète  critiqué  s'éloigne  du  génie  du  poète  critique  ;  Tan* 
tipathie  pour  Racine,  moins  brutale  que  celle  des  enfants 
perdus  du  Romantisme,  est  plus  profonde,  parce  qu'elle 
est  plus  raisonnée  :  ce  ne  sont  pas  seulement  deux 
artistes  rivaux,  ce  sont  deux  arts  ennemis  qui  se  trou 
vent  en  présence. 

Outre  ses  raisons  générales  pour  ne  pas  se  reconnaî- 
tre en  Racine,  partant  pour  le  méconnaître,  Victor  Hugo 
devait  avoir,  au  moment  où  il  écrivait  sa  Préface,  des 
raisons  toutes  spéciales  pour  ne  pas  aimer  Racine. 
On  le  lui  présentait  à  la  fois  comme  un  modèle  à  imi- 
ter, et  comme  un  maître  inimitable  (1).  Le  débutant  ne 
devait-il  pas  éprouver  quelque  ressentiment  contre  ce 
parangon  de  tous  les  mérites  littéraires,  absolument 
comme  les  enfants  à  qui  l'on  faisait  autrefois  lire  Ber- 
quin  prenaient  en  grippe  le  type  de  toutes  les  vertus, 
le  jeune  et  ineffable  Grandisson  ? 

Aussi,  partout  où  il  donne  publiquement  son  opi- 
nion sur  Racine,  Victor  Hugo  se  montre-t-il  plus  ou 
moins  ouvertement  agressif.  Reprenant  le  procédé  de 
Boileau  dans  son  Repas  ridicule,  il  fait  faire  l'éloge 
de  Racine  par  un  grotesque  (-2).  L'exquis  poète,  le 
préféré  des  esprits  délicats,  devient  le  ré^al  des  médio- 
cres :  VA  ne  lui-même  l'abandonne  aux  Pan-Béotiens  : 

L'homme  consent  au  beau,  —  s'il  est  utile.  Il  a 

Le  goût  du  médiocre,  et  s'arrête  à  mi-côte  ; 

Il  laisse  en  route  ceux  dont  l'idée  est  trop  haute  ; 


(1)  H.  Houssaye,  p.  324. 

(2)  Le  Rhin,  11,77. 


LES   IDÉES   DE   LA    PRÉFACE  121 

Il  préfère  Montmartre  au  Mont-Blanc,  Athalie 
A  Macbeth...  (1) 

On  peut,  sans  faire  d'anachronisme,  rapprocher  ces 
différents  passages  de  cet  éloge  perfide  de  la  Préface 
où,  sous  prétexte  de  reconnaître  à  Racine  le  charme  de 
l'élégie  et  les  magnificences  de  l'épopée,  Hugo  lui  con- 
teste en  réalité  le  don  du  théâtre.  —  Ce  jugement,  si 
on  en  acceptait  les  considérants,  pécherait  encore  par 
la  conclusion,  comme  valeur  philosophique,  puisque 
Hegel  considère  la  poésie  dramatique  comme  le  mé- 
lange de  ces  deux  mêmes  éléments,  l'épopée  et  le 
lyrisme  (2).  Mais  Hugo  va  plus  loin  encore,  lorsqu'il 
veut  bien  dévoiler  toute  sa  pensée  :  ce  qu'il  admet,  dans 
notre  divin  poète,  c'est  sa  prose  !  Il  ne  le  trouve  excel- 
lent que  dans  le  style  épistolaire  (3).  A  peine  concéde- 
rait-il que  les  Plaideurs  valent  quelque  chose  (4).  On 
Ta  vu,  dans  l'intimité,  prendre  quelque  plaisir  à  d'inep- 
tes parodies  de  Racine  ^5),  tant  son  antipathie  pour  le 
poète  l'emportait  sur  son  respect  de  la  poésie.  Il  a,  dans 
une  lettre  familière,  il  est  vrai,  il  a  cru  adresser  un 
compliment,  et  non  une  ironie,  à  un  simple  rimeur,  en 
lui  disant  qu'il  était  un  délicieux  poète,  «  pas  racinien 


(1)L*i4ne,  XIII,  p.  319. 

(2)  Poétique,  11,2;  cf.  II,  25. 

(3)  Stapfer,  p.  58  —  Le  jour  où  Théophile  Gautier  présente 
Arsène  Houssaye  au  maître,  la  conversation  tombe,  c'est  le  cas 
de  le  dire,  sur  Racine  :  «  Ah!  dit  Victor  Hugo,  si  Jean  Racine 
n'avait  pas  fait  de  tragédies,  quel  grand  homme  pour  la  France, 
car  lui  aussi  se  drapait  du  manteau  des  dieux!  »  Je  ne  croyais 
pas  un  mot  de  ce  que  disait  Victor  Hugo,  ni  lui  non  plus,  mais 
il  lui  fallait  bien  amuser  la  galerie.  »  A.  Houssaye,  les  Conf  es- 
tions, 1,  253. 

(4)  Barbou.  Victor  Hugo,  sa  vie,  p.  262. 
{&  Lesclide,  p.  279. 


122  LA   PRÉFACE   DE   CR0MWELL 

du  tout  »  (A).  A  quatre-vingts  ans,  il  raillait  encore 
certains  vers  de  son  ennemi  de  prédilection,  surtout  le 
récit  de  Théramène  (2) . 

Il  croyait  peut-être  rendre  une  justice  impartiale  et 
définitive  à  l'auteur  d'Andromaque,  lorsqu'il  disait  à 
M.  Mounet-Sully  :  «  Maintenant  que  les  luttes  sur  le 
Romantisme  sont  terminées,  il  est  temps  de  rendre  à 
Racine  son  rang  dans  le  siècle  de  Louis  XIV  :  il  en  fait 
partie  au  même  titre  décoratif  que  Le  Brun,  le  peintre 
de  batailles  »  (3). 

Son  entourage  immédiat  admettait  ces  jugements 
bizarres  (4).  Nul  n'a  mieux  rendu  la  vraie  pensée  de 
Hugo,  la  pensée  de  derrière  la  tête,  que  son  ami  le  plus 
fidèle,  son  confident  le  plus  intime  : 

Shakespeare,  en  tous  sens, 
Riant  des  tempêtes, 
Etend  sur  nos  têtes 
Ses  rameaux  puissants... 

Pauvre,  mais  avare, 
Dès  qu'un  jet  grandit, 
Racine  lui  dit 
Que  la  sève  est  rare. 

Eschyle  poltron, 
Tacite  modeste, 
Il  ébranche  Oreste 
Et  rogne  Néron. 

La  feuille  croît  peu 
Dans  l'œuvre  qu'il  gêne. 


(i)  H.  Lucas,  p.  U9. 

(2)  Claretie,  les  Causeries  de  Victor  Hugo,  p.  111, 

(3)  Mot  cité  par  les  Débats  du  24  mars  1896. 

(4)  Asseline,  p.  98-99. 


LES   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  123 

Shakespeare  est  un  chêne, 
Racine  est  un  pieu  (1). 

Ne  serait-on  pas  tenté  de  répondre,  avec  le  poète  pré- 
ieux  de  l'Anthologie  :  «  0  Progné,  mélodieuse  Progné, 
omment  peux-tu  dévorer  cette  innocente  cigale,  un 
hauteur  comme  toi  ?  »  Trop  souvent  les  poètes  se 
échirent  entre  eux,  quand  ils  condescendent  à  faire 
e  la  critique.  Rarement  ils  nous  donnent  des  jugements 
bjectifs,  rarement  ils  voient  dans  les  beautés  d'autrui 
utre  chose  qu'un  reflet  des  mérites  qu'ils  se  connais- 
ent  (2).  C'est  là  le  péché  mignon  de  Victor  Hugo,  qui 

été  le  plus  personnel  des  poètes  et  le  plus  subjectif 
es  critiques. 

§  13.  —  La  critique. 

Ce  n'est  pas  que  sa  critique  manque  d'intérêt,  ni  de 
aleur,  comme  du  reste  celle  des  créateurs,  en  géné- 
iil.  C'est  un  lieu  commun  que  de  récuser  les  artistes 
omme  critiques,  et  c'est  une  erreur.  Le  tout  est  de 
avoir  mettre  à  profit  leurs  indications.  C'est  ainsi 
u'il  vaut  mieux  visiter  les  Salons  avec  un  sculpteur 
a  un  peintre  qu'avec  un  esthéticien  de  profession, 
l'artiste  commencera  sans  doute  par  nous  faire  voir 
on  œuvre,  en  nous  laissant  en  partie  le  soin  de  devi- 
1er  qu'elle  est  peut-être  un  chef-d'œuvre  ;  il  nous  fera 
^marquer  ensuite  les  qualités  des  membres  de  son 


1(1)  Vacquerie,  Mes  premières  années  de  Paris,  p.  41-44. 

(2)  André  Chénier  dit,  dans  se?  Cy dopes  littéraires  : 
Se  louant  dans  autrui,  tout  poète  le  nomme 
Le  premier  des  mortels,  un  héros,  un  grand  homme. 

i.  G.  de  Chénier,  II,  150. 


124  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

groupe,  les  défauts  de  ceux  qui  ne  sont  pas  de  sa  cotei 
rie,  etc  Mais  en  revanche,  il  nous  révélera  certains  pro< 
cédés  qu'on  ne  peut  connaître,  ni  reconnaître,  si  l'oi 
n'est  pas  de  la  partie  ;  surtout,  s'il  ne  nous  donne  pas 
toujours  la  vérité,  ni  toute  la  vérité,  il  nous  aidera  S 
la  découvrir  nous  mêmes,  en  affinant  notre  esprit  criti-i 
que.  -  Et  puis,  comment  refuser  aux  créateurs  le  droil 
de  juger  les  autres,  si  Ton  songe  que  ce  serait  du  mêm* 
coup  enlever  à  l'histoire  de  la  critique  Aristote,  Horace, 
Pascal,  Corneille,  Boileau,  Molière,  Racine,  Voltaire, 
Goethe,  Chénier,  Lamartine  et  Victor  Hugo  lui-même  1 

Il  est  beaucoup  question,  dans  la  Préface,  de  la  cri- 
tique en  général,  de  certains  critiques  en  particulier. 
On  sent  percer  toujours  de  Téloignement  pour  Iq 
genre,  de  l'animosité  contre  ceux  qui  le  traitent.  Ces 
sentiments  de  Victor  Hugo  ont  été  eu  croissant  ;  plus* 
son  autorité  augmentait,  plus  il  a  développé  ce  qu'il 
indique  plus  ou  moins  prudemment  dans  la  Préface. 

La  critique  le  trouble  et  l'inquiète  :  il  se  demande 
ce  qu'elle  laissera  subsister  de  son  œuvre,  et  le  tofl 
d'assurance  tranquille,  affecté  pour  faire  lui-même  la 
réponse,  dénote  une  appréhension  secrète  (1).  Ce  n'estt 
pas  la  valeur  de  son  œuvre  qui  lui  cause  cette  gêne, 
mais  bien  la  médiocre  estime  en  laquelle  il  tient  ses* 
juges.  Il  est  incontestable  que  Victor  Hugo  méconnaît! 
la  critique  dans  son  ensemble.  Il  a  crayonné  en  margej 
d'un  exemplaire  des  Profils  et  Grimaces  de  Vacquerie,) 
la  caricature  d'un  classique,  fidèle  image  de  la  critique1 
telle  qu'il  se  la  figure  :  personne  vieillotte,  entichée  dej 
modes  surannées,  à  la  pose  prétentieuse,  à    la  lèvre* 

(1)  Barbou,  Victor  Hugo,  sa  vie,  fac-similé  d'une  lettre,  en  têt* 
du  volume. 


LES  IDÉES   DE   LA  PRÉFACE  125 

inéprisante,  contente  d'elle-même,  mécontente  d'autrui, 
)i.ux  oreilles  longues  et  pointues,  au  front  étroit  (1). 
d'est  bien  à  elle  qu'il  songe,  lorsqu'il  compose  pour 
$ine  grande  cantatrice,  très  belle,  et  d'autant  plus  mal 
«çue  par  deux  vieilles  sorcières,  ce  quatrain,  qui  est 
in  apologue  : 

Un  rossignol  rendait  visite  à  des  chouettes, 

Si  souvent,  qu'à  la  fin,  —  notez  ceci,  poètes,  -^ 

)  Ces  monstres  s'écriaient:  «  le  vilain  animal! 

3         Comme  il  est  ennuyeux,  et  comme  il  chante  mal  (2)  !» 

1  C'est  encore  elle  qu'il  vise,  d'une  façon  plus  lyrique, 
rans  le  Désintéressement  de  la  Légende  des  Siècles  :  tous 
,?,s  pics  des  Alpes  entourent  le  plus  élevé,  le  plus  beau 
,'entre  eux,  le  Mont  Blanc,  et  chantent  ses  louanges  : 


est  plus  haut,  plus  pur,  plus  grand  que  nous  ne  sommes, 
frnous  l'insulterions,  si  nous  étions  des  hommes. 


Il  L'envie  en  effet  lui  semble  l'inspiratrice  dominante 
le  la  critique,  et  son  fondement,  c'est  l'ignorance.  Ses 
iges  sont  à  ses  yeux  des  ennemis,  et  ces  ennemis 
attaquent  ses  livres  sans  les  lire  (3). 
s|  Ceux  d'entre  eux  qui  ont  de  la  conscience  n'ont  qu'une 
tàence  vaine  ;  même  un  Taine,  avec  toute  son  applica- 
ton,  avec  sa  théorie  de  la  race,  du  milieu  et  du  moment, 
;  it  sourire  Victor  Hugo,  tant  il  lui  semble  puéril  avec 
as  conséquences  que  sa  critique  minutieuse  tire  d'un 
Hit  insignifiant  (4) . 
iJ 

•1(1)  Barbou,  Victor  Hugo  et  son  temps,  p.  101. 

(2)  Rivet,  p.  226. 

(3)  Id.  p   214.  —  Le  poète  n'a  qu'un  tort:  il  généralise  un  fait 
lii  se  produit  quelquefois;  cf.  Dot vid  d'Angers,  p.  69. 

(4)  Stapfer,  les  Artistes,  p.  67-68. 


126  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

Toutes  les  critiques  lui  semblent  erronées,  qu'elles 
visent  à  la  science,  ou  qu'elles  veuillent  simplement 
instruire  en  amusant.  Si  les  feuilletons  s'occupent  de 
lui,  il  se  sent  «  livré  aux  bêtes  »  ;  plus  l'article  est 
long,  plus  il  est  mauvais  :  c'est  alors  «  de  la  bêtise  au 
mégascope  ».  Le  plus  grand  des  critiques-journalistes, 
Sainte-Beuve,  n'est  pour  l'irascible  poète  qu'un  scolo- 
pendre^) I 

Et  pourtant  le  journal  n'est  pas  son  plus  grand 
ennemi.  Nous  devons  reconnaître  que,  de  toutes  les 
critiques,  celle  qui  lui  inspire  le  plus  d^orreur,  c'est 
la  critique  universitaire,  qu'il  personnifie  dans  la 
Sorbonne,  et  contre  laquelle  il  a  fait  tout  un  livre  : 

A.  quoi  rêvait  Sorbon,  quand  il  fonda  ce  cloître 

Où  l'on  voit  mourir  l'aube,  et  les  ténèbres  croître  (2)  ? 

Si  nous  ne  voulions  pas  comprendre  de  bonne  grâce, 
et  nous  reconnaître,  si  nous  refusions  de  dire  comme, 
l'Acaste  du  Misanthrope, 

C'est  nous-mêmes,  Messieurs,  sans  nulle  vanité, 

P.  de  Saint- Victor  nous  expliquerait  l'apologue,  et  nous] 
montrerait  que  Victor  Hugo  avait  retrouvé  «  cette  vic- 
torieuse mâchoire  d'âne  »  avec  laquelle  Samson  tua 


(i)  Lettres  à  Lamartine,  p.  59-60;  J.  Claretie,  Le  Temps,  3  sep- 
tembre 1896. 

(2)  L'âne,  poésie,  XIII,  260  et  passim.  Sur  la  valeur  de  l'ensei- 
gnement de  la  Sorbonne,  juste  à  l'époque  de  la  préface,  cf.| 
Gréard,  Nos  adieux  à  la  vieille  Sorbonne,  ch.  iv,  les  temps  nou- 
veaux, p.  219-231.  —  L'animosité  de  Victor  Hugo  a  toujours? 
admis  des  exceptions.  En  1840,  il  dîne  chez  Victor  Cousin,  minis- 
tre de  l'Instruction  publique  (David  d'Angers,  p.  167).  Mais  cette 
haine  date  de  loin  ;  elle  remonte  au  moins  jusqu'en  1825  :  cf.  sa 
Correspondance,  p.  51. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  127 

millePhilistins  (1).  C'était  nous,  en  effet,  qu'il  haïssait, 
autrefois,  comme  les  ennemis-nés  de  tout  ce  qui  passe 
la  mesure  :  «  les  génies  sont  peu  universitaires  ;  qui 
plus  est,  ils  manquent  de  platitude  (2).  »  Sa  haine  se 
concentrait  sur  le  critique  type  de  cette  école,  sur 
Nisard,  et  l'on  sait  jusqu'où  est  allé  Victor  Hugo  dans 
l'invective  (3).  De  même  que  Robespierre  ne  pardon- 
nait pas  à  Camille  Desmoulins  «  d'avoir  commenté 
Tacite  »  ,  Hugo  ne  pouvait  oublier  que  Nisard 
avait  commenté  Claudien,  Lucain,  Stace,  à  son  détri- 
ment (4). 

En  bonne  conscience,  Victor  Hugo  a  eu  des  torts 
'dans  cette  querelle  :  je  ne  les  dissimule  pas.  Enrevan- 
bhe,  il  faut  reconnaître  que  les  erreurs  de  la  critique 
9nvers  Victor  Hugo  ont  été  bien  plus  sérieuses,  et 
ju'en  somme  c'est  elle  qui  a  commencé  ;  elle  serait 
nême  allée  fort  loin  dans  l'attaque,  s'il  fallait  admettre 
^u'on  a  voulu,  pour  de  simples  raisons  littéraires,  l'as- 
sassiner, le  provoquer  en  duel  ;  qu'on  lui  a  écrit  des 
ettres  anonymes,  etc.  (5).  Dans  ce  procès,  ne  consul- 
ons  que  les  pièces  signées  par  les  parties. 

La  critique  a  été  trop  souvent  partiale  et  hostile  (6). 
('rop  souvent  des  dissentiments  politiques  ont  pesé  sur 
es  opinions  littéraires,  depuis  le  révolutionnaire  qui 
ttaque  Hugo  à  ses  débuts,  parce  que  à  ce  moment  le 


(1)  Victor  Rugo,  p.  325.  —    C'était  du   reste  toute  espèce  d'en- 

îignement  qu'il  attaquait,  aussi  bien  clérical  que    laïque.    Con* 

'■mplations,î,  53. 

1  (2)  William  Shakespeare,?.  282. 

1  (3)  Art  d'être  grand-père,   le  poème   du   Jardin   des   plantes. 
u>oésie,  XII,  62-63). 

(4)  Depuis  l'exil,  IV,  346. 
:(5)Lesclide,  p.  72-73. 

(6)  Cf.  Biré,  l'Année  1817,  p.  189-199. 


Il 


128  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 


romantisme  se  confond  avec  le  royalisme  (1),  jusqu'à 
ce  critique  impérialiste  qui  poursuit  dans  le  chanteur 
des  Rues  et  des  Bois  le  justicier  des  Châtiments  (2).  Que 
penser  de  ces  polémiques  qui  n'ont  plus  rien  de  litté- 
raire,de  ces  polémistes  qui  n'ont  plus  rien  du  littérateur, 
qui  abandonnentl'auteur  pour  attaquer  l'homme,  qui 
prétendent  qu'il  a  été  peureux,  féroce,  sadique,  etc.  (3)  ? 
Victor  Hugo  a  donné  depuis  longtemps  la  vraie  for- 
mule de  ce  genre-là  dans  son  chapitre  intitulé  :  Zoïle 
aussi  éternel  qu'Homère  (4).  Victor  Hugo  a  fini  par  gra- 
cier, pour  ce  genre  de  délit,  même  les  universitaires  ; 
il  a  eu  là  un  mérite  rare,  car,  s'il  pardonnait,  il  n'ou- 
bliait pas  :  «  tout  s'efface,  excepté  les  blessures  (5)  ». 
On  comprend  mieux  maintenant  pourquoi  Victor 
Hugo  trouve  mesquine  la  recherche  des  défauts,  féconde 
et  grande  la  mise  en  valeur  des  beautés,  désagréables 
et  inutiles  les  réquisitoires,  doux  et  réconfortants  les 
plaidoyers.  Le  genre  de  critique  qu'il  admet,  c'est  la 
lettre  où  Eugène  Sue  lui  explique  à  lui-même  les  beautés 
de  Notre-Dame  de  Paris  (6;.  Il  ne  comprend  le  juge- 
ment littéraire  que  comme  une  paraphrase  des  beautés, 
ainsi  qu'il  l'a  tenté  lui-même  dans  son  livre  sur  Sha- 
kespeare, ainsi  que  Ta  essayé  le  seul  critique  que  Victor 
Hugo  ait  jamais  aimé  :  Paul  de  Saint- Victor.  On  sait 
jusqu'où  Victor  Hugo  poussait  l'admiration  pour  «  ce 


(i)  Mémoires  de  Barrère,  IV,  253. 

(2)  Lesclide,  p.  282. 

(S)  Viel-Castel,  Mémoires,  I,  43,  167,  109. 

(4)  William  Shakespeare,  p.  268. 

(5)  Victor  Hugo  raconté,  I, 115. 

(6  Livre  d'Or,  p.  119.  —  C'est  encore  ce  qu'il  écrit  à  David,  en 
1828  :  ».  N'oublies  pas  que  personne  ne  vous  admire  plus  que 
moi,  parce  que  personne  ne  vous  aime  davantage.  »  David  d'An- 
gers, p.  39. 


LES  IDÉES   DE    LA   PRÉFACE  129 

noble  esprit  et  ce  grand  (aient  »,  pour  celui  à  qui  il 
disait  :  «  on  écrirait  un  livre  rien  que  pour  vous  faire 
écrire  une  page  (1)  ».  En  un  mot,  1  exégèse  que  Victor 
Hugo  approuve,  c'est  celle  de  Seide  commentant 
Mahomet;  or,  comme  le  reconnaît  Saint- Victor,  Seide 
est  toujours  plus  Mahométan  que  Mahomet  (2).  Il  est 
vrai  que  ce  genre  de  critique  a  un  grand  mérite  :  il  ne 
crispe  pas  les  nerfs  du  poète  qui  n  est  plus  mis  sur  la 
sellette,  mais  sur  un  piédestal  :  il  a  même  du  bon,  à 
condition  qu'il  ne  soit  pas  seul  de  son  espèce  ;  si  tous 
les  critiques  se  changeaient  en  thuriféraires,  ce  serait 
bien  fade,  et  bien  dangereux.  Pour  l'épanouissement  du 
génie,  il  ne  faut  pas  la  serre  chaude,  avec  sa  tempéra- 
ture uniforme  et  délétère,  mais  bien  le  plein  air,  plus 
tonique,  avec  ses  alternatives  de  chaud  et  de  froid,  de 
rayons  de  soleil  et  d'orages. 

Sans  doute,  la  critique,  quand  elle  s'adresse  à  l'au- 
teur lui-même,  doit  être  avant  tout  d'une  correction, 
d'une  courtoisie  diplomatiques:  elle  doit  parler  un  lan- 
gage mesuré,  car.  auprès  de  cette  puissance,  le  poète- 
roi,  elle  est  le  représentant  d'une  autre  puissance: 
l'opinion  publique.  Pourtant,  en  règle  générale,  la  cri- 
tique ne  parle  pas  à  l'auteur,  mais  aux  lecteurs.  Le 
vrai  critique  est  un  professeur  qui,  sur  les  œuvres  des 
créateurs,  fait  un  cours  à  ses  étudiants,  les  gens  lettrés. 


(15  Asseline,  p.  250.  —  P.  Lacroix,  qui  cite  ce  mot  dans  sa 
note  en  tête  du  Victor  Hugo  de  P.  de  Saint- Victor,  ajoute  que  la 
correspondance  de  Hugo  fera  mieux  connaître  encore  la  profon- 
deur de  leur  amitié. 

(2)  Victor  Hugo,  p.  19.  —  Du  temps  de  la  ferveur  romantique, 
quand  on  aimait  à  découvrir  des  harmonies  préétablies  dans  le 
nom  du  Maître,  on  aurait  remarqué  que  le  nom  du  dévot  et 
celui  de  son  Dien,  se  soudaient  naturellement  :  Paul  de  Saint- 
Victor-Hugo. 

PRÉFACE    DE    CROMWELL.  9 


130  IA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

Il  ne  doit  donc  rien  autre  chose  à  l'auteur  que  ce  qu'il 
doit  à  ses  auditeurs  :  le  souci  de  la  vérité,  l'intelligence 
des  beautés,  le  respect  du  génie,  sans  indulgence 
partiale  pour  les  taches  dudit  génie. 

Nous  voilà  très  loin  des  protestations  de  la  Préface, 
surtout  si  l'on  veut  bien  en  comprendre  les  exigences  à 
l'aide  des  prétentions  qui  vont  bientôt  suivre,  comme 
corollaires..  La  théorie  de  la  Préface  va  se  développer 
logiquement,  et  aboutir  à  l'axiome  connu  :  «  Admirer. 
Etre  enthousiaste.  Il  m'a  paru  que  dans  notre  siècle  cet 
exemple  de  bêtise  était  bon  à  donner....  Quant  à  moi, 
qui  parle  ici,  j'admire  tout  comme  une  brute  (1).  » 

Il  ne  faut  pas  prendre  ce  mot  pour  une  boutade  ; 
c'était  une  habitude  d'esprit  chez  Victor  Hugo,  une 
manie  d'artiste  en  face  de  la  nature  (2),  qu'il  gardait  en 
présence  des  œuvres  littéraires,  ou,  si  l'on  aime  mieux, 
qu'il  recommandait  aux  lecteurs  de  son  œuvre.  Le  con- 
seil n'est  peut-être  pas  très  mauvais,  lorsqu'il  s'adresse 
aux  esprits  simples,  qui,  faisant  généralement  de  piètre 
critique,  gagneraient  beaucoup  en  somme  à  admirer 
tout,  plutôt  que  de  dénigrer  à  tort  et  à  travers.  On  peut 
même  ajouter  que  le  principe  de  Victor  Hugo  pourrait 
encore  se  défendre  à  coups  d'autorités.  Il  y  a  en  musi- 
que toute  une  école  qui  reprend  et  pratique  le  conseil 
du  poète  (3).  En  littérature,  de  grands  esprits  ont 
pensé  ainsi.  Tout  en  reconnaissant  que  la  critique  a  des 
droits,  et  qu'il  ne  faut  pas  admirer  sans  discernement, 
quand  il  s'agit  de  simples  talents,  G.  Sand  admet  que 


(1)  William  Shakespeare,  p.  296. 

(2)  Victor  Hugo  en  Zélande,  p.  45;  Lesclide,  p.  135. 

(3)  Sur  les  Wagnériens,  cf.  Saint-Saens,  Harmonie  et  mélodie* 
2'  éd.,  pp.  xvi-xix. 


ISS   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  131 

la  critique  doit  abdiquer  devant  le  génie  :  «  J'aime  cette 
audace  d'enthousiasme,  et  pour  mon  compte  je  l'ac- 
cepte de  tout  mon  cœur.  Il  y  a  longtemps  que  je  pense 
qu'il  faut  mettre  au  premier  rang  les  œuvres  qui  ont 
le  plus  de  qualités,  et  au  dernier  celles  qui  ont  le  moins 
de  défauts.  La  critique  sérieuse  respectera  la  cendre 
des  morts  illustres.  La  postérité  ira  de  plus  en  plus 
effaçant  de  son  contrôle  les  défauts  des  maîtres,  quand 
il  s'agira  d'enregistrer  leurs  qualités  (1).  » 

Et  si  Ton  trouve  que  George  Sand  est  trop  roman- 
tique pour  pouvoir  servir  de  caution,  je  citerai  Boi- 
leau  :  il  traduit  le  chapitre  où  Longin  prouve  qu'il  faut 
préférer  le  sublime  avec  ses  défauts  à  la  perfection  dans 
la  médiocrité,  et  il  en  adopte  les  conclusions,  puisque 
dans  sa  huitième  réflexion  critique  sur  ce  chapitre,  il 
ne  contredit  pas  cette  théorie.  Je  citerai  surtout  Racine 
qui,  dans  la  préface  d'Iphigénie,  répète  aux  amis  de  Per- 
rault les  sages  paroles  de  Quintilien,  disant  des  anciens  : 
«  Il  faut  être  extrêmement  circonspect  et  très  retenu 
à  prononcer  sur  les  ouvrages  de  ces  grands  hommes, 
de  peur  qu'il  ne  nous  arrive,  comme  à  plusieurs,  de 
condamner  ce  que  nous  n'entendons  pas.  Et  s'il  faut 
tomber  dans  quelque  excès,  encore  vaut-il  mieux 
pécher  en  admirant  tout  dans  leurs  écrits,  qu'en  y 
blâmant  beaucoup  de  choses.  »  Victor  Hugo  n'avait-il 
pas  le  droit  d'approprier  aux  modernes  ce  qui,  appli- 
qué aux  anciens,  paraissait  bon  à  Quintilien,  à  Lon- 
gin, à  Boileau,  à  Racine  ? 

Seulement  (et  malgré  l'apparente  naïveté  de  cette 
remarque,  il  faut  bien  le  dire),Une  suffit  pas  d'être  une 
brute  pour  savoir  admirer.  Victor  Hugo  ne  va  pas  jus- 

(1)  Revue  des  Deux- Mondes,  45  mai  1864. 


132  LA   PRÉFACE   DR   CROMWELL 

qu'à  donner  d'un  mot  connu  cette  paraphrase  :  heu- 
reux les  pauvres  d'esprit,  car  le  royaume  des  poètes  est 
leur  domaine.  —  Pour  bien  admirer,  il  faut  d'un  côté 
ne  pas  plus  juger  qu'une  brute,  et  de  l'autre  sentir 
supérieurement  ;  en  un  mot,  il  faut  être  un  artiste  pas- 
sif :  c'est  ce  que  Hugo  écrit  à  quelqu'un  qui  avait  com- 
pris l'Homme  qui  rit:  «  La  critique  n'existe  qu'à  la 
condition  d'être  aussi  la  philosophie.  Vous  la  compre- 
nez, vous.  Pourquoi?  Parce  que  vous  êtes  un  poète, 
parce  que  vous  êtes  un  artiste,  parce  que  vous  êtes  un 
écrivain  (1).  »  C'est  encore  ce  qu'il  développe  à  un 
ami  qui  avait  jugé  supérieurement  les  Travailleurs  de  la 
mer:  «  Tu  as  tout  bonnement  écrit  six  pages  exquises. 
La  dernière  est  grande  et  belle.  Tu  fais  dignement  la 
forte  explication  du  Moïse  :  «  Tu  es  Je  génie,  et  tu 
exprimes  Dieu.  »  Cela  est  superbe. Et  tout  ce  que  tu  dis 
de  la  langue  et  du  style,  c'est  neuf,  vrai,  et  savant. 
C'est  de  la  haute  critique,  de  la  critique  d'artiste  et 
de  poète.  Le  poète  est  le  premier  des  critiques,  de 
même  qu'il  est  le  premier  des  philosophes  ;  il  sait  le 
fond  de  l'art  et  la  loi  de  l'idéal.  Quelle  belle  analyse 
tu  fais  des  Travailleurs  de  la  mer,  au  triple  point  de 
vue  :  sujet,  composition  et  style.  En  quelques  mots 
tout  est  dit.  Je  fais  plus  que  te  remercier,  je  te  féli- 
cite (2).  » 

Il  reste,  pour  comprendre  toute  sa  pensée,  à  rappro- 
cher de  la  critique,  telle  qu'il  l'a  définie,  admise,  aimée, 
celle  qu'il  fait  lui-même  sur  les  autres. 

On  a  déjà  remarqué  que  ses  jugements  sur  autrui  ne 
sont  que  des  manifestations  de  son  opinion  sur  lui- 


(1)  H.  Lucas,  p.  119  120 

(2)  Asseline, p.  258-259, 


LES   IDEES   DE   LA   PRÉFACE  133 

même  (1),  une  contemplation,  une  vision  de  l'œil  inté- 
rieur, plutôt  qu'un  rayon  lumineux  s'extériorisant  (2). 
Il  faut  ajouter,  avec  M.  Renouvier,  que,  quand  il  y  a 
presque  identité  entre  l'image  extérieure  et  la  vision 
intime,  Victor  Hugo  écrit  des  pages  qui  dépassent  en 
valeur,  en  rendu,  tout  ce  qu'on  a  pu  écrire  de  plus 
beau  dans  les  annales  de  la  critique  (3). 

Il  faut  aussi  distinguer  entre  la  critique  épistolaire 
de  Victor  Hugo,  relevant  uniquement  du  panégyrique 
à  brûle  pourpoint,  et  ses  véritables  jugements  intimes, 
entre  amis,  où  la  fameuse  recherche  féconde  des  beautés 
fait  place  à  une  âpre  poursuite  des  défauts.  Pour  éta- 
blir la  comparaison,  il  suffit  de  prendre  d'abord  deux 
jolies  lettres  à  Lamartine,  la  première,  du  14  mai  1838: 
«  Vous  avez  fait  un  grand  poème,  mon  ami.  Là  Chute 
d'un  ange  est  une  de  vos  plus  majestueuses  créations. 
Quel  sera  donc  l'édifice  si  ce  ne  sont  là  que  les  bas- 
reliefs  !  Jamais  le  souffle  de  la  nature  n'a  plus  profon- 
dément pénétré  et  n'a  plus  largement  remué  de  la  base 
a  la  cime,  et  jusque  dans  les  moindres  rameaux,  une 
œuvre  d'art  1  Je  vous  remercie  des  belles  heures  que  je 
viens  de  passer  tête  à  tête  avec  votre  génie.  Il  me  sem- 
ble que  j'ai  une  oreille  faite  pour  votre  voix.  Aussi  je 
ne  vous  admire  pas  seulement  du  fond  de  l'âme,  mais 
du  fond  du  cœur.  Car  lorsqu'on  chante  comme  vous 
savez  chanter,  produire  c'est  charmer,  et  lorsqu'on 
écoute  comme  je  sais  écouter,  admirer  c'est  aimer.  A 
vous  donc  eximu  pectore.»  La  seconde  lettre,  du  tt  avril 
1856,  est  plus  curieuse  encore,  puisqu'elle  est  un  accusé 


(1)  Stnpfer,  Racine  et  Victo?*  Hugo,  p.  204. 

(2)  E.  Faguet,  p  193. 

(3)  Renouvier,  Victor  Hugo,  le  poète,  p.  173-181. 


134  LA   PRÉFACE   DE  CROMWELL 

de  réception  des  deux  premiers  numéros  du  Cours  de 
Littérature  :  «  Peut-être  me  lisez-vous  en  ce  moment, 
et  je  suis  fier.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  je  vous 
lis,  et  je  suis  heureux.  Nos  âmes  sont  diverses,  mais 
nos  cœurs  se  touchent  ;  vous  le  dites  et  je  le  sens.  Il  y 
a  entre  nous  une  sorte  de  fraternité  haute  et  douce. 
Ces  belles  pages  poignantes,  grandes  et  tendres,  que  je 
viens  de  lire,  me  laissent  un  rayon  dans  la  pensée  et  une 
larme  dans  les  yeux.A  toujours  (1).  »  Victor  Hugo  était 
certainemnnt  sincère  en  écrivant  ces  jolis  madrigaux  ; 
il  était  au  moins  aussi  sincère  en  lardant  Lamartine, 
dans  des  conversations  privées  :  le  poè-te  des  Méditations 
est  sans  doute  couvert  de  fleurs,  mais  de  fleurs  de  rhé- 
torique, qui  dissimulent  mal  deux  mots  très  pointus: 
Lamartine  n'est  plus  qu'un  Racine  réussi  (et  l'on  sait  ce 
que  cela  veut  dire  pour  Victor  Hugo),  que  le  poète  du 
passé  (2).  Du  coup,  voilà  un  génie  encombrant  jeté  par- 
dessus bord, et  la  place  déblayée  pour  le  poète  des  temps 
modernes.  Au  fond,  il  n'aimait  pas  beaucoup  ses  con- 
frères. On  raconte  qu'un  jour,  à  Guernesey,  il  fit  la 
rencontre  d'un  âne  qui  se  mit  à  braire,  comme  s'il 
demandait  quelque  chose  ;  rentré  chez  lui,  racontant 
l'histoire  à  ses  hôtes,  il  ajoute  en  souriant  :«  Pourvu 
qu'il  ne  soit  rien  arrivé  là-bas  àl'Académie. —  Pourquoi 
donc  ?  —  Mais  cet  âne  avait  l'air  de  solliciter  ma 
voix  (3).  » 

En  somme,  sa  critique  n'a  pas  été  plus  féconde  que 
tant  d'autres,  justement  parce  qu'au  début  elle  a  été 
surtout  négative.  Autour  de  lui,  on  veut  détruire,   faire 


(i)  Lettres  à  Lamartine,  p.  159-160,  276-277. 

(2)  Legouvé,  Soixante  ans  de  souvenirs,  II,  383,  sqq. 

(3)Lesclide,p.  255. 


LES   IDÉES    DE   LA   PRÉFACE  135 

autre  chose  que  ce  qui  existe.  Les  romantiques  ont-ils 
dès  l'abord  l'intention  de  composer  une  poétique  nou- 
velle? Non  pas:  ils  veulent  surtout  renverser  l'ancienne. 
Le  romantisme  est  une  réaction,  plutôt  qu'une  renais- 
sance. Le  côté  négatif  de  cette  révolution  est  très  net- 
tement marqué  dans  tous  les  genres.  Dans  le  roman, 
par  exemple,  on  ne  cherche  pas  à  créer  librement,  mais 
à  prendre  le  contre-pied  d'un  système  (1).  Le  fait  est 
plus  sensible  encore  pour  le  théâtre  :  A.  de  Vigny  recon- 
naît en  lui-même  cet  esprit  d'opposition,  remarquable 
également  chez  ses  contemporains  (2).  Cette  préoccu- 
pation est  générale,  au  témoignage  d'Alexandre 
Dumas  :  si  l'on  ne  sait  pas  encore  ce  qu'on  veut,  on 
sait  très  bien  ce  qu'on  ne  veut  plus  (3).  Pour  suivre 
spontanément  ce  mouvement  de  réaction,  ou  le  créer 
au  besoin,  Victor  Hugo  a  des  dispositions  à  la  révolte, 
originales,  personnelles,  héréditaires  même  :  s'il  faut 
en  croire  les  témoignages  de  famille,  il  aurait  reçu 
de  sa  mère  l'antipathie  pour  tous  les  despotismes, 
l'amour  de  la  liberté,  de  l'opposition,  avec  une  tendance 
à  la  raideur,  àl'âpreté  (4).  On  comprend  donc  aisément 
ce  qu'il  nous  apprend  dans  la  Préface  :  qu'il  a  eu  bien 
plutôt  l'intention  «  de  défaire  que  de  faire  des  poéti- 
ques ». 


(i)  A.  de  Vigny,  Journal  d'un  poète  (Charpentier),  p.  277. 

(2)  Journal,  p.  273-274. 

(3)  Comment  je   devins  auteur    dramatique,   dans    son  théâtre 
complet  (Michel  Lévy,  1874),  l,  22. 

(4)  Asseline,  p.  25-26. 


436  LA  PRÉFACE  DE  CR0MWELL 

§  14.  —  Le  Grotesque. 

Cela  ne  Ta  pas  empêché  d'apporter  une  théorie  nou 
velle  (1)  :  die  fait  en  grande  partie  la  force  de  la.  Pré- 
face ;  elle  était  même  indispensable,  car,  pas  plus  en 
réforme  littéraire  qu  en  révolution  politique, la  méthode 
de  la  table  rase  ne  peut  longtemps  suffire  :  si  un  réfor- 
mateur n'apportait  rien  de  nouveau,  et  se  contentait  de 
tout  déhiolir,  on  serait  en  droit  de  crier  au  nihilisme 
littéraire.  Victor  Hugo  aurait  pu  répondre  à  pareil 
reproche  qu'il  proposait  sa  théorie  du  grotesque,  très 
sensiblement  différente  de  ce  qu'on  avait  dit  jusqu'à 
lui  sur  la  nécessité  d'introduire  toute  la  réalité  humaine 
dans  notre  théâtre,  et  de  substituer  le  drame  à  la 
tragédie . 

Hugo  n'a  pas  donné  la  définition  du  grotesque  ;  mais 
on  peut  suppléera  cette  lacune  en  unissant  les  théories 
de  la  Préface  à  ses  œuvres  dramatiques.  En  général, 
dans  l'art,  c'est  le  laid  rapproché  du  beau,  et  placé  là 
intentionnellement  pour  faire  contraste,  paraissant 
d'autant  plus  laid,  et  mettant  en  valeur  le  beau.  En  par- 
ticulier, dans  la  littérature,  le  grotesque  est  d'abord 
tout  cela,  mais  de  plus  c'est  le  laid  comique,  et  c'est 
aussi  le  laid  exaspéré  :  le  grotesque  est  au  laid  ce  que 
le  sublime  est  au  beau  :  c'est  le  laid  ayant  conscience  de 
lui-même,  content  de  sa  laideur,  lé  laid  lyrique,  s'épa- 
nouissant  dans  la  fierté  de  l'horreur  qu'il  inspire, disant  : 
riez  de  moi,  tant  je  suis  ridicule  à  côté  du  sublime  ; 
tremblez  devant  moi,  tant  je  suis  monstrueux. 

(1)  Michieis  attribue  la  paternité  de  cette  idée  à  Cousin,  sans 
donner  de  preuves  suffisantes  à  l'appui  de  cette  assertion.  Cf. 
t.  II,  p.  U-13. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  137 

Le  système  que  Victor  Hugo  tire  de  cette  conception 
est  assez  simple  :  la  poésie  devra  imiter  la  nature  ;  de 
même  qu'on  trouve  dans  la  réalité  le  corps  uni  à  l'âme, 
la  bête  liée  à  l'esprit,  l'ombre  inséparable  de  lalumière, 
le  poète  devra  mêler  dans  ses  créations  le  sublime  au 
grotesque,  en  donnant  toujours  la  première  place  au 
sublime,  le  beau  ne  devant  pas  exclure  le  laid,  mais 
«  prévaloir  sur  lui  ». 

Ce  système  est  véritablement  original  (1)  ;  il  serait 
intéressant  de  pouvoir  découvrir  comment  notre  poète 
a  été  amené  à  l'imaginer.  L'explication  la  plus  simple 
serait  évidemment  celle  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut  :  un  souvenir  de  son  enfance  espagnole,  le  papa- 
moscas  de  Burgos.  Mais  si  cette  vision  a  pu  être  la 
cause  occasionnelle  de  la  théorie  du  grotesque,  la  cause 
efficiente  est  tout  autre.  Sans  doute  Victor  Hugo  a  pu 
croire  qu'à  la  suite  de  cette  aventure,  il  s'était  résolu 
librement  à  tirer  parti  de  ce  contraste  ;  mais  l'amour 
du  grotesque  était  déterminé  en  lui  par  le  fond  même 
de  sa  nature  :  dans  l'essence  des  idées  et  des  œuvres 
de  ce  poète  qui  aurait  volontiers  accepté  comme  devise 
la  caractéristique  de  Shakespeare,  totus  in  antithesi,  le 
grotesque  joue  le  même  rôle  que  l'antithèse  dans  son 
style  :  Hugo  suit,  pour  juger  la  réalité,  la  méthode 
dont  il  se  sert  pour  la  décrire  ou  la  dessiner,  plume  en 
main  :  les  oppositions  violentes  de  noir  et  de  blanc,  le 
trait  appuyé,  soulignant  les  contours  des  objets,  que 
l'on  trouve  dans  tous  ses  dessins,  se  manifestent  aussi 
dans  son  style  et  dans  sa  manière.  L'antithèse  a  été 


(1)  Le  Globe  le  reconnaît,  dans  son  numéro  du  6  décembre  1827: 
a  M.  Victor  Ëugo  peut  justement  réclamer  comme  sienne  toute 
cette  théorie  sur  le  grotesque.  » 


i38  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

son  explication  de  la  vie,  obstinée  jusqu'à  l'obsession 
finale,  puisque  ceux  qui  l'entouraient  à  son  lit  de  mo^t 
l'ont  entendu  murmurer  cette  antithèse  suprême  : 

C'est  ici  le  combat  du  jour  et  de  la  nuit. 

Nous  avons  là  le  secret  de  Victor  Hugo  :  la  forme 
artistique  qu'il  donne  à  sa  pensée  vient  du  fond  même 
de  sa  philosophie  manichéenne  (d).  L'antithèse  est 
pour  lui  l'explication  de  tout,  même  du  monde  ;  elle 
est  divine,  puisqu'elle  est  «  la  figure  de  rhétorique 
dont  le  bon  Dieu  use  le  plus  volontiers  »,  puisque  Dieu 
est  pour  lui  «  le  grand  faiseur  d'antithèses  »,  puisque 
Dieu  «  met  invariablement  le  jour  à  côté  de  la  nuit, 
le  bien  auprès  du  mal,  l'ange  en  face  du  démon. 
L'enseignement  austère  de  la  Providence  résulte  de 
cette  éternelle  et  sublime  antithèse  (2).  » 

Les  études  de  Victor  Hugo,  dirigées,  je  le  reconnais, 
par  le  parti  pris  de  trouver  le  grotesque  partout,  cor- 
roboraient encore  cette  idée  prédéterminée  en  lui.  La 
littérature  populaire  lui  semble  surtout  merveilleuse- 
ment propre  à  expliquer  ce  qu'il  appelle,  dans  la 
Préface,  ce  mystère  de  l'art  moderne.  Une  légende  lui 
paraît  le  complément  indispensable  d'un  site  sauvage. 
C'est  surtout  sur  les  bords  du  Rhin,  dans  ces  rondes 
qui  se  traversent  sans  se  mêler,  figures  surnaturelles 


(1)  Renouvier,  p.  22. 

(2)  Le  Rhin,  I,  404  ;  II,  190.  —  On  peut  lire  sur  ce  rôle  de  l'an- 
tithèse chez  Victor  Hugo,  dans  les  Etudes  de  critique  scientifique 
de  M.  Hennequin,  la  partie  de  l'article  consacrée  à  ce  qu'il  ap- 
pelle l'antithéisme  du  poète  (p.  116-120).  Le  reste  de  l'étude, 
très  critique,  est  peu  scientifique.  —  Cf.  aussi  Keuouvier,  p.  133; 
Labitte,  II,  321.  —  Victor  Hugo  est  revenu  souvent  sur  l'antithèse 
divine.  Cf.  En  voyage.  —  France  et  Belgique,  p.  246,  278,  304,  305. 


LES  IDÉES   DE  LA  PRÉFACE  139 

et  charmantes,  formes  hideuses  et  fantômes  effrayants, 
qu'il  voit  pulluler  le  grotesque  (1). 

Dans  la  littérature  artistique,  il  le  retrouve  encore, 
chez  les  comiques  espagnols,  chez  Shakespeare,  chez 
Molière  même,  où  telle  scène  burlesque  entre  le  valet 
et  la  suivante  n'est  que  la  parodie  d'une  explication 
raffinée  entre  le  Léandre  et  l'Isabelle. 

C'est  surtout  dans  l'Église  que  le  poète,  ne  renon- 
çant pas  encore  décidément  aux  doctrines  de  son 
Chateaubriand,  aime  à  retrouver  le  mélange  de  la 
familiarité  et  de  la  majesté.  Ces  oppositions  ne  sont 
pas  dues  à  un  rapprochement  fortuit,  artificiel,  amené 
aar  l'imagination  du  poète  :  elles  existent  bien  récl- 
ament :  si  elles  n'ont  pas  été  voulues  par  l'Église, 
islles  ont  été  acceptées  ou  subies  par  elle,  imposées 
oar  ceux  qui  vivaient  autour  d'elle.  Les  études  posté- 
rieures à  la  Préface  confirment  cette  vue  originale 
le  Hugo,  depuis  les  thèses  jusqu'aux  articles  de 
evue  (2). 

Enfin,  on  pourrait  expliquer  par  son  amour  pour 
e  grotesque  dans  l'art ,  sa  préférence  marquée , 
ntérieure  à  toute  mode  régnante,  pour  les  chinoise- 
ies(3). 
Mais  pour  savoir  si  le  grotesque  est  bien  un  élément 
éel,  existant  par  lui-même  indépendamment  de  la 
censée  de  celui  qui  en  prend  conscience,  il  faut  qu'on 
i  découvre  tout  manifeste,  dans  la  réalité  ;  il  faut  que 
i  vie  en  fournisse  des  exemples.  Outre  ceux  qu'il  cite 


(i)  Le  Rhin,  I,  205-207. 

(2)  Abbé  Samouillan,  Olivier  Maillard,  sa  prédication  et  son 
mps,  p.  176-185;  Langlois,  la  Littérature  goliardique,  dans  la  Re- 
te  Bleue,  24  décembre  1892,  11  février  1893. 

(3)  Larroumet,  la  Maison  de  Victor  Hugo,  p.  53-65. 


140  LA   PRÉKACE   DE   CROMWELL 

dans  l'histoire  de  Cromwell,  Victor  Hugo  en  avait  dé 
couvert  d'autres,  un  en  particulier,  assez  sensible 
dans  les  caves  du  palais  ruiné  d'Heidelberg  :  la  seule 
chose  qui  vive  encore  dans  ces  grandeurs  tombées, 
dans  ces  splendeurs  éteintes, c'est  une  plaisanterie  assez 
vulgaire  :  près  d'une  statue  en  bois,  représentant  un 
petit  vieux  grotesquement  accoutré,  pend  une  horloge, 
d'où  sort  une  ficelle  :  «  Vous  la  tirez,  l'horloge  s'ouvre 
brusquement,  et  laisse  échapper  une  queue  de  renard 
qui  vient  vous  frapper  le  visage.  Ce  petit  vieillard, 
c'est  un  bouffon  de  cour  ;  cette  horloge,  c'est  sa  bouf- 
fonnerie (1).  » 

Chez  nous,  l'histoire  ne  fournirait- elle  pas  plus  d'un 
exemple  à  l'appui  de  la  thèse  de  Hugo?  Lacretelle  a  eu 
raison  de  remarquer  que  la  Révolution  a  produit  des 
drames  réels  aussi  disparates  que  les  pièces  les  plus 
romantiques  ;  que  le  théâtre  a  fort  bien  pu  s'inspirer 
de  cette  réalité  :  le  goût  est  devenu  plus  audacieux,  en 
constatant  que  même  en  dehors  du  théâtre,  on  peut 
passer  brusquement  d'un  salon  dans  un  cachot  ;  que 
la  vie  de  tel  bourgeois  de  1793  a  été  un  drame  shakes- 
pearien (2). 

Même  aux  époques  les  plus  sombres,  au  milieu  des 
événements  les  plus  tragiques,  à  ces  moments  où  il 
semblerait  que  le  patriotisme,  luttant  et  se  sentant 
vaincu,  ne  doit  plus  laisser  place  qu'à  l'héroïsme  dé- 
sespéré, le  rire  naît  malgré  tout  de  tel  détail  vulgaire, 
inopinément  mis  en  valeur  par  le  poète  :  pendant  le 
siège,  à  la  table  de  Victor  Hugo,  les  mets  étranges  que 
l'on  a  subis  jettent  un  certain  trouble  :  mais  la  gaîté 


(i)  Le  Bhln,  II,  155. 

(2)  Dix  années  d'épreuves  -pendant  la  Révolution,  p.  338. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  141 

gauloise  reprend  le  dessus,   et  le  maître  lance  cette 
boutade  rimée  : 

Mon  dîner  me  tracasse,  et  même  me  harcèle  : 
J'ai  mangé  du  cheval,  et  je  songe  à  la  selle  (1). 

On  éclate  de  rire.  N'est-ce  pas  le  drame  transporté 
,  dans  la  réalité,  avec  ses  contrastes  inattendus  e1 
s  violents  (2)  ? 

i     II  n'est  pas  jusqu'à  la  nature  elle-même  qui  ne  four- 
nisse à  qui  sait  la  regarder  et  la  comprendre,  de  ces 
oppositions  imprévues  qui  font  naître  l'émotion  ouïe 
rrire.  Je  ne  parle  pas  de  ce  que  l'homme  y  ajoute,   des 
dlégendes  qu'il  imagine,  et  qui  viennent  ainsi  juxtaposer 
ileur  merveilleux  artificiel  à  quelque  merveille   de  la 
^nature  (3).  Il  y  a  tel  contraste  qui   s'impose,   même  à 
l'imagination  la  moins  prévenue   :   en  1864,  déjà  bien 
loin  de  la  période  romantique,  George   Sand  se  pro- 
irmènedansun  bois  sauvage  :  «  Les  anémones  sylvies 
sont  encore  en  boutons   Beaucoup  de  petites  stellaires 
^velues  ,    beaucoup  de    grandes   stellaires     holostées, 
des  houx  étincelants  au  soleil,  des  nuées  de  mouche- 
rons blancs   imperceptibles,   une  chaleur  bénie  !    — 
qui  ose  médire  de  la  chaleur  ?  —    un  geai  amoureux 
Itqui  tenait  les  plus  absurdes  propos  à  sa  dame,  dans 
liune  langue  gutturale,   enrouée,  grotesque  :  c'était  le 
^polichinelle  de  la  forêt.  Il  me  fit  rire  (4) »  Et  pour- 
ri Rivet,  Victor  Hugo  chez  lui,  p.  149. 
I     (2)  Mérimée    disait,  en  48  :    <  Il  faudra  que  celui  qui  fera  l'his- 
toire du  xix»  siècle  sache  écrire  sur  tous  les  tons,  la  tragédie  et 
'le  vaudeville  à  la  fois.  »  Filon,  Mérimée,  p.  180. 

(3)  Victor  Hugn  raconté,  II,  198. 

(4)  Revue  des  Deux-Mondes,  15  mai  1864.  On    peut  lire  encore 
dans  le  récit  on  voyage  de  Hugo   dans  les    Alpes,  l'anecdote  du 


142  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 


| 


tant,  quand  George  Sand  herborise,  elle  ne  songe 
guère  à  la  Préface  de  Cromwell.  La  théorie  de  Victor 
Hugo  semble  donc  confirmée  par  cette  rencontre  in- 
consciente de  deux  esprits  puissants,  et  paraît  bien 
mériter  qu'on  l'examine.  Comme  nous  l'avons  dit,  la 
partie  historique  en  est  faible  sans  doute,  Victor 
Hugo  s'étant  cru  obligé  de  faire  hommage  au  Christia- 
nisme de  l'éclosion  du  grotesque,  et  ayant  coupé  im- 
pitoyablement ses  racines  bien  plus  profondes  qui 
vont  jusqu'à  l'antiquité.  Nous  avons  vu  plus  haut  que 
c'est  une  des  parties  inutiles  et  manquées  de  son 
système.  Ses  adversaires  ont  beau  jeu  à  constater  que, 
en  vertu  de  son  parti  pris,  Victor  Hugo  exclut  de  l'his- 
toire du  grotesque  son  meilleur  représentant,  Aristo- 
phane, celui  qui  justement  a  poussé  le  grotesque  jus- 
qu'au lyrisme,  et  qui  renferme  toutes  les  antithèses, 
étant  à  la  fois,  comme  le  remarque  Musset,  «  tendre  et 
terrible,  pur  et  obscène,  honnête  et  corrompu,  noble  et 
trivial  (i).  » 

Quant  à  la  valeur  abstraite  du  système,  on  ne  peut 
la  discuter  en  la  séparant  de  l'application  que  le  poète 
en  a  faite  lui-même.  Là-dessus,  n'ayant  rien  à  retran- 
cher, et  peu  de  chose  à  ajouter  à  la  théorie  que  j'ai 
présentée  autre  part  (2),  je  me  contenterai  de  résumer 
mes  conclusions  de  jadis.  Quelquefois  épisodique,  et 
trop  «  voulu  »  dans  les  situations,  le  grotesque  des 
drames  de  Victor  Hugo  est  puissant,  et  lui  permet  d'at- 


crétin  contemplant  le  splendide  panorama  du  Rigi  {En  voyage. 
Alpes  et  Pyrénées.  Quantin,  1890,  p.  35  ;  cf.  p.  51-52),  ouïe  canti- 
que huguenot  dans  l'île  de  Serk.  (Victor  Hugo,  l'Archipel  de  la 
Manche.  G.  Lévy,  1883,  p.  75.) 

(1)  Lettres  de  Dupuis   et  Cotonet,  V  lettre. 

(2)  De  la  convention,  p.  154-164,202-229. 


LES   IDÉES  DE  LA   PRÉFACE  143 

teindre  à  des  effets  d'ensemble  réservés  jusqu'à  lui  à 
l'opéra  (1).  Le  quatrième  acte  du  Roi  s'amuse,  le  finale 
avec  chœurs  de  Lucrèce  Borgia,  l'apparition  de  la  ban- 
nière dans  Torquemada,  sont  des  beautés  émouvantes, 
originales,  qui  ne  doivent  rien  à  personne,  ni  à  Sha- 
kespeare, ni  à  Lamennais  (2). 

Quant  au  grotesque  dans  les  caractères,  s'il  n'a 
presque  rien  donné  de  satisfaisant  pour  les  person- 
nages entièrement  comiques,  les  comparses,  assez 
nombreux  dans  la  troupe  de  Victor  Hugo,  on  ne  peut 
en  nier  l'étrange  beauté  dans  Triboulet.  La  puissance 
de  ce  bouffon  doit  se  mesurer  à  la  rage  qu'il  a  suscitée 
(contre  le  poète,  rage  copieuse,  et  devenue  à  la  longue 
amusante,  à  cause  de  son  impuissance  :  la  critique 
historique  elle-même  s'est  émue  de  ce  rôle  ;  et  c'est 
iavec  une  passion  surprenante  que,  protestant  contre 
l'anachronisme  qui  met  au  service  de  François  Ier  le 


(i)  C'est  presque  la  seule  chose  que  L.  Veuillot  trouve  à  blâmer 
idans   les  Misérables  :   «  L'excès    vient  de   la  poétique  même  de 
iM.  Hugo,  qui  l'entraîne  à  mêler   toujours  le   grotesque  au  su- 
blime. »  Etudes  sur  Victor  Hugo  (Palmé,  1886),  p.  274.  Il  est  bien 
certain  que  le  grotesque    paraît    trop  souvent  un   effort  de  son 
talent  plutôt  qu'un  effet  de  son  génie  ;  c'est  ce  que  Fonfrède  écrit 
à  Campan,  le  18  mars  1828  :  «  Pour  Cromwell,  je  l'envoie  au  dia- 
ble. Cette  affectation  de  grotesque  et  de  ridicule  est  pitoyable. 
Quand  Shakespeare  est  ridicule  et  grotesque,  ce  n'egt  pas  à  des- 
sein :    il  est  ainsi  parce    que  Dieu  l'a  fait  tel.  Mais  se  battre  les 
lancs   pour  écrire    de   sang-froid  mille  lourdes  extravagances, 
•/est  mésuser  de  son  talent  et  le  ridiculiser  en  pure  perte.»  (X,  73.) 
(2)  M.  Biré,  dans  le    Correspondant   du   10    octobre  1885,  cite 
;'anecdote  suivante  :  «  Il  y  aurait,  disait  Lamennais  à  Turquéty, 
un  magnifique  thème  à  développer  en  vers.  Je  voudrais  peindr* 
me  scène  de  plaisir,  une  orgie,  et  entrecouper  les   chants  de  la 
ête  des  sombres  versets  du  Dies  iras.  Quel  contraste  saisissant!» 
Homme  cette  conversation  est  de  décembre   1832,  elle  ne  peut 
ivoir  eu  la  moindre  influence  sur  une  pièce  déjà  finie  à  ce  mo- 
ment. 


144  LA    PRÉFACE   DE   CROMWELt 

bouffon  mort  depuis  longtemps,  et  «  foui  du  roy  de 
Secille  »,  L.  Paris  en  profite  pour  s'insurger  contre  ce 
drame  *  odieusement  diffamatoire  »,  contre  ce  roi  si 
peu  chevalier,  «  si  ordurièrement  travesti  (1).   » 

La  critique  qui  se  prétend  scientifique  n'est  pas  plus 
calme,  et  croit  juger  quand  elle  déclame,  quand  elle 
prétend  que  «  M.  Victor  Hugo  atteint  au  plus  bas  de  sa 
profondeur,  en  concevant  parfois  des  âmes  géminées, 
partagées  en  deux  moitiés  distinctes  et  généralement 
contradictoires,  par  une  absolue  fissure  »  ;  que  «  cette 
simple  mécanique  intellectuelle,  résumée  en  un  con- 
flit de  deux  natures,  est  la  plus  complexe  que  M.  Hugo 
ait  jamais  conçue  (2).  »  Sans  souligner  le  mauvais 
goût  de  ces  paroles  envers  un  pareil  poète,  quelle  lé- 
gèreté dans  le  blâme  !  Et  peut-on  traiter  de  mécanique 
intellectuelle  une  conception  de  l'âme  si  profondément 
vraie  qu'elle  est  celle  du  catholicisme  même,  cette 
merveilleuse  école  de  psychologie,  où  l'on  a  si  profon- 
dément creusé  l'âme  humaine  ?  Que  dit  son  meilleur 
poète? 

Mon  Dieu,  quelle  guerre  cruelle  I 
Je  sens  deux  hommes  en  moi  (3)  1 

On  peut  donc  conclure,  malgré  l'avis  contraire  de 
juges  dont  le  nom  et  le  sens  critique  font  justement 
autorité  (4),  que  la  théorie  du  grotesque  avait  sa  part 

(1)  Les  manuscrits  de  la  bibliothèque  du  Louvre \  p.  78-79. 

(2)  Hennequin,  p.  131-i  32. 

(3)  Racine,  IV,  156.  Gf.L.  Racine,  Mémoires,  1,310.  —  C'est  éga- 
lement l'avis  d'un  homme  plus  autorisé  qu'Hennequin  pour  parler 
au  nom  de  la  critique  scientifique.  M.  Alfred  Binet,  dan:*  son 
livre  sur  le$  Altérations  de  la  personnalité  (Alcan,  1892) , 
p.  197  198. 

(4)  Reuouvier,  p.  25-26. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  145 

de  vérité,  que  sa  réalisation  n'a  pas  été  sans  gran- 
deur ;  que,  si  cette  idée  n'est  pas  de  celles  qui  renfer- 
ment dans  leur  sein  les  germes  les  plus  nombreux  et  les 
plus  féconds,  elle  valait  la  peine  d'être  appliquée  quel- 
que temps,  d'être  énoncée  au  moins  une  fois.  Et  puis, 
elle  a  été  si  merveilleusement  exposée  l 


§  15.  —  Le  style  de  la  Préface. 

En  effet,  si  Ton  a  pu  contester  la  valeur  des  idées  de 
la  Préface,  nul,  que  je  sache,  n'a  jamais  nié  qu'elle  ne 
fût  supérieurement  écrite  (1).  Le  .plus  probant  témoi- 
gnage que  l'on  puisse  citer  en  pareil  cas  est  bien  celui 
de  Nisard  :  l'ennemi  de  la  littérature  facile  ne  pensait 
pas  que  l'on  pût  contester  à  Victor  Hugo  l'instinct  de  la 
langue,  ce  qui  suffisait  à  ranger  l'auteur  de  la  Préface 
parmi  les  grands  écrivains  français  (2).  Il  discutait  le 
poète,  mais  s'inclinait  devant  le  prosateur.  Il  allait 
même  plus  loin  ;  il  trouvait  que  la  Préface  était  une 
œuvre  digne  du  xvne  siècle,  inférieure  à  ce  seul  titre, 
«  qu'un  art  qui  a  produit  des  livres  achevés  est  fort 
supérieur  à  un  art  qui  n'a  produit  que  d'excellents 
morceaux  dans  des  livres  très  défectueux  (3).  » 

On  pourrait  s'en  tenir  à  pareille  caution.  Il  faut  pour- 
tant noter  encore  les  témoignages  d'admiration  offerts 
à  la  mémoire  de  Victor  Hugo,  nullement  suspects  par 
conséquent  de  piété  exagérée  pour  la  vieillesse  d'un 


(i)  Nul.  sauf  M.  Brunetière  :  «  Tant  et  de  si  belles  métaphores 
font  moins  de  clarté  que  de  confusion.  »  Epoques,  p.  354. 

(2)  De  son  côté,  Victor  Hugo   ne  reconnaissait  comme   grands 
écrivains  que  les  bons  écrivains.  Rochefort,  Aventures,  II,  54-56. 

(3)  Nisard, p.  105,94-95. 

PRÉFACE  DS   CROMV/fiLt^  10 


146  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

grand  poète.  M.  Coppée  a  précisé  la  qualité  dominante 
du  style  de  Victor  Hugo  :  nul  écrivain  n'a  été  plus 
grand  coloriste,  tout  en  sauvegardant  la  limpidité  du 
génie  français,  la  clarté  de  sa  syntaxe,  dit-il  dans  la 
préface  qu'il  a  écrite  pour  le  Dictionnaire  des  Métapho- 
res de  Victor  Hugo.  Si  Ton  peut  contester  le  plan  et  la 
méthode  de  ce  curieux  lexique,  il  faut  surtout  recon- 
naître son  utilité  spéciale  :  il  était  difficile  d'indi- 
quer d'une  façon  plus  ingénieuse  quel  parti  Victor 
Hugo  a  tiré  de  presque  tous  les  mots  français  qui  pou- 
vaient donner  une  image  neuve,  nette   et  forte. 

Comme  Ta  dit  Baudelaire,  avec  sa  manière  étrange, 
«  je  vois  dans  la  Bible  un  prophète  à  qui  Dieu  ordonne  de 
manger  un  livre.  J  ignore  dans  quel  monde  Victor  Hugo 
a  mangé  préalablement  le  dictionnaire  de  la  langue 
qu'il  était  appelé  à  parler  ;  mais  je  vois  que  le  lexi- 
que français,  en  sortant  de  sa  bouche,  est  devenu 
un  monde ,  un  univers  coloré,  mélodieux  et  mou- 
vant (1).  » 

Il  restait  à  montrer,  comme  l'a  fait  un  des  maîtres  de 
la  critique  moderne,  que  Victor  Hugo  avait  su  pousser 
l'image  jusqu'à  l'allégorie  intéressante,  s'élever  de  là 
jusqu'au  symbole,  tout  en  restant  naturel,  et  grandir 
enfin  jusqu'à  cette  création  véritable  et  suprême  :  le 
mythe  (2). 

Nulle  part  ce  don  génial  n'a  mieux  servi  le  poète  que 
dans  la  Préface,  car  il  lui  a  permis  de  faire  oublier 
presque  tous  ses  prédécesseurs  :  un  simple  mérite  de 
forme  l'a  mieux  servi  que  les  plus  rares  qualités  de 
fond.  Il  a  en  beau  repeter  des  idées  déjà  exposées  par 


(i)  Baudelaire,  l'Art  romantique,  p.  318. 
(2)  E.  Faguet,  p.  219. 


LES   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  147 

d'autres,  et  plus  ou  moins  connues  (1),  il  les  a  faites 
siennes,  par  un  procédé  bien  personnel,  qu'il  a  appli- 
qué partout,  môme  chez  lui.  A  Hauteville  house,  le  poète 
fabriquait  de  sa  propre  main  des  chefs-d'œuvre  neufs 
avec  des  fragments  de  meubles  anciens,  grâce  à  un  tra- 
vail curieux  de  démolition  et  de  reconstruction  :  il  fai- 
sait une  œuvre  ayant  sa  nouveauté  et  son  unité  har- 
monieuse à  laide  d'un  certain  nombre  de  vieux  mor- 
ceaux disparates.  M.  Larroumet  trouve  dans  ce  procédé, 
par  analogie,  l'explication  de  l'art  même  de  Victor 
Hugo,  amalgamant  des  matériaux  incohérents  grâce  à 
sa  puissante  imagination  (2). 

C'est  ce  qu'il  a  fait  spécialement  dans  sa  Préface. 
Traduisant  en  images  originales  les  idées  d'autrui,  il  a 
fait  oublier  ses  prédécesseurs. 

C'est  là  le  résultat  ordinaire  de  ses  préfaces,  écrites 
en  un  style  violent  mais  superbe  :  comme  il  le  remar- 
que lui-même  ,  a  elles  lui  ont  joué  le  mauvais  tour  de 
ces  costumes  étranges  qui,  signalant  dans  la  bataille  le 
soldat  qui  les  porte,  lui  attirent  tous  les  coups  »  ;  ajou- 
tons :  et  tous  les  honneurs,  tout  le  mérite  de  la  bataille 
gagnée.  Ce  style  splendide  a  offusqué,  rejeté  dans  l'om- 
bre tous  ses  modèles  :  sauf  pour  Chateaubriand,  et 
peut-être  pour  Mme  de  Staël,  on  ne  connaît  plus  leurs 
théories  que  par  la  forme  que  Victor  Hugo  leur  a 
donnée.  C'est  la  vérification  la  plus  éclatante  du  mot  de 


(1)  Reprenant  une  métaphore  que  Rivarol  avait  déjà  imaginée 
pour  Mirabeau,  M.  Rod  a  dit,  d'une  façon  qu'on  voudrait  plus 
légère  :  «  Comme  une  éponge  dans  un  baquet,  Victor  Hugo  à 
absorbé  tout  ce  qui  l'entourait,  et  son  mérite  est  d'avoir  rendu  à 
larges  flots  tout  ce  qu'il  avait  aspiré  goutte  à  goutte.  »  Etudes, 
p.  125. 

(2)  La  maison  de  Victor  Hugo,  pp.  40-45  :  Cf.  H.  Houssaye,  Débais 
du  18  septembre  1885. 


