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^
LA PUISSANCE
DES TÉNÈBRES
{SuM^ ^'M-, ^-drV)
DU MÊME AUTEUR
Katia. Traduction de M. le comte d'Hiuterive.
8<* édition, 1 volume in-18. Prix 3 fr.
A la Recherche du Bonheur. Traduit avec l'autorisa-
tion de l'auteur et précédé d'une préface par E. Hal-
périne, 6"- édition, l volume in-18. Prix... li fr.
La Mort. Traduit avec l'autorisation de l'auteur et
précédé d'une préface par E. Halpérine, 6* édition,
1vol. in-18. Prix 3 fr.
Deux Générations. Traduit avec l'autorisation de
l'auteur par E. Halpérine, 3^ édition, 1 vol. in-18.
Prix 3 fr.
Mes Mémoires. Enfance. — Adolescence. — Jeu-
nesse, traduit intégralement avec l'autorisation de
l'auteur, par E. Halpérine, 2'^ édition, 1 vol. in-18,
Prix 3 fr.
Polikouchka. Traduit avec l'autorisation de Tau-
leur par E. Halpérine. 4^ édition. 1 vol. in-18.
P'ix 3 fr.
COIVITE LËON TOLSTOÏ
LA PUISSANCE
DES TÉNÈBRES
DRAME EN CINQ ACTES
TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
PAR
E. HALPÉRINE
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PEURIN ET C'% LIBRAIRES-ÉDITEURS
3o, OL"AI DES CnAXnS-AUGUSTIXS, 35
1887
Tous droits réservés.
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AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Ce tout récent drame du comte Léon Tolstoï
offre un double intérêt : action serrée et poi-
gnante, description étonnamment exacte des
mœurs des moujiks dans leur propre langue,
si originale et si pittoresque. Cette fois, plus
encore que dans ses récits bibliques S le grand
romancier russe a voulu mettre à la portée des
paysans la morale qu'il continue à prôclier
avec la constance, on peut dire, d'un apôtre.
La Puissance des Ténèbres n'est déjà plus
une (l'uvre nationale, ni même populaire, au
i. A la Recherche du Bonheur, du comte Léon Tolstoï t-a-
duit parE. Halpérine. — Perrin et Cie, Éditeurs.
AVAXr-PUOPOS
sens le plus général du mot : c'est un drame
exclusivement paysan, dont la langue spéciale
ne saurait être toujours comprise par les « ci-
tadins », comme dit Tolstoï, confondant dans le
même dédain artisans et bourgeois.
La littérature russe possédait déjà, dans ce
genre, divers chefs-d'œuvre, tels que Les Récits
d'un chasseur de Tourguénef, des contes rus-
tiques de Reclietnikov, de Glicb Ouspensky,
de Dostoïevsky et de Léon Tolstoï lui-même,
oii la vie des paysans russes est étudiée avec
une simplicité véridique et saisissante. Quant
au drame populaire proprement dit^ il^ est di-
gnement représenté par les pièces d'Ostrovsky,
La Triste destinée de Pissemsky, Autour de
l'argent de Potiékhine, etc. ; mais nul, jus-
qu'ici, de l'aveu de la critique russe presque
tout entière, ne nous avait donné une impres-
sion aussi intense et aussi juste des ténèbres
qui pèsent sur l'esprit d'une partie des mou-
jiks.
AVANT-P?.OPOS
Dans la Puissance des Ténèbres, le comte
Tolstoï, faisant abstraction do toute velléité
A'i\v[. n"a eu d'autre but que lamoralisation des
masses; et, par une lieureuse contradiction,
lieureuse surtout pour ces « citadins » (ju'il
ignore délibérément, tandis que sa morale
a porté faux, ce drame édifiant s'est trouvé
être avant tout une merveilleuse œuvre d'art.
Les journaux russes ont conté, à ce propos,
une anecdote caractéristique. Comme Tolstoï
venait de lire son drame à des moujiks, l'un
d'eux fit observer que Nikita était bien niais de
se dénoncer ainsi lui-même, juste au moment
où il allait tranquillement recueillir le fruit
de ses crimes : ce n'était certes point là le but
que recherchait le moraliste. Les autorités
russes ont-elles redouté que cette œuvre, loin
d'amender les moujiks, ne fît que les endurcir?
Toujours est-il qu'elles viennent d'en interdire
la vente en librairie et la représentation au
théâtre.
AVANT-ruoros
Mais quel art. on revanche, quelle science
des plus obscurs replis de l'âme humaine,
quelle émotion , quel souci du vrai poussé
jusqu'à l'horreur ! Aucune autre littérature
dramatique peut-être n'offre l'exemple d'une
tentative aussi neuve et aussi hardie.
ACTE PREMIER
ACTE PREMIER
IMÎRSONNAGES :
PETR IGNATITCH. riche moujik, quaranle-Jeux ans, marié
011 secondes noces; nialaiiif.
ANISSIA. sa femme, trente-deux ans; coquettement habillée
AKOULINA. fille de Petr. du premier lit, seize ans; un peu
dure d'oreille, un peu idiote.
ANIOUTKA ', seconde fill^ de Petr, dix ans.
NIKITA. valet de ferme de Petr, vingt-cinq ans; coq de village.
AKIM, père de iNikila. cinquante ans. moujik d'assez pauvre
apparence; 1res pieux.
MATRENA. sa femme. cinq;iante ans.
MARINA, orpheline, vingt-deux ans.
(I. "action se passe en automne, dans un grand village. La scène rcpréient»
piniérieur d'une i^ba spacieuse, celle de l'ctr. PETR est assis sur uu banc, ei
ecou|:é à réparer des harnais. ANISSIA et AKOULIN.i tissent.)
1 . iJiminutif d'Anna.
LA PinSSANCE DES TENEBRES
SCÈNE PREMIÈRE
PETR, ANISSIA, AKOULINA
(Celles-ci chantent à l'unisbon.)
PETR (en regardant par la fenêtre).
Les chevaux se sont encore sauvés. Si on allait
tuer le poulain !... Mikita * ! Hé! Mikita ! Es-tu
sourd ?
(Il tend l'oreille; puis s'atli'essaiit aux babas :)
Assez chanté, vous autres : on n'entend rien.
La voix (le NIKITA file la cour).
Quoi ?
PETR
Rentre les chevaux !
LA. VOIX DE MKITA
Je vais les rentrer. Laisse-m'en le temps.
PETR (hochant la tête).
Ah! ces ouvriers !... Si j'avais ma santé, jamais
de la vie je n'en prendrais! Avec eux, rien que le
péché !...
(Il se lève, puis se rassied.)
1. PronoTiciaticn populaire du motNikita.
ACTE PREMIER
Mikita! Impossible de le faire venir. Allez-y donc,
quelqu'une de vous ; Akoulina, va les rentrer, toi.
AKÛULINA
Quoi? les chevaux ?
PETa
Que veux-tu que ce soit ?
AKOULINA
J'y vais.
(Elle sort.)
SCENE II
PETR, AXISSIA
PETR
Quel propre-à-rien, le petit !... Il ne sait pas se
rendre utile dans un ménage. Quoi qu'il entre-
prenne. . .
ANISSIA
Avec ça que tu es dégourdi, toi! Toujours à te
traîner du poêle ^ au banc... Tu ne sais que
bourrer les autres !...
1. Les poêles ties isbas russes sont assez larges et d'uae
chaleur assez modérée poar servir de lits aux moujiks.
LA PUISSANCE DKS TENEBRES
PETR
Si l'on ne vous bourrait pas, il ne resterait plus
une pierre de la maison au bout d'un an ! 0 vous
autres !...
AMSSIA
Tu veux qu'on fasse dix choses à la fois, et lu
grognes encore ! C'est facile de donner des ordres,
<|uand on est commodément étendu sur le poêle !
PKTR (soupirant).
Ah!... Sans celte maladie qui a jeté son grappin
sur moi, je ne le garderais pas un jour de plus.
La voix (I'aKOULIXA (derrière la scène).
Psè ! psè ! psè !...
(On eatead le poulain liennir. les clirvaux rentrer en galopant par la porte
cochcre, et la puite oocbère grincer sui ses gonds.)
PETR
Bavarder, c'est tout ce([u'il sait faire. Ma foi, non !
je ne le garderai pas.
ANISSIA (le contrefaisant).
•Te ne le garderai pas ! Je ne le garderai pas !...
Commence par mettre toi-même la main à la pâte,
et tu pourras parler, alors.
ACTE miK.MIEK
SCÈNE IIÏ
LES MÊMES, plus A KO U LIN A
AKOUI.INA (en entrant).
On a eu toutes les peines du monde à les iïiii-c
rentrer. C'est toujours le pommelé...
PETn
Et Nikita, où est-il ?
AKOLUNA
Nikita ?... Mais il s'est arrêté dans la rue.
PETR
Pourquoi s'est- il arrêté ?
AKOt'Ll.NA
Pourquoi s'est-il arrêté ? Il est en train de causer
là- bas derrière.
PETR
Impossible de rien tirer d'elle! Mais avec «jui
cause-t-il ?
AKOUH.NA (n'ayant pas entendu).
Quoi ?
(PETR, d'un geste désespéié, étend ia main vers AKOULIXA, qui va s'asseoir
à kon métier.)
LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE IV
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA
(Elle entre eu courant, et, s'adressant à sa mère.)
Le père et la mère de Mikita sont venus le voir.
Ils le retirent chez eux... Vrai comme je respire !
ANISSIA
Tu mens!
ANIOUTKA
Parole ! Que je meure de suite!.. (EUe rit.)
Je passe à côté de Mikita et voilà qu'il me dit :
« Adieu maintenant, qu'il dit, Anna Petrovna. Viens
donc chez moi t'amuser à ma noce... Moi, qu'il dit,
je vous quitte.. » Et il s'est mis à rire.
ANISSIA (à son mari).
Il se passe de toi ; voilà qu'il se disposait à te quit-
ter... « Je le chasserai I » qu'il disait...
PETR
Eh ! Qu'il s'en aille ! Est-ce (pie je n'en trouverai
pas d'autre !
ACTE PREMIER
ANISSIA
El Vargeut que tu lui as avancé !
(AnL-uska marche vers la porte, écoute un moment co qu'on dit, et s'en va.)
SCÈNE V
AMSSIA, PEIR. AKOULINA
PETR (frvjnçant les sourcils).
L'argent ? Eh bien! il lui servira l'été prochain.
ANISSIA
Ail oui 1 cela t'arrange, de le laiser partir. Ce sera
pour toi une bouche de moins à nourrir. Et moi,
l'hiver, je resterai seule à peiner comme un cheval !
Ta tille n'a pas grande envie de travailler, et toi, tu
ne bougeras pas de ton poêle : je te connais.
PETR
Qu'est-ce qui te prend, avant de rien savoir, de
faire ainsi aller ta langue pour rien ?
AXISSIA
La cour est pleine de bétail, tu n'as pas vendu la
vache ; tous les moutons, tu les as gardés pour Thi-
10 LA PnSSANCE DES TENEBRES
ver, il n'y aura jamais assez de fourrage et d'eau : et
tu veux laisser partir l'ouvrier?.. Moi je n'en ferai
point, du travail de moujik. Je m'étendrai consme toi
sur le poêle, et <|ue tout aille au diable ! Tu t'arran-
geras comme tu voudras!
PETR (à AKOULINA).
Ya donc au fourrage: c'est l'heure.
AKOULINA
Au fourrage ?... Soit!
(Elle passe ion caftan et se munit d'une corde.)
AMSSIA
Je ne travaillerai plus ; j'en ai assez. Je ne veux
plus rien faire. Travaille tout seul.
PETR
Assez ! Quelle enragée ! On dirait un mouton pris
de tournoiement !
ANIS.SIA
C'est toi-même qui es un chien enragé ! On ne
peut rien attendre de toi, ni travail ni plaisir. Tune
sais que tourmenter les gens. Failli chien, va!
PETR (crachant et s'habillant).
Pfou!... Dieu me pardonne! Je vais voir ce qui
se passe.
ACTE PHKMIER
ANISSIA (lui criant après).
Diable pourri 1 Gros nez !
SCENE VI
AMSSIA, AKOULIXA
AKOULINA
Pourquoi injuries-tu père?
AMSSIA
Va donc, sotte, tais-toi !
AKOULINA (s'approchant Je la porte).
Je sais bien pourquoi tu l'injuries... C'est toi la
sotte, chienne que tu es !.. .le n'ai pas peur de toi !
AMSSIA (se levantviveinenl et cherchant quelque chose pour la battre).
Prends garde que je ne t'assène un coup de ro-
gatch ' !
AKOULINA (ouvrant la porte).
Chienne, diablesse, voilà ce que tu es ! Chienne !
Chienne I Diablesse !
(Elle sort en courant.)
i. Longue fourche à pousser et à prendre les marmites dans
le poêle.
12 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE YII
ANISSIA, seule.
ANISSIA (songeant). ♦
« Tu viendras à mes noces », qu'il a dit. Qu'est-
ce qu'ils sont allés imaginer... le marier ? Prends
garde, Mikitka^ ! Si c'est là de tes manigances, je
ferai... Je ne puis vivre sans lui ; je ne puis le lais-
ser partir !
SCÈNE VIII
ANISSIA, NIKITA
(NIKJTA entre ea promenant ses regards autour de lui ; en voyant qu'ANISSIA
est seule, il s'approche vivement d'elle et lui dit à voix basse :)
NIKITA
Quoi, mon frère 2 !... Un malheur !... Mon père
est arrivé ; il veut me ramènera la maison. « Nous
1. Dimiautif de Mikila.
2. Traductiou littérale.
ACTE PREMIER 13
« allons enfin le marier, qu'il dit, et te garder chez
« nous. »
ANISSIA
Eh bien ! marie-toi ; qu'est-ce que cela me fait ?
MKITA
Ah ! c'est comme ça ! Moi qui cherchnis à arran-
ger l'affaire au mieux, et voilà qu'elle m'ordonne
de me marier. Et pourquoi ?...
(Avec un clignement d'œil.)
Tu as donc oublié ?...
ANISSIA
Hé ! marie-loi donc ! Qu'ai-je à faire de toi ?
MKlTA
Pourquoi donc cette mine hargneuse? Vois-tu?
Elle ne veut même pas que je la caresse ! Qu'as-tu
donc ?
ANISSIA
' Ce que j'ai ?... C'est que tu veux m'abandonner...
Et si tu veux m'abandonner, je n'ai que faire de toi.
Voilà tout ce que j'ai à te dire.
NIKITA
Assez, Anissia! Est-ce que je veux t'oublier ? Ja-
mais de la vie ! Absolument non, pour ainsi dire, je
ne t'abandonnerai pas... Je cherche, je cherche,
li LA PUISSANCE DES TENEBKES
Même si l'on me marie, je reviendrai ici, comme si
on ne m'avait pas ramené à la maison.
ANISSIA
Et que ferais-je de toi, si tu étais marié ?
NIKITA
Mais comment, mon frère ?... On ne peut pourtant
pas aller contre la volonté de son père.
ANISSIA
Tu rejettes cela sur ton père, et c'est toile coupa-
i)le. Depuis longtemps tu manigançais l'affaire avec
ta noiraude de Marinka ^ C'est elle qui t'a monté la
tête : ce n'est pas pour rien qu'elle est venue ici
liier.
NIKITA
Marinka ! J'en ai bien besoin, vraiment ! Assez
d'autres se pendent à votre cou !!..
ANISSIA
Alors pourquoi ton père est-il venu? C'est toi (pii
le lui as suggéré. Tu m'as trompée.
(Elle fond en larmes.)
NIKITA
Anissia, crois-tu eu Dieu, ou non ?... Mais, je ne
lai pas môme rêvé ! Absolument non, je ne sais
1. Diminutif de Marina.
ACTE.lMlKMlt:» *S
nen, je ne connais rien. C'est mon vieux, seul, qui a
pris cela sous son bonnet.
ANISSIA
Si tu ne veux pas, qui te contraindra?
MKITA
Mais je songe aussi à l'impossibilité de braver
l'iiutorité de mon père. Et cependant, non, je ne le
souhaite pas.
ANISSIA
Entêle-toi, voilà tout.
NIKITA
Eh bien ! il y en avait un qui s'est entêté. Alors on
lu fouetté au bailliage... Tout simplement. Moi, ça
ne me sourit guère. Un dit que ça chatouille.
ANISSIA
Assez plaisanté. Écoute, Nikita. Si tu épouses Ma-
rinka, je ne réponds pas de moi... Je me tuerai. J'ai
liéché, j'ai violé la loi; mais, à présent, impossible
d y revenir... Et si toi tu t'en vas, encore, je ferai...
NIKITA
Pourquoi m'en irais-je? Si je voulais m'en aller, il
y a longtemps que je serais parti. Naguère encore,
ivan Semenitch m'otîraitchez lui la place de cocher...
Et quelle vie!.. Mais je n'ai pas voulu, car je cal-
16 LA PUISSANCE DES TÉNÉB[ÎES
cule, pour ainsi dire, que je suis beau pour tout le
monde... Si tu ne m'aimais pas, alors cescraitautre
chose.
AMSSIA
Fort bien. Alors mets-toi bien ça dans la îête. Le.
vieux,— si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain,
— mourra; alors, pensais-je, nous effacerons nos
péchés, conformément à la loi, et tu deviendnis
maître à ton tour.
NIKITA
Pourquoi s'inquiéter de l'avenir? (Ju'est-ce que ci
me fait, à moi? Je travaille comme pour moi. Le
patron m'aime, et sa baba aussi. Et si la buha
m'aime, ce n est pas ma faute... Tout simplement.
A.MSSIA
M'aimeras-tu?
NIKITA (retreigiiaut).
Voilà comment... Commcsi tu étais dans mon
âme...
ACTE PKEMIEU 17
SCÈNE IX
LES MÊMES, plus MATRENA
(MATHENA entre en faisaal force signe de croix devant les icônes; NIKITA
et AMSSIA s'écartent vivement l'un de l'autre.)
MATRENA
Et moi, ce quej'ai vu, je ne l'ai pas vu; ce que j'ai
entendu, je ne l'ai pas eatendu. Il s'amusait avec une
petite baba? Eh bien! Un petit veau, ça s'amuse
aussi. Pourquoi ne pas s'amuser : c'est laff-tire de la
jeunesse... Toi, mon petit fils, ton patron te de-
mande dans la cour.
NIKITA
J'étais entré pour chercher la hache.
MATRENA
Je sais, je sais, mon ami, de quelle hache il s'agit.
Celte hache-là, c'est auprès des babas qu'on la cher-
che d'habitude.
NIKITA (se baissant et prenant la hache j.
Eh bien! ma petite mère, on est donc tout à fait
décidé à me marier? Moi, je trouve ça inutile. Et
puis, ça ne me tente pas trop.
d8 LA PLISSA>;CE DES TENEBRES
MATRENA
111 ! ih! Mou beau galant, pourquoi te marier?...
C'est le vieux qui le veut. Ya donc, mon fils, nous
arraugirons tout sans toi.
NIKITA
Étranges paroles! Tantôt on veut me marier, tan-
tôt non. Absolument non, je n'y comprends rien du
tout.
(Il sort.)
SCENE X
AiMSSlA, MATUENA
ANISSIA
Eh bien! tante Matrena, c'est donc vrai que vous
voulez le marier?
.MATHENA
Et avec quoi le marierait-on, ma petite baie? Tu
sais bien quel est notre avoir. C'est mon petit vieux
qui bavarde à tort et à travers, c Le marier ! Eh !
le marier! » Mais ce n'est point son affaire. Les clic-
vanx ne fuient pas l'avoine. On ne cherche pas ie
ACTE PUEMIER *^
bonheur quand on l'a. De même ici. Est-ce que joue
vois pas lie quoi il retourne?
AMSSIA
Eh bien ! ma tante Matrena, pourquoi me cache-
rais-je de loi? Tu sais tout. J'ai péché : j'ai aimé ton
lils.
MATRENA
Ahl (lucllc nouvelle m'annonces-tu là? Et la
tante Matrena qui l'ignorait!.. Hé! ma fille, lu tante
Matrena est rusée, rusée, archirusée ! La tante Ma-
U-ena, je te dirai, ma petite baie, voit sous la terre
à un archiue de prolondeur. Je connais tout, ma
petite baie. Je sais pourquoi les jeunes babas ont
besoin de paquets de poudre à faire dormir... Jen
ai apporté.
(Elle dénoue uq cjin de son châle et en tiie do petits païucts de papier.)
Ce qu'il ."aut, je le vois, et ce qu'il ne faut pas, je
ne lésais pas, je ne le connais pas. Voilà.. La tante
Matrena a été jeune, elle aussi, il m'a fallu vivre
aussi avec mon imbécile! Les 77 tours, je les con-
nais tous... Je vois, ma petite baie, que ton vieux va
tourner l'œil : et comment vivrait-il? Si on lui don-
nait un coup de fourche, il ne sortirait pas de sang.
Et voilà (ju'au printemi»s tu l'enterreras, sans doute.
Il le faudra bien, alors, prendre quelqu'un dans la
^^ LA PUISSANCE DES TÉNÈHRES
cour. Et mon iiis, pourquoi ne serait-il pas un
moujik? Il n'est pas pire que lesautres... Alors, quel
intérêt aurais-je à retirer mon fiJs d'un endroit où il
se trouve si bien? Suis-je donc l'ennemie de mon
propre enfant?
ANISSIA
Pourvu qu'il ne s'en aille point de chez nous?
MATRENA
Et il ne s en ira point, ma petite hirondelle. Tout
ça, c'est des bêtises. ïu connais mon vieux. Il n'a
pas la tête bien solide; mais lorsqu'il s'est une fois
mis quelque chose dans la caboche, c'est comme
bàli sur la pierre : impossible de l'arracher.
AiMSSIA
Mais comment l'affaire s'est-elle emmanchée?
MATRENA
Vois-tu, ma petite baie, le petit... tu sais toi-même
comme il aime les petites babas... Etpuis,ilest beau,
il n'y a pas à dire... Eh bien ! il vivait au chemin de
for. Là vivait aussi une jeune tille comme cuisinière.
Eh bien î elle s'amouracha de lui, cette petite fille.
A.MSSIA
Alarinka ?
ACTE PHE.VlIEll 21
MATRESA
Elle... qu'une paralysie la frappe !... S'est-il passé
entre eux quelque chose, ou non?... Mais le vieux
en eut vent. L'avait-il appris des gens, ou d'elle-
même?...
AXISSIA
Est-elle osée, la sale !
MATRENA
Il n'en fallut pas plus pour tourner la tête de mon
imbécile. « Marions-les, qu'il dit, marions-les, pour
couvrir le péché. Prenons, qu'il dit, le petit chez
nous et marions-le. » Je le raisonnai de toutes les
manières, mais que veux-tu?... « C'est bien, pensai-
je, c'est bien. Je vais le tourner autrement. » Les
autres, les imbéciles, ma petite baie, il faut savoir
jes manier; on commence par dire amen, quitte, au
dernier moment, à changer les choses à sa fantaisie.
La baba, sais-tu, pendant qu'elle tombe du poêle,
77 pensées lui traversent l'esprit : son vieux n'aurait
jamais le temps de tout deviner. « Eh bien! que
« je lui dis, mon petit vieux, c'est une chose à
« faire : seulement, il faut y réfléchir. Allons chez
(( notre fils, et nous prendrons conseil de Petr Igna-
titch. Queva-t-il nous dire? «Et voilà, nous sommes
venus.
LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
ANISSIA
Ho! Ho! ma petite tante, que faire alors? Et si
son père ordonne!
MATRENA
Ordonne ! Eh bien, sou ordre, on le mettra sous
la queue du chien. Ne t'inquiète pas, cela ne sera
point. Je veux tout à Theure, avec ton vieux, passer
au tamis toutes ses raisons : il n'en restera rien. Je
ne suis venue avec lui que pour la forme. Comment
donc ! notre petit fils vit dans le bonheur, attend le
bonheur, et moi, j'irais le marier avec une coureuse !
Quoi ! suis-je donc si sotte!
ANISSIA
C'est qu'elle a même osé accourir ici, cette Ma-
rinka! Croirais-tu, petite tante, en apprenant qu'on
allait le marier, c'a été comme si on m'avait planté
un couteau dans le cœur, la pensée qu'il pouvait
l'aimer!
MATRENA
Hi! Ih! ma petite baie, est-il donc un sot, ou
<iuoi? Irait-il aimer une traînée sans feu ni lieu?
Mikitka, dois-tu savoir, est un gars point bête. Pour
toi, ma petite baie, [n'aie aucune inquiétude; nous
ne voulons ni lemmener ni le marier. Vous nous
donnerez un peu d'argent et, ma foi, qu'il reste!
ACTE PiŒMlKU ^3
AMSSIA
Il me semble que si Nikita s'en allait, je ne vivrais
plus.
MATREN'A
Ça n'aurait rien d'amusant, en effet... Toi qui es
une baba encore florissante, tu peux vivre avec une
pareille horreur?
ANISSIA
Mais, petite tante, il me dé^'oùte, mon vieux,
ce chien à gros nez. Mes yeux ne coudraient même
pas le regarder.
MATRENA
Mais oui. c'est bien naturel... Regarde donc ceci...
{Baissant la voix et regardant autour d-elle) Je
suis allée, sais-tu, chez ce petit vieux chercher les
paquets de poudre. Il ma mis de ses drogues dans
les deux mains. Regarde donc... « Ceci, qu'il dit,
est une poudre à faire dormir. Avec un paquet, qu'il
dit, tu l'endormiras si profondément que tu pourras
même marcher sur lui... Et cela, qu'il dit, c'est une
dro"ue sans odeur, mais d'un effet terrible, si tu la
donnes à boire... En 7 fois qu'il dit, une pincée
chaque fois. Et il faut l'administrer ainsi jusqu'à
7 fois, et la liberté, qu'il d.t, te sourira bientôt. »
24 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
ANISSIA
Ho! ho! ho!.. Et qu'est-ce donc?
MATRENA
Aucun indice extérieur... Il a pris pour cela un
rouble. « Je ne peux pas la livrer à moins, qu'il
dit; car, sais-tu, il n'est point aisé de se la procu-
rer... )) Et je lui ai donné mon rouble, ma petite
baie, en disant : « Qu'elle la prenne ou non..., je
pourrai toujours la porter à Mikhaïlovna. »
ANISSIA
Ho! ho! Et sil en résulte quelque chose de mal?
MATRENA
Quel mal peut-il y avoir, ma petite baie? Passe
encore si ton moujik était un homme vigoureux,
mais il n'a qu'un semblant de vie; il n'est pas fait
pour vivre dans ce monde. Et il en est beaucoup, de
ceux-là.
AMSSFA
Ho! ho! ma pauvre petite tête!... J'ai peur, ma
petite tante, qu'il n'en sorte un malheur. Vraiment,
comment faire cela?
MATRENA
Eh bien ! on peut la reprendre !
ACTE PREMIER
ANISSIA
... Alors, ou la délaie dans Teau, comme l'autre?
MATRF.NA
Dans le thé, qu'il dit, ça vaut mieux. On ne s'a-
perçoit de rien, qu'il dit, et pas la moindre odeur,
rien! Ha! c'est un homme entendu, aussi!
AXISSIA (prenant les paquets).
Oh: ma pauvre petite tête! Ferais-je donc une pa-
reille chose, sans cette vie de bagne !
MATRENA
Mais n'oublie pas de me donner le rouble. J'ai
promis de l'apporter au petit vieux. 11 ne travaille
pas pour rien.
ANISSIA
Ça se comprend.
(Elle se dirige vers sa malle et y cache les paquets.)
