IWsk
^m
m
-».
"îri" f
f "s
PSiH
S
1
Ce
i «
V:, J
y
a
1
i
r 1
I
ij
' '
Pr
_,
s
)
r »
w
'I
1
- r »
:"
?
3
"
5 d
U
!S
L.J
!?
[
a
[ *
et
1 »
<L
- 5 i
THE UBRARY OF THE
UNIVERSITY OF
NORTH CAROLINA
AT CHAPEL HILL
ENDOWED BY THE
DIALECTIC AND PHBLANTHROPIC
SOCIETIES
PQ2285
.C9
S7t c.2
This book is due at the LOUIS R. WILSON LIBRARY on the
last date stamped under "Date Due." If not on hold it may be
renewed by bringing it to the library.
Digitized by the Internet Archive
in 2012 with funding from
University of North Carolina at Chapel Hill
http://archive.org/details/laprfacedecromweOOhugo
Ouvrage couronné par l'Académie française
NOUVELLE BIBLIOTHEQUE LITTERAIRE
MAURICE SOURIAU
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE CAEN
LA PRÉFACE
DE CROMWELL
Introduction, texte et notes
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & C's ÉDITEURS
3 et 5, rue Palatine (V1-)
10* édition
LA PRÉFACE DE CROMWELL
Tous droits de reproduction
et de traduction réservés pour tous pays.
NOUVELLE BIBLIOTHEQUE LITTEBAIRE
MAURICE SOURIAU
PROFESSEUR A l/uNIVERSITÉ DE CAEN
LA PRÉFACE
DE GROMWELL
Introduction, texte et notes
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
B.OIVIN & Cie, ÉDITEURS
3 et 5, rue Palatine (VI«)
LISTE
DES OUVRAGES LES PLUS SOUVENT CITÉS
A.. Asseline. Victor Hugo intime, Marpon et Flammarion,
1885.
A ^blineau. Bibliographie romantique. Rouquette, 1872.
Théodore de Banville. Petit traité de poésie française Char-
pentier, 1881.
A. Barbou. Victor Hugo et son temps. Charpentier, 1881.
— Victor Hugo, sa vie, ses œuvres. Duquesne, s. d.
Barni. Histoire des idées morales et politiques en France au
XVIII siècle. Germer-Baillière, 1867.
Baudelaire. L'Art romantique, t. III de ses Œuvres com-
plètes, Michel Lévy, 1872, 2« édition.
Bbrnardini. La littérature Scandinave. Pion et Nourrit, 1894.
Biré. Victor Hugo avant 1830. Gervais, 1883.
Lady Blennerhassett. Mmt de Staël et son temps. Westhaus-
ser, 1890.
Bondois. Victor Hugo, sa vie, ses œuvres. 4« édition. Picard
et Kaan, s. d.
Breitinger. Les unités d'Aristote avant le Cid de Corneille.
Genève, Georg, 1879.
F. Brunetilre. Les Epoques du théâtre français. Hachettô,
1896.
YI LA PRÉFACE DE CROMWELL
F. Brunetièrb. Etudes critiques sur l'histoire de la littérature
française, troisième série. Hachette, 1894.
F. Brunetièrb. Evolution de la Poésie lyrique en France au
XIX0 siècle. Hachette, 1895.
Caro. Poètes et romanciers. Hachette, 1888.
Chateaubriand. Œuvres complètes. Didot, 1843.
Chez Victor Hugo, par un passant. Gadart, 1864.
J. Claretie. Les causeries de Victor Hugo, dans la Revue de
Paris, 1er juillet 1894.
J. Claretie. Victor Hugo. Quantin, 1884.
David d'Angers. Ses relations littéraires. Correspondance du
maître, publiée par M. Henry Jouin. Pion, 1890.
Dbrôme. Les éditions originales dès romantiques, Rouveyre,
1887.
Emile Deschamps. Etudes françaises et étrangères, 4e édition.
Levavasseur, 1829.
Abbé Duplessy. Victor Hugo apologiste. Leday, 1892.
Ernest Dupuy. Victor Hugo, l'homme et le poète. Lecène et
Oudin, 1887.
G. Duval. Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo,
2« édition. Piaget, 1888.
Ehrhard. Les comédies de Molière en Allemagne. Lecène et
Oudin, 1888.
E. Faguet. Dix-huitième siècle, il* édition. Lecène et Oudin,
1892.
E. Faguet. Dix-neuvième siècle, 11e édition. Lecène et
Oudin, 1893.
E. Faguet. Le romantisme en 4827, dans le Bulletin hebdo-
madaire des cours et conférences, 6 décembre 1894.
Lecène et Oudin.
A. Filon. Mérimée et ses amis. Hachette, 1894.
H. Fonfrede. Œuvres, recueillies et mises en œuvre par Cam-
pan, 2e édition. Bordeaux, Chaumas, 1848.
Géraud. Un homme de lettres sous l'Empire et la Restauration,
fragments de journal intime, publiés par Maurice
Albert. Flammarion, s. d.
LISTB DES OUVRAGES LES PLUS SOUVENT CITÉS VII
Hegbl. La poétique. Traduction Bénard. Ladrange, 1855.
Heninequin. Etudes de critique scientifique. Quelques écrivains
français. Perrin, 4890.
À. Houssaye. Les confessions. Souvenirs d'un demi-siècle.
Dentu, 1886.
H. Houssayk. De Marine-Terrace à Hauteville House, dans les
Débats, 48 septembre 4885.
H. Houssaye. Les hommes et les idées. G. Lévy, 4886.
Ch. Hugo. Hugo en Zèlande. M. Lévy, 4868.
V. Hugo. Œuvres. Edition ne varietur. Quantin et Hetzel.
— Correspondance, 4845-4835. G. Lévy, 4896.
Adolphe Jullien. Le Romantisme et l'éditeur Renduel. Char-
pentier et Fasquelle, 4897.
Labitte. Etudes littéraires. Joubert, s. d.
La Harpe. Le Lycée, 4846.
Lamartine. Cours de littérature.
Larroumet. Etudes de littérature et d'art. Hachette, 1893.
— La maison de Victor Hugo. Champion, 4895.
Le livre d'or de Victor Hugo. Launette, 4883.
R. Lesclide. Propos de table de Victor Hugo. Dentu, 4885.
Lettres à Lamartine, publiées par Mm" V. de Lamartine.
G. Lévy, 4893.
H. Lucas. Portraits et souvenirs littéraires. Pion et Nourrit,
s. d.
Mme Mrnnessier-Nodier. Charles Nodier. Episodes et souvenirs
de sa vie. Didier, 1867.
Mézières. Contemporains et successeurs de Shakespeare.
Hachette, 1881.
Michiels. Histoire des idées littéraires en France, troisième
édition. Bruxelles, 1848.
Morel-Fatio. Etudes sur l'Espagne. Bouillon et Vieweg, 1888-
1890.
J. Morley. Essais critiques, traduction Art. Colin, 1895.
Nisard. Manifeste contre la littérature facile, dans ses Por-
traits et études d'histoire littéraire. C. Lévy, 1875.
TÏII LA PRÉFACE DE CROMWELL
Nodier. Correspondance inédite, publiée par Estignard.
Librairie du Moniteur universel, 1876.
Nodier. Mélanges de littérature et de critique. Raymond, 1820.
— Mélanges tirés d'une petite bibliothèque, Grapelet,
1829.
Nodier. Poésies recueillies et publiées par Delangle, 2* édition,
1829.
Nodier. Questions de littérature légale, 2e édition. Roret, 1828.
M. Nordau. Dégénérescence. Alcan, 1894.
Pailhès. Mme de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa cor-
respondance. Bordeaux, Féret, 1887.
Petit de Julleville. Le théâtre en France. A. Colin, 1889.
Ch. Renouvier. Victor Hugo. Le poète. A. Colin, 1893.
W. Reymond. Corneille, Shakespeare et Gœthe. Berlin, Luede-
ritz, 1864.
G. Rivet. Victor Hugo chez lui. Dreyfous, s. d.
Roghefort. Les aventures de ma vie. Paul Dupont, 1896.
Rod. Etudes sur le XIX* siècle. Lausanne, Payot, 1888.
Paul de Saint- Vïctor. Victor Hugo. G. Lévy, 1885.
Sainte-Beuve. Tableau historique et critique de la poésie fran-
çaise et du théâtre français au XVIG siècle. 2e édition,
1838.
J. Simon. Mémoires des autres. Marpon et Flammarion, 1890.
Albert Sorel, Mm* de Staël. Hachette, 1890.
Albert Soubies. La comédie française depuis l'époque roman-
tique. Fischbacher, 1895.
Maurice Souri au. De la convention dans la tragédie classique
et dans le drame romantique. Hachette. 1885.
Mme de Staël. Œuvres complètes. Didot, 18CV
Stapfer. Drames et poèmes antiques de Shakespeare. Fischba-
cher, 1884.
Stapfer. Les artistes juges et parties. Causeries parisiennes.
Sandoz, 1872.
Stapfer. Racine et Victor Hugo. 4e édition. A. Colin, s. d.
Sully-Prudhomme. Vexpremon dans les beaux-arts. Lemerre,
1883.
LISTE DES OUVRAGES LES PLUS SOUVENT CITÉS IX
Joseph Texte. Jean- Jacques Rousseau et les origines du cos-
mopolitisme littéraire. Hachette, 1895.
Ticrnor. Histoire de la littérature espagnole, traduite par
Magnabaï. Durand, 1864-1872.
A. Vacquerie. Mes premières années de Paris. M. Lévy, 1872.
Véron. Mémoires d'un bourgeois de Paris. Librairie nouvelle,
1856.
Villemain. Histoire de Cromwell. Maradan, 1819.
V. Waille. Le romantisme de Manzoni. Alger, Fontana, 1890.
A. vvsill. Introduction a mes Mémoires. Sauvai Ire, 1890.
AVANT-PROPOS
« La postérité, disait Victor Hugo, publiera
ce qu'elle voudra de mes œuvres ; elle en fera
des éditions, avec un glossaire si elle veut, »
ajoutait-il en riant (i). Le glossaire est inutile,
car le Dictionnaire de l'Académie suffît, avec
un petit supplément. Mais une édition critique
ne serait pas sans intérêt. J'en donne ici la pre-
mière ébauche. J'ai reproduit le texte ne varie-
tur (2), identique au texte de l'édition princeps,
publiée en décembre 1827, à Paris, chez Am-
broise Dupont, et portant la date de 1828 : il
n'y a guère que des différences insignifiantes
(i) Rivet, p. 6.
(2) Je dois remercier ici MM. Hetzel et May, qui ont
le monopole du format dans lequel paraît ce livre,
pour la bonne grâce avec laquelle ils m'ont, chacun
pour ce qui les concernait, accordé l'autorisation de
publier dans cette étude le texte de la Préface.
XII LA PRÉFACE DE CROMWELL
de ponctuation et d'orthographe. Cette édition
princeps est elle-même, sauf quelques modifica-
tions curieuses que je signalerai au fureta me-
sure dans les notes du texte, la reproduction
fidèle du manuscrit original que Ton peut con-
sulter à la Bibliothèque Nationale : Manuscrits
de Victor Hugo, n9 14.
Dans l'ensemble, ce manuscrit paraît écrit au
courant de la plume, d'une seule venue : il
donne l'impression d'un travail composé rapi-
dement, sur des souvenirs qui se fondent d'eux-
mêmes dans la tête de F écrivain, et non sur
des notes laborieusement soudées les unes aux
autres. Les nombreuses retouches de détail qu'il
présente sont surtout des corrections de style,
destinées à éviter des répétitions de mots, ana-
logues à ces reprises de la pensée que connais-
sent tous ceux qui ont corrigé une dernière fois
leur manuscrit avant de le donner à l'impres-
sion On trouve même en marge, comme il est
d'usage, les noms des ouvriers et des ouvrières
qui ont été chargés de composer la Préface.
L'écriture est très lisible, nette, ronde : un
graphologue y trouverait surtout des preuves
de facilité, de volonté, d'entêtement.
Ce manuscrit nous permet de constater maté-
riellement les traces de certaines collaborations,
que le texte imprimé permet déjà de supposer
AVANT-PROPOS XIII
en toute vraisemblance : nous les soulignerons
dans les notes du texte.
J'ai cru qu'il était bon de mettre avant la
Préface elle-même une introduction très déve-
loppée, pour bien faire comprendre quelle place
cette Préface tient dans l'évolution du génie de
Victor Hugo et dans l'histoire littéraire de
notre siècle. Cet Art Poétique du Romantisme,
à la différence du code de Boileau, a été écrit
avant les chefs-d'œuvre qu'il réclame, au lieu
d'en être la conclusion. Probablement à cause
de ce caractère de critique a priori, la Préface,
après les enthousiasmes de la première heure,
a passé, pendant quelque temps, du premier
rang au second, dans l'œuvre de Victor Hugo,
jusqu'au jour où une mesure libérale du minis-
tère de Tinstruction publique a restauré la Pré-
face et Ta mise au rang des livres classiques :
en attendant qu'on l'explique en rhétorique, on
Ta commentée dans les Universités.
La matière ne manque pas aux commen-
taires, car la multiplicité des idées dans ce
manifeste est prodigieuse. Comme on l'a remar-
qué, Victor Hugo y remue assez de théories pour
exercer pendant cent ans l'esprit de tous les
critiques littéraires (1).
(1) Petit de Julleville, p. 366-367.
XIV LA PRÉFACE DE CROMWELL
Mon intention n'est pas du reste de discuter
les assertions historiques ou dogmatiques du
poète. Chaque lecteur peut se livrera ce travail
suivant ses préférences et ses goûts. Je voudrais
simplement expliquer comment Victor Hugo a
été amené à rédiger ces théories, et montrer que
la Préface est l'aboutissement de toute une série
d'efforts, conversations, articles de journaux,
préfaces, livres, dont quelques-uns appartien-
nent en propre à Victor Hugo, dont la majeure
partie est empruntée à ses prédécesseurs, à ses
contemporains.
Ce serait à son insu, s'il fallait en croire un
critique bien informé (1), que Victor Hugo aurait
continué une entreprise commencée longtemps
avant lui. Et l'on pourrait, à l'appui de cette
thèse, rappeler ce long article de la Gazette de
France, auquel le Témoin de la vie de Victor Hugo
a accordé les honneurs de la reproduction,
article où, tout en attaquant à fond la bizarrerie
des idées de la Préface, le journaliste en recon-
naît l'originalité. C'est une citation habile ;
mais la Gazette se trompe, et le Témoin aussi. Ce
n'est pas la nouveauté des idées qui est le vrai
(1) Cf. le chapitre très intéressant sur les origines
françaises du romantisme, dans les Etudes de M. Lar-
roumet.
AVANT-PROPOS XV
mérite de la Préface, Car il est peu de ses théo-
ries dont on ne puisse trouver le germe, ou
même un développement déjà considérable,
dans des œuvres antérieures, œuvres que Victor
Hugo connaissait certainement, grâce à ses im-
menses lectures, qu'il n'avait pu oublier, grâce
à sa prodigieuse mémoire (1).
Sans doute, en matière littéraire, la méthode
des rapprochements est dangereuse ; on risque-
rait souvent de se tromper si l'on concluait tou-
jours, en cas de ressemblance, de l'antériorité à
l'imitation ; si l'on faisait par exemple de Victor
Hugo le plagiaire de Johnson, parce que telle
idée de la préface de Cromwell figure à l'état
embryonnaire dans la préface de Shakespeare.
Je ne prétends donc pas que toutes les citations
que Ton trouvera en note, empruntées aux
œuvres antérieures à Fessai de Victor Hugo,
sont certainement les sources de sa pensée,
qu'il n'y a pas là quelquefois simple coïncidence.
Du reste, là où l'emprunt est formel, je le dis.
Quand la chose est douteuse, je souligne le côté
(1) On a pu dire, sans trop d'exagération : « de toutes
les idées qui lui ont été attribuées, et auxquelles il a
su attacher son nom en faisant retentir la trompette
plus fort que les autres, il n'en est pas une qui n'ait
été proclamée avant lui par les éclaireurs du vrai
romantisme. » (Reymond, p. 112.)
XVÏ LA PRÉFACE DB CROMWELl
problématique de lhypothèse. Enfin, lorsque
vraisemblablement Victor Hugo n'a pas eu con-
naissance d'une pensée analogue et antérieure à
la sienne, j'indique que le rapprochement n'est
qu'une comparaison, un éclaircissement (1).
En montrant dans l'Introduction les larges
courants d'influence qui ont parcouru et fécondé
l'imagination de Victor Hugo, en indiquant dans
les notes du texte, les innombrables emprunts,
les dérivations de l'esprit ou de l'érudition d'au-
trui, tentés par le poète, mon but n'est pas de
renouveler la tentative piteuse faite pour con-
vaincre Victor Hugo de copie ou de plagiat ; je
veux montrer chez le poète, encore à demi en-
fermé dans la gangue pseudo-classique, et plus
prisonnier qu'il ne le pense de la théorie de
l'imitation des modèles, la dernière trace de
cette méthode, en même temps que la première
manifestation de son génie propre. Victor Hugo,
à ce moment, va devenir un maître à son tour :
mais la Préface n'est que son « chef-d'œuvre »
d'apprenti ; c'est la fin de Victor Hugo disciple
d'autrui, mais disciple comme on en voit rare-
ment, comme Platon était l'élève de Socrate. Il
(1) J'ai eu grand soin d'indiquer les citations ou
allusions dont je n'ai pu découvrir la provenance ; cela
m'est arrivé pour une vingtaine de passages.
AVANT-PROPOS XVII
y a dans la Préface un reflet éblouissant des
théories antérieures. Le reflet n'est pas original,
mais c'est bien de Victor Hugo que vient l'é-
blouissement, car, chose curieuse, le reflet de
la pensée d'autrui est plus brillant chez lui que
la lumière qu'il réfléchit.
Il est impossible de nier cette reproduction
d'idées étrangères, tout en reconnaissant que la
Préface a été, comme Victor Hugo le dit du
drame, « un miroir de concentration qui, loin
de les affaiblir, ramasse et condense les rayons
colorants», qui fait « d'une lueur une lumière,
d'une lumière une flamme » . Sans doute, conden-
ser de la lueur n'est pas tout à fait créer de la
lumière, et cela force la critique à remonter au
foyer initial. Aussi, tout en reconnaissant que
Victor Hugo a été le vrai chef du Romantisme
de 1830, salué par ses précurseurs même (sauf
par Stendhal, Vigny et Chateaubriand) comme
le maître, ce qui implique non seulement plus
de puissance dans le développement d'idées
connues, mais encore une véritable originalité (1),
j'ai essayé, aussi bien dans les notes que dans
l'introduction, d'expliquer la formation de ces
idées, non seulement de celles qui semblent
spontanées, mais encore des pensées qui ont
(1) Mabilleau, Victor Hugo (Hachette, 1893), p. 47-48.
XVIII LA PRÉFACE DE CKOMWELL
dû être excitées en lui par telle ou telle théorie
déjà indiquée par autrui, enfin de celles qui
sont purement et simplement un emprunt. En
un mot, je tente ici la genèse de la Préface de
Cromwell.
Cette étude ne pouvait être entreprise utile-
ment que si, au-dessus des notes critiques, le
lecteur trouvait immédiatement le texte de la
Préface, et n'était pas obligé de se livrer à un
travail fastidieux de contrôle, en se reportant
de ces notes au texte d'une édition quelconque
de la Préface. Il me fallait donc obtenir de la
famille du grand poète l'autorisation de publier,
en même temps que l'introduction et le com-
mentaire critique, le texte de Victor Hugo. J'ai
trouvé l'accueil le plus bienveillant auprès de
ceux auxquels la famille de Victor Hugo a délé-
gué le soin de régler les questions de propriété
littéraire. M. Trébuchet m'avait accordé, il y a
près de cinq ans, l'autorisation de faire cette
édition scientifique. M. P. Meurice me l'a con-
firmée récemment. Je le prie de recevoir ici le
témoignage de toute ma reconnaissance. Il
appartient du reste aux amis du grand poète de
faciliter ce genre de recherches, car Victor Hugo
a tout à gagner à ce qu'on le traite désormais
comme un véritable classique.
LÀ
PRÉFACE DE CROMWELL
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
LES INFLUENCES SUB ES PAR VICTOR HUGO
§ i. — Les littératures anciennes.
La part des Grecs et des Romains dans la Préface est
très faible. Leur histoire littéraire ne sert qu'à corro-
borer certaines assortions Ou mieux, pour prouver
deux ou trois idées fort inutiles à sa thèse générale, le
poète imagine une nouvelle histoire de la littérature,
tranchante et contestable. Faut-il démontrer que le
christianisme est bien une religion littéraire, qu'il a
révélé au monde le comique, le laid, le grotesque ; en
un mot, faut-il escamoter toute la comédie antique ?
Victor Hugo n'a besoin pour cela que d'une métaphore
PRÉFACE DE CROMWELL. 1
2 LA PRÉFACE DE CROMWELL
et d'une comparaison : « A côté des chars olympiques,
qu'est-ce que la charrette de Thespis? Près des colosses
homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont
Aristophane et Plaute? Homère les emporte avec lui,
comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa
peau de lion (1). » Faut-il prouver que lépopée chez
les anciens remplit tout, même la littérature drama-
tique, et ne fait qu'un avec elle ? Le chœur se voit
réduit, dès le début de la tragédie grecque, au rôle
d'une utilité, voire d une inutilité, et toute son histoire
est ramenée à cette formule : le chœur, c'est le poète
« complétant son épopée », Une fois les nationalités
formées, dit encore le poète, la poésie doit renoncer au
genre lyrique : elle ne peut plus être qu'épique. A qui
objecterait l'exemple de Pindare, Victor Hugo répond
que ce poète est « plus sacerdotal que patriarcal, plus
épique que lyrique ». Patriarcal n'est pas très clair, et
sacerdotal peut faire un contre-sens. Car, si la critique
moderne reconnaît dans le lyrisme l'expression la plus
naturelle des émotions produites par les grandes céré-
monies du culte, elle ajoute qu'il ne faut pas faire de
Pindare un théologien, mais le traducteur des senti-
ments religieux de la foule, de croyances nationales un
peu flottantes (2). Il est si peu épique, qu'il ne raconte
pas les aventures du passé, mais en étudie le reflet dans
l'âme des contemporains ; il est si lyrique, qu'il vibre
surto ut au contre-coup des événements de son temps (3).
(!) Ces erreurs sur la poésie tragique grecque sont d'autant plu»
gratuites que le Globe publie à ce moment le cours de Patin;
ef. par exemple le numéro du 6 octobre 1827.
(2) Croiset, la Poésie de Pindare, 2« éd., p. 103 et 138-140;
cf. pp. 165-166, 168-174. — Cf. Faguet, le Romantisme en 4827.
(3.) Croiset, p. 102.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 3
Nous ne pouvons donc admettre les théories de
Victor Hugo pour les époques littéraires bien connues.
Il en est de même pour les temps plus reculés, et qui
appartiennent plutôt à la paléontologie littéraire qu'à
une véritable histoire de la littérature. Quand
Victor Hugo suppose que le drame n'a pu apparaître
qu'après le lyrisme et l'épopée, nous ne pouvons natu-
rellement prouver le contraire; nous serions plutôt ten-
tés d'admettre l'hypothèse de la critique évolution-
niste (1).
Du reste, y a-t-il, dans ces erreurs ou ces supposi-
tions un peu téméraires, de quoi faire au poète un nota-
ble grief ? Qui songe à infirmer la valeur dogmatique de
Boileau dans son Art poétique, ou encore à contester
son influence sur les contemporains et la postérité,
sous prétexte qu'il ignorait le moyen âge, et qu'il con-
naissait assez peu le xvie siècle ? Sans doute Victor
Hugo a eu le tort de croire qu'il apportait des argu-
ments, quand il trouvait des images ; de dire qu'il
serait « ridicule de mêler les fantasques rapprochements
de l'imagination aux déductions sévères du raisonne-
ment », quand c'était là ce qu'il faisait précisément (2).
(1) Létourneau, l'Évolution littéraire dans les diverses races
humaines (Battaille, 1894), p. 423, et passim.
(2; C'est ce que lui reproche le Globe, dans un article sur cette
Préface : <r Les idées ne lui manquent pas, mais il les accueille
avec trop peu de sévérité. Lorsqu'il raisonne, on dirait encore
qu'il imagine. » Numéro du 26 janvier 1828, article signé G. R. —
Si Victor Hugo a eu tort d'esquisser à la légère un discours sur
l'histoire universelle de la littérature, il y a des circonstances
atténuantes : « Ce dessin s'explique très naturellement d'abord
par l'âge de l'auteur : on a fréquemment à cet âge le goût des
aperçus très généraux et des théories qui remontent aux époques
les plus lointaines ; ensuite, par l'esprit du temps : la philosophie
de l'histoire date de cette époque. » Faguet,Ze Romantistne en1827.
4 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Mais l'important, c'est que, malgré toutes ses erreurs
de méthode et ses écarts d'imagination, l'auteur de
la Préface ait eu le sens, le sentiment de la poésie
antique.
Or, même parmi les classiques, peu d'hommes ont
mieux goûté les beautés véritablement durables des
poètes anciens, sans parti pris, sans concession à la
mode de leur temps. On l'a entendu vanter les mer-
veilles d'Eschyle, d'après le texte, et non d'après une
traduction française (1). La littérature latine surtout lui
était familière ; il pouvait, à l'appui de cette théorie
que la pensée la plus commune, revêtue d'une belle
forme, est immortelle, réciter une ode d'Horace sur
l'amour (2). S'il n'avait pas lu tout Juvénal, il savait
par cœur plusieurs de ses satires, à force de les avoir
étudiées (3). Mais il était surtout un dévot de Virgile.
Sans doute il n'a pas su résister au plaisir de faire un
mot brillant contre son poêle aimé, quand il l'a accusé
de n'être que la lune d'Homère ; mais on le voit, aussi
bien dans ses vers que dans sa prose, demander soit
une formule, soit un thème à son poète familier (4). Tel
qui l'accuse de n'avoir pas compris Virgile, montre
simplement une fois de plus que les délicats sont
malheureux dans leurs raffinements (5). Au contraire,
un artiste qui juge le poète librement et spontanément,
peut écrire, à la veille de la Préface : « Je vois souvent
(i) Le Rabelais, numéro du 21 avril 1887.
(2) Stapfer, les Artistes, p. 59-60.
(3) Id., p. 78.
(4) Cf. Asseline, p. 272; Chants du crépuscule, III, 191; Voix
intérieures, III, 209, 267, 301 ; Hayons et Ombres, III, 561 ; Con-
templations, VI, 139; Correspondance, p. 4-5, etc.
(5) Garo, Poètes, p. 101.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 5
notre ami... Combien j'aime Hugo, avec son âme
ardente et tout antique (1). »
Nous pouvons donc, en résumé, reconnaître que
Victor Hugo a commis des erreurs d'histoire littéraire
dans ses emprunts à l'antiquité. Mais les passages où
il se trompe ne sont que des hors-d'œuvre, un chapitre
manqué sans doute, mais dont la faiblesse ne diminue
en rien la force de l'ouvrage, car Victor Hugo n'appuie
pas sa doctrine sur ce fondement ruineux. L'impor-
tant, c'est que ce novateur a le respect de la poésie
antique.
§ 2. — L'Italie.
Malgré cela, ses idées sont frappées au coin des
modernes. On trouve, dans cette seule époque de son
talent, toutes les influences européennes qui ont renou-
velé notre littérature pendant près de trois siècles. En
effet, de même que la vie politique de Victor Hugo a
reflété les modifications de l'opinion française au
xixe siècle, de même son développement littéraire a
été profondément marqué de l'empreinte de l'Italie, de
l'Espagne, de l'Angleterre et de l'Allemagne. Seule-
ment, tandis quejusqu'àluiles auteurs français ne subis-
saient guère que l'influence des écrivains étrangers,
Victor Hugo a puisé directement aux sources mêmes
de leur littérature, c'est-à-dire aux mœurs, à la race, au
milieu, à l'air que Ton respire hors de France, tout au
moins pour l'Italie et l'Espagne. Il a visité ces deux
\l) David d'Angers, Lettre à Victor Pavie, du 19 novembre 1827,
p. 25.
6 LA PRÉFACE DE CROMWELL
pays à un âge où les impressions sont vagues sans
doute, mais durables, parce qu'elles laissent leur sillon
dans un cerveau encore tendre.
A la suite de son père, envoyé en Corse, à l'île
d'Elbe, Victor Hugo balbutie ses premiers mots dans
l'italien des îles (1). Puis il traverse le pays de Dante,
gardant pour la vie Féblouissement des paillettes d'ar-
gent de l'Adriatique (2). Comme l'a si bien dit P. de
Saint- Victor, « on passa les Alpes et les Apennins,
Rome fut entrevue, Naples traversée. Victor Hugo avait
alors cinq ans. A cet âge la vue est un éblouissement,
et le voyage est un songe; qui sait pourtant si les
reflets de ces grands spectacles ne contribuèrent pas à
la coloration de son génie naissant ? Qui sait s'il ne dut
pas, à la chaleur et à la lumière du Midi, le prodigieux
éclat qu'il devait montrer ? La formation des intel-
ligences est aussi mystérieuse que celle des diamants.
Le poète Ta dit lui-même quelque part : « C'est mon
enfance qui a fait mon esprit ce qu'il est (3). »
Sur ce premier sédiment allaient venir se déposer
plus tard d'autres alluvions. Les sensations de l'enfant
allaient être complétées par les lectures du jeune
homme. Car, lorsque Victor Hugo, pour reviser ce
qu'il appelle le code pseudo-aristotélique, dit qu'il s'ap-
puie sur « des contemporains étrangers», il pense
surtout à un Italien qu'il a bien lu, et qui est à ce
moment-là très à la mode, Manzoni (4). '
(1) Barbou, Victor Hugo, sa vie, p. 16.
(2) Victor Hugo raconté, I, 38. Pour l'influence de l'Italie sur
l'imagination du poète, cf. les Voix intérieures, p. 301, 333 ;
Rayons et Ombres, p. 532, 537, etc.
(3) Victor Hugo, p. 3.
(4) Le Globe consacre à ce moment trois articles à ses Fiancés
dans les numéros 49, 56 et 57, juillet-août 1827.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 7
Pour apprécier la part de l'auteur de Carmagnola
dans le mouvement littéraire en France, il n'y a qu'à
étudier la thèse de M. Waille sur le romantisme de
Manzoni (1). Disciple de Goethe, élève de Schlegel pour
quelques théories, Manzoni reprend son originalité par
haine de l'Allemagne, et tempère le romantisme alle-
mand par l'esprit français (2). Il admire Boileau, qu'il
voudrait voir commenté dans les lycées italiens ; ce qui
ne l'empêche pas d'être familier avec les théories de
Diderot, et de subir l'influence de la France moderne
par Fauriel, le « divin » Fauriel ; si bien que, en s'inspi-
rant de Manzoni, c'est encore des idées d'origine fran-
çaise que Victor Hugo va réimporter parmi nous (3).
En réponse à un article du classique Ghauvet sur
Carmagnola, publié en 1820 dans le Lycée Français,
Manzoni expose les raisons de son romantisme dans la
i lettre à M. Chauvet sur les unités », lettre à laquelle
il prédit un grand succès, dans un mot à Fauriel, pro-
bablement par politesse pour son collaborateur, qui a
revu le style de l'écrivain l'italien (4).
Il se plaint qu'on gâte à plaisir l'esprit du public,
qu'on lui donne des besoins factices ; reprenant les ar-
guments de Molière, il montre que des spectateurs,
prévenus en faveur des règles, ne peuvent plus juger
impartialement, « car, recevoir l'impression pure et
franche des ouvrages de l'art, se prêter à ce qu'ils peu-
vent offrir de vrai et beau, indépendamment de toute
théorie, est un effort bien difficile et bien rare pour ceux
(1) Alger, Fontana, 1890.
_ (2) Waille, p. 133-134; Manzoni, Théâtre (Charpentier, 1874),
p. 4 ; Waille, p. 54 ; p. 184-188.
(31 Cf. Jules L<*maître, Contemporains, VI, 268.
(4) Waille, p. 73-74.
8 LA PRÉFACE DE CROMWELL
qui en ont une fois adopté une » (1). Or, pourquoi sacri-
fier des beautés originales aux avantages contestables
des règles? On peut déjà se demander si l'action pro-
fite des unités de temps et de lieu. Manzoni va plus
loin, et prouve quelles nuisent à la vérité historique,
les événements réels se passant rarement en vingt-
quatre heures et en un seul lieu (2). Elle fausse la vérité
psychologique ; car, pour faire agir les héros de théâtre
plus rapidement que les hommes, il faut, ou donner
aux passions qui les animent une énergie factice (3), ou
employer presque uniquement la plus forte de toutes,
l'amour, qu'il n'est pas nécessaire d'exagérer, pour en
faire une passion théâtrale (4). Pourtant l'amour lui-
même ne devient- il pas quelquefois, dans la tragé-
die française, tyrannique jusqu'à la brutalité, singu-
lier jusqu'à la monstruosité ? Manzoni le prouve
par une analyse extrêmement curieuse d' Androma-
que (5).
La conclusion est qu'il faut se défier des lois généra-
les ; que chaque sujet a besoin de règles particulières ;
qu'une révolution est donc nécessaire. Tout en préfé-
rant pour son compte personnel la tragédie, il prédit le
drame de 1828:
« Les hommes nés avec du génie en viendront à la fin à
s'indigner des entraves qui les empêcheraient de rendre
fidèlement les conceptions où ils verraient leur gloire et les
progrès de l'art. »
(1) Manzoni, p. 115.
(2) Id., p. 136-150.
(3) Id.,p. 152-154.
(4) Id., p. 157.
(5) Id., 159-165.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 9
La révolution qu'il pressentait n'était pas polir
l'effrayer :
« Où s'arrêtera-t-on ? On n'ira pas trop loin ; la nature y a
pourvu ; elle a posé des bornes, et l'art du poète consiste
à les connaître (i). »
Ce romantisme, clair comme la lumière de la Lom-
bardie, et ami du moderne, ennemi du romantisme
nuageux en Allemagne et moyen âgeux en France,
séduit Victor Hugo et précise ses pensées ; notre poète
adopte surtout le credo de l'école italienne : des trois
unités il n'y en a qu'une qui soit essentielle, l'unité
d'intérêt, ou comme dit un admirateur de Manzoni :
Yunita del core (2).
Il y a, pour les doctrines, ressemblance le plus sou-
vent, et quelquefois identité ; on peut comparer les
théories de Victor Hugo sur l'imitation et les modèles
à ce court passage du Romanticismo in Italia : « N'y
a-t il pas d'ailleurs quelque contradiction à dire à un
poète : Soyez vous-même — et en même temps : Faites
comme ont fait les grands esprits avant vous ? Pour les
imiter vraiment, il faudrait commencer par ne pas les
copier, puisque leur grandeur consiste précisément à
ne s'être modelés sur personne (3). »
Ces idées devaient se répandre en France, et séduire
Victor Hugo pour plusieurs raisons : elles venaient d'un
allié contre l'ennemi commun : le classicisme ; d'un
étranger, qui témoignait pour la France et sa littéra-
ture une admiration violente, une affection tumul-
{{) Manzoni, pp. 114, 125, 166-168, 174, 175.
(2) Waille, p. 78.
(3) Waille, p. 51.
10 LA PRÉFACE DE CROMWELL
tueuse: « Un homme célèbre... avait annoncé qu'il
laissait après lui un écrit où il avait consigné ses sen-
timents les plus intimes. LeMisogallo a paru, et la voix
d'Alfieri, sa voix sortant du tombeau, n'a pas eu d'éclat
en Italie, parce qu'une voix plus puissante s'élevait
dans tous les cœurs... La haine pour la France 1 pour
cette France illustrée par tant de génie et par tant de
vertu 1... pour cette France que l'on ne peut voir sans
éprouver une affection qui ressemble à l'amour de la
patrie, et que l'on ne peut quitter sans qu'au souvenir
de l'avoir habitée il ne se mêle quelque chose de mé-
lancolique et de profond, qui tient des impressions de
l'exil (1). » Un cœur comme celui de Victor Hugo, qui
a connu toutes les émotions du patriotisme, ne devait-
il pas tressaillir au bruit de pareille fanfare ? L'émotion
littéraire due à Manzoni venait raviver le souvenir
du voyage en Italie.
§ 3. — L'Espagne'.
A plus forte raison l'Espagne, qu'il n'a pas traversée
seulement, mais où il a vécu, a-t-elle laissé une forte
empreinte sur son imagination et sur son livre.
On connaît, par le récit du Témoin de sa me, ce que
fut ce voyage en Espagne, dont la première halte eut
(}) Manzoni, p. 178. Le même homme a recommencé ce qu'il
blâmait chez Alfieri, et laissé un pamphlet posthume contre la
France (Waille, p. 190-191) : il n'y a pas là contradiction, mais
évolution à l'italienne . Manzoni n'avait réellement qu'un amour
au cœur: l'unité de son pays. Cf. dans les Lettres à Lamartine,
la lettre du 6 avril 1848. p. 253-255. Ajoutons que Manzoni, sur
son déclin, accueillait encore les Français avec sympathie et
bienveillance. Cf. David d'Angers, p. 314.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 11
lieu au bourg d'Ernani, et comment se déroula sa vie
au palais Masserano, au Collège des Nobles. Faut-il
aller aussi loin que d'autres biographes, et supposer
que ce séjour, assez court en somme, a pu laisser dans
son caractère quelque chose du sérieux, de la hauteur
des Castillans (1) ; que sa religion s'est teintée du
catholicisme espagnol ; que Ton peut retrouver jusque
dans la philosophie de ses drames un relent d'inquisi-
tion (2) ; que, suivant une formule concise, « il y a un
hombre persistant dans ce grand homme (3) », à ce
point que les Espagnols ont pu revendiquer notre poète
comme un des leurs (4) ?
Ce qui est certain, c'est que sa pensée aime les for-
mules espagnoles : sa devise hautaine « ego, hugo »
rappelle la signature des rois d'Espagne : « Moi, le
Roi » (5). Même dans la vie familière, dans la correspon-
dance intime, et do longues années après ce premier
voyage, il se plaît, sous un climat pluvieux et presque
anglais, à se rappeler le pays du soleil ; il écrit en 1860,
d'Hauteville-house : « Gracias, hombre y poetamio. Nous
avons lu solennellement vos beaux vers, con macho
aplaudo (6). » En 1867, touché d'un compte rendu des
Travailleurs de la Mer, qui lui est allé au cœur, il re-
mercie le critique avec effusion, et signe: Siempre
tuyo{l). Ces souvenirs sont si puissants, qu'en 1869 ils
(1) Barbou, Victor Hugo, sa vie, p. 24.
(2) Weill,p. 188 et 117.
(3) Paul de Saint- Victor, p. 33.
(4) M. Morel-Fatio proteste contre la théorie de Paul de Paint-
Victor sans apporter d'argument bien sérieux. Etudes sur l'E*-
pagne, p. 86-96.
(5) Lucas, p. 107.
(6) Lucas, p. 118. Cf. David d'Angers, p. 37.
(7) Asseline, p. 259.
12 LA PRÉFACE DE CROMWELL
hantent encore sa mémoire, et qu'un mot d'un de ses
anciens maîtres, le jésuite Don Basilio, remonte tout à
coup à son esprit (1). Si cet amour bien connu pour
l'Espagne lui a valu d'être un peu exploité à l'occa-
sion (2), en revanche Victor Hugo a su habilement
mettre en œuvre ses souvenirs d'enfance ; comme il l'a
dit dans ses Odes :
Je revins, rapportant de mes courses lointaines
Comme un vague faisceau de lueurs incertaines.
Je rêvais, comme si j'avais, durant mes jours,
Rencontré sur mes pas les magiques fontaines
Dont l'onde enivre pour toujours.
L'Espagne me montrait ses couvents, ses bastilles ;
Burgos, sa cathédrale aux gothiques aiguilles ;
Irun, ses toits de bois ; Vittoria, ses tours ;
Et toi, Valladolid, tes palais de familles,
Fiers de laisser rouiller des chaînes dans leurs cours.
Mes souvenirs germaient dans mon âme échauffée *
J'allais, chantant des vers d'une voix étouffée ;
Et ma mère, en secret observant tous mes pas,
Pleurait et souriait, disant : C'est une fée
Qui lui parle, et qu'on ne voit pas (3).
La fée lui a dicté ses plus fraîches, ses plus vraies
Orientales ; c'est encore à elle qu'il doit les épisodes et
les personnages les plus singuliers de son théâtre. La
scène des portraits àïHernani n'est peut-être qu'un
souvenir de la galerie du palais Masserano. Triboulet
e^t l'ancien souffre-douleur du collégien, Corcova. Dans
(1) Pendant Vexil, p. 486.
(2) Rivet, p. 229, 230 ; Leaclide, p. 273.
(3) Odes et Ballades, p. 369-370,
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 13
Lucrèce Borgia, Gubetta s'affuble un instant, par ven-
geance du poète, du nom d'un des ennemis des frères
Hugo, Frasco de Belverana. Par une autre rancune d'en-
fant, le poète a baptisé du nom d'un de ses plus désa-
gréables camarades, un des fous de Cromwell, Eles-
puru(l).
Plus qu'aucune autre de ses œuvres, la Préface est
consteilée d'emprunts à l'Espagne : simples mots jetés
çà et là, proverbes, réflexion littéraire tirée d'un sou-
venir de mœurs, comme cette protestation contre la
manie de reléguer dans la coulisse, loin des yeux du
spectateur, la partie la plus émouvante de la tragédie :
c'est l'écho des regrets qu'éprouvait l'enfant, les jours
de courses de taureaux, quand on le menait, jusqu'à
l'entrée des arènes, écouter les applaudissements, de
loin : il se consolait philosophiquement, en observant
que « c'est déjà pour nous une chose très curieuse,
qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque
chose (2). »
La littérature espagnole apparaît dans des citations
du fabuliste Yriarte, de Guillem de Castro, de Lope de
Vega; enfin, si elle lui a fourni deux exemples à l'appui
de sa théorie du grotesque, c'est peut-être à l'art
espagnol qu'il est redevable de cette théorie même,
page capitale de la Préface ; je dis : peut-être ; je
devrais dire : certainement, s'il fallait en croire le
Témoin, car, à la cathédrale de Burgos, un Jacquemart
difforme, baptisé par le bedeau du nom de papamoscas,
ou « gobe-mouches », frappa vivement l'imagination du
futur poète, « ému de cette imposante cathédrale qui
(1) Victor Hugo raconté,!, 139, 144, 148, 150.
(2) Ibid.,I, 152.
14 LA PRÉFACE DE CROMWELL
mêlait brusquement cette caricature à ses statues de
pierre et qui faisait dire l'heure aux saints par Polichi-
nelle. La cathédrale n'en restait pas moins sévère et
grande. Cette fantaisie de l'église solennelle retra-
versa plus d'une fois la pensée de l'auteur de la. Préface
de Çromwell et l'aida à comprendre qu'on pouvait in-
troduire le grotesque dans le tragique sans diminuer
la gravité du drame (1). »
L'anecdote est presque trop jolie, trop bien trouvée ;
et j'ai peine à croire que nous n'aurions eu ni la Pré-
face ni la théorie du grotesque, si Victor Hugo avait
visité cette cathédrale pendant un silence dupapamos-
cas. Ce qui est plus vraisemblable, c'est qu'une fois la
théorie du mélange des genres admise in abstracto, et
dessinée dans son esprit en simples linéaments, Victor
Hugo l'a embellie et peinte en prenant des tons sur sa
riche palette d'Espagne : aux antithèses de ces cathé-
drales s'ajoutent les fresques royales de Murillo, où le
grotesque se cache en un coin, et « ces cérémonies sin-
gulières..., ces processions étranges où la religion
marche accompagnée de toutes les superstitions, le
sublime environné de tous les grotesques. »
Donc, sans forcer la note, sans réduire le cerveau de
Victor Hugo au rôle d'une simple plaque sensible, re-
cevant d'abord une impression, et la reproduisant
ensuite servilement ; en reconnaissant à son génie
toute sa liberté, et en nous gardant bien de lui appli-
quer la théorie de Taine sur l'influence du milieu,
théorie bonne pour les talents, singulièrement fausse
pour les génies, nous pouvons constater ceci : bien plus
que l'Italie, l'Espagne a eu sur la formation de l'es-
(1) Victor Hugo raconté, 1, 124-125.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 15
prit et de l'imagination de Victor Hugo, partant sur
certains côtés de la Préface, une influence irradiante.
Victor Hugo n'aurait pas protesté contre cette asser-
tion, quoi qu'on en ait pu dire (1). Il aurait signé de
bon cœur cette page du seul critique qu'il ait admis
et aimé :
« Sajeunepensée était déjà apteàrecevoir une empreinte,
et l'Espagne le modelait à son type. Son imagination s'impré-
gnait des contours fiers, des couleurs tranchées, des mœurs
sérieuses et hautaines de ce pays à part entre tous les
autres. Le génie du lieu l'initiait à ses pompes et à ses
grandeurs... Ce pli grandiose donné à sa pensée ne devait
plus s'effacer. L'accent grave et sonore de la langue du Cid
passa dans son style ; la terre du Romancero le naturalisa
comme Corneille, et le marqua profondément des signes de
sa race. Les influences nouvelles, les accroissements suc-
cessifs n'effacèrent pas ce façonnement primitif. Encore
aujourd'hui, à travers tant d'autres titres si divers et si
éclatants, Victor Hugo reste, parmi nous, le Grand d'Espagne
de première classe de la poésie (2). »
§ 4. — L'Angleterre et Shakespeare.
Sur un esprit aussi profondément latin, la greffe an-
glaise n'a jamais pu prendre très vigoureusement. Et
pourtant il y a, au moment où il écrit la Préface, de
l'enthousiasme ambiant pour Shakespeare. On revient
des ironies de l'Ecole voltairienne et du début du
(i) Stapfer, les Artistes, p. 67-68.
(2) Paul de Saint- Victor, p. i 0-11. — Rien ne le prouve mieux
que l'article si bien informé, mais un peu étroit, de M. Morel-
Fatio, sur l'Histeire dans Ruy-Blas, Etudes sur l'Espagne, I, 188-
Î44.
16 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
siècle (1). Après avoir désespéré avec Condorcet d'un
homme tel que Necker, simplement parce qu'il consi-
dère les pièces de Shakespeare comme des chefs-
d'œuvre, et traité avec Geoffroy le grand Anglais de
charlatan, bon pour amuser les cokneys, l'opinion pu-
blique se ressaisit et devient équitable (2). Talma,
dont l'influence littéraire n'a pas encore été suffisam-
ment reconnue, a le mérite de proclamer la grandeur
du théâtre anglais, et de le proposer cfès 1818, non
comme un modèle à imiter, mais comme le meilleur
initiateur du vrai modèle, la nature : « Connaissez-
vous Shakespeare, dit-il à Lamartine débutant ? Eh
bien I ce Shakespeare a révolutionné la scène. Cor-
neille est l'héroïsme, Racine est la poésie, Shakespeare
est le drame. C'est par lui que je suis devenu ce que
je suis. Si vous voulez sérieusement devenir un grand
poète théâtral, vous en êtes le maître ; mais ne faites
plus de tragédie, faites le drame ; oubliez l'art fran-
çais, grec ou latin, et n'écoutez que la nature (3). »
C'est à ce moment que commence la définitive natu-
ralisation du poète anglais en France. Sans doute,
pour beaucoup, c'est un fils de la « perfide Albion », et
le mettre sur le même rang que Racine paraît bien dur.
Le Globe lui-même n'admettrait jamais qu'en face de
Shakespeare Racine n'est qu'un polisson : il ne veut
pas qu'on les sacrifie l'un à l'autre, qu'on fasse de
ces puissants dieux des dieux ennemis (4). Mais les
(1) Sur l'influence anglaise au iviii* siècle, cf. Texte, Jean-
Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire
(Hachette, 1895), notamment livre I, ch. u.
(2) Lady Blennerhassett, II, 411-412.
(3) Lamartine, IIÏ, 99,
(4) Numéro du 9 juillet 1825.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 1 '
jeunes romantiques vont plus loin : ils protestent avec
emportement contre le patriotisme en littérature ,
et disent avec Deschamps : « Quant aux vieilles in-
dignations nationales , à ces gothiques haines de
['étranger, à qui prétendrait-on en imposer aujour-
d'hui avec toute cette patrioterie littéraire ? La
France est trop forte et trop riche pour être jalouse
et injuste (1). » Aussi la jeunesse fait-elle l'accueil
le plus chaleureux à une troupe d'acteurs anglais qui
viennent jouer Shakespeare à Paris même. Les artistes
s'émeuvent plus encore peut-être que les littérateurs.
Delacroix écrit à Victor Hugo une lettre toute vibrante (2)
et Berlioz renchérit encore sur cet enthousiasme :
chez lui, à l'admiration pour le poète s'ajoute l'adora-
tion pour l'étoile, Miss Smithson ; pleurant pendant les
représentations, il pleure encore, rentré chez lui :
«Des larmes, toujours, des larmes sympathiques ; je
vois Ophélia en verser, j'entends sa voix tragique, les
rayons de ses yeux sublimes me consument. » Dans
un élan naïf et touchant, il se demande s'il y a une
autre vie, s'il y retrouvera Shakespeare et Miss
Smithson (3).
Victor Hugo est beaucoup plus calme ; d'abord, il
aime l'héroïne de Shakespeare, et non l'actrice : pour-
tant il se sent lui aussi remué profondément par ces
représentations, juste au moment où il écrit la Pré-
face (A). Seulement le poète, beaucoup meilleur tacti-
cien qu'on ne se l'imagine communément, se rend
compte que Shakespeare n'est pas précisément la
(1) Etudes françaises, Préface, p. xliv.
(2) Victor Hugo raconté, II, 226.
(3) Correspondance inédite (G. Lévy, 1879), p. 67-68
(4) Victor Hugo raconté, II, 227.
18 LA PRÉFACE DE CROMWELL
machine de guerre qu'il faut pour battre en brèche les
unités classiques. Sans doute l'adversaire du classique
Ben Jonson les attaque en théorie : on connaît leurs
brillantes passes d'armes au Club de la Sirène (1). Mais,
dans la pratique, s'il lui arrive de manquer à la vrai-
semblance du temps (2), Shakespeare s'excuse et de-
mande pardon de la liberté grande, par exemple dans
le prologue du Conte d'hiver, débité par le Temps lui-
même. Il espère que l'imagination du spectateur com-
blera les lacunes de la représentation si, comme dans
Henri V, l'action se déplace et traverse la mer (3). Ce
n'est pas pour le plaisir de faire des pièces irrégu-
lières, ou de déplaire aux réguliers, qu'il viole les
règles, mais uniquement pour une raison autrement
sérieuse : le besoin de développer librement sa force,
d'aller jusqu'au bout des vraies limites de son sujet,
sans souci des barrières artificielles de la critique (4).
En un mot, son œuvre est conçue en dehors des règles,
et non pas machinée contre elles.
Victor Hugo ne peut donc voir en Shakespeare un
véritable allié dans la lutte qu'il engage ; pour em
ployer une de ces comparaisons qu'il affectionnait, ils
suivent chacun non pas une ligne parallèle, mais une
asymptote: ilsontbeau se rapprocher, ils ne peuvent se
rencontrer en aucun point. Ils sont séparés plus qu'on
ne le suppose, ne serait-ce que par cette connaissance
insuffisante de la langue qui ne permet pas à Hugo de
lire Shakespeare dans le texte (5).
(1) Stapfer, Drames, p. 67-69.
(2) ld.,ibid., p. 71.
(3) Id , ibiJ., p. 74-75.
(4) Id., ibid., p. 82 83.
(5) Le Rhin, I, 309-311.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 19
Aussi ne devons-nous pas nous étonner si, malgré
l'abondance des développements admiratifs consacrés
à Shakespeare, les emprunts réels sont maigres et
rares. Victor Hugo constate que Shakespeare est, jus-
qu'à 1827, la meilleure preuve à l'appui de cette loi
nouvelle : le vrai génie a des taches, doit en avoir, et
n'est génial qu'à condition de ne pas être parfait, la
perfection étant non pas un ensemble de qualités
rares, mais l'absence de défauts, et devant par cela
même être abandonnée aux esprits de second ordre,
aux simples talents.
Il reconnaît encore que, malgré l'ancienne loi de la
distinction des genres, Shakespeare a fondu avec le
drame un peu d'épopée et beaucoup de lyrisme ; qu'il
a réussi à mélanger en de justes proportions le beau et
le laid, le grotesque et le sublime ; qu'il est le drame
même ; qu'il a su réunir en lui les trois génies caracté-
ristiques delà scène française, Corneille, Molière, et...
Beaumarchais.
On peut aller plus loin, et remarquer que Victor
Hugo serait flatté d'être comparé à Shakespeare, même
pour ses défauts; il écrira plus tard ce qu'il pense déjà:
« On me fait l'honneur de me traiter comme Shakes-
peare, dontForbes a dit : Totusin antithesi (1). »
Pourtant Hugo ne veut pas être pris pour un simple
imitateur d'un maître étranger, si grand qu'il soit. Il
refuse de tomber dans l'erreur des successeurs an-
glais de Shakespeare, qui n'ont renoncé à l'imitation
des anciens que pour se traîner dans l'ornière de leur
glorieux compatriote (2). Il proclame, à plusieurs
(1) H. Lucas, p. 119.
(2) Mézières, p. 16-47, 384.
250 LA PRÉFACE DR CROMWELL
reprises, la nécessité absolue pour l'école moderne, de
ne pas recommencer Shakespeare, de ne pas le copier,
pas plus que Molière, que Corneille, ou que Schiller.
11 ne veut même pas que l'on imite sa forme, son mé-
lange de la prose et des vers. Et il a si complètement
raison, qu'il commet une faute le jour où il oublie de
suivre son propre conseil : une fois il a voulu adapter
Shakespeare, dans la partie la plus humaine et la
moins shakespearienne de son génie, ses poésies
amoureuses, et il a échoué (1).
On ne peut donc admettre, si plausible qu'elle soit,
la théorie de M. Dupuy sur Victor Hugo disciple de
Shakespeare (2) ; si Victor Hugo a lu Shakespeare, et
peut paraître s'en souvenir en plus d'un endroit de
son Cromwell, au fond, malgré sa jeunesse, il reste
original, aussi bien dans sa pièce, qui est en somme
une pièce justificative de la Préface, que dans cette
Préface même.
Du reste, pour être plus sûrs de ne pas nous trom-
per, de ne pas nous laisser entraîner hors de la vérité
par la logique de notre thèse, nous pouvons rappro-
cher de cette première manifestation de sa pensée,
son livre définitif sur Shakespeare : tout en évitant
de commettre un anachronisme, nous pourrons mieux
connaître le premier germe de sa pensée, si nous l' étu-
dions dans son plein épanouissement.
Victor Hugo aime à renvoyer la critique à ce livre,
où il a mis le meilleur de sa pensée, sous une forme
un peu mystérieuse (3). Il y est question de Shakes-
(1) Légende des siècles, III, 194.
(2) Victor Hugo, p. 143-144.
(3) Stapfer, les Artistes, p. 79*
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 21
peare, et un peu de tout : on a même proposé, pour
donner à ce livre son véritable nom, de l'intituler :
A propos de Shakespeare (i). La remarque est d'au-
tant plus juste qne Victor Hugo l'a faite lui-même,
en tête de l'ouvrage : « A l'occasion de Shakespeare,
toutes les questions qui touchent à Fart se sont présen-
tées à son esprit. » Telle a toujours été du reste sa
méthode : à V occasion de tel ou tel auteur ordinaire,
il écrit une page où l'auteur critiqué disparaît pour
laisser entrevoir Victor Hugo, et l'on gagne au change.
Lorsqu'il parle d'un génie égal au sien, nous éprouvons
un véritable éblouissement. Dans les deux cas l'ima-
gination du poète est aussi brillante; mais lorsqu'elle
tombe sur un simple morceau de verre, elle nous donne
un prisme banal ; lorsqu'elle se réfléchit sur un objet
plus pur ou plus rare, goutte de rosée ou clair dia-
mant, c'est une fête pour les yeux. Seulement le criti-
que fait oublier le critiqué. Aussi son William Shakes-
peare doit-il présenter peu d'intérêt pour un lecteur
anglais (2) : il contribue médiocrement à augmenter la
somme des connaissances sur le grand Will, mais
il nous intéresse beaucoup, nous, lecteurs français,
parce qu'il nous fait mieux connaître le grand Hugo.
C'est bien ce que pense le plus illustre romancier de
la Revue des Deux-Mondes, critique par occasion : « Ce
grand livre que je tiens aujourd'hui appartient à de
plus hautes régions de la pensée... Il vous appelle à la
recherche des choses du ciel. C'est le génie humain
déifié. G'est un hommage rendu à William Shakespeare,
(1) Stapfer, les Artistes, p. 71.
(2) Il a pourtant été traduit en anglais : William Shakespeare,
translatée! by A. Baillot, London, 186é,
22 LA PRÉFACE DE CR0MWELI.
et signé Victor Hugo » ; ajoutons : jugé par George
Sand(l). On comprend mieux le livre après avoir lu
l'article : on sent qu'au fond Shakespeare importe
peu ; qu'il s'agit plutôt de la poésie en général, et sur-
tout de Victor Hugo en particulier. George Sand Ta
bien vu : « Victor Hugo a écrit ce livre pour dire que
la poésie est aussi nécessaire à l'homme que le pain.
Tout ce qu'il dit le prouve; mais ce qui le prouve plus
que tout, la preuve des preuves, c'est la beauté du
livre. » La seule réserve que fasse G. Sand montre
encore mieux à quel i oint la critique du poète est sub-
jective, auto-biographique même, puisqu'il ne cherche
dans le génie d'autrui qu'un reflet du sien : « Rubens
et Mozart, pourquoi n'êtes- vous pas de la couronne
d'étoiles tressée par le poète? Le poète n'a-t-il de véri-
table enthousiasme, de prédilection instinctive que
pour les génies qui sont à la limite du ciel et de l'enfer ?
N'admet-il pas qu'un génie puisse être lumière et rien
que lumière... ? » C'est que peut-être, dans la pensée de
Victor Hugo, les génies qui l'ont précédé n'étaient pas
la lumière ; mais ils annonçaient la lumière, et Victor
Hugo sentait bien que son propre rayon à lui valait
moins par la pureté que par la puissance.
Ce livre sur Shakespeare n'a rien de shakespearien.
On en peut dire autant de la Préface. Les représen-
tations des comédiens anglais ont remué profondément
le poète français, mais ne l'ont pas converti à l'anglo-
manie littéraire.
(1 Numéro du 15 mai 1864.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 23
§ 5. — L'Allemagne et Schlegel.
Si révolutionnaire qu'il soit, et bien qu'il se proclame
alors citoyen du monde littéraire, Victor Hugo est
beaucoup plus français qu'il ne le croit, et qu'on ne
l'a cru. Sans aller jusqu'à le dire plus racinien que
shakespearien (1), on peut penser que Victor Hugo
appartient surtout à l'école française, quoiqu'il fasse
l'éloge de Shakespeare, de même que nous Pavons vu
suivre, sur les pas d'un Italien, une route française.
C'est un esprit bien latin, fait de lumière, et sur lequel
le génie allemand, malgré toute sa grandeur, n'a pu
jeter son ombre (2).
Victor Hugo ne connaît pas directement l'Allemagne,
puisqu'il ne sait pas l'allemand (3) ; mais il aime ce
qu'il en connaît, et désire compléter son informa-
tion (4). Faute de pouvoir feuilleter les livres, il consulte
et prend en affection ceux qui peuvent le renseigner
sur l'histoire et la littérature allemandes modernes. Il
se préoccupe surtout des Jeune-Allemagne, de ce
qu'une tête teutonne peut penser de son œuvre. Il
estime la science et la poésie d'outre- Rhin. Il va même
jusqu'à écrire ceci : « Si je n'étais pas Français, je vou-
drais être Allemand (5). » Mais c'est en 1840.
En 1827, il connaît de l'Allemagne ce que tout le
(1) Stapfer, les Artistes, p. 129.
(2) Le Rhin, I, 148,197,205.
(3) Cf. la lettre -préface si curieuse qu« Sainte-Beuve a écrite
pour le livre de Reymond, p. xi.
(4) Cf. Reymond, p. 170. sqq.
(5; A. Weill,p. 24, 105, 123, 98.
24 LA PRÉFACE DE CROMWELL
monde en sait autour de lui : peu de chose (1). Aussi
ne faut-il pas s'étonner de la très petite part qu'il
convient d'attribuer à l'influence allemande dans la
Préface, quoi qu'on en ait dit : on peut négliger les para-
doxes de M. Nordau qui, par une espèce de chauvi-
nisme anti-français, assez bizarre chez un Hongrois,
voudrait trouver, dans le développement romantique
en France, une imitation quasi inconsciente de ce
qu'il y a de pire dans le romantisme allemand, son
amour pour tout ce qui est loin de nous dans le temps
et dans l'espace, sa tendance à l'anarchie intellec-
tuelle (2). On est plus surpris de voir un critique autre-
ment fin et équilibré, prétendre qu'à partir de la Préface
il fallut, si l'on voulait adhérer à l'orthodoxie roman-
tique, reconnaître dans l'art nouveau la réalisation du
rêve catholique du moyen âge, et même du moyen âge
(1) Au commencement du siècle, les libraires ne connaissent
Goethe que par son nom, et encore ! Ils l'appellent a Monsieur
Schéet ». (V. Rossel, Revue d'histoire littéraire de la France, nu-
méro du 15 avril 1895, p. 200.) Il y a ensuite tout au moins un effort
pour connaître l'Allemagne : « Albert Stapfer, à vingt ans, et le
premier, traduisit le Faust de Goethe. Il était un des plus animés,
un des plus brillants parmi les jeunes gens qui, de 1820 à 1825,
cherchaient dans les littératures d'outre-Rhin... de nouvelles
figures poétiques. » (Filon, Mérimée et ses amis, p. 12.) En même
temps que Hugo écrit sa Préface, le Globe publie toute une
série d'articles sut la littérature allemande jugée par un écrivain
allemand, Woltmann, et sur Goethe. (Numéros des 9, 11, 13, 27,
30 octobre et du Ie' novembre 1827.) — Sur l'ignorance tradition-
nelle des Français en ce qui touche à l'Allemagne, cf. Halem,
Paris en 1790 (traduction Chuquet, Chailley, 1896), p. 174. —
Cette ignorance est d'autant plus triste à constater que les Alle-
mands s'occupent alors du romantisme français, qu'ils con-
naissent à fond : cf. David d'Angers, p. 88.
<2) Dégénérescence, II, 471 ; I, 134. Sur la valeur de ce livre, cf.
Larroumet, Nouvelles études de littérature' et d'art (Hachette,
1895), p. 319 et suiv.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 25
allemand, puisque Victor Hugo offrirait à ses lecteurs,,
d'après M. Filon, « un symbolisme d'origine teutoni-
que » répugnant pour notre race (1).
Sans doute on pourrait rapprocher le système de
Hugo des théories de Hegel (2). Il y a entre eux une
ressemblance générale telle, que A. Weill, arrivant d'Al-
lemagne où il avait été saturé d1hégélianisme, en con-
çoit d'autant plus d'admiration et de ferveur pour
Hugo. On pourrait même établir des rapprochements
de détail : ainsi cette théorie, que le drame contient
l'épopée et le lyrisme, présente une ressemblance frap-
pante avec cette idée de Hegel : « Le drame est le pro-
duit d'une civilisation déjà avancée. Il suppose néces-
sairement passés les jours de l'épopée primitive. La
pensée lyrique et son inspiration personnelle doivent
également le précéder, s'il est vrai que, ne pouvant se
satisfaire dans aucun des deux genres séparés, il les
réunisse (3) ». Mais c'est une simple rencontre, car, je
le répète, Hugo ne savait pas l'allemand, et la Poétique
n'était pas encore traduite.
Schlegel, au contraire, eut plus d'influence sur Hugo
avec son Cours de littérature dramatique qui, traduit dès
1814, avait été signalé par Mme de Staël en 1813, par
(1) Revue des Deux-Mondes, 1" avril 1893, ou dans Mérimée et
ses amis, p. 20.
(2) La chose a été faite par Reymond ; lorsque Victor Hugo pro-
clame les droits du génie, autrement dit, l'affirmation du moi en
littérature, Reymond remarque ceci : « Ne retrouve-t-on pas dans
cet immense orgueil du Moi, fût-ce du moi poétique, l'influence
évidente de la philosophie de Fichte et de Hegel? » (p. il). De
même David d'Angers trouve qu'il y a beaucoup de philosophie
allemande dans les premiers drames du maître. (Correspondance,
p. 45.)
(3) La Poétique, II, 6.
26 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Nodier en 1820 (1). Si Nodier et Victor Hugo avaient
pu lire le cours de Schlegel dans le texte, ils auraient
peut-être été un peu contrariés par certaines virulences
de critique, adoucies par la traduction Necker-Saus-
sure (2). Le critique allemand ne nous aimait guère, et
nous comprenait peu, lui qui croyait être spirituel et
profond en disant que « les Français témoignaient le
plus hautement de la puissance créatrice de Dieu, car
tous se ressemblaient, et cependant on en comptait
trente millions d'exemplaires (3) ». Mais, en 1827, on
n'y regarde pas de si près : Schlegel, après tout, est
plus impartial que Lessing; et de plus il attaque la tra-
gédie classique : c'est donc un allié.
En général, Schlegel nous blâme de nous incliner
sans raison devantle principe d'autorité : il nous accuse
de subir ainsi l'unité de temps et de lieu, dont il mon-
tre les inconvénients (4). Essayant de définir mieux
qu'on ne l'avait fait l'unité d'action, il reproche à la
tragédie tantôt de s'allonger démesurément et lente-
ment pour remplir les cinq actes de rigueur, tantôt
d'aller trop vite et de ne pas ménager assez souvent des
moments de répit pour que le spectateur puisse se
reposer et réfléchir. Tous ces défauts seraient dus à
notre foi aveugle dans les règles (5).
Les Français, de plus, ont le tort de confondre la
froideur avec la majesté, dans la forme comme dans
le fonds. L'alexandrin en est un peu la cause; son plus
grand défaut est de fuir le mot propre pour la péri-
(1) Mélanges, I, 363.
(2) Ehrhard, les Comédies de Molière en Allemagne, p. 372.
(3) Lady Blennerhassett, III, 125.
(4) Trad- Nocker-Saussure, II, 83, 108-114, 117-119, 139-140.
(5) Id., II, 86-108, 114, 165,87.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 27
phrase. De là la froide éloquence des héros de tragé-
die (1).
La psychologie tragique est gênée par les bien-
séances ; l'étiquette nous vaut un personnage de pure
convention : le confident (2). La Fatalité des anciens
ne dirige plus les événements ni les âmes, et n'est pas
remplacée par ridée moderne de la Providence. L'his-
toire est faussée dans les faits et dans les caractères ;
jamais la tragédie n'ose s'aventurer dans l'histoire
moderne (3),
Le réquisitoire est donc bien complet ; de plus,
après avoir critiqué le passé du théâtre, Schlegel
annonce son avenir, esquisse le drame nouveau,
romantique, admettant le mélange de la familiarité et
de la noblesse dans le langage et l'esprit d'un seul per-
sonnage, permettant l'union du comique et du tragique
dans la même pièce, recommandant la fidélité histo-
rique, sans la faire consister dans la vérité des costu-
mes, reconnaissant enfin dans Shakespeare le maître
du théâtre (4).
Trois choses pourtant ont nui, croyons-nous, à l'in-
fluence de Schlegel, et empêchent de reconnaître en
lui le véritable inspirateur de la Préface. Comme les
autres étrangers, il comprend mal notre théâtre.
C'est ainsi qu'il refuse à Corneille l'intelligence et le
sentiment de l'amour ; que, tout en admettant en
général la supériorité de Racine sur Pradon, il trouve
la Phèdre de ce dernier supérieure en certains points
(1) Trad. Nocker-Saussure, II, 158, 175, 148, 149, 158-160.
(2) Id., ibid., p. 85, 133-135, 156-160, 166-167.
(3) Id., ibid., p. 142-145, 149-151.
(4) Schlegel, II, 328-332, 399-402, 391-392, 362-363.
28 LA PRÉFACE DE CROMWELL
au chef-d'œuvre de Racine (1). Il sent et comprend si
peu une pièce française, qu'il dit à propos de Bérénice:
« le principal défaut de la pièce, est, selon moi, le rôle
importun d'Antiochus » (2).
Enfin, quoiqu'ilreconnaisse quelques traces de roman-
tisme dans Corneille et dans Voltaire, il ne se fait pas
l'apôtre de la nouvelle école en général : la conclusion
de tout son cours est que les Allemands doivent écrire
des pièces allemandes, empreintes du génie allemand,
puisées dans l'histoire allemande. Tel est le roman-
tisme de Schlegel (3).
Il ne faut donc pas exagérer l'influence du critique
allemand sur la Préface (4). Pour certains détails, on
se hâte quelquefois trop de crier à l'imitation ; ainsi
Victor Hugo semble se contenter de développer cette
phrase de Schlegel : « Plusieurs tragédies françaises
font naître aux spectateurs l'idée confuse que de
grands événements ont lieu peut-être quelque part,
mais qu'ils sont mal placés pour en être les témoins (5). »
Pourtant nous avons vu, au chapitre de l'Espagne,
(i) Schlegel, II, p. 178-179, 188-189, 204, 147-148.
(2) Ibid., p. 201.
(3) Schlegel, II, 182, 154, 155. — Les classiques pourtant sen-
tirent qu'un coup sérieux venait de leur être porté, et ripos-
tèrent : mais leur champion n'était pas de taille à se mesurer
avec Schlegel : ce fut l'inconnu Martine, de Genève, qui répondit
par son « Examen des tragédies anciennes et modernes, dans lequel
le système classique et le système romantique sont jugés et com-
parés » (1834). Martine annonce nettement dans son introduction
qu'il a voulu faire <r la contre-partie du cours de M. Schlegel ».
Pour la question en général, on peut lire dans les Annales de la
Faculté des Lettres de Bordeaux, n* 3, un article de M. Louis
Ducros sur le romantisme allemand.
(4) E. Biré, p. 431.
(5) Schlegel, II, 135.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 29
que Victor Hugo doit peut-être, et tout aussi bien, cette
idée à un souvenir d'enfance.
Enfin Victor Hugo retrouvait dans Schlegel un cer-
tain nombre de théories d'origine française, en parti-
culier quelques idées de Chateaubriand: l'influence du
christianisme sur les passions humaines, sur la mélan-
colie ; la chevalerie naissant de la religion, et donnant
naissance à une conception nouvelle de l'amour, de
l'honneur ; les unités elles-mêmes modifiées par le
christianisme (1). Tout cela était français plutôt qu'al-
lemand. Si même Victor Hugo avait connu l'essai de
Mercier sur l'art dramatique, il aurait peut-être été
surpris de voir combien ce livre, ignoré en France,
avait servi aux Allemands. Schlegel avait pu le lire,
ou dans le texte, ou sur la traduction allemande parue
à Leipzig en 1776 (2).
On voit que Victor Hugo a emprunté à l'Allemagne
surtout des idées d'origine française. Si la Préface
avait été aussi saturée de germanisme qu'on a bien
voulu le dire, Goethe aurait plus facilement pardonné
à Hugo la note qui le concerne, et n'aurait pas vu danr
cette proclamation de la liberté dramatique un simple
placard anarchiste (3).
L'influence allemande directe est moins considéra-
ble que l'influence indirecte exercée sur la Préface par
l'intermédiaire de Mme de Staël.
(i) Schlegel, I, 23,27-30, 25-26 ; II, 125.
(2) Lady Blennerhassett, II, 411.
(3) Lady Blennerhassett, III, 37. C'est antérieurement A la Pré-
face, en janvier 1827, que Gœthe reconnaît chez Victor Hugo du
talent et des traces de l'influence allemande. Cf. les Conversations
de Gœthe, recueillies par Eekermann (Charpentier* 1863)> I, 262 j
dL IL 136 et 361*
30 LA PRÉFACE DE CROMWELL
| 6. — Mme de Staël.
Mme de Staël, outre d'autres qualités, a eu le mérite
de révéler l'Allemagne à la France qui l'ignorait pres-
que complètement (1). Car les articles et les livres où
Suard et l'abbé Arnould avaient essayé de faire con-
naître la littérature d'outre-Rhin, étaient restés à peu
près sans effet (2). La France n'était pas encore pré-
parée à comprendre une puésie déjà tout imprégnée
de christianisme, à un point tel que Benjamin Constant
en était gêné dans ses conversations avec Goethe (3).
Mma de Staël publie, aune époque déjà plus favorable,
un livre composé non pas seulement sur des lectures,
mais sur des souvenirs et des impressions immédiates.
Elle aurait pu mettre en sous-titre : Choses vues, un
peu trop vite sans doute, mais c'était sa méthode. Elle
avait, paraît-il, l'intention d'écrire un livre sur la
Russie, après l'avoir traversée dans sa chaise de poste,
au grand galop (4). Elle a visité l'Allemagne et les
Allemands un peu plus lentement, « prenant des con-
versations » adroite et à gauche, puisqu'elle a inventé
l'interview, même dans sa forme la plus récente, celle
qui permet de raconter une entrevue qui n'a jamais eu
lieu (5). Il lui faut cinq jours entiers pour interroger à
(1) Lady Blennerhassett, II, 552.
(2) Garât, Mémoires historiques sur le xviii' siècle, etc., I, 151-
157. Cf. Joret, Des rapports intellectuels et littéraires de la
France avec l'Allemagne avant 1789 (Hachette, 1884), notamment
p. 29-32.
(3) Journal, dans la Revue Internationale, n° du 10 janvier 1887,
p. 93 ; cf. Weill, p. 11.
(4) AllonviJle, Mémoires secrets, v, 317.
(5) Pailhès, Mme de Chateaubriand, p 10.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 31
fond le philosophe du romantisme, Schelling (1). Pour
tirer de Gœthe le plus clair de ses idées, elle prévoit
que deux jours lui suffiront (2). Elle donne à Fichte un
quart d'heure pour expliquer son système, et l'inter-
rompt au bout de dix minutes, ravie d'avoir déjà tout
compris (3). Il est vrai que ce peu de temps lui suffît
pour épuiser les plus fortes têtes. Elle leur fait l'effet
d'une trombe, d'un cyclone. Us sentent, après un entre-
tien avec elle, un vide dans le cerveau, tant elle les a
excités à penser : « Depuis le départ de notre amie,
écrit Schiller à Gœthe, il me semble que je relève
d'une grande maladie (4). » Volontiers ils crieraient
au voleur, tant Mma de Staël les a dépouillés, et leur
emporte d'idées pour son livre. Du reste, elle laisse
mûrir lentement les fruits qu'elle a cueillis si vite, et
met six ans à terminer son beau livre de /' Allemagne ,
qui paraît en 1813 (5).
Quelques-unes des théories qu'il renferme étaient
déjà connues en France. Chateaubriand avait indiqué
depuis six ans que le christianisme était la source poé-
tique la plus abondante et la plus pure, lorsque Mme de
Staël exposa sur cette matière les idées de Gœthe, idées
très analogues du reste (6).
La partie neuve, et relativement originale, est large-
ment empruntée à Schlegel, dont elle a suivi le cours
à Vienne, en 1808. Elle connaît ses idées les plus
(i) Lady Blennerhassett, III, 248.
(2) Lady B., III, 22.
(3) Lady B., III, 92. — Sorel, p. 111-112.
(4) Lady B., 111,66.
(5) Lady B., III, 355, 481, 485. Ce qu'on pourrait pourtant lui
reprocher, c'est de ne pas connaître assez l1 Allemagne ; cf. Texte,
Jean-Jacques Rousseau, p. 434-435.
(6) De l'Allemagne (Didot, 1878), pp. 146, 148, 369.
32 LA PRÉFACE DE CROMWiiLL
intimes par leurs longues causeries pendant son pré-
ceptorat chez elle (1). Ce n'est pas qu'elle répète
docilement la parole du maître. Elle discute avec lui,
et ses meilleurs passages viennent de ces contro-
verses (2) ; ou bien encore elle modifie les idées de
Schlegel par la forme qu'elle leur donne : grâce à lui,
elle comprend l'inutilité et les inconvénients des
règles ; mais elle les combat en femme qui a vu la
Révolution (3).
Ses conclusions sont moins nettes que celles de
Schlegel ; et l'on éprouve à la lire une impression d'à
peu près, parce qu'elle communique au lecteur la
confusion qui règne quelquefois en son esprit, tiré et
même tiraillé en sens opposés par son éducation pre-
mière et ses progrès récents. Elle est partagée entre
son classicisme français et les beautés étrangères. Elle
adore Voltaire, et voudrait comprendre Shakespeare.
Elle fait à l'esprit nouveau des concessions qu'elle
retire presque aussitôt, au risque de se contredire.
Pour les caractères, elle avoue que « le vulgaire dans
la nature se mêle souvent au sublime et quelquefois
en relève l'effet » ; mais elle proteste que « la haine
et la perversité dans une femme sont au-dessous de
l'art », qu'il « se dégrade en les peignant (4). » Pour
les situations, elle dira en romantique : « Nos plus
belles tragédies en France n'intéressent pas le peuple ;
sous prétexte d'un goût trop pur et d'un sentiment
trop délicat pour supporter de certaines émotions, on
(1) Lady Blennerhassett, III, 251,
(2) Lady B. III, 260-261.
(3) De l'Allemagne, p. 186, 190*
|lj lbid.,p. 438, 233,
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 33
divise l'art en deux : les mauvaises pièces contiennent
des situations touchantes mal exprimées, et les belles
pièces peignent admirablement des situations souvent
froides à force d'être dignes (1). » Puis elle se reprend
en classique, et juge que le mélange des genres n'est
admissible que pour des Allemands, grâce à leur
imperturbable sérieux : « C'est toujours dans son
ensemble qu'ils jugent une pièce de théâtre, et ils
attendent, pour la blâmer comme pour l'applaudir/
qu'elle soit finie. Les impressions des Français sont
plus promptes, et c'est en vain qu'on les préviendrait
qu'une scène comique est destinée à faire ressortir une
situation tragique ; ils se moqueraient de l'une sans
attendre l'autre (2). »
Si elle reconnaît qu'il faut plus ou moins vite modi-
fier le fond même du théâtre, et faire une large part à
la fusion des genres, elle ne peut admettre que ce
changement implique une modification dans la forme :
« Nous ne supporterions pas en France le mélange
du ton populaire avec la dignité tragique (3). » Elle
trouve enfin le drame inférieur à là tragédie, parce
qu'il a le tort de viser à l'illusion : a le drame est à la
tragédie ce que les figures de cire sont aux statues ;
il y a trop de vérité et pas assez d'idéal; c'est trop,
si c'est de lart, et jamais assez pour que ce soit de la
nature (4). »
Ce livre manque d'idées fécondes. Mmo de Staël
constate les défauts sans indiquer les remèdes ; elle
voit, par exemple, les inconvénients de l'alexandrin,
(1) De l'Allemagne, p. 189.
