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Full text of "La puissance des ténèbres; drame en cinq actes [par] comte Léon Tolstoï. Traduit par E. Halpérine"

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University  of  Ottawa 


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LA   PUISSANCE 

DES   TÉNÈBRES 

{SuM^   ^'M-,    ^-drV) 


DU  MÊME  AUTEUR 


Katia.  Traduction  de  M.  le  comte  d'Hiuterive. 
8<*  édition,  1  volume  in-18.  Prix 3  fr. 

A  la  Recherche  du  Bonheur.  Traduit  avec  l'autorisa- 
tion de  l'auteur  et  précédé  d'une  préface  par  E.  Hal- 
périne,  6"-  édition,  l  volume  in-18.  Prix...     li  fr. 

La  Mort.  Traduit  avec  l'autorisation  de  l'auteur  et 
précédé  d'une  préface  par  E.  Halpérine,  6*  édition, 
1vol.  in-18.  Prix 3  fr. 

Deux  Générations.  Traduit  avec  l'autorisation  de 
l'auteur  par  E.  Halpérine,  3^  édition,  1  vol.  in-18. 
Prix 3  fr. 

Mes  Mémoires.  Enfance.  —  Adolescence.  —  Jeu- 
nesse, traduit  intégralement  avec  l'autorisation  de 
l'auteur,  par  E.  Halpérine,  2'^  édition,  1  vol.  in-18, 
Prix 3  fr. 

Polikouchka.  Traduit  avec  l'autorisation  de  Tau- 
leur  par  E.  Halpérine.  4^  édition.  1  vol.  in-18. 
P'ix 3  fr. 


COIVITE   LËON    TOLSTOÏ 


LA   PUISSANCE 


DES   TÉNÈBRES 


DRAME  EN  CINQ  ACTES 
TRADUIT   AVEC  L'AUTORISATION   DE    L'AUTEUR 

PAR 

E.    HALPÉRINE 


PARIS 

LIBRAIRIE   ACADÉMIQUE    DIDIER 

PEURIN  ET    C'%   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

3o,    OL"AI   DES    CnAXnS-AUGUSTIXS,   35 

1887 

Tous  droits  réservés. 


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AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 


Ce  tout  récent  drame  du  comte  Léon  Tolstoï 
offre  un  double  intérêt  :  action  serrée  et  poi- 
gnante, description  étonnamment  exacte  des 
mœurs  des  moujiks  dans  leur  propre  langue, 
si  originale  et  si  pittoresque.  Cette  fois,  plus 
encore  que  dans  ses  récits  bibliques  S  le  grand 
romancier  russe  a  voulu  mettre  à  la  portée  des 
paysans  la  morale  qu'il  continue  à  prôclier 
avec  la  constance,  on  peut  dire,  d'un  apôtre. 
La  Puissance  des  Ténèbres  n'est  déjà  plus 
une  (l'uvre   nationale,  ni  même  populaire,  au 

i.  A  la  Recherche  du  Bonheur,  du  comte    Léon  Tolstoï    t-a- 
duit  parE.  Halpérine.  —  Perrin  et  Cie,  Éditeurs. 


AVAXr-PUOPOS 


sens  le  plus  général  du  mot  :  c'est  un  drame 
exclusivement  paysan,  dont  la  langue  spéciale 
ne  saurait  être  toujours  comprise  par  les  «  ci- 
tadins »,  comme  dit  Tolstoï,  confondant  dans  le 
même  dédain  artisans  et  bourgeois. 

La  littérature  russe  possédait  déjà,  dans  ce 
genre,  divers  chefs-d'œuvre,  tels  que  Les  Récits 
d'un  chasseur  de  Tourguénef,  des  contes  rus- 
tiques de  Reclietnikov,  de  Glicb  Ouspensky, 
de  Dostoïevsky  et  de  Léon  Tolstoï  lui-même, 
oii  la  vie  des  paysans  russes  est  étudiée  avec 
une  simplicité  véridique  et  saisissante.  Quant 
au  drame  populaire  proprement  dit^  il^  est  di- 
gnement représenté  par  les  pièces  d'Ostrovsky, 
La  Triste  destinée  de  Pissemsky,  Autour  de 
l'argent  de  Potiékhine,  etc.  ;  mais  nul,  jus- 
qu'ici, de  l'aveu  de  la  critique  russe  presque 
tout  entière,  ne  nous  avait  donné  une  impres- 
sion aussi  intense  et  aussi  juste  des  ténèbres 
qui  pèsent  sur  l'esprit  d'une  partie  des  mou- 
jiks. 


AVANT-P?.OPOS 


Dans  la  Puissance  des  Ténèbres,  le  comte 
Tolstoï,  faisant  abstraction  do  toute  velléité 
A'i\v[.  n"a  eu  d'autre  but  que  lamoralisation  des 
masses;  et,  par  une  lieureuse  contradiction, 
lieureuse  surtout  pour  ces  «  citadins  »  (ju'il 
ignore  délibérément,  tandis  que  sa  morale 
a  porté  faux,  ce  drame  édifiant  s'est  trouvé 
être  avant  tout  une  merveilleuse  œuvre  d'art. 

Les  journaux  russes  ont  conté,  à  ce  propos, 
une  anecdote  caractéristique.  Comme  Tolstoï 
venait  de  lire  son  drame  à  des  moujiks,  l'un 
d'eux  fit  observer  que  Nikita  était  bien  niais  de 
se  dénoncer  ainsi  lui-même,  juste  au  moment 
où  il  allait  tranquillement  recueillir  le  fruit 
de  ses  crimes  :  ce  n'était  certes  point  là  le  but 
que  recherchait  le  moraliste.  Les  autorités 
russes  ont-elles  redouté  que  cette  œuvre,  loin 
d'amender  les  moujiks,  ne  fît  que  les  endurcir? 
Toujours  est-il  qu'elles  viennent  d'en  interdire 
la  vente  en  librairie  et  la  représentation  au 
théâtre. 


AVANT-ruoros 


Mais  quel  art.  on  revanche,  quelle  science 
des  plus  obscurs  replis  de  l'âme  humaine, 
quelle  émotion ,  quel  souci  du  vrai  poussé 
jusqu'à  l'horreur  !  Aucune  autre  littérature 
dramatique  peut-être  n'offre  l'exemple  d'une 
tentative  aussi  neuve  et  aussi  hardie. 


ACTE    PREMIER 


ACTE    PREMIER 


IMÎRSONNAGES  : 

PETR  IGNATITCH.    riche   moujik,  quaranle-Jeux   ans,   marié 

011  secondes  noces;  nialaiiif. 
ANISSIA.  sa  femme,   trente-deux  ans;  coquettement   habillée 
AKOULINA.    fille  de  Petr.  du  premier  lit,  seize  ans;   un  peu 

dure  d'oreille,  un  peu  idiote. 
ANIOUTKA  ',  seconde  fill^  de  Petr,  dix  ans. 
NIKITA.  valet  de  ferme  de  Petr,  vingt-cinq  ans;  coq  de  village. 
AKIM,  père  de   iNikila.    cinquante  ans.  moujik  d'assez  pauvre 

apparence;  1res  pieux. 
MATRENA.  sa  femme.  cinq;iante  ans. 
MARINA,  orpheline,  vingt-deux  ans. 

(I. "action  se  passe  en  automne,  dans  un  grand  village.  La  scène  rcpréient» 
piniérieur  d'une  i^ba  spacieuse,  celle  de  l'ctr.  PETR  est  assis  sur  uu  banc,  ei 
ecou|:é  à  réparer  des  harnais.  ANISSIA  et  AKOULIN.i  tissent.) 

1 .  iJiminutif  d'Anna. 


LA  PinSSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    PREMIÈRE 

PETR,     ANISSIA,     AKOULINA 

(Celles-ci  chantent  à  l'unisbon.) 

PETR  (en  regardant  par  la  fenêtre). 

Les  chevaux  se  sont  encore  sauvés.  Si  on  allait 
tuer  le  poulain  !...  Mikita  *  !  Hé!  Mikita  !  Es-tu 
sourd  ? 

(Il  tend  l'oreille;  puis  s'atli'essaiit  aux  babas  :) 

Assez  chanté,  vous  autres  :  on  n'entend  rien. 

La  voix  (le  NIKITA  file  la  cour). 

Quoi  ? 

PETR 

Rentre  les  chevaux  ! 

LA.  VOIX  DE  MKITA 

Je  vais  les  rentrer.  Laisse-m'en  le  temps. 

PETR  (hochant  la  tête). 

Ah!  ces  ouvriers  !...  Si  j'avais  ma  santé,  jamais 
de  la  vie  je  n'en  prendrais!  Avec  eux,  rien  que  le 
péché  !... 

(Il  se  lève,  puis  se  rassied.) 
1.  PronoTiciaticn  populaire  du  motNikita. 


ACTE  PREMIER 


Mikita!  Impossible  de  le  faire  venir.  Allez-y  donc, 
quelqu'une  de  vous  ;  Akoulina,  va  les  rentrer,  toi. 

AKÛULINA 

Quoi?  les  chevaux  ? 

PETa 
Que  veux-tu  que  ce  soit  ? 

AKOULINA 


J'y  vais. 


(Elle  sort.) 


SCENE  II 

PETR,    AXISSIA 

PETR 

Quel  propre-à-rien,  le  petit  !...  Il  ne  sait  pas  se 
rendre  utile  dans  un  ménage.  Quoi  qu'il  entre- 
prenne. . . 

ANISSIA 

Avec  ça  que  tu  es  dégourdi,  toi!  Toujours  à  te 
traîner  du  poêle  ^  au  banc...  Tu  ne  sais  que 
bourrer  les  autres  !... 

1.  Les  poêles  ties  isbas  russes  sont  assez  larges  et  d'uae 
chaleur  assez  modérée  poar  servir  de  lits  aux  moujiks. 


LA  PUISSANCE  DKS  TENEBRES 


PETR 

Si  l'on  ne  vous  bourrait  pas,  il  ne  resterait  plus 
une  pierre  de  la  maison  au  bout  d'un  an  !  0  vous 
autres  !... 

AMSSIA 

Tu  veux  qu'on  fasse  dix  choses  à  la  fois,  et  lu 
grognes  encore  !  C'est  facile  de  donner  des  ordres, 
<|uand  on  est  commodément  étendu  sur  le  poêle  ! 

PKTR  (soupirant). 

Ah!...  Sans  celte  maladie  qui  a  jeté  son  grappin 
sur  moi,  je  ne  le  garderais  pas  un  jour  de  plus. 

La  voix  (I'aKOULIXA  (derrière   la  scène). 

Psè  !  psè  !  psè  !... 

(On  eatead  le  poulain    liennir.   les  clirvaux   rentrer  en  galopant  par  la  porte 
cochcre,  et  la  puite  oocbère  grincer  sui   ses  gonds.) 

PETR 

Bavarder,  c'est  tout  ce([u'il  sait  faire.  Ma  foi,  non  ! 
je  ne  le  garderai  pas. 

ANISSIA    (le  contrefaisant). 

•Te  ne  le  garderai  pas  !  Je  ne  le  garderai  pas  !... 
Commence  par  mettre  toi-même  la  main  à  la  pâte, 
et  tu  pourras  parler,  alors. 


ACTE  miK.MIEK 


SCÈNE   IIÏ 

LES    MÊMES,  plus  A  KO  U  LIN  A 
AKOUI.INA  (en  entrant). 

On  a  eu  toutes   les  peines  du  monde  à   les   iïiii-c 
rentrer.  C'est  toujours  le  pommelé... 

PETn 
Et  Nikita,  où  est-il  ? 

AKOLUNA 

Nikita  ?...  Mais  il  s'est  arrêté  dans  la  rue. 

PETR 

Pourquoi  s'est- il  arrêté  ? 

AKOt'Ll.NA 

Pourquoi  s'est-il  arrêté  ?  Il  est  en  train  de  causer 
là- bas  derrière. 

PETR 

Impossible  de  rien  tirer  d'elle!    Mais   avec    «jui 
cause-t-il  ? 

AKOUH.NA  (n'ayant    pas  entendu). 

Quoi  ? 

(PETR,  d'un  geste  désespéié,  étend  ia  main   vers  AKOULIXA,  qui  va  s'asseoir 
à  kon  métier.) 


LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  IV 

LES    MÊMES,    plus   ANIOUTKA 


ANIOUTKA 

(Elle  entre  eu  courant,  et,  s'adressant  à  sa  mère.) 

Le  père  et  la  mère  de  Mikita  sont  venus  le  voir. 
Ils  le  retirent  chez  eux...  Vrai  comme  je  respire  ! 

ANISSIA 

Tu  mens! 

ANIOUTKA 

Parole  !  Que  je  meure  de  suite!..  (EUe  rit.) 
Je  passe  à  côté  de  Mikita   et  voilà  qu'il  me  dit  : 
«  Adieu  maintenant,  qu'il  dit,  Anna  Petrovna.  Viens 
donc  chez  moi  t'amuser  à  ma  noce...  Moi,  qu'il  dit, 
je  vous  quitte..  »  Et  il  s'est  mis  à  rire. 

ANISSIA  (à  son  mari). 

Il  se  passe  de  toi  ;  voilà  qu'il  se  disposait  à  te  quit- 
ter... «  Je  le  chasserai  I  »  qu'il  disait... 

PETR 

Eh  !  Qu'il  s'en  aille  !  Est-ce  (pie  je  n'en  trouverai 
pas  d'autre  ! 


ACTE  PREMIER 


ANISSIA 

El  Vargeut  que  tu  lui  as  avancé  ! 

(AnL-uska   marche  vers  la  porte,  écoute  un  moment  co  qu'on  dit,  et  s'en  va.) 


SCÈNE   V 

AMSSIA,  PEIR.  AKOULINA 
PETR  (frvjnçant  les  sourcils). 

L'argent  ?  Eh  bien!  il  lui  servira  l'été  prochain. 

ANISSIA 

Ail  oui  1  cela  t'arrange,  de  le  laiser  partir.  Ce  sera 
pour  toi  une  bouche  de  moins  à  nourrir.  Et  moi, 
l'hiver,  je  resterai  seule  à  peiner  comme  un  cheval  ! 
Ta  tille  n'a  pas  grande  envie  de  travailler,  et  toi,  tu 
ne  bougeras  pas  de  ton  poêle  :  je  te  connais. 

PETR 

Qu'est-ce  qui  te  prend,  avant  de  rien  savoir,  de 
faire  ainsi  aller  ta  langue  pour  rien  ? 

AXISSIA 

La  cour  est  pleine  de  bétail,  tu  n'as  pas  vendu  la 
vache  ;  tous  les  moutons,  tu  les  as  gardés  pour  Thi- 


10  LA  PnSSANCE  DES  TENEBRES 


ver,  il  n'y  aura  jamais  assez  de  fourrage  et  d'eau  :  et 
tu  veux  laisser  partir  l'ouvrier?..  Moi  je  n'en  ferai 
point,  du  travail  de  moujik.  Je  m'étendrai  consme  toi 
sur  le  poêle,  et  <|ue  tout  aille  au  diable  !  Tu  t'arran- 
geras comme  tu  voudras! 

PETR    (à  AKOULINA). 

Ya  donc  au  fourrage:  c'est  l'heure. 

AKOULINA 

Au  fourrage  ?...  Soit! 

(Elle  passe  ion  caftan  et  se  munit  d'une  corde.) 
AMSSIA 

Je  ne  travaillerai  plus  ;  j'en  ai  assez.  Je  ne  veux 
plus  rien  faire.  Travaille  tout  seul. 

PETR 

Assez  !  Quelle  enragée  !  On  dirait  un  mouton  pris 
de  tournoiement  ! 

ANIS.SIA 

C'est  toi-même  qui  es  un  chien  enragé  !  On  ne 
peut  rien  attendre  de  toi,  ni  travail  ni  plaisir.  Tune 
sais  que  tourmenter  les  gens.  Failli  chien,  va! 

PETR  (crachant  et  s'habillant). 

Pfou!...  Dieu  me  pardonne!  Je  vais  voir  ce  qui 
se  passe. 


ACTE  PHKMIER 


ANISSIA  (lui  criant  après). 

Diable  pourri  1  Gros  nez  ! 


SCENE    VI 

AMSSIA,    AKOULIXA 
AKOULINA 

Pourquoi  injuries-tu  père? 

AMSSIA 

Va  donc,  sotte,  tais-toi  ! 

AKOULINA  (s'approchant  Je  la  porte). 

Je  sais  bien  pourquoi  tu  l'injuries...  C'est  toi  la 
sotte,  chienne  que  tu  es  !..  .le  n'ai  pas  peur  de  toi  ! 

AMSSIA  (se  levantviveinenl  et  cherchant  quelque  chose  pour  la  battre). 

Prends  garde  que  je  ne  t'assène  un  coup  de  ro- 
gatch  '  ! 

AKOULINA  (ouvrant  la  porte). 

Chienne,  diablesse,  voilà  ce  que  tu  es  !  Chienne  ! 
Chienne  I  Diablesse  ! 

(Elle  sort  en  courant.) 

i.  Longue  fourche  à  pousser  et  à  prendre    les  marmites  dans 
le  poêle. 


12  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  YII 

ANISSIA,  seule. 

ANISSIA  (songeant).  ♦ 

«  Tu  viendras  à  mes  noces  »,  qu'il  a  dit.  Qu'est- 
ce  qu'ils  sont  allés  imaginer...  le  marier  ?  Prends 
garde,  Mikitka^  !  Si  c'est  là  de  tes  manigances,  je 
ferai...  Je  ne  puis  vivre  sans  lui  ;  je  ne  puis  le  lais- 
ser partir  ! 


SCÈNE  VIII 

ANISSIA,    NIKITA 

(NIKJTA  entre  ea  promenant  ses  regards  autour  de  lui  ;  en  voyant  qu'ANISSIA 
est  seule,  il  s'approche  vivement  d'elle  et  lui  dit  à  voix  basse  :) 

NIKITA 

Quoi,  mon  frère  2  !...  Un  malheur  !...   Mon  père 
est  arrivé  ;  il   veut  me  ramènera  la  maison.  «  Nous 

1.  Dimiautif  de  Mikila. 

2.  Traductiou  littérale. 


ACTE   PREMIER  13 


«  allons  enfin  le  marier,  qu'il  dit,  et  te  garder  chez 
«  nous.  » 

ANISSIA 

Eh  bien  !    marie-toi  ;  qu'est-ce  que  cela  me  fait  ? 

MKITA 

Ah  !  c'est  comme  ça  !  Moi  qui  cherchnis  à  arran- 
ger l'affaire  au  mieux,  et  voilà  qu'elle  m'ordonne 
de  me  marier.  Et  pourquoi  ?... 

(Avec  un  clignement  d'œil.) 

Tu  as  donc  oublié  ?... 

ANISSIA 

Hé  !  marie-loi  donc  !  Qu'ai-je  à  faire  de  toi  ? 

MKlTA 

Pourquoi  donc  cette  mine  hargneuse?  Vois-tu? 
Elle  ne  veut  même  pas  que  je  la  caresse  !  Qu'as-tu 
donc  ? 

ANISSIA 

'  Ce  que  j'ai  ?...  C'est  que  tu  veux  m'abandonner... 
Et  si  tu  veux  m'abandonner,  je  n'ai  que  faire  de  toi. 
Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  te  dire. 

NIKITA 

Assez,  Anissia!  Est-ce  que  je  veux  t'oublier  ?  Ja- 
mais de  la  vie  !  Absolument  non,  pour  ainsi  dire,  je 
ne  t'abandonnerai  pas...  Je  cherche,  je  cherche, 


li  LA  PUISSANCE  DES  TENEBKES 


Même  si  l'on  me  marie,  je  reviendrai  ici,  comme  si 
on  ne  m'avait  pas  ramené  à  la  maison. 

ANISSIA 

Et  que  ferais-je  de  toi,  si  tu  étais  marié  ? 

NIKITA 

Mais  comment,  mon  frère  ?...  On  ne  peut  pourtant 
pas  aller  contre  la  volonté  de  son  père. 

ANISSIA 

Tu  rejettes  cela  sur  ton  père,  et  c'est  toile  coupa- 
i)le.  Depuis  longtemps  tu  manigançais  l'affaire  avec 
ta  noiraude  de  Marinka  ^  C'est  elle  qui  t'a  monté  la 
tête  :  ce  n'est  pas  pour  rien  qu'elle  est  venue  ici 
liier. 

NIKITA 

Marinka  !  J'en  ai  bien  besoin,  vraiment  !  Assez 
d'autres  se  pendent  à  votre  cou  !!.. 

ANISSIA 

Alors  pourquoi  ton  père  est-il  venu?  C'est  toi  (pii 
le  lui  as  suggéré.  Tu  m'as  trompée. 

(Elle  fond  en  larmes.) 
NIKITA 

Anissia,  crois-tu  eu  Dieu,  ou  non  ?...  Mais,  je  ne 
lai  pas    môme   rêvé  !  Absolument   non,  je  ne  sais 

1.  Diminutif  de  Marina. 


ACTE.lMlKMlt:»  *S 


nen,  je  ne  connais  rien.  C'est  mon  vieux,  seul,  qui  a 
pris  cela  sous  son  bonnet. 

ANISSIA 

Si  tu  ne  veux  pas,  qui  te  contraindra? 

MKITA 

Mais  je  songe  aussi  à  l'impossibilité  de  braver 
l'iiutorité  de  mon  père.  Et  cependant,  non,  je  ne  le 
souhaite  pas. 

ANISSIA 

Entêle-toi,  voilà  tout. 

NIKITA 

Eh  bien  !  il  y  en  avait  un  qui  s'est  entêté.  Alors  on 
lu  fouetté  au  bailliage...  Tout  simplement.  Moi,  ça 
ne  me  sourit  guère.  Un  dit  que  ça  chatouille. 

ANISSIA 

Assez  plaisanté.  Écoute,  Nikita.  Si  tu  épouses  Ma- 
rinka,  je  ne  réponds  pas  de  moi...  Je  me  tuerai.  J'ai 
liéché,  j'ai  violé  la  loi;  mais,  à  présent,  impossible 
d  y  revenir...  Et  si  toi  tu  t'en  vas,  encore,  je  ferai... 

NIKITA 

Pourquoi  m'en  irais-je?  Si  je  voulais  m'en  aller,  il 
y  a  longtemps  que  je  serais  parti.  Naguère  encore, 
ivan  Semenitch  m'otîraitchez  lui  la  place  de  cocher... 
Et  quelle  vie!..   Mais  je  n'ai  pas  voulu,  car  je  cal- 


16  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÉB[ÎES 


cule,  pour  ainsi  dire,  que  je  suis  beau  pour  tout  le 
monde...  Si  tu  ne  m'aimais  pas,  alors  cescraitautre 
chose. 

AMSSIA 

Fort  bien.  Alors  mets-toi  bien  ça  dans  la  îête.  Le. 
vieux,—  si  ce  n'est  pas  aujourd'hui,  ce  sera  demain, 
—  mourra;  alors,  pensais-je,  nous   effacerons  nos 
péchés,   conformément  à  la   loi,   et   tu  deviendnis 
maître  à  ton  tour. 

NIKITA 

Pourquoi  s'inquiéter  de  l'avenir?  (Ju'est-ce  que  ci 
me  fait,  à  moi?  Je  travaille  comme  pour  moi.  Le 
patron  m'aime,  et  sa  baba  aussi.  Et  si  la  buha 
m'aime,  ce  n  est  pas  ma    faute...    Tout  simplement. 

A.MSSIA 

M'aimeras-tu? 

NIKITA  (retreigiiaut). 

Voilà  comment...   Commcsi  tu    étais  dans  mon 
âme... 


ACTE  PKEMIEU  17 


SCÈNE  IX 

LES  MÊMES,  plus  MATRENA 

(MATHENA  entre  en  faisaal  force  signe  de  croix  devant  les  icônes;  NIKITA 
et  AMSSIA  s'écartent  vivement  l'un  de  l'autre.) 

MATRENA 

Et  moi,  ce  quej'ai  vu,  je  ne  l'ai  pas  vu;  ce  que  j'ai 
entendu,  je  ne  l'ai  pas  eatendu.  Il  s'amusait  avec  une 
petite  baba?  Eh  bien!  Un  petit  veau,  ça  s'amuse 
aussi.  Pourquoi  ne  pas  s'amuser  :  c'est  laff-tire  de  la 
jeunesse...  Toi,  mon  petit  fils,  ton  patron  te  de- 
mande dans  la  cour. 

NIKITA 

J'étais  entré  pour  chercher  la  hache. 

MATRENA 

Je  sais,  je  sais,  mon  ami,  de  quelle  hache  il  s'agit. 
Celte  hache-là,  c'est  auprès  des  babas  qu'on  la  cher- 
che d'habitude. 

NIKITA  (se  baissant  et  prenant  la  hache j. 

Eh  bien!  ma  petite  mère,  on  est  donc  tout  à  fait 
décidé  à  me  marier?  Moi,  je  trouve  ça  inutile.  Et 
puis,  ça  ne  me  tente  pas  trop. 


d8  LA  PLISSA>;CE  DES  TENEBRES 


MATRENA 

111  !  ih!  Mou  beau  galant,  pourquoi  te  marier?... 
C'est  le  vieux  qui  le  veut.  Ya  donc,  mon   fils,    nous 

arraugirons  tout  sans  toi. 

NIKITA 

Étranges  paroles!  Tantôt  on  veut  me  marier,  tan- 
tôt non.  Absolument  non,  je  n'y  comprends  rien  du 
tout. 

(Il  sort.) 


SCENE  X 

AiMSSlA,  MATUENA 

ANISSIA 

Eh  bien!  tante  Matrena,  c'est  donc  vrai  que  vous 
voulez  le  marier? 

.MATHENA 

Et  avec  quoi  le  marierait-on,  ma  petite  baie?  Tu 
sais  bien  quel  est  notre  avoir.  C'est  mon  petit  vieux 
qui  bavarde  à  tort  et  à  travers,  c  Le  marier  !  Eh  ! 
le  marier!  »  Mais  ce  n'est  point  son  affaire.  Les  clic- 
vanx  ne  fuient  pas  l'avoine.  On  ne   cherche   pas    ie 


ACTE  PUEMIER  *^ 


bonheur  quand  on  l'a.  De  même  ici.  Est-ce  que  joue 
vois  pas  lie  quoi  il  retourne? 

AMSSIA 

Eh  bien  !  ma  tante  Matrena,  pourquoi  me  cache- 
rais-je  de  loi?  Tu  sais  tout.  J'ai  péché  :  j'ai  aimé  ton 
lils. 

MATRENA 

Ahl  (lucllc  nouvelle  m'annonces-tu  là?  Et  la 
tante  Matrena  qui  l'ignorait!..  Hé!  ma  fille,  lu  tante 
Matrena  est  rusée,  rusée,  archirusée  !  La  tante  Ma- 
U-ena,  je  te  dirai,  ma  petite  baie,  voit  sous  la  terre 
à  un  archiue  de  prolondeur.  Je  connais  tout,  ma 
petite  baie.  Je  sais  pourquoi  les  jeunes  babas  ont 
besoin  de  paquets  de  poudre  à  faire  dormir...  Jen 
ai  apporté. 

(Elle  dénoue  uq  cjin  de  son  châle  et  en  tiie  do  petits  païucts  de  papier.) 

Ce  qu'il  ."aut,  je  le  vois,  et  ce  qu'il  ne  faut  pas,  je 
ne  lésais  pas,  je  ne  le  connais  pas.  Voilà..  La  tante 
Matrena  a  été  jeune,  elle  aussi,  il  m'a  fallu  vivre 
aussi  avec  mon  imbécile!  Les  77  tours,  je  les  con- 
nais tous...  Je  vois,  ma  petite  baie,  que  ton  vieux  va 
tourner  l'œil  :  et  comment  vivrait-il?  Si  on  lui  don- 
nait un  coup  de  fourche,  il  ne  sortirait  pas  de  sang. 
Et  voilà  (ju'au  printemi»s  tu  l'enterreras,  sans  doute. 
Il  le  faudra  bien,  alors,  prendre  quelqu'un  dans  la 


^^  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈHRES 


cour.  Et  mon  iiis,  pourquoi  ne  serait-il  pas  un 
moujik?  Il  n'est  pas  pire  que  lesautres...  Alors,  quel 
intérêt  aurais-je  à  retirer  mon  fiJs  d'un  endroit  où  il 
se  trouve  si  bien?  Suis-je  donc  l'ennemie  de  mon 
propre  enfant? 

ANISSIA 

Pourvu  qu'il  ne  s'en  aille  point  de  chez  nous? 

MATRENA 

Et  il  ne  s  en  ira  point,  ma  petite  hirondelle.  Tout 
ça,  c'est  des  bêtises.  ïu  connais  mon  vieux.  Il  n'a 
pas  la  tête  bien  solide;  mais  lorsqu'il  s'est  une  fois 
mis  quelque  chose  dans  la  caboche,  c'est  comme 
bàli  sur  la  pierre  :  impossible  de  l'arracher. 

AiMSSIA 

Mais  comment  l'affaire  s'est-elle  emmanchée? 

MATRENA 

Vois-tu,  ma  petite  baie,  le  petit...  tu  sais  toi-même 
comme  il  aime  les  petites  babas...  Etpuis,ilest  beau, 
il  n'y  a  pas  à  dire...  Eh  bien  !  il  vivait  au  chemin  de 
for.  Là  vivait  aussi  une  jeune  tille  comme  cuisinière. 
Eh  bien  î  elle  s'amouracha  de  lui,  cette  petite  fille. 

A.MSSIA 

Alarinka  ? 


ACTE  PHE.VlIEll  21 


MATRESA 


Elle...  qu'une  paralysie  la  frappe  !...  S'est-il  passé 
entre  eux  quelque  chose,  ou  non?...  Mais  le  vieux 
en  eut  vent.  L'avait-il  appris  des  gens,  ou  d'elle- 
même?... 

AXISSIA 

Est-elle  osée,  la  sale  ! 

MATRENA 

Il  n'en  fallut  pas  plus  pour  tourner  la  tête  de  mon 
imbécile.  «  Marions-les,  qu'il  dit,  marions-les,  pour 
couvrir  le  péché.  Prenons,  qu'il    dit,  le   petit  chez 
nous  et  marions-le.   »  Je  le  raisonnai  de  toutes  les 
manières,  mais  que  veux-tu?...  «  C'est  bien,  pensai- 
je,   c'est  bien.   Je  vais  le  tourner  autrement.  »  Les 
autres,  les  imbéciles,  ma  petite  baie,  il  faut  savoir 
jes  manier;  on  commence  par  dire  amen,  quitte,  au 
dernier  moment,  à  changer  les  choses  à  sa  fantaisie. 
La  baba,  sais-tu,  pendant  qu'elle  tombe  du  poêle, 
77  pensées  lui  traversent  l'esprit  :  son  vieux  n'aurait 
jamais  le  temps  de  tout  deviner.   «  Eh  bien!   que 
«  je  lui  dis,   mon  petit  vieux,  c'est  une  chose   à 
«  faire  :  seulement,  il  faut  y  réfléchir.  Allons  chez 
((  notre  fils,  et  nous  prendrons  conseil  de  Petr  Igna- 
titch.  Queva-t-il  nous  dire?  «Et  voilà,  nous  sommes 
venus. 


LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


ANISSIA 

Ho!  Ho!   ma  petite  tante,   que  faire  alors?  Et  si 
son  père  ordonne! 

MATRENA 

Ordonne  !  Eh  bien,  sou  ordre,  on  le  mettra  sous 
la  queue  du  chien.  Ne  t'inquiète  pas,  cela  ne  sera 
point.  Je  veux  tout  à  Theure,  avec  ton  vieux,  passer 
au  tamis  toutes  ses  raisons  :  il  n'en  restera  rien.  Je 
ne  suis  venue  avec  lui  que  pour  la  forme.  Comment 
donc  !  notre  petit  fils  vit  dans  le  bonheur,  attend  le 
bonheur,  et  moi,  j'irais  le  marier  avec  une  coureuse  ! 
Quoi  !  suis-je  donc  si  sotte! 

ANISSIA 

C'est  qu'elle  a  même  osé  accourir  ici,  cette  Ma- 
rinka!  Croirais-tu,  petite  tante,  en  apprenant  qu'on 
allait  le  marier,  c'a  été  comme  si  on  m'avait  planté 
un  couteau  dans  le  cœur,  la  pensée  qu'il  pouvait 
l'aimer! 

MATRENA 

Hi!  Ih!  ma  petite  baie,  est-il  donc  un  sot,  ou 
<iuoi?  Irait-il  aimer  une  traînée  sans  feu  ni  lieu? 
Mikitka,  dois-tu  savoir,  est  un  gars  point  bête.  Pour 
toi,  ma  petite  baie,  [n'aie  aucune  inquiétude;  nous 
ne  voulons  ni  lemmener  ni  le  marier.  Vous  nous 
donnerez  un  peu  d'argent  et,  ma  foi,  qu'il  reste! 


ACTE  PiŒMlKU  ^3 


AMSSIA 

Il  me  semble  que  si  Nikita  s'en  allait,  je  ne  vivrais 
plus. 

MATREN'A 

Ça  n'aurait  rien  d'amusant,  en  effet...  Toi  qui  es 
une  baba  encore  florissante,  tu  peux  vivre  avec  une 
pareille  horreur? 

ANISSIA 

Mais,  petite  tante,  il  me  dé^'oùte,  mon  vieux, 
ce  chien  à  gros  nez.  Mes  yeux  ne  coudraient  même 
pas  le  regarder. 

MATRENA 

Mais  oui.  c'est  bien  naturel...  Regarde  donc  ceci... 
{Baissant  la  voix  et  regardant  autour  d-elle)  Je 
suis  allée,  sais-tu,  chez  ce  petit  vieux  chercher  les 
paquets  de  poudre.  Il  ma  mis  de  ses  drogues  dans 
les  deux  mains.  Regarde  donc...  «  Ceci,  qu'il  dit, 
est  une  poudre  à  faire  dormir.  Avec  un  paquet,  qu'il 
dit,  tu  l'endormiras  si  profondément  que  tu  pourras 
même  marcher  sur  lui...  Et  cela,  qu'il  dit,  c'est  une 
dro"ue  sans  odeur,  mais  d'un  effet  terrible,  si  tu  la 
donnes  à  boire...  En  7  fois  qu'il  dit,  une  pincée 
chaque  fois.  Et  il  faut  l'administrer  ainsi  jusqu'à 
7  fois,  et  la  liberté,  qu'il  d.t,  te  sourira  bientôt.  » 


24  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


ANISSIA 

Ho!  ho!  ho!..  Et  qu'est-ce  donc? 


MATRENA 


Aucun  indice  extérieur...  Il  a  pris  pour  cela  un 
rouble.  «  Je  ne  peux  pas  la  livrer  à  moins,  qu'il 
dit;  car,  sais-tu,  il  n'est  point  aisé  de  se  la  procu- 
rer... ))  Et  je  lui  ai  donné  mon  rouble,  ma  petite 
baie,  en  disant  :  «  Qu'elle  la  prenne  ou  non...,  je 
pourrai  toujours  la  porter  à  Mikhaïlovna.  » 

ANISSIA 

Ho!  ho!  Et  sil  en  résulte  quelque  chose  de  mal? 

MATRENA 

Quel  mal  peut-il  y  avoir,  ma  petite  baie?  Passe 
encore  si  ton  moujik  était  un  homme  vigoureux, 
mais  il  n'a  qu'un  semblant  de  vie;  il  n'est  pas  fait 
pour  vivre  dans  ce  monde.  Et  il  en  est  beaucoup,  de 
ceux-là. 

AMSSFA 

Ho!  ho!  ma  pauvre  petite  tête!...  J'ai  peur,  ma 
petite  tante,  qu'il  n'en  sorte  un  malheur.  Vraiment, 
comment  faire  cela? 

MATRENA 

Eh  bien  !  on  peut  la  reprendre  ! 


ACTE  PREMIER 


ANISSIA 


...  Alors,  ou  la  délaie  dans  Teau,  comme  l'autre? 

MATRF.NA 

Dans  le  thé,  qu'il  dit,  ça  vaut  mieux.  On  ne  s'a- 
perçoit de  rien,  qu'il  dit,  et  pas  la  moindre  odeur, 
rien!  Ha!  c'est  un  homme  entendu,  aussi! 

AXISSIA   (prenant  les  paquets). 

Oh:  ma  pauvre  petite  tête!  Ferais-je  donc  une  pa- 
reille chose,  sans  cette  vie  de  bagne  ! 