MATRENA
Toi, ma petite baie, tiens-les bien cachés, pour
qu'on ne les trouve pas. Et si — Dieu garde! — il
arrive quelque chose, eh bien! c'est pour les ca-
fards. . .
(Elle prend le rouble.)
C'est aussi pour les cafards...
(Elle s'interrompt.)
LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE XI
LES iMÈMËS, plus PETR et AKI.M
(akim entre et se signe devant les icônes.)
PKTR (entrant et s'asseyantX
Eh bien! oncle Akim, que décidons-nous?
AKI.M
Pour Je mieux, Ignatitch. Pour le mieux... taie '...
Pour le mieux... Car, pour qu'il ne fasse pas... des
bêtises, pour ainsi dire... je voudrais... taie... le
prendre avec moi, pour ainsi dire, le petit... Et si
toi, pour ainsi dire, alors... taïè... on peut... Pour le
mieux.
PF.TR
Bien, bien. Assieds -toi et causons. (Akim sassied.)
Pourquoi donc?... Tu veux donc le marier .>
MATRENA
Le marier, nous avons bien le temps, Petr Igna-
titcJi. Tu connais notre pauvreté, Ignatitch. Com-
1. Mot populaire ; se dit. comme clw^e eu français, eu place
cl un terme qui ne revient pas à Tesprit.
ACTE PIJEMIELI -^
ment songer au mariage? Nous avons déjà assez de
peine à vivre. Quel mariage, alors!...
PETR
Décidez pour le mieux..
MATUKXA
Cl ne presse pas, le mariage ! C'est tout une affaire.
Ce n'est pas de la framboise, ça ne risque pas de se
gâter .
PET H
Eh bien ! si c'est pour le marier, il n'y a pas de mal.
AKIM
Je voudrais, pour ainsi dire... taïé...car, moi, pour
ainsi dire... taïé... un petit travail m'est venu, un tra-
vail qui m'arrange, pour ainsi dire...
MATRENA
Hé! Un joli travail : nettoyer des fosses Quand il est
rentré, hier, quelle odeur, quelle odeur! Pfou!
AKIM
C'est vrai que tout d'abord . . . taïè. . . ça suffoque pou r
ainsi dire; mais on s'y fait... c'est comme du marc,
pour ainsi dire, et, puis, on y gagne assez... Quant à
l'odeur, pour ainsi dire... taïè... nous autres, nous ne
devons pas y regarder de trop près : sans compter que
rieu n'empêche de se changer. Je voudrais, pour ainsi
28
LA PUISSANCE Dl'S TÉNÈBRES
dire, que Mikitka revienne à la maison, travailler
pour ainsi dire, travailler à la maison, tandis que
moi... taie.... je ferais ma besogne à la ville.
PETU
Tu veux garder ton lils à la maison ? C'est b.
Mais l'argent qu'il a reçu, comment ferez-vous?
len.
AKIJI
C'est juste, c'est juste, Ignatitch, ce que tu dis là
pour ainsi dire... taie... C'est la règle : quand on
s est engagé, on s'est vendu. Qu'il reste donc encore
pour ainsi dire; seulement... taie... il faut le ma-
rier... Pour quelque temps... taïè... laisse-le partir.
PETIi
Eh bien ! c'est faisable.
MATRENA
C'est que nous ne sommes pas du même avis. Je
t'avouerai, Petr Ignatitch, que je serai devant toi
franche comme devant Dieu. Décide toi-même entre
mon vieux et moi. Il s'entête : « Marier, marier!... »
Et avec qui « marier ? » demande-le lui donc !...
Si encore c'était une véritable fiancée !...Suis-je donc
ennemie de mon enfant ? Mais c'est que cette lille a
fauté.
AKIM
Oh! ça, ce n'est pas juste. C'est injustement...
ACTE PREMlEit 29
taïè... que tu calomnies cette fille ; injustement, car
cest précisément de mon fils qu'est venu le malheur
de cette fille, pour ainsi dire.
PETR
(Juel est donc ce malheur?
AKI.M
Mais c'est qu'elle était, pour ainsi dire, avec mon
fils Mikitka... taïè... pour ainsi dire, avec Mikitka,
pour ainsi dire... taïè...
MATlîENA
Laisse-moi donc parler à ta place ; ma langue est
j)l us déliée... Notre petit, avant de venir chez toi,
vivait, tu ne l'ignores pas, au chemin de fer. Et voilà
([uc, dans leur artei^ une fille se cramponna à lui,
tu sais, une pas-grand-chose : on l'appelle Marinka.
A présent, cette fille désigne notre petit comme celui
(•ui l'a trompée.
PETR
11 n'y a rien de bon là-dedans.
MATRENA
Elle a mal tourné; elle va chez les gens ; c'est une
coureuse.
i. Association d'ouvriers.
3U LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
A KM
Voilà que de nouveau, pour ainsi dire, ma vieille,
tu u'es pas... taie... et toujours, tu n'es pas... taie...
toujours, pour ainsi dire, pas... taie.
MATRENA
C'est tout le discours qu'on peut tirer de mon ai-
gle : « Taïè... taïè... » Quoi ? taïè?... Tu ne le sais
pas toi-même... Toi, Petr Ignatitch, ne t'en rapporte
pas à moi, interroge plutôt les gens sur cette lil!e, et
tu verras ce qu'on te dira. C'est une traînée sans feu
ni lieu.
PETJi (a Akiral.
Eh bien! oncle Akim, s'il eu est ainsi, pas néces-
saire de le marier. Une bru n'est pas un lapti', on
ne peut pas se l'ôter du pied (juand on veut, une
bru...
AKIM (s'ochauffant).
C'est offensant, ma vieille, pour la fille, pour ainsi
dire... taïè... offensant. Car c'est une très brave iille,
tiïè... très brave lille, pour ainsidire. J'aipitié d'c'.le,
j'ai pitié, pour ainsi dire, de la fille.
MATRENX
En voilà une vraie staritsa - Maremiama ^, qui se
I. ('Iiaus<ure.
-2. Féniitiin de slarels, ( rmite, religieux.
3. Saillie orthodoxe, dont la bonté a passé en proverbe,
comme, eu France, celle de Saint-Vincent-de-Faul.
ACTE PREMIER 31
désole du malheur duutrui, et (jui n'a rien àmani;rr
(iiez lui ! Il a pitié de cette tille, et pas de sou lils.
Noue-la donc autour de ton cou et [iromèue-toi
avec!... Assez do bêtises...
AKl.M
Non! ce ne sont pas des bêtises!
MATRE.NA
Laisse-moi tinir...
AKIM (rinterrompant. )
Non ! pas des bêtises! Toi, pour ainsi dire, tu tour-
nes toujours les choses à ton profit, — (jue tu parles
de cette lille ou de toi-même, — tu tournes Us
choses de Ion côté; mais Dieu, pour ainsi dire...
taie... les tournera du sien... De même ici...
MATKENA
Eh : avec toi, on n'aboutit ([u'àuser sa langue pour
rien.
AK1.\I
Une lille laborieuse, à l'àmefière, pour ainsi dire...
taïè... et pour notre pauvreté... taïè... c'est une
main de plus, pour ainsi dire; un mariage pas trop
cher... Mais le principal, c'est l'offense laite à la
jeune tille, pour ainsi dire... taïè... une orpheline ;
voilà, cette jeune lîlle... une offense.
32 LA PUISSAiNC:-: DES TE.NEBUKS
MATRENA
Il y en a beaucoup (jui en disent autant.
AMSSIA
Toi, oncle Akim, si tu nous écoutes, nous autres,
femmes, nous t'en dirons de belles*.
AKIM
Et Dieu? Et Dieu ? N'est-e'lc pas, elle aussi, un
être humain, pour ainsi dire... taïè... un enfant de
Dieu ? Et toi, Petr, (ju'en dis-tu ?
MATUENA
Ah ! il n'en finira pas !...
PETR
Eh bien! oncle Akim, il ne faut pas toujours les
croire, ces lilles-là. Mais le petit, il est encore de ce
mjnde, il est ici; qu'on lui envoie demander si
c'est la vérité. Il ne tuera pas une âme. Appelez-le
donc, le petit.
(Anissia se lève).
Dis-lui donc que son père l'appelle .
(Anissia sort.)
ACTE PREMIER '^l
SCÈNE XII
LES MÊMES, moins ANISSIA
MATRENA
Voilà qui est jugé, comme s'il nous avait jeté de
Teau *. Que le petit prononce lui-même. Aussi bien,
de notre temps, on ne peut marier les gens par
foi'cc; et il faut bien lui demander son avis. Il ne
voudra, pour rien au monde, l'épouser, se charger
d'une telle honte. Je suis d'avis qu'il reste ici, à
servir sou maître. Quant à le prendre pour l'été,
c'est inutile aussi... Toi, tu nous donneras dix rou-
bles et tu le garderas chez toi.
PETR
Çà, nous verrons. Il faut procéder par ordre, finir
une chose avant d'en entamer une autre.
AKIM
Moi, pour ainsi dire, j'ai dit, Petr Ignatitch, je
voulais dire. .. taïè..., il arrive qu'on arrange ses
affaires sans songer à Dieu... taie... On s'imagine
faire mieux, ainsi, et voilà qu'on a craché sur son
propre cou, pour ainsi dire. On simagine faire
i. Allusion à rusa<:;e de jeter de l'eau sur les chiens qui se
Lalteiit pour les séparer.
:!V LA PUISSANCE DES TENEBRES
mieux, et voilà qu'eu dehors de Dieu tout va de
mal en pis.
TETR
Cela va de soi : il ne faut pas oublier Dieu.
AKIM
Voilà que tout va de mal en pis ; mais si on
agit suivant l'équité, et dans le sens de Dieu, alors..-
taïè... on a lieu de se réjouir. C'est pour({uoi j'ai
pensé, pour ainsi dire : « Je vais le marier, pour
ainsi dire, le petit,... le petit, pour le laver du
péché, pour ainsi dire ; lui, à la maison... taïè...,
selon l'usage, et moi, pour ainsi dire... taie .. oc-
cupé à la ville, à ce petit travail qui me va, et (jui
rapporte. » D'après la volonté de Dieu, pour ainsi
dire... taïè... il vaut mieux... une orpheline, pour-
tant... Par exemple, l'été dernier, on a, de la même
façon, volé du bois chez le gérant : on a pu tromper
le gérant, mais Dieu, pour ainsi dire... taïè... on ne
l'a pas trompé. Eh bien I... taïè... voilà...
SCÈNE XIII
LES MÉ.MES, plu.s NIKITA et ANIOUTKA
NIKITA
On m'a demandé ?
(il s'assied et sort son tabac.)
ACTE PREMIEU 35
1>ETR (doucement, et avec une expression Je reproche).
Eli bien 1 Tu ignores donc les usages ? Ton père
to lait venir, et toi, tu t'amuses avec du tabac, et tu
fassieds !... Lève-toi et viens ici.
(nIKITA se lève et s'approche de la table, à laquelle il s"appuie
avec un sourire dégagé.)
A KLM
Il m'est reveuu, pour ainsi dire... taïè... contre
toi, Nikitka, une plainte, pour ainsi dire...
MKITKA
De qui, une plainte ?
AKIM
La plainte d'une jeune fille, d'une orpheline,
pour ainsi dire... une plainte... d'elle, pour ainsi
dire... la plainte contre toi de cette même Marina,
pour ainsi dire...
NIKITA (avec un sourire).
Drôle, ma foi ! De quelle nature, celte plainte ?
Qui t'a dit cela, serait-ce elle-même, ou quoi ?
AKI.M
Moi, maintenant... taïè... je t'interroge, et toi,
pour ainsi dira... taïè... tu dois me répondre. T'es-tu
lié avec cette jeune lille, pour ainsi dire... c'est-à-
dire, t'es-tu lié avec elle, pour ainsi dire ?
36 LA PUISSANCE DES TEiNÈBltES
NIKITA
Je ne comprends absolument pas ce que vous me
demandez.
AKIM
Pour ainsi dire, des bêtises... taïè... des bêtises,
y en a-t-il eu dcsbêlises, entre vous, pour ainsidire?
NlKlTA
Beaucoup. Avec une cuisinière , on plaisante
(|uand on n'a rien de mieux à faire, on joue de
l'accordéon, tandis (ju'clle danse; et sais-je quelles
bêtises encore ?
PETR
Toi, Nilvita, ne fais pas le malin. Et ce que ton
père te demande... réponds-lui sans délours.
AKIM (solennellement).
Nikita, tu peux cacher (pielque chose aux gens,
mais à Dieu, tu ne peux rien lui cacher... Toi,
Nikita, pour ainsi dire... taïè... ne t'avise pas de
mentir. Une orpheline, elle, pour ainsi dire, qu'on
peut ollenser impunément... une orpheline, pour
ainsi dire .. Et parle pour le mieux.
NIK'TA
Mais puisqu'il n'y a rien à dire ! J'ai dit absolu-
ment tout, car il n'y a rien à dire!
ACTE PliEMIEU
(^S'échauffan'..)
Elle pourrait en conter. On dit ce qu'on veut,
comme sur un morl... Pourquoi n'a-t-elle point
parlé de Fedka .Mikiclikine ? Quoi donc! On ne
pourra plus maintenant plaisanter un brin ? Elle,
elle peut dire ce qu'elle veut.
AKIM
0 Mikitka, prends garde! Le mensonge se décou-
vrira : est-ce arrivé, ou non?
MKITA (à part).
Les voilà qui s'accrochent à moi, ma foi! J"ai beau
leur dire ^lue je ne sais rien, que je n'ai rien eu avec
elle.
(Haut, avec colère.)
Mais, par le Christ, que je ne puisse plus bouger
de cette planche...
(n fait >m signe de crois.)
Je ne sais rien !
(Un sileuce. Pais NIKITA reprend, avec plus d'emportement
encore :)
Mais qu'est-ce donc ? Vous avez imaginé de me
marier avec elle; qu'est-ce donc, vraiment? Un vrai
scandale! Eh ! il n'y a pas de loi qui permette aujour-
d'hui de marier les gens par force! Tout simplement...
D'ailleurs, j'ai juré(|ue je ne savais rien de rien.
38 L\ PUISSANCE DES TENEBRES
JIATliliiNA (a suu uiarij.
Voilà bien ta caboche d'imbécile ! Tout ce qu'on
lui conte, il le croit. Il tourmente pour rien le petit.
Il vaut mieux qu'il vive comme il vit, chez le patron.
Et le patron nous donnera, pour nos besoins, dix
roubles. Et nous attendrons ainsi que le temps soit
venu.
PETR
Eh bien! que décidons-nous, oncle Akim?
AKIM (à son fils, après avoir fait claquer sa langue).
Prends garde, Nikita. Une larme de l'oirensée...
... taie... ne tombe pas à côté, mais toujours sur la
tête de l'homme qui l'offensa. Prends garde qu'il
n'y ait rien !
NIKITA
Mais, à quoi prendre garde? Prends garde toi-
même.
(il se rassied.)
AMOUTKA
Faut aller dire à maman.
(Elle sorh.)
ACTE PREMIER 39
SCÈNE xiy
PETR, AKl.M, MATRENA, NIKITA,
MATRENA a PETH).
C'est toujours coramp ça, Petr Ignatitch. C'est un
maniaque : quand il se fourre quelque chose dans
la tùte, impossible de l'en déloger... Seulement, on
t'a dérangé pour rien. Et comme le petit vivait,
qu'il vive; garde le petit; c'est ton serviteur.
PETK
Eh bien! Que décidons-nous donc, oncle Akim?
AKIM
Eh bien! moi... taïè... je ne veux pas forcer le
petit, pourvu que... taïè... je voulais seulement,
pour ainsi dire... taïè...
MATRENA
Que baragouines-tu là, voyons? Tu ne le sais pas
toi-même. Que le petit vive comme il vivait: lui-
même il ne veut pas s'en aller. Et puis, que ferions-
nous de lui? Nous saurons bien nous arranger tout
seuls.
PETR
Un mot, oncle Akim. Si tu le prends pour l'été,
40 LA PUISSANCE DES TENÈBKES
moi, je n'en ai pas besoin pour l'hiver. S'il doit
vivre ici, c'est pour l'année entière.
MATUENA
Il s'engagera aussi pour l'année entière. Chez nous
si, au moment des travaux, nous avons besoin
d'aide, nous louerons quelqu'un... Quant au petit,
qu'il vive ici ; et tu nous donneras tout de suite dix
roubles...
PETR
Donc, pour une année encore,
AKIM (avec un soupir).
Eh bien ! puisquec'est comme ça... taie... puisque
c'est comme ça, pour ainsi dire, alors, soit !... taïè...
MATRENA
Encore une année, à partir du samedi de la Saint-
Dmitri. Tu ne nous feras pas tort ; et les dix rou-
bles, donne-nous les de suite ; oblige-nous.
(l'Ile se lève et salue.)
ACTE PUKMEH
SCÈNE XV
LES MÊMES, plus ANISSIA et ANIOUTKA
(AXISSIA s'assied à Técart.)
PETR
Eh bien ! c'est entendu. Allons au traktir ^ boire
un coup ; allons, oncle Akim, boire un peu de
vodka.
AKIM
Merci, je ne prends pas d'alcool. Je n'en bois pas.
PETR
Eh bien! tu boiras du thé.
AKIM
Du thé,çà... je pèche volontiers.. Du thé, came va.
PETU
Et les babas prendront aussi du thé. Toi, Mikitka,
va ramener les moutons et ramasser la paille.
XIKITA
C'est bien.
(Tous sortent, à l'exception de NIKITA. Il se fait nuit.)
l. Cabaret.
LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE XYI
NIKITA, seul.
NIKITA (allumant une cigarette^
Vois-tu comme ils s'accrochaient à moi ! « Dis et
dis comment tu t'es amusé avec les lilles ! » Ces
histoires-là, ce serait trop long à raconter. « Épou-
se-la ! », qu'il dit. Si je les épousais toutes, j'en au-
rais des femmes ! Qu'ai-jedonc besoin de me marier!
.le ne vis pas moins bien qu'un homme marié ; les
gens m'envient... Je me suis senti comme poussé,
quand j'ai fait le signe de la croix devant l'icône.
Gomme ça, j'ai tout lini d'uu seul coup. On dit qu'on
a peur de jurer faux... Des bêtises, tout cela, des
mots. C'est très simple.
SCÈNE XVII
NIKITA, AKOULINA
(AKOULLNA entre, pose la corde, otc son caftan et se dirige vers le
cabinet noir.)
AKOULINA
Tu aurais pu au moins allumer une lampe.
ACTE l'REMIEH 43
NIKITA
Pour te regarder? Je n'ai pas besoin de lumière
pour te voir.
AKOULINA
Ail! va donc !
SCÈNE XYIII
LE s M É M E S. plus AN 1 0 U T K A
ANIOUTKA
(Elle entre en coura-it. A NFKITA, à voix basse :)
Mikitka, va donc vite; quelqu'un te demande, vrai
comme je respire.
NIKITA
Qui donc ?
ANIOUTKA
Marinka, du chemin de fer. Elle est là, derrière
le coin.
NIKITA
Tu mens !
ANIOUTKA
Vrai comme je respire.
4't LA PUISSANCE DKS TKNÈB^^ES
n;kita
Que me veiiL-elle ?
ANIOUTKA
Elle veut <[ue tu viennes. « Je n'ai, qu'elle dit,
(fu'un mot à dire àMikitka. » Je lui ai demandé quoi,
elle ne l'a pas dit. Elle m'a demandé seulement s'il
était vrai que tu nous quittes; et moi j'ai répondu que
non, que ton père voulait bien t'emmener et te ma-
rier, mais que toi tu avais refusé, et que lu restais
encore une année. Et alors elle m'a dit : « Envoie-
le donc ici, au nom du Christ. Il faut absolument,
qu'elle dit, que je lui dise un mot. » Elle attend de-
puis longtemps. Va donc la trouver.
NIKITA
Oh! qu'elle reste avec Dieu ! Qu'irais-je faire?
AMOUTKA
Elle a dit: « S'il ne vient pas, j'irai moi-même le
voir dans l'isba; vrai comme je respire, j'irai! »
qu'elle dit.
MKITA
Ma foi! quand elle aura assez attendu, elle s'en
ira.
AMOUTKA
« Peut-être qu'on veut le marier avec Akoulina! »
qu'elle dit.
ACTE PKEMIEU
AKOULINA
(Kllf se dirige tiii eoîe de MKITA p'. ur jirendrc son métier.)
Qui... marier avec Akouliua?
AMOLTKA
Mikitka.
AKOL'U.NA
Ail! vraiment? Et qui dit cela?
NIKITA
Voilà : c'est le monde qui le dit.
(il la regnrde en souriant.)
Eh bien! Akoulina, m'épouserais-tu?
AKOLLI.VA
Toi?... Avant, peut-être ; maintenant, non.
NiKITA
Et pourquoi ne m'épouserais- tu pas, maintenant?
AKÛL'LIXA
Parce que tu ne m'aimerais pas.
KIKITA
Et pourquoi?
AKOVLINA
On ne te le permettrait pas.
(Kilo rit.)
W LA PUISSANCE DES TENEBRES
NIKITA
Qui ne le permettrait pas?
AKOULIN'A
Mais la marâtre... Elle ne cesse de l'aire des scènes
et de te surveiller de près.
NIKITA (riant\
Vois-tn? Elle a l'œil ouvert.'...
AKOUU.NA
Moi? Pourquoi, l'œil ouvert?... Je ne suis pas
aveugle, voilà tout. Aujourd'hui, l'a-t-elle assez in-
jurié, l'a-t-ello assez injurié, le père, cette sorcière
à face bouffie!
(Elle entre daiisl:" cabine'i, noir.)
AMOUTKA
Nikita, viens donc voir,
(Elle regarde par la fenêtre.)
Elle vient... La voici, vrai comme je respire. Je
m'en vais.
(Elle sort.)
Ar.TE PRFMIRR 47
SCÈNE XIX
MKITA. AKOULINA (aaus le cabinet), MARINA
MARLV'A er.uaal).
Et moi? Qu'en rais-tudoiic?
NIKITA
Ce que j'en fais? Rien.
MARINA
Tu veux me renier?
îs'lKlTA (se levant avec huiueur).
Qu"est-ce que cela signifie? Pourquoi es-tu venue?
MARINA
Ah! Nikita!...
NIKITA
Que vous êtes drôles, ma foi!... Pourquoi es-tu
venue?
MARINA
Mkita :
NIKITA
Eh bien, quoi ! Xikita !... Nikita je suis : ([ue me
veux tu ? Va-l'eD, <[ue je te dis!
LA PUISSANCE DES TÉNÈBHES
MAIUNA
Gest cela, je vois que tu veux m' abandonner ; ne
te rappelles-tu pas?...
NIKITA
Quoi me rappeler ?... Elles ne le savent pas elles-
mèuies. Tu te mets derrière le coin, tu dépêches
Anioutka... J'ai refusa de me rendre à ton appel,
c'est que je n'ai que faire de toi, tout simplement.
Eli bien! alors, va-t'en.
MA BINA
Tu n"as plus que l'aire de moi, maintenant! J'ai
cru que tu m'aimerais... Et à présent que tu m'as
perdue, tu n'as plus que l'aire de moi !
MKITA
Tu parles pour rien. C'est bien inutde... Tu en as
conté à mon père. Va-t'en, je te prie !
MAUI.NA
Tu sais bien toi-même que je n'ai aimé personne
que toi. Que tu m'épouses, ou non, je ne t'en vou-
drai pas... Je n'ai jauiais eu aucun tort envers toi :
pourquoi ne m'aimes-lu plus ? pourquoi?
NlKlTA
Assez versé de vide dans le videi ! Va-t'en. Quelle
folle !
1. Ctsl à direba\arJei-. TraJucliou KUérale.
ACTK PHKMIKH 49
MAHINA
Cequirae peine, c'est, non que tu m'aies promis
le mariage, mais que tu ne m'aimes plus, et, plus
encore, que tu me quittes pour une autre; pour (jui,
je le sais bien.
NIKITA (s'approchant d'elle, avec colère).
Hé : avec vous autres femmes, à (juoi bon raison-
ner? A'ous ne comprenez aucune raison... Va-t'en !
que je te dis. Nappelle pas un malheur.'
-MARINA
Un malheur: Eh bien ! quoi? Tu me l)attras? Là-
bas... Mais pourquoi détournes-tu ton museau? Eh!
Kikila!
XIKITA
Parce 'que ce n'est pas bien. 11 peut \enir du
monde. Pounpioi ce bavardage inutile?
MAlilXA
Donc, tout est fini! Le passé s'est envolé : tu veux
que je l'oublie... Eh bien! Xikita, rappelle-toi. J'a-
vais gardé mon honneur de jeune lille mieux (jue
mou œil. Et tu m'as perdue pour rien, tu m'as trom-
pée. Tu n'as pas eu pitié d'une orpheline.
(Elle pleure.)
Tu m'as reniée; tu m'as tuée : mais je n'ai aucun
ressentiment contre toi. Va avec Dieu! S: ;u trouves
50 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
mieux, tu m'oublieras; sinon, tu te souviendras de
moi. Tu te rappelleras. Nikila, adieu, puisque c'est
ainsi... Oh! comme je t'aimais! Adieu pour la der-
nière l'ois!
(Klle veut l'étreindro clans ses br.is, et lui prend la tête.)
NIKITA (se dégageant avec violcce).
Oh ! ces femmes!... Si tu ne veux pas t'en aller,
c'est moi qui m'en irai. Reste ici.
MAniN'A (éclatant).
Bête fauve que tu es !
(Elle se dirige vers la porte; se retournant :)
Dieu ne te donnera pas le bonheur!
(Elle sort on pleurant.)
SCÈNE XX
NIKITA, AKOULINA
AKOULl.NA (sortant du cabinet noir).
Quel chien tu es, Nikita I
NIKITA
Pourquoi donc ?
ACTE PREMIER 51
AKOULIXA
Comme elle a hurlé!
NIK«TA
Est-ce que cela te regarde, toi?
AKOOLINA
Si cela me regarde ? Tu l'as torturée ! Tu me
traiterais de la môme façon... Cliien que tu es!...
(EUc rentre dans le cabinet noir.)
SCÈNE XXI
NIKITA seul.
NIKITA (après un silence).
En voilà une dégoûtée ! J'aime bien ces babas :
elles sont d'abord comme du sucre ; mais quand tu as
péché avec elles, malheur !
FIN DU TREMIE M ACTE
ACTE II
ACTE 11
PERSONNAGES :
PETR.
ANISSIA.
AKOULINA.
ANIOUTKA.
NIKITA.
MATRENA.
MARFA, sœur de PETR.
LA COMMÈRE, voisine dANISSIA.
LA FOULE.
(La scèric représente la rue, avec l'isba de Petr. A gauche du
speccaleur, une isba avec un vestibule précédé d'un perron ; à
droite, une porte cochère et une partie de la cour.
En'.re ie premier et le deuxième acte, six mois se sont passés.)
L,\ PUISSANCE DKS TKNKBUES
SCÈNE PREMIÈRE
ANISSIA (seule dans la cour, occupée à broyer du chanvre),
ANISSIA (s'aiTctant et tendant l'oreille).
Il grogne encore; il doit être descendu ^e sou
poêle.
SCÈNE II
ANISSIA. AKOULINA
(akoULINÂ entre avec deux seaux accrochés aux deux bouta
d'une palanche.)
ANISSIA
Il appelle. Euteuds-tu comme il cric! Va donc
voir ce qu'il veut.
AKOCI.INA.
Et toi, donc!
ANISSIA
Va, on te dit!
(Akuulina entre dans l'isba.)
ACTE II r,7
SCÈNE III
A NI s s LA, seule.