(î) Ibid., p. 184.
(3) Ibid., p. 260.
(4) Ibid., p. 196.
PRÉFACE DE CROMWELL. 3
34 LA PRÉFACE DE CR0MWKLL
et conclut : « il serait donc à désirer qu'on pût sortir
de l'enceinte que les hémistiches et les rimes ont
tracée autour de l'art (1). » C'est revenir à la tragédie
en prose.
Mme de Staël ne devine pas le grand mouvement
qui va changer le but de l'artiste, et renverser la
théorie de l'art pour l'art : elle ne veut pas que le
théâtre vise à être utile (2).
Reconnaissons pourtant que si le livre manque
d'idées fécondes dans le détail, en bloc il est très
suggestif : il va réveiller la France de son admiration
somnolente pour elle-même, et c'est bien ce que
MmB de Staël a voulu : « en faisant connaître un théâtre
fondé sur des principes très différents des nôtres, je
ne prétends assurément ni que ces principes soient
meilleurs, ni surtout qu'on doive les adopter en
France ; mais des combinaisons étrangères peuvent
exciter des idées nouvelles ; et quand on voit de quelle
stérilité notre littérature est menacée, il me paraît
difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent
un peu les bornes de la carrière ; ne feraient-ils pas
bien de devenir à leur tour conquérants dans l'empire
de l'imagination ? Il n'en doit guère coûter à des
Français pour suivre un semblable conseil (3). » Pour
Gœthe, le grand mérite de ce livre c'est d'avoir fait
le premier une large brèche dans la muraille chinoise
qui séparait les deux littératures (4). L'admiration
confiante de Victor Hugo pour l'Allemagne, et son désir
de connaître mieux ce pays, viennent probablement de
(1) De l'Allemagne, p. 139, 187, 188, 190.
(2) Ibid. p. 193, 196.
(3)lbid., p. 191.
(4) L&dy Blennerhasset, III, 75-76*
INFLUENCÉS SUBIES PAR VICTOR HUGO 35
là. Sans casser les vitres, Mme de Staël a donné de
l'air à nos gens de lettres, aux romantiques première
manière, et notamment à Hugo. Peut-être lui a-t-elle
de plus fourni certaines idées de détail pour sa Pré-
face, et pourrait-on concédera Paul Albert que Victor
Hugo a emprunté à Mme de Staël, sans la citer, son pa-
rallèle entre l'antiquité païenne et le christianisme (i).
Mais je doute que Mme de Staël elle-même eût
retrouvé dans la Préface son Allemagne. On pourrait
même se demander si le livre de Mme de Staël a été
un instrument de vulgarisation germanique aussi puis-
sant que la Préface, puisque la France ne se met à
admirer l'Allemagne que longtemps après l'œuvre de
Mme de Staël, et immédiatement après l'étude de
Victor Hugo (2):
Il ne faudrait pas du reste réduire à ce seul livre
l'influence de M • de Staël, et son travail d'importa-
tion des idées européennes en France. On pourrait
même dire que toute son œuvre est d'importation,
tant elle a peu l'esprit français. Tout au plus est-elle
naturalisée française, avec un reste de goût genevois.
La même étrangeté qui éclate dans la façon dont elle
s'habille, dans cette bizarre coutume de tenir une
branche de laurier ou de saule à la main (3), se retrouve
en tous ses livres : on dirait des traductions fort bien
écrites (4).
L'Essai sur les fictions, préparé vers 1793 en Angle-
(1) La littérature française au xixe siècle, p. 244-245.
(2) David d'Angers, p. 82.
(3) Lady Blennerhassett, III, 286 ; Mma Vigée le Brun, Souve-
nirs, II, 196.
(4) C'est ce que Fontanes reproche à sa Delphine : Cf. Bardoux*
La comtesse de Beaumont, p. 347-
36 LA PRÉFACE DE CROMWELL
terre, fini en 1796 à Coppet et à Lausanne, est déjà
un Art poétique, contraire à celui de Boileau. A la rai-
son se substitue la nature ; toute l'ancienne mytho-
logie est rejetée, comme un appareil vieilli. On sent
le besoin de calmants littéraires après les fièvres de
la Révolution : la poésie doit consoler de la réalité. —
Cet essai fait moins de bruit que l'œuvre plus pro-
fonde intitulée : « De la littérature considérée dans
ses rapports avec les institutions sociales. »
L'idée philosophique du livre, la perfectibilité de
l'espèce humaine, et son corollaire, le parallélisme
des perfectionnements politiques et du progrès litté-
raire, ont eu, comme l'a remarqué M. Faguet, une
très réelle influence sur la métaphysique littéraire de
Victor Hugo (1). Peut-être tout le début de la Préface
sur les origines des genres, et leur rapport avec les
modifications sociales, est-il en partie un emprunt à
Mme de Staël ; Victor Hugo a voulu lui aussi faire son
discours sur l'histoire universelle des littératures ; et,
si le point de vue change quelque peu, le point de
départ est le même.
Sans insister sur les petites ressemblances de détail,
qui peuvent ne pas être une imitation, comme la
condamnation du commun dans la Préface, et de la
vulgarité par Mm6 de Staël ; en nous contentant de
relever les analogies dans les théories générales, nous
signalerons une idée commune, et qui pourrait fort
bien avoir passé d'un livre dans l'autre: si Victor Hugo
repousse le mélange des vers et de la prose au théâtre,
s'il préfère résolument le vers, n'est-ce pas en sou-
venir de ce passage : « Les personnages obscurs de
(i) Dix-neuvième siècle, p. 19&
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 3*)
Shakespeare parlent en prose, ses scènes de transition
sont en prose ; et lors même qu'il se sert de la langue
des vers, ces vers n'étant point rimes n'exigent point,
comme en français, une splendeur poétique presque
continue. Je ne conseille pas cependant d'essayer en
France des tragédies en prose, l'oreille aurait de la
peine à s'y accoutumer ; mais il faut perfectionner l'art
des vers simples, et tellement naturels, qu'ils ne détour-
nent point, même par des beautés poétiques, de l'émo-
tion profonde qui doit absorber toute autre idée (1). »
Il ne faudrait pourtant pas en conclure que Victor
Hugo n'a été qu'un lecteur passif de Mme de Staël, et
que celle-ci a laissé une empreinte profonde dans le
cerveau encore plastique du débutant; car nous voyons
Victor Hugo préconiser des choses fondamentales,
comme les hardiesses de Shakespeare et ses contrastes
heurtés, tandis que Mme de Staël repousse comme de
simples bizarreries les oppositions trop fortes, et pré-
fère les nuances du genre noble. Elle ne pense pas
qu'une révolution puisse réussir au théâtre français
et n'admet que de timides améliorations. Enfin, chose
essentielle, et qui doit froisser le disciple de Chateau-
briand, Mm' de Staël, tout en reconnaissant que le
christianisme a eu sur l'éloquence française une heu-
reuse influence, ne craint pas de dire : « Dans les pays
où les prêtres dominent, tous les maux et tous les pré-
jugés se sont trouvés quelquefois réunis... Le fana-
tisme religieux est ennemi des sciences et dos arts
aussi bien que de la philosophie. »
(1) De la littérature, partie II, ch. v; I, 3U. Ce n'est qu'en 482 5
que Victor Hugo s'autorise expressément de Mn" de Staël : cf,
sa Correspondance, p. 38.
38 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
On conçoit que de pareilles théories n'aient pas dû
plaire au groupe de Chateaubriand, ni surtout au
maître lui-même. Il poussa, dans sa riposte, l'acrimonie
jusqu'à la perfidie, en écrivant à Fontanes, dans une
lettre publiée en 1801 : « Ne pourrait-on pas lui dire
qu'elle a bien l'air de ne pas aimer le gouvernement
actuel, et de regretter les jours d'une plus grande
liberté (1) ». Voulant retrouver partout Jésus-Christ,
de même que Mme de Staël cherche en tout la perfecti-
bilité, il termine sa sortie par une prise à partie
directe : « Vous paraissez n'être pas heureuse,.. Si c'est
là votre mal, la religion seule peut le guérir. Comment
la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours?
Comble-t-on le désert avec le désert? » Et il signe d'une
périphrase qui est une profession de foi littéraire : l'Au-
teur du Génie du Christianisme.
§ 7. — Chateaubriand.
On sait quelle influence générale eut ce livre : on le
sait même assez pour que nous puissions considérer
la chose comme suffisamment connue, et arriver tout
de suite à la place que tient le Génie dans le déve-
loppement de Victor Hugo. Le Témoin nous a raconté
combien notre poète se passionna dans cette lecture, y
puisant une grande partie de son catholicisme et de ses
opinions politiques, quittant le monarchisme voltairien
dé sa mère pour le royalisme chrétien de Chateau-
briand (2j. Il nous dit aussi comment se passèrent les
deux entrevues du débutant et de l'homme arrivé, sinon
parvenu, au faîte de la gloire littéraire ; trop pro-
(1) Œuvres, 111,288.
(2) Victor Hugo raconté, II, 99-100.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 39
lecteur d'abord, trop familier ensuite, Chateaubriand
en somme ne désenchante qu'à moitié Victor Hugo ;
de là l'ode intitulée le Génie (1). On sait maintenant
que Chateaubriand fut assez froid pour le tout jeune
poète et ne l'appela jamais « enfant sublime (2) ». C'est
tant pis pour Chateaubriand, car ce jugement légen-
daire était son mot le plus heureux. Admettons donc
que Victor Hugo le lui ait gratuitement prêté. Ce qui
est certain, c'est qu'il lui a beaucoup emprunté. Aucune
influence n'a été plus profonde et plus prolongée chez
Victor Hugo. On pourrait relever, jusque dans les
œuvres de sa maturité, des traces de cette séduction
première (3).
(1) Poésies, I, 273; Victor Hugoraconté. II, 101, 104.
(2) Victor Hugo raconté, II, 100 ; Biré, p. 223-227.
(3) Et Carthage et la Pyramide,
Tente immobile de la mort.
Odes et Baftades, I, 278; cf., dans le Génie: « Les lois de Minos
et de Lycurgue ne sont restées debout, après la chute des peuples
pour lesquels elles furent érigées, que comme les pyramides des
déserts, immortels palais de la mort. » (III, 27.) — La symphonie
des cloches, dans Notre- Dame (I, 208), est le développement de
ce thème : « Au milieu de mes réflexions, l'heure venait frapper
à coups mesurés dans la tour, delà cathédrale gothique ; elle
allait se répétant sur tous les tons et à toutes les distances,
d'église en église. » (René, IV, 669.) Enfin on pourrait aller jus-
qu'à dire que le William Shakespeare est tiré de ces quelques
lignes des Mémoires d'Outre-Tombe : « Shakespeare est au nombre
des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment
de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité
tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité ; Eschyle, Sophocle,
Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a
engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Ra-
belais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine,
Molière viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute
Shakespeare, et, jusque dans ces derniers, temps, il a prêté sa
langue à Byron, son dialogue à Walter Scott. » Edition de la
Société, 111,292-293. — Cf. Brunelière, Evolution, etc. i, 83-85.
10 LA PRÉFACE DE CROMWELL
On en trouve, bien entendu, un certain nombre dans
la Préface. D'abord Chateaubriand est le seul contem-
porain qui soit nommé avec Nodier : mais Nodier estcité
en passant, comme un ami : Chateaubriand est traité
respectueusement, comme un maître : « On quittera, et
c'est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique
mesquine des défauts pour la grande et féconde critique
des beautés. » Chateaubriand dut être d'autant plus
sensible à cette citation directe, qu'elle reproduisait
une de ses idées préférées, formulée deux fois avant la
rédaction définitive : a Ne serait-il pas à craindre que
cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fit
contracter une habitude d'humeur dont il deviendrait
malaiséjde nous débarrasser ensuite? Le seul moyen
d'empêcher que cette humeur prenne sur nous trop
d'empire, serait peut-être d'abandonner la petite et
facile critique des défauts pour la grande et difficile
critique des beautés (1) ». Victor Hugo emprunte encore
à son prédécesseur l'idée qui suit, sur la connexion
étroite qu'il y a souvent entre les défauts et les qua-
lités ; c'est bien ce que disait Chateaubriand :
« Une critique trop rigoureuse peut encore nuire d'une autre
manière à un écrivain original. Il y a des défauts qui sont
inhérents à des beautés, et qui forment, pour ainsi dire, la
,(1) Sur les Annales littéraires de Dussault, février 1819; V,
471. Pour les deux premières formules, cf. Des lettres et des gens
de lettres, V, 461, et V, 468. — Otte théorie ne serait-elle pas
chez Chateaubriand lui-même un souvenir de MB« de Staël :
« J'étais à Vienne, quand W. Sehlegel y donna son cours public...
Je fus confondue d'entendre un critique éloquent connue un
orateur, et qui, loin de s'acharner aux défauts, éternel aliment
de la médiocrité jalouse, cherchait à faire revivre le génie créa-
teur. » {De l'Allemagne, p. 366.) Tous trois, du reste, plaident
pro domo sua.
INFLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 41
nature et la constitution de certains esprits. Vous obstinez-
vous à faire disparaître les uns, vous détruisez les autres.
Otez à La Fontaine ses incorrections, il perdra une partie
de sa naïveté ; rendez le style de Corneille moins familier,
il deviendra moins sublime. Cela ne veut pas dire qu'il faille
être incorrect et sans élégance ; cela veut dire que, dans
les talents de premier ordre, l'incorrection, la familiarité,
ou tout autre défaut, peuvent tenir, par des combinaisons
inexplicables, à des qualités éminentes... Rubens, pressé
parla critique, voulut, dans quelques-uns de ses tableaux,
dessiner plus savamment : que lui arriva-t-il ? Une chose
remarquable : il n'atteignit pas la pureté du dessin, et il
perdit l'éclat de la couleur (1). »
Enfin, dans l'ensemble, on peut dire que les théories
mystico-littéraires de la Préface, empruntées en détail
à d'autres auteurs, sont surtout un souvenir d'ensemble
de Chateaubriand ; c'est l'esprit plein du Génie du
Christianisme, que Victor Hugo écrit ceci : « La Bible,
ce divin monument lyrique, renferme, comme nous
^indiquions tout à l'heure, une épopée et un drame en
germe, les Rois, eiJob. »Le sentiment religieux devient
pour Victor Hugo, comme il l'était pour Chateaubriand,
la source de la poésie lyrique; plus spécialement, la
christianisme donne à la littérature un genre inédit, lô
drame; un sentiment nouveau, la mélancolie.
Tout cela est vrai : seulement il convient de ne pas
aller plus loin dans cette voie, et de ne pas réduire
Victor Hugo en présence de Chateaubriand à l'état d'un
naïf Eckermann en extase devant Goethe. Même sur !e
terrain religieux, le poète ne suit pas tous les errements
de son prédécesseur. Tandis que Chateaubriand va
jusqu'à dire, dans sa lettre à Fontanes, qu'un homme
(l) Sur les Annales littéraires de Dussauit, V, 472.
42 LA PRÉFACE DE CROMWELL
irréligieux peut avoir de l'esprit, mais non pas du
génie, Victor Hugo se contente de constater, d'une
façon plus vraisemblable, qu'après une religion nou-
velle a dû apparaître une littérature nouvelle. S'il sem-
ble vouloir rompre avec les vol tairiens, quand il repousse
cette « queue du xviii* siècle », qu'il voit traîner dans
le xixe, il admire Voltaire, qui peut avoir ses petits
côtés, mais auquel il reconnaît une place dans les
génies de premier ordre. Au fond, si, comme Chateau-
briand, il trouve encore le christianisme beau, il sem-
ble avoir des doutes sur sa vérité. Il n'en est plus au
romantisme catholique et royaliste : nous voyons se
former dans l'esprit du poète le romantisme libéral 'et
déiste. Victor Hugo répète encore les formules de son
ancien maître, mais il ne croit plus à son système, il
en rejette la doctrine essentielle. Tandis que Chateau-
briand voit dans l'épopée le genre par excellence, Victor
Hugo trouve que c'est le drame qui est le véritable
aboutissement de la pensée humaine. C'est une des
idées qui lui tiennent le plus à cœur, puisqu'il con-
sacre un peu plus du quart de la Préface, vingt pages
sur les soixante-quinze de l'édition ne varietur, à éta-
blir la suprématie du drame. Même divergence, non
plus sur la forme, mais sur le principe même de l'art,
puisque, rompant avec la définition capitale de Cha-
teaubriand, à savoir que le beau idéal consiste dans
« l'art de choisir et de cacher (1) », Victor Hugo, par
pure déférence, ne garde qu'un seul mot de la formule
et fait cette concession de politesse : « Si le poète doit
(1) Lettre à Fontanes, III, 294. — Nous verrons plus en détail,
au chapitre suivant, Victor Hugo s'engager dans le système de
Chateaubriand, et aussi s'en dégager.
1NLUENCES SUBIES PAR VICTOR HUGO 43
choisir dans les choses (et il le doit), ce n'est pas le
beau, mais le caratéristique. » Sa pensée complète est
une rupture absolue: « Il est temps de le dire haute-
ment..., tout ce qui est dans la nature est dans
l'art. »
On voit combien l'auteur de Chateaubriand et son
groupe littéraire avait raison, tout au moins pour Vic-
tor Hugo, denier que Chateaubriand eût véritablement
fondé une école; on peut appliquer en toute justesse à
notre poète ce jugement généralde Sainte-Beuve: « Tout
ce qu'il y a de jeune et de distingué se ressent de sa
présence et s'anime à quelques-uns de ses rayons.
Avec Bonaparte, M. de Chateaubriand ouvre le siècle
et y préside ; mais on ne peut dire de lui, non plus que
de Bonaparte, qu'il ait fait école (1). » Victor Hugo
n'était plus un écolier ; il allait être un maître à son
tour, digne de cette maîtrise par un apprentissage
consciencieux, et relativement peu connu.
(1) Pensées, dans ses Poésies, p. 132-133.
DEUXIÈME PARTIE
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE
§ ! .— Victor Hugo, rédacteur du • Conservateur littéraire ».
Victor Hugo s'est préparé aux polémiques de la Pré-
face, en collaborant à un certain nombre de journaux
ou revues. Le moins connu de ces journaux, même pour
les admirateurs du poète¥ est certainement le Conserva-
teurlittéraire, qui a été étudié surtout par M. Biré,dans
deux chapitres de son Victor Hugo avant i 830 (1).
î. — Le « Conservateur littéraire » et le « Journal
d'un jeune Jacobite ».
Qu'était ce recueil ? Le témoin de la vie de Victor
Hugo nous le dit : en 1819, son frère Abel eut « ridée
d'une revue qui paraîtrait deux fois par mois ; il fonda
avec ses deux frères et quelques amis, le Conservateur
(1) Ces deux chapitres sont en partie reproduits dans l'Année
4817 du même auteur. — J'ai fait paraître dans les Annales de la
Faculté des Lettres de Caen, en 1887, une discussion de ces deux
chapitres de M. Biré. Les pages qui suivent sont en partie tirées
de cette étude. J'ai supprimé les références, assez inutiles,
puisque le Conservateur est presque introuvable. Elles figurent
du reste dans l'étude complète publiée dans les Annales.
LA PRÉPARATION A LA PREFACE 45
littéraire. Victor y collabora activement. Il y publia
Bug Jargal ; il y fit des vers et de la prose. Tout cela
fort royaliste (1} ».
En effet, les frères Hugo avaient eu la pensée d'ad-
joindre au grand Conservateur politique, rédigé par
ChaLeaubriand, un petit journal combattant le bon
combat en littérature comme son aîné le faisait en
politique ; le cadet survécut à l'autre, car en tête du
second volume du Conservateur littéraire, on lit ces
lignes probablement écrites par Victor Hugo : « Puis-
que notre redoutable aîné, le Conservateur, a cessé de
paraître, nous promettons de conserver intact l'héri-
tage des sains principes qu'il nous a légués avec son
titre ; nous espérons que ses honorables rédacteurs
reconnaîtront entre eux et nous une confraternité,
sinon de talent, du moins de zèle et d'opinions ; et
nous croyons dire assez quel haut prix nous attachons
à ce titre de royalistes, en ajoutant que cette seconde
confraternité ne nous paraît pas moins glorieuse
que la première. » On voit quel était l'esprit du jour-
nal.
La collaboration de Victor Hugo était extrêmement
active : sur les deux cent soixante-douze articles que
renferment les trois volumes du Conservateur, il en
(1) Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, ch. xxxii. —
On sait que ce livre est de M™' Hugo, et non du poète qui refusa
de le corriger avant l'impression, et ne le lut qu'après son appa-
rition. (Cf. Rivet, Victor Hugo chez lui, p. 2-6.)
Du coup, tombe un des arguments les plus plausibles de
M. Biré : « M. Victor Hugo, en lui donnant place dans Y édition
définitive de ses Œuvres, a reconnu par là même que cet ouvrage
était son œuvre personnelle. Nous sommes donc autorisés à y
voir de véritables Mémoires écrits à la troisième personne. a>
[Victor Hugo avant 1830, p. 8, note 2.)
46 LA PRÉFACE DE CROMWELL
écrivit cinquante dans le premier volume, trente-sept
dans le second, vingt-sept dans le troisième, sans
compter les variétés et nouvelles littéraires qui ter-
minent chaque livraison : aucune d'elles n'est signée,
mais Victor Hugo en a certainement rédigé plus d'une,
car on y retrouve souvent son style ; voici de plus une
preuve plus certaine : l'extrait du Courrier français
qui figure à la page soixante du Journal d'un jeunt
Jacobite est tiré des variétés de la page trois cent
quatre-vingt-dix-neuf du tome II du Conservateur.
Quant aux articles signés, ils le sont rarement du
nom même de Victor Hugo. Craignant probablement
que ses lecteurs ne prissent pas au sérieux une revue
écrite presque uniquement par deux frères, et surtout
par le plus jeune, Victor Hugo avait grand soin de
varier sa signature : il en a au moins onze : Victor-
Marie Hugo, — V. M. Hugo, — M. V. d'Auverney (1),
Aristide, B., E., H., M., M***., U., V; il déguise jusqu'à
son âge, et essaye de se faire passer pour un vieil éru-
dit : « Moi, dit-il, pauvre hère qui ayant passé toute
ma vie dans les livres, suis en quelque sorte devenu
comme un livre ambulant, et qui n'étais dans le prin-
cipe chargé que de la partie mémoire du Conserva-
teur. Or, si les années viennent souvent sans la
science et la sagesse, la science et la sagesse viennent
rarement sans les années : cela veut dire que je suis
vieux ; et comme Mm* de M*** le sait, plus on est vieux,
moins on est galant ; moins on est galant, plus on es
sincère. Il est vrai que Mmo de M*** n'a pas beaucou
à craindre de ma sincérité ; et que, s'il faut en croir
(1) Cette signature est reprise en novembre 1858 par un des
fils de Victor Hugo, dans l'Illustration; cf. Asseline, Vider
Uugo intime, p. 180.
LA PRÉPARATION A LA PKÉFACB 47
ma vieille voisine, la politesse des vieillards de notre
temps valait encore mieux que la galanterie des jeunes
gens d'aujourd'hui. »
Il va même jusqu'à se donner la goutte, par pure
coquetterie, et termine ainsi l'étude dont nous venons
de citer un fragment : « Jusqu'ici nous ne nous sommes
occupés que des prolégomènes de l'ouvrage de M?9 de
M*** ; nous examinerons les opinions de cette dame sur
la monarchie, dans un article suivant, qui ne se fera
pas attendre si dame Arthritis nous le permet. »
Victor Hugo n'a pas voulu laisser enfouies dans le
Conservateur toutes ces œuvres de jeunesse, et
en 1834, il en a reproduit quelques-unes dans le Jour-
nal d'un jeune Jacobite de 1819. Mais les différents
fragments qui composent le Journal sont loin de
représenter exactement la collaboration de Victor Hugo
au Conservateur. Les fragments sur l'histoire de
Russie, sur le style épistoJaire, sur les formules toutes
faites, l'Envie, le Respect de l'enfance, la Vendée et la
Politique, ne figurent pas dans le Conservateur, et ont
été ajoutés après coup en 1834. Quant aux autres
morceaux, qui sont tous tirés du Conservateur, nous
remarquons qu'ils sont empruntés seulement à une
trentaine d'articles, alors que Victor Hugo en a écrit
plus de cent : ils ne représentent même pas le tiers de
sa collaboration effective au Conservateur. De plus, le
Journal n'est composé que de pièces et de lambeaux,
car Victor Hugo a dépecé ses articles du Conservateur
de la plus curieuse façon : les fragments sur Voltaire
historien, sur V Hermine du premier président, et sur
Sindbad le Marin, sont tirés d'un seul article sur
V Histoire générale de France par Véiy, V. Caret, etc. :
nous en retrouvons le début, page 43* le milieu à
48 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
la page 57, et la fin page 164 de l'édition ne varietur; je
pourrais multiplier de pareils exemples.
Pour avoir la pensée première du poète parfaite-
ment claire, parfaitement limpide, il vaut mieux puiser
directement à la source : nous chercherons donc de
précieuses et complètes indications sur les opinions
politiques, religieuses et littéraires du poète débutant,
dans ces nombreux articles qu'il a dédaignés et qui
renferment pourtant de véritables trésors.
II. — Royalisme et catholicisme; libéralisme,
Victor Hugo était un peu gêné pour exposer ses
croyances politiques dans le Conserva teur ; car la cen-
sure royale aurait impitoyablement biffé dans un jour-
nal littéraire des articles politiques, même royalistes :
aussi prenait-il un biais, et tournait-il la loi le plus
respectueusement du monde. L'assassinat du duc de
Berry en particulier le força à s'ingénier à trouver une
ruse pour faire de la politique. On sait que les ultras
avaient déclaré une guerre à mort au duc Decazes,
qu'ils rendaient responsable de la mort de leur prince.
Victor Hugo, qui brûle de se mêler à la lutte, de dire
son mot, commence ainsi un article littéraire sur le
« Projet de la proposition d'accusation contre M. le
duc Decazes » par M. Clausel de Goussergues, et sur
les « Observations sur l'écrit publié par M. Clausel de
Coussergues contre M. le duc Decazes » par le comte
d'Argout : « Nous admettons volontiers cette division
d'ouvrages littéraires et d'ouvrages politiques, en
observant toutefois que s'il est facile de rencontrer
des œuvres littéraires qui ne renferment rien de poli-
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE , 49
tique, il est impossible de trouver des écrits politiques
où il n'y ait rien de littéraire. Si la Monarchie selon la
Charte, la Notice sur la Vendée, les Mémoires sur Mgr le
duc de Berry, sont des chefs-d'œuvre comme écrits
politiques, personne ne niera qu'ils ne soient en même
temps des chefs-d'œuvre littéraires. Si toutes les pro-
ductions révolutionnaires qui infestent nos carrefours
(et que nous rougirions de nommer après les ouvrages
d'un illustre pair) sont des rapsodies politiques, tout
Je monde conviendra que ce sont aussi des rapsodies
littéraires. On voit donc qu'il n'est aucun livre qui ne
soit justiciable de la critique, chargée de décider s'il
est bon, c'est-à-dire s'il remplit son objet. Tel est le
point de vue sous lequel nous allons examiner les deux
ouvrages qui font le sujet de cet article. » Puis dans
le corps même de l'étude, nous trouvons, après de
longues citations très significatives, de courtes remar-
ques comme celles-ci :
« Toutes réflexions sur ce passage, autres que celles qui
porteraient sur le style, nous sont interdites par le genre
de ce recueil. Nous avons confronté les preuves, il ne nous
reste plus maintenant qu'à comparer les styles des deux
parties. Celuide M. Coussergues offre cela de particulier,
qu'il porte l'empreinte de la conviction, et le cachet de la
probité ; on sent que l'homme qui parle est un homme
excellent, forcé par sa conscience de remplir un devoir
pénible. Dans l'exposition, il est simple et clair ; dans la
récapitulation dont le cadre est ingénieux, il est rapide et
précis ; dans la réponse aux apologistes de M. Decazes, qui
termine le volume, il est seméde traits piquants et d'observa-
tions spirituelles. Du reste, on n'y trouve point d'éclat, point
de mouvement, peu de chaleur, si ce n'est dans la quatrième
partie, où le fidèle et vertueux député démontre la culpa-
bilité ministérielle de M. Decazes, dans l'assassinat de S. A. R.
le duc de Berry, partie qu'il faut lire et relire. »
PRÉFACE DE CROMWELL. 4
50 LA PRÉFACE DE CROMWEIX
Et l'article finit ainsi :
« Nous réclamons, en terminant, l'indulgence du lecteur
pour cet article, écrit malgré tant d'entraves, et dicté du
moins par une intention pure. Déplorant le silence obligé
des feuilles royalistes, nous n'avons pas voulu qu'un généreux
défenseur des prérogatives du trône et des libertés du
peuple parût au milieu de nous sans même être accueilli
par une voix amie et reconnaissante. Nous lui avons rendu
témoignage aussi clairement que nous l'avons pu : satisfaits
si, dans notre suffrage littéraire, il a su lire notre appro-
bation politique. »
.le citerai encore comme exemple de cette polémique
déguisée, un second article, toujours contre le duc
Decazes, et qui commence ainsi :
Mémoire pour le vicomte Donnadieu... sur la plainte en
calomnie par lui portée contre les sieurs Rey, Cazenave et
Régnier... — Réponse au mémoire de M. Berryer pour M. le
général Donnadieu, par M. le comte de Saint- Aulaire.
« Ce titre seul en dit plus que les journaux censurés n'ont
pu en dire. On y voitle général Donnadieu attaqué pour s'être
défendu, et attaqué par M. de Saint-Aulaire, ce qui montre
que la défense du général Donnadieu n'était pas une
apologie du duc Decazes. Or, quelle feuille politique aurait
osé, en rendant compte de ce Mémoire, faire entendre qu'il
n'est pas de nature à consolider la réputation de M. Decazes,
comme excellent citoyen, ou comme ministre fidèle ? Nos
censeurs ont traité M. Decazes comme les Suisses avaient
traité Dieu ; il n'est permis d'en parler ni en bien, ni en mal.
Nous autres, qui nous occupons de vers et de prose, de
spectacles et de beaux-arts, nous jouissons du privilège de
faire entendre, de temps en temps, des vérités que nous
croyons utiles. On ne s'est pas borné à rogner les ongles,
à limer les dents aux journaux politiques, on leur a mis un
bâillon : et nous, parce que nous n'avions ni ongles ni dents,
on n'a pas songé à nous ôter la voix : aussi cherchons-nous,
sans oublier que ce recueil est littéraire, à justifier en
même temps son titre de conservateur, »
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 51
Puis fidèle à. sa tactique, Victor Hugo fait une lon-
gue citation du mémoire de Berryer, et ajoute : « Le
lecteur, en convenant avec nous que ce morceau est
écrit avec beaucoup de talent, fera peut-être encore
d'autres réflexions qui nous sont interdites. »
C'est grâce à ce subterfuge adroit que Victor Hugo
tenait les promesses des deux préfaces du Conserva-
teur :
« Nous continuerons... de servir autant qu'il sera en nous
le trône et la littérature. . . Nous rendrons compte de tous
les ouvrages qui fixeront l'attention publique et qui nous
seront adressés. Etant plus libres que les journaux politiques,
rien ne nous empêchera de juger, sous le rapport littéraire,
ces ouvrages qui effarouchent la timidité censoriale, et sur
lesquels toutes les feuilles sont muettes. »
A ce moment, Victor Hugo est au moins aussi roya-
liste que le « roy ». C'est lui qui se charge d'analyser
presque tous les ouvrages qui paraissent à propos de
la mort du duc de Berry. Nous avons déjà cité le pas-
sage où il malmène un ex-officier d'artillerie, zélé mais
insuffisant. Voici qui vaut mieux : « un jeune sémina-
riste » publie une oraison funèbre du duc, dans la-
quelle il ose « faire adroitement allusion à ces bruits
infâmes que l'on répandit sur les motifs personnels qui
poussèrent l'assassin au crime. — Jusques à quand
continuera-t-on d'insulter à la désolation publique ? »
s'écrie le jeune ultra indigné. Au contraire, quelques
pages de Saint-Prosper sur le même sujet exaltent
Victor Hugo : il s'écrie, comme un nouveau Bossuet,
que ce livre « porte l'empreinte d'une douleur pro-
fonde, et la fait passer dans lame du lecteur, en retra-
çant fidèlement les détails déchirants de la fatale
nuit ». En avril, Victor Hugo n'est pas encore consolé
52 LA PRÉFACE DE CROMWELL
de l'assassinat de février, et un nouveau volume du
même Saint-Prosper, intitulé Berriana, renouvelle
ses douleurs : « Un sentiment bien triste se mêle à
cette douce lecture, elle inspire un double attendris-
sement, et plus ces charmants détails font éprouver
de plaisir, plus les regrets augmentent de vivacité. »
Notre poète mérite bien alors ce titre qu'il décerne
comme une récompense au chevalier de Port-de-Guy,
qui avait, dans le concours poétique ouvert sur la
mort du duc de Berry, apporté une héroïde : c'est un
« confesseur de la légitimité ».
Aussi déteste-t-il profondément Napoléon, qui n'a
même pas été assassiné ! « Hélas ! après quatre ans
d'une vie simple et bienfaisante, le plus jeune des der-
niers Bourbons, entouré de l'amour et des espérances
de la nation, est tombé sous le poignard d'un Français,
poignard que n'a pu rencontrer sur son passage, du-
rant les onze années de son ombrageuse tyrannie,
un Corse, gardé par un mameluck. » A ce moment,
« Buonaparte, despote né dans l'anarchie, » n'est pour
Victor Hugo qu'un charlatan : « Pour moi, en fait de
charlataneries, je ne balancerais pas à mettre les mou-
choirs de Makandal sur la même ligne que la biche de
Sertorius, le pigeon de Mahomet, et même que le
démon familier dont s'était gratifié, il y a peu d'années,
un gigantesque parodiste de toutes les folies des fléaux
de Dieu qui l'avaient précédé. » On voit combien est
juste cette phrase qu'il écrira plus tard dans le Journal
d'un jeune Jacobite : « Le croquemitaine des enfants de
1815, c'était Bonaparte. » Il détestait du reste avec au-
tant d'ardeur « le croquemitaine des enfants de 1802 »,
Robespierre et la Révolution.
C'est la Révolution qui, suivant lui, a assassiné le
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 53
duc de Berry, et dans sa fureur contre elle, Victor Hugo
va jusqu'à prêcher la guerre sainte.
« Il est en Afrique une hydre (1) qui s'endort après avoir
dévoré sa proie : on lui abandonne une victime, et l'on
profite de son engourdissement pour la tuer. Nous avons
acheté bien cher le droit d'écraser l'hydre révolutionnaire :
mais celle-là ne s'endort pas. Le treize février nous l'a
prouvé.
« Il faut donc l'attaquer à force ouverte. Il faut anéantir
la faction régicide. Sans doute le gouvernement remplira
dignement la noble tâche qui lui est aujourd'hui confiée ;
mais G'estaux royalistes, c'est surtout aux écrivains monar-
chiques à le seconder. Jeunes ou vieux, obscurs ou célèbres,
qu'ils accourent; on en est aux assassinats, le péril presse ;
qu'ils se rangent, qu'ils se serrent autour de ce trône que la
Révolution s'attend tous les jours à voir crouler, parce
qu'elle vient de lui donner pour base un tombeau.
« Elle a été longtemps à méditer ce crime : le dogme
sacré de la légitimité l'embarrassait ; la protection céleste,
si évidemment étendue sur la Maison royale de France, lui
semblait inexplicable. Qu'a-t-elle fait ? Elle a tranché ce
nouveau nœud gordien d'un coup de poignard. La violence
et la trahison, voilà tout le secret des succès révolution-
naires. »
Victor Hugo, aveuglé par ses préjugés d'enfance, ne
comprend guère à ce moment ni les actes, ni même
les principes de « notre abominable révolution », car
il est de l'avis de « l'observateur au xix6 siècle », Saint-
Prosper : « Je rirais, dit-il, avec lui de V égalité qu'il
définit si ingénieusement : mensonge fait far V ambition
à la crédulité des peuples. » Il n'admet même pas
l'égalité devant les charges militaires : « Si nous avions
l'honneur d'écrire dans un ouvrage politique, nous nous
plairions à dire notre avis sur la. loi du 10 mars, si
(1) a Le Tennê. » Note du Conservateur.
54 LA PRÉFACE DE CROMWELL
chère aux partisans de cette absurde égalité, qui ravale
tout le monde et n'élève personne. »
Mais après tout, la Révolution est passée, elle n'est pas
le grand danger du moment : aussi est-ce surtout au
libéralisme que Victor Hugo s'attaque, au « parti men-
teur par excellence » . Il est inutile de rapporter ici
toutes ses railleries, toutes ses virulences contre les
libéraux ; il défend pied à pied contre eux toutes les
prérogatives de la royauté, même l'étiquette qu'il ridi-
culisera plus tard dans Ruy-Blas : il vient de raconter
une anecdote citée par François de Neufchâteau dans
son édition de Gil-Blas, anecdote qu'il reconnaît être
« à la fois lugubre et plaisante » : Philippe III est mort
en 1621, suffoqué par un brasero, parce qu'on n'a pas
trouvé à temps l'officier spécialement chargé de placer
et de déplacer ledit brasero ; Victor Hugo termine
ainsi son récit : « Je crois voir d'ici maint niais libéral
sourire orgueilleusement; mais n'est-ce pas aussi par
une sorte d'étiquette qu'à Sparte un jeune enfant se
laissa ronge-r le ventre par un renard qu'il avait volé
et caché sous sa robe ? » Une autre fois, le jeune légi-
timiste demande brusquement : « Combien faut-il de
libéraux pour former un sot public ? »
Enfin, on voudrait pouvoir attribuer certainement à
Victor Hugo deux lettres adressées au Conservateur,
et signées Publicola Petissot, sur l'Art politique de
Berchoux. Elles sont bien de son genre d'esprit à cette
époque, et nul autre que lui, parmi les rédacteurs du
Conservateur, n'aurait été capable'de tourner aussi spiri-
tuellement contre les libéraux l'arme que Courier avait
trouvée contre les ultras, le pamphlet bon enfant en
apparence. Mais rien jusqu'ici ne permet d'affirmer
que ces deux lettres soient de lui.
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 55
En nous appuyant uniquement sur les articles qui lui
appartiennent sans conteste, on peut dire qu'il parta-
geait tous les préjugés des royalistes de son temps : il
épousait aussi leurs enthousiasmes de commande. Il
était à la fois légitimiste et catholique.
Depuis, Victor Hugo a assuré qu'il n'avait pas dépassé
le « royalisme voltairien de 1818, nuance perdue aujour-
d'hui ». Et le Témoin de sa vie formule ainsi ses croyan-
ces : « Son royalisme était le royalisme voltairien de sa
mère : le trône sans l'autel. » Cette assertion n'est
juste que jusqu'à une certaine époque, car le même
témoin nous raconte aussi que « la lecture de Cha-
teaubriand, pour lequel il se passionna, modifia sensi-
blement ses idées sur ce point. Le Génie du Christia-
nisme, en démontrant la poésie de la religion catho-
lique, avait pris le bon moyen de la persuader aux
poètes. Victor accepta peu à peu cette croyance qui se
confondait avec l'architecture des cathédrales et avec
les grandes images de la Bible, et passa du royalisme
voltairien de sa mère au royalisme chrétien de Cha-
Iteaubriand. » C'est à ce moment qu'il collaborait au
Conservateur, et nombre de passages nous prouvent
i que, s'il n'était pas un très fervent pratiquant, il défen-
dait du moins l'autel aussi bien que le trône.
Un long article sur « les Psaumes traduits en vers
français par M. Sapinaud de Boishuguet, chevalier de
Saint-Louis » nous montre qu'il était surtout sensible
au lyrisme oriental, et que c'est en effet par le côté
^artistique du christianisme qu'il avait été attiré. « La
^poésie hébraïque, si continuellement sublime, mais tou-
jours grave, simple, nue en quelque sorte, trouve mal-
aisément une interprète fidèle dans la muse française,
qui sacrifie à l'élégance et & l'harmonie la propriété de
56 LA PRÉFACE DE CROMWELL
l'expression et la vérité des images. » Au fond, tou-
jours plus politique que religieux, il voit dans la reli-
gion le rempart de la légitimité contre la révolution :
« Le dogme sacré de la légitimité l'embarrassait ; la
protection céleste si évidemment étendue sur la maison
royale de France lui semblait inexplicable. » Il est pour
la foi religieuse, parce qu'il la voit presque partout
coexister avec l'esprit monarchique ; c'est ainsi qu'il
dira, en parlant de Corneille : « Poussons le courage
jusqu'au bout, et après avoir montré dans notre poète
l'homme monarchique, rendons-le tout à fait ridicule
en citant quelque chose de ses poésies religieuses. »
C'est par royalisme, plutôt que par catholicisme, qu'il
déteste les Voltairiens : « Quanta nous, nous pensons
que pour dépopulariser Voltaire auprès de cette col-
lection de niais, d'ignorants et de demi-savants qui se
disent les libéraux, il suffirait de le leur faire lire. »
C'est parce qu'il voit en eux de fermes soutiens du
trône, qu'il défend jusqu'aux Jésuites : « Il faut savoir
gré... à M. Dufau de ses réflexions sages et modérées
sur un ordre célèbre, dans un moment où il vient de
narrer l'attentat de Jean Châtel, et dans un siècle où
le mot de Jésuites fait pousser des cris de rage. »
Par tout ce que nous venons de dire et de citer, on
voit que nous n'avons pas essayé de dissimuler ou
d'amoindrir l'enthousiasme royaliste du poète à ses
débuts : c'était, je le répète, un ultra ; il adorait cons-
ciencieusement ce qu'il a plus tard brûlé avec entrain ;
et pourtant, on voit déjà apparaître derrière le jeune
Jacobite de 1819 le Révolutionnaire de 1830. Victor
Hugo a eu raison de dire en 1834, quoique trop modes-
tement : « que dans le journal, au fond comme à la
surface, il y a ce qui fera peut-être pardonner à Tau- I
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 57
teur l'insuffisance du talent et la faillibilité de l'esprit,
droiture, honneur, conviction, désintéressement ; au
milieu de toutes les idées contradictoires qui bruissent
à la fois dans ce chaos d'illusions généreuses et de pré-
jugés loyaux, sous le flot le plus obscur, sous l'entas-
sement le plus désordonné, on sent poindre et se mou-
voir un élément qui s'assimilera un jour tous les autres,
l'esprit de liberté. » En effet, tout en houspillant les
libéraux, Victor Hugo se montre libéral, même en reli-
gion : le futur chantre de la Pitié Suprême écrit déjà
en mai 1820, à propos d' « assez mauvais vers » de
Delille:
Pour expier vos crimes,
Dieu se doit vos malheurs, il se doit des victimes.
« Il nous semble que ces paroles inexorables ne sont
conformes ni au texte, ni à l'esprit des livres saints.
Le Dieu miséricordieux est ici représenté comme un
maître impitoyable. » Il a pitié, lui, de toutes les vic-
times de nos guerres religieuses et civiles, aussi bien
du ministre protestant persécuté par Louis XIV, que
du paysan vendéen fusillé parles bleus; le jeune roya-
liste catholique a le courage et l'honneur d'écrire, en
pleine réaction religieuse : « la déplorable révocation
de l'Editde Nantes. »
Tout en condamnant sévèrement les excès de la
Terreur, il sent au fond de lui-même quelque chose
qui l'attire vers cette époque si glorieuse par tant de
côtés, par ses chimères même et ses illusions, et il dit :
« En ce même temps, la révolution est imminente ;
Ghénier devait être trompé, il le fut '.jeunes gens, qui
de nous n aurait point voulu l'être? »
Sans doute, on pourrait trouver au premier abord
58 LA PRÉFACK DE CROMWELL
que nous attachons trop d'importance à deux ou trois
phrases libérales, dictées par une générosité native ;
quelles ne font pas équilibre à toutes ses déclamations
royalistes ; que ces deux ou trois dernières citations ne
peuvent contre-balancer toutes celles qui précèdent.
Mais, de même que, si dans tout un livre pieux, une
seule pensée sceptique apparaît, elle est autrement
significative que tout le reste, et ses racines dans l'es-
prit de l'écrivain doivent être singulièrement fortes
pour qu'elle ait pu percer, sans être étouffée par les
préjugés religieux, de même nous ne craignons pas
de nous tromper en attachant une importance parti-
culière aux quelques phrases libérales que nous trou-
vons dès cette époque sous la plume de Victor Hugo ;
c'est encore peu de chose, et c'est tout, car c'est
l'avenir se dégageant du passé.
Nous pouvons donc résumer en toute sincérité notre
opinion sur les convictions politiques et religieuses de
Victor Hugo vers 1819, en disant : il y avait dès cette
époque, dans ce cerveau prodigieux, des germes de
libéralisme, à demi étouffés par l'éducation de la
famille, par l'influence du milieu, mais qui devaient se
développer lentement, et dominer à leur tour toutes les
idées généreuses mais surannées que l'on avait semées
dans son esprit (1).
A ce moment, sans que l'on puisse dire qu'il sent
deux hommes en lui, le Jacobite et le Révolutionnaire,
Victor Hugo a déjà pourtant assez de liberté d'esprit
(1) « Je relève en marge d'Hernani ce vers tout personnel, qui
montre ce que pensait, dès 1829, le futur auteur des Misérables:
Moi,
Poète trop longtemps près du trône attardé ! »
(Célébrités contemporaines, Victor Hugo, par Jules Claretie.)
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 59
pour montrer, dans ses études critiques, souvent une
impartialité méritoire, toujours une soif étonnante de
vérité, quelquefois le désir du nouveau en littérature .
III. — Le critique musical. — Le critique d'art.
— Le critique littéraire : partialité et impartialité.
Victor Hugo était le grand critique du Conservateur :
musique, beaux-arts, littérature française, il rendait
compte de tout.
À vrai dire, en fait de musique, Victor Hugo n'était
pas très grand clerc : lui qui plus tard expliquera admi-
rablement dans Hernani le ravissement qu'apporte
l'harmonie,
Car la musique est douce,
Fait l'âme harmonieuse, et comme un divin chœur,
Eveille mille voix qui chantent dans le cœur,
il ne comprend pas très bien que la musique puisse,
dans un opéra, passer avant la poésie :
« Sur ce que les Français appellent si mal à propos leur
premier théâtre, la muse française n'est comptée pour rien;
au milieu des symphonies de l'orchestre et du fracas des
changements scéniques, l'oreille se contente de juger
comment les acteurs chantent, sans que l'esprit puisse saisir
ce qu'ils disent. Certes, s'il est cruel pour un auteur de crier
dans le désert, il ne l'est pas moins de chanter dans le
tumulte. Les hommes médiocres pourraient seuls se réjouir
de n'être pas entendus, si les hommes médiocres savaient
qu'ils le sont.
« Parmi les roulades et les coups d'archets, il serait
impossible d'apprécierun nouveau drame lyrique, si l'admi-
nistration n'avait la sage précaution de le faire imprimer le
jour même de la première représentation. Grâce à cette
ressource, on juge les auteurs : et, après n'avoir pu les
entendre, on voit du moins si l'on peut les lire.
60 LA PRÉFACE DE CROMWELL
tre
« La tragédie d'Olympie s'est présentée sur le théâtre
lyrique avec tout ce qui pouvait lui assurer un succès indépen-
dant des auteurs. Le prestige des décors et la richesse des
costumes ne laissent rien à désirer, grâce aux frais énormes
de la mise en scène. Les ballets de M. Gardel ont réuni tous
les suffrages ; et si quelques esprits chagrins trouvent le
poème un peu surchargé de musique, nous ne nous en
plaindrons pas ; cette musique est de M. Spontini, et c'est
ici que l'on peut dire avec Voltaire :
Le superflu, chose si nécessaire ! »
— Dans un autre article de près de deux pages sur
« Aspasie et Périclès, opéra en un acte, paroles de
M. Viennet, musique de M. Daussaigne, ballets de
M. Gardel », après une longue citation du livret,
Victor Hugo ajoute poliment: « La musique de cet
opéra est l'ouvrage du neveu d'un compositeur célè-
bre ; elle a mérité les applaudissements du public ; les
ballets de M. Gardel les ont enlevés. » C'est tout, et c'est
maigre.
Comme critique d'art, Victor Hugo est un peu plus
compétent, et beaucoup plus intéressant : il ne se pose
pas en juge sans appel , il termine même un de ses
articles « en priant humblement ceux de MM. les artis-
tes que nos jugements contrarieraient, de les casser
sans scrupule : nous ne sommes simplement qu'ama-
teur, et il y a si loin d'un amateur à un connaisseur ! »
En effet, son critérium estbien simple, et ne demande
pas d'études spéciales fort avancées : reprenant et
simplifiant certain procédé de Diderot, il ne cherche
dans l'œuvre d'art que la partie « imagination », par
exemple le roman d'un tableau : sans se préoccuper
des procédés du peintre, coloris ou dessin, il ne voit
que le sujet :
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 61
« La jeune Chasseresse envoyée par M. Gogniet est un tableau
charmant dont l'idée rappelle ces idylles antiques, si
ingénieuses dans leur simplicité. Une jeune fille vient de
percer un oiseau d'une flèche ; elle s'empare de sa conquête
et pleure. L'oiseau sanglant et la chasseresse attendrie,
voilà toute la composition de M. Cogniet, qui, dans un cadre
convenable, a dignement exécuté cette idée touchante. Un
tableau d'un genre pareil avait été envoyé de Rome, il y a
deux ans : c'était un jeune pâtre endormi sur la ruine d'un
vieux lion de pierre au bord d'une mer agitée. Cette com-
position, que des aristarques de journaux avaient critiquée,
nous a vivement frappé. Nous louons la poésie partout où
nous en découvrons vestige. »
Le sentimentalisme en matière d'art est dangereux ;
il confine à l'esthétique de M. Poirier pour qui le chef-
d'œuvre des chefs-d'œuvre est une gravure repré-
sentant « un chien au bord de la mer aboyant devant
un chapeau de matelot ». Mais cette sensibilité, plus
poétique qu'artistique, n'empêche pas Victor Hugo
d'enlever une description de tableau avec une verve,
un rendu, que n'auraient désavoués ni Th. Gautier, ni
Paul de Saint-Victor: il rend compte d'un concours
pour le grand prix de peinture ; il s'agissait de
représenter Achille aux jeux funèbres célébrés en
l'honneur de Patrocle , donnant à Nestor une coupe
d'or. Le jeune critique passe rapidement sur quelques
tableaux platement corrects :
« Puis venait une composition bizarre, sans grâce, sans
noblesse, sans goût, sans harmonie, sans élégance, et où
brillait toutefois un beau talent. Nestor ressemblait mieux
à un vieux berger, sorcier de village, qu'au vénérable roi de
Pylos, pasteur des peuples ; Achille rappelait plutôt un
campagnard querelleur que l'impétueux fils de Thétis ; la
figure d'Agamemnon était orgueilleuse sans majesté, et
Ulysse avait l'air d'un chef de voleurs : ajoutez à cela la
foule des Grecs, dont les physionomies prodigieusement
62 LA PRÉFACK DE CROMWKLL
variées paraissaient des copies adoucies des têtes de démon
dans la tentation de saint Antoine ; et un fond dont les tons
crus et brusquement tranchés représentaient plutôt le ciel
nébuleux et les prairies vertes de la Flandre que le ciel
éclatant et les vaporeux paysages de la Troade. Voilà, dira-
t-on, des défauts monstrueux : cependant, à ces défauts se
mêlaient des beautés réelles. Les formes étaient âpres, mais
bien étudiées ; les têtes ignobles, mais fortement caracté-
risées ; l'ensemble offrait quelque chose de sauvage et de
nouveau. Placez la scène, non chez les Grecs, mais chez les
Sarmates ou les Visigoths, le tableau était frappant de
vérité. On attribue cet ouvrage à un élève, nommé
Champmartin. Ce jeune homme peut aller ioin, il a de
l'originalité. »
N'est-il pas curieux de voir Victor Hugo, à un mo-
ment où le poncif est la règle dans la reproduction des
scènes antiques, entraîné par une sympathie instinc-
tive vers un tableau évidemment réaliste, où un peintre
novateur avait essayé de faire, au lieu de <r guerriers »
classiques, devrais Peaux-Rouges à la Gustave Aymard,
des Indiens aux armures de cuivre, aux grands cas-
ques emplumés, aux bijoux de femme, aux figures
diaboliques ? Il serait intéressant de retrouver ce
tableau, de comparer l'original à la copie a la plume
que nous en donne Victor Hugo. Sans doute le poète,
un peu effarouché, fait ses réserves, mais au fond, il est
séduit. Il n'a jamais admis le réalisme, mais il aime la
vérité dans l'art, partout, même dans les grandes com-
positions historiques.
En matière de portraits, il préfère ceux qui repré-
sentent des personnages qu'il aime: il les juge par
sympathie, et ses sympathies sont toutes légitimistes :
« Comme royalistes et comme amateurs, éclairés ou non,
des arts, on doit bien penser que nous n'avons pas été
des derniers à visiter le portrait de Mgr le duc de Berry
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 63
par M. Gérard Nous ne nous étendrons pas beau-
coup sur cet ouvrage, dont la vue nous a vivemenl
émus ; nous pourrions déraisonner comme bien d'au-
tres sur ses défauts et sur ses beautés ; mais nous ne
nous en sentons pas le courage. Nous l'admirons à tort
et à travers, comme Henri IV aimait Grillon. » A-t-on
le droit de découvrir dans cette boutade de jeune
homme, la pensée plus mûrie que, exaspéré par des
critiques acerbes, il exprimera dans la célèbre for-
mule : « J'admire tout comme une brute »? A coup sûr,
il y a déjà une tendance chez ce critique, qui se sent
créateur à récuser les juges littéraires, à substituer,
comme il le dira dans la Préface, à la critique mesquine
des défauts la critique des beautés, c'est-à-dire à
admirer, sans trop de discernement, ce qui lui semble
instinctivement beau, l'œuvre d'art vers laquelle il se
sent porté par une sympathie artistique ou politique.
C'est ainsi que par loyalisme encore, il court admirer
le portrait de la duchesse de Berry par Kinson : « Tout
Paris a voulu voir ce tableau ; en celte circonstance, il
nous a été doux de suivre la mode, et c'est avec plai-
sir que nous payons à l'artiste un tribut bien mérité
de louanges. Sa composition est de l'effet le plus vrai,
le plus touchant et le plus dramatique, tous les Français
en font le même éloge que le roi. » Son royalisme, on
le voit, rend Victor Hugo classique, même dans ses
formules d'admiration ; n'est-ce pas le ton, presque le
mot de Bossuet : « le roi, dont le jugement est une règle
toujours sûre... » ?
Et pourtant, à travers ces admirations convenues, je
ne dis pas officielles, à travers cet asservissement à des
préoccupations politiques, on voit percer, malgré tout,
le sens de la réalité, de la probité artistiques, du cos-
64 LA PRÉFACE DE CROMWELL
tume vrai par exemple : le critique royaliste parle quel-
quefois comme l'auteur de la Préface : à propos d'une
statue de Lamoignon de Malesherbes, entendant l'arrêt
de Louis XVI, il remarque que « ce vertueux magis-
trat y est représenté en grand costume parlementaire;
nous doutons qu'il ait ainsi paru devant la Convention
nationale ».
Mais c'est surtout en critique littéraire que Victor
Hugo est, à cette époque, l'homme de toutes les ortho-
doxies et aussi de toutes les contradictions ; il montre
une partialité enthousiaste pour les royalistes contre
les libéraux ; l'instant d'après, il juge amis et ennemis
avec une impartialité singulière chez un aussi jeune
critique; ici ilne jure queparBoileau et Racine, c'estun
classique ultra : tournez la page, le voilà qui fait bon
accueil aux romantiques étrangers, et suit dévotement
Chateaubriand dans sa voie nouvelle.
En littérature, il est royaliste de cœur ; il se sépare-
rait même de son Boileau sur un point : pour être poète,
dit VArt Poétique,
Il faut sentir du ciel l'influence secrète ;
pour être poète, dit le Conservateur, il faut être monar-
chiste : « Nous regrettons que le défaut d'espace nous
interdise de plus longues citations, où l'on aurait pu
trouver des preuves de ces sentiments monarchiques
que professe M. de Labouïsse, et sans lesquels il est
difficile d'être vraiment poète. Peu de beaux vers ont
été inspirés par la trahison ou la révolte. » Il aime,
comme pour les arts plastiques, à citer des références
royales : « Ce sont là de ces vers qui, suivant l'expres-
sion de Louis XVI» valent toute une pièce. » Il se plaît
à retrouver dans les œuvres littéraires, anciennes ou
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 65
modernes, un écho de ses propres passions ; il proclame
superbe un discours de Delille sur l'éducation, parce
qu'il y a découvert comme une oraison funèbre anti-
cipée du duc de Berry. Les vers qu'il transcrit de
mémoire, après une seule audition, sont le plus souvent
des vers royalistes : « Nous citerons entre autres ces
deux vers qui expriment, avec beaucoup de pompe et
d'éclat, une vérité trop méconnue :
Lorsqu'un trône a tremblé dans sa base profonde,
Il ébranle en tombant tous les trônes du monde. »
Il sait gré, même aux poètes les plus faibles, de
représenter les bons rois, ou d'embellir les mauvais :
« Quelle est la seule qualité de Clovis? M. Viennet n'a
point vu dans ce roi célèbre un monstre, un tyran, un
traître, un tartufe tragique, mais un prince de caractère
humain et de mœurs cruelles, un conquérant à la fois
absolu et généreux, par habitude de la victoire ; voilà
Clovis tel qu'il a essayé de le peindre ; s'il n'a que très
médiocrement réussi, sachons-lui gré du moins de
l'intention. » Sous forme de prétérition, au contraire,
il reproche à Lemercier d'avoir présenté le même roi
sous des traits hideux : « Nous ne le chicanerons pas
sur cette attention toute nationale d'avoir été chercher
dans nos archives le tyran qu'il voulait peindre, et sur-
tout d'avoir adopté de préférence entre les divers témoi-
gnages des historiens, la version la moins favorable à
l'honneur de la monarchie française. » Il admet même
à peine qu'on représente des rois étrangers en laid : à
propos du Don Carlos de Lefebvre,
« On blâmait devant nous le choix de l'assassinat de Don
Carlos pour sujet tragique. Cette opinion, dont le motif est
respectable, est sujette à controverse. Qu'on ne me parle pas,
PRÉFACE DB CROMWELL. 5
66 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
disait Voltaire de Pierre Ier, de ces hommes moitié héros et
moitié tigres. Voltaire pourtant avait fait Brutus ; et il y a
moins de distance entre Brutus immolant son fils à raffer-
missement de la république qui s'élève, et Pierre sacrifiant
le sien aux intérêts de son empire naissant, qu'entre ce
czar et le roi Philippe. Oui ; mais, dira-t-on, M. Lebrun
nous a montré une reine décapitant sa sœur par politique ;
M. Lemercier nous peint un roi déshéritant son fils par
démence ; M. Lefebvre nous en fait voir un autre tuant le
sien par jalousie amoureuse : convient-il de traduire
éternellement sur la scène le délirant reges ? Non, sans doute ;
aussi allons-nous bientôt applaudir, grâce à M. Pichat, Enée,
roi fondateur, Léonidas, roi libérateur ; grâce à M. Guiraud,
Pelage, roi libérateur et fondateur tout ensemble. »
Bien entendu, il n'admet pas non plus qu'on attaque
l'autel, soutien du trône ; il ne trouve guère « moral
de présenter sans cesse les abus que les hommes ont
faits de la religion à un peuple qui n'est déjà que trop
disposé à n'y voir que des abus ». Il condamne sévè-
rement un auteur qui a osé faire et signer un roman
les Missionnaires : « Ducis, qui préférait, disait-il, faire
un mauvais ouvrage plutôt qu'une mauvaise action,
aurait mieux aimé faire une mauvaise comédie qu'un
roman immoral et irréligieux. » Il va même plus loin :
il ne suffit pas qu'une œuvre ne soit pas agressive,
il faut encore qu'elle soit religieuse pour être parfaite :
« la Muse de Mme Desbordes- Valmore est triste, et, chose
singulière ! ce n'est presque jamais au ciel qu'elle va
chercher ses consolations ; elle ne songe en quelque sorte
à Dieu que dans trois ou quatre élégies touchantes sur la
mort de son enfant. Sa douleur est toute terrestre, à moins
qu'elle ne devienne maternelle.il me semble que Mme Des-
bordes-Valmore n'a encore obtenu que la moitié du
triomphe réservé à un talent tel que le si*-1*) ; ses vers pas-
sionnés vont au cœur : qu'elle leur imprime un caractère
religieux, ils iront à l'âme. »
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 67
Victor Hugo ne se contente pas d'une apologie pure-
ment défensive de la royauté et de la religion : il sait
que la meilleure manière de se défendre, c'est d'atta-
quer, et il porte résolument la guerre chez l'ennemi ;
en littérature comme en politique, sa bête noire, c'est
« Bonaparte ». C'est ainsi que le Clovis de Lemercier,
jugé si sévèrement au point de vue royaliste, trouve
grâce pourtant devant Victor Hugo, parce que « pour
entreprendre un pareil ouvrage sous Bonaparte, il
fallait avoir un courage peu commun ; c'était vouloir
peindre la tête de Méduse en face. M. Lemercier y
est parvenu ; il nous a tracé un tableau hideux de
bassesse et de vérité. Il lui a plu de le nommer Clovis,
mais on pourra toujours dire de lui ce qu'il avait dit
du Tibère de Chénier : il l'avait vu ». Il n'est pas jus-
qu'à la concision militaire du style de ses ennemis qui
ne devienne une sorte de parcimonie mesquine des
caractères d'imprimerie : « M. Dufau a lu les bulletins
de la grande armée... et les victoires et conquêtes :
on le voit à son économie d'éloquence typographique. »
La littérature révolutionnaire excite la fureur de Vic-
tor Hugo au moins autant que les hommes de la Révo-
lution : c'est ainsi que, protestant contre une tentative
pour montrer le prêtre au théâtre, il se reprend tout
à coup : « N'interdisons d'ailleurs aucune des res-
sources de l'histoire aux auteurs tragiques ; abandon-
nons-leur, s'il le faut, les prêtres d'autrefois, Yinquisi-
tion, aujourd'hui si vieille. Dans quelques siècles, nos
jacobins, nos radicaux, nos teutoniens, nos carbonari
seront aussi du domaine de l'histoire ancienne : soyons
sûrs qu'alors les auteurs n'auront plus besoin d'aller
chercher des crimes pour leurs tragédies dans les
annales des trônes, dans les archives du Saint-Office. »
68 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Quant au théâtre même de la Révolution, il n'a pas
assez de mépris et de haine pour lui : « La Révolution
naturalisera le drame dans notre littérature, parce que
l'on ne pourra guère faire que des pièces de ce genre
bâtard sur cette époque monstrueuse. La royale tra-
gédie y est toujours souillée par le drame bourgeois et
la farce populacière. » Il n'est pas jusqu'à une très
innocente biographie nouvelle des contemporains qui
n'excite à ce point sa fureur, qu'il se croit obligé de
signer de son nom, en toutes lettres, un article en
réalité assez vif : il y signale ce qui l'a « frappé à une
première et rapide lecture, souvent interrompue par
des mouvements d'indignation et de dégoût. »
Quant à la littérature libérale contemporaine, il ne
l'aime ni au théâtre, ni ailleurs ; le public libéral lui-
même est sa cible : nous avons déjà cité sa demande :
« Combien faut-il de libéraux pour former un sot
public ? » Il raillera encore dans VA rtiste ambi tieux de
Théaulon, « de petits traits contre les distinctions
sociales, lesquels se consolent de n'être pas malins au
bruit des applaudissements dont les couvrent les
jeunes niais qui se sont arrogé une si plaisante supré-
matie dans nos parterres. » Une comédie libérale, « la
Dame noire, ne présente absolument rien de neuf que
son titre, création digne de cette Melpomène des bou-
levards qui ressemble à la Muse tragique comme la
Cythérée hottentote ressemblait à Vénus. » Voici enfin,
comme bouquet de ces aménités, qui ne sont plus de
la critique littéraire, mais de l'invective politique, la
fin d'un petit article sur les Plaisirs de Clichy : * On
rit de pitié à la première ligne, on bâille de dégoût à
la seconde. Cette compilation est si ridicule qu'elle
en est nauséabonde. Si le libraire a cru faire une
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 69
bonne spéculation, il s est grandement trompé, car
les acheteurs ne se disputeront probablement pas un
livre où les niais mêmes qui ont souscrit, rougiront de
voir leurs noms. On ne peut mieux qualifier les Plai-
sirs de Çlichy, qu'en leur appliquant l'expression de
Cailhava : c'est un vrai chaos de bêtises. »
Parmi les institutions libérales, il en est une en
particulier sur laquelle il s'acharne : l'Université.
Quiconque a lu Victor Hugo sait que le poète aime peu
les universitaires ; à vrai dire, il les a longtemps détes-
tés : à partir de 1830, parce qu'ils n'étaient pas assez
romantiques ; avant 1830, parce qu'ils n'étaient pas
assez royalistes. Le bouc émissaire qu'il charge des
péchés de l'Université, est, en 1820, le professeur de
poésie latine au collège de France, Tissot. Tantôt, à
propos d'une traduction nouvelle des Eglogues, Victor
Hugo commence ainsi son article : « Les Bucoliques de
Virgile sont encore à traduire, quoique le Constitu-
tionnel ait décerné à M. Tissot le sobriquet qui lui
restera, de premier de nos poètes élégiaques : cette
bouffonne antiphrase prouve qu'au bureau même du
Constitutionnel on ne peut s'empêcher de se moquer
quelquefois du professeur de poésie latine. » Tantôt,
à la rubrique Variétés, on lit le filet suivant : « On siffle
les calembours aux Variétés, mais on les applaudit
au Collège de France. Le bucolique et élégiaque pro-
fesseur de poésie latine s'interrompit l'autre jour en
parlant de Boileau, pour boire son verre iïeau. Ce lazzi,
qu'il appela la petite pièce, le fit beaucoup rire. M. Tis-
sot, puisqu'il faut le nommer par son nom, est bien plus
plaisant encore lorsqu'il ne cherche pas à l'être. »
Enfin, c'est tout un long article, un véritable éreinte-
ment, que Victor Hugo consacre à sa victime :
70 LÀ PRÉFACE DE GROMWELL
« Je ne connaîtrais rien de plus tris te qu'un cours de poésie
latine, fait sérieusement, parce qu'au fond un cours de
poésie latine est un sot cours ; j'avoue pourtant que je ne
connais rien d'aussi gai que le cours de poésie latine de
M. Tissot. L'éloquence de M. Tissot, comme celle de tous
les grands orateurs, est encore plus dans l'action et dans le
geste que dans les paroles ; elle est dans ce charmant
embarras qui annonce que M. le professeur ne sait pas trop
ce qu'il va dire, lequel embarras se termine d'ordinaire par
un bredouillement plein de grâce et un ingénieux non-
sens ; elle est dans ces grands yeux, dans ces longs bras
étendus, dans ce coup de poing donné si à propos sur la
chaire au moment où il faut que l'auditoire applaudisse,
dans ce verre d'eau que l'on boit pendant l'interruption
lorsqu'il faut que les applaudissement se prolongent, et
dans cette confusion pudibonde qui colore le visage de
l'orateur enivré de ces témoignages de l'estime publique,
etc. »
On le voit : dans sa campagne littéraire pour la
royauté et contre le libéralisme, l'irrévérencieux jour-
naliste ne respecte souvent rien, ni les livres, ni les au-
teurs. Les morceaux que je viens de citer montrent à
quel point Victor Hugo avait raison d'écrire, à propos
d'un de ses articles au Conservateur, ce qu'on pourrait
dire de plus d'une de ces pages : « La douleur va jusqu'à
la rage, l'éloge jusqu'à l'apothéose, l'exagération dans
tous les sens jusqu'à la folie. Tel était en 1820 l'état de
l'esprit d'un jeune Jacobite de dix-sept ans, bien désin-
téressé certes et bien convaincu. Leçon, nous le répé-
tons, pour tous les fanatismes politiques. » Mais si de
pareilles exagérations n'ont rien que de très naturel
chez un jeune homme, ou plutôt chez un enfant qui
possède déjà en germe tous les éléments de cette ima-
gination débordante et de ce génie exubérant et tumul-
tueux qui en feront bientôt le plus grand des poètes
LA PRÉPABATION A LA PRÉFACE .71
lyriques, on ne saurait trop admirer au contraire la
sévère et solide raison, le sens littéraire si net, qui lui
permettent le plus souvent de maîtriser ses indigna-
tions politiques, de faire taire ses sympathies, et de
critiquer, avec une impartialité, une froideur de juge
et de vieillard, les écrivains vivants ou morts, amis
ou ennemis.
Dans le passé sans doute, la chose peut paraître
moins méritoire : pourtant n'est-il pas surprenant
qu'un néophyte, amoureux de la poésie du catholi-
cisme, chrétien par imagination, puisse. rendre justice
au terrible moqueur qui avait défloré le christianisme,
lui avait enlevé sa poésie, et l'avait rendu ridicule?
Sans doute, Victor Hugo ne se refuse pas à l'occasion,,
quand il cite Voltaire incidemment, une petite raillerie
contre le grand railleur ; il dira par exemple à propos
du Frondeur de Roy ou, où il ne trouve de comique que
le style : « Voltaire, qui savait comment on ne fait pas
la bonne comédie, a dit depuis longtemps qu'il faut une
action,
pour achever cette œuvre du démon. »
Mais lorsque Hugo essaye de porter un jugement
d'ensemble sur le génie et l'œuvre de Voltaire, il fait
un effort visible pour se débarrasser de tous ses préju-
gés, pour oublier que les amis de Voltaire sont ses
ennemis, à lui, chrétien, et que ses amis, à lui, Hugo,
sont les ennemis de Voltaire : je n'hésite pas à trans-
crire ici tout le début d'un article sur la Vie privée de
Voltzire, dont le Journal ne nous donne que la fin. Je
pense que le lecteur éprouvera presque un intérêt
dramatique en étudiant ce long morceau où l'on voit
le jeune homme de £énie lutter, pour arriver à la vérité
72 LA PRÉFACE DE CROMWELL
littéraire, contre les préjugés politiques et religieux
qui offusquent son esprit :
« Nous allons entreprendre une tâche délicate et difficile.
Nous oserons parler sans passion d'un homme qui a tantôt
été décrié avec aveuglement, tantôt exalté avec mauvaise
foi ; nous allons rendre justice à Voltaire, c'est-à-dire, lui
payer notre tribut d'admiration ; et certes, il faut, comme
nous, s'être résigné à dire la vérité tout entière, il nous faut
tout le courage de l'équité pour prendre aujourd'hui place
parmi les partisans de cet illustre génie. Les rangs de ses
apologistes ont été souillés par tant d'hommes chargés de
crimes et d'ignominie, la voix de ses défenseurs a été si
souvent consacrée en même temps h défendre les atrocités
et les infamies d'une foule de monstres, tout fiers de
supposer Voltaire leur complice, que l'on ne doit pas s'éton-
ner de nous voir hésiter au moment de témoigner en sa
faveur ; car il s'agit de faire chorus avec la Révolution tout
entière. A cette idée révoltante, et qui suffirait seule pour
nous faire reculer, se joint encore le regret de nous séparer
un moment de cette classe d'hommes honorables, qui ne se
sont faits les antagonistes de Voltaire que par de respectables
motifs Certes, après tant de forfaits, d'anarchie, et de
longues calamités, il doit être permis d'être accusateur,
lorsqu'on a été victime ; l'amertume est excusable dans
l'infortune, la colère est un des droits du malheur, et il y
aurait mauvaise grâce à condamner en ceux qui voient dans
Voltaire l'unique auteur de notre abominable révolution,
quelque emportement dans leurs reproches et même
quelque erreur dans leurs récriminations. Aujourd'hui que
nous avons par devers nous de si terribles expériences,
Voltaire est jugé bien sévèrement ; il ne fut que léger, et il
semble pervers ; il ne fut qu'imprudent, et il paraît coupable.
Ge fut un grand malheur pour cet homme, du reste si noble
et si généreux, de naître dans un temps corrompu ; les
objets les plus sacrés et les plus augustes, les souverainetés
politique et religieuse, les cultes et les trônes étaient
journellement attaqués dans les causeries des gens du
monde et les écrits des hommes de lettres. On voulait à
toute force s'amuser, et l'on s'amusait de tout ; dans les
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 73
salons de la bonne compagnie, on se moqua d'abord des
nobles et des prêtres, et bientôt des rois et de Dieu Pour
comble de malheur, de grands scandales, d'étonnantes
incrédulités semblaient justifier ces fatales railleries ; la
noblesse avait ses philosophes, et le clergé ses esprits forts.
Au milieu de cette confusion générale, Voltaire ne sentit
pas assez le respect qu'il se devait à lui-même et l'impor-
tance de sa propre opinion ; il crut pouvoir faire comme les
autres ; au torrent qui l'entraînait se joignirent encore des
impulsions particulières ; ses sarcasmes furent dictés plutôt
par un esprit de vengeance que par esprit de révolte ou
d'irréligion. Toutefois le chantre de Henri qui, dans tous ses
ouvrages sérieux, respecta la vérité, ne se permit de mentir
qu'en plaisantant ; il sembla adopter pour devise : ridendo
dicere falsum, croyant peut-être qu'un paradoxe, soutenu en
badinant, perdait tout son danger, et se fiant sans doute au
vieux syllogisme : tu ris, donc tu mens. Les événements ont
prouvé qu'il se trompait. C'est ainsi qu'il a sa part dans les
causes de nos désastres ; il contribua en riant à la démora-
lisation de son siècle; et si sa gloire, ses immortels ouvrages,
son prodigieux génie et surtout ses belles actions ne rache-
taient les erreurs de sa vie, il aurait à répondre, devant la
postérité, de ses plaisanteries téméraires, et même des
catastrophes qui, par une déplorable fatalité, en ont été
jusqu'à un certain point les épouvantables conséquences...
« Il n'est pas douteux que si Voltaire était né de nos jours,
il n'eût exécré les hommes et les doctrines de la révolu-
tion. Voltaire était essentiellement monarchique ; la plupart
de ses écrits le prouvent; mais au reste, il faut aujourd'hui
le juger plutôt d'après son caractère que d'après sa vie. Et
d'ailleurs, si nous examinons ce qu'ont souffert et ce qu'ont
pensé de nos saturnales républicaines ceux des philosophes
du xvm« siècle qui ont assez vécu pour en être témoins, ne
nous sera-t-il pas permis de tirer de leur opinion bien pro-
noncée une induction favorable à Voltaire ? Sans rappeler
ici Rulhières, massacré à la Conciergerie, André Chénier,
Roucher et tant d'autres immolés sur l'échafaud, nous
voyons l'ami de Sterne, Raynal, protester hautement contre
la prétendue philosophie de 1793 ; Marmontel s'enfuit loin
du théâtre où siège l'assemblée athée et régicide ; Laharpe,
,74 LA PRÉFACE DE CROMVELL
échappé miraculeusement aux monnayeurs de Barrère,
abjure et maudit ses erreurs ; et enfin Malesherbes, moins
heureux, Malesherbes, Vhomme le plus vertueux de son siècle,
si Louis XVI n'avait pas existé (1), vient apporter sur la place
de la Révolution son désaveu éclatant aux doctrines de ses
bourreaux.
« Nous croyons en avoir assez dit pour justifier notre
opinion sur Voltaire. Nous conservons une haute admiration
pour sa grande âme, pour-son vaste génie, etnous accordons
un pardon facile à ses fautes, que nous sommes loin de
rendre solidaires des attentats de nos sophistes et des forfaits
de nos démagogues. Nous en venons maintenant à l'ouvrage
qui forme le sujet de cet article, et dont nous a un pen
écartés un préambule que nous osons ne pas croire inutile. »
Victor Hugo, en 1834, avait changé d'avis, puisqu'il
supprime tout ce passage dans le Journal : la coupure
était regrettable ; aussi n'avons -nous pu résister au
plaisir de faire connaître un aussi curieux morceau.
Certes, il y a, comme idées, une différence notable entre
cette œuvre de jeunesse et le discours définitif que
Victor Hugo, mûri par l'expérience, a prononcé au cen-
tenaire de Voltaire. Mais la forme est déjà superbe : il
y a là déjà ce mouvement oratoire spécial à Victor
Hugo, et qui mériterait une étude à part, cette forme
nette, antithétique, qu'il blâme sans doute à ce mo-
ment en poésie, mais qu'il admet parfaitement et qu'il
pratique en prose. Enfin, et surtout, il y a là ce que
nous avions promis de montrer : un effort méritoire
pour s'affranchir dans ses jugements littéraires de ses
préjugés religieux.
Victor Hugo a peut-être montré encore plus de li-
berté d'esprit dans les divers jugements qu'il a portés
(1) Oraison funèbre de Louis XVI, par M. Soume —(Note du
Conservateur»)
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 75
sur Delille. Certes, il semble à première vue qu'il
aurait dû prodiguer les éloges au poète royaliste que la
Restauration avait adopté, dont elle avait voulu faire
son poète, son grand poète ; et pourtant Victor Hugo ap-
porte les plus graves restrictions aux éloges, en quelque
sorte officiels, qu'il est obligé de lui accorder dans un
long article sur ses œuvres posthumes. Sans doute Victor
Hugo nepeutpasne pas louer, dans le départ d'Eden, le
ton religieux de l'ouvrage : «La prière qu'Adam adressa
au Très-Haut est remarquable en ce que l'expression
vraie d'une passiou profane s'y môle sans disparate au
ton grave de la poésie sacrée. » Mais, d'un autre côté, il
trouve quelquefois trop d'affectation dans les sentimen ts:
après avoir cité par exemple la prière d'Eve, il ajoute :
« Ces vers, et c'est là le seul reproche qu'ils semblent
mériter, sont peut-être un peu au-dessus delà simplicité
d'Eve, o Quant au fond même de l'œuvre, il ne le trouve
pas d'une religion suffisamment douce et humaine : la
pitié pour les souffrances de l'homme n'apparaît pas
assez : « Il est bien vrai que Delille a effleuré toutes ces
idées et donné à Michel un air doux et sévère à la fois ;
mais le cœur n'est point satisfait, on désirerait que
cette douceur se montrât encore plus dans les paroles
que sur le visage du messager divin. » En somme, ce
n'est qu'un « joli poème ».