MATRENA 

Mais  n'oublie  pas  de  me  donner  le  rouble.  J'ai 
promis  de  l'apporter  au  petit  vieux.  11  ne  travaille 
pas  pour  rien. 


ANISSIA 


Ça  se  comprend. 

(Elle  se  dirige  vers  sa  malle  et  y  cache  les  paquets.) 
MATRENA 

Toi,  ma  petite  baie,  tiens-les  bien  cachés,  pour 
qu'on  ne  les  trouve  pas.  Et  si  —  Dieu  garde!  —  il 
arrive  quelque  chose,  eh  bien!  c'est  pour  les  ca- 
fards. . . 

(Elle  prend  le  rouble.) 

C'est  aussi  pour  les  cafards... 

(Elle  s'interrompt.) 


LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  XI 

LES   iMÈMËS,  plus  PETR   et   AKI.M 

(akim  entre  et  se  signe  devant  les  icônes.) 
PKTR  (entrant  et  s'asseyantX 

Eh  bien!  oncle  Akim,  que  décidons-nous? 

AKI.M 

Pour  Je  mieux,  Ignatitch.  Pour  le  mieux...  taie  '... 
Pour  le  mieux...  Car,  pour  qu'il  ne  fasse  pas...  des 
bêtises,  pour  ainsi  dire...  je  voudrais...  taie...  le 
prendre  avec  moi,  pour  ainsi  dire,  le  petit...  Et  si 
toi,  pour  ainsi  dire,  alors...  taïè...  on  peut...  Pour  le 
mieux. 

PF.TR 

Bien,    bien.   Assieds -toi  et   causons.  (Akim  sassied.) 
Pourquoi  donc?...  Tu  veux  donc  le  marier  .> 

MATRENA 

Le  marier,  nous  avons  bien  le  temps,  Petr  Igna- 
titcJi.  Tu  connais  notre  pauvreté,  Ignatitch.  Com- 

1.  Mot  populaire  ;  se  dit.  comme  clw^e  eu   français,  eu  place 
cl  un  terme  qui  ne  revient  pas  à  Tesprit. 


ACTE  PIJEMIELI  -^ 


ment  songer  au  mariage?  Nous  avons  déjà  assez  de 
peine  à  vivre.  Quel  mariage,  alors!... 

PETR 

Décidez  pour  le  mieux.. 

MATUKXA 

Cl  ne  presse  pas,  le  mariage  !  C'est  tout  une  affaire. 
Ce  n'est  pas  de  la  framboise,  ça  ne  risque  pas  de  se 
gâter . 

PET  H 

Eh  bien  !  si  c'est  pour  le  marier,  il  n'y  a  pas  de  mal. 

AKIM 

Je  voudrais,  pour  ainsi  dire...  taïé...car,  moi,  pour 
ainsi  dire...  taïé...  un  petit  travail  m'est  venu,  un  tra- 
vail qui  m'arrange,  pour  ainsi  dire... 

MATRENA 

Hé!  Un  joli  travail  :  nettoyer  des  fosses  Quand  il  est 
rentré,  hier,  quelle  odeur,  quelle  odeur!  Pfou! 

AKIM 

C'est  vrai  que  tout  d'abord . . .  taïè. . .  ça  suffoque  pou  r 
ainsi  dire;  mais  on  s'y  fait...  c'est  comme  du  marc, 
pour  ainsi  dire,  et,  puis, on  y  gagne  assez...  Quant  à 
l'odeur,  pour  ainsi  dire...  taïè...  nous  autres,  nous  ne 
devons  pas  y  regarder  de  trop  près  :  sans  compter  que 
rieu  n'empêche  de  se  changer.  Je  voudrais,  pour  ainsi 


28 


LA  PUISSANCE  Dl'S  TÉNÈBRES 


dire,  que  Mikitka  revienne  à  la  maison,  travailler 
pour  ainsi  dire,  travailler  à  la  maison,  tandis  que 
moi...  taie....  je  ferais  ma  besogne  à  la  ville. 


PETU 

Tu  veux  garder  ton  lils  à  la  maison  ?  C'est  b. 
Mais  l'argent  qu'il  a  reçu,  comment  ferez-vous? 


len. 


AKIJI 


C'est  juste,  c'est  juste,  Ignatitch,  ce  que  tu  dis  là 
pour  ainsi  dire...  taie...  C'est  la  règle  :   quand  on 
s  est  engagé,  on  s'est  vendu.  Qu'il  reste  donc  encore 
pour  ainsi  dire;   seulement...  taie...   il  faut  le  ma- 
rier... Pour  quelque  temps...  taïè...  laisse-le  partir. 

PETIi 

Eh  bien  !  c'est  faisable. 

MATRENA 

C'est  que  nous  ne  sommes  pas  du  même  avis.  Je 
t'avouerai,  Petr  Ignatitch,  que  je  serai  devant  toi 
franche  comme  devant  Dieu.  Décide  toi-même  entre 
mon  vieux  et  moi.  Il  s'entête  :  «  Marier,  marier!...  » 
Et  avec  qui  «  marier  ?  »  demande-le  lui  donc  !... 
Si  encore  c'était  une  véritable  fiancée  !...Suis-je  donc 
ennemie  de  mon  enfant  ?  Mais  c'est  que  cette  lille  a 
fauté. 

AKIM 

Oh!  ça,  ce  n'est  pas  juste.  C'est  injustement... 


ACTE  PREMlEit  29 


taïè...  que  tu  calomnies  cette  fille  ;  injustement,  car 
cest  précisément  de  mon  fils  qu'est  venu  le  malheur 
de  cette  fille,  pour  ainsi  dire. 

PETR 

(Juel  est  donc  ce  malheur? 

AKI.M 

Mais  c'est  qu'elle  était,  pour  ainsi  dire,  avec  mon 
fils  Mikitka...  taïè...  pour  ainsi  dire,  avec  Mikitka, 
pour  ainsi  dire...  taïè... 

MATlîENA 

Laisse-moi  donc  parler  à  ta  place  ;  ma  langue  est 
j)l us  déliée...  Notre  petit,  avant  de  venir  chez  toi, 
vivait,  tu  ne  l'ignores  pas,  au  chemin  de  fer.  Et  voilà 
([uc,  dans  leur  artei^  une  fille  se  cramponna  à  lui, 
tu  sais,  une  pas-grand-chose  :  on  l'appelle  Marinka. 
A  présent,  cette  fille  désigne  notre  petit  comme  celui 
(•ui  l'a  trompée. 

PETR 

11  n'y  a  rien  de  bon  là-dedans. 

MATRENA 

Elle  a  mal  tourné;  elle  va  chez  les  gens  ;  c'est  une 
coureuse. 

i.  Association  d'ouvriers. 


3U  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


A  KM 

Voilà  que  de  nouveau,  pour  ainsi  dire,  ma  vieille, 
tu  u'es  pas...  taie...  et  toujours,  tu  n'es  pas...  taie... 
toujours,  pour  ainsi  dire,  pas...  taie. 

MATRENA 

C'est  tout  le  discours  qu'on  peut  tirer  de  mon  ai- 
gle :  «  Taïè...  taïè...  »  Quoi  ?  taïè?...  Tu  ne  le  sais 
pas  toi-même...  Toi,  Petr  Ignatitch,  ne  t'en  rapporte 
pas  à  moi,  interroge  plutôt  les  gens  sur  cette  lil!e,  et 
tu  verras  ce  qu'on  te  dira.  C'est  une  traînée  sans  feu 
ni  lieu. 

PETJi    (a  Akiral. 

Eh  bien!  oncle  Akim,  s'il  eu  est  ainsi,  pas  néces- 
saire de  le  marier.  Une  bru  n'est  pas  un  lapti',  on 
ne  peut  pas  se  l'ôter  du  pied  (juand  on  veut,  une 
bru... 

AKIM    (s'ochauffant). 

C'est  offensant,  ma  vieille,  pour  la  fille,  pour  ainsi 
dire...  taïè...  offensant.  Car  c'est  une  très  brave  iille, 
tiïè...  très  brave  lille,  pour  ainsidire.  J'aipitié  d'c'.le, 
j'ai  pitié,  pour  ainsi  dire,  de  la  fille. 

MATRENX 

En  voilà  une  vraie  staritsa  -  Maremiama  ^,  qui  se 

I.  ('Iiaus<ure. 

-2.  Féniitiin  de  slarels,  (  rmite,  religieux. 
3.    Saillie  orthodoxe,    dont    la  bonté  a    passé  en    proverbe, 
comme,  eu  France,  celle  de  Saint-Vincent-de-Faul. 


ACTE  PREMIER  31 


désole  du  malheur  duutrui,  et  (jui  n'a  rien  àmani;rr 
(iiez  lui  !  Il  a  pitié  de  cette  tille,  et  pas  de  sou  lils. 
Noue-la  donc  autour  de  ton  cou  et  [iromèue-toi 
avec!...  Assez  do  bêtises... 

AKl.M 

Non!  ce  ne  sont  pas  des  bêtises! 

MATRE.NA 

Laisse-moi  tinir... 

AKIM   (rinterrompant.  ) 

Non  !  pas  des  bêtises!  Toi,  pour  ainsi  dire,  tu  tour- 
nes toujours  les  choses  à  ton  profit,  —  (jue  tu  parles 
de  cette  lille  ou  de  toi-même,  —  tu  tournes  Us 
choses  de  Ion  côté;  mais  Dieu,  pour  ainsi  dire... 
taie...  les  tournera  du  sien...  De  même  ici... 

MATKENA 

Eh  :  avec  toi,  on  n'aboutit  ([u'àuser  sa  langue  pour 
rien. 

AK1.\I 

Une  lille  laborieuse, à l'àmefière, pour  ainsi  dire... 
taïè...  et  pour  notre  pauvreté...  taïè...  c'est  une 
main  de  plus,  pour  ainsi  dire;  un  mariage  pas  trop 
cher...  Mais  le  principal,  c'est  l'offense  laite  à  la 
jeune  tille,  pour  ainsi  dire...  taïè...  une  orpheline  ; 
voilà,  cette  jeune  lîlle...  une  offense. 


32  LA  PUISSAiNC:-:  DES  TE.NEBUKS 


MATRENA 

Il  y  en  a  beaucoup  (jui  en  disent  autant. 

AMSSIA 

Toi,  oncle  Akim,  si  tu  nous  écoutes,  nous  autres, 
femmes,  nous  t'en  dirons  de  belles*. 

AKIM 

Et  Dieu?  Et  Dieu  ?  N'est-e'lc  pas,  elle  aussi,  un 
être  humain,  pour  ainsi  dire...  taïè...  un  enfant  de 
Dieu  ?  Et  toi,  Petr,  (ju'en  dis-tu  ? 

MATUENA 

Ah  !  il  n'en  finira  pas  !... 

PETR 

Eh  bien!  oncle  Akim,  il  ne  faut  pas  toujours  les 
croire,  ces  lilles-là.  Mais  le  petit,  il  est  encore  de  ce 
mjnde,  il  est  ici;  qu'on  lui  envoie  demander  si 
c'est  la  vérité.  Il  ne  tuera  pas  une  âme.  Appelez-le 
donc,  le  petit. 

(Anissia  se  lève). 

Dis-lui  donc  que  son  père  l'appelle . 

(Anissia   sort.) 


ACTE  PREMIER  '^l 


SCÈNE  XII 

LES   MÊMES,  moins    ANISSIA 
MATRENA 

Voilà  qui  est  jugé,  comme  s'il  nous  avait  jeté  de 
Teau  *.  Que  le  petit  prononce  lui-même.  Aussi  bien, 
de  notre  temps,  on  ne  peut  marier  les  gens  par 
foi'cc;  et  il  faut  bien  lui  demander  son  avis.  Il  ne 
voudra,  pour  rien  au  monde,  l'épouser,  se  charger 
d'une  telle  honte.  Je  suis  d'avis  qu'il  reste  ici,  à 
servir  sou  maître.  Quant  à  le  prendre  pour  l'été, 
c'est  inutile  aussi...  Toi,  tu  nous  donneras  dix  rou- 
bles et  tu  le  garderas  chez  toi. 

PETR 

Çà,  nous  verrons.  Il  faut  procéder  par  ordre,  finir 
une  chose  avant  d'en  entamer  une  autre. 

AKIM 

Moi,  pour  ainsi  dire,  j'ai  dit,  Petr  Ignatitch,  je 
voulais  dire. ..  taïè...,  il  arrive  qu'on  arrange  ses 
affaires  sans  songer  à  Dieu...  taie...  On  s'imagine 
faire  mieux,  ainsi,  et  voilà  qu'on  a  craché  sur  son 
propre  cou,  pour  ainsi    dire.    On   simagine  faire 

i.  Allusion  à  rusa<:;e  de  jeter  de  l'eau  sur  les  chiens  qui  se 
Lalteiit  pour  les  séparer. 


:!V  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


mieux,  et  voilà  qu'eu    dehors  de   Dieu  tout  va  de 
mal  en  pis. 

TETR 

Cela  va  de  soi  :  il  ne  faut  pas  oublier  Dieu. 

AKIM 

Voilà  que  tout  va  de  mal  en  pis  ;  mais  si  on 
agit  suivant  l'équité,  et  dans  le  sens  de  Dieu,  alors..- 
taïè...  on  a  lieu  de  se  réjouir.  C'est  pour({uoi  j'ai 
pensé,  pour  ainsi  dire  :  «  Je  vais  le  marier,  pour 
ainsi  dire,  le  petit,...  le  petit,  pour  le  laver  du 
péché,  pour  ainsi  dire  ;  lui,  à  la  maison...  taïè..., 
selon  l'usage,  et  moi,  pour  ainsi  dire...  taie  ..  oc- 
cupé à  la  ville,  à  ce  petit  travail  qui  me  va,  et  (jui 
rapporte.  »  D'après  la  volonté  de  Dieu,  pour  ainsi 
dire...  taïè...  il  vaut  mieux...  une  orpheline,  pour- 
tant... Par  exemple,  l'été  dernier,  on  a,  de  la  même 
façon,  volé  du  bois  chez  le  gérant  :  on  a  pu  tromper 
le  gérant,  mais  Dieu,  pour  ainsi  dire...  taïè...  on  ne 
l'a  pas  trompé.  Eh  bien  I...  taïè...  voilà... 


SCÈNE  XIII 

LES  MÉ.MES,   plu.s  NIKITA  et    ANIOUTKA 


NIKITA 

On  m'a  demandé  ? 


(il  s'assied     et  sort  son  tabac.) 


ACTE  PREMIEU  35 


1>ETR  (doucement,   et  avec   une  expression  Je  reproche). 

Eli  bien  1  Tu  ignores  donc  les  usages  ?  Ton  père 
to  lait  venir,  et  toi,  tu  t'amuses  avec  du  tabac,  et  tu 
fassieds  !...  Lève-toi  et  viens  ici. 

(nIKITA  se  lève  et    s'approche    de   la   table,   à  laquelle    il   s"appuie 
avec  un  sourire  dégagé.) 

A  KLM 

Il  m'est  reveuu,  pour  ainsi  dire...  taïè...  contre 
toi,  Nikitka,  une  plainte,  pour  ainsi  dire... 

MKITKA 

De  qui,  une  plainte  ? 

AKIM 

La  plainte  d'une  jeune  fille,  d'une  orpheline, 
pour  ainsi  dire...  une  plainte...  d'elle,  pour  ainsi 
dire...  la  plainte  contre  toi  de  cette  même  Marina, 
pour  ainsi  dire... 

NIKITA  (avec  un  sourire). 

Drôle,  ma  foi  !  De  quelle  nature,  celte  plainte  ? 
Qui  t'a  dit  cela,  serait-ce  elle-même,   ou   quoi  ? 

AKI.M 

Moi,  maintenant...  taïè...  je  t'interroge,  et  toi, 
pour  ainsi  dira...  taïè...  tu  dois  me  répondre.  T'es-tu 
lié  avec  cette  jeune  lille,  pour  ainsi  dire...  c'est-à- 
dire,  t'es-tu  lié  avec  elle,  pour  ainsi  dire  ? 


36  LA  PUISSANCE  DES  TEiNÈBltES 

NIKITA 

Je  ne  comprends  absolument  pas  ce  que  vous  me 
demandez. 

AKIM 

Pour  ainsi  dire,  des  bêtises...  taïè...  des  bêtises, 
y  en  a-t-il  eu  dcsbêlises,  entre  vous,  pour  ainsidire? 

NlKlTA 

Beaucoup.  Avec  une  cuisinière  ,  on  plaisante 
(|uand  on  n'a  rien  de  mieux  à  faire,  on  joue  de 
l'accordéon,  tandis  (ju'clle  danse;  et  sais-je  quelles 
bêtises  encore  ? 

PETR 

Toi,  Nilvita,  ne  fais  pas  le  malin.  Et  ce  que  ton 
père  te  demande...  réponds-lui  sans  délours. 

AKIM   (solennellement). 

Nikita,  tu  peux  cacher  (pielque  chose  aux  gens, 
mais  à  Dieu,  tu  ne  peux  rien  lui  cacher...  Toi, 
Nikita,  pour  ainsi  dire...  taïè...  ne  t'avise  pas  de 
mentir.  Une  orpheline,  elle,  pour  ainsi  dire,  qu'on 
peut  ollenser  impunément...  une  orpheline,  pour 
ainsi  dire  ..  Et  parle  pour  le  mieux. 

NIK'TA 

Mais  puisqu'il  n'y  a  rien  à  dire  !  J'ai  dit  absolu- 
ment tout,  car  il  n'y  a  rien  à  dire! 


ACTE  PliEMIEU 


(^S'échauffan'..) 

Elle  pourrait  en  conter.  On  dit  ce  qu'on  veut, 
comme  sur  un  morl...  Pourquoi  n'a-t-elle  point 
parlé  de  Fedka  .Mikiclikine  ?  Quoi  donc!  On  ne 
pourra  plus  maintenant  plaisanter  un  brin  ?  Elle, 
elle  peut  dire  ce  qu'elle  veut. 

AKIM 

0  Mikitka,  prends  garde!  Le  mensonge  se  décou- 
vrira :  est-ce  arrivé,  ou  non? 

MKITA   (à  part). 

Les  voilà  qui  s'accrochent  à  moi,  ma  foi!  J"ai  beau 
leur  dire  ^lue  je  ne  sais  rien,  que  je  n'ai  rien  eu  avec 
elle. 

(Haut,  avec  colère.) 

Mais,  par  le  Christ,  que  je  ne  puisse  plus  bouger 
de  cette  planche... 

(n  fait  >m  signe  de  crois.) 

Je  ne  sais  rien  ! 

(Un    sileuce.    Pais    NIKITA    reprend,    avec   plus     d'emportement 
encore  :) 

Mais  qu'est-ce  donc  ?  Vous  avez  imaginé  de  me 
marier  avec  elle;  qu'est-ce  donc,  vraiment?  Un  vrai 
scandale!  Eh  !  il  n'y  a  pas  de  loi  qui  permette  aujour- 
d'hui de  marier  les  gens  par  force!  Tout  simplement... 
D'ailleurs,  j'ai  juré(|ue  je  ne  savais  rien  de  rien. 


38  L\  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


JIATliliiNA  (a  suu    uiarij. 

Voilà  bien  ta  caboche  d'imbécile  !  Tout  ce  qu'on 
lui  conte,  il  le  croit.  Il  tourmente  pour  rien  le  petit. 
Il  vaut  mieux  qu'il  vive  comme  il  vit,  chez  le  patron. 
Et  le  patron  nous  donnera,  pour  nos  besoins,  dix 
roubles.  Et  nous  attendrons  ainsi  que  le  temps  soit 
venu. 

PETR 

Eh  bien!  que  décidons-nous,  oncle  Akim? 

AKIM  (à   son  fils,  après  avoir  fait  claquer  sa  langue). 

Prends  garde,  Nikita.  Une  larme  de  l'oirensée... 
...  taie...  ne  tombe  pas  à  côté,  mais  toujours  sur  la 
tête  de  l'homme  qui  l'offensa.  Prends  garde  qu'il 
n'y  ait  rien  ! 

NIKITA 

Mais,  à  quoi  prendre  garde?  Prends  garde  toi- 
même. 

(il  se  rassied.) 
AMOUTKA 

Faut  aller  dire  à  maman. 

(Elle  sorh.) 


ACTE  PREMIER  39 


SCÈNE  xiy 

PETR,   AKl.M,    MATRENA,    NIKITA, 

MATRENA    a    PETH). 

C'est  toujours  coramp  ça,  Petr  Ignatitch.  C'est  un 
maniaque  :  quand  il  se  fourre  quelque  chose  dans 
la  tùte,  impossible  de  l'en  déloger...  Seulement,  on 
t'a  dérangé  pour  rien.  Et  comme  le  petit  vivait, 
qu'il  vive;  garde  le  petit;  c'est  ton  serviteur. 

PETK 

Eh  bien!  Que  décidons-nous  donc,  oncle  Akim? 

AKIM 

Eh  bien!  moi...  taïè...  je  ne  veux  pas  forcer  le 
petit,  pourvu  que...  taïè...  je  voulais  seulement, 
pour  ainsi  dire...  taïè... 

MATRENA 

Que  baragouines-tu  là,  voyons?  Tu  ne  le  sais  pas 
toi-même.  Que  le  petit  vive  comme  il  vivait:  lui- 
même  il  ne  veut  pas  s'en  aller.  Et  puis,  que  ferions- 
nous  de  lui?  Nous  saurons  bien  nous  arranger  tout 
seuls. 

PETR 

Un  mot,  oncle  Akim.   Si  tu  le  prends  pour  l'été, 


40  LA  PUISSANCE  DES  TENÈBKES 

moi,  je  n'en  ai  pas  besoin  pour  l'hiver.  S'il  doit 
vivre  ici,  c'est  pour  l'année  entière. 

MATUENA 

Il  s'engagera  aussi  pour  l'année  entière.  Chez  nous 
si,  au  moment  des  travaux,  nous  avons  besoin 
d'aide,  nous  louerons  quelqu'un...  Quant  au  petit, 
qu'il  vive  ici  ;  et  tu  nous  donneras  tout  de  suite  dix 
roubles... 

PETR 

Donc,  pour  une  année  encore, 

AKIM  (avec  un  soupir). 

Eh  bien  !  puisquec'est  comme  ça...  taie...  puisque 
c'est  comme  ça,  pour  ainsi  dire,  alors,  soit  !...  taïè... 

MATRENA 

Encore  une  année,  à  partir  du  samedi  de  la  Saint- 
Dmitri.  Tu  ne  nous  feras  pas  tort  ;  et  les  dix  rou- 
bles, donne-nous  les  de  suite  ;  oblige-nous. 

(l'Ile  se  lève  et  salue.) 


ACTE  PUKMEH 


SCÈNE  XV 

LES  MÊMES,  plus  ANISSIA  et  ANIOUTKA 
(AXISSIA   s'assied  à  Técart.) 

PETR 

Eh  bien  !  c'est  entendu.  Allons  au  traktir  ^  boire 
un  coup  ;  allons,  oncle  Akim,  boire  un  peu  de 
vodka. 

AKIM 

Merci,  je  ne  prends  pas  d'alcool.  Je  n'en  bois  pas. 

PETR 

Eh  bien!  tu  boiras  du  thé. 

AKIM 

Du  thé,çà...  je  pèche  volontiers..  Du  thé,  came  va. 

PETU 

Et  les  babas  prendront  aussi  du  thé.  Toi,  Mikitka, 
va  ramener  les  moutons  et  ramasser  la  paille. 

XIKITA 

C'est  bien. 

(Tous  sortent,  à  l'exception   de  NIKITA.  Il   se  fait  nuit.) 
l.  Cabaret. 


LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE   XYI 

NIKITA,  seul. 
NIKITA  (allumant   une   cigarette^ 

Vois-tu  comme  ils  s'accrochaient  à  moi  !  «  Dis  et 
dis  comment  tu  t'es  amusé  avec  les  lilles  !  »  Ces 
histoires-là,  ce  serait  trop  long  à  raconter.  «  Épou- 
se-la !  »,  qu'il  dit.  Si  je  les  épousais  toutes,  j'en  au- 
rais des  femmes  !  Qu'ai-jedonc  besoin  de  me  marier! 
.le  ne  vis  pas  moins  bien  qu'un  homme  marié  ;  les 
gens  m'envient...  Je  me  suis  senti  comme  poussé, 
quand  j'ai  fait  le  signe  de  la  croix  devant  l'icône. 
Gomme  ça,  j'ai  tout  lini  d'uu  seul  coup.  On  dit  qu'on 
a  peur  de  jurer  faux...  Des  bêtises,  tout  cela,  des 
mots.  C'est  très  simple. 


SCÈNE   XVII 

NIKITA,  AKOULINA 

(AKOULLNA  entre,  pose  la  corde,   otc  son  caftan  et  se  dirige  vers   le 
cabinet  noir.) 

AKOULINA 

Tu  aurais  pu  au  moins  allumer  une  lampe. 


ACTE  l'REMIEH  43 


NIKITA 

Pour  te  regarder?  Je  n'ai   pas  besoin  de  lumière 
pour  te  voir. 

AKOULINA 

Ail!  va  donc  ! 


SCÈNE  XYIII 

LE  s  M  É  M  E  S.  plus  AN  1 0  U  T  K  A 

ANIOUTKA 
(Elle  entre  en  coura-it.  A  NFKITA,  à  voix  basse   :) 

Mikitka,  va  donc  vite;  quelqu'un  te  demande,  vrai 
comme  je  respire. 

NIKITA 

Qui  donc  ? 

ANIOUTKA 

Marinka,  du   chemin  de   fer.  Elle  est  là,  derrière 
le  coin. 

NIKITA 

Tu  mens  ! 

ANIOUTKA 

Vrai  comme  je  respire. 


4't  LA  PUISSANCE  DKS  TKNÈB^^ES 

n;kita 
Que  me  veiiL-elle  ? 

ANIOUTKA 

Elle  veut  <[ue  tu  viennes.  «  Je  n'ai,  qu'elle  dit, 
(fu'un  mot  à  dire  àMikitka.  »  Je  lui  ai  demandé  quoi, 
elle  ne  l'a  pas  dit.  Elle  m'a  demandé  seulement  s'il 
était  vrai  que  tu  nous  quittes;  et  moi  j'ai  répondu  que 
non,  que  ton  père  voulait  bien  t'emmener  et  te  ma- 
rier, mais  que  toi  tu  avais  refusé,  et  que  lu  restais 
encore  une  année.  Et  alors  elle  m'a  dit  :  «  Envoie- 
le  donc  ici,  au  nom  du  Christ.  Il  faut  absolument, 
qu'elle  dit,  que  je  lui  dise  un  mot.  »  Elle  attend  de- 
puis longtemps.  Va  donc  la  trouver. 

NIKITA 

Oh!  qu'elle  reste  avec  Dieu  !  Qu'irais-je faire? 

AMOUTKA 

Elle  a  dit:  «  S'il  ne  vient  pas,  j'irai  moi-même  le 
voir  dans  l'isba;  vrai  comme  je  respire,  j'irai!  » 
qu'elle  dit. 

MKITA 

Ma  foi!  quand  elle  aura  assez  attendu,  elle  s'en 
ira. 

AMOUTKA 

«  Peut-être  qu'on  veut  le  marier  avec  Akoulina!  » 
qu'elle  dit. 


ACTE  PKEMIEU 


AKOULINA 

(Kllf  se  dirige   tiii  eoîe  de  MKITA  p'.  ur  jirendrc  son  métier.) 

Qui...  marier  avec  Akouliua? 

AMOLTKA 

Mikitka. 

AKOL'U.NA 

Ail!  vraiment?  Et  qui  dit  cela? 

NIKITA 

Voilà  :  c'est  le  monde  qui  le  dit. 

(il  la  regnrde  en   souriant.) 

Eh  bien!  Akoulina,  m'épouserais-tu? 

AKOLLI.VA 

Toi?...  Avant,  peut-être  ;  maintenant,  non. 

NiKITA 

Et  pourquoi  ne  m'épouserais- tu  pas,  maintenant? 

AKÛL'LIXA 

Parce  que  tu  ne  m'aimerais  pas. 

KIKITA 

Et  pourquoi? 

AKOVLINA 

On  ne  te  le  permettrait  pas. 

(Kilo  rit.) 


W  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

NIKITA 

Qui  ne  le  permettrait  pas? 

AKOULIN'A 

Mais  la  marâtre...  Elle  ne  cesse  de  l'aire  des  scènes 
et  de  te  surveiller  de  près. 

NIKITA  (riant\ 

Vois-tn?  Elle  a  l'œil  ouvert.'... 

AKOUU.NA 

Moi?  Pourquoi,  l'œil  ouvert?...  Je  ne  suis  pas 
aveugle,  voilà  tout.  Aujourd'hui,  l'a-t-elle  assez  in- 
jurié, l'a-t-ello  assez  injurié,  le  père,  cette  sorcière 
à  face  bouffie! 

(Elle  entre  daiisl:"  cabine'i,  noir.) 
AMOUTKA 

Nikita,  viens  donc  voir, 

(Elle  regarde  par  la  fenêtre.) 

Elle  vient...  La  voici,  vrai  comme  je  respire.  Je 
m'en  vais. 

(Elle  sort.) 


Ar.TE  PRFMIRR  47 


SCÈNE    XIX 

MKITA.    AKOULINA   (aaus   le    cabinet),    MARINA 
MARLV'A    er.uaal). 

Et  moi?  Qu'en  rais-tudoiic? 

NIKITA 

Ce  que  j'en  fais?  Rien. 

MARINA 

Tu  veux  me  renier? 

îs'lKlTA  (se  levant  avec  huiueur). 

Qu"est-ce  que  cela  signifie?  Pourquoi  es-tu  venue? 

MARINA 

Ah!  Nikita!... 

NIKITA 

Que  vous  êtes  drôles,  ma  foi!...    Pourquoi    es-tu 
venue? 

MARINA 

Mkita  : 

NIKITA 

Eh  bien,  quoi  !  Xikita  !...  Nikita  je  suis  :  ([ue  me 
veux  tu  ?  Va-l'eD,  <[ue  je  te  dis! 


LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBHES 


MAIUNA 

Gest  cela,  je  vois  que  tu  veux  m' abandonner  ;  ne 
te  rappelles-tu  pas?... 

NIKITA 

Quoi  me  rappeler  ?...  Elles  ne  le  savent  pas  elles- 
mèuies.  Tu  te  mets  derrière  le  coin,  tu  dépêches 
Anioutka...  J'ai  refusa  de  me  rendre  à  ton  appel, 
c'est  que  je  n'ai  que  faire  de  toi,  tout  simplement. 
Eli  bien!  alors,  va-t'en. 

MA  BINA 

Tu  n"as  plus  que  l'aire  de  moi,  maintenant!  J'ai 
cru  que  tu  m'aimerais...  Et  à  présent  que  tu  m'as 
perdue,  tu  n'as  plus  que  l'aire  de  moi  ! 

MKITA 

Tu  parles  pour  rien.  C'est  bien  inutde...  Tu  en  as 
conté  à  mon  père.  Va-t'en,  je  te  prie  ! 

MAUI.NA 

Tu  sais  bien  toi-même  que  je  n'ai  aimé  personne 
que  toi.  Que  tu  m'épouses,  ou  non,  je  ne  t'en  vou- 
drai pas...  Je  n'ai  jauiais  eu  aucun  tort  envers  toi  : 
pourquoi  ne  m'aimes-lu  plus  ?  pourquoi? 

NlKlTA 

Assez  versé  de  vide  dans  le  videi  !  Va-t'en.  Quelle 
folle  ! 

1.  Ctsl  à  direba\arJei-.  TraJucliou  KUérale. 


ACTK  PHKMIKH  49 


MAHINA 

Cequirae  peine,  c'est,  non  que  tu  m'aies  promis 
le  mariage,  mais  que  tu  ne  m'aimes  plus,  et,  plus 
encore,  que  tu  me  quittes  pour  une  autre;  pour  (jui, 
je  le  sais  bien. 

NIKITA  (s'approchant  d'elle,  avec  colère). 

Hé  :  avec  vous  autres  femmes,  à  (juoi  bon  raison- 
ner? A'ous  ne  comprenez  aucune  raison...  Va-t'en  ! 
que  je  te  dis.  Nappelle  pas  un  malheur.' 

-MARINA 

Un  malheur:  Eh  bien  !  quoi?  Tu  me   l)attras?  Là- 
bas...  Mais  pourquoi  détournes-tu  ton  museau?  Eh! 
Kikila! 

XIKITA 

Parce  'que  ce  n'est  pas  bien.  11  peut  \enir  du 
monde.  Pounpioi  ce  bavardage  inutile? 

MAlilXA 

Donc,  tout  est  fini!  Le  passé  s'est  envolé  :  tu  veux 
que  je  l'oublie...  Eh  bien!  Xikita,  rappelle-toi.  J'a- 
vais gardé  mon  honneur  de  jeune  lille  mieux  (jue 
mou  œil.  Et  tu  m'as  perdue  pour  rien,  tu  m'as  trom- 
pée. Tu  n'as  pas  eu  pitié  d'une  orpheline. 

(Elle  pleure.) 

Tu  m'as  reniée;   tu   m'as  tuée  :  mais  je  n'ai  aucun 
ressentiment  contre  toi.  Va  avec  Dieu!  S:  ;u  trouves 


50  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


mieux,  tu  m'oublieras;  sinon,  tu  te  souviendras  de 
moi.  Tu  te  rappelleras.  Nikila,  adieu,  puisque  c'est 
ainsi...  Oh!  comme  je  t'aimais!  Adieu  pour  la  der- 
nière l'ois! 

(Klle  veut  l'étreindro  clans  ses  br.is,  et  lui  prend  la  tête.) 
NIKITA  (se  dégageant  avec  violcce). 

Oh  !  ces  femmes!...    Si  tu  ne  veux  pas  t'en  aller, 
c'est  moi  qui  m'en  irai.  Reste  ici. 

MAniN'A    (éclatant). 

Bête  fauve  que  tu  es  ! 

(Elle  se  dirige  vers   la  porte;  se  retournant  :) 

Dieu  ne  te  donnera  pas  le  bonheur! 

(Elle  sort  on  pleurant.) 


SCÈNE   XX 

NIKITA,    AKOULINA 
AKOULl.NA    (sortant  du    cabinet   noir). 

Quel  chien  tu  es,  Nikita  I 

NIKITA 

Pourquoi  donc  ? 


ACTE  PREMIER  51 


AKOULIXA 

Comme  elle  a  hurlé! 

NIK«TA 

Est-ce  que  cela  te  regarde,  toi? 

AKOOLINA 

Si  cela   me   regarde  ?  Tu    l'as  torturée  !    Tu    me 
traiterais  de  la  môme  façon...  Cliien  que  tu  es!... 

(EUc   rentre  dans  le  cabinet  noir.) 


SCÈNE  XXI 

NIKITA  seul. 
NIKITA  (après  un  silence). 

En  voilà  une  dégoûtée  !  J'aime  bien  ces  babas  : 
elles  sont  d'abord  comme  du  sucre  ;  mais  quand  tu  as 
péché  avec  elles,  malheur  ! 

FIN    DU    TREMIE  M    ACTE 


ACTE    II 


ACTE   11 


PERSONNAGES  : 

PETR. 

ANISSIA. 

AKOULINA. 

ANIOUTKA. 

NIKITA. 

MATRENA. 

MARFA,  sœur  de  PETR. 

LA  COMMÈRE,  voisine  dANISSIA. 

LA  FOULE. 

(La  scèric  représente  la  rue,  avec  l'isba  de  Petr.  A  gauche  du 
speccaleur,  une  isba  avec  un  vestibule  précédé  d'un  perron  ;  à 
droite,  une  porte  cochère  et  une  partie  de  la  cour. 

En'.re  ie  premier  et  le  deuxième  acte,  six  mois  se  sont  passés.) 


L,\  PUISSANCE  DKS  TKNKBUES 


SCÈNE    PREMIÈRE 

ANISSIA  (seule  dans  la  cour,  occupée  à  broyer  du  chanvre), 
ANISSIA  (s'aiTctant  et  tendant  l'oreille). 

Il  grogne  encore;  il  doit  être  descendu  ^e   sou 
poêle. 


SCÈNE   II 

ANISSIA.  AKOULINA 

(akoULINÂ     entre    avec    deux  seaux   accrochés   aux   deux    bouta 
d'une  palanche.) 

ANISSIA 

Il  appelle.  Euteuds-tu  comme   il   cric!    Va  donc 
voir  ce  qu'il  veut. 