ANISSIA
Il in"a exténuée, il ne veut pas me dire où est
l'argent : impossible. Hier, il était dans le vestibule.
C'est là qu'il doit l'avoir caché... Où est maintenant
l'argent, c'est ce que je ne sais plus. 1! a toujours
peur de s'en séparer; mais il le tient, bien sur, dans
la maison : pourvu que je le trouve!... Il ne l'avait
pas sur lui hier; je ne sais plus maintenant où il le
tient... Il m'a exténuée, brisée.
SCÈNE IV
ANISSIA, AKOULINA
(aKOULIXA entre en nouant son fichu.)
ANISSIA
Où vas -tu?
AKOULINA
OÙ? Mais il m'a ordonné d'aller chercher la tante
Marfa. « Appelle ma sœur, qu'il dit, je vais mourir,
qu'il dit; il faut que je lui dise un mot. »
58 LA PlISSANCE DES TENEHRES
ANISSIA (a pari).
Il envoie chercher sa sœur. Oh 1 ma pauvre petite
tête! Ho! Ho!... C'est à elle qu'il veut sans doute le
donner. Que dois-je faire? Ho !...
(a akoulixa :)
N'y va pas!... Où vas-tu?
AKOL'LINA
Chercher la tante.
AMSSU
N'y va pas! je te dis. J'irai moi-même. Et toi,
prends le linge et va-t'en au ruisseau, autrement tu
n'aurais pas le temps.
AKOILLN'A
Mais il me l'a ordonné!
ANISSIA
Va où je t'envoie! Quand je te dis que j'irai moi-
même chez Marfa! N'oublie pas de prendre les che-
mises sur la haie.
AKOL'LINA
Les chemises? Et toi, tu ne pourrais pas y aller?...
Il l'a ordonné!
ANISSIA
Je te dis que j'irai à ta place! Où est Anioutka?
S3
ACTE II
AkOLLI.VA
Anioulka? Elle garde les veaux.
AMSSIA
Envoie-la-moi ici. Ils ne se sauveront pas.
,AK0CLIN"A prend le linge et sert.)
SCÈNE V
AN I s SI A. seule.
AXFSSIA
Si je n'y vais pas, il m'injuriera; si j'v vais, il
donnera tout Tai-gent à sa sœur : et toutes mes
peines seront perdues. Que faire?... Je ne le sais pas
moi-même... La tête me tourne!
(Elle ccatinue à broyer son chanvre.)
SCENE VI
AMSSIA. -MATRENA
MATRE.VA (entrant avec eu bâton et un petit pa.^uet, conimp pour
•lier en Yorage . " r^ui
Que Dieu t'assiste, ma petite baie !
r, ) LA PUISSANCK DES TÉNÈB tKS
ANISSIA
(Elle regarde autour d'elle, quitte son travail et bat des mains
en signe de joie.)
Voilà ce que je n'espérais pas, ma petite tante. Tu
arrives bien à propos.
MATRENA
Qu'y a-t-il?
AMSSIA
Je ne sais plus oîi donner de la tête... Malheur!
MATRENA
Quoi donc?... Il vit encore, m'a-t-on dit.
ANISSIA
Ne m'en parle pas! Il vit sans vivre et meurt sans
mourir.
MATRENA
L'argent! LVt-il donné à quelqu'un?
ANISSIA
Il vient d'envoyer chercher Marfa, sa propre sœur.
Il s'agit sans doute de l'argent.
MATRENA
Évidemment... Pourtant, ne l'aurait-il pas déjà
donné à une autre ?
ANISSIA
A personne ! Je l'épie comme un milan.
ACTE H 01
MATIŒNA
Mais où le tient-il?
4X1SSIA
Il ne le dit pas, et je n'ai pas pu le savoir. Il le
déplace sans cesse d'une cachette à l'autre; et puis
je suis jjêiiée par Akoulina : toute sotte qu'elle est,
elle épie aussi. 0 ma pauvre petite tête ! Je sui>
brisée !
MATRE.NA
Ma petite baie, ce n'est pas entre tes mains qu'il
laissera l'argent; et tu en pâtiras toute la vie. Ils te
chasseront de la cour sans un kopek, et voilà qu'a-
près avoir peiné, peiné tout ton siècle, ma chère, avec
ton détesté, il te faudra, une fois veuve, len aller
mendier tun pain.
ANISSIA
Ne m'en parle pas, tante. Tout mon cœur en est
sens-dessus-dessous, et je ne sais que faire, et per-
sonne à consulter. J'en ai parlé à Xikita, mais il a
peur de se mêler à une pareille affaire. Il m'a seule-
ment dit hier que l'argent se trouvait sous le par-
([uet.
MATnEXA
Et tu as cherché?
ANISSU
On ne peut pas : il est 'lui-même toujours là. J'ai
Oi LA PlISSANCE DES TPZNEBIIES
remarqué que tantôt il le portait sur lui, tantôt il le
cachait.
MATlîENA
Rappelle-toi, ma fille... Si tu as une seule défail-
lance, tu en pâtiras tout ton siècle...
(Baissant la voix.)
Eli bien ! lui as tu donné du thé fort?
ANISSIA
Ho! Ho!...
(Elle va pour répondre, mais, en apercevant la voisine,
elle se tait.)
SCÈNE VU
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
LA COMMÈRE
(Elle passe près de l'isba, et écoule les cris qu'on entend dans
l'intérieur. A ANISSIA :)
Goramère, Anissia, hé ! Anissia ! C'est bien le tien
([ui t'appelle.
A^ ISSIA
Il tousse toujours comme ça : on dirait qu'il crie.
Il ne va pas bien.
ACTE 11 03
LA COMMÈRE (s'approchant de MATRENAj
Bonjour, baouchka * ! D'où famène Dieu ?
MATRENA
Mais de ma maison, ma ciière. Je suis venue [iren-
dre des nouvelles de mon Jils, et lui apporter des
chemises. Mon enfant, ([uoi, lu sais; je le soigne...
LA COMMÈRE
Mais c'est bien naturel.
(a amssia : )
Je voulais, ma commère, blanchir le rouge; mais
je vois que c'est encore trop tôt : les gens n'ont pas
encore commencé.
AMSSIA
Et pourquoi se presser?
MATRE.NA
Eh bien ! lui a-t-on déjà administré le viatique?
AXISSIA
Gomment donc ! Hier est venu le pope.
LA COMMÈRE
Moi aussi je l'ai vu hier, ma petite mère... Qu'il
est faible! ^Comment son âme peut-elle encore tenir
au corps?... La veille, ma petite mère, il se mourait
i. Contraction populaiic pour babouchka, grand'incre.
Oi LA FUlSSAiN'Ci: DKS TENEHRES
tout à fait. On le mit au-dessous des icônes; on le
pleurait même déjà, et l'on commençait à le laver.
ANISSIA
Et il en est revenu, s'est levé ; et voici qu'il se
traîne de nouveau, maintenant.
MATRENA
Eh bien ! lui avez-vous donné l'extrême-onclion ?
ANISSIA
On me le conseille. Demain, s'il est encore en vie,
nous enverrons chercher le pope.
LA COMMÈRE
Ah ! ça doit te désoler, je pense bien, Anissia. Ce
n'est pas pour rien qu'on dit : « Ce n'est pas le ma-
lade qui souffre le plus, c'est celui qui le garde. »
AMSSIA
Oh ! une issue ! quelle qu'elle soit !
LA COMMÈRE
Ça se comprend ; réprouve est rude. Voilà tout
un an qu'il se meurt, tout uu an (jue tu en as les
bras comme liés.
MATRENA
Mais ce n'est pas non plus amusant d'èlre veuve.
Passe encore ([m:uu1 on est jeune ; mais (pii prendra
ACTE II 63
soin de toi dans tes vieux jours ? La vieillesse n'est
pas une joie : ainsi, moi, je n'ai pas marché long-
temps, et me voilà toute fatiguée, je ne sens plus
mes jambes... Et mon fils, où est-il ?
AMSSIA
Il laboure. Mais entre donc, nous allons préparer
le samovar. Tu reprendras haleine en buvant du thé.
MATRE.NA (s'assejant).
Je me suis vraiment fatiguée, mes chères... Quant
à l'extrêrae-onction, c'est absolument nécessaire. On
dit que c'est le salut de l'àme.
ANISSIA
Oui, demain.
MATRENA
C'est cela, ça vaut mieux... Chez nous, ma fille, il
y a un mariage.
LA COMMÈRE
Pourquoi donc au printemps ?
MATRENA
Ce n'est pas pour rien que le proverbe dit : « Aux
pauvres gens qui se marient, la nuit est courte... »
Semen Madvéïévitch épouse Marinka.
A.NISSIA
Ah ! Elle a fini par trouver son bonheur !
3
GO LA PUISSANHZ DES TENEBlîES
LA CO>]MÉRE
Un veuf, sans doute ? C'est pour ses enfants qu'il
la prend ?
MATRENA
Quatre !... Quel autre l'épouserait? Eh bien, lui l'a
prise. Aussi est-elle contente. On a bu du vin, tu
sais... Le verre n'était pas très, très grand; ou en a
renversé ^
LA CCM.MÈRK
Vois-tu ?... Oui, ou en parlait. Mais est-il à sou
aise, le moujik ?
MATRENA
Pour le moment, ils ne vivent pas mal.
LA CÛMMÈHE
C'est vrai que personne n'épouserait un homme
avec des enfants. Voilà, par exemple, chez nous,
Mikhaïiov. Un moujik, ma petite mère...
U.\E VOIX DE JIOL'JIK
Hé ! Mavra, où \ô diable t'a-t-il poit-îe ! Va docc
rentrer la vache.
(La voisine sort).
1. Proverbe populaire, pour exprimer que la verlu de la n a-
riée a déjà subi des atteintes.
ACTi: II 67
SCENE VIII
ANISSIA, MATRENA
MATRENA
(Elle parle sur un ton orJiuaire, pcn.Iant que la voisine s'en va.)
Nous l'avons mariée, ma lille, pour effacer le pé-
ché ; comme ça, mou imbécile n'y pensera plus pour
Mikilka.
(Changeant tout à coup de vijage et baissant la voix )
Elle est partie... Eh bieu!disais-je, lui as-tu donné
du thé ?
AMSSIA
Ne m'en parle pas! Il aurait mieux valu qu'il mou-
rût de mort naturelle. Voici qu'il ne meurt pas, et
que j'ai pour rien chargé mon âme d'un péché...
Ho! Ho! Ma pauvre petite tête! ... Pourquoi m'as-tu
donné cette poudre ?
MATRK.NA
Qu'est-ce <}u'elle a donc, cette poudre? C'est de la
poudre, ma iille, à faire dormir... Pourquoi n'en
aurais-je pas donné ? Ça ne fait pas de mal.
A.\1SSIA
Je ne parle pas de la poudre à faire dormir, mais
de l'autre... la blanche.
68 LA PUISSANCE DES TENEBRES
MATRENA
Eh bien ! cette poudre-là, ma petite baie, c'est un
remède.
ANISSIA (avec un soupir).
Je sais, mais j'ai peur. Je suis lasse.
MATRENA
Eh bien ! en as-tu usé beaucoup?
ANISSIA
J'en ai donné deux fois.
MATRENA
Et... aucun effet?
ANISSIA
J'y ai moi-même trempé mes lèvres : c'est un peu
amer. Lui, il l'a bue dans le thé; et il disait:
« Même le thé me dégoûte. » Et j'ai dit : « Un ma-
lade, tout lui semble amer. » Mais j'avais une peur,
ma tante !
MATBEXA
Pourquoi penser à cela? Plus tu y penses, pire
c'est.
Mieux eût valu que tu ne m'en donnes pas. Tu ne
m'aurais pas jetée dans lepéché... Quand je me sou-
ACTE II 69
viens, je sens en moi tourner toute mon âme. Ah !
pourquoi m'en as-tu donné ?
MATRENA
Qu'est-ce qui te prend, ma petite baie? Le Christ
soit avec toi! Pourquoi rejeter cela sur moi? Prends
garde, ma fille : ne décharge pas la tête malade pour
charger la tête saine. S'il arrive quelque chose, je
n'y suis pour rien. Pour savoir, je ne sais rien, pour
connaître, je ne connais rien. Je jurerai, en baisant
la croix, que je ne t'ai donné aucune poudre, que je
n'ai jamais ni vu ni entendu parler d'une pareille
poudre. Songes-y bien, ma fille... Hier encore, ma
pauvre, nous causions de toi, qui peines tant ; ta
belle-fille, une sotte; le moujik pourri n'est qu'un
embarras : d'une vie pareille, pas grand'chose à
espérer.
ANISSIA
Mais je ne nierai rien. Une telle vie mène, non
seulement à ces choses-là, mais même à se pendre,
ou à l'étouffer, lui. Est-ce donc une vie?
MATRENA
A la bonne heure !...iMais nous n'avonspas le temps
de rester là, bouche bée. II faut chercher l'argent, et
lui donner du thé.
ANISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête... Et que faire, à pré-
70 LA P'JISSAN;:E DES TENEBRES
sent? Je n'en sais rien... Que j'ai peur! Oh! s'il pou-
vait mourir de mort naturelle! Milgré tout^ je ne
voudrais point me cliarj,^erde ce péché!
MATRENA (avec colère).
Pourquoi ne dit-il pas oîi est l'argent ? Quand il
l'aura emporté avec lui, personne n'en jouira. Est-ce
à désirer ? Dieu préserve de laisser perdre inutile-
ment cet argent ! N'est-ce pas un péché, ce qu'il fait
là? Faut-il donc le laisser faire?
AMSSIA
Je ne sais pas, moi : il m'a exténuée !
MATiiENA
Gomment, tu ne sais pas! Mais la chose est bien
claire! Si tu as maintenant une défaillance, tu t'en
repentiras toute la vie. 11 remettra tout l'argent à sa
soeur, et toi, on te plantera là.
AMSSIA
Ho! Ho!... Mais il l'a déjà envoyé chercher : il
faut y aller.
MATRENA
Attends donc, avant d"y aller. Fais d'abord pré-
parer le samovar. Nous lui donnerons encore du thé,
et puis nous chercherons ensemble l'argent. Nous le
U'ouverons, va !
ACTE II 71
AXISSFA
Ho! Hoî... Pourvu qu'il n'arrive rien !
MATREXA
Eli bien ! quoi ? Faut-il donc rester là à regarder ?
Veux-tu seulement convoiter desyoux l'argent, sans
jamais l'avoir dans les mains?,.. Agis donc!
AXISSIA
Eli bien ! je vais préparer le samovar.
MATREXA
Va, ma petite baie; fais l'affaire comme il faut,
pour ne pas te repentir après... A la bonne heure!
(ANISSIA s'éloigne.)
MATRENA (la rappelant).
Une seiilecliose. Ne dis rien de tout ceci à Mikitka.
Il est bête ; Dieu préserve qu'il entende parler de
cette poudre; il ferait Dieu sait quoi ! Il est trop sen-
sible, lui, tu sais; il ne vent pas même égorger un
poulet. Ne lui dis rien. Malheur 1 il ne réfléchirait
pas...
(Elle s'an-.'te, eff.ayé.'. sur le seuil; apparaît PETR.)
72 LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE IX
LES MÊMES, plus PETR
(PETR se traîne sur le perron en s'appuyant aux murs, et appelle d'une
voix faible.)
PETR
Pourquoi ne peut-on pas vous faire venir? Ho!
Ho!... Anissia, qui est ici?
(I! se laisse tembersur un banc.)
ANISSIA (sortant de derrière le coin).
Pourquoi te traînes-tu dehors ? Tu aurais dû res-
ter où tu étais.
PETR
Est-ce que la fille est allée chercher Marfa ?... Oh !
que je souffre!.. Ah! si la mort pouvait venir tout
de suite !
ANISSIA
La fille n'a pas le temps. Je l'ai envoyée au ruis-
seau. Donne-moi le temps, dès que j'aurai fini,
j'irai moi-même.
PETR
Envoie Anioutka. Où est-elle ? Oh ! que je souf-
fre ! Oh !. ma mort!..
ACTE II 73
ANISSIA
Je l'ai envoyé chercher.
PETR
Où donc est-elle ?
ANTSSIA
Elle est là. Qu'une paralysie la prenne !
PETR
Ah ! je n'ai plus de force ! Mes entrailles sont en
eu; on dirait une vrille ([ui tourna, qui tourne.
Pourquoi donc m'avez-vous abandonné comme un
chien ?.. Je n'ai même personne pour me donner à
boire... Oh!... Envoie-moi Anioutka.
ANISSIA
La voilà... Anioutka, va donc près de ton père.
SCÈNE X
LES MEMES, plus ANIOUTKA
(ANIOUTKA entie en courant, tandis qun sort ANISStA.)
PETR (à anioutka)
Va donc... ho ! ho ! chez la tante Marfa. Dis-lui
74 LA PUISSANCE DES TENEBRES
que le père l'appelle; qu'elle vienne : j'ai besoin de
de la voir.
ANIOCTKA
Oui.
PETR
Attends. Qu'elle se dépêche ; dis-lui que je vais
mourir. Ho ! Ho I
ANIOUTKA
Je prends seulement mon fichu et j'y cours.
(Elle sort en courant.)
SCÈNE XI
PETR, ANISSIA, MATRENA
MATRENA (en clignant de l'œil).
Eh bien ! ma fille, n'oublie pas ton affaire, va
dans l'isba, et furète partout ; cherche comme un
chien qui cherche ses puces. Fouille tout ; moi je
vais tout à l'heure chercher sur lui.
ANISSIA (à MATRENA.
Je reprends toujours du courage avec toi.
(Elle s'approche du perron; à PETR.)
ACTE 11 75
Faut-11 te préparer le samovar?.. C'est la tante
Matrena qui est venue voir son fils ; nous boirons
«nsemble.
TERP v^-v-.
Soit, prépare-le.
(AN'ISSIA entre dans l'isba.)
SCÈNE XII
PETR, M.\TRENA
(MATRENA se dirig? vers le perron.)
PETR
Bonjour.
MATREXA
Bonjour, mon cher bienfaiteur. Je vois que tu es
«naïade. C'est mon vieux qui te plaint! « Va donc,
qu'il dit, va voir ce qu'il devient. » Et il t'envoie ses
salutations.
(Elle le salae.)
FETR
Je me meurs.
76 LA PUISSANCE DES TENEBRES
MATRENA
EfFeclivemeat, je m'aperçois, en te voyant, Petr
Ignatitch, que la maladie ne se promène pas dans
les bois, mais hante les gens. Tu m'apparais tout
détiguré, mou cœur, lorsque je te regarde. Elle ne
rend pas beau, la maladie.
PETR
Ma mort est arrivée.
MATREXA
Eh bien! Petr Ignatitch, c'est la volonté de Dieu.
On t'a donné le viatique ; Dieu voudra te laisser le
temps de recevoir l'extrême-onction. Ta baba, Dieu
merci! est avisée; on t'enterrera, et tu seras cité
avec honneur. Et mon fils, tant qu'il sera là, s'occu-
pera de la maison.
PETR
Je n'ai personne à qui donner un ordre. Ma baba
n'est pas honnête : elle passe son temps à des bêti-
ses; moi je sais, moi... je sais... La tille est sotte, et
puis elle est jeune. J'ai amassé du bien et personne
pour le soigner. Cela me torture.
(Il sanglote.)
MATRENA
Mais il y a de l'argent, ou quoi; on peut donner
l'ordre...
ACTE I 77
PETR (criant, dans le vestibule, à ANISSIA :)
Est-ce qu'Anioutka est partie ?
MATRENA (â part).
Il n'a pas oublié.
AMSSIA (de l'intérieur).
Elle est partie tout de suite. Rentre donc dans
l'isba, je vais t'aider.
PETR
Laisse-moi ici pour mes derniers moments. Là-bas
j'étouffe. Que je souffre!... Oh! tout mon cœur est
en feu... Si au moins la mort venait...
MATRENA
Si Dieu ne l'appelle point, l'âme ne partira pas
toute seule. De la mort comme de la vie, c'est Dieu
seul (jui dispose, Petr Ignatitch. Et nul ne peut ja-
mais savoir quand elle viendra. 11 arrive qu'on en
réchappe. Ainsi, chez nous, dans notre village, un
moujik était déjà à toulc extrémité...
PETR
Non, je sens que je mourrai aujourd'hui, je le
sens.
(Il s"appuye contre le mur et ferme les ycui.)
78 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE XIII
LES MÊMES, plus ANISSIA
AMSSIA (entrant).
Eh bien ! viens-tu ou non? On ne peut pas l'atten-
dre indéliniment. Pclr! Hé! Petr!
MATRE.NA (s'cloignant un peuet fai^^■ ni signe à AXISSIA
de venir la rojoindrej.
Eh bien!
AMSSIA (descendant l'u porron, à Matrena :)
Je n'ai rien trouvé.
MATRENA
As-tu bien cherché? Et sous le parquet?
AMSSIA
Non plus. Peut-être, dans le grenier... Il y Cïi
allé hier.
MATRENA
Cherche, cherche bien, nettoie la maison comme
avec la langue. Je reconnais qu'il doit mourir
aujourd'hui: ses ongles deviennent bleus, et son
visage a la couleur delà terre... Est-ce que le samovar
est prêt ?
ACTE H 79
AMSSIA
Il commence à bouillir.
SCÈNE XIV
LES ilÉ.ME?, plus MKITA
(NIKITA entre de l'autre côté, ou, si c'est possible, ai rive à cheval devant
la porte coclière.)
NIKITA (a sa mère, sans voir PETH).
Comment vas-tu, pf tile mère ? Comment va-t-on
chez nous ?
MATL'.ENA
Dieu merci! Njus vivons, nous mangeons encore
du pain.
NIKITA
Et le patron, comment est-il ?
MATRENA (eten'lant la n.iin du i-otc du ptrron).
Pas si fort; il est là.
NIK.TA
Que m'importe qu'il y soit ? Qu'est-ce que ça me
fait :'
80 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
PETR (ouvrant les yeux).
Mikitkal Hé ! Mikitka ! Viens donc ici.
{NIKITA s'approche, pendant qu'ANISSIA et MATRENA s'entretiennent à
voix basse.)
PETR
Pourquoi es-tu rentré si tôt ?
NIKITA
J'ai fini de labourer.
PETR
Et la bande, derrière le petit pont, l'as-tu ter-
minée ?
NIKITA
C'était trop loin pour y aller.
PETR
Trop loin!... D'ici, c'est encore plus loin. Il fau-
dra donc que tu y ailles exprès, maintenant. Tu au-
rais dû tout achever du même coup.
(ANISSIA, sans se montrer, écoute.)
MATRENA (s'approciiant).
Ah ! mon petit fils, pourquoi es-tu si négligent ?
Le patron est malade ; il se repose entièrement sur
toi : tu devrais travailler pour lui comme pour ton
propre père, d'arraché -pied, et le servir comme je
te l'ai ordonné.
ACTE II 81
PETR
Maintenant, toi... ho!... sors les pommes de
terre. Les babas... ho! ho !... les apprêteront...
AXISSIA (à part).
Gomment donc, mais tout de suite !... Il veut do
nouveau éloigner tout le monde. Il doit avoir l'ar-
gent sur lui, et il veut le cacher quelque part.
PETR
... Car autrement la saison viendra et elles seront
gâtées... Ah! Je n'ai plus de force !
(Il se lève.)
MATREXA (montant vivement sur le perron et soutenant PETn).
Faut-il te reconduire dans l'isba ?
PETR
Reconduis (s'airêiant) : Mikitka !
NIKITA (avec humeur).
Quoi, encore !
PETR
Je n» te verrai plus... Je vais mourir aujourd'hui...
Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne-moi, si
je t'ai offensé... en parole ou en action... Si je t'ai
jamais offensé... pardonne-moi !
NIKITA
Quoi donc te pardonner ? Nous sommes nou:-
mêmes des pécheurs.
6
F,2 LA PUISSANCE DES TENEBRES
MATREXA
Ah ! mon fils, pénètre-toi de ses paroles.
PETR
Pardonne-moi, au nom du Christ !
(Il fond en larmes.)
NIKITA (très ému).
Dieu te pardonnera, oncle Petr. Je n'ai pas à
m'ofîenser; je n'ai reçu aucun mal de toi. C'est toj
plutôt qui dois me pardonner. Je sais peut-être
plus coupable envers toi.
(Il pleure.)
(PETR se retire en sanglota:it, soutenu par MATRENA.)
SCÈNE XV
NIKITA, ANISSIA
ANISSIA
Oh! ma pauvre petite tête! Ce n'est pas pour
rien qu'il s'est avisé de cela... Il doit avoir son
projet...
(S'approchant de Nikita.)
Eh bien ! tu disais que l'argent était sous le par-
quet : il n'y en a pas.
ACTE II 83
MKITA (sans lui répondre et pleurant toujours).
Je I) 'ai jamais reçu aucun mal de lui, rien que
du bien, et moi, voilà ce que j'ai fait !
ANISSIA
Allons, assez... L'argent, où est-il?
MKITA (avec humeur).
Hé! qui le sait ? Cherche toi-même !
AXISSLV
Qui t'a rendu si pitoyable?
NKITA
Jai pitié de lui... Ah 1 que j'ai pitié. Comme il
pleurait! Oh !
ANISSIA
Vois-tu cette pitié qui le prend ? Il choisit bien
sur qui s'apitoyer I... L'a-t-il assez grondé... Tout
à l'heure encore, il ordonnait même qu'on te chas-
sât d'ici... C'est de moi bien plutôt que tu aurais
dû avoir pitié !
NIKITA
Et qu'y a-t-il à plaindre en toi ?
ANISSIA
II mourra, il cachera l'argent !
NIKITA
N'aie pas peur, il ne le cachera pas.
84 LA PUISSANCE DES TENEBRES
ANISSIA
Nikita, il a envoyé chercher sa sœur, il veut le lui
donner. Ce serait notre malheur : comment vivrons-
nous, s'il donne l'argent! Ils me chasseront de la
maison. Tu devrais t'en inquiéter... Tu m'as dit
(ju'il était monté hier soir au grenier.
NIKITA
Je l'en ai vu descendre; mais oîi l'a-t-il fourré ?
Qui le sait ?
ANISSIA
Oh ! ma petite tête ! J'irai chercher au grenier.
(NIKITA se met à l'écart.)
SCÈNE XVI
LES MÊMES, plus MATRENA
(MATRENA sort de l'isba, descend vers ANISSIA et NIKITA.)
MATRENA (à voix basse).
Ne cherche plus. Il a l'argent sur lui. Je l'ai senti
au bout d'un cordon.
ACTE II 85
AXISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête !
Si tu mollis maintenant, va voir après sur l'aile
droite de l'aigle. La sœur viendra, et alors, adieu!
AXISSIA
Effectivement, si elle vient, il le lui donnera...
Que faire ? Oh : ma petite tête !
MATRENA
Que faire? Mais regarde donc par ici. Le samovar
bout, va donc préparer du thé, et verse-le lui.
(Baissant la voix.)
Et du paquet... aussi... mets-lui en donc, fais-le
lui boire... Quand il aura bu une tasse, prends-lui
l'argent. Ne crains rien : sûrement il n'ira pas le
dire.
ANISSU
Oh ! J'ai peur !
MATRENA
Pas tant de paroles. Dépêche-toi d'agir... Moi, je
surveillerai la sœur, s'il arrive quelque chose. Pas
de défaillance : prends l'argent, et apporte-le ici :
Mikitka le cachera.
86 LA PUISSANCE DES TExNÈBRES
ANISSIA
Oh! ma petite tête ! Gomment m'y prendre ? Ili l
Ih!
MATRENA
Je te le répète ; pas tant de paroles, et agis comme
je te l'ai dit... Mikitka !