Tout en s'inclinant devant l'intérêt politique de ces
œuvres, Victor Hugofaitles plus expresses réserves sur
leur valeur littéraire, avec une telle sûreté de goût que
même devenu chef du romantisme, il aurait pu publier
sans y changer un seul mot, ce jugement définitif sur
le poète pseudo-classique :
« Jacques Delille,, dont le cœur renfermait tant de nobles et
pures inspirations, gâta son beau talent en adoptant un genre
76 tA PRÉFACE DE CROMWELt
qui ne demande que de l'esprit. Il se fit le père de la Poésie
descriptive, et, heureusement pour sa gloire, cette création
ne fut pas son meilleur ouvrage. Nous préférons les vers si
touchants de la Pitié sur les malheurs de la royale famille,
à toutes les descriptions, peut-être plus riches de poésie, que
contiennent Y Imagination, YHomme des champs et les Trois
Règnes. Delille sera sans doute le chef d'une école ; mais
cette école sera dangereuse : le talent s'y égarera, et la
médiocrité y trouvera un refuge ; elle sera de plus inutile :
Delille y dominera toujours seul, et il ne s'y formera jamais
de disciple qui puisse égaler le maître. Peut-être aussi faut-il
être un Homère pour faire des Virgiles.
« Quoi qu'il en soit, loin de nous l'idée de refuser à notre
Delille l'hommage que son nom exige si impérieusement ;
ses ouvrages et sa vie nous imposent une égale vénération ;
car si, au gré de quelques Aristarques sévères, il ne fut que
versificateur par le talent, personne ne niera qu'il n'ait
été poète par le caractère. Nous avons dû, pour la paix de
notre conscience, protester contre le genre descriptif qu'il a
introduit dans notre littérature. »
C'est ce qu'il répétera, toutes les fois que l'occasion
se présentera de prononcer le nom de Delille : il op-
pose aux « grands poèmes didactiques, tels que ceux
de Pope et de Virgile, qui sont beaux et intéressants,
parce que ces gens là avaient du génie... d'autres
ouvrages du même genre, tels que ceux de Bernard ou
de Delille, qui sont élégants et ennuyeux, parce que
leurs auteurs n'avaient qu'une sorte de talent... »
C'était déjà tort beau, pour un critique débutant, d'a-
voir l'audace de refuser à Delille le génie qu'on lui
prêtait gratuitement, pour lui reconnaître la seule
chose qu'il ait, le talent :
« Delille, de didactique mémoire, mitle premier chez nous
cette espèce de poème à la mode. Il était doué d'un talent
assez remarquable pour séduire ses contemporains. L'admi-
ration qu'avait justement inspirée le noble interprète du
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 77
premier poète de l'antiquité n'était point épuisée, et devint
comme de droit l'apanage du chantre, souvent bien inspiré,
des Jardins et de la Pitié. Accueilli avec tant d'éclat, le
poème didactique acquit en un instant de nombreux prosé-
lytes, et dès lors s'opéra une grande révolution littéraire. A
la cohorte des poètes penseurs et des orateurs métaphysi-
ciens, succéda un essaim d'intrépides descriptifs en prose
et en vers. La poésie, qui ne vit que de sentiments et de
transports, ne fut plus que la peinture froide et muette
d'une nature inanimée. Savoir décrire fut la seule qualité
qu'on exigea du poète, et tout le secret du style consista
dans une routine qu'on appela fastueusement l'art de
peindre. Alors toute la nature en détail fut soumise à la
description la plus sévère, et l'on put dire, avec une rigou-
reuse vérité, de tout poète descriptif :
Un âne, sous les yeux de ce rimeur maudit,
Ne peut passer tranquille : il faut qu'il soit décrit.
« Mais si le goûts'égareun moment, nous ne pouvons être
longtemps dupes d'une erreur qui intéresse de si près notre
plaisir. L'ennui, ce passe-temps auquel on s'accoutume le
moins aisément, surtout en France, fit bientôt justice de
toutes ces productions, dans lesquelles unus et alter assuitur
pannus, comme l'a dit un homme de sens, qui n'était pas
plus partisan que nous de ces poèmes, qu'il comparait,
comme on voit, à l'habit d'Arlequin. »
Plus Victor Hugo va, plus il devient sévère ; ses élo-
ges même, à la fin, sont malicieux : « Mettre du talent
dans un prospectus, voilà ce qui était neuf et difficile,
et ce qu'a fait M. Raymond, inspiré par la muse de
Delille. >
Ces quelques citations suffiraient à montrer que
Victor Hugo, après des plaidoyers pour ses amis ou des
réquisitoires contre ses adversaires, savait, en matière
littéraire, dépouiller l'esprit de parti, revêtir l'impar-
tialité d'un juge. Mais ce n'est pas seulement pour des
78 LA PRÉFACE DE CROMWELL
écrivains déjà morts qu'il donnait des preuves de son
entière liberté d'esprit : il la montrait encore, ce qui est
plus difficile et plus méritoire, à l'égard des vivants.
Dès la première livraison du Conservateur, il promet,
dans ses jugements, une parfaite équité, abstraction
faite des opinions : c'est ainsi qu'il annonce l'insuccès
d'une pièce royaliste : « Ce peu de mots a pu faire
pressentir notre jugement sur la comédie nouvelle : il
sera sévère ; l'auteur est royaliste, et nous voulons
donner des gages de notre impartialité. » Ce n'est pas
une promesse en l'air : à propos d'une épître-satire sur
le XIXe siècle, adressée à un pair de France, Victor Hugo
dit :
« Voici du momsun honnête homme qui parle, et, dans Ge
siècle de raison, un honnête homme est presque aussi rare
qu'un bon auteur. Nous sommes fâchés de ne pouvoir
donner ce dernier titre à M. Rosset, dont nous partageons
les opinions et honorons le caractère. Le style de M. Rosset
est faible, son ouvrage est médiocre, et nous n'aurons pas
la cruauté de citer un vers de Boileau qui le condamne... Il
est malheureux que l'Epître de M. Rosset ne soit pas aussi
digne sous le rapport littéraire que sous le rapport moral
du noble pair à qui elle est adressée. La Satire du dix-
neuvième siècle est encore à faire ; M. Rosset est un satirique
à l'eau de rose... »
De même, quand il s'agit d'adversaires, Victor Hugo
juge et compare leurs œuvres indépendamment de
leurs doctrines ; Viennet peint en beau unroi de France
que Lemercier avait peint en laid : qu'importe ? « Loin
de nous l'idée de comparer le drame bizarre, mais
plein détalent, de M. Lemercier, au mélodrame long et
pâle de M. Viennet. Il y a dans l'ouvrage de M. Lemer-
cier une sève, une vigueur, une inspiration qui man-
quent à M. Viennet, et si le tragique du premier fait
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 79
quelquefois rire, nous le préférons encore au pathé-
tique du second, qui fait incessamment bâiller. »
En somme, Victor Hugo, comme critique, sait se tenir
en dehors ou plutôt au-dessus des petitesses de parti,
de l'esprit d'intolérance et d'intransigeance dans les
opinions qui est si familier à la jeunesse : hâtons-nous
pourtant de le dire, Victor Hugo, fort heureusement
pour lui et pour nous, montre souvent qu'il est jeune ;
tantôt c'est par un peu d'irrévérence malicieuse,
comme ce compte rendu d'une séance publique à
l'Institut :
« Tandis que les bancs académiques se garnissaient lente-
ment, et que chacun, s'inclinant à l'oreille de son voisin,
lui chuchotait à voix basse le nom de tout nouvel arrivant, en
accompagnant sa désignation de quelque épiphonème, soit
apologétique, soit satirique, sur le visage, la mise ou le
talent de l'immortel, nous passions le temps comme le lièvre
de Jean La Fontaine, nous songions.
Car que faire en un gîte à moins que l'on ne songe :
si ce n'est pas manquer de respect à l'Académie, que de
l'appeler un gîte. Notre irrévérence serait au reste suffisam-
ment excusée, si le sujet de nos réflexions pouvait être utile
à l'Académie. Nous songions donc qu'au lieu de cesbanquettes
circulaires qui mêlent l'Académie française avec le reste de
l'Institut, et confondent presque les quatre Académies avec le
public, il serait à la fois plus commode et plus digne de voir
ces quarante fameux fauteuils où brilleraient au premier
rang les académiciens littérateurs ; les autres pourraient
être distingués par la différence des broderies. Grâce à ces
classifications, les spectateurs ne seraient plus exposés à
prendre, comme le faisait un de nos honorables voisins,
M. Duval pour un savant, ou M. Mollevault pour un poète.
« Puisque nous sommes en train d'innover sur le papier,
nous voudrions encore que derrière chaque illustre fauteuil
les noms de tous les occupants alternatifs fussent inscrits
sur une plaque d'airain ; ce serait là une source de nobles
80 LA PRÉFACE DE CROMWELL
émulations et peut-être aussi de réflexions bien piquantes.
Quelle épigramme, derrière le fauteuil de Monsieur tel ou
tel, que le nom de Racine ou le nom de Chapelain ! »
D'autres fois, c'est avec une verve amusante que
Victor Hugo, malgré ses efforts pour paraître un vieux
critique, montre bien qu'il est à l'âge où l'on est sans
pitié ; c'est ainsi qu'un excellent père de famille ayant
composé un poème en quatre chants, Y Art du Tour, le
jeune critique s'écrie :
«Il est deux manières d'exciter le rire : à force d'esprit ou à
force de bêtise. Je ne connais rien d'amusant comme une
farce de Molière, si ce n'est un drame de M. Pixérécourt ; et
un bon mot de Swift ne me divertit pas plus qu'une niaiserie
de Poinsinet... La Géographie mise en vers ou la Géométrie
mise en rimes n'obtiendront pas le premier rang dans cette
précieuse collection des produits de l'ineptie humaine :
nous pensons que l'honneur de ce poste éminent est de
droit dévolu à Y Art du Tour de M. Lebois... Pourtant nous
ne manquerons pas aux égards : M. Lebois nous a donné
lui-même une belle leçon de politesse dans ce vers où,
ayant à parler d'un outil dont il trouve le nom peu propice,
il nous le désigne en ces termes :
C'est, chers Messieurs, la queue, excusez, de cochon.
« Nous dirons donc simplement à M. Lebois que sa requête
nous a paru encore plus drôle que son poème ; nous l'en-
gageons à continuer ; son troisième ouvrage sera sans
doute encore plus amusant que les deux premiers : et la
succession des productions littéraires de M. Lebois pourra
rappeler ces concours qui, suivant Addisson, s'ouvraient
jadis dans les petites villes d'Ecosse, et où de bons villageois
venaient tour à tour s'essayer, sur les tréteaux, à qui ferait
la plus laide grimace. »
Mais je le répète, ce qui vaut mieux que cette gaîté
méchante, ce qui surprend agréablement chez un aussi
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 81
jeune homme, c'est une gravité précoce, un respect de
soi-même et des autres, qui lui dictent non seulement
de belles phrases, mais aussi de belles pensées, comme
celle-ci :
« Nous pesons toutes nos expressions en rendant compte
de cette tragédie : l'auteur ne peut plus nous entendre, et
nous ne voulons parler de lui qu'avec le respect dû au
talent et à la mort... L'art réclame du critique une sévérité
salutaire ; cependant il répugne d'adresser de graves avis à
un cercueil ; et un journaliste ne ressemble guère, pour
s'arroger des droits pareils aux leurs, aux juges funèbres
de la vieille Egypte. Nous ne tourmenterons pas de critiques
cette œuvre posthume. »
IV. — ; Classicisme et romantisme.
Nous avons vu clairement à quelle école politique ap-
partient Victor Hugo, et en même temps nous avons pu
deviner, à quelques indices, qu'il n'y aura pas un jour
chez lui rupture violente avec ses anciens principes,
mais détachement progressif, ou plutôt ascension,
pour ainsi dire, des idées autoritaires aux opinions
libérales. Il en est de même pour ses croyances litté-
raires. En 1820 est-il classique, est-il romantique ? Au
fond, je crois bien qu'il était classique d'éducation, et
romantique d'instinct. Du reste il n'attachait pas une
très grande importance à ces deux mots, car ils n'é-
taient guère pour lui justement que deux mots diffé-
rents, plutôt que deux théories divergentes. C'est ainsi
qu'après avoir lu les Méditations, il compare Lamartine
à Chénier, et conclut ainsi son parallèle : « Enfin, si je
comprends bien des distinctions, du reste assez insi-
gnifiantes, le premier est romantique parmi les classi-
ques, le second est classique parmi les romantiques. »
PRÉFACE DE CROMWBLL.
82 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Pourtant, malgré son indifférence apparente pour les
deux écoles, il est incontestable que son esprit est
rempli de souvenirs classiques, et que ses auteurs fa-
voris, ceux qui pour lui font autorité, sont nos grands
écrivains du xvne siècle. Racine surtout est son homme,
car « si l'on peut... contestera Lesage le droit de
faire autorité, on ne peut le contester à Racine ». Il
dira encore, dans un accès de lyrisme :
Racine, est-il bien vrai, dis, qu'ils m'ont excité
A blasphémer ces temps où ta muse a chanté ?...
0 Molière ! ô Boileau ! pourquoi, nobles esprits,
Nous léguer des lauriers que nous avons flétris ?
Victor Hugo aime alors à s'appuyer sur l'autorité de
Despréaux ; c^st ainsi qu'il termine un compte rendu
enthousiaste de la Somnambule par ce mot qui est, à
ce moment-là, un éloge sous sa plume : « Voilà l'art
tant vanté par Boileau. » On sent derrière certaines de
ses phrases, un vers ou une théorie de Despréaux :
« Tel fut André de Chénier, jeune homme d'un véri-
table talent, auquel peut-être il n'a manqué que des en-
nemis. » Ou encore, passant des maîtres aux disciples,
il accepte jusqu'aux formules de ce Laharpe plus tard
si détesté: a A de pareils vers, qui ne s'écrierait avec
Laharpe '. Entendez-vous le chant du poète ? » dit-il
à propos des Méditations de Lamartine.
A ce moment, Victor Hugo partage jusqu'aux préju-
gés de la critique classique, et trouve que Boileau a
exprimé une vérité définitive dans ces deux vers :
O le plaisant projet d'un poète ignorant
Qui, de tant de héros, va choisir Childebrand.
Car il trouve fort mauvais que Viennet ait nommé un
de ses héros « Siagrîus, ce Gaulois dont le nom pourrait
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 83
être plus mélodieux... Ajoutez à cela la tournure baroque
de tous les vers où se trouve mêlé le nom malencon-
treux de Siagrius :
Siagrius instruit du sort qu'on lui prépare
Qu'a fait Siagrius pour être condamné ?... etc. »
De même pour les noms communs : après avoir cité
une description de verger, Victor Hugo ajoute : « Ces
vers sont jolis ; Y abricotier seulement nous semble peu
harmonieux ; nous faisons M. de Labouïsse lui-même
juge de notre scrupule. » Il n'est pas jusqu'aux termes
spéciaux qui ne lui paraissent indignes de la majesté
de l'alexandrin : il demande à un traducteur des Eglo-
gues s'il n'a pas « un peu hésité avant de mettre dans
un vers français, traduit de Virgile, ce mot technique
la glandé e ? »
A plus forte raison Victor Hugo partage-t-il des pré-
jugés moins enfantins, ou, plutôt, des principes plus
sérieux de l'école classique : il est partisan des unités,
en théorie, et regrette qu'en pratique on ne les applique
pas davantage ; à propos du Clovis de Lemercier, il
remarque ceci : « Nous sommes fiers de nos règles, et
nous sommes sans cesse à les éluder. »
Aussi, sans balancer, préfère-t-il la tragédie classi-
que française au drame romantique étranger: à propos
Ide la Marie Stuart de Lebrun, il écrira, en ultra litté-
raire :
« On disait autour de nous, au théâtre, que cette tragédie
n'était pas du genre classique, mais du genre romantique ;
nous n'avons jamais compris cette distinction. Les pièces de
Shakespeare et de Schiller ne diffèrent des pièces de
Corneille et de Racine qu'en ce qu'elles sont plus défec-
tueuses. C'est pour cela qu'on est obligé d'y employer plus
de pompe scénique. La tragédie française méprise ces
84 LA PRÉFACE DE CROMWELI
accessoires parce qu'elle marche droit au cœur, et que le
cœur hait les distractions : la tragédie allemande les
recherche, parce qu'elle s'adresse souvent à l'esprit et plusj
souvent encore à tous les sens. L'une présente un spectacle!
attachant, l'autre un tableau singulier. Dans l'une, tout
concourt au même but ; dans l'autre, il n'y a point d'en-
semble. Les Français veulent que l'intérêt se concentre suri
quelques personnages; les Anglais regardent la variété I
comme une qualité tragique. Chez nous, l'intérêt va toujours
croissant ; chez eux, chaque scène en est réduite à son
propre intérêt; et veut-on voir quelle différence il en résulte
dans les effets ? Prenez le cinquième acte d'une de nos
tragédies, et lisez-le séparément : souvent vous le trouverez
faible et languissant; lisez-le en le faisant précéder de tous
les autres, vous n'aurez rien remarqué, seulement vous
aurez fondu en larmes.
« Mais les Allemands se contentent de leurs tragédies.,
cela prouve que les Allemands ont moins de goût que nous,
c'est-à-dire qu'ils raisonnent moins leurs sensations. Il
suffit de la simple narration des faits les plus bizarres et les
plus invraisemblables pour émouvoir les enfants, parce que
les enfants n'ont pas la force de comparer leurs idées ; j'afi
vu des enfants pleurer en lisant la Pucelle. »
Victor Hugo, au moment où il rédige le Conserva
teur, est l'apôtre de la tradition en littérature : il ré-
pète dévotement le credo de l'Académie, le corps or-
thodoxe par excellence ; il va à ses séances publiques,
écouter la bonne doctrine : « M. Laya, directeur de
l'Académie française, présidait la séance. Il l'a ou-
verte par un discours plein de vues sages sur le danger
des innovations en littérature. »
Et pourtant, dans nombre d'autres passages, on
voit que Victor Hugo exerce sur les novateurs et les
innovations littéraires une surveillance inquiète qui
deviendra bientôt une attention sérieuse, et enfin,
une sympathie déclarée. Chateaubriand, qui avait fait
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 85
i du voltairien un catholique, fit aussi du classique un
romantique.
Il est rare que Victor Hugo sépare, dans son admi-
ration pour Chateaubriand, le royaliste de l'écrivain:
ainsi, après la mort du duc de Berry, il dira :
« La France s'est un moment crue perdue. Gependanttout
espoir de perpétuité dans la race royale ne lui a pas été
enlevé, et elle se rassure chaque jour davantage ; car il
reste encore dans son sein de ces hommes qui sont des
puissances contre les révolutions, et dont le génie peut
') suffire quelquefois pour arrêter la décomposition des
- empires. A la tête de ces Français privilégiés, nous aimons
ià placer M. le vicomte de Chateaubriand. Dans cette époque
] de stérilité littéraire et de monstruosités politiques, chaque
ouvrage du noble pair est un bienfait pour les lettres, et, ce
qui est bien plus encore, un service pour la monarchie. On
peut lui appliquer caque Virgile a dit du sage jeté au milieu
; des agitations populaires :
lste régit dictis animos et pectora mulcet. »
Ou encore :
« M. de Chateaubriand écrit l'histoire de France. Quel vide
remplira dans notre littérature l'ouvrage de cet homme qui,
; suivant la belle expression de M. de La Mennais, est si avant
dans la gloire I Nous posséderons alois notre histoire écrite
'par un personnage historique, nos hommes d'Etat jugés par
h un homme d'Etat, nos écrivains appréciés par un écrivain,
•i nos grands hommes enfin immortalisés une seconde fois
il par un grand homme. »
Victor Hugo n'est guère avare de louanges quand
?iil s^gitdu « Maître » d'alors : les Mémoires sur le duc
\ de Berry sont un « sublime ouvrage ». Chateaubriand,
nous l'avons vu, n'a jamais prononcé ce mot «su-
blime » en parlant de Victor Hugo enfant ; cela ne
prouve qu'une chose : c'est que Victor Hugo à ce
86 LA PRÉFACE DE CROMWELL
moment a l'admiration plus facile que Chateaubriand
A coup sûr, c'est à l'auteur d'Atala que le poète doit
son initiation au romantisme, son émancipation
littéraire : « J'ai déjà fait remarquer, raconte le Té-
moin, que Victor, si soumis à sa mère dans les habi-
tudes de la vie et dans sa croyance politique, lui
échappait dans les choses de la nature et de l'art, et
avait là un goût très personnel. Comme tout ce qui
est original, Atala avait été fort moquée à son appari-
tion ; les éclats de rire trouvaient encore des échos
en 1819, et une parodie intitulée Ah ! la ! la ! écrasait
à jamais les descriptions du Meschacebé et des forêts
vierges en décrivant pendant vingt pages un champ de
pommes de terre. Mme Hugo était pour la parodie,
Victor fut énergiquement pour Atala. » Du roman-
tisme français il passe bientôt au romantisme étranger,
et se laisse séduire par les beautés nouvelles : c'est
ainsi qu'il termine un article sur Thomas Moore par
ces mots: « Les ouvrages de Thomas Moore. qui ont
plu généralement, choqueront toutefois le goût de
quelques champions du classique, sans qu'ils puissent
motiver leur sévérité. La poésie romantique, par ses
formes vagues et indécises, échappe à la critique :
semblable à ces hôtes fantastiques de l'Elysée païen,
qui frappaient la vue, et se dérobaient à la main qui
les voulait saisir. »
On pourrait même trouver déjà dans le Conservateur
quelques passages qui éveillent dans l'esprit des rap-
prochements avec les œuvres radicalement romanti"
ques de Victor Hugo. La Préface de Cromwell en par-
ticulier présente de curieuses analogies avec ces
articles écrits en 1820 : exemple ce mot fameux, cité
dans la Préface, et qui se trouve déjà dans un article
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 87
>ur le Génie : « Prenez une femme et arrachez-îui son
enfant ; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et
vous pourrez dire : à la mort et allons dîner : écoutez
la mère; d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des
pleurs, qui vous ont attendri, etc. » Exemple encore
cette protestation contre le goût, contre « l'ineptie ou
l'ignorance d'un critique. Vous dites à un poète tout
ce qui vous passe par la tête, vous lui dictez des arrêts,
vous lui inventez des défauts ; s'il se fâche, vous citez
Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau ; s'il
n'est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invo-
quez le goût ; qu'a-t-il à répondre ? Le goût est sem-
blable à ces anciennes divinités païennes qu'on res-
pectait d'autant plus qu'on ne savait où les trouver, ni
sous quelle forme les adorer, » Exemple enfin, cette
idée, reprise également dans la Préface, que le génie
doit être énorme, qu'il n'y a pas de règles pour lui :
« La multitude relègue vingt et un ouvrages de Cor-
neille parmi la foule de nos nouveautés dramatiques,
sous prétexte que ce sont aussi de mauvaises pièces.
Voilà de nos jugements : comme si le génie qui, dans
ses écarts, peut être monstrueux et ridicule, pouvait
jamais être médiocre I » Ce n'est même pas seulement
les théories de la Préface que l'on est tout surpris de
trouver déjà dans le Conservateur : certain passage de
Thomas Moore, cité dans un article sur Lalla Roukh,
rappelle au lecteur attentif une des plus belles tirades
dramatiques qu'ait écrites Victor Hugo. Loin de moi
la pensée singulière de prêter un plagiat à un poète
assez riche de son fonds pour ne pas emprunter à
autrui-; mais il est bien permis de penser que dans
cette genèse si obscure des idées dans le cerveau, une
réminiscence inconsciente peut jouer le rôle d'excita-
88 LA PRÉFACE DE CROMWELL
teur, et donner lieu à une création tout originale, quoi-
que provenant d'un phénomène de mémoire. On ne
connaît pas généralement la scène la plus pathétique
du drame de Victor Hugo, une variante de la mort de
Lucrèce Borgia : au lieu de tomber sous le poignard
de Gennaro, en criant ce mot qui met fin à la pièce :
« Ah !... tu m'as tuée I — Gennaro ! Je suis ta mère »,
dans un autre dénouement, incomparablement supé-
rieur, Lucrèce, avant de mourir, sort de son évanouis-
sement, au moment où Gennaro qui a trouvé sur son
corps les lettres qu'il écrivait à sa mère, a tout com-
pris, et se jette en pleurant près d'elle :
GENNARO.
« Ma mère ! ma mère ! Maudissez-moi 1
DONA LUCREZIA.
Je te pardonne, mon fils ! je te pardonne ! Mon pauvre
enfant, ne te crois pas plus coupable que tu ne l'es. Qui est-
ce qui est juge de cela, si ce n'est moi ? Je voudrais bien
que quelqu'un osât te blâmer, quand je ne me plains pas,
moi 1 — 0 mon Gennaro, je fais plus que te pardonner, je
te remercie 1 quelle plus heureuse mort pouvais-je avoir ?
— Là ! mets ta tête sur mes genoux, et calme-toi, mon
enfant ! — Il faut bien toujours finir par mourir ; eh bien,
je meurs près de toi. Tu m'as blessée au cœur, mais tu
m'aimes. Mon sang coule, mais tes larmes s'y mêlent. Oh 1
je dirai à Dieu, s'il m'est donné de le voir, que tu es un bon
fils !
GENNARO.
Il faut vivre, ma mère !
DONA LUCREZIA.
Il faut mourir. — Ma poitrine se remplit, je le sens. Mon
fils, mon fils adoré !... — Oh î comprends-tu la joie que j'ai
à te dire tout haut et à toi-même : mon fils ! — mcn fils,
embrasse-moi I
(Il l'embrasse. Elle jette un cri.)
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 89
Oh !..'. ma blessure ! — Quelle misère l Ce que je
souhaitais le plus au monde, un tendre embrassement de
mon fils, sa poitrine serrée contre ma poitrine, cela m'a fait
du mal ! — C'est égal ! embrasse-moi, mon fils l la joie
passe encore la douleur (1). »
En écrivant ce chef-d'œuvre, |Victor Hugo ne se
souvenait-il pas (obscurément ou non, peu importe),
d'un morceau de Thomas Moore, qu'il cite tout au
long : Zélica, cachée sous un voile, est frappée par
son amant : « Il est difficile de rien lire de plus tou-
chant que ses dernières paroles :
« Je ne pensais pas, murmurait-elle d'une voix éteinte —
fc^ct appuyant son front sur le bras tremblant d'Azim, elle lut
dans les yeux du jeune homme une douleur bien au-dessus
■ \ des souîTrances de sa blessure, —je ne croyais pas qu'il te
serait réservé de me donner la mort ; mais tu ne voudrais
point me priver du bonheur de l'avoir reçue de ta main, si
. tu savais combien j'ai prié le Ciel de me faire ainsi mourir.
. En me cachant sous ce voile abhorré, je n'espérais tomber
que sous le fer de tes soldats : mon Azim, la blessure que
tu m'as faite m'est bien plus douce. Oh ! je ne changerais
pas, crois-moi, cette triste, mais tendre caresse, cette mort
entre tes bras, pour tout le bonheur de la vie. L'avenir,
sombre et terrible pour mon âme égarée, s'éclaircit devant
moi. Tes regards d'amour brillent sur ma tête coupable
, comme la première aurore de la miséricorde éternelle, et,
si ta bouche daigne dire que je suis pardonnée, les anges
répéteront ces consolantes paroles. Reste dans la vie, ô mon
Azim, mon adoré ! Songe céleste 1 je puis donc, une fois
encore, t'appeler mon Azim. »
L'esprit et le cœur ouverts à de pareilles beautés,
Victor Hugo élargissait peu à peu le cercle de ses
(1) Drame, tome III, p. 537-438. — J'ai déjà eu l'occasion de
signaler cette scène magnifique dans mon étude sur la Convention
dans le drame romantique. Pourquoi ne pas essayer une fois à la
scène ce dénouement plus dramatique et plus pur î
90 tA PRÉFACE DE CROMWELL
admirations classiques et devenait éclectique, ce qui
peut être un tort en philosophie, mais ce qui est un
singulier mérite en matière littéraire : pour lui, ce qu'il
rêve à ce moment, c'est un genre nouveau, réunissant
à la perfection un peu froide des classiques les beautés
irrégulières mais chaudes du romantisme ; c'est ainsi
qu'il termine un plan de tragédie qu'il vient de refaire
d'après la Marie Stuart de Lebrun : « J'ai dit que cette
tragédie aurait été sublime, et qu'était-ce en effet ?
rien que quelques pages d'Atala, deux scènes d'Aw-
dromaque, et le dénouement de Zaïre et d'Othello. »
. V. — La critique dramatique.
Maintenant que nous avons à peu près montré dans
quel état d'esprit particulier se trouvait en 1820 Victor
Hugo, partagé ou pour mieux dire tiraillé entre deux
impulsions contraires, entre le passé et l'avenir, nous
pouvons aborder la partie la plus curieuse, la plus riche
en morceaux de premier ordre, de sa collaboration au
Conservateur : la critique dramatique.
Il est inutile de montrer encore une fois, par de
nombreux exemples, qu'on retrouve dans ses études
sur le théâtre les mêmes contradictions politiques ou
artistiques que dans ses critiques littéraires : ce qui nous
intéresse davantage, c'est de voir peu à peu ces lueurs
indécises se concentrer et devenir une lumière nette.
Sans doute, on pourrait montrer par nombre d'exem-
ples que chez Victor Hugo le critique dramatique,
comme le critique littéraire, se rappelle de temps en
temps qu'il devrait être royaliste, et que ses convictions
politiques ne doivent pas se séparer de ses opinions
littéraires : ainsi, lorsqu'il s'aperçoit qu'il applaudit
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 91
par mégarde avec la partie libérale du public, il a
comme un remords, et ne pouvant nier qu'il applaudit
les mêmes choses, il essaye de se prouver qu'il ne les
approuve pas pour les mêmes raisons : « On applau-
dit ces vers sur les papes dans la bouche du comte
d'Anjou :
De la pourpre des rois ces prêtres revêtus
Pour être détrônés ne sont pas abattus, etc.
« Une certaine portion du parterre admire leur cou-
leur philosophique. Nous les croyons bien tournés. » De
même, en pure matière littéraire, on voit que Victor
Hugo est encore en proie à ses préjugés classiques ;
habitué aux formes oratoires et lentes de la passion
tragique, il lui coûte d'admettre que la douleur au
théâtre doit parler à peu près comme la douleur dans
la réalité : après avoir cité un morceau du Louis IX
d'Ancelot, où Ton entend une mère, une femme, expri-
mer ses craintes pour son fils, pour son mari, presque
au hasard, sans suivre de plan, Victor Hugo porte ce
jugement qu'il casse sans hésiter sept ans plus tard.
« Au milieu de ce luxe de points d'exclamation et d'interro-
gation, d'apostrophes à Dieu, puis au cher enfant, puis
encore à Dieu, puis enfin à la France, il est difficile de
trouver le langage d'une terreur vraie et maternelle. De ce
que la douleur éclate en sons entrecoupés, on ne doit pas
conclure qu'elle s'exprime en vers hachés et décousus. Le
désordre des sentiments n'entraîne pas le vagabondage des
idées ; et cette remarque que M. Ancelot nous donne ici
l'occasion de développer, nous a été déjà inspirée depuis
longtemps par la plupart des auteurs dramatiques du siècle,
qui prennent l'extravagance du discours pour le délire des
passions. »
92 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Rien d'étonnant à ce qu'on retrouve chez un si jeune
homme de très nombreuses traces de son éducation,
de ses premières lectures ; rien d'étonnant à ce que,
tout en se transformant lentement, Victor Hugo garde
quelque chose de son passé, du reste bien court : un
romantique de l'époque militante aurait comparé
volontiers ce reste de classicisme que Victor Hugo con-
serve encore à l'enveloppe ridée et décolorée que la
couleuvre luisante traîne après elle, quand elle vient
de faire peau neuve. Il faut aller plus loin, et recon-
naître que, même en matière théâtrale, Victor Hugo est
encore loin de se dégager de certains préjugés, et qu'il
y a chez lui à cette époque plutôt des promesses loin-
taines que des gages actuels de romantisme.
Il est incontestable pourtant que nombre de théories
neuves éclatent singulièrement dans ses chroniques,
au milieu d'idées traditionnelles. S'il ne demande pas
encore l'exactitude du costume au théâtre, dans les
détails matériels, il l'exige au moins dans les vers :
« Clodéric parle du cimeterre interprète des dieux : le
cimeterre, dans la bouche d'un Sicambre, est un petit
défaut de costume, que M. Viennet à la vérité pourra
compenser dans l'une de ses prochaines tragédies en
mettant une francisque dans les mains d'un Turc. »
Victor Hugo, sur cette question si importante de l'his-
toire au théâtre, est déjà presque complètement
romantique ; il se contenterait volontiers de la vérité
archéologique des détails, à condition qu'on lui permît
de prendre des libertés avec la vérité des événements :
à propos du Conradin et Frédéric, de Liadières, il
remarque ceci : « Les défauts de cette tragédie ont cela
d'ingénieux, qu'il faut, pour en être choqué, avoir lu
l'histoire et connaître les règles; le grand nombre des
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 93
spectateurs s'en aperçoit peu parce qu'il ne sait que
sentir ; aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien.
Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu'un auteur
tragique viole quelquefois l'histoire? Si la licence n'est
pas poussée trop loin, que m'importe la vérité histo-
rique, pourvu que la vérité morale soit observée?
Voulez-vous que l'on dise de l'histoire ce qu'on a dit de
la poétique d'Aristote : elle fait faire de bien mauvaises
tragédies ? Soyez peintre fidèle de la nature et des
caractères, et non copiste servile de l'histoire. »
Enfin, sans prétendre que dès ce moment Victor
Hugo songeait à sa plus étonnante création dramatique,
n'est-il pas curieux de voir que, même alors, il était
assez porté à admettre le rôle du fou, du bouffon, en
littérature, drame ou roman : « On a critiqué le person-
nage du bouffon Wamba ; on a trouvé qu'il paraissait
quelquefois trop visiblement imité de Shakespeare, et
que ses plaisanteries manquaient de goût : nous croyons
au contraire ce rôle heureusement choisi, et si les plai-
santeries du magnanime fou sont quelquefois un peu
bizarres, il faut plutôt s'en prendre au siècle où l'his-
toire se passe, qu'à l'auteur. »
Il y a donc dans sa critique dramatique des traces
du passé et des promesses pour l'avenir : il y a surtout
un talent prodigieux. Sans doute c'est un critique
encore jeune, quis'égaye de sa tâche, et qui nous égayé
avec lui : Victor Hugo, qui protestera plus tard si vive-
ment contre la critique agressive, n'est pas tendre pour
ses futurs confrères : V Homme poli, de Merville, ne
trouve guère grâce devant lui : « Dans la pièce telle
qu'elle est, le troisième acte est malheureusement ter-
miné ; les acteurs sortent on ne sait pourquoi ; l'action
semble finie : si l'on demandait aux spectateurs ce
94 LA PRÉFACE DE CROMWKLL
qu'ils attendent sur les banquettes, ils n'auraient d'au-
tre ressource que de compter sur leurs doigts, et de
répondre qu'ils n'ont encore vu que trois actes, et
qu'ils ont lu sur l'affiche que la pièce était en cinq. »
Même irrévérence avec certaines tragédies et certains
tragiques : dans la Marie Stuart de Lebrun, Leicester
trahit Marie, et laisse, sans tirer Tépée, entraîner sa
maîtresse à la mort : « Le caractère de Leicester est si
étrange que l'on en doute jusqu'au dernier instant; on
ne le connaît qu'en voyant la porte fatale se refermer
sur Marie ; et dans ce moment, Talma, qui s'est chargé
de faire passer cette situation, étonne le spectateur par
des cris si extraordinaires et si inattendus, qu'on oublie
Marie et Leicester pour ne plus s'occuper que de la
capacité de ses poumons. » Tantôt, sur un ton demi-
plaisant, il dit de dures vérités : « Nous craignons que
M . Delavigne ne soit dépourvu des deux qualités les
plus essentielles au théâtre. Gomme auteur tragique
il a du mouvement et manque de sensibilité; comme
auteur comique, il a de l'esprit et point de gaîté. // sem-
ble, ainsi que le disait ce joyeux et infortuné Scarron,
il semble que cet homme-là n'ait ni entrailles ni rate. »
Tantôt, il descend même d'un ton, et ne dédaigne
pas la pure bouffonnerie : « Ligier débite son rôle avec
beaucoup de talent ; nous le préviendrons toutefois de
ne pas prononcer ce vers :
Applaudir de nos Francs Yagonie et la mort,
de façon que le spectateur entende ta colique et
la mort. M. Viennet n'a pas besoin que l'on rende ses
vers ridicules. »
Ce sont là des traits de jeunesse : Victor Hugo est de
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACB 95
son âge par sa gaîté ; mais sa science est prématurée.
Il est de mode aujourd'hui de contester son érudi-
tion (1). Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à dix- huit ans
il pouvait se charger presque seul de la chronique dra-
matique au Conservateur, et qu'il connaissait assez ses
classiques pour dénoncer impitoyablement les imita-
tions, les plagiats ; c'est ainsi qu'il reconnaît, dans le
Flatteur de l'inconnu « Gosse », un vers « qui est pris
à liousseau :
Souriez-vous ? il rit. Êtes-vous triste ? il pleure.
Sont-ils joyeux ? je ris. Sont-ils tristes ? je pleure,
qui avait pris lui-même le sien à Regnard :
Si Célimène rit, à rire il s'évertue ;
Est-elle triste ? il pleure ; a-t-elle chaud ? il sue,
qui avait pris lui-même les siens à Juvénal :
Vilis adulator, si dixeris aestuo, sudat. »
A propos d'un personnage du Louis IX d'Ancelot,
le critique de dix-huit ans peut dire simplement :
« M. Ancelot prétend l'avoir trouvé dans les mémoires
du temps : nous croyons connaître les vieilles chroni-
ques, et nous n'y avons rien vu de pareil. M. Ancelot
i nous ferait plaisir en nous indiquant l'endroit où il a
1 puisé l'idée de ce rôle. »
Ces études dramatiques fourmillent de réflexions
I justes ; elles montrent que Victor Hugo a déjà réfléchi,
qu'il a un système à lui : il juge, sans prendre ce ton
tranchant qui dissimule souvent l'incompétence du juge,
(4) Cf. Renouvier, p. 95-102.
96 LA PRÉFACE DE CROMWELL
mais avec une réelle autorité : le vice radical des Vêpres
siciliennes, dit-il, « est, selon nous, d'y avoir introduit
l'amour; cette passion, dont le développement est
gêné par celui d'une grande conspiration, ne peut
tenir que la seconde ligne dans sa tragédie, et l'amour,
au théâtre comme ailleurs, veut toujours la première
place. » Pour donner une idée complète de son talent
de chroniqueur dramatique, nous ne pouvons résister
au plaisir de citer presque en entier son plus charmant
article, à propos de la Somnambule de Scribe.
« Une chaise de poste qui verse, un domestique poltron, un
revenant, un capitaine étourdi, un mariage fait et rompu,
etc. : voilà bien des scènes rebattues. Cependant allez voir
la Somnambule, et, quoiqu'elle renferme tout cela, dites-nous
si le premier mérite de cette charmante pièce ne vous
paraîtra pas la nouveauté. Ce joli vaudeville ressemble à ces
décorations fraîches et brillantes que le machiniste monte
sur de vieux ressorts, ou plutôt à ces physionomies
originales qui n'ont pourtant d'autres éléments que ceux
de toutes les figures humaines. Que nos vaudevillistes par
métier n'aillent pas demander à MM. Scribe et Alexandre
Delavigne leur secret: ce secret-là ne peut se communiquer;
c'est le talent.
« Depuis longtemps aucun théâtre n'avait vu (les genres
mis à part) un succès aussi éclatant, et, ce qui est plus
encore, aussi mérité. Nous n'analyserons pas le vaudeville
nouveau ; l'ennui qu'inspire une analyse est presque
toujours en raison directe du plaisir que cause un ouvrage, et
dans ce cas, nous riquerions d'être mortellement ennuyeux.
La Somnambule est un petit chef-d'œuvre où nous aurions
honte de relever quelques invraisemblances et peut-être
quelques incorrections. Ces défauts sont si légers, que nous
ne savons si les auteurs doivent chercher à les effacer :
souvent, quand le tissu est délicat, en voulant enlever une
tache, on le déchire...
« Rendons aussi justice aux acteurs : il est difficile de
jouer avec plus d'ensemble et d'aplomb. Le joli rôle de
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 97
.Cécile est encore embelli par une actrice fort aimable, et il
faut le dire, sans son jeu plein de grâce et de vérité, la scène
de la Somnambule, au second acte, paraîtrait un peu
hasardée. Nous croyons qu'il est impossible de ne pas
applaudir, lorsque Gontier, présentant à son ami les grands
parents de sa future, chante avec cet air d'abandon qu'on
lui connaît :
Mais vois un peu quelles tournures!
Hs sont bien généreux, vraiment,
De montrer gratis des figures ,
Qu'on irait voir pour de l'argent.
« Nous dirons en passant quelques mots de la Féerie des
Arts, vaudeville récemment représenté sur le même théâtre,
et que nous avons revu avec plaisir après la Somnambule.
Cette fiction, destinée à célébrer Yexposition des produits de
l'industrie, et le Salon de 1819, est ingénieuse, mais un peu
froide. Les couplets sont en général bien tournés ; mais les
vers que récite le génie de Cachemire, doivent tout Ge qu'ils
ont de gracieux au débit de Mlle Minette. On applaudit avec
transport l'éloge des beaux tableaux de MM. Gros et Girodet,
uniquement à cause du génie de M. Girodet et du noble sujet
traité avec tant de talent par M. Gros. Cependant plusieurs
scènes pétillantes d'esprit rachètent la faiblesse des autres ;
et dans tous les cas, si vous avez pour soutien le jeu enchan-
teur de Mme Perrin,
non ego multis
Offendar maculis. »
Tout cela a été écrit en décembre 1819, quand
Victor Hugo avait dix-sept ans.
Ajoutez, à ces pages pleines d'humour, des analyses
où l'on remarque, outre une clarté parfaite, une force
de pensée singulière, un commentaire profond : j'en
citerai comme exemple la critique de la Marie Stuarij
de Lebrun, dont Victor Hugo n'a reproduit dans son
miwïm dis QftoMtauÀâ j
98 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
Journal (1) que le début et la fin, mais qui se troave
réimprimé in extenso dans le Victor Hugo raconté,
édition ne varietur (2).
Ces pages suffiraient à prouver que l'épigraphe du
journal,
Fungar vice cotis, acutum
Reddere quse ferrum valet, exsors ipsa secandi,
était trop modeste, tout au moins pour Victor Hugo.
J'aiécourté, à regret, mais à dessein, ces citations;
je ne voudrais pas avoir l'air, dans une introduction,
de faire une édition des œuvres inédites de Victor
Hugo (3).
Voici notre conclusion : si le lecteur, après avoir
parcouru cette partie de notre étude, éprouve quelque
embarras à préciser son impression, à se faire une
idée nette des opinions littéraires et politiques de
Victor Hugo en 1820, c'est sans doute beaucoup notre
faute, mais cela tient aussi à ce que nous avions à
décrire un état d'esprit troublé, divisé'entre de vieilles
idées bien enracinées, et des idées nouvelles qui com-
mençaient à surgir. Victor Hugo du reste l'a dit lui-
même, en parlant du Journal d'un jeune Jacobite:
« Il y a de tout dans ce journal. C'est le profil à demi
effacé de tout ce que nous nous figurions en 1819. C'est,
comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les
contraires. Il y a des recherches historiques et des rêveries,
(1) Pages 95 et 96.
(2) T. i, p. 447, sqq.
(3) Nos lecteurs seront de l'avis de Victor Hugo, qui, dans un
cas semblable, écrivait : « Nous avons multiplié les citations et
nous sommes sûrs que personne ne s'en plaindra. »
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 99
des élégies et des feuilletons, de la critique et de la poésie ;
pauvre critique! pauvre poésie surtout 1 II y a de petits vers
badins et de grands vers pleureurs; d'honorables et fu-
rieuses déclamations contre les tueurs de rois... Il y a des
rêves de réformes pour le théâtre, et des vœux d'immobilité
pour l'État... toutes sortes d'instincts classiques mis au ser-
vice d'une pensée d'innovation littéraire... Tout cela va,
vient, avance, recule, se mêle, se coudoie, se heurte, se con-
tredit, se querelle, croit, doute, tâtonne, nie, affirme, sans
but visible, sans ordre extérieur, sans loi apparente... (1).
C'est à peu près là l'impression produite par le Jour-
nal d'un jeune Jacobite; mais combien plus puissante
encore celle que laisse la lecture du Conservateur lit'
ter aire , où rien n'est refait, où tout est de premier
jet. C'est un vrai rafraîchissement pour l'esprit, que
de voir ce futur homme de génie, cet« enfant sublime »
(le mot restera malgré tout), combattre pour ce qu'il
croit ses idées avec une fougue et une franchise sédui-
santes. Après avoir lu les trois volumes du Conserva-
teur, je cherchais, pour donner en quelque sorte un
corps à mon impression, auquel de ces innombrables
héros qu'il devait créer plus tard je pourrais bien com-
parer ce débutant, déjà riche de talent, et encore
pauvre d'argent (car le Conservateur n'a guère dû
l'enrichir) : je me rappelai tout à couple gentil Ayme-
rillot de la Légende des Siècles, et sa fière déclaration :
Un liard couvrirait fort bien toutes mes terres,
Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon cœur.
(1) Préface du Journal, p. 78-9.
100 LA PRÉFACE DE CROMWELÎ,
§ 9. — Victor Hugo et la « Muse française ».
La collaboration de Victor Hugo à la Muse française,
bien que moins considérable pour le nombre des arti-
cles, est aussi intéressante, à cause du progrès des
idées, de l'évolution lente mais continue vers le libéra-
lisme en politique et en littérature, c'est-à-dire, en
somme, de la préparation à la Préface (1).
On remarque déjà dans le collaborateur de la Muse
une tendance à laisser percer dans ses théories litté-
raires ses sympathies personnelles.
« Bonaparte » reste sa bête noire (2). Il est placé,
(1) Des cinq morceaux en prose qu'il donna à la Muse, quatre,
Quentin Durward, Essai sur l'indifférence en matière de religions,
sur Voltaire, sur Georges Gordon, ont été reproduits avec quel-
ques corrections dans Littérature et Philosophie mêlées, p. 231-
279. Je renvoie à cette reproduction, plus facile à se procurer,
quand les deux textes sont identiques ; dans le cas contraire,
je cite d'après la Muse.
En général, dans sa réédition, Victor Hugo a mis ces articles au
point. Il supprime ce qui ne pouvait intéresser que les lecteurs
de la Muse, ou encore les formules qui convenaient peut-être à
un débutant, mais non pas au maître. Ainsi, pour l'article sur
YEloa de Vigny, publié dans la livraison de mai 1824, il y a des
modifications importantes, déjà signalées par M. Biré dans son
Victor Hugo avant 1830, p. 317-320 : ce morceau reparaît dans
Littérature et Philosophie mêlées, sous le titre Idées au hasard;
ce sont les fragments ni, iv et v. Le nom d'A. de Vigny est effacé
partout, et remplacé au fragment vpar celui de Milton. J'ai déjà
expliqué pourquoi et de quel droit Victor Hugo effaçait ainsi de
ses articles de jeunesse le nom de ses contemporains. Il n'avait
pas besoin, en 1834, de faire de la réclame à Vigny. Il n'y a
donc pas là, comme dit M. Biré, « un petit subterfuge, » mais
une habitude constante et toute naturelle. L'article du reste vaut
mieux que les fragments, où ne figure pas par exemple tout le
début, très curieux comme théorie littéraire. — Cf. Derômej
p. 86-90.
(8) Mme, de Juin i8§4, p. 33t;
LA PREPARATION A LA PRÉFACE 101
par un parallèle assez singulier, qui prouve déjà la
hantise de l'idée napoléonienne chez Victor Hugo, en
dessous de Walter Scott : « Cet homme connaissait
bien peu le génie populaire, qui essayait de rajeunir le
Louvre, et de récrépir la monarchie de Charlemagne.
Walter Scott comprend mieux sa mission de poète
que ce géant aveugle n'a compris celle de fondateur.
Hâtons-nous de rompre ce rapprochement fortuit
entre deux hommes qui ont deux sphères de célébrité
si diverses (1)... »
De môme Chateaubriand est encore le manitou de
la littérature, comme dans le Conservateur; il occupe
toujours la place d'honneur (2) Devant lui s'inclinent
les barrières des genres ; les Martyrs prennent place
dans l'épopée, « car, bien que l'auteur de cet admirable
poème ne l'ait point assujetti au joug métrique, ceux-
là seuls lui refuseront la palme épique, qui voudraient
en décorer leur aride Henriade, cette gazette en vers,
où Voltaire a évité soigneusement la poésie, comme on
évite un ami avec qui on veut se brouiller (3). » Placer
les Martyrs au-dessus de la Henriade, c'est peu ; mais,
autre part. Victor Hugo met Chateaubriand à la hauteur
d'Homère, quand il rêve pour lui de nouveaux rhapso-
des : '< M. de Chateaubriand, dont le génie flatte toutes
les imaginations lors même qu'il ne touche pas tous
les cœurs, a laissé tomber sur les Juifs quelques-unes
de ces pages merveilleuses qui, passant de mémoire en
mémoire, n'auraient pas besoin du secours de l'impri-
merie pour arriver à la postérité la plus reculée (4). »
(1) Muse, juillet 1823, p. 31.
(2) Philosophie, I, 213.
(3) Muse, juillet 1823, p. 3i.
(4) Ibid., août 1823, p. 91.
102 LA PRÉFACE DE CR0MWEÏ.L
Chateaubriand est encore paré de tout le prestige
du génie, et d'un génie longtemps malheureux. Victor
Hugo aime en lui l'écrivain, et l'émigré; il remercie
Walter Scott d'avoir, dans l'avant-propos de Quentin
Durward, représenté d'une façon ingénieuse et tou-
chante l'émigration : « Nous ne terminerons point cet
article sans le remercier de sa touchante et ingénieuse
préface. Son vieux marquis provoque à chaque instant
le sourire et les larmes.
« Loin de nous la pensée de réveiller ici le moindre
souvenir de parti I S'il est, comme on l'assure, des
Français qui osent ripe de quelques vieillards, Français
comme eux, lesquels ont vécu dans l'exil et meurent
dans la pauvreté, qu'ils lisent la préface de Quentin
Durward; elle les réconciliera avec les infortunes de
l'honneur. Nous regrettons seulement que ce service
leur soit rendu par un étranger. Pour nous, nous
avons toujours pensé qu'il peut y avoir au monde quel-
que chose de plus ridicule que la vieillesse et le mal-
heur (1). »
Ce qu'il aime en Walter Scott, c'est cette façon de
traduire l'histoire ou de la travestir en roman (2). Il
fait bon marché de la précision historique, pourvu que
l'on conserve la « vérité morale » (3), vérité fort élas-
tique, et favorable aux partis pris politiques.
La seule chose qu'il reproche au grand romancier,
c'est de n'avoir pas représenté en beau la royauté de
droit divin : « Comme Français, nous ne remercierons
par sir Walter de l'incursion qu'il vient de faire dans
(1) La Muse française, juillet 4823, p. 45.
(2) Philosophie, 1, £55.
(3)76ïd.,p. 287.
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 103
notre histoire : nous serions plutôt tenté de la repro-
cher à cet Écossais. Certes, celui qui entre tous nos
rois, nos Charlemagne, nos Philippe-Auguste, nos
saint Louis, nos Louis XII, nos François I*p, nos
Henri IV et nos Louis XIV, a été choisir pour son
héros Louis XI, ne peut être qu'un étranger. Voilà
bien une inspiration de la muse anglaise (1). »
Dans cette ferveur politico-religieuse, Victor Hugo
en est encore à la répulsion pour le xvme siècle (2). Il
parle du temps de Voltaire en disciple de la Restaura-
tion, mais aussi en homme d'avenir. On voit percer
en lui le chef de la génération nouvelle, « sérieuse et
douce (3) », dont il va bientôt apporter l'ultimatum.
En attendant qu'il expose son plan de campagne
aux jeunes gens, il leur donne des conseils: il les pré-
munit contre le respect des vieilleries, môme des gens
vieillis dans la critique (4). Il préconise un esprit plus
jeune et plus large ; il recommande de négliger les
défauts, de voir et de faire voir surtout les beautés, et
il prêche d'exemple à propos de Vigny : « La belle ima-
gination de l'auteur s'est fortifiée en se purifiant ; son
style, sans rien perdre de sa flexibilité, de sa fraîcheur
et de son éclat, a perdu les défauts qui le déparaient.
Peut être cependant y découvrir ait- on encore quelques
taches en y regardant de très près; mais il faudrait
avoir la vue bien basse. Quant à nous, nous n'envions
à personne la triste satisfaction de compter des imper-
fections (5). »
(1) La Muse, juillet 1823, p. 38-39.
(2, Philosophie, 1,271, 289.
(3) Philosophie, l, 261.
(4) Ibid., 1, 280, 281.
(5) La Muse, mai 1824.
104 LA PREFACE DE CROMWELL
Voilà déjà bien des points de ressemblance avec la
Préface, par conséquent bi'en des jalons sur la route
que nous relevons, et qu'a suivie Victor Hugo, du pur
classicisme à la doctrine romantique. Mais, outre ces
ressemblances déjà frappantes, il faut encore signaler,
dans la Muse de 1824, l'existence de deux germes géné-
rateurs du manifeste de 1827. C'est d'abord la théorie
même du drame, dont l'idée est déjà très précisée, et
qui ne diffère de sa forme future que par les images
qu'elle doit revêtir trois ans plus tard (1). G est surtout
le genre de polémique adopté dans ces discussions
littéraires, le ton ironique, déjà dominant.
« Puisque décidément tout est perdu en littérature, puis-
que le mauvais goût est devenu le goût général ; qu'on en
est arrivé au point d'insulter chaque jour à ce qu'il y a au
monde déplus saint et sacré, leTartare, le Pinde, la vache ïo,
le dieu Silène ; que nos poètes, dans leur licence et dans
leur impiété, Ont cessé de mêler la ceinture de Vénus au
voile de Marie, et osent soutenir que le fiât lux n'a pas été
dit pour créer Phébus; puisque, selon plusieurs de ces
insensés, la poésie vit beaucoup moins de fiction que de
vérité ; puisqu'ils sont même soupçonnés de vouloir substi-
tuer on ne sait quelle littérature étrangère, puisée dans nos
traditions et dans nos croyances, à cette littérature si fran-
çaise et si chrétienne, qui n'a de dieux que ceux de l'Olympe,
de héros que ceux de Rome et de la Grèce; puisqu'enfin
nous sommes menacés d'une nouvelle invasion de barbares,
et que dix ou douze écrivains s'imaginent, parce qu'ils ont du
talent et de. la renommée, avoir le droit d'être, en vers
comme en prose, de leur pays, de leur siècle et de leur reli-
gion; il sera permis peut-être à l'auteur de cette période
cicéronienne du genre de celles que la rhétorique appelle
suspensions, d'énoncer ici quelques vérités très naturelles et
très hérétiques, et les classiques défenseurs des saines doc"
ï
(i) Philosophie, I, 249.
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 105
trines littéraires les lui pardonneront sans doute {scirent si
tgnoscere...) en faveur d'un exorde si académique! Osons
donc le dire un peu haut. Ce n'est point réellement aux
sources d'Hippocrène, à la fontaine de Castalie, ni même au
ruisseau de Permesse que le poète puise son génie ; mais tout
simplement dans son âme et dans son cœur (1). »
§ 10. — La Préface des « Nouvelles Odes » et le « Journal
des Débats ».
En 1824, tandis que la Muse française disparaît, pa-
raissent les Nouvelles Odes, dont la préface, moins
connue que celle de Cromwell, a pourtant l'importance
d'un prélude. Victor Hugo n y prend par encore nette-
ment l'attitude d'un belligérant. Il essaye de jouer le rôle
dangereux de conciliateur entre les deux armées en
présence. Il cherche un terrain neutre pour négocier,
prétendant qu'il y a malentendu, qu'on va se battre
pour une querelle de mots ; qu'il n'y a rien de sérieux
dans ces deux devises : genre classique, et genre ro-
mantique. Il n'admet qu'un seul dogme : la littérature
nouvelle ne peut être que l'expression delà société
nouvelle, religieuse et monarchique (2).
Peine perdue : tant d'excellentes intentions, ou de
candides illusions, ne peuvent tromper que le poète.
L'école classique a de bons yeux ; elle devine, dans ce
prétendu arbitre, un adversaire, et des plus dangereux.
Elle lui envoie une première sommation par Hoffman,
qui signe de la lettre Z un article miel et vinaigre dans
les Débats du 14 juin 1824.
<i) La Muse, mai 1824, p. 275-276.
(2) Poésie,!, 10, il, et 17.
106 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Suivant la tactique habituelle, le critique vante, aux
dépens du second recueil d'odes, le premier, qu'il met,
éloge suprême, au rang des poésies lyriques de Jean-
Baptiste ; ce n'est pas du reste qu'il n'y ait déjà flairé
une certaine « vapeur romantique » . L'odeur est plus
forte encore dans le nouveau recueil ; cela sent « la
Muse germanique » . Victor Hugo a beau, dans la préface
de ses Odes, se défendre d'être romantique, Hoffman le
relègue impitoyablement loin du classicisme, et trace
la limite infranchissable entre les deux genres : con-
cédant à Victor Hugo qu'à côté du monde réel existe
un monde idéal, il prétend que nous ne pouvons aper-
cevoir le second qu'à travers » le prisme » du premier,
les abstractions qu'à l'aide des réalités ; les classiques
se cantonnent dans le monde réel, « les romantiques
s'égarent dans le monde idéal : voilà la ligne de démar-
cation. »
Six semaines après, « Z », d'un ton grincheux, priait
le journal d'insérer la réplique du poète. On comprend
mal l'ennui du rédacteur des Débats, car jamais son
journal ne se vit à pareille fête ; c'était le premier ma-
nifeste de l'Ecole Romantique, écrit de la meilleure
encre de Victor Hugo (1).
Le début est d'une politesse charmante, ancien ré-
gime, avec une pointe d'ironie :
« Je vous dois beaucoup de remercîments, et, permettez-
moi d'ajouter, quelques observations. C'est un hommage de
véritable estime que je me plais à vous rendre, Monsieur.
Vous n'êtes pas de ces avocats qui ne plaident qu'à condition
de n'être pas contredits, ni de ces athlètes qui s'arrogent
(1) Débats du 26 juillet 1824. Cet article a déjà été signalé et
analysé par M. Biré dans son Victor Hugo avant 1830, p. 368 et
sui^.
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 107
les honnours de la victoire sans avoir couru les chances du
combat. Vous savez plus que personne qu'il est trop aisé
d'avoir raison dans le monologue, et vous serez charmé, en
me voyant réclamer la parole après vous, de voir que je n'ai
pas du moins oublié le précepte classique qui veut que cha-
cun parle à son tour : amant alterna camœnae. »
C'est sur ce ton que Victor Hugo répond à la partie
de l'article qui le concerne spécialement. Toujours avec
de l'esprit, quelquefois avec de la subtilité, notre poète
discute tantôt en critique, tantôt en avocat ■. Il est plus
intéressant de le suivre quand il aborde des questions
moins personnelles, quand il amène par exemple si
fièrement l'éloge de Chateaubriand alors disgracié :
« Pouvez-vous, Monsieur, nous offrir sérieusement l'An-
glais Shakespeare, l'Espagnol Calderon, l'Allemand Schiller,
les deux premiers appartenant (si ma mémoire est bonne)
i au xvie siècle, et le dernier à la fin du xvni», comme expri-
mant la société de France au xixe siècle? Permettez-moi de
penser, Monsieur, qu'un esprit aussi judicieux que le vôtre
m'a pu commettre naïvement une pareille inconséquence, et
ique, si vous avez cité ces noms étrangers, c'est que vous
avez reculé devant les noms illustres dont s'honorent notre
époque et notre pays, surtout devant celui du grand homme
iqui, non content d'avoir, dans le Génie du Christianisme,
itracé les préceptes de la poésie nouvelle, en a donné dans
ses Martyrs le plus magnifique exemple ; généreux écrivain
I qu'ont tour à tour trouvé fidèle en leur temps de péril, la
'religion, la monarchie et la liberté, les trois grandes néces-
sités d'un grand peuple. Pardonnez-moi, Monsieur, de
n'avoir pu résister au désir de faire entendre à ce noble
(citoyen une voix amie au jour de la disgrâce. »
Après s'être ainsi acquis auprès du lecteur la sym-
pathie qui s'attache à tous les sentiments généreux
exprimés avec ce talent, Victor Hugo, sûr de son public,
108 LA PRÉFACE DE CROMWELL
aborde la discussion de fond,la définition de la nouvelle
école ; et c'est, ne l'oublions pas, un jeune homme de
vingt-deux ans qui a pu écrire cette excellente page de
critique, une de ses meilleures peut-être, sur la diffé-
rence entre le classique et le romantique.
« Il n'y a, dites-vous, que le style qui puisse nous four-
nir les moyens de tracer une ligne de démarcation. Je
prends acte de cet aveu. Ainsi tombent toutes ces accusa-
tions banales dirigées contre les auteurs contemporains sur |
le choix de leurs sujets, l'irrégularité de leurs compositions, |
etc. Ils ne diffèrent des classiques que par le style ! Voilà f
qui est solennellement établi. Voyons maintenant de quelle
nature est la différence. Vous reprenez : « C'est ici que je |
rappellerai la phrase déjà citée deM. Victor Hugo: souslemonde :
réel il existe un monde idéal. Cela est vrai ; mais ce n'est qu'à j
travers le prisme du monde réel que nous pouvons aperce- j
voir le monde idéalr ce n'est qu'à l'aide des réalités que nous j
pouvons concevoir les abstractions... » A merveille ! mon
idée ne saurait être mieux développée. Permettez-moi de la
rétablir en' entier : « Sous le monde réel, il existe un monde
idéal qui se montre resplendissant à l'œil de ceux que des
méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses
plus que les choses. » Remarquez, Monsieur, comme ces
expressions : il existe sous le monde réel, voir dans les choses,
s'accordent complètement avec les vôtres. Comme nous nous
accordons bien ! comme notre pensée est bien la même ! -4
Je continue de vous citer : « Les classiques ont bien senti
cette vérité, que les romantiques ne veulent point re-
connaître... » Ici, il me semble que je rêve, et j'aurais besoin
de tous les points d'exclamation dont on dit ces pauvres
romantiques si prodigues. Comment! Monsieur, les romanti-
ques ne veulent pas reconnaître une vérité qui est proclamée
dans tous leurs écrits, une vérité qui se trouve implicite-
ment renfermée dans la phrase même que vous citez I
Voyez un peu, si cela était, quel degré de folie ou de puis- j
sance il faudrait supposer aux romantiques ! Selon vous,
« la principale différence qui existe entre les deux genres,
consiste en ce que les classiques prennent leurs modèles.
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 103
fleurs formes et leurs couleurs dans la nature, dans le monde
réel et sensible, tandis que les romantiques les cherchent
dans le monde idéal et fantastique. » Des formes et des cou-
leurs appartiennent nécessairement à des objets physiques ;
tndiquez-moi donc, Monsieur, quel moyen ces heureux
romantiques emploient pour trouver des formes et des cou-
leurs dans le monde idéal, c'est-à-dire des choses matérielles
ians le monde immatériel. Gomment ont-ils fait pour dé-
couvrir la couleur de la pensée, la forme de la rêverie ? Ne
eur a-t-il pas fallu la toute-puissance du Créateur pour
irer des corps d'un monde où il n'existe pas de corps?...
itïais une chose m'embarrasse : ces formes, ces couleurs, ces
torps une fois trouvés au pays des abstractions, appar-
iennent nécessairement en leur qualité de corps au monde
Physique ; c'est donc au monde physique que les romanti-
ques ont, en définitive, emprunté leurs formes et leurs cou-
vurs; or, comme, suivant votre définition, on ne peut
emprunter de formes et de couleurs au monde réel sans être
lassique, les romantiques sont donc des classiques 1 »
On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, ou cette pres-
tesse de raisonnement, qui permet au débutant de
paraître n'avoir jamais tort, même quand on n'est pas
:bsolument convaincu qu'au fond il ait raison ; ou tout
te qu'une pareille argumentation révèle de connais -
iances approfondies, de lectures immenses, utilisées
jiu bon moment, grâce à sa mémoire légendaire. Après
yvoirriposté aux raisonnements par des raisonnements,
ilugo oppose aux exemples pris par Hoffman dans sa
ibliothèque des citations qu'il choisit le plus souvent
ians ses souvenirs. Il prouve abondamment que les
classiques les plus purs n'ont pas toujours décrit le
ionde idéal à travers « le prisme » du monde réel : il
urmine cette partie de sa démonstration, toujours
vec la même bonne grâce :
1 Un esprit attssi distingué que îs vôtre j Monsieur j lors^
110 LA PRÉFACE DE CROMWELL
qu'on lui signale une erreur, la répare en s'empressant de
la reconnaître. Je ne pousserai donc pas plus loin cette dé-
monstration déjà peut-être trop évidente. J'aurais pu
emprunter aux classiques des exemples bien autrement
singuliers de cette locution dont les écrivains, qu'on appelle
romantiques, usent avec plus de modération. J'aurais pu
vous montrer dans J.-B. Rousseau le superbe enflé de splen-
deur (liv. I", ode I") ; des sifflements qui sont des trompettes
(cantate xm) ; j'aurais pu vous faire voir dans Horace un
amant blessant des baisers que Vénus a imbus de la cinquièmt
partie de son nectar, Ixdentem oscula, quae Venus quinta
parte sui nectaris imbuit (liv. 1er, ode xm). J'aurais pu vous
citer cette strophe :
Si tu voyais un adultère,
C'était lui que tu consultais ;
Tu respirais le caractère
Du voleur que tu fréquentais ;
Ta bouche abondait en malice ;
Et ton cœur, pétri d' artifice,
Connu (1) ton frère encouragé,
S'applaudissait du précjpice,
Où ta fraude l'avait plongé.
« Cette seule strophe présente de la locution prétendue
romantique quatre exemples sur lesquels vous me dispen-
serez d'émettre mon opinion. J'aurais pu vous indiquer
également dans le même poète des regards qui font naufrage
contre un sourire (cantate x), ou une vertu de Falerne enlu-
minée, dans la strophe que voici :
La vertu du vieux Caton,
Chez les Romains tant prônée,
Etait souvent, nous dit-on,
De Falerne enluminée.
Toujours ces sages hagards,
\i) Ceci est une faute d'impression, le texte porte : contre ton
frère i (Livre I, Ode xi.)
LA PRÉPARATION A LA PRÉFACE 111
Maigres, hideux et blafards,
Sont souillés de quelque opprobre;
Et du premier des Césars
L'assassin fut homme sobre.
I « Encore une fois, Monsieur, le poète qui se permet tant
de licences n'est point un de ces* ranuL^^"^
• l înlUDt?eS !aUtf UrS P°Ur leS(*uels les classiques K
ce nom, il ne faut rien ajoute*. »
La distinction entre les deux écoles, fondée par Hoff-
iman surtout sur la différence des styles, s'écroulait
isous les coups d'un débutant. cornait
Le vieux critique n'était pas content, et l'on pourra
lire dans le numéro du 31 juillet sa grincheuse réponse,
pleine de pauvretés de raisonnement et desprit •
^oflman croyait être spiriluel, quand, raillant co
Enfant, sur un tambour ma crèche fut posée,
H disait : «je sais que quand il est question de l'Enfant
f^crecHe est synonyme de berceau; mais comme
une crèche est une mangeoire, je ne conseille à aucun
poète d employer cette métonymie, car les mauvais
usants parleraient bientôt du râtelier du poètm ?
Dans cette rencontre préparatoire entre les deux ir-
.nees o„ peut dire, sans parti pris, que le RomaTsme
•avait emporté,* venait de gagnersa première bâta iTe
ru::irtr,erralquiserévéiauain-^^:
Telle est la période de début de Victor Hugo publi.
(1) Victor Hugo fut contristé et frniecô ~„ , ■
fueur, de mfuvtti, ,oû "cU^cf/. l?J%^l™'>
112 LA PRÉFACE DE CR0MWETX
ciste. C'est pour lui un excellent apprentissage. Il est
bon, avant d'écrire les livres définitifs, de s'étudier à
rendre sa pensée dans la forme, accessible à tous, de
l'article. On apprend ainsi à vulgariser les idées origi-
nales, talent très rare, et qu'il ne faut pas confondre
avec une banale dextérité à répandre des idées vulgai-
res (1). Trop de journalisme écarte de la littérature,
un peu de journalisme y ramène.
Victor Hugo, de cette plume aiguisée par les polé-
miques du Conservateur, de la Muse, des Débats, va
pouvoir écrire la Préface qui, pour la variété de l'infor-
mation, la vivacité de la controverse, l'éclat du style, la
rapidité de la préparation, et aussi, reconnaissons-le,
l'imperfection des théories, ressemble, sinon à un ex-
cellent article de journal, du moins à une étude magis-
trale publiée dans une revue.
Et de même que les articles célèbres ont dû leur re-
nommée au nombre d'idées déjà à moitié formées qui
flottaient partout, et que l'auteur a su condenser, ainsi
la Préface allait devoir une partie de son succès à ce
fait : les idées qui y sont contenues étaient déjà dans
l'air.
(1) C'est dans le» polémiques de journal, et non dans les court
de la Sorbonne, que Victor Hugo a appris l'art de la critique ra-
pide, un peu superficielle, quoi qu'en dise M. Dejob : « Je ne se-
rais pas surpris que Victor Hugo ait ét;rit sa préface au sortir
d'une leçon de Villecuain, trompé par l'apparente facilité des
aperçus qu'il venait d'entendre. » L'instruction publique en France
et en Italie, p. 328. (Citation communiquée par M. Castaigne.)
TROISIÈME PARTIE
LES IDÉES DE LA PRÉFACE
| li. — La Préface est dans l'air.
On croit quelquefois diminuer le mérite d'un penseur
lorsqu'on fait remarquer que sa théorie était « dans
l'air ». C'est ce que Leconte de Lisle, avec son amer-
tume habituelle, appelait, à sa façon, les idées tombées
dans le domaine public (1). En d'autres termes, pour ce
grand pontife de l'art intangible, tout ce qui est acces-
sible est banal -, tout ce qui court la rue est trivial;
toute pensée qui réussit doit être, par cela seul, véhé-
mentement soupçonnée de n'être qu'une pauvreté. Ce
procès de tendance, fait aux poètes populaires, souli-
gne chez eux un mérite peu commun. Dire ce que
tout le monde pense, ou croit penser, n'est pas un mince
talent. M. Bourgeten a fait le signe distinctif des grands
poètes. On pourrait étendre la remarque à tous les
créateurs de systèmes, littéraires, politiques, religieux
ou philosophiques. Rien à coup sûr n'est plus vrai,
pour le fondateur du second romantisme.
(i) Derniers poèmes (Lemerre, 1895), p. 241, cf. p. 245.
PRÉFACE DE CROMWELL. 8
114 LA PRÉFACE DE CROMWELL
A la suite des penseurs, étrangers ou français, dont
nous avons montré l'influence sur Victor Hugo lui-
même, un certain nombre d'esprits de transition
avaient préparé l'opinion publique à un réveil litté-
raire, en la troublant dans sa quiétude classique, sans
apporter du reste de solution bien nette : le schisme
commence, sans que personne ait encore su trouver le
nouveau credo. La doctrine est si vague, que Beyle
considère comme des romantiques Thiers, et Scribe (1) 1
C'est ainsi qu'avec Stendhal la prédication romanti*
que perd en précision ce qu'elle gagne en diffusion (2).
Le livre d'Henri Beyle, Racine et Shakespeare, appartient
à la catégorie des livres trop loués, qui ménagent une
déception au lecteur. Son moindre défaut est d'être
original. Stendhal se vante presque de n'être qu'un tra-
ducteur. Assurément il a beaucoup emprunté à Johnson,
à Schlegel, à Manzoni.
Certaines théories personnelles à Stendhal sont fort
contestables. Il serait imprudent de prendre au sérieux
sa grande définition des deux genres ennemis, à savoir
que le romantisme consisterait à intéresser les contem-
porains, et le classicisme à les ennuyer avec ce qui
intéressait leurs ancêtres.
Stendhal n'apporte en réalité qu'une idée juste et nou-
velle : il prétend que Shakespeare donne plus souvent
que Racine cette illusion magique qui nous fait prendre
(!) Filon, Mérimée et ses amis, p. 19.
(2) Ce qui suit est en partie emprunté à ma thèse sur la Con-
vention. J'ai cru le pouvoir faire, d'abord parce qu'on a toujours
le droit de reprendre ses idées, ensuite, parce que les thèses sont
presque toujours de l'inédit imprimé. Personne ne les lit, sauf
quelques initiés . On trouvera les citations complètes et les réfé-
rences aux pages 76-84.
i
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 115
le rêve pour la réalité, et que le théâtre doit travailler
maintenant à multiplier ces courts instants d'illusion.
C'est quelque chose ; mais, en fin de compte, c'est bien
peu : carie reste du livre se compose de théories fausses
ou de prophéties manquées. Pour le passé, Stendhal
attaque la psychologie de Racine, moins finement que
Manzoni ; pour l'avenir, il n'admet pas le mélange du
tragique et du comique, et ne comprend pas autre chose
que le genre déjà réalisé par Népomucène Lemercier
dans son Pinto. Il ne croit pas que l'on puisse tirer une
tragédie de l'histoire nationale, tant que la royauté
subsistera ; en revanche, il rêve des pièces sur la mort
de Jésus-Christ, sur le retour de l'île d'Elbe, tout en
proclamant que la politique est impossible au théâtre.
La plus grande erreur de Stendhal est d'avoir con-
damné sans réserve les pièces envers: remarquant que,
de nos jours, l'alexandrin est devenu un « cache-sot-
tises », il conclut qu'il faut, non pas l'améliorer, mais
le supprimer; et ce n'est pas une boutade, comme chez
Mme de Staël : l'anathème est répété une trentaine de
fois : c'est l'idée maîtresse du livre, et cela seul suffirait
à montrer la faiblesse de son influence ; on ne peut
pourtant la nier absolument, car Stendhal s'adressait à
des lecteurs déjà excités par Manzoni, Schlegel, Mme de
Staël, Chateaubriand.
Il en est de même pour les Réflexions sur la vérité dans
l'art, qu'A, de Vigny met, en 1827, en tête de son Cinq-
Mars. Ces pages n'étaient pas destinées à faire époque,
car elles contenaient la pure doctrine classique (1). Le
(1) Sur Alfred de Vigny, cf. Dorison, Alfred de Vigny, poète
philosophe (Colin, s. m.;; Alfred de Vigny et la poésie politique
\Perrin, 1894); Pellissier, Nouveaux essais de littérature contem-
poraine (Lecène et Oudin, 1895),
416 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Romantisme était donc en train de reculer,quand parut
la Préface,
Et tout quatre-vingt-treize éclata (1).
La Révolution pouvait commencer en effet : mainte-
nant les révolutionnaires savaient ce qu'ils voulaient,
Victor Hugo ayant proclamé ce que Ton pensait autour
de lui.
Lui-même ne dissimule pas ce qu'il doit à ses prédé-
cesseurs. Il reconnaît, en tête de son étude sur les uni-
tés, que « des contemporains distingués, étrangers et
nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par
la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aris-
totélique ».
Il leur doit un autre avantage : il plaide une cause,
sinon gagnée d'avance, du moins favorablement atten-
due : il écrit pour « ce public dont l'éducation est si
avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique
ou d'application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour
l'art ».
Pour toutes ces raisons, la Préface rencontre un ac-
cueil enthousiaste : c'est un miroir, où chacun voit ses
idées en beau : aussi les disciples accourent-ils en foule:
« la Préface de Cromwell, dit l'un des plus grands,
rayonnait à nos yeux comme les tables de la loi sur
le Sinaï (2) ». Le fétichisme est le même chez les plus
humbles soldats de l'armée romantique : un perruquier
se suicide en laissant ce testament : « A bas les Vêpres
Siciliennes, et vive Cromwell (3) » !
(!) Contemplations, réponse à un acte d'accusation.
(2) Th Gautier. Histoire du Romantisme (Charpentier, 1884), p. 5«
(3) J. Janin, Histoire de la littérature dramatique, III, 209.
LES IDÉES DE LA PRÉFACÉ 117
§ 12, — Jugements sur la littérature française classique.
Le lecteur actuel, plus calme, trouve simplement
cette Préface très intéressante, d'abord en elle-même,
ensuite parce qu'elle est une date dans le développe-
ment littéraire de Victor Hugo aussi bien que dans l'é-
volution du Romantisme.
En particulier, les jugements portés sur les trois re-
présentants de notre théâtre classique doivent nous
arrêter un instant. Nous les discuterons moins que
nous ne les expliquerons, en tâchant de pénétrer, à
travers ces rédactions en quelque sorte diplomatiques,
jusqu'à l'idée secrète du poète, celle qu'il réserve pour
l'intimité. En connaissant mieux le fond même de sa
pensée, nous comprendrons mieux aussi ce qui est chez
lui sacrifice au décorum officiel, égards qu'on se doit de
puissance à puissance, même lorsqu'on va se déclarer
la guerre.
De tous les poètes classiques, Molière est celui pour
lequel Hugo ressent l'admiration la plus franche, la
plus profonde : il le connaît assez pour aimer à en
tirer des citations (1). Il respecte en lui l'homme qui a
su trouver, pour traduire l'amour, la forme la plus pro-
fondément humaine. Pour Hugo, dans toute la poésie
du xvne siècle, il n'y a, comme expression de la pas-
sion, rien de plus beau que ces deux vers :
Et sur ce que j'adore oser porter le blâme,
C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme
Ensuit© l'auteur de l'Etourdi est, aux yeux de Hugo,
(1) Asseline, p. 256
118 LA PRÉFACE DE CROMWELL
le meilleur ouvrier en vers du grand siècle : la compa-
raison du joueur de boule lui paraît d'une habileté
technique exquise (i). Aussi bien dans ses conversa-
tions que dans ses écrits, le poète déclare qu'il aime
en Molière un précurseur du vers affranchi ; et peut-
être, si Hugo avait connu sa théorie de l'irrégularité,
telle que la rapporte Brossette en son commentaire de
la Satire IV, aurait-il encore rendu plus complète jus-
tice à son grand prédécesseur.
C'est qu'en effet on voit déjà percer dans le Victor
Hugo du début une tendance encore cachée, qui s'é-
panouira plus tard, lorsque le triomphateur aura le
droit d'avouer la confiance qu'il a en lui-même : il
parle des grands poètes en homme qui se sent de la
famille. Il se découvre avec eux non seulement une
certaine parenté de talent, mais encore une réelle com-
munauté de destinée. Il y a quelque chose de person-
nel dans le ressentiment qu'il éprouve à voir calomnier
platement les bons serviteurs de l'humanité, et
Molière en est un (2). En 1861 , avant d'écrire son Wil-
liam Shakespeare, Hugo met Molière sur la liste des
poètes citoyens du monde, juste à côté du grand
Anglais (3). Il lui reprocherait seulement de n'avoir
pas assez osé être lui-même, d'avoir laissé ternir
par de mauvais conseillers la fraîcheur, l'éclat du style
de V Etourdi (4). Il voudrait aussi chez Molière ce quel-
que chose d'indéterminé qui échappe à l'analyse, ce
mystère du génie que ne peuvent isoler ni fixer les
réactifs littéraires. Mais en somme, trente-sept ans
(1) Stapfer, p. 56-58.