AKOCI.INA. 

Et  toi,  donc! 

ANISSIA 

Va,  on  te  dit! 

(Akuulina  entre  dans  l'isba.) 


ACTE  II  r,7 

SCÈNE  III 

A  NI  s  s  LA,  seule. 
ANISSIA 

Il  in"a  exténuée,  il  ne  veut  pas  me  dire  où  est 
l'argent  :  impossible.  Hier,  il  était  dans  le  vestibule. 
C'est  là  qu'il  doit  l'avoir  caché...  Où  est  maintenant 
l'argent,  c'est  ce  que  je  ne  sais  plus.  1!  a  toujours 
peur  de  s'en  séparer;  mais  il  le  tient,  bien  sur,  dans 
la  maison  :  pourvu  que  je  le  trouve!...  Il  ne  l'avait 
pas  sur  lui  hier;  je  ne  sais  plus  maintenant  où  il  le 
tient...  Il  m'a  exténuée,  brisée. 


SCÈNE  IV 

ANISSIA,    AKOULINA 

(aKOULIXA   entre  en  nouant  son  fichu.) 

ANISSIA 

Où  vas -tu? 

AKOULINA 

OÙ?  Mais  il  m'a  ordonné  d'aller  chercher  la  tante 
Marfa.  «  Appelle  ma  sœur,  qu'il  dit,  je  vais  mourir, 
qu'il  dit;  il  faut  que  je  lui  dise  un  mot.  » 


58  LA  PlISSANCE  DES  TENEHRES 

ANISSIA  (a  pari). 

Il  envoie  chercher  sa  sœur.  Oh  1  ma  pauvre  petite 
tête!  Ho!  Ho!...  C'est  à  elle  qu'il  veut  sans  doute  le 
donner.  Que  dois-je  faire?  Ho  !... 

(a  akoulixa  :) 

N'y  va  pas!...  Où  vas-tu? 

AKOL'LINA 

Chercher  la  tante. 

AMSSU 

N'y  va  pas!  je  te  dis.  J'irai  moi-même.  Et  toi, 
prends  le  linge  et  va-t'en  au  ruisseau,  autrement  tu 
n'aurais  pas  le  temps. 

AKOILLN'A 

Mais  il  me  l'a  ordonné! 

ANISSIA 

Va  où  je  t'envoie!  Quand  je  te  dis  que  j'irai  moi- 
même  chez  Marfa!  N'oublie  pas  de  prendre  les  che- 
mises sur  la  haie. 

AKOL'LINA 

Les  chemises? Et  toi,  tu  ne  pourrais  pas  y  aller?... 
Il  l'a  ordonné! 

ANISSIA 

Je  te  dis  que  j'irai  à  ta  place!  Où  est  Anioutka? 


S3 


ACTE  II 

AkOLLI.VA 

Anioulka?  Elle  garde  les  veaux. 

AMSSIA 

Envoie-la-moi  ici.  Ils  ne  se  sauveront  pas. 

,AK0CLIN"A  prend  le  linge  et  sert.) 


SCÈNE   V 

AN  I  s  SI  A.  seule. 
AXFSSIA 

Si  je  n'y  vais  pas,  il  m'injuriera;  si  j'v  vais,  il 
donnera  tout  Tai-gent  à  sa  sœur  :  et  toutes  mes 
peines  seront  perdues.  Que  faire?...  Je  ne  le  sais  pas 
moi-même...  La  tête  me  tourne! 

(Elle  ccatinue  à  broyer  son  chanvre.) 


SCENE    VI 

AMSSIA.    -MATRENA 

MATRE.VA  (entrant  avec  eu  bâton  et  un  petit  pa.^uet,  conimp  pour 
•lier  en  Yorage  .  "  r^ui 

Que  Dieu  t'assiste,  ma  petite  baie  ! 


r,  )  LA  PUISSANCK  DES  TÉNÈB  tKS 


ANISSIA 

(Elle  regarde  autour  d'elle,  quitte   son   travail  et   bat  des   mains 
en  signe  de  joie.) 

Voilà  ce  que  je  n'espérais  pas,  ma  petite  tante.  Tu 
arrives  bien  à  propos. 

MATRENA 

Qu'y  a-t-il? 

AMSSIA 

Je  ne  sais  plus  oîi  donner  de  la  tête...  Malheur! 

MATRENA 

Quoi  donc?...  Il  vit  encore,  m'a-t-on  dit. 

ANISSIA 

Ne  m'en  parle  pas!  Il  vit  sans  vivre  et  meurt  sans 
mourir. 

MATRENA 

L'argent!  LVt-il  donné  à  quelqu'un? 

ANISSIA 

Il  vient  d'envoyer  chercher  Marfa,  sa  propre  sœur. 
Il  s'agit  sans  doute  de  l'argent. 

MATRENA 

Évidemment...    Pourtant,  ne  l'aurait-il  pas  déjà 
donné  à  une  autre  ? 

ANISSIA 

A  personne  !  Je  l'épie  comme  un  milan. 


ACTE  H  01 


MATIŒNA 

Mais  où  le  tient-il? 

4X1SSIA 

Il  ne  le  dit  pas,  et  je  n'ai  pas  pu  le  savoir.  Il  le 
déplace  sans  cesse  d'une  cachette  à  l'autre;  et  puis 
je  suis  jjêiiée  par  Akoulina  :  toute  sotte  qu'elle  est, 
elle  épie  aussi.  0  ma  pauvre  petite  tête  !  Je  sui> 
brisée  ! 

MATRE.NA 

Ma  petite  baie,  ce  n'est  pas  entre  tes  mains  qu'il 
laissera  l'argent;  et  tu  en  pâtiras  toute  la  vie.  Ils  te 
chasseront  de  la  cour  sans  un  kopek,  et  voilà  qu'a- 
près avoir  peiné,  peiné  tout  ton  siècle,  ma  chère,  avec 
ton  détesté,  il  te  faudra,  une  fois  veuve,  len  aller 
mendier  tun  pain. 

ANISSIA 

Ne  m'en  parle  pas,  tante.  Tout  mon  cœur  en  est 
sens-dessus-dessous,  et  je  ne  sais  que  faire,  et  per- 
sonne à  consulter.  J'en  ai  parlé  à  Xikita,  mais  il  a 
peur  de  se  mêler  à  une  pareille  affaire.  Il  m'a  seule- 
ment dit  hier  que  l'argent  se  trouvait  sous  le  par- 
([uet. 

MATnEXA 

Et  tu  as  cherché? 

ANISSU 

On  ne  peut  pas  :  il  est 'lui-même  toujours  là.  J'ai 


Oi  LA  PlISSANCE  DES  TPZNEBIIES 

remarqué  que  tantôt  il  le  portait  sur  lui,  tantôt  il  le 
cachait. 

MATlîENA 

Rappelle-toi,  ma  fille...  Si  tu  as  une  seule  défail- 
lance, tu  en  pâtiras  tout  ton  siècle... 

(Baissant la  voix.) 

Eli  bien  !  lui  as  tu  donné  du  thé  fort? 

ANISSIA 

Ho!  Ho!... 

(Elle   va    pour  répondre,    mais,  en  apercevant  la  voisine, 
elle  se  tait.) 


SCÈNE     VU 

LES  MÊMES,  plus  LA  COMMÈRE 

LA   COMMÈRE 

(Elle  passe  près  de    l'isba,   et    écoule  les  cris   qu'on  entend  dans 
l'intérieur.  A  ANISSIA  :) 

Goramère,  Anissia,  hé  !  Anissia  !  C'est  bien  le  tien 
([ui  t'appelle. 

A^  ISSIA 

Il  tousse  toujours  comme  ça  :  on  dirait  qu'il  crie. 
Il  ne  va  pas  bien. 


ACTE  11  03 

LA  COMMÈRE  (s'approchant  de  MATRENAj 

Bonjour,  baouchka  *  !  D'où  famène  Dieu  ? 

MATRENA 

Mais  de  ma  maison,  ma  ciière.  Je  suis  venue  [iren- 
dre  des  nouvelles  de  mon  Jils,  et  lui  apporter  des 
chemises.  Mon  enfant,  ([uoi,  lu  sais;  je  le    soigne... 

LA  COMMÈRE 

Mais  c'est  bien  naturel. 

(a  amssia  :  ) 

Je  voulais,  ma  commère,  blanchir  le  rouge;  mais 
je  vois  que  c'est  encore  trop  tôt  :  les  gens  n'ont  pas 
encore  commencé. 

AMSSIA 

Et  pourquoi  se  presser? 

MATRE.NA 

Eh  bien  !  lui  a-t-on  déjà  administré  le  viatique? 

AXISSIA 

Gomment  donc  !  Hier  est  venu  le  pope. 

LA    COMMÈRE 

Moi  aussi  je  l'ai  vu  hier,  ma  petite  mère...  Qu'il 
est  faible!  ^Comment  son  âme  peut-elle  encore  tenir 
au  corps?...  La  veille,  ma  petite  mère,  il  se  mourait 

i.  Contraction  populaiic  pour  babouchka,  grand'incre. 


Oi  LA  FUlSSAiN'Ci:  DKS  TENEHRES 

tout  à  fait.  On  le  mit  au-dessous  des  icônes;   on  le 
pleurait  même  déjà,  et  l'on  commençait  à  le  laver. 

ANISSIA 

Et  il  en  est  revenu,  s'est  levé  ;  et  voici  qu'il  se 
traîne  de  nouveau,  maintenant. 

MATRENA 

Eh  bien  !  lui  avez-vous  donné  l'extrême-onclion ? 

ANISSIA 

On  me  le  conseille.  Demain,  s'il  est  encore  en  vie, 
nous  enverrons  chercher  le  pope. 

LA   COMMÈRE 

Ah  !  ça  doit  te  désoler,  je  pense  bien,  Anissia.  Ce 
n'est  pas  pour  rien  qu'on  dit  :  «  Ce  n'est  pas  le  ma- 
lade qui  souffre  le  plus,  c'est  celui  qui  le  garde.  » 

AMSSIA 

Oh  !  une  issue  !  quelle  qu'elle  soit  ! 

LA  COMMÈRE 

Ça  se  comprend  ;  réprouve  est  rude.  Voilà  tout 
un  an  qu'il  se  meurt,  tout  uu  an  (jue  tu  en  as  les 
bras  comme  liés. 

MATRENA 

Mais  ce  n'est  pas  non  plus  amusant  d'èlre  veuve. 
Passe  encore ([m:uu1  on  est  jeune  ;  mais  (pii  prendra 


ACTE  II  63 

soin  de  toi  dans  tes  vieux  jours  ?  La  vieillesse  n'est 
pas  une  joie  :  ainsi,  moi,  je  n'ai  pas  marché  long- 
temps, et  me  voilà  toute  fatiguée,  je  ne  sens  plus 
mes  jambes...  Et  mon  fils,  où  est-il  ? 

AMSSIA 

Il  laboure.  Mais  entre  donc,  nous  allons  préparer 
le  samovar.  Tu  reprendras  haleine  en  buvant  du  thé. 

MATRE.NA   (s'assejant). 

Je  me  suis  vraiment  fatiguée,  mes  chères...  Quant 
à  l'extrêrae-onction,  c'est  absolument  nécessaire.  On 
dit  que  c'est  le  salut  de  l'àme. 

ANISSIA 

Oui,  demain. 

MATRENA 

C'est  cela,  ça  vaut  mieux...  Chez  nous,  ma  fille,  il 
y  a  un  mariage. 

LA  COMMÈRE 

Pourquoi  donc  au  printemps  ? 

MATRENA 

Ce  n'est  pas  pour  rien  que  le  proverbe  dit  :  «  Aux 
pauvres  gens  qui  se  marient,  la  nuit  est  courte...  » 
Semen  Madvéïévitch  épouse  Marinka. 

A.NISSIA 

Ah  !  Elle  a  fini  par  trouver  son  bonheur  ! 

3 


GO  LA  PUISSANHZ  DES  TENEBlîES 


LA  CO>]MÉRE 

Un  veuf,  sans  doute  ?  C'est  pour  ses  enfants  qu'il 
la  prend  ? 

MATRENA 

Quatre  !...  Quel  autre  l'épouserait?  Eh  bien,  lui  l'a 
prise.  Aussi  est-elle  contente.  On  a  bu  du  vin,  tu 
sais...  Le  verre  n'était  pas  très,  très  grand;  ou  en  a 
renversé  ^ 

LA  CCM.MÈRK 

Vois-tu  ?...  Oui,  ou  en  parlait.  Mais  est-il  à  sou 
aise,  le  moujik  ? 

MATRENA 

Pour  le  moment,  ils  ne  vivent  pas  mal. 

LA  CÛMMÈHE 

C'est  vrai  que  personne  n'épouserait  un  homme 
avec  des  enfants.  Voilà,  par  exemple,  chez  nous, 
Mikhaïiov.  Un  moujik,  ma  petite  mère... 

U.\E  VOIX  DE  JIOL'JIK 

Hé  !  Mavra,  où  \ô  diable  t'a-t-il  poit-îe  !  Va  docc 
rentrer  la  vache. 

(La  voisine  sort). 


1.  Proverbe  populaire,  pour  exprimer  que  la  verlu  de  la  n  a- 
riée  a  déjà  subi  des  atteintes. 


ACTi:  II  67 


SCENE  VIII 

ANISSIA,    MATRENA 

MATRENA 

(Elle  parle  sur  un  ton  orJiuaire,  pcn.Iant  que  la  voisine  s'en  va.) 

Nous  l'avons  mariée,  ma  lille,  pour  effacer  le  pé- 
ché ;  comme  ça,  mou  imbécile  n'y  pensera  plus  pour 
Mikilka. 

(Changeant  tout  à  coup  de  vijage  et  baissant  la  voix  ) 

Elle  est  partie...  Eh  bieu!disais-je,  lui  as-tu  donné 
du  thé  ? 

AMSSIA 

Ne  m'en  parle  pas!  Il  aurait  mieux  valu  qu'il  mou- 
rût de  mort  naturelle.  Voici  qu'il  ne  meurt  pas,  et 
que  j'ai  pour  rien  chargé  mon  âme  d'un  péché... 
Ho!  Ho!  Ma  pauvre  petite  tête! ...  Pourquoi  m'as-tu 
donné  cette  poudre  ? 

MATRK.NA 

Qu'est-ce  <}u'elle  a  donc,  cette  poudre?  C'est  de  la 
poudre,  ma  iille,  à  faire  dormir...  Pourquoi  n'en 
aurais-je  pas  donné  ?  Ça  ne  fait  pas  de  mal. 

A.\1SSIA 

Je  ne  parle  pas  de  la  poudre  à  faire  dormir,  mais 
de  l'autre...  la  blanche. 


68  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


MATRENA 

Eh  bien  !  cette  poudre-là,  ma  petite  baie,  c'est  un 
remède. 

ANISSIA    (avec  un  soupir). 

Je  sais,  mais  j'ai  peur.  Je  suis  lasse. 

MATRENA 

Eh  bien  !  en  as-tu  usé  beaucoup? 

ANISSIA 

J'en  ai  donné  deux  fois. 

MATRENA 

Et...  aucun  effet? 

ANISSIA 

J'y  ai  moi-même  trempé  mes  lèvres  :  c'est  un  peu 
amer.  Lui,  il  l'a  bue  dans  le  thé;  et  il  disait: 
«  Même  le  thé  me  dégoûte.  »  Et  j'ai  dit  :  «  Un  ma- 
lade, tout  lui  semble  amer.  »  Mais  j'avais  une  peur, 
ma  tante  ! 

MATBEXA 

Pourquoi  penser  à  cela?   Plus  tu  y  penses,   pire 

c'est. 


Mieux  eût  valu  que  tu  ne  m'en  donnes  pas.  Tu  ne 
m'aurais  pas  jetée  dans  lepéché...  Quand  je  me  sou- 


ACTE  II  69 

viens,  je  sens  en  moi  tourner  toute  mon  âme.    Ah  ! 
pourquoi  m'en  as-tu  donné  ? 

MATRENA 

Qu'est-ce  qui  te  prend,  ma  petite  baie?  Le  Christ 
soit  avec  toi!  Pourquoi  rejeter  cela  sur  moi?  Prends 
garde,  ma  fille  :  ne  décharge  pas  la  tête  malade  pour 
charger  la  tête  saine.  S'il  arrive  quelque  chose,  je 
n'y  suis  pour  rien.  Pour  savoir,  je  ne  sais  rien,  pour 
connaître,  je  ne  connais  rien.  Je  jurerai,  en  baisant 
la  croix,  que  je  ne  t'ai  donné  aucune  poudre,  que  je 
n'ai  jamais  ni  vu  ni  entendu  parler  d'une  pareille 
poudre.  Songes-y  bien,  ma  fille...  Hier  encore,  ma 
pauvre,  nous  causions  de  toi,  qui  peines  tant  ;  ta 
belle-fille,  une  sotte;  le  moujik  pourri  n'est  qu'un 
embarras  :  d'une  vie  pareille,  pas  grand'chose  à 
espérer. 

ANISSIA 

Mais  je  ne  nierai  rien.  Une  telle  vie  mène,  non 
seulement  à  ces  choses-là,  mais  même  à  se  pendre, 
ou  à  l'étouffer,  lui.  Est-ce  donc  une  vie? 

MATRENA 

A  la  bonne  heure  !...iMais  nous  n'avonspas  le  temps 
de  rester  là,  bouche  bée.  II  faut  chercher  l'argent,  et 
lui  donner  du  thé. 

ANISSIA 

Oh  !  ma  pauvre  petite  tête...  Et  que  faire,  à  pré- 


70  LA  P'JISSAN;:E  DES  TENEBRES 


sent?  Je  n'en  sais  rien...  Que  j'ai  peur!  Oh!  s'il  pou- 
vait mourir  de  mort  naturelle!  Milgré  tout^  je  ne 
voudrais  point  me  cliarj,^erde  ce  péché! 

MATRENA  (avec  colère). 

Pourquoi  ne  dit-il  pas  oîi  est  l'argent  ?  Quand  il 
l'aura  emporté  avec  lui,  personne  n'en  jouira.  Est-ce 
à  désirer  ?  Dieu  préserve  de  laisser  perdre  inutile- 
ment cet  argent  !  N'est-ce  pas  un  péché,  ce  qu'il  fait 
là?  Faut-il  donc  le  laisser  faire? 

AMSSIA 

Je  ne  sais  pas,  moi  :  il  m'a  exténuée  ! 

MATiiENA 

Gomment,  tu  ne  sais  pas!  Mais  la  chose  est  bien 
claire!  Si  tu  as  maintenant  une  défaillance,  tu  t'en 
repentiras  toute  la  vie.  11  remettra  tout  l'argent  à  sa 
soeur,  et  toi,  on  te  plantera  là. 

AMSSIA 

Ho!  Ho!...  Mais  il  l'a  déjà  envoyé  chercher  :  il 
faut  y  aller. 

MATRENA 

Attends  donc,  avant  d"y  aller.  Fais  d'abord  pré- 
parer le  samovar.  Nous  lui  donnerons  encore  du  thé, 
et  puis  nous  chercherons  ensemble  l'argent.  Nous  le 
U'ouverons,  va  ! 


ACTE  II  71 

AXISSFA 

Ho!  Hoî...  Pourvu  qu'il  n'arrive  rien  ! 

MATREXA 

Eli  bien  !  quoi  ?  Faut-il  donc  rester  là  à  regarder  ? 
Veux-tu  seulement  convoiter  desyoux  l'argent,  sans 
jamais  l'avoir  dans  les  mains?,..  Agis  donc! 

AXISSIA 

Eli  bien  !  je  vais  préparer  le  samovar. 

MATREXA 

Va,  ma  petite  baie;  fais  l'affaire  comme  il  faut, 
pour  ne  pas  te  repentir  après...  A  la   bonne  heure! 

(ANISSIA  s'éloigne.) 
MATRENA  (la  rappelant). 

Une  seiilecliose.  Ne  dis  rien  de  tout  ceci  à  Mikitka. 
Il  est  bête  ;  Dieu  préserve  qu'il  entende  parler  de 
cette  poudre;  il  ferait  Dieu  sait  quoi  !  Il  est  trop  sen- 
sible, lui,  tu  sais;  il  ne  vent  pas  même  égorger  un 
poulet.  Ne  lui  dis  rien.  Malheur  1  il  ne  réfléchirait 
pas... 

(Elle  s'an-.'te,  eff.ayé.'.  sur  le  seuil;  apparaît  PETR.) 


72  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    IX 

LES    MÊMES,    plus    PETR 

(PETR  se  traîne  sur  le  perron   en  s'appuyant  aux  murs,  et  appelle  d'une 
voix  faible.) 

PETR 

Pourquoi  ne  peut-on  pas  vous  faire  venir?  Ho! 
Ho!...  Anissia,  qui  est  ici? 

(I!  se  laisse  tembersur  un  banc.) 
ANISSIA  (sortant  de  derrière  le  coin). 

Pourquoi  te  traînes-tu  dehors  ?  Tu  aurais  dû  res- 
ter où  tu  étais. 

PETR 

Est-ce  que  la  fille  est  allée  chercher  Marfa  ?...  Oh  ! 
que  je  souffre!..  Ah!  si  la  mort  pouvait  venir  tout 
de  suite  ! 

ANISSIA 

La  fille  n'a  pas  le  temps.  Je  l'ai  envoyée  au  ruis- 
seau. Donne-moi  le  temps,  dès  que  j'aurai  fini, 
j'irai  moi-même. 

PETR 

Envoie  Anioutka.  Où  est-elle  ?  Oh  !  que  je  souf- 
fre !  Oh  !.  ma  mort!.. 


ACTE  II  73 

ANISSIA 

Je  l'ai  envoyé  chercher. 

PETR 

Où  donc  est-elle  ? 

ANTSSIA 

Elle  est  là.  Qu'une  paralysie  la  prenne  ! 

PETR 

Ah  !  je  n'ai  plus  de  force  !  Mes  entrailles  sont  en 
eu;  on  dirait  une   vrille   ([ui  tourna,    qui  tourne. 
Pourquoi  donc  m'avez-vous  abandonné  comme  un 
chien  ?..  Je  n'ai  même  personne  pour  me  donner  à 
boire...  Oh!...  Envoie-moi  Anioutka. 

ANISSIA 

La  voilà...  Anioutka,  va  donc  près  de  ton  père. 


SCÈNE  X 

LES  MEMES,  plus  ANIOUTKA 

(ANIOUTKA  entie  en  courant,  tandis  qun  sort  ANISStA.) 
PETR  (à   anioutka) 

Va  donc...  ho  !  ho  !   chez  la  tante  Marfa.  Dis-lui 


74  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

que  le  père  l'appelle;  qu'elle  vienne  :  j'ai  besoin  de 
de  la  voir. 

ANIOCTKA 

Oui. 

PETR 

Attends.  Qu'elle  se  dépêche  ;    dis-lui  que  je  vais 
mourir.  Ho  !  Ho  I 

ANIOUTKA 

Je  prends  seulement  mon  fichu  et  j'y  cours. 

(Elle  sort  en  courant.) 


SCÈNE  XI 

PETR,  ANISSIA,  MATRENA 
MATRENA  (en  clignant  de  l'œil). 

Eh  bien  !  ma  fille,  n'oublie  pas  ton  affaire,  va 
dans  l'isba,  et  furète  partout  ;  cherche  comme  un 
chien  qui  cherche  ses  puces.  Fouille  tout  ;  moi  je 
vais  tout  à  l'heure  chercher  sur  lui. 

ANISSIA  (à    MATRENA. 

Je  reprends  toujours  du  courage  avec  toi. 

(Elle  s'approche  du  perron;  à  PETR.) 


ACTE  11  75 

Faut-11  te  préparer  le  samovar?..  C'est  la  tante 
Matrena  qui  est  venue  voir  son  fils  ;  nous  boirons 
«nsemble. 

TERP        v^-v-. 

Soit,  prépare-le. 

(AN'ISSIA  entre  dans  l'isba.) 


SCÈNE  XII 

PETR,  M.\TRENA 

(MATRENA  se  dirig?  vers  le  perron.) 
PETR 

Bonjour. 

MATREXA 

Bonjour,  mon  cher  bienfaiteur.  Je  vois  que  tu  es 
«naïade.  C'est  mon  vieux  qui  te  plaint!  «  Va  donc, 
qu'il  dit,  va  voir  ce  qu'il  devient.  »  Et  il  t'envoie  ses 
salutations. 

(Elle  le  salae.) 
FETR 

Je  me  meurs. 


76  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


MATRENA 

EfFeclivemeat,  je  m'aperçois,  en  te  voyant,  Petr 
Ignatitch,  que  la  maladie  ne  se  promène  pas  dans 
les  bois,  mais  hante  les  gens.  Tu  m'apparais  tout 
détiguré,  mou  cœur,  lorsque  je  te  regarde.  Elle  ne 
rend  pas  beau,  la  maladie. 

PETR 

Ma  mort  est  arrivée. 

MATREXA 

Eh  bien!  Petr  Ignatitch,  c'est  la  volonté  de  Dieu. 
On  t'a  donné  le  viatique  ;  Dieu  voudra  te  laisser  le 
temps  de  recevoir  l'extrême-onction.  Ta  baba,  Dieu 
merci!  est  avisée;  on  t'enterrera,  et  tu  seras  cité 
avec  honneur.  Et  mon  fils,  tant  qu'il  sera  là,  s'occu- 
pera de  la  maison. 

PETR 

Je  n'ai  personne  à  qui  donner  un  ordre.  Ma  baba 
n'est  pas  honnête  :  elle  passe  son  temps  à  des  bêti- 
ses; moi  je  sais,  moi...  je  sais...  La  tille  est  sotte,  et 
puis  elle  est  jeune.  J'ai  amassé  du  bien  et  personne 
pour  le  soigner.  Cela  me  torture. 

(Il  sanglote.) 
MATRENA 

Mais  il  y  a  de  l'argent,  ou  quoi;  on  peut  donner 
l'ordre... 


ACTE  I  77 

PETR  (criant,  dans  le  vestibule,  à  ANISSIA  :) 

Est-ce  qu'Anioutka  est  partie  ? 

MATRENA  (â  part). 

Il  n'a  pas  oublié. 

AMSSIA  (de  l'intérieur). 

Elle  est  partie  tout  de  suite.  Rentre  donc  dans 
l'isba,  je  vais  t'aider. 

PETR 

Laisse-moi  ici  pour  mes  derniers  moments.  Là-bas 
j'étouffe.  Que  je  souffre!...  Oh!  tout  mon  cœur  est 
en  feu...  Si  au  moins  la  mort  venait... 

MATRENA 

Si  Dieu  ne  l'appelle  point,  l'âme  ne  partira  pas 
toute  seule.  De  la  mort  comme  de  la  vie,  c'est  Dieu 
seul  (jui  dispose,  Petr  Ignatitch.  Et  nul  ne  peut  ja- 
mais savoir  quand  elle  viendra.  11  arrive  qu'on  en 
réchappe.  Ainsi,  chez  nous,  dans  notre  village,  un 
moujik  était  déjà  à  toulc  extrémité... 

PETR 

Non,  je  sens  que  je  mourrai  aujourd'hui,  je  le 
sens. 

(Il  s"appuye  contre  le  mur  et  ferme  les  ycui.) 


78  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  XIII 

LES  MÊMES,  plus  ANISSIA 
AMSSIA  (entrant). 

Eh  bien  !  viens-tu  ou  non?  On  ne  peut  pas  l'atten- 
dre indéliniment.  Pclr!  Hé!  Petr! 

MATRE.NA   (s'cloignant  un  peuet  fai^^■  ni  signe  à  AXISSIA 
de  venir  la  rojoindrej. 

Eh  bien! 

AMSSIA  (descendant  l'u  porron,  à  Matrena  :) 

Je  n'ai  rien  trouvé. 

MATRENA 

As-tu  bien  cherché?  Et  sous  le  parquet? 

AMSSIA 

Non  plus.  Peut-être,  dans  le  grenier...  Il  y  Cïi 
allé  hier. 

MATRENA 

Cherche,  cherche  bien,  nettoie  la  maison  comme 
avec  la  langue.  Je  reconnais  qu'il  doit  mourir 
aujourd'hui:  ses  ongles  deviennent  bleus,  et  son 
visage  a  la  couleur  delà  terre...  Est-ce  que  le  samovar 
est  prêt  ? 


ACTE  H  79 


AMSSIA 

Il  commence  à  bouillir. 


SCÈNE   XIV 

LES    ilÉ.ME?,   plus  MKITA 

(NIKITA   entre  de  l'autre  côté,  ou,  si   c'est  possible,  ai  rive  à  cheval  devant 
la  porte  coclière.) 

NIKITA  (a  sa  mère,   sans    voir    PETH). 

Comment  vas-tu,  pf  tile  mère  ?  Comment  va-t-on 
chez  nous  ? 

MATL'.ENA 

Dieu  merci!  Njus  vivons,  nous  mangeons  encore 
du  pain. 

NIKITA 

Et  le  patron,  comment  est-il  ? 

MATRENA   (eten'lant    la  n.iin  du  i-otc  du  ptrron). 

Pas  si  fort;  il  est  là. 

NIK.TA 

Que  m'importe  qu'il  y  soit  ?    Qu'est-ce  que  ça  me 
fait  :' 


80  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

PETR  (ouvrant  les  yeux). 

Mikitkal  Hé  !  Mikitka  !  Viens  donc  ici. 

{NIKITA    s'approche,   pendant   qu'ANISSIA   et  MATRENA  s'entretiennent  à 
voix  basse.) 

PETR 

Pourquoi  es-tu  rentré  si  tôt  ? 

NIKITA 

J'ai  fini  de  labourer. 

PETR 

Et  la  bande,  derrière  le  petit  pont,  l'as-tu  ter- 
minée ? 

NIKITA 

C'était  trop  loin  pour  y  aller. 

PETR 

Trop  loin!...  D'ici,  c'est  encore  plus  loin.  Il  fau- 
dra donc  que  tu  y  ailles  exprès,  maintenant.  Tu  au- 
rais dû  tout  achever  du  même  coup. 

(ANISSIA,  sans  se  montrer,  écoute.) 
MATRENA    (s'approciiant). 

Ah  !  mon  petit  fils,  pourquoi  es-tu  si  négligent  ? 
Le  patron  est  malade  ;  il  se  repose  entièrement  sur 
toi  :  tu  devrais  travailler  pour  lui  comme  pour  ton 
propre  père,  d'arraché -pied,  et  le  servir  comme  je 
te  l'ai  ordonné. 


ACTE  II  81 

PETR 

Maintenant,  toi...  ho!...  sors  les  pommes  de 
terre.  Les  babas...  ho!  ho  !...  les  apprêteront... 

AXISSIA  (à  part). 

Gomment  donc,  mais  tout  de  suite  !...  Il  veut  do 
nouveau  éloigner  tout  le  monde.  Il  doit  avoir  l'ar- 
gent sur  lui,  et  il  veut  le  cacher  quelque  part. 

PETR 

...  Car  autrement  la  saison  viendra  et  elles  seront 
gâtées...  Ah!  Je  n'ai  plus  de  force  ! 

(Il  se  lève.) 
MATREXA  (montant    vivement    sur  le    perron  et    soutenant  PETn). 

Faut-il  te  reconduire  dans  l'isba  ? 

PETR 

Reconduis  (s'airêiant)  :  Mikitka  ! 

NIKITA  (avec  humeur). 

Quoi,  encore  ! 

PETR 

Je  n»  te  verrai  plus...  Je  vais  mourir  aujourd'hui... 
Pardonne-moi,  au  nom  du  Christ,  pardonne-moi,  si 
je  t'ai  offensé...  en  parole  ou  en  action...  Si  je  t'ai 
jamais  offensé...  pardonne-moi  ! 

NIKITA 

Quoi  donc  te  pardonner  ?  Nous  sommes  nou:- 
mêmes  des  pécheurs. 

6 


F,2  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


MATREXA 

Ah  !  mon  fils,  pénètre-toi  de  ses  paroles. 

PETR 

Pardonne-moi,  au  nom  du  Christ  ! 

(Il  fond  en  larmes.) 
NIKITA  (très  ému). 

Dieu  te  pardonnera,  oncle  Petr.  Je  n'ai  pas  à 
m'ofîenser;  je  n'ai  reçu  aucun  mal  de  toi.  C'est  toj 
plutôt  qui  dois  me  pardonner.  Je  sais  peut-être 
plus  coupable  envers  toi. 

(Il  pleure.) 
(PETR  se  retire  en  sanglota:it,  soutenu  par  MATRENA.) 


SCÈNE   XV 

NIKITA,    ANISSIA 

ANISSIA 

Oh!  ma  pauvre  petite  tête!  Ce  n'est  pas  pour 
rien  qu'il  s'est  avisé  de  cela...  Il  doit  avoir  son 
projet... 

(S'approchant  de  Nikita.) 

Eh  bien  !  tu  disais  que  l'argent  était  sous  le  par- 
quet :  il  n'y  en   a  pas. 


ACTE  II  83 

MKITA    (sans  lui  répondre    et  pleurant  toujours). 

Je  I) 'ai  jamais  reçu  aucun  mal  de  lui,  rien  que 
du  bien,  et  moi,  voilà  ce  que  j'ai  fait  ! 

ANISSIA 

Allons,  assez...  L'argent,  où  est-il? 

MKITA  (avec    humeur). 

Hé!  qui  le  sait  ?  Cherche  toi-même  ! 

AXISSLV 

Qui  t'a  rendu  si  pitoyable? 

NKITA 

Jai  pitié  de  lui...  Ah  1  que  j'ai  pitié.  Comme  il 
pleurait!  Oh  ! 

ANISSIA 

Vois-tu  cette  pitié  qui  le  prend  ?  Il  choisit  bien 
sur  qui  s'apitoyer  I...  L'a-t-il  assez  grondé...  Tout 
à  l'heure  encore,  il  ordonnait  même  qu'on  te  chas- 
sât d'ici...  C'est  de  moi  bien  plutôt  que  tu  aurais 
dû  avoir  pitié  ! 

NIKITA 

Et  qu'y  a-t-il  à  plaindre  en  toi  ? 

ANISSIA 

II  mourra,  il  cachera  l'argent  ! 

NIKITA 

N'aie  pas  peur,  il  ne  le  cachera  pas. 


84  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

ANISSIA 

Nikita,  il  a  envoyé  chercher  sa  sœur,  il  veut  le  lui 
donner.  Ce  serait  notre  malheur  :  comment  vivrons- 
nous,  s'il  donne  l'argent!  Ils  me  chasseront  de  la 
maison.  Tu  devrais  t'en  inquiéter...  Tu  m'as  dit 
(ju'il  était  monté  hier  soir  au  grenier. 

NIKITA 

Je  l'en  ai  vu  descendre;  mais  oîi  l'a-t-il  fourré  ? 
Qui  le  sait  ? 

ANISSIA 

Oh  !  ma  petite  tête  !  J'irai  chercher  au  grenier. 

(NIKITA  se  met  à  l'écart.) 


SCÈNE    XVI 

LES  MÊMES,  plus  MATRENA 

(MATRENA  sort  de  l'isba,  descend  vers  ANISSIA  et  NIKITA.) 
MATRENA  (à  voix  basse). 

Ne  cherche  plus.  Il  a  l'argent  sur   lui.  Je  l'ai  senti 
au  bout  d'un  cordon. 


ACTE  II  85 


AXISSIA 

Oh  !  ma  pauvre  petite  tête  ! 


Si  tu  mollis  maintenant,  va  voir  après  sur  l'aile 
droite  de  l'aigle.  La  sœur  viendra,  et  alors,  adieu! 

AXISSIA 

Effectivement,  si  elle  vient,  il  le  lui  donnera... 
Que  faire  ?  Oh  :  ma  petite  tête  ! 

MATRENA 

Que  faire?  Mais  regarde  donc  par  ici.  Le  samovar 
bout,  va  donc  préparer  du  thé,  et  verse-le  lui. 

(Baissant  la  voix.) 

Et  du  paquet...  aussi...  mets-lui  en  donc,  fais-le 
lui  boire...  Quand  il  aura  bu  une  tasse,  prends-lui 
l'argent.  Ne  crains  rien  :  sûrement  il  n'ira  pas  le 
dire. 

ANISSU 

Oh  !  J'ai  peur  ! 

MATRENA 

Pas  tant  de  paroles.  Dépêche-toi  d'agir...  Moi,  je 
surveillerai  la  sœur,  s'il  arrive  quelque  chose.  Pas 
de  défaillance  :  prends  l'argent,  et  apporte-le  ici  : 
Mikitka  le  cachera. 