NIKITA
Quoi !
MATREXA
Toi, reste ici, sur le banc. S'il arrive que^iue
chose, tu auras à faire.
NIKITA (avec un geste désespéra).
Ah ! ces babas en imagineront ! Elles me tourneront
[a tête, absolument... Laissez-moi la paix; j'aime
mieux aller sortir les pommes de terre.
MATRENA (l'arrêtant par la main).
Attends, je te dis.
SCÈNE XVII
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
(ANIOUTK.A entre.
ANISSIA
Eh bien !
ACTE II 87
AXIOUTKA
Elle était dans le potager de sa fille... Elle va venir
tout de suite.
AX13«IA
Que faire, si elle vient ?
MATttEXA (à ANISSIA}.
Tu auras le temps. Fais comme je l'ai dit.
ANISSIA
Je ne sais plus rien de rien : tout se brouille dans
ma tête. Anioutka, va donc, ma petite, retrouver les
veaux; ils se sont peut-èlre sauvés. Oh! je n'ai pas
le courage!
MATUF.NA
Va vite : il ne restera bientôt plus d'eau dms le
samovar.
AMSSIA
Oh ! ma pauvre petite tête !
(Elle sort.)
8S LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE XVIII
MATRENA, NIKITA
JIATRENA (sapprochant de son fils).
Voyons, mon fils...
(Elle s'assied à côté As lui sur le banc.)
Il faut aussi songer à ton affaire, au lieu d'agir
sans réflexion.
NlKlTA
Quelle affaire?
MATRENA
Mais... de t'inquiéter comment tu vivras dans ce
monde !
MKITA
Comment je vivrai dans ce monde! Les gens y
vivent, jo ferai comme eux.
MATKENA
Mais le vieux doit mourir aujourd'hui.
NIKITA
Qu'il meure, et que le royaume du ciel lui soit
ouvert! En quoi cela me touche-t-il!
ACTE II 89
MATRE.\A (les veux sur le perron).
Hé! mon petit, le vivant pense à la vie... Dans un
cas comme celui-ci, ma petite baie, il faut savoir se
débrouiller. Que penses-tu faire? Moi, j'ai couru
partout pour ton affaire, j'ai fatigué toutes mes
jambes pour m'occuper de toi. Toi, sache-m'en gré,
au moins, ne l'oublie pas.
MKITA
De quoi t'es-tu donc occupée?
MATRENA
Mais de ton affaire, de ton avenir. Si on ne s'y
prend pas d'avance, on n'aboutit à rien. Tu connais
Ivan Mosséitch? Je suis en bons termes avec lui. Je
suis aile le voir hier; — tu sais, je lui ai jadis rendu
service. Et alors, en causant, comme ça, je lui ai
dit : « Que me conseillerait Ivan Mosséitch.,. Par
exemple, lui dis-je, un moujik veuf a pris une autre
femme, et, par, exemple, il n'a pour enfants qu'une
fille de sa première femme, et une de sa seconde. Si
ce moujik-là vient à mourir, lui dis-je, comment un
autre moujik peut-il épouser sa veuve et demeurer
dans sa maison? Peut-il, lui dis-je, ce moujik, marier
les deux filles et rester seul à la maison? — On peut,
qu'il me dit. Seulement il faut, qu'il dit, beaucoup
se remuer. Avec de l'argent, qu'il dit, on peut réus-
sir; mais sans argent, inutile même d'essayer. »
90 LA PUISSANCE DKS TE.NEBIiES
NrKlTA
Oh! cela va sans dire. On n'a qu'à leur donner de-
l'argent; de l'argent, tout le inonde en a besoin.
MATRENA
Eh bien ! ma petite baie, je lui ai exposé toutes nos
atfaires. « Tout d'abord, qu'il me dit, il faut que toi»
fils se fasse inscrire dans ce village-là. Pour cela, il
faut de l'argent; il faut payera boire aux anciens.
Alors ils l'assisteront... Il faut, (ju il dit, tout faire
avec intelligence. » Regarde donc ceci.
(Elle tire de son (oularJ un papier.)
Yoici un papier qu'il m'a écrit : tu t'y connais.
(MKITA lit, MATRENA écoute.)
NIKITA
Ce papier est un certificat d'inscription, on le voii
vite: il ne faut pas beaucoup d'intelligence pour cela.
MATRE.NA
Toi, écoute bien ce qu'a ordonné Ivan Mosséitch.
« Avant tout, tante, qu'il dit, garde-toi de lâcher
l'argent; une fois l'argent dans tes mains, elle ne
pourra pas se remarier. L'argent, c'est la tête de tout »►
Donc, fais attention; le moment est venu, mon lils.
MKITA
Que m'importe ? C'est son argent à elle; à elle
de s'en inquiéter.
ACTE II 91
MATREXA
Ah ! comme tu juges, mon fils ! Est-ce qu'uue
l)aba est capable de réflexion ? Si même elle met la
main sur l'argent, comment saurait-elle en faire un
bon emploi? Ça se comprend, des babas ! Mais toi !
tu es un moujik. Tu saurastout cacheret tout régler;
tu as plus d'entendement, s'il faut agir.
MKITA
Le fait est que votre entendement de femmes ne
vaut pas grand'cliose.
MATRENA
Prends donc l'argent, et la baba sera en ton pou-
voir. Si par hasard elle se rebiffe, ou quoi, on aura
de quoi la décider.
MKITA
Ah ! laissez-moi tranquille ! Je m'en vais.
SCÈNE XIX
NIKITA, MATUENA, ANISSIA
(ANISSIA sort en courant, toute pâle, de l'iaba.)
A.MSSIA (à MATREXA).
11 l'avait bien sur lui : le voilà !
(Elle montre l'argent sous son tablier.)
92 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
MATRENA
Donne-le à Mikitka ; il le cachera.. . Mikitka, prends-
le ; cache-le quelque part.
NUvITA
Eh bien ! donne !
AXISSIA
Oh! ma petite tête !... Mais j'aime mieux le cacher
moi-même.
(Elle se dirige vers la porte cocbère.)
MATRENA (la saisissant par la main).
Où vas-tu donc ? On te demandera où tu es allée.
Voilà sa sœur qui arrive. Donne-le lui : il est averti.
Quelle étourdie !
ANISSIA (s'arrêtant indécise).
0 ma petite tête !
NIKITA
Eh bien ! donne ! Quoi ! Je vais le cacher quelque
part.
ANISSIA
OÙ le cacheras-tu ?
NKITA
Tu as peut-être peur ?
(Il se met à rire.)
ACTE II 93
SCÈNE XX
LES MÊMES, plus AKOULINA
(AKOULIXA entre avec le linge.)
ANISSLV
Oh ! oh ! ma pauvre petite tête !
(Elle donne l'argent à MKITA.)
... Mikita, prends garde!
NIKITA
Que crains-tu ? Je veux le cacher si bien, que je
ne saurai plus moi-même le retrouver.
(Il sort.)
SCÈNE XXI
MATRENA, AXISSIA, AKOULINA
A NISSIA (immobile et effrayée).
Ho ! Ho ! Et si lui...
91 LA PUISSANCE DES TENEBRES
MATRENA
Eh bien ! Est-ce qu'il est mort?
AMSSIA
Mais oui, je crois qu'il est mort. Quand je lui ai
pris l'argent, il ne l'a pas même senti.
MATREXA
Va donc dans l'isba ; voilà Akoulina qui s'appro-
che.
ANISSIA
Eh quoi ! C'est moi qui ai commis le péché, et
lui... que va-t-il faire de l'argent?
MATRENA
Assez. Rentre dans l'isba. Voici veuir aussi Marfa.
ANISSIA
Eh bien ! j'ai eu conliance en lui. Que va-t-ilen
advenir ?
(Elle sort.)
ACTE II 95
SCÈNE XXII
MA RFA, AKOLLINA. MATRENA
(MARFA entre d'un côté, AKOULINA de l'autre.)
MARFA (à AKOULINA).
Je serais venue depuis longtemps ; mais j'étais
allée chez ma fille. Eh bien ! le vieux, qu'est-ce qu'il
fait ? Il veut donc mourir ?
AKOULINA (posant son linge à terre).
Qui le sait ? Moi j'étais au ruisseau.
MARFA (désignant MATRENA).
Et celle-là, d'où est-elle?
MATRENA
De Zouïevo. Je suis la mère de Mikita... De Zouïe-
vo, ma chère. Bonjour. Ton frère est bien faible, le
pauvre. Il était dehors tout à l'heure encore. « En-
voie-moi, qu'il a dit, ma petite sœur ; car, qu'il
dit... » Mais peut-être qu'il est déjà mort !
96 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE XXIII
LES MÊMES, plus AiMSSlA
/ANISSIA sort en courant et en criant de l'isba, saisit un pilier et se met à
parler.)
AMSSIA
Ho! Ho!... Et à qui... i... i... m'a-t-il laissée! Ho-
0-0 ! A qui... i... i m'a-t-il laissé... é... ée! Ho-o-o !
Malheureuse veuve!... Toute ma vie, seule toute ma
vie!... Il a fermé ses yeux clairs...
SCÈNE XXIV
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
(LA COMMÈRE et MATRENA saisissent ANISSIA sous les bras. AKOUUXA
et MARFA entrent dan^ l'isba. LA FOULE accourt.)
UXE VOIX dans la foule.
11 faut appeler les anciennes ; il faut rapprêter.
ACTE II y?
MATREXA (se retroussant les manches).
Y a-t-il de l'eau dans le chaudron ? N'en reste-t-il
pas dans le samovar ? Je vais me mettre à la beso-
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III
ACTE III
PEUSONNAGP.
AKIM.
NIKITA.
AKOULINA.
ANIOUTKA
MITRITCH. vieux valet de ferme, soldat en retraite.
LA COMMÈRE D'ANISSIA
(La scène représente l'isba de PETR. C'est l'hiver. Entre I«
second et le troisième acte, il s'est passe neuf mois.)
SCÈXE PREMIÈRE
ANISSIA (pauvrement vCtue, travaillant au métier).
ANIOUTKA (sur le poêle), iMITRITGH
MITRITCH
(il entre lentement et ôte son caftan.)
Dieu me sauve 1 Eli bien ! est-ce que le patron
n'est pas encore de retour ?
102 LA PUISSANCE DES TENEBRES
Quoi ?
MITRITCH
Est-ce que Mikita n'est pas encore revenu de la
ville?
ANISSIA
Non.
MITRITCH
Il s'amuse, sans doute. 0 Seigneur !
ANISSIA
As-tu lini ton travail sur l'aire?
MITRITCH
Comment donc? J'ai fait tout ce qu'il fallait, et
j'ai ensuite recouvert avec de la paille. Je n'aime pas
faire les choses à moitié... 0 Seigneur! Mikola Me-
Miséricordieux !
(il se frotte son cor-au-pied.)
Le patron devrait déjà être là.
ANISSIA
Poui(iuoi se presserait-il? Il a de l'argent, il s'a-
muse avec la fille, je crois.
MITRITCH
En effet, il a de l'argent; pourquoi ne samuserait-
1. Pour Nikola, abréviation populaire de Nikolaï.
ACTE m 103
il pas ? Et Akoulina, pourquoi donc est-elle allée à
la ville?
AMSSIA
C'est à elle qu'il faudrait demander cela... Pour-
(luoi le Malin l'y a-t-il portée ?
MITRITCH
Pourquoi?... A la ville?... Mais il y a beaucoup
de dioses, à la ville ; pourvu qu'on ait de l'argent !...
0 Seigneur!
AMODTKA
Moi, ma petite mère, j'ai entendu qu'il lui disa«it :
« Je t'achèterai, qu'il dit, un petit chàle, vrai comme
je respire, je te l'achèterai, tu choisiras toi-même! »
Et comme elle s'est bien habillée î Elle a mis son
caftan sans manches, en peluche, avec un foulard
français.
ANISSIA
Sa pudeur de fille, elle la garde jusqu'au seuil ;
une fois dehors, elle l'oublie. Quelle effrontée !
MITRITCH
Et pourquoi, de la pudeur ? Tant qu'on a de l'ar-
gent, on s'amuse!... 0 Seigneur! Serait-ce trop tôt
pour souper ?
(aNTSSIA garde le silence . )
104 LA PUISSANCE DES TENEBRES
Je vais aller me réchauffer un peu en attendant.
(il monte sur le poêle.)
0 Seigneur, Notre Mère Sainte-Vierge et Saint
Mikola !
SCÈNE ÏI
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
LA COaiMÈRK (entrant).
Est-ce que le tien ^ n'est pas encore rentré?
AMSSIA
Non.
I.A COM.MKRE
Use ferait temps. Ne se serait-il pas arrêté dans
notre traktir? Ma sœur Phekla me disait, ma petite
mère, qu'il y venait force traîneaux de la ville.
ANISSIA
Anioutka! HéîAnioutka!
AMOUTKA
Quoi ?
1. Le tien, le mien, c'esl-à-dire ton mari, mon mari, en lan-
gage populaire.
ACTE m i05
AMSSI.V
Cours donc au traktir, AnioLitka. Va voir s'il ue
serait pas retenu là-bas par l'ivresse.
ANIOUTKA (sautant du poêle et passant un caftan).
Tout de suite.
LA COMMÈRE
A-f-il emmené Akoulina avec lui ?
AMSSIA
Y serait-il allé, sans cela? C'est à cause d'elle
qu'il s'est découvert des affaires. « De l'argent à
toucher à la banque », qu'il a dit. C'est elle seule
qui lui monte la tête comme ça.
LA COSniÈRE (hochant la tête).
Il vaut mieux n'en pas parler.
(Un silence.)
AMOUTKA (à la porte).
Et s'il y est, faut-il lui dire quelque chose ?
AXISSL\
Regarde seulement s'il y est.
ANIOUTKA
Bon. J'y cours.
(Elle sort.)
106 LA l'UISSANGE DES TÉNÈBRES
SCÈNE III
ANISSIA, WITRITCH, la COMMÈRE
(Un long silence.)
MITRITCH (beuglant).
0 Seigneur! Mikola-le-Miséricordieux!
LA COMMÈRE (tressaillant).
Oh! que j'ai eu peur! Qu'est-ce donc?
ANISSIA
Mais c'est Mitritch, le valet de ferme.
LA COMMÈRE
Ho-o! qu'il m'a fait peur!... Mais j'allais oublier...
Quoi donc, ma commère, on dit qu'on a demandé
Akoulina en mariage. ]
ANISSIA (quittant son métier et s'asseyant près de la table).
On a essayé en effet, des gens de Dedlov ; mais ils
auront ouï parlerde quelque chose ; on n'a plus eu de
leurs nouvelles, et l'affaire est tombée dans l'eau...
Qui en voudrait?
LA COMMÈRE
Et les Lizounov, de Zouïevo?
ACTE m 107
ANISSIA
Des ouvertures ont été faites ; mais l'affaire n'a pas
non plus abouti. Il ne reçoit même pas les gens.
LA COMMÉRB
II faudrait pourtant la marier.
AMSSLV
Certainement qu'il le faudrait. Je ne sais vraiment
pas, ma commère, comment la faire partir d'ici.
C'est fort malaisé. Lui ne veut pas, elle non plus. Il
ne s'est pas encore assez amusé avec sa belle.
LA COMMÈRE
III ! Ih! quel péché! Rien que d'y songer... II est
son beau-père, cependant.
AXISSLA
Hé! commère.. On m'a embobinée, entortillée si
habilement... à nepouvoir le dire. — Et moi, qui,
dans ma naïveté, ne me doutais de rien tout d'a-
bord! C'est ainsi que je l'ai épousé. Je ne m'aperce-
vais de rien ; mais eux s'étaient déjà mis d'accord
auparavant.
LA COMMÈRE
Ho-o ! Quel péché I
ANISSLV
Plus j'allais, plus je découvrais qu'on se cachait
i08 LA PUISSANCE DES TENEBRES
de moi. Ah ! commère, que je me sentais malheu-
reuse! Passe encore si je ne l'avais pas aimé.
LA COMMÈRE
Il vaut mieux n'en pas parler.
ANISSIA
Et quelle douleur, ma commère, de subir pareille
offense de lui! Oh! quelle souffrance!
LA COMMÈRE
Et qu'est-ce encore? On dit qu'il a maintenant la
main leste.
ANISSL\
Hélas! Il lui arrivait aussi d'être ivre, auparavant,
mais il était bien tranquille... Il buvait, mais alors
je lui plaisais; tandis qu'à présent, dès qu'il a bu,
il me saute dessus et veut me fouler aux pieds. Der-
nièrement, il m'enfonça ses griffes dans les nattes :
j'eus toutes les peines du monde à me dégager...
Quant à la fille, elle est pire qu'une vipère. Je me
demande comment la terre peut produire une créa-
ture aussi méchante.
LA COMMÈRE
Ho! ho! ma commère, je te crois aisément, tu es
bien malheureuse. Mais pourquoi supporter tout
cela? Tu as pris chez toi un va-nu-pieds, et c'est
lui qui te fait la loi! Que ne l'empéches-tu ?
ACTE 111 109
AMS-IA
Ah! ma clièiv petite commère... Et mon cœur,
({u'eu ferais-je? Le défunt était déjà assez sévère, et
pourtant j'agissais à ma l'antaisie : impossible au-
jourd'hui, ma petite commère. Pas la moindre éner-
gie contre lui. Je suis devant lui comme une poule
mouillée.
LA GOMMÉ HE
Ho! ho! ma commère! Bien sûr ou t'a jeté un
sort. Matrena, dit-on, s'adonne à ces choses-là; c'est
sans doute elle.
AXISSLV
C'est aussi ce (jue je pense, ma commère... il y a
pourtant des moments où je voudrais le mellie en
pièces; et puis, (|uand je le vois, non, mon cœur i e
peut pas se lever contre lui.
LA COJIMÉRE
C'est pour sur un ensorcellement... Qu'il faut peu
de temps, ma petite mère, pour dépérir! Je te re-
garde : qu'est-ce que lu es devenue!
AMSSIA
Je suis comme pétrifiée... Et Akouiina, la sotte,
regarde-la donc. Comme elle était pauvrcmeut
mise!... Et vois-la, maintenant! D'où a-t-elle pris
tout cela?... Comme il l'a bien habillée! Elle se
no LA PUISSANCE DES TENEBHES
gonfle comme une bulle sur l'eau. Qu'importe sa sot-
tise? Elle s'est mis une chose en tête : « C'est moi,
qu'elle dit, c'est moi qui suis la patronne; la mai-
son est à moi... Mon père, qu'elle dit, voulait me
marier avec lui. » Qu'elle est méchante. Dieu me
sauve! Quand elle s'emporte, elle arrache la paille
du toit.
LA COMMÈRE
Ho! lio! quelle vie, ma commère, en vérité! Et
les gens t'envient, encore! « Riche! » qu'ils disent.
Mais, petite mère, je vois que les larmes coulent à
travers l'or aussi.
AXISSIA
Voilà bien de quoi m'envier! D'ailleurs, toute
celte richesse s'en ira au diable. Il dépense l'argent
que c'est à faire frémir !
LA COMMÈRE
Mais pourquoi, ma commère, agis-tu si bonasse-
ment? L'argent est à loi !
ANISSIA
Ah ! si tu savais tout ! J'ai commis un grand péché.
LA COMMÈRE
Moi, commère, à ta place, je serais allée devant le
plus grand chef; l'argent est à toi. Et comment ose-
t-il le dépenser ainsi? Ce n'est pas juste.
ACTE IJI 111
AMSSIA
On n'y regarde plus de si près, de notre temps.
LA COMMÈRE
Ail ! ma commère, quand je te regarde, comme je
te trouve affaiblie !
A.MSSIA
Oui, affaiblie, ma chère, tout à fait affaiblie. Il
m'a entortillée, et je ne sais plus rien de rien main-
tenant... Oh ! ma pauvre petite tête !
LA COMMÈRE
Je crois qu'il vient quelqu'un.
(Elle tend l'oreille ; la porte s"ouvre, entre AKLM.)
SCÈNE IV
LES iMÈMES, plus AKIM
AKIM
(il fait un signe de crois, secoue ses lapti et ôte son caftan.)
Paix à tous ! Vivez-vous bien ? Bonjour, petite tante!
ANÎSSLA
Bonjour, petit père! Est-ce de chez toi que tu
viens?
H2 LA PUISSANUh: DES TÉNÈBRES
AKIM
J'ai pensé... taïè... pour ainsi dire : « Je vais aller...
taïè... chez mon fils. Je veux passer chez mon lils. »
Je suis parti de très bonne heure; après le dîner,
pour ainsi dire, je suis parti... Il neiga beaucoup...
taïè... 11 est diilicile de marcher, difficile; et voilà
([ue... taïè... je me suis mis en retard... Mon tils y
est-il?... Y est-il, mon lils, c'est-à-dire?...
ANISSL\.
Non, il est à la ville.
AKIM (sasseyant sur le banc).
J'ai une afiaire avec lui, pour ainsi dire... laïé...
une affaire. Je lui parlais, pour ainsi dire, naguère...
taïè... pour ainsi dire, de mon embarras. Je lui
disais : « Mon petit cheval est crevé, pour ainsi dire,
mon petit cheval; il faudrait acheter... taïè... un
autre petit cheval, n'importe lequel, un petit che-
val;... et c'est pourquoi je suis venu, pour ainsi
dire...
AMSSIA
Nikita me l'a dit. Quand il sera là, vous en cause-
rez.
(p:ile se dirige vers le pocle.)
Soupe donc, en attendant qu'il rentre : Milritch,
hé! Mitritch! viens souper!
ACTE III 113
LA COMMKRE
Je m'en vais. Bonsoir.
SCÈXE V
AKIM, AXISSIA. MlTRITCn
MITRITCH (descendant du poêîe).
Je me suis endormi sans m'en apercevoir. 0 Sei-
gneur! Mikola-le-Miséricordieux!... Bonjour, oncle
Akim :
AKIM
Tiens! Mitritch: Quoi donc, pourainsi dire... taïè...
MITRITCfl
Eh oui ! Je suis valet de ferme chez Nikita. Je vis
chez ton lîls.
AKIM
Ali! vois-(u, pour ainsi dire... taVà... garçon de
ferme chez mon fils, vois-lu?
MITI ITCH
Avant, je vivais à la ville chez un marchand. Mais
j'ai tout bu là-bas; et c'est pourquoi je suis venu à
la campagne. N'ayant plus de gîte, j'ai dû me louer...
(// li'il'ln.) 0 Seigneur!
8
114 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
AKIM
Vraiment?... taïè... EtM.kitka...taïè... que fait-il?
11 a donc pris un yalet de ferme, pour ainsi dire. . .
taïè... loué un valet de ferme?
ANISSIA
Eh oui!... Avant il se débrouillait bien tout seul ;
mais il a maintenant autre chose en tête, et voilà
qu'il a pris un valet de ferme.
MITBITCH
Il a de l'argent, pourquoi se gênerait-il?
AKIM
Cela... taïè... n'est pas bien, voilà; cela... taïè...
n'est pas bien du tout. Non, ce n'est pas bien. L'oi-
siveté, pour ainsi dire...
ANISSIA
Eh oui ! il s'est gâté, il s'est gâté. Malheur!
AKIM
Voilà... taïè... on croit faire pour le mieux, et
voilà, pour ainsi dire... taïè... qu'on a fait pour le
pire. Avec la richesse, l'homme se gâte, il se gâte.
MITRITCH
Les chiens eux-mêmes s'enragent quand ils devien-
nent trop gras. La graisse, comment ne se gâterait-
elle pus? Moi qui étais gras, comme je faisais la
ACTE m il5
noce ! Pendant trois semaines de suite, je n"ai pas
cessé de boire: j'ai bu mes dernières culottes; quand
je n'ai plus eu de quoi boire, alors' seulement je me
suis arrêté. Maintenant, j'ai juré.
AKIM
Et ta vieille, pour ainsi dire, la tienne, oîi est-elle?
MITRirCH
Ma vieille, frère, elle est à sa place, à la ville.
Elle vit à demeure dans les cabarets... C'est une
beauté, aussi: un œil arraché, un autre poché et
le museau tout de travers. Et quand elle n'est pas
ivre, elle n'a pas même un gâteau aux pois à se
mettre dans la bouche.
AKIM
Ho! Ho! Gomment donc?
MITRITCH
Où donc est la place d'une femme de soldat? Elle
est bien dans son rôle.
(Un silence.^
AKIM (a ANISS'A).
Et Nikita, est-il allé porter quelque chose à la
ville, vendre, pour ainsi dire... taïè... quelque chose?
ANISSIA (mellant le couvert et servant).
Il y est allé les mains vides; il est allé chercher
de l'argent, de l'argent à la banque.
116 LA PUISSANCE DES TENEBRES
AKIM (inangoant).
Eh bien!... taïè... est-ce que cet argent, vous
voulez remployer quelque part, en l'aire quelque
chose, de cet argent?
AMSSIA
Non, nous n'y touchons pas... Seulement vingt
ou trente roubles. Il en a pris, comme cela; de
temps en temps, on en prend.
AKDI
On en prend? Et pourquoi, pourainsidire... taïè ,.
en prendre? Aujourd'hui, pour ainsi dire.. . taie... on
en prend, et demain, poiu* ainsi dire... taïr... on en
prend. El ainsi, pour ainsi dire... taïè... ontinitpar
prendre tout l'argent!
AMS5IA
Cet argent-là, ille prend en dehors; mais le capi-
tal demeure toujours entier.
AK'nr
Entier? Comment donc, entier?., taïè... Toi, tu
en prends, et ça reste entier?... taïè... Comment?...
Verse donc... taïè... de la farine dans un grand bas-
sin, et prends-en, de cette farine : est-ce que le bas-
sin, alors, restera toujouis plein... taïè?... Ce n'est,
pour ainsi dire, pas... taïè... Ils te trompent... Fais-
loi bien expliquer, autrement ils te tromperont...
ACTE 111 117
Comment, entier?... Toi... taïè... tu en prends, et ça
reste toujours entier?
AxrssiA
Je ne sais plus. Ivan Mosséitch Fa ainsi arrangé.
(' Placez, qu'il dit, l'argent à la banque; il sera mieux
gardé et vous toucherez du pour-cent. »
MITRITCH (ayant fini de manger).
C'est exact. J'ai demeuré chez un marchand, où
tout se passait de cette façon : place l'argent, repose-
toi sur le poêle, et va tOLicher.
AKLM
C'est étrange... taïè... ce que tu me dis là. Com-
ment toucher! Toi... taïè... tu toucheras; et eux...
taïè... pour ainsi dire, de qui toucheront-ils...
taïè... cet argent?
ANISSIA
On porte l'argent à la banque...
MITRITCH
Mais comment? La baba ne saurait te l'expli-
quer!... Toi, regarde par ici, je te fournirai l'expli-
cation. Mets-toi bien ceci dans la tête. Tu as, par
exemple, de l'argent; et moi, par exemple... le prin-
temps est venu et mon champ est vide; je n'ai pas
(le quoi l'ensemencer; ou bien j'ai à payer l'impôt.
118 LA PUISSANCE DES TEiNEBRES
Et voilà, pour ainsi dire, je viens te trouver. « Akim,
te dis je, donne-moi un billet rouge i; je te le rendrai
quand j'aurai récolté mon champ, vers la Saint-Po-
krov ; et je te donnerai en sus une déciatine ' pour te
dédommager. » Toi, par exemple, tu vois bien que
j'offre des garanties, un cheval ou une vache; et
alors tu me dis : « Donnez-moi plutôt deux ou trois
roubles pour me dédommager, et voilà tout. » Moi,
le besoin me presse et je ne peux pas taire autre-
ment. « C'est bien! » te dis-je, et je prends les dix
roubles. Vers l'automne, je fais ma récolte; je t'ap-
porte le billet rouge et tu me prends en sus trois
roubles.