148  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Buffon  bien  compris,  le  style  c'est  l'homme,  c'est-à-dire 
le  style  seul  est  une  sûre  marque  de  propriété  :  c'est  la 
même  pensée  qu'Alexandre  Dumas  développe  dans  sa 
préface  du  Théâtre  des  autres  :  nos  classiques  «  fai- 
saient grand  honneur  à  ceux  qu'ils  dépouillaient,  et  qui 
n'ont  souvent  été  connus  que  par  ce  qu'on  leur  a  pris... 
Que  celui  qui  a  une  idée  lui  donne  la  forme  indispen- 
sable à  la  vie  des  idées  ;  sinon  son  idée  appartient  à 
quiconque  saura  lui  donner  cette  forme.  » 

Aussi,  en  essayant  dans  cette  introduction  de  faire  la 
genèse  de  la  Préface,  en  mettant  dans  les  notes  qui 
vont  suivre ^un  nom  d'auteur  ou  un  titre  de  livre  sous 
la  plupart  des  idées  développées  par  le  poète,  je  n'ai 
pas  cru  diminuer  Victor  Hugo,  ni  inspirer  au  lecteur 
cette  impression  finale  que  la  Préface,  n'étant  pas  origi- 
nale, a  été  surfaite,  et  doit  être  ramenée  aux  propor- 
tions d'un  simple  manuel  du  Romantisme.  Non,  c'est 
bien  une  véritable  source  :  Victor  Hugo  a  si  bien  fait  le 
résumé  des  doctrines  antérieures,  que  nul  n'avait  tenté 
jusqu'ici  de  remonter  plus  haut  que  la  Préface  pour 
explorer  les  affluents  obscurs  qui  l'alimentent.  Les 
vraies  sources  ne  sont-elles  pas  le  point  où  émergent 
des  nappes  jusque-là  souterraines?  Ces  eaux, inutiles 
dans  leur  nuit,  ne  servent  que  quand  elles  sont  rendues 
à  la  lumière. 

C'est  un  mérite  bien  secondaire  que  de  trouver  des 
idées  sans  avoir  la  force  de  les  répandre,  de  les  faire 
sortir  des  livres  obscurs  connus  des  seuls  érudits. 
Celui  qui  a  eu  le  courage  de  les  y  aller  chercher,  et  le 
talent  de  leur  donner  une  forme  éclatante,  de  les  impo- 
ser à  la  foule,  en  est  le  véritable  inventeur,  au  sens 
étymologique,  au  sens  actuel  aussi.  Jusqu'à  lui  c'étaient 
desidéesenpuissance,gràceàluicesontdesidéesforceSé 


LES   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  149 

§  16.  —  Influence  de  la  Préface. 

La  Préface  a  exercé  une  influence  considérable,  mais 
difficile  à  établir  avec  précision,  parce  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  cette  influence  spéciale  avec  l'action  plus 
puissante  du  drame  de  Victor  Hugo  et  du  théâtre 
romantique  en  général  (1).  Il  convient  de  plus  de  dis- 
tinguer les  époques  principales,  et  aussi  les  limites  qui 
ont  circonscrit  cette  influence. 

Il  est  certain  que  la  Préface,  à  son  apparition,  fait 
beaucoup  de  bruit  ;  mais,  dans  le  tumulte  de  la 
bataille,  amis  et  ennemis  sont  trop  échauffés  par  la 
lutte  pour  pouvoir  apprécier  à  sa  juste  valeur  l'inter- 
vention de  Victor  Hu^o.  De  part  et  d'autre  on  dépasse 
la  mesure  :  un  classique  croit  exprimer  un  jugement, 
en  disant  qu'il  n'éprouve  plus  d'autre  sentiment  que 
celui  de  la  pitié  «  pour  un  jeune  homme  né  avec  d'heureu- 
ses dispositions  »  ;  des  personnages  politiques  montrent 
la  même  fureur:  deux  députés  déclarent  qu'ils  voteront 
contre  la  subvention  des  théâtres,  si  la  Comédie-Fran- 
çaise «  ouvre  son  sein  »  à  Victor  Hugo  (2). 

Henri  Fonfrède,  si  calme,  si  pondéré,  perd  tout  sang- 
froid,  lorsqu'on  lui  fait  l'éloge  du  poète  novateur  : 
a  Quant  à  votre  grand  Victor,  ne  m'en  parlez  pas  :  il 
gâterait  à  lui  seul  dix  générations,  et  il  est  d'autant 
plus  coupable  qu'il  a  reçu  de  la  nature  de  plus  grandes 
facultés.  La  Préface  de  Cromwell  seule  suffirait  pour 
motiver  son  éternelle  condamnation... C'est  un  homme 
à  talent  qui  somnambulise  (3).  » 

(1)  Sur  cette  influence  générale,  cf.  Asselineau,  p.  xvi. 

(2)  IL  Houssaye,  les  Hommes  et  les  Idées,  p.  327. 

(3)  Œuvres,  X,  100  ;  IX,  258. 


150  1à  préface  de  cromwëll 

Par  contre,  et  avec  d'autant  plus  de  vivacité  qu'ils 
sont  plus  jeunes,  les  romantiques  portent  leur  chef  en 
triomphe  ;  ils  se  serrent  autour  de  l'auteur  de  la 
Préface:  son  manifeste  devient  un  texte  sacro-saint, 
«  une  Déclaration  des  Droits  littéraires  »  rédigée  pour 
l'humanité  qui  pense  (1).  Un  des  auditeurs  de  la  pre- 
mière heure  n'hésite  pas  à  écrire  ceci  :  «  Quelle  profon- 
deur de  pensées  !  A  elle  seule  cette  préface  estun  code  de 
littérature  (2).  »  Il  est  bon  de  rabattre  de  ces  exagéra- 
tions contraires.  Il  faut  aussi  tracer  les  véritables  fron- 
tières de  la  Préface,  reconnaître  que  son  action  n'a  pas 
été  européenne,  et  n'a  pas  dépassé  les  limites  de  la 
France.  M.  Bjœrnstjerne-Bjœrnson  proteste  justement 
contre  ceux  qui  voudraient  voir  dans  la  Préface  la  source 
du  romantisme  européen,  puisque  non  seulement  les 
grands  romantiques  sont  antérieurs,  aussi  bien  ceux 
qui  sont  célèbres  partout,  comme  Goethe  et  Schiller,  que 
ceux  qui  sont  connus  surtout  dans  leur  pays  comme  le 
Danois  Adam  QElenschlœger  ;  puisque  d'autres  encore, 
postérieurs  à  notre  manifeste,  n'en  relèvent  pas  non 
plus  (3). 

Même  en  France  l'influence  de  la  Préface  a  été  dimi- 
nuée par  des  causes  multiples,  sociales  ou  littéraires. 


(1)  Victor  Hugo  raconté,  11,229;  Paul  de  Saint-Victor,  p.  16-17. 

(2)  David  d'Angers,  p.  25. 

(3)  Lettre,  publiée  daas  le  Temps,  du  25  novembre  1893.  —  A 
l'appui  de  cette  lettre  sur  la  véritable  influenoe  de  la  Préface,  on 
peut  citer  l'étude  de  M.  Bernard ini  sur  Tegner,  dans  sa  Littéra- 
ture Scandinave,  pp.  64-65,  214,  222.  —  Peut-être  pourtant  y  a-t-il 
un  peu  trop  d'égotisme  dans  la  réclamation  de  M.  Bjœrnson,  et 
faut  il,  pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur,  connaître  ses  deux 
aphorismes,  célèbres  dans  le  Nord  :  «  Je  suis  roi  dans  le  royaume 
de  l'Esprit.  —  Il  y  a  deux  hommes  en  Europe  qui  ont  du  génie  : 
moi  et  Ibsen...  en  admettant  qu'Ibsen  en  ait.  »  Bemardini.  p.  210. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  151 

Il  est  certain  que  la  Monarchie  de  Juillet  n'a  pas  été 
un  régime  très  littéraire  (1).  L'inÛuence  de  la  Préface 
a  été  affaiblie  d'autant. 

Ensuite  il  y  a  eu  des  résistances,  tout  le  monde  n'a 
pas  accepté  le  dogme  nouveau,  par  exemple  Lamar- 
tine :  s'il  n'a  pas  publié  sa  pensée  immédiatement,  il 
pensait  certainement  dès  le  début,  et  ne  devait  pas 
dissimuler  dans  ses  conversations,  tout  le  mal  qu'il  a  dit 
depuis  du  grotesque,  en  l'attaquant  sous  le  nom  du 
burlesque  : 

«  Boileau,...  en  autorisant  par  son  Lutrin  ce  faux  genre, 
devait  servir  d'excuse  à  La  Fontaine  dans  ses  Contes,  puis 
servir  d'exemple  au  poème  burlesque  et  licencieux  de  Vol- 
taire, la  Pucelle  d'Orléans;  et  Voltaire,  à  son  tour,  devait 
servir  d'exemple  à  Lord  Byron  dans  son  poème  moqueur  et 
satanique  de  Don  Juan.  Ainsi  la  profanation  de  la  poésie  par 
le  burlesque  devait  corrompre  une  longue  série  de  poètes, 
et  amener,  d'excès  en  excès,  La  Fontaine  à  l'obscénité, 
Voltaire  au  scandale,  Gresset  à  la  puérilité,  Byron  au  sacri- 
lège. On  ne  ravale  pas  impunément  le  plus  beau  don  de 
Dieu,  la  poésie,  à  des  trivialités  ridicules.  On  ne  boit  pas  le 
vin  de  l'orgie  dans  le  calice.  La  corruption  du  genre  entraîne 
celle  de  l'esprit.  Le  burlesque  est  la  mascarade  d'une  divi- 
nité (2).  » 

Enfin  Victor  Hugo  lui-même  n'a  rien  fait  pour 
grouper  autour  de  lui  un  corps  de  disciples;  il  n'a 
jamais  donné  de  conseils  aux  débutants,  il  leur  a  distri- 
bué des  éloges.  On  s'est  même  trompé  sur  son  inten- 
tion, en  l'accusant  d'être  resté  ainsi  un  chef  de  bande 
qui  se  recrute  des  partisans,  de  n'avoir  pas  voulu  être 


(1)  Arsène    Houssaye,   les   Confessions,   11,    192,    206-208;   V, 
67-69. 

(2)  Cours  de  littérature,  M,  305. 


152  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

un  maître  dont  l'enseignement  rayonne,  enfin  de 
n'avoir  eu  ni  doctrine  ni  vérité  nouvelle  à  propager  (1). 
La  vérité,  c'est  que  Victor  Hugo  était  logique  avec 
lui-même,  conséquent  avec  les  principes  qu'il  avait  pré- 
conisés dans  la  Préface  :  n'imitez  personne,  disait-il 
alors  ;  ne  m'imitez  pas,  soyez  vous-même,  a-t-il  répété 
plus  tard.  C'estbien  ce  qu'ont  fait  ceux  qui  l'ont  le  mieux 
aimé  parce  qu'ils  l'avaient  bien  compris  : 

...  Nous  nous  en  allions  dans  l'espace,  fidèles 

Et  libres,  comprenant  dès  notre  premier  pas 

Qu'on  n'imitait  Hugo  qu'en  ne  l'imitant  pas. 

Car  ce  que  nous  aimions  en  lui,  c'était  lui-même, 

Certes,  le  bâtisseur  d'un  éternel  poème, 

Mais  ce  n'était  pas  moins  notre  émancipateur  ! 

Quand  il  vint,  le  poète  était  le  serviteur 

D'une  formule  ;  tous,  petits,  grands,  les  espiègles, 

Les  terribles,  portaient  l'uniforme  des  règles, 

Et  tous  se  ressemblaient.  Le  drame  dit  :  —  Que  tous 

Diffèrent!  n'imitez  personne!  habillez-vous 

A  votre  mode  !  l'art  n'est  pas  une  livrée  !  — 

Le  drame  émancipa  la  pensée  enivrée. 

Et  ce  fut  un  scandale  !  On  n'eut  plus  qu'une  loi, 

La  nature  ;  on  commit  ce  crime  d'être  soi  ! 

Les  populations  virent  d'horribles  choses  : 

Le  rosier  se  mettant  à  produire  des  roses, 

La  levrette  à  courir  et  la  source  à  couler  I 

Et  l'inspiration  en  tous  sens  put  souffler, 

Et  dans  son  propre  choix  l'idée  eut  confiance, 

Et  l'art,  au  lieu  d'un  code,  eut  une  conscience  1 

C'est  pourquoi  nous  aimions  ce  maître  avec  fierté, 

Car  son  vrai  nom  pour  nous,  c'était  la  liberté  (2)  1 


(1)  Weill,  p.  97-98. 

(2)  Vacquerie,  Mes  premières  années  de  Paris, -p.  12-13.  — ■ 
Cette  théorie  de  la  liberté  dans  l'art  est  critiquée  par  M.  Brune- 
tière,  dans  son  Evolution  de  la  poésie  lyrique,  I,  174. 


LES   IDÉES   DE  LA   PRÉFACE  453 

Ceux  qui  au  contraire,  dans  l'hugolâtrie,  ont  vu  autre 
chose  qu'une  admiration  affectueuse  et  reconnaissante 
pour  l'homme  qui  nous  prodiguait  les  beautés  géniales, 
les  sensations  neuves  et  profondes  ;  ceux  qui  ont. 
substitué,  pour  leur  usage  personnel,  la  Préfacé  à  Y  Art 
poétique,  et  cru  qu'il  fallait  remplacer  les  règles  ancien- 
nes par  de  nouvelles  entraves;  ceux  qui  se  sont  enfer- 
més dans  la  Préface  comme  dans  une  forteresse,  ne  se 
sont  pas  aperçus  que,  du  même  coup,  ils  s'emprison- 
naient, qu'ils  renonçaient  à  cette  liberté  conquise  pour 
eux  par  Victor  Hugo.  Labitte  a  montré  tout  ce  que 
cette  mésintelligence  de  l'esprit  de  la.  Préface,  cet  asser- 
vissement à  la  lettre,  avaient  fait  de  mal  aux  mieux 
doués  (1). 

La  véritable  et  saine  influence  de  la  Préface  a  sur- 
tout été  exercée  sur  ceux  qui  l'ont  discutée,  et  qui  ont 
tâché  de  n'en  prendre  que  le  meilleur.  On  pourrait 
suivre,  même  dans  ceux  qui  critiquent  vivement 
Victor  Hugo,  l'infiltration  lente  des  bonnes  idées  du 
poète.  Le  même  Labitte  reconnaît  que  le  côté  négatif 
de  la  Préface  est  excellent;  qu'il  était  utile  de  s'insur- 
ger contre  l'école  de  Le  Batteux  et  les  tragédies  de 
l'Empire  (2).  Paul  Ackermann,  qui  discute  lourdement 
le  romantisme  de  Hugo,  lui  emprunte  ses  théories  sur 
lcprogrès  des  genres,  sur  le  besoin  de  vérité  et  de  pré- 
cision en  poésie  (3). 

Parmi  nos  contemporains  immédiats,  M.  Hennequin 
est  à  peu  près  le  seul  qui  n'ait  pas  compris  Hugo,  qui 
n'ait  voulu  voir  en  lui  qu'un  jongleur  de  mots  (4).  Les 

(1)  Etudes  littéraires,  II,  324. 

(2)  Ibid.,  II,  314. 

(3)  Du  principe  de  lapoésie,  p.  41-44,  24-25,  3S-38. 

(4)  Etudes  de  critique,  p.  153. 


154  LA    PRÉFACE   DE    CROMWELL 

esprits  libres  de  préjugés,  qui  ont  assez  de  souplesse 
pour  ne  pas  convertir  leurs  idées  en  thèses,  acceptent 
plus  ou  moins  de  la  Préface,  mais  en  recueillent  tou- 
jours quelque  chose.  M.  H.  Houssaye  trouve  raison- 
nable que  le  grotesque  ait  droit  de  cité  dans  la  littéra- 
ture (1).  M.  Brunetière  admet  l'une  des  deux  moitiés  de 
la  Préface,  et  la  meilleure  :  qu  il  n'y  a  plus  de  règles 
fixes,  qu'il  n'y  a  que  des  conventions  qui  se  modifient, 
puisque,  pour  arriver  à  réaliser  ce  qui  fait  l'essence 
même  du  drame,  les  moyens  doivent  changer  avec  les 
lieux,  les  temps  et  les  hommes  (2).  M.  Renouvier  va 
plus  loin,  donnant  gain  de  cause  à  Hugo  pour  la  plu- 
part des  questions  soulevées  dans  la  Préface  (3). 

11  en  est  de  même  chez  les  créateurs,  surtout  chez  les 
auteurs  dramatiques.  On  pourrait,  bien  entendu,  ratta- 
cher à  la  Préface  plus  d'un  drame  écrit  par  un  des  par- 
tisans avérés  de  Victor  Hugo.  Il  est  plus  probant 
encore  d'étudier  cette  influence  sur  ceux  qui  regimbent 
contre  la  doctrine  nouvelle,  et  prétendent  pouvoir 
encore  écrire  des  tragédies,  continuer  l'œuvre  de  l'Em- 
pire, comme  si  la  révolution  romantique  n'existait  pas. 
A  la  première  représentation  d'Hernani,  Scribe  affecte 
de  rire  aux  éclats  :  on  a  voulu  voir  dans  cette  manifes- 
tation un  manifeste  (4)  ;  c'est,  au  plus,  une  provocation, 
peut-être  une  insolence.  Peine  perdue,  ou,  pour  citer 
un  pseudo  classique, 

Cris  impuissants,  fureur  bizarre  !  etc. 


(1)  Les  hommes  et  les  idées,  p.  325-326. 

(2)  La  loi  du  théâtre,  dans  le    Temps  du  3  mai  1894.  —  Cf.  ses 
Epoques  du  théâtre  français  (Hachette,  1896),  p.  354,  note  I. 

(3)  Victor  Hugo,  le  poète,  p.  19. 

(4)  Legouvé,  Soixante  ans,  II,  190. 


LES   IDÉES   DE   LA   PRÉFACE  155 

La  Préface  a  rendu  désormais  impossible  tout  retour 
à  la  formule  classique  (1).  Ceux  mêmes  qui  protestent, 
subissent  l'influence  de  la  doctrine  :  hérétiques  ou 
schismatiques,  relaps  même,  ils  ne  peuvent  plus  faire  de 
pures  tragédies.  On  Ta  bien  vu  par  l'exemple  de  Dela- 
vigne,  d'À.  Soumet,  surtout  de  Ponsard  et  d'Emile 
Augier  (2).  On  leur  avait  crié  :  le  Romantisme,  voilà 
l'ennemi  !  On  avait  essayé  de  les  compromettre  dans 
l'école  du  bon  sens,  comme  si  le  bon  sens  était  capa- 
ble de  former  une  école  à  lui  tout  seul  ;  comme  si,  à 
l'instar  de  Boileau  fondant  son  système  sur  la  raison, 
on  pouvait  bâtir  une  esthétique  sur  le  sens  commun. 
Entre  les  véritables  artistes,  fourvoyés  dans  cette 
erreur,  et  les  romantiques,  il  n'y  avait  qu'un  malen- 
tendu, exploité  pardes  gens  dont  l'art  était  le  moindre 
souci  (3)  :  la  première  explication,  loyale  et  franche, 
devait  amener  la  réconciliation  :  Emile  Augier,  se  ren- 
contrant avec  Victor  Hugo  chez  A.  Vacquerie,  dira  : 
«  Ahl  que  j'en  veux  à  ceux  qui  pendant  vingt  ans 
m'ont  privé  de  cet  homme-là  (4).  »  De  son  côté,  Ponsard, 
malmené  par  la  critique  classique  pour  son  Horace  et 
Lydie,  écrit  à  Vacquerie  :  «  Je  n'ai  trouvé  d'amis  que 
chez  mes  ex-ennemis,  Gautier,  Meurice  et  vous.  Mais  je 
n'ai  pas  perdu  au  change  Les  autres  s'étaient  servis  de 
moi,  mais  ne  m'avaient  jamais  franchement  accepté. 


(i)  Cf.  Soubies,  p.  91  et  suiv.  ;  et  surtout  les  tableaux  placés 
à  la  fin  de  ce  volume. 

(2)  Sur  les  trois  premiers,  cf.  ma  Convention,  2»  partie,  ch.  x. 

(3)  On  connaît,  sur  cette  affaire,  le  jugement  tranchant  de  Le- 
conte  de  Lisle  :  a  Ponsard  :  piètre  versificateur,  exporté  de  pro- 
vince. Lourd,  gauche  et  vulgaire.  Raturé,  biffé,  disparu.  Coup 
monté  par  Janic,  Lireux  et  autres,  contre  Hugo.  »  Dornis,  Revue 
des  Deux-Mondes,  15  mai  Î895. 

(4)  J.  Claretie,  le  lemps  du  25  mai  1894. 


15Ô  LA   PRÉFACE  Î)E  CROMWELt 

Je  crains  bien  qu'au  fond  ils  ne  détestent  la  poésie 

Enfin,  c'est  de  votre  côté,  seulement  de  votre  côté, 
qu'est  la  vie,  avec  la  passion,  la  colère,  la  générosité, 
l'amour  de  l'art,  en  un  mot  tout  ce  qui  s'appelle  la  vie. 
Cette  année  a  été  pour  moi  une  bonne  année,  puis- 
qu'elle a  amené  un  rapprochement  qui  devait  se  faire 
tôt  ou  tard,  et  qui  chez  moi  est  déjà  de  l'amitié,  et  une 
sincère  amitié  (1).  »  Du  coup  le  schisme  était  fini  :  les 
dissidents  rentraient  dans  le  giron. 

Il  n'est  pas  une  école,  postérieure  à  la  Préface,  que 
l'on  ne  puisse  rattacher,  dans  son  essence,  aux  théories 
de  Victor  Hugo,  même  lorsque  des  deux  côtés  on  se 
méconnaît.  On  sait  avec  quelle  brutalité  la  critique  natu- 
raliste a  attaqué  le  romantisme  et  son  théoricien.  On 
sait  aussi  quel  dédain  Victor  Hugo  professait  pour  le 
réalisme,  et  comme  il  riposta  un  jour  à  Courbet  qui 
se  vantait  d'avoir  peint  un  mur  vrai,  plus  beau  que  la 
description  du  bouclier  d'Achille  dans  Homère:  «  Eh 
bien!  répondit  Hugo,  je  préfère  le  bouclier  d'Achille, 
d'abord  parce  qu'il  est  plus  beau  que  votre  mur,  et 
ensuite  parce  qu'il  manque  encore  quelque  chose  à 
celui-ci.  —  Quoi  donc?  —  Ce  qu'on  trouve  souvent  au 
pied  des  murs,  et  ce  qu'un  autre,  un  jour,  ne  manquera 
pas  d'y  mettre,  pour  être  plus  réaliste  que  vous  (2).  » 
Pourtant,  si  idéaliste  que  se  prétende  le  poète,  et  quoi- 
que d'excellents  critiques  le  rangent  en  effet  dans  cette 
école  (3),  on  a  remarqué  depuis  longtemps  qu'il  était 


(1)  Cité  par  A.  Vacquerie  dans  le  Rappel  du  4  juin  1894.  —  Il 
ne  faut  pas  non  plus  oublier  que  c'est  Victor  Hugo  qui  a  fait 
jouer  Charlotte  Corday  au  Français,  malgré  toutes  les  opposi- 
tions. Cf.  Arsène  Houssaye,  III,  97-98. 

(2)  Barbou,  Victor  Hugo,  sa  vie,  etc.,  p.  282-284. 

(3)  Renouvier,  p.  20-21. 


LES  IDÉES  DE  LA  PRÉFACE  157 

passionné  pour  laréalité  matérielle  (i)  ;  plus  récemment, 
on  a  été  jusqu'à  essayer  de  rattacher  le  programme  de 
l'école  réaliste  à  cette  préface  où  Victor  Hugo  réclame 
la  naturalisation  artistique  de  toute  la  réalité,  depuis 
le  beau  jusqu'au  laid  (2). 

Il  n'est  donc  plus  possible  de  parler  de  la  banque- 
route du  Romantisme  et  de  son  manifeste,  parce  que 
l'on  n'a  pas  encore  représenté  ce  drame  solennelle- 
ment promis  dans  la  Préface,  réunissant  à  la  fois  une 
comédie  comme  le  Misanthrope  et  une  tragédie  de  la 
valeur  de  Phèdre  (3).  Cela  ne  prouve  qu'une  chose  : 
c'est  qu'il  n'est  pas  encore  apparu  un  homme  joignant 
le  génie  de  Molière  à  celui  de  Racine.  Mais  tout  le 
théâtre  moderne,  où  une  pièce  peut  être  régulière  ou 
non,  sans  même  que  l'on  songe  à  s'en  inquiéter, 
prouve  que  la  Préface  a  réussi  dans  sa  revendication 
de  la  liberté,  dans  sa  protestation  contre  les  règles.  La 
comédie  de  mœurs  a  emprunté  au  drame  romantique 
le  plus  clair  de  son  intérêt  (4).  Enfin  la  théorie  capitale 
de  Victor  Hugo  sur  le  grotesque  est  devenue  la  loi  fon- 
damentale non  seulement  du  mélodrame  (o),  mais  encore 
de  tout  notre  théâtre,  puisque,  parmi  les  pièces  qui 
sont  de  véritables  œuvres  littéraires,  on  ne  pourrait 
pas  citer  un  seul  drame,  le  plus  noir  du  monde,  où  il 
n'y  ait  un  éclair  de  gaîté,  pas  de  comédie,  réellement 
comique,  où  il  n'y  ait  un  peu  de  tristesse  (6). 


(i)  Labitte,  II,  321. 

(2)  Stapfer,  Racine  et  Victor  Hugo,  p.  314, 

(3)  Brunetière,  Etudes  critiques.  III,  322. 

(4)  R.  Doumic,  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France, 
15  janvier  1894,  p.  2. 

(5)  F.  Sarcey,  dans  le  Temps  du  13  mars  1893. 

(6)  «La  tragédie  classique  est  un  poncif;  le  drame  romantiqua 


158  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

Même  en  admettant  que  la  législation  du  théâtre  n'ait 
pas  été  modifiée  par  la  Préface  aussi  profondément  que 
je  l'indique,  nul  ne  contestera  que  les  théories  de  Hugo 
sur  le  vers  dramatique,  fortifiées  par  les  modèles  qu'il 
en  a  donnés,  n'aient  triomphé  ;  que  la  médiocrité, 
comme  il  l'espérait  bien,  n'ait  été  du  même  coup  rendue 
difficile  à  la  scène.  Nisard  avait  tort  de  baptiser  le 
romantisme  issu  de  la  Préface,  «  la  littérature  facile  ». 
On  a  déjà  remarqué  que  telle  n'était  pas  la  littérature 
de  Victor  Hugo  (1).  Il  faut  ajouter  que  ce  ne  pouvait 
pas  être  non  plus  celle  des  vrais  disciples  du  maître, 
puisque  Victor  Hugo,  en  préconisant  le  vers,  réagissait 
contre  le  drame  facile,  contre  la  prose  hospitalière 
à  la  médiocrité.  M.  Sully-Prudhomme  a  développé 
cette  idée  (2),  sans  avoir  conscience,  je  crois, 
qu'elle  figurait  déjà  dans  la  Préface.  C'est  le  crité- 
rium des  œuvres  vraiment  fortes  d'essaimer  aiusi 
leurs  idées  (3). 

Que  l'alexandrin  soit,  plus  que  la  prose,  la  vraie  lan- 
gue du  théâtre;  que  l'idée,  «  trempée  dans  le  vers  », 
prenne  aussitôt  «  quelque  chose  de  plus  incisif  et  de 

en  est  un  autre..  Un  poncif  est  une  forme  d'art  qui  fut  neuve, 
et  qui  a  réussi.  —  Gréer  un  poncif,  disait  Baudelaire,  cela  est 
beau.  j>  Jules  Lemaître,  Débats  du  dimanche  soir,  12  mai  1895. 

(1)  J.  Simon,  Mémoires  des  autres,  I,  261. 

(2)  Réflexions  sur  Vart  des  vers,  p.  37-38. 

(3)  J'en  citerai  un  autre  exemple.  Dans  ses  Essais  critiques, 
M.  John  Morley  reprend  une  idée  de  la  Préface,  sans  s'en  douter 
très  probablement  :  «  Pour  imprimer  sa  marque  ici-bas,  pour 
s'élever  au  premier  rang  dans  le  domaine  de  l'art,  de  la  pensée, 
ou  des  affaires  —  abstraction  faite  de  la  valeur  même  du  but  à 
atteindre  —  il  est  peut-être  préférable  de  s'abandonner  à  son 
génie  plutôt  que  de  le  morigéner  et  de  le  contrarier,  et  mieux 
vaut  encore  subir  ses  imperfections,  avec  tous  leurs  inconvé- 
nients, que  de  mutiler  les  talents  vigoureux  dont  elles  semblent 
l'inévitable  rançon,  p 


LES   IDÉES   DE    LA   PRÉFACE  159 

plus  éclatant  »,  c'est  ce  qu'il  est  bien  difficile  de  con- 
tester, surtout  lorsque  l'on  compare,  chez  le  même 
poète,  le  même  thème  développé  en  vers  et  en  prose, 
ce  qui  est  arrivé  plusieurs  fois  à  Victor  Hugo  (1).  Pour 
n'en  citer  qu'un  exemple,  qui  pourrait  préférer  comme 
force  cette  ligne  de  prose  un  peu  traînante  : 

«  Plus  on  dédaigne  la  rhétorique,  plus  il  sied  de 
respecter  la  grammaire  »,  à  ce  coup  de  clairon  : 

Guerre  à  la  rhétorique,  et  paix  à  la  syntaxe  (2)  ! 

Aussi  l'alexandrin  préconisé  dans  la  Préface  est  il 
devenu  de  plus  en  plus  la  forme-type  du  drame  On  ne 
pourrait  pas  citer,  depuis  1828,  une  seule  pièce  écrite 
en  vers,  ayant  quelque  valeur,  qui  soit  coulée  dans  l'an- 
cien moule.  11  n'y  a  pas  un  poète,  je  parle  de  ceux  qui 
comptent,  qui  n'ait  subi  l'influence  théorique  et  prati- 
que de  Victor  Hugo.  Depuis  les  écrivains  trop  personnels 
pour  être  embrigadés  dans  une  école,  comme  Baude- 
laire (3),  jusqu'à  ceux  qui  se  réclament  d'un  groupe, 
comme  les  Parnassiens,  tous  se  ressentent  de  cette  maî- 
trise. Quelques-uns,  comme  M.  Coppée,  la  proclament 
avec  cette  reconnaissance  enthousiaste  que  l'on  doit  à 


(1)  Comparez  le  carillon  du  Rhin  (I,  77)  à  celui  des  Rayons  et 
Ombres  (III.  461)  ;  l'Armada  en  prose  dans  le  Rhin  (II,  323)  à  celle 
de  la  Rose  de  l'Infante  ;  et  surtout  lAymerillot  de  la  Légende  des 
siècles,  à  la  chanson  d'Aymeri  de  Narbonne,  publiée  en  1843 
par  Jubinal  dans  le  Musée  des  familles,  sous  le  titre  :  le  château 
de  Dannemarie,  p.  377. 

(2    Le  Rhin,  I,  27;  Poésie,  V,  31. 

(3)  Stapfer.  Racine  et  Victor  Hugo,  p.  315.  —  Nul  n'a  mieux  parlé 
que  Baudelaire  de  Victor  Hugo,  en  qui  il  voyait  «  celui  vers  qui 
chacun  se  tourne  pour  demander  le  mot  d'ordre  »  Cf.  son  étude 
sur  Victor  Hugo,  dans  VArt  romantique,  au  t.  III  de  ses  œuvres 
complètes.  (Michel  Lévy,  1872.) 


160  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

ceux  qui  vous  ont  fait  éprouver  les  plus  pures  ou  les  plus 
fortes  émotions  artistiques  (i).  On  ne  sait  en  effet  ce  que 
Ton  doit  admirer  le  plus  dans  Victor  Hugo,  ou  ses  pen- 
sées profondes,  ses  images  irradiantes,  ou  la  forme 
impeccable  de  son  vers  :  cette  habileté  de  la  main,  l'âge 
n'avait  pu  la  faire  trembler  :  aussi  a-t-on  pu  le  compa- 
rer ingénieusement  àces  bons  forgerons  à  la  barbe  d'or, 
sortis  des  légendes  du  Rhin,  qui,  d'un  coup  de  marteau 
infaillible,  forgeaient  des  œuvres  étranges,  d'une  per- 
fection désespérante  (2). 

Ce  n'est  pas  que  l'on  n'ait  pu  imiter  la  facture  de 
Victor  Hugo,  ni  la  parodier.  On  pourrait  même  dire  que 
nul  poète  n'a  été  plus  facile  à  travestir,  parce  que  nul 
n'a  donné  des  recettes  en  apparence  plus  simples.  Il  a 
des  procédés,  et  les  procédés  sereproduisent  facilement. 
Mais  il  est  donné  à  peu  de  grands  poètes  de  trouver  des 
recettes  nouvelles,  qui  s'imposent  à  tout  un  siècle. 
Comme  le  roi  homérique,  Victor  Hugo  a  vu  trois  géné- 
rations soumises  à  sa  loi  ;  et  il  règne  encore  sur  la  qua- 
trième, sauf  sur  ceux  des  esthètes  actuels  qui  deman- 
dent à  la  poésie  les  effets  de  la  musique,  c'est-à-dire  qui 
perdent  les  qualités  du  vers  sans  arriver  au  charme  de 
l'harmonie,  qui  ne  pensent  plus,  et  ne  font  pas  rêver  (3). 


(i)  Préface  du  Dictionnaire  des  métaphores  de  Victor  Hugo,  par 
Duval. 

(2^  Anatole  France,  chronique  sur  Amy  Robsart,  dans  le  Temps 
du  21  juillet  1889. 

(3)  Cf.  M.  Darzens,  la  Prosodie  au  théâtre  libre,  dans  le  Figaro 
du  2  novembre  1888;  M.  G.  Deschamps,  article  sur  M.  Ilcnri  de 
Régnier,  dans  le  Temps  du  24  mars  1895. 


CONCLUSION 


Malgré  tous  ces  mérites,  la  Préface  ne  donne  pas 
toujours,  ni  à  tous,  l'impression  de  quelque  chose  de 
définitif,  d'immuable.  Tandis  qu'on  ne  se  figure  pas 
Boileau  changeant  une  seule  théorie,un  seul  vers  de  son 
Art  poétique f  vingt  ans  après  la  première  édition,  Victor 
Hugo  au  contraire,  en  soulignant  lui-même  la  contin- 
gence de  ses  pensées,  en  faisant  remarquer  qu'il  donne 
là  ses  idées  actuelles  ,  et  qu'il  ne  s'engage  pas  pour 
l'avenir,  nous  autorise  à  poser  cette  question  :  si,  au 
lieu  d'écrire  d'abord  la  Préface,  Victor  Hugo  avait  com- 
mencé par  composer  une  bonne  partie  de  son  œuvre  ; 
si,  par  exemple,  il  n'avait  donné  ses  vues  sur  l'art 
qu'après  les  Burgraves,  n'aurions-nous  pas  eu  tout  autre 
chose  que  ce  que  nous  avons,  et  quelque  chose  de  meil- 
leur ? 

D'abord  le  côté  purement  romantique  de  la  Préface, 
les  provocations  aux  pseudo-classiques  et  même  aux 
vrais  classiques,  les  concessions  aux  Jeune-France, 
faites  aux  dépens  du  bon  goût,  tout  cela  eût  plus  ou 
moins  disparu.  Car  nul  au  fond  n'a  été  moins  romanti- 
que que  Victor  Hugo,  c'est-à-dire,  nul  n'a  moins  sacri- 
fié que  lui  aux  idoles    du  romantisme.  Il  n'a  jamais 

PRÉFACE  DE   CROMWELL.  11 


162  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

admis  les  extravagances  de  son  parti,  simplement 
destinées  à  effarer  les  Philistins  :  ainsi  il  n'a  jamais 
porté  l'uniforme  romantique  (1).  Pas  plus  qu'il  ne  s'est 
jamais  laissé  emprisonner  dans  une  illusion  vieillie, 
politique  ou  religieuse,  il  ne  s'est  pas  éternisé  dans  le 
romantisme,, quand  le  romantisme  a  commencé  à  sentir 
le  renfermé,  comme  toutes  les  petites  chapelles,  litté- 
raires et  autres  (2).  Victor  Hugo  n'est  pas  resté  roman- 
tique, parce  qu'un  vrai  poète  ne  reste  pas  négatif  ; 
parce  qu'après  avoir  jeté  bas  le  pseudo-classicisme,  et 
nettoyé  l'opinion  publique,  il  a  suivi  le  libre  cours  de 
son  génie,  sans  plus  se  préoccuper  d'être  la  contre- 
partie de  ce  qui  avait  existé  avant  lui-  lia  été  roman- 
tique, tant  que  le  romantisme  a  été  nécessaire,  comme 
on  est  révolutionnaire  tant  que  la  révolution  est  utile  ; 
puis  on  essaye  de  faire  vivre  quelque  chose  de  nouveau. 
La.  Préface,  écrite  en  1843,  n'eût  donc  plus  été  roman- 
tique dans  le  sens  étroit  du  mot.  Victor  Hugo  aurait 
été  davantage  lui-même  ;  grandi,  il  aurait  pu  mesurer 
plus  exactement  la  taille  de  ses  prédécesseurs. On  aurait 
vu  disparaître  l'influence  de  Chataubriand  et  de  son 
catholicisme  esthétique,  qui  nous  ont  valu  surtout  des 
erreurs  historiques.  Les  théories  sur  le  vers,  plus  déve- 
loppées, nous  eussent  donné  la  chose  qui  nous  manque 
le  plus  :  une  versification  écrite  par  un  grand  poète, 
L'histoire  du  grotesque  eût  été  plus  raisonnée,  ses 
limites  plus  nettement  tracées.  Ici  je  ne  fais  plus  une 


(1)  A  Karr,  le  Livre  du  bordt  I,  201  202. 

(2)  11  est  impossible  d'admettre  le  jugement  de  M.  Brunetière  : 
«  Ce  vieux  romantique...,  presque  jusqu'au  bout...,  est  demeuré 
l'homme  de  sa  jeunesse,  le  poète  des  Odes  et  Ballades,  et  le  ro- 
mancier de  Notre-Dame  de  Paris,  n  Evolution  de  la  poésie  lyrique 
IL  148. 


CONCLUSION  163 

simple  hypothèse  :  les  théories  artistiques  de  Hugo  ont 
toujours  été  s'épurant,  se  rapprochant  de  la  beauté 
idéale  ;  et  je  puis  citer  un  fragment  de  ce  qu'aurait  été 
la  Préface,  écrite  non  plus  au  début,  mais  au  milieu 
de  sa  carrière.  En  1868,  voici  comment  il  définit  le  beau 
dans  l'art,  dans  une  discussion  avec  Arthur  Stevens  qui 
reconnaissait  à  Delacroix  toutes  les  qualités  :  «  Il 
les  a  toutes  moins  une,  dit  Victor  Hugo  ;  il  lui  manque 
une  des  plus  grandes,  il  lui  manque  ce  qu'ont  toujours 
cherché  et  trouvé  les  artistes  suprêmes,  peintres  ou 
poètes,  —  la  beauté.  11  n'y  a  pas  dans  tout  l'œuvre  de 
Delacroix,  en  exceptant  Y  Apparition  des  anges  au  Christ 
dans  le  jardin  des  Oliviers,  qui  est  à  l'église  Saint-Paul 
à  Paris,  et  le  torse  de  femme  du  Massacre  de  Scio  qui 
est  au  Luxembourg,  une  seule  femme  vraiment  belle. 
Il  a  l'expression,  mais  il  n'a  pas  l'idéal.  Les  Femmes 
d'Alger,  par  exemple,  cette  orientale  étincelante  de 
lumière  et  de  couleurs,  sont  le  type  de  cette  laideur 
exquise  propre  aux  créations  féminines  de  Delacroix.  » 
Et  comme  Stevens  réplique  que  l'expression  seule  cons- 
titue la  beauté,  qu'avec  des  éléments  laids  Delacroix 
atteint  à  une  véritable  beauté  :  «  La  beauté,  non  ;  mais 
son  éclair,  répond  Hugo.  J'ai  dit  un  jour  à  Madame 
Dorval  un  mot  qu'elle  a  eu  raison  de  s'approprier,  et 
qui  passe  aujourd'hui  pour  avoir  été  dit  sur  elle  par 
elle-même  :  —  Vous  n'êtes  pas  jolie,  vous  êtes  pire.  — 
Eh  bien,  ce  mot,  on  peut  l'adresser  à  toutes  les  femmes 
de  Delacroix.  On  peut  dire  à  ses  odalisqfues,  on  peut 
dire  bsonOphélie,  on  peut  dire  à  sa  Marguerite,  on  peut 
dire  à  sa  Médée,  on  peut  dire  à  sa  Mater  dolorosa,  on 
peut  dire  à  sa  Madeleine  :  —  Vous  n'êtes  pas  belles, 
vous  êtes  pires.  La  ligne  divine  de  la  beauté  apparaît 
lumineuse,  mais  brisée,   sur  vos  visages  ;  vous  êtes 


164  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

l'éclair,  c'est-à-dire  l'éblouissante  grimace  du  rayon. 
Ceux  qui  vous  aiment  ainsi,  vous  aiment  malgré  vous 
et  malgré  eux,  et  vous  aiment  éperdument,  parce  que 
le  secret  de  votre  charme  est  précisément  dans  ce  qui 
pourrait  les  détacher  de  vous.  Soyez  fières,  vous  êtes 
irrésistiblement  laides.  La  Nuit  de  Michel:Ange  et  les 
prodigieux  séraphins  du  Jugement  dernier,  l'ange  abso- 
lument superbe  du  Tobie  de  Rembrandt  et  la  petite 
fille  exquise  de  la  Ronde  de  nuit  ;  puis,  au-dessous  de 
ces  deux  maîtres  inaccessibles,  la  Joconde  de  Léonard 
de  Vinci,  VAntiope  du  Gorrège,  la  Maîtresse  du  Titien, 
les  Vierges  de  Murillo  ;  puis  ,  au-dessous  encore,  la 
Madeleine  de  la  Descente  de  croix  de  Rubens,  les  nudités 
splendides  de  la  Féconditéàe  Jordaens,  les  Anges  exter- 
minateurs de  Frank  Floris,  YHérodiade  de  Quentin 
MeUis,  les  Vierges  de  Van  Eyck,  puis,  sous  un  autre 
ciel  de  l'art,  les  femmes  de  Watteau  et  les  patriciennes 
de  Paul  Veronèse,  réalisent,  dans  les  régions  suprêmes 
de  l'idéal,  le  type  éternel  de  la  beauté,  et,  du  consen- 
tement unanime  de  tous  les  yeux,  sont  tranquillement 
sublimes.  Vous,  monstres  de  je  ne  sais  quel  sabbat  de 
l'art,  vous  ensorcelez  l'admiration.  —  Eh  bien,  mais 
cela  suffît  à  un  peintre,  dit  Stevens.  —  D'accord. 
Mais,  alors,  c'est  un  tout  autre  point  de  vue.  Il  s'agit  de 
la  beauté,  de  la  beauté  éternelle,  multiple  et  variée 
pourtant,  mais  toujours  reconnaissable  pour  le  seul 
juge  définitif  qu'il  y  ait  en  art,  la  foule.  Et  remarquez 
que  je  n'ai  pas  nommé  Raphaël.  Raphaël,  c'est  la 
beauté  froide  (1).  L'expression,  surtout  sur  le  visage 


(1)  Cette  sévérité  pour  Raphaël  ne  s'expliquerait-elle  point  par 
un  rapprochement  plus  ou  moins  conscient  qui  se  fait  dans  l'es- 
prit de  Victor  Hugo  entre  Raphaël  et  Racine?  Au  temps  jadis  on 


CONCLUSION  165 

monotone  de  ses  madones,  lui  manque.  Or,  je  ne 
veux  ni  l'expression  sans  la  beauté ,  ni  la  beauté 
sans  l'expression.  Voilà  donc  ce  qu'on  pourrait  dire 
aux  femmes  de  Delacroix.  Expression,  oui  ;  beauté, 
non.  Toutes  sont  peut-être  l'idéal  d'Eugène  Delacroix, 
pas  une  n'est  l'idéal  de  l'esprit  humain.  La  passion  est 
là,  soit  ;  mais  pourquoi  pas  le  visage? En  quoi  cela 
diminuerait-il  le  regard,  que  l'oeil  fût  beau  ?  En  quoi 
cela  diminuerait-il  le  cri,  que  la  bouche  fût  belle  ?  En 
quoi  cela  diminuerait-il  la  pensée,  que  le  front  fût 
grand  (1)  ?  » 

Il  y  a  là  un  changement  important  depuis  la  Pré- 
face, ou,  pour  mieux  dire,  un  vrai  progrès.  Mais,  en 
dehors  de  ces  modifications  amenées  par  la  maturité 
de  l'âge  et  de  l'esprit,  la  Préface  n'en  eût-elle  pas  subi 
d'autres,  dues, celles-là,à l'action  corrosive  des  années  ? 

Pour  Victor  Hugo,  comme  pour  tout  autre  grand 
poète  moderne,  on  s'est  déjà  posé  cette  question, 
assez  insignifiante  au  fond  :  qu'est-ce  qui  restera  de 
lui  (2)  ?  On  a  aussi  répondu  que  Victor  Hugo  subirait 
«  l'outrage  du  temps,  mais  comme  ses  égaux,  Homère, 
Dante  et  Shakespeare  (3).  » 

aurait  cru  faire  de  la  critique  littéraire  en  disant  :  Raphaël  est  le 
Racine  delà  peinture,  Racine  est  le  Raphaël  de  la  poésie,  etc.  -— 
Si  Victor  Hugo  ne  le  dit  pas,  il  le  pense  peut-être.  —  Et  puis  il 
n'était  pas  grand  expert  en  peinture.  Cf.  Rochefort,  II,  65-66. 
{{)  Victor  Hugo  en  Zélande,  p.  209-216. 

(2)  R.  Rosières,  dans  la  Revue  Bleue  du  2  décembre  i893,  p.  711 
et  suivantes. 

(3)  Coppée,  Mon  franc  parler,  p.  223.  Un  autre,  un  poète,  qui 
fut  un  ami  et  non  pas  un  disciple  du  Maître,  a  mieux  parlé  en- 
core :  «  Il  y  avait  du  Dieu  en  Victor  Hugo.  Hésiode  a  dit  :  «  Les 
hommes  sont  des  dieux  mortels.  »  Pourquoi  mortels?  Rien  ne 
pourra  ensevelir  le  nom  de  Victor  Hugo.  Il  sera  plus  radieux  au 
xx*  siècle  qu'au  xixe  siècle,  car  on  vivra  plus  encore  sous  la 
lumière  de  sa  poésie.  »  A.  Honssaye,  V,  317. 


166  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

Il  est  toujours  bien  difficile  de  prédire  ces  choses-là, 
parce  que,  en  littérature,  il  n'y  a  ni  grands  ni  petits 
prophètes  ;  une  assimilation  est  bien  contestable  :  une 
idée  est  presque  toujours  trop  précise  ;  l'image  con- 
viendrait peut-être  mieux,  pour  laisser  entrevoir  les 
transformations  futures,  les  changements  de  profil 
d'un  monument  aussi  immense.  La  postérité  commence 
déjà  sur  l'œuvre  de  Victor  Hugo  la  lente  érosion  de  la 
mer  sur  les  falaises.  Les  éléments  mous  ou  mal  soudés 
se  dissolvent,  se  désagrègent,  et  tombent  à  chacune  de 
ces  grandes  marées  humaines  qui  s'appellent  une  géné- 
ration. Et  peu  à  peu  on  voit  s'amincir  et  se  dresser 
plus  fière  que  jamais,  moins  compacte,  mais  plus 
svelte  et  plus  aérienne,  l'ossature  inébranlable,  le 
granit,  que  recouvraient  d'abord  les  parties  faibles  et 
périssables. 

Eh  bien,  la  Préface  est,  en  somme,  une  des  parties 
solides  de  l'œuvre  de  Hugo  :  c'est  une  de  celles  qui  ont 
le  mieux  résisté  :  elle  a  perdu  sans  doute  quelques-uns 
de  ces  éléments  ruineux  que  j'ai  signalés  :  dans  son 
ensemble  elle  a  soutenu  à  la  fois  l'effort  du  temps  et 
de  la  critique. 

Plus  on  l'étudié,  plus  on  la  trouve  intéressante.  On 
la  croit  généralement  sortie,  tout  entière,  d'un  seul 
coup,  de  l'imagination  du  poète.  Nous  avons  cons- 
taté au  contraire,  à  l'analyse,  que  son  principal  mé- 
rite est  d'avoir  résumé  tant  d'efforts  antérieurs,  et  de 
les  avoir  fait  réussir.  C'est  là  sa  grande  force,  et  c'est 
ce  qui  explique  son  influence,  aussi  forte  dans  l'avenir 
que  ses  racines  sont  lointaines  dans  le  passé.  Il  faut 
lui  demander,  moins  la  révélation  d'un  esprit  nouveau, 
que  la  condamnation  et  l'exécution  de  l'ancien  régime 
littéraire.    Nul  n'a  mieux   vu  cela,  ni   surtout   ne  la 


CONCLUSION  167 

mieux  écrit,  que  Paul  de  Saint- Victor  :  a  Cette  grande 
révolution  littéraire  de  1830,  que  l'on  calomnie  au- 
jourd'hui, et  que,  plus  tard,  on  glorifiera,  ne  s'est  pas 
faite,  quoi  qu'on  en  dise,  contre  les  vrais  chefs-d'œuvre 
de  l'Ecole  classique,  mais  contre  les  rhapsodies  sans 
intelligence  et  sans  goût  qui  faussaient  leur  tradition 
et  corrompaient  leur  grand  style.  Ce  qu'elle  a  détruit  à 
jamais,  c'est  la  tragédie  de  plâtre  et  de  pacotille,  c'est 
la  comédie  de  convention  et  de  lieux  communs...  On 
a  comparé  souvent  l'avènement  de  l'Ecole  nouvelle  à 
l'invasion  des  barbares  ;  nous  acceptons  la  comparai- 
son. Là  où  passait  Attila,  l'herbe  ne  germait  plus.  Là 
où  Victor  Hugo  a  passé,  ne  repousseront  plus  les 
tristes  chardons  et  les  fleurettes  artificielles  des  pseudo- 
classiques Les  réactions  auront  beau  faire  ,  elles 
ne  restaureront  pas  leurs  petits  grands  hommes  ;  elles 
ne  nous  ramèneront  pas  aux  pensums  et  aux  férules 
des  vieilles  poétiques.  Ceci  a  tué  cela  (1)  I  » 

Seulement  il  ne  faut  pas  prolonger  la  comparaison, 
ni  pousser  au  sombre  la  Préface.  Œuvre  de  jeunesse, 
écrite  pour  les  jeunes  gens, elle  n'a  pas  perdu  ce  charme 
rayonnant  dont  parlait  Théophile  Gautier,  surtout 
auprès  de  la  jeunesse.  Un  de  mes  étudiants  me  disait 
qu'elle  l'avait  enthousiasmé,  alors  qu'il  la  lisait  au  col- 
lège, en  cachette,  bien  entendu  :  peut-être  était-ce  par 
contraste  avec  les  admirations  traditionnelles  de 
TUniversité  ;  peut-être  encore  était-ce  pour  le  ton 
cavalier  que  prend  le  critique  débutant  en  parlant 
d'un  passé  qui  ne  lui  semble  qu'une  vieillerie.  Je  sup- 
poserais plus  volontiers  que  les  jeunes  gens  aiment 
cette  fraîcheur  d'idées,  de  sentiments  et  d'images,  qui 

(i)  Victor  Hugo,  p.  19-21. 


168  LA   PRÉFACE   DE  CR0MWELL 

plaît  à  quiconque  n'est  pas  morose.  Victor  Hugo  écrit 
la  Préface  avec  la  plume  qui  lui  sert  pour  composer  les 
Chansons  des  rues  et  des  bois  (1).  On  trouve  en  effet 
dans  cette  prose  le  charme  particulier  de  ce  recueil 
de  vers.  La  Préface,  dans  sa  prime  jeunesse,  avait  la 
beauté  du  diable,  et,  chose  rare,  avec  les  années  elle  ne 
Ta  pas  perdue. 


(1)  Le  rapprochement  n'a  rien  d'artificiel  :  telle  de  ces  pièces  a. 
été  écrite  en  1827  :  Chanson»  des  rue*,  p.  198. 


TEXTE  DE  IA  PREFACE 


A  MON  PÈRE  (*) 

Que  le  livre  lui  soit  dédie. 
Comme  l'auteur  lui  est  dévoué  (2). 

Le  drame   qu'on  va  lire  n'a  rien  qui  le  recom- 
mande à  l'attention  ou  à  la  bienveillance  du  public. 


(1)  Sur  la  valeur  professionnelle  du  général,  cf.  dans  la 
Revue  Encyclopédique  du  15  avril  1892  le  Victor  Hugo  raconté 
par  Alexandre  Dumas,  col.  561  ;  Albert  Duruy,  Etudes  d'his- 
toire militaire  sur  la  Révolution  et  l'Empire,  p.  136,  165-166. 
Pour  les  relations  du  père  et  de  son  fils,  cf.  Victor  Hugo  ra- 
conté ,  t.  I,  passim,  et  t.  II,  p.  97-98  ;  E.  Biré,  Victor 
Hugo  avant  1830,  passim,  notamment  p.  447  et  suivantes;  enfin 
la  Correspondance,  p.  33-34,  et  72. 

Quant  à  l'influence  du  général  sur  l'esprit  de  notre  poète,  on 
peut  lire  la  très  curieuse  «  Etude  d'atavisme  »  de  M.  Macé  de 
Challe8  sur  les  Ascendants  de  Victor  Hugo,  dans  le  Figaro, 
numéros  des  15  et  22  août  1888.  En  voici  la  conclusion  :  «  Il 
semble  que  le  prosateur  dans  Victor  Hugo  procède  du  père,  et 
le  poète  de  la  mère.  Le  père  lui  a  donné  la  ténacité  vosgienne, 
etc..  »  —  Cf.  Bondois,  Victor  Hugo,  sa  vie,  ses  œuvres,  p.  9  — 

(2)  Dana  le  manuscrit  on  lit  :  «  A  mon  père,  mort  le  29  jan- 
vier 1828. 

Que  ce  livre  lui  soit  dédié 
Gomme  l'auteur  lui  fut  dévoué.  » 

Puis   V.   Hugo  biffe  ce  simili-distique,  et  ajoute  en   marge  : 
«  ôter  ces  deux  lignes  dans  les  réimpressions.  * 


170  LA    PRÉFACE  DE   CROMWELL 

Il  n'a  point,  pour  attirer  sur  lui  l'intérêt  des  opi- 
nions politiques,  l'avantage  du  veto  de  la  censure 
administrative  (1),  ni  même,  pour  lui  concilier 
tout  d'abord  la  sympathie  littéraire  des  hommes 
de  goût,  l'honneur  d'avoir  été  officiellement  rejeté 
par  un  comité  de  lecture  infaillible. 

Il  s'offre  donc  aux  regards,  seul,  pauvre  et  nu, 
comme  l'infirme  de  l'Evangile,  solus,  paaper,  nu» 
dus  (2). 


12.  V.  Hugo  a  dédié  ou  consacré  un  grand  nombre  de  ses 
poésies  à  son  père,  notamment,  dans  les  Odes  et  Ballades,  I, 
137  : 

Quoi  !  toujours  une  lyre,  et  jamais  une  épée  !  etc. 

Cette  ode  a  paru  d'abord  dans  la  Muse  Française,  t.  I,  p.  141, 
troisième  livraison,  septembre  1823.  Elle  était  alors  suivie  d'une 
notice  assez  étendue  sur  les  états  de  services  du  général  Hugo, 
notice  tirée  du  Dictionnaire  historique  des  généraux  français,  par 
M.  le  chevalier  de  Courcelles. 

(1)  Le  3  janvier  de  cette  même  année  1827,  Chateaubriand 
avait  adressé  au  Journal  des  Débats  une  fort  belle  lettre  sur  la 
liberté  de  lapresse  et  la  censure  ;  cî.\e%  Débats  du  4  janvier  1827. 

(2)  Ce  début  ne  figure  pas  dans  le  manuscrit  qui  commence 
ainsi  :  «  Ce  n'est  pas  sans  quelque  hésitation,  etc.  »  ;  il  existe 
pourtant  dans  l'édition  princeps  —  Il  n'y  a  pas,  à  ma  connais- 
sance, ni  à  celle  d'un  pasteur  et  d'un  prêtre  consultés  là-des- 
sus, il  n'y  a  pas  dans  tout  l'Evangile  d'infirme  qui  s'offre  aux 
regards  seul,  pauvre  et  nu.  On  voit,  aux  Actes  des  Apôtres, 
ch.  m,  un  infirme,  qui  est  seul,  à  la  porte  La  Belle,  et  qui  est 
pauvre.  V.  Hugo,  citant  de  souvenir,  a  peut-être  commis  une 
légère  inexactitude  ;  à  moins  qu'il  n'ait  dans  la  mémoire  ce 
passage  de  l'Apocalypse,  ch.  ni,  verset  17  :  «  vous  dites  :  je 
Buis  riche,  je  suis  comblé  de  biens,  et  je  n'ai  besoin  de  rien  ; 
et  vous  ne  savez  pas  que  vous  êtes  malheureux,  et  misé- 
rable, et  pauvre,  et  aveugle,  et  nu.  »  (Rapprochement  commu- 
niqué par  M.  Etienne Knell.) 


TEXTE   DE    LA   PRÉFACE  171 

Ce  n'est  pas  du  reste  sans  quelque  hésitation  que 
l'auteur  de  ce  drame  s'est  déterminé  à  le  charger 
de  notes  et  d'avant-propos.  Ces  choses  sont  d'or- 
dinaire fort  indifférentes  aux  lecteurs. Ils  s'informent 
plutôt  du  talent  d'un  écrivain  que  de  ses  façons  de 
voir  ;  et  qu'un  ouvrage  soit  bon  ou  mauvais,  peu 
leur  importe  sur  quelles  idées  il  est  assis,  dans 
quel  esprit  il  a  germé.  On  ne  visite  guère  les  caves 
d'un  édifice  dont  on  a  parcouru  les  salles,  et,  quand 
on  mange  le  fruit  de  l'arbre,  on  se  soucie  peu  de 
la  racine. 

D'un  autre  côté,  notes  et  préface  sont  quelque- 
fois un  moyen  commode  d'augmenter  le  poids  d'un 
livre  et  d'accroître,  en  apparence  du  moins,  l'im 
portance  d'un  travail;  c'est  une  tactique  semblable 
à  celle  de  ces  généraux  d'armée  qui,  pour  rendre 
plus  imposant  leur  front  de  bataille,  mettent  en 
ligne  jusqu'à  leurs  bagages.  Puis,  tandis  que  les 
critiques  s'acharnent  sur  la  préface  et  les  érudits 
sur  les  notes,  il  peut  arriver  que  l'ouvrage  lui-même 
leur  échappe,  et  passe  intact  à  travers  leurs  feux 
croisés,  comme  une  armée  qui  se  tire  d'un  mauvais 
pas  entre  deux  combats  d'avant-postes  et  d'arrière- 
garde. 

Ces  motifs,  si  considérables  qu'ils  soient,  ne  sont 
pas  ceux  qui  ont  décidé  l' auteur.  Ce  volume  n'avait 
pas  besoin  d'être  enflé,  il  n'est  déjà  que  trop  gros. 
Ensuite,  et  Fauteur  ne  sait  comment  cela  se  fait, 
ses  préfaces,  franches  et  naïves,  ont  toujours  servi 
près  des  critiques  plutôt  à  le  compromettre  qu'à  le 


172  LA  PREFACE  DE   CROMWELL 

protéger  (1).  Loin  de  lui  être  de  bons  et  de  fidèles 
boucliers,  elles  lui  ont  joué  le  mauvais  tour  de  ces 
costumes  étranges  qui,  signalant  dans  la  bataille 
le  soldat  qui  les  porte,  lui  attirent  tous  les  coups  et 
ne  sont  à  l'épreuve  d'aucun  (2). 

Des  considérations  d'un  autre  ordre  ont  influé 
sur  l'auteur.  Il  lui  a  semblé  que  si,  en  effet,  on  ne 
visite  guère  par  plaisir  les    caves  d'un  édifice,  on 


(1)  Allusion  probable  à  sa  discussion  si  curieuse  avec  Hoffman 
dans  les  Débats,  14  juin,  26  et  31  juillet  1824,  et  à  une  atta- 
que plus  récente  encore.  Le  8  janvier  1827,  les  Débats  publiaient, 
sous  la  signature  J.  V.,  un  article  sur  la  3*  édition  des  Odes  et 
Ballades  ;  il  y  était  surtout  question  des  «  petites  préfaces  de 
l'auteur  »,  et  cela  se  terminait  ainsi  :  «  Que  M.  Hugo,  fidèle  à 
son  titre  et  à  sa  vocation  de  poète,  interroge  sa  Muse,  c'est-à- 
dire  la  voix  secrète  de  sa  conscience,  et  il  pourra  se  fier  à  cet 
oracle.  Qu'il  cesse  de  s'abuser  lui-même,  en  voulant  éblouir  les 
autres  ;  qu'il  s'instruise,  lui  et  ses  mélancoliques  amis  ;  qu'il 
apprenne  à  distinguer  le  vrai  du  faux,  le  sublime  du  gigantes- 
que ;  qu'il  ne  prenne  plus  le  vertige  pour  de  l'enthousiasme,  et 
les  points  d'exclamation  pour  du  génie  ;  et  un  si  heureux  na- 
turel, dirigé  par  le  bon  sens,  pourra  bien  n'être  point  perdu 
pour  notre  gloire  littéraire.  Qu'il  se  garde  surtout  d'exposer  com- 
plaisamment,  dans  de  petites  préfaces,  ce  qu'il  appelle  ses  prin- 
cipes, son  système.  Jeunes  disciples  des  Muses  nouvelles,  vos 
poétiques  ne  prouvent  rien.  Soyez  d'abord  poètes  ;  nous  verrons 
ensuite.  »  V.  Hugo  du  reste  ne  tint  pas  rigueur  au  journal,  qui 
publia  le  9  février  suivant  son  ode  à  la  colonne  Vendôme,  et 
le  1«  décembre  1827  un  fragment  de  son  Ode  sur  Navarin,  en 
annonçant  «  que  cette  nouvelle  production  d'un  talent  original 
va  être  mise  en  vente  chez  Ambroise  Dupont  dans  trois  ou 
quatre  jours,  en  même  temps  que  son  drame  de  Oromtoell.  » 

(2)  «  Certainement  M.  Victor  Hugo,  avec  sa  prose  éloquente; 
vigoureuse,  mais  trop  tatouée  et  blasonnée  d'images,  avait  écrit 
là  des  pages  où  se  retrouve  quelquefois  la  couleur  effrénée  de 
Rubens.  »  Labitte,  Etudes  littéraires,  II,  321. 


TEXTE   DE  LA    PRÉFACE  173 

n'est  pas  fâché  quelquefois  d'en  examiner  les 
fondements.  Il  se  livrera  donc,  encore  une  fois, 
avec  une  préface, àla  colère  des  feuilletons.  Che  sara 
sara  (1).  Il  n'a  jamais  pris  grand  souci  de  la  fortune 
de  sesouvrages  (2), et  il  s'effraye  peu  du  qu'en  dira- 
t-on  littéraire.  Dans  cette  flagrante  discussion 
qui  met  aux  prises  les  théâtres  et  l'école,  le  public 
et  les  académies,  on  n'entendra  peut-être  pas  sans 
quelque  intérêt  la  voix  d'un  solitaire  apprenti/  (3) 
de  nature  et  de  vérité,  qui  s'est  de  bonne  heure  retiré 
du  monde  littéraire  par  amour  des  lettres,  et  qui 
apporte  de  la  bonne  foi  à  défaut  de  bon  goût,  delà 
conviction  à  défaut  détalent,  des  études  à  défaut  de 
science. 

Il  se  bornera,  du  reste,  à  des  considérations 
générales  surl'art,  sans  en  faire  le  moins  dumonde 
un  boulevard  à  son  propre  ouvrage,  sans  prétendre 
écrire  un   réquisitoire   ni    un  plaidoyer  pour  ou 


(1)  «  Che  sara,  sara  est  italien,  et  semble  vouloir  dire  :  ad- 
vienne que  pourra.  Cette  phrase  aujourd'hui  ne  serait  pas  cor- 
recte, et  je  doute  qu'elle  l'ait  jamais  été.  Il  faudrait  dire  cio 
che  sara,  ou  quel  che  sara.  Che  tout  seul  ne  veut  pas  dire  ce 
qui.  »  (Communication  de  M.  de  Tréverret,  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Bordeaux.)  Nous  avons  vu  du  reste  dans  l'intreduction 
que  V.  Hugo  connaissait  seulement  l'italien  des  îles. 

(2)  C'est  peut-être  beaucoup  dire  :  cf.  M.  Biré,  Victor  Hugo 
avant  1830,  p.  296-301. 

(3)  V.  Hugo  reproduit  l'ancienne  orthographe  du  mot,  telle 
qu'il  l'a  trouvée  dans  la  Lettre  de  M.  de  Scudéry  à  Villustre 
Académie,  lettre  citée  plus  loin  :  «  les  estrangerà  croyroient  que 
nos  plus  grands  maiatres  ne  sont  que  des  apprentifs.  »  Ed. 
Gasté,  p.  11. 


174  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

contre  qui  que  soit.  L'attaque  ou  la  défense  de  son 
livre  est  pour  lui  moins  que  pour  tout  autre  la  chose 
importante.  Et  puis  les  luttes  personnelles  ne  lui 
conviennent  pas.  C'est  toujours  un  spectacle  misé- 
rable que  de  voir  ferrailler  les  amours  propres.  Il 
proteste  donc  d'avance  contre  toute  interpétation 
de  ses  idées,  toute  application  de  ses  paroles  (1), 
disant  avec  le  fabuliste  espagnol: 

Quien  haga  aplicaciones 
Con  su  pan  se  lo  coma  (2). 

A  la  vérité,  plusieurs  des  principaux  champions 
des  «  saines  doctrines  littéraires  »  lui  ont  fait  l'hon- 
neur de  lui  jeter  le  gant,  jusque  dans  sa  profonde 
obscurité,  à  lui  simple  et  imperceptible  spectateur 
de  cette  curieuse  mêlée  (3).  Il  n'aura  pas  la  fatuité 


(1)  Le  lecteur,  après  avoir  parcouru  les  notes  de  cette  édi- 
tion, se  rendra  compte  lui-même  de  ce  qu'il  y  n  de  plus  ou 
moins  bien  fondé  dans  cette  protestation. 

(2)  «  Se  trouve  à  la  fin  de  la  première  fable  d'Yriarte.  Ces 
deux  vers  signifient  mot  à  mot  :  Celui  qui  fera  des  applications, 
qu'il  se  le  mange  avec  son  pain  —  c'est-à-dire,  qu'il  garde  cela 
pour  lui,  c'est  son  affaire.  —  Je  pense  bien  que  cette  locution 
proverbiale  existait  longtemps  avant  1782,  année  où  parurent 
les  Fabulas  literariax  de  Tomas  de  Yriarte.  »  (Communication 
de  M.  de  Tréverret.) 

(3)  Dès  le  début,  c'est  une  habitude  chea  V.  Hugo  de  parler 
de  lui-même  avec  une  modestie  superbe.  En  mai  1824,  il  publie, 
sur  YEloa  d'Alfred  de  Vigny,  une  curieuse  étude,  qui  se  ter- 
mine ainsi  :  «  qu'il  ioit  permis,  en  finissant,  à  l'auteur  de  cet 
article,  de  se  féliciter  de  l'obscurité  de  son  nom.  Chose  étrange  f 
les  louanges  si  méritées  que  nous  venons  de  donner  à  M.  de 
Vigny,  seront  moins  contestées  de  nos  censeurs  du  jour,  parce 
qu'elles  ne  lui  viendront  pas  de  l'un  de  ses  émules  de  talent  et 


TEXTE    DE   LA   PRÉFACE  175 

de  le  relever  (4).  Voici,  dans  les  pages  qui  vont 
suivre,  les  observations  qu'il  pourrait  leur  opposer; 
voici  sa  fronde  et  sa  pierre  ;  mais  d'autres,  s'ils 
veulent,  les  jetteront  à  la  tête  des  Goliaths  classi- 
ques. 

Cela  dit,  passons. 

Partons  d'un  fait.  La  même  nature  de  civilisation, 
ou,  pour  employer  une  expression  plus  précise, 
quoique  plus  étendue,  la  même  société  n'a  pas 
toujours  occupé  la  terre.  Le  genre  humain  dans 
son  ensemble    a  grandi,  s'est   développé,  a  mûri 

de  gloire.  x>  Victor-M.  Hugo,  La  Muse  Française,  11e  li- 
vraison. 