(2) Le Rhin, II, 251-252.
(3) Chez Victor Hugo, par un passant, p. 35-36.
(4) Stapfer, p. 55.
IES IDÉES DE LA PRÉFACE 119
après la Préface, Victor Hugo ne trouve qu'une cor-
rection à faire à son premier jugement : Molière ne
vaut pas Shakespeare, parce que ce grand audacieux
aurait une timidité : « avoir, par peur deBoileau, éteint
bien vite le lumineux style de l'Etourdi, avoir, par
crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le
Pauvre de Don Juan, c'est là la lacune de Molière (1). »
Et de même, « avoir, par obéissance aux règles,
tronqué et raccourci la vieille tragédie native, c'est là
le malheur de Corneille (2) ». Sans doute Corneille
est un grand homme ; mais d'abord nous ne savons
pas l'admirer dans sa vraie grandeur (3) ; et puis aussi
il est trop bonhomme : il se laisse malmener par les
Planche et les Nisard de son temps sans oser répondre
à leurs actes d'accusation : il se tient coi, presque
humblement. C'est une des plus illustres victimes de
ce principe d'autorité qui arrête les essors, froisse les
génies (4). Hugo reconnaît bien en Corneille un esprit
très moderne : de l'aveu de la Préface, l'auteur du Cid
avait su découvrir les deux sources poétiques les plus
pures et les plus abondantes : le moyen âge et l'Espa-
gne ; mais il a eule tort de pousser ses emprunts jusqu'à
la copie. Enfin, le même Victor Hugo, qui proteste contre
les pamphlets de la Querelle du Cid, finit par trouver que
cette dernière pièce a été un peu surfaite; que cinquante
Cid ne valent pas un Misanthrope ; qu'on pourrait don-
ner tout Corneille pour les soixante plus belles pages
de Dante (5).
(1) William Shakespeare, p. 10»».
(2) Ibid.
(3) Le Rhin, I, 159, 160.
(4) Avant l'exil, p. 586.
(5) H. Lucas, p. 118.
120 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Déjà nous sentons l'admiration, si pleine quand il
s'agit de Molière, décroître à mesure que le génie du
poète critiqué s'éloigne du génie du poète critique ; Tan*
tipathie pour Racine, moins brutale que celle des enfants
perdus du Romantisme, est plus profonde, parce qu'elle
est plus raisonnée : ce ne sont pas seulement deux
artistes rivaux, ce sont deux arts ennemis qui se trou
vent en présence.
Outre ses raisons générales pour ne pas se reconnaî-
tre en Racine, partant pour le méconnaître, Victor Hugo
devait avoir, au moment où il écrivait sa Préface, des
raisons toutes spéciales pour ne pas aimer Racine.
On le lui présentait à la fois comme un modèle à imi-
ter, et comme un maître inimitable (1). Le débutant ne
devait-il pas éprouver quelque ressentiment contre ce
parangon de tous les mérites littéraires, absolument
comme les enfants à qui l'on faisait autrefois lire Ber-
quin prenaient en grippe le type de toutes les vertus,
le jeune et ineffable Grandisson ?
Aussi, partout où il donne publiquement son opi-
nion sur Racine, Victor Hugo se montre-t-il plus ou
moins ouvertement agressif. Reprenant le procédé de
Boileau dans son Repas ridicule, il fait faire l'éloge
de Racine par un grotesque (-2). L'exquis poète, le
préféré des esprits délicats, devient le ré^al des médio-
cres : VA ne lui-même l'abandonne aux Pan-Béotiens :
L'homme consent au beau, — s'il est utile. Il a
Le goût du médiocre, et s'arrête à mi-côte ;
Il laisse en route ceux dont l'idée est trop haute ;
(1) H. Houssaye, p. 324.
(2) Le Rhin, 11,77.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 121
Il préfère Montmartre au Mont-Blanc, Athalie
A Macbeth... (1)
On peut, sans faire d'anachronisme, rapprocher ces
différents passages de cet éloge perfide de la Préface
où, sous prétexte de reconnaître à Racine le charme de
l'élégie et les magnificences de l'épopée, Hugo lui con-
teste en réalité le don du théâtre. — Ce jugement, si
on en acceptait les considérants, pécherait encore par
la conclusion, comme valeur philosophique, puisque
Hegel considère la poésie dramatique comme le mé-
lange de ces deux mêmes éléments, l'épopée et le
lyrisme (2). Mais Hugo va plus loin encore, lorsqu'il
veut bien dévoiler toute sa pensée : ce qu'il admet, dans
notre divin poète, c'est sa prose ! Il ne le trouve excel-
lent que dans le style épistolaire (3). A peine concéde-
rait-il que les Plaideurs valent quelque chose (4). On
Ta vu, dans l'intimité, prendre quelque plaisir à d'inep-
tes parodies de Racine ^5), tant son antipathie pour le
poète l'emportait sur son respect de la poésie. Il a, dans
une lettre familière, il est vrai, il a cru adresser un
compliment, et non une ironie, à un simple rimeur, en
lui disant qu'il était un délicieux poète, « pas racinien
(1)L*i4ne, XIII, p. 319.
(2) Poétique, 11,2; cf. II, 25.
(3) Stapfer, p. 58 — Le jour où Théophile Gautier présente
Arsène Houssaye au maître, la conversation tombe, c'est le cas
de le dire, sur Racine : « Ah! dit Victor Hugo, si Jean Racine
n'avait pas fait de tragédies, quel grand homme pour la France,
car lui aussi se drapait du manteau des dieux! » Je ne croyais
pas un mot de ce que disait Victor Hugo, ni lui non plus, mais
il lui fallait bien amuser la galerie. » A. Houssaye, les Conf es-
tions, 1, 253.
(4) Barbou. Victor Hugo, sa vie, p. 262.
{& Lesclide, p. 279.
122 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
du tout » (A). A quatre-vingts ans, il raillait encore
certains vers de son ennemi de prédilection, surtout le
récit de Théramène (2) .
Il croyait peut-être rendre une justice impartiale et
définitive à l'auteur d'Andromaque, lorsqu'il disait à
M. Mounet-Sully : « Maintenant que les luttes sur le
Romantisme sont terminées, il est temps de rendre à
Racine son rang dans le siècle de Louis XIV : il en fait
partie au même titre décoratif que Le Brun, le peintre
de batailles » (3).
Son entourage immédiat admettait ces jugements
bizarres (4). Nul n'a mieux rendu la vraie pensée de
Hugo, la pensée de derrière la tête, que son ami le plus
fidèle, son confident le plus intime :
Shakespeare, en tous sens,
Riant des tempêtes,
Etend sur nos têtes
Ses rameaux puissants...
Pauvre, mais avare,
Dès qu'un jet grandit,
Racine lui dit
Que la sève est rare.
Eschyle poltron,
Tacite modeste,
Il ébranche Oreste
Et rogne Néron.
La feuille croît peu
Dans l'œuvre qu'il gêne.
(i) H. Lucas, p. U9.
(2) Claretie, les Causeries de Victor Hugo, p. 111,
(3) Mot cité par les Débats du 24 mars 1896.
(4) Asseline, p. 98-99.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 123
Shakespeare est un chêne,
Racine est un pieu (1).
Ne serait-on pas tenté de répondre, avec le poète pré-
ieux de l'Anthologie : « 0 Progné, mélodieuse Progné,
omment peux-tu dévorer cette innocente cigale, un
hauteur comme toi ? » Trop souvent les poètes se
échirent entre eux, quand ils condescendent à faire
e la critique. Rarement ils nous donnent des jugements
bjectifs, rarement ils voient dans les beautés d'autrui
utre chose qu'un reflet des mérites qu'ils se connais-
ent (2). C'est là le péché mignon de Victor Hugo, qui
été le plus personnel des poètes et le plus subjectif
es critiques.
§ 13. — La critique.
Ce n'est pas que sa critique manque d'intérêt, ni de
aleur, comme du reste celle des créateurs, en géné-
iil. C'est un lieu commun que de récuser les artistes
omme critiques, et c'est une erreur. Le tout est de
avoir mettre à profit leurs indications. C'est ainsi
u'il vaut mieux visiter les Salons avec un sculpteur
a un peintre qu'avec un esthéticien de profession,
l'artiste commencera sans doute par nous faire voir
on œuvre, en nous laissant en partie le soin de devi-
1er qu'elle est peut-être un chef-d'œuvre ; il nous fera
^marquer ensuite les qualités des membres de son
1(1) Vacquerie, Mes premières années de Paris, p. 41-44.
(2) André Chénier dit, dans se? Cy dopes littéraires :
Se louant dans autrui, tout poète le nomme
Le premier des mortels, un héros, un grand homme.
i. G. de Chénier, II, 150.
124 LA PRÉFACE DE CROMWELL
groupe, les défauts de ceux qui ne sont pas de sa cotei
rie, etc Mais en revanche, il nous révélera certains pro<
cédés qu'on ne peut connaître, ni reconnaître, si l'oi
n'est pas de la partie ; surtout, s'il ne nous donne pas
toujours la vérité, ni toute la vérité, il nous aidera S
la découvrir nous mêmes, en affinant notre esprit criti-i
que. - Et puis, comment refuser aux créateurs le droil
de juger les autres, si Ton songe que ce serait du mêm*
coup enlever à l'histoire de la critique Aristote, Horace,
Pascal, Corneille, Boileau, Molière, Racine, Voltaire,
Goethe, Chénier, Lamartine et Victor Hugo lui-même 1
Il est beaucoup question, dans la Préface, de la cri-
tique en général, de certains critiques en particulier.
On sent percer toujours de Téloignement pour Iq
genre, de l'animosité contre ceux qui le traitent. Ces
sentiments de Victor Hugo ont été eu croissant ; plus*
son autorité augmentait, plus il a développé ce qu'il
indique plus ou moins prudemment dans la Préface.
La critique le trouble et l'inquiète : il se demande
ce qu'elle laissera subsister de son œuvre, et le tofl
d'assurance tranquille, affecté pour faire lui-même la
réponse, dénote une appréhension secrète (1). Ce n'estt
pas la valeur de son œuvre qui lui cause cette gêne,
mais bien la médiocre estime en laquelle il tient ses*
juges. Il est incontestable que Victor Hugo méconnaît!
la critique dans son ensemble. Il a crayonné en margej
d'un exemplaire des Profils et Grimaces de Vacquerie,)
la caricature d'un classique, fidèle image de la critique1
telle qu'il se la figure : personne vieillotte, entichée dej
modes surannées, à la pose prétentieuse, à la lèvre*
(1) Barbou, Victor Hugo, sa vie, fac-similé d'une lettre, en têt*
du volume.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 125
inéprisante, contente d'elle-même, mécontente d'autrui,
)i.ux oreilles longues et pointues, au front étroit (1).
d'est bien à elle qu'il songe, lorsqu'il compose pour
$ine grande cantatrice, très belle, et d'autant plus mal
«çue par deux vieilles sorcières, ce quatrain, qui est
in apologue :
Un rossignol rendait visite à des chouettes,
Si souvent, qu'à la fin, — notez ceci, poètes, -^
) Ces monstres s'écriaient: « le vilain animal!
3 Comme il est ennuyeux, et comme il chante mal (2) !»
1 C'est encore elle qu'il vise, d'une façon plus lyrique,
rans le Désintéressement de la Légende des Siècles : tous
,?,s pics des Alpes entourent le plus élevé, le plus beau
,'entre eux, le Mont Blanc, et chantent ses louanges :
est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes,
frnous l'insulterions, si nous étions des hommes.
Il L'envie en effet lui semble l'inspiratrice dominante
le la critique, et son fondement, c'est l'ignorance. Ses
iges sont à ses yeux des ennemis, et ces ennemis
attaquent ses livres sans les lire (3).
s| Ceux d'entre eux qui ont de la conscience n'ont qu'une
tàence vaine ; même un Taine, avec toute son applica-
ton, avec sa théorie de la race, du milieu et du moment,
; it sourire Victor Hugo, tant il lui semble puéril avec
as conséquences que sa critique minutieuse tire d'un
Hit insignifiant (4) .
iJ
•1(1) Barbou, Victor Hugo et son temps, p. 101.
(2) Rivet, p. 226.
(3) Id. p 214. — Le poète n'a qu'un tort: il généralise un fait
lii se produit quelquefois; cf. Dot vid d'Angers, p. 69.
(4) Stapfer, les Artistes, p. 67-68.
126 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Toutes les critiques lui semblent erronées, qu'elles
visent à la science, ou qu'elles veuillent simplement
instruire en amusant. Si les feuilletons s'occupent de
lui, il se sent « livré aux bêtes » ; plus l'article est
long, plus il est mauvais : c'est alors « de la bêtise au
mégascope ». Le plus grand des critiques-journalistes,
Sainte-Beuve, n'est pour l'irascible poète qu'un scolo-
pendre^) I
Et pourtant le journal n'est pas son plus grand
ennemi. Nous devons reconnaître que, de toutes les
critiques, celle qui lui inspire le plus d^orreur, c'est
la critique universitaire, qu'il personnifie dans la
Sorbonne, et contre laquelle il a fait tout un livre :
A. quoi rêvait Sorbon, quand il fonda ce cloître
Où l'on voit mourir l'aube, et les ténèbres croître (2) ?
Si nous ne voulions pas comprendre de bonne grâce,
et nous reconnaître, si nous refusions de dire comme,
l'Acaste du Misanthrope,
C'est nous-mêmes, Messieurs, sans nulle vanité,
P. de Saint- Victor nous expliquerait l'apologue, et nous]
montrerait que Victor Hugo avait retrouvé « cette vic-
torieuse mâchoire d'âne » avec laquelle Samson tua
(i) Lettres à Lamartine, p. 59-60; J. Claretie, Le Temps, 3 sep-
tembre 1896.
(2) L'âne, poésie, XIII, 260 et passim. Sur la valeur de l'ensei-
gnement de la Sorbonne, juste à l'époque de la préface, cf.|
Gréard, Nos adieux à la vieille Sorbonne, ch. iv, les temps nou-
veaux, p. 219-231. — L'animosité de Victor Hugo a toujours?
admis des exceptions. En 1840, il dîne chez Victor Cousin, minis-
tre de l'Instruction publique (David d'Angers, p. 167). Mais cette
haine date de loin ; elle remonte au moins jusqu'en 1825 : cf. sa
Correspondance, p. 51.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 127
millePhilistins (1). C'était nous, en effet, qu'il haïssait,
autrefois, comme les ennemis-nés de tout ce qui passe
la mesure : « les génies sont peu universitaires ; qui
plus est, ils manquent de platitude (2). » Sa haine se
concentrait sur le critique type de cette école, sur
Nisard, et l'on sait jusqu'où est allé Victor Hugo dans
l'invective (3). De même que Robespierre ne pardon-
nait pas à Camille Desmoulins « d'avoir commenté
Tacite » , Hugo ne pouvait oublier que Nisard
avait commenté Claudien, Lucain, Stace, à son détri-
ment (4).
En bonne conscience, Victor Hugo a eu des torts
'dans cette querelle : je ne les dissimule pas. Enrevan-
bhe, il faut reconnaître que les erreurs de la critique
9nvers Victor Hugo ont été bien plus sérieuses, et
ju'en somme c'est elle qui a commencé ; elle serait
nême allée fort loin dans l'attaque, s'il fallait admettre
^u'on a voulu, pour de simples raisons littéraires, l'as-
sassiner, le provoquer en duel ; qu'on lui a écrit des
ettres anonymes, etc. (5). Dans ce procès, ne consul-
ons que les pièces signées par les parties.
La critique a été trop souvent partiale et hostile (6).
('rop souvent des dissentiments politiques ont pesé sur
es opinions littéraires, depuis le révolutionnaire qui
ttaque Hugo à ses débuts, parce que à ce moment le
(1) Victor Rugo, p. 325. — C'était du reste toute espèce d'en-
îignement qu'il attaquait, aussi bien clérical que laïque. Con*
'■mplations,î, 53.
1 (2) William Shakespeare,?. 282.
1 (3) Art d'être grand-père, le poème du Jardin des plantes.
u>oésie, XII, 62-63).
(4) Depuis l'exil, IV, 346.
:(5)Lesclide, p. 72-73.
(6) Cf. Biré, l'Année 1817, p. 189-199.
Il
128 LA PRÉFACE DE CROMWELL
romantisme se confond avec le royalisme (1), jusqu'à
ce critique impérialiste qui poursuit dans le chanteur
des Rues et des Bois le justicier des Châtiments (2). Que
penser de ces polémiques qui n'ont plus rien de litté-
raire,de ces polémistes qui n'ont plus rien du littérateur,
qui abandonnentl'auteur pour attaquer l'homme, qui
prétendent qu'il a été peureux, féroce, sadique, etc. (3) ?
Victor Hugo a donné depuis longtemps la vraie for-
mule de ce genre-là dans son chapitre intitulé : Zoïle
aussi éternel qu'Homère (4). Victor Hugo a fini par gra-
cier, pour ce genre de délit, même les universitaires ;
il a eu là un mérite rare, car, s'il pardonnait, il n'ou-
bliait pas : « tout s'efface, excepté les blessures (5) ».
On comprend mieux maintenant pourquoi Victor
Hugo trouve mesquine la recherche des défauts, féconde
et grande la mise en valeur des beautés, désagréables
et inutiles les réquisitoires, doux et réconfortants les
plaidoyers. Le genre de critique qu'il admet, c'est la
lettre où Eugène Sue lui explique à lui-même les beautés
de Notre-Dame de Paris (6;. Il ne comprend le juge-
ment littéraire que comme une paraphrase des beautés,
ainsi qu'il l'a tenté lui-même dans son livre sur Sha-
kespeare, ainsi que Ta essayé le seul critique que Victor
Hugo ait jamais aimé : Paul de Saint- Victor. On sait
jusqu'où Victor Hugo poussait l'admiration pour « ce
(i) Mémoires de Barrère, IV, 253.
(2) Lesclide, p. 282.
(S) Viel-Castel, Mémoires, I, 43, 167, 109.
(4) William Shakespeare, p. 268.
(5) Victor Hugo raconté, I, 115.
(6 Livre d'Or, p. 119. — C'est encore ce qu'il écrit à David, en
1828 : ». N'oublies pas que personne ne vous admire plus que
moi, parce que personne ne vous aime davantage. » David d'An-
gers, p. 39.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 129
noble esprit et ce grand (aient », pour celui à qui il
disait : « on écrirait un livre rien que pour vous faire
écrire une page (1) ». En un mot, 1 exégèse que Victor
Hugo approuve, c'est celle de Seide commentant
Mahomet; or, comme le reconnaît Saint- Victor, Seide
est toujours plus Mahométan que Mahomet (2). Il est
vrai que ce genre de critique a un grand mérite : il ne
crispe pas les nerfs du poète qui n est plus mis sur la
sellette, mais sur un piédestal : il a même du bon, à
condition qu'il ne soit pas seul de son espèce ; si tous
les critiques se changeaient en thuriféraires, ce serait
bien fade, et bien dangereux. Pour l'épanouissement du
génie, il ne faut pas la serre chaude, avec sa tempéra-
ture uniforme et délétère, mais bien le plein air, plus
tonique, avec ses alternatives de chaud et de froid, de
rayons de soleil et d'orages.
Sans doute, la critique, quand elle s'adresse à l'au-
teur lui-même, doit être avant tout d'une correction,
d'une courtoisie diplomatiques: elle doit parler un lan-
gage mesuré, car. auprès de cette puissance, le poète-
roi, elle est le représentant d'une autre puissance:
l'opinion publique. Pourtant, en règle générale, la cri-
tique ne parle pas à l'auteur, mais aux lecteurs. Le
vrai critique est un professeur qui, sur les œuvres des
créateurs, fait un cours à ses étudiants, les gens lettrés.
(15 Asseline, p. 250. — P. Lacroix, qui cite ce mot dans sa
note en tête du Victor Hugo de P. de Saint- Victor, ajoute que la
correspondance de Hugo fera mieux connaître encore la profon-
deur de leur amitié.
(2) Victor Hugo, p. 19. — Du temps de la ferveur romantique,
quand on aimait à découvrir des harmonies préétablies dans le
nom du Maître, on aurait remarqué que le nom du dévot et
celui de son Dien, se soudaient naturellement : Paul de Saint-
Victor-Hugo.
PRÉFACE DE CROMWELL. 9
130 IA PRÉFACE DE CROMWELL
Il ne doit donc rien autre chose à l'auteur que ce qu'il
doit à ses auditeurs : le souci de la vérité, l'intelligence
des beautés, le respect du génie, sans indulgence
partiale pour les taches dudit génie.
Nous voilà très loin des protestations de la Préface,
surtout si l'on veut bien en comprendre les exigences à
l'aide des prétentions qui vont bientôt suivre, comme
corollaires.. La théorie de la Préface va se développer
logiquement, et aboutir à l'axiome connu : « Admirer.
Etre enthousiaste. Il m'a paru que dans notre siècle cet
exemple de bêtise était bon à donner.... Quant à moi,
qui parle ici, j'admire tout comme une brute (1). »
Il ne faut pas prendre ce mot pour une boutade ;
c'était une habitude d'esprit chez Victor Hugo, une
manie d'artiste en face de la nature (2), qu'il gardait en
présence des œuvres littéraires, ou, si l'on aime mieux,
qu'il recommandait aux lecteurs de son œuvre. Le con-
seil n'est peut-être pas très mauvais, lorsqu'il s'adresse
aux esprits simples, qui, faisant généralement de piètre
critique, gagneraient beaucoup en somme à admirer
tout, plutôt que de dénigrer à tort et à travers. On peut
même ajouter que le principe de Victor Hugo pourrait
encore se défendre à coups d'autorités. Il y a en musi-
que toute une école qui reprend et pratique le conseil
du poète (3). En littérature, de grands esprits ont
pensé ainsi. Tout en reconnaissant que la critique a des
droits, et qu'il ne faut pas admirer sans discernement,
quand il s'agit de simples talents, G. Sand admet que
(1) William Shakespeare, p. 296.
(2) Victor Hugo en Zélande, p. 45; Lesclide, p. 135.
(3) Sur les Wagnériens, cf. Saint-Saens, Harmonie et mélodie*
2' éd., pp. xvi-xix.
ISS IDÉES DE LA PRÉFACE 131
la critique doit abdiquer devant le génie : « J'aime cette
audace d'enthousiasme, et pour mon compte je l'ac-
cepte de tout mon cœur. Il y a longtemps que je pense
qu'il faut mettre au premier rang les œuvres qui ont
le plus de qualités, et au dernier celles qui ont le moins
de défauts. La critique sérieuse respectera la cendre
des morts illustres. La postérité ira de plus en plus
effaçant de son contrôle les défauts des maîtres, quand
il s'agira d'enregistrer leurs qualités (1). »
Et si Ton trouve que George Sand est trop roman-
tique pour pouvoir servir de caution, je citerai Boi-
leau : il traduit le chapitre où Longin prouve qu'il faut
préférer le sublime avec ses défauts à la perfection dans
la médiocrité, et il en adopte les conclusions, puisque
dans sa huitième réflexion critique sur ce chapitre, il
ne contredit pas cette théorie. Je citerai surtout Racine
qui, dans la préface d'Iphigénie, répète aux amis de Per-
rault les sages paroles de Quintilien, disant des anciens :
« Il faut être extrêmement circonspect et très retenu
à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes,
de peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de
condamner ce que nous n'entendons pas. Et s'il faut
tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux
pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu'en y
blâmant beaucoup de choses. » Victor Hugo n'avait-il
pas le droit d'approprier aux modernes ce qui, appli-
qué aux anciens, paraissait bon à Quintilien, à Lon-
gin, à Boileau, à Racine ?
Seulement (et malgré l'apparente naïveté de cette
remarque, il faut bien le dire),Une suffit pas d'être une
brute pour savoir admirer. Victor Hugo ne va pas jus-
(1) Revue des Deux- Mondes, 45 mai 1864.
132 LA PRÉFACE DR CROMWELL
qu'à donner d'un mot connu cette paraphrase : heu-
reux les pauvres d'esprit, car le royaume des poètes est
leur domaine. — Pour bien admirer, il faut d'un côté
ne pas plus juger qu'une brute, et de l'autre sentir
supérieurement ; en un mot, il faut être un artiste pas-
sif : c'est ce que Hugo écrit à quelqu'un qui avait com-
pris l'Homme qui rit: « La critique n'existe qu'à la
condition d'être aussi la philosophie. Vous la compre-
nez, vous. Pourquoi? Parce que vous êtes un poète,
parce que vous êtes un artiste, parce que vous êtes un
écrivain (1). » C'est encore ce qu'il développe à un
ami qui avait jugé supérieurement les Travailleurs de la
mer: « Tu as tout bonnement écrit six pages exquises.
La dernière est grande et belle. Tu fais dignement la
forte explication du Moïse : « Tu es Je génie, et tu
exprimes Dieu. » Cela est superbe. Et tout ce que tu dis
de la langue et du style, c'est neuf, vrai, et savant.
C'est de la haute critique, de la critique d'artiste et
de poète. Le poète est le premier des critiques, de
même qu'il est le premier des philosophes ; il sait le
fond de l'art et la loi de l'idéal. Quelle belle analyse
tu fais des Travailleurs de la mer, au triple point de
vue : sujet, composition et style. En quelques mots
tout est dit. Je fais plus que te remercier, je te féli-
cite (2). »
Il reste, pour comprendre toute sa pensée, à rappro-
cher de la critique, telle qu'il l'a définie, admise, aimée,
celle qu'il fait lui-même sur les autres.
On a déjà remarqué que ses jugements sur autrui ne
sont que des manifestations de son opinion sur lui-
(1) H. Lucas, p. 119 120
(2) Asseline, p. 258-259,
LES IDEES DE LA PRÉFACE 133
même (1), une contemplation, une vision de l'œil inté-
rieur, plutôt qu'un rayon lumineux s'extériorisant (2).
Il faut ajouter, avec M. Renouvier, que, quand il y a
presque identité entre l'image extérieure et la vision
intime, Victor Hugo écrit des pages qui dépassent en
valeur, en rendu, tout ce qu'on a pu écrire de plus
beau dans les annales de la critique (3).
Il faut aussi distinguer entre la critique épistolaire
de Victor Hugo, relevant uniquement du panégyrique
à brûle pourpoint, et ses véritables jugements intimes,
entre amis, où la fameuse recherche féconde des beautés
fait place à une âpre poursuite des défauts. Pour éta-
blir la comparaison, il suffit de prendre d'abord deux
jolies lettres à Lamartine, la première, du 14 mai 1838:
« Vous avez fait un grand poème, mon ami. Là Chute
d'un ange est une de vos plus majestueuses créations.
Quel sera donc l'édifice si ce ne sont là que les bas-
reliefs ! Jamais le souffle de la nature n'a plus profon-
dément pénétré et n'a plus largement remué de la base
a la cime, et jusque dans les moindres rameaux, une
œuvre d'art 1 Je vous remercie des belles heures que je
viens de passer tête à tête avec votre génie. Il me sem-
ble que j'ai une oreille faite pour votre voix. Aussi je
ne vous admire pas seulement du fond de l'âme, mais
du fond du cœur. Car lorsqu'on chante comme vous
savez chanter, produire c'est charmer, et lorsqu'on
écoute comme je sais écouter, admirer c'est aimer. A
vous donc eximu pectore.» La seconde lettre, du tt avril
1856, est plus curieuse encore, puisqu'elle est un accusé
(1) Stnpfer, Racine et Victo?* Hugo, p. 204.
(2) E. Faguet, p 193.
(3) Renouvier, Victor Hugo, le poète, p. 173-181.
134 LA PRÉFACE DE CROMWELL
de réception des deux premiers numéros du Cours de
Littérature : « Peut-être me lisez-vous en ce moment,
et je suis fier. Mais ce qui est certain, c'est que je vous
lis, et je suis heureux. Nos âmes sont diverses, mais
nos cœurs se touchent ; vous le dites et je le sens. Il y
a entre nous une sorte de fraternité haute et douce.
Ces belles pages poignantes, grandes et tendres, que je
viens de lire, me laissent un rayon dans la pensée et une
larme dans les yeux.A toujours (1). » Victor Hugo était
certainemnnt sincère en écrivant ces jolis madrigaux ;
il était au moins aussi sincère en lardant Lamartine,
dans des conversations privées : le poè-te des Méditations
est sans doute couvert de fleurs, mais de fleurs de rhé-
torique, qui dissimulent mal deux mots très pointus:
Lamartine n'est plus qu'un Racine réussi (et l'on sait ce
que cela veut dire pour Victor Hugo), que le poète du
passé (2). Du coup, voilà un génie encombrant jeté par-
dessus bord, et la place déblayée pour le poète des temps
modernes. Au fond, il n'aimait pas beaucoup ses con-
frères. On raconte qu'un jour, à Guernesey, il fit la
rencontre d'un âne qui se mit à braire, comme s'il
demandait quelque chose ; rentré chez lui, racontant
l'histoire à ses hôtes, il ajoute en souriant :« Pourvu
qu'il ne soit rien arrivé là-bas àl'Académie. — Pourquoi
donc ? — Mais cet âne avait l'air de solliciter ma
voix (3). »
En somme, sa critique n'a pas été plus féconde que
tant d'autres, justement parce qu'au début elle a été
surtout négative. Autour de lui, on veut détruire, faire
(i) Lettres à Lamartine, p. 159-160, 276-277.
(2) Legouvé, Soixante ans de souvenirs, II, 383, sqq.
(3)Lesclide,p. 255.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 135
autre chose que ce qui existe. Les romantiques ont-ils
dès l'abord l'intention de composer une poétique nou-
velle? Non pas: ils veulent surtout renverser l'ancienne.
Le romantisme est une réaction, plutôt qu'une renais-
sance. Le côté négatif de cette révolution est très net-
tement marqué dans tous les genres. Dans le roman,
par exemple, on ne cherche pas à créer librement, mais
à prendre le contre-pied d'un système (1). Le fait est
plus sensible encore pour le théâtre : A. de Vigny recon-
naît en lui-même cet esprit d'opposition, remarquable
également chez ses contemporains (2). Cette préoccu-
pation est générale, au témoignage d'Alexandre
Dumas : si l'on ne sait pas encore ce qu'on veut, on
sait très bien ce qu'on ne veut plus (3). Pour suivre
spontanément ce mouvement de réaction, ou le créer
au besoin, Victor Hugo a des dispositions à la révolte,
originales, personnelles, héréditaires même : s'il faut
en croire les témoignages de famille, il aurait reçu
de sa mère l'antipathie pour tous les despotismes,
l'amour de la liberté, de l'opposition, avec une tendance
à la raideur, àl'âpreté (4). On comprend donc aisément
ce qu'il nous apprend dans la Préface : qu'il a eu bien
plutôt l'intention « de défaire que de faire des poéti-
ques ».
(i) A. de Vigny, Journal d'un poète (Charpentier), p. 277.
(2) Journal, p. 273-274.
(3) Comment je devins auteur dramatique, dans son théâtre
complet (Michel Lévy, 1874), l, 22.
(4) Asseline, p. 25-26.
436 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
§ 14. — Le Grotesque.
Cela ne Ta pas empêché d'apporter une théorie nou
velle (1) : die fait en grande partie la force de la. Pré-
face ; elle était même indispensable, car, pas plus en
réforme littéraire qu en révolution politique, la méthode
de la table rase ne peut longtemps suffire : si un réfor-
mateur n'apportait rien de nouveau, et se contentait de
tout déhiolir, on serait en droit de crier au nihilisme
littéraire. Victor Hugo aurait pu répondre à pareil
reproche qu'il proposait sa théorie du grotesque, très
sensiblement différente de ce qu'on avait dit jusqu'à
lui sur la nécessité d'introduire toute la réalité humaine
dans notre théâtre, et de substituer le drame à la
tragédie .
Hugo n'a pas donné la définition du grotesque ; mais
on peut suppléera cette lacune en unissant les théories
de la Préface à ses œuvres dramatiques. En général,
dans l'art, c'est le laid rapproché du beau, et placé là
intentionnellement pour faire contraste, paraissant
d'autant plus laid, et mettant en valeur le beau. En par-
ticulier, dans la littérature, le grotesque est d'abord
tout cela, mais de plus c'est le laid comique, et c'est
aussi le laid exaspéré : le grotesque est au laid ce que
le sublime est au beau : c'est le laid ayant conscience de
lui-même, content de sa laideur, lé laid lyrique, s'épa-
nouissant dans la fierté de l'horreur qu'il inspire, disant :
riez de moi, tant je suis ridicule à côté du sublime ;
tremblez devant moi, tant je suis monstrueux.
(1) Michieis attribue la paternité de cette idée à Cousin, sans
donner de preuves suffisantes à l'appui de cette assertion. Cf.
t. II, p. U-13.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 137
Le système que Victor Hugo tire de cette conception
est assez simple : la poésie devra imiter la nature ; de
même qu'on trouve dans la réalité le corps uni à l'âme,
la bête liée à l'esprit, l'ombre inséparable de lalumière,
le poète devra mêler dans ses créations le sublime au
grotesque, en donnant toujours la première place au
sublime, le beau ne devant pas exclure le laid, mais
« prévaloir sur lui ».
Ce système est véritablement original (1) ; il serait
intéressant de pouvoir découvrir comment notre poète
a été amené à l'imaginer. L'explication la plus simple
serait évidemment celle dont nous avons parlé plus
haut : un souvenir de son enfance espagnole, le papa-
moscas de Burgos. Mais si cette vision a pu être la
cause occasionnelle de la théorie du grotesque, la cause
efficiente est tout autre. Sans doute Victor Hugo a pu
croire qu'à la suite de cette aventure, il s'était résolu
librement à tirer parti de ce contraste ; mais l'amour
du grotesque était déterminé en lui par le fond même
de sa nature : dans l'essence des idées et des œuvres
de ce poète qui aurait volontiers accepté comme devise
la caractéristique de Shakespeare, totus in antithesi, le
grotesque joue le même rôle que l'antithèse dans son
style : Hugo suit, pour juger la réalité, la méthode
dont il se sert pour la décrire ou la dessiner, plume en
main : les oppositions violentes de noir et de blanc, le
trait appuyé, soulignant les contours des objets, que
l'on trouve dans tous ses dessins, se manifestent aussi
dans son style et dans sa manière. L'antithèse a été
(1) Le Globe le reconnaît, dans son numéro du 6 décembre 1827:
a M. Victor Ëugo peut justement réclamer comme sienne toute
cette théorie sur le grotesque. »
i38 LA PRÉFACE DE CROMWELL
son explication de la vie, obstinée jusqu'à l'obsession
finale, puisque ceux qui l'entouraient à son lit de mo^t
l'ont entendu murmurer cette antithèse suprême :
C'est ici le combat du jour et de la nuit.
Nous avons là le secret de Victor Hugo : la forme
artistique qu'il donne à sa pensée vient du fond même
de sa philosophie manichéenne (d). L'antithèse est
pour lui l'explication de tout, même du monde ; elle
est divine, puisqu'elle est « la figure de rhétorique
dont le bon Dieu use le plus volontiers », puisque Dieu
est pour lui « le grand faiseur d'antithèses », puisque
Dieu « met invariablement le jour à côté de la nuit,
le bien auprès du mal, l'ange en face du démon.
L'enseignement austère de la Providence résulte de
cette éternelle et sublime antithèse (2). »
Les études de Victor Hugo, dirigées, je le reconnais,
par le parti pris de trouver le grotesque partout, cor-
roboraient encore cette idée prédéterminée en lui. La
littérature populaire lui semble surtout merveilleuse-
ment propre à expliquer ce qu'il appelle, dans la
Préface, ce mystère de l'art moderne. Une légende lui
paraît le complément indispensable d'un site sauvage.
C'est surtout sur les bords du Rhin, dans ces rondes
qui se traversent sans se mêler, figures surnaturelles
(1) Renouvier, p. 22.
(2) Le Rhin, I, 404 ; II, 190. — On peut lire sur ce rôle de l'an-
tithèse chez Victor Hugo, dans les Etudes de critique scientifique
de M. Hennequin, la partie de l'article consacrée à ce qu'il ap-
pelle l'antithéisme du poète (p. 116-120). Le reste de l'étude,
très critique, est peu scientifique. — Cf. aussi Keuouvier, p. 133;
Labitte, II, 321. — Victor Hugo est revenu souvent sur l'antithèse
divine. Cf. En voyage. — France et Belgique, p. 246, 278, 304, 305.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 139
et charmantes, formes hideuses et fantômes effrayants,
qu'il voit pulluler le grotesque (1).
Dans la littérature artistique, il le retrouve encore,
chez les comiques espagnols, chez Shakespeare, chez
Molière même, où telle scène burlesque entre le valet
et la suivante n'est que la parodie d'une explication
raffinée entre le Léandre et l'Isabelle.
C'est surtout dans l'Église que le poète, ne renon-
çant pas encore décidément aux doctrines de son
Chateaubriand, aime à retrouver le mélange de la
familiarité et de la majesté. Ces oppositions ne sont
pas dues à un rapprochement fortuit, artificiel, amené
aar l'imagination du poète : elles existent bien récl-
ament : si elles n'ont pas été voulues par l'Église,
islles ont été acceptées ou subies par elle, imposées
oar ceux qui vivaient autour d'elle. Les études posté-
rieures à la Préface confirment cette vue originale
le Hugo, depuis les thèses jusqu'aux articles de
evue (2).
Enfin, on pourrait expliquer par son amour pour
e grotesque dans l'art , sa préférence marquée ,
ntérieure à toute mode régnante, pour les chinoise-
ies(3).
Mais pour savoir si le grotesque est bien un élément
éel, existant par lui-même indépendamment de la
censée de celui qui en prend conscience, il faut qu'on
i découvre tout manifeste, dans la réalité ; il faut que
i vie en fournisse des exemples. Outre ceux qu'il cite
(i) Le Rhin, I, 205-207.
(2) Abbé Samouillan, Olivier Maillard, sa prédication et son
mps, p. 176-185; Langlois, la Littérature goliardique, dans la Re-
te Bleue, 24 décembre 1892, 11 février 1893.
(3) Larroumet, la Maison de Victor Hugo, p. 53-65.
140 LA PRÉKACE DE CROMWELL
dans l'histoire de Cromwell, Victor Hugo en avait dé
couvert d'autres, un en particulier, assez sensible
dans les caves du palais ruiné d'Heidelberg : la seule
chose qui vive encore dans ces grandeurs tombées,
dans ces splendeurs éteintes, c'est une plaisanterie assez
vulgaire : près d'une statue en bois, représentant un
petit vieux grotesquement accoutré, pend une horloge,
d'où sort une ficelle : « Vous la tirez, l'horloge s'ouvre
brusquement, et laisse échapper une queue de renard
qui vient vous frapper le visage. Ce petit vieillard,
c'est un bouffon de cour ; cette horloge, c'est sa bouf-
fonnerie (1). »
Chez nous, l'histoire ne fournirait- elle pas plus d'un
exemple à l'appui de la thèse de Hugo? Lacretelle a eu
raison de remarquer que la Révolution a produit des
drames réels aussi disparates que les pièces les plus
romantiques ; que le théâtre a fort bien pu s'inspirer
de cette réalité : le goût est devenu plus audacieux, en
constatant que même en dehors du théâtre, on peut
passer brusquement d'un salon dans un cachot ; que
la vie de tel bourgeois de 1793 a été un drame shakes-
pearien (2).
Même aux époques les plus sombres, au milieu des
événements les plus tragiques, à ces moments où il
semblerait que le patriotisme, luttant et se sentant
vaincu, ne doit plus laisser place qu'à l'héroïsme dé-
sespéré, le rire naît malgré tout de tel détail vulgaire,
inopinément mis en valeur par le poète : pendant le
siège, à la table de Victor Hugo, les mets étranges que
l'on a subis jettent un certain trouble : mais la gaîté
(i) Le Bhln, II, 155.
(2) Dix années d'épreuves -pendant la Révolution, p. 338.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 141
gauloise reprend le dessus, et le maître lance cette
boutade rimée :
Mon dîner me tracasse, et même me harcèle :
J'ai mangé du cheval, et je songe à la selle (1).
On éclate de rire. N'est-ce pas le drame transporté
, dans la réalité, avec ses contrastes inattendus e1
s violents (2) ?
i II n'est pas jusqu'à la nature elle-même qui ne four-
nisse à qui sait la regarder et la comprendre, de ces
oppositions imprévues qui font naître l'émotion ouïe
rrire. Je ne parle pas de ce que l'homme y ajoute, des
dlégendes qu'il imagine, et qui viennent ainsi juxtaposer
ileur merveilleux artificiel à quelque merveille de la
^nature (3). Il y a tel contraste qui s'impose, même à
l'imagination la moins prévenue : en 1864, déjà bien
loin de la période romantique, George Sand se pro-
irmènedansun bois sauvage : « Les anémones sylvies
sont encore en boutons Beaucoup de petites stellaires
^velues , beaucoup de grandes stellaires holostées,
des houx étincelants au soleil, des nuées de mouche-
rons blancs imperceptibles, une chaleur bénie ! —
qui ose médire de la chaleur ? — un geai amoureux
Itqui tenait les plus absurdes propos à sa dame, dans
liune langue gutturale, enrouée, grotesque : c'était le
^polichinelle de la forêt. Il me fit rire (4) » Et pour-
ri Rivet, Victor Hugo chez lui, p. 149.
I (2) Mérimée disait, en 48 : < Il faudra que celui qui fera l'his-
toire du xix» siècle sache écrire sur tous les tons, la tragédie et
'le vaudeville à la fois. » Filon, Mérimée, p. 180.
(3) Victor Hugn raconté, II, 198.
(4) Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1864. On peut lire encore
dans le récit on voyage de Hugo dans les Alpes, l'anecdote du
142 LA PRÉFACE DE CROMWELL
|
tant, quand George Sand herborise, elle ne songe
guère à la Préface de Cromwell. La théorie de Victor
Hugo semble donc confirmée par cette rencontre in-
consciente de deux esprits puissants, et paraît bien
mériter qu'on l'examine. Comme nous l'avons dit, la
partie historique en est faible sans doute, Victor
Hugo s'étant cru obligé de faire hommage au Christia-
nisme de l'éclosion du grotesque, et ayant coupé im-
pitoyablement ses racines bien plus profondes qui
vont jusqu'à l'antiquité. Nous avons vu plus haut que
c'est une des parties inutiles et manquées de son
système. Ses adversaires ont beau jeu à constater que,
en vertu de son parti pris, Victor Hugo exclut de l'his-
toire du grotesque son meilleur représentant, Aristo-
phane, celui qui justement a poussé le grotesque jus-
qu'au lyrisme, et qui renferme toutes les antithèses,
étant à la fois, comme le remarque Musset, « tendre et
terrible, pur et obscène, honnête et corrompu, noble et
trivial (i). »
Quant à la valeur abstraite du système, on ne peut
la discuter en la séparant de l'application que le poète
en a faite lui-même. Là-dessus, n'ayant rien à retran-
cher, et peu de chose à ajouter à la théorie que j'ai
présentée autre part (2), je me contenterai de résumer
mes conclusions de jadis. Quelquefois épisodique, et
trop « voulu » dans les situations, le grotesque des
drames de Victor Hugo est puissant, et lui permet d'at-
crétin contemplant le splendide panorama du Rigi {En voyage.
Alpes et Pyrénées. Quantin, 1890, p. 35 ; cf. p. 51-52), ouïe canti-
que huguenot dans l'île de Serk. (Victor Hugo, l'Archipel de la
Manche. G. Lévy, 1883, p. 75.)
(1) Lettres de Dupuis et Cotonet, V lettre.
(2) De la convention, p. 154-164,202-229.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 143
teindre à des effets d'ensemble réservés jusqu'à lui à
l'opéra (1). Le quatrième acte du Roi s'amuse, le finale
avec chœurs de Lucrèce Borgia, l'apparition de la ban-
nière dans Torquemada, sont des beautés émouvantes,
originales, qui ne doivent rien à personne, ni à Sha-
kespeare, ni à Lamennais (2).
Quant au grotesque dans les caractères, s'il n'a
presque rien donné de satisfaisant pour les person-
nages entièrement comiques, les comparses, assez
nombreux dans la troupe de Victor Hugo, on ne peut
en nier l'étrange beauté dans Triboulet. La puissance
de ce bouffon doit se mesurer à la rage qu'il a suscitée
(contre le poète, rage copieuse, et devenue à la longue
amusante, à cause de son impuissance : la critique
historique elle-même s'est émue de ce rôle ; et c'est
iavec une passion surprenante que, protestant contre
l'anachronisme qui met au service de François Ier le
(i) C'est presque la seule chose que L. Veuillot trouve à blâmer
idans les Misérables : « L'excès vient de la poétique même de
iM. Hugo, qui l'entraîne à mêler toujours le grotesque au su-
blime. » Etudes sur Victor Hugo (Palmé, 1886), p. 274. Il est bien
certain que le grotesque paraît trop souvent un effort de son
talent plutôt qu'un effet de son génie ; c'est ce que Fonfrède écrit
à Campan, le 18 mars 1828 : « Pour Cromwell, je l'envoie au dia-
ble. Cette affectation de grotesque et de ridicule est pitoyable.
Quand Shakespeare est ridicule et grotesque, ce n'egt pas à des-
sein : il est ainsi parce que Dieu l'a fait tel. Mais se battre les
lancs pour écrire de sang-froid mille lourdes extravagances,
•/est mésuser de son talent et le ridiculiser en pure perte.» (X, 73.)
(2) M. Biré, dans le Correspondant du 10 octobre 1885, cite
;'anecdote suivante : « Il y aurait, disait Lamennais à Turquéty,
un magnifique thème à développer en vers. Je voudrais peindr*
me scène de plaisir, une orgie, et entrecouper les chants de la
ête des sombres versets du Dies iras. Quel contraste saisissant!»
Homme cette conversation est de décembre 1832, elle ne peut
ivoir eu la moindre influence sur une pièce déjà finie à ce mo-
ment.
144 LA PRÉFACE DE CROMWELt
bouffon mort depuis longtemps, et « foui du roy de
Secille », L. Paris en profite pour s'insurger contre ce
drame * odieusement diffamatoire », contre ce roi si
peu chevalier, « si ordurièrement travesti (1). »
La critique qui se prétend scientifique n'est pas plus
calme, et croit juger quand elle déclame, quand elle
prétend que « M. Victor Hugo atteint au plus bas de sa
profondeur, en concevant parfois des âmes géminées,
partagées en deux moitiés distinctes et généralement
contradictoires, par une absolue fissure » ; que « cette
simple mécanique intellectuelle, résumée en un con-
flit de deux natures, est la plus complexe que M. Hugo
ait jamais conçue (2). » Sans souligner le mauvais
goût de ces paroles envers un pareil poète, quelle lé-
gèreté dans le blâme ! Et peut-on traiter de mécanique
intellectuelle une conception de l'âme si profondément
vraie qu'elle est celle du catholicisme même, cette
merveilleuse école de psychologie, où l'on a si profon-
dément creusé l'âme humaine ? Que dit son meilleur
poète?
Mon Dieu, quelle guerre cruelle I
Je sens deux hommes en moi (3) 1
On peut donc conclure, malgré l'avis contraire de
juges dont le nom et le sens critique font justement
autorité (4), que la théorie du grotesque avait sa part
(1) Les manuscrits de la bibliothèque du Louvre \ p. 78-79.
(2) Hennequin, p. 131-i 32.
(3) Racine, IV, 156. Gf.L. Racine, Mémoires, 1,310. — C'est éga-
lement l'avis d'un homme plus autorisé qu'Hennequin pour parler
au nom de la critique scientifique. M. Alfred Binet, dan:* son
livre sur le$ Altérations de la personnalité (Alcan, 1892) ,
p. 197 198.
(4) Reuouvier, p. 25-26.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 145
de vérité, que sa réalisation n'a pas été sans gran-
deur ; que, si cette idée n'est pas de celles qui renfer-
ment dans leur sein les germes les plus nombreux et les
plus féconds, elle valait la peine d'être appliquée quel-
que temps, d'être énoncée au moins une fois. Et puis,
elle a été si merveilleusement exposée l
§ 15. — Le style de la Préface.
En effet, si Ton a pu contester la valeur des idées de
la Préface, nul, que je sache, n'a jamais nié qu'elle ne
fût supérieurement écrite (1). Le .plus probant témoi-
gnage que l'on puisse citer en pareil cas est bien celui
de Nisard : l'ennemi de la littérature facile ne pensait
pas que l'on pût contester à Victor Hugo l'instinct de la
langue, ce qui suffisait à ranger l'auteur de la Préface
parmi les grands écrivains français (2). Il discutait le
poète, mais s'inclinait devant le prosateur. Il allait
même plus loin ; il trouvait que la Préface était une
œuvre digne du xvne siècle, inférieure à ce seul titre,
« qu'un art qui a produit des livres achevés est fort
supérieur à un art qui n'a produit que d'excellents
morceaux dans des livres très défectueux (3). »
On pourrait s'en tenir à pareille caution. Il faut pour-
tant noter encore les témoignages d'admiration offerts
à la mémoire de Victor Hugo, nullement suspects par
conséquent de piété exagérée pour la vieillesse d'un
(i) Nul. sauf M. Brunetière : « Tant et de si belles métaphores
font moins de clarté que de confusion. » Epoques, p. 354.
(2) De son côté, Victor Hugo ne reconnaissait comme grands
écrivains que les bons écrivains. Rochefort, Aventures, II, 54-56.
(3) Nisard, p. 105,94-95.
PRÉFACE DS CROMV/fiLt^ 10
146 LA PRÉFACE DE CROMWELL
grand poète. M. Coppée a précisé la qualité dominante
du style de Victor Hugo : nul écrivain n'a été plus
grand coloriste, tout en sauvegardant la limpidité du
génie français, la clarté de sa syntaxe, dit-il dans la
préface qu'il a écrite pour le Dictionnaire des Métapho-
res de Victor Hugo. Si Ton peut contester le plan et la
méthode de ce curieux lexique, il faut surtout recon-
naître son utilité spéciale : il était difficile d'indi-
quer d'une façon plus ingénieuse quel parti Victor
Hugo a tiré de presque tous les mots français qui pou-
vaient donner une image neuve, nette et forte.
Comme Ta dit Baudelaire, avec sa manière étrange,
« je vois dans la Bible un prophète à qui Dieu ordonne de
manger un livre. J ignore dans quel monde Victor Hugo
a mangé préalablement le dictionnaire de la langue
qu'il était appelé à parler ; mais je vois que le lexi-
que français, en sortant de sa bouche, est devenu
un monde , un univers coloré, mélodieux et mou-
vant (1). »
Il restait à montrer, comme l'a fait un des maîtres de
la critique moderne, que Victor Hugo avait su pousser
l'image jusqu'à l'allégorie intéressante, s'élever de là
jusqu'au symbole, tout en restant naturel, et grandir
enfin jusqu'à cette création véritable et suprême : le
mythe (2).
Nulle part ce don génial n'a mieux servi le poète que
dans la Préface, car il lui a permis de faire oublier
presque tous ses prédécesseurs : un simple mérite de
forme l'a mieux servi que les plus rares qualités de
fond. Il a en beau repeter des idées déjà exposées par
(i) Baudelaire, l'Art romantique, p. 318.
(2) E. Faguet, p. 219.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 147
d'autres, et plus ou moins connues (1), il les a faites
siennes, par un procédé bien personnel, qu'il a appli-
qué partout, môme chez lui. A Hauteville house, le poète
fabriquait de sa propre main des chefs-d'œuvre neufs
avec des fragments de meubles anciens, grâce à un tra-
vail curieux de démolition et de reconstruction : il fai-
sait une œuvre ayant sa nouveauté et son unité har-
monieuse à laide d'un certain nombre de vieux mor-
ceaux disparates. M. Larroumet trouve dans ce procédé,
par analogie, l'explication de l'art même de Victor
Hugo, amalgamant des matériaux incohérents grâce à
sa puissante imagination (2).
C'est ce qu'il a fait spécialement dans sa Préface.
Traduisant en images originales les idées d'autrui, il a
fait oublier ses prédécesseurs.
C'est là le résultat ordinaire de ses préfaces, écrites
en un style violent mais superbe : comme il le remar-
que lui-même , a elles lui ont joué le mauvais tour de
ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le
soldat qui les porte, lui attirent tous les coups » ; ajou-
tons : et tous les honneurs, tout le mérite de la bataille
gagnée. Ce style splendide a offusqué, rejeté dans l'om-
bre tous ses modèles : sauf pour Chateaubriand, et
peut-être pour Mme de Staël, on ne connaît plus leurs
théories que par la forme que Victor Hugo leur a
donnée. C'est la vérification la plus éclatante du mot de
(1) Reprenant une métaphore que Rivarol avait déjà imaginée
pour Mirabeau, M. Rod a dit, d'une façon qu'on voudrait plus
légère : « Comme une éponge dans un baquet, Victor Hugo à
absorbé tout ce qui l'entourait, et son mérite est d'avoir rendu à
larges flots tout ce qu'il avait aspiré goutte à goutte. » Etudes,
p. 125.
(2) La maison de Victor Hugo, pp. 40-45 : Cf. H. Houssaye, Débais
du 18 septembre 1885.
148 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Buffon bien compris, le style c'est l'homme, c'est-à-dire
le style seul est une sûre marque de propriété : c'est la
même pensée qu'Alexandre Dumas développe dans sa
préface du Théâtre des autres : nos classiques « fai-
saient grand honneur à ceux qu'ils dépouillaient, et qui
n'ont souvent été connus que par ce qu'on leur a pris...
Que celui qui a une idée lui donne la forme indispen-
sable à la vie des idées ; sinon son idée appartient à
quiconque saura lui donner cette forme. »
Aussi, en essayant dans cette introduction de faire la
genèse de la Préface, en mettant dans les notes qui
vont suivre ^un nom d'auteur ou un titre de livre sous
la plupart des idées développées par le poète, je n'ai
pas cru diminuer Victor Hugo, ni inspirer au lecteur
cette impression finale que la Préface, n'étant pas origi-
nale, a été surfaite, et doit être ramenée aux propor-
tions d'un simple manuel du Romantisme. Non, c'est
bien une véritable source : Victor Hugo a si bien fait le
résumé des doctrines antérieures, que nul n'avait tenté
jusqu'ici de remonter plus haut que la Préface pour
explorer les affluents obscurs qui l'alimentent. Les
vraies sources ne sont-elles pas le point où émergent
des nappes jusque-là souterraines? Ces eaux, inutiles
dans leur nuit, ne servent que quand elles sont rendues
à la lumière.
C'est un mérite bien secondaire que de trouver des
idées sans avoir la force de les répandre, de les faire
sortir des livres obscurs connus des seuls érudits.
Celui qui a eu le courage de les y aller chercher, et le
talent de leur donner une forme éclatante, de les impo-
ser à la foule, en est le véritable inventeur, au sens
étymologique, au sens actuel aussi. Jusqu'à lui c'étaient
desidéesenpuissance,gràceàluicesontdesidéesforceSé
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 149
§ 16. — Influence de la Préface.
La Préface a exercé une influence considérable, mais
difficile à établir avec précision, parce qu'il ne faut pas
confondre cette influence spéciale avec l'action plus
puissante du drame de Victor Hugo et du théâtre
romantique en général (1). Il convient de plus de dis-
tinguer les époques principales, et aussi les limites qui
ont circonscrit cette influence.
Il est certain que la Préface, à son apparition, fait
beaucoup de bruit ; mais, dans le tumulte de la
bataille, amis et ennemis sont trop échauffés par la
lutte pour pouvoir apprécier à sa juste valeur l'inter-
vention de Victor Hu^o. De part et d'autre on dépasse
la mesure : un classique croit exprimer un jugement,
en disant qu'il n'éprouve plus d'autre sentiment que
celui de la pitié « pour un jeune homme né avec d'heureu-
ses dispositions » ; des personnages politiques montrent
la même fureur: deux députés déclarent qu'ils voteront
contre la subvention des théâtres, si la Comédie-Fran-
çaise « ouvre son sein » à Victor Hugo (2).
Henri Fonfrède, si calme, si pondéré, perd tout sang-
froid, lorsqu'on lui fait l'éloge du poète novateur :
a Quant à votre grand Victor, ne m'en parlez pas : il
gâterait à lui seul dix générations, et il est d'autant
plus coupable qu'il a reçu de la nature de plus grandes
facultés. La Préface de Cromwell seule suffirait pour
motiver son éternelle condamnation... C'est un homme
à talent qui somnambulise (3). »
(1) Sur cette influence générale, cf. Asselineau, p. xvi.
(2) IL Houssaye, les Hommes et les Idées, p. 327.
(3) Œuvres, X, 100 ; IX, 258.
150 1à préface de cromwëll
Par contre, et avec d'autant plus de vivacité qu'ils
sont plus jeunes, les romantiques portent leur chef en
triomphe ; ils se serrent autour de l'auteur de la
Préface: son manifeste devient un texte sacro-saint,
« une Déclaration des Droits littéraires » rédigée pour
l'humanité qui pense (1). Un des auditeurs de la pre-
mière heure n'hésite pas à écrire ceci : « Quelle profon-
deur de pensées ! A elle seule cette préface estun code de
littérature (2). » Il est bon de rabattre de ces exagéra-
tions contraires. Il faut aussi tracer les véritables fron-
tières de la Préface, reconnaître que son action n'a pas
été européenne, et n'a pas dépassé les limites de la
France. M. Bjœrnstjerne-Bjœrnson proteste justement
contre ceux qui voudraient voir dans la Préface la source
du romantisme européen, puisque non seulement les
grands romantiques sont antérieurs, aussi bien ceux
qui sont célèbres partout, comme Goethe et Schiller, que
ceux qui sont connus surtout dans leur pays comme le
Danois Adam QElenschlœger ; puisque d'autres encore,
postérieurs à notre manifeste, n'en relèvent pas non
plus (3).
Même en France l'influence de la Préface a été dimi-
nuée par des causes multiples, sociales ou littéraires.
(1) Victor Hugo raconté, 11,229; Paul de Saint-Victor, p. 16-17.
(2) David d'Angers, p. 25.
(3) Lettre, publiée daas le Temps, du 25 novembre 1893. — A
l'appui de cette lettre sur la véritable influenoe de la Préface, on
peut citer l'étude de M. Bernard ini sur Tegner, dans sa Littéra-
ture Scandinave, pp. 64-65, 214, 222. — Peut-être pourtant y a-t-il
un peu trop d'égotisme dans la réclamation de M. Bjœrnson, et
faut il, pour l'apprécier à sa juste valeur, connaître ses deux
aphorismes, célèbres dans le Nord : « Je suis roi dans le royaume
de l'Esprit. — Il y a deux hommes en Europe qui ont du génie :
moi et Ibsen... en admettant qu'Ibsen en ait. » Bemardini. p. 210.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 151
Il est certain que la Monarchie de Juillet n'a pas été
un régime très littéraire (1). L'inÛuence de la Préface
a été affaiblie d'autant.
Ensuite il y a eu des résistances, tout le monde n'a
pas accepté le dogme nouveau, par exemple Lamar-
tine : s'il n'a pas publié sa pensée immédiatement, il
pensait certainement dès le début, et ne devait pas
dissimuler dans ses conversations, tout le mal qu'il a dit
depuis du grotesque, en l'attaquant sous le nom du
burlesque :
« Boileau,... en autorisant par son Lutrin ce faux genre,
devait servir d'excuse à La Fontaine dans ses Contes, puis
servir d'exemple au poème burlesque et licencieux de Vol-
taire, la Pucelle d'Orléans; et Voltaire, à son tour, devait
servir d'exemple à Lord Byron dans son poème moqueur et
satanique de Don Juan. Ainsi la profanation de la poésie par
le burlesque devait corrompre une longue série de poètes,
et amener, d'excès en excès, La Fontaine à l'obscénité,
Voltaire au scandale, Gresset à la puérilité, Byron au sacri-
lège. On ne ravale pas impunément le plus beau don de
Dieu, la poésie, à des trivialités ridicules. On ne boit pas le
vin de l'orgie dans le calice. La corruption du genre entraîne
celle de l'esprit. Le burlesque est la mascarade d'une divi-
nité (2). »
Enfin Victor Hugo lui-même n'a rien fait pour
grouper autour de lui un corps de disciples; il n'a
jamais donné de conseils aux débutants, il leur a distri-
bué des éloges. On s'est même trompé sur son inten-
tion, en l'accusant d'être resté ainsi un chef de bande
qui se recrute des partisans, de n'avoir pas voulu être
(1) Arsène Houssaye, les Confessions, 11, 192, 206-208; V,
67-69.
(2) Cours de littérature, M, 305.
152 LA PRÉFACE DE CROMWELL
un maître dont l'enseignement rayonne, enfin de
n'avoir eu ni doctrine ni vérité nouvelle à propager (1).
La vérité, c'est que Victor Hugo était logique avec
lui-même, conséquent avec les principes qu'il avait pré-
conisés dans la Préface : n'imitez personne, disait-il
alors ; ne m'imitez pas, soyez vous-même, a-t-il répété
plus tard. C'estbien ce qu'ont fait ceux qui l'ont le mieux
aimé parce qu'ils l'avaient bien compris :
... Nous nous en allions dans l'espace, fidèles
Et libres, comprenant dès notre premier pas
Qu'on n'imitait Hugo qu'en ne l'imitant pas.
Car ce que nous aimions en lui, c'était lui-même,
Certes, le bâtisseur d'un éternel poème,
Mais ce n'était pas moins notre émancipateur !
Quand il vint, le poète était le serviteur
D'une formule ; tous, petits, grands, les espiègles,
Les terribles, portaient l'uniforme des règles,
Et tous se ressemblaient. Le drame dit : — Que tous
Diffèrent! n'imitez personne! habillez-vous
A votre mode ! l'art n'est pas une livrée ! —
Le drame émancipa la pensée enivrée.
Et ce fut un scandale ! On n'eut plus qu'une loi,
La nature ; on commit ce crime d'être soi !
Les populations virent d'horribles choses :
Le rosier se mettant à produire des roses,
La levrette à courir et la source à couler I
Et l'inspiration en tous sens put souffler,
Et dans son propre choix l'idée eut confiance,
Et l'art, au lieu d'un code, eut une conscience 1
C'est pourquoi nous aimions ce maître avec fierté,
Car son vrai nom pour nous, c'était la liberté (2) 1
(1) Weill, p. 97-98.
(2) Vacquerie, Mes premières années de Paris, -p. 12-13. — ■
Cette théorie de la liberté dans l'art est critiquée par M. Brune-
tière, dans son Evolution de la poésie lyrique, I, 174.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 453
Ceux qui au contraire, dans l'hugolâtrie, ont vu autre
chose qu'une admiration affectueuse et reconnaissante
pour l'homme qui nous prodiguait les beautés géniales,
les sensations neuves et profondes ; ceux qui ont.
substitué, pour leur usage personnel, la Préfacé à Y Art
poétique, et cru qu'il fallait remplacer les règles ancien-
nes par de nouvelles entraves; ceux qui se sont enfer-
més dans la Préface comme dans une forteresse, ne se
sont pas aperçus que, du même coup, ils s'emprison-
naient, qu'ils renonçaient à cette liberté conquise pour
eux par Victor Hugo. Labitte a montré tout ce que
cette mésintelligence de l'esprit de la. Préface, cet asser-
vissement à la lettre, avaient fait de mal aux mieux
doués (1).
La véritable et saine influence de la Préface a sur-
tout été exercée sur ceux qui l'ont discutée, et qui ont
tâché de n'en prendre que le meilleur. On pourrait
suivre, même dans ceux qui critiquent vivement
Victor Hugo, l'infiltration lente des bonnes idées du
poète. Le même Labitte reconnaît que le côté négatif
de la Préface est excellent; qu'il était utile de s'insur-
ger contre l'école de Le Batteux et les tragédies de
l'Empire (2). Paul Ackermann, qui discute lourdement
le romantisme de Hugo, lui emprunte ses théories sur
lcprogrès des genres, sur le besoin de vérité et de pré-
cision en poésie (3).
Parmi nos contemporains immédiats, M. Hennequin
est à peu près le seul qui n'ait pas compris Hugo, qui
n'ait voulu voir en lui qu'un jongleur de mots (4). Les
(1) Etudes littéraires, II, 324.
(2) Ibid., II, 314.
(3) Du principe de lapoésie, p. 41-44, 24-25, 3S-38.
(4) Etudes de critique, p. 153.
154 LA PRÉFACE DE CROMWELL
esprits libres de préjugés, qui ont assez de souplesse
pour ne pas convertir leurs idées en thèses, acceptent
plus ou moins de la Préface, mais en recueillent tou-
jours quelque chose. M. H. Houssaye trouve raison-
nable que le grotesque ait droit de cité dans la littéra-
ture (1). M. Brunetière admet l'une des deux moitiés de
la Préface, et la meilleure : qu il n'y a plus de règles
fixes, qu'il n'y a que des conventions qui se modifient,
puisque, pour arriver à réaliser ce qui fait l'essence
même du drame, les moyens doivent changer avec les
lieux, les temps et les hommes (2). M. Renouvier va
plus loin, donnant gain de cause à Hugo pour la plu-
part des questions soulevées dans la Préface (3).
11 en est de même chez les créateurs, surtout chez les
auteurs dramatiques. On pourrait, bien entendu, ratta-
cher à la Préface plus d'un drame écrit par un des par-
tisans avérés de Victor Hugo. Il est plus probant
encore d'étudier cette influence sur ceux qui regimbent
contre la doctrine nouvelle, et prétendent pouvoir
encore écrire des tragédies, continuer l'œuvre de l'Em-
pire, comme si la révolution romantique n'existait pas.
A la première représentation d'Hernani, Scribe affecte
de rire aux éclats : on a voulu voir dans cette manifes-
tation un manifeste (4) ; c'est, au plus, une provocation,
peut-être une insolence. Peine perdue, ou, pour citer
un pseudo classique,
Cris impuissants, fureur bizarre ! etc.
(1) Les hommes et les idées, p. 325-326.
(2) La loi du théâtre, dans le Temps du 3 mai 1894. — Cf. ses
Epoques du théâtre français (Hachette, 1896), p. 354, note I.
(3) Victor Hugo, le poète, p. 19.
(4) Legouvé, Soixante ans, II, 190.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 155
La Préface a rendu désormais impossible tout retour
à la formule classique (1). Ceux mêmes qui protestent,
subissent l'influence de la doctrine : hérétiques ou
schismatiques, relaps même, ils ne peuvent plus faire de
pures tragédies. On Ta bien vu par l'exemple de Dela-
vigne, d'À. Soumet, surtout de Ponsard et d'Emile
Augier (2). On leur avait crié : le Romantisme, voilà
l'ennemi ! On avait essayé de les compromettre dans
l'école du bon sens, comme si le bon sens était capa-
ble de former une école à lui tout seul ; comme si, à
l'instar de Boileau fondant son système sur la raison,
on pouvait bâtir une esthétique sur le sens commun.
Entre les véritables artistes, fourvoyés dans cette
erreur, et les romantiques, il n'y avait qu'un malen-
tendu, exploité pardes gens dont l'art était le moindre
souci (3) : la première explication, loyale et franche,
devait amener la réconciliation : Emile Augier, se ren-
contrant avec Victor Hugo chez A. Vacquerie, dira :
« Ahl que j'en veux à ceux qui pendant vingt ans
m'ont privé de cet homme-là (4). » De son côté, Ponsard,
malmené par la critique classique pour son Horace et
Lydie, écrit à Vacquerie : « Je n'ai trouvé d'amis que
chez mes ex-ennemis, Gautier, Meurice et vous. Mais je
n'ai pas perdu au change Les autres s'étaient servis de
moi, mais ne m'avaient jamais franchement accepté.
(i) Cf. Soubies, p. 91 et suiv. ; et surtout les tableaux placés
à la fin de ce volume.
(2) Sur les trois premiers, cf. ma Convention, 2» partie, ch. x.
(3) On connaît, sur cette affaire, le jugement tranchant de Le-
conte de Lisle : a Ponsard : piètre versificateur, exporté de pro-
vince. Lourd, gauche et vulgaire. Raturé, biffé, disparu. Coup
monté par Janic, Lireux et autres, contre Hugo. » Dornis, Revue
des Deux-Mondes, 15 mai Î895.
(4) J. Claretie, le lemps du 25 mai 1894.
15Ô LA PRÉFACE Î)E CROMWELt
Je crains bien qu'au fond ils ne détestent la poésie
Enfin, c'est de votre côté, seulement de votre côté,
qu'est la vie, avec la passion, la colère, la générosité,
l'amour de l'art, en un mot tout ce qui s'appelle la vie.
Cette année a été pour moi une bonne année, puis-
qu'elle a amené un rapprochement qui devait se faire
tôt ou tard, et qui chez moi est déjà de l'amitié, et une
sincère amitié (1). » Du coup le schisme était fini : les
dissidents rentraient dans le giron.
Il n'est pas une école, postérieure à la Préface, que
l'on ne puisse rattacher, dans son essence, aux théories
de Victor Hugo, même lorsque des deux côtés on se
méconnaît. On sait avec quelle brutalité la critique natu-
raliste a attaqué le romantisme et son théoricien. On
sait aussi quel dédain Victor Hugo professait pour le
réalisme, et comme il riposta un jour à Courbet qui
se vantait d'avoir peint un mur vrai, plus beau que la
description du bouclier d'Achille dans Homère: « Eh
bien! répondit Hugo, je préfère le bouclier d'Achille,
d'abord parce qu'il est plus beau que votre mur, et
ensuite parce qu'il manque encore quelque chose à
celui-ci. — Quoi donc? — Ce qu'on trouve souvent au
pied des murs, et ce qu'un autre, un jour, ne manquera
pas d'y mettre, pour être plus réaliste que vous (2). »
Pourtant, si idéaliste que se prétende le poète, et quoi-
que d'excellents critiques le rangent en effet dans cette
école (3), on a remarqué depuis longtemps qu'il était
(1) Cité par A. Vacquerie dans le Rappel du 4 juin 1894. — Il
ne faut pas non plus oublier que c'est Victor Hugo qui a fait
jouer Charlotte Corday au Français, malgré toutes les opposi-
tions. Cf. Arsène Houssaye, III, 97-98.
(2) Barbou, Victor Hugo, sa vie, etc., p. 282-284.
(3) Renouvier, p. 20-21.
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 157
passionné pour laréalité matérielle (i) ; plus récemment,
on a été jusqu'à essayer de rattacher le programme de
l'école réaliste à cette préface où Victor Hugo réclame
la naturalisation artistique de toute la réalité, depuis
le beau jusqu'au laid (2).
Il n'est donc plus possible de parler de la banque-
route du Romantisme et de son manifeste, parce que
l'on n'a pas encore représenté ce drame solennelle-
ment promis dans la Préface, réunissant à la fois une
comédie comme le Misanthrope et une tragédie de la
valeur de Phèdre (3). Cela ne prouve qu'une chose :
c'est qu'il n'est pas encore apparu un homme joignant
le génie de Molière à celui de Racine. Mais tout le
théâtre moderne, où une pièce peut être régulière ou
non, sans même que l'on songe à s'en inquiéter,
prouve que la Préface a réussi dans sa revendication
de la liberté, dans sa protestation contre les règles. La
comédie de mœurs a emprunté au drame romantique
le plus clair de son intérêt (4). Enfin la théorie capitale
de Victor Hugo sur le grotesque est devenue la loi fon-
damentale non seulement du mélodrame (o), mais encore
de tout notre théâtre, puisque, parmi les pièces qui
sont de véritables œuvres littéraires, on ne pourrait
pas citer un seul drame, le plus noir du monde, où il
n'y ait un éclair de gaîté, pas de comédie, réellement
comique, où il n'y ait un peu de tristesse (6).
(i) Labitte, II, 321.
(2) Stapfer, Racine et Victor Hugo, p. 314,
(3) Brunetière, Etudes critiques. III, 322.
(4) R. Doumic, dans la Revue d'histoire littéraire de la France,
15 janvier 1894, p. 2.
(5) F. Sarcey, dans le Temps du 13 mars 1893.
(6) «La tragédie classique est un poncif; le drame romantiqua
158 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Même en admettant que la législation du théâtre n'ait
pas été modifiée par la Préface aussi profondément que
je l'indique, nul ne contestera que les théories de Hugo
sur le vers dramatique, fortifiées par les modèles qu'il
en a donnés, n'aient triomphé ; que la médiocrité,
comme il l'espérait bien, n'ait été du même coup rendue
difficile à la scène. Nisard avait tort de baptiser le
romantisme issu de la Préface, « la littérature facile ».
On a déjà remarqué que telle n'était pas la littérature
de Victor Hugo (1). Il faut ajouter que ce ne pouvait
pas être non plus celle des vrais disciples du maître,
puisque Victor Hugo, en préconisant le vers, réagissait
contre le drame facile, contre la prose hospitalière
à la médiocrité. M. Sully-Prudhomme a développé
cette idée (2), sans avoir conscience, je crois,
qu'elle figurait déjà dans la Préface. C'est le crité-
rium des œuvres vraiment fortes d'essaimer aiusi
leurs idées (3).
Que l'alexandrin soit, plus que la prose, la vraie lan-
gue du théâtre; que l'idée, « trempée dans le vers »,
prenne aussitôt « quelque chose de plus incisif et de
en est un autre.. Un poncif est une forme d'art qui fut neuve,
et qui a réussi. — Gréer un poncif, disait Baudelaire, cela est
beau. j> Jules Lemaître, Débats du dimanche soir, 12 mai 1895.
(1) J. Simon, Mémoires des autres, I, 261.
(2) Réflexions sur Vart des vers, p. 37-38.
(3) J'en citerai un autre exemple. Dans ses Essais critiques,
M. John Morley reprend une idée de la Préface, sans s'en douter
très probablement : « Pour imprimer sa marque ici-bas, pour
s'élever au premier rang dans le domaine de l'art, de la pensée,
ou des affaires — abstraction faite de la valeur même du but à
atteindre — il est peut-être préférable de s'abandonner à son
génie plutôt que de le morigéner et de le contrarier, et mieux
vaut encore subir ses imperfections, avec tous leurs inconvé-
nients, que de mutiler les talents vigoureux dont elles semblent
l'inévitable rançon, p
LES IDÉES DE LA PRÉFACE 159
plus éclatant », c'est ce qu'il est bien difficile de con-
tester, surtout lorsque l'on compare, chez le même
poète, le même thème développé en vers et en prose,
ce qui est arrivé plusieurs fois à Victor Hugo (1). Pour
n'en citer qu'un exemple, qui pourrait préférer comme
force cette ligne de prose un peu traînante :
« Plus on dédaigne la rhétorique, plus il sied de
respecter la grammaire », à ce coup de clairon :
Guerre à la rhétorique, et paix à la syntaxe (2) !
Aussi l'alexandrin préconisé dans la Préface est il
devenu de plus en plus la forme-type du drame On ne
pourrait pas citer, depuis 1828, une seule pièce écrite
en vers, ayant quelque valeur, qui soit coulée dans l'an-
cien moule. 11 n'y a pas un poète, je parle de ceux qui
comptent, qui n'ait subi l'influence théorique et prati-
que de Victor Hugo. Depuis les écrivains trop personnels
pour être embrigadés dans une école, comme Baude-
laire (3), jusqu'à ceux qui se réclament d'un groupe,
comme les Parnassiens, tous se ressentent de cette maî-
trise. Quelques-uns, comme M. Coppée, la proclament
avec cette reconnaissance enthousiaste que l'on doit à
(1) Comparez le carillon du Rhin (I, 77) à celui des Rayons et
Ombres (III. 461) ; l'Armada en prose dans le Rhin (II, 323) à celle
de la Rose de l'Infante ; et surtout lAymerillot de la Légende des
siècles, à la chanson d'Aymeri de Narbonne, publiée en 1843
par Jubinal dans le Musée des familles, sous le titre : le château
de Dannemarie, p. 377.
(2 Le Rhin, I, 27; Poésie, V, 31.
(3) Stapfer. Racine et Victor Hugo, p. 315. — Nul n'a mieux parlé
que Baudelaire de Victor Hugo, en qui il voyait « celui vers qui
chacun se tourne pour demander le mot d'ordre » Cf. son étude
sur Victor Hugo, dans VArt romantique, au t. III de ses œuvres
complètes. (Michel Lévy, 1872.)
160 LA PRÉFACE DE CROMWELL
ceux qui vous ont fait éprouver les plus pures ou les plus
fortes émotions artistiques (i). On ne sait en effet ce que
Ton doit admirer le plus dans Victor Hugo, ou ses pen-
sées profondes, ses images irradiantes, ou la forme
impeccable de son vers : cette habileté de la main, l'âge
n'avait pu la faire trembler : aussi a-t-on pu le compa-
rer ingénieusement àces bons forgerons à la barbe d'or,
sortis des légendes du Rhin, qui, d'un coup de marteau
infaillible, forgeaient des œuvres étranges, d'une per-
fection désespérante (2).
Ce n'est pas que l'on n'ait pu imiter la facture de
Victor Hugo, ni la parodier. On pourrait même dire que
nul poète n'a été plus facile à travestir, parce que nul
n'a donné des recettes en apparence plus simples. Il a
des procédés, et les procédés sereproduisent facilement.
Mais il est donné à peu de grands poètes de trouver des
recettes nouvelles, qui s'imposent à tout un siècle.
Comme le roi homérique, Victor Hugo a vu trois géné-
rations soumises à sa loi ; et il règne encore sur la qua-
trième, sauf sur ceux des esthètes actuels qui deman-
dent à la poésie les effets de la musique, c'est-à-dire qui
perdent les qualités du vers sans arriver au charme de
l'harmonie, qui ne pensent plus, et ne font pas rêver (3).
(i) Préface du Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, par
Duval.
(2^ Anatole France, chronique sur Amy Robsart, dans le Temps
du 21 juillet 1889.
(3) Cf. M. Darzens, la Prosodie au théâtre libre, dans le Figaro
du 2 novembre 1888; M. G. Deschamps, article sur M. Ilcnri de
Régnier, dans le Temps du 24 mars 1895.
CONCLUSION
Malgré tous ces mérites, la Préface ne donne pas
toujours, ni à tous, l'impression de quelque chose de
définitif, d'immuable. Tandis qu'on ne se figure pas
Boileau changeant une seule théorie,un seul vers de son
Art poétique f vingt ans après la première édition, Victor
Hugo au contraire, en soulignant lui-même la contin-
gence de ses pensées, en faisant remarquer qu'il donne
là ses idées actuelles , et qu'il ne s'engage pas pour
l'avenir, nous autorise à poser cette question : si, au
lieu d'écrire d'abord la Préface, Victor Hugo avait com-
mencé par composer une bonne partie de son œuvre ;
si, par exemple, il n'avait donné ses vues sur l'art
qu'après les Burgraves, n'aurions-nous pas eu tout autre
chose que ce que nous avons, et quelque chose de meil-
leur ?