AKIM
Mais ça, pour ainsi dire... taie,., c'est une vilenie
...taie... c'est oublier Dieu, pour ainsi dire... taie...;
ça, pour ainsi dire, c'est sortir de la bonne voie.
MITRITCH
Attends ; ça va venir. Mets-toi maintenant ceci dans
la tète. Voici comment tu agis, pour ainsi dire. Tu
m'as dépouillé, et Anissia, par exemple, a de l'argent
qui dort. Elle ne sai't où le mettre; et puis, tu connais
les babas, elle ne sait comment l'employer. Elle vient
te trouver, te demander si tu ne pourrais pas lui
1. Un billet de dix roubles.
2. Mesure agraire.
ACTE m 119
placer aussi son argent. « Eh bien ! que tu dis, on
peut. 0 Et tu attends. Vers l'été, je reviens de nouveau :
« Donne-moi, te dis-je, encore un billet rouge ; je te
revaudrai ça... » Et voilà que tu t'informes si ma
peau n'est pas encore toute arrachée ; et si on en peut
encore tirer quelque lambeau, alors tu me donnes
l'argent d'rVnissia. Mais si, par exemple, je n"ai plus
rien du tout, pas même de quoi manger, alors tu
réfléchis, et voyant qu'il n'y a plus rien à gratter
avec moi, tu me dis : v Va-t-en, frère, avec Dieu ! »
et tu cherches quelque autre à qui donner ton argent
et celui d'Anissia, et tu le dépouilles pareillement. —
Et voilà ce que c'est qu'une banque ; voilà comment
elle fait ses affaires... Un truc, mon frère, intelligent.
AKllI (s'échauffant).
Mais qu'est-ce donc ? Une infamie, pour ainsi dire,
...taïé... tante! Les moujiks... taïé... qui font cela,
ces moujiks eux-mêmes, pour ainsi dire... taïé... le
considèrent comme un péché? Ça... taïé..., pas con-
forme à la loi, pas conforme à la loi, pour ainsi dire:
c'est une infamie. Comment donc, alors, les savants
... taïé... ?
WITRITCH
Cela, mon frère, c'est leur plus chère occupation.
Mets-toi bien ceci dans la tête : les gens pas très
entendus, ou les babas, qui ne peuvent elles-mêmes
120 LA rUISSANCE DES TÉNÈBRES
mettre leur argent dans les affaires, vont le porter à
la banque ; la banque leur donne ce qui reste du
gâteau aux pois, et se sert de leur argent pour dé-
pouiller les gens. Un truc intelligent.
AKIM (soupirant)
Eh! à ce que je vois... taïé... sans argent on est
lEallieureux, et, avec de l'argent,... taïé.., on l'est
doublement. Gemment! Dieu ordonne de travailler,
et toi, pour ainsi dire, tu places ton argent à la
banque et tu dors! Et ton argent, pour ainsi dire...
taïé... te nourrira! Une infamie, pour ainsi dire;
ça... taïé... pas conforme à la loi.
MITRITCH
Pas conforme à la loi ! Aujourd'hui, on n'y regarde
pas de si près... Si lu voyais comme on le nettoie
les gens ! On ne leur laisse rien, je ne te dis que ça.
AKIM ( soupirant).
Ah! oui! nous vivons dans un temps... taïé!...
Ainsi le « sortir * », pour ainsi dire, que j'ai vu à la
ville... taïé... comment a-t-on imaginé cela? C'est
poli, c'est lisse, pour ainsi dire : on dirait des maga-
sins... taïé... El à quoi ça sert-il ? A rien!... Ah! on
oublie Lieu, on oublie, pour ainsi dire, Dieu... taïé
1. C'est le mol français russifié, Jans le sens île lieu il'ai-
sances.
ACTE 11] 121
...Dieu! -- Merci, ma chère, je suis rassasié.
(il se lève de table; MITRITCH monte sur le poêle,
ANISSIA ôte le couvert et mange.)
AMSSIA (à demi-voix^.
Si au moins son père le faisait rougir de sa con-
duite ! Mais j'ai honte même de le lui dire.
ÂKIM
Quoi?
AXISSIA
Je me parlais à moi-même.
SCÈNE YI
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
AKIM (à AXIOUTKA, f|ui entre).
Ma gentille, toujours occupée?.. Tu dois avoir
froid ?
AXIOUTKA
Oh ! oui ! je suis terriblement gelée. Bonjour, grand
père.
ANISSIA
Eh bien !.. Et là-bas ?..
122 LA PUISSANCE DES TENEBRES
ANIOCTKA
Il n'y est pas ; il n'y a qu'Adrian, qui arrive de la
ville, où il l'a vu au traktir. « Le père, qu'il dit, est
ivre, ivre-mort. »
ANISSU
Veux-tu manger ? Voilà.
ANIOLTKA (s'approchant du poêle).
Quel froid ! J'ai les mains tout engourdies.
AKIM (se déchausse ; ANISSIA lave la vaisselle).
ANISSU
Petit père !
AKIM
Qu'as-tu à me dire ?
ANISSIA
Eh bien ! Marinka vit-elle bien ?
AKIM
Ça va ; elle vit. Une petite baba... taïè... entendue,
douce; elle vit, pour ainsi dire... taïè..; elle se
remue ; une petite baba pas mal, pour ainsi dire,
qui travaille bien... taïè... et puis docile; une petite
baba, pour ainsi dire, pas mal, pour ainsi dire...
ANISSIA
On dit (|ue, dans votre village, un parent du mari
Acrii m 123
de Marinka veut demander en mariage Akoulina.
Est-ce qu'on en parle ?
AKni
Ce sont les Mironov. Les babas en ont bavardé
quelque peu, mais vaguement, pour ainsi dire. Je
n'en sais rien, pour ainsi dire. Les vieilles ont bien
dit ({uelque chose là-dessus, mais je ne puis me
rappeler, pour ainsi dire. Les Mironov... taie... sont
des moujiks, pour ainsi dire... taie... pas mal.
AMSSIA
Oh 1 comme je voudrais la voir déjà mariée !
AKIM
Pourquoi donc ?
ANIOUTKA ftenJant l'oreille).
Il est arrivé I
AMSSU.
Allons, ne lui disons rien.
(Elle continue à laver les cuillers sans retourner la tête.)
124 LA PUISSANCE DES TENEBUES
SCÈNE VII
LES MÊMES, plus NIKIT A
NIKITA (de la porte) .
Femme, qu'est-ce qui arrive ?
(aNISSIA lui jette un coup d'œil, puis se détourne sans répondre.)
NIKITA (menaçant).
Qu'est-ce qui arrive ? L'as-tu oublié ?
ANISSIA
Assez faire le plaisant... Va donc!
NIKIT.V 'de plus en plus menaçant) ■
Qu'est-ce qui arrive ?
ANISSIA (s'approcliaut et le prenant par la main).
Eh bien î c'est le mari qui arrive. Entre donc dans
l'isba.
NIKITA (regimbant).
A la bonne heure ! Le mari... Et comment l'ap-
pelle-t-on, le mari ? Explique-toi.
ANIsSIA
Allons, voyons : Mikita.
ACTE m l'2o
NIKITA
Oli ! la malhonnête ! Nomme-moi du nom de mon
père.
ANISSU
Akimitch, là !
NIKITA (toujours sur le seuil).
A la bonne heure! Non... Dis-moi encore mon
nom de famille.
ANISSIA (riant et le tirant par la manche).
Tchilikine... Voyez-voas comme il se rengorge!
NIKITA
A kl bonne heure !
(il s'appuie contre le chambranle de la porte.)
Non... dis-moi encore de quel pied Tchilikine en-
trera dans l'isba.
ANISSIA
Allons, assez ! tu fais entrer le froid.
NIKITA
Dis-moi de quel pied il entrera dans l'isba. J'y
tiens absolument.
ANISSIA (à part) .
Voilà q-i'il va m'ennuyer maintenant.
(Haot.)
Allons, du gauche ! Entre donc.
126 LA PUISSANCE DES TENEBRES
NIKIIA
A la bonne heure !
ANISSIA
Regarde plutôt qui est dans l'isba.
NIKITA
Mon père ! Eli bien ! J'en fais grand cas, de mon
père, je le tiens en haute estime. Bonjour, petit
père !
(Il le salue et lui tend la main.)
Bonjour, comment va ?
AKIM (^sans lui réponJi'c).
Le vin, le vin, pour ainsi dire, qu'est-ce qu'il pro-
duit ! Quelle honte !
NIKITA
Le vin ?... que j'ai bu ?... Ça, j'ai tortabsoluniont.
J'ai bu avec un ami, pour lui faire honneur.
ANISSIA
Va donc te coucher.
NIKITA
Femme, où suis-je debout, dis-moi ?
ANISSLV
Allons, c'est bien ; va te coucher.
NIKITA
Je veux encore boire, avec mon père, un samovar.
Prépare le samovar. Eh ! Akoulina ! viens !
ACTE m 127
SCÈNE VIII
LES MÊMES, pl.is AKGULINA
AKOCLINA (en belle toilette, des emplettes à la main.s'approchant de NKITA)
Pourquoi as-tu dérangé ? Où as-tu mis le lin à
tisser ?
NKITA
Le lin ? il est là... Hé ! Mitricli ! où es-tu ? En-
dormi ?... Va dcnc dételer le cheval.
AKIM (sansToir AKOULIXA regardant son fils).
Qu'est-ce qu'il faitdonc? Le vieux, pour ainsi dire.,
taie... est fatigué, le vieux est moulu ; et lui, il lait
le beau ! « Détèlele cheval ! »... PTou! le misérable!
MPTRITCH (descendant du poèle et chaussant ses valenki •).
0 Seigneur miséricordieux ! Où est-il, le cheval ?
Dans la cour ? 11 doit être fatigué ! — Yois-tu comme
il s'est imbibé ! Il en est gonflé comme une monta-
gne, il s'en est fourré jusque-là ! 0 Seigneur ! Miko-
la-le-Saint!
(Il met sa chouba * et sort dans la cour.)
1. Bottes en feutre.
2. Pelisse en peau de nio'Jlon.
12S LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE IX -^
LES MÊMES, moins MITRITCIl
N'IKITA (b'asspyant).
Pardonne-moi, mon petit père. J'ai bu, c'est vrai,
mais que faire ? La poule boit aussi, n'est-ce pas ?
Pardonne-moi, toi. Quant à Mitritch, il ne se fâchera
pas pour ça ; il s'acrjuittera de la besogne.
AXISSIA
Faut-il vraiment préparer le samovar ?
MKITA
Prépare ; père est venu, je veux causer et boire du
tlié avec lui.
(à AKOUUNA.)
As-tu là toutes les emplettes ?
AKOULENA
Les emplettes ? J'ai pris ce qui est à moi, le resle
est demeuré dans le traîneau... Voilà (pii n'est pas à
moi.
(Elle jette un paquet sur la table, et serre ses emplettes dans la malle. —
ANIOUl'KA la regarde arranger. — AKIM, tournant le dos à son fils, prend s«>
onoue! i • etseslapti, qu'il met sur le poêfe.)
1. Bandes d'étoffes qu'on s'enroule autour des pieds en guise
de chaussettes.
ACTE III (l3i
LES MÊMES, plus AMSSIA
AXISSIA (entrant et s'arrêtaiit).
Il vaut mieux que lu le prennes ; il ne te lâchera
pas.
AKLM (prenant et hochant la tête).
Hé-é! le vin! On n'est plus un homme, pour ainsi
d.œ.
NKITA
A la honne heure! Si tu me le rends, tu me le
ri'udras, et si tu ne me le rends pas, sois avec Dieu !
Moi, je suis comme ça.
(Apercevant AKOULINA.)
Akoulina, fais voir tes emplettes !
AKOILIXA
Quoi ?
NIKITA
Fais voir tes emplettes.
AKOVLEXA
Mes emplettes? Pourquoi les faire voir? Je les ai
d'jà cachées!
132 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
NIKITA
Sors-les, je te dis. Gela amusera Anioutka, de les
regarder. Montre-les à Anioutka, je te dis. Ton
chàle, donne-le ici.
AKIM
Oh ! c'est répugnant à voir!
(Il monte sur le poêle.)
AKOULINA (sortant le chàle et le posant sur la table).
Voilà. Qu'est-ce qu'il y a donc à voir?
ANIOUTKA
Oh! qu'il est joli! Il est aussi joli que celui de Sté-
panida.
AKOULINA
De Stépanida? Il ne vaut rien, à côté du mien, le
chàle de Stépanida.
(S'animanl et dépliant le châle.)
Examine un peu cette qualité : il est français.
ANIOUTKA
Et cette indienne, qu'elle est belle! J'ai vu la pa-
reille chez Machoutka, mais plus claire... Celle-ci est
très belle.
NIKITA
A la bonne heure !
f/
ACTE III . R 129
AXISSIA (s'en allant avec le samovar).
La malle esl déjà pleine à déborder, et voilà qu'elle
achète encore !
SCÈNE X
A Kl M, AKOI'LINA, ANIOUTKA, NIKITA
XIKITA ('prenant un air sensé).
Ne te fâche pas contre moi, petit père ; tu crois que
je suis ivre... Non, j'ai absolument tout mon bon
sens : on boit, mais pas jusqu'à perdre la raison. Je
puis causer tout de suite avec toi, mon petit père.
Je me rappelle tout : tu m'as parlé d'une somme, il
t'est mort un cheval, je m'en souviens fort bien.
Tout cela est très faisable ; nous sommes en mesure
det'aider. S'il s'agissait d'une somme plus forte, il
faudrait attendre un peu ; mais cela, je le peux.
L'argent est là.
AKIM (toujours occupé à ses habits].
Hé ! petit... taïè... pour ainsi dire... Tu n'es pas...
taïè... dans une bonne voie.
130 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
v-^/
MKITA
Que veux-tu dire par là? Il ne faut pas trop exiger
d'un homme ivre... Mais ne t'inquiète pas; nous
allons boire du thé. Je suis à même de tout faire^
absolument tout.
AKIM (hochani la tête).
Eh! E-é-eh! Eh!
NIKITA
L'argent, le voilà!
(Il glisse la main dans sa poche, son son portefeuille, l'ouvre et retire
un billet de dix roubles.)
Voilà pour un cheval; prends pour un cheval. Je
ne peux pas oublier mon père; je ne le peux pas
absolument : un père est un père. Là, prends!...
Tout simplement. Je ne le regrette pas.
(Il s'approche d'AKIM et lui tend le billet, AKIM refuse de le prendre.)
NIKITA (le saisissant par la main).
Prends-le, on te dit, puisqu'on te le donne. Je ne
le regrette pas.
AKIM
Je ne puis pas, pour ainsi dire... taïè... le pren-
dre, je ne puis pas... taïè... causer avec toi, pour
ainsi dire; car tu n'as pas... taïè... ligure d'homme.
NIKITA
Je ne te lâche pas, prends!
(U lui met l'argent dans la main.)
ACTE m
'■^y^/ AMSSLA.
Gueuse ! Tu vis avec le mari d'une autre !
AKOULINA
Et toi, tu as supprimé le tien !
ANISSU (se jetant sur AKOULIXA).
Tu mens!
XIKITA (la retenant).
Anissia, tu oublies!...
AXISSIA
Que cherches-tu à m'épouvanter ? Je n'ai pas peur
de toi 1
NIKITA
Hors d'ici !
(II tourne ANISSIA et la pousse.)
AXISSU
OÙ irais-je ? Je ne veux pas quitter ma maison.
XIKITA
Hors d'ici, je te dis! Et ne t'avise pas de revenir.
A.NISSIA
Je ne sortirai pas.
(XIKITA la pousse.)
ANISSL\ (pleurant et se retenant à la porte en criant).
Mais qu'est-ce donc? On me chasse de ma maison !
136 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
Que fals-ta là, brigand? Tu penses donc qu'il n'y a
pas de justice contre toi!... Attends un peu!
NIKITA
File ! file !
ANISSIA
J'irai chez le staroste, chez rouriadnik*...
NIKITA
Hors d'ici, je te (4is !
(Il la chasse.)
ANISSIA (de derrière la porte) .
Je m'étranglerai !
SCENE XII
NIKITA, AKOULINA, AXIOUTKA, AKIM
NIKITA
Pas de danger !
ANIOUTKA
Ho-o-o! Ma pauvre petite mère!
(Elle pleure.)
1. Préposé à la police dans un village.
ACTE III U133
ANISSU (avec dépit).
(Elle passe dans le cabioet noir, en revient avec un soufflet et s'approche
de la table.)
Allons, laissez, vous tenez toute la place.
NIKITA
Mais regarde donc par ici.
AXISSIA
Et qu'ai-je à y voir? N'en ai-je donc jamais vu ?
Otez-moi ça.
(Elle jette le châle jiar terre.)
AKOULLN'A
Que jettes-tu ? Jette ce qui est à toi.
(Elle le ramasse.)
NIKTTA
Anissia, prends garde !
ANISSIA
A quoi, prendre garde?
NIKITA
Tu crois peut-être que je t'ai oubliée. Regarde par
ici.
(Il lui montre un paquet, et s'asseoit dessus.)
C'est un cadeau pour toi ; mais il faut le mériter.
Femme, sur quoi je suis assis ?
ANISSU
Cesse de faire le bravache. Je n'ai pas peur de toi.
131 LA PUISSAXCr: DES TENKHRES
Quel est donc l'argent avec lequel tu t'amuses, avec
lequel tu achètes des cadeaux à ta grosse Akoulina?
C'est le mien !
AKOUUNA
Je vais te cogner... Avec ça que c'est le tien! Tu
as voulu le voler, mais tu n'as pas réussi. Laisse-
moi passer.
(Elle veut passer, et la heurte.)
ANISSIA
Qu'est-ce que tu as à me pousser?... Je te cogne-
rai.
AKOUUNA
C'est ce que nous verrons.
(Elle marche sur elle.)
MKITA
Hé! babas, babas! en voilà assez !
(Il s'interpose entre les deux (emmcs.)
AKOL'LEVA
Et c'est elle encore qui ose parler!... Tu aurais
mieux fait de te taire. Oser parler!... Penses-tu donc
qu'on ne le sache pas?
ANISSIA
Qu'est-ce qu'on sait, dis, dis, qu'est-ce qu'on sait?
AKOl'LDîA
Je sais sur toi certaine alfairc...
^
ai:te m
Sur le poêle les kalatchi i.
Sur les marches la kacha 2,
Et nous vivrons.
El nous nous amuserons :
Et si la mort vient,
Nous mourrons.
Sur le poêle les kalatchi.
Sur les marches la kacha.
SCÈNE XIV,
LES MÊMES, plus MITRITCH
MITRITCH
(11 entre, ôte son caftan et monte sur le poêle.)
Les babas se sefont encore battues... 0 Seigneur !
Mikola-le-Miséricordieux !
AKM
(Il s'assied au bord du poêle, prend ses oaouchi, ses lapt!, et se chausse.)
Passe donc dans le coin.
.MITRITCH (montant).
On ne peut pas tout partager. 0 Seigneur !
MKITA
Donne donc les liqueurs, pour boir3 avec du thé.
1. F.spsce de pain tortillé.
2. Plat (le ?ruau.
14!) LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE XY
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA (entrant, à AKOULINA :)
Sœur, le samovar va verser.
NIKITA
Et ta mère où est-elle ?
ANIOUTKA
Elle est dans le vestibule : elle pleure.
NIKITA
A la bonne heure. Va l'appeler. Dis-lui d'apporter
le samovar. Et toi, Akoulina, sers les tasses.
AKOULINA
Les tasses ? Soit !
(Elle serties tasses.)
NIKITA (sortant des liqueurs, des brioches, et des harengs).
Ça, c'est pour moi... Ce lin à tisser, c'est pour
la baba... Le pétrole est là, dans le vestibule, et
voici l'argent. Attends...
(II prend le stchet 1 . )
Je veux voir tout de suite...
(Comptant sur le stchet.)
1. Machine à compter.
ACTE 111 137
MKITA
Comment, voilà quelle m'a effrayé!... Et toi,
qu'as-tu à pleurer ?EIIe reviendra... Pas dedanger...
Va donc voir le samovar.
(ANIOUTKA sort.)
SCÈXE^XIII;
MKlTA, AKI.M, AKOULINA
AKOULIXA (ramassant ses emplettes et les rangeant).
Vois-tu, la vilaine, comme elle a tout sali ! Attends
donc un peu. Je vais lui couper son caftan... Parole,
je le lui couperai.
NIKITA
Eh bien ! je l'ai chassée. Que veux-tu de plus ?
AKOULIMA
Elle a tout sali mon châle neuf. Parole, une
filiienne! Si elle n'était pas sortie, je lui aurais arra-
ché les yeux.
NIKITA
Cesse de t'emporler... Qu'as-tu à Remporter? Si
je l'aimais, encore !
138 LA PUISSANCE DES ÏÉNEB^ES
AKOULINA
, Aimer! Il y a de quoi!... ce gros museau! Tu aurais
. JV* dû la lâcher alors, et rien ne serait arrivé. Tu l'aurais
^ -envoyée au diable... N'empêche que la maison est
mienne, et l'argent mien-.. Elle s'appelle aussi la
patronne!... Patronne!... Mais quelle patronne est-
•ce pour son mari!... Elle a déjà perdu une âme...
Elle fera de même avec toi.
NIKITA
Oh I ces bouches de babas, impossible de les fer-
mer! Qu'as-tu donc à bavarder sans savoir ce que tu
<lis?
AKOUIXNA
Si, je le sais. Je ne veux plus vivre avec elle. Je
vais la ciiasser de la maison ; nous ne pouvons pas
■vivre ensemble. Une patronne, elle! Ce n'est pas une
patronne, c'est une garce de prison.
MKITA
Allons, assez!... Qu'est-ce que ça le fait? Tu n'as
<\nh ne pas la regarder! Regarde-moi plutôt : c'est
«noi le patron. Je fais ce que je veux. Je ne l'aime
plus, c'est toi que j'aime; j'aime qui bon me semble.
Tel est mon pouvoir. Elle, je la tiendrai séques-
Irée... Yoilà où je la mets, chez moi.
(Il {ait le geste de fouler quelqu'un auT pied^.)
C'est fâcheux ([ue je n'ai pas d'accordéon.
f , ..> ACTE ni
ny
/ ainsi dire. Seulementje vois, pour ainsi dire... taïè...
qu'il marche au malheur, pour ainsi dire... taïè...
au malheur, mon lils.
NIKITA
Mais quel malheur \ Prouve-le moi.
AKIM
Quel malheur ? quel malheur ? Mais tu y les toui
entier... Quet'ai-jedil, cet été?
MKITA
Mais tu m'as dit beaucoup de choses.
AKIM
Je t'ai parlé... taïè... de l'orpheline que tu as-
offensée... Une orpheline, Marina, offensée, pour
ainsi dire.
MKITA
Voilà un souvenir 1 On ne rappelle point les
vieilles histoires : ce qui est passé est passé.
AKtM (^'échauffant) ■
Passé ? Non. mon frère, ce n'est point passé ! Un
péché, pour ainsi dire, en amène un autre ; et tues-
englué dans le péché... Tu es englué, commeje vois^
dans le péché... englué... englouti, pour ainsi dire.
MKITA
Bois du thé, et parlons d'autre chose.
144 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
AKIM
Je ne puis pas boire ton thé... taïè... car je suis
dégoûté de tes vilenies, pour ainsi dire; ça me dé-
goûte, pour ainsi dire... taïè... Je ne puis pas...
taïè... boire du thé avec toi.
NIKITA
Le voilà lancé. Assieds-toi donc à table.
AKIM
Tu es pris dans la richesse comme dans un filet,
comme dans un filet, pour ainsi dire. Ahl Mikitka,
il faut avoir une âme.
NKITA
Mais de quel droit viens-tu, dans ma propre mai-
son, me faire des reproches ? Tu n'as pas tini de
m'ennuyer ? Me prends-tu encore pour un gamin
dont on tire l'oreille?... Ce n'est plus la coutume,
aujourd'hui.
ARIM
C'est vrai : j'ai ouï dire qu'aujourd'hui on arrache
la barbe à son père, pour ainsi dire... Mais tu cours
à ta perte, à ta perte pour ainsi dire.
NIKITA 'avec humeur).
Nous vivons sans te demander rien ; et c'est toi
qui viens chez nous nous demander.
ACTE III 'i 141
y^^ La farine, quatre-vingts kopeks... L'huile de
gi*aine... A mon père, dix roubles... Petit père,
viens donc boire du thé.
(Un silence. AKIM reste sur le poêle. )
SCÈNE XYI
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSIA [apportant le samovar).
OÙ le mettre ?
NIKITA
Mets-le sur la table... Eh bien! es-tu déjà allée
chez le staroste?... A la bonne heure!... Parle,
mais sache te contenir. — Allons, ne sois plus fâ-
chée; assieds-toi et bois.
(U lui verse un verre.)
Et voilà aussi ton cadeau.
^I1 lui tond le paquet sur lequel il ét.ùt assis; Anissia le prend
silencieusement, en bochant la tète.)
AKLM
(Il descend du poêle, passe sa choubi, s'approche de la table et y
dépose le billet de dix roubles.)
Voilà ton argent. Rcprends-le.
142 LA PUISSANGK DES ÏKNÈHRE^
NIKITA (sans voir le billel) .
Où vas-tu donc ?
AKIM
Je m'en vais. ..je m'en vais, pour ainsi dire. Adieu!
^U piviid son bonnet et sa ceinture.)
NIKITA
Mais OÙ va-t-il aller, à cette heure, dans la nuit ?
AKIM
Je ne puis pas, pour ainsi dire... taïè... rester
dans votre maison... taïè... rester dans votre maison...
taïè .. Je ne le puis plus, pour ainsi dire. Adieu.
NIKITA
Mais cù t'ni vas-lu? Quand le thé est prêt...
AKIM (niett»nt sa ceinture) .
Je m'en vais, parce que, pour ainsi dire,., taïè...
on n'est pas bien, Mikilka, on n'est pas bien dans
la maison... taïè... Pour ainsi dire, tu vis mal, Mi-
kitka, mal... Je m'en vais.
ANISSIA
Mais qu'est-ce donc, petit père ? Cela fera mau-
vais effet, aux yeux du monde. En quoi t'a-t-cn
offensé?
AKIM
On ne m'a pas fait d'offense... Pas d'offense, pour
ACE III I'k
Ton argent, le voilà ! Je vais mendier, pour ainù
dire... taïè... Je ne veux, rien de toi, pour ainsi dire.
NIKITA
Allons, assez. Pourquoi te fâcher ? Tu déranges la
compagnie.
(Il le retient par la main.)
AKIM ^avec un cri;-
Laisse-moi, je ne veux pas rester ! J'aime mieux
passer la nuit sous une haie que dans ta hideuse
maison... Pfou !
(D crai:he.)
Que Dieu me pardonne !
(D sort.)
SCÈNE XVII
MKITA. AKOULINA. ANISSIA, MITHITCH
MKiTA
En voilà uneî
10
146 LA PLISSAXGE DES TENEBKES
SCÈNE XYIII
LES MÊMES, plus AKIM
AKIM (ouvrant la porte).
Reviens à toi, Mikita! Il faut avoir une âme.
(Il sort.)
SCÈNE XIX
NIKITA, AKOULINA, ANISSIA, MITRITCH
AKOULINA (prenant les tasses).
Eh bien ! faut-il verser ?
(Tous gardent le si!ence.)
MITRITCH (criant).
0 Seigneur, préserve-moi, pauvre pécheur !
(Tous tressaillent.)