(1)  C'était  déjà  fait,  et  bien  fait.  Le  14  juin  1824,  Hoffman 
avait  fait  paraître  dans  le  Journal  des  Débats  politiques  et  lit- 
téraires, sur  les  Nouvelles  Odes,  un  article  signé  Z  ;  V.  Hugo 
répondit  par  une  lettre  charmante  et  convaincante,  insérée  au 
n°  du  16  juillet  suivant,  et  que  j'ai  longuement  analysée  dans 
mon  Introduction.  Rien  n'est  plus  curieux  que  de  lire  la  riposte 
sèche,  impertinente,  du  critique  rendu  furibond  par  les  solides 
raisons  du  poète  :  «...  Ne  sais-je  pas  que  dans  l'école  roman- 
tique l'esprit  se  passe  fort  bien  du  bon  sens  ?...  Un  écrivain  qui 
sera  sans  doute  une  grave  autorité  pour  M.  Hugo,  le  P.  du  Cer- 
ceau, Jésuite...  etc.  »  Le  mot  de  la  fin  surtout  montrera  jus- 
qu'à quel  point  V.  Hugo  avait  raison  d'accuser,  dans  la  préface, 
l'ancienne  critique  d'être  frivole  :  Horïman  cite,  en  terminant, 
deux  vers  d'une  strophe  sur  le  cauchemar  : 

Ce  monstre  aux  élément»  prend  vingt  formes  nouvelles, 
Tantôt  dans  une  eau  morte  il  traîne  son  corps  bleu, 

et  ajoute  cette  réflexion,  qu'il  croyait  probablement  très  pi- 
quante :  <l  Est-il  beaucoup  de  journalistes  qui  se  fussent  refusé 
le  plaisir  de  rire  du  corps  bleu  du  cauchemar  ?  et  n'a  vais- je 
pas  ie  aroit  de  m'écrier  :  c  Corbleu  1  ce  n'est  pas  là  du  clas- 
sique ?  » 


176  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

comme  un  de  nous.  Il  a  été  enfant,  il  a  été  homme; 
nous  assistons  maintenant  à  son  imposante  vieil- 
lesse. Avant  l'époque  que  la  société  moderne  a 
nommée  antique,  il  existe  une  autre  ère,  que  les 
anciens  appelaient  fabuleuse,  et  qu'il  serait  plus 
exact  d'appeler  'primitive.  Voilà  donc  trois  grands 
ordres  de  choses  successifs  dans  la  civilisation, 
depuis  son  origine  jusqu'à  nos  jours.  Or,  comme 
la  poésie  se  superpose  toujours  à  la  société,  nous 
allons  essayer  de  démêler,  d'après  la  forme  de  celle- 
ci,  quel  a  dû  être  le  caractère  de  l'autre,  à  ces  trois 
grands  âges  du  monde,  —  les  temps  primitifs,  les 
temps  antiques,  les  temps  modernes. 

Aux  temps  primitifs,  quand  l'homme  s'éveille 
dans  un  monde  qui  vient  de  naître,  la  poésie  s'é- 
veille avec  lui  (1).  En  présence  des  merveilles  qui 
Téblouissent  et  qui  l'enivrent,  sa  première  parole 
n'est  qu'un  hymne.  Il  touche  encore  de  si  près  à 
Dieu  que  toutes  ses  méditations  sont  des  extases, 
tous  ses  rêves  des  visions.  Il  s'épanche,  il  chante 
comme  il  respire.  Sa  lyre  na  que  trois  cordes, 
Dieu,  l'âme,  la  création  ;  mais  ce  triple  mystère 
enveloppe  tout,  mais  cette  triple  idée  comprend 
tout.  La  terre  est  encore  à  peu  près  déserte.  Il  y  a 


(1)  On  voit  que,  à  ce  moment,  V.  Hugo  accepte  encore  l'ex- 
plication de  la  Genèse,  et  conçoit  l'état  d'esprit  du  premier 
homme,  tel  qu'il  l'a  décrit  dans  le  sacre  de  la  femme  (Légende 
des  siècles,  I,  37).  On  trouvera  une  hypothèse  scientifique  sur 
cet  te  littérature  préhistorique  dans  l'étude  de  M.  Létourneau  : 
V Évolution  littéraire  dans  les  diverses  races   humaines. 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  177 

des  familles,  et  pas  de  peuples,  des  pères  et  pas  de 
rois.  Chaque  race  existe  à  Taise;  point  de  propriété, 
point  de  loi,  point  de  froissements,  point  de 
guerres.  Tout  est  à  chacun  et  à  tous.  La  société  est 
une  communauté.  Rien  n'y  gêne  l'homme.  Il  mène 
cette  vie  pastorale  et  nomade  par  laquelle  commen- 
cent toutes  les  civilisations,  et  qui  est  si  propice 
aux  contemplations  solitaires,  aux  capricieuses 
k'êveries.  Il  se  laisse  faire,  il  se  laisse  aller.  Sa 
pensée,  comme  sa  vie,  ressemble  au  nuage  qui 
change  de  forme  et  de  route,  selon  le  vent  qui  le 
pousse.  Voilà  le  premier  homme;  voilà  le  premier 
poète.  Il  est  jeune,  il  est  lyrique.  La  prière  est 
toute  sa  religion,   l'ode  est  toute  sa  poésie. 

Ce  poème,  cette  ode  des  temps  primitifs,  c'est 
la  Genèse  (1).  Peu  à  peu  cependant  cette  adolescence 
du  monde  s'en  va.  Toutes  les  sphères  s'agrandissent  ; 
la  famille  devient  tribu,  la  tribu  devient  nation. 
Chacun  de  ces  groupes  d'hommes  se  parque  autour 
d'un  centre  commun,  et  voilà  les  royaumes.  L'ins- 
tinct social  succède  à  l'instinct  nomade.  Le  camp 
fait  place  à  la  cité,  la  tente  au  palais,  l'arche  au 
temple.  Les  chefs  de  ces  naissants  Etats  sont  bien 
encore  pasteurs,  mais  pasteurs  de  peuples  ;  leur 
bâton  pastoral  a  déjà  forme  de  sceptre.  Tout  s'arrête 
et  se  fixe.  La  religion  prend  une  forme  ;  les  rites 
règlent  la  prière  ;  le  dogme  vient  encadrer  le  culte. 

(1)  Ces  théories  sont  empruntées  à  Chateaubriand,  dont  le 
poète  subit  encore  l'influence.  Cf.  Victor  Hugo  raconté,  II, 
99-100. 

PRÉFACE   I>E   CROMWEIX.  12 


178  LA   PRÉFACE  DK   CROMWELL 

Ainsi  le  prêtre  et  le  roi  se  partagent  la  paternité 
du  peuple  ;  ainsi  à  la  communauté  patriarcale 
succède  la  société  théocratique. 

Cependant  les  nations  commencent  à  être  trop 
serrées  sur  le  globe.  Elles  se  gênent  et  se  froissent  ; 
de  là  les  chocs  d'empire,  la  guerre  (1).  Elles  débor- 
dent les  unes  sur  les  autres;  de  là  les  migrations 


(1)  U  Iliade.  (Note  de  Victor  Hugo.)  —  Cette  note  et  les  sui- 
vantes ont  été  ajoutées  à  la  préface  par  le  poète  dans  l'édition 
de  1828  ;  mais  elles  ont  été  écrites,  d'après  le  manuscrit,  le 
28  octobre  1827.  On  lit  en  tête  cet  avertissement  : 

Note  sur  ces  notes. 

«  Ces  notes  ont  été,  comme  l'avant-propos,  arrachées  à  l'au- 
teur. Il  en  est  pourtant  dans  le  nombre  qui  dépendent  de  la 
préface,  qui  en  font  partie  intégrante,  et  qu'elle  amenait  natu- 
rellement avec  elle  ;  celles-là,  l'auteur  ne  regrette  point  de  les 
avoir  écrites.  Toutes  les  autres,  qui  ne  se  rattachent  qu'au  dra- 
me, sont  de  trop.  Il  est  peu  de  vers  de  cette  pièce  qui  ne  puissent 
donner  lieu  à  des  extraits  d'histoire,  à  des  étalages  de  science 
locale,  quelquefois  à  des  rectifications.  Avec  quelque  bonne  vo- 
lonté, l'auteur  eût  pu  facilement  élargir  et  dilater  cet  ouvrage  jus- 
qu'à trois  tomes  in-8°.  Mais  à  quoi  bon  faire,  des  quatre-vingts 
ou  cent  volumes  *  qu'il  a  dû  lire  et  pressurer  dans  celui-ci,  les 
caudataires  de  ce  livre  ?  Ce  qu'il  prétend  donner  ici,  c'est  œuvre 
de  poète,  non  labeur  d  erudit.  Après  qu'on  a  exposé  devant  le 
spectateur  la  décoration  du  théâtre,  pourquoi  le  traîner  derrière 
la  toile  et  lui  en  montrer  les  équipes  et  les  poulies  ?  Le  mérite 

<r  *  Sans  compter  tous  les  Mémoires  sur  la  révolution  d'Angleterre, 
State  Papers,  Memoirs  of  the  protectorat  Home,  Hudibrtts,  Acts  of 
tke  Parliament,  Eykpn  Basilikè,  etc.,  etc.,  l'auteur  a  pu  consulter 
quelques  documents-ojjiginaux,  les  uns  fort  rares,  les  autres  même  iné- 
dits, CretnweU  politique,  pamphlet  flamand,  el  Hombre  de  demonto, 
pamphlet  espagnol,  Cromwell  and  Cromivélt,  et  le  Connaugkl  Regitter] 
qu'a  bien  voulu  lui  communiquer  un  noble  pair  d'Irlande,  auquel  il  en. 
adresse  ici  de  publics  remercîments.  a  (Nota  de  Victor  Hugo.)  —  Cette 
£yt«?  ne  fleure  pM  dan*  )a  mftnwscril* 


TEXTE   DE   LA  PRÉFACE  179 

de  peuples  ,  les  voyages  (1).  La  poésie  reflète  ces 
grands  événements  ;  des  idées  elle  passjB  aux 
choses.  Elle  chante  les  siècles,  les  peuples,  les 
empires.  Elle  devient  épique,  elle  enfante  Homère. 
Homère,  en  effet,  domine  la  société  antique.  Dans 
cette  société, tout  est  simple,  tout  est  épique. La  poé- 
sie est  religion,  la  religion  est  loi.  A  la  virginité 
du  premier  âge  a  succédé  la  chasteté  du  second. 
Une  sorte  de  gravité  solennelle  s'est  empreinte  par- 
tout, dans  les  mœurs  domestiques,  comme  dans 
les  mœurs  publiques.  Les  peuples  n'ont  conservé 
de  la  vie  errante  que  le  respect  de  l'étranger  et  du 
voyageur.  La  fa  mille  a  une  patrie  ;  tout  l'y  atta- 
che; il  y  a  le  ente  du  foyer,  le  culte  du  tombeau  (2). 

•poétique  de  l'œuvre  gagne-t-il  grand'chose  à  ces  preuves  tes- 
timoniales de  l'histoire  ?  Qui  doutera  cherchera.  Dans  les  pro- 
ductions de  l'imagination,  il  n'est  pas  de  pièces  justificatives. 
La  poésie  fait  peine  à  voir,  ainsi  hermétiquement  enterrée  sous 
des  notes;  c'est  le  plomb  du  cercueil. 

On  ne  trouvera  donc  probablement  pas  dans  ces  notes  ce  qu'on 
y  cherchera.  Elles  sont  numériquement  fort  incomplètes.  L'au- 
teur les  a  tirées  au  hasard  d'un  amas  énorme  de  déblais  et  de 
matériaux  ;  il  a  pris,  non  les  plus  importantes,  mais  les  pre- 
mières venues.  Peu  propre  à  ce  travail,  il  l'a  fort  mal  fait. 
N'importe,  les  voilà  telles  qu'elles  sont.  On  verra,  après  les  avoir 
lues,  qu'il  eût  mieux  valu  brûler  tous  ces  copeaux.  »  (Note  de 
Victor  Hugo.) 

(1)  L'Odyssée.  (Note  de  Victor  Hugo.)  —  Dans  le  manuscrit 
original  de  la  préface,  quelques-unes  de  ces  notes  sont  écrites, 
d'autres  sont  déjà  imprimées,  et  sont  probablement  des  frag- 
ments d'épreuves.  Cf.  A.  Jullien,  le  Romantisme,  p.  78. 

(2)  V.  Hugo  indique  là  une  idée  neuve  qui  ne  devait  trouver 
exra  plein  développement  que  dans  la  Cité  Antique  de  Fustcl  dh 
dtwlangese 


180  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

Nous  le  répétons,  l'expression  d'une  pareille  ci- 
vilisation ne  peut  être  que  l'épopée.  L'épopée  y 
prendra  plusieurs  formes,  mais  ne  perdra  jamais 
son  caractère.  Pindare  est  plus  sacerdotal  que  pa- 
triarcal, plus  épique  que  lyrique  (1).  Si  les  annalis- 
tes, contemporains  nécessaires  de  ce  second  âge  du 
monde,  se  mettent  à  recueillir  les  traditions  et  com- 
mencent à  compter  avec  les  siècles,  ils  ont  beau 
faire,  la  chronologie  ne  peut  chasser  la  poésie  ; 
l'histoire  reste  épopée.  Hérodote  est  un  Homère. 

Mais  c'est  surtout  dans  la  tragédie  antique  que 
l'épopée  ressort  de  partout.  Elle  monte  sur  la  scène 
grecque  sans  rien  perdre  en  quelque  sorte  de  ses 
proportions  gigantesques  et  démesurées.  Ses  per- 
sonnages sont  encore  des  héros,   des  demi-dieux, 

(1)  En  somme,  V.  Hugo  se  rapproche  sensiblement  des  théo- 
ries les  plus  récentes  :  «  Les  grandes  cérémonies  du  culte... 
trouvaient  dans  le  lyrisme  un  instrument  approprié  à  leurs  be- 
soins. Le  rôle  naturel  de  la  poésie  chorale  était  d'animer  ces 
grandes  réunions,  de  leur  prêter  une  âme  et  une  voix,  d'en  ex> 
primer  les  émotions.  »  (Croiset,  la  Poésie  de  Pindare,  2e  édi- 
tion, p.  103  ;  cf.  p.  165-166.)  Comme  restriction,  il  faut  recon- 
naître que  «  les  idées  théologiques  tiennent  assurément  une  très 
grande  place  dans  les  œuvres  des  poètes  lyriques.  Mais...  un 
Pindare  n'est  pour  cela...  un  théologien  :  c'est  un  poète  lyri- 
que... Par  métier,  pour  ainsi  dire,  il  est  tenu  de  partager  la  foi 
de  la  foule...  [1  ne  faudrait  pas  exagérer  d'ailleurs  la  rigidité 
de  ces  croyances  nationales.  »  (Id.,  ibid.,  p.  138-140;  cf. 
p.  168-174.)  La  seconde  partie  du  jugement  de  V.  Hugo  paraît 
plus  contestable  encore  :  «  tandis  que  l'épopée,  de  bonne  heure 
séparée  de  la  musique,  raconte  des  aventures,  la  poésie  lyrique 
chante  des  émotions.  C'est  une  occasion  présente  qui  l'éveille  ; 
c'est  un  sentiment  actuel  et  contemporain...  qu'elle  traduit  par 
les  accents  qui  lui  sont  propres.  »  (Id.  ibid.,  p.  102.) 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  181 

des  dieux  ;  ses  ressorts,  des  songes,  des  oracles, 
des  fatalités  ;  ses  tableaux,  des  dénombrements,  des 
funérailles,  des  combats.  Ce  que  chantaient  les 
rhapsodes,  les  acteurs  le  déclament,  voilà  tout. 

Il  y  a  mieux.  Quand  toute  l'action,  tout  le  spec- 
tacle du  poème  épique  ont  passé  sur  la  scène,  ce  qui 
reste,  le  chœur  le  prend.  Le  chœur  commente  la 
tragédie,  encourage  les  héros,  fait  des  descriptions, 
appelle  et  chasse  le  jour,  se  réjouit,  se  lamente, 
quelquefois  donne  la  décoration,  explique  le  sens 
moral  du  sujet,  flatte  le  peuple  qui  l'écoute.  Or 
qu'est-ce  que  le  chœur,  ce  bizarre  personnage  placé 
entre  le  spectacle  et  le  spectateur,  sinon  le  poète 
complétant  son  épopée  (1)? 

Le  théâtre  des  anciens  est,  comme  leur  drame, 
grandiose,  pontifical,  épique.  Il  peut  contenir  trente 
mille  spectateurs  ;  on  y  joue  en  plein  air,  en  plein 
soleil  ;  les  représentations  durent  tout  le  jour.  Les 
acteurs  grossissent  leur  voix,masquent  leurs  traits, 
haussent  leur  stature  ;  ils  se  font  géants,  comme 
leurs  rôles.  La  scène  est  immense.  Elle  peut  repré- 
senter tout  à  la  fois  l'intérieur  et  l'extérieur  d'un 
temple,  d'un  palais,  d'un  camp,  d'une  ville.  On  y 
déroule  de  vastes  spectacles.  C'est,  et  nous  ne  citons 
ici  que  de  mémoire,  c'est  Prométhée  sur  sa  monta- 
gne (2)  ;  c'est  Antigone  cherchant  du  sommet  d'une 
tour  son  frère  Polynice  dans   l'armée  ennemie  (les 

(1)  On  sait  de  reste  que  toute  cette  explication  du  chœur  est 
fausse. 

(2)  Cf.  le  Prométhée  enchaîné  d'Eschyle,  v.  88  et  suivant?. 


182  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Phéniciennes)  (1)  ;  c'est  Evadné  se  jetant  du  haut 
d'un  rocher  dans  les  flammes  où  brûle  le  corps  de 
Capanée  (les  Suppliantes  d'Euripide)  ;  c'est  un 
vaisseau  qu'on  voit  surgir  au  port,  et  qui  débar- 
que sur  la  scène  cinquante  princesses  avec  leur 
suite  (les  Suppliantes  d'Eschyle)  (2).  Architecture 
et  poésie,  là,  tout  porte  un  caractère  monumental. 
L'antiquité  n'a  rien  de  plus  solennel,  rien  de  plus 
majestueux.  Son  culte  et  son  histoire  se  mêlent  à 
son  théâtre.  Ses  premiers  comédiens  sont  des  prê 
très  ;  ses  jeux  scéniques  sont  des  cérémonies  reli- 
gieuses, des  fêtes  nationales. 

Une  dernière  observation  qui  achève  de  marquer 
le  caractère  épique  de  ces  temps,  c'est  que  par  les 
sujets  qu'elle  traite,  non  moins  que  par  les  formes 
qu'elle  adopte,  la  tragédie  ne  fait  que  répéter  l'épo- 
pée.Tousles  tragiques  anciens  détaillent  Homère  (3). 

(1)  Euripide,  les  Phéniciennes,  v.  156  et  suiv.  V.  Hugo  sup- 
pose à  la  pièce  grecque  un  intérêt  qu'elle  ne  présente  pas  :  il 
pense  que  le  spectateur  aperçoit  tout  ce  qu'Antigone  décrit, 
Polynice  en  particulier  :  «  qu'il  est  beau,  sous  ses  armes  d'or, 
ô  vieillard,  brillant  de  tout  l'éclat  des  feux  naissants  du  soleil  !  » 

(2)  Rien  ne  permet  de  supposer  cette  mise  en  scène  :  cf.  Pa- 
tin. :  «  la  première  scène  de  la  tragédie  nous  les  montre  qui  vien- 
nent de  quitter  leur  vaisseau.  »  (Tragiques  grecs,  1841,  I,  163.) 
D'après  Croiset  (Histoire  de  la  littérature  grecque,  III,  167,  193 
et  note),  Eschyle  aurait  soigné  le  côté  décors,  sans  que  la  chose 
pût,  en  quoi  que  ce  fût,  se  rapprocher  de  la  pratique  actuelle. 
(Cf.  id.ibid.,  III,  67-69.) 

(3)  N'y  aurait-il  pas  là  un  souvenir  du  Mémorial  de  Sainte- 
Hélène?  c  Homère...  était  poète,  orateur,  historien,  législateur, 
géographe,  théologien  :  c'était  l'encyclopédiste  de  son  époque.  » 
(Mémorial,  7  mai  1816,  1, 106.) 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  183 

Mêmes  fables,  mêmes  catastrophes,  mêmes  héros. 
Tous  puisent  au  fleuve  homérique.  C'est  toujours 
1 Iliade  et  Y  Odyssée.  Comme  Achille  traînant 
Hector,  la  tragédie  grecque  tourne  autour  de 
Troie. 

Cependant  l'âge  de  l'épopée  touche  à  sa  fin.  Ainsi 
que  la  société  qu'elle  représente,  cette  poésie 
s'use  en  pivotant  sur  elle-même.  Rome  calque  la 
Grèce,  Virgile  copie  Homère  ;  et,  comme  pour  hnir 
dignement,  la  poésie  épique  expire  dans  ce  dernier 
enfantement. 

Il  était  temps.  Une  autre  ère  va  commencer  pour 
le  monde  et  pour  la  poésie. 

Une  religion  spiritualiste,  supplantant  le  paga- 
nisme matériel  et  extérieur,  se  glisse  au  cœur  de 
la  société  antique,  la  tue,  et  dans  ce  cadavre  d'une 
civilisation  décrépite  dépose  le  germe  delà  civilisa- 
tion moderne.  Cette  religion  est  complète,  parce 
qu'elle  est  vraie  ;  entre  son  dogme  et  son  culte, 
elle  scelle  profondément  la  morale.  £t  d'abord, 
pour  premières  vérités,  elle  enseigne  à  l'homme 
qu'il  a  deux  vies  à  vivre,  l'une  passagère,  l'autre 
immortelle  ;  l'une  de  la  terre,  l'autre  du  ciel.  Elle 
lui  montre  qu'il  est  double  comme  sa  destinés,  qu'il 
y  a  en  lui  un  animal  et  une  intelligence,  une  âme 
et  un  corps  ;  en  un  mot,  qu'il  est  le  point  d'inter- 
section, l'anneau  commun  des  deux  chaînes  d'êtres 
qui  embrassent  la  création,  delà  série  des  êtres  ma- 
tériels et  de  la  série  des  êtres  incorporels,  la  pre- 
mière partant  de  la  pierre  pour  arriver  à  l'homme, 


184  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

la  seconde  partant  de  l'homme  pour  finir  àDieu(l). 

Une  partie  de  ces  vérités  avait  peut-être  été  soup- 
çonnée par  certains  sages  de  l'antiquité,  mais  c'est 
de  l'Evangile  que  date  leur  pleine,  lumineuse  et 
large  révélation  (2).  Les  écoles  païennes  mar- 
chaient à  tâtons  dans  la  nuit,  s'attachant  aux  men- 
songes comme  aux  vérités  dans  leur  route  de  ha- 
sard. Quelques-uns  de  leurs  philosophes  jetaient 
parfois  sur  les  objets  de  faibles  lumières  qui  n'en 
éclairaient  qu'un  côté,  et  rendaient  plus  grande 
l'ombre  de  l'autre.  De  là  tous  ces  fantômes  créés  par 
la  philosophie  ancienne.  Il  n'y  avait  que  la  sagesse 
divine  qui  pût  substituer  une  vaste  et  égale  clarté 
à  toutes  ces  illuminations  vacillantes  de  la  sagesse 
humaine.  Pythagore,  Epicure,  Socrate,  Platon, 
sont  des  flambeaux  ;  le  Christ,  c'est  le  jour. 

Du  reste,  rien  de  plus  matériel  que  la  théogonie 
antique.  Loin  qu'elle  ait  songé,  comme  le  christia- 
nisme, à  diviser  l'esprit  du  corps,  elle  donne  forme 
et  visage  à  tout,  même  aux  essences,  même  aux 
intelligences.  Tout  chez  elle  est  visible,  palpable, 
charnel.  Ses  dieux  ont  besoin  d'un  nuage  pour  se 


(1)  Peut-être  y  a-t-il  là  une  réminiscence  du  système  de  Pas- 
cal, l'homme  placé  entre  deux  infinis. 

(2)  La  critique  actuelle  va  plus  loin  ;  cf.  E.  Havet,  Le  Chris- 
tianisme et  ses  origines:  «  J'étudie  le  christianisme  dans  ses  ori- 
gines, non  pas  seulement  dans  ses  origines  immédiates,  c'est-à- 
dire  la  prédication  de  celui  qu'on  nomme  le  Christ  et  de  ses 
apôtres,  mais  dans  ses  sources  premières  et  plus  profondes, 
celles  de  l'antiquité  hellénique,  dont  il  est  sorti  presque  tout 
entier,  etc.  »  2«  édition,  1. 1,  préface,  p.  v  et  guiv. 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  185 

dérober  aux  yeux.  Ils  boivent,  mangent,  dorment. 
On  les  blesse,  et  leur  sang  coule  ;  on  les  estropie, 
et  les  voilà  qui  boitent  éternellement.  Cette  reli- 
gion a  des  dieux  et  des  moitiés  de  dieux.  Sa  foudre  se 
forge  sur  une  enclume,  et  l'on  y  fait  entrer,  entre 
autres  ingrédients,  trois  rayons  de  pluie  tordue, 
très  imbris  torti  radios  (4).  Son  Jupiter  suspend  le 


(1)  His  informatum  mambus  jam  parte politâ 

Fulmen  erat  ;  toto  genitor  quae  pluriraa  cœlo 
Dejicit  in  terras  ;  pars  imperfecta  nianebat. 
Très  imbris  torti  radios,  très  nubis  aquosae 
Addiderant,  rutili  très  ignis,  et  alitis  austri,  etc. 

{Enéide,  vin,  426,  sqq.1) 


C'est  un  souvenir  de  sa  polémique  avec  Hoffman,  auquel 
il  oppose  ce  passage  comme  équivalent  classique  des  locu- 
tions romantiques  stigmatisées  par  le  critique  des  Débats  : 
€  Virgile,  dans  sa  belle  peinture  de  V Antre  des  Cy dopes, 
nous  représente  les  compagnons  de  Vulcain  occupés  à  mêler, 
pour  forger  la  foudre,  trois  rayons  de  pluie  et  le  Bruit,  trois 
rayons  de  flamme,  et  la  Peur.  Voilà  certainement  une  sin- 
gulière fusion  de  réalités  et  d'abstractions,  et  ce  n'est  malheu- 
reusement pas  du  Baal  romantique  que  les  cyclopes  de  Vir- 
gile tiennent  le  secret  de  cette  composition,  où  il  n'entre  pas 
moins  d'éléments  métaphysiques  que  d'éléments  chimiques,  d 
Tout  jeune,  son  attention  avait  déjà  été  frappée  par  ces  beautés 
étranges,  puisque,  pendant  les  trois  années  qu'il  passa  à  la  pen- 
sion Cordier,  de  1815  à  1818,  il  traduisit,  entre  autres  morceaux 
de  Virgile,  précisément  cet  épisode  : 

Ils  y  mêlaient  déjà,  l'éclair  et  le  courroux, 

Et  trois  rayoos  de  grêle,  et  trois  rayons  de  flamme, 

Et  le  bruit,  et  la  peur  qui  terrasse  notre  âme. 

{Victor  Hugo  raconté,  I,  233  ;  cf.  I,  210,  et  mon  Victor  Hugo 
rédacteur  du  Conservateur  littéraire,  II,  10.) 


186  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

monde  à  une  chaîne  d'or  (1)  ;  son  soleil  monte  un 
char  à  quatre  chevaux  ;  son  enfer  est  un  précipice 
dont  la  géographie  marque  la  bouche  sur  le  globe  ; 
son  ciel  est  une  montagne  (2). 

Aussi  le  paganisme,  qui  pétrit  toutes  ses  créations 
de  la  même  argile,  rapetisse  la  divinité  et  grandit 
l'homme  (3).  Les  héros  d'Homère  sont  presque  de 
la  même  taille  que  ses  dieux.  Ajax  défie  Jupiter. 
Achille  vaut  Mars.  Nous  venons  de  voir  comme  au 
contraire  le  christianisme  sépare  profondément  le 
souffle  delà  matière.  Il  met  un  abîme  entre  l'âme  et 
le  corps,  un  abîme  entre  l'homme  et  Dieu. 

A  cette  époque,  et  pour  n'olnettre  aucun  trait  de 
l'esquisse  à  laquelle  nous  nous  sommes  aventurés, 
nous  ferons  remarquer  qu'avec  le  christianisme  et 
par  lui,  s'introduisait  dans  l'esprit  des  peuples  un 


(1)  Pour  donner  une  idée  des  corrections  et  des  ratures  du 
manuscrit,  je  prends  ce  paragraphe,  un  des  plus  remaniés. 
V.  Hugo  avait  écrit  d'abord  :  palpable,  visible  ;  il  intervertit 
l'ordre  des  mots.  Il  avait  mis  :  son  ciel  eut  un  Olympe  ;  il  biffe 
Olympe,  et  met  :  une  montagne . 

Il  ajoute  en  marge  :  ils  boivent,  mangent,  dorment.  —  Sa 
foudre  se  forge  sur  une  enclume,  et  Von  y  fait  entrer  entre  autres 
ingrédients  trois  rayons  de  pluie  tordue. 

Il  ajoute  en  interligne  :  Cette  religion  a  des  dieux  et  des  moi- 
tiés de  dieux.  —  Son  soleil  monte  sur  un  char  à  quatre  cAe- 
vaux. 

(2)  Cf.  Decharme,  Mythologie  dé  la  Grèce  Antique,  p.  19  ;  cf. 
Iliade,  ch.  vin,  V.  18  sqq. 

(3)  Cette  parodie  de  la  mythologie  antique  est  due  à  l'in- 
fluence de  Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme,  2*  partie, 
1.  IV,  ch.  ï  :  «  le  plus  grand  et  le  premier  vice  de  la  mytho- 
logie était  d'abord  de  rapetisser  la  nature,  etc.  » 


TEXTE    DE   LA   PRÉFACE  187 

sentiment  nouveau,  inconnu  des  anciens  et  singu- 
lièrement développé  chez  les  modernes,  un  senti- 
ment qui  est  plus  que  la  gravité  et  moins  que  la  tris- 
tesse, la  mélancolie  (1).  Et  en  effet,  le  cœur  de 
l'homme,  jusqu'alors  engourdi  par  des  cultes  pure- 
ment hiérarchiques  et  sacerdotaux,  pouvait-il  ne 
pas  s'éveiller  et  sentir  germer  en  lui  quelque  faculté 
inattendue,  au  souffle  d'une  religion  humaine  parce 
qu'elle  est  divine,  d'une  religion  qui  fait  de  la  prière 
du  pauvre  la  richesse  du  riche,  d'une  religion 
d'égalité,  de  liberté,  de  charité  ?  Pouvait-il  ne  pas 
voir  toutes  choses  sous  un  aspect  nouveau,  depuis 
que  l'Evangile  lui  avait  montré  l'âme  à  travers  les 
sens,  l'éternité  derrière  la  vie  ? 

D'ailleurs,  en  ce  moment-là  même,  le  monde 
subissait  une  si  profonde  révolution,  qu'il  était 
impossible  qu'il  ne  s'en  fît  pas  une  dans  les  esprits. 
Jusqu'alors  les  catastrophes  des  empires  avaient 
été  rarement  jusqu'au  cœur  des  populations  :  c'é- 
taient des  rois  qui  tombaient,  des  majestés  qui  s'é- 
vanouissaient, rien  de  plus.  La  foudre  n'éclatait 


(1)  C'est  le  résumé  de  la  théorie  de  Chateaubriand  sur  le 
vague  des  passions,  dans  le  Génie  du  Christianisme,  2e  partie, 
1.  III,  ch.  ix.  Mais  cette  théorie  est-elle  bien  juste  ?  «  Cette 
mélancolie  inconnue  aux  anciens  ne  nous  fut  pas  d'une  diges- 
tion facile.  Quoi  t  disions-nous,  Sapho  expirante,  Platon  regar- 
dant le  ciel,  n'ont  pas  ressenti  quelque  tristesse  ?  Le  vieux 
Priam  redemandant  son  fils  mort,  à  genoux  devant  le  meurtrier, 
et  s'écriant  :  «  Souviens-toi  de  ton  père,  ô  Achille  !  »  n'éprou- 
vait point  quelque  mélancolie  ?  etc.  »  (Alfred  de  Musset,  Lettre» 
de  Dupuiset  CotoneU  lTe  lettre.) 


188  LA  PRÉFACE  DE    CROMWELL 

que  dans  les  hautes  régions,  et,  comme  nous  l'avons 
déjà  indiqué,  les  événements  semblaient  se  dérou- 
ler avec  toute  la  solennité  de  l'épopée.  Dans  la 
société  antique,  l'individu  était  placé  si  bas,  que, 
pour  qu'il  fût  frappé,  il  fallait  que  l'adversité  des- 
cendît jusque  dans  sa  famille.  Aussi  ne  connais- 
sait-il guère  l'infortune,  hors  des  douleurs  domes- 
tiques. Il  était  presque  inouï  que  les  malheurs 
généraux  de  l'Etat  dérangeassent  sa  Vie.  Mais  à 
l'instant  où  vint  s'établir  la  société  chrétienne, 
l'ancien  continent  était  bouleversé.  Tout  était 
remué  jusqu'à  la  racine.  Les  événements,  chargés 
de  ruiner  l'ancienne  Europe  et  d'en  rebâtir  une 
nouvelle,  se  heurtaient,  se  précipitaient  sans  relâ- 
che et  poussaient  les  nations  pêle-mêle,  celles-ci 
au  jour,  celles-là  dans  la  nuit.  Il  se  faisait  tant  de 
bruit  sur  la  terre,  qu'il  était  impossible  que  quel- 
que chose  de  ce  tumulte  n'arrivât  pas  jusqu'au  cœur 
des  peuples.  Ce  fut  plus  qu'un  écho,  ce  fut  un  contre- 
coup. L'hcmme,  se  repliant  sur  lui-même  en 
présence  de  ces  hautes  vicissitudes,  commença  à 
prendre  en  pitié  l'humanité,  à  méditer  sur  les 
amères  dérisions  de  la  vie.  De  ce  sentiment,  qui 
avait  été  pour  Gaton  païen  le  désespoir,  le  christia- 
nisme fit  la  mélancolie. 

En  même  temps  naissait  l'esprit  d'examen  et  de 
curiosité  (1).  Ces  grandes  catastrophes  étaient  aussi 

(1)  Cette  théorie  semble  imaginée  pour  faire  antithèse  à  l'es- 
prit de  mélancolie,  car  l'esprit  d'examen  et  de  curiosité  paraît 
bien  antérieur  à  la  naissance  du  christianisme.  D'abord  il  est  né 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  189 

de  grands  spectacles;  de  frappantes  péripéties. 
C'était  le  nord  se  ruant  sur  le  midi,  l'univers  romain 
changeant  de  forme,  les  dernières  convulsions  de 
tout  un  monde  à  l'agonie.  Dès  que  ce  monde  fut 
mort,  voici  que  des  nuées  de  rhéteurs,  de  gram- 
mairiens, de  sophistes,  viennent  s'abattre,  comme 
des  moucherons,  sur  son  immense  cadavre.  On  les 
voit  pulluler,  on  les  entend  bourdonner  dans  ce 
foyer  de  putréfaction.  C'est  à  qui  examinera,  com- 
mentera, discutera.  Chaque  membre,  chaque  mus- 
cle, chaque  fibre  du  grand  corps  gisant  est  retourné 
en  tout  sens.  Certes,  ce  dut  être  une  joie  pour  ces 
anatomistes  de  la  pensée,  que  de  pouvoir,  dès  leur 
coup  d'essai,  faire  des  expériences  en  grand  ;  que 
d'avoir,  pour  premier  sujet,  une  société  morte  à 
disséquer. 

Ainsi,  nous  voyons  poindre  à  la  fois  et  comme  se 
donnant  la  main,  le  génie  de  la  mélancolie  et  de  la 
méditation,  le  démon  de  l'analyse  et  de  la  contro- 
verse. A  l'une  des  extrémités  de  cette  ère  de  transi- 
tion estLongin  (1),  aFautresaintAugustin.il  faut 


le  jour  où  le  premier  penseur  a  commencé  à  réfléchir.  Ensuite 
la  philosophie  grecque  ne  doit  pas  grand'chose  à  l'Orient,  ou  aux 
doctrines  orientales.  Cf.  Zeller,  La  Philosophie  des  Grecs,  trad. 
Boutroux,  t.  I,  p.  24  et  suiv. 

(1)  Longin peut-il  être  considéré  comme  «le  démon  de  l'analyse 
et  de  la  controverse  »  ?  Tel  ne  paraît  pas  être  l'avis  de  Boileau 
qui  l'avait  beaucoup  pratiqué  :  ef .  toute  la  préface  de  sa  traduc- 
tion du  Traité  du  Sublime,  et  la  dissertation  de  Huet,  t.  [Il, 
p.  319  sqq.  de  l'éd.  d'Amsterdam,  1729  —  Cf.  l'article  Longin 
dans  YEncyclopœdia  Britannica,  et  surtout  Egger,  Longiniquœ 


190  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

se  garder  de  jeter  un  œil  dédaigneux  sur  cette  épo- 
que où  était  en  germe  tout  ce  qui  depuis  a  porté 
fruit,  sur  ce  temps  dont  les  moindres  écrivains,  si 
Ton  nous  passe  une  expression  triviale  mais  franche, 
ont  fait  fumier  pour  la  moisson  qui  devait  suivre. 
Le  moyen  âge  est  enté  sur  le  Bas-Empire. 

Voilà  donc  une  nouvelle  religion,  une  société 
nouvelle  ;  sur  cette  double  base,  il  faut  que  nous 
voyions  grandir  une  nouvelle  poésie.  Jusqu'alors, 
et  qu'on  nous  pardonne  d'exposer  un  résultat 
que  de  lui-même  le  lecteur  a  déjà  dû  tirer  de  ce 
qui  a  été  dit  plus  haut,  jusqu'alors,  agissant  en 
cela  comme  le  polythéisme  et  la  philosophie 
antique,  la  muse  purement  épique  des  anciens 
n'avait  étudié  la  nature  que  sous  une  seule  face, 
rejetant  sans  pitié  de  l'art  presque  tout  ce  qui, 
dans  le  monde  soumis  à  son  imitation,  ne  se  rap- 
portait pas  à  un  certain  type  du  beau  (1).  Type 
d'abord  magnifique,  mais,  comme  il  arrive  toujours 
de  ce  qui  est  systématique,  devenu  dans  les  derniers 

ëupersunt  (1837).  —  Sur  la  philosophie  de  Longin  et  son  éloi- 
gnement  pour  les  subtilités  d'Origène  et  de  Plotin,  cf.  Schar- 
dam,  Dissertatio  de  vitâ  et  icripti»  Longini,  dans  Egger, 
p.  xiv  8qq.  V.  Hugo  du  reste  s'appuie  sur  une  opinion  très 
établie  :  cf.  Egger,  p.  xxvin  sqq.  Longin  a  été  rangé  parmi 
les  «  demi-chrétiens.  »  (Egger,  p.  xl-xli.)  Cf.  l'article  de  Bois- 
sonade,  dans  la  Biographie  Universelle,  cité  par  Egger,  p.  li  sqq. 
(1)  V.  Hugo  supprime,  pour  les  besoins  de  sa  thèse,  le  gro- 
tesque dans  V Iliade  :  «  Thersitès...  était  louche  et  boiteux, 
et  ses  épaules  recourbées  se  rejoignaient  sur  sa  poitrine,  et 
quelques  cheveux  épars  poussaient  sur  sa  tête  pointue ■  etc.  » 
Traduction  Leconte  de  Lisle,  p.  2(>. 


TEXTE  DE   LA    PRÉFACE  191 

temps  faux,  mesquin  et  conventionnel.  Le  christia- 
nisme amène  la  poésie  à  la  mérité.  Gomme  lui,  la 
muse  moderne  verra  les  choses  d'un  coup  d'œil 
plus  haut  et  plus  large.  Elle  sentira  que  tout  dans 
la  création  n'est  pas  humainement  beau,  que  le 
laid  y  existe  à  côté  du  beau,  le  difforme  près  du 
gracieux,  le  grotesque  au  revers  du  sublime,  le 
mal  avec  le  bien,  l'ombre  avec  la  lumière.  Elle  se 
demandera  si  la  raison  étroite  et  relative  de  l'ar- 
tiste doit  avoir  gain  de  cause  sur  la  raison  infinie, 
absolue,  du  créateur  ;  si  c'est  à  l'homme  à  rectifier 
Dieu  ;  si  une  nature  mutilée  en  sera  plus  belle  ;  si 
l'art  a  le  droit  de  dédoubler,  pour  ainsi  dire, 
l'homme,  la  vie,  la  création  ;  si  chaque  chose  mar- 
chera mieux  quand  on  lui  aura  ôté  son  muscle  et 
son  ressort  ;  si,  enfin,  c'est  le  moyen  d'être  harmo- 
nieux que  d'être  incomplet.  C'est  alors  que,  l'œil 
fixé  sur  des  événements  tout  à  la  fois  risibles  et 
formidables,  et  sous  l'influence  de  cet  esprit  de 
mélancolie  chrétienne  et  de  critique  philosophique 
que  nous  observions  tout  à  l'heure,  la  poésie  fera 
un  grand  pas,  un  pas  décisif,  un  pas  qui,  pareil  à 
la  secousse  d'un  tremblement  de  terre,  changera 
toute  la  face  du  monde  intellectuel.  Elle  se  mettra 
à  faire  comme  la  nature,  à  mêler  dans  ses  créa- 
tions, sans  pourtant  les  confondre,  l'ombre  à  la 
lumière,  le  grotesque  au  sublime,  en  d'autres  ter- 
mes, le  corps  à  l'âme,  la  bête  à  l'esprit  ;  car  le 
point  de  départ  de  la  religion  est  toujours  le  point 
«le  départ  de  la  poésie.  Tout  se  tient* 


192  LA  PRÉFACE  DE  CROBTWELL 

Aussi  voilà  un  principe  étranger  à  l'antiquité, 
un  type  nouveau  introduit  dans  la  poésie  ;  et, 
comme  une  condition  de  plus  dans  l'être  modifie 
l'être  tout  entier,  voilà  une  forme  nouvelle  qui  se 
développe  dans  l'art.  Ce  type,  c'est  le  grotesque. 
Cette  forme,  c'est  la  comédie. 

Et  ici  qu'il  nous  soit  permis  d'insister  ;  car  nous 
venons  d'indiquer  le  trait  caractéristique,  la  diffé- 
rence fondamentale  qui  sépare,  à  notre  avis,  Fart 
moderne  de  l'art  antique,  la  forme  actuelle  de  la 
forme  morte,  ou,  pour  nous  servir  de  mots  plus 
vagues,  mais  plus  accrédités,  la  littérature  roman- 
tique de  la  littérature  classique  (1). 

—  Enfin  !  vont  dire  ici  les  gens  qui,  depuis  quel- 

(1)  On  voit  que  V.  Hugo  ne  se  faisait  guère  d'illusion  sur  la 
précision  du  mot  romantisme  ;  il  ne  méritait  donc  pas  les  raille- 
ries d'Alfred  de  Musset  :  «  nous  n'avons  jamais  pu  com- 
prendre, ni  mon  ami  Cotonet  ni  moi,  ce  que  c'était  que  le  ro- 
mantisme, et  cependant  nous  avons  beaucoup  lu,  notamment 
des  préfaces,  car  nous  ne  sommes  pas  de  Falaise,  nous  savons 
bien  que  c'est  le  principal,  et  que  le  reste  n'est  que  pour  enfler 
la  chose.  »  (Lettres  de  Dupuis  et  Cotonet,  1"  lettre.) —  On  n'est 
pas  encore  très  fixé  sur  le  sens  de  ces  deux  mots,  malgré  l'ar- 
ticle de  Sainte-Beuve,  et  celui  de  M.  Brunetière,  dans  ses  Etu- 
des critiques  sur  Vhistoire  de  la  littérature  française,  S*  série  : 
Classiques  et  romantiques. 

Dans  son  Evolution  de  la  poésie  lyriqne  (Haohette,  1895), 
t.  I,  p.  172,  M.  Brunetière  voit  dans  le  romantisme  le  con- 
traire du  classicisme.  Je  trouve  cette  définition  d'autant  plus 
juste  que  je  l'avais  déjà  donnée  dans  ma  Convention,  p.  vu  et 
passim.  —  Quel  que  eoit  le  sens  de  ce  mot,  il  est  assez  peu 
probable  que  V.  Hugo  ait  pu  déclarer,  «  dans  la  dernière  partie 
de  sa  vie,  qu'il  ne  l'avait  iamais  employé  ».  Cf.  Soubies, 
p.  76, 


ï 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  193 

que  temps,  nous  voient  venir,  nous  vous  tenons  ! 
vous  voilà  pris  sur  le  fait  !  Donc,  vous  faites  du 
laid  un  type  d'imitation,  du  grotesque  un  élément 
de  Part  (1)  !  Mais  les  grâces...  mais  le  bon  goût... 

(1)  «  Oui  sans  doute,  oui  encore,  et  toujours  oui  !  C'est  ici  le 
lieu  de  remercier  un  illustre  écrivain  étranger  qui  a  bien  voulu 
s'occuper  de  l'auteur  de  ce  livre,  et  de  lui  prouver  notre  estime 
et  notre  reconnaissance  en  relevant  une  erreur  où  il  nous  semble 
être  tombé.  L'honorable  critique  prend  acte,  telles  sont  ses  tex- 
tuelles expressions,  de  la  déclaration  faite  par  l'auteur  dans  la 
préface  d'un  autre  ouvrage,  que:  «  il  n'y  a  ni  classique  mroman- 
tique  ;  mais,  en  littérature  comme  en  toutes  choses,  deux  seules 
divisions,  le  bon  et  le  mauvais,  le  beau  et  le  difforme,  le  vrai  et 
le  faux  \  »  Tant  de  solennité  à  constater  cette  profession  de  fei 
n'était  pas  nécessaire  **.  L'auteur  n'en  a  jamais  dévié  et  n'en 
déviera  jamais.  Elle  peut  se  concilier  à  merveille  avec  celle 
c  qui  fait  du  laid  un  type  d'imitation,  du  grotesque  un  élément 
de  l'art.  J>  L'une  ne  contredit  pas  l'autre.  La  division  du  beau 
et  du  laid  dans  l'art  ne  symétrise  pas  avec  celle  de  la  nature. 
Rien  n'est  beau  ou  laid  dans  les  arts  que  par  l'exécution.  Une 
chose  difforme,  horrible,  hideuse,  transportée  avec  vérité  et 
poésie  dans  le  domaine  de  l'art,  deviendra,  belle,  admirable,  su- 
blime ***,  sans  rien  perdre  de  sa  monstruosité  ""  ;  et,  d'une  autre 
part,  leB  plus  belles  choses  du  monde,  faussement  et  systémati- 
quement arrangées  dans  une  composition  artificielle,  seront  ridi- 
cules, burlesques,  hybrides,  laides.  Les  orgies  de  Callot,  la  Ten- 
tation de  Salvator  Rosa  avec  son  épouvantable  démon,  sa  Mêlée 
avec  toutes  ses  formes  repoussantes  de  mort  et  de  carnage,  le  Tri- 
boulet  de  Bonifacio,  le  mendiant  rongé  de  vermine   de  Murillo, 

*  Victor  Hugo  résume  une  idée  de  la  préface  des  Odes  et  Ballades 
(1824)  :  <  en  littérature,  comme  en  toute  chose,  il  ny  a  que  le  bon  et 
le  mauvais,  le  beau  et  le  difforme,  le  vrai  et  le  faux.  »  (Poésie,  I,  11.) 

**  Quel  est  ce  critique  étranger?  Je  ne  sais.  M.  le  docteur  0.  Heuer, 
de  l'Académie  de  Francfort,  ne  croit  pas  qu'il  s'agisse  de  Goethe  ni  de 
Boerne. 

***  C'est  une  allusion  au  mot  bien  connu  de  Voltaire  sur  Racine. 

****  C'est  la  pure  doctrine  de  Boileau,  Art  Poétique,  eh.  hi,v.  1  et 

SUIT. 

PRÉFACE    DE    CROMWELL.  13 


i94  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Ne  savez-vous  pas  que  l'art  doit  rectifier  la  nature? 
qu'il  faut  l ennoblir  1  qu'il  faut  choisir  (l)?Les 
anciens  ont-ils  jamais  mis  en  œuvre  le  laid  et  le 
grotesque  ?  ont-ils  jamais  mêlé  la  comédie  à  la  tra- 
gédie ?  L'exemple  des  anciens,  Messieurs  !  D'ail- 
leurs, Aristote...  D'ailleurs,  Boileau...  D'ailleurs, 
La  Harpe...  (2).  —  En  vérité  (3)! 


les  ciselures  où  Benvenuto  Cellini  fait  rire  de  si  hideuses  figures 
dans  les  arabesques  et  les  acanthes,  sont  des  choses  laides  selon 
la  nature,  belles  selon  l'art  ;  tandis  que  rien  n'est  plus  laid  que 
tous  ces  profils  grecs  et  romains,  que  ce  beau  idéal  de  pièces 
de  rapport  qu'étale,  sous  ses  couleurs  violâtres  et  cotonneuses,  la 
seconde  école  de  David.  Job  et  Philoctète,  avec  leurs  plaies 
sanieuses  et  fétides,  sont  beaux;  les  rois  et  reines  de  Campis- 
tron  sont  fort  laids  dans  leur  pourpre  et  sous  leur  couronne 
d'oripeau.  Une  chose  bien  faite,  une  chose  mal  faite,  voilà  le 
beau  et  le  laid  de  l'art.  L'auteur  avait  déjà  expliqué  sa  pensée 
en  assimilant  cette  distinction  à  celle  du  vrai  et  du  faux,  du 
bon  et  du  mauvais.  Du  reste,  dans  l'art  comme  dans  la  nature, 
le  grotesque  est  un  élément,  mais  non  le  but.  Ce  qui  n'est  que 
grotesque  n'est  pas  complet.  »  (Note  de  Victor  Hugo.) 

(1)  V.  Hugo  se  sépare  de  son  maître,  car  on  retrouve  cette 
idée,  que  le  poète  semble  considérer  comme  une  pauvreté,  dans 
Chateaubriand,  lettre  à  Fontanes  :  «  Les  poètes,  toujours  cachant 
et  choisissant,  retranchant  ou  ajoutant...,  se  trouvèrent  peu  àpeii 
dans  des  formes  qui  n'étaient  plus  naturelleë,  mais  qui  étaient 
plus  belles  que  celles  de  la  nature  ;  et  les  artistes  appelèrent  ces 
formes  le  beau  idéal.  On  peut  donc  définir  le  beau  idéal  Fart  de 
choisir  et  de  cacher.  »  (Ed.  Didot,  1843,  III,  294.) 

(2)  Cette  haine  pour  la  Harpe  est  un  legs  de  Stendhal  :  «  la 
lecture  de  Schlegel  et  de  Dennis  m'a  porté  au  mépris  des  critiques 
français,  la  Harpe,  etc.  »  (Racine  et  Shakespeare,  p.  26-27.) 

(3)  Tout  cela  est  un  soutenir  du  Conservateur  Littéraire. 
V.  Hugo,  protestant  contre  «  l'ineptie  ou  l'ignorance  3>  de  la 
critique,  ajoute  :  «  Vous  dites  à  un  poète  tout  ce  qui  vous  passe 
par  la   tête,  vous  lui  dictez  des  arrêts,  vous  lui  inventez  dea 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  195 

Ces  arguments  sont  solides,  sans  doute,  et  sur- 
tout d'une  rare  nouveauté.  Mais  notre  rôle  n'est  pas 
d'y  répondre.  Nous  ne  bâtissons  pas  ici  de  système, 
parce  que  Dieu  nous  garde  des  systèmes.  Nous 
constatons  un  fait.  Nous  sommes  historien  et  non 
critique.  Quece  fait  plaise  ou  déplaise,  peu  importe! 
il  est.  —  Revenons  donc,  et  essayons  de  faire  voir 
que  c'est  de  la  féconde  union  du  type  grotesque  au 
type  sublime  que  naît  le  génie  moderne,  si  com- 
plexe, si  varié  dans  ses  formes,  si  inépuisable  dans 
ses  créations,  et  bien  opposé  en  cela  à  l'uniforme 
simplicité  du  génie  antique  ;  montrons  que  c'est 
de  là  qu'il  faut  partir  pour  établir  la  différence  radi- 
cale et  réelle  des  deux  littératures  (1).  Ce  n'est  pas 
qu'il  fût  vrai  de  dire  que  la  comédie  et  le  grotesque 
étaient  absolument  inconnus  des  anciens.  La  chose 
serait  d'ailleurs  impossible.  Rien  ne  vient  sans 
racine  ;  la  seconde  époque  est  toujours  en  germe 
dans  la  première.  Dès  l'Iliade,  Thersite  et  Vulcain 
donnent  la  comédie,  l'un  aux  hommes,  l'autre  aux 
dieux  (2).  Il  y  a  trop  de  nature  et  d'originalité  dans 


défauts;  s'il  se  fâche,  vous  citez  Aristote,  Quintilien,  Longin, 
Horace,  Boileau.  »  (11,372.) 

(1)  Tout  ce  passage,  depuis  Enfin  vont  dire  les  gens,  etc.,  est 
écrit  en  marge  dans  le  manuscrit. 

(2)  «  Il  parla  ainsi,  et  la  divine  Héré  aux  bras  blancs  s&urit, 
et  elle  reçut  la  coupe  de  son  fil3.  Et  il  versait  par  la  droite,  à 
tous  les  autres  dieux,  puisant  le  doux  nektar  dans  le  kratère. 
Et  un  rire  inextinguible  s'éleva  parmi  les  dieux  heureux,  quand 
ils  virent  Héphaistos  s'agiter  dans  la  demeure.  y>  (Traduction 
Leconte  de  Lisle,  p.  19.) 


196  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

la  tragédie  grecque,  pour  qu'il  ny  ait  pas  quelque- 
fois de  la  comédie.  Ainsi,  pour  ne  citer  toujours  que 
ce  que  notre  mémoire  nous  rappelle,  la  scène  de 
Ménélas  avec  la  portière  du  palais  {Hélène, 
actel)(l)  ;  la  scène  du  Phrygien  {Oreste,  acte  IV)  (2). 

(i)  LA  VIEILLE  FEMME. 

Va-t'en  :  c'est  moi  que  regarde  le  soin,  étranger, 
De  ne  laisser  aucun  Grec  s'approcher  de  ces  portes. 

MÉNÉLAS. 

Ah  I  ne  me  touche  pas  :  ne  me  repousse  pas  violemment. 

LA  VIEILLE   FEMME. 

C'est  que  tu  ne  fais  pas  attention  à  ce  que  je  dis  :  c'est  ta  faute,  etc. 

<v.  443  sqq.) 

(2)  M.  Croiset  dit  simplement  :  «  Là  se  place  l'épisode  presque 
comique  des  terreurs  de  l'esclave  phrygien,  qui  donne  lieu  à 
une  monodie  célèbre.  »  V.  Hugo  paraît  pourtant  avoir  raison  de 
trouver  la  scène  entièrement  comique,  dans  les  vers  suivants: 

LE  PHRYGIEN. 

Partout  la  vie  est  plus  agréable  que  la  mort,  pour  les  gens  de  bon 
sens. 

ORESTE. 

Est-ce  que  tu  n'as  pas  crié  à  Ménélas  de  venir  à  son  secours  ? 

LE  PHRYGIEN. 

C'est  pour  toi  que  je  demandais  de  l'aide  :  car  tu  en  étais  le  plus 
digne. 

0RE3TE. 

C'est  donc  justement  que  la  tille  de  Tyndare  est  morte  T 

LEPHRYGIHN. 

Très  justement,  même  si  elle  avait  eu  trois  gorges  a  couper, 

ORESTE. 

Par  peur  ta  langue  me  flatte  ;  mais  en  dedans  tu  ne  penses  pas 
ainsi. 

(Euripide,  Oreite,  y.  1509  sqq.) 


TEXTE   DE  LA    PRÉFACE  197 

Les  tritons,  les  satyres,  les  cyclopes,  sont  des  gro- 
tesques ;  les  sirènes,  les  furies,  les  parques,  les 
harpies,  sont  des  grotesques;  Polyphème  est  un 
grotesque  terrible  (J)  ;  Silène  est  un  grotesque  bouf- 
fon. 

Mais  on  sent  ici  que  cette  partie  de  Part  est 
encore  dans  l'enfance.  L'épopée,  qui,  àcette  époque, 
imprime  sa  forme  atout,  l'épopée  pèse  sur  elle  et 
l'étouffé.  Le  grotesque  antique  est  timide,  et  cher- 
che toujours  à  se  cacher.  On  voit  qu'il  n'est  pas  sur 
son  terrain,  parce  qu'il  n'est  pas  dans  sa  nature.  Il 
se  dissimule  le  plus  qu'il  peut.  Les  satyres,  les  tri- 
tons, les  sirènes  sont  à  peine  difformes.  Les  par- 
ques, les  harpies  sont  plutôt  hideuses  par  leurs 
attributs  que  par  leurs  traits  ;  les  furies  sont  belles, 
et  on  les  appelle  Euménides,  c'est-à-dire  douces,  bien- 
faisantes (2).  Il  y  a  un  voile  de  grandeur  ou  de  divi- 


(1)  Dans  le  neuvième  chant  de  V Odyssée,  peut-être,  mais 
non  dans  la  onzième  idylle  de  Théocrite  : 

Je  sais,  gracieuse  fille,  pourquoi  tu  me  fuis  ; 

Parce  que  mon  sourcil  touffu  couvre  tout  mon  front, 

Etendu  d'une  oreille  à  l'autre,  en  une  seule  ligne. 

Un     seul   œil  y  apparaît,    et  largement  mon  ne*   s'étend  sur 

[ma  lèvre 
Et  pourtant,  tel  que  je  suis,  je  fais  paître  mille  brebis,  etc. 

(2)  «  Dans  la  susdite  préface,  écrite  d'ailleurs  avec  un  grand 
talent,  l'antiquité  nous  semblait  comprise  d'une  assez  étrange 
façon.  On  y  comparait,  entre  autres  choses,  les  Furies  avec  les 
sorcières,  et  on  disait  que  les  Furies  s'appelaient  Euménides, 
c'est  à  dire  douces  et  bienfaisantes,  ce  qui  prouvait,  ajoutait- 
on,  qu'elles  n'étaient  que  médiocrement  difformes,  par  consé- 
quent à   peine  grotesques.    Il  nous  étonnait    que  l'auteur    pût 


198  LA    PRÉFACE   DE    GROMWELL 

nité  sur  d'autres  grotesques.  Polyphème est  géant; 
Midas  est  roi  ;  Silène  est  dieu  (1). 
/  Aussi  la  comédie  passe-t-elle  presque  inaperçue  (2) 
,'  dans  le  grand  ensemble  épique  de  l'antiquité.  A  côté 
des  chars  olympiques,  qu'est-ce  que  la  charrette  de 
Thespis?  Près  des  colosses  homériques,  Eschyle, 
Sophocle,   Euripide,  que   sont  Aristophane  (3)   et 


ignorer  que  l'antiphrase  est  au  nombre  destropes.  »  (Alfred  de 
Musset,  Lettres  de  Dupuis  et  Cotonet,  première  lettre.)  —  Des 
deux  poètes,  c'est  le  nôtre  qui  a  raison:  «  Il  y  a  dans  cette 
dénomination  plus  qu'un  euphémisme  pieux,  etc.  »  (Hild, 
article  Erynies,  dans  la  Grande  Encyclopédie.  Cf. ,  du  même 
auteur,  Etude  sur  les  démons  (1881),  p.  181-184.)  —  Sur  les 
démêlés  de  Hugo  et  de  Musset,  cf.  Vicomte  de  Spœlberch 
de  Lovenjoul,  les  Lundis  d'un  chercheur,  p.  239  et  suiv. 
(G.  Levy,  1894.) 

(1)  Sur  les  Silènes,  simples  génies  des  sources  et  des  fleures, 
cf.  Decharme,    Mythologie   de   la   Grèce  antique,  p.    446-451. 

(2)  Dans  une  note  sur  le  chapitre  v  de  la  Poétique  d'Aristote, 
Egger  proteste  contre  cette  erreur  :  «  Plus  de  cent  poète9 
comiques,  parmi  lesquels  Aristophane,  Antiphane ,  Alexis, 
Ménandre,  Philémon  ;  plusieurs  milliers  de  comédies,  parmi 
lesquelles  tant  de  chefs-d'œuvre;  enfin,  la  définition  si  nette 
et  si  précise  d'Aristote  suffisent  bien  pour  faire  apercevoir  dans 
l'antiquité  cet  élément  du  comique  dont  M.  V.  Hugo  fait 
honneur  au  moyen  âge  et  aux  temps  modernes  !  »  (5e  édition, 
p.  82.)  Cf.  Labitte,  Etudes  littéraires,  II,  320-323. 

(3)  Tel  n'est  pas  l'avis  de  Musset,  qui  semble  bien  avoir 
raison  :  «  Aristophane,  vous  le  savez,  est,  de  tous  les  génies 
de  la  Grèce  antique,  le  plus  noble  à  la  fois  et  le  plus  grotesque, 
le  plus  sérieux  et  le  plus  bouffon,  le  plus  lyrique  et  le  plus 

satirique Dans  quelle  classification  poorra-t-on  jamais  faire 

entreries  ouvrages  d'Aristophane  ?  quelles  lignes,  quels  cercles 
tracera-t-on  jamais  autour  de  la  pensée  humaine,  que  ce  génie 
audacieux  ne  dépassera  pas?  »  Ibid.  Cf.  l'excellent  livre  de 
M.  Jacques  Denis,  la  Comédie  grecque,  Hachette,  1886. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  199 

Plaute  (1)?  Homère  les  emporte  avec  lui,  comme 
Hercule  emportait  les  pygmées,  cachés  dans  sa 
peau  de  lion  (2). 

Dans  la  pensée  des  modernes,  au  contraire,  le 
grotesque  a  un  rôle  immense  Ily  est  partout;  d'une 
part,  il  crée  le  difforme  et  l'horrible  >  de  l'autre, 
le  comique  et  le  bouffon.  Il  attache  autour 
de  la  religion  mille  superstitions  originales  (3), 
autour  de  la  poésie  mille  imaginations  pittores- 
ques. C'est  lui  qui  sème  à  pleines  mains  dans 
l'air,  dans  l'eau,  dans  la  terre,  danslefeu,  ces  myria- 
des d'êtres  intermédiaires  que  nous  retrouvons  tout 
vivants  dans  les  traditions  populaires  du  moyen  âge; 
c'est  lui  qui  fait  tourner  dans  l'ombre  la  ronde 
effrayante  du  sabbat,  lui  encore  qui  donne  à  Satan 
les  cornes,  les  pieds  de  bouc,  les  ailes  de  chauve- 
souris.  C'est  lui,  toujours  lui,  qui  tantôt  jette  dans 

(1)  «  Ces  deux  noms  sont  ici  réunis,  mais  non  confondus. 
Aristophane  est  incomparablement  au-dessus  de  Plaute  ;  Aristo- 
phane a  une  place  à  part  dans  la  poésie  des  anciens,  comme 
Diogène  dans  leur  philosophie. 

«  On  sent  pourquoi  Térence  n'est  pas  nommé  dans  ce  passage 
avec  les  deux  comiques  populaires  de  l'antiquité.  Térence  est 
le  poète  du  salon  des  Scipions,  un  ciseleur  élégant  et  coquet  sous 
la  main  duquel  achève  de  s'effacer  le  vieux  comique  fruste  des 
anciens  Romains.  »  (Note  de  Victor  Hugo.) 

(2)  Cette  comparaison  lui  a  semblé  si  bonne,  qu'il  l'a  reprise 
dans  Hernani  : 

Des  nains  !  que  je  pourrais,  concile  ridicule, 
Dan»  ma  peau  de  lion  emporter  comme  Hercule. 

(3)  Cf.  Creizenach,  Geschichte  des  neueren  Dramas  (Halle, 
Isiemeyer),  notamment  pp.  47-107. 


200  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

l'enfer  chrétien  ces  hideuses  figures  qu'évoquera 
l'âpre  génie  de  Dante  et  de  Milton,  tantôt  le  peuple 
de  ces  formes  ridicules  au  milieu  desquelles  se 
jouera  Callot,  le  Michel- Ange  burlesque  (1).  Si  du 
monde  idéal  il  passe  au  monde  réel,  il  y  déroule 
d'intarissables  parodies  de  l'humanité.  Ce  sont  des 
créations  de  sa  fantaisie  que  ces  Scaramouches,  ces 


(1)  Dans  son  Abecedario,  Mariette  reconnaît  sans  doute  que 
«  il  y  a  un...  genre  où  Callot  a  excellé,  c'est  à  représenter  des 
sujets  grotesques,  dont  le  ridicule  est  ?i  bien  marqué  qu'on  ne  se 
peut  tenir  de  rire  en  les  voyant.  Lui-même  était  bien  aise  de 
s'égayer  et  de  se  délasser  par  ce  moyen  de  ses  occupations  plus 
sérieuses  ;  il  avait  un  génie  singulier  pour  imaginer  des  postures, 
des  physionomies,  des  habillements,  des  figures  chimériques, 
toutes  plus  bizarres  et  plus  burlesques  les  unes  que  les  autres.  » 
(Abecedario,  p.  259-260,  dans  les  Archives  de  VArt  Français, 
par  de  Chennevières  et  Montaiglon.)  Mais  il  ajoute  comme  res- 
triction :  «Je  vois  souvent  que,  quand  on  veut  donner  une  idée 
du  style  burlesque,  on  emprunte  la  comparaison  des  ouvrages  de 
Callot.  Mais  cette  comparaison  n'est  point  juste...  Il  est  l'auteur 
de  figureB  grotesques,  mais  il  les  emploie  avec  choix.  On  ne  le 
voit  point  les  employer  pour  dégrader  des  sujets  sérieux...  Voit- 
on  Callot  mettre  de  semblables  figures  fantastiques  dans  les 
sujets  de  l'histoire  sainte,  dans  ses  sièges  et  dans  toutes  ses 
autres  pièces  historiques  ?  Il  est  assez  observateur  du  costume. 
Faute  d'avoir  examiné,  l'on  le  charge  fort  mal  à  propos.  Mais 
c'est  assez  que  quelqu'un  ait  dit  mal  à  propos  que  tout  ce  qui 
est  hideux  doit  porter  le  nom  de  figures  de  Callot,  pour  qu'on 
répète  la  même  chose.  »  {Abecedario,  p.  285.)  Cf.  Wright, 
Histoire  de  la  caricature,  p.  272  et  suivantes.  —  Cf.  Maurice 
Tourneux,  article  Callot  dans  la  Grande  Encyclopédie  :  «  Nous 
sommes  pleinement  d'accord  avec  Mariette  lorsqu'il  protestait 
contre  l'assimilation  du  nom  et  du  talent  de  Callot  avec  tout  ce 
qui  est  «hideux  ou  burlesque»,  assimilation,  pour  le  dire  en 
passant,  qu'on  retrouve,  aussi  bien  sous  la  plume  de  Gresset,  que 
bous  celle  de  V.  Hugo,  etc.» 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  201 

Crispins,  ces  Arlequins,  grimaçantes  silhouettes  de 
l'homme,  types  toutà  fait  inconnus  à  la  grave  anti- 
quité, et  sortis  pourtant  de  la  classique  Italie  (1). 
C'est  lui  enfin  qui,  colorant  tour  à  tour  le  même 
drame  de  l'imagination  du  midi  et  de  l'imagination 
du  nord,  fait  gambader  Sganarelle  autour  de  don 
Juan  et  ramper  Méphistophélès  autour  de  Faust  (2). 
Et  comme  il  est  libre  et  franc  dans  son  allure  ! 
Gomme  il  fait  hardiment  saillir  toutes  ces  formes 
bizarres  que  l'âge  précédent  avait  si  timidement 
enveloppées  de  langes  !  La  poésie  antique,  obligée 
de  donner  des  compagnons  au  boiteux  Vulcain,  avait 
tâché  de  déguiser  leur  difformité  en  l'étendant  en 
quelque  sorte   sur  des    proportions  colossales.  Le 

(1)  Est-il  exact  de  dire  que  la  grave  antiquité  a  tout  à  fait 
ignoré  ces  grimaçantes  silhouettes  de  l'homme,  elle  qui  avait 
créé  l'Atellane?  Les  Scaramouches,  Crispins,  Arlequins  et  tutti 
quanti,  venus  de  la  classique  Italie,  ne  sortent-ils  pas  d'abord  de 
la  vieille  comédie  italique  ?  Cf.  Edélestand  du  Méril,  Histoire 
delà  Comédie  ancienne,  II,  132,  sqq. 

(2)  «  Ce  grand  drame  de  l'homme  qui  se  damne  domine  tou- 
tes les  imaginations  du  moyen  âge.  Polichinelle,  que  le  diable 
emporte,  au  grand  amusement  de  nos  carrefours,  n'en  est  qu'une 
forme  triviale  et  populaire.  Ce  qui  frappe  singulièrement  quand 
on  rapproche  ces  deux  comédies  jumelles  de  Don  Juan  et  de 
Faust,  c'est  que  Don  Juan  est  le  matérialiste,  Faust  le  spiritua- 
liste.  Celui-ci  a  goûté  tous  les  plaisirs,  celui-là  toutes  les 
sciences.  Tous  deux  ont  attaqué  l'arbre  du  bien  et  du  mal  ; 
l'un  en  a  dérobé  les  fruits,  l'autre  en  a  fouillé  la  racine.  Le  pre- 
mier se  damne  pour  jouir,  le  second  pour  connaître.  L'un  est 
un  grand  seigneur,  l'autre  est  un  philosophe.  Don  Juan,  c'est 
le  corps  ;  Faust,  c'est  l'esprit.  Ces  deux  drames  se  complètent 
l'un  par  l'autre.  »  (Note  de  V.  Hugo.)  La  phrase  Tous  deux  la 
racine  a  été  ajoutée  en  marge  du  manuscrit. 


202  LA   PRÉFACE    DE    CROMWELL 

génie  moderne  conserve  ce  mythe  des  forgerons  sur- 
naturels, mais  il  lui  imprime  brusquement  un  carac- 
tère tout  opposé  et  qui  le  rend  bien  plus  frappant  ; 
il  change  les  géants  en  nains  ;  des  cyclopes  il  fait 
les  gnomes.  C'est  avec  la  même  originalité  qu'à 
Thydre,  un  peu  banale,  de  Lerne,  il  substitue  tous 
ces  dragons  locaux  de  nos  légendes,  la  gargouille 
de  Rouen,  la  gra-ouilli  de  Metz,  la  chair- sali ée  de 
Troyes,  la  drée  de  Montlhéry,  la  tarasque  de  Taras- 
con,  monstres  de  formes  si  variées  et  dont  les  noms 
baroques  sont  un  caractère  de  plus  (1).  Toutes  ces 
créations  puisent  dans  leur  propre  nature  cet  accent 
énergique  et  profond  devant  lequel  il  semble  que 
l'antiquité  ait  parfois  reculé.  Certes,  les  euméni- 
des  grecques  sont  bien  moins  horribles,  et  par  con- 
séquent bien  moins  vraies,  que  les  sorcières  de 
Macbeth.  Pluton  n'est  pas  le  diable. 