D'abord le côté purement romantique de la Préface,
les provocations aux pseudo-classiques et même aux
vrais classiques, les concessions aux Jeune-France,
faites aux dépens du bon goût, tout cela eût plus ou
moins disparu. Car nul au fond n'a été moins romanti-
que que Victor Hugo, c'est-à-dire, nul n'a moins sacri-
fié que lui aux idoles du romantisme. Il n'a jamais
PRÉFACE DE CROMWELL. 11
162 LA PRÉFACE DE CROMWELL
admis les extravagances de son parti, simplement
destinées à effarer les Philistins : ainsi il n'a jamais
porté l'uniforme romantique (1). Pas plus qu'il ne s'est
jamais laissé emprisonner dans une illusion vieillie,
politique ou religieuse, il ne s'est pas éternisé dans le
romantisme,, quand le romantisme a commencé à sentir
le renfermé, comme toutes les petites chapelles, litté-
raires et autres (2). Victor Hugo n'est pas resté roman-
tique, parce qu'un vrai poète ne reste pas négatif ;
parce qu'après avoir jeté bas le pseudo-classicisme, et
nettoyé l'opinion publique, il a suivi le libre cours de
son génie, sans plus se préoccuper d'être la contre-
partie de ce qui avait existé avant lui- lia été roman-
tique, tant que le romantisme a été nécessaire, comme
on est révolutionnaire tant que la révolution est utile ;
puis on essaye de faire vivre quelque chose de nouveau.
La. Préface, écrite en 1843, n'eût donc plus été roman-
tique dans le sens étroit du mot. Victor Hugo aurait
été davantage lui-même ; grandi, il aurait pu mesurer
plus exactement la taille de ses prédécesseurs. On aurait
vu disparaître l'influence de Chataubriand et de son
catholicisme esthétique, qui nous ont valu surtout des
erreurs historiques. Les théories sur le vers, plus déve-
loppées, nous eussent donné la chose qui nous manque
le plus : une versification écrite par un grand poète,
L'histoire du grotesque eût été plus raisonnée, ses
limites plus nettement tracées. Ici je ne fais plus une
(1) A Karr, le Livre du bordt I, 201 202.
(2) 11 est impossible d'admettre le jugement de M. Brunetière :
« Ce vieux romantique..., presque jusqu'au bout..., est demeuré
l'homme de sa jeunesse, le poète des Odes et Ballades, et le ro-
mancier de Notre-Dame de Paris, n Evolution de la poésie lyrique
IL 148.
CONCLUSION 163
simple hypothèse : les théories artistiques de Hugo ont
toujours été s'épurant, se rapprochant de la beauté
idéale ; et je puis citer un fragment de ce qu'aurait été
la Préface, écrite non plus au début, mais au milieu
de sa carrière. En 1868, voici comment il définit le beau
dans l'art, dans une discussion avec Arthur Stevens qui
reconnaissait à Delacroix toutes les qualités : « Il
les a toutes moins une, dit Victor Hugo ; il lui manque
une des plus grandes, il lui manque ce qu'ont toujours
cherché et trouvé les artistes suprêmes, peintres ou
poètes, — la beauté. 11 n'y a pas dans tout l'œuvre de
Delacroix, en exceptant Y Apparition des anges au Christ
dans le jardin des Oliviers, qui est à l'église Saint-Paul
à Paris, et le torse de femme du Massacre de Scio qui
est au Luxembourg, une seule femme vraiment belle.
Il a l'expression, mais il n'a pas l'idéal. Les Femmes
d'Alger, par exemple, cette orientale étincelante de
lumière et de couleurs, sont le type de cette laideur
exquise propre aux créations féminines de Delacroix. »
Et comme Stevens réplique que l'expression seule cons-
titue la beauté, qu'avec des éléments laids Delacroix
atteint à une véritable beauté : « La beauté, non ; mais
son éclair, répond Hugo. J'ai dit un jour à Madame
Dorval un mot qu'elle a eu raison de s'approprier, et
qui passe aujourd'hui pour avoir été dit sur elle par
elle-même : — Vous n'êtes pas jolie, vous êtes pire. —
Eh bien, ce mot, on peut l'adresser à toutes les femmes
de Delacroix. On peut dire à ses odalisqfues, on peut
dire bsonOphélie, on peut dire à sa Marguerite, on peut
dire à sa Médée, on peut dire à sa Mater dolorosa, on
peut dire à sa Madeleine : — Vous n'êtes pas belles,
vous êtes pires. La ligne divine de la beauté apparaît
lumineuse, mais brisée, sur vos visages ; vous êtes
164 LA PRÉFACE DE CROMWELL
l'éclair, c'est-à-dire l'éblouissante grimace du rayon.
Ceux qui vous aiment ainsi, vous aiment malgré vous
et malgré eux, et vous aiment éperdument, parce que
le secret de votre charme est précisément dans ce qui
pourrait les détacher de vous. Soyez fières, vous êtes
irrésistiblement laides. La Nuit de Michel:Ange et les
prodigieux séraphins du Jugement dernier, l'ange abso-
lument superbe du Tobie de Rembrandt et la petite
fille exquise de la Ronde de nuit ; puis, au-dessous de
ces deux maîtres inaccessibles, la Joconde de Léonard
de Vinci, VAntiope du Gorrège, la Maîtresse du Titien,
les Vierges de Murillo ; puis , au-dessous encore, la
Madeleine de la Descente de croix de Rubens, les nudités
splendides de la Féconditéàe Jordaens, les Anges exter-
minateurs de Frank Floris, YHérodiade de Quentin
MeUis, les Vierges de Van Eyck, puis, sous un autre
ciel de l'art, les femmes de Watteau et les patriciennes
de Paul Veronèse, réalisent, dans les régions suprêmes
de l'idéal, le type éternel de la beauté, et, du consen-
tement unanime de tous les yeux, sont tranquillement
sublimes. Vous, monstres de je ne sais quel sabbat de
l'art, vous ensorcelez l'admiration. — Eh bien, mais
cela suffît à un peintre, dit Stevens. — D'accord.
Mais, alors, c'est un tout autre point de vue. Il s'agit de
la beauté, de la beauté éternelle, multiple et variée
pourtant, mais toujours reconnaissable pour le seul
juge définitif qu'il y ait en art, la foule. Et remarquez
que je n'ai pas nommé Raphaël. Raphaël, c'est la
beauté froide (1). L'expression, surtout sur le visage
(1) Cette sévérité pour Raphaël ne s'expliquerait-elle point par
un rapprochement plus ou moins conscient qui se fait dans l'es-
prit de Victor Hugo entre Raphaël et Racine? Au temps jadis on
CONCLUSION 165
monotone de ses madones, lui manque. Or, je ne
veux ni l'expression sans la beauté , ni la beauté
sans l'expression. Voilà donc ce qu'on pourrait dire
aux femmes de Delacroix. Expression, oui ; beauté,
non. Toutes sont peut-être l'idéal d'Eugène Delacroix,
pas une n'est l'idéal de l'esprit humain. La passion est
là, soit ; mais pourquoi pas le visage? En quoi cela
diminuerait-il le regard, que l'oeil fût beau ? En quoi
cela diminuerait-il le cri, que la bouche fût belle ? En
quoi cela diminuerait-il la pensée, que le front fût
grand (1) ? »
Il y a là un changement important depuis la Pré-
face, ou, pour mieux dire, un vrai progrès. Mais, en
dehors de ces modifications amenées par la maturité
de l'âge et de l'esprit, la Préface n'en eût-elle pas subi
d'autres, dues, celles-là,à l'action corrosive des années ?
Pour Victor Hugo, comme pour tout autre grand
poète moderne, on s'est déjà posé cette question,
assez insignifiante au fond : qu'est-ce qui restera de
lui (2) ? On a aussi répondu que Victor Hugo subirait
« l'outrage du temps, mais comme ses égaux, Homère,
Dante et Shakespeare (3). »
aurait cru faire de la critique littéraire en disant : Raphaël est le
Racine delà peinture, Racine est le Raphaël de la poésie, etc. -—
Si Victor Hugo ne le dit pas, il le pense peut-être. — Et puis il
n'était pas grand expert en peinture. Cf. Rochefort, II, 65-66.
{{) Victor Hugo en Zélande, p. 209-216.
(2) R. Rosières, dans la Revue Bleue du 2 décembre i893, p. 711
et suivantes.
(3) Coppée, Mon franc parler, p. 223. Un autre, un poète, qui
fut un ami et non pas un disciple du Maître, a mieux parlé en-
core : « Il y avait du Dieu en Victor Hugo. Hésiode a dit : « Les
hommes sont des dieux mortels. » Pourquoi mortels? Rien ne
pourra ensevelir le nom de Victor Hugo. Il sera plus radieux au
xx* siècle qu'au xixe siècle, car on vivra plus encore sous la
lumière de sa poésie. » A. Honssaye, V, 317.
166 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Il est toujours bien difficile de prédire ces choses-là,
parce que, en littérature, il n'y a ni grands ni petits
prophètes ; une assimilation est bien contestable : une
idée est presque toujours trop précise ; l'image con-
viendrait peut-être mieux, pour laisser entrevoir les
transformations futures, les changements de profil
d'un monument aussi immense. La postérité commence
déjà sur l'œuvre de Victor Hugo la lente érosion de la
mer sur les falaises. Les éléments mous ou mal soudés
se dissolvent, se désagrègent, et tombent à chacune de
ces grandes marées humaines qui s'appellent une géné-
ration. Et peu à peu on voit s'amincir et se dresser
plus fière que jamais, moins compacte, mais plus
svelte et plus aérienne, l'ossature inébranlable, le
granit, que recouvraient d'abord les parties faibles et
périssables.
Eh bien, la Préface est, en somme, une des parties
solides de l'œuvre de Hugo : c'est une de celles qui ont
le mieux résisté : elle a perdu sans doute quelques-uns
de ces éléments ruineux que j'ai signalés : dans son
ensemble elle a soutenu à la fois l'effort du temps et
de la critique.
Plus on l'étudié, plus on la trouve intéressante. On
la croit généralement sortie, tout entière, d'un seul
coup, de l'imagination du poète. Nous avons cons-
taté au contraire, à l'analyse, que son principal mé-
rite est d'avoir résumé tant d'efforts antérieurs, et de
les avoir fait réussir. C'est là sa grande force, et c'est
ce qui explique son influence, aussi forte dans l'avenir
que ses racines sont lointaines dans le passé. Il faut
lui demander, moins la révélation d'un esprit nouveau,
que la condamnation et l'exécution de l'ancien régime
littéraire. Nul n'a mieux vu cela, ni surtout ne la
CONCLUSION 167
mieux écrit, que Paul de Saint- Victor : a Cette grande
révolution littéraire de 1830, que l'on calomnie au-
jourd'hui, et que, plus tard, on glorifiera, ne s'est pas
faite, quoi qu'on en dise, contre les vrais chefs-d'œuvre
de l'Ecole classique, mais contre les rhapsodies sans
intelligence et sans goût qui faussaient leur tradition
et corrompaient leur grand style. Ce qu'elle a détruit à
jamais, c'est la tragédie de plâtre et de pacotille, c'est
la comédie de convention et de lieux communs... On
a comparé souvent l'avènement de l'Ecole nouvelle à
l'invasion des barbares ; nous acceptons la comparai-
son. Là où passait Attila, l'herbe ne germait plus. Là
où Victor Hugo a passé, ne repousseront plus les
tristes chardons et les fleurettes artificielles des pseudo-
classiques Les réactions auront beau faire , elles
ne restaureront pas leurs petits grands hommes ; elles
ne nous ramèneront pas aux pensums et aux férules
des vieilles poétiques. Ceci a tué cela (1) I »
Seulement il ne faut pas prolonger la comparaison,
ni pousser au sombre la Préface. Œuvre de jeunesse,
écrite pour les jeunes gens, elle n'a pas perdu ce charme
rayonnant dont parlait Théophile Gautier, surtout
auprès de la jeunesse. Un de mes étudiants me disait
qu'elle l'avait enthousiasmé, alors qu'il la lisait au col-
lège, en cachette, bien entendu : peut-être était-ce par
contraste avec les admirations traditionnelles de
TUniversité ; peut-être encore était-ce pour le ton
cavalier que prend le critique débutant en parlant
d'un passé qui ne lui semble qu'une vieillerie. Je sup-
poserais plus volontiers que les jeunes gens aiment
cette fraîcheur d'idées, de sentiments et d'images, qui
(i) Victor Hugo, p. 19-21.
168 LA PRÉFACE DE CR0MWELL
plaît à quiconque n'est pas morose. Victor Hugo écrit
la Préface avec la plume qui lui sert pour composer les
Chansons des rues et des bois (1). On trouve en effet
dans cette prose le charme particulier de ce recueil
de vers. La Préface, dans sa prime jeunesse, avait la
beauté du diable, et, chose rare, avec les années elle ne
Ta pas perdue.
(1) Le rapprochement n'a rien d'artificiel : telle de ces pièces a.
été écrite en 1827 : Chanson» des rue*, p. 198.
TEXTE DE IA PREFACE
A MON PÈRE (*)
Que le livre lui soit dédie.
Comme l'auteur lui est dévoué (2).
Le drame qu'on va lire n'a rien qui le recom-
mande à l'attention ou à la bienveillance du public.
(1) Sur la valeur professionnelle du général, cf. dans la
Revue Encyclopédique du 15 avril 1892 le Victor Hugo raconté
par Alexandre Dumas, col. 561 ; Albert Duruy, Etudes d'his-
toire militaire sur la Révolution et l'Empire, p. 136, 165-166.
Pour les relations du père et de son fils, cf. Victor Hugo ra-
conté , t. I, passim, et t. II, p. 97-98 ; E. Biré, Victor
Hugo avant 1830, passim, notamment p. 447 et suivantes; enfin
la Correspondance, p. 33-34, et 72.
Quant à l'influence du général sur l'esprit de notre poète, on
peut lire la très curieuse « Etude d'atavisme » de M. Macé de
Challe8 sur les Ascendants de Victor Hugo, dans le Figaro,
numéros des 15 et 22 août 1888. En voici la conclusion : « Il
semble que le prosateur dans Victor Hugo procède du père, et
le poète de la mère. Le père lui a donné la ténacité vosgienne,
etc.. » — Cf. Bondois, Victor Hugo, sa vie, ses œuvres, p. 9 —
(2) Dana le manuscrit on lit : « A mon père, mort le 29 jan-
vier 1828.
Que ce livre lui soit dédié
Gomme l'auteur lui fut dévoué. »
Puis V. Hugo biffe ce simili-distique, et ajoute en marge :
« ôter ces deux lignes dans les réimpressions. *
170 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Il n'a point, pour attirer sur lui l'intérêt des opi-
nions politiques, l'avantage du veto de la censure
administrative (1), ni même, pour lui concilier
tout d'abord la sympathie littéraire des hommes
de goût, l'honneur d'avoir été officiellement rejeté
par un comité de lecture infaillible.
Il s'offre donc aux regards, seul, pauvre et nu,
comme l'infirme de l'Evangile, solus, paaper, nu»
dus (2).
12. V. Hugo a dédié ou consacré un grand nombre de ses
poésies à son père, notamment, dans les Odes et Ballades, I,
137 :
Quoi ! toujours une lyre, et jamais une épée ! etc.
Cette ode a paru d'abord dans la Muse Française, t. I, p. 141,
troisième livraison, septembre 1823. Elle était alors suivie d'une
notice assez étendue sur les états de services du général Hugo,
notice tirée du Dictionnaire historique des généraux français, par
M. le chevalier de Courcelles.
(1) Le 3 janvier de cette même année 1827, Chateaubriand
avait adressé au Journal des Débats une fort belle lettre sur la
liberté de lapresse et la censure ; cî.\e% Débats du 4 janvier 1827.
(2) Ce début ne figure pas dans le manuscrit qui commence
ainsi : « Ce n'est pas sans quelque hésitation, etc. » ; il existe
pourtant dans l'édition princeps — Il n'y a pas, à ma connais-
sance, ni à celle d'un pasteur et d'un prêtre consultés là-des-
sus, il n'y a pas dans tout l'Evangile d'infirme qui s'offre aux
regards seul, pauvre et nu. On voit, aux Actes des Apôtres,
ch. m, un infirme, qui est seul, à la porte La Belle, et qui est
pauvre. V. Hugo, citant de souvenir, a peut-être commis une
légère inexactitude ; à moins qu'il n'ait dans la mémoire ce
passage de l'Apocalypse, ch. ni, verset 17 : « vous dites : je
Buis riche, je suis comblé de biens, et je n'ai besoin de rien ;
et vous ne savez pas que vous êtes malheureux, et misé-
rable, et pauvre, et aveugle, et nu. » (Rapprochement commu-
niqué par M. Etienne Knell.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 171
Ce n'est pas du reste sans quelque hésitation que
l'auteur de ce drame s'est déterminé à le charger
de notes et d'avant-propos. Ces choses sont d'or-
dinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s'informent
plutôt du talent d'un écrivain que de ses façons de
voir ; et qu'un ouvrage soit bon ou mauvais, peu
leur importe sur quelles idées il est assis, dans
quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves
d'un édifice dont on a parcouru les salles, et, quand
on mange le fruit de l'arbre, on se soucie peu de
la racine.
D'un autre côté, notes et préface sont quelque-
fois un moyen commode d'augmenter le poids d'un
livre et d'accroître, en apparence du moins, l'im
portance d'un travail; c'est une tactique semblable
à celle de ces généraux d'armée qui, pour rendre
plus imposant leur front de bataille, mettent en
ligne jusqu'à leurs bagages. Puis, tandis que les
critiques s'acharnent sur la préface et les érudits
sur les notes, il peut arriver que l'ouvrage lui-même
leur échappe, et passe intact à travers leurs feux
croisés, comme une armée qui se tire d'un mauvais
pas entre deux combats d'avant-postes et d'arrière-
garde.
Ces motifs, si considérables qu'ils soient, ne sont
pas ceux qui ont décidé l' auteur. Ce volume n'avait
pas besoin d'être enflé, il n'est déjà que trop gros.
Ensuite, et Fauteur ne sait comment cela se fait,
ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi
près des critiques plutôt à le compromettre qu'à le
172 LA PREFACE DE CROMWELL
protéger (1). Loin de lui être de bons et de fidèles
boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces
costumes étranges qui, signalant dans la bataille
le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et
ne sont à l'épreuve d'aucun (2).
Des considérations d'un autre ordre ont influé
sur l'auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne
visite guère par plaisir les caves d'un édifice, on
(1) Allusion probable à sa discussion si curieuse avec Hoffman
dans les Débats, 14 juin, 26 et 31 juillet 1824, et à une atta-
que plus récente encore. Le 8 janvier 1827, les Débats publiaient,
sous la signature J. V., un article sur la 3* édition des Odes et
Ballades ; il y était surtout question des « petites préfaces de
l'auteur », et cela se terminait ainsi : « Que M. Hugo, fidèle à
son titre et à sa vocation de poète, interroge sa Muse, c'est-à-
dire la voix secrète de sa conscience, et il pourra se fier à cet
oracle. Qu'il cesse de s'abuser lui-même, en voulant éblouir les
autres ; qu'il s'instruise, lui et ses mélancoliques amis ; qu'il
apprenne à distinguer le vrai du faux, le sublime du gigantes-
que ; qu'il ne prenne plus le vertige pour de l'enthousiasme, et
les points d'exclamation pour du génie ; et un si heureux na-
turel, dirigé par le bon sens, pourra bien n'être point perdu
pour notre gloire littéraire. Qu'il se garde surtout d'exposer com-
plaisamment, dans de petites préfaces, ce qu'il appelle ses prin-
cipes, son système. Jeunes disciples des Muses nouvelles, vos
poétiques ne prouvent rien. Soyez d'abord poètes ; nous verrons
ensuite. » V. Hugo du reste ne tint pas rigueur au journal, qui
publia le 9 février suivant son ode à la colonne Vendôme, et
le 1« décembre 1827 un fragment de son Ode sur Navarin, en
annonçant « que cette nouvelle production d'un talent original
va être mise en vente chez Ambroise Dupont dans trois ou
quatre jours, en même temps que son drame de Oromtoell. »
(2) « Certainement M. Victor Hugo, avec sa prose éloquente;
vigoureuse, mais trop tatouée et blasonnée d'images, avait écrit
là des pages où se retrouve quelquefois la couleur effrénée de
Rubens. » Labitte, Etudes littéraires, II, 321.
TEXTE DE LA PRÉFACE 173
n'est pas fâché quelquefois d'en examiner les
fondements. Il se livrera donc, encore une fois,
avec une préface, àla colère des feuilletons. Che sara
sara (1). Il n'a jamais pris grand souci de la fortune
de sesouvrages (2), et il s'effraye peu du qu'en dira-
t-on littéraire. Dans cette flagrante discussion
qui met aux prises les théâtres et l'école, le public
et les académies, on n'entendra peut-être pas sans
quelque intérêt la voix d'un solitaire apprenti/ (3)
de nature et de vérité, qui s'est de bonne heure retiré
du monde littéraire par amour des lettres, et qui
apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, delà
conviction à défaut détalent, des études à défaut de
science.
Il se bornera, du reste, à des considérations
générales surl'art, sans en faire le moins dumonde
un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre
écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou
(1) « Che sara, sara est italien, et semble vouloir dire : ad-
vienne que pourra. Cette phrase aujourd'hui ne serait pas cor-
recte, et je doute qu'elle l'ait jamais été. Il faudrait dire cio
che sara, ou quel che sara. Che tout seul ne veut pas dire ce
qui. » (Communication de M. de Tréverret, professeur à l'Uni-
versité de Bordeaux.) Nous avons vu du reste dans l'intreduction
que V. Hugo connaissait seulement l'italien des îles.
(2) C'est peut-être beaucoup dire : cf. M. Biré, Victor Hugo
avant 1830, p. 296-301.
(3) V. Hugo reproduit l'ancienne orthographe du mot, telle
qu'il l'a trouvée dans la Lettre de M. de Scudéry à Villustre
Académie, lettre citée plus loin : « les estrangerà croyroient que
nos plus grands maiatres ne sont que des apprentifs. » Ed.
Gasté, p. 11.
174 LA PRÉFACE DE CROMWELL
contre qui que soit. L'attaque ou la défense de son
livre est pour lui moins que pour tout autre la chose
importante. Et puis les luttes personnelles ne lui
conviennent pas. C'est toujours un spectacle misé-
rable que de voir ferrailler les amours propres. Il
proteste donc d'avance contre toute interpétation
de ses idées, toute application de ses paroles (1),
disant avec le fabuliste espagnol:
Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma (2).
A la vérité, plusieurs des principaux champions
des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l'hon-
neur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde
obscurité, à lui simple et imperceptible spectateur
de cette curieuse mêlée (3). Il n'aura pas la fatuité
(1) Le lecteur, après avoir parcouru les notes de cette édi-
tion, se rendra compte lui-même de ce qu'il y n de plus ou
moins bien fondé dans cette protestation.
(2) « Se trouve à la fin de la première fable d'Yriarte. Ces
deux vers signifient mot à mot : Celui qui fera des applications,
qu'il se le mange avec son pain — c'est-à-dire, qu'il garde cela
pour lui, c'est son affaire. — Je pense bien que cette locution
proverbiale existait longtemps avant 1782, année où parurent
les Fabulas literariax de Tomas de Yriarte. » (Communication
de M. de Tréverret.)
(3) Dès le début, c'est une habitude chea V. Hugo de parler
de lui-même avec une modestie superbe. En mai 1824, il publie,
sur YEloa d'Alfred de Vigny, une curieuse étude, qui se ter-
mine ainsi : « qu'il ioit permis, en finissant, à l'auteur de cet
article, de se féliciter de l'obscurité de son nom. Chose étrange f
les louanges si méritées que nous venons de donner à M. de
Vigny, seront moins contestées de nos censeurs du jour, parce
qu'elles ne lui viendront pas de l'un de ses émules de talent et
TEXTE DE LA PRÉFACE 175
de le relever (4). Voici, dans les pages qui vont
suivre, les observations qu'il pourrait leur opposer;
voici sa fronde et sa pierre ; mais d'autres, s'ils
veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classi-
ques.
Cela dit, passons.
Partons d'un fait. La même nature de civilisation,
ou, pour employer une expression plus précise,
quoique plus étendue, la même société n'a pas
toujours occupé la terre. Le genre humain dans
son ensemble a grandi, s'est développé, a mûri
de gloire. x> Victor-M. Hugo, La Muse Française, 11e li-
vraison.
(1) C'était déjà fait, et bien fait. Le 14 juin 1824, Hoffman
avait fait paraître dans le Journal des Débats politiques et lit-
téraires, sur les Nouvelles Odes, un article signé Z ; V. Hugo
répondit par une lettre charmante et convaincante, insérée au
n° du 16 juillet suivant, et que j'ai longuement analysée dans
mon Introduction. Rien n'est plus curieux que de lire la riposte
sèche, impertinente, du critique rendu furibond par les solides
raisons du poète : «... Ne sais-je pas que dans l'école roman-
tique l'esprit se passe fort bien du bon sens ?... Un écrivain qui
sera sans doute une grave autorité pour M. Hugo, le P. du Cer-
ceau, Jésuite... etc. » Le mot de la fin surtout montrera jus-
qu'à quel point V. Hugo avait raison d'accuser, dans la préface,
l'ancienne critique d'être frivole : Horïman cite, en terminant,
deux vers d'une strophe sur le cauchemar :
Ce monstre aux élément» prend vingt formes nouvelles,
Tantôt dans une eau morte il traîne son corps bleu,
et ajoute cette réflexion, qu'il croyait probablement très pi-
quante : <l Est-il beaucoup de journalistes qui se fussent refusé
le plaisir de rire du corps bleu du cauchemar ? et n'a vais- je
pas ie aroit de m'écrier : c Corbleu 1 ce n'est pas là du clas-
sique ? »
176 LA PRÉFACE DE CROMWELL
comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme;
nous assistons maintenant à son imposante vieil-
lesse. Avant l'époque que la société moderne a
nommée antique, il existe une autre ère, que les
anciens appelaient fabuleuse, et qu'il serait plus
exact d'appeler 'primitive. Voilà donc trois grands
ordres de choses successifs dans la civilisation,
depuis son origine jusqu'à nos jours. Or, comme
la poésie se superpose toujours à la société, nous
allons essayer de démêler, d'après la forme de celle-
ci, quel a dû être le caractère de l'autre, à ces trois
grands âges du monde, — les temps primitifs, les
temps antiques, les temps modernes.
Aux temps primitifs, quand l'homme s'éveille
dans un monde qui vient de naître, la poésie s'é-
veille avec lui (1). En présence des merveilles qui
Téblouissent et qui l'enivrent, sa première parole
n'est qu'un hymne. Il touche encore de si près à
Dieu que toutes ses méditations sont des extases,
tous ses rêves des visions. Il s'épanche, il chante
comme il respire. Sa lyre na que trois cordes,
Dieu, l'âme, la création ; mais ce triple mystère
enveloppe tout, mais cette triple idée comprend
tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a
(1) On voit que, à ce moment, V. Hugo accepte encore l'ex-
plication de la Genèse, et conçoit l'état d'esprit du premier
homme, tel qu'il l'a décrit dans le sacre de la femme (Légende
des siècles, I, 37). On trouvera une hypothèse scientifique sur
cet te littérature préhistorique dans l'étude de M. Létourneau :
V Évolution littéraire dans les diverses races humaines.
TEXTE DE LA PRÉFACE 177
des familles, et pas de peuples, des pères et pas de
rois. Chaque race existe à Taise; point de propriété,
point de loi, point de froissements, point de
guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est
une communauté. Rien n'y gêne l'homme. Il mène
cette vie pastorale et nomade par laquelle commen-
cent toutes les civilisations, et qui est si propice
aux contemplations solitaires, aux capricieuses
k'êveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa
pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui
change de forme et de route, selon le vent qui le
pousse. Voilà le premier homme; voilà le premier
poète. Il est jeune, il est lyrique. La prière est
toute sa religion, l'ode est toute sa poésie.
Ce poème, cette ode des temps primitifs, c'est
la Genèse (1). Peu à peu cependant cette adolescence
du monde s'en va. Toutes les sphères s'agrandissent ;
la famille devient tribu, la tribu devient nation.
Chacun de ces groupes d'hommes se parque autour
d'un centre commun, et voilà les royaumes. L'ins-
tinct social succède à l'instinct nomade. Le camp
fait place à la cité, la tente au palais, l'arche au
temple. Les chefs de ces naissants Etats sont bien
encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur
bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s'arrête
et se fixe. La religion prend une forme ; les rites
règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte.
(1) Ces théories sont empruntées à Chateaubriand, dont le
poète subit encore l'influence. Cf. Victor Hugo raconté, II,
99-100.
PRÉFACE I>E CROMWEIX. 12
178 LA PRÉFACE DK CROMWELL
Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité
du peuple ; ainsi à la communauté patriarcale
succède la société théocratique.
Cependant les nations commencent à être trop
serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ;
de là les chocs d'empire, la guerre (1). Elles débor-
dent les unes sur les autres; de là les migrations
(1) U Iliade. (Note de Victor Hugo.) — Cette note et les sui-
vantes ont été ajoutées à la préface par le poète dans l'édition
de 1828 ; mais elles ont été écrites, d'après le manuscrit, le
28 octobre 1827. On lit en tête cet avertissement :
Note sur ces notes.
« Ces notes ont été, comme l'avant-propos, arrachées à l'au-
teur. Il en est pourtant dans le nombre qui dépendent de la
préface, qui en font partie intégrante, et qu'elle amenait natu-
rellement avec elle ; celles-là, l'auteur ne regrette point de les
avoir écrites. Toutes les autres, qui ne se rattachent qu'au dra-
me, sont de trop. Il est peu de vers de cette pièce qui ne puissent
donner lieu à des extraits d'histoire, à des étalages de science
locale, quelquefois à des rectifications. Avec quelque bonne vo-
lonté, l'auteur eût pu facilement élargir et dilater cet ouvrage jus-
qu'à trois tomes in-8°. Mais à quoi bon faire, des quatre-vingts
ou cent volumes * qu'il a dû lire et pressurer dans celui-ci, les
caudataires de ce livre ? Ce qu'il prétend donner ici, c'est œuvre
de poète, non labeur d erudit. Après qu'on a exposé devant le
spectateur la décoration du théâtre, pourquoi le traîner derrière
la toile et lui en montrer les équipes et les poulies ? Le mérite
<r * Sans compter tous les Mémoires sur la révolution d'Angleterre,
State Papers, Memoirs of the protectorat Home, Hudibrtts, Acts of
tke Parliament, Eykpn Basilikè, etc., etc., l'auteur a pu consulter
quelques documents-ojjiginaux, les uns fort rares, les autres même iné-
dits, CretnweU politique, pamphlet flamand, el Hombre de demonto,
pamphlet espagnol, Cromwell and Cromivélt, et le Connaugkl Regitter]
qu'a bien voulu lui communiquer un noble pair d'Irlande, auquel il en.
adresse ici de publics remercîments. a (Nota de Victor Hugo.) — Cette
£yt«? ne fleure pM dan* )a mftnwscril*
TEXTE DE LA PRÉFACE 179
de peuples , les voyages (1). La poésie reflète ces
grands événements ; des idées elle passjB aux
choses. Elle chante les siècles, les peuples, les
empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.
Homère, en effet, domine la société antique. Dans
cette société, tout est simple, tout est épique. La poé-
sie est religion, la religion est loi. A la virginité
du premier âge a succédé la chasteté du second.
Une sorte de gravité solennelle s'est empreinte par-
tout, dans les mœurs domestiques, comme dans
les mœurs publiques. Les peuples n'ont conservé
de la vie errante que le respect de l'étranger et du
voyageur. La fa mille a une patrie ; tout l'y atta-
che; il y a le ente du foyer, le culte du tombeau (2).
•poétique de l'œuvre gagne-t-il grand'chose à ces preuves tes-
timoniales de l'histoire ? Qui doutera cherchera. Dans les pro-
ductions de l'imagination, il n'est pas de pièces justificatives.
La poésie fait peine à voir, ainsi hermétiquement enterrée sous
des notes; c'est le plomb du cercueil.
On ne trouvera donc probablement pas dans ces notes ce qu'on
y cherchera. Elles sont numériquement fort incomplètes. L'au-
teur les a tirées au hasard d'un amas énorme de déblais et de
matériaux ; il a pris, non les plus importantes, mais les pre-
mières venues. Peu propre à ce travail, il l'a fort mal fait.
N'importe, les voilà telles qu'elles sont. On verra, après les avoir
lues, qu'il eût mieux valu brûler tous ces copeaux. » (Note de
Victor Hugo.)
(1) L'Odyssée. (Note de Victor Hugo.) — Dans le manuscrit
original de la préface, quelques-unes de ces notes sont écrites,
d'autres sont déjà imprimées, et sont probablement des frag-
ments d'épreuves. Cf. A. Jullien, le Romantisme, p. 78.
(2) V. Hugo indique là une idée neuve qui ne devait trouver
exra plein développement que dans la Cité Antique de Fustcl dh
dtwlangese
180 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Nous le répétons, l'expression d'une pareille ci-
vilisation ne peut être que l'épopée. L'épopée y
prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais
son caractère. Pindare est plus sacerdotal que pa-
triarcal, plus épique que lyrique (1). Si les annalis-
tes, contemporains nécessaires de ce second âge du
monde, se mettent à recueillir les traditions et com-
mencent à compter avec les siècles, ils ont beau
faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ;
l'histoire reste épopée. Hérodote est un Homère.
Mais c'est surtout dans la tragédie antique que
l'épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène
grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses
proportions gigantesques et démesurées. Ses per-
sonnages sont encore des héros, des demi-dieux,
(1) En somme, V. Hugo se rapproche sensiblement des théo-
ries les plus récentes : « Les grandes cérémonies du culte...
trouvaient dans le lyrisme un instrument approprié à leurs be-
soins. Le rôle naturel de la poésie chorale était d'animer ces
grandes réunions, de leur prêter une âme et une voix, d'en ex>
primer les émotions. » (Croiset, la Poésie de Pindare, 2e édi-
tion, p. 103 ; cf. p. 165-166.) Comme restriction, il faut recon-
naître que « les idées théologiques tiennent assurément une très
grande place dans les œuvres des poètes lyriques. Mais... un
Pindare n'est pour cela... un théologien : c'est un poète lyri-
que... Par métier, pour ainsi dire, il est tenu de partager la foi
de la foule... [1 ne faudrait pas exagérer d'ailleurs la rigidité
de ces croyances nationales. » (Id., ibid., p. 138-140; cf.
p. 168-174.) La seconde partie du jugement de V. Hugo paraît
plus contestable encore : « tandis que l'épopée, de bonne heure
séparée de la musique, raconte des aventures, la poésie lyrique
chante des émotions. C'est une occasion présente qui l'éveille ;
c'est un sentiment actuel et contemporain... qu'elle traduit par
les accents qui lui sont propres. » (Id. ibid., p. 102.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 181
des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles,
des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des
funérailles, des combats. Ce que chantaient les
rhapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.
Il y a mieux. Quand toute l'action, tout le spec-
tacle du poème épique ont passé sur la scène, ce qui
reste, le chœur le prend. Le chœur commente la
tragédie, encourage les héros, fait des descriptions,
appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente,
quelquefois donne la décoration, explique le sens
moral du sujet, flatte le peuple qui l'écoute. Or
qu'est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé
entre le spectacle et le spectateur, sinon le poète
complétant son épopée (1)?
Le théâtre des anciens est, comme leur drame,
grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente
mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein
soleil ; les représentations durent tout le jour. Les
acteurs grossissent leur voix,masquent leurs traits,
haussent leur stature ; ils se font géants, comme
leurs rôles. La scène est immense. Elle peut repré-
senter tout à la fois l'intérieur et l'extérieur d'un
temple, d'un palais, d'un camp, d'une ville. On y
déroule de vastes spectacles. C'est, et nous ne citons
ici que de mémoire, c'est Prométhée sur sa monta-
gne (2) ; c'est Antigone cherchant du sommet d'une
tour son frère Polynice dans l'armée ennemie (les
(1) On sait de reste que toute cette explication du chœur est
fausse.
(2) Cf. le Prométhée enchaîné d'Eschyle, v. 88 et suivant?.
182 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Phéniciennes) (1) ; c'est Evadné se jetant du haut
d'un rocher dans les flammes où brûle le corps de
Capanée (les Suppliantes d'Euripide) ; c'est un
vaisseau qu'on voit surgir au port, et qui débar-
que sur la scène cinquante princesses avec leur
suite (les Suppliantes d'Eschyle) (2). Architecture
et poésie, là, tout porte un caractère monumental.
L'antiquité n'a rien de plus solennel, rien de plus
majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à
son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prê
très ; ses jeux scéniques sont des cérémonies reli-
gieuses, des fêtes nationales.
Une dernière observation qui achève de marquer
le caractère épique de ces temps, c'est que par les
sujets qu'elle traite, non moins que par les formes
qu'elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l'épo-
pée.Tousles tragiques anciens détaillent Homère (3).
(1) Euripide, les Phéniciennes, v. 156 et suiv. V. Hugo sup-
pose à la pièce grecque un intérêt qu'elle ne présente pas : il
pense que le spectateur aperçoit tout ce qu'Antigone décrit,
Polynice en particulier : « qu'il est beau, sous ses armes d'or,
ô vieillard, brillant de tout l'éclat des feux naissants du soleil ! »
(2) Rien ne permet de supposer cette mise en scène : cf. Pa-
tin. : « la première scène de la tragédie nous les montre qui vien-
nent de quitter leur vaisseau. » (Tragiques grecs, 1841, I, 163.)
D'après Croiset (Histoire de la littérature grecque, III, 167, 193
et note), Eschyle aurait soigné le côté décors, sans que la chose
pût, en quoi que ce fût, se rapprocher de la pratique actuelle.
(Cf. id.ibid., III, 67-69.)
(3) N'y aurait-il pas là un souvenir du Mémorial de Sainte-
Hélène? c Homère... était poète, orateur, historien, législateur,
géographe, théologien : c'était l'encyclopédiste de son époque. »
(Mémorial, 7 mai 1816, 1, 106.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 183
Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros.
Tous puisent au fleuve homérique. C'est toujours
1 Iliade et Y Odyssée. Comme Achille traînant
Hector, la tragédie grecque tourne autour de
Troie.
Cependant l'âge de l'épopée touche à sa fin. Ainsi
que la société qu'elle représente, cette poésie
s'use en pivotant sur elle-même. Rome calque la
Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour hnir
dignement, la poésie épique expire dans ce dernier
enfantement.
Il était temps. Une autre ère va commencer pour
le monde et pour la poésie.
Une religion spiritualiste, supplantant le paga-
nisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de
la société antique, la tue, et dans ce cadavre d'une
civilisation décrépite dépose le germe delà civilisa-
tion moderne. Cette religion est complète, parce
qu'elle est vraie ; entre son dogme et son culte,
elle scelle profondément la morale. £t d'abord,
pour premières vérités, elle enseigne à l'homme
qu'il a deux vies à vivre, l'une passagère, l'autre
immortelle ; l'une de la terre, l'autre du ciel. Elle
lui montre qu'il est double comme sa destinés, qu'il
y a en lui un animal et une intelligence, une âme
et un corps ; en un mot, qu'il est le point d'inter-
section, l'anneau commun des deux chaînes d'êtres
qui embrassent la création, delà série des êtres ma-
tériels et de la série des êtres incorporels, la pre-
mière partant de la pierre pour arriver à l'homme,
184 LA PRÉFACE DE CROMWELL
la seconde partant de l'homme pour finir àDieu(l).
Une partie de ces vérités avait peut-être été soup-
çonnée par certains sages de l'antiquité, mais c'est
de l'Evangile que date leur pleine, lumineuse et
large révélation (2). Les écoles païennes mar-
chaient à tâtons dans la nuit, s'attachant aux men-
songes comme aux vérités dans leur route de ha-
sard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient
parfois sur les objets de faibles lumières qui n'en
éclairaient qu'un côté, et rendaient plus grande
l'ombre de l'autre. De là tous ces fantômes créés par
la philosophie ancienne. Il n'y avait que la sagesse
divine qui pût substituer une vaste et égale clarté
à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse
humaine. Pythagore, Epicure, Socrate, Platon,
sont des flambeaux ; le Christ, c'est le jour.
Du reste, rien de plus matériel que la théogonie
antique. Loin qu'elle ait songé, comme le christia-
nisme, à diviser l'esprit du corps, elle donne forme
et visage à tout, même aux essences, même aux
intelligences. Tout chez elle est visible, palpable,
charnel. Ses dieux ont besoin d'un nuage pour se
(1) Peut-être y a-t-il là une réminiscence du système de Pas-
cal, l'homme placé entre deux infinis.
(2) La critique actuelle va plus loin ; cf. E. Havet, Le Chris-
tianisme et ses origines: « J'étudie le christianisme dans ses ori-
gines, non pas seulement dans ses origines immédiates, c'est-à-
dire la prédication de celui qu'on nomme le Christ et de ses
apôtres, mais dans ses sources premières et plus profondes,
celles de l'antiquité hellénique, dont il est sorti presque tout
entier, etc. » 2« édition, 1. 1, préface, p. v et guiv.
TEXTE DE LA PRÉFACE 185
dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment.
On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie,
et les voilà qui boitent éternellement. Cette reli-
gion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se
forge sur une enclume, et l'on y fait entrer, entre
autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue,
très imbris torti radios (4). Son Jupiter suspend le
(1) His informatum mambus jam parte politâ
Fulmen erat ; toto genitor quae pluriraa cœlo
Dejicit in terras ; pars imperfecta nianebat.
Très imbris torti radios, très nubis aquosae
Addiderant, rutili très ignis, et alitis austri, etc.
{Enéide, vin, 426, sqq.1)
C'est un souvenir de sa polémique avec Hoffman, auquel
il oppose ce passage comme équivalent classique des locu-
tions romantiques stigmatisées par le critique des Débats :
€ Virgile, dans sa belle peinture de V Antre des Cy dopes,
nous représente les compagnons de Vulcain occupés à mêler,
pour forger la foudre, trois rayons de pluie et le Bruit, trois
rayons de flamme, et la Peur. Voilà certainement une sin-
gulière fusion de réalités et d'abstractions, et ce n'est malheu-
reusement pas du Baal romantique que les cyclopes de Vir-
gile tiennent le secret de cette composition, où il n'entre pas
moins d'éléments métaphysiques que d'éléments chimiques, d
Tout jeune, son attention avait déjà été frappée par ces beautés
étranges, puisque, pendant les trois années qu'il passa à la pen-
sion Cordier, de 1815 à 1818, il traduisit, entre autres morceaux
de Virgile, précisément cet épisode :
Ils y mêlaient déjà, l'éclair et le courroux,
Et trois rayoos de grêle, et trois rayons de flamme,
Et le bruit, et la peur qui terrasse notre âme.
{Victor Hugo raconté, I, 233 ; cf. I, 210, et mon Victor Hugo
rédacteur du Conservateur littéraire, II, 10.)
186 LA PRÉFACE DE CROMWELL
monde à une chaîne d'or (1) ; son soleil monte un
char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice
dont la géographie marque la bouche sur le globe ;
son ciel est une montagne (2).
Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations
de la même argile, rapetisse la divinité et grandit
l'homme (3). Les héros d'Homère sont presque de
la même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter.
Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au
contraire le christianisme sépare profondément le
souffle delà matière. Il met un abîme entre l'âme et
le corps, un abîme entre l'homme et Dieu.
A cette époque, et pour n'olnettre aucun trait de
l'esquisse à laquelle nous nous sommes aventurés,
nous ferons remarquer qu'avec le christianisme et
par lui, s'introduisait dans l'esprit des peuples un
(1) Pour donner une idée des corrections et des ratures du
manuscrit, je prends ce paragraphe, un des plus remaniés.
V. Hugo avait écrit d'abord : palpable, visible ; il intervertit
l'ordre des mots. Il avait mis : son ciel eut un Olympe ; il biffe
Olympe, et met : une montagne .
Il ajoute en marge : ils boivent, mangent, dorment. — Sa
foudre se forge sur une enclume, et Von y fait entrer entre autres
ingrédients trois rayons de pluie tordue.
Il ajoute en interligne : Cette religion a des dieux et des moi-
tiés de dieux. — Son soleil monte sur un char à quatre cAe-
vaux.
(2) Cf. Decharme, Mythologie dé la Grèce Antique, p. 19 ; cf.
Iliade, ch. vin, V. 18 sqq.
(3) Cette parodie de la mythologie antique est due à l'in-
fluence de Chateaubriand, Génie du Christianisme, 2* partie,
1. IV, ch. ï : « le plus grand et le premier vice de la mytho-
logie était d'abord de rapetisser la nature, etc. »
TEXTE DE LA PRÉFACE 187
sentiment nouveau, inconnu des anciens et singu-
lièrement développé chez les modernes, un senti-
ment qui est plus que la gravité et moins que la tris-
tesse, la mélancolie (1). Et en effet, le cœur de
l'homme, jusqu'alors engourdi par des cultes pure-
ment hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne
pas s'éveiller et sentir germer en lui quelque faculté
inattendue, au souffle d'une religion humaine parce
qu'elle est divine, d'une religion qui fait de la prière
du pauvre la richesse du riche, d'une religion
d'égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas
voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis
que l'Evangile lui avait montré l'âme à travers les
sens, l'éternité derrière la vie ?
D'ailleurs, en ce moment-là même, le monde
subissait une si profonde révolution, qu'il était
impossible qu'il ne s'en fît pas une dans les esprits.
Jusqu'alors les catastrophes des empires avaient
été rarement jusqu'au cœur des populations : c'é-
taient des rois qui tombaient, des majestés qui s'é-
vanouissaient, rien de plus. La foudre n'éclatait
(1) C'est le résumé de la théorie de Chateaubriand sur le
vague des passions, dans le Génie du Christianisme, 2e partie,
1. III, ch. ix. Mais cette théorie est-elle bien juste ? « Cette
mélancolie inconnue aux anciens ne nous fut pas d'une diges-
tion facile. Quoi t disions-nous, Sapho expirante, Platon regar-
dant le ciel, n'ont pas ressenti quelque tristesse ? Le vieux
Priam redemandant son fils mort, à genoux devant le meurtrier,
et s'écriant : « Souviens-toi de ton père, ô Achille ! » n'éprou-
vait point quelque mélancolie ? etc. » (Alfred de Musset, Lettre»
de Dupuiset CotoneU lTe lettre.)
188 LA PRÉFACE DE CROMWELL
que dans les hautes régions, et, comme nous l'avons
déjà indiqué, les événements semblaient se dérou-
ler avec toute la solennité de l'épopée. Dans la
société antique, l'individu était placé si bas, que,
pour qu'il fût frappé, il fallait que l'adversité des-
cendît jusque dans sa famille. Aussi ne connais-
sait-il guère l'infortune, hors des douleurs domes-
tiques. Il était presque inouï que les malheurs
généraux de l'Etat dérangeassent sa Vie. Mais à
l'instant où vint s'établir la société chrétienne,
l'ancien continent était bouleversé. Tout était
remué jusqu'à la racine. Les événements, chargés
de ruiner l'ancienne Europe et d'en rebâtir une
nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâ-
che et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci
au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de
bruit sur la terre, qu'il était impossible que quel-
que chose de ce tumulte n'arrivât pas jusqu'au cœur
des peuples. Ce fut plus qu'un écho, ce fut un contre-
coup. L'hcmme, se repliant sur lui-même en
présence de ces hautes vicissitudes, commença à
prendre en pitié l'humanité, à méditer sur les
amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui
avait été pour Gaton païen le désespoir, le christia-
nisme fit la mélancolie.
En même temps naissait l'esprit d'examen et de
curiosité (1). Ces grandes catastrophes étaient aussi
(1) Cette théorie semble imaginée pour faire antithèse à l'es-
prit de mélancolie, car l'esprit d'examen et de curiosité paraît
bien antérieur à la naissance du christianisme. D'abord il est né
TEXTE DE LA PRÉFACE 189
de grands spectacles; de frappantes péripéties.
C'était le nord se ruant sur le midi, l'univers romain
changeant de forme, les dernières convulsions de
tout un monde à l'agonie. Dès que ce monde fut
mort, voici que des nuées de rhéteurs, de gram-
mairiens, de sophistes, viennent s'abattre, comme
des moucherons, sur son immense cadavre. On les
voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce
foyer de putréfaction. C'est à qui examinera, com-
mentera, discutera. Chaque membre, chaque mus-
cle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné
en tout sens. Certes, ce dut être une joie pour ces
anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur
coup d'essai, faire des expériences en grand ; que
d'avoir, pour premier sujet, une société morte à
disséquer.
Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se
donnant la main, le génie de la mélancolie et de la
méditation, le démon de l'analyse et de la contro-
verse. A l'une des extrémités de cette ère de transi-
tion estLongin (1), aFautresaintAugustin.il faut
le jour où le premier penseur a commencé à réfléchir. Ensuite
la philosophie grecque ne doit pas grand'chose à l'Orient, ou aux
doctrines orientales. Cf. Zeller, La Philosophie des Grecs, trad.
Boutroux, t. I, p. 24 et suiv.
(1) Longin peut-il être considéré comme «le démon de l'analyse
et de la controverse » ? Tel ne paraît pas être l'avis de Boileau
qui l'avait beaucoup pratiqué : ef . toute la préface de sa traduc-
tion du Traité du Sublime, et la dissertation de Huet, t. [Il,
p. 319 sqq. de l'éd. d'Amsterdam, 1729 — Cf. l'article Longin
dans YEncyclopœdia Britannica, et surtout Egger, Longiniquœ
190 LA PRÉFACE DE CROMWELL
se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette épo-
que où était en germe tout ce qui depuis a porté
fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si
Ton nous passe une expression triviale mais franche,
ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre.
Le moyen âge est enté sur le Bas-Empire.
Voilà donc une nouvelle religion, une société
nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous
voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu'alors,
et qu'on nous pardonne d'exposer un résultat
que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce
qui a été dit plus haut, jusqu'alors, agissant en
cela comme le polythéisme et la philosophie
antique, la muse purement épique des anciens
n'avait étudié la nature que sous une seule face,
rejetant sans pitié de l'art presque tout ce qui,
dans le monde soumis à son imitation, ne se rap-
portait pas à un certain type du beau (1). Type
d'abord magnifique, mais, comme il arrive toujours
de ce qui est systématique, devenu dans les derniers
ëupersunt (1837). — Sur la philosophie de Longin et son éloi-
gnement pour les subtilités d'Origène et de Plotin, cf. Schar-
dam, Dissertatio de vitâ et icripti» Longini, dans Egger,
p. xiv 8qq. V. Hugo du reste s'appuie sur une opinion très
établie : cf. Egger, p. xxvin sqq. Longin a été rangé parmi
les « demi-chrétiens. » (Egger, p. xl-xli.) Cf. l'article de Bois-
sonade, dans la Biographie Universelle, cité par Egger, p. li sqq.
(1) V. Hugo supprime, pour les besoins de sa thèse, le gro-
tesque dans V Iliade : « Thersitès... était louche et boiteux,
et ses épaules recourbées se rejoignaient sur sa poitrine, et
quelques cheveux épars poussaient sur sa tête pointue ■ etc. »
Traduction Leconte de Lisle, p. 2(>.
TEXTE DE LA PRÉFACE 191
temps faux, mesquin et conventionnel. Le christia-
nisme amène la poésie à la mérité. Gomme lui, la
muse moderne verra les choses d'un coup d'œil
plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans
la création n'est pas humainement beau, que le
laid y existe à côté du beau, le difforme près du
gracieux, le grotesque au revers du sublime, le
mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. Elle se
demandera si la raison étroite et relative de l'ar-
tiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie,
absolue, du créateur ; si c'est à l'homme à rectifier
Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si
l'art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire,
l'homme, la vie, la création ; si chaque chose mar-
chera mieux quand on lui aura ôté son muscle et
son ressort ; si, enfin, c'est le moyen d'être harmo-
nieux que d'être incomplet. C'est alors que, l'œil
fixé sur des événements tout à la fois risibles et
formidables, et sous l'influence de cet esprit de
mélancolie chrétienne et de critique philosophique
que nous observions tout à l'heure, la poésie fera
un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à
la secousse d'un tremblement de terre, changera
toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra
à faire comme la nature, à mêler dans ses créa-
tions, sans pourtant les confondre, l'ombre à la
lumière, le grotesque au sublime, en d'autres ter-
mes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit ; car le
point de départ de la religion est toujours le point
«le départ de la poésie. Tout se tient*
192 LA PRÉFACE DE CROBTWELL
Aussi voilà un principe étranger à l'antiquité,
un type nouveau introduit dans la poésie ; et,
comme une condition de plus dans l'être modifie
l'être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se
développe dans l'art. Ce type, c'est le grotesque.
Cette forme, c'est la comédie.
Et ici qu'il nous soit permis d'insister ; car nous
venons d'indiquer le trait caractéristique, la diffé-
rence fondamentale qui sépare, à notre avis, Fart
moderne de l'art antique, la forme actuelle de la
forme morte, ou, pour nous servir de mots plus
vagues, mais plus accrédités, la littérature roman-
tique de la littérature classique (1).
— Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quel-
(1) On voit que V. Hugo ne se faisait guère d'illusion sur la
précision du mot romantisme ; il ne méritait donc pas les raille-
ries d'Alfred de Musset : « nous n'avons jamais pu com-
prendre, ni mon ami Cotonet ni moi, ce que c'était que le ro-
mantisme, et cependant nous avons beaucoup lu, notamment
des préfaces, car nous ne sommes pas de Falaise, nous savons
bien que c'est le principal, et que le reste n'est que pour enfler
la chose. » (Lettres de Dupuis et Cotonet, 1" lettre.) — On n'est
pas encore très fixé sur le sens de ces deux mots, malgré l'ar-
ticle de Sainte-Beuve, et celui de M. Brunetière, dans ses Etu-
des critiques sur Vhistoire de la littérature française, S* série :
Classiques et romantiques.
Dans son Evolution de la poésie lyriqne (Haohette, 1895),
t. I, p. 172, M. Brunetière voit dans le romantisme le con-
traire du classicisme. Je trouve cette définition d'autant plus
juste que je l'avais déjà donnée dans ma Convention, p. vu et
passim. — Quel que eoit le sens de ce mot, il est assez peu
probable que V. Hugo ait pu déclarer, « dans la dernière partie
de sa vie, qu'il ne l'avait iamais employé ». Cf. Soubies,
p. 76,
ï
TEXTE DE LA PRÉFACE 193
que temps, nous voient venir, nous vous tenons !
vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du
laid un type d'imitation, du grotesque un élément
de Part (1) ! Mais les grâces... mais le bon goût...
(1) « Oui sans doute, oui encore, et toujours oui ! C'est ici le
lieu de remercier un illustre écrivain étranger qui a bien voulu
s'occuper de l'auteur de ce livre, et de lui prouver notre estime
et notre reconnaissance en relevant une erreur où il nous semble
être tombé. L'honorable critique prend acte, telles sont ses tex-
tuelles expressions, de la déclaration faite par l'auteur dans la
préface d'un autre ouvrage, que: « il n'y a ni classique mroman-
tique ; mais, en littérature comme en toutes choses, deux seules
divisions, le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et
le faux \ » Tant de solennité à constater cette profession de fei
n'était pas nécessaire **. L'auteur n'en a jamais dévié et n'en
déviera jamais. Elle peut se concilier à merveille avec celle
c qui fait du laid un type d'imitation, du grotesque un élément
de l'art. J> L'une ne contredit pas l'autre. La division du beau
et du laid dans l'art ne symétrise pas avec celle de la nature.
Rien n'est beau ou laid dans les arts que par l'exécution. Une
chose difforme, horrible, hideuse, transportée avec vérité et
poésie dans le domaine de l'art, deviendra, belle, admirable, su-
blime ***, sans rien perdre de sa monstruosité "" ; et, d'une autre
part, leB plus belles choses du monde, faussement et systémati-
quement arrangées dans une composition artificielle, seront ridi-
cules, burlesques, hybrides, laides. Les orgies de Callot, la Ten-
tation de Salvator Rosa avec son épouvantable démon, sa Mêlée
avec toutes ses formes repoussantes de mort et de carnage, le Tri-
boulet de Bonifacio, le mendiant rongé de vermine de Murillo,
* Victor Hugo résume une idée de la préface des Odes et Ballades
(1824) : < en littérature, comme en toute chose, il ny a que le bon et
le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux. » (Poésie, I, 11.)
** Quel est ce critique étranger? Je ne sais. M. le docteur 0. Heuer,
de l'Académie de Francfort, ne croit pas qu'il s'agisse de Goethe ni de
Boerne.
*** C'est une allusion au mot bien connu de Voltaire sur Racine.
**** C'est la pure doctrine de Boileau, Art Poétique, eh. hi,v. 1 et
SUIT.
PRÉFACE DE CROMWELL. 13
i94 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Ne savez-vous pas que l'art doit rectifier la nature?
qu'il faut l ennoblir 1 qu'il faut choisir (l)?Les
anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le
grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tra-
gédie ? L'exemple des anciens, Messieurs ! D'ail-
leurs, Aristote... D'ailleurs, Boileau... D'ailleurs,
La Harpe... (2). — En vérité (3)!
les ciselures où Benvenuto Cellini fait rire de si hideuses figures
dans les arabesques et les acanthes, sont des choses laides selon
la nature, belles selon l'art ; tandis que rien n'est plus laid que
tous ces profils grecs et romains, que ce beau idéal de pièces
de rapport qu'étale, sous ses couleurs violâtres et cotonneuses, la
seconde école de David. Job et Philoctète, avec leurs plaies
sanieuses et fétides, sont beaux; les rois et reines de Campis-
tron sont fort laids dans leur pourpre et sous leur couronne
d'oripeau. Une chose bien faite, une chose mal faite, voilà le
beau et le laid de l'art. L'auteur avait déjà expliqué sa pensée
en assimilant cette distinction à celle du vrai et du faux, du
bon et du mauvais. Du reste, dans l'art comme dans la nature,
le grotesque est un élément, mais non le but. Ce qui n'est que
grotesque n'est pas complet. » (Note de Victor Hugo.)
(1) V. Hugo se sépare de son maître, car on retrouve cette
idée, que le poète semble considérer comme une pauvreté, dans
Chateaubriand, lettre à Fontanes : « Les poètes, toujours cachant
et choisissant, retranchant ou ajoutant..., se trouvèrent peu àpeii
dans des formes qui n'étaient plus naturelleë, mais qui étaient
plus belles que celles de la nature ; et les artistes appelèrent ces
formes le beau idéal. On peut donc définir le beau idéal Fart de
choisir et de cacher. » (Ed. Didot, 1843, III, 294.)
(2) Cette haine pour la Harpe est un legs de Stendhal : « la
lecture de Schlegel et de Dennis m'a porté au mépris des critiques
français, la Harpe, etc. » (Racine et Shakespeare, p. 26-27.)
(3) Tout cela est un soutenir du Conservateur Littéraire.
V. Hugo, protestant contre « l'ineptie ou l'ignorance 3> de la
critique, ajoute : « Vous dites à un poète tout ce qui vous passe
par la tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez dea
TEXTE DE LA PRÉFACE 195
Ces arguments sont solides, sans doute, et sur-
tout d'une rare nouveauté. Mais notre rôle n'est pas
d'y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système,
parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous
constatons un fait. Nous sommes historien et non
critique. Quece fait plaise ou déplaise, peu importe!
il est. — Revenons donc, et essayons de faire voir
que c'est de la féconde union du type grotesque au
type sublime que naît le génie moderne, si com-
plexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans
ses créations, et bien opposé en cela à l'uniforme
simplicité du génie antique ; montrons que c'est
de là qu'il faut partir pour établir la différence radi-
cale et réelle des deux littératures (1). Ce n'est pas
qu'il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque
étaient absolument inconnus des anciens. La chose
serait d'ailleurs impossible. Rien ne vient sans
racine ; la seconde époque est toujours en germe
dans la première. Dès l'Iliade, Thersite et Vulcain
donnent la comédie, l'un aux hommes, l'autre aux
dieux (2). Il y a trop de nature et d'originalité dans
défauts; s'il se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin,
Horace, Boileau. » (11,372.)
(1) Tout ce passage, depuis Enfin vont dire les gens, etc., est
écrit en marge dans le manuscrit.
(2) « Il parla ainsi, et la divine Héré aux bras blancs s&urit,
et elle reçut la coupe de son fil3. Et il versait par la droite, à
tous les autres dieux, puisant le doux nektar dans le kratère.
Et un rire inextinguible s'éleva parmi les dieux heureux, quand
ils virent Héphaistos s'agiter dans la demeure. y> (Traduction
Leconte de Lisle, p. 19.)
196 LA PRÉFACE DE CROMWELL
la tragédie grecque, pour qu'il ny ait pas quelque-
fois de la comédie. Ainsi, pour ne citer toujours que
ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de
Ménélas avec la portière du palais {Hélène,
actel)(l) ; la scène du Phrygien {Oreste, acte IV) (2).
(i) LA VIEILLE FEMME.
Va-t'en : c'est moi que regarde le soin, étranger,
De ne laisser aucun Grec s'approcher de ces portes.
MÉNÉLAS.
Ah I ne me touche pas : ne me repousse pas violemment.
LA VIEILLE FEMME.
C'est que tu ne fais pas attention à ce que je dis : c'est ta faute, etc.
<v. 443 sqq.)
(2) M. Croiset dit simplement : « Là se place l'épisode presque
comique des terreurs de l'esclave phrygien, qui donne lieu à
une monodie célèbre. » V. Hugo paraît pourtant avoir raison de
trouver la scène entièrement comique, dans les vers suivants:
LE PHRYGIEN.
Partout la vie est plus agréable que la mort, pour les gens de bon
sens.
ORESTE.
Est-ce que tu n'as pas crié à Ménélas de venir à son secours ?
LE PHRYGIEN.
C'est pour toi que je demandais de l'aide : car tu en étais le plus
digne.
0RE3TE.
C'est donc justement que la tille de Tyndare est morte T
LEPHRYGIHN.
Très justement, même si elle avait eu trois gorges a couper,
ORESTE.
Par peur ta langue me flatte ; mais en dedans tu ne penses pas
ainsi.
(Euripide, Oreite, y. 1509 sqq.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 197
Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des gro-
tesques ; les sirènes, les furies, les parques, les
harpies, sont des grotesques; Polyphème est un
grotesque terrible (J) ; Silène est un grotesque bouf-
fon.
Mais on sent ici que cette partie de Part est
encore dans l'enfance. L'épopée, qui, àcette époque,
imprime sa forme atout, l'épopée pèse sur elle et
l'étouffé. Le grotesque antique est timide, et cher-
che toujours à se cacher. On voit qu'il n'est pas sur
son terrain, parce qu'il n'est pas dans sa nature. Il
se dissimule le plus qu'il peut. Les satyres, les tri-
tons, les sirènes sont à peine difformes. Les par-
ques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs
attributs que par leurs traits ; les furies sont belles,
et on les appelle Euménides, c'est-à-dire douces, bien-
faisantes (2). Il y a un voile de grandeur ou de divi-
(1) Dans le neuvième chant de V Odyssée, peut-être, mais
non dans la onzième idylle de Théocrite :
Je sais, gracieuse fille, pourquoi tu me fuis ;
Parce que mon sourcil touffu couvre tout mon front,
Etendu d'une oreille à l'autre, en une seule ligne.
Un seul œil y apparaît, et largement mon ne* s'étend sur
[ma lèvre
Et pourtant, tel que je suis, je fais paître mille brebis, etc.
(2) « Dans la susdite préface, écrite d'ailleurs avec un grand
talent, l'antiquité nous semblait comprise d'une assez étrange
façon. On y comparait, entre autres choses, les Furies avec les
sorcières, et on disait que les Furies s'appelaient Euménides,
c'est à dire douces et bienfaisantes, ce qui prouvait, ajoutait-
on, qu'elles n'étaient que médiocrement difformes, par consé-
quent à peine grotesques. Il nous étonnait que l'auteur pût
198 LA PRÉFACE DE GROMWELL
nité sur d'autres grotesques. Polyphème est géant;
Midas est roi ; Silène est dieu (1).
/ Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue (2)
,' dans le grand ensemble épique de l'antiquité. A côté
des chars olympiques, qu'est-ce que la charrette de
Thespis? Près des colosses homériques, Eschyle,
Sophocle, Euripide, que sont Aristophane (3) et
ignorer que l'antiphrase est au nombre destropes. » (Alfred de
Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, première lettre.) — Des
deux poètes, c'est le nôtre qui a raison: « Il y a dans cette
dénomination plus qu'un euphémisme pieux, etc. » (Hild,
article Erynies, dans la Grande Encyclopédie. Cf. , du même
auteur, Etude sur les démons (1881), p. 181-184.) — Sur les
démêlés de Hugo et de Musset, cf. Vicomte de Spœlberch
de Lovenjoul, les Lundis d'un chercheur, p. 239 et suiv.
(G. Levy, 1894.)
(1) Sur les Silènes, simples génies des sources et des fleures,
cf. Decharme, Mythologie de la Grèce antique, p. 446-451.
(2) Dans une note sur le chapitre v de la Poétique d'Aristote,
Egger proteste contre cette erreur : « Plus de cent poète9
comiques, parmi lesquels Aristophane, Antiphane , Alexis,
Ménandre, Philémon ; plusieurs milliers de comédies, parmi
lesquelles tant de chefs-d'œuvre; enfin, la définition si nette
et si précise d'Aristote suffisent bien pour faire apercevoir dans
l'antiquité cet élément du comique dont M. V. Hugo fait
honneur au moyen âge et aux temps modernes ! » (5e édition,
p. 82.) Cf. Labitte, Etudes littéraires, II, 320-323.
(3) Tel n'est pas l'avis de Musset, qui semble bien avoir
raison : « Aristophane, vous le savez, est, de tous les génies
de la Grèce antique, le plus noble à la fois et le plus grotesque,
le plus sérieux et le plus bouffon, le plus lyrique et le plus
satirique Dans quelle classification poorra-t-on jamais faire
entreries ouvrages d'Aristophane ? quelles lignes, quels cercles
tracera-t-on jamais autour de la pensée humaine, que ce génie
audacieux ne dépassera pas? » Ibid. Cf. l'excellent livre de
M. Jacques Denis, la Comédie grecque, Hachette, 1886.
TEXTE DE LA PRÉFACE 199
Plaute (1)? Homère les emporte avec lui, comme
Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa
peau de lion (2).
Dans la pensée des modernes, au contraire, le
grotesque a un rôle immense Ily est partout; d'une
part, il crée le difforme et l'horrible > de l'autre,
le comique et le bouffon. Il attache autour
de la religion mille superstitions originales (3),
autour de la poésie mille imaginations pittores-
ques. C'est lui qui sème à pleines mains dans
l'air, dans l'eau, dans la terre, danslefeu, ces myria-
des d'êtres intermédiaires que nous retrouvons tout
vivants dans les traditions populaires du moyen âge;
c'est lui qui fait tourner dans l'ombre la ronde
effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan
les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-
souris. C'est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans
(1) « Ces deux noms sont ici réunis, mais non confondus.
Aristophane est incomparablement au-dessus de Plaute ; Aristo-
phane a une place à part dans la poésie des anciens, comme
Diogène dans leur philosophie.
« On sent pourquoi Térence n'est pas nommé dans ce passage
avec les deux comiques populaires de l'antiquité. Térence est
le poète du salon des Scipions, un ciseleur élégant et coquet sous
la main duquel achève de s'effacer le vieux comique fruste des
anciens Romains. » (Note de Victor Hugo.)
(2) Cette comparaison lui a semblé si bonne, qu'il l'a reprise
dans Hernani :
Des nains ! que je pourrais, concile ridicule,
Dan» ma peau de lion emporter comme Hercule.
(3) Cf. Creizenach, Geschichte des neueren Dramas (Halle,
Isiemeyer), notamment pp. 47-107.
200 LA PRÉFACE DE CROMWELL
l'enfer chrétien ces hideuses figures qu'évoquera
l'âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple
de ces formes ridicules au milieu desquelles se
jouera Callot, le Michel- Ange burlesque (1). Si du
monde idéal il passe au monde réel, il y déroule
d'intarissables parodies de l'humanité. Ce sont des
créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces
(1) Dans son Abecedario, Mariette reconnaît sans doute que
« il y a un... genre où Callot a excellé, c'est à représenter des
sujets grotesques, dont le ridicule est ?i bien marqué qu'on ne se
peut tenir de rire en les voyant. Lui-même était bien aise de
s'égayer et de se délasser par ce moyen de ses occupations plus
sérieuses ; il avait un génie singulier pour imaginer des postures,
des physionomies, des habillements, des figures chimériques,
toutes plus bizarres et plus burlesques les unes que les autres. »
(Abecedario, p. 259-260, dans les Archives de VArt Français,
par de Chennevières et Montaiglon.) Mais il ajoute comme res-
triction : «Je vois souvent que, quand on veut donner une idée
du style burlesque, on emprunte la comparaison des ouvrages de
Callot. Mais cette comparaison n'est point juste... Il est l'auteur
de figureB grotesques, mais il les emploie avec choix. On ne le
voit point les employer pour dégrader des sujets sérieux... Voit-
on Callot mettre de semblables figures fantastiques dans les
sujets de l'histoire sainte, dans ses sièges et dans toutes ses
autres pièces historiques ? Il est assez observateur du costume.
Faute d'avoir examiné, l'on le charge fort mal à propos. Mais
c'est assez que quelqu'un ait dit mal à propos que tout ce qui
est hideux doit porter le nom de figures de Callot, pour qu'on
répète la même chose. » {Abecedario, p. 285.) Cf. Wright,
Histoire de la caricature, p. 272 et suivantes. — Cf. Maurice
Tourneux, article Callot dans la Grande Encyclopédie : « Nous
sommes pleinement d'accord avec Mariette lorsqu'il protestait
contre l'assimilation du nom et du talent de Callot avec tout ce
qui est «hideux ou burlesque», assimilation, pour le dire en
passant, qu'on retrouve, aussi bien sous la plume de Gresset, que
bous celle de V. Hugo, etc.»
TEXTE DE LA PRÉFACE 201
Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de
l'homme, types toutà fait inconnus à la grave anti-
quité, et sortis pourtant de la classique Italie (1).
C'est lui enfin qui, colorant tour à tour le même
drame de l'imagination du midi et de l'imagination
du nord, fait gambader Sganarelle autour de don
Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust (2).
Et comme il est libre et franc dans son allure !
Gomme il fait hardiment saillir toutes ces formes
bizarres que l'âge précédent avait si timidement
enveloppées de langes ! La poésie antique, obligée
de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait
tâché de déguiser leur difformité en l'étendant en
quelque sorte sur des proportions colossales. Le
(1) Est-il exact de dire que la grave antiquité a tout à fait
ignoré ces grimaçantes silhouettes de l'homme, elle qui avait
créé l'Atellane? Les Scaramouches, Crispins, Arlequins et tutti
quanti, venus de la classique Italie, ne sortent-ils pas d'abord de
la vieille comédie italique ? Cf. Edélestand du Méril, Histoire
delà Comédie ancienne, II, 132, sqq.
(2) « Ce grand drame de l'homme qui se damne domine tou-
tes les imaginations du moyen âge. Polichinelle, que le diable
emporte, au grand amusement de nos carrefours, n'en est qu'une
forme triviale et populaire. Ce qui frappe singulièrement quand
on rapproche ces deux comédies jumelles de Don Juan et de
Faust, c'est que Don Juan est le matérialiste, Faust le spiritua-
liste. Celui-ci a goûté tous les plaisirs, celui-là toutes les
sciences. Tous deux ont attaqué l'arbre du bien et du mal ;
l'un en a dérobé les fruits, l'autre en a fouillé la racine. Le pre-
mier se damne pour jouir, le second pour connaître. L'un est
un grand seigneur, l'autre est un philosophe. Don Juan, c'est
le corps ; Faust, c'est l'esprit. Ces deux drames se complètent
l'un par l'autre. » (Note de V. Hugo.) La phrase Tous deux la
racine a été ajoutée en marge du manuscrit.
202 LA PRÉFACE DE CROMWELL
génie moderne conserve ce mythe des forgerons sur-
naturels, mais il lui imprime brusquement un carac-
tère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ;
il change les géants en nains ; des cyclopes il fait
les gnomes. C'est avec la même originalité qu'à
Thydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous
ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille
de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chair- sali ée de
Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Taras-
con, monstres de formes si variées et dont les noms
baroques sont un caractère de plus (1). Toutes ces
créations puisent dans leur propre nature cet accent
énergique et profond devant lequel il semble que
l'antiquité ait parfois reculé. Certes, les euméni-
des grecques sont bien moins horribles, et par con-
séquent bien moins vraies, que les sorcières de
Macbeth. Pluton n'est pas le diable.
Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à
(1) Cette phrase ne figure pas dans le manuscrit. Devons-nous
en conclure qu'elle a été ajoutée après coup, parce que ces noms
bizarres ont été indiqués au poète par un de ses amis ? — - Quoi qu'il
en 8oit,V. Hugo reprendra plus tard, pour les besoins de sa polé-
mique politique, ce passage un peu modifié : « M. Bonaparte...
s'est donné pour concurrent dans cette élection un fantôme, une
vision, un socialisme de Nuremberg avec des dents et des griffes
et une braise dans les yeux, l'ogre du Petit-Poucet, le vampire
de la Porte Saint-Martin, l'hydre de Théramène, le grand serpent
de mer du Constitutionnel, que les actionnaires ont eu la bonne
grâce de lui prêter, le dragon de l'Apocalypse, la Tarasque, la
Drée, le Gra-ouilli. d {Histoire, tome I : Napoléon le Petit, p.
230. Rapprochement communiqué par M. Ernault.) Une diffé-
rence à noter, c'est que la Gra-ouilli de la Préface est devenue
le Gra-ouilli.
TEXTE DE LA PRÉFACE 203
faire sur l'emploi du grotesque dans les arts (1).
On pourrait montrer quels puissants effets les
modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une
critique étroite s'acharne encore de nos jours. Nous
serons peut-être tout à l'heure amené par notre
sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste
tableau. Nous dirons seulement ici que, comme
objectif auprès du sublime, comme moyen de con-
traste, le grotesque est, selon nous, la plus riche
source que la nature puisse ouvrir à l'art. Rubens le
comprenait sans doute ainsi, lorsqu'il se plaisait à
mêler à des déroulements de pompes royales, à des
couronnements, à d'éclatantes cérémonies, quel-
que hideuse figure de nain de cour. Cette beauté
universelle que l'antiquité répandait solennellement
sur tout n'était pas sans monotonie ; la même
impression, toujours répétée, peut fatiguer à la lon-
gue. Le sublime sur le sublime produit malaisément
un contraste, et l'on a besoin de se reposer de tout,
même du beau. Il semble, au contraire, que le gro-
tesque soit un temps d'arrêt, un terme de comparai-
son, un point de départ d'où l'on s'élève vers le beau
avec une perception plus fraîche et plus excitée. La
(1) Ce livre a été fait plusieurs fois, et ne pouvait être très
intéressant, car, comme le reconnaît V. Hugo, le grotesque
continu produit une impression désagréable. Cf. Wright, Histoire
de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l'art,
traduction Sachot. Paris, au Bureau de la Revue Britannique,
1867. — FlogePs Geschichte des Grotesk Romischen, etc. Leipsig,
1862. — Champfieury, Histoire de la caricature antique. Histoire
de la caricature moderne, Deutu, 1865.
204 LA PRÉFACE DE CKOMWELL
salamandre fait ressortir Fondine ; le gnome embel-
lit le sylphe.
Et il serait exact aussi de dire que le contact du
difforme a donné au sublime moderne quelque
chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime
enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand
Fart est conséquent avec lui-même, il mène bien
plus sûrement chaque chose à sa fin. Si Félysée
homérique est fort loin de ce charme éthéré, de
cette angélique suavité du paradis deMilton, c'est
que sous léden il y a un enfer bien autrement
horrible que le Tartare païen. Croit- on que Fran-
çoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes
chez un poète qui ne nous enfermerait pas dans la
tour de la Faim et ne nous foroerait point à partager
le repoussant repas d'Ugolin? Dante n'aurait pas tant
de grâce,, s'il n'avait pas tant de force Les naïades
charnues, les robustes tritons, les zéphyrs liber-
tins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de
nos sylphides ? N'est-ce pas parce que l'imagina-
tion moderne sait faire rôder hideusement dans nos
cimetières les vampires, les ogres, les aulnes (1),
(î) « Ce n'est pas à l'aulne, arbre, que se rattachent, comme
on le pense communément, les superstitions qui ont fait éclore
la ballade allemande du Roi des Aulnes. Les Aulnes (en bas latin
Alcunœ) sont des façons de follets qui jouent on certain rôle dans
les traditions hongroises. » (Note de Victor Hugo.) Cette opinion
a été en effet soutenue : « le titre de cette pièce célèbre que,
selon Viehoff, il faudrait traduire par le Roi des Sylphes, a été
le sujet de savants commentaires que nous ne pouvons reproduire
ici. Quelle que soit l'étymologie du mot Èrlt Gœthe paraît
TEXTE DE LA PRÉFACE 205
les psylles, les goules (1), les brucolaques (2), les
aspioles (3), qu'elle peut donner à ses fées cette
avoir eu en vue les aunes, arbres sacrés chez les .Germains. »
(Œuvres de Goethe, traduction Porchat, I, 62, note.)
(1) Les psylles, les goules sont ajoutés en marge, le» aspioles
en interligne, sur le manuscrit.
(2) « Ou brucolacas. Les Grecs appellent ainsi les cadavres des
personnes excommuniées, qu'ils disent être animés par lej démon :
ce qui leur fait donner le nom de brucolacas, qui veut dire
faux ressuscites. Le démon se servant de leurs organes, les fait
parler, marcher, boire et manger. Ils ont quelque rapport avec
les utoupi, les striges. Les Grecs disent que pour ôter le pouvoir
du démon sur ces excommuniés, il faut prendre le cœur du
brucolaque, le mettre en pièces, et l'enterrer une seconde fois...
Il y a un article des Brucolaques dans les Huetiana, où le savant
évêque leur donne une autre étj'mologie. » Dictionnaire de Trè-
vouœ. — Ce mot est resté d'un emploi très rare. Je n'en connais
qu'un exemple :
C'est bien. Tu nous diras, ce soir, tes nouveaux airs...
Tu sais, ces chants roumains, ces légendes valaques
Qui font peur. Mauvais œil, sorcières, brucolaques.
(F. Coppée. Pour la Couronne, a. I, se. 2.)
(3) V. Hugo se rappelle la Ronde du Sabbat dans ses Odes et
Ballades, I, 515 :
Goules dont la lèvre
Jamais ne se sèvre
Du sang noir des morts !
Psylles aux corps grêles,
Aspioles frêles...
Volez, oiseaux fauves,
Dont les ailes chauves
Aux ciels des alcôves
Suspendent Smarra !