86  LA  PUISSANCE  DES  TExNÈBRES 


ANISSIA 

Oh!  ma  petite  tête  !  Gomment  m'y  prendre  ?  Ili  l 
Ih! 

MATRENA 

Je  te  le  répète  ;  pas  tant  de  paroles,  et  agis  comme 
je  te  l'ai  dit...  Mikitka  ! 

NIKITA 

Quoi  ! 

MATREXA 

Toi,  reste  ici,  sur  le  banc.  S'il  arrive  que^iue 
chose,  tu  auras  à  faire. 

NIKITA  (avec  un  geste  désespéra). 

Ah  !  ces  babas  en  imagineront  !  Elles  me  tourneront 
[a  tête,  absolument...  Laissez-moi  la  paix;  j'aime 
mieux  aller  sortir  les  pommes  de  terre. 

MATRENA  (l'arrêtant  par  la  main). 

Attends,  je  te  dis. 


SCÈNE   XVII 

LES   MÊMES,  plus  ANIOUTKA 


(ANIOUTK.A  entre. 

ANISSIA 


Eh  bien  ! 


ACTE  II  87 

AXIOUTKA 

Elle  était  dans  le  potager  de  sa  fille...  Elle  va  venir 
tout  de  suite. 

AX13«IA 

Que  faire,  si  elle  vient  ? 

MATttEXA  (à  ANISSIA}. 

Tu  auras  le  temps.  Fais  comme  je  l'ai  dit. 

ANISSIA 

Je  ne  sais  plus  rien  de  rien  :  tout  se  brouille  dans 
ma  tête.  Anioutka,  va  donc,  ma  petite,  retrouver  les 
veaux;  ils  se  sont  peut-èlre  sauvés.  Oh!  je  n'ai  pas 
le  courage! 

MATUF.NA 

Va  vite  :  il  ne  restera  bientôt  plus  d'eau  dms  le 
samovar. 

AMSSIA 

Oh  !  ma  pauvre  petite  tête  ! 

(Elle  sort.) 


8S  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  XVIII 

MATRENA,   NIKITA 

JIATRENA   (sapprochant  de  son  fils). 

Voyons,  mon  fils... 

(Elle  s'assied  à  côté  As  lui  sur  le  banc.) 

Il  faut  aussi  songer  à  ton  affaire,  au  lieu  d'agir 
sans  réflexion. 

NlKlTA 

Quelle  affaire? 

MATRENA 

Mais...  de  t'inquiéter  comment  tu  vivras  dans  ce 
monde  ! 

MKITA 

Comment  je  vivrai  dans  ce  monde!  Les  gens  y 
vivent,  jo  ferai  comme  eux. 

MATKENA 

Mais  le  vieux  doit  mourir  aujourd'hui. 

NIKITA 

Qu'il  meure,  et  que  le  royaume  du  ciel  lui  soit 
ouvert!  En  quoi  cela  me  touche-t-il! 


ACTE  II  89 

MATRE.\A  (les  veux  sur  le  perron). 

Hé!  mon  petit,  le  vivant  pense  à  la  vie...  Dans  un 
cas  comme  celui-ci,  ma  petite  baie,  il  faut  savoir  se 
débrouiller.  Que  penses-tu  faire?  Moi,  j'ai  couru 
partout  pour  ton  affaire,  j'ai  fatigué  toutes  mes 
jambes  pour  m'occuper  de  toi.  Toi,  sache-m'en  gré, 
au  moins,  ne  l'oublie  pas. 

MKITA 

De  quoi  t'es-tu  donc  occupée? 

MATRENA 

Mais  de  ton  affaire,  de  ton  avenir.  Si  on  ne  s'y 
prend  pas  d'avance,  on  n'aboutit  à  rien.  Tu  connais 
Ivan  Mosséitch?  Je  suis  en  bons  termes  avec  lui.  Je 
suis  aile  le  voir  hier;  — tu  sais,  je  lui  ai  jadis  rendu 
service.  Et  alors,  en  causant,  comme  ça,  je  lui  ai 
dit  :  «  Que  me  conseillerait  Ivan  Mosséitch.,.  Par 
exemple,  lui  dis-je,  un  moujik  veuf  a  pris  une  autre 
femme,  et,  par,  exemple,  il  n'a  pour  enfants  qu'une 
fille  de  sa  première  femme,  et  une  de  sa  seconde.  Si 
ce  moujik-là  vient  à  mourir,  lui  dis-je,  comment  un 
autre  moujik  peut-il  épouser  sa  veuve  et  demeurer 
dans  sa  maison?  Peut-il,  lui  dis-je,  ce  moujik,  marier 
les  deux  filles  et  rester  seul  à  la  maison?  —  On  peut, 
qu'il  me  dit.  Seulement  il  faut,  qu'il  dit,  beaucoup 
se  remuer.  Avec  de  l'argent,  qu'il  dit,  on  peut  réus- 
sir; mais  sans  argent,  inutile  même  d'essayer.  » 


90  LA  PUISSANCE  DKS  TE.NEBIiES 

NrKlTA 

Oh!  cela  va  sans  dire.  On  n'a  qu'à  leur  donner  de- 
l'argent;  de  l'argent,  tout  le  inonde  en  a  besoin. 

MATRENA 

Eh  bien  !  ma  petite  baie,  je  lui  ai  exposé  toutes  nos 
atfaires.  «  Tout  d'abord,  qu'il  me  dit,  il  faut  que  toi» 
fils  se  fasse  inscrire  dans  ce  village-là.  Pour  cela,  il 
faut  de  l'argent;  il  faut  payera  boire  aux  anciens. 
Alors  ils  l'assisteront...  Il  faut,  (ju  il  dit,  tout  faire 
avec  intelligence.  »  Regarde  donc  ceci. 

(Elle  tire  de  son  (oularJ  un  papier.) 

Yoici  un  papier  qu'il  m'a  écrit  :  tu  t'y  connais. 

(MKITA  lit,  MATRENA  écoute.) 
NIKITA 

Ce  papier  est  un  certificat  d'inscription,  on  le  voii 
vite:  il  ne  faut  pas  beaucoup  d'intelligence  pour  cela. 

MATRE.NA 

Toi,  écoute  bien  ce  qu'a  ordonné  Ivan  Mosséitch. 
«  Avant  tout,  tante,  qu'il  dit,  garde-toi  de  lâcher 
l'argent;  une  fois  l'argent  dans  tes  mains,  elle  ne 
pourra  pas  se  remarier.  L'argent,  c'est  la  tête  de  tout  »► 
Donc,  fais  attention;  le  moment  est  venu,  mon  lils. 

MKITA 

Que  m'importe  ?  C'est  son  argent  à  elle;  à  elle 
de  s'en  inquiéter. 


ACTE  II  91 

MATREXA 

Ah  !  comme  tu  juges,  mon  fils  !  Est-ce  qu'uue 
l)aba  est  capable  de  réflexion  ?  Si  même  elle  met  la 
main  sur  l'argent,  comment  saurait-elle  en  faire  un 
bon  emploi?  Ça  se  comprend,  des  babas  !  Mais  toi  ! 
tu  es  un  moujik.  Tu  saurastout  cacheret  tout  régler; 
tu  as  plus  d'entendement,  s'il  faut  agir. 

MKITA 

Le  fait  est  que  votre  entendement  de  femmes  ne 
vaut  pas  grand'cliose. 

MATRENA 

Prends  donc  l'argent,  et  la  baba  sera  en  ton  pou- 
voir. Si  par  hasard  elle  se  rebiffe,  ou  quoi,  on  aura 
de  quoi  la  décider. 

MKITA 

Ah  !  laissez-moi  tranquille  !  Je  m'en  vais. 


SCÈNE  XIX 

NIKITA,  MATUENA,  ANISSIA 

(ANISSIA  sort  en  courant,  toute  pâle,  de  l'iaba.) 
A.MSSIA  (à  MATREXA). 

11  l'avait  bien  sur  lui  :  le  voilà  ! 

(Elle  montre  l'argent  sous  son  tablier.) 


92  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

MATRENA 

Donne-le  à  Mikitka  ;  il  le  cachera.. .  Mikitka,  prends- 
le  ;  cache-le  quelque  part. 

NUvITA 

Eh  bien  !  donne  ! 

AXISSIA 

Oh!  ma  petite  tête  !...  Mais  j'aime  mieux  le  cacher 
moi-même. 

(Elle  se  dirige  vers  la  porte  cocbère.) 
MATRENA  (la  saisissant  par  la  main). 

Où  vas-tu  donc  ?  On  te  demandera  où  tu  es  allée. 
Voilà  sa  sœur  qui  arrive.  Donne-le  lui  :  il  est  averti. 
Quelle  étourdie  ! 

ANISSIA  (s'arrêtant  indécise). 

0  ma  petite  tête  ! 

NIKITA 

Eh  bien  !  donne  !  Quoi  !  Je  vais  le  cacher  quelque 
part. 

ANISSIA 

OÙ  le  cacheras-tu  ? 

NKITA 

Tu  as  peut-être  peur  ? 

(Il  se  met  à  rire.) 


ACTE  II  93 


SCÈNE  XX 

LES  MÊMES,    plus    AKOULINA 

(AKOULIXA  entre  avec  le  linge.) 
ANISSLV 

Oh  !  oh  !  ma  pauvre  petite  tête  ! 

(Elle  donne  l'argent  à  MKITA.) 

...  Mikita,  prends  garde! 

NIKITA 

Que  crains-tu  ?  Je  veux  le  cacher  si  bien,  que  je 
ne  saurai  plus  moi-même  le  retrouver. 

(Il  sort.) 


SCÈNE  XXI 

MATRENA,  AXISSIA,   AKOULINA 

A  NISSIA  (immobile  et  effrayée). 

Ho  !  Ho  !  Et  si  lui... 


91  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


MATRENA 

Eh  bien  !  Est-ce  qu'il  est  mort? 

AMSSIA 

Mais  oui,  je  crois  qu'il  est  mort.  Quand  je  lui   ai 
pris  l'argent,  il  ne  l'a  pas  même  senti. 

MATREXA 

Va  donc  dans  l'isba  ;  voilà  Akoulina  qui  s'appro- 
che. 

ANISSIA 

Eh  quoi  !   C'est  moi  qui  ai  commis  le   péché,  et 
lui...  que  va-t-il  faire  de  l'argent? 

MATRENA 

Assez.  Rentre  dans  l'isba.  Voici  veuir  aussi  Marfa. 

ANISSIA 

Eh  bien  !  j'ai  eu   conliance  en  lui.   Que  va-t-ilen 
advenir  ? 

(Elle  sort.) 


ACTE  II  95 


SCÈNE  XXII 

MA  RFA,   AKOLLINA.  MATRENA 

(MARFA  entre  d'un  côté,  AKOULINA  de  l'autre.) 
MARFA  (à  AKOULINA). 

Je  serais  venue  depuis  longtemps  ;  mais  j'étais 
allée  chez  ma  fille.  Eh  bien  !  le  vieux,  qu'est-ce  qu'il 
fait  ?  Il  veut  donc  mourir  ? 

AKOULINA  (posant  son   linge  à  terre). 

Qui  le  sait  ?  Moi  j'étais  au  ruisseau. 

MARFA  (désignant  MATRENA). 

Et  celle-là,  d'où  est-elle? 

MATRENA 

De  Zouïevo.  Je  suis  la  mère  de  Mikita...  De  Zouïe- 
vo,  ma  chère.  Bonjour.  Ton  frère  est  bien  faible,  le 
pauvre.  Il  était  dehors  tout  à  l'heure  encore.  «  En- 
voie-moi, qu'il  a  dit,  ma  petite  sœur  ;  car,  qu'il 
dit...  »  Mais  peut-être  qu'il  est  déjà  mort  ! 


96  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE    XXIII 

LES  MÊMES,  plus    AiMSSlA 

/ANISSIA  sort  en  courant  et  en  criant  de  l'isba,  saisit  un  pilier  et  se  met  à 

parler.) 

AMSSIA 

Ho!  Ho!...  Et  à  qui...  i...  i...  m'a-t-il  laissée!  Ho- 
0-0  !  A  qui...  i...  i  m'a-t-il  laissé...  é...  ée!  Ho-o-o  ! 
Malheureuse  veuve!...  Toute  ma  vie,  seule  toute  ma 
vie!...  Il  a  fermé  ses  yeux  clairs... 


SCÈNE  XXIV 

LES   MÊMES,  plus  LA  COMMÈRE 

(LA  COMMÈRE  et  MATRENA  saisissent  ANISSIA  sous  les  bras.  AKOUUXA 
et  MARFA  entrent  dan^  l'isba.  LA  FOULE  accourt.) 

UXE  VOIX  dans  la  foule. 

11  faut  appeler  les  anciennes  ;  il  faut  rapprêter. 


ACTE  II  y? 


MATREXA  (se  retroussant  les  manches). 

Y  a-t-il  de  l'eau  dans  le  chaudron  ?  N'en  reste-t-il 
pas  dans  le  samovar  ?  Je  vais  me  mettre  à  la  beso- 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE    III 


ACTE  III 


PEUSONNAGP. 

AKIM. 

NIKITA. 

AKOULINA. 

ANIOUTKA 

MITRITCH.  vieux  valet  de  ferme,  soldat  en   retraite. 

LA  COMMÈRE  D'ANISSIA 

(La   scène    représente   l'isba   de   PETR.    C'est  l'hiver.     Entre    I« 
second  et  le  troisième  acte,  il  s'est  passe  neuf  mois.) 


SCÈXE   PREMIÈRE 

ANISSIA  (pauvrement  vCtue,  travaillant  au  métier). 
ANIOUTKA  (sur  le  poêle),  iMITRITGH 

MITRITCH 

(il  entre  lentement  et  ôte  son  caftan.) 

Dieu  me  sauve  1    Eli   bien  !  est-ce   que  le  patron 
n'est  pas  encore  de  retour  ? 


102  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


Quoi  ? 

MITRITCH 

Est-ce  que  Mikita  n'est  pas  encore  revenu  de  la 
ville? 

ANISSIA 

Non. 

MITRITCH 

Il  s'amuse,  sans  doute.  0  Seigneur  ! 

ANISSIA 

As-tu  lini  ton  travail  sur  l'aire? 

MITRITCH 

Comment  donc?  J'ai  fait  tout  ce  qu'il  fallait,  et 
j'ai  ensuite  recouvert  avec  de  la  paille.  Je  n'aime  pas 
faire  les  choses  à  moitié...  0  Seigneur!  Mikola  Me- 
Miséricordieux  ! 

(il  se  frotte  son  cor-au-pied.) 

Le  patron  devrait  déjà  être  là. 

ANISSIA 

Poui(iuoi  se  presserait-il?  Il  a  de  l'argent,  il  s'a- 
muse avec  la  fille,  je  crois. 

MITRITCH 

En  effet,  il  a  de  l'argent;  pourquoi  ne  samuserait- 

1.  Pour  Nikola,  abréviation  populaire  de  Nikolaï. 


ACTE  m  103 

il  pas  ?  Et  Akoulina,  pourquoi  donc  est-elle  allée  à 
la  ville? 

AMSSIA 

C'est  à  elle  qu'il  faudrait  demander  cela...  Pour- 
(luoi  le  Malin  l'y  a-t-il  portée  ? 

MITRITCH 

Pourquoi?...  A  la  ville?...  Mais  il  y  a  beaucoup 
de  dioses,  à  la  ville  ;  pourvu  qu'on  ait  de  l'argent  !... 
0  Seigneur! 

AMODTKA 

Moi,  ma  petite  mère,  j'ai  entendu  qu'il  lui  disa«it  : 
«  Je  t'achèterai,  qu'il  dit,  un  petit  chàle,  vrai  comme 
je  respire,  je  te  l'achèterai,  tu  choisiras  toi-même!  » 
Et  comme  elle  s'est  bien  habillée  î  Elle  a  mis  son 
caftan  sans  manches,  en  peluche,  avec  un  foulard 
français. 

ANISSIA 

Sa  pudeur  de  fille,  elle  la  garde  jusqu'au  seuil  ; 
une  fois  dehors,  elle  l'oublie.  Quelle  effrontée  ! 


MITRITCH 

Et  pourquoi,  de  la  pudeur  ?  Tant  qu'on  a  de  l'ar- 
gent, on  s'amuse!...  0  Seigneur!  Serait-ce  trop  tôt 
pour  souper  ? 

(aNTSSIA    garde  le  silence .  ) 


104  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


Je  vais  aller  me  réchauffer  un  peu  en  attendant. 

(il  monte  sur  le  poêle.) 

0  Seigneur,   Notre  Mère  Sainte-Vierge    et    Saint 
Mikola  ! 


SCÈNE   ÏI 

LES    MÊMES,    plus   LA    COMMÈRE 
LA    COaiMÈRK    (entrant). 

Est-ce  que  le  tien  ^  n'est  pas  encore  rentré? 

AMSSIA 

Non. 

I.A    COM.MKRE 

Use  ferait  temps.  Ne  se  serait-il  pas  arrêté  dans 
notre  traktir?  Ma  sœur  Phekla  me  disait,  ma  petite 
mère,  qu'il  y  venait  force  traîneaux  de  la  ville. 

ANISSIA 

Anioutka!  HéîAnioutka! 

AMOUTKA 

Quoi  ? 

1.  Le  tien,  le  mien,  c'esl-à-dire  ton  mari,  mon  mari,  en  lan- 
gage populaire. 


ACTE  m  i05 

AMSSI.V 

Cours  donc  au  traktir,  AnioLitka.  Va  voir  s'il  ue 
serait  pas  retenu  là-bas  par  l'ivresse. 

ANIOUTKA  (sautant  du  poêle  et  passant  un  caftan). 

Tout  de  suite. 

LA   COMMÈRE 

A-f-il  emmené  Akoulina  avec  lui  ? 

AMSSIA 

Y  serait-il  allé,  sans  cela?  C'est  à  cause  d'elle 
qu'il  s'est  découvert  des  affaires.  «  De  l'argent  à 
toucher  à  la  banque  »,  qu'il  a  dit.  C'est  elle  seule 
qui  lui  monte  la  tête  comme  ça. 

LA   COSniÈRE    (hochant  la  tête). 

Il  vaut  mieux  n'en  pas  parler. 

(Un  silence.) 
AMOUTKA  (à  la  porte). 

Et  s'il  y  est,  faut-il  lui  dire  quelque  chose  ? 

AXISSL\ 

Regarde  seulement  s'il  y  est. 

ANIOUTKA 

Bon.  J'y  cours. 

(Elle  sort.) 


106  LA  l'UISSANGE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE    III 

ANISSIA,    WITRITCH,    la  COMMÈRE 

(Un  long  silence.) 
MITRITCH    (beuglant). 

0  Seigneur!  Mikola-le-Miséricordieux! 

LA  COMMÈRE    (tressaillant). 

Oh!  que  j'ai  eu  peur!  Qu'est-ce  donc? 

ANISSIA 

Mais  c'est  Mitritch,  le  valet  de  ferme. 

LA   COMMÈRE 

Ho-o!  qu'il  m'a  fait  peur!...  Mais  j'allais  oublier... 
Quoi  donc,  ma  commère,  on  dit  qu'on  a  demandé 
Akoulina  en  mariage.  ] 

ANISSIA  (quittant  son  métier  et  s'asseyant  près  de  la  table). 

On  a  essayé  en  effet,  des  gens  de  Dedlov  ;  mais  ils 
auront  ouï  parlerde  quelque  chose  ;  on  n'a  plus  eu  de 
leurs  nouvelles,  et  l'affaire  est  tombée  dans  l'eau... 
Qui  en  voudrait? 

LA    COMMÈRE 

Et  les  Lizounov,  de  Zouïevo? 


ACTE  m  107 

ANISSIA 

Des  ouvertures  ont  été  faites  ;  mais  l'affaire  n'a  pas 
non  plus  abouti.  Il  ne  reçoit  même  pas  les  gens. 

LA     COMMÉRB 

II  faudrait  pourtant  la  marier. 

AMSSLV 

Certainement  qu'il  le  faudrait.  Je  ne  sais  vraiment 
pas,  ma  commère,  comment  la  faire  partir  d'ici. 
C'est  fort  malaisé.  Lui  ne  veut  pas,  elle  non  plus.  Il 
ne  s'est  pas  encore  assez  amusé  avec  sa  belle. 

LA     COMMÈRE 

III  !  Ih!  quel  péché!  Rien  que  d'y  songer...  II  est 
son  beau-père,  cependant. 

AXISSLA 

Hé!  commère..  On  m'a  embobinée,  entortillée  si 
habilement...  à  nepouvoir  le  dire.  —  Et  moi,  qui, 
dans  ma  naïveté,  ne  me  doutais  de  rien  tout  d'a- 
bord! C'est  ainsi  que  je  l'ai  épousé.  Je  ne  m'aperce- 
vais de  rien  ;  mais  eux  s'étaient  déjà  mis  d'accord 
auparavant. 

LA   COMMÈRE 

Ho-o  !  Quel  péché  I 

ANISSLV 

Plus  j'allais,  plus  je  découvrais  qu'on  se    cachait 


i08  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

de  moi.  Ah  !  commère,  que  je  me  sentais   malheu- 
reuse! Passe  encore  si  je  ne  l'avais  pas  aimé. 

LA    COMMÈRE 

Il  vaut  mieux  n'en  pas  parler. 

ANISSIA 

Et  quelle  douleur,  ma  commère,  de  subir  pareille 
offense  de  lui!  Oh!  quelle  souffrance! 

LA   COMMÈRE 

Et  qu'est-ce  encore?  On  dit  qu'il  a  maintenant  la 
main  leste. 

ANISSL\ 

Hélas!  Il  lui  arrivait  aussi  d'être  ivre,  auparavant, 
mais  il  était  bien  tranquille...  Il  buvait,  mais  alors 
je  lui  plaisais;  tandis  qu'à  présent,  dès  qu'il  a  bu, 
il  me  saute  dessus  et  veut  me  fouler  aux  pieds.  Der- 
nièrement, il  m'enfonça  ses  griffes  dans  les  nattes  : 
j'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  me  dégager... 
Quant  à  la  fille,  elle  est  pire  qu'une  vipère.  Je  me 
demande  comment  la  terre  peut  produire  une  créa- 
ture aussi  méchante. 

LA   COMMÈRE 

Ho!  ho!  ma  commère,  je  te  crois  aisément,  tu  es 
bien  malheureuse.  Mais  pourquoi  supporter  tout 
cela?  Tu  as  pris  chez  toi  un  va-nu-pieds,  et  c'est 
lui  qui  te  fait  la  loi!  Que  ne  l'empéches-tu ? 


ACTE  111  109 

AMS-IA 

Ah!  ma  clièiv  petite  commère...  Et  mon  cœur, 
({u'eu  ferais-je?  Le  défunt  était  déjà  assez  sévère,  et 
pourtant  j'agissais  à  ma  l'antaisie  :  impossible  au- 
jourd'hui, ma  petite  commère.  Pas  la  moindre  éner- 
gie contre  lui.  Je  suis  devant  lui  comme  une  poule 
mouillée. 

LA   GOMMÉ HE 

Ho!  ho!  ma  commère!  Bien  sûr  ou  t'a  jeté  un 
sort.  Matrena,  dit-on,  s'adonne  à  ces  choses-là;  c'est 
sans  doute  elle. 

AXISSLV 

C'est  aussi  ce  (jue  je  pense,  ma  commère...  il  y  a 
pourtant  des  moments  où  je  voudrais  le  mellie  en 
pièces;  et  puis,  (|uand  je  le  vois,  non,  mon  cœur  i  e 
peut  pas  se  lever  contre  lui. 

LA   COJIMÉRE 

C'est  pour  sur  un  ensorcellement...  Qu'il  faut  peu 
de  temps,  ma  petite  mère,  pour  dépérir!  Je  te  re- 
garde :  qu'est-ce  que  lu  es  devenue! 

AMSSIA 

Je  suis  comme  pétrifiée...  Et  Akouiina,  la  sotte, 
regarde-la  donc.  Comme  elle  était  pauvrcmeut 
mise!...  Et  vois-la,  maintenant!  D'où  a-t-elle  pris 
tout  cela?...  Comme  il   l'a  bien   habillée!  Elle  se 


no  LA  PUISSANCE  DES  TENEBHES 

gonfle  comme  une  bulle  sur  l'eau.  Qu'importe  sa  sot- 
tise? Elle  s'est  mis  une  chose  en  tête  :  «  C'est  moi, 
qu'elle  dit,  c'est  moi  qui  suis  la  patronne;  la  mai- 
son est  à  moi...  Mon  père,  qu'elle  dit,  voulait  me 
marier  avec  lui.  »  Qu'elle  est  méchante.  Dieu  me 
sauve!  Quand  elle  s'emporte,  elle  arrache  la  paille 
du  toit. 

LA   COMMÈRE 

Ho!  lio!  quelle  vie,  ma  commère,  en  vérité!  Et 
les  gens  t'envient,  encore!  «  Riche!  »  qu'ils  disent. 
Mais,  petite  mère,  je  vois  que  les  larmes  coulent  à 
travers  l'or  aussi. 

AXISSIA 

Voilà  bien  de  quoi  m'envier!  D'ailleurs,  toute 
celte  richesse  s'en  ira  au  diable.  Il  dépense  l'argent 
que  c'est  à  faire  frémir  ! 

LA  COMMÈRE 

Mais  pourquoi,  ma  commère,  agis-tu  si  bonasse- 
ment?  L'argent  est  à  loi  ! 

ANISSIA 

Ah  !  si  tu  savais  tout  !  J'ai  commis  un  grand  péché. 

LA   COMMÈRE 

Moi,  commère,  à  ta  place,  je  serais  allée  devant  le 
plus  grand  chef;  l'argent  est  à  toi.  Et  comment  ose- 
t-il  le  dépenser  ainsi?  Ce  n'est  pas  juste. 


ACTE  IJI  111 

AMSSIA 

On  n'y  regarde  plus  de  si  près,  de  notre  temps. 

LA   COMMÈRE 

Ail  !  ma  commère,  quand  je  te  regarde,  comme  je 
te  trouve  affaiblie  ! 

A.MSSIA 

Oui,  affaiblie,  ma  chère,  tout  à  fait  affaiblie.  Il 
m'a  entortillée,  et  je  ne  sais  plus  rien  de  rien  main- 
tenant... Oh  !  ma  pauvre  petite  tête  ! 

LA   COMMÈRE 

Je  crois  qu'il  vient  quelqu'un. 

(Elle  tend  l'oreille  ;  la  porte  s"ouvre,  entre  AKLM.) 


SCÈNE   IV 

LES    iMÈMES,    plus  AKIM 

AKIM 

(il  fait  un  signe  de  crois,  secoue  ses    lapti  et  ôte  son  caftan.) 

Paix  à  tous  !  Vivez-vous  bien  ?  Bonjour,  petite  tante! 

ANÎSSLA 

Bonjour,  petit  père!  Est-ce  de  chez  toi  que  tu 
viens? 


H2  LA  PUISSANUh:  DES  TÉNÈBRES 


AKIM 

J'ai  pensé...  taïè...  pour  ainsi  dire  :  «  Je  vais  aller... 
taïè...  chez  mon  fils.  Je  veux  passer  chez  mon  lils.  » 
Je  suis  parti  de  très  bonne  heure;  après  le  dîner, 
pour  ainsi  dire,  je  suis  parti...  Il  neiga  beaucoup... 
taïè...  11  est  diilicile  de  marcher,  difficile;  et  voilà 
([ue...  taïè...  je  me  suis  mis  en  retard...  Mon  tils  y 
est-il?...  Y  est-il,  mon  lils,  c'est-à-dire?... 

ANISSL\. 

Non,  il  est  à  la  ville. 

AKIM   (sasseyant  sur  le  banc). 

J'ai  une  afiaire  avec  lui,  pour  ainsi  dire...  laïé... 
une  affaire.  Je  lui  parlais,  pour  ainsi  dire,  naguère... 
taïè...  pour  ainsi  dire,  de  mon  embarras.  Je  lui 
disais  :  «  Mon  petit  cheval  est  crevé,  pour  ainsi  dire, 
mon  petit  cheval;  il  faudrait  acheter...  taïè...  un 
autre  petit  cheval,  n'importe  lequel,  un  petit  che- 
val;... et  c'est  pourquoi  je  suis  venu,  pour  ainsi 
dire... 

AMSSIA 

Nikita  me  l'a  dit.  Quand  il  sera  là,  vous  en  cause- 
rez. 

(p:ile  se  dirige  vers  le  pocle.) 

Soupe  donc,  en  attendant  qu'il  rentre  :  Milritch, 
hé!  Mitritch!  viens  souper! 


ACTE  III  113 


LA    COMMKRE 

Je  m'en  vais.  Bonsoir. 


SCÈXE   V 

AKIM,   AXISSIA.   MlTRITCn 
MITRITCH  (descendant  du   poêîe). 

Je  me  suis  endormi  sans  m'en  apercevoir.  0  Sei- 
gneur! Mikola-le-Miséricordieux!...  Bonjour,  oncle 
Akim  : 

AKIM 

Tiens!  Mitritch:  Quoi  donc,  pourainsi  dire...  taïè... 

MITRITCfl 

Eh  oui  !  Je  suis  valet  de  ferme  chez  Nikita.  Je  vis 
chez  ton  lîls. 

AKIM 

Ali!  vois-(u,  pour  ainsi  dire...  taVà...  garçon  de 
ferme  chez  mon  fils,  vois-lu? 

MITI  ITCH 

Avant,  je  vivais  à  la  ville  chez  un  marchand.  Mais 
j'ai  tout  bu  là-bas;  et  c'est  pourquoi  je  suis  venu  à 
la  campagne.  N'ayant  plus  de  gîte,  j'ai  dû  me  louer... 
(//  li'il'ln.)  0  Seigneur! 

8 


114  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


AKIM 

Vraiment?...  taïè...  EtM.kitka...taïè...  que  fait-il? 
11  a  donc  pris  un  yalet  de  ferme,  pour  ainsi  dire. . . 
taïè...  loué  un  valet  de  ferme? 

ANISSIA 

Eh  oui!...  Avant  il  se  débrouillait  bien  tout  seul  ; 
mais  il  a  maintenant  autre  chose  en  tête,  et  voilà 
qu'il  a  pris  un  valet  de  ferme. 

MITBITCH 

Il  a  de  l'argent,  pourquoi  se  gênerait-il? 

AKIM 

Cela...  taïè...  n'est  pas  bien,  voilà;  cela...  taïè... 
n'est  pas  bien  du  tout.  Non,  ce  n'est  pas  bien.  L'oi- 
siveté, pour  ainsi  dire... 

ANISSIA 

Eh  oui  !  il  s'est  gâté,  il  s'est  gâté.  Malheur! 

AKIM 

Voilà...  taïè...  on  croit  faire  pour  le  mieux,  et 
voilà,  pour  ainsi  dire...  taïè...  qu'on  a  fait  pour  le 
pire.  Avec  la  richesse,  l'homme  se  gâte,  il  se  gâte. 

MITRITCH 

Les  chiens  eux-mêmes  s'enragent  quand  ils  devien- 
nent trop  gras.  La  graisse,  comment  ne  se  gâterait- 
elle  pus?  Moi  qui    étais  gras,  comme  je    faisais  la 


ACTE  m  il5 

noce  !  Pendant  trois  semaines  de  suite,  je  n"ai  pas 
cessé  de  boire:  j'ai  bu  mes  dernières  culottes;  quand 
je  n'ai  plus  eu  de  quoi  boire,  alors' seulement  je  me 
suis  arrêté.  Maintenant,  j'ai  juré. 

AKIM 

Et  ta  vieille,  pour  ainsi  dire,  la  tienne,  oîi  est-elle? 

MITRirCH 

Ma  vieille,  frère,  elle  est  à  sa  place,  à  la  ville. 
Elle  vit  à  demeure  dans  les  cabarets...  C'est  une 
beauté,  aussi:  un  œil  arraché,  un  autre  poché  et 
le  museau  tout  de  travers.  Et  quand  elle  n'est  pas 
ivre,  elle  n'a  pas  même  un  gâteau  aux  pois  à  se 
mettre  dans  la  bouche. 

AKIM 

Ho!  Ho!  Gomment  donc? 

MITRITCH 

Où  donc  est  la  place  d'une  femme  de  soldat?  Elle 
est  bien  dans  son  rôle. 

(Un   silence.^ 
AKIM  (a  ANISS'A). 

Et  Nikita,  est-il  allé  porter  quelque  chose  à  la 
ville,  vendre,  pour  ainsi  dire...  taïè...  quelque  chose? 

ANISSIA  (mellant  le  couvert  et  servant). 

Il  y  est  allé  les  mains  vides;  il  est  allé  chercher 
de  l'argent,  de  l'argent  à  la  banque. 


116  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


AKIM  (inangoant). 

Eh  bien!...  taïè...  est-ce  que  cet  argent,  vous 
voulez  remployer  quelque  part,  en  l'aire  quelque 
chose,  de  cet  argent? 

AMSSIA 

Non,  nous  n'y  touchons  pas...  Seulement  vingt 
ou  trente  roubles.  Il  en  a  pris,  comme  cela;  de 
temps  en  temps,  on  en  prend. 

AKDI 

On  en  prend?  Et  pourquoi,  pourainsidire...  taïè  ,. 
en  prendre?  Aujourd'hui,  pour  ainsi  dire.. .  taie...  on 
en  prend,  et  demain,  poiu*  ainsi  dire...  taïr...  on  en 
prend.  El  ainsi,  pour  ainsi  dire...  taïè...  ontinitpar 
prendre  tout  l'argent! 

AMS5IA 

Cet  argent-là,  ille  prend  en  dehors;  mais  le  capi- 
tal demeure  toujours  entier. 

AK'nr 
Entier?  Comment  donc,  entier?.,  taïè...  Toi,  tu 
en  prends,  et  ça  reste  entier?...  taïè...  Comment?... 
Verse  donc...  taïè...  de  la  farine  dans  un  grand  bas- 
sin, et  prends-en,  de  cette  farine  :  est-ce  que  le  bas- 
sin, alors,  restera  toujouis  plein...  taïè?...  Ce  n'est, 
pour  ainsi  dire,  pas...  taïè...  Ils  te  trompent...  Fais- 
loi  bien  expliquer,  autrement  ils    te  tromperont... 


ACTE  111  117 

Comment,  entier?...  Toi...  taïè...  tu  en  prends,  et  ça 
reste  toujours  entier? 

AxrssiA 
Je  ne  sais  plus.  Ivan  Mosséitch    Fa  ainsi  arrangé. 
('  Placez,  qu'il  dit,  l'argent  à  la  banque;  il  sera  mieux 
gardé  et  vous  toucherez  du  pour-cent.  » 

MITRITCH  (ayant  fini  de  manger). 

C'est  exact.  J'ai  demeuré  chez  un  marchand,  où 
tout  se  passait  de  cette  façon  :  place  l'argent,  repose- 
toi  sur  le  poêle,  et  va  tOLicher. 

AKLM 

C'est  étrange...  taïè...  ce  que  tu  me  dis  là.  Com- 
ment toucher!  Toi...  taïè...  tu    toucheras;  et  eux... 
taïè...    pour   ainsi   dire,  de   qui  toucheront-ils... 
taïè...  cet  argent? 

ANISSIA 

On  porte  l'argent  à  la  banque... 

MITRITCH 

Mais  comment?  La  baba  ne  saurait  te  l'expli- 
quer!... Toi,  regarde  par  ici,  je  te  fournirai  l'expli- 
cation. Mets-toi  bien  ceci  dans  la  tête.  Tu  as,  par 
exemple,  de  l'argent;  et  moi,  par  exemple...  le  prin- 
temps est  venu  et  mon  champ  est  vide;  je  n'ai  pas 
(le  quoi  l'ensemencer;  ou  bien  j'ai  à  payer  l'impôt. 


118  LA  PUISSANCE  DES  TEiNEBRES 


Et  voilà,  pour  ainsi  dire,  je  viens  te  trouver.  «  Akim, 
te  dis  je,  donne-moi  un  billet  rouge  i;  je  te  le  rendrai 
quand  j'aurai  récolté  mon  champ,  vers  la  Saint-Po- 
krov  ;  et  je  te  donnerai  en  sus  une  déciatine  '  pour  te 
dédommager.  »  Toi,  par  exemple,  tu  vois  bien  que 
j'offre  des  garanties,  un  cheval  ou  une  vache;  et 
alors  tu  me  dis  :  «  Donnez-moi  plutôt  deux  ou  trois 
roubles  pour  me  dédommager,  et  voilà  tout.  »  Moi, 
le  besoin  me  presse  et  je  ne  peux  pas  taire  autre- 
ment. «  C'est  bien!  »  te  dis-je,  et  je  prends  les  dix 
roubles.  Vers  l'automne,  je  fais  ma  récolte;  je  t'ap- 
porte le  billet  rouge  et  tu  me  prends  en  sus  trois 
roubles. 

AKIM 

Mais  ça,  pour  ainsi  dire...  taie,.,  c'est  une  vilenie 
...taie...  c'est  oublier  Dieu,  pour  ainsi  dire...  taie...; 
ça,  pour  ainsi  dire,  c'est  sortir  de  la  bonne  voie. 

MITRITCH 

Attends  ;  ça  va  venir.  Mets-toi  maintenant  ceci  dans 
la  tète.  Voici  comment  tu  agis,  pour  ainsi  dire.  Tu 
m'as  dépouillé,  et  Anissia,  par  exemple,  a  de  l'argent 
qui  dort.  Elle  ne  sai't  où  le  mettre;  et  puis,  tu  connais 
les  babas,  elle  ne  sait  comment  l'employer.  Elle  vient 
te   trouver,    te  demander  si  tu  ne   pourrais  pas  lui 

1.  Un  billet  de  dix  roubles. 

2.  Mesure  agraire. 


ACTE  m  119 

placer  aussi  son  argent.  «  Eh  bien  !  que  tu  dis,  on 
peut.  0  Et  tu  attends.  Vers  l'été,  je  reviens  de  nouveau  : 
«  Donne-moi,  te  dis-je,  encore  un  billet  rouge  ;  je  te 
revaudrai  ça...  »  Et  voilà  que  tu  t'informes  si  ma 
peau  n'est  pas  encore  toute  arrachée  ;  et  si  on  en  peut 
encore  tirer  quelque  lambeau,  alors  tu  me  donnes 
l'argent  d'rVnissia.  Mais  si,  par  exemple,  je  n"ai  plus 
rien  du  tout,  pas  même  de  quoi  manger,  alors  tu 
réfléchis,  et  voyant  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  gratter 
avec  moi,  tu  me  dis  :  v  Va-t-en,  frère,  avec  Dieu  !  » 
et  tu  cherches  quelque  autre  à  qui  donner  ton  argent 
et  celui  d'Anissia,  et  tu  le  dépouilles  pareillement.  — 
Et  voilà  ce  que  c'est  qu'une  banque  ;  voilà  comment 
elle  fait  ses  affaires...  Un  truc,  mon  frère,  intelligent. 

AKllI  (s'échauffant). 

Mais  qu'est-ce  donc  ?  Une  infamie,  pour  ainsi  dire, 
...taïé...  tante!  Les  moujiks...  taïé...  qui  font  cela, 
ces  moujiks  eux-mêmes,  pour  ainsi  dire...  taïé...  le 
considèrent  comme  un  péché?  Ça... taïé...,  pas  con- 
forme à  la  loi,  pas  conforme  à  la  loi,  pour  ainsi  dire: 
c'est  une  infamie.  Comment  donc,  alors,  les  savants 
...  taïé...  ? 

WITRITCH 

Cela,  mon  frère,  c'est  leur  plus  chère  occupation. 
Mets-toi  bien  ceci  dans  la  tête  :  les  gens  pas  très 
entendus,  ou  les  babas,  qui  ne  peuvent  elles-mêmes 


120  LA  rUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

mettre  leur  argent  dans  les  affaires,  vont  le  porter  à 
la  banque  ;  la  banque  leur  donne  ce  qui  reste  du 
gâteau  aux  pois,  et  se  sert  de  leur  argent  pour  dé- 
pouiller les  gens.  Un  truc  intelligent. 

AKIM  (soupirant) 

Eh!  à  ce  que  je  vois...  taïé...  sans  argent  on  est 
lEallieureux,  et,  avec  de  l'argent,...  taïé..,  on  l'est 
doublement.  Gemment!  Dieu  ordonne  de  travailler, 
et  toi,  pour  ainsi  dire,  tu  places  ton  argent  à  la 
banque  et  tu  dors!  Et  ton  argent,  pour  ainsi  dire... 
taïé...  te  nourrira!  Une  infamie,  pour  ainsi  dire; 
ça...  taïé...  pas  conforme  à  la  loi. 

MITRITCH 

Pas  conforme  à  la  loi  !  Aujourd'hui,  on  n'y  regarde 
pas  de  si  près...  Si  lu  voyais  comme  on  le  nettoie 
les  gens  !  On  ne  leur  laisse  rien,  je  ne  te  dis  que  ça. 

AKIM  (  soupirant). 

Ah!  oui!  nous  vivons  dans  un  temps...  taïé!... 
Ainsi  le  «  sortir  *  »,  pour  ainsi  dire,  que  j'ai  vu  à  la 
ville...  taïé...  comment  a-t-on  imaginé  cela?  C'est 
poli,  c'est  lisse,  pour  ainsi  dire  :  on  dirait  des  maga- 
sins... taïé...  El  à  quoi  ça  sert-il  ?  A  rien!...  Ah!  on 
oublie  Lieu,  on  oublie,  pour  ainsi  dire,  Dieu...  taïé 


1.  C'est    le  mol  français    russifié,    Jans  le  sens    île  lieu  il'ai- 
sances. 


ACTE  11]  121 

...Dieu!    --   Merci,   ma   chère,  je   suis    rassasié. 

(il  se  lève  de  table;  MITRITCH  monte  sur    le  poêle, 
ANISSIA  ôte  le  couvert  et  mange.) 

AMSSIA  (à  demi-voix^. 

Si  au  moins  son  père  le  faisait  rougir  de  sa  con- 
duite !  Mais  j'ai  honte  même  de  le  lui  dire. 

ÂKIM 

Quoi? 

AXISSIA 

Je  me  parlais  à  moi-même. 


SCÈNE  YI 

LES  MÊMES,  plus  ANIOUTKA 

AKIM  (à  AXIOUTKA,    f|ui  entre). 

Ma  gentille,  toujours  occupée?..    Tu   dois   avoir 
froid  ? 

AXIOUTKA 

Oh  !  oui  !  je  suis  terriblement  gelée.  Bonjour,  grand 
père. 

ANISSIA 

Eh  bien  !..  Et  là-bas  ?.. 


122  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

ANIOCTKA 

Il  n'y  est  pas  ;  il  n'y  a  qu'Adrian,  qui  arrive  de  la 
ville,  où  il  l'a  vu  au  traktir.  «  Le  père,  qu'il  dit,  est 
ivre,  ivre-mort.  » 

ANISSU 

Veux-tu  manger  ?  Voilà. 

ANIOLTKA  (s'approchant  du  poêle). 

Quel  froid  !  J'ai  les  mains  tout  engourdies. 

AKIM  (se  déchausse  ;  ANISSIA  lave  la  vaisselle). 
ANISSU 

Petit  père  ! 

AKIM 

Qu'as-tu  à  me  dire  ? 

ANISSIA 

Eh  bien  !  Marinka  vit-elle  bien  ? 

AKIM 

Ça  va  ;  elle  vit.  Une  petite  baba...  taïè...  entendue, 
douce;  elle  vit,  pour  ainsi  dire...  taïè..;  elle  se 
remue  ;  une  petite  baba  pas  mal,  pour  ainsi  dire, 
qui  travaille  bien...  taïè...  et  puis  docile;  une  petite 
baba,  pour  ainsi  dire,  pas  mal,  pour  ainsi  dire... 

ANISSIA 

On  dit  (|ue,  dans  votre  village,  un  parent  du  mari 


Acrii  m  123 

de  Marinka  veut  demander  en  mariage  Akoulina. 
Est-ce  qu'on  en  parle  ? 

AKni 
Ce  sont  les  Mironov.  Les  babas  en  ont  bavardé 
quelque  peu,  mais  vaguement,  pour  ainsi  dire.  Je 
n'en  sais  rien,  pour  ainsi  dire.  Les  vieilles  ont  bien 
dit  ({uelque  chose  là-dessus,  mais  je  ne  puis  me 
rappeler,  pour  ainsi  dire.  Les  Mironov...  taie...  sont 
des  moujiks,  pour  ainsi  dire...  taie...  pas  mal. 

AMSSIA 

Oh  1  comme  je  voudrais  la  voir  déjà  mariée  ! 

AKIM 

Pourquoi  donc  ? 

ANIOUTKA  ftenJant  l'oreille). 

Il  est  arrivé  I 

AMSSU. 

Allons,  ne  lui  disons  rien. 

(Elle  continue  à  laver  les  cuillers  sans  retourner  la  tête.) 


124  LA  PUISSANCE  DES  TENEBUES 


SCÈNE    VII 

LES  MÊMES,  plus  NIKIT  A 
NIKITA  (de  la  porte) . 

Femme,  qu'est-ce  qui  arrive  ? 

(aNISSIA  lui  jette  un  coup  d'œil,  puis  se  détourne  sans  répondre.) 
NIKITA  (menaçant). 

Qu'est-ce  qui  arrive  ?  L'as-tu  oublié  ? 

ANISSIA 

Assez  faire  le  plaisant...  Va  donc! 

NIKIT.V    'de  plus  en  plus  menaçant)  ■ 

Qu'est-ce  qui  arrive  ? 

ANISSIA  (s'approcliaut  et  le  prenant  par  la  main). 

Eh  bien  î  c'est  le  mari  qui  arrive.  Entre  donc  dans 
l'isba. 

NIKITA  (regimbant). 

A  la  bonne  heure  !  Le  mari...  Et  comment  l'ap- 
pelle-t-on,  le  mari  ?  Explique-toi. 

ANIsSIA 

Allons,  voyons  :  Mikita. 


ACTE  m  l'2o 

NIKITA 

Oli  !  la  malhonnête  !  Nomme-moi  du  nom  de  mon 
père. 

ANISSU 

Akimitch,  là  ! 

NIKITA  (toujours  sur  le  seuil). 

A  la  bonne  heure!  Non...  Dis-moi  encore  mon 
nom  de  famille. 

ANISSIA  (riant  et   le  tirant  par  la  manche). 

Tchilikine...  Voyez-voas  comme  il  se  rengorge! 

NIKITA 

A  kl  bonne  heure  ! 

(il  s'appuie  contre  le  chambranle  de  la  porte.) 

Non...  dis-moi  encore  de  quel  pied  Tchilikine  en- 
trera dans  l'isba. 

ANISSIA 

Allons,  assez  !  tu  fais  entrer  le  froid. 

NIKITA 

Dis-moi  de  quel  pied   il  entrera  dans  l'isba.  J'y 
tiens  absolument. 

ANISSIA  (à  part) . 

Voilà  q-i'il  va  m'ennuyer  maintenant. 

(Haot.) 

Allons,  du  gauche  !  Entre  donc. 


126  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

NIKIIA 

A  la  bonne  heure  ! 

ANISSIA 

Regarde  plutôt  qui  est  dans  l'isba. 

NIKITA 

Mon  père  !  Eli  bien  !  J'en  fais  grand  cas,  de  mon 
père,  je  le  tiens  en  haute  estime.  Bonjour,  petit 
père  ! 

(Il  le  salue  et  lui  tend  la  main.) 

Bonjour,  comment  va  ? 

AKIM   (^sans  lui  réponJi'c). 

Le  vin,  le  vin,  pour  ainsi  dire,  qu'est-ce  qu'il  pro- 
duit !  Quelle  honte  ! 

NIKITA 

Le  vin  ?...  que  j'ai  bu  ?...  Ça,  j'ai  tortabsoluniont. 
J'ai  bu  avec  un  ami,  pour  lui  faire  honneur. 

ANISSIA 

Va  donc  te  coucher. 

NIKITA 

Femme,  où  suis-je  debout,  dis-moi  ? 

ANISSLV 

Allons,  c'est  bien  ;  va  te  coucher. 

NIKITA 

Je  veux  encore  boire,  avec  mon  père,  un  samovar. 
Prépare  le  samovar.  Eh  !  Akoulina  !  viens  ! 


ACTE  m  127 


SCÈNE  VIII 

LES  MÊMES,  pl.is  AKGULINA 

AKOCLINA  (en  belle  toilette,  des  emplettes  à  la  main.s'approchant  de  NKITA) 

Pourquoi  as-tu  dérangé  ?  Où  as-tu  mis  le  lin  à 
tisser  ? 

NKITA 

Le  lin  ?  il  est  là...  Hé  !  Mitricli  !  où  es-tu  ?  En- 
dormi ?...  Va  dcnc  dételer  le  cheval. 

AKIM  (sansToir  AKOULIXA  regardant  son  fils). 

Qu'est-ce  qu'il  faitdonc?  Le  vieux,  pour  ainsi  dire., 
taie...  est  fatigué,  le  vieux  est  moulu  ;  et  lui,  il  lait 
le  beau  !  «  Détèlele  cheval  !  »...  PTou!  le  misérable! 

MPTRITCH  (descendant   du  poèle  et  chaussant  ses  valenki  •). 

0  Seigneur  miséricordieux  !  Où  est-il,  le  cheval  ? 
Dans  la  cour  ?  11  doit  être  fatigué  !  —  Yois-tu  comme 
il  s'est  imbibé  !  Il  en  est  gonflé  comme  une  monta- 
gne, il  s'en  est  fourré  jusque-là  !  0  Seigneur  !  Miko- 
la-le-Saint! 

(Il  met  sa  chouba  *  et  sort  dans  la  cour.) 

1.  Bottes  en  feutre. 

2.  Pelisse  en  peau  de  nio'Jlon. 


12S  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    IX  -^ 

LES  MÊMES,   moins  MITRITCIl 

N'IKITA  (b'asspyant). 

Pardonne-moi,  mon  petit  père.  J'ai  bu,  c'est  vrai, 
mais  que  faire  ?  La  poule  boit  aussi,  n'est-ce  pas  ? 
Pardonne-moi,  toi.  Quant  à  Mitritch,  il  ne  se  fâchera 
pas  pour  ça  ;  il  s'acrjuittera  de  la  besogne. 

AXISSIA 

Faut-il  vraiment  préparer  le  samovar  ? 

MKITA 

Prépare  ;  père  est  venu,  je  veux  causer  et  boire  du 
tlié  avec  lui. 

(à  AKOUUNA.) 

As-tu  là  toutes  les  emplettes  ? 

AKOULENA 

Les  emplettes  ?  J'ai  pris  ce  qui  est  à  moi,  le  resle 
est  demeuré  dans  le  traîneau...  Voilà  (pii  n'est  pas  à 
moi. 

(Elle  jette  un  paquet  sur  la  table,  et  serre  ses  emplettes  dans  la  malle.  — 
ANIOUl'KA  la  regarde  arranger.  — AKIM,  tournant  le  dos  à  son  fils,  prend  s«> 
onoue!  i  •  etseslapti,  qu'il  met  sur  le  poêfe.) 

1.  Bandes  d'étoffes  qu'on  s'enroule  autour  des  pieds  en  guise 
de  chaussettes. 


ACTE  III  (l3i 


LES  MÊMES,  plus  AMSSIA 
AXISSIA    (entrant    et   s'arrêtaiit). 

Il  vaut  mieux  que  lu  le  prennes  ;  il  ne  te  lâchera 

pas. 

AKLM   (prenant  et  hochant  la  tête). 

Hé-é!  le  vin!  On  n'est  plus  un  homme,  pour  ainsi 
d.œ. 

NKITA 

A  la  honne  heure!  Si  tu  me  le  rends,  tu  me  le 
ri'udras,  et  si  tu  ne  me  le  rends  pas,  sois  avec  Dieu  ! 
Moi,  je  suis  comme  ça. 

(Apercevant  AKOULINA.) 

Akoulina,  fais  voir  tes  emplettes  ! 

AKOILIXA 

Quoi  ? 

NIKITA 

Fais  voir  tes  emplettes. 

AKOVLEXA 

Mes  emplettes?  Pourquoi  les  faire  voir?  Je  les  ai 
d'jà  cachées! 


132  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


NIKITA 

Sors-les,  je  te  dis.  Gela  amusera  Anioutka,  de  les 
regarder.  Montre-les  à  Anioutka,  je  te  dis.  Ton 
chàle,  donne-le  ici. 

AKIM 

Oh  !  c'est  répugnant  à  voir! 

(Il  monte  sur  le  poêle.) 
AKOULINA  (sortant  le  chàle  et   le  posant  sur  la  table). 

Voilà.  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  à  voir? 

ANIOUTKA 

Oh!  qu'il  est  joli!  Il  est  aussi  joli  que  celui  de  Sté- 
panida. 

AKOULINA 

De  Stépanida?  Il  ne  vaut  rien,  à  côté  du  mien,  le 
chàle  de  Stépanida. 

(S'animanl  et  dépliant  le  châle.) 

Examine  un  peu  cette  qualité  :  il  est  français. 

ANIOUTKA 

Et  cette  indienne,  qu'elle  est  belle!  J'ai  vu  la  pa- 
reille chez  Machoutka,  mais  plus  claire...  Celle-ci  est 
très  belle. 

NIKITA 

A  la  bonne  heure  ! 


f/ 


ACTE  III  .  R  129 


AXISSIA  (s'en  allant  avec  le  samovar). 

La  malle  esl  déjà  pleine  à  déborder,  et  voilà  qu'elle 
achète  encore  ! 


SCÈNE    X 

A  Kl  M,    AKOI'LINA,   ANIOUTKA,    NIKITA 

XIKITA   ('prenant  un  air  sensé). 

Ne  te  fâche  pas  contre  moi,  petit  père  ;  tu  crois  que 
je  suis  ivre...  Non,  j'ai  absolument  tout  mon  bon 
sens  :  on  boit,  mais  pas  jusqu'à  perdre  la  raison.  Je 
puis  causer  tout  de  suite  avec  toi,  mon  petit  père. 
Je  me  rappelle  tout  :  tu  m'as  parlé  d'une  somme,  il 
t'est  mort  un  cheval,  je  m'en  souviens  fort  bien. 
Tout  cela  est  très  faisable  ;  nous  sommes  en  mesure 
det'aider.  S'il  s'agissait  d'une  somme  plus  forte,  il 
faudrait  attendre  un  peu  ;  mais  cela,  je  le  peux. 
L'argent  est  là. 

AKIM  (toujours  occupé  à  ses  habits]. 

Hé  !  petit...  taïè...  pour  ainsi  dire...  Tu  n'es  pas... 
taïè...  dans  une  bonne  voie. 


130  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


v-^/ 


MKITA 

Que  veux-tu  dire  par  là?  Il  ne  faut  pas  trop  exiger 
d'un  homme  ivre...  Mais  ne  t'inquiète  pas;  nous 
allons  boire  du  thé.  Je  suis  à  même  de  tout  faire^ 
absolument  tout. 

AKIM  (hochani  la  tête). 

Eh!  E-é-eh!  Eh! 

NIKITA 

L'argent,  le  voilà! 

(Il  glisse  la  main  dans  sa  poche,  son  son  portefeuille,  l'ouvre  et  retire 
un  billet  de  dix  roubles.) 

Voilà  pour  un  cheval;  prends  pour  un  cheval.  Je 
ne  peux  pas  oublier  mon  père;  je  ne  le  peux  pas 
absolument  :  un  père  est  un  père.  Là,  prends!... 
Tout  simplement.  Je  ne  le  regrette  pas. 

(Il  s'approche  d'AKIM  et  lui  tend  le  billet,  AKIM  refuse  de  le  prendre.) 
NIKITA  (le  saisissant  par  la  main). 

Prends-le,  on  te  dit,  puisqu'on  te  le  donne.  Je  ne 
le  regrette  pas. 

AKIM 

Je  ne  puis  pas,  pour  ainsi  dire...  taïè...  le  pren- 
dre, je  ne  puis  pas...  taïè...  causer  avec  toi,  pour 
ainsi  dire;  car  tu  n'as  pas...  taïè...  ligure  d'homme. 

NIKITA 

Je  ne  te  lâche  pas,  prends! 

(U  lui  met  l'argent  dans  la  main.) 


ACTE  m 


'■^y^/  AMSSLA. 

Gueuse  !  Tu  vis  avec  le  mari  d'une  autre  ! 

AKOULINA 

Et  toi,  tu  as  supprimé  le  tien  ! 

ANISSU   (se  jetant    sur  AKOULIXA). 

Tu  mens! 

XIKITA  (la  retenant). 

Anissia,  tu  oublies!... 

AXISSIA 

Que  cherches-tu  à  m'épouvanter  ?  Je  n'ai  pas  peur 

de  toi  1 

NIKITA 

Hors  d'ici  ! 

(II  tourne  ANISSIA  et  la  pousse.) 
AXISSU 

OÙ  irais-je  ?  Je  ne  veux  pas  quitter  ma  maison. 

XIKITA 

Hors  d'ici,  je  te  dis!  Et  ne  t'avise  pas  de  revenir. 

A.NISSIA 

Je  ne  sortirai  pas. 

(XIKITA  la  pousse.) 
ANISSL\    (pleurant  et  se  retenant    à  la  porte  en  criant). 

Mais  qu'est-ce  donc?  On  me  chasse  de  ma  maison  ! 


136  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


Que  fals-ta  là,  brigand?  Tu  penses  donc  qu'il  n'y  a 
pas  de  justice  contre  toi!...  Attends  un  peu! 

NIKITA 

File  !  file  ! 

ANISSIA 

J'irai  chez  le  staroste,  chez  rouriadnik*... 

NIKITA 

Hors  d'ici,  je  te  (4is  ! 

(Il  la  chasse.) 
ANISSIA  (de  derrière  la  porte) . 

Je  m'étranglerai  ! 


SCENE  XII 

NIKITA,    AKOULINA,    AXIOUTKA,     AKIM 
NIKITA 

Pas  de  danger  ! 

ANIOUTKA 

Ho-o-o!  Ma  pauvre  petite  mère! 

(Elle  pleure.) 
1.  Préposé  à  la  police  dans  un  village. 


ACTE  III  U133 


ANISSU     (avec  dépit). 

(Elle   passe   dans   le    cabioet  noir,  en  revient  avec  un  soufflet  et  s'approche 
de  la  table.) 

Allons,  laissez,  vous  tenez  toute  la  place. 

NIKITA 

Mais  regarde  donc  par  ici. 

AXISSIA 

Et  qu'ai-je  à  y  voir?  N'en  ai-je  donc  jamais  vu  ? 
Otez-moi  ça. 

(Elle  jette  le  châle  jiar  terre.) 
AKOULLN'A 

Que  jettes-tu  ?  Jette  ce  qui  est  à  toi. 

(Elle  le   ramasse.) 
NIKTTA 

Anissia,  prends  garde  ! 

ANISSIA 

A  quoi,  prendre  garde? 

NIKITA 

Tu  crois  peut-être  que  je  t'ai  oubliée.  Regarde  par 

ici. 

(Il  lui  montre  un  paquet,  et  s'asseoit  dessus.) 

C'est  un  cadeau  pour  toi  ;  mais  il  faut  le  mériter. 
Femme,  sur  quoi  je  suis  assis  ? 

ANISSU 

Cesse  de  faire  le  bravache.  Je  n'ai  pas  peur  de  toi. 


131  LA  PUISSAXCr:  DES  TENKHRES 

Quel  est  donc  l'argent  avec  lequel  tu  t'amuses,  avec 
lequel  tu  achètes  des  cadeaux  à  ta  grosse  Akoulina? 
C'est  le  mien  ! 

AKOUUNA 

Je  vais  te  cogner...  Avec  ça  que  c'est  le  tien!  Tu 
as  voulu  le  voler,  mais  tu  n'as  pas  réussi.  Laisse- 
moi  passer. 

(Elle  veut  passer,  et  la  heurte.) 
ANISSIA 

Qu'est-ce  que  tu  as  à  me  pousser?...  Je  te  cogne- 
rai. 

AKOUUNA 

C'est  ce  que  nous  verrons. 

(Elle  marche  sur  elle.) 
MKITA 

Hé!  babas,  babas!  en  voilà  assez  ! 

(Il  s'interpose  entre  les  deux  (emmcs.) 
AKOL'LEVA 

Et  c'est  elle  encore  qui  ose  parler!...  Tu  aurais 
mieux  fait  de  te  taire.  Oser  parler!...  Penses-tu  donc 
qu'on  ne  le  sache  pas? 

ANISSIA 

Qu'est-ce  qu'on  sait,  dis,  dis,  qu'est-ce  qu'on  sait? 

AKOl'LDîA 

Je  sais  sur  toi  certaine  alfairc... 


^ 


ai:te  m 


Sur  le  poêle  les  kalatchi  i. 

Sur  les  marches  la  kacha  2, 
Et  nous  vivrons. 

El  nous  nous  amuserons  : 
Et  si  la  mort  vient, 
Nous  mourrons. 

Sur  le  poêle  les  kalatchi. 

Sur  les  marches  la  kacha. 


SCÈNE  XIV, 

LES  MÊMES,   plus  MITRITCH 

MITRITCH 

(11  entre,  ôte  son  caftan  et  monte  sur  le  poêle.) 

Les  babas  se  sefont  encore  battues...  0  Seigneur  ! 
Mikola-le-Miséricordieux  ! 

AKM 
(Il    s'assied  au  bord  du  poêle,  prend  ses  oaouchi,  ses  lapt!,  et  se  chausse.) 

Passe  donc  dans  le  coin. 

.MITRITCH  (montant). 

On  ne  peut  pas  tout  partager.  0  Seigneur  ! 

MKITA 

Donne  donc  les  liqueurs,  pour  boir3  avec  du  thé. 

1.  F.spsce  de  pain  tortillé. 

2.  Plat  (le  ?ruau. 


14!)  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    XY 

LES    MÊMES,   plus   ANIOUTKA 

ANIOUTKA   (entrant,  à  AKOULINA   :) 

Sœur,  le  samovar  va  verser. 

NIKITA 

Et  ta  mère  où  est-elle  ? 

ANIOUTKA 

Elle  est  dans  le  vestibule  :  elle  pleure. 

NIKITA 

A  la  bonne  heure.  Va  l'appeler.  Dis-lui  d'apporter 
le  samovar.  Et  toi,  Akoulina,  sers  les  tasses. 

AKOULINA 

Les  tasses  ?  Soit  ! 

(Elle  serties  tasses.) 
NIKITA  (sortant  des  liqueurs,  des  brioches,  et  des  harengs). 

Ça,  c'est  pour  moi...  Ce  lin  à  tisser,  c'est  pour 
la  baba...  Le  pétrole  est  là,  dans  le  vestibule,  et 
voici  l'argent.  Attends... 

(II  prend  le  stchet  1 .  ) 

Je  veux  voir  tout  de  suite... 

(Comptant  sur  le  stchet.) 
1.  Machine  à  compter. 


ACTE  111  137 

MKITA 

Comment,  voilà  quelle  m'a  effrayé!...  Et  toi, 
qu'as-tu  à  pleurer  ?EIIe  reviendra...  Pas  dedanger... 
Va  donc  voir  le  samovar. 

(ANIOUTKA  sort.) 


SCÈXE^XIII; 


MKlTA,  AKI.M,  AKOULINA 

AKOULIXA  (ramassant  ses  emplettes  et  les  rangeant). 

Vois-tu,  la  vilaine,  comme  elle  a  tout  sali  !  Attends 
donc  un  peu.  Je  vais  lui  couper  son  caftan...  Parole, 
je  le  lui  couperai. 

NIKITA 

Eh  bien  !  je  l'ai  chassée.  Que  veux-tu  de  plus  ? 

AKOULIMA 

Elle  a  tout  sali  mon  châle  neuf.  Parole,  une 
filiienne!  Si  elle  n'était  pas  sortie,  je  lui  aurais  arra- 
ché les  yeux. 

NIKITA 

Cesse  de  t'emporler...  Qu'as-tu  à  Remporter?  Si 
je  l'aimais,  encore  ! 


138  LA  PUISSANCE  DES  ÏÉNEB^ES 


AKOULINA 

,  Aimer!  Il  y  a  de  quoi!...  ce  gros  museau!  Tu  aurais 

.    JV*       dû  la  lâcher  alors,  et  rien  ne  serait  arrivé.  Tu  l'aurais 
^  -envoyée  au  diable...  N'empêche  que  la  maison  est 

mienne,  et  l'argent  mien-..  Elle  s'appelle  aussi  la 
patronne!...  Patronne!...  Mais  quelle  patronne  est- 
•ce  pour  son  mari!...  Elle  a  déjà  perdu  une  âme... 
Elle  fera  de  même  avec  toi. 

NIKITA 

Oh  I  ces  bouches  de  babas,  impossible  de  les  fer- 
mer! Qu'as-tu  donc  à  bavarder  sans  savoir  ce  que  tu 
<lis? 

AKOUIXNA 

Si,  je  le  sais.  Je  ne  veux  plus  vivre  avec  elle.  Je 
vais  la  ciiasser  de  la  maison  ;  nous  ne  pouvons  pas 
■vivre  ensemble.  Une  patronne,  elle!  Ce  n'est  pas  une 
patronne,  c'est  une  garce  de  prison. 

MKITA 

Allons,  assez!...  Qu'est-ce  que  ça  le  fait?  Tu  n'as 
<\nh  ne  pas  la  regarder!  Regarde-moi  plutôt  :  c'est 
«noi  le  patron.  Je  fais  ce  que  je  veux.  Je  ne  l'aime 
plus,  c'est  toi  que  j'aime;  j'aime  qui  bon  me  semble. 
Tel  est  mon  pouvoir.  Elle,  je  la  tiendrai  séques- 
Irée...  Yoilà  où  je  la  mets,  chez  moi. 

(Il  {ait  le  geste  de  fouler  quelqu'un    auT  pied^.) 

C'est  fâcheux  ([ue  je  n'ai  pas  d'accordéon. 


f    ,  ..>  ACTE  ni 

ny 

/  ainsi  dire.  Seulementje  vois,  pour  ainsi  dire...  taïè... 
qu'il  marche  au  malheur,  pour  ainsi  dire...  taïè... 
au  malheur,  mon  lils. 

NIKITA 

Mais  quel  malheur  \  Prouve-le  moi. 

AKIM 

Quel  malheur  ?  quel  malheur  ?  Mais  tu  y  les  toui 

entier...  Quet'ai-jedil,  cet  été? 

MKITA 

Mais  tu  m'as  dit  beaucoup  de  choses. 

AKIM 

Je  t'ai  parlé...  taïè...  de  l'orpheline  que  tu  as- 
offensée...  Une  orpheline,  Marina,  offensée,  pour 
ainsi  dire. 

MKITA 

Voilà  un  souvenir  1  On  ne  rappelle  point  les 
vieilles  histoires  :  ce  qui  est  passé  est  passé. 

AKtM  (^'échauffant)  ■ 

Passé  ?  Non.  mon  frère,  ce  n'est  point  passé  !  Un 
péché,  pour  ainsi  dire,  en  amène  un  autre  ;  et  tues- 
englué  dans  le  péché...  Tu  es  englué,  commeje  vois^ 
dans  le  péché...  englué...  englouti,  pour  ainsi  dire. 

MKITA 

Bois  du  thé,  et  parlons  d'autre  chose. 


144  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


AKIM 

Je  ne  puis  pas  boire  ton  thé...  taïè...  car  je  suis 
dégoûté  de  tes  vilenies,  pour  ainsi  dire;  ça  me  dé- 
goûte, pour  ainsi  dire...  taïè...  Je  ne  puis  pas... 
taïè...  boire  du  thé  avec  toi. 

NIKITA 

Le  voilà  lancé.  Assieds-toi  donc  à  table. 

AKIM 

Tu  es  pris  dans  la  richesse  comme  dans  un  filet, 
comme  dans  un  filet,  pour  ainsi  dire.  Ahl  Mikitka, 
il  faut  avoir  une  âme. 

NKITA 

Mais  de  quel  droit  viens-tu,  dans  ma  propre  mai- 
son, me  faire  des  reproches  ?  Tu  n'as  pas  tini  de 
m'ennuyer  ?  Me  prends-tu  encore  pour  un  gamin 
dont  on  tire  l'oreille?...  Ce  n'est  plus  la  coutume, 
aujourd'hui. 

ARIM 

C'est  vrai  :  j'ai  ouï  dire  qu'aujourd'hui  on  arrache 
la  barbe  à  son  père,  pour  ainsi  dire...  Mais  tu  cours 
à  ta  perte,  à  ta  perte  pour  ainsi  dire. 

NIKITA  'avec  humeur). 

Nous  vivons  sans  te  demander  rien  ;  et  c'est  toi 
qui  viens  chez  nous  nous  demander. 


ACTE  III  'i  141 


y^^  La  farine,  quatre-vingts  kopeks...  L'huile  de 
gi*aine...  A  mon  père,  dix  roubles...  Petit  père, 
viens  donc  boire  du  thé. 

(Un  silence.  AKIM  reste  sur  le  poêle.  ) 


SCÈNE   XYI 

LES  MÊMES,  plus  ANISSIA 

ANISSIA  [apportant  le  samovar). 

OÙ  le  mettre  ? 

NIKITA 

Mets-le  sur  la  table...  Eh  bien!  es-tu  déjà  allée 
chez  le  staroste?...  A  la  bonne  heure!...  Parle, 
mais  sache  te  contenir.  —  Allons,  ne  sois  plus  fâ- 
chée; assieds-toi  et  bois. 

(U  lui  verse  un  verre.) 

Et  voilà  aussi  ton  cadeau. 

^I1  lui  tond  le  paquet  sur  lequel  il  ét.ùt  assis;  Anissia  le  prend 
silencieusement,  en  bochant  la  tète.) 

AKLM 

(Il  descend  du  poêle,  passe  sa  choubi,  s'approche  de  la  table  et  y 
dépose  le  billet  de  dix  roubles.) 

Voilà  ton  argent.  Rcprends-le. 


142  LA  PUISSANGK  DES  ÏKNÈHRE^ 


NIKITA   (sans  voir  le  billel) . 

Où  vas-tu  donc  ? 

AKIM 

Je  m'en  vais. ..je  m'en  vais,  pour  ainsi  dire.  Adieu! 

^U  piviid  son  bonnet  et  sa  ceinture.) 
NIKITA 

Mais  OÙ  va-t-il  aller,  à  cette  heure,  dans  la  nuit  ? 

AKIM 

Je  ne  puis  pas,  pour  ainsi  dire...  taïè...  rester 
dans  votre  maison...  taïè...  rester  dans  votre  maison... 
taïè  ..  Je  ne  le  puis  plus,  pour  ainsi  dire.  Adieu. 

NIKITA 

Mais  cù  t'ni  vas-lu?  Quand  le  thé  est  prêt... 

AKIM  (niett»nt  sa  ceinture) . 

Je  m'en  vais,  parce  que,  pour  ainsi  dire,.,  taïè... 
on  n'est  pas  bien,  Mikilka,  on  n'est  pas  bien  dans 
la  maison...  taïè...  Pour  ainsi  dire,  tu  vis  mal,  Mi- 
kitka,  mal...  Je  m'en  vais. 

ANISSIA 

Mais  qu'est-ce  donc,  petit  père  ?  Cela  fera  mau- 
vais effet,  aux  yeux  du  monde.  En  quoi  t'a-t-cn 
offensé? 

AKIM 

On  ne  m'a  pas  fait  d'offense...  Pas  d'offense,  pour 


ACE  III  I'k 


Ton  argent,  le  voilà  !  Je  vais  mendier,  pour  ainù 
dire...  taïè...  Je  ne  veux,  rien  de  toi,  pour  ainsi  dire. 

NIKITA 

Allons,  assez.  Pourquoi  te  fâcher  ?  Tu  déranges  la 
compagnie. 

(Il  le  retient  par  la  main.) 
AKIM  ^avec  un  cri;- 

Laisse-moi,  je  ne  veux  pas  rester  !  J'aime  mieux 
passer  la  nuit  sous  une  haie  que  dans  ta  hideuse 
maison...  Pfou  ! 

(D  crai:he.) 

Que  Dieu  me  pardonne  ! 

(D  sort.) 


SCÈNE    XVII 

MKITA.   AKOULINA.    ANISSIA,    MITHITCH 

MKiTA 

En  voilà  uneî 


10 


146  LA  PLISSAXGE  DES  TENEBKES 


SCÈNE  XYIII 

LES    MÊMES,    plus  AKIM 

AKIM   (ouvrant  la  porte). 

Reviens  à  toi,  Mikita!  Il  faut  avoir  une  âme. 