Il  y  aurait,  à  notre  avis,  un  livre  bien  nouveau  à 

(1)  Cette  phrase  ne  figure  pas  dans  le  manuscrit.  Devons-nous 
en  conclure  qu'elle  a  été  ajoutée  après  coup,  parce  que  ces  noms 
bizarres  ont  été  indiqués  au  poète  par  un  de  ses  amis  ?  — -  Quoi  qu'il 
en  8oit,V.  Hugo  reprendra  plus  tard,  pour  les  besoins  de  sa  polé- 
mique politique,  ce  passage  un  peu  modifié  :  «  M.  Bonaparte... 
s'est  donné  pour  concurrent  dans  cette  élection  un  fantôme,  une 
vision,  un  socialisme  de  Nuremberg  avec  des  dents  et  des  griffes 
et  une  braise  dans  les  yeux,  l'ogre  du  Petit-Poucet,  le  vampire 
de  la  Porte  Saint-Martin,  l'hydre  de  Théramène,  le  grand  serpent 
de  mer  du  Constitutionnel,  que  les  actionnaires  ont  eu  la  bonne 
grâce  de  lui  prêter,  le  dragon  de  l'Apocalypse,  la  Tarasque,  la 
Drée,  le  Gra-ouilli.  d  {Histoire,  tome  I  :  Napoléon  le  Petit,  p. 
230.  Rapprochement  communiqué  par  M.  Ernault.)  Une  diffé- 
rence à  noter,  c'est  que  la  Gra-ouilli  de  la  Préface  est  devenue 
le  Gra-ouilli. 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  203 

faire  sur  l'emploi  du  grotesque  dans  les  arts  (1). 
On  pourrait  montrer  quels  puissants  effets  les 
modernes  ont  tirés  de  ce  type  fécond  sur  lequel  une 
critique  étroite  s'acharne  encore  de  nos  jours.  Nous 
serons  peut-être  tout  à  l'heure  amené  par  notre 
sujet  à  signaler  en  passant  quelques  traits  de  ce  vaste 
tableau.  Nous  dirons  seulement  ici  que,  comme 
objectif  auprès  du  sublime,  comme  moyen  de  con- 
traste, le  grotesque  est,  selon  nous,  la  plus  riche 
source  que  la  nature  puisse  ouvrir  à  l'art.  Rubens  le 
comprenait  sans  doute  ainsi,  lorsqu'il  se  plaisait  à 
mêler  à  des  déroulements  de  pompes  royales,  à  des 
couronnements,  à  d'éclatantes  cérémonies,  quel- 
que hideuse  figure  de  nain  de  cour.  Cette  beauté 
universelle  que  l'antiquité  répandait  solennellement 
sur  tout  n'était  pas  sans  monotonie  ;  la  même 
impression,  toujours  répétée,  peut  fatiguer  à  la  lon- 
gue. Le  sublime  sur  le  sublime  produit  malaisément 
un  contraste,  et  l'on  a  besoin  de  se  reposer  de  tout, 
même  du  beau.  Il  semble,  au  contraire,  que  le  gro- 
tesque soit  un  temps  d'arrêt,  un  terme  de  comparai- 
son, un  point  de  départ  d'où  l'on  s'élève  vers  le  beau 
avec  une  perception  plus  fraîche  et  plus  excitée.  La 

(1)  Ce  livre  a  été  fait  plusieurs  fois,  et  ne  pouvait  être  très 
intéressant,  car,  comme  le  reconnaît  V.  Hugo,  le  grotesque 
continu  produit  une  impression  désagréable.  Cf.  Wright,  Histoire 
de  la  caricature  et  du  grotesque  dans  la  littérature  et  dans  l'art, 
traduction  Sachot.  Paris,  au  Bureau  de  la  Revue  Britannique, 
1867.  —  FlogePs  Geschichte  des  Grotesk  Romischen,  etc.  Leipsig, 
1862.  —  Champfieury,  Histoire  de  la  caricature  antique.  Histoire 
de  la  caricature  moderne,  Deutu,  1865. 


204  LA   PRÉFACE   DE    CKOMWELL 

salamandre  fait  ressortir  Fondine  ;  le  gnome  embel- 
lit le  sylphe. 

Et  il  serait  exact  aussi  de  dire  que  le  contact  du 
difforme  a  donné  au  sublime  moderne  quelque 
chose  de  plus  pur,  de  plus  grand,  de  plus  sublime 
enfin  que  le  beau  antique  ;  et  cela  doit  être.  Quand 
Fart  est  conséquent  avec  lui-même,  il  mène  bien 
plus  sûrement  chaque  chose  à  sa  fin.  Si  Félysée 
homérique  est  fort  loin  de  ce  charme  éthéré,  de 
cette  angélique  suavité  du  paradis  deMilton,  c'est 
que  sous  léden  il  y  a  un  enfer  bien  autrement 
horrible  que  le  Tartare  païen.  Croit- on  que  Fran- 
çoise de  Rimini  et  Béatrix  seraient  aussi  ravissantes 
chez  un  poète  qui  ne  nous  enfermerait  pas  dans  la 
tour  de  la  Faim  et  ne  nous  foroerait  point  à  partager 
le  repoussant  repas  d'Ugolin?  Dante  n'aurait  pas  tant 
de  grâce,,  s'il  n'avait  pas  tant  de  force  Les  naïades 
charnues,  les  robustes  tritons,  les  zéphyrs  liber- 
tins ont-ils  la  fluidité  diaphane  de  nos  ondins  et  de 
nos  sylphides  ?  N'est-ce  pas  parce  que  l'imagina- 
tion moderne  sait  faire  rôder  hideusement  dans  nos 
cimetières  les  vampires,  les  ogres,  les  aulnes  (1), 


(î)  «  Ce  n'est  pas  à  l'aulne,  arbre,  que  se  rattachent,  comme 
on  le  pense  communément,  les  superstitions  qui  ont  fait  éclore 
la  ballade  allemande  du  Roi  des  Aulnes.  Les  Aulnes  (en  bas  latin 
Alcunœ)  sont  des  façons  de  follets  qui  jouent  on  certain  rôle  dans 
les  traditions  hongroises.  »  (Note  de  Victor  Hugo.)  Cette  opinion 
a  été  en  effet  soutenue  :  «  le  titre  de  cette  pièce  célèbre  que, 
selon  Viehoff,  il  faudrait  traduire  par  le  Roi  des  Sylphes,  a  été 
le  sujet  de  savants  commentaires  que  nous  ne  pouvons  reproduire 
ici.   Quelle  que  soit    l'étymologie   du  mot   Èrlt  Gœthe    paraît 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  205 

les  psylles,  les  goules  (1),   les  brucolaques  (2),  les 
aspioles  (3),  qu'elle  peut  donner  à  ses  fées  cette 


avoir  eu  en  vue  les   aunes,  arbres  sacrés  chez   les  .Germains.  » 
(Œuvres  de  Goethe,  traduction  Porchat,  I,  62,  note.) 

(1)  Les  psylles,  les  goules  sont  ajoutés  en  marge,  le»  aspioles 
en  interligne,  sur  le  manuscrit. 

(2)  «  Ou  brucolacas.  Les  Grecs  appellent  ainsi  les  cadavres  des 
personnes  excommuniées,  qu'ils  disent  être  animés  par  lej  démon  : 
ce  qui  leur  fait  donner  le  nom  de  brucolacas,  qui  veut  dire 
faux  ressuscites.  Le  démon  se  servant  de  leurs  organes,  les  fait 
parler,  marcher,  boire  et  manger.  Ils  ont  quelque  rapport  avec 
les  utoupi,  les  striges.  Les  Grecs  disent  que  pour  ôter  le  pouvoir 
du  démon  sur  ces  excommuniés,  il  faut  prendre  le  cœur  du 
brucolaque,  le  mettre  en  pièces,  et  l'enterrer  une  seconde  fois... 
Il  y  a  un  article  des  Brucolaques  dans  les  Huetiana,  où  le  savant 
évêque  leur  donne  une  autre  étj'mologie.  »  Dictionnaire  de  Trè- 
vouœ.  —  Ce  mot  est  resté  d'un  emploi  très  rare.  Je  n'en  connais 
qu'un  exemple  : 

C'est  bien.  Tu  nous  diras,  ce  soir,  tes  nouveaux  airs... 
Tu  sais,  ces  chants  roumains,  ces  légendes  valaques 
Qui  font  peur.  Mauvais  œil,  sorcières,  brucolaques. 

(F.  Coppée.  Pour  la  Couronne,  a.  I,  se.  2.) 

(3)  V.  Hugo  se  rappelle  la  Ronde  du  Sabbat  dans  ses  Odes  et 
Ballades,  I,  515  : 

Goules  dont  la  lèvre 
Jamais  ne  se  sèvre 
Du  sang  noir  des  morts  ! 
Psylles  aux  corps  grêles, 
Aspioles  frêles... 
Volez,  oiseaux  fauves, 
Dont  les  ailes  chauves 
Aux  ciels  des  alcôves 
Suspendent  Smarra  ! 

La  pièce  est  dédiée  «  à  M.  Charles  N.  »,  et  c'est  en  effet  dans 
le  Smarra  de  Nodier  que  V.  Hugo  a  fait  connaissance  avec  les 
aspioles  «  qui  ont  le  corps  si  frêle,  si  élancé,  surmonté  d'une  tête 


206  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

forme  incorporelle,  cette  pureté  d'essence  dont 
approchent  si  peu  les  nymphes  païennes  ?  La 
Vénus  antique  est  belle,  admirable  sans  doute  ;  mais 
qui  a  répandu  sur  les  figures  de  Jean  Goujon  cette 
élégance  svelte,  étrange,  aérienne  ?  qui  leur  a  donné 
ce  caractère  inconnu  de  vie  et  de  grandiose,  sinon 
le  voisinage  des  sculptures  rudes  et  puissantes  dn 
moyen  âge? 

Si,  au  milieu  de  ces  développements  nécessaires, 
et  qui  pourraient  être  beaucoup  plus  approfondis, 
le  fil  de  nos  idées  ne  s'est  pas  rompu  dans  l'esprit 

difforme,  mais  riante,  et  qui  se  balancent  sur  les  ossements  de 
leurs  jambes  vides  et  grêles,  semblables  à  un  chaume  stérile 
agité  par  le  vent  »  ;  avec  les  psylles,  «  qui  sucent  un  venin 
cruel,  et  qui,  avides  de  poisons,  dansent  en  rond,  en  poussant  des 
sifflements  aigus  pour  éveiller  les  serpents  »  ;  enfin  avec  les  goules  : 
«  toutes...,  pâles,  impatientes,  affamées,  étaient  présentes  ;  elles 
brisaient  lee  ais  des  cercueils,  déchiraient  les  vêtements  sacrés, 
les  derniers  vêtements  du  cadavre  ;  se  partageaient  d'affreux 
débris  avec  une  plus  affreuse  volupté.  »  (Smarra,  dans  les  Conte» 
fantastique»,  p.  333-334.)  Les  vampires  sont  des  nommes  atteints 
du  smarra  ;  «  la  maladie  terrible  que  je  viens  de  peindre  s'appelle 
en  esclavon  le  smarra.  Il  est  probable  que  c'est  le  même  que  nous 
appelons  en  français  cochemar.  »  (Nodier,  Mélanges  de  littérature 
et  de  critique,  I,  410.)  ' 

Quant  à  la  genèse  de  ce  Smarra,  Mme  Mennessier-Nodier  n'a 
pas  craint  de  nous  révéler  que  ce  livre,  d'un  romantisme  ténébreux, 
est  la  mise  en  œuvre  des  cauchemars  d'un  vieux  concierge  :  «  Nous 
étions  descendus  rue  et  hôtel  du  Bouloi.  Ce  fut  là  qu'intrigué 
de  savoir  pour  quel  motif  le  vieux  soldat  qui  remplissait  les 
fonctions  de  concierge  de  la  maison  dormait  sur  un  fauteuil  et 
jamais  dans  un  lit,  Charles  Nodier,  intéressé  par  l'aspect  ravagé 
de  ce  pauvre  homme,  finit  par  l'interroger,  et  puisa  dans  les 
formidables  récits  de  ses  cauchemars  l'idée  première,  Thessalie 
à  part,  de  son  livre  de  Smarra,  »  (P.  237.) 


TEXTE  DE  LA   PRÉFACE  207 

du  lecteur,  il  a  compris  sans  doute  avec  quelle 
puissance  le  grotesque,  ce  germe  de  la  comédie, 
recueilli  parla  muse  moderne,  a  dû  croître  et  gran- 
dir dès  qu'il  a  été  transporté  dans  un  terrain  plus 
propice  que  le  paganisme  etl'épopée.  En  effet,  dans 
la  poésie  nouvelle,  tandis  que  le  sublime  représen- 
tera l'âme  telle  qu'elle  est,  épurée  par  la  morale 
chrétienne,  lui  jouera  le  rôle  de  la  bête  humaine. 
Le  premier  type,  dégagé  de  tout  alliage  impur, 
aura  en  apanage  tous  les  charmes,  toutes  les  grâces, 
toutes  les  beautés  ;  il  faut  qu'il  puisse  créer  un 
jour  Juliette,  Desdémona,  Ophélia.  Le  second  pren- 
dra tous  les  ridicules,  toutes  les  infirmités,  toutes 
les  laideurs.  Dans  ce  partage  de  l'humanité  et  de  la 
création,  c'est  à  lui  que  reviendront  les  passions, 
les  vices,  les  crimes  ;  c'est  lui  qui  sera  luxurieux, 
rampant,  gourmand,  avare,  perfide,  brouillon, 
hypocrite  ;  c'est  lui  qui  sera  tour  à  tour  Iago, 
Tartuffe,  Basile;  Polonius,  Harpagon,  Bartholo  ; 
Falstaff,  Scapin,  Figaro.  Le  beau  n'a  qu'un  type  ; 
le  laid  en  a  mille.  C'est  que  le  beau,  à  parler  hu- 
mainement, n'est  que  la  forme  considérée  dans  son 
rapport  le  plus  simple,  dans  sa  symétrie  la  plus 
absolue,  dans  son  harmonie  la  plus  intime  avec 
notre  organisation   (1).   Aussi  nous  offre-t-il  tou- 


(1)  V.  Hugo  se  sépare  de  la  théorie  de  Cousin,  fort  appréciés 
pourtant  à  cette  époque,  et  qui  distingue  plus  exactement  le 
beau  de  l'agréable.  Cf.  Du  vrai,  du  beau,  du  bien,  sixième 
leçon.  —  Du  reste,  l'esthéticien  à  la  mode  est  plutôt  à  ce  moment- 
là  J.  Droz.  Le  Moniteur  universel,  quoique  peu  littéraire,  cou- 


208  LA  PREFACE  DE  CROMWELL 

jours  un  ensemble  complet,  mais  restreint  comme 
nous.  Ce  que  nous  appelons  le  laid,  au  contraire,  est 
un  détail  d'un  grand  ensemble  qui  nous  échappe, 
et  qui  s'harmonise,  non  pas  avec  l'homme,  mais 
avec  la  création  tout  entière  Voilà  pourquoi  il 
nous  présente  sans  cesse  des  aspects  nouveaux,  mais 
incomplets. 

C'est  une  étude  curieuse  que  de  suivre  l'avè- 
nement et  la  marche  du  grotesque  dans  l'ère  mo- 
derne. C'est  d'abord  une  invasion,  une  irruption, 
un  débordement  ;  c'est  un  torrent  qui  a  rompu  sa 
digue.  Il  traverse  en  naissant  la  littérature  latine 
qui  se  meurt,  y  colore  Perse,  Pétrone,  Juvénal,  et 
y  laisse  l'Ane  d'or  d'Apulée  (1).  De  là,  il  se  répand 
dans  l'imagination  des  peuples  nouveaux  qui  refont 
l'Europe.  Il  abonde  à  flots  dans  les  conteurs,  dans 
les  chroniqueurs,  dans  les  romanciers.  On  le  voit 
s'étendre  du  sud  au  septentrion.  Il  se  joue  dans  les 
rêves  des  nations  tudesques,  et  en  même  temps 
vivifie  de  son  souffle  ces  admirables  romanceros 
espagnols,  véritable  Iliade  de  la  chevalerie  (2).  C'est 

sacre  deux  longs  articles  à  Bes  Etudes  sur  le  beau  dans  les  arts,  sous 
la  signature  Miel  (probablement  :  Miellé),  noi  du  24  septembre 
et  du  29  novembre  1827. 

(2)  «  À  la  chute  du  premier  ordre  de  choses  social  dont  nous 
avons  conservé  la  mémoire,  celui  de  l'esclavage  et  de  la  mytho- 
logie, la  littérature  fantastique  surgit,  comme  le  songe  d'un  mo- 
ribond, au  milieu  des  ruines  du  paganisme,  dans  les  écrits  des 
derniers  classiques  grecs  et  latins,  de  Lucien  et  d'Apulée.  » 
(Nodier,  Du  Fantastique  en  littérature.)     , 

(2)  C'est  là  une  attention  de  V.  Hugo  pour  son  frère  Abel,  qui 
avait  traduit  les  Romances  historiques  (Paris,  Pélicier,  1823).  La 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  209 

lui,  par  exemple,  qui,  dans  le  romande  la  Rose,  peint 
ainsi  une  cérémonie  auguste,  l'élection  d'un  roi  : 

Un  grand  vilain  lors  ils  élurent, 

Le  plus  ossu  qu'entr'eux  ils  eurent  (1). 

Il  imprime  surtout  son  caractère  à  cette  merveil- 
leuse architecture  qui,  dans  le  moyen  âge,  tient  la 
place  de  tous  les  arts.  Il  attache  son  stigmate  au 

Muse  française  en  rend  compte  en  novembre  1823  sous  la  signa- 
ture d'JE.  Deschamp  :  «  M.  Abel  Hugo  s'est  efforcé  de  conser- 
ver, dans  la  prose  française,  le  style  simple,  naïf  et  animé  des 
productions  originales.  On  reconnaît  un  littérateur  également 
initié  aux  mystères  les  plus  intimes  des  deux  langues.  »  (I,  318- 
319.)  On  peut  rapprocher  du  jugement  de  V.  Hugo  sur 
le  romancero  ce  passage  de  Hegel  :  «  C'est  un  collier  de  perles; 
chaque  tableau  particulier  est  en  lui-même  achevé  et  complet, 
et  cependant  ces  chants  s'accordentsi  bien  qu'ils  formentunmême 
tout.  Ils  sont  conçus  tout  à  fait  dans  le  sens  et  l'esprit  de  la 
chevalerie,  mais  en  même  temps  selon  le  génie  national  espa- 
gnol... Le  tout  est  si  épique,  si  plastique,  que  le  sujet  est  mis 
sous  nos  yeux  dans  sa  signification  élevée  et  pure  ;...  cela  forme 
une  si  belle  et  si  gracieuse  couronne,  que  nous  autres  moder- 
nes nous  osons  la  mettre  à  côté  de  ce  que  l'antiquité  a  de 
plus  beau.  »  La  Poétique  (trad.  Besnard,  Ladrange,  1855),  1, 229. 
(1)  Citant  de  mémoire,  V.  Hugo  altère  le  texte,  ou  le  tra- 
duit : 

Un  grand  vilain  entr'eux  eslurent, 
Le  plus  ossu  de  quan  qu'ils  furent, 
Le  plus  corsu  et  le  greignor,  etc. 

(Romande  la  Rose.  Ed.  Francisque  Michel,  1, 319, v.  10357,sqq.) 
Peut-être  V.  Hugo  a-t-il  simplement  pris  la  citation  dans  la 
Préface  de  Lenglet  du  Fresnoy  reproduite  par  Méon  dans  l'édi- 
tion de  1814.  (Cf.  Francisque  Michel,  t.  I,  pp.  vi,  xvm,  xxvi.) 
Peut-être  aussi  ces  détails  lui  ont-ils  été  communiqués  par  un 
ami  ;  car  tout  ce  passage,  depuis  on  le  voit  s  étendre,  est  ajouté 
après  coup  dans  la  marge  du  manuscrit. 

PRÉFACE   DB   CROMWELL.  ^ 


210  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

front  des  cathédrales,  encadre  ses  enfers  et  ses  pur- 
gatoires sous  l'ogive  des  portails,  les  fait  flamboyer 
sur  les  vitraux,  déroule  ses  monstres,  ses  dogues, 
ses  démons  autour  des  chapiteaux,  le  long  des 
frises,  au  bord  du  toit.  Il  s'étale  sous  d'innombra- 
bles formes,  sur  la  façade  de  bois  des  maisons,  sur 
la  façade  de  pierre  des  châteaux,  sur  la  façade  de 
marbre  des  palais.  Des  arts  il  passe  dans  les  mœurs  ; 
et  tandis  qu'il  fait  applaudir  par  le  peuple  les  gra- 
ciosos  de  comédie  (1),  il  donne  aux  rois  les  fous 
de  cour.  Plus  tard,  dans  le  siècle  de  l'étiquette,  il 
nous  montrera  Scarron  sur  le  bord  même  de  la 
couche  de  Louis  XIV.  En  attendant,  c'est  lui  qui 
meuble  le  blason,  et  qui  dessine  sur  l'écu  des  che- 
valiers ces  symboliques  hiéroglyphes  de  la  féodalité. 
Des  mœurs,  il  pénètre  dans  les  lois  ;  mille  cou- 
tumes bizarres  attestent  son  passage  dans  les  insti- 
tutions du  moyen  âge.  De  même  qu'il  avait  fait 
bondir  dans  son  tombereau  Thespis  barbouillé  de 


(1)  Sur  ce  bouffon  du  théâtre  espagnol,  cf.  Marc  Monnier,  les 
Aïeux  de  Figaro  et  Tiknor,  Histoire  de  la  littérature  espagnole, 
trad.  Magnabal,  I,  275;  II,  176,  289,  307.  On  trouve  chez  Cal- 
déron,  dans  la  Dévotion  de  la  Cruz,  Gil,  villano  gracioso,  Menga, 
villana  graciosa,  etc.  ;chez  Lope  de  Vega,  dans  la  Mayor  Ver- 
tud  de  un  rey,  le  bouffon  Mendo,  etc.  Pour  le  costume  du  gra- 
cioso, cf.  Fiogel's  Geschichie  des  Grotesk-Romischen ,  etc., 
planche  V.  —  Il  y  a  peut-être  là  un  souvenir  de  Schlegel,  qui 
a  dit,  dans  sa  seizième  leçon  :  «  La  partie  burlesque  ne  consiste 
pour  l'ordinaire  que  dans  le  rôle  du  valet  bouffon  connu  sous  le 
nom  de  gracioso.  Ce  valet  sert  à  parodier  la  partie  idéale  de  la 
pièce,  et  il  contrefait,  de  la  manière  la  plus  spirituelle  et  la  plus 
agréable,  les  sentiments  exaltés  de  son  maître.  » 


TEXTE   DE  LA   PREFACE  211 

lie  (1),  il  danse  avec  la  basoche  sur  cette  fameuse 
table  de  marbre  qui  servait  tout  à  la  fois  de  théâtre 
aux  farces  populaires  et  aux  banquets  royaux  (2). 
Enfin,  admis  dans  les  arts,  dans  les  mœurs,  dans  les 
lois,  il  entre  jusque  dans  l'église  (3).  Nous  le  voyons 
ordonner,  dans  chaque  ville  de  la  catholicité,  quel- 
qu'une de  ces  cérémonies  singulières,  de  ces  proces- 
sions étranges  où  la  religion  marche  accompagnée 
de  tous  les  grotesques  (4).  Pour  le  peindre  d'un 
trait,  telle  est,  à  cette  aurore  des  lettres,  sa  verve, 
sa  vigueur,  sa  sève  de  création,  qu'il  jette  du  pre- 
mier coup  sur  le  seuil  de  la  poésie  moderne  trois 
Homères  bouffons  (5)  :  Arioste,  en  Italie  ;   Ger- 


(1)  V.  Hugo  aurait  dû  se  défier  davantage  de  l'autorité  de 
Roileau  en  matière  d'histoire  littéraire.  Cf.  Jacques  Denis,  la 
Comédie  grecque,  I,  3  et  note. 

(2)  Cf.  Petit  de  Julleville,  le  Théâtre  en  France,  p.  69-70  ; 
les  Comédiens  en  France  au  moyen  âge,  p.  88,  sqq. 

(3)  Cf.  Armand  Gàsté,  les  Drames  liturgiques  de  la  cathédrale 
de  Rouen,  Evreux,  1893. 

(4)  V.  Hugo  aurait  été  heureux  de  voir  sa  théorie  justifiée  par 
la  mythologie  comparée,  si  tant  est  que  l'on  puisse  prendre  au 
sérieux  tout  ce  que  raconte  M.  Notovitch  dans  la  Vie  inconnue 
de  Jésus-Christ,  et  en  particulier  son  récit  d'une  grande  fête 
religieuse  dans  un  couvent  bouddhiste  du  Thibet  :  «  Faisant  un 
tapage  infernal  avec  leurs  tambourins  et  leurs  grelots,  ils  se 
mirent  à  tourner  et  danser  autour  des  dieux  assis  à  terre.  Deux 
grands  gaillards  qui  les  accompagnaient  et  qui  avaient  endossé  un 
costume  collant  de  bouffons  exécutèrent  toutes  sortes  de  sauts 
et  de  mouvements  grotesques  ;  l'un  d'eux,  tout  en  dansant, 
frappait  sans  cesse  le  tambour  que  tenait  son  compagnon  ;  la 
foule,  satisfaite,  payait  leurs  contorsions  de  ses  éclats  de  rire.  » 
(Oîlendorff,  1894,  p.  121  122.) 

(5)  «  Cette  expression   frappante,   Homère   bouffon,   est    de 


212  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

vantés,    en  Espagne  ;    Rabelais,   en   France   (1). 

Il  serait  surabondant  de  faire  ressortir  davantage 
cette  influence  du  grotesque  dans  la  troisième  civi- 
lisation. Tout  démontre,  à  F époque  dite  romantique, 
son  alliance  intime  et  créatrice  avec  le  beau.  Il  n'y 
a  pas  jusqu'aux  plus  naïves  légendes  populaires 
qui  n'expliquent  quelquefois  avec  un  admirable 
instinct  ce  mystère  de  l'art  moderne.  L'antiquité 
n'aurait  pas  fait  la  Belle  et  la  Bête  (2). 

Il  est  vrai  de  dire  qu'à  l'époque  où  nous  venons 
de  nous  arrêter,  la  prédominance  du  grotesque  sur 
le  sublime,  dans  les  lettres,  est  vivement  marquée. 
Mais  c'est  une  fièvre  de  réaction,  une   ardeur  de 


M.  Ch.  Nodier,  qui  l'a  créée  pour  Rabelais,  et  qui  nous  pardon- 
nera de  l'avoir  étendue  à  Cervantes  et  à  l'Arioste.  »  (Note  de 
Victor  Hugo.)  Je  ne  sais  où  Nodier  avait  exprimé  ce  jugement. 
On  trouve  quelque  chose  d'approchant  dans  son  Traité  du  fantas- 
tique enlittêrature,  publié  dans  les  Contesfantastiques  (Charpentier, 
1869),  p.  18  sqq.  —  L'expression  fera  fortune.  Sainte-Beuve  la 
reprend  dans  sa  Poésie  française  au  XVI6  siècle,  2e  édition, 
I,  343  :  «  Souvent  même,  aux  instants  où  Y  Homère  boufon 
sommeille,  etc.  »  Sainte-Beuve  ajoute  en  note  que  l'expression 
est  de  Nodier.  —  Ce  passage  ne  figure  pas  dans  la  première 
rédaction  de  cette  étude,  antérieure  à  la  Préface,  puisqu'elle  a 
paru  dans  le  Globe  du  7  juillet  1827  au  29  décembre  de  la  même 
année. 

(1)  V.  Hugo  rapproche  d'une  façon  peut-être  abusive,  et  cite 
dans  un  ordre  assez  singulier,  l'Arioste,  dont  l'œuvre  paraît  en 
1516,  Cervantes  en  1604,  Rabelais  en  1532.  —  Dans  ce  para- 
graphe, les  phrases:  II  s'étale...  palais,  Plus  tard...  moyen  âge, 
Enfin. . .  grotesques,  sont  ajoutées  dans  la  marge  du  manuscrit. 

(2)  Cf.  André  Lefèvre,  Préface  des  Contes  de  Charles  Perrault, 
p.  L,  sqq.  -—Tout  ce  paragraphe  est  ajouté  en  marge  du  manus- 
crit. , 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  213 

nouveauté  qui  passe  ;  c'est  un  premier  flot  qui  se 
retire  peu  à  peu.  Le  type  du  beau  reprendra  bien- 
tôt son  rôle  et  son  droit,  qui  n'est  pas  d'exclure 
l'autre  principe,  mais  de  prévaloir  sur  lui.  Il  est 
temps  que  le  grotesque  se  contente  d'avoir  un  coin 
du  tableau  dans  les  fresques  royales  de  Murillo, 
dans  les  pages  sacrées  de  Véronèse  ;  d'être  mêlé  aux 
deux  admirables  Jugements  derniers  dont  s'enor- 
gueilliront les  arts,  à  cette  scène  de  ravissement 
et  d'horreur  dont  Michel- Ange  enrichira  le  Vatican, 
à  ces  effrayantes  chutes  d'hommes  que  Rubens 
précipitera  le  long  des  voûtes  de  la  cathédrale 
d'Anvers.  I^e  moment  est  venu  où  l'équilibre  entre 
les  deux  principes  va  s'établir.  Un  homme,  un 
poète  roi,  poeta  soverano,  comme  Dante  le  dit 
d'Homère  (1),  va  tout  fixer.  Les  deux  génies  rivaux 
unissent  leur  double  flamme  et  de  cette  flamme 
jaillit  Shakespeare  (2). 

Nous  voici  parvenus  à  la  sommité  poétique  des\ 
temps  modernes.  Shakespeare,  c'est  le  drame  ;  et^ 
le  drame,  qui  fond  sous  un  même  souffle  le  grotesque 

(1)  Dans  le  4#  chant  de  V Enfer,  Virgile  dit  à  Dante  ;  «  Regarde 
celui  qui  marche  une  épée  à  la  main  comme  un  seigneur, 
devant  les  trois  autres;  celui-là  est  Homère,  le  poète  souverain.  » 
Traduction  de  Pier-Angelo  Fiorentino   (Hachette,  1891),  p.  19. 

(2)  Cf.  Mézières,  Shakespeare,  ses  œuvres  et  ses  critiques.  — 
On  ignore  généralement  que  Shakespeare  était  connu  en  France 
dès  le  xvn-  siècle.  M.  Vatel  a  découvert  à  la  Bibliothèque 
nationale  les  «  inventaires,  prisée  et  estimation  des  livres 
trouvés  à  Saint-Mandé.  et  appartenant  ci-devant  à  M.  Fouquet.  » 
Les  a  comédies  anglaises  »  de  Shakespeares  (sic)  y  sont  évaluées 
une  livre  (Vatel,  Charlotte   de  Corda?/,  t.  I,  p.  xlvïii,  note  1). 


214  LA   PRÉFACE    DE   CROMWELL 

et  le  sublime,  le  terrible  et  le  bouffon,  la  tragédie 
et  la  comédie,  le  drame  est  le  caractère  propre  de 
la  troisième  époque  de  poésie,  de  la  littérature  ac- 
tuelle. 

Ainsi,  pour  résumer  rapidement  les  faits  que 
nous  avons  observés  jusqu'ici,  la  poésie  a  trois 
âges,  dont  chacun  correspond  à  une  époque  de  la 
société  :  Fode,  l'épopée,  le  drame.  Les  temps  pri- 
mitifs sont  lyriques,  les  temps  antiques  sont  épiques, 
les  temps  modernes  sont  dramatiques.  L'ode  chante 
l'éternité,  l'épopée  solennise  1  histoire,  le  drame 
peint  la  vie  (1).  Le  caractère  de  la  première  poésie 
est  la  naïveté,  le  caractère  de  la  seconde  est  la  sim- 
plicité, le  caractère  de  la  troisième,  la  vérité.  Les 
rhapsodes  marquent  la  transition  des  poèteslyriques 
aux  poètes  épiques,  comme  les  romanciers  des  poètes 
épiques  aux  poètes  dramatiques.  Les  historiens  nais- 
sent avec  la  seconde  époque  ;  les  chroniqueurs  et 

'  (1  )  «  Mais,  dira-t-on,  le  drame  peint  aussi  l'histoire  des  peuples. 
Oui,  mais  comme  vie,  non  comme  histoire.  Il  laisse  à  l'histoire 
l'exacte  série  des  faits  généraux,  l'ordre  des  dates,  les  grandes 
masses  à  remuer,  les  batailles,  les  conquêtes,  les  démembrements 
d'empires,  tout  l'extérieur  de  l'histoire.  Il  en  prend  l'intérieur. 
Ce  que  l'histoire  oublie  ou  dédaigne,  les  détails  de  costumes,  de 
mœurs,  de  physionomies,  le  dessous  des  événements,  la  vie,  en 
un  mot,  lui  appartient  ;  et  le  drame  peut  être  immense  d'aspect 
et  d'ensemble  quand  ces  petites  choses  sont  prises  dans  une 
grande  main,  prensa  manu  magna.  Mais  il  faut  se  garder  de 
chercher  de  l'histoire  pure  daus  le  drame,  lût-il  historique.  Il 
écrit  des  légendes  et  non  des  fastes.  Il  est  chronique  et  non 
chronologique.  »  (Note  de  V.  Hugo.)  Il  est  certain  que  le  drame 
romantique  est  aussi  peu  historique  que  la  tragédie  classique. 
J'ai  essayé  de  le  montrer  dans  la  Convention,  etc.,  ch.  vin. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  215 

les  critiques  avecla  troisième.  Les  personnages  de 
l'ode  sont  des  colosses,  — Adam,  Caïn,Noé;  ceux 
de  l'épopée  sont  des  géants,  —  Achille,  Atrée, 
Oreste  ;  ceux  du  drame  sont  des  hommes,  —  Ham- 
let,  Macbeth,  Othello.  L'ode  vit  de  l'idéal,  l'épopée 
du  grandiose,  le  drame  du  réel.  Enfin,  cette  triple 
poésie  découle  de  trois  grandes  sources,  la  Bible  (1), 
Homère,  Shakespeare, 

Telles  sont  donc,  et  nous  nous  bornons  en  cela 
à  relever  un  résultat,  les  diverses  physionomies  de 
la  pensée  aux  différentes  ères  de  l'homme  et  de  la 
société.  Voilà  ses  trois  visages,  de  jeunesse,  de 
virilité  et  de  vieillesse.  Qu'on  examine  une  litté- 
rature en  particulier,  ou  toutes  les  littératures  en 
masse,  on  arrivera  toujours  au  même  fait  :  les 
poètes  lyriques  avant  les  poètes  épiques,  les  poètes 
épiques  avant  les  poètes  dramatiques.  En  France, 
Malherbe  avant  Chapelain,  Chapelain  avant  Cor- 
neille (2)  ;  dans  l'ancienne  Grèce,  Orphée  avant 
Homère,  Homère  avant  Eschyle  ;  dans  le  livre 
primitif,  la  Genèse  avant  les  /totales  Rois  avant 
Job  (3)  ;  ou,  pour  reprendre  cette  grande  échelle 


(1)  Sur  son  importance  dana  l'œuvre  de  Hugo,  cf.  l'abbé 
Duplessy,  Victor  Hugo  apologiste,  p.  98-102.  (Paris,  Leday,  1892. 

(2)  Le  Cid  est  de  1636  :  la   Pucelle  a  été  publiée  en  1656. 

(3)  Est-ce  bien  là  l'ordre  historique?  Sur  la  valeur  de  cette 
classification,  cf.  Renan,  Origines  du  Christianisme,  les  Evan- 
giles, etc.  2e  éd.,  p.  34,  sqq  ;  Histoire  du  peuple  d'Israël,  II,  206, 
Bqq,  notamment  p.  216-217,  234-238;  III,  51-86.  —Cf.  de 
M.  Maurice  Vernes  les  articles  Bible  et  Critique  sacrée  dans  la 
Grande  Encyclopédie. 


/ 


216  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

de  toutes  les  poésies  que  nous  parcourions  tout  à 
l'heure,  la  Bible  avant  Y  Iliade,  Ylliade  avant  Sha- 
kespeare. 

•  La  société,  en  effet,  commence  par  chanter  ce 
qu'elle  rêve,  puis  raconte  ce  qu'elle  fait,  et  enfin 
se  met  à  peindre  ce  qu'elle  pense.  C'est,  disons-le 
en  passant,  pour  cette  dernière  raison  que  le  drame, 
unissant  les  qualités  les  plus  opposées,  peut  être 
tout  à  la  fois  plein  de  profondeur  et  plein  de 
relief,  philosophique  et  pittoresque. 

Il  serait  conséquent  d'ajouter  ici  que  tout  dans 
la  nature  et  dans  la  vie  passe  par  ces  trois  phases,  du 
lyrique,  de  l'épique  et  du  dramatique,  parce  que 
tout  naît,  agit  et  meurt.  S'il  n'était  pas  ridicule  de 
mêler  les  fantasques  rapprochements  de  l'imagina- 
tion aux  déductions  sévères  du  raisonnement,  un 
poète  pourrait  dire  que  le  lever  du  soleil,  par  exem- 
ple, est  un  hymne,  son  midi  une  éclatante  épopée, 
son  coucher  un  sombre  drame  où  luttent  le  jour  et 
la  nuit,  la  vie  et  la  mort  (1).  Mais  ce  serait  là  de  la 
poésie,  de  la  folie  peut-être  ;  et  qu'est-ce  que  cela 
prouve  (2)  ? 


(1)  Peut-être  se  rappelait-il  ce  passage  d'une  œuvre  de  son 
éclatante  jeunesse,  lorsque  V.  Hugo  répétait,  pendant  son  agonie, 
son  dernier  vers  : 

C'est  ici  le  combat  du  jour  et  de  la  nuit. 

(2)  «  On  a  ri  mille  fois  de  ce  géomètre  qui  disait  de  la 
tragédie  de  Phèdre  :  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  »  (La  Harpe, 
Lycée,  XII,   15.)   —  Cf.    Bertrand,    D'Alembert,    p.   79-80  : 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  217 

Tenons-nous-en  aux  faits  rassemblés  plus  haut  ; 
complétons  les  d'ailleurs  par  une  observation  im- 
portante. C'est  que  nous  n'avons  aucunement  pré- 
tendu assigner  aux  trois  époques  de  la  poésie  un 
domaine  exclusif,  mais  seulement  fixer  leur  carac- 
tère dominant.  La  Bible,  ce  divin  monument  ly- 
rique, renferme,  comme  nous  l'indiquions  tout  à 
l'heure,  une  épopée  et  un  drame  en  germe,  les 
Rois  et  Job  (1).  Oh  sent  dans  tous  les  poèmes 
homériques  un  reste  de  poésie  lyrique  et  un 
commencement  de  poésie  dramatique.  L'ode  et  le 
drame  se  croisent  dans  l'épopée.  Il  y  a  tout  dans 
tout;  seulement  il  existe  dans  chaque  chose  un 
élément  générateur  auquel  se  subordonnent  tous 
les  autres,  et  qui  impose  à  l'ensemble  son  caractère 
propre. 

Le  drame  est  la  poésie  complète.  L'ode  et  l'épo- 
pée ne  le  contiennent  qu'en  germe  ;  il  les  contient 
l'une  et  l'autre  en  développement  ;  il  les  résume  et 
les  enserre  toutes  deux.  Certes,  celui  qui  a  dit  : 
les  Français  n'ont  pas  la  tête  épique  (2),  a  dit  une 


«  D'Alerabert  s'élève,  dans  un  de  ses  écrits,  contre  le  géomètre 
(on  n'a  jamais  dit  lequel)  qui,  en  présence  d'une  belle  œuvre  do 
l'esprit,  demandait  :  «  Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  » 

(l)Cf.  Génie  du  christianisme,  2S  partie,  1.  V,  en.  II  :  «  qu'il  y 
a  trois  styles  principaux  dana  l'Ecriture.  » 

(2)  «  Je  me  souviens  que  lorsque  je  consultai...  sur  ma 
Henriade  feu  M.  de  Malezieux,  homme  qui  joignait  une  grande 
imagination  aune  littérature  immense,  il  me  dit  :  «Vous  entrepre- 
nez un  ouvrage  qui  n'est  pas  fait  pour  notre  nation  :  les  Françnis 
tfont  pas  la  tête  épique.  »  (Voltaire,  Essai  sur  la  Poésie  épique, 


218  LA    PRÉFACE    DE    CROMWELL 

chose  juste  et  fine  ;  si  même  il  eût  dit  les  modernes, 
le  mot  spirituel  eût  été  un  mot  profond.  Il  est 
incontestable  cependant  qu'il  y  a  surtout  du  génie 
épique  dans  cette  prodigieuse  Athalie,  si  haute  et 
si  simplement  sublime  que  le  siècle  royal  ne  Ta 
pu  comprendre.  Il  est  certain  encore  que  la  série 
des  drames-chroniques  de  Shakespeare  présente 
un  grand  aspect  d'épopée.  Mais  c'est  surtout  la 
poésie  lyrique  qui  sied  au  drame  ;  elle  ne  le  gêne 
jamais,  se  plie  à  tous  ses  caprices,  se  joue  sous 
toutes  ses  formes,  tantôt  sublime  dans  Ariel,  tantôt 
grotesque  dans  Caliban.  Notre  époque,  dramatique 
avant  tout,  est  par  cela  même  éminemment  lyrique. 
C'est  qu'il  y  a  plus  d'un  rapport  entre  le  commen- 
cement et  la  fin  ;  le  coucher  du  soleil  a  quelques 
traits  de  son  lever  ;  le  vieillard  redevient  enfant. 
Mais  cette  dernière  enfance  ne  ressemble  pas  à  la 
première  ;  elle  est  aussi  triste  que  l'autre  est  joyeuse. 
Il  en  est  de  même  de  la  poésie  lyrique.  Eblouis- 
sante, rêveuse  à  l'aurore  des  peuples,  elle  reparaît 

Conclusion,  Ed.  Beuchot,  X,  492.)  Hugo  se  sépare  ici,  en  partie, 
de  son  ami  Nodier  :  «  Peut-on  dire  que  les  Français  n'ont  pas 
une  tête  épique  ;  et  si  ce  reproche  insignifiant  n'est  fondé  sur 
aucun  argument,  sur  aucune  conjecture  ou  physiologique  ou 
morale,  faut-il  conclure  que  ce  qui  leur  manque,  c'est  un  sys- 
tème de  versification,  de  poésie,  de  langage,  de  civilisation  peut- 
être,  approprié  au  genre  épique  et  aux  idées  de  l'épopée  ?  » 
(Mélanges,  I,  267.)  Et  pourtant  Hugo  ne  développe  en  somme 
que  ridée  indiquée  par  Nodier  :  «  Tous  les  âges  d'une  littéra- 
ture conviennent-ils  également  à  la  composition  de  l'épopée  ? 
L'expérience  des  siècles  répond  que  non,  etc.  »  (Mélanges, 
I,  268.) 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  219 

sombre  et  pensive  à  leur  déclin.  La  Bible  s'ouvre 
riante  avec  la  Genèse,'  et  se  ferme  sur  la  menaçante 
Apocalypse  (1).  L'ode  moderne  est  toujours  inspi- 
rée, mais  n'est  plus  ignorante.  Elle  médite  plus 
qu'elle  ne  contemple  ;  sa  rêverie  est  mélancolie.  On 
voit,  à  ses  enfantements ,  que  cette  muse  s'est  accou- 
plée au  drame  (2). 

Pour  rendre  sensibles  par  une  image  les  idées  que 
nous  venons  d'aventurer,  nous  comparerions  la 
poésie  lyrique  primitive  à  un  lac  paisible  qui  reflète 
les  nuages  et  les  étoiles  du  ciel  ;  l'épopée  est  le 
fleuve  qui  en  découle  et  court,  en  réfléchissant  ses 
rives,  forêts,  campagnes  et  cités,  se  jeter  dans  l'o- 
céan du  drame.  Enfin,  comme  le  lac  ,  le  drame 
réfléchit  le  ciel;  comme  le  fleuve,  il  réfléchit  ses 
rives  ;  mais  seul  il  a  des  abîmes  et  des  tempêtes. 

C'est  donc  au  drame  que  tout  vient  aboutir  dans 


(1)  Ici  encore  Hugo  suit  ïa  tradition,  comme  nous  l'avons 
remarqué  à  la  note  1  de  la  page  176.  V.  Hugo  s'appuie  proba- 
blement sur  un  souvenir  de  Chateaubriand  :  «  C'est  un  corpa 
d'ouvrage  bien  singulier  que  celui  qui  commence  par  la  Genèse 
et  qui  finit  par  l'Apocalypse.  »  (Génie,  deuxième  partie,  1.  V, 
Cil.  i.) 

(2)  C'est  le  ton  cavalier  d'A.  Dumas  :  «  Il  y  a  longtemps  que 
j'ai  dit  qu'en  matière  de  théâtre  surtout  il  me  paraissait  permis 
de  violer  l'histoire,  pourvu  qu'on  lui  fît  un  enfant.  »  (Mémoires 
VIII,  172.)  Mais  l'idée  est  fort  raisonnable.  Vinet  dit  la  même 
chose  :  «  Si  l'on  y  réfléchit  un  peu,  on  trouvera  que  les  deux 
genres,  les  deux  éléments,  lyrique  et  dramatique,  bien  que  sépa- 
rés et  distincts,  ne  sont  pas  aussi  distants  l'un  de  l'autre,  pas 
aussi  opposés,  qu'un  premier  coup  d'oeil  voudrait  nous  le  faire 
penser,  etc.  »  (Essais  de  philosophie  morale,  1837,  p.  270.) 


220  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

la  poésie  moderne .  Le  Paradis  perdu  est  un  drame 
avant  d'être  une  épopée.  C'est,  on  le  sait,  sous  la 
première  de  ces  formes  qu'il  s'était  présenté  d'a- 
bord à  l'imagination  du  poète,  et  qu'il  reste  tou- 
jours imprimé  dans  la  mémoire  du  lecteur,  tant 
l'ancienne  charpente  dramatique  est  encore  sail- 
lante sous   l'édifice   épique  de  Milton   (1)  !    Lors- 


(1)  Hugo  emprunte  cette  anecdote  soit  à  Villemain  (article 
Milton,  dans  la  Biographie  universelle  de  Michaud,  1821),  soit 
plutôt  à  Voltaire,  Essai  sur  la  poésie  épique  :  «  Miiton,  voyageant 
en  Italie  dans  sa  jeunesse,  vit  représenter  à  Milan  une  comédie 
intitulée  A  damou  le  péché  originel,  écrite  par  un  certain  Andreino... 
Milton  conçut  le  dessein  de  faire  une  tragédie  de  la  farce  d'An- 
dreino:  il  en  composa  même  un  acte  et  demi...  La  tragédie  de 
Milton  commençait  par  le  monologue  de  Satan,  qu'on  voit  dans 
le  quatrième  chant  de  son  poème  épique,  etc.  »  (Beuchot,  X, 
475-478.  —  Cf.  The  life  of  Milton,  by  the  révérend  John  Mit- 
ford,  dans  The  poetical  worksof  John  Milton,  I,  lxxii,  Âldine  édi- 
tion.) Il  est  naturel  de  rapprocher  de  ce  passage  un  article  paru  dans 
la  Muse  française  (2e  livraison,  mai  1824),  sur  Eloa  ou  la  sœur 
àté  Anges,  mystère  par  le  comte  Alfred  de  Vigny,  et  reproduit 
plus  tard  dans  Littérature  et  philosophie  mêlées  (1,  28t>-287), 
avec  quelques  variantes  qui  transforment  le  panégyrique  d'Eloa 
en  éloge  du  Paradis  perdu.  Voici  le  texte  de  la  Muse  française  : 
«  Si  jamais  composition  littéraire  a  profondément  porté  l'em- 
preinte ineffaçable  de  la  méditation  et  de  l'inspiration,  c'est  ce 
poème .  Une  idée  morale  qui  touche  à  la  fois  aux  deux  natures  de 
l'homme;  une  leçon  terrible  donnée  en  vers  enchanteurs;  une 
des  plus  hautes  vérités  de  la  religion  et  de  la  philosophie, 
développée  dans  une  des  plus  belles  fictions  de  la  poésie  ;  l'échelle 
entière  de  la  création  parcourue  depuis  le  degré  le  plus  élevé 
jusqu'au  degré  le  plus  bas;  une  action  qui  commence  par 
Jésus  et  se  termine  par  Satan  ;  la  Sœur  des  Anges  entraînée  par 
la  curiosité,  la  compassion  et  l'imprudence  jusqu'au  prince  des 
réprouvés  ;  voilà  ce  que  présente  Eloa,  drame  simple  et  immense, 
dont  tous  les  ressorts  sont  des  sentiments.  »  Déjà  Chateaubriand 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  221 

que  Dante  Alighieria  terminé  son  redoutable  Enfer, 
qu'il  en  a  refermé  les  portes,  et  qu'il  ne  lui  reste 
plus  qu'à  nommer  son  œuvre,  l'instinct  de  son 
génie  lui  fait  voir  que  ce  poème  multiforme  est 
une  émanation  du  drame,  non  de  l'épopée  ;  et 
sur  le  frontispice  du  gigantesque  monument,  il 
écrit  de  sa  plume  de  bronze  :  Divina  Commedia  (1). 
On  voit  donc^que  les  deux  seuls  poètes  des 
temps  modernes  qui  soient  de  la  taille  de  Shakes- 
peare se  rallient  à  son  unité.  Ils  concourent  avec 
lui  à  empreindre  de  la  teinte  dramatique  toute 
notre  poésie  ;  ils  sont  comme  lui  mêlés  de  grotes- 
que et  de  sublime  ;  et,  loin  de  tirer  à  eux  dans  ce 
grand  ensemble  littéraire  qui  s'appuie  sur  Shakes- 
peare, Dante  et  Milton  sont  en  quelque  sorte  les 
deux  arcs-boutants  de  l'édifice  dont  il  est  le  pilier 


avait  entrevu  la  chose  :  «  Alors  commence  ce  fameux  drame 
entre  Adam  et  Eve,  dans  lequel  on  prétend  que  Milton  a  consacré 
un  événement  de  sa  vie.  »  {Génie,  deuxième  partie,  1. 1,  ch.  ni.) 
(1)  On  peut  préférer  l'explication  de  Rivarol  dans  son  étude 
sur  la  Divine  Comédie  :  «  Le  Dante  n'a  pas  donné  le  nom  de 
comédie  aux  trois  grandes  parties  de  son  poème  parce  qu'il  finit 
d'une  manière  heureuse,  ayant  le  paradis  pour  dénoûment,  ainsi 
que  l'ont  cru  les  commentateurs  :  mais  parce  qu'ayant  honoré 
l'Enéide  du  nom  d'ALTA  traqkdia,  il  a  voulu  prendre  un  titre 
plus  humble,  qui  convînt  mieux  au  style  qu'il  emploie,  si 
différent,  en  effet,  de  celui  de  son  maître.  »  (Œuvres  complètes, 
1808,  t.  III,  p.  xvn.)  — Quant  à  l'arrière -pensée  de  comparai- 
son personnelle  avec  Dante,  qu'on  peut  lire  entre  les  lignes,  elle 
n'a  rien  qui  choque  les  contemporains.  David  d'Angers  écrit,  le 
19  novembre  1827:  «  Je  lis  actuellement  le  Dante.  Hugo  n'est 
pas  saDS  quelque  ressemblance  avec  ce  poète.  »  (Correspondance, 
p.  25.) 


222  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

central,  les  contre-forts  de  la  voûte  dont  il  est  la 
clef(l). 

Qu'on  nous  permette  de  reprendre  ici  quelques 
idées  déjà  énoncées,  mais  sur  lesquelles  il  faut 
insister.  Nous  y  sommes  arrivé,  maintenant  il  faut 
que  nous  en  repartions. 

Du  jour  où  le  christianisme  a  dit  à  l'homme  :  Tu 
es  double,  tu  es  composé  de  deux  êtres,  l'un  péris- 
sable, l'autre  immortel,  Fun  charnel,  l'autre 
éthéré,  l'un  enchaîné  par  les  appétits,  les  besoins 
et  les  passions,  l'autre  emporté  sur  les  ailes  de 
l'enthousiasme  et  de  la  rêverie,  celui-ci  enfin  tou- 
jours courbé  vers  la  terre,  sa  mère  ;  celui-là  sans 


(1)  On  trouve  ce  mélange  de  l'épopée  et  du  drame  déjà 
indiqué  dans  une  lettre  de  Ducis  à  Larevellière  Lépeaux,  datée 
du  2  juillet  1807,  et  restée  inédite  jusqu'à  ces  dernières  années  : 
Talma  avait  donné  six  représentations  de  sa  tragédie  à'Hamlet 
«.  avec  un  succès  prodigieux.  »  Et  pourtant  on  n'avait  pu  jouer  le 
cinquième  acte  tel  que  Ducis  l'avait  refait  :  «  J'aurais  voulu  que 
Talraa,  dans  l'ardeur  et  l'ivresse  d'un  succès  qui  a  ébranlé  toutes 
les  âmes  et  toutes  les  imaginations,  l'eût  lancé  tout  rouge  en 
Bortant  de  la  fournaise,  au  milieu  de  spectateurs  disposés  à  me 
pardonner  toutes  mes  audaces  et  même  cette  impression  sacrée 
d'un  Merveilleux  rival  de  celui  de  l'épopée,  et  qui  renvoie  le 
spectateur  plein  des  crimes  de  la  terre,  de  la  vengeance  des 
dieux,  de  la  réclamation  des  tombeaux,  et  de  tout  Shakespeare, 
le  Dante  et  Talma  fondus  ensemble.  »  (Dans  les  Mémoires  de 
Larevellière  Lépeaux,  Pion,  1895,  I,  xxxiv.)  —  Quant  aux 
différents  jugements  formulés  par  Hugo  sur  Shakespeare,  ils 
font  admirer  son  talent  d'écrivain  plutôt  qu'ils  n'expliquent  le 
génie  de  Shakespeare.  On  comprendrait  mieux  le  poète  anglais 
en  lisant  les  quelques  lignes  toutes  simples  que  lui  consacre,  dans 
son  essai  sur  Macaulay,  M.  John  Morley.  (Essais  critiques, 
p.  17  et  Buiv.) 


TEXTE    DE  LA   PRRFAC8  223 

cesse  élancé  vers  le  ciel,  sa  patrie  ;  de  ce  jour  le 
drame  a  été  créé.  Est-ce  autre  chose  en  effet  que  ce 
contraste  de  tous  les  jours,  que  cette  lutte  de  tous 
les  instants  entre  deux  principes  opposés  qui  sont 
toujours  en  présence  dans  la  vie,  et  qui  se  disputent 
l'homme   depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe  (1)  ? 

La  poésie  née  du  christianisme,  la  poésie  de  notre 
temps  est  donc  le  drame  ;  le  caractère  du  drame 
est  le  réel  ;  le  réel  résulte  de  la  combinaison  toute 
naturelle  de  deux  types,  le  sublime  et  le  grotesque, 
qui  se  croisent  dans  le  drame,  comme  ils  se  croisent 
dans  la  vie  et  dans  la  création.  Caria  poésie  vraie,  la 
poésie  complète,  est  dans  l'harmonie  des  contraires. 
Puis,  il  est  temps  de  le  dire  hautement,  et  crest 
ici  surtout  que  les  exceptions  confirmeraient  la 
règle, tout  ce  qui  estdans  la  nature  est  dans  l'art  (2). 

En  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  pour  juger  nos 
petites  règles  conventionnelles,  pour  débrouiller 
tous  ces  labyrinthes  scolastiques,  pour  résoudre 
tous  ces  problèmes  mesquins  que  les  critiques  des 
deux  derniers  siècles  ont  laborieusement  bâtis  au- 
tour de  l'art,  on  est  frappé  de  la  promptitude  avec 
laquelle  la  question  du  théâtre  moderne  se  nettoie. 
Le  drame  n'a  qu'à  faire  un  pas  pour  briser  tous  ces 
fils  d'araignée  dont  les  milices  de  Lilliput  (3)  ont 
cru  l'enchaîner  dans  son  sommeil. 


(1)  Tout  ce  paragraphe  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

(2)  Pour  la  discussion  de   ce  principe,    cf.    ma  Convention, 
p.  87  et  suivantes. 

(3)  V.  Hugo  avait  écrit  d'abord  :  une  myriade  de  nain». 


$24  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Ainsi,  que  <Tes  pédants  étourdis  (l'un  n'exclut  pas 
l'autre)  prétendent  que  le  difforme,  le  laid,  le  gro- 
tesque, ne  doit  jamais  être  un  objet  d'imitation 
pour  l'art,  on  leur  répond  que  le  grotesque,  c'est 
la  comédie,  et  qu'apparemment  la  comédie  fait  par- 
tie de  l'art.  Tartuffe  n'est  pas  beau,  Pourceaugnac 
n'est  pas  noble  ;  Pourceaugnac  et  Tartuffe  sont  d'ad- 
mirables jets  de  l'art. 

Que  si,  chassés  de  ce  retranchement  dans  leur 
seconde  ligne  de  douanes,  ils  renouvellent  leur 
prohibition  du  grotesque  allié  au  sublime,  de  la 
comédie  fondue  dans  la  tragédie,  on  leur  fait  voir 
que,  dans  la  poésie  des  peuples  chrétiens,  le  pre- 
mier de  ces  deux  types  représente  la  bête  humaine, 
le  second  l'âme.  Ces  deux  tiges  de  l'art,  si  l'on 
empêche  leurs  rameaux  de  se  mêler,  si  on  les 
sépare  systématiquement,  produiront  pour  tous 
fruits,  d'une  part  des  abstractions  de  vices,  de  ridi- 
cules ;  de  l'autre,  des  abstractions  de  crime,  d'hé- 
roïsme et  de  vertu.  Les  deux  types,  ainsi  isolés  et 
livrés  à  eux-mêmes,  s'en  iront  chacun  de  leur  côté, 
laissant  entre  eux  le  réel,  Funà  sa  droite,  l'autre  à 
sa  gauche  (1).  D'où  il  suit  qu'après  ces  abstractions 

(1)  «  D'où  vient  que  Molière  est  bien  plus  vrai  que  nos 
tragiques?  Disons  plus,  d'où  vient  qu'il  est  presque  toujours 
vra  ?  C'est  que  tout  emprisonné  qu'il  est  par  les  préjugés  de  son 
temps  en  deçà  du  pathétique  et  du  terrible,  il  n'en  mêle  pas 
moins  à  ses  grotesques  des  scènes  d'une  grande  sublimité,  qui 
complètent  l'humanité  dans  ses  drames.  C'est  aussi  que  la 
comédie  est  bien  plus  près  de  la  nature  que  la  tragédie.  On 
conçoit  en   effet  telle  action  dont  les  personnages,  sans  cesser 


TEXTE    DE    LA   PRÉFACE  225 

il  restera  quelque  chose  à  représenter,  l'homme  ; 
après  ces  tragédies  et  ces  comédies,  quelque  chose 
à  faire,  le  drame. 

Dans  le  drame,  tel  qu'on  peut,  sinon  l'exécuter, 
du  moins  le  concevoir,  tout  s'enchaîne  et  se  déduit 
ainsi  que  dans  la  réalité.  Le  corps  y  joue  son  rôle 
comme  l'âme  ;  et  les  hommes  et  les  événements, 
mis  en  jeu  par  ce  double  agent,  passent  tour  à 
tour  bouffons  et  terribles,  quelquefois  terribles  et 
bouffons  tout  ensemble.  Ainsi  le  juge  dira  :  A  la 
mort,  et  allons  dîner  (1)  !   Ainsi  le  sénat  romain 

d'être  naturels,  pourront  constamment  rire  ou  exciter  le  rire  ;  et 
encore  les  personnages  de  Molière  pleurent-ils  quelquefois.  Mais 
comment  concevoir  un  événement,  si  terrible  et  si  borné  qu'jl 
soit,  où  non  seulement  les  principaux  acteurs  n'aient  jamais 
un  sourire  sur  les  le vres,  fût-ce  de  sarcasme  et  d'ironie,  mais 
encore  où  il  n'y  aura,  depuis  le  prince  jusqu'au  confident,  aucun 
être  humain  qui  ait  un  accès  de  rire  et  de  nature  humaine  ? 
Molière  enfin  est  plus  vrai  que  nos  tragiques,  parce  qu'il 
exploite  le  principe  neuf,  le  principe  moderne,  le  principe 
dramatique,  —  le  grotesque,  la  comédie  ;  tandis  qu'ils  épuisent, 
eux,  leur  force  et  leur  génie  à  rentrer  dans  cet  ancien  cercle 
épique  qui  est  fermé,  moule  vieux  et  usé,  dont  la  vérité  propre 
à  nos  temps  ne  saurait  d'ailleurs  sortir,  parce  qu'il  n'a  pas  la 
forme  de  la  société  moderne.  »  (Note  de  Victor  Hugo.)  Cette 
note  est  inscrite  une  première  fois  en  marge  du  manuscrit  de  la 
Préface.  Dans  le  manuscrit  spécial  qui  contient  les  notes,  elle 
n'est  plus  écrite  :  c'est  une  coupure  imprimée,  que  V.  Hugo  a 
collée  à  son  manuscrit. 

(1)  Souvenir  du  Conservateur  littéraire  :  «  Prenez  une 
femme  et  arrachez-lui  son  enfant  ;  rassemblez  tous  les  rhéteurs 
de  la  terre,  et  vous  pourrez  dire  :  à  la  mort,  et  allons  dîner  ; 
écoutez  la  mère  :  d'où  vient  qu'elle  a  trouvé  des  cris,  des 
pleurs,  qui  vous  ont  attendri?  »  (I,  123.)  En  écrivant  ces 
lignes,  V.  Hugo  se  rappelait  un  passage  du  Soçraie de  Voltaire: 

PRÉFACE   Er   CROMWELL.  15 


226  LA  PREFACE  DE   CROMWELL 

délibérera  sur  le  turbot  de  Domitien  (1).  Ainsi 
Socrate,  buvant  la  ciguë  et  conversant  de  l'âme 
immortelle  et  du  Dieu  unique,  s'interrompra  pour 
recommander  qu'on  sacrifie  un  coq  à  Esculape  (2). 


un  juge  propose  de  pendre  tous  les  géomètres  ;  un  autre  juge: 
«  Oui,  oui,  nous  les  pendrons  à  la  première  session.  Allons 
dîner.  »  Voltaire  ajoute  en  note:  «  Au  xvi»  siècle,  il  se 
passa  une  scène  à  peu  près  semblable,  et  un  des  juges  dit  ces 
propres  paroles  :  A  la  mort,,  et  allons  dîner.  »  (Ed.  Beuchot, 
VI,  528.)  —  Plus  tard,  V.  Hugo  reprendra  cette  anecdote  :  «  Au 
fond  de  cette  chambre,  qui  servait  en  1793  de  salle  de  délibéra- 
tion aux  jurés  du  tribunal  révolutionnaire,  une  porte  coupée 
dans  la  boiserie  donnait  entrée  dans  un  petit  couloir  où  l'on 
trouvait  deux  portes,  à  droite  la  porte  du  cabinet  du  président 
de  la  chambre  criminelle,  à  gauche  la  porte  de  la  buvette.  — 
A  mort,  et  allons  dîner  I  —  Ces  choses  se  touchent  depuis  des 
siècles    »  (Histoire  d'un  crime,  l,  89.  ) 

(1)  Cette  petite  phrase  est  ajouté  en  interligne  dans  le  manus- 
crit. —  Juvénal,  satire  îv.  On  connaît  l'admiration  de  V.  Hugo 
pour  certaines  pièces  du  poète  latin  :  «  Je  n'ai  pas  lu,  croyez-le 
bien,  toutes  les  satires  de  Juvénal  ;  il  y  en  a  que  je  sais  par 
cœur,  à  force  de  les  avoir  étudiées  ;  mais  il  en  est  aussi  que 
je  ne  connais  pas,  que  je  n'ai  même  jamais  parcourues.  »  Dans 
Stapfer,  les  artistes  juges  et  parties,  causeries  parisiennes,  p.  78. 
(Sandoz,  1872.) 

(2)  «  Déjà  donc  son  ventre  était  presque  froid  ;  il  découvrit  sa 
tête,  car  il  l'avait  couverte,  et  (ce  fut  certes  sa  dernière  parole)  : 
a  0  Crifcon,  dit-il,  nous  devons  un  coq  à  Esculape.  Donc  donnez- 
le,  et  ne  l'oubliez  pas.  »  (Phédon,  eh.  lxvi.)  Peut-être  V.Hugo 
se  rappel le-t-il,  non  pas  le  Dialogue  de  Platon  directement,  mais 
le  poème  de  Lamartine  sur  la  mort  de  Socrate  (1823),  poème 
qui  contient  en  note  une  traduction  libre  du  passage,  et  cette 
paraphrase  en  vers  : 

Enfin  plus  librement  il  semble  respirer, 

Et  laissant  sur  ses  traits  son  doux  sourire  errer  : 

Aux  dieux  libérateurs,  dit-il,  qu'on  sacrifie  1 

lis  m'ont  guéri  l  —  De  quoi  ?  dit  Cébès.  —  De  la  vie  !... 


TEXTE   DE   LA  PRÉFACE  227 

Ainsi  Elisabeth  jurera  et  parlera  latin  (1).  Ainsi 
Richelieu  subira  le  capucin  Joseph  (2),  et  Louis  XI 
son  barbier,  maître  Olivier  le  Diable.  Ainsi  Crom- 
well  dira  :  J'ai  le  parlement  dans  mon  sac  et  le  roi 
dans  ma  poche  (3)  ;  ou,  de  la  main  qui  signe  l'arrêt 
de  mort  de  Charles  Ier,  barbouillera  d'encre  le 
visage  d'un  régicide  qui  le  lui  rendra  en  riant  (4). 
Ainsi  César  dans  le  char  de  triomphe  aura  peur  de 
verser  (5).  Car  les  hommes  de  génie,  si  grands 
qu'ils  soient,  ont  toujours  en  eux  leur  bête  qui 
parodie  leur  intelligence.  C'est  par  là  qu'ils  tou- 
chent à  Thumanité,  car  c'est  par  là  qu'ils  sont  dra- 
matiques. «  Du  sublime  au  ridicule  il  n'y  a  qu'un 
pas  (6),  »  disait  Napoléon,  quand  il  fut  convaincu 

(1)  Cette  phrase  est  ajoutée  en  interligne  dans  le  manuscrit. 
—  V.  Hugo  a  pu  prendre  tout  simplement  ces  détails  dans  la 
Biographie  universelle  de  Michaud. 

(2)  On  n'admet  plus  maintenant  que  le  Père  Joseph  ait  été  à 
Richelieu  ce  que  Richelieu  était  à  Louis  XIII  :  un  conseiller 
impérieux,  et  subi  :  cf.  Fagniez,  le  Père  Joseph  et  Richelieu. 
(Hachette,  1894.) 

(3)  «  Dans  ses  confidences  familières,  il  se  vantait  d'avoir  le 
roi  sous  sa  main,  et  le  parlement  dans  sa  poche.  »  (Villemain, 
Histoire  de  Cromwell,  I,  144.) 

(4)  «  On  a  souvent  raconté  qu'après  avoir  signé,  il  barbouilla 
de  sa  plume  remplie  d'encre  le  visage  d'un  autre  commissaire 
qui  lui  rendit  la  même  plaisanterie.  Ces  gaîtés  du  crime  ont  un 
caractère  que  l'histoire  ne  peut  omettre.  »  (Villemain,  Histoire 
de  Cromwell,  I,  215-216.) 

(5)  Je  ne  sais  où  V.  Hugo  a  pris  cette  anecdote,  qui  contredit 
Suétone,  G.  J.  Cassar,  §  lix,  lxxvii,  lxxxii,  et  notamment 
xxx vu  :  «  Gallici  triumphi  die  Velabrum  prœtervehens,  pœne 
curru  excussus  est,  axe  diffracto.  » 

(6)  Ce  mot  est  cité  pour  la  première  fois  dans  VHistoïve  de 


228  LA   PRÉFACE  DE  CROMWELL 

d'être  homme  (1);  et  cet  éclair  d'une  âme  de  feu  qui 

l 'ambassade  dans  le  grand-duché  de  Varsovie,  en  1812,  par 
M.  de  Pradt,  archevêque  de  Matines,  alors  ambassadeur  à 
Varsovie,  5e  édition,  Paris,  1815,  p.,  215;  le  mot  est  souvent 
répété  dans  la  suite,  notamment  p.  219.  (Référence  indiquée  par 
M.  J.  Lion.)  Peut-être  V.  Hugo  se  souvenait-il  tout  simplement 
de  cette  fin  d'un  article  du  Journal  des  Débats,  n°  du  22  mars 
1824,  sur  les  Femmes  romantiques  deThéaulon  et  Ratnond  :  «  Il 
est  impossible  d'entendre  leur  jargon  empoulé,  sans  se  rappeler 
cette  vérité  d'une  application  si  générale  dans  là  politique,  les 
arts  et  la  littérature  :  Il  n'y  a  qu'un  pas  du  sublime  au  ridicule. 
C'est  Buonaparte  qui  le  disait  en  1812  à  M.  de  Pradt...  »  — 
Le  mot  est  également  rapporté  par  Beugnot  dans  ses  Mémoires. 
I,  503. 