La pièce est dédiée « à M. Charles N. », et c'est en effet dans
le Smarra de Nodier que V. Hugo a fait connaissance avec les
aspioles « qui ont le corps si frêle, si élancé, surmonté d'une tête
206 LA PRÉFACE DE CROMWELL
forme incorporelle, cette pureté d'essence dont
approchent si peu les nymphes païennes ? La
Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais
qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette
élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné
ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon
le voisinage des sculptures rudes et puissantes dn
moyen âge?
Si, au milieu de ces développements nécessaires,
et qui pourraient être beaucoup plus approfondis,
le fil de nos idées ne s'est pas rompu dans l'esprit
difforme, mais riante, et qui se balancent sur les ossements de
leurs jambes vides et grêles, semblables à un chaume stérile
agité par le vent » ; avec les psylles, « qui sucent un venin
cruel, et qui, avides de poisons, dansent en rond, en poussant des
sifflements aigus pour éveiller les serpents » ; enfin avec les goules :
« toutes..., pâles, impatientes, affamées, étaient présentes ; elles
brisaient lee ais des cercueils, déchiraient les vêtements sacrés,
les derniers vêtements du cadavre ; se partageaient d'affreux
débris avec une plus affreuse volupté. » (Smarra, dans les Conte»
fantastique», p. 333-334.) Les vampires sont des nommes atteints
du smarra ; « la maladie terrible que je viens de peindre s'appelle
en esclavon le smarra. Il est probable que c'est le même que nous
appelons en français cochemar. » (Nodier, Mélanges de littérature
et de critique, I, 410.) '
Quant à la genèse de ce Smarra, Mme Mennessier-Nodier n'a
pas craint de nous révéler que ce livre, d'un romantisme ténébreux,
est la mise en œuvre des cauchemars d'un vieux concierge : « Nous
étions descendus rue et hôtel du Bouloi. Ce fut là qu'intrigué
de savoir pour quel motif le vieux soldat qui remplissait les
fonctions de concierge de la maison dormait sur un fauteuil et
jamais dans un lit, Charles Nodier, intéressé par l'aspect ravagé
de ce pauvre homme, finit par l'interroger, et puisa dans les
formidables récits de ses cauchemars l'idée première, Thessalie
à part, de son livre de Smarra, » (P. 237.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 207
du lecteur, il a compris sans doute avec quelle
puissance le grotesque, ce germe de la comédie,
recueilli parla muse moderne, a dû croître et gran-
dir dès qu'il a été transporté dans un terrain plus
propice que le paganisme etl'épopée. En effet, dans
la poésie nouvelle, tandis que le sublime représen-
tera l'âme telle qu'elle est, épurée par la morale
chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine.
Le premier type, dégagé de tout alliage impur,
aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces,
toutes les beautés ; il faut qu'il puisse créer un
jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second pren-
dra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes
les laideurs. Dans ce partage de l'humanité et de la
création, c'est à lui que reviendront les passions,
les vices, les crimes ; c'est lui qui sera luxurieux,
rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon,
hypocrite ; c'est lui qui sera tour à tour Iago,
Tartuffe, Basile; Polonius, Harpagon, Bartholo ;
Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n'a qu'un type ;
le laid en a mille. C'est que le beau, à parler hu-
mainement, n'est que la forme considérée dans son
rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus
absolue, dans son harmonie la plus intime avec
notre organisation (1). Aussi nous offre-t-il tou-
(1) V. Hugo se sépare de la théorie de Cousin, fort appréciés
pourtant à cette époque, et qui distingue plus exactement le
beau de l'agréable. Cf. Du vrai, du beau, du bien, sixième
leçon. — Du reste, l'esthéticien à la mode est plutôt à ce moment-
là J. Droz. Le Moniteur universel, quoique peu littéraire, cou-
208 LA PREFACE DE CROMWELL
jours un ensemble complet, mais restreint comme
nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est
un détail d'un grand ensemble qui nous échappe,
et qui s'harmonise, non pas avec l'homme, mais
avec la création tout entière Voilà pourquoi il
nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais
incomplets.
C'est une étude curieuse que de suivre l'avè-
nement et la marche du grotesque dans l'ère mo-
derne. C'est d'abord une invasion, une irruption,
un débordement ; c'est un torrent qui a rompu sa
digue. Il traverse en naissant la littérature latine
qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et
y laisse l'Ane d'or d'Apulée (1). De là, il se répand
dans l'imagination des peuples nouveaux qui refont
l'Europe. Il abonde à flots dans les conteurs, dans
les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit
s'étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les
rêves des nations tudesques, et en même temps
vivifie de son souffle ces admirables romanceros
espagnols, véritable Iliade de la chevalerie (2). C'est
sacre deux longs articles à Bes Etudes sur le beau dans les arts, sous
la signature Miel (probablement : Miellé), noi du 24 septembre
et du 29 novembre 1827.
(2) « À la chute du premier ordre de choses social dont nous
avons conservé la mémoire, celui de l'esclavage et de la mytho-
logie, la littérature fantastique surgit, comme le songe d'un mo-
ribond, au milieu des ruines du paganisme, dans les écrits des
derniers classiques grecs et latins, de Lucien et d'Apulée. »
(Nodier, Du Fantastique en littérature.) ,
(2) C'est là une attention de V. Hugo pour son frère Abel, qui
avait traduit les Romances historiques (Paris, Pélicier, 1823). La
TEXTE DE LA PRÉFACE 209
lui, par exemple, qui, dans le romande la Rose, peint
ainsi une cérémonie auguste, l'élection d'un roi :
Un grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu'entr'eux ils eurent (1).
Il imprime surtout son caractère à cette merveil-
leuse architecture qui, dans le moyen âge, tient la
place de tous les arts. Il attache son stigmate au
Muse française en rend compte en novembre 1823 sous la signa-
ture d'JE. Deschamp : « M. Abel Hugo s'est efforcé de conser-
ver, dans la prose française, le style simple, naïf et animé des
productions originales. On reconnaît un littérateur également
initié aux mystères les plus intimes des deux langues. » (I, 318-
319.) On peut rapprocher du jugement de V. Hugo sur
le romancero ce passage de Hegel : « C'est un collier de perles;
chaque tableau particulier est en lui-même achevé et complet,
et cependant ces chants s'accordentsi bien qu'ils formentunmême
tout. Ils sont conçus tout à fait dans le sens et l'esprit de la
chevalerie, mais en même temps selon le génie national espa-
gnol... Le tout est si épique, si plastique, que le sujet est mis
sous nos yeux dans sa signification élevée et pure ;... cela forme
une si belle et si gracieuse couronne, que nous autres moder-
nes nous osons la mettre à côté de ce que l'antiquité a de
plus beau. » La Poétique (trad. Besnard, Ladrange, 1855), 1, 229.
(1) Citant de mémoire, V. Hugo altère le texte, ou le tra-
duit :
Un grand vilain entr'eux eslurent,
Le plus ossu de quan qu'ils furent,
Le plus corsu et le greignor, etc.
(Romande la Rose. Ed. Francisque Michel, 1, 319, v. 10357,sqq.)
Peut-être V. Hugo a-t-il simplement pris la citation dans la
Préface de Lenglet du Fresnoy reproduite par Méon dans l'édi-
tion de 1814. (Cf. Francisque Michel, t. I, pp. vi, xvm, xxvi.)
Peut-être aussi ces détails lui ont-ils été communiqués par un
ami ; car tout ce passage, depuis on le voit s étendre, est ajouté
après coup dans la marge du manuscrit.
PRÉFACE DB CROMWELL. ^
210 LA PRÉFACE DE CROMWELL
front des cathédrales, encadre ses enfers et ses pur-
gatoires sous l'ogive des portails, les fait flamboyer
sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues,
ses démons autour des chapiteaux, le long des
frises, au bord du toit. Il s'étale sous d'innombra-
bles formes, sur la façade de bois des maisons, sur
la façade de pierre des châteaux, sur la façade de
marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ;
et tandis qu'il fait applaudir par le peuple les gra-
ciosos de comédie (1), il donne aux rois les fous
de cour. Plus tard, dans le siècle de l'étiquette, il
nous montrera Scarron sur le bord même de la
couche de Louis XIV. En attendant, c'est lui qui
meuble le blason, et qui dessine sur l'écu des che-
valiers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité.
Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille cou-
tumes bizarres attestent son passage dans les insti-
tutions du moyen âge. De même qu'il avait fait
bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de
(1) Sur ce bouffon du théâtre espagnol, cf. Marc Monnier, les
Aïeux de Figaro et Tiknor, Histoire de la littérature espagnole,
trad. Magnabal, I, 275; II, 176, 289, 307. On trouve chez Cal-
déron, dans la Dévotion de la Cruz, Gil, villano gracioso, Menga,
villana graciosa, etc. ;chez Lope de Vega, dans la Mayor Ver-
tud de un rey, le bouffon Mendo, etc. Pour le costume du gra-
cioso, cf. Fiogel's Geschichie des Grotesk-Romischen , etc.,
planche V. — Il y a peut-être là un souvenir de Schlegel, qui
a dit, dans sa seizième leçon : « La partie burlesque ne consiste
pour l'ordinaire que dans le rôle du valet bouffon connu sous le
nom de gracioso. Ce valet sert à parodier la partie idéale de la
pièce, et il contrefait, de la manière la plus spirituelle et la plus
agréable, les sentiments exaltés de son maître. »
TEXTE DE LA PREFACE 211
lie (1), il danse avec la basoche sur cette fameuse
table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre
aux farces populaires et aux banquets royaux (2).
Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les
lois, il entre jusque dans l'église (3). Nous le voyons
ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quel-
qu'une de ces cérémonies singulières, de ces proces-
sions étranges où la religion marche accompagnée
de tous les grotesques (4). Pour le peindre d'un
trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve,
sa vigueur, sa sève de création, qu'il jette du pre-
mier coup sur le seuil de la poésie moderne trois
Homères bouffons (5) : Arioste, en Italie ; Ger-
(1) V. Hugo aurait dû se défier davantage de l'autorité de
Roileau en matière d'histoire littéraire. Cf. Jacques Denis, la
Comédie grecque, I, 3 et note.
(2) Cf. Petit de Julleville, le Théâtre en France, p. 69-70 ;
les Comédiens en France au moyen âge, p. 88, sqq.
(3) Cf. Armand Gàsté, les Drames liturgiques de la cathédrale
de Rouen, Evreux, 1893.
(4) V. Hugo aurait été heureux de voir sa théorie justifiée par
la mythologie comparée, si tant est que l'on puisse prendre au
sérieux tout ce que raconte M. Notovitch dans la Vie inconnue
de Jésus-Christ, et en particulier son récit d'une grande fête
religieuse dans un couvent bouddhiste du Thibet : « Faisant un
tapage infernal avec leurs tambourins et leurs grelots, ils se
mirent à tourner et danser autour des dieux assis à terre. Deux
grands gaillards qui les accompagnaient et qui avaient endossé un
costume collant de bouffons exécutèrent toutes sortes de sauts
et de mouvements grotesques ; l'un d'eux, tout en dansant,
frappait sans cesse le tambour que tenait son compagnon ; la
foule, satisfaite, payait leurs contorsions de ses éclats de rire. »
(Oîlendorff, 1894, p. 121 122.)
(5) « Cette expression frappante, Homère bouffon, est de
212 LA PRÉFACE DE CROMWELL
vantés, en Espagne ; Rabelais, en France (1).
Il serait surabondant de faire ressortir davantage
cette influence du grotesque dans la troisième civi-
lisation. Tout démontre, à F époque dite romantique,
son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n'y
a pas jusqu'aux plus naïves légendes populaires
qui n'expliquent quelquefois avec un admirable
instinct ce mystère de l'art moderne. L'antiquité
n'aurait pas fait la Belle et la Bête (2).
Il est vrai de dire qu'à l'époque où nous venons
de nous arrêter, la prédominance du grotesque sur
le sublime, dans les lettres, est vivement marquée.
Mais c'est une fièvre de réaction, une ardeur de
M. Ch. Nodier, qui l'a créée pour Rabelais, et qui nous pardon-
nera de l'avoir étendue à Cervantes et à l'Arioste. » (Note de
Victor Hugo.) Je ne sais où Nodier avait exprimé ce jugement.
On trouve quelque chose d'approchant dans son Traité du fantas-
tique enlittêrature, publié dans les Contesfantastiques (Charpentier,
1869), p. 18 sqq. — L'expression fera fortune. Sainte-Beuve la
reprend dans sa Poésie française au XVI6 siècle, 2e édition,
I, 343 : « Souvent même, aux instants où Y Homère boufon
sommeille, etc. » Sainte-Beuve ajoute en note que l'expression
est de Nodier. — Ce passage ne figure pas dans la première
rédaction de cette étude, antérieure à la Préface, puisqu'elle a
paru dans le Globe du 7 juillet 1827 au 29 décembre de la même
année.
(1) V. Hugo rapproche d'une façon peut-être abusive, et cite
dans un ordre assez singulier, l'Arioste, dont l'œuvre paraît en
1516, Cervantes en 1604, Rabelais en 1532. — Dans ce para-
graphe, les phrases: II s'étale... palais, Plus tard... moyen âge,
Enfin. . . grotesques, sont ajoutées dans la marge du manuscrit.
(2) Cf. André Lefèvre, Préface des Contes de Charles Perrault,
p. L, sqq. -—Tout ce paragraphe est ajouté en marge du manus-
crit. ,
TEXTE DE LA PRÉFACE 213
nouveauté qui passe ; c'est un premier flot qui se
retire peu à peu. Le type du beau reprendra bien-
tôt son rôle et son droit, qui n'est pas d'exclure
l'autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est
temps que le grotesque se contente d'avoir un coin
du tableau dans les fresques royales de Murillo,
dans les pages sacrées de Véronèse ; d'être mêlé aux
deux admirables Jugements derniers dont s'enor-
gueilliront les arts, à cette scène de ravissement
et d'horreur dont Michel- Ange enrichira le Vatican,
à ces effrayantes chutes d'hommes que Rubens
précipitera le long des voûtes de la cathédrale
d'Anvers. I^e moment est venu où l'équilibre entre
les deux principes va s'établir. Un homme, un
poète roi, poeta soverano, comme Dante le dit
d'Homère (1), va tout fixer. Les deux génies rivaux
unissent leur double flamme et de cette flamme
jaillit Shakespeare (2).
Nous voici parvenus à la sommité poétique des\
temps modernes. Shakespeare, c'est le drame ; et^
le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque
(1) Dans le 4# chant de V Enfer, Virgile dit à Dante ; « Regarde
celui qui marche une épée à la main comme un seigneur,
devant les trois autres; celui-là est Homère, le poète souverain. »
Traduction de Pier-Angelo Fiorentino (Hachette, 1891), p. 19.
(2) Cf. Mézières, Shakespeare, ses œuvres et ses critiques. —
On ignore généralement que Shakespeare était connu en France
dès le xvn- siècle. M. Vatel a découvert à la Bibliothèque
nationale les « inventaires, prisée et estimation des livres
trouvés à Saint-Mandé. et appartenant ci-devant à M. Fouquet. »
Les a comédies anglaises » de Shakespeares (sic) y sont évaluées
une livre (Vatel, Charlotte de Corda?/, t. I, p. xlvïii, note 1).
214 LA PRÉFACE DE CROMWELL
et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie
et la comédie, le drame est le caractère propre de
la troisième époque de poésie, de la littérature ac-
tuelle.
Ainsi, pour résumer rapidement les faits que
nous avons observés jusqu'ici, la poésie a trois
âges, dont chacun correspond à une époque de la
société : Fode, l'épopée, le drame. Les temps pri-
mitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques,
les temps modernes sont dramatiques. L'ode chante
l'éternité, l'épopée solennise 1 histoire, le drame
peint la vie (1). Le caractère de la première poésie
est la naïveté, le caractère de la seconde est la sim-
plicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les
rhapsodes marquent la transition des poèteslyriques
aux poètes épiques, comme les romanciers des poètes
épiques aux poètes dramatiques. Les historiens nais-
sent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et
' (1 ) « Mais, dira-t-on, le drame peint aussi l'histoire des peuples.
Oui, mais comme vie, non comme histoire. Il laisse à l'histoire
l'exacte série des faits généraux, l'ordre des dates, les grandes
masses à remuer, les batailles, les conquêtes, les démembrements
d'empires, tout l'extérieur de l'histoire. Il en prend l'intérieur.
Ce que l'histoire oublie ou dédaigne, les détails de costumes, de
mœurs, de physionomies, le dessous des événements, la vie, en
un mot, lui appartient ; et le drame peut être immense d'aspect
et d'ensemble quand ces petites choses sont prises dans une
grande main, prensa manu magna. Mais il faut se garder de
chercher de l'histoire pure daus le drame, lût-il historique. Il
écrit des légendes et non des fastes. Il est chronique et non
chronologique. » (Note de V. Hugo.) Il est certain que le drame
romantique est aussi peu historique que la tragédie classique.
J'ai essayé de le montrer dans la Convention, etc., ch. vin.
TEXTE DE LA PRÉFACE 215
les critiques avecla troisième. Les personnages de
l'ode sont des colosses, — Adam, Caïn,Noé; ceux
de l'épopée sont des géants, — Achille, Atrée,
Oreste ; ceux du drame sont des hommes, — Ham-
let, Macbeth, Othello. L'ode vit de l'idéal, l'épopée
du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple
poésie découle de trois grandes sources, la Bible (1),
Homère, Shakespeare,
Telles sont donc, et nous nous bornons en cela
à relever un résultat, les diverses physionomies de
la pensée aux différentes ères de l'homme et de la
société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de
virilité et de vieillesse. Qu'on examine une litté-
rature en particulier, ou toutes les littératures en
masse, on arrivera toujours au même fait : les
poètes lyriques avant les poètes épiques, les poètes
épiques avant les poètes dramatiques. En France,
Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Cor-
neille (2) ; dans l'ancienne Grèce, Orphée avant
Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre
primitif, la Genèse avant les /totales Rois avant
Job (3) ; ou, pour reprendre cette grande échelle
(1) Sur son importance dana l'œuvre de Hugo, cf. l'abbé
Duplessy, Victor Hugo apologiste, p. 98-102. (Paris, Leday, 1892.
(2) Le Cid est de 1636 : la Pucelle a été publiée en 1656.
(3) Est-ce bien là l'ordre historique? Sur la valeur de cette
classification, cf. Renan, Origines du Christianisme, les Evan-
giles, etc. 2e éd., p. 34, sqq ; Histoire du peuple d'Israël, II, 206,
Bqq, notamment p. 216-217, 234-238; III, 51-86. —Cf. de
M. Maurice Vernes les articles Bible et Critique sacrée dans la
Grande Encyclopédie.
/
216 LA PRÉFACE DE CROMWELL
de toutes les poésies que nous parcourions tout à
l'heure, la Bible avant Y Iliade, Ylliade avant Sha-
kespeare.
• La société, en effet, commence par chanter ce
qu'elle rêve, puis raconte ce qu'elle fait, et enfin
se met à peindre ce qu'elle pense. C'est, disons-le
en passant, pour cette dernière raison que le drame,
unissant les qualités les plus opposées, peut être
tout à la fois plein de profondeur et plein de
relief, philosophique et pittoresque.
Il serait conséquent d'ajouter ici que tout dans
la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du
lyrique, de l'épique et du dramatique, parce que
tout naît, agit et meurt. S'il n'était pas ridicule de
mêler les fantasques rapprochements de l'imagina-
tion aux déductions sévères du raisonnement, un
poète pourrait dire que le lever du soleil, par exem-
ple, est un hymne, son midi une éclatante épopée,
son coucher un sombre drame où luttent le jour et
la nuit, la vie et la mort (1). Mais ce serait là de la
poésie, de la folie peut-être ; et qu'est-ce que cela
prouve (2) ?
(1) Peut-être se rappelait-il ce passage d'une œuvre de son
éclatante jeunesse, lorsque V. Hugo répétait, pendant son agonie,
son dernier vers :
C'est ici le combat du jour et de la nuit.
(2) « On a ri mille fois de ce géomètre qui disait de la
tragédie de Phèdre : Qu'est-ce que cela prouve? » (La Harpe,
Lycée, XII, 15.) — Cf. Bertrand, D'Alembert, p. 79-80 :
TEXTE DE LA PRÉFACE 217
Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut ;
complétons les d'ailleurs par une observation im-
portante. C'est que nous n'avons aucunement pré-
tendu assigner aux trois époques de la poésie un
domaine exclusif, mais seulement fixer leur carac-
tère dominant. La Bible, ce divin monument ly-
rique, renferme, comme nous l'indiquions tout à
l'heure, une épopée et un drame en germe, les
Rois et Job (1). Oh sent dans tous les poèmes
homériques un reste de poésie lyrique et un
commencement de poésie dramatique. L'ode et le
drame se croisent dans l'épopée. Il y a tout dans
tout; seulement il existe dans chaque chose un
élément générateur auquel se subordonnent tous
les autres, et qui impose à l'ensemble son caractère
propre.
Le drame est la poésie complète. L'ode et l'épo-
pée ne le contiennent qu'en germe ; il les contient
l'une et l'autre en développement ; il les résume et
les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit :
les Français n'ont pas la tête épique (2), a dit une
« D'Alerabert s'élève, dans un de ses écrits, contre le géomètre
(on n'a jamais dit lequel) qui, en présence d'une belle œuvre do
l'esprit, demandait : « Qu'est-ce que cela prouve ? »
(l)Cf. Génie du christianisme, 2S partie, 1. V, en. II : « qu'il y
a trois styles principaux dana l'Ecriture. »
(2) « Je me souviens que lorsque je consultai... sur ma
Henriade feu M. de Malezieux, homme qui joignait une grande
imagination aune littérature immense, il me dit : «Vous entrepre-
nez un ouvrage qui n'est pas fait pour notre nation : les Françnis
tfont pas la tête épique. » (Voltaire, Essai sur la Poésie épique,
218 LA PRÉFACE DE CROMWELL
chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes,
le mot spirituel eût été un mot profond. Il est
incontestable cependant qu'il y a surtout du génie
épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et
si simplement sublime que le siècle royal ne Ta
pu comprendre. Il est certain encore que la série
des drames-chroniques de Shakespeare présente
un grand aspect d'épopée. Mais c'est surtout la
poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne
jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous
toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt
grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique
avant tout, est par cela même éminemment lyrique.
C'est qu'il y a plus d'un rapport entre le commen-
cement et la fin ; le coucher du soleil a quelques
traits de son lever ; le vieillard redevient enfant.
Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la
première ; elle est aussi triste que l'autre est joyeuse.
Il en est de même de la poésie lyrique. Eblouis-
sante, rêveuse à l'aurore des peuples, elle reparaît
Conclusion, Ed. Beuchot, X, 492.) Hugo se sépare ici, en partie,
de son ami Nodier : « Peut-on dire que les Français n'ont pas
une tête épique ; et si ce reproche insignifiant n'est fondé sur
aucun argument, sur aucune conjecture ou physiologique ou
morale, faut-il conclure que ce qui leur manque, c'est un sys-
tème de versification, de poésie, de langage, de civilisation peut-
être, approprié au genre épique et aux idées de l'épopée ? »
(Mélanges, I, 267.) Et pourtant Hugo ne développe en somme
que ridée indiquée par Nodier : « Tous les âges d'une littéra-
ture conviennent-ils également à la composition de l'épopée ?
L'expérience des siècles répond que non, etc. » (Mélanges,
I, 268.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 219
sombre et pensive à leur déclin. La Bible s'ouvre
riante avec la Genèse,' et se ferme sur la menaçante
Apocalypse (1). L'ode moderne est toujours inspi-
rée, mais n'est plus ignorante. Elle médite plus
qu'elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On
voit, à ses enfantements , que cette muse s'est accou-
plée au drame (2).
Pour rendre sensibles par une image les idées que
nous venons d'aventurer, nous comparerions la
poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète
les nuages et les étoiles du ciel ; l'épopée est le
fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses
rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l'o-
céan du drame. Enfin, comme le lac , le drame
réfléchit le ciel; comme le fleuve, il réfléchit ses
rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.
C'est donc au drame que tout vient aboutir dans
(1) Ici encore Hugo suit ïa tradition, comme nous l'avons
remarqué à la note 1 de la page 176. V. Hugo s'appuie proba-
blement sur un souvenir de Chateaubriand : « C'est un corpa
d'ouvrage bien singulier que celui qui commence par la Genèse
et qui finit par l'Apocalypse. » (Génie, deuxième partie, 1. V,
Cil. i.)
(2) C'est le ton cavalier d'A. Dumas : « Il y a longtemps que
j'ai dit qu'en matière de théâtre surtout il me paraissait permis
de violer l'histoire, pourvu qu'on lui fît un enfant. » (Mémoires
VIII, 172.) Mais l'idée est fort raisonnable. Vinet dit la même
chose : « Si l'on y réfléchit un peu, on trouvera que les deux
genres, les deux éléments, lyrique et dramatique, bien que sépa-
rés et distincts, ne sont pas aussi distants l'un de l'autre, pas
aussi opposés, qu'un premier coup d'oeil voudrait nous le faire
penser, etc. » (Essais de philosophie morale, 1837, p. 270.)
220 LA PRÉFACE DE CROMWELL
la poésie moderne . Le Paradis perdu est un drame
avant d'être une épopée. C'est, on le sait, sous la
première de ces formes qu'il s'était présenté d'a-
bord à l'imagination du poète, et qu'il reste tou-
jours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant
l'ancienne charpente dramatique est encore sail-
lante sous l'édifice épique de Milton (1) ! Lors-
(1) Hugo emprunte cette anecdote soit à Villemain (article
Milton, dans la Biographie universelle de Michaud, 1821), soit
plutôt à Voltaire, Essai sur la poésie épique : « Miiton, voyageant
en Italie dans sa jeunesse, vit représenter à Milan une comédie
intitulée A damou le péché originel, écrite par un certain Andreino...
Milton conçut le dessein de faire une tragédie de la farce d'An-
dreino: il en composa même un acte et demi... La tragédie de
Milton commençait par le monologue de Satan, qu'on voit dans
le quatrième chant de son poème épique, etc. » (Beuchot, X,
475-478. — Cf. The life of Milton, by the révérend John Mit-
ford, dans The poetical worksof John Milton, I, lxxii, Âldine édi-
tion.) Il est naturel de rapprocher de ce passage un article paru dans
la Muse française (2e livraison, mai 1824), sur Eloa ou la sœur
àté Anges, mystère par le comte Alfred de Vigny, et reproduit
plus tard dans Littérature et philosophie mêlées (1, 28t>-287),
avec quelques variantes qui transforment le panégyrique d'Eloa
en éloge du Paradis perdu. Voici le texte de la Muse française :
« Si jamais composition littéraire a profondément porté l'em-
preinte ineffaçable de la méditation et de l'inspiration, c'est ce
poème . Une idée morale qui touche à la fois aux deux natures de
l'homme; une leçon terrible donnée en vers enchanteurs; une
des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie,
développée dans une des plus belles fictions de la poésie ; l'échelle
entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé
jusqu'au degré le plus bas; une action qui commence par
Jésus et se termine par Satan ; la Sœur des Anges entraînée par
la curiosité, la compassion et l'imprudence jusqu'au prince des
réprouvés ; voilà ce que présente Eloa, drame simple et immense,
dont tous les ressorts sont des sentiments. » Déjà Chateaubriand
TEXTE DE LA PRÉFACE 221
que Dante Alighieria terminé son redoutable Enfer,
qu'il en a refermé les portes, et qu'il ne lui reste
plus qu'à nommer son œuvre, l'instinct de son
génie lui fait voir que ce poème multiforme est
une émanation du drame, non de l'épopée ; et
sur le frontispice du gigantesque monument, il
écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia (1).
On voit donc^que les deux seuls poètes des
temps modernes qui soient de la taille de Shakes-
peare se rallient à son unité. Ils concourent avec
lui à empreindre de la teinte dramatique toute
notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotes-
que et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce
grand ensemble littéraire qui s'appuie sur Shakes-
peare, Dante et Milton sont en quelque sorte les
deux arcs-boutants de l'édifice dont il est le pilier
avait entrevu la chose : « Alors commence ce fameux drame
entre Adam et Eve, dans lequel on prétend que Milton a consacré
un événement de sa vie. » {Génie, deuxième partie, 1. 1, ch. ni.)
(1) On peut préférer l'explication de Rivarol dans son étude
sur la Divine Comédie : « Le Dante n'a pas donné le nom de
comédie aux trois grandes parties de son poème parce qu'il finit
d'une manière heureuse, ayant le paradis pour dénoûment, ainsi
que l'ont cru les commentateurs : mais parce qu'ayant honoré
l'Enéide du nom d'ALTA traqkdia, il a voulu prendre un titre
plus humble, qui convînt mieux au style qu'il emploie, si
différent, en effet, de celui de son maître. » (Œuvres complètes,
1808, t. III, p. xvn.) — Quant à l'arrière -pensée de comparai-
son personnelle avec Dante, qu'on peut lire entre les lignes, elle
n'a rien qui choque les contemporains. David d'Angers écrit, le
19 novembre 1827: « Je lis actuellement le Dante. Hugo n'est
pas saDS quelque ressemblance avec ce poète. » (Correspondance,
p. 25.)
222 LA PRÉFACE DE CROMWELL
central, les contre-forts de la voûte dont il est la
clef(l).
Qu'on nous permette de reprendre ici quelques
idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut
insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut
que nous en repartions.
Du jour où le christianisme a dit à l'homme : Tu
es double, tu es composé de deux êtres, l'un péris-
sable, l'autre immortel, Fun charnel, l'autre
éthéré, l'un enchaîné par les appétits, les besoins
et les passions, l'autre emporté sur les ailes de
l'enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin tou-
jours courbé vers la terre, sa mère ; celui-là sans
(1) On trouve ce mélange de l'épopée et du drame déjà
indiqué dans une lettre de Ducis à Larevellière Lépeaux, datée
du 2 juillet 1807, et restée inédite jusqu'à ces dernières années :
Talma avait donné six représentations de sa tragédie à'Hamlet
«. avec un succès prodigieux. » Et pourtant on n'avait pu jouer le
cinquième acte tel que Ducis l'avait refait : « J'aurais voulu que
Talraa, dans l'ardeur et l'ivresse d'un succès qui a ébranlé toutes
les âmes et toutes les imaginations, l'eût lancé tout rouge en
Bortant de la fournaise, au milieu de spectateurs disposés à me
pardonner toutes mes audaces et même cette impression sacrée
d'un Merveilleux rival de celui de l'épopée, et qui renvoie le
spectateur plein des crimes de la terre, de la vengeance des
dieux, de la réclamation des tombeaux, et de tout Shakespeare,
le Dante et Talma fondus ensemble. » (Dans les Mémoires de
Larevellière Lépeaux, Pion, 1895, I, xxxiv.) — Quant aux
différents jugements formulés par Hugo sur Shakespeare, ils
font admirer son talent d'écrivain plutôt qu'ils n'expliquent le
génie de Shakespeare. On comprendrait mieux le poète anglais
en lisant les quelques lignes toutes simples que lui consacre, dans
son essai sur Macaulay, M. John Morley. (Essais critiques,
p. 17 et Buiv.)
TEXTE DE LA PRRFAC8 223
cesse élancé vers le ciel, sa patrie ; de ce jour le
drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce
contraste de tous les jours, que cette lutte de tous
les instants entre deux principes opposés qui sont
toujours en présence dans la vie, et qui se disputent
l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe (1) ?
La poésie née du christianisme, la poésie de notre
temps est donc le drame ; le caractère du drame
est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute
naturelle de deux types, le sublime et le grotesque,
qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent
dans la vie et dans la création. Caria poésie vraie, la
poésie complète, est dans l'harmonie des contraires.
Puis, il est temps de le dire hautement, et crest
ici surtout que les exceptions confirmeraient la
règle, tout ce qui estdans la nature est dans l'art (2).
En se plaçant à ce point de vue pour juger nos
petites règles conventionnelles, pour débrouiller
tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre
tous ces problèmes mesquins que les critiques des
deux derniers siècles ont laborieusement bâtis au-
tour de l'art, on est frappé de la promptitude avec
laquelle la question du théâtre moderne se nettoie.
Le drame n'a qu'à faire un pas pour briser tous ces
fils d'araignée dont les milices de Lilliput (3) ont
cru l'enchaîner dans son sommeil.
(1) Tout ce paragraphe est ajouté en marge du manuscrit.
(2) Pour la discussion de ce principe, cf. ma Convention,
p. 87 et suivantes.
(3) V. Hugo avait écrit d'abord : une myriade de nain».
$24 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Ainsi, que <Tes pédants étourdis (l'un n'exclut pas
l'autre) prétendent que le difforme, le laid, le gro-
tesque, ne doit jamais être un objet d'imitation
pour l'art, on leur répond que le grotesque, c'est
la comédie, et qu'apparemment la comédie fait par-
tie de l'art. Tartuffe n'est pas beau, Pourceaugnac
n'est pas noble ; Pourceaugnac et Tartuffe sont d'ad-
mirables jets de l'art.
Que si, chassés de ce retranchement dans leur
seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur
prohibition du grotesque allié au sublime, de la
comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir
que, dans la poésie des peuples chrétiens, le pre-
mier de ces deux types représente la bête humaine,
le second l'âme. Ces deux tiges de l'art, si l'on
empêche leurs rameaux de se mêler, si on les
sépare systématiquement, produiront pour tous
fruits, d'une part des abstractions de vices, de ridi-
cules ; de l'autre, des abstractions de crime, d'hé-
roïsme et de vertu. Les deux types, ainsi isolés et
livrés à eux-mêmes, s'en iront chacun de leur côté,
laissant entre eux le réel, Funà sa droite, l'autre à
sa gauche (1). D'où il suit qu'après ces abstractions
(1) « D'où vient que Molière est bien plus vrai que nos
tragiques? Disons plus, d'où vient qu'il est presque toujours
vra ? C'est que tout emprisonné qu'il est par les préjugés de son
temps en deçà du pathétique et du terrible, il n'en mêle pas
moins à ses grotesques des scènes d'une grande sublimité, qui
complètent l'humanité dans ses drames. C'est aussi que la
comédie est bien plus près de la nature que la tragédie. On
conçoit en effet telle action dont les personnages, sans cesser
TEXTE DE LA PRÉFACE 225
il restera quelque chose à représenter, l'homme ;
après ces tragédies et ces comédies, quelque chose
à faire, le drame.
Dans le drame, tel qu'on peut, sinon l'exécuter,
du moins le concevoir, tout s'enchaîne et se déduit
ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle
comme l'âme ; et les hommes et les événements,
mis en jeu par ce double agent, passent tour à
tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et
bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : A la
mort, et allons dîner (1) ! Ainsi le sénat romain
d'être naturels, pourront constamment rire ou exciter le rire ; et
encore les personnages de Molière pleurent-ils quelquefois. Mais
comment concevoir un événement, si terrible et si borné qu'jl
soit, où non seulement les principaux acteurs n'aient jamais
un sourire sur les le vres, fût-ce de sarcasme et d'ironie, mais
encore où il n'y aura, depuis le prince jusqu'au confident, aucun
être humain qui ait un accès de rire et de nature humaine ?
Molière enfin est plus vrai que nos tragiques, parce qu'il
exploite le principe neuf, le principe moderne, le principe
dramatique, — le grotesque, la comédie ; tandis qu'ils épuisent,
eux, leur force et leur génie à rentrer dans cet ancien cercle
épique qui est fermé, moule vieux et usé, dont la vérité propre
à nos temps ne saurait d'ailleurs sortir, parce qu'il n'a pas la
forme de la société moderne. » (Note de Victor Hugo.) Cette
note est inscrite une première fois en marge du manuscrit de la
Préface. Dans le manuscrit spécial qui contient les notes, elle
n'est plus écrite : c'est une coupure imprimée, que V. Hugo a
collée à son manuscrit.
(1) Souvenir du Conservateur littéraire : « Prenez une
femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les rhéteurs
de la terre, et vous pourrez dire : à la mort, et allons dîner ;
écoutez la mère : d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des
pleurs, qui vous ont attendri? » (I, 123.) En écrivant ces
lignes, V. Hugo se rappelait un passage du Soçraie de Voltaire:
PRÉFACE Er CROMWELL. 15
226 LA PREFACE DE CROMWELL
délibérera sur le turbot de Domitien (1). Ainsi
Socrate, buvant la ciguë et conversant de l'âme
immortelle et du Dieu unique, s'interrompra pour
recommander qu'on sacrifie un coq à Esculape (2).
un juge propose de pendre tous les géomètres ; un autre juge:
« Oui, oui, nous les pendrons à la première session. Allons
dîner. » Voltaire ajoute en note: « Au xvi» siècle, il se
passa une scène à peu près semblable, et un des juges dit ces
propres paroles : A la mort,, et allons dîner. » (Ed. Beuchot,
VI, 528.) — Plus tard, V. Hugo reprendra cette anecdote : « Au
fond de cette chambre, qui servait en 1793 de salle de délibéra-
tion aux jurés du tribunal révolutionnaire, une porte coupée
dans la boiserie donnait entrée dans un petit couloir où l'on
trouvait deux portes, à droite la porte du cabinet du président
de la chambre criminelle, à gauche la porte de la buvette. —
A mort, et allons dîner I — Ces choses se touchent depuis des
siècles » (Histoire d'un crime, l, 89. )
(1) Cette petite phrase est ajouté en interligne dans le manus-
crit. — Juvénal, satire îv. On connaît l'admiration de V. Hugo
pour certaines pièces du poète latin : « Je n'ai pas lu, croyez-le
bien, toutes les satires de Juvénal ; il y en a que je sais par
cœur, à force de les avoir étudiées ; mais il en est aussi que
je ne connais pas, que je n'ai même jamais parcourues. » Dans
Stapfer, les artistes juges et parties, causeries parisiennes, p. 78.
(Sandoz, 1872.)
(2) « Déjà donc son ventre était presque froid ; il découvrit sa
tête, car il l'avait couverte, et (ce fut certes sa dernière parole) :
a 0 Crifcon, dit-il, nous devons un coq à Esculape. Donc donnez-
le, et ne l'oubliez pas. » (Phédon, eh. lxvi.) Peut-être V.Hugo
se rappel le-t-il, non pas le Dialogue de Platon directement, mais
le poème de Lamartine sur la mort de Socrate (1823), poème
qui contient en note une traduction libre du passage, et cette
paraphrase en vers :
Enfin plus librement il semble respirer,
Et laissant sur ses traits son doux sourire errer :
Aux dieux libérateurs, dit-il, qu'on sacrifie 1
lis m'ont guéri l — De quoi ? dit Cébès. — De la vie !...
TEXTE DE LA PRÉFACE 227
Ainsi Elisabeth jurera et parlera latin (1). Ainsi
Richelieu subira le capucin Joseph (2), et Louis XI
son barbier, maître Olivier le Diable. Ainsi Crom-
well dira : J'ai le parlement dans mon sac et le roi
dans ma poche (3) ; ou, de la main qui signe l'arrêt
de mort de Charles Ier, barbouillera d'encre le
visage d'un régicide qui le lui rendra en riant (4).
Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de
verser (5). Car les hommes de génie, si grands
qu'ils soient, ont toujours en eux leur bête qui
parodie leur intelligence. C'est par là qu'ils tou-
chent à Thumanité, car c'est par là qu'ils sont dra-
matiques. « Du sublime au ridicule il n'y a qu'un
pas (6), » disait Napoléon, quand il fut convaincu
(1) Cette phrase est ajoutée en interligne dans le manuscrit.
— V. Hugo a pu prendre tout simplement ces détails dans la
Biographie universelle de Michaud.
(2) On n'admet plus maintenant que le Père Joseph ait été à
Richelieu ce que Richelieu était à Louis XIII : un conseiller
impérieux, et subi : cf. Fagniez, le Père Joseph et Richelieu.
(Hachette, 1894.)
(3) « Dans ses confidences familières, il se vantait d'avoir le
roi sous sa main, et le parlement dans sa poche. » (Villemain,
Histoire de Cromwell, I, 144.)
(4) « On a souvent raconté qu'après avoir signé, il barbouilla
de sa plume remplie d'encre le visage d'un autre commissaire
qui lui rendit la même plaisanterie. Ces gaîtés du crime ont un
caractère que l'histoire ne peut omettre. » (Villemain, Histoire
de Cromwell, I, 215-216.)
(5) Je ne sais où V. Hugo a pris cette anecdote, qui contredit
Suétone, G. J. Cassar, § lix, lxxvii, lxxxii, et notamment
xxx vu : « Gallici triumphi die Velabrum prœtervehens, pœne
curru excussus est, axe diffracto. »
(6) Ce mot est cité pour la première fois dans VHistoïve de
228 LA PRÉFACE DE CROMWELL
d'être homme (1); et cet éclair d'une âme de feu qui
l 'ambassade dans le grand-duché de Varsovie, en 1812, par
M. de Pradt, archevêque de Matines, alors ambassadeur à
Varsovie, 5e édition, Paris, 1815, p., 215; le mot est souvent
répété dans la suite, notamment p. 219. (Référence indiquée par
M. J. Lion.) Peut-être V. Hugo se souvenait-il tout simplement
de cette fin d'un article du Journal des Débats, n° du 22 mars
1824, sur les Femmes romantiques deThéaulon et Ratnond : « Il
est impossible d'entendre leur jargon empoulé, sans se rappeler
cette vérité d'une application si générale dans là politique, les
arts et la littérature : Il n'y a qu'un pas du sublime au ridicule.
C'est Buonaparte qui le disait en 1812 à M. de Pradt... » —
Le mot est également rapporté par Beugnot dans ses Mémoires.
I, 503.
(1) « Pauvre et triste humanité ! — L'homme n'est pas pius à
l'abri sur la pointe d'un rocher que sous les lambris d'un
palais ! C'est le même partout I l'homme est toujours l'homme. »
{Mémorial, 7 mai 1816; I, 106.) — « A présent que je suis
hors de la question, disait-il, que me voilà simple particulier,
que je réfléchis en philosophe 6ur ce temps où j'avais à faire
les œuvres de la Providence, «ans néanmoins cesser d'être
homme. » (Ibid., 8 septembre 1816; I, 199.)— On n'a pas
encore souligné l'influence du Mémorial sur V. Hugo, aussi bien
dans toute son œuvre que dans la Préface de Oromioell,
influence attestée par de nombreuses réminiscences. Lorsque,
dans ses Châtiments, il dit, p. 283 :
11 voulait, héros et symbole,
Pontife et roi, phare et volcan,
Faire du Louvre un Capitole,
Et de Saint-Cloud un Vatican,
il met au point cette confidence de Napoléon : «J'allais relever le
pape... l'entourer de pompe et d'hommages. Je l'eusse amené
à ne plus regretter son temporel, j'en aurais fait une idole ; il
fût demeuré près de moi. Paris fût devenu la capitale du monde
chrétien, et j'aurais dirigé le monde religieux ainsi que le
monde politique .. Mes conciles eussent été la représentation
de la chrétienté ; les papes n'en eussent été que les présidents,
etc. » (Mémorial, 17 août 1816 ; I, 178. Cf. 5 mars 1816, I,
TEXTE DE LA PRÉFACE 229
s'entr'ouvre illumine à la fois l'art et l'histoire (1),
ce cri d'angoisse est le résumé du drame et de la
vie.
Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent
dans les poètes eux-mêmes, pris comme hommes.
A force de méditer sur l'existence, d en faire écla-
ter la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme
et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui
nous font tant rire deviennent profondément tristes.
Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumar-
chais était morose (2), Molière était sombre, Sha-
kespeare mélancolique (3).
77; 2 novembre 1816. I, 237; 4 août 1816, I, 170.) De
même on pourrait comparer tout le credo religieux du poète à
celui de l'Empereur. {Mémorial du 7-8 juin 1816 ; I, 126.)
Le cas le plus eurieux de cette espèce de collaboration posthume
du Mémorial arec Hugo est bien celui-ci :
Non, l'avenir n'est à personne,
Sire, l'avenir est à Dieu.
« Sire, a reparti l'interlocuteur,... l'avenir est hors de la
volonté, du pouvoir des hommes, il est dans le sein de Dieu. »
4 novembre 1816 ; I. 239.
(1) N'y aurait-il pas là le souvenir d'une pensée de Napoléon
dans son mémoire couronné par l'Académie de Lyon, sur cette
question: « Quels sont les principes et les institutions à inculquer
aux hommes pour les rendre le plus heureux possible? » mémoire
qui, brûlé plus tard par l'Empereur, contenait, paraît-il, cette
phrase : * Les grands hommes sont comme des météores, qui
brillent et se consument pour éclairer la terre » (Abel Hugo,
Histoire de V Empereur Napoléon, p. 19.)
(2) Je ne sais où V. Hugo aj)u voir que Beaumarchais était
morose. Cf. Lintilhac, Beaumarchais et sien œuvres, passim,
notamment p. 110, 133-134, 136.
(3) Ce paragraphe est ajouté en marge du manuscrit-
230 LA PRÉFACE DE CROMWELL
C'est donc une des suprêmes beautés du drame
que le grotesque. Il n'en est pas seulement une con-
venance, il en est souvent une nécessité. Quelque-
fois il arrive par masses homogènes, par caractères
complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid'oison,
la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de
terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartuffe,
Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce
et d'élégance, comme Figaro, Osrick (1), Mercutio,
don Juan. 11 s'infiltre partout, carde même que les
plus vulgaire sont mainte fois leurs accès de sublime,
les plus élevés payent fréquemment tribut au tri-
vial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable,
souvent imperceptible, est-il toujours présent sur
la scène, même quand il se tait, même quand il se
cache (2). Grâce à lui, point d'impressions mono-
tones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l'horreur
dans la tragédie. Il fera rencontrer l'apothicaire à
Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs
à Hamlet (3). Parfois enfin il peut sans discor-
dance, comme dans la scène du roi Lear et de son
fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux
(1) Osrick figure dans Hamlet, a. V, se. 2. Cf. encore Second
Hamlet, se. 20, trad. Fr. Victor Hugo, p. 320 et suiv. Osrick
est assez mal choisi. Ce personnage assez peu connu, et très
secondaire, joue dans Hamlet le rôle d'un sot, sans grâce ni
élégance.
(2) Ces deux dernières phrases sont ajoutées en marge du
manuscrit.
(3) Cette phrase est ajoutée en interligne dans le manus-
crit.
TEXTE DE LA PRÉFACE 231
plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de
l'âme (1).
Voilà ce qu'a su faire entre tous, d'une manière
qui lui est propre et qu'il serait aussi inutile
qu'impossible d'imiter, Shakespeare, ce dieu du
théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une
trinité, les trois grands génies caractéristiques de
notre scène, Corneille, Molière, Beaumarchais.
On voit combien l'arbitraire distinction des
genres croule vite devant la raison et le goût. On
ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle
des deux unités. Nous disons deux et non trois
unités, l'unité d'action ou d'ensemble, la seule vraie
et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.
Des contemporains distingués, étrangers et na-
tionaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par
la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-
aristotélique (2). Au reste, le combat ne devait pas
être long. A la première secousse, elle a craqué,
tant était vermoulue cette solive de la vieille ma-
sure scolastique !
Ce qu'il y a d'étrange, c'est que les routiniers
prétendent appuyer leur règle des deux unités sur
(1) Roi Lear, a. I, se. 10, et a. III, se. 2.
(2) Schlegel, Cours de littérature dramatique, trad. Necker
Saussure 1814, t. II, p. 108-114, 117-119, 125, 139-140.—
Manzoni. Lettre à M. Chauvet sur les unités, dans son Théâtre
(Charpentier, 1874), et préface du Comte de Carmagnola. —
M"" de Staël, De V Allemagne (Didot, 1878), p. 181-199.
— Stendhal, Racine et Shakspeare (C. Lévy), 1882, p. 7,
sqq., etc.
232 LA PRÉFACE DE CROMWELL
la vraisemblance, tandis que c'est précisément le
réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de
plus absurde, en effet, que ce vestibule, ce péristyle,
cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont
la complaisance de venir se dérouler, où arrivent,
on ne sait comment, les conspirateurs pour décla-
mer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre
les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s'ils
s'étaient dit bucoliquement :
Altérais cantemus ; amant alterna Camœnae (i).
Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette
sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas
à la vérité, les scolastiques en font bon marché,
mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout
ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop
local, pour se passer dans l'antichambre ou dans le
(1) Virgile, Eglogues, ni, y. 59 :
Àlternis dicetis; amant alterna Camœnae.
Sur l'amour de V. Hugo pour Virgile, cf. M. Biré, Victor
Eugo avant 1830, p. 88-91 ; cf. Th. Gautier, cité dans le
Livre d'or de Victor Hugo (1883), p. 127 : « Si l'on disait à
de certaines gens que le poète qui ressemble le plus à Virgile,
c'est Victor Hugo dans les Feuilles d'automne, on passerait
pour un fou ou pour un enragé. Rien n'est plus vrai pourtant.
Tous le3 génies sont frères, et forment, à travers l'espace et les
siècles, une famille rayonnante et sacrée. »
V. Hugo avait déjà fait aux classiques l'application ironique
de cette citation, dans sa lettre à Hoffman : « Vous serez
charmé, en me voyant réclamer la parole après vous, de voir
que je n'ai pas du moins oublié le précepte classique qui veut
que chacun parle à son tour: Amant alterna Camœnœ.» (Débats,
no du 26 juillet 1824.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 233
carrefour, c'est-à-dire tout le drame, se passe dans
la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le
théâtre que les coudes de l'action ; ses mains sont
ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ;
au lieu de tableaux, des descriptions. De graves
personnages placés, comme le chœur antique,
entre le drame et nous, viennent nous raconter ce
qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la
place publique, de façon que souventes fois nous
sommes tentés de leur crier : — Vraiment ! mais
conduisez -nous donc là-bas ! On s'y doit bien amu-
ser, cela doit être beau à voir (1) ! A quoi ils
répondraient sans doute : — Il serait possible que
cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n'est
point là la question ; nous sommes les gardiens de
la dignité de la Melpomène française. — Voilà !
Mais, dira~t-on, cette règle que vous répudiez est
empruntée du théâtre grec. — En quoi le théâtre et
le drame grec ressemblent-ils à notre drame et à
notre théâtre ? D'ailleurs nous avons déjà fait voir
que la prodigieuse étendue de la scène antique lui
(1) V. Hugo paraît développer cette phrase de Schlegol :
« Plusieurs tragédies françaises font naître aux spectateurs
l'idée confuse que de grands événements ont lieu peut-être
quelque part, mais qu'ils sont mal placés pour en être les
témoins. » [Cours de littérature, trad. Necker Saussure, II, 135.
Cette traduction adoucit certaines violences de Schlegel contre
la littérature française,: cf. Ehrhard, les Comédies de Molière
en Allemagne, p. 372.) Peut-être n'y a-t-il là qu'une coïnci-
dence, et la pensée est-elle un souvenir original de sa vie en
Espagne. Cf. V. Hugo raconté,!, 152.
234 LA PRÉFACE DE CROMWELI
permettait d'embrasser une localité tout entière,
de sorte que le poète pouvait, selon les besoins de
Faction, la transporter à son gré d'un point du
théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près
aux changements de décorations. Bizarre contra-
diction ! le théâtre grec, tout asservi qu'il était à un
but national et religieux, est bien autrement libre
que le nôtre, dont le seul objet cependant est le
plaisir, et, si l'on veut, l'enseignement du specta-
teur. C'est que l'un n'obéit qu'aux lois qui lui sont
propres, tandis que l'autre s'applique des condi-
tions d'être parfaitement étrangères à son essence.
L'un est artiste, l'autre est artificiel.
On commence à comprendre de nos jours que la
localité exacte est un des premiers éléments de la
réalité. Les personnages parlants ou agissants ne
sont pas les seuls qui gravent dans l'esprit du
spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu où
telle catastrophe s'est passée en devient un témoin
terrible et inséparable ; et l'absence de cette sorte
de personnage muet décompléterait dans le drame
les plus grandes scènes de l'histoire. Le poète ose-
rait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la cham-
bre de Marie Stuart (1) ? poignarder Henri IV
(1) Ce drame, et tous les sujets qui s'y rattachent, revenaient
souvent dans les préoccupations du monde dramatique à cette
époque : cf. le feuilleton des Débats sur le Bothwell d'Empis,
n* du 24 juin 1824. — La tragédie de Schiller, traduite en
vers par Lebrun, venait de réussir : la duchesse de Broglie
écrit, le 11 avril 1820 : « Voilà bien de la politique. Il n'y a
TEXTE DE LA PRÉFACE 235
ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie,
tout obstruée de haquets et de voitures? brûler
Jeanne d'Arc autre part que dans le Vieux-Mar-
ché (1)? dépêcher le duc de Guise autre part que
dans ce château de Blois où son ambition fait fer-
menter une assemblée populaire (2) ? décapiter
Charles- P* et Louis XVI ailleurs que dans ces places
guère d'antres événements, excepté Marie Stuart, dont le
succès a été prodigieux. »
(1) Peut-être est-ce une protestation contre Schiller, dont le
théâtre avait été traduit par de Barante en 1821 : dans la Pucelle
d'Orléans du poète allemand, Jeanne est blessée au milieu
d'une bataille, et tombe morte sur son drapeau. Déjà Mme de
Staël avait dit : « Le seul défaut grave qu'on puisse reprocher à
ce drame lyrique, c'est le dénoûment : au lieu de prendre celui
qui était donné par l'histoire, Schiller suppose que Jeanne
d'Arc, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses
fers, va rejoindre le camp des Français, décide la victoire en
leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. j> (De V Allemagne,
p. 239.) — De tous les poètes allemands, V. Hugo ne connais-
sait guère que Schiller ; cf. Virgile Roszel, Histoire des relations
littéraires entre la France et V Allemagne (Fischbacher, 1897),
p. 208. Dans cet excellent ouvrage, qui a paru depuis que mon
livre est à l'impression, il n'est question de la Préface qu'assez
rarement, p. 146, 161, 162.
(2) Tout ce passage semble inspiré par Stendhal : « Pour
Henri III, il faut absolument, d'un côté : Paris, la duchesse
de Montpensier, le cloître des Jacobins ; de l'autre, Saint-
Cloud, etc. » Racine et Shakespeare, p. 41.
Pour le duc de Guise il y a là peut-être une allusion au
drame de Vitet. Les Etats de Blois ou la Mort de MM. de
Guise venaient de paraître. Les Débats les annoncent le 26
avril 1827, et leur consacrent un long article dans le numéro
du 23 juillet. Plus près encore de l'époque de la Préface, h
Globe, dans son numéro de septembre 1827, critique ces
Etats.
236 LA PRÉFACE DE CROMWELL
sinistres où l'on peut voir White-hall et les Tuile-
ries, comme si leur échafaud servait de pendant ù
leur palais (1) ?
L'unité de temps n'est pas plus solide que l'unité
de lieu. L'action, encadrée de force dans les vingt-
quatre heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans
le vestibule. Toute action a sa durée propre comme
son lieu particulier. Verser la même dose de temps
à tous les événements ! appliquer la même mesure
sur tout ! On rirait d'un cordonnier qui voudrait
mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser
l'unité de temps à l'unité de lieu comme les bar-
reaux d'une cage, et y faire pédantesquement en-
trer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peu-
ples, toutes ces figures? que la Providence déroule
à si grandes masses dans la réalité ! c'est mutiler
hommes et choses, c'est faire grimacer l'histoire.
Disons mieux, tout cela mourra dans l'opération ;
et c'est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arri-
vent à leur résultat ordinaire : ce qui était vivant
dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà
pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne ren-
ferme qu'un squelette.
Et puis si vingt-quatre heures peuvent être com-
prises dans deux, il sera logique que quatre heures
puissent en contenir quarante-huit. L'unité de
(1) Le romantisme ne transportera pa3 ce sujet à la scène : il
se contente de montrer Louis XVI désavoué par sa noblesse,
parce qu'il est trop républicain. Cf. Alexandre Dumas et son
Paul Jones, théâtre complet, t. VI, p. 128.
TEXTE DE LA PRÉFACE 237
Shakespeare ne sera donc pas l'unité de Corneille.
Pitié l .
Ce sont là pourtant les pauvres chicanes que
depuis deux siècles la médiocrité, l'envie et la rou-
tine foiit au génie ! C'est ainsi qu'on a borné l'essor
de nos plus grands poètes. C'est avec les ciseaux
des unités qu'on leur a coupé l'aile. Et que nous
a-t-on donné en échange de ces plumes d'aigle
retranchées à Corneille et à Racine? Campistron Ki).
Nous concevons qu'on pourrait dire : Il y a dans
des changements trop fréquents de décoration quel-
que chose qui embrouille et fatigue le spectateur,
et qui produit sur son attention l'effet de l'éblouis-
sement ; il peut aussi se faire que des translations
multipliées d'un lieu à un autre lieu, d'un temps à
un autre temps, exigent des contre-expositions qui
le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser
dans le milieu d'une action des lacunes qui empê-
chent les parties du drame d'adhérer étroitement
entre elles, et qui en outre déconcertent le specta-
(1) Sur le Kacine mort le Campistron pullule, dira, en 1834,
V. Hugodans sa réponse àun acte d'accusation. (Contemplations,
I, 31.) Déjà en 1826, dans une préface des Odes et Ballades, il
disait : « Nous préférons une barbarie de Shakespeare à une inep-
tie de Campistron. » Sur Campistron, cf. Fournel dans la Revue
d'Histoire littéraire de la France, 15 juillet 1894.
M. Sou bies trouve « véritablement attachant » le Jaloux dé-
sabusé, « de l'infortuné Campistron, devenu plus tard, pour les
romantiques, un bouc émissaire chargé de tous les péchés de
l'Israël classique, sur lequel se sont acharnés, comme on le voit,
dans les Lettres de Dupuis et Cotonet, les Jeune France de 1830.»
(La Comédie française depuis l'époque romantique, p. 21.)
238 LA PRÉFACE DE CROMWELL
teur parce qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il
peut y avoir dans ces vides. — Mais ce sont là pré-
cisément les difficultés de l'art. Ce sont là de ces
obstacles propres à tels ou tels sujets, et sur lesquels
on ne saurait statuer une fois pour toutes. C'est au
génie à les résoudre, non a.uxpoétiques à les éluder.
Il suffirait enfin, pour démontrer l'absurdité de
la règle des deux unités, d'une dernière raison,
prise dans les entrailles de l'art. C'est l'existence
de la troisième unité, l'unité d'action, la seule
admise de tous parce qu'elle résulte d'un fait : l'œil
ni l'esprit humain ne sauraient saisir plus d'un
ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que
les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque
le point de vue du drame ; or, par cela même, elle
exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir
trois unités dans le drame que trois horizons dans
un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre
l'unité avec la simplicité d'action (1). L'unité d'en-
semble ne répudie en aucune façon les actions
secondaires sur lesquelles doit s'appuyer l'action
principale. Il faut seulement que ces parties, sa-
vamment subordonnées au tout, gravitent sans
cesse vers l'action centrale et se groupent autour
d'elle aux différents étages ou plutôt sur les divers
plans du drame. L'unité d'ensemble est la loi de
perspective du théâtre.
(1) Le raisonnement est au moins discutable. Cf. Breitinger,
les Unités d'Aristote avant le Cid de Corneille. Genève, Georg,
1879.
TEXTE DE LA PRÉFACE 239
— Mais, s'écrieront les douaniers de la pensée,
de grands génies les ont pourtant subies, ces règles
que vous rejetez !
— Eh oui, malheureusement! Qu'auraient-ils
donc fait, ces admirables hommes, si l'on les eût
laissés faire ? Ils n'ont pas du moins accepté vos
fers sans combat. Il faut voir comme Pierre Cor-
neille, harcelé à son début pour sa merveille du
Cid, se débat sous Mairet (1), Claveret (2), d'Aubi-
gnac (3) et Scudéri(4)! comme il dénonce à la
postérité les violences de ces hommes qui, dit- il,
se font tout blancs d'Aristote (5) ! Il faut voir comme
(1) Pour cette querelle de Corneille avec Mairet, consulter la
réimpression en fac-similé des pamphlets les moins connus,
publiés en 1637 et en 1638, pour et contre le Cid, réimpression
faite dans la collection de la société des Bibliophiles normands
de Rouen, par M. Armand Gaeté, et notamment Y Advertissement
au Besançonnois Mairet, VEpistre familière du S1 Mairet
au Sr Corneille sur la tragi-comédie du Cid, l'Apologie pour
Monsieur Mairet contre les calomnies du sieur Corneille de
Rouen.
(2) Four Claveret, cf. la Lettre du sieur Claveret à Monsieur
de Corneille. — L'amy du Cid à Claveret.
(3) Sur d' Aubignac et sa querelle avec Corneille, Ch. Arnaud,
Etude sur la vie et les œuvres de Tabbé d' Aubignac (1887),
p. 300-323.
(4) Observations sur le Cid, reproduites dans l'édition des
grands Ecrivains, t. XII, p. 441 ; Lettre de M. de Scudéry à
Villustre Académie, 1637 ; Lettre de M. de Balzac à M. de Scu-
déry sur ses observations du Cid, etc., 1638/ La Preuve des
Passages allégués dans les observations sur le Cid à Mensieurs
de V Académie par M. de Scudéry, etc., réimprimées par
M.Gasté.
(5) « Voua vous êtes fait tout blanc d'Aristote et d'autres
240 LA PRÉFACE DE CROMWELL
on lui dit, et nous citons des textes du temps :
« Jeune homme, il faut apprendre avant que d en-
seigner, et à moins que d'être un Scaliger ou un
Heinsius, cela n'est pas supportable (1) ! » Là-des-
sus Corneille se révolte et demande si c'est donc
qu'on veut le faire descendre, « beaucoup au-
dessoubs de Claveret (2) ? » Ici Scudéri s'indigne
de tant d'orgueil et rappelle à « ce trois fois grand
autheur du Cid... (3) les modestes paroles par où le
Tasse, le plus grand homme de son siècle, a com-
mencé l'apologie du plus beau de ses ouvrages,
contre la plus aigre et la plus iniuste Censure, qu'on
fera peut-être iamais. M. Corneille, ajoute-t-il,
tesmoigne bien en ses Responses qu'il est aussi
loing de la modération que du mérite de cet
excellent autheur (4). » Le jeune homme si juste-
auteurs que vous ne lûtes et n'entendîtes peut-être jamais. » Let-
tre apologétique du sieur Corneille, contenant sa réponse aux
Observations faites parle sieur Scudéry sur le Cid... Œuvres, X,
402.
(1) V. Hu^o commet là une erreur. C'est un partisan de Cor-
neille qui adresse ce reproche à Mairet, pour avoir eu «l'effronterie
de prendre la chaire et de mettre un art poétique au-devant de
votre Silvanire. » Advertissement Besançonnois auMairet, m. d.c.
xxxvii, Ed. Gasté, p. 6.
(2) <r Il n'a pas tenu à vous que du premier lieu, où beau-
coup d'honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous
de Claveret. » Lettre apologétique, Œuvres, x, 403.
(3) Ces mots figurent dans la Lettre de M. de Scudéry à
Villustre Académie, p. 10 de PEd. Gasté, mais ne sont pas sui-
vis du texte que V. Hugo met aussitôt après : ce dernier est
le début de la Preuve des Passages.
(4) Tout ce passage, depuis Là-dessus Corneille, est ajouté en
TEXTE DE LA PRÉFACE 241
ment et si doucement censuré ose résister ; alors
Scudéri revient à la charge ; il appelle à son secours
Y Académie éminente : « Prononcez, ô mes Juges, un
arrest digne de vous, et qui face sçavoir à toute
l'Europe que le Cid n'est point le chef-d'œuvre du
plus grand homme de France, mais ouy bien la
moins iudicieuse pièce de M. Corneille mesme. Vous
le devez, et pour vostre gloire en particulier, et
pour celle de nostre nation en général > qui s'y
trouve intéressée ; veu que les estrangers qui pour-
roient(l) voir ce beau chef d'oeuvre, eux qui ont
eu des Tasses et des Guarinis, croyroient que nos
plus grands maistres ne sont que des apprentifs (2).»
Il y a dans ce peu de lignes instructives toute la
tactique éternelle de la routine envieuse contre le
talent naissant, celle qui se suit encore denosjours,
et qui a attaché, par exemple, une si curieuse page
aux jeunes essais de Lord Byron (3). Scudéri nous
marge dans le manuscrit. Chose curieuse, V. Hugo lavait
d'abord écrit avec l'orthographe courante ; puis ii y 6st revenu,
et a rétabli l'orthographe du XVIIe siècle.
(1) Dans le texte de Scudéry : pourront.
(2) Ceci est à la fin de la lettre de Scudéry à l'Académie-,
lettre qui se continue et se termine ainsi : « C'est la plus impor-
tante et la plus belle action publique, par où votre illustre Aca-
démie puisse commencer les siennes ; tout le monde l'attend de
vous, et c'est pour l'obtenir que vous présente cette juste
requête,
Messieurs,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
de Scudéry. »
(3) V. Hugo rappelle ici un article de la Revue d'Edim-
PRÉFACE DE CROMWELE, J6
242 IA PRÉFACE DE CROMWELL
la donne en quintessence. Ainsi les précédents
ouvrages d'un homme de génie toujours préférés
aux nouveaux, afin de prouver qu'il descend au lieu
de monter, Mélite et la Galerie du Palais mis au-
dessus du Ciel; puis les noms de ceux qui sont
morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent,
Corneille lapidé avec Tasse et Guarini (1 ) (Guarini !),
comme plus tard on lapidera Racine avec Corneille,
Voltaire avec Racine, comme on lapide aujourd'hui
tout ce qui s'élève avec Corneille, Racine et Vol-
taire. La tactique, comme on voit, est usée, mais
il faut qu'elle soit honne, puisqu'elle sert tou-
jours (2). Cependant le pauvre diable de grand
bourg, contre lequel il avait déjà protesté dans la Mme fran-
çaise. En juin 1824, V. Hugo y avait publié une étude très
élogieuse sur Byron. On la retrouve presque textuellement
dans Littérature et philosophie mêlées. L'article de la Revue
a" Edimbourg est en partie reproduit au tome I, p. 275.
(1) On ne saurait mieux dire sur lui que ne l'a fait Boissonade
dans la Biographie Universelle, en 1817 ; « Il mourut, vers la
fin de l'année 1460, plein d'années et universellement regretté.
Les écrits de ce savant homme sont aujourd'hui assez peu
connus. »
(2) V. Hugo reprend là son bien: c'est une idée du Journal
d'un jeune Jacobite de 1819 : « Il y a aujourd'hui en France
combat entre une opinion littéraire encore trop puissante, et le
génie du siècle. Cette opinion, aride héritage légué à notre
époque par le siècle de Voltaire... mêle, dans son aveugle admira
tion, à se8 renommées immortelles, qu'elle eût persécutées si elles
avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles réputations
usurpées que les siècles se passent avec indifférence, et dont
elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines ;
en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille
renaissant.!) (Littérature ei philosophie mêlées, I, 158.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 2-43
homme soufflait encore. C'est ici (1) qu'il faut
admirer comme Scudéri, le capitan de cette tragi-
comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène,
comme il démasque sans pitié son artillerie classi-
que, comme il « fait voir » à l'auteur du Cid « quels
doivent estres les épisodes, d'après Aristote, qui
l'enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de
sa Poétique (2) », comme il foudroie Corneille, de
(1) Tout ce passage, depuis le jeune homme si justement, etc., est
ajouté en marge, d'une écriture plus fine que le reste du manus-
crit, et qui paraît bien du reste être de la main de V. Hugo.
Cette écriture reparaît dans les cinq dernières pages, à partir du
paragraphe : il y a aujourd'hui V ancien régime, etc. Il est à
remarquer que presque toutes ces adjonctions faites en marge
comprennent un grand nombre de citations, comme si après
coup V. Hugo avait voulu appuyer ses raisonnements sur des
textes. On pourrait encore supposer qu'il y a là une trace, une
preuve de certaines collaborations . A qui V. Hugo devrait-il ces
citations, si ce n'est aux amis de la première heure, auxquels il
lut, dans le petit cénacle de la rue Vaugirard, sa Préface, avant
de la publier? (Cf. Nettement, Histoire de la littérature française
sous la Restauration il853), t. II, p. 396). M. Bondois a déjà
remarqué, mais sans fournir ses autorités, que Sainte-Beuve
avait été un de ces collaborateurs de la Préface (p. 156). A
coup sûr, il a été un des auditeurs de la première heure : Hugo
lui écrit, le 8 février 1827 : « Je communiquais, l'autre matin,
à M. de Sainte-Beuve quelques vers de mon Cromwell. S'il
avait velléité d'en entendre davantage, il n'a qu'à venir
lundi soir... Tout le monde sera charmé de le voir, et moi
surtout. Il est du nombre des auditeurs que je choisirais toujours
parce que j'aime aies écouter... » {Correspondance, p. 261.)
(2) Scudéry ditsimplement dans ses Observations : « .... Autrefois
quelques-uns, comme Marcellin au livre vingt-septième, ont mis
entre les corruptions des républiques la lecture de Juvénal... »
(Œuvres, XII, 448.) Mais il reprend toutes ses attaques avec
référeuces daus la Preuve des Passages allégués dans les
244 LA PRÉFACE DE CROMWELL
par ce même Aristote « au chapitre unziesme de
son Art Poétique, dans lequel on voit la condam-
nation du Cid (1) » ; de par Platon « livre dixiesme
de sa République (2) », de par Marcelin, « au livre
vingt-septiesme ; on le peut voir (3) » ; de par « les
tragédies de Niobé et de Jephté » ; de par « l'Ajax
de Sophocle » ; de par « l'exemple d'Euripide (4) » ;
de par « Heinsius au chapitre six, Constitution de
la tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poé-
sies (5) » ; enfin, de par « les Canonistes et les
Observations sur le Cid. V. Hugo fait ses citations d'après
l'édition princeps, car il en reproduit fidèlement l'orthographe,
sauf « estres d qui doit être une faute d'impression. Cf. la
Preuve, Ed. Gasté, p. 10 : « J'ai fait voir quels doivent estre
les Episodes, mais ce n'est qu'après Aristote qui me l'enseigne,
aux chapitres dixième et seizième de sa Poétique. »
(1) La Preuve des passages, p. 10.
(2) La Preuve des passages, p.. 8.
(3) La Preuve des passages, p. 9.
(4) Ces six derniers mots sont ajoutés en marge du manuscrit. —
V. Hugo semble résumer ici ce passage de Scndéry : « Aristo-
phane, comique grec, se moquait d'Eschyle, poète tragique, qui
dans la tragédie de Niobé pour conserver la gravité de cette
héroïne, l'introduisit assise au sépulcre de ses enfants l'espace
de trois jours sans dire une seule parole. Et voilà pourquoi le
docte Heinsius a trouvé que Buchanan avait fait une faute dans
sa tragédie de Jephté, etc. » (xn, 445.) — '■ « Nous en avons un
exemple dans YAjax de Sophocle, où le spectateur voit arriver
tout ce qu'il s'était proposé. » (xn, 450.)
(5) « Je me suis fortifié de l'exemple de Teucer et de Méné-
laus, après Heinsius, au chapitre vi de la Constitution de la
Tragédie, et Scaliger le fils dans ses Poésies. Il n'est pas jus-
qu'aux chœurs et à la musique, dont j'ay parlé, que je ne prouve
par Heinsius, » etc. {La Preuve des Passages, p. 11.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 245
Jurisconsultes, au titre des Nopces (1). » Les pre-
miers arguments s'adressaient à l'Académie, le
dernier allait au cardinal. Après les coups d'épin-
gle, le coup de massue (2). Il fallut un juge pour
trancher la question. Chapelain décida (3). Cor-
neille se vit donc condamné, le lion fut muselé,
ou, pour dire comme alors, la corneille déplumée (4).
Voici maintenant le côté douloureux de ce drame
(1) € C'est en cet endroit que j'ay monstre, que le Cid cho-
que directement les bonnes mœurs. J'ay dit sur ce subjet que la
volonté fait le mariage ; mais je ne l'ay dit qu'après les Cano-
nistes et les Jurisconsultes, au titre des nopces. » (La Preuve ,
p.9-10.)
(2) Ajouté en marge du manuscrit. — Peut-être V. Hugo se
rappelle-t-il ici un passage de la Responce à l'Amy du Cid sur
tes invectives contre le Sieur Claveret, où Mayret parle « des
horribles coups de massue qu'il avait fraischeraent receus de la
main de ce puissant Observateur qui l'a jette par terre. » (Ed.
Gasté, p. 34.) Mais Mayret ne parle pas simplement de coups
d'épingle, car il plaint « ce même Cid, à qui $L de Scu-
déry a donné vingt fois de l'espée dans le corps, jusqu'aux gardes,
sans un nombre infini d'autres blessures en tous ses membres »
(p. 35-36).
(3) Sur ce rôle de Chapelain, cf. Pellisson, Histoire de V Aca-
démie française , I, 498-500 de l'éd. Livet. Chapelain , du
reste, ne décida pas mal si l'on en croit La Bruyère : « le Cid
enfin est l'un des plus beaux poèmes que l'on puisse faire ; et
Tune des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet,
est celle du Cid. 5> (Ouvrayes de l'esprit, § 30.) Peut-être
l'éloge est-il un peu fort.
On peut lire ces Sentiments de l'Académie au tome XII de
l'Ed. Hachette.
(4) Ces huit derniers mots sont ajoutés en marge du manus»
crit.
On attribue à Mairet les stances injurieuses pour Corneille,
246 LA PRÉFACE IDE CROMWEÙ
grotesque (1) : c'est après avoir été ainsi rompu dès
son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout
nourri de moyen âge (2) et de l'Espagne, forcé de
se mentir à lui-même et de se jeter dans l'anti-
quité, nous donna cette Rome castillane, sublime
sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le
Nicomède si moqué du dernier siècle pour sa fière
et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véri-
table ni le vrai Corneille (3).
Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire
d'ailleurs la même résistance. Il n'avait ni dans le
génie, ni dans le caractère, l'âpreté hautaine de
Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux
dédains de son temps sa ravissante élégie à'Esther,
sa magnifique épopée à'Athahe. Aussi on doit croire
mises sous le nom de Guiilen de Castro, où Be trouve le passage
suivant :
Ingrat, rends-moi mon Cid jusques au dernier mot,
Après tu connaîtras, Corneille déplumée,
Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot,
Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée.
(Œuvres de Corneille, 111, 20.) A coup sûr, eette stance figure
dans VEpistre familière du Sr Mayret au Sr Corneille, p. 13 de
l'Ed. Gasté, et de plus l'auteur anonyme de VA avertissement au
Besançonnois Mairet la lui attribue nettement.
(1) Ajouté en marge du manuscrit.
(2) VT. Hugo prête probablement ses propres lumières à Cor-
neille, car ce dernier n'a pour ainsi dire pas étudié le moyen
âge, si l'on excepte son Cid qu'il connaissait surtout par Guiilen
de Castro et un peu par le Romancero. Pour le véritable Cidt
cf. L. Mabilleau, supplément littéraire du Figaro, 10 mars 1894.
(3) Sur cette question très controversée, cf. E. Desjardins, U
Grand Corneille historien. Didier 1861.
TEXTE DE LA PRÉFACE 247
que, s'il n'eût pas été paralysé comme il l'était par
les préjugés de son siècle, s'il eût été moins sou-
vent touché par la torpille classique, il n'eût point
manqué de jeter Locuste dans son drame entre
Narcisse et Néron, et surtout n'eût pas relégué dans
la coulisse cette admirable scène du banquet où
l'élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la
coupe de la réconciliation. Mais peut-on exiger de
l'oiseau qu'il vole sous le récipient pneumati-
que (1) ? Que de beautés pourtant nous coûtent les
gens de goût, depuis Scudéri jusqu'à la Harpe (2) !
<1) Phrase ajoutée en marge du manuscrit.
(2) C'est un souvenir du Conservateur Littéraire : à un poète
qui regimbe devant la critique, on oppose et on impose les noms
des grands critiques : « S'il n'est pas étourdi de tous ces grands
nome, vous invoquez le goût ; qu'a-t-il à répondre ? Le goût est
semblable à ces anciennes divinités païennes qu'on respectait
d'autant plus qu'on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme
les adorer » (11,372). V. Hugo aurait été heureux de pouvoir
citer cette satire des gens de goût par d'Alembert: « Parmi les
ennemis secrets des gens de lettres, on doit compter surtout une
classe particulière d'amphibies qui voudraient être gens de lettres
et gens du monde, et qu'on appelle, comme nous l'avons dit ailleurs,
gens de goût par excellence, gens de goût tout court. C'est parmi
nous une espèce d'état ; nous avons des gens de goût qui ne sont
rien autre chose, des gens de goût consultants et n'écrivant
point,' comme nous avons des gens de loi qui consultent et ne
plaident pas; la comparaison est d'autant plus juste que le
public casse souvent les décisions des gens de goût, comme les
tribunaux les consultations des gens de loi. Ces gens de goût,
qui jugent les productions des autres, et qui, de peur d'être
jugés, se gardent bien de rien produire, sont pour l'ordinaire
les plus violents détracteurs des écrivains distingués qui ne
daignent ni les consulter ni les applaudir. » Dans Brunel, Les
philosophes etï Académie française au XV IIIQ siècle, p. 363 - 364.
248 LA PRÉFACE DK CROMWELL
On composerait une bien belle œuvre de tout ce
que leur souffle aride a séché dans son germe. Du
reste nos grands poètes ont encore su faire jaillir
leur génie à travers toutes ces gênes. C'est souvent
en vain qu'on a voulu les murer dans les dogmes
et dans les règles. Gomme le géant hébreu : ils ont
emporté avec eux sur la montagne les portes de
leur prison (1).
On répète néanmoins, et quelque temps encore
sans doute on ira répétant : — Suivez les règles !
Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé
les modèles (2) 1 — Un moment ! Il y a en ce cas
deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits
d'après les règles, et, avant eux, ceux d après les-
quels on a fait les règles. Or, dans laquelle de ces
deux catégories le génie doit-il se chercher une
place ? Quoi qu'il soit toujours dur d'être en contact
avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux
(1) Souvenir de Stendhal, un peu modifié : « Ces grands hom-
mes... s'élançaient dans la carrière chargés de fers, et ils les
portaient avec tant de grâce, que des pédants sont parvenus à
persuader aux Français que de pesantes chaînes sont un orne-
ment indispensable, dès qu'il s'agit de courir. » {Racine etSha-
Jcespeare, p. 181.)
(2) C'est ce que dit nettement Chapelain, dans la préface des
douze derniers livres de sa Pucelle : « On devient poète par
l'étude des règles. » Et tout son poème essaye d'être une preuve
à l'appui de cette théorie : il a voulu « prouver que sans grande
élévation d'esprit on peut à l'aide de la théorie accomplir une
oeuvre parfaite ». Préface de la Pucelle. — Cette idée, qu'il ne
faut pas imiter les modèles, a été reprise et développée à sa
manière, par Théodore de Banville, dans son Petit Traité, p. 70.