(Il  sort.) 


SCÈNE   XIX 

NIKITA,  AKOULINA,  ANISSIA,  MITRITCH 

AKOULINA    (prenant  les  tasses). 

Eh  bien  !  faut-il  verser  ? 

(Tous  gardent  le  si!ence.) 
MITRITCH    (criant). 

0  Seigneur,  préserve-moi,  pauvre  pécheur  ! 

(Tous  tressaillent.) 
NIKITA    (s'étcndant  sur  le  banc). 

Oh!  quel  ennui!...  Akoulina,  où  est  raccordéon? 

AKOULINA 

L'accordéon?  En  voilà,  une  mémoire!  Mais  tu  l'a  s 
donné  à  réparer..  Je  t'ai  versé  du  thé,  bois. 


ACTE  m  147 

MKITA 

Je  lie  veux  pas...  Éteignez  la  lumière...  Oh!  ([ue 
je  suis  iTialheui'eux  !  Que  je  suis  malheureux  ! 

(Il  pleure.) 


FI.N  DU   TROISIEME   ACTE. 


t 


ACTE    IV 


ACTE  IV 


PERSONNAGES  : 

NIKITA. 
MATRENA. 
ANISSIA. 
ANIOUTKA. 
MITRITCH. 
UNE  VOISINE. 
UNE  COMMÈRE  DANISSIA. 

IVAN,    père    du    prélendant    d'AKOULINA,    moujik 
morne. 

(Automne.  Soir,  La  lune  éclaire  l'intérieur  d'une  cour.  A  droite,  une  isba 
chaude  1  avec  un  vestibule  j  une  porte  coibére.  A  gauche,  une  ùba  froide  2 
avoc  une  cave.) 

1.  C'est-à-dire  habitée. 

2.  C'est-à-dire  inhabitée. 


io2  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    PREMIÈRE 

(On  entend  de  l'isba  des  bruits  de  voix  et  des  cris  d'ivrognes.  LA  VOISINE 
sort  du  vestibule  et  fait  signe  à  LA  COMMÈRE  d'aNISSIA  de  venir.  ) 

LA  COMMÈRE,    LA  VOISINE 

LA  VOISINE 

Pourquoi  Akoulina  n'a-t-elle  pas  paru  ? 

LA  COMMÈRE 

Pourquoi  elle  n'a  pas  paru  ?  Elle  ne  demanderait 
pas  mieux  que  de  sort  ir,  elle  ne  le  peut  pas.  Les  pa- 
rents du  prétendant  sont  venus  pourvoir  la  fiancée; 
mais  elle,  ma  petite  mère,  elle  reste  couchée  dans 
l'isba  froide.  Elle  ne  veut  pas  même  se  montrer,  la 
pauvre. 

LA  VOISINE 

Et  pourquoi  donc? 

LA  COMMÈRE 

Le  mauvais  œil  lui  a  gonflé  le  ventre. 

LA  VOISINE 

Vraiment? 

LA  COMMÈRE 

Assurément. 

(Elle  lui  cbuchote  à  l'oreille.) 


ACTE  IV  153 

LA  VOISCSE 

Vraiment?..  Ahî  quel  péclié  !  Mais  les  parents  du 
prétendant  le  sauront  bien. 

LA    COMMÈRE 

Comment  le  sauraient-ils?  Ils  sont  tous  ivres,  et 
puis,  c'est  plutôt  à  la  dot  qu'ils  en  veulent.  Ce  n'est 
pas  une  bagatelle,  ce  qu'on  donne  à  cette  fille  :  deux 
choubas,  ma  petite  mère,  six  sarafans  *,  un  chàle 
français,  beaucoup  de  toile  et,  en  outre,  dit-on,  deux 
centaines  "^  d'argent. 

LA    VOISINE 

Oh!  même  avec  l'argent,  il  n'y  a  pas  de  quoi  se 
montrer  bien  fier...  Une  pareille  honte! 

LA   COMMÈRE 

Chutî...  Les  parents  du  prétendant,  je  crois. 

(Elles  se  taisent  et  rentrent  dans  le  Testibule.) 


1.  Robe  de  paysanne. 

2.  Deux  centaines  de  roubles. 


15i  LA  PUISSANCE  DES  TEXÈnUES 


SCÈNE    II 

IVAN,   seul. 

IVAN  (sortant  du  veitibule,  et  éructant). 

Ah!    que  j'ai  chaud!   Qu'il   fait   ionc  chaurl  là- 
dedans!  Je  viens  prendre  un  peu  l'air. 

(Il  respire.) 

Dieu  sait  comment  ..  Ce  n'est  pas  liés  engageant... 
Ma  foi,  comme  ma  vieille  le  dira. 


SCÈNE   III 

IVAN, MATUENA 

MATREXA    (sortant  du  vestibule). 

Et  moi  qui  cherchais!  «  Où  est  Ivan?  où  est-il, 
Ivan?  »  Voilà  où  tu  étais,  mon  ami!...  Eh  bien,  mon 
cher,  Dieu  merci  !  tout  est  parfaitement  convenable. 
Marier  et  louer  sont  deux  :  et  moi,  je  ne  sais  pas 
louer.  Et  comme  vous  êtes  venus  pour  une  bonne 
chose,  Dieu  permettra  que  vous  aviez  à  le  remercier 
toute  votre  vie...  La  fiancée,  tu  sais,  c'est  un  trésor  : 


ACTE  IV  loS. 

iiDe  pareille  fille,  on  en  chercherait  en   vain  dans 
iout  le  gouvernement,  une  pareille  lille. 

IVAN 

Je  sais  bien...  Mais  voilà,  l'argent...  pourvu  qu'on- 
ne  nous  trompe  pas  ! 

MATRE.NA 

L'argent?  Pas  besoin  d'en  parler  :  tout  ce  que  ses^ 
parents  lui  ont  laissé,  elle  l'emporte  avec  elle.  Par  le 
temps  (jui  court,  ce  n'est  pas  une  bagatelle  que  cent 
cin(]uante  roubles. 

IVAN 

Aussi,  je  n'ai  pas  peur.  Mais  c'est  notre  enfant, 
après  tout,  et  je  tàclie  de  faire  pour  le  mieux. 

MATRENA 

Moi,  père,  je  te  dis  la  vérité.  Sans  moi,  tu  n'aurais, 
de  toute  ta  vie,  jamais  rien  trouvé  de  tel.  Les  Kor- 
miline  l'ont  aussi  fait  demander,  mais  j'ai  empêché 
l'affaire  d'aboutir...  Quant  à  l'argent,  je  t'ai  dit  la 
vérité.  Comme  le  défunt  (que  le  royaume  des  cieux 
lui  soit  ouvert!)  se  mourait,  il  recommanda  que  la 
veuve  prit  Nikita  à  la  maison  — je  sais  tout  par  mon 
fils;  —  quant  à  l'argent,  pour  ainsi  dire...  à  Akou- 
lina.  Tout  autre,  à  sa  place,  se  serait  approprié  cet 
argent;  mais  xXikita  lui  donne  tout,  jusqu'au  dernier 
kopek.  Ce  n'est  pas  une  bagatelle,  une  pareille 
somme. 


io6  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


IVAN 

On  dit  qu'on  lui  a  laissé  plus  d'argent  que  cela... 
Et  ton  petit  n'est  pas  niais  à  ce  point. 

MATRENA 

Hé  !  mes  chers  amis,  le  morceau  est  toujours  gros 
dans  la  main  d'un  autre.  Tout  ce  qu'elle  avait,  on  le 
lui  donne.  Je  te  le  dis,  laisse-là  tous  ces  comptes  et 
tiens  bon.  Une  si  belle  fille... 

IVAN 

Je  sais  bien.  Seulement  nous  nous  disions,  avec 
ma  baba  :  «  Pourquoi  n'a-t-elle  point  paru?  »  Et 
nous  pensions  :  «  Qu'arrivera -t-il,  si  c'était  quelque 
maladie  ?  » 

MATRENA 

Ih  !  I-i-ih  !  Elle,  malade  ?  Il  n'y  en  a  point  comme 
clic  dans  toutlegouvernement.UnefiUe  si  appétissante, 
impossible  de  rien  pincer...  Mais  tu  l'as  vue,  hier. 
Et  quelle  travailleuse  !  Elle  est  un  peu  dure  d'oreille, 
c'est  vrai  ;  mais  la  piqûre  d'un  ver  ne  gâte  pas  une 
pomme  rouge...  Pourquoi  elle  n'a  point  paru  ?... 
C'est  le  mauvais  œil,  on  lui  a  jeté  un  sort.  Et  je  sais 
quel  est  le  chien  qui  l'a  jeté...  Il  savait  qu'on  allait 
venir  la  demander,  et  il  l'a  fait  exprès.  Mais  je  con- 
nais le  remède  ;  demain,  la  fille  se  lèvera  ;  ne  t'in- 
quiète pas  de  ce  côté. 


ACTE  IV  157 

IVAN 

Eh  bien  !  alors,  l'affaire  est  entendue. 

MATRE.NA 

A  la  bonne  heure!..  Mais  ne  te  dédis  plus  ;  et 
moi,  ne  m'oublie  pas  non  phis  ;  j'ai  pris  peine, 
moi  aussi.  Ne  m'oublie  pas. 

UNE  VOIX  DE  BABA  (du  vestibule) . 

Si  nous  devons  paitir,  partons.  Viens  donc,  Ivan . 

IVAN 

Tout  de  suite. 

(II  entre  dms  le  vestibule  ;  dans  l'isba,  bruits  de  gens  qui  partent.) 


SCÈNE   IV 

ANISSIA,  ANIOUTKA 

ANIOUTKA 
(eUc  sort  en  courant  dn  vestibule,  et  fait  signe  à  ANISSIA  de  venir.) 

Ma  petite  maman  ! 

ANISSU  (du    vestibule) 

Quoi  ? 


«38  LA  PlISSANCK  DES  THNEBUKS 

ANIOUTKA 

Ma  petite  mère,  viens  donc  ici  :  on  pourrait  nous 
■entendre . 

(Elles  s'en  vont  prè»  d'un  hangar  ) 
AMSSIA 

Eh  bien  !  quoi  ?  Où  est  donc  Akoulina  ? 

ANIOUTKA 

Elle  est  allée  dans  le  hangar.  Qu'est-ce  quelle  y  fait? 
c'est  terrible, . . .  comme  je  respire.  «  Non,  qu'elle  dit, 
je  n'ai  plus  la  force  de  souffrir...  Je  vais  crier  de 
toute  ma   voix,  qu'elle  dit,...  comme  je  respire.  » 

ANISSIA 

Allons,  va,  elle  attendra.  Laisse-nous  d'abord  expé- 
dier nos  hôtes. 

AMOUTKA 

0  petite  mère,  comme  elle  souffre!  Et  puis  elle 
se  fâche  aussi.  «  C'est  en  vain,  qu'elle  dit,  qu'ils  boi- 
vent à  mon  départ.  Moi,  qu'elle  dit,  je  ne  me  ma- 
rierai pas,  je  ne  me  marierai  pas  ;  je  mourrai  !  «Ma 
petite  mère,  pourvu  qu'elle  ue  meure  pas  !...  C'est 
terrible,  j'ai  peur  ! 


"Va  donc,  elle  ne  mourra  pas  ;  et  toi  ne  va  pas  la 
voir.  Va-L'en. 

(Elles  sortent.) 


ACTE  IV  159 

SCÈNE    V 

MITRITCH,  seul. 

MITRITCH   (entrant  par  la  porte   cochère,    et    ramassant  du  foin  éparpillé) . 

0  Seigneur  !  Mikola-le.-Mist^ricordieu.v  !..  Que  de 
vodka  ils  ont  bu  !  Et  puis,  comme  ça  sent  partout! 
ça  pue  jusque  dans  la  cour.  Mais  non  1  moi,  je  ne 
veux  pas!  —  Vois-tu  comme  ils  ont  gâté  du  loin  ! 
Pour  manger,  ils  ne  mangent  pas,  ils  ne  font  qu'ef  • 
lleurer  du  museau,  et  toute  une  botte  de  foin  est 
gaspillée  sans  qu'on  s'en  aperçoive...  —  Mais  quelle 
odeur  I  On  dirait  qu'elle  est  sous  mon  nez. . .  Au  diable  ! 

(Il  baille.) 

Il  est  l'heure  de  se  coucher.  Mais  je  n'ai  pas  envie 
de  rentrer  dans  l'isba  :  ça  me  chatouille  le  nez.  Mau- 
dite odeur  ! 

[On  entend  partir  des  voilure-.) 

Ils  sont  partis.  0  Seigneur,  Mikola-le-Miséricor- 
dieux  !..  En  voilà  qui  se  trompent  les  uns  les  au- 
tres !  Des  bêtises^  tout  cela. 


160  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE    VI 

MlïRITCH,     NIKITA 

NIKITA   (entrant). 

Mitritch,  va  donc  te  coucher  sur  le  poêle.  Je  ra- 
masserai moi-même. 

MITRITCH 

Soit.Doune-s-en  aux  moutons...  Eh  bien  !lesa-t-ou 
déjà  expédiés  ? 

NIKITA 

Expédiés...  Mais  cela  ne  va  pas;  je  ne  sais  plus 
que  faire. 

MITRITCH 

Quelle  ficûte  !  Eh  bien!  quoi  !  il  y  a  pour  cela  les 
Enfants-Trouvés!  Qui  que  ce  soit  qui  sème,  eux 
reçoivent  tout.  Porte-leur-en  tantque  tu  voudras,  on 
ne  te  demandera  rien,  et  on  te  donnera  encore  de 
l'argent.  Seulement,  il  faut  faire  la  nourrice.  Aujour- 
d'hui, tout  est  bien  simple. 

NIKITA 

Et  toi,  prends  garde,  Mitritch  ;  s'il  y  a  quelque 
chose,  n'en  parle  pas  trop. 


ACTE  IV  161 

MITRITCH 

Moi  !  qu'est-ce  que  ça  me  fait  ?  Fais  disparaître  les 
traces,  comme  tu  sais...  Mais  comme  tu  sens  la 
vodka  !...  Ah  !  je  m'en  vais  dans  l'isba. 

(II  sort  eu  bâillant.) 

0  Seigneur  ! 


SCÈNE    VII 

NIKITA,   seul. 

NIKITA 
(Il  reste  longtemps  silencieux,  puis  s'assied  sur  le  traiueau.) 

En  voilà  des  affaires  ! 


SCÈNE    YIII 

iMKITA,  ANISSIA 

ANISSÎA     (e.it.-ai,t). 

OÙ  es-tu  donc  ? 

11 


162  LA  PlJlSSANCK  DES  TENEBRES 


Par  ici. 

AMSSIA 

Qu'as-tu  donc  à  rester  assis  là  ?  Il  n'y  a  pas  de 
temps  à  perdre.  Il  faut  l'emporter  de  suite. 

NIKITA 

Et  qu'en  ferons-nous?  Quoi? 

ANISSÎA 

Quoi  ?  mais  je  te  l'ai  dit,  quoi  !  Fais  comme  je  t'ai 
dit. 

NIKITA 

Il  vaudrait  mieux,  le  meltre  aux  Enfants-Trouvés. 

AMSSIA 

Alors  prends-le  et  porte-le,  toi,  situ  veux.  Pour 
faire  des  vilenies,  tu  as  du  cœur;  mais  quand  il  faut 
en  subir  les  consé([uences,  alors  lu  faiblis. 

XIKITA 

Que  faire  alors  ? 

AMSSIA 

Je  te  l'ai  dit  :  va  dans  la  cave  et  creuse  une 
fosse. 

ISIKITA 

Mais  si  on  faisait  autre  chose! 


ACTE  IV  163 

ANISISA     ,'le  contrefaisant]. 

Si  on  faisait  autre  chose!...  Eh  bien,  non!  on  ne 
peut  pas  l'aire  autre  chose.  C'est  avant  que  tu  aurais 
dû  y  songer.  Va  ou  Ton  t'envoie 

XIKITA 

Ah  !  quelle  affîure  !  quelle  affaire  ! 


SCÈNE   IX 

LES   AIÈ.MES,  plus   ANIOUÏKA 
AMOCTKA 

Ma  petite  mère,  l'accoucheuse  appelle.  La  sœur  a, 
je  crois,  un  petit  en  Tant...  Gomme  je  respire;  il  crie. 

ANISSIA 

Tu  mens,  tu  mens,  qu'une  paralysie  te  frappe!  Ce 
sont  des  petits  chats  qui  miaulent.  Rentre  dans  l'isba 
et  couche-toi  ;  sinon,  je  t'en  donnerai. 

AiMOL'TKA 

Ma  petite  mère,  ma  chère  petite  mère,  parole,  par 
Dieu  !... 


164  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

AMSSIA     (leTaiil  l.i  main). 

Je  t'en  donnerai  !...  Que  je  ne  sente  plus    ici  ton 
souf  ile  ! 

(aMOUTKA    se  sauve.) 


SCÈNE    X 

ANISSIA,  NIKITA 

AMSSIA 

A  l'ouvrage,  donc,  loi,  qu'on  te  dit!  Sinon,    gare 


à  toi! 


(Elle  sort.) 


SCÈNE    XI 

NIKITA,    seul. 

NIKITA   (après  un  long  silence). 

En  voilà,  des  affaires!    Oh!  ces  babas,  malheur  ! 
«  Toi,  qu'elle  dit,    c'est  avant   que  tu   aurais   dû  y 


ACTE  IV  i6o 

soiij^'er  !  »  Mais  quand  aurait-il  fallu  y  songer  ? 
Quand?  je  me  le  demande...  Quoi!  L'été  dernier, 
cette  Anissia  s'est  accrochée  à  moi. . .  Eh  bien  !  quoi? 
J'ai  effacé  le  péché  comme  il  le  fallait.  Je  ne  suis 
point  coupable  ici  ;  ces  choses-là  arrivent  souvent. 
Etpuis,  cette  poudre... -Mais  est-ce  moi  qui  lui  ai 
conseillé  cela?...  Mais  si  alors  je  l'avais  su,  jel'aurais 
tuée,  cette  chienne  !  Parole,  je  l'aurais  tuée!...  Elle 
m'a  rendu  complice  de  ses  vilenies,  la  gueuse.  Et 
m'a-t-elle  dégoûté,  depuis  !  Elle  m"a  dégoûté  à  ne 
pouvoir  plus  la  regarder,  quand  ma  mère  m'a  raconté 
la  chose.  Et  comment  vivre  avec  elle?...  C'est  alors 
que  ça  a  commencé!...  Cette  fille  qui  s'accrochait 
aussi àmoi,  eh  bien  !  qu'y  faire?  Si  ce  n'eût  été  moi, 
c'eût  été  un  autre  ;  et  maintenant  voilà!  Ici  encore, 
je  ne  suis  pas  coupable...  Ah!  quelle  aifaire!... 

(Il  demeure  songeur.) 

Sont-elles   osées,  ces  babas  ?    Qu'ont-elles  mani- 
gancé là!  Mais  je  ne  m'y  prêterai  pas! 


16iî  LA  PlISSANCE  DES  TENEBRES 


SCÈNE    XII 

NIKITA,    MATRENA 

MATREXA 
(Elle  entre  précipita mment  avec  une  lanterne  et  une  pioclic.) 

Que  fais-tu  là,  assis,  comme  une  poule  qui  couve?... 
Que  fa  dit  la  baba?  A  Touvrage,  donc! 

NIKITA 

Et  vous,  quefercz-vous? 

MATRKNA 

Nous,  nous  savons  que  faire.  Toi,   occupe-toi  de 
ta  besogne. 

NnCITA 

Vous  m'entortillez. 

MATREXA 

Quoi  donc?  Tu  voudrais  reculer  maintenant!... 
Quand  vient  le  moment  d'agir,  tu  recules! 

NIKITA 

Mais  il  ne    s'agit   pas  d'une  bagatelle.   C'est  une 
âme  vivante... 

MATREXA 

Eh!  une  âme  vivante...  Quv  a-t-illà?...  Une  âme 


ACTE  IV  167 

qui  tic'utà  peine  au  corps!...  Et  qu'en  Ferions-nous? 
Va  donc  le  porter  aux  Enfants-Trouvés  :  il  mourra 
dans  tous  les  cas;  et  l'histoire  s'ébruitera,  se  répé- 
tera partout,  et  la  lîlle  nous  restera  sur  les  bras. 

NIKITA 

Et  si  on  vient  à  le  savoir  ? 

MATRENA  ( 

Dans  sa  propre  maison,  ne  pas  faire  la  chose! 
Mais  nous  la  ferons  de  manière  qu'on  ne  s'en  dou- 
tera pas.  Fais  seulement  ce  que  je  te  dis.  Pour  notre 
besogne  de  baba,  nous  avons  besoin  d'un  moujik... 
Prends  donc  la  pioche,  descends,  et  à  l'ouvrage. 
Moi,  je  t'éclairerai. 

NIKITA 

Qu'y  a-t-il  donc  à  faire? 

MATRENA  (baissant  la  voix'*. 

Creuse  une  petite  fosse  ;  puis  nous  l'apporterons 
et  nous  le  cacherons  vivement...  Voilà  qu'elle  ap- 
pelle de  nouveau...  Va  donc,  moi  je  reviens. 

NIKITA 

Est-ce  qu'il  est  mort  ? 

JIATRENA 

Certainement  qu'il  est  mort.  Mais  il  faut  se  dépê- 
cher. Tout  le  monde  n'est  pas  encore  couché  :  on  en- 


16S  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

tendra,  on  verra,  et  les  méchants,  c'est  tout  ce  qu'ils 
demandent.  Et  l'ouriadnik  qui  est  encore  venu  ce 
soir!...  Fais  donc  ce  que  je  te  dis. 

(Elle  lui  tend  la  pioche.) 

Descends  dans  la  cave;  creuse  dans  un  coin  une 
petite  fosse  ;  la  terre  est  molle.  Après,  tu  nivelleras 
de  nouveau.  Notre  petite  mère  la  terre  ne  le  dira  à 
personne.  Elle  nivellera  comme  une  vache  de  sa 
langue.  Va  donc,  va,  mon  fils. 

NIKITA 

M'entortillez-vous  assez!  Laissez-moi  tranquille! 
Parole,  je  vais  m'en  aller.  Vous,  faites  comme  vous 
savez. 


SCÈNE   XIII 

LES   MÊMES,    plus  ANISSIA 

ANISSU  (de  la  porte). 

Eh  bien!  a-t-il  déjà  creusé,  ou  quoi? 

MATRENA 

Pourquoi  es-tu  partie?  Où  l'as-tu  laissé? 


ACTE  IV  169 

Je  l'ai  recouvert  d'un  chifrou  :  on  ne  Tcntendra 
pas.  A-t-il  creusé? 

MATREXA 

Il  ne  veut  pas. 

AMSSIA 
(Elle  entre  en  courant;  avec  rage  :  ) 

Une  veut  pas!...  Veut-il  donc  servir  de  pâture 
aux  poux  de  la  prison  ?  Je  vais  sur  le  champ  tout 
révéler  à  l'ouriadnik.  C'est  me  perdre  aussi  ;  n'im- 
porte, j'irai  dire  tout. 

XIKITA  (atterré). 

Que  dis-tu  là  ? 

AMSSIA 

Oui,  je  dirai  tout...    Qui  a  pris  l'argent? —   Toil 

(XIKITA  garde  le  silence). 

Le  poison...  qui  l'a  donné?  Moi...  —  Mais  tulesa- 
vais,  tu  le  savais,  tu  le  savais...  Nous  étions  d'ac- 
cord. 

MATREXA 

Assez!  Assez!...  Toi,  Mikitka,  pourquoi  refuses- 
tu...  Mon  Dieu  !  que  faire  ?  Il  faut  mettre  la  main  à 
la  pâte.  Va  donc,  ma  petite  baie. 

ANISSIA 

Vois-tu,  le  délicat!  Il  ne  veutpas  !...  Tu  m'as  assez 


170  LA  PUISSANCE  DES  TKNEBÎŒS 


fait  do  misères;  en  voilàassez!  Tu  m'as  assez  piétinée. 
A  mon  tour,  maintenant!  Va,  te  dis-je,  sinon  je  fe- 
rai... Prends  la  pioche  et  va. 

XIKITA 

Mais  qu'as  tu  donc  à  me  tourmenter! 

(Il  prend  la  pioche  ;  hésitant  '.  ) 

Si  je  ne  veux  pas,  je  n'irai  pas. 

AXISSIA 

Tu  n'iras  pas? 

(Criant  :) 

Hé!  les  gens!  Hé!.., 

MATRENA  (lui  mettant  la  main  sur  la  bouche). 

Que  fais-tu  là?  Tu  es  folle!...  Il  va  y  aller...  Va 
donc,  mon  petit  lils,  va  donc,  mon  beau. 

ANISSIA 

Je  vais  ameuter  tout  le  monde. 

NIKITA 

Allons,  assez  !  Oh  !  ces  femmes  ! . . .  Dépêchez-vous. . . 
Soit! 

(Il  se  dirige  vers  la  cave.) 
MATRENA 

Eh  oui  !  ma  petite  baie,  c'est  comme  ça  -,  quand 
on  sait  s'amuser,  il  faut  savoir  aussi  dissimuler  les 
suites. 


ACTE  IV  171 

AMSSIA   (toujours  animée). 

Il  m'a  déjà  assez  balbuée,  avec  sa  gueuse.  Mais  eu 
voilà  assez.  Au  moins,  J3  no  serai  plus  la  seule...  Il 
sera  aussi  un  assassin...;   qu'il  sache  ce  que  c'est. 

MATUEXA 

Allons,  allons,  voilà  qu'elle  s'échauffe.  Toi,  ma 
lille,  ne  te  lâche  pas...  doucement,  doucement;  ça 
vaut  mieux.  Ya  donc  retrouver  la  fille.  Lui  fera  sa 
besogne. 

(Elle  suit  XIKITA  avec  la  lanterne.  NIKITA  entre  dans  la  cave.) 
AMSSIA 

Et  c'est  à  lui  aussi  que  j'oidonnerai  d'étouffer  son 
bâtard. 

(S'animant  de  plus  en  plus.) 

Je  me  suis  assez  fatiguée  à  tirer,  toute  seule,  les 
os  de  Petr...  Qu'il  en  tàte,  à  son  tour.  Je  n'aurai  pas 
même  pitié  de  moi,  je  l'ai  dit,  que  je  n'aurai  pas 
pitié! 

NKITA  (de  la  cave,  à  MATREXA  :  ) 

Éclaire-moi  donc  ! 

MATKEXA 

(Elle  réclaire.  A  AXISSIA.) 

Il  creuse.  Va  le  chercher. 

AXISSIA 

Reste  avec  lui,  car  le  gueux  serait  encore  capable 
de  se  sauver;  et  moi,  je  vais  l'apporter. 


172  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

Ne  va  pas  oublier  do  faire  sur  lui  le  signe  de  la 
croix;  sinon,  c'est  moi  qui  le  ferai.  N'y  a-t-il  point 
une  petite  croix? 

ANISSIA 

J'en  trouverai  une,  je  sais  oii. 

(Elle  sort.) 


SCÈNE   XIV 

MATRENA  [seule),  MKIÏA  (dans  la  cave). 

MATRENA 

Vois-tu  comme  elle  est  en  colère,  cette  baba;  il  est 
vrai  qu'il  y  a  de  quoi!...  Enfin,  Dieu  merci!  nous 
allons  en  iinir.  Rien  n'en  transpirera.  Nous  nous 
débarrasserons  de  la  fille  sans  péché;  et  alors  mon 
petit  fils  n'aura  plus  (ju'à  vivre  tranquillement.  Chez 
lui,  grâce  à  Dieu,  rien  ne  manque.  Moi,  il  ne  m'ou- 
bliera pas.  Sans  Matrena,  que  serait-il?  Il  n'aurait 
rien  pu  faire. 

(Elle  se  penche  au-dessus  de  la  cave.) 

Eh  bien!  est-ce  prêt,  mon  petit  fils? 


ACTE  IV  173 


NIKITA  (sortant  sa  tèlo  du  la  cave)- 

Allons,  appoi'lez-le...  Qu'est-ce  que  vous  attendez? 
Quand  on  s'y  met,  il  faut  se  dépêcher. 


SCÈNE    XV 

LES  MÊMES,  plus  AXISSIA 


(Elle   va  vers  le   vestibule,  à  la  rencontre  d'AXISSIA  ;  AXISSLi  en  sort 
avec  l'enfant  enveloppé  dans  un  chiCfon.) 

Eh  bien!  as-tu  fait  sur  lui  le  signe  de  la  croix? 

AMSSLV 

Certainement...  C'est  à  grand  peine  que  j'ai  pu  le 
'ui  arracher;  elle  ne  voulait  point  le  lâcher. 

(Elle  s'approche  et  tend  l'enfant  à  NIKITA.) 
NIKITA  (sans  le  prendre). 

Apporte-le  toi-même. 

AXISSIA 

Là,  prends-le,  je  te  dis!... 

(Elle  lui  jette  Tenfant.) 
NIKITA  (le  saisissant; . 

Vivant!...  Ma  petite  mère,  il  bouge...  Vivant!... 
Mais  qu'en  ferai-je? 


174  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRE  i 


ANISSU 

(E!L'  lui  arraclie  l'cutant  des  mains  et  le  jette  dans  la  cave.) 

Étranglo-le  tout  de  suite,  et  il  ne  sera  plus  vivant! 

(Elle  pousse  NIKITA  en  bas.) 

C'est  ton  affaire  :  charge-t'en  tout  seul. 

MATIŒXA   (s'asseyant  sur  une  marclie). 

Il  a  pitié,  le  pauvre  ;  ça  lui  est  dur.  Eh  i)ien  !  quoi  ! 
C'est  son  pâché,  à  lui  aussi. 

(.VNISSIA  se  tient  penchéj  au-de-isus  de  la  cave;   MATREN.X    la   regarde 
et   lui  parle.) 

III!  I-i-ih!  comme  il  a  eu  peur!...  Mais  (juoi!  C'est 
dur,  il  est  vrai;  mais  on  ne  peut  faire  autrement  : 
où  le  mettre/...  C'est  égal,  quand  on  pense  que  des 
l'ois  on  souhaiterait  des  enfants,...  et  voilà  que  Dieu 
n'en  donne  pas  :  ils  viennent  au  monde  morts-nés. 
—  Voilà  par  exemple  la  femme  du  pope...  Tandis 
qu'ici,  oi!i  il  n'en  faut  pas,  il  naît  vivant... 

(Elle  jette  un  coup  d'oil  dans  la  cave.) 

Il  a  fini,  sans  doute. 

(à  ANISSIA.) 

Eh  bien?... 

ANISSIA    (regardant  dans  la  cave). 

Il  l'a  couvert  d'une  planche  et  il  s'assied  dessus.  H 
doit  avoir  fini. 

MATRENA 

Ho!  Ho-o-o!  On  aimerait  mieux  ne  pas  pécher, 
mais  que  faire? 


ACTE  IV  175 

MKITA 

(Il  iOit  tout  ti-cniblant.) 

II  est  encore  vivant!  Je  ne  peux  pas  !  II  est  vivant  ! 

ANISSU 

S'il  est  encore  vivant,  oi!i  vas-tu,  toi? 

(Elle  veut  l'arrêter.) 
XIKITA  (>e  jetant  sur  elle). 

Va-l'en,  ou  je  te  tue  ! 

(Il  la  saisit  par  la  main  ;  elle  se  dégage,  il  la  poursuit  avec  la  pioche  levée.) 
MATRENA  (  s'élançant  au-devant  de  lui,  et  l'arrêtant). 

Anissia,  sauve- toi  sur  le  perron  ! 

(MATP.EXA  veut  lui  prendre  la  pioche.) 
NIKITA  (à  iamcre.) 

Je  le  tuerai,  je  te  tuerai,  toi  aussi!  va-t'en! 

(mATIIENA  se  sauve  près  d'AMSSIA.) 
MKITA  (s'.irrêtant). 

Je  tuerai...  Je  tuerai  tout  le  monde! 

MATREXA  (à   AXISSIA). 

C'est  la  peur.  Ça  ne  fait  rien,  ça  lui  passera. 

.MKITA 

Qu'out-ils  donc  fait,  qu  ont-ils  donc  fait  de  moiî 
Comme  il  piaulait!  comme  il  craquait  sous  moi! 
Qu'est-ce  qu'ils  ont  lait  de  moi!  Et  il  est  encore- 
vivant!  Parole,  il  vit... 


176  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

(Sc  taisant,  et  tendant  l'oreille.) 

II  piaule,  voilà  qu'il  piaule  ! 

(il  court  à  la  cave.) 
MATRKNA  (à  AXISSU). 

Il  va  sans  doute  Tea terrer... 

(à  NIKITA.) 

Nikita,  prends  donc  la  lanterne. 

r^IKITA  (sans   répondre,  écoutant  toujours}. 

On  n'entend  plus.  C'était  une  idée. 

(il  s'éloigiis  et  s'arrête.) 

Comme  ils  craquaient  sous  moi,  ses  petits  os! 
iviT...  krr...  Qu'est-ce  qu'ils  ont  fait  de  moi! 

(il  écoute  de  nouveau.) 

Il  piaule  encore,  parole,  il  piaule  !  Mais  qu'est-ce 
donc?  Petite  mère,  hé!  petite  mère  ! 

(Il  S:,'  dirige  vers  elle.) 
MATRENA 

Quoi,  mon  lils? 

NIKITA 

Ma  petite  mère,  ma  chère  petite  mère,  je  n'en  peux 
plus,  je  n'en  peux,  plus  ;  ma  chère  petite  mère,  aie 
pitié  de  moi  ! 

MATRENA 

Oh!  comme  tu  as  peur,  mon  ami!  Va  donc,  va 
boire,  pour  reprendre  courage,  un  peu  de  vodka,  va 
boire. 


ACTE  IV  177 


NIKITA 

Ma  chère  petite  mère,  voilà  ([iie  c'est  mon  tour. 
Qu'avez-vous  fait  de  moi?  Comme  ils  craquaient,  ses 
petits  os;  et  comme  il  piaulait!...  Ma  chère  petite 
mère...  Qu'avez-vous  fait  de  moi? 

(Il  s'éloigna  et  s'assied  sur  le  traîneau.) 
MATREXA 

Va  donc  boire,  mon  ami...  C'est  en  effet  pendant 
la  nuit  que  ça  fait  peur.  Laisse  passer  un  peu  de 
temps  :  le  jour  va  venir,  puis  un  autre,  un  autre 
encore,  et  tu  oublieras  même  d'y  songer...  Laisse 
l'aire  le  temps.  Ou  mariera  la  fille,  et  tu  ne  penseras 
même  plus  à  tout  cela.  Mais  bois,  va  donc  boire  un 
peu,  j'arrangerai  moi-môme  dans  la  cave. 

(NIKITA  se  secouant). 

Y  a-t-il  encore  de  la  vodka?  Je  veux  boire. 

(Ilsort.  ANISSIA)  ,jui  setenait  pendant  tout  ce  temps  près  du  traîneau,  s'écarte 
silencieusement.) 


SCÈNE  XVI 

MATREXA,  ANISSIA 

IIATRENA 

Va,  va,  ma  petite  baie,  moi  je  me  charge  du  reste  ; 

12 


178  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 

je  l'enfouirai  moi-même...  Où  a-t-il  jeté  la  pioche? 

(Elle  trouve  la  pioche  et  de^ccnl  jusqu'à  tni-coips  dans  la  cave.) 

Anissia,  viens  ici,  cclaire-moi. 

ANISSIA 

Et  lui,  donc? 

MATRENA 

Lui,  il  a  trop  peur.  Tu  l'as  trop  secoué;  laisse-le, 
il  va  revenir  à  lui.  Qu'il  aille  avec  Dieu!  Je  veux 
prendre  moi-même  cette  peine.  Pose  ici  la  lanterne, 
(juej'y  voie. 

(Elle  disparaît  dans  la  cave.) 
ANISSL^  (allant  à  la  porte  par  où  est  sorti  NIKITA). 

Eli  bien!  t'es-tu  assez  amusé  ?  Vivais-tu  assez  lar- 
gement !  Etmaintenaiit,  attends,  tu  sauras,  toiaussi, 
ce  que  c'est  :  tu  en  rabattras  !  i 


SCÈNE    XYII 

LE  s  M  È  M  E  S,  i>lus  N I K 1  T  A 

NIKITA 
(II  soi't  vivement  (lu  vc>tll)uIo  et  court  à  la  cave.) 