(1)  «  Pauvre  et  triste  humanité  !  —  L'homme  n'est  pas  pius  à 
l'abri  sur  la  pointe  d'un  rocher  que  sous  les  lambris  d'un 
palais  !  C'est  le  même  partout  I  l'homme  est  toujours  l'homme.  » 
{Mémorial,  7  mai  1816;  I,  106.)  —  «  A  présent  que  je  suis 
hors  de  la  question,  disait-il,  que  me  voilà  simple  particulier, 
que  je  réfléchis  en  philosophe  6ur  ce  temps  où  j'avais  à  faire 
les  œuvres  de  la  Providence,  «ans  néanmoins  cesser  d'être 
homme.  »  (Ibid.,  8  septembre  1816;  I,  199.)—  On  n'a  pas 
encore  souligné  l'influence  du  Mémorial  sur  V.  Hugo,  aussi  bien 
dans  toute  son  œuvre  que  dans  la  Préface  de  Oromioell, 
influence  attestée  par  de  nombreuses  réminiscences.  Lorsque, 
dans  ses  Châtiments,  il  dit,  p.  283  : 

11  voulait,  héros  et  symbole, 
Pontife  et  roi,   phare  et  volcan, 
Faire  du  Louvre  un  Capitole, 
Et  de  Saint-Cloud  un  Vatican, 

il  met  au  point  cette  confidence  de  Napoléon  :  «J'allais  relever  le 
pape...  l'entourer  de  pompe  et  d'hommages.  Je  l'eusse  amené 
à  ne  plus  regretter  son  temporel,  j'en  aurais  fait  une  idole  ;  il 
fût  demeuré  près  de  moi.  Paris  fût  devenu  la  capitale  du  monde 
chrétien,  et  j'aurais  dirigé  le  monde  religieux  ainsi  que  le 
monde  politique  ..  Mes  conciles  eussent  été  la  représentation 
de  la  chrétienté  ;  les  papes  n'en  eussent  été  que  les  présidents, 
etc.  »  (Mémorial,  17  août  1816  ;  I,   178.  Cf.  5  mars  1816,  I, 


TEXTE   DE  LA  PRÉFACE  229 

s'entr'ouvre  illumine  à  la  fois  l'art  et  l'histoire  (1), 
ce  cri  d'angoisse  est  le  résumé  du  drame  et  de  la 
vie. 

Chose  frappante,  tous  ces  contrastes  se  rencontrent 
dans  les  poètes  eux-mêmes,  pris  comme  hommes. 
A  force  de  méditer  sur  l'existence,  d  en  faire  écla- 
ter la  poignante  ironie,  de  jeter  à  flots  le  sarcasme 
et  la  raillerie  sur  nos  infirmités,  ces  hommes  qui 
nous  font  tant  rire  deviennent  profondément  tristes. 
Ces  Démocrites  sont  aussi  des  Héraclites.  Beaumar- 
chais était  morose  (2),  Molière  était  sombre,  Sha- 
kespeare mélancolique  (3). 

77;  2  novembre  1816.  I,  237;  4  août  1816,  I,  170.)  De 
même  on  pourrait  comparer  tout  le  credo  religieux  du  poète  à 
celui  de  l'Empereur.  {Mémorial  du  7-8  juin  1816  ;  I,  126.) 
Le  cas  le  plus  eurieux  de  cette  espèce  de  collaboration  posthume 
du  Mémorial  arec  Hugo  est  bien  celui-ci  : 

Non,  l'avenir  n'est  à  personne, 
Sire,  l'avenir  est  à  Dieu. 

«  Sire,  a  reparti  l'interlocuteur,...  l'avenir  est  hors  de  la 
volonté,  du  pouvoir  des  hommes,  il  est  dans  le  sein  de  Dieu.  » 
4  novembre  1816  ;  I.  239. 

(1)  N'y  aurait-il  pas  là  le  souvenir  d'une  pensée  de  Napoléon 
dans  son  mémoire  couronné  par  l'Académie  de  Lyon,  sur  cette 
question:  «  Quels  sont  les  principes  et  les  institutions  à  inculquer 
aux  hommes  pour  les  rendre  le  plus  heureux  possible?  »  mémoire 
qui,  brûlé  plus  tard  par  l'Empereur,  contenait,  paraît-il,  cette 
phrase  :  *  Les  grands  hommes  sont  comme  des  météores,  qui 
brillent  et  se  consument  pour  éclairer  la  terre  »  (Abel  Hugo, 
Histoire  de  V Empereur  Napoléon,  p.  19.) 

(2)  Je  ne  sais  où  V.  Hugo  aj)u  voir  que  Beaumarchais  était 
morose.  Cf.  Lintilhac,  Beaumarchais  et  sien  œuvres,  passim, 
notamment  p.  110,  133-134,  136. 

(3)  Ce  paragraphe  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit- 


230  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

C'est  donc  une  des  suprêmes  beautés  du  drame 
que  le  grotesque.  Il  n'en  est  pas  seulement  une  con- 
venance, il  en  est  souvent  une  nécessité.  Quelque- 
fois il  arrive  par  masses  homogènes,  par  caractères 
complets  :  Dandin,  Prusias,  Trissotin,  Brid'oison, 
la  nourrice  de  Juliette  ;  quelquefois  empreint  de 
terreur,  ainsi  :  Richard  III,  Bégears,  Tartuffe, 
Méphistophélès  ;  quelquefois  même  voilé  de  grâce 
et  d'élégance,  comme  Figaro,  Osrick  (1),  Mercutio, 
don  Juan.  11  s'infiltre  partout,  carde  même  que  les 
plus  vulgaire  sont  mainte  fois  leurs  accès  de  sublime, 
les  plus  élevés  payent  fréquemment  tribut  au  tri- 
vial et  au  ridicule.  Aussi,  souvent  insaisissable, 
souvent  imperceptible,  est-il  toujours  présent  sur 
la  scène,  même  quand  il  se  tait,  même  quand  il  se 
cache  (2).  Grâce  à  lui,  point  d'impressions  mono- 
tones. Tantôt  il  jette  du  rire,  tantôt  de  l'horreur 
dans  la  tragédie.  Il  fera  rencontrer  l'apothicaire  à 
Roméo,  les  trois  sorcières  à  Macbeth,  les  fossoyeurs 
à  Hamlet  (3).  Parfois  enfin  il  peut  sans  discor- 
dance, comme  dans  la  scène  du  roi  Lear  et  de  son 
fou,  mêler  sa  voix  criarde  aux  plus  sublimes,  aux 


(1)  Osrick  figure  dans  Hamlet,  a.  V,  se.  2.  Cf.  encore  Second 
Hamlet,  se.  20,  trad.  Fr.  Victor  Hugo,  p.  320  et  suiv.  Osrick 
est  assez  mal  choisi.  Ce  personnage  assez  peu  connu,  et  très 
secondaire,  joue  dans  Hamlet  le  rôle  d'un  sot,  sans  grâce  ni 
élégance. 

(2)  Ces  deux  dernières  phrases  sont  ajoutées  en  marge  du 
manuscrit. 

(3)  Cette  phrase  est  ajoutée  en  interligne  dans  le  manus- 
crit. 


TEXTE   DE  LA    PRÉFACE  231 

plus  lugubres,  aux  plus  rêveuses  musiques  de 
l'âme  (1). 

Voilà  ce  qu'a  su  faire  entre  tous,  d'une  manière 
qui  lui  est  propre  et  qu'il  serait  aussi  inutile 
qu'impossible  d'imiter,  Shakespeare,  ce  dieu  du 
théâtre,  en  qui  semblent  réunis,  comme  dans  une 
trinité,  les  trois  grands  génies  caractéristiques  de 
notre  scène,  Corneille,  Molière,  Beaumarchais. 

On  voit  combien  l'arbitraire  distinction  des 
genres  croule  vite  devant  la  raison  et  le  goût.  On 
ne  ruinerait  pas  moins  aisément  la  prétendue  règle 
des  deux  unités.  Nous  disons  deux  et  non  trois 
unités,  l'unité  d'action  ou  d'ensemble,  la  seule  vraie 
et  fondée,  étant  depuis  longtemps  hors  de  cause. 

Des  contemporains  distingués,  étrangers  et  na- 
tionaux, ont  déjà  attaqué,  et  par  la  pratique  et  par 
la  théorie,  cette  loi  fondamentale  du  code  pseudo- 
aristotélique (2).  Au  reste,  le  combat  ne  devait  pas 
être  long.  A  la  première  secousse,  elle  a  craqué, 
tant  était  vermoulue  cette  solive  de  la  vieille  ma- 
sure scolastique  ! 

Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  les  routiniers 
prétendent  appuyer  leur  règle  des  deux  unités  sur 

(1)  Roi  Lear,  a.  I,  se.  10,  et  a.  III,  se.  2. 

(2)  Schlegel,  Cours  de  littérature  dramatique,  trad.  Necker 
Saussure  1814,  t.  II,  p.  108-114,  117-119,  125,  139-140.— 
Manzoni.  Lettre  à  M.  Chauvet  sur  les  unités,  dans  son  Théâtre 
(Charpentier,  1874),  et  préface  du  Comte  de  Carmagnola.  — 
M""  de  Staël,  De  V Allemagne  (Didot,  1878),  p.  181-199. 
—  Stendhal,  Racine  et  Shakspeare  (C.  Lévy),  1882,  p.  7, 
sqq.,  etc. 


232  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

la  vraisemblance,  tandis  que  c'est  précisément  le 
réel  qui  la  tue.  Quoi  de  plus  invraisemblable  et  de 
plus  absurde,  en  effet,  que  ce  vestibule,  ce  péristyle, 
cette  antichambre,  lieu  banal  où  nos  tragédies  ont 
la  complaisance  de  venir  se  dérouler,  où  arrivent, 
on  ne  sait  comment,  les  conspirateurs  pour  décla- 
mer contre  le  tyran,  le  tyran  pour  déclamer  contre 
les  conspirateurs,  chacun  à  leur  tour,  comme  s'ils 
s'étaient  dit  bucoliquement  : 

Altérais  cantemus  ;  amant  alterna  Camœnae  (i). 

Où  a-t-on  vu  vestibule  ou  péristyle  de  cette 
sorte  ?  Quoi  de  plus  contraire,  nous  ne  dirons  pas 
à  la  vérité,  les  scolastiques  en  font  bon  marché, 
mais  à  la  vraisemblance  ?  Il  résulte  de  là  que  tout 
ce  qui  est  trop  caractéristique,  trop  intime,  trop 
local,  pour  se  passer  dans  l'antichambre  ou  dans  le 

(1)  Virgile,  Eglogues,  ni,  y.  59  : 

Àlternis  dicetis;  amant  alterna  Camœnae. 

Sur  l'amour  de  V.  Hugo  pour  Virgile,  cf.  M.  Biré,  Victor 
Eugo  avant  1830,  p.  88-91  ;  cf.  Th.  Gautier,  cité  dans  le 
Livre  d'or  de  Victor  Hugo  (1883),  p.  127  :  «  Si  l'on  disait  à 
de  certaines  gens  que  le  poète  qui  ressemble  le  plus  à  Virgile, 
c'est  Victor  Hugo  dans  les  Feuilles  d'automne,  on  passerait 
pour  un  fou  ou  pour  un  enragé.  Rien  n'est  plus  vrai  pourtant. 
Tous  le3  génies  sont  frères,  et  forment,  à  travers  l'espace  et  les 
siècles,  une  famille  rayonnante  et  sacrée.  » 

V.  Hugo  avait  déjà  fait  aux  classiques  l'application  ironique 
de  cette  citation,  dans  sa  lettre  à  Hoffman  :  «  Vous  serez 
charmé,  en  me  voyant  réclamer  la  parole  après  vous,  de  voir 
que  je  n'ai  pas  du  moins  oublié  le  précepte  classique  qui  veut 
que  chacun  parle  à  son  tour:  Amant  alterna  Camœnœ.»  (Débats, 
no  du  26  juillet  1824.) 


TEXTE   DE    LA   PRÉFACE  233 

carrefour,  c'est-à-dire  tout  le  drame,  se  passe  dans 
la  coulisse.  Nous  ne  voyons  en  quelque  sorte  sur  le 
théâtre  que  les  coudes  de  l'action  ;  ses  mains  sont 
ailleurs.  Au  lieu  de  scènes,  nous  avons  des  récits  ; 
au  lieu  de  tableaux,  des  descriptions.  De  graves 
personnages  placés,  comme  le  chœur  antique, 
entre  le  drame  et  nous,  viennent  nous  raconter  ce 
qui  se  fait  dans  le  temple,  dans  le  palais,  dans  la 
place  publique,  de  façon  que  souventes  fois  nous 
sommes  tentés  de  leur  crier  :  —  Vraiment  !  mais 
conduisez -nous  donc  là-bas  !  On  s'y  doit  bien  amu- 
ser, cela  doit  être  beau  à  voir  (1)  !  A  quoi  ils 
répondraient  sans  doute  :  —  Il  serait  possible  que 
cela  vous  amusât  ou  vous  intéressât,  mais  ce  n'est 
point  là  la  question  ;  nous  sommes  les  gardiens  de 
la  dignité  de  la  Melpomène  française.  —  Voilà  ! 

Mais,  dira~t-on,  cette  règle  que  vous  répudiez  est 
empruntée  du  théâtre  grec.  —  En  quoi  le  théâtre  et 
le  drame  grec  ressemblent-ils  à  notre  drame  et  à 
notre  théâtre  ?  D'ailleurs  nous  avons  déjà  fait  voir 
que  la  prodigieuse  étendue  de  la  scène  antique  lui 


(1)  V.  Hugo  paraît  développer  cette  phrase  de  Schlegol  : 
«  Plusieurs  tragédies  françaises  font  naître  aux  spectateurs 
l'idée  confuse  que  de  grands  événements  ont  lieu  peut-être 
quelque  part,  mais  qu'ils  sont  mal  placés  pour  en  être  les 
témoins.  »  [Cours  de  littérature,  trad.  Necker  Saussure,  II,  135. 
Cette  traduction  adoucit  certaines  violences  de  Schlegel  contre 
la  littérature  française,:  cf.  Ehrhard,  les  Comédies  de  Molière 
en  Allemagne,  p.  372.)  Peut-être  n'y  a-t-il  là  qu'une  coïnci- 
dence, et  la  pensée  est-elle  un  souvenir  original  de  sa  vie  en 
Espagne.  Cf.  V.  Hugo  raconté,!,  152. 


234  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELI 

permettait  d'embrasser  une  localité  tout  entière, 
de  sorte  que  le  poète  pouvait,  selon  les  besoins  de 
Faction,  la  transporter  à  son  gré  d'un  point  du 
théâtre  à  un  autre,  ce  qui  équivaut  bien  à  peu  près 
aux  changements  de  décorations.  Bizarre  contra- 
diction !  le  théâtre  grec,  tout  asservi  qu'il  était  à  un 
but  national  et  religieux,  est  bien  autrement  libre 
que  le  nôtre,  dont  le  seul  objet  cependant  est  le 
plaisir,  et,  si  l'on  veut,  l'enseignement  du  specta- 
teur. C'est  que  l'un  n'obéit  qu'aux  lois  qui  lui  sont 
propres,  tandis  que  l'autre  s'applique  des  condi- 
tions d'être  parfaitement  étrangères  à  son  essence. 
L'un  est  artiste,  l'autre  est  artificiel. 

On  commence  à  comprendre  de  nos  jours  que  la 
localité  exacte  est  un  des  premiers  éléments  de  la 
réalité.  Les  personnages  parlants  ou  agissants  ne 
sont  pas  les  seuls  qui  gravent  dans  l'esprit  du 
spectateur  la  fidèle  empreinte  des  faits.  Le  lieu  où 
telle  catastrophe  s'est  passée  en  devient  un  témoin 
terrible  et  inséparable  ;  et  l'absence  de  cette  sorte 
de  personnage  muet  décompléterait  dans  le  drame 
les  plus  grandes  scènes  de  l'histoire.  Le  poète  ose- 
rait-il assassiner  Rizzio  ailleurs  que  dans  la  cham- 
bre de  Marie  Stuart  (1)  ?   poignarder    Henri    IV 


(1)  Ce  drame,  et  tous  les  sujets  qui  s'y  rattachent,  revenaient 
souvent  dans  les  préoccupations  du  monde  dramatique  à  cette 
époque  :  cf.  le  feuilleton  des  Débats  sur  le  Bothwell  d'Empis, 
n*  du  24  juin  1824.  —  La  tragédie  de  Schiller,  traduite  en 
vers  par  Lebrun,  venait  de  réussir  :  la  duchesse  de  Broglie 
écrit,  le   11  avril    1820  :  «  Voilà  bien  de  la  politique.  Il  n'y  a 


TEXTE  DE  LA   PRÉFACE  235 

ailleurs  que  dans  cette  rue  de  la  Ferronnerie, 
tout  obstruée  de  haquets  et  de  voitures?  brûler 
Jeanne  d'Arc  autre  part  que  dans  le  Vieux-Mar- 
ché (1)?  dépêcher  le  duc  de  Guise  autre  part  que 
dans  ce  château  de  Blois  où  son  ambition  fait  fer- 
menter une  assemblée  populaire  (2)  ?  décapiter 
Charles- P*  et  Louis  XVI  ailleurs  que  dans  ces  places 

guère  d'antres  événements,  excepté  Marie  Stuart,  dont  le 
succès  a  été  prodigieux.  » 

(1)  Peut-être  est-ce  une  protestation  contre  Schiller,  dont  le 
théâtre  avait  été  traduit  par  de  Barante  en  1821  :  dans  la  Pucelle 
d'Orléans  du  poète  allemand,  Jeanne  est  blessée  au  milieu 
d'une  bataille,  et  tombe  morte  sur  son  drapeau.  Déjà  Mme  de 
Staël  avait  dit  :  «  Le  seul  défaut  grave  qu'on  puisse  reprocher  à 
ce  drame  lyrique,  c'est  le  dénoûment  :  au  lieu  de  prendre  celui 
qui  était  donné  par  l'histoire,  Schiller  suppose  que  Jeanne 
d'Arc,  enchaînée  par  les  Anglais,  brise  miraculeusement  ses 
fers,  va  rejoindre  le  camp  des  Français,  décide  la  victoire  en 
leur  faveur,  et  reçoit  une  blessure  mortelle.  j>  (De  V Allemagne, 
p.  239.)  —  De  tous  les  poètes  allemands,  V.  Hugo  ne  connais- 
sait guère  que  Schiller  ;  cf.  Virgile  Roszel,  Histoire  des  relations 
littéraires  entre  la  France  et  V Allemagne  (Fischbacher,  1897), 
p.  208.  Dans  cet  excellent  ouvrage,  qui  a  paru  depuis  que  mon 
livre  est  à  l'impression,  il  n'est  question  de  la  Préface  qu'assez 
rarement,  p.  146,  161,  162. 

(2)  Tout  ce  passage  semble  inspiré  par  Stendhal  :  «  Pour 
Henri  III,  il  faut  absolument,  d'un  côté  :  Paris,  la  duchesse 
de  Montpensier,  le  cloître  des  Jacobins  ;  de  l'autre,  Saint- 
Cloud,  etc.  »  Racine  et  Shakespeare,  p.  41. 

Pour  le  duc  de  Guise  il  y  a  là  peut-être  une  allusion  au 
drame  de  Vitet.  Les  Etats  de  Blois  ou  la  Mort  de  MM.  de 
Guise  venaient  de  paraître.  Les  Débats  les  annoncent  le  26 
avril  1827,  et  leur  consacrent  un  long  article  dans  le  numéro 
du  23  juillet.  Plus  près  encore  de  l'époque  de  la  Préface,  h 
Globe,  dans  son  numéro  de  septembre  1827,  critique  ces 
Etats. 


236  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

sinistres  où  l'on  peut  voir  White-hall  et  les  Tuile- 
ries, comme  si  leur  échafaud  servait  de  pendant  ù 
leur  palais  (1)  ? 

L'unité  de  temps  n'est  pas  plus  solide  que  l'unité 
de  lieu.  L'action,  encadrée  de  force  dans  les  vingt- 
quatre  heures,  est  aussi  ridicule  qu'encadrée  dans 
le  vestibule.  Toute  action  a  sa  durée  propre  comme 
son  lieu  particulier.  Verser  la  même  dose  de  temps 
à  tous  les  événements  !  appliquer  la  même  mesure 
sur  tout  !  On  rirait  d'un  cordonnier  qui  voudrait 
mettre  le  même  soulier  à  tous  les  pieds.  Croiser 
l'unité  de  temps  à  l'unité  de  lieu  comme  les  bar- 
reaux d'une  cage,  et  y  faire  pédantesquement  en- 
trer, de  par  Aristote,  tous  ces  faits,  tous  ces  peu- 
ples, toutes  ces  figures?  que  la  Providence  déroule 
à  si  grandes  masses  dans  la  réalité  !  c'est  mutiler 
hommes  et  choses,  c'est  faire  grimacer  l'histoire. 
Disons  mieux,  tout  cela  mourra  dans  l'opération  ; 
et  c'est  ainsi  que  les  mutilateurs  dogmatiques  arri- 
vent à  leur  résultat  ordinaire  :  ce  qui  était  vivant 
dans  la  chronique  est  mort  dans  la  tragédie.  Voilà 
pourquoi,  bien  souvent,  la  cage  des  unités  ne  ren- 
ferme qu'un  squelette. 

Et  puis  si  vingt-quatre  heures  peuvent  être  com- 
prises dans  deux,  il  sera  logique  que  quatre  heures 
puissent    en    contenir    quarante-huit.    L'unité   de 

(1)  Le  romantisme  ne  transportera  pa3  ce  sujet  à  la  scène  :  il 
se  contente  de  montrer  Louis  XVI  désavoué  par  sa  noblesse, 
parce  qu'il  est  trop  républicain.  Cf.  Alexandre  Dumas  et  son 
Paul  Jones,  théâtre  complet,  t.  VI,  p.  128. 


TEXTE   DE   LA  PRÉFACE  237 

Shakespeare  ne  sera  donc  pas  l'unité  de  Corneille. 
Pitié  l   . 

Ce  sont  là  pourtant  les  pauvres  chicanes  que 
depuis  deux  siècles  la  médiocrité,  l'envie  et  la  rou- 
tine foiit  au  génie  !  C'est  ainsi  qu'on  a  borné  l'essor 
de  nos  plus  grands  poètes.  C'est  avec  les  ciseaux 
des  unités  qu'on  leur  a  coupé  l'aile.  Et  que  nous 
a-t-on  donné  en  échange  de  ces  plumes  d'aigle 
retranchées  à  Corneille  et  à  Racine?  Campistron  Ki). 

Nous  concevons  qu'on  pourrait  dire  :  Il  y  a  dans 
des  changements  trop  fréquents  de  décoration  quel- 
que chose  qui  embrouille  et  fatigue  le  spectateur, 
et  qui  produit  sur  son  attention  l'effet  de  l'éblouis- 
sement  ;  il  peut  aussi  se  faire  que  des  translations 
multipliées  d'un  lieu  à  un  autre  lieu,  d'un  temps  à 
un  autre  temps,  exigent  des  contre-expositions  qui 
le  refroidissent  ;  il  faut  craindre  encore  de  laisser 
dans  le  milieu  d'une  action  des  lacunes  qui  empê- 
chent les  parties  du  drame  d'adhérer  étroitement 
entre  elles,  et  qui  en  outre  déconcertent  le  specta- 

(1)  Sur  le  Kacine  mort  le  Campistron  pullule,  dira,  en  1834, 
V.  Hugodans  sa  réponse  àun  acte  d'accusation.  (Contemplations, 
I,  31.)  Déjà  en  1826,  dans  une  préface  des  Odes  et  Ballades,  il 
disait  :  «  Nous  préférons  une  barbarie  de  Shakespeare  à  une  inep- 
tie de  Campistron.  »  Sur  Campistron,  cf.  Fournel  dans  la  Revue 
d'Histoire  littéraire  de  la  France,  15  juillet  1894. 

M.  Sou bies  trouve  «  véritablement  attachant  »  le  Jaloux  dé- 
sabusé, «  de  l'infortuné  Campistron,  devenu  plus  tard,  pour  les 
romantiques,  un  bouc  émissaire  chargé  de  tous  les  péchés  de 
l'Israël  classique,  sur  lequel  se  sont  acharnés,  comme  on  le  voit, 
dans  les  Lettres  de  Dupuis  et  Cotonet,  les  Jeune  France  de  1830.» 
(La  Comédie  française  depuis  l'époque  romantique,  p.  21.) 


238  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

teur  parce  qu'il  ne  se  rend  pas  compte  de  ce  qu'il 
peut  y  avoir  dans  ces  vides.  —  Mais  ce  sont  là  pré- 
cisément les  difficultés  de  l'art.  Ce  sont  là  de  ces 
obstacles  propres  à  tels  ou  tels  sujets,  et  sur  lesquels 
on  ne  saurait  statuer  une  fois  pour  toutes.  C'est  au 
génie  à  les  résoudre,  non  a.uxpoétiques  à  les  éluder. 
Il  suffirait  enfin,  pour  démontrer  l'absurdité  de 
la  règle  des  deux  unités,  d'une  dernière  raison, 
prise  dans  les  entrailles  de  l'art.  C'est  l'existence 
de  la  troisième  unité,  l'unité  d'action,  la  seule 
admise  de  tous  parce  qu'elle  résulte  d'un  fait  :  l'œil 
ni  l'esprit  humain  ne  sauraient  saisir  plus  d'un 
ensemble  à  la  fois.  Celle-là  est  aussi  nécessaire  que 
les  deux  autres  sont  inutiles.  C'est  elle  qui  marque 
le  point  de  vue  du  drame  ;  or,  par  cela  même,  elle 
exclut  les  deux  autres.  Il  ne  peut  pas  plus  y  avoir 
trois  unités  dans  le  drame  que  trois  horizons  dans 
un  tableau.  Du  reste,  gardons-nous  de  confondre 
l'unité  avec  la  simplicité  d'action  (1).  L'unité  d'en- 
semble ne  répudie  en  aucune  façon  les  actions 
secondaires  sur  lesquelles  doit  s'appuyer  l'action 
principale.  Il  faut  seulement  que  ces  parties,  sa- 
vamment subordonnées  au  tout,  gravitent  sans 
cesse  vers  l'action  centrale  et  se  groupent  autour 
d'elle  aux  différents  étages  ou  plutôt  sur  les  divers 
plans  du  drame.  L'unité  d'ensemble  est  la  loi  de 
perspective  du  théâtre. 

(1)  Le  raisonnement  est  au  moins  discutable.  Cf.  Breitinger, 
les  Unités  d'Aristote  avant  le  Cid  de  Corneille.  Genève,  Georg, 
1879. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  239 

—  Mais,  s'écrieront  les  douaniers  de  la  pensée, 
de  grands  génies  les  ont  pourtant  subies,  ces  règles 
que  vous  rejetez  ! 

—  Eh  oui,  malheureusement!  Qu'auraient-ils 
donc  fait,  ces  admirables  hommes,  si  l'on  les  eût 
laissés  faire  ?  Ils  n'ont  pas  du  moins  accepté  vos 
fers  sans  combat.  Il  faut  voir  comme  Pierre  Cor- 
neille, harcelé  à  son  début  pour  sa  merveille  du 
Cid,  se  débat  sous  Mairet  (1),  Claveret  (2),  d'Aubi- 
gnac  (3)  et  Scudéri(4)!  comme  il  dénonce  à  la 
postérité  les  violences  de  ces  hommes  qui,  dit- il, 
se  font  tout  blancs  d'Aristote  (5)  !  Il  faut  voir  comme 


(1)  Pour  cette  querelle  de  Corneille  avec  Mairet,  consulter  la 
réimpression  en  fac-similé  des  pamphlets  les  moins  connus, 
publiés  en  1637  et  en  1638,  pour  et  contre  le  Cid,  réimpression 
faite  dans  la  collection  de  la  société  des  Bibliophiles  normands 
de  Rouen,  par  M.  Armand  Gaeté,  et  notamment  Y  Advertissement 
au  Besançonnois  Mairet,  VEpistre  familière  du  S1  Mairet 
au  Sr  Corneille  sur  la  tragi-comédie  du  Cid,  l'Apologie  pour 
Monsieur  Mairet  contre  les  calomnies  du  sieur  Corneille  de 
Rouen. 

(2)  Four  Claveret,  cf.  la  Lettre  du  sieur  Claveret  à  Monsieur 
de  Corneille.  —  L'amy  du  Cid  à  Claveret. 

(3)  Sur  d' Aubignac  et  sa  querelle  avec  Corneille,  Ch.  Arnaud, 
Etude  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Tabbé  d' Aubignac  (1887), 
p.  300-323. 

(4)  Observations  sur  le  Cid,  reproduites  dans  l'édition  des 
grands  Ecrivains,  t.  XII,  p.  441  ;  Lettre  de  M.  de  Scudéry  à 
Villustre  Académie,  1637  ;  Lettre  de  M.  de  Balzac  à  M.  de  Scu- 
déry sur  ses  observations  du  Cid,  etc.,  1638/  La  Preuve  des 
Passages  allégués  dans  les  observations  sur  le  Cid  à  Mensieurs 
de  V Académie  par  M.  de  Scudéry,  etc.,  réimprimées  par 
M.Gasté. 

(5)  «  Voua  vous  êtes  fait  tout   blanc   d'Aristote  et  d'autres 


240  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

on  lui  dit,  et  nous  citons  des  textes  du  temps  : 
«  Jeune  homme,  il  faut  apprendre  avant  que  d  en- 
seigner, et  à  moins  que  d'être  un  Scaliger  ou  un 
Heinsius,  cela  n'est  pas  supportable  (1)  !  »  Là-des- 
sus Corneille  se  révolte  et  demande  si  c'est  donc 
qu'on  veut  le  faire  descendre,  «  beaucoup  au- 
dessoubs  de  Claveret  (2)  ?  »  Ici  Scudéri  s'indigne 
de  tant  d'orgueil  et  rappelle  à  «  ce  trois  fois  grand 
autheur  du  Cid...  (3)  les  modestes  paroles  par  où  le 
Tasse,  le  plus  grand  homme  de  son  siècle,  a  com- 
mencé l'apologie  du  plus  beau  de  ses  ouvrages, 
contre  la  plus  aigre  et  la  plus  iniuste  Censure,  qu'on 
fera  peut-être  iamais.  M.  Corneille,  ajoute-t-il, 
tesmoigne  bien  en  ses  Responses  qu'il  est  aussi 
loing  de  la  modération  que  du  mérite  de  cet 
excellent  autheur  (4).  »  Le  jeune  homme  si  juste- 

auteurs  que  vous  ne  lûtes  et  n'entendîtes  peut-être  jamais.  »  Let- 
tre apologétique  du  sieur  Corneille,  contenant  sa  réponse  aux 
Observations  faites  parle  sieur  Scudéry  sur  le  Cid... Œuvres,  X, 
402. 

(1)  V.  Hu^o  commet  là  une  erreur.  C'est  un  partisan  de  Cor- 
neille qui  adresse  ce  reproche  à  Mairet,  pour  avoir  eu  «l'effronterie 
de  prendre  la  chaire  et  de  mettre  un  art  poétique  au-devant  de 
votre  Silvanire.  »  Advertissement  Besançonnois  auMairet,  m.  d.c. 
xxxvii,  Ed.  Gasté,  p.  6. 

(2)  <r  Il  n'a  pas  tenu  à  vous  que  du  premier  lieu,  où  beau- 
coup d'honnêtes  gens  me  placent,  je  ne  sois  descendu  au-dessous 
de  Claveret.  »  Lettre  apologétique,  Œuvres,  x,  403. 

(3)  Ces  mots  figurent  dans  la  Lettre  de  M.  de  Scudéry  à 
Villustre  Académie,  p.  10  de  PEd.  Gasté,  mais  ne  sont  pas  sui- 
vis du  texte  que  V.  Hugo  met  aussitôt  après  :  ce  dernier  est 
le  début  de  la  Preuve  des  Passages. 

(4)  Tout  ce  passage,  depuis  Là-dessus  Corneille,  est  ajouté  en 


TEXTE  DE   LA   PRÉFACE  241 

ment  et  si  doucement  censuré  ose  résister  ;  alors 
Scudéri  revient  à  la  charge  ;  il  appelle  à  son  secours 
Y  Académie  éminente  :  «  Prononcez,  ô  mes  Juges,  un 
arrest  digne  de  vous,  et  qui  face  sçavoir  à  toute 
l'Europe  que  le  Cid  n'est  point  le  chef-d'œuvre  du 
plus  grand  homme  de  France,  mais  ouy  bien  la 
moins  iudicieuse  pièce  de  M.  Corneille  mesme.  Vous 
le  devez,  et  pour  vostre  gloire  en  particulier,  et 
pour  celle  de  nostre  nation  en  général  >  qui  s'y 
trouve  intéressée  ;  veu  que  les  estrangers  qui  pour- 
roient(l)  voir  ce  beau  chef  d'oeuvre,  eux  qui  ont 
eu  des  Tasses  et  des  Guarinis,  croyroient  que  nos 
plus  grands  maistres  ne  sont  que  des  apprentifs  (2).» 
Il  y  a  dans  ce  peu  de  lignes  instructives  toute  la 
tactique  éternelle  de  la  routine  envieuse  contre  le 
talent  naissant,  celle  qui  se  suit  encore  denosjours, 
et  qui  a  attaché,  par  exemple,  une  si  curieuse  page 
aux  jeunes  essais  de  Lord  Byron  (3).  Scudéri  nous 

marge  dans  le  manuscrit.  Chose  curieuse,  V.  Hugo  lavait 
d'abord  écrit  avec  l'orthographe  courante  ;  puis  ii  y  6st  revenu, 
et  a  rétabli  l'orthographe  du  XVIIe  siècle. 

(1)  Dans  le  texte  de  Scudéry  :  pourront. 

(2)  Ceci  est  à  la  fin  de  la  lettre  de  Scudéry  à  l'Académie-, 
lettre  qui  se  continue  et  se  termine  ainsi  :  «  C'est  la  plus  impor- 
tante et  la  plus  belle  action  publique,  par  où  votre  illustre  Aca- 
démie puisse  commencer  les  siennes  ;  tout  le  monde  l'attend  de 
vous,  et  c'est  pour  l'obtenir  que  vous  présente  cette  juste 
requête, 

Messieurs, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

de  Scudéry.  » 

(3)  V.    Hugo  rappelle  ici   un  article  de  la   Revue  d'Edim- 

PRÉFACE    DE  CROMWELE,  J6 


242  IA    PRÉFACE    DE   CROMWELL 

la  donne  en  quintessence.  Ainsi  les  précédents 
ouvrages  d'un  homme  de  génie  toujours  préférés 
aux  nouveaux,  afin  de  prouver  qu'il  descend  au  lieu 
de  monter,  Mélite  et  la  Galerie  du  Palais  mis  au- 
dessus  du  Ciel;  puis  les  noms  de  ceux  qui  sont 
morts  toujours  jetés  à  la  tête  de  ceux  qui  vivent, 
Corneille  lapidé  avec  Tasse  et  Guarini  (1  )  (Guarini  !), 
comme  plus  tard  on  lapidera  Racine  avec  Corneille, 
Voltaire  avec  Racine,  comme  on  lapide  aujourd'hui 
tout  ce  qui  s'élève  avec  Corneille,  Racine  et  Vol- 
taire. La  tactique,  comme  on  voit,  est  usée,  mais 
il  faut  qu'elle  soit  honne,  puisqu'elle  sert  tou- 
jours (2).   Cependant  le  pauvre   diable  de  grand 


bourg,  contre  lequel  il  avait  déjà  protesté  dans  la  Mme  fran- 
çaise. En  juin  1824,  V.  Hugo  y  avait  publié  une  étude  très 
élogieuse  sur  Byron.  On  la  retrouve  presque  textuellement 
dans  Littérature  et  philosophie  mêlées.  L'article  de  la  Revue 
a" Edimbourg  est  en  partie  reproduit  au  tome  I,  p.  275. 

(1)  On  ne  saurait  mieux  dire  sur  lui  que  ne  l'a  fait  Boissonade 
dans  la  Biographie  Universelle,  en  1817  ;  «  Il  mourut,  vers  la 
fin  de  l'année  1460,  plein  d'années  et  universellement  regretté. 
Les  écrits  de  ce  savant  homme  sont  aujourd'hui  assez  peu 
connus.  » 

(2)  V.  Hugo  reprend  là  son  bien:  c'est  une  idée  du  Journal 
d'un  jeune  Jacobite  de  1819  :  «  Il  y  a  aujourd'hui  en  France 
combat  entre  une  opinion  littéraire  encore  trop  puissante,  et  le 
génie  du  siècle.  Cette  opinion,  aride  héritage  légué  à  notre 
époque  par  le  siècle  de  Voltaire...  mêle,  dans  son  aveugle  admira 
tion,  à  se8  renommées  immortelles,  qu'elle  eût  persécutées  si  elles 
avaient  paru  de  nos  jours,  je  ne  sais  quelles  vieilles  réputations 
usurpées  que  les  siècles  se  passent  avec  indifférence,  et  dont 
elle  se  fait  des  autorités  contre  les  réputations  contemporaines  ; 
en  un  mot,  qui  poursuivrait  du  nom  de  Corneille  mort  Corneille 
renaissant.!)  (Littérature  ei  philosophie  mêlées,  I,  158.) 


TEXTE    DE   LA    PRÉFACE  2-43 

homme  soufflait  encore.  C'est  ici  (1)  qu'il  faut 
admirer  comme  Scudéri,  le  capitan  de  cette  tragi- 
comédie,  poussé  à  bout,  le  rudoie  et  le  malmène, 
comme  il  démasque  sans  pitié  son  artillerie  classi- 
que, comme  il  «  fait  voir  »  à  l'auteur  du  Cid  «  quels 
doivent  estres  les  épisodes,  d'après  Aristote,  qui 
l'enseigne  aux  chapitres  dixiesme  et  seiziesme  de 
sa  Poétique  (2)  »,  comme  il  foudroie  Corneille,  de 

(1)  Tout  ce  passage,  depuis  le  jeune  homme  si  justement,  etc.,  est 
ajouté  en  marge,  d'une  écriture  plus  fine  que  le  reste  du  manus- 
crit, et  qui  paraît  bien  du  reste  être  de  la  main  de  V.  Hugo. 
Cette  écriture  reparaît  dans  les  cinq  dernières  pages,  à  partir  du 
paragraphe  :  il  y  a  aujourd'hui  V ancien  régime,  etc.  Il  est  à 
remarquer  que  presque  toutes  ces  adjonctions  faites  en  marge 
comprennent  un  grand  nombre  de  citations,  comme  si  après 
coup  V.  Hugo  avait  voulu  appuyer  ses  raisonnements  sur  des 
textes.  On  pourrait  encore  supposer  qu'il  y  a  là  une  trace,  une 
preuve  de  certaines  collaborations .  A  qui  V.  Hugo  devrait-il  ces 
citations,  si  ce  n'est  aux  amis  de  la  première  heure,  auxquels  il 
lut,  dans  le  petit  cénacle  de  la  rue  Vaugirard,  sa  Préface,  avant 
de  la  publier?  (Cf.  Nettement,  Histoire  de  la  littérature  française 
sous  la  Restauration  il853),  t.  II,  p.  396).  M.  Bondois  a  déjà 
remarqué,  mais  sans  fournir  ses  autorités,  que  Sainte-Beuve 
avait  été  un  de  ces  collaborateurs  de  la  Préface  (p.  156).  A 
coup  sûr,  il  a  été  un  des  auditeurs  de  la  première  heure  :  Hugo 
lui  écrit,  le  8  février  1827  :  «  Je  communiquais,  l'autre  matin, 
à  M.  de  Sainte-Beuve  quelques  vers  de  mon  Cromwell.  S'il 
avait  velléité  d'en  entendre  davantage,  il  n'a  qu'à  venir 
lundi  soir...  Tout  le  monde  sera  charmé  de  le  voir,  et  moi 
surtout.  Il  est  du  nombre  des  auditeurs  que  je  choisirais  toujours 
parce  que  j'aime  aies  écouter...  »  {Correspondance,  p.  261.) 

(2)  Scudéry  ditsimplement  dans  ses  Observations  :  « ....  Autrefois 
quelques-uns,  comme  Marcellin  au  livre  vingt-septième,  ont  mis 
entre  les  corruptions  des  républiques  la  lecture  de  Juvénal...  » 
(Œuvres,  XII,  448.)  Mais  il  reprend  toutes  ses  attaques  avec 
référeuces    daus   la    Preuve  des    Passages     allégués    dans    les 


244  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

par  ce  même  Aristote  «  au  chapitre  unziesme  de 
son  Art  Poétique,  dans  lequel  on  voit  la  condam- 
nation du  Cid  (1)  »  ;  de  par  Platon  «  livre  dixiesme 
de  sa  République  (2)  »,  de  par  Marcelin,  «  au  livre 
vingt-septiesme  ;  on  le  peut  voir  (3)  »  ;  de  par  «  les 
tragédies  de  Niobé  et  de  Jephté  »  ;  de  par  «  l'Ajax 
de  Sophocle  »  ;  de  par  «  l'exemple  d'Euripide  (4)  »  ; 
de  par  «  Heinsius  au  chapitre  six,  Constitution  de 
la  tragédie  ;  et  Scaliger  le  fils  dans  ses  poé- 
sies (5)  »  ;    enfin,   de  par  «  les  Canonistes   et  les 


Observations  sur  le  Cid.  V.  Hugo  fait  ses  citations  d'après 
l'édition  princeps,  car  il  en  reproduit  fidèlement  l'orthographe, 
sauf  «  estres  d  qui  doit  être  une  faute  d'impression.  Cf.  la 
Preuve,  Ed.  Gasté,  p.  10  :  «  J'ai  fait  voir  quels  doivent  estre 
les  Episodes,  mais  ce  n'est  qu'après  Aristote  qui  me  l'enseigne, 
aux  chapitres  dixième  et  seizième  de  sa  Poétique.  » 

(1)  La  Preuve  des  passages,  p.  10. 

(2)  La  Preuve  des  passages,  p.. 8. 

(3)  La  Preuve  des  passages,  p.  9. 

(4)  Ces  six  derniers  mots  sont  ajoutés  en  marge  du  manuscrit. — 
V.  Hugo  semble  résumer  ici  ce  passage  de  Scndéry  :  «  Aristo- 
phane, comique  grec,  se  moquait  d'Eschyle,  poète  tragique,  qui 
dans  la  tragédie  de  Niobé  pour  conserver  la  gravité  de  cette 
héroïne,  l'introduisit  assise  au  sépulcre  de  ses  enfants  l'espace 
de  trois  jours  sans  dire  une  seule  parole.  Et  voilà  pourquoi  le 
docte  Heinsius  a  trouvé  que  Buchanan  avait  fait  une  faute  dans 
sa  tragédie  de  Jephté,  etc.  »  (xn,  445.)  — '■  «  Nous  en  avons  un 
exemple  dans  YAjax  de  Sophocle,  où  le  spectateur  voit  arriver 
tout  ce  qu'il  s'était  proposé.  »  (xn,  450.) 

(5)  «  Je  me  suis  fortifié  de  l'exemple  de  Teucer  et  de  Méné- 
laus,  après  Heinsius,  au  chapitre  vi  de  la  Constitution  de  la 
Tragédie,  et  Scaliger  le  fils  dans  ses  Poésies.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux chœurs  et  à  la  musique,  dont  j'ay  parlé,  que  je  ne  prouve 
par  Heinsius,  »  etc.  {La  Preuve  des  Passages,  p.  11.) 


TEXTE    DE   LA   PRÉFACE  245 

Jurisconsultes,  au  titre  des  Nopces  (1).  »  Les  pre- 
miers arguments  s'adressaient  à  l'Académie,  le 
dernier  allait  au  cardinal.  Après  les  coups  d'épin- 
gle, le  coup  de  massue  (2).  Il  fallut  un  juge  pour 
trancher  la  question.  Chapelain  décida  (3).  Cor- 
neille se  vit  donc  condamné,  le  lion  fut  muselé, 
ou,  pour  dire  comme  alors,  la  corneille  déplumée  (4). 
Voici  maintenant  le  côté  douloureux  de  ce  drame 


(1)  €  C'est  en  cet  endroit  que  j'ay  monstre,  que  le  Cid  cho- 
que directement  les  bonnes  mœurs.  J'ay  dit  sur  ce  subjet  que  la 
volonté  fait  le  mariage  ;  mais  je  ne  l'ay  dit  qu'après  les  Cano- 
nistes  et  les  Jurisconsultes,  au  titre  des  nopces.  »  (La  Preuve , 
p.9-10.) 

(2)  Ajouté  en  marge  du  manuscrit.  —  Peut-être  V.  Hugo  se 
rappelle-t-il  ici  un  passage  de  la  Responce  à  l'Amy  du  Cid  sur 
tes  invectives  contre  le  Sieur  Claveret,  où  Mayret  parle  «  des 
horribles  coups  de  massue  qu'il  avait  fraischeraent  receus  de  la 
main  de  ce  puissant  Observateur  qui  l'a  jette  par  terre.  »  (Ed. 
Gasté,  p.  34.)  Mais  Mayret  ne  parle  pas  simplement  de  coups 
d'épingle,  car  il  plaint  «  ce  même  Cid,  à  qui  $L  de  Scu- 
déry  a  donné  vingt  fois  de  l'espée  dans  le  corps,  jusqu'aux  gardes, 
sans  un  nombre  infini  d'autres  blessures  en  tous  ses  membres  » 
(p.  35-36). 

(3)  Sur  ce  rôle  de  Chapelain,  cf.  Pellisson,  Histoire  de  V Aca- 
démie française  ,  I,  498-500  de  l'éd.  Livet.  Chapelain  ,  du 
reste,  ne  décida  pas  mal  si  l'on  en  croit  La  Bruyère  :  «  le  Cid 
enfin  est  l'un  des  plus  beaux  poèmes  que  l'on  puisse  faire  ;  et 
Tune  des  meilleures  critiques  qui  ait  été  faite  sur  aucun  sujet, 
est  celle  du  Cid.  5>  (Ouvrayes  de  l'esprit,  §  30.)  Peut-être 
l'éloge  est-il  un  peu  fort. 

On  peut  lire  ces  Sentiments  de  l'Académie  au  tome  XII  de 
l'Ed.  Hachette. 

(4)  Ces  huit  derniers  mots  sont  ajoutés  en  marge  du  manus» 
crit. 

On  attribue  à  Mairet  les  stances  injurieuses  pour  Corneille, 


246  LA   PRÉFACE   IDE   CROMWEÙ 

grotesque  (1)  :  c'est  après  avoir  été  ainsi  rompu  dès 
son  premier  jet,  que  ce  génie,  tout  moderne,  tout 
nourri  de  moyen  âge  (2)  et  de  l'Espagne,  forcé  de 
se  mentir  à  lui-même  et  de  se  jeter  dans  l'anti- 
quité, nous  donna  cette  Rome  castillane,  sublime 
sans  contredit,  mais  où,  excepté  peut-être  dans  le 
Nicomède  si  moqué  du  dernier  siècle  pour  sa  fière 
et  naïve  couleur,  on  ne  retrouve  ni  la  Rome  véri- 
table ni  le  vrai  Corneille  (3). 

Racine  éprouva  les  mêmes  dégoûts,  sans  faire 
d'ailleurs  la  même  résistance.  Il  n'avait  ni  dans  le 
génie,  ni  dans  le  caractère,  l'âpreté  hautaine  de 
Corneille.  Il  plia  en  silence,  et  abandonna  aux 
dédains  de  son  temps  sa  ravissante  élégie  à'Esther, 
sa  magnifique  épopée  à'Athahe.  Aussi  on  doit  croire 

mises  sous  le  nom  de  Guiilen  de  Castro,  où  Be  trouve  le  passage 
suivant  : 

Ingrat,  rends-moi  mon  Cid  jusques  au  dernier  mot, 
Après  tu  connaîtras,  Corneille  déplumée, 
Que  l'esprit  le  plus  vain  est  souvent  le  plus  sot, 
Et  qu'enfin  tu  me  dois   toute  ta  renommée. 

(Œuvres  de  Corneille,  111,  20.)  A  coup  sûr,  eette  stance  figure 
dans  VEpistre  familière  du  Sr  Mayret  au  Sr  Corneille,  p.  13  de 
l'Ed.  Gasté,  et  de  plus  l'auteur  anonyme  de  VA  avertissement  au 
Besançonnois  Mairet  la  lui  attribue  nettement. 

(1)  Ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

(2)  VT.  Hugo  prête  probablement  ses  propres  lumières  à  Cor- 
neille, car  ce  dernier  n'a  pour  ainsi  dire  pas  étudié  le  moyen 
âge,  si  l'on  excepte  son  Cid  qu'il  connaissait  surtout  par  Guiilen 
de  Castro  et  un  peu  par  le  Romancero.  Pour  le  véritable  Cidt 
cf.  L.  Mabilleau,  supplément  littéraire  du  Figaro,  10  mars  1894. 

(3)  Sur  cette  question  très  controversée,  cf.  E.  Desjardins,  U 
Grand  Corneille  historien.  Didier   1861. 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  247 

que,  s'il  n'eût  pas  été  paralysé  comme  il  l'était  par 
les  préjugés  de  son  siècle,  s'il  eût  été  moins  sou- 
vent touché  par  la  torpille  classique,  il  n'eût  point 
manqué  de  jeter  Locuste  dans  son  drame  entre 
Narcisse  et  Néron,  et  surtout  n'eût  pas  relégué  dans 
la  coulisse  cette  admirable  scène  du  banquet  où 
l'élève  de  Sénèque  empoisonne  Britannicus  dans  la 
coupe  de  la  réconciliation.  Mais  peut-on  exiger  de 
l'oiseau  qu'il  vole  sous  le  récipient  pneumati- 
que (1)  ?  Que  de  beautés  pourtant  nous  coûtent  les 
gens  de  goût,  depuis  Scudéri  jusqu'à  la  Harpe  (2)  ! 

<1)  Phrase  ajoutée  en  marge  du  manuscrit. 

(2)  C'est  un  souvenir  du  Conservateur  Littéraire  :  à  un  poète 
qui  regimbe  devant  la  critique,  on  oppose  et  on  impose  les  noms 
des  grands  critiques  :  «  S'il  n'est  pas  étourdi  de  tous  ces  grands 
nome,  vous  invoquez  le  goût  ;  qu'a-t-il  à  répondre  ?  Le  goût  est 
semblable  à  ces  anciennes  divinités  païennes  qu'on  respectait 
d'autant  plus  qu'on  ne  savait  où  les  trouver,  ni  sous  quelle  forme 
les  adorer  »  (11,372).  V.  Hugo  aurait  été  heureux  de  pouvoir 
citer  cette  satire  des  gens  de  goût  par  d'Alembert:  «  Parmi  les 
ennemis  secrets  des  gens  de  lettres,  on  doit  compter  surtout  une 
classe  particulière  d'amphibies  qui  voudraient  être  gens  de  lettres 
et  gens  du  monde,  et  qu'on  appelle,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs, 
gens  de  goût  par  excellence,  gens  de  goût  tout  court.  C'est  parmi 
nous  une  espèce  d'état  ;  nous  avons  des  gens  de  goût  qui  ne  sont 
rien  autre  chose,  des  gens  de  goût  consultants  et  n'écrivant 
point,'  comme  nous  avons  des  gens  de  loi  qui  consultent  et  ne 
plaident  pas;  la  comparaison  est  d'autant  plus  juste  que  le 
public  casse  souvent  les  décisions  des  gens  de  goût,  comme  les 
tribunaux  les  consultations  des  gens  de  loi.  Ces  gens  de  goût, 
qui  jugent  les  productions  des  autres,  et  qui,  de  peur  d'être 
jugés,  se  gardent  bien  de  rien  produire,  sont  pour  l'ordinaire 
les  plus  violents  détracteurs  des  écrivains  distingués  qui  ne 
daignent  ni  les  consulter  ni  les  applaudir.  »  Dans  Brunel,  Les 
philosophes  etï Académie  française  au  XV IIIQ  siècle,  p. 363  -  364. 


248  LA   PRÉFACE   DK    CROMWELL 

On  composerait  une  bien  belle  œuvre  de  tout  ce 
que  leur  souffle  aride  a  séché  dans  son  germe.  Du 
reste  nos  grands  poètes  ont  encore  su  faire  jaillir 
leur  génie  à  travers  toutes  ces  gênes.  C'est  souvent 
en  vain  qu'on  a  voulu  les  murer  dans  les  dogmes 
et  dans  les  règles.  Gomme  le  géant  hébreu  :  ils  ont 
emporté  avec  eux  sur  la  montagne  les  portes  de 
leur  prison  (1). 

On  répète  néanmoins,  et  quelque  temps  encore 
sans  doute  on  ira  répétant  :  —  Suivez  les  règles  ! 
Imitez  les  modèles  !  Ce  sont  les  règles  qui  ont  formé 
les  modèles  (2)  1  —  Un  moment  !  Il  y  a  en  ce  cas 
deux  espèces  de  modèles,  ceux  qui  se  sont  faits 
d'après  les  règles,  et,  avant  eux,  ceux  d  après  les- 
quels on  a  fait  les  règles.  Or,  dans  laquelle  de  ces 
deux  catégories  le  génie  doit-il  se  chercher  une 
place  ?  Quoi  qu'il  soit  toujours  dur  d'être  en  contact 
avec  les  pédants,  ne  vaut-il  pas  mille  fois  mieux 


(1)  Souvenir  de  Stendhal,  un  peu  modifié  :  «  Ces  grands  hom- 
mes... s'élançaient  dans  la  carrière  chargés  de  fers,  et  ils  les 
portaient  avec  tant  de  grâce,  que  des  pédants  sont  parvenus  à 
persuader  aux  Français  que  de  pesantes  chaînes  sont  un  orne- 
ment indispensable,  dès  qu'il  s'agit  de  courir.  »  {Racine  etSha- 
Jcespeare,  p.  181.) 

(2)  C'est  ce  que  dit  nettement  Chapelain,  dans  la  préface  des 
douze  derniers  livres  de  sa  Pucelle  :  «  On  devient  poète  par 
l'étude  des  règles.  »  Et  tout  son  poème  essaye  d'être  une  preuve 
à  l'appui  de  cette  théorie  :  il  a  voulu  «  prouver  que  sans  grande 
élévation  d'esprit  on  peut  à  l'aide  de  la  théorie  accomplir  une 
oeuvre  parfaite  ».  Préface  de  la  Pucelle.  —  Cette  idée,  qu'il  ne 
faut  pas  imiter  les  modèles,  a  été  reprise  et  développée  à  sa 
manière,  par  Théodore  de  Banville,  dans  son  Petit  Traité,  p.  70. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  249 

leur  donner  des  leçons  qu'en  recevoir  d'eux  (1)  ? 
Et  puis,  imiter  !  Le  reflet  vaut-il  la  lumière?  Le 
satellite  qui  se  traîne  sans  cesse  dans  le  même 
cercle  vaut-il  l'astre  central  et  générateur  ?  Avec 
toute  sa  poésie,  Virgile  n'est  que  la  lune  d'Ho- 
mère (2). 

Et,  voyons,  qui  imiter  ?  Les  anciens  ?  Nous 
venons  de  prouver  que  leur  théâtre  n'a  aucune 
coïncidence  avec  le  nôtre.  D'ailleurs,  Voltaire,  qui 
ne  veut  pas  de  Shakespeare  (3),  ne  veut  pas  des 
Grecs  non  plus.  Il  va  nous  dire  pourquoi  :  «  Les 
Grecs  ont  hasardé  des  spectacles  non  moins  révol- 


(1)  A  coup  sûr  V.  Hugo  a  songé  à  devenir  Maître  de  confé- 
rences à  l'Ecole  normale,  si  nous  en  croyons  Jules  Simon  :  «Nous 
gavions  qu'à  la  démission  de  M.  Ampère,  la  place  avait  été 
demandée  par  Victor  Hugo  et  par  Sainte-Beuve.  M.  Guizot 
l'avait  donnée  à  son  secrétaire  (Nisard)  à  qui  nous  reprochions 
d'abord  de  n'être  ni  Sainte-Beuve  ni  Victor  Hugo. —  Nous  com- 
prenions encore  bien  moins  que  M.  Guizot  avait  faittrès  sagement 
en  écartant  le  grand  poète  qui  ne  nous  aurait  rien  enseigné, 
ou  qui,  s'il  avait  daigné  faire  une  leçon,  ne  nous  aurait  enseigné 
que  Victor  Hugo.  »  {Mémoires  des  autres,  I,  260-261.)  Cecimême 
aurait  bien  été  quelque  chose.  Nisard  a-t-il  enseigné  autre 
chose  que  du  Nisard  ?  —  V.  Hugo  avait  raison  au  fond  :  il 
voulait  ainsi  influer  sur  la  critique  universitaire. 

(2)  Peut-être  est-ce  un  souvenir,  une  condensation  de  ce  pas- 
sage  de  Nodier  :  «  On  est  porté  à  croire  que  si  Homère  n'avait 
point  existé;  il  serait  possible  que  Virgile  n'eût  point  écrit.... 
Le  poète  primitif  brille  de  tout  l'éclat  que  réfléchit  sa  postérité 
littéraire.  La  lumière  qui  s'échappe  de  lui  se  reflète  plus  ou 
moins  dans  ses  successeurs,  mais  c'est  lui  qui  l'a  faite.  »  [Mélan- 
ges, I,  235.) 

(3)  Cf.  sa  lettre  à  l'Académie  sur  Shakespeare,  Beuchot,  xlviii, 
407. 


250  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

tants  pour  nous.  Ilippolyte,  brisé  par  sa  chute, 
vient  compter  ses  blessures  et  pousser  des  cris 
douloureux.  Philoctète  tombe  dans  ses  accès  de 
souffrance  ;  un  sang  noir  coule  de  sa  plaie.  Œdipe, 
couvert  du  sang  qui  dégoutte  encore  du  reste  (1)  de 
ses  yeux  qu'il  vient  d  arracher,  se  plaint  des 
dieux  et  des  hommes.  On  entend  les  cris  de  Cly- 
temnestre  que  son  propre  fils  égorge,  et  Electre  crie 
sur  le  théâtre  :  «  Frappez,  ne  l'épargnez  pas,  elle 
«  n'a  pas  épargné  notre  père.  »  Prométhée  est 
attaché  sur  un  rocher  avec  des  clous  qu'on  lui 
enfonce  dans  l'estomac  et  dans  les  bras.  Les  Furies 
répondent  à  l'ombre  sanglante  de  Clytemnestre  par 
des  hurlements  sans  aucune  articulation...  L'art 
était  dans  son  enfance  du  temps  d'Eschyle  comme 
à  Londres  du  temps  de  Shakespeare  »  (2).  Les 
modernes?  Ah!  imiter  des  imitations!  Grâce  (3)î 
—  Ma  (4),  nous  objectera-t-on  encore,  à  la  ma- 

(1)  Dans  Voltaire  :  des  restes. 

(2)  Voltaire,  Discours  sur  la  tragédie  à  Mylord  Bolingbroke, 
Beuehot,  II,  356. 

(3,  Tout  ce  paragraphe,  depuis  Et,  voyons,  est  ajouté  en  marge 
du  mss. 

(4)  Mot  italien,  employé  à  la  place  de  mais,  o  pour  rien,  pour 
le  plaisir  ».  C'est  peut-être  un  souvenir  d'enfance  :  le  futur 
général  Hugo  «  fut  envoyé  en  Corse,  puisa  l'île  d'Elbe  où  elle 
le  rejoignit.  La  famille  alla  à  Porto-Ferrajo,  à  Bastia,  et  de  la 
sorte  la  première  langue  que  parla  Victor  Hugo  fut  l'italien  des 
îles  ».  (Barbon,  V.  Hugo,  sa  vie,  etc.,  p,  16.)  —  Peut-être  est-ce 
encore  une  réminiscence  de  ses  lectures  du  Mémorial,  et  des 
nombreuses  conversations  en  italien  de  Napoléon  et  de  O'Méara  : 
«  ma  bisogna  dire  la  verita,  etc.  »  {Mémorial,  12  jui»  1817, 
t.  II,  p.  102.) 


ÏEXTE  DE    LA   PREFACE  251 

nière  dont  vous  concevez  Fart,  vous  paraissez 
n'attendre  que  de  grands  poètes,  toujours  compter 
sur  le  génie  ?  —  L'art  ne  compte  pas  sur  la  médio- 
crité. Il  ne  lui  prescrit  rien,  il  ne  la  connaît  point, 
elle  n'existe  point  pour  lui  ;  l'art  donne  des  ailes  et 
non  des  béquilles.  Hélas  !  d'Aubignac  a  suivi  les 
règles,  Gampistron  a  imité  les  modèles  (1).  Que  lui 
importe  !  Il  ne  bâtit  point  son  palais  pour  les  four- 
mis. Il  les  laisse  faire  leur  fourmilière,  sans  savoir 
si  elles  viendront  appuyer  sur  sa  base  cette  parodie 
de  son  édifice, 

Les  critiques  de  l'école  scol astique  placent  leurs 
poètes  dans  une  singulière  position.  D'une  part,  ils 
leur  crient  sans  cesse  :  Imitez  les  modèles  !  De 
l'autre,  ils  ont  coutume  de  proclamer  que  «  les 
modèles  sont  inimitables  »  !  Or,  si  leurs  ouvriers, 
à  force  de  labeur,  parviennent  à  faire  passer  dans 
ce  défilé  quelque  pâle  contre-épreuve,  quelque 
calque  décoloré  des  maîtres,  ces  ingrats,  à  l'examen 
du  refaccimiento  (2)  nouveau,  s'écrient  tantôt  :  Cela 

(1)  C'est,  en  somme,  le  jugement  de  La  Harpe  :  a  Campistron... 
cherche  eans  cesse  à  imiter  Racine  ;  mais  ce  n'est  qu'un  apprenti 
qui  a  devant  lui  le  tableau  d'un  maître,  et  qui,  d'une  main  timide 
et  indécise,  crayonne  des  figures  inanimées.  »  (Lycée  (1816).,  V, 
170171.) 

(2)  Langue  inconnue  :  ce  mot  n'est  ni  espagnol,  ni  italien,  ou 
du  moins  ne  figure  ni  dans  le  dictionnaire  de  Salva,  ni  dans 
celui  de  Ferrari  et  Caccia.  V.  Hugo  a  probablement  voulu  écrire 
rifacimento,  mot  qui  figure  dans  le  dictionnaire  de  Ferrari,  avec 
le  sens  de  réparation,  restauration,  refonte  :  «  on  Ta  appliqué 
particulièremet  à  l'œuvre  singulière  de  Berni,  publiée  en  1541, 
cinq  ans  après  sa  mort,  sous  le  titre  d' Or lando  innamf,raio.  C'est 


252  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

ne  ressemble  à  rien  !  tantôt  :  Gela  ressemble  à  tout  ! 
Et,  par  une  logique  faite  exprès,  chacune  de  ces 
deux  formules  est  une  critique. 

Disons-le  donc  hardiment.  Le  temps  en  est  venu, 
et  il  serait  étrange  qa'à  cette  époque,  la  liberté, 
comme  la  lumière,  pénétrât  partout,  excepté  dans 
ce  qu'il  y  a  de  plus  nativement  libre  au  monde,  les 
choses  de  la  pensée.  Mettons  le  marteau  dans  les 
théories,  les  poétiques  et  les  systèmes.  Jetons  bas 
ce  vieux  plâtrage  qui  masque  la  façade  de  l'art  !  Il 
n'y  a  ni  règles  ni  modèles  (1)  ;  ou  plutôt  il  n'y  a 
d'autres  règles  que  les  lois  générales  de  la  nature, 


le  poème  de  Bojardo,  conté  d'une  façon  plus  gracieuse  et  plus 
piquante,  refait  et  embelli.  »  (Communication  de  M.  de  Tré- 
verret.) 

(1)  Le  génie  doit  être  énorme,  au  Bens  étymologique,  hors  de 
la  règle  ;  ou  encore,  il  nry  a  pas  de  règle  pour  lui.  C'est  un  sou- 
venir du  Conservateur  Littéraire  :  «  la  multitude  relègue  vingt 
et  un  ouvrages  de  Corneille  parmi  la  foule  de  nos  nouveautés 
dramatiques,  sous  prétexte  que  ce  sont  aussi  de  mauvaises  pièces. 
Voilà  de  nos  jugements  :  comme  si  le  génie  qui,  dans  ses  écarts, 
peut  être  monstrueux  et  ridicule,  pouvait  jamais  être  médio- 
cre î  3>  (I,  94.)  Le  mot  et  l'idée  fout  scandale  dans  le  camp  clas- 
sique :  c  II  n'y  a  plus  ni  règles  ni  modèles  1  —  Ah!  malheu- 
reux, qu'avez-vous  dit  ?  Qui  donc  vous  pousse  ainsi  à  prononcer 
vous-même  votre  irrévocable  sentence?  Comment  avez-vous  pu 
penser  un  instant  que  votre  allure  vagabonde  et  sans  frein  fût 
un  indice  de  génie  ?  Elle  n'est  qu'une  preuve  d'impuissance.  Le 
génie  adore  les  modèles  que  voub  reniez;  il  suit  les  règles  que 

vous  violez Rien  de  grand,  rien  de  beau,  rien  de  durable,  si 

ce  n'est  dans  cette  voie  :les  succès  de  coterie,  les  ovations  de  la 
mode  ou  du  charlatanisme  passeront,  et  les  muses  immortelles 
chasseront  de  leur  sanctuaire  purifié  vos  idoles  d'un  jour,  qui 
vainement  en  usurpent  les  autels,  d  (Fonfrède,  IX,  209-210.) 


TEXTE  DE   LA  PRÉFACE  253 

qui  planent  sur  l'art  tout  entier,  et  les  lois  spéciales 
qui,  pour  chaque  composition,  résultent  des  condi- 
tions propres  à  chaque  sujet.  Les  unes  sont  éter- 
nelles, intérieures,  et  restent  ;  les  autres  variables, 
extérieures,  et  ne  servent  qu'une  fois.  Les  pre- 
mières sont  la  charpente  qui  soutient  la  maison  ; 
les  secondes,  l'échafaudage  qui  sert  à  la  bâtir  et 
qu'on  refait  à  chaque  édifice.  Celles-ci  enfin  sont 
l'ossement,  celles-là  le  vêtement  du  drame.  Du 
reste,  ces  règles -là  ne  s'écrivent  pas  dans  les 
poétiques.  Richelet  ne  s'en  doute  pas  (1).  Le  génie, 
qui  devine  plutôt  qu'il  n'apprend,  extrait,  pour 
chaque  ouvrage,  les  premières  de  l'ordre  général 
des  choses,  les  secondes  de  l'ensemble  isolé  du  sujet 
qu'il  traite  ;  non  pas  à  la  façon  du  chimiste  qui 
allume  son  fourneau,  souffle  son  feu,  chauffe  son 
creuset,  analyse  et  détruit  ;  mais  à  la  manière  de 
l'abeille,  qui  vole  sur  ses  ailes  d'or,  se  pose  sur 
chaque  fleur,  et  en  tire  son  miel,  sans  que  le  calice 
perde  rien  de  son  éclat,  la  corolle  rien  de  son  parfum. 
Le  poète,  insistons  sur  ce  point,  ne  doit  donc 
prendre  conseil  que  de  la  nature,  de  la  vérité,  et  de 
l'inspiration  qui  est  aussi  une  vérité  et  une  nature. 
Qaando  he,  dit  Lope  de  Vega, 

Quando  he  de  escrivir  una  comedia, 
Encierro  los  preceptos  con  seis  1  laves  (2). 

(1)  Cf.  en  effet  son  «  Dictionnaire  de  Rimes...  où  se  trouvent: 
I.  Les  mots  et  le  genre  des  mots;  II.  Un  traité  complet  de  la 
versification,  et  les  régies  des  différents  ouvrages  en  vers  3. 

(2)  V.  Hugo  ne  cite  pas  les  vers  qui  entourent  ce  distique,  et 


$54  LA    PRÉFACE   DE   CROMWKLL 

Pour  enfermer  les  préceptes,   en  effet ,  ce  n'est 

Jui  donnent  sa  vraie  signification,  dans  YArte  nuovo  de  hazer 
Comedias  en  este  tiempo,  ou  Nouvelle  pratique  du  Théâtre, 
accommodée  à  l'usage  présent  d'Espagne,  adressée  à  l'Académie 
de  Madrid,  en  1609  : 

Verdad  es,  que  y  o  he  escrito  algunas  mes 

Siguiendo  el  arte  que  eonossen  pocos 

Mas  luego  que  salir  por  otra  parte 

Veo  los  Monstruos  de  aparencias  llenos, 

A  dondc  acude  el  vulgo,  y  las  Mugeres, 

Que  este  triste  exercicio  canonizan, 

A  aquel  habito  barbaro  me  vuelvo. 

Y  quando  he  de  eserivir  una  Comedia 
Encierro  los  preceptos  con  seis  llaves  : 
Saco  a  Terencio,  y  Plauto,  de  mi  estudio  ; 
Para  que  no  me  den  voces,  que  suele 

Dar  gritos  la  verdad  eu  libros  muchos. 

Y  escrivo  por  el  arte  que  inventaron, 
Los  que  el  vulgar  aplauso  pretendieron 
Porque  corne  las  paga  el  vulgo,  e  justo 
Hablarle  en  Necio,  para  darle  Gusto. 

[Collection  de  las  obras,  etc.,  Madrid,  1776,  t    IV,  p.  406.) 

En  voici  une  traduction  dont  je  ne  puis  garantir  les  sept  pre- 
mières lignes  : 

La  vérité  est  que  j'ai  écrit  quelquefois 

Eu  suivant  l'art  que  connaissent  peu  do  personnes. 

Mais  aussitôt  que  j'ai  vu  triompher  d'autre  côté 

Des  monstres  qui  n'étaient  pleins  que  d'apparence, 

A  la  représentation  desquels   assistaient  souvent  le  vulgaire  et 

Qui  estimaient  ce  triste  travail,  [les  femmes/ 

Je  me  suis  tourné  vers  cette  coutume  barbare, 

Et  lorsque  je  dois  écrire  une  comédie, 

J'enferme  les  préceptes  sous  six  clefs  ; 

Je  fais  sortir  Térenee  et  Pl&ute  de  mon  étude, 

Pour  qu'ils  n'élètent  pas  de  clameurs  contre  moi   :  d'ordinaire 

La  vérité  pousse  des  cris  dans  des  livres  muets. 