TEXTE DE LA PRÉFACE 249
leur donner des leçons qu'en recevoir d'eux (1) ?
Et puis, imiter ! Le reflet vaut-il la lumière? Le
satellite qui se traîne sans cesse dans le même
cercle vaut-il l'astre central et générateur ? Avec
toute sa poésie, Virgile n'est que la lune d'Ho-
mère (2).
Et, voyons, qui imiter ? Les anciens ? Nous
venons de prouver que leur théâtre n'a aucune
coïncidence avec le nôtre. D'ailleurs, Voltaire, qui
ne veut pas de Shakespeare (3), ne veut pas des
Grecs non plus. Il va nous dire pourquoi : « Les
Grecs ont hasardé des spectacles non moins révol-
(1) A coup sûr V. Hugo a songé à devenir Maître de confé-
rences à l'Ecole normale, si nous en croyons Jules Simon : «Nous
gavions qu'à la démission de M. Ampère, la place avait été
demandée par Victor Hugo et par Sainte-Beuve. M. Guizot
l'avait donnée à son secrétaire (Nisard) à qui nous reprochions
d'abord de n'être ni Sainte-Beuve ni Victor Hugo. — Nous com-
prenions encore bien moins que M. Guizot avait faittrès sagement
en écartant le grand poète qui ne nous aurait rien enseigné,
ou qui, s'il avait daigné faire une leçon, ne nous aurait enseigné
que Victor Hugo. » {Mémoires des autres, I, 260-261.) Cecimême
aurait bien été quelque chose. Nisard a-t-il enseigné autre
chose que du Nisard ? — V. Hugo avait raison au fond : il
voulait ainsi influer sur la critique universitaire.
(2) Peut-être est-ce un souvenir, une condensation de ce pas-
sage de Nodier : « On est porté à croire que si Homère n'avait
point existé; il serait possible que Virgile n'eût point écrit....
Le poète primitif brille de tout l'éclat que réfléchit sa postérité
littéraire. La lumière qui s'échappe de lui se reflète plus ou
moins dans ses successeurs, mais c'est lui qui l'a faite. » [Mélan-
ges, I, 235.)
(3) Cf. sa lettre à l'Académie sur Shakespeare, Beuchot, xlviii,
407.
250 LA PRÉFACE DE CROMWELL
tants pour nous. Ilippolyte, brisé par sa chute,
vient compter ses blessures et pousser des cris
douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de
souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe,
couvert du sang qui dégoutte encore du reste (1) de
ses yeux qu'il vient d arracher, se plaint des
dieux et des hommes. On entend les cris de Cly-
temnestre que son propre fils égorge, et Electre crie
sur le théâtre : « Frappez, ne l'épargnez pas, elle
« n'a pas épargné notre père. » Prométhée est
attaché sur un rocher avec des clous qu'on lui
enfonce dans l'estomac et dans les bras. Les Furies
répondent à l'ombre sanglante de Clytemnestre par
des hurlements sans aucune articulation... L'art
était dans son enfance du temps d'Eschyle comme
à Londres du temps de Shakespeare » (2). Les
modernes? Ah! imiter des imitations! Grâce (3)î
— Ma (4), nous objectera-t-on encore, à la ma-
(1) Dans Voltaire : des restes.
(2) Voltaire, Discours sur la tragédie à Mylord Bolingbroke,
Beuehot, II, 356.
(3, Tout ce paragraphe, depuis Et, voyons, est ajouté en marge
du mss.
(4) Mot italien, employé à la place de mais, o pour rien, pour
le plaisir ». C'est peut-être un souvenir d'enfance : le futur
général Hugo « fut envoyé en Corse, puisa l'île d'Elbe où elle
le rejoignit. La famille alla à Porto-Ferrajo, à Bastia, et de la
sorte la première langue que parla Victor Hugo fut l'italien des
îles ». (Barbon, V. Hugo, sa vie, etc., p, 16.) — Peut-être est-ce
encore une réminiscence de ses lectures du Mémorial, et des
nombreuses conversations en italien de Napoléon et de O'Méara :
« ma bisogna dire la verita, etc. » {Mémorial, 12 jui» 1817,
t. II, p. 102.)
ÏEXTE DE LA PREFACE 251
nière dont vous concevez Fart, vous paraissez
n'attendre que de grands poètes, toujours compter
sur le génie ? — L'art ne compte pas sur la médio-
crité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point,
elle n'existe point pour lui ; l'art donne des ailes et
non des béquilles. Hélas ! d'Aubignac a suivi les
règles, Gampistron a imité les modèles (1). Que lui
importe ! Il ne bâtit point son palais pour les four-
mis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir
si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie
de son édifice,
Les critiques de l'école scol astique placent leurs
poètes dans une singulière position. D'une part, ils
leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De
l'autre, ils ont coutume de proclamer que « les
modèles sont inimitables » ! Or, si leurs ouvriers,
à force de labeur, parviennent à faire passer dans
ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque
calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l'examen
du refaccimiento (2) nouveau, s'écrient tantôt : Cela
(1) C'est, en somme, le jugement de La Harpe : a Campistron...
cherche eans cesse à imiter Racine ; mais ce n'est qu'un apprenti
qui a devant lui le tableau d'un maître, et qui, d'une main timide
et indécise, crayonne des figures inanimées. » (Lycée (1816)., V,
170171.)
(2) Langue inconnue : ce mot n'est ni espagnol, ni italien, ou
du moins ne figure ni dans le dictionnaire de Salva, ni dans
celui de Ferrari et Caccia. V. Hugo a probablement voulu écrire
rifacimento, mot qui figure dans le dictionnaire de Ferrari, avec
le sens de réparation, restauration, refonte : « on Ta appliqué
particulièremet à l'œuvre singulière de Berni, publiée en 1541,
cinq ans après sa mort, sous le titre d' Or lando innamf,raio. C'est
252 LA PRÉFACE DE CROMWELL
ne ressemble à rien ! tantôt : Gela ressemble à tout !
Et, par une logique faite exprès, chacune de ces
deux formules est une critique.
Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu,
et il serait étrange qa'à cette époque, la liberté,
comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans
ce qu'il y a de plus nativement libre au monde, les
choses de la pensée. Mettons le marteau dans les
théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas
ce vieux plâtrage qui masque la façade de l'art ! Il
n'y a ni règles ni modèles (1) ; ou plutôt il n'y a
d'autres règles que les lois générales de la nature,
le poème de Bojardo, conté d'une façon plus gracieuse et plus
piquante, refait et embelli. » (Communication de M. de Tré-
verret.)
(1) Le génie doit être énorme, au Bens étymologique, hors de
la règle ; ou encore, il nry a pas de règle pour lui. C'est un sou-
venir du Conservateur Littéraire : « la multitude relègue vingt
et un ouvrages de Corneille parmi la foule de nos nouveautés
dramatiques, sous prétexte que ce sont aussi de mauvaises pièces.
Voilà de nos jugements : comme si le génie qui, dans ses écarts,
peut être monstrueux et ridicule, pouvait jamais être médio-
cre î 3> (I, 94.) Le mot et l'idée fout scandale dans le camp clas-
sique : c II n'y a plus ni règles ni modèles 1 — Ah! malheu-
reux, qu'avez-vous dit ? Qui donc vous pousse ainsi à prononcer
vous-même votre irrévocable sentence? Comment avez-vous pu
penser un instant que votre allure vagabonde et sans frein fût
un indice de génie ? Elle n'est qu'une preuve d'impuissance. Le
génie adore les modèles que voub reniez; il suit les règles que
vous violez Rien de grand, rien de beau, rien de durable, si
ce n'est dans cette voie :les succès de coterie, les ovations de la
mode ou du charlatanisme passeront, et les muses immortelles
chasseront de leur sanctuaire purifié vos idoles d'un jour, qui
vainement en usurpent les autels, d (Fonfrède, IX, 209-210.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 253
qui planent sur l'art tout entier, et les lois spéciales
qui, pour chaque composition, résultent des condi-
tions propres à chaque sujet. Les unes sont éter-
nelles, intérieures, et restent ; les autres variables,
extérieures, et ne servent qu'une fois. Les pre-
mières sont la charpente qui soutient la maison ;
les secondes, l'échafaudage qui sert à la bâtir et
qu'on refait à chaque édifice. Celles-ci enfin sont
l'ossement, celles-là le vêtement du drame. Du
reste, ces règles -là ne s'écrivent pas dans les
poétiques. Richelet ne s'en doute pas (1). Le génie,
qui devine plutôt qu'il n'apprend, extrait, pour
chaque ouvrage, les premières de l'ordre général
des choses, les secondes de l'ensemble isolé du sujet
qu'il traite ; non pas à la façon du chimiste qui
allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son
creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de
l'abeille, qui vole sur ses ailes d'or, se pose sur
chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice
perde rien de son éclat, la corolle rien de son parfum.
Le poète, insistons sur ce point, ne doit donc
prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de
l'inspiration qui est aussi une vérité et une nature.
Qaando he, dit Lope de Vega,
Quando he de escrivir una comedia,
Encierro los preceptos con seis 1 laves (2).
(1) Cf. en effet son « Dictionnaire de Rimes... où se trouvent:
I. Les mots et le genre des mots; II. Un traité complet de la
versification, et les régies des différents ouvrages en vers 3.
(2) V. Hugo ne cite pas les vers qui entourent ce distique, et
$54 LA PRÉFACE DE CROMWKLL
Pour enfermer les préceptes, en effet , ce n'est
Jui donnent sa vraie signification, dans YArte nuovo de hazer
Comedias en este tiempo, ou Nouvelle pratique du Théâtre,
accommodée à l'usage présent d'Espagne, adressée à l'Académie
de Madrid, en 1609 :
Verdad es, que y o he escrito algunas mes
Siguiendo el arte que eonossen pocos
Mas luego que salir por otra parte
Veo los Monstruos de aparencias llenos,
A dondc acude el vulgo, y las Mugeres,
Que este triste exercicio canonizan,
A aquel habito barbaro me vuelvo.
Y quando he de eserivir una Comedia
Encierro los preceptos con seis llaves :
Saco a Terencio, y Plauto, de mi estudio ;
Para que no me den voces, que suele
Dar gritos la verdad eu libros muchos.
Y escrivo por el arte que inventaron,
Los que el vulgar aplauso pretendieron
Porque corne las paga el vulgo, e justo
Hablarle en Necio, para darle Gusto.
[Collection de las obras, etc., Madrid, 1776, t IV, p. 406.)
En voici une traduction dont je ne puis garantir les sept pre-
mières lignes :
La vérité est que j'ai écrit quelquefois
Eu suivant l'art que connaissent peu do personnes.
Mais aussitôt que j'ai vu triompher d'autre côté
Des monstres qui n'étaient pleins que d'apparence,
A la représentation desquels assistaient souvent le vulgaire et
Qui estimaient ce triste travail, [les femmes/
Je me suis tourné vers cette coutume barbare,
Et lorsque je dois écrire une comédie,
J'enferme les préceptes sous six clefs ;
Je fais sortir Térenee et Pl&ute de mon étude,
Pour qu'ils n'élètent pas de clameurs contre moi : d'ordinaire
La vérité pousse des cris dans des livres muets.
Et j'écris suivant l'art qu'inventèrent
Ceux qui élevèrent des prétentionsaux applaudissements du peuple.
Comme c'est le peuple qui les paie, il est juste
De lui parler folies pour lui complaire.
Cf. Magnabal, II, 304, ou les Chsfs-it' œuvre des théâtres éiran-
TEXTE DE LA PRÉFACE 2.?."
pas trop de six clefs. Que le poète se garde surtout
de copier qui que ce soit (1), pas plus Shakespeare
que Molière, pas plus Schiller (2) que Corneille (3).
Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point sa
gers, t. XV, p. lxx. — M. Breitinger croit le passage ironique,
p. 19-21. Peut-être V. Hugo a-t-il pris sa citation tout simple-
ment dans le pamphlet de Scudéry cité plus haut, La Preuve des
Passages, p. 13.
(1) Stendhal avait déjà démontré qu'on ne devait pas prendre
Shakespeare comme un modèle, mais comme un exemple. Cf.
son Racine et Skakespeare, p. 218-219, notes. Cela n'avait pas
empêché Népomucène Lemercier de faire représenter en 1824,
au Théâtre-Français, une tragédie, Jeanne Shore, « imitée de
Shakespeare et de Kowe ». Cf. Journal des Débats, n° du
3 avril 1824.
(2) En 1824, Ancelot fait représenter à l'Odéon un Fiesque,
visiblement imité de Schiller. Cf. les Débits, no du 17 novem-
bre 1824.
(3) « Ce n'est pas non plus en accommodant des romans, fus-
sent-ils de Walter Scott, pour la scène, qu'on fera faire à l'art
de grands progrès. Cela est bon la première ou la seconde fois (*),
(*) Allusion probable k Amy Rob-art. Cf. Victor Hugo raconté, II,
234. M. Biré, se conformant k son système de dénigrement, essaye d'éta-
blir que V; Hugo, en faisant endosser la pièce tombée k son beau-frère
Paul Foucber, le soir de la première. 13 février 1828, puis en réclamant
le lendemain, dans les journaux, sa part de collaboration dans la pièce,
et de responsabilité dans l'insuccès, était très machiavélique ; que ce
drame était eutièrement de lui ; que « ce pauvre Paul Foucber était abso-
lument étranger à cet ouvrage » ; qu'il a protesté plus tard. {Victor
. Hugo avant 1830, p. 449-456 ) Pour établir son astucieuse argumen-
tation, M. Biré est obligé d'ignorer, ou de négliger, cette lettre péremp-
' toire de Foucher, adressée aux Débats, et publiée dans le n* du 5 sep-
t tembre 1827 : ce Dans votre feuille du 1" septembre, vous annoncez
qu'un drame attribué k M, Victor Hugo, et intitulé Kenilworth, vient
d'être reçu à l'Odéon. Permettez-moi de rectifier cette annonce. Le
drame que monte en ce moment l'Odéon a pour titre Amy Robsart, et
: n'est pas de M. Victor Hugo. C'est moi qui en suis l'auteur. A la vérité,
'M. Victor Hugo, mon beau frère, s'est chargé de le lire au comité, et
d'en suivre les répétitions, ce qui explique naturellement votre erreur. »
P. F., auteur à' Amy Robsart.
256 LA PRÉFACE DE CROMWELL
propre nature, et laisser ainsi de côté son origina-
lité personnelle pour se transformer en autrui, il
perdrait tout à jouer ce rôle de Sosie. C'est le dieu
qui se fait valet. Il faut puiser aux sources primi-
tives. C'est la même sève, répandue sur le sol, qui
produit tous les arbres de la forêt, si divers de
port, de fruits, de feuillage. C'est la même nature
surtout quand leB translateurs ont d'autres titres plus solides (*);
mais cela au fond ne mène à rien qu'à substituer une imitation
à une autre.
« Du reste, en disant qu'on ne doit copier ni Shakespeare ni
Schiller, nous entendons parler de ces imitateurs maladroits qui,
cherchant des règles où ces poètes n'ont mis que du génie, re-
produisent leur forme sans leur esprit, leur écorce sans leur
sève ; et non des traductions habilement faites que d'autres
vrais poètes en pourraient donner. Mme Taetua excellemment tra-
duit plusieurs scènes de Shakespeare (**). M. Emile Deschamps
reproduit en ce moment pour notre théâtre Roméo et Juliette, et
telle est la souplesse puissante de son talent, qu'il fait passer
tout Shakespeare dans ses vers, comme il y a déjà fait passer
(*) A. Soumet venait d'emprunter au Château de Kenilworth son
Emilia, drame en prose. Cf. les Débats du 3 septembre 1827.
(** ) En ce temps-là, Mma Tastu était célèbre. Aux environs de 1 829, Ch .
Nodier la place sur le même rang que Victor Hugo. Cf. ses Poésies (deuxième
édition, Delangle, 1829), p. 51. — « Vers cette époque de 1827, elle avait
inspiré d'elle comme écrivain en vers une très haute idée à un critique
très estimable, M. Deléeluze, qui, dans ses dissertations anti-romantiques,
la prenait volontiers comme type de ce qu'on pouvait essayer et oser
dans notre langue sans effaroucher les lecteurs. » (S&intJ Beuve, article
sur Mm" Tastu, dans les Causeries du Lundi, table générale, page 7.) —
Au moment où le poète écrit cette note, Mm« Tastu était collaboratrice de
la Muse Française, et amie de V. Hugo. Cf. Victor Hugo raconté^
II, 226, et L. Derôme, Editions originales, p. 83-84. On comprend ces
amabilités de V. Hugo pour un journal devenu romantique : « la Muse
Française avait été fondée par les classiques, inquiets et menacés ;
mais la Muse Française dése.rta et passa à l'ennemi. La Muse Fran-
çaise, inspirée par M Victor Hugo, prit des allures guerrières, et accabla
de traits meurtriers ceux mêmes à qui elle devait la vie* » (Véron, Mé-
moires d'un bourgeois de Paris, T, ?r,5-256.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 257
qui féconde et nourrit les génies les plus différents.
Le poète est un arbre qui peut être battu de tous
les vents et abreuvé de toutes les rosées, qui porte
ses ouvrages comme ses fruits, comme le fablier
portait ses fables (1). A quoi bon s'attacher à un
tout Horace ("). Certes, ceci est aussi un travail d'artiste et de
poète, un labeur qui n'exclut ni l'originalité, ni la vie, ni la
création. C'est de cette façon que les psalmistes ont traduit
Job.. » (Note de Victor Hugo.)
(1) C'est le root de Mme de Bouillon, rapporté par d'Oîivet
dans son Histoire de V Académie : « comme l'arbre qui porte
des pommes est appelé pommier, elle disait de M. de La Fontaine :
c'est un fablier, pour dire que ses fables naissaient d'elles-
mêmes dans son cerveau, et s'y trouvaient faites sans médita-
tion de sa part, ainsi que les pommes sur le pommier. » (Edit.
Livet, II, 300.) V. Hugo a pu prendre l'anecdote ou danB d'Oii-
vet, ou dans La Harpe. (Lycée, XII, 33.) Plus probablement
encore, il voulait, en citant ce mot, faire une allusion au livre
peu connu de son ami Nodier, Examen critique des Diction-
naires de la langue française, p. 171 de la seconde édition :
« Rendre fablier par fabuliste, c'est détruire tout le charme de
cette délicieuse expression faite pour La Fontaine, et qui n'est
applicable qu'à La Fontaine. Un fabuliste fait des fables ; le
fablier en produit, comme sans le savoir. » Le mot était alors
en faveur : le 13 juillet 1827, dans un article sur La Fontaine,
les Débat» le citaient, en l'attribuant à M™ de la Sablière.
(*) Cf. ses Eludes françaises et étrangères, p. 127 et suivantes
de la quatrième édition. — Sur Eniiie Deschamps, directeur réel de la
Muse Française, cf. Victor Hugo avant 1830, p. 349; David d'An-
gers, p. 37. — V. Hugo ne voulait pas être eu reste avec celui qui
disait: « La grande poésie française de notre époque nous semble... prin-
cipalement représentée par MM. Victor Hugo, de Lamartine et Alfred de
Vigny M. Victor Hugo a non seulement composé un grand nombre de
magnifiques odes, mais on peut dire qu'il a créé l'ode moderne. » (Préface
des Etudes françaises et étrangères.) — C'est aux idées défendues
dans cette préface, notamment pages xxxiv-lii, que V. Hugo fait cette
concession.
PRÉFACE DE CROMWEIX. 17
258 LA PRÉFACE DE CROMWELL
maître ? se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux
encore être ronce ou chardon, nourri de la même
terre que le cèdre et le palmier, que d'être le
fungus ou le lichen de ces grands arbres. La ronce
vit, le fungus végète. D'ailleurs, quelque grands
qu'ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n'est pas
avec le suc qu'on en tire qu'on peut devenir grand
soi-même. Le parasite d'un géant sera tout au plus
un nain. Le chêne, tout colosse qu'il est, ne peut
produire et nourrir que le gui (1).
Qu'on ne s'y méprenne pas, si quelques-uns de
nos poètes ont pu être grands, même en imitant,
c'est que, tout en se modelant sur la forme antique,
ils ont souvent encore écouté la nature et leur
génie, c'est qu'ils ont été eux-mêmes par un côté.
Leurs rameaux se cramponnaient à l'arbre voisin,
mais leur racine plongeait dans le sol de l'art. Ils
étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les
imitateurs en sous-ordre, qui, n'ayant ni racine en
terre, ni génie dans l'âme, ont dû se borner à
l'imitation. Comme dit Charles Nodier, après [école
d'Athènes, V école d Alexandrie (2). Alors la médio-
(1) Cette idée, fort juste, est une de celles dont V. Hugo est
fier. Quarante ans plus tard, il la reproduit deux fois dans son
William Shakespeare, p. 292 et 300.
(2) V. Hugo condense la pensée de Nodier, parlant des nova-
teurs : « ils sont venus dans un temps malheureux, c'est-à-dire
vers la décadence d'une très belle littérature, où il n'y avait
plus de rangs bien éminents à prendre ; de sorte qu'on doit leur
savoir quelque gré d'avoir essayé de remplacer, par une inno-
cente industrie, les ressources qui leur ont été ravies par leurs
TEXTE DE LA PRÉFACE 259
crité a fait déluge ; alors ont pullulé ces poétiques,
si gênantes pour le talent, si commodes pour elle.
On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de
créer d'autres Molières, d'autres Corneilles. On a
mis la mémoire à la place de l'imagination. La
chose même a été réglée souverainement (1), il y a
des aphorismes pour cela : « Imaginer, dit La
Harpe avec son assurance naïve, ce n'est au fond
que se ressouvenir » (2).
devanciers... Ainsi, et par les mêmes procédés, s'anéantit le
génie des muses grecques dans l'école d'Alexandrie. » {Questions
de littérature légale, p. 99-100.) — Déjà d'Alembert avait dit
dans le Discours préliminaire de V Encyclopédie : « le siècle de
Démétriu8 de Phalère a succédé immédiatement à celui de Dé-
mosthène. » (Ed. Picavet, p. 119.) — La phrase de V. Hugo
est ajoutée en interligne dans le manuscrit. — Sur Nodier et
Bon intimité avec Hugo à cette époque, cf. sa correspondance,
p. 201-202, 215 ; « Victor Hugo a perdu bien inopinément son
bon père, je dirais presque notre père » (p. 207). — Sur l'école
d'Alexandrie, cf. Couat, la Poésie Alexandrine sous les trois
premiers Ptolèmêes (Hachette, 1882), notamment la conclusion
(p. 519-520), qui doit nous rendre indulgents pour cette école,
en nous révélant un état d'âme littéraire un peu semblable entre
elle et nous. — Cf. aussi Renan : Philon d'Alexandrie, dans la
Revue de Paris, l«r février 1894; Gaston Deschamps, la Vie
littéraire, dans le Temps du 4 février 1894.
(1) Le début de cette phrase est ajouté en marge du mss.
(2) Où La Harpe dit-il cela? Je ne sais. Cet aphorisme
pourrait être le résumé de sa théorie sur l'invention, dans l'in-
troduction du Lycée, t. 1, p. 16-17 de l'éd. de 1816. — La
Harpe a du reste parfaitement raison. On pourrait d'abord
étayer son opinion avec des autorités. Gœthe a écrit ceci : « on
dit quelquefois à la louange de l'artiste : « Il a tout tiré de lui-
même. i> Si je pouvais une fois ne plus entendre ce langage î
Tout bien considéré, les productions de ce génie original sont,
260 LA PRÉFACE DE CROMWELL
La nature donc ! La nature et la vérité. — Et ici,
afin de montrer que, loin de démolir l'art, les idées
nouvelles ne veulent que le reconstruire plus
solide et mieux fondé, essayons d'indiquer quelle
est la limite infranchissable qui, à notre avis,
sépare la réalité selon l'art de la réalité selon la
nature. H y a étourderie à les confondre, comme le
font quelques partisans peu avancés du roman-
tisme (1). La vérité de Fart ne saurait être, ainsi
la plupart, des réminiscences : l'homme instruit pourra les si-
gnaler l'une après l'autre.» [Pensées, élans la trad, Porchat,
Hachette, 1861, I, 473. Cf. Ehrhard, Les comédies de Molière
en Allemagne, p. 322-323.) — Cette naïveté, si naïveté il y a,
lui serait commune avec Chateaubriand :« la meilleure partie
du génie se compose de souvenirs » (Génie, 2e partie, 1. I,
ch. ni). — Bien du reste ne prouverait mieux la vérité de ce
mot que l'Àymerillot de la Légende des Siècles, qui est mot
pour mot, mais en vers superbes, le souvenir .d'un article en
prose d'Achille Ju binai, le Château de Dannemarie, dans le
Musée des Familles, 1843, p. 377: a le laboureur des mon-
tagnes est rentré chez lui avec son chien ; il a embrassé sa
femme et ses enfants. Il a nettoyé ses flèches ainsi que sa corne
de bœuf, et les ossements des héros qui ne sont plus blanchis-
sent déjà pour l'éternité, etc. » Ce rapprochement a été fait
pour la première fois par M. Desmaisons, dans son Aymeri de
Narbonne (Didot, 1887), t. I, p. cccxxix eqq. — Enfin toutes
ces notes sur la Préface sont la justification de la théorie de La
Harpe, de Goethe et de Chateaubriand.
(1) J'ignore à qui V. Hugo peut faire allusion ici. — Mmede
Staël avait déjà protesté : « Il faut s'entendre sur le mot
d'illusion dans les arts : puisque nous consentons à croire que
des acteurs, séparés de nous par quelques planches, sont des
héros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que
ce qu'on appelle l'illusion, ce n'est pas s'imaginer que ce qu'on
voit existe véritablement : une tragédie ne peut nous paraître
TEXTE DE LA PRÉFACE 261
que l'ont dit plusieurs (4), la réalité absolue. L'art
ue peut donner la chose même. Supposons en effet
un de ces promoteurs irréfléchis de la nature
absolue, de la nature vue hors de Fart, à la repré-
sentation d'une pièce romantique, du Cid, par
exemple. — Qu'est cela? dira-t-il au premier mot.
Le Cid parle en vers ! Il n'est pas naturel de parler
en vers (2). — Gomment voulez-vous donc qu'il
parle? — En prose. — Soit. — Un instant après : —
Quoi, reprendra-t-il s'il est conséquent, le Cid parle
français ! — Eh bien ? — La nature veut qu'il parle
sa langue, il ne peut parler qu'espagnol. — Nous
n'y comprendrons rien ; mais soit encore. — Vous
croyez que c'est tout ? Non pas ; avant la dixième
phrase castillane, il doit se iever et demander si ce
Gid qui parle est le véritable Gid, en chair et en os.
De quel droit cet acteur, qui s'appelle Pierre ou
Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. —
vraie que par l'émotion qu'elle nous cause. » (De V Allemagne,
p. 187, seconde partie, ch. xv.)
(1) Quels sont ces « plusieurs » critiques ? Je n'ai pu en dé-
couvrir un seul.
(2) L'objection, pour ridicule qu'elle soit, a été réellement
fuite. Chapelain écrit le 29 novembre 1630, à un de ses amis,
dont nous ne connaissons les idées que par la réponse de Cha-
pelain lui-même : « vous trouvez à dire que l'on parle en vers
et même en rime sur le théâtre : je suis très d'accord avec
vous, et l'absurdité m'en semble si grande que cela bouI serait
capable de me faire perdre l'envie de travailler jamais à la
poésie scéuique, quand j'y aurais une violente inclination. »
(Dans Arnaud, Etude sv.r la vie et les œuvres de l'abbé d'Alibi-
gnac, 1887, p. 346.)
262 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Il n'y a aucune raison pour qu'il n'exige pas ensuite
qu'on substitue le soleil à cette rampe, des arbres
réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses.
Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient
au collet, on ne peut plus s'arrêter.
On doit donc reconnaître, sous peine de l'absurde,
que le domaine de l'art et celui de la nature sont
parfaitement distincts. La nature et Part sont deux
choses, sans quoi l'une ou l'autre n'existerait pas.
L'art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre
et positive. Quoi qu'il fasse, il est encadré entre la
grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Riche-
let. Il a, pour ses créations les plus capricieuses,
des formes, des moyens d'exécution, tout un maté-
riel à remuer. Pour le génie, ce sont des instru-
ments ; pour la médiocrité, des outils.
D'autres, ce nous semble, l'ont déjà dit, le drame
est un miroir où se réfléchit la nature (1). Mais si
ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane
et unie, il ne renverra des objets qu'une image
terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait
ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion
simple (2). Il faut donc que le drame soit un miroir
de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse
et condense les rayons colorants, qui fasse d'une
(1) Qui a dit cela ? Je l'ignore.
(2) Sur ces souvenirs des études mathématiques que V. Hugo
avait poussées loin, cf. Biré, Victor Hugo avant 1830, p. 77,
79-82.
TEXTE DE LA PRÉFACE 263
lueur une lumière, d'une lumière une flamme. Alors
seulement le drame est avoué de l'art.
Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui
existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie,
dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais
sôus la baguette magique de l'art. L'art feuillette
les siècles, feuillette la nature, interroge les chro-
niques (1), s'étudie à reproduire la réalité des faits,
surtout celle des mœurs et des caractères, bien
moins léguée au doute et à la contradiction que les
faits (2), restaure ce que les annalistes ont tronqué,
(1) V. Hugo les connaissait. À propos d'un personnage du
Louis IX d'Ancelot, le critique de dix-huit ans peut dire avec
simplicité : * M. Ancelot prétend l'avoir trouvé dans les mé-
moires du temps : noua croyons connaître les vieilles chroniques,
et nous n'y avons rien vu de pareil. » [Conservateur Littéraire,
1,144.)
(2) « On est étonné de lire dans M. Goethe les lignes sui-
vantes : « Il n'y a point, à proprement parler, de personnages
historiques en poésie ; seulement, quand le poète veut représen-
ter le monde qu'il a conçu, il fait à certains individus qu'il ren-
contre dans l'histoire l'honneur de leur emprunter leurs noms
pour les appliquer aux êtres de sa création. — Ueber Kunst
und Alterthum (sur l'art et l'antiquité) ». On sent où mènerait
cette doctrine, prise au sérieux : droit au faux et au fantastique.
Par bonheur, l'illustre poète à qui elle a sans doute un jour sem-
blé vraie par un côté, puisqu'elle lui est échappée, ne la prati-
querait certainement p*s. Il ne composerait pas à coup sûr us
Mahomet comme un Werther, un Napoléon comme un Faust. »
(Note de V. Hugo.) V. Hugo cite en français, avec le titre en
allemand, un passage d'une revue dirigée par Gœthe, et qui n'a
jamais été traduite en français . Or il ne pouvait lire Gœthe
dans le texte ; du moins il dit dans le Rhin : « un Français
qui, comme moi, ne sait pas l'allemand » (I, 148 ; cf. II, 197
264 LA PRÉFACE DE CROMWELL
harmonise ce qu'ils ont dépouillé, devine leurs
omissions et les répare, comble leurs lacune par
des imaginations qui aient la couleur du temps,
groupe ce qu'ils ont laissé épars, rétablit le jeu des
fils de la Providence sous les marionnettes humai-
nes, revêt le tout d'une forme poétique et naturelle
à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de
saillie qui -enfante l'illusion, ce prestige de réalité
qui passionne le spectateur, et le poète le premier,
car le poète est de bonne foi (1). Ainsi le but de
et 205). Il est donc probable qu'il doit cette citation à un de ses
amis. Lequel ? Je proposerai E. Deschamps, qui savait assez
bien l'allemand pour, pouvoir garantir que Pichat, traduisant le
Guillaume Tell de Schiller, avait su faire passer dans sa traduc-
tion <l le ton, la couleur, toute la poésie dn poète allemand. »
(Préface des Etudes françaises et étrangères, p.XLi.)On pourrait
encore penser à Gérard de Nerval, l'excellent traducteur de
Faust. D'autre part, nous savons que Hugo a traduit une fois en
vers français des vers allemands tracés en lettres gothiques
autour d'un tableau. (J. Claretie, Revue de Paris, 1er juillet
1894, p. 103.) — La Revue de Goethe était connue à cette
époque par des articles du Globe ; dans son numéro du l«r no-
vembre 1827, on lit ceci : <l Goethe, dans le dernier numéro du
recueil périodique qu'il publie* annonce aux Allemands qu'il
entrevoit l'aurore d'une littérature européenne, etc. ». — Quoi
qu'il en soit, M. le docteur 0. Heuer m'apprend que cette
citation se trouve au tome II de YUeber Kunst und Alterthum,
1820, troisième livraison, p. 35-65, dans un article de Gœthe
sur le Comte de Carmagnola de Manzoni. Manzoni accepte en
grande partie les critiques de Gœthe. (Ibid., 1823, livraison I,
p. 98-101.)
(1) Sur la façon dont V. Hugo et les romantiques com-
prennent l'histoire au théâtre, cf. ma Convention, ch. vin, no-
tamment p. 237-238.
TEXTE DE LA PRÉFACE 265
Fart est presque divin : ressusciter, s'il fait de
l'histoire (1) ; créer> s'il fait de la poésie.
C'est une grande et belle chose que de voir se
déployer avec cette largeur un drame où l'art
développe puissamment la nature ; un drame où
l'action marche à la conclusion d'une allure ferme
et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un
drame enfin où le poète remplisse pleinement le
but multiple de l'art, qui est d'ouvrir au spectateur
un double horizon, d'illuminer à la fois l'intérieur
et l'extérieur des hommes : l'extérieur, par leurs
discours et leurs actions ; l'intérieur, parles aparté
et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le
môme tableau, le drame de la vie et le drame de la
conscience.
On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si
le poète doit choisir dans les choses (et il le doit),
ce n'est pas le beau, mais le caractéristique (2). Non
qu'il convienne de faire ^ comme on dit aujourd'hui,
de la couleur locale (3), c'est-à-dire d'ajouter après
(1) Micheletse rappelait-il ce mot lorsqu'il définissait l'his-
toire une résurrection de la vie intégrale? (Préface de 1869.)
(2) Rupture avec Chateaubriand qui écrit, dans sa lettre à
Fontanea : « Les poètes... toujours cachant et choisissant, re-
tranchant ou ajoutant, ... se trouvèrent peu à peu dans des
formes qui n'étaient plus naturelles, mais qui étaient plus belles
que celles de la nature ; et les artistes appelèrent ces formes
le beau idéal. On peut donc définir le beau idéal Vart de choisir
et de cacher. » (III, 294.)
(3) « Le mot de couleur locale, dont nos romantiques seront
si fiers en 1827, est déjà jeté, comme Un cri de guerre, par
Berchet. ... Berchet entend par tinte locali, une modification
266 LA PRÉFACE DE CROMWELL
coup quelques touches criardes çà et là sur un
ensemble du reste parfaitement faux et conven-
tionnel. Ce n'est point à la surface du drame que
doit être la couleur locale, mais au fond, dans le
cœur môme de l'œuvre, d'où elle se répand au
dehors, d elle-même, naturellement, également, et,
pour ainsi parler, dans tous les coins du drame,
comme la sève qui monte de la racine à la dernière
feuille de l'arbre. Le drame doit être radicalement
imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en
quelque sorte y être dans l'air, de façon qu'on ne
s'aperçoive qu'en y entrant et qu1 en en sortant
qu'on a changé de siècle et d'atmosphère. Il faut
quelque étude, quelque labeur pour en venir là ;
tant mieux. Il est bon que les avenues de l'art
soient obstruées de ces ronces devant lesquelles
tout recule, excepté les volontés fortes. C'est d'ail-
leurs cette étude, soutenue d'une ardente inspira-
tion, qui garantira le drame d'un vice qui le tue, le
commun. Le commun est le défaut des poètes à
courte vue et à courte haleine. Il faut qu'à cette
optique de la scène, toute figure soit ramenée à son
trait le plus saillant, le plus individuel, le plus
d'images, de pensées, de sentiments, de façons de dire exclu-
sivement propres à tel état de la nature humaine, et à tel mo-
ment de la civilisation qu'il plaît au poète de reproduire. — Pré-
face de la traduction de Sahountala, article humoristique publié
dans le Conciliatore en 1818. » (Waille, Le Romantisme de
Manzoni, p. 59.) — Du reste, comme je l'ai déjà dit, en matière
de théories, l'important n'est pas d'inveuter une idée, mais de la
répandre et de l'imposer.
TEXTE DE LA PRÉFACE 267
précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un
accent. Rien ne doit être abandonné. Gomme Dieu,
le vrai poète est présent partout à la fois dans son
oeuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime
l'effigie royale aux pièces de cuivre comme aux
îcus d'or.
Nous n'hésitons pas, et ceci prouverait encore
mx hommes de bonne foi combien peu nous cher-
chons à déformer l'art, nous n'hésitons pas à con-
sidérer le vers comme un des moyens les plus
Dropres à préserver le drame du fléau que nous
menons de signaler, comme une des digues les plus
ouïssantes contre l'irruption du commun, qui,
tinsi que la démocratie, coule toujours à pleins
)ords dans les esprits (1). Et ici, que la jeune litté-
rature, déjà riche de tant d'hommes et de tant
(1) Allusion au mot de Royer-Collard dans son discours sur
i Presse : « A mon tour, prenant, comme je le dois, la démocra-
'.e dans une acception purement politique, et comme opposée
a seulement comparée à l'aristocratie, je conviens que la dé-
locratie coule à pleins bords dans la France, telle que les
ècles etles événements l'ont faite » (De Barante, La vie politi-
uedeM. Royer-Collard (1878), II, 134; Archives parlementaires,
) XXXIV, p. 133; Chambre des députés, séance du 22 janvier 1822.
e frère de Royer-Collard était le médecin de Eugène Hugo,
f. Correspondance, p. 34./ — Cette condamnation du commun
tît reprise par E. Deschamps, qui trouvait admirable la Pré-
cice de Cromwell, dans son introduction à ses Etudes françaises
étrangères : « c'est le commun seul qui, dans notre siècle,
fie les arts et les lettres, soit qu'il y garde la forme classique,
.►it qu'il affecte la forme romantique ; c'est contre le commun
îe toutes les colères de la saine critique doivent être dirigées,
c » (P. lu et lx de la 4a édition.)
268 LA PRÉFACE DE CROMWRÏ.L
d'ouvrages, nous permette de lui indiquer um
erreur où il nous semble qu'elle est tombée (1)
erreur trop justifiée d'ailleurs par les incroyables
aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle
est dans cet âge de croissance où Ton peut aisé-
ment se redresser.
Il s'est formé, dans les derniers temps, comme
une pénultième ramification du vieux tronc classi
que, ou mieux comme une de ces excroissances, un
de ces polypes que développe la décrépitude et quj
sont bien plus un signe de décomposition qu'une
preuve de vie ; il s'est formé une singulière école
de poésie dramatique. Cette école nous semble
avoir eu pour maître et pour souche le poète qu
marque la transition du dix-huitième siècle au dix-
neuvième, l'homme de la description et de la péri-
phrase, ce Delille (2) qui, dit-on (3), vers sa fin, se
(1) La remarque était un peu dure. 11 est certain que la Pré-
face apporta un certain désarroi parmi les Romantiques de h
première heure : « ses théories jetaient quelque trouble et d
principes de désordre dans le monde jusqu'alors si uni des jeune
poètes romantiques et religieux. Il était impossible, en effet
à MM. Soumet, Guiraud, Ancelot, dont les œuvres àvaieni
réussi avec les formes de l'ancienne tragédie française légère-
ment renouvelées, d'accepter un programme si étendu, et de
brûler subitement ce qu'ils avaient adoré. » (Véron, Mèrno
d'un bourgeois de Paris, III, 46.) Soumet se résigna pourtant
d'assez bonne grâce. Cf. Victor Hugo raconté, IT, 229.
(2) Pour comprendre l'ironie du ce, nullement emphatique,
cf. l'introduction, p. 74 et suivantes.
(3) Paul Albert pense que V. Hugo parle en son propre nom,
et ne rappelle pas une légende : « le chef de l'école assure que
Delille, à la fin de sa vie, passait orgueilleusement en revue tous
TEXTE DE LA PRÉFACE 269
vantait, à la manière des dénombrements d'Homère,
d'avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois
chevaux, y compris celai de Job, six tigres, deux
phats, un jeu d'échecs, un tricîrac, un damier, un
billard, plusieurs hivers, beaucoup d'étés, force
printemps, cinquante couchers de soleil, et tant
d'aurores qu'il se perdait à les compter (1).
Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père
(lui, et non Racine, grand Dieu !) d'une prétendue
école d'élégance et de bon goût qui a flori récem-
ment (2). La tragédie n'est pas pour cette école ce
iqu'elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare,
par exemple, une source d'émotions de toute nature,
imais un cadre commode à la solution d'une foule
de petits problèmes descriptifs qu'elle se propose
i ses trophées descriptifs. » (La, littérature française au XIX' siè-
cle. Les Origines du Romantisme, p. 60.)
(1) La phrase est si heureuse, qu'elle est souvent citée. Paul
' Albert la reproduit, en citant la source, dans ses Origines du
Romantisme, p. 60. Elle est presque intégralement copiée, mais
sans référence à la Préface, par M. Braillard, dans le J.-J. Rous-
[ seau jugé par les Genevois d'aujourd'hui, p. 19. (Genève, Sandoz,
i 1879.) On peut en conclure que la Préface de Cromwell est
! encore très lue, même à l'étranger.
(2) « Tout à la fin du xvine siècle, au plus beau temps de la
igloire de l'abbé Delille, quand un vrai poète, cette fois, remonta
jusqu'aux sources où l'art classique avait déjà puisé, cet art d'i-
mitation et de contrefaçon en parut tout d'un coup si nouveau,
qu'encore aujourd'hui les derniers romantiques, et en leur nom
quelques historiens de la littérature, se font honneur de l'œuvre
et de la gloire d'André Ghénier. $ (Brunetière, Etudes critiques,
III, 18-19.) — Il est à remarquer que V. Hugo ne se réclame pas
) d'André Chénier.
270 LA PRÉFACE DE CROMWELL
chemin faisant. Cette muse, loin de repousser,
comme la véritable école classique française (1),
les trivialités et les bassesses de la vie, les re-
cherche au contraire et les ramasse avidement. Le
grotesque, évité comme mauvaise compagnie par
la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille
devant celle-ci. // faut qu'il soit décrit J (2), c'est-
à-dire anobli. Une scène de corps de garde (3), une
révolte de populace, le marché aux poissons, le
bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV,
sont une bonne fortune pour elle (4). Elle s'en
(1) Ce membre de phrase est ajouté en interligne dans le mss.
(2) Allusion à un passage de Marie-Joseph Chénier :
Ud Scudéri moderne, en sa verve indiscrète,
Décrit tout sans pinceaux, sans couleurs, sans palette :
Un âne, sous les yeux de ce rimeur proscrit, '
Ne peut passer tranquille, et sans être décrit.
{Essai sur les Principes des Arts. Œuvres posthumeB (1825), II,
185.)
(3) Ajouté en marge du manuscrit.
(4) Souvenir de Stendhal : « ce qu'il y a d'antiromantique,
c'est M. Legouvé, dans sa tragédie à? Henri IV, ne pouvant pas
reproduire le plus beau mot de ce roi patriote : a je voudrais que
le plui pauvre paysan de mon royaume pût au moins avoir la
poule au pot le dimanche. »
Ce mot vraiment français eût fourni une scène touchante an
plus mince élève de Shakespeare. La tragédie racinienne dit bien
plus noblement :
Je veux enfin qu'au jour marqué pour le repos,
L'hôte laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
Quelques-uns de ces mets réservés à l'aisance.
La mort de Henri IV, acte IV. Racine et Shakespeare, p. 35-36.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 271
saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses
vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus
assuitur pannus (1). Son but paraît être de délivrer
des lettres de noblesse à toute cette roture du
drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est
une tirade (2).
Cette muse, on le conçoit, est d'une bégueulerie
rare (3). Accoutumée qu'elle est aux caresses de la
(1) Tout ce passage, depuis « le grotesque, évité, etc. i, est
une adaptation d'une critique de Delille, déjà publiée par
V. Hugo dans le Conservateur Littéraire : c l'on put dire, avec
une rigoureuse vérité, de tout poète descriptif :
Un âne, sous les yeux de ce rimeur maudit,
Ne peut passer tranquille, il faut qu'il soit décrit.
« Mais sile goût s'égare un moment, nous ne pouvons être long-
i temps dupes d'une erreur qui intéresse de si près notre plaisir.
i L'ennui, ce passe-temps auquel on s'accoutume le jm oins aisé-
ment, surtout en France, fit bientôt justice Ole toutes ces produc-
I tions, danB lesquelles unv s et alter assuitur pannus, comme l'a dit
un homme de sens, qui n'était pas plus partisan que nous de ces
poèmes, qu'il comparait, comme on voit, à l'habit d'Arlequin. »
f (II, 56-57.) Cf. Horace, Epîtres, 1. II, ép. III, v. 15 :
h Purpureus, late qui splendeat, uous et alter
s Assuitur pannus.
j (2) c Je désire la tragédie en prose... Cela m'intéresserait
davantage, je l'avoue, que Clytemnestre ou Régulus faisant des
tirades de quatre-vingts vers et de l'esprit officiel. La tirade est
peut-être ce qu'il y a de plus antiromantique dans le système de
f Racine ; et s'il fallait absolument choisir, j'aimerais encore
mieux voir conserver les deux unités que la tirade. » (Stendhal,
|l Racine et Shakespeare, p. 158.)
(3) A la porte du Théâtre-Français, les gens du monde trou-
, vent « un monstre terrible : le bégueulisme, puisqu'il faut l'ap-
272 LA PRÉFACE DE CKOMWELL
périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quel-
quefois, lui fait horreur. Il n'est point de sa dignité
de parler naturellement. Elle souligne le vieux
Corneille pour ses façons de dire crûment :
... Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes (1).
... Chimène, qui Veut cru ? Rodrigue, qui l'eût dit ? (2)
,.. Quand leur Flaminius marchandait Arinibal (3).
... Ah! ne me brouillez pas avec la république I etc. etc. (4L
Elle a encore sut le cœur son : Tout beau. Mon-
sieur (5) ! Et il a fallu bien des seigneur ! et bien
des madame ! pour faire pardonner à notre admi-
peler par son nom. Dans la vie commune, le bégueulisme est
l'art de s'offenser pour le compte des vertus qu'on n'a pas; en
littérature, c'est l'art de jouir avec des goûts qu'on ne sent
point. » (Stendhal, ibid., p. 56.)
(1) Cinna, a. V, se. i, y. 1493.
(2) Ou plus exactement :
Rodrigue, qui l'eût cru ? — Chimène, qui l'eût dit?
(A. III, pc. 4, v. 987.)
(3) Ce don a sa misère était le prix fatal
Dont leur Flaminius marchandait Annibal.
(Nicomède, a. I, se. 1, v. 22.)
(4) Ah 1 ne me brouillez point avec la république.
(Nicomède, a. II, se. 3, v. 564.)
(5) Il y a là probablement une petite erreur de mémoire, car
V. Hugo semble faire allusion à la réponse du vieil Horace à
Camille :
0 mes frères ! — Tout beau, ne les pleurez pas tous.
(Horace, a. III, se. 6, v. 1009.) — Ceci du reste paraît être un
souvenir de l'étude du comte F. de Neufchâteau, dont V. Hugo
rend compte dans le Conservateur Littéraire.
TEXTE DE LA PRÉFACE 273
rable Racine ses chiens si monosyllabiques (1), et
ce Claude si brutalement mis dans le ht d'Agrip-
pine (2).
Cette Melpomène, comme elle s'appelle, frémirait
de toucher une chronique. Elle laisse au costumier
le soin de savoir à quelle époque se passent les
drames quelle fait. L'histoire à ses yeux est de
mauvais ton et de mauvais goût. Gomment, par
exemple, tolérer des rois et des reines qui jurent?
Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité
tragique. C'est dans une promotion de ce genre
qu'elle a anobli Henri IV. C'est ainsi que le roi du
peuple, nettoyé par M. Legouvé (3), a vu son ven-
(1) Racine, t. III, p. 633, v. 506 :
(2) Racine, t. II, p. 311, v. 1137 :
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
(3) V. Hugo s'en prend plus particulièrement à Legouvé,
parce que celui-ci est d'actualité au moment où écrit le poète :
« la deuxième livraison des Œuvres complètes de Legouvé en
trois volumes in-8° vient d'être mise en vente chez M. Jamet. *
{Moniteur du 10 février 1827.) — Dans un article non signé,
paru le 29 septembre 1827, sur les œuvres complètes de Legouvé,
le Globe dit : « Il lutte perpétuellement dans le dialogue pour
traduire en périphrases académiques les franches paroles de
Sully et les vives saillies de Henri IV. Ses vers sur la poule au
pot, cités bien des fois, ne mourront qu'avec le système de style
' tragique dont ils sont l'un des plus rares et des plus précieux
( échantillons. » — On doit remarquer du reste la modération de
PRjéFACR DU CROMWSL&, 13
274 LA PRÉFACE DE CROMWELL
tre- saint-gris chassé honteusement de sa bouche par
deux sentences (1), et qu'il a été réduit, comme la
jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de
cette bouche royale que des perles, des rubis et des
saphirs (2) : le tout faux, à la vérité (3).
En somme, rien n'est si commun que cette élé-
gance et cette noblesse de convention. Rien de
trouvé, rien d'imaginé, rien d'inventé dans ce style.
Ce qu'on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux
communs, fleurs de collège (4), poésie de vers la-
V. Hugo dans sea critiques contre l'Académie et les académi-
ciens. Sept ans plus tard, il dira bien :
... sur l'Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés...
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
(Contemplations, I, 29.) V. Hugo la ménage alors : dans la
séance extraordinaire du mardi 8 janvier 1828, il lui fait hom-
mage de son Cromwell. (Moniteur du 10 janvier 1828.'
(1) Je n'ai rien trouvé dans la Mort de Henri iTqui ressemble
de près ou de loin à la paraphrase du juron de Henri IV.
(2) Perrault, Contes en prose, les Fées, p. 118 de l'éd. André
Lefèvre.
(3) « Baour nous a récité le distique suivant, sur la tragédie
de la Mort de Henri IV, qu'on va donner incessamment :
Ravaillac nous priva du plus juste des rois;
Legouvé l'assassine urre seconde fois. »
(Géraud, Un homme de lettres sous l'Empire et la Restauration,
fragments de journal intime, publiés par Maurice Albert (Flam-
marion), p. 29.
(4/ V. Hugo connaissait peut-être un « Plaidoyer sur quatre
espèces de fleurs, précédé d'un discourB sur les avantages de ces
sortes d'exercices dans l'Enseignement des Lettres i, par l'abbé
Moussaud. Paris, Maradan, 1817.
TEXTE DE LA PRÉFACE 275
tins. Des idées d'emprunt vêtues d'images de pa-
cotille. Les poètes de cette école sont élégants à la
manière des princes et princesses de théâtre, tou-
jours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du
magasin manteaux et couronnes de similor, qui
n'ont que le malheur d'avoir servi à tout le monde.
Si ces poètes ne feuillettent pas la Bible, ce n'est
pas qu'ils n'aient aussi leur gros livre, le Diction-
naire de rimes (1). C'est là leur source de poésie,
fontes aquarum (2).
On comprend que dans tout cela la nature et la
vérité deviennent ce qu'elles peuvent. Ce serait
grand hasard qu'il en surnageât quelque débris
dans ce cataclysme de faux art, de faux style, de
fausse poésie. Voilà ce qui a causé l'erreur de plu-
sieurs de nos réformateurs distingués (3). Choqués
de la raideur, de l'apparat, du pomposo de cette
prétendue poésie dramatique (4), ils ont cru que
(1) Le développement de cette pensée, à savoir que les vrais
poètes trouvent naturellement et presque fatalement la rime, se
trouve dans le Petit Traité de Poésie française, de Th. de Ban.
ville, p. 45-85.
(2) Cette expression, fréquente dans la Bible, figure au ps. 113 :
« Qui convertit... rupem in fontes aquarum. » (Communiqué
par M. G. Poiian, correcteur d'imprimerie.)
(3) Mme de Staël, dans son livre de V Allemagne, Stendhal
dans son Racine et Shakespeare.
(4) € La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle
encore que la routine même du bon goût à tout changement
dans la forme et le fond des tragédies françaises : on ne peut
dire en vers alexandrins qu'on entre ou qu'on sort, qu'on dort
ou qu'on veille, Bans qu'il faille chercher pour cela une tour-
276 LA PRÉFACE DE CROMWELL
les éléments de notre langage poétique étaient in-
compatibles avec le naturel et le vrai (1). L'alexan-
drin les avait tant de fois ennuyés, qu'ils l'ont
condamné, en quelque sorte, sans vouloir l'enten-
dre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être,
que le drame devait être écrit en prose (2).
Ils se méprenaient. Si le faux règne en effet dans
le style comme dans la conduite de certaines tra-
gédies françaises, ce n'était pas aux vers qu'il
fallait s'en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait
condamner, non la forme employée, mais ceux qui
nure poétique ; et une foule de sentiments et d'effets sont bannis
du théâtre, non par les règles delà tragédie, mais par l'exigence
même de la versification. t> (De V Allemagne, p. 187-188, 2e par-
tie, ch. xv.)
(1) « Le despotisme des alexandrins force souvent à ne point
mettre en vers ce qui serait pourtant de la véritable poésie... On
pourrait défier Racine lui-même de traduire en vers français
Pindare, Pétrarque ou Klopstock, sans dénaturer entièrement
leur caractère. Ces poètes ont un genre d'audace qui ne se trouve
guère que dans les langues où l'on peut réunir tout le charme
de la versification à l'originalité que la prose permet seule en
français. » {De l'Allemagne, p. 139, 2« partie, ch. IX.)
(2) « Il serait donc à désirer qu'on pût sortir de l'enceinte que
les hémistiches et les rimes ont tracée autour de l'art. y> {De
V Allemagne, p. 190, 2e partie, ch. xv.) Ce qui ne semble être
qu'une boutade chez Mme de Staël, est une opinion chez Stendhal :
€ je prétends qu'il faut désormais faire des tragédies pour nous,
jeunes gens raisonneurs, sérieux et un peu envieux, de l'an de
grâce 1823. Ces tragédies-là doivent être en prose. De nos
jours, le vers alexandriu n'est le plus souvent qu'un cache-
sottise. t> {Racine et Shakespeare, p. 2.) Stendhal répète ses
anathèmes à chaque page de ce livre : pp. 16, 35, 36, 90, 91,
95, 109-1 14, 126-127, 159, 161, 166, 175, 178, 183, 195, 196,
199, 201-204, 220-222, 225, 291-292.
TEXTE DE LA PRÉFACE 277
avaient employé cette forme ; les ouvriers, et non
l'outil (1).
Pour se convaincre du peu d'obstacles que la
nature de notre poésie oppose à la libre expression
de tout ce qui est vrai, ce n'est peut être pas dans
Racine qu'il faut étudier notre vers, mais souvent
dans Corneille, toujours dans Molière (2) . Racine,
divin poète, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière
est dramatique. Il est temps de faire justice des
critiques entassées par le mauvais goût du dernier
siècle sur ce style admirable (3), et de dire haute-
(1) Ces ennemis du vers rimé, au théâtre, étaient, sans s'en
douter, des disciples de Chapelain qui, dans la dissertation citée
plus haut, après avoir protesté contre le vers, s'insurge contre
la rime : « en cela notre langue se peut dire plus malheureuse
qu'aucune autre, étant obligée, outre les Vers, à la tyrannie de la
Rime, laquelle oste toute la vraisemblance au théâtre et toute
la créance à ceux qui y portent quelque étincelle de jugement...
Nous seuls, les derniers des Barbares, sommes encore en cet
abus. » (Arnaud, p. 346-347.)
(2) Cette théorie est contestable : cf. mon Evolution du vers
français auXVJI* siècle.
(3) Il est certain que Molière subit une éclipse à la fin du
xviii6 siècle. Le 28 janvier 1796, Mallet du Pan écrit : « le
Corps législatif est usé, désert; c'est un spectacle en décadence :
c'est la Comédie-Française les jours de Molière. » (Mémoires et
Correspondance, etc., t. II, p. 208.) On peut encore consulter
Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIII* siè-
cle, t. V, p. 41-51 ;X, 191.
En 1810, sa revanche n'est pas encore prise, puisque Musset
peut dire dans Une soirée perdue :
J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul ; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, etc.
Parmi les critiques de mauvais goût qui n'ont pas compris Molière
278 LA PRÉFACE DE CRÔMWELL
ment que Molière occupe la sommité de notre
drame, non seulement comme poète, mais encore
comme écrivain. Palmas vere habet iste duas (1).
Chez lui, le vers embrasse l'idée, s'y incorpore
étroitement, la resserre et la développe tout à la
fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte,
plus complète, et nous la donne en quelque sorte
en élixir. Le vers est la forme optique de ia pensée.
Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective
scénique. Fait d'une certaine façon, il communique
son relief à des choses qui, sans lui, passeraient
insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et
plus finie tissu du style. C'est le nœud qui arrête
le fil. C'est la ceinture qui soutient le vêtement et
lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre
à entrer dans le vers la nature et le vrai? Nous le
demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que per-
dent-ils à la poésie de Molière (2) ? Le vin, qu'on
nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il
au xvme siècle, il serait injuste d'oublier Lessing, qui finit par
attaquer le poète qu'il avait d'abord aimé (cf. Ehrhard. Les
comédies de Molière en Allemagne, p. 222 et suiv. ; cf. Stapfer,
Le Temps, n° de 81 août 1889); Schlegel (Id., ibid . , p. 369-
431, notamment p. 378), et Hegel, qui lui reproche son pro-
saïsme. [Poétique, II, 136-137.)
(1) J'ignore d'où vient cette citation. — En somme, c'est un
hommage rendu à un ancêtre, puisque Ch. Nodier écrivait en
1820 : « On me demandera si Molière est classique... Je répon-
drai que si Molière arrivait maintenant, on l'accuserait proba-
blement de pencher vers le genre romantique . $ [Mélanges, I,
384.)
(2) Cette phrase est ajoutée en marge du manuscrit.
TEXTE DE LA PRÉFACE 279
d'être du vin pour être mis en bouteille (1) ?
Que si nous avions le droit de dire quel pourrait
être, à notre gré, le style du drame, nous vou-
drions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire
sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; pas-
sant d'une naturelle allure de la comédie à la tra-
gédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif
et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, pro-
fond et soudain, large et vrai ; sachant briser à
propos et déplacer la césure pour déguiser sa mo-
notonie d'alexandrin ; plus ami de l'enjambement
qui l'allonge que de l'inversion qui l'embrouille;
fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême
grâce de notre poésie, ce générateur de notre mè-
tre (2) ; inépuisable dans la vérité de ses tours,
(1) Sur le vera de Molière, cf. le chapitre îv de mon Evolution
du vers français au XVIIe stècle, notamment p. 348-358, et les
Stances libres dans Molière, par M. Comte (Hachette). — L'i-
mage sera reprise et développée par M. Vacquerie, dans une pièce
dédiée à Théophile Gautiar :
La forme riche fait le fond pauvre. La fleur
Ne peut être parfum à la fois et couleur.
Pas de chaleur où luit la flamme.
Plus le bois est touffu, moins il aura d'oiseaux.
Les poètes qui n'ont que la peau sur les os
Ont seuls le droit d'a\oir une âme.
J'avais cru — je conçois leur vacarme railleur! —
Qu'un flacon élégant rendait le vin meilleur.
Sache qu'une strophe bien faite
Rend l'idée impossible a boire, et qu'à l'instant
Le verre de Venise et le style éclatant
Changent l'ambroisie en piquette.
{Mes premières années de Paris, p. 45-46.)
(2) En janvier 1827, il écrit à Louis Pavie qu'elle est la
280 LA PRÉFACE PE CROMWELL
insaisissable dans ses secrets d'élégance et de fac-
ture: prenant, comme Protée, mille formes sans
changer de type et de caractère; fuyant la ti-
rade (1) ; se jouantdans ledialogue ; se cachant tou-
jours derrière le personnage (2) ; s'occupant avant
tout d'être à sa place, et lorsqu'il lui adviendrait
d'être beau, n'étant beau en quelque sorte que par
hasard, malgré lui et sans le savoir (3) ; lyrique,
« seule grâce de notre vers ». [Correspondance, p. 60.) — Cette
apologie de la rime a été reprise et développée par Sainte-Beuve
dans ses Poésies de Joseph Delorme (1829) :
Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons,
Rime, l'unique harmonie
Du vers, qui sans tes accents
Frémissants
Serait muet au génie, etc.
(1) C'est une concession à Stendhal, qui avait dit : € La tirade
est peut-être ce qu'il y a de plus antiromantique dans le sys-
tème de Racine; et s'il fallait absolument choisir, j'aimerais
encore mieux voir conserver les deux unités que la tirade. »
{Racine et Shakespeare, p. 158.)
(2) Ce dernier membre de phrase est ajouté en marge du
manuscrit.
(3) « L'auteur de ce drame en causait un jour avec Talma,
et, dans une conversation qu'il écrira plus tard, lorsqu'on ne
pourra plus lui supposer l'intention d'appuyer son œuvre ou son
dire sur des autorités, exposait au grand comédien quelques-unes
de ses idées sur le style dramatique. — Ah! oui, s'écria Talma
l'interrompant vivement; c'est ce que je m'épuise à leur dire :
Pas de beaux vers! — Pas de beaux vers! c'est l'instinct du
génie qui trouvait ce précepte profond. Ce sont en effet les
beaux vers qui tuent les belles pièces. » (Note de V. Hugo.)
Cette note figure une première fois en marge du manuscrit de
la Préface, avec ce mot : a note à réserver ». Dans le manuscrit
TEXTE DE LA PRÉFACE 281
épique, dramatique, selon le besoin; pouvant par-
courir toute la gamme poétique, aller de haut en
bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires,
des plus bouffonnes aux plus graves, des plus exté-
rieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des
limites d'une scène parlée ; en un mot, tel que le
ferait l'homme qu'une fée aurait doué de l'âme de
Corneille et de la tête de Molière (1). Il nous semble
spécial des notes, elle n'est plus écrite; c'est une coupure im-
primée que V. Hugo a collée sur le papier. — Pour le fond
iraême de" l'anecdote, cf. Victor Hugo raconté, II, 221-223, et
\ Victor Hugo avant 1830, p. 417-421 . — Ces théories sur les
■vers sont très heureusement développées par B. Deschamps,
notamment le mélange des coupes romantiques et classiques :
« Comment ne sent-on pas que le rythme continue sous ce
désordre apparent, et qu'il n'y manque rien que la monotonie!
D'ailleurs, un mode n'exclut pas l'autre; c'est tout bénéfice. L'art
est de les combiner et de les faire jouer daas des proportions et à
Ides distances justes et harmoniques. Lorsqu'après une page de
narration écrite en vers si faussement nommés prosaïques, se
trouve une suite de beaux vers d'inspiration, pleins et cadencés,
comme ceux de l'ancienne école, ils se détachent avec bien plus
ide grâce et de noblesse, et l'effet en est bien plus puissant. C'est
un chant suave et pur qui sort d'un récitatif bruyant et agité. »
(Préface des Etudes françaises et étrangères, p. lvii-lviii.)
(1) Ce que V. Hugo rêvait, on sait qu'il l'a réalisé. Il n'y a
pas encore d'étude définitive sur sa versification, mais bien un
:grand nombre d'essais, dont quelques-uns sont excellents :
fWilhem Tennint, Prosodie de l'Ecole romantique (1843) avec
une lettre de V. Hugo ; Ducondut, Examen critique de la ver-
sification française, classique et romantique (P aris, Dupray de
ia Mahérie, 1863), notamment p. 173-214 ; Renouvier, Critique
philosophique, 3e année, t. I et II ; du même, la Nouvelle mé'
trique, dans la Critique philosophique du 30 septembre 1885 ;
du même, Victor Hugo, le Poète (Armand Colin) ; Guyau,
Y Esthétique du vers moderne, daas la Revue philosophique de
282 LA PBÉFACE DE CROMWELL
que ce vers-là serait bien aussi beau que de la
prose (1).
Il n'y aurait aucun rapport entre une poésie de
ce genre et celle dont nous faisions tout à l'heure
l'autopsie cadavérique (2). Lanuancequi les sépare
mars 1884, et les Problèmes de l'Esthétique contemporaine
(Alcan, 1884) ; Mabilleau, Victor Hugo (Hachette, 1893) ; Bru-
netière, L'Evolution de la poésie lyrique en France (Hachette,
1894), p. 196, sqq ; abbé Theys, Métrique de Victor Hugo
(Liège, Godenne, 1896), etc. M. Legouvé, dans un article sur
Voltaire poète romantique, publié dans le Temps du 6 janvier
1897, a montré tout ce que V. Hugo devait à son admirable
vers. Il conclut ainsi son étude : « deux drames du répertoire
de Victor Hugo restent fièrement debout et sont en passe de
devenir classiques : Hernani et Ruy Blas. Certes, ces deux
pièces prêtent fort à la critique comme pièces ! Qui donc les
fait vivre et les fera survivre ? La poésie, le style. »
(1) Ne serait-ce pas un souvenir de ce La Harpe tant raillé?
Au xviii8 siècle, les philosophes, en gens sensés, « quand ils
voulaient louer des vers qui leur paraissaient faire une excep-
tion,... disaient: cela est beau comme de la prose. Je l'ai encore
entendu dire à Ducloa. » (Lycée, XII, 5.) Buffon allait même
plus loin, s'il faut en croire un de ses protégés, l'abbé Manry,
dans son Eloge de Fénelon, note 5 : « Quand j'appelle le Télé-
maque un poème en proie,... j'avoue que Buffon, dont l'opinion
était prononcée très hautement en faveur de ce système de la
Motte, gâtait étrangement cette cause littéraire, en prétendant
qu'on pouvait mieux rendre en prose que l'auteur de Phèdre et
à'Athalie les plus belles tirades de Racine. » C'est à peu près
ce que rapporte La Harpe, Lycée, XIJ, 10-11 ; cf. Vil, 259-
260.
(2) Peut-être A. de Vigny se rappelait-il cette expression si,
forte, lorsqu'il écrivait en 1833, protestant contre la tendance
de la critique à faire de la vivisection sur les poètes : « il ne
faut disséquer que les morts. » (Journal d'un poète, p. 80,
Charpentier, 1882.)
f ÉXTE DE LA PRÉFACE $83
sera facile à indiquer, si un homme d'esprit, au-
quel l'auteur de ce livre doit un remercîment per-
sonnel, nous permet de lui en emprunter la
piquante distinction : l'autre poésie était descrip-
tive, celle-ci serait pittoresque (1).
Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dé-
pouiller tout amour-propre, toute exigence, toute
coquetterie. Il n'est là qu'une forme, et une forme
qui doit tout admettre, qui n'a rien à imposer au
idrame, et au contraire doit tout recevoir de lui,
pour tout transmettre au spectateur, français, latin,
textes de lois, jurons royaux, locutions populaires,
:comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie.
Malheur au poète si son vers fait la petite bouciie î
Mais cette forme est une forme de bronze qui en-
cadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le
;drame est indestructible, qui le grave plus avant
dans l'esprit de l'acteur, avertit celui-ci de ce
qu'il omet et de ce qu'il ajoute, l'empêche d'al-
térer son rôle, de se substituer à l'auteur, rend
chaque mot sacré, et fait que ce qu'a dit le poète
se retrouve longtemps après encore debout dans
la mémoire de l'auditeur. L'idée, trempée dans
le vers, prend soudain quelque chose de plus incisit
et de plus éclatant. C'est le fer qui devient acier.
On sent que la prose, nécessairement bien plus
(1) Tout ee paragraphe e*t ajouté en marge du manuscrit.
Cet homme d'esprit n« serait-il pas Sainte-Beuve, comme nous
l'avons déjà supposé ? ^
.
284 LA PRÉFACE DE CROMWELL
timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie
lyrique ou épique, réduite au dialogue et au posi-
tif, est loin d'avoir ces ressources. Elle a les ailes
bien moins larges. Elle est ensuite d'un beaucoup
plus facile accès ; la médiocrité y est à Taise (1) ; et,|
pour quelques ouvrages distingués comme ceux que
ces derniers temps ont vu paraître (2), l'art serait
bien vite encombré d'avortons et d'embryons. Une;
(1) V. Hugo reprend la thèse de Gilbert :
J'approuve l'auteur de ces drames diserts,
Qui ne s'abaisse point jusqu'à parler en vers :
Un vers coûte à polir, et le travail nous pèse ;
Mais en prose du moins, on est sot à son aise.
(Satire I, Le XVI1I& siècle (collection Quantin), p. 23.) On
voit combien V. Hugo montrait peu de goût pour la littérature
facile, celle que Nisard allait bientôt définir dans son Manifeste :
« toute besogne littéraire qui ne demande ni études, ni appli-
cation, ni choix, ni veilles, ni critique, ni art, ni rien enfin de
ce qui est difficile. » (Portraits et études, p. 4.) — « On a cri-
tiqué ma définition de littérature facile, et on a dit : « Il y a eu
de bons ouvrages faits facilement », ce qui est vrai; mais j'en*-
tendais par littérature facile, non pas de la bonne littérature
faite facilement, mais de la médiocre littérature facile à faire. »
(Ibid., p. 32.)
(2) V. Hugo se montre aimable pour des ouvrages médiocres,
mais anti-classiques, que le romantisme était obligé de prôner
faute de mieux. On sentait bien que, pour battre en brèche la
tragédie et l'art classique, il fallait une œuvre de génie : « di-
rigeons tous nos efforts contre ces retranchements, dit le Globe,
le 27 octobre 1825. Que la règle des unités, la séparation des
genres... s'écroulent l'une après l'autre sous les coups du bon
sens ; et, maîtres de la place, nous n'aurons plus qu'à entonner
le Te Deum d'usage. Ce sera au génie à faire le reste. » Mais
on était encore fort loin de ce Te Deum, et les Romantiques
avaient beau se demander : « Ne paraîtra-t-il pas, ce réfurraa-
TEXTE DE LA PRÉFACE 285
utre fraction de la réforme inclinerait pour le
rame écrit en vers et en prose tout à la fois,
omme a fait Shakespeare (1). Cette manière a ses
vantages. Il pourrait cependant y avoir disparate
ans les transitions d'une forme à l'autre, et quand
n tissu est homogène, il est bien plus solide. Au
,?ste, que le drame soit écrit en prose, ce n'est là
u'une question secondaire. Le rang d'un ouvrage
oit se fixer, non d'après sa forme, mais d'après sa
aleur intrinsèque. Dans des questions de ce genre,
n'y a qu'une solution (2). Il n'y a qu'un poids qui
iur de la scène française ? » (Revue française, IV, 110.) Rien
s paraissait. En attendant le génie espéré, on prit ce qu'on
•ou va. Pour battre en brèche la règle des vingt-quatre heures,
î fit Julien ou Vingt-cinq ans oVentr'acte. {Le Globe, n° du
% janvier 1826.) A ce moment, on a tellement besoin d'un
rame qui fasse époque, que le Globe salue Trente ans ou la vie
\un joueur comme le coup de grâce de la tragédie : « le méîo-
Yame la tue, le mélodrame libre et vrai, plein de vie et d'é-
l3rgie, tel que le fait M. Ducange. » (N° du 23 juin 1827.)
" (1) V. Hugo fait probablement allusion à une tentative assez
'arieuse, dont Alfred de Vigny avait déjà parlé : « en 1824,
imprimai quelque chose de ces mêmes doctrines... dans la Muse
rançaise. Ce fut à propos d'une honorable tentative de M. de
orsum, poète et savant qui a trop peu vécu, et traduisit plusieurs
Vagédies de Shakspeare en prose, vers blancs et vers rimes ;
Vstème qui n'est pas le mien, et que je crois à jamais impra-
cable dans notre langue. » (Lettre à Lord D**% en tête du
îore de Venise, Théâtre complet, II, 72, note.) — Plus tard, le
oète écrira : « 1817 est l'année que Louis XVIII, avec un
artain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la
ingt-deuxièrae de son règne. C'est Tannée où M. Bruguière de
orsum était célèbre. » {Les Misérables, t. I, p. 207.)
(2) Ajouté en marge dans le mas*
286 LA PRÉFACE DE CROMWEtL
puisse faire pencher la balance de l'art, c'est le
génie.
Au demeurant, prosateur ou versificateur, le
premier, l'indispensable mérite d'un écrivain dra-
matique, c'est la correction. Non cette correction;
toute de surface, qualité ou défaut de l'école des-
criptive, qui fait de Lhomond et de ïlestaut (if
les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction!
intime, profonde, raisonnée, qui s'est pénétrée duj
génie d'un idiome ; qui en a sondé les racines,!
fouillé les étymologies; toujours libre, parce qu'elle'
est sûre de son fait, et qu'elle va toujours d'accord
avec la logique de la langue (2). Notre Dame la
(1) Lhomond est assez connu. Pour Restant, il fit paraître
en 1730 des « Principes généraux et raisonnes de la grammaire
française, avec des observations sur l'orthographe, les accents,
la ponctuation et la prononciation ; et un abrégé des règles de
la versification française. »
(2) C'était le cas de V. Hugo, qui connaissait admirablement
sa langue et ses classiques, mieux même que les professionnels.
A l'Académie, Cousin protestait contre un soi-disant néologisme,
et en profitait pour dauber sur l'école romantique : « On s'at-
tendait à voir V. Hugo relever le gant jeté par M. Cousin à
l'école romantique ; mais lui, s 'adressant tranquillement à l'ap-
pariteur : « Pingard, lui dit-il, veuillez aller prendre dans la
bibliothèque le Voyage en Laponie de Regnard, troisième volume
de ses œuvres complètes. » Grand silence. L'appariteur sortit,
et au bout d'un moment revint avec le volume demandé. Il le
remit à Victor Hugo. Celui-ci l'ouvrit, pria M. Villemain de
vouloir bien relire tout entière la phrase où se trouvait le mol
incriminé ; après quoi, il lut à son tour d'une voix nette et
ferme un passage du Voyage en Laponies qui contenait le mêmi
mot employé dans le même sens, ferma silencieusement le v$
lume, et le rendit à l'appariteur. M. Cousin était battu. » Récit
TEXTE DE LA PRÉFACE 287
]{ grammaire mène l'autre aux lisières ; celle-ci tient
en laisse la grammaire (1). Elle peut oser, hasar-
der, créer, inventer son style ; elle en a le droit.
Car, bien qu'en aient dit certains hommes qui n'a-
i vaient pas songé à ce qu'ils disaient, et parmi les-
i quels il faut ranger notamment celui qui écrit ces
1 lignes (2), la langue française n'est point fixée et
J de Guizot, rapporté par Stapfer, Les artistes juges et parties,
\ Causeries parisiennes, p. 44-47.
(1) V. Hugo avait déjà exposé ces idées dans une préface des
Odes et Ballades, celle d'octobre 1826 : « Il est bien entendu
• que la liberté ne doit jamais être l'anarchie ; que l'originalité
; ne peut en aucun cas servir de prétexte à l'incorrection. Dans
une oeuvre littéraire, l'exécution doit être d'autant plus irrépro-
chable que la conception est plus hardie. Si voua voulez avoir
raison autrement que les autres, vous devez avoir dix fois raison.
il Plus on dédaigne la rhétorique, plus il sied de respecter la
, grammaire. On ne doit détrôner Aristote que pour faire régner
Vaugelas... L'auteur de ce recueil développera peut-être ailleurs
tout ce qui n'est ici qu'indiqué. » (I, 27-28.)
1 (2) « Nul ne pousse plus loin que l'auteur de ce livre l'estime
\ pour cet excellent esprit. Boileau partage avec notre Racine
le mérite uniqu*. d'avoir fixé la langue française, ce qui suffirait
: pour prouver que lui aussi avait un génie créateur. » {Odes et
\ Ballades, préface de février 1824. t. I, p, 18, note.) Peut-être
I " V . Hugo se rendit-il compte de son erreur le jour où il vit
ii qu'il s'était rencontré avec sa bête noire du Conservateur Litté-
fi raire, Tissot : « Une opinion que j'avais depuis longtemps sur
Racine vient d'acquérir une nouvelle force, depuis que j'ai lu
il dans le dernier numéro du Mercure un excellent article de
I. M. Tissot sur les auteurs qui ont fixé la langue française. »
(Géraud, Un homme de lettres, etc., p. 109, décembre 1809.) Il
serait plus vraisemblable de supposer que V. Hugo s'est con-
i verti à des idées plus scientifiques le jour où il a lu dans YExa-
i men critique des Dictionnaires de son ami Nodier, à l'article Sca-
Ugérim : « Il aérait injuste et ridicule de s'imaginer qu'une
288 LA PRÉFACE DE CROMWELL
ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L'es-
prit humain est toujours en marche, ou, si l'on
veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les
choses sont ainsi. Quand le corps change, com-
ment Fhabit ne changerait-il pas ? Le français du
dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le fran-_
çais du dix-huitième, que celui-ci n'est le français
du dix-septième, que le français du dix-septième
n'est celui du seizième. La langue de Montaigne
n'est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal
n'est plus celle de Montaigne, la langue de Montes-
quieu n'est plus celle de Pascal. Chacune de ces
quatre langues, prise en soi, est admirable, parce
qu'elle est originale. Toute époque a ses idées pro-
pres, il faut qu'elle ait aussi les mots propres à
ces idées. Les langues sont comme la mer, elles
oscillent sans cesse. A certains temps, elles quittent
un rivage du monde de la pensée et en envahissent
un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi, sèche
et s'efface du sol. C'est de cette façon que des idées
s'éteignent, que des mots s'en vont. Il en est des
idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y
apporte et en emporte quelque chose. Qu'y faire?
Cela est fatal. C'est donc en vain que l'on voudrait
pétrifier la mobile physionomie de notre idiome
sous une forme donnée. C'est en vain que nos
langue est nécessairement arrêtée le jour où la dernière édition
du Dictionnaire de V Académie est mise en vente. Les langues
croisse ut ta&t qu'elles viveot» »
TEXTE DE LA PRÉFACE 289
Josué littéraires crient à la langue de s'arrêter ; les
langues ni le soleil ne s'arrêtent plus. Le jour où
elles se fixent, c'est qu'elles meurent (1). Voilà
pourquoi le français de certaine école contempo-
raine est une langue morte.
Telles sont, à peu près, et moins les développe-
ments approfondis qui en pourraient compléter
l'évidence, les idées actuelles de l'auteur de ce livre
sur le drame (2). Il est loin, du reste, d'avoir la
prétention de donner son essai dramatique comme
une émanation de ces idées, qui bien au contraire
ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement,
(1) Dans tont ce curieux passage, on trouve à la fois des ré-
[ miniscences de l'opinion d'Horace, et la prescience d'une théorie
[nouvelle sur la vie des mots, qui ne prendra sa forme complète
\ que sous la plume d'A. Darmesteter en 1887, mais dont V. Hugo
5 avait vu les premiers linéaments soixante ans auparavant. (Cf.
i La vie des mots étudiée dans leur signification, et De la création
actuelle des mots nouveaux dans la langue française, par A .
! Darmesteter.)
(2) V. Hugo aurait-il simplement recopié, vers 1875, sa Pré-
face sans y rien changer? Certainement non. Il avait grandi
( depuis. Il aurait, peut-être, mieux jugé Racine, dont il était
devenu l'égal par de tout autres qualités . — On ne se figure
; pas Boileau changeant un e>eul des vers de Y Art poétique
même dans le Temple du Goût de Voltaire, même dans le 1802
de Renan. Mais V. Hugo, quia toujours progressé, aurait sup-
i primé dans sa Préface les coups de pistolet, les paradoxes agres-
i sifs, les théories douteuses. Ses idées littéraires en effet, aussi
i bien que ses opinions politiques, ont évolué. Dans la Préface, il
dit que le drame vit du réel ; dans William Shakespeare, il
prétend que ce même drame doit passer la mesure, perdre la
proportion. Cf. Stapfer, Les artistes juges et parties, Causeries
Parisiennes, p. 120-123.
PREFACE DE CROMWELL, 19
290 LA PRÉFACE DE CROMWEIX
que des révélations de l'exécution (1) . Il lui serait
fort commode sans doute et plus adroit d'asseoir
son livre sur sa préface et de les défendre l'un par
l'autre. Il aime mieux moins d'habileté et plus de
franchise. Il veut donc être le premier à montrer
la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce
drame. Son premier projet, bien arrêté d'abord
par sa paresse, était de donner l'œuvre toute seule
au public ; el demonio sin las cuernas, comme disait
Yriarte (2). C'est après l'avoir dûment close et ter-
minée, qu'à la sollicitation de quelques amis pro-
bablement bien aveuglés (3), il s'est déterminé à
compter avec lui-même dans une préface, à tracer,
(1) Sans oublier toutes celles qui lui ont été révélées par ses
lectures.
(2) « Je ne trouve pas dans les Fabulas le el demonio sin los
cuernos, mais cette expression 6e rencontre peut-être dans d'au-
tres ouvrages, maintenant oubliés, du fabuliste. Cuernas (fé-
minin) est espagnol, mais désigne des vases de corne, des bois
de cerf, des cornets ou cors de chasse, et des petits pains ronds
ou en croissants. Si Yriarte a parlé quelque part des cornes du
diable, il a dû écrire los cuernos, au masculin. » (Communication
de M. de Tréverret.) Cf. Morel-Fatio, I, 88-89. — Cette citation
d'Yriarte est ajoutée en interligne dans le manuscrit.
(3) Les amis du Cénacle avaient entendu V . Hugo causer sa*
Préface avant de l'écrire : « Je recueillais, dit Amaury Duval
en parlant des soirées de l'Arsenal, je recueillais avec un tel
soin la moindre des paroles de ces grands causeurs, qu'à cin-
quante ans de distance, je pourrais en citer encore, et que
j'entends, comme si j'y étais, Victor Hugo émettre sur son art
les théories dont je retrouvai plus tard le développement dans
la Préface de Cromwell. » [Souvenirs, p. 17.) — Pour les détails
sur ces amis du Cénacle, cf. Victor Hugo avant 1830, p. 325
sqq.
TEXTE DE LA PRÉFACE 291
pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu'il
venait de faire, à se rendre raison des acquisitions
bonnes ou mauvaises qu'il en rapportait, et des
nouveaux aspects sous lesquels le domaine de l'art
s'était offert à son esprit (1).
On prendra sans doute avantage de cet aveu
pour répéter le reproche qu'un critique d'Allema-
gne lui a déjà adressé, de faire « une poétique pour
sa poésie » (2). Qu'importe ? Il a d'abord eu bien
plutôt l'intention de défaire que de faire des poéti-
ques (3). Ensuite ne vaudrait il pas toujours mieux
(1) En sapposant que sa Préface est postérieure à son drame
et en est tirée, V. Hugo semble vouloir se mettre d'accord lui-
même avec ce qu'il a dit plus haut : « Il y a en ce cas deux espèces
de modèles, ceux qui se sont faits d'après les règles, et, avant
eux, ceux d'après lesquels on a fait les règles. Or, dans laquelle
de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ?
Quoiqu'il soit toujours dur d'être en contact avec les pédants,
ne vaut-il pas mille fois mieux leur douner des leçons qu'en
recevoir d'eux? » Dans Victor Hugo raconté (II, 226), le Témoin
dit également que l'auteur ne s'occupa de la Préface qu'une fois
le drame terminé. Cela veut dire sans doute qu'il écrivit seule-
ment alors ses théories ; mais elles lui étaient depuis longtemps
familières, puisque, comme nous venons de le voir, depuis
longtemps il les exposait chez Nodier. — D'ailleurs V. Hugo
revient plus loin à la réalité en écrivant : « On verra du reste
à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant
cette préface, etc. »
(2) Jean Paul avait déjà dit de sa propre poétique qu'elle
n'était pas « un discours de charpentier prononcé du haut d'un
bâtiment achevé. » (Poétique, 1804, t. I, p. 103 ; cf A. Bûchner,
Jean Paul et sa Poétique, p. 65.) Ce passage devait être connu
du « Critique d'Allemagne » ; quel était ce critique ? Je ne sais.
(3) Sur ce côté négatif du Romantisme, cf. ma Convention,
p. vin, et 90-91. — « Tout le monde était d'accord sur un
292 LA PRÉFACE DE CROMWELL
faire des poétiques d'après une poésie, que de la
poésie d'après une poétique? Mais non, encore une
fois, il n'a ni le talent de créer, ni la prétention d'é-
tablir des systèmes. « Les systèmes, dit spirituelle
ment Voltaire, sont comme des rats qui passent par
vingt trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui
ne peuvent les admettre (1). » C'eût donc été pren-
dre une peine inutile et au-dessus de ses forces (2).
Ce qu'il a plaidé, au contraire, c'est la liberté de
l'art contre le despotisme des systèmes, des codes
et des règles. Il a pour habitude de suivre à tout
hasard ce qu'il prend pour son inspiration (3), et
point, c'est que si l'on ne savait pas encore ce qu'on voulait,
on savait au moins ce dont on ne voulait plus. » (A. Dumas,
Théâtre complet, I, 22 : Comment je devins auteur dramatique.)
(1) La citation doit être faite de mémoire, car elle est in-
exacte : « Les systèmes sont comme les rats, qui peuvent passer
par vingt petits trous, et qui en trouvent enfin deux ou trois qui
ne peuvent les admettre. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique.
article Barbe, dans l'éd. Beuchot, t. XXVII, p. 303.) Hugo
pouvait citer de mémoire, car le ton gaulois de cet article em-
pêche que l'on ne l'oublie une fois lu.
(2) La citation de Voltaire et la phrase suivante sont ajoutées
en marge du manuscrit.
(3) Très heureusement notre poète se trompe sur lui-même :
« Victor Hugo est le plus conscient, le plus volontaire, le plus
sûr de tous les artistes qui jamais ressentirent c du ciel l'in-
fluence secrète ». Sa force se double de ce que, puissamment
inspiré, il est encore le maître de son inspiration, et sait lui
faire rendre tout ce qu'elle peut. La nature le surprend-elle
par un aspect imprévu qui s'impose à ses sens, et met en branle
son cerveau toujours vibrant, il a tôt fait de ramener l'impres-
sion de hasard à l'état d âme où il se complaît, etc. » (Mabillean,
Victor Hugo, p. 155.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 293
de changer de moule autant de fois que de compo-
sition. Le dogmatisme, dans les arts, est ce qu'il
fuit avant tout. A Dieu ne plaise qu'il aspire à être
de ces hommes, romantiques ou classiques (1), qui
font des ouvrages dans leur système, qui se con-
damnent à n'avoir jamais qu'une forme dans l'es-
prit, à toujours prouver quelque chose, à suivre
d'autres lois que celles de leur organisation et de
leur nature ! L'œuvre artificielle de ces hommes-là,
quelque talent qu'ils aient d ailleurs, n'existe pas
pour l'art. C est une théorie, non une poésie.
Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé
d'indiquer quelle a été, selon nous, l'origine du
drame, quel est son caractère, quel pourrait être son
style, voici le moment de redescendre de ces som-
mités générales de l'art au cas particulier qui nous
y a fait monter. Il nous reste à entretenir le lecteur
de notre ouvrage, de ce Cromwell; et comme ce
n'est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons
peu de chose en peu de mots.
Olivier Cromwell est du nombre de ces person-
nages de l'histoire qui sont tout ensemble très cé-
lèbres et très peu connus. La plupart de ses bio-
graphes, et dans le nombre il en est qui sont
historiens, ont laissé incomplète cette grande figure.
Il semble qu'ils n'aient pas osé réunir tous les traits
de ce bizarre et colossal prototype de la réforme
religieuse, de la révolution politique d'Angleterre.
(1) Ces trois mots sont ajoutés en marge du manuscrit.
294 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Presque tous se sont bornés à reproduire sur des
dimensions plus étendues le simple et sinistre pro-
fil qu'en a tracé Bossuet, de son point de vue
monarchique et catholique, de sa chaire d'évêque
appuyée au trône de Louis XIV (1).
Comme tout le monde, Fauteur de ce livre s'en
tenait là. Le nom d'Olivier Cromwell ne réveillait
en lui que l'idée sommaire d'un fanatique régicide,
grand capitaine. C'est en furetant la chronique, ce
qu'il fait avec amour (2), c'est en fouillant au
(1) Sur cette partie de la Préface de Cromwell qui ne rentre
plus dans la littérature seule, mais qui touche à l'histoire, je
serai très sobre de notes. Ceci n'est plus guère de mon ressort.
Je renverrai donc le lecteur au dernier ouvrage paru sur cette
époque et sur Cromwell : Les deux révolutions d'Angleterre, par
E. Sayous (May et Motteroz), p. 95-98, 105-106, 122, 130-131,
134-143. En somme, lorsqu'après avoir lu cette étude, on essaye
de se représenter le portrait moral de Cromwell, on le voit avec
les traits que lui a donnés Bossuet, ce que V. Hugo appelle
« la silhouette passionnée de Bossuet » ; et c'est juste celle-là
que le poète lui-même esquisse à sa manière, avec de violentes
oppositions d'ombre et de lumière. Le Cromwell de V. Hugo et
celui de l'histoire se ressemblent par tous les traits communs
qu'ils ont avec le profil buriné par Bossuet, surtout si au portrait
de Cromwell dans l'Oraison funèbre d'Henriette de France, on
ajoute le cinquième avertissement sur les lettres de Jurieu,
§ LXII, sur le « Cromwelisme ». Il n'est plus de mode main-
tenant de contester la valeur historique de Bossuet. (Cf. Re-
belliau, Bossuet Mate rien du protestantisme.) On pourrait même
remarquer que Bossuet a eu un grand mérite à tracer son portrait
de Cromwell tel quel, car il n'était pas libre. Son indulgence re-
lative ne doit pas nous surprendre. Elle est commandée par
l'attitude et par les négociations de Louis XIV. Cf. A, Sorel,
L'Europe et la Révolution française, I, 61-62.
(2) V. Hugo avait déjà donné dans le Conservateur Littéraire
TEXTE DE LA PRÉFACE 293
hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle,
qu'il fut frappé de voir se dérouler peu à peu
devant ses yeux un Cromwell tout nouveau (1). Ce
n'était plus seulement le Cromwell militaire, le
Cromwell politique de Bossuet \ c'était un être
complexe, hétérogène, multiple, composé de tous
les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de
beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ;
une sorte de Tibère-Dandin (2), tyran de l'Europe
et jouet de sa famille ; vieux régicide (3), humiliant
les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa
jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses
mœurs (4) et entretenant quatre fous de cour
des preuves de son amour des sources. Ne pouvant contester sé-
rieusement ses connaissances de bénédictin, on a tenté de les
réduire à quelque chose de formel et de vide : « Son érudition...
comprend toutes les scieDces verbales, la métaphysique, la théo-
logie, la jurisprudence, la philologie, les nomenclatures, et au-
cune des sciences réalistes et naturelles. » (Hennequin, Etudes
de critique scientifique, p. 152.) Même en acceptant cette éva-
luation, il faudrait déjà reconnaître en V. Hugo le plus érudit
des poètes.
(1) « Le Cromwell historique de Victor Hugo n'est pas... à
dédaigner. On y sent bien encore l'imitation de Walter Scott,
dans son beau roman de Woodstock ; mais, quoi qu'en ait dit
l' historien allemand Gervinus, le lord protecteur vit réellement
de la vie de l'histoire dans l'œuvre du poète ; seulement des tra-
vaux récents nous le montrent plus grand, plus profond qu'on
ne le croyait en 1827. » (Bondois, Victor Hugo, sa vie, ses œu-
vrez, p. 59-60.)
(2) Ce membre de phrase est ajouté en interligne dans le ma-
nuscrit.
(3) Ces deux mots sont ajoutés en interligne dans le manuscrit.
(4) Cette dernière ligne est ajoutée au manuscrit en interligne.
296 LA PRÉFACE DE CROMWELL
autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre,
simple, frugal, et guindé sur l'étiquette ; soldat
grossier et politique délié ; rompu aux arguties
théologiques et s'y plaisant ; orateur lourd, diffus,
obscur, mais habile à parler le langage de tous
ceux qu'il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ;
visionnaire dominé par des fantômes de son en-
fance, croyant aux astrologues et les proscrivant ;
défiant à l'excès, toujours menaçant , rarement
sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions
puritaines, perdant gravement plusieurs heures par
jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux
avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu'il
redoutait; trompant ses remords avec des subtilités,
rusant avec sa conscience; intarissable en adresse,
en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagina-
tion par son intelligence ; grotesque et sublime (1) ;
enfin, un de ces hommes carrés par la base (2),
(1) « Avec V. Hugo, a dit un écrivain démérite, M. Alphonse
Esquiros, nous entrons dans l'intérieur de Cromwell. » (Barbou,
Victor Hugo, sa vie, p. 80.)
(2) C'est un souvenir du Mémorial. Las Cases rapporte ainsi
ce mot de Napoléon : « Il était rare et difficile, dînait-il, de
réunir toutes les qualités nécessaires à un grand général. Ce qui
était le plus désirable et tirait aussitôt quelqu'un hor6 de ligne,
c'est que chez lui l'esprit ou le talent fut en équilibre avec le
caractère ou le courage ; c'est ce qu'il appelait être carré autant
de base que de hauteur ». (1er décembre 1815 : 1,48.)— Marmontel
avait trouvé mieux, lui qui écrivait à l'abbé Maury : a Je vous
connais une âme cubique qui, dans tous les moments de la for-
tune, se tiendra ferme sur sa base. » (Maury, Correspondance
diplomatique, etc., publiée par Mgr Ricard, Desclée, 1891.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 297
comme les appelait Napoléon (1), le type et le chef
de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte
comme l'algèbre, colorée comme la poésie (2).
Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et
frappant ensemble, sentit que la silhouette pas-
sionnée de Bossuet ne lui suffisait plus (3). Il se
mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut
pris alors d'une ardente tentation de peindre le
(1) On attendait le nom de Napoléon pour clore ce portrait
d'un homme dans lequel le jeune jacobite de 1819 avait proba-
blement vu la première édition de « Buonaparte », et dans lequel
le libéral de 1827 retrouvait en partie l'Empereur.
(2) On voit que le Cromwell de V. Hugo fait chez lui partie
de l'inspiration bonapartiste, à moins que ce parallèle caché ne
soit un souvenir de Ch. Nodier. Les contemporains en effet, et
Nodier tout le premier, sont hantés par cette idée, par ce nom.
Ils faussent l'histoire en essayant de retrouver partout des ana-
logies entre Napoléon et n'importe qui; parlant de Y Histoire di
V empereur Julien, par Jondot, Nodier dira : « Oe tableau rapide
a dû faire naître plusieurs fois l'idée d'un rapprochement très
naturel entre Julien l'apostat et un autre dupeur d'hommes fort
célèbre chez les modernes, etc. » (Mélanges, II, 58; cf. II, 187-
188.) Mais il est inutile de chercher ici l'influence de Nodier,
car la comparaison entre Cromwell et Bonaparte était indiquée
à V. Hugo par l'Empereur lui-même qui, rapprochant les Révo-
lutions d'Angleterre et de France, concluait : a dans ce parallèle
Fingulier. Napoléon se trouve avoir été en France tout à la fois
le Cromwell et le Guillaume III de l'Angleterre, etc. » (Mémo-
rial, ln mai 1816; I, 103). — Pour les hommes de cette géné-
ration, la comparaison de leurs ennemis puissants avec Cromwell
est un poncif : cf. Larevellière-Lépeaux, Mémoires, I, 125, et
III, 3-6.
(3) Montesquieu avait déjà éprouvé le besoin de reprendre et
de corriger l'esquisse de Bossuet. On peut lire un nouveau por-
trait de Cromwell dans les Mélanges inédits de Montesquieu (Bor-
deaux, Gounouilhou, 1892), p. 180.
298 LA PRÉFACE DE CROMWELL
géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects.
La matière était riche. A côté de l'homme de
guerre et de l'homme d'Etat, il restait à crayonner
le théologien, le pédant, le mauvais poète, le
visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l'homme-
Protée, en un mot le Cromwell double, homo et
mr (1).
Il y a surtout une époque dans sa vie où ce carac-
tère singulier se développe sous toutes ses formes.
Ce n'est pas, comme on le croirait au premier coup
d'œil, celle du procès de Charles Ier, toute palpi-
tante qu'elle est d'un intérêt sombre et terrible ;
c'est le moment où l'ambitieux essaya de cueillir le
fruit de cette mort. C'est l'instant où Cromwell,
arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la som-
mité d'une fortune possible, maître de l'Angleterre
dont les mille factions se taisent sous ses pieds,
maître de l'Ecosse dont il fait un pachalik, et de
l'Irlande dont il fait un bagne, maître de l'Europe
par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie,
essaie enfin d'accomplir le premier rêve de son
enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi.
L'histoire n'a jamais caché plus haute leçon sous
un drame plus haut. Le protecteur se fait d'abord
(1) M. Renouvier proteste contre la façon dont le poète « a
qualifié le plus sérieux et le plus religieux génie qui ait existé
parmi les hommes de guerre, et peut-être celui des dictateurs de
tous les temps qui a le plus fait pour la grandeur de sa patrie. *
(Victor Hugo, le poète, p. 27.) Pourtant il semble que l'esquisse
de Victor Hugo n'a rien de la caricature, que le poète essaye
bien d'être peintre d'histoire.
TEXTE DE LA PRÉFACE 299
prier ; l'auguste farce commence par des adresses
de communautés, des adresses de villes, des adresses
de comtés ; puis c'est un bill du Parlement. Grom-
well, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître
mécontent ; on le voit avancer une main vers le
sceptre et la retirer ; il s'approche à pas obliques
de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se
décide brusquement ; par son ordre, Westminster
est pavoisé, l'estrade est dressée, la couronne est
commandée à l'orfèvre, le jour de la cérémonie est
fixé. Dénoûment étrange ! C'est ce jour-là même,
devant le peuple, la milice, les communes (1), dans
cette grande salle de Westminster, sur cette estrade
dont il comptait descendre roi, que, subitement,
comme en sursaut, il semble se réveiller à l'aspect
de la couronne, demande s'il rêve, ce que veut dire
cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois
heures refuse la dignité royale. — Etait-ce que ses
espions l'avaient averti de deux conspirations com-
binées des cavaliers et des puritains, qui devaient,
profitant de sa faute, éclater le même jour? Etait-
ce révolution produite en lui par le silence ou les
murmures de ce peuple, déconcerté de voir son
régicide aboutir au trône ? Etait-ce seulement saga-
cité du génie, instinct d'une ambition prudente
quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus
change souvent la position et l'attitude d'un homme,
et qui n'ose exposer son édifice plébéien au vent de
(1) Ces sept mots sont ajoutés en marge du manuscrit.
300 LA PRÉFACE DK CROMWELL
Fini popularité ? Etait-ce tout cela à la fois ? C'est
ce que nul document contemporain n'éclaircit sou-
verainement. Tant mieux ; la liberté du poète en
est plus entière, et le drame gagne à ces latitudes
que lui laisse l'histoire (1). On voit qu'ici il est
immense et unique ; c'est bien là l'heure décisive,
la grande péripétie de la vie de Gromwell. C'est le
moment où sa chimère lui échappe, où le présent
lui tue l'avenir, où, pour employer une vulgarité
énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en
jeu dans cette comédie qui se joue entre l'Angle-
terre et lui.
Voilà donc l'homme, voilà l'époque qu'on a tenté
d'esquisser dans ce livre (2).
L'auteur s'est laissé entraîner au plaisir d'enfant
de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin.
Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une
(1) Sur cette théorie, comme aussi sur ses conséquences, cf.
ma Convention, ch. vin.
(2) V. Hugo a réussi plus d'une fois à faire revivre dans un
drame toute une époque, en la reconstruisant, sur quelques don-
nées, par sa toute-puissante imagination, grâce à un de ces tours
de force à la Cuvier, que lé génie seul peut mener à bien : « Il y
a quelques années, écrivant une étude sur la Cour d'Espagne
sous Charles 11, je m'étais entouré des matériaux fournis par
l'époque; j'avais consulté tous les documents, feuilleté toutes les
chroniques, relu toutes les relations et tous les mémoires. Mon
étude écrite, je rouvris Rvy Blas. Quelle surprise, et quel éblouis-
sement ! Ce fragment de siècle que je venais d'exhumer de tant
de recherches, je le retrouvais, vivant et mouvant, dans l'har-
monie d'un drame admirable. Le souffle d'un grand poète res-
suscitait subitement l'ossuaire de faits et de choses que j'avais
péniblement rajusté 1 » (Paul de Saint-Victor, p. 127.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 301
naute et profonde harmonie, non de ces harmonies
qui ne flattent que l'oreille, mais de ces harmonies
intimes qui remuent tout l'homme, comme si cha-
que corde du clavier se nouait à une fibre du cœur.
Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fana-
tismes, toutes ces superstitions, maladies des reli-
gions à certaines époques (1), à l'envie de jouer de
tous ces hommes, comme dit Hamlet (2) ; d'étayer
au-dessous et autour de Gromwell, centre et pivot
de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant
tout à son unité et imprimant à tout son impulsion,
et cette double conspiration tramée par deux factions
qui s'abhorrent, se liguent pour jeter bas l'homme
qui les gêne, mais s'unissent sans se mêler (3) ; et
ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désin-
(1) Ce membre de phrase est ajouté en marge du manuscrit.
(2) Je n'ai trouvé nulle part daus Shakespeare ce mot d'Ham-
let en propres termes; mais V. Hugo doit faire allusion au
célèbre passage de l'acte III, scène 2 : Quildenstern, qui vient
épier Hamlet, lui répond, sur sa question, qu'il ne sait pas jouer
de la flûte ; et le prince de riposter : « Eh bien ! voyez donc
d'après cela comme vous me traitez indignement. Vous voulez
vous jouer de moi! voug voulez avoir l'air de savoir par où me
prendre ! vous cherchez à arracher mon secret du fond de mon
âme ! vous voudriez me faire vibrer tout entier depuis la note la
plus basse jusqu'au son le plus haut! Il y a pourtant dans ce
petit instrument une mélodie ravissante, une voix délicieuse, et
vous ne pouvez pas le faire parler ! Par mon sang! pensez -vous
qu'il soit plus aisé de jouer de moi qu'une flûte ? Donnez-moi le
nom de tel instrument qu'il vous plaira ; vous pouvez rn'impa-
tienter, m'irriter; mais vous jouer de moi ! jamais. »
(3) Tout ce passage, depuis et oette double conspiration, est
ajouté en marge du manuscrit.
302 LA PRÉFACE DE CROMWELL
téressé, prenant pour chef l'homme le plus petit
pour un si grand rôle, l'égoïste et pusillanime
Lambert (1) ; et ce parti des cavaliers, étourdi,
joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé
par l'homme qui, hormis le dévouement, le repré-
sente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces
ambassadeurs, si humbles devant le soldat de for-
tune ; et cette cour étrange, toute mêlée d'hommes
de hasard et d£ grands seigneurs disputant de
'bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux
oubli de l'histoire permettait d'imaginer ; et cette
famille dont chaque membre est une plaie de
Cromwell ; et ce Thurloë, YAchates du protecteur ;
et ce rabbin juif, cet Israël Ben-Manassé, espion,
usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par
le troisième (2) ; et ce Rochester, ce bizarre Roches-
ter, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux,
jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours
ivre, ainsi qu'il s'en vantait à l'évêque Burnet,
(1) Ce n'était pas la première fois qne l'on donnait à cette
histoire la forme dramatique : un jour, en 1822, « sur l'invita-
tion de Delécluze, Mérimée apporta... un drame qu'il avait, com-
posé d'après les doctrines de Beyle... Cromwell était le héros de
la pièce, qui empruntait des côtés tragiques à l'histoire, son
comique au jargon puritain. Plus d'unités d'aucune sorte... Que
valait cette œuvre de début?... Nous n'en pourrons jamais
juger. Mais Mérimée a du moins le mérite de la priorité. Son
Cromwell est l'aîné des drames historiques de Hugo et de
Dumas ; il a précédé de quatre ans les Etats de Blois de Vitet. »
(Filon, Revue des Dextx-Mondes, 1er avril 1893, p. 570; article
reproduit dans Mérimée et ses amis (Hachette, 1894), p. 27-29.)
(2) Ce membre de phrase est ajouté en marge du manuscrit.
TEXTE DE LA PREFACE 303
mauvais (1) poète et bon gentilhomme, vicieux et
naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la
partie, pourvu qu'elle l'amuse, capable de tout, en
un mot, de ruse et d'étourderie, de folie et de calcul,
de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Garr,
dont l'histoire ne dessine qu'un trait, mais bien
caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de
tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique
pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Synder-
comb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant
et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu
déclamateur ; l'austère et rigide Ludlow, qui alla
plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lau-
sanne ; enfin « Milton et quelques autres qui avaient
de l'esprit » (2), comme dit un pamphlet de 1675
(Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem
quemdam de la chronique italienne (3).
Nous n'indiquons pas beaucoup de personnages
plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie
réelle et son individualité marquée, et qui tous
contribuaient à la séduction qu'exerçait sur l'ima-
gination de l'auteur cette vaste scène de l'histoire.
De cette scène il a fait ce drame. Il l'a jeté en vers,
parce que cela lui a plu ainsi. On verra du reste, à
(1) Ce passage, depuis jurant sans cèise, est ajouté en marge
du manuscrit.
(2) Cf- Chateaubriand, Génie du Christianisme, 2* partie, 1. 1,
ch. m. — Cf. Sayous, Les deux révolutions d'Angleterre, p. 77-
80, 108.
(3) J'iguore dans quelle chronique V. Hugo a pris cette cita-
tion.
304 LA PRÉFACE DE CROMWELL
le lire, combien il songeait peu à son ouvrage en
écrivant cette préface, avec quel désintéressement,
par exemple, il combattait le dogme des unités.
Son drame ne sort pas de Londres, il commence le
25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à
midi. On voit qu'il entrerait presque dans la pres-
cription classique, telle que les professeurs de poé-
sie (1) la rédigent maintenant. Qu'ils ne lui en
* sachent du reste aucun gré. Ce n'est pas avec la
permission d'Aristote, mais avec celle de l'histoire,
que l'auteur a groupé ainsi son drame, et parce
que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concen-
tré qu'un sujet éparpillé.
Il est évident que ce drame, dans ses proportions
actuelles, ne pourrait s'encadrer dans nos repré-
sentations scéniques. Il est trop long. On reconnaî-
tra peut-être cependant qu'il a été dans toutes ses
parties composé pour la scène. C'est en s'approchan!
de son sujet pour l'étudier que l'auteur reconnut
Ou crut reconnaître l'impossibilité d'en faire ad-
mettre une reproduction fidèle sur notre théâtre,
(1) Cette critique d'une fonction qui lui paraît un non -sens,
parce que la poésie ne peut se professer, est un souvenir du Con-
êervateur Littéraire, où il attaque avec acharnement Tissot, pro-
fesseur de poésie latine au Collège de France : « au bureau mémo
du Constitutionnel, on ne peut s'empêcher de se moquer quel
quefois du professeur de poésie latine ». (III, 92 ) — « Je m-
connaîtrais rien de plus triste qu'un cours de poésie latine, fait
sérieusement, parce qu'au fond un cours de poésie latine est un
sot cours; j'avoue pourtant que je ne connais rien d'aussi gai que
le cours de poésie latine de M. Tissot, etc. » (II, 321.) Tissot
était un des rédacteurs du ConstitvHannel.
TEXTE DE LA PRÉFACE 305
dans l'état d'exception où il est placé, entre le
Charybde académique et le Scylla administratif,
entre les jurys littéraires et la censure politique. Il
fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise,
fausse et jouée, ou le drame insolemment vrai et
banni (1). La première chose ne valait pas la peine
d'être faite; il a préféré tenter la seconde. C'est
pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène,
il s'est livré libre et docile aux fantaisies de la
composition, au plaisir de la dérouler à plus larges
plis, aux développements que son sujet comportait,
et qui, s'ils achèvent d'éloigner son drame du
théâtre, ont du moins l'avantage de le rendre
presque complet sous le rapport historique (2). Du
reste, les comités de lecture ne sont qu'un obstacle
de second ordre. S'il arrivait que la censure dra-
matique, comprenant combien cette innocente,
exacte et consciencieuse image de Gromwell et de
son temps est prise en dehors de notre époque, lui
permît l'accès du théâtre, l'auteur, mais dans ce
eas seulement, pourrait extraire de ce drame une
pièce qui se hasarderait sur la scène, et serait
sifflée (3).
(1) C'est bien ce qui va lui arriver pour Marion Delorme et
presque tous ses drames. Cf. Victor Hugo raconté, II, 261 sqq.,
273-274, 315, 334.
(2) Toute cette phrase est ajoutée en marge du manuscrit.
(3) Cette phrase avait particulièrement frappé. Le Moniteur,
annonçant Amy Robsarty dit : « On répète assidûment le drame
à? Amy Robsurt. Dans la préface d'un drame très extraordinaire
qu'il vient de publier, l'auteur à1 Amy JRobaart dit que si son
I' PRÉFACE DE CROMWELL. 20
306 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du
théâtre. Et il quittera toujours assez tôt, pour les
agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste
retraite (1). Fasse Dieu qu'il ne se repente jamais
d'avoir exposé la vierge obscurité de son nom et
de sa personne (2) aux écueils, aux bourrasques,
Qromwell était destiné à la scène, il pourrait bien le disposer
pour elle, et qu'alors il serait probablement reçu et sifflé. Nous
o9on8 présumer qu'il n'a point conçu son nouveau drame bous un
semblable augure. » (N# du 12 février 1828, p. 168.)
(1) Même dans le Victor Hugo raconté nous ne trouvons pas
de détails sur la vie intime du poète ; il faut les chercher dans
les Misérables, où V. Hugo a fait en grande partie son autobio-
graphie : Marius, c'eBt lui ; Marius et Cosette, c'est lui et elle.
Cf. Misérables, t. V, p. 352 et suiv. — On a sur Victor Hugo
chez lui, à cette époque, un passage court, ruais bien venu, de
Véron, qui, comme directeur de la Revue de Paris, passait ses
matinées à courir après la copie : « Dans mes courses littéraires
du matin, tantôt je surprenais M. Victor Hugo, le cou entouré de
fourrures, très chaudement empaqueté, comme un homme qui
vient de passer la nuit tout entière à écrire les beaux vers des
Orientales ou à'Hernani, tantôt prenant à côté de sa femme, et
au milieu de ses enfants, un déjeuner matinal. Je me suis sou-
vent prêté aux jeux des jeunes Charles et Victor... La conversa-
tion de ce poète, père de famille, était pleine d'idées et d'inté-
rêt... d [Mémoires d'un bourgeois, III, 53.)
(2) Comme nous l'avons vu au début, il y a là quelque exagé-
ration, car à cette époque, sans compter ses succès académiques,
V. Hugo avait dirigé et rédigé le Conservateur Littéraire, colla-
boré à la Muse Française, publié Han d'Islande, les Odes et Bal-
lades; il était chevalier de la Légion d'honneur, et avait été
invité à assister, en habit à la française, au sacre de Charles X.
Pourtant ce mot est vrai au fond; c'est un cri du cœur, et non
une attitude. A ce même sacre, le directeur du théâtre de Reims
lui offre ainsi qu'à Nodier un souper avec sa troupe : « Victor
Hugo avait vingt-deux ans; il était nouvellement marié, et bien
TEXTE DK LÀ PRÉFACE 307
aux tempêtes du parterre, et surlout (car qu'im-
porte une chute ?) aux tracasseries misérables de
la coulisse (1); d'être entré dans cette atmosphère
variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l'igno-
rance, où siffle l'envie, où rampent les cabales, où
la probité du talent a si souvent été méconnue, où
la noble candeur du génie est quelquefois si
déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à
son niveau les supériorités qui l'offusquent, où l'on
trouve tant de petits hommes pour un grand, tant
de nullités pour un Talma (2), tant de myrmidons
pour un Achille (3) 1 Cette esquisse semblera peut-
qu'il eût toutes les raisons du monde d'être prémuni d'une
manière imperturbable et adorable contre les séductions, l'idée
d'entrer pour la première fois dans l'atmosphère irrégulière des
Circés de la troupe rémoise le trouva remarquablement hostile.
Il finit pourtant par s'y résigner; mais avec quelle répugnance!
Il s'en souvient peut-être. — Votre avenir m'inquiète, mon pau-
vre Victor, lui disait en riant Charles Nodier; vous êtes terrible-
i ment jeune, et j'ai peur que vous soyez terriblement vertueux. »
A"Mme Mennessier-Nodier, p. 265.)
(1) V. Hugo allait bientôt les connaître pour Hernani. Cf.
Victor Hugo raconté, II, 267-272; A. Dumas, Mémoires, cin-
quième série, ch. cxxxn, p. 269-282.
(2) C'est une façon de remercier Talma des éîogee qu'il avait
[accordés au débutant. Cf. Victor Hugo raconté, II, 221-224, et
le récit critique de M. Biré dans son Victor Hugo avant 1830,
417-423.
(3) Il y a une avance nette au parti libéral, qui faisait alors
iause commune avec le clan bonapartiste, dans cette allusion
x®6 claire à Déranger :
Myrmidons, raca féconde,
Myruoidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le moude
308 LA PRÉFACE DE CROMWELL
être morose et peu flattée (1) ; mais n'achève-t-elle
pas de marquer la différence qui sépare notre
théâtre, lieu d'intrigues et de tumultes, de la
solennelle sérénité du théâtre antique (2) ?
Quoi qu'il advienne, il croit devoir avertir
d'avance le petit nombre de personnes qu'un pareil
spectacle tenterait, qu'une pièce extraite de Crom-
Aux Myrmidons, aux Myrmidons,
Voyant qu'Achille succombe,
. Ses Myrmidons, hors des rangs,
- Disent : dansons sur sa tombe ;
Les petits vont être grands.
{Les Myrmidons, ou les funérailles d'Achille, décembre 1819.)
V. Hugo allait se réclamer de plus en plus franchement, non
du romantisme, où il ne s'est jamais laissé emprisonner, mais
du libéralisme; c'est ce que constate Véron, directeur de la
Revue de Paris : <c La conversation de ce poète... était pleine
d'idées et d'intérêt ; il avait à cœur de démontrer qu'il ne se
ferait jamais le poète d'un parti ni d'une coterie, qu'il entendait
et comprenait son siècle aussi bien que personne, et que dans
ses hardiesses littéraires et ses retours pittoresques vers les âges
précédents, il ne fallait voir qu'une application indépendante et
poétique du vrai libéralisme aux œuvres de l'imagination et de
la pensée. » (Mémoires d'un bourgeois, III, 53.) Le mot de Bé-
ranger frappe V. Hugo comme tout le monde, surtout les soldats
de l'Empire; l'un d'eux écrit le 12 juillet 1821, en apprenant la
mort de son Empereur : « comme ils sont aujourd'hui gais et
rassurés, ces myrmidons couronnés dont le front porte encore
l'empreinte des pieds de leur vainqueur î » (Journal du général
Fantin desOdoards, Pion, 1895, p. 472.)
(1) Cet éloignement de Hugo pour tout ce qui peut irriter sa
sensibilité, n'a rien que de très naturel chez un poète. On peut
dire qu'au fond tous les créateurs sont aussi nerveux que le
bibliophile Jacob. Cf. A. Jullien, Le Romantisme, p. 135-136.
(2) Tiut ce paragraphe est ajouté en marge du manuscrit.
TEXTE DE LA PRÉFACE 309
weéi n'occuperait toujours pas moins de la durée
d'une représentation. Il est difficile qu'un théâtre
romantique s'établisse autrement (1). Certes, si l'on
veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles
un ou deux personnages, types abstraits d'une idée
purement métaphysique, se promènent solennelle-
ment sur un fond sans profondeur, à peine occupé
par quelques têtes de confidents, pâles contre-cal-
ques des héros, chargés de remplir les vides d'une
action simple, uniforme et monocorde ; si l'on s'en-
nuie de cela, ce n'est pas trop d'une soirée entière
pour dérouler un peu largement tout un homme
d'élite, toute une époque de crise (2) ; l'un, avec
son caractère, son génie qui s'accouple à son carac-
tère, ses croyances qui les dominent tous deux (3),
ses passions qui viennent déranger ses croyances,
son caractère et son génie, ses goûts qui détei-
gnent sur ses passions, ses habitudes qui discipli-
nent ses goûts, musèlent ses passions, et ce cortège
(1) Cette phrane est ajoutée en interligne dans le manuscrit.
(2) On avait, en effet, beaucoup reproché à Lemercier les trois
heures et demie que durait d'abord la représentation de sa Jeanne
\ Shore, et surtout les quinze minutes supplémentaires qu'avaient
!? exigées les remaniements : « C'est un grand quart d'heure ajouté
au supplice de Jane et à celui des spectateurs, diBait le critique
des Débats,.... Les tragédies de Racine et de Voltaire ne
durent jamais plus de deux heures, deux heures et un quart ; et
quelque belle que soit la versification de M. Lemercier, il n'est
pas encore démontré que le plaisir que l'on éprouve à l'entendre
soit dans la proportion de trois et demi à deux. » (N° du 3 mai
1824.)
(3) Ce membre de phrase est ajouté en marge du manuscrit.
310 LA PRÉFACE DE CROMWEU
innombrable d'hommes de tout échantillon que ces
divers agents font tourbillonner autour de lui ;
l'autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son
esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événe-
ments et son peuple que toutes ces causes premières
pétrissent tour à tour comme une cire molle. On
conçoit qu'un pareil tableau sera gigantesque. Au
lieu d'une individualité, comme celle dont le drame
abstrait de la vieille école se contente, on en aura
vingt, quarante, cinquante, que sais-je ? de tout
relief et de toute proportion (1). Il y aura foule
dans le drame (2). Ne serait-il pas mesquin de lui
mesurer deux heures de durée pour donner le reste
de la représentation à Popéra-comique ou à la
farce ? d'étriquer Shakespeare pour Bobèche (3) ?
(1) Cette phrase est ajoutée en marge du manuscrit,
(2) Sur le rôle du peuple dans le drame romantique, cf. ma
Convention, p. 166-169. M. Biré prétend que « dans sa rage
d'imitation, l'auteur de Oromwell va jusqu'à emprunter à Népo-
mucène Lemercier le procédé dont celui-ci s'était servi dans la
Panhypocrisiade pour rendre le mouvement d'une foule sur le
passage de François Ier. » (Victor Hugo avant 1830, p. 443.)
Une ressemblance n'implique pas toujours une imitation.
(3) Bobèche, <t pître fameux sous l'Empire et la Restauration,
dont on ignore le véritable nom. Il s'était installé avec son
compère, le célèbre Galimafré, devant la porte du théâtre det
Délassements comiques, et ils donnaient en plein vent des para-
des souvent fort spirituelles, où l'Empire était parfois assez
malmené. Le spectacle de ces pantalonnades attirait la foule,
et les lettrés de l'époque, entre autres Charles Nodier, ne
dédaignaient pas d'y assister. Bobèche fit des tournées en pro-
vince, et disparut vers 1832. > (La Grande Encyclopédie.) L'ar-
ticle Bobèche, dans Larousse, est très complet.
TEXTE DE LA PRÉFACE 311
— Et qu'on ne pense pas, si l'action est bien gou-
vernée, que de la multitude des figures qu'elle mei
en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou
papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant
en petits détails, est en môme temps, et à cause de
cela même, imposant par un grand ensemble.
C'est le chêne qui jette une ombre immense
avec des milliers de feuilles exiguës et décou-
pées. -m
Espérons qu'on ne tardera pas à s'habituer en
France à consacrer toute une soirée à une seule
pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des
drames qui durent six heures (1). Les Grecs, dont
on nous parle tant, les Grecs, et à la façon de
Scudéri nous invoquons ici le classique Dacier,
chapitre vu de sa Poétique, les Grecs allaient
parfois jusqu'à se faire représenter douze ou seize
pièces par jour (2).
Chez un peuple ami des spectacles, l'attention est
plus vivace qu'on ne croit. Le Mariage de Figaro.
ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais,
remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé
(1) J'ignore où V. Hugo a pris ces détail»».
(2) V. Hugo est plus affirmatif qu'il n'est prudent de l'être.
Actuellement encore, on en est réduit à des hypothèses, et l'on
suppose que 1 on ne représentait dans un jour que les trois tra-
gédies, le drame satirique d'un des concurrents, et, dans la
soirée, une comédie. (Croiset, Histoire de la Littérature grec-
que, III, 60.) Comme le concours durait trois jours, on arrive
au chiffre de douze à eeize pièces, mais non pas pour une seule
journée.
312 LA PRÉFACE DE CROMWELL
ou fatigué (1) ? Beaumarchais était digne de hasar-
der le premier pas vers ce but de Part moderne,
auquel il est impossible de faire, avec deux heures,
germer ce profond, cet invincible intérêt qui
résulte d'une action vaste, vraie et multiforme.
Mais, dit-on, ce spectacle, composé d'une seule
pièce, serait monotone et paraîtrait long. Erreur !
Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie
actuelle. Que fait-on en effet maintenant ? On divise
les jouissances du spectateur en deux parts bien
tranchées. On lui donne d'abord deux heures de
plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre;
avec l'heure d'entr'actes que nous ne comptons pas
dans le plaisir* en tout quatre heures. Que ferait
le drame romantique ? Il broierait et mêlerait ar-
tistement ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer
à chaque instant l'auditoire du sérieux au rire, des
excitations bouffonnes aux émotions déchirantes,
du grave au doux, du plaisant au sévère (2). Car,
(1) Aussi V. Hugo lui a-t-il fait quelques emprunts. Dans
Cromwell, lord Rochester rappelle, en effet, le Barbier de
Séville, même par son entrée en scène. Rien n'y manque, ni la
chanson dans la coulisse, ni les couplets écrits sur le genou.
(2) On ne sait si V. Hugo rappelle sérieusement, ou par ironie,
ces vers de Boileau :
Heureux qui dans ses vers sait, d'une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
(Art poétique, I, 76.) La pensée de Boileau est pourtant bien
juste. Cieéron avait dit déjà : t nihil de me dicam : dicam de
ceteiïs, quorum nemo erat qui... a severitate paulisper ad hila-
ritatem risumque traduceret. » (Brutus, XC1II.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 313
ainsi que nous Pavons déjà établi, le drame, c'est
le grotesque avec le sublime, l'âme sous le corps (1),
c'est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on
pas que, vous reposant ainsi d'une impression par
une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le
comique, le gai sur le terrible, s'associant même
au besoin les fascinations de l'opéra (2), ces repré-
sentations, tout en n'offrant qu'une pièce, en vau-
draient bien d'autres ? La scène romantique ferait
un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui, sur
le théâtre classique, est une médecine divisée en
deux pilules.
Voici que l'auteur de ce livre a bientôt épuisé
ce qu'il avait à dire au lecteur. Il ignore comment
la critique accueillera et ce drame, et ces idées
sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appau-
vries de leurs ramifications, ramassées en courant
et dans la hâte d'en finir. Sans doute elles paraî-
tront aux « disciples de La Harpe » bien effrontées
et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues
et tout amoindries qu'elles sont, elles pouvaient
contribuer à mettre sur la route du vrai ce
public dont l'éducation est si avancée, et que
tant de remarquables écrits, de critique ou d'ap-
plication, livres ou journaux, ont déjà mûri pour
(1) Sur le parti que le Romantisme a tiré du corps, pour ses
personnages dramatiques, cf. ma Convention, p. 193-196.
(2) V. Hugo pense à ce qu'il appelait dans sa critique musi-
cale, au Conservateur, « le prestige des décors et la richesse des
costumes ». (I, 110.)
314 LA PRÉFACE DE CROMWELL
l'art (1), qu'il suive cette impulsion sans s'occuper
si elle lui vient d'un homme ignoré, d'une voix sans
autorité, d'un ouvrage de peu de valeur. C'est une
cloche de cuivre qui appelle les populations au
vrai temple et au vrai Dieu (2).
Il y a aujourd'hui l'ancien régime littéraire
comme l'ancien régime politique. Le dernier siècle
pèse encore presque de tout point sur le nouveau.
Il l'opprime notamment dans la critique. Vous
trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous
répètent cette définition du goût échappée à Vol-
taire : « Le goût n'est autre chose pour la poésie
(1) Ces mots, depuis de critique, sont ajoutés en marge du
manuscrit. — Sur ces précurseurs de V. Hugo, cf. M. Biré,
Victor Hugo avant 1830, p. 431 sqq., et ma Convention, p. 82.
On pourrait encore ajouter la longue lettre de J.-B. Rousseau à
Riccoboni, la réponse de ce dernier {Œuvres de J.-B. Rousseau,
1820, t. V, p. 258-276, 545-563); et la liste n'est pas close. Mais
peu importe : V. Hugo a fait oublier ses prédécesseurs : sa Pré-
face est comme un lac où sont venus se rassembler, et se perdre,
les ruisseaux, les rivières, les fleuves même qui venaient de
plus haut. Dès le 6 décembre 1827, le Globe disait excellem-
ment : « C'est l'exposition d'une nouvelle poétique de drame. Je
dis nouvelle, quoique beaucoup d'idées qui sont aujourd'hui à la
mode s'y trouvent reproduites. »
(2) C'était modeste. Les amis de V. Hugo étaient plus ambi-
tieux pour lui :
Oh ! qu'il chante longtemps! car son luth nous entraîne,
Nous rallie et nous guide, et nous tiendrons l'arène
Tant qu'il retentira ;
Deux ou trois tours encore, aux sons de sa trompette,
Aux éclat? de sa voix que tout un choeur répète,
Jéricho tomhera.
(Sainte-Beuve, Poésies de Joseph Delorme, le Cénacle.)
TEXTE DE LA PRÉFACS 315
que ce qu'il est pour les ajustements des fem-
mes » (1). Ainsi, le goût, c'est la coquetterie (2) .
Paroles remarquables qui peignent à merveille
cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-
huitième siècle, cette littérature à paniers, à pom-
pons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé
d'une époque avec laquelle les plus hauts génies
n'ont pu être en contact sans devenir petits, du
moins par un côté, d'un temps où Montesquieu a
pu et dû faire le Temple de Gnide, Voltaire le Tem-
ple du Goût, Jean- Jacques le Devin du Village (3).
Le goût, c'est la raison du génie. Voilà ce qu'éta-
blira bientôt une autre critique, une critique forte,
franche, savante, une critique du siècle qui com-
(1) Je n'ai pu trouver dans Voltaire cette formule, mais elle
pourrait être le résumé de toute une théorie analogue, dans le
chapitre i de V Essai sur la poésie épique, Beuchot, X, 403-404,
408-409.
(2) C'est un souvenir de son étude sur Voltaire, publiée dans
la Muse Française, décembre 1823, 6e livraison, p. 432, et repro-
duit dans Littérature et Philosophie mêlées, I, 240 : c Sa muse,
qui eût été si belle de sa beauté, emprunta souvent ses prestiges
aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie. »
(3) Encore lui a-t-on contesté l'orchestration de son Devin.
Cf. Castil Blaze, Molière Musicien, II, 409 et suiv. ; et dans
J.-J. Rousseau jugé par les Français d'aujourd'hui (Paris, 1890),
le long article consacré à cette question, par M. Pougin, p. 345
et suiv. — On trouve une théorie semblable dans Faguet : « Être
lu des femmes du monde qui se piquent de lettres est chez les
auteurs une forme du désir d'être aimé... Selon les temps, cette
démangeaison les mène à être libertine, cavaliers ou mystiques,
et parfois le tout ensemble. Au temps de Fontenelle et de Mon-
tesquieu, elle les poussait à un libertinage précieux, etc. » (Dix-
huitième siècle, onzième édition, p. 144-145.)
316 LA PRÉFACE DE CROMWELL
mence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles
branches desséchées de l'ancienne école. Cette
jeune critique, aussi grave que l'autre est frivole,
aussi érudite que l'autre est ignorante (1), s'est
déjà créé des organes écoutés, et l'on est quelquefois
surpris de trouver dans les feuilles les plus légères
d'excellents articles émanés d'elle (2). C'est elle qui,
s'unissant à tout ce qu'il y a de supérieur et de
(1) La critique classique croyait en effet porter un jugement
sérieux lorsqu'elle écrivait de8 choses étonnantes comme
celles-ci : « Dans la soirée, nous lûmes ensemble le nouveau
recueil de M. Victor Hugo, intitulé Les Orientales. Depuis long-
temps je n'avais autant ri, ni autant vu rire. Lorrando surtout
étouffait. Jamais, avec autant d'orgueil, on n'a été si bouffon et
si grotesque que le nouveau chantre de Cromwell et de Bouna-
berdi. Mais, je le répète, il y a quelque chose pour moi de pluB
amusant encore que M. Victor Hugo ; ce sont ses admirateurs,
car il en a! » (Février 1829.) — « Depuis longtemps je n'avais
ri de si bon cœur ; je viens de lire Hernani de M. Victor Hugo.
Comment a-t-on pu parodier une pareille pièce ? On a donc fait
la parodie d'une parodie, etc. d (Mai 1830.) (Géraud, dans Un
homme de lettres, etc., p. 251 et 259.) — Quant aux éloges
décernés aux jeunes critiques, ils semblent un hommage de par-
ticulière reconnaissance à Victor Pavie : Hugo lui écrit, le
7 février 1827 : « Vous êtes un de ces jeunes hommes du
xix- siècle qui étonnent par leur gravité et par leur candeur les
vieillards faux et frivoles du xviii*. » [Correspondance, p. 61.)
(2) Il y a en effet à ce moment toute une série de petits jour-
naux s'occupant un peu de tout, même de littérature : le Masque
de fer, la Pandore, le Corsaire, le Figaro, le Sylphe, le Mercure.
Le directeur de ce dernier journal, Gentil, était devenu célèbre
grâce à ce jugement concis : « Racine est un polisson l » (Vé-
ron, III, 42.) Il y avait encore le Drapeau blanc, qui publiait
de temps en temps des articles littéraires. On peut lire dans la
Correspondance, p. 39, une lettre curieuse de Hugo à un de ses
rédacteurs intérim! lents, le baroo d'Ekstein.
I
TEXTE DE TLA PRÉFACE 317
courag&ux dans les lettres, nous délivrera de deux
fléaux : le classicisme (1) caduc, et le faux roman-
tisme, qui ose poindre aux pieds du vrai. Carie
génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve,
son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se
vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses
miettes, et semblable à l'élève du sorcier (2), met
en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des
éléments d'action dont il n'a pas le secret. Aussi
fait-il des sottises que son maître a mainte fois beau-
coup de peine à réparer. Mais ce qu'il faut détruire
avant tout, c'estle vieux faux goût. Il faut en dérouil-
ler la littérature actuelle. C'est en vain qu'il la ronge
et la ternit. Il parle aune génération jeune, sévère,
puissante, qui ne le comprend pas (3). La queue
(1) Souvenir de Stendhal : « Le romantisme est l'art de pré-
senter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de
leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur
donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire,
leur présente la littérature qui donnait le pTus grand plaisir pos-
sible à leurs arrière-grands-pères. » {Racine et Shakespeare,
p. 32-33.)
(2) Cf. Gœthe, trad. Porchat, 1. 1, p. 80-82.
(3) Tout ce passage, depuis il la ronge jusqu'à la queue, est
ajouté en marge du manuscrit.
Ce qui caractérise en effet l'école romantique, c'est qu'elle
a été, suivant une formule devenue bien élastique de nos jours,
très réellement jeune : « Dans l'armée romantique comme dans
l'armée d'Italie, tout le monde était jeune. Les soldats, pour la
plupart, n'avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de
la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. C'était
l'âge de Bonaparte et de V. Hugo à cette date. » (Th. Gautier,
Histoire du Romantisme, p. 11.) — Aussi avait-on cette foi qui
318 LA PRÉFACE DE CROMWKLL
du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neu-
vième (1) ; mais ce n'est pas nous, jeunes hommes
qui avons vu Bonaparte, qui la* lui porterons (2).
fait tout au moins gravir les montagnes, l'enthousiasme jeune :
« Sur une modeste étagère de merisier, suspendue à des cordons
resplendissait, entre quelques volumes de choix, un exemplaire
de Cromwell, avec une dédicace amicale, signée du monogramme
V. H. La Bible chez. les protestants, le Koran parmi les Maho-
métans, ne sont pas l'objet d'une plus profonde vénération.
C'était bien, en effet, pour nous, le livre par excellence, le livre
qui contenait la pure doctrine, d (ïd. ibid., p. 16.)
(1) Comme exemple de cette critique voltairienne vieillie, on
peut prendre les jugements portée par Géraud en 1806 sur Cor-
neille et Racine : Un homme de lettres, p. 32-34, et passim. —
Faut-il aller plus loin, et penser comme M. Faguet que V. Hugo
procède de Voltaire ? « Les hommes instruits... savent .. qu'il n'a
pas non plus une bien grande influence sur l'histoire des lettres,
n'ayant guère inspiré que la tragédie de Victor Hugo, moins le
style, et la conception historique de Victor Hugo, laquelle passe
pour un peu étroite. 3> (Dix-huitième siècle, p. 276-277.)
(2) Ceci est un souvenir. Dans la Muse Française, en décem-
bre 1823, V. Hugo écrivait ceci : « Le dix-huitième siècle
paraîtra toujours dans l'histoire comme étouffé entre le siècle
qui le précède et le siècle qui le suit. Voltaire en est le person-
nage principal et en quelque sorte typique, et, quelque prodi-
gieux que fût cet homme, ses proportions semblent bien mes-
quines entre la grande image de Louis XIV et la gigantesque
rlgure de Napoléon. » — Peut-être cette déclaration est-elle un
contre-coup, plus ou moins direct, de certaine théorie de Napo-
léon : <t On ne croira qu'avec peine, continuait-il, qu'au moment
de la révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine : oiî
s'était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c'est au Premier
Consul qu'est dû le réveil. » (Mémorial, 22 avril 1816 ; I, i> 8.) —
Quoi qu'il en soit, la rupture avec Voltaire et sou école est for-
melle, et l'on ne voit pas trop comment M. Soubies a pu ratta-
cher le romantisme de V. Hugo au classicisme de Voltaire, dans
sa Comédie française,]). 78-79.
TEXTE DE LA PRÉFACE 319
Nous touchons donc au moment de voir la cri-
tique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une
base large, solide et profonde. On comprendra
bientôt généralement que les écrivains doivent être
jugés, non d'après les règles et les genres, choses
qui sont hors de la nature et hors de Fart, mais
d'après les principes immuables de cet art et les
lois spéciales de leur organisation personnelle. La
raison de tous aura honte de cette critique qui a
roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine,
et qui n'a risiblement réhabilité John Milton qu'en
vertu du code épique du Père le Bossu (1). On con-
sentira, pour se rendre compte d'un ouvrage, à se
placer aupoint de vue de l'auteur, à regarderie sujet
avec ses yeux. On quittera, et c'est M. de Chateau-
briand qui parle ici, la critique mesquine des défauts
pour la grande et féconde critique des beautés (2).
(1) Cette phrase est ajoutée en marge du manuscrit. — Traité
du Poème épique, par le R. P. le Bossu, chanoine régulier de
Sainte-Geneviève. — Le risible de l'affaire, c'est que le Bossu
dont le Traité est de 1675, ne peut être le juge du Paradis Perdu,
qui, bien que publié en 1667, ne semble pas connu du critique
français ; que, de plus, dans tout le livre V, consacré au mer-
veilleux, ou, comme il dit, aux Machines, le Bossu ne parle que
du merveilleux mythologique, et, tout au plus, de l'effet produit
par les dieux anciens sur le sentiment religieux, en général
(p. 181-184). Du reste, le traité du Père le Bossu était très estimé
au xvii* siècle ; Boileau reproche à Perrault « de traiter de huut
en bas l'un des meilleurs livres de poétique qui, du consente-
ment de tous les habiles gens, ait été fait en notre langue, etc. »
{III9 Réflexion critique sur quelques passages de Longin.)
(2) Chateaubriand écrit en effet, en février 1819, sur les An-
nales littéraires de Dussault : « Ne serait-il paa à craindre que
320 LA PRÉFACE DE CROMWELL
Il est temps que tous les bons esprits saisissent
le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre
caprice particulier, nous appelons défaut à ce que
nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce
que nous nommons ainsi, sont souvent la con
dition native, nécessaire, fatale, des qualités.
Scit genius, natale cornes qui tempérât astrum (1).
Où voit-on médaille qui n'ait son revers ? talent
qui n'apporte son ombre avec sa lumière (2), sa
cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fît contracter
une habitude d'humeur dont il deviendrait malaisé de nous dé-
barrasser ensuite ? Le seul moyen d'empêcher que cette humeur
prenne sur nous trop d'empire, serait peut-être d'abandonner la
petite et facile critique des défauts pour la grande et difficile
critique des beautés. » (V, 471.) Peut-être Chateaubriand s'était-
il rappelé lui-même ce passage de Mme de Staël, De l'Alle-
magne, 2e partie, ch. xxxi : « J'étais à Vienne quand Schlegel
y donna son cours public... Je fus confondue d'entendre un
critique éloquent comme un orateur, et qui, loin de s'acharner
aux défauts, éternel aliment de la médiocrité jalouse, cherchait
seulement à faire revivre le génie créateur » (p. 266). — Cette
méthode semble abandonnée par une notable partie de la cri-
tique contemporaine. Cf. Doumic, Ecrivain» d'aujourd'hui
(1894), p. 176-177.
(1) Horace, Epîtres, 1. II, Ep. 2. v. 187.
(2) Weill lui reprochant de n'avoir jamais eu de collaborateur,
« fût-ce sa cuisinière » : — « Je ne crois pas aux collaborateurs,
me répoadit Hugo. Aucune œuvre faite en collaboration n'est
un chef-d'œuvre, parce que, de deux créateurs, l'un ôte à l'autre
ses défauts, qui sont les ombres du soleil, et c'est à l'ombre que
l'on mesure le soleil. Le soleil sans ombre, c'est le désert l —
C'est vrai ! Mais il ne faut pas non plus que l'ombre dépasse
le soleil. — Le Créateur, interrompit Hugo, n'aurait pas créé le
monde, s'il avait consulté un autre que lui, cet autre fût-il son
égal. » (Weill, p. 124.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 321
fumée avec sa flamme ? Telle lâche peut n'être que
la conséquence indivisible de telle beauté. Cette
touche heurtée, qui me choque de près, complète
l'effet et donne la saillie à l'ensemble. Effacez Tune,
vous effacez l'autre. L'originalité se compose de
tout cela. Le génie est nécessairement inégal (1).
Il n'est pas de hautes montagnes sans profonds
précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous
n'aurez plus qu'un steppe, une lande, la plaine des
Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des
aigles (2).
(1) Ce qui précède, depuis ies mots se compose, est ajouté en
marge du manuscrit. — Cette théorie contient tant de vérité,
qu'elle vient d'être reprise par M. Jules Breton : « Soyons sé-
vères pour nous-mêmes ; cependant, lorsque nous nous serons
aperçus d'un défaut, ne cherchons à nous en corriger qu'autant
que cette correction ne viendra pas nuire à une précieuse qua-
lité ; nous étions durs, mais expressifs, nous voilà fades et mous.
Les critiques d'art éclairés nous donneront les meilleurs congeils
du monde que nous accepterons avec reconnaissance, mais dont
nous userons avec une excessive précaution. Ce qu'ils ont appelé
un défaut est peut-être un mode d'expression énergique qui nous
est propre ; le perdre alors, ce serait nous amoindrir. Rien de
plus insipide qu'une perfection inexpressive. Un peu de folie
vaut mieux que la mort. » [La vie dun artiste. Art et nature
(Lemerre,1895),p. 286.)
(2) Les Alpes se présentaient naturellement à son esprit, après
ce Voyage en Suisse, entrepris en collaboration avec Lamartine,
Nodier, Taylor et Gué. Cf. M«>« Mennessier-Nodier, p. 266
et suiv.) La plaine des Sablons, sousla Révolution, était devenue un
lieu de plaisir. (Cf. Mercier, Paris pendant la Révolution, II, 273.)
C'était là que, sous l'ancien régime, le Roi passait, le plus gé-
néralement, la revue de ses troupes. Napoléon se servait encore
quelquefois de ce terrain ; et V. Hugo employait peut-être cette
comparaison pour avoir rencontré ce nom dans le Mémorial :
FRKFACB DE CROMWKIX. 21
322 LA PRÉFACE DB CROMWELL
Il faut aussi faire la part du temps, du climat,
des influences locales. La Bible, Homère nous
blessent quelquefois par leurs sublimités mômes.
Qui voudrait y retrancher un mot ? Notre infirmité
s'effarouche souvent des hardiesses inspirées du
génie, faute de pouvoir s'abattre sur les objets avec
une aussi vaste intelligence (1). Et puis, encore une
fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine
que dans les chefs-d'œuvre ; il n'est donné qu'à
certains génies d'avoir certains défauts. On repro-
che à Shakespeare l'abus de la métaphysique,
l'abus de l'esprit, des scènes parasites, des obscé-
nités, l'emploi des friperies mythologiques de mode
dans son temps, de l'extravagance, de l'obscurité,
du mauvais goût, de l'enflure, des aspérités de
style (2). Le chêne, cet arbre géant que nous com-
parions tout à l'heure à Shakespeare et qui a plus
d'une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre,
les rameaux noueux, le feuillage sombre, l'écorce
âpre et rude ; mais il est le chêne (3).
« Entre un beau, bien content de lui, ancien capitaine de cava-
lerie, ne doutant de rien : J'arrive, nous dit-il, de la plaine des
Sablons ; je viens de voir manœuvrer notre Ostrogot... C'était
Votre Majesté, Sire, etc. » 21 août 1816(1, 181).
(1) V. Hugo fait probablement allusion à ce que Renan
appelle ces « colossales incongruités qui ne peuvent blesser
qu'une étroite pruderie, etc. » (Histoire du peuple d'Israël,
II, 218 )
(2) V. Hugo développera cette idée dans son William Sha-
kespeare, Philosophie, t. II, p. 201 et suiv., et p. 215.
(3) V. Hugo reviendra sur cette comparaison en l'amplifiant :
c La simplicité propre à la poésie peut être touffue comme le
TEXTE DE LA PRÉFACE 323
Et c'est à cause de cela qu'il est le chêne. Que si
vous voulez une tige lisse, des branches droites,
des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau,
au sureau creux, au saule pleureur (1) ; mais
laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui
vous ombrage.
L'auteur de ce livre connaît autant que personne
les nombreux et grossiers défauts de ses ouvra-
ges (2). S'il lui arrive trop rarement de les corriger,
c'est qu'il répugne à revenir après coup sur une
œuvre refroidie (3). Qu'a-t-il fait d'ailleurs qui vaille
chêne. Est-ce que, par hasard, le chêne vous ferait l'effet d'un
byzantin et d'un raffiné ? Ses antithèses innombrables, tronc gi-
gantesque et petites feuilles, éeorce rude et mousses de velours,
acceptation des rayons et versement de l'ombre, couronnes pour
les héros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles des marques
d'afféterie, de corruption, de subtilité et de mauvais goût ?
Le chêne aurait-il trop d'esprit ? le chêne serait-il de l'Hôtel
de Rambouillet ? le chêne serait-il un précieux ridicule ? le
chêne serait-il atteint de gongorisme ? le chêne serait-il de la
décadence ? toute la simplicité, sancta simplicitas, se conden-
serait-elle dans le chou?» (Philosophie, II, 225.)
(1) On connaît le joli développement du poète sur la sobriété
en littérature. (Philosophie, II, 217-223.)
(2) CeB formules de modestie, d'une humilité peut-être exa-
gérée, ne gagnèrent rien sur les juges irrités de l'école classique.
En avril 1830, Géraud écrit : « Après de longs et pénibles
efforts, je viens d'achever enfin le prétendu drame que M. Vic-
tor Hugo a fait précéder d'une préface si arrogante. » (Un
homme de lettres, p. 257.)
(3) « Voici encore une contravention de l'auteur aux lois de
Despréaux. Ce n'est point sa faute s'il ne se soumet point aux
articles : Vingt fois sur le métier, etc., Polissez-le sans cesse, etc.
Nul n'est responsable de ses infirmités ou de ses impuissances.
Du reste, nous ferons toujours les premiers à rendre hommage
324 If PRÉFACE DR CROMWELL
cette peine ? Le travail qu'il perdrait à effacer les
imperfections de ses livres, il aime mieux l'em-
ployer à dépouiller son esprit de ses défauts (1).
à ce Nicolas Boileau, à ce rare et excellent esprit, à ce jansé-
niste de notre poésie. Ce n'est pas sa faute, à lui non plus, si
les professeurs de rhétorique l'ont affublé du sobriquet ridicule
de législateur du Parnasse. Il n'en peut mais.
Certes, si Ton examinait comme code le remarquable poème
de Boileau, on y trouverait d'étranges choses. Que dire, par
exemple, du reproche qu'il adresse à un poète de ce qu'il
Fait parler ses bergers tomme on parle au village ?
Faut-il donc les faire parler comme on parle à la cour ? Voilà
les bergers d'opéra devenus types. Disons encore que Boileau
n'a pas compris les deux seuls poètes originaux de son temps,
Molière et La Fontaine. Il dit de l'un :
C'est par la que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix...
Il ne daigne pas mentionner l'autre. Il est vrai que Molière
et La Fontaine ne savaient ni corriger ni polir. j> (Note de
Victor Hugo.) Ceci n'est pas une boutade, un lapsus calami.
C'est très réfléchi, puisque dans le manuscrit, V. Hugo a biffé
une première fois savaient, et l'a remplacé par voulaient, puis a
encore effacé ce dernier mot, pour rétablir savaient. — Pour
La Fontaine Terreur est manifeste, V. Hugo a pris au pied de
la lettre l'anecdote du fablier. — Même pour Molière, qui im-
provisait souvent, on peut discuter. Cf. mon Evolution, p. 356-
357. — DanB l'édition princeps, on lit à la place de cette
phrase, ceci : « c'est qu'il répugne à revenir après coup sur une
chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place
d'une tache, et il n'a jamais pu rappeler l'inspiration. . . 6ur
une œuvre refroidie. » (p. lxiii.) L'assertion du reste, est très
vraie. V. Hugo, « une fois sa page écrite et son vers ciselé, s'en
inquiétait aussi peu que s'ils avaient dû moisir éternellement
dans son tiroir, etc. » (Rochefort, II, 67-58).
(1) Heureusement, V. Hugo a fait exception à 8a règle,
TEXTE DE LA PRÉFACE 325
C'est sa méthode de ne corriger un ouvrage que
dans un autre ouvrage.
Au demeurant, de quelque façon que son livre
soit traité, il prend ici l'engagement de ne le
défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est
mauvais, que sert de le soutenir? S'il est bon,
pourquoi le défendre? Le temps fera justice du
livre, ou la lui rendra. Le succès du moment n'est
que l'affaire du libraire. Si donc la colère de la cri-
tique s'éveille à la publication de cet essai, il la
laissera faire. Que lui répondrait-il ? Il n'est pas
de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poète cas-
tillan, par la bouche de leur blessure,
Por la boca de sa henda (1).
lorsqu'il a publié dans l'édition ne varietur ses œuvres de jeu-
nesse. Nous avons vu, dans l'introduction, à quel curieux travail
de correction il soumettait sa pensée première. Il n'en est pas
moins vrai que Hugo signale ici une tendance très vraie de son
génie créateur. A dix-sept ans il constate déjà en lui-même une
certaine difficulté à corriger ce qu'il compose facilement ; il
écrit au secrétaire perpétuel de l'Académie des Jeux Floraux :
« J'avouerai, et vous n'en serez peut-être pas étonné, que ces
deux odes m'ont coûté plus de peine à retoucher qu'à composer. »
[Correspondance, p. 354.)
(1) Tout ce paragraphe est ajouté en marge du manuscrit.
me hablo
Con la boca de la herida.
Guillem de Castro, Afocedades del Cid, Journée II, scène 1 :
CHIMÈNE.
Ce sang seul saura vous dire ce que je ne puis exprimer ; c'est
326 LA PRÉFACE DE CROMWKLL
Un dernier mot. On a pu remarquer que dans
cette course un peu longue à travers tant de ques-
tions diverses, l'auteur s'est généralement abstenu
d'étayer son opinion personnelle sur des textes, des
citations, des autorités. Ce n'est pas cependant
qu'elles lui eussent fait faute. — « Si le poète éta-
blit des choses impossibles selon les règles de son
art, il commet une faute sans contredit ; mais elle
cesse d'être faute, lorsque par ce moyen il arrive à
la fin qu'il s'est proposée ; car il a trouvé ce qu'il
cherchait (i). » — « Ils prennent pour galimatias
tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur
permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de
ridicules ces endroits merveilleux où le poète, afin
de mieux entrer dans la raison, sort, s'il faut ainsi
parler, de la raison même. Ce précepte effective-
ment, qui donne pour règle de ne point garder
par lui que je vous demanderai justice. Je ne puis qu'y mêler
mes larmes. Je vis de mes propres yeux l'acier étincelant rougi
de ce sang noble. J'arrivai presque sans vie près de mon père
expiré ; il me parla par sa. blessure. La mort cruelle avait arrêté
ses paroles ; mais son sang a écrit ici mon devoir. » (Traduction
La Beaumelle.) — Peut-être Victor Hugo ne s'eet-il pas tout à
fait conformé à son adage. Car dans ses répliques à Nisard, il
semble bien avoir parlé « par la bouche de sa blessure ». Il in-
dique la cause de sa rancune dans son livre, Depuis Y exil t it,
346.
(1) Poétique, en. xxv : « av xà irpoç aux-ïjv ttjv xé^VTjv àôuvaxa
ireitoiTjxat, ^jxapxtjxai. AXX' opÔSx; e'^et û xuYxavet xoo xsXooç
xoo a6x^ç. » — a Après avoir cité cette remarquable obser-
vation, M. V. Hugo en a judicieusement rapproché uno pensée
de Boileau, » (Egger, Poétique {lS!Q)t p. 131.)
TEXTE DE LA PRÉFACE 327
quelquefois de règles, est un mystère de l'art qu'il
n'est pas aisé de faire entendre à des hommes sans
aucun goût. . . et qu'une espèce de bizarrerie d'esprit
rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les
hommes (1). » Qui dit cela? c'est Aristo te. Qui dit
ceci ? c'est Boileau. On voit à ce seul échantillon
que l'auteur de ce drame aurait pu comme un autre
se cuirasser de noms propres et se réfugier der-
rière des réputations. Mais il a voulu laisser ce
mode d'argumentation à ceux qui le croient invin-
cible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère
(1) « Boileau, il est vrai, ne parle pas tout à fait aussi nette-
ment que le laisserait croire cette habile citation, » dit Egger
(ibid.). La seule habileté de V. Hugo consiste à mettre le pluriel
là où Boileau parle au singulier ; à écrire des hommes sang goût,
quand Boileau écrit Perrault; à appliquer à toute la poésie ce
que Boileau dit de l'Ode. Mais les observations de Boileau ont
bien un caractère de généralité. Cf. son Discours sur VOde. —
Boileau emprunte cette théorie audacieuse à Longin : « uti
Ar,jjt.oa9sv7)<;, SeivoxaTOÇ wv èv xa7<; àvTtôiaeaiv, oux àe.t ttj ts^vti
èp.fxévEt, aXX' auxôç ^ivexat ^jyt\ iroÀÀaxtç. t> (Egger, Longini
qaœ supersunt, p. 232.) — L'éditeur rapproche de ce passage :
1° la pensée de La Bruyère : « 11 y a des artisans ou des habiles
dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils pro-
fessent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'in-
vention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent
de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles, si elles ne les
conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et
sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin,
toujours eurs et confirmés par le succès des avantages que l'on
tire quelquefois de l'irrégularité. > (Des ouvrages de l'esprit,
§ 61) ; 2° Art poétique, ch. iv, v. 78 ; 3° Taschereau, Histoire
de lavie et des ouvrages de MûUère^ 2« édition, p. 141.)
328 LA PRÉFACE DE CROMWELL
des raisons à des autorités ; il a toujours mieux
aimé des armes que des armoiries (i ).
Octobre 18<27 (2).
(1) Cf. pourtant Victor Hugo avant 1830, p. 28. — V. Hugo
ne dédaigne pas les armoiries : il a € décoré son blason de cette
devise assez hautaine :
Ego, Hugo,
de même que les souverains espagnols signent : Moi, le Roi. »
(H. Lucas, Portraits et souvenirs littéraires, p. 107.) « Il aimait
les titres, le faste, les costumes imposants. Il s'appela assez
longtemps le vicomte Hugo, et il voulut être pair de France.
M. Henry Houssaye avait remarqué à Haute ville-House ses
deux habits de pair de France et d'académicien, soigneuse-
ment conservés, avec ses décorations. J'y ai vu moi-même, en
place d'honneur, dans la cellule où il couchait, l'épée qui
complétait ces deux costumes. » (Larroumet, La maison de
Victor Hugo, p. 51.) On connaît le fauteuil des ancêtres à
Guernese.y (id., ibid., p. 37-39.) Son papier à lettres porte
longtemps une grande H surmontée d'une couronne de perles.
Cf. A. Houssaye, Confessions, t. V, Appendice, p iy. — On a
quelquefois plaisanté ses prétentions nobiliaires, et prétendu
qu'il ne remontait pas à l'antique maison des Hugo. Ce serait
tant pis pour lesdits Hugo. Et s'il restait quelque descendant
authentique de ces différentes branches, c'est lui qui aurait
intérêt à établir sa parenté avec V. Hugo.
(2) C'est exactement le 30 septembre 1827, d'après le ma-
nuscrit, que V. Hugo a commencé à écrire sa préface. — Le
24 septembre 1827, il écrit à Victor Pavie : « Dans quinze jours
vous recevrez Cromwell. H ne me reste plus qu'à écrire la pré-
face et quelques notes. Je ferai tout cela aussi court que pos-
sible ; moins de lignes, moins d'ennui. » (Correspondance, p. 67.)
— A la dernière page du manuscrit, après la table, V. Hugo,
méditant probablement déjà de nouvelles œuvres, met ceci :
« resver au resvoir. dit Rabelais. »
TABLE DES MATIERES
Liste des ouvrages le plus souvent cités. . . ; . v
AVANT-PROPOS '...... xi
INTRODUCTION.
ire partie : Influences subibs.
1. Les littératures anciennes {
2. L'Italie et Manzoni 5
3. L'Espagne * . , . . 10
4. L'Angleterre et Shakespeare 15
6. L'Allemagne et Schlegel 23
6. M-0 de Staël 30
7. Chateaubriand 38
29 partie : La préparation a la préface.
8. V. Hugo, rédacteur du Conservateur littéraire ; 44
I. Le Conservateur littéraire et le Journal d'un
jeune Jacobite de 1819. — II. Royalisme et Ca-
tholicisme; Libéralisme. — III. Le critique musi-
cal. — Le critique d'art. — Le critique litté-
raire : partialité et impartialité. — IV. Classicisme
et romantisme. — V. La critique dramatique.
9. V. Hugo et la Muse française 100
10. La Préface des Nouvelles Odes et le Journal des
Débats .'' è i05
330 TABLE DES MATIÈRES
3« partie : Les idées de la Préface .
il. La Préface est dans l'air ii3
12. Jugements sur la littérature française cIassiqn-3. . 117
13. La critique 123
14. Le grotesque 136
15. Le style de la Préface 145
16. Influence de la Préface ., . . . 149
Conclusion 161
TEXTE DE LA PRÉFACE, avec notes. •'.'.... 169
Paris-Poitiers. — Société Française d'Imprimerie et de LibpairJe.
■«..• '
«
, I
EN VENTE CHEZ LES MEMES EDITEURS
EMILE FAGUET
EMILE BOUTROUX
Membre de l' Institut, professeur à la Sorbonne
POUR QU'ON LISE- PLATON
Un volt me in-16, sixième mille, broché. . . 7 fr.
Les haines de Platon ; les Athéniens, la démocratie, les sophistes,
les poètes, les prêtres et les dieux. — Malgré ses haines. — Son
dessein général. — Sa métaphysique. — Sa morale. — Ses idées
sur l'art. — Sa politique. — Conclusions.
VICTOR DELBOS
Membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne
LE SPINOZISME
Cours professé à la Sorbonne en 1912-13
Un volume in-8° raisin, broché 5 fr.
Conditions générales de l'étude du spinozisme. — Principe de
l'unité de substance. — Dieu et ses attributs, ses modes. — Le dieu
de Spinoza. — L'âme humaine. - La nature humaine et la loi de
son développement. — Les affections humaines : servitude et
iberté de l'âme. — La vie éternelle. — Conclusion.
DE L'IDÉE DE LA. LOI NATURELLE
dans la science et la philosophie contemporaines
Un volume in-8° de 144 pages, broché. . . . 5 fr.
Reproduction du cours professé à la Sorbonne, dans lequel le
professeur a successivement étudié le problème de la signification
des lois naturelles, les lois logiques, les lois mathématiques, méca-
niques, physiques, chimiques, les lois biologiques, psychologiques
et sociologiques.
ANDRÉ JOUSSAIN
Docteur es lettres
EXPOSÉ CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE DE BERKELEY
Un volume in 8° jésus, broché 10 fr.
lre Partie. Le Système. — Théorie de l'abstraction. — L'im-
matérialisme. — La cause de nos sensations : Dieu. — La subs-
tance spirituelle. — La volonté. — La causalité. — Les rapports
de Dieu et des esprits : la finalité. — La doctrine des signes.
2e Partie. Les vues mystiques. — La Siris. — L'éther. — La
connaissance suprasensible. — Platon et Plotin. — Les hypostases.
3e Partie. Examen de la philosophie de Berkeley. — L'homme
et l'écrivain — L'attitude intellectuelle. — En quoi Berkeley
est-il de son pays ? — de son temps ?
m^rwm
srp
wl
■hé