NIKITA (s'étcndant sur le banc).
Oh! quel ennui!... Akoulina, où est raccordéon?
AKOULINA
L'accordéon? En voilà, une mémoire! Mais tu l'a s
donné à réparer.. Je t'ai versé du thé, bois.
ACTE m 147
MKITA
Je lie veux pas... Éteignez la lumière... Oh! ([ue
je suis iTialheui'eux ! Que je suis malheureux !
(Il pleure.)
FI.N DU TROISIEME ACTE.
t
ACTE IV
ACTE IV
PERSONNAGES :
NIKITA.
MATRENA.
ANISSIA.
ANIOUTKA.
MITRITCH.
UNE VOISINE.
UNE COMMÈRE DANISSIA.
IVAN, père du prélendant d'AKOULINA, moujik
morne.
(Automne. Soir, La lune éclaire l'intérieur d'une cour. A droite, une isba
chaude 1 avec un vestibule j une porte coibére. A gauche, une ùba froide 2
avoc une cave.)
1. C'est-à-dire habitée.
2. C'est-à-dire inhabitée.
io2 LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE PREMIÈRE
(On entend de l'isba des bruits de voix et des cris d'ivrognes. LA VOISINE
sort du vestibule et fait signe à LA COMMÈRE d'aNISSIA de venir. )
LA COMMÈRE, LA VOISINE
LA VOISINE
Pourquoi Akoulina n'a-t-elle pas paru ?
LA COMMÈRE
Pourquoi elle n'a pas paru ? Elle ne demanderait
pas mieux que de sort ir, elle ne le peut pas. Les pa-
rents du prétendant sont venus pourvoir la fiancée;
mais elle, ma petite mère, elle reste couchée dans
l'isba froide. Elle ne veut pas même se montrer, la
pauvre.
LA VOISINE
Et pourquoi donc?
LA COMMÈRE
Le mauvais œil lui a gonflé le ventre.
LA VOISINE
Vraiment?
LA COMMÈRE
Assurément.
(Elle lui cbuchote à l'oreille.)
ACTE IV 153
LA VOISCSE
Vraiment?.. Ahî quel péclié ! Mais les parents du
prétendant le sauront bien.
LA COMMÈRE
Comment le sauraient-ils? Ils sont tous ivres, et
puis, c'est plutôt à la dot qu'ils en veulent. Ce n'est
pas une bagatelle, ce qu'on donne à cette fille : deux
choubas, ma petite mère, six sarafans *, un chàle
français, beaucoup de toile et, en outre, dit-on, deux
centaines "^ d'argent.
LA VOISINE
Oh! même avec l'argent, il n'y a pas de quoi se
montrer bien fier... Une pareille honte!
LA COMMÈRE
Chutî... Les parents du prétendant, je crois.
(Elles se taisent et rentrent dans le Testibule.)
1. Robe de paysanne.
2. Deux centaines de roubles.
15i LA PUISSANCE DES TEXÈnUES
SCÈNE II
IVAN, seul.
IVAN (sortant du veitibule, et éructant).
Ah! que j'ai chaud! Qu'il fait ionc chaurl là-
dedans! Je viens prendre un peu l'air.
(Il respire.)
Dieu sait comment .. Ce n'est pas liés engageant...
Ma foi, comme ma vieille le dira.
SCÈNE III
IVAN, MATUENA
MATREXA (sortant du vestibule).
Et moi qui cherchais! « Où est Ivan? où est-il,
Ivan? » Voilà où tu étais, mon ami!... Eh bien, mon
cher, Dieu merci ! tout est parfaitement convenable.
Marier et louer sont deux : et moi, je ne sais pas
louer. Et comme vous êtes venus pour une bonne
chose, Dieu permettra que vous aviez à le remercier
toute votre vie... La fiancée, tu sais, c'est un trésor :
ACTE IV loS.
iiDe pareille fille, on en chercherait en vain dans
iout le gouvernement, une pareille lille.
IVAN
Je sais bien... Mais voilà, l'argent... pourvu qu'on-
ne nous trompe pas !
MATRE.NA
L'argent? Pas besoin d'en parler : tout ce que ses^
parents lui ont laissé, elle l'emporte avec elle. Par le
temps (jui court, ce n'est pas une bagatelle que cent
cin(]uante roubles.
IVAN
Aussi, je n'ai pas peur. Mais c'est notre enfant,
après tout, et je tàclie de faire pour le mieux.
MATRENA
Moi, père, je te dis la vérité. Sans moi, tu n'aurais,
de toute ta vie, jamais rien trouvé de tel. Les Kor-
miline l'ont aussi fait demander, mais j'ai empêché
l'affaire d'aboutir... Quant à l'argent, je t'ai dit la
vérité. Comme le défunt (que le royaume des cieux
lui soit ouvert!) se mourait, il recommanda que la
veuve prit Nikita à la maison — je sais tout par mon
fils; — quant à l'argent, pour ainsi dire... à Akou-
lina. Tout autre, à sa place, se serait approprié cet
argent; mais xXikita lui donne tout, jusqu'au dernier
kopek. Ce n'est pas une bagatelle, une pareille
somme.
io6 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
IVAN
On dit qu'on lui a laissé plus d'argent que cela...
Et ton petit n'est pas niais à ce point.
MATRENA
Hé ! mes chers amis, le morceau est toujours gros
dans la main d'un autre. Tout ce qu'elle avait, on le
lui donne. Je te le dis, laisse-là tous ces comptes et
tiens bon. Une si belle fille...
IVAN
Je sais bien. Seulement nous nous disions, avec
ma baba : « Pourquoi n'a-t-elle point paru? » Et
nous pensions : « Qu'arrivera -t-il, si c'était quelque
maladie ? »
MATRENA
Ih ! I-i-ih ! Elle, malade ? Il n'y en a point comme
clic dans toutlegouvernement.UnefiUe si appétissante,
impossible de rien pincer... Mais tu l'as vue, hier.
Et quelle travailleuse ! Elle est un peu dure d'oreille,
c'est vrai ; mais la piqûre d'un ver ne gâte pas une
pomme rouge... Pourquoi elle n'a point paru ?...
C'est le mauvais œil, on lui a jeté un sort. Et je sais
quel est le chien qui l'a jeté... Il savait qu'on allait
venir la demander, et il l'a fait exprès. Mais je con-
nais le remède ; demain, la fille se lèvera ; ne t'in-
quiète pas de ce côté.
ACTE IV 157
IVAN
Eh bien ! alors, l'affaire est entendue.
MATRE.NA
A la bonne heure!.. Mais ne te dédis plus ; et
moi, ne m'oublie pas non phis ; j'ai pris peine,
moi aussi. Ne m'oublie pas.
UNE VOIX DE BABA (du vestibule) .
Si nous devons paitir, partons. Viens donc, Ivan .
IVAN
Tout de suite.
(II entre dms le vestibule ; dans l'isba, bruits de gens qui partent.)
SCÈNE IV
ANISSIA, ANIOUTKA
ANIOUTKA
(eUc sort en courant dn vestibule, et fait signe à ANISSIA de venir.)
Ma petite maman !
ANISSU (du vestibule)
Quoi ?
«38 LA PlISSANCK DES THNEBUKS
ANIOUTKA
Ma petite mère, viens donc ici : on pourrait nous
■entendre .
(Elles s'en vont prè» d'un hangar )
AMSSIA
Eh bien ! quoi ? Où est donc Akoulina ?
ANIOUTKA
Elle est allée dans le hangar. Qu'est-ce quelle y fait?
c'est terrible, . . . comme je respire. « Non, qu'elle dit,
je n'ai plus la force de souffrir... Je vais crier de
toute ma voix, qu'elle dit,... comme je respire. »
ANISSIA
Allons, va, elle attendra. Laisse-nous d'abord expé-
dier nos hôtes.
AMOUTKA
0 petite mère, comme elle souffre! Et puis elle
se fâche aussi. « C'est en vain, qu'elle dit, qu'ils boi-
vent à mon départ. Moi, qu'elle dit, je ne me ma-
rierai pas, je ne me marierai pas ; je mourrai ! «Ma
petite mère, pourvu qu'elle ue meure pas !... C'est
terrible, j'ai peur !
"Va donc, elle ne mourra pas ; et toi ne va pas la
voir. Va-L'en.
(Elles sortent.)
ACTE IV 159
SCÈNE V
MITRITCH, seul.
MITRITCH (entrant par la porte cochère, et ramassant du foin éparpillé) .
0 Seigneur ! Mikola-le.-Mist^ricordieu.v !.. Que de
vodka ils ont bu ! Et puis, comme ça sent partout!
ça pue jusque dans la cour. Mais non 1 moi, je ne
veux pas! — Vois-tu comme ils ont gâté du loin !
Pour manger, ils ne mangent pas, ils ne font qu'ef •
lleurer du museau, et toute une botte de foin est
gaspillée sans qu'on s'en aperçoive... — Mais quelle
odeur I On dirait qu'elle est sous mon nez. . . Au diable !
(Il baille.)
Il est l'heure de se coucher. Mais je n'ai pas envie
de rentrer dans l'isba : ça me chatouille le nez. Mau-
dite odeur !
[On entend partir des voilure-.)
Ils sont partis. 0 Seigneur, Mikola-le-Miséricor-
dieux !.. En voilà qui se trompent les uns les au-
tres ! Des bêtises^ tout cela.
160 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE VI
MlïRITCH, NIKITA
NIKITA (entrant).
Mitritch, va donc te coucher sur le poêle. Je ra-
masserai moi-même.
MITRITCH
Soit.Doune-s-en aux moutons... Eh bien !lesa-t-ou
déjà expédiés ?
NIKITA
Expédiés... Mais cela ne va pas; je ne sais plus
que faire.
MITRITCH
Quelle ficûte ! Eh bien! quoi ! il y a pour cela les
Enfants-Trouvés! Qui que ce soit qui sème, eux
reçoivent tout. Porte-leur-en tantque tu voudras, on
ne te demandera rien, et on te donnera encore de
l'argent. Seulement, il faut faire la nourrice. Aujour-
d'hui, tout est bien simple.
NIKITA
Et toi, prends garde, Mitritch ; s'il y a quelque
chose, n'en parle pas trop.
ACTE IV 161
MITRITCH
Moi ! qu'est-ce que ça me fait ? Fais disparaître les
traces, comme tu sais... Mais comme tu sens la
vodka !... Ah ! je m'en vais dans l'isba.
(II sort eu bâillant.)
0 Seigneur !
SCÈNE VII
NIKITA, seul.
NIKITA
(Il reste longtemps silencieux, puis s'assied sur le traiueau.)
En voilà des affaires !
SCÈNE YIII
iMKITA, ANISSIA
ANISSÎA (e.it.-ai,t).
OÙ es-tu donc ?
11
162 LA PlJlSSANCK DES TENEBRES
Par ici.
AMSSIA
Qu'as-tu donc à rester assis là ? Il n'y a pas de
temps à perdre. Il faut l'emporter de suite.
NIKITA
Et qu'en ferons-nous? Quoi?
ANISSÎA
Quoi ? mais je te l'ai dit, quoi ! Fais comme je t'ai
dit.
NIKITA
Il vaudrait mieux, le meltre aux Enfants-Trouvés.
AMSSIA
Alors prends-le et porte-le, toi, situ veux. Pour
faire des vilenies, tu as du cœur; mais quand il faut
en subir les consé([uences, alors lu faiblis.
XIKITA
Que faire alors ?
AMSSIA
Je te l'ai dit : va dans la cave et creuse une
fosse.
ISIKITA
Mais si on faisait autre chose!
ACTE IV 163
ANISISA ,'le contrefaisant].
Si on faisait autre chose!... Eh bien, non! on ne
peut pas l'aire autre chose. C'est avant que tu aurais
dû y songer. Va ou Ton t'envoie
XIKITA
Ah ! quelle affîure ! quelle affaire !
SCÈNE IX
LES AIÈ.MES, plus ANIOUÏKA
AMOCTKA
Ma petite mère, l'accoucheuse appelle. La sœur a,
je crois, un petit en Tant... Gomme je respire; il crie.
ANISSIA
Tu mens, tu mens, qu'une paralysie te frappe! Ce
sont des petits chats qui miaulent. Rentre dans l'isba
et couche-toi ; sinon, je t'en donnerai.
AiMOL'TKA
Ma petite mère, ma chère petite mère, parole, par
Dieu !...
164 LA PUISSANCE DES TENEBRES
AMSSIA (leTaiil l.i main).
Je t'en donnerai !... Que je ne sente plus ici ton
souf ile !
(aMOUTKA se sauve.)
SCÈNE X
ANISSIA, NIKITA
AMSSIA
A l'ouvrage, donc, loi, qu'on te dit! Sinon, gare
à toi!
(Elle sort.)
SCÈNE XI
NIKITA, seul.
NIKITA (après un long silence).
En voilà, des affaires! Oh! ces babas, malheur !
« Toi, qu'elle dit, c'est avant que tu aurais dû y
ACTE IV i6o
soiij^'er ! » Mais quand aurait-il fallu y songer ?
Quand? je me le demande... Quoi! L'été dernier,
cette Anissia s'est accrochée à moi. . . Eh bien ! quoi?
J'ai effacé le péché comme il le fallait. Je ne suis
point coupable ici ; ces choses-là arrivent souvent.
Etpuis, cette poudre... -Mais est-ce moi qui lui ai
conseillé cela?... Mais si alors je l'avais su, jel'aurais
tuée, cette chienne ! Parole, je l'aurais tuée!... Elle
m'a rendu complice de ses vilenies, la gueuse. Et
m'a-t-elle dégoûté, depuis ! Elle m"a dégoûté à ne
pouvoir plus la regarder, quand ma mère m'a raconté
la chose. Et comment vivre avec elle?... C'est alors
que ça a commencé!... Cette fille qui s'accrochait
aussi àmoi, eh bien ! qu'y faire? Si ce n'eût été moi,
c'eût été un autre ; et maintenant voilà! Ici encore,
je ne suis pas coupable... Ah! quelle aifaire!...
(Il demeure songeur.)
Sont-elles osées, ces babas ? Qu'ont-elles mani-
gancé là! Mais je ne m'y prêterai pas!
16iî LA PlISSANCE DES TENEBRES
SCÈNE XII
NIKITA, MATRENA
MATREXA
(Elle entre précipita mment avec une lanterne et une pioclic.)
Que fais-tu là, assis, comme une poule qui couve?...
Que fa dit la baba? A Touvrage, donc!
NIKITA
Et vous, quefercz-vous?
MATRKNA
Nous, nous savons que faire. Toi, occupe-toi de
ta besogne.
NnCITA
Vous m'entortillez.
MATREXA
Quoi donc? Tu voudrais reculer maintenant!...
Quand vient le moment d'agir, tu recules!
NIKITA
Mais il ne s'agit pas d'une bagatelle. C'est une
âme vivante...
MATREXA
Eh! une âme vivante... Quv a-t-illà?... Une âme
ACTE IV 167
qui tic'utà peine au corps!... Et qu'en Ferions-nous?
Va donc le porter aux Enfants-Trouvés : il mourra
dans tous les cas; et l'histoire s'ébruitera, se répé-
tera partout, et la lîlle nous restera sur les bras.
NIKITA
Et si on vient à le savoir ?
MATRENA (
Dans sa propre maison, ne pas faire la chose!
Mais nous la ferons de manière qu'on ne s'en dou-
tera pas. Fais seulement ce que je te dis. Pour notre
besogne de baba, nous avons besoin d'un moujik...
Prends donc la pioche, descends, et à l'ouvrage.
Moi, je t'éclairerai.
NIKITA
Qu'y a-t-il donc à faire?
MATRENA (baissant la voix'*.
Creuse une petite fosse ; puis nous l'apporterons
et nous le cacherons vivement... Voilà qu'elle ap-
pelle de nouveau... Va donc, moi je reviens.
NIKITA
Est-ce qu'il est mort ?
JIATRENA
Certainement qu'il est mort. Mais il faut se dépê-
cher. Tout le monde n'est pas encore couché : on en-
16S LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
tendra, on verra, et les méchants, c'est tout ce qu'ils
demandent. Et l'ouriadnik qui est encore venu ce
soir!... Fais donc ce que je te dis.
(Elle lui tend la pioche.)
Descends dans la cave; creuse dans un coin une
petite fosse ; la terre est molle. Après, tu nivelleras
de nouveau. Notre petite mère la terre ne le dira à
personne. Elle nivellera comme une vache de sa
langue. Va donc, va, mon fils.
NIKITA
M'entortillez-vous assez! Laissez-moi tranquille!
Parole, je vais m'en aller. Vous, faites comme vous
savez.
SCÈNE XIII
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSU (de la porte).
Eh bien! a-t-il déjà creusé, ou quoi?
MATRENA
Pourquoi es-tu partie? Où l'as-tu laissé?
ACTE IV 169
Je l'ai recouvert d'un chifrou : on ne Tcntendra
pas. A-t-il creusé?
MATREXA
Il ne veut pas.
AMSSIA
(Elle entre en courant; avec rage : )
Une veut pas!... Veut-il donc servir de pâture
aux poux de la prison ? Je vais sur le champ tout
révéler à l'ouriadnik. C'est me perdre aussi ; n'im-
porte, j'irai dire tout.
XIKITA (atterré).
Que dis-tu là ?
AMSSIA
Oui, je dirai tout... Qui a pris l'argent? — Toil
(XIKITA garde le silence).
Le poison... qui l'a donné? Moi... — Mais tulesa-
vais, tu le savais, tu le savais... Nous étions d'ac-
cord.
MATREXA
Assez! Assez!... Toi, Mikitka, pourquoi refuses-
tu... Mon Dieu ! que faire ? Il faut mettre la main à
la pâte. Va donc, ma petite baie.
ANISSIA
Vois-tu, le délicat! Il ne veutpas !... Tu m'as assez
170 LA PUISSANCE DES TKNEBÎŒS
fait do misères; en voilàassez! Tu m'as assez piétinée.
A mon tour, maintenant! Va, te dis-je, sinon je fe-
rai... Prends la pioche et va.
XIKITA
Mais qu'as tu donc à me tourmenter!
(Il prend la pioche ; hésitant '. )
Si je ne veux pas, je n'irai pas.
AXISSIA
Tu n'iras pas?
(Criant :)
Hé! les gens! Hé!..,
MATRENA (lui mettant la main sur la bouche).
Que fais-tu là? Tu es folle!... Il va y aller... Va
donc, mon petit lils, va donc, mon beau.
ANISSIA
Je vais ameuter tout le monde.
NIKITA
Allons, assez ! Oh ! ces femmes ! . . . Dépêchez-vous. . .
Soit!
(Il se dirige vers la cave.)
MATRENA
Eh oui ! ma petite baie, c'est comme ça -, quand
on sait s'amuser, il faut savoir aussi dissimuler les
suites.
ACTE IV 171
AMSSIA (toujours animée).
Il m'a déjà assez balbuée, avec sa gueuse. Mais eu
voilà assez. Au moins, J3 no serai plus la seule... Il
sera aussi un assassin...; qu'il sache ce que c'est.
MATUEXA
Allons, allons, voilà qu'elle s'échauffe. Toi, ma
lille, ne te lâche pas... doucement, doucement; ça
vaut mieux. Ya donc retrouver la fille. Lui fera sa
besogne.
(Elle suit XIKITA avec la lanterne. NIKITA entre dans la cave.)
AMSSIA
Et c'est à lui aussi que j'oidonnerai d'étouffer son
bâtard.
(S'animant de plus en plus.)
Je me suis assez fatiguée à tirer, toute seule, les
os de Petr... Qu'il en tàte, à son tour. Je n'aurai pas
même pitié de moi, je l'ai dit, que je n'aurai pas
pitié!
NKITA (de la cave, à MATREXA : )
Éclaire-moi donc !
MATKEXA
(Elle réclaire. A AXISSIA.)
Il creuse. Va le chercher.
AXISSIA
Reste avec lui, car le gueux serait encore capable
de se sauver; et moi, je vais l'apporter.
172 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
Ne va pas oublier do faire sur lui le signe de la
croix; sinon, c'est moi qui le ferai. N'y a-t-il point
une petite croix?
ANISSIA
J'en trouverai une, je sais oii.
(Elle sort.)
SCÈNE XIV
MATRENA [seule), MKIÏA (dans la cave).
MATRENA
Vois-tu comme elle est en colère, cette baba; il est
vrai qu'il y a de quoi!... Enfin, Dieu merci! nous
allons en iinir. Rien n'en transpirera. Nous nous
débarrasserons de la fille sans péché; et alors mon
petit fils n'aura plus (ju'à vivre tranquillement. Chez
lui, grâce à Dieu, rien ne manque. Moi, il ne m'ou-
bliera pas. Sans Matrena, que serait-il? Il n'aurait
rien pu faire.
(Elle se penche au-dessus de la cave.)
Eh bien! est-ce prêt, mon petit fils?
ACTE IV 173
NIKITA (sortant sa tèlo du la cave)-
Allons, appoi'lez-le... Qu'est-ce que vous attendez?
Quand on s'y met, il faut se dépêcher.
SCÈNE XV
LES MÊMES, plus AXISSIA
(Elle va vers le vestibule, à la rencontre d'AXISSIA ; AXISSLi en sort
avec l'enfant enveloppé dans un chiCfon.)
Eh bien! as-tu fait sur lui le signe de la croix?
AMSSLV
Certainement... C'est à grand peine que j'ai pu le
'ui arracher; elle ne voulait point le lâcher.
(Elle s'approche et tend l'enfant à NIKITA.)
NIKITA (sans le prendre).
Apporte-le toi-même.
AXISSIA
Là, prends-le, je te dis!...
(Elle lui jette Tenfant.)
NIKITA (le saisissant; .
Vivant!... Ma petite mère, il bouge... Vivant!...
Mais qu'en ferai-je?
174 LA PUISSANCE DES TENEBRE i
ANISSU
(E!L' lui arraclie l'cutant des mains et le jette dans la cave.)
Étranglo-le tout de suite, et il ne sera plus vivant!
(Elle pousse NIKITA en bas.)
C'est ton affaire : charge-t'en tout seul.
MATIŒXA (s'asseyant sur une marclie).
Il a pitié, le pauvre ; ça lui est dur. Eh i)ien ! quoi !
C'est son pâché, à lui aussi.
(.VNISSIA se tient penchéj au-de-isus de la cave; MATREN.X la regarde
et lui parle.)
III! I-i-ih! comme il a eu peur!... Mais (juoi! C'est
dur, il est vrai; mais on ne peut faire autrement :
où le mettre/... C'est égal, quand on pense que des
l'ois on souhaiterait des enfants,... et voilà que Dieu
n'en donne pas : ils viennent au monde morts-nés.
— Voilà par exemple la femme du pope... Tandis
qu'ici, oi!i il n'en faut pas, il naît vivant...
(Elle jette un coup d'oil dans la cave.)
Il a fini, sans doute.
(à ANISSIA.)
Eh bien?...
ANISSIA (regardant dans la cave).
Il l'a couvert d'une planche et il s'assied dessus. H
doit avoir fini.
MATRENA
Ho! Ho-o-o! On aimerait mieux ne pas pécher,
mais que faire?
ACTE IV 175
MKITA
(Il iOit tout ti-cniblant.)
II est encore vivant! Je ne peux pas ! II est vivant !
ANISSU
S'il est encore vivant, oi!i vas-tu, toi?
(Elle veut l'arrêter.)
XIKITA (>e jetant sur elle).
Va-l'en, ou je te tue !
(Il la saisit par la main ; elle se dégage, il la poursuit avec la pioche levée.)
MATRENA ( s'élançant au-devant de lui, et l'arrêtant).
Anissia, sauve- toi sur le perron !
(MATP.EXA veut lui prendre la pioche.)
NIKITA (à iamcre.)
Je le tuerai, je te tuerai, toi aussi! va-t'en!
(mATIIENA se sauve près d'AMSSIA.)
MKITA (s'.irrêtant).
Je tuerai... Je tuerai tout le monde!
MATREXA (à AXISSIA).
C'est la peur. Ça ne fait rien, ça lui passera.
.MKITA
Qu'out-ils donc fait, qu ont-ils donc fait de moiî
Comme il piaulait! comme il craquait sous moi!
Qu'est-ce qu'ils ont lait de moi! Et il est encore-
vivant! Parole, il vit...
176 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
(Sc taisant, et tendant l'oreille.)
II piaule, voilà qu'il piaule !
(il court à la cave.)
MATRKNA (à AXISSU).
Il va sans doute Tea terrer...
(à NIKITA.)
Nikita, prends donc la lanterne.
r^IKITA (sans répondre, écoutant toujours}.
On n'entend plus. C'était une idée.
(il s'éloigiis et s'arrête.)
Comme ils craquaient sous moi, ses petits os!
iviT... krr... Qu'est-ce qu'ils ont fait de moi!
(il écoute de nouveau.)
Il piaule encore, parole, il piaule ! Mais qu'est-ce
donc? Petite mère, hé! petite mère !
(Il S:,' dirige vers elle.)
MATRENA
Quoi, mon lils?
NIKITA
Ma petite mère, ma chère petite mère, je n'en peux
plus, je n'en peux, plus ; ma chère petite mère, aie
pitié de moi !
MATRENA
Oh! comme tu as peur, mon ami! Va donc, va
boire, pour reprendre courage, un peu de vodka, va
boire.
ACTE IV 177
NIKITA
Ma chère petite mère, voilà ([iie c'est mon tour.
Qu'avez-vous fait de moi? Comme ils craquaient, ses
petits os; et comme il piaulait!... Ma chère petite
mère... Qu'avez-vous fait de moi?
(Il s'éloigna et s'assied sur le traîneau.)
MATREXA
Va donc boire, mon ami... C'est en effet pendant
la nuit que ça fait peur. Laisse passer un peu de
temps : le jour va venir, puis un autre, un autre
encore, et tu oublieras même d'y songer... Laisse
l'aire le temps. Ou mariera la fille, et tu ne penseras
même plus à tout cela. Mais bois, va donc boire un
peu, j'arrangerai moi-môme dans la cave.
(NIKITA se secouant).
Y a-t-il encore de la vodka? Je veux boire.
(Ilsort. ANISSIA) ,jui setenait pendant tout ce temps près du traîneau, s'écarte
silencieusement.)
SCÈNE XVI
MATREXA, ANISSIA
IIATRENA
Va, va, ma petite baie, moi je me charge du reste ;
12
178 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
je l'enfouirai moi-même... Où a-t-il jeté la pioche?
(Elle trouve la pioche et de^ccnl jusqu'à tni-coips dans la cave.)
Anissia, viens ici, cclaire-moi.
ANISSIA
Et lui, donc?
MATRENA
Lui, il a trop peur. Tu l'as trop secoué; laisse-le,
il va revenir à lui. Qu'il aille avec Dieu! Je veux
prendre moi-même cette peine. Pose ici la lanterne,
(juej'y voie.
(Elle disparaît dans la cave.)
ANISSL^ (allant à la porte par où est sorti NIKITA).
Eli bien! t'es-tu assez amusé ? Vivais-tu assez lar-
gement ! Etmaintenaiit, attends, tu sauras, toiaussi,
ce que c'est : tu en rabattras ! i
SCÈNE XYII
LE s M È M E S, i>lus N I K 1 T A
NIKITA
(II soi't vivement (lu vc>tll)uIo et court à la cave.)
Ma petite mère ! Hé ! Hé!
ACTE IV 179
MATRENA (sortaat de U cave).
Quoi, mon fils?
NIXITA (écaatant).
Ne l'enterre pis; il est vivant! Est-ce que tu ne
l'entends pas? Il est vivant! Voilà qu'il piaule...
Voilà... Je l'entends...