Et  j'écris  suivant  l'art  qu'inventèrent 

Ceux  qui  élevèrent  des  prétentionsaux  applaudissements  du  peuple. 

Comme  c'est  le  peuple  qui  les  paie,  il  est  juste 

De  lui  parler  folies  pour  lui  complaire. 

Cf.  Magnabal,  II,  304,  ou  les  Chsfs-it' œuvre  des  théâtres  éiran- 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  2.?." 

pas  trop  de  six  clefs.  Que  le  poète  se  garde  surtout 
de  copier  qui  que  ce  soit  (1),  pas  plus  Shakespeare 
que  Molière,  pas  plus  Schiller  (2)  que  Corneille  (3). 
Si  le  vrai  talent  pouvait  abdiquer  à  ce  point  sa 


gers,  t.  XV,  p.  lxx.  —  M.  Breitinger  croit  le  passage  ironique, 
p.  19-21.  Peut-être  V.  Hugo  a-t-il  pris  sa  citation  tout  simple- 
ment dans  le  pamphlet  de  Scudéry  cité  plus  haut,  La  Preuve  des 
Passages,  p.  13. 

(1)  Stendhal  avait  déjà  démontré  qu'on  ne  devait  pas  prendre 
Shakespeare  comme  un  modèle,  mais  comme  un  exemple.  Cf. 
son  Racine  et  Skakespeare,  p.  218-219,  notes.  Cela  n'avait  pas 
empêché  Népomucène  Lemercier  de  faire  représenter  en  1824, 
au  Théâtre-Français,  une  tragédie,  Jeanne  Shore,  «  imitée  de 
Shakespeare  et  de  Kowe  ».  Cf.  Journal  des  Débats,  n°  du 
3  avril  1824. 

(2)  En  1824,  Ancelot  fait  représenter  à  l'Odéon  un  Fiesque, 
visiblement  imité  de  Schiller.  Cf.  les  Débits,  no  du  17  novem- 
bre 1824. 

(3)  «  Ce  n'est  pas  non  plus  en  accommodant  des  romans,  fus- 
sent-ils de  Walter  Scott,  pour  la  scène,  qu'on  fera  faire  à  l'art 
de  grands  progrès.  Cela  est  bon  la  première  ou  la  seconde  fois  (*), 

(*)  Allusion  probable  k  Amy  Rob-art.  Cf.    Victor  Hugo  raconté,  II, 
234.  M.  Biré,  se  conformant  k  son  système  de  dénigrement,  essaye  d'éta- 
blir que  V;  Hugo,  en  faisant  endosser  la  pièce  tombée  k  son  beau-frère 
Paul  Foucber,  le  soir  de  la  première.  13  février  1828,  puis  en  réclamant 
le  lendemain,  dans  les  journaux,  sa  part  de  collaboration  dans  la  pièce, 
et  de  responsabilité  dans  l'insuccès,  était  très  machiavélique  ;  que   ce 
drame  était  eutièrement  de  lui  ;  que  «  ce  pauvre  Paul  Foucber  était  abso- 
lument étranger  à  cet  ouvrage  »  ;  qu'il  a  protesté  plus  tard.  {Victor 
.  Hugo  avant  1830,  p.  449-456  )  Pour  établir  son  astucieuse  argumen- 
tation, M.  Biré  est  obligé  d'ignorer,  ou  de  négliger,  cette  lettre  péremp- 
'  toire  de  Foucher,  adressée  aux  Débats,  et  publiée  dans  le  n*  du  5  sep- 
t  tembre  1827  :  ce  Dans  votre  feuille  du   1"  septembre,   vous  annoncez 
qu'un   drame  attribué  k  M,  Victor  Hugo,  et  intitulé  Kenilworth,  vient 
d'être  reçu  à  l'Odéon.    Permettez-moi    de   rectifier  cette  annonce.   Le 
drame  que  monte  en  ce  moment  l'Odéon  a  pour  titre  Amy  Robsart,  et 
:  n'est  pas  de  M.  Victor  Hugo.  C'est  moi  qui  en  suis  l'auteur.  A  la  vérité, 
'M.  Victor  Hugo,  mon   beau  frère,  s'est  chargé  de  le  lire  au  comité,  et 
d'en  suivre  les  répétitions,  ce  qui  explique   naturellement  votre  erreur.  » 
P.  F.,  auteur  à' Amy  Robsart. 


256  LA   PRÉFACE    DE    CROMWELL 

propre  nature,  et  laisser  ainsi  de  côté  son  origina- 
lité personnelle  pour  se  transformer  en  autrui,  il 
perdrait  tout  à  jouer  ce  rôle  de  Sosie.  C'est  le  dieu 
qui  se  fait  valet.  Il  faut  puiser  aux  sources  primi- 
tives. C'est  la  même  sève,  répandue  sur  le  sol,  qui 
produit  tous  les  arbres  de  la  forêt,  si  divers  de 
port,  de  fruits,  de  feuillage.  C'est  la  même  nature 


surtout  quand  leB  translateurs  ont  d'autres  titres  plus  solides  (*); 
mais  cela  au  fond  ne  mène  à  rien  qu'à  substituer  une  imitation 
à  une  autre. 

«  Du  reste,  en  disant  qu'on  ne  doit  copier  ni  Shakespeare  ni 
Schiller,  nous  entendons  parler  de  ces  imitateurs  maladroits  qui, 
cherchant  des  règles  où  ces  poètes  n'ont  mis  que  du  génie,  re- 
produisent leur  forme  sans  leur  esprit,  leur  écorce  sans  leur 
sève  ;  et  non  des  traductions  habilement  faites  que  d'autres 
vrais  poètes  en  pourraient  donner.  Mme  Taetua  excellemment  tra- 
duit plusieurs  scènes  de  Shakespeare  (**).  M.  Emile  Deschamps 
reproduit  en  ce  moment  pour  notre  théâtre  Roméo  et  Juliette,  et 
telle  est  la  souplesse  puissante  de  son  talent,  qu'il  fait  passer 
tout  Shakespeare  dans  ses  vers,  comme  il  y  a  déjà  fait  passer 

(*)  A.  Soumet  venait  d'emprunter  au  Château  de  Kenilworth  son 
Emilia,  drame  en  prose.  Cf.  les  Débats  du  3  septembre  1827. 

(** )  En  ce  temps-là,  Mma  Tastu  était  célèbre.  Aux  environs  de  1 829,  Ch . 
Nodier  la  place  sur  le  même  rang  que  Victor  Hugo.  Cf.  ses  Poésies  (deuxième 
édition,  Delangle,  1829),  p.  51.  —  «  Vers  cette  époque  de  1827,  elle  avait 
inspiré  d'elle  comme  écrivain  en  vers  une  très  haute  idée  à  un  critique 
très  estimable,  M.  Deléeluze,  qui,  dans  ses  dissertations  anti-romantiques, 
la  prenait  volontiers  comme  type  de  ce  qu'on  pouvait  essayer  et  oser 
dans  notre  langue  sans  effaroucher  les  lecteurs.  »  (S&intJ  Beuve,  article 
sur  Mm"  Tastu,  dans  les  Causeries  du  Lundi,  table  générale,  page  7.)  — 
Au  moment  où  le  poète  écrit  cette  note,  Mm«  Tastu  était  collaboratrice  de 
la  Muse  Française,  et  amie  de  V.  Hugo.  Cf.  Victor  Hugo  raconté^ 
II,  226,  et  L.  Derôme,  Editions  originales,  p.  83-84.  On  comprend  ces 
amabilités  de  V.  Hugo  pour  un  journal  devenu  romantique  :  «  la  Muse 
Française  avait  été  fondée  par  les  classiques,  inquiets  et  menacés  ; 
mais  la  Muse  Française  dése.rta  et  passa  à  l'ennemi.  La  Muse  Fran- 
çaise, inspirée  par  M  Victor  Hugo,  prit  des  allures  guerrières,  et  accabla 
de  traits  meurtriers  ceux  mêmes  à  qui  elle  devait  la  vie*  »  (Véron,  Mé- 
moires d'un  bourgeois  de  Paris,  T,  ?r,5-256.) 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  257 

qui  féconde  et  nourrit  les  génies  les  plus  différents. 
Le  poète  est  un  arbre  qui  peut  être  battu  de  tous 
les  vents  et  abreuvé  de  toutes  les  rosées,  qui  porte 
ses  ouvrages  comme  ses  fruits,  comme  le  fablier 
portait  ses  fables  (1).  A  quoi  bon  s'attacher  à  un 


tout  Horace  (").  Certes,  ceci  est  aussi  un  travail  d'artiste  et  de 
poète,  un  labeur  qui  n'exclut  ni  l'originalité,  ni  la  vie,  ni  la 
création.  C'est  de  cette  façon  que  les  psalmistes  ont  traduit 
Job..  »  (Note  de  Victor  Hugo.) 

(1)  C'est  le  root  de  Mme  de  Bouillon,  rapporté  par  d'Oîivet 
dans  son  Histoire  de  V Académie  :  «  comme  l'arbre  qui  porte 
des  pommes  est  appelé  pommier,  elle  disait  de  M.  de  La  Fontaine  : 
c'est  un  fablier,  pour  dire  que  ses  fables  naissaient  d'elles- 
mêmes  dans  son  cerveau,  et  s'y  trouvaient  faites  sans  médita- 
tion de  sa  part,  ainsi  que  les  pommes  sur  le  pommier.  »  (Edit. 
Livet,  II,  300.)  V.  Hugo  a  pu  prendre  l'anecdote  ou  danB  d'Oii- 
vet, ou  dans  La  Harpe.  (Lycée,  XII,  33.)  Plus  probablement 
encore,  il  voulait,  en  citant  ce  mot,  faire  une  allusion  au  livre 
peu  connu  de  son  ami  Nodier,  Examen  critique  des  Diction- 
naires de  la  langue  française,  p.  171  de  la  seconde  édition  : 
«  Rendre  fablier  par  fabuliste,  c'est  détruire  tout  le  charme  de 
cette  délicieuse  expression  faite  pour  La  Fontaine,  et  qui  n'est 
applicable  qu'à  La  Fontaine.  Un  fabuliste  fait  des  fables  ;  le 
fablier  en  produit,  comme  sans  le  savoir.  »  Le  mot  était  alors 
en  faveur  :  le  13  juillet  1827,  dans  un  article  sur  La  Fontaine, 
les  Débat»  le  citaient,  en  l'attribuant  à  M™  de  la  Sablière. 


(*)  Cf.  ses  Eludes  françaises  et  étrangères,  p.  127  et  suivantes 
de  la  quatrième  édition.  —  Sur  Eniiie  Deschamps,  directeur  réel  de  la 
Muse  Française,  cf.  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  349;  David  d'An- 
gers, p.  37.  —  V.  Hugo  ne  voulait  pas  être  eu  reste  avec  celui  qui 
disait:  «  La  grande  poésie  française  de  notre  époque  nous  semble...  prin- 
cipalement représentée  par  MM.  Victor  Hugo,  de  Lamartine  et  Alfred  de 

Vigny M.  Victor  Hugo  a  non  seulement  composé  un  grand  nombre  de 

magnifiques  odes,  mais  on  peut  dire  qu'il  a  créé  l'ode  moderne.  »  (Préface 
des  Etudes  françaises  et  étrangères.) —  C'est  aux  idées  défendues 
dans  cette  préface,  notamment  pages  xxxiv-lii,  que  V.  Hugo  fait  cette 
concession. 

PRÉFACE  DE    CROMWEIX.  17 


258  LA  PRÉFACE   DE   CROMWELL 

maître  ?  se  greffer  sur  un  modèle  ?  Il  vaut  mieux 
encore  être  ronce  ou  chardon,  nourri  de  la  même 
terre  que  le  cèdre  et  le  palmier,  que  d'être  le 
fungus  ou  le  lichen  de  ces  grands  arbres.  La  ronce 
vit,  le  fungus  végète.  D'ailleurs,  quelque  grands 
qu'ils  soient,  ce  cèdre  et  ce  palmier,  ce  n'est  pas 
avec  le  suc  qu'on  en  tire  qu'on  peut  devenir  grand 
soi-même.  Le  parasite  d'un  géant  sera  tout  au  plus 
un  nain.  Le  chêne,  tout  colosse  qu'il  est,  ne  peut 
produire  et  nourrir  que  le  gui  (1). 

Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  si  quelques-uns  de 
nos  poètes  ont  pu  être  grands,  même  en  imitant, 
c'est  que,  tout  en  se  modelant  sur  la  forme  antique, 
ils  ont  souvent  encore  écouté  la  nature  et  leur 
génie,  c'est  qu'ils  ont  été  eux-mêmes  par  un  côté. 
Leurs  rameaux  se  cramponnaient  à  l'arbre  voisin, 
mais  leur  racine  plongeait  dans  le  sol  de  l'art.  Ils 
étaient  le  lierre,  et  non  le  gui.  Puis  sont  venus  les 
imitateurs  en  sous-ordre,  qui,  n'ayant  ni  racine  en 
terre,  ni  génie  dans  l'âme,  ont  dû  se  borner  à 
l'imitation.  Comme  dit  Charles  Nodier,  après  [école 
d'Athènes,  V école  d Alexandrie  (2).  Alors  la  médio- 


(1)  Cette  idée,  fort  juste,  est  une  de  celles  dont  V.  Hugo  est 
fier.  Quarante  ans  plus  tard,  il  la  reproduit  deux  fois  dans  son 
William  Shakespeare,  p.  292  et  300. 

(2)  V.  Hugo  condense  la  pensée  de  Nodier,  parlant  des  nova- 
teurs :  «  ils  sont  venus  dans  un  temps  malheureux,  c'est-à-dire 
vers  la  décadence  d'une  très  belle  littérature,  où  il  n'y  avait 
plus  de  rangs  bien  éminents  à  prendre  ;  de  sorte  qu'on  doit  leur 
savoir  quelque  gré  d'avoir  essayé  de  remplacer,  par  une  inno- 
cente industrie,  les  ressources  qui  leur  ont  été  ravies  par  leurs 


TEXTE  DE  LA   PRÉFACE  259 

crité  a  fait  déluge  ;  alors  ont  pullulé  ces  poétiques, 
si  gênantes  pour  le  talent,  si  commodes  pour  elle. 
On  a  dit  que  tout  était  fait,  on  a  défendu  à  Dieu  de 
créer  d'autres  Molières,  d'autres  Corneilles.  On  a 
mis  la  mémoire  à  la  place  de  l'imagination.  La 
chose  même  a  été  réglée  souverainement  (1),  il  y  a 
des  aphorismes  pour  cela  :  «  Imaginer,  dit  La 
Harpe  avec  son  assurance  naïve,  ce  n'est  au  fond 
que  se  ressouvenir  »  (2). 


devanciers...  Ainsi,  et  par  les  mêmes  procédés,  s'anéantit  le 
génie  des  muses  grecques  dans  l'école  d'Alexandrie.  »  {Questions 
de  littérature  légale,  p.  99-100.)  —  Déjà  d'Alembert  avait  dit 
dans  le  Discours  préliminaire  de  V Encyclopédie  :  «  le  siècle  de 
Démétriu8  de  Phalère  a  succédé  immédiatement  à  celui  de  Dé- 
mosthène.  »  (Ed.  Picavet,  p.  119.)  —  La  phrase  de  V.  Hugo 
est  ajoutée  en  interligne  dans  le  manuscrit.  —  Sur  Nodier  et 
Bon  intimité  avec  Hugo  à  cette  époque,  cf.  sa  correspondance, 
p.  201-202,  215  ;  «  Victor  Hugo  a  perdu  bien  inopinément  son 
bon  père,  je  dirais  presque  notre  père  »  (p.  207).  —  Sur  l'école 
d'Alexandrie,  cf.  Couat,  la  Poésie  Alexandrine  sous  les  trois 
premiers  Ptolèmêes  (Hachette,  1882),  notamment  la  conclusion 
(p.  519-520),  qui  doit  nous  rendre  indulgents  pour  cette  école, 
en  nous  révélant  un  état  d'âme  littéraire  un  peu  semblable  entre 
elle  et  nous.  —  Cf.  aussi  Renan  :  Philon  d'Alexandrie,  dans  la 
Revue  de  Paris,  l«r  février  1894;  Gaston  Deschamps,  la  Vie 
littéraire,  dans  le  Temps  du  4  février  1894. 

(1)  Le  début  de  cette  phrase  est  ajouté  en  marge  du  mss. 

(2)  Où  La  Harpe  dit-il  cela?  Je  ne  sais.  Cet  aphorisme 
pourrait  être  le  résumé  de  sa  théorie  sur  l'invention,  dans  l'in- 
troduction du  Lycée,  t.  1,  p.  16-17  de  l'éd.  de  1816.  —  La 
Harpe  a  du  reste  parfaitement  raison.  On  pourrait  d'abord 
étayer  son  opinion  avec  des  autorités.  Gœthe  a  écrit  ceci  :  «  on 
dit  quelquefois  à  la  louange  de  l'artiste  :  «  Il  a  tout  tiré  de  lui- 
même.  i>  Si  je  pouvais  une  fois  ne  plus  entendre  ce  langage  î 
Tout  bien  considéré,  les  productions  de  ce  génie  original  sont, 


260  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

La  nature  donc  !  La  nature  et  la  vérité.  —  Et  ici, 
afin  de  montrer  que,  loin  de  démolir  l'art,  les  idées 
nouvelles  ne  veulent  que  le  reconstruire  plus 
solide  et  mieux  fondé,  essayons  d'indiquer  quelle 
est  la  limite  infranchissable  qui,  à  notre  avis, 
sépare  la  réalité  selon  l'art  de  la  réalité  selon  la 
nature.  H  y  a  étourderie  à  les  confondre,  comme  le 
font  quelques  partisans  peu  avancés  du  roman- 
tisme (1).  La  vérité  de  Fart  ne  saurait  être,  ainsi 


la  plupart,  des  réminiscences  :  l'homme  instruit  pourra  les  si- 
gnaler l'une  après  l'autre.»  [Pensées,  élans  la  trad,  Porchat, 
Hachette,  1861,  I,  473.  Cf.  Ehrhard,  Les  comédies  de  Molière 
en  Allemagne,  p.  322-323.)  — Cette  naïveté,  si  naïveté  il  y  a, 
lui  serait  commune  avec  Chateaubriand  :«  la  meilleure  partie 
du  génie  se  compose  de  souvenirs  »  (Génie,  2e  partie,  1.  I, 
ch.  ni).  —  Bien  du  reste  ne  prouverait  mieux  la  vérité  de  ce 
mot  que  l'Àymerillot  de  la  Légende  des  Siècles,  qui  est  mot 
pour  mot,  mais  en  vers  superbes,  le  souvenir  .d'un  article  en 
prose  d'Achille  Ju binai,  le  Château  de  Dannemarie,  dans  le 
Musée  des  Familles,  1843,  p.  377:  a  le  laboureur  des  mon- 
tagnes est  rentré  chez  lui  avec  son  chien  ;  il  a  embrassé  sa 
femme  et  ses  enfants.  Il  a  nettoyé  ses  flèches  ainsi  que  sa  corne 
de  bœuf,  et  les  ossements  des  héros  qui  ne  sont  plus  blanchis- 
sent déjà  pour  l'éternité,  etc.  »  Ce  rapprochement  a  été  fait 
pour  la  première  fois  par  M.  Desmaisons,  dans  son  Aymeri  de 
Narbonne  (Didot,  1887),  t.  I,  p.  cccxxix  eqq.  — Enfin  toutes 
ces  notes  sur  la  Préface  sont  la  justification  de  la  théorie  de  La 
Harpe,  de  Goethe  et  de  Chateaubriand. 

(1)  J'ignore  à  qui  V.  Hugo  peut  faire  allusion  ici.  —  Mmede 
Staël  avait  déjà  protesté  :  «  Il  faut  s'entendre  sur  le  mot 
d'illusion  dans  les  arts  :  puisque  nous  consentons  à  croire  que 
des  acteurs,  séparés  de  nous  par  quelques  planches,  sont  des 
héros  grecs  morts  il  y  a  trois  mille  ans,  il  est  bien  certain  que 
ce  qu'on  appelle  l'illusion,  ce  n'est  pas  s'imaginer  que  ce  qu'on 
voit   existe    véritablement  :  une  tragédie  ne  peut  nous  paraître 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  261 

que  l'ont  dit  plusieurs  (4),  la  réalité  absolue.  L'art 
ue  peut  donner  la  chose  même.  Supposons  en  effet 
un  de  ces  promoteurs  irréfléchis  de  la  nature 
absolue,  de  la  nature  vue  hors  de  Fart,  à  la  repré- 
sentation d'une  pièce  romantique,  du  Cid,  par 
exemple.  —  Qu'est  cela?  dira-t-il  au  premier  mot. 
Le  Cid  parle  en  vers  !  Il  n'est  pas  naturel  de  parler 
en  vers  (2).  —  Gomment  voulez-vous  donc  qu'il 
parle? —  En  prose.  —  Soit.  —  Un  instant  après  :  — 
Quoi,  reprendra-t-il  s'il  est  conséquent,  le  Cid  parle 
français  !  —  Eh  bien  ?  —  La  nature  veut  qu'il  parle 
sa  langue,  il  ne  peut  parler  qu'espagnol.  —  Nous 
n'y  comprendrons  rien  ;  mais  soit  encore.  —  Vous 
croyez  que  c'est  tout  ?  Non  pas  ;  avant  la  dixième 
phrase  castillane,  il  doit  se  iever  et  demander  si  ce 
Gid  qui  parle  est  le  véritable  Gid,  en  chair  et  en  os. 
De  quel  droit  cet  acteur,  qui  s'appelle  Pierre  ou 
Jacques,  prend-il  le  nom  de  Cid  ?  Cela  est  faux.  — 


vraie    que  par  l'émotion  qu'elle  nous  cause.  »  (De  V Allemagne, 
p.  187,  seconde  partie,  ch.  xv.) 

(1)  Quels  sont  ces  «  plusieurs  »  critiques  ?  Je  n'ai  pu  en  dé- 
couvrir un  seul. 

(2)  L'objection,  pour  ridicule  qu'elle  soit,  a  été  réellement 
fuite.  Chapelain  écrit  le  29  novembre  1630,  à  un  de  ses  amis, 
dont  nous  ne  connaissons  les  idées  que  par  la  réponse  de  Cha- 
pelain lui-même  :  «  vous  trouvez  à  dire  que  l'on  parle  en  vers 
et  même  en  rime  sur  le  théâtre  :  je  suis  très  d'accord  avec 
vous,  et  l'absurdité  m'en  semble  si  grande  que  cela  bouI  serait 
capable  de  me  faire  perdre  l'envie  de  travailler  jamais  à  la 
poésie  scéuique,  quand  j'y  aurais  une  violente  inclination.  » 
(Dans  Arnaud,  Etude  sv.r  la  vie  et  les  œuvres  de  l'abbé  d'Alibi- 
gnac,  1887,  p.  346.) 


262  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

Il  n'y  a  aucune  raison  pour  qu'il  n'exige  pas  ensuite 
qu'on  substitue  le  soleil  à  cette  rampe,  des  arbres 
réels,  des  maisons  réelles  à  ces  menteuses  coulisses. 
Car,  une  fois  dans  cette  voie,  la  logique  nous  tient 
au  collet,  on  ne  peut  plus  s'arrêter. 

On  doit  donc  reconnaître,  sous  peine  de  l'absurde, 
que  le  domaine  de  l'art  et  celui  de  la  nature  sont 
parfaitement  distincts.  La  nature  et  Part  sont  deux 
choses,  sans  quoi  l'une  ou  l'autre  n'existerait  pas. 
L'art,  outre  sa  partie  idéale,  a  une  partie  terrestre 
et  positive.  Quoi  qu'il  fasse,  il  est  encadré  entre  la 
grammaire  et  la  prosodie,  entre  Vaugelas  et  Riche- 
let.  Il  a,  pour  ses  créations  les  plus  capricieuses, 
des  formes,  des  moyens  d'exécution,  tout  un  maté- 
riel à  remuer.  Pour  le  génie,  ce  sont  des  instru- 
ments ;  pour  la  médiocrité,  des  outils. 

D'autres,  ce  nous  semble,  l'ont  déjà  dit,  le  drame 
est  un  miroir  où  se  réfléchit  la  nature  (1).  Mais  si 
ce  miroir  est  un  miroir  ordinaire,  une  surface  plane 
et  unie,  il  ne  renverra  des  objets  qu'une  image 
terne  et  sans  relief,  fidèle,  mais  décolorée  ;  on  sait 
ce  que  la  couleur  et  la  lumière  perdent  à  la  réflexion 
simple  (2).  Il  faut  donc  que  le  drame  soit  un  miroir 
de  concentration  qui,  loin  de  les  affaiblir,  ramasse 
et  condense  les  rayons  colorants,  qui  fasse  d'une 


(1)  Qui  a  dit  cela  ?  Je  l'ignore. 

(2)  Sur  ces  souvenirs  des  études  mathématiques  que  V.  Hugo 
avait  poussées  loin,  cf.  Biré,  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  77, 
79-82. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  263 

lueur  une  lumière,  d'une  lumière  une  flamme.  Alors 
seulement  le  drame  est  avoué  de  l'art. 

Le  théâtre  est  un  point  d'optique.  Tout  ce  qui 
existe  dans  le  monde,  dans  l'histoire,  dans  la  vie, 
dans  l'homme,  tout  doit  et  peut  s'y  réfléchir,  mais 
sôus  la  baguette  magique  de  l'art.  L'art  feuillette 
les  siècles,  feuillette  la  nature,  interroge  les  chro- 
niques (1),  s'étudie  à  reproduire  la  réalité  des  faits, 
surtout  celle  des  mœurs  et  des  caractères,  bien 
moins  léguée  au  doute  et  à  la  contradiction  que  les 
faits  (2),  restaure  ce  que  les  annalistes  ont  tronqué, 


(1)  V.  Hugo  les  connaissait.  À  propos  d'un  personnage  du 
Louis  IX  d'Ancelot,  le  critique  de  dix-huit  ans  peut  dire  avec 
simplicité  :  *  M.  Ancelot  prétend  l'avoir  trouvé  dans  les  mé- 
moires du  temps  :  noua  croyons  connaître  les  vieilles  chroniques, 
et  nous  n'y  avons  rien  vu  de  pareil.  »  [Conservateur  Littéraire, 
1,144.) 

(2)  «  On  est  étonné  de  lire  dans  M.  Goethe  les  lignes  sui- 
vantes :  «  Il  n'y  a  point,  à  proprement  parler,  de  personnages 
historiques  en  poésie  ;  seulement,  quand  le  poète  veut  représen- 
ter le  monde  qu'il  a  conçu,  il  fait  à  certains  individus  qu'il  ren- 
contre dans  l'histoire  l'honneur  de  leur  emprunter  leurs  noms 
pour  les  appliquer  aux  êtres  de  sa  création.  —  Ueber  Kunst 
und  Alterthum  (sur  l'art  et  l'antiquité)  ».  On  sent  où  mènerait 
cette  doctrine,  prise  au  sérieux  :  droit  au  faux  et  au  fantastique. 
Par  bonheur,  l'illustre  poète  à  qui  elle  a  sans  doute  un  jour  sem- 
blé vraie  par  un  côté,  puisqu'elle  lui  est  échappée,  ne  la  prati- 
querait certainement  p*s.  Il  ne  composerait  pas  à  coup  sûr  us 
Mahomet  comme  un  Werther,  un  Napoléon  comme  un  Faust.  » 
(Note  de  V.  Hugo.)  V.  Hugo  cite  en  français,  avec  le  titre  en 
allemand,  un  passage  d'une  revue  dirigée  par  Gœthe,  et  qui  n'a 
jamais  été  traduite  en  français .  Or  il  ne  pouvait  lire  Gœthe 
dans  le  texte  ;  du  moins  il  dit  dans  le  Rhin  :  «  un  Français 
qui,  comme  moi,  ne  sait  pas  l'allemand  »  (I,  148  ;  cf.  II,  197 


264  LA   PRÉFACE    DE    CROMWELL 

harmonise  ce  qu'ils  ont  dépouillé,  devine  leurs 
omissions  et  les  répare,  comble  leurs  lacune  par 
des  imaginations  qui  aient  la  couleur  du  temps, 
groupe  ce  qu'ils  ont  laissé  épars,  rétablit  le  jeu  des 
fils  de  la  Providence  sous  les  marionnettes  humai- 
nes, revêt  le  tout  d'une  forme  poétique  et  naturelle 
à  la  fois,  et  lui  donne  cette  vie  de  vérité  et  de 
saillie  qui -enfante  l'illusion,  ce  prestige  de  réalité 
qui  passionne  le  spectateur,  et  le  poète  le  premier, 
car  le  poète  est  de  bonne  foi  (1).  Ainsi  le  but  de 


et  205).  Il  est  donc  probable  qu'il  doit  cette  citation  à  un  de  ses 
amis.  Lequel  ?  Je  proposerai  E.  Deschamps,  qui  savait  assez 
bien  l'allemand  pour,  pouvoir  garantir  que  Pichat,  traduisant  le 
Guillaume  Tell  de  Schiller,  avait  su  faire  passer  dans  sa  traduc- 
tion <l  le  ton,  la  couleur,  toute  la  poésie  dn  poète  allemand.  » 
(Préface  des  Etudes  françaises  et  étrangères,  p.XLi.)On  pourrait 
encore  penser  à  Gérard  de  Nerval,  l'excellent  traducteur  de 
Faust.  D'autre  part,  nous  savons  que  Hugo  a  traduit  une  fois  en 
vers  français  des  vers  allemands  tracés  en  lettres  gothiques 
autour  d'un  tableau.  (J.  Claretie,  Revue  de  Paris,  1er  juillet 
1894,  p.  103.)  —  La  Revue  de  Goethe  était  connue  à  cette 
époque  par  des  articles  du  Globe  ;  dans  son  numéro  du  l«r  no- 
vembre 1827,  on  lit  ceci  :  <l  Goethe,  dans  le  dernier  numéro  du 
recueil  périodique  qu'il  publie*  annonce  aux  Allemands  qu'il 
entrevoit  l'aurore  d'une  littérature  européenne,  etc.  ».  — Quoi 
qu'il  en  soit,  M.  le  docteur  0.  Heuer  m'apprend  que  cette 
citation  se  trouve  au  tome  II  de  YUeber  Kunst  und  Alterthum, 
1820,  troisième  livraison,  p.  35-65,  dans  un  article  de  Gœthe 
sur  le  Comte  de  Carmagnola  de  Manzoni.  Manzoni  accepte  en 
grande  partie  les  critiques  de  Gœthe.  (Ibid.,  1823,  livraison  I, 
p.  98-101.) 

(1)  Sur  la  façon  dont  V.  Hugo  et  les  romantiques  com- 
prennent l'histoire  au  théâtre,  cf.  ma  Convention,  ch.  vin,  no- 
tamment p.  237-238. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  265 

Fart  est  presque  divin  :  ressusciter,  s'il  fait  de 
l'histoire  (1)  ;  créer>  s'il  fait  de  la  poésie. 

C'est  une  grande  et  belle  chose  que  de  voir  se 
déployer  avec  cette  largeur  un  drame  où  l'art 
développe  puissamment  la  nature  ;  un  drame  où 
l'action  marche  à  la  conclusion  d'une  allure  ferme 
et  facile,  sans  diffusion  et  sans  étranglement  ;  un 
drame  enfin  où  le  poète  remplisse  pleinement  le 
but  multiple  de  l'art,  qui  est  d'ouvrir  au  spectateur 
un  double  horizon,  d'illuminer  à  la  fois  l'intérieur 
et  l'extérieur  des  hommes  :  l'extérieur,  par  leurs 
discours  et  leurs  actions  ;  l'intérieur,  parles  aparté 
et  les  monologues  ;  de  croiser,  en  un  mot,  dans  le 
môme  tableau,  le  drame  de  la  vie  et  le  drame  de  la 
conscience. 

On  conçoit  que,  pour  une  œuvre  de  ce  genre,  si 
le  poète  doit  choisir  dans  les  choses  (et  il  le  doit), 
ce  n'est  pas  le  beau,  mais  le  caractéristique  (2).  Non 
qu'il  convienne  de  faire  ^  comme  on  dit  aujourd'hui, 
de  la  couleur  locale  (3),  c'est-à-dire  d'ajouter  après 

(1)  Micheletse  rappelait-il  ce  mot  lorsqu'il  définissait  l'his- 
toire une  résurrection  de  la  vie  intégrale?  (Préface  de  1869.) 

(2)  Rupture  avec  Chateaubriand  qui  écrit,  dans  sa  lettre  à 
Fontanea  :  «  Les  poètes...  toujours  cachant  et  choisissant,  re- 
tranchant ou  ajoutant,  ...  se  trouvèrent  peu  à  peu  dans  des 
formes  qui  n'étaient  plus  naturelles,  mais  qui  étaient  plus  belles 
que  celles  de  la  nature  ;  et  les  artistes  appelèrent  ces  formes 
le  beau  idéal.  On  peut  donc  définir  le  beau  idéal  Vart  de  choisir 
et  de  cacher.   »  (III,  294.) 

(3)  «  Le  mot  de  couleur  locale,  dont  nos  romantiques  seront 
si  fiers  en  1827,  est  déjà  jeté,  comme  Un  cri  de  guerre,  par 
Berchet.  ...  Berchet  entend  par  tinte  locali,  une    modification 


266  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

coup  quelques  touches  criardes  çà  et  là  sur  un 
ensemble  du  reste  parfaitement  faux  et  conven- 
tionnel. Ce  n'est  point  à  la  surface  du  drame  que 
doit  être  la  couleur  locale,  mais  au  fond,  dans  le 
cœur  môme  de  l'œuvre,  d'où  elle  se  répand  au 
dehors,  d  elle-même,  naturellement,  également,  et, 
pour  ainsi  parler,  dans  tous  les  coins  du  drame, 
comme  la  sève  qui  monte  de  la  racine  à  la  dernière 
feuille  de  l'arbre.  Le  drame  doit  être  radicalement 
imprégné  de  cette  couleur  des  temps  ;  elle  doit  en 
quelque  sorte  y  être  dans  l'air,  de  façon  qu'on  ne 
s'aperçoive  qu'en  y  entrant  et  qu1  en  en  sortant 
qu'on  a  changé  de  siècle  et  d'atmosphère.  Il  faut 
quelque  étude,  quelque  labeur  pour  en  venir  là  ; 
tant  mieux.  Il  est  bon  que  les  avenues  de  l'art 
soient  obstruées  de  ces  ronces  devant  lesquelles 
tout  recule,  excepté  les  volontés  fortes.  C'est  d'ail- 
leurs cette  étude,  soutenue  d'une  ardente  inspira- 
tion, qui  garantira  le  drame  d'un  vice  qui  le  tue,  le 
commun.  Le  commun  est  le  défaut  des  poètes  à 
courte  vue  et  à  courte  haleine.  Il  faut  qu'à  cette 
optique  de  la  scène,  toute  figure  soit  ramenée  à  son 
trait  le  plus  saillant,  le  plus  individuel,  le  plus 

d'images,  de  pensées,  de  sentiments,  de  façons  de  dire  exclu- 
sivement propres  à  tel  état  de  la  nature  humaine,  et  à  tel  mo- 
ment de  la  civilisation  qu'il  plaît  au  poète  de  reproduire.  —  Pré- 
face de  la  traduction  de  Sahountala,  article  humoristique  publié 
dans  le  Conciliatore  en  1818.  »  (Waille,  Le  Romantisme  de 
Manzoni,  p.  59.)  —  Du  reste,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  en  matière 
de  théories,  l'important  n'est  pas  d'inveuter  une  idée,  mais  de  la 
répandre  et  de  l'imposer. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  267 

précis.  Le  vulgaire  et  le  trivial  même  doit  avoir  un 
accent.  Rien  ne  doit  être  abandonné.  Gomme  Dieu, 
le  vrai  poète  est  présent  partout  à  la  fois  dans  son 
oeuvre.  Le  génie  ressemble  au  balancier  qui  imprime 
l'effigie  royale  aux  pièces  de  cuivre  comme  aux 
îcus  d'or. 

Nous  n'hésitons  pas,  et  ceci  prouverait  encore 
mx  hommes  de  bonne  foi  combien  peu  nous  cher- 
chons à  déformer  l'art,  nous  n'hésitons  pas  à  con- 
sidérer le  vers  comme  un  des  moyens  les  plus 
Dropres  à  préserver  le  drame  du  fléau  que  nous 
menons  de  signaler,  comme  une  des  digues  les  plus 
ouïssantes  contre  l'irruption  du  commun,  qui, 
tinsi  que  la  démocratie,  coule  toujours  à  pleins 
)ords  dans  les  esprits  (1).  Et  ici,  que  la  jeune  litté- 
rature,  déjà  riche  de  tant  d'hommes  et  de  tant 


(1)  Allusion  au  mot  de  Royer-Collard  dans  son  discours  sur 
i  Presse  :  «  A  mon  tour,  prenant,  comme  je  le  dois,  la  démocra- 
'.e  dans  une  acception  purement  politique,  et  comme  opposée 
a  seulement  comparée  à  l'aristocratie,  je  conviens  que  la  dé- 
locratie  coule  à  pleins  bords  dans  la  France,  telle  que  les 
ècles  etles  événements  l'ont  faite  »  (De  Barante,  La  vie  politi- 
uedeM.  Royer-Collard  (1878),  II,  134;  Archives  parlementaires, 
) XXXIV,  p.  133;  Chambre  des  députés,  séance  du  22  janvier  1822. 
e  frère  de  Royer-Collard  était  le  médecin  de  Eugène  Hugo, 
f.  Correspondance,  p.  34./  —  Cette  condamnation  du  commun 
tît  reprise  par  E.  Deschamps,  qui  trouvait  admirable  la  Pré- 
cice  de  Cromwell,  dans  son  introduction  à  ses  Etudes  françaises 

étrangères  :  «  c'est  le  commun  seul  qui,  dans  notre  siècle, 
fie  les  arts  et  les  lettres,  soit  qu'il  y  garde  la  forme  classique, 
.►it  qu'il  affecte  la  forme  romantique  ;  c'est  contre  le  commun 
îe  toutes  les  colères  de  la  saine  critique  doivent  être  dirigées, 
c  »  (P.  lu  et  lx  de  la  4a  édition.) 


268  LA   PRÉFACE   DE   CROMWRÏ.L 

d'ouvrages,  nous  permette  de  lui  indiquer  um 
erreur  où  il  nous  semble  qu'elle  est  tombée  (1) 
erreur  trop  justifiée  d'ailleurs  par  les  incroyables 
aberrations  de  la  vieille  école.  Le  nouveau  siècle 
est  dans  cet  âge  de  croissance  où  Ton  peut  aisé- 
ment se  redresser. 

Il  s'est  formé,  dans  les  derniers  temps,  comme 
une  pénultième  ramification  du  vieux  tronc  classi 
que,  ou  mieux  comme  une  de  ces  excroissances,  un 
de  ces  polypes  que  développe  la  décrépitude  et  quj 
sont  bien  plus  un  signe  de  décomposition  qu'une 
preuve  de  vie  ;  il  s'est  formé  une  singulière  école 
de  poésie  dramatique.  Cette  école  nous  semble 
avoir  eu  pour  maître  et  pour  souche  le  poète  qu 
marque  la  transition  du  dix-huitième  siècle  au  dix- 
neuvième,  l'homme  de  la  description  et  de  la  péri- 
phrase, ce  Delille  (2)  qui,  dit-on  (3),  vers  sa  fin,  se 

(1)  La  remarque  était  un  peu  dure.  11  est  certain  que  la  Pré- 
face apporta  un  certain  désarroi  parmi  les  Romantiques  de  h 
première  heure  :  «  ses  théories  jetaient  quelque  trouble  et  d 
principes  de  désordre  dans  le  monde  jusqu'alors  si  uni  des  jeune 
poètes  romantiques  et  religieux.  Il  était  impossible,  en  effet 
à  MM.  Soumet,  Guiraud,  Ancelot,  dont  les  œuvres  àvaieni 
réussi  avec  les  formes  de  l'ancienne  tragédie  française  légère- 
ment renouvelées,  d'accepter  un  programme  si  étendu,  et  de 
brûler  subitement  ce  qu'ils  avaient  adoré.  »  (Véron,  Mèrno 
d'un  bourgeois  de  Paris,  III,  46.)  Soumet  se  résigna  pourtant 
d'assez  bonne  grâce.  Cf.   Victor  Hugo  raconté,  IT,  229. 

(2)  Pour  comprendre  l'ironie  du  ce,  nullement  emphatique, 
cf.  l'introduction,  p.  74  et  suivantes. 

(3)  Paul  Albert  pense  que  V.  Hugo  parle  en  son  propre  nom, 
et  ne  rappelle  pas  une  légende  :  «  le  chef  de  l'école  assure  que 
Delille,  à  la  fin  de  sa  vie,  passait  orgueilleusement  en  revue  tous 


TEXTE    DE   LA   PRÉFACE  269 

vantait,  à  la  manière  des  dénombrements  d'Homère, 
d'avoir  fait  douze  chameaux,  quatre  chiens,  trois 
chevaux,  y  compris  celai  de  Job,  six  tigres,  deux 
phats,  un  jeu  d'échecs,  un  tricîrac,  un  damier,  un 
billard,  plusieurs  hivers,  beaucoup  d'étés,  force 
printemps,  cinquante  couchers  de  soleil,  et  tant 
d'aurores  qu'il  se  perdait  à  les  compter  (1). 

Or  Delille  a  passé  dans  la  tragédie.  Il  est  le  père 
(lui,  et  non  Racine,  grand  Dieu  !)  d'une  prétendue 
école  d'élégance  et  de  bon  goût  qui  a  flori  récem- 
ment (2).  La  tragédie  n'est  pas  pour  cette  école  ce 
iqu'elle  est  pour  le  bonhomme  Gilles  Shakespeare, 
par  exemple,  une  source  d'émotions  de  toute  nature, 
imais  un  cadre  commode  à  la  solution  d'une  foule 
de  petits  problèmes  descriptifs  qu'elle  se  propose 


i  ses  trophées  descriptifs.  »  (La,  littérature  française  au  XIX'  siè- 
cle. Les  Origines  du  Romantisme,  p.  60.) 

(1)  La  phrase  est  si  heureuse,  qu'elle  est  souvent  citée.  Paul 
'  Albert  la  reproduit,  en  citant  la  source,  dans   ses    Origines  du 

Romantisme,  p.  60.  Elle  est  presque  intégralement  copiée,  mais 

sans  référence  à  la  Préface,  par  M.  Braillard,  dans  le  J.-J.  Rous- 

[  seau  jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui,  p.  19.  (Genève,  Sandoz, 

i  1879.)  On  peut  en  conclure  que   la  Préface  de    Cromwell  est 

!  encore  très  lue,  même  à  l'étranger. 

(2)  «  Tout  à  la  fin  du  xvine  siècle,  au  plus  beau  temps  de  la 
igloire  de  l'abbé  Delille,  quand  un  vrai  poète,  cette  fois,  remonta 

jusqu'aux  sources  où  l'art  classique  avait  déjà  puisé,  cet  art  d'i- 
mitation et  de  contrefaçon  en  parut  tout  d'un  coup  si  nouveau, 
qu'encore  aujourd'hui  les  derniers  romantiques,  et  en  leur  nom 
quelques  historiens  de  la  littérature,  se  font  honneur  de  l'œuvre 
et  de  la  gloire  d'André  Ghénier.  $  (Brunetière,  Etudes  critiques, 
III,  18-19.)  —  Il  est  à  remarquer  que  V.  Hugo  ne  se  réclame  pas 
)  d'André  Chénier. 


270  LA  PRÉFACE  DE   CROMWELL 

chemin  faisant.  Cette  muse,  loin  de  repousser, 
comme  la  véritable  école  classique  française  (1), 
les  trivialités  et  les  bassesses  de  la  vie,  les  re- 
cherche au  contraire  et  les  ramasse  avidement.  Le 
grotesque,  évité  comme  mauvaise  compagnie  par 
la  tragédie  de  Louis  XIV,  ne  peut  passer  tranquille 
devant  celle-ci.  //  faut  qu'il  soit  décrit  J  (2),  c'est- 
à-dire  anobli.  Une  scène  de  corps  de  garde  (3),  une 
révolte  de  populace,  le  marché  aux  poissons,  le 
bagne,  le  cabaret,  la  poule  au  pot  de  Henri  IV, 
sont  une  bonne  fortune   pour  elle  (4).  Elle  s'en 

(1)  Ce  membre  de  phrase  est  ajouté  en  interligne  dans  le  mss. 

(2)  Allusion  à  un  passage  de  Marie-Joseph  Chénier  : 

Ud  Scudéri  moderne,  en  sa  verve  indiscrète, 
Décrit  tout  sans  pinceaux,  sans  couleurs,  sans  palette  : 
Un  âne,  sous  les  yeux  de  ce  rimeur  proscrit,  ' 
Ne  peut  passer  tranquille,  et  sans  être  décrit. 

{Essai  sur  les  Principes  des  Arts.  Œuvres  posthumeB  (1825),  II, 
185.) 

(3)  Ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

(4)  Souvenir  de  Stendhal  :  «  ce  qu'il  y  a  d'antiromantique, 
c'est  M.  Legouvé,  dans  sa  tragédie  à? Henri  IV,  ne  pouvant  pas 
reproduire  le  plus  beau  mot  de  ce  roi  patriote  :  a  je  voudrais  que 
le  plui  pauvre  paysan  de  mon  royaume  pût  au  moins  avoir  la 
poule  au  pot  le  dimanche.  » 

Ce  mot  vraiment  français  eût  fourni  une  scène  touchante  an 
plus  mince  élève  de  Shakespeare.  La  tragédie  racinienne  dit  bien 
plus  noblement  : 

Je  veux  enfin  qu'au  jour  marqué  pour  le  repos, 
L'hôte  laborieux  des  modestes  hameaux 
Sur  sa  table  moins  humble  ait,  par  ma  bienfaisance, 
Quelques-uns  de  ces  mets  réservés  à  l'aisance. 

La  mort  de  Henri  IV,  acte  IV.  Racine  et  Shakespeare,  p.  35-36.) 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  271 

saisit,  elle  débarbouille  cette  canaille,  et  coud  à  ses 
vilenies  son  clinquant  et  ses  paillettes  ;  purpureus 
assuitur  pannus  (1).  Son  but  paraît  être  de  délivrer 
des  lettres  de  noblesse  à  toute  cette  roture  du 
drame  ;  et  chacune  de  ces  lettres  du  grand  scel  est 
une  tirade  (2). 

Cette  muse,  on  le  conçoit,  est  d'une  bégueulerie 
rare  (3).  Accoutumée  qu'elle  est  aux  caresses  de  la 

(1)  Tout  ce  passage,  depuis  «  le  grotesque,  évité,  etc.  i,  est 
une  adaptation  d'une  critique  de  Delille,  déjà  publiée  par 
V.  Hugo  dans  le  Conservateur  Littéraire  :  c  l'on  put  dire,  avec 
une  rigoureuse  vérité,  de  tout  poète  descriptif  : 

Un  âne,  sous  les  yeux  de  ce  rimeur  maudit, 

Ne  peut  passer  tranquille,  il  faut  qu'il  soit  décrit. 

«  Mais  sile  goût  s'égare  un  moment,  nous  ne  pouvons  être  long- 

i  temps  dupes  d'une  erreur  qui  intéresse  de  si  près  notre  plaisir. 

i  L'ennui,  ce  passe-temps  auquel  on  s'accoutume  le  jm oins  aisé- 
ment, surtout  en  France,  fit  bientôt  justice  Ole  toutes  ces  produc- 

I  tions,  danB  lesquelles  unv s  et  alter  assuitur  pannus,  comme  l'a  dit 
un  homme  de  sens,  qui  n'était  pas  plus  partisan  que  nous  de  ces 
poèmes,  qu'il  comparait,  comme  on  voit,  à  l'habit  d'Arlequin.  » 

f  (II,  56-57.)  Cf.  Horace,  Epîtres,  1.  II,  ép.  III,  v.  15  : 


h  Purpureus,  late  qui  splendeat,  uous  et  alter 

s  Assuitur  pannus. 

j  (2)  c  Je  désire  la  tragédie  en  prose...  Cela  m'intéresserait 
davantage,  je  l'avoue,  que  Clytemnestre  ou  Régulus  faisant  des 
tirades  de  quatre-vingts  vers  et  de  l'esprit  officiel.  La  tirade  est 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  antiromantique  dans  le  système  de 

f  Racine  ;  et  s'il  fallait  absolument  choisir,  j'aimerais  encore 
mieux  voir  conserver  les  deux  unités  que  la  tirade.    »  (Stendhal, 

|l  Racine  et  Shakespeare,  p.  158.) 

(3)  A  la  porte  du  Théâtre-Français,   les  gens  du  monde  trou- 

,  vent  «  un  monstre  terrible  :  le  bégueulisme,  puisqu'il  faut  l'ap- 


272  LA   PRÉFACE    DE   CKOMWELL 

périphrase,  le  mot  propre,  qui  la  rudoierait  quel- 
quefois, lui  fait  horreur.  Il  n'est  point  de  sa  dignité 
de  parler  naturellement.  Elle  souligne  le  vieux 
Corneille  pour  ses  façons  de  dire  crûment  : 

...  Un  tas  d'hommes  perdus  de  dettes  et  de  crimes  (1). 
...  Chimène,  qui  Veut  cru  ?  Rodrigue,  qui  l'eût  dit  ?  (2) 
,..  Quand  leur  Flaminius  marchandait  Arinibal  (3). 
...  Ah!  ne  me  brouillez  pas  avec  la  république  I  etc.  etc.  (4L 

Elle  a  encore  sut  le  cœur  son  :  Tout  beau.  Mon- 
sieur (5)  !  Et  il  a  fallu  bien  des  seigneur  !  et  bien 
des  madame  !  pour  faire  pardonner  à  notre  admi- 

peler  par  son  nom.  Dans  la  vie  commune,  le  bégueulisme  est 
l'art  de  s'offenser  pour  le  compte  des  vertus  qu'on  n'a  pas;  en 
littérature,  c'est  l'art  de  jouir  avec  des  goûts  qu'on  ne  sent 
point.  »  (Stendhal,  ibid.,  p.  56.) 

(1)  Cinna,  a.  V,  se.  i,  y.  1493. 

(2)  Ou  plus  exactement  : 

Rodrigue,  qui  l'eût  cru  ?  —  Chimène,  qui  l'eût  dit? 

(A.  III,  pc.  4,  v.  987.) 

(3)  Ce  don  a  sa  misère  était  le  prix  fatal 
Dont  leur  Flaminius  marchandait  Annibal. 

(Nicomède,  a.  I,  se.  1,  v.  22.) 

(4)  Ah  1  ne  me  brouillez  point  avec  la  république. 

(Nicomède,  a.  II,  se.  3,  v.  564.) 

(5)  Il  y  a  là  probablement  une  petite  erreur  de  mémoire,  car 
V.  Hugo  semble  faire  allusion  à  la  réponse  du  vieil  Horace  à 
Camille  : 

0  mes  frères  !  —  Tout  beau,  ne  les  pleurez  pas  tous. 

(Horace,  a.  III,  se.  6,  v.  1009.)  —  Ceci  du  reste  paraît  être  un 
souvenir  de  l'étude  du  comte  F.  de  Neufchâteau,  dont  V.  Hugo 
rend  compte  dans  le  Conservateur  Littéraire. 


TEXTE    DE   LA   PRÉFACE  273 

rable  Racine  ses  chiens  si  monosyllabiques  (1),  et 
ce  Claude  si  brutalement  mis  dans  le  ht  d'Agrip- 
pine  (2). 

Cette  Melpomène,  comme  elle  s'appelle,  frémirait 
de  toucher  une  chronique.  Elle  laisse  au  costumier 
le  soin  de  savoir  à  quelle  époque  se  passent  les 
drames  quelle  fait.  L'histoire  à  ses  yeux  est  de 
mauvais  ton  et  de  mauvais  goût.  Gomment,  par 
exemple,  tolérer  des  rois  et  des  reines  qui  jurent? 
Il  faut  les  élever  de  leur  dignité  royale  à  la  dignité 
tragique.  C'est  dans  une  promotion  de  ce  genre 
qu'elle  a  anobli  Henri  IV.  C'est  ainsi  que  le  roi  du 
peuple,  nettoyé  par  M.  Legouvé  (3),  a  vu  son  ven- 


(1)  Racine,  t.  III,  p.  633,  v.  506  : 

(2)  Racine,  t.  II,  p.  311,  v.  1137  : 


Des  lambeaux  pleins  de  sang,  et  des  membres  affreux, 
Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entre  eux. 


Le  sénat  fut  séduit  :  une  loi  moins  sévère 

Mit  Claude  dans  mon  lit,  et  Rome  à  mes  genoux. 

(3)  V.  Hugo  s'en  prend  plus  particulièrement  à  Legouvé, 
parce  que  celui-ci  est  d'actualité  au  moment  où  écrit  le  poète  : 
«  la  deuxième  livraison  des  Œuvres  complètes  de  Legouvé  en 
trois  volumes  in-8°  vient  d'être  mise  en  vente  chez  M.  Jamet.  * 
{Moniteur  du  10  février  1827.)  —  Dans  un  article  non  signé, 
paru  le  29  septembre  1827,  sur  les  œuvres  complètes  de  Legouvé, 
le  Globe  dit  :  «  Il  lutte  perpétuellement  dans  le  dialogue  pour 
traduire  en  périphrases  académiques  les  franches  paroles  de 
Sully  et  les  vives  saillies  de  Henri  IV.  Ses  vers  sur  la  poule  au 
pot,  cités  bien  des  fois,  ne  mourront  qu'avec  le  système  de  style 
'  tragique  dont  ils  sont  l'un  des  plus  rares  et  des  plus  précieux 
(  échantillons.  »  —  On  doit  remarquer  du  reste  la  modération  de 

PRjéFACR  DU  CROMWSL&,  13 


274  LA   PRÉFACE    DE   CROMWELL 

tre- saint-gris  chassé  honteusement  de  sa  bouche  par 
deux  sentences  (1),  et  qu'il  a  été  réduit,  comme  la 
jeune  fille  du  fabliau,  à  ne  plus  laisser  tomber  de 
cette  bouche  royale  que  des  perles,  des  rubis  et  des 
saphirs  (2)  :  le  tout  faux,  à  la  vérité  (3). 

En  somme,  rien  n'est  si  commun  que  cette  élé- 
gance et  cette  noblesse  de  convention.  Rien  de 
trouvé,  rien  d'imaginé,  rien  d'inventé  dans  ce  style. 
Ce  qu'on  a  vu  partout,  rhétorique,  ampoule,  lieux 
communs,  fleurs  de  collège  (4),  poésie  de  vers  la- 

V.  Hugo  dans  sea  critiques  contre  l'Académie  et  les  académi- 
ciens. Sept  ans  plus  tard,  il  dira  bien  : 

...  sur  l'Académie,  aïeule  et  douairière, 
Cachant  sous  ses  jupons  les  tropes  effarés... 
Je  fis  souffler  un  vent  révolutionnaire. 

(Contemplations,  I,  29.)  V.  Hugo  la  ménage  alors  :  dans  la 
séance  extraordinaire  du  mardi  8  janvier  1828,  il  lui  fait  hom- 
mage de  son  Cromwell.  (Moniteur  du  10  janvier  1828.' 

(1)  Je  n'ai  rien  trouvé  dans  la  Mort  de  Henri  iTqui  ressemble 
de  près  ou  de  loin  à  la  paraphrase  du  juron  de  Henri  IV. 

(2)  Perrault,  Contes  en  prose,  les  Fées,  p.  118  de  l'éd.  André 
Lefèvre. 

(3)  «  Baour  nous  a  récité  le  distique  suivant,  sur  la  tragédie 
de  la  Mort  de  Henri  IV,  qu'on  va  donner  incessamment  : 

Ravaillac  nous  priva  du  plus  juste  des  rois; 
Legouvé  l'assassine  urre  seconde  fois.  » 

(Géraud,  Un  homme  de  lettres  sous  l'Empire  et  la  Restauration, 
fragments  de  journal  intime,  publiés  par  Maurice  Albert  (Flam- 
marion), p.  29. 

(4/  V.  Hugo  connaissait  peut-être  un  «  Plaidoyer  sur  quatre 
espèces  de  fleurs,  précédé  d'un  discourB  sur  les  avantages  de  ces 
sortes  d'exercices  dans  l'Enseignement  des  Lettres  i,  par  l'abbé 
Moussaud.  Paris,  Maradan,  1817. 


TEXTE    DE   LA    PRÉFACE  275 

tins.  Des  idées  d'emprunt  vêtues  d'images  de  pa- 
cotille. Les  poètes  de  cette  école  sont  élégants  à  la 
manière  des  princes  et  princesses  de  théâtre,  tou- 
jours sûrs  de  trouver  dans  les  cases  étiquetées  du 
magasin  manteaux  et  couronnes  de  similor,  qui 
n'ont  que  le  malheur  d'avoir  servi  à  tout  le  monde. 
Si  ces  poètes  ne  feuillettent  pas  la  Bible,  ce  n'est 
pas  qu'ils  n'aient  aussi  leur  gros  livre,  le  Diction- 
naire de  rimes  (1).  C'est  là  leur  source  de  poésie, 
fontes  aquarum  (2). 

On  comprend  que  dans  tout  cela  la  nature  et  la 
vérité  deviennent  ce  qu'elles  peuvent.  Ce  serait 
grand  hasard  qu'il  en  surnageât  quelque  débris 
dans  ce  cataclysme  de  faux  art,  de  faux  style,  de 
fausse  poésie.  Voilà  ce  qui  a  causé  l'erreur  de  plu- 
sieurs de  nos  réformateurs  distingués  (3).  Choqués 
de  la  raideur,  de  l'apparat,  du  pomposo  de  cette 
prétendue  poésie  dramatique  (4),  ils  ont  cru  que 


(1)  Le  développement  de  cette  pensée,  à  savoir  que  les  vrais 
poètes  trouvent  naturellement  et  presque  fatalement  la  rime,  se 
trouve  dans  le  Petit  Traité  de  Poésie  française,  de  Th.  de  Ban. 
ville,  p.  45-85. 

(2)  Cette  expression,  fréquente  dans  la  Bible,  figure  au  ps.  113  : 
«  Qui  convertit...  rupem  in  fontes  aquarum.  »  (Communiqué 
par  M.  G.  Poiian,  correcteur  d'imprimerie.) 

(3)  Mme  de  Staël,  dans  son  livre  de  V Allemagne,  Stendhal 
dans  son  Racine  et  Shakespeare. 

(4)  €  La  pompe  des  alexandrins  est  un  plus  grand  obstacle 
encore  que  la  routine  même  du  bon  goût  à  tout  changement 
dans  la  forme  et  le  fond  des  tragédies  françaises  :  on  ne  peut 
dire  en  vers  alexandrins  qu'on  entre  ou  qu'on  sort,  qu'on  dort 
ou  qu'on  veille,  Bans  qu'il  faille  chercher  pour  cela  une   tour- 


276  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

les  éléments  de  notre  langage  poétique  étaient  in- 
compatibles avec  le  naturel  et  le  vrai  (1).  L'alexan- 
drin les  avait  tant  de  fois  ennuyés,  qu'ils  l'ont 
condamné,  en  quelque  sorte,  sans  vouloir  l'enten- 
dre, et  ont  conclu, un  peu  précipitamment  peut-être, 
que  le  drame  devait  être  écrit  en  prose  (2). 

Ils  se  méprenaient.  Si  le  faux  règne  en  effet  dans 
le  style  comme  dans  la  conduite  de  certaines  tra- 
gédies françaises,  ce  n'était  pas  aux  vers  qu'il 
fallait  s'en  prendre,  mais  aux  versificateurs.  Il  fallait 
condamner,  non  la  forme  employée,  mais  ceux  qui 

nure  poétique  ;  et  une  foule  de  sentiments  et  d'effets  sont  bannis 
du  théâtre,  non  par  les  règles  delà  tragédie,  mais  par  l'exigence 
même  de  la  versification.  t>  (De  V Allemagne,  p.  187-188,  2e  par- 
tie, ch.  xv.) 

(1)  «  Le  despotisme  des  alexandrins  force  souvent  à  ne  point 
mettre  en  vers  ce  qui  serait  pourtant  de  la  véritable  poésie...  On 
pourrait  défier  Racine  lui-même  de  traduire  en  vers  français 
Pindare,  Pétrarque  ou  Klopstock,  sans  dénaturer  entièrement 
leur  caractère.  Ces  poètes  ont  un  genre  d'audace  qui  ne  se  trouve 
guère  que  dans  les  langues  où  l'on  peut  réunir  tout  le  charme 
de  la  versification  à  l'originalité  que  la  prose  permet  seule  en 
français.  »  {De  l'Allemagne,  p.  139,  2«  partie,  ch.  IX.) 

(2)  «  Il  serait  donc  à  désirer  qu'on  pût  sortir  de  l'enceinte  que 
les  hémistiches  et  les  rimes  ont  tracée  autour  de  l'art.  y>  {De 
V Allemagne,  p.  190,  2e  partie,  ch.  xv.)  Ce  qui  ne  semble  être 
qu'une  boutade  chez  Mme  de  Staël, est  une  opinion  chez  Stendhal  : 
€  je  prétends  qu'il  faut  désormais  faire  des  tragédies  pour  nous, 
jeunes  gens  raisonneurs,  sérieux  et  un  peu  envieux,  de  l'an  de 
grâce  1823.  Ces  tragédies-là  doivent  être  en  prose.  De  nos 
jours,  le  vers  alexandriu  n'est  le  plus  souvent  qu'un  cache- 
sottise.  t>  {Racine  et  Shakespeare,  p.  2.)  Stendhal  répète  ses 
anathèmes  à  chaque  page  de  ce  livre  :  pp.  16,  35,  36,  90,  91, 
95,  109-1 14,  126-127,  159,  161,  166,  175,  178,  183,  195,  196, 
199,  201-204,  220-222,  225,  291-292. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  277 

avaient  employé  cette  forme  ;  les  ouvriers,  et  non 
l'outil  (1). 

Pour  se  convaincre  du  peu  d'obstacles  que  la 
nature  de  notre  poésie  oppose  à  la  libre  expression 
de  tout  ce  qui  est  vrai,  ce  n'est  peut  être  pas  dans 
Racine  qu'il  faut  étudier  notre  vers,  mais  souvent 
dans  Corneille,  toujours  dans  Molière  (2) .  Racine, 
divin  poète,  est  élégiaque,  lyrique,  épique  ;  Molière 
est  dramatique.  Il  est  temps  de  faire  justice  des 
critiques  entassées  par  le  mauvais  goût  du  dernier 
siècle  sur  ce  style  admirable  (3),  et  de  dire  haute- 

(1)  Ces  ennemis  du  vers  rimé,  au  théâtre,  étaient,  sans  s'en 
douter,  des  disciples  de  Chapelain  qui,  dans  la  dissertation  citée 
plus  haut,  après  avoir  protesté  contre  le  vers,  s'insurge  contre 
la  rime  :  «  en  cela  notre  langue  se  peut  dire  plus  malheureuse 
qu'aucune  autre,  étant  obligée,  outre  les  Vers,  à  la  tyrannie  de  la 
Rime,  laquelle  oste  toute  la  vraisemblance  au  théâtre  et  toute 
la  créance  à  ceux  qui  y  portent  quelque  étincelle  de  jugement... 
Nous  seuls,  les  derniers  des  Barbares,  sommes  encore  en  cet 
abus.  »  (Arnaud,  p.  346-347.) 

(2)  Cette  théorie  est  contestable  :  cf.  mon  Evolution  du  vers 
français  auXVJI*  siècle. 

(3)  Il  est  certain  que  Molière  subit  une  éclipse  à  la  fin  du 
xviii6  siècle.  Le  28  janvier  1796,  Mallet  du  Pan  écrit  :  «  le 
Corps  législatif  est  usé,  désert;  c'est  un  spectacle  en  décadence  : 
c'est  la  Comédie-Française  les  jours  de  Molière.  »  (Mémoires  et 
Correspondance,  etc.,  t.  II,  p.  208.)  On  peut  encore  consulter 
Linguet,  Annales  politiques,  civiles  et  littéraires  du  XVIII*  siè- 
cle, t.  V,  p.  41-51  ;X,  191. 

En  1810,  sa  revanche  n'est  pas  encore  prise,  puisque  Musset 
peut  dire  dans  Une  soirée  perdue  : 

J'étais  seul,  l'autre  soir,  au  Théâtre-Français, 

Ou  presque  seul  ;  l'auteur  n'avait  pas  grand  succès. 

Ce  n'était  que  Molière,  etc. 

Parmi  les  critiques  de  mauvais  goût  qui  n'ont  pas  compris  Molière 


278  LA  PRÉFACE  DE  CRÔMWELL 

ment  que  Molière  occupe  la  sommité  de  notre 
drame,  non  seulement  comme  poète,  mais  encore 
comme  écrivain.  Palmas  vere  habet  iste  duas  (1). 

Chez  lui,  le  vers  embrasse  l'idée,  s'y  incorpore 
étroitement,  la  resserre  et  la  développe  tout  à  la 
fois,  lui  prête  une  figure  plus  svelte,  plus  stricte, 
plus  complète,  et  nous  la  donne  en  quelque  sorte 
en  élixir.  Le  vers  est  la  forme  optique  de  ia  pensée. 
Voilà  pourquoi  il  convient  surtout  à  la  perspective 
scénique.  Fait  d'une  certaine  façon,  il  communique 
son  relief  à  des  choses  qui,  sans  lui,  passeraient 
insignifiantes  et  vulgaires.  Il  rend  plus  solide  et 
plus  finie  tissu  du  style.  C'est  le  nœud  qui  arrête 
le  fil.  C'est  la  ceinture  qui  soutient  le  vêtement  et 
lui  donne  tous  ses  plis.  Que  pourraient  donc  perdre 
à  entrer  dans  le  vers  la  nature  et  le  vrai?  Nous  le 
demandons  à  nos  prosaïstes  eux-mêmes,  que  per- 
dent-ils à  la  poésie  de  Molière  (2)  ?  Le  vin,  qu'on 
nous  permette    une    trivialité  de  plus,  cesse-t-il 


au  xvme  siècle,  il  serait  injuste  d'oublier  Lessing,  qui  finit  par 
attaquer  le  poète  qu'il  avait  d'abord  aimé  (cf.  Ehrhard.  Les 
comédies  de  Molière  en  Allemagne,  p.  222  et  suiv.  ;  cf.  Stapfer, 
Le  Temps,  n°  de  81  août  1889);  Schlegel  (Id.,  ibid . ,  p.  369- 
431,  notamment  p.  378),  et  Hegel,  qui  lui  reproche  son  pro- 
saïsme. [Poétique,  II,  136-137.) 

(1)  J'ignore  d'où  vient  cette  citation.  —  En  somme,  c'est  un 
hommage  rendu  à  un  ancêtre,  puisque  Ch.  Nodier  écrivait  en 
1820  :  «  On  me  demandera  si  Molière  est  classique...  Je  répon- 
drai que  si  Molière  arrivait  maintenant,  on  l'accuserait  proba- 
blement de  pencher  vers  le  genre  romantique .  $  [Mélanges,  I, 
384.) 

(2)  Cette  phrase  est  ajoutée  en  marge  du  manuscrit. 


TEXTE  DE    LA   PRÉFACE  279 

d'être  du  vin  pour  être  mis  en  bouteille  (1)  ? 
Que  si  nous  avions  le  droit  de  dire  quel  pourrait 
être,  à  notre  gré,  le  style  du  drame,  nous  vou- 
drions un  vers  libre,  franc,  loyal,  osant  tout  dire 
sans  pruderie,  tout  exprimer  sans  recherche  ;  pas- 
sant d'une  naturelle  allure  de  la  comédie  à  la  tra- 
gédie, du  sublime  au  grotesque  ;  tour  à  tour  positif 
et  poétique,  tout  ensemble  artiste  et  inspiré,  pro- 
fond et  soudain,  large  et  vrai  ;  sachant  briser  à 
propos  et  déplacer  la  césure  pour  déguiser  sa  mo- 
notonie d'alexandrin  ;  plus  ami  de  l'enjambement 
qui  l'allonge  que  de  l'inversion  qui  l'embrouille; 
fidèle  à  la  rime,  cette  esclave  reine,  cette  suprême 
grâce  de  notre  poésie,  ce  générateur  de  notre  mè- 
tre (2)  ;   inépuisable  dans  la    vérité  de  ses  tours, 

(1)  Sur  le  vera  de  Molière,  cf.  le  chapitre  îv  de  mon  Evolution 
du  vers  français  au  XVIIe  stècle,  notamment  p.  348-358,  et  les 
Stances  libres  dans  Molière,  par  M.  Comte  (Hachette).  —  L'i- 
mage sera  reprise  et  développée  par  M.  Vacquerie,  dans  une  pièce 
dédiée  à  Théophile  Gautiar  : 

La  forme  riche  fait  le  fond  pauvre.  La  fleur 
Ne  peut  être  parfum  à  la  fois  et  couleur. 

Pas  de  chaleur  où  luit  la  flamme. 
Plus  le  bois  est  touffu,  moins  il  aura  d'oiseaux. 
Les  poètes  qui  n'ont  que  la  peau  sur  les  os 

Ont  seuls  le  droit  d'a\oir  une  âme. 
J'avais  cru  — je  conçois  leur  vacarme  railleur!  — 
Qu'un  flacon  élégant  rendait  le  vin  meilleur. 

Sache  qu'une  strophe  bien  faite 
Rend  l'idée  impossible  a  boire,  et  qu'à  l'instant 
Le  verre  de  Venise  et  le  style  éclatant 

Changent  l'ambroisie  en  piquette. 

{Mes  premières  années  de  Paris,  p.  45-46.) 

(2)  En  janvier    1827,   il  écrit  à   Louis   Pavie  qu'elle   est  la 


280  LA  PRÉFACE   PE   CROMWELL 

insaisissable  dans  ses  secrets  d'élégance  et  de  fac- 
ture: prenant,  comme  Protée,  mille  formes  sans 
changer  de  type  et  de  caractère;  fuyant  la  ti- 
rade (1)  ;  se  jouantdans  ledialogue  ;  se  cachant  tou- 
jours derrière  le  personnage  (2)  ;  s'occupant  avant 
tout  d'être  à  sa  place,  et  lorsqu'il  lui  adviendrait 
d'être  beau,  n'étant  beau  en  quelque  sorte  que  par 
hasard,  malgré  lui  et  sans  le  savoir  (3)  ;  lyrique, 

«  seule  grâce  de  notre  vers  ».  [Correspondance,  p.  60.)  —  Cette 
apologie  de  la  rime  a  été  reprise  et  développée  par  Sainte-Beuve 
dans  ses  Poésies  de  Joseph  Delorme  (1829)  : 

Rime,  qui  donnes  leurs  sons 

Aux  chansons, 
Rime,  l'unique  harmonie 
Du  vers,  qui  sans  tes  accents 

Frémissants 
Serait  muet  au  génie,  etc. 

(1)  C'est  une  concession  à  Stendhal,  qui  avait  dit  :  €  La  tirade 
est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  antiromantique  dans  le  sys- 
tème de  Racine;  et  s'il  fallait  absolument  choisir,  j'aimerais 
encore  mieux  voir  conserver  les  deux  unités  que  la  tirade.  » 
{Racine  et  Shakespeare,  p.  158.) 

(2)  Ce  dernier  membre  de  phrase  est  ajouté  en  marge  du 
manuscrit. 

(3)  «  L'auteur  de  ce  drame  en  causait  un  jour  avec  Talma, 
et,  dans  une  conversation  qu'il  écrira  plus  tard,  lorsqu'on  ne 
pourra  plus  lui  supposer  l'intention  d'appuyer  son  œuvre  ou  son 
dire  sur  des  autorités,  exposait  au  grand  comédien  quelques-unes 
de  ses  idées  sur  le  style  dramatique.  —  Ah!  oui,  s'écria  Talma 
l'interrompant  vivement;  c'est  ce  que  je  m'épuise  à  leur  dire  : 
Pas  de  beaux  vers!  —  Pas  de  beaux  vers!  c'est  l'instinct  du 
génie  qui  trouvait  ce  précepte  profond.  Ce  sont  en  effet  les 
beaux  vers  qui  tuent  les  belles  pièces.  »  (Note  de  V.  Hugo.) 
Cette  note  figure  une  première  fois  en  marge  du  manuscrit  de 
la  Préface,  avec  ce  mot  :  a  note  à  réserver  ».  Dans  le  manuscrit 


TEXTE   DE    LA   PRÉFACE  281 

épique,  dramatique,  selon  le  besoin;  pouvant  par- 
courir toute  la  gamme  poétique,  aller  de  haut  en 
bas,  des  idées  les  plus  élevées  aux  plus  vulgaires, 
des  plus  bouffonnes  aux  plus  graves,  des  plus  exté- 
rieures aux  plus  abstraites,  sans  jamais  sortir  des 
limites  d'une  scène  parlée  ;  en  un  mot,  tel  que  le 
ferait  l'homme  qu'une  fée  aurait  doué  de  l'âme  de 
Corneille  et  de  la  tête  de  Molière  (1).  Il  nous  semble 

spécial  des  notes,  elle  n'est  plus  écrite;  c'est  une  coupure  im- 
primée que  V.  Hugo  a  collée  sur  le  papier.  —  Pour  le  fond 
iraême  de"  l'anecdote,  cf.  Victor  Hugo  raconté,  II,  221-223,  et 
\  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  417-421 .  —  Ces  théories  sur  les 
■vers  sont  très  heureusement  développées  par  B.  Deschamps, 
notamment  le  mélange  des  coupes  romantiques  et  classiques  : 
«  Comment  ne  sent-on  pas  que  le  rythme  continue  sous  ce 
désordre  apparent,  et  qu'il  n'y  manque  rien  que  la  monotonie! 
D'ailleurs,  un  mode  n'exclut  pas  l'autre;  c'est  tout  bénéfice.  L'art 
est  de  les  combiner  et  de  les  faire  jouer  daas  des  proportions  et  à 
Ides  distances  justes  et  harmoniques.  Lorsqu'après  une  page  de 
narration  écrite  en  vers  si  faussement  nommés  prosaïques,  se 
trouve  une  suite  de  beaux  vers  d'inspiration,  pleins  et  cadencés, 
comme  ceux  de  l'ancienne  école,  ils  se  détachent  avec  bien  plus 
ide  grâce  et  de  noblesse,  et  l'effet  en  est  bien  plus  puissant.  C'est 
un  chant  suave  et  pur  qui  sort  d'un  récitatif  bruyant  et  agité.  » 
(Préface  des  Etudes  françaises  et  étrangères,  p.  lvii-lviii.) 

(1)  Ce  que  V.  Hugo  rêvait,  on  sait  qu'il  l'a  réalisé.  Il  n'y  a 
pas  encore  d'étude  définitive  sur  sa  versification,  mais  bien  un 
:grand  nombre  d'essais,  dont  quelques-uns  sont  excellents  : 
fWilhem  Tennint,  Prosodie  de  l'Ecole  romantique  (1843)  avec 
une  lettre  de  V.  Hugo  ;  Ducondut,  Examen  critique  de  la  ver- 
sification française,  classique  et  romantique  (P aris,  Dupray  de 
ia  Mahérie,  1863),  notamment  p.  173-214  ;  Renouvier,  Critique 
philosophique,  3e  année,  t.  I  et  II  ;  du  même,  la  Nouvelle  mé' 
trique,  dans  la  Critique  philosophique  du  30  septembre  1885  ; 
du  même,  Victor  Hugo,  le  Poète  (Armand  Colin)  ;  Guyau, 
Y  Esthétique  du  vers  moderne,  daas  la   Revue  philosophique   de 


282  LA    PBÉFACE  DE  CROMWELL 

que  ce  vers-là   serait  bien    aussi  beau  que  de  la 
prose  (1). 

Il  n'y  aurait  aucun  rapport  entre  une  poésie  de 
ce  genre  et  celle  dont  nous  faisions  tout  à  l'heure 
l'autopsie  cadavérique  (2).  Lanuancequi  les  sépare 


mars  1884,  et  les  Problèmes  de  l'Esthétique  contemporaine 
(Alcan,  1884)  ;  Mabilleau,  Victor  Hugo  (Hachette,  1893)  ;  Bru- 
netière,  L'Evolution  de  la  poésie  lyrique  en  France  (Hachette, 
1894),  p.  196,  sqq  ;  abbé  Theys,  Métrique  de  Victor  Hugo 
(Liège,  Godenne,  1896),  etc.  M.  Legouvé,  dans  un  article  sur 
Voltaire  poète  romantique,  publié  dans  le  Temps  du  6  janvier 
1897,  a  montré  tout  ce  que  V.  Hugo  devait  à  son  admirable 
vers.  Il  conclut  ainsi  son  étude  :  «  deux  drames  du  répertoire 
de  Victor  Hugo  restent  fièrement  debout  et  sont  en  passe  de 
devenir  classiques  :  Hernani  et  Ruy  Blas.  Certes,  ces  deux 
pièces  prêtent  fort  à  la  critique  comme  pièces  !  Qui  donc  les 
fait  vivre  et  les  fera  survivre  ?  La  poésie,  le  style.  » 

(1)  Ne  serait-ce  pas  un  souvenir  de  ce  La  Harpe  tant  raillé? 
Au  xviii8  siècle,  les  philosophes,  en  gens  sensés,  «  quand  ils 
voulaient  louer  des  vers  qui  leur  paraissaient  faire  une  excep- 
tion,... disaient:  cela  est  beau  comme  de  la  prose.  Je  l'ai  encore 
entendu  dire  à  Ducloa.  »  (Lycée,  XII,  5.)  Buffon  allait  même 
plus  loin,  s'il  faut  en  croire  un  de  ses  protégés,  l'abbé  Manry, 
dans  son  Eloge  de  Fénelon,  note  5  :  «  Quand  j'appelle  le  Télé- 
maque  un  poème  en  proie,...  j'avoue  que  Buffon,  dont  l'opinion 
était  prononcée  très  hautement  en  faveur  de  ce  système  de  la 
Motte,  gâtait  étrangement  cette  cause  littéraire,  en  prétendant 
qu'on  pouvait  mieux  rendre  en  prose  que  l'auteur  de  Phèdre  et 
à'Athalie  les  plus  belles  tirades  de  Racine.  »  C'est  à  peu  près 
ce  que  rapporte  La  Harpe,  Lycée,  XIJ,  10-11  ;  cf.  Vil,  259- 
260. 

(2)  Peut-être  A.  de  Vigny  se    rappelait-il  cette  expression  si, 
forte,  lorsqu'il  écrivait  en  1833,  protestant  contre  la  tendance 
de  la  critique  à  faire  de  la  vivisection  sur  les  poètes  :  «  il  ne 
faut  disséquer  que   les   morts.  »   (Journal  d'un  poète,  p.  80, 
Charpentier,  1882.) 


f ÉXTE   DE   LA   PRÉFACE  $83 

sera  facile  à  indiquer,  si  un  homme  d'esprit,  au- 
quel l'auteur  de  ce  livre  doit  un  remercîment  per- 
sonnel, nous  permet  de  lui  en  emprunter  la 
piquante  distinction  :  l'autre  poésie  était  descrip- 
tive, celle-ci  serait  pittoresque  (1). 

Répétons-le  surtout,  le  vers  au  théâtre  doit  dé- 
pouiller tout  amour-propre,  toute  exigence,  toute 
coquetterie.  Il  n'est  là  qu'une  forme,  et  une  forme 
qui  doit  tout  admettre,  qui  n'a  rien  à  imposer  au 
idrame,  et  au  contraire  doit  tout  recevoir  de  lui, 
pour  tout  transmettre  au  spectateur,  français,  latin, 
textes  de  lois,  jurons  royaux,  locutions  populaires, 
:comédie,  tragédie,  rire,  larmes,  prose  et  poésie. 
Malheur  au  poète  si  son  vers  fait  la  petite  bouciie  î 
Mais  cette  forme  est  une  forme  de  bronze  qui  en- 
cadre la  pensée  dans  son  mètre,  sous  laquelle  le 
;drame  est  indestructible,  qui  le  grave  plus  avant 
dans  l'esprit  de  l'acteur,  avertit  celui-ci  de  ce 
qu'il  omet  et  de  ce  qu'il  ajoute,  l'empêche  d'al- 
térer son  rôle,  de  se  substituer  à  l'auteur,  rend 
chaque  mot  sacré,  et  fait  que  ce  qu'a  dit  le  poète 
se  retrouve  longtemps  après  encore  debout  dans 
la  mémoire  de  l'auditeur.  L'idée,  trempée  dans 
le  vers,  prend  soudain  quelque  chose  de  plus  incisit 
et  de  plus  éclatant.  C'est  le  fer  qui  devient  acier. 

On  sent  que  la  prose,  nécessairement  bien  plus 


(1)  Tout  ee  paragraphe  e*t  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 
Cet  homme  d'esprit  n«  serait-il  pas  Sainte-Beuve,  comme  nous 
l'avons  déjà  supposé  ?  ^ 


. 


284  LA   PRÉFACE  DE   CROMWELL 

timide,  obligée  de  sevrer  le  drame  de  toute  poésie 
lyrique  ou  épique,  réduite  au  dialogue  et  au  posi- 
tif, est  loin  d'avoir  ces  ressources.  Elle  a  les  ailes 
bien  moins  larges.  Elle  est  ensuite  d'un  beaucoup 
plus  facile  accès  ;  la  médiocrité  y  est  à  Taise  (1)  ;  et,| 
pour  quelques  ouvrages  distingués  comme  ceux  que 
ces  derniers  temps  ont  vu  paraître  (2),  l'art  serait 
bien  vite  encombré  d'avortons  et  d'embryons.  Une; 


(1)  V.  Hugo  reprend  la  thèse  de  Gilbert  : 

J'approuve  l'auteur  de  ces  drames  diserts, 

Qui  ne  s'abaisse  point  jusqu'à  parler  en  vers  : 
Un  vers  coûte  à  polir,  et  le  travail  nous  pèse  ; 
Mais  en  prose  du  moins,  on  est  sot  à  son  aise. 


(Satire  I,  Le  XVI1I&  siècle  (collection  Quantin),  p.  23.)  On 
voit  combien  V.  Hugo  montrait  peu  de  goût  pour  la  littérature 
facile,  celle  que  Nisard  allait  bientôt  définir  dans  son  Manifeste  : 
«  toute  besogne  littéraire  qui  ne  demande  ni  études,  ni  appli- 
cation, ni  choix,  ni  veilles,  ni  critique,  ni  art,  ni  rien  enfin  de 
ce  qui  est  difficile.  »  (Portraits  et  études,  p.  4.)  —  «  On  a  cri- 
tiqué ma  définition  de  littérature  facile,  et  on  a  dit  :  «  Il  y  a  eu 
de  bons  ouvrages  faits  facilement  »,  ce  qui  est  vrai;  mais  j'en*- 
tendais  par  littérature  facile,  non  pas  de  la  bonne  littérature 
faite  facilement,  mais  de  la  médiocre  littérature  facile  à  faire.  » 
(Ibid.,  p.  32.) 

(2)  V.  Hugo  se  montre  aimable  pour  des  ouvrages  médiocres, 
mais  anti-classiques,  que  le  romantisme  était  obligé  de  prôner 
faute  de  mieux.  On  sentait  bien  que,  pour  battre  en  brèche  la 
tragédie  et  l'art  classique,  il  fallait  une  œuvre  de  génie  :  «  di- 
rigeons tous  nos  efforts  contre  ces  retranchements,  dit  le  Globe, 
le  27  octobre  1825.  Que  la  règle  des  unités,  la  séparation  des 
genres...  s'écroulent  l'une  après  l'autre  sous  les  coups  du  bon 
sens  ;  et,  maîtres  de  la  place,  nous  n'aurons  plus  qu'à  entonner 
le  Te  Deum  d'usage.  Ce  sera  au  génie  à  faire  le  reste.  »  Mais 
on  était  encore  fort  loin  de  ce  Te  Deum,  et  les  Romantiques 
avaient  beau  se  demander  :  «  Ne  paraîtra-t-il  pas,  ce  réfurraa- 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  285 

utre  fraction  de  la  réforme  inclinerait  pour  le 
rame  écrit  en  vers  et  en  prose  tout  à  la  fois, 
omme  a  fait  Shakespeare  (1).  Cette  manière  a  ses 
vantages.  Il  pourrait  cependant  y  avoir  disparate 
ans  les  transitions  d'une  forme  à  l'autre,  et  quand 
n  tissu  est  homogène,  il  est  bien  plus  solide.  Au 
,?ste,  que  le  drame  soit  écrit  en  prose,  ce  n'est  là 
u'une  question  secondaire.  Le  rang  d'un  ouvrage 
oit  se  fixer,  non  d'après  sa  forme,  mais  d'après  sa 
aleur  intrinsèque.  Dans  des  questions  de  ce  genre, 
n'y  a  qu'une  solution  (2).  Il  n'y  a  qu'un  poids  qui 


iur  de  la  scène  française  ?  »  (Revue  française,  IV,  110.)  Rien 
s  paraissait.  En  attendant  le  génie  espéré,  on  prit  ce  qu'on 
•ou va.  Pour  battre  en  brèche  la  règle  des  vingt-quatre  heures, 
î  fit  Julien  ou  Vingt-cinq  ans  oVentr'acte.  {Le  Globe,  n°  du 
%  janvier  1826.)  A  ce  moment,  on  a  tellement  besoin  d'un 
rame  qui  fasse  époque,  que  le  Globe  salue  Trente  ans  ou  la  vie 
\un  joueur  comme  le  coup  de  grâce  de  la  tragédie  :  «  le  méîo- 
Yame  la  tue,  le  mélodrame  libre  et  vrai,  plein  de  vie  et  d'é- 
l3rgie,  tel  que  le  fait  M.  Ducange.  »  (N°  du  23  juin  1827.) 
"  (1)  V.  Hugo  fait  probablement  allusion  à  une  tentative  assez 
'arieuse,  dont  Alfred  de  Vigny  avait  déjà  parlé  :  «  en  1824, 
imprimai  quelque  chose  de  ces  mêmes  doctrines...  dans  la  Muse 
rançaise.  Ce  fut  à  propos  d'une  honorable  tentative  de  M.  de 
orsum,  poète  et  savant  qui  a  trop  peu  vécu,  et  traduisit  plusieurs 
Vagédies  de  Shakspeare  en  prose,  vers  blancs  et  vers  rimes  ; 
Vstème  qui  n'est  pas  le  mien,  et  que  je  crois  à  jamais  impra- 
cable  dans  notre  langue.  »  (Lettre  à  Lord  D**%  en  tête  du 
îore  de  Venise,  Théâtre  complet,  II,  72,  note.)  —  Plus  tard,  le 
oète  écrira  :  «  1817  est  l'année  que  Louis  XVIII,  avec  un 
artain  aplomb  royal  qui  ne  manquait  pas  de  fierté,  qualifiait  la 
ingt-deuxièrae  de  son  règne.  C'est  Tannée  où  M.  Bruguière  de 
orsum  était  célèbre.  »  {Les  Misérables,  t.  I,  p.  207.) 
(2)  Ajouté  en  marge  dans  le  mas* 


286  LA   PRÉFACE   DE   CROMWEtL 

puisse  faire  pencher  la   balance  de  l'art,  c'est  le 
génie. 

Au  demeurant,  prosateur  ou  versificateur,  le 
premier,  l'indispensable  mérite  d'un  écrivain  dra- 
matique, c'est  la  correction.  Non  cette  correction; 
toute  de  surface,  qualité  ou  défaut  de  l'école  des- 
criptive, qui  fait  de  Lhomond  et  de  ïlestaut  (if 
les  deux  ailes  de  son  Pégase  ;  mais  cette  correction! 
intime,  profonde,  raisonnée,  qui  s'est  pénétrée  duj 
génie  d'un  idiome  ;  qui  en  a  sondé  les  racines,! 
fouillé  les  étymologies;  toujours  libre,  parce  qu'elle' 
est  sûre  de  son  fait,  et  qu'elle  va  toujours  d'accord 
avec  la  logique  de  la  langue   (2).  Notre  Dame  la 


(1)  Lhomond  est  assez  connu.  Pour  Restant,  il  fit  paraître 
en  1730  des  «  Principes  généraux  et  raisonnes  de  la  grammaire 
française,  avec  des  observations  sur  l'orthographe,  les  accents, 
la  ponctuation  et  la  prononciation  ;  et  un  abrégé  des  règles  de 
la  versification  française.  » 

(2)  C'était  le  cas  de  V.  Hugo,  qui  connaissait  admirablement 
sa  langue  et  ses  classiques,  mieux  même  que  les  professionnels. 
A  l'Académie,  Cousin  protestait  contre  un  soi-disant  néologisme, 
et  en  profitait  pour  dauber  sur  l'école  romantique  :  «  On  s'at- 
tendait à  voir  V.  Hugo  relever  le  gant  jeté  par  M.  Cousin  à 
l'école  romantique  ;  mais  lui,  s 'adressant  tranquillement  à  l'ap- 
pariteur :  «  Pingard,  lui  dit-il,  veuillez  aller  prendre  dans  la 
bibliothèque  le  Voyage  en  Laponie  de  Regnard,  troisième  volume 
de  ses  œuvres  complètes.  »  Grand  silence.  L'appariteur  sortit, 
et  au  bout  d'un  moment  revint  avec  le  volume  demandé.  Il  le 
remit  à  Victor  Hugo.  Celui-ci  l'ouvrit,  pria  M.  Villemain  de 
vouloir  bien  relire  tout  entière  la  phrase  où  se  trouvait  le  mol 
incriminé  ;  après  quoi,  il  lut  à  son  tour  d'une  voix  nette  et 
ferme  un  passage  du  Voyage  en  Laponies  qui  contenait  le  mêmi 
mot  employé  dans  le  même  sens,  ferma  silencieusement  le  v$ 
lume,  et  le  rendit  à  l'appariteur.  M.  Cousin  était  battu.  »  Récit 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  287 

]{  grammaire  mène  l'autre  aux  lisières  ;  celle-ci  tient 
en  laisse  la  grammaire  (1).  Elle  peut  oser,  hasar- 
der, créer,  inventer  son  style  ;    elle  en  a   le  droit. 
Car,  bien  qu'en  aient  dit  certains  hommes  qui  n'a- 
i  vaient  pas  songé  à  ce  qu'ils  disaient,  et  parmi  les- 
i  quels  il  faut  ranger  notamment  celui  qui  écrit  ces 
1  lignes  (2),  la  langue  française  n'est  point  fixée  et 


J  de  Guizot,  rapporté  par  Stapfer,  Les  artistes  juges  et  parties, 
\  Causeries  parisiennes,  p.  44-47. 

(1)  V.  Hugo  avait  déjà  exposé  ces  idées  dans  une  préface  des 
Odes  et  Ballades,  celle   d'octobre   1826  :  «  Il  est  bien  entendu 
•  que  la   liberté  ne  doit  jamais   être  l'anarchie  ;  que  l'originalité 
;  ne  peut  en  aucun  cas  servir  de   prétexte  à  l'incorrection.    Dans 
une  oeuvre  littéraire,  l'exécution  doit  être  d'autant  plus  irrépro- 
chable que  la  conception  est  plus  hardie.    Si  voua  voulez  avoir 
raison  autrement  que  les  autres,  vous  devez  avoir  dix  fois  raison. 
il  Plus  on   dédaigne  la  rhétorique,    plus    il  sied    de  respecter  la 
,  grammaire.  On  ne  doit  détrôner  Aristote    que  pour  faire  régner 
Vaugelas...  L'auteur  de  ce  recueil  développera  peut-être  ailleurs 
tout  ce  qui  n'est  ici  qu'indiqué.  »  (I,  27-28.) 
1       (2)  «  Nul  ne  pousse  plus  loin  que  l'auteur  de  ce  livre  l'estime 
\  pour  cet  excellent  esprit.    Boileau  partage  avec   notre    Racine 
le  mérite  uniqu*.  d'avoir  fixé  la  langue  française,  ce  qui  suffirait 
:  pour    prouver  que  lui  aussi  avait  un  génie  créateur.  »  {Odes  et 
\  Ballades,  préface  de  février  1824.  t.  I,  p,  18,  note.)  Peut-être 
I  "  V .    Hugo  se  rendit-il  compte  de  son    erreur  le   jour  où  il  vit 
ii  qu'il  s'était  rencontré  avec  sa  bête  noire  du  Conservateur  Litté- 
fi  raire,  Tissot  :  «  Une  opinion  que   j'avais  depuis  longtemps  sur 
Racine  vient  d'acquérir  une  nouvelle  force,    depuis   que  j'ai  lu 
il  dans  le  dernier  numéro    du   Mercure   un    excellent  article  de 
I.  M.    Tissot  sur  les  auteurs  qui  ont  fixé  la    langue  française.  » 
(Géraud,  Un  homme  de  lettres,  etc.,  p.  109,  décembre  1809.)  Il 
serait  plus  vraisemblable  de  supposer  que  V.  Hugo    s'est  con- 
i  verti  à  des  idées  plus  scientifiques  le  jour  où  il  a  lu  dans  YExa- 
i  men  critique  des  Dictionnaires  de  son  ami  Nodier,  à  l'article  Sca- 
Ugérim  :  «  Il  aérait  injuste  et  ridicule   de   s'imaginer   qu'une 


288  LA   PRÉFACE    DE   CROMWELL 

ne  se  fixera  point.  Une  langue  ne  se  fixe  pas.  L'es- 
prit humain  est  toujours  en  marche,  ou,  si  l'on 
veut,  en  mouvement,  et  les  langues  avec  lui.  Les 
choses  sont  ainsi.  Quand  le  corps  change,  com- 
ment Fhabit  ne  changerait-il  pas  ?  Le  français  du 
dix-neuvième  siècle  ne  peut  pas  plus  être  le  fran-_ 
çais  du  dix-huitième,  que  celui-ci  n'est  le  français 
du  dix-septième,  que  le  français  du  dix-septième 
n'est  celui  du  seizième.  La  langue  de  Montaigne 
n'est  plus  celle  de  Rabelais,  la  langue  de  Pascal 
n'est  plus  celle  de  Montaigne,  la  langue  de  Montes- 
quieu n'est  plus  celle  de  Pascal.  Chacune  de  ces 
quatre  langues,  prise  en  soi,  est  admirable,  parce 
qu'elle  est  originale.  Toute  époque  a  ses  idées  pro- 
pres, il  faut  qu'elle  ait  aussi  les  mots  propres  à 
ces  idées.  Les  langues  sont  comme  la  mer,  elles 
oscillent  sans  cesse.  A  certains  temps,  elles  quittent 
un  rivage  du  monde  de  la  pensée  et  en  envahissent 
un  autre.  Tout  ce  que  leur  flot  déserte  ainsi,  sèche 
et  s'efface  du  sol.  C'est  de  cette  façon  que  des  idées 
s'éteignent,  que  des  mots  s'en  vont.  Il  en  est  des 
idiomes  humains  comme  de  tout.  Chaque  siècle  y 
apporte  et  en  emporte  quelque  chose.  Qu'y  faire? 
Cela  est  fatal.  C'est  donc  en  vain  que  l'on  voudrait 
pétrifier  la  mobile  physionomie  de  notre  idiome 
sous  une  forme  donnée.    C'est  en    vain  que  nos 


langue  est  nécessairement  arrêtée  le  jour  où  la  dernière  édition 
du  Dictionnaire  de  V Académie  est  mise  en  vente.  Les  langues 
croisse  ut  ta&t  qu'elles  viveot»  » 


TEXTE  DE  LA  PRÉFACE  289 

Josué  littéraires  crient  à  la  langue  de  s'arrêter  ;  les 
langues  ni  le  soleil  ne  s'arrêtent  plus.  Le  jour  où 
elles  se  fixent,  c'est  qu'elles  meurent  (1).  Voilà 
pourquoi  le  français  de  certaine  école  contempo- 
raine est  une  langue  morte. 

Telles  sont,  à  peu  près,  et  moins  les  développe- 
ments approfondis  qui  en  pourraient  compléter 
l'évidence,  les  idées  actuelles  de  l'auteur  de  ce  livre 
sur  le  drame  (2).  Il  est  loin,  du  reste,  d'avoir  la 
prétention  de  donner  son  essai  dramatique  comme 
une  émanation  de  ces  idées,  qui  bien  au  contraire 
ne  sont  peut-être  elles-mêmes,  à  parler  naïvement, 


(1)  Dans  tont  ce  curieux  passage,  on  trouve  à  la  fois  des  ré- 
[  miniscences  de  l'opinion  d'Horace,  et  la  prescience  d'une  théorie 
[nouvelle  sur  la  vie  des  mots,  qui  ne  prendra  sa  forme  complète 
\  que  sous  la  plume  d'A.  Darmesteter  en  1887,  mais  dont  V.  Hugo 
5  avait  vu  les  premiers  linéaments  soixante  ans  auparavant.  (Cf. 

i  La  vie  des  mots  étudiée  dans  leur  signification,  et  De  la  création 
actuelle  des  mots  nouveaux  dans  la  langue  française,  par  A . 
!  Darmesteter.) 

(2)  V.   Hugo  aurait-il  simplement  recopié,  vers  1875,  sa  Pré- 
face sans  y   rien  changer?  Certainement  non.  Il   avait  grandi 

(  depuis.    Il  aurait,  peut-être,    mieux  jugé  Racine,  dont  il  était 

devenu  l'égal  par  de  tout  autres  qualités .  —    On  ne   se  figure 

;  pas  Boileau   changeant  un    e>eul    des    vers   de   Y  Art  poétique 

même  dans  le  Temple  du  Goût  de  Voltaire,  même  dans  le  1802 

de  Renan.  Mais  V.  Hugo,  quia  toujours  progressé,  aurait  sup- 

i  primé  dans  sa  Préface  les  coups  de  pistolet,  les  paradoxes  agres- 

i  sifs,  les  théories  douteuses.  Ses  idées  littéraires  en  effet,  aussi 

i  bien  que  ses  opinions  politiques,  ont  évolué.  Dans  la  Préface,  il 

dit  que   le  drame  vit  du  réel  ;  dans  William  Shakespeare,  il 

prétend  que  ce  même  drame  doit  passer  la  mesure,  perdre  la 

proportion.  Cf.  Stapfer,    Les  artistes  juges  et  parties,  Causeries 

Parisiennes,  p.  120-123. 

PREFACE    DE    CROMWELL,  19 


290  LA   PRÉFACE   DE   CROMWEIX 

que  des  révélations  de  l'exécution  (1) .  Il  lui  serait 
fort  commode  sans  doute  et  plus  adroit  d'asseoir 
son  livre  sur  sa  préface  et  de  les  défendre  l'un  par 
l'autre.  Il  aime  mieux  moins  d'habileté  et  plus  de 
franchise.  Il  veut  donc  être  le  premier  à  montrer 
la  ténuité  du  nœud  qui  lie  cet  avant-propos  à  ce 
drame.  Son  premier  projet,  bien  arrêté  d'abord 
par  sa  paresse,  était  de  donner  l'œuvre  toute  seule 
au  public  ;  el  demonio  sin  las  cuernas,  comme  disait 
Yriarte  (2).  C'est  après  l'avoir  dûment  close  et  ter- 
minée, qu'à  la  sollicitation  de  quelques  amis  pro- 
bablement bien  aveuglés  (3),  il  s'est  déterminé  à 
compter  avec  lui-même  dans  une  préface,  à  tracer, 


(1)  Sans  oublier  toutes  celles  qui  lui  ont  été  révélées  par  ses 
lectures. 

(2)  «  Je  ne  trouve  pas  dans  les  Fabulas  le  el  demonio  sin  los 
cuernos,  mais  cette  expression  6e  rencontre  peut-être  dans  d'au- 
tres ouvrages,  maintenant  oubliés,  du  fabuliste.  Cuernas  (fé- 
minin) est  espagnol,  mais  désigne  des  vases  de  corne,  des  bois 
de  cerf,  des  cornets  ou  cors  de  chasse,  et  des  petits  pains  ronds 
ou  en  croissants.  Si  Yriarte  a  parlé  quelque  part  des  cornes  du 
diable,  il  a  dû  écrire  los  cuernos,  au  masculin.  »  (Communication 
de  M.  de  Tréverret.)  Cf.  Morel-Fatio,  I,  88-89.  —  Cette  citation 
d'Yriarte  est  ajoutée  en  interligne  dans  le  manuscrit. 

(3)  Les  amis  du  Cénacle  avaient  entendu  V .  Hugo  causer  sa* 
Préface  avant  de  l'écrire  :  «  Je  recueillais,  dit  Amaury  Duval 
en  parlant  des  soirées  de  l'Arsenal,  je  recueillais  avec  un  tel 
soin  la  moindre  des  paroles  de  ces  grands  causeurs,  qu'à  cin- 
quante ans  de  distance,  je  pourrais  en  citer  encore,  et  que 
j'entends,  comme  si  j'y  étais,  Victor  Hugo  émettre  sur  son  art 
les  théories  dont  je  retrouvai  plus  tard  le  développement  dans 
la  Préface  de  Cromwell.  »  [Souvenirs,  p.  17.)  —  Pour  les  détails 
sur  ces  amis  du  Cénacle,  cf.  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  325 
sqq. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  291 

pour  ainsi  parler,  la  carte  du  voyage  poétique  qu'il 
venait  de  faire,  à  se  rendre  raison  des  acquisitions 
bonnes  ou  mauvaises  qu'il  en  rapportait,  et  des 
nouveaux  aspects  sous  lesquels  le  domaine  de  l'art 
s'était  offert  à  son  esprit  (1). 

On  prendra  sans  doute  avantage  de  cet  aveu 
pour  répéter  le  reproche  qu'un  critique  d'Allema- 
gne lui  a  déjà  adressé,  de  faire  «  une  poétique  pour 
sa  poésie  »  (2).  Qu'importe  ?  Il  a  d'abord  eu  bien 
plutôt  l'intention  de  défaire  que  de  faire  des  poéti- 
ques (3).  Ensuite  ne  vaudrait  il  pas  toujours  mieux 

(1)  En  sapposant  que  sa  Préface  est  postérieure  à  son  drame 
et  en  est  tirée,  V.  Hugo  semble  vouloir  se  mettre  d'accord  lui- 
même  avec  ce  qu'il  a  dit  plus  haut  :  «  Il  y  a  en  ce  cas  deux  espèces 
de  modèles,  ceux  qui  se  sont  faits  d'après  les  règles,  et,  avant 
eux,  ceux  d'après  lesquels  on  a  fait  les  règles.  Or,  dans  laquelle 
de  ces  deux  catégories  le  génie  doit-il  se  chercher  une  place  ? 
Quoiqu'il  soit  toujours  dur  d'être  en  contact  avec  les  pédants, 
ne  vaut-il  pas  mille  fois  mieux  leur  douner  des  leçons  qu'en 
recevoir  d'eux?  »  Dans  Victor  Hugo  raconté  (II,  226),  le  Témoin 
dit  également  que  l'auteur  ne  s'occupa  de  la  Préface  qu'une  fois 
le  drame  terminé.  Cela  veut  dire  sans  doute  qu'il  écrivit  seule- 
ment alors  ses  théories  ;  mais  elles  lui  étaient  depuis  longtemps 
familières,  puisque,  comme  nous  venons  de  le  voir,  depuis 
longtemps  il  les  exposait  chez  Nodier.  —  D'ailleurs  V.  Hugo 
revient  plus  loin  à  la  réalité  en  écrivant  :  «  On  verra  du  reste 
à  le  lire  combien  il  songeait  peu  à  son  ouvrage  en  écrivant 
cette  préface,  etc.  » 

(2)  Jean  Paul  avait  déjà  dit  de  sa  propre  poétique  qu'elle 
n'était  pas  «  un  discours  de  charpentier  prononcé  du  haut  d'un 
bâtiment  achevé.  »  (Poétique,  1804,  t.  I,  p.  103  ;  cf  A.  Bûchner, 
Jean  Paul  et  sa  Poétique,  p.  65.)  Ce  passage  devait  être  connu 
du  «  Critique  d'Allemagne  »  ;  quel  était  ce  critique  ?  Je  ne  sais. 

(3)  Sur  ce  côté  négatif  du  Romantisme,  cf.  ma  Convention, 
p.  vin,    et   90-91.  —  «  Tout  le   monde  était  d'accord  sur  un 


292  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

faire  des  poétiques  d'après  une  poésie,  que  de  la 
poésie  d'après  une  poétique?  Mais  non,  encore  une 
fois,  il  n'a  ni  le  talent  de  créer,  ni  la  prétention  d'é- 
tablir des  systèmes.  «  Les  systèmes,  dit  spirituelle 
ment  Voltaire,  sont  comme  des  rats  qui  passent  par 
vingt  trous,  et  en  trouvent  enfin  deux  ou  trois  qui 
ne  peuvent  les  admettre  (1).  »  C'eût  donc  été  pren- 
dre une  peine  inutile  et  au-dessus  de  ses  forces  (2). 
Ce  qu'il  a  plaidé,  au  contraire,  c'est  la  liberté  de 
l'art  contre  le  despotisme  des  systèmes,  des  codes 
et  des  règles.  Il  a  pour  habitude  de  suivre  à  tout 
hasard  ce  qu'il  prend  pour  son  inspiration   (3),  et 


point,  c'est  que  si  l'on  ne  savait  pas  encore  ce  qu'on  voulait, 
on  savait  au  moins  ce  dont  on  ne  voulait  plus.  »  (A.  Dumas, 
Théâtre  complet,  I,  22  :  Comment  je  devins  auteur  dramatique.) 

(1)  La  citation  doit  être  faite  de  mémoire,  car  elle  est  in- 
exacte :  «  Les  systèmes  sont  comme  les  rats,  qui  peuvent  passer 
par  vingt  petits  trous,  et  qui  en  trouvent  enfin  deux  ou  trois  qui 
ne  peuvent  les  admettre.  »  (Voltaire,  Dictionnaire  philosophique. 
article  Barbe,  dans  l'éd.  Beuchot,  t.  XXVII,  p.  303.)  Hugo 
pouvait  citer  de  mémoire,  car  le  ton  gaulois  de  cet  article  em- 
pêche que  l'on  ne  l'oublie  une  fois  lu. 

(2)  La  citation  de  Voltaire  et  la  phrase  suivante  sont  ajoutées 
en  marge  du  manuscrit. 

(3)  Très  heureusement  notre  poète  se  trompe  sur  lui-même  : 
«  Victor  Hugo  est  le  plus  conscient,  le  plus  volontaire,  le  plus 
sûr  de  tous  les  artistes  qui  jamais  ressentirent  c  du  ciel  l'in- 
fluence secrète  ».  Sa  force  se  double  de  ce  que,  puissamment 
inspiré,  il  est  encore  le  maître  de  son  inspiration,  et  sait  lui 
faire  rendre  tout  ce  qu'elle  peut.  La  nature  le  surprend-elle 
par  un  aspect  imprévu  qui  s'impose  à  ses  sens,  et  met  en  branle 
son  cerveau  toujours  vibrant,  il  a  tôt  fait  de  ramener  l'impres- 
sion de  hasard  à  l'état  d  âme  où  il  se  complaît,  etc.  »  (Mabillean, 
Victor  Hugo,  p.  155.) 


TEXTE    DE   LA    PRÉFACE  293 

de  changer  de  moule  autant  de  fois  que  de  compo- 
sition. Le  dogmatisme,  dans  les  arts,  est  ce  qu'il 
fuit  avant  tout.  A  Dieu  ne  plaise  qu'il  aspire  à  être 
de  ces  hommes,  romantiques  ou  classiques  (1),  qui 
font  des  ouvrages  dans  leur  système,  qui  se  con- 
damnent à  n'avoir  jamais  qu'une  forme  dans  l'es- 
prit, à  toujours  prouver  quelque  chose,  à  suivre 
d'autres  lois  que  celles  de  leur  organisation  et  de 
leur  nature  !  L'œuvre  artificielle  de  ces  hommes-là, 
quelque  talent  qu'ils  aient  d  ailleurs,  n'existe  pas 
pour  l'art.  C  est  une  théorie,  non  une  poésie. 

Après  avoir,  dans  tout  ce  qui  précède,  essayé 
d'indiquer  quelle  a  été,  selon  nous,  l'origine  du 
drame, quel  est  son  caractère,  quel  pourrait  être  son 
style,  voici  le  moment  de  redescendre  de  ces  som- 
mités générales  de  l'art  au  cas  particulier  qui  nous 
y  a  fait  monter.  Il  nous  reste  à  entretenir  le  lecteur 
de  notre  ouvrage,  de  ce  Cromwell;  et  comme  ce 
n'est  pas  un  sujet  qui  nous  plaise,  nous  en  dirons 
peu  de  chose  en  peu  de  mots. 

Olivier  Cromwell  est  du  nombre  de  ces  person- 
nages de  l'histoire  qui  sont  tout  ensemble  très  cé- 
lèbres et  très  peu  connus.  La  plupart  de  ses  bio- 
graphes, et  dans  le  nombre  il  en  est  qui  sont 
historiens,  ont  laissé  incomplète  cette  grande  figure. 
Il  semble  qu'ils  n'aient  pas  osé  réunir  tous  les  traits 
de  ce  bizarre  et  colossal  prototype  de  la  réforme 
religieuse,  de  la  révolution  politique  d'Angleterre. 

(1)  Ces  trois  mots  sont  ajoutés  en  marge  du  manuscrit. 


294  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

Presque  tous  se  sont  bornés  à  reproduire  sur  des 
dimensions  plus  étendues  le  simple  et  sinistre  pro- 
fil qu'en  a  tracé  Bossuet,  de  son  point  de  vue 
monarchique  et  catholique,  de  sa  chaire  d'évêque 
appuyée  au  trône  de  Louis  XIV  (1). 

Comme  tout  le  monde,  Fauteur  de  ce  livre  s'en 
tenait  là.  Le  nom  d'Olivier  Cromwell  ne  réveillait 
en  lui  que  l'idée  sommaire  d'un  fanatique  régicide, 
grand  capitaine.  C'est  en  furetant  la  chronique,  ce 
qu'il  fait  avec  amour  (2),  c'est  en   fouillant  au 


(1)  Sur  cette  partie  de  la  Préface  de  Cromwell  qui  ne  rentre 
plus  dans  la  littérature  seule,  mais  qui  touche  à  l'histoire,  je 
serai  très  sobre  de  notes.  Ceci  n'est  plus  guère  de  mon  ressort. 
Je  renverrai  donc  le  lecteur  au  dernier  ouvrage  paru  sur  cette 
époque  et  sur  Cromwell  :  Les  deux  révolutions  d'Angleterre,  par 
E.  Sayous  (May  et  Motteroz),  p.  95-98,  105-106,  122,  130-131, 
134-143.  En  somme,  lorsqu'après  avoir  lu  cette  étude,  on  essaye 
de  se  représenter  le  portrait  moral  de  Cromwell,  on  le  voit  avec 
les  traits  que  lui  a  donnés  Bossuet,  ce  que  V.  Hugo  appelle 
«  la  silhouette  passionnée  de  Bossuet  »  ;  et  c'est  juste  celle-là 
que  le  poète  lui-même  esquisse  à  sa  manière,  avec  de  violentes 
oppositions  d'ombre  et  de  lumière.  Le  Cromwell  de  V.  Hugo  et 
celui  de  l'histoire  se  ressemblent  par  tous  les  traits  communs 
qu'ils  ont  avec  le  profil  buriné  par  Bossuet,  surtout  si  au  portrait 
de  Cromwell  dans  l'Oraison  funèbre  d'Henriette  de  France,  on 
ajoute  le  cinquième  avertissement  sur  les  lettres  de  Jurieu, 
§  LXII,  sur  le  «  Cromwelisme  ».  Il  n'est  plus  de  mode  main- 
tenant de  contester  la  valeur  historique  de  Bossuet.  (Cf.  Re- 
belliau,  Bossuet  Mate  rien  du  protestantisme.)  On  pourrait  même 
remarquer  que  Bossuet  a  eu  un  grand  mérite  à  tracer  son  portrait 
de  Cromwell  tel  quel,  car  il  n'était  pas  libre.  Son  indulgence  re- 
lative ne  doit  pas  nous  surprendre.  Elle  est  commandée  par 
l'attitude  et  par  les  négociations  de  Louis  XIV.  Cf.  A,  Sorel, 
L'Europe  et  la  Révolution  française,  I,  61-62. 

(2)  V.  Hugo  avait  déjà  donné  dans  le  Conservateur  Littéraire 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  293 

hasard  les  mémoires  anglais  du  dix-septième  siècle, 
qu'il  fut  frappé  de  voir  se  dérouler  peu  à  peu 
devant  ses  yeux  un  Cromwell  tout  nouveau  (1).  Ce 
n'était  plus  seulement  le  Cromwell  militaire,  le 
Cromwell  politique  de  Bossuet  \  c'était  un  être 
complexe,  hétérogène,  multiple,  composé  de  tous 
les  contraires,  mêlé  de  beaucoup  de  mal  et  de 
beaucoup  de  bien,  plein  de  génie  et  de  petitesse  ; 
une  sorte  de  Tibère-Dandin  (2),  tyran  de  l'Europe 
et  jouet  de  sa  famille  ;  vieux  régicide  (3),  humiliant 
les  ambassadeurs  de  tous  les  rois,  torturé  par  sa 
jeune  fille  royaliste  ;  austère  et  sombre  dans  ses 
mœurs  (4)    et   entretenant    quatre  fous    de  cour 


des  preuves  de  son  amour  des  sources.  Ne  pouvant  contester  sé- 
rieusement ses  connaissances  de  bénédictin,  on  a  tenté  de  les 
réduire  à  quelque  chose  de  formel  et  de  vide  :  «  Son  érudition... 
comprend  toutes  les  scieDces  verbales,  la  métaphysique,  la  théo- 
logie, la  jurisprudence,  la  philologie,  les  nomenclatures,  et  au- 
cune des  sciences  réalistes  et  naturelles.  »  (Hennequin,  Etudes 
de  critique  scientifique,  p.  152.)  Même  en  acceptant  cette  éva- 
luation, il  faudrait  déjà  reconnaître  en  V.  Hugo  le  plus  érudit 
des  poètes. 

(1)  «  Le  Cromwell  historique  de  Victor  Hugo  n'est  pas...  à 
dédaigner.  On  y  sent  bien  encore  l'imitation  de  Walter  Scott, 
dans  son  beau  roman  de  Woodstock  ;  mais,  quoi  qu'en  ait  dit 
l' historien  allemand  Gervinus,  le  lord  protecteur  vit  réellement 
de  la  vie  de  l'histoire  dans  l'œuvre  du  poète  ;  seulement  des  tra- 
vaux récents  nous  le  montrent  plus  grand,  plus  profond  qu'on 
ne  le  croyait  en  1827.  »  (Bondois,  Victor  Hugo,  sa  vie,  ses  œu- 
vrez, p.  59-60.) 

(2)  Ce  membre  de  phrase  est  ajouté  en  interligne  dans  le  ma- 
nuscrit. 

(3)  Ces  deux  mots  sont  ajoutés  en  interligne  dans  le  manuscrit. 

(4)  Cette  dernière  ligne  est  ajoutée  au  manuscrit  en  interligne. 


296  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

autour  de  lui  ;  faisant  de  méchants  vers  ;  sobre, 
simple,  frugal,  et  guindé  sur  l'étiquette  ;  soldat 
grossier  et  politique  délié  ;  rompu  aux  arguties 
théologiques  et  s'y  plaisant  ;  orateur  lourd,  diffus, 
obscur,  mais  habile  à  parler  le  langage  de  tous 
ceux  qu'il  voulait  séduire  ;  hypocrite  et  fanatique  ; 
visionnaire  dominé  par  des  fantômes  de  son  en- 
fance, croyant  aux  astrologues  et  les  proscrivant  ; 
défiant  à  l'excès,  toujours  menaçant ,  rarement 
sanguinaire  ;  rigide  observateur  des  prescriptions 
puritaines,  perdant  gravement  plusieurs  heures  par 
jour  à  des  bouffonneries  ;  brusque  et  dédaigneux 
avec  ses  familiers,  caressant  avec  les  sectaires  qu'il 
redoutait;  trompant  ses  remords  avec  des  subtilités, 
rusant  avec  sa  conscience;  intarissable  en  adresse, 
en  pièges,  en  ressources  ;  maîtrisant  son  imagina- 
tion par  son  intelligence  ;  grotesque  et  sublime  (1)  ; 
enfin,  un  de  ces  hommes  carrés  par  la   base  (2), 


(1)  «  Avec  V.  Hugo,  a  dit  un  écrivain  démérite,  M.  Alphonse 
Esquiros,  nous  entrons  dans  l'intérieur  de  Cromwell.  »  (Barbou, 
Victor  Hugo,  sa  vie,  p.  80.) 

(2)  C'est  un  souvenir  du  Mémorial.  Las  Cases  rapporte  ainsi 
ce  mot  de  Napoléon  :  «  Il  était  rare  et  difficile,  dînait-il,  de 
réunir  toutes  les  qualités  nécessaires  à  un  grand  général.  Ce  qui 
était  le  plus  désirable  et  tirait  aussitôt  quelqu'un  hor6  de  ligne, 
c'est  que  chez  lui  l'esprit  ou  le  talent  fut  en  équilibre  avec  le 
caractère  ou  le  courage  ;  c'est  ce  qu'il  appelait  être  carré  autant 
de  base  que  de  hauteur  ».  (1er  décembre  1815  : 1,48.)—  Marmontel 
avait  trouvé  mieux,  lui  qui  écrivait  à  l'abbé  Maury  :  a  Je  vous 
connais  une  âme  cubique  qui,  dans  tous  les  moments  de  la  for- 
tune, se  tiendra  ferme  sur  sa  base.  »  (Maury,  Correspondance 
diplomatique,  etc.,  publiée  par  Mgr  Ricard,  Desclée,  1891.) 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  297 

comme  les  appelait  Napoléon  (1),  le  type  et  le  chef 
de  tous  ces  hommes  complets,  dans  sa  langue  exacte 
comme  l'algèbre,  colorée  comme  la  poésie  (2). 

Celui  qui  écrit  ceci,  en  présence  de  ce  rare  et 
frappant  ensemble,  sentit  que  la  silhouette  pas- 
sionnée de  Bossuet  ne  lui  suffisait  plus  (3).  Il  se 
mit  à  tourner  autour  de  cette  haute  figure,  et  il  fut 
pris  alors  d'une  ardente  tentation  de  peindre  le 

(1)  On  attendait  le  nom  de  Napoléon  pour  clore  ce  portrait 
d'un  homme  dans  lequel  le  jeune  jacobite  de  1819  avait  proba- 
blement vu  la  première  édition  de  «  Buonaparte  »,  et  dans  lequel 
le  libéral  de  1827  retrouvait  en  partie  l'Empereur. 

(2)  On  voit  que  le  Cromwell  de  V.  Hugo  fait  chez  lui  partie 
de  l'inspiration  bonapartiste,  à  moins  que  ce  parallèle  caché  ne 
soit  un  souvenir  de  Ch.  Nodier.  Les  contemporains  en  effet,  et 
Nodier  tout  le  premier,  sont  hantés  par  cette  idée,  par  ce  nom. 
Ils  faussent  l'histoire  en  essayant  de  retrouver  partout  des  ana- 
logies entre  Napoléon  et  n'importe  qui;  parlant  de  Y  Histoire  di 
V empereur  Julien,  par  Jondot,  Nodier  dira  :  «  Oe  tableau  rapide 
a  dû  faire  naître  plusieurs  fois  l'idée  d'un  rapprochement  très 
naturel  entre  Julien  l'apostat  et  un  autre  dupeur  d'hommes  fort 
célèbre  chez  les  modernes,  etc.  »  (Mélanges,  II,  58;  cf.  II,  187- 
188.)  Mais  il  est  inutile  de  chercher  ici  l'influence  de  Nodier, 
car  la  comparaison  entre  Cromwell  et  Bonaparte  était  indiquée 
à  V.  Hugo  par  l'Empereur  lui-même  qui,  rapprochant  les  Révo- 
lutions d'Angleterre  et  de  France,  concluait  :  a  dans  ce  parallèle 
Fingulier.  Napoléon  se  trouve  avoir  été  en  France  tout  à  la  fois 
le  Cromwell  et  le  Guillaume  III  de  l'Angleterre,  etc.  »  (Mémo- 
rial, ln  mai  1816;  I,  103).  —  Pour  les  hommes  de  cette  géné- 
ration, la  comparaison  de  leurs  ennemis  puissants  avec  Cromwell 
est  un  poncif  :  cf.  Larevellière-Lépeaux,  Mémoires,  I,  125,  et 
III,  3-6. 

(3)  Montesquieu  avait  déjà  éprouvé  le  besoin  de  reprendre  et 
de  corriger  l'esquisse  de  Bossuet.  On  peut  lire  un  nouveau  por- 
trait de  Cromwell  dans  les  Mélanges  inédits  de  Montesquieu  (Bor- 
deaux, Gounouilhou,  1892),  p.  180. 


298  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

géant  sous  toutes  ses  faces,  sous  tous  ses  aspects. 
La  matière  était  riche.  A  côté  de  l'homme  de 
guerre  et  de  l'homme  d'Etat,  il  restait  à  crayonner 
le  théologien,  le  pédant,  le  mauvais  poète,  le 
visionnaire,  le  bouffon,  le  père,  le  mari,  l'homme- 
Protée,  en  un  mot  le  Cromwell  double,  homo  et 
mr  (1). 

Il  y  a  surtout  une  époque  dans  sa  vie  où  ce  carac- 
tère singulier  se  développe  sous  toutes  ses  formes. 
Ce  n'est  pas,  comme  on  le  croirait  au  premier  coup 
d'œil,  celle  du  procès  de  Charles  Ier,  toute  palpi- 
tante qu'elle  est  d'un  intérêt  sombre  et  terrible  ; 
c'est  le  moment  où  l'ambitieux  essaya  de  cueillir  le 
fruit  de  cette  mort.  C'est  l'instant  où  Cromwell, 
arrivé  à  ce  qui  eût  été  pour  quelque  autre  la  som- 
mité d'une  fortune  possible,  maître  de  l'Angleterre 
dont  les  mille  factions  se  taisent  sous  ses  pieds, 
maître  de  l'Ecosse  dont  il  fait  un  pachalik,  et  de 
l'Irlande  dont  il  fait  un  bagne,  maître  de  l'Europe 
par  ses  flottes,  par  ses  armées,  par  sa  diplomatie, 
essaie  enfin  d'accomplir  le  premier  rêve  de  son 
enfance,  le  dernier  but  de  sa  vie,  de  se  faire  roi. 
L'histoire  n'a  jamais  caché  plus  haute  leçon  sous 
un  drame  plus  haut.  Le  protecteur  se  fait  d'abord 

(1)  M.  Renouvier  proteste  contre  la  façon  dont  le  poète  «  a 
qualifié  le  plus  sérieux  et  le  plus  religieux  génie  qui  ait  existé 
parmi  les  hommes  de  guerre,  et  peut-être  celui  des  dictateurs  de 
tous  les  temps  qui  a  le  plus  fait  pour  la  grandeur  de  sa  patrie.  * 
(Victor  Hugo,  le  poète,  p.  27.)  Pourtant  il  semble  que  l'esquisse 
de  Victor  Hugo  n'a  rien  de  la  caricature,  que  le  poète  essaye 
bien  d'être  peintre  d'histoire. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  299 

prier  ;  l'auguste  farce  commence  par  des  adresses 
de  communautés,  des  adresses  de  villes,  des  adresses 
de  comtés  ;  puis  c'est  un  bill  du  Parlement.  Grom- 
well,  auteur  anonyme  de  la  pièce,  en  veut  paraître 
mécontent  ;  on  le  voit  avancer  une  main  vers  le 
sceptre  et  la  retirer  ;  il  s'approche  à  pas  obliques 
de  ce  trône  dont  il  a  balayé  la  dynastie.  Enfin,  il  se 
décide  brusquement  ;  par  son  ordre,  Westminster 
est  pavoisé,  l'estrade  est  dressée,  la  couronne  est 
commandée  à  l'orfèvre,  le  jour  de  la  cérémonie  est 
fixé.  Dénoûment  étrange  !  C'est  ce  jour-là  même, 
devant  le  peuple,  la  milice,  les  communes  (1),  dans 
cette  grande  salle  de  Westminster,  sur  cette  estrade 
dont  il  comptait  descendre  roi,  que,  subitement, 
comme  en  sursaut,  il  semble  se  réveiller  à  l'aspect 
de  la  couronne,  demande  s'il  rêve,  ce  que  veut  dire 
cette  cérémonie,  et  dans  un  discours  qui  dure  trois 
heures  refuse  la  dignité  royale.  —  Etait-ce  que  ses 
espions  l'avaient  averti  de  deux  conspirations  com- 
binées des  cavaliers  et  des  puritains,  qui  devaient, 
profitant  de  sa  faute,  éclater  le  même  jour?  Etait- 
ce  révolution  produite  en  lui  par  le  silence  ou  les 
murmures  de  ce  peuple,  déconcerté  de  voir  son 
régicide  aboutir  au  trône  ?  Etait-ce  seulement  saga- 
cité du  génie,  instinct  d'une  ambition  prudente 
quoique  effrénée,  qui  sait  combien  un  pas  de  plus 
change  souvent  la  position  et  l'attitude  d'un  homme, 
et  qui  n'ose  exposer  son  édifice  plébéien  au  vent  de 

(1)  Ces  sept  mots  sont  ajoutés  en  marge  du  manuscrit. 


300  LA    PRÉFACE    DK   CROMWELL 

Fini  popularité  ?  Etait-ce  tout  cela  à  la  fois  ?  C'est 
ce  que  nul  document  contemporain  n'éclaircit  sou- 
verainement. Tant  mieux  ;  la  liberté  du  poète  en 
est  plus  entière,  et  le  drame  gagne  à  ces  latitudes 
que  lui  laisse  l'histoire  (1).  On  voit  qu'ici  il  est 
immense  et  unique  ;  c'est  bien  là  l'heure  décisive, 
la  grande  péripétie  de  la  vie  de  Gromwell.  C'est  le 
moment  où  sa  chimère  lui  échappe,  où  le  présent 
lui  tue  l'avenir,  où,  pour  employer  une  vulgarité 
énergique,  sa  destinée  rate.  Tout  Cromwell  est  en 
jeu  dans  cette  comédie  qui  se  joue  entre  l'Angle- 
terre et  lui. 

Voilà  donc  l'homme,  voilà  l'époque  qu'on  a  tenté 
d'esquisser  dans  ce  livre  (2). 

L'auteur  s'est  laissé  entraîner  au  plaisir  d'enfant 
de  faire  mouvoir  les  touches  de  ce  grand  clavecin. 
Certes,   de  plus  habiles  en  auraient  pu  tirer  une 

(1)  Sur  cette  théorie,  comme  aussi  sur  ses  conséquences,  cf. 
ma  Convention,  ch.  vin. 

(2)  V.  Hugo  a  réussi  plus  d'une  fois  à  faire  revivre  dans  un 
drame  toute  une  époque,  en  la  reconstruisant,  sur  quelques  don- 
nées, par  sa  toute-puissante  imagination,  grâce  à  un  de  ces  tours 
de  force  à  la  Cuvier,  que  lé  génie  seul  peut  mener  à  bien  :  «  Il  y 
a  quelques  années,  écrivant  une  étude  sur  la  Cour  d'Espagne 
sous  Charles  11,  je  m'étais  entouré  des  matériaux  fournis  par 
l'époque;  j'avais  consulté  tous  les  documents,  feuilleté  toutes  les 
chroniques,  relu  toutes  les  relations  et  tous  les  mémoires.  Mon 
étude  écrite,  je  rouvris  Rvy  Blas.  Quelle  surprise,  et  quel  éblouis- 
sement  !  Ce  fragment  de  siècle  que  je  venais  d'exhumer  de  tant 
de  recherches,  je  le  retrouvais,  vivant  et  mouvant,  dans  l'har- 
monie d'un  drame  admirable.  Le  souffle  d'un  grand  poète  res- 
suscitait subitement  l'ossuaire  de  faits  et  de  choses  que  j'avais 
péniblement  rajusté  1  »  (Paul  de  Saint-Victor,  p.  127.) 


TEXTE  DE   LA    PRÉFACE  301 

naute  et  profonde  harmonie,  non  de  ces  harmonies 
qui  ne  flattent  que  l'oreille,  mais  de  ces  harmonies 
intimes  qui  remuent  tout  l'homme,  comme  si  cha- 
que corde  du  clavier  se  nouait  à  une  fibre  du  cœur. 
Il  a  cédé,  lui,  au  désir  de  peindre  tous  ces  fana- 
tismes,  toutes  ces  superstitions,  maladies  des  reli- 
gions à  certaines  époques  (1),  à  l'envie  de  jouer  de 
tous  ces  hommes,  comme  dit  Hamlet  (2)  ;  d'étayer 
au-dessous  et  autour  de  Gromwell,  centre  et  pivot 
de  cette  cour,  de  ce  peuple,  de  ce  monde,  ralliant 
tout  à  son  unité  et  imprimant  à  tout  son  impulsion, 
et  cette  double  conspiration  tramée  par  deux  factions 
qui  s'abhorrent,  se  liguent  pour  jeter  bas  l'homme 
qui  les  gêne,  mais  s'unissent  sans  se  mêler  (3)  ;  et 
ce  parti  puritain,  fanatique,  divers,  sombre,  désin- 


(1)  Ce  membre  de  phrase  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

(2)  Je  n'ai  trouvé  nulle  part  daus  Shakespeare  ce  mot  d'Ham- 
let  en  propres  termes;  mais  V.  Hugo  doit  faire  allusion  au 
célèbre  passage  de  l'acte  III,  scène  2  :  Quildenstern,  qui  vient 
épier  Hamlet,  lui  répond,  sur  sa  question,  qu'il  ne  sait  pas  jouer 
de  la  flûte  ;  et  le  prince  de  riposter  :  «  Eh  bien  !  voyez  donc 
d'après  cela  comme  vous  me  traitez  indignement.  Vous  voulez 
vous  jouer  de  moi!  voug  voulez  avoir  l'air  de  savoir  par  où  me 
prendre  !  vous  cherchez  à  arracher  mon  secret  du  fond  de  mon 
âme  !  vous  voudriez  me  faire  vibrer  tout  entier  depuis  la  note  la 
plus  basse  jusqu'au  son  le  plus  haut!  Il  y  a  pourtant  dans  ce 
petit  instrument  une  mélodie  ravissante,  une  voix  délicieuse,  et 
vous  ne  pouvez  pas  le  faire  parler  !  Par  mon  sang!  pensez -vous 
qu'il  soit  plus  aisé  de  jouer  de  moi  qu'une  flûte  ?  Donnez-moi  le 
nom  de  tel  instrument  qu'il  vous  plaira  ;  vous  pouvez  rn'impa- 
tienter,  m'irriter;  mais  vous  jouer  de  moi  !  jamais.  » 

(3)  Tout  ce  passage,  depuis  et  oette  double  conspiration,  est 
ajouté  en  marge  du  manuscrit. 


302  LA    PRÉFACE   DE   CROMWELL 

téressé,  prenant  pour  chef  l'homme  le  plus  petit 
pour  un  si  grand  rôle,  l'égoïste  et  pusillanime 
Lambert  (1)  ;  et  ce  parti  des  cavaliers,  étourdi, 
joyeux,  peu  scrupuleux,  insouciant,  dévoué,  dirigé 
par  l'homme  qui,  hormis  le  dévouement,  le  repré- 
sente le  moins,  le  probe  et  sévère  Ormond  ;  et  ces 
ambassadeurs,  si  humbles  devant  le  soldat  de  for- 
tune ;  et  cette  cour  étrange,  toute  mêlée  d'hommes 
de  hasard  et  d£  grands  seigneurs  disputant  de 
'bassesse  ;  et  ces  quatre  bouffons  que  le  dédaigneux 
oubli  de  l'histoire  permettait  d'imaginer  ;  et  cette 
famille  dont  chaque  membre  est  une  plaie  de 
Cromwell  ;  et  ce  Thurloë,  YAchates  du  protecteur  ; 
et  ce  rabbin  juif,  cet  Israël  Ben-Manassé,  espion, 
usurier  et  astrologue,  vil  de  deux  côtés,  sublime  par 
le  troisième  (2)  ;  et  ce  Rochester,  ce  bizarre  Roches- 
ter,  ridicule  et  spirituel,  élégant  et  crapuleux, 
jurant  sans  cesse,  toujours  amoureux  et  toujours 
ivre,   ainsi  qu'il  s'en  vantait  à  l'évêque  Burnet, 


(1)  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qne  l'on  donnait  à  cette 
histoire  la  forme  dramatique  :  un  jour,  en  1822,  «  sur  l'invita- 
tion de  Delécluze,  Mérimée  apporta...  un  drame  qu'il  avait,  com- 
posé d'après  les  doctrines  de  Beyle...  Cromwell  était  le  héros  de 
la  pièce,  qui  empruntait  des  côtés  tragiques  à  l'histoire,  son 
comique  au  jargon  puritain.  Plus  d'unités  d'aucune  sorte...  Que 
valait  cette  œuvre  de  début?...  Nous  n'en  pourrons  jamais 
juger.  Mais  Mérimée  a  du  moins  le  mérite  de  la  priorité.  Son 
Cromwell  est  l'aîné  des  drames  historiques  de  Hugo  et  de 
Dumas  ;  il  a  précédé  de  quatre  ans  les  Etats  de  Blois  de  Vitet.  » 
(Filon,  Revue  des  Dextx-Mondes,  1er  avril  1893,  p.  570;  article 
reproduit  dans  Mérimée  et  ses  amis  (Hachette,  1894),  p.  27-29.) 

(2)  Ce  membre  de  phrase  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 


TEXTE   DE   LA   PREFACE  303 

mauvais  (1)  poète  et  bon  gentilhomme,  vicieux  et 
naïf,  jouant  sa  tête  et  se  souciant  peu  de  gagner  la 
partie,  pourvu  qu'elle  l'amuse,  capable  de  tout,  en 
un  mot,  de  ruse  et  d'étourderie,  de  folie  et  de  calcul, 
de  turpitude  et  de  générosité  ;  et  ce  sauvage  Garr, 
dont  l'histoire  ne  dessine  qu'un  trait,  mais  bien 
caractéristique  et  bien  fécond  ;  et  ces  fanatiques  de 
tout  ordre  et  de  tout  genre,  Harrison,  fanatique 
pillard  ;  Barebone,  marchand  fanatique  ;  Synder- 
comb,  tueur  ;  Augustin  Garland,  assassin  larmoyant 
et  dévot  ;  le  brave  colonel  Overton,  lettré  un  peu 
déclamateur  ;  l'austère  et  rigide  Ludlow,  qui  alla 
plus  tard  laisser  sa  cendre  et  son  épitaphe  à  Lau- 
sanne ;  enfin  «  Milton  et  quelques  autres  qui  avaient 
de  l'esprit  »  (2),  comme  dit  un  pamphlet  de  1675 
(Cromwell  politique),  qui  nous  rappelle  le  Dantem 
quemdam  de  la  chronique  italienne  (3). 

Nous  n'indiquons  pas  beaucoup  de  personnages 
plus  secondaires,  dont  chacun  a  cependant  sa  vie 
réelle  et  son  individualité  marquée,  et  qui  tous 
contribuaient  à  la  séduction  qu'exerçait  sur  l'ima- 
gination de  l'auteur  cette  vaste  scène  de  l'histoire. 
De  cette  scène  il  a  fait  ce  drame.  Il  l'a  jeté  en  vers, 
parce  que  cela  lui  a  plu  ainsi.  On  verra  du  reste,  à 

(1)  Ce  passage,  depuis  jurant  sans  cèise,  est  ajouté  en  marge 
du  manuscrit. 

(2)  Cf-  Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme,  2*  partie,  1. 1, 
ch.  m.  —  Cf.  Sayous,  Les  deux  révolutions  d'Angleterre,  p.  77- 
80,  108. 

(3)  J'iguore  dans  quelle  chronique  V.  Hugo  a  pris  cette  cita- 
tion. 


304  LA  PRÉFACE  DE  CROMWELL 

le  lire,  combien  il  songeait  peu  à  son  ouvrage  en 
écrivant  cette  préface,  avec  quel  désintéressement, 
par  exemple,  il  combattait  le  dogme  des  unités. 
Son  drame  ne  sort  pas  de  Londres,  il  commence  le 
25  juin  1657  à  trois  heures  du  matin  et  finit  le  26  à 
midi.  On  voit  qu'il  entrerait  presque  dans  la  pres- 
cription classique,  telle  que  les  professeurs  de  poé- 
sie (1)  la  rédigent  maintenant.  Qu'ils  ne  lui  en 
*  sachent  du  reste  aucun  gré.  Ce  n'est  pas  avec  la 
permission  d'Aristote,  mais  avec  celle  de  l'histoire, 
que  l'auteur  a  groupé  ainsi  son  drame,  et  parce 
que,  à  intérêt  égal,  il  aime  mieux  un  sujet  concen- 
tré qu'un  sujet  éparpillé. 

Il  est  évident  que  ce  drame,  dans  ses  proportions 
actuelles,  ne  pourrait  s'encadrer  dans  nos  repré- 
sentations scéniques.  Il  est  trop  long.  On  reconnaî- 
tra peut-être  cependant  qu'il  a  été  dans  toutes  ses 
parties  composé  pour  la  scène.  C'est  en  s'approchan! 
de  son  sujet  pour  l'étudier  que  l'auteur  reconnut 
Ou  crut  reconnaître  l'impossibilité  d'en  faire  ad- 
mettre une  reproduction  fidèle  sur  notre  théâtre, 

(1)  Cette  critique  d'une  fonction  qui  lui  paraît  un  non -sens, 
parce  que  la  poésie  ne  peut  se  professer,  est  un  souvenir  du  Con- 
êervateur  Littéraire,  où  il  attaque  avec  acharnement  Tissot,  pro- 
fesseur de  poésie  latine  au  Collège  de  France  :  «  au  bureau  mémo 
du  Constitutionnel,  on  ne  peut  s'empêcher  de  se  moquer  quel 
quefois  du  professeur  de  poésie  latine  ».  (III,  92  )  —  «  Je  m- 
connaîtrais  rien  de  plus  triste  qu'un  cours  de  poésie  latine,  fait 
sérieusement,  parce  qu'au  fond  un  cours  de  poésie  latine  est  un 
sot  cours;  j'avoue  pourtant  que  je  ne  connais  rien  d'aussi  gai  que 
le  cours  de  poésie  latine  de  M.  Tissot,  etc.  »  (II,  321.)  Tissot 
était  un  des  rédacteurs  du  ConstitvHannel. 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACE  305 

dans  l'état  d'exception  où  il  est  placé,  entre  le 
Charybde  académique  et  le  Scylla  administratif, 
entre  les  jurys  littéraires  et  la  censure  politique.  Il 
fallait  opter  :  ou  la  tragédie  pateline,  sournoise, 
fausse  et  jouée,  ou  le  drame  insolemment  vrai  et 
banni  (1).  La  première  chose  ne  valait  pas  la  peine 
d'être  faite;  il  a  préféré  tenter  la  seconde.  C'est 
pourquoi,  désespérant  d'être  jamais  mis  en  scène, 
il  s'est  livré  libre  et  docile  aux  fantaisies  de  la 
composition,  au  plaisir  de  la  dérouler  à  plus  larges 
plis,  aux  développements  que  son  sujet  comportait, 
et  qui,  s'ils  achèvent  d'éloigner  son  drame  du 
théâtre,  ont  du  moins  l'avantage  de  le  rendre 
presque  complet  sous  le  rapport  historique  (2).  Du 
reste,  les  comités  de  lecture  ne  sont  qu'un  obstacle 
de  second  ordre.  S'il  arrivait  que  la  censure  dra- 
matique, comprenant  combien  cette  innocente, 
exacte  et  consciencieuse  image  de  Gromwell  et  de 
son  temps  est  prise  en  dehors  de  notre  époque,  lui 
permît  l'accès  du  théâtre,  l'auteur,  mais  dans  ce 
eas  seulement,  pourrait  extraire  de  ce  drame  une 
pièce  qui  se  hasarderait  sur  la  scène,  et  serait 
sifflée  (3). 

(1)  C'est  bien  ce  qui  va  lui  arriver  pour  Marion  Delorme  et 
presque  tous  ses  drames.  Cf.  Victor  Hugo  raconté,  II,  261  sqq., 
273-274,  315,  334. 

(2)  Toute  cette  phrase  est  ajoutée  en  marge  du  manuscrit. 

(3)  Cette  phrase  avait  particulièrement  frappé.  Le  Moniteur, 
annonçant  Amy  Robsarty  dit  :  «  On  répète  assidûment  le  drame 
à?  Amy  Robsurt.  Dans  la  préface  d'un  drame  très  extraordinaire 
qu'il  vient   de  publier,  l'auteur  à1  Amy  JRobaart  dit  que  si  son 

I'        PRÉFACE  DE   CROMWELL.  20 


306  LA    PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Jusque-là  il  continuera  de  se  tenir  éloigné  du 
théâtre.  Et  il  quittera  toujours  assez  tôt,  pour  les 
agitations  de  ce  monde  nouveau,  sa  chère  et  chaste 
retraite  (1).  Fasse  Dieu  qu'il  ne  se  repente  jamais 
d'avoir  exposé  la  vierge  obscurité  de  son  nom  et 
de  sa  personne  (2)  aux  écueils,  aux  bourrasques, 


Qromwell  était  destiné  à  la  scène,  il  pourrait  bien  le  disposer 
pour  elle,  et  qu'alors  il  serait  probablement  reçu  et  sifflé.  Nous 
o9on8  présumer  qu'il  n'a  point  conçu  son  nouveau  drame  bous  un 
semblable  augure.  »  (N#  du  12  février  1828,  p.  168.) 

(1)  Même  dans  le  Victor  Hugo  raconté  nous  ne  trouvons  pas 
de  détails  sur  la  vie  intime  du  poète  ;  il  faut  les  chercher  dans 
les  Misérables,  où  V.  Hugo  a  fait  en  grande  partie  son  autobio- 
graphie :  Marius,  c'eBt  lui  ;  Marius  et  Cosette,  c'est  lui  et  elle. 
Cf.  Misérables,  t.  V,  p.  352  et  suiv.  —  On  a  sur  Victor  Hugo 
chez  lui,  à  cette  époque,  un  passage  court,  ruais  bien  venu,  de 
Véron,  qui,  comme  directeur  de  la  Revue  de  Paris,  passait  ses 
matinées  à  courir  après  la  copie  :  «  Dans  mes  courses  littéraires 
du  matin,  tantôt  je  surprenais  M.  Victor  Hugo,  le  cou  entouré  de 
fourrures,  très  chaudement  empaqueté,  comme  un  homme  qui 
vient  de  passer  la  nuit  tout  entière  à  écrire  les  beaux  vers  des 
Orientales  ou  à'Hernani,  tantôt  prenant  à  côté  de  sa  femme,  et 
au  milieu  de  ses  enfants,  un  déjeuner  matinal.  Je  me  suis  sou- 
vent prêté  aux  jeux  des  jeunes  Charles  et  Victor...  La  conversa- 
tion de  ce  poète,  père  de  famille,  était  pleine  d'idées  et  d'inté- 
rêt...  d  [Mémoires  d'un  bourgeois,  III,  53.) 

(2)  Comme  nous  l'avons  vu  au  début,  il  y  a  là  quelque  exagé- 
ration, car  à  cette  époque,  sans  compter  ses  succès  académiques, 
V.  Hugo  avait  dirigé  et  rédigé  le  Conservateur  Littéraire,  colla- 
boré à  la  Muse  Française,  publié  Han  d'Islande,  les  Odes  et  Bal- 
lades; il  était  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  et  avait  été 
invité  à  assister,  en  habit  à  la  française,  au  sacre  de  Charles  X. 
Pourtant  ce  mot  est  vrai  au  fond;  c'est  un  cri  du  cœur,  et  non 
une  attitude.  A  ce  même  sacre,  le  directeur  du  théâtre  de  Reims 
lui  offre  ainsi  qu'à  Nodier  un  souper  avec  sa  troupe  :  «  Victor 
Hugo  avait  vingt-deux  ans;  il  était  nouvellement  marié,  et  bien 


TEXTE   DK   LÀ    PRÉFACE  307 

aux  tempêtes  du  parterre,  et  surlout  (car  qu'im- 
porte une  chute  ?)  aux  tracasseries  misérables  de 
la  coulisse  (1);  d'être  entré  dans  cette  atmosphère 
variable,  brumeuse,  orageuse,  où  dogmatise  l'igno- 
rance, où  siffle  l'envie,  où  rampent  les  cabales,  où 
la  probité  du  talent  a  si  souvent  été  méconnue,  où 
la  noble  candeur  du  génie  est  quelquefois  si 
déplacée,  où  la  médiocrité  triomphe  de  rabaisser  à 
son  niveau  les  supériorités  qui  l'offusquent,  où  l'on 
trouve  tant  de  petits  hommes  pour  un  grand,  tant 
de  nullités  pour  un  Talma  (2),  tant  de  myrmidons 
pour  un  Achille  (3)  1  Cette  esquisse  semblera  peut- 

qu'il  eût  toutes  les  raisons  du  monde  d'être  prémuni  d'une 
manière  imperturbable  et  adorable  contre  les  séductions,  l'idée 
d'entrer  pour  la  première  fois  dans  l'atmosphère  irrégulière  des 
Circés  de  la  troupe  rémoise  le  trouva  remarquablement  hostile. 
Il  finit  pourtant  par  s'y  résigner;  mais  avec  quelle  répugnance! 
Il  s'en  souvient  peut-être.  —  Votre  avenir  m'inquiète,  mon  pau- 
vre Victor,  lui  disait  en  riant  Charles  Nodier;  vous  êtes  terrible- 

i  ment  jeune,  et  j'ai  peur  que  vous  soyez  terriblement  vertueux.  » 

A"Mme  Mennessier-Nodier,  p.  265.) 

(1)  V.  Hugo  allait  bientôt  les  connaître  pour  Hernani.  Cf. 
Victor  Hugo  raconté,  II,  267-272;  A.  Dumas,  Mémoires,  cin- 
quième série,  ch.  cxxxn,  p.  269-282. 

(2)  C'est  une  façon  de  remercier  Talma  des  éîogee  qu'il  avait 
[accordés  au  débutant.  Cf.  Victor  Hugo  raconté,  II,  221-224,  et 
le  récit  critique  de  M.  Biré  dans  son    Victor  Hugo  avant  1830, 

417-423. 

(3)  Il  y  a  une  avance  nette  au  parti  libéral,  qui  faisait  alors 
iause  commune  avec  le  clan  bonapartiste,  dans  cette  allusion 
x®6  claire  à  Déranger  : 

Myrmidons,  raca  féconde, 

Myruoidons, 
Enfin  nous  commandons  : 
Jupiter  livre  le  moude 


308  LA  PRÉFACE   DE    CROMWELL 

être  morose  et  peu  flattée  (1)  ;  mais  n'achève-t-elle 
pas  de  marquer  la  différence  qui  sépare  notre 
théâtre,  lieu  d'intrigues  et  de  tumultes,  de  la 
solennelle  sérénité  du  théâtre  antique  (2)  ? 

Quoi  qu'il  advienne,  il  croit  devoir  avertir 
d'avance  le  petit  nombre  de  personnes  qu'un  pareil 
spectacle  tenterait,  qu'une  pièce  extraite  de  Crom- 


Aux  Myrmidons,  aux  Myrmidons, 
Voyant  qu'Achille  succombe, 
.  Ses  Myrmidons,  hors  des  rangs, 
-  Disent  :  dansons  sur  sa  tombe  ; 
Les  petits  vont  être  grands. 

{Les  Myrmidons,  ou  les  funérailles  d'Achille,  décembre  1819.) 

V.  Hugo  allait  se  réclamer  de  plus  en  plus  franchement,  non 
du  romantisme,  où  il  ne  s'est  jamais  laissé  emprisonner,  mais 
du  libéralisme;  c'est  ce  que  constate  Véron,  directeur  de  la 
Revue  de  Paris  :  <c  La  conversation  de  ce  poète...  était  pleine 
d'idées  et  d'intérêt  ;  il  avait  à  cœur  de  démontrer  qu'il  ne  se 
ferait  jamais  le  poète  d'un  parti  ni  d'une  coterie,  qu'il  entendait 
et  comprenait  son  siècle  aussi  bien  que  personne,  et  que  dans 
ses  hardiesses  littéraires  et  ses  retours  pittoresques  vers  les  âges 
précédents,  il  ne  fallait  voir  qu'une  application  indépendante  et 
poétique  du  vrai  libéralisme  aux  œuvres  de  l'imagination  et  de 
la  pensée.  »  (Mémoires  d'un  bourgeois,  III,  53.)  Le  mot  de  Bé- 
ranger  frappe  V.  Hugo  comme  tout  le  monde,  surtout  les  soldats 
de  l'Empire;  l'un  d'eux  écrit  le  12  juillet  1821,  en  apprenant  la 
mort  de  son  Empereur  :  «  comme  ils  sont  aujourd'hui  gais  et 
rassurés,  ces  myrmidons  couronnés  dont  le  front  porte  encore 
l'empreinte  des  pieds  de  leur  vainqueur  î  »  (Journal  du  général 
Fantin  desOdoards,  Pion,  1895,  p.  472.) 

(1)  Cet  éloignement  de  Hugo  pour  tout  ce  qui  peut  irriter  sa 
sensibilité,  n'a  rien  que  de  très  naturel  chez  un  poète.  On  peut 
dire  qu'au  fond  tous  les  créateurs  sont  aussi  nerveux  que  le 
bibliophile  Jacob.  Cf.  A.  Jullien,  Le  Romantisme,  p.  135-136. 

(2)  Tiut  ce  paragraphe  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 


TEXTE  DE   LA   PRÉFACE  309 

weéi  n'occuperait  toujours  pas  moins  de  la  durée 
d'une  représentation.  Il  est  difficile  qu'un  théâtre 
romantique  s'établisse  autrement  (1).  Certes,  si  l'on 
veut  autre  chose  que  ces  tragédies  dans  lesquelles 
un  ou  deux  personnages,  types  abstraits  d'une  idée 
purement  métaphysique,  se  promènent  solennelle- 
ment sur  un  fond  sans  profondeur,  à  peine  occupé 
par  quelques  têtes  de  confidents,  pâles  contre-cal- 
ques des  héros,  chargés  de  remplir  les  vides  d'une 
action  simple,  uniforme  et  monocorde  ;  si  l'on  s'en- 
nuie de  cela,  ce  n'est  pas  trop  d'une  soirée  entière 
pour  dérouler  un  peu  largement  tout  un  homme 
d'élite,  toute  une  époque  de  crise  (2)  ;  l'un,  avec 
son  caractère,  son  génie  qui  s'accouple  à  son  carac- 
tère, ses  croyances  qui  les  dominent  tous  deux  (3), 
ses  passions  qui  viennent  déranger  ses  croyances, 
son  caractère  et  son  génie,   ses  goûts  qui  détei- 
gnent sur  ses  passions,  ses  habitudes  qui  discipli- 
nent ses  goûts,  musèlent  ses  passions,  et  ce  cortège 

(1)  Cette  phrane  est  ajoutée  en  interligne  dans  le  manuscrit. 

(2)  On  avait,  en  effet,  beaucoup  reproché  à  Lemercier  les  trois 
heures  et  demie  que  durait  d'abord  la  représentation  de  sa  Jeanne 

\  Shore,  et  surtout  les  quinze  minutes  supplémentaires  qu'avaient 
!?  exigées  les  remaniements  :  «  C'est  un  grand  quart  d'heure  ajouté 
au  supplice  de  Jane  et  à  celui  des  spectateurs,  diBait  le  critique 
des  Débats,....  Les  tragédies  de  Racine  et  de  Voltaire  ne 
durent  jamais  plus  de  deux  heures,  deux  heures  et  un  quart  ;  et 
quelque  belle  que  soit  la  versification  de  M.  Lemercier,  il  n'est 
pas  encore  démontré  que  le  plaisir  que  l'on  éprouve  à  l'entendre 
soit  dans  la  proportion  de  trois  et  demi  à  deux.  »  (N°  du  3  mai 
1824.) 

(3)  Ce  membre  de  phrase  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 


310  LA  PRÉFACE  DE  CROMWEU 

innombrable  d'hommes  de  tout  échantillon  que  ces 
divers  agents  font  tourbillonner  autour  de  lui  ; 
l'autre,  avec  ses  mœurs,  ses  lois,  ses  modes,  son 
esprit,  ses  lumières,  ses  superstitions,  ses  événe- 
ments et  son  peuple  que  toutes  ces  causes  premières 
pétrissent  tour  à  tour  comme  une  cire  molle.  On 
conçoit  qu'un  pareil  tableau  sera  gigantesque.  Au 
lieu  d'une  individualité,  comme  celle  dont  le  drame 
abstrait  de  la  vieille  école  se  contente,  on  en  aura 
vingt,  quarante,  cinquante,  que  sais-je  ?  de  tout 
relief  et  de  toute  proportion  (1).  Il  y  aura  foule 
dans  le  drame  (2).  Ne  serait-il  pas  mesquin  de  lui 
mesurer  deux  heures  de  durée  pour  donner  le  reste 
de  la  représentation  à  Popéra-comique  ou  à  la 
farce  ?  d'étriquer  Shakespeare  pour  Bobèche  (3)  ? 


(1)  Cette  phrase  est  ajoutée  en  marge  du  manuscrit, 

(2)  Sur  le  rôle  du  peuple  dans  le  drame  romantique,  cf.  ma 
Convention,  p.  166-169.  M.  Biré  prétend  que  «  dans  sa  rage 
d'imitation,  l'auteur  de  Oromwell  va  jusqu'à  emprunter  à  Népo- 
mucène  Lemercier  le  procédé  dont  celui-ci  s'était  servi  dans  la 
Panhypocrisiade  pour  rendre  le  mouvement  d'une  foule  sur  le 
passage  de  François  Ier.  »  (Victor  Hugo  avant  1830,  p.  443.) 
Une  ressemblance  n'implique  pas  toujours  une  imitation. 

(3)  Bobèche,  <t  pître  fameux  sous  l'Empire  et  la  Restauration, 
dont  on  ignore  le  véritable  nom.  Il  s'était  installé  avec  son 
compère,  le  célèbre  Galimafré,  devant  la  porte  du  théâtre  det 
Délassements  comiques,  et  ils  donnaient  en  plein  vent  des  para- 
des souvent  fort  spirituelles,  où  l'Empire  était  parfois  assez 
malmené.  Le  spectacle  de  ces  pantalonnades  attirait  la  foule, 
et  les  lettrés  de  l'époque,  entre  autres  Charles  Nodier,  ne 
dédaignaient  pas  d'y  assister.  Bobèche  fit  des  tournées  en  pro- 
vince, et  disparut  vers  1832.  >  (La  Grande  Encyclopédie.)  L'ar- 
ticle Bobèche,  dans  Larousse,  est  très  complet. 


TEXTE    DE   LA    PRÉFACE  311 

—  Et  qu'on  ne  pense  pas,  si  l'action  est  bien  gou- 
vernée, que  de  la  multitude  des  figures  qu'elle  mei 
en  jeu  puisse  résulter  fatigue  pour  le  spectateur  ou 
papillotage  dans  le  drame.  Shakespeare,  abondant 
en  petits  détails,  est  en  môme  temps,  et  à  cause  de 
cela  même,  imposant  par  un  grand  ensemble. 
C'est  le  chêne  qui  jette  une  ombre  immense 
avec  des  milliers  de  feuilles  exiguës  et  décou- 
pées. -m 

Espérons  qu'on  ne  tardera  pas  à  s'habituer  en 
France  à  consacrer  toute  une  soirée  à  une  seule 
pièce.  Il  y  a  en  Angleterre  et  en  Allemagne  des 
drames  qui  durent  six  heures  (1).  Les  Grecs,  dont 
on  nous  parle  tant,  les  Grecs,  et  à  la  façon  de 
Scudéri  nous  invoquons  ici  le  classique  Dacier, 
chapitre  vu  de  sa  Poétique,  les  Grecs  allaient 
parfois  jusqu'à  se  faire  représenter  douze  ou  seize 
pièces  par  jour  (2). 

Chez  un  peuple  ami  des  spectacles,  l'attention  est 
plus  vivace  qu'on  ne  croit.  Le  Mariage  de  Figaro. 
ce  nœud  de  la  grande  trilogie  de  Beaumarchais, 
remplit  toute  la  soirée,  et  qui  a-t-il  jamais  ennuyé 


(1)  J'ignore  où  V.  Hugo  a  pris  ces  détail»». 

(2)  V.  Hugo  est  plus  affirmatif  qu'il  n'est  prudent  de  l'être. 
Actuellement  encore,  on  en  est  réduit  à  des  hypothèses,  et  l'on 
suppose  que  1  on  ne  représentait  dans  un  jour  que  les  trois  tra- 
gédies, le  drame  satirique  d'un  des  concurrents,  et,  dans  la 
soirée,  une  comédie.  (Croiset,  Histoire  de  la  Littérature  grec- 
que, III,  60.)  Comme  le  concours  durait  trois  jours,  on  arrive 
au  chiffre  de  douze  à  eeize  pièces,  mais  non  pas  pour  une  seule 
journée. 


312  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

ou  fatigué  (1)  ?  Beaumarchais  était  digne  de  hasar- 
der le  premier  pas  vers  ce  but  de  Part  moderne, 
auquel  il  est  impossible  de  faire,  avec  deux  heures, 
germer  ce  profond,  cet  invincible  intérêt  qui 
résulte  d'une  action  vaste,  vraie  et  multiforme. 
Mais,  dit-on,  ce  spectacle,  composé  d'une  seule 
pièce,  serait  monotone  et  paraîtrait  long.  Erreur  ! 
Il  perdrait  au  contraire  sa  longueur  et  sa  monotonie 
actuelle.  Que  fait-on  en  effet  maintenant  ?  On  divise 
les  jouissances  du  spectateur  en  deux  parts  bien 
tranchées.  On  lui  donne  d'abord  deux  heures  de 
plaisir  sérieux,  puis  une  heure  de  plaisir  folâtre; 
avec  l'heure  d'entr'actes  que  nous  ne  comptons  pas 
dans  le  plaisir*  en  tout  quatre  heures.  Que  ferait 
le  drame  romantique  ?  Il  broierait  et  mêlerait  ar- 
tistement  ces  deux  espèces  de  plaisir.  Il  ferait  passer 
à  chaque  instant  l'auditoire  du  sérieux  au  rire,  des 
excitations  bouffonnes  aux  émotions  déchirantes, 
du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère  (2).  Car, 


(1)  Aussi  V.  Hugo  lui  a-t-il  fait  quelques  emprunts.  Dans 
Cromwell,  lord  Rochester  rappelle,  en  effet,  le  Barbier  de 
Séville,  même  par  son  entrée  en  scène.  Rien  n'y  manque,  ni  la 
chanson  dans  la  coulisse,  ni  les  couplets  écrits  sur  le  genou. 

(2)  On  ne  sait  si  V.  Hugo  rappelle  sérieusement,  ou  par  ironie, 
ces  vers  de  Boileau  : 

Heureux  qui  dans  ses  vers  sait,  d'une  voix  légère, 
Passer  du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère. 

(Art poétique,  I,  76.)  La  pensée  de  Boileau  est  pourtant  bien 
juste.  Cieéron  avait  dit  déjà  :  t  nihil  de  me  dicam  :  dicam  de 
ceteiïs,  quorum  nemo  erat  qui...  a  severitate  paulisper  ad  hila- 
ritatem  risumque  traduceret.  »  (Brutus,  XC1II.) 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  313 


ainsi  que  nous  Pavons  déjà  établi,  le  drame,  c'est 
le  grotesque  avec  le  sublime,  l'âme  sous  le  corps  (1), 
c'est  une  tragédie  sous  une  comédie.  Ne  voit-on 
pas  que,  vous  reposant  ainsi  d'une  impression  par 
une  autre,  aiguisant  tour  à  tour  le  tragique  sur  le 
comique,  le  gai  sur  le  terrible,  s'associant  même 
au  besoin  les  fascinations  de  l'opéra  (2),  ces  repré- 
sentations, tout  en  n'offrant  qu'une  pièce,  en  vau- 
draient bien  d'autres  ?  La  scène  romantique  ferait 
un  mets  piquant,  varié,  savoureux,  de  ce  qui,  sur 
le  théâtre  classique,  est  une  médecine  divisée  en 
deux  pilules. 

Voici  que  l'auteur  de  ce  livre  a  bientôt  épuisé 
ce  qu'il  avait  à  dire  au  lecteur.  Il  ignore  comment 
la  critique  accueillera  et  ce  drame,  et  ces  idées 
sommaires,  dégarnies  de  leurs  corollaires,  appau- 
vries de  leurs  ramifications,  ramassées  en  courant 
et  dans  la  hâte  d'en  finir.  Sans  doute  elles  paraî- 
tront aux  «  disciples  de  La  Harpe  »  bien  effrontées 
et  bien  étranges.  Mais  si,  par  aventure,  toutes  nues 
et  tout  amoindries  qu'elles  sont,  elles  pouvaient 
contribuer  à  mettre  sur  la  route  du  vrai  ce 
public  dont  l'éducation  est  si  avancée,  et  que 
tant  de  remarquables  écrits,  de  critique  ou  d'ap- 
plication, livres  ou  journaux,  ont  déjà  mûri  pour 


(1)  Sur  le  parti  que  le  Romantisme  a  tiré  du  corps,  pour  ses 
personnages  dramatiques,  cf.  ma  Convention,  p.  193-196. 

(2)  V.  Hugo  pense  à  ce  qu'il  appelait  dans  sa  critique  musi- 
cale, au  Conservateur,  «  le  prestige  des  décors  et  la  richesse  des 
costumes  ».  (I,  110.) 


314  LA    PRÉFACE   DE    CROMWELL 

l'art  (1),  qu'il  suive  cette  impulsion  sans  s'occuper 
si  elle  lui  vient  d'un  homme  ignoré,  d'une  voix  sans 
autorité,  d'un  ouvrage  de  peu  de  valeur.  C'est  une 
cloche  de  cuivre  qui  appelle  les  populations  au 
vrai  temple  et  au  vrai  Dieu  (2). 

Il  y  a  aujourd'hui  l'ancien  régime  littéraire 
comme  l'ancien  régime  politique.  Le  dernier  siècle 
pèse  encore  presque  de  tout  point  sur  le  nouveau. 
Il  l'opprime  notamment  dans  la  critique.  Vous 
trouvez,  par  exemple,  des  hommes  vivants  qui  vous 
répètent  cette  définition  du  goût  échappée  à  Vol- 
taire :  «  Le  goût  n'est  autre  chose  pour  la  poésie 


(1)  Ces  mots,  depuis  de  critique,  sont  ajoutés  en  marge  du 
manuscrit.  —  Sur  ces  précurseurs  de  V.  Hugo,  cf.  M.  Biré, 
Victor  Hugo  avant  1830,  p.  431  sqq.,  et  ma  Convention,  p.  82. 
On  pourrait  encore  ajouter  la  longue  lettre  de  J.-B.  Rousseau  à 
Riccoboni,  la  réponse  de  ce  dernier  {Œuvres  de  J.-B.  Rousseau, 
1820,  t.  V,  p.  258-276,  545-563);  et  la  liste  n'est  pas  close.  Mais 
peu  importe  :  V.  Hugo  a  fait  oublier  ses  prédécesseurs  :  sa  Pré- 
face est  comme  un  lac  où  sont  venus  se  rassembler,  et  se  perdre, 
les  ruisseaux,  les  rivières,  les  fleuves  même  qui  venaient  de 
plus  haut.  Dès  le  6  décembre  1827,  le  Globe  disait  excellem- 
ment :  «  C'est  l'exposition  d'une  nouvelle  poétique  de  drame.  Je 
dis  nouvelle,  quoique  beaucoup  d'idées  qui  sont  aujourd'hui  à  la 
mode  s'y  trouvent  reproduites.  » 

(2)  C'était  modeste.  Les  amis  de  V.  Hugo  étaient  plus  ambi- 
tieux pour  lui  : 

Oh  !  qu'il  chante  longtemps!  car  son  luth  nous  entraîne, 
Nous  rallie  et  nous  guide,  et  nous  tiendrons  l'arène 

Tant  qu'il  retentira  ; 
Deux  ou  trois  tours  encore,  aux  sons  de  sa  trompette, 
Aux  éclat?  de  sa  voix  que  tout  un  choeur  répète, 

Jéricho  tomhera. 

(Sainte-Beuve,  Poésies  de  Joseph  Delorme,  le  Cénacle.) 


TEXTE   DE   LA    PRÉFACS  315 

que  ce  qu'il  est  pour  les  ajustements  des  fem- 
mes »  (1).  Ainsi,  le  goût,  c'est  la  coquetterie  (2) . 
Paroles  remarquables  qui  peignent  à  merveille 
cette  poésie  fardée,  mouchetée,  poudrée,  du  dix- 
huitième  siècle,  cette  littérature  à  paniers,  à  pom- 
pons et  à  falbalas.  Elles  offrent  un  admirable  résumé 
d'une  époque  avec  laquelle  les  plus  hauts  génies 
n'ont  pu  être  en  contact  sans  devenir  petits,  du 
moins  par  un  côté,  d'un  temps  où  Montesquieu  a 
pu  et  dû  faire  le  Temple  de  Gnide,  Voltaire  le  Tem- 
ple du  Goût,  Jean- Jacques  le  Devin  du  Village  (3). 
Le  goût,  c'est  la  raison  du  génie.  Voilà  ce  qu'éta- 
blira bientôt  une  autre  critique,  une  critique  forte, 
franche,  savante,  une  critique  du  siècle  qui  com- 

(1)  Je  n'ai  pu  trouver  dans  Voltaire  cette  formule,  mais  elle 
pourrait  être  le  résumé  de  toute  une  théorie  analogue,  dans  le 
chapitre  i  de  V  Essai  sur  la  poésie  épique,  Beuchot,  X,  403-404, 
408-409. 

(2)  C'est  un  souvenir  de  son  étude  sur  Voltaire,  publiée  dans 
la  Muse  Française,  décembre  1823, 6e  livraison,  p.  432,  et  repro- 
duit dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  I,  240  :  c  Sa  muse, 
qui  eût  été  si  belle  de  sa  beauté,  emprunta  souvent  ses  prestiges 
aux  enluminures  du  fard  et  aux  grimaces  de  la  coquetterie.  » 

(3)  Encore  lui  a-t-on  contesté  l'orchestration  de  son  Devin. 
Cf.  Castil  Blaze,  Molière  Musicien,  II,  409  et  suiv.  ;  et  dans 
J.-J.  Rousseau  jugé  par  les  Français  d'aujourd'hui  (Paris,  1890), 
le  long  article  consacré  à  cette  question,  par  M.  Pougin,  p.  345 
et  suiv.  —  On  trouve  une  théorie  semblable  dans  Faguet  :  «  Être 
lu  des  femmes  du  monde  qui  se  piquent  de  lettres  est  chez  les 
auteurs  une  forme  du  désir  d'être  aimé...  Selon  les  temps,  cette 
démangeaison  les  mène  à  être  libertine,  cavaliers  ou  mystiques, 
et  parfois  le  tout  ensemble.  Au  temps  de  Fontenelle  et  de  Mon- 
tesquieu, elle  les  poussait  à  un  libertinage  précieux,  etc.  »  (Dix- 
huitième  siècle,  onzième  édition,  p.  144-145.) 


316  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

mence  à  pousser  des  jets  vigoureux  sous  les  vieilles 
branches  desséchées  de  l'ancienne  école.  Cette 
jeune  critique,  aussi  grave  que  l'autre  est  frivole, 
aussi  érudite  que  l'autre  est  ignorante  (1),  s'est 
déjà  créé  des  organes  écoutés,  et  l'on  est  quelquefois 
surpris  de  trouver  dans  les  feuilles  les  plus  légères 
d'excellents  articles  émanés  d'elle  (2).  C'est  elle  qui, 
s'unissant  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  supérieur  et  de 

(1)  La  critique  classique  croyait  en  effet  porter  un  jugement 
sérieux  lorsqu'elle  écrivait  de8  choses  étonnantes  comme 
celles-ci  :  «  Dans  la  soirée,  nous  lûmes  ensemble  le  nouveau 
recueil  de  M.  Victor  Hugo,  intitulé  Les  Orientales.  Depuis  long- 
temps je  n'avais  autant  ri,  ni  autant  vu  rire.  Lorrando  surtout 
étouffait.  Jamais,  avec  autant  d'orgueil,  on  n'a  été  si  bouffon  et 
si  grotesque  que  le  nouveau  chantre  de  Cromwell  et  de  Bouna- 
berdi.  Mais,  je  le  répète,  il  y  a  quelque  chose  pour  moi  de  pluB 
amusant  encore  que  M.  Victor  Hugo  ;  ce  sont  ses  admirateurs, 
car  il  en  a!  »  (Février  1829.)  —  «  Depuis  longtemps  je  n'avais 
ri  de  si  bon  cœur  ;  je  viens  de  lire  Hernani  de  M.  Victor  Hugo. 
Comment  a-t-on  pu  parodier  une  pareille  pièce  ?  On  a  donc  fait 
la  parodie  d'une  parodie,  etc.  d  (Mai  1830.)  (Géraud,  dans  Un 
homme  de  lettres,  etc.,  p.  251  et  259.)  —  Quant  aux  éloges 
décernés  aux  jeunes  critiques,  ils  semblent  un  hommage  de  par- 
ticulière reconnaissance  à  Victor  Pavie  :  Hugo  lui  écrit,  le 
7  février  1827  :  «  Vous  êtes  un  de  ces  jeunes  hommes  du 
xix-  siècle  qui  étonnent  par  leur  gravité  et  par  leur  candeur  les 
vieillards  faux  et  frivoles  du  xviii*.  »  [Correspondance,   p.  61.) 

(2)  Il  y  a  en  effet  à  ce  moment  toute  une  série  de  petits  jour- 
naux s'occupant  un  peu  de  tout,  même  de  littérature  :  le  Masque 
de  fer,  la  Pandore,  le  Corsaire,  le  Figaro,  le  Sylphe,  le  Mercure. 
Le  directeur  de  ce  dernier  journal,  Gentil,  était  devenu  célèbre 
grâce  à  ce  jugement  concis  :  «  Racine  est  un  polisson  l  »  (Vé- 
ron,  III,  42.)  Il  y  avait  encore  le  Drapeau  blanc,  qui  publiait 
de  temps  en  temps  des  articles  littéraires.  On  peut  lire  dans  la 
Correspondance,  p.  39,  une  lettre  curieuse  de  Hugo  à  un  de  ses 
rédacteurs  intérim! lents,  le  baroo  d'Ekstein. 


I 


TEXTE  DE  TLA   PRÉFACE  317 


courag&ux  dans  les  lettres,  nous  délivrera  de  deux 
fléaux  :  le  classicisme  (1)  caduc,  et  le  faux  roman- 
tisme, qui  ose  poindre  aux  pieds  du  vrai.  Carie 
génie  moderne  a  déjà  son  ombre,  sa  contre-épreuve, 
son  parasite,  son  classique,  qui  se  grime  sur  lui,  se 
vernit  de  ses  couleurs,  prend  sa  livrée,  ramasse  ses 
miettes,  et  semblable  à  l'élève  du  sorcier  (2),  met 
en  jeu,  avec  des  mots  retenus  de  mémoire,  des 
éléments  d'action  dont  il  n'a  pas  le  secret.  Aussi 
fait-il  des  sottises  que  son  maître  a  mainte  fois  beau- 
coup de  peine  à  réparer.  Mais  ce  qu'il  faut  détruire 
avant  tout,  c'estle  vieux  faux  goût.  Il  faut  en  dérouil- 
ler la  littérature  actuelle.  C'est  en  vain  qu'il  la  ronge 
et  la  ternit.  Il  parle  aune  génération  jeune,  sévère, 
puissante,   qui  ne  le  comprend  pas  (3).  La  queue 


(1)  Souvenir  de  Stendhal  :  «  Le  romantisme  est  l'art  de  pré- 
senter aux  peuples  les  œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de 
leurs  habitudes  et  de  leurs  croyances,  sont  susceptibles  de  leur 
donner  le  plus  de  plaisir  possible.  Le  classicisme,  au  contraire, 
leur  présente  la  littérature  qui  donnait  le  pTus  grand  plaisir  pos- 
sible à  leurs  arrière-grands-pères.  »  {Racine  et  Shakespeare, 
p.  32-33.) 

(2)  Cf.  Gœthe,  trad.  Porchat,  1. 1,  p.  80-82. 

(3)  Tout  ce  passage,  depuis  il  la  ronge  jusqu'à  la  queue,  est 
ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

Ce  qui  caractérise  en  effet  l'école  romantique,  c'est  qu'elle 
a  été,  suivant  une  formule  devenue  bien  élastique  de  nos  jours, 
très  réellement  jeune  :  «  Dans  l'armée  romantique  comme  dans 
l'armée  d'Italie,  tout  le  monde  était  jeune.  Les  soldats,  pour  la 
plupart,  n'avaient  pas  atteint  leur  majorité,  et  le  plus  vieux  de 
la  bande  était  le  général  en  chef,  âgé  de  vingt-huit  ans.  C'était 
l'âge  de  Bonaparte  et  de  V.  Hugo  à  cette  date.  »  (Th.  Gautier, 
Histoire  du  Romantisme,  p.  11.)  —  Aussi  avait-on  cette  foi  qui 


318  LA    PRÉFACE  DE    CROMWKLL 

du  dix-huitième  siècle  traîne  encore  dans  le  dix-neu- 
vième (1)  ;  mais  ce  n'est  pas  nous,  jeunes  hommes 
qui  avons  vu  Bonaparte,  qui  la* lui  porterons  (2). 


fait  tout  au  moins  gravir  les  montagnes,  l'enthousiasme  jeune  : 
«  Sur  une  modeste  étagère  de  merisier,  suspendue  à  des  cordons 
resplendissait,  entre  quelques  volumes  de  choix,  un  exemplaire 
de  Cromwell,  avec  une  dédicace  amicale,  signée  du  monogramme 
V.  H.  La  Bible  chez. les  protestants,  le  Koran  parmi  les  Maho- 
métans,  ne  sont  pas  l'objet  d'une  plus  profonde  vénération. 
C'était  bien,  en  effet,  pour  nous,  le  livre  par  excellence,  le  livre 
qui  contenait  la  pure  doctrine,  d  (ïd.  ibid.,  p.  16.) 

(1)  Comme  exemple  de  cette  critique  voltairienne  vieillie,  on 
peut  prendre  les  jugements  portée  par  Géraud  en  1806  sur  Cor- 
neille et  Racine  :  Un  homme  de  lettres,  p.  32-34,  et  passim.  — 
Faut-il  aller  plus  loin,  et  penser  comme  M.  Faguet  que  V.  Hugo 
procède  de  Voltaire  ?  «  Les  hommes  instruits...  savent  ..  qu'il  n'a 
pas  non  plus  une  bien  grande  influence  sur  l'histoire  des  lettres, 
n'ayant  guère  inspiré  que  la  tragédie  de  Victor  Hugo,  moins  le 
style,  et  la  conception  historique  de  Victor  Hugo,  laquelle  passe 
pour  un  peu  étroite.  3>  (Dix-huitième  siècle,  p.  276-277.) 

(2)  Ceci  est  un  souvenir.  Dans  la  Muse  Française,  en  décem- 
bre 1823,  V.  Hugo  écrivait  ceci  :  «  Le  dix-huitième  siècle 
paraîtra  toujours  dans  l'histoire  comme  étouffé  entre  le  siècle 
qui  le  précède  et  le  siècle  qui  le  suit.  Voltaire  en  est  le  person- 
nage principal  et  en  quelque  sorte  typique,  et,  quelque  prodi- 
gieux que  fût  cet  homme,  ses  proportions  semblent  bien  mes- 
quines entre  la  grande  image  de  Louis  XIV  et  la  gigantesque 
rlgure  de  Napoléon.  »  —  Peut-être  cette  déclaration  est-elle  un 
contre-coup,  plus  ou  moins  direct,  de  certaine  théorie  de  Napo- 
léon :  <t  On  ne  croira  qu'avec  peine,  continuait-il,  qu'au  moment 
de  la  révolution,  Voltaire  eût  détrôné  Corneille  et  Racine  :  oiî 
s'était  endormi  sur  les  beautés  de  ceux-ci,  et  c'est  au  Premier 
Consul  qu'est  dû  le  réveil.  »  (Mémorial,  22  avril  1816  ;  I,  i> 8.)  — 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  rupture  avec  Voltaire  et  sou  école  est  for- 
melle, et  l'on  ne  voit  pas  trop  comment  M.  Soubies  a  pu  ratta- 
cher le  romantisme  de  V.  Hugo  au  classicisme  de  Voltaire,  dans 
sa  Comédie  française,]).  78-79. 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  319 

Nous  touchons  donc  au  moment  de  voir  la  cri- 
tique nouvelle  prévaloir,  assise,  elle  aussi,  sur  une 
base  large,  solide  et  profonde.  On  comprendra 
bientôt  généralement  que  les  écrivains  doivent  être 
jugés,  non  d'après  les  règles  et  les  genres,  choses 
qui  sont  hors  de  la  nature  et  hors  de  Fart,  mais 
d'après  les  principes  immuables  de  cet  art  et  les 
lois  spéciales  de  leur  organisation  personnelle.  La 
raison  de  tous  aura  honte  de  cette  critique  qui  a 
roué  vif  Pierre  Corneille,  bâillonné  Jean  Racine, 
et  qui  n'a  risiblement  réhabilité  John  Milton  qu'en 
vertu  du  code  épique  du  Père  le  Bossu  (1).  On  con- 
sentira, pour  se  rendre  compte  d'un  ouvrage,  à  se 
placer  aupoint  de  vue  de  l'auteur,  à  regarderie  sujet 
avec  ses  yeux.  On  quittera,  et  c'est  M.  de  Chateau- 
briand qui  parle  ici,  la  critique  mesquine  des  défauts 
pour  la  grande  et  féconde  critique  des  beautés  (2). 


(1)  Cette  phrase  est  ajoutée  en  marge  du  manuscrit.  —  Traité 
du  Poème  épique,  par  le  R.  P.  le  Bossu,  chanoine  régulier  de 
Sainte-Geneviève.  —  Le  risible  de  l'affaire,  c'est  que  le  Bossu 
dont  le  Traité  est  de  1675,  ne  peut  être  le  juge  du  Paradis  Perdu, 
qui,  bien  que  publié  en  1667,  ne  semble  pas  connu  du  critique 
français  ;  que,  de  plus,  dans  tout  le  livre  V,  consacré  au  mer- 
veilleux, ou,  comme  il  dit,  aux  Machines,  le  Bossu  ne  parle  que 
du  merveilleux  mythologique,  et,  tout  au  plus,  de  l'effet  produit 
par  les  dieux  anciens  sur  le  sentiment  religieux,  en  général 
(p.  181-184).  Du  reste,  le  traité  du  Père  le  Bossu  était  très  estimé 
au  xvii*  siècle  ;  Boileau  reproche  à  Perrault  «  de  traiter  de  huut 
en  bas  l'un  des  meilleurs  livres  de  poétique  qui,  du  consente- 
ment de  tous  les  habiles  gens,  ait  été  fait  en  notre  langue,  etc.  » 
{III9  Réflexion  critique  sur  quelques  passages  de  Longin.) 

(2)  Chateaubriand  écrit  en  effet,  en  février  1819,  sur  les  An- 
nales littéraires  de  Dussault  :  «  Ne  serait-il  paa   à  craindre  que 


320  LA   PRÉFACE   DE   CROMWELL 

Il  est  temps  que  tous  les  bons  esprits  saisissent 
le  fil  qui  lie  fréquemment  ce  que,  selon  notre 
caprice  particulier,  nous  appelons  défaut  à  ce  que 
nous  appelons  beauté.  Les  défauts,  du  moins  ce 
que  nous  nommons  ainsi,  sont  souvent  la  con 
dition  native,  nécessaire,  fatale,  des  qualités. 
Scit  genius,  natale  cornes  qui  tempérât  astrum  (1). 

Où  voit-on  médaille  qui  n'ait  son  revers  ?  talent 
qui  n'apporte  son  ombre  avec  sa  lumière  (2),  sa 

cette  sévérité  continuelle  de  nos  jugements  ne  nous  fît  contracter 
une  habitude  d'humeur  dont  il  deviendrait  malaisé  de  nous  dé- 
barrasser ensuite  ?  Le  seul  moyen  d'empêcher  que  cette  humeur 
prenne  sur  nous  trop  d'empire,  serait  peut-être  d'abandonner  la 
petite  et  facile  critique  des  défauts  pour  la  grande  et  difficile 
critique  des  beautés.  »  (V,  471.)  Peut-être  Chateaubriand  s'était- 
il  rappelé  lui-même  ce  passage  de  Mme  de  Staël,  De  l'Alle- 
magne,  2e  partie,  ch.  xxxi  :  «  J'étais  à  Vienne  quand  Schlegel 
y  donna  son  cours  public...  Je  fus  confondue  d'entendre  un 
critique  éloquent  comme  un  orateur,  et  qui,  loin  de  s'acharner 
aux  défauts,  éternel  aliment  de  la  médiocrité  jalouse,  cherchait 
seulement  à  faire  revivre  le  génie  créateur  »  (p.  266).  —  Cette 
méthode  semble  abandonnée  par  une  notable  partie  de  la  cri- 
tique contemporaine.  Cf.  Doumic,  Ecrivain»  d'aujourd'hui 
(1894),  p.  176-177. 

(1)  Horace,  Epîtres,  1.  II,  Ep.  2.  v.  187. 

(2)  Weill  lui  reprochant  de  n'avoir  jamais  eu  de  collaborateur, 
«  fût-ce  sa  cuisinière  »  :  —  «  Je  ne  crois  pas  aux  collaborateurs, 
me  répoadit  Hugo.  Aucune  œuvre  faite  en  collaboration  n'est 
un  chef-d'œuvre,  parce  que,  de  deux  créateurs,  l'un  ôte  à  l'autre 
ses  défauts,  qui  sont  les  ombres  du  soleil,  et  c'est  à  l'ombre  que 
l'on  mesure  le  soleil.  Le  soleil  sans  ombre,  c'est  le  désert  l  — 
C'est  vrai  !  Mais  il  ne  faut  pas  non  plus  que  l'ombre  dépasse 
le  soleil.  — Le  Créateur,  interrompit  Hugo,  n'aurait  pas  créé  le 
monde,  s'il  avait  consulté  un  autre  que  lui,  cet  autre  fût-il  son 
égal.  »  (Weill,  p.  124.) 


TEXTE  DE  LA   PRÉFACE  321 

fumée  avec  sa  flamme  ?  Telle  lâche  peut  n'être  que 
la  conséquence  indivisible  de  telle  beauté.  Cette 
touche  heurtée,  qui  me  choque  de  près,  complète 
l'effet  et  donne  la  saillie  à  l'ensemble. Effacez  Tune, 
vous  effacez  l'autre.  L'originalité  se  compose  de 
tout  cela.  Le  génie  est  nécessairement  inégal  (1). 
Il  n'est  pas  de  hautes  montagnes  sans  profonds 
précipices.  Comblez  la  vallée  avec  le  mont,  vous 
n'aurez  plus  qu'un  steppe,  une  lande,  la  plaine  des 
Sablons  au  lieu  des  Alpes,  des  alouettes  et  non  des 
aigles  (2). 

(1)  Ce  qui  précède,  depuis  ies  mots  se  compose,  est  ajouté  en 
marge  du  manuscrit.  —  Cette  théorie  contient  tant  de  vérité, 
qu'elle  vient  d'être  reprise  par  M.  Jules  Breton  :  «  Soyons  sé- 
vères pour  nous-mêmes  ;  cependant,  lorsque  nous  nous  serons 
aperçus  d'un  défaut,  ne  cherchons  à  nous  en  corriger  qu'autant 
que  cette  correction  ne  viendra  pas  nuire  à  une  précieuse  qua- 
lité ;  nous  étions  durs,  mais  expressifs,  nous  voilà  fades  et  mous. 
Les  critiques  d'art  éclairés  nous  donneront  les  meilleurs  congeils 
du  monde  que  nous  accepterons  avec  reconnaissance,  mais  dont 
nous  userons  avec  une  excessive  précaution.  Ce  qu'ils  ont  appelé 
un  défaut  est  peut-être  un  mode  d'expression  énergique  qui  nous 
est  propre  ;  le  perdre  alors,  ce  serait  nous  amoindrir.  Rien  de 
plus  insipide  qu'une  perfection  inexpressive.  Un  peu  de  folie 
vaut  mieux  que  la  mort.  »  [La  vie  dun  artiste.  Art  et  nature 
(Lemerre,1895),p.  286.) 

(2)  Les  Alpes  se  présentaient  naturellement  à  son  esprit,  après 
ce  Voyage  en  Suisse,  entrepris  en  collaboration  avec  Lamartine, 
Nodier,  Taylor  et  Gué.  Cf.  M«>«  Mennessier-Nodier,  p.  266 
et  suiv.)  La  plaine  des  Sablons,  sousla  Révolution,  était  devenue  un 
lieu  de  plaisir.  (Cf.  Mercier,  Paris  pendant  la  Révolution,  II,  273.) 

C'était  là  que,  sous  l'ancien  régime,  le  Roi  passait,  le  plus  gé- 
néralement, la  revue  de  ses  troupes.  Napoléon  se  servait  encore 
quelquefois  de  ce  terrain  ;  et  V.  Hugo  employait  peut-être  cette 
comparaison   pour  avoir   rencontré  ce  nom  dans  le  Mémorial  : 

FRKFACB   DE   CROMWKIX.  21 


322  LA   PRÉFACE   DB   CROMWELL 

Il  faut  aussi  faire  la  part  du  temps,  du  climat, 
des  influences  locales.  La  Bible,  Homère  nous 
blessent  quelquefois  par  leurs  sublimités  mômes. 
Qui  voudrait  y  retrancher  un  mot  ?  Notre  infirmité 
s'effarouche  souvent  des  hardiesses  inspirées  du 
génie,  faute  de  pouvoir  s'abattre  sur  les  objets  avec 
une  aussi  vaste  intelligence  (1).  Et  puis,  encore  une 
fois,  il  y  a  de  ces  fautes  qui  ne  prennent  racine 
que  dans  les  chefs-d'œuvre  ;  il  n'est  donné  qu'à 
certains  génies  d'avoir  certains  défauts.  On  repro- 
che à  Shakespeare  l'abus  de  la  métaphysique, 
l'abus  de  l'esprit,  des  scènes  parasites,  des  obscé- 
nités, l'emploi  des  friperies  mythologiques  de  mode 
dans  son  temps,  de  l'extravagance,  de  l'obscurité, 
du  mauvais  goût,  de  l'enflure,  des  aspérités  de 
style  (2).  Le  chêne,  cet  arbre  géant  que  nous  com- 
parions tout  à  l'heure  à  Shakespeare  et  qui  a  plus 
d'une  analogie  avec  lui,  le  chêne  a  le  port  bizarre, 
les  rameaux  noueux,  le  feuillage  sombre,  l'écorce 
âpre  et  rude  ;  mais  il  est  le  chêne  (3). 

«  Entre  un  beau,  bien  content  de  lui,  ancien  capitaine  de  cava- 
lerie, ne  doutant  de  rien  :  J'arrive,  nous  dit-il,  de  la  plaine  des 
Sablons  ;  je  viens  de  voir  manœuvrer  notre  Ostrogot...  C'était 
Votre  Majesté,  Sire,  etc.  »  21  août  1816(1,  181). 

(1)  V.  Hugo  fait  probablement  allusion  à  ce  que  Renan 
appelle  ces  «  colossales  incongruités  qui  ne  peuvent  blesser 
qu'une  étroite  pruderie,  etc.  »  (Histoire  du  peuple  d'Israël, 
II,  218  ) 

(2)  V.  Hugo  développera  cette  idée  dans  son  William  Sha- 
kespeare, Philosophie,  t.  II,  p.  201  et  suiv.,  et  p.  215. 

(3)  V.  Hugo  reviendra  sur  cette  comparaison  en  l'amplifiant  : 
c   La  simplicité  propre  à  la  poésie  peut  être  touffue  comme  le 


TEXTE   DE  LA   PRÉFACE  323 

Et  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  est  le  chêne.  Que  si 
vous  voulez  une  tige  lisse,  des  branches  droites, 
des  feuilles  de  satin,  adressez-vous  au  pâle  bouleau, 
au  sureau  creux,  au  saule  pleureur  (1)  ;  mais 
laissez  en  paix  le  grand  chêne.  Ne  lapidez  pas  qui 
vous  ombrage. 

L'auteur  de  ce  livre  connaît  autant  que  personne 
les  nombreux  et  grossiers  défauts  de  ses  ouvra- 
ges (2).  S'il  lui  arrive  trop  rarement  de  les  corriger, 
c'est  qu'il  répugne  à  revenir  après  coup  sur  une 
œuvre  refroidie  (3).  Qu'a-t-il  fait  d'ailleurs  qui  vaille 

chêne.  Est-ce  que,  par  hasard,  le  chêne  vous  ferait  l'effet  d'un 
byzantin  et  d'un  raffiné  ?  Ses  antithèses  innombrables,  tronc  gi- 
gantesque et  petites  feuilles,  éeorce  rude  et  mousses  de  velours, 
acceptation  des  rayons  et  versement  de  l'ombre,  couronnes  pour 
les  héros  et  fruits  pour  les  pourceaux,  seraient-elles  des  marques 
d'afféterie,  de  corruption,  de  subtilité  et  de  mauvais  goût  ? 
Le  chêne  aurait-il  trop  d'esprit  ?  le  chêne  serait-il  de  l'Hôtel 
de  Rambouillet  ?  le  chêne  serait-il  un  précieux  ridicule  ?  le 
chêne  serait-il  atteint  de  gongorisme  ?  le  chêne  serait-il  de  la 
décadence  ?  toute  la  simplicité,  sancta  simplicitas,  se  conden- 
serait-elle dans  le  chou?»  (Philosophie,  II,  225.) 

(1)  On  connaît  le  joli  développement  du  poète  sur  la  sobriété 
en  littérature.  (Philosophie,  II,  217-223.) 

(2)  CeB  formules  de  modestie,  d'une  humilité  peut-être  exa- 
gérée, ne  gagnèrent  rien  sur  les  juges  irrités  de  l'école  classique. 
En  avril  1830,  Géraud  écrit  :  «  Après  de  longs  et  pénibles 
efforts,  je  viens  d'achever  enfin  le  prétendu  drame  que  M.  Vic- 
tor Hugo  a  fait  précéder  d'une  préface  si  arrogante.  »  (Un 
homme  de  lettres,  p.  257.) 

(3)  «  Voici  encore  une  contravention  de  l'auteur  aux  lois  de 
Despréaux.  Ce  n'est  point  sa  faute  s'il  ne  se  soumet  point  aux 
articles  :  Vingt  fois  sur  le  métier,  etc.,  Polissez-le  sans  cesse,  etc. 
Nul  n'est  responsable  de  ses  infirmités  ou  de  ses  impuissances. 
Du  reste,  nous  ferons  toujours  les  premiers  à  rendre  hommage 


324  If   PRÉFACE   DR   CROMWELL 

cette  peine  ?  Le  travail  qu'il  perdrait  à  effacer  les 
imperfections  de  ses  livres,  il  aime  mieux  l'em- 
ployer à  dépouiller  son  esprit  de  ses  défauts  (1). 

à  ce  Nicolas  Boileau,  à  ce  rare  et  excellent  esprit,  à  ce  jansé- 
niste de  notre  poésie.  Ce  n'est  pas  sa  faute,  à  lui  non  plus,  si 
les  professeurs  de  rhétorique  l'ont  affublé  du  sobriquet  ridicule 
de  législateur  du  Parnasse.  Il  n'en  peut  mais. 

Certes,  si  Ton  examinait  comme  code  le  remarquable  poème 
de  Boileau,  on  y  trouverait  d'étranges  choses.  Que  dire,  par 
exemple,  du  reproche  qu'il  adresse  à  un  poète  de  ce  qu'il 

Fait  parler  ses  bergers  tomme  on  parle  au  village  ? 

Faut-il  donc  les  faire  parler  comme  on  parle  à  la  cour  ?  Voilà 
les  bergers  d'opéra  devenus  types.  Disons  encore  que  Boileau 
n'a  pas  compris  les  deux  seuls  poètes  originaux  de  son  temps, 
Molière  et  La  Fontaine.  Il  dit  de  l'un  : 

C'est  par  la  que  Molière,  illustrant  ses  écrits, 
Peut-être  de  son  art  eût  remporté  le  prix... 

Il  ne  daigne  pas  mentionner  l'autre.  Il  est  vrai  que  Molière 
et  La  Fontaine  ne  savaient  ni  corriger  ni  polir.  j>  (Note  de 
Victor  Hugo.)  Ceci  n'est  pas  une  boutade,  un  lapsus  calami. 
C'est  très  réfléchi,  puisque  dans  le  manuscrit,  V.  Hugo  a  biffé 
une  première  fois  savaient,  et  l'a  remplacé  par  voulaient,  puis  a 
encore  effacé  ce  dernier  mot,  pour  rétablir  savaient.  —  Pour 
La  Fontaine  Terreur  est  manifeste,  V.  Hugo  a  pris  au  pied  de 
la  lettre  l'anecdote  du  fablier.  —  Même  pour  Molière,  qui  im- 
provisait souvent,  on  peut  discuter.  Cf.  mon  Evolution,  p.  356- 
357.  —  DanB  l'édition  princeps,  on  lit  à  la  place  de  cette 
phrase,  ceci  :  «  c'est  qu'il  répugne  à  revenir  après  coup  sur  une 
chose  faite.  Il  ignore  cet  art  de  souder  une  beauté  à  la  place 
d'une  tache,  et  il  n'a  jamais  pu  rappeler  l'inspiration. . .  6ur 
une  œuvre  refroidie.  »  (p.  lxiii.)  L'assertion  du  reste,  est  très 
vraie.  V.  Hugo,  «  une  fois  sa  page  écrite  et  son  vers  ciselé,  s'en 
inquiétait  aussi  peu  que  s'ils  avaient  dû  moisir  éternellement 
dans  son  tiroir,  etc.  »  (Rochefort,  II,  67-58). 

(1)  Heureusement,  V.   Hugo   a   fait  exception  à   8a   règle, 


TEXTE   DE   LA   PRÉFACE  325 

C'est  sa  méthode  de  ne  corriger  un  ouvrage  que 
dans  un  autre  ouvrage. 

Au  demeurant,  de  quelque  façon  que  son  livre 
soit  traité,  il  prend  ici  l'engagement  de  ne  le 
défendre  ni  en  tout  ni  en  partie.  Si  son  drame  est 
mauvais,  que  sert  de  le  soutenir?  S'il  est  bon, 
pourquoi  le  défendre?  Le  temps  fera  justice  du 
livre,  ou  la  lui  rendra.  Le  succès  du  moment  n'est 
que  l'affaire  du  libraire.  Si  donc  la  colère  de  la  cri- 
tique s'éveille  à  la  publication  de  cet  essai,  il  la 
laissera  faire.  Que  lui  répondrait-il  ?  Il  n'est  pas 
de  ceux  qui  parlent,  ainsi  que  le  dit  le  poète  cas- 
tillan, par  la  bouche  de  leur  blessure, 

Por  la  boca  de  sa  henda  (1). 


lorsqu'il  a  publié  dans  l'édition  ne  varietur  ses  œuvres  de  jeu- 
nesse. Nous  avons  vu,  dans  l'introduction,  à  quel  curieux  travail 
de  correction  il  soumettait  sa  pensée  première.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  Hugo  signale  ici  une  tendance  très  vraie  de  son 
génie  créateur.  A  dix-sept  ans  il  constate  déjà  en  lui-même  une 
certaine  difficulté  à  corriger  ce  qu'il  compose  facilement  ;  il 
écrit  au  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Jeux  Floraux  : 
«  J'avouerai,  et  vous  n'en  serez  peut-être  pas  étonné,  que  ces 
deux  odes  m'ont  coûté  plus  de  peine  à  retoucher  qu'à  composer.  » 
[Correspondance,  p.  354.) 
(1)  Tout  ce  paragraphe  est  ajouté  en  marge  du  manuscrit. 

me  hablo 
Con  la  boca  de  la  herida. 

Guillem  de   Castro,   Afocedades  del  Cid,   Journée  II,  scène  1  : 

CHIMÈNE. 

Ce  sang  seul  saura  vous  dire  ce  que  je  ne  puis  exprimer  ;  c'est 


326  LA   PRÉFACE   DE    CROMWKLL 

Un  dernier  mot.  On  a  pu  remarquer  que  dans 
cette  course  un  peu  longue  à  travers  tant  de  ques- 
tions diverses,  l'auteur  s'est  généralement  abstenu 
d'étayer  son  opinion  personnelle  sur  des  textes,  des 
citations,  des  autorités.  Ce  n'est  pas  cependant 
qu'elles  lui  eussent  fait  faute.  —  «  Si  le  poète  éta- 
blit des  choses  impossibles  selon  les  règles  de  son 
art,  il  commet  une  faute  sans  contredit  ;  mais  elle 
cesse  d'être  faute,  lorsque  par  ce  moyen  il  arrive  à 
la  fin  qu'il  s'est  proposée  ;  car  il  a  trouvé  ce  qu'il 
cherchait  (i).  »  —  «  Ils  prennent  pour  galimatias 
tout  ce  que  la  faiblesse  de  leurs  lumières  ne  leur 
permet  pas  de  comprendre.  Ils  traitent  surtout  de 
ridicules  ces  endroits  merveilleux  où  le  poète,  afin 
de  mieux  entrer  dans  la  raison,  sort,  s'il  faut  ainsi 
parler,  de  la  raison  même.  Ce  précepte  effective- 
ment, qui  donne  pour  règle  de  ne  point  garder 


par  lui  que  je  vous  demanderai  justice.  Je  ne  puis  qu'y  mêler 
mes  larmes.  Je  vis  de  mes  propres  yeux  l'acier  étincelant  rougi 
de  ce  sang  noble.  J'arrivai  presque  sans  vie  près  de  mon  père 
expiré  ;  il  me  parla  par  sa.  blessure.  La  mort  cruelle  avait  arrêté 
ses  paroles  ;  mais  son  sang  a  écrit  ici  mon  devoir.  »  (Traduction 
La  Beaumelle.)  —  Peut-être  Victor  Hugo  ne  s'eet-il  pas  tout  à 
fait  conformé  à  son  adage.  Car  dans  ses  répliques  à  Nisard,  il 
semble  bien  avoir  parlé  «  par  la  bouche  de  sa  blessure  ».  Il  in- 
dique la  cause  de  sa  rancune  dans  son  livre,  Depuis  Y  exil  t  it, 
346. 

(1)  Poétique,  en.  xxv  :  «  av  xà  irpoç  aux-ïjv  ttjv  xé^VTjv  àôuvaxa 
ireitoiTjxat,  ^jxapxtjxai.  AXX'  opÔSx;  e'^et  û  xuYxavet  xoo  xsXooç 
xoo  a6x^ç.  »  —  a  Après  avoir  cité  cette  remarquable  obser- 
vation, M.  V.  Hugo  en  a  judicieusement  rapproché  uno  pensée 
de  Boileau,  »  (Egger,  Poétique  {lS!Q)t  p.  131.) 


TEXTE   DE    LA    PRÉFACE  327 

quelquefois  de  règles,  est  un  mystère  de  l'art  qu'il 
n'est  pas  aisé  de  faire  entendre  à  des  hommes  sans 
aucun  goût. . .  et  qu'une  espèce  de  bizarrerie  d'esprit 
rend  insensibles  à  ce  qui  frappe  ordinairement  les 
hommes  (1).  »  Qui  dit  cela?  c'est  Aristo  te.  Qui  dit 
ceci  ?  c'est  Boileau.  On  voit  à  ce  seul  échantillon 
que  l'auteur  de  ce  drame  aurait  pu  comme  un  autre 
se  cuirasser  de  noms  propres  et  se  réfugier  der- 
rière des  réputations.  Mais  il  a  voulu  laisser  ce 
mode  d'argumentation  à  ceux  qui  le  croient  invin- 
cible, universel  et  souverain.  Quant  à  lui,  il  préfère 


(1)  «  Boileau,  il  est  vrai,  ne  parle  pas  tout  à  fait  aussi  nette- 
ment que  le  laisserait  croire  cette  habile  citation,  »  dit  Egger 
(ibid.).  La  seule  habileté  de  V.  Hugo  consiste  à  mettre  le  pluriel 
là  où  Boileau  parle  au  singulier  ;  à  écrire  des  hommes  sang  goût, 
quand  Boileau  écrit  Perrault;  à  appliquer  à  toute  la  poésie  ce 
que  Boileau  dit  de  l'Ode.  Mais  les  observations  de  Boileau  ont 
bien  un  caractère  de  généralité.  Cf.  son  Discours  sur  VOde.  — 
Boileau  emprunte  cette  théorie  audacieuse  à  Longin  :  «  uti 
Ar,jjt.oa9sv7)<;,  SeivoxaTOÇ  wv  èv  xa7<;  àvTtôiaeaiv,  oux  àe.t  ttj  ts^vti 
èp.fxévEt,  aXX'  auxôç  ^ivexat  ^jyt\  iroÀÀaxtç.  t>  (Egger,  Longini 
qaœ  supersunt,  p.  232.)  —  L'éditeur  rapproche  de  ce  passage  : 
1°  la  pensée  de  La  Bruyère  :  «  11  y  a  des  artisans  ou  des  habiles 
dont  l'esprit  est  aussi  vaste  que  l'art  et  la  science  qu'ils  pro- 
fessent ;  ils  lui  rendent  avec  avantage,  par  le  génie  et  par  l'in- 
vention, ce  qu'ils  tiennent  d'elle  et  de  ses  principes  ;  ils  sortent 
de  l'art  pour  l'ennoblir,  s'écartent  des  règles,  si  elles  ne  les 
conduisent  pas  au  grand  et  au  sublime  ;  ils  marchent  seuls  et 
sans  compagnie,  mais  ils  vont  fort  haut  et  pénètrent  fort  loin, 
toujours  eurs  et  confirmés  par  le  succès  des  avantages  que  l'on 
tire  quelquefois  de  l'irrégularité.  >  (Des  ouvrages  de  l'esprit, 
§  61)  ;  2°  Art  poétique,  ch.  iv,  v.  78  ;  3°  Taschereau,  Histoire 
de  lavie  et  des  ouvrages  de  MûUère^  2«  édition,  p.  141.) 


328  LA   PRÉFACE   DE    CROMWELL 

des  raisons  à  des  autorités  ;  il  a  toujours  mieux 
aimé  des  armes  que  des  armoiries  (i  ). 

Octobre  18<27  (2). 


(1)  Cf.  pourtant  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  28.  —  V.  Hugo 
ne  dédaigne  pas  les  armoiries  :  il  a  €  décoré  son  blason  de  cette 
devise  assez  hautaine  : 

Ego,  Hugo, 

de  même  que  les  souverains  espagnols  signent  :  Moi,  le  Roi.  » 
(H.  Lucas,  Portraits  et  souvenirs  littéraires,  p.  107.)  «  Il  aimait 
les  titres,  le  faste,  les  costumes  imposants.  Il  s'appela  assez 
longtemps  le  vicomte  Hugo,  et  il  voulut  être  pair  de  France. 
M.  Henry  Houssaye  avait  remarqué  à  Haute ville-House  ses 
deux  habits  de  pair  de  France  et  d'académicien,  soigneuse- 
ment conservés,  avec  ses  décorations.  J'y  ai  vu  moi-même,  en 
place  d'honneur,  dans  la  cellule  où  il  couchait,  l'épée  qui 
complétait  ces  deux  costumes.  »  (Larroumet,  La  maison  de 
Victor  Hugo,  p.  51.)  On  connaît  le  fauteuil  des  ancêtres  à 
Guernese.y  (id.,  ibid.,  p.  37-39.)  Son  papier  à  lettres  porte 
longtemps  une  grande  H  surmontée  d'une  couronne  de  perles. 
Cf.  A.  Houssaye,  Confessions,  t.  V,  Appendice,  p  iy.  —  On  a 
quelquefois  plaisanté  ses  prétentions  nobiliaires,  et  prétendu 
qu'il  ne  remontait  pas  à  l'antique  maison  des  Hugo.  Ce  serait 
tant  pis  pour  lesdits  Hugo.  Et  s'il  restait  quelque  descendant 
authentique  de  ces  différentes  branches,  c'est  lui  qui  aurait 
intérêt  à  établir  sa  parenté  avec  V.  Hugo. 

(2)  C'est  exactement  le  30  septembre  1827,  d'après  le  ma- 
nuscrit, que  V.  Hugo  a  commencé  à  écrire  sa  préface.  —  Le 
24  septembre  1827,  il  écrit  à  Victor  Pavie  :  «  Dans  quinze  jours 
vous  recevrez  Cromwell.  H  ne  me  reste  plus  qu'à  écrire  la  pré- 
face et  quelques  notes.  Je  ferai  tout  cela  aussi  court  que  pos- 
sible ;  moins  de  lignes,  moins  d'ennui.  »  (Correspondance,  p.  67.) 
—  A  la  dernière  page  du  manuscrit,  après  la  table,  V.  Hugo, 
méditant  probablement  déjà  de  nouvelles  œuvres,  met  ceci  : 
«  resver  au  resvoir.  dit  Rabelais.  » 


TABLE  DES  MATIERES 


Liste  des  ouvrages  le  plus  souvent  cités.   .    .    ;    .         v 
AVANT-PROPOS '......        xi 

INTRODUCTION. 

ire  partie  :  Influences  subibs. 

1.  Les  littératures  anciennes { 

2.  L'Italie  et  Manzoni 5 

3.  L'Espagne *    .    ,    .    .  10 

4.  L'Angleterre  et  Shakespeare 15 

6.  L'Allemagne  et  Schlegel 23 

6.  M-0  de  Staël 30 

7.  Chateaubriand 38 

29  partie  :  La  préparation  a  la  préface. 

8.  V.  Hugo,  rédacteur  du  Conservateur  littéraire  ;  44 
I.  Le  Conservateur  littéraire  et   le  Journal  d'un 

jeune  Jacobite  de  1819.  —  II.  Royalisme  et  Ca- 
tholicisme; Libéralisme.  —  III.  Le  critique  musi- 
cal. —  Le  critique  d'art.  —  Le  critique  litté- 
raire :  partialité  et  impartialité. —  IV.  Classicisme 
et  romantisme.  —  V.  La  critique  dramatique. 

9.  V.  Hugo  et  la  Muse  française 100 

10.  La  Préface  des  Nouvelles  Odes  et  le  Journal  des 

Débats .''  è      i05 


330  TABLE   DES   MATIÈRES 

3«  partie  :  Les  idées  de  la  Préface  . 

il.  La  Préface  est  dans  l'air ii3 

12.  Jugements  sur  la  littérature  française  cIassiqn-3.    .  117 

13.  La  critique 123 

14.  Le  grotesque 136 

15.  Le  style  de  la  Préface 145 

16.  Influence  de  la  Préface .,    .     .    .  149 

Conclusion 161 

TEXTE  DE  LA  PRÉFACE,  avec  notes.    •'.'....  169 


Paris-Poitiers.  —  Société  Française  d'Imprimerie  et  de  LibpairJe. 


■«..•  ' 


« 


,    I 


EN  VENTE  CHEZ  LES  MEMES  EDITEURS 
EMILE  FAGUET 


EMILE    BOUTROUX 

Membre  de  l' Institut,  professeur  à  la  Sorbonne 


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Les  haines  de  Platon  ;  les  Athéniens,  la  démocratie,  les  sophistes, 
les  poètes,  les  prêtres  et  les  dieux.  —  Malgré  ses  haines.  —  Son 
dessein  général.  —  Sa  métaphysique.  —  Sa  morale.  —  Ses  idées 
sur  l'art.  —  Sa  politique.  —  Conclusions. 

VICTOR  DELBOS 

Membre  de  l'Institut,  professeur  à  la  Sorbonne 

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Conditions  générales  de  l'étude  du  spinozisme.  —  Principe  de 
l'unité  de  substance.  —  Dieu  et  ses  attributs,  ses  modes.  —  Le  dieu 
de  Spinoza.  —  L'âme  humaine.  -  La  nature  humaine  et  la  loi  de 
son  développement.  —  Les  affections  humaines  :  servitude  et 
iberté  de  l'âme.  —  La  vie  éternelle.  —  Conclusion. 


DE  L'IDÉE  DE  LA.  LOI  NATURELLE 

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professeur  a  successivement  étudié  le  problème  de  la  signification 
des  lois  naturelles,  les  lois  logiques,  les  lois  mathématiques,  méca- 
niques, physiques,  chimiques,  les  lois  biologiques,  psychologiques 
et  sociologiques. 

ANDRÉ  JOUSSAIN 

Docteur  es  lettres 


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lre  Partie.  Le  Système.  —  Théorie  de  l'abstraction.  —  L'im- 
matérialisme.  —  La  cause  de  nos  sensations  :  Dieu.  —  La  subs- 
tance spirituelle.  —  La  volonté.  —  La  causalité.  —  Les  rapports 
de  Dieu  et  des  esprits  :  la  finalité.  —  La  doctrine  des  signes. 

2e  Partie.  Les  vues  mystiques.  —  La  Siris.  —  L'éther.  —  La 
connaissance  suprasensible.  —  Platon  et  Plotin.  —  Les  hypostases. 

3e  Partie.  Examen  de  la  philosophie  de  Berkeley.  —  L'homme 
et  l'écrivain  —  L'attitude  intellectuelle.  —  En  quoi  Berkeley 
est-il  de  son  pays  ?  —  de  son  temps  ? 


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