Ma  petite  mère  !  Hé  !  Hé! 


ACTE  IV  179 

MATRENA  (sortaat  de  U  cave). 

Quoi,  mon  fils? 

NIXITA  (écaatant). 

Ne  l'enterre  pis;  il  est  vivant!  Est-ce  que  tu  ne 
l'entends  pas?  Il  est  vivant!  Voilà  qu'il  piaule... 
Voilà...  Je  l'entends... 

MATRENA 

Mais  où  l'entends-tu  crijr  ?  Tu  Tas  aplati  comme 
une  galette.  Il  a  la  tête  tout  écrasée  ! 

NIKITA 

Mais  qu'est-ce  donc  ? 

(Il  se  bouche  les  oreilles.) 

Il  piaule  toujours...  C'en  est  lait  de  ma  vie,  c'en 
est  fait!  Qu'est-ce  qu'ils  ont  fait  de  moi  ?...  Oia  me 
sauver? 

(Il  s'assied  sur  la  première  marclic.) 


FIN     DU    QUATRIEME      ACTE. 


VARIANTE  DU  QUATRIÈME  ACTE 


VARIANTE  DU  QUATRIÈME  ACTE 


(Au  lieu  des  scènes  xiil,  xiv,  xv  et  xvi  di;  quatrième   acte,  ou  peut  lire  la 
variante   suivante.) 


DEUXIEME     TABLEAU     DU     QUATRIÈME    ACTE 
(La  scène  représente  l'isba  du  premier  acte.) 

SCÈNE     PREMIÈRE 

ANIOCTKA   (déshabillée,  étendue  sur  sa  eoucbette  et  couverte   d'un    caftan). 
MITRITCH  (assis  sur  le  poêle  et  fumantj. 

MITRITCH 

Vois-tu  comme  ils  ont  rempli  toute  l'isba  d'une 
odeur  de  vodka!  Qu'on  leur  enfourne  un  gâteau  aux 
pois  dans  la  bouche  !  Verser  le  bien  par  terre!...  Im- 
possible de  la  dissiper  même  avec  le  tabac;  ça  cha- 
touille le  nez...  0  Seigneur!...  Dormons! 

(Il  s'approche  de  la  pelite  lampe  et  va  pour  l'éteindre.) 
ANTOUTKA  (se  levant  vivement  et  s'asscyant)  . 

Petit  grand-père,  n'éteins  pas,  mon  chéri. 


184  LA  PUISSANCE  OES  TÉNÈBRES 


MITRITCH 

Pourquoi  ne  pas  éteindre? 

AAIOUTKA 

On  faisait  du  bruit  tout  à  l'heure  dans  la  cour. 

(Écoutant.) 

Entends-tu  ?  Ils  sontretourr.es  au  hangar. 

MITRITCH 

Que  t'importe?  On  ne  te  le  demande  pas.  Couche- 
toi  et  dors.  Je  vais  éteindre  la  lumière. 

(Il  baisse  la  mèche.) 
AMOUTKA 

Petit  grand-père,  mon  or,  n'éteins  pas  tout  à  fait. 
Laisse  au  moins  un  filet  de  la  grosseur  d'un  œil  de 
souris.  Autrement,  j'ai  peur. 

MITRITCH  (riant). 

Allons,  bon,  boni 

(S'asseyant  près  d'elle.) 

De  quoi  as-tu  peur? 

AXIOUTKA 

Comment  ne  pas  avoir  peur,  petit  grand-père?  La 
sœur,  comme  elle  s'agitait,  comme  elle  se  cognait  la 
tête  contre  la  malle! 

(Baissant  la  voix.) 

Moi,  je  sais...  Il  y  a  un  petit  enfant  qui  veut  naî- 
tre... Peut-être  qu'il  est  déjà  né. 


VAHIANTE  DU  QUATIUÈME  ACTE  185 


MITRITCH 

Ouelle  petite  folle!  Que  les  grenouilles   te   piéti- 
nent !  11  te  faut  tout  savoir!...  Couche-toi  et  dors. 

(aMOUTKA    se  couche,] 

A  la  bonne  heure  ! 

(Il  la   couvre  du  caftan.) 

A  la  bonne  heure!.,.  Autrement,  si  tu  sais  trop, 
tu  deviendras  vite  vieille, 

AMOUTKA 

Et  toi,  est-ce  que  lu  vas  aller  sur  le  poêle? 

MITRITCH 

Et  où  donc  ?  Quelle  sotte  tu  fais  !  Il  lui  faut  tout 
savoir. 

(Il  la  couvre  encore  et  se  lève.) 

Eh  bien!  reste  couchée  comme  ça  et  dors. 

(Il  se  dirige  vers  le  poêle.) 
AMOUTKA 

11  a  jeté  un  cri,  et  maintenant  on  n'entend  plus. 

MITRITCH 

0  Seigneur!  Mikola-le -Miséricordieux!  Qu'est-ce 
qu'on  n'entend  plus  ? 

AMOUTKA 

Le  petit  enfant. 


186  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

3IITRITCH 

Mais  puisqu'il  n'existe  pas,  on  ne  peut  pas  l'en- 
tend re. 

ANIOUTKA 

Et  moi,  je  l'ai  entendu. ..  comme  je  respire...  je 
l'ai  entendu.  Il  a  crié  comme  ça. 

MITRITCH 

Tu  as  trop  entendu.  Et  n'as-tu  pas  entendu  parler 
d'une  petite  fille  comme  toi,  que  l'Esprit-des-Forêts 
fourra  daus  un  sac  et  emporta  bien  loin  ? 

ANIOUTKA 

Quel  Esprit-des-Forèts  ? 

MITIUTCH 

C'est  justement  celui-là. 

(Il  monte  sur  le  poêle.) 

il  est  bon,  aujourd'hui,  le  poêle,  et  chaud...  c;i 
l'aitplaisir,  ô  Seigneur!  Mikola-le-Miséricordieux  ! 

ANIOUTKA 

Petit  grand-père,  est-ce  que  tu  vas  dormir? 

MITHITCH 

Tu  crois  donc  que  je  vais  chanter? 

(Un  silence.) 
ANIOUTKA 

Petit  grand-père  !  Hé!  petit  grand-père  !  On  creuse 


VARIANTE  Di;  UrATHlMME  ACTE  187 

la  terre,  ciitends-tu  connu;'   on  creiisc!    Comme  je 
respire.. .  on  creuse. 

M!TP.ITi:H 

Que  va-t-elle  imaginer?  On  creuse!  On  creuse  la 
nuit  !  Qui  creuse?  C'est  la  vache  qui  se  frotte...  Et 
toi,  tout  de  suite  :  «  On  creuse  !  »  Dors,  je  t'ai  dit  ; 
autrement  j'éteins  la  lumière. 

AXIOLTKA 

Mon  petit  grand-père  chéri,  n'éteins  pas!  Je  ne  le 
ferai  plus,  par  Dieu,  je  ne  leferai  plus.  Je  suis  épou- 
vantée. 

jnTRITCH 

Épouvantée?  Eh  bien  I  n'aie  pas  peur,  et  tu  ne 
seras  pas  épouvantée.  Elle  a  peur,  et  voilà  qu'elle  se 
dit  épouvantée!...  Comment  ne  serais-tu  pas  épou- 
vantée, puisque  tu  as  peuri  Quelle  petite  solte  ! 

(Un  silence.  Le  cri-cri.) 
AXIOL'TKA  (à  voix  basse). 

Petit  grand'père!  Hé!  petit  grand'pèrc!  tu  t'es  en- 
dormi ? 

MITRITCH 

Qu'y  a-t-il  encore  ? 

AXIOUTKA 

Gomment  est  donc  cet  Esprit-des-Forêts? 


188  LA  PUISSANCE  DKS  TKXEHUES 

MITRITCU 

Il  est  comme  ça...  Et  quand  il  rencontre  une  petite 
lille  comme  toi,  qui  ne  veut  pas  dormir,  alors  il 
arrive  avec  son  sac,  y  fourre  la  petite,  y  entre  lui- 
même  avec  sa  tête,  lui  relève  sa  petite  chemise  et  la 
fouette. 

ANIOUTKA 

Et  avec  quoi,  il  la  fouette? 

MITRITCH 

Il  prend  des  verges. 

ANIOUTKA 

Mais  il  n'y  verra  pas  dans  le  sac. 

MITRITCH 

N'aie  pas  peur,  il  y  verra  bien. 

ANIOUTKA 

Et  moi  je  le  mordrai. 

MITRITCH 

Non,  frère,  tu  ne  le  mordras  pas. 

ANIOUTKA 

Petit  grand' père,  quelqu'un  vient.  Quiest-cedonc? 
Ah!  ma  petite  mère,  qui  est-ce  donc! 

anTRiTCH 
Eh  bien!  si  on  vient,  qu'on  vienne!  Qu'as-tudonc? 
C'est  ta  mère,  sans  doute,  qui  vient. 


VARIANTE  DU  QUATRIÈME  ACTE       1.S9 


SCÈNE    II 

LES   MÊMES,    PLUS   AMSSIA 

AMSSIA   (entrant). 

Anioutka! 

(AXIOUTKA  fait  semblant  de  dormir). 

Mitritch  ! 

MITRITCH 

Quoi? 

AXISSU. 

Pourquoi  laissez-vous  brûler  la  lampe?  Nous  nous 
coucherons  bien  sans  lumière, 

MITRITCH 

Mais  je  me  couche  à  peine.  Je  vais  l'éteindi'e. 

AXISSIA  (chercliant  dans  la  malle  et  grommelant). 

Quand  on   a  besoin  de  ({uelque  chose,  on  ne  le 
trouve  jamais. 

MITRITCH 

Qu'est-ce  que  tu  cherches? 


190  LA  PUISSANCE  DES  TENEBHES 

AMSSIA 

Je  cherche    la  croix.    Dieu    préserve!   S'il  allait 
mourir,  il  ne  serait  pas  baptisé...  C'est  un  péché. 

MITRITCH 

Certainement  il  faut  tout  faire  dans  les   règles... 
Eh  bien!  l'as-tu  trouvée? 

ANISSIA 


Oui. 


(Rlle  sort  ) 


SCÈNE    III 

MITUITCII,  ANIOUTKA 

MITRITCH 

A  la  bonne  heure!  Autrement,  je  lui  aurais  donné 
la  mienne.  0  Seigneur! 

ANIOUTKA  (se  soulevant  vivement  toute  tremblante). 

0-0-oh!  petit  grand-père!  ne  t'endors  pas,  au  nom 
du  Christ.  J'ai  terriblement  peur. 


VARIANTE  DU  nUAiniÈME  ACTE  191 


MITRITCH 

Et  de  quoi  peur? 

AXIOrXKA 

11  va  mourir,  bien  sûr,  le  petit  enfant.  Chez  la  tante 
Arina.raccoucheusel'avaitaussi  baptisé  et  il  est  mort. 

MITRITCH 

S'il  meurt,  on  l'enterrera. 

A.MOUTKA 

Peut-être  il  ne  mourrait  pas,  mais  la  babouchka 
Matrena  est  ici.  J'ai  bien  entendu  ce  que  la  babouchka 
disait...  comme  je  respire...  je  l'ai  entendu. 

MITRITCH 

Qu'est-ce  que  tu  as  entendu?  Dors,  je  te  dis.  Cou- 
vre-toi la  tête  et  voilà  tout. 

AXIOCTKA 

Et,  s'il  eût  vécu,  je  l'aurais  soigné! 


MITRITCH  (beuglaal). 


0  Seigneur 


AXIOUTKA 

Mais  où  iront-ils  le  cacher? 

mTRITCH 

On  le  cachera  où  il  faut.  Ce  n'est  pas  ton  afîaire. 


192  LA  PUISSANCE  DKS  TKNEBRES 

Dors,  je  t'ai  dit,  voilà.  Ta  mère  va  venir,  et  elle  t'en 
donnera. 

(Un  silence.) 
ANIOUTKA 

Petit  grand-père!  Et  la  petite  iilleque  tu  disais,  on 
ne  Ta  pas  tuée? 

MITKITCH 

Celle-là  est  devenue  grande. 

ANISSIA 

Tu  disais,  petit  grand-père,  qu'on  l'avait  trouvée/ 

MITRITCH 

Oui,  on  l'avait  trouvée. 

ANISSIA 

Mais  où  donc  l'avait-on  trouvée,  dis-moi? 

MITRITCH 

Mais  dans  leur  maison...  On  était  arrivé  dans  un 
village  et  les  soldats  furetaient  dans  toute  la  maison. 
Et  voilà  qu'on  aperçoit  justement  cette  petite  fille 
couchée  sur  le  ventre.  On  voulait  l'assommer;  mais 
moi  j'ai  eu  pitié  et  je  l'ai  prise  dans  mes  bras  ;  elle 
résistait,  devenait  lourde  comme  un  poids  de  cinq 
pouds  ',  s'accrochait  à  tout  ce  qu'elle  trouvait  :   im- 

1.  Un  pond  vaut  environ  seize  Ivilogrammes. 


VARIANTE  DU  QUATRIEME  ACTE  193 

possible  de  l'en  arracher.  Eh  bien  !  je  la  pris  et  me 
rais  à  lui  caresser,  lui  caresser  la  tête  ;  et  elle  qui  se 
hérissait  comme  un  porc  épie,  la  voilà  qui  se  tait. 
Je  trempe  un  croûton  et  je  le  lui  donne  :  elle  com- 
prend et  se  meta  manger...  Qu'en  faire?  Nous  l'avons 
prise.  Nous  l'avons  prise  avec  nous  et  nous  l'avons 
nourrie.  Elle  s'habitua  à  tel  point  que  nous  l'emme- 
nions en  campagne;  elle  était  toujours  avec  nous. 
La  belle  fille  que  c'était! 

ANIOUTKA 

Est-ce  qu'elle  n'était  pas  chrétienne  ? 

MITRITCH 

Qui  le  sait  ?  Pas  tout  à  fait,  disait-on  ;  ces  gens-là 
n'étaient  pas  de  la  nôtre  ^. 

A.MOUTKA 

Allemands? 

JIITRITCH 

Eh  !  comme  tu  es  !...  Allemands  !  non,  pas  des 
Allemands,  des  Asiatiques.  Ils  sont  comme  des  Juifs 
sans  être  des  Juil's.  Ce  serait  plutôt  des  Polonais,  et 
pourtant  des  Asiatiques,  ils  s'appellent  Kroudli... 
Krougli^  ...  J'ai  déjà  oublié.  Nous  avions  nommé  la 
lille  Sachka...    Qu'elle  était  belle  !   J'ai  tout  oublié, 


1   Sou.'j-enitenclu  religion. 

2.  Miliitch  veut  dire  Koardi  les  Kurdes].  Krougli  signifie  ronds. 

13 


194  LA  PUISSANCE  DES  TExNEBHES 

mais  non  pas  cette  fillette...  Qu'on  lui  mette  un 
gâteau  aux  pois  dans  la  bouche  !  Je  la  vois  encore 
aujourd'hui  ;  de  tout  mon  service,  c'est  elle  seule 
que  je  me  rappelle.  Gomment  on  me  fouettait,  et  le 
souvenir  de  cette  fille,  voilà  tout  ce  qui  m'est  resté 
dans  la  mémoire.  Elle  se  suspendait  au  cou,  et  on  la 
portait  ainsi.  C'était  une  fille...  On  aurait  beau  cher- 
cher, jamais  on  ne  trouverait  la  pareille...  On  la 
doima  ensuite.  La  femme  du  chef  de  peloton  l'adopta 
pour  sa  fille...  La  bonne  fille  qu'elle  fit  !  Les  soldats 
la  regrettèrent  beaucoup. 

ANIOUTKA 

Voilà  aussi,  petit  grand-père  ;  quand  mon  père  se 
mourait  —  tu  ne  vivais  pas  encore  chez  nous  —  il 
appela  Mikita  et  lui  dit  :  «  Pardonne-moi,  qu'il  dit, 
Mikila.  o  Et  il  se  mit  à  pleurer. 

(Elle  soupire.) 

Ça  fait  pitié  aussi. 

MITRITCH      • 

Ah  !  voilà  ce  ({ue  c'est... 

ANIOUTKA 

Petit  grand-père  !  hé  !  petit  grand-père.  Voilà 
<(u'ou  fait  encore  du  bruit  dans  la  cave...  Oh  !  mes 
petites  mères,  mes  petites  sœurs  !  Oh  !  mon  petit 
grand-père  !  Que  vont-ils  faire  de  lui  ?  Ils  vont  le 
perdre.  11  est  si  petit...  O-o-oh  ! 

(Elle  so  cacbc  la  tète  et  pleure.) 


VAUIA.NTE  DU  (jLAiUlÉME  ACTE  195 


MITRITGH  (écoutant). 

Us  font  effectivement  quelque  vilenie.  Que  cela  les 
gonfle  comme  une  montagne  I  Qu  elles  sont  ignobles, 
ces  babas,  aussi  !  Les  moujiks,  certes,  ne  valent  pas 
cher,  mais  les  babas  !...  Des  fauves!  Elles  n'ont  peur 
de  rien. 

AMOUTKA  (âo  soulevant). 

Petit  grand-père  !  hî  !  petit  grand-père. 

MITRITCII 

Quoi,  encore  ? 

AXIOUTKA 

Hier  un  passant  quis'est  arrêté,  la  nuit,  chez  nous, 
disait  que,  lors([u'un  enfant  meurt,  son  àme  vole 
droit  au  ciel.  Est-ce  vrai  ? 

MITRITCII 

Eh  !  qui  le  sait  ?  Ça  doit  être  vrai.  Mais  pourquoi? 

AMOUTKA 

Au  moins,  si  je  mourais,  moi... 

(Elle  se  met  à  pleurer.) 
MITRITCH 

Si  tumeurs,  tu  ne  compteras  plus. 

A-MOUTKA 

Jusqu'à  dix  ans,  on  est  encore  un  enfant,  et  l'àme 
peut  encore  voler  à  Dieu  ;  après,  elle  se  salit. 


196  LA  PUlSSANCii  DES  TENEBRES 


MIÏRITCH 

Certainemeiitqtictu  te  saliras.  Vous  autres,  sœurs, 
comment  ne  vous  saliriez-vous  pas?  Qui  vous 
apprend  à  vivre  ?  Que  verras-tu  ?  Qu'enteiid.'as-lu  ? 
Rien  que  de  vilaines  choses  !  Moi,  qui  no  suis  pas 
bien  savant,  je  sais  pourtant  quelque  chose,  pas 
beaucoup,  certes,  mais  plus  ({u'une  baba  de  cam- 
pagne. Qu'est-ce  qu'une  baba  de  campagne  ?  De  la 
boue.  Vous  autres,  sœurs,  vous  êtes  des  millions  de 
Russes,  et  vous/êtcs  toutes  aveugles  comme  des  t.iu- 
pes  :  vous  ne  savez  rien,  vous  ne  savez  rien  !  Arroser 
la  mort  avec  du  sang  et  d'autres  choses  de  ce  genre, 
jeter  les  enlants  dans  la  cage  à  poules,  voilà  ce 
qu'elles  savent  faire  I 

AMOUTKA 

Ma  petite  mère  y  est  portée  auisi. 

IIITRÎTCH 

Voilà.  Combien  déraillions  êtes-vous^  vousaulres, 
babas,  et  toutes...  comme  des  fauves.  Telle  elle  a 
grandi,  telle  elle  meurt.  Elle  n'a  rien  vu,  rien  enten- 
du. Le  moujik, lui, au  moins,  il  peut  apprendre  quel- 
que chose  au  cabaret,  ou,  qui  sait  ?  en  prison,  ou  à 
la  caserne  ;  mais  la  baba,  quoi  ?  Non  seulement  elle 
ne  connaît  pas  Dieu,  mais  elle  ne  sait  pas  quel  ven- 
dredi. .  Un  vendredi...  un  vendredi...  demande-lui 
lequel,  elle  ne  le  sait  pas.   Elles  sont  comme  des 


VARIANTE  DU  QUATRIÈME  ACTE  197 


petits  chiens  aveugles  «jai  vont  courant  et  heurtant 
de  la  tête  contre  les  ordures.  Elles  ne  savent  que 
leurs  sottes  chansons:  «  Ho-o-o!  Ho-o-o!  »  Eh  quoi! 
Ho-o-o  ?  Elles  ne  savent  pas. 


Moi,  petit  grand- père,  je  sais  la  moitié   du  Pater 
Noster. 

MITRITCH 

C'est  beaucoup.  D'ailleurs,  on  ne  peut  pas  vous 
demander  grand'chose.  Qui  vous  a  enseignées,  sinon 
un  moujik  ivre  qui  vous  instruit  à  coups  de  brides  ? 
Et  c'est  là  votre  éducation.  Je  ne  sais  même  qui  de- 
vra répondre  de  vous.  Les  recrues,  c'est  le  père  ou 
l'oncle  qui  en  répond;  mais  vous  autres,  sœurs,  on 
ne  peut  rien  exiger  de  vous.  Vous  êtes  tout  simple- 
ment un  bétail  sans  berger.  C'est  une  honte,  ces 
babas...  une  classe  tout  à  fait  sotte,  tout  à  fait  mau- 
vaise, votre  classe. 

.•VNIOL'TKA 

Qu'y  faire  alors? 

MITRITCH 

Eh!  rien  à  y  faire!...   Couvre-loi  la  tête  et  dors. 
0  Seigneur! 

(Un  silence.  I.o  cri-cri. 


198  LA  PUISSANCE  DES  TEAEBUES 

AXIOUTKA  (se  soulevant  vivement). 

Petit  grand-pèrfi  !  Quelqu'un  pousse  des  cris  étran- 
ges I  Parole,  on  crie.  Petit  grand-père  chéri,  on  vient 
ici! 

IIITRITCH 

Couvre-toi  la  tête,  je  t'ai  dit! 


SCÈNE    IV 

LES  MÊMES,  plus  NIKITAetMATRENA 
NIKITA  (entrant). 

Qu'est-ce  qu'ils  ont  fait   de  moi?  Qu'est-ce  qu'ils 
ont  fait  de  moi  ? 

MA.TRENA 

Bois  donc,  bois,  ma  petite  baie,  un   peu  de  vin. 
Qu'as-tu? 

(Elle  prend  le  vin  cl  le  pose  sur  la  table.) 
NIKITA 

Donne,  je  veux  m'enivrer. 

MATRENA 

Pas  si  fort.  On   ne  dort  pas  encore...  Voilà,  bois. 


VARI.^ME  DU  OLATRIE.ME  ACTE  199 

MKITA 

Mais  qu'est-ce  donc?  Pourquoi  avoir  imaginé  cela? 
On  aurait  pu  l'emporter  quelque  part  ! 

MATREXA  (à  voix  basse). 

Tiens-toi  tranquille;  bois  encore  ou  fume;  ça 
dissipera  tes  idées. 

NIKITA 

Ma  chère  petite  mère,  oh!  voilà  que  c'est  mon 
tour  maintenant...  Gomme  il  piaulait!  Gomme  ses 
petits  os  craquaient!...  Krr...  Krr...  Je  ne  suis  plus 
un  homme. 

MATREN'A 

111!  i-i-ih  !  tu  dis  des  bêtises!  G'est  vrai  que  ça 
fait  peur  pendant  la  nuit.  Laisse  donc  passer  un 
jour,  un  autre,  et  tu  n'y  penseras  plus. 

(Elle  s'approche  ds  Nikita,  et  lui  met  la  main  sur  l'épaule.) 
NIKITA 

Va-t'en  loin  de  moi!...  Qu'est-ce  que  vous  avez 
fait  de  moi  ? 

MATRENA 

Enfin,  qu'as-tu  donc,  mon  fils? 

(Elle  lui  prend  la  main.) 
NIKITA 

Va-t'eii  loin  de  moi  !  Jo  te  tuci'ai  !  A  présent  je  me 
sens  capable  de  tout,  moi;  à  présent,  je  te  tuerai! 


200  LA  PUISSANCE  DES  TENElJliES 

MATRENA 

Ah!  Ah!   comme  il  s'est  épouvanté'  Va  donc  te 
coucher. 

NIKITA 

Je  n'ai  pas  ot!i  aller.  Je  suis  perdu  ! 

MATREXA  (hochant  la  tête). 

0-o-oh!  Je  vais  finir;    hii,   il  restera    un    moment 
assis,  et  ça  lui  passera. 

(Elle  sort.) 


SCÈNE   V 

NI  Kl  TA,  MITRITCH,  ANIOUTKA 

NIKITA  (le  visage  caché  dans  ses  mains). 

Il  piaule!  parole,  il  piaule!  voilà,  voilà,..  Je  l'en- 
tends bien.,.  Elle  va  l'enterrer,  parole,  elle  va  l'en- 
terrer,,. 

(Il  court  vers  la  porte.) 


VARIANTE  DU  QUATRIÉ.ME  ACTE  x'Ol 


SCÈNE  YI 

LES  MÊMES,  plus  M  ATRENA 
MATRENA  (revenant,  à  voix  basse). 

Mais  qu'as-tii  donc!  Que  le  Christ  soit  avec  toi! 
Qu'est-ce  que  tu  vas  t'imaginer?  Comment  peut-il 
être  vivant,  puisque  même  ses  petits  os  sont  en 
morceaux. 

NIKITA 

Encore  du  vin  ! 

(Il  hoh.) 
MATREXA 

Va,  mou  lils,  maintenant,  tu  dormiras...  Ça  ne 
fait  rien. 

NIKITA  (debout,  écoutant). 

Il  vit  encore...  Voilà...  Il  piaule...  Est-ce  que  tu 
n'entends  pas?...  Voilà! 

MATRENA  (à  voix  basse). 

Mais  non  ! 

NIKITA 

Ma  petite  mère,  c'en  est  fait  de  ma  vie.  Qu'est-ce 
que  vous  avez  fait  de  moi?  Où  aller? 

(Il  sort  en  courant  de  l'isba.  MATREXA  le  suit.) 


202  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


SCÈNE  VII 

MITRITCH,  ANIOUTKA 
ANIOUTKA 

Mon  petit  grand-père  chéri,  mon  petit  pigeon,  ils 
l'ont  étouffé! 

MITRITCH  (avec  liumeur). 

Dors,  je  te  dis.  Ali  !  que  la  grenouille  te  piétine! 
Voilà,  je  vais  prendre  les  verges...  Dors,  je  te  dis. 

ANIOUTKA 

Mon  petit  grand-père,  mon  or,  qucNiu'un  me  sai- 
sit par  les  épaules,  quelqu'un  me  saisit  de  ses  grif- 
fes, mon  petit  grand-père...  comme  je  respire.  Je 
veux  te  rejoindre  tout  de  suite;  mon  petit  grand- 
père,  mon  or,  laisse-moi  aller  sur  ton  poêle,  laisse- 
moi,  par  le  Christ...  Il  me  saisit...  il  me  saisit!... 
Ah!  Ah! 

(Elle  court  vers  le  poêle.) 
MITRITCH 

Vois-tu  comme  elles  ont  épouvanté  la  petite,  ces^ 
hideuses  babas,  —  que  les  grenouilles  les  piéti- 
nent!... Passe  donc,  quoi! 


VARIANTE  DU  gUATRlÈME  ACTE  203 


AXIOUTKA  (montant  sur  le  poêle). 

Mais  ne  t'en  va  pas,  toi  ! 

jnTRITCH 

Cù  irais-je?  Monte,  monte.  Oli  !  Seigneur!  Mikola- 
le-Saint  !  Sainte-Yierge  deKazan  !..,  Comme  ils  ont 
épouvanté  la  petite  ! 

(II  la  couvre  d'un  caftan.) 

Allons,  petite  sotte...  parole,  une  petite  sotte... 
Comme  on  lui  a  fait  peur...  Oh!  les  gueuses!  Qu'on 
leur  enfourne  dans  la  bouche  un    gâteau  aux  pois! 


FIN  DE  LA  VARIANTE 


ACTE   V 


ACTE    V 


PERSONNAGES  : 

NIKITA. 

ANISSIA. 

AKOULINA 

AKIM. 

M  AT  RE  N  A. 

ANIOUTKA. 

MARINA. 

LE  MARI  DE    MARINA. 

PREMIÈRE  JEUNE  FILLE. 

DEUXIÈME  JEUNE  FiLLE. 

LOURIADNIK. 

UN    COCHER. 

UN    GARÇON  DHONNEUR. 

UNE  MARIEUSE 

LE  FIANCÉ  D'AKOULINA. 

LE  STAROSTE. 

INVITÉS,  BABAS,  JEUNES  FILLES,  LA  FOULE. 

PREMIER  TABLEAU 

(La  scène  représente  un  enclos.  Au  premier  plan,  une  meule  de  bléj  à  gau- 
che, l'aire  ;  adroite,  une  giange.  La  grande  porte  de  la  grange  est  ouverte. 
A  cette  porte,  de  la  paille.  Au  fond,  on  voit  une  iiba  et  on  entend  des  chansons 
et  des  tamb'  urs  de  basque.) 


2C8 


LA  PU1SSA^'CE  rZS  TÉNÈBRES 


SCÈNE    PREMIÈRE 

DEUX    JEUNES  FILLES 

(Elles  débouchent  d'un  sentier  et    passent  près  de  la  grange  en  se  dirigeant 
vers  l'isba.) 

PREMIÉKE  FILLE 

Yois-lu  comme  nous  avons  passé  sans  salir   nos 
souliers!  Par  le  faubourg,  c'eût  été  un  vrai  bourbier. 

(Elles  s'arrêtent  et  s'essuient  les  pieds  à  la  paille.) 
PREMIÈRE  FILLE  (regardant  la  paille  et  remarquant  quelque  chose). 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ? 

DEUXIÈME  FILLE  (examinant)  . 

C'est  Mitritch,  leur  valet  de  ferme.  Vois-tu  comme 
il  s'est  soûlé! 

PREMIÈRE  FILLE 

11  paraît  pourtant  qu'il  ne  buvait  pas. 

DEUXIÈME  FILLE 

Jusqu'aujourd'hui,  sans  doute. 

PREMIÈRE  FI'.IE 

Quoi  donc?  Il  a  dû  venir  ici  pour  chercher  de  la 
paille.  Yois-tu?  il  a  encore  la  cor  je  à  la  main  et  il  se 
sera  endormi  comme  ça. 


ACTE  V  209 

DEUXIÈME    FILLE  (é.outant). 

On  festoie  encore  ;  on  n'a  s ms  donte  pas  encore 
béni. . .  On  dit  qu'Akoulina  n'a  pas  même  pleuré. 

PREMIÈRE  FILLE 

Ma  mère  disait  qu'elle  ne  se  mariait  pas  de  son 
plein  gré.  Mais  son  boau-pVe  l'a  menacée;  sans 
quoi,  pour  rien  au  monde,  elle  ne  se  marierait.  On 
parlait  d'elle,  Dieu  sait  comme.' 


SCÈNE    II 

LES  MÊMES,  PLUS  MARINA 
MARINA   (rejoignant  les  deux  filles). 

Bonjour,  mes  filles. 

LES  DEUX  FILLES 

Bonjour,  petite  tante. 

MAREVA 

C'est  à  la  noce  que  vous  allez,  mes  chères? 


210  LA  PlISSANO:  DES  TENEBRES 

PREMIÈRE     FILLE 

Mais  clic  est  déjà  sur  sa  fin  ;  nous  sommes  venues 
pour  voir  un  peu. 

MARINA 

Envoyez-moi  donc  mon  vieux,  Seraen  deZouïcvo. 
Vous  le  connaissez,  je  crois? 

PREMIÈRE    FILLE 

Comment  donc?...  il  est.  je  crois, parentdu mai ié? 

DEUXIÈME  FILLE 

Pourquoi  n'y  vas-tu  pas  toi-même?  Pourquoi  ne 
pas  aller  à  la  noce? 

MARLVA 

Je  n'en  ai  pas  envie,  ma  iillc.  Et  puis,  je  n'ai  pas 
le  temps;  il  faut  que  je  parte.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas 
pour  la  noce  que  nous  sommes  venus.  Nous  nous 
rendions  à  la  ville  avec  l'avoine;  nous  nous  sommes 
arrêtés  ici  pour  faire  manger  nos  chevaux,  et  Ton  a 
invité  mon  vieux. 

PREMIÈRE    FILI.E 

Et  chez  qui  êtes-vous  descendus?  chez  Fedoritch? 

MARCSA  ' 

Chez  lui...  Je  vais  attendre  ici,  et  toi,  ma  chère, 
fais-le  venir,  mon  vieux.  Dis-lui  que  sa  baba  Marina 


ACTE  V  ^211 

le  demande  pour  partir,  t|ue  les  camarades   attellent 
déjà. 

PREMIÈnE  FILLE 

Soit,  puisque  tu  ne  veux  pas  aller  toi-même. 

(LES   DEUX.  FILLES  s'eloigaentdxn;  la  dirsctioa  dsTisbi.  On  entend 
des  chansons  et  des  tambours  de  hasque.) 


SCÈNE   III 

MARINA,  seule- 
MARINA,   songeuse. 

Ce  ne  serait  pas  un  mal  d'y  aller,  car  je  ne  l'ai 
plus  revu  depuis  le  jour  oii  il  m'a  reniée,  voilà  déjà 
la  seconde  année.  Et  je  voudrais  bien  voir  comment 
il  vit  avec  Anissia.  Les  gens  disent  qu'ils  ne  vivent 
pas  d'accord;  c'est  une  baba  grossière  et  acariâtre, 
.l'espère  qu'il  a  dû  se  souvenir  de  moi  plus  d'une 
fois.  Ah!  il  a  voulu  une  vie  aisée,  et  il  m'a  changée 
pour  une  autre...  Que  Dieu  lui  pardonne  !  J'oublie 
tout  le  mal  qu'il  m'a  fait.  Sur  le  coup,  cela  me  fut 
bien  dur;  oh!  comme  je  souffris!  Mais  à  présent  tout 


21-2  LA  PLISSAXCE  DES  TENEBRES 

est  fini  et  oublié,    et  je  voudrais  bien  pourtant  le 
voir... 

(Elle  regarde  vers   l'isba  et  voit  sortir  NIKITA.) 

Vois-tu?  Pourquoi  donc  vient-il'  Les  filles  lui 
auraient-elles  dit  quelque  chose?  Pourquoi  a-t-il 
quitté  ses  invités?  Je  vais  m'en  aller. 


SCÈNE  TV 

MARINA,  NIKITA 

(Il  i'avance,  la  tète  baissée,  gesticulant  et  maugréant.) 

MARINA 

Comme  il  est  triste  ! 

NIKITA  (apercevant  MARINA  et  la  reconnaissant). 

Marina,  ma  chère  amie  !  Marinouchka  !  que  fais- 
tu  là  ? 

MARDCA 

Je  suis  venue  chercher  mon  vieux. 

NIKITA 

Tu  aurais  au   moins  un  peu  vu;  tu  te  serais  mo 
quée  de  moi. 


ACTE  V  213 

MARINA 

Et  pourquoi  me  moquer  de  toi  ?...  Je  suis  venue 
chercher  le  patron. 

MKITA 

Hé  !  Marinouchka  ! 

(Il  veut  la  serrer  dans  ses  bras.) 
MARINA   (le  repoussant  avec  humeur). 

Toi,  Nikita,  pas  de  ces  familiarités.  Ce  qui  était 
est  passé...  Je  suis  venue  chercher  le  patron.  Est-il 
chez  vous,  ou  quoi  ? 

MKITA 

Alors,  il  ne  faut  point  rappeler  le  vieux  temps? 
Tu  ne  le  veux  pas  "r 

MARLN'A 

A  quoi  bon  rappeler  le  vieux  temps  ?  Ce  qui  était 
est  passé. 

MKITA 

Et  ça  ne  peut  pas  revenir  ? 

MARIN'A 

Non,  ça  ne  reviendra  pas...  Mais  pourquoi  es-tu 
parti?...  Le  patron  de  la  maison,  qui  plante  là  la 
noce  ! 

MKITA  (s"asse3ant  sur  la  paille). 

Pourquoi  je  suis  parti  ?  Ah!  situ  savais,  si  tu  con- 


Mi  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


naissais...  Je  souffre,  Marina,  je  souffre  au  point...  Je 
voudrais  que  mes  yeux  ne  regardent  plus  !  Je  suis 
sorti  de  table  et  je  me  suis  sauvé,  je  me  suis  sauvé 
d'auprès  des  gens,  pour  ne  voir  personne. 

MARINA  (s'approchant  plus  près  d'î  lui). 

Et  pourquoi  donc  ? 

MKITA 

Parce  que,  quand  je  vais  pour  manger,  je  ne  peux 
pas  manger  ;  pour  boire,  je  ne  peux  pas  boire  ;  pour 
dormir,  je  ne  peux  pas  dormir.  Oh  !  quel  dégoût  ! 
quel  dégoût  !  Et  ce  qui  me  torture  le  plus,  AJari- 
nouchka,  c'est  que  je  suis  seul,  que  je  n'ai  personne 
avec  qui  partager  mon  chagrin. 

MARINA 

On  ne  vit  pas  sans  chagrin,  Mikitka.  Mais  on  pleure 
et  ça  passe. 

NIKITA 

Tu  songes  au  passé,  à  l'ancien  temps...  Eh  !  mon 
amie,  lu  as  pleuré,  toi  ;  maintenant,  c'est  mon  tour, 

MARINA 

Qu'as-tu  donc  ? 

NIKITA 

J'ai  que  ma  vie  me  dégoûte.  Je   suis  dégoûté   de 
moi-même.  Hélas  !  Marina,  tu  n'as  pas  su  me  retenir, 


ACTE  Y  215 

et  tu  m'as  perdu  et  tu  t'es  perdue  toi-même  !. . .  Est-ce 
donc  une  vie  ? 

MARINA  (pleurant  et  retenant  ses  pleurs.) 

Moi,  Mikita,  je  ne  me  plains  pas  de  ma  vie  :  j'en 
soidiaiterais  autant  à  tout  le  monde.  Non,  je  ne  m'en 
plains  pas.  J'ai  tout  avoué  à  mon  vieux,  et  il  m'a 
pardonné,  et  il  ne  me  reproche  rien.  Je  n'ai  pas  à 
regretter  ma  vie  :  mon  vieux  est  tranquille,  et  gen- 
til pour  moi  ;  j'habille,  je  débarbouille  ses  enfants  ; 
et,  de  son  côté,  il  me  comble  d'attentions.  Pourquoi 
me  plaindrais-je  ?  C'est  que  Dieu  l'a  voulu  ainsi.  Et 
ta  vie  à  toi  ?  Tu  vis  dans  la  richesse. 

XIKITA 

Ma  vie!...  Je  ne  veux  pas  troubler  la  noce  ;  autre- 
ment J'aurais  pris  une  corde,  celle-ci... 

(U  ramasse  la  corJe  qui  était  sur  la  paille.) 

...  Je  l'aurais  fixée  à  cette  solive,  j'aurais  fait  un 
bon  nœud  coulant,  je  serais  monté  sur  la  solive,  et 
me  serais  élancé  avec  la  tète  dans  le  nœud.  Voilà 
quelle  est  ma  vie. 

MARINA 

Que  le  Christ  te  préserve  ! 

MKITA 

Tu  crois  que  je  plaisante,  tu  crois  que  je  suis  ivre! 
Non,  je  ne  suis  pas  ivre.  Mémo  l'alcool  n'a  plus  de 


216  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBHES 


prise  sur  moi.  Oh  !  le  chagrin  !  Il  m'a  mangé  au 
point  que  je  n'ai  plus  de  goût  pour  rien...  Ah  1  Ma- 
rinouchka,  je  n'ai  eu  de  bon  temps  qu'avec  toi  :  te 
rappelles-tu  comme  les  nuits  nous  semblaient  cour- 
tes, au  chemin  de  fer  ? 

MAIUNA 

Toi,  Mikita,  ne  rouvre  pas  la  plaie.  Je  suis  mariée 
selon  la  loi,  et  toi  aussi.  Mon  péché  m'a  été  remis  : 
ne  remue  pas  les  vieux  souvenirs... 

NIKITA 

Et  que  faire  alors  de  mon  cœur  ?  Qu'en  faire? 

MARINA 

Qu'en  faire?  Mais  n'as-tu  pas  une  femme  ?  Ne  re- 
garde pas  les  autres,  occupe-toi  de  la  tienne.  Tu  as 
aimé  Anissia  :  aime-la. 

NIKITA 

Ah  !  cette  Anissia  !  Amère  comme  l'absinthe.  Elle 
m'a  enserré  les  jambes  comme  la  mauvaise  herbe. 

MARINA 

N'importe,  elle  est  ta  ftmme  !  ...  Mais  pourquoi 
tous  ces  discours?  Va  plutôt  rejoindre  tes  invités, 
et  envoie-moi  mon  mari. 

NIKITA 

Ail  !  si  tu    savais  tout  !  Mais  à   (luoi  I)On  parler  ? 


ACTE  V 


SCÈNE    V 

NIKITA,  MARINA,  LE  MARI  de  MARINA,  ANIOUTKA 
LE  MARI  DE  .MARINA  (sortant  de  l"i?ba,  tout  rouge  et  ivre). 

Marina  !  Patronne  !   vieille  !  Es-Lu  ici,   ou  quoi  ? 

NIKITA  (a  marina). 

Voilà  ton  patron.  Il  t'appelle.  Ya. 

MARINA 

Et  toi  ? 

NIKITA 

Moi,  je  vais  rester  ici. 

(II  s'étend  sur  la  paille.) 
LE  MARI  DE  MARINA 

Mais  où  est-elle  donc  ? 

ANIOUTKA 

La  voilà,  petit  oncle,  près  de  la  grange. 

LE   MARI  DE   MARINA 

Que  fais-tu  là  ?  Viens  donc  à  la  noce  *  Les 
patrons  te  prient  de  venir.  La  noce  va  être  finie,  et 
alors  nous  partirons. 


218  LA  PUISSANCE  DKS  TENEBRES 

MARINA  (se  dirig.'aat  vuià  son  mari). 

Mais  je  n'en  ai  pas  grande  envie. 

LE   MAHI   DE   MARINA 

Viens  donc,  je  te  dis  ;  tu  boiras  un  verre  et  tu 
féliciteras  ce  vaurien  de  Petrouclika.  Les  patrons 
seraient  froissés  ;  nous,  nous  aurons  bien  le  temps 
de  faire  toutes  nos  atlaires. 

(Il  lui  prend  la  taille  et  sort  avec  elle  en  titubant.) 


SCÈNE   VI 

NIKITA,  ANIOUTK  A 
NIKITA   (se  soulevant  el  s'asseyant  sur  la  paiile\ 

Depuis  que  je  l'ai  vue,  mon  dégoût  redouble.  Je 
ne  vivais  qu'avec  elle.  Pour  rien,  j'ai  perdu  mon 
siècle  ^;  j'ai  perdu  ma  tête. 

(Il  s'étend.) 

Que  devenir  ?  Ah  !  ouvre ,  ouvre-toi ,]  terre^  ma 
mère  ! 

J.  C'esl- à-dire  ma  vie. 


ACTE  V  21» 

AXIOCTKA    (apercevant  MKITA  et  courant  à  lui). 

Petit  père  !  hé  !  petit  père  !  on  te  cherche.  Tous 
ont  déjà  béni,  même  le  parrain...  comme  je  res- 
pire... on  a  déjà  b^'ni,  et  on  se  fâche. 

NIKITA    (à   part). 

OÙ  aller  ? 

AXIOITKA 

Quoi  ?  Que  dis-tu  ? 

NIKITA 

Je  ne  dis  rien.  Qu'as-tu  à  m'assommer  ? 

ANIOUTKA 

Petit  père,  viens  donc  I 

(XIKITA  garde  le  silence,  AXIOUTKA  le  tire  par  la  main.) 

Père,  viens  donc  bénir.  Parole,  on  se  fâche  et  on 
murmure. 

NIKITA  (dégageant  sa  main). 

Laisse  ! 

ANIOL'TKA 

Allons,  voyons  ! 

NIKITA    (la  menaçant   d'une    bride). 

Ya  donc,  je  le  dis,  ou  je  t'en  donnerai  ! 

ANIOUTKA 

Alors  je  vais  envoyer  ma  petite  mère. 

(Elle  soit  en  couraut.) 


Î20  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 


SCENE   VU 

NI  KIT  A 
NIKITA     (se  levant). 

Comment  irai-je  ?  Comment  piendrai-je  l'icône  ? 
Comment  vais-je  la  regarder  dans  les  yeux  ? 

(Il  s'étend  de  nouveau  sur  la  paille.) 

Ah!  s'il  y  avait  un  trou  dans  la  terre,  je  m'y 
serais  jeté  !  Personne  ne  me  verrait  plus,  et  moi  je 
ne  verrais  plus  personne  ! 

(Il  se  lève  de  nouveau.) 

Mais  je  n'irai  pas...  Que  tout  aille  au  diable...  Je 
n'irai  pas... 

(Il  ôte  ses  bottes,  prend  la  corde  et  fut  un  no?ud  coulant  (ju"il  se  passe  au  cou.) 

...  Comme  ça  ! 


SCÈNE  VIII 

NIKITA,    MATRENA 

MKITA   (à  la  vue  de  sa  mère,  ôte  le  nœud  de  son  cou  et  se  recouche 
sur  la  paille.) 

MATRENA    (entrant  prccipitamment). 

Mikitka  !  Hé  !  Mikilka  !..  Yois-lu  ?  Il    ne   répond 


ACTE  V  221 

même  pas.  Mikitka,  qu'as  tu  donc  ?  Est-ce  que  tu 
es  sourd  ?  Viens  donc,  Mikitouchka,  viens  donc, 
ma  petite  baie,  on  t'attend. 

NIKITA 

Ah  !  Ouest-ce  que  vous  avez  fait  de  moi  ?  Je  ne 
suis  plus  un  homme. 

MATRE.XA 

Mais  qu'as-tu  ?...  Viens  donc,  mon  fils,  bénir 
dans  toutes  les  règles,  et  tu  seras  libre.  Les  invités 
t'attendent. 

NIKITA 

Comment  bénirai-je  ? 

MATREXA 

Mais  tu  le  sais  bien. 

NIKITA 

Pour  savoir,  je  sais.  Mais  qui  vais-je  bénir?  Qu'ai- 
je  fait  d'elle"? 

MATRENA 

Ce  que  tu  en  as  fait  ?  Le  moment  est  bien  choisi 
pour  rappeler  ces  choses-là  !  Personne  n'en  sait 
rien,  ni  le  chat,  ni  la  chatte,  ni  le  pope  Yermochka  \ 
Et  la  fille  consent. 

1 .  Proverbe. 


222  LA  PUISSANCE  DES  TEiNEBUES 

NIKITA 

Oui,  mais  comment  cousent-elle  ? 

MATRENA 

Je  sais  bien  que  c'est  par  contrainte.  Mais  elle 
consent  tout  de  même.  Et  puis,  qu'y  faire  ?  C'est 
avant  qu'elle  aurait  dû  y  songer.  Maintenant,  elle 
ne  peut  plus  reculer.  Et  les  parents,  on  ne  leur  force 
pas  la  main.  Ils  l'ont  vue  deux  fois  5  et  puis  elle  a 
de  l'argent.  Tout  est  caché,  arrangé... 

NIKITA 

Et  dans  la  cave...  qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

MATRENA  (riant). 

Ce  qu'il  y  a  dans  la  cave  ?  Des  choux,  des  cham- 
pignons, des  pommes,  je  crois..  Pourquoi  rappeler 
le  passé  ? 

NIKITA 

Je  serais  bien  aise  de  ne  pas  me  rappeler,  mais  je 
ne  le  puis.  Des  que  je  me  mets  à  réfléchir,  je  len- 
tends  tout  de  suite.  Ah  !  qu'est-ce  que  vous  avez  fait 
de  moi  ? 

MATRENA 

Tu  n'as  pas  encore  fini  ? 

NIKITA  (se   retournant   sur  le  ventre). 

Ma  petite  mère,  ne  m'ennuie  pas.  J'en  ai  déjà  pal'- 
dessus  la  tête. 


ACTb:  V  223 


II  te  faut  quand  même  venir.  Les  gens  glosent 
déjà  assez  ;  et  voilà  que  le  père  se  sauve,  et  ne 
revient  pas  bénir...  On  va  tout  de  suite  baiser  les 
icônes.  Si  tu  as  peur,  on  se  doutera  certainement  de 
quelque  chose.  Marche  raide,  et  on  ne  te  prendra 
pas  au  collet.  Si  tu  fuis  le  loup,  tu  tomberas  sur  un 
ours.  Le  tout,  c'est  de  ne  pas  se  trahir.  N'aie  pas 
peur;,  mon  petit,  ou  l'on  apprendra  tout. 

NIKITA 

Ah  1  comme  vous  m'avez  entortillé  ! 

MATRENA 

Allons,  assez.  Viens  donc  bénir  dans  les  règles  et 
ce  sera  fini. 

NIKITA  (toujours  étendu  sur  le  ventre). 

Je  ne  le  peux  pas. 

MATRENA  (à  part). 

Qu'est-ce  qui  lui  prend?  Tout  allait  bien,  très 
bien,  et  voilà  que  tout  à  coup  ça  l'a  pris.  Il  est  peut- 
être  ensorcelé. 

(Haut.) 

Mikitka,  lève-toi.  Regarde,  voici  qu'Anissia  s'ap- 
proche aussi,  elle  a  laissé  ses  invités. 


LA  PUISSANCE  DKS  TENEBRES 


SCÈNE  XI 

NIKITA,   MATRENA,    ANISSIA 
ANISSIA  (bien  vêtue,  rouge,  et  à  moitié  ivre). 

Gomme  on  est  bien,  ma  petite  mère,  comme  on 
est  bien!  Et  que  les  invités  sont  contents!...  Où  est- 
il,  lui? 

MATRENA 

Il  est  ici,  ma  petite  baie,  il  est  ici.  Il  s'est  étendu 
sur  la  paille  et  ne  bouge  pas.    11  ne  veut  pas  venir. 

NDilTA  (regardant  sa  femme). 

Vois-lu?  Ivre  aussi.  Ça  me  fait  mal  au  cœur  de  la 
regarder;  comment  vivre  avec  elle? 

(il  se  détourne.) 

Je  la  tuerai  un  jour,  ce  sera  encore  pire. 

ANISSIA 

Yois-tu?  Il  s'est  fourré  dans  la  paille.  Est-ce  la 
vodka  qui  l'a  mis  dans  cet  état  ? 

(Elle  rit.) 

Je  m'étendrais  bien  à  côté  de  toi,  mais  je  n'ai  pas 
le  temps.  Viens  :  je  vais  te  soutenir...  Comme  il  fait 
bon  dans  la  maison,  c'est  un  plaisir.  Et  l'accordéon!... 


ACTE  V  223 

Et  comme  les  babas  jouent  bien!...  Ils   sont  tous 
ivres,  comme  il  convient.  C'est  bien. 

NIKITA 

Et  qu'y  a-t-il  de  bien  ? 

ANISSIA 

Une  noce,  une  joyeuse  noce.  Chacun  répète  que 
c'est  très  rare,  une  pareille  noce...  Tout  ça  est  très 
honnête,  très  bien.  Viens  donc,  allons-y  ensemble... 
J'ai  bu,  mais  je  te  conduirai  bien. 

(Elle  lui   prend  la  main;   XIKITA  la  retire  avec  degoùt.) 

Va  seule.  Je  vais  y  aller. 

.VXISSIA 

Pourquoi  fais-tu  le  dégoûté  ?  Nous  voilà  délivrés 
de  tous  nos  malheurs,  débarrassés  de  celle  qui  nous 
sépai-ait.  Nous  n'avons  plus  qu'à  vivre  dans  la  joie. 
Tout  ça  est  très  honnête,  et  conforme  à  la  loi.  Que 
je  suis  contente!  Je  ne  sais  comment  l'exprimer! 
C'est  comme  si  je  t'épousais  pour  la  seconde  fois. 
I-i-ih  !  Que  les  invités  sont  gais!  Tous  remercient. 
C'est  tous  des  gens  respectables,  Ivan  Mosseitch,  et 
aussi  M'  l'ouriadnik  :  ils  ont  fait  honneur  à  notre 
accueil. 

NIKITA 

Eh  bien  !  va  rester  avec  eux  ;  pourquoi  es-  tu 
venue  ? 

15 


LA  PUlSSAiNCË  DES  TENEBRES 


AMSSIA 

Il  faut  en  effet  y  retourner  au  plus  vite  :  il  n'est 
pas  convenable  que  les  patrons  s'en  aillent  en  laissant 
là  leurs  invités.  Et  des  invités  si  respectables! 

NIKITA  (se   levant,  et  s'époussetant). 

Allez  toujours,  je  vais  y  aller. 

MATRENA 

Le  coucou  de  nuit  chante  mieux  que  le  coucou  de 
jour;  moi,  tu  ne  m'as  pas  écoutée,  et  ta  femme,  tu 
lui  obéis  tout  de  suite, 

(MATRENA  et  AMSSIA  s'éloignent.) 
MATRENA 

Et  bien  !  viens-tu  ? 

NIKITA  ] 

Tout  de  suite.  Passez  devant,  je  vous  suis.  J'irai,, 
je  bénirai... 

(T.cs  babas  s'arrêtent.) 

Allez,  je  vous  suis...  Allez  donc! 

(l^es  babas  s'en  vont.  NIKITA  les  suit  du  regard  et  reste  songeur.) 


ACTE  V  227 


SCÈNE  X 

NIKITA  (d'abord  seul),  puis  MITRITCH 
NIKITA  (s'asseyant  et  se  déchaussant). 

Ah  oui  !  J'y  vais  :  vous  pouvez  m'attcndre !  Non, 
clierclioz  plutôt  sur  la  solive  si  Je  n'y  suis  pas. 
Arranger  le  nœud  au  cou,  sauter  de  la  solive...  et 
puis  cherche  !...  Heureusement  que  les  guides  sont 
là...  J'aurais  pu  dissiper  n'importe  quel  chagrin; 
malheureusement  il  est  dans  mon  cœur  :  impossible 
d^  l'arracher  de  là  ! 

(Il  regarde  encore  vers  l'isba.) 

Je  crois  qu'on  vient  de  nouveau  :  serait-ce  encore 
elles? 

(Contrefaisant  AMSSIA.) 

«  Comme  on  est  bien  !  Comme  ouest  bien!.., 
(f  Je  vais  m'étendre  à  côté  de  toi...  »  Oh!  vile 
gueuse!  Eh  bien,  viens  m'étreindre,  quand  on 
m'aura  décroché  de  la  solive!  Ça  finira  tout. 

(Il  saisit  la  corde  et  la  tire  à  lui.) 
MITRITCH   (ivre,  se  soulevant  et  retenant  la  corde). 

Je  ne  la   donne  pas,  je  ne  la  donne  à  personne... 


228  LA  l'LlSSANCE  DES  TKNKBlîES 

Je  l'apporterai  moi-même;  j'ai  dit  que  j'apporterais 
de  la  paille,  je  l'apporterai.  Tiens,  c'est  toi,  Miki- 
tka? 

(Il  rit.) 

Ail!  le  diable...  Tu  es    venu  chercher  la  paille? 

NIKITA 

Donne  moi  la  corde. 

mTRITCH 

Eh  non!  attends.  Les  moujiks  m'ont  envoyé,  je 
veux  l'apporter... 

(Il  se  met  sur  ses  jambes  et  commence   à  entasser  la  paille,  mais  il  cbancellr. 
Il  veut  se  retenir  et  tombe.) 

Elle  *  a  pris  le  dessus!... 

MKIT.\ 

Donne  donc  les  guides. 

MITKITCH 

Je  t'ai  dit  que  je  ne  te  les  donnerai  pas.  Hé!  Mikita. 
tu  es  bête  comme  un  nombril  de  porc. 

(U  rit.) 

Je  t'aime,  mais  tu  es  bêle.  Tu  me  regardes  parce 
que  j'ai  bu.  Mais,  que  le  diable  t'emporte!..  Tu  crois 
que  j'ai  besoin  de  toi?...  Regarde-moi  donc  :  je  suis 
un  sous-off.  Imbécile,  tu  ne  sais  pas  comme  il  faut 
dire  :  sous-officier  du  1"  régiment  des  grenadiers  de 

1.  C'est-à-dire  la  vodka. 


ACTE  V  2-2^» 

S;i  .Majesté.  J'ai  servi  le  czai'  et  la  patrie  en  toute  foi 
et  loyauté.  Et  qui  suis-je?  Tu  penses  que  je  suis  un 
soldat?  Non,  je  ne  suis  pas  un  soldat,  je  suis  le  der- 
nier des  derniers,  je  suis  un  orphelin,  je  suis  un 
maudit.  Crois-tu  que  j'aie  peur  de  toi?  Oh! que  non! 
Je  n'ai  peur  de  personne.  Si  je  me  suis  remis  à  boire, 
eh  bien!  je  me  suis  remis  à  boire.  Et  maintenant  je 
vais,  quinze  jours  de  suite,  m'infeeter;  je  verrai  aux 
j)ommes  la  couleur  des  noix;  je  boirai  jus(|u'à  ma 
croix,  je  boirai  mon  boimet  et  j'engagerai  même 
mon  livret.  Je  n'ai  peur  de  personne.  On  me  fouet- 
tait au  régiment  pour  m'empêcher  de  boire,  et  on 
me  demandait:  «  Eh  bien!  tu  le  feras  encore?  » 
—  «  Je  le  ferai  !  que  je  disais».  Pourquoi aurais-je  eu 
peur  d'eux?  Voilà  comme  je  suis.  Je  suis  comme 
Dieu  m'a  fait.  J'avais  juré  de  ne  plus  boire,  et  je  ne 
buvais  plus.  Je  me  suis  remis  à  boire  et  maintenant 
je  bois  et  je  n'ai  peur  de  personne.  Car  je  ne  meus 
pas,  je  suis  comme  je  suis...  Et  pourquoi  en  avoir 
peur,  de  cette  fiente  ?  Prenez-moi  tel  que  je  suis. 
Un  pope  me  disait  que  le  diable,  c'est  celui  qui  se 
vante.  Dès  que  tu  te  mets  à  te  vanter,  disait-il,  la 
peur  te  prend  ;  et  dès  que  tu  as  peur  des  gens,  le 
Malin  te  saisit  aussitôt  et  t'emporte.  Et  si  je  n'ai 
pas  peur  des  gens,  je  me  sens  alors  à  mon  aise,  et 
je  lui  crache  dans  la  barbe,  à  ce  porte-cornes...  Que 
l'on  donne  à  sa  mère  un   cochon  pour  mari!  il   ut? 


230  LA  PUISSANCE  DES  TENKBHES 


pourra  rien  contre  moi...  Tiens,  voilà  pour  lui  ! 

NIKITA  (se  signant). 

Et,  défait,  qu'allais-je  faire  là? 

(Il  jette  la  corde.) 
MITRITCH 

Quoi? 

NIKITA  (se  levant). 

Alors  tu  dis  qu'il  ne  faut  pas  avoir  peur  des  gens? 

MITRITCH 

Ah  bien  ouiche  !  il  y  a  vraiment  de  quoi  ?  Jette 
plutôt  un  coup-d'œil  dans  une  salle  de  bains  :  ils 
sont  tous  de  la  même  pkU\  L'un  a  le  ventre  plus  gros, 
l'autre  plus  mince;  et  voilà  toute  la  différence.  Ah 
bien  ouiche!  il  y  a  bien  de  quoi  avoir  peur?  Qu'on 
leur  enfourne  dans  la  bouche  du   gâteau  aux  pois! 


SCÈNE   XI 

NIKITA,  MITRITCH,  MATRENA 
MATRENA  (sortant   de  l'isba  et  appelant). 

Eh  bien  !  viens-tu,  ou  quoi  ? 


ACTE  V  23i 


NIKITA 

Ça  vaut  mieux...  J'y  vais. 


(II  se  dirige  vers  l'isba.) 


FIN    DU    l^""    TABLEAU    DE    l'aCTE    V 


DEUXIÈME  TABLEAU 


(Changement  de  décor.  L'isba  du  premier  acte,  pleine  d'invités  assis  à 
table,  ou  debout  au  premier  plan.  Sur  la  table,  di'S  icônes  et  le  paiu.  Les  babas 
chantent.  ANISSIA  verse  le  vin.  Les  chants  cessent. 


SCÈNE   PREMIÈRE 

ANISSIA,    MARINA.  LE    MARI  DE   MARINA,  AKOL'- 
LINA.  LE    MARIÉ.  LE    COCHER.    L'O  IR  1 A  DNIK. 
LA    MARIEUSE,  LE   GARÇON     D'HONNEUR.  MA 
TRENA,  LES  INVITÉS,  LA  FOULE. 

LE   COCHER 

S'il  faut  partir,    partons.    L  «gliso   n'est  pas   loin 
d'ici. 

LE   CiARÇON   D'HONNEUR 

Attendons  un  peu  que  le  beau-pèie  ait  béni.   Où 
est-il  donc  ? 

AMSSL\ 

Il  vient,  il  vient  de  suite,  mes  amis.   Buve:?  donc 
encore  un  verre;  ne  nous  refusez  pas. 


ACTE  V  233 

LA   MARIEUSE 

Pourquoi  tarde-t-il  si  longtemps?  Depuis  que  nous 
l'attendons!... 

ANISSIA 

11  va  venir,  il  va  venir  tout  de  suite.  Une  fille  à 
moitié  chauve  n'ain^ait  pas  le  temps  de  tresser  sa 
natte,  qu'il  sera  là.  Vivez  donc,  mes  chers. 

(Elle  verse  du  vin.) 

Il  va  être  là.  Chantez  encore  en  attendant,  mes 
belles. 

LE   COCHER 

Mais  nous  avons  déjà  chanté  toutes  nos  chansons 
à  force  d'attendre. 

(Les  babas  boivent.  Au  milieu  de  la  clianson  entrent  NIKITA  et  AKIM.) 


SCÈNE  II 

LES   MÊMES,   plus  MKITA  et  AKIM 
KKITA  (tenant  AKIM   par  la  main,  et  le  poussant  devant  lui). 

Viens  donc,  petit  père,  on  ne  peut  'se  passer  de 
toi. 


i»3i  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

AKIM 

Je  n'aime  pas  ça,  pour  ainsi  dire...  Taïè... 

NIKITA  (aux  babas). 

Assez!  taisez-vous. 

[(Regardant  autour  de  lui  dans  l'isba.) 

Marina,  es-tu  ici  ? 

LA   MARIEUSE 

Approche-toi,  prends  l'icône  et  bénis. 

NIKITA 

Attends,  donne-moi  le  temps. 

(Regarlant  autour  do  lu.)i 

Akoulina,  es-tu  ici? 

LA  MARIEUSK 

Qu'as-tu  donc  à  appeler  tout  le  monde  ?  Oùserait- 
€llc  ?  Est-il  drôle  ? 

ANISSIA 

Mes  cliers  petits  pères,  mais  il  est  déchaussa. 

iMKITA 

Petit  père,  tues  ici,  regarde-moi  bien...  Mir*  ortho- 
doxe, vous  êtes  tous  ici.  Et  moi  je  suis  ici,  me  voilà. 

(Il  tombe  n  genoux.) 

i.  Assemblée  des  habitants  rl'une  même  commune. 


ACTE  V  235 

ANISSIA 

Mikitouchka,  mais  qii"as-tu  donc?  Oh!  ma  petite 
tête! 

LA  MARIEUSE 

En  voilà  une! 

MATREXA 

Je  le  disais  bien  :  il  a  trop  bu  de  vin  français. 
Reviens  donc  à  toi  ! . ..  Qu'as-tu  ? 

MKITA 
(Oq  veut  le  relever.  Il  ne  fait  atti  ntion  à  personne  et  regarde  devant  lui.) 

Mir  orthodoxe,  je  suis  coupable,  je   veux  expier. 

MATRENA  (le  tiryt  par  l'épaule). 

Mais  qu'est-ce  qui  te  prend?  Tu  es  fou?  Mes 
amis,  il  a  l'esprit  tourné,  il  faut  l'emmener. 

MKITA  (récartani). 

Laisse...  Et  toi,  petitpère,  écoute.  Premièrement... 
Marinka,  regarde  par  ici. 

(Il  la  salue  jusqu'à  terre  et  se  lève.) 

Je  suis  coupable  envers  toi.  Je  t'ai  promis  le  ma- 
riage, je  t'ai  séduite,  je  t'ai  trompée,  je  t'ai  aban- 
donnée. Pardonne-moi,  au  nom  du  Christ. 

(Il  la  salue  de  nouveau  ju^q^'à  terre.) 
AXISSIA 

Qu'est-ce  ([uit'a  pris?    Tu  choisis  bien  ton  temps! 


236  LA  PUISSANCE  DES  TENEBRES 

Personne  ne  te  demande  rien.  Lève-toi  donc  ;  assez 
divagué. 

MATRENA 

0-0-oh  !  11  est  maléficié.  Qu'est-il  advenu  de  lui? 
Il  est  ensorcelé.  Lève-toi,  que  tu  dis  des  bêtises. 

(Elle  le  tire  ) 
NlKITA  (secouant  la  tète). 

Ne  me  touche  pas...  Pardonne-moi,  Marina.  J'ai 
péché  envers  toi.  Pardonne,  au  nom  du  Christ. 

(MARINA  se  couvre  le  visage  et  garde  le  silence.) 
ANISSIA 

Lève-toi,  je  te  dis.  Qu'as-tu  à  faire  l'imbécile? 
C'est  bien  le  moment  de  rappeler  ces  choses-là.  C'est 
honteux.  Oh!  ma  petite  tête!  Il  est  devenu  tout  à 
fait  fou! 

NIKITA  (repoussant  sa  femme  et  se  tournant  vers  AKOULINA). 

Akoulina,  à  toi  maintenant.  Écoutez,  mir  ortho- 
doxe. Je  suis  un  maudit.  Akoulina,  je  suis  coupable 
envers  toi.  Ton  père  n'est  pas  mort  de  mort  natu- 
relle :  on  l'a  empoisonné. 

ANISSIA  (avec  un   cri). 

Ma  petite  têteî  mais  qu'est-ce  qu'il  a? 

MATRENA 

Il  n'a  pas  son  bon  sens,  emmenez-le  donc. 

(Los  moujiks  s'approchent  do  lui  et  veulent  le  saisir.) 


ACTE  V  237 

AKIM  (les  écartant). 

Attends,  vous,  enfants...  taïè...  attends,  pour 
ainsi  dire. 

NKITA 

Akoulina,  c'est  moi  qui  l'ai  empoisonné.  Pardonne- 
moi,  au  nom  du  Christ. 

AKOULINA  (se  levant  -vivement). 

Il  ment.  Je  sais  qui  c'est. 

LA  MARIEUSE 

Mais  qu'est-ce  qui  te  prend?  Tiens- toi  tranquille, 
toi! 

AKLM 

0  Seigneur  î  quel  péché  !  quel  péché  ! 

l'ourl\.d.\ik; 
Saisissez-le.  Qu'on  ailie  chercher  le  staroste  avec 
ses  assistants.  Il  faut  dresser  un  acte. 

(a  mkita  :) 
Lève-toi  et  approche. 

AKI.M   (à  L"0L'RIADXIK}  : 

Toi,  pour  ainsi  dire...  taïè...  bouton  de  cuivre... 
taïè...  pour  ainsi  dire,  attends.  Laisse-le...  taïè... 
dire  tout,  pour  ainsi  dire. 

L'OURIAD.NIK  (a  AKIM). 

Toi,  vieux,  ne  t'en  mêle  pas  ,  je  dois  dresser  l'acte. 


238  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


AKIM 

Quel  homme  es-tu?. ..  taïè...  comme  tu  es!...  at- 
tends, je  t'ai  dit.  Ne  parle  pas,  maintenant...  taie... 
de  l'acte,  pour  ainsi  dire.  Il  y  a  ici  œuvre  de  Dieu... 
taïè...  Un  homme,  pour  ainsi  dire,  se  rcpcnt,  et 
toi...  taïè...  un  acte! 

l'ouriadnik 

Le  staroste  ! 

AKIM 

Laisse  l'œuvre  de  Dieu  s'accomplir,  pour  ainsi 
dire.  Alors  toi,  pour  ainsi  dire...  taïè...  tu  feras  ton 
affaire,  pour  ainsi  dire. 

NIKITA 

Encore,  Akoulina,  j'ai  encore  péché  gravement 
envers  toi.  Je  t'ai  séduite.  Pardonne-moi,  au  nom 
du  Christ. 

(Il  salue  jusqu'à  terre.) 
AKOULINA  (se   levant  de  table). 

Laissez-moi.  Je  ne  veux  pas  me  marier.  C'était  lui 
qui  me  l'ordonnait  ;  maintenant  je  ne  veux  plus. 

L'OURIADNIK  (à  NIKITA). 

Répète  ce  que  tu  as  dit. 

NIKITA 

Attendez,   monsieur  l'ouriadnik,  laissez-moi  H nir. 


ACTE  V  23» 

AKDJ  (avec  transport). 

Parle,  mon  fils,  dis  tout.  Tu  te  sentiras  bien  mieux. 
Épanche-toi  devantDieu, n'aie  pas  peur  des  hommes. 
Dieu  !  Oh  !  le  voilà,  Dieu  ! 

NIKITA 

J'ai  empoisonné  le  père  et  j'ai,  chien  que  je  suis, 
perdu  la  fille.  Je  l'ai  prise,  jel'ai  perdue,  et  j'ai  perdu 
son  enfant. 

AKOUUXA 

C'est  vrai,  cela,  c'est  vrai. 

NIKITA 

Dans  la  cave,  j'ai  étouffé,  avec  une  planche,  son 
enfant.  Je  m'étais  assis  dessus  ;  je  l'étouffai...  Et  ses 
petits  os  craquaient... 

(Il  fond  en  larmes.) 

Puis  je  l'enterrai.  C'est  moi  qui  ai  fait  cela,  moi 
seul. 

AKOULLNA 

Il  ment.  C'est  moi  qui  le  lui  ai  dit. 

MKITA 

Ne  prend  pas  ma  défense.  Je  n'ai  plus  peur  de  per- 
sonne, à  présent.  Pardonnez-moi,  mir  orthodoxe. 

(Il  salue  jusqu'à  terre.  Un  silence.) 

l'olrl\d.mk 
Liez-le.  Votre  noce,  je  vois,  est  troublée; 

(Les  moujiks  s'approchent  avec  des  ceintures.) 


240  LA  PUISSANCE  DES  TÉNÈBRES 


NIKITA 

Attends.  Tu  auras  bien  le  temps... 

(Il  salue  son  père  jusqu'à  terre.) 

Mon  cher  petit  père,  pardonne-moi,  toi  aussi, 
maudit  que  je  suis.  Tu  m'as  dit,  dès  le  commence- 
ment, quand  je  me  suis  lié  avec  cette  ordure,  tu 
m'as  dit  :  «  Patte  prise,  oiseau  perdu.  »  Je  n'ai  pas 
écouté  tes  paroles,  chien  que  je  suis,  et  voilà  que 
tout  est  arrivé  comme  tu  l'avais  dit.  Pardonne-moi, 
au  nom  du  Christ. 

AKIM(avec  transport). 

Dieu  te  pardonnera,  mon  cher  lils. 

(U  le  serre  dans  ses  bras.) 

Tu  n'as  pas  eu  pitié  de  toi  ;  c'est  lui  qui  aura  pitié 
de  toi.  Dieu  !  Oh  !  le  voilà,  Dieu  ! 


SCÈNE  III 

LES  MÊMES,  plus  LE  STAROSTE 
LE  STAROSTE  (entrant). 

Il  y  a  ici  assez  d'assistants. 


ACTE  V  241 

l'ouriadnik 
Nous  allons  procéder  à  l'instruction  tout  de  suite. 

(Ou  lie  MKITA.) 
AKODLINâ  (s  approchant  et  se  plaçant  à  ses  cotés). 

Je  dirai  la  vérité.  Qu'on  m'interroge  aussi. 

MKlTA  (lié). 

Inutile  d'interroger.  C'est  moi  qui  ai  tout  fait.  C'est 
moi  qui  ai  conçu  la  chose,  c'est  moi  qui  l'ai  exécutée. 
Mène-nous  où  il  faut  ;  je  ne  dirai  plus  rien. 


FIN     DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE 


16 


TABLE 


Pages. 

Aclc  1 1  enJcr 4 

Acîcil 53 

Acte  III 99 

Acle  17 149 

Variante  du  quatrième  acte 181 

Acte   V 205 


2C58.—  PoilicK,  laprimeiic  BIAIS,  KOY  et  C",  7,  ma  Victor  Hugo. 


BINDING  SECT.  FEB     4  197Q 


PG  Tolstoi,   Lev  Nikolaevich, 

3367  graf 

F5V5  La  puissance   des   ténèbres 


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