MATRENA
Mais où l'entends-tu crijr ? Tu Tas aplati comme
une galette. Il a la tête tout écrasée !
NIKITA
Mais qu'est-ce donc ?
(Il se bouche les oreilles.)
Il piaule toujours... C'en est lait de ma vie, c'en
est fait! Qu'est-ce qu'ils ont fait de moi ?... Oia me
sauver?
(Il s'assied sur la première marclic.)
FIN DU QUATRIEME ACTE.
VARIANTE DU QUATRIÈME ACTE
VARIANTE DU QUATRIÈME ACTE
(Au lieu des scènes xiil, xiv, xv et xvi di; quatrième acte, ou peut lire la
variante suivante.)
DEUXIEME TABLEAU DU QUATRIÈME ACTE
(La scène représente l'isba du premier acte.)
SCÈNE PREMIÈRE
ANIOCTKA (déshabillée, étendue sur sa eoucbette et couverte d'un caftan).
MITRITCH (assis sur le poêle et fumantj.
MITRITCH
Vois-tu comme ils ont rempli toute l'isba d'une
odeur de vodka! Qu'on leur enfourne un gâteau aux
pois dans la bouche ! Verser le bien par terre!... Im-
possible de la dissiper même avec le tabac; ça cha-
touille le nez... 0 Seigneur!... Dormons!
(Il s'approche de la pelite lampe et va pour l'éteindre.)
ANTOUTKA (se levant vivement et s'asscyant) .
Petit grand-père, n'éteins pas, mon chéri.
184 LA PUISSANCE OES TÉNÈBRES
MITRITCH
Pourquoi ne pas éteindre?
AAIOUTKA
On faisait du bruit tout à l'heure dans la cour.
(Écoutant.)
Entends-tu ? Ils sontretourr.es au hangar.
MITRITCH
Que t'importe? On ne te le demande pas. Couche-
toi et dors. Je vais éteindre la lumière.
(Il baisse la mèche.)
AMOUTKA
Petit grand-père, mon or, n'éteins pas tout à fait.
Laisse au moins un filet de la grosseur d'un œil de
souris. Autrement, j'ai peur.
MITRITCH (riant).
Allons, bon, boni
(S'asseyant près d'elle.)
De quoi as-tu peur?
AXIOUTKA
Comment ne pas avoir peur, petit grand-père? La
sœur, comme elle s'agitait, comme elle se cognait la
tête contre la malle!
(Baissant la voix.)
Moi, je sais... Il y a un petit enfant qui veut naî-
tre... Peut-être qu'il est déjà né.
VAHIANTE DU QUATIUÈME ACTE 185
MITRITCH
Ouelle petite folle! Que les grenouilles te piéti-
nent ! 11 te faut tout savoir!... Couche-toi et dors.
(aMOUTKA se couche,]
A la bonne heure !
(Il la couvre du caftan.)
A la bonne heure!.,. Autrement, si tu sais trop,
tu deviendras vite vieille,
AMOUTKA
Et toi, est-ce que lu vas aller sur le poêle?
MITRITCH
Et où donc ? Quelle sotte tu fais ! Il lui faut tout
savoir.
(Il la couvre encore et se lève.)
Eh bien! reste couchée comme ça et dors.
(Il se dirige vers le poêle.)
AMOUTKA
11 a jeté un cri, et maintenant on n'entend plus.
MITRITCH
0 Seigneur! Mikola-le -Miséricordieux! Qu'est-ce
qu'on n'entend plus ?
AMOUTKA
Le petit enfant.
186 LA PUISSANCE DES TENEBRES
3IITRITCH
Mais puisqu'il n'existe pas, on ne peut pas l'en-
tend re.
ANIOUTKA
Et moi, je l'ai entendu. .. comme je respire... je
l'ai entendu. Il a crié comme ça.
MITRITCH
Tu as trop entendu. Et n'as-tu pas entendu parler
d'une petite fille comme toi, que l'Esprit-des-Forêts
fourra daus un sac et emporta bien loin ?
ANIOUTKA
Quel Esprit-des-Forèts ?
MITIUTCH
C'est justement celui-là.
(Il monte sur le poêle.)
il est bon, aujourd'hui, le poêle, et chaud... c;i
l'aitplaisir, ô Seigneur! Mikola-le-Miséricordieux !
ANIOUTKA
Petit grand-père, est-ce que tu vas dormir?
MITHITCH
Tu crois donc que je vais chanter?
(Un silence.)
ANIOUTKA
Petit grand-père ! Hé! petit grand-père ! On creuse
VARIANTE Di; UrATHlMME ACTE 187
la terre, ciitends-tu connu;' on creiisc! Comme je
respire.. . on creuse.
M!TP.ITi:H
Que va-t-elle imaginer? On creuse! On creuse la
nuit ! Qui creuse? C'est la vache qui se frotte... Et
toi, tout de suite : « On creuse ! » Dors, je t'ai dit ;
autrement j'éteins la lumière.
AXIOLTKA
Mon petit grand-père chéri, n'éteins pas! Je ne le
ferai plus, par Dieu, je ne leferai plus. Je suis épou-
vantée.
jnTRITCH
Épouvantée? Eh bien I n'aie pas peur, et tu ne
seras pas épouvantée. Elle a peur, et voilà qu'elle se
dit épouvantée!... Comment ne serais-tu pas épou-
vantée, puisque tu as peuri Quelle petite solte !
(Un silence. Le cri-cri.)
AXIOL'TKA (à voix basse).
Petit grand'père! Hé! petit grand'pèrc! tu t'es en-
dormi ?
MITRITCH
Qu'y a-t-il encore ?
AXIOUTKA
Gomment est donc cet Esprit-des-Forêts?
188 LA PUISSANCE DKS TKXEHUES
MITRITCU
Il est comme ça... Et quand il rencontre une petite
lille comme toi, qui ne veut pas dormir, alors il
arrive avec son sac, y fourre la petite, y entre lui-
même avec sa tête, lui relève sa petite chemise et la
fouette.
ANIOUTKA
Et avec quoi, il la fouette?
MITRITCH
Il prend des verges.
ANIOUTKA
Mais il n'y verra pas dans le sac.
MITRITCH
N'aie pas peur, il y verra bien.
ANIOUTKA
Et moi je le mordrai.
MITRITCH
Non, frère, tu ne le mordras pas.
ANIOUTKA
Petit grand' père, quelqu'un vient. Quiest-cedonc?
Ah! ma petite mère, qui est-ce donc!
anTRiTCH
Eh bien! si on vient, qu'on vienne! Qu'as-tudonc?
C'est ta mère, sans doute, qui vient.
VARIANTE DU QUATRIÈME ACTE 1.S9
SCÈNE II
LES MÊMES, PLUS AMSSIA
AMSSIA (entrant).
Anioutka!
(AXIOUTKA fait semblant de dormir).
Mitritch !
MITRITCH
Quoi?
AXISSU.
Pourquoi laissez-vous brûler la lampe? Nous nous
coucherons bien sans lumière,
MITRITCH
Mais je me couche à peine. Je vais l'éteindi'e.
AXISSIA (chercliant dans la malle et grommelant).
Quand on a besoin de ({uelque chose, on ne le
trouve jamais.
MITRITCH
Qu'est-ce que tu cherches?
190 LA PUISSANCE DES TENEBHES
AMSSIA
Je cherche la croix. Dieu préserve! S'il allait
mourir, il ne serait pas baptisé... C'est un péché.
MITRITCH
Certainement il faut tout faire dans les règles...
Eh bien! l'as-tu trouvée?
ANISSIA
Oui.
(Rlle sort )
SCÈNE III
MITUITCII, ANIOUTKA
MITRITCH
A la bonne heure! Autrement, je lui aurais donné
la mienne. 0 Seigneur!
ANIOUTKA (se soulevant vivement toute tremblante).
0-0-oh! petit grand-père! ne t'endors pas, au nom
du Christ. J'ai terriblement peur.
VARIANTE DU nUAiniÈME ACTE 191
MITRITCH
Et de quoi peur?
AXIOrXKA
11 va mourir, bien sûr, le petit enfant. Chez la tante
Arina.raccoucheusel'avaitaussi baptisé et il est mort.
MITRITCH
S'il meurt, on l'enterrera.
A.MOUTKA
Peut-être il ne mourrait pas, mais la babouchka
Matrena est ici. J'ai bien entendu ce que la babouchka
disait... comme je respire... je l'ai entendu.
MITRITCH
Qu'est-ce que tu as entendu? Dors, je te dis. Cou-
vre-toi la tête et voilà tout.
AXIOCTKA
Et, s'il eût vécu, je l'aurais soigné!
MITRITCH (beuglaal).
0 Seigneur
AXIOUTKA
Mais où iront-ils le cacher?
mTRITCH
On le cachera où il faut. Ce n'est pas ton afîaire.
192 LA PUISSANCE DKS TKNEBRES
Dors, je t'ai dit, voilà. Ta mère va venir, et elle t'en
donnera.
(Un silence.)
ANIOUTKA
Petit grand-père! Et la petite iilleque tu disais, on
ne Ta pas tuée?
MITKITCH
Celle-là est devenue grande.
ANISSIA
Tu disais, petit grand-père, qu'on l'avait trouvée/
MITRITCH
Oui, on l'avait trouvée.
ANISSIA
Mais où donc l'avait-on trouvée, dis-moi?
MITRITCH
Mais dans leur maison... On était arrivé dans un
village et les soldats furetaient dans toute la maison.
Et voilà qu'on aperçoit justement cette petite fille
couchée sur le ventre. On voulait l'assommer; mais
moi j'ai eu pitié et je l'ai prise dans mes bras ; elle
résistait, devenait lourde comme un poids de cinq
pouds ', s'accrochait à tout ce qu'elle trouvait : im-
1. Un pond vaut environ seize Ivilogrammes.
VARIANTE DU QUATRIEME ACTE 193
possible de l'en arracher. Eh bien ! je la pris et me
rais à lui caresser, lui caresser la tête ; et elle qui se
hérissait comme un porc épie, la voilà qui se tait.
Je trempe un croûton et je le lui donne : elle com-
prend et se meta manger... Qu'en faire? Nous l'avons
prise. Nous l'avons prise avec nous et nous l'avons
nourrie. Elle s'habitua à tel point que nous l'emme-
nions en campagne; elle était toujours avec nous.
La belle fille que c'était!
ANIOUTKA
Est-ce qu'elle n'était pas chrétienne ?
MITRITCH
Qui le sait ? Pas tout à fait, disait-on ; ces gens-là
n'étaient pas de la nôtre ^.
A.MOUTKA
Allemands?
JIITRITCH
Eh ! comme tu es !... Allemands ! non, pas des
Allemands, des Asiatiques. Ils sont comme des Juifs
sans être des Juil's. Ce serait plutôt des Polonais, et
pourtant des Asiatiques, ils s'appellent Kroudli...
Krougli^ ... J'ai déjà oublié. Nous avions nommé la
lille Sachka... Qu'elle était belle ! J'ai tout oublié,
1 Sou.'j-enitenclu religion.
2. Miliitch veut dire Koardi les Kurdes]. Krougli signifie ronds.
13
194 LA PUISSANCE DES TExNEBHES
mais non pas cette fillette... Qu'on lui mette un
gâteau aux pois dans la bouche ! Je la vois encore
aujourd'hui ; de tout mon service, c'est elle seule
que je me rappelle. Gomment on me fouettait, et le
souvenir de cette fille, voilà tout ce qui m'est resté
dans la mémoire. Elle se suspendait au cou, et on la
portait ainsi. C'était une fille... On aurait beau cher-
cher, jamais on ne trouverait la pareille... On la
doima ensuite. La femme du chef de peloton l'adopta
pour sa fille... La bonne fille qu'elle fit ! Les soldats
la regrettèrent beaucoup.
ANIOUTKA
Voilà aussi, petit grand-père ; quand mon père se
mourait — tu ne vivais pas encore chez nous — il
appela Mikita et lui dit : « Pardonne-moi, qu'il dit,
Mikila. o Et il se mit à pleurer.
(Elle soupire.)
Ça fait pitié aussi.
MITRITCH •
Ah ! voilà ce ({ue c'est...
ANIOUTKA
Petit grand-père ! hé ! petit grand-père. Voilà
<(u'ou fait encore du bruit dans la cave... Oh ! mes
petites mères, mes petites sœurs ! Oh ! mon petit
grand-père ! Que vont-ils faire de lui ? Ils vont le
perdre. 11 est si petit... O-o-oh !
(Elle so cacbc la tète et pleure.)
VAUIA.NTE DU (jLAiUlÉME ACTE 195
MITRITGH (écoutant).
Us font effectivement quelque vilenie. Que cela les
gonfle comme une montagne I Qu elles sont ignobles,
ces babas, aussi ! Les moujiks, certes, ne valent pas
cher, mais les babas !... Des fauves! Elles n'ont peur
de rien.
AMOUTKA (âo soulevant).
Petit grand-père ! hî ! petit grand-père.
MITRITCII
Quoi, encore ?
AXIOUTKA
Hier un passant quis'est arrêté, la nuit, chez nous,
disait que, lors([u'un enfant meurt, son àme vole
droit au ciel. Est-ce vrai ?
MITRITCII
Eh ! qui le sait ? Ça doit être vrai. Mais pourquoi?
AMOUTKA
Au moins, si je mourais, moi...
(Elle se met à pleurer.)
MITRITCH
Si tumeurs, tu ne compteras plus.
A-MOUTKA
Jusqu'à dix ans, on est encore un enfant, et l'àme
peut encore voler à Dieu ; après, elle se salit.
196 LA PUlSSANCii DES TENEBRES
MIÏRITCH
Certainemeiitqtictu te saliras. Vous autres, sœurs,
comment ne vous saliriez-vous pas? Qui vous
apprend à vivre ? Que verras-tu ? Qu'enteiid.'as-lu ?
Rien que de vilaines choses ! Moi, qui no suis pas
bien savant, je sais pourtant quelque chose, pas
beaucoup, certes, mais plus ({u'une baba de cam-
pagne. Qu'est-ce qu'une baba de campagne ? De la
boue. Vous autres, sœurs, vous êtes des millions de
Russes, et vous/êtcs toutes aveugles comme des t.iu-
pes : vous ne savez rien, vous ne savez rien ! Arroser
la mort avec du sang et d'autres choses de ce genre,
jeter les enlants dans la cage à poules, voilà ce
qu'elles savent faire I
AMOUTKA
Ma petite mère y est portée auisi.
IIITRÎTCH
Voilà. Combien déraillions êtes-vous^ vousaulres,
babas, et toutes... comme des fauves. Telle elle a
grandi, telle elle meurt. Elle n'a rien vu, rien enten-
du. Le moujik, lui, au moins, il peut apprendre quel-
que chose au cabaret, ou, qui sait ? en prison, ou à
la caserne ; mais la baba, quoi ? Non seulement elle
ne connaît pas Dieu, mais elle ne sait pas quel ven-
dredi. . Un vendredi... un vendredi... demande-lui
lequel, elle ne le sait pas. Elles sont comme des
VARIANTE DU QUATRIÈME ACTE 197
petits chiens aveugles «jai vont courant et heurtant
de la tête contre les ordures. Elles ne savent que
leurs sottes chansons: « Ho-o-o! Ho-o-o! » Eh quoi!
Ho-o-o ? Elles ne savent pas.
Moi, petit grand- père, je sais la moitié du Pater
Noster.
MITRITCH
C'est beaucoup. D'ailleurs, on ne peut pas vous
demander grand'chose. Qui vous a enseignées, sinon
un moujik ivre qui vous instruit à coups de brides ?
Et c'est là votre éducation. Je ne sais même qui de-
vra répondre de vous. Les recrues, c'est le père ou
l'oncle qui en répond; mais vous autres, sœurs, on
ne peut rien exiger de vous. Vous êtes tout simple-
ment un bétail sans berger. C'est une honte, ces
babas... une classe tout à fait sotte, tout à fait mau-
vaise, votre classe.
.•VNIOL'TKA
Qu'y faire alors?
MITRITCH
Eh! rien à y faire!... Couvre-loi la tête et dors.
0 Seigneur!
(Un silence. I.o cri-cri.
198 LA PUISSANCE DES TEAEBUES
AXIOUTKA (se soulevant vivement).
Petit grand-pèrfi ! Quelqu'un pousse des cris étran-
ges I Parole, on crie. Petit grand-père chéri, on vient
ici!
IIITRITCH
Couvre-toi la tête, je t'ai dit!
SCÈNE IV
LES MÊMES, plus NIKITAetMATRENA
NIKITA (entrant).
Qu'est-ce qu'ils ont fait de moi? Qu'est-ce qu'ils
ont fait de moi ?
MA.TRENA
Bois donc, bois, ma petite baie, un peu de vin.
Qu'as-tu?
(Elle prend le vin cl le pose sur la table.)
NIKITA
Donne, je veux m'enivrer.
MATRENA
Pas si fort. On ne dort pas encore... Voilà, bois.
VARI.^ME DU OLATRIE.ME ACTE 199
MKITA
Mais qu'est-ce donc? Pourquoi avoir imaginé cela?
On aurait pu l'emporter quelque part !
MATREXA (à voix basse).
Tiens-toi tranquille; bois encore ou fume; ça
dissipera tes idées.
NIKITA
Ma chère petite mère, oh! voilà que c'est mon
tour maintenant... Gomme il piaulait! Gomme ses
petits os craquaient!... Krr... Krr... Je ne suis plus
un homme.
MATREN'A
111! i-i-ih ! tu dis des bêtises! G'est vrai que ça
fait peur pendant la nuit. Laisse donc passer un
jour, un autre, et tu n'y penseras plus.
(Elle s'approche ds Nikita, et lui met la main sur l'épaule.)
NIKITA
Va-t'en loin de moi!... Qu'est-ce que vous avez
fait de moi ?
MATRENA
Enfin, qu'as-tu donc, mon fils?
(Elle lui prend la main.)
NIKITA
Va-t'eii loin de moi ! Jo te tuci'ai ! A présent je me
sens capable de tout, moi; à présent, je te tuerai!
200 LA PUISSANCE DES TENElJliES
MATRENA
Ah! Ah! comme il s'est épouvanté' Va donc te
coucher.
NIKITA
Je n'ai pas ot!i aller. Je suis perdu !
MATREXA (hochant la tête).
0-o-oh! Je vais finir; hii, il restera un moment
assis, et ça lui passera.
(Elle sort.)
SCÈNE V
NI Kl TA, MITRITCH, ANIOUTKA
NIKITA (le visage caché dans ses mains).
Il piaule! parole, il piaule! voilà, voilà,.. Je l'en-
tends bien.,. Elle va l'enterrer, parole, elle va l'en-
terrer,,.
(Il court vers la porte.)
VARIANTE DU QUATRIÉ.ME ACTE x'Ol
SCÈNE YI
LES MÊMES, plus M ATRENA
MATRENA (revenant, à voix basse).
Mais qu'as-tii donc! Que le Christ soit avec toi!
Qu'est-ce que tu vas t'imaginer? Comment peut-il
être vivant, puisque même ses petits os sont en
morceaux.
NIKITA
Encore du vin !
(Il hoh.)
MATREXA
Va, mou lils, maintenant, tu dormiras... Ça ne
fait rien.
NIKITA (debout, écoutant).
Il vit encore... Voilà... Il piaule... Est-ce que tu
n'entends pas?... Voilà!
MATRENA (à voix basse).
Mais non !
NIKITA
Ma petite mère, c'en est fait de ma vie. Qu'est-ce
que vous avez fait de moi? Où aller?
(Il sort en courant de l'isba. MATREXA le suit.)
202 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
SCÈNE VII
MITRITCH, ANIOUTKA
ANIOUTKA
Mon petit grand-père chéri, mon petit pigeon, ils
l'ont étouffé!
MITRITCH (avec liumeur).
Dors, je te dis. Ali ! que la grenouille te piétine!
Voilà, je vais prendre les verges... Dors, je te dis.
ANIOUTKA
Mon petit grand-père, mon or, qucNiu'un me sai-
sit par les épaules, quelqu'un me saisit de ses grif-
fes, mon petit grand-père... comme je respire. Je
veux te rejoindre tout de suite; mon petit grand-
père, mon or, laisse-moi aller sur ton poêle, laisse-
moi, par le Christ... Il me saisit... il me saisit!...
Ah! Ah!
(Elle court vers le poêle.)
MITRITCH
Vois-tu comme elles ont épouvanté la petite, ces^
hideuses babas, — que les grenouilles les piéti-
nent!... Passe donc, quoi!
VARIANTE DU gUATRlÈME ACTE 203
AXIOUTKA (montant sur le poêle).
Mais ne t'en va pas, toi !
jnTRITCH
Cù irais-je? Monte, monte. Oli ! Seigneur! Mikola-
le-Saint ! Sainte-Yierge deKazan !.., Comme ils ont
épouvanté la petite !
(II la couvre d'un caftan.)
Allons, petite sotte... parole, une petite sotte...
Comme on lui a fait peur... Oh! les gueuses! Qu'on
leur enfourne dans la bouche un gâteau aux pois!
FIN DE LA VARIANTE
ACTE V
ACTE V
PERSONNAGES :
NIKITA.
ANISSIA.
AKOULINA
AKIM.
M AT RE N A.
ANIOUTKA.
MARINA.
LE MARI DE MARINA.
PREMIÈRE JEUNE FILLE.
DEUXIÈME JEUNE FiLLE.
LOURIADNIK.
UN COCHER.
UN GARÇON DHONNEUR.
UNE MARIEUSE
LE FIANCÉ D'AKOULINA.
LE STAROSTE.
INVITÉS, BABAS, JEUNES FILLES, LA FOULE.
PREMIER TABLEAU
(La scène représente un enclos. Au premier plan, une meule de bléj à gau-
che, l'aire ; adroite, une giange. La grande porte de la grange est ouverte.
A cette porte, de la paille. Au fond, on voit une iiba et on entend des chansons
et des tamb' urs de basque.)
2C8
LA PU1SSA^'CE rZS TÉNÈBRES
SCÈNE PREMIÈRE
DEUX JEUNES FILLES
(Elles débouchent d'un sentier et passent près de la grange en se dirigeant
vers l'isba.)
PREMIÉKE FILLE
Yois-lu comme nous avons passé sans salir nos
souliers! Par le faubourg, c'eût été un vrai bourbier.
(Elles s'arrêtent et s'essuient les pieds à la paille.)
PREMIÈRE FILLE (regardant la paille et remarquant quelque chose).
Qu'est-ce que c'est que ça ?
DEUXIÈME FILLE (examinant) .
C'est Mitritch, leur valet de ferme. Vois-tu comme
il s'est soûlé!
PREMIÈRE FILLE
11 paraît pourtant qu'il ne buvait pas.
DEUXIÈME FILLE
Jusqu'aujourd'hui, sans doute.
PREMIÈRE FI'.IE
Quoi donc? Il a dû venir ici pour chercher de la
paille. Yois-tu? il a encore la cor je à la main et il se
sera endormi comme ça.
ACTE V 209
DEUXIÈME FILLE (é.outant).
On festoie encore ; on n'a s ms donte pas encore
béni. . . On dit qu'Akoulina n'a pas même pleuré.
PREMIÈRE FILLE
Ma mère disait qu'elle ne se mariait pas de son
plein gré. Mais son boau-pVe l'a menacée; sans
quoi, pour rien au monde, elle ne se marierait. On
parlait d'elle, Dieu sait comme.'
SCÈNE II
LES MÊMES, PLUS MARINA
MARINA (rejoignant les deux filles).
Bonjour, mes filles.
LES DEUX FILLES
Bonjour, petite tante.
MAREVA
C'est à la noce que vous allez, mes chères?
210 LA PlISSANO: DES TENEBRES
PREMIÈRE FILLE
Mais clic est déjà sur sa fin ; nous sommes venues
pour voir un peu.
MARINA
Envoyez-moi donc mon vieux, Seraen deZouïcvo.
Vous le connaissez, je crois?
PREMIÈRE FILLE
Comment donc?... il est. je crois, parentdu mai ié?
DEUXIÈME FILLE
Pourquoi n'y vas-tu pas toi-même? Pourquoi ne
pas aller à la noce?
MARLVA
Je n'en ai pas envie, ma iillc. Et puis, je n'ai pas
le temps; il faut que je parte. D'ailleurs, ce n'est pas
pour la noce que nous sommes venus. Nous nous
rendions à la ville avec l'avoine; nous nous sommes
arrêtés ici pour faire manger nos chevaux, et Ton a
invité mon vieux.
PREMIÈRE FILI.E
Et chez qui êtes-vous descendus? chez Fedoritch?
MARCSA '
Chez lui... Je vais attendre ici, et toi, ma chère,
fais-le venir, mon vieux. Dis-lui que sa baba Marina
ACTE V ^211
le demande pour partir, t|ue les camarades attellent
déjà.
PREMIÈnE FILLE
Soit, puisque tu ne veux pas aller toi-même.
(LES DEUX. FILLES s'eloigaentdxn; la dirsctioa dsTisbi. On entend
des chansons et des tambours de hasque.)
SCÈNE III
MARINA, seule-
MARINA, songeuse.
Ce ne serait pas un mal d'y aller, car je ne l'ai
plus revu depuis le jour oii il m'a reniée, voilà déjà
la seconde année. Et je voudrais bien voir comment
il vit avec Anissia. Les gens disent qu'ils ne vivent
pas d'accord; c'est une baba grossière et acariâtre,
.l'espère qu'il a dû se souvenir de moi plus d'une
fois. Ah! il a voulu une vie aisée, et il m'a changée
pour une autre... Que Dieu lui pardonne ! J'oublie
tout le mal qu'il m'a fait. Sur le coup, cela me fut
bien dur; oh! comme je souffris! Mais à présent tout
21-2 LA PLISSAXCE DES TENEBRES
est fini et oublié, et je voudrais bien pourtant le
voir...
(Elle regarde vers l'isba et voit sortir NIKITA.)
Vois-tu? Pourquoi donc vient-il' Les filles lui
auraient-elles dit quelque chose? Pourquoi a-t-il
quitté ses invités? Je vais m'en aller.
SCÈNE TV
MARINA, NIKITA
(Il i'avance, la tète baissée, gesticulant et maugréant.)
MARINA
Comme il est triste !
NIKITA (apercevant MARINA et la reconnaissant).
Marina, ma chère amie ! Marinouchka ! que fais-
tu là ?
MARDCA
Je suis venue chercher mon vieux.
NIKITA
Tu aurais au moins un peu vu; tu te serais mo
quée de moi.
ACTE V 213
MARINA
Et pourquoi me moquer de toi ?... Je suis venue
chercher le patron.
MKITA
Hé ! Marinouchka !
(Il veut la serrer dans ses bras.)
MARINA (le repoussant avec humeur).
Toi, Nikita, pas de ces familiarités. Ce qui était
est passé... Je suis venue chercher le patron. Est-il
chez vous, ou quoi ?
MKITA
Alors, il ne faut point rappeler le vieux temps?
Tu ne le veux pas "r
MARLN'A
A quoi bon rappeler le vieux temps ? Ce qui était
est passé.
MKITA
Et ça ne peut pas revenir ?
MARIN'A
Non, ça ne reviendra pas... Mais pourquoi es-tu
parti?... Le patron de la maison, qui plante là la
noce !
MKITA (s"asse3ant sur la paille).
Pourquoi je suis parti ? Ah! situ savais, si tu con-
Mi LA PUISSANCE DES TENEBRES
naissais... Je souffre, Marina, je souffre au point... Je
voudrais que mes yeux ne regardent plus ! Je suis
sorti de table et je me suis sauvé, je me suis sauvé
d'auprès des gens, pour ne voir personne.
MARINA (s'approchant plus près d'î lui).
Et pourquoi donc ?
MKITA
Parce que, quand je vais pour manger, je ne peux
pas manger ; pour boire, je ne peux pas boire ; pour
dormir, je ne peux pas dormir. Oh ! quel dégoût !
quel dégoût ! Et ce qui me torture le plus, AJari-
nouchka, c'est que je suis seul, que je n'ai personne
avec qui partager mon chagrin.
MARINA
On ne vit pas sans chagrin, Mikitka. Mais on pleure
et ça passe.
NIKITA
Tu songes au passé, à l'ancien temps... Eh ! mon
amie, lu as pleuré, toi ; maintenant, c'est mon tour,
MARINA
Qu'as-tu donc ?
NIKITA
J'ai que ma vie me dégoûte. Je suis dégoûté de
moi-même. Hélas ! Marina, tu n'as pas su me retenir,
ACTE Y 215
et tu m'as perdu et tu t'es perdue toi-même !. . . Est-ce
donc une vie ?
MARINA (pleurant et retenant ses pleurs.)
Moi, Mikita, je ne me plains pas de ma vie : j'en
soidiaiterais autant à tout le monde. Non, je ne m'en
plains pas. J'ai tout avoué à mon vieux, et il m'a
pardonné, et il ne me reproche rien. Je n'ai pas à
regretter ma vie : mon vieux est tranquille, et gen-
til pour moi ; j'habille, je débarbouille ses enfants ;
et, de son côté, il me comble d'attentions. Pourquoi
me plaindrais-je ? C'est que Dieu l'a voulu ainsi. Et
ta vie à toi ? Tu vis dans la richesse.
XIKITA
Ma vie!... Je ne veux pas troubler la noce ; autre-
ment J'aurais pris une corde, celle-ci...
(U ramasse la corJe qui était sur la paille.)
... Je l'aurais fixée à cette solive, j'aurais fait un
bon nœud coulant, je serais monté sur la solive, et
me serais élancé avec la tète dans le nœud. Voilà
quelle est ma vie.
MARINA
Que le Christ te préserve !
MKITA
Tu crois que je plaisante, tu crois que je suis ivre!
Non, je ne suis pas ivre. Mémo l'alcool n'a plus de
216 LA PUISSANCE DES TÉNÈBHES
prise sur moi. Oh ! le chagrin ! Il m'a mangé au
point que je n'ai plus de goût pour rien... Ah 1 Ma-
rinouchka, je n'ai eu de bon temps qu'avec toi : te
rappelles-tu comme les nuits nous semblaient cour-
tes, au chemin de fer ?
MAIUNA
Toi, Mikita, ne rouvre pas la plaie. Je suis mariée
selon la loi, et toi aussi. Mon péché m'a été remis :
ne remue pas les vieux souvenirs...
NIKITA
Et que faire alors de mon cœur ? Qu'en faire?
MARINA
Qu'en faire? Mais n'as-tu pas une femme ? Ne re-
garde pas les autres, occupe-toi de la tienne. Tu as
aimé Anissia : aime-la.
NIKITA
Ah ! cette Anissia ! Amère comme l'absinthe. Elle
m'a enserré les jambes comme la mauvaise herbe.
MARINA
N'importe, elle est ta ftmme ! ... Mais pourquoi
tous ces discours? Va plutôt rejoindre tes invités,
et envoie-moi mon mari.
NIKITA
Ail ! si tu savais tout ! Mais à (luoi I)On parler ?
ACTE V
SCÈNE V
NIKITA, MARINA, LE MARI de MARINA, ANIOUTKA
LE MARI DE .MARINA (sortant de l"i?ba, tout rouge et ivre).
Marina ! Patronne ! vieille ! Es-Lu ici, ou quoi ?
NIKITA (a marina).
Voilà ton patron. Il t'appelle. Ya.
MARINA
Et toi ?
NIKITA
Moi, je vais rester ici.
(II s'étend sur la paille.)
LE MARI DE MARINA
Mais où est-elle donc ?
ANIOUTKA
La voilà, petit oncle, près de la grange.
LE MARI DE MARINA
Que fais-tu là ? Viens donc à la noce * Les
patrons te prient de venir. La noce va être finie, et
alors nous partirons.
218 LA PUISSANCE DKS TENEBRES
MARINA (se dirig.'aat vuià son mari).
Mais je n'en ai pas grande envie.
LE MAHI DE MARINA
Viens donc, je te dis ; tu boiras un verre et tu
féliciteras ce vaurien de Petrouclika. Les patrons
seraient froissés ; nous, nous aurons bien le temps
de faire toutes nos atlaires.
(Il lui prend la taille et sort avec elle en titubant.)
SCÈNE VI
NIKITA, ANIOUTK A
NIKITA (se soulevant el s'asseyant sur la paiile\
Depuis que je l'ai vue, mon dégoût redouble. Je
ne vivais qu'avec elle. Pour rien, j'ai perdu mon
siècle ^; j'ai perdu ma tête.
(Il s'étend.)
Que devenir ? Ah ! ouvre , ouvre-toi ,] terre^ ma
mère !
J. C'esl- à-dire ma vie.
ACTE V 21»
AXIOCTKA (apercevant MKITA et courant à lui).
Petit père ! hé ! petit père ! on te cherche. Tous
ont déjà béni, même le parrain... comme je res-
pire... on a déjà b^'ni, et on se fâche.
NIKITA (à part).
OÙ aller ?
AXIOITKA
Quoi ? Que dis-tu ?
NIKITA
Je ne dis rien. Qu'as-tu à m'assommer ?
ANIOUTKA
Petit père, viens donc I
(XIKITA garde le silence, AXIOUTKA le tire par la main.)
Père, viens donc bénir. Parole, on se fâche et on
murmure.
NIKITA (dégageant sa main).
Laisse !
ANIOL'TKA
Allons, voyons !
NIKITA (la menaçant d'une bride).
Ya donc, je le dis, ou je t'en donnerai !
ANIOUTKA
Alors je vais envoyer ma petite mère.
(Elle soit en couraut.)
Î20 LA PUISSANCE DES TENEBRES
SCENE VU
NI KIT A
NIKITA (se levant).
Comment irai-je ? Comment piendrai-je l'icône ?
Comment vais-je la regarder dans les yeux ?
(Il s'étend de nouveau sur la paille.)
Ah! s'il y avait un trou dans la terre, je m'y
serais jeté ! Personne ne me verrait plus, et moi je
ne verrais plus personne !
(Il se lève de nouveau.)
Mais je n'irai pas... Que tout aille au diable... Je
n'irai pas...
(Il ôte ses bottes, prend la corde et fut un no?ud coulant (ju"il se passe au cou.)
... Comme ça !
SCÈNE VIII
NIKITA, MATRENA
MKITA (à la vue de sa mère, ôte le nœud de son cou et se recouche
sur la paille.)
MATRENA (entrant prccipitamment).
Mikitka ! Hé ! Mikilka !.. Yois-lu ? Il ne répond
ACTE V 221
même pas. Mikitka, qu'as tu donc ? Est-ce que tu
es sourd ? Viens donc, Mikitouchka, viens donc,
ma petite baie, on t'attend.
NIKITA
Ah ! Ouest-ce que vous avez fait de moi ? Je ne
suis plus un homme.
MATRE.XA
Mais qu'as-tu ?... Viens donc, mon fils, bénir
dans toutes les règles, et tu seras libre. Les invités
t'attendent.
NIKITA
Comment bénirai-je ?
MATREXA
Mais tu le sais bien.
NIKITA
Pour savoir, je sais. Mais qui vais-je bénir? Qu'ai-
je fait d'elle"?
MATRENA
Ce que tu en as fait ? Le moment est bien choisi
pour rappeler ces choses-là ! Personne n'en sait
rien, ni le chat, ni la chatte, ni le pope Yermochka \
Et la fille consent.
1 . Proverbe.
222 LA PUISSANCE DES TEiNEBUES
NIKITA
Oui, mais comment cousent-elle ?
MATRENA
Je sais bien que c'est par contrainte. Mais elle
consent tout de même. Et puis, qu'y faire ? C'est
avant qu'elle aurait dû y songer. Maintenant, elle
ne peut plus reculer. Et les parents, on ne leur force
pas la main. Ils l'ont vue deux fois 5 et puis elle a
de l'argent. Tout est caché, arrangé...
NIKITA
Et dans la cave... qu'est-ce qu'il y a ?
MATRENA (riant).
Ce qu'il y a dans la cave ? Des choux, des cham-
pignons, des pommes, je crois.. Pourquoi rappeler
le passé ?
NIKITA
Je serais bien aise de ne pas me rappeler, mais je
ne le puis. Des que je me mets à réfléchir, je len-
tends tout de suite. Ah ! qu'est-ce que vous avez fait
de moi ?
MATRENA
Tu n'as pas encore fini ?
NIKITA (se retournant sur le ventre).
Ma petite mère, ne m'ennuie pas. J'en ai déjà pal'-
dessus la tête.
ACTb: V 223
II te faut quand même venir. Les gens glosent
déjà assez ; et voilà que le père se sauve, et ne
revient pas bénir... On va tout de suite baiser les
icônes. Si tu as peur, on se doutera certainement de
quelque chose. Marche raide, et on ne te prendra
pas au collet. Si tu fuis le loup, tu tomberas sur un
ours. Le tout, c'est de ne pas se trahir. N'aie pas
peur;, mon petit, ou l'on apprendra tout.
NIKITA
Ah 1 comme vous m'avez entortillé !
MATRENA
Allons, assez. Viens donc bénir dans les règles et
ce sera fini.
NIKITA (toujours étendu sur le ventre).
Je ne le peux pas.
MATRENA (à part).
Qu'est-ce qui lui prend? Tout allait bien, très
bien, et voilà que tout à coup ça l'a pris. Il est peut-
être ensorcelé.
(Haut.)
Mikitka, lève-toi. Regarde, voici qu'Anissia s'ap-
proche aussi, elle a laissé ses invités.
LA PUISSANCE DKS TENEBRES
SCÈNE XI
NIKITA, MATRENA, ANISSIA
ANISSIA (bien vêtue, rouge, et à moitié ivre).
Gomme on est bien, ma petite mère, comme on
est bien! Et que les invités sont contents!... Où est-
il, lui?
MATRENA
Il est ici, ma petite baie, il est ici. Il s'est étendu
sur la paille et ne bouge pas. 11 ne veut pas venir.
NDilTA (regardant sa femme).
Vois-lu? Ivre aussi. Ça me fait mal au cœur de la
regarder; comment vivre avec elle?
(il se détourne.)
Je la tuerai un jour, ce sera encore pire.
ANISSIA
Yois-tu? Il s'est fourré dans la paille. Est-ce la
vodka qui l'a mis dans cet état ?
(Elle rit.)
Je m'étendrais bien à côté de toi, mais je n'ai pas
le temps. Viens : je vais te soutenir... Comme il fait
bon dans la maison, c'est un plaisir. Et l'accordéon!...
ACTE V 223
Et comme les babas jouent bien!... Ils sont tous
ivres, comme il convient. C'est bien.
NIKITA
Et qu'y a-t-il de bien ?
ANISSIA
Une noce, une joyeuse noce. Chacun répète que
c'est très rare, une pareille noce... Tout ça est très
honnête, très bien. Viens donc, allons-y ensemble...
J'ai bu, mais je te conduirai bien.
(Elle lui prend la main; XIKITA la retire avec degoùt.)
Va seule. Je vais y aller.
.VXISSIA
Pourquoi fais-tu le dégoûté ? Nous voilà délivrés
de tous nos malheurs, débarrassés de celle qui nous
sépai-ait. Nous n'avons plus qu'à vivre dans la joie.
Tout ça est très honnête, et conforme à la loi. Que
je suis contente! Je ne sais comment l'exprimer!
C'est comme si je t'épousais pour la seconde fois.
I-i-ih ! Que les invités sont gais! Tous remercient.
C'est tous des gens respectables, Ivan Mosseitch, et
aussi M' l'ouriadnik : ils ont fait honneur à notre
accueil.
NIKITA
Eh bien ! va rester avec eux ; pourquoi es- tu
venue ?
15
LA PUlSSAiNCË DES TENEBRES
AMSSIA
Il faut en effet y retourner au plus vite : il n'est
pas convenable que les patrons s'en aillent en laissant
là leurs invités. Et des invités si respectables!
NIKITA (se levant, et s'époussetant).
Allez toujours, je vais y aller.
MATRENA
Le coucou de nuit chante mieux que le coucou de
jour; moi, tu ne m'as pas écoutée, et ta femme, tu
lui obéis tout de suite,
(MATRENA et AMSSIA s'éloignent.)
MATRENA
Et bien ! viens-tu ?
NIKITA ]
Tout de suite. Passez devant, je vous suis. J'irai,,
je bénirai...
(T.cs babas s'arrêtent.)
Allez, je vous suis... Allez donc!
(l^es babas s'en vont. NIKITA les suit du regard et reste songeur.)
ACTE V 227
SCÈNE X
NIKITA (d'abord seul), puis MITRITCH
NIKITA (s'asseyant et se déchaussant).
Ah oui ! J'y vais : vous pouvez m'attcndre ! Non,
clierclioz plutôt sur la solive si Je n'y suis pas.
Arranger le nœud au cou, sauter de la solive... et
puis cherche !... Heureusement que les guides sont
là... J'aurais pu dissiper n'importe quel chagrin;
malheureusement il est dans mon cœur : impossible
d^ l'arracher de là !
(Il regarde encore vers l'isba.)
Je crois qu'on vient de nouveau : serait-ce encore
elles?
(Contrefaisant AMSSIA.)
« Comme on est bien ! Comme ouest bien!..,
(f Je vais m'étendre à côté de toi... » Oh! vile
gueuse! Eh bien, viens m'étreindre, quand on
m'aura décroché de la solive! Ça finira tout.
(Il saisit la corde et la tire à lui.)
MITRITCH (ivre, se soulevant et retenant la corde).
Je ne la donne pas, je ne la donne à personne...
228 LA l'LlSSANCE DES TKNKBlîES
Je l'apporterai moi-même; j'ai dit que j'apporterais
de la paille, je l'apporterai. Tiens, c'est toi, Miki-
tka?
(Il rit.)
Ail! le diable... Tu es venu chercher la paille?
NIKITA
Donne moi la corde.
mTRITCH
Eh non! attends. Les moujiks m'ont envoyé, je
veux l'apporter...
(Il se met sur ses jambes et commence à entasser la paille, mais il cbancellr.
Il veut se retenir et tombe.)
Elle * a pris le dessus!...
MKIT.\
Donne donc les guides.
MITKITCH
Je t'ai dit que je ne te les donnerai pas. Hé! Mikita.
tu es bête comme un nombril de porc.
(U rit.)
Je t'aime, mais tu es bêle. Tu me regardes parce
que j'ai bu. Mais, que le diable t'emporte!.. Tu crois
que j'ai besoin de toi?... Regarde-moi donc : je suis
un sous-off. Imbécile, tu ne sais pas comme il faut
dire : sous-officier du 1" régiment des grenadiers de
1. C'est-à-dire la vodka.
ACTE V 2-2^»
S;i .Majesté. J'ai servi le czai' et la patrie en toute foi
et loyauté. Et qui suis-je? Tu penses que je suis un
soldat? Non, je ne suis pas un soldat, je suis le der-
nier des derniers, je suis un orphelin, je suis un
maudit. Crois-tu que j'aie peur de toi? Oh! que non!
Je n'ai peur de personne. Si je me suis remis à boire,
eh bien! je me suis remis à boire. Et maintenant je
vais, quinze jours de suite, m'infeeter; je verrai aux
j)ommes la couleur des noix; je boirai jus(|u'à ma
croix, je boirai mon boimet et j'engagerai même
mon livret. Je n'ai peur de personne. On me fouet-
tait au régiment pour m'empêcher de boire, et on
me demandait: « Eh bien! tu le feras encore? »
— « Je le ferai ! que je disais». Pourquoi aurais-je eu
peur d'eux? Voilà comme je suis. Je suis comme
Dieu m'a fait. J'avais juré de ne plus boire, et je ne
buvais plus. Je me suis remis à boire et maintenant
je bois et je n'ai peur de personne. Car je ne meus
pas, je suis comme je suis... Et pourquoi en avoir
peur, de cette fiente ? Prenez-moi tel que je suis.
Un pope me disait que le diable, c'est celui qui se
vante. Dès que tu te mets à te vanter, disait-il, la
peur te prend ; et dès que tu as peur des gens, le
Malin te saisit aussitôt et t'emporte. Et si je n'ai
pas peur des gens, je me sens alors à mon aise, et
je lui crache dans la barbe, à ce porte-cornes... Que
l'on donne à sa mère un cochon pour mari! il ut?
230 LA PUISSANCE DES TENKBHES
pourra rien contre moi... Tiens, voilà pour lui !
NIKITA (se signant).
Et, défait, qu'allais-je faire là?
(Il jette la corde.)
MITRITCH
Quoi?
NIKITA (se levant).
Alors tu dis qu'il ne faut pas avoir peur des gens?
MITRITCH
Ah bien ouiche ! il y a vraiment de quoi ? Jette
plutôt un coup-d'œil dans une salle de bains : ils
sont tous de la même pkU\ L'un a le ventre plus gros,
l'autre plus mince; et voilà toute la différence. Ah
bien ouiche! il y a bien de quoi avoir peur? Qu'on
leur enfourne dans la bouche du gâteau aux pois!
SCÈNE XI
NIKITA, MITRITCH, MATRENA
MATRENA (sortant de l'isba et appelant).
Eh bien ! viens-tu, ou quoi ?
ACTE V 23i
NIKITA
Ça vaut mieux... J'y vais.
(II se dirige vers l'isba.)
FIN DU l^"" TABLEAU DE l'aCTE V
DEUXIÈME TABLEAU
(Changement de décor. L'isba du premier acte, pleine d'invités assis à
table, ou debout au premier plan. Sur la table, di'S icônes et le paiu. Les babas
chantent. ANISSIA verse le vin. Les chants cessent.
SCÈNE PREMIÈRE
ANISSIA, MARINA. LE MARI DE MARINA, AKOL'-
LINA. LE MARIÉ. LE COCHER. L'O IR 1 A DNIK.
LA MARIEUSE, LE GARÇON D'HONNEUR. MA
TRENA, LES INVITÉS, LA FOULE.
LE COCHER
S'il faut partir, partons. L «gliso n'est pas loin
d'ici.
LE CiARÇON D'HONNEUR
Attendons un peu que le beau-pèie ait béni. Où
est-il donc ?
AMSSL\
Il vient, il vient de suite, mes amis. Buve:? donc
encore un verre; ne nous refusez pas.
ACTE V 233
LA MARIEUSE
Pourquoi tarde-t-il si longtemps? Depuis que nous
l'attendons!...
ANISSIA
11 va venir, il va venir tout de suite. Une fille à
moitié chauve n'ain^ait pas le temps de tresser sa
natte, qu'il sera là. Vivez donc, mes chers.
(Elle verse du vin.)
Il va être là. Chantez encore en attendant, mes
belles.
LE COCHER
Mais nous avons déjà chanté toutes nos chansons
à force d'attendre.
(Les babas boivent. Au milieu de la clianson entrent NIKITA et AKIM.)
SCÈNE II
LES MÊMES, plus MKITA et AKIM
KKITA (tenant AKIM par la main, et le poussant devant lui).
Viens donc, petit père, on ne peut 'se passer de
toi.
i»3i LA PUISSANCE DES TENEBRES
AKIM
Je n'aime pas ça, pour ainsi dire... Taïè...
NIKITA (aux babas).
Assez! taisez-vous.
[(Regardant autour de lui dans l'isba.)
Marina, es-tu ici ?
LA MARIEUSE
Approche-toi, prends l'icône et bénis.
NIKITA
Attends, donne-moi le temps.
(Regarlant autour do lu.)i
Akoulina, es-tu ici?
LA MARIEUSK
Qu'as-tu donc à appeler tout le monde ? Oùserait-
€llc ? Est-il drôle ?
ANISSIA
Mes cliers petits pères, mais il est déchaussa.
iMKITA
Petit père, tues ici, regarde-moi bien... Mir* ortho-
doxe, vous êtes tous ici. Et moi je suis ici, me voilà.
(Il tombe n genoux.)
i. Assemblée des habitants rl'une même commune.
ACTE V 235
ANISSIA
Mikitouchka, mais qii"as-tu donc? Oh! ma petite
tête!
LA MARIEUSE
En voilà une!
MATREXA
Je le disais bien : il a trop bu de vin français.
Reviens donc à toi ! . .. Qu'as-tu ?
MKITA
(Oq veut le relever. Il ne fait atti ntion à personne et regarde devant lui.)
Mir orthodoxe, je suis coupable, je veux expier.
MATRENA (le tiryt par l'épaule).
Mais qu'est-ce qui te prend? Tu es fou? Mes
amis, il a l'esprit tourné, il faut l'emmener.
MKITA (récartani).
Laisse... Et toi, petitpère, écoute. Premièrement...
Marinka, regarde par ici.
(Il la salue jusqu'à terre et se lève.)
Je suis coupable envers toi. Je t'ai promis le ma-
riage, je t'ai séduite, je t'ai trompée, je t'ai aban-
donnée. Pardonne-moi, au nom du Christ.
(Il la salue de nouveau ju^q^'à terre.)
AXISSIA
Qu'est-ce ([uit'a pris? Tu choisis bien ton temps!
236 LA PUISSANCE DES TENEBRES
Personne ne te demande rien. Lève-toi donc ; assez
divagué.
MATRENA
0-0-oh ! 11 est maléficié. Qu'est-il advenu de lui?
Il est ensorcelé. Lève-toi, que tu dis des bêtises.
(Elle le tire )
NlKITA (secouant la tète).
Ne me touche pas... Pardonne-moi, Marina. J'ai
péché envers toi. Pardonne, au nom du Christ.
(MARINA se couvre le visage et garde le silence.)
ANISSIA
Lève-toi, je te dis. Qu'as-tu à faire l'imbécile?
C'est bien le moment de rappeler ces choses-là. C'est
honteux. Oh! ma petite tête! Il est devenu tout à
fait fou!
NIKITA (repoussant sa femme et se tournant vers AKOULINA).
Akoulina, à toi maintenant. Écoutez, mir ortho-
doxe. Je suis un maudit. Akoulina, je suis coupable
envers toi. Ton père n'est pas mort de mort natu-
relle : on l'a empoisonné.
ANISSIA (avec un cri).
Ma petite têteî mais qu'est-ce qu'il a?
MATRENA
Il n'a pas son bon sens, emmenez-le donc.
(Los moujiks s'approchent do lui et veulent le saisir.)
ACTE V 237
AKIM (les écartant).
Attends, vous, enfants... taïè... attends, pour
ainsi dire.
NKITA
Akoulina, c'est moi qui l'ai empoisonné. Pardonne-
moi, au nom du Christ.
AKOULINA (se levant -vivement).
Il ment. Je sais qui c'est.
LA MARIEUSE
Mais qu'est-ce qui te prend? Tiens- toi tranquille,
toi!
AKLM
0 Seigneur î quel péché ! quel péché !
l'ourl\.d.\ik;
Saisissez-le. Qu'on ailie chercher le staroste avec
ses assistants. Il faut dresser un acte.
(a mkita :)
Lève-toi et approche.
AKI.M (à L"0L'RIADXIK} :
Toi, pour ainsi dire... taïè... bouton de cuivre...
taïè... pour ainsi dire, attends. Laisse-le... taïè...
dire tout, pour ainsi dire.
L'OURIAD.NIK (a AKIM).
Toi, vieux, ne t'en mêle pas , je dois dresser l'acte.
238 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
AKIM
Quel homme es-tu?. .. taïè... comme tu es!... at-
tends, je t'ai dit. Ne parle pas, maintenant... taie...
de l'acte, pour ainsi dire. Il y a ici œuvre de Dieu...
taïè... Un homme, pour ainsi dire, se rcpcnt, et
toi... taïè... un acte!
l'ouriadnik
Le staroste !
AKIM
Laisse l'œuvre de Dieu s'accomplir, pour ainsi
dire. Alors toi, pour ainsi dire... taïè... tu feras ton
affaire, pour ainsi dire.
NIKITA
Encore, Akoulina, j'ai encore péché gravement
envers toi. Je t'ai séduite. Pardonne-moi, au nom
du Christ.
(Il salue jusqu'à terre.)
AKOULINA (se levant de table).
Laissez-moi. Je ne veux pas me marier. C'était lui
qui me l'ordonnait ; maintenant je ne veux plus.
L'OURIADNIK (à NIKITA).
Répète ce que tu as dit.
NIKITA
Attendez, monsieur l'ouriadnik, laissez-moi H nir.
ACTE V 23»
AKDJ (avec transport).
Parle, mon fils, dis tout. Tu te sentiras bien mieux.
Épanche-toi devantDieu, n'aie pas peur des hommes.
Dieu ! Oh ! le voilà, Dieu !
NIKITA
J'ai empoisonné le père et j'ai, chien que je suis,
perdu la fille. Je l'ai prise, jel'ai perdue, et j'ai perdu
son enfant.
AKOUUXA
C'est vrai, cela, c'est vrai.
NIKITA
Dans la cave, j'ai étouffé, avec une planche, son
enfant. Je m'étais assis dessus ; je l'étouffai... Et ses
petits os craquaient...
(Il fond en larmes.)
Puis je l'enterrai. C'est moi qui ai fait cela, moi
seul.
AKOULLNA
Il ment. C'est moi qui le lui ai dit.
MKITA
Ne prend pas ma défense. Je n'ai plus peur de per-
sonne, à présent. Pardonnez-moi, mir orthodoxe.
(Il salue jusqu'à terre. Un silence.)
l'olrl\d.mk
Liez-le. Votre noce, je vois, est troublée;
(Les moujiks s'approchent avec des ceintures.)
240 LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
NIKITA
Attends. Tu auras bien le temps...
(Il salue son père jusqu'à terre.)
Mon cher petit père, pardonne-moi, toi aussi,
maudit que je suis. Tu m'as dit, dès le commence-
ment, quand je me suis lié avec cette ordure, tu
m'as dit : « Patte prise, oiseau perdu. » Je n'ai pas
écouté tes paroles, chien que je suis, et voilà que
tout est arrivé comme tu l'avais dit. Pardonne-moi,
au nom du Christ.
AKIM(avec transport).
Dieu te pardonnera, mon cher lils.
(U le serre dans ses bras.)
Tu n'as pas eu pitié de toi ; c'est lui qui aura pitié
de toi. Dieu ! Oh ! le voilà, Dieu !
SCÈNE III
LES MÊMES, plus LE STAROSTE
LE STAROSTE (entrant).
Il y a ici assez d'assistants.
ACTE V 241
l'ouriadnik
Nous allons procéder à l'instruction tout de suite.
(Ou lie MKITA.)
AKODLINâ (s approchant et se plaçant à ses cotés).
Je dirai la vérité. Qu'on m'interroge aussi.
MKlTA (lié).
Inutile d'interroger. C'est moi qui ai tout fait. C'est
moi qui ai conçu la chose, c'est moi qui l'ai exécutée.
Mène-nous où il faut ; je ne dirai plus rien.
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE
16
TABLE
Pages.
Aclc 1 1 enJcr 4
Acîcil 53
Acte III 99
Acle 17 149
Variante du quatrième acte 181
Acte V 205
2C58.— PoilicK, laprimeiic BIAIS, KOY et C", 7, ma Victor Hugo.
BINDING SECT. FEB 4 197Q
PG Tolstoi, Lev Nikolaevich,
3367 graf
F5V5 La puissance des ténèbres
PLEASE DO MOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY