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La revue blanche
La
revue blanche
Tome XXIX
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE, DECEMBRE I9O2
PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23
19OC
A Paterson
Tisseur de soie
De la rive droite de riludsoii, après avoir traversé Jersey-City,
un chemin de fer électrique s'élance sur l'étroite route conso-
lidée à travers l'étendue floue des marécages, dans la direction
de Paterson — Paterson que les journaux du globe ont sou-
ventes [fois signalé comme la « Capitale d'Anarchie » où des
évadés du vieux monde s'en vont affûter des couteaux et mâ-
chonner des balles de plomb contre la quiétude des rois.
Les attentats et les complots, tous les actes de la Révolte ont
été décidés là-bas.
(. LA REVUE BLANCHE
On y j)irjinro un réi>;icido comme h Pilhiviors un pflté.
Los t'onillcs «l'Kuropp et rrAméri([iie. l>ion informées, onl orné
de celle léijcndc la jielile vill<* industrielle, parce que Gaetano
Bresci, avani de tirer le roi dllalie, avait travaillé des mois dans
une usine de Palerson ; et parce que lors de leur passage en
Américpic maints exilés, de Kropotkine à Malatesla, y sont allés
seri-rr les mains de ipirlque camarade expatrié.
Cest un centre d'émigration.
Italiens, Belges. Français, lisseurs de soie jihis que de lin-
ceuls, li'availleurs du fer el de l'acier — socles de charrue et non
])oignards, — ouvriers habiles et rapides ont trouvé, dans les
usines modernes de la cité, des salaires moins dérisoires que
dans les creusots de notre continent.
Ils se sont lixés.
Non que la ville à maisons de jjois soit attrayante au bruit des
chul«'s captées en force motrice pour ces usines qui cachent,
derrière la verdure grimpante des vignes vierges et des lierres,
la tristesse morne des aleliers, prisons comme ailleurs. Mais \h
du moins le pain (piolidien — la viande aussi.
Et quelques heures pour soi-même.
deux «pii dans nos villes d'Europe avaient sonlfert et vu souf-
frir, d(''jà rélléchi un peu, emploient ces heures de loisir à s'ins-
tiuire el à entraîner leurs camarades moins avertis. L'aisance
relative ne les a pas encore figés dans l'indifférence.
\'oilà sans doute rpii est suspect !
Ils ont plusieurs groupes d'études, l ii journal fiançais : Ger-
minal. Un espagnol : El Desperlar. Et Bresci, qui frapj)a Hum-
herl. donnait charpie semaine son obole pour aider la Queslione
Sociale.
Savait-on rpiil tuerait un roi ?
Le iiiélier de lisseur, à Palerson, alors était moins précaire
qu aujourd hui où des grèves indiquent le progrès des exigences
patronales. Bresci avait pu mettre «pielques cents francs de coté;
profilanl des farilités de transport, à l'occasion de l'Exposition
de Paris, il visiterait la grande foire et ferait un lour jusqu'au
pays... Il ;^'ardail à Palerson, non seulement des objets, des
lettres, romme certainement on n'en laisse pas quand on se
prép.ire à mourir: mais il y laissait son enfant, sa femme qu'il
aimait — et qu'il embrassa sans adieu.
LfVi camarades qui le virent partir se doutaient si peu de ce
qu il adviendrait que plusieurs d'entre eux le chargèrent de
commissions toutes puériles.
A PATERSON
Ils ne chargèrent pas son revolver.
Son revolver! Ils devaient croire qu'il n'en possédait même
pas; ou du moins s'il en avait un, comme presque tout le monde
en Amérique, nul ne pouvait songer que bientôt il en ferait
jaillir les l)alles. C'était un garçon d'une natift-e plutôt timide,
causant doucement, cherchant ses mots ; serviable et doux. Ner-
veux peut-être, un léger tic aux plis du nez...
Régicides
Du mystérieux, du merveilleux, des conjurés, des serments,
couteaux dans l'ombre, tirage au sort — et l'homme s'en va,
par les chemins, accomplir son œuvre de sang.
La tradition facile à suivre même en feuilleton permet d'accom-
moder les faits à toutes les sauces historiques. C'est plus facile.
Pas besoin de penser.
Laissez courir.
Les ergoteurs psychologues ne regardent pas plus loin que
leur bout de copie et l'on conte encore au public que des sec-
taires tiennent assemblée pour jouer des têtes de monarques.
La réalité est plus simple.
Elle est plus grave. Ce n'est plus le fanatisme, les ambitions
d'un parti qui cond^inent le meurtre du prince. Autres temps
ceux de Jacques Clément, de Ravaillac et des sourdes machina-
tions. Aujourd'hui c'est spontanément qu'un homme se dresse
dans la foule et vise le roi.
Il y a un état d'esprit.
Un état de nerfs. Des ueiis très calmes d'habitude s'émeuvent
jusqu'à l'action lorsque les remous de la cohue les mettent for-
tuitement en présence du personnage de gala qui signifie la
Royauté. Est-ce l'héritage indivis de la pensée dominante que
légua la Révolution? Quand bousculé, heurté parles coudes et
les vivats de la populace, un impulsif ne peut plus fuir le tour-
billon qui le roule autour du carrosse où parade le demi-dieu,
comment ne pas comprendre qu'il s'agite un drame poignant
dans sa cervelle.
Il faut souhaiter qu'il n'ait pas d'armes.
Le souhaiter — pour lui d'abord. Une existence en paye une
autre, et mieux vaut à tout prendre la vie que n'importe quel
genre de suicide. Mais à quoi sert proposer?
Ce n'est plus exprès qu'on tue les rois.
Leur passage dans notre époque est Fimmédiate provocation
qui éveille de subites répliques. Echec au roi! au chef, à l'être
LA REVUE BLANCHE
rcprésonlnlif de hml ce que, dè.s lécDle priuiairo, on nous en-
seifjne à liaïr — ci pas assez à mépriser. Ils sont plus conscients
ces pays où, lorsque circule l'empereur, toutes les fenêtres sont
closes et les rues strictement désertes.
El;iit-il aussi de Paterson, le citoyen américain qui lit élire
M. Hoosevelt en supprimant son j»rédécesseur?
('/.oli^os/ n'avait jamais porté ses pas sur la rive droite de
riludson, et c'est des bords du Micliiiian qu'il se rendit à lUdîalo
où il rencontra Mac Kinley. Il aurait pu se contenter d'un shake
h'ind à son j)i-ésident qui jouait la comédie cordiale en pratique
aux lîtats-Unis. Le petit colporteur misérable aurail dû com-
prendre riionneur que lui faisait l'homme des trusts, de la
tiiiance et de ■< l'étalon d'or ", en le laissant venir ;'i lui. Une sen-
sibilité fficheuse renqiécha de goûter cette joie dans la ti'anquil-
lilé béate de la foule qui défilait. Une ironie le llagella. Et, sans
longue préméditation, il préféra solder de sa vie l'éclat d'une
f)brase discordante ])onctu(''e de trois points de suspension.
Tous les journaux américains furent alors édiliants à lire :
« Que l'on frappe des rois, concédaient-ils, dans les pays de la
vieille Kurope où des restes de barbarie permettent des régimes
surannés; mais chez nous, mais en llépubliquel »
Kt i>our |n-ouver péremptoirement que les Républiques ac-
tuelles se ditïérencient des enq>ires et des monarchies il'autre-
fnis, les |>ublicistes nciuvcau-inonde demandaient qu'on ajq)liquAt
sur l'heure des supplices approj)riés : ils réclamaient l'écarlè-
lemeiit.
< >n innove peu.
Lf's r«''publi(pics on! Iiansjiosé la monarchie. L'hypocrisie des
formules ('•date à la lueur des mo'urs.
Lnduire un homme de pétrole, y melire le feu après lavoir
solidement branché, est un procédé (pii pour être employé jour-
nellement c<»titre les nègres des Klats-Unis n'apporle (pi'un léger
propfrès aux bûchers des In(piisilions.
L électrociilion elle-même, bien moderne et scientili(jue, où
I ofliciant es! iiiLrénieur. garde une teinte mi-religieusc : elle
canalise Ir jou du ciel : la foudre en chambre — en chambre
ardente. On aimerait cà par temps d'orage; et sur la place.
Mais trop poil de monde y assiste et l'on vole un spectacle au
peuple.
Le lynchage est plus démocratique.
En France comme aux Ktats-Unis, dans ces républiques de
A PATE RS ON 9
choix, il sut'lil de crier : « Au voleur! » pour (ju(^ la boune foule
s'élance dans le noble but de s'emparer d'un pauvre diable qui
s'enfuit. S'il trébuche on l'écharpera.
D'ordinaire le même populo acclame toutes espèces de rois et
autres présidents de ré!)ubliques.
Et quand d'aventure celte foule, celte foule de M. Prudhomme,
au lieu d'acclamer, se précipite pour assassiner le chef d'Etal
— connue en elle est toute morale, toute justice, etc. — ca ne
s'appelle plus un régicide ; on dit :
— C'est une Exécution.
La Compagne
J'ai vu la compagne de Bresci. Ce ne fui pas à I^alerson ;
mais dans un faubourg de Jersey City, à Hudson Heigls, dans
la petite maison où la solidarité des camarades lit mieux .([ue
lui donner asile. Le Davillon, à la lisière du bois Palisade's, non
loin des fabriques, avait été aménagé en boarding house ; de
façon qu'au lieu de se satisfaire d'une charité aux lendemains
,M LA HKVUE BLANCHE
doiilfiix, coiix ([iii siiilôrossaionl ;i la l'cmme du condamné lui
fournissaionl le n)oyen de pourvoir ollo-nième à sa vie en prenant
quelcpirs pensionnaires parmi les ouvriers des usines d'alentour.
I^nd-èlre aussi larrière-pensée que ce sérail pour ces ouvriers,
anii-ricains la plupart, l'occasion d'une curiosité proche d'un
désir lie compi'cmlre...
I.a voiontt' de l'aire de la propagande esl la caractéristique
alisolue de ces hommes qu'on traite d'énergumènes et dont, à
l'excefttion j^rès, l'initiative est fraternelle et les procédés dog-
malicpies : nous jiourrions dire parlementaires.
Un l)esoin de s'épancher, de convaincre, tombe souvent à
discutailler ou s'écoule en déclamations à l'honneur de sociétés
futures.
Ailleurs c'est pire :
l'ne science rudimentaire s'ébat dans des discours-pi-éches où
ronronnent les mots d'harmonie, d'amour et de machinisme...
( >ii «inH? une nouvelle moi'alc.
( )ii devient sectaire sans le savoir. On patauge. Un excom-
munie. On caresse. On enrégimente. Et c'est par les petits
côtés (pie l'on fait connaître une idée.
Des prosélytes applaudissent, et des néophytes gr^tent leur
vie parce qu ils n'ont compris qu'à demi.
On débite des conférences.
11 arriverait, si de temps à autre les choses n'étaient mises au
point, qu'il y aurait le mensonge anarchiste comme il y eut le
mensonge chrétien.
Trop de tendance à parler de la Cause. On oublie que dans ce
monde adverse et que nous croyons sans lendemain, chacun doit
avoir sa cause ;
El que recommencent les duperies dès (ju'on tient boutique
d'espoir.
Moins rpir d'autres révolutionnaires les immigrants en Amé-
ri(piesf)nl portés à se laisser bercer par les promesses de l'ûge
d'or. l^'elTorl personnel qu'ils oïd fait, en osant les routes, pour
s'on aller vrrs du mieux, les prédisjiose à la reclierche des points
de vue les pin- clairs, lion nondue de ces honunes d'action
qui sont individualistes j)rennenl leur jdaisir oîi ils le trouvent
en aidant une IVnmie restée seule.
Cela, c'est j)lus que des paroles. Kt c'est plus que ne font les
I I
A PATER SON
peuples pour les vieux parents du soldat qu'ils envoient mourir
en campagne.
C'est autant que le bureau de tabac pour la veuve du com-
mandant.
Et ceux qui donnent cette leçon de la main largement ouverte
pour une joie de leur goût, pour une œuvre de fraternité, ne dis-
posent d'aucun budget et rationnent leur repas du soir. Tandis
que les gouvernements, tandis que les capitalistes, qui par pa-
quets lancent des hommes aux hécatombes coloniales, déclinent
toutes responsabilités envers les parents de leurs morts, on peut
voir de simples artisans, par le seul fait d'une idée, assumer dé-
libérément les charges laissées par l'un deux, qui partit sans
que nul ne l'y poussAt.
Un révolté en mourant sera moins inquiet pour les siens que
le militaire patriote — s'il est pauvre et n'a que sa jiatrie !
La compagne du régicide est une forte femme de trente ans,
au front découvert, aux grands yeux pas très expressifs, au sou-
rire comme étonné. Fille d'Irlandais, née en Amérique, elle ne
connaît pas le français et sait à peine quelques mots d'italien.
Bresci, lui, ne savait pas l'anglais, ou si peu. Et, sans appuyer,
on discerne que si ces deux êtres pouvaient s'entendre c'est
qu'ils ne causaient pas beaucoup.
Deux bébés jouent devant la porte; Madeleine à l'air décidé,
I i
LA REVUE BLANCHE
cf Murif'K In loiilo jtolilo, <|iii vint au monde deux mois après
(|ue son père s'en lui ailé...
Le drame qui plane sur re sourire el cette enfance, l'attitude
prcscjue recueillie des rudes ouvriers des fabriques qui fréquen-
leiit le lioardini:: house ; lout, depuis la sollicitude des compa-
trnons (pii, le dimanche, viennent embrasser les petits ; tout im-
pressionne e( fait songer.
La police trouve que c'est dans^ereux et mille honteuses tra-
casseries sont faites à une pauvre femme qui garde le même
sourire — le même sourire étonné...
Le dernier Complot
llcurrusemenl lautorilé veille. Elle a^it. J'étais encore à Pa-
lerson au moment où fut dévoilé le dernier complot de la
saison.
Celle fois il .s'agissait de supprimer \'iclor Emmanuel III;
le fils après le père. Le coup partait du même endroit; l'assassin
partait de la même ville, du même foyer de conjuration. Ils
avaient donc laison ceu.x-là qui parlaient de ténébreux com-
plots.
< >n faisait la |>reuve.
L n hcmime dont les circonstances me permelicnt d "écrire le
nom, un certain Inocenti liafaele organisait l'attentat et recru-
lait à Palerson. (Ict homme arrivé depuis peu tenait des propos
violenls, colportait des formules d'exjtlosifs et développait un
plan de campagne qui fut comjiris des camarades.
Cel homme était un mouchard.
Son aveidure mérite de rester comme type des moyens em-
ployés par l'autorité pour accréditer des légendes (|ui " justi-
fient de huges coups de (ilels dès que s'en présente l'occasion.
Inocenti l«al'aele, (pTaxant même de tenir pour mouchard on
méprisail comme h;d»leur, avait lini par reporter tous ses soins
à la culture intensive d'un compagnon sans ouvrage elquiTécou-
fail, laeiturne: quand il le crut mur |>our l'action, il précisa. Dn
s en irait en Italie, on abattrait 1(> louveteau; onnie à deux :
Hafaele j»ayerail le V(»yage, l'autre frapperait. Entendu. Le
compaLMioii Incifiuiir avait dc\iiié son partenaire; il le sui-
vit...
Pas bien loin. Mais suffisamment pour savoir que Tlnocenti
avait ses petites entrées au consulat italien de New ^'orU. C'est
curieux comme les personnes daj)parence le plus taciturne ont
parfois des trouvailles gaies; l'embauché de Rafaele fit remar-
A PATERSON li
quer à son complice que Ton ne pouvait décemment aller massa-
crer un monarque dans une tenue aussi peu cérémonieuse que
le veston d'atelier : il se fit offrir un complet, une montre pour
voir l'heure du crime I et le revolver indispe^isable. Après quoi,
rendez-vous lut pris pour les derniers })réparatifs.
Ce beau samedi de veillée d'armes, où l'on devait boucler les
valises, restera dans quelques mémoires. En son complet bat-
tant neuf, un peu avant le temps convenu — la montre avançait
peut-être — l'homme enrôlé pour tuer le roi pénétra d'un pas
assuré dans la maison isolée où Rafaele allait le rejoindre. L'as-
sassin était accompagné d'une dizaine de personnages à la mine
peu satisfaite. Le complot se corsait sans doute. Rafaele ne
s'ennuierait pas.
Le fait est que lorsqu'il se présenta, le quidam fut plutôt sur-
pris. Sans la moindre brutalité, et pour apprendre à la police
qu'on peut opérer poliment, on retourna les poches du monsieur
et l'on ouvrit son portefeuille. Rien de suspect. Les compa-
gnons allaient être forcés de procéder comme de simples juges
à l'interrogatoire du prévenu, lorsque celui-ci, pris de peur,
préféra des aveux complets :
— Xe me faites pas de mal, supplia-t-il, je dirai tout.
On le mit à l'aise. Il expliqua que, condamné pour vol à Turin,
s'étant enfui en Amérique et se trouvant sans ressources à New
York, il s'était rendu au consulat dans l'intention de se livrer;
là, il avait fait connaissance avec un fonctionnaire qui lui promit
d'obtenir la remise de sa peine s'il fournissait quelques rensei-
gnenicnts — sensationnels, insista-t-il — sur les anarchistes de
Paterson.
Le malheureux avait accepté.
Depuis, on lui donnait de l'argent et des conseils; ce n'était pas
lui qui avait eu l'idée de l'affaire. Et maintenant il demandait
pardon, jurait que les anarchistes l'avaient converti sans le vou-
loir par leur bon cœur, leurs beaux espoirs; jamais, au dernier
moment, il n'aurait eu le courage de laisser partir le camarade
dont le signalement était déjà expédié par toute l'Italie. Il
tremblait, la face blémie; sa voix hoquetait dans le silence.
Lamentable, il tomba à genoux. La scène avait assez duré,
énervante, crispant les poings. On le releva. Et repoussant l'opi-
nion de quelques-uns qui voulaient lui griller au front, en lettres
indélébiles, traditore, on termina avec méthode, scrupuleu-
sement.
Comme on avait débuté par la fouille, et que dans cette voie
il y a l'engrenage, on lui fit écrire et signer sa « déposition ».
,;, LA RKVUE BLANCHE
On borlilloiiiia uu-uir uu jicu: à la lumière oxydriquc, on prit sa
pholo<::raitliie; histoire d'envoyer un souvenir aux groupements
révolutionnaires où le Hafaele sei-ail peut-être tenté de se fauliler
p;ir la suite I-cs roh^s ainsi renversés, après ranthropomélrie,
ou l«'va l'écrou du [lolicicr. omoltant seule ropération trop
banale, trop hlehement bourgeoise, du classique passage à
taltae.
Les conjurés de Paterson, une fois au moins, ne tuaient pas
leur lionime.
N"rmp«''c!ie (|u'un revolver de plus (don du consul d'ItaUo est
dans la circulation. L'autorité ne redoute pas de jouer avec une
arnif à fru. ( lel objet de curiosité est sans doute déjà passé de
main en main, tpii sait où? comme un pur bibelot.
Le revolver historique fera-l-il un jour parlei- de lui?
Zo d'Axa
Le Consolateur
(1)
CHAPITRE V (Suite
DANIEL TIENT DANS SES MAINS UNE EXISTENCE
...La route tremblait depuis l'aube, et avec elle la maison.
Ebrouements, galops ferrés, bêlements, rumeur de laine,
— cris de roues, sonores cahots. — jurons gras, compli-
ments traînards, saints clairs. Riche serait la foire, et gaie
la fête.
Daniel songeait.
— Qu"adviendra-t-il?'^ mon dieu 1
...On parquait les moutons près du pont ; aux arbres de.
la berge on attachait les ânes. On essayait les pouliches le
long du cours, de jeunes garçons à leur tête, emportés : aux
mains des marchands de fouet claquaient les mèches. Les
porcs fondaient au plein soleil, contre des murs. Des ins-
truments aratoires dormaient. Et dans le moindre coin de
pré, derrière les boutiques de toile, quelque vache tirée
par la longe tournait lentement sur elle-même, des pay-
sans tournant autour.
— Tu ne vas pas voir le bétail?
— Tout à l'heure...
Daniel poursuivait sa pensée.
— N'est-il déjà rien advenu?^
...Le déjeuner avait été particulièrement soigné par
Félicie. Sans doute en espérait-elle quelque prodige. Dinde
dorée à la coquille. Tarte aux prunes. Crème prise. Une
nappe à la table. De petits verres à Bordeaux auprès des
grands. Une corbeille de glaïeuls et de passeroses, allégée
d'asperge montée... — Et ce fut un repas comme tous les
autres, muet, triste, sans échange, sans gourmandise.
— Une jolie fête î grommelait la vieille bonne.
Eh! cette fête, Daniel la maudissait. Qu'avait-elle besoin
d'insulter à sa peine? Calé entre deux pans de mur, près du
(1") Voir La revue blanche des le 1^' et 15 août 1902.
,6 I>A REVUE BLANCHE
petit figuier sans figues, il " se rongeait // bien seul... Et
voici que de la «. pâture >/ la joie populaire montait, en un
brouhaha menaçant, fait de souffles, de pas, de cris, de sons
nasillards et de rires : que les tirs, d'un plomb sec claquaient,
que crépitaient les loteries, que de lourds maillets pla-
quaient des coups sourds à réveiller parfois des timbres;
que des orgues, sur des manèges entraînées, éclataient de
cuivres puis s'éteignaient pour éclater de nouveau puis
s'éteindre: qu'aigres et maigres des musiques, de parade à
parade comme de ton à ton rivalisaient, que grondaient les
tambours, tonnaient les grosses caisses, pétait la poudre
dans l'obsédant appel d'alarme d'une cloche infatigable-
ment sonnée.
— Assez !
La rumeur du jardin en était couverte. Daniel cria :
— Assez ! Assez !
11 ne put entendre sa voix. Comment eût-il entendu sa
pensée? la crainte la faisait chanter plus discrètement
qu'une abeille. Mais il fallait l'entendre quelle qu'elle fût :
elle seule importait. Le vent charriait des fanfares.
— Ils se moquent! ils se moquent!
Daniel s'enfuit. La Joie forçait sa chambre. Du haut en
bas de la fenêtre les vitres frémissaient.
Où s'enterrer?" s'engloutir? le puits ou la cave? Où avoir
le droit d'être d(julourcux?
— Oh : le salon!
Partie morte de la maison orientée \ers le silence, close
d'épais volets, dénuée d'habitants, où des souvenirs som-
meillaient plus vieux que Mme Mellis, étrangers à elle ! Nul
n'v entrait, nul n'y passait jamais. Qui viendrait obséder
Daniel dans cette tombe?
.11 se glissa, s'enferma, à tâtons, suivit les meubles, crut
reconnaître un canapé, s'y étendit, et dans un recueillement
funèbre, délira.
— Que devicnt-6'Z/t'?... Klle sait... // lui a tout appris...
Svi volonté... la mienne... (la mienne I; voyons... Qu'a-t-
elle f.'if'- Elle s'est Jetée par la fenêtre... — il n'y a pas
déta; l"!!-' <'.'<t empoisonnée plutôt... — Elle est
mort.
LE CONSOLATEUR I7
Il se leva dans un grand cri.
— Non... pas si vite... Mais quoi? quoi? il faut pourtant
savoir... savoir...
Daniel avait trop fui la petite maison de briques roses :
il sy fût jeté à cette heure. Trop détesté Lagarde : quel bien
ne lui voulait-il pas? Trop légèrement accueilli les nou-
velles quotidiennes de la malade : voici que d'en manquer,
il sanglotait. Enfin! s'intéressait-il donc à elle, à eux? Et
pâtissant lui-même, allait-il un peu compatir?
— Mais il faudrait pourtant savoir! savoir !
Comment? — Y aller? A cette heure? Par cette après-
midi de foire où dans le bourg grouillait tout le canton? —
Y envoyer quelqu'un? mais qui? et que lui dire?
— Je crains bien d'avoir tué la femme de ce pauvre La-
garde. Allez donc voir si elle n'est pas morte.
Ah ! ah ! ah ! — C'était bien le moment de rire. Qui avait
ri?
Non, non! se consumer dans l'ignorance attendre...
Quand les rues seraient vides, la nuit tombée, comme un
voleur... Attendre...
Les heures s'étiraient. Dans le même anxieux délire, il
attendit.
...Sous la porte du salon sombre, la raie de clarté faiblis-
sait... Dans le corridor chantait la cuisine... Carrioles,
bêtes, piétons gagnaient la route... Le faubourg s'animait
de nombreux retours. Daniel devait laisser passer le dîner
encore...
Comme Félicie en quête de persil courait au potager, il
s'échappa de sa retraite, et, feignant de rentrer, ouvrit et fit
claquer la porte de la rue. Alors, il descendit naturellement
le perron.
La foule avait vidé le champ de foire ; les musiques dor-
maient ; derrière leurs baraques, les forains sur des four-
neaux ronds, cuisaient la soupe. Dans l'air calmé, l'attente
devenait légère. Daniel put respirer.
— A table !
11 touchait son heure. Il ne bouda point. Mais bientôt, il
ne sut plus dissimuler son impatience. Le repas traînait
bien.
iS
LA REVUE BLANCHE
— (^ue déplais, Fclicie!
Reproche ou compliment. Mais aussi, comme à manger
Mme Mellis c'-tait lente! Etcette pendule qui n'avançait pas!
Il n"v tint plus, et — avant la fin — se leva.
— Tu sors?
— Un peu.
— Déjà ?
Il était sorti. 1! courait.
Au loin du faubourg, nuit et vide. Quelques réverbères
perdus... de quoi éviter les ordures et les rigoles... mais pas
plus... Puis, des intérieurs d'ouvriers éclairés, rideaux
transparents, portes ouvertes : la famille au grand complet
pour le souper : voix hautes, rires; des hommes en manche
de chemise versant à boire, des femmes, un tablier sur leur
robe fraîche, servant; des enfants bourrés, luisant de sauce.
Daniel tenait le milieu de la chaussée, peur d'être vu... Et
les promenades... Sous les feuilles opaques, il touchait le
sol, sans le voir, d'un pied tâtonnant, indécis... 1 " )mbre
pesait... Le cœur lui battait davantage... Il semblait courir
à un crime.
Enfin! la maison de Lagarde. 11 approcha. Elle n"a\ait
point l'air de vivre. La fenêtre de la salle à manger était
noire; noir le double carreau qui surmontait la porte...
Seule, mais si faiblement, paraissait éclairée. la chambre.
Entre les lattes des persiennes, une petite lueur tremblée, à
peine décelait une veilleuse à huile... Allait-il sonner? Il
eut un scrupule, une attention... Elle reposait, dormait
peut-être... Il en lâcha le cordon de sonnette, respectueux
et craintif... Que faire? S'il frappait seulement, Lagarde
entendrait. Il frappa, mais d'un doigt si discret qu'il eût
mieux valu ne rien faire. En effet, nul ne répondit. Ilatten-
dai-t, prêtait l'oreille. Rien. Frapper plus fort ? 11 n'osait
pas... Il n'osait plus même eflleurer la porte.
— Si elle dort, c'est bon signe, dit-il ; j'aurai des nouvel-
les demain.
Tendrement, s'attarda son regard encore, sur la fenêtre
où la pauvre lueur tremblait, comme malade ; — et il revint
tout courant, satisfait, ou feignant de l'être. Dans les famil-
les rassemblées le souper s'achevait. P;ir les trouées des
LE CONSOLATEUR I9
ruelles sur la « pâture //, on voyait s'allumer les chevaux
de bois dans un resplendissement de glaces et de cristaux.
La fête reprenait à peine. Il se coucha.
— Elle dort... Bon. Faisons de même.
Il s'étonna de ne pouvoir. Ses yeux aussitôt fermés se
rouvraient. Il dut s'avouer tristement que la paisible vision
delà petite maison rose n'avait pas suffi à le rassurer; sa
nuit serait ce qu'avait été sa journée.
Dans les flonflons d'un bal voisin, incessants, insistants,
monotones, de danse en danse, d'heure en heure, il attendit
l'aurore, l'appela, la guetta. Le silence se fit ; les lointains
blanchissaient; aux carreaux ruisselants il colla son visage,
suivit le petit jour, l'exhorta, le pressa, et lui-même levé,
lavé, vêtu, sortit. Il alhiit chez Lagarde.
— Pas six heures !... Trop tôt...
Il ne rentra cependant point.
Immense et vide était le champ de foire. Sous une voi-
ture, un chien gronda. Des toiles pisseuses fermaient les
boutiques. Lherbe, foulée, avait jauni... Des papiers traî-
naient... Au milieu de l'énorme avenue, seul, perdu, Daniel
soupira:
— Voici ma fête à moi.
Il gagna plus vite la berge ; puis, soudain grelottant, les
promenades... Mais une fois là, il n'y put tenir. La maison
l'attirait... Il v courait en dépit de l'heure...
Close, muette, telle que la veille, sauf que nulle
lueur n'en dorait les volets, elle demeurait assoupie.
Juste en face, sur un banc de fer, le dos à l'allée, Daniel
s'assit.
Le bourg prolongeait son repos. C'était lendemain de fête
et dimanche. Léglise sonnait la messe du matin... Un pas
discret de dévote glissait... Les façades, insensiblement
éclairées, allaient vivre. Une laitière avec ses brocs d'étain,
de porte en porte, remplissait les pots, placés dehors exprès.
Les maisons souvrirent... On passa la tête... On balaya le
seuil... Daniel fut remarqué... Et on causa... Mais pouvait-
il entendre, hypnotisé par cette porte qui s'obstinait à rester
close? Il considérait longuement, avec des yeux d'amant,
le pied de vigne, les grappes tirant sur le fil de fer bien
/(>
LA REVUE BLANCHE
tendu, les deux géraniums, l'un, le rose, fané, l'autre, le
rouge, épanoui, brûlant, et chaque brique... Elle était là,
derrière...
Mais une clef touillait la serrure, tournait, le verrou était
repoussé, lentement s'ébranlait la porte. Daniel n'eut qu'un
bond-
— Oh! vous m'avez lait peur... Vous êtes matinal ! mes
compliments...
— C^ui... ie passais par là... après ma promenade...
— A cette heure?...
— Alors, vous voyant...
— Chut! plus bas! elle dort encore... Je vais en profiter...
je suis à vous...
11 prit la boîte au lait sur la marche du seuil, l'alla porter
d;ms la cuisine, et ressortit.
— Je laisse la porte enti'"ou\'erte; comme ça, si elle
sonne... j'entendrai...
Et désignant le banc vert adossé au mur :
— Mettons-nous là, dit-il.
On s'assit. Daniel, anxieux, supplia :
— Eh bien ?
— EIi bien, ça été terrible... terrible... à ne pas se l'ima-
giner... Elle aurait tenu un couteau qu'elle me l'aurait
planté dans la poitrine...
— A ce point ?
— l'ne vraie furie... l)'ai~>ord... je n'osais pas... Mais
elle m'attendait là... Il a fallu se décider... Non, mon
ami, elle ne ma pas laissé iliiir ma phrase... Elle était
déjà debout... hors du lit... et elle se jetait sur la porte...
et elle criait... " Ah ! ah ! je partirai quand même...
je partirai toute seule... >/ Jai dû la tenir... la mater
presque...
— Ht puis ?
— Elle n'a pas décoléré de la journée... Une folle... Elle
se serait tuée à ce métier là...
— Mais après?
- Aprè.s... j iii pu lui faire prendre un peu de chocolat,
tout de même... Joint à la fatigue... ça l'a fait dormir.,. Elle
dort encore..
— Elle dort... — Croyez-vous que ça continue?
LE CONSOLATEUR 21
Lagarde regarda Daniel. 11 lui sembla plus inquiet que
lui... Il s'affola.
— Vous le croyez?...
— Non... non...
Mais un brusque coup de sonnette rompit leur entre-
tien... Lagarde se dressa.
— Adieu... voici qu'elle s'éveille...
Et revenant :
— Ah ! je ne pourrai probablement pas vous retrouver à
onze heures comme d'habitude... Maintenant que nous
nous sommes vus, d'ailleurs...
— Alors, à quand?
C'était à Daniel, cette fois, de réclamer une rencontre.
— Mais quand vous voudrez...
— Je puis passer aux nouvelles?...
— Parfait... Ne sonnez pas. Frappez... Adieu...
Il disparut.
— Il est plus calme... Elle a dormi... — Mais, cette
crise? — Il fallait s'y attendre... ça passera... — Hé! hé!
à force de se répéter, c'est que ça peut la conduire à la
folie... à quelque chose d'analogue. Dieul... si elle ne fait
pas un malheur avant I... — Et quel bon effet sur sa mala-
die ! C'est capable de la tuer... la tuer...
Tout le jour, Daniel attendit à la grille la nouvelle
incessante d'un événement trop prévu... Oh ! comme cette
vie lui devenait précieuse... comme il l'eût couvée, nour-
rie de la sienne, s'il eût pu... Que n'avait-il le droit de la
veiller, de suivre un instant son destin? Hélène était plus
que sa femme à lui... plus que sa femme...
Rien ne vint. L'angoisse s'éternisa. Ce fut le soir. Daniel
n'osa retourner chez Lagarde.
— Deux fois par jour... je pourrais l'effrayer... Et il fau-
drait le rassurer ensuite...
Le lendemain, au matin, il trouva la porte seulement
poussée. Cela lui évitait de frapper. Il entra. Il fit deux
pas dans le corridor, et s'arrêta. On parlait dans la cham-
bre de la malade, et haut et fort, on disputait. Il distin-
guai deux voix, l'une très familière, grêle, étouffée celle
U2 LA REVUE HLANGIIE
dt.' Lagarde. Taiitre aiguë, brève, sèche. Tous les mots l'at-
teignaient.
— Je te dis que j'irai... et cjue j'irai sans toi.
— Ma pauvre amie...
— Oui... Et je me ferai délivrer... On me séquestre ici...
je suis libre après tout... Je ne suis pas folle... Ah! on
voudrait bien me faire passer pour folle... afin de se débar-
rasser de moi... Mais j'ai ma tête... ah ! ah ! et je le prou-
verai...
— Mais je n'ai jamais dit...
— Tu le penses... Tu t'imagines que je ne sais pas ce que
tu penses?... Mais je quitterai cette maison, cette prison...
Je ne voulais pas y venir. C'est toi qui m'y as traînée, oui,
traînée... Tu as profité de ce que j'étais faible, malade, sans
défense... Mais je ne le serai pas toujours, malade... Je ne
le suis plus... Et je m'en irai...
Un silence. La malade, essoufflée par ce flot de paroles,
haletait. Un pauvre gémissement mouillé était toute la
réponse de Lagarde.
— Oui... je m'en irai... et bien mieux. .. je veux m'en
aller tout de suite... et je m'en vais...
Le sommier grinça : deux pieds nus claquèrent sur le
parquet : d'un bond, Hélène s'était levée. Daniel, à travers
la muraille, voyait ses moindres mouvements.
— X'oyons... mon amie... Hélène... tues folle...
— Ah! tu l'as dit... Tu ne peux plus nier maintenant...
Non... quoi que tu dises, je ne suis pas folle : je m'habille
et je pars...
Des vêtements étaient froissés. Lagarde la regardait faire,
sans courage... Daniel songea :
— Elle s'habille... Elle va paraître...
Mais il ne tentait pas un seul pas pour sortir. 11 la sentit
qui s'approchait, traînant les jambes, allait toucher la porte,
puis, brusquement, s'affaissait sur le premier siège, en sou-
pirant ;
— Je ne peux pas...
La voix était douloureusement assourdie. Déchirante,
une quinte de toux éclata. Lagarde la ramenait à son lit.
Daniel en avait assez entendu. A reculons, en tirant dou-
LE CONSOLATEUR a3
cernent la porte, il sortit — et puis s'enfuit à toutes jambes,
hanté. L'objet de son inquiétude, aperçu jusqu'ici à tra-
vers les plaintes de l'employé, prenait soudain une préci-
sion intolérable. La dispute criait en lui... Son esprit en
moulait toutes les paroles... Ses dents claquantes les mâ-
chonnaient.
— Et j'en suis cause. Et, partie, elle sourirait, renaîtrait.
Et il ne savait pas se dire, que nulle part elle n'eût été
contentée, et par rien, que la rage de contredire habitait sa
pauvre cervelle, comme la maladie son corps... Non ! non!
il voyait les choses au mieux à Paris, au pire à Argen-
tières. L'inoubliable scène en était la preuve obsédante.
Daniel connaissait enfin la douleur humaine : ce que ne
lui avaient pas appris trois mois de relations attristées,
deux minutes de vie venaient de le lui révéler soudain.
— Pauvre femme !... gémissait-il.
S'il eût dit :
— Pauvre homme! c'eût été de lui-même qu'il eût parlé.
Le petit employé passait au second plan. Hélène pouvait
lui tenir au cœur, à la chair, par une longue communauté
d'existence : elle tenait à la conscience de Daniel. /■
Et il faudrait encore qu'il consolât cet homme I
— Il est plus tranquille que moi... c'est à moi d'être
consolé...
Devant Lagarde il ne pouvait plus retenir ses larmes :
— Je suis un peu nerveux.
Il s'excusait. Il se forçait à la sérénité, au calme, pour
n'entendre point de pires gémissements. Combien lui coû-
tait la moindre parole î Naguère, indifférent, il voyait ces
douleurs d'en haut : il les relevait jusqu'à lui. Aujourd'hui
il était descendu jusqu'à elles, plus bas même. Il devait re-
monter le cours de son émotion. Il s'épuisait à ce labeur.
Chaque matin, il se levait, avide de nouvelles : frappait
discrètement: Lagarde ouvrait. 11 le recevait, soit dans la
salle, soit dans la cour. Daniel était tôt renseigné ; mais
il ne pouvait partir sans avoir payé la nouvelle d'un encou-
ragement menteur. Il le savait et venait quand même.
Les crises s'étaient encore reproduites. A l'entêtement de
2', LA REVUE BLANCHE
Lagarde, Hélène opposait un entêtement égal. Ces dépenses
d'énergie la ruinaient. La maladie eut raison d'elle.
— Rien? hier? Ah 1 mon bon Lagarde... que je vous
embrasse...
Daniel exultait.
— P-as si vite... Il y a autre chose que des crises...
— Quoi... quoi ?..,
— De la faiblesse... des sueurs et du sang...
— Du sang?
— Elle n'en avait pas rendu depuis deux mois.
— Pas possible ?...
— Oui... et le médecin ne la trouve pas bien,
Daniel se figeait.
— Ah 1 mon ami... je suis tranquille, allez... On ne l'en-
tend plus... elle prend tout ce qu'on veut. Je la préférais
nerveuse... oui... nerveuse... quand elle m'insultait... On
dirait qu'elle n'a plus de vie...
— Mais le docteur?... Que dit-il au juste?
— 11 me cache quelque chose... je le sens...
— Non... vous vous faites des idées... Voyons... ça ira
mieux... N'est-ce pas?... Les crises l'ont brisée... 11 faut
qu'elle se répare... <
Daniel répondait à ses piropres craintes, et n'arrivait qu'à
les fortifier.
— Je veux bien le croire, pleurait Lagarde.
Daniel ne le croyait pas.
Jl revint le soir même : c'était la même chose.
— Elle a bu un demi-verre de lait... sans le vomir
Et soudain :
— .Ah ! que vous êtes bon de vous déranger comme ça...
pour moi...
— C'est bien le moins...
Daniel ne se voulait point en faire un mérite. Pour lui
seul, chaque jour, il recommençait son douloureux pèleri-
nage.
— Comment va-t-clle ?
Le même état s'éternisait. On ne pouvait plus songer à
lever Hélène. Comme elle avait besoin de distraction, La-
garde se tenait le plus souvent auprès d'elle. Et longeant
LE CONSOLATEUR 20
les arbres, traînant les pieds dans un épais tapis de feuilles
mortes, Daniel venait. Octobre avait dépeuplé le jardin. Il
semblait malade comme elle. Les arbres attendaient vaine-
ment la taille. Daniel veillait sa victime en pensée.
Hélas! elle dépérissait. Le médecin n'osait l'avouer à
Lagarde, dont il avait pénétré le pauvre et faible caractère.
Il le leurrait d'un vague espoir. Lagarde, très naïf, en tran-
quillisait Daniel comme lui-même.
— Ça ne va pas plus mal...
C'est-à-dire pas mieux. Tous deux ignoraient ces subti-
lités de langage.
— Il faut patienter...
Daniel, patiemment, n'en suivait pas moins scrupuleuse-
ment le cours de la maladie.
Vers le milieu d'octobre, durant un de ces repas sans
paroles, auxquels s'était résigné Mme Mellis, Félicie, pen-
sant intéresser Daniel, sans doute, rompit le silence glacial.
— 11 parait que ça ne va guère chez les Parisiens... J'ai
rencontré Victoire, la femme de ménage. Pauvre petite
dame, elle n'avale plus rien de solide... pas une bouchée
de pain ! ... que du lait : elle n'a déjà plus d'estomac! Et
puis elle ne quitte plus le lit... On la porte pour retourner
les matelas, arranger les draps et les couvertures. Elle tousse
et elle tousse... qu'on croirait que sa poitrine se déchire.
— La malheureuse, dit Mme Mellis, mieux vaudrait pour
elle n'être plus.
— Allez, madame, ça ne veut point tarder... Elle a eu des
crises nerveuses qui l'ont mise à bas et le médecin a dit
comme ça qu'elle ne durerait pas jusqu'à l'hiver,..
Daniel se sentit trépasser. 11 dit en songe :
— Oui, }'ai vu le mari... il est bien affecté...
— Et encore, reprit Félicie, le médecin lui cache la vé-
rité. Il a dit comme ça à Victoire, mais il ne faudrait pas
le répéter...
Pour rester droit, Daniel se cramponnait à la chaise.
— Qu'as-tu, Daniel ?
— Rien... un étourdissement...
— Tu es pâle... Va faire un tour à l'air... tu reviendras..
Il eut la force de sortir. L'air l'excita. Il piétina de long
2<; LA REVUE BLANCHE
en large, sur moins de deux mètres d'allée, comme un
fauve en cage.
— Pas jusqu'à l'hiver? ça ne se peut pas... et c'est moi...
Le sable criait.
— Mais vais-je le croire? Des racontars de domestiques...
de vieilles femmes... Pourquoi pas? Ah! ah 1 — Mais le
médecin... — Le médecin va-t-il faire ses confidences à la
femme de ménage? C'est trop ridicule... Elle ne va pas
bien, certes, mais pas plus mal...
Il s'en assurerait lui-même. 11 remonta.
— X'otre déjeuner est au chaud... je le sers?...
— Non Félicie, merci, je sors...
Il prit son chapeau et bondit dans la rue.
— Quelle existence ! songea la vieille bonne en retirant
les plats du four.
...Daniel frappait, entrait.
— Eh bien?
— La mênie chose...
— Ah 1... le médecin ?...
— Il n'est pas mécontent.
— Elle dort?
— Justement.
— Ah :...
Daniel avait son idée — et n'osait la dire. Une curiosité
malsaine s'insinuait en lui.
— Ah!... est... est-ce... que... je pourrais... la voir...
souffla-t-il.
Et il se tut, rcnige de honte.
D'abord étonné, Lagarde n'hésita cependant point :
avait-il des secrets pour un pareil amil
— Si vous voulez... Il suffit d'entr'ouvrir la porte...
Et ille fit.
Daniel, avide, se pencha. Ses yeux se fermèrent le temps
d'un frisson. Le spectacle dépassait tout ce qu'imaginait
son angoisse. Une chambre encombrée en plein désarroi;
un fauteuil couvert de vêtements mêlés; la cheminée de
marbre gris, une table à tapis, et la table de nuit chargées,
salies, gluantes, de flacons de toutes couleurs et de toutes
formes, de verres, de tasses, de cuillers avant servi, allant
LE CONSOLATEUR 9.7
servir... Et la grande masse blanche du lit, dans la pénom-
bre. Il ne vit pas la malade d'abord. Mais bientôt, ses yeux
accoutumés distinguèrent, aussi pâle que l'oreiller où elle
reposait, une face. La maigreur accusait des traits déjà très
nets : les arcades sourcilières soulevaient une peau trop
molle ; les joues s'enfonçaient jusqu'aux dents; deux lignes
bleues indiquaient les lèvres; les longs cils baissés étaient
noirs comme les cheveux réunis en natte, que le sommeil
avait rejetés de côté. Cette femme avait dû être belle, de
cette beauté pure et sans distinction, commune dans les
faubourgs p^irisiens. La maladie l'avait défigurée, de vingt
années vieillie. Et que restait-il de son corps? rien n'en
indiquait la présence : il semblait fondu dans les draps.
Seul le buste émergeait, avec les bras sortis qui montraient,
dans des manches trois fois trop larges, des poignets d'os
et de maigres mains trop veinées : l'alliance à peine usée
flottait autour du doigt sans chair. Une odeur de fièvre et
de pharmacie s'exhalait d'elle Elle ne bougeait pas, et son
souffle léger fusait discrètement entre ses lèvres, sans que
frémît la poitrine creusée. On l'eût crue morte.
Daniel chancelant s'accota; les gonds chantèrent; Hélène
ouvrit les yeux.
— Elle s'éveille! — J'entre seul, dit Lagarde : attendez-moi.
Et il disparut. La porte était close. Mais Daniel fasciné
avait pu voir, sous les paupières soulevées, des yeux de
globe bleuté, de pupille noire largement dilatée — à faire
peur.
Lagarde reparaissait :
— Elle se rendort... Elle voulait sa potion... Eh bien?
Daniel demeurait sans réponse. L'employé précisa :
— Eh bien ! elle n'est pas si mal... à voir... !
— Non... non... C'est la première fois que... et vrai-
ment...
— N'est-ce pas?
Ils se quittèrent.
Daniel s'enfuit n'importe où, sans savoir... Il traversa
toute la ville. On s'étonnait... — depuis si longtemps ! — on
saluait. Il répondait presque dans un sourire. Il ignorait ce
qu'il faisait... Il était fou...
28 LA REVUE BLANCHE
Bientôt l'ombre des maisons ne le coii\rit plus; il se
trouvait sur le pont : il tlt halte. 11 lut au parapet, formu-
lant sa détresse.
— Le docteur a raison... elle n'ira pas jusqu'à l'hiver...
Ce sont ces crises... Et qui les causa? Félicie ne me Ta pas
mâché ce matin...
Et sourdement :
— Assassin... assassin...
Il revoyait la moindre ride de cette figure lamentable : il
se les attribuait toutes. 11 ne semblait pas se douter qu'elle
était venue déjà pâle et faible à Argentières. Un jour, un
mot, avaient suffi à lui enlever toutes ses vigueurs et toutes
ses grâces. Il l'avait tuée.
— Assassin... Assassin...
Le ciel était terne ; les derniers oiseaux s'envolaient. Dans
les prés en contrebas, sur les berges, les touffes de peupliers
frémissaient. On entendait les battoirs frappés au lavoir
proche. La sucrerie, au détour du fleuve par sa géante
cheminée vomissait une fumée noire; des chalands se lais-
saient glisser, un cheval tirait. Et sous Daniel, entre les
arches, l'eau livide, gercée, paraissait stagner, s'arrêter,
attendre... Écrasé, il la regardait d'un œil fixe, il se pen-
chait vers elle, son accablement l'y poussait. 11 eut l'idée
subite du suicide.
— Ma foi... j'en ai assez vu... assez fait... le mieux
serait... de...
Il se cramponna.
— Quoi ! la mort?...
Il claqua des dents. Lui? mourir? 11 quitt;i, fuit le para-
pet... 11 avait trop peur de lui-même... 11 était au milieu du
pont : une carriole lancée chargée de sacs lourds le frôla...
Elle eût pu l'écraser. Quand le danger fut bien passé :
— Cela eût mieux valu peut-être... dit-il.
II ne le pensait pas.
fA suivre.) < Henri Ghéon
Les Congrégations et l'en=
seignement en Bretagne
En hommage il MM. AVAi.i)i:CK-Rorssic.\i; et Comhes.
Celui-là qui est maître de
l'éducatioa peut changer la face
du monde. — LEIBNITZ.
// y aura du bruit dans Landerneau, et voici que cet ironique
dicton — lancé, au temps du bon Lafontaine, pour dire le calme absolu
de la jolie petite cité bretonne — le dérisoire dicton s'est justifié : lap-
plication, aussi douce que tardive, de la loi sur les congrégations vient
d'accomplir ce miracle. Par les rues tortueuses et sommairement pavées,
à l'huis des couvents, ne llottaient plus les robes grises des Filles de la
Sagesse, le long voile noir des Ursulines, les vastes manches des noires
Yisitandines, les cornettes blanches de Saint- Vincent-de-Paul ou le
léger tulle noir qui recouvre les coiffes, en forme de cœur, des sœurs
de la Providence et non plus les jupes aux mille plis des sœurs de
Saint-Michel toutes blanches ou des dames de Saint-Thomas-de-Yille-
neuve toutes noires ; les bonnes sœurs étaient prisonnières de leurs
protecteurs. Landerneau, tel un volcan oublié, a secoué sa séculaire
torpeur : Landerneau a menacé délever des barricades, de faire
revivre le bon temps de la Ligue. Landerneau voulait conserver ses
bonnes sœurs et, ma Doué ! gave à quiconque voulait faire respecter
la loi...
Pour une fois, Landerneau, s'étant mis à la tête d'un mouvement, du
coup acquérait la gloire d'être imité. Les feuilles bien pensantes
de Bretagne publiaient avec enthousiasme, le i" août dernier, que
la situation est particulièrement critique à Saint-Méen et au Folgoët, où
les femmes menacent de tirer par les fenêtres et les hommes de se faire
hacher jusqu'au dernier phitùt que de laisser expulser les sœurs. Plus de
travaux : on monte la garde et les clairons sont prêts à sonner l'alarme et
la charge si l'on aperçoit les gendarmes.
A quoi le Gaulois du lendemain répliquait :
En Bretagne on s'y prend d'autre façon pour résister aux attentats de
M. Combes. On s'insurge, on se révolte, on défie l'autorité.
On ne veut plus avoir affaire à un régime que tous les honnêtes gens con-
damnent, et Ton commence à retirer des caisses d'épargne les fonds qui y
sont déposés.
3„ LA REVUE BLANCHE
A Lesni'ven — uni' petite, très petite ville — les retraits se montent à la
jolie somme de 25.000 francs.
M. Comités veut la g-uerre. On la lui fera ;i lui et à ses amis, et si les
nôtres sont avisés, ils boycotteront les francs-maçons et les combistes,
comme le gouvernement lui-même boycotte les modérés.
Suivant l'exemple donné par VA/ini/airc Catholique — lequel, à la
suite de ses renseignements sur chacjue dit)cèse, donne la liste des
<< fournisseurs recommandés » — nos très catholiques compatriotes
dWrmorique ont depuis longiemps déjà mis en pratique cette façon,
d'un évaii<.rélisme peut-être pas très orthodi>xe, de terroriser les craintifs
commerçants : car ces étran-;es chrétiens visent toujours à TargiMit et
c'est ainsi que les élections ont été là-bas prétexte à quêtes fructueuses;
nous pouvions lire dans la Dcpcchc de Lorient du ii février dernier
cette savoureuse constatation :
gciMi'Ku. — Lrs clections. — La candidature de M. Servipny réunit
surtout les sous des quêtes. De tous les côtés, en effet, l'on quête. A la
campat^ne, sous le patronage des dames de la noblesse, et aussi du clergé,
l'on quête pour empêcher les messieurs prêtres d'être chassés par l'infâme
gouvernement, l'^n ville, c'est autre chose, il faudra offrir un cadeau en «/•
au Pape, il faut entretenir les églises pauvres, et l'on (|uète.
Une des caractéristiques du Breton, du Bas-Breton surtout, est de
s'ima^nner que les mesures gouvernementales sont toujours prises
contre lui et non édictées dans l'intérêt de tous. On a reproché aux
élorpienis et joyeux i'élibres de faire du séj)aratisme ; ont-ils jamais
demandé «jue dans les écoles de iVovence l'enseignement soit donné en
langue provençale "r* Que ne lutle-t-on sérieusement contre l'idée sépa-
ratiste qui domine dans la Bretagne ch'ricale, la Bretagne noire dont
les catéchismes sont écrits en Ijreton, qui donne en breton le simulacre
de renseignement! Les Bretons catholiques ne veulent rien voir au delà
de leurs " clochers à jours », de leur petite Bretagne. « Catholiques et
Bretons toujnurs », « Vivent nos pi i-tres », « Doué ha va hro », arbo-
rent j)uérilement leurs petits journaux et leurs grandes l)annières.
Procédemmenf, dans une étude. La Bretagne jxiïcnnc i] et ici
même, dans La Bretagne alcoolique \-}.), j'ai exj)OS('! l'action funeste du
clergé; breton. (Je ce clergé qui tond ses ouailles et les maintient dans la
pins Sordide ignorance. Les folles colères que ces « réquisitoires »
comme on m'a fait Ibonneur d'appeler ces modestes travaux) ont sou-
levé chez les jésuites et dans le monde clérical breton m ont incité à
poursuivre ces études (pii participent à la fois de l'histoire, di- la chi-
rurgie et de l'hygiène. Aujourd liiii, je veux montrer ce (|u'en Bretagne
sont les iirdres religieux et comment on y en.seigne.
il) Brochure in-4, l'.iOO. Éditions de la Rtvue (ancienne RtvvLt de» Rnne»).
[1) La Tfvnt hlancheàw 1" juin 1001.
LES CONGRÉGATIONS ET L ENSEIGNEMENT EN BRETAGNE
3i
I
Une des affirmations chères à MM. Coppce, Lemaître et de Mun
est que la République, la « gueuse », a persécuté IKglise, qu'elle
annihile la foi religieuse, qu'elle chasse et dépouille prêtres, moines et
sœurs.
Pour répondre les chiffres seuls suffisent, même incomjdets (de par
la faute des congréganistes qui fuient les recensements), que donnent
les « étals statistiques de la France par départements >- publiés par le
ministère du Commerce. On verra, par le tableau suivant, si la Répu-
blique nest pas autrement tolérante à l'égard des congrégations que
ne fui'ont la royauté et l'empire.
Aperçu de l'Accroissement des Congrégations en Bretagne
Recensements 1861, 1893, 1896, 1900
Document^! puisés dans la Stathtique de l' Empire 1S61; l'Annuaire cathoUque. 1893: l'Annuaire
statisti'j'ie de la France, ISO'J ; VEnquife fur les Conçréçations. 1900, etc.
UEI'.VI'.TD.MENTS
IlIe-et-Vilaine . .
,C6tes-du-Xord .
Einistére
Morbihan
T-oire-Inférieure
CONGUEGATIONS
1^:('p1 1.s;)9 IHOO
37
34
20
•2 {'y
•29
•28
■2;i
23
25
30
(jtj
54
44
54
03
.MAISONS
iiO(ii|iées par les
r.Miiçréïîaliiiiis
1S()1
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1.496
-— ^' o '—
1 . .506
~'€ -^
1 . 705
— '-H A -H
900
A. — Chiffres extraits de l'Annuaire Catholique. La mention etc., suit la nomenclature
des ttablissements des quatre cuiigrégations suivantes : Frères de l'Instruction chré-
tienne. Jleligieuses de Saint-Thomas de Villeneuve, Filles de la Croix, Filles de la
Providence.
B. — Chilïres extraits de V Annuaire Catholique. La mention et dans un grand nombre
d'établissements du diocèse suit la nomenclature des établissements des Filles du Saint-
Esprit ou Sœurs blanches.
C. — Chittres extraits de V Annuaire Catholique. Les mentions etc., ou très répandues
dans le diocèse, ou et dans un grand nombre de paroisses suivent la nomenclature des
cinq congrégations suivantes : Frères des Ecoles chrétiennes, Sœurs de la Charité de
Saint-Louis, Filles du Saint-Esprit. Filles de Jésus. Sœurs de la Providence.
Jj. — Cliittres extraits de V Annuaire Catholique. Les mentions etc. ei et dans plusieurs
paroisses suivent la nomenclature des établi.ssements des sept congrégations suivantes :
Frères des Écoles chrétiennes, Frères de Saint-Laurent-sur-Sèvre, Frères de Lamennais.
Prêtres de l'immaculée-Conception. Sœurs de la Sagesse, Sœurs des Tiers-Ordres du
Mcnt-Carmel, de Saint-François et de Saint-Dominique, Religieuses de Torfou.
E. — Chitïres extraits de Résultats statistiques du Recensement des Industries et ProJ'ei-^'ions
T. III : Ri'ffion de l'Ouest au Midi et précédés de la mention non compris les écoles,
hôpitaux et ouvroirs.
X.-B. — En 1897, d'après Le Clergé français, annuaire de 1S9S, on comptait 516 maisons
occupées par des communautés religieuses dans l'ille-et- Vilaine ; 304 dans les Côtes-du-Xord;
295 dans le Finistère; 318 dans le Morbihan et 310 dans la Loire-Inférieure.
>1
LA REVUE BLANCHE
Les perturbateurs cléricaux — et si peu catholiques vraiment —
objecteront ruriousement que le <i-ouvcrnemont vient de fermer les
«"coK's congfréyanistes. Voyons celte hécatombe et, par la môme occa-
sion, jetons un coup dœil sur la propriété foncière de ces pauvres
coui^réj^anistes :
DKPAKTriMENTS
Ille-et-Vilaine. .
Cotes-du-Xonl..
F.iiisltiio
Morbihan
Loiie-liifeiieure
SlI'Er.l-lC.IE
lies
Di'ii.i r 1 1' 111 r 11 I ■
050,627
687.590
071.706
679.578
693.957
(.'.MiitciKiiife iMilas-
Iralo (les immeubles
ycciipi'S par
11'? foiiarofraliims
Mi4h. 93 il. 20 c.
927 85 62
nOiî 37 22
1654 16 51
.«ns 20 86
■A -y.
■/. -
_-: 3
C- "'
i sp
H SB
K 3
K S
66
1.018
54
51-1
44
487
54
1.395
r,;)
1.531
lilalills. fonjîré^a-
nislcs termes
confprrikinent aux
ilécretsileiuil.19il2
»
38
8
»
Sur qiitttrc mille neuf cent quarante-cinq établissements congréga-
nistes existant en Bretagne, le gouvernement « persécuteur » en a fait
fermer ciNQiANTE-ciNQ : en i8Gi, sous l'Empire que regrettent les clé-
ricaux, il n'y avait, dans toute la Bretagne ([ne huit cent cinquante-huit
établissements congréganisles, aujcjurd hui, et malgré la fermeture des
cinquante-cinq maisons, il y en a quatre mille tkente-di:ux de plus.
l'^aisijns encore une remarque : avant l'application des derniers
décrets application qui modifie si peu les ohill'res !) il y avait en France
i./i73 congrégations et communautés religieuses possédant des
immeubles d'une contenîince cadastrale de 'iS.;"); hectares i8 ares
"»7 centiares ; or, à elle seule, la Bretagne compte le cinquième des
congrt'gations, soit 281, et presque le dixième de la propriété foncière
congréganiste, exactement .'j.62i hectares 5i ares /|i centiares.
Devrait-on dire « pauvres congrégations » ou « pauvre Bretagne » ?
MM.deMunet Piou estiment-ils donc que le manque d'hygiène, la
j)auvr('tc et rivrognerie ne sont pas, en Bretagne, causes suffisantes de
di'population pour désirer une toujours plus grande extension du céli-
bat monastique et canonique? La République cnlin tîst-elle moins tolé-
rante que la monarchie'? 11 est vrai, ce sont les royalistes qui nous l'ont
appris sous l'Kmpire, qu'un régime politique n'est beau «pie... sous un
autre régime.
I'!n re qui concerne la dépopulation et sous la res<Mve fa itt; précé-
demment réserve ajjsolumont coidirmi'e parles enquêtes officielles du
ministère du commerce et les rapports des inspecteurs d'académie) que
les congréganistes, et même des membres du clergé séculier, se sont
en grand nombre et volontairement soustraits aux recensements, il est
néanmttins curieux de savoir le nombre des célibataires des deux sexes
qu'avouaient, en 1896 seulement, les diocèses de lîretagne.
LES CONGRÉGATIONS ET i/eNSEIGNEMENT EN BRETAGNE 3'i
Recensement du Clergé séculier et des Membres des
Congrégations religieases en 1896.
Documents puisés dans V Annuaire statistique de la France, 1809; Résultats statistiques
du recensement des Industries et Professions; Dénombrement de 1S9G, T. III;
Annuaire de V Economie politique et de la Statistique, 1S9S, 1899, 1900 ;
Annuaire catholique. 1893, 1806, 1900, 1901; Semaine religieuse, etc.
II
On a dit avec raison que l'Espagne mourait, comme Byzance, de la
politique et des moines. Or, moins les courses de taureaux — jeux imbé-
ciles, cruels et sales que certains maires bretons remplacent d'ailleurs
avantageusement par des courses d'ivrognes — j'ai pu constater, au
cours de mes nombreux séjours dans l'un ou l'autre de ces deux pays,
que la Bretagne. offre, ethnologiquement, physiologiquement et morale
ment, des traits de ressemblance extraordinaire avec l'Espagne.
(1) Ne sont pas compris dans cette colonne : 1" Les prêtres aumôniers de maisons reli-
ffieuses ; 2» les aumôniers de la marine, eu retraite ; 3" les prêtres iirécepteurs ; 4° les
prêtres, vicaires auxiliaires ou desservants sans traitement ; b° les prêtres en retraite offi-
ciant dans une paroies;.
("2) Ne sotit compris dans cette colonne que les membres de congiégations religieuses
professant dans les établissements congréganistes suivants : Ecoles primaires. Ecoles mixtes
(sous la réserve faite plus haut) et Ecoles maternelles. Les feuilles et statistiques du
recensement officiel ne mentionnent ni le nombre de maisons, ni le détail ou le total des
membres de congrégations religieuses profess:vnt dans leurs établissements d'enseignement
secondaire, se livrant au commerce (Hôtels, Maisons de santé, Distillerie, Industries
diverses), à la prédication ou à la vie contemplative.
(3) En 1901, environ 4500 membres, d'ajrcs la Semaine Religieuse du diocèse de Rennes
(article et chiffres leproduits par le Salut de Saint- jltu.o du :. -6 mars ]901j. Il n'est donc
pas exagéré de supposer que les chiffres officiels ci-dessus peuvent être majorés de 1^3 au mi-
nimum par le clergé séculier et des 2i3 au moins pour le clergé re'gulier. Ce qui donnera
pour les cinq départements les proportions suivantes, proportions qui sont évidemment au-
dessous de la réalité. Ille-et- Vilaine : C.65 ; Côtes-du-Nord : 5.30; Finistère : 3.93; Mor-
bihan; 4.95 ; Loire Inférieure: 4.23. Soit le 5.06 pour 1000 habitants dans toute la Bre-
tagne.
]f, LA REVUE BLANCHE
l'n jour, le marrchal Lopez Dominguez, avec qui j'avais l'honneur
«l'en causer, me mit sous les yeux ce passag-e d'un de ses plus récents
discours :
Le l>iidi:et des cultes de l'Espagne est de 'l 'i millions.
L'Etal donne annuellement pour l'instruction publique : 1 million et demi;
le resîe doit tHre fourni par les communes qui, pour la plupart, sont sans
ressources.
Depuis 1857, l'instruction est obligatoire : sur 3 millions et demi d'en-
fants. IjlO'i.OOO, soit moins du tiers, fréquentent les écoles. A Madrid même,
10.000 enfants ne peuvent recevoir d'instruction, faute de locaux suffisants.
Il y a. en Espagne. 2:;. 17t) instituteurs, soit environ un instituteur pour
plus de l'A) élèves ; leur traitement, qui est généralement dérisoire, ne leur
est payé que tardivement.
Par contre, les coin'tnts sont ton/ours plus riches et font coNCURnENCE aujc
inihistriels en exerçant toutes espèces d'industries.
Tout cela s'applique également à la Bretagne où sans parler des
frères, des « bons » frères de Ploërmel et antres fabricants de pastilles
bcchirpies ou d'eaux dentifrices, de chocolats ou de dragées, de liqueurs
ou de meubles, les « bonnes sœurs » se font si volontiers les hôtesses
des baigneurs de la c«Jte d'Emeraude.
Citons-en quelques-unes des hôtelleries religieuses les plus renom-
mées.
Côtes-du-Nord. — C'est d'abord à Saint-Quay, le doyen de ces/cou-
vents-ln'ilelleries que Charles Sauvestre présentait ainsi, dans son
Enfjiirlc sur les congrégations religieuses, en 18G7 : « A Saint-
<^uay un couvent de religieuses tient une hôtellerie qui est le rendez-
vous du beau nu)nde breton. Il s'y fait même beaucoup de mariages. »
Puis, autres hôtelleries religieuses à Val-André en Pléneuf, près
Saint-Brifuc. à Plestin-les-Grèves et à Trégaslel, proche Perros-Guirec.
Finistère. — Les religieuses de la Retraite du Sacrc-Cœur-de- Jésus
• '• reçnivent des dames pensionnaires dans leur maison de Quim-
perlc • .
Morbihan. — Le superbe couvent-hôtellerie de Saint-Gildas-du-
Pihuys. non loin de Sarzeau.
Loire-Inférieure. — Sceurs iranciscaines oblates du Cofur-de-Jésus,
" nuiisiin de Piiriiiciiel, fondée en i.SH',, élablisseuient de pensionnaires
po\ir la saisdn des bains. Familles entières. Prix de 7 à lu francs. »
Sœur» de l'Immaculée Conception, « maisons à Saint<,'-Marie-de-Pur-
nic et au Pouligiien. reçoivent des pensionnaires jjendanl la saison des
bdim». n
Su'urs de In Providence dites aussi sœurs, de Marie-Joseph « maison
a Sainte-Mario prés Saint-Xazaire, reçoit pendant la saison des bains
de m( I- dames, jeunes filles et enfants. »
F.l r-la s;ui'- |.;ul' r de vingt autres maisons de moindre inqiorlance ;
LES CONGnÉ().\TIONS KT L ENSEIGNEMENT EN BHET.\r.NE ij
aussi, dans une de ses « i^-azeltes rimées » où il conle ses villégiatures'
Raoul Poncliun a-t-il pu décrire sur le vif ces Anher^i^es Savi-ées.
Le long des côtes bretonnes
Çà et là, souvent
Tu vois des couvents de nonnes
A l'abri du vent,
Bien situe's, confortables
Sous le firmament.
Avec parcs, jardins, étables.
Tout le tremblement.
Ces chastes couvents de vierges.
Ces communautés,
Se transforment en auberges
Pendant tout Tété.
Elles sont là trente nonnes
Et peut-être plus.
Tant cuisinières que bonnes
Aux charmes joufflus.
Celles-ci font la popotte,
Veillent aux rôtis ;
Celles-là cirent les bottes,
D'autres font les lits.
Je ne dis rien de leurs prêtres.
Qui sont légion.
Comme absolument les maîtres
De la situation.
Examinons l'enseignement congréganiste et ses rapports avec l'ensei-
o^nenient laïque.
^ in
Le recensement scolaire de iSgG-Q'j, lequel servit de base à une partie
des travaux de la commissiuii d'enquête parlementaire sur les congré-
gations, nous donne ce relevé du personnel enseignant des écoles con-
gréganistes, écoles primaires élémentaires et supérieures :
1
DÉPARTEMENTS
ÉCOLES
Instituteur*
Institutrices
ENSEMBLE
liersonnel enseign.
Ille-et-Tilaine
.j60
•4."! 5
291
436
298
314
173
20.3
228
205
1.077
760
687
633
817
1.391
933
892
861
1.022
Côtes-dti-Nord
Finistère
î Morbihan
i Loire-Inférieure
:U'. LA REVUE BLANCHE
Li> laliloau n" 59.S de « l'Annuaire statistique de la France pour 1899 »
(XI\* vol.) ne donne ni le nombre, ni le détail du personnel enseig-nant
dos écoles mixtes. Nous ne pourrons cire taxés d'exagération si nous
assignons un seul professeur congréganiste à chacune des écoles con-
gréganistes mixtes et nous aurens ainsi à ajouter à l'ensemble du per-
sonnel professoral congréganiste de l'enseignement primaire les chiffres
ci-dessous (i) :
llle-et- Vilaine.
Côles-du-Nord .
Finistère
Morbihan
Loire-Inférieure
Ecoles
congre};, mixtes
— «
49 +
i.;}9i
=
1.440
Xi +
«tiia
^=
9r'r)
G +
892
=
898
43 +
861
=-^
904
1 +
1.022
=1
1.023
Si l'on veut comparer les enseignements laïque et congréganiste,
nous ne pouvons trouver les éléments complets du parallèle dans « l'An-
nuaire statistique de la France » que pour Tannée scolaire 1893-94, car,
chose étrange, les bureaux de statistique ne suivent, malheureusement
pas chaque année les mêmes méthodes de classification: chose bien plus
étrange encore, les rapports des inspecteurs d'Académie, raf ports il y
a quelques années fort complets, bourrés de chiffres, très clairs, sont
depuis iSy; de plus en plus laconiques et évasifs. Quoi qu'il en soit,
on trouvera, à la page i^, ci-contre, ce tableau comparatif.
Ne concluons pas encore et voyons renseignement primaire donné
aux cours des années scolaires 1H97.-1898 et 1897-1898 dans les écoles
laïques et congréganistes primaires élémentaires et supérieures, écoles
mixtes et maternelles: tout aussiltM va apparaître, pour ce laps de cinq
ans, la pn)gression du mouvement clérical dans l'enseignement :
KKI'AT'.TKMENTS
E.N.'îEIONE.ME.NT L.MQLE
e.nsei(;nemk.\t
r.ON(;iiÉC. A.MSTE
Ko'U's
laïi|ues
(11
plus(+)
ou en
-(moins;
en ISOS
Élèves
(l'école.*
laï(|iies en
-j-oii (li-
en 1808
isoi-iso:t
1807-1808
1802-1.*<03
1^07-1808
Ériiles
Élèves
Écoles
Élèves
Écoles
Élèves
Écoles
Élèves
I lle-ft- Vilaine. .
fV/,...,1„.\nrfl.
Morbihan
Loire-Infûrietiio
1 Totaux...
4o2
fiOl
72r,
476
484
30 . t;f.4
r>7.374
M1.C85
38.497
47.8.40;
400
413
267
300
344
4(1.750
48.661
42.048
40.û:.:
.o0.177|
1
545
753
720
j 405
500
07.676
50 . 750
82.883
4\621
-,.1.861
560
435
201
436
208
06 . 653
50,365
46.08]
54 . 1 M
48.017
— 70
-f 318
-1- 420
-1- 50
+ 211
— 25.oo:î
-1- 0.385
-j- .35. 002
— i:«.563
4- 944
2.839
265.070
1.013
231.. •<27
3.022
300.791
2.020
267.100
en pins
1.002
en plnS
.33.001
t
(I) Chiffres portés 4 la 2* colonne da Tablciu de la page 33.
LES CONGRÉGATIONS ET l'ENSEIGNEMENT EN BRETAGNE
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38 LA REVUE BLANCHE
Quels sont les résultats de celte concurrence laite aux écoles laïques
par les congrégations?
Ceux-ci :
i" D'après le ■?./|'= volume de A/ Sfa/i's/ù/uc (innnelle de In Fidiice ])Our
laum'c iS.)', : pour ?.3.(/ir> mariages, soit /jj.S;'^ hommes et femmes,
les illettrés ne sachant ni lire, ni écrire, se répartissent ainsi :
dp:paiitements
HOMMES
FEMMES
ENSEMBLE i
' Ille-ct-A'ilaine •
443
1 . 030
l.ôis
1.080
5(1 1
1.4f,7
2.340
1.396
7.') 7
1.10*5
2.4'.':
3,8S8
2.4 7-,
1
1.-71
Côtes-du-Nord
Finistère
1
1 Morbihan
' Loire-Inferieure
i
l.Guô
G.G23
1 1 . 228
Soit presque le quart de la population matrimoniale des cinij dépar-
tements en l'année 1894 !
2" D'après les travaux des conseils de révision, le nombre des illet-
trés pour les classes 1888, iSgu, 1897 'j^ prends à dessein des périodes
quinquennales) n'a pas subi une décroissance que raugmcnlation an-
nuelle des écoles congréganisles depuis iS^li auiail pu laiie prévoir :
DÉPA liTEMEXTS
CL.-VSSE 1888
CLASSE I8ii2
1
CLASSE 18117
Ilie-et-V'il;iine ...
(i4 7
1 .31:1
1.5 M
1.5.S2
<;33
;»('»4
828
l.llS
1 .-.'CI
414
296
5(;7 1
1 .077
i.2(;(;
275
C<>tc6-du-!Çord
Finiatt-re
M..rhib.iii
r.iire- Infil-rieure
l'.n i(S9R, le nombre des jeunes gens de la (lasse 18S- ne sachant ni
lire ni écrire ayant été de ir..i')', pour loulc l,i l'rancc, le b'inistère et
le Morbihan (la Bretagne brelonnanlej ont, avec le chiilre de '^.'i'»'^',
donné {dus fie //// sitièmc dillettrt's.
Ces chillres n'ont-ils j)as une eloipicnce navranler' cl la hrelagno
a-t-elle fait un grand progrés intellectuel depuis i.S^o par exemple, alors
que celte année-là. dans le dépailtrnent du l'inislérc. 1 icn ipie parmi
les enfants de treize ans complelemenl privés d instruction, on comptait
LES CO\r.RÉGATIONS ET l'ENSEIGNEMENT EN BRETAGNE ^9
2.(>o8 garçons et 3,678 filles, soit 5.086 pauvres êtres dont la plupart
fréquentaient plus ou moins les écoles congréganistes où l'enseigne-
ment se bornait à l'éludo du catéchisme, du catéchisme breton! En re-
vanche, et en conséquence aussi, la criminalité nous donnait dix ans
plus tard cet eiîrayant stock de condamnations (extrait de Y Annuaire
statistique pour 1891) :
DÉPARTEMENTS
Eu Cour
d'Assises
S
0
3 -
f^
Te
s
>
i' .2
i il
a
y.
IIle-et-Mlaine . . .
s s
■2 . G04
37
177
530
576
1.214
5.2-2G
Côtes-du-Nord . . .
iî'>
1.73:2
18
225
157
411
1.083
3.655
Finistère
55
3.iy5
51
103
103
GOl
4.601
8.709
Morbihan
-.G
1.834
28
71
30
5GU
1.G14
4.183
Loire-Tnférietue. .
5o
2.995
42
213
131
618
2.469
G. 523
IV
Dans la Bretagne païenne comme dans la Bretagne alcoolique^ j'ai
dit l'ordinaire sagesse et la louable prudence dont sont empreints les
conseils et les ordres que les prélats chefs des diocèses bretons ne
cessent de prodiguer à leur clergé; mais, jai démontré aussi, avec
toutes preuves à lappui, le peu de cas que le prêtre breton fait deS
paroles de son évêque, lequel n'est jamais qu'un étranger pour ces
singuliers recteurs et desservants.
Voici, par exemple, quelques extraits dune excellente « lettre circu-
laire » de 1 évêque de Vannes, Mgr Latieule, adressée au clergé de ce
tlii>eèse « à propos des écoles, des catéchismes, de la confession des
entants :
... Vous ne ferez jamais trop en faveur des écoles catholiques, mais restez
toujours vis-à-vis des autres écoles, dans les limites de la justice et de la plus
entière charité.
... La justice réclame de ne rien dire, de ne rien faire qui puisse porter
atteinte à la considération des écoles publiques.
... Ne rendons pas les instituteurs responsables d'une loi qu'ils n'ont pas
décrétée et ne portons jamais en chaire, ni dans notre ministère sacré, des
récriminations stériles et irritantes.
... Que nos écoles privées méritent le beau nom d'écoles libres. Que les
enfants y viennent, que les parents les y envoient librement. Qu'ils sachent
bien que nous ne prétendons leur faire ni violence ni contrainte.
... S'il faut qu'un pasteur, vrai père, soit très bon pour les enfants des
écoles libres, soyez dix fois père, cent fois bon, vous ne le serez jamais assez
pour les autres. Laissez tomber sur eux à l'occasion les paroles les plus
affectueuses et les plus encourageantes; qu'ils s'aperçoivent que vous les
aimez, eux aussi, que vous êtes, que vous serez toujours, et en tout, un
Hl) LA REVUE BLANCIJE
pasfeur pK-iii de rharifé. Jamais une parole capable de leur fermer le cœur,
jamais un reproche à leur adresse ou à celle de leurs parents. Sont-ils cou-
pables en quelque chose ? Dans leur droiture native, ils ne comprendraient
pas vos sévérités et vos rigueurs.
... Nous vous connaissons trop, nous vous avons placés trop haut dans
notre estime pour croire à ces rigueurs supposées, à ces refus systématiques
d'absolutions, préjugeant la conscience du pénitent et dont on voudrait charger
quelques-uns d'entre vous. Avec l'Eglise, avec les saints docteurs, vous
réprouverez comme nous tout ce qui serait de nature à vexer les consciences
et à les éloigner, contre toute justice, du plus miséricordieux de tous les
sacrements.
Mais il y a loin des préceptes évangéliques aux actes des gens d'é-
glise! Voici comment le clergé obéit à dételles circulaires. Que le
lecteur se dise bien que je ne fais que ramasser au hasard une poignée
de fiiit^ rcrents et indiscutables^ une simple poignée, car. aussi bien
des volumes ne suffiraient pas s'il me fallait énumérer les abus de pou-
voir, les exactions, les dilVamalions, les violations des lois civiles et
religieuses dont se rendent chaque jour coupables tant de prêtres et
tant de congréganistes bretons.
Je puise donc dans mes correspondances, dans des collections de
journaux bretons, dans mes souvenirs :
A Qucstcinbcri (arrondissement de Vannes), comme dans maintes autres
bourgades, là tolérance n'est qu'un vain mot et il faut montrer pat'e blanche
pour obtenir l'absolution de messieurs les ministres du culte. Tant pis pour
les pères de famille qui envoient leurs enfants aux écoles laïques! Cet acte
est considéré ici comme un crime.
Allnire (arrondissement de Vannes). — Par ici le jubilé donne en plein et
toute la population suit les exercices avec ferveur. Il est venu deux ou trois
charretées de prêtres étrangers pour l'occasion, tous bons vivants : trogne
rubiconde, ventre replet. Il y en [a cependant un tout petit qui ne vaut pas
pipette; l'est un gars de PleugrifTel. de la circonscription t^e Rohan. Celui-là
quand on entre au confessionnal et avant même qu'il ait ouvert le tiroir qui le
sépare du pénitent, pose à brûle-pourpoint cette question : c A quelle école
envoyez-vous vos enfants? »
Si c'est à l'école laïque, immédiatenieni la machine se referme et le malheu-
reux père de famille en a lirti de jubiler.
Cléffuer (arrondissement de Lorient). — On n'est pas du tout content de
M. le recteur [à (lléguer, parce qu'il a deux poids et deux mesures pour les
examens de la première communion. ,\insi, il n'admet pas les enfants des
écoles laïques quoiqu'ils connaissent mieux leur catéchisme que ceux des
écoles dites chrétiennes qui ont été naturellement tous admis. Il y a à cela
une-bonne raison : c'est M. le recteur en personne qui enseigne le catéchisme
aux élèves du " i)on » frère, ce dernier ayant refusé de le faire. 1
Ksi-il vrai, «l'autre part, que notre pasteur cherihe à accaparer les élèves
des écoles laïques en leur promettant de leur donner leur première communion
à dix ans (au lieu de 11 ans) s'ils vont à l'école congréganiste'i" <
C'est grâce à ces mann-uvres et à des menaces aux fermiers des châtelains
que l'école des frères réussit à maintenir son elTectif.
Rappelons à ce propos un fait révoltant qui se passa au commence-
LES CONGRÉGATIONS ET L ENSEIGNEMENT EN BRETAGNE /| i
ment dé l'année dernière, dans l'arrondissement de Cliàteaulin et que
M. Ferrero rapporta ainsi dans le Bulletin des Instituteurs de France :
J'ai reçu ces jours derniers, d'un village reculé de Bretagne, des lettres
me racontant comment, en ce pays, le clergé entend la liberté de l'enseigne-
ment. Un lermier, père de sept enfants, envoyait ceux de ses Mis qui pouvaient
fréquenter l'école chez l'instituteur laïc; le chemin à parcourir était moins
long que pour se rendre chez les frères de la doctrine chrétienne; de plus,
.aucune rétribution n'était réclamée; cela ne faisait pas l'affaire de la gent
enfroquée ; "aussi, lorsqu'arriva l'une de ces nombreuses fêtes que célèbre
l'Eglise, où les chrétiens honorent [^leur dieu en l'avalant, le fermier alla
s'agenouiller au tribunal de la pénitence, le recteur refusa carrément l'abso-
lution au pénitent, s'il ne promettait, séance tenante, d'envoyer ses fds à
l'école congréganiste. La peur de l'enfer agissant, le fermier promit tout ce
que voulait Monsieur le curé et les gars prirent le chemin de l'école des
ignorantins où une rétribution scolaire est exigée. L'instituteur laïc reprocha
justement à ce père de famille sa faiblesse en cette circonstance; le benoît
ensoutané apprit la démarche de l'instituteur et s'en vengea en le faisant
déplacer.
Ceci oe passait, il y a quelques semaines seulement, dans le Finistère, où
l'aimable M. Collignon est préfet.
Il peut paraître excessif que des fonctionnaires soient ainsi livrés au caprice
d'un clergé haineux et passionné. Il en est cependant ainsi dans ce pieux pays
breton où l'on ne peut faire un pas sans se heurter à des moines de toutes
robes, où les prêtres sont maîtres obsolus.
Un siècle après la Révolution, c'est encore le pays des cliouans, en guerre
contre toute idée de progrès, hostile à toute émancipation, cristallisé en sa
rêverie d'un autre âge.
Autron parson^ monsieur le curé, est tellement maître que bien des
mairies bretonnes, pour ne pas dire les deux tiers, ne sont que les pro-
longements des sacristies. Dans une commune du Finistère, un conseiller
municipal répondaii, l'an passé, à l'instituteur qui faisait une demande
de crédit pour les indigents :
— Une subvention? J'en voterais plutôt une pour supprimer vos écoles
Et ce même conseiller promettait une pièce de cinq francs aux élèves.
de l'école laïque qui n'obtiendraient pas leur certificat.
A Bohal, petit bourg situé tout près de Malestroit, arrondissement
de Vannes, c'est un curé insolent qui, l'an dernier en mai, répondait
ainsi à l'institutrice laïque venue lui faire visite.
— J'espère que votre fonction se bornera à garder les quatre murs.
Et quelques jours après, il refuse tous les élèves de l'institutrice, sauf
un gargon. aux examens de première communion.
Loyat (arrondissement de Ploërmel). — ... Des élèves de Loyat, trop
éloignés du chef-lieu de leur commune se rendent en classe à Guilliers, les
uns aux écoles laïques, les autres aux écoles congréganistes.
Lors de l'examen de la première communion, M. le recteur de Loyat n'a
pas voulu interroger les enfants fréquentant les écoles laïques de GviiUiers^
et les a renvoyés en bloc.
4'i LA REVUE BLANCHE
Inutile de dire que les élèves des écoles conj^réganistes ont été tous admis,
quoique n'allant pas au catéchisme dans leur commune : ils étaient autorisés
à suivre le catéchisme à Guilliers.
Les élèves de l'école laïque, au contraire, étaient tenus de se rendre deux
fois par semaine au catéchisme à Loyat : ce qui leur faisait perdre deux jours
do classe par semaine.
Exiger des élèves qui fréquentent les écoles laïques de se rendre au caté-
chisme deux fois par semaine, à une dislance de 6 kilomètres— 12 kilomètres
aller et retour — puis les renvoyer ensuite sans examen lors de la première
communion, c'est, il me semble, abuser de la bonté des gens.
Rappellorai-je ce curé de Bury (Morbihan) qui refusa 1" extrême-onc-
tion à une vieille o-rand'mcre à lagonie parce que les petits-enfants de
celle-ci allaient à l'école laïque ? Mais celui-là du moins fut déplacé.
Partout, en Bretagne, nous constatons — l'Inspecteur d'Académie du
Finistère le constatait aussi dans son rapport à la fin de l'année der-
nière — nous constatons le refus des sacrements, les vexations, les
boycottages et les dillamations employés par les prêtres et les congré-
ganistes comme moyens de lutte contre les écoles laïques.
Rappellerai-je la protestation que MM. Jean Palliern, Yves Le Roux
et Mme AnnaJ.e Corre, pères et mère de famille habitant Langonnet,
adressaient le ■) novembre 1898 a leur évoque pour protester contre le
vicaire de leur paroisse l'abbé Goubin qui leur &\d,\i publiquement
refusé la communion parce qu'ils envoyaient leurs enfants à 1 école
communale V
[.es catholiques bretons eux-mêmes en ont assez et de leurs prêtres
et de leurs " bons frères » et de leurs « bonnes sœurs >■ et si l'intérêt,
la passion du gain ne guidait pas tous leurs actes il va longtemps que
la Bretagne serait débarrassée de éette huitième plaie, le cléricalisme !
Mais, abbés, recteurs, frères, moines, sœurs décident des clientèles et
alors... adieu tout courage, tout respect de soi-même.
Elles abondent ces protestations de catholiques bretons à leurs évê-
(pies. Je citerai encore celle d'un certain nombre de mères de famille de
Saint-Géraud (Mctrbihan adressaient en avril 1899 à lévêquc de Vannes
povir protester c^onfro leur curé et son vicaire (|ui leur refusaient non
seulement l'absolution mais même la confession parce qu'elles avaient
laissé leurs petites filles à l'école la'ique au lieu de les envoyer chez des
religieuses venues depuis quelques jours à peine s installer a Saint-
Ci éraud.
.Mais revenons encore à des faits plus récents, datant de quelques
mois :
Sptizei, arrondissement de Chàteaulin. — ... Le presbytère de Spézet
mène depui.s longtemps une campagne à fond de train contre les institutions
républirain<-s et par le.s refus de confession et de communion lecuré espér&it
de bons résultats.
Des BOMirs venant de s'établir ici dans un établissement superbe, il s'agis-
.sail de leur amener des élèves, tâche difficile car l'institutrice laïque habite
LES CONGRÉGATIONS ET l'eNSEIGNEMENT EN BRETAGNE Vi
depuis lonoiemps notre localité et a eu comme élèves les mores de famille
d'aujourd'hui.
Aussi, le dimanche, en chaire, le curé traitait-il noire inslilulrice de
démon et déversait sur elle les plus méchantes insinuations. Mais tout à une
Mn et ce curé vient de voir son traitement supprimé.
Loin de désarmer, ce sacerdote continue de plus belle ; trois semai-
nes après on nous écrit :
L'institutrice laïque n'a plus le droit de mettre des l.ancs dans l'église
comme les congrégonistes. pour faire assister ses élèves aux oflices. Du
moins, elle croyait pouvoir faire comme tout le monde eu payant, mai» le
recteur lui iit signifier prr son bedeau, à elle et à ses 75 élèves qu'il leur
était défendu de mettre des chaises à l'église, même en payant.
A la suite de celte monstrueuse algarade 21 conseillers niuniiipaux sur 23
ont signé une péiilion énergique demandant le renvoi du recteur.
Même aventure, précédemment en 189(8, 189;;. 1900, à Tréguier
Indépendance bretonne, i.'i nov. 1900; où cela devient tragi-comique, et
en 1901 et ces mois derniers dans une foule d'autres paroisses.
Audierne. — A l'issue de la grand'messe, le jour de la Fête-Dieu (juin
1901) la procession sortait comme d habitude de l'église : les enfants des
écoles communales des fdles, sous la conduite de leurs maîtresses l'atten-
daient au passage avec leurs étendards près du reposoir. Tout à coup, il se
produit un tumulte; c'est ]\L!e recteur qui discute avec la directrice de l'école
et lui interdit de suivre le cortège avec les emblèmes de ses élèves sous pré-
texte qu'ils ne sont pas bénits. A noter que le recteur s'était refusé à les
bénir, à moins qu'ils ne restassent à l'église.
Mais aussi pourquoi, à l'f ncontre de la loi et des règlements scolai-
res, instituteurs et institutrices laùiues conduisent-ils leurs élèves au.x
oflices y Pourquoi dans presque toutes les écoles bretonnes VEnscigne-
nipnt primaire par Ant. Bott, La B/'c/agne notn'elle — mars 19011
font-ils dire la prière à la rentrée et à la sortie des classes et font-ils
nième réciter le catéchisme aux élèves "? « Je sais, ajoute, le direc-
teur de la vaillante revue des Bleus de Bretagne, je sais, que dans
certains centres cela se passe avec lassentiment de l'inspecteur primaire.
Instituteurs, institutrices et inspecteurs ci'oient cette concession néces-
saire pour attirer plus d'élèves à l'éccile publique. »
— Lt surtout ne nous laites pas d histoires avec le clergé !
Et M. Antoine Boit avoue tristement que c'est par celte [).:rasenlogie
lâche que ['lus d'un haut functioiuiaire acciirilJL' la visite de l'insliluteur
breton.
Depuis Condorcet jusqu'à M. Rabier, en pashant par les Guizot, les
Duruy, les Paul Bert. les Jules Ferry et les Conqwyré, nos bommes
politiques et nos hauts fonctionnaires de renseignement sont souvent —
aussi jtistement que platoniquement, hélas ! — exalté la mission de
',4 LA REVUE BLANCHE
liiistilult'ur laïiiiie. -< ce modeste pionnier du progrès et de la pensée
humaine ! », ils ont maintes fois paraphrasé cet axiome de Liebnitz :
<• Celui-là qui est le maître de réducatiou peut changer la face du
monde. «
Mais on n'a rien changé du tout, car la situation de l'instituteur reste
précaire et son autorité est sans cesse réduite, quand elle n'est pas
bafouée, par ceux-là même qui ont mission de le défendre, c'est-à-dire
par les maires des communes et par les inspecteurs d'Académie eux-
m^mes.
En Bretagne, et sans doute ailleurs aussi, presque toutes les fois
qu'un emillit s'élève entre un instituteur laïque et un congréganiste ou
un prrlre. l'Administration — préfecture, mairie ou conseil académique
— laisse l'instituteur se débrouiller à sa guise à la condition qu'il ne
fasse aucun bruit et l'exhorte à un calme qui doit aller jusqu'à l'oubli
des injures. Et c'est ainsi que chaml)rées par la cure ou le château, cir-
convenues ])ar le simulacre d'une majorité cléricale, les « autorités »
n'encouragent pas ces admirables parias, permettent que des recteurs
insolents et cupides se livrent à toutes les vexations contre eux et les
laissent enfin trop souvent diffamer par ces petitsjournaux qu'entretien-
nent, si nombreux en Bretagne, les ambitions cléricales.
Je l'ai dit et je ne cesserai jamais de le répéter car on ne le saura
jamais assez : pour le clergé breton, l'enseignement laïque c'est le plus
mortel ennemi comme le constatait, dans un rapport sur VEducation
populaire en Bretagne, Paul Guieysse qui écrivait ;
Il n'est (|ije troj) triste de constater que, dans la majeure partie de la Bre-
tagne, l'enseignement laïque est combattu avec une violence inouïe par le
clergé, qui entretient des écoles congréganistes ou en favorise la création,
partout où elles peuvent avoir quelques chances de succès. Tous les moyens
de pression possibles sont employés.
On ne pardonne pas à ces bons citoyens d'inculquer aux enfants du
peuple les saines idées de liberté et l'attaciiement aux institutions répu-
l)licaines : on leur fait même un crime de n'être pas de famille exclusi-
vement bretonne ! Bien plus on leur reproche de ne pas enseigner en
langue bretonne...
Un instituteur, dont on me communique une intéressante lettre, écri-
vait l'an dernier à l'im de mes amis : «. Le clergé ne néglige rien pour
com!)altre le français. L'an passé, un curé disait à un jeune enfant de
notre école, qu'il entendait parler français : — Ne parle pas français où
tu iras avec le diable ! m
Ce que l'on ne saura jamais assez, c'est le nombre de congn-ganistes
qui enseignent sans être pourvus de brevets; en «900, dans le Finistère,
les c^mgrt'gationsen avouaient quarante-cinq ! (/?^//j/>nr/ de Vinspecteur
d Académie du Finistère .
Ce que l'on ne saura jamais assez, ce sont les ruses employées par
cessingulifîrs éducateurs pour essayer d échapper à tout contrôle. Cela
est si vrai que les inspecteurs d'Académie confondent maintenant dans
LES CONGREGATIONS ET L ENSEIGNEMENT EN BHKTAGNE 4) ■
leurs « états individuels », instituteurs laïques et congréganistes ou
omettent ces derniers.
J'ai prouvé comment, au profit des cléricaux cl sous le regard bien-
veillant d'inspecteurs timorés, la neutralité religieuse — ordonnée par
la loi — n'était pas observée dans les écoles laïques ; il y a plus encore :
il s'est trouvé des inspecteurs d'Académie pour autoriser un clianteur
ambulant — excellent homme d'ailleurs, je me hâte de le dire — à par-
courir les écoles et à y chanter, en classe, des couplets dans le genre
de celui-ci que je popie textuellement dans un des placards que le bon-
homme vend aux bambins et aux insliluteurs ; c'est le refrain d'une
chanson intitulée Yvonne la Bretonne :
Mais Yvonne la Bretonne aimera
Autrou Doue, Guerc'hes Vari, Santez Anna;
Que l'impie pleure ou rie, quant à moi
Je garderai ma religion et ma foi.
On aura beau dire
On aura beau rire
Dam feiz a d'har groaz
Renonced, biscoaz !
Et ce placard, où s'alignent cinq chansons du même goût, porte ces
titres et sous-titres : Les Nouveautés Scolaires! Œuvres dédiées à
V Instruction publique et autorisées par les inspecteurs d'Académie de
Quimper et Quimperlé^ à être chantées en classe, par J. Grobon.
(Arzano, 1899 .
Ce brave Grobon, artiste lyrique autorisé ! Petit, ràblu, bedonnant,
le poil dru à peine grisonnant, le menton à peu près rasé, comme il
convient à l'ex-comique d' « Au rendez-vous de lArmée » vague café-
concert de Guingamp : cet aède, guilleret et trottinant, je le revois, par
les dures routes du Cap, de Pont- l'Abbé à Goulien, secoué dans sa
carriole où, sous la bâche, le petit harmonium fait une grosse
bosse. Je le revois, loquace et jovial, les yeux en vrilles, la pipe au bec,
s'en aller sceptique, au trot menu de son bourriquot et passer de l'école
communale à l'école congréganiste, chantait ici et là, les mêmes stances
et les mêmes berceuses, autorisées par MM. les Inspecteurs :
Dors mon cher petit
Pendant que maman te berce
Depuis ce matin
pipa fait sa pèche au loin.
Mais le père va rervenir et, dit cette berceuse, bleue, d'\ann Nibor,
Il va te piquer
Avec sa barbe de père
Il va te piquer
Pour te faire un peu bisquer.
• 4
i<;
A RKVL'K lîLANCHE
Avant de corulur».', qu'on nu- pornicllo do cilor ces jKissages dune
Icllre (]iie m'adressait, l'année dernièi-e. M. l'\.., eonseiller municipal
d'un iniporlanl et elérical eliel'-lieu de canton du Finistère, celui-là est
ardemnu'nl, sinr»"'remenl républicain, cCtl un de ces « bleus de lîre-
t.iiifne » qui, sous la direction de l'amiral Reveillère. du député
P. Guitnsse. de 1 érudit Armand Davot, des écrivains Henrv Bérencer.
Antoine Boll et de magistrats, de « l)ons juges », tels Xardin, Le
Ciuiner, Kerdrain, Sevrain ou de vaillants professeurs comme J. Francès,
continuent l'œuvre de Hoche et liniront bien jtar alTranchir leur admi-
rable pays du monstrueux joug clérical.
. . . Vous êtes un peu dur pour mes concitoyens, mais je dois avouer que
c'est malheureusement trop vrai, et que le cainclère superstitieux juscju'au
fanatisme, les habitudes d'iiifempéranre et la croyance slupide du Breton
aux jongleries du ces maudits ensoulanés, est un lait trop réel. Même ceux
qui ne sont pas croyants et qui jaugent à leur juste valeur ces exploiteurs
de la crédulité bretonne n'ont pas le courage de s'atl'rancliir de ces pratiques
superstitieuses.
Ils vont à la messe en gouaillant le curé et retourneront aux véprc s en se
moquant du vicaire; mais ils ne pourraient s'abstenir de ces pratiques stu-
pides. .le crois que la crainte des châtiments qu'a si bien su leur inspirer
ceux qtii ont encore trouvé cette ficelle pour les tenir sous le joug-, fait plus
que tout le reste pour les maintenir dans celle voie.
iViur vous en convaincre, il faudrait que vous puissitz assister à ce qu'ils
appellent un c jubilé ». Deux sortes d'idées y sont seules agitées : les tortu-
res de l'enfer et les joies du paradis, avec tableaux à l'appui.
Des peintures enfantées par un cerveau en délire y ruiu'ésenlenl des choses
vraiment horribles et terrifiantes, et la peur fait plus sur ces natuies i)rinii-
livus que ne pourraient faire les seules choses qu'ils devraient enseigner :
l'amr.ur du prochain, la vérité, la justice, l'égalité, l'amour du beau et du
vrai.
M;ds cet enseifçnement leur serait trop préjudiciable, et tant que l'instruc-
tion n'aura pas pénétré dans les masses et ne leur aura pas permis de se
rendre compte du joug néfaste qu'ils subissent, nous ne pourrons, malgré
tout notre bon votdoiret nos efforts, (jue faire avancer bien lenlementi <euvre
d'émancipation (|ue doit entreprendre toul homn)e de C(eur.
CellP truivrc d émancipation, morale et sociale, a été entreprise aussi
par 1 l niversité avec les cours post-scolaires ou conb-rences ])0ur
adultes.
" Les <'ours d'adultes sont en général birn accueillis parles popula-
tions qui en comprennent rint«;rèt et l'utilité; i.k ri.KiujK si-ci. y hst
HOSTILE, nous explitpie le /^//>/nv^ de l'inspecteur d Académie sur In
siliiiitinn de l'enseii^neniciit primaire dtins le Finistère, ])rèsentc au
conseil départemental l'.iflO : mais un 1res petit nombre de communes
votent des allocations aux maîtres chargés des cours; beaucoup refu-
sent toute indemnité pour le chaullage et léclairage. v
LES CONGRÉGATIONS ET LENSEIGNEMENT EN BRETAGNE 4?
Là encore, et toujours, les malheureux instituteurs ont à lutter contre
rindiiïérence et Irop souvent l'hostilité non déguisée de municipalités
entretenues par le clergé et les congrég-ations.
Néanmoins l'abnégation des instituteurs résiste à ces épreuves, le ta-
bleau suivant, qui ne se rapporte qu'au Finistère, le prouve :
ANNÉES
1
1
NOMBRE DE COURS
PROFESSEURS
AUDITEURS
Laïques
Conçrégani""
Laïques
C.jiijregaui"'"
Laïques
1
Congrégaai*'"
1 .S.sO
1900
1
104
288
9
))
105
556
»
3.597
10.077
535
»
Comme je l'ai dit plus haut, il est regrettable que les inspecteurs d'A-
cadémie ne tiennent pas soigneusement état des congréganistes, car
nous eussions été heureux de savoir si le dévouement des pédagogues
congréganistes se rapprochait un peu plus en 1900 qu'en iScSo du dé-
vouement des instituteurs laïques.
J "arrête enfin cet exposé que j'ai tâché de présenter aussi complètement
que faire se peut ; il faut conclure maintenant.
Devant les moyens déloyaux de la concurrence cléricale, les maîtres
laïques ne sont pas suffisamment protégés. On ne se soucie pas assez du
recrutement des élèves et des maîtres des écoles laïques.
Nous voyons en effet dans un très récent rapport d'un inspecteur d'A-
cadémie du Finistère qu' « une des causes de l'infériorité de la fréquen-
tation des écoles laïques fut que jusqu'en 1888 le Finistère ne pouvait
se suftire à lui-même pour le recrutement de ses maîtres titulaires, ad-
joints et stagiaires. 11 est encore dans la difficulté où se trouve l'Ecole
normale d'instituteurs à recruter des candidats (52 pour 1900, l'école
devant compter 80 élèves répartis en 3 classes], l'Ecole annexe éprou-
vant aussi la même difficulté.
La raison de cette pénurie de candidats n'en est-elle pas, comme je
le disais précédemment, à ce que la situation reste précaire de l'institu-
teur qui en est encore à formuler ces humbles desiderata exposés, il y
a deux ans déjà, par le Bulletin des Instituteurs :
1° Amélioration du trait«i]iii«Ml iUs stagiairai» porté de 900 francs à
i.ioo francs ;
2° Echelle des traitements des titulaires allant de 1.200 francs à
2.200 francs ;
■)0 Avancement de droit tous les cinq ans et au choix après quatre ans
pour un quart au moins de l'effectif, permettant ainsi à l'instituteur de
jouir de 3o à /lO ans du traitement maximum;
'|fi LA REVUE BLANGHE
:," Remaniement des indemnités de résidence et une fraction de l'in-
demnité pour les ré<,'-ions dépendant de faraudes aglomérations :
5" Mise à la retraite d'oflice à '> > ans ; liquidation et jouissance de la
pension assurée à cet âge;
G^ Unilicalion des traitements des instituteurs et des institutrices.
Pour en revenir au début de cette étude : MM. les représentants, clé-
ricaux et royalistes honteux, de la Bretagne font cause commune avec
les perturbateurs cRents ou fournisseurs de presbytères et de congré-
gations et poussent à la propagande par le fait et à la violation d'une
loi par trop bénigne cpii ne f(M'me en Bretagne que 55 élal)lisoements
congn''ganistes sur les 4.032 fondés là-bas depuis 1861 alors (ju'au-
paravant il n'en existait que 858. Ces bons apôtres qui nieltenl toujours
en avant les périls protestant ou juif (ij, que diraient-ils si, juste mais
très fAchcux retour des choses d'ici-bas, M. Combes s'avisait pour les
punir de décréter la démolition de la fameuse et si élégante ilèclie du
Kieizker à Saint-Pol-de-Léon ? Louis XIV^ monarque et catholique
pourtant, lit bien raser en 16-3 la le superbe clocher de l'église de Lam-
bourg dont les habitants de Pont-l'Abbé étaient si fiers ; par ce vanda-
lisme le souverain punissait une révolte de paysans contre l'impo-
sition du papier timbré.
Pour conclure, nous demandons, avec M. J. h'rancès, un des jeunes
professeurs bretons les pluséminents :
ic Poursuivre avec toute la rigueur des kiis tous les abus du clergé et
des congréganistes, notamment en ce qui concerne leurs infractions
contre les lois scolaires et les procédés vexatoires dont ils usent envers
les maîtres laïques ;
-j." Faire n<»nmier l'instituteur par le recteur de l'Université et non par
les préfets, lui assurant ainsi plus de stabilité* et d'indépendance ;
V Veiller a la stricte observation des décrets sur l'instruction obli-
gatoire.
Le mAme enseignement pour tous.
La science à l'école.
La religion à l'église.
Al'stin df, CnozK
(U I)KI'ARTEMENT« FlAÎÎÎJSSEMhM.S
Pioteptants I-i-aclite*
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Fini«t»re jo „
Morbihan I ^^
Loire-Inférienre 3 „
La Prostitution
et la Police des Mœurs
Les révolutions politiques et le progrès des sciences ont sans doute
depuis la fin du xviii« siècle modifié profondément notre droit public et
notre conception des rapports sociaux, mais ils n'ont pas assez modifié
les administrations qui doivent assurer la pratique quotidienne desprin-
oipes nouveaux. Et si le Parlement français entreprenait, comme le firent
en 1872 les Chambres anglaises, la revision des règlements contraires
à l'esprit comme à la lettre des lois nouvelles, sans doute en supprime-
rait-il également quelque douze cents.
Cette opération amènerait, entre autres réformes, et plus d'un siècle
après la déclaration des Droits de l'Homme, la suppression de l'escla-
vage en France.
Car il est actuellement dans ce pays une classe importante d'êtres
pour qui l'esclavage existe rigoureusement, et tel qu'il ne fut jamais
plus étroit en aucun temps ni en aucun lieu.
C'est la classe des prostituées.
Et il existe une autre classe d'êtres qui appliquent à ces femmes, que
d'inexorables lois économiques astreignent à se vendre, une réglemen-
tation grotesquement féroce, issue de leur propre initiative.
Ou plutôt, qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas à la classe totale des
prostituées qu'ils l'appliquent, mais à son énorme prolétariat. Car la
police se découvre avec respect devant ses patriciennes et fournit même
des gardes d'honneur aux hôtels des prostituées riches.
Quels que soient les efforts des congrès et de la presse contre la
police des mœurs, cette institution, pour ne plus couper aux femmes le
nez. la langue ou les oreilles, reste comparable à ce qu'elle fut au
moyen âge.
Mêmes procédés d'enlèvement brutaux, de coups, d'insultes, de
séquestration arbitraire en des geôles puantes, humides, grouillantes
de vermine, avec alimentation infecte; même délaissement des femmes
quant aux soins que leur santé réclame le plus souvent après les commo-
tions de leur arrestation ou de leur détention ou par suite de leur état
de misère; soins le plus souvent brutaux dans les services de médecine
ou de chirurgie où elles sont admises et dont les locaux en général
seraient jugés trop défectueux pour le bétail; enfin même exploitation
pécuniaire.
Le préfet de police ou le ministre de l'Intérieur déclarent périodique-
ment à la tribune du Conseil municipal ou des Chambres (Voir, par
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')() r-A REVUE BLANCHE
exoni[)lp. le discours de M. W'aldcck-llousseau du v.o janvier 190-1) que
la police des mœurs n'existe plus, que les brutaux a«;enls des mœurs
soni remplatt's par de paternels gardiens de la paix, alors qu'on a sim-
pleniciil clianu^é leur dénomination en les rattachant à la police muni-
cipale sans chang-er leur mode de recrutement, et qu'on a aug-menté
leur nomlu'e du contingfcnt tout enlier des aci^ents cyclistes.
ils déclarent qu'on va démolir Saint-Lazare et prévoient déjà les cré-
dits de sa reconstruction en un lien mieux isolé ; et à Saint-La/are
même on construit de nouveaux ateliers pour les filles.
Ils déclarent indéfiniment que le système actuel n'est que provisoire
et ils en aggravent continuellement les formalités dolosives : telle la
prescription des photographies sur les cartes, dont nous parlerons plus
loin.
La question de la police des mœurs traverse en ce momeutune j)!iase
intéressante. Lu elTet, jusqu'ici toutes les tentatives faites par la police
pour obtenir la consécration légale de ses actes d'arbitraire ont com-
plètement échoué ; or une ('.ommission extraparlcmentaire vient d'être
nommée avec mission d'étudier la quesfioTi — pourtant l)ien éclaircie —
et de proposer des mesures légales. "^
La ccjnlVronce internationale de Bruxelles, qui met en présence abo-
litionnistes et réglementistes et se réunit tous les trois ans, doit, ayant
déjà voté en 1899 des conclusions contraires à la doctrine médicale des
règlements, se réunir de nouveau, du i"'" au (> de ce septembre et
proposer, elle aussi, des mesures légales.
Xous estimons que toute mesure légale ajoutée au droit commun i|ui
punit l'atlcnlat à la pudeur, le détournement de mineur on l'excilalion
de mineur à la débauche, ne ferait que consacrer en le déguisant le
système actuel.
Les lois existantes (art. 3^i à 'V\\ du Code pénal, articles 1 iSa et
suivants), et d'autre part, l'observation des Tiiesures concernant le
désordre ou le scandale sur la voie publique, sul'lisent amplement en
l'espèce. On s'en contente en Grande-Bretagne et dans ])eaucoup de
grandes villes du continent et le nombre des cas vénériens y diminue.
Observons sur le vif les procédés actuels de la police.
Des airrnts en « Ixmrgeois », — qui, en dépit <les .soins que la préfec-
turc prétend ilonner à leur recrutement, sortent tout simplement de
l'armé»^ ou du corps des gardiens <!'• la paix dont ils ont été éliminés
par des mesures disciplinairi's, ou des Inigades de sûreté, — parcou-
rent jour et nuit les rues, les places, les é'tablissemenls publics, les
j^ares. a lallùt des filles notoirement connues d'eux, ou bien des raco-
leuses non encore inscrites, des petites ouvrières sans travail qui fré-
quentent les bancs des promenades pid»liques et qu'ils ne manquent pas
alors de racoler eux-mêmes pour leur enlever tout moyen de protes-
taticm. voire mAme des enfants de douze ans qui leur paraissent désœu-
vrées, qu'(m rf'Ç«»nnalt vierges à la violation officelle du dispensaire et
LA PROSTITUTION ET LA POLICE DES MOEURS 5l
qu'on envoie néanmoins à Saint-Lazare, quitte à terroriser les parents
s'ils réclament.
H faut aux agents des mœurs une certaine moyenne d'arrestations,
qui s'élève quand l'ouvrage presse chez l'entrepreneur de Saint-Lazare,
— comme l'a reconnu M. Lecour, ancien chef de la i^" division, — et
dont dépendent leurs bonnes notes. Si les arrêtées ne sont pas encore
inscrites, sont « nouvelles », l'agent touche une gratification.
On conçoit à quels trafics et à quelles scènes peuvent donner lieu ces
arrestations. Si la femme résiste, elle est poussée à coups de botte,
assommée de coups de poing", traînée par les cheveux, fùt-elle évanouie,
fùt-elle malade, fût-elle enceinte, et se voit gratifier d'un rapport
d'attentat à la pudeur qui lui vaudra quelques mois de prison.
Elle est dès lors le souffre-douleur des bons agents des mœurs.
Elle ne « couchera plus dans son lit », sortant de Saint-Lazare le
matin pour rentrer le soir au Dépôt; et bientôt, ses bardes séquestrées à
l'hôtel meublé qu'elle habite, elle errera par les rues aux rares nuits de
liberté, jusqu'à ce quelle ait gagné de quoi payer d'avance un nouvel
hôtelier (i).
Voilà donc la malheureuse au poste. Là commencent, assaisonnées
des injures policières, les mesures prophylactiques.
Au poste, les femmes, enfermées au violon ou conservées dans la salle
des agents, suivant les dispositions du sous-brigadier de service, ont eu
général la faculté de faire venir du dehors quelque boisson, vin ou alcool.
(1^ Citons, entre mille, quelques exemples d'arrestations.
Le samedi 12 avi-il 1902, les agents des mœurs E. et B. aperçoivent, à la terrasse
d'an caifé débit de tabac de l'avenue d'Antin, trois filles de leur connaieeance, pre-
nant paisiblement une consommation. Ils ordonnent aux femmes de les suivre. Celles-ci
refusent. Il était à peine 10 a. 1^2 du soir; les agents s'installent à la terrasse, ])rennent
un hock et attendent patiemment leur proie jusqu'à la fermeture du café, à 1 h. du matin.
Us hiippent alors les femmes et dressent à l'une d'elles, qui s'était réfugiée à l'intérienr du
café, un rapport de rébellion qui aurait pu lui valoii- plusieui-s mois de prison.
Le lendemain, le propriétaire du café est convoqué au commissariat de M . Prélat et se
voit menacé d'une contravention pour défaut d'éclairage de .sa terrasse. Toutefois, malgré
les menaces des agents, il affirme courageusement qu'ils ont failli à leur consigne, vu les
conditions de ran-estation,et se voit renvové indemne; le rapport de rébellion dressé contre
la fille disparut d'ailleur.s ; celle-ci encourut une peine administrative de li jours é.
St-Lazare.
îsous citons ce fait, bien qu'il n'ait eu aucune suite grave, comme .topique et ti-ès cou-
rant parce que s-.es diver-ses phases ont en général des suites judiciaires, tant pour les fem-
mes, que pour les patrons de café. Dans les quartiers populeux les agents des mœurs ne
manquent jamais d'accuser lesdits patrons de transformer leur .salle en repaire de soute-
neurs ; ce fait arriva rue Quincampoix au cours de l'année dernière ; le cafetier fut acqtdtté
par les tribunaux.
Voici un autre genre d'arrestations.
Le 30 mars 1902. un agent arrête, avenue des Cliami3s-Ely.«ées, une femme de sa connais-
sance, assise à côté d'un monsieur bien mis. Le monsieur proteste, accompagne les
agents et la femme jusqu'au commissariat de M. Prélat, passe sa carte et — c'était un
avocat ijortant un nom des plus officiels — fait remettre en liberté sa protégée en même temps
que le commissaire et les agents lui expliquent laborieusement ces procédés d'arrestation.
Le lendemain d'ailleurs la même femme était reprise et particulièrement bousculée.
''yi LA REVU?: BLANCHE
quelles absorbent en un verre cotnniun . première mesure contre la
conla;^ion.
Elles passent la nuit p»Me-nit'le, les jiropres elles sales, les galeuses,
les pouilleuses, les eczémalcuses et celles qui ne le sont pas ; d'infects
'< paniers à salade » les emportent : vers deux heures du malin, pour
celles munies de leur carte, le lendemain à une heure et demie seule-
ment, et à jeun, pour celles qui l'ont oubliée ou qui n'en ont pas encore,
comme Mme de Sébasliani, Mme W., etc., c'est-à-dire après que le
commissaire soit venu les déclarer de bonne prise (i).
Toute la nuit les sinistres véhicules déversent au dépôt spécial de la
prélecture de police leur cargaison. On petit obtenir la permission d'assister
ce lamentable spectacle à la condition de s'engager à le « regarder de
haut », selon un mot de M. Laurent.
Les femmes doivent rapidement répondre à lappel de leur nom et,
bousculées, injuriées toujours, se présentera la « l'ouilleuse ».Pnis elles
sont remises dans la salle commune aux mains des sœurs de St-Joseph
de Cluny. II est deux heures passé. Elles courent au tas de paillasses,
— infects grabats dégoûtant de vermine, de déjections, de sang mens-
truel, s'y aiïalenl quehpiel'ois, harassées, malades ; celles qui disposent
de 5o centimes peuvent obtenir, s'il en reste, unepistole, cellule séparée,
où pullulent, comme dans la salle commune, les souris, k>s rats, les
poux, etc.
Telles sont les mesures préliminaires, et qui d'ailleurs subsistent à
St-Lazare, que prend la police pour assurer la prophylaxie des maladies
contagieuses.
Cinq heures du matin : réveil. Personne n'a dormi ou si peu, les
unes jouant aux caries, les autres fumant. Aucune toilette, bien entendu.
Bientôt c'est le « chocolat », infect l)rouet composé de quelques mor-
ceaux de choux et de carottes non nettoyés et à peu près crus nageant
dans une eau puante.
C'est le régime des coupables ; la loi, qui n'a d'ailleurs rien à voir ici,
n'accorde plus aux tortionnaires des prisons le brodequin ni la roue,
mais elle leur laisse, outre les coups, ce qu'on pourrait appeler la tor-
ture alimentaire, [\ côté de la torture morale (2).
(1) Lo dimanche 23 février, à « heures du soir, une rafle était opéi-ée aux Champs-
Elysées. D'un coup cinq femmes furent appréhentlées. En arrivant au poste du Grand Palais
r>one d'cllw, faible et anémique, névrosée, terrifiée par l'arrcttation, tomba, vomis.sant le sang
par caillots énormes, puis s'évanouit et, an réveil, resta jjendant deux heures comme para-
ly.oée, sans pouvoir articuler un son, la figure décomposée. Le sous-brigadier B. l'avait fait
jeter, sans même une paillas.ae, sur la toile cirée des « macchabées » ; comme plusieurs agents
montraient pour elle de la compassion, faisaient mine de la vouloir .soigner, demandaient
même sa mise en liberté il les rabroua durement. Jusqu'à 1 heures du matin, la malheureuse
resta ainsi abandonnée. Le sous-brigadier C. vint alors remplacer B. et se montra plus
hnmain. Il donna à la malade une paillasse, lui fit une couverture de son propre manteau
et lui prépara un grog chaud. A 7 heures 1|2 l'officier de paix Murât, faisant sa tournéej
remarqua l'état lamentable do la femme qui de la nuit n'avait cessé de cracher des caillots
de sang et la renvoya enfin. Elle possédait en tout et pour tout la somme de 3 francs.
(2) Le 5 février, Marguerite T., arrêtée la veille dan.s le quartier de la gare St-Lazare, s«
LA PUOSTITUTIOX ET LA POLICE DES MOEURS 53
A onze heures du matin, arrive à la préfecture le sous-cliel" de la
3« section [i" bureau — i""" division). C'est un des fonctionnaires les plus
puissants de la Républicjuc.
Dans le huis-clos de son cabinet vert, sérigeant en tribunal d'ex-
ception, il va condamner, sans appel, sans discussion, sans autre règle
que son bon plaisir, sans instruction ni assesseurs ni avocat, cent cin-
quante à deux cents citoyennes aux peines qu'il i'oudra. Et cela en
moins d'une heure, distribuant ainsi quotidiennement plus de trois ans
de prison.
En cas d'absence un scribe quelconque le remplace.
Rapidement, à la file indienne, les femmes passent : le chef jette un
coup da'il sur le rapport de l'agent qui a opéré l'enlèvement et pro-
nonce son arrêt; si la femme réclame il double la dose. Elle peut bien,
une fois rentrée au dépôt, réclamer à la commission des mœurs ; mais
sa réclamation ou bien orale, ou bien écrite et remise ouverte à un gar-
dien, sera, en général, sans effet, si même elle parvient à destination ;
et dans tous les cas la femme peut être sûre désormais d'attentions
spéciales.
Les condamnations varient en général de deux jours à quinze jours et
sont quelquefois beaucoup plus importantes quoi que prétende la police;
elles pouvaient atteindre un an avant la campagne abolitionniste.
Celles de deux jours se purgent au Dépôt, les autres à Saint-Lazare.
On remarquei-a quelles sont prononcées simplement pour faits de ra-
colage, qu'elles ont lieu avant la visite médicale et n'ont aucune relation
voulue avec le temps d'évolution des maladies, contrairement à ce
qu'affirmait M. Waldeck-Rousseau dans son discours du 20 janvier à
la Chambre.
Les retards de visite constatés par les timbres de la carte, le quartier
où la femme a été arrêtée sont souvent pris en considération, mais en
réalité tout dépend du bon plaisir et... des besoins de l'entrepreneur de
Saint-Lazare.
Nous avons parlé de la commission des mœurs : elle se compose du
Préfet de police ou plutôt d'un secrétaire le représentant, des chefs de
la i^e division, du 0.^ bureau et de la 3^ section, et se réunit tous les
vendredis. Il s'y passe des scènes navrantes.
voit d'abord accorder la liberté par le sous-chef de bureau qui juge les filles; puis, sur la
plainte de la ■' fouilleuse » qu'elle avait accusée de certaines privautés, est condamnée à
4 jours d'emijrisonnement.
Il était midi. Crise terrible, hémorrhagie, vomissement de sang. On la jette sur une pail-
lasse crasseuse au dépôt. La sœur Chrysostôme qui a l'habitude de caresser les femmes à
coups de clefs (de clefs de prison) estime que « c'est du chiqué )),et lui refuse tout secours,
alléguant d'ailleui-s que c'est là une juste punition du vice.
A h îieures. toujours comateuse, Marguerite T. est chargée par deux gardiens dans la voi-
ture de St-Lazare où les femmes sont empilées à raison de deux par cellule.
En arrivant dans la geôle, ses compagnes la descendent sous les jurons des gardiens. On
la conduit d'abord à l'infirmerie, mais le lendemain elle est renvoyée au quartier des con-
damnées. Quatre jours après, elle sortait, horriblement malade, fiévreuse, sans avoir cessé
de cracher le sang.
")', LA REVUE BLANCIIE
La commission des mu-ui-sa pour but essentiel dliomologuer la mise
en carie dune femme. Celle-ci est présentée par le sous-chef de la
3" section, et quelquefois dès sa première arrestation. Si elle est
mineure, on preîid, affirme la préfecture, quelques renseignements sur
les intentions de la famille à son é'^'-ard. On cite aussi des mineures qui,
ne voulant point accepter leur mise en carte, ont été conservées en
cellule jusqu'à quarante Jours, le temps de devenir « raisonnables » (i).
Mise en carte, la femme est l'e'sclave de la police.
Partout où un agent des mœurs la rencontrera, de jour ou de nuit, il
pourra l'arrêter.
Elle n'a plusle droit de sortir, elle n'a plus le droit de se loger. « Votre
domicile dit-on aux filles, c^est la Préfecture ». Elle est hors la loi et on
le lui répète à satiété avec d'ignobles injures; l'argent nécessaire à payer
ses bourreaux (crédits du dispensaire] est inscrit au budget de la \ ille
de Paris, en vertu de l'art. -^3 de l'arrêté du 12 messidor an viu, consti-
tutif de la Préfecture de Police, et qui parle ainsi du Préfet de Police :
« Il assurera la salubrité de la ville en prenant des mesures pour la
« prévenir et arrêter les épidémies, les épizooties, les maladies
« contagieuses... en faisant arrêter, visiter les animaux suspects de
« mal contagieux et mettre à mort ceux qui en sont atteints. »
Ainsi « les femmes, dit Yves Guyot, ne sont que des animaux dont
« l'abatage non seulement est admis, mais est rangé parmi les
« dépenses obligatoires ! »
Saint-Louis et Louis le Débonnaire avaient ordonné l'abatage des
femmes; de cruels supplices furent en vigueur jtisqu'à la Révolution;
la Police qui se réclame de toutes les anciennes ordonnances, jus(ju'à
Charlemagne, a cependant trouvé mieux peut-être de nos jours.
Les gens au cœur tendre mais d'àme bien pensante trouvent que les
femmes n'ont que ce qu'elles méritent.
Voici le modeste feuillet distribué aux femmes lors de l'encartag'e et
contenant l'énumération des devoirs de leur état.
On yremarquera, entre autres précautions hygiéniques, que lesfemmes
Jie peuvent jamais renouveler l'air de la chambre... qu'on leur refuse
d'ailleurs, et qu'elles ne peuvent aller à leurs visites médicales, puisque
le dispensaire est situé dans la Cité et que les ponts leur sont interdits.
D'ailleurs, sortiraient-elles « en règle et dans Vhenre », on ne les
on arrête que mieux.
yX) Mme Avril de Sainte-Croix raconte i\\\i\ Knit iiccnuncMit une i.ile de J;{ an;' l[:i,
▼enant de Versailles, .irrctée et reconnue .«ypliilitir|ue, est mise en carte par la commission
des mœnrs qni p 'en justifie parce jolt mot : « Que vonliez-vous que nofts en fassions, elle
éfaif •■■ ' •' •■ ■■:■. »
^ ' '■ aussi la commission de« mœurs qui, an moi» de décembre l'.>00,envoya à
fJt-Lazaro, i)ni8 en correction à Xanterre une tille de 14 ans, arrêtée en plein jour rue St-
^1 -tin par (V - • ' , mœurs, qui la virent en conversation aA-ec des filles en cartes, —
leur ven' -; — elle fut reconnue vierge au dispensaire. Ses parents la récla-
mèrent h la police qni la leur rendit en les priant de ne plus recommencer. Grénéralement,
les jiarente pauvres, terrorisés par la police, ne réclament pas.
LA PROSTITUTION ET LA POLICE DES MOEURS '>3
PRKKECTURE DE POLICE. — l"" DIVISION, 2e BLREAC, 3>' SECTIOX (Modèle *9)
Obligations et défenses imposées aux femmes publiques
Les Mlles publiques en carte sont tenues de se présenter au moins tous les
quinze jours au Dispensaire de Salubrité pour y être visitées.
Il leur est enjoint d'exhiber leur carte à toute réquisition des officiers et
agents de police.
Il leur est défendu de provoquer à la débauche pendant le jour; elles ne
pourront entrer en circulation sur la voie publique, qu'une demi-heure après
l'heure fixée pour le commencement de l'allumage des réverbères et, en
aucune saison, avant sept heures du soir, et y rester après onze heures.
Elles doivent avoir une mise simple et décente, qui ne puisse attirer les
regards, soit par la richesse ou la couleur éclatante des étoffes, soit par les
modes exagérées.
La coillure en cheveux leur est interdite.
Défense expresse leur est faite de parler à des hommes accompagnés de
femmes ou d'enfants, et d'adresser à qui que ce soit, des provocations à
haute voix ou avec insistance.
Elles ne peuvent, à quelque heure et sous quelque prétexte que ce soit,
se montrer à leurs fenêtres qui doivent être tenues constamment fermées et
garnies de rideaux.
Il leur est défendu de stationner sur la voie publique, dy former des
groupes, d'y circuler en réunion, d'aller et venir dans un espace trop resserré
et de se faire suivre ou accompagner par des hommes.
Les pourtours et abords des églises et temples, à distance de 20 mètres au
moins, les passages couverts, les boulevards de la rue Montmartre à la
Madeleine, les Champs-Elysées, les jardins et abords du Palais-Royal, des
Tuileries, du Luxembourg et le Jardin des Plantes leur sont interdits.
L'Esplanade des Invalides, les quais, les ponts et généralement les rues et
lieux déserts et obscurs leur sont également interdits.
Il leur est expressément défendu de fréquenter les établissements publics
ou maisons particulières, où l'on favoriserait clandestinement la prostitution,
et les tables d'hôte, de prendre domicile dans les maisons où existent des
pensi(iinats ou externats, et d'exercer en dehors du quartier qu'elles
habitent.
Il leur est également défendu de partager leur logement avec un concubi-
naire ou de loger en garni avec une autre fille, ou de loger en garni sans
autorisation. Dans le cas où elles obtiendraient cette autorisation, il leur est
absolument interdit de se prostituer dans le garni.
Les filles publiques s'abstiendront, lorsqu'elles seront dans leur domicile,
de tout ce qui pourrait donner lieu à des plaintes des voisins ou des passants.
Celles qui contreviendront aux dispositions qui précèdent, celles qui
résisteront aux agents de l'autorité, celles qui donneront de fausses indica-
tions de demeure ou de noms, encourront des peines proportionnées à la
gravité des cas.
Avis important. — Les filles inscrites peuvent obtenir d'être rayées des
contrôles de la prostitution, sur leur demande et s'il est établi par une
vérification, faite d'ailleurs avec discrétion et réserve, qu'elles ont cessé de
se livrer à la débauche.
Quant à la note philanthropique de la fin, nous ne pouvons que
signaler sa douce ironie. Quand une fille en carte, ayant trouvé du
50 LA REVUE BLANCHE
travail, domande sa radiation, un policier va, trois mois durant,
enquêter ehez son patron. Celui-ci, apprenant la situation de son
employée, la congédie immédiatement. Les seuls refuges des fdles
sont les Bons Pasteurs et C'e, autres bagnes. A celui de Paris (71,
rue Denfert-Rochereau), on travaille de quatre heures du matin à dix
heures du soir, sans toucher un sou, et au seul prix d'une nourriture
pas toujours ragoûtante ; comme boisson : de l'eau, bien entendu.
Des punitions spéciales destinées à apprendre l'humilité et Tobéis-
sance : privation de nourriture, coups, cachot, se traîner sur les
genoux, frapper un certain nombre de fois le sol de son front, lécher
ses propres crachats sur le parquet. Aucun soin d'hygiène intime n'est
permis ; pour toute hygiène morale et récréation : cantiques, prières,
confessions.
Chez lesUrsulines de la rue Saint-Jacques, même système. Toutefois
le menu culinaire vaut une citation spéciale : pommes de terre et
vinaigre (I discrétion. Les bonnes sœurs expliquèrent au docteur Jullien
de Saint-Lazare que ce vinaigre est destiné à donner appétit pour ces
pommes de terre. — La mortalité atteint là, comme au Bon Pasteur,
plus do 5 0/0 pendant la première année de séjour.
Donnons maintenant le règlement de ij;-*^, œuvre du lieutenant de
police Lenoir, et dont la police, voire les tribunaux font toujours le
plus grand cas ; il défend tout logement aux filles et s'avère d'ailleurs
ainsi en contradiction avec le précédent qui permet l'asphyxie en
garni autorisé.
ORDONNANCE DE POLICE DU 6 NOVEMBRE 1778
Article premmcr. — Faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes
femmes ou lilles de dél)auclie de raccrocher dans les rues, etc...
Art. 2. — l)éfendons à tous j)ropi'iélaires et principaux locataires des
maisons de celte ville et faubourgs d'y louer ni sou.s-louer les maisons dont
ils sont propriétaires ou locataires (ju'à des jjersonnes de bonne vie et
mœurs, bien famées, et de ne souflrir en icelles aucun lieu de débauche à
peine de 500 livres d'amende.
Aht. 3. — Enjoignons auxdils propriélnires ou locataires des maisons où
il aura été introduit des femmes de débauche, de faire dans les vingt-quatre
heures leur déclaration par-devant le commissaire du quartier conti-i- les
particuliers ou particulières qui les ruront surpris, ;i l'effet par le commis-
saire de faire leurs rapports contre les délinquants qui seront condamnés à
'«00 livres d'amende et même poursuivis cxlraordinairemenl.
Art. 't. — Iiéfendons à toutes personnes, de quel(|ue état et condition
qu'elles soient, de sou.s-louer, jour par jour ou autrement, des chambres et
lieux garnis à des femmes ou fdles de débauche, ni de s'entremettre directe-
nicnt on indirectement auxditcs locations sous la même peine de 'lOO livres
d'amende.
Art. 5. — iCnjoignons à toutes personnes tenant hôtels, maisons et chambres
garnies au mois ou à la quinzaine, à la huitaine, à la journée, etc..., d'écrire
de suite, jour par jour et sans aucun blanc, les personnes logées chez elles
LA PROSTITUTION ET LA POLICE DES MOEURS j;
par noms, prénoms, pays de naissance et lieux de domicile ordinaire sur des
registres de police qu'ils devront tenir à cet elTct cotés et paraphés par les
commissaires du quartier et de ne souffrir dans leurs hôtels, maisons et
chambres, aucuns individus sans aveu, femmes ni filles de débauche se
livrant à la prostitution, de mettre les hommes et les femmes dans des
chambres séparées, de ne soulïrir dans les chambres particulières des
hommes et des femmes prétendues mariés qu'en représentant par eux des
actes en forme de leur mariage, ou en le faisant certifier par écrit par des
gens notables et dignes de foi, le tout à peine de 200 livres d'amende.
Il y aurait lieu, pour donner une idée théorique à peu près complète
de la réglementation de se reporter aux règlements calqués sur celui
du 16 novembre 18 ',j « concernant les diverses opérations du service
actif du dispensaire de salubrité », l'organisation de la brigade des
agents des mœurs, etc. INIais ces longues instructions sont contenues en
substance dans l'arbitraire et l'imbroglio des deux documents précé-
dents.
Nous reproduisons le fac-similé de la carte délivré aux femmes.
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Mardi-Gra
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Pentecôte,
Toussaint
MOIS
l'o QUINZAINE
2® QUINZAINE
Janvier. . .
FÉVRIER . .
Mars
Avril
Mai
Juin
JriLLET.. .
Août
Septembre
Octobre . .
Novembre
décembre
Les visites ont lieu tous les quinze jours; elles ont lieu tous les huit
jours dans les maisons de tolérance; mais elles n'ont pas lieu aux jours
fériés dont la police a augmenlé le nombre légal.
Les cartes ont subi depuis le 1^' janvier 1901 une modification : l'ad-
dition du cadre réservé à la photographie. Cette photographie doit être
-,8 LA REVUE BLANCHE
fomiiie par la roinme elle-même, en double exemplaire et être exécutée
irajirès la façon du service anthropométrique. Sinon: punitions supplé-
mentaires.
L'oripine de ce perfectionnement vaut d'être contée : De]»uislonq temps
on avait remarqué, tant au dépôt qu à Saint-Lazare, des substitutions
de personnes dans les condamnées. Parmi ces chiennes, il s'en trouvait
qui, mises en liberté, alors que d'autres — malades ou ayant enfant à la
maison — étaient impitoyablement condamnées.... les remplaçaient sans
plus d'éclat.
MM. les policiers ont décidé de changer ça et que leur juste vin-
dicte aurait plein effet. Ce trait montre qu'ils ne sont pas disposés
encore à abandonner leur proie (i).
[l) Avant de continuer la revue des méfaits quotidiens de la police des mœurs, citons
quelques traits relatifs à la vie d"une même femme à qui l'esprit d'indépendance, doublé
d'ailleurs d'une impulsivité maladive, attira toutes les persécutions ordinaires de cette
institution. Nous n'insisterons pas sur les faits particulièrement navrants qui amenèrent
Z. sous la griffe de la police des mœur^. Disons seulement qu'à vingt ans, pour échapper
à un mariage de raison, elle suivit à Paris un officier qui fut longtemps son ami. Là un
sien oncle lui extorqua bientôt, par signature, une somme de 5.000 francs que lui avait léguée
«ne philanthrope bien counue. en guise de pris de bonne conduite payable à sa majorité.
Lors de sa première arrestation par l'agent B. de la brigade du 8« aiToudisseùiènt, le
maître des fîlles à la 3" section de la Préfecture jugea bon de l'inscrire, alors qu'on attend
généralement la troisième arrestation, et, comme elle refusait, il la fit préalalilement
demeurer quarante jours en cellule.
L'agent B. la persécuta ensuite particulièrement, l'envoyant à la correct iounelle par de
mensongers rapports, non content de~ imi'. minables srjours à Saint-Lazare que lui et ses
collègues lui procuraient.
Voici un fait dont un témoin nous a rendu compte et que déjà nous avons relaté {Huma-
nité Souvellp, nov. 1900). •
Le 2;» août l'.tOO, saisie par les agents des mœurs, place du Carroussel, comme elle des-
cendait de l'omnibus, Z. est prise d'une crise nerveuse. L'agent C. la frappe saris merci
et, aidé de ses cjjlègues, la transporte au poste. De nombreux témoins les suivent; l'un
d'eux entre et fait sa déclaration malgré les agents et laisse sa carte à Z.. promettant de
témoigner en sa faveur.
A peine est-il p.irti que cette carte lui est enlevée; elle se voit conduire immédiatement,
afin d'éviter le commissaire de police, an poste du boulevard du Palais où elle passe la nuit
sans même une couverture, et jiassablement malaile. Le lendemain elle se voit accusée d'ou-
trage public à la pudeur et de rébellion et le surlendemain condamnée par In 11' Chambre ù
20 jours de ]irison cellulaire qu'elle accomplit à Nanteri'e.
Tontefois cette condamnation était très inférieure à ce qu'attcndn.icnt les jioliciers : les
réponf-o-< sincères et douloureuses, comme chez les simples héros de Tolstoï, de leur victime
deviint 1(' tribunal l'atténuèrent sans doute. Elle sortit de prison, squelettique, les prunelles
effondrées, les cheveux ])Oussés comme ils irous-^ent aux morts, en proie constamment à
d'il' ' ' .^ Elle écrivit à M. Lépine nne longue lettre.
1. e r.'OO nous fumes témoins du fait suivant, narré le surlendemain par
la Prttlt liepuhliqut. A 10 h. >^ du soir, Z. traversait la place du Carrousel en son
b*ai ' ■ d'nn BBonnieur quelconque. Deux agents des mœur.s connus sous les
p*f iens de Camille et Citrouille la viennent arrêter. Elle et son com-
pagnon parlementent. Mais arrive par derrière l'agent Cousin. — Allons marche, dit-il
et 'V ' '. ■ ■ .iB les reins il étend Z sur le sol. Puis les agents aidés
d'iw it en devoir de tJ-ansporter leur victime au poste et ren-
voient .ton partenaire horrifié. Z criait d'abord, mais elle s'éTanouit bientôt. Nous vou-
LA PROSTITUTION ET LA POLICE DES MOEURS 5»)
Rejoignons la théorie cles' esclaves qui, pourvues de leurs condamna-
tions, passent sans transition, du bureau de la 3" section, aux spéculums
du dispensaire.
Les choses vont là non moins rapidement. D'abord, comme les médecins
du dispensaire aiment la propreté, les filles doivent, avant de se prépa-
rer à leur examen, se laver toutes à la file dans la même cuvette^ dont
elles changent l'eau au moyen d'un robinet. L'opportunité de cette
mesure n'échappera à personne, surtout si on se rappelle que Ricord a
établi qu'une seule <^utte de pus vénérien diluée dans un verre d'eau,
suffit à assurer la contagion.
Un agent de police muni d'un registre, appelle les noms et prend les
cartes pour les estampiller, les « taxer ) , — c'est le mot consacré, sans
doute parce que les tilles payaient et paient encore, dans certaines
villes, '■> francs par visite.
Or, voici comment se passe cette visite : un jeu de spéculums de
dimensions diverses plongent dans un même pot de vaseline. Dès que
l'un deux a servi, la « panseuse «l'essuie sommairement d'une serviette
qui servira pour tous, le replonge dans la vaseline, et... il attend une
autre patiente.
« M. Routier de Bullemont, rapporte Yves Guyot dans son admirable
livre îa Prostitution (i), (p. ay3), disait un jour devant moi,
pour vanter l'habileté de M. Clerc, le médecin en chef du dispen-
saire, qu'il visitait cent vingi femmes à l'heure, deux par minute ! »
Ce sont également les chifîres donnés par la police, par exemple par
M. Carlier période de i85j à i87o> — Rien n'est changé depuis. Con-
damnées en moins d'une heure, cent femmes sont également visitées en
lûmes nous interposer et suivîmes le convoi au poste où Z fut durement jetée sur les
dalles. Pendant notre déclaration (nous eûmes d'ailleurs à subir les injures et les menace,
des policiers Z put se relever, demanda à boire et lança le reste d'un gobelet i. ■3au
à le i'-tie d'un sous-brigadier, disant : « Je ne serai pas cette fois condamnée pour rien ».
Elle fut immédiatement rouée de coups. Plus de six semaines après, lors du jugement
elle en portait encore les traces et le coup de pied de l'agent Cousin l'empêchait encore
de descendre les escaliers de Saint-Lazare sans être soutenue.
Le lendemaiu de son arrestation, elle voulut réclamer auprè.? du commissaire de polices
mais Ce fonctionnaire l'injuria cependant qu'un agent zélé lui crachait à. la figure.
Elle fut l'objet de l'accusation classique d'outrage à la pudeur et aux agents, voire de
rébellion et coups envers ceux-ci. L^ service des mœurs sut nourrir son dossier, car la
préfecture de Police, elle aussi a son 2' bureau et ordonna sur nous-mêmes plusieurs
enquêtes où, à défaut, d'autres accusations, nous fûmes honoré du titre d'individu louche.
Z, condamnée d'ailleurs en dehorsà de notre témoignage, eut six mois de prison.
Sa peine finie et après de longues et douloureuses péripéties que nous ne narrerons pas,
Z., qui travaillait assidûment depu;.s plus de trois mois et qui était munie d'excellentes
références, sollicita sa radiation. Elle fut alors spécialement filée, et, le 5 août dernier,
elle fut arrltée au sortir d'un café de l'avenue d'Antin, cii elle avait apporté un chapeau
confectionné par elle. Ses réclamations causèrent de nouvelles enquêtes dont elle attendit
cinq jours durant le résultat sur les planches du dépôt. Elle ne dut sa libération qu'à une
intervention spéciale, sortit presque folle et est encore malade, sans aucun espoir d'échapper
à ses bourreaux.
(1) Fasquelle, 7» édition, 3 fr 50.
(>0 LA II K VUE ni.ANT.UE
moins duno lieure. iVussi personne ne conleslc : i" rinellicacite de celte
visite pour reconnaître les maladies ; o." les nombreuses conlag-ions
quelle détermine, comme le bon sens l'indique et comme M. Fournier
le reconnaît. C'est là une des principales cause dp l'augmentation de la
syphilis.
11 faut dire aussi à la louange des médecins du dispensaire que, sou-
vent, ils se contentent de jeter un coup d'œil sur les muqueuses buccales.
Nous n'insisterons pas sur les révoltes, les crises nerveuses, etc. qui
se produisent en ce repaire du viol policier. Les agents sont là, et
les bonnes cellules, qui mettront à la raison les récalcitrantes.
Les femmes reconnues malades, (pi'elles proviennent des ralles de la
veille ou qu'elles soient retenues à leur visite bimensuelle, iront à
St-Lazare oii elles seront traitées, non comme des malades, mais
comme des coupables, soumises, quoi qu'aient pu faire en cela les méde-
cins de riiùpital-prison, à une nourriture débilitante, bien faite pour
annihiler toute résistance organique au développement de la maladie.
Avant la campagne abolitionniste les soins donnés à St-Lazare tenaient
plus de la main du bourreau que de celle du médecin ; il y aurait encore
beaucoup à dire, mais il faut toutefois reconnaître certaines atténuations.
D'ailleurs, une fois guéries, les femmes n'ont plus à subir, dit-on, aucune
punition, pour avoir été malades. Cette coutume existe encore dans cer-
tains régiments.
Iront aussi à St-Lazare les condamnées de la 3« section. Vers ') heu-
res les voitures cellulaires les emportent péle-mèle, à la sombre bastille
du Faubourg St-Denis, celle dont M. Léo Melliet demandait le 20 janvier
à la Chambre la suppression.
Pendant les chaleurs de l'été, une bonne partie des femmes, descen-
dant des voitures mé])hitiques,où elles étoull'ent,dans les cours glaciales
de la géhenne, s'évanouissent; mais les esclaves ont la vie dure : on n'y
prend pas garde.
Un gardien appelle les noms et demande les domiciles: il inscrit le
tout. Il faut noter immédiatement que ce gardien constitue à lui tout
seul — comme le sous-chef de la 'i* section — un autre tribunal d'ex-
ception, mais qui fonctionnera à la sortie des condamnées.
A ce nioment, en elTet, le même gardien redemande aux femmes les
mômes renseignements et au cas où celles-ci, (pii ne tiennent pas à
signaler leurs véritables domiciles à la police, se trompent, il les ren-
voie en prison... jusqu'à ce qu'elles se soient rafraîclii la nK-moire, et
sans autre vérification d'ailleurs. Le 5 avril 1902 une femme fui retenue
'Ji\ heures parce qu'elle ignorait dans quel arrondissement se trouvait sa
rue.
Une fois inscrites au greffe de St-Lazare, les femmes sont fouillées et
passent dans la 2" section «pii huircst réservée dans les cours.
Elle.-» sont réparties en quatre ateliers froids et nauséabonds; il n'en
existait jusqu'à celte année <pie trois ; mais on est tellement disposé à
démolir St-Lazare qu'on vient d en construire un quatrii-mp.
LA PROSTITUTION ET LA POLICE DES MOEURS Gi
Là les femmes travailleront sous la surveillance, rien moins que ma-
ternelle, des sœurs de St-Joscphde Cluny qui. à la moindre incartade,
les enverront au « jetard » ou cellules de correction, situées sous les
combles.
Toutefois on entre aisément dans les bonnes grâces, des servantes du
Seigneur par quelques offrandes sagement multipliées, que celles-ci
savent adroitement provoquer : pour mettre un cierge à la chapelle,
pour revenir à la vertu, pour lame de telle femme morte à la prison,
pour « boire la gobette » ou verre de vin de la cantine, dont les bonnes
sœurs se contentent d'empocher le prix. — Les femmes qui nont pas
d'argent ne peuvent obtenir que rigueurs et c'est souvent une cause de
désordre dans le désordre. Nous ne disons pas tout...
Ajoutons que parmi les sœurs, les débutantes s'eiîorcent dètre justes
et compatissantes; mais elles se voient rabrouées par les vieilles.
On se couche à 7 heures en des lits à paillasse ou sur des paillasses
sans lit quand le contingent habituel est dépassé. On se lève à \ h. 1/2;
autrefois le cri de « Vive Jésus » était le signe du réveil ; maintenant
c'est le signe de la croix suivi de cantiques.
A quoi travaillent les femmes de St-Lazare ? On n'a pas encore éta-
bli pour elles le tread mill ou roue à marcher de nos anciens bagnes
métropolitains, comme le demandait la police. Il existe un entrepreneur
de travaux de couture. En janvier et février dernier, avant les exposi-
tions de blanc des grands magasins, on amenait à St-Lazare, tous les
jours, de 80 à 100 femmes ; les ateliers qui en renferment ordinaire-
ment 40 en contenaient une centaine, renouvelées tous les 4 jours en
moyenne, serrées comme des sardines : les pouilleuses, les galeuses et
les propres.
Un seul atelier envoya d'une fois aux magasins du Printemps quel-
ques jours avant l'exposition de blanc '3 février 56 paquets de 12 paires
de drap chacun. Une femme gagne 4 sous pour ourler un drap, après
avoir payé de sa poche fil et aiguille, maisla moitié, soit 1 sous, appar-
tient de droit à l'Administration.
Quand les expositions de blanc furent terminées les paniers à salade
n'amenaient guère qu'une vingtaine de femmes par jour; un jour le
7 mars, sept seulement ; le reste était mis en liberté à la Préfecture ou
conservé seulement 2 jours au Dépôt.
A St-Lazare les légumes servis au bouillon du matin comme à la
soupe de quatre heures sont d'infects résidus de greniers où rats, sou-
ris et calendres ont laissé plus de déjections que d'albumen; à St-La-
zare, boulangerie centrale des prisons de la Seine, le pain est imman-
geable ; la viande, donnée le dimanche seulement, est le plus souvent
pourrie et les femmes sortent malades (i).
(1) Le dimanche 7 juillet 1901, les .300 femmes que contenaient les ateliers de Saint>
Lazare furent malades après avoir mangé le bœuf pourri qu'on avait bien voulu leoi
octroyer ce jour-là. La même chose était arrivée les deux dimanches précédents.
Réclamation ; les sœurs font miroiter la cellule de punition ; le directeur répond aux
femmes qu'elles n'en « ont pas autant à manger au dehors ».
C LA REVUE BLANCHE
Aux rtilaiiKUioiiMUielles i'oniiulont à cp sujet on répond : « C'est
trop 1)011 pour vous ».
SVaninoins à la suite des réclamations du mois de novembre dernier,
les cuisiniers furent remplacés par des sœurs : toutefois cela seul ne
saurait modilier la qualité des matières premières.
I.«'S prisonnières peuvent, il est vrai, se procurer, à des prix exagè-
res. fpi(dque supplément de nourriture et de boisson à la cantine ; mais,
souvent elles manquent d'arg-ent et celui qu'on peut leur envoyer du
dehors ne leur parvient pas toujours. Elles peuventaussi avec la permis-
sion des sa:'urs, lire le Petit Journal qu'on leur passe en fraude, pour
dix sous ; i;.
Enlln la sortie même de cette gélienne ne s'accomplit pas sans de
multiples vexations ; les condamnées de plus de 'i jours repassent par le
Dispensaire, les autres sortent directement. Outre les punitions encou-
rues, comme nous l'avons dit, pour erreur dans la répétition des rensei--
gnements donnés à l'entrée, les femmes seraient également punies si
elles ne prenaient toutes la direction de la Porte St-Denis ; sans doute
pour que les matrones du quartier les puissent plus aisément insul-
ter, comme les gavroches les insultèrent à Theure de « l'embarque-
ment n dans le panier à salade, au poste de leur arrestation.
Voilà donc la femme rejetée au trottoir un peu plus alîaissée, un peu
phis désemparée et qui, souvent, ne retrouvera plus la chambre d'hôtel
contenant ses bardes, incapable qu'elle est d'en solder \e retard. Le soir
même, avant peut-être, elle sera de nouveau arrêtée et regravira le
calvaire; il arrive aux femmes poursuivies par la haine des agents
d'être un mois entier « sans coucher dans leur lit », grâce à une suite
de condamnations de rpiatre jours.
La femme descend alors la spirale du désespoir, cherche de
vaines consolations dans l'alcoolisme et souvent — but suprême de la
police — ne voit plus qu'un refuge, un tombeau, la maison de tolérance,
repaire de lalcoolisme obligatoire, de brutalités odieuses, et foyer
le plus actif d'infection vénérienne (2:, mais où du moins les agents ne
la pourchasseront pas.
1', . Skanduv.
(l)»LeB .sœurs de S:iint-Lazare pratiquent encore un autre petit commerce.
Clia . . entre 11 heures et 2 heures, alors que la «' cheffcasi- t va faire ;^on rapport.
au <ii '-t lui ]iroi>o8er les punitions, on pendant le déjeuner de celui-ci, certaines
ftceum «ortect pui» rentrent cliargées de provusione de bouche qu'elles revendent à leiirn
• femmeo do bonne voloalo » ou « soubrettes » et celles-ci aux condamnées.
(2) M. Ch.impon, maire de Salins-du-Jura, qui lit fcricer, malgic Lu raenace."? du part
. bi«n pensant de la ville, la maison de tolérance, a présenté le dossiei complet de cette
ik la Ligue di"< Droits de l'Homme à Paris.
_' . .. „it que le ciiaiai.«saire de ijolice de Salinn e.'dgeait sa chambre particuliinc au
lupanar, cent francs par mois de la maison et que ses grosses Factnrea étaient payés par la
<i [ui dut i\ un certain moment le remplacer lui écrivit pour con-
i ,11. ovi.nsTiit fine In pif-niu^ i"' 'ni v:i]:iit. r|ne If' francs jmr mois.
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
L'échec de rimpérialisme. — Le coui'onnement d'Edouard VII, a
valu à M. Chamberlain un échec et un mécompte. Cette déconvenue.
au reste, mériterait à peine qu'on en parlât, si elle ne marquait une
date dans l'histoire de la politique britannique et si elle n'atteignait à
la i'ois le grand homme de Birmingham, le parti actuellement dominant
Outre-Manche et un système fédératif qui depuis 1890, a- fait quelque
bruit dans le monde.
Il s'agit de la "doctrine de la plus grande Angleterre, née sans doute
des appétits d'an Beaconsfield, adoptée par Charles Dilke, puis tombée
aux mains des unionistes, et prônée aujourd'hui par la quasi unanimité
des conservateurs et par un fort contingent de radicaux et de libéraux.
Car si M. Chamberlain est le chef en titre de l'impérialisme, lord
Salisbury et M. Balfour s'étaient inclinés devant ses aspirations, et lord
Rosebery n'en avait nullement discuté la formule. On peut dire qu'à la
veille du couronnement le fédéralisme anglo-saxon, c'est-à-dire le rap-
prochement de t43utes les communautés anglo-saxonnes pures — métro-
pole et colonies — était la tlièse souveraine chez nos voisins : elle
exprimait aussi bien leurs tendances présentes que le risorgimento
celles des italiens de t8.',8 à 1870 ou l'unification et le pangermanisme,
celles des Allemands entre la réunion du Parlement de Francfort et le
traité du mt'-me nom.
Examiner cette théorie qui a été, pendant une douzaine d'années, l'àme
même de l'évolution britannique et qui a triomphé du vrai libéralisme
et de l'humanitarisme un peu timide de Gladstone, c'est trop dater déjà.
L'imprrialisme n'est plus un système d'idées confuses, incertaines, con-
tradictoires : il a pris corps dans un programme précis et ce programme
a sulîi un premier échec qui fait mal augurer de son avenir, mais qui ne
constitue pas encore la condamnation définitive.
Cet événement important, sur lequel les documents exacts font défaut
(et naturellement le cabinet de Londres no s'est pas empressé de les
publier], s'est produit au moment même où la cérémonie du sacre
d Edouard VII devait svmboliser la o-ranr eur de l'An^ieterre nouvelle.
La déception en a été d'autant plus profonde et plus douloureuse. Les
premiers ministres coloniaux, qu'on avait pensé éblouir par les splen-
deurs de Westminster et dont on s'était imaginé aussi forcer les der-
nières résistances, n'ont point capitulé.
C'est que jusqu'ici INL Chamberlain, et ses amis, et ses disciples,
n'avaient •?"!; tenu un compte suffisant de la volonté des colonies. Ils
avaient supposé que celles-ci, toutes fières d'être avec la mère-patrie
en contact permanent et plus direct, accepteraient sans débat ses
conditions. Mais les communautés anglo-saxonnes des deux mondes, à
"♦ LA REVUE BI>ANCIIE
tout le moins les deux plus puissantes d'entre elles, le Dominion et
l'Auslralie, prétendent traiter dégal à égal avec le Royaume-Uni, Elles
se renferment même dans un particularisme qui confine à l'égoïsme et
marquent pour les conceptions réalistes une préférence qui apparaît
comme un élément ethnique indiscutable. Et alors que le chef du Colo-
nial oflice croyait n'avoir qu'à dicter des clauses et à recueillir des
adhésions, il n'a enlevé que de très minces avantages qui masquent
piteusement sa défaite.
En vérité, les conférences de Londres ont montré, dans les colonies
autonomes, deux catégories très distinctes : dune part des annexes
couvertiesau jingoïsmepar force ou par cause accidentelle — le Natal, le
Cap, la Nouvelle-Zélande — , de l'autre des groupements de tempéra-
ment plus caractérisé, réfraclaires à une association trop étroite, peu
prompts à verser dans un fédéralisme qui constituerait pour eux un
recul — le Dominion et TAustralie. L un, devenu loyaliste depuis qu'il
possède une charte de liberté, hésite devant une perte même partielle
et minime — mais symbolique — de la quasi indépendance conquise;
l'autre, (jui représente le plus gigantesque effort colonisateur de la race,
où la démocratie s'est épandue largement, où les lisières des Etats ont
ou peine à s'abaisser récemment devant un commonwealth plus ample,
ne se découvre aucun intérêt commun avec la métropole. Il accepterait
bien un pacte qui lui conférerait tous les avantages, mais il n'entend
pas les partager même avec le Royaume-Uni.
En matière militaire, navale, financière, M. Chamberlain n'a rien
obtenu que des promesses évasives ou des actes sans valeur. Quelques
centaines de milliers de francs par an que les colonies verseront pour la
flotte ne seront qu'une goutte d'eau invisible dans l'océan du budget.
En matière douanière, le refus de l'Australie et du Canada d'adhérer à
un Zollvorein a été catégorirjue. Or, du coup, la base de l'impérialisme,
la base réelle et exclusive, l'économique, a été fortement ébranlée, car
si le cabinet de Londres a songé à créer un syndicat sans précédent,
c'était avant tout j)0ur retrouver la prospérité industrielle et commer-
ciale perdue, en accaparant certains débouchés et en rétablissant sous
une forme plus libre et moins humiliante l'ancien pacte colonial.
Les ministres des grandes communautés ont consenti à accorder à la
mère-patrie quelques clauses de faveur, mais leur portée est nulle, et
M. Chamberlain n'a pu faire une brèche sérieuse au protectionnisme
qui abrite tant de possessions contre les importations du dehors, y com-
pris celles des Anglais.
Au fond, la défaite est bruyante et complète. Matériellement, elle
frappe les intérêts les plus immédiats du Royaume-Uni ; moralement,
elle lui di'montrc rpie dans les deux hémisphères, chez ses sujets ou
chez ses nationaux transplantés, le particularisme 1 emporte sur le sen-
timent de l'origine et de la tradition.
Et pourtant la conception de l'impérialisme n'est pas plus ruinée
définitivement que le pangermanisme ne fut écrasé après la dissolution
du Parlement de Francfort, ou l'idée unitaire italienne après i8'|8. Mais
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 65
il ne reste plus dallernative qu'entre cette Fédération rejefée aujour-
d'hui, — et le séparatisme qui entraînerait l'Australie, le Canada,
TAlVique Australe, à rompre tout, lien d'interdépendance, comme
jadis les Etats-Unis d'Amérique. Peut-être l'Angleterre a-t-elle eu tort
de poser la question ou de l'avoir trop tôt évoquée. _^
Paul Louis
GAZETTE DART
Espagnols n]. — Ceci immédiatement les poste en dehors des
innombrables artistes étrangers à Paris campant : ils restent autoch-
tones. Paris les afiine, les aiguise, les épanouit, et ne les déforme pas.
Ils sont nombre, et chacun a et garde son individu ; exprimer chacun par
l'épithète qui spécifie et les ramasser toutes, çà et là contradictoires
l'ensemble les accorde et caractérisera l'art espagnol actuel : — Fié-
vreux, rauque; âpre, chaleureux, caustique; à la fois éclatant et terreux;
la rudesse et la superbe ; grande allure, et désinvolte et remuante, en-
fermée dans une gravité tèlue — perpétuelle impression du feu de char
bonnier cuisant dans la forêt, sous la terre d'où il projette des étincelles
et des flaques de feu. Il leur manque la souplesse et la subtilité. On
imagerait exactement la diftérence entre cet art et l'art français en disant
que l'un est la lumière et que l'autre est la ilamme. Zuloaga, Nonnell
Monluriol, Yturrino, Anglada, etc.. avec éclat divulguent aux Salons de
la Nationale ces qualités typiques de leur race. D'autres, dans les
expositions particulières. Pablo d'Uranga [Course de nuit), pandé-
monium qui serait une mascarade aux ilambeaux, à travers un style
assez hâtif et lâché, exprime des mérites de coloriste , qui reçoi-
vent leur pleine expression dans la Sévillane à la Grille^ où le noir
chaleureux de la mantille lutte et joue avec le blanc soyeux et
chatoyant d'une robe, énamourée du corps flexible et souple qu'elle
épouse. Dario de Regoyos procure dans une aquarelle, Brouillard {>u
de la Ealaise (un soleil blême tel un jaune pain à cacheter, isolé entre
deux nappes de nuages mauves et roses, au-dessus et au-dessous : le
vide, la terre a disparu , un beau frisson de vertige. Ses Croquis d'Es-
pagne sont d'une main tatillonne ; mais les Toits de Fontarabie, poly-
chromie sourde, mate, lumières sombres et cernées, présente un des-
sinateur incisif et nerveux. Il réussit (2) la transparence cristalline,
irisée des cimes des montagnes, neigeuses, ensoleillées. RicardoCanals
[Procession à Séville, Promenade dans le Parc), vineux, aux couleurs
au contraire s'entrechevauchant, ou qui mène en sourdine la musique
des robes d'Andalouses à port de reines encanaillées, joue, lui, sur les
valeurs, dextrement.
Manuel Losada retient plusieurs des qualités qui font le peintre pur;
sa polychromie prend le^même sens qu'une harmonie monochrome : des
noirs et des gris ; il voit et exprime avec largesse et grandeur ; son
(1) Galerie Silberberg, rueTaitbout, 29. Yoir GazeUe d'Art, 15 février 1900, 15 juillet 1901.
(2) Galeries Durand-Kuel, 10, rue Laffitte.
5
'.(i LA REVUE lîLANCIIE
MarclianJ <Ie Billets de Lolcvic. bonhomme bossu, lorlu. jaune et
morost', a la majesté j^rave et trisie d'un prince déshérité. En autre lieu
I Picassu, naguère furieux resloiement de coideurs, concentre sa vigueur
dans le sens de Ténergie. Un petit enfant grave, prescjue raidi, au menton
trlu. au fronl lourd, aux yeux soulfranls, méfiants, impitoyables, traité
rien que dans les bleus et <pii pose comme un infant historique. Une lille
au tub, maigresjambes et maigre torse, qui debout, épongeant sa hanche,
hausse haut 1 épaule du luas <pii mène l'éponge, ligure une beauté
gréle. contournée, sereine avec étrangeté. L'Jlèlaïre^ ses contours
cernés sur le fond de bleu mat, majesté qui s'ignore, la contorsion
féline de l'épaule et des mains, la hxité du regard sous la coiffure
comme d'idole de sou vaste chapeau à panache bleu foncé, font d'elle
quehpie chose d'hiératique, qui se précise dans la Vierge aii.v cke^'eiix
d'or la même, ou sa sœur?): rien qu'une très jeune femme sur son ventre
allongée; la tète redressée qui vaguement regarde; d'un nez court de
bète le froncem.ent qui as[)ire et flaire : stu[)eur d'animal qui serait
dieu : (]uelque sphinx. Cela dans la malité éclatante d'à-plats em^iri-
sonnés de contours soigneusement cherchés, accusés profondément:
cette simplilication appuie matériellement l'impression de vitrail qu'en-
gendre l'esprit de ces toiles, llerman Anglada : sur le fond rougeoyant
dune vague frfe foraine nocturne, l'apparition d'une femme. vaj>eursou
mousselines semblent ses robes vert absinthe et comme translucides,
aiguisées au roux ardent de sa chevelure, à la rose du chapeau, silhouette
d'élégance tragiquement penchée (c'est un jeu de la pei-spective; au
dessus de la grosse et hideuse vieille, trottant au premier plan : une
jeune et une vieille courtisanes passant et sans se voir, rien plus, et cela
compose un double fantôme crupllement étrange et beau. Fvéal da
Canuira celui-là, I*ortugais), expose sa galerie, vulgarisée par l'Assiefte
an beurre, des souverains : défornuitions telles qu'en produiraient des
miroirs tordus (pii seraient intelligents, et ]>tf 1 •'•(irement du mas(|ue
reflt'teraient au vrai si l'on ose dire l'àme.
f.\u même lieu, Abel Faivre : porliait déjeune lille, sur le fond neutre,
avec les tons bellement beurrés et rôtis d'entre lîoucher et David.
Bernard Lemaire : des pastels et l'esquisse d un buste de Fillette aux
Camélias: roseurs et blondeurs voluptueuses, là, sur la nuque, le cou,
lépaule. Malteste ses compositi(tus enluminées, dessin patient et loyal,
dessin de lithographe, et fait moins potir la fantaisie (jue pour l'inter-
prétation serrée de la nature, lîouvcyre bardi, savant et artiste, montre
un dessinateur et un peintre sous le caricaturiste. Un bon pastel de
Golllob .
lîamoh l'icliot ,/^ a moins d'.lcuité, Jimiiis di- s<''cheresse aussi (pie
Dario de Uegoyos, |dus d'enveloppeuient ; sa i^einture est grasse; il
pralifpie les jeux de couleurs et de valeurs de (banals avec moins de verve
mais plus de distinction (mérite rare chez ces Eipagnols volontiers tri-
1 Galerie Weill, rae Victor-Masaé .
(2) Uakrie Hesît-le, rue Laffitte,
GAZETTE d'art 67
viaux:; il jette allèo^rement. joyeusement presque, et avec hardiesse ses
silhouettes de femmes aux corsages, aux robes, chaudement bigarrés;
il chante sans crier.
MtTodack-Jeaneau qui est Français rapporte d'Espagne (i) des études,
tableaux et croquis. L'écart entre les deux races apparaît flagrant ; ceux
de là-bas travaillent sous la poussée immédiate de lear génie avec une
indifférence pour le sujet qui va du détachement en quelque sorte aristo-
crate au mépris brutal. Tout leur est bon, avec une attirance pourtant
vers le sauvage et 1 épicé. Ce qui gratte le palais ; pas plus. Zuloaga à
part, ils ne composent, ne recherchent l'ordonnance décorative : ils ne
choisissent pas. L'autre, dans ses études de femmes du peuple, insiste
sur l'étirement d'un torse, la mouvance du ventre, l'inquiétude de la
croupe saillante et remuante, la cambrure des reins, l'œillade qui
presque louche, raccrocheuse; puis le rapport des nuances de la cheve-
lure et de la prunelle, de celles-ci et de la vêlure bigarrée, de tout cela
av«c le paysage, les maisons sourdement ou violemment polychromes
dont les polychromies jouent entre elles : et tout qui s'équilibre selon la
couleur, s équilibre encore selon les plans, les lignes, « se compose »,
spontanément, croquis ou toile, forme tableau : il est passionné. Ou
mieux son œil d'artiste a choisi un sujet, immédiatement par un obscur
élan des sens, et le reconstruit en choisissant encore, de par la même
passion. Inné souci du style, de pourvoir d'une signification : c'est
le goût français, c'est l'abstraction française. (Nous le louâmes, relatant
l'Exposition des Indépendants ; redisons cette louange, regrettant
cependant la roideur sèche où s'engourdit son façonnement des mains).
.\.V(»c plus d'éclat que Losada. de robustesse que Picasso, Ytur-
rino' ti; manifeste plusieurs des qualités de rpioi l'ensemble compose
un grand peintre ; et moins complet que Zuloaga. qui demeure l'incon-
testable maître, il reste plus nature, plus pur : la civilisation aisé-
mei ; ao-rémente de fleurs étrangères les revêches broussailles du
terroir, el celles-ci songe à les friser. Yturrino voit large, puissant et
rude; un sens précieux du groupement et du décor produit que ses com-
positions spontanément forment tableau; un tableau qui, bien que les
personnag-es gardent le rôle actif, palpite jusque dans l'attifement des
femmes, jusque dans son atmosphère ; et dans son paysage : car ce
peintre possède aussi^ avec véhémence, le sens de la vie. Son réalisme
âpre et brutal ne se départira point d'une majesté naturelle; sa couleur
est franche et grasse, son modèle hai-di et sur. Il lui manque seulement
(deux toiles de Céïanne première manière, 1863, l'accusent par com-
paraison) la profondeur, l'élégance et la sérénité.
Tous ces artistes espagnols ont du tempérament, de la race, et de
l'individualité ; chacun parfait possesseur de son jardin personnel, très
personnel, à la fois très parent du jardin voisin. Us n ont pas encore leur
grand homme, leconquérant qui absorbe tout ettoiitreuouvelle, fait dater
(1) Emile Sagot (« Le •20« siècle »), me Lafâtte, 21.
12) Galerie Vollard, rue Lafâtte.
G8 LA REVUE BLANCHE
tout (Je lui, qui se façoime un illiuiité univers. Ils se souviennent avanta-
geusement de Goya, de Zurharan, d'Ilerrera, s'aiguisent avec Manet,
Monct, Degas, Carrière, nos impressionnistes. Lequel — le moment est
mûr — se fera leur Grèce? 11 esl vrai que ce grand initiateur du
grand art liibérique n'était point né espagnol ;, et nécessairement, qui
sait? alors... Carrière peut-être...
Fagus
GESTES
La Quadrature du Disque. — Nous avons étudit'- ici même « le Tir
dans Paris o. Ce serait restreindre de façon quelque peu indigne notre
souci de la défense nationale que de n'étudier point, compendieusemont
du moins, le tir hors Paris. Or par quelle voie le Parisien — nous
entendons le citoyen respectable, patenté si faire se peut, procréateur ou
responsable d'une quantité suffisante de futurs défenseurs nationaux —
par quelle voie le Parisien se rend-il hors Paris? Par la voie ferrée
assurément, la même qui sert à la mobilisation ; ainsi donc l'observa-
teur le plus superficiel ne saurait mettre en doute que, s'il existe des
tirs organisés hors Paris, c'est le long des chemins de fer qu'on en trou-
vera des vestiges.
On se souvient de la défectuosité et du danger des anciens champs de
tir : alors que le simple chasseur de lapins est tenu de séparer la pro-
priété où il les massacre, par une solide clôture, « des héritages voi-
sins «, les fervents du fusil Lebel ne se croyaient obligés à d'autre pré-
caution philanthropique que la sonnerie « Commencez le feu « ou
a Cessez le feu », interprétation purement conventionnelle d'ailleurs
de certains sons de clairon, compréhensiides aux seuls initiés. De là des
hécatombes d'innocents promeneurs, entraînés vers cette musique mili-
taire par une attraction bien naturelle. Le tir le long des voies ferrées,
au contraire, présente cet avantage qu'il a lieu dans un espace enclos
de barrières, et que les stands y sont établis suivant de magnifiques
lignes droites.
Les cibles y abondent. On eonnaît ces disques, peints de couleurs
visihlf!^ de loin et disposés de telle sorte qu'au moindre attouchement
ils se hérissent de jirotubérances compliquées, à l'instar de la statue de
Chappe, ou métamorphosent soudain leur aspect, ainsi que, dans les
tirs forains, une porte, percutée au centre, s'ouvre à deux hattants pour
laisser glisser sur des rails une poupée offrant entre ses bras un paquet
de biscuits. De même, il n'est pas rare qu'un tireur plaçant sa
balle, comme disent les militaires, « à un point «, il n'est pas rare que
les alentours de la cible s'animent comme la mécanique des horloges
suisses : ainsi, il se peut qu'il passe un train. La balle « à deux points »
est récompensée d'un déraillement, et en outre, sur la manche du vain-
queur on brode un cor de chasse.
On dislingue deux sortes de ces cibles ou disques : le disque rond ou
disque prf»prement dit, et le disque carré.
Le disque carré est l'ancien modèle courant militaire. Tout soldat
GESTES (]g
connaît ces cibles blanches, coupées d'une croix noire, où il s'est exercé
à ses premiers tirs. Sur les voies ferrées, l'apparition de ces disques
carrés commande larrèt des trains, afin de ne point troubler le tir. Il est
sans attrait d'ouvrir le feu sur des cibles analogues, mais d'un modèle
plus réduit, dont se plaisent à parsemer la campagne des géomètres
arpenteurs. Leur percussion n'est suivie d'aucun curieux effet.
11 peut paraître étrange qu'à la guerre les médecins et ambulanciers
portent sur leur personne ces mêmes cibles, plus voyantes encore, la
croix étant rouge. Mais on remarquera qu'à l'inverse des anciens croi-
sés, et depuis le perfectionnement des armes à feu, ils la disposent pru-
demment sur une partie non vitale, le plus souvent le bras. De plus
industrieux détournent de leur corps l'attention de l'ennemi, en fixantla
croix-cible sur quelcpie objet inanimé, tel qu'une voiture chargée de
malades. De tout à fait subtils enlîn, par une ruse renouvelée des sau-
vages de l'Amérique du Nord, incitent le tir adverse à se perdre dans
les airs en suspendant l'emblème visé au bout d'un long bâton.
Alfred Jarry
LES LIVRES
Dostoïevski : Un Adolescent (Editions de Larevue blanche, in-i8
de Gao pp., > fr. 5o). — La cunsciencieuse biographie de Dostoïevski
par N. Iloll'mann nous renseigne fort peu sur Un Adolescent. Du moins
savons-nous que le livre fut écrit en 18-5, cinq ans après les Possédés^
au an avant Krotkaia, au temps où l'auteur allait reprendre, sous
forme de revue mensuelle, son /o«7Viâ!/ fl?'///i éc/7Va/«. Surtout il faut
noter que le plan des Frères Karamazov était conçu dès i87o, et que
Dostoïevski ne cessait d'y songer : ce devait être une ample trilogie,
manifestant tous les aspects de sa doctrine religieuse ; mais, après dix
ans d attente, il n'en put achever que la première partie, peu de mois
avant sa mort. Il semble donc qu'en pleine incubation de son œuvre
maîtresse. Dostoïevski se soit trouvé distrait, puis conquis par un sujet
non pas plus beau, mais plus urgent, et qui d'ailleurs porte l'empreinte
des rnémes idées et des mêmes soucis. 11 voulut le traiter sans retard ;
aussi, pressé de revenir à ce qu'il appelait d'avance « son dernier livre »,
et d'agir sur ses contemporains par une série d'articles théoriques,
écrivit-il d'un trait V Adolescent, dans une de ces débauches de travail
dont il était coulumier. Cette œuvre de premier jet est, par là même,
singulièrement révélatrice et captivante : Les moyens dont use l'art de
Dostoïevski s'y laissent d'autant mieux discerner, qu'une composition
hâtive, à la fois savante et gauche, échoue à les mettre en parfait
accord. L'impression d'ensemble est ainsi plus confuse et plus vive
l'émotion immédiate. C'est un livre écrit avec fièvre, qu'il faut lire tout
d'une haleine ; sinon l'on risquerait de s'y perdre, tant les événements y
sont rapides, et soudaines les révolutions sentimentales.
Le titre de la traduction allemande : Jeune s:énération. s'il traduit
mal le titre russe [Podrostok], répond cependant à l'intention de Dos-
70 LA REVUE lu. ANC HE
toïevski. Celui-ci ne veul point laiil l'aire une monographie de Tào-e
ingrat, que suivre la croissance d'une jeunesse nouvelle, née pour chan-
ger les destins de la Russie, il craindrait d'y mal réussir sïl retenait
— ainsi que Tourgueniev, dans Pères et F^nfanls — les traditions aris-
tocratiques de la famille russe où se trouve, dit-il. «tout ce que nous
avons en de beau jusqu'ici, du moins tout ce que nous avons eu d'équi-
libré. « 11 cherche donc 1 àme d'une époijue trouble « dans une famille
de hasard d : et c'est par cette tentative « de clicher une humanité en
formation » qu'il excuse le désordi-e et le chaos de son roman : « Com-
ment em})ècher ces hgfures barbares de faire craquer la ligne où il faut
qu'une œuvre d'art s'enferme? Comment éviter les erreurs, les exagé-
rations et l?s lacimes ? Que reste-t-il à faire à l'écrivain ? Deviner et...
se tromper. »
L'adolescent, Arcade Macarovitch Dolgorouki, est un bâtard qui porte
rageusement un nom de prince. Sa mère est une serve élue ]>ar le
maître, et qui se soumit sans péché: — son père légitime, un artisan
mystique: — son père naturel, Versilov, un vivant problème, « gentil-
homme de la souche ancienne et communard i)arisien: amoureux de la
Russie et tout ensemble son contempteur: impie et prêt à mourir pour
une chimère « : na'if et dissolu, puéril et llétri, enfin le plus indécis et le
plus fougueux des amants. Elevé loin des siens. Arcade a 'ongtemps
soutfert et dans sa tendresse, (4 dans son orgueil. Il rentre dans sa
famille détenteur de deux papiers, dont l'un peut jmire à son père, et
l'autre perdre une femme. Ajoutez que son père aime cette femme d'un
amour assez violent pour se déguiser en haine; que lui-même va l'aimer
de semblable façcui; qu'il voue à son père ime ail'eclion tremblante où se
mêlent le besoin d'estimer, la crainti- de mépriser ; et qu'un concours
de circonstances bizarres vient encore compliquer le draniç qui se joue
eutre ces trois êtres. Voilà de quoi soulever des tempêtes oii toutes les
passions d'im cœur juvénile surgiront, lutteront sous de brusques éclairs:
(icnérosité vague, sournoise convoitise, vanité maladroite, ambition de
prouver sa force, de dominer et d'étonner, roidissenients d'énergie,
découragements sans fond, prurits de bassesse et d'humiliation; tout le
bien et tout le mal, alternés ou confondus. Tels sont les effets où
triomphe Dosto'ievski : avant lui h. littérature les ignorait, et c'est par
eux que se marque sa puissanct.' de créateur.
Le talent pittoresque lui manquait: plutôt (jue de se tourmenter pour
eii acquérir l'appai-ence, il en fait oublier l'absence par d'autres dons.
Ce trait ropp<»se à Dickens, à Tourgueniev, à Tolstoï, autant qu'à
Balzac. Flaubert ou /ola. Ceux-ci sont par tempérament des visuels, et
deviennent sans elVort des écrivains plastiques : il incarne le type con-
traire, fpie AL Ribot appelle idvo-èmolif. Le monde extérieur n'existe
pour lui (ju'aux instants f)ù la passion l'illumine. Son génie est d ima-
giner des .sentiments, de les imaginer à la fois très intenses et très
spéciaux; si spéciaux, que pour les produire il faut des situations rares :
si intenses, rpi'il y faut des situations extrêmes. Pour tendre et prolonger
de telles situations, pour enchevêtrer les mailles du filet où des hommes
LES LIVRES 71
vont se déballre, il ne ménage point les combinaisons romanesques: il
les prodigue autant et plus que les romanciers chez qui ravenlure l'orme
le principal intérêt. Vingt ou trente personnages vont, viennent, s'entre-
croisent, passent tour à tour au premier plan. Pas un qui n'ait sa tare et
son énigme, pas un que Ton puisse connaître ou qui se connaisse tout
entier. Tous sont unis par des relations apparentes, couvrant dos rapports
mystérieux qui peu à peu se dévoileront, et chacun lient tous les autres,
mais est aussi tenu par tous; si bien que l'un ne bouge point sans que
les autres soient aussitôt remués, et que parfois un seul mol change la
face du roman, comme un seul coup retourne une partie d'échecs. Ils se
rencontrent en tous lieux, à toute heure de jour et de nuit, au cours de
journées si remplies que les lois de la durée semblent n'exister plus. Ils
parient, ils disent ce qu'ils veulent dire, et surtout ce qu'ils voudraient
taire. Parfois, ils parlent d'eux-mêmes, plus souvent de sujets généraux,
comme Dieu, la mort ou l'autre vie, et c'est alors qu'ils se livrent le
plus, c'est alors que leur confidence a l'accent le plus personnel. Ils
épuisent toutes les émotions, depuis la cruauté superbe jusqu'à l'ingénue
bonté ; ils parcourent tous les degrés de la honte douloureuse, étant
tous, ou presque tous, des Humiliés, des Offensés: enfin, dans quelque
crise aisfuë d'ivresse, de faim, de lièvre ou d'hvstérie, ils mettent à nu
leur plaie la plus intime, ils la fouillent avec un rire de cynisme ou de
désespoir.
A les entendre délirer, on apprend des choses obscures que n'ensei-
gna jamais aucune sagesse. Nietzsche nomme Dostoïevski, à côté de
Stendhal, comme son maître en psychologie. Par contre, des esprits
sévères se plaignent de trouver chez Dosto'îevski moins de clairvoyance
réelle que de prestigieux artifice. Faire agir chaque personnage au
rebours de ce qu'on attend, rendre plausible l'improbable, étoud'er la
règle sous les exceptions, c'est — disent-ils — donner à peu de frais
m:i^ illusion de profondeur. Le reproche est immérité : les caractères,
qui ne sont point fixes, restent liés et continus ; toujours ce qu'ils devien-
nent éclaire et complète ce qu'ils étaient ; et leurs revirements, qui
d'abord étonnent, s'expliquent après coup par de puissants motifs. Et
pourquoi se plaindre que leurs émotions soient excessives et morbides,
si nous les reconnaissons même sans les avoir éprouvées. La vérité
propre à l'art ne réside ni dans la clarté logique, ni dans la liaison ri-
goureuse des causes et des effets. C'est pourtant à quoi s'attachent nos
romanciers ; et peut-être, en cela, sont-ils trop attentifs aux théories
de la science moderne. La croyance au déterminisme est légitime ; la
méthode déterministe est un danger ; elle simplifie la vie intérieure,
elle y réduit la part de l'imprévu. Amener comme nécessaire un senti-
ment connu, c'est un vain jeu de la raison abstraite. Montrer im senti-
ment neuf comme possible et naturel, c'est le miracle de l'intuition. En
parelle matière, découvrir n'est autre chose qu'inventer.
Si les romans de Dostoïevski ont un aspect fantomatique, si ses héros
se convulsent ainsi que pour rompre un cauchemar dont ils ne seraient
qu'à moitié dupes, cette impression n'est point due au caprice d'une
-■} LA REVUE BLANCHE
cervelle lialliiolnée. La psyciiologie de Dosloïevski esl toute imprégnée
de morale mystique. La soull'rance de ses créatures ne lui semble vrai-
ment qu'un mauvais songe, parce (ju'il sait Timmense possibilité du
lîoniieur où elles baiQnenl sans s'en douter. Le l'ond de l'bomme est
amour; la haine, la colère, le mépris, la rancune ne sont que de l'amour
ignorant et de l'amour méconnu. Les hommes s'aiment éperdument ;
mais ils ne le savent pas, frappés quils sont d'une même cécité qui peut-
être est une faute, ou peut-être une erreur. Parfois il semble que le
voile se déchire, qu'une évidence él)louissante éclate, qu'un être com-
prend enfin ses semblables, et va se sentir vivre en eux. Ivre de confiance
et de dévouement, vuiontiers il crierait sa vérité. Mais (pumd il est
prêt à la dire, les autres ne sont pas prêts à l'écouter. Et lui bientôt tio
se souviendra plus. Ils errent, combattent en aveugles, se poussent au
précipice, méconnaissant le salut tout près d'eux. Dans Un \ Ado-
lescent, Versilov, l'entrevoit en rêve.
L'honune vivra-t-il jamais sans Dieu? Pendant une certaine période,
c'est possible... Je me lig-ure le combat terminé. Après les tempêtt-s de boue
et dimprôcations, le calme s'est fait, et les hommes |restetit seuls. Et les
hommes, prenant conscience d'eux-mêmes, éprouvent la tristesse d'un
immense abandon; puis ils se serrent plus étroitement, puisque aussi bien
ils constituent désormais tout les uns pour les autres ! La grande idée de
l'immortalité s'étant abolie, l'amour qu'ils dédiaient jadis à Celui qui était
rimmortidité, se tourne vers l'univers, vers les hommes, vers chaque brin
d'herbe. Ils se mettent à aimer la vie avec frénésie : v Que demain soit mon
dernier jour, pense chacun en rej>arilant le soleil qui se couche, mais
d'autres restent et, après eux, leurs enfants»; et cette pensée, qu'ils resteront,
s'aimant toujours et tremblant l'un i)Our l'autre, aura remplacé la pensée de
la rencontre dans l'au-delà. Ils voudront éteindre dans l'amour la grande
angoisse de leurs cœurs.... L'éteindront-ils?...
Versilo V se représente alors le retour du Christ parmi les liommes;
la nouvelle et dernière résurrection. Il esl encore le porte-parole de
Dosloïevski : il l'est encore, rpiaiid il expose le rôle de la Russie dans
la préparation du royaume de Dieu :
Au cours des siècles, il s'est formé chez nous un type supérieur de civi-
lisation, que l'on n'a rencontré encore nulle part dans l'univers, — le type de
la soullrance universelle pour tous... Le Fran(;ais ne peut servir l'humanité
qu'à condition de rester surtout Français; de même l'iVnglais et l'Allemand.
Le iUisse sera d'autant mimix russe (pi'il sera plus européen.
C est la substance même du discours que devait prononcer Dos-
toïevski, le 7 juin 1880, pour célébrer la mémoire de Pouchkine. Sa
thèse qui réconciliait le panslavisme avec la culture étrangère, lui valut
l'adoration de toute une jeunesse, et de splendides funérailles. On
assure rpi'ello fait encore, aux yeux des Russes, tout le prix ^ Un Ado-
loaccnt.V (iwv nous. Français, nous admirons plutôt qu'en Dostoïevski
le croyant et l'apôtre n'ait pas fait tort à l'artiste. C'est que son aposto-
lat n'est pas direct, ni sa croyance élémentaire comme celle de Toltoï. Il
pense que l'homme cultivé de peut revenir à Dieu qu'en passant par
LES LIVRES 7*
lalhéisme absolu, par la faute et par la douleur. Il ne craint donc pas
de heurter ensemble toutes les formes du doute et de la négation. Il
n'impose pas sa solution, il la présente comme une des faces du pro-
blème. Aussi ses romans gardent-ils rpielque chose d'incalculable et de
secret. Tolstoï y Irouve un réconfort moral ; Nielszclie, un aliment à son
immoralisme; je crois qu'on les goûte mieux en n'y cherchant qu'un
sujet de médilalion et d'inquiétude infinie.
INIaiik Twain : A la Dure, traduit de l'anglo-amérirain, par Henri
Molheré (Édifions de La revue blanche, in-i8 de 37'j pp., 'î fr. jo). —
Les courts récits de Mark TA^^ain, écrits pour secouer d'un rire salu-
taire des corps alourdis de travail et des cerveaux chargés d'alcool,
souvent déplaisent aux esprits raffinés par un ton de farce vulgaire,
mais parfois aussi les contentent par \\\\ réalisme solide, et par "les
surprises d'une logique énorme et déconcerlante.
A la Dure a ceci d'original, que le sérieux s'y mêle à l'absurde, et
que l'humour y relève un fonds d'observation : Mark Twain se moque
de nous, quand il assure que « les renseignements suintent naturelle-
ment de lui, comme l'outremer très précieux suinte de la loutre ».
Pourtant il nous renseigne en vérité : cette vie du Far-West, il y a
trente ans, ces paysages du fiésert d'alcali, des montagnes Rocheuses
et du lac Mono, ces émigrants. ces trappeurs, ces mineurs, ces manieurs
de revolver, il les connaît, il les peint fidèlement, et son hum.our n'al-
tère point la vérité, n'étant que la vérité même poussée en relief et en
vigueur.
Son livre, heureusement, ne ressemble pas à celui de Grosclaude
sur Madagascar, oîi quelque froide calembredaine se détache, çà et là,
sur des pages d'ennui funèbre, comme une maigre touffe d'alfa sur le
sol pierreux du désert. Le comique de Mark Twain est riche, parce que
loiile chose le nourrit et le renouvelle ; il est sain, parce qu'en raillant
toute maladresse et toute sottise, il réveille l'énergie. Il nous montre
avec quel orgueil viril les Américains savent se moquer d'eux-mêmes ;
et le rire qu'il excite, refoulant nos préjugés européens, pour un peu
nous ferait aimer cette existence inculte, large et rude, terrible aux
faibles mais bienfaisante aux forts.
François de Xion : Les Passantes, nouvelles (Editions de La
revue blanche^ in-8 de '^46 pp.,'i fr. 5o,. — J'ai dit, à propos des Mai-
tresses d'une Heure, avec quelle souple fermeté M. de Nion continue
les traditions de laNouvelle française. Je ne puis que le redire à propos
des Passantes : comique ou tragique, le sujet de chaque conte est très-
neuf et très spécial ; c est une rencontre rare d'événements ou de sen-
timents, — si rare qu'un long récit en diminuerait à la fois la vraisem-
blance et l'étrangeté. L'exécution est sobre, et spéciale aussi: nulle exa-
gération, nuls procédés factices, rien qui ne tende sûrement à l'effet
désiré.
Lucie Delarue-Mardrus : Ferveur (Editions de La revue blanche,
7'! LA REVUE BLANCHE
iri-i(> (le -zi- pp., 3 \'i\ 5o. — Si je parle ici de Mme Marclrus,
ce.ji"est pas que je me Halte de saisir le secret de sa poésie comme elle
a montré ({u'elle savait saisir le secret des livres quelle aime. Heureu-
sement il ne s'ag-it point d'analyser, de définir. Le charme dun vrai
lyrisme ne se résout en nulle combinaison de sensations et d'idées ; c'est
une àme simple, indécomposal)le, qu'on recomiaît directement, comme
un parfum. S'il existait une marque propre à le distinguer, ce ne serait
pas tant la (pialilé spéciale des images que l'allure spéciale des rythmes,
leur essor, leur frémissement, leurs ilexions lentes ou rapides, leur
chute légère ou lassée.,. Ces rythmes, qui vont ici bondissant ainsi
qu'un faon dans la rosée, puis salanguisscnt et s'étirent au soleil, chan-
tent une force jeune et souple lâchée h travers la vie, une spontanéité
libre, fière et na'ive et de tout étonnée, qui secoue toutes les branches et
rit à tous les oiseaux. Puis, h se redire ces vers, à les écouter mieux,
on sent, dans l'élan même du désir, une retenue, une décence exquise
— non pas timidité, non pas contrainte morale, mais mesure naturelle
au désir même, et puret(J plutôt qu'innocence. Aucun trouble, aucun
scrupule, une trace de mélancolie: l'âme, encore mouillée de larmes
anciennes, peut s'épanouir à la joie sans qu'une ferveur trop vive la
brûle ou la dessèche : Tels ces limpides malins d'été, où le souvenir
d'une récente pluie recule au loin toute crainte d'orage, où la buée qui
monte do la terre encore fraîche présage une suite de longues journées
sereines.
CoMTEssF, Mathieu de Xoaili.f.s : L'Ombre des Jours (Calmann-Lévy,
in-i8 de 182pp. à Mv. ")0'. — Oui. je vois bien (pic .Mme deXoailiesveutque
son poème s ouvre à toutes choses: je vois qu'elle trouve des mots délicats
et candides pour chanter la petite ville, les champs parfumés de trèfle et
d'armoise, les fiuits d'oroù mordent les guêpes, les simples fleurs des vieux
jardins. Mais le livre une fois refermé, cène sont pas ces mots-là qui
reviennent hanter la mémoire. Ce sont plutôt (pielqties strophes savamment
bercées, balancées, ondulantes comme une traîne, et dont r<déganle ara-
besque traduit si bien une faç.ondecomplaisance sentimentale, ou de lan-
gueur attentive à soi-même. Et surtout, ce sont quelques vers brûlants
comme la fièvre, aigus comme des regards, acres comme des larmes.
Désir, volupté, se fondent iiidiciblement ; la passion jeune et forte couve
encore au fond d'une àme pour un temps lasse et meurtrie. Dans la fraî-
cheur et la <louceur des autres vers, ces vers éclatent soudain, comme
dans 1 ombre verte une rose sanglante. Parfois il semble que le poète.
étonné de leur hardiesse, veuille l'éteindre et l'amortir, et qu'il s'épou-
vante d'oser
Le danp;'ereux, suave et subtil sacrilèg-c
l)'épan(;her son tourment, sa fureur, sa douleur...
RrcÈNK MoNTFoiiT : La Beauté moderne, conférences du Collège
d'Esthétique .éditions de La Plume, in-iH carré de iVj pp., à v fr. 'io)
— " .le souhaiterais montreripie la vie moderne contient autant de beauté
qiif 1.1 VI.. .',ii\ autres époques, si ornées, si gracieuses celles-ci soient-
LES LIVRES 7^
elles dans nos imaginations. Il me semble que nous vivons ; nous avons
des rapports avec les êtres et avec les choses, nous allons et venons,
nous aimons, nous cueillons des Heurs, nous mourons; eh bien! jamais
l'humanité n'a l'ait autre chose, et c'est tout simplement en l'aisant cela
quelle a rempli d'amour, d'extase, d'esprit divin mille et mille poètes. »
Cela est bien pensé et joliment dit. J'acquiesce aux idées de M. Mont-
fort, soit qu'il confronte les deux conceptions — platonicienne et
moniste — de la Beauté; soit qu'il explique pourquoi notre époque man-
que de style, et peut cependant être belle ; soit qu'il signale les éléments
nouveaux de beauté, la métamorphose des instincts en marche vers un
état tout intellectuel: soit qu'il définisse l'attente inquiète où nous
vivons aujourd'hui. Surtout j'aime voir comment il rassemble ces
rétlexions, et les concentre en une conscience claire et vive de son talent
personnel : « Je ne demande que de vivre. Or, j'ai mes yeux, mes
oreilles, ma poitrine et ma bouche, j'ai tous mes membres, j'ai moi. Je
n'ai qu'à regarder, à écouter, à respirer, à marcher et à sentir: — et, si
je suis un artiste, qu'à profiter de toutes les sensations que me donne-
ront mes sens, de tous les sentiments que me donnera mon cœur. Que
puis-je désirer de plus? Je suis dans une société humaine, où se pré-
sente la multiplicité des caractères et des existences. Je n'ai qu'à vivre,
regarder, penser, et qu'à écrire. »
Mais plus m'enchante celte enthousiaste acceptation du Réel, de tout
le Réel, plus je crains qu'elle ne reste vague et stéi'ile. L'esthétique de
M. Montfort ne va pas sans quelque méprise :
« Chaque chose est belle si on sait bien la regarder. La Beauté est
partout.
a Apprenons à voir ce qui est beau. C'est apprendre en même temps
à être heureux. »
Apprendre à voir ce qui est beau, ce ne peut pas être — et pourtant
le contenu du livre laisserait croire — apprendre quelles choses sont
belles, puisque la Beauté est partout. C'est donc apprendre à regarder,
autant du moins que regarder peut s'apprendre : qui n'a point d'yeux
pour la beauté, jamais, quoi qu'on fasse, ne la saura voir; mais qui de
lui-même l'a vue, la verra toujours plus et mieux, à mesure que s'exer-
cera son regard.
« Si vous voulez voir cette jambe laide, — disait le père Ingres, — je
sais bien qu'il y aura matière ; mais je vous dirai : prenez mes yeux et
vous la trouverez belle. » On ne prête pas ses yeux aux autres, mais on
peut les aider à se servir de leurs yeux. Cela se fait môme tous les jours,
non par leçons, mais par conseils, par discussion, par causerie. Une
façon de regarder, c'est déjà le commencement d'un style. Il y aurait
beaucoup à redire à l'institution d'un Collège d'Esthétique, agissant,
par des conférences d'apparat, sur un public un peu flottant. Puisqu'il
existe encore, serait-il bon qu'un enseignement, non pas technique,
mais pratique, donnât à ceux qui les suivent l'habitude active de voir
en beauté.
« Oui, tout est beau — écrit ailleurs M. Montfort. Et il n'y a point de
-6 I.A REVUE BLANCHE
é
doj^rés dans la beauté. Tout ce qui contient de la vie contient de la beauté.
Or tout, même ce qui paraît mort, est plein de vie. Tout estbeau, et au même
point. » Je répondrai que toutes choses ne sont pas également belles,
rejrardées de même façon. Les choses (pie communément on nomme
belles, sont celles dont la beauté se livre delle-mème au plus simple
regard; mais celles que le vulgaire tient pour laides, il faut qu'un regard
plus allenlif les analyse, et puis les associe à d'autres par des rapports
délicats et prol'onds. Une caserne, tout d'abord, semble un modèle de
laideur absolue. !M. Montfort le sait bien. Il sait donc aussi quel effort
est nécessaire pour discerner, sous la contrainte roide et pesante, le
sourd battement d'une énergie, et magnifier cette énergie par l'évoca-
tion d'autres circonstances, d'autres actes, d'autres milieux. Celte trans-
figuration par le regard est l'œuvre d'un art inné qui se développe ou
se gâte selon le commerce des esprits. Si j'entre dans les vues de
M. Monlfort, ce n'est qu'en y mettant la perspective qui trop souvent y
fait défaut.
MicuKi. Arxacld
Jean Dolent : Maitre de sa Joie Lemerre, in-i8 de 29.0 pp.,
hors commerce). — Dans tous ses livres, il semble parler de tous et
comme au hasard ; il parle de lui seul et selon l'art le plus attentif
et le [dus préconçu. Lui. non le lui localement exact : le lui qu'il vou-
drait être, le vrai ; chaque livre, à mesure le dégageant des vernis
superficiels, des lui d'emprunt accumulés par la vie en commun, la
civilisation '« J'ai changé bien des fois de certitude »), est une ébauche,
un « mcmstre » serrant mieux que le précédent le modèle idéal qui est
l'authentique. Il l'écrit : « Un autre lui qui est lui-même, surgit. De
ces emprunts faits à tous ces « monstres », il a fait un Monstre, et ce
Monstre est debout... il se reconnaît »... « Pour que son rêve se réalise
il rexprime ; imaginatif et sensible, il est mailre de sa joie, et, maître
de sa joie, il est libre ». « Ce (|ui me prend le jdus fortement, c'est
l'o-uvre où l'artiste mène plus loin que là où il s'arrête, où il paraît
s'arrêter... Ce pelit livre est un aérostat qui quitte terre aux premières
pages — avec un homme dans la nacelle ». Sans lin dans un salon dont
tous les hntes sont des instants de lui-même, sans fin il s'observe,
s'épie. « Elle se montrait à moi l<dle que je la voulais être... Llle se
disait, liera, me sachant sensible à la fierté et assez souvent je m'éver-
tuais à ne pas lui donner le regret d'avoir fait un tel effort vainement. »
Elle aussi est /<•. Par cette perpétuelle manœuvre, resirictions, mi-
mot, mi-sourire, coquetterie voluj) tueuse (i; il arrive comme Gide par
1 exquisité de la pudeur, paradoxal, il arrive à « l'innocence conquise » ;
Vallès écrivit X lnsur>^i% le Rcfractaire ; lui, Y Insoumis : voyez la
nuance ; insoumis même à lui, niaitre de sa joie. Depuis Stendlial notre
plus merveilleux égotiste.
(1) Voir, Lu revue blanriif. 'n; i- ■ oetonic li'ûô^ l.i notice sur Fa<;ons d'rxprimer.
LES LIVRES jy
Remy de Gourmoxt : Le Chemin de Velours, Nouvelles dissocia-
tions d'idées [Mercure de trance, in-i8 de >02 pp.. i fr. 5ol. —
Jean Dolent flatte les divers instants de lui-même avec des politesses
épicées d'ironies : « J'ai changé bien des fois de certitude ». Avec un
insouci dédaigneux, M. de Gourmont marche sur les pieds aux siens :
«Vivre, c'est changer : l'auteur espère que, pour lui, avoir vécu signifie
avoir grandi en sagesse et en scepticisme « ; voyez la nuance : si diffé-
remment mais si également maîtres de leur joie, ces deux esprits sont
insoumis à tous et à soi plus qu'à tous. Dans nos sociétés où tous sont
esclaves de tous et de soi, l'homme le plus isolé se montre le plus libre
autant que le plus fort.
Parmi nos emportements infatués, M. de Gourmont intervient, rap-
pelle qu' u on ne connaît que sa propre intelligence», que « la seule
réalité, c'est la pensée » et tout l'extérieur une « douloureuse relativité »
que notre libre arbitre est rien que la période d'oscillation de nos cen-
tres physiques jusqu'au moment où l'un l'emportant nous dictera
« notre » volonté. Mais, si « l'idéaliste se désintéresse de toutes les rela-
tivités, morale, patrie, sociabilité, procréation... notions reléguées dans
le domaine pratique », il fait quelque spectateur inerte? point: « dans le
monde de l'intelligence on se meut librement et ne reconnaît de supé-
riorités qu'élues par un jugement personnel ». Donc : i« en une société
fondée par le suffrage uniç>ersel, dévorée de relativités, « il s'agit, non
de conserver, mais de détruire » : anarchiste provisoirement ; 2° néces-
sairement le jugement personnel étant le fait d'une minime élite : despo-
tiste en essence. L'innombrable foule impersonnelle éternellement, la
subjuguer sans sensiblerie. Aussi réhabilite-t-il le />e/7>ic/e<7c cnda<>>er Ae,
Loyola. La passion qu'il apporte à soutenir, apostoler son noble scepti-
cisme — qui est une impitoyable foi en quelques vérités supérieures, le
rend précieux en une telle société : c'est un tonique... pour les forts.
Paul Radiot: Les vieux Arabes. l'Art et l'Ame (Ernest Le-
roux, in-i8 de 266 pp. 3 fr. jd). — Excursions à travers cette àme d'un
vieil hôte de son habitat, studieux et sagace, si familier avec l'un et
l'autre qu'il prive le compagnon lecteur de la silhouette d'ensemble de
cette « âme » oiseuse pour lui, ces çà et là qui manquent et surtout
une colonne vertébrale. Mais maints aperçus, remarques, développe-
ments, pénétrants et ingénienx; tel, dans l'esquisse du portrait d'un
Prophète bellement humain, plus émouvant et réel que le Mahomet
grandiloquemment dénaturé de Garlyle, que le Jésus anecdotique et
femme sensible de Renan, sur le traitement des femmes, « que Mahomet
désiratrop pour ne pas les connaître, et qu'il connut trop pour les aimer
tendrement :
« Beaucoup de fdlettes étaient enterrées vives par des pères exaltés sur
la question de l'honneur: il se disaient qu'en supprimant la cause on écar-
tait le risque... Quoi qu'il en soit, la fdle sans métier, ni dot, ni beauté, ni
esprit, ni vertu, est restée en tout temps, et encore aujourd'hui, très logi-
quement enterrable. Mohammed fit-il bien de les sauver en masse? » Voilà
,-S LA REVUE BLANCHE
irexcellenl féminisme. « L'exercice le plus admirable, dans ce dressage fémi-
nin, est celui que Mahomet lit accomplir à la respectabilité femelle, en lui
prouvant que son but était l'enfermement volonlairo. La volonté d'un seul
homme a suffi pour combiner un système de dépendance puissant et logi-
(jue, lorsqu'il a fallu des siècles à 1 Eglise chrétienne pour établir sur la
femme une servitude égale, un peu plus finement voilée cependant : la con-
fession est moins brutale que le harem et les eunuques. L'Islam a beau-
coup plus fait que le christianisme dans la lutte du Droit masculin de choisir
contrelaveugle Jalousie de l'Epouse... son atténuation, son amenéeà une rési-
gnation acquise: conquêtes toutes musulmanes. Le christianismes'est incliné
trop vite devant cette ourse des cavernes qui a réussi à enfermer le mâle
sous l'impérieuse tyrannie de son monopole.. . »
... Enlln la matière d'un beau et fort livre à faire. Fagus
D"" Paui- HicHER, de l'Académie de Médecine : L'Art et la Méde-
cine [\ ersailles, GauUier-lNlai^nicr, in-;» de 5G'2 pp., illustré de 34">i'e-
productiuns d'œuvres d'art, tableaux statues, bronzes, gravures, ivoires,
mosaït^ues et miniatures, 3() fr). — Voici, alerte, et documenté, un ma-
gistral volume rehaussé de reproductions heureuses. Le titre indique
déjà clairement que savants et profanes trouveront plaisir et proiità lire
cet ouvrage d'érudition sagace placé, comme il sied, sous l'égide d'Apol-
lon et sous celle du professeur Charcot dont un legard pieusement re-
cueilli l'ut j)Our le D^ liicher une idée liminaire. Quelques j)aroles défi-
nitives de Léonard de Vinci, de Diderot et de Taine achèvent de cons-
tituer au livre une base merveilleuse de solidité.
Ces études sur la représentation artistique des maladies nous parais-
sent offrir deux genres d'intérêt. Elles montrent comment les artistes ont su
allier au culte du beau la recherche scrupuleuse de la vérité ; elles introdui-
sent, en outre, dans les arts plasticpies, im iwuvel éléoient de criti((ue, qui
relève au premier chef de la Science, et ilont il appartient plus spécialement
aux médecins d'établir les significations et la portée.
El. de fait, rien (ju'à parcourir la liste des chapitres, l intérêt sur-
git et l'on est déjà en proie aux visions. Danses macabres et danses de
Saint-Guy tournoient menées par une bande de diables verts et noirs,
de squelettes, de culs de jatte, de nains, d'aveugles cocasses et de lé-
preux. Va voici évoqués les bizarres génies des CoUot, des Goya, des
.\lbert Diirer, des Teniers et dos lireughei, aux(juels s'ajoute, par allu-
sion, devant tant de « belles horreurs ». celui-ci proche de Toulouse-
Lautrec. A visiter ce terrible musée on voit comment la névrose est
aussi vieille q»ie le monde : on l'appelait autrefois « le diable», tout
simplement. Démoniaques d'hier et hystériques d aujourd'hui délilent
dans 1 imagerie religieuse, d abord archaïque et invraisemblable, puis
sous des traits « nature » dans les (-coles (espagnole, italienne, lla-
mandc et même française ; et l'on voit nombre d individus qui « cra-
cht-nt '> leur diable, sous les mains rituelles des saints, des jeunes lilles,
voire des religieuses, bondées de démons appelés Ansitif, Acaph,
Bèhémol et Achaos. Kt c'est merveille de jauger, en large et en long,
les énormes langues et accessoires diaboliques.
LES LIVRES 79
Ailleurs Rubcns et Raphaël seront curieusement comparés à propos
d'un même sujet traité ; et, à travers toutes les manifestations de l'art,
on suit pas à pas. depuis les temps anciens. « les marques indiscutables
d'un ordre préétabli, toute la constance et rinlli'\:Mlilé d'une loi scienti-
fique ».
Puis c'est le tour des Grotesques, imbécilea, idiots, crétins et bossus,
parmi lesquels on retrouve le curieux « pedegree » de Polichinelle.
L'étude des nains, exhibés par devant et par derrière, nous documentent
sur ces falotes personnes et les drôleries de leur anatomie aux spéciales
fesses. Et nous voyons établir sous nos yeux de beaux diagnostics, au
sujet de statuettes de Myrina qui viennent tendre leur petite difformité
d argile aux doigts savants du D"^ Riclier.
L'admirable descinption de Taveugle à travers les âges, nous fait sui-
vre les pas tâtonnants de l'Homère initial et des aveugles japonais
d'Hoto-vvaï, en passant par les frissonnants personnages de Breughel.
Et les lépreux, à travers livres d'heures et tableaux, agitent leur cli-
quette sinistre, tout en se voyant mourir par morceaux, avec résigna-
tion et même quelque gaieté. Left'et moral de la peste, bien inattendu,
nous sera confirmé par une citation de Boccace. Mires et mirgesses
secouent ensuite devant nous l'urinai classique, plein d'ambre et de
lumière, sur un fond allemand ou hollandais. De plaisantes révélations
nous initient au « mai d'amour » et à la « pierre de tête » extraite par le
barbier-chirurgien, parallèlement à l'arracheur de dents perché sur des
tréteaux au-dessus desquels ilotte son enseigne, un simple parchemin
imagé garni de sceaux et un chapelet de dents, alors que sur les plan-
ches mûrissent des pots, une grosse jarre et un ténia.
Enfin, pour finir, voici le cortège des morts, depuis le Crucifié d'abord
mitre, pompeux et souriant, puis maigre et tragique jusqu'aux
« gisants » et « gisantes » dont les putréfactions royales ou papales
sont ia. envahies silencieusement par des reptiles et coléoptères visibles
sur les gravures.
Ainsi se termine ce sombre et beau livre, exempt de toutpédantisme,
et dont on ne saurait assez louer le savant auteur, ce livre plein des
pensées qui agitent le cœur de tous ceux qui parlent le langage des
formes en maniant l'ébauchoir, le pinceau — ou la plume.
D"" J. C. JM.VRDRUS
P. S. — Nous parlerons, lors de leur apparition, des volumes en
double série qu'annonce le Dr Richer sur l'Étude de la Figure
Humaine, et dont le premier tome, hors cadre pour ainsi dire, puis-
qu'il n'en est que V « introduction », est déjà en librairie.
Riva Salima: Harems et musulmanes d'Egypte in-8'^ de 336 pp.'
3 fr. 5o). — J'en étais resté à l'Orient des Mille et une nuits et voici que
je tombe coup à coup du haut d'un rêve, — oriental et voluptueux.
L'Egypte de Mme Riya Salima ressemble déplorablement au quartier
Monceau et les vieilles coutumes qui ont tant de mal à se continuer
iSo LA REVUE BLANCHE
onl sûinbrci" un de ces malins sous la poussé européenne. Les tapis
de Smyrnc passeront par la place Clicliy.
Le livre est donc dune femme charmante, française d'ailleurs, ayant
épousé un musulman et connaissant à merveille la vie orientale. Elle la
connait trop sans doulc, el dans les coins, ce qui lui fail banaliser les
coutumes imprévues et charmantes sans doute qui séduiraient le voya-
geur sans prétentions. Mais voilà, elle sait tout et elle dit tout genti-
ment ; les cinq heures du Caire sont semblables aux cinq heures pari-
siennes, mais la maîtresse de la maison ne dirige pas la conversation,
ce qui est toujours çà de gagné, et l'absence d'homme, — pour cause,
— évite les llirts ébauchés dans les coins des salons.
On ne doit pas s'amuser tous les jours. La maîtresse de la maison
est charmante, aimable et comme, je veux bien le croire, les mariages
se font sans que les époux se connaissent, il leur reste du temps devant
eux pour s'analyser. Quant au divorce et à la polygamie, MmeRiya Sa-
lima les déplore et constate d'ailleurs que la polygamie, du moins, dis-
paraît de jour en jour.
Encore un beau pays qui se civilise, quel inallieur ! il ne restera
bientôt plus un coin du globe où l'on ne trouvera à chaque coin de rue
un agent de police et un kiosque de journaux. J'aime mieux l'Orient du
docteur Mardrus ; il a l'air moins vrai, mais il est plus joli.
A. DiEUDONNÉ
Ch. de CoYNAitT : Une sorcière au XV111<= siècle, Marie Anne de
la Ville. iGSO-il'l'j (Hachette, in-i8 de ij'î pages, 3 fr. 50). — Le livre
que M. Cil. de Coynart a extrait des Archives de la Lieutenance générale
de Police est l'histoire — pérennelle, semble-t-il — de la crédulité
humaine. Le récit des trii)ulalions et des gestes bizarres de Marie-Anne
de la Ville est d'hier el d'aujourd'hui. Celte sorcière embastillée sous
l'ancien régime ferait fortune dans nos milieux spirites. Autour de
l'héro'ine, s'agitent, se rassemblent, conjurent, évoquent, adjurent
un policier, Divot, officier du roi, de moralité plus que douteuse; un
prêtre, Pinel, quintessence de la crédulité, lequel oublie quelquefois
dans les bras de la voyante ses vœux de chasteté, sans perdre de vue le
but suprême, la découverte de trésors chimériques ; un comte de Brinde-
rodes, aux très curieuses aventures conjugales; des gens de peu et des
gens de bien, de la canaille, de la prêtrise de cour, de la noblesse,
types originaux et équivoques, mais toujourscurieux comme le xviic siècle
en a tant produits. C'est un fragment de l'histoire des mœurs secrètes
de celte époque rpii nous a déjà donné les drames passionnants des
Poisons et du Collier de la Heine.
G. Dudois-Desaulle
Le Gérant : P. Deschami's.
Paria. — Imprimerie C. LAMY, 121, bd. de La Chapelle. 15.302
Souvenirs d'Assise
TV. D. L. n.
Depuis quelques années il se produit dans le monde catholique un
mouvement dun intérêt extrême, dont on ne peut qu'entrevoir les loin-
taines conséquences : selon les uns, il finira par rénover l'esprit du ca-
tholicisme français : dautres disent même qu'il l'anéantira comme reli-
gion, tout en le vivifiant comme système philosophique.
Nous ne ferons pas de choix entre ces hypothèses. Spectateurs atten-
tifs des choses de ce temps, nous nous bornons à renseigner nos lec-
teurs sur une évolution qui marquera peut-être dans l'histoire des
idées françaises.
11 ne s'agit pas seulement de cet effort vers le socialisme chrétien
tenté par quelques prêtres soucieux, comme certains de leurs grands
aînés, de ramener la religion à l'esprit de l'Évangile. Mais, dans un
effort parallèle, quelques ecclésiastiques, habitués aux méthodes de cri-
tique et d'analyse qui firent si notablement avancer, au xix" siècle, la
philologie et l'histoire, se sont mis à expliquer avec la même rigueur
les textes religieux pour les purifier d'interprétations vsouvent gros-
sières.
Pensant, à tort ou à raison, que le catholicisme tout entier, en tant
que religion, s'effondrerait par ces brèches et ne serait bientôt plus
qu'un système philosophique séduisant mais sans hiérarchie et sans
pouvoir, doctrine de combat contre les puissants de ce monde au ser-
vice desquels de plus en plus elle s'est mise, la haute Église s'est alar-
mée. Les cardinaux, se rappelant peut-être la parole de Lacordaire
sur Lamennais : « J'avertis l'Eglise qu'une guerre se prépare et se fait
déjà contre elle au nom de l'Humanité », ont demandé à Rome des con-
damnations, se sont opposés de toutes leurs forces à ce prosélytisme.
Ils ne l'ont point enrayé : le savant et courageux abbé Loisy est-il,
à cause de son enseignement jugé trop hardi dans ce sens par les
théologiens, 'brutalement exclu de l'Institut Catholique, plus de vingt
ecclésiastiques ne s'en pressent pas moins chaque semaine au cours
qu'il professe depuis deux ans, en Sorbonne, à l'École des Hautes
Études, et cela malgré la défaveur à laquelle ils s'exposent. M. l'abbé
Iloutin, prêtre habitué à Saint-Sulpice, est-il renvoyé en province (afin
sans doute que le travail dans les bibliothèques de Paris lui soit désor-
mais impossible), comme coupable d'avoir publié récemment" La Ques-
tion biblique chez les catholiques de France», livre de bonne foi, d'éru-
dition et de courage, son livre n'en obtient pas moins un succès consi-
dérable.
D'autres hommes encore, ayant dans l'Kglise grande autorité et noble
réputation, sont parmi les initiateurs de ce mouvement :
>6
^■i LA REVUE BLANCHE
Ainsi M. le cliaiioine Hubert, liior encore directeui' de l'^k-oleFénelon
à Paris où, vingt années durant, il enseigna la philosopliie.
On sait avec quel soin l'Eglise choisit les éducateurs de la jeunesse.
M. labbé liékert n"a pas craint daflirmer son désir d'adapter les
dogmes aux besoins moraux d à présent et de mettre d'accord sa foi et
sa raison,
[\n 1899, pressé par quelques anciens élèves qui lui demandaient :
« Peut-on rester catholique sans rien sacrifier de sa raison et avec
complète loyauté à l'égard des conclusions modernes de la philosophie
et de la critique ? » il écrivit ce dialogue, Soin>eni'rs d'Aasise, que
nous publions plus loin.
Comment une copie de cet ouvrage fut-elle soustraite à lun des liu-es
amis qui en eurent connaissance et mise entre les mains de l'autoi-ité
ecclésiastique ? Toujours est-il que l'archevêque do Paris exigea que
M. labbé Hébert donnât sa démission de directeur de l'Kcole, p«is, peu
à peu, M. Hébert se refusant à rétracter ces lignes qui sont le résultat
de vingt-cinq années de réflexion, lui enleva tous les pouvoirs ecclésias-
tiques.
L'intérêt de ce dialogue, c'est (juli pose tout haut la question que fous
se posent tout bas, les uns clierchant la solution dans la foi du eliar-
bonnier, les autres dans des tours de force exégétiques qui ne font plus
illusion qu'à eux-mêmes, les autres la tranchant comme M. Hébert,
mais préférant, pour divers motifs, garder le silence.
Mais cpic la question se pose, doive être posée et quelle préoccupe les
esprits réfléchis, il n'y a pas un doute. Aussi croyons-nous devoir la
soumettre à nos lecteurs par ce dialogue dont on goûtera, sous |e
charme poétique, la ferme et généreuse pensée.
souviii\/ns irAss/sK
(ioiifcmpléo de In colline d'Assise, l'I^mbrio apparaît coinme
un ininieiise lac de verdure, un jardin clos d'une végélaliou
puissante mais allégée, idéalisée pai- le feuillage argenlé des
oliviers. (Tesl dans cette vallée si calme, si douce, que la
voi.\ de Jésus a trouvé son plus fidèle écho, ses exemples leur
|»lus parfait imilaleur. Nulle part ou n'a plus aimé ni mieux
aimé; nulle part on n'a vécu d'une vie plus vérilahlement évan-
gélique, loule de pureté et de boulé, de joie et de liberlé sainte.
.le traversai les vieilles rues d'Assise, et descendis la ])etite
cole raide. aride, cpii mène à Saint-Damien. Ma [uemière visite
ne serait point pour la basilique, cb;\sse merveilb;use,trop splen-
dide même, où se trouvent les ossements, non l'esprit de Fran-
çois ; elle serait pour Sainl-Damien, car Saint-Damien, c'est
François lui-même, son humilité et sa i)auvrcté et son amoui"
angéli(|ue poui- rangéli(jue amie Je revis la pauvre petite clia-
SOUVENIRS d'assise 8i
j)ellc ((uc François répara de ses mains, Ihiimbre réfectoire où
relenlit pour la jircuiière fois le Cantique du Soleil, le jardin de
quatre pas de long où sainte Claire cultivait quelques (leurs.
Saint-Damicn est encore aujourd'hui à peu près tel qu'au trei/.ièmc
siècle; il a été providentiellement préservé des ridicules embel-
lissements qui défigurent, déshonorent Sainte-Marie-des-Anges.
Mais l'enthousiasme qui remplissait le ca:;ur de François et de
Claire, qu'est-il devenu? Qu'est devenue l'ivresse mystique qui
les exaltait sans les fanatiser, qui les remplissait dune joie in-
dicible sans les absorber et les rendre moins attentifs, moins
compatissants à toute misère, à toute souffrance?.,. Là où ces
âmes de feu se consumaient d'amour, la mienne restera-t-elle
insensible ? Là où coulait à pleins bords le fleuve de la plus en-
traînante poésie, demeurerai-je le cœur desséché comme la
route rocailleuse que de nouveau je foule aux pieds?.... Je m'ar-
•rètai et tristement m'assis sous un vieil olivier. Un coup de vent
fit vibrer le feuillage; je prêtai l'oreille au léger murmure... Il
me sembla que l'arbre m'adressait ces paroles : « Pauvre frère
<( humain, pourquoi ton cœur est-il aussi triste et découragé?
« Tu voudrais ressusciter en toi la naïve simplicité et les trans-
« ports d'un François et d'une Claire? Tu ne le peux plus ! Tu
« ne le pourras jamais plus ! Six cents années se sont écoulées,
" le monde a progressé, la science a pénétré de ses rayons les
« corps les plus opaques, elle a dissipé les mirages, fait éva-
« nouir les légendes et les mythes. Ne pleure pas de la sorte,
'< mon frère; contemple, comme François, la divine nature.
« \ ois, lorsque nous sommes jeunes, notre tronc est lisse, ré-
>• gulier, mais l'implacable soleil nous inonde bientôt de ses
« rayons.'Nous résistons, nous protestons, nous nous tordons dou-
ce loureusement, notre bois éclate; il ne reste plus de nous que
« des lambeaux d'écorce et quelques racines qui adhèrentà peine
« au sol... Sommes-nous anéantis? Nullement; nous n'en don-
(' nous pas moins aux hommes notre délicat feuillage et nos
« fruits si doux. Pauvre frère humain, fais de même ! Que le
« Soleil divin que tu appelles Science, Uaison, fasse voler en
« éclats par son irrésistible énergie tes faibles idées et tes petits
« systèmes, si chers te soient-ils, si commodes, en apparence si
« indispensal)les, n'en prends point souci ; quand môme, donne
« à l'Humanité tes fleurs et tes fruits. »
Et je pensai': Frère l'Olivier a raison. Et je me mis à lire laMe
du Petit Pauvre de Jésus-Christ ; puis, après avoir jeté un dernier
coup d'œil sur le cher Saint-Damien, je gravis lentement la
colline et me dirigeai vers la ville. Bientôt je fus rejoins par un
S4 LA REVUE BLANCHE
bon capucin avec lequel, entrenièlaiil le lalin, litalicn et lefran-
cais. ieniraucai la conversation.
.l'ainie les capucins, surtout les vieux capucins, chez; qui l'ex-
j)érience des finies a remplacé les formules scolastiques. Les
ibrmules subsistent bien dans leur esprit et sur leurs lèvres,
mais l'àme vivante s'en distingue comme le corps, d'un vêle-
ment de commande ; elle les dépasse et. inconsciemment, n'en
tient nul ('om|ite dans la pratique. Mon vieux capucin, s'il con-
naissait les systèmes actuels et savaitparlcr le langage moderne,
aj)préciait et jugeait les choses comme les eût jugées un des
compagnons du Christ, descendant avec lui de la montagn<\
Aussi lui tis-jc pari du sujet qui me remplissait l'esprit.
— Je n'aime pas, répondit-il. jouer le rôle d'un prophète et
sonder l'avenir, mais cet avenir, je l'aflirme, s'il n'est pas un
relourà la barl)arie, à l'animalité, acclamera toujours notre sé-
raphique Père comme un initiateur, un précurseur. Les hommes
le comi»rcnnent de plus en plus clairement : leur nature est
une i(''alib'' à double face, à la fois individuelle et collective;
ils ne doivent donc jamais négliger-, sacrifier luu ou l'autre
de ces deu.x aspects. \'ivre de la manière la plus intense et la
plus harmonieuse cl eu même t(Mnps vivre pour les autres; être
soi-même, afiirmer sa jiersonnalib''. mais ne poini s'isoler de
ses frères, ne ])as i)rétendre éclia])per à cette loi d'association
qui est la loi universelle et des corps et des esprits, voilà ce que
tous acce})lent et prorJament, en théorie du moins, ce qui est
déjà un progrès, (h- nul n'a éb'- plus lui-même que saint Fran-
çois, plus oi-jginal, plus inébranlable dans sa conviction, plus
ardent à défendre son insjiiration individuelle.
« Personne, dit-il dans son TestamenI, ne me disait ce que
" j'avais à faire, c'est Dieu liiiiuêiiK' (|ui me révéla que je de-
" vais vivi'c srlon le modèle i\u saint l'>vangile. » C'est à ce
|»oinl (pion a parlé de saint François comme d'un laïque dans
le sens mo(b'iiic du mot, vivant <mi dehors, à côté de ri']glise,
parallèlemenl à elle, une sorbuleproteslant avant la lettre. Ouelle
tausse idée ! l»aj»pele/-vous ses rajjports avec le |)ape Innocent III
auf|uel il s'euqiresse d'allei- demainler la confirmation de sa rè-
gle, avec le cardinal Ilugolin, le liilur (irégoii-e l\: éeoutez-le
<lans son TeslamenI :
<' Le Seigneur I)i(ui me donna el me donne nne si grande loi
« aux prêtres qui vivent selon la forme de la sainte I\glise ro-
' maine, à cause de leur caractère sacerdotal, que, même s'ils
•' me perséculaieni, je veux avoir recours à eux. Et quand bien
• même j'aurais toule la sagesse de Salomon, lorsque je trou-
SOUVENIRS d'assise ^r>
« vorai de pauvres praires séculiers, je ne prêcherai dans leur
(( paroisse qu'avec leur assentiment. Je veux les respecter, les
« aimer et honorer. Je ne veux pas coiftsidérer leurs péchés, car
« en eux je vois le Fils de Dieu; ce sont mes seigneurs. » Un
individu, certes oui, François le fut dans toute la force du terme;
un individualiste, non. Il vécut dans et pour rÉglisc; il la servit
sans s'asservir, sans jamais prendre cette altitude de pure pas-
sivité qui serait, à en croire certaines personnes mal informées,
normale, obligatoire pour un catholique.
— De sorte que, répondis-je, ici, comme en tant d'autres cir-
constances, se résolvent, parla vie réelle, des antinomies insolu-
bles par la raison théorique seule. Comment concilier l'individu
avec la collectivité? Et voilà que, défait, François est tout en-
semble individu complètement développé selon sa loi propre, et
catholique parfait selon la loi commune.
— C'est cela même, reprit le Père ; sa vie, en effet, a mer-
veilleusement résolu l'apparente contradiction qui tourmente
bien des consciences ; elle nous permet de conjecturer le carac-
tère du catholicisme de l'avenir. Ce ne sera ni le catholicisme
despotique que trop souvent nous vîmes à l'œuvre, ni le protes-
tantisme individualiste, ni l'appel à la seule conscience subjec-
tive indépendamment de toute tradition et du développement
religieux historique de l'humanité, mais l'aide sociale providen-
tielle offerte à l'individu, le respectant, le complétant, ne l'anni-
hilant jamais, u Les rois des nations, disait le Christ à ses Apô-
« très, les traitent en maîtres, en dominateurs. Qu'il n'en soit
« pas de même parmi vous, mais que le plus grand se fasse le
« plus petit, que celui qui gouverne soit-comme un serviteur. »
— Oh ! la Itelle, la trop belle parole, m'écriai-je, et de quel
cœur j'adhère à l'Église catholique ainsi conçue! Avouez, mon
Père, que l'acte de foi le plus méritoire que puisse faire de nos
jours un catholique, c'est de croire que l'Eglise actuelle renferme
cette Église idéale, comme la chrysalide sombre et difforme le
gracieux papillon.
— Je ne le nie point, mon ami ; c'est à l'Idéal, en effet, que doit
toujours s'adresser notre foi. Voilà pourquoi ceux qui sont ten-
tés de rompre avec l'Église commettent une déplorable confu-
sion; ils ne distinguent pas entre l'idée de l'xiglise et les appa-
rences qu'elle a revêtues ou revêt; or, ces réalisations extérieures
n'ont, comme disent vos philosophes, qu'une valeur toute phé-
noménale, relative, transitoire.
— Je le comprends, mon Père, mais puisque vous avez eu
l'extrême bonté de me parler à cœur ouvert de ces matières
86 LA REVUE BLANCHE
(l(''lira(os, porinoUc/.-inoi iiiie iiouvollc inlcrrogalion. Pcnsoz-
voiis (iii'iin iioiivcan sainl François soil possible dans l'avenir?
De nirni(> i|ii(' nous, civilisés, loni en respectant le sentiment
<|Mi les nnini(\ nous répui>nons aux oxceniricilés des l'akirs, l'hu-
ma ni h- fulurenr r(''j)Ui;nera-l-elle })ointà cette naïveté, à cette jiau-
vrclé admirables, je le veux bien, mais peu ou pas imitables?
— Aussi bien, mon cberami. le nouveau Françoisn'apparaîlra-
l-il pas sous les mêmes deiiors, puisqu'il ne croîtra et s'épanouira
point dans les mémos conditions. «La o-rAce de Dieu a des formes
(Hverses, dit sain! i'ierre; et saint Paul : «■ L'un decelte manière,
celui-là de telle autre. » Je n'admire le détachement absolu de
saint l'rancois que parce ({u'il l'ut de sa part une manière spon-
tanée el joyeuse de briser avec la société barbare, égoïste, de
son b^m))s. Puisque, de l'ail, ce procédé fut compris et admiré de
Ions, puiscpi'il fui efficace, acceptons et admirons. Mais nous ne
sommes nullement obligés de voir là une règle al)solue, une mé-
thode universelle ni surtout éternelle. II y a, dans la vie de noire
saint j»alriarche, mille traits qui s'expliquent parle milieu et les
idées de répo((ue ; tout cela est caduc, n'a plus de sens de nos
jours, scandalise au lieu d'édilier, ne saurait donc se réaliser de
nouveau. Mais pénétrez plus avant ; admirez celle règle morale
(pic le doux mystique proclame avec une infatigable constance:
Travail et Ciiarilé ! « J'ai travaillé de mes mains, dil-il dans son
'( Testament, et veux continuer, el je veux aussi que tous les
" autres frères travaillent à quelque métier honorable. Que ceux
" (|ui n'en oïd point en. apprennent un, non dans le but de rece-
" voii- le piix de leur travail, mais pour le bon exemple et pour
" fuir l'oisiveté. » Sainte (ilaire, sui- son lit de mort, demandait
à ses sd'urs de la soulever el soutenir pour lui j)ermellr(' de tra-
vailler cncoic. ( )r vous admettez bien, je crois, ipie le pi'ogrès
de riiiunanit('' est orienté dans le sens indiqui'' pai' c(vs mots :
Travail, i 'Jiaril<'' ?
— Sans aucun doute, mais quel at)îme entre la vie de b'i-an-
cois, de ('laire. ri celle (pTimpose le j)rogrès industriel de
notre ('poque I
— Assurément : b'rancois el ses compagnons furent avant
[ont des artistes mystiques; leur ti-avail revêtit la forme (|ue
délerminaient hîur nature et le milieu dans leipiel ils vivaient,
tu soignaient les lépreux, aidaient les gens de la campagne au
moment de la moisson, de la vendange, de la cueillette des
olives : frère Égide se foisaitau besoin porteni- d'eau ou balayeur;
frère Junipère avait une alènc et gagnait sa vie à raccommo-
der les chaussures... Tout cela ne ressemble guère au diu- Ira-
SOUVENIRS d'assise 87
vail delà mine ou de lusiiie, mais ce n'en esli)as moins, ('lanl
donnés, je le répète, le milieu el les circonstances, la catégo-
rique aflirmation de la loi sacrée du travail à laquelle nul ne se
doit dérober. Le rérormaleur de Tavenir, lorsqu'il s^écriera :
Travaillons de nos mains! ne fera que répéter riiahiluelle re-
commandation de François à ses frères. Quant à la charité...
— Oh ! sur ce point, mon père, il n'est pas besoin de longues
explications. Depuis longtemps j'ai compris que le vice de notre
civilisation industrielle, ce n'est pas l'industrie, le travail ou la
richesse, mais l'égoïsme. Si les hommes s'aimaient vraiment les
uns les autres, ils ne voudraient du bonheur qu'à la condition de
voir leurs frères hraircux ; dès lors, ils n'auraient plus l'idée
d'augmenter leur fortune d'une manière indéfinie, ils ne spécu-
leraient pas sur le besoin de l'ouvrier pour fixer les salaires,
ils ne prélèveraient point sur les fruits du travail une part exor-
bitante nullement en rapport avec leur effort personnel ou leurs
risques individuels ; le point d'honneur serait d'accomplir la
noble mission du travail en commun et non, comme aujourd'hui,
d'afficher un luxe insensé et d'essayer de ruiner ou de détruire
ses semblables. Tous travailleraient, mais tous auraient le temps
de s'instruire, de se reposer et de profiter des jouissances que la
vie d'ici-bas procure actuellement aux privilégiés seuls. Et voilà
ce qui, à mes yeux, fit de François non pas un merveilleux or-
ganisateur, un très prudent et sage administrateur, comme le
fut plus ta^'d ^ incent de Paul, mais un progressiste, un vrai ré-
formateur; il ne se borna point à verser l'huile et le vin sur la
plaie, il voulut rendre impossible l'existence de ceux qui blessent
et meurtrissent l'humanité ; il prétendit changer, réformer l'état
social, non en le bouleversant par la violence, mais en détruisant
ce qui le vicie et l'empoisonne : Fégoïsme.
— De sorte que le saint de l'avenir, quand môme il ne mar-
cherait pas nu-pieds et ne porterait pas un sac et une corde, en
réalité, ne saurait être qu'un nouveau François adapté à des con-
ditions sociales et intellectuelles différentes, mais animé du même
esprit, obéissant à la même impulsion ?
— Je le reconnais, mon Père; toutefois n'avez-vous pas indi-
qué vous-même l'insurmontable difficulté ? « Les conditions in-
« tellectuelles, )> avez-vous dit. Or le progrès de la pensée réflé-
chie n'est-il pas en flagrante contradiction avec tout mysticisme?
Ne sera-t-il pas aussi impossible au futur saint François de vivre
dans une société scientifique, vraiment intellectuelle et critique,
qu'à l'oiseau de subsister et de voler dans le vide ? A l'alouette
qu'affectionnait François, il faut l'air, la lumière, les hauteurs in-
rt,^ LA REVUE BLANCHE
(l<''linios de lospacc ; à l'àmc inysliqiio, \c charme el rindéfini des
nivthes»^ des légendes. Or la crilique, mon Père, a tué les lé-
iiendes, el la réllexion pliilosoplii(|uc, laissez-moi vous parler en
lonle sincérilé, a l'ail évanouir les vieux mythes rolioioux sur
lesquels se fonde votre lliéoloj^ie.
— i'ai'le/., cherlils; oui, soyez sincère; c'est la première con-
dition de toutes les vertus chrétiennes ; donnez-moi quelques
exemples qui me permettent de me faire une idée de ces difficul-
lés, de ces impossibilités. qui s'opposeront désormais, dites-vous,
à toute lloraison de vie mystique.
— Puisque vous y consentez, je choisirai deux exemples, mais
je vous en avertis, je vais droit au cœur du sujet. Et d'abord un
exemple de crilique appliquée à la résurrection du Christ. Notez
bien, mon Père, que je ne me demande pas si, a priori, la
chose est possible ou impossible... Notre pauvre intelligence,
en dehors des impossibilités logiques, ne sait rien, absolument
rien, sur les impossibilités réelles. « Si une chose existe, c'est
qu'elle est possible », disaient les scolastiqucs, et c'est, en effet,
tout ce que l'on peut dire. Mais un fait n'est un fait que lorsqu'il
est convenablement attesté: or, si j'ouvre les Evangiles sans
jirévention, ({u'est-ce que j'y trouve relativement à la résurrec-
tion du Christ? Des divergences ou contradictions que l'on n'ar-
rive à pallier que par des prodiges de subtilité, de vrais tours de
force exégéliques. L'apparition à Magdeleine est racontée d'une
façon tout autre par Jean que jtar Matthieu et, afin de mettre
d'accord Matthieu et Luc au sujet des visionsdes saintes femmes,
il faut supposer, uniquement pour lesbesoins de la cause, ([u'elles
ioiiuaieiit plusieurs groupes distincts, l^uc, d'ailleurs, ne con-
ii;iil que les apparitions à Jérusalem; rien de la Galilée. C'est
en (ialilée, au contraii-e, que, d'après Matthieu et Marc,
Jésus donne rendez-vous à ses apôtres; c'est en Galilée qu'ils
reçoivent la mission de prêcher l'iiivangilc par toute la terre,
scène solennelle que l'auteur de la linale de Marc semble avoir
localisée prés de Jérusalem. Tous ces détails contradictoires
Irahisseul un remaniement, une altération des témoignages j)ri-
initifs, ou tout au moins le trouble, la surexcitation de l'imagi-
nalion, l'absence de cette observation calme etméthodique sans
la(|U(llr un fait, surtout un fait surnaturel, ne saurait être cons-
taté. l);iilleurs, les yeux qui ont vu le corps du Christ ont aussi
attribué des corps aux anges, des corps élincelants comme l'é-
clair et des vêtements blancs comme la neige; les Apôtres ont
conteni|)lé le ( Jirist montant dans les airs, saint Paul l'a entendu
lui parler (\u li;iid du ciel, comme si le séjour de Dieu, selon
SOUVENIRS d'assise 89
l'anliquc croyance clialdécnne, était situé au-dessus du firma-
ment, voûte solide à laquelle seraient accrochées les étoiles...
N'oilà qui suffit à déterminer la vraie portée, à donner le ton de
ces passages de FEvangile ; il s'agit évidemment de visions, non
de perceptions réelles. Je ne conteste donc point la sincérité des
premiers disciples, je n'attaque pas leur foi si profonde, si
joyeuse, si féconde, en la résurrection de leur Maître. J'affirme
seulement que nous n'avons aucun témoignage qui ol)lige à con-
sidérer cette résurrection comme un fait d'ordre physique, ma-
tériel. Il serait facile d'étendre l'emploi de cette réllexioii cri-
tique à des questions analogues; je préfère arriver à l'autre
exemple, d'ordre métaphysique, sujet capital, certes, fonda-
mental : l'existence de Dieu. Vous frémissez d'indignation...
— Nullement, cher fils, et je vous dirai tout à l'heure pourquoi
vos hardiesses me laissent calme et confiant.
— Vous me rendez confiance à moi-même. J'avais peur que
les plus vénérables des habitudes acquises vous inspirassent une
insurmontable répugnance à l'égard de toute critique appliquée
à cette croyance universelle et nécessaire de Ihumanilé. Les
expressions dont je me sers vous prouvent que ce n'est pas en
sacrilège que je touche à l'arche sainte ; doué d'intelligence et
de réflexion, je crois rendre hommage à la Divinité en usant de
cette intelligence et de cette réflexion pour contrôler ce que les
hommes ont affirmé relativement à son existence et à ses attri-
buts. Je pourrais reprendre l'éternelle objection : l'existence
d'un Dieu bon est incompatible avec celle de tous les maux qui
nous torturent. De fait, on ne s'est jamais tiré de la difficulté
qu'en escamotant les droits de l'individu au profit de l'espèce.
Dieu n'agirait que par des lois générales. C'est inacceptable, car
on n'a pas le droit, en métaphysique, d'escamoter môme un
atome. Ou bien, on affirme que l'individu trouvera compensation
à ses maux dans une autre existence ; or c'est un cercle vicieux,
car on prouve d'autre part la réalité de la vie futilreen s'appuyant
sur l'idée d'un Dieu bon et juste. Mais laissons cette difficulté et
envisageons l'ensemble des arguments que l'on appelle les
preuves de l'existence de Dieu. A la vérité, ils nous font sentir
qu'il est quelque chose au delà des phénomènes et des séries de
causes secondes ; ce quelque chose nous est manifesté par un
sentiment sui generis que nous appelons sentiment ou idée de
l'absolu, de l'Infini, du parfait. Xbus le possédons, ce sentiment,
puisque nous distinguons nettement l'infini de l'indéfini, par
exemple, ou de l'inconnu. Sans doute, mais qu'est-ce que cet
infini, cet absolu, ce parfait? Impossible, complètement impos-
!>'> LA REVUE BLANCHE
sil>lo tl'orliculoi- quoi que ce soil. 11 \ a, je lésais, les analogies,
les images, mais, pour en us(m- sans trop d'inconvénients, force-
est hicn d'adjoindre à ces notions d'origine psychologique :
puissance, honlé. causalilé, etc., un adverbe ou un adjectif et de
dire : in/inimenl l)on, loiil puissant, cixusc première, raison siif-
jisanli'... Ur ces adverbes et adjectifs réintroduisent précisé-
ment la notion d'inlini, d'absolu, qu'on prétendait expliquer.
Avouons-le donc, ce sentiment primitif de Finlini, de l'absolu,
délie toute analyse. De la notion d'espace, le géomètre peutlirer
celles de plan, de ligne, de point; de l'absblu, le métaphysicien
ne saurait tirer que l'absolu. Ou'il égrène, s'il lèvent, le rich<
chapelet des synonymes : infini, parfait, idéal, — il ne fait que se
répéter; ce n'est pas une analyse, c'est une tautologie. Le méla-
])hysicien devrait donc se borner à conclure : Nous avons du di-
vin une notion irréductible et qui possède une valeur objective
tout autant que nos sensations. Pas plus que nos catégories de
temps et doijpace, pas plus que nos impressions sensibles, elle
ne saurait être traitée de vaine illusion. El c'est tout. Le surplus
est du domaine de l'image et du myllie. Or l'image est vraie en
tant qu'elle se ])eut associer à un sentiment vrai ; en elle-même,
elle n'est qu'une fiction et ne doit pas être prise pour une réalité.
— Mais les théologiens ont toujours fait cette dislinrtion entre
l'image et l'idée.
— Ils l'ont faite en thcorie ; en pratique ils ont traité l'image
comme une réalité objective; ils ont tiré des conclusions relatives
à la bonté, l'intelligence, la puissance divines, «omme si l'on
pouvait apj)li(|uer à des images le raisonnement logique. Dieu,
le roi du ciel, conçu à la ressemblance d'un monarque oriental,
accordant ses faveurs, sei> grâces, à qui lui plait, faisant des
prodiges au bénéfice de tel ou tel, voilà ranti(|ue image chal-
déeiine et judaïque qui est la base de votre théologie. Au lieu
de l'envisager connue une chose en soi, rendez à ce mythe sa
vraie valeur, sa valcm- (r/'//ir//or//(' dont jiarlent les théologiens
eux-mêmes ; je ne m'oppose plus alors à ce que l'on s'en serve,
moyennant les explications nécessaires, dans les chants, la j)oé-
sie, le culte, mais avouez qu'il ne représente pour la penséepure
qu'un syud)ole dont les éléments sont em|)runtés ù une forme de
civilisation depuis longtenqis dépassés, à une conception de la
royauté «pii nous i-épngnr'.
— \ ous admettez l)i(Mi toutefois (pic 1 infini est la cause du
Uni et que, la cause devaid contenir éminemment ce qui est
dans r<'IVel, on a le droit de dire «pie Dieu est infiriiment bon.
puissant...
SOUVENIRS D ASSISE î)i
— Appliquera l'Infini les concepts de causalité, dinlcUigence,
de bonté, etc., fournis par rexpéricnce. ce n'est pas plus avoir
une idée que de dire : Cercle cari'é. Iniinimont bon, infiniment
])uissant, équivalent à infiniment fini. Appeler \)\eu ]^ première
cause, c'est l'inféoder au temps, comme c'est l'inféoder au nom-
bre que de soutenir avec les panthéistes que Dieu et le
monde ne font qu'une substance. Au point de vue de l'intelli-
gence pure, nous pouvons et devons seulement affirmer que
l'esprit humain n'exprime pleinement sa conscience de l'être que
que par le doublet : fini el infini, comme pour cet autre : subjec-
tif e/ ol)jectif — tout aussi légitimement. Quant aux rapports du
fini et de l'inlini, la pensée pure n'en saurait rien dire, sinon que
le fini et l'infini sont deux aspects de la Réalité et qu'ils se con-
cilient en elle d'une manière qui demeure pour nous mystère
imi)énétrable. Tout le reste est image et mythe. Or ce sont ces
images, ces mythes qui, naïvement pris à la lettre, ont excité
lenthousiasme. nourri la charité d'un François et d'une Claire;
ces mythes évanouis, le mysticisme pourra-t-il subsister?
— Mon ami, tant que l'homme ne sera pas un pur esprit, la
pensée pure demeurera une abstraction. L'imagination et la sen-
sibilité sont essentielles à l'homme aussi bien que la raison. Le
" Dieu sensible au co:ur » symbolisé par les images un peu
grises de la métaphysique, par celles plus colorées delà religion,
n'est donc pas près de disparaître de la conscience de l'Huma-
nité. J'en dis autant du sentiment de notre dépendance par rap-
port à l'infini, dépendance symbolisée par la prière sous forme
de d'amande. D'ailleurs, n'attribuez-vous pas au symbole, au
mythe, plus d'importance qu'il n'est convenable? Ce n'est point
le miroir qui fait la beauté du visage et ce n'est pas le mythe qui
donne sa valeur à l'Ame. Frère Elle admettait les mêmes mythes
que saint François et leurs vies furent si différentes! C'estl'âme
vivante, bonne et belle, qui fait la bonté et la beauté du mythe,
en l'interprétant. Et quand elle ne peut plusse retrouver, se re-
connaître dans un mythe et s'en servir, comme parlent vos sa-
vants, pour s'autosuggestionner, elle le délaisse et en crée d'au-
tres. Ce merveilleux pouvoir idéalisateur et créateur de l'àme
humaine n'a point de bornes, et voilà pourquoi je ne suis pas in-
quiet relativement aux saints de l'avenir.
— - jMais, pour vous-même, qu'en pensez-vous, mon Père ?
— J'appartiens, mon cher fils, à une génération qui a pris,
elle aussi, à peu près à la lettre les formules métaphoriques et
mythiques. Je ne parviendrai jamais facilement à en dégager
mon esprit : néanmoins, je comprends les exigences d'une peu-
92 LA REVUE BLANCHE
séc plus exercée, |)lus api)rofondie, cl vous avez reconnu vous-
nuMnc (|ue si les lliéologiens ont verse, en pratique, dans lor-
nicre populaire, en théorie, ils ont l'ait déjà les distinctions
dont est si fière la pliilosopliic moderne. La formule : « Dieu
n'existe pas, il est », se trouve équivalemment dans les écrits
t\u pseudo Denys TAréopagite, et c'est l'apôtre saint Paul (jui
pai'Iait du « Divin » aux Athéniens sur la colline d'Arè.s. 11 y a
donc des jalons et comme des pierres d'attente pour les cons-
tructions de l'avenir. Ouels sont, du reste, les résultats de votre
implacable critique ? Jésus n'est pas matériellement ressuscité ;
mais qui soutient encore de nos jours qu'il soit matériellement
« descendu dans les régions ijiférieures de la terre », comme
l'enseigne pourtant saint Paul ? Vous ne niez point le fait même
des visions que conlirment tous ces témoignages d'ailleurs si
divergents quant aux détails; or, pour em|)loyer les expressions
(le luii de vos penseurs, rien n'ernpôche de considérer ces vi-
sions comme des « hallucinations véridiques ». Elles se seraient
produites dans l'imagination des apôtres et des disciples sous
l'inlluence de leur conviction — conviction justiliée ])ar les faits,
ayant donc une valeur objective — ([ue le Christ vivait désormais
de la vraie vie et agissait en eux et par eux pouj- fonder son
Église. La même force mystérieuse et divine (jui ciéait par eux
le christianisme, créait en eux ces visions. Oue les inuigina-
tions des premiers chrétiens aient revêtu un caractère judaïque
fortement accusé, que les disci})les n'aient pu se représenter leur
Maître survivant autrement qu'avec un corps matériel qui, tout
éthéré (pie nous le représente saint Paul, n'en est pas moins un
corps, que cette survivance par conséquent ait pris la foi'ine
d une résurrection, rien à cela de surprenant. Si donc la lésur-
l'cction cesse d'être considérée comme un fait d'ordre physique,
elle demeure un fait d'ordre idéal et conscu've, sous son vêle-
ment imaginatif, toute sa valeur. Voire critique, bien loin d'a-
néantir les dogm(;s, les purifie ; elle les recrée, les réinvente, les
revèl de nouvelles formes moins matérielles, plus psychologi-
ques, et toujours le même fonds divin de conscience trouve en
en eux son exjiression. J'en dirai autant de votre mélaphysi(pie:
le mythe du Dieu personnifié s'évanouil, le sentiment de l'exis-
teiice du Divin subsiste inébranlable, inattaquable Que si, pour
satisfaire voire imagination de philosophe, au lieu de diie : Je
crois en Dieu, — vous jn-éférez dire : Je crois à la valeur objec-
tive de l'idée de Dieu, — je n'y vois pas dinconvénienl, sauf si
vous i)arlez h des simples qui ne vous comprendront point.
— Ce n'est pas mon inuigination de j)hilosophe que je satis-
SOUVENIRS d'assise qS
fais, mon Père, c'est ma conscience que je soulage. Eh bien !
non, nous n'en voulons plus de ce Dieu infiniment juste qui
punirait les crimes jusqu'à la quatrième génération et se per-
mettrait tous les arbitraires, toutes les partialités; de ce Dieu
infiniment bon qui torturerait l'éternité tout entière ceux qui ne
l'ont pas aimé! Nous prétendons chercher et trouver une
manière moins dangereuse, moins sujette à l'abus, d'objectiver
notre sens du Divin. Cette première formule modifiée, les autres
se transformeraient d'elles-mêmes. Par exemple, si nous
employions, au lieu de l'image populaire, l'image stoïcienne —
vous voyez, mon Père, que je ne m'illusionne pas ; j'accepte la
nécessité où nous sommes de ne pouvoir penser sans image — ,
si, dis-je, au lieu de parler d'un Dieu personnel, nous parlions
de l'éternelle Loi d'après laquelle la beauté, la bonté, la justice,
se réalisent dans le monde, la Prière ne serait plus la supplica-
tion d'un mendiant intéressé, mais l'effort énergique, accompa-
gné de paroles et de souhaits, pour cette réalisation du Bien ; le
-Miracle, sa réalisation 'même où éclate évidemment une force
supérieure à celles que nous voyons en jeu dans les combinai-
sons purement mécaniques...
— Et l'Évangile, la Morale ?...
— L'Evangile, mon Père, il serait de la sorte débarrassé de
sa gangue de croyances populaires et de prestiges magiques ; il
deviendrait l'incontestable révélation du Divin par la vie et la
mort du Christ, la proclamation incomparable de la Loi de
justice et d'amour ; dès lors, il serait accepté de toute conscience
droite. Et la moralité deviendrait une moralité vraie, car
l'homme se soumettrait librement à sa Loi, non parce qu'un
maître la lui impose, mais parce qu'il en sent la valeur. Vous-
même, vous fieriez-vous à un homme qui serait juste parce qu'un
Dieu a changé l'eau en vin ? Le Dieu-gendarme que l'on prêche
au catéchisme convient à des sauvages, non à des êtres libres.
Mais, hélas ! on s'inquiète bien de rendre intelligentes et libres
les masses populaires! Ce que cherchent, au contraire, les con-
servateurs qui ont, jDOur ainsi dire, domestiqué à leur profit la
religion, c'est à restreindre et à entraver la réllexion, de peur
que l'on ne touche aux vieilles images sur lesquelles reposent
leurs privilèges et leurs conventions morales. Quant aux simples,
aux humbles, vous sentez bien que je n'ai point l'intention de
me séparer d'eux. Je crois trop à l'intime communion de tous
les êtres pour m'enfermer dans ma personnalité orgueilleuse et
pourtant moralement si indigente. Je veux prier avec eux; tout ce
que je réclame, c'est le droit d'envisager comme relative et tran-
f)i LA lŒVUE BLANCHE
siloirc, irloniKiltlc ])ar conséquciil, leur iiianiôrc de parler de
Dieu. Je ne suis pas agnoslique, |)uisque jariiruie le Divin ; mais
<|n*esl-ce que le Divin? La eonceplion que j'en i'onuule est ini-
parl'aile et subordonnée à ma conslilution pliysicpie et inlellec-
luelle : dès lors, je ne saurais trouver non plus l'absolu et le
délinilil" dans le (".lirist lui-même ou dans l'Eglise (pii le i-epré-
scntc et continue. La vérité est dans le Christ et dans i"Lglise,
•je le reconnais, mais elle n'y réside que dans loj'ientation géné-
rale donnée à la pensée et à Tactivité; il reste à adapter cette <ii-
reclion aux eondilions scientifiquement constatées de la réalil»'.
— Mais, cher lils, saint Paul l'a |)roclamé il y a longtemps :
«■ Actuellement, nous vovons au moven d'un miroir, dune
(' manière ohscure: plus tard nous verrons face à face... Alors.
« les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connais-
« sance disparaîtra, car nous connaissons partiellement et nous
(' prophétisons parliellcment, mais quand ce qui est parfait sera
« venu, ce qui est partiel disparaîtra... Seule la Charité est
« éternelle. »
— Ah ! sans doute, mon Père, mais aussitôt lu, aus.sitôL oublié;
le théologien n'en est pas moins arrogant, lEglisc moins intolé-
rante, moins despotique, moins impérieuse dans sa prétention
à Iransformer le croyant en automate religieux.
— Mon cher enfant, c'est le cas de vous dire avec l Ecriture :
(' Allez-voir les Heurs des champs, comme elles « croissent »
d'une manière lente et imperceptible. (Tesl aussi la loi du pro-
grès dans rilumanilé. Sept cents ans avant Jésus-Christ, le pro-
phète Osée disait déjà au nom du Seigneur: « Ce que je veux,
'< ce ne sont pas les sacrifices, c'est la bonté. » El les nations
(•hréli<'imes en sont encore à s'entr'égorger !... Al'lirmons donc
r Idéal, mon ami, mais, sachant j)ar noli-e expérience person-
nelle combien il en coûte de le mettre en pratique, n'ôlons pas
à rilumanité les moyens si humbles, si inqiarfaits soieni-ils, ([ui
laidenl à en réalisci- (pielques traits. A ceux qui les acceptent
machinalement, |>ar |iure habitude ou sans les comjircndre,
exjiliquons le vrai sens, la haute portée morale des dogmes,
«les cérémonies qui nous viennent du Christ. (îroyez-moi, leur
contenu idéal n'est pas jirèt d être épuisé ; je puis donc — et j(î
dois — en user sans que l'on me taxe d'hyjiocrisie. D'ailleurs,
si j'ai foi en l'i'Aangiif^ j'ai foi en la liaison, <>t je salue d<' loin
lo jour où les découvertes de la critique et des sciences natu-
relles ayant été vulgarisées, l'Iiiglise en tiendra compte dans les
formules de son enseignement. Laissez à ce grand organisme
humano-divin le temps d'éliminer certains éléments désormais
SOUVENIRS d'assise ()5
sans valeur qu'il s'était assimilés à Jérusalem, dans la vieille
Home, à Byzance ou dans les Écoles du moyen âge, et alors
s'efTeclucra la conciliation de la religion et de la science, parce
que leur rôle réciproque sera nettement compris : à la religion
d'entretenir dans les tUnes le sens de l'idéal, de ce qui doit être ;
à la science de nous faire connaître clairement les exigences de
IfX réalité ; à l'individu, de se rendre maître consciemment de
ces deux forces, de les unir, de les composer entre elles et de
vivre d'après leur résultante. Plus l'Humanité progressera,
mieux on comprendra que l'Evangile, l'Eglise, ne sont pas des
machines distribuant toutes faites la vérité et la force morale,
mais des secoui'S providentiels destinés à soutenir, exciter,
l'individu dans son effort continuel vers le mieux, ('ar lien ne
se fait, aucun progrès ne se réalise, que pai* l'individu ; d'autre
part, comme dans toute évolution véritable, le progrès ne peut
s'imposer du dehors et de vive force : il doit venir du dedans.
" L'Église, répète souvent un de mes amis, l'Église, un jour,
« fera son protestantisme, et celui-là sera la fin de l'autre. »
Encore une fois donc, je vous le recommande, ne brisez point
avec la vieille tradition catholique; soyez de ceux qui peuvent
dire avec le Christ : « Je ne suis pas venu pour détruire, je suis
« venu pour amener les choses à leur perfection. » Mais voici la
basilique ; entrons et, chacun à notre manière, prions !
Nous pénétrâmes dans l'église inférieure et, après avoir jeté
un regard sympathique aux fresques de Cimabue, de Giotto, de
Simone Martini, nous descendîmes dans la crypte construite au
commencement de ce siècle au-dessus des restes du Petit Pauvre
d'Assise : des colonnes grecques, des dorures, une voûte pei'nte
en vert... Je haussai les épaules en regardant le bon capucin.
Il me répondit par un sourire qui signifiait : Soyez plus indul-
gent I Ce qui vous exaspère, c'est ce qui vient des hommes ;
élevez jdus haut votre cœur !... Je me mis à genoux. Le Divin,
pensai-jc, est inépuisable. Sous quelle forme se réalisera sa
nouvelle épiphanie ? Et quel sera l'élu, le héraut de l'Évangile
mieux compris, qui remplira les cœurs de joie et d'amour ? L'n
pauvre, un simple d'Onibrie, comme jadis?..; Ou plutôt, un
ouvrier de nos usines ;\.. Et les paroles du psalmiste, me
vinrent aux lèvres : « Envoyez votre esprit, votre souffle créa-
(' teur, et vous renouvellerez la face de la terre ! »
ABBÉ Marcel Hébert
Le Consolateur
(1.
CHAPITRE VI
LA DERNII-RE GOUTTE d'i-AU FAIT DÉBORDER LE VASE
De toute une lente semaine, Daniel ne cessa de récrimi-
ner contre soi. de s'accuser, de se hanter lui-même. 11 s'im-
posait naïvement des manières de mortifications d'ailleurs
bénignes auprès de la torture continue dont son cœur était
ravagé. Ses larmes le noyaient; au fond de son cerveau, il
sentait germer la folie ; il ne marchait plus que courbé.
Ah! comme il excusait Lagarde, maintenant. Il avait ap-
pris ce qu'il coûte de garder pour soi seul une lourde peine.
Un obsédant besoin d'épanchement le tourmentait. Vingt
fois, à bout de courage et de force, il faillit tout conter à
Mme Mellis. Elle aurait, certes, compris son angoisse,
trouvé des paroles précieuses, évangéliques, gonflées d'es-
poir, et qui, pareilles à des fruits juteux, eussent coulé en
lui une douceur très fraîche. Mais au dernier momenttou-
jours, il différait, et s'enfonçait dans une souffrance déserte,
suspendu au souffle d'Hélène dont il guettait les moindres
variations.
Or, il se crut sauvé. Lagarde nageait dans la joie : Hé-
lène allait mieux! Elle-même le disait en souriant. Elle
n'avait presque plus de fièvre, mangeait peu, mais se trou-
vait de l'appétit. Et elle faisait des projets : au printemps,
le chemin bordé d'aubépines... Elle se montrait d'aimable
huineur, gravement se soignait : elle voulait guérir.
De quelques svmptômes ténus, l'employé nourrissait sa
facile espérance.
— Elle va mieux, n'est-ce pas, docteur?
— Oui... oui... m.^i-honnnit M. Grandjean. mais il f.int
attendre.
11 connaissait d'expérience le <"' mieux ;> des poitrinaires:
(0 "Voir La revue blanche des 1", 15 août et l" septembre 1902.
LE CONSOLATEUR 97
apaisement dernier, qui les mène très mollement, très sim-
plement, à l'agonie — comme au sommeil.
Daniel, non sans quelque orgueil, s'approuvait :
— La mauvaise période est passée; le conseil était bon.
A Paris, elle serait déjà deux fois morte.
A chacune de ses quotidiennes visites, il puisait une
nouvelle confiance auprès d'un Lagarde exalté, frémis-
sant, sûr de la radieuse issue dont il lisait à toute minute
la promesse au visage adouci d'Hélène. Daniel ne crut
point faire mal en se relâchant quelque peu dans son ami-
cale sollicitude. Lagarde s'en aperçut à peine, absorbé qu'il
était par cette imaginaire renaissance. Le médecin ména-
geait le pauvre homme,
— J'aurai toujours le temps de le prévenir.
Il eut tort.
Depuis deux jours, libre d'inquiétude. Daniel s'était tenu
paresseusement au jardin. Après une longue promenade, il
poussait jusqu'à la petite maison rose, d'un pas traîné, par
acquit de conscience, samusant d'un rayon de soleil tardif
qui mouillait les pinceaux de baguettes nues, lorsque,
presque à son but, il aperçut, qui refermait la porte fami-
lière, l'abbé d'Argentières en personne.
— Que fait-il là? songea-t-il. Une nouvelle connaissance?
Lagarde ne m'a jamais dit... C'est curieux...
Il s'arrêta. Une supposition atroce transfixait son esprit,
clouait son corps.
— Non... pas possible...
Quelles folies imaginait-il ? 11 avança.
— Lagarde ne le fréquentait pas, que je sache... Alors,
pourquoi ?
Il eut un élan forcené,
— Pas possible...
Et puis, au seuil, il resta apeuré, tremblant. 11 n'osait
plus entrer.
Un groupe de voisines, à voix très basse, commérait.
Sans pudeur, il s'approcha et les dents jointes :
— Est-ce que ça ne va pas à côté? demanda-t-il.
On lamenta.
— Mon bon monsieur! c'est-à-dire qu'elle agonise.
< ■'' I.A REVUE liLANClIK
— F.l...
— On m'a réveilléeà cinq heures, à grandscoupsde poing
dans l'auvent, pour cherclicr le médecin.
— Et il n'y avait plus rien à faire, comme dejuste.
— Ah I c'est la fin finale... M. l'abbé en sort.
— Pauvre petite chime !
Il V eut des signes de croix.
Daniel en demeurait à la première phrase. Son regard
s'hébétait, balançait dans le vide... Sans remercier, sans
même saluer — et sans entrer, d'un effort brusque, il re
tourna.
— Et quoi?... comme ça?... tout d'un coup?... Quand
pas plus tard qu'avant-hier?... je déraisonne... Et on ne
m'aurait pas prévenu?... Je deviens fou...
Il exagérait sa divagation, cultivait son dcnite, se débat-
tait contre l'irrévocable, affreusement... Des pas...Lagarde
était à ses trousses... 11 courut... Devrait-il voir cette ago-
nie ?... Son œuvre î... L'a II ;iit-()n traîner de vaut sa victime?...
Loin... loin... plus loin...
— Oui ! assassin 1 assassin !
Au fond de sa chambre, prostré, gémissant, hurlant, mor-
dant ses draps, frappant sa sonore poitrine... — il espérait
et désespérait tour à tour.
— Mais... elle n'était pas morte... encore ?-
— FJ'e l'est! maintenant.
— (k' pendant?
— CJn va s'jnner: la nouvelle approche.
— Rien encore... Une minute de gagnée déjà...
— Ce sera pour la suivante...
— Encore point... Si elle \it cette minute, pourquoi ne
vivrait-elle pas l'autre ?... puis l'autre... jMiis l'autre...
— Attention !...
— Non... non... puis lautre...
Et ainsi de suite, indéfiniment.
11 ne déjeuna guère. Vers deux heures, toujours sans nou-
velles, las de douleur et d'arguties. "' ne sachant plus, :«' il
arpentait le jardin, quand, dans la rue, il entendit s'inter-
peller deux femmes. Un sourd instinct le poussa contre la
grille. Il prêta l'oreille.
LE CONSOLATEUR 9^^
— Elle vient de -?: passer „. J'ai rencontré la voisine qui
portait un cierge.
Daniel sortit.
— Qui est mort? \"ous dites que quelqu'un est mort?
Vous avez dit?
Il parlait rude. La vieille, d abord surprise, répondit ;
— Oui... chez les Parisiens... la dame...
Il fût tombé. Il s'arcboutait au mur. Des voix traînées,
il percevait le son, point le sens. Elles s'éloignèrent.
Alors, à grand peine il rentra, les jambes molles, lachair
flasque et Tâme vidée, gagna le banc, s'affala — et sans
pleurs, sans remords, sans pensée, oublia d'exister, long-
temps.
Un grand frisson secoua sa détresse... Il se dressa... Sa
figure était contractée... Comme d'une artère béante un jet
de sang bouillant, quelle brutale image fusait dans son
cerveau, emplissait sa tête, choquait son crâne?
Lagarde 1 — Oui! maisdésespéré... réclamantdescomptes...
vengeur... Daniel le voyait... le touchait... les oreilles bat-
tuesdimprécations. . .lesveuxfouillés de regards féroces. . . —
le suppliait, et avec lui suppliait sa propre pensée, qui cou-
lait, coulait, ramenant Lagarde. toujours...
Mais quel Lagarde? Un autre : apaisé, pardonnant, sans
rancune 1 et des pleurs, et des étreintes, et des cris...
— Ah 1 parlez-moi î consolez-moi 1
Daniel parlait, consolait, tarissait ses larmes... Daniel
les buvait une à une, à même la joue ou l'orbite, amères,
salées... Sa gorge en brûlait... Et ce go.ût horrible ! — II
cracha...
En troupeau passaient les images féroces... L'enterre-
ment... L'affreuse minutie des préparatifs... La chambre...
La morte... (Il la faudrait veiller, i La mise en bière... (Un
coup de main !i La levée du corps... Le cortège... — Il con-
duisait le deuil. Lagarde au bras... Il le traînait, lui Daniel,
qui ne pouvait déjà mettre un pied devant laufre!... Et
l'église obscure... les chantres... le serpent... les prières...
— pas d'orgue... Et le cortège encore... — 11 conduisait le
deuil... La dure montée au cimetière... Les rangs de tom-
bes... la fosse... l'eau bénite... Et quoi?... quoi? «: Ploc ! »
Kxi LA REVUK BLANCHE
Ce bruit? La première pelletée Je terre tombait sur le
cercueil... 11 l'avait entendue, entendue aussi net que le
craquement de cette feuille raidie à la muraille... « Ploc! »
11 bondit.
— Non... non... pas cela... pas cela... Tout plutôt que
cela:...
Fouettée de craintes, sa volonté se réveillait.
— Madame est là?
— Non.
— Tant pis... \'ous la préviendrez que je pars.
— Monsieur p..
— Pour Paris...
— Par...
— Quelques jours... une semaine... je -ne sais pas au
juste... Knfin, j'écrirai...
— ^ Mais... monsieur ne peut pas attendre...
— A l'instant même... Faites dire aux Carrières qu'on
attelle et qu'on me prenne ici...
Félicie s'effarait.
— Et vitel
Elle obéit.
Haletant de hâte, il bourra de linge une antique valise,
passa un vêtement propre, se munit d'argent, et le chapeau
sur la tête, attendit.
La voiture arrivait.
— Je devrais avertir Lagarde... Non 1 non! je suis sensé
ne rien sa\'oir... Une fois là-bas...
II monta.
— A la gare...
— Bon.
— \'ous prendrez par le quai...
Le garçon de ferme lança un large coup de fouet, la ju-
ment s'enleva — et Félicie sur le pas de la porte resta seule
à voir fuir le cabriolet, point encore revenue de ce départ
inopiné et sans adieu,
Moinsd'une demi-heure après, le timbre sonna. Victoire,
la femme de ménage, venait de la part de M. Lagarde an-
noncer l'événement à M. Mcllis. Passé la première épou-
vante et la fièvre empressée dont jusqu'au dernier souflle
LE CONSOLATEUR lOi
il avait veillé son Hélène, le malheureux veuf, seul et sans
emploi, réclamait Tami cher. Victoire reparut.
— Sans lui?^... il vous suit?... il arrive?..^
— Mon pauvre monsieur... il n'est pas là...
— Loin?... aux Carrières?... Il va rentrer bientôt?...
Répondez!...
— C'est qu'il est parti pour Paris?
— Il est...
— Parti pour Paris... il n'y a pas une demi-heure...
— Lui... lui 1 me laisser... justement... quand...
Il sanglotait.
— Aussi... je devais l'avertir plus tôt... avant la fin?... Il
est parti ?... Mais pourquoi ?... Qui est-ce qui l'appelle?...
Pas pour longtemps au moins?...
— Eh! peut-être .bien huit jours.
— Huit jours! — Je télégraphie... Il faut qu'il revienne...
Il reviendra... On a l'adresse... Courez demander La-
dresse...
Et sans tarder, il rédigea en lettres tremblées, la dé-
pêche.
— L'adresse?... vite...
— Il est parti, sans rien laisser...
— Comment cela? sans...
— Oui ! Mme Mellis ne l'a pas... Il doit écrire.
— Ah! c'est fini... fini...
IJ ruisselait de larmes.
— Un peu de patience... Aussitôt reçue, vous l'aurez,..
— Mais... quand... reçue?
— Dame...
— Et d'ici là...
Autour de lui. sur lui, il sentait la maison funèbre,
muette, glaciale, et tout près, derrière le couloir aux deux
m.inces cloisons, la morte... Ici? sans ami, sans paroles,
seul? La solitude le prenait comme un vertige. L'angoisse
du matin auprès de celle-ci comptait-elle? // était seul...
Et sa détresse épouvantée ne pouvait qu'espérer de ne
durer pas trop.
— Pourvu qu'il soit rentré pour la cérémonie... encore...
Elle n'avait lieu que le surlendemain.
«Oa LA REVUE BLANCHE
Daniel Mellis s'était montré lort Sime en n'attendant
point la voiture publique, employée deux fois par jour, à
heures fixes, au service du chemin de fer. Le cabriolet passa
la Seine, frôla Mosny, suivit hi grande route. Le plein vent
froid s'engouffrait dans la capote relevée, et cinglait, A
chaque borne blanchissante, Daniel déposait un peu de son
inquiétude. Le garçon de ferme parlait, de voix jeune et
joyeuse: il montrait la campagne nue, cultures tardives et
labours... La jument trottait. Rouge et doré-, le bois des
Hêtres... les lignes de pâles peupliers en avenue, le long
de l'étang; un château; le passage à niveau; le village
d'Everly — et son cimetière... Daniel, nK)ins distrait, tourna
la tête. La plaine encore et, dans un bouquet d'arbres, la
petite gare... On y fut; la cour était vide; au jardin clos de
haie se mouraient de roux chrysanthèmes. Nulle sonnerie :
le train ne passait pas avant une heure. Allait-on rattraper
Daniel? 11 renvoya la voiture, ilâna, eul deux alertes,
ne respira librement que lorsque sur la \oie tonnèrent les
wagons, et que la locomotive comme essoufflée, s'arrêta
brusque. Alors, quand il tint bien solidement la poignée
du premier compartiment venu, qu'il eut hissé d'un coup
sa valise et lui-même, sa fuite épouvantée eut la saveur,
soudain, d'une escapade... Et le train l'emporta, rajeuni de
six mois.
A l'autre bout de la même banquette, drapé de châles, un
monsieur lisait un journal.
Surtout, point de conversation, songea Daniel...
Mais cette simple remarque le ramena précisément à ce
qu'il voulait oublier. Aux vitres embuées, les paysages, fon-
dus dans la tombée du soir, passaient. Daniel s'imagina la
pauvre Mme Lagarde en route pour Paris, malgré son con-
seil, entraînée vers la paix et la guérison.
— C'est qu'elle vivrait maintenant...
Le remords renaissait plus âpre, sous le bec à liuile jaune
et triste qui accusait l'ombre du wagon et la blancheur
finissante du ciel. Il rêva la chambre, une crise, Hélène, le
dernier soupir, les draps blancs... Ln flamme du plafond
tremblait au bout d'un cierge.
— Et elle n"r"^t plus...
LK CONSOLA JKUJi 1 <>'5
Daniel ferma les veux.
... Était-il parti pour cela? Dans une nuit complète et
sûre, riieure indécise avait disparu, submergée. Ne pou-
vait-il penser plus sainement enfin 'r Daniel baissa la vitre.
Avec l'air glacial le goût de la santé lui vint aux lèvres.
— 11 est temps de guérir, murmurait-il.
11 se reprenait tout entier, dans une belle ivresse de ré-
volte. Le but de son départ se précisait, s'élargissait. C'était
moins fuir des scènes désastreuses, des devoirs pénibles,
des efforts périlleux, que reconquérir dans son plus parfait
équilibre la vie. 11 discuta. 11 répudia la morale factice
éveillée au fond de son âme contre le bel instinct. 11 blas-
phéma.
— Je l'ai tuée... c'est possible... Je suis un assassin...
parfaitement. Assassin... assassin — et je m'en fiche. Si on
m'avait laissé tranquille dans mon jardin... je ne me serais
pas trompé... Quelle idée! me demander des consultations...
à moi?''... Est-ce que suis médecin?... Ah 1 ah! ah !
11 riait.
— Tout ça', c'est la faute à Lagarde... S'il ne m'avait pas
surpris un premier jour par des pleurnicheries que je ne
lui demandais pas, ça ne serait jamais arrivé... S'il n'avait
pas cru bon de continuer les relations... etc., etc..
Et il ne se disait pas :
— Mais malheureux... quand donc l'as-tu arrêté, éloi-
gné?,.. Oublies-tu que dès la seconde rencontre, tu l'as
abordé le premier?
Tl négligeait tous les faits à sa charge et concluait, cy-
nique :
— Je m'en lave les mains...
Sous le coup du plus récent événement — et le plus ter-
rible — une réaction salutaire le soulevait.
— Il faut oublier ces cinq mois, rageait-il, les retrancher
de mon existence... à coups de hache... Je me libérerai...
Sa main écrasait son genou. Ingrat :
— Je dois quelque chose à Lagarde?... C'est lui qui me
doit tout... Et je l'en laisse quitte... Va-t-il se plaindre?
Légers, brutaux, incessants, nombreux, comme autant
de coups de marteau sur la tête d'un clou, les arguments
loi LA REVUE BLANCHE
frappaient. L'égoïsme ancien rentrait en Daniel. Par tous
ses membres il sentit courir un sang vif dont puissamment
battit son cœur... 11 se pencha... Ses lèvres et ses narines
aspirèrent... Il n y avait point trop d'air pour ses poumons
dilatés démesurément... Dans la nuit, Paris s'annonçait
d'une grande lueur roussàtre.
— Sept heures... Le temps a passé vite, dit Daniel.
11 l'avait si bien employé.
Usines, banlieue, fortifications, faubourgs, murs d'affi-
ches, ponts de fer, retentissement des voûtes vitrées et
métalliques, feux rouges, sifllements, entrecroisement des
rails... On débarquait... Daniel se» souvenait de son pre-
mier voyage, encore enfant... Une griserie voletait dans
sa cervelle rafraîchie... Et il fut, sur les grandes marches de
la gare, dans l'éblouissement de la place où convergeaient
les larges voies, sa valise posée près de lui en arrêt.
Il n'avait jadis vu Paris qu'îi travers l'obscur regret d'Ar-
gentières. Ce lui était une révélation. Subitement il recou-
vrait ses sens, avec intacte leur délicatesse, entier k' ir pou-
voir. 11 les exerçait sur le champ à la perception multiple
des bruits et des lueurs : passants, voitures, cycles, mou-
ment perpétuel sans lois... Ils s'essayaient, s'étonnaient,
s'attardaient... Leur jeune joie allait jusqu'au vertige.
— Où descendrai-je ?...
Au fait... Point chez la tante de Montrouge, bien sûr...
A l'hôtel, naturellement — etleplus proche. — Sur les bal-
cons, des noms dorés luisaient:
— Hôtrl de Fraiwr... va pour celui-là...
Il fut tût installé dans une vaste chambre qui donnait
par une fenêtre sur la place, par l'autre sur la petite église
Saint-Laurent. Il la jugea très confortable et redescendit
pour dîner. Son costume provincial manquait quelque peu
d'élégance, mais il y suppléait par la majesté de sa taille et
certaine allure de gentilhomme campagnard, qu'il exagé-
rait à plaisir. Il avait faim. Il élut aux grands boulevards
un grand restaurant, y dîna cher, capable de toute folie, et
repu des plus extraordinaires nourritures, il sortit en plein
épanouissement.
Plus que le vin, le grisa la foule... L'air brûlait... Le feu
LE CONSOLATEUR lO )
serpentait sur les toits... D'étincelles d'or ou de coulées
blanches se paraient les façades et les vitrines... Des bras-
series débordaient aux lisses trottoirs que piétinait tout un
lent peuple... Cris de camelots, propos de jeunes gens,
rires de femmes, choc des soucoupes au marbre des tables;
une rumeur indistincte l'enveloppait, ainsi qu'une tour-
novante fumée... Frôlements, coudoiements et heurts, la
cohue le pressait, le poussait, le portait — 11 chancela
d'ivresse. ..Son exaltation atteignait tout d'un coup à un pa-
roxysme si aigu, qu'il la dut reposer, amollir un instant à
la première terrasse rencontrée.
Il faisait tiède.., Le café était doucemenf amer... La mé-
lodie tremblante et miaulée d'une valse célèbre s'exhalait
de la salle, s'atténuait, puis s'affirmait... • Le torrent des
êtres touchait la table... Daniel s'v replongea bientôt... Il
frôla, coudoya, heurta, les veux avides, virant de la tête,
ou du buste, ou de tout le corps, eour n p perdre rien ! O
spectacle fugace et renouvelé; o marée de chair anonyme
et sans conscience : se savait-il parmi des hommes? Que
savii-it-il, pressé, poussé, porté? Des bouffées de sons l'ef-
fleuraient, des clartés crues forçaient son âme... — Devant
le noir, il rebroussa chemin...
Et de nouveau, en sens inverse, plus rapide, il suivit
l'éclatant trottoir... Obstacles ni contacts ne pouvaient mo-
dérer sa fougue... Il frémissait d'une émulation physique
qu'i le faisait s'élancer, se glisser, séparer les couples, de-
vancer tour à tour chacun. Ses pas doublaient d'ampleur
et de nombre. Par toute sa chair glissait l'électricité de la
foule. Il venait, revenait, passait et repassait, sans but que
celui de se sentir vivre... Avait-il jamais tant vécu?
'< Tant >/. qu'il fut las. Alors il rentra, s'enfouit dans son
lit, souffla la Oamme et se disposa à dormir. Sur le point
de perdre conscience, il s'aperçut qu'il avait négligé d'écrire
à Mme Mellis.
— Aujourd'hui ou demain... n'importe..., ronfla-t-il sans
plus de regret.
A huit heures, frappa le garçon' : il apportait avec les
chaussures cirées, le chocolat.
— C'est bien, posez-le sur ma table...
Io(> KA KEVUls: llLAiNCJlK
Et Daniel retomba.
Bien réveillé, debout, il trouva son chocolat froid, —
mais le but quand même. Le soleil lavait les marches de
l'église. Le ciel promettait un beau jour. Comme il sortait,
rayonnant, sur la porte, il se souvint — et. dans le bureau
de l'hôtel, griffonna deux mots à la hâte.
'■' Ma chère mère,
'^ J'ai dû partir en ton absence, sans t'embrasser. Par-
•" donne-moi. Mais j'étais attendu. Je ne puis guère te dire
» combien de temps je resterai ici. Tout cela dépendra de
'< mes affaires. D'ailleurs je tetiendrai au courant. A bien-
'< tôt. — N'aie nul souci de moi : rien de grave.
'' Mille baisers. — Daniel.
" P. S. Je suis descendu à Thôtel de France, boulevard
de Strasbourg. ;/
Il chantonnait.
— Une corvée de moins...
Paris le reprenait d'une autre fièvre. Les rues palpitaient
non plus d'f.isiveté, mais d'aftairement. Serviettes, toiles,
cartons, fardjaux, messieurs graves, gamins, trottins. com-
missionnaires, l'écheveau était bigarré et joveux de ces ac-
tivités emmêlées. Daniel lui-même se pressait, comme si
l'attendait la plus sérieuse besogne. Il dut v croire. Et, à
l'exemple de certains, il s'accorda un temps de repos au
soleil. L'apéritif traîna jusqu'à midi et la demie, le déjeu-
ner passé deux heures.
Digérant, étalage par étalage, il descendit l'avenue de
rOpéra large et blonde. La limpidité des glaces sans tain,
les chatoiements des soies froissées, l'arrangement symé-
trique des gants ou des chaussures exposés, la fraîcheur
des chapeaux, l'invention des robes, et l'or de chaque en-
seigne accrochant le soleil, tcnit surprit et flatta son com-
plaisant regard. Les fontaines jouaient. Les places sem-
blaient infiniment vastes. A chaque porte du grand magasin
qu'il longea, soufflait comme une haleine chaude. On en-
trait : il entra, il subit l'étouffement et b's bousculades.
LE CONSOLATEUR i <>7
traversa des halls noirs de monde, criards et clairs d'étof-
fes, et houleux, baigna dans les délices parfumées que ré-
pandaient savons, essences, fards, s'en imprégna... Sur les
phinchers roulants et dans les ascenseurs, par les escaliers
et les galeries, il se perdit gaiement. Tapis, meubles et
porcelaines, on lui offrit de tout, il n'acheta de rien... Et
dans le tumulte des caisses, il sortit, les sens à tel point
comblés, quil en méprisa la pauvre nature.
Le pont tremblait. La Seine était mauve et lamée. Les ba-
teaux-mouches filaient entre les chalands. Daniel s'accouda,
puis par des rues grises, gagna le Luxembourg, promenade
aimée de jadis, au temps de son nostalgique séjour. Mais
il n'v chercha point les coins de paix rêveuse. Il laissa les
bancs écartés sous les feuilles mortes dormir, et les dahlias
se figer autour des bassins immobiles. Il préféra la terrasse
bruyante où mollissait un peuple enfantin d'étudiants et de
filles, dans l'atmosphère rose qu'enchantait le jour finis-
sant. 11 imita ce qu'il vit faire, traîna sa canne, et sans
pensée mauvaise, dévisagea... N'était-il temps de commen-
cer la vie de fête? Il dîna au quartier latin, but et fuma,
suivit les jeux, écouta les plaisanteries, rit et rougit,' s'excita
même, et ne consentit à sortir que lorsque ferma le calé.
Mais il se vit loin de l'hôtel, en pleine nuit, sollicité par une
femme... peut-être belle... Et, moins par goût que par com-
modité, — elle habitait si près! — il la suivit chez elle...
Telle fut sa première journée. La seconde lui ressembla,
puis la troisième, malgré quen différât l'emploi... Les rues
changeaient, et les jardins, et les boissons, et les mets, et
les atmosphères, — nullement Daniel. Sa surprise inces-
sante entretenait sa joie... Paris l'enveloppait, l'absorbait,
l'aveuglait sur ce qui n'était point la minute présente.
Ainsi avait fait longtemps la nature, au temps d'une loin-
taine enfance. Il renaissait instinctif au sein de l'artificiel...
Il rentrait à pas lents, d'un mauvais lieu public... Sa
fatigue était bonne... Trois heures allaient sonner. Dans
sa case, entre son bougeoir et sa clef, il trouva une lettre...
Il la prit, la pesa, l'examina sur les deux faces — et sou-
dain grimaça... Il s'éveillait au plus doux de son rêve,
brusquement, comme sous un jet d'eau glacée.
loS LA REVUE BLANCHE
— Ma mcre?... quoi?... que me veut-elle?...
11 monta. Des souvenirs grouillaient, confus.
N'avait-il rompu toute attache avec...? 11 ne dirait pas
quoi I
— Dormons d'abord... nous la lirons après...
11 la posa intacte sur la table, se dévêtit précipitamment,
sombra dans un sommeil paisible...
Au saut du lit, comme il se promenait de long en large,
en pantalon et en pantoufles, souriant à la glace, à la fenê-
tre, tripotant machinalement les petits objets posés sur la
table, sa montre, sa boîte d'allumettes, son portemonnnie,
il toucha la lettre.
— Tiens! encore?...
11 1 imaginait envolée... L'ouvrirait-il? Dans un mouve-
ment d impatience, il la faillit déchirer et jeter au vent...
Que venait-on le déranger?
— Finissons-en !
Il l'arracha de l'enveloppe, déjà froissée, et lut. les
lèvres bourdonnantes :
'' Mon cher Daniel,
« Ton brusque départ m'a surprise... C'est la première
'< fois que nous nous quittons de cette façon. De pressantes
'' affaires t'appelaient, me dis-tu. Les affaires avant tout.
" J'espère qu'elles ne te tiendront pas éloigné trop long-
" temps. Je ne suis pas habituée à ton absence.
« Sans lesavoir, tu t'es épargné un triste spectacle. Pour
" être un peu tardive, la nouvelle que je te transmets ne t'en
''' bouleversera pas moins. Depuisque j'ai appris dans quelle
''•' intimitétu vivais avec M. Lagarde... j'hésite à le rensei-
''. gner si brutalement... Il s'agit de...
— Je bais, dit Daniel, bce. .
" ... de sa femme...
— Inutile de continuer...
Il lut encore :
'-' Sa pauvre femme est morte... // *
Et, froidement, sans parcourir le reste de la lettre, bans
même tourner la page pour juger des proportions du récit.
LE CONSOLA.ÏEUR i"o
il replia la double feuille el la rentra dans l'enveloppe. Sa
main ne tremblait pas. 11 souriait. Les malheurs de Lagarde
avaient fui sa pensée. Lautomne ensoleillé de Paris le
requiérait tout... Et sortant, avec les autres objets semés
sur la table, il ramassa la lettre, sans la voir.
Le bitume sonnait. 11 semblait élastique. Daniel se lais-
sait rebondir de pas en pas... 11 visita deux monuments,
osa une laiteuse absinthe, et préféra pour une fois — d'au-
tant que s'épuisait sa bourse — aux restaurants élégants
mais solitaires, le tumulte d'un vaste établissement où,
sur d'innombrables tables serrées, des bonnes en coquet
bonnet blanc, servaient une bourgeoise nourriture. Dans
ce tintamarre de voix, de faïence et d'argenterie, il crut
manger non plus seulement pour lui-même, mais pour
tous, et cette sensation nouvelle le dilata de satisfaction.
Allant paver, il s'aperçut qu'il manquait de monnaie...
Il atteignit son portefeuille, et en tira un billet de cent
francs qu'il tendit. En même temps, sans y prendre garde,
il venait de sortir la lettre...
— Je lai donc emportée, dit-il.
Traîtresse, une curiosité inexplicable le piquait... 11 pou-
vait bien finir la lettre, en digérant... Qu'en craignait-il?
Son estomac gonflé le rendait incapable de défiance... Naï-
vement, ir reprit donc sa lecture au point même où il La-
vai', le matin suspendue.
<' ... Sa pauvre femme est morte. Tu n'étais pas parti de-
« puis une demi-heure que U malheureux t'envoyait chér-
ir, cher. 11 ne pouvait pas croire à ce brusque départ. Par
<". trois fois, il me tit demander ton adresse, et ta lettre,
<-' hélas ! n'arriva qu'au matin de la cérémonie, quand il
« était trop tard pour que tu y vinsses assister. Je crus de
<f mon devoir d'}' aller à ta place. O mon cher Daniel, je
« n'ai jamais rien vu de plus lamentable !. Aucun parent
'r n'était présent ; les Lagarde en ont très peu du reste.
<■< et tous très éloignés : à peine quelques voisins et quel-
<■< ques fournisseurs. Le convoi était de troisième classe,
« sans fleurs qu'un bouquet de notre jardin. M. Lagarde
'< avait voulu accompagner sa femme jusqu'à sa dernière
« demeure ; il n'était pas reconnaissable : j'ai su qif'il
Iio I.A HKVLl': liLANCHE
« n'avait pas cessé de pleurerdedeuxjours.il se trouvait
« si faible que le médecin, M. Grandjean, a dû lui donner
'f le bras tout le long du chemin : il s'est presque évanoui
'< au cimetière... Pourtant, il s'est tenu à la porte, suivant
*f l'habitude, pour remercier; il serrait les mains mécani-
<f quement, comme en songe, mais quand il a tenu la mienne,
'< son visage s'est éclairci ; il a pleuré, balbutié, j'ai cru
'< comprendre qu'il me suppliait de venir chez lui au plus
'< tôt : il voulait me parler. Donc après déjeuner... />
Daniel, à plusieurs reprises avait tenté de s'arrêter. Mais
le récit le prenait, Tentraînait comme à la suite du char
funéraire, toujours plus loin. Il détourna les yeux. La
bonne rapportait la monnaie : il la prit sans compter,
oubliant le pourboire. Sur la blancheur du papier, les
petits signes courants l'attiraient. Il reprit :
'( Donc, après déjeuner, un peu étonnée de cette prière,
'< je fus aux promenades. M, Lagarde me reçut comme une
'■'' parente, sans souci d'étouffer ses sanglots ou de cacher
H. ses larmes. 11 me dit le désespoir où l'avait plongé ton
ft absence. J'en eus vite l'explication, car voici qu'il me
'' raconta tout ce que tu me tais, vilain fils, depuis si Ion g-
*■'' temps; votre amitié, votre intimité, le grand rôle que tu
« asaccepté envers lui...O mon enfant, tu sais à quel point
<*■ je t'aimaisî sa confidence a presque doublé ma tendresse!
<< je te croyais bon de cœur, certes, mais insouciant, en
f tout cas nullement capable d'une abnégation aussi persévé-
^ rante : tu peux en être fier, j'en suis fière pour toi. Ah 1
" oui! mon Daniel, la consolation est un noble emploi, le
" plus noble qu'on puisse faire de son existence. Je ne te
^' reprocherai plus, au fond de moi, la vie oisive que tu
*f menas de longues années : ton dévouement soudain l'aura
^ rachetée tout entière. Je comprends maintenant la trans-
'' formation de ton caractère, ton humeur, les tristesses...
'< Tu as consenti vaillamment à souffrir pour un autre ; de
'' rien je ne pourrais te louer davantage. C'est là toute
<f notre religion : je ne désespère point de t'y voir reve-
*: nir, tu en es digne. — Mais quelles joies profondes ont
■f dû compenser ces épreuves! comme tu as dû te sentir
*• grandi et fortifié à souffrir de telles souffrances!
I,E CONSOLATEUR i i i
-''' Tu ne m'as jamais entendu te parler ainsi, mon cher
'' Daniel. J'ai gardé ma foi renfermée. Je te pensais si peu
'' en état de la bien comprendre 1... Peut-être en cela eus-je
" tort : j'aurais pu éveiller plus tôt en ton âme cette ad-
'■' mirable charité à laquelle ces mots ne peuvent plus désor-
f mais paraître insensés. Tu as appris qu'il n'y a pas seu-
'■' lement du bonheur en ce monde ; le tien te paraissait
^ trop grand; j'admire que tu l'aies aussi résolument voulu
" payer. Mais aussi, que ne m'en as-tu donc instruite à To-
^ rigine? Je t'aurais soutenu, excité, allégé dans ta lourde
■»■ tâche ; sois sur que je ne t'y abandonnerai pas désormais.
^ Rentre au plus tôt ; j'ai fait la promesse à M. Lagarde
'/ de t'en prier et de t'v décider. Il patientera quelque peu:
^' je lui ai déconseillé de te renseigner par dépêche ; l'en-
'f terrement passé, ta présence est moins immédiatement
-'-' nécessaire. Cependant hâte-toi d'en finir; le malheureux
'■< réclame ton appui, sache-le bien : cela suffira à te faire
"'' revenir vite. Ainsi, tu combleras en même temps de joie
" une mère ravie et qui n'aspire plus qu'à embrasser son
« vrai fils, enfin retrouvé. — madeleine >lellis. »
Daniel n'osait lever les yeux. Il se sentait dans une
atmosphère nouvelle. Il redoutait de ne plus reconnaître
les visages humains... Le cliquetis d'assiettes lui fit peur...
Et sans savoir qu'il eût marché, il toucha la porte. — L'air
llecœura... Une sueur huila ses membres. Son estomac pe-
sait, au point de le gêner. Il échoua à la terrasse la plus
proche.
Alors dans son cerveau le tumulte éclata. Le récit de
l'enterrement, l'homélie de Mme Mellis, des phrases encore
et des phrases, mêlées, choquées, sans ordre ni précision
retentirent... Un trouble, un désespoir grandi de toute l'al-
légresse de ces dernières journées, prenait possession de
Daniel. Des mots coulaient jusqu'à ses lèvres, malgré lui.
— Je paie ma joie, murmura-t-il.]
11 s'entendit. Un sursaut d'indignation le secoua.
— Ah ! ah 1 ah 1 je récite la lettre maintenant...
Il rougit. Le sang sembla lui dicter sa riposte.
— Et alors je n'ai pas le droit d'être heureux? Ah I ah !
ah î Je veux être heureux... moi... je veux...
112 La revue blanche
Il ébranla d'un coup de poing la table.
— \'oilà, dit le garçon accourant empressé.
— Non. ce n'est rien...
Mais il en profita quand même pour régler la consomma-
tion. A la faveur de la liqueur alcoolique, en lui montait
une grande lumière. 11 se faisait logique, discuteur et ver-
beux. Des ricanements coupaient ses phrases.
— Je vous demande un peu ! Qu'est-ce que c'est que ce
prêche ? Elle me prend pour un saint ! Pas possible! pour
un martyr! ah! ah! Quelque chose comme un consolateur
par vocation. Elle croit, ma foi! que ça m'amuse. Elle le
croit! elle le dit! et tout le monde va le croire, bientôt!
Non! non! Qu'est-ce que c'est que ce fils qu'elle retrouve?
11 est perdu, ma brave femme, bien p^rdu, et il ne veut pas
se retrouver...
Il se leva. Du haut en bas de l'avenue les voitures ruisse-
laient, vernies, comme les gouttelettes d'une cascade dans
la lumière. Les fiacres rasaient les trottoirs. Des pommes
rougissaient sur un étalage roulant. Des équipages décou-
verts emportaient des dames noyées de fourrures vers des
quartiers de luxe et de coquetterie. Des commis riaient
haut. Un mendiant chantait. Et Daniel marchait droit, le.
regard empli, puisant dans la foule des rues une indifférence
facile et répétant non sans plaisir :
— Lagarde? Ah! il peut m'attcndre aussi, celui-là... Je ne
suis pasencorcà Argentières...
CHAPITRE \'ll
DANIEL s'ennuie, .\CHÉTE UN PLAT ET QUITTE PARIS.
Daniel connut Paris, quartier par quartier, rue par rue.
Il aima le doux glissement des bateaux-mouches, entre les
quais surélevés; il s'assourdit aux caisses d'omnibus reten-
tissantes : il respira le plein air des impériales, — et de là,
comme d'une mobile colline, il embrassa, à vol d'oiseau, la
profondeur des boulevards en fuite et l'ampleur étale des
places... Mêlé au peuple des faubourgs, il s'amusa de la
sortie des ateliers joyeuse et bleue; il attendit autour des
LE CONSOLATEUR Il3
bouillantes fritures, dans l'odeur grasse; il eut son cornet
de pommes de terre dorées, — et se brûla, glouton : ainsi,
quelque gâteau, par sa couleur ou par sa forme, l'attirait
dans une pâtisserie; ainsi sous les stores bas d'un café, le
parfum de plantes mouillées qui montait des apéritifs.
Ce jour là, ayant traversé deux musées, grimpé au Sacré-
Cœur pour jouir du panorama delà ville, arpenté les bou-
levards extérieurs, et dîné fort, il sentit dans son inactive
pensée, bouger un souvenir. Il n'eut pas un geste d'humeur.
Ingénument, il crovait avoir appris par '<la lettre » la mort
de Mme Lagarde, et il s'apercevait soudain qu'il n'avait
pas encore envoyé au pauvre homme les condoléances
d'usage. A cela se bornait son inquiétude.
Donc, sur-le-champ, sans effort ni crainte, il rédigea une
lettre décente, signa, relut — et, brusquement, la mit en
deux, d'une seule déchirure. La conscience lui revenait.
Il s'étonna de la sécheresse de ces mots, à l'instant tracés
par lui-même. A un ami ? — il s'en souvenait seulement; —
à Lagarde? 11 recommencerait.
Mais, en face d'une autre feuille à quadrillage, il sentit
son inspiration comme gênée. Sa main manquait de point
d'appui, ses doigts de jeu. Ce qu'il faisait avait quelque
importance... Cependant, il se possédait trop, pour en pou-
voir être affecté. Il s'entêta, se tint, sut bientôt peser cha-
que idée, chaque terme, suivant l'obscur souci de ne surtout
point se lier. Il dosa l'attendrissement avec la plus extrême
minutie; son émotion sonna faux : il fut satisfait.
« Mon pauvre ami,
« Ma mère m'apprend l'affreux dénouement, il m'atterre.
<' J'avais laissé votre femme dans un état plutôt meilleur.
'< Pouvais-je me douter que je ne la retrouverais pas vi-
'< vante? etc., etc
'<. Comme vous avez dû souffrir 1 comme vous devez souf-
« frir encore ! Ah I j'ai bien pensé à vous, croyez-le, mal-
« gré la distance... etc., etc
« Je voudrais revenir bientôt, mais, hélas ! d'importantes
8
Il, LA HEVUE BLANCHE
^< affaires me retiennent, et je n'en prévois pas la lin. W.)us
f' êtes trop bon pour m'en avoir de la rancune. N'en suis-
» je pas le premier désole?... Allons, du courage, mon
" pauvre ami, du courage : vous en avez fait preuVe, c'est
'< le nioment d'en montrer encore... etc.. etc
ff 11 nest en mon pouvoir de vous dire rien d'autre, sinon
*< que je demeure votre profondément dévoué. — Daniel
^. Mellis. >/
Il omit de donner son adresse, sciemment, (Mme Mellis
l'avait déjà transmise) — et. la lettre à la boîte, n'y sc^ngea
plus. Le vacarme parisien étouffa encore une fois ses pen-
sées.
... Ce ne fut que deux jours après, qui! lui \'int à I es-
prit de répondre à sa mère. D'abord, il résolut de lui con-
fesser, en cvnique, ses réels sentiments à l'endroit de
Lagarde, la secrète raison de leur intimité, sa chère insou-
ciance toujours vivace. Mais l'idée d aborder si précisément
cette question lui fit craindre de ranimer en lui un souve-
nir mourant et une colère presque éteinte. 11 écrirait, sans
doute, mais pour ajourner S(^n retour, plaindre le veuf en
termes vagues, et se taire sur l'absurbe homélie d'une mère
par trop chrétienne. A celle-ci d'interpréter cette réserve.
11 fit ainsi.
11 dut bien faire, car à ses deux réponses les réponses
tardèrent, tant de Lagarde fâché ou sans courage, que de
Mme Mellis déconcertée ou devinant. Au reste, Daniel
n'attendait guère. Les jours passaient, tumultueux... \"rai-
ment. il ne pensait point devoir rentrer de longtemps à
Argentières... Mais tout à vixre ou s'étourdir, pensait-il,
même ?
— Un soir.au promenoir d'un music-hall en vogue, Da-
niel eut une " absence // : le temps d'une seconde, il cessa
de voir, d'entendre et de sentir... Mais repris aussitôt par
l'atmosplière ardente, les feux et le spectacle bigarré, à
peine s'il la constata.
— Le lendemain, traversant un pont il reçut un choc
brusque. 11 '^'éveilla. Dormait-il donc? et si tôt. Irais lavé.
LE CONSOLATEUR lU
au sortir de sa chambre? Ce semblait être. Le passant dans
qui il s'était butté, jurait, injuriait.il s'éloigna vite, lucide,
mais évitant d-approfondir.
— Rentrant chez lui de nuit, après une de ces prome-
nades Trénétiques pour lesquelles il trou\ait toute soirée
trop courte, il Tut plus las. 11 déposait sa montre sur la
table:
— Onze heures?^...
^'oilà bientôt huit Jours qu'il ne se couchait plus qu'a
minuit et demie, et encore à regret!
— Arrêtée!... — Non... Comment?...
Elle chantait à son oreille... Onze heures ! Pourquoi être
déjà rentré? pourquoi si las déjà? Néamoins il dormit.
Mais, les jours qui suivirent, son attention éveillée s'ob-
serva presque malgré lui. Il se surprit à rêvasser, ou à s'ab-
straire, — peu de temps, mais souvent, et lorsque tout le
sollicitait alentour. Au théâtre, au café, une parole, un geste
le tiraient d'une fugitive torpeur, dont il prenait soudain
amère conscience... Et quoi ? S'ennuyait-il? — Non! non!
Cette simple question soulevait sa révolte... Tous ses sens
se rouvraient, poreux. Et l'heure d'après les pénétrait davan-
tage de joie... S'ennuyer? 11 riait, grisé... Ah ! ah ! ah ! La
preuve était faite.
Et pourtant, bientôt, il dut à une passagère clairvoyance
de constater, oh ! tristement, que s'épuisait l'objet de ses
étoiinements... La secousse comme électrique dont naguère
vibraient ses sens à tout contact, semblait de jour en jour
atténuée...
— On ne peut toujours découvrir — disait-il, plutôt que
cie franchement s'avouer une naissante indifférence aux plus
neuves des découvertes... Et il se contentait de ce bonheur
moven, en attendant.
Or. un soir, il bâilla, s'étira, renrersé sur la banquette
d'un café, et il comprit sa lassitude.
— D'où vient-elle? N'ai-je point tout ce qu'il me faut ici ?
Que me manque-t-il? Rien...
Répondu trop vite ! Il se reprit.
— 11 manque quek][ue chose à ma vie... voilà... Mais
quoi ?
"^ LA REVUE BLANCHE
Il se força à une mémoire lointaine.
— Argentières?... Je jardin?... les champs?
Certes non. A évoquer les si familières images du perron,
du puits, de la haie, il peina'it. Alors quoi?
— Ma mère ?...
Justement, il venait d'en rece\-oir une autre lettre aimante
et sans morale celle-là. 11 la voulut relire'; en bon fils même,
il s'attendrit, — mais reconnut que sa présente affection
se satisfaisait de ces lignes.
— C'est peut-être l'amour! plaisanta-t-il ; qui sait?
Et l'idée s'envola.
Elle revint, précise, le lendemain matin, peu après son
réveil. Le lit était profond. Une demi-obscurité enfumait la
chambre... On frappa.
— Une lettre pour monsieur !
D où?et de qui? Daniel songea
— Voilà ce qui manque à ma vie. peut-être...
Les rideaux tirés, la lumière entra. 11 rompit l'enveloppe,
chercha la signature.
— Armand Lagarde...
Il éclata de rire.
— Non, ce n'est pas cela...
Alors, il lut — et devint grave.
*( Mon bien cher Daniel, /
'^ Votre excellente mère a dû vousécrirepourmoicomme
'' je l'en. avais priée. Depuis la catastrophe, je ne puis suivre
-^ une pensée. Voici les premiers mots quej'ai la force de
'' tri1cer...pour vous. ..j'ai votre pardon, n'est-ce pas? — Ah 1
" rien... rien n'a pu remplacer votre présence dans ces cir-
" constances terribles. ..Quand j'ai appris votre départ, j'ai
'^ doutéun instant devotreamitié... Oh ! un instant ! Daniel !
" le désespoir. ..Maiscomprenez...jevouscroyais au courant
'" de la chose... Je ne pouvais m'imaginer, ô pauvre fou,
" qu'unepersonneau monde ignorâtma douleur... J'étais un
" pauvre corps à la tête perdue... Sans doute... oui... vous
'-' allez metrouverbien égoïste... encore... Mais votre dévoue-
*' ment m'v a habitué... Et puis... il faut bien le dire...
'iî: et puis... je ne peux plus me passer de vous... c'est
LE CONSOLATEUR I I7
« ainsi... Ah I si vous saviez les épreuves que j'ai traver-
« sées solitaire... si vous saviez... »
Et, comme de vive voix, Lagarde racontait la brusque fai-
blesse d'Hélène, son agonie, sa mort, le service funèbre,
les iours de désespoir dans la vide et froide maison. Son
style était semblable à sa parole : longueurs, minuties, répé-
titions, naïvetés et cris. Daniel voyait ses gestes, sa per-
sonne,— et le banc. 11 se trouvait transporté à Argentières,
malgré lui sous la -r. coupe » de son éternel obligé. Il grom-
mela.
— Encore?.., et jusqu'ici?... Je comptais sans la poste...
Pourtant, il acheva. Lagarde concluait :
« Je sais que vous avez des affaires là-bas : je patiente.
« Mais d'ici-là, au moins, Daniel, écrivez-moi: et de façon
« moins brève. Que vous coiite d'écrire posément, longue-
« ment, comme si nous étions l'un à côté de l'autre, et que
« nous causions. Oh ! trouvez un moment pour me répondre
'< vite. Je vous récrirai aussitôt. Est-ce trop demander à
€ votre amitié ? Crovez bien que la mienne vous reste in-
<< tacte, entière, infinie de reconnaissance et de dévoue-
« ment.
<"< Un pauvre abandonné, Armand Lagarde. //
Daniel sauta hors du lit.
— Pourquoi pas? Ecrire et répondre et récrire... ça serait
bientôt tous les jours avec lui... Tenons-nous...
L' chassa l'atmosphère factice montée de ce papier de
griffonnages.
— Un mot de temps en temps, décida-t-il... Ah non! ce
n'est pas « lui // qui manque à mon bonheur... ah ! ah 1
11 rit... mais il avait besoin de se le dire.
Le jour passa dans une réaction bienfaisante. Or, au soir,
sans raison. Daniel se sentit désœuvré. Même rue, mêmes
gens, même joie. Pour la première fois, il se demanda fran-
chement ce qu'il pourrait « faire». Force et précision man-
quaient à son désir.
Si j'allais voir ma tante I
Cette idée, il l'avait eue et violemment repoussée, comme
''•"^ LA REVUE BLANCHE
il débarquait à Paris. Et voici que, soudain, il raccucillait
presque avec un sourire. Mile Dagnet habitait tout en haut
de Montrouge, passé la barrière. Il se souvenait de son
appartement exigu, pi'opre et triste, plein dïine odeur spé-
ciale d " enfermé >/ et de vieille llUe. 11 ne l'avait point
vue depuis dix ans au moins. Sa visite la surprendrait, et
c était là pour lui un but de promenade. Il se félicita d'avoir
un " but //... La pluie commençait, lourde et tiède. Malgré
la pluie, il s'y rendrait.
11 lut sur une plate forme encombrée, sous l'escalier, les
jambes fouettées d'eau. A un arrêt, une dame sortit de l'in-
térieur de l'omnibus. Tant bien que mnl, tenant ferme la
barre du plafond, évitant les pieds, il se glissa jusqu'à la
place libre et s'affala avec un gros soupir.
— Pardon !
Dans la douceur de ]"aband(jn il avait heurté iion voisin.
L'excuse faite, bien assis, à l'abri, il laissa vaguer son regard.
Par le soir gris fuyaient de blafards réverbères, des devan-
tures mirées au bitume, des parapluies. Le ruisselleiiient
continu brouillait les vitres d'une lumière diluée. BienttM
une buée opaline se posa, bornant la vue au spectacle de la
voiture. Et l'œil de Daniel en fit le tour, distrait.
Ces gens inconnus les uns aux autres, réunis là par le
hasard sur deux rangées, sous le réflecteur cru d'une lan-
terne \'ive, face à face, côte à côte, genou à genou, coude à
coude, l'amusaient à la façon des poupées d'un jeu de mas-
sacre et sans plus de psychologie. Au reste, ni tic, ni
malformation, ni étrangeté de costume dont fixer ici
son attention. Sur sa propre banquette, il constata à droite
la gravité d'un m(msieur à favoris roux ; à gauche la niai-
serie d'une modiste à carton blanc, et des deux côtés se
perdit dans la perspective confuse des plus ordinaires pro-
fils, nez à binocle, ventre à chaîne. Quant à la banquette
opposée, malgré qu'il eût tout loisir d'examen, ilse contenta
de la dénombrer hâtivement, ('ne dame de province obs-
truait de paquets la porte, son jils près d'elle touchant de
la pointe despieds le sol ; uq jeune Anglais de belle chair
dominait une jeune fille insignifiante et fraîche accompa-
gnée d une mère assez mûre non sans prétentions encore ;
I.K nONSOLATEUn ii<>
d'un panier plein une énorme marchande gênait un petit
vieillard maigre et terne ; d'autres non moins quelconques
complétaient la rangée. Daniel lut les affiches au plafond,
s'en fatigua, et de nouveau fit le tour de la compagnie.
Mais cette fois, il s'arrêta.
C'était un petit vieillard, de cheveux 'poivre et sel, mal
rasé, tout en rides, sans forme de corps, sans couleur de
peau. 11 paraissait perdu sous son chapeau haut de forme,
hors de mode, au poil rebroussé et roussi, et dans les plis
d'un pardessus luisant et large. Et seul semblait le soutenir
le squelette fléchissant de son parapluie qui s'égouttait
dans les rainures du plancher. Au demeurant, il était pareil
en tous points aux petits vieillards peu fortunés des grandes
villes. Y avait-il donc lieu de le tant regarder?
Daniel, dans la crainte d'être impoli, tourna la tête et
s abîma dans un songe dénué d'objet. Son ouïe démêlait la
trépidation des vitres, le cri des essieux, lechoc des sabots:
les bruits l'occupant, il cessait de voir. Lorsque se réveilla
sa vue, il la surprit fixée au point d'où il l'avait à l'instant
arrachée. Il s'étonna, sourit, la porta sur d'autres visages,
mais dès la minute suivante la retrouva sur celui-ci. Cette
insistance inexplicable firrita : ses veux brusquement
écartés revenaient, et ne s'écartaient mieux que pour mieux
revenir là-même où Daniel ne les voulait point, sur le petit
vieillard si pareil à tous les petits vieillards des grandes
viljes.
Entin, sans raisonner sa mystérieuse impulsion, il s'ac-
corda un discret examen, sous cape. 11 osa regarder les
pieds d'abord, baignant dans des bottines à élastiques flas-
ques, le pantalon trop court ensuite, dessinant l'ossature
aiguë des genoux, le pardessus marron où déjà paraissait
la corde, les manchettes élingées bas sur les mains , l'in-
complète rangée de boutons, le nœud tout fait de la cra-
vate noire, le col froissé, et puis le cou... 11 joignit les pau-
pières, se laissa submerger de tumulte : cahot, tremblement,
glissement, suivant la qualité de hi chaussée; mais, de plus
en plus curieux, vainquit sa crainte... et il vit aussi le
menton piquant, la bouche sans lèvres, presque sans dents,
le petit nez aux narines béantes, et l'œil surtout, l'œil
I2() LA REVUK RLANCIIE
gris, fixe, doux, résigné, avec parfois une étincelle d'in-
quiétude.
— Assez regardé, décida-t-il soudain, honteux.
11 se boucha les yeux... mais aussitôt songea.
— D'où vient-il?... Où va-t-il? Il porte sous le bras une
espèce de vieille serviette... Encore quelque employé de
bureau!... Il nest pas riche... non... 11 a peut-être des
enfants... qui sait?''...
Le bercement du véhicule, favorable à ces imaginations
s'arrêta net. Et le petit vieillard se leva, descendit, et sous
son parapluie partit obliquement d'un pas rapide et régu-
lier. Daniel, retourné, effaça dun doigt la buée de la vitre,
et le vit s'éloigner, se perdre — mais en pensée l'accom-
pagna plus loin.
— Suis-je enfant, pour ni'intéresser à cela ! plaisanta-t-il en
passant à pied la barrière.
Mais ce fut là toute sa crainte : il ne s'aperçut point qu'il
ne s'ennuyait plus.
Comme il atteignait la maison de sa grand'tante, il cons-
tata qu'il n'avait plus le moindre désir de la voir. 11 entra
cependant. La concierge répondit du fond de sa loge.
— Mlle Dagnet ? Oh! à cette heure, vous risquez de la
déranger. Elle est à dîner, sinon à dormir. La pauvre
demoiselle se couche avant les poules, elle a ses manies...
à son âge...
Au lieu de saisir le prétexte, Daniel, sur cette simple
phrase '' eut envie » de monter.
— Mais... je suis son neveu, objecta-t-il.
— Dans ce cas, allez toujours voir. Vous frapperez quel-
ques petits coups à la porte. Mais si on ne vous ouvre pas,
inutile d'insister. Ce que j'en dis, c'est pour vous épargner
cinq étages.
L'ascension n'effrava pas le désir subit de Daniel. Il s'é-
lança. Les marches étaient hautes, étroites, de bois non
ciré, salies de pas boueux. Sur chaque palier éclairé par
une flammèche donnaient quatre ou cinq portes et deux
couloirs profonds. Des voix traversaient les cloisons. Des
odeurs de cuisine se répandaient. Daniel, comme intéressé,
s'attarda à lire une carte jaune fixée auprès d'un cordon de
LE CONSOLATEUR i il
sonnette, à écouter des cris d'enfant, à préciser des bruits,
à souhaiter que s'ouvrît une porte sur un de ces intérieurs
ignorés. Quand il frappa, son cœur battit, et il ne douta
pas qu'allât paraître Mlle Dagnet en personne , malgré
l'heure. 11 prêta l'oreille, imagina des pas traînés au fond
d'un couloir et toujours plus proches, et dut constater le
silence. Il frappa, attendit, refrappa, et se tint debout long-
temps, une jambe ployée, prêt à saluer et entrer, immo-
bile, alors qu'il était évident qu'on ne répondrait plus ce
soir. Enfin, il lui fallut descendre, tout plein de la plus
noire déception. Il chargea la concierge de l'annoncera sa
tante, pour le dimanche, au début de l'après-midi. Grâce
à quoi il put revenir, fredonnant, sous les arbres de l'a-
venue.
Il dîna chez un marchand de vins du quartier, dans une
petite salle* fermée d'une demi-cloison, à côté d'ouvriers
couvreurs. Il désira précisément ce qu'il les vit manger :
tête de veau à l'huile, haricots rouges, fromage, vin épais
et pain lourd. 11 partagea, avec leurs goûts, leur faim et
presque leur conversation : sa timidité seule l'empêcha d'y
jeter son mot, malgré que le sujet lui en fût assez étranger:
paie, accident, misère, grève... — Ils partirent: Daniel en-
tama son fromage à peine et paya.
— Bon dîner, se dit-il.
Il ne croyait qu'à un caprice.
Ayant traversé tout Paris dans une marche forcenée —
faubourgs, quartiers populeux ou tranquilles — il s'étonna
de se retrouver en plein boulevard, au milieu d'une étour-
dissante cohue. Les heurts se froissaient. Les rires lui son-
naient douloureusement dans l'oreille. Il se coucha morose
et las.
En avait-il déjà fini avec des ivresses si neuves? Réso-
lument, il les fallait ranimer et entretenir. Daniel exerça sa
gaieté, força son rire, se persuada naturels ses élans les plus
factices, et jusqu'à ces crises d'ennui qui s'aggravaient, se ré-
pétaient et commandaient toujours de plus difficiles réac-
tions. Et certes il savait promener et flâner encore, voir et
I '•> LA REVUE BLANCHE
^ciuii. CL non bans juic, mais il semblait que devant le spec-
tacle de la rue son intérêt se déplaçât. Un plaisir différent,
nouveau, encore obscur, naissait, qu'il ne pouvait déjà ap-
précier en toute conscience, ^'oici que peu à peu s'effaçait
le décor pour mettre en relief les hommes; que, de ceux-ci
s'imposait la phvsicMiomie davantage, aux dépens du
trop pittoresque aspect. Daniel ne s'abandonnait plus au
cours régulier de la foule; il v découvrait désormais trop
d'occasions de détours, d'arrêts, de reculs, de poursuites.il
croisait un regard, s'étonnait d'un visage, prenait à son
adresse tel sourire : et pour en prolonger la contemplation,
il pressait tour à tour et ralentissait son allure. A son insu-
il déchiffrait des existences, en passant. Mais ces plaisirs
inavoués étaient impuissants à remplir sa journée.
Au soir, devant le même café du même boulevard lavait
ramené l'habitude. 11 ne regardait point passer; une som-
bre détresse envahissait son âme. Un enfant de douze ans,
humble, les yeux très doux, le cou bruni délicieusement
rond sortant d'un vêtement sordide, lui vint offrir comme
aux autres consommateurs un crayon. Daniel en fut à l'ins-
tant réveillé ; une discrète svmpathie le ranima ; il se pen-
chait vers ce petit, il aurait voulu lui parler; jamaisnelui
avait tant pesé le mutisme de ces dix jours solitaires : mais
Daniel ne savait que dire.
— Achetez-moi un cravon, s'il vous plait, monsieur.
Dans la voix tremblait le besoin. Daniel prit une pièce
au hasard dans sa poche et la mit dans la main de l'enfant,
sans la laisser voir. Kt il accepta le cra3^on, en souvenir.
Tous deux étaient rouges de joie.
Mais le lendemain, au ré\'eil, Daniel s'inquiéta de retrou-
ver trop frais dans sa pensée le souvenir de cette petite aven-
turc. Depuis quand une aumône 1 occupait-elle, passé l'ins-
tant et loin le pauvre? Le pire fut que d'autres images s'y
joignirent, entre toutes, celle d'un vieillard pitoyable et
ratatiné, portant une serviette et un parapluie.
— Où l'ai-je vu? Qui est-ce? Ah ! dans un omnibus? Mais
pourquoi v pensé-je?
Daniel brusqua ses réllexions, déclara officiellement que
'' cela // n'avait pas la moindre importance et sortit dans
/
T.E CONSOLATEUR i^^
une belle volonté d'ivresse. La première chose qu'il fit fut
d'acheter des tleurs à une petite fille. 11 se trouva bientôt
fort embarrassé du bouquet et profondément ridicule : il
s'était vu dans une glace. Mais n'osant rentrer à l'hôtel, il
le revint tout doucement poser dans le panier de la petite
marchande ébahie et s'éloigna.
Presque aussitôt il fut sollicité par un attroupement : on
se pressait autour d'un banc où gisait un ivrogne en dépit
d'un agent qui le voulait mener au poste; on riait. Daniel
ne rit pas. Ace moment précis, il s'aperçut qu'avait changé
son point de vue ; il se trouvait soudain dans des rues
neuves, inconnues, et comnie au débarqué : voici qu'il
s'intéressait aux passants. Un bonhomme courant traver-
sait la chaussée.
— Où va-t-il?^
Aussitôt :
— Qu'est-ce que ça peut me faire?
Il se sentait tourmenté à la fois et illuminé. En lui mon-
tait une claire svmpathie ; mais la crainte, les convenances
et une timidité trop longtemps entretenue l'empêchaient
de resplendir franche au dehors. Une lourds voiture. à bras
traînée par un ouvrier hâve frôla sa manche : il s'en fallut
de peu qu'il n'allongeât le bras et poussât à la roue.
Dépassants à passants, suivant certains un bout de rue,
guettant les autres, il arriva sans l'avoir voulu ni senti aux
jardins du Palais-Roval, et la fraîcheur intime de cette re-
traite qui l'eût quelque autre jour glacé, le pénétra d'une
reposante douceur. Paris s'évanouit soudain derrière ce
carré de façades claustrales. Sous des galeries nues le vent
chassa des feuilles. D'entre les nuages un rayon coula jus-
qu'à terre, alluma le jet d'eau et lava les statues, très blond.
Et des pinceaux de rameaux secs couronnant seuls les ar-
bres, quelques pigeons bleutés tombèrent en quête de
miettes dispersées.
Daniel s'assit sur une petite chaise de forme désuète et
charmante. 11 était presque seul. Autour des kiosques de
jouets, des enfants poussaient des cerceaux ou dressaient
des pâtés de sable. Quelques promeneurs contournaient le
bassin. Des emplovés venaient tuer une heure de répit
IV. 'i LA 11 K VUE H L ANC 11 K
parmi l"automne. Daniel les connut tous bientôt. Non loin
de lui. un monsieur de digne apparence s'installa sur un
coin de banc, et d'un papier tira du pain et de la charcute-
rie. 11 sapprêtait a l'aire doucement cet économique repas,
en cachette. Il se'vit regardé, et s'arrêta, gêné. DanieKnon
sans regret, gagna l'autre côté du massif d'un pas grave ;
puis, pris d'une idée subite, se précipita dans une rue voi-
sine à la recherche d'un charcutier. Mais quand il revint
portant un petit pain et des rondelles de saucisson dans un
papier, il ne retrouva pas le monsieur digne dont il pensait
ainsi se rapprocher, et il dut manger seul, furtif, '»: san^
avoir l'air //.
La pluie le contraignit à gagner les arcades. Il longea des
boutiques à louer, closes de tabliers de fer, des devantures
vides aux glaces poussiéreuses, parfois fêlées, et de pauvres
réduits à peine aménagés, occupés de vague commerce. Un
vieil homme à calotte, assis dans l'ombre, derrière un éta-
lage de boutons de chemise, attendait simplement sans un
mot. sans un geste, dans une résignation rêveuse. Daniel
le regarda, mais il ne bougea pas: il semblait la vieille âme
morte de ce vieux quartier mort. Daniel passa et sortit vers
la place, vers la vie. ma foi, nen jugeant plus la joie si
belle.
Sous le portique du Théâtre-Français, il attendit qu'un
projet lui naquît à la faveur d'une tentation fortuite. La
pluie continuait. Des gens se tassaient à l'abri. 11 resta
parmi eux. planté devant l'affiche du spectacle, la lut sans
y s(jnger, fit quelques pas de droite et de gauche, autant que
le permit l'espace libre. Mais de tous ceux qu'il coudoya,
nul ne sembla mériter son attention sympathique, du moins
jusqu'à ce que parût — ou bien qu'il remarquât — appuyée
contre un coin de mur, une vieille, immobile, grave et
mystérieuse. On la savait dès l'abord convenable : sa robe
s'effaçait sombre et discrète ; son chapeau garni de simples
dentelles et de grains de cassis a\ait la forme d'un bonnet;
il seyait à son âge ; et le visage noblement modelé, à peine
déformé de rides, les cheveux d'argent séparés sur le front
en deux bandeaux ondulés, on l'eût prise aussi bien pour
une dame à l'aise, passé le temps de la coquetterie — d'au-
LE CONSOLATEUR 120
tant qu'elle portait fier encore. Mais dans ses mains, verti-
cal, offert, exposé, luisait un plat orné de peintures banales:
et elle était là pour le vendre.
Tel contraste frappa Daniel. Déjà passé, il repassa. Sous
la native dignité et sous le commerçant sourire, la détresse
perçait. Les bras n'avançaient pas, à peine s'inclinait le
corps, et les lèvres n'osaient de paroles solliciteuses : ce n'é-
tait devant elle qu'un défilé d'indifférence et de légère com-
passion : un regard au passage, pas plus. Daniel, presque
tremblant, désespérant d'être remarqué par la vieille dame,
prit le parti de se tenir à peu de distance, comme en extase,
devant le plat colorié. Un motif de tulipes rouges tranchait
sur un fond jaune où volaient des oiseaux bleu ciel. Il fixa
là ses yeux et ne bougea plus. Nulle réponse. 11 persista ; il
connut bientôt chaque touche de pinceau, chaque détail,
chaque défaut ; mais peu à peu la crudité des couleurs se
faisait moins laide. Daniel ne trouvait plus le plat sans
agrément. Il voulait l'acheter, ce plat. 11 admirait toujours:
quoi? pas une parole, pas un geste pour le lui offrir; la
pauvre dame l'avait-elle seulement remarqué? — Et puis,
qu'en ferait-il? Il se vit ridicule, chargé pour tout le jour
de cet embarrassant objet. Et résolu, il quitta Tabri des ar-
cades, presque d'un saut, et sous son parapluie s'élança
parles rues n'importe dans quelle direction.
'.'ers cinq heures du soir — fut-ce hasard, instinct, vo-
lonté, le savait-il? — il se surprit à traverser la même
place. Il songea à la vieille. Il lui sembla qu'il n'avait point
cessé d'y songer toute la journée.
— Elle est peut-être là encore.
Il la chercha, mais ne la trouva pas.
— Elle aura vendu son assiette, se dit-il.
Et il en fut tout consolé.
Après dîner, comme il bâillait, au fond bruyant d'une
taverne, l'image de Lagarde lui vint au cerveau.
— Le malheureux! Mais je ne lui ai pas répondu encore.
Il rentra au galop, comme ravi de cette obligation et com-
posa une lettre affectueuse, ma foi sincère, qu'il relut sans
la regretter. Il n'y parlait point de retour.
I ''• :..\ H.v:\\:i-: \v,.\\ciif.
11 fut au Palais-Royal dès neuf heures. Il ne supportait
décidément plus le fracas; et n'était-ce pas sa calme pro-
vince qu'il venait retrouxer ici, à son insu?^ Le monsieur à
la charcuterie ne reparut pas. Au fond de sa boutique se
tenait toujours impassible le marchand de boutons. La
conversation plaintive dun mélancolique garçon anima le
repas modeste, à prix fixe, que s'offrit Daniel. A une heure,
le portique du Théâtre-Français n'abritait encore personne.
Mais un quart d'heure après s'y retrouvait plantée la vieille
dame au plat : et Daniel rayonnait. 11 avait gelé la nuit der-
nière, soudain, l'n vent glacial et coupant soufflait ; il
fut tout réchauffé par cette seule vue. 11 approcha : hélas 1
tulipes, oiseaux bleus, le plat peint n'avait pas changé; et
non un double, bien le même; Daniel avait remarqué la
veille ce petit trait de pinceau maladroit qui dépassait le
bord d'une aile. Elle lavait tristement remporté, elle le
rapportait, pour le remporter encore, peut-être.
Le manège recommençait. A chaque passant, la vénéra-
ble vieille offrait le plat dun mouvement imperceptible.
On regardait parfois, on n'achetait jamais ; certains riaient.
Par deux fois elle pinça les lèvres.
— Tiens! encore là, la vieille!
— Klle V couche, probable.
Daniel fut indigné. A tout prix il lui parlerait, il saurait,
il... consolerait — dût-il pour cela acheter le plat. 11 ras-
sembla ses forces intimes, balança le pied, et les premiers
pas faits ne sut plus reculer. Son exclamation lui sembla
bien factice.
— Ah ! le joli plat.
La vieille dame ne put dissimuler sa joie.
— Monsieur voudrait...
Elle n'achevait pas : la moindre avance lui coûtait. Daniel
se reprit.
— L'acheter... parfaitement... si ce n'est pas trop cher...
— Oh ! monsieur le paiera ce qu'il voudra, dit-elle.
— .\h ! mais... je ne sais pas... \^3us devez mieuxen con-
naître quemoi la réelle valeur...
LE CONSOLATEUR i'^;
Ils se regardaient, indécis ; il n'était pas plus fait pour
acheter qu'elle pour vendre. Elle n'osait prononcer un chif-
fre par délicatesse, honte, crainte. Daniel risqua :
— 11 vaut bien quinze francs...
— Oh ! monsieur...
11 crut avoir offert trop peu.
— Vingt francs... alors... j'y mettrai bien vingt francs...
— Ce n'est point ce que je voulais dire, ^'ous ne m'avez
pas comprise.
— Si, si ! il vaut bien vingt francs... Il me plait.
Prise entre l'humiliation et la reconnaissance, la ^■ieille
balbutiait et ne protestait plus. Mais, fouillant son gousset,
d'une voix tremblée :
— Charmant... charmant... Ces oiseaux... ces tleurs...
C'est vous qui... les peignez... sans doute... madame...
— Non. monsieur, c'est ma fille...
Elle faillit pleurer, mais contracta, d'orgueil, ses traits.
Daniel, prolongeant sa recherche, se sentait démonté par
la brièveté de la réponse. 11 dit encore :
— Ah! mademoiselle votre fille a un remarquable ta-
lent...
Il avait remis les vingt francs discrètement à la vieille
dame, prenait le plat, le plaçait sous son bras, ne voulait
pas sitôt partir.
— Mais ça doit très bien se vendre?
— Assez bien, dit-elle polie.
Et comme elle s'inclinait, il comprit, sourit et salua.
— Adieu et merci, madame.
Elle n'eut pas le cœur de le remercier : il se montrait
trop charitable.
Elle rentrait : Daniel songea à la suivre: puis y renonça.
Sa dernière parole l'habitait :
— Assez bien 1
O pauvre mensonge î Assez bien 1 Et elle était revenue au-
jourd'hui avec le plat de la veille, et elle viendrait tout à
l'heure avec un nouveau plat qu'elle mettrait des jours à
vendre, tandis que sa fille à la maison s'acharnerait à son
« art d'agrément // comme à la plus douloureuse besogne.
Daniel les voyait toutes deux, dans leur triste et petite
\2H LA UEVUE BLANCHE
chambre, le soir, et il oubliait que lui-même s'en allait au
hasard, parce vent froid de fin octobre, le plat colorié sous
le bras, dans une précipitation grotesque et sans raison.
Il se retira dans un square vide, derrière un bosquet de
fusains, sur un banc. 11 posa le plat surses genoux, ses mains
sur le plat, et rêva longtemps. Le froid Ten chassa. Il rentra
tout droit à l'hôtel et n'en sortit point, même pour dîner.
Il commençait à oser comprendre la transformation qui s'o-
pérait en lui. Il tira les rideaux, mit la flamme au foyer, al-
luma la lampe et reprit la première lettre de sa mère. Le
souvenir de certains passages l'en tourmentait, 11 la voulait
relire, préciser, méditer. Il ne se suffisait pas à lui-même :
quelle autre pensée lui serait soutien?
-r Tu as appris qu'il n'y a pas seulement du bonheur en
« ce monde,., oui... oui... La consolation est un noble em-
'< ploi, le plus noble qu'on puisse faire de son existence...
« Oui, en effet... //
Il revenait surtout à ces deux phrases Sa faiblesse les ré-
pétait, les apprenait, s'y soumettait. Il rêva qu'il consolait
la vieille dame.
*
* .♦
Le lendemain était jour de Toussaint : Daniel pour-
tant espéra la revoira son poste. La ville se vidait aux ci-
' metières et aux églises. Les boutiques restaient fermées
aux rues désertes. Quatre heures sonnaient que la vieille
dame n'était pas là. Las d'attente et de déception, Daniel
se rappela trop tard qu'il avait promis sa visite à Mlle Da-
gnet pour le jour même. Elle l'attendait, elle l'avait attendu,
car le temps de s'y rendre et elle ne recevrait déjà plus. Il
sentitdoubler sa détresse. 11 aurait peut-être eu à la conso-
ler, elleaussi. Risqucrait-il un vovage inutile?^ Il chercha
un cocher, n'en trouva pas, et prit enfin le parti de rentrer
avant la nuit, comme la veille. Il jugea sa journée perdue;
il ne vit point de quoi occuper sa soirée, et avant de sim-
plement se coucher, il s'employa à emballer son plat dans
une caisse convenable parmi un doux chevelu de copeaux;
il avait eu soudain l'idée de l'envoyer à Mme Mellis.
— Ça lui fera plaisir sans doute... Surtout quand elle
saura de qui je le tiens.
LE CONSOLATEUR ' 129
Et il faillit rédiger une lettre rien que pourfaire ce récit.
Au saut du lit il songea aux Morts. Chaque année, à cette
occasion, il accompagnait sa mère au cimetière, unique tri-
but de piété qu'il eût coutume d'apporter au souvenir ef-
facé de M. Mellis. Mais l'habitude lui était si bien devenue
un devoir, que, sans lutte, sans transition d'aucune sorte,
il se sentit tout prêt à rentrer à Argentières, pour cela seul.
Dans son âme déshabitée le moindre écho avait le retentis-
sement le plus formidable.
— Qu'est-ce qui me retient à Paris?
Il savait quoi. Il -'< devait >/ repasser aujourd'hui encore
sous le portique du Théâtre-Français. Ce 'K devoir// le pas-
sionnait davantage ; il resterait.
Tours et détours, stations, allées et venues : elle n'arri-
vait pas.
— On va me prendre pour un espion, bien sûr.
Puis :
— Mais que ferai-je au juste? Qu'est-ce que je lui veux?
Nous verrons bien...
Elle parut, portant un nouveau plat où des guêpes en or
volaient sur des pêches en sucre, et Daniel se trouva encore
plus dépourvu. Il se tint d'abord à distance, s'agita, fit
quelques pas, rebroussa chemin avant d'être arrivé jusqu'à
elle, revint et, plus hardi, passa : elle ne l'avait pas vu. Lui
faudrait-il aussi acheter l'autre plat? La belle avance ! Et
vraiment la peinture ne justifiait point empressement sem-
blable. Il se contenta de passer encore, les yeux fixés sur le
noble et pauvre visage, pour une sympathique provocation.
Cette fois elle le vit, elle le reconnut, esquissa un salut
correct que Daniel d'un grand coup de chapeau prévint, —
mais ne répondit pas au sourire.
Il était indécent d'insister : il partit. Sa tête alors s'em-
plit d'un brouillard vague, ses yeux mouraient; fuyant, il
s'arrêta. Pourquoi tendre encore cette jambe? Vers quoi?
Toute raison d'agir n'était-elle perdue? Il fallut le rire
étonné d'un passant et la menace d'une voiture pour qu'il ne
restât pas au milieu de la rue, sur place, ainsi que foudroyé.
Le souvenir des ivresses passées dora un instant sa mé-
moire.
I i*> LA REVUE BLANC HE
— Mais jai aimé ce bruit, ce mouvement, ces feux !...
11 ne les aimait plus, voilà tout. Par simple acquit de
conscience, il regagna les lieux de ses plus clairs enthou-
siasmes. La moue ne quittapoint sa bouche ; son front garda
le même pli. Bien pire, au plus gai de la ville, au plusépais
de la foule, au plus brûlant de la vie factice du soir, il eut
un grand frisson de solitude, 11 en revint les dents claquantes,
tout courant, pour ne trouver comme refuge que sa cham-
bre d'hôtel apparue soudain misérable. 11 vit Tusure du ta-
pis, le crin sortant des meubles ; sous lui les ressorts fati-
gués du vieux fauteuil crièrent. 11 eût pleuré, comme un
enfant qui veut, sans savoir quoi.
11 répétait.
„ — Que me faut-il? Quoi... qui me manque? Cette vieille?
Mais... mais... elle ne veut pas que... Tout m'échappe...
Tout... tout m'échappe 1
Il tendait des mains suppliantes — vers rien. De qui es-
pérait-il donc son salut?
Mais un nom lui venait aux lèvres, amer et doux. 11 n'o-
sait pas le prononcer comme s'il en eût craint le timbre. —
On frappait : il ouvrit; une lettre. 11 savait quelle; il l'at-
tendait ; celle-ci apportait encore le nom que différait sa voix
craintive: Lagarde.
Daniel Mellis ne pouvait plus feindre de lignorer. Cela
seul lui manquait : la vie à deux, la confidence quotidienne,
la douleur compatie,/c7 consolation. Si pénibles, si rechignes
qu'eussent paru les cinq longs mois de tête à tête avec La-
garde, ils n'en avaient pas moins créé comme une atmos-
phère morale où respirait journellement Daniel, Et si dé-
cidé quil s'en retirât, par un simple besoin vital, il y devait
nécessairement revenir, il revenait.
Tout d'abord, cet obscur désir de retour s'était, au hasard
des rencontres, émietté en mille petites actions, dispersé
sur cent petites détresses — sans cependant s'en être satis-
fait. L aventure de la vieille dame avait pu quelques jours
abuser Daniel sur lui-même. Il surgissait dès lors impérieux
et net.
Daniel devait revoir Lagarde. L'habitude était prise, le
lien tissé, qui pouvait s'allonger sans doute, non se rompre,
LE CONSOLATEUR lii
et se rétracterait comme le fer après les chaleurs de l'été.
Daniel devait revoir Lagarde. Lagarde faisait partie de sa
vie comme jadis la maison, le jardin, la prairie, les champs.
Daniel devait revoir Lagarde simplement.
La lettre lue ne fut pour rien dans une décision déjà prise.
11 parcourut sa chambre, affaire, sans se sentir faire, réunit
ses habits, en bourra sa valise, se mit au lit et dormit
vite.
Il se réveilla tôt; le silence emplissait Thôtel. 11 surprit
le garçon de nuit en lui venant demanderThoraire des trains.
Le premier ne partait qu'à huit heures et demie. 11 se pré-
para cependant. Puis sortit, agacé d'attente. Blême et lent
se levait le jour entre de' charbonneux nuages : les rues
semblaient plus sales ; des camions roulaient : il rentra et
se tint au fond de sa chambre sur un coin de chaise, tout
prêt au départ, sa valise à ses pieds, son chapeau sur la
tête, et dans sa main son parapluie — ainsi deux heures.
Quand il gravit Tescalier de la gare, il ne se retourna même
pas. Et le train l'emporta, comme la destinée.
11 n'y fut plus quune chair somnolente. A peine chaque
arrêt rou\^rait-il sa paupière. Les noms de stations ne lui
rappelaient rien ; ils lui semblaient criés en rêve.Etle ron-
flement complice du train aidait à son engourdissement
assoupi. — Pourtant, un mot clamé lui fit dresser l'oreille.
Il reconnut le lieu, s'étonna d'y passer. D'oij venait-il? Oii
allait-il?'' De Paris?... A Argentières? Quel songe avait
ainsi troublé sa conscience? Voilà qu'il ne s'expliquait
plus pourquoi il était venu à Paris, comment surtout il
avait pu quitter Argentières... 11 souriait, bêtement in-
trigué...
Comment? il demandait comm.ent'r Un éclair de logique
éblouit sa pensée. Il revit tout le drame présent, vivant,
vécu, tout le tragique enchaînement des faits : l'agonie, la
mort et la fuite... Et il reprit du coup sa plainte ter-
rifiée...
— Je l'ai tuée... tuée...
Il bondit.
l'i'^ LA IlEVUE BLANCHE
— Et c'est lui... que je vais retrouvera Argentières ?
Un désespoir pareil le soulevait.
— Mais je suis fou... je suis fou...
Assez de folie... Il descendrait à la prochaine station
pour repartir. Ce fut une tempête " d'épouvante comme il
n'en avait point connu depuis le jour de sa première fuite.
11 haletait, pleurait, se battait la poitrine, se raidissait pour
mieux vouloir, et déjà étreignait la poignée de la porte,
guettant l'arrêt.
L'arrêt fut trop long à venir : le nouveau Daniel avait
repris posture en face de l'ancien, fort de son inertie, et la
lutte déjà n'était plus que discussion.
Celui-ci s'écriait, dun ton de mélodrame :
— \'a revoir ta victime! va! xal qu'elle te reproche ta
honte, ta compassion, tes conseils... Ça ne l'empêchera pas
de t'en demander d'autres, sois tranquille... Et une fois re-
pris, elle ne te lâchera plus. Ah ! tu n'as pas épuisé le tour-
ment! Retourne! retourne!
Mais celui-là, simplement :
— Eh! je le sais bien... et que je vais souffrir encore une
vie de monotone affliction... Ou plutôt je ne sais rien de
cela, rien. ^^ 11 >/ me manque, voilà tout, et je reviens.
Curieuse facilité de ce départ : c'avait été comme une
chose naturelle, prévue, attendue, entendue. Contre une
action entreprise avec tant de simplicité, nulle récrimina-
tion qui vaille. Daniel Mellis était à bout de forces : il ne
se révolterait plus... — A un moment il se vit triste : et
certes, Lagarde ne comblerait le vide de sonexistencequ'en
y Versant de la douleur; il voulut aimer sa tristesse; le
spectacle de la campagne désolée retint longtemps sa con-
templation.
.. Argentières approchait. 11 était temps de rentrer dans
la précision de la vie. Daniel allait reparaître devant La-
garde et devant Mme Mellis. Que ferait-il? Que dirait-il?
Il se trouverait honteux de cette fugue mal déguisée, et il
craignait... Oh ! peu du veuf, sans doute; les lettres échan-
gées le renseignaient assez sur Tindulgence du pauvre
homme : les rapports quotidiens reprendraient tels qu'a-
vant. Mais de sa mère davantage : Daniel l'avait quittée
LE CONSOLATEUR I ^^
ignorante de « tout .v; il Ten retrouvait instruite. 11 l'évo-
qua à travers l'homélie chrétienne qu'avaient dictées les
inattendues révélations du consolé : plus belle, plus digne
de respect, investie d'une haute autorité morale dont elle
allait le dominer. 11 trembla, se courba, ses yeux se mouil-
lèrent ; il viendrait à elle simple et sans mensonge, dans
une simple effusion.
— Et je lui dirai tout, sanglota-t-il.
Tout? tout? bien sûr? Et aussi sa haine? et sa lâcheté? et
son égoïsme? Dirait-il encore la puissance détestée de l'ha-
bitude qui seule l'avait pu réduire?
Elle croyait savoir? — si elle eût su le vrai! Il voulait
être franc ? — il mentait à toute heure. Donnerait-il les rai-
sons de sa fuite en outre? Ahl ah! des ricanements l'in-
sultaient. 11 décida : .
— Je dirai tout quand même.
Il forgerait, il apprendrait par cœur la phrase où serait
condensé l'aveu, pour la réciter d'une haleine... Plu
ferme, il en cherchait déjà les premiers mots ; mais sou
dain...
— Moi? non ! non ! Avouer devant elle... Je n'osera
Jamais... Non 1 non !
Son extrêmefaiblessele faisait tout petitgarçon, pâlissant,
rougissant, les yeux pleins de larmes. Alors, de sa soumis
sion la plus humiliée, il balbutia :
-Je viendrai tel qu'elle me souhaite... tel qu'elle me
crtut... avec toute la bonté, toute l'abnégation qu'elle me
suppose. Je serai le consolateur...
En vérité, retournait-il pour autre chose que consoler
Lagarde ?I1 s'apparut sincère.
— Oui, je serai, je suis le consolateur, murmura-t-il, le
consolateur...
11 posa son front au carreau glacé qui voilait le fuyant
paysage d'automne, et dans l'inconscient laissa défaillir sa
pensée : tout était accompli.
...Faute d'avoir annoncé son retour, il ne trouva pour le
ramener de la gare que la voiture publique. Il se plaça sur
le siège près du cocher : il évitait ainsi la compagnie des
bonnes gens d'Argentières ; leurs salutations l'avaient déjà
lî^ LA REVUE BLANCHE
gêné. L air \'\i\ du moins, emporta beaucoup des paroles
qu'il eut cependant à subir. A peine parmi d'intarissables
potins de petite ville, perçut-il quelque maligne allusion —
peut-être à tort. Le pays le ressaisissait de sa détresse plate
et sèche. 11 y reconnaissait toute chose : tel platane dépas-
sant du faîte les autres, tel tournant de chemin, tel bou-
quet de roseaux, et cela même qu'il n'avait Jamais vu, sans
doute. Il ne cessait de favoriser son émotion. Il jouait au
plus naturel le retour de l'enfant prodigue.Le pont trembla:
le bourg découvert montra ses toits de tuiles et son clocher
d'ardoises, et la pente pavée de la rue de la Gendarmerie en
perspective. Et cette fois Daniel ne dut de pouvoir conte-
nir ses larmes qu'à la crainte d'avoir à traverser le bourg-
sous la curiosité attentive de ses ironiques concitoyens. 11
se tint, salua, aussi grave qu'il sut,. le boulanger au maillot
bleu, le cordonnier à la face glabre, l'épicier à la blouse
trop neuve et au nez trop long, presque sans reprendre son
souffle. Il ne respira qu'au faubourg. Mais déjà Tétreignait
une pire angoisse. N'importe, il se hâtait vers la inaison.
Sous sa main chanta la e^i'iUe ; comme en rêve il entendit la
vieille Félicie crier :
— Madame.' c'est M. Daniel !
Il s'avança vers le perron, la tête basse et se retrouva
sanglotant dans les bras de Mme Mellis.
f A suivre.) Henri Ghéon
L'Histoire de
la Guerre an§:lo=boer
■ \
H existe un sentiment africain, très net et revêtant déjà, en outre
d'un certain orgueil continental, une forme politique et économique
chez les Afrikanders et \n\ peu chez les Algériens, — plus vague et plutôt
poétique, mais aussi moral et social chez les créoles des autres colonies
européennes de l'Afrique et parmi les missionnaires religieux ou laïques
qui la parcourent en tous sens et ne retournent en Europe que pour y
prendre la santé nécessaire à de nouveaux et passionnés voyages.
L'Afrique, pays du plus grand Inconnu, leur apparaît comme une im-
mense et magnifique patrie de rêve mystérieux, de forêts vierges et de
splendides alluvions, la terre des vallées merveilleuses — Niger. Con-
go, Nil et Zambèse,— et la Région des Grands Lacs, pour quoi ils res-
sentent une sorte de patriotisme d'explorateur, et qui les attire vertigi-
neusement par toute sa prodigieuse barbarie à connaître, à féconder
et à éduquer.
Africain, on me permettra de signaler tout d'abord dans l'ouvrage
admirable qui vient de paraître (i) une compréhension délicate et vive
de ce sentiment. J.-IL Rosny en a très ingénieusement senti l'impor-
tance capitale dans la guerre anglo-boer : il a fort nettement montré
qu elle était une lutte d'Kuropéens contre Africains, bien plus, la lutte
d'une naissante civilisation africaine supcrienre contre la vieille civili-
sation européenne. Au contraire des Anglais, dont la seule force est
l'argument souverain et qui en couvre toutes les iniquités par la ruse et
l'hyp.'crisie, devenues aussi nécessaires à l'Empire britannique qu'elles
le fureîit aux vieux empires asiatiques, « les hommes que délèguent les
a Afrikanders sont tous pacifiques, tous parlent au nom d'un idéal de
« bonté, de justice, de vérité. C'est qu'ils représentent un peuple nou-
« veau dont l'avenir apparaît immense, qui, après avoir péniblement
« conquis sa place au soleil, voit l'heure venue d'une admirable évolu-
« tion économique et sociale, supérieure à l'évolution européenne. C'est
w le cas des Germains devant Home, mais avec toutes les nuances im-
1) J.-H. KosNY : Im Guerre anglo-hoer, histoire et récits, d'après des documents officiels.
Ouvrage illustré de nombreux dessins, photographies, plans, cartes, et de gravures sur bois
et en couleurs, d'après les compositions originales de Daxiel Yïerge. — Vierge montra
bien ce qui est d'espagnol dans le décor et la vie boers : les terres maigres et rases, les
montagnes nues et ardentes souvent dentelées en sierras, les attelages de bœufs et de mules
gravissant monts et traversant rivières, et l'élégance désinvolte du Boer débraillé comme
un bandit espagnol, le fusil en bandoulière, le feutre vaste et cavalier renversé au bord de
la tête : silhouettes aragonaises en parades aventureuses; et, comme il est juste, au milieu
d'elles l'Anglais figure Don Quichotte. (Éditions de Lu revue blanche, 1 vol. in-l» de 710 pp.
15 fr.i
I ^<» LA REVUE BLANCHE
« posées par un autre Age; car les Boers ne sont plus des barbares, ce
« sont danciens civilisés retournés à la nature et revenus à travers
« mille obstacles, à la civilisation. » Lisez à ce sujet, pour plus de
détail, le très beau chapitre sur ÏAnie des Boers, où, comprenant que
l'histoire d'une telle guerre doit être faite avant tout avec de la psycho-
logie ethnique et de la philosophie. Rosny établit les profondes dilfé-
rences de race, u Lq Boer n'est nullement réfractaire h la civilisation,
« il a seulement désire avec justice (pie cette civilisation fût imprégnée
« du génie de la terre africaine qu'il incarnait; il voulait ne point lu\ter
« l'épanouissement de sa race, ne point perdre tant de grandes et belles
« qualités en les jetant dans le moule trop étroit dune civilisalion
« vieillie comme la civilisation anglaise... autoritaire et impatiente, »
Cette constatation de la diversité d'Africain à Européen se poursuit
jusque dans l'examen de la stratégie. Celle des Boers a été critiquée
par les spécialistes européens qui se trouvèrent parmi eux, mais Rosny
s'attache intelligemment à montrer qu'elle était parfaitement conforme
à leur génie, et que leur souplesse et leur rapidité ne pouvaient exister
sans leur désordre et leur indiscipline. Le grief qu'on leur a fait le plus
fréquemment est réparpiliement. et rien pourtant ne prouve davantage
leur génie ni n'en fut plus caractéristique : la nature du pays et sa
connaissance parfaite nécessitaient la guérilla: leur petit nombre la
leur imposait encore puisfju'elle était la meilleure iililisation de l'unité,
ainsi multipliée par la facilité à se déplacer. D'ailleurs, c'est en bloc
qu'il faut juger, et on ne peut qu'admirer une stratégie qui tint si long-
temps échec à 38o.ooo hommes avec 'io.ooo.
Quand on considère de ces données la guerre anglo-boer, elle appa-
raît plus pathéli(pn^ encore ; elle prend la beauté vertigineuse des
antiques guerres des épopées ; et on comprend que c'était bien logique-
ment à l'auteur de Vninireh et d'Ef/ri/nah, de faire valoir les qualités
extraordinaires du peu|)lc rustique défendant avec son ind(''pendance
primitive ses grands herbages et ses troupeaux. 11 en a dressé une psy-
chologie parfaite, le suivant dans ses trekken, consultant avec lui le sol
mamelonné et pierreux, les savanes du ciel austral, l'avenir aussi incer
tain que la récolte au pays nouveau, péné'trant son ànie religieuse,
admirant sa gravité, sa patience, son héroïsme candide. Il a pris le ton
convaincu, simjde et grand qui était di'-cent. Et voici que ce n'est plus
seulement une épopée, c'est déjà une manière de Nouvelle Bible,
Presque une Bibh; selon Rousseau. Ce qu'il y a de particulièrement
remar(piable dans ce peuple et aussi dans la guerre (\ni\ a soutenue
c'est le retour à l'état de nature, à une certaine animalité. Cela peut pa-
raître d'abftrd étrange chez ces mystiques si l'on ne songe qu'il y a
avant tout la force sacrée et mystérieuse de l'instinct dans la mysticité.
A suivre les opérations com[)lexes et minutieuses de cette guerre, à
regarder les nombreux dessins et ph(»tographies qui complètent fort
heureusement le texte, on est frappé de voir à quel point, liiUant contn^
le plus '< vieux » peuple civilisé, « old l^^ngland /-, et pour en triompher.
l'histoire de la C.UERBE ANGLO-BOER i37
y
les Boers doivent redevenir des animaux, éparpillés dans l'herbe rousse
et sèche du Veld comme des insectes, couchés sur la terre et presque
en prenant la couleur comme des caméléons, tendant dans les champs
des toiles d'araignée en fil-de-fer, creusant des g-aleries souterraines,
se servant de trous comme des fourmi-lions, tirant avec seulement la
tète hors de la terre et prêts à la rentrer aussitôt, plus mobiles au guet
que des cervidés, mettant tout le succès dans la rapidité, la souplesse,
l'adresse, et aussi dans la fiiite^ dans la facilité à se disperser pour se
retrouver à un endroit donné. Facultés si loin intégrées qu'elles ne
leur servent pas seulement en pays de montagnes, mais en plaine, ainsi
qu'en la bataille de Modder-River, « une des plus extraordinaires que
l'humanité ait connues » , et oîi les Anglais furent surpris par la mort
venant invisiblement du sol à une courte distance comme à un tremble-
ment de terre. Vraiment, àètre transportée dans les continents nouveaux
la guerre se transforme ; et quand on considère les immenses succès des
B')ers, quand on se rappelle la supériorité manifeste de l'infanterie de
marine pendant la guerre de 1870. c'est à se demander si aux pro-
chains conlUts il ne faudra pas introduire en Europe les procédés de
campagne coloniale, remarquables notamment en ce que, selon une
« justice » de la nature qui veut conserver le plus grand nombre pos-
sible de ses espèces, la supériorité y est acquise à celui qui se défend.
Kt il apparaît encore, à lire le récit de cette guerre, que le plus grand
avantage tiré des entreprises coloniales aura été d'indiquer à l'Européen
corrompu par les civilisations urbaines la nécessité du retour à la nature
et à la souplesse et à l'endurance animales.
On admire ce livre d histoire, ce récit de guerre, écrit par un roman-
cier altruiste qui se trouve d'autre part un naturaliste et un sociologue,
d'olVrir l'histoire militaire sous une forme nouvelle : sociologique et
humaine. Entendons <c humaine « en ce que cela est écrit d'un point de
VU' d'éternité et par quelqu'un qui observe et en un certain sens juge
cett'^' guerre contemporaine en la comparant aux diverses manières de
guerre que l'iiunianité a connues depuis les origines : ce qui est d'une
grande beauté philosophique et supériorité scientifique. Alors seule-
ment voit-on ce qu'il y a d'intimement mesquin dans les plus splendides
guerres d'Europe. Et l'intérêt sociologique est de découvrir en quoi une
telle guerre est inférieure à ce que devraient être les guerres contem-
poraines, en quoi l'emploi de procédés aussi démodés et routiniers que
l'expédition anglaise ne peut amener qu'à la ruine la nation qui les em-
ploie. Non seulement les Anglais (i) ont dépensé 3()o.ooo hommes et des
milliards, mais ils se sont ruinés dans l'Afrique du Sud au moment où
ils avaient le plus de chance d'y assimiler les Boers ; c'était folie à eux
(1) Pratiquement c'est un devoir pour les Français d'Europe que de se défier de l'anglo-
phobie : mais il n'en est pas moins intéressant au point de vue philosophique de trouver en
cet ouvrage le jugement sur la race anglaise d'une haute mentalité contemporaine et de le
rapprocher de celui de Michelet prononcé un demi-siècle plus tôt (à propos de la Guerre
de Cent ans}.
1 i8 LA REVUE BLANCHE
de vouloir exterminer les Boers. la seule race capable à leur aveu d'ex-
ploiter le pays, ccunme c'est folie aux auti-es nations européennes de ne
])as protéger dans leurs colonies les indigènes, unique maind œuvre ;
ils n'ont même pu arriver au résultat visé, ils n'ont fait que rendre le
Boer plus dur et plus souple aux épreuves, l'armer d'une connaissance
nouvelle de l'Européen — la seule chose qui ait empêché sa victoire en
cette gi:erre — et le fermer à jamais à toute idée de fusion dans 1 Em-
pire. Voici la conclusion de J. -H. llosny :« Une nouvelle ère va com-
« mencer pour les Burghers. Cette longue épreuve où un peuple de
« 280.000 habitants a tenu victorieusement deux ans et demi contre le
« plus vaste et le plus riche empire du monde, est un sûr garant de
« l'énergie avec laquelle les Boers défendront, sur un autre terrain,
« l'originalité de leur race. Un empire sud-africain sera constitué par
« la force des choses : il ne sera anglais qu'au degré où la Grande-
« Bretagne sera capable de se l'assimiler commercialement et indtis-
« triellement : tout est donc remis au même point qu'avant l'ouverture
(' des hostilités : la guerre, preuve manifeste d'impuissance ethnique
« de la part du Royaume-Uni. n'a été qu'une longue série d'humilia-
« lions pour les armes anglaises, une abdication philosophique, un
« abaissement dans l'estime du monde, l^lle a été pour les Boers une
u douloureuse épreuve, une de ces elTroyables calamités où se trempe à
« jamais le caractère des peuples. » (Voir aussi chapitre xix).
Par cela il se dégage de cette œuvre, compte-rendu d'une guerre
souvent atroce, une étonnante impression morale dans le genre de celles
qui vous ocnipentaprès une lecture récapitulative d'j'lmersonou de Mae-
terlinck et, (] autre part, d'Ibsen. Possédé d'émotions à la fois dramati-
ques et sereines, on se sent imposer l'admiration d'un certain ordre
mécanique de la nature, une confiance en la vie ou pour mieux dire une
acceptation de la vie. Nul événement contemporain n'a prêté davantage
h une méditation de la nature et de l'humanité et aussi à un bilan de la
civilisation. Alors, ce qu'il faut y voir surtout c'est la faiblesse de /a ci-
vilisation militariste de l'Europe, incapable de vaincre des ennemis qui
avaient déjà contre eux une excessive générosité et l'absence de tout
instinct ollensif 'Cf. V. à xxxi). On a été en général porté à remarquer
l'inutilité de la Conférence de la Haye, et la guerre anglo-boer a semblé
marquer l'entrée de l'humanité dans une nouvelle période de règne
exclusif de la force. Eoin de s'abattre, il faut se relever par l'exemple de
cette lutte. Bien plus que la stérile conférence de diplomates, elle
prouve que la fin des guerres de conquête yocv// être proche si onle i'eut.
Aussi bien qu'au xiv siècle, une Suisse, de mœurs rustiques analogues
à celle de ces Africains et de conscience plus avisée de l'ennemi, peut
défendre son ind(''pendance contre un ennemi dix fois plus puissant; et
la défensive, seule forme de guerre digne de lui, tend à devenir très
facile pour un peuple endurant et opiniâtre. A en juger par les pré-
cieuses notes, c'est la pensée de Hosny. C est la grande le(;on qu'aura
dormée a llùirope la jeune Afrique.
Mahils-Arv Lehloxd
Félibrige et Nationalisme
Les félibres sont tout à la joie ; hier, à Béziers, ils célébraient les
fêtes de la Santo-Eatello, aujourdhui à Orange, « le Bayreuth fran-
çais », ils assistent aux représentations du théâtre antique. Et partout,
le Félibrigt' triomplie, comme d'ailleurs cliaque année à pareille épo-
que.
Ce sont des acclamations enthousiastes : Vwe Pfovence! Ou bien
c'est le cri subversif : La re^'cinche de Muret !
Qu'est-ce donc que le Félibrige?
Ce mot évoque tout simplement chez le profane quelque cliose de
riant, d'alerte, une sorte de kermesse au pays provençal. Une telle repré-
sentation n'est point tout à fait fausse, mais il ne faut pas oublier que le
Félibrige, au dire de ses théoriciens, a renoué la tradition romane des
xr et xii^ siècles. Avec lui s'est affirmé l'esprit provincial vis-à-vis d'une
centralisation menaçante pour les tempéraments et les caractères régio-
naux. D'aucuns vont même jusqu'à voir dans le Félibrige une véritable
Renaissance littéraire qu'ils ne craignent pas de comparer à la grande
Renaissance du xvi" siècle.
C'est donc un mouvement dont l'importance s'impose à l'attention du
pays tout entier, dont le retentissement ébranle toute la vie fran-
çaise ?
Point du tout. Si l'on en parle en dehors de sa région d'origine, c'est
plutôt pour en rire... Mais généralement on l'ignore.
Le Félibrige cependant, encore qu'il soit loin de marquer une ère
nou velle dans la littérature ou danslart, rnérite d'être mieux connu, et j'en
voudiais étudier ici l'origine et l'histttire pour en fixer ensuite les ten-
dances. J'ajouterai cette remarque, à savoir qu'un très grand nombre de
félibres sont fort peu renseignés sur le Félibrige et que ceux qui préten-
dent diriger le mouvement vers un but défini sont une infime, minorité .
Les premiers sont les plus connus, car ils font du bruit pour faire du
bruit; ils chantent, ils inaugurent sans cesse; ils manifestent à Sceaux,
à Oransfp et en maints autres lieux suivant l'occurrence. Les autres
théorisent et professent en général un certain mépris pour leurs frères
trop légers et trop occupés des extériorités. ,
Le spectacle de ces divisions peut. )« pense, présenter quelque intérêt.
Mais, avant de l'otTrir aux yeux du lecteur, il importe de savoir ce qu'est,
dans sa for/ne, le Félibrige.
Et tout d'abord, que signifie le mot? Il parait que le vocable /<?//^/t'
se trouve pour la première fois dans une poésie légendaire du moyen âge
où il est question des sept félibres de la loi (li set félibre de la lei). Ce
mot signifierait docteur de la loi. 11 fut choisi pour désigner les parti-
i.',() LA REVUE BLANCHE
sans de la lenlalivc de rénovation ([u'inaugurèrenl le -j.i mai iS")') sept
jeunes poètes jirovençaux.
Joseph Uoumanille fut le vrai |)romoteur de ce mouvement; Paul
Arène l'appelle le « chef du départ ». Il voulait instaurer une Renais-
sance provençale par l'épuration et la réforme de la langue, qui tendait
avant lui à nètre plus rpTun patois, et par le choix de sujets plus nojtlcs
quf ceux des poètes populaires locaux.
Les six aulres poètes ([ui peuvent, avec lioumanille, èlre reo-ardés
comme les fondateurs du Félibrig-e sont Frédéric Mistral et Anselme
Mathieu qui lurent ses élèves au Collège d'Avignon; Théodore Aubanel,
l'auteur de la Mioitgrano enUeduherio , « intermezzo ensoleillé dun
llejne qui sérail bon «.a dit Paul Arène: Alphonse Tavan qui lit ce beau
livre Amour et Floiir: .lean Brunet d'Avignon et Paul Giéra chez qui la
réunion se tint le 21 mai au château de Fontségugnc près d'Avignon.
Les Proin'ença/o, œuvre collective de ces ])oètes, sont d'ordinaire
considérées, bien que publiées en l'SV.*, comme le manifeste de la nou-
velle Ecole. Son organe officiel ïuiVArniano prouvencau. et c'est dans
cette publication, dirigée ])ar Roumanille, que les Mathieu, les Aubanel,
les Mistral s'essayèrent à versifier en provençal, qu'ils prirent peu à peu
une pleine conscience de leur talent de troubadours.
Mais la langue doc était encore pour eux vui simple objet de curiosité ;
et c'est en la cullivant avec amour, avec patience qu'ils coiUiurent les
premiers émois à\i paysan, de celui qui appartient à la terre méridio-
nale.
I*'r(''déric Mistral jura de ne jam.ais abandonner son pays, et, dans sa
solitude de Maillane, il songea à ex]>rinier ses sentimenis, ses sensations
dans une belle œuvre. 11 écrivit Mireille. Au bout de sept ans d'une vie
studieuse et contemjilative devant les nu'nies horizons, le g-rand poème
idyllique parut (iSjg;.
Lamartine proclama Mireille un chef-d'œuvre incompaiiihle. Mistral
avait crmquis la célébrité. Et. du mèr.ie coup, le h'<''lil)rige sortit de
l'obscurité. Il apj)arut bien à celte éporpie, comme la renaissance d'une
lang-ue que Ion croyait morte, (pii aurait été vaincue au temps de la
guerre des Albigeois et qui serait tombée peu à j)cu à l'état de patois.
Aussi ce réveil des pays méridionaux intéressa-t-il tous les lettrés, tous
les savants.
Mistral aperçut vile toute l'étendue de sa mission : il ne suffisait pas
de composer de belles épopées, il fallait encore étudier le génie de la
langue provençale, puis la fixer dc'linilivemeiit cnmme un idiome orga-
nise'' et distinct du provençal vulgaire. Le poète sut faire place au philo-
logue. Mistral écrivit sou Trésor du Félihrige^ véritable monument
scientifique, fait d'érudition i)atiente et de génie poétique.
Désormais, grâce au vieil idiome retrouve- et réhabilité, la Provence et
les autres pays du Midi pouvaient secouer le joug des conquérants, du
Nord, de la France. Aussi la secemde génération des félibres, avec l''élix
Gras, avec Arnavielle, eut-elle pour souci de revendiquer les libertés
FÉUBRICiE ET NATIONALISME i4i
des pays d'oc, au nom de la ]{ace dont l'àme est toujours vivante et tou-
jours insoumise.
Félix Gras écrit Toloza (Toulouse), geste en douze chants sur la croi-
sade de Simon de Montfort, sur cette fameuse guerre albigeoise qui est
le tri(uni)he des Franchiniands, des barbares habitants du Nord sur la
riche civilisation méridionale :
« Toloza^ Proi>en'{a: cela voulait dire : Lumière, Liberté, contre les
cris de : Montfort, Mont/'ort, qui voulaient dire : Enfer. Esclavage. »
La revanche du Midi, Félix Gras la réclame à grands cris, mais il la
veut pacifique ; elle sera accomplie le jour où la langue doc, la grande
vaincue, aura le droit de se développer enfin librement au soleil.
On voit donc très bien que Félix Gras par sa Toloza entraîne le Féli-
brige vers des buts nouveaux. Les œuvres de Mistral, lues et relues, et
mieux comprises, font surgir en chacun le sentiment de la race, tou-
jours plus ardent. Les cités libres des x" et xi® siècles sont honorées
comme des martyres, comme de grandes héroïnes. Déjà des félibres
parlent d'ouvrir, toutes grandes, les portes de l'école du paysan à la
lano-ne d'oc, de créer dans les Universités des chaires où les maîtres
félibréens enseigneraient le Fèlibrige intégral.
Et c'est au milieu de ces nouvelles pensées qu'apparaît la troisième
génération. « A elle, a-t-on dit, incombent désormais toutes les respon-
sabilités. » Elle la si bien compris que le i 3 août 1894, à Avignon,
M. Jean Carrère annonce que les nouveaux félibres ont décidé d'agir
sur le peuple et de provoquer ainsi tout un vaste monument régiona-
liste.
Ainsi donc les félibres d'aujourd'hui se disent hommes d'action; ils
ont à sauver et à faire triompher « l'àme méridionale ».
Mais il semble que leurs aînés ont pressenti les destinées sociales du
Fèlibrige. Dès i 876 ils ont, en effet, créé une grande association, divisée
en qu 'tre organisations autonomes appelées maintenances : les mainte-
nanccb de Provence, de Languedoc, d'Aquitaine et de Limousin. A la
tète de ces maintenances se trouvent un syndic, des vice-syndics et un
secrétaire. Chacun de ces groupes se subdivise en plusieurs groupe-
ments particuliers; ce sont les Écoles. Enfin une sorte de comité géné-
ral, le Consistoire fêlibréen, réunissant les plus hautes personnalités
félibréennes, les majoranx et le capoulié, prend les décisions impor-
tantes, tout en ayant soin de ne pas entreprendre sur l'autonomie des
maintenances.
Voilà l'organisation félibréenne créée par les poètes des deux pre-
mières générations, qui, avec les agitateurs d'à présent, tend à devenir
un véritable « instrument de lutte ».
Cependant, malgré cette organisation d'apparence politique, les féli-
bres sont avant tout des littérateurs. Ces groupements, quels que soient
leurs noms et leurs titres, comprennent surtout des hommes qui se sont
donnés le devoir de veiller sur la langue de leurs pères, de la parler avec
ferveur, avec dévotion.
i42 LA REVUE BLANCHE
Est-ce que le Félibrige a pu atteindre son but premier : sauver de
l'oubli le parler provençal? Le Félibrige de lioumanille. de Mistral a-t-il
connu une victoire ou une défaite?
Répondre serait manifester une hâte maladroite . Ce qu'il est permis
de constater, c'est que le Félilu-io^e a réuni de nombreux partisans qui, à
peu près tous, ont eu à cœur de produire au moins un volume de vers à
la louange de la « petite patrie )>. Mais, s'il a groupé des lettrés, il n'a
jamais agi sur le peuple provençal, sur les paysans ; il a toujours été, au
contraire, une cliapelle fermée.
Des jeunes gens' voudraient aujourd'hui que la constitution féli-
bréenne soit utilisée en vue de fins sociales ; mais voilà bien précisé-
ment le projet que je me propose maintenant de ruiner en montrant ce
que sont les tentatives. d'agitation félibréenne.
L'hiver de 1899, j'habitais Aix-en-Provence. De jeune félibres
m'avaient accaparé. Ils étaient fougueux et monotones. C'était le temps
où les jeunes bramaient d'amour après des fantômes: ils réclamaient
« la vie intégrale «. Je brûlai d'agir, naturellement, d'aller au peuple
provençal, comme ils disaient. Mes dispositions sentimentales étaient
donc excellentes et l'occasion de combattre ne pouvait pas tarder à
naître. Un ami, rencontré un soir sur le cours Mirabeau, mapprit en
elTet que l'heure était grave pour la Provence bien-aimée ; ses paroles
étaient chuchotées; elles m'annonçaient qu'une grande œuvre était à
accomplir tout de suite. Le coucher du soleil ensanglantait le cours ; la
froidure fustigeait nos membres. Nous pressions le pas. Je crus voir du
péril tout autour de nous; j'étais heureux. Mon ami me montrait des
passants : « C'est X..., un ennemi », et de temps à autre : « Tais-toi,
doucement..., dis nous entendraient. » Puis, brusquement, il lâcha mon
bras : « Adieu ! et tiens-toi bien portant pour la bataille. » (1)
Je rentrai chez moi, tout frémissant. J avais donne' ma parole : j'irais
au banquet d'Avignon, le i5 janvier, afin de mettre Mistral au pied du
mur : « Reconnaît-il oui ou non le Félibrige social comme la consé-
quence dernière de son œuvre poétique? »
Le grand jour arrivé, avec huit fclibres d'action, j'ai quitté Aix. A la
gare, on m'avait présenté à un jeune garçon mafflu qui fait de l'élevage
en Camargue. C'est un des chéris de Mistral, (^'est lui qui allait brandir
l'éleridard de la révolte : on parlait mysléi'ieusement d'un long et
robuste discours. Mais, durant tout le voyage, ce fut le silence fébrile
qui précède les actes décisifs; peut-être allions-nous pour toujours dire
adieu à un Mistral timoré; mais plutôt cette séparation que le piétine-
(ly .le n'exagtre pas. Voici la lettre que peu après, le jeune chef en question adressait à
l'un de hes soldats :
« Mon cher B., il faut absoUiment «lUc M. et toi soyez à P. le H, D. et moi vous y con-
vions, ainsi que ceux de tes amis qui sont absolument fins. Jl sera rendu compte de ce qui
s'est fait pour la Cause depuis notre réunion d'Avignon. A ijieutnt donc, frcrc. Je t'aime
et t'emhrasse. — J. G.
,( P.-S. — Tu comprends bien l'importance de cette réunion. .Je ne t'écrip pus ])ln8 lon-
guement sûr, de te voir bientôt. N'amené que des gens prêta à marcber jusqu'au bout. »
FÉLIBRIGE ET NATIONALISME l Vi
ment sur place, qu'un félibrige stérile; pure àmusette, jeu de dandys et
de snobs, passe-temps de vieillards. Ah ! nous étions de grands
révoltés...
Je dois reconnaître que cette journée à Avignon glaça mon enthou-
siasme ; mais elle m'ouvrit les yeux. Je reproduis ici textuellement mes
noies.
Au café, à Avignon ; tous les félibres sont là. Il y a des vieux qui ont
l'air très éveillé ; ils vont, viennent, entrent, sortent : ils attendent
Mistral et sont anxieux. Mais ces quelques jeunes hommes, huit, dix
tout au plus, massés en un coin de la salle, muets, mornes, maudissant
les anciens qui ne sapeçoivent pas de leur présence. Le petit garçon de
la Camargue crée seul une certaine agitation. 11 rabâche, sans cesse et
à voix haute pour que les antagonistes l'entendent, des mots haineux ;
puis, tout à coup, fiévreusement et sur un ton très bas, pour la centième
fois il dresse devant ses partisans, trop mous à son gré, les lignes gé-
nérales du plan de bataille. Le café s'emplit davantage ; les félibres
sociaux sont toujours plus seuls. Mais dès qu'un nouveau personnage
apparaît, en quelques phrases sèches, son bilan moral est vite établi :
« Voici M., un parfait gâteux; il fait chaque année sa chanson, puis
c'est fini; imbécile!... Voilà B., très bien avec Mistral; ennemi redou-
table, je vous le dis ; il faut le balayer, sinon... «
Les jeunes s'échauffaient: ils disaient : « Ce jour sera héroïque; nous
ne sommes pas nombreux, mais nous sommes les artisans d'une nouvelle
société la Société Félibréenne ! Nous allons aiguiller le Félibrige vers
de ffrands buts: nous le renouvelons, nous le transformons en lui don-
nant une direction sociale... » « De l'intransigeance ! » criait une voix.
« Glorieuse date que celle d'aujourd'hui... » susurrait une autre voix.
Des regards rayonnaient de joie comme dans l'attente d'un dieu.
L'arrivée de Mistral est annoncée. Tous sortent pour aller à sa ren-
contre. Les jeunes répètent: « En résumé, s'//.<f ne veulent pas nous
suivre, nous agirons seuls. >> Mais, brusquement, les voici qui s'élancent
avec de grandes exclamations, vers un homme de quarante ans, au
masque énergique : « Nous nous désespérions ; vous êtes le chef ; sans
vous...» — «Silence, répond l'homme; j'ai des ennuis, mais j'agirai, il le
faut. » Des regards méfiants s'attachent aux Félibres sociaicv. On
s'écartait d'eux. Mais eux sont dans le ravissement; ils encadraient le
chef, Ihomme farouche qui apportait dans ce milieu le prestige des
allures et des gestes militaires ; c'est un capitaine de génie ; mais il
réclame l'application intégrale des « doctrines félibréennes », Ce mili-
taire ipromu depuis à la plus haute dignité du Félibrige), incarne par-
faitement le fclibre d'action. L'habitant de la Camargue lui presse les
mains : « Capitaine, nous ne reculerons pas. » — « Jamais, dit celui-ci,
mais de l'habileté, voici Mistral, avançons vers lui les premiers. »
Le petit groupe s'ébranle sur la place de IHorloge. Mistral arrive,
accompagné de Félix Gras. Peu de paroles sont dites. Une telle froideur
étonne. Les félibres ne sont pas gais. Mistral est comme gêné par tous
I',', LA REVUE BLANCHE
ses amis silencieux et gelés. Lui-m«'me donne alors le signal du départ :
(' Allez à la Barthelasse: il fait froid ici. » Il tient son pardessus sur le
bras; sa marche est allègre. Derrière ses pas quelques félibres juvéniles
se disputent méchamment; c'est à qui coudoiera le maître. Il y a une
bousculade: tout fiers, deux ou trois jeunes hommes s'emparent enfin
du grand poète; ils hii murmurent des mots pressés; Mistral hoche la
tête : « Mais non, mais non, mes amis; laissez Félix Gras tranquille;
pourquoi chagriner cet homme ? C^est un bon félibre comme moi... »
« Un traître, clama celui qui cultivait je ne sais quoi de son moi dans
les plaines revèches et rudes de la Camargue; nous le condamnerons ;
c'est un crime pour nous que la traduction en français de ses Rouges
du Midi. » l'élix Gras n'entendait pas ce furieux langage, car il che-
minait tout lentement, très loin de la tète du cortège (i).
Ah ! elle est plaisante cette marche vers l'île de la Barthelasse où va
se livrer le grand combat. Sur la place de l'Horloge, des enfants, puis
de bons bourgeois ne sachant où flâner, et des filles en cheveux accourent
bien vite pour voir les félibres.
— Quest-ce que c'est que ces hommes ?
— Ils parlent tous en patois.
Cette marque d'étonnement naïf est surprenante; les félibres ne sont-
ils donc pas plus intimement liés à la vie de ce peuple provençal qu'ils
prétendent guider? Et le lendemain pourtant les félibres contaient l'en-
thousiasme que leur passage soulevait parmi la population d'Avignon.
A table, Mistral préside; et il préside réellement. Il a pénétré le
passé; il en est la splendide incarnation. La Provence vit en lui seul.
Il est un dieu, disent certains de ses admirateurs ; il est un superhomme,
car qui pourrait vivre de cette vie idéale? On comprend, quand il s'agit
de lui et de son œuvre, toutes les hyperboles. Il est un monument beau
à Contempler'. Barrés le visite souvent et il se sert de ce grand nom.
Mais Mistral n'est que beau ; ses œuvres ne sont que belles. H
mourra, il ne mourra pas tout entier sans doute; mais les ellorts des
rélibres sont frappés d'impuissance.
Au dessert, quelques félibres de Montpellier font leur entrée, A. en
tète -i). Quelques v(»ix essayent d'entonner le chant de la Coupe,
l'hymne félibréen ; peu d'éclios. De la tristesse i)èse lourdement. A
peine si une petite agitation est perçue tout là-bas, au bout de la table :
quelques amis pressent le solitaire de la Camargue de dire son discours.
Il hésite; un mot est dit à Mistral qui, se levant, prononce : « D. vou-
drait nous lire quelque chose. » Alors D. lut son élucubration. Puis ce
fut un long et douloureux silence. Personne — à part ses amis — ne
(1) Le pauvre homme est mort depuis. On me contait l'autre jour à Avignon ([u'il avait
voulu des obsèques civiles. Mai» sa famille tenait k ce que la présence de Mistral honorât
\f cortège funubre; et Mistral refusait de paraître si la cérémonie se pas<sait de l'assistâmes
du clergé. Félix Gras fut donc, contre son gré, enterré religieusement, ot l'on juit voir au
premier rang des a-ssistants la douleur fratenielle de Mistral.
(3) C'est cet A., royaliste uiilitant, qui, dans une féllbri'jade, a poussé la haine i\\i fran-
ciman jusqu'au souhait de porter lui-même le feu dans Paris.
FÉUBRIGE ET NATIONALISME i V>
pouvait comprendre ce que le malheureux garçon avait voulu démontren
Une gène s'emparait de tous les convives qui ne savaient où poser leurs
regards, où placer leurs mains. Mistral enfin dénoua lentement sa ser-
viette et, debout, sappuyant au dossier de sa chaise : « Je vais vous
chanter la Comtesse. » Et il chanta ; le refrain était repris en chœur (i).
Celte Comtesse était un péché déjeunasse de Mistral; c'était le chant
révolutionnaire des sépai-atistes, l'iiymne des « revendications proven-
çales ». Depuis longtemps Mistral ne l'avait chanté et l'on chuchotait
même qu'il le regrettait.
Ainsi, point de réponse directe aux jeunes ; Mistral voulut leur laisser
croire qu'il les approuvait. Entre le oui et le non il prit une liabile
échappatoire. Kt tandis que les vieux félibres ne virent que du feu puis-
que la question : f Approuvez-vous le Fêlibrige social ? « ne fut pas for-
mulée en toute netteté, les jeunes crièrent : « Victoire ! le maître est
avec nous. »
Ah! le poète provençal est beau, d'une beauté olympienne, l'on a dit,
mais un poids l'accable; son regard lointain semble découvrir de pro-
fondes trislesses ; il porte un deuil, un grand deuil, le deuil de son pays.
Mais cet homme était un être moral^ il aurait dû dire :
« Ah! jeunes, vous me parlez de l'action, de l'action félibréenne, mais
ne savez-vous pas que mon œuvre est simplement une œuvre de beauté,
et que moi seul ai su. par de puissants ellorts, en une admirable syn-
thèse, réaliser en moi le passé? L'action? mais je n'y ai jamais cru; je
suis un poète. La langue? Oui, grâce à des travaux pénibles, je l'ai fait
évoluer depuis l'époque où le Nord, dans sa haine, la cloua vaincue
dans la cité provençale. Je l'ai prise: j'aimais ses traits primitifs, har-
monieux en leur dureté, en leur violence, et son accoutrement, et son
accent naïf; et, sur cette face de morte, j'ai imprimé les traces des
(1) .Te regrette dç ne pas pouvoir citer ici, faute de place, tout le morceau. Il s'agit d'une
jeui '• comtesse .riclie, belle, puissante, gracieuse (la Provrence), que sa sœur, sa mauvaise
sivur (la France) enferma dans un cloître pour hériter de son bien. Chaque strophe est suivi
par ce refrain significatif : '
(( Ah! se me sabien entcnilre! — Ah! se me v mlien segui ! »
(« Ah ! si l'on savait m'eutendre! — .^h ! si l'on voulait me suivre 1 »)
Et, enfin, le chant tout entier d'un grand souffle po Jtique, se termine par ces quatre
strophes que je veux citer :
a Ceux qui ont la mémoire — Ceux qui ont le cœur haut placé — Ceux <iui dans leur
chaumière — Sentent souffler le mistral — Ceux qui aiment la gloire — Les vaillants, les
majoraux. — Ah 1 s'ils voulaient m'entendre ! etc..
« En criant : riusl sus! — Zou 1 Tous vieux et jeunes — Nous partirions en bande —
Bannière déployée — Nous partirions comme un ouragan — Démolir le grand couvent. —
Ah! s'ils voulaient..., etc.
a Et nous démolirions le cloître — Où joar et nuit pleure — Où jour et nuit se désole
— .La nonne aux beaux yeux — En dépit de la mauvaise sœur — Nous mettions tout à
feu et à sang. — Ah 1 s'ils voulaient.. , etc.
M Nous pendrions ensuite l'abbesse — Aux buissons d'alentour — Et nous dirions à la
comtesse — Reparais ! ô resplendeur ! Loin de noui, loin la tristesse. — Vive, vive le bon-
heur ! — Ah ! si l'on savait..., etc. »
{Les Iles d'Or, 1866.)
10
" l'i LA REVUE BLANCHE
siècles postérieurs el je vous ai oITei-t le beau visage de cire qu'avec
amour j ai modeli". ('.outemplez-lc aime/.-le simplement pour sa beauté,
mais diles-lo-vous, il est de cire, il n'a que le rellet de la vie. ^)
Mistral n'a pas dit ces paroles: il laisse de jeunes hommes s'exalter
sur son oMivre. il les laisse prendre des i-outes de mensonge et, quand
on vient lui demander : « Maître. «;nrnmt>s-iions dans le vrai? " 11 clianle
un chant, de révolte!... ' H
Je n'ai donc point été surpris en lisant, huit jours après, la comédie
de la Barthclasse, dans une de ces éphémères feuilles lélibréennes qui
se lèvent chaque printemps :
« Ces] la langue, comme la magnillquement exprimé Mistral, qui
brisera les chaînes. Aimons notre langue, parlons-la. C'est là le pre-
mier point, l'essentiel de la révolution morale que nous voulons tenter.
Sans elle, rien n'est possible. Tout serait vain, .l'ai bien senti cela,
l'autre jour, à Avignon, lorsqu'après toute une journée de combat et de
• ète. Mistral, de sa voix plus qu'humaine, nous a chanté la Comtesse
\\n est pour nous comme un Credo, la proclamation d un idéal Empe-
reur à son armée de patriotes et de fils... »
Pour moi, tout au contraire, j'avais vu de quels éléments réactionnai-
res, est constitué ce mouvement. L'événement l'a prouvé ensuite, car
les fclihres sociaux, après la défaite d'Avignon, se tournèrent vers le
nationalisme naissant et, ainsi, ils obéirent à P.listral qui ensuite adhé-
rait à la Ligue de lu Patrie françciisr ,
.le crois qu'il était facile de déduire celte conclusion de l'examen des
faits. Sur quoi, en elfet, repose le Félibrige d'action ? sur quelles théo-
ries générales échafaude-t-il le monument de son ignorance? Ce féli-
brige met à son origines les grandes idées de race et de tradition. Ces
mots reviennent dans tous les discours de ces puérils théoriciens. Faire
refleurir la beautt- de la race, travaillera l'épanouissement de la race,
voilà les expressions les plus simjjles (car ils sont d'ordinaires plus
emphatiques; qui leur viennent sans cesse à la jjouche. L'un d'eux écrit :
" Les traditions nous intéressent davantage que les romances.... le féli-
brige est une action sociale. »
Baser une action sociale sur ces entités, race, traditions, quelle folie
n'est-ce pas? Mais il est bon de remarquer que c'est une folio toute l'éac-
(Ij 11 il semblé, l'an demiei', que Mi.stral ait voulu timidement dénoncer l'eiTeur de coux
"ini.de son œuvre poétique, s'emploiont '.\ tirer une doctrine sociale. Il répondit, en effet^
à l'eii' Ça//i« sur la ilùceiitralii«:ition : ({.T'ai, en employant la lanj^ue de
Provi : - ■ toute ma vie et quelques-uns ont fait et poursuivent la campagne
avec moi. Mais je n'ai pQ8 de conseils à donner; jai suivi mon instinct de race et mon
:iuiour de la terre. (),nn cliacun aille liVireineut. J>f hp tiens pun à réf/cnfer ut) iHat sorial
ij>iflcijn'/iie. Ln force des rhotc» eirt pUm jmimantc que lef t/tèories. n
Et pour mettre mieux en évidence le désaccord qui 8éj)are Mistral de ses prétendus dis-
ciple.'», plaf'ons en reyard de cette derniiTC phrase l.i (larole de M. Demolins, daas la Ilvrae
/'//<>'<>*ini' (octobre 1 «'.•'.») : a... Et voici que par la .«eule force de cette volonté persistante
(la volonté do Mistral) leB èvi:nem«ntii fc plient selon la pensée du poète... Une jeune géné-
ration iLrmiidit, imiiréjrnéc de la pen.aée du poète, et le Félibrif/e d'action se trouve prêt à
rérili>fr i<'îti- iniiiév d:in» le domaine de.s faits .sociau.x. »
FELlIiUKiE ET NATIONALISME i 17
tionnaire. Agir dans le sens de pai-eils principes, c'est réagir, cestrétro-
jj;rader. c'est, pour pénétrer dans la vie réelle, prendre un point d'appui
sur dos choses mortes. Je me souviens qu'un félibre social disait avec
un étonnement non joué à l'un de ses am.is : « Comment ? tu lis Karl
Marx '^ Quelle idée saugrenue ! » Ils sont tous ignorants comme des
carpes des éléments de la science économique; bien plus, ils méprisent
toute science réelle du haut de leur petite taille. Ils se disent x évolu-
tionnistes », « réalistes », « scientifiques », mais ces expressions sont
pour eux vides de tout contenu réel. Ils se réclament de Le Play et, à
la suite de Barrés, d'IIippolyte Taine ; les plus érudits d'entre eux
croient, en leur dogmatisme étroit, sur la foi de ces auteurs, à une so-
ciologie immobile, an lieu de chercher les lois économiques qui régissent
le développement social : ils parlent d'histoire, mais, en réalité, ils ne
coui^-oivent, à la fatxm de M. Thiers par exemple, qu'une histoire qui tire
des laits une morale enfantine ou qui les dénature suivant des intérêts
immédiats. Ils riraient — mais la connaissent-ils seulement? — delà
conception matérialiste de l'histoire qui donne à l'évolution des socié-
tés une raison d'être réelle au lieu de principes métaphysiques.
Et. par ces traits, ne ressemblent-ils pas aux théoriciens du nationa-
lisme y Est-ce que les écrivains de V Action française, jaloux de fonder
philosophiquement leur misérable doctrine purement politique, ne re-
gardent pas les idées de race et de tradition comme le suhstratiun du
nationalisme et du monarchisme ?
Ils s'emlîallent, — il n'est pas de mot plus propre — sur un terrain
aussi peu solide avec une ardeur imbécile. Et Mistral lui-même, leur
grand Mistral, qui professe aussi le respect des traditions et le culte de
la race — et comment ne le ferait-il pas sans être en contradiction avec
toute son œuvre poétique ? — Mistral, avec sa prudence -de rural, se
garde bien de suivre ses disciples jusqu'au bout de leurs dangereuses
acrobiiiies. Je me rappelle ici un fait à noter : lorsque Jean Carrère —
il n'était pas alors le journaliste d'aujourd hui — luisait sa tournée de
conférejices pour ressusciter les traditions anciennes, pour combattre
la centralisa tio n à outrance sous laquelle les vieilles provinces agoni-
sent, etc., sa grande préoccupation — et celle de ses amis — était de ne
pas dépasser dans ses revendications d'honnêtes limites, car il craignait
d'être désavoué par Mistral. Le « délégué de la Fédération des Cités du
Midi » j'ai lu ce titre sur ses cartes de visite) se tenait dans ses généra-
lités vagues où son talent, réel cependant, se complait, d'ordinaire, et
se contentait de déclamer des lieux communs (i;.
En citant Jean Carrère, j'oubliais que beaucoup de vrais fèlibres
haussent les épaules à l'énoncé de son nom ; mais il est à coup sûr tout
aussi sérieux qu ils peuvent l'être.
Il ne m'appartient pas de refaire ici le procès du racisme et du tra-
(1) Voici iine de ses bonnes phrases d'apôtre ; « Cherchons la liberté dans les lois de la
nature et le génie de notre race : aimons la nature où s'est manifestée notre race pour y
trouver la liberté. »
I '|8 LA REVUE BLANCHE
dititinnalisme. Je veux simplement dire que le Félibrige social, prenant
de tels principes d'action, est condamné à Fimpuissance comme tout
mouvement qui n'a pas de point d appui dans la réalité.
l.a même inconsistance se retrouve dans leur manière de concevoir
un article important de leur proo^ramme. 11 est étrange, pour un esprit
simplement positif, de voir comment ils entendent le fédéralisme, car ils
se disent fédéralistes. On a déjà vu sous quelle emphase verbale ils ca-
olient leur pénurie d'idées ; écoutons comment l'un d'eux définit ce qu'il
appelle la décenlralisalion intég-pale : « C'est la libération des esprits de
toute domination étrangère, lointaine ou proche; l'autonomie rendue
aux groupes conscients d'eux-mêmes; l'initiative exaltée chez les indi-
vidus. Dételle sorte que, des plus riches cités aux plus calmes villages,
puisse un jour se réaliser notre formule : là où naît, grandit et se mani-
feste un homme libre, là est pour lui le centre du monde. »
Ils font de petits projets d'organisation provinciale, ils s'amusent à
combiner les plans delà société qu'ils rêvent, mais — car ils sont consé-
quent dans leur illogisme — ils se gardent toujours de tenir compte des
faits économiques qui, mieux que la volonté de quelques-uns, dirigent
les destinées du monde. Je ne suis certes pas opposé au fédéralisme, à
im ré'gionalisme qui se fonderait sur des dilTérences réelles de tempéra-
ments dues aux circonstances dilTérentes du développement moral et
matériel des individus. Mais donner au fédéralisme des bases métaphy-
siques !
Les fêlihres sociaux rient des vieux félibres; ils tournent en ridi-
culeleurs fêtes et toutes leurs manies. Mais ces vieux i'élibres ont aiu
moins l'excuse de s'amuser; et s'ils sont inoltensifs, ils le savent. On en
peut rire certes, car les gestes qu'ils font sont excessifs. !Mais combien
plus ridicules Honl lea fé/ibres d'action (|ui se révoltent contre les faits
acquis ; et n'est-il pas souverainement comique de les voir partir en
guerre pour restaurer un régime déchu (i), brandissant des armes inu-
tiles et ])oussant des cris de (Canaques? En vérité, ils sont impuissants
comme le nationalisme au sein du(piel ils se soni fondus.
Albeut Ma V bon
(I Dejmi.H quelques temps le nationalisme intégral de certains félibres a pris une direc-
tion bien définie. Ils ne se contentent p'is de remonter aux d'Orléans mais poussent leur
marcl)e rétro^a<le jusqu'aux Bourbons eux-mêmes. Non qu'ils soient cirlh^et, ce qui serait
déjà suffi<arament bouffon, ils sont tout s'uiplement et tout fièrement naundor/ittei '.
(Voir certaine numéros du Pat/t de France^.
La Quinzaine
RLDOLPII VillCHOW {1821-100-2)
C'est une lâche assez in^i^rate que de proposer à l'admiration du grand
public un homme dont les travaux ont planté, sur la route de la science,
un jalon provisoire ; il y a un mois à peine, on célébrait l'immortel
Bichat, et presque personne, en dehors des gens du métier, n'a pu se
rendre compte des raisons pour lesquelles son nom a été placé parmi
les plus illustres.
Yirchow est précisément le continuateur de Bichat ; c'est Bichat armé
de microscope et utilisant les découvertes de l'histologie, introduisant
dans la pathologie la lumière de la théorie cellulaire; mais c'est
aussi le pathologiste venu avant Pasteur, privé par conséquent des plus
grandes ressources de la science moderne; il eût été plus facile de faire
son panégyrique en 18G0; aujourd'hui les lauriers sont coupés! Il serait
injuste cependant de ne pas lui rendre les hommages qui lui sont dus et
les fêtes brillantes données l'année dernière à l'occasion de son jubilé
ont prouvé que les hommes de science savent honorer, comme il convient,
les grands précurseurs.
Pour se rendre compte de la grandeur de l'œuvre de Yirchow, il
faudrait pouvoir se reporter à l'état de la pathologie il y a quatre-vingts
ans, et cela est bien difficile. On n'était pas encore très loin des méde-
cins de Molière et, dans beaucoup de cas, l'opinion des plus savants
docteurs rappelait celle des bons rebouteurs de Basse-Bretagne qui,
après une longue observation, déclarent le malade atteint du signe de
saint Kadok et conseillent un pèlerinage à la chapelle dudit saint. A oie
comment un célèbre pathologiste français. Grisolle, résumait, il y a
quarante ans, les progrès récents de la science naissante : « La chimie,
à l'aide de méliiodes plus sûres, phis parfaites, a fait découvrir, pendant
la vie comme après la mort, une foule d'altérations inconnues ou mal
définies jusqu'alors; elle a non seulement puissamment éclairé le dia-
gnostic, mais dirigé en outre la thérapeutique dans des voies nouvelles.
Celte application des méthodes exactes à la recherche des maladies a
fait disparaître, condamner sans retour une foule d idées aùslrailes,
systématiques, qui ont longtemps obscurci le diagnostic, fait dévier la
thérapeutique, et qui, dopnant à la médecine rair d'un roman plutôt
que d'une science exacte, avaient ainsi contribué à la discréditer. » i)
Evidemment la médecine a encore bien des progrès à faire, mais on
reste étonné quand on pense au chemin parcouru en un siècle ; et l'on
criera encore à la banqueroute de la science!
(1) Grisolle. Traité de pathologie in^e?'n<?. Avant-propos.
l'„) LA. REVUE BLANCHE
L"hommo étant composL' de cellules qui, tout eu coo[)erant par leur
activité synergique au fonctionnement général du corps, conserva)it
néanmoins une certaine autonomie, ^'ircho^v a pensé que Ion devait
chercher dans la maladie de la cellule, la cause des maladies de
l'homme; l'étude des altérations microscopiques de la cellule du foie,
par exemple, donnait des renseignements précieux sur les maladies de
cet organe, ^'il•cho^v a, en un mot, fondé la pathologie cellulaire^ qui a
rendu des services indiscutables à la médecine. Cela a été son œuvre
principale; c'est le fondateur de la pathologie cellulaire que l'on a fêté
Tannée dernière à Berlin.
Aujourd'hui on va plus loin; on admet tovijours que les altérations des
cellules produisent les sympti'imes si)éciaux à chaque maladie, mais on
recherche la cause même de l'altération de ces cellules et on la trouve
soit dans un micro-organisme parasite qui élit domicile dans tel ou tel
tissu, soit dans un poison d'origine microbienne ou autre qui attaque
plus particulièrement tel ou tel élément anatomique. Il est évident que.
pour la thérapeutique, ces indications sont plus précieuses que celles de
l'anatomie pathologi([ue; cependant dans le cas des tumeurs cancé-
reuses, par exemple, on en est toujours à l'histologie; on ne connaît pas
l'agent pathogène; on le cherche beaucoup, mais on ne l'a pas encore
trouvé ; peut-êtjre est-ce le tissu lui-même qui est la cause de la maladie,
et ce serait un triomphe pour Virchow.
Virchow ne s'est pas cantonné dans l'étude microscopique des tissus
malades ; il a porté ses investigations dans un très grand nombre de
voies et a obtenu force résultats importants. Va\ particulier, dès
i8^)o, avant les travaux de Pasteur sur les maladies parasitaires, il a
mis en évidence le fait, très curieux à ce moment, dune maladie mor-
telle, la trichinose, qu'aucun symptôme extérieur ne peut faire connaître,
sinon l'examen microscopique de la chair musculaire; somme toute,
c'était bien de la pathologie cellulaire, mais on voyait au milieu des
muscles malades, l'agent parasitaire de la maladie. L'auteur allemand a
pul)lié à ce sujet, dans les comptes rendus de l'Académie des sciences,
quelques recommandations d'hygiène dune précision et dune concision
très remarquables : ,
l/ingestion de viande do porc fraîche ou mal apprêtée, renfermant des li-i-
chines, expose aux plus grands dangers et peut agir connue cause prociiaine
de la mort.
Les Iricliines conservent leurs propriétés vitales dans la viande décomposée,
ils .résistent à une immersion dans l'eau pendant des semaines; enkystés, ou
peut, sans nuire ;'i leur vitalité, les plonj^'er dans une solution assez étendue
d'acide chroinique. au moins pendant dix jours. Au contraire, ils périssent
et perdent toute inllnence nuisible dans le jambon bien fumé et conserAc-
assez longtemps avani d'être consommé.
Hien des gourmands seront plus reconnaissant à Virchow de ces
conseils que de ses éludes danatomie pathologique ; mais il ne faut pas
oublier que, pour le grand public. Pasteur est surtout le Monsieur ([in
guérit de la rage.
nunoLPii viRCnow ui
Le l'ondateur de la palhologie cellulaire a élé aussi un j^rand hygié-
niste : il a même fait de l'antliropologie sans réussir, plus que les autres,
à obtenir, dans cet ordre d idées, un seul résultat vraiment scientifique.
\ irchow est surtout connu du public français par sa conduite peu
pliilosupliique au moment delà guerre franco-allemande. On savait que
c était un gronil homme sans d'ailleurs se douter peut-être de ses
titres à cette dénomination . on savait aussi quil avait lutté contn,
l'intluence ecclésiastique: on savait enfin qu'il avait été naguère par-
tisan de la paix universelle et du désarmement.., et l'on s'étonna avec
raison de le voir brusquement devenir enragé; mais qui de nous n'a
pas éprouvé une surprise douloureuse en voyant récemment Tauteur du
« Livre de la Jungle » prendre rang parmi les plus farouches partisans
de l'impérialisme anglais?
Félix Le Dantec
NOTES POLITIQUES ET SOCLALES
Question d'équilibre. — L'action du colonialisme et des grands
armements terrestres et maritimes s^exerce de plus en plus sur la poli-
tique internationale. Lorsqu'au lendemain de la crise de guerres et de
remaniements qui s'étendit de i8j', à if^7i, les Etats européens se do
tèrent de systèmes militaires nouveaux et de tlottes renforcées, ils décla-
rèrent que leur unique objectif était la défense de leurs frontières.
Lorsque, suivant la France, l'Angleterre, la Russie, la plupart des
puissances se livrèrent, après 1880, à la course aux conquêtes exotiques,
elles affirmèrent vouloir chercher des débouchés à leur surproduction
et à une surpopulation tantôt réelle, tantôt fictive.
Les conceptions se sont nécessairement modifiées avec le temps. Dans
la paix vacillante, mais néanmoins jjresque continue, qui a marqué le
dernier quart de siècle, les organismes militaires ont risqué de se dété-
riorer : il ne serait même pas impossible que beaucoup d'entre eux, faute
d'exercice, fassent, le cas échéant, très inférieurs à leur tâche. Les
chancelleries ont trouvé un remède à celte inaction, daiigereuse pour la
solidité des armées, non moins périlleuse pour le statut intérieur, dans
l'expansion asiatique et africaine. Le militarisme a été ainsi détourné de
sonbut primitif; le colonialismeà sontourenest devenula suite logique.
L'un et l'autre se coordonnent aujourd'hui pour poser des questions
neuves et que le passé n avait même pas entrevues.
Qui eût jamais dit que la fièvre d'appétits coloniaux de telle puissance,
le développement naval de telle autre, sise dans le Pacifique, compro-
mettraient l'équilibre de notre continent? Et pourtant les intérêts des
régions les plus distantes lune de l'autre, sur le globe terrestre, sont si
étroitement liés que la croissance du Japon et son pacte avec l'Angle-
terre imposent presque à la Hollande le choix d'une alliance.
Ce petit Eiat se demande en efl'et, à l'heure actuelle, ce que sera son
avenir, .lusqaici il s'était maintenu dans une stricte indépendance à
l'égard de ses voisins. Il navaitjamais eu a envisager l'éventualité d une
entente, qui, selon toute probabilité, eût été ruineuse pour son autonomie.
iji I.A HEVUK BI.ANCHE
11 a fallu 1 expansion de l'empire du Mikado, le ra|jprochenient qu'il a
obtenu du Royaume-Uni à la suitc^ du premier partage de la Chine,
rinsta!lali(Hi des Américains aux IMiilippines pour que les Néerlandais
fussent entraînés à discuter les chances de tel ou tel pacte, suscitant du
même coup le plus passionnant des problèmes d'équilibre.
Les Pays-Bas possèdent sur les confins de l'Asie et de l'Océanie, cette
région (pion appelle l'insulinde dont les grandes iles sont Java, Suma-
tra, Horneo et qui leur a jadis valu de superbes bénclices. Depuis que
les indigènes n"y travaillent [)lus pour le compte d'un Etat oppresseur,
ces colonies ne suffisent plus à combler les déhcits budgétaires de la
métropole. Loin de lui rapporter annuellement des centaines de millions,
elles s'inscrivent en excédents de dépenses. Mais le sol n'en est pas
moins admirablement fertile ; la population assouplie par une longue
période de discipline inexorable et d'asservissement, égale presque celle
de la France. On conçoit qu'elle tente les puissances conquérantes, celles
qui sont trop tard venues dans la carrière coloniale, ou celles qui, y
étant entrées de bonne heure, estiment (pi'elles doivent, sous peine de
déchéance, accroître toujoursJeur domaine.
Ce n'est un secret pour personne que le Japon avait visé dans les der-
nières années de l'occupation espagnole, l'annexion des Philipjiines.
Prévenu par l'Amérique, il essaya en vain de lui susciter des dil'licultés.
Aujourd'hui, il regarde vers l'insulinde, comptant bien que ses
armements éprouvés dans la guerre de Chine seraient supérieursà ceux
des Hollandais.
Ces derniers ne redoutent pas seulement le Japon, mais encore la
Grande-Bretagne, qui a d(''jà écrasé leurs frères de race chez l'Afrique
Australe, <'t que 1 impérialisme continue à dominer. Ils en sont donc
venus à rechercher le moyen de sauvegarder leur avenir. Car pas un
instant ils ne peuvent s'accoutumer à l'idée de perdre un champ d'opé-
rations qui a été si fructueux et dont le commerce vaut encore d'être
conservé.
S'allieront-ils à l'Angleterre ? Peut-être est-ce suffisant pour arrêter
(piel((ues années les entreprises du Japon. Mais celui-ci, avec la con-
fiance et 1 élan des peuples jeunes, ne tardera pas à briser un pacte qui
enraye son action. De plus, se jeter dans les bras de M. Chamberlain,
c'est irriter et inquiéter l'Allemagne qui alimente les ports de Rotter-
dam et d'Amsterdam et f|ui considère la Néerlande presque comme une
annexe morale.
Signera-t-on un accord défensif avec ILuqiire germaiii(pie ? C'est
s'assurer le concours de forces redoutables, mais en même temps intro-
duire l'ennemi dans la place, convertir une simple dépendance écono-
mique en vasselage politirpic,. et s'astreindre à participer à tous les
conflits continentaux. D'ailleurs, cpie dira le Royaume-Uni, pour qui
Rotterdam deviendra aussi menatant que fut .Vnvcrs au début du siècle?
Kt de toutes façons, avec l'alliance anglaise et l'alliance allemande,
l'équilibre européen se rompt. L'ensemble des puissances ont inléi'èt au
maintien de l'autonomie liollandaise, comme à la conservation de l'indé-
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES i53
pendance des Bclg-es et des Suisses. Une Angleterre prenant pied sur la
terre ferme, une Allemagne poussant au delà du Zuiderzée, deviennent
prépondérantes et consacrent une intolérable hégémonie. L'une et l'autre
solution doivent être repoussées.
11 en est une troisième qui ne vaut guère mieux, l'appel à la France et
à la Russie, — que du reste fort peu d hommes politiques de Hollande
préconisent.
Il en est une quatrième que le bon sens et l'humanité recommandent :
c'est la neutralisation de la Néerlande et de ses colonies. Que les Pays-
Bas réclament cette transformation de leur statut international et ils
auront donné un utile exemple auquel le tribunal arbitral de la Haye ne
saurait qu'applaudir.
Paul Louis
La Défense du soldat. — S'il est du devoir de chacun de faire res-
pecter en toutes circonstances la personnalité humaine, il semble qu'on
ait négligé de s'occuper, d'une façon pratique, de la sauvegarde de cette
personnalité alors qu'elle est le plus menacée, c'est-à-dire quand, aux
prises avec la règle militaire, le jeune homme est livré aux aléas de la
discipline. Certes, parfois, des cris de protestation s'élèvent, éloquents ;
par la voix de la presse nous parviennent de temps à autre les échos
de faits dont s'indignent ceux-là seuls qui savent. Mais,pourla moyenne
des esprits, ces faits — trop réels, pourtant — paraissent invraisem-
blables, incompatibles avec notre époque, truqués pour les besoins du
sentimentalisme des lecteurs, inventés même — : armes forgées à
plaisir pour les besoins dune cause. Et, alors, les pitiés se lassent ; les
eiïorts des protestataires demeurent isolés et se brisent contre l'in-
dilTérence ou le scepticisme du public — même du public faisant pro-
fession d'idées libérales.
C'est pourquoi, nulle amélioration sensible aux cruautés dénoncées,
nulle réforme efficace n'avaient été obtenues jusqu'ici.
Une besogne s'i'mposait, immédiate.
Sans vouloir épiloguer sur les solutions du futur et devant l'impossi-
bilité de joindre tout de suite des idéals encore lointains, tous les libres
esprits pouvaient s'entendre sur les nécessités du présent.
Il ne s'agissait pas d'attendre du hasard la révélation de faits contre
lesquels il était insuffisant de protester, mais contre lesquels il fallait,
définitivementet sur l'heure, réagir. Un groupement solide pouvait seul
mener à bien une telle œuvre. C'est cette œuvre qu'a entreprise la. Ligne
pour la défense du soldai.
Tout récemment organisée, la nouvelle Ligue a rapidement groupé
autour d'elle un grand nombre de citoyens ; des sections se sont for-
mées dans les arrondissements de Paris et en province, et tout porte à
croire que bientôt, fortement constituée, la Ligue pour la Défense du
Soldat sera redoutable suffisamment pour engager d'utiles campagnes
et arriver à d'efficaces résultats.
Mais comme d'incessantes clameurs de protestation contre les faits
l54 LA REVUE BLANCHE
dénonces doivent guider l'aelion engagée , comme il l'aut surloiit qne
nul alnis. nul attentat commis contre ce qui reste de droits à riionime-
soidat ne puisse être élouiïé dans r///-/>«6e de la caserne, responsable
vis-à-vis de nous de ceux qu'elle nous prend, la Ligue a l'ait appel à
tous, et notamment aux pères et mères cle famille qui ont conlié leurs
enlants à l'armée, et elle les a priés d'être ses correspondants dans leur
arrondissement ou leur localité, de se grouper au jjesoin. dans chacune
de ces localités, en sections succursales, d'être pour la section centrale
de Paris, qui doit être tenue au courant de tous les faits quelle a assumé
la mission de refréner ou de combattre : l'œil incessamment ouvert.
Elle a prié encore tous ceux (|ui s'intén^esseraient à son O'uvre d'en-
voyer leurs noms, profession et adresse au comité central, à titre de
simple adhésion.
Ces adhésions n'entraînent aucun débours d'argent, et c'est un appui
moral, seul, que la Ligne recherche en s'ellorçant de réunir autour
d'elle le plus grand nombre de protestataires, afin de pouvoir engagci-
d'utiles campagnes. Malgré la nécessité de créer un fonds commim pour
subvenir à ses déj)enses, la Ligue n'a pas cru devoir fixer un chilîre de
cotisation, laissant à ceux qui le peuvent le soin d'agir selon leur con-
science et selon leurs moyens. Elle s'est contentée de fixer à 9. fr. "><)
le prix annuel d'abonnement /rtr/<//r/ ///'au Journal dit Soldat.
Car. outre les journaux amis de Paris et delà province quiiîe mettent
à la disposition de la Ligue pour l'aider dans la tâche entreprise et pu-
blier les faits que leur communique la Section centrale, la Ligue pour
la Défense du Soldat relate, dans son organe bi-mensuel le Jonrmil du
Soldat, le compte rendu de tous les travaux des sections succursah'S, et
signale tous les actes révoltants <pii lui auront été signalés ; elle pulilie
en même temps un compte rendu des verdicts prononcés par les con-
seils de guerre de la métropole et des colonies pendant la quinzaine,
avec les appréciations des assistants délégués aux séances de ces tri-
bunaux d'exception.
In exemplaire du Journal du Soldat est adresse aux membres du
;:()uvernement et des Chamlires, en même temps (|u'aux adhéicnts
abonnés.
(ji/vriLKs Vali.ikr
Les adhésions sont reçues au siège provisoire du Comité central, :!7, rue
de r'^)uest, Paris (XIV*" arrondissement), ou à mon adresse : « Charles Val-
lier, :j, rue \''er(ing'étorix, ;i Paris. »
GAZETTE D'A HT
Masques Japonais. — On peut voir a l'exposition temporaire
organise au pavillun de ALirsan par l'Union centrale des Arts déco-
ratds une série de bir-n nihuirables masques japoruii^. appartenant à
la collection Gillol.
Il y en a de tous les temps : depuis le ww^ siècle jusqu'au xviri»,
époque où tombe en désuétude lusage des masques, au théâtre. Mas-
GAZETTE d'art i^^
ques de dieux, masques de diables, masques de bonté ou de vice, de jeu-
nesse ou de décrépitude. Noirs, rouo-es, verts, or, lorsiiiiil s'agit de
masques de dieux, de génies ou de diables, ils simulent avec délica-
tesse la couleur naturelle lorsqu'il s'agit d'êtres Inimains. Et alors, quelle
vérité dans les traits! Quelle douceur, quelle soullrance aussi, — plus
souvent. L'épiderme se tend, se ride ou se boursoulle selon les ca-
ractères, les émotions.
11 en est un dune noblesse extrême. 11 repose sur un foulard de soie.
La peau est mate, de couleur vieil ivoire, les yeux presque clos s'accu-
sent en une ligne sinueuse, la bouche est entr'ouverte vaguement. Ainsi
présenté, il impose l'idée d'un être génial, d'une sorte de Beethoven
qui aurait note pour des instruments inconnus de l'Europe Iharmonie
éparse aux grands jardins qui enveloppent les temples du Nippon.
Un autre : mas([ue de déesse ou de pinncesse dont le visage doré
s'encadre de lourds cheveux noirs. Une douleur infinie s'épand de ce
visage paisible qui semble, malgré révolutions, viols, vols et voyages,
continuer le sommeil enchanté que nous croyions seulement possible
aux images de pierre endormies dans la paix des cathédrales.
Un autre encore : sadique. C'est un vieillard dont le visage se sil-
lonne dérides concentriques. Les yeux sont chassieux et les crins de la
barbe, mi-hargne'use, mi-burlesque, s'éploient par séries, en éventail.
Bref, il semble qu'on retrouve là, mais avec tout limprévu d'une
autre race, tous les jeux de physionomie que fixa jadis, dans un album
heureusement conservé à la bibliothèque de l'Ecole des Beaux-Arts,
ce grand méconnu que fut le docteur Duchenne, de BouiOgne-sur-Mer.
Mais d'autres observations requièrent. C'est, par exemple, le déve-
loppement parallèlement inconscient de l'art extrême-oriental et de
l'art occidental. De lart, et aussi de l'esprit : car il semble qu'en de
mêmes siècles, des races très éloignées vécurent, sous des noms et des
accidents différents, les mêmes poèmes mystiques, héro'iques, burlesques
ou naturalistes.
Voici deux masques du viii'' siècle : l'un représente une sorte de
démon a lêt(^de narval, le nez et la bouche se mêlant dans une unique
et hideuse proéminence : l'autre, non moins inquiétant, a cependant
tout l'extérieur d'un polichinelle avecson nezbusqué,seslèvresobscènes.
Ils pourraient être confondus avec telles figures taillées dans la pierre
par les artistes barbares de l'Occident, vers cette même période. Il y en
a l'équivalent, par exemple, à la crypte de l'église de Jouarre. Voici
d'autres masques, du ix* et du x^ siècles. Ils sont moins barbares ; ils
correspondent assez aux ligures apocalyptiques qui décorent ce qui
reste des constructions édifiées en Europe vers Tan mil.
Non moins effrayants sont les masques du xir siècle. Mais ils sont
atroces avec art : leur rictus est féroce, comme celui des diables de
Vézelay, et leurs yeux, maquillés par un artiste habile, luisent d'un
éclat vert et or.
N'étaient les yeux retroussés, le masque de jeune fille signalé plus
haut pourrait reposer sur une pierre tombale dans une des églises
«J(» LA REVUE BLANCHE
abbatiales de Bourg-Oiji-no ou de Touraine. C'est l'art d'avant la Renais-
sance. Michel Colombe n'eut pas de plus gracieux modèles.
Peut-être quebjue archéologue, surjiris comme nous de ces coïnci-
dences, voudra-t-il les rendre plus sensibles en placjant près de ces
beaux masques, des figures empruntées à nos (alhèdrales. Ah! si Louis
Courajod était encore de ce monde! A son défaut. M. Eulart, — dites?
ClIAHLES SaCMER
GESTES
Le Siècle de George Bro-wn — Le roi, honoraire du moins, de
France est mort en sa résidence de Mantes-lez-Meulan. Peu de per-
sonnes avaient pris garde à son règne, tant ce monarque l'ut débonnaire
et ennemi du faste. Sagement et à l'exemple de Louis XI et de Sanclio
Pança, qui ne désirèrent attacher à leur personne d'autre ministre
qu'un barbier, S. ^L George Brown ne souflrit jamais d'autre suite que
son fidèle Grave, lequel cumulait — Maître Jacques ou mieux Fleurant-
Froissart — les délicates fonctions de pharmacien-historiographe. Plus
sensé que ses devanciers, quoique illustres, S. M. George Brown pré-
féra à une vaine coquetterie une profitable hygiène. Ainsi doima-t-il
l'exemple de celte magnanime clémence, rare chez une tète couronnée ^
n'étendre point son despotisme à tout le corps qu'elle domine; en un
mot, laisser libre son ventre et en léguer les preuves à la postérité.
Ainsi encore se concilièrent chez le souverain le prestige du pouvoir
absolu et la médecine. N'est-ce pas une allusion exquise à un parfait
équilibre entre l'autocrate et son peuple, que le premier puisse gouver-
ner à son caprice et l'autre faire — sous lui — ce (pi'il lui plait V Quant
à la gloire militaire, disons, afin de ne l'éclabousser point de ces tri-
viales allégories, que c'est affaire à l'historiographe. Alexandre et
Napoléon ne durent s'exténuer à conquérir que pour suppléer à la
pénurie d'imagination de leurs chroniqueurs ; Racine s'improvisa histo-
riographe du roi pour bénéficier de la protection, octroyée à quelques
spectacles de tréteaux, de ce roi dit Soleil, le type du mylhe solaire.
George Brown fut plus rt'el. Incessamment on en jugera, quand
paraîtra l'i-rudit livre de jNL Grave : le Siècle de George Broivn. Le
complément en est en préparation, sous la forme dramati(iue, afin d'en
quintupler l'attrait: George Brown et sa Cotir.
Nous ne voulons jtas. pr.r un résumé hàlif, déllorcr lellet de cette
publication sensationnelle. Qu on sache seulement que toute l'histoire
contemporaine, depuis les quelques années qui ont suivi iSo"), date de
la naissance de George Brown, n'est, telle qu'elle nous est présentée
actuellement, tpi'un inextricable fouillis d'erreurs. Invisible et présent,
le regrelt<' souverain se j)laisait, par ses exphuLs occultes, à remanier
sans cesse et discrètement la cai'lc de 1 Lurope, afin de distrain; ses
loisirs en sa bonne petite ville de Mantes. Ce facteur rétabli, toutes les
perplexités des historiens s'élucident. Pour ne mentionner que les évé-
nements les plus récents, ne cachons plus que ce furent les subsides et
les contingents fournis par Sa Majesté qui assurèreni le triomphe des
GESTES 15;
Aii'i'lais au Transvaal : il était naturel que Sa Majesté fût favoraljle à son
pays d'origine. C'est son appui moral qui permit à la résistance de
s'organiser en Bretagne, après les dernières lois ; enfm on sait qu'à ses
moments perdus le roi s'occupait de serrurerie, de cosmographie et de
sisniograpliie : très vraisoml)lal)lem jnt, c'est aux aptitudes scientifiques
de Sa Majesté que doit être attribué le châtiment foudroyant, par des
voie si souterraines qu'elles sont de droit divin, des rebelles de la
Martinique.
En attendant la gloire de l'histoire, S. M. George Brown a joui d'une
notoriété plus immédiate parmi ses concitoyens de Manies. Au milieu
de ces gens chez qui, hors les titres officiels, ne fulguraient d'autres
distinctions que « membre de la Société des Pécheurs à la ligne »,
« membre de la Ligue pour la prophylaxie (ou pour la propagation) de
la syphilis » ou Pompier honoraire », toutes charges vénales, d'ailleurs,
et à bas prix; au milieu de ces gens la mention sur une carte de visite
de l'emploi » Roy de France (honoraire) » était singulière et enviable. 11
n'y a pas d'exemple, en effet, d' « Association des anciens rois de
France morts pour la patrie » ou d'autres sociétés similaires. Peu s'en
faut même qu'une fonction si isolée et individuelle ne fasse taxer son
titulaire d'originalité ou, ce qui est la même chose, de démence.
Nous croyons néanmoins être agréable à quelques lecteurs, inacces-
sibles à la crainte des envieux, en indiquant ici une petite recette, facile
et applicable dans les plus modestes ménages, pour être roi de France.
Remarquons avant tout que le législateur, en sa sagesse tant de fois
par nous célébrée. à quasi banni du territoire français tout roi de France
légitime et autochtone.
Donc le jeune homme désireux de briguer cet emploi devra tout
d'abord s'assurer d'une nationalité ou d'une naturalisation étrangère,
fil convient que le roi soit d'autre race que son peuple), à l'instar de
S. M. Georges Brown, de qui on disait : Mr George Broi\'n,el à qui on
sus -rivait des lettres: George Brown, Esq. Remarquons en passant que
le titre de roi de France est sans conséquence et ne peut attirer d'ennuis
à l'étranger, de même que chez nous certains ordres exotiques.
D'aucuns ajouteront que, de nos temps, c'est là une condamnable
sinécure.
En outre, S. M. George Brown avait judicieusement adopté le nom
de Brown comme le plus banal et le plus proche de l'anonymat. Nous
avons tous traduit en notre enfance Tom Brown's school daijs. Cï. le
vocable Durand.
Par une erreur toutefois de jugement qui stupéfie chez une intelli-
gence si rare, S. M. George Brown avait l'imprudence d'être issu du
sang légitime des rois de France... La plupart des contribuables, par
un heureux don naturel, sont exempts de cet inconvénient. Ils laissent
aux m.édecins, qui ont étudie pour, à guérir les écrouelles...
Maintenant, ils n'échappent pas toujours au devoir de présider à la
République.
Alfred Jarry
,3.S LA RKVUE lîLANCHK
LES LlVHi:S
Francis J.vm.mks : Le Triomphe de la Vie Meivure, in-i8 de
■j.'i'x pp.. ) l'r. JO'. — C^cst j. aller bien tard dune œuvre qui n'est déjà
plus que ravant-dernière de M. Francis .lamnies, puisqu'il vient de
publier dans le ^^ Mercure de h^-ance » celte admirable et naïve fresque
lûut émue dailes sérapliiques : « Le Roman du Lièvre ». Cependant,
nous dirons que c'est la même pureté d'âme qui apparaît dans le
Tridniphe de la \'ie, quoique le sujet soit bien diiîérenl. L'Idylle y
revoit le jour avec le poème de Jean de JVoarrien, plus frais qu'une
source vive parmi la sécheresse des littératures ambiantes, et voici une
seconde partie inlitub-e Existences. Il nous semble que c'est pour la
première fois que nous est ainsi livrée, telle quelle, la composition mul-
tiple des instants de la vie, non pas seulement humaine mais générale,
depuis les moindres habitants d'une petite ville jusqu'aux pierres des
maisons et aux objets que contiennent ces maisons, depuis les grands
arbres et les menus brins des environs et des jardins, jusqu'aux bêtes
de toutes tailles qui y respirent. C'est ainsi qu'au milieu de disputes
cocasses entre bonnes et patrons ou parmi de grossiers potins de four-
nisseurs, à travers tout ce coin de pauvre humanité, mille petites voix
d'animaux et de choses chuchotent, exquises à nous mettre les larmes
aux yeux. La caille crie dans les champs, le chasseur y cause avec le
facteur, les champs se mettent à parler dans la nature, le chien du chas-
seur, vautre dans la mare, manifeste son contentement, les têtards do
la mare bougonnent contre l'intrus... Et tout le livre est fait de celte
curieuse orchestration, où la moindre note, douce ou rauque, a le droit
d'être écoutée. Un alexandrin, entièrement constitué par le « Mol )- avec
l)eaucoup d'.M, sera suivi des vers les plus adorables qu'oui ait mur-
murés sur la nuit. Au milieu dune soirée d'indji'-ciles, la ft^sselle qui est
sur la joue d'une niaise fillelte dira tout à coup sa petite jihrase fraîche
et jolie. Puis de nouvelles histoires courront la ville, cependant qu'un
])arc élèvera sa voix de verdure et d'ombre et renq)lira le soir de sa
douceur.
Mais c est le Poète seul qui entend ou devine tout cela, et c'est lui seul
qui jKHivait nous le répéter, sachant bien que nous ne souririons jamais,
parce (pie nous avons compris tout ce qu'il y a d'indulgence én)ue et de
vraie justice dans ce livre qui laisse chaque être et chaque chose vivre
selon son àuie iimée, et qui, loin des faciles grandiloipiences, ne veut
qup désagréger parcelle par parcelle, en vérité et en bonté, tout ce que
renferme sa significative épigraphe : « Ft c'est ça qui s'appelle la vie. »
Lucie Delarie-Mardrls
Adoli'HK |{i;ttk : Fontainebleau Ciuidesd'Arl de La /*/////<e,in-8de
poihe, ill., 160 pj)., I fr. Jo). — \'érité d axiome que loule (euvre où
s adonne un poète, pourvu qu'avec amour — sérieusement disent les
sots — il l'ait entreprise, il y léussil mieux que tout autre, nécessai-
rement. Ce guide qui ravira les poètes, car il est écrit selon leur cœur
LES LIVRES 139
(et ils se réjouiront entre autres d"y relire sur la Fontaine Belle-eau des
vers fameux (?) de Tristan l'Hermile et dont le dernierest des plus beaux
qui furent. faits jamais:
— '( Auprès de cette g-rotte sombre — *0ù 1 on respire un air si doux,
— Londe lutte avec les cailloux — Et la lumière àvecque l'ombre... —
L'ombre de celte fleur vermeille — Kt celle de ces joncs pendants —
Paraissent être là-dedans — Les songes de l'eau qui sommeille. »
Ce guide réalise pratiquement le modèle du genre ; il renseigne
aussi bien le touriste pressé, le villégiateur de loisir, l'indigène ou
Térudil ou l'artiste, qu'il intéresse l'oisif ou le curieux; rien n'y manque
qu'une carte . La vérification se montre dans l'empressement qu'on voit
que les commerçants locaux, geat d ordinaire timorée, ont mis. avec
leur tlair professionnel, à compléter de leurs annonces, utiles aussi
dans l'espèce, ce premier volume d'une série à qui, débutant ainsi, ne
peut faillir le succès.
Fagus
Deux ans chez les anthropophages et les sultans du centre
africain, par R. Colu.vt di: MoxTnoziKn, membre de la mission Bon-
nel de Mézières Plon-Nourrit. in- 18 de 3aG pp., 24 gravures et i carte,
'» fr. . — Il y est à peine question des antbropophages. L'on apprend
seulement que, quelque part en Belgique, un abbé tient une institution
pour jeunes antbropophages. D'autre part, l'auteur constate à plusieurs
reprises que. de toutes les peuplades de l'Afrique Centrale, les anthro-
pophages témoignent le plus de perfectibilité, le plus grand esprit
d'assimilation, que les Niams-Niams ont fait vers la civilisation des pas
immenses depuis que les Européens ont pénétré chez eux. On sait qu'au
Conijo comme à Madagascar les sauvasses croient s'assimiler les vertus
physiques et morales de l'animal dont ils se nourrissent. Les Xiams-
Xiams auraient depuis longtemps dévoré de notre civilisation sous l'es-
pèce .ombreuse d'explorateurs. — M. C. de Montrozier raconte de
vibrani'S chasses aux bœufs, à la panthère, à l'hippopotame et à l'élé-
phant. 11 se vante de n'avoir point tué d'homme, ce qui excuse l'ardeur
• 'Utliousiasle qu il porte au meurtre des bêles. Mais il a pour l'éléphant
une alleclion aimable et on lui doit être reconnaissant de signaler qu'il
disparaît de plus en plus. Si l'on ne constitue pas des territoires réservés
aux éléphants comme on a fait en .Vmérique pour les Indiens, la race
risque presque d'être supprimée, tant la menacent la cupidité euro-
péenne et la \oracité dos natifs. FA c'est même à cause des chasses
immodérées que le Congo français n'est plus la « terre d'ivoire » qu'on
'élèbre encore mensongèrement, mais un pays de sable et de marécages.
— M. de Montrozier mangea de la trompe d'éléphant, but des bouillons
de perroquets, s'entretint de fromages préparés à l'urine qui remplace
le sel dans la préparation des mets chez les Djenkès. Ils s'en friction-
nent aussi la chevelure qui en prend une coloration fauve. — A noter
l'étrangeté de cette coiffure de femme : les cheveux allongés au moyen
de cordelettes de fibres de palmier qui tombent jusqu'à terre ; la saveur
iGo LA REVUE BLANCHE
de col ancien costume féminin cliez les A'Zandès : l'emploi de dessins
peints sur le corps avec le suc d'un gardénia... ; les femmes variaient
les dessins et ne se montraient jamais sous la même couche de peinture.
INlAitius-AnY Leblond
Pau. Maun : Kreuzfahrtglossen an den Rand eines Lebens
(Berlin, Fontane, .5 M.). — C'est 1 histoire d'une âme moderne. La vie a
graduellement rogné les ailes avec lesquelles le héros rêvait de s'élancer
vers l'Idéal, il ne faut pas lui demander trop, à la Vie, il faut se conten-
ter de ce qu'elle nous apporte : « Le bonheur, c'est d'être consolé. »
Mais celui qui aura la sagesse de se résigner sera dédommagé : il ren-
contrera la vérité dans l'Amour et vivra par lui de la vie éternelle.
G. Francke. ScHiEVELBEix : Der Gottûber'wiader Berlin, Fontane,
3 M. 50). — Le héros est un disciole de Nietzsche: il proclame la mort des
dieuxet révangiledelajouissance. L'auteur a voulunousmontrer lescon-
séquenccs de celte morale quant au mariage : quelle loi surannéeprelen-
drait enchaîner à jamais la vie de notre savant à celle de sa femme. mala-
dive depuis près de vingt ans? Le héros va chercher une nouvelle
jeunesse auprès d'une nouvelle épouse. Le malheur, c'est que * Tel père,
tel fds » — et (juo la conformité, cette fois, s'étend jusqu'au goût qu'ont
les deux hommes jiour la jolie fille. Le fils, ([ui, comme son père, « a
vaincu les dieux », ne pouvant satisfaire son désir de jouissi^nce, se tue.
Sa pauvre mère ne lui survit pas. Il semble, dès lors, qu'aucun obstacle
ne s oppose plus au bonlieur de notre héros? Cependant, n'oublions pas
qu'il est Allemand, el, comme tel, très enclin à la « grubelsucht » : les
doutes, les scrupules vont désormais le torturer et il va mourir, élevant
son âme vers « Un Père, une Cause première, un Dieu! » — Et la vie
qu'il n'a pu vivre, la vie conforme à l'idéal moral de la tradition, elle va
triompher des dangereuses tendances modernes chez les descendants du
héros, dans le ménage de sa fille mariée à un savant qui, lui, ne prétend
point « avoir vaincu Dieu. »
(".KonG Fi{Eiui;nit vo.\ Ompteda : Das schonere Geschlecht iBer-
liii. b'ontane. .5 M.). — Ompleda est un des bons romanciers de rAlle'
magne, il est l'auteur d'un chef-d'œuvre , Syh'esler von Geyer. une
étude sur la noblesse de 1900. L'auteur nous avait donné déjà des
recueils de nouvelles : Lnter uns Jnni^<resclk'n,-])ms Unser Régiment-,
mais eo volume-ci révèle en lui un maître. Il contient des nouvelles
d'une psychologii' à la fois très fine et très forte, quuhiues-uiies d'un
réalisme poignant et d'une qualité d'ironie qui ra])pelle parfois Mau-
passant.
C. Bos
Li- (jcranl: P. Descua.mi's.
Paria. — imprimerie C. LAilY, 121, M. de La Chapelle. 15102
Question de forme
On pouvait croire que les philosophes Pancrace et Marphu-
rius avaient épuisé le sujet; il n'en est rien; la notion de forme
doit être généralisée, étendue à des cas auxquels Aristote n'avait
pas pensé.
Avez-vous observe le fonctionnement d'un phonographe?
Vous prononcez une phrase devant 1 appareil, avec le timbre
de voix et les intonations qui vous sont propres. Cela ébranle
l'air atmosphérique et les vibrations de ce milieu élastique met-
tent en mouvement, d'une certaine manière, une plaque mince
qui porte un stylet. L'agitation du stylet est donc une consé-
quence de la phrase prononcée par vous. Jusqu'ici, rien d éton-
nant. Mais, devant le stylet et contre sa pointe, tourne avec une
certaine vitesse un cylindre enregistreur recouvert d'une subs-
tance que le stylet peut rayer; de sorte que, quand vous avez
fini de parler, le stylet a tracé sur le cylindre une ligne
sinueuse, et cette ligne sinueuse est la transcription fidèle de
ce que vous avez dit ; c'est là qu'est la merveille. Si vous répé-
tez la même phrase, avec les mêmes intonations et la même
intensité devant le même appareil tournant avec la même
vitt^sse, le stylet tracera une ligne sinueuse identique à la pre-
mière. Si, au contraire, une autre personne que vous parle
devant le cornet avec un timbre et des intonations différant des
vôtres, la ligne sinueuse sera différente. Elle le sera encore plus
si la phrase prononcée n'est pas la môme. A une phrase pro-
noncée d'une manière donnée, devant un appareil donné, corres-
pond rigoureusement une certaine rainure sinueuse qui en est la
représentation graphique; et la réversibilité de l'appareil prouve
que cette représentation est parfaitement précise. Sauf des
imjferfections de mécanisme, qui d'ailleurs n'existent plus dans
le phonographe électro-magnétique de Poulscn, il suffit en effet
de forcer le stylet à suivre la rainure tracée, pour restituer à
l'air atmosphérique la phrase prononcée avec toutes ses par-
ticularités.
Qu'est-ce que cela prouve? Tout simplement que le son a une
forme! mais n'allons pas trop vite. Xous avons, au moyen du
phonographe, tracé une courbe qui est liée à une phrase donnée
11
ir.> LA REVUE J5LANCHE
do loUe inanicre que, dune pari, celle phrase seule, avec toutes
SCS parliciilantcs phonétiques, es! capable de produire celte
courlic, que d'aulre part celte courbe, lorsqu'elle est suivie
par \c slybH, donne à la phupu' une série de mouvements resli-
luant la phrase. Nous avons donc établi une correspondance
entre un phénomène qui arrive à notre connaissance par le
secours de noli'e oreille, la phrase prononcée, et un autre phé-
nomène qui arrive à notre connaissance par le secours de notre
œil, la course du stylet sur le cylindre. Et cette correspondance
est d'une précision parfaite.
Aujourd'hui, nous • sommes (roj) habitués à ce mécanisme
pour nous en étonnei-, mais il n'en a pas toujours été de même,
parce que rhomine a une tendance invincible à juger de la
forme d'un objel par l'intermédiaire de la vue ou, à la rigueur,
ilu lad. 1'oul phénomène qui échappe à ces deux sens ])arli-
culiers ne saurait se présenter à nous avec une tiguration cpiel-
conque, et l'on rirait d'entendre parler de la l'orme d'une odeur
ou d'un goût. Il faut que nous nous fassions une image visuelle
de quelque chose pour lui a<'Corder une forme.
Pour le son, qui résulte d'un mouvement, nous n'éprouvons
pas tro|) de peine à généraliser la notion de forme; quoique nous
ne puissions pas nous faire une représentation visuelle des mou-
vements viltratoiiTs de l'air, nous concevons que ces mouve-
ments moléculaires puissent déterminer dans une plaque des
mouvemenls visii)les ou tout au moins enres»isl râbles sous une
forme visible. Mais le fait seul d'avoir eni-egislré, c'est-à-dire, en
réalilé, d'avoir lixé le tenq)s sur un papier, nous donne une
imj)ression très dilTérenle de celle que nous aui'ions si nous pou-
vions effectivement voir les mouvemenls moléculaires de l'air;
en elTel, nous voyons sur le cylindre, lout à la fois, l'ensemble
des positions qu'a occupées le stylet d.ins l'espace pendant toute
la durée de l'expérience, tandis qu'en réalité il n'a occupé c«'S
positions que successivement, l.a forme de notre ligne n'a jamais
existé dans l'espace; elle n'a existé, si j ose ainsi dire, qu'en
fonction du temps, el à chacpie instant le stylet occupait une
position cl une seule. Av;uit donc que les apjiareils enregis-
treurs eussent (''\r iuNcnlés. il était impossible de parler de la
foi-nie d'un son.
Aussi, tout ce (pie je viens de dii'c n'aurait pas le moindre
intérêt, n'était une conception vraiment géniale du mécanisme
de notre audition, conception trop neuve pour avoir été adop-
tée (a-t-el|e él<' bien comprise?), mais cpie Pierre Bonnier a
exposée il y a sept ans déjà et déveloj)pée l'année dernière en
QUESTION DE FORME l6i
Iciilourant de oonsidrraiioiis qui no laisscul aucun douLe sur sa
légitimité. La strucluie de notre oreille est telle que, des ondes
sonores arrivant à l'orilice externe, il v a transmission vers le
limacjon et que. en définitive, lempreinte de l'ondulation, c'esl-
à-dire la forme de réJjranlement s^étale sur une grande surface
sensorielle. Quoique cette surface sensorielle ne conserve pas
l'empreinte comme l'enregistreur du phonographe lixe la trace
du stylet, on ne peut nier que la forme de l'éhranlement ne soit
pour ainsi dire dessinée dessus, par des pressions, comme on
dessinerait du doigt, sur une table, une ligne sinueuse...
Il n'y a pas enregisti-ement, en réalité, pas plus qu'il n'y aurait
enregistrement si le stylet du phonographe ne mordait pas dans
la surface du cylindre, et, même avec un microscope et dans les
conditions les j)lus favoral)les, l'œil ne pourrait pas voir, sur la
surface sensorielle de l'oreille, la ligne sinueuse qui traduit la
phrase entendue.
Mais cette surface est sensorielle, c'est-à-dire semée de termi-
naisons nerveuses d'une sensibilité spéciale, et chacune de ces
terminaisons transmet au cerveau l'impression qu'elle reç^'oit.
De telle manière que- le cerveau ///. au fur et à mesure qu'il se
produit, le dessin fugitif tracé dans le limaçon; c'est cette lec-
ture qui est l'audition. Elle ne nous montre pas, comme le ferait
un organe visuel, la forme de l'ondulation; elle nous traduit
cette forme dans un langage différent, mais également précis,
puisque à une forme donnée correspond une impression audi-
tive donnée et réciproquement. Et c'est cette impression auditive
qui e^t le son. En dehors d'elle il n'y a que des mouvements
vibratoires se transmettant dans l'atmosphère. Le son, c'est la
lecture faite, au moyen de notre organe auditif, de la forme d'une
ondulation aérienne.
Ainsi donc, si un perroquet crie sur son perchoir ; As-tu
déjeuné, Jacquot? il se produit un mouvement vibratoire de
l'air. Ce mouvement vibratoire de l'air a une forme que nous
pouvons connoîlre de deux manières ; 1" au moyen de notre
organe visuel, si ce mouvement s'enregistre sur un phono-
graphe; 2" au moyen de notre organe auditif, si ce mouvement
se dessine dans notre oreille et nous fait entendre la phrase :
As-tu déjeuné, Jacquot ?
Avant l'invention des cylindres enregistreurs, nous n'avions
qu une manière de connaître la forme du mouvement produit
par le perroquet, la manière auditive. Et cette connaissance
était plus directe et aussi précise que celle c(ui nous vient par les
yeux avec l'intermédiniro du phonographe, mais nous n'aurions
iG/, LA IIEVUE BLANCHE
jamais songé à dire ((uc notre sens auditif nous faisait connaître
des formes, parce que nous n'avons pas riial)ilude d'appeler
forme quelque chose dont nous ne nous faisons pas une image
visuelle. Le langage courant diffère en cela du langage mathé-
matique. La forme d'une surface est définie algébriquement par
une équation qui suflit à préciser entièrement la nature de la sur-
face sans que nous ayons besoin de nous en faire une représen-
tation optique. « As-tu déjeuné, Jacquot? » définit la forme d'un
mouvement aérien exactement au même titre f(ue l'équation de
la ligne sinueuse inscrite sur le phonographe; mais il est pro-
bable que, sans le phonographe, nous n'aurions jamais su
expliciter, au ])oinl de vue visuel, le seul qui nous paraisse suf-
fisant, la forme de ce mouvement.
Toutes ces considérations, un peu longues, ont pour but
d'amener à une conclusion que je crois de première importance
au point de vue biologique, c'est que l'homme et les animaux
peuNent, au moyen de certains sens, avoir une connaissance
précise de formes qu'ils ignorent au point de vue visuel. S'il ne
s'agissait que de l'homme, cela n'aurait pas grand intérêt, mais il
nous arrive souvent de nous demander avec étonnement com-
ment quelques animaux peuvent accomplir certains actes, et
nous nous étonnerions moins si nous n'attachions pas une atten-
tion aussi exclusive à l'emploi des méthodes optiques.
Le retour des pigeons voyageurs ne nous jiaraîtra plus aussi
prodigieux si nous songeons qu'un organe spécial peut leur
fournir fsous quelle forme subjective, nous l'ignorons) l'équiva-
lent de l'équation du chemin parcouru. Les fourmis savent recon-
naître une piste suivie j)ar leurs congénères et distinguent même
dans (juel sens la piste a été suivie; cette particularité attribuée
par Forel à un « odorat to|)ochimi(pje » nous paraît incroyabir
parce qu'aucun organe ne nous |»ermet de ronnallre ce que
connaisseni les fourmis. Les chiens aussi savent suivre une
piste dans le sens convenable, mais ils savent également recon-
naître leur maiire à l'odeur, et c'est là une chose non moins
reniru-quable.
Mon chien iin; reconnaît à traxeis une j>ujie; il me leconnaît
sous n'importe quel déguisement, tandis qu'il ne prendrait pas
])oui' moi une statue de cire me ressemblant parfaitement. C'est.
donc «{u'il se trouve bien mieux renseigné sur ma personnalité
par son nez que par ses yeux. Peut-être se fait-il de moi, si j'ose
OUESTION DE FORME l65
m'exprimer ainsi, une image olfactive plutôt qu'une image
visuelle. Cela nous paraît impossible parce que notre odorat est
trop obtus et nous permet à, grandpeine de distinguer Vespèce
d'un animal que nous ne voyons pas, un rat musqué par exem-
ple ou un cancrelas. Les fourmis se laissent aussi tromper par
l'odeur; il suffit do tromper une fourmi étrangère dans le jus
obtenu en écrasant des individus d'une fourmillière donnée, pour
que les autres habitants de la fourmillière considèrent cette
étrangère comme leur S(pur; mon chien est, à cet égard, supé-
rieur aux fourmis, car, s'il peut être trompé un instant sur la per-
sonnalité d'un individu revêtu de vêtements imprégnés de mon
odeur, il ne tarde pas à reconnaître le subterfuge.
S'il attache d'ailleurs une importance plus grande aux rensei-
gnements olfactifs, le chien ne méprise pas pour cela les docu-
ments fournis parles yeux ou les oreilles. Un dogue appartenant
à un officier courait après tous les pantalons rouges; les chiens
de régiment connaissent la sonnerie spéciale de leur corps et le
rejoignent toujours pendant les manœuvres; tous les animaux de
cette espèce viennent à la voix ou au sifflet de leur maître...
Mais nous-mêmes, nous reconnaissons nos amis autrement
qu'en les voyant: nous pouvons être renseignés sur leur approche
par leur voix, par le bruit de leurs pas; au sanatorium d'tlaute-
ville nous nous reconnaissions à notre toux. En résumé, nous
connaissons les individus à une particularité quelconque, mais
suffisamment précise, de leur constitution; c'est par l'œil que
nous, hommes, recueillons le plus de documents précis; nous
•en recevons cependant aussi par l'oreille ; seulement, nous
l'avons vu, l'oreille nous fait seulement connaître la forme des
sons émis par nos congénères; ces sons différent suivant les
paroles prononcées; mais il y a, dans la forme très complexe des
ondes de notre voix, un ensemble d'éléments qui nous sont pro-
pres et qui se retrouvent dans toutes nos phrases; ces éléments
(timbre, intonation) renseignent celui qui nous écoute sur la
structure de notre organe phonateur: non pas que cela donne à
notre voisin une image visuelle de notre larynx, mais cela lui
fournit une image auditive qui est d'une précision admirable; si
admirable même qu'aucun autre détail isolé de notre structure
anatomique, étudiée avec le seul secours de la vue, ne permet-
trait de nous reconnaître avec autant de certitude; et cela nous
amène à cette nouvelle conclusion que ce qui fait pour nous la
supériorité de l'organe visuel, c'est le grand nombre de docu-
ments qu'il nous permet de recueillir à la fois, bien plus que la
précision même de chaque document; autrement dit, l'étude
ifi'i LA REVUE BLANCHE
optique d'im être est celle ((iii nous donne, de cet être, la con-
naissance In ])lus syndiélique; c'est- pour cela que, quand nous
parlons de la forme d'un individu, nous entendons qu'il s'agit de
sa forme pour notre œil. Quand nous reconnaissons un de nos
amis à sa voix, nous évoquons immédiatement son image
visuelle; peut-être, quand un chien reconnail son maître à sa
voix, évoque-t-il en lui même son imaf/e olfaclivc...
Cette expression (f image olfactive » nous choque profondé-
ment parce que notre odorat est extrêmement obtus; pour en
comprendre la signification nous devons sortir de notre nature
dhomme et nous reporter à ce qui se passe chez les chiens et les
fourmis. Et d'ailleurs est-il bien légitime d'appeler du même
nom, odorat, le sens localisé dans le nez du quadrupède ci dans
l'antenne de l'hyménoplère? Au fond, qu'est-ce que l'olfaction?
Nous ne pouvons pas encore le dire d'une manière précise. On
a aftrilmé la sensation particulière que nous appelons ainsi à
l'action, sur nos terminaisons nerveuses intranasales, de parti-
cules matérielles très ténues diffusées dans l'atmosphère autour
des corps odoriférants, mais tout le monde n'est pas d'accord.
On connaît la célèbre expérience dans laquelle un morceau de
musc, abandonné pendant des mois sur le plateau d'une balance
de précision dans une atmosphère renouvelée et ayant em[)esté
des milliers de mètres cubes d'air, n'avait pas subli de perle de
■poids appréciable. 11 y a là un mystère analogue à celui du
radium élernellemenl ravonnant...
La seule chose que nous puissions afiirmer relativement à lol-
faclion, c'est que, contrairement à la vue et à l'ouïe, qui nous
renseignent uniquement sur l'état physique des corps, le sens
localisé dans notre nez nous renseigne (ainsi d'ailleurs que le
gorti) sur la nature chimique des substances odorantes. Et dans
certains cas il est bien évident (|ii(> <e document est plus pré-
cieux que la simple image visuelle. Combien de liquides ont
l'aspecl de l'eau, que l'odeur ou le gofd nous permettent de dis-
tinguer malgré leur siinililude oj)lique! Dans ce cas, la connais-
sance chimi(|ue est tout, le document fourni par l'œil est abso-
lument insiiflisanl. .Vu contraire, si nous avons à étudier, par
exemple. r;uchileclure du Louvre, peu nous imjK)rtc d'être
renseignés sur l;i nature chimique des pierres et des ardoises
qui ont été employées pendant sa consfruclion; avec les mêmes
pierres et les mêmes ardoises on eùl pu consiruire tout autre
yUKSTlON DE FOUMl-: •<>-
cliose. Il n'en est déjà plus tout à fail do nièuR- quand il sugit
de Tétude d'uncrislal: là, le renseiuiirmml chimique j)eut nous
Inii-e préjuger de la forme architecturale du corps; en léchant,
h's yeux fermés, un cristal d'alun, nous pouvons deviner son
aspect visuel. Il est vrai que nous pouvons nous tronijier; l'alun
peut ne pas être cristallisé: mais l'étude visuelle peut aussi nous
lromj)er en sens inverse ; on peut avoir coulé une substance
fusible dans un moule ressemblant à un cristal d'alun, et, à l'œil,
nous prendrons pour de l'alun ce qui n'en sera qu'une pseudo-
morphose.
Cette remanjue nous amène à étudier la possibilité d'un
parallèle entre les divers renseignements que nous recueillons
sur un corps donné au moyen de nos dilîérents organes des
sens.
Quand le corps à étudier est un corps brut, sauf le cas
spécial de l'état cristallin, sa forme visuelle est sans relation
aucune avec sa nature chimique ; on peut tailler un morceau de
sucre comme l'on veut. 11 n'en est plus de même lorsqu'il s'agit
d'un corps vivant : quand nous voyons un chou ou une carotte,
nous savons que la substance qui les constitue est de la subs-
lance de chou ou de la substance de carotte; réciproquement,
un botaniste exercé peut, dans l'obscurité, reconnaître une plante
à son g-oùt et. par conséquent, prévoir sa forme visuelle.
Bestreignons-nous au cas oi^i l'objet à observer estnn homme.
Nous savons le reconnaître en le regardant ou en l'entendant
parler; le chien en le sentant; tel autre animal, par tel autre
organe des sens que nous ne possédons pas et dont nous igno-
rons le fonctionnement. Si un observateur a trois moyens essen-
tiellement différents de reconnaître un individu, il est indispen-
sable que ces trois moyens ne lui fournissent pas des rensei-
gnements contradictoires. Dans le cas général aucun*' contradic-
tion n'est possible; nous prenons connaissance d'un homme en
le voyant, puis nous l'entendons parler et nous associons dans
notre mémoire le souvenir de la forme visuelle de son corps au
souvenir de la forme auditive de sa voix; ensuite, comme la
voix et la forme d'un homun^ adulte ne changent guère, quand
nous reconnaîtrons un individu à l'un de ces deux caractères,
nous pourrons prévoir le second sans nous tromper. Mais nous-
aurons établi ainsi un lien factice entre les deux diagnoses de
l'individu. Tout à l'heure, au contraire, quand nous avons
reconnu, dans une phrase parlée, d'une part une forme auditive)
r(;8 l'A IU:VUK ULANCHK
d'autre part, au moyen de lenreij^istreur, une forme visuelle, il
V avait entre ces deux formes un lien naturel et fatal; il était
t-ertain ((ue la forme visuelle de l'enregistreur, actionnant le
stylet d un phonographe, redonnerait à notre oreille l'impres-
sion auditive déjà j)er(;uc; l'une des deux formes étant connue,
l'autre ne pouvait pas èt?-e ditTérente de ce qu'elle est; il n'y
avait là qu'une forme Irndaile de deux manières,
l'^n est-il de même pour la forme visuelle de l'homme et la
forme auditive de sa voix? Nous prévoyons immédiatement une
différence, parce que la voix de Thomnie est une manifestation,
non pas de sa structure totale, mais de la structure d'une petite
partie de son corps, savoir, l'appareil phonateur. D'autre part,
ce que nous savons de la corrélation qui existe entre les diverses
parties d'un individu nous pousse à croire qu'il y a un lien
entre la structui'e de l'organe phonateur et la forme du corps.
Ne vous est-il pas arrivé d'être stu])éfail en entendant sortir une
Toix grêle du cor])s d'un géant ou une voix ,de stentor du gosier
d'un pauvre être chétif? Aucun physiologiste n'est capable, dans
l'état actuel de la .science, de prévoir la forme d'un homme à la
simple audition de sa voix, ou réciproquement, de j)révoir sa
voix en connaissant seulement son corps. Mais endn, chaque
homme a une voix qui lui est propre et toute la biologie tend
à nous faire penser qu'un individu est délini entièrement dans
une partie quelconque de son être...
Pour l'odeur, les probabilités sont encore plus grandes;
l'odeur nous renseigne sur la nature cliimi<iu(' des corps
vivants et, d'autre part, il est établi que la nature chimique <les
corps vivants dirige leur morphologie. H jiaraît donc indéniable
que la forme olfactive d'un individu est absolument liée à sa
forme nisnclle, sauf les mutilations qui peuvent hausformer 1<>
corps, le rendre manchot tm boiteux, par exemple, le balafrer
et le rendn^ méconnaissable, sans changer son odeur, caracté-
ristique de sa composition chimique. Et ceci tendrait à prouver
que l'on est mieux renseigné sur un individu quand on con-
naît liien son odeur que quand on connaît sa forme extérieure,
lacjuf'lle ('>t susceptible de se moditier sous rinlluence des acci-
dents extérieurs. (Jiiand Ulysse rcvinl \ Ithaque, sa forme
visuelle avait tellement changé (ju'il fui luf'connu des siens,
mais il fut reconnu j)ar un chien qui avait conserve'; le souvenir
de .sa forme olfactive. Si donc les chiens se font réellement de
nous une imar/e olfactive, ils nous connaissent mieux que ceux
qui ont seidenient fixé dans leur mémoire notre forme visuelle.
Maintenant une question se j)ose; s'il y a un lien indissoluble
QUESTION DE FORME l6<>
«nlrc la forme visuelle d'un être et sa forme olfactive, ou la
forme auditive de sa voix, un observateur qui ne connaît qu'une
•de ces formes peut-il évoquer l'une des autres? Comment un
chien aveugle s'imagine-t-il son maitre? S'il s'en fait une image
visuelle, quelle est cette image? Il me paraît peu probalde, étant
donnée la manière dont s'est produite l'évolution des êtres, qu'il
existe, entre les centres nerveux d'un animal, une liaison capable
de lui permettre d'évoquer la forme qui correspond à une odeur
déterminée; car la relation entre la composition chimique cause
•de l'odeur et la forme visuelle du corps qui en est doué, existe
dans le corps observé et non dans lobservatenr. Et cependant, il
est possible qu'une habitude héréditaire pendant un grand
nombre de générations fixe, dans une espèce, une liaison entre
la forme olfactive et la forme visuelle d'un animal souvent ren-
contré. Peut-être un jeune chien de chasse, d'une bonne race,
évoque-t-il la forme visuelle d'une perdrix la première fois qu'il
en sent une et la reconnaît-il quand elle se lève? Il y a là beau-
coup à penser. Mais le plus souvent, s'il s'établit entre nos
divers centres nerveux, des relations de cet ordre, elles sont
purement pathologiques et ne nous donnent pas de renseigne-
ments valables.
Les images olfactives sont de l'hébreu pour nous, hommes,
qui avons un odorat détestable, mais peut-être pouvons-nous
mieux concevoir les images auditives. Les habitants de l'Afrique
australe désignent la mouche tsé-tsé par le bruit de son bour-
donnement. Ils la connaissent mieux par cette image auditive
<jue par sa forme visuelle peu différente de celle des autres
mouches. .
r^omment les aveugles-nés s'imaginent-ils leurs proches? Ils
n'ont guère pour les connaître que des images auditives ; évo-
quent-ils des formes visuelles! Il est bien difficile de le savoir!
Je connais un mendiant qui n'a jamais vu clair et qui se tient
tous les jours au même endroit, loin de tout village, sur la
route de Lannion à Pleumeur-Bodou. Sa spécialité est de dire
l'heure aux passants, pour avoir deux sous. A cet effet, il écoute,
n'ayant rien de mieux à faire, toutes les cloches des paroisses
environnantes; il les connaît à leur timbre et il remarque immé-
diatement si Brélevenez est en retard surServel. Je l'ai interrogé
une fois, alors qu'aucune cloche ne sonnait, et il m'a montré de
la main, sans hésitation et sans erreur, un clocher distant d'en-
viron deux kilomètres; or il n'est pas immobile, il marciie de long
en large sur la route. Cela m'a beaucoup impressionné...
Nous ne savons donc pas tout ce que l'homme peut faire avec
I7'> ^A UKVUE BLANCHE
cliMCTin (le. ses sons tjuaiul il est privé (le?j autres; nous iiinorons
encore l»ien plus le parti que peuveni lirer certains animaux de
sens que nous ne possédons pas. Ouelle forme de mouvement
les poissons distinguent-ils au moyen de leur liiiiie lalérnle? La
conclusion de tout cela, nous pmivons réiu)ncer en paraphra-
sant Shakespeare; il y a bien plus de manières de ronrutitre que
n'en rêve notre philosophie anlhropomorphique. Nous avons
restreint la signification du mol l'orme (1) à la Ibrme visuelle; il
y a probablement une forme auditive, une forme olfactive... etc.
Il y a l)ien aussi, disent les scholastiques, la forme substantielle
du corps, qui est Tàme, mais nous n'en parlerons pas puisqu'elle
a la pi'opriété de iie pas se manifester aux organes des sens.
Fki.ix Ij- Daxtec
(1) Le tiirtionn.iire L:iroii.-^o (|ictit<- «(iitioiij (Ji.iinii j'uriii' « (;oniij:iinÉ;ion des corps ;
apparence •<. ÎjC clictionnaire de Littréct Bcaujeiin donne an contraire la rlélinition : i< forme
l'cnsetnhle de* fjnalilf^ d'on être », ce qui n»« parait bien plus philoRophiqiie.
Des spécialistes
Encore un livre sur Victor Hugo ? 11 contient sans doute des
lettres, des papiers inconnus, des Fragments inédits, des va-
riantes nouvelles, des corrections autographes ? — Rien de tout
cela. — On y trouve alors des révélations biographiques, des
dates ctal>lies. des indiscrétions savoureuses? — Xon. C'est de
la critique esthétique. — En ce cas, Tauteur compétent aura si-
gnalé les mauvais passages et les pages excellentes il aura dit :
ceci est un efTet vulgaire et facile à obtenir, tandis que cela est
mystérieusement noble, et voièi pourquoi, voici comment? —
L'ouvrage ne renferme pas un seul jugement précis. — L'auteur
s'est donc moqué de nous s'il a écrit tout un in-octavo pour ne
nous rien apprendre? — L'auteur est agrégé es lettres.
Mais pourquoi faut-il que les professeurs de lettres se croient
forcés de faire des livres? Ce n'est pas leur métier. Ouils s'oc-
cupent donc uniquement d'enseigner avec adresse et esprit les
littératures anciennes à leurs élèves : voilà une tâche bien assez
noble et belle, et Ion pourra dire qu'ils auront grandement mé-
rité des Muses quand ils auront formé des générations qui, au
rebours des précédentes, sauront le français.
Ou bien, s'ils veulent à tout prix mettre au jour des volumes,
qu'ils travaillent alors et fassent œuvre d'érudil. Qu'est-ce en
elTet que tout cet amas de considérations générales, ces vagues
«t copieux Essais où il est parlé de l'àme d'un siècle ou d'un
pays, ces dissertations molles, rondes et couronnées par l'Aca-
démie, dans lesquelles on vous dit que la lienaissance a pré-
paré la Hévolutionou que César annonçait Napoléon, ces lourds
et impertinents travaux philosophiques, ces bas traités de mo-
rale ou ces thèses de métaphysique qui sont la honte de notre
Université? Ce que c'est que toul cela? De la paresse, tout sim-
plement aggravée d'un désir allemand de s'entendre appeler :
« Herr Professor ».
Ah, parlez au contraire à ces messieurs de se spécialiser, et
des longues années d'énergie, comme de la logique exquise, du
tact et de l'art qu'il faut enfin pour mener à bien des recherches
d'érudition pure; conseillez-leur, s'ils veulent servir aux belles-
lettres, de devenir paléographes, linguistes et archéologues,
d'aider aux fouilles d Asie-Mineure ou d'Afrique, de concourir
\yi LA REVUE BLANCHE
^u bon classemcnl de nos musées — li donc! Ce sont lu des
« questions de détail ». Ils vous répondront, comme des barba-
res, qu'ils nourrissent de plus vastes pensées, et vous devrez
entendre qu'ils tiennent pour plus noble de dél)iter des discours
fades u de omni re scibili » que de consacrer toute une harmo-
nieuse vie d'humaniste, par exemple, à comparer des manuscrits,
à corri^rer les textes sacrés des poètes et à restituer pieusement
les traces, éparses ou ensevelies de la beauté perdue.
Et pourtant, ces vains agrégés et ces lettrés parasites — si
l'on veut supposer un instant qu'abandonnant leurs polygraphies,
ils se soient mis à des besognes utiles — ne devraient-ils pas se
considérer comme grandement heureux de préparer les matériaux
])urs et parfaits avec lesquels un Anatole France, pour ne citer
que celui-là, construira ensuite des merveilles? Comment, ils
pourraient être ainsi les bons ouvriers qui extraient l'or et le
marbre, les religieux gardiens de la tradition, les secrétaires in-
dispensables sans lesquels un auteur ne travaillera point s'il a
du goùl — et non contents de ce rôle presque divin, ils veulent
écrire eux-mêmes? Mais ils ne savent point. A chacun son mé-
tier : un érudit est un pécheur de perles ; un écrivain est un ou-
vrier d'art: un polygrapbe est un monsieur qui bavardf'. Qu'il
s'en aille, s'il ne sert à jien.
Voyez plutôt l'ouvrage j)Osthume |>aru naguère de M.
Edouard l^uel, professeur « de littérature générale » à l'Ecole
des Beaux-Arts, et causeur ardent. Ce livre, intitulé JJu .senti-
mcnl arlhlique dans la Morale de Montaigne, témoigne
de l'esprit le plus imprécis, partant le ])lus inutile. Désireux
d'expliquer que les Kssais sont une (cuvre d'art, l'auteur
finit par tirer parti de la similitude (piil trouve entre cer-
tains chapitres et une symphonie de Beethoven.
Montaigne va passaiit d'un sujel à l'autre, sans doute, en re-
prenant parfois son idée. M. Buel juge cette Ihhierie symphoni-
que et ordonnée : cela lui i>lait à dire. D'ailleurs, dés qu'on parle
musique, on donne des raisons de sentiment, et c'est le plus lan-
goureux comnif le plus agaçant des radotages. Laissons donc
la musique aux musiciens. Que si iM. lUiel, cependant, tenait à
coniparer les rêveries de Beethoven avec celles de Montaigne, il
où! pu le faire en dix pages tout aussi bien : il y en a quatre
cent vingt-six pour en venir là. A quoi bon?
Tel est du reste le clnUimentde ces importuns qui ne voulu-
rent point devenir spécialistes : ils n'entendent pas le meilleur,
ils ne voient pas le fin du fin. Pour parler nel, on a même droit
de dire qu'ils de voient rien du tout. Le grand Montaigne lui-
DES SPÉCIALISTES. i7î
même en sera l'exemple, si seulement on veut lire le Journal du^
voyage qu'il lit en Italie pendant les années 1580 et 1581. AL
Alessandro d'Ancona en a donur une édition excellente (Cas-
tello, 1895) avec des notes, des tables et une bibliographie. Oid
y constate que ce Montaigne si instruit, quiavaitconnu le plan du'
Capilole avant celui du Louvre,cet humaniste au regret de ne point
retrouver Tancienne Rome, cet artiste enfin, ajouterait M. Ruel,
ne voit rien. Il aime et révère l'antiquité, pourtant. Mais quoi liai
première statue qui semble l'avoir frappé est une image du triste
Aristide au \ alican. Et que choisit-il encore, parmi les « rares-
antiquailles »? Les bustes de Zenon, de Possidonius, d'Euri-
pide et de (^arnéade (p. 331). Pas une fois, dans tout son jour-
nal, il ne s'arrête devant une Vénus, un Apollon. A peine a-t-il
signalé u les statues enfermées aux niches du Belvédère », eu
celles qu'on lui montra dans Tivoli. Il n'entendit même pas les
cloches à Rome ;p. '235), ces cloches de l'u isle sonnante », avait
dit Rabelais. Et ce n'est qu'à la fin de son voyage qu'il com-
mençait de s'échaufîer un peu, qu'il daignait applaudir à une
course de chars, en mémoire des anciens hippodromes, déclarait
que Florence mérite son glorieux renom, qu'on peut à la rigueur
admirer la Chartreuse de Pavie, et (p. 471) qu'il n'est même pas
déplaisant de rencontrer partout des gueux jouant du luth et ré-
citant l'Arioste.
De goût pour les toiles peintes, les paysages, les palais, pas
davantage naturellement. Montaigne ne s'attache qu'à certaines
mœurs et à ses songeries raisonnables. 11 erra peut-être dans
iiome et par les champs aux noms illustres avec son gros Plu-
tarque-Amyot sous le bras, ce livre dont il écrivait : « Nous^
aultres ignorants étions perdus s'il ne nous eût relevés du bour-
bier. » Devant les plus augustes sites, j'imagine qu'il l'ouvrait
et se mettait à feuilleter. « Je regarde dedans moy, dit notre
moraliste. » C'est bien vrai, et l'on pense en le lisant à ce pytha-
goricien d'Ausone :
Judex ipse sui, totuin se explorât ad ungueni.
ortoque a vespere cuncta revolvens,
Offensas pravis, dat pahnam et prœmia rectis.
En réalité, Montaigne ne savait pas la beauté. Il n'avait point
appris à la voir. Ses yeux étaient inhabiles et frustes. Il n'y a point
de safaute. Aucun humaniste de la Renaissance n'avait le regard
délicat : un Du Bellay lui même, si sensible aux grâces antiques,
ne s'attardait guère devant les belles formes, et eût bien mieux
ij'i LA UKVL'E l{I.Aè.(;iIE
ji,oùlé qiiok[ii<' mol hcxa'inèlre ou do grandioses sonlcncos la-
tines que le plus divin marbre. Cela seeonç;oil. 11 l'aul avoir com-
paié l'original et la eopie pour éprouver le charme souverain et
comme lyranniqne du premier. Comment Teût-on fait quand
rarchéologie n'rlail pas née? Qu'on ne s'y tronq)e point : les ar-
cliéologiies seuls ont vraiment aimé les déesses. C'est pour M.
Collignon, c'est pour M. Ilelbig- quAphi'odite aujourd'hui pa-
raîtrait sur la iHci- et quArlémis entrerail au l»ain.
Les journalistes, les essayistes, les joueurs de guitare n'ont
pas le désintéressement des archéologues : quand ceux-là chan-
tent la lieauté, mais s'en font gloire, ceux-ci la prennent au sé-
rieux, la diagnostiquent, la soigneid, la conservent, s'y dévouent
parfois corps et biens, sans un doute comme sans un sourire.
Ne sont-ils pas de meilleurs amants ? Ecoulez Jacob Burckhardt,
l'un des plus gravement épris : « L aisance et en même temps
le calme de son attitude sont indicibles, déclare-t-il en parlant
de la \'énus de Cnide: elle semble <'lre venue en planant. » Pour
la Vénus de Milo : « Sur son visage, fait-il, régnent une indéj)en-
dance et une lierté divines, dont nous ne saurions; sup|»orter
l'expression s'il était vivant. » Ne sentez-vous pas que les Cha-
rités l'ont touché ? Et est-ce un poète encore qui nous apprend
indiscrètement que la même Vénus de .Milo porta des bijoux et
(piflle a les oreilles })ercées ? Non, c'est un philologue. (i)
Ah, n'en douions pas, les érudits sont dans le secret des dieux.
' .lai, |)réleiidail (luido Heni, deux cents manières de faire regar-
dri- le ciel j)ar deux beaux yeux. » Ils n'en ont pas moins, ces
barbons, jiour détournei- vers eux toutes les conlidences et tous
les soui'ires du clair Olyuqje. Mais ji'attendez pas après cela
(|u ils s'en vanleni . IMulcM diraient-ils jalousement, comme l'af-
freux personnage d'un roman coidenq)orain : « Nous valons
mieux que les plus discrets : nous sommes ceux que l'on ne croi-
rait pas. ).
Marckl lioi lkm.i.i'.
{\) .Salumoii lleiiiacii, J/unui de pli lioioffic, 1, pp. 70-77
Poèmes de la Forêt
LES DANSES DU VENT
.4 M. F. Herbet.
Parmi les pins du JDOrnage
Le soleil entrouvre un œil —
Le vent dans les hauts feuillages
Danse comme un écureuil.
La rosée, en larges gouttes,
Ruisselle des frais bouleaux —
Le vent se pose, il écoute
Pépier les loriots.
Puis il repart et gambade
A travers les alisiers,
Puis sonne une vive aubade
Aux vieux chênes renfrognés.
Et les chênes, que dérident
Ses trilles fous et ses bonds,
Laissent le chanteur rapide
Jouer dans leurs frondaisons.
(Jr le vent capricieux
\n plus loin cueillir des faines
Ou poursuit, à perdre haleine.
Les corneilles et les freux.
Un cerf morose, quolTensent
Tant de joyeuses cadences,
Tourne son bois menaçant
\ ers le rieur agaçant.
Mais le vent qui n'en a cure
Entortille à sa ramure
Une guirlande de lierre
Puis s'enfuit dans les fousrères.
I
/
■G LA REVUE BLANCHE
Un clocher Unie midi,
L'air pèse, le soleil hrùle :
Le vent lassé s'assoupit,
Pour jusques au crépuscule.
Dans un lit dont les courtines
Sont de houx et d'auhépines.
LA FORÊT AMOUREUSE
\ — AU BORD DUIVE MARE AU CRÉPUSCULE
A F. C. C.
L'eau dort... Dans les halliers qui frémissent autour
Le vent du soir passe et repasse en murmurant —
Relie, je veux chanter comme lui : mon amour
T'enveloppe, pareil à ses souflles errants.
LVau rellète en songeant les Icuilhiges sans nomhre
(Ju'un calme crépuscule imprègne de clarté —
Ainsi, dans tes chers yeux, pleins de lumière et d'omhrc^
Je mire ta tristesse ou ta douce gaieté.
r
Car si j)arl"ois, semhlahle à l'eau qui s'obscurcit
Ouand pèsent sur ses Ilots d'orageuses nuées.
Ton Ame en ton regard se charge de soucis
Et de noires pensées,
r;irl"ois aussi le rire éclalo v\\ les jtruurllcs
Rour rien, poui- un lézard qui traverse la sente,
Et c'est alors comme un envol de tourterelles
Suri onde chatoyante.
Jr l'aime, enlace-moi comme l'eau fait aux joncs,
(ioninn- le lierre fait aux arhres de la rive,
RicndN-moi. je le prendrai j)armi les hois profonds
( >ù le pollen jaillit des bruyères lascives.
\ Ous, fougères, genêts étoiles d'or, grands chênes,
liélres, genévriers aux rameaux odorants,
Et toi qui vas monter dans les cieux, nuit sereine,
Epandez dans nos cœurs l'ivresse du printemps.
1
POÈMES I)K I-A FORÊT 177 j
H. — NOCTURNE
L'ombre et le clair de lune assoupis sur la mousse
Révent d'amour au plus profond de la forêt,
Avril chante tout bas parmi les jeunes pousses
Et fait tinter les grelots des muguets.
Soupirs, vagues rumeurs, frôlements, voix confuses
Les feuillag':'s naissants se bercent en cadence
Et l'on dirait le bruit de Teau dans une écluse —
Puis soudain c'est le grand silence.
Viens, suivons ce sentier sinueux qui se glisse
Sous les halliers touffus où le Grand Pan repose
Le dieu va s'éveiller et, si c'est ton caprice,
Il t'offrira des anémones demi-closes.
Arrélons-nous : voici la calme clairière
Où flotte en longs replis une brume argentée,
Un faune, sur un lit de prêle et de bruyère,
Y tient une dryade entre ses bras pressée.
Un rossignol blotti dans la vaste ténèbre
Qu'un chêne antique éploie au-dessus de nos fronts
Enfle passionnément sa voix pure, et célèbre
La sève qui palpite au cœur des frondaisons.
Viens plus loin — pénétrons dans cette combe obscure
Où s'ouvre, sous les pins, un antre de mystère :
Assis au seuil, nous entendrons le frais murmure
Oui descend des ramures.
Et nous respirerons l'arôme de la terre
La nuit autour de nous sème des fleurs d'or sombre ;
Restons ici jusqu'au matin : je veux mêler
Notre rêve amoureux aux caresses de l'ombre
Et la douceur du clair de lune à nos baisers.
12
1-iS LA BEVUE BLAXCHE
m. — LLWC/IAXTEMEA'r DE L'AUBE
Le ciel laiteux où tremble une étoile dernière
Se colore au levant dune vaurue lumière
Oui se coule et s'étale à travers les taillis ;
Le petit jour frileux entr'ouvre ses yeux gris,
Sétire, bâille el souille des vapeurs
Sur les buissons d'aubépines en Heurs.
Vu })(u de rose, un peu dor paie, un peu de mauve
?suancent les volutes de la brume;
Dans le ravin où sont rangés des bois en grume
On entend s'ébrouer les fauves.
Par l'aube qui grandit, voici se déplisser
Les collerettes des pervenches,
Mais les pins paresseux ont peine à secouer
Les pans de nuit (jue retiennent leurs branches.
Enfin de larges feux embrasent l'horizon.
L'air irais tiédit, les hautes frondaisons
Plient au réveil jaseur des merles,
El le malin, semaul partout d humides per](\s,
Pare les toiles d'araignées
Dune résille de rosée.
Premiers rais du soleil parmi la sylve heureuse.
Fourrés tout enivrés de parfums véhéments,
(^hceiu' des ramiers dans les ramures onduleuses.
Emprise ardenle du printemps!
Chère, soyons pareils à la vign<*sauvage
Et au lierre amoureux «pii l;i tient en ses bras :
L'herbo jeune frémit où se posent tes pas.
Tes baisers ont le goût des Heurs et des feuillages.
Et la montée impétueuse de la sève
l nil ]\(y'^ cœurs, nos ('or|)s, nos regards el nos l'éves.
AnoLiMiF. PiiTTr:
Le Consolateur
(I)
CHAPITRE VIII
LE VRAI BONHEUR SE CACHE AU FOYER DOMESTIQUE
Malgré l'équivoque troublante qu'avaient entre eux créée
de réticentes lettres, Mme Mellis était venue à la rencon-
tre de son fils dans un élan de simplicité toute maternelle.
Un sourire ingénu dissimulait son doute; elle se réservait;
il lui serait aisé, sitôt jugé de l'attitude de Daniel, d'}^ con-
former la sienne. Il tombait dans ses bras, pleurant : elle
comprit. A quoi attribuer cette conduite étrange, absence
immotivée, gauches restrictions, départ subit et retour
brusque — sinon à quelque lâche défaillance qui eût. le
temps d'une semaine, interrompu désespérément Daniel
dans sa tâche ardue de consolation? Le voici qui rentrait,
la crise dénouée, repentant, et tel que naguère, tel que le-
veuf l'avait révélé, célébré! La chrétienne Mme Mellis avait
donc f( retrouvé » son fils !
Raidie d'allégresse orgueilleuse, elle gardait dans son
étreinte ce grand garçon barbu, comme un enfant qui dort.
Lui s'abandonnait, fondait, ruisselait de sentimentale dé-
tresse, bercé par le murmure de sa voix :
— Vovons, mon Daniel, voyons, ne pleure plus... ]W
deviné, va... Calme-toi... Du moment que tu nous re-
viens...
A deux mains douces, lentement, elle lui relevait la tête.
La vieille Félicie, émue, dans sa cuisine s'eifaçait. Tandis
que Daniel, docile, se laissait mettre droit, reprenait pied
sur la ferme terre natale et se ravait les joues de larmes en
les voulant sécher : il n'avait pas-un mot à dire.
La salle à manger se rouvrait, pleine de tiédeur et~Kie
demi-jour. Depuis la terrible gelée du 30 octobre on y fai-
(1) Voir La revue blanche des P"" et 15 août, 1^'' et 15 septembre 1903,
j8o la uevue blanche
sait du feu. La faïence et le cuivre de la cheminée reflé-
taient la flamme du bois, rouge et bleue ; un rayon touchait
la muraille; les pieds de la table et des chaises semblaient
brûler. Rien ne manquait pour le repas. Sur la toile cirée
plus sombre, point même le couvert de Daniel, déjà posé.
On entendait à travers la porte battre les œufs pour l'ome-
lette. Il faisait triste, intime et bon. On s'assit.
— Bien le bonjour, monsieur Daniel.
— Ah ! bonjour, Félicie.
— Comme ça, vous voilà revenu... Vous avez fait un bon
voyage?...
— Mais oui... merci...
— Allons, tant mieux... Ça fait plaisir de vous voir là...
la maison était comme vide...
Balbutiant, Daniel regardait son assiette : une larme y
tinta ; il l'essuya, furtif, avec le coin de sa serviette...
Quand sortit Félicie, un silence pesa, lourd et grave de
confidences. On se servit ; on mangea peu. On eût voulu
parler : il ne venait aux lèvres que des phrases banales...
Enfin, la première, comme à continuer une conversation
suspendue, Mme Mellis :
— Je savais bien que tu nous reviendrais, mon cher
Daniel...
Arrêt ; attente.
— ...Mais je n'espérais pas que ce serait si tôt...
Il hésita quelques secondes, puis, tremblant de la voix,
par à coups :
— 11 faut dire... que mes lettres... ne le faisaient guère...
prévoir...
Il éclatait.
— Ne te désole pas... je t'en prie... J'ai oublié...
11 tenait à s'humilier; il était pris d'une maladive pitié
qu'il reportait sur sa pauvre mère; soudain il prononça:
— Tu as eu... beau... beaucoup de peine à cause de moi,
n'est-ce pas?
Mme Mellis ne put feindre.
— Ah ! autant que de joie à te revoir ici !
Ce cri déchira Daniel... Il sanglota, soupira :
— Non... ah I non... je ne me pardonnerai jamais...
LE CONSOLATEUR i8t
— Puisque ta mère te pardonne...
La vieille bonne entrait. 11 y eut une trêve. De nouveau
seuls :
— Aussi, pourquoi n'avoir pas répondu un mot à ma
première lettre... au sujet de... ce que tu sais?... Pourquoi
n'avoir pas avoué tout de suite... Tu n'as pas osé?... N'as-
tu plus confiance en moi?...
Daniel sentait venir l'orage... Il se faisaitpetit, petit. Elle
reprenait simplement :
— C'est comme ce départ...
Daniel blêmit. Question redoutée entre toutes. Essaierait-
il seulement d"v répondre?
— Ne pouvais-tu au moins attendre que je fusse ren-
trée?... Le temps de m'embrasser... Qu'est-ce qui te pressait
tant?...
Daniel, traqué, balbutia des mots sans suite, inintelligi-
bles, incohérents. Une sueur garnit son front. Il ne sut re-
garder en face. Son trouble eût éclairé moins ps}xhologue
que Mme Mellis. Posément et crûment elle formula alors
un soupçon déjà devenu certitude :
— Lorsque tu es parti... ignorais-tu vraiment la mort de
Mme Lagarde?
Il n'avoua, ni ne nia.
— Non? n'est-ce pas? J'ai bien compris...
Mais Daniel déjà avait plongé sa face dans sa serviette
ramassée; il en voilait sa honte , bâillonnait ses san-
glots ; jamais il n'eût pensé qu'il eût tant de pleurs à ré-
pandre.
Elle le voulut apaiser:
— C'est mal... évidemment... très mal...
— Oui... très mal... très... très m^rl, répétait-il, pantelant
de remords, à voix sourde.
— ...Abandonner ce malheureux dans une pareille cir-
constance..., continuait-elle.
— Très mal, ponctuait-il.
— Mais la faiblesse est chose humaine... Ne te désespère
pas, mon Daniel, pour une défaillance passagère. Les plus
grands saints de l'Église en ont eu... Voyons... vo3"ons...
mon cher enfant...
l8-i LA REVUE BLANCHE
11 écoutait; il acceptait, tout comme le remords, l'excuse;
l'accent des phrases, à mesure, orientait son émotion. Il
écoutait.
— Même, telles défailhmces ont leur utilité, leur né-
cessité... Combien d'âmes sV sont trempées... Mais songe
donc 1 s'il ne fallait lutter pour pratiquer le bien, où serait
le mérite? Une seule chose importe : qu'on en sorte vain-
cjueur... Et, mon Daniel, tu nous reviens...
Le dessert lut servi à la bonne minute. Il alluma sousles
derniers pleurs, un sourire. Le feu chantait. Daniel con-
sentit à sucer grain à grain un blond raisin gercé.
— Allons, conclut sa mère, ne songeons plus à tout cela...
Que seulement l'exemple te serve... Désormais, j'ensuis
sûre, tu ne te laisseras plus entraîner à rien de sembla-
ble. . . Tu nous rapportes du courage, beaucoup de courage.. .
mon grand fils... Ta mère t'aidera. Ah ! je suis fière... va!
très fière.
Elle l'enveloppait de regards longs et tendres; une émo-
tion bienheureuse la rosissait, et Daniel, les bras .sur la
table, songeur et las, se laissait faire.
Vive, elle se leva; il demeurait; un mot dissipa sa
torpeur.
— Tu n'oublies pas qu il y a près d'ici un malheureux
qui te réclame?
11 comprit, approuva de la tête et gagna la porte.
Déjà! C'en était donc fini de cette entrevue redoutée?
Libre? à courir les rues? 11 débarquait à peine! Et quitte à
si bon compte? — Au fond, il s'avoua déçu... Craignant
plus, il espérait pire... Piètre humiliation cà telle humilité...
Il restait en deçà des vengeances prévues... Cependant, en
dépit de ces réflexions maussades, il sentait rayonner en
lui comme une joie nouvelle, ou plutôt retrouvée. Si loin
que flottât sa pensée, il. savait vers quoi, mieux, vers qui
un instinct dirigeait sa marche. Là était le bonheur. 11 se
l'était trop dit pour déjà cesser de le croire. Ah ! d'autres
liens l'unissaient à ce cher ami qu'à une vieille dame de
rencontre. Il le reverrait donc. A l'approche du but il pre-
nait plus puissante conscience de '< vivre //... Il suivait le
faubourg sans honte; son allure franche, redressée éton-
LE CONSOLATEUR '^^
naitles enfants qui depuis quelques mois singeaient derrière
son dos ses manières piteuses; il eut plaisir à saluer et à
sourire; ces braves gens lui devenaient très sympathiques:
il allait de ce pas chez Lagarde.
Comme il sonnait, il se surprit tellement rayonnant qu'il
jugea plus décent de modérer sa joie. Il précisait à temps
ce qu'il venait au juste faire... Sur le champ, il se rem-
brunit et offrit au veuf stupéfait un visage de circons-
tance,
— Vous? Daniel! Comment?
L'employé suffoquait : le coup l'avait pétrifié sur place :
Daniel lui épargna deux pas. Ils s'étreignirent. Lagarde
pleurait et riait tout ensemble.
. — Ah! la bonne surprise... la bonne surprise... répétait-
il comme étourdi... Mais... mais... on ne ma rien fait
dire... Vous aviez prévenu?
— Non... non... Je suis parti si précipitamment... J'ar-
rive à peine..,
— Vrai?.., Ah! la bonne surprise,,, ce... ce cher Da-
niel,,,
Il le considérait d'un œil mouillé, luisant, complaisant,
attardé : avant de lui parler, même avant de l'entendre, il
fallait bien le voir un peu, le-r. reconnaître >/.,, Daniel exa-
miné examinait Lagarde, suivant pareille spiipathie... Le
malheureux, il le trouvait maigre, affaissé, un peu vieilli
<ncore, peut-être bien à cause d'une barbe piquante q«i
n'avait pas été rasée de quelques jours, d'un linge douteux,
d'un vêtement semé de taches : le veuf se négligeait... Mais
ce visage où les rides, les plis, cet œil exorbité révé-
laient autant de souffrances. Daniel l'avait-il jamais re-
gardé? Il s'étonnait, découvrait, commentait,,. Sa curio-
sité pitoj-able se réveillait. Ah! que le veuf parlât.., La soif
d'une immédiate confidence dévorait le consolateur long-
temps sevré.
Un violent courant d'air balaya le couloir,
— Entrez vite! il fait froid dehors.
Et l'employé poussa son grand ami dans la petite pièce
de gauche, salle à manger-salon, sans nul emploi, Onl'avait
débla3^ée en entassant des sièges contre le mur au fond, La
1.54 LA revup: blanche
table avait été tirée vers la fenêtre; et sur un coin, parmi
des miettes, traînaient une miche de pain, un \crre épais,
une carafe et des assiettes sales.
— Excusez... je dessers... Je mange ici maintenant...
Ses gestes étaient gauches et risibles; pour chaque objet
il faisait un voyage de la table au buffet d'où s'exhalait
gênante une odeur de fromage... Daniel eut froid ; le ta-
blier fermait la cheminée sans feu... Puis, dans le jour de
cave tombant de la fenêtre, en face l'un de l'autre ils s'as-
sirent.
— Y a-t-il longtemps que vous n'êtes venu ici !
— Oui... je... j'aurais voulu...
— Ça n'est pas un reproche... Moi... vous reprocher
quelque chose... mon bon ami ?... Non... non... Je sais...
Vous aviez des affaires... Elles se sont arrangées, au
moins?...
Daniel rougit devant candeur si confiante.
— Oh!... aussi bien que possible... je suis content...
— Et moi pour vous... Alors... vous êtes tout à moi, main-
tenant... \'ous ne repartez pas?...
Il redoutait déjà une nouvelle solitude.
— Non... pas dici longtemps, mon bon Lagarde...
— Oh! Daniel... X^ous êtes mon unique ami... Laissez
encore que je vous voie... que je vous parle... J'ai tant...
tant à vous dire... Ma pauvre tête... Je ne sais par quoi com-
mencer...
— Cela s'explique... De tels événements !..
— Songez-vous? Ici même... Sous ce toit...
Le cadre ajoutait au récit.
Il fut long, long comme la lettre où pour l'ami lointain
le veuf l'avait transcrit. Daniel reconnaissait les phrases;
des mêmes dont il avait dû rire, par repentir il tâchait de
pleurer. Mais tout l'y disposait et la pénitence était douce.
L'arôme des confidences regrettées fleurait encore, fine-
ment fade, comme d'un vieux tiroir rouvert. Il l'aspirait,
il le humait à deux narines. Tandis que Lagarde, pantin,
d'un cri, d'un geste, d'un silence, reproduisant les heures
tragiques de sa vie, '" jouait // la mort d'Hélène, haletait,
pantelait, éperdu, raidi, se dressait pour retomber tout
LE CONSOLATEUR i8'>
d une masse — comme s'il eût en vérité rendu le dernier
souffle <^ pour elle >/. La réaliste atrocité de ce spectacle en-
voûtait Daniel.
— ...Alors... on Ta habillée... recouchée... Elle était là...
à côté... toute blanche sur son lit blanc... On avait mis un
cierge... dereaubénite...Lachambre est restée telle quelle...
On ny a pas touché depuis...
Daniel eut un regard oblique. Le veuf devança son
désir.
— Si vous voulez lavoir?...
lisse levèrent. Lagarde continuait :
— Je ne devrais jamais y entrer... Ah ! je le sais bien... Ça
me plonge dans des états... Mais... c'est plus fort que moi...
quand je passe devant la porte...
Et déjà il ouvrait ; oh ! avec des précautions infinies, la
respiration retenue f/<la> croyait-il endormie là ?); déjà
sur eux refermait vite( si elle prenait froid!)... A sa douce
mémoire il montrait autant de sollicitude qu a elle...
Le silence ici s'imposait. Lagarde désignait le sommier nu,
la table, la cire à demi-consumée d'un flambeau, les floles
sirupeuses encore à moitié pleines. Une odeur de phénol
habitait les rideaux... Mais Daniel, à cette confrontation
macabre, n'eut pasmêmel'idée d'un remords. Toute crainte
était apaisée. Il laissait sa curiosité sentimentale se repaî-
tre, et la douleur de son ami Lagarde le gagner, qui accoté
au bois de lit, la tête lourde s'attardait dans la nauséeuse
atmosphère à pleurer... Le temps passait, l'air devenait ir-
respirable... Daniel toucha l'épaule de Lagarde.
— Mon pauvre ami... ne restez pas ici, je vous en prie...
Vous vous faites mal à plaisir... Allons... venez...
Sans quoi le veuf sV fût oublié jusqu'au soir.
— Si nous sortions un peu... aux promenades... l'airvous
remonterait... peut-être...
— Oui... c'est ça...
Sur son dos il jeta un collet roussi, et ils furent dehors.
Daniel le soutenait.
— J'y reste des pleines journées, expliquait l'employé...
A d autres au contraire... je ne peux plus voir la maison...
Je m'en sauve... Les premiers temps surtout... j'allais...
l86 LA REVUE BLANCHE
devant moi... n'importe où... Je partais au matin... je ren-
trais dans la nuit... Je mangeais... juste pour ne pas mourir
de faim... en marchant... J'aurais mieux fait de ne pasman-
ger du tout... ma parole... je n'y serais plus...
— Voyons, Lagarde... il ne faut pas dire des choses comme
ça... vous me peinez...
Daniel était sincère.
— Oh! pardon, Daniel. ..je ne le pense pas... Réfléchissez
aussi... que je n'avais personne... personne... pour... pour...
Mais maintenant vous êtes là... Je veux... je dois revivre...
Je ne le dirai ]>lus... non...
Paroles touchantes, caressantes, sucrées ! N'était-il point
délicieux de se savoir indispensable au bonheur, à la vie
d'un homme... Et la reconnaissance n'avait-elle son prix...
Du squelette tordu des marronniers antiques où tournoyait
l'air sec et pur, avec le battement d'un vol de tourterelles,
sur Daniel Mellis tombait l'apaisement... 11 écoutait ses
pas se fondre aux pas du petit emplové, et sur ce bruit
traîné chanter à son oreille la familière voix; ces yeux
cherchaient ses yeux, ce bras chauffait son bras... 11 retrou-
vait son habitude de naguère comme enrichie de tout ce
qu'il lui savait découvrir. Et ils allaient.
— Votre mère a été bien bonne pour moi... Elle est venue
souvent... elle a dûvous ledire...Ah ! elle vous a remplacé...
autant qu'on le pût... Ma foi... en l'entendant. . je croyais
un peu vous entendre...
Au fleuve, l'.iir était glacial, ils remontèrent... De nou-
veau, obsédé par la pauvre défunte, Lagarde l'évoquait...
Ses paroles traduisaient un attachement admirable et que
la mort n'avait pu rompre. Et ingénu :
— Croyez-vous... crovez-vous... que je ne l'ai jamais
trompée...
• Qu'allait offrir Daniel en échange? Il fit un effort sur
lui-même... Il répéta, comme de lui. tel aphorisme évan-
gélique de sa mère... Il s'entraîna aune effective consola-
tion... Tout, tout ce que, d'un geste, la vieille dame au
plat lui avait refusé de compassion, il le répandit sur La-
garde... Ils firent vingt fois le tour du bourg, sans ennui et
sans lassitude. Ils oubliaient le froid. Lagarde lamentait.
LE CONSOLATEUR 1^7
Daniel compatissait. Le soir de novembre, prompt à des-
cendre, les sépara trop tôt.
Sous rabat-jour vert de la lampe, Mme Mellis atten-
dait le dîner, occupée à sa broderie. Les mûrs restaient
obscurs; au foyer mourait une bûche. Daniel jugea sa vie
complète.
— Tu las vu ?
Sa mère l'interpellait au passage.,
— Oui... je... le quitte...
Il avait hâte de revoir sa petite chambre de garçon: tout
à Lagarde, il ne s"v était même pas encore lavé les mains.
11 retrouva le papier de tenture pâle, la toilette étroite au
blanc pot à eau, à la cuvette rayée d'une fêlure, le lit de fer
et le couvre-pieds à fleurs bleues... Dans l'atmosphère
surannée, volaient de doux, de tristes souvenirs : il les
accueillait tous d'humeur égale... Sa mère n'étant plus
dans la salle à manger, malgré la nuit encore sans lune
il descendit vers le jardin... Il devina les massifs, tâta les
arbres, au son du sable sous ses pas reconnut les allées et
se perdit quand même... La lueur jaune de la cuisine guida
son retour... 11 riait. — On ne tarda pas à se mettre à table;
la vie végétative reprenait le dessus ; il avala tout son po-
tage sans mot dire.
— Eh bien î comment las-tu trouvé?
— Qui ça?
— Mais... mais M. Lagarde! tu n')- es plus?...
— Ah! pardon!... oui... Lagarde... Bien triste, hélas!
bien triste...
Daniel n'avait encore l'habitude ni de s'entendre ques-
tionner, ni de répondre... Il la prendrait. Mme Mellis in-
sistait.
— Rien d'étonnant après de pareilles épreuves!... — et
vous êtes restés ensemble toute l'après-midi?...
— Oui.
La bûche s'effondrait, brasillante. Cela ne suffit point
à faire diversion. Rassasié de son Lagarde, Daniel se fût
contenté à cette heure de nourritures plus spécialement
matérielles!... Enfin!
l88 , LA REVUE BLANCHE
— Sans doute... il aura repris son histoire... depuis Té-
vénenient?
— En effet...
Mot par mot, et phrase par phrase, Mme Mellis arracha
le récit de cette nouvelle entrevue à son fils inhabile et las.
Il ne savait guère redire, encore moins narrer. 11 devait
secouer une naturelle paresse de langage et d'esprit. Se »ou-
venait-il seulement ? A Témotion dût être attribuée cette
maladresse, et lui-même à la fin le crut. Comme entrait
Félicie, il se tut, puis continua devant elle; la tendresse
admirante de ce regard la disait assez renseignée. — La
soirée se prolongea tard... Mme Mellis. en réponse, raconta:
ses visites au pauvre Lagarde. Le frémissement de sa voix.
fit honte à Daniel... Et elle mit dans son baiser tant d'in-
tentions louangeuses qu'il regretta l'amer reproche du
matin...
Devrait-il, chaque soir, revivre sa journée? Mais il ne
voulut poit gâter de maussades réflexions le bonheur qu'il
s'était promis. Et le sommeil lui vint, comme une résigna-
tion déjà prête lui murmurait tout bas qu'il s'y ferait^
ainsi qu'au reste.
Il se leva, ni gai, ni triste, traversa le jardin, si)rtit sans-
but. Un cache-nez gris l'entourait, des sabots lui pesaient
aux pieds. Dans son allure régulière, il n'y avait ni hâte,
ni désœuvrement. Et il se retrouva surpris, devant la
porte de Lagarde. Il admira la puissante de l'habitude et
réveilla son optimisme ensommeillé. La vigne dégarnie
n'était plus qu'un sarment tortueux au mur; les géranium"»,
n'encombraient plus l'appui de la fenêtre. Comme na-
guère, il frappa deux coups discrets ^t son rôle le pos-
séda...
Lagarde allait sortir.
— Àh ! Daniel! c'estgentil de venir ce matin... \'ous-
n'êtes pas pressé?...
— Non! pourquoi?
— Je vais au cimetière... Vous m'accompagneriez...
— Certainement, mon cher ami...
Il aurait presque dit : ^^ Avec plaisir! //
De ce côté le bourg finissait en une rue de fermes, de-
I.E CONSOLATEUR 189
petits clos et de maisons de pauvres, espacés. Entre deux
trottoirs de gazon elle devenait route et montait droit, sans
arbres, pénible et caillouteuse, vers un mur long et bas
•qui bornait l'horizon, à peine dépassé par quelques croix
et quelques cîmes. Les deux amis occupés à vaincrele vent
et la pente n'avaient pas le loisir d'un mot ; ils ne se te-
naient plus, chacun se recueillait. Daniel songea à la céré-
monie funèbre. Le noir des sapinsprécisé autour des blêmes
monuments commençait à l'impressionner. En passant la
porte ils se découvrirent: le vent faisait voler de petits
•cheveux fins sur le crâne nu de Lagarde sans que Daniel
sourît. Pierres couchées, dressées, grilles de fer limitant de
petits jardins, chrysanthèmes saufs de la gelée, d'un blanc
rosé un peu roussi au bord, fusains luisants, tuyas dente-
lés, cyprès en fuseaux, manteaux de lierre, couronnes dé-
fraîchies... Celle-ci, jaune, serin déposée sur la tombe de
M. Mellis, le jour des Morts sans doute, arrêta Daniel : le
veuf continuait... Il dut le rattraper au fond du cimetière
dans le sinistre coin des fosses neuves... L'humus formait
des tas; l'herbe couvrait le sol.
— C'est là, dit simplement Lagarde.
Il montrait un rectangle couvert de mousse et de touffes
■de pâquerettes sans fleurs; au chevet, une croix rouillée
soutenait des bouquets fanés et une couronne de fer blanc
et de faïence peinte où on lisait : A ma chère femme.
Le veuf était tombé sur les genoux à même la terre, comme
saisi par le vertige de savoir, sentir son Hélène, ici, pro-
fondément, sous lui! Hébété, il fixait la « place >/; il voyait
jusque là peut-être. Et dans son ignorance de toute prière,
il en faisait cependant les gestes, d'instinct. Son compa-
gnon, un peu à l'écart, contemplait, bouleversé parce spec-
tacle pathétique. Il attendit la fin de cette triste extase sans
songer à intervenir. Enfin, Lagarde se relevait, et presque
à reculons, buttant aux tombes, ne quittant plus des yeux la
« sienne », s'éloignait... Quand elle fut hors de sa vue, il
pressa le pas et s'enfuit...
Surla route, ils respirèrent. . . Leurs regards se cherchaient.
Le. silence fut lourd.
— Vous y venez souvent?
ipo :.A REtUE BLANCHE
I.agarde déborda :
— Ah î presque tous les jours!... Ça me manquerait de ne
pas avoir vu sa tombe... C'est une visite que je lui fais, à
la pauvre chère défunte... Elle sait que je suis là... — Croi-
riez-vous que je n'étais jamais entré au cimetière... aupara-
vant... lia fallu ce malheur!
Il s'échauffait : la présence de Daniel le rendait terrible-
ment loquace : d'ordinaire, il revenait seul... Il dittousses
pèlerinages, le premier — le pire — et les autres. Puis il
réentreprit l'éloge de la morte : il en regrettait même les
défauts... Ils promenèrent. Midi sonnait qu'il lamentait
encore.
" — Et me revoici dans ma maison vide, conclut-il comme
son ami le quittait à sa porte.
Daniel levait les bras au ciel; au fond, il en avait assez
entendu pour l'instant... Mais soudain, imaginant le ridi-
cule tête à tête que lui réservait le repas vers lequel il sen
retournait, il reprit la main de Lagarde :
— Mais venez donc... plutôt...
— Où?...
— Déjeuner avec. nous...
Le veuf y songeait, sans y croire: il trembla de plaisir...
— Oh ! vous êtes trop aimable... je ne voudrais...
— Mais si...
— Et Mme Mellis?...
— Elle sera ravie...
Et Lagarde accepta : pour un jour il ne ferait pas sa cui-
sine lui-même.
D'abord intimidé, l'accueil excellent qu'il reçut lui rendit
toute sa hardiesse. Ce fut lui qui parla, entre les bons mor-
ceaux dont Mme Mellis emplissait son assiette. Daniel,
déchargé de la plus lourde tâche, le regardait; il le voyait
avec plaisir à la table familiale; même il se permettait de
prêter moins d'attention à des confidences déjà connues ; ce
n'était plus qu'une lointaine mélodie, doucement triste : la
gravité de Mme Mellis s'illuminait. Il eut l'illusion de la
félicité rêvée, à trois, dans ce milieu de facile douleur. —
Une pluie fine et froide retint Lagarde fort avant dans Ta-
piv'i-n-iidi : Icfoyer les groupait: le feu rougissait les vi-
LE CONSOLATEUR if)!
sages. Le dîner qui de nouveau mit en présence la mère et
le fils fut charmant. Elle n'avait plus à questionner, et lui
n'avait plus à répondre. Une commune sympathie pour rem-
ployé les accordait. On commenta, à hâtons rompus, la
iournée. On se crut revenu au temps de naturelle entente.
On se coucha.
Daniel cogna de trop bonne heure à la maison des pro-
menades. Lagarde ouvrit en pantalon et en chemise, les
yeux gonflés, la poitrine nue, un linge mouillé à la main —
et sitôt disparut, criant :
— Entrez... entrez... Je suis à vous de suite.,. Je finis
ma toilette...
Daniel arpenta le couloir. La petite, cour s'offrait vide. Le
sorbier d'un jardin voisin, passant le mur, la couvrait d'un
froid corail rouge... Au poulailler sans poules le chat s'é-
tait blotti.
— Me voilà!... patience...
La voix sortait de la cuisine. Daniel insinua un indiscret
regard dans Tentrebâillement de la fenêtre. 11 vit le veuf,
penché au-dessus de l'évier, qui se lavait les mains à Teau
glacée. Sur le fourneau aux bouches closes, un réchaud à
esprit de vin chauffait une casserole posée. Il s'écarta, mais
entendit souffler une flamme, verser dans une tasse, avaler
précipitamment ce qui devait être une soupe — et Lagarde
parut. La découverte avait satisfait Daniel. Et longtemps,
dans la salle obscure, le veuf évoqua le passé, tirant exprès,
de la poussière, d'anciennes lettres à l'encre pâle et de
vieilles photographies effacées : tout le roman des fian-
çailles de jadis. Daniel eut de quoi s'émouvoir.
Mais ce roman, il le fallut, hélas! redire à Mme Mellis ;
une heure il y peina... Et pour qu'au moins cela servît à
quelque chose, il ajouta :
— Nous avons fait une bonne œuvre en l'invitant hier...
Je l'ai trouvé plutôt moins triste ce matin... C'est qu'il n'a
plus de femme de ménage... Il doit être gêné...
— Pauvre homme... Mais il faut l'amener de temps en
temps !...
— Sans doute...
Hjl LA REVUE BLANCHE
Il se le tint pour dit : il voyait déjà Temployé à cette
table le soir même.
Mais le soir venu, il n'osa : ''< de temps en temps » ne si-
gnifiait '< tous les jours /> ; et ne risquait-il pas d'humilier
Lagarde d'une trop évidente charité? Donc le dîner lui fut
pénible une fois de plus.
Une idée ravit son réveil : moins il en entendrait, moins
-il en aurait à redire. Il arriva tard chez Lagarde : il n'aurait
su nv pas aller.
Impossible, Daniel, je vais chez mon notaire... Des
difficultés pour la succession... des parents éloignés qui
protestent... ils parlent d'attaquer... Je vous conterai çà en
détail... A tantôt!
Ainsi donc, rien [à entendre ! rien à redire ! un déjeu-
ner en paixl 11 n'espérait point tant. Mais il fut seul...
Il s'en aperçut vite... Désoeuvré et désemparé, il ne pro-
menait pas, il ne flânait pas, même : il errait. Le veuf
n'avait point rempli sa pensée, et l'ennui l'habitait. Com-
bien de joie perdue, pour un petit souci de moins!
Enfin, il s'attabla sans crainte et exposa en deux phrases
le cas.
— Des affaires de famille !... il ne lui manquait plus que
ça...
— Il n'a pas de chance, osa dire Daniel.
Oh ! non ! — Tu sais au juste sa situation de fortune?
— Nullement. ..C'cstlaseule chose dont il ne m'ait jamais
soufflé mot.
Et Daniel tout bas concluait :
— Donc, taisons-nous pour aujourd'hui.
Elle l'entendait d'autre manière; habile à mener le dia-
logue, elle s'exclama :
— II te dit tout à toi !... Tu le sauras comme le reste...
T'aime-t-il assez, le brave homme !...
— Oh!...
— Tu le mérites... Quand on a fait tout ce que tu as fait
pour lui î
Il protestait, se garait, pressentait le pire... Elle reprit :
— Eh ! c'est la juste récompense de ceux qui pratiquent
LI-: CONSOLATEUR ig3>
le bien... la plus réelle et la plus précieuse... après — sans
doute — le contentement intérieur...
Il pâlissait, tremblait : où en voulait venir sa mère?
— Hein ? continua-t-elle, insinuante et attendrie, hein !
quand tu as prononcé ta première parole de compassion...
— Quand... je...?
— Tu te souviens...
Il voyait surgir des lantômes... Tout le passé liquidé,
t-nterré, avec rages, douleurs, mensonges, allait-il renaître
soudain? L'image s'imposa, précise :
— C'était sur un banc des promenades, à ce qu'il ma
dit... un dimanche... n'est-ce pas?
11 mâcha sa réponse.
— - La providence aime à ressembler au hasard I celui-là
doit compter qui t'a révélé à toi-même...
Mais il n'entendait plus... Aux suppositions touchantes de
Mme Mellis, il ne savait que glousser la même syllabe in-
distincte, peut-être un '< non />, plutôt un « oui >/, du moins
ainsi le prit sa mère... La contredirait-il? Du passé renais-
sant l'avenir s'obscurcit... Tout son bonheur s'écroula en
une heure...
Mieux valait raconter, évoquer une journée pleine, La-
garde et ses tics et ses cris! intarissablement! de Voix
tremblée, mouillée! Certes! Mieux s'attarder, mieux se
complaire à chanter chaque heure l'heure qui suivrait!
Apprendre à écouter, à retenir et à redire... Tout, plutôt
que...
Le veuf parlait. 11 recueillait chaque parole, guettait cha-
que pli, notait chaque accent. Et comme il s'agissait de
l'héritage, répétait à part soi les termes de métier que le
veuf prêtait au notaire. Le testament restait légal, inatta-
quable en droit, en fait : donc, rien à craindre. Pour le re-
dire, Daniel emplova la presque totalité du dîner, à force
de longueurs — il savait être long — , d'hésitations et de
minuties. On servait le fromage : ilen avait fini. Sauvé!
11 laissa paraître sa joie.
— Ce que j'admire en toi, mon Daniel, c'est tant d'ardeur
persévérante! Tout ce qui touche ce malheureux te pas-
i;3
içf', LA REVUE BLANCHE
sionne aiijourd"luii comme au premier jour... Et voici long-
temps que ça dure!... De quand, au juste?...
Il dut '< savoir //. et balbutier sourdement :
■ — Du mois de mai.. . je pense...
— Déjà six mois !...
Et sur ce ton continua la causerie, longtemps, hélas!
Ah ! que Lagarde rompît ce bi-quotidien tête à tête 1 Dé-
sormais, en dépit de la complaisance que mettait Daniel à
parler du présent, d'ailleurs quelque peu monotone ,
Mme Mellis réussissait toujours à glisser quelque question
sur cet obscur passé qu'il lui cachait encore. Un jour, pressé
de préciser, par deux fois il mentit : quand sur ses lèvres
il sentait la vérité nue ! Le lendemain :
— Mon bon Lagarde, vous savez que vous déjeunez avec
nous !
11 y aurait donc quelque joie pour l'employé, en ce di-
manche résonnant oi^i les marchandes de marrons au
coin des places activaient le feu sous la poêle à trous. Et
Lagarde parla — en compensation — plus dune heure. Ce
l'ut la trêve.
— On pourrait bien le recevoir deux fois la semaine. Le
dimanche... et le jeudi... par exemple...
— Comme tu voudras...
L'attente deces jours bénis atténua pour Daniel Lindis-
crétion naïve des questions et Tironie involontaire des
louanges qui revenaient, fatales, à l'heure de la faim, nia-
lin et soir, dans le plus maternel sourire.
Ce jeudi-là, vraiment, lemployé débordait d émotion
reconnaissante. Ses lamentations, aidées d'un peu de vin,
parurent plus lyriques, et ainsi, encore plus sincères,
.'îme Mellis s'écria :
— Comme vous avez dû souffrir, monsieur Lagarde. de-
puis un an...
— Plus qu'on ne peut l'imaginer, madamel Mais qu'eût-
cc été sans lui !
Lui ! c'était Daniel! il tomba de son rêve... Eh quoi?
Son ami, au lieu de le protéger, l'accablait. La trahison
l'indigna.
LE CONSOLATEUR if)J
— Croiriez-vous, madame, coiilinuait le veuf, qu'à la
fin il me donnait toutes ses journées.
Et tourné de toute sa personne, corps et àme, du côté de
son bienfaiteur :
— \'rai. Daniel... il va des heures... où je... je pleure-
rais... rien qu'à songer à... ce... que vous avez été pour
moi...
Un geste effaré l'arrêtait, qui semblait dire :
— Ça n'a pas d'importance... n'en parlons plus...
Mais lui, entre deux hoquets sanglotants, trouvait la
force de gémir encore :
— Ah! mon cher Mellis !... Ah!...
A bout de souffle et de paroles, il se penchait, éten-
dait par dessus la table son maigre bras, et couvrait de
sa main pressée la main de Daniel comme un moineau
surpris. Lui pâlissait de douleur, rougissait de honte, se
voulait dégager, n'osait... Sa mère admirait, orgueilleuse.
N'en dut-il pas aussi subir l'étreinte ardente, quand fut
parti Lagarde... Les élans du veuf la gagnaient. Etelle répé-
tait ainsi que lui, sans plus :
— Ah ! mon cher Daniel !
Il eut un rêve. Au beau milieu d'un repas semblable, il
se levait, et dans l'attitude voulue d'un acteur spéciale-
ment chargé du grand coup de théâtre, il dévoilait le vrai
passé: -'< Quoi? pas possible? — C'est comme ça!... Et
ça... et ça... et ça! // 11 démasquait son âme double. 11 l'é-
talait.D'un mot, il rompait tout, comme il eut pu casser...
ce verre. Et il buvait joyeusement à l'existence sincère —
cvnique, qu'il comptait mener désormais. Le feu mou-
rait. Mme Mellis, près de la fenêtre, versait des larmes.
Lagarde. à quatre pattes, implorait. Daniel restait de roc,
dans une apothéose.
Au réveil, il pleura de n'en pouvoir rien accomplir.
Et cependant sa vie se satisferait-elle à tojat jamais d'une
habitude monotone dont sépuisaient chaque jour les res-
sources d'intérêt et d'émotion? S'il avait paru doux de la
reprendre, serait-il doux de la perpétuer? De la froide pe-
tite salle à la chambre de la défunte, du cours au cimetière
et du cimetière au faubourg pourquoi ballotter sa misère?
i\)l> LA REVUE BLANCHE
11 savnit son Lagarde par cœur, il n'en apprendrait rien de
plus. . . Alors?...
Alors, tout en songeant, il allait chez Lagarde, par le
faubourg et puis les promenades. 11 comprenait quelle dif-
ficulté il eût eu seulement à suivre une autre route, fût-ce
vers le même but. Et il ne doutait point que d'une phrase
ressassée, d'une simagrée familière, avant une heure Tem-
plové Teût ''' touché /> déjà : car 'voici qu'il avait la larme
facile. Seul le regret lui demeura d'avoir fait inviter son
ami deux fois la semaine.
Manger? Pourquoi manger? Quand il n'avait même pas
faim? — Médiocrité? soit. Mais souffrance?
/•' A table! // ou '^ Monsieur est servi ! //
11 traduisait : i" écouter : 2" répondre ; 3'' s'entendre à faux
louer •,4" devoir à faux sourire: =," bien pire, commenter ^7
faux ses actions passées, et b" dresser sa pauvre faible ima-
gination.; contre une toute puissante ménioire. Daniel n'a-
vait pas honte, mais. peine à mentir. Le cerveau lui brûlait.
Il ne rougissait plus: il s'irritait en dedans de ce rôle qu'on
Lavait contraint d'assumer. Avant le premier plat il détes-
tait sa mère. Lagarde et Félicie. II cherchait un dérivatif à
sa rage dans les gestes brusques et secs dont il rompait son
pain et coupaitsa viande. Un Jour, suivant une habitude
chère, le veuf se jeta si étourdiment sur sa main posée, qu'à
la pointe de son couteau, il se blessa. Le sang coulait.
Daniel l'eût tari de ses lèvres. 11 lamentait:
— Pardon... pardon... Je suis un misérable...
On le calma : l'avait-il fait exprès?
— Oh I presque..., s'avouait-il tout bas.
Le repentir dépassait fort l'intention : il dura plus que la
blessure.
•Car Daniel, dece jour, s'appliqua à noyer le grain de rébel-
lion qui germinait encore au fond de sa faiblesse. Quoiqu'on
lui prêtât, il y souscrirait. Encore qu'informulé, le dessein
le tenait d'anéantir mémoire et conscience. Il \i\rait. il
'/ aurait vécu // ainsi que le croyaient les siens... — Dès
lors, il accueillit d'une attention religieuse le moindre mot
de Mme Mellis: il fit à chacun place en lui — et non sans
bataille. Combien de fois essaya-t-il. tiaqué, de détourner
LE CONSOLATEUR' ^ i;)7
Je son chemin ce passé factice et féroce I Combien d'après-
midi préféra-t-il subir dans la glaciale maison des pro-
menades, devant le maigre feu que le veuf feignait dallu-
mer depuis de terribles gelées. — plutôt que de transporter
au faubourg le lieu quotidien de rencontre? Le froid avait
espacé les visites au cimetière ; on n'y alla bientôt plus que
le dimanche, battant de la semelle un sol durci, givré, plai-
gnant les pierres. Lagarde en revenait le nez bleu, les lè-
vres coupées, ratatiné, Daniel suivant. Le sourire de
Mme Mellis le recevait. Le couvert était mis. La tiède ha-
leine de la sa^le le surprenait délicieusement.
— Ah ! il fait bon ici...
Il soupirait.
— Votre maison doit être humide, monsieur Lagàrde, et
se chauffer très mal, quoi qu'en dise mon fils?...
— Peut-être... oui... Elle n'est pas bâtie sur cave...
— Pourquoi ne pas vous voir chez nous?...
— Oh!... trop» aimable... je ne voudrais... vraiment
pas...
— A moins qu'il ne vous coûte de faire le chemin?...
— Oh! pour cela... c'est toujours lui qui se dérange. .•
chacun son tour...
Daniel toussait. Mme Mellis le rassura.
— Et ne crains rien, je ne troublerai pas vos causeries...
Je me tiendrai dans mon coin, comme à l'habitude — on ne
m'entendra point...
Le lendemain Lagarde sonnait à- la porte, serré dans son
pardessus vert — et encore le surlendemain, et chaque
jour... Tous ses radotages émus se réchauffèrent devant la
cheminée où. les pieds à la flamme, les deux amis se cour-
baient l'un vers l'autre, frileusement. Ils surveillaient le
feu, l'entretenaient, le taquinaient... Ils ramassaient les
braises... Ils remuaient les cendres... Le cliquetis de la pin-
cette et le pétillement du bois accompagnaient leurs voix
discrètes... Mme Mellis dans la fenêtre reprisait. Et le seul
fait de sa présence tenait Daniel attentif, appliqué, souffrant.
Sans avoir l'air, elle entendait... Son allégresse pour écla-
ter attendaitles repas. Elle précisait, complétait l'histoire de
la stupéfiante liaison, et ne manquait point, au fromage,' de
i<>s - , LA up:vuk hlanche
célébrer les vertus chrétiennes en général. Z//^ laissait sa
main à Lagarde. molle, morte: il redoutait de se servir de
son couteau : le wniC en abusa. Félicie elle-même, en ser-
vant, dit son mol sur le -'< dévouement de Monsieur >/,tière
dun tel maître. N'allait-il pas bientôt accepter cet orgueil,
haut le Iront et la tète vide?
Déccmhre s'aggrava. La neige couvrit le jardin, charge.
les branches, plàti'a les troncs du côté d"où souTtlait le \ent.
L'atmosphère de la salle close devint de plus en plus dési-
rable, et donc désirée. Et Daniel s'abandonna mieux aux
influences là tlottant. Quotidiennement, une page de sa vie
était lue par Lagarde. puis commentée de telle sorte qu à
chaque sentiment réel dont il tlairait au fond de lui latracea
le veuf substituait un autre sentiment, plus conforme en
effet à la saine logique et plus idéalement humain... —
Quelle était cette fable — et de qui ce portrait ? Hn dépit de
sa complaisance, longtemps Daniel ne s'y reconn.ut pas. 11
souffrit. Son être écorché, dépouillé lambeau par lambeau,
se vêtait dune peau factice qui avivait comme une inces-
sante cuisson. Un miroir déformait ses gcstcsetses mines.
Il avait peur de cet autre lui-même qu"'^ il n'était pourtant
pas 1 //
Ht le froid persistait, et persistaient le \euf et la mère et
la vieille bonne, parlant toujours et admirant. Ht les mots
pénétraient ce crâne, le balayaient. '^ y déposaient y/. Et les
mots \'i\'aient plus que la l'éalité ! — Lâches répétitions !
Cruelles insistances î Entre la fiction et l'histoire. Daniel
ne distinguerait bientôt plus... Il\'écut un long temps dans
la confusion la plus étrange, ne sachant où douter, où
croire, — à la perpétuelle recherche de '-' soi //. Derrière
lui un passé neuf achevait brique à brique de se construire,
masquant le \rai passé. Quand il se retourna, il dut le re-
connaître comme s'il l'eiît connu.
— Ta patience, ta persévérance mélonnent à toulc^ lu'ure.
mon cher enfant...
Daniel, déjà, s'en étonnait moins que sa mère.
— Au cours de sept longs mois, tu n'auras fait défaut
qu'une ft)is à ti lourde tâche.
Hn effet.
LE CONSOLATEUR 199
— Et, sans plainte-, tu vas devant toi jusqu'au bout...
Mais pourquoi se plaindre?
— Tu étais désigné pour consoler Lagarde... Tu tes trouvé
sur son chemin... et ne t'en es plus écarté. C'est une belle
destinée, et rare, mon lils, d'être un de ces hommes qui
naissent pour aider les autres à vivre...
De ceux-là. Daniel se sentait digne d'être... Il prenait
goût aux flatteries... 11 souriait... Il ne se lassait pas du
geste dont Mme Mellis acompagnait ses mots, comme pour
ajouter :
— Suis ta route. Accompagne ce malheureux à travers
l'existence morne... et jouis en paix de ton renoncement...
Daniel renonçait-il à quelque chose? Il avait oublié la
contemplation puérile des campagnes ? Il contemplait La-
garde... II y concentrait ses désirs... Il l'eût voulu plus
malheureux pour le consoler davantage.
La Seine débordée sur la prairie avait envahi le jardin:
elle baignait la haie, les buissons de cassis et les troncs
des pruniers. En janvier elle prit ; la glace bleue s'étendit à
perte de vue par dessus l'herbe et le fleuve, sous les pla-
tanes. Des oiseaux malades criaient dans le vent, en tour-
noyant autour des cîmes... Mais Daniel, dans la pénombre
attiédie de la salle, passait sa vie de facile devoir, à partager
avec Lagarde des douleurs monotones et toujours ra-
jeunies.
CHAPITRE IX
DANIEL PERD UN AMI ET EN RETROUVE DIX.
L'hiver sembla ne point devoir finir — quand Ion était
à la mi-février à peine. Mais les amis le traversaient d'un
petit pas si monotone de vieillard ! — l'un sur l'autre
appuyés 1 l'un pour l'autre vivant de si invariable vie! Les
confidences ronronnaient au coin du feu. Nul événement
neuf ne les venant alimenter, elles se mouraient de dé-
faillance. Pour passer le temps, l'ancien employé s'achar-
nait à l'évocation désuète de malheurs si lointains que l'in-
térêt lui en échappait à lui-même. Daniel, tout à son rôle.
•20(> LA REVUE BLANCHE
pensant le soulager récoutait avec complaisance: eh! tout
cela, sa propre bouche l'eût pu dire! — il aimait qu'on le
répétât. Sa mère ne le sut prendre en faute.
Le premier, le veut' se lassa de toujours radoter. Ces gé-
missements et ces larmes, à quels intimes sentiments corres-
pondaient-ils désormais ? 11 s'aperçut qu'il ne serait déjà
plus question de son veuvage, si Mme Mellis et son fils n'en
avaient comme entretenu le souvenir. En somme, sous
prétexte de consolation, ils n'avaient fait que perpétuer sa
détresse. La neige allait fondre bientôt ; en lui se préparait
un chaud réveil de sève ; il regagnait de la santé : il eut
plaisir à se sourire dans la glace comme un peu de rose
refleurissait à ses joues... — Cependant, pour tant de jours
de consolation effective, il gardait à Daniel tant de recon-
naissance, qu'il n'osait lui retirer tout brusquement la quo-
tidenne occasion de compatir et '^ d'être triste /, : Daniel,
il le sentait, l'était irrémédiablement.
Hélène! toujours Hélène! En vain tàchait-il d'élargir le
cercle de la conversation: Ses histoires de ministère furent
poliment accueillies. Ses saillies détonèrent : dès lors, il
s'en abstint. Par une après-midi de neige, il proposa de
jouer aux cartes, apprit l'écarté à Mellis : mais celui-ci n'y
prit point goût et, d'autant qu'il perdait toujours, renonça
vite... L'employé commença à souhaiter d'autres relations.
Sans le feu, et le grog bouillant dont on lui faisait parfois
la surprise, il eût moins fréquenté cette maison morose...
Ah ! que vînt le printemps! Le veuf ne se se figurait pas
offenser sa défunte femme à désirer de temps en temps
entendre parler d'autre chose que de sa maladie et de sa
mort, vraiment. Il avait versé tant de larmesi
Daniel restait candide et presque sans soupçon. Eh I peut-
être y a\'ait-il un peu moins deilusion dans ces paroles et
de sanglots dans cette xoix? Peut-être aussi, hagarde
avait-il mieux mimé '•'cette scène // naguère?
— Je m'y habitue, songeait-il.
Mais que signifiait pourtant la soudaine coquetterie du
petit employé, si peu soigneux d'ordinaire de sa personne?
l! collait sur son crâne lisse les quelques cheveux fous qui
s y dressaient encore. Il peignait sa moustache ; se rasait
LE CONSOLATEUR '^O I
plus souvent. Durant tout un déjeunerde famille, il ne cessa
de s'inquiéter d'une tache de sauce dont il venait de souiller
son veston : il répétait tourné vers Mme Mellis :
— Alors... vous croyez que ça s'en ira avec de la ben-
zine?...
Enfin, il s'avisa de remplacer la cravate noire large
d'up doigt qu'il avait dû porter toute sa vie, par un nœud
tout fait, noir aussi, mais flottant, bouffant, étalé...
— Il n'en aura pas trouvé d'autre...
Et Daniel l'excusa : du moment qu'il continuait à faire
au cimetière son hebdomadaire visite, avec une touchante
régularité, par tous les temps.
Or. ce dimanche matin, l'allant chercher aux prome-
nades, il manqua se casser le cou sur un verglas glissant
comme une huile durcie.
— Mon bon Lagarde... une mauvaise nouvelle...
— Quoi ?
— 11 serait imprudent d'aller voir votre pauvre femme...
je vous assure... c'est à ne pas se tenir debout...
— A ce point?... Vous n'êtes pas tombé au moins?...
— Non... non... Mais... j'aurais pu... 11 faut vous rési-
gner...
— Que voulez-vous... ce sera pour l'autre dimanche...
Et pour pallier l'effet fâcheux de cette phrase, il ajouta
moins détaché.
- La pauvre femme ne peut pas m'en vouloir... c'est la
première fois que je manque : et il y a raison majeure...
Malgré cela. Daniel perçut un certain soulagement dans
ses manières. Et Mme Mellis dès le soir constatait :
— Lagarde m'a semblé moins triste... tu t'en es aperçu..
— Non... tu crois?...
— Il reprend. La douleur ne peut être éternelle à son âge...
Tant mieux pour lui. cet homme î il a assez souffert.
Mais Daniel ne voyait pas là de quoi se réjouir. 11 ne
comprenait plus... Sa destinée était de consoler Lagarde et
Lagarde bientôt n'aurait plus besoin d'être consolé...
Mme Mellis se trompait : il s'aveugla en une sécurité vo-
lontaire, mais provisoire, hélas!
Vers le milieu de la semaine, le vent tourna... La tem-
•înl LA REVIJK BLANCHE
pérature adoucie au seuil des maisons surprit moins... La
glace et la neige fondirent : les rues furent fangeuses, et le
fleuve monta dun mètre dans le jardin : les arbres de nou-
veau s'y réfléchirent ; on re\it de la terre et de l'herbe plus
fraîches ; l'hiver céda. Le veuf ne cacha pas assez sa joie :
son sang clapotait, juxénile : Daniel dut feindre d'admirer
avec lui le réveil des choses... Et l'on monta au cimetière
dans un clair rayon de soleil... Pourtant.- devant la tombe
de sa femme, Lagarde manifesta, comme naguère, la
plus sincère émotion ; la griserie des champs l'v disposait
peut-être même. Et r(~)n redescendit la côte, silencieux.
Dans un noyer chantait un oiseau à tue-tête. Sur une pierre
plate et blanche coulait une limace. La gaîté précédait les
feuilles. 11 faisait bon. — Pénétré, Lagarde « oubliait >/...
Ratatiné sur soi. Daniel attendait une plainte... Elle ne
venait point : de quelles profondeurs tragiques Jaillirait-
elle, entui 1
— Un vrai temps de printemps, s'exclama tout d'un
coup Lagarde... C'est à s'en aller pêcher à la ligne toute
l'après-midi... n'est-ce pas?
Daniel, frappé au cœur, ne sut que tard répondre :
— La pêche est fermée...
— P^h 1 ... c'est vrai...
Ht ils se turent. Mme Mellis ignora ce dialogue : sa saine
charité souhaitait sans nul doute le bonheur de Lagarde
même aux dépens de celui de son fils.
Ilélas/l mars emplit de frissons la terre, vivitia le bourg,
réchauffa la petite maison de briques. Aux foyers le feu de-
vint moins nécessaire et les portes s'ou\rirent.
— Par un soleil pareil, nous n'allons pas nous enlenrier,
chanta Lagarde.
Et il substitua aux conversations recluses de libres pro-
menades, et non plus limitées aux mêmes allées du même
cours dont il connaissait tous les arbres. Il avait trop long-
temps tourné autour d'Argenticres ainsi qu'un cheval de
manège. 11 décou\ rirait la campagne : Daniel l'y suivit. Ils
battirent les grandes routes, se risquèrent aux chemins de
traverse, explorèrent les sentes sous bois. Lorsque la
Seine fut rentrée dans son lit. en amont, en aval ils en par-
LK CONSOLATEUR " '■'O'y
courureMil les berges : ils s'arrêtaient aux petites plages de
sable lin, au moulin, au pont, aux chantiers, ou n'importe
où, dans les roseaux. Et marchant plus, ils parlaient moins.
Le veuf se montrait curieux des plantes, des insectes et des
cailloux. Il admirait les paysages. Daniel ne les savait plus
voir. Pour aiguiller la causerie il usait d'ingénus men-
songes :
— N'est-ce pas là que \ous êtes venu vous promener avec
votre femme, la veille de sa rechute... si je me souviens
bien...?
— Pas du tout... C'était à...
Et l'explicalion vibrait doux, comme une parole inespé-
rée de sympathie, dans l'hostile rumeur des champs.
Le beau temps persistait : le veuf varia ses plaisirs ; il se
fit mener aux Carrières, visita les granges et les étables,
s'initia aux travaux du printemps. LTn jour de pluie il en-
traîna son compagnon aux noirs bâtiments de la sucrerie :
de salle en salle, de hall en hall, fourneaux, cuves, chau-
dières, tout leur fut expliqué. Le lendemain ils se réfu-
gièrent à l'usine à gaz, pour d'analogues démonstrations.
FiiUait-il que Daniel Mellis aimât Lagarde pour l'accom-
pagner en ces lieux 1 Ne devinait-il pas la transformation
totale qui s'opérait au fond de ce cœur infidèle? N'importe.
La destinée, qui l'y avait fixé malgré lui-même, l'y cram-
ponnait comme à l'unique raison d'existence qui lui restât
encore. 11 fût allé plus loin...
Un dimanche matin, il trouva porte doser sur le bois
peint en blanc, le soleil cru tapait. Le veuf avait dû pré-
céder Daniel au cimetière. Daniel pressa le pas pour 1 y
rattraper au plus tôt. Les allées semblaient vides: il crut
surprendre son triste ami à même la terre, prosterné. Point.
11 remarqua seulement l'état misérable dans lequel on lais-
sait l'étroit rectangle de jardin veillé par une croix. On
avait repiqué un peu partout des fleurs nouvelles, des pen-
sées ou des primevères; mais là de ternes feuillages d'hiver
s'éternisaient, sans plus... 11 attendit à la porte du champ
funèbre. Il s'étonna de voir tant pleurer une \'euve... Et
puis il regagna le bourg. Une voisine lui apprit que
Lagarde était sorti dès huit heures, tout habillé. Il s'installa
2(1 ', LA REVUE BLANCHE
sur le banc près du seuil et se contraignit à la patience. A
midi moins le quart le veuf parut ilambant, coiffé d'un cha-
peau de feutre nouveau dont le crêpe dépassait le ruban à
peiné, les chaussures grises de poussière et le teint frais.
— Ah! vous voilà?... comment ça va-t-il?^... WiUs m'at-
tendiez?"... Je rentre dune énorme court;ie... Excusez-moi.
je me suis levé de bonne heure — et suis parti sans vous...
11 riait.
— Je vous ai cherché jusqu'au cimetière, répondit Daniel,
mais sans doute trop tard, si vous y êtes passé en sortant...
— Au ci m... Eh! c'est dimanche... Je ne sais ce que j'ai
en tête : j'ai complètement oublié... Ah! je suis désolé,
mon cher, devons avoir dérangé pour rien... \^ous ne m'en
voulez pas?...
Et rentrant :
— Rien qu'une minute... je me brosse et je viens... Nous
serons chez vous juste à temps...
Comme ils se dirigeaient d'un pas tranquille vers le
déjeuner traditionnel, Daniel revint à la charge et glissa :
— Nous pourrions '< y // aller tantôt...
— Où ça ?...
— Au... cimetière... je suis à votre disposition... vous
savez...
Mais à ce moment ils croisaient une jeune personne du
pays, de réputation fort douteuse, que Lagarde avait recon-
nue de loin à ses cheveux '' filasse // volontairement ébou-
riffés — et l'employé n'écoutait plus... Elle passa. Il lui
fallut un grand effort pour ne se point retourner : mais
Daniel veillait, grave.
— Que disiez-vous, Mellis, demanda-t-il alors pour lui
dissimuler son trouble.
— Rien...
Il ne lut plus question de- la visite à la défunte ; bien
mieux, dès le café, le mari prit congé : une entrevue le
réclam.iit, mystérieuse, dont dépendait son avenir.
— Qucl^ avenir? gémit Daniel solitaire; est-ce qu il
compte encore sur l'avenir?
Devant la grille passaient des gens endimanchés: les
bourgeons menaçaient d'éclore ; les sucs au creux des tiges
LE CONSOLATEUR uo >
fermentaient: lui, sentait son âme figée et sa vie inca-
pable de refleurir. Il n'enviait aucune joie ; faute dv rien
comprendre, il l'eût plainte plutôt. \^ers le soir, désœuvré,
il poussa jusqu'aux promenades pour apercevoir son ami
se glisser hors de sa maison et enfiler une étroite ruelle où
il n'osa le suivre.
Rien cependant ne fut changé dans leurs rapports quoti-
diens. C'était, de temps en temps, sous un prétexte ou sous
un autre, un rendez-vous écourté — ou manqué. Mais en
dépit d'un antagonisme profond l'habitude demeurait sauve.
Les deux amis ne se faisaient illusion : ils avaient cessé de
f se correspondre /, I Quand Lagarde s'abandonnait à son
naturel enjouement, Mellis le considérait d'un œil de
reproche. Quand Mellis rappelait le tragique passé, Lagarde
détournait la tête dans une gêne... Lagarde renonçait à
faire partager ses joies à ce « bonnet de nuit u... Mellis à
s'expliquer si incompréhensible renaissance : la mort d'Hé-
lène aurait donc soulagé le veuf? — Ah ! pour son bienfai-
teur lamentable, il eût bien pu continuera être malheu-
reux... — Pourtant, tous deux se ménageaient, dans l'es-
poir ou la crainte d'un dénouement prochain.
11 faudrait rompre.
En vain Daniel se tournait vers sa mère. Voici que, par
délicatesse, déjà, elle ne parlait plus de la morte devant
Lagarde — et peu devant son fils. Elle considérait sans
doute sa mission comme terminée. Mais après?... quoi?
Daniel pleurait du soir à l'aube, sans espoir. Il s'était aisé-
ment plié à la tristesse : la force lui manquait pour réap-
prendre la gaîté. Le bruit des rives, le frémissement des
prairies et la franchise du soleil insultaient à la modestie
du bonheur accepté, possédé, échappé où pensait s'engour-
dir sa vie. Lagarde était là, oui! — il n'en entendait rien
de ce qu'il en voulait entendre : il finirait par préférer la
solitude 1
Hélas! le veuf lui en donnait souvent l'occasion; sa con-
duite se fit étrange; il disparaissait des demi-journées; en
plein récit fuyait soudain, et semblait préoccupé à toute
heure. Daniel ne l'interrogea pas et subit l'abandon ainsi
qu'une agonie. Lagarde absent, la vie pour Daniel s'arrê-
2«)^> , LA REVUE BLAN<:Ml!;
tait. Soit! il se contenlerait donc de su pri'sc'inw dût rem-
ployé chanter et rire incessamment. Il toléra la liberté de
ses manières, ses cachoteries. ses gaîtés, — mais n y sut
répondre jamais. Le timbre de sa voix était trop bas de
quelques tons.
Le second dimanche d'avril il ne le \it de la '(Uirnée, ni
aux promenades, ni au cimetière, ni au faubourg. Il san-
i>lota seul sur la tombe. Lagarde était parti la veille pour
Paris, sans le prévenir.
— n doit nous cacher quelque chose, avança Mme Mellis.
— Peut-être bien...
Et Daniel eut cette pensée :
— Il est parti... s'il ne revenait pas 1
Il le renia tour à tour et le désira. Sans cet intérieur
combat, à quoi eût-il employé sa Journée?
Au saut du lit, il se précipita au cours :
— Eh bien... vous voilà de retour...
— Oui... j'arrive.
— Que diable étes-vous allé faire?
■■ — Ah ! vous ne le savez pas — c'est vrai...
— Quoi ?
— l'ai ma place...
— Quelle place !
— Ne vous ai-je pas dit que je cherchais un emploi de
caissier, dans une maison de commerce?...
— Comment?...
— Ah?... J'aurai oublié... Enllnl c'est fait.
Prostré, Daniel recevait sa sentence.
— Oui... poursuivait Lagarde : deux mille cinq cent^...
net... chez un grand quincailler. ..
La Joie de reprendre la vie laN'euglait sur le désespoir de
son compagnon. 11 avait hâte de fuir Argentières et ^a
provinciale existence d'économie et de monotonie.
— J'entre en fonctions d'auiourd'luii en quinze... J'ai
signe.
Daniel le vit dans une bruiue. réjoui, se frotter les
mains. 11 tâchait de ne pas comprendre. Il susurra malgré
lui :
— Alors... \()us parte/?
LE CONSOLATEUR -'o;
— Naturellement...
Daniel eut la sensation du vide brusque dans son corps
et dans son cerveau — et ce fut tout.
Ayant prétexté un malaise, il revenait vers sa maison
annihilé. Du passé sur lequel reposait son destin il ne lui
restait qu'une image vivante, familière et malgré tout
chérie: on la lui enlevait ; elle se retirait d'elle-même, sans
ménagement, sans regret. Daniel se jugea capable de haine. ^
Mme Mellis s'écriait :
— Ah ! ce bon Lagarde, tant mieux pour lui !
Les yeux gros de pleurs, il fixa sa mère.
— Mon pauvre enfant! cela te peine de le quitter... je le
comprends... Mais pouvait-il demeurer éternellement dans
notre province. La vie n'est pas finie à trente -six ans...
Il faillit répliquer, tragique :
— Je n'ai que trente-deux ans, moi? La mienne... com-
ment la poursuivrai-je encore?
Deux jours il tempêta contre l'employé en silence, et
puérilement le bouda :
— 11 n'a plus besoin de moi, maintenant... il me laisse...
joli monsieur... je l'ai trop consolé aussi...
Mais, se souvenant qu'il partait le lundi de l'autre se-
maine, pour choisir son appartement et s'installer, une émo-
tion si violente le saisit qu'il courut se jeter dans les bras
de l'ingrat ami. Il voulait profiter du peu de temps de reste...
Il ie prit avec lui. l'accapara, l'assit à chaque repas à sa
table, ne le quitta que tard dans la soirée, au lit. Ses yeux
habitaient ce visage ; ses mains gardaient ces chères mains;
il prodigua l'étreinte; il osa la caresse : Lagarde resterait à
tout jamais en lui. Le veuf, brave homme, accepta la ten-
dresse, présage de sa prochaine liberté.
(A suivre.) Henri Ghéon
Trois Histoires de chati=
ments divins.
LE G/TOA
Le iiommô Louis Gian, lils d'nn petit marchand d'iiuiles à
yu:e, ne manifesta jamais la moindre piété au contraire des
auti-es enfants qui. au moins à l'époque de leur première com-
numion, font preuve d'une dévotion touchante.
Le vicaire hoileux de Sainte-Réparate lui avait dit un jour
pendant le catéchisme en essuyant ses lunettes avec sa soutane
sale : « Toi, Louis! il t'arj-ivera malheur, parce que tu es
faux. A te voir, on te prendrait pour un ange. La vérité? tu es
plal comme une jiunaise à genoux. Tu le mo([ues de moi. Je le
sais et tu le p. eux. .Mais on ne se rit pas de Dieu. D'ailleurs, tu
ra{)prendras, trop tôt à hjii souhait. »
Louis Gian avait écouté dehoul el les veux baissés Tadmo-
nestation du vicaiie. Mais dès que celui-ci eut le dos tourné,
limpie singea sa marche chancelante et chantonna : « Cinq et
trois font huit. Cinq et trois font huit. »
Le jeune Nissard ne s'amenda pas. Jusqu'à quatorze ans il
fré(pienla peu lécole, m;iis paillarda sous les ponts du Paillon
el au (ihàteau, d'ahord avec les garçons de son Age, ensui-te
avec les petites (illcs.
A quatorze ans, il fut placé chez un chemisier et «piitta le
vieux Nice aux jiarfums de fruits et d'aromates mêlés aux odeurs
de chair vive, de pAte aigre, de morue et <le latrines, pour une
houti<|u<' dans la ville neuve. Dès les premiers jours il fut
remarqué j)ar le patron et la patronne qui, en bons Nissards, ne
lireiil chômer l'apprenti ni le jour, ni la nuit.
La patronne était rousse comme une orange, mais le ))atron
sentait le |»issala. Louis Cian se fit enlever en temps de carna-
val par un Russe quinquagénaire et méticuleux (ju'il fallait ap-
j)eler : « Mon général 1 » et qui appelait : « Cianymède 1 » Ayant
reconnu que le Russe était exigeant et avace, il le vola et le
«juilia. Lnsuile il se pi-odigna à un Tiire hiutal el gourmand.
TROIS HISTOIRKS DE riIATIMENTS DIVINS ioç)
Le Turc, sétant décavé à Monte-Carlo, fui remplacé par un
Américain. Louis Gian avait compris que sa condition fructueuse
le vouait, comme une mappemonde, à toutes les nationalités.
Pourtant il ne sut pas dans la fortune garder cette sérénité qui
est le privilège des vertueux. Il méprisa ses compagnons d'au-
trefois et passait près d'eux sans paraître les voir. Ceux-ci lui
rendirentdaltord mépris pourmépris. Ils ne manquaient pas. lors-
qu'ils le rencontraient de faire le geste qui consiste à placer le
bras gauche à la jointure du droit plié et à agiter le poing droit
fermé. Ou bien encore, ils mimaient, à son passage, la lettre Z
d'un alphabet muet qu'emploient volontiers les Nissards. les
.Monégasques, les Turbiasques et les Mentonasques.
A la lin, l'inconduite de Louis Gian fut en horreur au ciel,
comme elle l'était à ses anciens camarades. Celui qui pisse
contre le vent se mouille la chemise: il |)lut à Dieu de unir
parla peine du talion les péchés du giton.
Louis Cian insulta un ami d'autrefois qui l'avait apostrophé
11 y eut querelle, bataille et promesse de vengeance.
Quatre jeunes gens, qui ne valaient en somme pas mieux que
Louis G an, l'attendirent un soir qu'il était allé seul au théâtre.
Ils se saoulèrent de ce vin de Corse liien tombé de la réputation
qu'il eut au xvi^ siècle, i)uis guettèrent en face de la villa où
l'encroupé vivait avec un Autrichien morbide.
Lorsque Louis Gian arriva après minuit, ils se précipitèrent
sur lui, le b:'iillonnèrent et, l'avant hissé sur la urille de la villa, ils
remj)alèrent et se sauvèrent en se donnant des tapes.
L'empalé mourut, avec voluj)té peut-être. Il était beau comme
Attys. Les lucioles luisaient autour de lui.
LA /)A\SE['SE
J'ai lu jadis dans un vieil auteur ce récit authentique ou lés^en-
daire de la mort de Salomé. Je n'ai point orné le conte de mots
hébreux, de descriptions exactes de costumes et de palais ;
sophisteries qui eussent donné au récit cette couleur locale tant
cherchée aujourd'hui. A la vérité, je ne l'eusse point pu, par
ignorance, et j'ai même conservé à mes personnages les noms
qu'ils portent dans nos évangiles.
Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Daptiste furent châ-
tiés. Hérodiade avait été férue de la maii^reur rajoutante du
pénitent <|ui invitait les hommes à prendre des bains. Je crois
que, bien qu'ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le mangeur
de sauterelles, étant humain, avait é|»rouvé des désirs charnels,
14
■M" LA REVUE BLANCHE
lot ropriinés. pour collo qui lo voulait. LorsquHérodiadc, inces-
tueuse selon In loi des Juifs, eut épousr son Itenu-frère llérode
Anlipas, il se ni«'la un peu de jalousie aux reproches faits parle
baplisfe. Salomé. enjolivée, attifée, diaprée, fardée, dansa devant
le roi et. excitant un vouloir doublement incestueux, ohlinl la
léte du saint refusée à sa mère.
Ici on peut se demander pourquoi le i»apliste sui»it un sup-
plice réputé noble en son époque, tandis que le christ mourut
lie façon infamante, et il me parait juste de rendre hommage à
l'esprit de notre temps qui, bien que n'étant pas encore entière-
ment tourné vers Injustice, n'admet pourtant plus de dilTérence
entre les condamnés à mort <'t. ])ar l'article douze du code pénal,
les voue tous à la décollation. Ilérodindo reçut dans un vaisseau
dor la tétc chevelue à face barbue.
Sa j)assion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les
lèvres violàtres du baptiste décollé. Mais son ressentiment fut
fort. Elle le satistit en j^eirant à coups d'épingle la langue, les
yeux et toutes les ])arties du chef sanglant. Le sacrijège cessa
parla mortd'tlérodiade. (|ui, jouant encore avec la tète précieuse,
succond>a suivant toute vraisemblance à une rupture d'ané-
vrisme. Cette femme orgueilleuse ne demeura j>oint e.i enfer.
Elle fait partie de ces hordes d'esprits qui peuplent les airs et que,
lorsqu'ils sont bons, j'aime fort à appeler des dieux. Bien entendu,
j'entends par dieu ce sur quoi l'homme n'a nul pouvoir et non
pas cette àme du monde ([ue Speusippe d'Atliènes a le premier
cru gouverner l'univers, sans eidendement. Les nuits dorage,
Hérodiade, annoncée par les ululements des hiboux et l'effroi
(les animaux, mène une chasse fantastique qui passe à la hau-
teur de ])lus hautes cimes des arbres de nos forets.
llérode Anti|ias, roi de .ludéc. dont le pouvoir équivalait ;'i
celui du bey de Tunis de nos jours, fut exilé pîtr Tilière ri nioiiiiil
malheureux à Lvon.
Salomé. dont la belle danse avait sillé les yeux du l'oi, péril eu
dansant: morl <li'aiige (ju en\ irroiil les ballerines.
Cette dame ayaid dansé nue lois |ieudiiid une fête sur la tei-
rasse de maibre incrusté de i*erp«Miliuc d'un proconsul, celui-ci
remmena, lorsipiil (piitla la .fiidée pour une j)rovince barbare
au bord du I )anube.
Il ;uriva (pie. s'étant un jour d hiver égarée seule au bord du
Meuve gelé, elle fut séduite j»ar la glace bleuâtre et s'élança
dessus en dansant . Elle était comme toujouis richemeid accou-
trée et dorc'e de ces chaînes à mailles minuscules pareilles à
celles (pic tirent dejiuis les joailliers V(''nitiens <pie ce travail
TROIS HISTOIRES DE CHATIMENTS DIVINS 2ii
rendait aveugles vers l'Age de trente ans. Elle dansa longtemps,
mimant l'amour, la mort et la folie. Et, devrai, il paraissait qu'il
y eût un peu de tblour dans sa grâce et sa joliesse. Selon les
attitudes de son corps inel, ses mains gesticulaient en chiro-
nomie. Nostalgiquemenl elle mima encore les mouvements lents
des oliveu.ses ganlrcset accroupies en Judée quand choient les
olives mûres.
Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des j)as presque oubliés :
cette danse damiia}3le qui lui avait valu jadis la tète du baptiste.
Soudain, la glace se brisa sous elle qui s'enfonça dans le
Danube, mais de telle façon que, le corps étant baigné, la tête
resta au dessus des glaces rapprochées et ressoudées. Quelques
cris terribles et désespérés effrayèrent de grands oiseaux au vol
lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait tranchée
et posée sur un plal d'argent.
La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des
bêtes sauvages venaient llairer la mourante qui les regardait
encore avec terreur, Entin, en un dernier effort, elle détourna
ses yeux des ourses de la terre pour les reporter vers les ourses
du ciel et expira.
( iomme une gemme terne, la tête demeura longtemps au
. dessus des glaces lisses autour d elle. Les oiseaux rapaces et
les l)ètes sauvages la respectèrent. Et l'hiver passa. Puis au
soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le corps paré, incrusté de
joyaux, jeté sur une rive pour les pourritures fatales.
C.ertains rabbins pensent que Tàme d'Adam anima aussi Moïse
et David. Je ne s.uis pas éloigné de croire que celle de Salomé
avait empli la fille de Jephté et que, n'ayant jamais chômé de-
puis, elle survit en Espagne, en Turquie ou peut-être aux pro-
vinces danui»iennes dans le corps d'une danseuse de kolo, cette,
ronde obscène qu'on peut appeler : la danse de la croupe.
D'UN MOXSTRE A LYON OU V ENVIE
11 y eut une fois, à Lyon, un soyeux nommé Gorène auquel
ses parents, fort pieux, avaient donné le prénom de Gaétan parce
qu'il était né le jour de la fuite du pape à Gaète.
Gaétan Gorène était devenu un bon catholique. 11 hérita de la
grande fortune de son père et, lui ayant succédé, il prit pour
femme une Mlle de sa condition.
Ses biens s'augmentaient ; il était heureux en ménage, mais
sa félicité n'était pas complète. Après trois ans de mariage, il
n'avait pas encore d'enfant.
il/ LA REVUK BLANCHE
Dans l'espoir d'en obtenir un, il lit suivre à sa femme les pres-
•riptions des plus gi'ands médecins. Il la men;i en vain aux sour-
^'QS rrputées merveilleuses contre la stérilité.
Iinlin, connaissant que les ressorts Immains étaient impuis-
sants, d'accord avec sa l'emme il eut recours à la religion. Il
écouta les conseils du confesseur de son épouse. Mais la vertu
des pèlerinages les plus fameux fut trouvée en défaut et les
prières les plus fervenles furent dites inutilement.
Le fabricant lyonnais gagna un nombre incalculable de jours
d'indulgence, mais son épouse resta bréhaigne comme avant. 11
blasphéma contre le ciel, douta des vérités religieuses et linale-
ment j)erdit In foi de ses pères. Cet homme présomptueux ne
})Ouvait supporter que la Divinité n'eût point fait de miracle en sa
faveur. Il ne se confessa plus, ne communia plus, n'alla plus
aux offices religieux et cessa de donner aux (cuvres pieuses qu'il
avait soutenues jusque là.
11 relut riiistoire de Napoléon et délibéra même de répudier
une épouse stérile et demeurée pieuse malgré son mari. 11 se
trouva, alors un médecin sans renom, mais de haute science, qui,
ayant ajipris la détresse du riche soyeux entreprit la cur'î et de
façon ou d'autre rendit propre à être ensemencée la terre infé-
conde.
Gaétan (iorène pensa étoutl'er de joie lorsque sa femme lui an-
nonça un jour fiue,]iartl i vers signes irrécusables,el le avait reconnu
être enceinte et qu'elle espérait jnème ne pas demeurer primi-
pare si cette grossesse avait une heureuse issue. Le fabricant fut
ainsi confirmé dans son impiété et s'ouvrit sur ce sujet à sa
femme pour la détourner d<'S praticjuesdévotieuses.
La dame en bonne chrétienne ne man(jua pas de tout raconter
à son confesseur.
(]elui-ci était un jirétrc robuste, dans la foive <le l'âge, têtu
dans sa foi et j)ensanl que tout est permis jtour <pie le règne de
Dieu arrive. Il avait appiis avec douleur le scandale causé par
l'irréligion du l'al)ricant et avait ét('' froissé du résultat obtenu pa;*
«•euxqui avaient .suivi sesconseilssincères. Comprenant qu'àcause
delà grossessede la dame, Satan avait été le plus tort, le prêtre
entreprit de ramener au bercail la brebis <''gai'(''e.
\ raiment le ciel tira une éclatante vengeance de limpi»'-!*" de
(iaétan Gorcne. l ne nuit de jirières insjiira an religieux un
tour qui réussit pleinement.
Un jour d'été, sachant que le mari était à Lyon pour ses af-
faires et la femme à la campagne, le prêtre, abandonnant la sou-
tane, se vêtit du plus mal <ju'il )>ut, simulant un vagabond, coL
TIUUS HISTOIRES DK CHATIMENTS DIVINS u 1 3
porteur, guoux, mendiant, bélître, fainéant ou clicniineau comme
on en voit sur toutes les routes.
Ainsi accoutré, il alla h la ville où la dame enceinte, sen-
nuyant seule, regardait par la lenêlre. C'était un jour violent
d'été, à Iheure de midi dont Pan, caché dans les moissons,
symbolise«le rut elïrayant. Le faux vagabond s'approcha de la
muraille, sous la fenêtre de la dame qui s'ennuyait. Il accomplit
un acte naturel qu'il est inutile de nommer et exposait un pilon
à mortier, un l)Aton pastoral, une flûte à Robin et, mieux, un
rossignol tel que beaucoup de dames l'eussent voulu entendre
chanter Kyrie eleison. Celle-ci, malgré sa dévotion, ne fut pas
indifférente et eut envie d'être le mortier du pilon, la cage du
rossignol. .Mais, étant honnête, elle ne pouvait satisfaire son
vouloir. Néanmoins, il est certain qu'éprouvant des démangeai-
sons, elle se gratta.
Bien que les phénomènes relatifs aux envies des femmes
grosses soient contestés par plusieurs savants, il me parait cer-
tain aussi que la dame était enceinte dune fille. Car, quelques
mois après, elle accoucha, et lorsque le mari, haletant d'émo-
tion, voulut savoir de quel sexe était l'enfant, la sage-femme
leva les bras au ciel en disant : « C'est un monstre ! », et le mé-
decin qui l'assistait dit : « C'est un hermaphrodite 1 »
A la suite de cette horreur, le riche soyeux faillit devenir fou
de douleur. Reconnaissant que tout arrive par la main .de Dieu,
il se résigna, devint dévot, donna de grandes sommes aux
œuvres et édida tout le monde par sa piété.
Le prêtre, apprenant ce qui était arrivé, rit à éclater, se roula,
sauta, toussa, et linalement alla à confesse. Mais le curé lui re-'
fusa l'absolution et il dul l'implorer chez larchevêque.
L'androgyne mourut bientôt. Gaétan, redevenu pieux, vécut
heureux avec sa femme et ils eurent beaucoup d'enfants
Gi n.L.\LME Apollinairk
Exposition des Primitifs fla-
mands, à Brugfes.
11 y a quelques années déjà. Amsterdam offrait aux amateurs d'art
une extraordinaire réunion d'œuvres de Rembrandt; avec non moins de
succès, Anvers faisait de même, à l'occasion du centenaire de van
Dyck. Cette fois, on a soui^é à o-jorifier les primitifs flamands. Le rendez-
vous d'abord choisi était Bruxelles. Le rêve promettait d'être grandiose:
le polyptyque de TAgneau ^Mystique, des frères van Eyck, serait rétabli
dans son intégrité et les musées d'Europe mis à contribution. A plus
forte raison ceux des villes belges. Mêlas ! le particularisme de chacun
fit échouer ce beau projet. Si Berlin se refusait à se séparer des panneaux
de l'Agneau Mystique, rhù])ital de Bruges, non moins cgo'iste, déclarait
ne pouvoir prêter p<">ur quelques semaines ses MemliuL!': de même,
les autres villes.
Où Bruxelles a échoué, Bruges a réussi, en partie. Notre musée de
Rouen a envoyé son admirable Gérard David. — et il a eu cent fois
raison — . le Musée de Glasgow, I Institut royal de Liverpool, quelques
gymnases allemands ont fait d'antres prêts, enlin les collectionneurs
ouvrirent largement leurs galeries. Joint aux trésors d'art des iinisées et
cathédrales de Belgique, aux prêts de lliôpital Saint-Jean, cette fois
trop intéressé dans la réussite pour refuser sa participation, cela a
permis une exposition d un intérêt réel. Mais il convient d'ajouter aus-
sitôt que Ton se tromperait si, après avoir vu la réunion temporaire de
Brugt^s. on s imaginait connaître l'art primitif llamand et ses plus glo-
rieux maitres.
Les van Eyck sont fort incomplètement représentés; leur bonne
renommée est, de plus, compromise par la présence d'ceuvres repeintes,
défigurées même, dont la vue est une tristesse. Quinten Metsys n'est
pas, non plus, présent avec des œuvres essentielles. Ce qui est impar-
d<mnaj>le puisfpie le musé-e de 13ruxelles et celui d Anvers pouvaient
j)rêter, l'un, la \'ie de Sainte Anne, laulre, le célèbre lônsevelissement
du Cjjrist.
Mais, ceci dit, cette réunion d'œuvres d'une même ('cole ou à peu
près, rellélant les aspirations d'une ntême race, reste d un haut intérêt.
A ceux qui ont déjà beaucoup vu. elle permet des raj)prochements, des
comf>araisons et plus d'un faijlfau tilorilic d un état civil bizarre sortira
df ht -'ive<- des par<'Iiemins moins pompeux, mais plus véridiques l . H
(1) Par exemple, je note le." n»"!!! et 1.3.}. Ils sont évidemment, de la même main. Même
tonalité claire, mt-me caractéristique dessin dew nez et des yeux. L'un es-t donno ù Memliiig,
l'autre à Gérard David.
EXPOSITION DES PRIMITIKS FLAMANDS, A BRUGES ' i ".
y aura aussi quelques mécomptes. Les panneaux, au reste nn'dioeres
de couleur, attribués à Marguerite van Mvck, ne sont que des copies
enluminées d'estampes de Martin Schongaueret de Lucas de Leyde.
Ceux qui ont visité les musées et é^-lises de Belgique ne trouveront,
ici, rien de nouveau en ce ({ui concerne les van Eycic. Adam et Lve. du
musée de Bruxelles, la Vierge et l'I^nfant Jésus adorés par le chanoine
van Paele. le portrait de la femme de Jean van Lyck, du musée de
Bruges, la Sainte Barbe, du nmsée d'Anvers, restent les pièces princi-
pales au double [)oint de vue de l'authenticité et de la conservation.
Parmi les autres (vuvres, le Saint Thomas de Cantorbéry a été entiè-
rement repeint vers la fin du XV' siècle : les Trois Maries au Sépulcre ne'
sont attribuées à Hubert van Eyck que parceque l'ordonnance générale
— le pré fleuri " — rapjiellc le panneau principal de l'Agneau Mystique :
enfin, le grand triptyque provenant de Saint-Martin d'Vpres, et appar-
tenant à M. Jlelleputte, semble devoir être rayé de la liste des œuvres
d art. Restauré maladroitement par un de ses précédents propriétaires,
il est maintenant méconnaissable. De cette œuvre dont on connaît lo-
rigineet les possesseurs successifs, rien ne reste.
Roger van der ^^'eyden n'est pas non plus représenté comme on le
souhaiterait. Le musée de Bruxelles a envoyé le panneau provenant
de la galerie Pallavicini-Grimaldi. de Gènes, le Christ pleure par
sa mère, saint Jean et sainte Madeleine, et les collections privées,
deux merveilles : la parfaite Vierge avec ILnfant Jésus, appartenant à
M. Matthys de Bruxelle*;, et le portrait de Pierre Bladelin, chambellan
de Charles le Téméraire et trésorier de la Toison d'Or, appartenant à
M. von Kauli'mann. de Berlin. On retrouve ici, et complètement, le
caractéristique portraitiste que l'ut Roger. Le Mariage de la Vierge,
envoyé par la cathédrale d'Anvers, est une exquise peinture, nourrie et
chaude, mais elle semble définitivement devoir être attribuée à un autre
artiste.
Si les van Eyck, si Roger van dw V\"eyden n'apparaissent pas aussi
triomphants que dans certaines galeries qui ])0ssèdent d'eux des chefs-
d'œuvre, Memling, lui, s'aflirme dans toute sa gloire. Mais Bruges
n'est-ellc pas sa ville, la cité élue ofi il a produit ses merveilles, oii elles
se sont à jamais fixées? L'h('»pital n a eu qu'à ouvrir ses portes pour
rendre possible l'apothéose du peintre qui fait sa richesse : l'Adoration
des Mages, la Vierge et Jésus avec Sainte Catherine et Sainte Barbe,
la Châsse de Sainte Ursule, les; admirables portraits de donateurs.
Joints au Saint Christophe, du musée comnmnal, font un ensemble
inoubh'able. Et, cependant, si grande fut l'activité de Memling. si
fécond son génie, que tl'autres musé-es, des collections particulières
peuvent encore contribuer à grandir sa gloire. On peut voir par exemple
«[uelques pièces d'un haut intérêt comme le portrait de Nicolas
Spinelli, au musée d'Anvers, le portrait d'inconnu, à M. Salting.
ceux de Thomas et de Marie Portunari, à M. Goldschmidt, la Viergeaux
donateurs, au duc de Devonshire. enfin le merveilleux portrait que le
baron Oppenheim, de Cologne, a placé côte à côte avec une effigie due à
9. ii; LA l'.EVUE BLANCHE
Thioi-ry lîouls ot un portrait de vieillard, attribué à van l'iyck, et qui est.
quel que soit son auteur réel, un cliei'-d'œuvre.
Les deux admirables panneaux sur lesquels Thierry Bouts a relaté,
piiui- l'éducation des ma<jistrals de son temps, l'inique Sentence de
l'F.mpereur Othon. ne sont pas venus de Bruxelles à Bruges. Ce sont
pourtant les chel's-d'ieuvre de Bouts. En revanche on voit à la présente
exposition le Christ chez Simon, à M. Tluem, enfin la Scène et le Sup-
plice de Saint Hrasme. prêtés par l'église Saint-Pierre de Louvain.
œuvres capilablesqui caracti'rist'ntbien le talent vigoureux mais mélan-
colique de Thierry Bouts. Consultez la Sentence de 1 l^mpereur Othon,
la Scène, même ce Martyre de Saint Erasme oii Thierry Bouts relate
un supplice cruel : ses personnages, actifs ou [jassiCs, ont comme le
regret de tant de cruauté.
Gérard David, qui est si abondamment représenté à l'exposition de
Bruges, et qui joint parfois la grâce italienne au caracti-risme llamand,
prend plus gaimcnt les choses, et lui, si délicat dans la Vierge au raisin,
prét(''e par le musée de Rouen, si souple dans la Prédication de Saint
Jean-Baptiste et le Baptême du Christ, du musée communal de Bruges,
— semble vraiment se complaii-e à la soull'rance dans les deux magni-
fiques et ci-uelles compositions où il a peint le supplice infligé par Cam-
byse au juge prévaricateur.
Néanmoins, (|uel délicieux peintre qm- ce Gérard David ! comme il a k;
sentiment de l'expression, du modelé et de la couleur! avec quel bon-
heur il tire partie des architectures, sait faire rutiler une (HolTe de bro-
cart, une cr('pine tissées de soie et d'or! Après lui il y aura (^uinten
Mctsys, si incom[)lètemenl représenté à l'exposition de l^ruges. —
encore que la Sainte Vierge et l'Enfanl, au baron Oppenheim, et la
Di'-posilion. il M. Xovak. soient des œuvres remarquables. (^)uentin
Metsys mort, la série des grands peintres « d'histoire » de la période
primitive sera close.
Mais avant d'en linir avec ces vi-rilables primitifs, parallèlement à
eux. à côté d'eux il ennvient d<' louer certains artistes excpiis, Iroj) sou-
vent isolés dans les musées et qui. groupés par le hasard des envois, ap-
])araissent comuic dignes d'attention. Tel. par exenq)le, ce .leau IVe-
vosl. représenté ici par trois Jugement Dernier. Il y a déjà en lui du
Jérôme Bosch et du Callot. mais sa fantaisie conserve une certaine gra-
vité. ICl [)uis. il aime les couleiii-s claires, modelant telle lignr-e en lu-
mière avec des tnnaliles blondes d un charnu' extrême, (pie 1 ou retrouve
à Eéydedans les leuvres de Eucas et de son maîlri- Engelbrechis.
Henri Blés a. lui ;iiissi. un diptyque d'un grand charme, riche en cou-
leur. J'aime surtout le panneau oii .Saint Joseph est désigne, grâce à sa
verge fleurie, comme époux de la Sainte Vierge.
Les maîtres primitifs cilés jusqu'ici ont souvent traité le paysage,
mais toujours dune faf;on accessoire. C'est ordinairement, chez Jean
van Kyck, une campagne accidenlc-e -— les rives de la Meuse où il est
né — vue à travers une arcade; chez Memling, dans ses portraits, ce
Sfinf aussi d'exfpiises campagnes, mais Irop veridifjues et pré-cises : elles
EXPOSITION DES PRIMITIFS FLAMANDS, A BRUGES •> i 7
semblent vues dans une i-hambre claire ; Gérard David, se plait aux
architectures de villes, aux perspectives de palais, préparant ainsi les
décors où excellera Mabuse, enlin Thie4'ry lîouts. qui a un sentiment
très réel de la nature, encore quMl la iK-risse de chàteaux-l'orts et de
murs crénelés. Avec Henri Blés, Gérard de Harlem et surtout Joachim
Palenir, la nature va avoir tous les honneurs.
Le Louvre a récemment acquis un Gérard de Harlem. Les fonds sont
intéressants, et caractéristiques les visages.^mais les mains des person-
nages»— peut-être repeintes — sont d'une faiblesse extrême. Or il y a
ici un chef-d'œuvre du même Gérard et tout y est excellemment traité.
Dans un gai paysage borné au loin par une ville et un massif monta-
gneux, et agrémenté de bouquets darbres, saint Jean Baptiste, assis
sur un monticule de gazon parsemé de fleurs, médite, la tête doucement
appuyée sur la main droite. Vn agneau est couché à ses côtés, plus loin,
des lapins, des daims, un perroquet, une pie, un héron et des faisans
prennent leurs ébats. La figure du Précurseur est belle, les mains sont
admirables et cependant il y a peut-être plus damour encore dans le
paysage.
Avec Joachim Patenir. le rôledelanature s'accentue encore. La iigure.
qui est tout pour les van Eyck, ^lemling, Pioger van der Weyden, de-
vient presque un accessoire, si on ose employer ce mot à l'occasion
d'œuvres oii tout est exécute avec la même conscience, le même amour.
Mais cette tigure est si bien à sa place, tout est tellement bien conçu en
vue de donner un maximum dhonnêt€ effet, que dans les sujets chéris
de Patenir. — le Repos en Egypte, la Pêche miraculeuse. Saint Jé-
rôme. — le jtaysage vrai, si joliment indiqué, éclairé et accentué, se
présente, non comme une spécialité, mais comme un échantillon du
faire d'un peintre habile aussi bien dans la présentation des person-
nages que dans celle des ciels, des arbres, des fleurs et des bêtes.
Grâce au baron Oppenheim, de Cologne, dont la collection de primi-
tifs est aussi belle que variée, on peut encore pleinement admirer un
merveilleux artiste, Pierre Christus. qui fut presque un contemporain
de van l*>yck et qui créa la peinture de genre en exécutant du coup des
chefs-d'teuvre d'observation, d'expression et de goût. La Légende de
Sainte Godeberte — deux jeunes gens présentant un anneau à saint
Kloi assis à son établi d'orfèvre — dénote un savoir, une ingéniosité
qui ne seront pas dépassés par Quinten Metsys dans ses Banquiers et
par Marinus dans des sujets analogues. Bien mieux, la scène peinte
par Pierre Christus a une saveur qui se perdra à mesure que les peintres
observeront moins et composeront davantage.
Heureux temps, dignes artistes! « Alors un peintre, dit M. James
Weale dans sa préface du catalogue, ne s« considérait jamais, et n était
jamais considéré par le public, comme étant supérieur à un homme d'un
autre métier. Ce ne fut que lorsque l'art commença à dégénérer que
les peintres se donnèrent un air de supériorité. >>
A cet âge dor appartiennent encore Hugo van der Goes, Jérôme
Bosch et l'énigmatique maître de Flémalle, dont on connaît des œuvres
-'i8 LA REVUE 15LANCIIE
et point le noin. — au moins ne peut-on que lidentifiei-, par induction, à
ce Jac(|ues Daret. qui l'ut, comme Roger van der Weyden, élève de
Robert (lampin. M. Henry Ilynjans lui attribue une bien intéressante
Messe de Saint Grégoire <|ui a do lexpression et dénote un individua-
lisme prononcé. Je ne connais les (ouvres authentiques de Hugo van
der Goes que par des photographies et des gravures. Je sais qu'il a été
en Italie. Cependant l'impression que j'ai toujours eue est qu'il appar-
tenait encore à la grande lamillo des peintres autochtones du xv'' siècle.
Or, la Mort de la Vierge, que l'on donne à Bruges comme de lui,
n'a, dessin, couleur ot composition, nul caractère ingénu. îl me
semble plutôt voir là une couvre d'un de ces romanistes cherchant
rageusement à faire oublier leurs belles qualités natives. De plus. Hugo
van der Goes est mort en i4.S2. et les peintres italiens de cette époque
n'étaient pas encore descendus aussi bas dans le genre froid et com-
passé. L Adoration des Mages, qui lui est attribuée, est infiniment
meilleure. ^lais est-elle de lui? Ceux qui ont été à Florence et qui ont
vu le retalde Portinai-i ne disent rien
La Renaissance approche. Les hommes prient moins et sourient
davantage. Déjà, Jean Prévost, dans un de ses Jugement Dernier, avait
introduit parmi les réprouvés cjuelques ecclésiastiques notables. Le
rire va s accentuer avec le Itizarre Jérôme Bosch et le malicieux Pierre
Breughel.
Tous deux sont admirablement re])résentés. Leurs o-uvres sont peu
iKmibreuses, mais caractéristiques. M. C. L. Cardon a envoyé une Dia-
blerie qui est bien la chose la plus folle, la plus imprévue, lapins ingé-
nieuse qui soit.
Mais ce n'est qu'un desciHésdu talent de Jérôme Bosch. Il faut aussi
examiner le .lésiis devant Pilate prêté par.\L L. Maeterlinck. Dans cette
dramati(jue toile il alaissé là sa fantaisie coutumière,poursynthéliseren
quelques types tout ce que Thumanité a de bestial et de cruel. Le pau-
vre Messie est là, sanglant, bafoué par un vilain gnome (jui s'accroche
haineusement à son manteau. Ln bas, c'est la foule hurlante, ignoble.
Des êtres aux physionomies vicieuses brandissent des piques, des
bâtons, des instrumentsde supplice: un porte-falot sendde prêt à appli-
quer sur les chairs du Christ le fer r(»uge du brasier ambidanl <|u il
brandit. Ajoute/ à cela une réelle entente de l'elfet, mi sentiment visi-
ble des lois du clair-obscur et vous aurez, avec près de deux siècles
d'avance, une vision rembranesqtu*. Jén'tmc Bosch n'est au reste pas le
seul chez lequel se constate la volonté du clair-ubscur. On peut voir
une .Sainte l*"aniille, au comte d( )ullremont. qui fait |)Cnser a Pieter de
Ilooghe.
Avec le vieux Breii^'-hel l'humanité n a plus l'àpre r<'rocilé, l'excentri-
que hystérie de Bosch. Certes, il a j)eint, lui aussi, des tueries, le Mas-
sacre des Innocents, par exenq)le. mais il a mis ilans ses petits acteurs
une bonhomie qui laisse au spectateur la sensation dune chose qui
n'est pas arriv'-e. Entre autres o'uvres. il y a à Bruges un tableau char-
mant du fin pliiIosi»plie des Aveugh-^. C'ev;| le Pay- '''• f '..cim ne. Su?-
EXPOSITION DES PRIMITIFS FLAMANDS, A BRUGES '->.i<;
une terrasse gazonnée et bornée par des barrières de saucissons etd'an-
douilles, sous un arbre où pendent maintes savoureuses victuailles,
un haut personnage, un soldat, un escholier couch<'- sur un manuscrit,
un simple homme de la glèbe auprès duquel est pose le tléau que tout à
Iheure il maniait, dorment. Et c'est assurément le sens de leur rêve que
nous traduitPierre Breughel. Comme il est savoureux, ce rêve! Unpoulet
tout rôti se pose sur un plat : un beau petit cochon de lait fumé à point,
un couteau planté dans Féchine, accourt vers les dormeurs: le toit de
la masure oii s abrite le haut personnage est fait de galettes savoureu-
ses ; ailleurs un nuage de crème se présente et un homme en hâte y
plonge la tète et les mains.Toul cela, d'un dessin nerveux et de cette cou-
leur gaie, claire et puissante à laquelle nous ont habitués les délicieux
petits culs-de-jatte légués au Louvre par Paul Mantz. Mais le drolati-
que peintre tenait à faire son salut tout comme un autre. Aussi a-t-il
travaillé dans le Bon Dieu, et on trouve de lui une jolie Adoration des
Mages, prêtée par le comte Harrach, de \'ienne.
Pierre Breugheî est avec le vieux Pourbus. le dernier représentant de
l'art des Pays-Bas, tel que l'avaient compris et voulu le artistes fidèles
au sol natal. Dès lors, l'émigration vers Tltalie va être de règle. Pour
un Mabuse. pour un Rubens. que de maladroits prétentieux vont appa-
raître! Elle élait pourtant bien belle, pleine de saveur, cette école locale!
et combien attrayante encore à l'époque où travaillait Pierre Pourbus !
On ne peut regarder sans émotion les portraits qu'il a laissés de Jean
Fernagantet de sa femme Adrienne de Buuk. Les types, sobrement pré-
sentés, sont tous d'une vérité saisissante, et combien ils s'allient à leur
milieu, à leur ville que l'on entrevoit par la fenêtre largement ouverte!
Ne demandez pas cette sobriété, cette vérité à Mabuse. 11 a vu
l'Italie, les belles architectures, de beaux types de femme. Et lorsqu'il
revient dans son pays, qu'il peigne une Vierge, une grande dame ou une
bourgeoise, sa vision d'outre-monts subsiste, se juxtaposée l'impression
réelle. Mais avec quel art, quel goût, quelle richesse flamande dans
l'exécution! De Mabuse. les merveilles abondent. Mais, parmi ces belles
vierges, ces riches patriciennes, c'est encore un tableau où ses origines
flamandes restent sensibles qui émeut le plus. 11 y a là un Saint Fran-
çois d'Assise renonçant au monde qui est une œuvre admirable et digne
d'un Bouts. Le père de saint François ramassant la robe du saint est un
type llaniand accompli, résumé dans une synthèse de geste qu'on ne
croirait possible que chez le vieux Breugheî ou quelque autre artiste
aussi admirablement véridique.
Mais si l'on réfléchit que ce (|ui est à Bruges n'est qu'une minime
partie de l'œuvre de Mabuse, si l'on tient compte du fini extrême et de
la cooaplexité des inventions du peintre, on arrive à penser que tout ce
qui lui est attribué ne lui appartient pas : son nom illustre absorbe
nombre d'artistes moins célèbres, ouljliés et méconnus. On eherche
actuellement à restituer à la primitive Ecole française nombre d'œuvres
attribuées jusqu'ici à des peintres flamands, hollandais et allemands. Je
pense que plus d'une œuvre donnée à Mabuse. à Huo-o van der Goes. à
■'■2'> LA REVUE BLANCHE
liien daiUrcs encore, est appelée à retourner à des maîtres français.
Déjà, amateurs et critiques sont unanimes à restituer à l'Ecole française
le Cllianoine protégé par un u'uerrier, du musée de Glasg-ow: la Dona-
trice avec Sainte Madeleine, de la collection Somzée. Une Sainte Cathe-
rine en manteau ceribc et plastronnée d'iiermino m'a semblé également
être une O'uvrc française, l^t il y en a d'autres encore. Eu dehors de
détails de costume, de caractéristiques de types, ces peintures se
recommandent, en effet, par des «[ualités de clarté, d'arrangement, dos
préférences de tonalités. habituelles aux maîtres français.
<)uant au ■Maître des demi-ligures, très en honneur parmi les visi-
teurs, il semble avoir été créé et mis au monde pour la joie des mar-
chands.
Je n'ai guère parlé que d'œuvres d'artistes nommés ou supposés : quo
d'autres tableaux d'auteurs inconnus seraient à signaler! .le ne puis
oublier par exemple un petit portrait d'une jeune femme, bien modeste,
au type plébéien, mais d'im charme extrême. Elle est vêtue d'une
robe noire, ouverte sur la poitrine, laissant apercevoirime cotte brun
ilair taillée en carré et un tichu en batiste ; une ceinture à boucle
dort-e lui serre la taille. Ses cheveux sont mainlejms par une coiffe
à laquelle un voile est attaché. Cette merveille appartient au duc
dAnhall.
La destinée de Mostaert est cuiieuse. Noble, instruit, peintre excel-
lenl. causeur spirituel choyé- des grands, il semble que ses œuvres
eussent dû traverser sans encombre b:'s siècles. Cependant, sans Karel
van Mander, l'historien des peintres llamands. son nom serait oublié.
Ses œuvres bien authentiques ont disparu. D ingénieuses conjectures de
MM. Gbick et Benoît ont permis de bii restituer un certain nondire de
portraits dune distinction extrême >•[. par analogie, de ledonner comme
l'auteur possible du triptyque dit « tlu Maître d"( )ultremont » prêté par
le musée de Bruxelles. Les portraits sont un peu secs, la triptycpie l'est
également: mais tandis que les portraits dénolt-nt un extrême savoir,
le triptyque a des maladresses, un faux archaïsme qui m'empêchent de
l'admirer pleinement: la Heur des prin>itifs en est absente t^t l'on li-ouvi;
d(''jà des tours dr mi'-tier (h- di'cadenl.
Mais nous voilà e(itr<''S déjà bien avant dans h- xvk siècle. Les l'reres
van Eyck rt même Koger van der \\'eyden qui avait voyr.gé l'xx Italie
ne se reconnaîtraient plus parmi ces architectures pseiulo-anti(pies ; ils
auraient peine à reconnaître ces grands seigmuis cosmopolites si
éloignes des types sédentaires qui avaient posé- devant eux. Ils ne
comprendraient pas. dis-je ; ils ne sont plus couqu-is non plus. Durant
trois cfiits ans on les dédaignera, lueurs œuvres sertmt déligiiré'es; leurs
noms oubliés. Le repentir est venu, tai-d. bien lard. Tant d'épaves ont
disparu avec les révolutions et les modes — ]>ires qiu; les ém<'ules!
•
(Chaules Saumeiî
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCLXLES
Les Congrès socialistes étrangers. — Ouali-e grands (Congrès
socialistes viennent de se réunir successivement à létranger. Les
Suisses, les Autrichiens, les Italiens, les Allemands ont tenu leurs
assises annuelles, étapes normales de leur vie et de leur propagande,
dates périodiques d inventaire financier, de bilan moral et de revision
du programme.
Lan prochain, à Amsterdam, s'ouvrira le Clong'rès de llnternationale
reconstituée, où siégeront les délégués des prolétaires de toute la terre
et où surgiront les graves questions, à peine ei'tleurées. faute de temps.
en 1900, de la lutte contre le militarisme, l'impérialisme et le colo-
nialisme. Il est sans doute regrettable que les assemblées de cette
année n'aient consacré à ces problèmes de premier (irdre qu'une étude
brève et que les discussions personnelles y aient pris trop de place, car
c'est au parti socialiste international et à lui seul qu'incombe le soin de
paralyser la guerre. Ni les cléricaux, ni les monarchistes, ni la bour-
geoisie opportuniste et radicale que le nationalisme a touchée un peu
partout ne sont marqués pour celte tâche, contraire à leurs principes,
à leurs aspirations, à leurs intérêts et qui s'impose, à l'inverse, avec
une précision croissante, à la classe ouvrière.
Quelque restreints qu'aient été les débats de celte année, à Imola comme
à Munich et ailleurs, les Congrès nationaux n'enont pas moinseuledon
de passionner la presse des deux mondes. Il est étrange de constater
av^c quel soin cliez nous le Temps ou les Débats un le Figaro, organes
de la conservation sociale, et au dehors les gazettes de même tendance
suivent les controverses même abstraites qui s engagent entre les man-
dataires des travailleurs. Les joutes entre Kautsky et Bernstein ont été
et sont encore commentées aussi abondamment qu'une harangue du
pape ou une allocution de Guillaume 11. Rien ne démontre mieux l'in-
(juiétude. l'étonnement que suggèrent aux tenants de la vieille écono-
mie les j)rogrès matériels et intellectuels de ce socialisme scientifique —
tant décrié par eux !
A la vérité, en surveillant ses moindres di-marches, ils lui rendent
le plus signalé des hommages. Après tout, comment ne seraient-ils
pas surpris de la vitalité d'un parti qui multiplie ses réunions à travers
le monde, alors que les catholiques ont tant de peine à s'assembler deux
fois 1 an en Autriche et en Allemagne, que les radicaux font en France
seulement une façade de conférence, et que les opportunistes, libéraux,
conservateurs, ne tentent même pas de se concerter isolément ou simul-
tanément.
'JLiJ- LA REVUE BLANCHE
Les Congrès nationaux de celle année nont point oHert peut-être le
même intérêt que certains autres, un peu antérieurs en date, où les
aspirations en lutte s'exprimaient avec violence et dictaient les excom-
munications et les expulsions. Toutelois. en Suisse commecn Italie, en
Aulriche comme en Allemagne, deux laits signilicatifs méritent d'être
relevés, qui peuvent exercer dans lavenir une iniluence essentielle, soit
qu'ils déterminent des schismes, soit cpiils contribuent à modifier
Torienlation des idées.
Tout dabord, aucun pays na réussi à éliminer la grave question
qui a divisé le socialisme IVant-ais de 1899 à 1901 et finalement provoqué
la scission, il sagit. comme Ion sait, de l'antagonisme des rél'ormistes
et des révolutionnaires. A coup sur. ces deux termes ne doivent pas être
pris en valeur absolue, puisque les rél'ormistes dé-clarent ne pas répudier
le coup de force comme recours suprême, et qu'en fait les révolution-
naires n'ont jamais, ni en France ni ailleurs, refusé leurs sulîrages à
une modification même très limitée du statut économique et social :
revision du système fiscal, réglementation du travail, institution des
assurances. etc. Mais ils n'en représentent pas moins des tendances adver-
ses, qui se sont marquées théoriquement, tant que la masse socialiste
devait faire iront contredes cabinets de concentration adroite, — qui se
sont manifestées pratiquement le jour où des ministères, nujins anti-
pathiques à la démocratie, ont eu besoin pour vivre des sulîrages de
rexlrême-gauche.
On se rappelle les événements qui se sont déroulés parmi les socia-
listes de France durant les trois dernières années et qui ont abouti à la
formation de deux groupes parlementaires opposés et déj)Ourvus de
contact. Les mêmes phénomènes, sous une forme i)lus atténuée, se sont
produits en Autriche, en Italie, en Allemagne. C est même Outre-
lihin que lantagonisme des réformistes et des révolutionnaires a pris
son caractère le plus aigu dans le domaine delà doctrine. Les argumen-
tations de Kaulsky et de Bernstein ont donné à la querelle une ampleur
qui lui avait fait défaut au temps où elle se développai! scuhunent entre
les deux leaders polili(|ues : Liebknecht et Yollmar. Le Congrès de
Munich a encore entendu les échos de cette formidable lutte qui s'est
• ■{ose par une sorte dr compromis, maisfpii. toujours lalcnle. se réveille
au moindre prétexte. Ft, à l'heure présente, le révolutionnarisme et le
réformisme se heurtent tout aussi bien en Italie, où les relations avec
le cabinet /anardelli ont armé l'un contre l'autre Ferri et Turali. en
Autriclie où l'évolution devient martpiée vers le réformisme, en Belgi-
que où. au contraire, la Fédération révohilionnaire boraine se dresse à
coté du parti ouvrier de \ andeivoide et de Furuémont.
L'autre trait caractéristique des Congrès de cette aimée, c'est 1 im-
portance qu'y ont prise les questions de nationalités. A coup sûr, nous
ne faisons allusion ici ni h la Suisse ni à l'Italie dont l'unité est réalisée,
mais à lAllemagne et à r.Xutriche-IIongrie, où la dictature prus-
sienne et le centralisme germanique ou magyar déchaînent de ter-
i-ibles litiges ethniques.
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES asS
Au congrès de Munich a surgi subitement le problème polonais que
le Landtag- de Berlin et Guillaume Jl pr<-lendeut trancher à coups
de billets de banque el. a défaut, par la violence. 11 parait que les socia-
listes de Posen ont subordonné leurs revendications de classe à leurs
aspirations nationales et refusé de valider les candidats présentés par le
comité directeur. Manifestement, les délégués du prolétariat allemand
n'ont pas voulu user de mauvais procédés à leur égard, et ils se sont
bornés à les rappeler à l'ordre en s assotiant à leurs protestations contre
la [Kjlifique prussienne.
Le Congrès autrichien, où ne siègent que les Autrichiens de langue
germanique — il y a en Transleithanie un congrès magyar — et en Cis-
leithanie un autre congrès, tchèque) s'est prononcé pour la séparation
totale de l'Autriche et de la Hongrie. Cette décision vaut d'être rappro-
chée de telle du Congrès de Munich. Elle atteste la conception très
haute que les socialistes, même dans les pays où les querelles de races
et de langues sont séculaires et exaspérées, conservent des droits des
divers éléments ethniques. A ceux qui accusent le prolétariat de vouloir
forcer la nature, passer sur 1 humanité un rouleau écrasant, froisser
toutes les traditions, même légitimes, aucune réponse plus catégorique
ne pouvait être adressée. Peu importe au socialisme qu'un même idiome
ne s impose pas soudain à tous les hommes, pourvu qu'ils puissent se
développer librement, dans la justice sociale, avec un égal respect de
leurs personnalités. Et dans une large mesure, les résolutions des
Autrichiens et des Allemands hxent le caractère de l'organisme inter-
national que la classe ouvrière entend installer à la place et au-dessus
des Etats armés jusqu aux dents de l'étape historique actuelle,
Paul Louis
Les Querelles de robins. — Les dernier incidents de Palais à
Paris et à rsimes, le récent jugement du tribunal correctionnel de la
Seine ont ému lopinion, mais il ne semble pas qu'on ait donné à ces
faits leur signification juridique et sociale ; ils sont restés des faits-
divers. L'ignorance est aussi grande que naguère sur les prérogatives
des avocats.
Des incidents analogues se sont déjà produits autrefois. On peut même
remonter plus haut que la querelle que chercha il y a quelques années
M. de Fels à un ancien président du Conseil à la suite d'une plaidoirie
dans une allaire Lebaudy.
11 y aurait à citer des incartades de paroles plus anciennes et
peut-être plus curieuses qui ont motivé des jugements: l'un d"eux,tout
au moins, ne manque pas de la j)énétrante saveur provinciale.
Dans une ville quelconque de Normandie, un monsieur refusa un
jour en plein oftice de payer le prix de sa chaise à la préposée de
M. le curé, sous prétexte que celle-ci manquait trop de tenue morale
pour qii un honnête homme piU entrer en rapports commerciaux avec
l'Ile. Ce grincheux fut assigné devant le tribunal correctionnel de la
■ijl^ T. A REVUE BLANCHE
ville piiur tapag-e et scandale dans un cdiliee public consacré au mile,
(^ela se passait en l'année i835.
Bien entendu, l'avocat défendit son trop délicat client en lappelant et
en spécitiant les griefs adressés à la loueuse de cJiaises : il lui reprocha
d'être une mendiante, d'avoir eu des enfants naturels, etc. La malheu-
reuse femme intervint postérieurement par une instance spéciale. comme
oétait son droit, et le tribunal accueillit sa plainte. 11 donna tort à
l'avocat trop zélé. LalTaire viiil en appela Koiien, et larrét donna rai-
son, encore une fois, à la loueuse en des termes sur lesquels j ap-
pelle l'attention : ils sont littéraires à l'excès et n'eussent sans doute
pas déplu au bourgeois rouennais qui écrivit Bou\'(ird cl Pécuchet:
...(^)u"il paraîtra toutefois étonnant qu'un avocat, qui doit élrr cl honinie
de bien et homme éclairé, \'ir probus. r//c('«(/i y;»er//«s, ait agi aussi incon-
sidérément, en n'exifîeant pas la preuve de laits aussi laxatifs; que ces laits
étaient entièrement étrangers à la cause...
Considérant que. s'il est vrai que l'avocat doit avoir une certaine latitude...
il n'en est pas moins vrai aussi qu'il doit se renfermer dans les moyens de
sa cause, et i/u'H doit se dire, a\'ec le vénérable auteur du Répcrloirc de la
Jurisprudence. « que rien n'est plus contraire à la dignité du barreau fjiie
les e/forts continus que l'on /'ail soinent,dans certaines causes, pour é^ai/er
lin auditoire, parce que les ris sont pour le peuple et le mépris pour l'avo-
cat. »
L'honneur de la loueuse ne pouvait être plus doctement xeAgé.
Dans une autre alTaire, l'avocat fut moins tenace et reconnut galam-
ment son erreur: si je ne me trompe, il s'agit de ]M= Sénart, un des
maîtres de l'ancien barreau parisien. A la dillérence dé style des consi-
dérants, on remarquera la dillérence de culture qui sépare une cour
souveraine de iS.V) d une autre cour souveraine de iS-n. Il riy a ])lus
de citations latines.
Sur l'incident élevé paj' l'inlervenlion de L... : — Cionsiderant que l'avo-
cat de la Société M... avait rencontré parmi les faits de la cause un marché
L... qu'il avait à discuter, de même que tous les autres marchés de la (Com-
pagnie immobilière à Marseille, au point de vue de la gestion fautive et de
la responsabilité des administrateurs : — que, dans la précipitation de son
étude du procès faite en (juelipies jours, appelé (|u'il était au dernier mo-
ment des plaidoiries à suppléer un confrère empêché, il n'avait pu contrô-
ler les notes de son dossier relatives au marché L... : que, fromp»- par ces
notes, ou londuit à (pu-lqucs méprises, il avait avancé des faits dont L...,
intervenant, avait eu, pourle soin de son honneur, légitimement à s'émou-
voir: considérant que, sur la réclamation de L.... I avoi at de la Société .M...
s'est loyalement empi-essé, dans une plaidoirie en réplique, de rétracter les
imputations «prune erreur invohjntaire lui avait fait connaître... (Dalloz. 1870,
•2. p. 12H.)
On ne s étonnera ])eul-èlre pas que la verve du j)résident du tribunal
de Château-Thierry se soit e.vercée également sur ce sujet.
Un villageois prétendit, un jour, que la commune de sa résidence
élargissait un chemin aux dépens d'un de ses biens : il intenta une ac-
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 223
tion possessoire devant le juge de paix, il écrivit plusieurs fois au préfet
de 1 Aisne. L'une de ces lettres eut un caraclèro nettement diffamatoire :
Allendu que cette lettre au préfet est une pièce publique..., (pu", par son
caractère odiciel, elle a passé par les mains des innombrables fonction-
naires intermédiaires qui pulbdent dans toute administration; etc.
Au cours desdébalsdevantM.Magnaud et ses assesseurs, lepropriétaire
irascible et son avocat se laissèrent aller à certaines intempérances de
langage, l'allés inspirèrent au tribunal les considérants suivants:
Attendu que. pour soutenir sa prétention. A..., mettant à profit la grande
publicité d'un débat judiciaire a, non seulement élevé des doutes sur la pro-
bité administrative de X..., mais lui a encore adressé, à l'audience, au cours
de son exposé, de blcimables épithètes, notamment : « hypocrite, sournois,
être malfaisant et nuisible », n'ouvrant la bouche (ô ironie!) que poui- in-
jurier...
Que de pareilles violences delang-agv se rattachaient, il est vrai,àdes faits
d administration muiùcipale...
Qu'il n'y a jamais nécessité à ce qu'un témoin, ou même un prévenu, soit
outrageusement malmené à l'audience et qu'il est contraire au bon renom et
à la dignité de la justice de le tolérer, alors qu'il est si facile, au cas où la
moralité de l'un ou de l'autre serait douteuse, de le faire ressortir en termes
pondérés;
Qu'évidemment celte théorie paraîtra bien surprenante et très primitive à
ceux qui ont pris l'habitude de transformer le prétoire en une succursale de
ces feuilles publiques dont l'injure, la dilfamation et le scandale constituent
les principaux arguments, mais qu'il y a lieu cependant d'espérer qu'on ap-
préciera avec indulgence la naïveté d'une petite juridiction de province qui
aime mieux laisser la responsabilité de pareilles mœurs judiciaires à des tri-
bunaux de plus haute envergure, etc.
Br^^f. X...est puni moins sévèrement, bénéficiant ainsi, par un de ces
jeux d'ironie qu'a souligné M. le Président, des injures que lui avait
immodérément adressées son violent adversaire.
C'est aux juges qu'est réservée la haute police de l'audience; c'est à
eux de décider si l'avocat dépasse les limites de la bienséance, s'il plaide
à coté de la cause, s'il est courtois et de bonne foi. Ils peuvent lui
adresser une admonestation, une injonction, et, si la réprimande est
insuflisante. ils peuvent même prononcer la peine très grave de la sus-
pension.
Sous celle seule réserve, lavocal a le droit de tout dire — et il use de
son droit. D'après la doctrine et la jurisprudence, il ne pourrait être
condamné pour diffamation que dans le cas où il articulerait des faits
évidemment étrangers à l'affaire. C'est vague. Il n'est mémo point
responsable des inexactitudes que son client lui a fait dire. « En consé-
quence, est-il écrit au Dalloz, qui est la loi et les prophètes des praticiens,
il ne peut sous le prétexte que les faits plaides ou publiés avec l'agré-
ment du client seraient évidemment faux et calomnieux, être tenu d'une
réparation personnelle envers la partie qui se dit calomniée .»
15
226 LA REVUE BLANCHE
Mais il est vrai (|uo l'iinportanl reiiieil a le soin d'ajouter avec une
Imiablo prudence, dont certains termes sont démodés aujourd'hui.
Le devoir de l'avocat ne consiste pas seulement à respecter, dans ses
paroles ou dans ses écrits, la charte, les lois du royaume et les autorités
établies... c'est encore un devoir pour lui de se garder avec soin de l'injure
et de la diffamation vis-à-vis de la partie adverse.
Les tribunaux se sont ai'rog-és depuis longtemps un rôle de censeurs
romains dans notre société contemporaine: dans beaucoup de jugemenls
ou d'arrêts, le juge ou le conseiller émettent leur avis sur la moralité des
justiciables, en dehors des textes; ils les blâment ou les louent,
expriment souvent le regret soit de ne pouvoir tes punir, soit de ne
pouvoir les récompenser.
Ce rôle, ils se latlribuent particulièrement à l'égard de l'ordre des
avocats : celui-ci est de plus en plus sous la dépendance de leur autorité.
L'antienne Cour de Cassation, sous rinlluence du procureur général
Dupin, considérait que l'Ordre est maître de son tableau et que le con-
seil de discipline est omnipotent en ce qui concerne l'inscription ou la
radiation au tableau.
La jurisprudence contemporaine est de plus en plus contraire à celte
manière de voir. Les derniers arrêts " affirment, au profit de lautorile
jiniiciaire, le contrôle le plus complet sur les décisions port jnt refus
d'inscription ou radiations ». (Cf. Sirey, 1901-2-109.)
En permettant aux parties de forcer le tribunal en cas d'inaction
de sa part, à censurer un avocatlropverveux. la loi n'a donné cette auto-
risation que dans les conditions les*^ plus avantageuses à l'autorité des
tribunaux.
Une procédure inexorable enserre la plainte de la partie ; et c'est à la
condition de l'avoir respectée que les législateurs donnent carrière à la
colère des plaideurs malmenés. Il ne semble pas qu'il y ait matière à
réforme, si l'on songe que les incidents sont peu fréquents au Palais :
les [)arties laissent toute liberté à leurs avocats ; le tribunal n'intervient
que très rarement.
Les magistrats s'appliquent d'ailleurs à eux-mêmes la censure avec
la même mansuétude. L'espèce indiquée ci-après exprime la doctrine
«■onrante.
Se fondant sur l'article I1 de la loi du 29 juillet lî^S*), un sieur \....
demanda au tribunal de simple police d'Albi de lui donner acte de
paroles outrageantes prononcées contre lui. au cours de son récjuisi-
toire. par leministère public, dans iallaire d une lille .\, ptuirsuivie poui'
prostitution. La Cour de Cassation considéra que larl. '1 1 ne visait que
les personnes privées et non le ministère pubb\". estimant :
... ()iic ces nia^fisirats (ministère public) ont le droit, sous le contrôle des
autorités sous la surveillance desquelles ils se trouvent placés, de dire ou
d'i'i-rirc tout ce que, dans leur conscience, ils (•sliment être nécessaire à
l'accomplissement de la mission dont ils sont charf,a'S. (Sirey, 1-1901. 20'»).
Le Président de Montesquieu, qui oubliait volontiers avoir écrit les
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES -l'ir
Lettres persanes, adressait ces exhortations aux avocats dans le dis-
cours de rentrée du Parlement de Bordeaux en ij^/i :
Avocats, vous avez du zèle pour vos parties et nous le louons ; mais ci;
zèle devient (.riminel loisqu'il vous fait oublier ce que vous devex à vos
adversaires... Apprenez de nous cette maxime, et souveiiez-vous-on toujours :
ne dites jamais la vérité aux dépens de votre vertu...
Sous la forme pompeuse qui sied à un président à mortier se cache
une opinion- assez ironique, que je signale au vidiément adversaire de
l'Ordre, Jean Ajalbert : ce n'est que par excès de vertu que la vérité
soulTre parfois au I^alais.
Maxime Lekoy
GAZETTE D'ART
L'Exposition de Dusseldorf. — Faire tenir le Rhin dans un
verre n'est pas, pour un poète, une besogne difficile, mais dévier son
cours de cent mètres sur une longueur de quatre kilomètres doit être,
pour un ingénieur, un travail plus ardu. C'est pourtant ce que Dussel-
dorf a fait. Il lui manquait des emplacements pour son exposition ac-
tuelle : elle a réveillé le fleuve, l'a chassé de son lit et y a bâti des palais.
L'entreprise n'est pas banale, et une telle audace méritait d'être récom-
pensée. Le vieux Rhin eût bien agi si, voyant sur les terres à lui arra-
chées, s'élever des architectures odieuses, il eût, d'un beau mouvement,
reconquis son bien et submergé la laideur d'hier bâtie. Mais, en la cir
constance, personne ne lui eût donné raison : l'Exposition est foi't belle,
variée, riche, expressive de la robuste vitalité de ce centre allemand <»ii
l'industrie double actuellement les villes en dix ans et où les arts pros-
pèrent à la faveur d'une sorte d'émulation qui fouette tout le monde.
Dusseldorf est une de ces villes belliqueuses qui s'énervent à voir
les artistes de Munich représenter, au premier rang, l'idée du progrès,
de la vie et de la santé, dans les arts allemands. Ces ardentes sou^-
Athènes réussiront-elles à supplanter leur de\ancière bavaroise ? Du
moins, le spectateur impassible ne peut que .se réjouir d'une joute dont
la beauté est le prix et qu'encourager Dusseldorf, et avec elle Dresde,
Francfort, Karlsruhe, etc., à prolonger un combat où chaque coup
l^orté fortifie bien plus qu'il ne blesse,
A Dusseldorf, une bonne étoile brille sur le groupe des trois cejds
artistes qui y vivent. C'est une étoile d'or qui très souvent détache quel-
que aérolithe, aussitôt ramassé. En effet, très nomi)reux, les industriels
d'alentour jouent volontiers les Mécènes, et comme ils sont million-
nan-es, et comme ils se font des galeries, les peintres et les sculpteurs
tra\ aillent toujours avec une souriante confiance. \'oilà un pays recom
mandable ! Outre cela, les municipalités ne veulent pas être en reste
avec les particuliers. Crefeld, Barmen, Elberfeld, toutes villes où les
fumées usinières gâtent le joli ciel presque hollandais déjà, ont leui-
musée. A Hagen, petite cité voisine de Dusseldorf, on voit mieux : un
industriel a bâti, meublé et offert à la ville un musée que, de ses proprés
deniers, il enrichit de tout ce que l'art moderne compte, en Allemagne
o
2'j.H t.A REVUE BLANCHE
ot ailleuis, de plus audacieux, de plus avancé. C'est le musée d'avanl-
Ltardc.
Dusseldorf fait, celle année, sa première grande exposition des Beaux-
Arts. En des salles innombrables, quatre-vingts ans de peinture se trou-
vent réunis. Si Schirmer et Lessing (histoire et paysage) ne sont pas
là. au moins, rencontre-t-on les deux Achenbach (Andréas et Oswald),
romantiques et aimables arrangeurs d'une nature toujours composée
à la manière d'un décor souriant. Par contraste, c'est le réaliste Diickcr,
qui point rudement la nature âpre des grèves rocheuses, von Boch-
mann, qu'intéressent les paysans, leurs chevaux et leurs cours de fer-
me, tous les élèves de Dûckcr, soit Hans Herrmann, Fernberg, Liese-
gang, blond et doux, H. Hermaims, Wendling (panorama de Caub),
Clarenbach, qui peint avec de la neige, Karl Becker (marine), Macco.
Les peintres d'histoire, llcthel, Schadow, Bandemann, sont absents,- et
c'est regrettable. Mais .Janssen et ses compositions pour IMarburg, pro-
digieux effort, est là, aux côtés du piétisle von Gébhardt, dont l'œuvre
considérable est une sévère transposition des actes notoires de la vie
du Christ, — Scheurenberg, Yolkaidt, Fellmann et Bocholl (batailles).
Nûttgens, Philippi, le Boilly des petits bourgeois d'Allemagne, Knaus,
\'autier, Fagerlin, Fnnck qui défendent courageusement celte pein-
ture de cfenre, celle manirn» d(> fait diveis rf d'anecdote dont le succès
fut si grand naguère encore outre llhiii. Les [jortraitistes SchuLider-Di-
dam,*Waller Petersen, Boninger, les paysagistes Fritz von Wille, Lins,
Mûhlig, Bergmann, Ilcnke et leurs animaux, Claus Meyer, que les
Xoces de Cana de Gérard l>a\ id font rêver, Fritz Rocbcr, (}ui allégorise,
en de vastes caissons, la métalluigie. l'agi-ieullui-e et autres thèmes
connus, dans la cou))ole centrale du grand i>alais de l'industrie, enfin,
ce probe et bel artiste qu'est Eugène Kampf, peintre de la Flandre, du
Bas Rhin et de l'Eifel, paysagiste des fins de journées grises, au seuil
des villages silencieux.
Au total, un effort énorme, un courage bien décidé à ne pas faiblii",
le pai'ti bien net de (h'\eiiir. demain, un (hjs ]ireiiiiei's centres de l'Allo-
magnc artiste.
Si, chez nous, l'institution du Salon aiuiuel cbl dcxenue presque né-
faste, il n'en est pas de môme à Dusseldorf, On y est uans une pério(h'
i\r, lionne fièvre : (ju'on en jinililr. ( Jn'un h'Ik'siIc pas a nii\rir un Salon
à cliaque mois de mai, (hins l'axenii . II ne fani |.as onlili(M' que les Se-
erssionnistes berlinois, nnuiiehois ri antres ni- font pas autrement.
Espacer flavantage ces groupements de la production artistique locale,
serait ralentir, et peut-être même arrêter un niou\eiuenl dont l'élan a
élé si heureusement donné.
Pascal Forthuny
RESTES
L'Obéissance active. — Toute personne ayant lant soit peu fré-
(juente aux maisons publiques revêtue, afin de s'en favoriser le coût, de
'habit simple encore que vf)yanl de celui qui ne per(;oit par jour qu'un
GESTES 229
« sold » 'soliduni, comme on sait), du soldat on un mol, puisqu'il faut
l'appeler par son nom : toute personne satisfaisant à ces conditions
bénignes serait malvenue à ignorer qu'en ces demeures closes les habi-
tantes ont coutume d'exalter par un procédé peu exténuant n'étant que
verbal, mais infaillible, les charmes physiques du client enles affirmant
comparables trait pour trait à une seconde espèce de charmes supé-
rieure, étant ceux du supérieur hiérarchique, l'officier. C'est un antique
préjugé que l'idéal hiérarchique se trouve quelque part vers le zénith.
De même, en matière de vèlure, il est patent qu'il existe deux draps, le
drap de troupe et le drap d'officier. A notre stupéfaction jamais épuisée,
nous n'avons pu démêler encore à laquelle de ces deux catégories appar-
tient cette sorte de drap animal cataloguée en un rayon spécial du pre-
mier étage des magasins du Bon Marché et selon l'orthographe que nous
reproduisons coni'orme : Draps — Peaux. Nous avons conjecturé qu'il
s'agissait de l'épiderme de quelque peuplade sauvage, pauvre mais
guerrière et forcée de parader nue, laquelle s'efforce ingénieusement
de suppléer audit épiderme clairsemé à la suite de scalps ou autres
pelades occasionnées par le contact ferrugineux d'autrui, au moyen de
quelque subterfuge, ainsi que l'on se pare de dents fallacieuses ou de
cheveux dérobés le plus souvent au ver à soie.
Quoi qu'il en soit, il appert que l'officier et le soldat sont des spéci-
mens anatomiques hétérogènes, sinon hétéroclites. Pécuniairement
parlant, on constate une notable différence dans l'acquisition, chez un
taxidermiste, d'un individu bien intact de l'une ou l'autre variété, au
dire unanime des collectionneurs. Cet écart peut s'étendre, par verse-
ments quotidiens, ainsi qu'en fait foi le budget de la guerre, d'un sou
à un nombre moins ou plus exorbitant de francs. Leur geste vital étant
l'obéissance, il est aisé de conclure qu'il doive y avoir deux sortes
d'obéissance comme il y a deux sortes de sodomie, ainsi qu'on l'observe
chez les hannetons : — active et passive.
Cette dernière « fait la force principale des armées «. On doit enten-
dre : les statisticiens et aliénistes dénombrent davantage d'obéissants
passifs. L'état actuel de la thérapeutique ne permet pas d'affirmer que
cette curieuse affection soit de sitôt curable.
Nous en avons assez dit pour éclairer la religion des chroniqueurs
affolés — sans en excepter un seul — par l'affaire du lieutenant-colonel
Gaudin de Saint-Rémy. Leur conclusion ou confusion presque univer-
selle fut : désormais tout soldat a le droit de n'obtempérer point incon-
tinent, ni même point du tout, aux ordres supérieurs ; tout au moins de
prendre le loisir d'une réfiexion mûre, le temps de consulter sa cons-
cience. D'autres ajoutent : si un militaire professionnel, un officier de
carrière, ou. pour tout dire, dans le sens immaculé du mot, un « incivil »
désobéit à certains ordres qui ne lui agréent point, à plus forte raison le
soldat involontaire, extirpé du civil, peut refuser de faire feu sur ses
camarades grévistes, etc..
Avaat tout, admirons cette candeur, semblable à celle du lys, qui est
le centre du drapeau français. En second lieu, répondons : le simple
•2 io LA REVUE BLANCHE
sdidal MAibéit (ju'ii mit' conscience de civil, ce (jni est absurde, le mili-
taire qu'il est devenu le décivilisant. Mais Tofficier supérieur qui
obéit à sa conscience obéit à qnelfiue cbose de supérieur — et d'officier:
il obéit donc à un oriicier supi'rieur... De plus, désobt'ùssant à un ordre,
clioisi entre tous, il affirme, par ce choix, qu'un seul ordre entre ces
Ions ne le rt'jouit pas de tous points, et qu'il s'empresse à l'exécution
du bloc des autres avec une trépidation jubilatoire.
Si d'aucuns disent : «. Deux poids et deux mesures », nous observe-
rons : ce lieutenant-colonel était bien surchargé de cm^ mesures.... ou
galons. Et s'il eût été général... les étoiles, alors, ça se perd plus haut
que les nuages.
Rappelons incidemment, sans faire allusion à Y Affaire, le code mili-
taire, supérieurement résumé par le nègre Hiassou dans Bug-Jargal.:
' In cxitii Israël de /Egi/pto. » Traduction « officierle » : « In e.iitu,
tout soldat : — Israël, qui ne sait pas le latin ; — de ^Eoijpto, ne peut
être promu officier. '■
Les officiers parlent entre eux leur latin, sorte de chilîrocryplo-
graphie... Or le latin est wnc langue morte.
Alfred J.vnnY
Lr:s uvBF.s
VjywiA-. \v.\\\\\T.\\v.y : Les Forces tumultueuses (Mercure de France.
in-i8dc i8.S pp., > fr. h) . — Nulles mains n étaient mieux faites <|ue
celles de notre « très grand et cher » Auguste Rodin pour recevoir le don
magnifique du dernier livre dlMiiile Verhaeren. les Forces tiimiil-
t lieuses. Car ce poète et ce statuaire, l'im olfrani, l'autre acceptant,
réalisent, dressés tout en muscles sur la neurasthénie moderne, le puis-
sant groupe de deux titans se passant un quartier de montagne pour en
édifier le monument d'orgueil qui va éventrer l'Inconnu.
l'Emile Verhaeren nous fait depuis longtemps songer à quelque bar-
bare roux, têtu et pâle d'énergie, en marche sur la grand'route de la
vie, vers l'aurore énorme des temps futurs. Dans ces nouveaux poèmes,
il nous le dit lui-même :
Un méridien soleil me ravage le cœur,
.le vais éperdumcnt du côté de la joie !
et le souci contemporain est en lui jusqu'au paroxysme. Penché sur sa
Ij'u-he avec cette Apre conscience septentrionale qui serre les dents et
ne SMui'itpas, il forge ses vers à grands coups surlenclume fulgurante
(fe son gi-nie. C'est a peine si [)arfois, à travers l'ouragan de sa pensée,
il laisse passer un rayon de soleil et chanter ces quelf[ue3 oiseaux
dori'
',|iii .scinlillent ainsi que les joyaux sonores
Car le chaos logique du monde à venir est en lui, et toutes les royautés
pass-es et présentes s'entrechoquent, — le moine, le capitaine, le tri-
l»un. le banquier, le tyran, les savants, les femmes — d dansent mons-
trui'usement sous la fureur de son soufMe. VA voici qu'il lance à la nior
LES LIVRES 2^1
de grands vaisseaux clairs, ceux-ci charo'és des bois et des métaux de
la réalité, ceux-là symljoliques et blancs comme des archanges, sa-
chant bien que si «ses navires s'en vont ainsi que des pensées «. cest
vers un but aussi certain que celui des chercheurs de mondes.
Ne le déclare-t-il pas ?
Et nous croyons déjà ce que d'autres sauront !
s"écrie-t-il. El tout son livre tient dans ce vers, avec ses clameurs, ses
spasmes, son espoir, son orgueil et sa douleur, pareil à un formidable
accouchement, avec son besoin acharné de croire, de croire et de croire
qui nous montre, en somme, que si hmile Verhaeren est une grande
ligure représentative de ce temps, il l'eût été aussi bien des passés qu'il
abolit, fût-ce sous le froc sombre du moine,
Au temps des croix au clair et des crosses debout,
parce qu'il a en lui la charpente de toutes les hautes statures et qu'il
est aujourd'hui ce qu'il eût été hier, violemment, magistralement : un
l'.omme.
R. ViviEx : Cendres et Poussières (A. Lemerre , in-i8 de
i5to pp., 3 fr. 5o). — 11 y a longtemps déjà que l'heure a sonné du krach
de la passion. Notre époque nerveuse, intelligente et si dogmatirjue est
trop soucieuse d'orgueils nouveaux, d'extrême simplicité ou de rêves
humanitaires, pour s'attacher aux joies et aux douleurs d'une intime et
concentrée luxure. Même en amour, elle veut que chacun de ses gestes
se répercute sur l'avenir : elle est préoccupée que chacune de ses
paroles soit lourde d'une signification ; elle met un enseignement dans
chacun de ses cris.
R. Vivien sera peut-être le seul Poète, parmi toute la jeunesse pré-
sente, qui se sera complu aux belles frénésies et aux langueurs endolo-
ries d'un amour sans symboles. Car voici que Cendres et Poussières est
un recueil des poèmes d'une note et d'une forme presque nouvelles à
force d'être lointaines, puisque, étant parnassiens, ils sont aussi, exclu-
sivement.
Pleins do baisers plus doux (|ue le miel d'hyacinthes.
Une àm.e artiste, remplie de tristesse et d'exaltation, s y réalise
toute, sans arrière-pensée, dans un sanglot de plaisir ou dans la génu-
llexion qui l'abat humblement aux pieds de la bien-aimée. On sent que
c'est de cette splendide sincérité que palpite toute son existence. La
l>(turpre passion y jette continuellement son reflet, et chaque chose s'en
revêt fatalement. 11 n'y a pas, pour cette âme, d'heures platoniques.
Pour elle, la vie, dans toutes ses manifestations, a pris la forme dune
femme. C'est ainsi que l'automne devient celte bacchante exaspérée
D'avoir bu l'amertume etla liaine de vivre
Dans le flot triomphal des vignes de l'été,
et que la merestune 'c sirène aux cheveux rouges comme le soir ». Et
a'îa LA IIKVCE BLANCHE
si. après que rinsalial)le désira laissé sur le cou blême de l'amante « la
marque verte et sinistre des doigts >'. une velléité momentanée emporte
le put'to vers la mer, si tout son être se révolte dans une clameur : —
Loindes langueurs du li(. de l'ombre et de l'alcôve
J'aspirerai le sel du vent et l'àcrelé
Des alp-ues et j'irai vers In profondeur fauve,
Pâle de solitude, ivre de chaslelé !
— c'est que la chasteté ne naît que de la suprême tejitalion, et que,
mieux que personne, les ascètes des déserts ont dû sentir vivre en eux
le rpptile inexpugnable dont parle Sapho.
C'est pourquoi, aussi, le goût de la mort demeure dans cette âme.
quoique si payennc, si fraternellement unie au rêve grec, et donne à
tous ses chants ce ton pathétique et sombre qui, involontairement, pro-
fondément, nous fait songer au sortilège de certains contraltos.
IlicMii Driiitox : Poèmes de Chevreuse ou les Villanelles à, la
Vallée, Préface par Stiiari Merrill. ( éditions de la Plume, in-iS
de I lo pp., 3 fr. . — On ne saurait que répéter ce qu'a dit Stuart Merrill
dans sa fraîche et charmante préface, au sujet des poèmes de Henri
Degron. Il nous le montre simple, ému, ingénu, mais non purement
rustique. « Il est plut(')t bucolique », dit-il, « avec la nuance d'artifice
(mais non d'artilicialitéi (pie peut compoiter cette épithèle. » Nous
reconnaissons la justesse de ctMte appréciation dès que nous ouvrons le
livre qui s offre à nous
' Avec le don léger de toutes ses corolles,
comme une touffe de fleurs des champs et des bois un peu distraitenuMit
cueillies. Les poèmes y sont signt'S de lieux significatifs : « Sous forêt ».
" Les Granges », « Parc de Mauvières », « Ferme des Trois-Che-
minées... », estampilles de la sincérité.Et c'est le longdecespromenades,
le plus souvent automnales et mélancoliques, que le poète nous mène
vers les oiseaux (jn'ij célèbre un à un. vers les fleurs qu'il distribue aux
plus [belh.'S comiMc dans his rondes populaires, vers les étangs et les
( lairières où surgiront tiges et roseaux dtdicats sur lesquels une libellule
se pose de façon, en efl'el. toute jap<»naise, de même qu'une branche y
barre la lune levée, ou qu une mtMile de blé y cache le soleil couchant.
Toute l'Ame du recueil est dans de tels vers, doux et émouvants :
',|u'iis sont profonds les soirs dans tes parcs recueillis,
A l'heure où vers son berceau bleu s'en va le cygne,
l-^t dans les bois troublants et dans tes longs taillis
Où fraterniillerncnt les chênes se font signe... !
Quand sonnent aux lointains les cloches de l'église,
Et quand les troupeaux ne sont pas rentrés encor,
Qu'ils sont beaux, tes soirs, vallon dont l'àuie dort
Kn la majesté blanche d'une lune exquise!...
11 faul donc, avec M. Stuart Merrill, souhaiter au lecteur d'ouvrir « ce
pdit livn- (ini t'<<f (•..mine rii<rbier des prés, des champs et des bois si
LES LIVRES '^33
peu connus de notre triste nostalgie », afin ({u'eu le fermant il puisse
sentir après le poète « modeste et fier » des Poèmes de Chevreuse, « le
désir de sourire et de pleurer bien simplement, comme un homme ».
Lucie Delarue-Mardrus
l.iciEN Brav : Du Beau, Essai sur l' origine et l évolution du sen-
timent esthétique (Alcan, in-8o de 29.1 pp., 5 fr.i. — - Kant, en sa Critique
du Jugement, et Spencer, en ses Essais s///- le Progrès, s'accordent
pour regarder l'activité esthétique comme une forme spéciale et com-
plexe du Jeu; et, depuis les Lettres de .Schiller surrKducation esthétique,
personne n"a su mieux résumer cette théorie que M. Renouvier, dans son
livre sur Victor Ilugo^ le Poète. Guyau, le premier, s'avisa de combattre
Kant et Spencer, en soutenant que la Beauté devait avoir une relation
plus directe et plus profonde avec la Vie. Nietzsche, qui a lu Guyau,
estime que la Beauté est avant tout « l'idéal de l'espèce » ; M. Remy de
Gourmont insiste volontiers sur les rapports entre l'art et l'émotion
sexuelle. C'est de là même tendance que relève M. Lucien Bray; son
livre, très net et plein d'informations précieuses, tire le meilleur parti
des recherclies de Darwin. D'où vier.t la beauté de la plante et de
l'animal, sinon de la sélection sexuelle? Un être est beau, parce qu'il
tend à se distinguer de ses semblables pour attirer leur attention. Donc
« le plaisir du beau est, en principe, celui qui dérive de la perception
d'une distinction d'origine visuelle ou auditive ». L'auteur ne se dissimule
pas que nos idées actuelles sur le beau répondent peu ou point à cette
conception initiale, mais il explif[ue longuement cet écart par l'inter-
vention progressive d'éléments étrangers, parmi lesquels il range le
sentiment du jeu.
Tout le débat porte sur l'importance de ces éléments. L'auteur les
déclare secondaires; j'incline à les croire essentiels. Lt les deux thèses
qu'il oppose me paraissant complémentaires, puisqu'aussi bien chacune
explique un des deux sens du mot Beauté. Le plaisir du beau accom-
pagne nécessairement la perception de certains objets — telle est
l'opinion du vulgaire. Ce plaisir résulte d'une certaine forme d'activité
mentale, qui peut s'appliquer à tous les objets et que certains objets
simplement favorisent — telle est plutôt l'opinion des artistes. L'une et
l'autre affirmation renferme une part de vérité. Or, la seconde ne se tire
point de la première, et pourtant, il faut passer de la première à la
seconde, dès qu'on veut se faire de la Beauté une notion propre et
spécifique, et ne plus risquer de la confondre avec les idées voisines
d'agrément et d'utilité. M. Bray juge absurde cette supposition « que le
sentiment et l'idée de la beauté n'auraient point la môme origine que la
beauté elle-même ». Mais d'abord l'exemple des ciels et des cristaux
montre assez que mainte distinction est évidemment belle, qui ne
s adresse point au sens génésique. Et le plaisir même que procure la
forme humaine ne devient proprement esthétique que si la perception,
au lieu de provoquer directement l'acte sexuel, devient objet d'attention
pour elle-même. Cette attention détournée de l'acte et dirigée vers
2H.', I,A HEVUE BLANCHE
lapparence, est la vraie cause et la vraie origine du plaisir esthétique;
les distinctions, sexuelles ou autres, n'en sont rien de plus que l'occasion.
Pour M. Bray. la théorie du Jeu est «un système qui prétend éliminer
du beau et de l'art nos émotions les plus intimes et les plus profondes ».
Otte accusation repose sur une méprise naturelle, mais dès lon<itcmps
dénoncée. Que toutes les émotions puissent concourir au plaisir esthé-
tique, c'est un lait que nulle théorie n'oserait nier. Mais c'est un fait aussi
qu'à toutes les émotions une même transformation s'impose, et qu'elles
ne deviennent esthétiques qu'en devenant désintéressées. Cela ne veut
point dire quelles doivent se détacher de l'organisme, — car alors elles
cesseraient d'exister; — ni passer à l'état de purs épiphénomènes, sans
iniluence sur le mouvement vital. Mais elles doivent pour un temps fixer
l'esprit, le satisfaire, le distraire de tout but prochain. Elles n'entraînent
aucun acte immédiat; et pourtant ne cessent point d'être des forces et dos
causes, puisque, de façon indirecte, elles préparent les actes futurs en
modiliant l'être effectif. Proclamer que l'art est un jeu, ce n'est donc
point le taxer de futilité ou le mettre à part de la vie; c'est le situer dans
la vie à la place qui lui convient. Faul-il répéter le mot de Schiller :
« L'homme n'est complet que là où il joue » '?
L. Dt (;.vs : Psychologie du Rire (Alcan, in-i8 de 178 pp., 2 fr. 5o .
— M. Bergson avait proposé l'an dernier une nouvelle explication du
Rire. Le dessein de INL Dugas est plus modeste. Il utilise, i litre de
documents, les diverses théories, dont chacune renferme une part de
vérité. Il les corrige, les complète les unes par les autres, et les unit
enfin sous une même idée, qui me paraît fort juste. Il faut poser d'abord
qu'entre le rire, phénomène physiologique, et le comique, phénomène
de conscience, le rapport nécessairement demeure obscur ; on ne peut
qu'inventer des variantes à la thèse de Spencer : que le rire est « la mise
en liberté d'un excès de force nerveuse », se rapproche en cela du rictus
et se distingue du sourire. Par analogie du moral au physique, le comi-
que doit consister en une sorte de détenlc psychologique. Les occasions
en seront multiples ; on a tour à tour signalé : la contradiction évidente
ou l'imprévu des idées, — le contraste entre une attente s(''rieuse et le
fait insigiiiliaut (juilasuit. — leseulinu'ut de ntilr(.' supériorité sur autrui
— enfin la syu)j)alliie et Tantipatliie qui, sans créer le comique, contri-
buent à le renforcer. .M. Diigas siil)ordomie tontes ces conditions vai-ia-
bles à la seule cause constante : l.e lire est un ii:o<le du jeu. « Il est la
mi.uifesialion et l'épanouissemetil de la santé du rieur, eu j)renant le
mnt santé dans le sens le plus large... II allesle la l'ésist.inre victorieuse
(pi'une eonslituliun éinoliomielle <|ueh-onque (»p{)Ose à tout ce qui lui
répugne ou la lieurte... Il n'est point une r/?/o//Vy//, mais un certain Ion
émotif, plus ordinaieement jjroduit [liw hi surprise, j)ar la perception
d'une contradiction... Il exprime la joie d'éciuipper aux autres (ît à soi-
même, de faire trêve aux pensées sérieuses, (\c.sc dii'ertîr. » Une consé-
fpienro importante s'ensuit : « Il y aura autant de formes du rire que do
ppr'<i>nr!.'ilil.'< (|irri''icii|i'< — o\ j,. (|iiai>i volnnliec^ uni, 1. il de rires que de
LES LIVRES "^^5
santés. « Le rire est lexijression de riiulividualité. » .le crois qu'en effet
M. Ber^isoii avait tort de voir, dans le rire surtout, un phénomène
social. 11 est vrai qu'on rit rarement seid, et que, par la conversation et
le lliéàtre, ce rire est comme dèpersomudisé. Mais chaque caractère et
ciia(pie talent original comporte un rire particulier.
Micni:i, AiiNAULi)
Jean Lokraix : Le Vice errant (Ollendorir. in- 18 de 366 pp., 3 fr. 5o).
— « ...A. la férocité des honnêtes gens et à Ihonnêteté des parvenus...
à tous ceux à qui la prostitution et la morale font des rentes... aux
détracteurs farouches des vices dont ils ont vécu... je dédie ces pages
de tristesse et de luxure, la grande luxure dont ils ignorent la détresse
affreuse et lincurable ennui... chronique navrante d'une effroyable usure
dame... » L'auteur formule ainsi l'argument d'une œuvre somptueuse
et désolée, de même caractère que son M. de Phocas. mais non de
même esprit, et supérieure en cela. M. de Phocas plus exclusivement
artiste, plus imagé et imaginé, plus chatoyant, plus désintéressé. Celui-ci,
le gémissement de découragement, de lassitude, d'écœurement et de
désespoir d'une humanité exténuée de décrépitude et de civilisation.
Rien d'uniforme, de promptement rassasiant, d'ordinaire, comme la
peinture du « vice », sinon lui. Car notre esprit dès son premier bond
se heurte à l'incandescente limite des sensations, tandis que le corps se
traîne, et scorpion enfermé dans le rétrécissant cercle de braises, ne
peut que retourner et retourner, délivré par la seule mort : — « A tra-
vers les déserts, courez comme des loups — crie aux Femmes damnées
liaudelaire, — Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage — Et votre
châtiment naîtra de vos i)laisirs... — Faites votre destin, âmes désor-
données, — Et fuyez l'inlini que vous portez en vous. » Mais l'intérêt
du livre ici se renouvelle et s'accélère avec une sorte de vertige, parce
qu'il porte sur la tragédie éternelle de ce corps misérable, et que son
ressort est la souveraine pitié.
Jules Clauetie : Profils de Théâtre (Gaultier-Magnier, in-i8
de ^64 pp.. 1 fr. — Réunion d'alertes, sémillants articles, émus ou
souriants à tleur de peau, juste selon qu'il convient — , et la pointe de
philosophie, un rien mélancolique attendue — , pour peindre « tout ce
qu'il y a de fugitif, de passager, de décevant dans la vie de théâtre » :
« Quelques lignes dans les volumesdeJanin et Gautier, quelques remer-
ciements durables dans les préfaces de Victor Hugo, quelques traditions
dans les coulisses, voilà tout ce qui restera d'un homme t[ui a l'ait pal-
piter son temps (Frédéric Lemaître). » Mais, comment Claretie qui sait
tout, ose-t-il écrire : « le Sonnet des Petites Vieilles » ? Un académi-
cien peut, doit, ne pas avoir lu Baudelaire, mais un journaliste est tenu
d'être informé : on a des secrétaires, que diable !
Francisque Sarcey: Quarante ans de Théâtre. -^ et 8«voL (Biblio-
thèque des Annales, in-18 de 43o pp. et iio pp., 3 fr. jo). — Bon qu'il
■2)(i LA HKVUK BLANCHE
préfère (i) Trois femmes pour un nutri ou Bouhouroehe avix « tran-
ches de vie » naturalistes dont il montre la vérité toute de décor
et le convenu, au lyrisme de brocante de Cyrano, au prêche syllo-
gisto-paralogistique de Dumas fils, ou l'autre prêche, son bâtard,
le nommé drame social. Un bon vaudeville vaut infiniment mieux que
n'importe quoi de mauvais : que tout cola, dont il est la synthèse paro-
dique, avec la morgue en moins, une fantaisie mathématicienne en plus,
.belle jusqu'à la clounerie : coup de pied du cloune, qui en bondit aux
étoiles ; c'est Tun des pôles. L'autre pôle, Ariel qui des étoiles
vers nous descend, évoqué par les symbolistes, il ne la pas voulu com-
prendre, de commun avec loiite la « grande critique >- ; il en porte
sa part d'équitable châtiment, et Gourmont, rappelant hi Révolte, peut
écrire : « Déjà en ces temps on cherchait à ridiculiser du nom de
jeunes Iqs écrivains qui d_éplaisaient aux chroniqueurs séniles de nais-
sance, dont le public savoure avec jubilation la bave et le rire...
Stylé par les éternels Woliï, Sarcey, Tarbé, Fournier, Siraudin, le
public hui'la et la pièce tomba... malgré les protestations publiques de
quelques-uns qui se nomment, pour réternité : Richard Wagner, Th.
de Banville. Tiiéophile Gautier, I.econte de Lisle. N'est-ce point là une
curieuse page dhistoire littéraire y Supposons lœuvre perdue, notre
jugement n'en serait pas moins sur,, aujourd'hui comme dans un mil-
lier d'années : nous n'aurions qu'à choisir entre lés deux phalanges,
entre Richard Wagner et Sarcey, entre Lecontede Lisle et Albert Wollf.
Quelle drôlerie et quelle ironie ! La singulière bataille qui arme Lohen-
grin contre un porc-épic,et Agamemnon contre une grenouille! » Mais
Sarcey, lui, ne songeait pas à « éteimlre les aurores» ; il fut de bonne
foi. Ce lui sera compté, à lui seul.
LAinENT TAii.nAOE : Discours civiques (Stock, in-i8 de iVipp.,
portrait par Vallotlon, J» l'r. "x);. — Le citoyen se dégage qui sous la-
nanhisfe perçait, et cpie revêt pour son illusion un socialisme tout
conlingf'nl. Citoyen, c'est-à-dire à l'athénienne, à la romaine : eupa-
tride ou patricien, aristocrate, comme presque tout anarchiste vrai. Son
exécration du bourgeois est exécration d'artiste et de gentilhomme :
d'homme né, qui abomine tout ce qui est bas et laid. Ktdont le don
d'harmonie veut les choses et les gens à leurs places. D'où le besoin
d'ordre, le culte de Loi, propre à tout Latin, et raison de cette aristo-
cratie, de cet anarchisme (jui n'en est (|ue le moyen. Cela semble con-
tradictoire avec le socialisme, et celui-ci reste en effet un expédient de
guerre, à son insu peut-être. Il hait d'autre part trop le christianisme,
religion des faibles, pour acquiescer réellement à un cléricalisme autre
qui exagère en cela celui-ci avec en moins une beauté, vestige payen.
C'est en payen qu'il le hait, et son aihéisme qui ne se peut retenir de
perpétuellement évoquer les dieux d llellas est rien que paganisme.
Mais le paganisme lui-même était athéisme, c'est-à-dire extension à
(1) Sur Sarcey: La revue Uanchr, 1" octobre IKOl, 15 mars 1902, Notules bibliogr
LES LIVHKS 2 »7
runivecs d<j rortloiiname de la Cité, de la beauté, l'harmonie impi-
lovahlo. rarislonatif : l'exaltalioii duciloven. de l'homme viril et beau.
N.-M. BerSabdix : La Gom^idie italienne en France et le
théâtre de la foire (Kdilions do la Revue Bleue, in-i8 de x/jo pp..
ill., i fr. 5o). — Appelées par Callierine de Médicis. en allées, rappe-
lées par Mazarin, installées sous Louis XIV. cliassées en 1^)97, réinstal-
lées par le Récent, s'éteignant sous Louis XVI, les troupes italiennes,
paraUèîement aux Théâtres de la foire qui les absorbent, renouent avec
la tradition lyrico-comiquc du moyen âge, contre la solennité de la
Comédie-Française et l'Opéra. Italiens et forains, servis par des auteurs
tels que Mongin, Gherardi. Palaprat, Régnard, Dufresny, Xolant de
Fatoaville, Lesage, Marivaux, Piron, Panard, Favart, Sedaine,- de la
parade turlupine ils s'épanouissent en tous les genres modernes, satire
de mœurs, pièce à thèse, parodies, marionnettes, opéra ballet,
opérette, revue de fin d'année , vaudeville , comédie fiabesque ,
féerie, pantomime, opéra-comique finalement. C'est le réel théâtre
fran(;ais avec sa verve, sa caustique, son à-propos, sa désinvolte, ses
raffinements et sa crapule. L'auteur, trop chronologue et anecdotier,
trop avare d'extraits des pièces, d'ailleurs ramasse et déploie de façon
plaisante, sous quoi l'effort du plus méritoire remuemeni de textes,
cette énorme et si intéressante matière, si productive à connaître, si peu
connue.
AcGL SUN FiLox : La Caricature en Angleterre Hichette. in-i8
deaKa pp., 8 photogr., '^.^o . La Caricature moderne dilîère du grotes-
que : lui n'a de but que l'art : elle, elle plaide. Nécessairement démo-
crate.elle pousse aux Anglais avec la révolution de 1688. Le pesant, bru-
tal, despotique, féroce, funèbre Hogarth, qui doit à Callot, réaliste et
par;tbolifiant, sans invention et bardé d'intentions, lui impose ^^ers 1725
le loi! d une tragi-comédie de caractères qui soit un prêche. \ers 1780,
Uowlandson.très artiste et venant du xviii'' français St-Aubin...).ladirige
vers la peinture légère et satirique des mœurs ; et Gillray plus peuple et
trivial, versla polémique. lapolitique : puis Saxers,Bunbury,Woodward;
et l'excessif Seymour. Fantaisiste et Imaginative (enfin !) avec l'inépui-
sable (h'uikshank. Elle était encore estampe originale et de prix élevé :
œuvre d'art, ou grossièrement populaire. Le xix'= siècle la discrédite, la
veut sérieuse, décente, pointilleusement photographe, et sans fantaisie,
A bon marché : doii hâtive, et hâtivement reproduite par des manou-
vriers. Dickens transportant l'observation humoriste dans la littérature,
elle s'inféode au livre, devient vignette, et le caricaturiste Thackeray,
découragé, rédige le Livre des 5/«oZ's que cent ans avant il eiit dessiné.
Elle s'humilie encore, se fait servante du journalisme populaire : John
Leech et le Punch; gardant pourtant ses vertus anglaises : l'outrance
et la franchise. Le souci esthétique, elle ne l'eut jamais ; désire valoir
non par soi mais par le motif. L'Anglais est trop caricatural pour sentir
la caricature ; il n'a point le sens du ridicule. Il posséda un seul carica-
238 LA REVUE BLANCHE
luriste : le divin Sliakcspeare, et il était Normand. Pour lauteur, il per-
dit de n'étudier point l'Essence du Rire, de Baudelaire dans ses Curio-
sités esthétiques.
Fagis
Prince IIenui d'Oiu.kans : L'âme du Voyageur. Avant propos, par
Rugène Dufeuillc : éloge funèbre d'incroyable pauvreté (Pourquoi n'a-
l-on pas requis au moins M. Paul Bourget?) (Calmann Lévy, in-i8 de
XXIV- V">8 pp., i fr. "io.) — Le prince llenri-Ph. d'Orléans fut incontes-
tablement un voyageur, même une âme de voyages : àme ni supé-
rieure, ni médiocre, d'honorable moyenne intellectuelle, susceptible
d'émotions de qualité banale mais intenses et d'un certain sentiment
panthéiste de la nature que son tempérament trop grossier n'affina point
jusqu'à l'art : les descriptions de cet homme qui a tant voyagé aux
« berceaux de l'humanité » sont de la ])lus indigente pâleur, jamais
émues d'une sensation vive, d'un tremblemeut frais d'àme rcfl-ouvant la
naïve sensibilité des premières races ; elles sont aussi discoordoiinées,
sans le lien d'aucune idée ni émotion d'ensemble, et les paysages n'ont
pas d'harmonie, faits de taches qui ne se disposent suivant aucune de
ces lignes idéales perpétuant dans le moindre paysage les premières
arabes(|ues de la matière. Henri d'Orléans a ici ramal)ililé de la jeunesse,
mais c'est bien le descendant du Roi Bourgeois, seulement devt nu colo-
nial par une opposition (jui marque bien, l'évolution de la bourgeoisie.
Le seul frisson psychique que nous donne par ce livre sa person-
nalité, vient de considérer la destinée de ce prétendant qu'un impérieux
instinct poussa à se reconstituer, dans l'illusion d une errance en des
pays merveilleux, une sorte de principauté de voyages et une carrière
de campagnes. Notons que la joie du Voyage n'est pour lui que dans le
mouvement, l'endurance aux intempéries et le courage décis ; elle n'est
nullement dans le grand trouble philosophique de sentir sa personnalité
se distendre et se soumettre à la diversité de la Nature, dans la large
émotion humaine de retrouver par étapes et de réintégrer en soi les
diffi'rents étals d'àme de l'espèce que le temps et l'espace échelonnèrent
sur le globe.
La partie économique du livre — auquel les caries font trop défaut —
montre dans le prince un esprit colonial actif, pratique, patient et avisé,
et une assez remarquable intelligence commerciale.
IIf.mm Ma(jeh : Le Monde Polynésien (Schicicher, in-i.S de ■>>./,> pp.,
iï fig. et « cartes, v. Ir./. — M. H. Mager. en qui on doit estimer un
homme qui s est beaucoup déplacé sur la carte, conclut ce livre de vul-
garisation par une vivante comparaison entre la colonisation anglaise,
l'allemande et la française dans le Pacifique. Ln outie des statistiques
commerciales, ceci renseigne de façon suffisante et pittoresque sur la
colonisation des F'rançais : <' Le rapporteur de la commission du budget
en i^o;, M. .1. Siegfried, voulant, en iHf;fj, joindre une carte ;i son rap-
port, pria le ^«Tvice géographique du ministère des Colonies d rn
LES LIVRES 23<)
dresser une ; la carte qui l'ut ensuite rennise au rapporteur, et qui a été
insérée dans son travail, indique comme françaises Monaliiki (Ilum-
pliroy) et Kakalianga 'ou Reirson; ; il y avait sept ans. en 1896, que ces
iles nous avaient été soufflées par les Anglais, comme Flint et Caro-
line! )) M. Mager déplore la perte des îles de Cook dont les habitants se
plaignent encore que la France ait trahi leurs espérances et enregistre le
vœu tahitien dune représentation en la métropole. Nulle réalisation ne
semble plus souhaitable, si Ton songe que limpéritie des bureaux laissa
perdre un domaine égal à celui que la France occupe aujourd'hui et sur
lequel elle avait des droits à peine discutables, et que seul un député,
les portant devant la tribune législative, peut défendre les intérêts des
populations indigènes. Et nul certes ne mérita plus que M. Mager de
devoir être le premier député de la Polynésie.
Mahius-Ary Lebloxd
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
RoM.ws ET Nouvelles :
Frédéric Boutct: L'Homme Sa in^agc et Julius Pingouin: Félix Juven,
iii-;8 de 295 pp., 3 fr. 5o.
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monde, Poèmes d'automne); H. Oudiu, in- 12 de 2^2 pp.
Léon Tolstoï : Œuvres complètes, traduction J.-W. Bienstock
(Tome m : les Cosaques, l'Incursion, la Coupe en foret); P.-V. Stock;
in- 18 de 44; pp-, 3 fr. 5o.
L. Minart : le Président Chabre; Félix .Tuven, in- 18 de i5i pp.,
2 francs.
Poèmes :
F. -T. Marinetli : La Conquête des Etoiles; Éditions do la Plume,
in- 12 de 191 pp., 3 fr. 5o.
Albert Friande : Hélène; Société de Mercure de France, in- 18 de
/»G pp., 2 francs.
Poèmes arméniens anciens et modernes, traduits par A. Tchobanian
et précédés d'une étude de Gabriel Mourey sur la Poésie et l'Art armé-
niens: A. Charles, in- 18 de 10 j pp., 2 francs.
Pouchkine : Eugène Oniéguine, roman en vers traduit en vers fran-
çais, par Gaston Pérot. avec une préface d'Emile Ifaumant; J. Tallan-
dier. in- 18 de 200 pp., '3 fr. 5o.
Gautron du Coudray : Pochades Morvandelles; Louis Ceyrolle, in-8«>
carré de 42 pp., i fr. jo.
Théatije :
Gaston E. Broche : Horatio Spark, drame d'histoire contemporaine,
en cinq actes et en prose : Société française d'imprimerie et de librairie,
in- 18 de 127 pp.. 2 francs.
2/,u LA REVUE BLANCHE
l'.TMs, Sociétés, Gouvehnements :
Li'dii Dug-uit : L'Étal, /es Gaiwernanls et les Agents; Albert Fonle-
inoiiig, in-8" de 771 pp.
.loan Deck : Pour la Finlande; Cahieis de la (^)iiii)/.;iinc, iii-r^ de
l>('i pp., > l'i". ')l>.
(jiu'rre-Militarismc ; Bibliothèque documentaire des Temps Nou-
veaux, in-i'^de ^06 pp., 3 fr. 5o.
Henri-Charles Lea : Histoire de l'Inquisition an 77îoy en <ige, ouvrage
traduit sur l'exemplaire revu et corrigé de l'auteur, par Salomon Rei-
nach (Tome 111 : Domaines paiticnliers de Vaelivilé inqnisitoriale);
Société nouvelle de librairie et d'édition. in-i8 de 889 pp., \ fr. 5n.
Gustave Michaut: La Comtesse de Bonneval, lettres du xvm^ siècle:
Alb. Fontemoing', in-iG écu de 100 pp., 2 francs.
H. de Lacombe : Les Dèbais de la Commission de IS^i'J [Discussion
parlementaire et loi de iSôO sur V Enseignement)^ nouvelle édition ;
ancien maison Ch. Douniol (P. Tequi), in- 18 de 3'»i pp.,- -x francs.
G. Fabius de Champville : La France agricole, industrielle et com-
merciale'^ F. de Launay, in-i8 de 7I pp., i fr. 25.
Léon Tolstoï : T^ettres (Il : Sur VEducation et l'Enseignement, Let-
tres diverses et Fragments du journal l'Art et la Critique], traduction
.I.-W. Bicnslock et P. Birukov; P.-\'. Stock, in-i8 de nrx pp., i franc.
Maurire k'aure : l-'our V Université républicaine, Discours çt opinions
ISOO-lOOl : l''douard Cornély, in-18 de xvi-i83 pp., -2 francs.
G. Dorys : La Femme turque; Pion Nourrit, in-18 de -xffi pp.,
i fr. "lo.
Bio(;kaphii; i:t Ciutkile :
Eugène Grêlé : Jules Barbey dW.urccilly , sa vie et son œuvre,
d'après sa < orrcspondance inédite et autres documents nouveau. r, —
la Vie préface de .Iules Fevallois); Caen, L. Jouan, gr.in-8" de V'o pp.,
7 fl". 'xi.
I.-K. Iluysm.'.ns : L Art moderne, nouvelle édition ; P. -A'. Stock,
in-i.S de 'Viu pp.. '^ Ir. ')0.
LlTTÉRATl RES étr A\(;i:iiES :
Giovani Sarag"at (Toga-Basa' : Lit Ciustizia cke diverte \ jorino-
]{oma. Casa éditrice nazionale Boux e Viarengo), in-18 de v. lo pp.,
v. fr. "»o.
CUan Pietro Lucini : La Prima Ora delta Academia ; Milano-Napoli-
Palermo, Piomo Sandron, in-8° de 3r»i pp., 3 francs.
Manuel Fgarte : Crâniens del Bulevar (prôlogo de Buben Dario) ;
Garnier heruianos, in-18 de iao pp., 3 francs.
Kdoardo Calanrlra : Lt, Falce; Torino-Boma, Boux e A iarengo
in- 18 de 2t7o pp., / fr. 5o.
Le Gérant: P. Deschamps.
Paris. — Tnir.rlrnfric V. T.AMY. 12t, l>d de La Chapelle. liJCl
Emile Zola
Oirune vie pleine el multiple el féconde à la fin se ramasse et
semble tenir toute en un acte suprême et décisif ; que cette sim-
plification d"une gloire s'accomplisse d'elle-même, avant This-
toire ou la légende, dans l'esprit des contemporains, — c'estune
aventure dont il n'y a point d'exemple, hors celui du grand Zola.
Cet homme était devenu pour nous, simplement, le champion
de la Justice. Quandla mort absurde qui troptùt l'enlevait nous
donna le besoin d'aviver son image, nous relûmes tous la lettre
J'accuse avant de rouvrir iOEuvre ou Germinal. Si nous son-
geons à sa statue, nous n'imaginons point du tout un Zola de
pierre ou de bronze assis devant un livre commencé; mais bien
un Zola debout, le front dressé, la main tendue en un beau
geste de déli. Heureusement le silence coûte peu, quandlesmots
nécessaires ont été dits. En se conformant à la justice, « qui
ordonne de louer ce qui est louable », Anatole France a libéré
notre conscience avec la sienne. Et les honneurs qui convenaient
étant rendus à la bonté de Zola comme à son courage civique,
je ne veux ni ne dois considérer ici que sa carrière d'écrivain.
On peut la célébrer dignement, sans oublier pour cela les
doutes et les protestations que soulevèrent à leur heure iVana,
Pot-Bouille et la Terre,eicest un jeu trop facile que d'opposer,
aux réprobations de naguère, les admirations d'aujourd'hui. Au
temps où le naturalisme, non contait d'avoir sa place au soleil,
menaçait d'étoutTer sous son ombre, et ce qui restait du roman-
tisme, et le roman psychologique, et le symbolisme naissant,
les violences de l'attaque expliquaient, justifiaient celles de la
défense. Mais les adversaires de Zola, ceux qui, de son talent,
voyaient surtout les tares, n'y pouvaient cependant méconnaître
une force authentique et neuve. Aujourd'hui son œuvre n'est
plus présentée comme un modèle de vérité que devraient suivre
tous les artistes à venir. Elle se dresse, isolée et superbe ; l'hom-
mage que nous lui rendons, nous ne le dérobons à personne.
Cette œuvre s'est d'ailleurs agrandie, élargie. On l'a crue in-
cohérente et brutale ; elle se révèle harmonieuse. La coupole,
Lien qu'inachevée, transfigure le monument. Il y a vingt ans,
sansinvraisemblance,on reprochait à Zola de ravaler avec plaisir
16
242 LA REVUE BLANCHE
l'homme nu niveau de la bêle : « Comme il manque de goùl et
d'cspril, M. Zola manque de sens moral», disail lou( uniment
M. Brunelière. « Jamais, — reprenait un autre critique, — ja-
mais homme n'avait lait un pareil efibrt pour avilir Ihumanité,
insulter à toutes les images de la heauté et de l'amour, nier tout
tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. <> \]n'r^ les Trois
Villes^ après les (Jiiatre Evangiles, le même critique a le droit
de déclarer aujourd'hui, sans que sa sincérité soit suspecte: <( Zola
était bon. Il avait la candeur et la simplicité des grandes Ames.
Il était profondément moral. Son pessimisme apparent, une som-
bre humenr répandue sur plus d'une de ses pages, cachent mal
un scepticisme réel, une foi obstinée au progrès de l'inlelligence
et de la justice... 11 combattit le mal social partout où il le ren-
contra. Telles lurent ses haines. Dans ses derniers livres, il
montra tout entier son amour fervent de l'humanité. )> Ainsi parle
Anatole France ; et nous ne saurions trouver mieux.
Il plairait sans doute à Zola qu'on employat,pour définir son la-
lent, une expressionchèrc à son maître Taine. Disons donc que la vo-
lonté futsa faculté maîtresse. Ce ne ne sera point nieren luilaparl
des dons naturels. 11 croyait que l'art est « la nature, vueà travers
un tem})érament »; son tempérament. à lui, était d'une puissance
siniïulière. Les études du docteur Toulouse nous renseii2:nent sur
l'acuité de scssens. Si 1 ouïe était en lui moins subtile que l'o-
dorat, ses yeux, agiles et prompis à saisir un spectacle, ne se
lassaient point d'en parcourir les détails, puis de les recomposer
en une vision riche et précise. Ces perceptions fortes laissaient
après elles des images non moins foi-tes et conformes à leur
objet, l'émotion n'agissant sur elles (jue pour en é)»aissirla teint»'
et pour en grossir les contours. Poussée à ce degré, l'iniaginalioii
concrète lélVene l'imagination émotive, met obstacle à l'abstrac-
tion, mais donne à l'écrivain nn sûr enij)irc sur tout ce qui se
voit, sur tout ce qui se touche. Enfin, sans être « un maître de la
langue », sans posséder, comme llngo. le don de création ver-
bale. Zola trouvait en sa mémoire un moi ponr iiomniri- chacpie
chose. Il disposait ainsi de matériaux peu ductiles, mais so-
lides, tels qu'il les fallait pour une omvre énorme. Et si l'on veut
expliquer qu<' cette (fuvre énorme soit uneo'uvre grande, c'est
à .sa volonté que l'on doit revenir. Ee docteur Toulous»^ a raison
d'insister s«ir ce trait spécial à Zola : son pouvoir d'attention ex-
clusive et systématique. Zola ne ro// que ce r|u il rrr/dirle, et ne
regnrde que(;e (pi'il sait d'avance convenir à son dessein. Cette
forme d'attention est celle du savant: je ne puis accorder à
M. Toulouse qu'elle doive être celle des artistes futurs. 11 semble
EMILE ZOLA. "i-Vi
bien ([u"elle exclue les trouvailles d'esprit, d'ironie et d'humour,
la divination des analogies, et le hasard heureux des intuitions.
Mais elle permet mieux qu'aucune autre l'exécution d'un vaste
ensemhle. Et seule une conception d'ensemble était capable de
fouetter l'ambition de Zola, d'exaspérer son noble et formidaldc
orgueil. La pesanteur delà tâche l'excitait, au lieu de le décou-
rager. Chose rare, il aimait le travail pour lui-même, il aimait
souffrir et peiner. Il n'enfantait pas dans la joie ; il a décrit avec
force l'angoisse de la création. Mais étant né pour cette angoisse,
il s'en faisait une ivresse ; et pour goûter ce sentiment de vie
que l'homme préfère à tout plaisir, il lui fallait soulever une
montagne, en être presque écrasé, s'en délivrer lentement par
un patient et rude effort.
Ouand Balzac forma le plan de la Comédie humaine, il se con-
tenta de relier les sujets qui tour à tour, chacun pour soi, l'a-
vaient conquis. Tout autre est le cas de Zola. Dès ses débuts,
il sait sa force, et la richesse de l'univers; il cherche un pro-
gramme, un cadre où tienne l'univers tout entier. Voyez dans
rOEiivre, le romancier Sandoz, portrait certain de l'auteur :
« D'abord épris des besognes géantes, il avait eu le projet d'une
genèse de l'univers, en trois phases : la création, rétablie d'après
la science: l'histoire de l'humanité, arrivant à son heure jouer
son rôle, dans la chaîne des êtres ; l'avenir, les êtres se succé-
dant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sans
lin de la vie. Mais il s'était refroidi devant les hypothèses trop
hasardeuses de cette troisième phase; et il cherchait un cadre
plus resserré, plus hu)nain, où il ferait tenir pourtant sa vaste
ambition.» Or bientôt il trouve ce qu'il demandait : « Oh ! pas
grand'chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie
humaine... .levais prendre une famille, et j'en étudierai les mem-
bres un à un, d'où ils viennent, où ils vont, comment ils réa-
gissent les uns sur les autres; enfin, une humanité, la feçon dont
l'humanité pousse et se comporte. D'autre part, je mettrai mes
bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui
me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d'his-
toire. )) Et c'est le plan même des Roiigon-Macquart , « histoire
naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire ». L'en-
treprise ne le cède pas en ampleur à celle même de Spencer.
Dès lors, esclave[de son=plan et forçat de son travail, écrivant
chaque matin ses C|uatre'pages qu'il livre à l'impriilieur sans les
avoir relues, Zola suit de livre en livre les destins des Bougon,
des Lantier, des Mouret, échafaude les vingt volumes qui vont
de la Fortune deslRougon au Docteur Pascal. Pareil à la mer
24 'i LA i'.EVUE BLANCHE
déplaçant ses rives, au lleiive liaussaul son lil, à Teau délilanL
les roches, il Iravaille toujours el dans le même sens, à la l'aç^-on
dun élcnient. Du point où il s'est placé, la vie nofïrc plus de
surprises, l'iiomme n'est pas une énigme, Tindividu compte peu.
Il lient la fornuile. le drame est tracé, les acteurs ne naissent
que pour le remplii-. Cliaque O'uvre nouvelle est pour lui l'occa-
sion d'observer un nouveau milieu, des êtres nouveaux. ÎNlais
qu'on ne se laisse point prendre à cette apparence d'empirisme :
c'est a priori qu'il compose, c'est selon ses idées quil observe;
son cerveau dirige et contraint ses yeux. De plus en plus son
grand dessein l'obsède; rien ne l'en peut détourner. 11 ne voit
plus que des eiïets de masse. On a remarqué que sa phrase, qui
d'abord était parfois ingénieuse et tourmentée, devient à partir
de Nana, loujours plus simple et plus large : la description
tourne à la notation, l'œuvre est construite plutôt qu'exécutée.
Mais le style rudimentaire et monotone, qui de moins en moins
épouse la forme diverse des choses, en marque par là d'autant
mieux la convergence et l'unité. Un grand courant de pan-
théisme emporte tout ; et le réalisme expérimental peu à peu se
transfigure en lyrisme, en épopée.
Mais ce qui de Zola (il un poète, ce n'est i)oint tant son
éducation romantique que sa métaphysique infuse. Comme
Nietzsche, à sa manière, il dit oniix toutes choses, il adore la ^ie :
il n'en craint pas les aspects les plus laids, les plus obscurs, les
plusignoblcs. Etparcequ'il les montre, onlenomme pessimiste,
comme on a nommé pessimiste ce Byron qui s'écriait : « Don-
nez-moi le plaisir avec la peine : et de nouveau je veux vivre, je
veux aimer. » Il me faut bien citer encore une profession de foi
de Sandoz : «< Ahl que ce serait beau, si l'on donnait son exis-
tence entière à une œuvre, oi^i l'on tâcherait de mettre les choses,
les botes, les hommes, toute l'arche immense ! Et pas dans
l'ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile
dont notre orgueil se l>erce ; mais en pleine coulée de In vie
universelle, un monde où nous ne serions (ju'un accident, où le
chien <pii passe, ol jusqu'à la pierre des chemins, nous complé-
leraienl, nous expli(pieraienl, enlin le grand tout, sans haut ni
bas, ni sale ni propre, tel qu'il fonctionne... « Est-ce l>ôte, —
s"exclame-l-il plus loin, — est-ce l)èle, une âme à chacun de
nous, (piand il y a cette grande àme ! »
De donner une àme à chacun de nous, — et ne fût-ce qu'une
;lme provisoire et fragile, mais distincte de toute autre, et com-
j)lexe et nuancée, — c'est ce dont Zola s'est le moins soucié ; son
désir, tout au contraire, était d'assimiler les faits de conscience
EMILE ZOLA 2/,j
à ceux du monde matériel : «Hein? étudier l'homme tel qu'il
est, non plus leur pantin métaphysique, mais l'homme physio-
logique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de toits
ses organes. N'est-ce pas une farce, que cette étude contmue et
exclusive delà fonction du cerveau, sous prétexte que le cerveau
est Torgane noble? La pensée, la pensée, eh ! tonnerre de Dieu!
la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un
cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du
cerveau quand le ventre est malade!... Oui dit psychologue dit
traître à la vérité. D'ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne
signifie rien ; l'une a pénétré l'autre, toutes deux ne sont qu'une
aujourd'hui, le mécanisme de l'homme aboutissant à la somme
totale de ses fonctions. » Voilà par où Zola risquait de s'égarer:
Encore qu'il connût en son propre exemple l'importance de l'in-
dividualité, par crainte de tomber aux rêveries spiritualistes, de
rompre la chaîne du déterminisme, d'isoler l'homme dans la
nature, il était tenté de réduire l'homme à l'animal et de regar-
der comme illusoires toute idée, tout sentiment oii l'influence du
ventre ne se découvre point. Pour un peu, son esprit avide de
science, mais — oti peut le dire, puisque ce fut sa force, — igno-
rant de toute culture, allait nier toutes les valeurs supérieures
et ne plus voir, dans le mouvement de l'humanité, qu'un grouil-
lement de bas instincts.
Or, c'est ici tout justement qu'il se relève, et je veux montrer
pour sa gloire par quelle voie il fut conduit à restaurer les dieux
qu'il avait renversés. 11 faut, pour le bien comprendre, évoquer
le souvenir d'Auguste Comte. Comte aussi, par horreur de la
métaphysique, a nié la psychologie, l'a réduite à n'être rien de
plus qu'un dernier chapitre de physiologie. 11 a refusé de met-
tre l'homme à part des êtres, il l'a soumis tout entier aux exi-
gences de la Science positive. Mais en même temps, il procla-
mait que la Science même n'existe que par l'homme, et pour
l'homme. Et suivant le cours de l'histoire, étudiant les rapports
des hommes entre eux, il était forcé de regarder la société
comme un monde surorganique, régi par des lois spéciales ; il
devait enfin, se faisant politique et moraliste, poser l'ordre pour
base, pour moyen l'altruisme, et le progrès pour tin. Il n'en fut
pas autrement de Zola. Son Histoire d'une Famille commença
par être surtout naturelle, — c'est-à-dire physiologique: puis,
peu à peu, sans qu'il en prît nettement conscience, elle devint
surtout sociale; et c'est une conception sociale qui fait l'unité
des Trois Villes. Une vue confuse, mais large, de la réalité,
jointe à son besoin d'ordre et de synthèse, fit saisir à Zola ce
'246 LA REVUE BLAxNGHE
iicn ôe ilépondance muliiolle, qui, sitôt qu'il apparaît bienfai-
sant ot. drsirable, s'appelle solidarité. Par là son œuvre com-
plète et, Ton peut dire, illustre celle de Comte; elle perd son
caractère rétrograde et grossier, pour répondre aux aspirations,
aux pressentiments dun ail nouveau. Le Vorwaerts loue avec
raison Zola d'avoir élaboré une conception moderne de la vie, et
répandu les idées socialistes; qu'on lise « sociales » au -lieu de
(* socialistes »^ l'éloge n'en sera que plus beau.
Sans doute, la pensée sociale de Zola reste simplisti; ;
elle est moins terme, moins précise, moins élevée que celle
des Rosny; mais à se tenir plus près de terre, elle gagne une
beauté plus directe et sensible, une plus sûre puissance de
diirusion. Je disais naguère, à ])ropos de Travail : « L'art d*'
Zola n'a point cbangé : l'évolution morale de l'auteur n'en a pas
brisé les cadres, parce qu'elle s'est faite sans brusquerie, sans
nulle intervention de motifs métapbysiques. Zola reste déter-
ministe; mais son déterminisme s'est assoupli. 11 accepte les
lois naturelles, mais il accorde que la })ensée bumaine est
capable de les diriger. Il ne cesse pas de croire à Tliérédité ;
mais il croit toujours davantage à l'éducation libératrice. Au
contact de l'immense désir populaire, sa soif de vie, transligurée
en amour de la justice, le force d'élargir sa notion du réel, au
j)oint d'y faire entrer le mieux, le possible, le futur... » .l'ajoute
que ce progrès n'était j)oint terminé. Depuis longtemps déjà,
Zola gloriliait le travail des mains, et la science, travail du cer-
veau, dont il semblait d'ailleurs altendi'c une action presque
matérielle ; il glorifiait encore la belle santé pbysique, l'amour,
qui raj)procbe les corps et les multiplie, la généreuse fécondité.
L'Alfaire l'avait mis en face de la Justice, de cette réalité invi-
sible, impalpable, impondérable, (jui n'est pas une cbose, qui
n est pas un mouvement, mais une idée, un rapport, uni; loi.
Derrière tous les facteurs sociaux, il allait découvrir le plus
caclié, le plus formel, le plus abstrait : le Droit.
C'est ce qui nous faisait attendre impatiemment, après l'Evan-
gile de Vérité, l'Évangile de Justice. Zola ne l'a [)as écrit; et de
même cpie son dernier acte, sa dernière œuvre deuieure ina-
chevée. Du m()iii> n'a-t-il pas, en mourant, senti, comme il le
craignait, « lalfreux doute de la besogne faite ». Ne |)laignons
pas sa destinée. S'il s'était vu mourir, s'il avait pu jeter un
dernier eri. c'eût été ce cri passionné qu'il prête à l'un de ses
héros : « Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera,
pour que le travail me la vole et pour (pie j'en meure encore! »
MiClIKL Ap.n \( I.I)
Le Consolateur''
(FIN)
CHAPITRE IX (Suite)
DANIEL PERD UN AMI ET EN RETROUVE DIX
La veille du départ on vendit les vieux meubles de la mai-
son. Lagarde à Paris n'avait qu'en faire; il louerait en
garni, la vie de garçon le grisait par avance. Des affiches
avaient été collées au mur; les meubles réunis dans les
pièces de devant étaient sortis par la fenêtre et un à un
mis aux enchères... Le notaire glapissait les chiffres sur le
murmure de la foule amusée, accourue là comme à une
partie de plaisir. Lagarde et Daniel erraient de salle en
salle, le mobilier s'épuisait, autour d'eux la demeure se
faisait nue : on vendait la chambre de la défunte, comme
le reste. Le veuf eut un soupçon de remords ; au bout de
ses cils, il laissa perler une larme, son compagnon pour la
dernière fois, le consola : il voyait par morceaux vendre
toute sa vie.
« Adjugé... »
Le marteau frappait. Enfin la demeure fut vide.
Le matin du départ, ils allèrent au cimetière, l'employé
jugea décent de prononcer quelques vagues paroles au sujet
de sa pauvre Hélène ; Daniel, dans un sanglot, promit de
lui continuer ses visites dominicales, et de prendre soin du
tombeau. La corne de la voiture publique jeta son cri nasil-
lard de jars en colère pour appeler les voyageurs. On y
courut. La séparation fut cruelle. Jamais Daniel Mellis ne
se serait cru attaché à cet homme par d'aussi vivaces liens.
Longtemps, la face ruisselante, aux côtés de sa mère émue
qui s'efforçait de l'apaiser, il suivit le petit point noir posé
(1) Voir La revue blanche des le^ et 15 août, l" et 15 septembre et pr octobre 1902,
•2.',8 LA REVUE BLANCHE
sur une impériale en fuite, qu'il savait être son ami. Kt déjà
Templové dominant la campagne , le feutre luisant sur
l'oreille, et la cravate à pois flottant, avait retrouvé sur set
lèvres le sourire d'espoir qui les recolorait.
Jusqu'à la dernière minute. Daniel avait espéré quelque
catastrophe insensée qui rejetât le veuf consolé dans ses
bras. Il se vit seul, et renonça à vivre. Lagarde était perdu !
Il Teût bien suivi à Paris; mais il manquait trop de courage,
même pour tenter le bonheur, — et Paris lui semblait un
gouffre où l'employé s'allait noyer dans les plaisirs. 11 ne
quitterait pas la salle à manger ténébreuse et le jardin criard:
doucement il y languirait, jusqu'à s'éteindre... Aussi bien,
durant plusieurs jours, demeura-t-il sans parole, sans re-
gard, comme sans pensée. A peine renouvelait-il l'air dans
ses poumons d'une aspiration discrète ; à peine portait-il à
sa bouche de quoi ne pas mourir de faim. Mme Mellis en
ressentit delà tristesse; elle lui représenta les délices de la
nature oii s'était baignée son enfance, le secoua, le supplia:
il hochait la tête, impassible.
— \^o,yons, mon Daniel, ça n'est pas raisonnable. Tu te
rendras malade... Remue... occupe-toi! J'admets que tu
regrettes un si bon ami que Lagarde... Mais il n'est pas uni-
que au monde, tout de même... Un autre le remplacera
vite...
11 s'entêtait à ne plus bouger, — puis bougea. L'idée
bienfaisante germait, que sa mère au hasard des mots avait
semée. En quête d'un nouveau Lagarde, Daniel sortit.
Il chercha peu aux Carrières. Soit défiance, soit mépris,
les ouvriers le regardaient ou de travers ou trop en face.
Le métayer, fort de sa science, l'assomma. Il se rabattit sur
Argenticres. — Il regretta de s'être tenu à l'écart des rela-
tions de petite ville : il saluait les fonctionnaires, était
salué de fournisseurs obséquieux, — à fréquenter n'avait
personne. Il compta sur une rencontre. Un beau matin,
sans plus de crainte ni de honte, il reparutenpleine Grande-
Rue et traversa d'un bout à l'autre bout le bourg. Depuis
bientôt un an, il s'y était montré quatre fois et pas davan-
tage. Ce fut donc un événement.
— Il ressuscite, songea chacun.
LE CONSOLATEUR 249
Le vannier, qui tressait l'osier devant sa porte, s'inter-
rompit ; aux glaces de sa devanture, en longue blouse bise,
Tépicier se dressa ; chez le tailleur, chants et bruits de ci-
seaux cessèrent; et le barbier, au fond de sa boutique ou-
verte, un moment tint en l'air son rasoir menaçant. Daniel
se découvrit, s'inclina, sourit même. De la part de cet
« ours //, pareilles avances étonnaient. On répondit froide-
ment ; il ne s'en blessa : pour une première sortie, il lui
suffisait d'être remarqué, reconnu : — le reste viendrait à
son heure.
On le revit le lendemain, puis le surlendemain, et toute
une semaine. Ces braves gens s'habitueraient à lui. Il vou-
lait les mettre à leur aise ; forcer leur sympathie; les ame-
ner un jour à lui tendre la main d'eux-mêmes : car la timidité
encore le retenait. D'avoir perçu sur son passage le plus
banal :
— Bonjour. Monsieur,
il eut une pleine soirée de joie.
A répondre :
— Bonjour, Madame,
il s'était senti fondre d'émotion.
Sauf quoi, il trouva partout la même réserve; déjà, nul
n'était plus surpris de sa venue ; encore un jour et toute
attention le quitterait.
Il résolut de s'imposer, coûte que coûte. Audacieux, il
aborda le boulanger.
— Comment vont les affaires?...
— Oh I le blé est bien cher, cette année !
— Ah?...
— Seulement on a élevé la taxe du pain... alors ça se
balance... Il n'y a guère de risques dans le métier!
— Et... la santé ?...
— Bonne... très bonne...
La boulangère à son comptoir crevait de sang. Daniel
jugea la conversation oiseuse et, déçu, prit congé.
Attendait-il des confidences? dès la première phrase? et
du premier venu ?
Il persista, entreprit la fruitière, le marchand de char-
bon, le boulanger encore. Il sut du bourrelier qu'il souf-
200 LA REVUE ULANCHE
iViiit dun cor au pied gaucho. Mais rien de plus, d'aucun.
Au seuil du Café de la République, les rires des joueurs
Tarrêtèrent,.. Trop d'enfants cgavaient la place, le soir...
Dans le piaillement des volailles, un matin de marché, tout
son désespoir lui revint.
11 n'était pas de cette ville, non plus de ce pays. Bouti-
quiers, laboureurs, tous les habitants s'y valaient. Fou qui
en voudrait tirer quelque chose ! Ils disaient — eussent
dit — ce qu'ils avaient à dire ! S'ils ne confiaient rien,
c'est qu'ils n'avaient strictement rien à confier! Vanité de
ces politesses et de ces phrases, quand il rêvait 1' « épan-
chement » !
Pourtant, il traversa Argentières encore, mais s'arrêta
moins, sourit moins, bientôt sembla fuir. Autant que par
espoir, il venait par bravade, pour mépriser, haïr le jour
ses connaissances de la veille, et pour chaque fois se sentir
plus différent et plus seul, et plus mort. — Une dernière
tentative! il se l'était promis souvent: ce jeudi, il se le
jura.
Des bocaux de la pharmacie aux lauriers roses du cale, le
père Bontemps arpentait la petite place, les blancs cheveux
à la brise, les yeux clignés et les deux mains dans sa veste
de serge noire. Daniel fut réchauffé d'une soudaine S3'm-
pathie. Que n'avait-il plus tôt songé au vieux cordonnier,
depuis un demi-siècle dévoué aux Mellis? le seul homme
du bourg dont la poignée de main lui eût de tout temps
été douce !
— Eh!... Monsieur Daniel?... en l'iK^nneur de quel
saint?... on ne vous voit jamais...
— je sors si peu, père Bontemps...
— je sais... Ça va toujours alors?... et la maman?
— Bien... je vous remercie... Ktvous?
— Comme vous voyez ! Soixante-dix ans... et toujours
gai!
Daniel, rafraîchi, soupira :
— Ah !... — vous avez bien de la chance !
— Que voulez-vous?... C'est-v la peine de se faire de la
bile... en ce bas monde?... Quand ça ne sert à rien...
— Sans doute... mais...
LE CONSOLATEUR l^n
Il manqua pleurer; il cessait de reconnaître ce visage;
il demanda peureusement.
— Et votre femme?...
— Ah? la patronne? Dame: elle n'a plus guère sa tête...
— Vraiment ?...
— Ça prouve qu'elle était moins solide que la mienne.
Mon tour viendra... Qui sait?... On est aussi heureux
comme ça qu'autrement...
— Oh!...
— Faut croire... Elle rit tout le temps...
Daniel frissonna de toute sa peau; mais, philosophe, le
cordonnier concluait :
— Monsieur Mellis, il n'y a qu'une manière de prendre la
vie... comme elle est. Voilà plus de cinquante ans que je
tape... à pousser des clous dans du cuir... et ça m'amuse
encore...
Il sortait son oignon.
— Une heure! Je remonte. Adieu, jeune homme. A
Tannée prochaine. Ah ! ah ! ah I
Alerte, il décampait, dans un éclat de rire. Daniel resta
devant les chaussures de l'étalage, à songer. — Ils ne se
plaignaient pas ! — ni la vieille en enfance ! — ni le vieux
en besogne jusqu'au dernier soupir! — il chantait? son
refrain descendait de l'échope. — Au plus rapide. Daniel
gagna le quai. Près du bateau-lavoir, le percepteur, en
pêche, souleva son chapeau, s'avança... Il le fuit. Que lui
voulait cet homme à mine rubiconde? Sa mine l'indignait.
Il cria :
— Inutile, Monsieur, inutile Vous êtes heureux...
comme les autres... ça se voit... Ils sont tous heureux!...
tous !...
On le crut fou. N'importe. Rejeté du monde, il le
bafouait dans une dernière colère, avant de s'enterrer —
seul à plaindre, seul à gémir — sous sa solitaire détresse.
Il fut dans le jardin comme une pierre et dans la salle
comme un meuble : on l'eût transporté d'ici là. Il prétendit
n'être plus homme. Il vécut exclusivement d'habitudes,
pire! de manies — de moins en moins de souvenirs. Ainsi
i 1 oublia sa haine, il ne détesta plus l'humanité, il l'ignora.
•i.-yi LA REVUE BLANCHE
Un instinct de sauvagerie Técartait de la grille et de la
fenêtre, de partout où il pût apercevoir " quelqu'un » ;
les jours durèrent: un autre instinct l'y ramena.' — L'accès
se résolvait comme une fièvre ; il s'en relevait amoindri,
mais avide. Le caprice ennuyé de la convalescence le con-^
duisit jusqu'à la route à petits pas, et désormais dans l'ou-
bli de tous les Lagarde d'hier ou de demain, sous le buis-
son de chèvrefeuille de l'entrée, Daniel se plut à '-', voir
passer le monde //, ingénument.
D'abord, de bonne foi, il ne crut connaître personne à
l'ordinaire défilé. Comme un enfant les eût appris, il re-
trouva le nom, la fonction, la marque de chaque passant
familier. Tiens! le facteur rural, col rouge et blouse bleue,
— dans son cabriolet. M. Grandjean, — le laitier et son
tintamarre. — tel propriétaire, — telle paysanne, — l'huis-
sier... Il en osa parler à table.
— Cet après-midi, disait-il, j'ai vu etc., etc.
Mme Mellis augura bien de ces paroles. Daniel rentrait
dans l'existence, à son insu. Le silence des repas levé, on
mangea mieux, et la route habita la salle, en attendant que
s'y hasardât Daniel. Un jour de pluie, comme on sonnait,
il devança Félicie à la porte, d'un bond, — poxir voir quel-
qu'un. C'était un mendiant qui s'enfuit, la pièce donnée..
— Pourquoi se sauve-t-il ?
Mais pourquoi serait-il resté? Mme Mellis sut l'histoire,
sourit, — et cacha une tardive lettre de Lagarde que le fac-
teur lui avait rem.ise pour lui .
Un dimanche de mai tout rose — Daniel, qui s'attardait
dans la douceur du soir, à son poste, près de la grille, fut
secoué de sa torpeur par des éclats de voix tragiques. Ils
sortaient manifestement de la vieille maison d'en face, qui
faisait le coin du faubourg et de la ruelle aux Orties. Une
famille d'ouvriers, nombreuse et pauvre, habitait là, la
famille Bécot : Daniel se souvenait, il avait vu rentrer le
père d'un pas raide, sans plus s'en inquiéter que d'un autre,
lorsque soudain les invectives l'édifièrent.
— Encore saoul !
La silhouette de la femme occupait la fenêtre, en ombre.
LE CONSOLATEUR 2*3
La chandelle dansait. Par saccades bougeait la porte, comme
si l'on s'y fût cramponné, peur de choir.
— Saoul... moi ?
— Et tu as encore mangé ta semaine? avoue-le.
— Ça... ça me regarde.
— Oui dà ! Ça me regarde-t-il de te tremper la soupe,
propre à rien? Eh bien, non ! tu me crois trop bête ; je ne
te nourris plus.
— Répète...
— Plus ! et à commencer tout de suite !
— Attends voir.
Un bras se levait, gigantesque ; un corps massif, en tré-
buchant, passait : le drame se dénouait dans un coin
sombre. Ce fut un tumulte d'injures, un fracas sec de
chaise renversée, puis le silence. Son bonnet de travers,
la femme Bécot s'en vint pousser les volets, et referma...
— La brise fraîchissait ; des linges se balançaient sur une
corde ; Daniel rentra frissonnant pour tout raconter.
Mme Mellis s'étonna moins de cette scène que du récit
qu'en fit son fils : il fut prolixe. Félicie lamentait.
— Ah ! ne me parlez pas d'un homme qui boit. Madame.
Elle songeait à son mari. — Puis on dîna. Daniel sem-
blait perdu dans ses pensées; subitement, il dit :
— Il est maçon?
— Qui ça ?
— Mais... Bécot...
— Ah!
Sa mère souriait.
— 11 t'intéresse ?
Daniel rougit, comme honteux ; elle acheva :
— Oui, maçon...
Il n'interrogea davantage. Mais le lundi, dès huit heures,
il se mit au guet.
La fille aînée gardait la maison vide ; dans la chambre
de droite elle repassait en chantant. Ses petits frères, deux
enfants à tignasse blonde, jouaient sous sa fenêtre, — à se
salir... L'autre salle s'ouvrait au soleil, plus vaste, le seuil
lavé séchant par places, en ordre, un grand lit bombant
dans le fond. . . Il attendit. — Des gens passaient, sans doute ;
•204 LA REVUE BLANCHE
mais son attention curieuse avait peine à se disperser; quel-
que chose là l'attirait, le concentrait, l'accaparait... Comme
les marmots s'avisèrent de piétiner en plein ruisseau, leur
sœur penchée sans lâcher son fer les gronda ; puis elle
reprit sa romance ; il l'écouta jusqu'à midi.
De la table familiale, à travers les rideaux, il vit rentrer
le père, puis la jeune sœur encore à l'école, la mère enfin :
ils déjeunaient tranquilles. 11 ne put retenir sa langue :
— Ça va... en face...
— Pour une fois...
11 s'enhardit :
— Dites-donc, Félicie... combien sont-ils au juste?
— Qui, Monsieur?
— Mais, là...
— Les Bécot? Monsieur le sait bien...
Et elle dénombra la famille. Avec les père et mère, six
bouches à nourrir; dès l'aube, la mère à laver au bateau;
la grande sœur à repasser, sans un répit.
— Elle se tuera au métier, disait Félicie.
Daniel s'efforça tout le jour de la trouver plus maigre et
plus décolorée qu'elle n'était réellement. Mais il avait envers
les femmes trop de pudeur pour lier conversation. Et la
pauvre tille sans doute eût désiré non'pas qu'on la plaignît
mais qu'on l'aimât. Quand la mère passa sous son ballot
de linge, il se montra aux barreaux de la grille et n'obtint
qu'un salut dont néanmoins il jouit. Ses voisins l'absor-
baient. A vivre d'un peu loin leur vie, il -'' revivait //, suivant
les occupations du ménage, assistant aux disputes, buvant
les lamentations, prêt à faire quelque chose qu'il ne préci-
sait pas, à s'approcher, parler peut-être, entrer, — mais
pour cela trop lent à l'action. Et l'occasion toujours l'eût
fui, sans une mystérieuse scène dont il fut par hasard
témoin.
Les volets des Bécot étaient poussés, la porte close; la
lumière glissait aux fentes ; Daniel s'allait coucher, quand
un grand bruit au dehors transpira. On ne percevait aucune
parole, mais on devinait des jurons ; des voix enfantines
criaient, des meubles bousculés claquaient sur le carreau,
on entendait presque tomber les coups.... A un moment la
LE CONSOLATEUR 255
lumière s'éteignit... Et ce l'ut tout. Daniel attendit encore,
puis rentra, pleurant, heureux; il en rêva toute la nuit...
Mais, de bonne heure il fut sur pied. Devant le seuil de
la maison voisine, la mère Bécot balayait, avec les ordu-
res, des tronçons de verre cassé, reste sans doute des vio-
lences- de la nuit. Puis, vers huit heures, elle chargea son
linge, referma doucement ; Daniel se trouva dans la rue
en même temps qu'elle. Les bonjours échangés :
— Eh bien ! ça ne marche donc pas, chez vous?
La Bécot s'arrêta, flattée.
— Vous avez donc entendu, hier au soir! Encore Bécot,
toujours Bécot, Monsieur Daniel. 11 boit qu'il en perd la
raison! Doux comme il est, il nous tuera, que je vous dis...
rapport au boire...
Elle déposait son paquet pour être plus libre de paroles
et de mimique, et poursuivit :
— Hier — (il avait bu sa paie la veille) — , il rentre saoul
quand même. '< Où que t'as eu l'argent pour te saouler
comme ça? que je'-lui crie. — Eh! là! dans le tiroir ! qu'il
répond. Il riait... — Ah ! il ne mentait pas, le misérable!
Deux pauvres quatre sous ! économisés à sueur ! Mais, c'est
qu'on s'est battu ! c'est qu'il m'a battu c'est-à-dire : quoi
donc faire contre un brutal ? 11 jurait, il lançait les chaises
par la chambre ! Et maintenant qu il cuve son vin. faut tra-
vailler... Et joindre les deux bouts à la fin de la semaine ! !
Geignarde de nature, elle avait de quoi geindre. Son
linge rechargé, comme elle s'éloignait, Daniel entraîné,
distancé, la suivait encore dans la petite ruelle de gauche
et s'étonnait soudain d'être les pieds dans la rigole savon-
neuse de ce chemin inconnu et singulier... En état de bon
sens, il avait toujours reculé devant la ruelle aux Orties.
Cependant, il continua.
L'eau sale avait creusé son lit entre deux talus inégaux
que recouvrait uue herbe affreuse, au milieu du sentier en
contrebas... De loin en loin, des buissons d'orties bleues
empiétaient encore sur le passage... Des marches taillées
dans la terre menaient à des maisons lépreuses, à des cours
où s'étalait un pauvre linge. Les portes, les fenêtres fai-
saient des'carrés noirs... Il en sortait des cris d'enfant, des
2J6 LA REVUE BLANCHE
bruits de balais, des odeursde soupe. Daniel glissait, patau-
geait, mais n'osait monter. ¥A plus il voyait, plus il voulait
voir, mais sans être vu. Avait-il jamais soupçonné pareille
ordure, pareille détresse, à sa porte. Ce lui était comme une
révélation; il ralentit. Mais une femme qui savonnait de-
vant sa chaumière, dans un baquet posé sur un tréteau boi-
teux, le mit en fuite. Et il revint chez lui, par les champs.
— Mais, n'es-tu pas sorti ce matin, Daniel ?
— En effet, dit-il. Pourquoi?
— Tu oublies que cela net'est pas arrivé depuis près d'un
mois.
— Ah? dit-il.
— Tu es allé loin?
— Au bout delà ruelle...
— La ruelle aux Orties!... Toujours original?...
Ce rire le gêna. Mais après un temps de silence il ne put
s'empêcher d'émettre, de lui-même :
— 11 y a du nouveau, en face...
— Quoi donc, grand dieu !
Et il conta toute l'histoire.
— Tu es bien renseigné...
— Comment donc se fait-il qu'on ne les ;iide pas. les
les pauvres femmes, hasarda-t-il encore.
— Je crois qu'elles sont à l'Assistance.
— Ah ! sans cela...
Il n'acheva pas sa pensée secrète. Mme Mcllis intriguée
ne l'y poussa pas.
L'après-midi, au guet et sans sortie, fut longue et morne
à Daniel. Il souhaitait soudain plus large horizon à sa vie.
11 s'endormit tôt, se réveilla tard. Seule chez les Bécot, la
fille chantait à la fenêtre. Il s'en fut donc, ma foi, faute de
préférence au même chemin que la veille. La honte ne le
tint pas longtemps entre les deux talus : il gravit le talus
de gauche et le longea dans l'herbe usée. Les maisons de
plein pied surlesjardinset sur les cours étaient à cette heure
presque toutes vides, laissées d'ailleurs ouvertes: qu'y pou-
vait-on voler? Daniel en profita pour de temps en temps
s'avancer sur la pointe des pieds jusqu'à la porte ou pres-
que — et se retirer vite. Intérieurs blanchis ou enfumés.
LE CONSOLATEUR 1)'j
lits de fer ou de sangle, table salie, commode vague, de
chambre à chambre la seule différence tenait aux soins de
propreté. Daniel s'enhardissait, abordait maintenant tous
les seuils, se trouvait — ayant passé la tête par Tentrebâil-
lement d'une fenêtre — nez à nez avec un vieillard para-
Ivtique et s'excusait ; à la suite de quoi il osait moins, puis
davantage et découvrait encore dans un berceau d'osier,
tout seul au milieu d'une grande pièce, un enfant endormi...
Faute de rien savoir, il imaginait en pensée les habitants et
leur histoire, et désormais n'espérait plus qu'une rencontre.
Nul ne serait-il là pour préciser d'un mot ce qu'il devinait
et plaignait d'avance? De l'avant dernière maison sortait
justement une petite fille, il sut plus facilement l'arrêter
que s'il se fût agi d'une grande personne.
— Qui habite ici? risqua-t-il.
— C'est Madame Gras... dit-elle, timide.
— Ta maman ?...
— Oui, Monsieur... Si vous voulez la voir, elle ne sera
pas là avant la nuit...
— Elle travaille...
— Oui, Monsieur, chez un fermier de Villeseine... à la
terre...
— Et ton papa...
— Il est mort, Monsieur, l'autre année, d'un coup de
corne de taureau...
X chaque phrase elle voulait tirer sa révérence et s'échap-
per, mais Daniel exultait et de nouvelles questions nais-
saient sans cesse sur ses lèvres.
— Et tu es seule à la maison, ma petite fille...
— Ah 1 non, Monsieur... j'ai mon petit frère à garder...
Viens vite, Emile, viens dire bonjour au Monsieur...
Elle se tournait en vain vers la porte, Emile ne parais-
sait pas.
— Laisse-le 1... 11 s'appelle Emile... et toi?...
— Juliette...
— Mais tu t'ennuies ici ?
— Non, Monsieur, je fais le ménage... et la soupe...
j'habille Emile... Et puis... il faut que je surveille le petit
de Madame Goulet... qu'est au berceau...
17
■J.58 I^A REVUE BLANCHE
— Ah ! c'est lui que J'ai vu dans la maison là-bas...
— La maison blanche... oui. Monsieur... ■
— Quel âge as-lu donc?
— Douze ans du vingt mars...
Daniel était ému de ses façons posées de petite femme
d'intérieur. 11 demanda, gêné :
— Tu n'as besoin de rien... d'habits... de... de...?...
— Oh non. Monsieur!... le bureau de bienfaisance nous
habille... Émileet moi... C'est ma mère plutôt...
Elle ne tlnit pas. Daniel avait compris.
— Allons, adieu, je reviendrai te voir, ma petite... voilà
deux sous pour des bonbons...
— Merci. Monsieur...
11 eut regret de la quitter si vite. Mais, au faubourg, il
croisa la Bécot qui poussait sa brouette: lancé, il l'aborda.
— Eh bien ! Madame Bécot, et votre homme?...
— Ah! je suis tranquille à cette heure, il n'a plus de quoi
se saouler...
— Et il travaille, alors?
— Sait-on ? Il est tant " feignant >/ de nature... non seu-
lement qu'il ne rapporte pas, mais il fait tort. C'est lui qui
nous empêche d'obtenir des secours... On compte comme
s'il gagnait, il est valide. Bon Dieu du Paradis, faut-il lais-
ser des enfants comme ça...
Elle montrait devant sa porte ses dpux gamins dégue-
nillés, et aussitôt, prévenant Daniel, quêteuse :
— Demandez donc à MmeMellissi elle n'aurait pas de
petites afiaires, de vieilles chaussures, du linge usé, n'im-
porte quoi... Elle a été si bonne à mes dernières couches...
— Je lui demanderai... comptez sur moi, dit Daniel.
Et ce furent les premiers mots qu'il osa prononcer à ta-
ble. Mme Mellis s'étonna :
— Des affaires d'enfant, pour qui?
— Pour les Bécot... Tu sais qu'ils ne sont pas ins-
crits à l'Assistance.
— Comme tu t'occupes d eux!...
Elle prenait cela en riant, comme, une fantaisie. 11 pour-
suivait :
LE CONSOLATEUR 239
— Et puis, on devrait bien aider aussi une autre fa-
mille...
— Laquelle?
— La famille Gras.
11 donna des renseignements.
— Mais voilà que tu connais tout le monde!
Il rougissait, balbutiait; sa mère se moquait donc de lui!
Elle ajoutait :
— Tu emploies bien ton temps, à la bonne heure... ♦
Mais Félicie, grave et crédule :
— Allez, Madame, c'est dans le caractère de Monsieur
d'être bon. Si tout le monde était ainsi, il n'y aurait pas
tant de malheureux sur cette terre. Et puis ça fait du bien
à Monsieur, je parie...
— Tu t'ennuies un peu moins. Daniel.
— Je ne m'ennuie pas...
— Tu ne songes pas trop à... ton ami.
— Lequel?''...
— Mais... Lagarde...
— Lagarde...
Il se reprit :
— Si ! si 1
— Oh! pas beaucoup... Tune te rappelles même plus...
— Je t'assure...
-- Ne t'en défends pas, Daniel. Il faut que tout passe...
Et puis, il est heureux, maintenant. Je t'ai caché la seule
lettre qu'il t'écrivit depuis son départ... J'avais peur qu'elle
ne ravivât ta peine... Tu peux la lire désormais...
Daniel la lut. Lagarde ne parlait que de lui-même, de son
emploi, de sa chambre, de son patron. Il allait parfois au
théâtre ; mais il n'ajoutait pas s'il avait remplacé sa femme.
Les mots de regret et d'affection n'arrivaient que tout à la
fm, en « post-scriptum 2^.
L'œil sec, Daniel regarda sa mère.
— Tout passe, que veux-tu ?... dit-elle dans un geste.
Daniel Mellis laissait passer. Car chaque jour de la pré-
cédente semaine avait un peu comblé le vide affreux que
l'exil de Lagarde avait laissé dans sa vie monotone. Il ne
tentait de s'étourdir, mais instinctivement cherchait l'équi-
a(io lA REVUE BLANCHE
valent de cette amitié perdue. Ses voisins allaient rempla-
cer Lagarde sans même qu'il s'en doutât. 11 venait et se
sentait repoussé. Meilleur serait l'accueil, et plus empres-
sée la visite. Il retrouvait comme un emploi près de ces
humbles dont le souvenir le suivait dans le jardin ou dans
les champs. Deux minutes de compassion rachetaient pour
lui une heure inutile ; et à force d'occasions, qui sait si
tout son temps Daniel ne l'emploierait pas bien? Mais les
idées de charité, de bienfaisance ne lui venaient guère à
l'esprit en s'approchant de ces douleurs ; il était simple-
ment attendri devant elles, par habitude d'attendrissement:
son cœur réellement se fondait en délices, comme une cire
auprès de la flamme. Et il fallait des paroles comme celles de
la vieille Félicie pour ranimer au fond de lui la conscience
morale et chrétienne que ses actes n'impliquaient pas...
Lorsque Daniel, portant dans une serviette nouée de vieilles
petites bottines bleues et deux ou trois petits pantalons
défraîchis, tout cela repêché au fond du grenier par lui-
même, s'en vint frapper à l'heure du repas contre la
porte des Bécot, il sut que cela était bien, qu'il pouvait s'en
enorgueillir comme naguère de son dévouement envers
l'employé, et il montra plus d'assurance — non moins de
joie — à troubler la familiale tablée... On se levait, la mère
obséquieuse, le père défiant, les enfants étonnés.
— Ne vous dérangez pas pour moi, dit Daniel. J'apporte
les petites affaires... vous verrez à vous en servir...
La mère s'exclamait, le père mâchonnait.
— On vous remercie de bon cœur, monsieur Mellis...
Vous vous assolerez bien une minute...
Daniel s'assit ; c'était de stricte politesse; mais ayant
obtenu qu'on se remît à table. On parla peu : le mari écou-
tait. Entre deux phrases, les couteaux tailhiient d'énormes
bouchées de pain bis qui disparaissaient aussitôt. Daniel
s'attardait. Il remarquait le lit, le matelas à terre, le four-
neau bas, l'atmosphère morose. S'il n'avait dû manger
lui-même il serait resté là volontiers jusqu'au soir... Mais
il avait perdu sa matinée à guetter le retour de la femme
Bécot : l'après-midi appartenait à sa petite protégée de la
ruelle voisine.
LE CONSOLATEUR ^C'
Elle était seule encore. Daniel posa les hardes sur une
chaise; il y joignit aussi une pièce de cinq francs, prise sur
ses économies; l'enfant béait.
— C'est pour nous?
— Pour vous...
Elle n"v pouvait croire, ne trouvait pas un remerciement,
rougissait.
— Lorsque maman saura...
Daniel rayonnait de sa joie, et lui non plus ne disait
rien. Gauche, il partit. Mais déjà la petite courait chez la
voisine, la ramenait : c'étaient des exclamations.
— Voyez donc. Madame Goulet...
— Quel genre d'homme est-ce ?
— Une doit pas être loin.
— Attends voir...
La voisine pressait le pas. Daniel la fuit, mais il put lui
entendre dire :
— Eh! c'est M. Mellis...
D'émotion, d'orgueil, ses larmes débordèrent, maisdouces
ettièdes aux joues, ainsi qu'une averse d'été.
Le jour suivant, dès le matin, il commença son tour par
la ruelle. Il n'eut pas dépassé la première maison que déjà
sa présence était signalée. Une femme tirant de l'eau au
puits commun le reconnut de loin et prévint sa voisine ;
la nouvelle gagna : on eût dit un événement. Par la femme
Goulet, par Juliette Gras, par sa mère, on connaissait de-
puis la veille l'intervention charitable de Daniel. Qu'un
homme dans la force de l'âge, de bonne famille, de larges
rentes, et jusqu'ici complètement indifférent, vînt lui-même
apporter des secours dans des chaumières, c'est ce qui
semblait à chacun miraculeux ou ridicule. Tous n'y vou-
laient point croire, mais tous désiraient cependant voir
d'un peu près ce phénomène, non sans l'arrière-pensée
d'en obtenir quelque chose, eux aussi.
Or, le monsieur paraissait. En moins d'un instant, les
portes furent toutes garnies. Des femmes prétextaient
quelque occupation dans leur jardin ou dans leur cour
pour se trouver sur son passage ; d'autres se plantaient au
seuil, plus hardies ; beaucoup le saluaient. Sous tant de
a62 LA REVUE BLANCHE
regards sympathiques où il ne discernait aucune moquerie,
il se sentait un peu gêné, mais très flatté. 11 accentuait ses
saluts, il étudiait son maintien, 11 caressa un vieux roquet
qui venait lui flairer les jambes ; il sourit à un nourrisson
exposé dehors tout exprès. Enfin il trouva Juliette, don-
nant le biberon, maternelle, au petit de Mme Goulet. 11
s'arrêta :
— Ta maman n"est toujours pas là? (il fallait dire quel-
que chose).
— Non, Monsieur... Mais elle est bien contente, allez!
elle remercie bien... elle remercie bien...
— Et alors tu soignes le mioche }■
— Mais oui, Monsieur...
Une femme s'approchait.
— Et elle s'y entend, je vous jure, mieux qu'une grande
personne... Je sais ce que c'est, je suis nourrice...
Daniel s'était tourné vers elle, intéressé ; elle n'espérait
pas autre chose.
— Oui, je donne mon lait à un petit Parisien... m encore
j'étais payée î Les parents sont dans une mauvaise passe,
pour sûr... Mais pendant ce temps-là, c'est mon petit à moi
que je prive... Il n'y en a plus pour lui quasiment... tout
pour l'autre...
Elle se dandinait. Daniel crut devoir murmurer.
— Je ne vous oublierai pas, ma brave femme.
— Oh! merci bien, mon cher Monsieur... Je reste là...
la femme Bertaut...
Les voisins chuchotaient d'envie. Elle le mena jusqu'à
sa porte, voulut le faire entrer, mais il se récusa... Il n'eut
que le temps de s'enfuir pour ne pas éclater en sanglots
nerveux devant elle. Voici que le touchait sa propre cha-
rité, plus que la misère des autres, et qu'il pleurait de se
voir pleurer, simplement...
Comme il aurait aimé faire partager a sa mère la joie
neuve de son triomphe douloureux! Mais qu'avait-clle dit
à sa dernière confidence? il en craignit aussi un refus de
secours. Et donc il préféra se taire. Il préleva sur son
propre argent unepièce qu'il remit en personne à la femme
Bertaut. Elle geignit longtemps, la gorge nue. un enfant
LK CONSOLAI £1 11 jAi^
sur les bras... Un des jours qui suivirent, il connut la face
tannée de la \ieille mère de Juliette, la l'enime Gras ; un
autre, il s'entretint une heure pleine avec la le m me Goulet
qui ne demanda rien ; il revit les Bécot. Et peu à peu sa
vie nouvelle se formulait, s'équilibrait, se complétait.
Quotidiennement il entreprenait sa tournée : trouvait le
mo3'en chaque jour d'obtenir un bout de causette de cha-
cun de ses protégés. Puis, il rentrait chez lui. Mais les
haltes se prolongeaient ; d'autres gens se mêlaient à la
conversation pour attirer ses bonnes grâces. De vue ou bien
de nom il connut bientôt toutes les commères; s'il n'en-
trait pas partout, c'est que les avances manquaient ou qu'il
n avait pas su les voir. Mais dans ce coin se limitait sa
bienfaisance, son habitude et ses soucis. La monotonie de
l'hiver tranquille dans l'été naissant se continuait. Au lieu
de s'asseoir auprès de Lagarde au coin du feu. à pleurni-
cher, Daniel Mellis allait déporte en porte quêter une con-
fidence connue chez la Bécot, la Goulet, la petite Gras,
tous les jours régulièrement, et pour son esprit oublieux
c'était presque la même chose. Aux yeux de Mme Mellis, il
sortait plus, il mangeait mieux, il guérissait: de nouveau
elle respectait son silence.
CHAPITRE X
...DÈS LORS IL CONSOLA LA VILLE...
— Mais Daniel, c'est une vocation 1...
— Peut-être bien 1 répondit-il, crédule.
Mme Mellis n'avait point ignora longtemps la vie publi-
que de son fils. Ce qui se passait chaque jour dans la pauvre
ruelle aux Orties semblait trop extraordinaire pour qu'on
négligeât d'en parler. En plein lavoir, lieu de rendez-vous
des commères, les faits furent rapportés, commentés, et de
là semés par la ville.
— Hé ! la Richard! tu connais bien le fils Mellis...
— De nom! Mais je ne l'ai jamais vu, ma bonne...
— Tiens, je le croyais mort!
2G4 LA REVUE BLANCHE
— C'est tout comme... il se terre !... il fuit les gens...
— Un ours!
— l'n ours? F:uit-il qu'il ait changé ! Voilà qu'il ne quitte
plus notre ruelle I...
— Bah!...
— Pas possible !...
— Comment ça ?...
— Quand je vous le dis ! 11 passe son temps a se faire
conter nos petites affaires
— Ah! ah!...
— Il espionne, quoi!...
— Ne dites donc pas ça... C'est un brave homme...
— Alors... pourquoi qu'il se mêle de ce qui ne le re-
garde pas?...
— Voilà! il tâche à soulager le pauvre monde!...
— Oh : il dit ça...
— Et il fait aussi... je vous jure... Demandez donc à la
mère Goulet de qui elle tient son beau jupon !...
Les cris redoublèrent.
— C'est-v qu'il veut gagner ses faveurs?
— Ah! ah! ah...
— Il n'y songe guère... Et puis elle n'est pas 1a seule :
il donne partout oi^i il peut... A la petite Gras... à...
— M. Mellis ! clamait la Bécot survenue, il m'a déjà
habillé mes enfants î...
— Mais qu'est-ce qui lui prend?...
— Dame, ça le regarde...
— Il est un brin timbré...
— Il fait du bien, toujours...
Les langues décrochées, les bras s'arrêtèrent, on en per-
dit une journée ; mais le bourg sut.
On affecta surtout de rire. I^epèrc Bontemps,sur la place,
prit son parti.
— 11 a hérité du cœur de sa mère, s'écriait-il.
— 11 est temps qu'il le montre, répliquait-on.
Le cafetier nasillait.
— C'est une maladie qui sort passé trente ans...
— Faut croire.
Et le coiffeur :
LE CONSOLATEUR 2(>^»
— Un peu tôt pour être gâteux!
On disputa. De fournisseur à domestique, et de domes-
tique à bourgeois, la rumeur dépassant la rue, s'infiltra
dans les plus reclus intérieurs. La maison du faubourg fut
seule protégée. On crut que Félicie, au courant comme
aucune, volontairement s'en taisait: on respecta sa retenue.
Jusque certain matin où elle montra tant de surprise d'un
mot perçu à la boucherie en entrant, qile patronne, ap-
prentis et clients s'écrièrent :
— Vous ne savez pas, vous?
Et firent qu'elle sut. Chacun lançait son mot, ajoutait son
détail, renchérissait : elle n'entendait les moqueries. Les
bras nus, croisés, le garçon riait ; la bonne du notaire sem-
blait enthousiaste.
— Tenez, je l'ai vu encore hier au soir, avec le père et la
mère Henrot, sur leur porte...
— Et il leur offrait des secours? à des gens plus qu'à
l'aise?... la femme a une rente... Ah! ah! ah!
— C'te bêtise ! Y a cent manières de faire du bien. Il a
passé deux grandes heures à les écouter parler de leur fils,
le spahi... Il pleurait avec eux, autant qu'eux... — que m'a
dit la vieille...
— Il pleure comme il p
Un promxpt regard de la bouchère arrêta le garçon trop
tard : M. Mellis était une bonne pratique. ..Mais Félicie en
pleine extase répétait :
— Vrai?... Monsieur Daniel?... Pourquoi qu'il cache
tout ça?...
— Il est modeste...
Une vieille hochait la tête :
— Comment donc que ça l'a pris tout d'un coup... et si
tard?...
On ne répondait pas.
— Il aura fait un vœu, peut-être, souffla la sage-femme ',
dans nion pays, il y avait comme ça quelqu'un qui pour se
racheter d'un crime...
On protesta... Félicie revenait à elle .
— Dans le fond, ça ne m'étonne point. Ça n'est pas la
première fois que Monsieur est bon pour le monde...
•^t>l' LA REVU?: IJLANGUE
Il a eu un ami. M, Lagarde... — que sa dame est morte ici...
— Le Parisien !...
— Si je vous disais qu'il est resté des mois à le consoler,
ce pauvre homme... et tous les jours î des heures d'affilée...
il ne faisait plus que ça.
— Chacun prend son plaisir oii il le trouve, risqua de
nouveau le garçon.
— \'ous feriez bien mieux de servir, Auguste, cria la
bouchère irritée.
Les poids aux balances sonnèrent, le tranchet frappa, on
sortit. Et dès le lendemain, à qui voulait l'entendre, grave-
ment une bonne femme rapportait que M. Daniel Mellis,
nuit et jour, avait bu les larmes d'un sien ami, pendant
dix ans consécutifs.
Félicie revint au galop, négligeant toutes autres courses.
Mme Mellis l'excusa : à mesure que parlait la vieille ser-
vante, elle sentait au-dedans de soi entrer, s'étaler, se ré-
pandre comme un grand fleuve de blancheur. Sa foi chré-
tienne et sa maternelle tendresse s'exaltaient ensemble,
fondues, à voir s'incarner le ciel sur la terre. Et en qui? Elle
défaillait. En son fils ! en son propre fils! Au prie-Dieubas de
sa chambre sévère, en vérité elle jouit d'une <f autre > Vi-
sitation. De la maison du Cours aux chaumières voisines,
elle suivait le chemin de lumière, où, « désigné », Daniel
marchait. La joie désarmait sa raison jusqu'à lui refuser
un doute. Elle fut bientôt prosternée, et front, mains, ge-
noux contre terre, ne sut plus que pleurer vers Dieu sa
gratitude, intarissablement.
Midi sonnait. L'entour des yeux rougi, elle s'avança
dans la salle, toucha sa chaise... Daniel, assis déjà, la
vit... 11 se tourna vers Félicie. Et hi vieille n'eut qu'une
phrase :
— On peut dire que vous êtes un saint. Monsieur Da-
niel!...
11 balbutiait, n'osait ramener vers sa mère son pauvre
regard larmovant.
— Oh ! Madame sait tout! ajouta Félicie.
Alors, leurs yeux se rencontrèrent... Ils se sourirent pour
n'éclater point en sanglots.
LE CONSOLATEUK ■-:'>7
— On ne parle quasiment que de ça dans Argentières !
— Et je suis la dernière a l'apprendre, Daniel?.,.
— Pardonne-moi... je... j'avais peur que tu te moques...
— Me moquer?... Ah ! parce que j'ai ri l'autre fois à pro-
pos des Bécot?... mon grand fils? — Mais savais-je?...
pouvais-je deviner...?
— Monsieur devient célèbre, tout simplement...
Il l'ignorait encore. On lui raconta donc la scène de la
boucherie parle menu et sauf les rires. Il écouta. L'orgueil
flatté lui renaissait qu'il avait un jour senti naître parmi
ses amis de la ruelle « tous devant leur porte pour lui >.
A s'apprendre « l'objet de la rumeur publique » il éprou-
vait une ivresse d'enfant. Les mots allaient. Il ne s'en éton-
nait plus guère. Dans un encens bleuté s'égarait son esprit.
Et quand Mme Mellis transportée s'exclama haut :
— Mais, Daniel, c'est une vocation!
— Peut-être bien, répondit-il, crédule.
Comment ne pas s'accommoder de ce qui expliquait si aisé-
ment ses actions? D'instinct, il avait, sans nul doute,
obéi à quelque principe supérieur; sa mère le disait, si per-
suasive :
— Après tout, tu ne fais que poursuivre ta voie, celle
où t'engagea Lagarde jadis... Il ne s'agissait point d'une
affection passagère, particulière : on en peut juger main-
tenant. Lorsque je songeais, à part moi, au fier souvenir
dont ce sacrifice embellirait toute ta vie, j'étais bien en
deçà du vrai! Mais quoi? Allais-je supposer que, sans souci
de la personne, tu te dévouais pour te dévouer, mon Da-
niel?— car c'est ainsi...
Il approuvait. Et Mme Mellis de voix claire :
— Avoue-le donc ! Tu n'aimais en Lagarde qu'un homme
malheureux...
— Ma foi...
— Tu le sais là-bas consolé, sans peine et sans besoin,
et sitôt tu l'oublies... — pour spontanément reporter ta
compassion inutile sur de plus pressantes misères, que tu
te mets à découvrir jour après jour...
Un temps, ils s'attardent tous deux à l'agréable vision
de si lucide destinée, puis de nouveau :
iGS ' ■ LA REVUE DLANCIH:
— Un bien vilain quartier que tu as choisi là!... Mais
que t'importe ! Tu vas. tu viens, te prodigues, te multi-
plies... c'est merveilleux... Tant de gens se disent charita-
bles qui donnent à un seul afin d'avoir le droit de refuser
à tous les autres !
Et elle concluait :
— Je te comprends bien, à présent.
Mieux certes que Daniel ne s'était jusqu'ici compris lui-
même : car il évitait désormais de s'examiner, laissant faire
la vie, l'habitude et le reste. Sa mère avait parlé, il retrou-
vait la conscience... — Elle se penchait, fascinée par ce
cher visage qui avait tout perdu delà franchise d'autrefois,
et dont l'humilité — presque niaiserie — lui semblait le
signe du ciel. Et elle murmurait :
— Je n'ai pas assez cru en toi, mon Daniel! ton silence
m'a bien punie ! promets que tu recommenceras quand
même à tout me dire...
On pleura; il promit et sur le champ tint sa promesse...
— J'ai rencontré le père et la mère Henrot ce matin. Ils
n'ont encore pas de nouvelles de leur garçon... Ils se dé-
solent...
C'était sa dernière aventure, elle lui tenait le plus à
cœur ; il se complut à la revivre à la salle familiale : il n'au-
rait plus rien à cacher désprmais... Et donc, ouvertement,
il regagna sa ruelle aux Orties pour au dîner en dénombrer
les habitants devant Mme Mellis attentive... La nuit, dans
un rêve qu'il eut, il se vit ceint d'une auréole, sur une
foule.
Mais rien ne fut changé de ses occupations, sinon qu'il y
vaqua plus grave.
— Ça va chez vous, Madame Bécot?...
Puis :
— Encore seule, ma petite Juliette, où est la maman?''
Alors :
— Bonjour, Madame Goulet... votre petit a donc toujours
la cholérine?...
Et pour finir :
— Une lettre du fils, père Henriot?
Il faisait sa tournée complète tous les jours, fidèle à ses
LE CONSOLATEUR 269
premières sympathies, plus accessible à de nouvelles. Sa
mère, digne de lui, prêchait :
— Ah ! mon enfant, ce n'est pas la douleur qui manque
en ce bas monde... Le plus souvent, elle se cache; il faut
savoir la découvrir...
Il cherchait donc. A s'approcher des rares pauvres de la
ruelle qui ne l'avaient encore sollicité, il mettait moins de
temps et de délicatesse... 11 savait apporter quelque chose
d'irrefusable et l'offrait mieux. Il n'attendait plus laparole,
l'avance, la circonstance qui lui permissent au passage d'en-
trer en conversation... Un geste, un salut, un regard, l'ex-
pression d'attente d'un visage, et vite il <'< répondait ».Sapa-
.role s'adoucissait, il avait des gestes de prêtre ; la foi de
Mme Mellis le pénétrait à ce point de sa vocation qu'il vi-
vait dans la crainte perpétuelle d'avoir négligé une invite
sur son chemin — chemin d'ailleurs toujours le même. Et
comme grandissaient les jours, comme, sa tournée achevée,
voici que lui restait une heure de loisir, alors, il ne se put
résignera perdre cette heure. L'idée le talonna, nouvelle,
de dépasser le cercle de ses charités. Au lieu de rêver, il
rôda. Le souvenir confus d'une récente promenade l'éloi-
gnait encore de la grand'rue; mais il se glissa à l'entour,
aux ruelles délaissées, aux allées du mail, partout où il ris-
quait de rencontrer quelqu'un de solitaire à consoler peut-
être... A la tombée de la nuit, l'œil aux aguets, le cœur
rapide, il passait seul, silencieux, prêt à s'émouvoir de
n'importe quoi. Des messieurs saluaient, des mendiants ne
répondaient pas ; mais rien n'atteignait son courage. Un
matin, derrière l'école, sa pitié, alors sans emploi, le porta à
intervenir dans une bataille de gamins oii le plus faible at-
trapait tout. La troupe s'était dispersée, il voulut consoler
le petit resté seul, en larmes. Mais celui-ci se redressa, le
reconnut, et partant *d'un éclat de rire, rejoignit aussitôt
ses camarades en criant :
— C'est le toqué !
On rit. Aux pieds de Daniel deux cailloux tombèrent. Il
s'éloigna, bouleversé de l'incident.
— Des rires, des moqueries, des pierres... à moi... moi...
le consolateur...
..7t. LA REVUE BLANCHE
Les pleurs qu'il répandit lui furent, cette fois, doulou-
reux, et il eut un doute. Mme Mellis le remonta.
— De méchants garnements 1 Ah ! tu te heurteras à d'au-
tres incompréhensions, mon Daniel... et de pires... Celui
qui pratique le bien doit s'armer de patience, d'indifférence et
de mépris...
Ehl Daniel était décidé à souffrir les persécutions comme
il jouissait des louanges, puisque '< cela » rentrait dans son
rôle, tout comme <?. ceci >/. Au soir il rôda de plus belle.
Même il en vint à se souhaiter l'ironie des commerçants sa-
tifaits de la ville et n'attendit plus qu'une occasion de re-
paraître devant eux.
Dans le courant de la semaine, une des pauvresses de la
ruelle, la femme Gois. entraîna Daniel en plein cœur du
bourg, chez sa sœur malade. Il feignit d'écouter sa plainte
ressassée tout le long de la grand' rue oii sa propre venue
faisait sensation. Il allait rouge et 'gauche, ému, appréhen-
dant le ridicule et appelant la sympathie. Bientôt, ua feu
vraiment sacré brûlait en lui, attisé par chaque regard, ac-
ti.vé par chaque présence ; ces gens étaient des gens simple-
ment; leur parlerl leur parler! amis ou hostiles 1 Mais il
fallut tourner. L'impasse du Marais empestait de toutes ses
portes; il v faisait obscur, on y frôlait des êtres vagues ; et
non plus remarqué, dévisagé, Daniel haletait de bonne
épouvante... 11 gravit comme il put un escalier sans rampe,
il fut dans une alcôve noire. Auprès d'un lit où la sœur de
la femme Gois poussait de grands soupirs en se tenant le
ventre. Chacun lançait son mot sur le mal.
• — Mais... le médecin?...
— Mon bon Monsieur, il n'est pas pressé daller chez les
pauvres... On l'a cherché hier au soir... il ne vient pas...
— J'y vais... j'y vais... Je le ramène, ditDaniel.
Et il relraversa la grande rue, sans voir... Peu après la
mort de Mme Lagarde. un médecin plus jeune avait rem-
placé l'ancien ; coiffé d'un chapeau gris lavé d'averses, dans
un complet noir étriqué, il accompagna Daniel en silence :
il venait de rentrer... II palpa, réfléchit, tut son diagnostic,
ajouta :
— Diète absolue...
I.£ CONSOLATEUIl ^71
— Toute faible comme ça I s'exclamait l'entourage.
— Il faudrait, si possible. la soutenir avec du Champagne...
Mais, hélas !.,.
— Elle en aura, dit Daniel.
En sortant, le docteur Beau eut un soupir.
— Cela vous touche, cette misère? hasarda Daniel.
— En pouvez-vous douter... Ce n'est pas l'habitude pro-
fessionnelle qui suffit à éteindre la pitié chez quelqu'un de
cœur... Mais il faut bien vivre... On va d'abord à ceux qui
pourront vous payer... On vous a mal parlé de moi, Mon-
sieur Mellis?...
Daniel le vit lui-même pitoyable, bon mais nécessiteux.
Comme on se séparait :
— A l'avenir, docteur, ne faites pas de différence et pré-
venez-moi... Nous réglerons cela ensemble... Et ainsi vous
ne perdrez rien...
M. Beau neut pas le temps de répondre à cette proposi-
tion singulière. Daniel entrait à la pharmacie dans un nuage:
il eût offert un million, tout sens lui échappait de la réa-
lité terrestre.
Il goijta l'odeur balsamique des plantes qui mêlait à l'air
renfermé une tiédeur de maladie, s'enquit de l'état sani-
taire et reçut les médicaments. Il les déposa sans monter et
revint encore, deux noires bouteilles aux bras, poussié-
reuses, qu'il avait dénichées dans le fond de sa cave : car
défunt M. Mellis père autrefois aimait le bon vin. Dans
cette compagnie il apparut cocasse, mais il avait d'autres
soucis. Le Champagne versé, il ne put sortir de l'impasse
sans qu'une commère avisée eût forcé sa compassion. Il
était tard. D'ici la nuit, aurait-il encore le temps de voir
ses protégés de la ruelle ? Tiraillé entre deux désirs qu'il
prenait nécessairement pour deux devoirs, il s'excusait et
payait largement sa hâte.
— Voilà une journée complète, s'écriait Mme Mellis.
Sa fatigue en était la preuve : mais Daniel ne se plaignait
pas.
Dès lors, il consola la ville.
Il venait le matin prendre des nouvelles de sa malade. Il
assistait l'après-midi à la visite du docteur. D'ordinaire ils
a-'^ LA REVUE BLANCHE
sortaient ensemble. Sensible à la douceur de Daniel,
M. Beau se laissait aller à lui parler quelque peu de sa vie;
il lui découvrait son dégoût moral, sa gêne matérielle, son
labeur pénible... Ce fut un protégé de plus auquel il n'eût
pas manqué d'accorder le quart d'heure de conduite quo-
tidienne... Et cependant son temps devenait précieux; sui-
vant une progression fatale, un envahissement qu'il ne
repoussait pas, ses pauvres augmentaient dans le quartier
de la malade au point de dépasser bientôt en nombre les
anciens protégés du faubourg et de la ruelle, qu'il n'eût
d'abord pour rien abandonnés. Il criait en passant :
— Rien de neuf?... Adieu ! Je nie sauve !
Mais du moins il passait. Les discours de sa mère, les
rencontres de chaque jour alimentaient une tendance ap-
paramment naturelle, qui menaçait pourtant de tourner en
manie et de perdre toute valeur. Un acte en provoquait un
autre, un mot un mot, un don un don, et sans arrêt. Peu à
peu il avait comblé les sombres vides de sa vie ; désor-
mais pleine, il l'encombrait. Comment refusera l'un ce
qu'il accordait à l'autre? Allait-il donc oser choisir? Mais
chaque cas était le même à ses yeux sans discernement; le
désir de se répéter le possédait ; chaque cas déclenchait
chez lui le même geste. Dans la frénésie des douleurs sa
charité prenait un aspect frénétique. Au nom de quoi agis-
sait-il? — plaisir, habitude, devoir? — Il agissait.
Accoutumés à lui, les marchands de la grand'rue avaient
été tôt désarmés par sa persistance. Ils l'approuvaient déjà,
l'estimaient, l'admiraient. Le boulanger Varin donna l'exem-
ple en descendant ses trois marches d'une enjambée pour
lui tendre la main.
— Et cette malade. Monsieur Mêllis?...
— • Laquelle?...
Il y en avait maintenant plusieurs. Varin précisait.
— Pas plus mal...
D'autres commerçants s'approchaient, des artisans, van-
nier, cordonnier, serrurier, tous respectueux, polis et sin-
cères, tous curieux aussi... Mais Daniel parla peu. Sur le
thème obligé il préféra laisser broder la compagnie. Comme
il était question des pauvres ;
LE CONSOLATEUR ^n'i
— L'argent ne fait pas le bonheur, dit le serrurier, sen-
tencieux.
Daniel prêtait Toreille.
— Tenez, le bijoutier...
Sa femme l'avait lâché, l'autre semaine : il l'avait crue
fidèle...
— Et le marchand de grains...
Un coup sur le blé le ruinait ou presque. Daniel voulut
les adresses, les noms, puis il se tut et partit, froid et
vague.
— Il est tout de même un peu drôle, hasarda le vannier.
— Je voudrais vous y voir... avec tant de soucis en
tête...
Outre les anciens, c'étaient les soucis neufs, du bijoutier,
soudain, du grainetier, du faubourg d'Ile, quartier de l'u-
sine et des mariniers que découvrait seulement Daniel à la
faveur d'une recherche... Ce long détour l'avait tant retardé
qu'il dut renoncer à voir les Henrot pour ce soir. ..Le dîner
était froid : lui, par contre, suait.
— Ne va pas prendre mal, mon Daniel...
— Point de danger...
Y eût-il eu danger, qu'il fût allé de même. 11 ne lui man-
quait désormais que le souci de santé.
Le faubourg d'Ile dut encore compliquer sa tâche. Il
chargea la Bécot de l'excusera la ruelle, et partit dans la
vision qui primait toutes à cette heure, du quartier char-
bonneux de misère enfumée bâti à l'occident du bourg.
D'emblée, en conquérant, il pénétra dans cinq intérieurs,
sous un prétexte... Il écoutait des plaintes plus cruelles,
promettait des secours plus gras, répétait le nom en pen-
sée pour le bien retenir... Et si défaillait sa mémoire!...
Débordé de subits devoirs, il résolut de se munir dans ses
tournées d'un crayon, d'un carnet; il en fit dès le soir emr
plette, et sitôt rentré, triomphant reconstitua la liste impo-
sante de ses pauvres du jour, inscrivant pour chacun en
marge la somme qu'il lui destinait. Ses économies person-
nelles étaient de longtemps épuisées:
— Voilà encore ce qu'il me faut, dit-il à MmeMellis, sur
le ton le plus naturel du monde.
18
27^ LA REVUE BLANCHE
Elle réprima mal un geste, mais aussitôt :
— Bien, Daniel...
Pourquoi aussi l'avoir encouragé dans cette voie? Elle
devait donner. Sans doute il prodiguait un peu l'argent.
Mais on ne mettrait rien de côté cette année dont augmen-
ter le capital. La bonne ménagère renonçait à cette habi-
tude non sans un serrement de cœur. Hélas ! elle ne con-
naissait point encore les notes de médecine et de pharma-
cie qu'on ne payait qu'au jour de l'An. Et Daniel donnait
et donnait, ignorant du prix de l'argent, sans prudence...
Pourtant Mme Mellis s'inquiétait à la longue. De faux
pauvres devaient se moquer de son fils, abuser de lui par
des larmes feintes. Elle le préviendrait... Mais au moment
de la prière elle se repentait de ces sagespensées, suppliant
Dieu de la faire digne de son fils en amour et en désinté-
ressement. Un jour elle insinua malgré elle :
— Tu es sûr que Ton ne te trompe pas?...
— Me tromper?... Qui ça?...
— Mais... tes... connaissances?...
— Comment, ces pauvres gens?...
Devant la stupidité incrédule de ses yeux grands ouverts,
elle n'insista point, afin de ne le pas troubler dans sa tâche
folle et sublime...
De faubourg à faubourg et d'impasse à ruelle, Daniel
courait toujours... Dans la ville d'Argentières, qui n'avait
pas sa peine et son souci ? 11 fréquentait chez le bijoutier dé-
laissé, au glas rvthmique des horloges, chez le grainetier,
semant des soupirs, comme des pièces chez les pauvres...
Où il était entré déjh. il retournait par habitude ; où il n'é-
tait encore entré, il pénétrait par besoin, et sa famille s'aug-
mentait de quelques membres. Toutes les sympathies main-
tenant évidentes des gens notables du pays, il les attribuait
à quelque mal secret qui avait besoin de son baume. Dans
le moindre bonjour il percevait 1' ';'. allusion ;/, attendait:
point de confidence...
— Ont-ils peur de se confier? songeait-il. A une autre
fois.
Mais apprenait-il de l'huissier qu'il partait dans les envi-
rons pour opérer une saisie, qu'il s'écriait :
LE CONSOLATEUR ^75
— Non, restez! je paierai...
Et Thuissier n'étant guère riche, il le dédommageait en
outre. Certain midi, il traversait la place quand de l'église
un convoi funèbre sortit. Un drap blanc recouvrait une
courte bière portée sur un brancard : suivaient le prêtre,
un enfant de chœur, la mère en grand deuil, deux vieilles à
châle. Daniel s'était découvert au passage. Il ne connais-
sait point le mort, ni ses parents ; quand même, il se sentit
le devoir d'être ému, et le fut "vite ; sa pensée escortait de
loin ce triste cortège et voici que ses pas, sans qu'il s'en
aperçût, à leur tour suivaient sa pensée, lents, puis accélé-
rés, impatients, fébriles ; il avait rejoint la petite troupe le
long des tilleuls, avant le détour ; ainsi, derrière les vieilles
femmes, il monta jusqu'au cimetière religieusement... Eh!
qu'importait le négligé de son costume : à la sortie, il vit
couler beaucoup de larmes à travers le crêpe d'un voile et
prodigua l'effusion. Ce fut le même jour qu'un vieux capi-
taine en retraite, las d'être abordé par lui sans raison, faillit
lui chercher une affaire. De quoi Daniel Mellis ne se douta
jamais...
11 l'avait laissée loin, la tranquillité attendrie que, faute
de Lagarde,lui devait naguère assurer la compagnie quoti-
dienne de cinq ou six pauvres gens... Quel sourd instinct,
qaelles mystiques influences, quelle faiblesse surtout avait
pu l'entraîner dans ce tourbillon. Ah! Daniel agissait d'au-
tant moins qu'il s'agitait plus. Il était poussé, attiré, porté.
L'idée l'arrachait de son lit dès l'aube, le jetait dans la rue;
il venait à table en retard, il en partait trop tôt, ne reposait
un peu que pour fatiguer davantage. La coqueluche sévis-
sait ; l'Assistance avait refusé cinq pauvres ; la Bécot vou-
lait divorcer, le bijoutier cocu hésitait à revoir sa femme...
Et chaque jour plus inconscient, plus sûr de lui, à tout ha-
sard Daniel donnait, consolait et conseillait même. Mira-
cle ou volonté! souvent il tombait juste. Sa renommée en
grandissait et en même temps son ardeur. Le lourd été de
feu, de sueur et de poussière ne parvenait point à le ra-
lentir...
Car le bourg à peine conquis, les champs s'émurent. Le
nom de Daniel à courir les marchés du bourg se répandit
2-6 I^A REVUE BLANCHE
■ /
dans les hameaux et dans les fermes. Les paysans espéraient
chaque fois le voir dans la grand'rue ou sur la place, et
parmi la foule des vendredis, ils le cherchaient curieuse-
ment. Certains, mendiants de profession ou de nature se
faisaient désigner la maison du faubourg et allaient sonner
à la porte. M. Mellis n'était point là. Mais Mme Mellis, en
son nom, donnait une légère aumône,. , On le sut ; on vint
davantage, et Félicie exaspérée par cet incessant carillon
faillit décrocher le battant, sans mot dire... Daniel ignora
ces visites ; sa mère croyait avoir accompli son devoir en
accueillant ainsi les pauvres de passage ; et il s'en trouvait
d'autant allégé... Un soir de marché, il rentra tout som-
bre...
— Ma bonne Félicie, vous ne m'avez pas dit qu'on était
venu pour moi ce matin...
La vieille servante avait ouvert vingt fois dans la jour-
née ; sa mauvaise humeur éclata :
— S'il fallait vous dire tous ceux qui viennent I
Elle se trahissait.
— Comment, tous ceux?...
— Elle exagère, reprit Mme Mellis... Un malheureux de
temps en temps... que je soulage... Je ne voulais pas t'en
parler... tu en as tant d'autres...
— Je veux savoir... Si ! si! je veux savoir, dit-il ; jetrou-
verai le temps... Prenez leur nom et leur adresse... à l'a-
venir... Vous m'entendez...
— Nous t'obéirons, Daniel...
C'était la volonté de Dieu sans doute. Elle se coucha ré-
signée, lui soucieux. Jamais elle n'avait mené si triste vie.
A mesure qu'avait augmenté sa tendresse pour le héros in-
soupçonné qu'était son fils, elle avait vu ce fils s'écarter
d'elle, absorbé par les dévouements auxquels elle l'encou-
rageait... De lui que restait-il pour elle ? Seuls, des repas
irréguliers ou écourtés les rapprochaient. La voyait-il de
l'autre côté de la table, qui attendait vainement un regard?
Elle était bien aussi pitoyable que d'autres ; mais il s'ou-
vrait à toutes douleurs sauf aux siennes... Elle cultiva sa
piété, alla plus souvent à l'église, tâcha de chrétiennement
se réjouir de ce qu'elle eût humainement pleuré. La piété
LE CONSOLATEUR 277
l'-aveugla sur la déchéance physique qu'insensiblement su-
bissait son fils naguère encore si robuste. Et comme il en-
treprenait de porter sa compassion au-delà des faubourgs
à travers la campagne, pour un surcroît de fatigues peut-
être fatal, elle ne songeait dans sa solitude prochaine qu'à
prier mieux.
A la femme Pitois, éconduite par Félicie, Daniel en plein
marché avait promis une visite. Elle habitait aux environs,
à Villeseine, elle avait deux enfants malades à la fois.
Donc, dès cinq heures, Daniel était debout, courait aux
carrières, se faisait atteler la jument grise au tape-cul et
fouettait... On ne l'attendait point si tôt ; les enfants nulle-
ment malades jouaient déjà et la mère taillait la soupe lar-
gement... Heureusement Daniel plaignait de confiance; il
accepta les boniments, trouva l'intérieur rustique, promit
des chaussettes et du quinquina. . .Quant il sortit, ils étaient
vingt groupés autour de la voiture... On comptait donc sur
lui ici, ailleurs, partout? Mais les devoirs précis du bourg
le réclamaient... Une autre fois... une autre fois... 11 re-
tourna... Il dut pourtant dans Argentières accélérer un peu
le pas pour rattraper le temps perdu.
A dater de ce jour, Félicie eut de quoi se plaindre...
M. Mellis était allé à Villeseine : il y reviendrait bien, et
comme à Villeseine dans d'autres hameaux alentour... On
vint exprès le demander de là et de plus loin... En raison de
l'épidémie le bourg l'absorbait trop, il « remettait » tou-
jours ; tant qu'à la fin de la semaine il fut pris comme de
vertige devant la liste déjà respectable de ses obligations
non remplies... Il avait promis, il fallait tenir ! et aux qua-
tre coins du canton !... Mais quand?.
— Eh! dimanche...
— Tu n'y songes pas, Daniel... Ton seul jour de repos...
Le Créateur lui-même...
Daniel l'interrompit : il irait. C'en était fini des déjeu-
ners un peu prolongés du dimanche et du tour de jardin
que Mme Mellis obtenait plus difficilement chaque se-
maine. Son fils, en campagne, mangerait à l'auberge ; où?
n'importe !... Sur la nappe blanche, son couvert à elle fut
2^8 LA REVUE BLANCHE
solitaire ; elle venait de la messe, elle irait aux vêpres Ta-
près-midi. Vers les deux heures, quelqu'un sonna.
— Encore un pauvre...
Elle se dérangea pour elle-même ouvrir, et se trouva
étonnée, émue et flattée en face de M. le doyen qui venait
lui rendre visite.
La politique s'en mêlait. Les deux partis qui se dispu-
taient Argentières, celui des cléricaux et celui des libre-pen-
seurs, admiraient, jalousaient le crédit populaire de l'indé-
pendant Daniel. Sa mère était catholique fervente, lui ne
pratiquait pas : chacun des deux partis pour cette raison
ou pour l'autre résolut de l'accaparer. L'abbé Guzien, an-
cien chanoine destitué de la cathédrale de Chartres, homme
ambitieux et prompt à l'action, s'avança le premier. Il de-
vait attacher à la cause de la religion ce vrai héros de cha-
rité chrétienne, pour qu'il parût à tous agir sous l'inspira-
tion de Dieu. Il parlait bien et le savait ; il parla mieux
que de coutume, rejetant en arrière d'un geste de la main
sa noire et lourde chevelure.
— Votre fils est un saint. Madame, affirmait-il.
— Oh ! Monsieur le curé...
— Un saint, je le répète... Quelle âme,, quelle ardeur...
Tout le bourg en est remué... Et nul doute que son exem-
ple ne retentisse heureusement en des cœurs satisfaits, en-
gourdis dans l'indifférence du siècle.
Mme Mellis, confuse et contristée, ne savait que ré-
pondre.
— Oh! Monsieur le curé...
Enfin il se leva, disant :
— Excusez-moi... Je tenais seulement, madame, à assurer
M. Mellis de ma simple admiration... Vous lui en trans-
mettrez l'hommage en lui disant quel regret j'eus de son
absence... Mais peut-être puis-je espérer le rencontrer
un autre jour?...
— Il sera très heureux, sans doute... Mais toujours en
chemin, à peine si je le vois moi-même...
Le ton semblait amer. Le doyen répondit :
— Notre Seigneur est avec lui, Madame...
Elle le crut.
LE CONSOLATEUR ^79
Cependant, depuis le matin, Daniel Mellis poussait sa
bête de village en hameau par des chemins d'ornières...
Un gars de la ferme l'accompagnait, savant des noms, des
directions et des distances La voiture mal suspendue les
secouait d'autant plus qu'ils allaient plus vite, et Daniel
avait hâte... Il descendait d'un bond, remontait aussitôt et
reprenait les guides... Mais, limité à ses promesses, il lais-
sait partout des regrets... Un enfant, un vieillard, une
femme sur leur porte, c'en était trop pour le combler de
désespoir.
— Je devrais m'arrêter, songeait-il, ils m'attendent...
— Voici qu'il est quatre heures, disait le gars, si nous
voulons revenir par Chaumelles en traversant Blaye, il ne
faut pas nous amuser...
— Est-ce si loin?...
Daniel étourdi par le vent, l'émotion et l'impatience ren-
dait les guides et tirait son carnet... Ces visites précipitées
à des gens qu'il voyait pour la première fois, brouillaient
le peu de notions claires qu'il conservait dans sa pauvre
tête affaiblie... Il avait beau torturer sa mémoire, il nepar-
venait pas à faire correspondre les visages avec les noms...
Des surcharges cachaient ses listes... Qu'avait-il promis
là? — Quoi ici?... Il appréhendait quelque erreur... A qui
le jupon? à qui les lunettes? Car ce n'était encore qu'une
tournée de dons; les campagnards goûtaient peu les « pa-
roles// nues... 11 eut de grandes inquiétudes... Un arrêt
chez un 'rJdiot />, le consola. Des lieues, encore des lieues
de bois, de labours et de betteraves, des traversées de vil-
lages endimanchés. Ainsi Daniel eût fait en entier le tour
du canton, avec la même griserie que le tour quotidien du
bourg. Le soir humide et froid le surprit sur la route et
toute la nuit il sentit son corps.
Quand il apprit que le curé était venu — s'il ne venait
pour rien d'autre que le connaître ! — il dit regretter etn'v
pensa plus : la pourpre santé de ces deux joues roses lui
déplaisait assez et il flairait en tout prêtre la concurrence.
Sa semaine fut très chargée, son dimanche un peu moins;
ayant visité trois villages il put déjeuner au faubourg ;
comme il se levait de table, on sonna : le doyen revenait,
a8o LA REVUE BLANCHE
sûr de trouver son homme. Daniel se montra poli, distrait,
neutre ; Téloge le toucha, mais il pensait le mériter. L'abbé
en moins de cinq minutes eût su le conquérir : dès l'abord
il l'avait jugé. Cet apôtre n'était qu'un faible ; il n'allait
point tout seul, point sans qu on le menât : habitude, sug-
gestion, les deux peut-être. L'abbé Guzien était habile à
suggérer. 11 prit et garda la parole durant presque tout
l'entretien; il célébra la charité que même il s'abstint de
nommer chrétienne, il rappela quelques citations des
Pères — oh ! sans les leur attribuer, — quelques traits de
grands Saints — comparaison flatteuse — ; il ditunnioides
pauvres de l'Église et s'en tint là. 11 laissait Daniel non
troublé, séduit, plus éclairé qu'avant sur sa destinée mer-
veilleuse, et bientôt désireux de le retrouver. Huit jours
après, en pleine rue, Daniel l'abordait le premier. Le con-
solateur était las : la défaillance de son corps peut-être al-
lait gagner son âme, et il profitait en passant du nouvel
appui moral que son inconscient instinct devinait en l'abbé
Guzien, sûr et ferme. Celui-ci l'interrogea gracieusement
sur les dernières infortunes allégées, il connaissait l'ouvrier
de la sucrerie qui s'était calciné la jambe l'autre jour : Da-
niel avait de meilleures nouvelles.
— Comptez sur moi. Monsieur Mellis, ce que mon mi-
nistère m'appellera à découvrir vous sera signalé de suite,
ajouta le curé, si vous avez du moins le temps de vous oc-
cuper de mes pauvres...
— Vos pauvres sont les miens...
Us promirent de se revoir.
Mais déjà le bruit courait par la \iUe de leur récente
amitié ; il y eut des conciliabules, les radicaux s'inquié-
tèrent ; sur quoi on décida d'en avoir le cœur net. Et le
matin Daniel trouva devant sa porte, comme fortuitement,
un membre du conseil délégué par les autres membres
pour s'enquérir de ce qu'on nommait couramment la con-
version du héros. Il en tomba des nues...
— Mais je le vois... comme je vous vois, répétait-il,
c'est un brave homme, ce curé, c'est un brave homme...
Le conseiller s'en revint rassuré, mais il ne rassura per-
sonne.
LE CONSOLA.TEUR 281
— Me convertir?...
Dans sa terreur de l'inconnu, Daniel jura d'éviter le
doyen à toute rencontre. Au journal le plus « avancé » du
département il eûtpu lire la semaine suivante sous le titre
de Un Saint laïque, un article le concernant où Ton usait
de son exemple pour arrachera la« prêtraille » le monopole
exclusif de la consolation. Daniel ne lisait point les feuilles
et ne pouvait s'inquiéter plus d'un quart d'heure de ce qui
n'était pas sa fonction. Il revit le doyen, il visita le maire
pour une question d' ^c assistance municipale » assez déli-
cate à trancher. Ignorant des partis, des rivalités et du rôle
qu'on voulait lui faire jouer, il fraternisait avec tous, sans
préférence. Seul, à force d'habileté, l'abbé Guzien progres-
sait dans sa sympathie.
Daniel chassant, l'abbé rabattait le gibier ; il venait si-
gnaler les pauvres ; souvent Mme Mellisle recevait ; il for-
tifiait sa foi et sa douloureuse patience de quelques mots
chrétiens; sitôt Daniel rentré, il se taisait sur Dieu et sur
le dogme. Un soir, craignant de rester seule, elle le retint
à dîner, mais son fils ne parut ni surpris ni fâché de trou-
ver le prêtre à sa table. Il venait d'assister à l'agonie tra-
gique d'un enfant pris de croup, étouffant, violet. Sa dou-
leur osa s'exalter sous la lampe.
— Tu n'as rien attrapé, au moins, mon Daniel?
— Saint Louis secourait les lépreux... faillit-il répon-
dre , . .
Une atmosphère plus mystique les enveloppait ce soir-là.
chaque mot du doyen, chaque mot de la mère, sous-enten-
daient le nom sacré de Jésus-Christ. Le doyen le prononça,
même. Et dans l'élan de l'éloquente période, Daniel qui
l'entendit ne le remarqua pas. A l'idée d'une <k vocation»,
l'idée d'une <5c mission >/ succédait, plus religieuse. Envoyé,
désigné, Daniel voulait bien l'être, à la condition d'ignorer
« par qui » cependant, ou du moins de tout seul l'appren-
dre. Sa foi grandissait imprécise encore — oh ! point en
Dieu! — en lui-même sans doute, avec les jours, les dé-
vouements Qt les discours...
Et l'automne quittait l'été, touchait l'hiver... Et plus
pressantes, mieux fondées, de la campagne refroidie les
282 LA REVUE BLANCHE
plaintes arrivaient au bourg... Et comme sans se lasser,
sans le lasser, tout Argentiôres avait usé déjà de Daniel, la
campagne exigeait son tour et l'obtenait vite... Dès quil
apparaissait, tout ce qui croupissait ou vivotait de misérable
aux fermes, aux hameaux, se levait devant lui. Il venait
pour une famille, dix l'assaillaient et l'imprévu de ses ren-
contres mangeait le temps trop précieux de chaque jour. Il
affectait à son service le cheval du cabriolet, cédé par le
métayer des Carrières ; il le lassait tous les deux jours, et
devait entre temps louer quelque équipage; faute de quoi,
à l'insu de sa mère, il partait à pied, par les champs. Le
vent gonflait ses vêtements et faisaittournoyerles feuilles;
les labours durcissaient, toute sève semblait tarie... N'im-
porte! il ne déjeunait plus à la maison; quand il s'y mon-
trait vers midi, c'était pour avaler gloutonnement sans boire,
ou grignoter du bout des dents un morceau de pâté, de
viande froide ou' de fromage... Mais il fallait, partir... Le
soir seulement il rentrait, vers huit heures, à la ténèbre,
mort de fatigue, froid et sans faim; il se chauffait un quart
d'heure et gagnait son lit... Que pouvait-il contre sa fré-
nésie? La vie l'emportait, trépidante ; eût-il donc préféré
mourir? Non! Si, la nuit, lui échappait un cri d'angoisse,
une rumeur de peuple aussitôt le couvrait... Il ne s'enten-
dait passe plaindre; il ne se voyait pas faiblir. Comme il
bravait le froid, la neige, les miasmes, lui-même se bravait,
détestant son repos, son sommeil et sa nourriture. A force
d'être las, il se fût cru sans corps : et rien ne peut lasser
une « âme //.
Un soir, Mme Mellis ne le reconnut plus. Elle avait trop
fermé les yeux dans l'acceptation, la crainte et la prière.
Etait-ce là son fils, ce pauvre homme vieillot, voûté, dé-
charné, titubant et flasque? Elle n'y croyait point... Der-
rière ce front bas, ces yeux sans lueurs que de larmes, ce
continu sourire, humble, niais et doux, que subsistait-il de .
pensée? Et ces mots répétés, et ce ton monocorde, et ces
gestes qui bénissaient tout le monde éternellement, et cette
fonction machinale incapable de choix et de réflexion...
Un homme? Plus. Un saint? cela? Pour ses croyances elle
souhaitait que non... Elle l'écoutait, tragique; elle pesait
LE CONSOLATEUR a83
ses mots... Mais Daniel radotait! simplement! comme le
vieux père dont jadis elle veillait le ramollissement; mais
Daniel n'avait plus d"âge... 11 toussait... Cette toux retentit
dans la salle comme l'alarme d'un tocsin. Mme Mellis s'é-
veillait d'un horrible rêve... On lui prenait son fils... Ah î
avec quelle joie elle eût laissé s'émietter sa fortune sur les
fausses et vraies misères du pays... Et comme elle regret-
tait peu, à cette heure, d'avoir dépassé ses ressources, hy-
pothéqué des terres et compromis son bel avoir! On lui
prenait son fils ! Dans un moment de clairvoyance, elle
comprenait tout. Oîi sa folie chrétienne avait-elle achevé
de précipiter Daniel? Il fallait l'arrêter maintenant à tout
prix, et sauver son corps, sinon sa pensée... Quant au salut
de l'âme, il ne l'inquiétaitplus.
— Tu ne vas pas sortir par ce froid, cette neige... et en
pleine nuit... Tues|fou... — Pardon... Mais on peut être
charitable, sans pour cela se tuer... mon Daniel...
— Mais... puisque j'ai promis de ramener le médecin...
— Il ira bien tout seul...
— Il faut... je dois v être...
Et il partait par les routes perdues, fonçant dans les or-
nières et rasant les fossés. Le visage pincé de froid et cin-
glé de flocons de neige, — pour rien. Cette nuit tout en-
tière Mme Mellis pleura — mais sans prier.
Le lendemain, quand M. le curé parut, elle dut se domi-
ner pour n'être point hostile; et puis elle avait besoin de
son aide pour modérer l'ardeur de Daniel. A ses inquiétudes
touchantes au sujet de la santé de son fils, le curé répon-
dit, sévère :
— Notre Seigneur est maître de nos destinées ; il n'ap-
partient pas à ses créatures d'entraver l'accomplissement
de ses mystérieux desseins. Cependant je veux bien vous
être utile en quelque chose. Je parlerai'à Daniel...
Il le fit, mais à contre-cœur, avec le désir de parler en
vain. A quoi Daniel, toujours, en guise de réplique, trou-
vait quelque aphorisme humanitaire à murmurer, que sa
mère reconnaissait pour avoir été prononcé naguère et ré-
pété et ressassé par le prêtre ou par elle-même. Sans force
pour se contredire, elle considérait son œuvre avec terreur.
284 LA REVUE BLANCHE
Un remords, une certitude l'accusaient du passé, du pré-
sent et de l'avenir. Où courait Daniel? La fortune épuisée,
que ferait-il? \'ivrait-il assez seulement? Quelque jour, la
force nerveuse qui nourrissait sa frénésie céderait tout à
coup... Au bout de l'horizon, c'était le noir de la mort et
de la ruine! — Tout le long de ses longues journées soli-
taires, Mme Mellis attendait le malheur... Pour le temps
d'une nuit encore la rassurait le tardif retour de son fils...
CHAPITRE DERNIER
ou DANIEL EST MALADE, CONVALESCENT, PUIS MORT
Vers la fin janvier, le soir d'un dimanche, il revint transi,
secoué de fièvre et du reste sans pardessus. Ses dents cla-
quaient, il souriait quand même.
— Dans quel état! Mais tu as la fièvre... tu trembles...
tu as pris froid!... Où est ton pardessus?
— Je l'ai donné...
— Tu l'as donné?...
— Sur la route... là-bas... Je n'avais plus le sou en
poche... Un pauvre vieux sur le talus qui grelottait... Alors
j'ai quitté mon manteau...
11 faisait ce récit grotesque simplement, avec la béate
onction du saint Martin de son rêve... On s'empressa :
Félicie le déshabilla comme un enfant, chauffa les draps
et mit bouillir de la tisape ; une voisine courait chercher
le docteur Beau.
Daniel Mellis ne voulait s'avouer malade ; mais le dia-
gnostic s'imposait : il faisait une pleurésie — et d'ailleurs s'en
pourrait tirer. Il était donc contraint de se reposer, enfin !
Confiant au médecin de corps, Mme Mellis entreprit de
guérir son âme. Les premiers jours il délir;i, puis se sentit
souffrir, puis connut l'inertie et se permit de la goûter. Sa
mère et Félicie, d'une commune entente, l'entouraient de
sourires, de soleil et de joie, autant, du moins, que le
permettait la saison, leur âge et leur grave tristesse. Elles
consignaient à la porte les plaintes du canton et les démar-
LE CONSOLATEUR ^85
ches du curé, pour parler du jardin, du printemps qui vien-
drait, de fleurs. Daniel se réveillait dans un paradis sans
misères...
Il semblait écouter ; mais son esprit fuyait ; il souriait à
d'autres rêves. Sa première pensée, aussitôt qu'il pensa, fut
pour les malheureux, pour eux sa première parole. Il se
dressait :
— J"ai entendu sonner!... Qui est venu ?
Une fois, deux fois on le trompait. — point la troisième.
Alors :
— Il faut donner à tous ceux qui viendront comme si
j'étais là... n'est-ce pas Félicie?
— Oui ! ne t'inquiète pas, Daniel, on donnera... Tu ne
dois pas songer à tout cela... tu es malade...
— Je vais mieux, disait-il...
Ce qui le ranimait ranimait aussi son inquiétude.
Il refusa la joie d'être convalescent. . . En dépit du docteur,
trois fois il se leva pour retomber sur son lit, de faiblesse...
Au moins, s'il fallait rester, qu'on lui tînt un peu compa-
gnie! Il réclama tant le doyen que l'on satisfit ce caprice.
Et Mme Mellis, à son chevet assise, efforcée seulement à le
distraire du passé, dut renoncer pour lui au bénéfice apai-
sant de la maladie... Le curé prit sa place une heure chaque
jour dans la chambre aux fleurettes roses où le cher Daniel
eût pu renaître neuf, enfant peut-être et sans souci. Il lui
était recommandé de ménager une tête un peu faible. Mais
il apportait du dehors des nouvelles de la Bécot, de la petits
Gras, des autres. Daniel en exigea de tous et désormais, la
détresse du monde entrée dans la maison, leur causerie
lente et douce n'eut plus qu'un thème. Mme Mellis s'était
tue ; mieux, elle se retira. Au prix de quel scandale ! elle
eût chassé l'abbé, comment exorciser son fils? Épuisée
d inutile effort, elle abandonnait au prêtre sa proie. Daniel
fut comme mort pour elle, de ce jour...
L'abbé Guzien disait, une main sur les draps :
— Mon cher enfant, je vous envie...
— Oh! soupirait Daniel, de quoi donc?
— Eh mais! d'être celui que vous êtes, simplement...
Certes la charité rentre dans notre rôle., à nous autres,
786 LA REVUE BLANCHE
ministres de Jésus-Christ. Devoir pour tous — la foi ïïm-
pose 1 — mais pour combien vocation ? Tenez, tout au début
de ma carrière, si je vous disais, mon enfant, qu'autant
prier m'était facile, autant j'avais de mal à compatir : je
vous étonne... Je ne me sentais pas plus dur qu'un autre
cependant.... moins fort, peut-être bien... Entendez-moi :
c'est \ otve forci' que j'envie î...
Le maigre Daniel tâchait de se raidir afin de se prouver
sa force : son coude enfonçait l'oreiller, son autre main
cherchait le mur ; le regard de l'abbé transfigurait sa cons-
cience. Et l'abbé poursuivait :
— Je vois dans la prière le naturel recours des faibles...
comme moi... Prier, c'est s'alléger les charges de la vie...
compatir, n'est-ce point se charger à nouveau?... Mais, qui
voudrait à ses douleurs en joindre d'autres!
Et le geste ajoutait :
— 11 n'y a que vous pour cela...
Le curé se penchait, quêtant la confidence, ainsi qu'cà la
ténèbre du confessionnal : ses lèvres murmuraient :
— Alors, quand votre main s'approche, votre cœur n'est
point à l'écart? Savez-vous à ce point vous oublier vous-
même, dites, mon cher enfant?
Et dans un cri mouillé :
— Dieu vous accorde-t-il mystérieusement ce qu'il refuse
à moi, son serviteur, son prêtre?
Daniel fut ébloui autant que remué ; il n'eût jamais rêvé
consoler le doyen ; il balbutia, tout en le relevant d'un
geste :
— Il vous l'accordera. Monsieur l'abbé, à vous aussi...
Le silence se fit ; l'abbé sembla moins triste.
— Merci, dit-il, avant de quitter Daniel.
Celui-ci, le jugeant pareil aux autres hommes, l'attendit
dès lors en consolateur. Mais l'abbé affecta, durant quelques
visites, de ne plus parler que "' d'affaires >, c'est-à-dire de
dons transmis, de pauvres nouveaux et d'anciens. Son
souci, sa douleur — qui sait? se traduisaient. par des
^ absences >/ qui intriguaient — trop timide — Daniel...
Un beau soir, comme on se taisait, toutes nouvelles épui-
LE CONSOLATEUR 287
sées, alors qu'il ne restait plus qu'à partir, le doyen feignit
de sortir d'un rêve et tout à coup :
— Excusez-moi, mon cher enfant, si je m'oublie... Mais
partout votre vocation m'obsède... où que je sois... Ah! on
ne sait plus assez à cette heure ce que c'est que de con-
soler... Je médite un sermon...
Il n'osait achever, et, plus franc :
— Me permettrez-vous de prendre pour sujet... vous-
même?...
Daniel trembla de surprise et d'émotion.
— Moi?... vous...
— Ne craignez rien !
Sciemment, l'abbé se reprenait :
— Je ne veux pas vous compromettre... Je parlerai sinon
de vous, mon cher enfant, du moins, à propos de vous...
il n'importe. La bienfaisance aura son heure !
Il s'exaltait.
— Je veux, je dois répandre votre exemple... Allez,
mon fils, Dieu choisit ses saints, malgré eux !
Daniel Mellis ne sut point dire qu'il ne protesterait
nullement, au contraire... Que lui faisait d'être catholique
romain, s'il se pouvait passer de prières, d'offices et de tous
sacrements! La canonisation ne lui messeyait guère, mais
là d'emblée ! L'abbé coupa court à ses rêves en s'évadant
soudain pour le salut, sans lui laisser le temps de la ré-
plique : il l'avait devinée, d'ailleurs.
Le lendemain, dès le premier silence :
— Vous songez à votre sermon, dit Daniel?
L'abbé n'acquiesça, ne nia, mais sourit. Puis :
— Je travaille en vain à m'imaginer votre ivresse, car la
compassion enivre, n'est-ce pas? Vous acceptez... vous
épousez une souffrance — elle vous pèse, sans doute, mais
vous enrichit... vous accroît?... Vous renoncez à votre
âme... à votre vie... mais dites-moi, pour combien d'âmes
accueillies qui dans votre seul corps palpitent à la fois?
Pour combien de vies en un jour vécues? — autant que de
malheureux consolés! Me trompé-je, Daniel, mon fils, me
trompé-je?
^H8 LA REVUE BLANCHE
Daniel s'émerveillait d'être ainsi révélé. Et le doyen
haussait le ton, gonflait l'idée pour s'écrier :
— Non, non !... vous n'êtes plus vous-même, un homme
entre les hommes... plus uni... mais dix, mais cent!
— Vous êtes le quartier, la ville, la province... Vous
seriez l'univers, Daniel, si vos deux bras se sentaient assez
puissants pour l'étreindre î
Puis, dans un long soupir :
— Qui ne sacrifierait à ce prix sa pauvre personne !
Naïf, alors :
— Le monde est grand. Monsieur l'abbé?
L'abbé n'entendait que lui-même, et sans souffler il
ajoutait :
— Ainsi, vous approuvez ma période ? — la forme n'y
est point — elle couronnera mon sermon. Faute d'agir, il
faut au moins savoir comprendre.
Le convalescent fut fiévreux le soir. La Bécot avec ses
mioches, le bijoutier et ses horloges, la sucrerie du fau-
bourg d'Ile et le piaillement des hameeux emplirent son
sommeil d'un singulier tintamarre : il eut tout le canton en
lui, consciemment, sans compter l'abbé et son prêche...
Pourquoi d'heure en heure, en sursaut, s'éveillait-il plus
seul, plus dénué, plus vide? Un songe le trompait : de
tant de biens moraux il ne lui restait rien après deux ans
de maladie. Renseignements, récits, charités à distance,
était-ce assez pour nourrir son destin? Soutenu par une
seule âme, animé d'une seule vie, comment ce pauvre
corps n'eût-il point défailli? De sa propre initiative, le
jour suivant, il ouvrit sa chambre aux voisins.
D'abord vint la femme Goulet : Félicie dut frotter le
parquet derrière elle ; elle s'assit tout juste ; la Bécot suivit,
qui se gêna moins. Elles parlèrent lune après l'autre,
celle-ci trop haut, celle-là trop bas, de la maladie de Da-
niel, des bons souhaits du bourg, de leur famille et d'elles-
mêmes. Daniel, mi-étendu, le regard fixe, n'avait jamais
prêté si fort attention ; il écoutait, n'entendant point et sans
se plaindre... Eh! qu'importaient les mots, les pleurs, les
geigneries : il voyait, entendait, sentait, humait les âmes,
elles rentraient en lui, peu à peu, en douceur. — Oui, ce
LE CONSOLATEUR ^^9
point lancinant sous les côtes, à droite, '-< ce devait être
ça />.... Aux heures de repos solitaire, dansisa poitrine il
les berça douillettement ; avec lui elles s'engourdirent,
mais il s'en trouva plus fort le matin.
Donc il reçut couché, puis dans un grand fauteuil ; en-
suite on transporta le fauteuil dans la salle, ce fut son cabi-
net de consolation ; jusqu'à ce qu'il siégeât sur un banc
de l'allée, au plein soleil, quand le printemps s'annonça
mieux. Un gros foulard au cou, drapé de couvertures, le
dos rond et la barbe inculte, il faisait mal à voir. Ses fa-
miliers affluèrent avec leur plainte apprise et leur demande
prête, ici ou là, tous et d'autres encore ; la maison en fut
infestée, Mme Mellis n'osait leur barrer le chemin... Quelle
ioie de les reconnaître, de les retrouver siens et de les pos-
séder 1 11 ne questionnait plus ; il comprenait à peine ;
entre tant de malheurs divers son esprit se fût effaré : la
présence lui suffisait, l'expression des yeux et le son de la
plainte ; béat, vague et cupide il acquiesçait à tout, s'en
remettant pour le soin précis des aumônes à sa mère, au
docteur, et même à Félicie. Les pauvres en pâtirent, mais
Daniel l'ignora. Pour lui chacun était une âme, pareille
aux autres, bienvenue comme telle et dont la sienne pros-
pérait, si charitable. Certes, l'abbé pouvait remarquer de
sa part une indifférence accusée pour ce qui n'était point
«ses pauvres >/, mais de cela il se fût tourmenté à tort.
Daniel, pour parler du sermon, était bien trop occupé à
le vivre : Tidée l'en habitait, claire, enfantine, unique, —
capable de le disp'enser de toutes autres à la fois. Comme
faiblissaient ses moyens, par elle il échappait aux précisions
de la vie, et sa tâche s'élargissait à mesure que simplifiée.
— Dites, le monde est grand, monsieur l'abbé, très
grand?
Il avait fait si beau, cette journée qu'on s'était résigné à
conduire Daniel hors du jardin abrité, dans Argentières.
Mme Mellis, toujours dignement maternelle aux veux des
gens, soutenait son fils par le bras. On les fêtait, il fallait
s'arrêter aux portes, refuser une chaise, une « goutte »
parfois, et s'informer comme naguère. Daniel espérait
beaucoup de profit de cette première tournée. Car, passée
19
■2C)0 LA REVUE BLANCHE
la joie de renaître au milieu de ses protégés, voici que
chaque fois dès lors le décevaient un peu plus leurs visites.
Sans doute ils laissaient le meilleur d'eux-mêmes, le plus
intime, le plus pur dans leur chambre, et c'est là seulement,
à la source cachée qu'il saurait puiser leurs douleurs!
Sous les poutres Manches des Bécot, dans l'alcôve où le
père Henrot languissait, au milieu de l'aigre cuisine que
balayait la petite Gras, partout il resta comme neutre.
Nulle ârne, hélas î ne volerait au manteau de la cheminée
ou dans les plis des vieux rideaux 1 11 n'avait point franchi
le seuil qu'autre part l'entraînaient ses jambes pourtant
lasses... — et où? La grandrue. le faubourg d'Ile, l'im-
passe du Marais, mais tout Argentières vivait encore en
lui : quelle inquiétude maladive l'en avait fait jamais dou-
ter ? c'étaient misères digérées... II gaspillait son temps, sa
bonté et sa force dans cet étroit rayon... qu'il marchât seu-
lement sans aide! Alors, il se tournait vers l'abbé son
prophète, achevant l'ancienne et naïve question :
— ... très grand?...
L'abbé ne put s'empêcher de sourire.
— Le monde, mon enfant! ! — et pourquoi ?
— Oh! pour rien... Mais... vous avez dit... Je croyais...
Comment disiez-vous donc l'autre jour?
— Quand cela ? ^
' — A propos du sermon...
— Ah !
Le doven se tut, l'air entendu, puis dans un rêve:
— Le monde est grand, mais moins que le pouvoir do
Dieu...
Daniel n'attendait point précisément cela sinon comme
entrée en matière, mais labbé ajoutait :
— \'uus l'entendrez bientôt, ce fameux sermon... pa-
tience! Avant qu'il soit à point je n'en veux plus souffler
un mot.
— A moi...?
— .\ vous surtout, mon enfant... Je crains trop que vous
le jugiez mal... Vous n'avez déjà pas approuvé le peu que
je vous en ai dit, sans réserve... Je l'ai senti...
— Moi, je...?
LE CONSOLATEUR 291
— Ne VOUS défendez pas. Je tiens à ce qu'il soit Tex-*
pression simple et complète de votre destinée — ou il ne
sera pas...
Daniel ouvrait d'énormes yeux de curiosité suppliante :
Tahbé Guzien se retirait impénétrable.
— Pour dimanche alors?
— Je ne sais... Faites votre devoir, mon cher fils, le
mien me regarde.
Et le consolateur fut seul, à reformer dans sa mémoire
telle phrase où l'abbé l'avait dépeint un jour, étreignant
d'un seul bras le monde. L'entendre résonner encore! oh!
une fois ! et là, là! devant cette carte jaunie, accrochée au
mur du couloir, qui ne représentait, ma foi, rien que la
France, et sur laquelle Argentières ne se lisait pas... Tous
ces petits morceaux peints de vert et de rose l'épouvan-
taient de leur nombre et de leur ampleur. Minuscule bonté!
infime bienfaisance ! (il consultait l'échelle.) Quel éloge
méritait-il pour si peu de terrain couvert?... Renoncer? —
Non! Le monde était trop grand. — N'importe! Son âme!
il la sentait vaste à tout contenir ! Le bourg entier n'y pre-
nait presque point de place, puisque lui-même était sorti ce
même jour pour à nouveau le conquérir, se figurant son
âme vide. Oh! le bourg avait dû se tasser dans un coin...
Le monde y tiendrait bien... Mais... mais... par où le
prendre... Ainsi, sur son lit de folie, doucement il passa de
Il veille au sommeil, et de la vie au rêve, sans secousse...
Et de même, au matin, de son rêve à la vie, il repassa...
11 sortit bien encore sous le prétexte vain de ses charités
inutiles... L'habitude l'en reprenant; mais il espérait en
dessous. Ces visages aimés l'intéressaient si peu, qu'il
oubliait jusqu'à leurs noms et ne faisait aucun effort pour
les remettre.
— C'est ca. ma bonne femme...
— Bien! mon brave homme... bien...
Sa mère répondait quand il se montrait trop avare de ses
précieux mots... Elle ne le guidait plus; elle devait subir
les élans bizarres qui le précipitaient ici, là, sans raison; il
l'effrayait souvent... Quand ils eurent atteint la porte des
Henrot, au lieu d'entrer, lui, s'arrêta, -le regard fixe ; c'était
29'i LA REVUE BLANCHE
la tin de la ruelle, elle ouvrait sur les champs, sur la plaine
au loin confondue avec le gris du ciel; lui, scrutait reten-
due... Puis, il poussa la barrière et s'assit, non pour tenir
compagnie aux bonnes rieilles gens, mais pour moins
sentir sa faiblesse. Cependant il ne rentra pas au faubourg
sans avoir acheté une carte de la contrée.
— Chaumelles... Blaye... Villeseine...
Oh 1 il " possédait ;/ son canton 1... Plus loin que trou-
vait-il?...
— Noyen... \'illemanoche... Rebais... Gueux... la Croix-
Blanche...
11 se grisait de noms...
— Fourches I quatre cents âmesl
La mention l'affola... Quatre cents âmes, en lui!... Mais
Courlon :
— Douze cents...
Il défaillait de fatigue et de joie... Et l'abbé le surprit,
un crayon dans la main, dont la pointe courait de village
en village, suivant le tracé ténu des chemins, dans une hâte
merveilleuse,
— Eh ! que faites-vous là?... des projets de voyage...
Le doyen plaisantait. Mais Daniel, hors de lui :
— Quand je serai guéri, ah ! monsieur le doyen!
Cet accent éperdu épouvanta le prêtre! Quoi, Daniel
allait-il s'enfuir avant le beau sermon dont l'appât glorieux
devait l'attirer à l'église pour le plus grand triomphe du
parti de la religion?
— Oh! vous avez le temps d"y penser... pas si vite...
Une imprudence perdrait tout. Attendez au moins quel-
ques jours avant devons lancer dans vos grandes tour-
nées... tenez... jusqu'à dimanche...
— Vous croyez... En effet... je ne suis pas encore assez
solide...
Il s'en rendit bien compte, en allant seul le lendemain
jusqu'à la lisière du bourg, sur la grand'route... Il pleura
d'impuissance et de désespoir... Sa fougue s'éteignait en
face de la tâche... Quelle voix la pourrait raviver, ranimer?
— Et ce sermon?
Il V venait.
LE CONSOLATEUR 29^
— C'est pour dimanche.
— Dimanche! pas possibie...
L'émotion le prenait. On était au jeudi...
— A la messe... à quelle heure?
— Je vous y verrai donc? demanda le doyen en homme
sûr de sa victoire...
— Peut-être, répondit Daniel interloqué.
La crainte soudaine des « on dit » coupait court à tant
d'allégresse... D'ailleurs sa voix l'avait trahi... Le doyen
ajouta :
— Vers dix heures et demie.
Et n'insista point davantage...
Le vendredi, le samedi durèrent trop; Daniel ne sortait
plus ; il s'exaltait d'avance sur les idées présumées du
sermon. De ce seul fait, déjà, il recouvrait un peu de
force... Et de la veille au jour il ne dormit... Une roseur
inattendue pouvait tromper sur son état ceux qui l'avaient
retrouvé blême après deux mois de chambre et de médica-
ments. Il fut levé dès cinq heures, avant Félicie ; mais ni
l'aurore, ni les fleurs, ni le pavsage des laiteries, ni le
remue-ménage des Bécot ne détournèrent son attention une
minute d'un objet invisible à tous... Six heures I sept
heures! huit heures ! il attendait la parole bénie! la parole
d'en haut. A cette heure m3^stique, ayant besoin de Dieu, il
1 admettait sans plus d'effort... Neuf heures! les cloches
l'attendrirent pour la première fois depuis trente et des
ans. A dix heures moins le quart, Mme Mellis et Félicie, en
noir, le livre de messe à la main, celle-là par habitude et
malgré sa haine des prêtres, celle-ci par simple croyance,
se dirigèrent vers l'église. Les derniers coups espacés,
étouffés, firent Daniel tremblant de désir et de crainte...
Le silence tomba, la messe commençait; personne ne tra-
versait plus la ville en habits de dimanche pour l'office
divin... De derrière un rideau, Daniel quitta son poste et
s'ébranla lentement vers son but.
Le bruit du battant retombé fit retourner les vieilles
femmes prosternées à l'ombre de la tribune des orgues,
près de la porte de la nef. On s'écarta, des chaises remuè-
rent, mais Daniel resta là, au dernier rang debout. Par
29 '• I-A. REVUE BLANCHE
dessus les fidèles parqués aux bancs de chêne, l'encens
fumait au chœur éblouissant... L'odeur s'en répandait par
légères bouffées tremblantes sous les larges voûtes romanes
repeintes en jaune-canari. Le vicaire disait la messe et le
doyen y présidait pompeusement. Enfin il se leva. Les
chantres se taisaient. La voix d'une dévote bourdonnait la
fin de quelque oraison ; dans la chaire de poids soutenue
par l'aigle des Écritures, apparut le prédicateur. Daniel le
vit tout blanc dans son aube brodée, énorme et prophéti-
que; il s'agrippa au mur. Prières, publications , de bans,
etc.,. les formalités accomplies, l'abbé Guzien jappa d'une
toux oratoire et commença :
« Mes bien chers frères,
•r. Regina vertutum caritas >-/, a dit Saint Augustin : la
charité est reine des vertus. C'est de la charité que je vou-
drais vous entretenir à cette place. Non que l'Évangile du
jour nous propose en particulier ce sujet de méditation.
Mais le lieu, le moment, mais l'événement nous y porte
irrésistiblement. Et l'exemple dans ce bas monde convainc
toujours mieux que hi loi.
», Ici même dans ce bourg où les passions politiques
n'ont point encore éteint toute ferveur, un homme dans la
force de 1 âge, jouissant d'une belle fortune et du plus pai-
sible bonheur, a rejeté soudain loin de lui tous ces biens
pour se consacrer désormais au seul allégement de la dou-
leur humaine. Ah 1 s'il n'a point paru depuis longtemps
dans cette église, s'il semble vivre encore à l'écart de la
foi, c'est qu'il devait en être ainsi pour un plus étrange
miracle. Dieu l'aura repoussé d'abord, afin de le mieux
rappeler ensuite. 11 a fui le Seigneur, le Seigneur est venu
à lui ; le Seigneur est en lui, je vous le dis, mes frères, le
Seigneur guide ses pas et inspire ses actions. Et cet indif-
férent, qui sait? cet incrédule, s'en va porter à travers les
bourgs et les champs, à son insu, la douce parole chré-
tienne héritée des premiers apôtres, et des saints... //
Daniel n'entendait plus, il voyait le sermon vibrant aux
lèvres de l'abbé dans les lumières, et ce sermon c'était sa
LE CONSOLATEUR îgS
propre pensée éployéc comme un oiseau longtemps captifqui
monterait vers le soleil. Maintenant le doyen peignait à
larges coups le noir tableau des misères terrestres, réveil-
lant en chacun, précis, le point souffrant qui tachait, en-
tamait, gâtait les félicités les plus accomplies. Les épreu-
ves du corps, la maladie, la faim... qu'était-ce encore auprès
de la détresse intime dont agonisait le monde en secret?
Pour guérir, pour sauver les êtres de la révolte et du blas-
phème, il fallait mieux que Tor, mieux que le pain, mieux
que les drogues... — l'oubli, l'aumône. Oui : le sacrifice
de soi ; le baume invisible de l'âme L.. — Quoi?... le lais-
ser répandre, précieux comme le sang, d'un libre flot
perdu?... En apauvrir une vie déjà pauvre? Faibles de
nous, qui donc se plaindrait assez peu pour ne plaindre
plus que les autres? Compatir... consoler... angoisses...
défaillances 1 petite mort quotidienne de ses plus chers
désirs, de ses plus clairs instincts... Oh ! le terrible appren-
tissage que celui de la bienfaisance ! ! '.
Et loin... très loin... Daniel songeait à telles heures
désolées dont les détails s'effaçaient dans son souvenir, et
où certain ami, Lagarde, — mais le nom lui en échappait
— passait doux, vague et douloureux, en ombre... Il revi-
vait sa vie, ses vies, car l'orateur développant une vision
favorite, chantait après la lutte, après la peine, l'extase du
consolateur. Et le germe, levé au hasard des paroles," un
jour de causerie au chevet du convalescent, poussait ses
racines, ses feuilles, touchait la voûte, et abritait comme
un seul arbre gigantesque le troupeau des plaintifs et des
disgraciés.
— Regardez-le?
Sans le voir, sûr de sa présence, l'abbé Guzien désignait
Daniel Mellis.
<?c O divine métamorphose! il était seul, au froid recoin
de son égoïsme médiocre, quand un homme est passé... 11
a vu, il a plaint cet homme 1 il l'a écouté, soulagé... Un
souci nouveau le possède , pesant d'abord, encombrant,
anxieux... Mais il le souffre, mais il l'accepte, mais il
l'aime! son âme s'agrandit, s'habitue à l'accueil... Admirez-
le, jalousez-le, mes frères î II ne se sera dépouillé que pour .
'■^9^> LA REVUE BLANCHE
s'enrichir davantage, perpétuellement, hors de toute me-
sure. \'ous vivez une fois, lui vit deux, lui vit cent! Il
s'élance, affamé cie vie, prêt à assumer autant d'êtres qu'il
en gémit dans l'univers. Il devient ce qu'il plaint I il se fait
ce qu il aide ! il est vous, moi, nous, vous! il est... //
Daniel sortit. La voix pourtant chantait encore dans la
croissante ampleur de la péroraison et le geste toujours
planait, enthousiaste! Mais la voix soulevait le cintre,
mais le geste écartait les murs , découvrant la dou-
leur du monde proche et lointaine dont l'appel inlassable
ébranlait soudain le vaisseau. Daniel inconscient tâtait,
tirait la porte et courait à l'appel.
L'air vif le fouetta; le soleil l'éblouit; mais sans le réveil-
ler... La rue qu'il prit fut la première... De bosse en flaque
— il avait plu la nuit — il posait ses pieds au hasard... Sou-
dain, il se vit seul, entre des boutiques fermées, dans ce
clair dimanche glacé... Il se hâta. — Seul? Un enfant pas-
sait. Daniel bondit. Brun de visage, en blouse noire, dix
ans, une miche sous le bras, le petit reculait effrayé.
— Viens ici !
L'enfant osait se rapprocher, d'une semelle...
Alors, dans un pauvre sourire, Daniel soufflait :
— Eh bien?
Nulle réponse.
— Eh bien?... répétait-il... Oh 1 tu ne veux pas me le
dire... Mais je sais... oui... je sais.,.
Il perdait une larme. Enfin !
— Voilà pour toi !
Et là-dessus s'enfuir, certain d'avoir donné, mais ayant
ouvert sa main vide, simplement dans la main de l'enfant
ahuri.
Aux promenades, rien I Le long du vieux faubourg, à
quelques seuils, quelques visages... Mais à ceux-là, con-
nus, consolés, possédés, un signe suffisait qu'il jeta dans sa
course. Il passa sa maison... Non! il n'entrerait pas! Aux
carrières, tout droit... Ses jambes d'abord raides, se dérouil-
laient un peu, mais pliaient maintenant... N'y avait-il per-
sonne dans cette ferme. Tout autour de la cour, des oies le
suivaient en troupeau... Eh! il attellerait bien lui-même !
LE CONSOLATEUR 297
Un garçon surgit et s'offrit a temps pour atteler, puis pour
conduire: le cabriolet revit donc le jour. Le garçon dit :
— Où allons-nous?
— Où?... mais... parla... je ne sais pas...
— A Villesenne...
— Oui... et puis plus loin... nous verrons...
Daniel montrait la route et l'horizon d'un mouvement
circulaire du bras, précis et vague. Le cheval paressait.
— Vite, dit-il encore... cela presse.
— ... \"illesoine...
Entre des peupliers de bas murs blancs : ce fut au loin
comme une aube laiteuse.
— Arrêtez là, commanda Daniel. Vous m'attendrez au
bout du pays, dans une heure...
Il descendit, les chaumières s'ouvrirent, il fut fâché de
les reconnaître si bien. — Oui ! il dut subir trop de contes 1
Il consultait son antique montre d'argent. Cinq minutes
chez celui-ci! douze minutes chez cet autre! et des familiers!
— combien donc chez des inconnus? Sans doute il appor-
tait la même conscience à sembler écouter et à sembler
répondre. Mais, dame, il n'avait pas fini de ce train-là!
Qu"eût-il fallu? pas plus d'une minute par âme; s'avancer,
quoi! imposer les mains et partir... Voici qu'à son simple
contact Daniel attribuait comme une vertu de miracle! —
et il eût fait ainsi sans un vieux reste de pudeur. — Aux
demandes trop nettes pour n'être pas' comprises, il fouillait
son gousset, récoltait une pièce, un petit sou, un gros, et
donnait indifféremment. Aux insinuations timides il accor-
dait un regard de compassion. Des vieillards s'ébranlaient
vers lui, on lui poussait des marmots dans les jambas :
— Fais ami au monsieur! Oh! il vous aime bien... De-
puis trois mois, il ne s'est pas passé de jour qu'il n'appelle
après vous, le pauvre cher ange...
Tour à tour, les familles se dénombraient. Dès lors, il
évita de franchir aucun seuil... L'inconnu l'attirait, occu-
pait sa pensée, tandis qu'il se laissait reprendre et s'arra-
chait, hochant semblablement la tête pour dire oui, pour
dire non et pour ne rien dire du tout. Enfin, il fut à sa voi-
ture.
'JigS LA REVUK BLANCHE
— On retourne...
— Non, non...
— Où s'en va-t-on encore ?
— Mais là... devant...
— Jusqu'à Chagnv ?
— Allez toujours...
Le trot reprit et la même fièvre de hâte... Des bourgeons
roses à la pointe des branches... des blés courts... et puis
une église sur une butte.
— N'arrêtez pas 1
Aux portes de Chagny, la mare goudronneuse lui avait
rappelé le cadavre du petit berger, repêché devant lui,
naguère, dans un grand concours de voisins... Envers
Chagny, sa dette était pavée. Peu de gens l'aperçurent,
aucun neTarrêta... Il salua comme il eût béni, en apôtre,
du haut du cabriolet envolé oi^i il emportait le village.
Mais déjà, à moins d'une heure, Beaumont lui barrait le
chemin.
On y fêtait le saint du pays sur la place par des tirs, des
bals et des jeux. 11 fallait traverser la foule au petit pas :
comment se dérober à sa reconnaissance? De fait, une
rumeur courut, on se pressa, on bloqua bientôt l'équipage :
M. Mellis reparaissait! — 11 tombait mal, pour surprendre
chacun en joie! On n'osait pas changer trop vite de visage,
et entonner sa plainte sur un air de chevaux de bois. Mais
du moins on complimentait le revenant sur la bonne issue
de sa maladie, on l'invitait à mettre pied à terre, à s'asseoir,
■â se rafraîchir, ou bien à se réchauffer, au contraire. On
voulait l'attirer chez soi au préalable, puis s'épancher.
— Bonjour... bonjour... répétait-il..
Et il restait dans sa voiture, sur la foule. Alors, une pau-
yfesse borgne se hissa sur le marchepied pour ronronner
la centième fois son histoire.
— Vraiment?... bien... balbutiait-il sans savoir...
Beaucoup imitèrent la vieille.
— M. Mellis est en retard, grommela le garçon.
Quelques timorés s'écartèrent laissant la pla-ce aux plus
hardis. Lui disait '■' oui /y toujours et l'on croyait tenir une
promesse. Enfin, des gamins allumés par le désir d'un pain
LE CONSOLATEUR igij
d'épice ou d'une pipe en sucre rouge se faufilèrent jus-
qu'aux roues, et Tun cria :
— Un petit sou, M. Mellis... c'est pour ma fête...
Et tous crièrent :
— Un petit sou!
Daniel Mellis vida ses poches; alors on lui accorda de
partir... Les rires reprenaient, plus libres, un violon grin-
çait une polka... Derrière lui ne laissait-il que l'allégresse?
Le saint qu'on fêtait, c'était luil Pour quelque temps perdu,
combien gagnait-il décourage!...
— Je ne connais plus bien parla, dit le garçon..
— T-ant pis... tant mieux! fit-il.
— A droite? à gauche?
-^ En face...
Pardi ! où s'étendait le plus loin son regard ! La plaque
bleue marquait « Noycn, 8 kilomètres ».
— Jusqu'à Noyen? mais il est quatre heures et demie...
— Déjà?... Justement!... — Comme le temps passe!...
Mais fouettez donc!...
Il n'attendait rien du cheval... Et l'on rentra dans le
silence. — un silence plus froid et plus religieux. A voir ces
champs, pareils et de même culture, s'étendre de nouveau
dans leur plate monotonie, qui eût dit d'une autre contrée?
Loin! loin! l'heureux canton où le mal expirait! enfin on
anordait « le monde » :... le monde!... l'inconsolé, quoi!
l'inconquis !... Consolateur, mieux: conquérant, quel
radieux emploi Daniel Mellis ferait de ses vigueurs nou-
velles! La bête allait bon train, un air tiédi soufflait : et lui
croyait galoper en personne et tenir de son propre sang sa
jeune ardeur... L'œil enserrait, en sa moitié, l'horizon
courbe: la main tremblait: un cri réveillait le garçon.
— Là!
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Là ! un village ?
— Ça ! des meules, bien sûr...
— Vous crovez?
11 doutait : c'étaient des meules, en effet.
— Quitter la route !
— Comment ?
3o > LA REVUE BLANCHE
— Un homme qui fait signe... vous ne voyez donc rien...
coupez par les labourés...
— Il regarde, il n'appelle pas, cet homme.
— Il a levé un hras...
Appuyé contre sa charrue l'homme aperçut soudain
l'attelage virer et foncer droit sur lui par les mottes crou-
lantes.
— Que veulent-ils ?
A quatre ou cinq pas on stoppa. Daniel gémit :
— C'est dur à labourer !
— Ça colle...
Et là-dessus tous deux se turent interdits. Alors le garçon
demanda, placide :
— Pour aller à Noyen?^
— Vous n'avezqu'à suivre la route...
Le véhicule fut plus lourd à la regagner de la glaise
amassée aux roues et de l'âme aussi de cet homme obscur.
— Vous voyez... conclut Daniel, l'œil fébrile.
Lui seul voyait... Les faits, les gens, les paysages, tout
grandissait à la taille de son désir... Que d'espace couru !
Que déterre foulée! le moindre coteau devenait un mont,
le moindre creux une vallée, et ce ruisseau franchi sur une
une arche unique de pierre, le Danube ou le Nil... Mais
eût-il précisé d'un nom ? Le vent qui fraichissait à l'ap-
proche du soir dispersait son inconsistante pensée... D'où
parti ? où poussé ? n'importe I...
— Le monde... le monde... songeait-il...
Encore un peu, il eût défailli dans le rêve, sans un fris-
son qu'il réprima, sans son manteau, sans le trot saccadé
du cheval un peu las qui lui '< répondait // dans les membres,
sans...
— Cette fois !...
Cité, hameau... — l'un valait l'autre — dans un pli de
terrain, à trois cents mètres, là, quelques toits s'allon-
geaient... Le garçon protesta plus rude :
— Quatre vieilles bicoques ? Si nous voulons coucher
dehors... Voyons!... Elle n'en peut plus, la pauvre bête...
Mais Daniel décidé :
— Je vais à pied, c'est bon. Vou* soufflerez ici.
LE CONSOLATEUR '^Or
La voiture était haute, en descendant il faillit choir...
— Il se remit d'aplomb, hein! sur des jambes molles; il
regrettait — mais n'eut de peine qu'à partir. Il sut que du
pied il touchait le '< monde » et compta dès lors sur s-on
ferme appui. Il joignait à cette notion puérile celle de -'< mis-
sion ». D'autant moins définie que plus familière : elle fut
son bâton. Donc, il marcha...
Le soleil déclinait, l'ombre était remontée jusqu'au faîte
des toits entre les bâtiments de ferme lorsque Daniel y attei-
gnit, le cœur tintant. Quoi, sa voix restait sans écho aux
larges portes déjà closes? S'enfermaient-ils? Étaient-ils
morts? — à force de douleur, peut-être !... — La fête de
Beaumont expliquait assez leur absence; mais il y songeait
bien î 11 arrivait trop tard... Au bout du dernier mur il
s'arrêtait consterné, la main vide dont il eût mendié une
âme à la solitude des cours. Il revoyait le ciel, plus pâle
teinté d'un carmin doux et les rais frisant les sillons : la
nuit viendrait sur lui... En cette minute de vertige, il eut
toutes les pensées possibles dans son crâne, se niant l'une
l'autre, vraies, naïves ou folles, toutes, sauf celle-ci : que
le cabriolet l'attendait sur la route, prêt à l'emporter vers
des lie*ux meilleurs. Mais que comptait une pensée auprès
de l'attrait évident d'un simple sentier de traverse qui pre-
nait là, juste à la sortie du village et ondulait... vers quoi?
rien n'indiquait son but... Malgré ou pour cela, et sans
raison morale, Daniel le gagna et s'en fut.,.
Au temps de ses longues tournées, c'était l'heure où,
sevrant son désir, il rentrait dans l'impatience du lende-
main et l'appréhension d'une nuit inutile. Ce soir où com-
mençait à tournoyer dans l'azur faible le vol étouffé des
chauves-souris, chaque pas levait un espoir au fond du
terne paysage. Une silhouette?... un homme!... — un
arbre. Une blancheur? quelque chaumière !... — un tas de
craie... Une lueur ! — des brins secs achevaient de se con-
sumer dans leurs cendres ; mais le mystère en avait brillé
si longtemps !... car, autant de circuits, autant d'illusions,
chacune bienvenue et sitôt après remplacée... Avait-il loi-
sir de se plaindre des aspérités du chemin ? Il vivait par
ses yeux, il interprétait l'ombre anxieusement, passio.nné-
3()2 LA UKVUE BLANCHE
ment du noir au gris. A l'objet inconnu de son vivace espoir
il ne pensait d'aucune sorte ; il ne pensait à rien qu'à
espérer toujours... Le sentier abordait une route nouvelle,
la route enfilait un hameau, et Tespoir tout à coup s'effa-
çait devant son objet même : une vitre éclairée... Lui s'ap-
prochait à pas de loup, comme un voleur, une porte bâillait,
on soupait en silence : il poussa la porte et franchit le seuil.
— Bonsoir.
On sursauta.
— Que voulez-vous? gronda une voix d'homme.
Au fait, que voulait-il? La femme se levait; un marmot
criait d'épouvante. Et Daniel, cassé, fripé, poussiéreux, tel
qu'un vagabond misérable, balbutiait :
— Mais... mais...
— Qui êtes-vous d'abord?
Peu soigné mais bourgeois, son costume étonnait quand
même. 11 oubliait le but de sa visite indue, s'interrogeait,
pouvait murmurer cependant :
— Je suis Monsieur Mellis, d'Argentières...
— Connais pas...
Mais la femme apitoyée :
— Eh bien! qu'il s'asseye avec nous!... 11 n'a pas l'air
méchant, cet homme... 11 mangera un peu...
La douceur figée du visage et la débilité du corps eussent
désarmé les plus durs. L'homme cédait. Daniel sourit, se
laissa faire; il sentait maintenant sa fatigue et sa faim.
— Vous venez d'Argentières, alors?
— D'Argentières...
— Et vous allez loin?
— Loin...
— Où ça?...
— Mais dame...
D'un geste prompt la fermière signifiait :
— 11 ne sait pas... Un pauvre d'esprit, sans nul doute...
Et lui considérait ses hôtes tendrement. P^ntre chaque
gorgée de soupe il s'arrêtait; il sentait quelque chose à dire
et ne trouvait pas quoi. Le feu, la nourriture lui ramenaient
un peu de sang aux joues. Quand l'homme demanda :
— Où pensez-vous coucher?
LE CONSOLATEL'R 3oi
La femme insinuait :
— ... Un coin dans notre grange...
Mais Daniel :
— Non, non!... je... on m'attend. Adieu...
Il se levait, il semblait s'éveiller d'un rêve ; il laissait son
pain entamé, son verre mi-plein, se traînait jusqu'au seuil,
remerciait à peine et sans qu'on pût le retenir, plongeait
dans la nuit froide et bleue.
Où allait-il? C'était la question de tous; c'étaitla sienne.
11 allait, il savait qu'il allait, qu'il fallait aller... Mais où?
Vers quoi ? Pourquoi ? Le mot de son destin ! Son seul élan
necontenaitplus sa pensée... Dessyllabesnaissaientsous son
front contracté, s'essayaient sur sa langue et entré ses lè-
vres; incohérentes, vagues, 'elles choquaient ses dents; il
chuchotait, il mimaitle néant sans relâche... Et ses jarrets,
toujours, obéissaient au mot mystérieux... toujours.
— Consoler... consoler!
Les bornes blêmissaient. Il avait traversé le hameau sans
le voir.
— Consoler...
Intrépide, il arpentait la route dure, tout seul en plaine,
sous le ciel aux étoiles fixes, avec le mot de son destin.
— Consoler...
Il l'avait retrouvé par miracle, il ne le perdrait plus...
— Consoler... consoler, répétaient à l'envi son cœur, son
pouls, son pas, sa bouche, son cœur...
Derrière cette simple parole combien de dévouement, de
charité, d'amour, de... Elle sous-entendait tant de choses
qu'elle finissait par ne signifier plus rien... Daniel l'accep-
tait comme telle... Consoler, c'était... consoler... simple-
ment... Un si beau mot pouvait bien vivre par lui-même...
11 savourait nonpas son sens, mais sa sonorité, mais son
inflexion... Il le lisait devant lui sur la terre, par syllabes,
par lettres.
— Con-so-ler... s...o... so...
Il ne s'en lassait pas. '
— Consoler...
Un chien grondait sous une grille, s'élançait aux bar-
3o't LA REVUE BLANCHE
reaux, jappait... Encore des murs! Le mot poussa Daniel de
porte en porte, mollement, juste assezpour surprendre un
soupir, ou un feu languissant au trou de la serrure, ou
l'ombre, ou le silence... Il retenait son souffle, écoutait,
jetait un regard, emportait comme une confidence intime,
et repartait dans son refrain.
C'était sa force, son élan, sa marche... S'il le chantait
moins haut, il sentait son pas s'alentir, et ses jambes céder
sous son poids, sous le poids du monde... Alors il re-
prenait :
— Consoler, consoler...
L'accélération durait quelques minutes, puis insensible-
ment tombait.
11 haleta; ses lèvres peu h peu bredouilhiient moins pré-
cises; l'idée même du moi se perdait, dans son souvenir...
11 le traîna encore à tmvers un nouveau village, le bras
étenciu et tremblant sur le sommeil des âmes douloureuses
qu'il consolait, ma foi. rien qu'en passant... Et puis il l'ou-
blia et se tut...
Et quand même — car son corps ne l'oubliait pas — son
corps marcha... Oh ! moins droit, et moins ferme, et moins
sûr, comme sans conscience, et buttant, et pliant, en enjam-
bées infinies ou énormes... Mais quand même il marcha...
marche sans but, ni sens, ni nom, automatique, — le sol
fixant un pied, poussant l'autre et sans cesse, de l'herbe du
bord aux pierres du chemin. L'équilibre manquant il s'ai-
dait de grands gestes... Il savait sa fatigue, il savait son de-
voir de corps : marcher encore... marcher... Un pas dé-
passa la mesure, tâta le vide d'un fossé, le corps tomba...
Mais là, sans plus remuer bras ni jambes, inerte, o bien-
faisant repos! comme il était tombé, il demeui'a... — Le ciel
d'azur dur et d'étoiles projetait sur la terre aux jeunes flo-
raisons le gel des belles nuits printanières.
Trop longtemps le garçon espéra Daniel; quand il s'en-
quit de lui la piste était déjà perdue. 11 rentra vers minuit
et trouva au faubourg ainsi que deux ennemis face à face
Mme Mcllis et le curé. Ils attendaient depuis la messe.
— Daniel!
Le lendemain un fermier du canton voisin le ramenait au
LK CONSUI.ATELK i )>
fond d'une <' tapissière », blême, froid, muet, Toeil hagard.
On l'avait ramassé dans le givre de l'herbe, au matin, pres-
que mort. Du feu, des frictions, de l'eau-de-vie étaient par-
venus à le ranimer; mais " il était bien bas //... 11 ne recon-
nut pas sa mère : il sourit au doyen, d'instinct, puis s'en-
gourdit. Mme Mellis assista à son agonie, cinq jours durant.
Le docteur, consterné, sentait manquer le cœur, s'enfuir le
pouls un peu plus à chaque visite. De quoi se mourait-il?
De tout, et de vieillesse, dans la trente-septième année de
sa vie. Enfin la fièvre prit, le sang se réveilla; il se dressait,
d'anciens gestes quotidiens agitaient frénétiquement tous
ses membres, un sourire abêti laissait couler la bave entre
ses lèvres sans couleur, et des mots y crevaient en bulles :
— Consoler... consoler... oui... tout... le monde... con-
soler...
On admit le curé avec les saintes huiles, elles semblèrent
apaiser un peu la manie où délirait le moribond. .Et il
passa dans un grand tremblement horrible. Pour la seconde
fois, Mme Mellis avait perdu son Daniel.
Ce fut un deuil public au bourg d'Argentières ; autorités,
fanfare, pompiers, rien n'v manqua, pas même le clergé
malgré la pression du maire. On se montra réellement ému.
Mais devant la fosse béante chaque parti vint réclamer
comme sien le consolateur. La foule murmurait. On se dis-
putait le cadavre. Car par delà la mort Daniel Mellis était
encore la proie des hommes! Le lieu pourtant imposa le
calme aux passionnés, on se retira en silence.
Tandis que le doyen chantait au cimetière à toute voix
le triomphe de la religion. Mme Mellis, seule dans sa souf-
france, gardait la maison du faubourg. Il faisait beau ; elle
avait ouvert sa fenêtre sur le jardin illuminé ; de temps en
temps elle déchirait une enveloppe, lisant un nom, les con-
doléances à peine, et de nouveau pleurait. Celle-ci l'intri-
gua, à l'adresse de Daniel ; elle avait vu cette écriture, et
même... Elle ouvrit ; vers le bas de la première page, s'éta-
laient, bien moulés au centre d'un paraphe, ces simples mots ;
« Armand Lagarde. »
Comment l'avait-elle oublié? Il ignorait la mort de son
ami fidèle, et après une année de silence écrivait. II allait
20
i"»' LA HKVl E BLANCHE
bien, il avait pris un logement plus vaste, il invitait Daniel
ajoutant :
— Car, si je suis heureux, je me souviens encore que c'est
un peu à vous que je le dois.
Mme Mellis ferma la lettre. Etait-elle la seule coupable?
Elle essayait de tout comprendre, enfin! Les idées les plus
opposées se heurtaient dans son indécise mémoire... Pen-
sive, elle levait les yeux sur le jardin ; à travers ses pleurs
éclatants elle voyait le sable"de Tallée couler en or jusqu'à
la barrière du pré, entre les fraisiers en bordure et les poi-
riers luisants de sève et de soleil, — et elle songeait qu'elle
eût pu vivre heureuse cependant...
FIN
La voix tintante.
O 9
L^ voix tintante, insistante de la sonnette
Évoqne — pourquoi? — dans la clarté du jardin
Cette voix ni très mélodieuse ni très nette,
Banque avec on ne sait quoi dinquiet, de lointain...
...Dans le jardin clair, un peu nu, aux Heurs criardes.
Brutal après la chaude ombre de l'avenue. ,
Et raméthyste vague des iris dans l'herbe drue
Evoque — pourquoi? — une eau solaire oîi s'attarde
Le bleu fantôme d'un fantôme qui se pleure...
...Eau de topaze du fauve cuivre qui tinte
Dans l'énorme silence des heures trop bleues?...
...Haut perron blanc, maison blanche, parfums de llnde,
Dîles chaudes, lleuries — issus de soies ternies,
De nattes, de coffrets en bois d'essences inconnues, —
Meubles Empire comme en de lointaines colonies,
Harpe érigée quétreignirent de beaux bras nus!...
...Vous êtes les familiers de mes rêves troubles.
Degrés oii ondulaient les serpents irisés des traînes,
Senteurs où revit la tiédeur des tailles souples,
Miroirs où glissent tant dapparitions incertaines,
Harpe qui dus trahira demi bien des secrets!...
...Je te connais, maison blanche, et m'est familière.
Dans ce pré blanc et mauve tendre, cette rivière
Lente, lente, qui perd ton image à regret...
...Voici, longue et menue, penchée sur l'eau solaire,
Une fillette vêtue de gaze Ijleue qui chatoie,
Une miette pâle, étrangement languide
Oui frissonne, se retourne et vient droit à moi.
,^ U la poignante douceur du regard humide,
Le navrement passionné de ses grandsyeux noirs!...
§ Elle me prend la main sans parler et me guide
Vers une pièce fraîche au jour comme bluté :
<^ Ces portraits flous, ces paysages de mystère
Sont des visages et des sites qui hantèrent
Les visions de l'enfant bizarre que j'ai été.
■^<^<*^ LA REVUE BLANCWE
5^ De vieux airs oubliés renaissent : ils chanlèrcnt
Kn mes nostalgies, — où el quand? — je ne sais plus...
Mais leur tristesse est plus charmeuse, reconnue.
Tout a son douMe en moi. — ^^jusquaux choses banales :
Ces stores bêtes où d afTreux Mongols de carnaval,
Exullants sabreursà barbes de (il de fer
Se livrent à d'écœurantes danses guerrières,
(]es tentures ornées de Chinoises qui bâillent
b]l bAillent le hurlant ennui qui les ravage,
Ces écrans où se ruent en vols fous, en nuages.
Les diables des fumées d'ojjium, — ces éventails,
Monsirueux papillons soumelanl les murailles...
1*^1 tout s'efface : Plus rien que des parois nues
Fendillées par les fresques blêmes de la pluie...
...Je suis seul : La petite amie bleue s'est enfuie
Et les prunelles noires, j(^ ne les ai pas lues!
Jij II ne reste plus rien dans le désert de plâtre
Oue deux toiles jetées contre un mur : deuxéljauches.
Sur l'une d'anxieux grands yeux noirs me regardent,
Emergeant de la l)rume où le visage plonge.
Beaux yeux très amis, très doux, mais pleins de reproche»
<)ui m'attirèrent à mon insu, jusqu'ici.
De l'avenue aux parfums de lourdes verdui-es :
L'autre, c'est un étang chryséen qui fulgure
Près d'un bois moite d'arl)i-es i)leureurs et transis ;
Flottante, à la surface une robe s'azure
Sous un morne vol doiscnux do mer égarés
Et nl'obsède cette lillclb' i-cncontrée
Dans la maison magique aux reflets d'autres temps :
Je crois maintenant lavoir aimée — ou rêvée —
El peut-(Mrc pleurée lors(|ue j'étais enfant...
Etcs-vous un appel, — un avertissement. —
Le remords de telle existence révolue,
l'n charmant spectre (jui me hait et me tourmente?...
...Il se jM-ul que ma folie seule vous ait vue,
l'illetle bleue qui n'êtes pas ou n'êtes plus!
John-Antoine Nau
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Une Rentrée. — Rarement vacances auront été aussi pleines de vie
politique : rarement l'activité de lExécutif, le travail de l'opinion publi-
que, l'elîort doctrinal et pratique des partis et des hommes, et les événe-
ments eux-mêmes auront rendu aussi féconds ces mois inertes d'ordi-
naire, auront mieux éclairci, pour la rentrée parlementaire, une situa-
tion politique décisive et posé plus nettement, pour les débats essentiels
fjui s'engageront aussit(H, quelques problèmes dont la solution, toujours
retardée jusqu'ici, quelle doive être celle-ci ou celle-là ou cette autre,
— engagera pour longtemps l'avenir de la démocratie.
L'obstination tranquille de^NI. Combes a. malgré les résistances, mal-
gré les critiques, assuré la part d'application de la loi sur les congré-
gations à laquelle il s'était d'abord attaché. Il paraît décidé à poursuivre.
— Aussi ce commencement, en soi assez bénin, a-t-il engagé toute la
bataille des partis, des idées, des doctrines. D'un côté et de l'autre on a
bien vite regardé au-delà du fait présent et, sans cesser de discuter sur
le fondement en droit et 1 opportunité en pratique des premières me-
sures prises, on a élargi le débat, et c'est tout le problème de l'ensei-
gnement dans une démocratie qui est ouvert.
Enseignement d'Etat exclusif, enseignement laïque exclusif, ou « ano-
mie » entière, tous les systèmes, tous les types, plus ou moins nets,
plus ou moins purs, se proposent et s'opposent. En même temps que se
discutent les principes, les mesures de détail, les mesures transitoires,
les difficultés pratiques sont étudiées et prévues.
L'opinion du parti démocratique est. au premier abord, assez diverse
et incertaine. Mais en réalité un grand courant entraîne à cette heure
tout le pays républicain. Quelques < libéraux » retardataires, quelques
francs-tireurs avancés protestent contre cet entraînement et se défendent
d'y céder. C'est leur droit ; cela ne risque point d'arrêter le mouvement
commencé ; cela rend le service d'obliger la masse marchante à réflé-
chir encore sur le principe et le I)ut de son acte, alors qu'elle agit déjà,
à préciser sa doctrine et par là à ailermir sa volonté. Le résultat —
à moins de complications politiques imprévues venant d'autres do-
maines — sera, semble-t-il, de façon ou d'autre, un pas sérieux vers
l'affranchissement laïque.
Ce n'est pas pur hasard qu'avec cette vigoureuse expansion de l'es-
prit rationaliste ait coïncidé une étonnante poussée de l'esprit paci-
fique. Depuis la déclaration par laquelle Jaurès a eu le courage d'ouvrir
la législature, la matière ainsi imposée à la réilexion immédiate des ré-
3io LA REVUE BLANCHE.
publicains n'a pas cessé d'être débattue : el il est frappant d'observer
combien les positions prises maintenant par les adversaires et les res-
trictions dont ils entourent leur chauvinisme rél'ractaire sont déjà un
honima<^e à l'idée de paix i^randissante. Cette grande question restera
' à l'ordre du jour » et n'en sortira pas sans un progrès.
Il n'est pas jusqu'à cet accident stupide, la mort de Zola, qui n'ait
servi au parti de la justice et de la vérité à passer une revue improvisée
de ses forces et à constater inopinément la force acquise par lui dans le
pays et dans Paris. Les honneurs laïq ues et les paroles hardies et saines
qui ont illustre ces funérailles n'ont soulevé, chez des ennemis hier en-
tore pleins de morgue et de haine, qu'une protestation basse et élouJTée.
l'^t cette triste journée n'aura pas été vaine si elle montre à des esprits
trop arrêtés aux espérances que la « révolution dreyfusiste » n'a pas été
inféconde.
Fn. Davi:ii.i,a\s
I
Le Problème du charbon. — Le jour où les énergies hydrauliques
puisées aux chutes suffiront à alimenter les moteurs, les mineurs n'au-
ront plus à peiner dans les galeries où se consume leur vie. Mais
la canalisation des cascades est encore à ses débuts. Que la production
du combustible s'arrête, et toute production est suspendue. Le trans-
ports sont interdits; la métallurgie est vouée à la ruine; la filature,
le tissage, toutes les branches essentielles de la transformation manu-
facturière sont frappés à la base.
11 y aurait un curieux parallèle à établir entre l'histoire du charbon et
l'histoire des industries. Celles-ci n ont commencé i-éellement à pro-
^-■resser que lorsque celui-là a été méthodiquement exploité. Pour
prendre la bVance seule, notre premier essor date de la découverte des
gisements de Saint-Etienne; le second, et le plus remarquable du siècle,
se rapporte à l'ouverture des mines du Pas-de-Calais. VA à envisager
l'ensemble des Llats, ils se classent hiérarchiquement, dans l'ordre éco-
nomique, selon l'aliondance de leur extraction, lUnion, puis l'Angle-
terre, puis rAIlcniagne. VA. si la l'rance traverse une phase de stagna-
tion, si du moins elle chemine; moins vite que ses rivaux, c'est à coup
sur «|ue son capital houiller est moins opulent ou moins bien utilisé.
On conçoit dès lors que dans la population ouvrière de chaque con-
trée, les mineurs du charbon tiennent un rang prépondérant. Ils sont
d aborfl plus ou moins nombreux, mais forment des (corporations consi-
dérables dans tous les pays de gramie puissance industrielie — jao.ooo
dans le Royaume-Uni, 800.000 en Amérique, loo.ooo en Allemagne,
170.000 en IVance. Ensuite, par la communauté même des besoins,
par la solidarité de l'existence, ils ont été entraînés à se concerter effi-
cacement, et c est ainsi qu'un peu partout ils ont constitué les premiers
groupements [)rort>ssionnels sérieux. De l'organisation nationale à la
fédération internationale, il n'y a qu'un j»as et (jui a été franchi de
très bonne heure. Congrès de mineurs allemands, français, belges,
autrichiens, congrès européens se succèdent à intervalles périodiques,
NOTES POLITIOUES ET SOCIALES in
rormulant les mêmes revendications, attestant une bonne entente qui
l'ait souvent le désespoir des compag-nies, et des gouvernements.
Les autres corporations ouvrières dépondent du reste étroitement,
[)Our Ifur activité, pour leurs salaires, des charbonniers. Que oeux-ri
désertent, les puits, et celles-là se trouvent privées de tout élément de
travail. Car, à la rigueur, l'autorité civile peut bien requérir des soldats
pour faire du pain ou abattre des bestiaux, mais elle ne jouit pas de la
même faculté pour assurer la production du combustible. On ne s'impro-
vise pas mineur. Nulle profession n'exige un tipprentissagc plus
soutenu.
De toutes ces considérations, il résulte que le bouilleur, dans les con-
tlits économiques et sociaux contemporains, dispose d'une vigueur de
lutte à peu près sans égale. Si quelques esprits volontairement scepti-
ques doutaient encore de la puissance des ouvriers des charbonnages,
ils n'auraient qu'à se remémorer les effets du grand chômage de West-
phalie. au début du règne de Guillaume II, ou à examiner les consé-
quences immédiates de la grève de Pensylvanie, à l'heure actuelle.
Ici, deux cent mille mineurs ont refusé tout à coup de redescendre
dans les galeries. Le [Trust qui les commande, plutôt que de céder à
leurs revendications, a plongé toute la République dans deiïroyables
perplexités. A l'entrée de l'hiver, les stocks de combusiibles ont été
épuisés ; la tonne est montée à des prix fabuleux, — trois ou quatre fois
le cours ordinaire — , qui vont peser sur l'industrie, paralyser certaines
entreprises, et surtout désespérer les familles peu aisées qui ne pour-
ront se chauffer. La crise, de locale, est devenue nationale; son côté
social échappe si peu aux autorités que le président Roosevelt s'est
alarmé, a convoqué ses ministres, réuni les chefs d'industrie les plus
connus et cherche une transaction.
Or, un quart seulement de l'effectif total des mineurs d'outre-Atlan-
;ique est atteint par le chômage; la production américaine, en époque
normale, est devenue surabondante au point de pouvoir alimenter d'énor-
mes exportations. Pour renverser cette situation, il a suffi de la déci-
sion concertée d'un contingent considérable en soi, mais relativement
faible de travailleurs. Deux cent mille mineurs font trembler sur sa
base la puissance industrielle de l'Union; quatre cent mille pourraient
désarmer ou ruiner les Trusts.
Telle est la conclusion qui se dégage des incidents récents : leçon
très haute et très concluante. Le probli-me du charbon n'est pas neuf;
mais jadis il se libellait ainsi : Pro Juirons-nous assez de combustible ou
nos gisements dureront-ils encore longtemps ? — formule bien souvent
reprise par les économistes de la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, il se
pose en ces termes : A quel moment les mineurs suspendant l'extrac-
tion arrêteront-ils toute activité?
Ainsi délimité, il est beaucoup plus grave : car on pouvait acheter
au-dehors des millions et des millions de tonnes ; l'éventualité de l'épui-
sement des gisements était lointaine et douteuse. — Quant au chômage
national et international, et de national il deviendra nécessairement
ilJt :.A REVt.'K BLANCIIK
international, il interdira tout i. cmirs à l'extérieur, et il se présente
romnie une possibilité de deninin. I,"expérienee de ITinion. la plus
sug'g'eslive qui se soit produite, exireera à ((uip sur une iniluence déci-
sive sur les évolutions de la classe ouvrière.
.lusqu'ici on entendait par yrève f^^énérale la cessation de tout travail,
dans toutes les professions; elle supposait une entente telle que dès le
lendemain, pailout où elle eût éclaté, une classe nouvelle se lût rendue
sans difliculté maîtresse du pouvoir. Aujoui-d'liui. il ressort que les
mineurs à eux seuls peuvent, au moins dans cinq ou six contrées, déter-
miner une crise et une transformation profondes. Peut-être cette con-
sidération a-t-elle sa valeur à une heure où, devant les Parlements des
grands et petits l'Uats, surgissent les revendications lihclléos par
les récents Congrès des charbonniers.
Paul l ouïs
GAZETTE D\\RT
Constantin Le Roux (i). — Peinture alîectueuse et dolente; dolente
des fois plus qu il ne sied, et l'on dirait alors du Millet relevant de ma-
ladie. Paysanneries donc, d'une Normandie bretonnante.) Une iillette
boit à même un bol : le bol, les mains, c'est bien leur couleur, non leur
matière : et celles-ci sont mortes, sont en mastic, et n'empoignent pas.
Encore : ligures volontiers essuyées ^tel une fillelte à la Lanip?) à en
devenir de savon et de sucrerie; une recherche aussi de l'elTet trop aisé
des reilets de la llamme, du foyer, sur les visages, etc.. évidemment
recueil du jeune peintre est une sensibilité soulîiaiite facile à passer
sensiblerie. La face d'un tel revers est nécessairement un attendrisse-
ment promj)t et comnaiiiicatif devant ces instants de féerie calme où la
nature ^offre sa communion à l'être humain* : aube ou couchant, une
rentrée des foins au soir, le crépuscule emplissant une campagne ou
sinsinuant dans une chambre. J)e même l'amour des chants de la
pénombre et du clair obscur, les jeux des noirs et des gris : dans
IT.nfant au b(d. le roux de la chevelure, le blanc crémeux du bol, dans
un angle une fleur, chantent à même une harmonie sourde et moelleuse
telle celle des bonnes lithographies. Aussi quand sa palette aban
donne francliem«ntla polychromie, trouve-t-il, àmanierleblanc et le noir
seuls, la vigueur et la simplification : \'1-U(ihle, où une Cosette traînant
son seau s'enfonce dans les rais de jcair filtrant des arrières-plans; les
Fernnica 'j;r(nn'i//a/ses opposant le blatie superbe de leur vêture au
noir riche duea[)ot (pii les coiH'e. Les Teinmes (iii Fléau repri-scntent la
meilleure œuvre: dessinée, solide, hardie; ces trois vieilles sont maj<'S-
tupusement belles à la façon de trois Parques. Ici, l'artiste fut pleine-
ment et énergiquement original.
Cariot (2). — (let autre jeune peintre des campagnes n'est pas un
crépusculaire attendri, mais un solaire ardent et têtu. La série chronolo-
(1) Pollèije d'Enthétiquf mod'rnr, 47, rue de La Rochefoncanlt:
(2) I^< Artistes nu Peuple^ 2, rue de la Mare.
GAZETTE d'art i i '3
gique de ses 36 toiles (AVrose, Germinal, Floréal...) exprime avec une
émotion très virile, sous un faire parfois un peu sec et tatillon, le poème
de la campagne, le mouvant hymen d'un même coin de cliamp avec
l'atmosplière et la lumière multiformes. Ici (n<> 12, Prairial), le mol
ondulement de la plaine sous les tiédeurs agitées de l'air: puis (17) son
tumulte sous un plus profond souffle ; 28 : les blés torréfiés par Ther-
midor; i.\ {Messidor) les mêmes suant le sang solaire; 26 : ils rous-
sissent sous l'incendie universel; '^ i ( Vendémiaire) : l'arbre frissonne sous
des braises translancides; tout sensoleille et Ton hume rpi'un air plus
frais traverse tout; 'M^[Frimaire^ : une buée de givre frémitau-dessus de
l'herbe, tandis que (5^ G<?/7?z//ia^ poudroie d'une poussière d'améthystes.
Chaque journée, chaque toile, oriente sa polychromie vers une tonalité
générale différente, et ces tonalités sont personnelles, originales,
disons plus : neuves. Frais, rude et sain comme une matinée de froid
sec dans les champs, cela manque seulement de souplesse, c'est astrin-
gent : couleurs éblouissantes, pures, aigiies, comme un soc de charrue
neuve.
Fagus
GESTES
L'Aiguillage du chameau. — Au moment où un écrivain célèbre
est surpris par une mort sournoise, c'est un délassement pour l'esprit
humain d'observer cette compensation — si toutefois deux destructions
peuvent créer un équilibre — : la catastrophe d'Arleux. Par des moyens
simples, mais peu faillibles, la science moderne s'y est employée
à préserver la terre habitable d'une pléthore d'êtres humains non
célèbres. Affectons de croire, pour qu'un tribunal trop sévère n'entrave
point les bienfaits un peu brusques de cette science, affectons de croire
que ce sont des bienfaits inconscients, et, pour être clair, que cette
science est inconsciente. S'il était nécessaire d'en cataloguer les mé-
thodes, on les définirait assez bien: la guerre en temps de paix, pro-
grès évident sur la guerre proprement dite ou « guerre en temps de
guerre », cardans cette guerre nouvelle on n'a pas à craindre que quel-
que ennemi indiscipliné pare ou rende les coups. Or, étant donné qu'un
guerrier légitimement dit ne rougit point, sinon dans sa culotte —
cette partie du vêtement fut de tout temps, comme on sait, l'expres-
sion de la pudeur — s'il ne rougit point d'enrayer dans la mesure de ses
capacités individuelles ce surcroît obscur de population, notre impartia-
lité nous fait un devoir de féliciter, comme nous le féliciterions lui-même,
les habiles organisateurs de cette grande victoire, la catastrophe de
chemin de fer d'Arleux.
Les progrès de l'armement sont identiques, on n'en peut douter, dans
la guerre et dans la chasse : de même que le braconnier muni de cet
engin balistique, le fusil, tend à devenir une espèce éteinte, et que les
braconniers modarnes préfèrent à ce fusil, qui ne tue qu'une pièce à la
fois et au plus, des appareils perfectionnés qui rafient en silence une
il 4' LA r.KVUK I5LANG1IK
grande (juanlilf de g-ibier : de même, les héros du vasie coup de lilet
d'Arleux duivenl seslimer au-dessus de la gloire mililaire, pour les
mêmes raisons qu'un pêcheur au tramail ou à la senne dédaigne l'homme
au chapeau de paille — ce chapeau IVil-il raye ou consleUé — cpiiséver-
lue à (si c'est bien là l'expression exacte) faire sortir le goujon de son
caractère.
Une simple aiguille fut loul le matériel, discret et terrible, des tacti-
ciens dArk'ux. Dans des antiquités vénérables, il paraît qu'un chameau
traversait cette minuscule chose de métal — avec dilliculté ilailleurs,
la tradition, en sa bonne loi. ne nous l'a point dissimulé. Nous prions
de s'abstenir les correspondants charitables qui désireraienfnous infor-
mer de la « vraie » signilicalion. archilecturale et géographique, do
a l'aiiTuille ». Nous nous en tenons, et avec raison, à la lettre de l'his-
toire, car il n'y a que la lettre (pii suit littérature. Avec raison : car il est
patent que des milliers de contribuables croient (junn corps beaucoup
plus volumineux (ju un cliameau. une locomotive et son convoi, passe
à travers une aiguille et sans difHcnllé. Bien plus, la plupart des témoins
susdits oui maintes fois et sans trembler aventuré leur prestance dans,
ce périlleux j)arcours.
Si le ciianieau acconqjlit ce même exploit, il est indiscutable qu il est
favorisé par sa conformation : son long cou, ba tète ameziuisée, si bosse
même qui est, par une ingéniosité de la nature, divisée en deux, afin
qu'il puisse introduire, à travers le chas, ses deux gibbosités l'une après
l'autre, à peu près à la fa«;on de ces iils de fer conlorsionnés enlilés
dans des anneaux et que les camelots appellent des « questions i>. Or
pareiih' soujtlesse est — ce qui cotd'irme nos deducli'uis — n.ituire-
menl interdite à la bosse unicpie des dromadaires.
L" « aiguillage » des chemins de fer a, parait-il, réussi jusqu'à ce
jour: le mot est courant et la |iralique, dit-on. courante. C!e succès jiro-
visoire était néanmoins pur niiraclr. pourdeuxraisons : i" Les niguillcs
ne sont p/is pincées où il fuii(h<nt. loul observateur sait, en ell'et. que
des rails, garantis par;dlèles sur une petite dislance, par une malfat.on
(pielconque se rapprochent vei'S I horizon. Il existe assurément, (|uel-
(pie part au-delà de J hoi-izon, un point où ils se réunissent c/i forme de
\ et ou le plus élémentaire bon sens indique, prohtant de cette malfa-
(,'on, de placer raiguille — si l'on lient à cette absurde pratique, souve-
nir des mo'urs du désert disparuc.-s. 2» ... Ici le plus ])ref commentaire
serait oiseux... Les aiguilles à travers lesquelles il faut |)assei- sont pré-
sentées aux trains, et au public. PAR I.A l'Ol.NTK !
Noltms, pour finir, que le généralissime d'Ai'leux. \\ii}fnill.eitr pour
tout dire puisque des mots usités autorisent ces folies, l'aiguilleur s'ap-
pelle Moreau. Nous n'apprendrons à personne que ce sont les occupa-
tions favorites et la vie privée de; ce monomane qui ont inspiré* à un
romancier ani,'-lais un livre de cauchemar, i lie du Docteur Moreau qui
traite de la vivisection humaine.
Alfri.d .Iaiuiv
LES THÉÂTRES ' 3l5
LES THÉÂTRES
Odéon : Arlequin Roi, de M. E. Lothah, trad. Maciiii-ls. — Comé-
die-Française : Gertrude, de M. Iîouchinet. — Reprises.
T3e prudentes reprises, ainsi qu'il est d'usage, inaugurent la saison
théâtrale et voici que reparaissent, pour un temps, sur lafliche, les
pièces qui eurent, l'an dernier, le plus de mérite ou le plus de succès.
La pièce de M. Capus continue aux Variétés son heureuse, facile et
charmante carrière: M. Deval. c'est bien entendu, jouera toute sa vie à
l'Athénée, Madame /'///Y. la comédie deMM.Beer etGavault.siconforme
à son esthétique. Au Gymnase, le Détour, la pièce de M. Henry Bern-
stein, est reprise après une assez longue interruption. J'ai dit, en son
temps, tout le bien que je pensais de cette œuvre ; à la réentendre, mon
impression première s'est pleinement confirmée ; claire, forte, parfai-
tement ordonnée, elle contient — notamment au troisième acte — des
scènes d'une rare intensité d'émotion, et où se trouve la marque d'une
violente et fougueusement triste personnalité : reconnaissons-la dans
cette promptitude d'observation qui pénètre droit et d'un seul coup,^
sans se laisser distraire, jusqu au fond des cœurs, dans cette franchise
à en exprimer avec un accent de sincérité tout à la fois brutale et troublée
les plus profonds sentiments: dans cette éloquence qui. lorsqu'elle nous
touche, n'est point de paroles, mais de je ne sais quels ball)utiements
humbles et frémissants de vérité qui rôde et soudain, entre des mots,
surgit. Il y a beaucoup à attendre de l'auteur du Détour.
L'Odéon s'est enhardi jusqu'à nous offrir une pièce à la fois nouvelle
et étrangère, a l'exemple du théâtre Antoine. Mais, admirez le hasard,
la pièce choisie, Arlequin Roi de M. Lotliar est justement une pièce pour
Odéon et dans le genre — si j'ose dire — du répertoire odéonien. Faus-
sement légère et faussement profonde, mi-fantaisiste, mi-philosophi-
que, mi-opérette et mi-drame, assez ingénieusement construite et niai-
sement pensée, brillante avec cela — vieux galons, paillettes rougies —
elle s'accommodera, sans qu'il soit besoin de tenter nul etîort d'harmo-
nie, avec les plus modernes et les plus vieilles vieilleries de la maison.
Reconnaissons d'ailleurs quelle n'est point ennuyeuse. De la substi-
tution d'Arlequin au vrai prince Bohémond qu'il étrangla et remplaça
à Tinsu de tous, naît l'intérêt de la pièce qui se développe à la fois sous
un double aspect de comédie d'intrigue et de comédie satirique; et si,
en tant que comédie satirique, elle est ou nous paraît franchement
piètre, avec son étalage de contrastes faciles et la proclamation auda-
cieuse de vieilles vérités philosophiques un peu trop prouvées et démo-
nétisées, du moins, comédie d intrigué, elle paraît, adroitement fabri-
quée non sans un instinct assez sur et une connaissance approfondie des
règles du métier, un répertoire « très au courant >- des scènes à faire, qui
furent, ici, pour la plupart, des scènes faites, mais produisent encore
leur petit elîet en Europe. On peut se plaire à l'entendre, encore que,
ralentie en des déclamations fastidieuses, la marche s'en active sou-
ilC» LA REVUE BLANCHE
dain exagérément, alors que — je citerai notamment la scène de la
reine-mère et d'Arlequin — on sonliaitcraitle développement plus large
et plus complet dune situation pathétique.
Le même théâtre de l'Odécm a remi;» à la scène, la très agréable comé-
die de MM. Bisson et Michel Carré, Monsieur le Directeur.
Au Théâtre-Français, nous avons vu représenter une pièce en quatre
<ictes de M. Bouchinet, Gerfrude, ni tout à fait bonne, ni tout à fait
mauvaise — et j)0urlant point médiocre. Tout à la lois, elle irrite et elle
plait. 11 a paru facile de la juger et de la condamner en déclarant absurde
et invraisemblable le point de départ, partant inintéressantes les consé-
quences. Voici en eiïet, je crois, dans toute son horreur, et pour la durée
des quatre actes, le type même dm « faux conilit » : parce qu'à Coni-
piègne, le vieux Michelot, rentier campagnard, vit en ménage, avec sa
servante, à Paris, son hls, se voit refuser la main de Mlle Leblanc, dont
il est le liancé passionnément épris; et l'apparent dilemme, en un pre-
mier acte de facture assez maladroite, se pose ainsi : ou Michelot se
séparera de Gertrude. ou le mariage de son fils n'aura pas lieu. Notre
bon sens a peine à admettre la gravité d'un tel cas, le sérieux d'un
tel conflit pour l'aplanissement duquel se présentent aussitôt cinq ou six
solutions faciles, pratiques.
L'auteur n'a pas su ou n'a pas voulu les découvrir ; et ses héros
luttent jusqu'au bout, contre des difficultés qui nous semblent illusoires.
Dune telle erreur préliminaire ne se fût relevée nulle pièce à thèse.
Mais il n'y a pas ici ombre de thèse. Gertrude est une pièce modeste
qui n'attaque aucun ordre do choses établi et ne songe qu'à nous atten-
drir sur d'humbles rires, d'humbles sentiments, d'humbles ciioses. Ht
si elle y réussit parfois, souvent, c'est que l'invraisen^blable sujet y est
développé en scènes « vraies ». C'est leur meilleur mérite et c'est un
grand mérite: elles sont sans éclat et sans esprit ; leur éloquence est
pauvre; mais leur dialogue sonne juste et plein; et il nous touche
pour ce qu'il révèle, en toute simplicité, d'une tendre, triste et résignée
sensibilité. Nous nous sommes souvent intéressés a des personnages
plus brillants, plus complexes, plus « héroïques » que ce vieux bon-
homme campagnard, en décadence physique et morale, que cet incom-
préhensif, sec et dur petit jeune homme, et même que cette vieille ser-
vante d'un dévouement habituel: mais ils sont humains, humains dans
leurs actes et dans leurs paroles, dans la sinqilicilé de leurs colères et
de leurs chagrins, de leurs égoïsmes et de leurs faiblesses. VA comme
<;elte humanité réside on eux-mêmes, le fait(|ui]s l'expriment, à notre
sens, hors de propos, ne nous empêche pas d'en goûter la révélation
sincère et souvent émouvante.
>L Leloir et Mme 'Kolb, dans les deux principaux rôles, ont été
simples, sobres et parfaits. Mlle lîi'guiei- montra son charme délicate-
ment attendri. Kt M. Dessonnes, voue aux nMe^ (h> (iU dénalur<'s, inju-
ria »;on père avec sa véhémence habituelle.
Andué Picard
LES LIVRES 3 17
LES LIVRES
Chaules Le Goffu: : L'Ame Bretonne. (Honoré Champion in-i8
) ir. 5o). — L'Armorique séduit les peintres et les poètes, mais il faut
bien avouer que cet engouement si justifie pour un pays rude et sain a
tiré sonorif^-ine d'une littérature frelatée pleine de clichés convention-
nels. Paul Féval. Emile Souvestre. et bien d'autres, ont mis à la mode
une Bretagne factice ; La ^ illemarqué a sacrifié au goût de l'époque
et travesti nos chansons populaires pour leur donner une signification
historique à la Macpherson.
Je me souviens que, tout enfant, alors que je suivais en même temps
que Le Goffic, les cours du petit collège de Lannion au cœur de la
Bretagne bretonnante, j'ai eu bien souvent un grand désir de voyager,
de m'en aller, très loin de chez moi, visiter la Bretagne des auteurs,
si dilïérente de celle que je connaissais...
On connaît de plus en plus la Bretagne, mais la tradition reste et les
écrivains les mieux renseignés sacrifient encore, pour ne pas dérouter
les lecteurs, aux anciennes légendes accréditées par leurs devanciers.
Il faut savoir gré à Ch. Le Goffic d'avoir publié un livre de docu-
niL-nts vrais, d'avoir rapporté les choses sans les majorer ni les défor-
mer, de telle manière que ses compatriotes pourront enfin recon-
naître leur pays dans un livre imprimé. A cette partie de documenta-
tion pure il a joint quelques éludes sur des Bretons de marque, un
cliapitre ému sur la noble Henriette Renan, une amusante chronique
sur « ce pauvre Quellien », le barde à l'imagination dangereuse, le gas-
con du nord, etc.. Le livre de Le Goffic est une œuvre de bonne foi,
ce qui ne lui enlève rien de son intérêt, au contraire ; il contribuera à
faire connaître son pays tel qu'il est et non tel que l'ont maquillé les
auteurs pour plaire à un certain public.
Je ne suivrai pas mon vieux camarade dans ses projets régionalistes ;
ce sont là utopies de poète plutùt que rêves de sociologue ; il sera
certamement déplorable, au point de vue du pittoresque, que les Bre-
tons cessent d'être des sauvages ; il sera peu héro'îque de voyager en
Bretagne, si l'on n'y risque plus de mourir de faim faute de se faire en-
tendre parlant français ; mais je n'ai vraiment pas le droit de blaguer
mes compatriotes à ce sujet; j'ai moi-même été bien fier autrefois de
n'être pas comme tout le monde et de parler, quand des amis venaient
me voir, un charabia qu'ils ne comprenaient pas. Je me souviens avoir
soutenu des idées régionalistes devant Ernest Renan, déjà mortelle-
ment atteint, mais dont la maladie n'avait pas altéré l'aimable sérénité.
Il me représenta que la langue bretonne était, dans notre pays pauvre,
une cause d'infériorité et un obstacle au progrès ; il me raconta l'his-
toire d'un de ses voisins qui avait été récemment grugé par son homme
d'affaires faute d'avoir bien compris ce qu'on lui disait, et il parla de
la perte de temps qu'entraîne la nécessité, pourles enfants, d'apprendre
deux langues dont l'une nuit toujours à l'autre. Je l'écoutai avec respect,
mais sans conviction, et plus tard seulement je me suis rangé à son avis.
-ilf^ LA REVUE BLANCHE
Niitre laiitrii " < s' Iimm' dans des livres; notre t'olk-lore est recueilli ; les
Ciiltet et 1rs Simon ont iinniortalisé nos costumes bizarres ; la Bretagne
a l'ourni sa page à l'histoire pittoresque : elle peut se civiliser. Et d'ail-
leurs, l'union régionalii te veut conserver ijurlque chose qui n'existe
plus: le breton est aujourd'hui mclanfi^c d une Ixuine moitié de fran-
(•ais; quand Le ("oat a traduit la Jiible en dialecte de Tréguier, il a
voulu donner le change sur la décrépitude de nos idiomes; il a res-
sucité beaucoup de vocables oubliés ; il a même emprunté au diction-
naire gallois, et le paysan le plus instruit ne saurait comprendre son
œuvre. Et puis, la langue bretonne, quoi quon en puisse dire, n'titant
plus en rapport avec les nécessités de la vie moderne, entretient l'igno-
rance: l'ignorance entretient l'alcoolisme et bien dautres iléaux, et les
i3retons sont condamnés à disparaître sils ne se résignent pas à se
franciser déhnitivement. Il faut cependant lire le plaidoyer régionaliste
de Le Goffic ; après tout, comme dirait un de mes maîtres dans lequel
semble revivre la philosophie de Montaigne : « Après tout, mon Dieu
<;'est une opinion ! »
Quant au pancellisme, c'est également une idée intéressante; l'anii-
ral Réveillère a écrit autrefois: « L union des Celtes est le salut du
monde. » Je serai tout à fait de son avis s'il prend le mot celte dans le
sens large de Renan qui admettrait un nègre au dîner celtique.
Félix Le D4Ntbc
Les anciens quartiers de Paris : Le Louvre — Les Tuileries
Lu place Louis X\ — Saini-Germain-lWuxerrois (E. Le Delcy). —
Les livres sur Paris ne manquent pas. Chaque siècle a eu les siens.
Depuis le XV®, les guides et histoires se sont succédé sans inten-uption.
Certains ont résisté au temps. On consulte avec fruit Guillebert de Metz,
Corrozet, du Breul, Sauvai, Germain Brice, Piganiol de la Force, etc.
I)uranl le NIX** siècle, il y a eu les livres d'Edouard Fournier, de Bon-
nardol, de Franklin, enfin l'admirable Paris à travers les âges de F.
Hoffbauer. De longtemps, on ne fera pas mieux.
La présente publication est inspirée de l'ouvrage d'ITotfbauei-, mais
la rigueur topographique du Paris à travers les âges est remplacée par
l'aimable accumulation de reproductions des vues de l'ancien Paris,
empruntées aux manuscrits, aux bstampes, aux dessins conservés dans
les collections publiques.
L'idée t>sl heureuse, car c'est toujours avec plaisir (pu.' l'on revoit
niio cstamjio de Pérelle ou d'Isi-aël Silvestre, un dessin rie Saint-Aubin
ou de Demachy.
Ces images sont précédées d'un texte de quclf|ues pages, (\ù pour le
présent fascicule à M. Edmond Beaurepaire, bibliothécaire à la -biblio-
thèque de la ville de Paris.
< e texte est concis et renseigné et ne peut qu'être loué.
Lettres de Mme de Genlis à, son fils adoptif C. Baecker (1802-
I.S.'îri); iiih (.diK-fidii .1 nriir.- |,,i|- M, Il'iii\ l.apauzi'. n'I'iii \ourrif). —
T,KS l.lVItKS ''9
Ce Casimir Baccker était une soilc d"enfanl prodige qui eut dos succès
rctiMiUssaiils cuiuine. harpislc. Berlinois d'origine, il avait été adopté
p;ir Mme île Genlis, au temps de Témigration. La bonne dame, dont le
•e,(i'ur étalf \ i<le de passion depuis la Révolution, reporta sur l'enfant,
en tout l)ien tout honneur, ses facultés aimantes. Elle le poussa dans la
vie avec une habileté consommée, le conseillant tout à la fois sur la re-
ligion, l'amour et les affaires.
Par exemple, dans une lettre qui finit par ces mots : « Honore par-
tout et toujours la religion », elle lui dit : « Tâche donc de tourner une
tête de femme honnête, riche et libre. Rien de plus aisé si tu y penses,
et si tu sais profiter d'un premier enthousiasme. » Et plus loin : « Il
faut connaître les gens riches. N'oublie pas cela... C'est dans l'intérieur
de ces familles riches que tu trouveras un mariage à faire, non d'une
veuve mais d'une jeune personne. Ce conseil est très bon et m'a été
donné pour toi, par quelqu'un qui a de l'expérience. » Ce quelqu'un
m'a tout Tair d'être « le respectable abbé de Compiègne », attaché h
l'église métropolitaine et hurleur de Gloria et de Te Deum.
Charles Sauxier
Georges Lechalas : Études esthétiques (Âlcan, in-8 de 306 pp.,
5 fr.). — Entre les questions dont disserte Fauteur (rôle de la nature
dans l'art, rôle infrastructeur des mathématiqifes, affinités des divers
arts, etc.), une depuis Platon enivre les polémiques : l'art a-t-il sa
morale ? Certes : n'est-il pas scientifiquement établi que l'œuvre plate,
fade, fautive, est déprimante ? Morale n'ayant à démêler rien avec la
morale éthique, laquelle du reste, attend sa définition ; l'œuvre éthique-
raent immorale moralise très réellement et sans jeu de mots dès qu'elle
est bonne esthétiquement, puisqu'elle accroît l'énergie, la virilité. D'au-
tant que dès lors « le sujet », dont seul prend cure la morale, imman-
quablement disparaît : qui songe à voir dans la Vénus du Titien une
c«jurlisane qui se titille, qui peut nommer cette lemme d'un autre
nom que de celui de la déesse de la Beauté ?
Et le spectateur dès lors participe à ce désintéressement souverain de
l'artiste créateur, pour tout hors l'art. Le sens esthétique est prouvé
aujourd'hui inné autant que le sens sexuel, ou visuel : son désintéresse-
ment signifie que comme eux, il ne peut s'intéresser qu'à soi; ceux qui
s'en indignent se confessent privés de ce sens; et donc incompétents.
L'art et la morale représentent deux notions aussi parallèles et dif-
férentes que la vue et l'ouïe. Puis, nous venons de le dire, l'art a sa
morale. Et ne relevant point de l'autre morale, il ne saurait être immo-
ral. C'est pourquoi l'espèce d'admiration que procure au théâtre, dans
l'histoire, le génie triomphant d'un pervers, n'incite pas à la perver-
sité. M'émeus-je d'un meurtre exprimé en peinture ? point, je m'émeus
d'une relation de tons; souffrir d'un faux rouge, telle est la vraie sen-
sibilité esthétique : une sensualité. (On ne nie point « le sentiment dans
l'art », « l'expression » — la sensualité lui tient grande ouverte la porte,
et l'émouvant est rien qu'un attribut du beau — , mais la conscience (le
i'^o LA REVUE BLANCHI-:
bien), et le jngcnicul (le \"rai), inondes inflexiblement dislincls.) L'aii
ainsi conç:u, eonsidèrc lonl de haut, de bien plus haut que la morale :
([ue sont lago, basse crapule, Othello, une bnjte, Desdémone, coquette
étourdie ? des pantins. Même \ision que donne l'IIisloirc à l'hislorien-
né. dès Jors artiste : l'artiste qui ne connaît dans le spectacle sangui-
naire ou lubrique que le beau rouge, s'identifie au sa\ant. C'est que la
conscience aussi est un art, comme eux tous ossé d'une technique, et
connue eux tous empirique et prescient. Selon la noble parole du plus
illustre héros de « rindifférence esthétique », Schopenhauer, « ces alti-
tudes ni l)on]ieur ni misère ne nous accompagnent plus. »
Fagus
Gueri'e-Militarisme Bililiothèqne documentaire des Temps Nou-
veaux, in-if) de 'loG pp.). — Jean Grave vient de nous donner une
preuve nouvelle de l'énergie hautaine et désintéressée qu'il apporte à
l'intellig-ence et à la dilTusion des idées libératrices. Le volume qu'il
publie sur la Guerre et le Militarisme est une compilation judicieuse et
patienlededoeuments, de iaitsou d'extraits relevés au hasard des œuvres
les plus notoires de la pensée contemporaine.
Quelque nombreuses et quelque dilTérentes q^e soient les sources de
ces récits et de ces exposés, quelque diverses que soient aussi les formes
sous lesquelles ils nous ont été présentés, leur juxtaposition ne suggère
aiicune confusion.
Les pages prises au cours des œuvres «'lues ressortissent, quant à
leur esprit général, à de larges catégories qui atta([uent sous tous ses
aspects le mythe monstrueux de la guerre. Avec le zèle pur et obstiné
qu'on lui connaît, Grave a recueilli contre la gloire militaire et son
absurdité, contre les lourdes tares appesanties sur le bétail misérable
des armées permanentes, les jugements les plus fermes et les faits les
|)lus caracti'risliques. Cette anthologie précieuse offre une étincelante
unitt' de sentiment et d'idéologie (\n\ naît de l'identique horreur susoilT-e
(hms tous les coeurs par ces grandes frénésies sanglantes de lluima-
nilé. (.)n y relit des phrases nerveuses de Montaigne, des pages alertes
et incisives de La Bruyère, des fragments souples et spécieux de France;
pbis loin c'est aussi, par ceux (jui en furent les protagonistes, le récit
h;det;int des tragédies qui se déroulent et s'éteignent dans les geôles
tl .\frique.
Ce livre unit donc les déductions abstraites des penseurs aux vérités
rugueuses de l'histoire. 11 est de ceux qui délivrent les cerveaux et
semblent, par leur puissance négatrice, éclairer les lois et le ciel de
l'avenir.
Pali.-Loms Gaumek
Le ifî'nint: P. Ukschamps.
r.Tii?. — Iiiiprinierie C. L.VMY, 121, bd de La Chapelle. 154G1
Bettina Brentano, Goethe
et Beethoven
La question des rapports personnels et intellectuels de Gœthe et de
Beethoven a jusqu'ici bien peu préoccupé les esprits ; et, du moins en
France, il est surprenant de ne trouver sur ce sujet que de rares et
courtes études ; cependant, lorsqu'on se trouve amené à rapprocher l'un
de l'autre ces deux génies contemporains dont on a pu dire que l'un
représentait le xviii« siècle finissant, et l'autre le xix'" siècle à l'aube, il
semble d'un grand intérêt de les interroger eux-mêmes sur l'impression
personnelle qu'ils eurent l'un de l'autre, de leur demander la formule
de leur jugement réciproque.
Compatriotes et contemporains, illustres l'un comme l'autre, ils ne
purent pas s'ignorer longtemps : Goethe est à Weimar. pendant que
Beethoven habite d'abord à Bonn jusqu'en 1792, puis à Vienne, de 1792
à 1827. De plus, il semble que les circonstances elles-mêmes aient
conspiré à plusieurs reprises pour les mettre en rapports personnels,
grâce d'abord à Bettina Brentano, qui séjourne à Vienne en 1810. visite
Beethoven, écrit à Gœthe la plus enthousiaste des lettres sur ce Bee-
thoven « qui marche en tète de la civilisation humaine » et leur fait pro-
mettre à tous deux qu'ils se verront à Carlsbad ; — puis, grâce à une
sorte de hasard favorable qui, deux ans après, et alors que Bettina,
mariée à M. d'Arnim, était en froid avec son vieil ami Gœthe, mit celui-
ci en présence de Beethoven aux eaux de Teplitz.
Tout ceci mérite d'être conté par le menu; et autant que possible,
nous laisserons la parole aux trois personnages de cette petite comédie
dont le dénouement futnég-atif.
-o"
Gœthe, né en 1 749. avait vingt et un ans à la naissance de Beethoven ;
près d'une génération les séparait donc, et quand le second eut atteint
la maturité de son talent, si cette différence disparut, absorbée dans
l'élévation de leurs deux génies, elle devait cependant exercer une
intluence toute naturelle sur l'opinion qu'ils prirent l'un de l'autre
au jour où Beethoven fut assez connu pour que Gœthe ne l'igno-
rât plus.
Les premiers documents que nous rencontrions, en ce qui concerne
les rapports de Gœ-the et de Beethoven, portent la date de 1810 ; Gœthe
est ail seuil de la vieillesse ; il a soixante et un ans ; son œuvre litté-
raire et philosophique est déjà fort avancée, puisqu'il a publié son
second Faust (1802) et ses Affinités électives (1809). Beethoven a qua-
21
Vi2 LA REVUE BLANCHE
ranle ans ; il est dans toute la pli'iiilude de sa pensée, qu'il vient d'affir-
mer par ses i« et 5" symplionios (1808) et par le concerto de piano en
mi bémol {\^oq) ; il vit à Vienne, fort sauvage, assez isolé, la santé
chancelante, intérieurement torturé par une surdité qui deviendra de
plus en plus complète, et qui lui a étrangement coûté à avouer, quel-
ques années auparavant, à ses amis les plus intimes.
L'omnipotence que Go-'the exerce alors sur toute TAllemagne lettrée
permet de penser que Beethoven connaît et goûte depuis longtemps
son œuvre ; ce qui le prouve déjà jusqu'à un certain point, c'est qu'au
moment oii le rapprochement des deux hommes va se préparer, en
i8io, il vient précisément d'écrire. pour VEginont de Gœthe, une ouver-
ture et deux lieds qui sont accueillis à Vienne avec la plus grande
laveur.
Peu versé, au contraire, dans les choses de la musique, Gœthe, selon
toute vraisemblance, ne connaît encore de Beethoven que le nom.
Rien ne leur eût, sans doute, permis de se rencontrer, d'autant que
Gœthe paraissait s'en soucier assez médiocrement et que Beethoven se
sentait retenu par une invincible timidité, si la Providence ne s'était
incarnée en cette Betlina Brentano. qui reste si attachante pour nous,
dans l'étrange et l'excessif de ses enthousiasmes littéraires et a-tistiques.
Amoureuse aussi, il semble, mais nous paraissani, avec le recul des
années, plus cérébrale que sensuelle, l'ardente « passion » qu'elle affiche
à vingt ans pour le vieux Gœthe ne l'empêche ni d'épouser Aciiim
d'Arnim dans des conditions aussi romanesques qti'amusantes (i), ni,
une fois rnère de famille, de publier tout ensemble et ses lettres d'amour
et celles de Gœthe, un peu réfrigérantes et pleines d'une bonhomie
hautaine, — voire un certain « .lournal » qui, en son temps, fit scandale,
et dans lequel il est à craindre qu'il n'y ait plus de littérature que de
vérité.
(Jue.par ailleurs, Bettina. libre de tout contrôle en ce qui concerne la
publication de ces correspondances, ait rpielque peu arrangé la realité, le
fait ne paraît guère douteux ; mais, embellie et vivement traduite par
elle, cette vérité prend un aspect si charmant qu'elle dispose à toutes
les indulgences.
Déjà en 180H, d'après la Correspondance de Gœfhe avec une
enfant (2), Bettina, qui adorait la musique avec une mysticité enthou-
siaste, se désolait de la froideur et de l'incompréhension de « son »
Gœthe.
Elle lui écrivait :
(' Hochusberg, aoûl 1808.
« ... Oui, Christian Schlos.ser \\\\\ dil que lu no comprcnai.s
pas la musique, q»ic fu avais peur do la mort et que tu n'avais
jins fh' religion, (juc répondre à fout cela? — Quand quelque
(1) Anecdote racontée par M, Blaze de Buiy.
(2) Traduite par Séb. Albin, Paris, 1843.
BETTINA BRENTANO. CfiKTHE ET BEETHOVEN 39!>
chose me chagrine, je deviens bète et mucLtc. Ahl Gœlhe, lors-
qu'on n'a pas dabri contre le mauvais temps, on est glacé par
lèvent froid et âpre ; mais, toi, je te sais à couvert en toi-même.
Les trois énigmes sont donc pour moi. Je voudrais à toute
force t"ex})litiuer la musique, et je sais quelle est au-dessus des
sens, que moi-même je ne la comprends pas. Pourtant je ne
puis me détacher de cette énigme insoluble, je la prie, je
l'adore, mais non pas alin qu'elle se rende sensible ; les cho-
ses qu'on ne saurait comprendre font partie de Dieu, car il n'y
a pas entre nous et lui de monde intermédiaire dans lequel il
existe encore des mystères. Comme la musique est incompré-
hensible, elle est sûrement Dieu. Voilà ce que j'avais à te dire.
Moque-toi, si tu veux, de moi avec ta compréhension de la
tierce et de la quinte ! Non, tu es trop bon, tune ris pas; d'ail-
leurs tu es^trop sage pour cela. Tu renonceras avec plaisir à tes
études et à tes idées acquises pour adopter ce mystère sancti-
liant d'un esprit divin dans la musique. Que pouvons-nous
rechercher? Ouest-ce qui nous émeut si ce n'est ce qui est divin?
Et les gens bien appris, que te diront-ils de mieux et de plus
élevé? (Juoseront-ils répondre à cet argument? Si l'un d'eux
venait dire que la musique sert à perfectionner l'esprit de
l'homme, je le lui accorderais. Nous devons nous perfectionner
en Dieu. Mais s'il prétendait qu'elle n'est que la médiatrice
de l'homme et de la divinité, et qu'elle n'est pas Dieu elle-même,
oh ! alors je lui répondrais : Langue menteuse, vous parlez
ainsi parce que votre chant n'est pas pénétré de la divinité. La
«livinité ne nous apprend à connaître la lettre qu'afin que,
comme elle, et par notre propre force, nous puissions régner
dans l'empire divin. L'étude de l'art ne sert qu'à poser en nous
le fondement de l'indépendance, et à être notre conquête à
nous... Oui, l'ascension de la vie ignorante à la révéla tion, c'est
là la musique. — Bettina. »
Gœthe était d'ailleurs impénitent ; car, trois ans après, il écrivait à
sa jeune amie un billet où se retrouve assez nettement réclio de la let-
tre précédente :
Il janv. 1811 [léna].
« Je suis content de savoir que tu te trouves quelquefois avec
Zelter; et j'espère que tu finiras parle mieux comprendre (1); cela
(1) Un peu avant, Bettina écrivait de Zelter : « Le savant en musiquerest toujours, une
bûche en face du génie en musique (Zelter devrait éviter de se trouver en face de Beetho-
ven). II supporte ce qu'il connaît, mais parce qu'il y est habitué comme l'âne est habitué à
son chemin journalier. »
:\lk LA KKVUK BLANCHE
me l'orail grand plaisir. Ton esprit embrasse bien des choses ;
ponrlant de temps à autre tu es d'un entêtement très borné ; à
pro|)Os de la musique surfout, tu as laissédesingulières boutades
se prtrilier dans ta petite tête ; je les aime pourtant parce
qu'elles t'appartiennent, c'est pourquoi je ne te tourmenterai et
ne te ferai pas la leçon à leursujel... Jene te cacherai pasque tes
idées, malgré leur étrangeté, trouvent une certaine résonnanct-
en moi, et réveillent des sentiments que je portais jadis dans
mon àme alors plus délicate, chose qui vient juste à point en ce
moment... — Goethe.»
C'est dans l'intervalle que Beltina, pendant un séjour <ju elle lit à
Vienne en 1810, réalisa le vif désir qu'elle avait de connaître Beetho-
ven, et eut avec lui celte première entrevue qu'elle raconte si délicieuse-
ment dans une lettre adressée à Gœthe :
Vienne, 28 mai ISIO.
«... Lorsque je vis celui dont je vais te parler, j'oubliai l'uni-
vers ; juste comme cela m'arrive quand le souvenir s'empare de
moi, oui, alors je l'oublie réellement. Dans ces momenis-là, il
me semble que mon horizon commence à mes pieds, s'élève,
s'arrondit au-dessus de moi, je me trouve dans un océan de
lumière qui jaillit de soi ; alors je m'enlève silencieusemenl, je
plane sur les fleuves et les vallées, et je viens à toi. Oh ! quitte
tout, ferme tes yeux chéris, vis un instant en moi, oublie ce qui
nous sépare, le temps et l'espace ; regaj-de-moi du lieu où je
t'ai vu pour la dernière fois. Oh 1 que ne suis-je devant toi ! que
ne puis-je te faire comprendre le frisson qui s'empare de moi,
quand, jiendant quelque temps, j'ai examiné le monde, quand,
me retournant, jo me trouve dans la solitude et que je sens
comme tout m'est étranger î Comment, malgré tout, se fait-il que
jf llenris et que je verdis dans ce désert ? — D'où me \ iennenl
la r(>>ér. In nourritui'e, la chaleur, le bien-être ? De notre amour,
de cet amour entre nous, dans lequel je me sens moi-même si
ajinable. — Si j'étais près de toi, je te rendrais beaucoup ]>our
loul cela.
" C'est de Beethoven que je veux le parler, de Beethoven, qui
ma fait l'oublier, toi et le monde entier. Je suis, il est vrai,
sans expérience ; mais je ne crois pas me tromper en disant (ce
qu'au reste personne ne comprendra et ne croira maintenant)
quo Beethoven marche en tête de la civilisation humaine. Et
qui sait si jamais nous le rejoindrons ?• j'en doute. Puisse-t-il
seulement vivre jusqu'à ce qu'il ait donné la solution de la
BETTINA BREXTANO, GOKTIIE ET BEETHOVEN 'i'25
sul)]iine énigme de son esprit ! Alor^ il nous léguera sCirement la
ciel' d'une initiation céleste qui nous permettra de monter d'un
degré de plus vers la béatitude.
<' Je puis te l'avouera toi : ']c crois à un charme divin, élément
de la nature spirituelle Ce charme, Beethoven l'exerce dans son
art; tout ce qu'il pourra t'apprendre là-dessus est pure magie;
chaque situation sert à l'organisation d'une existence plushaute,
et ainsi Beethoven considère qu'il a posé un nouveau j)oint
de départ dans la vie de l'esprit. Tu comprendras certaine-
ment ce que je veux dire et ce qui est le vrai. Qui pourrait
remplacer pour nous ce puissant esprit ? de qui pourrions-nous
attendre rien de semblable ? Tout refforf humain passe et se
meut devant lui comme le balancier d'une horloge ; lui seul agit
librement et tire de lui-même l'imprévu, l'incréé. Que sont les
rapports du monde à celui qui, dès avant l'aurore, commence
déjà sa sainte journée, et qui, après le coucher du soleil, trouve
à peine le temps de jeter un regard sur celui qui l'entoure : à
celui qui oublie la nourriture du corps et que le torrent impé-
tueux de l'imagination emporte bien au delà des plats rivages
de la vie quotidienne ? Il ma dit : « Quand j'ouvre les yeux, je
« soupire : car tout ce que je vois est contraire à mon culte, et
« je suis forcé de mépriser ce monde incapable de comprendre
« que la musique est une révélation supérieure à toute sagesse
« et toute philosophie. Oui, pareille à un vin généreux, la musi
« que donne l'inspiration, et moi, nouveau Bacchus, je ven-
« dange ce vin dont l'humanité s'enivre. Une fois à jeun, elle n'a
« plus en elle qu'un mélange indigeste d'idées confuses. Je n'ai
■ <' point d'amis, ma vie doit s'écouler solitaire ; mais je sais que
" Dieu est plus près de moi dans mon art que les autres hom-
" mes. Je marche sans crainte avec lui, car je l'ai toujours
" reconnu et compris. Quanta ma musique, je suis sans inquié-
'< tude de ce côté : aucun mauvais sort ne peut l'atteindre ; qui-
« conque la comprend devient libre de toutes les misères que
" les autres hommes traînent à leur suite. »
<(\ oilà ce que m'a dit Beethoven la première fois quejel'aivu.
En l'entendant me parler avec une franchise si amicale, à moi
qui pourtant devais lui être bien peu de chose, je me sentis pé-
nétrée d'un profond sentiment de respect, et aussi d'un grand
étonnement. car on m'avait dit qu'il était tout à fait misanthrope
et qu il ne parlait à personne; on craignait même de me con-
duire chez lui ; je dus le chercher seule. Il a trois habitations
dans lesquelles il se cache alternativement: une à la campagne,
une en ville, une autre sur les bastions. C'est'là que je le trouvai.
32G LA REVrJE BLANCHE
iiu Iroisirmc t'iniio. .IVnlrai sans vire annoncer; il clail au
piano; j«* me nommai; il fui 1res aimable et me demanda si je
">nlais entendre un chant qu'il venait de composer. Alors il
clianla dune voix i\pre et pénélrante, dont la tristesse réagissait
sur laudileur: « (lonnais-tu le pays? »—« N'est-ce pas c[ue c'est
u beau, dil-il avec enthousiasme, bien beau? .le vais le répét^rr
« encore une t'ois. » 1] jouissait de mon approbation illimitée —
« La plupart des hommes sont touchés de ce qui est beau, dit-il,
" mais ce ne sont pas des natures artistiques. Les artistes sont
« ardents; ils ne pleurent pas. » 11 me chanta alors un autre de
ses chants qu'il vient aussi de composeï*: « Xe séchez pas, o
larmes de rélerncl alnour! » Il m"accomj.ao:na chez moi, et. eu
chemin.il me dit tout ce que je viens de te répéter; mais il s'ar-
rêtait dans la rue et parlait si haut qu'il fallait vraiment avoir du
courage pour l'écouter ; du reste, il s'exprimait avec trop d'ani-
mation et d'une façon tro}) saisissante pour que je n'oublias^^e
pas la rue, moi aussi. On fut très étonné de le voir entrer avec
moi, au milieu d'une nombreuse société que nous avions à
dîner. Après le repas, il se plaça de lui-même au piano et joua
longtem])S cl admirablement ; l'orgueil et le génie parlaient à la
fois. Dans ces moments d'inspiiation, ce que son esprit enfante
est inconcevable ; ses doigts exécutent l'impossible.
"Depuis lors, il vient tous les jours chez moi ou j«* vais chez
lui. delà me l'ait négliger le monde, les galeries, les théâtres et
même la tour Saint-Llienne. Beethoven dit. « Eh ! que voulez-
(' vous donc aller voir là? J'irai vous chercher et nous nous
" in'omènerons le soir dans l'ailée de SclxTMibrunn. >• Hier jesuis
alh''e avec lui dans un charmant jardin i-empli de lleui's ; toutes
les serres étaient ouvertes, l'air embaumait ; Beethoven s'arrêta
sous un soleil brûlant el dit : " Les ]»oésies de Gœthe exercent
• sur moi une grande iniluence, non seulement parleur substance,
' mais encore par leur rythme, dette langue qui s'élève comme
'< sur l'aile des esprits vers des régions supérieures et qui porte
« déjà eu elle le secret de l'harmonie m'excite à comjioser. Alors
'< la mélodie jaillit du foyer de l'inspiration el s'éparj>ille en tous
« sens ; je la poursuis, je la raméno avec jiassion ; elle fuit de
« nouveau, elle plonge dans une foule déniolionsdiverses, mais,
' bientôt ressaisie, celte fois elle nr peu! pus m'échajiper, et,
■' reproduite datis toutes ses modulations, elle olx-it aux ins-
pirations de uKm enthousiasme, jusipinu moment ou je la
' ramène, triomphant enfin de ma |»remière idée musicale.
« (i'est là la synqdionie. Oui, la musicpif est bien l'intermédiaire
« direct de la vie de l'esprit à la vi(> des sens. .le voudais en
BETTINA BRExNTANO, (lOETHE ET BEETHOVEN i'i'j
« causer avec Gœthe pour savoir s'il me comprendrait. La mé-
« lodie, c'est la vie sensuelle de la poésie. N'est-ce pas par elle
« que le chant de Mignon nous révèle la jeune fille tout en-
« tière, et cette révélation n'en fait-elle pas naître d'autres?
« L'esprit s'étend jusqu'à une généralité sans limites, il se forme
« toute une couche de sentiments suscités par la simple pensée
« musicale, qui autrement s'éteindraient sans laisser de traces.
« C'est là l'harmonie. \ oilà ce qui se trouve exprimé dans
« mes symphonies, mélange de formes nmlliples qui se fon-
ce dent et s'amalgament en un tout, se dirigent ensemble vers le
« même but. Alors vraiment, la présence de quelque chose
« d'éternel, d'infini, d'insaisissable se fait sentir, et bien que
« pénétré à chacune de mes œuvres du sentiment de la réussite,
« pourtant, au moment où le dernier coup des timbales impose
« à mes audileurs ma conviction et ma jouissance, j'éprouve,
« comme un cjit'ant, l'éternel besoin de recommencer ce qui me
« paraît achevé. Parlez de moi à Gœthe ; dites-lui qu'il doit enten-
« dremessym}»honies, il conviendra après que la musique est
« la seule introduction non corporelle au monde supérieur du
« savoir. Elle enveloppe l'homme, elle ne peut en être envelop-
« pée. Pour que l'esprit puisse la concevoir dans son essence,
« il faut qu'il ait le sentiment du rythme; grâce à la musique,
(( nous avons le pressentiment, l'inspiration des choses divines,
« et ce qu'elle communique à l'esprit par les sens devient la
« forme corporelle de la connais- sance spirituelle.
«Bien que l'esprit en vive comme le corps de l'air, c'est pour-
<' tant encore autre chose de la lui faire comprendre. Mais plus
" l'Ame y trouve sa nourriture, plus l'esprit mûrit et arrive à une
entente avec elle. Fort peu y parviennent néanmoins, car, de
<' môme que des milliers de créatures croient se marier par amour
« et n'ont pas une seule fois la révélation de lamour, encore que
« toutes en fassent profession, de même des milliers d'individus
« font profession de musique sans en avoir la moindre intuition.
« Elle contient en elle-même les germes du sens moral, comme ils
^< sont contenus dans touslesarts ; unecréationvérilable est mo-
« raiement un progrès. Le soumettre à des lois impénétrables,
" refréner, en vertu d'elles, son propre esprit, afin qu'il en ré-
« pande les manifestations, voilà le principe de l'art; s'absorber
« dans cette révélation, c'est s'abandonner au principe divin qui,
« dans le calme, exerce sa puissance sur la furie des forces in-
<' domptées, et prête ainsi à l'imagination sa plus haute efficacité.
" L art représente donc toujours la divinité et les rapports des
« hommes avec lui sont une religion ; ce que nous acquérons par
328 LA UEVUE IJLA.NCHE
" Inif vient dr I)ieu. inspiration divine qui donne aux facultés
" hiiinainos un l)iit à atleindrc.
" Linlelligenco. comme le grain de blé, a besoin d'un terrain
« humide, chaudement électrique pour pousser, pour penser,
'< pour s'exprimer. La mlusique est le so électrique dans lequel
<( l'esprit vit, pense, crée. La philosophie est un produit de cet
« esprit électrique; sa propre indigence, qui veut tout fonder
«< sur un principe disjoint, en est relevée : quoique l'esprit ne
0 soit pas maître de ce ({u'il crée par elle, il est pourtant heu-
« reux dans cette création, et il en est ainsi de toute création
«( spontanée de l'art : indépendante de l'artiste, plus puissante
« même que lui. elle ramène à la divinité, etne tient à l'homme
« que pour rendre témoignage de l'action de Dieu en lui.
« La musique donne à l'esprit l'idée de l'harmonie. Une pensée
« séparée lui a fait déjà concevoir un ensemble, une parenté;
(' ainsi chaque pensée dans la musique est en rapport intime,
(' inséparable avec l'ensemble de l'harmonie qui est l'unité.
'( Tout ce qui est électrique porte l'esprit à une création musi-
(( cale, action débordante.
« Je suis d'une nature électrique. Mais je m'arrête dans mon
(' inexplicable philosophie, sans cela je me perdrais... Kcrivez à
« Gcnthe de ma part, si vous me comprenez, et, quoique je ne
(( réponde pas de ce que vous écrirez, je me laisserai bien
« volontiers éclairer par lui. »
« Je lui ai jiromis de te rapporter tout, autant que je le
pourrais. 11 m'a conduite à une répétition de musique à grand
orchestre; j'étais seule dans une loge, au fond d'une vaste salle
obscure, çà et là des rayons de lumière où dansaient et s'agi-
taient mille atomes brillants se glissaient nu travers des fentes,
pareils à des voies célestes peuplées d'àmes bienheureuses.
•' C'est là que je vis ce merveilleux génie coud u ire son légi ment.
Oh! Goethe, aucun empereur, aucun roi n'a autant que Beethoven
la conscience de sa toute puissance, et le sentiment que toute
force vient de lui. Si je le comprenais comme je le sens, alors je
saurais tout. 11 élàit là debout, armé d'une résolution si ferme!
ses mouvements, son visage, achevaient d'imprimer à son œuvre
le sceau de In |ierfe<tion ; il prévenait les moindres fautes, les
moindres erreurs d'interprétation; aucun soufllc n'était produit
nrititrairement, hi merveilleuse présence de son esprit transfor-
mait tout en activité réfléchie et consciente. On pourrait pro-
phétiser qu'un jour, dans un perfectionnement ultérieur, il re-
paraîtra en maîtrf du monde.
" Hier soir, j'ni écrit tout ce qui précède, et ce matin,jeleiui ai
BETTINA BRKNTANO, GOETHE ET BEETHOVEN 329
lu : « Ai-je donc dit cela? a-t-il fait; alors j'ai eu un raptus. » Il
a relu ma lettre attentivement, efTaçant, écrivant entre les lignes,
car il tient beaucoup à ce que lu le comprennes.
« Maintenant réjouis-moi par une prompte réponse, qui prouve
à Beethoven que tu Tapprécies. Notre plan, tu le sais, avait
toujours été de parler sur la musique ; mais je sens à présent,
grâce à Beethoven, que je n'en suis pas digne. — Bettina. »
L'enthousiasme apocalyptique de la jeune fille pour le musicien qu'elle
découvrait à son ami Goethe dut paraître excessif au vieux grand
homme qui se voyait proposer — sinon opposer — un rival en génie
par celle-là même qui affichait pour lui la plus admirative des affections.
Il lui répondit :
« Ta lettre, chère et bien aimée enfant, m'est arrivée dans un
bon moment. Tu t'es bravement recueillie pour me dépeindre
une grande et belle nature dans ses efforts et dans ses résultats,
dans ses besoins et dans ses facultés. J'ai eu bien du plaisir à
voir se refléter en moi cette image dun génie original. Sans
vouloir le classer définitivement, je dirai qu'il faudrait un tour
de force arithmétique pour en déduire la somme totale de con-
cordance. Pourtant, je n'ai lien à objecter à tout ce que ton
esprit ma communiqué à ce sujet par une de ces explosions
soudaines. Au contraire, je te dirai que j'ai trouvé dans toutes
ces démonstrations un rapport intime avec leur propre nature.
Un esprit ordinaire y découvrirait peut-être des contradictions.
Mais ce qu'il dit, lui qu'un démon conduit et inspire, doit frap-
per le profane de respect, et il estindi-lércnt de savoir s'il Ta dit
par sentiment ou par intuition. Ce sont les dieux qui agissent
en lui et qui par lui sèment le germe d'une intelligence à venir.
Puisse ce germe s'épanouir sans encombre ; mais pour que cette
intelligence brille à tous les yeux, il faut d'abord que les brouil-
lards qui obscurcissent l'esprit de l'homme se dissipent entière-
ment. Dis mille choses cordiales de ma part à Beethoven. Dis-lui
que je donnerais beaucoup pour faire personnellement sa connais-
sance, car l'échange de nos pensées et de nos sentiments nous
profiterait à tous deux grandement. Peut-être auras-tu assez
d'influence sur lui pour le décider à venir à Carslbad, où je suis
presque tous les ans, et où j'aurais tout le loisir de l'écouter et
de m'instruire auprès de lui ; car vouloir lui donner mes ensei-
gnements serait une profanation.
« Son génie l'inspireet le guide tropbien: souvent même il l'il-
lumine comme par un éclair, tandis que nous autres pressen-
tons à peine de quel côté le jour viendra à poindre.
33o LA REVUE HLANCHE
<( Beethoven me fernil liraïul )>laisir s'il voulaitm'envoyermes
deux lieds qu'il a mis en musique, mais lisiblement écrits. C'est
une de mes plus grandes jouissances et dont je suistrèsrecon-
naissant, quand une pot'sie inspirée par des dispositions pas-
sées m'est de nouveau /•endue sensible par In mélodie, ainsi que
Beethoven le dit très bien... — Goethe. »
Bettina lui écrivit alors :
" Trrs cher ami, j'ai communiqué ta belle lettre à Beethoven,
en tant qu'elle le regardait ; il l'ut rempli de joie et s'écria :
« Si quelqu'un peut lui faire comprendre la musique, c'est
« moi. » Il saisit avec enthousiasme l'idée d'aller te trouver h
Carslbad, se frappa le front et dit : « Ne pouvais-je pas le faire
<' plus t<M ? N'raiment j'y ai déjà pensé, etîpnr timidité je ne l'ai
« pas fait. Cette timidité me tourmente comme si jen'étais pas
« quelque chose deprésentable, mais maintenant je n'ai plus peur
« de Gœthe. » En conséquence, sois certain de le voir l'année
<' prochaine... »
Le séjour de Betlina à Vienne ne devait pas èlre de bien longue
durée ; son départ laissa Beethoven fort troublé, si l'on en croit les let-
ties qu'il écrivit en 1811 et i<Si2, qu'elle publia plus de dix ans après,
et dont l'autlionticilé a ti'ouvé vers iHG- de violents adversaires et d'é-
ner^i(|ues défenseurs.
Il est fort heureux (pie ces lettres nous aient été conservées ; sans
elles, nous aurions été privés de renseignements sur les relations ulté-
rieures du poète et du musicien.
Bettina Brentano, mariée en iHii, n'avait pas tardi* à se brouillei-
avec Gœthe, ce qui avait mis fin, à |)eti près complètement, à la fameuse
« correspondance ». Mais l'année d'après s'étaient réalisés les dé.sirs de
Beethoven, qui avaient pris corps au moment de la visite do Bettina.
Beethoven et Gœthe s'étaient rencontrés presque par hasard aux eaux
de Tuplitz, et avaient passé plusieurs jours ensembhî.
Quelle fut leur impression réciproque, lors de cette entrevue prolon-
gée, et f|uel avenir réouvrait-elle à leurs rehilions y Les lettres des inté-
ressés permettront de n'-pondrcà cette double question.
De Gretiie, d'aljord. ces quelques mots, les souls rlp s^n riMivic fiitière
relatifs à l'auteur des symplionies :
«t J'ai fait lu connaissance de Beethoven ; son talent m'a
étonné, mais quel inlraitablf personnaij:e ! Il a le monde en abo-
mimdion. et je ne lui en veux pas de le trouver si odieux, bien
qu'à vrai diie il ne s"(''vertue guère à reml)ellir pour les aulies.
II faut pourtant l'excuser et le plaindre à cause de son inlirmité,
qui d ailleurs sendde alïecler le côté social de son être plus
BETTINA BRENTANO, GOKTIIE ET BEETHOVEN 33 1
encore que le côté musical, et le rend hypocondriaque, lui déjà
laconique de sa nature (1). »
Beethoven, dans lune de ses trois lettres à Bettina, va nous donner
un tableau plus vivant du séjour à Teplitz, et nous expliquer en même
temps la mauvaise humeur dont Gœthe témoigne librement dans cette
lettre à son « mentor musical «, le musicien Zelter.
La lettre est datée du i3 août 1812.
u Chère bonne amie,
« Les rois et les princes peuvent bien faire des professeurs,
des conseillers intimes, ils peuvent bien donner des titres et des
décorations, mais ils ne peuvent pas faire de grands hommes;
les esprits qui s'élèvent au-dessus de la plèbe humaine ne sont
pas de leur compétence et c'est pour cela qu'ils doivent les res-
pecter. Quand deux hommes comme moi et Gœthe viennent
ensemble, les grands seigneurs doivent remarquer ce quil y a
de grand aussi dans chacun de nous. Hier, nous avons rencon-
tré toute la famille impériale; nous l'avons vue venir de loin, et
Gœthe a quitté mon bras pour se ranger sur le bord du chemin ;
quoi que je pusse dire, il me fut impossible de lui faire faire un
pas de plus; quant à moi, j'enfonçai mon chapeau sur ma tète,
je boutonnai mon habit et je m'avançai, les bras pendants, au
milieu du groupe. Princes et courtisans se mirent en espalier ;
l'archiduc ôta son chapeau, l'impératrice me salua la première.
Tout ce monde-là me connaît. Je vis, à mon grand amusement,
le cortège défiler devant Gœthe; il se tenait à l'écart, chapeau
bas, le dos courbé jusqu'à terre. Ensuite, je lui ai joliment lavé
la tète, sans vouloir accepter la moindre e>?cuse, en lui repro-
chant tous ses péchés, particulièrement ceux dont il s'est rendu
coupable envers vous, bien chère amie...
'< J'ai dit ma façon dépensera Gœthe: comment l'approbation
agit sur chacun de nous, et qu'on veut être compris de ses pairs
par l'intelligence ; l'émotion est bonne pour les femmes (par-
don 1), chez les hommes elle doit faire jaillir l'étincelle du génie.
Ah! chère enfant! qu'il y a longtemps déjà que nous sommes
d'accord sur toutes choses!!! Rien n'est bon comme d'avoir
une belle bonne âme, que l'on reconnaisse en tout et devant
laquelle on n'ait pas besoin de se cacher. Il faui « être quelque
chose si l'on veut paraître quelque chose. » C'est au monde à
prononcer, il n'a pas toujours tort; cela, il est vrai, n'est pas
mon affaire, car je vise à un but plus élevé. J'espère recevoir
(1) Lettre à Zelter du 2 septembre 1812.
3ii LA REVUE BLANCHE
une leltic de vous à \'ienne; écrivez vite, vite et beaucoup, j'y
serai dans huit jours. La cour part demain, on joue encore
aiijouid'hui. Gœlhe a fait apprendre le rôle à l'impératrice. Son
duc ol lui voulaient que je fisse entendre quelque chose de ma
musique; je le leur ai refusé à tous les deux, ils aiment trop la
porcelaine chinoise; il faut de l'indulgence, car l'esprit a perdu la
haute main, mais je ne joue pas pour ces goûts pervertis et je
ne me charge pas de faire des absurdités au prolit de caprices
princiers dont on ne retire jamais rien... — Beethoven. »
Les choses devaient en rester là, l'entrevue de Teplitz lui une tenta-
tive sans lendemain. Gœthe affecta désormais d'ig*norer Beethoven ;
nous avons sur ce point des documents assez curieux, datés de i83(i:
ce sont les lettres écrites par Mendelssohn, alors que, pendant un séjour
qu'il faisait auprès de Tillustre vieillard, il lui faisait entendre les
chefs-d'œuvre de la musique.
Voici les passages relatifs à Beethoven.
Lettre du 2 5 mai i8'3o à sa famille :
<( Avant midi, je dois, pendant une petite heure, lui jouer sur
le piano des morceaux de divers grands compositeurs, par
ordre chronologique, et lui expliquer comment ils ont fait pro-
gresser l'art. Pendant ce temps, il se tient assis dans un coin,
sombre comme un Jupiter tonnant, et ses yeux lancent des
éclairs. 11 ne voulait pas du tout mordre à Beethoven. Mais je
me mis à lui jouer le premier morceau de la symphonie en ut
mineur qui lui fil une impression tout ù fait étrange. Il commença
par diic : « Mais cela ne produit (juc de l'élonnemcnt ctn'émelit
<( pas du tout; c'est grandiose.» Il miirnmra encore quelques
mots entre ses dents; puis, après une longue j^ause, il rei)ril :
(f C'est très grand et tout à fait étourdissant; on dirait i)resque
« que la maison va crouler; mais que serait-ce donc si tous les
« hommes ensemble se mettaient à jouer cela? »
Lettre du 22 juin à Zelter :
« Malgré son anlipnlhie mal déguisée pour la musique de
Beethoven, je ne pouvais lui (mi faire grAce, puisqu'il tenait ù se
rendre compte de la situation présente (h' 1 art... » (1).
Au contraire. Beethoven sut tirer un [)rolit iiiU'lltMiucl des (pielques
heures passées avec celui dont il admira jusqu'à la tin la pensée et les
œuvres. On en citera pour preuve ce texte que rapporte M. Blaze de
Bury : « Dès que j'ai le temp«^ de lire, écrit Beethoven au lendemain du
(1) A. iluiien : (Jfrthe ei la Mu.<i'juc.
BETTIXA lîRENTANO, C.OETHE ET BEETHOVEN ViS
voj'age à Tepiitz, je lis- Gœtlie ; il m'a tué Klopstock ; personne comme
Gœthe ne se laisse mettre en musique. »
Lors de rachèvement de sa Missa solemnis en ré, quand, pressé par
des besoins d'argent, Beethoven en ofîritdes copies à cinquante ducats
à toute une série de personnages de marque, il songea très naturellement
à Gœthe, et lui écrivit en lui demandant d'appuyer sa demande auprès de
la cour de Saxe-Weimar. Mais il avait compté sans son hôte;
celui-ci, cruellement oublieux et dédaigneux, ne lui fît pas même l'hon-
neur d'une réponse.
Malgré tout, vers la même époque, Beethoven, sollicité par l'éditeur
Haertel de Leipzig de donner un pendant à Egmont en écrivant une par-
tition sur le Faust, fut saisi d'enthousiasme à cette idée, que les exi-
gences de son labeur et l'ampleur des travaux qu'il avait alors sur le
chantier, rempôchèrent de réaliser.
« — Ah! s'écria-t-il en levant les mains au ciel lorsqu'on vint lui en
parler, ce serait là un travail, il pourrait vraiment en sortir quelque
chose ! Mais j'ai trois grandes œuvres qui me trottent par la tête et dont
une bonne partie est faite dans mon esprit : il faut d'abord que je m'en
débarrasse... Ce sera long, car, voyez-vous, depuis quelque temps, je
ne me mets plus facilement à l'ouvrage. Je m'assieds et je pense, mais
rien ne vient sur le papier... J'ai peur de commencer ; une fois que j'y
suis, ça va... » (i).
Beethoven mourut en 1826, dans la solitude et la gêne, ruiné par la
tendresse aveugle qu'il avait vouée à son neveu ; Gœthe lui survécut
encore cinq ans et. tout au contraire, s'éteignit dans le triomphe et
la sérénité. Il avait, en somme, passé auprès de Beethoven sans com-
prendre.
MAnTI.\L DOUEL
(1) Rochlitz : Fiir freundi der Tonkunst, cité irinr M.Audley : L. v. Beethoven. Paris, 1807
Toute une histoire
Ex voto :
Mon amie, vous reconnaîtrez cette histoire.
Vous savez — ou vous ne savez pas — qu'à cause de vous j'ai beaucoup
soufTert.
(Il faut bien faire delà littérature avec quelque chose.)
Mais tout cela est loin ; il ne reste que le souvenir de petits sourires, de
petites larmes, de petites joies, de petites soufTrances, de petits bonheurs, de
petites choses : c'est frais et joli, comme le titre, — et ga n'a pas grande im-
portance.
La vie n"a pas été trop cruelle, n'est-ce pas?
C'est fini, et c'est assez bon d'être restés amis; n'insistons pas. Vous relire
cette histoire, avec un pleur peut-être au bout des cils; ne le laissez pas
tomber, gardez-le en vous-même et pleurez pour vous même, cola vaut
mieux.
Je ne vous en veux plus; suis-je, au fond, si sûr de vous avoir aimée... ?
H. I).
I. — Description.
Jacques Lorraine a vingt ans; nécessairement, il est littéra-
teur; il a des amis, — quelques-uns, — el il a «lu talent.
Ça ne va pas plus loin.
11 vit comme il peut, et jiml. Il n'est pas malheureux, il n'est
pLi^ p;iuvre, il n'a pas le sou.
Il est heureux, il est égoïste, c'est un excellent garçon.
Et ca pourrait durer longtem])s comme ç;a.
Il aurait à qiuirante ans un passé et un passif et une situation
passable, des dettes, il vivrait et vivoterail ; il se marierait peut-
("Ire comme tant d'autres, avec un petit pécule d'illusions inuti-
lisées, un bas de laine de tendres.ses économisées et du scepti-
cisme, et du sens pratique, en surface, en décor, pour avoir l'air
d'être malin.
n. — Pour prendre contact.
Il rencontre des gens un peu partout et de partout.
Des auteurs qui lui donnent la main et des billets de faveur;
des journalistes ((ui lui donnent des compliments et, en menue
TOUTE UNE HISTOIRE 335
monnaie, de ladmiration; des cal)otins qui lui donnent.de l'im-
portance, des actrices qui lui donnent des idées.
Et ce sont de petits romans rêvés dans la solitude de sa
chambre, cependant que Madame Ruche, concierge, brosse
ses vêtements, use du fil et ses yeux à recoudre des boutons,
use sa lano-ue et son imac-ination à lui conter des histoires.
Il pense plus loin, sans écouter; il pense, au-delà d'un souper,
d'une rencontre. et d'autres rencontres; il cherche, au tas des
souvenirs, parmi des camarades et des amies, une ou des maî-
tresses; il lleurit son cerveau de bienfaisants espoirs; il finit par
croire que c'est arrivé.
Et ça va arriver.
III. — Elle.
Marthe Legg était actrice.
Marthe Legg savait dire des choses. Lorsque sa voix prenait
la peine de se faire entendre, c'était une musique sans préten-
tion, musique de chambre, quintette de Mozart, violons sur
l'eau, musique sans fracas, avec de l'intimité, de la discrétion et
de la distinction.
Elle pouvait tout dire; les mots perdaient leur sens; on écou-
tait pour le plaisir d'entendre; on la regardait : elle berçait,
adoucissait, alanguissait; elle avait l'air de parler à une oreille,
et l'on tendait l'oreille pour [être plus près, pour prendre et
garder en soi la mélodie, pour la définir et l'aimer davantage.
Et la voix ennuyée et dolente, et le sourire dolent et ennuyé,
et les gestes qui semblaient chercher d'autres gestes pour se
poser en caresses, et les robes claires, et les poses alanguies et
son dédain, tout était un charme qui prenait la salle, qui l'en-
traînait doucement, et l'emmenait plus loin, au-delà de la pièce,
de la pensée et des pensées, et des mots, — plus loin.
Jacques Lorraine suivait.
Sa pensée flotta ; il découvrit au fond de son Ame un petit
coin à l'ombre, où il y avait une nappe d'eau ignorée, une petite
mare avec des fleurs et des feuilles, une petite mare silencieuse,
que rien n'était venu rider ni ternir. Avec joie, il contempla
cette plaque, s'y regarda comme en un miroir :
— Je ne suis ni très beau, ni très malin, ni très propre,
mais...
Mais il avait en lui ce coin inconnu que ses amours banales
n'étaient pas venues polluer : les compagnes de rencontre
n'avaient pas fait de ricochets sur l'eau vierge.
330 LA REVUE BLANCHE
Et il pensa conduire un jour une amie, un(^ vrjiie, une grave,
une délinilive amie dans ce pauvre domaine obscur de son
à me.
Et il dédia à Marthe Leui;- son terrain à btUir des illusions.
"S
IV. — Antécédents.
Marthe Legg avait ses amants.
(Vêtait son droit.
Elle ne les cachait pas dans des armoires, elle les montrait,
les exhibait, complaisammenl. Elle était à la modc.etses amants
étaient à la mode.
La littérature est une ville de province, sa maison était le
(lafé du Commerce où l'on venait faire sa partie. Elle faisait
passer la soirée, on savait un peu Faimer en camarade; elle ne
se vendait pas, on la prenait; elle ne se donnait i)as, elle se
laissait faire; elle notait des sensations et des mots, pour plus
lard, pour avoir des •secrets, et pour pouvoir sourire.
Elle gardait un amant provincial et sérieux pour l'entretien de
sa maison.
Peut-être aussi pour la dignité de sa vie.
L'amant était un a-arcon très bien.
11 liabitait la Vendée, il était riche, fidèle, conliant et pas
gênant.
Il avait des chiens : Marliie demandait des petits, — des
chiens de ses chiennes, pour les distribuer à ses amis; il chas-
sait et envoyait du gibier, il ])èchait et envoyait du poisson, —
il venait à Paris et envoyait des lettres pour prévenir.
11 Mvail une mère qui voulait le marier: il se laissait fiancer
de temps en temps, et ne se inaiiaif j)as, par i)rinci])e. Il rnvoyait
régulièrement des fonds, par messages, et des regrets de n'ê-
tre pas là: il se Inmentail nu pou pour la forme, et sincère-
ment, par ennui ; il avait de lan'eclion el du tact, se tenait bien
et faisait bien les choses.
M;ulhe disait :
— .Mon amant, c est un homme du monde!...
Ses amants n'étaient jias du monde, mais ils avaient de
l'esprit, de bons mensonges, et des tendresses sans {)rélentions :
béguins de nuit un peu rafales, comme les (iacres de nuit,
béguins d'occasion, aussi peu solides que les vieux meubles;
el si peu de délicatesse qu'il nr fallail ]t;i-> Irop leur en
vouloir.
TOUTE UNE HISTOIRE 33;
V. — Minutieuse psychologie. '
Ouant Jacques fui prcseiilc à MarHic,il s'imposa tout de suite.
Sans malice, il lit les plus maladroits compliments; il perdit,
son aplomb, perdit pied et fut contraint de barbotter, en plein
marécage sentimental.
Il gardait son sourire par habitude, et son esprit par besoin ;
il n'avait envie ni de sourire, ni de plaisanter. Il était pris, ni
plus ni moins.
Sachant l'inutilité parfaite de se débattre, il restait empêtré
dans une cour banale, dont il avait honte ; il employait tous les
vieux compliments qu'il trouvait ridicules, et s'efforçait à croire,
— et à faire croire, — que ce n'était pas arrivé.
Son sourire et son cœur discutaient :
— C'est profondément bête! on a bien assez de peine à vivre
sans aller gâcher ses illusions avec la première venue. Une
actrice ! Et quelle !
Et son cœur répondait :
— Qu'est-ce que ça peut te faire! tu vas souffrir profondé-
ment; je vais être le maître, être le maître de ton cerveau, de
ton corps; je vais te tenir et te convulser ! je serais affolant,
obsédant.
Blague encore si tu veux, jouis de ton reste : ça ne durera
pas, ton reste. On n'est pas sceptique (quel mot!) toute sa vie,
et le jour oij l'on est pris, l'on est ridicule, davantage...
— Je fais de l'ironie et de la littérature avec mon affection :
ce n'est pas grave; ça cassera! ça tient à un fil, je le couperai!
— Chiche!
Jacques haussa mentalement les épaules , puis il alla voir
Marthe.
Ça ne pouvait pas mieux commencer.
VI. — Dialogue avec Marthe.
— Vous aussi !
Elle riait.
— Moi aussi !
— \ ous êtes — elle sembla compter sur ses doigts — le hui-
tième ou le neuvième de l'année; sans compter les autres et
le passé. Vous y tenez?
Il rougit sans répondre et lui prit la main.
— Vous n'êtes pas un type comme tout le monde, n'est-ce
pas?
92
VJS LA REVUE BLANCHE
Il lioclia la tète.
— \'os signes particuliers?
— Je vous aime.
— (Test insolent. Croye/.-vous qu'il n'y en ait pas d'autres
qui m'aient aimée! \'ous croyez avoir fait une découverte, vous
vous ligurez que je suis désirable sans plus, qu'on me prend et
qu'on me lâche après; vous croyez que ca finit toujours comme
ca ?
— \'ous exagérez.
— C'est vous!... On m'a aimée, longtemps, profondément;
on m'aime encore : j'ai un amant.
— Lequel?
— Ola ne vous regarde pas, j'en ai un, voilù tout! il n'est
pas d'ici, ni du boulevard, ni du trottoir, des cercles ni des
grands bars. 11 habite au loin et bien loin; il vit de souvenirs et
d'espoirs, il pense à moi. m'envoie des caresses, par correspon-
dance et des moyens de vivre par mandats; tout à couj) il arrive,
il est le maître, il est chez lui, il m'aime mieux, plus discrète-
ment, plus définitivement que les autres...
— Ah !
— Quoi!... vous êtes tout jeune, vous êtes tout gosse, vous
vous montez le cou !
— Ah !
— Embrassez-moi la main, restez dîner avec moi ou emmêliez-
moi dîner avec vous... Nous serons amis.
Il rougit, hésita à répondre :
— Les amis que vous pouvez avoir pour un matin ou un soir
ont dans leurs ])Oches des louis nécessaires à des débauches
rares dans des cabarets à la mode... Je n'ai rien, absolument
rifn... je ne suis pas comme tout le monde...
Elle sourit :
— Restez dîner avec moi.
il rélléchit un jieu, — si peu :
— Non, je ne veux pas, je ne pourrais pas vous inviter un
autre soir: j'aime mieux venir entre les re[)as, et ne l'ien prendre
et tAcher t'i me faire aimer; un peu... pour moi-même. '
— (>'est une prétention! — (jui peut nous mener très loin.
J'ai mon orgueil et je n'ai ])asde cœur...
— Oh! je suis persuade que vous ne connaissez pas la vie du
tout!
— Ça se peut; et juiis après ?
— .\près? Vous me rendrez grâce de comphHer votre éduca-
tion sentimentale.
TOUTE UNE HISTOIRE ^^9
— Où en suis-je?
— Nous en sommes au commencement.
— La suite à demain ! vous n'êtes pas ennuyeux, mais vous ne
savez d'histoires que les vôtres... Revenez quand il vous plaira.
El après de menus baisers sur les doigts, ce fut une fuite
discrète avec de derniers sourires clmclioteurs dans Tembra-
sure des portes.
vn. — Morte saison.
Jacques Lorraine s'attabla tout seul à un café de l'Exposition,
au bord de l'eau, devant de mauvaises bières belges.
La mauvaise bière suscite de mauvaises réflexions.
Il regarda la Seine qui passait entre du luxe semestriel et des
palais provisoires. Il boudait, faisait la lippe. Rien ne marchait :
O matin, il avait vu Marthe par hasard, elle avait été désa-
gréable : sa passion ne faisait pas d'affaires.
Il résolut de ne plus aimer personne, d'être tout à fait égoïste,
tout à fait mufle, — et de travailler.
Et pour se bien prouver qu'il voulait travailler il demanda au
ffarcon « de quoi écrire »,
Et il écrivit ce qui lui passait par la tête.
Il y avait de tout un peu, et beaucoup trop. Il mêlait la Seine,
les palais, les drapeaux, les étoffes, les femmes, les robes, les
fleurs et les tziganes à ses tristesses sentimentales. Il sondait
son mal, pas très profondément, de peur de souffrir, pas très
exactement de peur d'avoir peur. Et ça continuait des pages.
Il but une gorgée de bière qui le ramena à la réalité :
(( Pouah! » En tout petits morceaux furent déchirés les papiers
où couraient de fines pattes de mouches ; il les jeta en l'air, et
les papiers, parce qu'il n'y avait pas de vent, ne s'envolèrent
pas très loin.
Un sourire, le mufle en avant, un Boldi de contrefaçon ten-
dait l'assiette pour qu'on y mît des pièces.
Il jeta un sou, partit en rageant, exaspéré de tout.
Un ami l'emmena huit jours à la campagne.
Il écrivit des lettres sans rénonse.
Il s'énervait, se sentait mal à l'aise.
Il revint à Paris.
VIII. — Retour des cendres.
Un petit bleu l'attendait depuis trois jours.
Je suis malade, venez me voir.
Sympatliiquement.
Marthe
34o LA RKVUE BLANCHE
Si/mpalhif/ucmeni tenait la largeur de la page : c'était sym-
bolique.
11 alla chez elle de suite.
Elle était pâle et maigre parmi les drai)s et les dentelles ; ses
cheveux mal peignés s'efforçaient à cacher son visage ; seuls ses
yeux brillants et son sourire apparaissaient dans la pénombre
de la pièce triste et tiède.
— Je suis jolie, n'est-ce pas?
Il se taisait, la regardait, étonné et ravi, elle n'était plus la
même: on l'avait changée, transfigurée; elle n'était plus j)ari-
sienne, plus à la mode, plus très ])ellc, et quelconque. C'était
un tout petit corps douloureux et crispé, des cernes entouraient
ses veux.
Elli^ souriait malgré tout.
— Je suis jolie, n'est-ce pas?
Cela la préocccupait de savoir si clic était changée, si elle
avait mauvaise mine, si elle était laide.
Mais Jacques ne songeait pas à répondre. Il lendit un [taquet
de roses qu'il avait apporté, il lui embrassa les doigts.
— (Ju'est-ce que vous avez eu ?
— Une pleurésie : j ai failli mourir
— \ rai !... vous allez mieux, maintenant ?
Toutes les maladresses étaient de la tendresse, il selYorçait à
ne rien dire, à mettre tout dans son regard pour qu'elle com-
prît, pour qu'elle eût pitié. Il lui tenait la main, et ce fut elle
qui lui prit la tète sous ses bras, l'approcha d'elle, le berr.a tout
doucement.
— Mon petit Jacques !
Elle dit ces mots simplement, a\eç des larmes au bout des
cils. Il ne savait plus : il se blottissait dans ses bras, se cachait,
ne pensait i»his à rien, qu'à sa joie, — éclo.se comme une fleur
jtiile, et si pi\le. dans cette chambre de malade.
VA ce fut un éj)ithalame exquis, naïf, et si bète, qu'il lui mur-
mura ù mi-voix, si près d'elle, pi'es(jue en elh* :
— Je n'ai jamais aimé, je vous le jure,... je le le jure... je ne
sais j)as, jamais je ne me suis caché la face sur une épaule, sur
une j)oiliiiif'... .Iju eu des maîtresses d'occasion et des nuits
d'anioui-, — d'amour! — au rabais. Je n'ai pas eu de compagne...
In seras ma compagne, dis ?
— Tu es le [)lus gosse des amants...
— El le plus amant des gosses ! dis-moi encore des
choses!... je t'aime, je t'aime, comj)rends-tu tout ce qu'il va
dans ce mot-là... Il y a tout ce que je sens, tout ce que j'éprouve,
TOUTE UNE HISTOIRE 34l
tout ce qui in'apeurc et inc réjouit, il y a mes espoirs et mes
craiutes... je t'aime,... chérie, chérie! laisse!... ne me dis rien...
dis-moi que tu m'aimes... j'ai peur 1
Elle lui prit la tête et le regarda hien en face, dans les yeux.
Un petit pli glissa entre ses sourcils :
— Tu as peur de quoi ?
Et il ne savait que dire : il avait peur sans raison, c'était trop
bon, trop beau, trop neuf, il n'était pas habitué, il n'avait ni
l'entraînement de la volupté, ni l'expérience des caresses, il
avait peur, voilà tout.
Elle s'attrista ;
— Tu doutes déjà?
— Je ne doute pas : tu as eu pitié, merci, ma chérie ; je n'ai
plus d'orgueil, j'ai une infinie et douce reconnaissance envers
toi, envers tout le monde, envers la vie. Je ne serai plus
méchant, jamais ; je serai bon à cause de toi ; je ne veux pas te
faire souffrir... Est-ce que tu me feras souffrir, toi ?
— Bête!
Elle le prit encore comme un enfant, elle l'embrassa à petits
coups, à petites tendresses qui endormaient ses désirs, qui déli-
cieusement lalanguissaient.
— Tu verras! nous aurons de beaux soirs et de beaux jours ;
nous nous cacherons bien, personne ne saura notre amour : je
t'ai deviné parmi les autres, je t'ai évité, je ne voulais pas me
laisser prendre !... j'avais peur, moi aussi, si peur de t'aimer...
— Tu m'aimes?
-- Je ne sais pas...
— Dis que tu m'aimes, dis... je suis si malheureux...
— Malheureux, vraiment, d'être là ! malheureux de te sentir
dans mes bras, malheureux de me sentir toute à toi, vraiment
malheureux, n'est-ce pas...?
— Ma chérie ! ma chérie...
Et ce furent des caresses profondes et petites, de la menue
monnaie, — inépuisable, — de baisers; tout chantait : leurs
gestes, leurs mains, leurs lèvres, leurs soupirs, et les mots ; tout
se fondait en une béatitude infinie et indéfinie : les minutes
passaient dans des sourires; ils ne se prenaient pas, ils Dépen-
saient pas à se prendre, ils se laissaient aller à leur abandon, à
leur extase : « Ah ! mon petit Jacques. — Ah ! Marthe ! ma ché-
rie, chérie 1...» Ils répétaient les mêmes phrases, les mêmes mots
sans cesse, et c'étaient des aveux nouveaux et des tendresses
nouvelles.
— Ah ! j'ai si peur, si peur...
342 LA REVUE BLANCHE
— Ah ! j'ai si peur, si peur...
— ...que lu m'échappes, que lu l'échappes, que tu t'évades;
j'ai peur que ce soit, comme les autres, comme avec les
autres, des mots et de la volupté.
— ... de l'aimer, de souffrir... je m'étais si hien défendue, si
bien gardée... lu me prends malgré moi, je ne me donne pas-,
je résiste... je t'aime!...
— Je t'aime...
IX. — Les mauvais et les meilleurs jours.
Elle allait mieux.
Elle commençait à sortir.
Ses amis revenaient, remmenaient dîner au Bois, à l'Expo-
sition, traîner dans des maisons où l'on se rencontre, où l'on
est NU. et remarqué, — devant du Champagne frappé, en toi-
lettes, en beauté, en grâce parisienne, en médiocrité jolie, en
petits sourires, en méchanceté aima])le. en politesse un peu rosse.
Et Jacques l'altcndait à son retour, l'embrassait vite et s'en
allait.
(certain soir, il se désola :
— C'est effrayant, ce que je souffre! je suis un amant à la
manque, je n'ai pas le sou ! je ne peux pas te conduire, comme
les autres, à Armenonville ou au chtUel du Lac ; le restaurant
allemand même est trop cher. Je viens fadmirer et t'embrasser
après les bons repas; je ne peux l'apporter que des lleurs
Quand tu étais malade, quand tu n'avais besoin de rien, — que
de tendresse, je pouvais te satisfaire, mais aujourd'hui, mais
demain! ah! ma chérie... m"aimes-lu nudgré... malgré tout.
— Je ne sais pas.
— Non, n'est-ce pas? tu ne peux pas, tu n'as pas Ihabitude
non plus; c'est si inouveau pour loi d'avoir de l'amour autre-
ment qu'en luxe et en souper, avec des tendresses d'occasion...
— Je suis libre
— Non, tu n'es pas libre, tu as un amant, et des amis, tant
d'amis, c'est horrible... Je suis hors série, spécial, trop [)etit
garroii <t Iroji pauvre...
— Mou premier amant !
— Ton premier gigolo! c'est imbécile, je croyais pouvoir, je
rêvais à seize ans être aimé pour moi-même... vrai ! c'est plus
douloureux qu'on ne l'imagine. On a les laissés pour compte de
tendresse et les laissés pour compte de gaîté. On a les mau-
vaises humeurs el les mauvaises digestions ; on est de Ui mai-
TOUTE UNE HISTOIRE '> \''>
son. On est mal coté et mal regardé : une lialnlude, à peine ! et
l'on a honte et l'on se cache. On est le pelit-jeune-homme, le
béguin; ça dure ce que ça dure! L'on rêve des mines, des
argents, des galions chargés d'or qui reviennent tout à coup,
pour pouvoir emmener l'amie bien loin, dans une forêt, sur une
plage ; pour mettre autour d'elle du luxe, — avec plus de ten-
dresse, — des bijoux, des richesses et de l'amour... Et comme
on n'a pas le sou, que l'on est pauvre, on donne une affection,
très terne, très humble et très malheureuse. On souflVe à cause
des étoffes claires qu'elle revêt, des robes de vingt-cinq louis et
des chapeaux de cent vingt francs. On n'est pas fier quand on
rélléchit, quand on résiste. Mais on ne résiste pas longtemps...
parce que, quand elle revient du Bois, — et de si loin, — elle
vous embrasse avec des cAlineries maternelles, des baisers de
sœur, joyeux, nouveaux et rares. Ah ! gigolo, gigolo à la manque !
c'est l'estomac qui manque, ce n'est pas le cœur...
— Bête ! bête, je t'aime ! c'est nouveau aussi pour moi et
c'est exquis de taimer. Je me retrouve et me découvre, je ne
savais pas 1 j'ai un passé, mon Jacques, un grand passé, avec
des larmes et des souffrances... et j'oublie tout ça... tu ne me
dois rien... je t'aime 1
Elle le prenait entre ses bras, le consolait, lui prenait les
lèvres et les gardait longtemps, — pour qu'il se tût : elle lui
promettait des ivresses de chair, lorsqu'elle serait guérie tout
à fait, lorsqu'elle n'aurait plus la fièvre, lorsqu'elle aurait repris
des forces, et sa bonne mine ; elle aimait mieux attendre, pour
se livrer tout à fait, pour se donner sans déchets, sans mal-
façon, profondément, mieux qu'à personne.
— Tu verras, tu verras nous aurons de belles nuits, mon
chéri !
X. — Nuit de noces.
Ce fut un soir.
Ce fut un soir qu'énervés par l'orage prochain, j)ar leurs
caresses, par leur chasteté amoureuse, ils se lièrent d'une
étreinte profonde et douloureuse.
Il y eut des morsures et des baisers, et des reculs, et des
abandons, complets, et des cris à mi-voix, des silences, un
peu de honte de n'avoir que ça à se donner, à en venir là par la
force des choses, par nécessité.
Elle s'efforçait à tout oublier d'hier, — et d'avant-hier.
Il tâchait aussi à ne pas savoir.
344 LA UKVUK BLANCHE
Il no voulait j)as la posséder comme les autres.
Elle ne voulait passe donner comme aux autres.
Ils se perdirent, naufragèrent dans de la voluplé, oublièrent
toul le passe, — et les passants. Ce fut le désir et toute leur
chair en joie qui les crispèrent et les aiïolèrent, — l'un à
lautre.
Et ce fut définitif
Ils ne pensèrent plus, peu à peu, qu'ils s'aimaieni mieux, pour
autre chose ; ils voulaient se briser, se lasser de caresses.
Il déchira le peignoir de soie bleue; il la dévêtit à coups don-
gle, à coups de griffe, brutalement, à pleines mains; elle le
saisit à pleins bras, le força à s'humilier, à demander grâce, à
crier, éperdu de folie et de joie.
y
Jacques cherchait encore des càlineries, et de la douceur;
brisée, elle fermait les yeux, les cils battants, les narines pal-
pitantes.
Puis ils se regardèrent profondément, dans l'àme.
— Ecoule... depuis les tendresses de ma mère, jamais femme
ne m'a aimé! et tu m'iiimes, c'est adniirable! tu es maternelle
et lu es ma maîtresse, et mainlenanl, lu es tout jiour niui... ma
chérie !
Elle se mit à sangloter :
— Je t'ai fait mal... je te fais souffrir... ?
I-]llr pleurait à petites larmes :
— .\on, mon petit Jacques... lu as si bien dit ça, si bien... ça
vieil! du fond de les pensées et de Ion c(eur... Tu as une mère
qui l'aimait... Ah! tu ne sais pas... moi... ma mère ne m'ai-
mail pas...
l'Jle avait le cœur gros, sa langueur chavirail dans tics pleurs ;
elle se laissait aller, sa pauvre jeunessf- de pelilc lille insuppor-
table lui apparut, avec des taloches et des ])unitions; elle s'en
voulait peul-èlre de n'avoir pas su se faire aimer ])ar sa mère;
elle pleurait son pauvre passé, parce (|iril lui sembhiil (|iie, si
elle avait toujours aimé, toujours elle aurait ('lé heureuse, — et
si heureuse.
— Tu vois... je te fais déjà de la peine, je le fais jileiirer, par-
donne-moi... je suis maladroit... je te dis des choses sans
savoir, sans j^révoir...
— Laisse, mon Jacques !
El la nuit en aventure s'éclaira d'un orage, l'ondée frétilla
V
TOUTE UNE HISTOIRE H',5
contre les vitres, le tonnerre se brisa en lumières et en fracas :
ils se blottirent l'un contre l'autre :
— C'est notre nuit de noces...
— Ah!
— Je l'aime !
— Jacques !...
XI. — Lendemains.
Marthe reçut une lettre de l'Amant qui annonçait son arrivée.
Il fallait éviter une rencontre.
Elle hésita, — si peu.
Mon cher petit.
Je t'aime. Ne viens pas ce soir. Viens jeudi. Je t'embrasse.
Marthe.
Et elle alla attendre l'autre à la gare.
— Jeudi, c'est après-demain, pensa Jacques; elle s'est trom-
pée; j'irai demain.
Il profita de sa soirée, erra sur les boulevards, traîna avec des
camarades; il disait à soi-même :
— Je suis garçon !... veuf !
Il continuait sa promenade en sifflotant, heureux, satisfait
de ses loisirs; il prit la peine de regarder son passé immédiat
et s'attendrit.
Un souvenir reconnaissant, et ému, et tendre, alla saluer
Marlîie, — où elle se trouvait. Il l'aimait sincèrement et joliment,
il laimait d'amour et d'amour-propre, il l'aimait profondément
lorsqu'il était près d'elle, et l'aimait davantage, par empirisme,
lorsqu'elle n'était pas là. Il ne se serait pas tué, bien sur, pour
une trahison, pour un lâchage ; mais il s'avouait devoir souffrir
beaucoup.
Des femmes passaient qu'il ne désirait pas, qu'il laissait, sans
les regarder, dans le domaine public. Son égoïsme tranquille
était un bon dédain pas insolent, pas encombrant, satisfait.
Il saluait les gens, se souriant à lui-même.
Il rentra plutôt que de coutume, travailla un peu pour la
forme, et comme il était tranquille, il ne rêva pas.
XII. — Mésaventure.
— C'est aujourd'hui, que je te t'avais dit de venir...
— Oh!
346 lA REVUE BLANCHE
Marthe clait lurieusc, réellement. Un pli mauvais arquait ses
lèvres.
— Tu nas pas reçu mon mot?
— Si.
— Alors?... c'est absurde d'arriver comme ça... comme chez
toi... Léon est là !
Jacques fit une grimace. Léon, — il s'appelait Léon! — lin-
•connu, le mystérieux, était arrivé comme ca, de plein droit,
sans scrupules. Il chassait, sans violence et par sa seule pré-
sence, les intrus; Léon était là ! il était chez soi, il reprenait la
direction de la vie, des tendresses et des occupations de INlar-
the, il apportait sa confiance et de fortes sommes. Ah! Léon...
— Il est là?
Jacques, d'un geste, indiquait la chambre;
— Non, bote! il est sorti pour une heure, embrasse-moi.
Et pendant qu'il se cachait sur son épaule, dans ses bras,
Marthe lui fit de la morale :
— C'est tout à fait ridicule, mon chéri, de n'avoir pas com-
pris... D'abord je n'aime pas ça... je t'avais dit jeudi, il ne fal-
lait venir que jeudi; ensuite, admets qu'il ait été là, que tu te
sois trouvé face à face avec lui... Oh! c'est pour toi... ce n'est
pas pour moi... moi, je m'en fiche!
Jacques n'était pas fier, il pleurait à petits sanglots le mau-
vais accueil, puis la présence de l'autre, puis les reproches, il
j)Ieurail sans au juste savoir pourquoi, sans haine, sans souf-
france, heureux de pleurer, heureux d'apitoyer.
— Veux-tu ne pas pleurer, grand gosse!... ne sois pas si
enfant, mon chéri, ne pleure pas... !
Elle ne s'attendrissail pas, elle le consolai! vile, elle n'avait
pas le temps, ni le droit; elh^ avait la direction des affaires, il
ne fallait j)as perdre la tête, pour arranger tout :
— Je l'écrirai le jour qu'il faudra revenir... embrasse-moi e'
va-t'en... il va rentrer.
— Tu m'aimes encore ?...
— Mais oui... mais oui!...
l']lle simjiatienlait, il pleurait encore un peu : « Grand gosse ! »
elle l'embrassai I, le poussait vers la porte.
— Ecris-moi demain...
— < >ni, c'est ça, demain... Va !
— Tu m'aimes ?
— Ah...!
Ils s'embrassaient encore, elle frissonna un peu, mais se
TOUTE UNE HISTOIRE 347
raidit tout de suite : « Non... non... lesatïaires sont les affaires...
nous n'avons pas le loisir de nous aimer. Léon est là ! »
— Ah ! Léon... ! je souffre...
— Tu exagères, tu te fais des idées... je t'assure, je te pro-
mets qu'il n'y aura rien, rien... pas ça!... je suis encore
malade...
— Il se prévaudra de ses droits.
— Personne n'a de droits sur moi, — tu entends?
— Oui!... tu m'écriras.
— Oui...
— Demain !
— Oui...
Et, de la porte, elle lui envoya un baiser, du bout des doigts.
XIII. — Soliloque.
Il attendit la lettre promise qui ne vint pas.
Il envoya un bleu cérémonieux, — auquel elle répondit, —
enfin ! — Elle s'excusait, — « Mon petit Jacques! » — elle s'expli-
quait, trouvait des raisons, — « je suis énervée, ne viens pas. >
— Elle donnait des promesses et des espoirs, — « je t'écrirai,
tu peux m'écrire. »
— Ali ! toujours écrire, et elle n'écrit pas, et elle dit de ne
pas venir, et d'écrire !
Puis il se dit :
— On paie cher le plaisir d'être amant de cœur. Je disparais,
tout à coup, de la circulation, on me cache, on ne se cache
pas de moi. on me fait savoir que je n'ai pas de droit, pas d'in-
térêt. J'ai bien des tendresses pour les moments perdus, mais,
ces jours-ci, on n'a pas de temps à perdre... et non ! elle l'a
bien dit, si bien ! les affaires sont les affaires : elle traite pour
un an, c'est un bail renouvelable ; et j'attends. Il paraît que c'est
mon rôle, de n'avoir rien à dire, puisque je ne peux pas, pécu-
niairement, l'entretenir...
— Je liai rien à dire...
— Et mon amour!
Il prit un temps, s'arrêta sur le mot amour et regarda tout au
fond de soi.
— Mon amour, ça ne compte pas; les gens à principes font
la lippe et disent: « Unpetit gigolo! »... On sourit, on dit des
choses qui veulent être désagréables : « Gigolo!... gigolo!...
Après tout le beau petit jeune homme n'est pas à plaindre, il
sait ce qui se passe, il en profite, c'est propre ! »
348 LA REVUE BLANCHE
— Et mon amour? Peut-on croire que je ne })aie pas mon
plaisir de toutes mes souflVances, peut-on croire que mes mal-
heureuses caresses ne chavirent pas en sanglots douloureux et
déchirants, à savoir qu'avant et qu'après il y a un autre qui
vient, qui prend, et qui est le maître... Ali! le beau geste: le
giller! et puis après, le scandale, un duel pour pas trop cher...
et il la quillerait: — el. juste retour des choses d'ici-bas, après
lui un autre, et des autres, et, moi, moi, éternel gigolo, attendant
l'heure de récréation et de liberté, pour l'aimer.
— L'aimer ! ah ! mon amour ! mon cher, mon pauvre et mon
premier amour ! Si l'on croit que c'est drôle d'être pauvre, si
l'on croit que c'est par intérêt ou par économie que Ton est
gigolo ! Ah ! si l'on savait les envies que l'on a de fuir, de s'en-
fuir, de se libérer!... Mais on est pris! ça vous tient partout,
aux yeux, aux lèvres, au coîur et au corps. Elle sourit et Ton
reste, elle promet des choses et l'on se laisse bercer, on oublie
tout, tout, même la situation pas très belle et pas propre... ah!
aimer!
XIV. — Aphorismes.
— On n'aime pas les femmes (|uand on n'a pas d'argent pour
les entretenir.
— Monsieur, l'amour est aveugle.
— Qui veut peut.
— Je ne veux pas, et je ne peux pas.
— Gigolo!
— A la fin, j'ai assez de ces histoires : c'est ma maîtresse à
moi, et si, h l'aide de subterfuges, elle arrive à faire croire aux
autres qu'elle se donne, moi, je peux crier (]ue je suis son
seul amant, que moi et les autres, ce n'est pas la même chose,
que nousne connaissons pas la même femme, et que ça n'a
aucun rapport...
— Monsieur, vous vuUb monte/, le cou!
— Elle m'aime !
— \ ous l'aimez, ce n'est pas la même chose.
— Elle m'aime! je le sais, je le sens...
— El puis ajirès...
— Je suis très malheureux.
— Ce n'est pas une excuse.
XV. — Cataclysme.
Les lettres s'espacèrent.
TOUTE UNE HISTOIRE 349
Jacques fut huit jours sans nouvoUes; il alla pour la voir, on
ne le reçut pas : elle n'était pas là...
Elle ne voulait mêler les genres, — ni les amants.
Il retourna chez elle.
— Madame n'est pas là.
— Si. Je veux la voir... dites que c'est moi.
— Justement...
— Hein?
— M. Léon est là...
— Oh!
Il bouscula un peu la bonne, entra dans le salon.
Les portes étaient closes, il se donna le temps de réfléchir, —
avant de créer des incidents.
Tout à coup elle entra :
— Toi?
Toute sa tendresse se fondit en sanglots ; il ne savait plus que
dire, plus que faire, il la regardait les yeux suppliants, la bouche
douloureuse; il lui tendit les mains sans oser s'approcher d'elle,
il murmura :
— Ma chérie !
— Toi!
— Oui, moi, moi, qui n'ai pas pu attendre plus longtemps ;
qui ai trop souffert : je n'étais pas habitué!... Tu avais promis
de ne pas me faire souffrir... Ah! Marthe!
— Tais-toi... Léon est là, je t'enverrai un mot... tu es
ridicule!
Son nez se fronçait; elle n'était pas accoutumée aux compli-
cations : tout se passait dans sa vie, si simplement, d'ordinaire.
Il ne disait rien, ne bougeait pas; il la regardait, mettait dans
son regard ses souvenirs, son amour et son àme.
Elle eut pitié :
— Mon petit Jacques, le temps te semble long... et à moi !
— Oh! à toi!
Elle ne releva pas le mot; elle l'aimait, mais jugeant tout scan-
dale inutile — et nuisible, — elle ne voulait de troubles à aucun
prix :
— Va! va ! je t'aime... va, je l'en prie... Léon est là !
— Je m'en fous !
Il se metlait réellement en colère : il en avait assez d'être si ridi-
cule, si petit garçon, ça ne pouvait pas durer : «Appelle-le Léon, si
tu n'as pas peur, tu vas voir... j'en ai plein le dos de Léon,
moi... je t'aime!
— Ne fais pas l'imbécile !
^-,o LA REVUE BLANXHE
— L'imlM'-cilo!... cl lui, donc! c'est moi pcut-clre qui t'entre-
tiens pour que tu couches avec, c'est moi cjui préviens avant
darriver, c'est moi qui ai une maîtresse au thé;Ure, — comme
un pied-à-terre à Paris pour recevoir des amis. Imbécile, moi !
je suis ce que tu voudras, pas grand' chose, c'est certain; mais
pas si bète !
— Tu as tort d'être insolent, Jacques; va-t'en; lu regretteras
cette scène, demain...
Mais Jacques hurlait maintenant pour le plaisir, pour s'étour-
dir, pour ne pas rester en plan parmi ses phrases, comme un
pantin désarticulé : « Choisis! lui oumoi? »
La porte s'ouvrit :
— Moi, monsieur!
Il y eut un petit silence.
Marthe battait le tapis du pied, énervée, mais pas inquiète; la
scène lui semblait stupide, mais non pas dangereuse :
— Monsieur, vous êtes un voyou... vous écoutez aux portes...
— Monsieur!
— Je ne sais ce qui me retient de vous giller...
Léon avait l'ail lui pas, Jacques s'avança; il était commun et
vulgaire, il criait des injures à la face de l'autre, un peu conges-
tionné :
— Voyou ! voyou !
Une main baltillair; un bruit mat. Jacques para mal le coup;
sa tôle vira. 11 voulut se précipiter, frapper les poings fermés,
taper dans le tas, pour en finir tout de suite.
L'autre lui tendit sa carte :
— Vous vous battez, monsieur?
— Oh!
Celait fini; et ce n'était que ça. La carte mettait un terme aux
violences immédiates. Jacques agila la tôte d'un mouvement
machinal :
— \'ovou !
— Assez, monsieur !
Léon sortit, tran(piillf'ment.
Jacques passa son mouchoir sui' sa figure, regarda Marthe
pour savoir ce qu'elle pensait.
Elle rageait silencieusement :« Avoir l;ml l'ait j»our en arriver
là, imb(''cile! »
EUo haussa les épaules et disparut.
XVL — Chemin de croix.
11 raconta à deux amis choisis l'histoire à sa façon.
TOUTE UNE HISTOIRE ÎJI
A peine étaient-ils partis qu'il reçut un bleu : « Viens de suite,
j'ai à te parler sérieusement. »
Un point, c'était tout.
II courut chez elle :
— Marthe !
— Uh! tais-toi, la scène de tout àlheure est ridicule... Jene
veux pas que tu te battes...
— Hein!
— C/est entendu... je-ne-vcux-pas-que-tu- te-battes !. . Tu
as reçu une gifle par ta l'aute... Il allait partir après-demain 1 tu
étais resté tranquille jusqu'à présent, ça te tenait à cœur... Tu
n'as aucun droit, aucun, tu entends, il était chez lui, il avait le
droit de te ficher à la porte... Si tu n'avais pas voulu faire ton
malin, ne pas être grossier, tout se serait arrangé : c'était si
simple 1
— Je me battrai, voilà tout !
— Quand tu auras reçu un coup dépée, tu seras content?
— Rien ne prouve que ce soit moi qui
— Il ne manquerait plus que ça... Je te défends de te battre,
c'est entendu... Tu vas aller chez lui, lui faire des excuses...
— .lamais !
— Jamais !... tu as dit : Jamais... Alors, mon petit, c'est en-
tendu, tu peux t'en aller d'ici... et tout de suite...
— Ça n'a aucun rapport !
— - i ! je ne veux pas que tu te battes : choisis.
— Pourquoi ? je t'aime... et je me bats pour toi...
— Roméo !
Il haussa les épaules : les femmes, pensait-il, ne comprennent
rien à ces sentiments délicats, honorables, — et masculins. Il
avait reçu une gifle, il importait d'aller sur le terrain ; il fallait
qu'une piqûre au bras sanctionnât l'incident.
— Tu ne m'aimes plus ?
— Bête ! c'est parce que je t'aime, parce que je ne veux pas
d'histoires, c'est parce que je peux arranger les choses, c'est
parce que ça n'a aucune espèce d'importance que jene veux pas
de ce duel.
— Tu m'aimes et tu veux me déshonorer !
— Déshonorer ! quel mot ! Et puis il est inutile de discuter :
choisis.
— Tu m'en voudrais plus tard de t'avoir cédé...
— Moi 1 tu ne me connais pas . ..
Il y eut un long silence, avec des tendresses, de menues ca-
:ij2 LA REVUE BLANCHE
resses, des regards profonds; et des larmes toutes prêtes qu'on
réservait...
— Ne le bats pour moi, mon petit Jacques.
— Tu as peur que je sois blessé...
— Non ! mais Léon va tout à l'heure venir me demander par-
don...
— Je m'en fous !
Le ton changea brusquement, les vérités, en averse, tom-
bèrent :
— Est-ce-toi qui peux m'entretenir?
— Xon !
— Eh bien... comme ce n'est pas toi qui le remplaceras... !
— Ah!
— Tl faudra bien que tu partes avec celui qui part... Fais le
moindre sacrifice pour le garder el me garder... si lu m'aimes..
— Bien sur !
— Xr te bats pas, Jacques! va le trouver; il ne t'en veut
pas, vous serez amis, plus tard... j'en suis sûre...
— Oh!
11 était assis, la tête basse; elle le prit gentiment dans ses bras,
maternellement, l'embrassa à petits coups, à petites lèvres :
— \'a, mon chéri, va grosse bête, et ne fais pas le méchant...
Ce serait fini... tout à fait...
— Tu me sacrifies facilement...
Toi aussi., pour des préjugés...
Il hésitait encore :
— Marthe! Marthe!
— Mon Jacques, mon pelit... mon gosse, .je l'aime...
11 la prit dans ses bras, silencieusement, profondément...
XVII — Première station.
Il fit passer sa carie h Léon.
L'autre le reçut :
— Monsieur, votre démarchoest incorrecte : vos témoins sor-
tent d'ici.
— Monsieur, je viens .simplement vous assurer... que je
regrette... co (pii s'est passé. Le moment, le mouvement déco-
lère, qui a pu vous tromper était manifestement exagéré ; je vous
prie de croire que je n'avais aucun droit de parler commeje l'ai
fait...
— ^' rai ment !
— Croyez-bien, Monsieur, que ce n'est pas la peur d'un couj)
TOUTE UNE HISTOIRE 353
d'épée qui me pousse à faire ce sacrifice; j'ai réfléchi, j'ai pensé
que, tout pénible qu'il soit, il était plus digne de moi qu'affron
ter une leçon de terrain. La personne qui est en cause n'a nul
besoin d'un petit scandale, je serais navré des histoires, des
potins colportés à son propos...
— Donc... ?
— Donc, je viens vous demander d'en rester-là, de vouloir
bien oublier ce qui s'est passé, et d'accepter... mes excuses.
Léon écoutait, un peu ahuri, sans comprendre. Jacques bais-
sait la tête sans vouloir le regarder en face.
— C'est elle qui vous envoie?
Jacques dédaigna de répondre :
— Acceptez- vous mes excuses?...
— Monsieur, j'accepte vos... explications...
Jacques Lorraine s'inclina légèrement et sortit.
— Saleté, suis-je assez bas, assez veule, assez... assez...
assez... Ah! saleté... saleté!
XVIII. — Sic transit...
Quelques initiés connurent le procès-verbai qui clôturait l'in-
cident.
L'aventure, de cafés en cafés, de journaux en journaux, fut
connue à Paris.
Pendant deux jours Jacques resta chez lui, sans sortir, ma-
lade, rageur, n'attendant que voir Marthe pour tout oublier,
pour reprendre des forces contre le malheur, — et son malheur.
11 lui écrivait des bleus, toutes les deux heures, sans [réponse.
Enfin, il reçut ce mot très simple :
Mon cher petit Jacques,
Tes lettres me navrent. J'avais espéré que tu te rendrais compte de la
situation et de tout ce qui nous sépare. Il faut être raisonnable et tout finir.
Je ne suis libre en aucune manière, et je pense loyal de ne pas garder ton
cœur tout neuf dont je ne saurais que faire un mauvais emploi. Restons très
amis, veux-tu, mais ne me parle plus jamais de rien ; je ne te verrai plus. Je
ne peux plus aimer comme tu as besoin d'être aimé, car j'ai été vaccinée à
tout jamais. Ne va pas t'imaginer que tu es très malheureux, car tu n'aurais
jamais été heureux avec moi. Vois réellement et simplement les choses, et
tu conviendras que j'ai raison. Ne va pas me trouver rosse, car je ne t'ai pas
fait souffrir de par ma volonté. Fais pour la première fois acte d'homme en
faisant acte de volonté sur tes actions et sur ton cerveau. Fais-toi une
raison et crois-moi ton amie sincère.
Marthe.
oa.
354 LA REVUE BLANCHE
C'était tout : c'était sec, c'était froid, c'était faux. Un grand
vide se fit en lui.
Il pleura pour la forme, tout seul, puis, après réflexion, il
résolut d'en finir, de gifler Léon, de rentrer dans la vie publique,
à grand fracas, par la porte cochére.
Des amis intervinrent. On l'emmena un peu loin, à la campagne,
on le fit travailler un peu, on lui remonta le moral.
Il fit une pièce que Marthe voulut bien jouer, six mois après.
On en parla.
XIX. — Propos de table.
— Beaucoup de talent. Lorraine!
— Un garçon charmant !
— Marthe Legg est charmante dans sa pièce.
— \'ous savez qu'elle est sa maîtresse.
— Oh!
— Vous avez l'air renseigné !
— Toute une histoire !
— Il a donc de l'argent pour entretenir cette cabotine?
— C'est elle qui l'entretient.
— Mais non, ils ne sont plus ensemble depuis le fameux duel. . .
— Quel duel ?
— Comment, vous ne savez pas ?
— Lorraine s'est fait rouer de coups par l'amant de Marthe,
qui l'a surpris.
— Une heure après, Lorraine est allé faire des excuses au
monsieur...
— Vrai ?
— C'est très drôle !
— Lé plus drôle, c'est qu'après avoirrepris l'amunl en litre,
Marthe a jeté Lorraine par-dessus bord...
— Il s'est retrouvé dans son élément.
— Rosse !
— En somme, c'est un sale nionsiéur.
— Il y en a tant!
— Oui, mais enfin quand on a un vie privée comme ça...
— Sa pièce est une pièce à clef, vous savez...
— Il y a dfs passages bien faibles...
— Des passages ! vous étés indulgent...
— Oh ! il a du talent tout de même.
— Et du sens moral !
— 11 a beaucoup souffert.
TOUTE UNE HISTOIRE 3î)5
— Ça n'est pas une excuse...
— Oucl àcrë a-t-il ?
— ^'ingt-cinq ans. Oh ! il ira loin.
— Il naii^e bien !
— Dieu ! que vous êtes bêté !
— Ou'esl-ce qu'il devient maintenant ?
— Je ne sais pas, il travaille.
— Il est l'amant dé la femme d'un commerçant.
— Penh!
— Quel sale monsieur !
— Il l'aime beaucoup.
— Quel sal(^ monsieur !
— Lé mari lui fait signer des billets de complaisance...
— Quel sale monsieur !
Robert Dieudonné
Lamarck
.... Cette apparence de stabilité des
choses dans la nature sera toujours
prise, par le vulgaire des hommes,
pour la réalité; parce qu'en géné-
ral, on lie juge de tout que rela-
tivement h soi.
Philosophit zoolog'xque, p. 70.
Le nom de Darwin est universellement connu; celui de Lamarck
étail presque ignoré, il }' a quelques années, en dcliors du monde des
naluralisles, et cependant on ne peut plus douter aujourd'hui (ju'il no
doive prendre place au premier rang parmi les hommes qui ont honore
la science et l'humanité.
Un savant américain, A. S. Packard, vient de consacrer à la mémoire
de Lamarck un fort beau livre (1) dans lequel il a pieusement recueilli
tous les documents relatifs à notre grand évolutionniste depuis son
acte de naissance et la pliolographic de sa maison natale, jusqu'à la
détermination difficile de l'endroit où il fut enterré au cimetière Mont-
parnasse, dans une fosse sans nom, et d'où ses os inconnus furent
extraits peu après pour être portés aux catacombes.
Je ne m'occuperai pas ici de l'homme; je veux seulement montrer
que son œuvre, si peu appréciée pendant trois quarts de siècle, mépri-
sée même de Darwin qui ne l'a pas égalée, est encore aujourd'hui
une source féconde à laquelle tous les savants ont avantage ù puiser.
Il y a certainement dans la Philosophie zoolor/icjue (2) quelques erreurs
provenant de l'état rudimentaire de la science au commencement du
XIX* siècle, mais ces erreurs sont beaucoup plus minimes qu'on n'eût
j»u le supposer; si l'on fait abstraction de queUiucs considérations sur
h's « fluides », considéialions que le peu d'a\ancemcnt des sciences
physiquf's impo.s;iit à lous les penseurs de cette époque, on reste
élotmé de l'ampleur de ce génie qui, en môme temps qu'il devinait la
Irnnsfdrmation des espèces, trouvait aussi U l'éritable nature des
f.icicnrs de celte transformation. Le livre de Darwin, avec ses semblants
d'explication, a été plus favorablement accueilli du public; c'est que
le public était aiilrc au moment où parut lOvKjine des espèces; les
argumenls de la Philosophie zoolofjif/ue, tout en donnant un système
beaucoup plus complet que celui de la « sélection naturelle », sont sans
aucun doule aussi clairs et aussi intelligibles pour le lecteur. Je le
prouverai dans cet article en reproduisant, sans les modifier, les plus
(1) A. S Packard : Lamarcl., Ihe founder of Kcoluliun, hi» li/e uiid uork . New York.
(2) J. B. P. A. Lamarck : J'hUoiopkic toologique. Paris, 180!".
I
LAMARCK '^5 7
caractéristiques d'entre eux et je suis sûr que, si l'on veut bien penser,
en les lisant, à l'état des connaissance humaines au moment où Lamarck
a écrit, on ne pourra s'empêcher d'éprouver devant la manifestation de
son génie un frisson d'admiration enthousiaste.
« Les œuvres de Lamarck, écrit Darwin, me paraissent extrême-
ment pauvres; je n'y trouve pas un fait, pas une idée. » Cette apprécia-
tion injuste a été acceptée par Huxley et par les plus célèbres des
néo-darwiniens. Il est donc à craindre que l'on me reproche une
partialité en sens contraire et que l'on m'accuse d'avoir trouvé dans
Lamarck autre chose que ce qu'il a réellement pensé et écrit. Aussi
m'asteindrai-je à citer textuellement ses phrases mêmes; j'espère
arriver à montrer ainsi, sans laisser subsister aucune doute à ce sujet,
que, quoi qu'en ilise Darwin (qui d'ailleurs lisait mal Te français et a
pu ignorer beaucoup, de Lamarck), la Philosophie zoologique contient,
clairement exprimées, la plupart des idées défendues par les transfor-
mistes au XIX* siècle, sauf peut-être la sélection naturelle qui n'est pas
la plus féconde ou, du moins, pas la seule féconde.
Lamarck a aimé la science; il lui a dû les seules joies de sa vie triste;
il en parle avec reconnaissance (Avertissement, p. xxiu) :
«... En me livrant aux observations qui ont fait naître les considéra-
tions exposées dans cet ouvrage, j'ai obtenu les jouissances que leur res-
semblance à des vérités m'a fait éprouver, ainsi que la récompense des
fatigues que mes études et mes méditations ont entraînées; et en publiant
ces observations, avec les résultats que j'en ai déduits, j'ai pour but d'in-
viter les hommes éclairés qui aiment l'étude de la nature, à les suivre
et à les vérifier et à en tirer de leur côté les conséquences qu'ils jugeront
convenables. »
Ce ne sont pas là de simples joies de collectionneur, mais des joies
de vrai savant. Depuis Lamarck, il faut substituer les sciences natu-
relles à ïhisloire naturelle; il ne faut pas se contenter de décrire minu-
tieusement les formes vivantes, il faut une philosophie zoologique :
(( La nécessité reconnue de bien observer les objets particuliers a fait
naître l'habitude de se borner à la considération de ces objets et de
leurs plus petits détails, de manière qu'ils sont devenus, pour la plupart
des naturalistes (1), le sujet principal de l'étude. Ce serait cependant une
cause réelle de retard pour les sciences naturelles, si l'on s'obstinait à
ne voir dans les objets observés que leur forme, leur dimension, leurs
parties externes même les plus petites, leur couleur, etc., et si ceux qui
se livrent à une pareille étude dédaignaient de s'élever à des considérations
supérieures, comme de chercher quelle est la nature des objets dont ils
s'occupent, quelles sont les causes des modifications ou des variations
auxquelles ces objets sont tous assujettis, quels sont les rapports de ces
(1) Ce sont les naturalistes que nous appelons aujourd'hui les coquillards;
i58 LA REVUE BLANCHE
mômes objets entre eux et avec tous les autres que l'on connaît, etc., etc.,
(p. 12). i)
El plus loin (p. 19) :
« On sait que toute science doit avoir sa philosophie, et que ce n'est
que par cette voie qu'elle fait des progrès réels. En vain les naturalistes
consumeront-ils leur temps à décrire de nouvelles espèces, h saisir toutes
les nuances et les petites particularités de leurs variations pour agrandir
la liste immense des espèces inscrites, en un mot à instituer diversement
des genres, en changeant sans cesse l'emploi des considérations pour
les caractériser; si la philosophie de la science est négligée, ses progrès
seront sans réalité, et l'ouvrage entier restera imparfait. »
Il laul une pliilosoi>liic zoologique; nous dc\ous èlre reconnaissants
à Lamarck, qui nous a montré son utilité, et qui, en même temps,
nous en a donné une, fort acceptable aujourd'hui encore dans beau-
cou|) de ses parties. Mais une philosophie zoologiquc n'est bonne que
relativement à Tétat de la science au moment où elle est instituée;
il faut être tout prêt à l'abandonner dès qu'un fait nouveau détruit
les lois pro\isoircmcnt admises; c'est d'ailleurs ce que Lamarck nous
enseigne lui-même après nous avoir montré le peu de cas qu'il faut
faire de l'argument d'autorité. (Avertissement, xxi) :
« Doit-on ne reconnaître comme fondées que les opinions les plus
généralement admises? Mais rexpérieuce montre assez que les individus
«lui ont rintclligence la plus développée et qui réunissent le plus de
lumière, composent, dans tous les temps, une minorité extrêmement
petite. On ne saurait en disconvenir : les autorités, en fait de connais-
sances, doivent s'apprécier et non se compter; quoique, à la vérité, cette
appréciation soit très difficile.
« Cependant, d'après les conditions nombreuses et rigoureuses qu'exige
un jugement pour (ju'il soil bon ; il n'est pas encore certain que celui des
individus que l'opinion transforme en autorités soit parfailement juste ù
l'égard des objets sur lesquels il se prononce. Il n'y a donc pour
l'homme de vérités positives, c'est-i\-dire i;ur lesquelles il puisse solide-
ment compter, que les faits qu'il peut observer, et non les conséquences
qu'il en tire. »
Voilà de bons et solides principes. Ne relrouvéz-vous pas, dans cette
citation, le résumé de l'idée que développe Ibsen dans Un Ennemi du
peuple à propos de la « .Majorité compacte » ? El n'est-ce pas aussi une
preuve du meilleur esprit de recherche, que celle disposition à aban-
donner une idée chère dès qu'elle se trouve en contradiction avec les
faits? Tant d'autres ont préféré dénaturer les faits jjour les faire entrer
dans le cadre de leurs idées préconçues!
Il n'est pas étonnant rpTune méthode au^--.! iundcnle (!t aussi saine
LAMARCK ^^9
ait conduit Lamarck à des découvertes durables; son o'uvre respire
partout l'honnêteté scientifique la plus pure. Et cependant, ce n'est pas
la méthode seule, quelque excellente qu'elle soit, qui peut faire com-
prendre l'immensité de l'œuvre. Lorsque l'on réfléchit au petit nombre
des documents incomplets rassemblés à cette époque dans les collec-
tions, lorsque l'on pense surtout à la généralité, au commencement du
xix« siècle, de la croyance en une création d'espèces distinctes et fixes,
on ne peut s'empêcher d'être saisi d'admiration devant la naissance de
l'idée transformiste dans un cerveau humain. S'il faut conserver le
mot génie, mot si mal défini et dont on a fait un usage si immodéré,
c'est sûrement à des œuvres comme celle de Lamarck qu'il faut l'appli-
quer. Il a été de plus d'un demi-siècle en avance sur ses contemporains
qui. naturellement, n'ont pu l'apprécier à sa juste valeur.
Mais une chose qui étonnera plus encore, peut-être, que la nouveauté
de l'idée transformiste, c'est la simplicité des moyens par lesquels
elle est née chez Lamarck :
« Cominent pouvais-je, dit-il (Avertissement \). n) envisager la dégra-
dation singulière qui se trouve dans la composition des animaux, à me-
sure que l'on parcourt leur série, depuis les plus parfaits d'entre eux
jusque aux plus imparfaits, sans rechercher à quoi peut tenir un fait si
positif et aussi remarquable, un fait qui m'est attesté par tant de preuves?
Ne devais-je pas penser que la nature avait produit successivement les
difïérents corps doués de la vie, en procédant du plus simple vers le plus
composé; puisqu'on remontant l'échelle animale depuis les animaux les
plus imparfaits jusqu'aux plus parfaits, l'organisation se compose et
même se complique graduellement dans sa composition, d'une manière
extrêmement remarquable?
« Cette pensée, d'ailleurs, acquit à mes yeux le plus grand degré d'évi-
dence, lorsque je reconnus que la plus simple de toutes les organisations
n'<'ffrait aucun organe spécial quelconque (1); que le corps qui la possé-
dait n'avait effectivement aucune faculté particulière, mais seulement
celles qui sont le propre de tout corps vivant; et qu'à mesure que la
nature parvint à créer, l'un après l'autre, les différents organes spéciaux
et à composer ainsi de plus en plus l'organisation animale, les animaux
selon le degré de composition de leur organisation, en obtinrent diffé-
rentes facultés particulières, lesquelles, dans les plus parfaits d'entre
eux, sont nombreuses et fort éminentes. »
L'auteur revient à plusieurs reprises sur cette dégradation que l'on
constate dans le règne animal; or il est bien «lertain que l'emploi seul
du mot dégradation indique une méthode contraire à la méthode natu-
relle; c'est qu'il y a cent ans, on avait l'habitude de considérer l'étude
de l'homme et des animaux supérieurs comme le point de départ nor-
mal de toute recherche sur les êtres vivants. Lamarck eut donc à lutter,
(1) Ceci ne serait rigoureusement vrai que pour les mo?i«r« auxquelles ïïaeckel a cru et
qui ont probablement existé jadis si elles n'existent plus aujourd'hui.
36o LA REVUE BLANCHE
non seulement contre la croyance à la fixité des espèces, mais encore
contre la tournure anthropomorphique des esprits; outre le transfor-
misme, il a créé la véritable méthode naturelle en biologie :
« Je fus convaincu que c'était uniquement dans la plus simple de toutes
les organisations qu'on pouvait trouver les moyens propres à donner la
solution d'un problème aussi difficile... Les conditions nécessaires à l'exis-
tence de la vie se trouvant complètes dans l'organisation la moins com-
posée, mais aussi réduites à leur plus simple terme; il s'agissait de
savoir comment cette organisation, par des causes de changements
quelconques, avait pu en amener d'autres moins simples et donner lieu
aux organisations, graduellement plus compliquées,que l'on observe dans
fétendue de l'échelle animale. » (Avertissement p. iv).
Ainsi donc, la gradation progressive est substituée à la dégra-
dation des formes vivantes. C'est peut-être la notion la plus féconde
de l'œuvre de Lamarck; du moins, cette notion était-elle nécessaire
pour rendre féconde la croyance nouvelle à la variabilité de l'espèce;
voici le passage où cette nouvelle croyance est exposée (p. 54) :
« On appelle espèce, toute collection d'individus semblables qui furent
produits par d'autres individus pareils à eux.
a Cette définition est exacte; car tout individu jouissant de Is vie, res-
semble toujours, à 1res peu près, à celui ou à ceux dont il provient. Mais
on ajoute à cette définition, la supposition que les individus qui com-
posent une espèce ne varient jamais dans leur caractère spécifique, et
que, conséquemment, Vespèce a une constance absolue dans la nature.
ff C'est uniquement cette supposition que je me propose de combattre,
parce que des preuves évidentes obtenues par l'observation, constatent
qu'elle n'est pas fondée.
a La supposition presque généralement admise, que les corps vivants
constituent des espèces constamment distinctes par des caractères inva-
riables, et que l'existence de ces espèces est aussi ancienne que celle de
la nature même, fut établie dans un temps oii l'on n'avait pas suffisam-
ment observé et où les sciences naturelles étaient encore à peu près
milles. Elle est tous les jours démentie aux yeux de ceux qui ont beau-
coup vu, qui ont longtemps suivi la nature, et qui ont consulté avec fruit
les grandes et riches collections de nos Muséum.
« Aussi tous ceux qui se sont fortement occupés de l'étude de l'histoire
naturelle savent que maintenant les naturalistes sont extrêmement em-
barrassés pour déterminer les objets qu'ils doivent roprarder comme des
espèces. En effet, ne sachant pas que les espèces n'ont réellement qu'une
Constance relative h la durée des circonstances dans lesquelles se sont
trouvés tous les individus qui les représentent, et que, certains de ces
individus ayant varié, constituent des races qui se nuancent avec ceux de.
quelque autre espèce voisine, les naturalistes se décident arbitrairement,
on donnant les uns comme variétés, les autres comme espèces des
individu^; observés en difTérents pays et dans diverses situations. Il en
résulte que la partie du travail qui concerne la détermination des espèces
LAMÀRCK 36i
devient de jour en jour plus défectueuse, c'est-à-dire plus embarrassée
et plus confuse, b
Et plus loin (p. 58) :
Œ Je le répète, plus nos collections s'enrichissent, plus nous rencon-
trons des preuves que tout est plus ou moins nuancé, que les différences
remarquables s'évanouissent, et que le plus souvent la nature ne laisse
à notre disposition pour établir des distinctions, que des particularités
minutieuses et, en quelque sorte, puériles. »
Celte idée de la continuité des formes de la nature organisée se
retrouve à chaque pas dans l'œuvre de Lamarck. C'est, pour ainsi dire,
le leit motiv de la philosophie zoologique. C'est d'elle qu'est né le
transformisme car, remarquez-le bien, Lamarck a eu la notion de la
transformation des espèces sans avoir jamais vu une espèce varier. Au
contraire, et dès le début, il a rencontré des semblants de preuves
contre la variabilité. A propos des collections rapportées d'Egypte par
Geotïroy-Saint-Hilaire, fut publié un rapport (1) dont voici quelques
extraits ]
« La collection a d'abord cela de particulier, qu'on peut dire qu'elle
contient des animaux de tous les siècles. Depuis longtemps on désirait
de savoir si les espèces changent de forme par la suite des temps. Cette
question, futile en apparence, est cependant essentielle à l'histoire du
globe, et par suite, à la solution de mille autres questions qui ne sont pas
étrangères aux plus graves objets de la vénération humaine.
« Jamais on ne fut mieux à portée de le décider pour un grand nombre
d'espèces remarquables et pour plusieurs milliers d'autres. Il semble que
la superstition des anciens Egyptiens ait été inspirée par la nature,
dans la vue de laisser un monument de son histoire...
<i On ne peut maîtriser les élans de son imagination lorsqu'on voit
encore,conservé avec ses moindres os, ses moindres poils, et parfaitement
reconnaissable, tel animal qui avait, il y a deux ou trois mille ans, dans
Thèbes ou dans Memphis, des prêtres et des autels. Mais sans nous égarer
dans toutes les idées que ce rapprochement fait naître, bornons-nous à
voir exposer qu'il résulte de cette partie de la collection de M. Geoffroy,
que ces animaux sonî parjailemenî semblables à ceux d'aujourd'hui. »
Il y avait là de quoi troubler un savant moins solidement convaincu
que Lamarck; cette objection au contraire, loin de lui faire adopter la
théorie de la fixité des espèces, l'a seulem»ent amené à d'admirables
considérations sur l'antiquité réelle du monde (p. 70) :
« Les oiseaux que les Egyptiens ont adorés et embaumés il y a deux ou
trois mille ans, sont encore en tout semblables à ceux qui vivent actuelle-
ment dans ce pays.
« Il serait assurément bien singulier que cela fût autrement; car la
(1) Annales du Muséum d'Histoire naturelle. Yol. I, pp. 235-236.
3fv/ I^A. REVUE BLANCHE
ixisilioii (11' rK<ry|>ic ri son cliinal ^ciil (Micnrc. à iW's p(Mi près, ce qu'ils
t'Iaifiil :i colh" t'ptxiuc. Or les oisrjuix qui y vivcnl, s y Ironvant encore
dans les mêmes circonstances où ils étaient alors, n'ont pu être forcés de
chanprer leurs habitudes.
a D'ailleurs, qui ne sent que les oiseaux qui peuvent si aisément se
déplacer et choisir les lieux qui leur conviennent, sont moins assujettis
que bien d'autres animaux aux variations des circonstances locales, et
par là moins contrariés dans leurs habitudes.
(c II n'y a rien, en effet, dans l'observation qui vient d'être rapportée,
qui soit contraire aux considérations que j'ai exposées sur ce sujet, et
surtout, qui prouve que les animaux dont il s'agit aient existé de tout
temps dans la nature; elle prouve seulement qu'ils fréquentaient l'Egypte
il y a deux ou trois mille ans; et tout homme qui a quelque habitude de
rér.^^chir, et en même temps d'observer ce que la nature nous montre des
monuments île son anliquilé, apprécie facilement la valeur d'une durée
de deux ou trois mille ans par rapport à elle.
« Aussi, on peut assurer que cette apparence de slabililé des choses
dans la nature, sera toujours prise, par le vulgaire des hommes, pour la
rralilt': parce ([ue, en général, on no juge de tout que relativement à soi.
a Pour l'homme qui, à cet égard, ne juge que par les changements qu'il
aperçoit lui-même, les intervalles de ces mutations sont des élals slaiion-
naires qui lui paraissent sans bornes, à cause de la brièveté d'existence
des individus de son espèce. Aussi, comme les fastes de ses observations et
les notes de faits qu'il a pu consigner dans ses registres, ne s'étendent
et ne remontent qu'à quelques milliers d'années, ce qui est une durée
infiniment grande par rapport à lui, mais fort petite relativement à celles
fjui voient s'effectuer les grands changements que subit la surface du
glofx'. toiil lui paraît stable dans la planète qu'il habite et il est porté à
repousser les indices que des monuments entassés autour de lui ou
enfouis dans le sol qu'il foule sous ses pieds, lui présentent de toute
part. »
Je m'arrête a\ec peine; ces considérations me paraissent si admi-
rables pour l'époque où elles ont été écrites que je serais tenté de
recopier le livre tout entier.
Lamarck est donc convaincu que les êtres vivants ont varié, au cours
des époques successives de riiisloire du gloi)c. On lui a rej)r(»clié comme
une puérilité d'avoir cru impossible la disparition des espèces ancien-
nes, sauf dans les cas où l'homme a directement opéré leur destruc-
tion, mais il est facile de voir en lisant attentivement ce passage, d'ail-
leurs assez peu claii-, rie son li\ re, cpie loisqu'il parle de la disparition
d'une es|)èce,il entend l<i (lixp<irilni}\ sans (Icscciidducc mêvH' modifiée.
Il y a là une confusion tenant à l'élasticité du mot espèce. .Après avoir
laissé entendre que. à son époque, on ignorait encore la faune et la
flore de beaucoup de continents et surtout celles du fond des mers, et
que par conséquent il ne fallait pas se hâter de déclarer perdue une
espèce connue seulement à l'état fossile, il ajoute (p. 77) :
LAMARCK
■^,6'^
« ... Si quantité de ces coquilles fossiles se montrent avec des diffé-
rences qui ne nous permettent pas, d'après les opinions admises, de les
(regarder comme des analogues des espèces avoisinantes que nous con-
naissons, s'cnsuit-il nécessairement que ces coquilles appartiennent à
des espèces réellement perdues?... Ne serait-il pas possible, au contraire,
que les individus fossiles dont il s'agit appartinssent à des espèces encore
existantes, mais qui oui changé depuis, et ont donné lieu aux espèces
actuellement vivantes que nous en trouvons voisines. »
On ne peut se dissimuler que la rédaction de ce passage est fautive.
Des espèces « encore existantes, mais qui ont changé et donne lieu à
des espèces dijlércnies », cela est loin d'èlrc clair, mais il faut s'en
prendre surtout au peu de précision du mot espèce, employé tour à tour
dans le sens purement descriptif et dans le sens défini par la parenté
et la descendance. Bien des naturalistes à notre époque n'ont pas un
langage plus rigoureux et Huxley a été peu" indulgent en reprochant
si vivement à Lamarck de n'avoir pas cru aux espèces perdues. Nous
savons aujourd'hui que certaines lignées se sont éteintes sans laisser
de descendance, que certains phylums, comme on dit maintenant, se
sont arrêtés à des époques anciennes de l'histoire du monde, mais
Lamarck faisait preuve d'une grande prudence scientifique en laissant
espérer que des recherches jiouvelles feraient connaître les descendants
des espèces connues à l'état fossile.
Huxley aurait d'autant moins dû reprocher à Lamarck l'obscurité de
son chapitre sur « les espèces dites perdues » que ce chapitre contient,
fort clairement exprimée, la négation des catastrophes successives,
négation dont l'auteur anglais reporte tout l'honneur sur le grand géo-
logue Lyell :
« Les naturalistes qui n'ont pas aperçu les changements qu'à la suite
des temps la plupart des animaux sont dans le cas de subir, voulant
expliquer les faits relatifs aux fossiles observés, ainsi qu'aux boulever-
ments reconnus dans différents points de la surface du globe, ont sup-
posé qu'une catastrophe universelle avait eu lieu à l'égard du globe de
la terre; quelle avait tout déplacé et avait détruit une grande partie des
espèces qui existaient alors.
c( Il est dommage que ce moyen commode de se tirer d'embarras, lors-
qu'on veut expliquer les opérations de la nature dont on n'a pu saisir
les causes, n'ait de fondement que dans l'imagination qui Ta créé, et ne
puisse être appuyé sur aucune preuve.
a Des catastrophes locales, telles que celles que produisent des trem-
blements de terre, des volcans, et d'autres causes particulières, sont assez
connues, et l'on a pu observer les désordres qu'elles occasionnent dans
les lieux qui en ont supporté.
« Mais pourquoi supposer, sans preuves, une catastrophe universelle,
lorsque la marche de la nature, mieux connue, suffit pour rendre raison
de tous les faits que nous observons dans toutes ses parties ? î (pp. 79-80).
364 LA REVUE BLANCHE
Nous étudierons tout à l'heure comment Lamarck explique l'évolu-
tion progressive des espèces; une autre question se pose d'abord. Les
espèces ont varié et se sont perfectionnées, mais comment ont-elles
commencé? Comment la vie a-t-elle apparu? Lamarck croit à la géné-
ration spontanée des animalcules inférieurs (p. 368) :
<t... Pour que les corps qui jouissent de la vie soient réellement des
productions de la nature, il faut qu'elle ait eu et qu'elle ait encore
la faculté de produire directement certains d'entre eux, afin que, les ayant
munis de celle de s'accroître, de se multiplier, de composer de plus en
plus leur organisation, et de se diversifier avec le temps et selon les cir-
ponstances, tous ceux que nous observons maintenant soient véritable-
ment les produits de sa puissance et de ses moyens.
a Ainsi, après avoir reconnu la nécessité de ces créations directes, il
faut rechercher quels peuvent être les corps vivants que la nature peut
produire directement et les distinguer de ceux qui ne reçoivent qu'indi-
rectement l'existence qu'ils tiennent d'elle. Assurément, le lion, l'aigle,
le papillon, le chên«, le rosier ne reçoivent pas directement de la nature
l'existence dont ils jouissent; ils la reçoivent, comme on le sait, d'indi-
vidus semblables à eux qui la leur communiquent par voie de la généra-
tion; et l'on peut assurer que si l'espèce entière du lion ou celle du chêne
venait à être détruite dans les parties du globe où les individus qui la com-
posent se trouvent répandus, les facultés réunies de la nature n auraient,
de longtemps, le pouvoir de la faire exister de nouveau. »
En un autre endroit, il limite aux infusoires la possibilité de la géné-
ration spontanée (p. 211) :
a C'est uniquement parmi les animaux de celte classe que la nature
paraît former les généralions sponlanées ou directes qu'elle renouvelle
sans cesse chaque fois que les circonstances y sont favorables; et nous
essayerons de faire voir que c'est par eux qu'elle a acquis les moyens de
produire indirectement, à la suite d'un temps énorme, toutes les autres
races d'animaux que nous connaissons.
« Ce qui autorise h penser que les infusoires, ou que la plupart de ces
animaux ne doivent leur existence qu'à des généralions sponlanées, c'est
que ces frêles animaux périssent tous dans les abaissements de
température qu'amènent les mauvaises saisons; et on ne supposera
sûrement pas que des corps aussi délicats puissent laisser aucun bour.
geon ayant assez de consistance pour se conserver, et les reproduire dans
les temps de chaleur. »
Voilà un certain nombre d'erreurs qui s'expliquent par l'état de la
science il y a cent ans. On ne soupçonnait pas les spores, les kystes,
les foiiufs de résistance des aiTimalcules infusoires et Lamarck, ne sup-
posant même pas que la génération spontanée de ces petits êtres pût
être révoquée en doute, a affirmé que « la nature a eu et a encore
la faculté de reproduire certains d'entre eux. » Les travaux de M. Pas-
teur, en démontrant la possibilité de mettre certains milieux (bouillons
LÀMARCK
stérilisés) à l'abri de l'envahissement par la vie, ont amené un mouve-
ment de réaction contre cette manière enfantine d'envisager les choses;
mais, comme cela arrive souvent, le mouvement de réaction à dépassé
le but. On avait cru autrefois qu'il suffisait de la présence de substances
alimentaires dans un hquide, bouillon ou infusion, pour que, à une
certaine température, des êtres vivants y apparussent; aujourd'hui,
avec notre connaissance de la chimie, nous sentons toute l'invrai-
semblance de cette manière de voir. Les substances vivantes ayant une
structure chimique bien précise, il serait fort extraordinaire que ces
substances apparussent, sans aucune cause spéciale, dans un milieu
quelconque contenant leurs éléments constitutifs. Il ne serait pas plus
invraisemblable d'affirmer que, dans tout liquide contenant du carbone
et de l'hydrogène, il doit apparaître de la benzine!
M. Pasteur a fait justice de cette erreur; il a montré qu'on peut, avec
certaines précautions, conserver du bouillon dans un vase sans que
des animalcules s'y forment; mais de là à soutenir l'impossibilité de la
génération spontanée dans certaines conditions très précises, il y a
loin! C'est comme si, avant que la synthèse de la benzine eût été réa-
lisée, on avait déclaré impossible la fabrication de ce corps parce qu'il
ne s'en forme pas dans un liquide quelconque contenant du carbone
et de l'hydrogène! La plupart des biologistes croient aujourd'hui avec
Lamarck que la génération spontanée de substance vivante a été réa-
lisée, une fois au moins, à la surface du globe, dans des conditions
très précises, et que ce phénomène se renouvellera dans les labora-
toires quand on saura mettre en présence les mêmes éléments dans
les mêmes conditions.
Mais il est bien certain aussi que cette substance vivante, identique
à celle qui a apparu jadis sur la terre, n'affectera pas la forme d'une
e.:)pèce actuelle d'infusoires ou de vibrions. Ce que Lamarck dit des
aii-'les et des lions est vrai également de la plus modeste des formes
unicellulaires : « Si l'espèce entière venait à être détruite, les facultés
réunies de la nature n'auraient, de longtemps, le pouvoir de la faire
exister de nouveau. » La substance d'un infusoirc actuel, porte, de
môme que celle des aigles et des lions, le fardeau des hérédités accu-
nudées au coUts de circonstances variables pendant des millions de
générations successives. Le jour où on arrivera à faire, par synthèse,
de la substance vivante, peut-être sera-t-il difficile de s'en apercevoir,
car elle ne ressemblera à aucune de celles que nous connaissons et
qui conservent la trace d'une évolution prolongée; probablement aussi,
si l'on en fait un jour, ailleurs que dans un milieu stérile, cette subs-
tance disparaîtra-t-elle bien vite dans la lutte pour l'existence avec les
espèces actuelles mieux adaptées...
Quoi qu'il en soit, aucun résultat expérimental ne tend à prouver
jusqu'à présent l'impossibilité de la génération spontanée ; si elle
n'a pas été réalisée encore dans les laboratoires, il faut bien dire aussi
qu'aucune recherche vraiment scientifique n'a été entreprise dans ce
sens; et nous avons le droit de penser, comme Lamarck, que la gêné-
360 LA REVUE BLANCHE
ralion sponlunéc a élé rorigiuc de la vie à la suilace de la terre. Si
notre grand é\olulionniste a dil, à ce sujet, des choses insoutenables
aujourd'hui, c'est que, de son temps, l'apparition des infusoires dans
les milieux était considérée comme indiscutable et qu'il n'y a pas
arrêté son esprit. Quand une question paraît résolue on se dispense
d.'y réfléchir et si l'on réalise un jour de la substance vivante, le mérite
en reviendra en grande partie à M. Pasteur qui a montré qu'elle ne se
produit pas quotidiennement dans les conditions banales des infusions.
Si Lamarck s'était borné à lancer dans la science l'idée transformiste,
il mériterait, par cela seul, d'être considéré comme un des ilnmbeaux
de l'humanité. Mais, chose vraiment admirable, en même temps qu'il
a conçu cette idée féconde, il a trouvé la véritable nature des facteurs
de la transformation des espèces.
J'entre ici dans la partie discutée de son œuvre.
Lorsque Darwin a forcé l'attention du monde scientifique et a posé,
dans tous les esprits, la question de l'éxolniion des êtres organisés,
il ne s'est pas préoccupé des causes mêmes de la variation et il a essayé
de montrer seulement que, sous l'influence de la sélection naturelle,
toutes les variations devenaient fatalement adaptatives. 'L'enthousiasme
provoqué par l'Origine des espèces a empêché longtemps d'î remar-
quer combien étaient incomplètes les interprétations darXviniennes; on
y est cependant arrixé enfin, et l'on a remarqué alors a\ec stupéfac-
tion que, ce (jue Darwin n'expliquait pas, Lamarck en avait d'avance
doimé la clef. Aujourd'hui, grâce aux travaux de la jeune école néo-
lainarckienne, la Philosophie zoolo(ji<jue resplendit d'un éclat im-
prévu. Les principes établis p;ir I.jiiiiarck permettent (h^ se rendre
compte de presque tous les faits de l'évolution animale.
(.'onnne les néo-darwiniens défendent pied à pied le terrain si biil-
lannnent contjuis d'abord par Darwin, je ei'aindiais d'être accusé (hi
parliabté et je vais reconnnencer à citer textuellement des passages de
\i\ l'Iiilosophie zoologirjiie.
D'abord, la variation a lieu sous l'influence des conditions de milieu :
a Quantité des faits nous apprennent qu'à mesure que les individus
d'une de nos espèces changent de situation, de chmat, de manière d'être
on liliabiliHJc, ils en reçoivent des iiillinMices qui changenl un peu la con-
sisiîiiice et les piupi niions de |<nrs ptu'l iesdeur forme, leui-s facultés, leur
organisation même; en sorte que tout en eux participe, avec le temps,
au.x mutations qu'ils ont éprouvées.
« Dans le même climat, des situations et des expositions très diffé-
rentes, font d'abord simplement varier les individus qui s'y trouvent expo-
sés; mais, par la suite des temps, la continuelle différence des situations
des individus dont je parlç, qui vivent et se reproduisent successivement
dans les mêmes circonstances, amène en eux des différences qui devien-
nent, en quelque sorte, essentielles à leur être; de manière qu'à la suite
de beaucoup de générations qui se .sont succédées les unes aux autres,
ces individus, qui appartenaient originairement à une autre espace, se
LAMARGK ^67
trouvent à la fin transformés en une espèce nouvelle distincte de l'autre. »
(p. 62-63).
Voici enfin un superbe passage du chapitre « De l'influence des
circonstances sur les actions des animaux ». Je cite ce passage tout au
long et sans rien y changer, convaincu qu'on le lira avec intérêt et même
avec admiration :
« Entre des individus de même espèce dont les'uns sont continuellement
bien nourris et dans des circonstances favorables à tous leurs dévelop-
pements, tandis que les autres se trouvent dans des circonstances oppo-
sées, il se produit une différence dans l'état de ces individus, qui peu à
peu devient très remarquable. Que d'exemples ne pourrais-je pas citer à
l'égard des animaux et des végétaux, qui confirmeraient le fondement de
cette considération! Or, si les circonstances restant les mêmes, rendent
habituel et constant l'état des individus mal nourris, souffrants et lan-
guissants, leur organisation intérieure en est à la fin modifiée, et la géné-
ration entre les individus dont il est question conserve les modifications
acquises, et finit par donner lieu à une race très distincte de celle dont
les individus se rencontrent sans cesse dans des circonstances favorables
à leurs développements.
« Un printemps très sec est cause que les herbes d'une prairie s'accrois-
sent très peu, restent maigres et chétives, fleurissent et fructifient, quoi-
que n'ayant pris que très peu d'accroissement.
« Un printemps entremêlé de jours de chaleur et de jours pluvieux,
fait prendre à ces mêmes herbes beaucoup d'accroissement, et la récolte
des foins est alors excellente.
« Mais si quelque cause perpétue, à l'égard de ces plantes, les circons-
tances défavorables, elles varieront proportionnellement, d'abord dans
leur port ou leur état général et ensuite dans plusieurs particularités
de leurs caractères.
« Par exemple, si quelque graine de quelqu'une des herbes de la
prairie en question est transportée dans un lieu élevé, sur une pelouse
sèche, aride, pierreuse, trè> exposée aux vents, et y peut germer, la plante
qui pourra vivre dans ce lieu s'y trouvant toujours mal nourrie, et les
individus qu'elle y reproduira continuant d'exister dans ces mauvaises
circonstances, il en résultera une race véritablement différente de celle
qui vit dans la prciirie,et dont elle sera cependant originaire. Les individus
de cette nouvelle race seront petits, maigres dans leurs parties; et certains
de leurs organes ayant pris plus de développement que d'autres offriront
alors des proportions particulières.
« Ceux qui ont beaucoup observé et qui ont consulté les grandes collec-
tions, ont pu se convaincre qu'à mesure que les circonstances d'habita-
tion, d'exposition, de climat, de nourriture, d'habitude de vivre, etc.,
viennent à changer; les caractères de taille, de forme, de proportion
entre les parties, de couleur, de consistance, d'agilité et d'industrie pour
les animaux, changent proportionnellement.
a. Ce que la nature fait avec beaucoup de temps, nous le faisons tous les
368 LA REVUE BLANCHE
jours, en changeant nous-mêmes subitement, par rapport à un végétal
vivant, les circonstances dans lesquelles lui et tous les individus de son
espèce se rencontraient.
« Tous les botanistes savent que les végétaux qu'ils transportent de
leur lieu natal dans les jardins pour les y cultiver, y subissent peu à peu
des changements qui les rendent à la fin méconnaissables. Beaucoup de
plantes très velues naturellement y deviennent glabres ou à peu près;
quantité de celles qui étaient couchées et traînantes, y voient redresser
leur tige; d'autres y perdent leurs épines ou leurs aspérités; d'autres
encore, de l'état ligneux et vivace que leur tige possédait dans les climats
chauds qu'elles habitaient, passent, dans nos climats, à l'état herbacé, et
parmi elles, plusieurs ne sont plus que des plantes annuelles; enfin, les
dimensions de leurs parties y subissent elles-mêmes des changements
très considérables. Ces effets des changements de circonstances sont telle-
ment reconnus, que les botanistes n'aiment point à décrire les plantes des
jardins, à moins qu'elles n'y soient nouvellement cultivées.
« Le froment cultivé {triliciim salivum) n'est-il pas un végétal amené
par l'homme à l'état où nous le voyons actuellement? Qu'on me dise dans
quel pays une plante semblable habite naturellement, c'st-à-dire, sans y
être la suite de sa culture dans quelque voisinage?
« Où trouve-t-on, dans la nature, nos choux, nos laitues, etc., d ins l'état
où nous les possédons dans nos jardins potagers? N'en est-il pas de
même à l'égard de quantité d'animaux que la domesticité a changés
ou considérablement modifiés. »
II est donc bien établi que les êtres vivants subissent des modifica-
tions sous l'influence d'un changement prolongé dans les conditions
de milieu. Mais comment ces changements se produisent-ils?
Occupons-nous particulièrement des animaux (p, 73) :
< L'animal qui vit librement dans les plaines où il ç'exerce habituelle-
ment à des courses rapides; l'oiseau que ses besoins mettent dans le cas
de traverser sans cesse de grands espaces dans les airs; se trouvant
enfermés, l'un dans les loges d'une ménagerie ou dans nos écuries, l'autre
dans nos cages ou dans nos basses-cours, y subissent, avec le temps, des
infiuences frappantes, surtout après une suite de générations dans l'état
qui leur a fait contracter de nouvelles habiludcs.
« Le premier y perd en grande partie sa légèreté, son agilité; son
corps s'épaissit, ses membres diminuent de force et de souplesse, et ses
facultés ne sont plus les mômes; le second devient lourd, ne sait presque
plus voler, et prend plus de chair dans toutes ses parties. »
Voilà l'observation infiniment simple qui a conduit Lamarck a l'ex-
posé de ses deux admirables lois : La première est appelée la loi de
l'habitude et de la désuétude :
« Dans loiil animal qui n'a point dépassé le Icrme de ses développe-
menls, l'emploi plus fréquent el soutenu d'un organe quelconque, fortifie
peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit, et lui donne une puissance
LAMARCK 369
proporlionnéc à la durée de cel emploi, tandis que le défaal constant
d'usage de tel organe, iaffaiblil insensiblement, le détériore, diminue
progressivement ses facultés cl finit par le faire disparaître. »
La deuxième loi est celle de riiérédilé des caraclères acquis :
{( Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par
l'influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps
exposée et, par conséqurnL par l'influence de Icmploi prédominant de
tel organe ou par celle d'un défaut constant d'usage de telle partie ; elle
ie conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent,
pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à
ceux qui ont produit ces nouveaux individus. »
C'est au moyea de ces deux principes que Lamarck va réduire à
néant les considérations finalistes (p. 235) :
« Les naturalistes ayant remarqué que les formes des parties des ani-
maux, comparées aux usages de ces parties, sont toujours parfaitement
en rapport, ont pensé que les formes et l'état des parties en avaient amené
l'emploi : or c'est là l'erreur; car il est facile de démontrer par l'obser-
vation, que ce sont, au contraire, les besoins et les usages des parties
qui ont développé ces mêmes parties, qui les ont même fait naître lors-
qu'elles n'existaient pas et qui, conséquemment, ont donné lieu à l'état
où nous les observons dans chaque anmial.
« Pour que cela ne fût pas ainsi, il eût fallu que la nature eût créé,
pour les parties des animaux, autant de formes que la diversité des cir-
constances dans lesquelles ils ont à vivre l'eût exigé, et que ces formes,
ainsi que ces circonstances, ne variassent jamais.
«... Depuis longtemps, ajoute Lamarck, on a eu à cet égard, le senti-
ment de ce qui est, puisqu'on a établi la sentence suivante qui a passé en
proverbe et que tout le monde connaît : les habitudes forment une
Si conde nature. »
C'est ce principe de Lamarck que l'on résume trop brièvement dans
la formule : La (onciion crée Vorgane. Cette formule trop concise a
généralement été mal entendue; il est nécessaire que nous nous y
arrêtions quelques instants. Il est bien évident que si un escargot
a besoin de se gratter, ce besoin ne lui fait pas pousser une main, et
que si l'homme a besoin de regarder derrière lui, cette nécessité ne
développe pas chez lui l'œil de Victor Considérant. C'est que le mot
organe est le plus souvent pris dans une acception qu'il n'a pas. On
dit, par exemple, à tort, que la main est l'organe de la préhension;
cela est faux; la main (ait partie, chez l'homme, de ce (pii constitue
ordinairement l'organe de la préhension, mais si l'on coupe les deux
mains à un homme, il exécute néanmoins avec ses moignons la fonc-
tion de préhension; il peut l'exécuter également avec ses pieds, avec sa
bouche, etc. L'organe de la préhension est défini par la fonction même
de la préhension et comprend l'ensemble des tissus qui collaborent à
24
3^(j LA lŒVL'K HLANGHE
l'exercice de celle ronclioii. La tléfiiiilioii de rorgaue esl uniquenint
p}uji>iolo!iiijue.
Ceci posé, considérons un animal au moment où les hasards des
variations du globe l'amènent à vivre dans des conditions nouvelles; cet
animal est doué à ce moment d'un certain nombre de parties coordon-
nées, parties au moyen desquelles étaient constitués les organes dont
il se servait dans les circonstances précédentes et qui lui permettaient
par conséquent d'exécuter, dans ces circonstances précédentes, toutes
les tondions nécessaires à l'entretien de sa vie. Dans les conditions
nou\elles où il se trouve transporté, une fonction nouvelle lui devient
nécessaire. Alors, de deux choses l'une : ou bien, il n'a pas les oulils
indispensables pour effectuer cette fonction, et dans ce cas il meurt;
ou bien il peut exécuter tant bien que mal celte fonction nouvelle avec
les oulils (membres, appendices, etc..) qu'il possède. Le premier cas,
qui est le plus fréquent, ne nous intéresse pas. Dans le second, un
organe nouveau se trouve défini chez l'animal considéré; cet organe
nouveau emprunte un certain nombre des parties préexistantes et fonc-
tionne d'abord tant bien que mal; puis, progressivement, en vertu de la
loi de l'habitude, le fonctionnement de cet organe devient de plus en
'plus aisé: cet organe qui était d'abord simplement délini par la fonction
nou\ eUe, se trouve petit à petit développé par le fonctionnement, ada]>té
à son rôle. Et ainsi, des parties homologues, c'est-à-dire des {»arlies du
corps ([ui, chez deux animaux donnés sont la représentation hérédi-
taire d'une partie de leur ancêtre commun peuvent être adaptées à des
fonctions difierentes : la queue du cheval lui sert pour se garer des
mouches, la queue du kanguroo joue un rôle dans la stntion et la loco-
motion de l'animal :
« Le kanguroo, qui porte ses petits dans la poche qu'il a sous l'abdo-
men, a en conséquence, pris l'habitude de se tenir comme debout, posé
seulement sur ses pieds de derrière et sur sa queue, et de ne se déplacer
qu'à l'aide d'une suite de sauts dans lesquels il conserve son attitude
redressée pour ne point gêner ses petits. Voici ce qui en est réiuilé :
« 1° Les jambes de devant, dont il fait très peu d'usage et sur lesquelles
il s'appuie seulement dans l'instant où il quitte son attitude redressée,
n'ont jamais pris de développement proportionné à celui des autres par-
ties et sont restées maigres, très petites et presque sans force.
« 2° Les jambes de derrière, presque continuellement en action, soit pour
soutenir tout le corps, soit pour exécuter les sauts, ont, au contraire,
obtenu un développement considérable, et sont devenues très grandes et
très fortes.
« 3° Enfin, la queue, que nous voyons ici fortement employée au soutien
de l'animal et à l'exécution de ses principaux mouvements, a acquis dans
sa base une épaisseur et une force extrêmement remarquables. » (p. 259).
l n iai.sonnement absolument identique expliquerait comment la sta-
tion verticale^ pénible chez les singes, est devenue naturelle à l'homme
jtar une longue accoutumance grûcc au dévcloiipement adéquat de tou-
LAMA ne K ^7'
tes les pallies nécessaires à la slahililé de celle posilioii d'équilibre.
Voici d'ailleurs d'autres exemples du développcnieut des organes par
riuiL.ilude (p. '^59) :
a L'oiseau que le besoin attire sur leau pour y trouver la proie qui le
fait vivre, écarte les duigts de ses pieds lorsqu'il veut frapper l'eau et
se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, con-
tracte, par ces écartements des doigts sans cesse répétés, l'habitude de
s'étendre; ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les
doigts des canards, des oies, etc., se sont formées telles que nous les
voyons. Les mêmes efforts faits pour nager, c'est-à-dire, pour pousser
l'eau, afin d'avancer et de se mouvoir dans ce liquide, ont étendu de même
les membranes qui sont entre les doigts des grenouilles, des tortues de
mer, de la loutre, du castor, etc.. »
Ainsi donc, des circonstances analogues (dans l'espèce, la \ie aqua-
tique) peuvent développer chez des êtres ditlérents des caractères
de- similitude; les pattes palmées n'indiquent pas une parenté entre la
grenouille et le castor; ce sont des caractères de convergence, résultant
d'adaptation aux même conditions de vie.
Lamarck a bien compris la difficulté qui résulte de ce fait pour l'éta-
blissement de la classification naturelle. Nous retrouvons d'autres
caractères de convergence dans les exemples suivants qui mettent en
relief l'atrophie d'un organe par la désuétude (p. 241) :
« Des yeux à la tête sont le propre d'un grand nombre d'animaux
divers, et font essentiellement partie du plan d'organisation des verté-
brés.
a Déjà néanmoins la taupe, qui, par ses habitudes, fait très peu d'usage
de la vue, n'a que des yeux très petits, et à peine apparents, parce qu'elle
exerce très peu cet organe.
a'L'aspalax d'Olivier [\ oijage en Egypte et en Perse, II, pi. 28, f. 2), qui
vit sous terre comme la taupe, et qui vraisemblablement s'expose encore
moins qu'elle à la lumière du jour, a totalement perdu l'usage de la vue :
aussi n'offre-t-il plus que des vestiges de l'organe qui en est le siège; et
encore ces vestiges sont tout à fait cachés sous la peau et sous quelques
autres parties qui les recouvrent, et ne laissent plus le moindre accès à
la lumière.
« Le prolée, reptile aquatique voisin des salamandres par ses rapports
et qui habite dans des cavités profondes et obscures qui sont sous les
eaux, n'a plus, comme Vaspalax, que des vestiges de l'organe de la vue;
vestiges qui sont couverts et cachés de la même manière. »
Ici encore, la cécité est un caractère de convergence n'établissant
aucune parenté entre le protée et Vaspalax.
De toutes ces considérations Lamarck tire sa conclusion particulière
qu'il oppose comme il suit à la conclusion admise jusqu'à lui (p. 265) :
^-1 LA HE VUE BLANCHE
a Conclusion admise jusqu'à ce jour : la nature (ou son Auteur), en
créanl les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances
clans lesquelles ils auraient à vivre, et a donné à chaque espèce une
organisation constante, ainsi qu'une forme déterminée et invariable dans
ses parties, qui forcent chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats
où on la trouve, et à y conserver les habitudes qu'on lui connaît.
« Ma conclusion pariiculicrc : la nature, en produisant successivement
toutes les espèces d'animaux, et commençant par les plus imparfaits ou
les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a com-
pliqué graduellement leur organisation; et ces animaux se répandant
généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce
a reçu de l'influence des circonstances dans lesquelles elle s'est rencon-
trée, les habitudes que nous lui connaissons et les modifications dans ses
parties que l'observation nous montre en elle. »
II insiste avec raison sur ce fait que la théorie fixislo « suppose que
les circonstances des lieux qu'habite chaque espèce d'animal ne varient
jamais dans ces lieux; car si elles variaient, les mêmes animaux n'y
pourraient plus vivre. » (p. 2G6).
L'adaptation de chaque être à ses conditions de \ic est donc une
preuve irréfutable de la transformation des espèces. Car (p. 231) :
a Ce qu'on ne sait pas assez, et môme ce qu'en général on se refuse à
croire, c'est que chaqtie lieu lui-même change avec le temps, d'exposition,
de climat, de nature et de qualité, quoique avec une lenteur si grande
par rapport à notre durée, que nous lui attribuons une slabililé parfaite...
On sent de là que s'il y a des extrêmes dans ces changements, il y a aussi
des nuances, c'est-à-dire, des degrés qui sont intermédiaires et qui rem-
plissent l'intervalle. Conséquemment, il y a aussi des nuances dans les
différences qui distinguent ce que nous nommons des espèces. »
On devrait donc trouver tous les passages entre deux formes diffé-
rentes d'êtres vivants; l'absence de ces types de passage était une diffi-
culté que Lamarck n'a pas résolue. Darwin au contraire l'a lumineu-
sement expliquée, mais, pour ne pas avoir compris le rôle de la sélec-
lion naturelle, l'auteur de la Philosophie zoologique n'en a pas moins
laissé une œuvre admirable et presque complète. On peu! au contraire
reprocher à Darwin et surtout aux néo-darwiniens, d'avoir méconnu,
malgré Lamarck, le rôle prépondérant de l'influence du milieu et d'avoir
attribué le jilns souvent la variation des èlres aux hasnids des fécon-
dations. Ln réalilé, Lamarck n'a j^as rejeté la i)(>ssibililé de l'appari-
tion d'espèces nouvelles sous l'influence de l'hybridation, mais il en a
parlé vaguement et sans lui attribuer plus d'importance qu'elle n'en
mérite. Je ne relève dans son livre que deux passages relatifs à cette
possibilité; d'abord (p. C3) :
« L'idée d'embrasser sous le nom d'espèce, une collection d'individus
semblables, qui se perpétuent les mêmes par la génération, et qui ont
ainsi existé les mêmes aussi anciennement que la nature emportait la
LAMARCK ^7^
nécessité que les individus d'une même espèce ne pussent point s'allier,
dans les actes de génération, avec des individus d'une espèce différente.
« iMalheureusement, l'observation a prouvé, et prouve encore tous les
jours, que cette considération n'est nullement fondée; car les hybrides,
très communs parmi les végétaux, ont fait voir que les limites entre ces
espèces prétendues constantes, n'étaient pas aussi solides qu'on l'a ima-
giné.
« A la vérité, souvent il ne résulte rien de ces singuliers accouplements,
surtout lorsqu'ils sont très disparates, et alors les individus qui en pro-
viennent sont en général inféconds : mais aussi, lorsque les disparates
font moins grandes, on sait que les défauts dont il s'agit n'ont plus lieu.
Or ce moyen seul suffit pour créer de proche en proche des variétés qui
deviennent ensuite des races et qui, avec le temps, constituent ce que
nous nommons des espèces. »
Et plus bas (p. 73) :
« En effet, outre que nous connaissons les influences et les suites des
fécondations hétéroclites, nous savons positivement aujourd'hui qu'un
changement forcé et soutenu, dans les lieux d'habitation, etc., etc. »
Lamarck laisse ainsi de côté, immédiatement, les phénomènes d'hy-
bridation, pour revenir à l'influence d.u milieu et il a raison. Malgré
Weismann et les néo-darwiniens, il paraît en effet définitivement établi
aujourd'hui que le mélange des sexes, dans les espèces vivant en liberté,
a pour résultat de maintenir le type moyen de l'espèce et non d'intro-
duire des variations dans ce type. S'il y a eu, exceptionnellement,
formation d'une espèce par fécondation croisée, ce ne peut être que
dans des cas très particuliers. L'influence du milieu est le facteur essen-
tiel de la variation.
Tout le monde sait que « Darwin a établi la parenté de l'homme et du
singe ». Il n'est pas inutile de montrer que l'idée de cette parenté est
pleinement exprimée par Lamarck et que Darwin, à qui on la prête,
pour le lui reprocher d'ailleurs, n'y a rien ajouté .
« Si une race quelconque de quadrumanes, dit Lamarck (p. 349), surtout
la plus perfectionnée d'entre elles, perdait, par la nécessité des circons-
tances ou par quelqu'autre cause, l'habitude de grimper sur les arbres,...
et si les individus de cette race, pendant une suite de générations, étaient
(forcés de ne se servir de leurs pieds que pour marcher et cessaient d'em-
ployer leurs mains comme des pieds; il n'est pas douteux..., que ces qua-
drumanes ne fussent à la fin transformés en bimanes, et que les pouces
de leurs pieds ne cessassent d'être écartés des doigts, ces pieds ne leur
servant plus qu'à marcher.
« ... Enfin, si ces mêmes individus cessaient d'employer leurs mâchoires
comme des armes pour mordre, déchirer ou saisir, ou comme des tenailles
pour couper l'herbe et se nourrir et qu'ils ne les fissent servir qu'à la mas-
tication; il n'est pas douteux encore que leur angle facial ne devînt plus
^74 LA REVUE BLANCHE
ouvert, que leur museau ne se raccourcît de plus en plus, et qu'à la fin,
étant entièrement efTacé, ils n'eussent leurs dents incisives verticales. »
Je voudrais citer tout au long les huit pages (349-357) dans lesquelles
est résumée la transformation d'un singe en homme, l'acquisition,
par celte espèce nouvelle d'une prépondérance sur les autres et même,
l'origine du langage ai-liculé; je me borne à reproduire les quelques
lignes relatives au langage (p. 356) :
« ... Les individus de la race dominante..., ayant eu besoin de multiplier
les signes pour communiquer rapidement leurs idées devenues de plus
en plus nombreuses, et ne pouvant plus se contenter ni des signes panto-
mimiques, ni des inflexinns possibles de leur voix, pour représenter cette
multitude de signes devenus nécessaires, seront parvenus, par différents
efforts, à former des sons articulés : d'abord, ils n'en auront employé
qu'un petit nombre, conjointement avec des inflexions de leur voix; par
la suite, ils les auront multipliés, variés et perfectionnés, selon l'accrois-
sement de leurs besoins et selon qu'ils se seront exercés à les produire...
De là, l'origine de l'admirable faculté de parler; et comme l'éloignement
des lieux où les individus se 'seront répandus favorise la corruption des
signes convenus pour rendre chaque idée, de là l'origine des langues,
qui se seront diversifiées partout. »
Malgré son mépris pour l'opinion de la « majorité compacte », La-
marck, désireux sans doute de \oir répandre ses idées a introduit de
ci de là, dans son ouvrage, quelques phrases destinées à atténuer les
mauvaises volontés dont était menacée la théorie nouvelle. En particu-
lier, son chapitre relatif à l'homme commence par ces mots : u Si
l'homme n'était flistingué des animaux que relativement à son organi-
sation... » et se termine par cette phrase prudente :
« Telles seraient les réflexions que l'on pourrait faire si l'homme...
n'était distingué des animaux que par les caractères de son organisation
et si son origine n'était pas différente de la leur. )>
Dès les premières pages de son livre, aussitôt qu'il a exprimé sa
croyance à la transformation des espèces, il craint d'être suspecté
d'athéisme (p. 50) :
« Sans doute, rien n'existe que par la volonté du sublime Auteur de
toutes choses. Mais pouvons-nous lui assigner des règles dans l'exé-
cution de sa volonté, ef fixer le mode qu'il a suivi à cet égard ? Sa puis-
sance infinie n'a-t-elle j)n créer un ordre de choses qui donnât successi-
vement l'existence à tout ce que nous voyons, comme à tout ce qui existe
et que nous ne connaissrms pas.
« Assurément, quelle qu'ait été sa volonté, l'immensité de .sa puissance
est toujours la même; et de quelque manière que se soit exécutée cette
volonté suprême, rirn n'en peut diminuer la -grandeur, »
LAMARGK "^1^
Et plus loin, p. C8 :
« Admirerai-je moins la grandeur de la puissance de cette première
cause de tout, s'il lui a plu que les choses fussent ainsi; que si, par autant
d'actes de sa volonté, elle se fût occupée et s'occupât continuellement
encore des détails de toutes les variations, de tous les développements
et perfectionnements, de toutes les destructions et de tous les renouvelle-
ments; en un mot, de toutes les mutations qui s'exécutent généralement
dans ies choses qui existent.
« Or, f espère prouver que la nature possède les moyens et les facultés
qui lui sont nécessaires pour produire par elle-même ce que nous admi-
rons en elle. »
J'ai souligné cette dernière phrase qui est la plus essentielle; peu
importent en effet les discussions théologiques et métaphysiques, La-
marck se place sur un terrain très positif et y recueille une admirable
moisson.
Eu résumé, la nature « a créé dans tous les animaux, par la seule
voie du besoin, qui établit et dirige les habitudes, la source de toutes
les actions, de toutes les facultés, depuis les plus simples jusqu'à celles
qui constituent Vinstinct, Yindustrie, enfin le raisonnement. » (p. 67).
Mais comment se réalisent ces besoins, comment agissent-ils'? Ce
problème ne pouvait manquer de se poser à l'esprit de Lamarck ; il
lui fallait une théorie de la vie. Il en a donné une dans la seconde partie
de son ouvrage et cette seconde partie est fort inférieure à la première.
La physique et la chimie étaient encore à leur aurore et le mot si vague
de îluide se retrouve naturellement dans toutes les explications méca-
niques qu'on pouvait donner. Cependant, malgré cette infériorité fatale
de sa théorie de la vie, elle contient encore des preuves évidentes du
géi.ie de son auteur. Laissons de côté ce qui est suranné; nous trou-
même dans cette partie de l'ouvrage, des choses qui auraient suffi à
immortaliser le nom d'un savant.
D'abord, à la notion peu scientifique de l'existence de trois règnes, le
règne animal, le règne végétal, le règne minéral, il substitue une
division des corps de la nature :
« 1° En corps organisés, vivants ; 2° en corps bruts et sans vie. »
« Les êtres ou corps vivants, ajoute-t-il, p. 91, tels que les animaux et les
végétaux, constituent la première de ces deux branches des productions
de la nature. Ces êtres ont, comme tout le monde sait, la faculté de se
nourrir, de se développer, de se reproduire, et sont nécessairement assu-
jettis à la mort.
« Mais ce qu'on ne sait pas aussi bien, parce que des hypothèse en crédit
ne permettent pas de le croire, c'est que les corps vivants, par suite
de l'action et des facultés de leurs organes, ainsi que des mutations
qu'opèrent en eux les mouvements organiques, forment eux-mêmes leur
propre substance et leurs matières sécrétoires ; et ce qu'on sait encore
moins, c'est que par leurs dépouilles, ces corps vivants donnent lieu à
3-(; LA IIEVUK BLANCHE
rexislcnce de toutes les matières composées, brutes ou inorganiques
qu'on observe dans la nature. »
Cette idée « que les corps vivants ont la faculté de composer eux-
mêmes leur propre substance » ne contient-elle pas le germe de la
définition actuelle de la vie par l'assimilation?
Ailleurs, il donne aussi les bases véritables de la biologie scientifique
(p. 377) :
aSi l'on veut parvenir à connaître réellement ce qui constitue la vie,
en quoi elle consiste, quelles sont les causes et les lois qui donnent lieu à
cet admirable phénomène de la nature, et comment la vie elle-même peut
être la source de cette multitude de phénomènes étonnants que les corps
vivants nous présentent; il faut avant tout, considérer très attentive-
ment les différences qui existent entre les corps inorganiques et les corps
vivants; et pour cela, il faut mettre en parallèle les caractères essentiels
de ces deux sortes de corps. »
Ces principes, joints à rexccllentc méthode dont nous avons déjà
parlé et qui consiste à commencer l'élude de la vie dans les êtres sim-
ples et non ciiez l'homme, ont conduit Lamarck à comprendre que chez
les plantes au moins et chez les animaux inférieurs, la spontanéité des
mouvements vitaux n'est qu'apparente (Avertissement, p. xv) :
« Ayant considéré que, sans les excilalions de Vexléricur, la vie n'exis-
terait point et ne saurait se maintenir en activité dans les végétaux, je
reconnus bientôt qu'un grand nombre d'animaux devaient se trouver dans
le même cas; et comme j'avais eu bien des occasions de remarquer que,
pour arriver au même but, la nature variait ses moyens, lorsque cela
était nécessaire, je n'eus plus de doute à cet égard.
« Ainsi je pense que les animaux très imparfaits qui manquent de
système nerveux, ne vivent qu'à l'aide des excitations qu'ils reçoivent de
l'extérieur... »
Voilà une idée que l'on considérait encore il y a \ingt ans comme
exlrômemcnt hardie. Si Lamarck n'a pas pu en tirer tout ce (|u'cllc
promettait, c'est que la théorie des fluides l'en a empêché; mais on
ne saurait lui reprocher l'état de la physique et de la chimie à son épo-
que et il faut l'admirer au contraire d'avoir pu, au milieu d'un mouve-
ment scientifique si peu avancé, concevoir une biologie si saine et si
féconde. On i)eut dire que Lamarck a place la vie parmi les autres phé-
nomènes naturels; il a attribué aux phénomènes mécaniques, aux in-
fluences des conditions de milieu, non seulement la variation des formes
spécifiques, mais les manifestations vitales elles-mêmes. Il a été le pre-
mier monisle; il était trop en avance sur. tous ses contemporains, mais
le siècle qui l'a suivi lui a donné raison.
Darwin a accaparé toute la gloire du transformisme ; ses explica-
tions séduisantes ont plus fait pour le triomphe de la théorie que les
LAMARCK ^77
interprétations plus vraies de Lamarck, mais aujourd'hui que l'évolu-
tion des espèces est acceptée et discutée par le monde entier, on doit
rendre au père de la biologie scientifique les hommages qui lui sont dus.
Toute une école de naturalistes s'occupe actuellement de mettre au
courant de la science moderne les idées de Lamarck, idées extrêmement
fécondes quoi qu'en ait pensé Darwin. J'ai essayé de montrer dans un
livre récent (1) qu'en se servant convenablement de l'œuvre du grand
évolutionniste fz-ançais et de celle de son successeur anglais, on peut
résoudre d'une manière satisfaisante tous les problèmes de la trans-
formation des espèces.
Je voudrais surtout avoir montré ici que Lamarck doit être placé au
premier rang parmi les hommes qui ont honoré la science et Thuma-
nité. Il n'y a pas de nom illustre auprès duquel le nom de Lamarck
ne puisse être cité avec honneur. Et puisque ses compatriotes l'ont
méconnu et oublié, il serait bon qu'on forçât leur admiration, non pas
en lui élevant une statue sous laquelle on ne pourrait même pas trans-
porter ses restes ignorés et perdus dans les catacombes, mais en fai-
sant connaître son génie, en publiant une édition nationale de ses
œuvres.
Félix Le Dantec
(1) Lamarckient et Darwiniens. AlcaD, 1900,
La Rose de Hildesheim
L Allemagne abonde en lilles fraîches, bien en chair, saines et
faites ponr devenir des femmes fécondes. .Mais, ponr ce qui est de
ces beautés leliement belles qu'on ne peut les appeler ({ue divi-
nes, elles y sont rares. Les plus belles sont toujours défectueuses
quant à la taille, aux mains, aux pieds, au ventre souvent proé-
minent. Celles qui paraissent sans défaut ont l'air lascif, servile
ou insolent et semblent les ribaudes dans un camp de soudards
brutaux.
Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hildesheim, près de Ha-
novre, une fille parfaitement belle qui s'appelait Use. Ses che-
veux, d'un blond pâle, avaient des reflets un peu dorés et don-
naient limpression d'un clair de Imie. Son corps se dressait inel
et svelle. Son visage était clair, avenant et rieur avec une fossette
adorable au menton grasset et des yeux gris qui, sans être fort
beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans cesse comme des
oiseaux. Sa grâce était incomparable. Elle était fort mauvaise
ménagère, comme la [)lupart des Allemandes, et cousait très mal.
Les travaux domestiques terminés, elle se mettait au piano et
chantait qu'on eût dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en
ce cas, une poétesse.
(juand elle parlait, l'allemand, qui est appelé la langue des che-
vaux, devenait plus doux que l'italien, (jui est la langue des da-
mes, lit parce qu'elle avait l'accent hanovrien où les S n'ont ja-
mais fe son du (."h, son paiier était réellement charmeur.
Son père, ayant été autrefois à l'Amérique, y avait épousé une
anglaise. Puis, après des ans, était revenu au pays nalal habifei-
la maison paternelle.
l"€st une des plus jolies petites villes du monde que Hildes-
heim. Avec ses maisons peintes, de forme étrange, aux toits dé-
mesures, elle semble sortir d un conte de fées. Ouel vovaixeur
pourrait oublier le spectacle de sa place de l'Hôtel-de-'Ville qui
est d'nn piltf»rcsqne fait pour encadrer du lyrique ?
La demeiue (U'> parents rlllse. comme presjjiie toutes les
maisons de Hildesheim, était très haute. Sa toiture presque ver-
ticale était plus élevée que toute la façade. Ses fenêtres sans vo-
lets s'ouvraieni ru dehors. Elles étaient nombreuses et il n'y
LA ROSE DE HILDESIIEIM '^79
avait entre elles que peu d'espace. Sur les portes et les poutres
étaient sculptées des (igures pieuses ou grimaçantes, commen-
tées par d'anciens vers allemands ou des inscriptions latines. On
voyait : les trois vertus théologales, foi, espérance, charité, et les
trois vertus mondaines, prudence, justice, courage, les péchés
capitaux, les quatre évangélistes, les apôtres, saint Martin don-
nant son manteau au mendiant, sainte Catherine et sa roue, des
cigognes, des écussons. Le tout peint de bleu, de rouge, de vert
et de jaune. Les étages, avançant l'un au-dessus de l'autre, lui
donnaient l'air d'un escalier renversé. C'était une maison multi-
colore et plaisante.
Use était venue toute petite dans cette demeure et y avait
grandi. Dès qu'elle eut dix-huit ans, le renom de sa beauté alla
jusqu'à Hanovre et de là à Berlin. Ceux qui venaient visiter la
jolie ville de Ilildesheim, son rosier millénaire et les trésors de
sa cathédrale, ne manquaient pas de venir admirer celle qu'on
surnommait la rose de Hildesheim. Elle fut maintes fois deman-
dée en mariage, mais invariablement elle répondit, yeux bais-
sés, à son père qui lui faisait valoir les avantages du dernier pré-
tendant, quelle voulait encore rester fille pour jouir de sa jeu-
nesse. Le père disait : (( Nanon ! tu as tort, mais fais comme tu
voudras. » Et le prétendant était oublié.
Lorsqu'Ilse revenait 'de promenade, toutes les figures décou-
pées sur la maison souriaient en lui souhaitant la bienvenue. Les
péchés lui criaient en chœur : « Regarde-nous, Use. Nous figu-
rons sept péchés capitaux, c'est vrai. Mais ceux qui nous ont
découpés et peints n'avaient eux-mêmes pas assez de malice pour
que nous devinssions des péchés mortels. Regarde-nous. Nous
sommes sept péchés véniels, sept peccadilles. Nous n'essayons pas
de te tenter. Au contraire. Nous sommes si laids! » Les vertus
théologales et mondaines, se tenant par la main, comme pour bal-
1er en rond, chantaient : « Ringel, Ringel, Reihe. A nous six,
nous figurons ta vertu. Regarde-nous, souris-nous. Aucune de
nous n'est si belle que toi. RingeL Ringel, Reihe. »
Or, lise avait un cousin qui étudiait à Heidelberg. Il s'appelait
Egon. Il était grand, blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes
gens se virent à Dresde pendant des vacances et ^'aimèrent. Ils se
le dirent devant le tableau de Raphaël, l'admirable Madone six-
tine, dont Tlse avait un peu les traits d'angélique douceur,
Egon demanda la main d'Usé, mais, naturellement, le père exi-
gea fortune et position. Et retourné à Heidelberg, pendant les loi-
sirs que lui laissaient ses études et les duels de la Hirschgasse,
le jeune homme s'en allait du côté du château, dans Vallée des
^g^^ LA. REVUE BLANCHE
philosophes, rêver aux moyens de conquérir la fortune qui de-
vait lui donner sa cousine.
Un dimanche de janvier, comme il était allé au sermon, le
pasteur parla des sages d'Orient qui vinrent visiter Jésus dans
sa crèche. Il cita l(^ verset de l'évangile de saint Mathieu où il
n'est riendit cpiant au nombre et quant à la condition des pieux
personnages qui portèrent à Jésus l'or, l'encens, la myrrhe.
Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher de penser à ces
sages d'Orient que, bien que protestant, il se figurait, selon la
légende catholique, couronnés et au nombre de trois. Gaspard,
Balthasar et Alelchior. Les rois mages, le nègre au milieu, défi-
laient devant lui. Il se les figura portant tous trois de l'or. Quel-
ques jours plus tard il ne les vit plus que sous les traits et le cos-
tume de nécromants alchimistes transmuant tout en or sur leur
passage.
Toute cette fantasmagorie ne lui était suscitée que parce qu'il
aimait lor qui lui permettrait d'épouser sa cousine. Il en perdit
le boire et le manger, comme si, nouveau Midas, il n'eût plus eu
pour aliments que les lingots transmués par les astrologues dont
la cathédrale de Cologne s'honore de posséder les osseiaenls.
Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où il était question
des trois rois mages : le vénérable Bède, les légendes anciennes
et tous les auteurs modernes qui ont discuté l'authenticité des
évangiles. Puis, en marchant, il ro\dait des pensées dorées :
« Quelle valeur inestimable doit avoir ce trésor d'or fin ! Il n'est
écrit nulle part (jue ce trésor ait été distribué, employé, dépensé,
dérobé on trouvé... » Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait trou-
ver le trésor des rois mages. Outre le bonheur amoureux, celte
trouvaille lui donnerait une gloire incontestable.
Ses allu!-es bizarres intriguèrent bientôt les professeurs et les
étudiants de Ileidelberg. Ceux qui ne faisaient pas partie du
même corps que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou. Ceux
de son association le défendirent, si bien qu'il fut cause d'une sé-
rie interminable de duels dont on parle encore aux bords du Nec-
kar. Puis, les anecdotes coururent à son sujet. Un étudiant l'avait
suivi au ( ours d'une de ses promenades dans la campagne. 11
raconta qu'Egon s'était approché d'un ba^uf et lui avait parlé :
'( Je cherche un chérubin. Les analogies m'émeuvent. Je trouve
un bœuf. Les chérubins, c'est vrai, sont des bn^ufs ailés. Mais,
dis-moi, beau bonif qui pâtures... Il se peut cpie ta bonhomie vlé-
lienne une part de la science de ces animaux qui font partie
d'une des y)lus nobles hiérarchies célestes. Dis-moi, ne s'est-elle
point perpétuée dans ta race, la liadilion de Noël ? Ne t'honores-
LA ROSE DE IIILDESHEIM 38l
tu pas qu'un des tiens ait réchauffé de son souffle l'enfant dans
sa crèche ? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, noble animal créé à
rimaij;e des chérubins, sais-tu où est l'or des rois mages ? Je
cherche ce trésor qui me fera riche d'une fortune sacrée. 0 bœuf,
mon seul espoir, réponds ! J'ai interrogé les unes, mais ils ne
sont que des bêtes et ne sont l'image de rien de céleste. Hélas !
ces énergiques animaux ne savent qu'une réponse ; la rauque
affirmation germanique. » C'était une lin de crépuscule. Dans les
maisons lointaines les lampes s'allumaient. Des villages luisaient
à la ronde. Le bœuf tourna la tête lentement et beugla.
A Hildesheim, Use, confiante, recevait de son cousin des let-
tres enthousiastes et amoureuses. Elle et ses parents supposaient
qu'Egon était sur le point de faire fortune.
Ce fut l'hiver, la neige tomba, tiède d'aspect comme le duvet
des cygnes. Les bonshommes sculptés des maisons en étaient
eux-mêmes recouverts et avaient l'air de grelotter. Ce fut Noël
avec ses arbres lumineux autour desquels on chante:
L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre
Oui soit sur la terre.
Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux,
Quand ses fleurettes luisent,
Quand ses fleurettes luisent,
Oui, luisent !
Un matin de gel où les traîneaux glissaient dans la petite ville,
arriva ^une lettre timbrée de Dresde où habitaient les parents
d'Egon. Le père d'Usé ne trouvant pas ses lunettes, ce fut elle
qui lut la lettre à haute voix. La missive était triste et courte. Le
père d'Egon racontait que son fils était devenu fou par amour.
Il racontait l'histoire du trésor des rois mages que son fils voulait
à tout prix, puis ses fureurs qui l'avaient fait interner dans un
asile, et que, dans sa folie, il ne cessait de répéter le nom de sa
cousine.
A la suite de cette lettre. Use commença de dépérir rapidement.
Ses joues s'émacièrent, ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent ])lus
d'éclat. Elle cessa tous travaux de ménage ou d'aiguille. Elle
passait tout son temps au piano ou rêvait. Puis, vers le milieu de
février, elle dut s'aliter.
A la même époque, une nouvelle émut tous les habitants de
Hildesheim. Le rosier millénaire, témoin miraculeux de la fon-
dation de la ville, se mourait de froid et de vieillesse. Derrière
la cathédrale, dans le cimetière clos où il grimpe, son bois anti-
que se desséchait. Tout le monde se désola. La municipalité eut
382 LA REVUE BLANCHE
recours aux jardiniers les plus habiles. Tous se déclaraient
ini]>uissants à le faire revivre. Enfin, il en vint un, de Hanovre,
qui entreprit la cure. 11 mit en œuvre les ressources les plus sa-
vantes de son art. Et, un matin fie commencement de mars, ce
fut une grande joie dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait
en se félicitant : « Le rosier est ressuscité. Le jardinier de Hano-
vre lui a rendu la vie au moyen de sang de bœuf savamment em-
ployé. »
Ce même matin, les parents d'Usé, pleuraient auprès du cer-
cueil de leur fille morte par amour. Ouand on emporta la bière
couverte d'un drap blanc, les bonshommes découpés et peints,
qui. couverts de neige, grelottaient sur la façade de la vieille mai-
son, semblaient sangloter : « Ringei Ringel, Reihe. Adieu,
Use, pour toujours. Adieu, tes péchés vertueux et tes ver-
tus moins belles que toi. Adieu, pour toujours. » Devant le
convoi, un régiment passa. Les tambours et les fifres sonnaient
une musique légère et triste. Des femmes disaient, en s'inclinant:
" On a ressuscité le rosier légendaire, mais l'on enterre la rose de
Hildesheim. »
Guillaume ApouLiNAmE
La Quinzaine
Mjïi:::i POLITIQLES ET SOCIALES.
La Grève et la Politique. — Le coiiilil industriel le plus
étendu et le plus grave quait encore vu la France s'est développé et
poursuivi pendant des semaines, dans un calme puissant que des exci-
kilions sans doute trop intéressées n'ont pas réussi à troubler. Les
ciuejques bousculades que la mise en grève de cent milliers d'ouvriers
ne peut manquer de produire, ont eu peine à alimenter l'effroi com-
plaisant de la presse et de l'éloquence conservatrices. L'affaire malheu-
reuse de Terrenoire n'a pu être assez vite et assez bien déformée pour
qu'une faute de gendarme devînt un crime de grévistes. Et les wagons
à Dunkerque tombaient à l'eau trop exactement à l'heure où l'inter-
pellation sur la grève agitait la Chambre et attaquait le ministère, la
fausse nouA elle de l'état de siège proclamé arri\ ait trop bien à l'heure
du scrutin décisif, pour que, même à la faveur d'un débat passionné,
on soit parvenu à faire porter aux vrais ouvriers en cause le poids
d'agissements qui allaient contre leur volonté et contre leur but.
Aussi le discours par lequel Aristide Briand a révélé au monde poli-
tique bourgeois la puissance de sa lucide, sobre et habile parole, a-t-il
pu avec justice rendre l'hommage qui depuis longtemps déjà était dû
à l'action régulatrice de l'organisation syndicale, à la puissance de
domination sur soi-même que la classe ouvrière possède de plus en
plus, et à 'la conscience accrue qu'elle montre de sa force plus grande
et plus efficace dans la paix et le calme que dans l'agitation et la vio-
lence. Jaurès a apporté une démonstration lumineuse de science élo-
quente, qui a établi où était, dans le cas présent, la bonne cause et où
la mauvaise; et les défenseurs des intérêts patronaux n'ont pas suffi
à prouver que les compagnies ne s'étaient pas étonnamment hâtées
en ces derniers mois de provoquer à la lutte actuelle par une com-
pression injustifiée des salaires et par une volonté manifeste d'écarter
toute entente amiable.
Honnêtement, M. Combes emploie ses bons offices. Sans doute il
n'innove pas grandement en pratique ni en doctrine. Il continue,
comme ses prédécesseurs et notamment comme son devancier immé-
diat, à interpréter le principe de la liberté du travail en un sens irré-
fléchi et inconséquent qui ne peut s'appliquer aux conditions de fait
de la grande industrie moderne. Mais qui espérait que soudain ce bro-
cart traditionnel allait disparaître du répertoire de « l'homme de gou-
vernement » ? Mieux vaut noter qu'à côté de cet hommage accoutumé
à la liberté du travail (entendue au profit exclusif des non-grévistes).
384 LA REVUE BLANCHE
appaïaîl, pour la promiôrc lois, je crois, iicllcmcnt alTirmé par une
( 'liarubre el par un gou\crncnicnl, le souci d'assurer au même titre
le plein exercice du droit de grève — droit encore beaucoup plus Ihéo-
riipie et verbal qu'entré réellement dans la pratique et dans la juris-
prudence avec toutes ses conséquences indispensable^.
Mieux ^aut reconnaître avec justice la bonne \olonté et la bonne loi
de ce gou\crnemenl en une matière difUcilc et imprévue que le basard
seul n'a peut-être pas présentée et imposée à son action immédiate. S'il
est vrai — autant qu'il est vraisemblable - — que toute cette affaire et
les autres moins graves où l'on essaie d'entraîner et de compromettre .
ou bien le ministère ou bien tel ou tel ministre, soient l'œuvre indirecte
<le la puissance cléricale menacée ou au moins l'action parallèle de
gens qui en sont solidaires, il est permis à ce jour de se réjouir que le
« bloc » et le gouvernement dont il est l'expression se soient montrés
à l'épreuve autrement liés que pour l'action anticléricale seule, qu'ils
niiMit su ne pas séparer les causes connexes de l'émancipation intellec-
tuelle et de l'émancipation économique, qu'ils n'aient pas fait, dès le
début, par timidité ou iiiint(dligence le jeu de leurs communs et dura-
bles adversaires.
Fr. Daveillans
Rentrées parlementaires. — Un certain nombre de Parlements
ont opéré leurs rentrées dans la semaine qui a suivi le 15 octobre. C'est
d'babitude la date fr.lidique où les bonorables de tous pays, après
avoir pris du repos et ouvert la chasse, i-éinlègrenl les couloirs et les
bureaux de commissions. D'ordinaire aussi ils rapportent dans les
assemiilées im i)cu de bonne bianeur, un espi'it plus iiacifique, une
sérénité rafraîchie.
Or il s'est trouvé, cette année, que, dans trois au moins des Cham-
bres les plus importantes du continent, le débat s'est innnédiatement
ouvert sur des prol)lèmcs d'une haute gravité politique et sociale. Les
liassions ont atteint du coup un tel degré de surexcitation qu'on eût
dit que les vacances n'avaient pas exercé leur rôle salutaire.
L'Angleterre, à peine affranchie de la guerre sud-africaine et des
préoccujîalions diplomatiques, militaires cl financières que ce long
conflit lui a \alufs, est retond)ée en pleine crise intérieure. Le nouveau
« i)remior », M. Ball'our, héritant d'une idée de son oncle el prédéces-
seur. Lord .Salisburv. s'est constitué le champion d'un projet de
■réforme scolaire (|ui a failli un iiislanl créer un schisme dans le gou-
vernement. Il ne s'agissait, en effet, de rien moins que de mettre les
écoles primaires sous la lulidlc du clergé anglican et de décréter l'en-
seicrnemenf confi^s'^ionnol d'Etat. C'était, en somme iini)0ser une loi
Fa Houx nouveau modèle.
M. Chamberlain, qui passait pour l'ennemi de ce régime et qui,
jadis, au temps de son radicalisme, défendait avec fougue les droits
de la libre-ponsée. s*c«<l rallié au plan l'alfour. Mais les non-confoi-
misles, r[ l'on sait qu'ils -f>iii légion outre-Manche, se sont révoltés,
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 385
ont mulliplié les meelinys de pioleslatioii et, par suite, créé le courant
(:roi)posilion qui faisait défaut depuis trois ans. C'est le libéralisme qui
])roritera de celte poussée d'opinion, qui s'est produite en dehors de
lui, car, a\ec M. Campbell BaniuMiiian pour chef, il marque une timi-
dité \raiment bien prolongée. Sa condescendance pour l'unionisme
devenait presque de la complicité. La Grande-Bretagne manque d'une
opposition sociale assez forte pour ilicter une attitude suivie à l'oppo-
sition politique des \\higs. Ce parti auquel nous faisons allusion et qui
est le délégué du prolétariat au Parlement existe presque partout, sauf
dans le Royaume-Uni. De là la confusion qui s'est produite surtout
depuis 1897-1898, à la faveur de l'entraînement belliqueux et qui s'est
perpétuée jusqu'à ce moment. Les sectes dissidentes viennent de jouei'
le rôle d'une opposition extérieure aux factions traditionnelles, et c'est
pourquoi le débat qui s'est engagé aux Communes a pris tout de suite
une ampleur particulière. Ouelle qu'en soit l'issue immédiate, que
l'anglicanisme triomphe, ou que l'école garde sa neutralité, l'impé-
rialisme va sombrer dans l'alliance de la Haute Eglise. Il reste aux
libéraux à se réorganiser pour un avenir qui peut être proche.
La lutte qui s'est déroulée au Reichstag de Berlin a un caractère
plus proprement social. Ici les démocrates socialistes ont pris résolu-
ment parti contre le régime douanier ((ue les agrariens prétendent
imposer au pays a\ec le concours à demi avoué du gouvernement. Les
hobereaux de la vieille Prusse et de la Poméranie, qui ont toujours été
les meilleurs soutiens du trône, estiment qu'en échange de leur fidélité,
ils ont droit à prélever une forte dîme sur les revenus de la bourgeoi-
sie et de la classe ouvrière. Cette rançon, à leurs yeux, se dissimulerait
assez bien dans l'institution d'une protection qui confinerait au prohi-
bitionnisme. Abrités derrière un droit de 10 francs ou de 8 francs sur
les blés, ils ne craindraient plus la concurrence russe, hongroise, rou-
maine, américaine, et, maîtres désormais du marché agricole, ils re-
lèveraient leur capital foncier.
Le parti socialiste a eu le mérite et l'habileté de dénoncer le danger ;
quoi qu'il arrive, que la droite aidée du centre catholique aboutisse à
ses fins ou qu'elle échoue dans cette tentative monstrueuse de spolia-
tion publique, c'est la démocratie sociale d'outre-Rhin qui, en résumé,
tirera avantage cîe la bataille enaaaée. Les retours de protection-
nisme oppressif peuvent servir transitoirement les intérêts des classes
dirigeantes ; finalement, par la démonstration même de l'égoïsme
d'une aristocratie de sang ou d'argent, ils affaiblissent la résistance
des conservateurs. L'exemple des tarifs Méline a été probant pour la
France et celui du bill Mac Kinley concluant pour l'Amérique.
En Autriche, les questions nationales continuent à primer toutes les
autres. Les débats religieux n'y trouvent guère le terrain préparé,
catholiques et protestants s'y accordant pour étouffer la liberté de
pensée ; quant à la poussée socialiste, elle y est forcée de tenir compte
des rivalités ethniques qui forment, jusqu'à plus ample informé, la
trame même de l'histoire de la Cislcithanie.
25
386 LA RKVLK BLANCHE
Le luiiiislro do Kaibur s'ôlait llallo de franchcr le diflérend Iradi-
lionnel des Telièques et des Allemands de Bohème que tant de cabinets
se sont elïorcés vainement de régler. Comme tant d'autres, de Taai'e
à Badeni et à Clary, il avait cru qu'une conférence entre les délégués
des deux éléments procurerait une transaction. Il n"a pas été long à
rt'\enir de son erreur. Les Allemands entendent dominer la Bohême
comme par le passé; les Tchècjues veulent y être les seuls maîn-es ; les
uns et les autres n'y admettent que leur propre langue, excluant abso-
lument la langue adverse. M. de Kœrber, comme ses devanciers, dé-
missionnera, laissant à un plus habile ou à lui plus heureux Le soin
d'entamer des pourparlers pour la millième fois. Cette interminable
lutte qui se traduit au Ileichsrath de Vienne par de sauvages violences,
ne fait, au reste, que les affaires de la monarchie. Elle a permis à l'em-
pereur de négliger son Parlement et de rétablir en fait l'absolutisme
d'il y a cinquante ans.
Paul Louis
g.\/!:tti: DwrÏT
Trois siècles de tapisserie. — < >n ne visite pas assez l'ex-
position organisée au (irand Palais à la gloire de la Tapisserie.
Beaucoup ]»aiTni les tapisseries exposées sont antérieures à la créa-
tion des Gobelins : certaines i)roviennent du vieil atelier installi durant
le xvi^ siècle à l'hôitital «le la Trinité et dont les ouvriers étaient recrutés
parmi les orphelins pauvres; les autres, ont été tissées dans les ateliers
de Pieri?e Damour ou dans ceux de Girard Lam'enl et Maurice Dubout
qui, ]>ar permission royale, exerçaient au Louvre même. \ oici encore
de belles pièces soilant des ateliers des flamands Marc do Comans et
François de la Planche \'enus à Paris en IGOl et établis sur les boids de
la Bièvre, là même où. un demi-siècle ])lus tard, sera installée la manu-
facture des Gobelins, ils mettent leur orgueil à traduire fidèlement, in-
telligemnieHt les beaux cartons du Triomphe de Constantin que Bubens
tîxécutés pour eux. C'est leur richesse, et le fils de François de la Plan-
che. Haphaèl, ne l'oublie j»as lorsqu'il transporte les métiers paternels,
au faubourg .Saint-Cei-main. rue de la Chaise; il continue ù exploiter
les modèles de Bubens conjointement k l'Histoire de Psyché, de Ra-
phaël.
Il suflit d'avoir bon (cil et un peu de goût pour éprouver instanta-
nément de\ant ces belles choses les multiples sensations que l'écrivain
aurait beaucouf» fie peine à exprimer avec des mots. Ce qui nous plaît,
et là-dessus nous insistons, c'est que cette réunion de tapisseries remet
en mémoire les noms de maints bons et curieux artistes français dont
on chercherait vainement les œuvres dans les galeries du Louvre et
même flans les api»arte!nents de Versailles. Braies gens remplis de
qualités et non moins de défaîiils, cstimésTels quels par leurs contem-
porains, oubliés par ceux qui suivirent et un peu par leur faute. Car,
bons vivants, amis fie Desporfes etde Mathurin Bégnier, ils furent plus
soucieux de humer le piot que de courtiser les historiographes dispen-
GAZETTE d'art ^87
eateuis tle gloire. Or donc, la mémoire de leur nom s'est perdue, pour
le grand profit de leurs prétentieux conirères italiens.
Si on ne sait rien de Claude Guyot qui dessina maint carton de tapis-
serie et notamment les Chasses de François l*^ on est un peu mieux ren-
seigné sur Antoine Caron né à Beauvais vers 1521 et mort en 1599. Il fît
son éducation au milieu des décorateurs de Fontainebleau, fut occupé
au « ratïrécliissement » des peintures dudit palais lorsque leur éclat se
ternit (1559-1560), peignit à l'occasion de l'entrée du duc d'Anjou comme
roi de Pologne, en 1573, deux énormes batailles simulant des bas-reliefs
de bronze et un autre tableau où était représenté « Mars sur un chariot
triomphal ».
Enfin, c'est à la prière de Catherine de Médicis qui prisait fort le talent
d'Antoine Caron que celui-ci exécuta la série des compositions connues
sous le nom d'Histoire d'Artémise qui, ultérieurement, servirent de
modèle à une suite de tapisseries dont quelques spécimens figurent au
Grand-Palais. (Cette Histoire d'Artémise n'était, en fait, qu'un pré-
texte pour auréoler de gloire le Aeuvage de Catherine de Médicis et ses
actes comme mère de trois rois).
Le gendre d'Antoine Caron, le graveur Thomas de Leu a laissé de
son beau-père un portrait inoubliable. Même au cas où on n'aurait nul
renseignement sur le peintre, ce portrait permettrait d'opiner sur cet
Antoine Caron dont les gros yeux, le large nez, la lourde moustache
disent le tempérament robuste, l'esprit joyeux et fécond en imaginations
truculentes.
Et, de fait, que l'on considère au Grand Palais les tapisseries exécu-
tées d'après ses dessins : la conception est large, décorative, pleine de
santé avec un peu de cet esprit caricatural qui est une des caractéris-
tiques de l'art français. Il faut voir les hérauts, joufflus, sanguins,
souffler dans leurs trompettes. Comparez ces joyeux compères aux
personnag'es de Jordacns : ceux-ci aussi sont gros et ont le rire facile,
mais combien ils paraissent lymphatiques à côté des nerveux gail-
lards de Caron! Les uns fêtent Gambrinus, les autres Bacchus.
Xon seulement Caron est capable de camper un, deux, trois, quatre
bonshommes, mais en digne élève de l'Ecole de Fontainebleau il sait
disposer de grandes masses, évoquer des spectacles où des théo-
ries mouvementées de personnages se meuvent parmi des chars et des
attelages somptueux : considérez le Char de la Fortune, Apollon au
milieu des Muaes, et dites si la reine Catherine avait si mauvais goût
de laisser ce Caron mener la barque de sa renommée.
Comme Antoine Caron, Toussaint Dubreuil (1561 ?-]602), avait été
formé à l'école de Fontainebleau. Il exécuta de nombreux tableaux pour
le château de Saint-Germain-cn-Laye, décora une partie de la première
galerie d'Apollon (brûlée en 1661), enfin il avait cou\ ert la voûte d'une
partie de la galerie du Louvre d'une vaste composition allégorique où
Henri IV travesti en Jupiter foudroyait la Ligue. Les contemporains
appelèrent cette décoration, fort célèbre au moment où elle fut peinte,
la Gigantomachie. Ce mot témoiane. f[uc Dubreuil comme tant d'autres
388 LA REVUE BLANCHE
a\nil. (Mé séduit par les effets de torse, les exagérations analomiques
«ionl nbusaienl les disciples de Michel-Ange. Mais il n'était pas tcllenKMil
dénué de sens commun qu'il ne sût ù propos oublier celte science inu-
tile et jouer jilus simi^tlement sa partie dans les grandes orchestra-
tions décoratives chères au xvi* siècle. Chargé de collaborer à l'Histoire
d'Artémiso, il s'en lira à son honneur et avec personnalité. Il y a ici,
de lui, une fort belle Diane implorant Jupiter. L'aspect est théâtral et
aurait encore aujourd'hui, comme décor d'opéra, un joli succès; les
types sont caractéristiques et il y a, par exemple, sur la droite, un
saxoureux morceau motivé par un guerrier occupé à deviser amoureu-
î^emenl a\ec une fort belle dame dont les épaules nues sortent de la
gaine d'un corsage somptueux.
La \ ie des Lefambert, Jean et Henri, qui apportèrent eux aussi aux
tapissiers de leur temps le secours d'un talent véritable, est incon-
nue. Henri, cependant, est l'auteur de suites fort importantes. Il donna
à l'LIistoire d'Artémise, l'admirable scène des Présents, composa une
Vie du Christ conservée autrefois dans l'église Saint-Merri et dessina en
1000 une suite importante pour l'Histoire de Coriolan. Son dessin est
souvent étriqué, les figures parfois en bois, mais sa composition, assez
libre d'influence italienne, a de l'allure. Je n'en veux pour preuve, qur
r « Allatiue de Rome » appartenant à la suite de Coriolan. Cette charge
de cavaliers rappelle les bas-reliefs de l'hôtel de Bourg-Th('!roulde, à
Rouen.
La Légende de saint Crépin et de saint Crépinicn, exécutée en 1634-
1635 aux dépens du corps des cordonniers pour la décoration de Notre-
Dnme, a un aspect gothique qui provient peut-être de ce que Leramberl
s'inspira, à la demande de ses clients, d'une œuvre plus ancienne :
peinture ou tapisserie. Peut-être aussi les pauvres orphelins de la Tri-
nité qui l'exécutèrent, ignorant la magie du maniérisme italien, inter-
prétèrent-ils le carton do Lerambert, bien naïvement, à la façon du bon
vieux temps. •
Dans Elie montant au (ici. Moïse sau\é des eaux et In bolK- ^t-rie
de Renaud et Armide, Simon Vouet inaugure un métier pittoresqu'^?.
Los figures se modèlent i)uissamment, les tonalités, par des contrastes
d'ombre et de lumière, des cassures d'étoffes, chatoient avec somptuo-
sité. C'est un ait iiou\rau riche, séduisant mais (jui fatigue l'œil. Chose
curieuse, les tapisseries exécutées d'après Simon Vouet font penser à
Watleau. Un siècle avant le délicieux peintre des fêtes galantes, les
massifs de verdure jouent un rôle, un tronc d'arbre opportun protège
les amoureux acculés à sa masse discrète.
Mais Vouet est trop célèbre pour qu'on s'arrête longuement. On ne
saurait, non ])lus,flriner devant le Narcisse de Laurent de l;i Ilyre.Celui-
«i savait composer, son paysage est intéressant, ses figures d'arrière
jdan élégantes, mais que son Narcisse est laid et trivinl ! Ce n'est pas
là le benu jeune liominp ri.. In fable, mais quelque ilote lourd do bois-
son.
Autrement intéressante est la tapisserie de l'Ilisloire d'Ariane, cxécu-
GAZETTE d'art ^89
lée d'après les dessins de Claude Vignon (1590-1673), artiste célèbre, si
oublié en notre temps que Balzac a pu affubler de son nom, sans crainte
de quiproquo,, un sien personnage. Le Louvre n'a rien de lui, mais
Thorigny-sur-Vire conserve un ensemble décoratif dont les connais-
seurs disent le plus grand bien. La tapisserie d'Ariane fait penser aux
planches en couleur naguère composées par Walter Crâne pour des
albums enfantins : Ali-Baba, le Prince Grenouille, Cendrillon, etc.
Même exotisme, mêmes maniérisme et richesse dans l'attitude et la
parure des personnages. Pourquoi ne pas admirer chez Vignon ce qui
enchante chez Walter Crâne ? Je sais bien qu'un auteur parlant de
Claude Vignon a écrit : « Ses tableaux ne montrent que des idées hors
de toute ressemblance dans les conceptions et les formes. » Mais ce sont
là opinions de l'époque da\idicnne, et, tout en estimant beaucoup Gault
de Saint-Germain, et son érudit précis des peintres de l'Ecole française,
il est permis de ne pas penser comme lui.
«si permis de ne pas penser comme lui.
Nous voici arrivés à Lebrun : ses œuvres, traduites en vue de la repro-
duction en tapisserie par Louis de Boulogne, Mathieu père, Anguier,
de Sève, Houasse, Yvart, sont trop justement admirées pour qu'il soit
nécessaire d'ajouter une pelletée d'éloges aux tombereaux qui pèsent
sur la mémoire de leur auleur. Il suffît de dire qu'on a essayé, ces
temps derniers, de l'imiter, d'égaler sa libre aisance, et, à son exemple,
d'élever jusqu'au style les allures! des contemporains. On n'a pas
réussi.
La suite de la Vie du Roi marque donc, à notre avis l'apogée dans
l'exécution des cartons de tapisserie. Postérieurement, Coypel, Van
Loo, Parrocel avec sa Réception des Amliassadeurs turcs aux Tuile-
ries, de Troy avec son admirable Histoire d'Esther ont fait des œuvres
charmantes. Aucune n'égale la libre grandeur des compositions de Le-
brun, ne surpasse même la grandiloquence bon enfant de l'Histoire
d'.\rtémise du vieil Antoine Caron.
Il y a eu les gothiques, les cartons de Psyché, par Raphaël, la suite
de Lebrun : la décadence a suivi. Pour comble de malheur, Chexreul
est venu et l'homme aux 40.000 teintes a transformé la décadence en
débâcle. On tâche de remonter le courant...
Charles Saunier
GESTES
Le Chant du cygne. • — Ayant ici parlé du volant et du drapaud,
nous n'avons point de bonne raison pour ne point étudier cet autre
volatile, le cygne. Le cygne est un gros oiseau d'eau, dit Buffon. Néan-
moins, omet-il de préciser, il n'en faudrait pas conclure qu'on doive le
confondre avec le meleagris lluviatilis ou dindon d'eau, improprement
mais conformément aux règles de 1' « attraction » grammaticale, dit :
dindonneau. Le cygne s'en distingue par sa blancheur, laquelle n'est
comparable qu'à celle du lys observé dans les conditions les plus favo-
rables à la faire ressortir, par exemple dans une vallée assez abritée
du soleil pour être transformée à peu de chose près en chambre noire.
390 LA REVUE BLANCHE
Mais il ne saurait non plus Olic confondu avec le lys, dont le mutisme
et l'inertie sont célébrés dans lEvangile : car il s en dili'érencie par
son chant. Au sujet de ce chant, la plupart des naturalistes, sans en
exceplor Pline ni BulTon. se sont plu à émettre de graves absurdités.
Pline (X, XXXII, 1) déclare en termes brefs cfuc ce chant tant glorifié pai-
les poètes n'a pas lieu, d'après ses expériences. Buffon, de même, le
classe parmi les fables. Pourtant, il donne une copieuse description
des lieux coudes dont s'incurve la trachée-artère de l'animal. Selon
W'illughby, cette inflexion double n'appartiendrait qu'au cygne sauvage
{cycniis; musicus). Pourquoi elle s'atrophie chez le cygne commun
(cycni/s- olor). domestique et sédentaire, notre théorie l'élucide. Les au-
teurs qui, jusqu'à présent, ont cru traiter du clianl du cygne n'ont exa-
miné que son cri.
Cette trachée repliée deux fois réalise le même dispositif que les orga-
nes vocaux du tramway sauvage et de l'automobile, et comme eux elle
ne peut produire qu'une note. En vain l'abbé Arnaud l'a-t-il excitée à
In inodulaliijn par l'exemple de son A'iolon. « Strideur, accent de menace
ou de colère », témoigne Buffon. Il nous est arrivé à tous de fuir quand
une inlerjection analogue traduisait l'état d'esprit, voisin de la fureur,
de l'onmibus. Il est aisé de déduire que le cri du cygne tend à une
seule lin, faire ranger les autres êtres vi\ants sur son passage. A cet
effet, son long cou ne s'articule de pas moins de Aingt-trois vertèbres,
ce qui lui permet de porter une grande puissance de son sur un point
donné, en louinant la tête. A son exemple, M. Sax a construit les pavil-
lons de ses cors mobiles sur leur axe et recourbés. Fétis atteste (|ue
par celte méthofh^ la sonorité est au moins doublée. Il est regrettable
qu'aucun constructeur de saxhorns n'ait iiensé à créer des pa\illons
se refermant en deux, à l'instar de celui du cygne, cju'on appelle « bec »
Ijar un abus, et qui serf à luettre la trachée à l'abri des poussières.
Se faire un chemin libre dans l'air par des appels de trompette (le
cygne a suggéré l'ange du jugement dernier) est indispensable au \ol
du cygne, dont Hésiode, comme on sait, proclame la \ itesse et l'alti-
tude. L'aigle lui-même, s'il ne s'ôtait de sa route, serait précipité.
Peu i]r mots, maintenant, suffiront à faire comprenfh-(^ ci* qu'est le
« chant » du cygno. J{;ip[»('lons le passage d' Aiistote (I.\. xni. '1).
Lvs cygnes chantent, et ils chantent surtout (|uanil leur mort appro-
cha»... Ils volent jusqu'en hante mer ; et des navigateurs (pii nllaient en
Libye ont i-enconiré en mer des troupes de cygn(>s (jui cluinlaienl d'une
voix lamentable : ils en ont vu cjuelques-uns mourir sons leurs yeux.
IJonc, le cygne ne « chante » (|ue dans les airs : il n'est pas im|)robablc
que, par la vitesse et [>eut-être par l'élot spécial (](' raréfaction et
d'hyaroméirie de l'atmosphère aux grandes haulenrs, la harpe éolienne
des grandes ailes blanches pioduise des .sons modulés. Sonnini la
prévu presque. Que si on s'explique mal que ce chant soit suivi le plus
souvent de la mort, nous citerons une analogie : la fusée, dont le bruis-
sement précède l'éclat.
GESTES ^9'
Ecartons l'idée que le c.ygnc soit muni crélylrcs et slridule à Li
façon des orthoptères, malgré les séduisants lra\aux de Al. le colonel
Goureau sur cette questi<»ii ilc la stridulation.
Alfred Jarry
LES THEATRES
Vaudeville : Sa Maîtresse, de M. IL Baui:u. — Théâtre Antoine:
La Reprise, de M. Valcaire ; l'Enquête, de M. Hlnriot; l'Aven-
ture, de Ai. Max Maurey. — Théùlre des Malhurins.
Au Vaudeville, Sa Maîtresse, de M. Henry Bauër.
C'est une pièce fort touchante, moins peut-être par son alTabulation
même, que pour ce qu'elle reflète, avec une sincérité louable, de la
personnalité à la fois ardente, impétueuse, combative, tendre et ingé-
nue de son auteur. Il n'est point indifférent de noter que c'est là le début
tardif d'un écrivain, dont longtemps nous écoutâmes les prophéties et
les leçons dramatiques, et qui livra d'une plume batailleuse maints
combats, dont le dernier chaque fois, en quelque sens qu'il fût livré, parut
« le bon combat » : car tout ensemble nous reconnaissons le débutant,
à cette abondante, débordante dépense d'idées, de théories et de révol-
tes accumulées, et le « vieil homme », à tout ce qu'au cours de ces
quatre actes, il se révèle d'une expérience désillusionnée mais point
découragée de la vie sentimentale et de la vie sociale. Il n'y a nulle
amertume ; ou du moins l'amertume n'est point sensible sous tant de
lyrisme, de foi, de fougue et, pourquoi ne point dire le mot, de jeu-
nesse, on y perçoit un tumultueux accent qui, pour être parfois un peu
emphatique, n'en est pas moins toujours généreux. Et ceci, je le répète,
est fort touchant.
Un sujet d'une simplicité extrême et profondément moral. La pièce,
d'une inspiration élevée, est très douce et vraiment, profondément ver-
tueuse. On y prêche la fidélité sentimentale à la femme qu'on s'est faite,
s'appelàt-elle la maîtresse, le relèvement des pêcheurs ignorants et hum-
bles, l'abnégation pardonnante, le mépris de l'argent et des conven-
tions sociales. Des indignations courent de répliques en répliques,
qui sont toujours justifiées, point toujours inédites ; on refait à la
société un procès où déjà elle fut condamnée, sans qu'elle s'en portât
mieux ou plus mal. C'est le droit de chacun de revendiquer contre elle ;
les personnages de Sa Maîtresse le connaissent, ce droit, et en usent
parfois exagérément ; la principale héroïne, surtout, ne manque au-
cune occasion de nous enseigner ; elle le fait alors dans cette langue
sonore, un peu archaïque, point ennemie du verbalisme, des mots abs-
traits, larges de sens, qui commencent par une majuscule, de M. Bauër.
Mais certes il s'en faut qu'on entende la pièce, si noblement exem-
plaire, avec la seule émotion de rintelligence. Car elle contient, parmi
la proclamation de tant d'idées, une peinture vraiment très « sentie » et
très vivante de caractère. L'auteur nous présente un pauvre diable, Ju-
lien de Lormel, point mauvais et capable de mal, plein de lâchetés et
3ç)i LA lŒVUE BLANGIIK
lie Lfénéiosités tout ensemble, faible, sans cesse roulé par la vie, d'une
na\ianle veulerie sonlinienlale, mais conservant, au plus bas de sa
df'îii ingolade, un rel'lel terni de noblesse — qui semble d'une indiscu-
table Humanité et nous est ré\élé sous tous ses aspects a\ec une clair-
voyance tranquille, une intelligente compréhension et une indulgence
\ raiment délicate. Pour a\oir créé ce type i^itoyable, un peu frère d'un
liaskolnikoA', et si attendrissant dans sa faiblesse, l'auteur de Sa
Mailressc mérite d'être aussi gi-andement loué que pour a\oir montré,
une fois de i)lus, imc intelligence si ennemie des préjugés et des men-
songes sociaux, un cœur si courageux et si sincère dans ses indigna-
tions et ses enthousiasmes.
Dans le rôle de Julien de Lormel. M. A. Mayer, mieux que correct,
montra peut-être un peu trop de raideur, .Mlle Uébecca Félix fit preuve
d'une originalité inexperte; et le grand succès de la soirée fut pour
AUle Blanche Toutain, artiste nuancée, très sûre, d"uu charme délicat.
Au Ïhéûtre-Antoine, trois pièces en deux actes, spectacle adroitement
coupé et dont le succès fut grand. Après /(/ Reprise, une œu\re rapide
et ardente de M. \'aucaire, qui contient une scène émouvante et belle,
jouée malhcHireusemeiit d'un mouvement trop vif, mais non sans art
et sans originaUté, par Mlle Dauphin, fut donnée rEiu/udle, de M. llen-
riot, pièce d'une grande et presque douloureuse intensité {l'elTots dra-
matiques.Elle est conduite d'un bout à l'autre (K>s (haix actes a\ec une
sûreté et une précision de dialogue siu-prenantes. Si le premier
acte s'apparente queUjue i)eu — et c'était forcé — à celui de In Robe
Roiiffe, du moins la situation se renou\elle singuliènMnrnt au 11° où,
pour la plus grande satisfaction du s|teclaleur \engé, un ingénieux
retournement de rôles met, le juge d'insiruclidii sur la sellette (h» l'accusé
et, en (pielque sorte, (hnaul lui-même. Le caractèie moyen du juge d'ins-
truclion, assassin inconscient <>! in\<il(iiilaire, si dur aux autres, mais
aussi assez, noblement épris de justice, fut (bassiné a\('c beaucoup de
tact, et joué par M. Antoine, précis, minutieux, sobrement diamatique,
a\ec une admirable maîtrise. LWvenlttrr. une piécette d(> M. Max Mau-
rey. ilont le plaisant sujet fut tin- d'un pitoresque fait-divers, divertit
infiniment |)ar l'impréxu d'une infiigue \i\ement conduite, illustrée
de mots heureux, et jouée a\ec une extrême bonne humeur par l'excel-
lent comédien Xnmès (M j)ai' Mlle Mif'iis. d'une grâce cynifine (iui étonne
mais eerfes <nii»- d(''|ilnir(\
An 1 héàtre des Maihurins, un a|)plaudit /<• Ottadrille, deux actes de
spn iluelle comédie vaudevillesqne. pleins tic verve bouffonne et d'hcu-
rt^n-e adresse, construits avec une rare solidité; et un parfait éfinilibj-e,
oV' MM. Tarrifle et Pia/.za, et une fantaisie délicate, ])leine de grâce
irotnfine, gamine et de poésie blagueuse, rie M. F. de Croissel : les
Deux Coiirlisanes, où le contraste est i)iquant fie la modernité pari-
.«iienne de Mlle Detnarsy avec la grâce antique, calme, harmoni'ousc,
cx<|uise de Mlle Laparcerie,
Anuiu', l'icsnn
LES LIVRES 393
LES LIVRES
Maurice Barres : Scènes et Doctrines du Nationalisme
(Félix Juven, in-18 de 518 pp., 3 fr. 50). — Par ses défauts de composi-
tion, par la disconfinuilé des raisonnements et la multiplicité des for-
mules, ce livre irrite l'attention et, pour un peu, découragerait la cri-
tique. 11 faut pourtant que j'en parle enfin. Car il n'est pas sans mérite
et ne sera pas sans influence. Non seulement les néophytes du nationa-
lisme en ont fait aussitôt leur bréviaire;. mais plusieurs de ceux qu'on
nomme « intellectuels », à le lire, se sont sentis ébranlés. En disant
pourquoi je ne le suis point, j'ai Fcspoir de les affermir.
Je me garderai bien d'opposer, à ce que Barrés appelle « le sens
tlu i>elatif », les exigences de l'absolu. Ce serait lui concéder ce dont il
n'a nul droit de se prévaloir : le privilège du réalisme. Non moins que
lui, nous prétendons prendre appui sur des réalités. Ce qui lui est
propre, c'est seulement l'empirisme. Or, les faits ne prouvent rien, que
liés par des rapports et soutenus par des raison<î.
« I nielle duel : Individu qui se persuade que la Société doit se londer
sur la logique et qui méconnaît quelle repose en (ail sur des nécessi-
tés antérieures et peut-être étrangères à la raison individuelle.)) S'il y a,
comme je crois, des intellectuels à qui cette définition s'applique, tant
pis pour eux. Si l'on veut qu'elle convienne à tous, je demande à la
retoucher : Fonder la société sur la logique, ce serait en déduire les
lois de quelques axiomes posés a priori. Mais ordonner la société selon
la raison, c'est simplement subordonner les intérêts passagers et varia-
bles à quelques conditions constantes d'harmonie, dont la première
est le respect du droit. Cela ne conduit pas à méconnaître les « néces-
sités antérieures » sur lesquelles la société repose en fait. La vie indi-
viduelle non plus ne dérive pas de la raison; elle repose en fait sur des
nécessités physiologiques, où cependant nous ne cherchons ni nos
motifs de vivre, ni l'ordonnance de notre vie. M. Maurras a beau remar-
quer : « On a quelquefois vu des sociétés sans justice, on n'a jamais
vu de justice sans société. » Il ne s'ensuit pas que la justice soit fatale
à la société, ni que la société soit plus forte, à se passer de justice.
Mais il paraît qu'un kantisme malsain « prétend régler l'homme uni-
versel, l'homme abstrait, sans tenir compte des différences individuel-
les. » Devant ce reproche, Kant se contenterait de sourire et de rap-
peler quel est, en toute science, le rôle de l'abstraction. Négliger
d'abord les différences individuelles pour poser les principes (c'est-à-
dire, encore une fois, les conditions les plus constantes), ce n'est pas
nier ces différences, ni refuser de leur faire ensuite une part. Soyez
maçon ou poète, faites votre devoir de poète ou de maçon, mais avant
tout soyez homme et ne volez point. Soyez Français et bon Français,
mais ne jugez point sur pièces secrètes. Et par cela seul qu'une action
est contraire à toute entente entre les hommes, n'exigez point qu'elle
fasse l'union entre Français.
« Qu'est-ce que la vérité ? Ce n'est point — répond Barrés — des
choses à savoir, c'est de trouver un certain point, un point unique, celui-
^9< LA REVUE BLANCHE
là, nul autre, d'où toutes choses nous apparaissent avec des propor-
tions vraies. C'est d'être, comme on a dit de (Jorot, un homme qui sait
s'asseoir. » Gœthe pensait à peu près ainsi, sauf qu'il n'eût pas eu cette
naïveté d'introduire le mol vraies dans une définition de la vérité :
« Quand je connais, dit-il, mon rapport avec moi-même et a\ec le
monde extérieur, c'est là ce que j'appelle vérité. » Il ajoute ailleurs :
« Ce qui est fécond, seul est vrai. » M. Barrés n'a pas trouvé la vérité,
s'il n'a pas trouvé le point de vue le plus large ni le plus fécond. Sans
doute il s'est assis trop bas. Ou bien peut-être a-l-il choisi la bonne
place ; mais, de cette place, il n'a pas su bien regarder, puisqu'il sacri-
fie les rapports les plus importants, les plus stables, à des rapports
accidentels.
Si le nationalisme est un relativisme, qu'il comprenne le système
entier des relations. Si le nationalisme est « l'acceptation d'un déter-
minisme », qu'il accepte, en son ensemble, tout le déterminisme natio-
nal. Si le nationalisme « c'est de résoudre chaque question par rap-
port à la France », qu'il ne mutile point la France en opposant « la
Terre et les Morts » aux vivants, et « la Fi-ance de chair et d'os », à
la France des idées. La Terre est muette, et les Morts se taisent, ayant
parlé, dans leur temps, pour leur temps. Ou s'ils parlent encore, ce
n'est qu'à lra\ers nous, et c'est en nous qu'il faut les écouler. Plus vous
nous faites sentir à quel point, malgré nous, le passé nous pénètre,
plus nous sommes sûrs que l'exigence de justice, qui domine en noire
conscience, y représente le meilleur du passé. Quant à la France de
chair et d'os, par oîi se connaît-elle, sinon par des idées ? C'est en vain
que vous en appelez de la raison à l'instinct : « On s'efforcerait vaine-
ment, dites-vous, d'établir la vérité par la raison seule, puisque l'intel-
ligence peut trouver toujours un nouveau motif de remettre tout en
question. » Comme si la sensibilité n'était pas cent fois plus changeante
et plus confuse ;comme si ce n'était pas elle qui suscite de nouveaux
motifs pour obscurcir la raison qui la gêne, et comme si le désir de
justice n'était pas le plus impérieux des sentiments !...
M. Barrés ne peut se plaindre si la doctrine (lu'il développe en un
vast<,' programme polilicpie et social se présente ici réduite au point
de vue de l'Affaire Dreyfus. Je ne fais que le suivre sur son propre
terrain; et ce n'est point ma faute s'il esl occupé moins de régler l'ave-
nir que de justifier sa conduite passée. Pour l'accomplissement de la
tâche nationale, il fait appel à tous les bons Français. Mais la marque
à laquelle il les reconnaît, c'est d'avoir combattu contre le droit; et les
modèles qu'il leur propose sont le colonel Henry et le général Mercier.
Si vraiment les théories de Barrés étaient mûres avant l'Affaire, et
l'obligeaient au parti qu'il a pris, les voilà donc rendues solidaires de
ce parti: nous devons juger l'arbre à ses fruits amers. Quand la doc-
trine n'aurait pas fait condamner un innocent, il resterait qu'au nom
de l'intérêt national, elle a coupé la nation en deux. Si Barrés répond
que C'^ mal était nécessaire, nous demandons des preuves, .ses preu\es,
non la parole du sénéral Roget. Mais il n'apporte que des injures. Son
LES LIVRES ' 39S
livre contient telles pages, telles taches de boue et de \enin que ni le
temps ni la gloire littéraire ne pourront jamais laver. On s'indigne
d'abord, puis on s'aperçoit que tout cela n'est écrit que pour indigner.
El ces violences calculées, concertées, ne paraissent plus terribles
comme une éruption contagieuse, mais désagréables à voir, comme
un suintement d'humeurs froides.
Ce n'est pas sur cette impression que je veux finir, mais en citant un
beau passage d'une lettre que le très libéral Ernest Havel écrivit, le
23 août 1880, au très catholique Barbey d'Aurevilly; « ....le ne veux
pas que vous me soupçonniez de la sottise de vous réduire à ce qu'on
appelle le style. Le style et la pensée, c'est tout un; c'est donc bien dans
la pensée qu'est votre force. Mais la pensée n'est pas la même chose
que la thèse; sans quoi, étant donnés par exemple Bossuet et Voltaire,
l'un des deux ne serait nécessairement qu'un imbécile. Une thèse
erronée peut être une occasion de penser très fortement et de répandre
des vérités à pleines mains; et c'est précisément ce que vous faites et
ce qu'ont fait aussi vos grands hommes. Comme eux, à mon avis,
vous êtes à la fois puissant et impressionnant. Vous ne viendrez pas à
bout de nous faire monarchiques et catholiques, mais vous réussissez
supérieurement à nous faire sentir que, quand on a dit qu'on ne Vest
plus, tout n'est pas dit et qu'on n'a pas trouvé pour cela la solution de
tous les problèmes ni le remède à tous les maux. » \on, tou'. n'est pas
dit, quand on a dit qu'on n'est pas nationaliste; et même sans Barrés,
nous nous en doutions un peu.
Marils-Ary Leblond: Les Vies parallèles, roman de grande ville
(Bibliothèque-Charpentier, in-lS de 205 pp., 3 fr. 50). — Pour com-
prendre ce qu'entendent MM. Leblond par les « \ies parallèles », il
suffit d'écouter parler l'un de leurs héros, Jacques Derêve :
« Depuis ma jeunesse, j'ai le frisson des existences que j'appellerai
latérales, qui me croisent ou me côtoient. Ma vie se sent au milieu de
toutes ces existences qui se tissent autour d'elle : elle s'y est accou-
tumée et ne peut échapper à leur perception mentale... Ma vie inté-
rieure est faite de la prévision constante, familière, des innombrables
existences ambiantes... C'est ainsi qu'un jeune homme peut se sentir
accompagné ici-bas par une jeune fille à lui sœur, à lui fiancée, même
quand il ne l'a pas vue, quand il ne l'a pas rencontrée. Les deux âmes
sympathiques s'avertissent, s'appellent à la communion, tandis que les
corps, les destinées corporelles s'ignorent, sont tenues distantes. Les
deux âmes, dont les sens sont plus délicats que ceux du corps, se
voient l'un l'autre à travers les obstacles matériels, s'émeuvent d'un
trouble plus précis quand se rapprochent leurs êtres physiques, plus
nostalgiques, quand un rien, un grain de sable, le hasard, les a em-
pêchées de se rejoindre... »
Il n'importe guère que ce « fatalisme » soit ou non rationnel ; du
moins est-il assez plausible pour inspirer une œuvre d'art. Il encou-
rage à la recherche des plus substiles délicatesses : Entre deux êtres
396 LA REVUE BLANCHE
(lui 11c s-e roncontreiil poiul. le tlrainc ne peut consister en actions ; il
sera tout eu frissons d'ànie, eu di\ inations. eu intuitions fugitives, en
correspondances d'idées et d'émotions. Le li\re de MM. Lcblond n'test
vraiment pas fait d'autre chose. Ou peut le juger pauvre en péripéties.
C'est une les faits ne s'y succèdent point pour amener d'autres faits,
mais pour manifester les richesses secrètes de la \ ie intérieure ; ù ce
compte, une simple promenade, une conversation, une lèvcrie, ne
sont rien de moins que des événements. Jacques et Mellys sont unis
l'un à l'autre par d'incalculables affinités. Ils sont pareils et diffé-
rents. Chacun a dans l'autre son double, sous les espèces d'un auti'e
sexe. 11 a les désirs d'un jeune homme ; elle, ceux d'une jeune fille.
Mais tous deux, également jeunes, sentent la même soif de liberté, la
même ardeur de sympathie sociale, le même souci de beauté. Et le\irs
relations mystiques étendent autour d'eux une atmosphère étrange de
métaphysique et de poésie.
Dans leur lettre liminaire à M. Léon Bourgeois, MM. Leblond pren-
nent non sans fougue la défense du néologisme. Ils n'avaient pas besoin
de se justifier et je n'ai, dans leur livre, relevé nul excès de mots nou-
veaux. Mais leur thèse appelle des objections, qui ne sont pas spéciales
aux seuls « ))uristcs ». Sans môme rappeler que notre langue se révèle
plus riche à mesure qu'on en use davantage, il faut avouer que le néo-
logisme détourne de l'analyse, et ne favorise que des synthèses un peu
grosses. Donner un nom spécial à chaque sentiment, dispense de le
distinguer par des nuances fines et sans cesse changeantes. Il ne vit
plus, le voilà classé, épingle, enqiaillé pour toujours. La science a
besoin de néologismes ; c'est qu'à chacun de ses progrès elle pose une
loi, un rapport fixe, ([ue dès lors elle a le droit de désigner, sans le
définir. En art — surtout quand il s'agit de décrire des sentiments —,
la sobriété du Aocabulaire et la souplesse de la syntaxe laissent
mieux voir le retour des mêmes éléments simples sous des formes va-
riées. C'est d'ailleurs (luestiun de iiioure. ((u'oii ne peut trancher
d'un mol.
Michel Ahnauld
RouKRT r>'HrMii.)u:s ; Du Désir aux Destinées (Mercure de
France, in-18 de L'IO pp., 3 fr. 50.—- L'cxiguité dinif page est un vrai lit
de Procuste pour qui voudrait parler d'un li\ re de choix. Il y a, dans le
recueil rie poèmes de M.Pioberl d'IIumières, une préface de quelque
cinquante pages (jui n'est pas loin d'être le résumé plein d'éloquence
de toute l'anxiété présente. C'est dans de telles études qu'on se rend
compte que notre nescience, depuis si longtemps face à face a\ec les
évidences de l'Univers, est sur le point d'être pénéirée i)ar la lumière
et qu'il ne manriuc plus fiu'une levée en masse de l'humanité pour ache-
ver d'accomplir le geste violateur qui vaincra définitivement les dieux.
Sans doute, la lassitude que nous héritons d'une ascendance désempa-
rée conseillerait plutôt à beaucoup d'entre nous un « Je ne sais pas »
déeouragé. Mais ceux qui. romnir rMnI(>ur de cette préface, croient en
LES LIVRES 397
notre « innéité », ceux-là entraîneront les autres, et le monde leur devra
d'être plus tôt venu à bout d'un enfantement si douloureusement entre-
pins.
Nous disions dernièrement que la pensée d'Emile Verhaeren nous
évoquait quelque grand Barbare en roule pour l'aurore. Celle de
M. d'IIumières, au contraire, nous représente un être d'extrême civili-
sation qui, d'un geste calme, rassemblant les problème de notre temps,
les formulerait sous quelque exacte et pure figure de géométrie. Ainsi le
prouve cet extraordinaire sonnet sur la \'crlicale :
Verticale, invincible effort, chute éternelle,
Sonde du double abîme, axe du grand désir...
— Nous n'entreprendrons pas d'étudier ici de quels raisonnements
l'auteur tire son clair panthéisme, nouvelle œuvre des sept jours, auquel
Spinoza adaptait déjà la formule de saint Paul : « En Dieu nous vivons,
nous nous mouvons et nous sommes. » Citons seulement les deux
comm.andements qu'il propose à l'homme comme nouvelle table de la
loi : Réalise-toi et Hannonisc-toi, l'un régissant l'Ethique et l'autre
l'Esthétique. Passant de l'une à l'autre, il dégage la Volupté de l'effort
des sens à conserver l'être, de la \'olupté la Beauté, et la Poésie de la
Beauté. Contemplant alors les claTrs lointains du monde futur, il con-
seille aux poètes d'aujourd'hui Tabolition totale des anciens rêves et
la chute des dernières tours d'ivoire en face des splendeurs du nouvel
horizon. C'est ainsi que nous arrivons aux poèmes de l'auteur. Il nous
donne les raisons pour lesquelles il a plutôt choisi le sonnet pour y
fixer sa pensée, tout en attendant d'autres formes et d'autres rythmes
du poète de l'avenir. Et il nous confesse que ses vers « représentent
des états d'âme successifs, ce qui explique leur apparente incohérence ».
Mais cette « apparence » ne nous frappe aucunement. Car voici d'im-
peccables sonnets, et si la musique y succède à la métaphysique et la
volupté au sentiment, leur charme partout égal est un fil d'or qui suffit
a unir leur chantante diversité, tandis qu'un long poème, où sont émises
les idées de la Préface, termine magistralement ce beau livre de foi
et d'harmonie qu'on aimera souvent relire, parce qu'il représente une
page de l'histoire spirituelle contemporaine.
Lucie Delarue-Mardrus
P.-N. RoiNARD : La Mort du Rêve (Editions du Mercure de
France, in-18 de 336 pp., 3 fr. 50). — Nous sommes si généreux d'épi-
thètes lyriques dès que s'élève un ouvrage un peu au-dessus de la mé-
diocrité courante, qu'on se sent comme honteux de ne trouver que ces
mêmes fleurs banalisées pour une œuvre située au delà des suffrages
communs. On ne verra dans les lignes qui suivent que la transcription
froide d'une réalité. On a comparé (1) à une cathédrale ce poème mou-
(1) M. Quillatd, dans le Mercure de France.
'iÇ)S LA, REVUK BLANCHE
\onionté et t'ormidablc comme la mrr, et cela rend bien son énorinité
liarmonieuse. son ordonnance arcliih^clurale, et Tespèce de vertige qu'il
engendre, mais non son surnaturel frissonnement de vie. Qu'on s'ima-
uine plutôt un ncrjui iln Xord. hérissé de récifs funestes, ourlé, parse-
menté d'écumes et d'épax es, fleuri d'Erins verdoyantes et de Thulés cré-
pusculaires. \êtu de nefs, gorgé de sirènes et de monstres, et soulevé
]jar la pulsation eurvthmique des vents et des courants. Ou mieux qu'on
se représente, vue d'une montagne, toute une ville a\ec son grouillement
de palais, d'églises, de maisons et de masures, d'usines et de cloaques',
avec son fourmillement d'êtres vivants qui s'entr'aiment et s'entredévo-
rent. C'est cela : un délire harmonieux. Mais prémédité : le titre rlu
chant suprême (la Moniagne en délire) — pandémonium humain à
placer auprès du cha|)itrc des hérésiarques dans la 'Jenlafion de saint
Antoine, ou de tels chants de VEnfer, en toute équité — irait bien à
l'œuvre entière, si précisément le titre de celle-ci n'exprimait autre
chose de plus haut, une idée philosophique dont elle tire sa logique, sa
nécessité, son ossature archilectui'alc. Or justement, bien qu'un poète
qui pense représente un phénomène rare, l'altitude des pensées, la
somptuosité et la nouveauté d'idées et d'images ne suffiraient point,
peut-être, à justifier la place qu'en pleine assurance à cette œuvre il
faut assigner — auprès des toutes premières, celles qu'on nomme uni-
ques — sans deux qualités plus rares encore et précieuses. Celte ordon-
nance architecturale, comme de cathédrale ou de symphonie. Et l'ap-
port d'une langue poétique inédite; et on n'entend point ici la seule
maîtrise des rythmes, de tous les rythmes, et des formes, le maniement
dominateur de tout ce qu'offre l'idiome, mais le forgemenl d'une syn-
taxe et d'une métrique à la fois classiques au plus beau sens (voir la
Sonate à Kretttzer) et absolument personnelles et neuves. On croit ne
pas se hasarder en écriAant que- cet ouvrage de presque toute une vie
d'homme dote la poésie française d'une voix encore inentendue.
Fagus
Edouard Dollkaxs : De l'Accaparement Larose, in-H" de/jaH pp..
C) fr. . — On ;i beaucoup parlé, ces temps de derniers, de l'accapare-
ment des sucres par M. Jaluzot. Cette affaire émut le Parlement, la
presse et le Palais. Les interpellations de MM. Huuanet, Castdin, Macé,
en mars içym. la campagne de la Petite /ièptibl/f/f/e, la longue instruc-
tion de M. de \'alles n'eurent point de résultat.
L'audace amt-ricaine émerveille encore journellement nos reporters,
qui nous entretiennent, comme de faits extraordinaires, incompréhen-
sibles, miraculeux, des trusts qui fusionnent aussi bien la production
des puddings que celle des bhs et du fer. Il y a aussi le trust de l'Océan
qm" a éveillé les susceplibililé d une certaine presse.
Le livre de M. Dolléans vient au moment opportun, documenter l'opi-
nion, aussi tendancieusement émue que mal informée; et par opinion il
faut peut-être moins penser à nos parlementaires qu'aux professionnels
des (piestions sociales.
LES LIVRES ^99
Le but de l'accaparement est la maîtrise du marché par un individu
ou un groupe d'individus. Accaparer, c'est monopoliser. Ce monopole
s'obtient de deux laçons : par l'accaparement de spéculation, seul visé
par l'articc '119 du Code pénal, et par l'accaparement de production, la
forme la plus récente. Dans le premier cas, il y a main-mise des spécu-
lateurs sur les marchandises ; dans le second cas, union des producteurs,
coalition des industriels; ici intervention dans la circulation des mar-
chandises, là dans leur production.
Il ne faut voir dans ces grandes coalitions ni des cas économiques
morbides, ni des indices delà malice delà classe capitaliste. Tant qu'on
les a considérées ainsi comme des phénomènes individuels dus à l'au-
dace de quelques grands financiers, on n'a pu les comprendre. M. Dol-
léans les a parfaitement caractérisées comme le système d'organisa-
tion du marché. li en a cherché la raison d'être et les règles.
Quand on parle de la libre concurrence , de la liberté naturelle du
commerce et de l'industrie en régime capitaliste, on n'a que trop la
tendance à penser que ces principes recouvrent des mouvements désor-
donnés, incohérents : c'est, dit-on, le régime de l'anarchie économique.
Mais c'est précisément cette croyance aux hasards, aux accidents qui
a empêché, et empêche encore, dans la plus grande mesure, la consti-
tution en science positive, de l'histoire et de l'économie sociale. Nos
économistes, comme nos historiens, font intervenir dans l'évolution
de la société la volonté de tel capitaliste ou de tel capitaine. C'est une
philosophie qui empêchera toujours de voir P organisation et poussera
toujours l'écrivain à constater des anomalies dans les faits. Or, le prin-
cipe de la science est précisément la croyance a priori qn^ïi n'y a pas de
liasards, de faits individuels ou extraordinaires, mais que tout s'en-
chaine et se coordonne suivant un plan et des lois que nous avons à
trouver. Nos grands penseurs restent accrochés encore à la boutade de
Pascal sur le grain de sable dans l'urètre de Cromwell.
Ouand on a étudié la formation du droit, on voit bien, de la façon la
plus nette, la plus minutieuse, comment la société se coordonne en
des règles précises. Quand il n'y a pas de loi écrite, une coutume se
forme ; quand la loi est contraire aux tendances, aux besoins de l'époque,
une coutume se superpose à elle. La loi, c'est-à-dire la règle de la
coutume économique, évolue perpétuellement : la société n'est jamais
anarchique.
M. DoUéans a étudié et rappelé le règlement des bourses de com-
merce : la liberté du commerce est sous la tutelle des règles élaborées
par ces grandes compagnies, ordonnatrices du marché. Là encore, on voit
que les achats et les ventes ne se font pas suivant les convenances de tel
ou tel spéculateur, mais suivant les dispositions des codes spéciaux.
A quoi répond l'accaparement? les producteurs isolés ignorent les
besoins du 'marché : ils vont en deçà ou au delà de ces besoins. Il y a
conflit perpétuel entre la production individualiste, morcelée, et les
demandes du marché universel, plus groupées.
L'accapareur groupe les offres, c'est-à-dire qu'il les organise. Mais
^OO LA REVUE BLANCHE
ce groupemenl ne se fait qu'après élude des besoins, ou plutôt des
besoins exprimes en arj^ent, c'est-à-dire des demandes.
Il y a là. non p?s une organisation telle qu'aurait pu la désirer un
bureaui-rate de l'université impériale (Aujourd'hui il est 4 heures et
tous les enfants de l'Empire commentent le cinquième c|îapitre du
De V7/7'.s\ mais rme organisation complexe, diverse, dont nous ne con-
naissons pas encore bien la structure. Il y a lieu de se garder de voir
là organisation approximative, comme le fait M. Dolléans, car cela
me paraît faire intervenir une comparaison sans fondement : quel
est le ti/pe de l'organisation? C'est dire implicitement qu'elle pourrait
être autre : or, si nous ne voyons pas la nécessité de cette organisation,
pouvons-nous dire que nous en avons une connaissance o^/et7/('e, scien-
tilique ?
La forme actuelle de l'accaparement, c'est l'accaparement des moyens
de production : les trusts, cartels, syndicats, comptoirs, pools, etc. Elle
lutte contrôles dangers de la spéculation, qui, en écoulantou en rete-
nant les stocks, peut acheter bon marché et vendre cher. La spécula-
tion, cela paraît certain, tend à frustrer le producteur de son profit, et
c'est ce (pi'il veut éviter.
L'accaparement des produits correspond à l'intégration du travail. Se
réunissent les producteurs d'un même groupe (cartels, syndicats, comp-
toirs) ; les producteurs des divers moments de la même production. Les
offres sont groupées directement.
M. Dolléans définit ainsi le trust : « phénomène d'int(''gration, sup-
prime toute concurrence et unit entre elles les dilTérentes étapes d'un
môme effort; il réunit dans, les mêmes établissements et sous la même
direction sociale les travaux successifs des spécialités complémen-
taires. »
A ces fusions de producteurs, s'opposeront les fusions des ouvriers et
des consommateurs : "la demande, comme l'olTre tend à devenir collec-
tive. L'adaptation de l'industrie, qui s'est faite sur la demande, se fera
aux besoins.
La question est alors de savoir si la concentration des consomma-
teurs et des producteurs créera un mode de production supérieur. Et
par quel agent se fera-t-il ? Par l'Etat ou par le syndicat ? M. Dolléans
indique la question dans ses conclusions : la réponse reste à donner.
On ne saurait ménager la louange à l'œuvre do M. Dolh'ans : elle est
admirablement documentée, elle est pleine de l'esprit de l'époque, et,
rjualité que l'on prisera chez un économiste et un juriste, elle est écrite
avec clarté. Il faut saluer avec joie les tentatives de la jeune école.
Maxime Leroy
Le Gérant: P. Deschamps.
l'.-iris. — Imi.rimerie C. L.VMY. 121, \A de L:i Ch:,yc\]". ir).-,G7 ^
Farizade au sourire de rose
Et Schahrazade dit
Il iiiésl revenu, ù Roi l'ortuné, ô doué de bonnes manières,
qu'il y avait aux jours d'autrefois, il y a bien longtemps de cela,
— mais Allah est le seul savant — un roi de Perse nommé Khos-
rou Schah, que le P>étribuleur avait doué de puissance, de jeu-
nesse et de beauté, et dans le cœur duquel il avait mis un tel sen-
timent de justice que, sous son règne, le tigre et le chevreau mar-
chaient cote à côte et buvaient dans le même ruisseau. Et ce roi
qui aimait à se rendre toujours compte, par ses propres yeux, de
tout ce qui se passait dans la ville de son» trône, avait coutume de
se promener, la nuit, déguisé en marchand étranger, en compa-
gnie de Tun des dignitaires de son palais.
Or, une nuit, comme il se trouvait en tournée dans un quartier
de pauvres gens, il entendit, en passant dans une ruelle, de jeu-
nes voix qui se faisaient entendre tout au fond. Et il s'approcha,
avec son compagnon, de Thumble demeure d'où venaient les
voix, et, ap])liqu'ant son œil sur une fente de la porte, il regarda
au dedans. Et il aperçut autour d'une lumière, assises sur une
natte, trois jeunes hlles qui, leur repas terminé, s'entretenaient.
Et ces trois jeunes filles, qui se ressemblaient comme se ressem-
blent des sœurs, étaient parfaitement belles. Et la plus jeune était
visiblement et de beaucoup la plus belle.
Et la première disait : « ^loi, mes sœurs, mon souhait, puis-
qu'il s'agit de faire un souhait, serait de devenir l'épouse du
pâtissier du sultan. Car vous savez combien j'aime les pâtisse-
ries, surtout ces admirables et délicates et déhcieuses bouchées
feuilletées, qu'on appelle « Bouchées du suhan ». Et il n'y a que
le pâtissier-chef du sultan pou.r les réussir à point ! Ah ! mes
sœurs, c'est alors que ^ ous me jalouserez dans votre cœur, en
voyant combien ce régime de fines pâtisseries arrondira mes for-
mes de graisse blanche, et m'embellira, et me reposera le teint ! »
Et la seconde disait : 'c Moi, mes sœurs, je ne suis pas aussi
ambitieuse. Je me contenterais, simplement, de devenir l'épouse
du cuisinier du sultan. Ah ! comme je le souhaite ! Cela me per-
mettrait de satisfaire mes envies rentrées, depuis- le temps que
/^O^J. LA REVUE BLANCHE
je désire goùler à luiil de mois exlraordinaires, comme on n'en
mange qu au })alais seiilemenl ! 11 y a surloul, entre autres cho-
ses, ces plateaux de concombres farcis et cuits au four, dont, rien
(|u'à les voir passer sur la tele des porteurs, aux jours des fes-
tins donnés par le sultan, je me sens le ca>ur tout plein d'émoi !
Oh ! ce que jen mangerais ! Toutefois, je nouhlierai pas de vous
convier de temps à autre, si mon époux le cuisinier me le per-
met ; mais je crois qu'il ne me le permettra pas ! »
Et lorscjue les deuxso'urs eurent ainsi exprimé leurs souhaits,
elles se tournèrent vers leur plus jeune sœur, qui gardait le
silence, et lui demandèrent, se moquant délie : « Et toi, 0 petite,
que souhaites-tu ? Et pourquoi baisses-tu les yeux,, et ne dis-tu
rien ? .Mais, sois tranquille ! nous te promettons, lorsque nous
aurons les époux de notre choix, de le marier soit à un des pale-
freniers du sultan, soit à quelque autre dignitaire du même rang,
alin que tu sois toujours près de nous. Parle, qu'en penses-tu ? »
Et la petite, confuse et rougissante, répondit dune voix douce
comme l'eau de source : « 0 mes so>i,irs ! » lit' elle ne put
en dire davantage. Et les deux jeunes filles, riant desa timidité,
la pressèrent de questions et de plaisanteries, tant qu'elles la
décidèrent à parler. Et, sans lever les yeux, elle dit : « 0 mes
sœurs, je souhaiterais de devenir l'épouse de notre maî-
tre le sultan ! Et je lui donnerais une' postérité l)énie. Et
les fils qu'.Mlah ferait naître de notre union seraient dignes
de leur père. Et la lille (jue j'aimerais avoir (levant mes
yeux, serait un sourire du ciel même ; ses cheveux siM'aient d'or
d'un côté et d'argent de l'autre ; ses larmes, si elle jdeurait,
seraient autant de perles qui tomheraicMit : ses l'ires, si elle riait,
seraient des dinars d'or (pii tinteraient : et ses sourires, si seule-
ment elle souriait, seraient autant de boulons de rose (|ui sur ses
lèvres écloraient ! »
Tout cela !
l'^l le sultan Khosrou Schah et son vi/.ii" voyaient et <'iiten-
daienl. Mais, craignant de se faire r(Mnnr<|uer, ils se décidèrent
à s'éloigner sans en ajipri^ndre davantage. Et Khosrou Schah,
amusé à r«*xtréme. sentit naître en son ame le désir de stvtisfaire
les trois souhaits: et sans lien communiquer de son dessein à son
«■om|»agnon, il lui donna l'ordre de bien remarrjuer la maison
a(in d'y venir, le lendemain, ju'endre les trois jeunes filles et de
les lui amener au palai-;. El le vizir i-é]>ondil par l'ouïe et l'obéis-
sance, et se hâta, le lendemain, d'exécuté?* Ididn' du 'SMJtnn. en
amenant les trois soeurs en sa présence.
Et le sultan, qui était assis sur son trône, lein" fit avec la Icle
FAUIZADE ATI SOURIRE DE RO^V. «oi
et les yeux un signe qui voulait dire : <<■ Approchez ! » Et elles
-approchèrent toutes tremblantes, en trébuchant dans leurs
jiauvres robes de toile ; et le sultan leur dit, avec un sourire de
bonté : « Que la paix soit sur vous, ù jeunes filles ! C'est aujour-
d'hui le jour de votre destinée, et celui où s'accomplira votre
souhait ! Et ce souhait, ô jeunes filles, je le connais : car rien ne
reste caché aux rois ! Et d'abord toi, la plus âgée, ton souhait
sera exaucé, et le pàtissier-chef de\iendra, aujourd'hui même,
ton époux. Et loi, la seconde, tu auras pour époux mon cuisinier-
chef ! » Et le roi s'arrêta, ayant ainsi parlé, et se tourna vers la
plus jeune qui. émue à l'extrême, sentait son cœur s'arrêter, et
était sur le point de s'affaisser sur les tapis. Et il se leva sur ses
deux pieds et, lui prenant la main, il la fit asseoir près de lui sur
le lit du trône, en lui disant ; « Tu es la reine ! Et ce palais est
ton palais, et je suis ton époux 1
Et effectivement, les noces des trois sœurs eurent lieu le jour
même, celles de la sultane avec une splendeur sans précédent,
et celles de l'épouse du cuisinier et de l'épouse du pâtissier, selon
les usages ordinaires des mariages du commun. Aussi, la jalou-
sie et le dépit pénétrèrent dans le cœur des deux aînées et, dès
ce moment, elles complotèrent la perte de leur sœur cadette.
Toutefois, elles se gardèrent bien de rien laisser paraître
de leurs sentiments, et acceptèrent avec une gratitude feinte les
marques d'affection que ne cessa de leur prodiguer la sultane,
leur sœur, qui les admettait, contrairement aux usages des rois,
dans son intimité, malgré leur rang obscur. Et. loin d'être satis-
faites du bonheur (pi'Allah leur octroyait, elles éprouvaient, en
face du bonheur de leur cadette, les pires tortures de la haine et
de l'envie.
Et neuf mois passèrent de la sorte, au bout descpiels la sultane
donna naissance, avec l'aide d'Allah, à un enfant princier, beau
comme le croissant de la nouvelle lune. Et les deux sœurs aînées
qui, à la demande de la sultane, l'assistaient dans ses couches
et remi)lissaient le rôle de sages-femmes, loin d'être touchées
par les bontés de leur cadette à leur égard et par la beauté du
nouveau-né. trouvèrent enfin L'occasion (ju'elles cherchaient de
iH'oyer le cœur de la jeune mère. Elles prirent donc l'enfant, pen-
dant que la mère était encore dans les douleurs, le mirent dans
une corbeille en osier, qu'elles cachèrent pour le moment, et le
remplacèrent par un petit chien mort, qu'elles produisirent
devant toutes les femmes du palais, en le donnant comme le
résultat des couches de la sultane. Et le sultan K^hosrou Schah,
à cette nouvelle, vit le monde noircir devant son visage ; et. à
4o/, LA REVUE BLANCHE
la limite du chagrin, il alla s'enfermer dans ses appartements,
refusant de s'occuper des affaires du règne. Et la sultane fut
plongée dans laffliction, et son âme fut humiliée et son cœur
fut broyé.
Onant au nouveau-né, il fut abandonné par ses tantes, dans la
corbeille, au courant de l'eau du canal qui i)assait au pied du
palais. Et le sort voulut que l'intendant des jardins du sultan,
qui se promenait le long du canal, aperçût la corbeille i\m flottait
au lil de l'eau. Et il attira la corbeille vers le bord du canal, à
l'aide dune bêche, l'examina et découvrit le bel enfant. Et il fut
dans Tétonnement qu'éprouva la fille de Pharaon en voyant
Moïse dans les roseaux.
Or, il y avait de longues années que l'intendant des jardins
était marié et soubaitait avoir un enfant, ou deux ou trois, qui
béniraient leur Créateur. Mais ses vœux et ceux de son épouse
n'avaient point jusqu'alors été pris en considération par le Très-
Haut. Et ils souffraient tous deux du stérile isolement où ils
vivaient. Aussi, quand l'intendant des jardins eut fait la décou-
verte de cet enfant, dont la beauté était sans pareille, il le prit
dans la corbeille et, à la limite de la joie, il courut justju'au bout
du jardin, où se trouvait sa maison, et entra dans l'apparlement
de sa femme, et, d'une voix émue, lui dit : « La paix sur toi, ô
fille de l'oncle ! Voici le don du Généreux en ce jour béni ! Que
cet enfant que je t'apporte soit notre enfant, comme il est l'enfant
du destin ! » Et il lui raconta comment il l'avait trouvé dans la
corbeille, flottant sur l'eau du canal ; et il lui affirma que c'était
Allaii qui le leur envoyait, ayant enfin exaucé, de cette manière,
la constance de leurs prières. Et l'épouse de l'intendant des jar- *
dins pi-it l'enfant et l'aima. Or, gloire à Allah qui a mis dans le
sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme i!
a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver
les cailloux...
— .\. t-e moment de .sa narration .Sclialirazadc vit apparaître le malin et,
discrète, se lui.
AiAIS LORSyi L 11 T
I \ vi I., nvT -<ii\\ME-oui\zn-:Atr: mit
Elle dit :
...<iloire à .\llah qui a mis clans le sein des femmes stériles le
sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des
poulfs malheureuses le désir fie couver les cailloux !
Or l'année suivante, la pauvre mère, si impitoyablement frus-
tréo fin fniif .II' vn fécondité, nrroucha, avec la permission du
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE 4oJ
Donateur, d'un autre fils, plus beau que le précédent. Mais les
deux sœurs veillaient à raccouchement, avec des yeux pleins
d'intérêt au dehors et.de haine au dedans ; et, sans avoir plus de
pitié que la première lois pour leur sœur et son nouveau-né, elles
prirent en cachette leniant et l'exposèrent comme elles
avaient fait pour laîné. dans une corbeille sur le canal. Et elles
produisirent devant tout le palais un jeune chat, en proclamant
que la sultane venait d'en accoucher. Et la consternation entra
dans tous les cœurs. Et le sultan, à la limite de la honte, se fût
sans aucun doute laissé aller au ressentiment et à la fureur, s'il
n'eût pratiqué en son âme la vertu d'humilité, devant les décrets
de rinsondabie Justice. Et la suUane fut plongée dans l'amer-
tume et la désolation, et son cœur pleura toutes les larmes des
douleurs.
-Mais, pour ce qui est de l'enfant, Allah, qui veille sur la des-
tinée des petits, le mit sous le regard de l'intendant qui se pro-
menait sur le canal. Et, comme la première fois, l'intendant le
sauva des eaux, et le porta à son épouse qui l'aima comme son
propre enfant et l'éleva avec les mêmes soins que le premier.
Or, afin que les souhaits de Ses Croyants ne restent jamais
inexaucés, Allah mit la fécondité dans les flancs de la sultane,
qui accoucha pour la troisième fois. Mais ce fut d'une princesse.
Et les deux sœurs, dont la haine, loin d'être assouvie, leur avait
fait comploter la perte sans recours de leur cadette, firent subir
à la fillette le même traitement. ^lais elle f'it lecueillie par l'inten-
dant au cœur pitoyable, comme les deux princes ses frères, avec
lesquels elle fut soignée, nourrie et bien aimée.
Mais cette fois, lorsque les deux sœurs, leur acte accompli,
eurent produit, à la place de l'enfant nouveau-né. une jeune
souris aveugle, le sultan, malgré toute sa magnanimité, ne put
se contenir plus longtemps, et s'écria : « Allah maudit ma race,
à cause de la femme que j'ai épousée. C'est un monstre que j'ai
pris pour mère de ma postérité ! Et il n'y a que la mort qui puisse
en débarrasser ma demeure ! Et il prononça contre la sultane
l'arrêt de mort, et commanda à son porte-glaive de remplir son
office. Mais lorsqu'il vit devant lui, affaissée dans les larme? et
la douleur sans bornes, celle que son cœur avait aimée, le sultan
sentit descendre en lui une grande pitié. Et. détournant la tête,
il ordonna de l'éloigner et de l'enfermer, pour le reste de ses
jours, dans un réduit, tout au fond du palais. Et. dès ce moment,
ia laissant à ses larmes, il cessa de la voir. Et la pauvre mère
connut toutes les douleurs de la ferre .
Et les deux sœurs connurent toutes les joies de la haine satis-
4o() I-V REVUE BLANCHE
lailc, et purent goûter, sans trouble désormais, les mets et les
pâtisseries que coniectionnaienl leurs époux.
Et les jours et les années passèrent, avec la même l'apidité, sui-
la tète des innocents et sur la tête des coupables, apportant aux
uns et aux autres la suite de leur destinée.
Or. lorsque les trois enfants adoptifs de rinleiulant des jardins
eurent atteint radolescence, ils devinrent un éblouissement pour
les yeux. Et ils s'ap|)elaient : l'aîné Farid, le second Farouz, et la
lille Farizade.
Et Farizade était un sourire du ciel même. Ses cheveux étaient
d'or d'un côté et d'argent de l'autre ; ses larmes, quand elle pleu-
rait étaient des perles qui tombaient ; ses rires, quand «.lie rioit,
étaient des dinars d'or qui tintaient ; et ses sourires, des boutons
de rose éclos sur ses lèvres vermeilles.
C'est pourquoi tous ceux qui l'approchaient, ainsi que son
père, sa mère et ses frères, ne pouvaient s'empêcher, quand ils
l'appelaient par son nom, disant : « Farizade ! » d'ajouter : « au
sourire de rose ! » Mais le plus souvent on l'appelait tout simple-
ment (( Au sourire de rose, »
Et tous s'émerveillaient de sa beauté, de ~«a .>age>.^e. de ^a
douceui'. de sa dextérité dans les exercices, quand elle montait à
cheval poui- accompagner ses frères à la chasse, tirer à l'arc,
et lancer la canne ou le javelot ; de l'élégance de ses manières,
de ses connaissances de la poésie et des sciences secrètes, et do
la splendeui- de sa chevelure qui était d'or d'un côté et d'argent
de l'autre. Et de la voir si belle à la fois et si parfaite, les amies
de sa mère pleuraient d'émotion.
Et c'est ainsi (juavaient grandi les nourrissons de l'intendanl
des jardins du roi. El lui-même, entouré de leur affection et de
leur respect, et les yeux rafi-aîdiis par leur beauté, ne tarda
pas à entrer dans l'extrême vieillesse. Et son épouse, ayant vécu
son lot de vie, le précéda bientôt dans la miséricorde du Rétri-
bulrur. Et celle mort fut pour eux tous une cause de tant de
regrets et de chagrin, que l'intendant ne put .se résoudre à habiter
jilii-- longtemps la maison ou la défunte avait été la source
de leur sérénité et de leur bonheur, l'^t il alla se jeter aux pieds
du sultan, et le supplia d'avoir pour agréable qu'il se démît,
entre ses mains, des fonctions qu'il remplissait depuis de si lon-
gues année<. I{l Ir ^idlan. fort peiné de l'éloignement d'un si
fidèle servilf'ur. ne lui accorda sa demande qu'avec beaucoup
lie legret. El il ne le laissa partir qu'après lui avoir fait don
d'un magnifi(pie domaine, à proximité de la ville, avec de gran-
des dépendances en terres labourables, en boi^ et en prairies.
'.M-
FAIIIZADE AU SOURIRR DE ROSE |0
avec un palais richemenl meublé, avec un jardin dun art parfait,
tracé jadis par linlendant lui-même, et avec un parc d'une vaste
étendue enclos de hautes murailles et peuplé d'oiseaux de toutes
couleurs et d'animaux sauvages ou ap})rivoisés .
El ce fut là que cet homme de bien alla vivre dans la retraite,
avec ses enfants adoplifs. Et c'est là qu'entouré de leurs soins
affectueux, il trépassa dans la paix de son Seigneur. Qu'Allah
l'ait en sa compassion ! Et il fut pleuré par ses enfants adoptifs,
comme jamais père véritable ne fut pleuré. Et il emporta avec
lui, sous la pierre qui ne s'ouvre pas, le secret de leur naissance,
que d'ailleurs il n'avait qu'imparfaitement connu de son vivant.
Et ce fut dans ce domaine merveilleux que continuèrent à vivre
les deux adoiescenis. en compagnie de leur jeune sœur. Et.
comme ils avaient été élevés dans la sagesse et la simplicité, ils
n'avaient guère d'autre rêve ou d'autre ambition que de conti-
nuer, dmant toute leur existence, à vivre dans cette union par-
faite et dans ce bonheur tranquille.
Or, Farid et Farouz allaient souvent à la chasse dans les bois
et les prairies qui entouraient leurs domaines. Et Farizade au
sourire de rose aimait surtout à parcourir ses jardins. Et un
jour, comme elle se disposait à s'y rendre, selon son habitude,
ses esclaves vinrent lui dire qu'une bonne vieille, au visage mar-
qué par la bénédiction, sollicitait la faveur de se reposer une
heure ou deux à l'ombre de ces beaux jardins. Et Farizade, dont
le cœur était secourable autant que belle était son âme et que
beau était son visage, voulut elle-même recevoir la bonne vieille.
Et elle lui offrit à manger et à boire, et lui présenta un plateau
de porcelaine garni de beaux fruits, de pâtisseries, de confitures
L-èches et de confitures dans leur jus. Après quoi, elle l'emmena
dans ses jardins, sachant qu'il est toujours profitable de tenir
compagnie aux personnes d'expérience, et d'entendre les paroles
de sagesse.
Et elles se promenèrent ensemble dans les jardins. Et Farizade
au sourire de rose soutenait les pas de la bonne vieille. Et, arri-
vées toutes deux sous le plus bel arbre des jardins, Farizade la fit
asseoir à l'ombre de ce bel arbre. Et, de discours en discours, elle
finit par demander à la vieille ce quelle pensait du lieu où elle
était, et si elle le trouvait à son gré.
Alors la vieille, après avoir réfléchi une heure de temps, leva
la tête et répondit : « Certes, ô ma maîtresse, j'ai passé ma vie à
parcourir les terres d'Allah en large et en long, et jamais je ne
me suis reposée en un lieu plus délicieux. Mais, ô ma maîtresse,
de même que tu es unique sur la terre, comme la lune et le soleil
/|08 LA REVUE BLANCHE
le sont dans le ciel, de môme je voudrais que tu eusses dans ce
beau jardin, alin (\u'ï[ fût également unique en son espèce, les
trois choses incomparables qui lui manquent ! » Et Farizade au
sourire de rose l'ut extrêmement étonnée de savoir (|uc trois choses
inrom})arables manquaient à son jardin, et dit à la vieille : « De
grâce, ma bonne mère, bàle-toi de me dire, afin que je le sache,
quelles sont ces trois choses incomparables que je ne connais
)»as ! » Et la vieille répondit : « 0 ma maîtresse, c'est pour recon-
naître l'hospitalité que lu viens d'exercer avec un cœur si pitoya-
ble à l'égard d'une vieille inconnue, que je veux te révéler l'exis-
tence de ces trois choses. » Et elle se tut encore un instant ; puis
elle dit :
« Sache donc que la ])remière de ces trois choses incompara-
bles, ô ma inaîiresse, si elle était dans ces jardins, tous les
oiseaux de ces jardins viendraient la regarder, et, l'ayant vue,
en chœur ils chanteraient. Car les rossignols et les pinsons, les
alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles,
ô ma maîtresse, et toutes les races infinies des oiseaux, recon-
naissent la suprématie de sa beauté. Et c'est, ô ma maîtresse,
Bulbiil el-Hazar, lOiseau-Parleur !
» La seconde de ces choses incomi)arabIes. ù ma maîtresse, si
elle était dans ces jardins, la brise qui fait chanter les arbres de
ces jardins s'arrêterait pour l'écouter, et les luths et les. harpes
et les guitares de ces demeures verraient leurs cordes se briser.
les harpes et les guitares, ô ma maîtresse, reconnaissent la supré-
Car la brise qui fait chanter les arbres des jardins, les lulhs et
matie de sa beauté. Et c'est l'Arbre-Chanteur ! Car ni la brise
dans les arbres, ô ma maîtresse, ni les luths, ni les harpes, ni les
guitares ne rendent une harmonie comparable au concert des
mille invisibles bouches qni soni dan< lr< Iciiilles d(; l'Arbre-
Chanteur.
» Et la troisième de ces choses inconq^arables. ô ma maîtresse,
si elle était dans ces jardins, toutes les eaux de ces jardins s'arrê-
teraient dans leur murmurante marche, e( la regarderaient. Car
foules les eaux, celles de la Icire et celles des mers, celles des
sources et celles des fleuves, celles des villes et celles des jardins,
reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et resl l'Eau Couleur-
i]'C)\' ! r'ar. ô ma maîtresse, une goutte seulement de celte eau,
si elle est versée dans un bassin vide, se gonfle et s'élève en foi-
sonnant en gerbes d'or, et ne cesse de jaillir et de l'etomber, sans
qui' le bas-^in débordo jamais. Et c'est à rctip eau toute d'or et
franspa?"i'nlc comme la topa/e ti-anspareittr fpi'aime à se désal-
térer finlbiil el-Tla/ard rOi-pnii-T>nrlpiir : cl r'o<] n rotlo oau toute
FARIZADE AU SOURIRE EE ROSE 4<)9
d'or, el fraîclie comme la topaze est fraîche, (lu'aiment à sabreii-
ver les mille invisibles bouches de l'Arbre aux chantantes feuil-
les ! »
A ce moment de sa narration Schahrazade vit apparaître le matin
et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT
Elle dit :
)' ... les mille invisibles bouches de l'arbre aux chantantes
feuilles. »
Et, ayant amsi parlé,' la vieille ajouta : '< 0 ma maîtresse, ô
princesse, si ces choses merveilleuses étaient dans ces jardins,
(jue ta beauté en serait exaltée, ô propriétaire d'une chevelure
de splendeur ! »
Lorsque Farizade au sourire de rose eut entendu ces paroles
de la vieille, elle s'écria : 0 visage de bénédiction, ma mère, que
tout cela est admirable ! Mais tu ne m'as pas dit en quel lieu se
trouvent ces trois choses incomparables ? » Et la vieille répondit,
en se levant déjà pour s'en aller : <( 0 ma maîtresse, ces trois
merveilles, dignes de tes yeux, se trouvent dans un endroit situé
vers le% frontières de l'Inde. Et la route qui y conduit passe pré-
cisément derrière ce palais que tu habites. Si donc tu veux y
envoyer quelqu'un te les chercher, tu n'auras qu'à lui dire de
suivre cette route pendant vingt jours, et, le vingtième jour, de
demander au premier passant qu'il rencontrera : (( Où sont l'Oi-
seau-Parleui". l'.Vrbre-Chanteur et l'Eau Couleur- d'Or ? » Et ce
passant ne manquera pas de le renseigner à ce -sujet. Et puisse
yMlah rémunérer ton âme généreuse par la possession de ces
choses créées pour ta beauté. Ouassalam, ô bienfaisante, ô
bénie i »
Et la vieille, ayant ainsi parlé, acheva de ramener ses voiles
autour d'elle, et se retira, en murmurant des bénédictions.
Or, elle avait déjà disparu quand Farizade, revenue de la son-
gerie où l'avait plongée la connaissance de choses si extraordi-
naires', eut l'idée de la rappeler et de courir derrière elle, pour lui
demander des renseignements plus précis sur le lieu qui les re-
celait, et sur les moyens d'y accéder. Mais, voyant qu'il était trop
tard, elle se mit à se remémorer mot par mot les quelques indica-
tions qu'elle avait entendues, afin de n'en rien oublier. Et elle
sentit ainsi grandir en son âme l'irrésistible désir de posséder
ou seulement de voir de telles merveilles, bien qu'elle essayât
', lo LA REVUE BLANCHE
de 11 y i»Iu^ penser. El elle se mil alors à parcourir les allées de
ses jardins el les coins familiers qui lui étaienl si chers ; mais
ils lui parurent saps charme el pleins d'ennui ; el miportunes elle
Irouva les voix des oiseaux, qui la saluaient au passage.
El Farizade au sourire lie rose devint loule Irisle el pleura sur
les allées. Et. marchanl ainsi, avec ses larmes qui lomhaient, elle
laissait derrière elles, sur le sable, les gouttes, figées en perles,
de ses yeux.
Sui- ces enirefailes. Farid et Farouz, >es frères, revinrent de
la chasse, el, ne trouvant pas leur sœur Farizade sous le berceau
de jasmins, où d'ordinaire elle allendail leur retour, ils furent
peines de sa négligence, et se mirent à sa recherche. Et ils virent
s'iir le sable des allées les perles figées de ses yeux, et se dirent :
« O que triste est notre sœur ! Et quel sujet de peine est entré en
son âme, i)Our la faire ainsi pleurer ? » Et ils suivirent ses traces,
d'après les perles des allées, et la ti-ouvèrent tout en larmes an
fond des bosquets. FA ils coururent vers elle et l'embrassèrent et
la câlinèrent, pour calmer son âme chérie. Et ils lui dirent ;
" O Fai-izade, petite sann\ où sont les roses de ta joie et l'or de
ta gaieté ? O petite sœui-. ré])onds-nous ! » Et Farizade leur
sourit, car elle les aimait ; et un tout petit boulon de rose naquit
soudain, vermeil, sur ses lèvres ; el elle leur dit : (( 0 mes frè-
res ! » et n'osa, toute honteuse de son premier désir, en dire
davantage. El ils lui dirent : <( O Farizade au sourire de rose, ô
nolie sœur, quels émois inconnus troublent ainsi ton âme ? Mais
raconte-nous les peines, si In ne doutes pas de notre amoui- ! »
Et Farizade, se décidant enfin à parler, loin- dit : « O frères
miens, je n'aime plus mes jai-dins ! >> El elle fondit en larmes, et
les perles ruisselèrent de ses yeux. VA, comme ils se taisaient,
anxieux, et attristés d'une nouvelle si grave, elle leur dit : <( O ! je
n'aime plus mes jardins ! Il y manque l'Oiseau-Parleur. l'Arbré-
Chanteur el l'Eau Couleur-d'Or ! »
Et Farizade, se laissant soudain aller à lintensilé de son désir,
raconta tout d'un Irait, à ses frères, la visite de le bonne vieille^ et
leur «'Xplicpi;!. d'nn ton cxcili' ;'i l'extrême, en (pioi consistait l'ex-
cellence de rOiseau-Parlenr. de l'Aibrc-i liantcnr <'t de l'Eau ^
Couleur-d'Or.
El ses frères, l'ayant écoutée, furent à la limite de l'élonne-
menl, et Ini dii-<>nl : " O notre sœur bien-aimée, calme ton âme
et rafraicliis les yeux, ("ar ces cho.ses .seraient sur l'inaccessible
sommet fie In inoutnirnc Kaf. qui nous irions le les conquérir.
Mai.s, pour nous facilitci- les recherches, peux-lu seulement nous
dire en f[uel lion on itcuf lo=; fron\er '^ -< El Farizade. loule rou-
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE |Ii
gissante d'avoir ainsi exprimé son premier désir, leur expliqua
ce (jumelle savail au sujet de l'endroit où devaient ces choses se
trouver. Et elle ajouta : <( C'est là tout ce que je sais, et rien de
plus ! » Et ils s'écrièrent tous deux à la fois : « O notre sœur,
nous allons partir à leur recherche ! » .Mais elle leur cria, effrayée :
« .Oh non ! oli non ! Xe partez pas ! » Et Farid, l'aîné, dit : « Ton
désir est sur notre tête et sur nos yeux, ô Farizade. Mais c'est a
moi, l'aîné, de le réaliser. Mon cheval est encore sellé, et me
conduira sans faiblir vers les frontières de l'Inde, là où se trou-
vent les trois merveilles que je t'apporterai, si Allah veut ! » Et d
se tourna vers son frère Fa'rouz et lui dit : (( Toi, mon frère, tu
resteras ici pour veiller, pendant mon absence, sur notre sœur.
Car il ne conA'ient pas que nous la laissions toute* seule dans la
maison ! >' Et il courut, à l'heure même, vers son cheval, sauta sur
son dos et, se baissant, il embrassa son frère Farouz et sa so^ur
Faritade, qui lui dit toute éplorée : « O notre grand, de grâce !
laisse-là un voyage plein de dangers, et descends de cheval.
J'aime mieux, plutôt que de soufl'i'ir de ton absence, ne jamais
voir ni posséder l'Oiseau-Parleur, l'Arbre-Chanteur et l'Eau
Couleur-d'Or ! » Mais Farid lui dit, en l'embrassant encore : « O
petite sœur mienne, laisse là tes craintes, car mon absence ne
sera pas de longue durée et, avec laide d'Allah, il ne m'arrivera
aucun accident ni rien de fâcheux, pendant ce voyage. Et, d'ail-
leurs, afin que l'inquiétude ne te tourmente pas durant mon
absence, voici un couteau que je te confie ! » Et il tira de sa cein-
ture un couteau tlont la poignée était incrustée des premières
perles tombées des yeux de Farizade enfant, et le lui remit en
disant : « Ce couteau, ô Farizade, te renseignera sur mon état. De
temps en temps tu le tireras de sa gaine, et tu en examineras la
lame. Si tu la vois aussi nette et brillante qu'elle l'est en ce mo-
ment, ce sera une marque que je suis toujours en vie et plein de
santé ; mais si tu la vois terne ou rouillée, tu sauras qu'un grave
accident m'est arrivé ou que je suis réduit en captivité ; et si tu
vois qu'il en dégoutte du sang, tu auras la certitude que je ne
suis plus du nombre des vivants ! Et, dans ce cas, loi et mon
frère, vous appellerez sur moi la compassion du Très-Haut ! »
Il dit, et, sans vouloir rien entendre, il partit au galop de son che-
val sur la route qui conduisait vers l'Inde.
Et il voyagea pendant vingt jours et vingt nuits, dans les soli-
tudes où il n'y avait, pour toute présence, que celle de l'herbe
verte et celle d'Allah. Et le vingtième jour de son voyage, il
arriva à une prairie, au pied d'une montagne. Et dans cette prai-
rie il V avait un arbre. Et sous l'arbre était assis un très vieux
/, 12 LA REVUE BLANCHE
cheikh. Kl le visage de ce très vieux cheikh disparaissait en
entier sous ses longs cheveux, sous les touffes de ses sourcils, et
sous les poils d'une barbe qui était prodigieuse, et blanche
comme la laine nouvellement cardée. Et ses bras et ses jambes
étaient d une maigreur extrême. Et ses mains et ses pieds se
terminaient par des ongles d'une longueur extraordinaire. Et il
égrenait de la main gauche un chapelet, tandis qu'il tenait la
main (h-oite immobile à la hauteur de son front, avec l'index levé,
selon le rite, pour attester l'Unité du Très-Haut. Et c'était, à
n'en pas douter, un vieil ascète retiré du monde, qui sait depuis
quels temps inconnus.
Et comme c'était précisément le premier homme (piil rencon-
trait, en ce vingtième jour de son voj'age, le prince Farid mit
pied à terre et, tenant son cheval par la bride, s'avança jusqu'au
cheikh cl lui dit : <( Le salam sur toi, ô saint homme ! » Et le
vieillard lui rendit son salam, mais d'une voix si étouffée par
l'épaisseur de ses moustaches et de sa barbe que le prince Farid
ne put percevoir que des paroles inintelligibles.
Alors le prince Farid, f|ui ne s'était arrêté que pour avoir des
éclaircissements au sujçt de ce qu'il venait chercher si loin de
son pays, se dit : « Il faudra bien qu'il se fasse entendre ! » Et d
lira des ciseaux de sa besace de voyage, et dit au cheikh : '< 0
vénérable oncle, permets-moi de te donner les quelques soins
dont tu n'as pas le temps de t'occuper toi-même, plongé que tu
es sans cesse dans les pensées de sainteté ! » Et, comme le vieux
cheikh n'opj)Osait ni refus ni résistance, Farid se mit à couper,
à tailler et à rogner à même la barbe, les moustaches, les sour-
cils, les cheveux et les ongles, tant et tant que le cheikh en sortit
rajeuni de vingt ans, pour le moins. Et, ayant rendu ce service
au vieillard, il lui dit, selo;i la coutume des barbiers : « Que cela
te soit un rafraîchissement et un délice ! »
[.orscjuc le vieux cheikh se sentit de la sorte allégé de tout ce
(pii lui encombrait le coi-ps. il se montra satisfait à l'iîxlrême, et
>ouril au voyageur. Puis il lui «lit. d'une voix devenue plus claire
que celle d'un enfant : <( Qu'Allah fasse descendre sur toi ses
bénédictions, ô mon fils, pour le bienfait que te doit le vieillard
ancien que je suis. Mais aussi, qui (jue tu sois, ô voyageur de
bien, je suis prêt à t'aider de mes conseils et de mon expérience !»
Et Farid se hfda de lui répondre : « .Te viens de bien loin à la
recherche de l'Oiseau-Parleur, de l'Arbre-Chanleur et de l'Eau
Couleur-rrOr. Peux-lu donc me djre en quel lieu je puis les trou-
ver ? Ou bien ne sais-tu rien à leur sujet ? »
En entendant ces paroles du jeune voyageur, le cheikh cessa
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE 4l^
dogrener son chapelet, tant il se trouvait ému. Et il ne répondit
pas. Et Farid lui demanda : a ^lon bon oncle, pourquoi ne parles-
tu pas ? Hàle-toi de me dire, alin que je ne laisse pas mon cheval
se refroidir ici, si tu sais ce que je te demande ou si tu ne le sais
pas ! » Et le cheikh finit par lui dire : « Certes, ô mon fils, je
connais et le lieu où se trouvent ces trois choses-là, et le chemin
qui y conduit. Mais le service que tu m'as rendu est si grand à
mes yeux, que je ne puis me décider à l'exposer, en retour, aux
terribles dangers d'une telle entreprise ! » Puis il ajouta : « Ah !
mon fils, hâte-toi plutôt de revenir sur tes pas et de t'en retourner
vers ton pays ! Combien de jeunes gens, avant toi, ont passé par
ici, que jamais plus je n'ai vu revenir ! » Et Farid, plein de cou-
'rage, dit : <( Mon bon oncle, indique-moi seulement la route à
suivre, et ne te préoccupe pas du reste. Car Allah m'a doué de
bras qui savent détendre leur propriétaire ! » Et le cheikh, len-
tement, demanda : « Mais comment te défendront-ils contre l'In-
visible, o mon enfant, surtout quand Ceux de l'Invisible sont
des milliers et des milliers ? » Et Farid secoua la tête et répondit ■
(( Il n'y a de force et de puissance qu'en Allah l'Exalté, ô
vénérable cheikh ! Ma destinée est à mon cou. et, si je la fuis.
elle me poursuivra ! Dis-moi donc, puisque tu le sais, ce qu'il me
reste à faire ! Et de la sorte tu m'obligeras ! »
Lorsque le Vieillard de l'Arbre vit qu'il ne pouvait réussir à
détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main
dans un sac qu'il avait autour de la taille, et en tira une boule de
granit rouge., ,
— A ce moment de sa narration, Scliahrazade vit apparaître le malin et,
discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXAXTE-DIX-SEPTIÈAIE NUIT
Elle dit :
Lorsque le Vieillard de l'Arbre vit qu'il ne pouvait réussir à
détournei le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main
dans un sac, qu'il avait autour de la taille, et en tira une boule
de granit rouge. Et il fendit cette boule-là au voyageur, en lui
disant : « Elle te conduira où il faut rjuelle te conduise. Toi,
monte à cheval et jelle-la devant toi. Et elle roulera et tu la sui-
vras (usqu'à l'endroit où elle s'arrêtera. Alors tu mettras pied
à terre et tu attacheras ton cheval par la bride à cette boule, et il
demeurera à là même place en attendant ton retour. Et tu gra-
viras cette montagne dont tu aperçois d'ici le sommet. Et, de tous
côtés, sur tes pas, tu verras de grosses pierres noires, et tu enten-
dras des voix qui ne seront ni les voix des torrents, ni celles des
, , LA REVUE BLANCHE
I ' I
vents dans les al)inîes ; mais ce serunt les voix de Ceux de l'Invi-
sible. El elles le hurleront des paroles qui glacent le sang des
hommes. Mais lu ne les écouleras. Car si, elïrayé, lu détournais
la léle pour regarder derrière loi, tandis qu'elles l'appellent tan-
tôt de près et lanlôl de loin, lu serais changé, à l'instant même, en
une pierre noire semblable aux pierres noires de la montagne.
Mais si, résistant à cet appel, lu arrives au sommet, tu y trou-
veras une cage et, dans la cage, lOiseau-Parleur. Et tu lui diras:
« Le salam sur loi, 6 Bulbiil el-Hazar ! Où est rArbre-Chanteur 'f
Où est l'Eau Couleui-'IOr ? .. Et l'Oi^pon-Parleur le répondra;
Ouassalam ! »
Et le vieux cheikh, ayant ainsi parlé, poussa un grand soupir.
Et rien de plus.
Alors, Farid se liala de sauter à cheval ; et, de toutes ses foi'-
ces, il jeta la boule devant lui. Et la boule de grauit rouge roula,
roula, roula. Et le cheval de Farid, un éclair parmi les coureurs,
avait peine à la suivre à travers les buissons (|u'elle franchissait,
les creux qu'elle sautait, et les obstacles qu'elle surmontait. Et
elle continua de rouler ainsi, avec une vitesse jamais lassée, jus-
(ju'à ce quelle eût heurté les premiers rochers de la montagne.
Alors elle s'arrêta.
El le pi'ince Farid desceiulit de cheval, cl roula la bride autour
de la boule de granit. Et le cheval simmobilisa sur ses quatre
jambes, et ne branla pas plus que s'il eût été cloué au sol.
El aussitôt le prince b'arid commença à gravir la montagne. El
il n'entendit dtibord rien. Mais, à mesure qu'il montait, il voyait
le sol se couvrir de blocs de basalte noir, qui figuraient des
humains pétrifiés. El il ne savait pas que c'étaient les coi'ps des
jeunes seigneurs qui l'avaient précédé en ces lieux de désola-
lion. Et soudain, d'enli-e les rochers, un cri se fil (;nlendre qu'il
n'avait jamais de sa \'\c entendu, et fiui lut bientôt suivi, à droite
et à gaiirbe, par d'autres cris ({ui n'avaient rien d'humain. I^t
ce n étaient ni les hurlements des vents sauvages dans les soli-
tudes, ni les mugissements des eaux des torrents, ni le bruit des
cataractes qui s'engouffrent dans les abirnes. Car c'étaient les
voix de Ceux de l'Invisible. Et les unes disaient : « Que veux-tu ?
Que veux-tu ? Oue veux-tu ? » Et d'autres disaient : « Arrêtez-le '
Tuez-le ! » El d'autres disaient : c Jetez-li- ! Piéripitez-le ! » Et
d'autres le l'aillaient, criant : ■ IIo ! ho ! Le mignon ! Le mignon !
Ilo ! Mo! Viens ! \ icns
Mais le prince Farid, -ans se laisser dcloiiiiHu- pai- ces \oix,
continua à monter avec constance et fermeté. El les voix se firent
!)i.'nfnf <i nftmbrcu^f- <'l -i icrriblcs, et, des {pi.s, leur souffle pas-
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE '» i ">
sail si près de son visage, et si effrayant devenait leur vacarme,
tant à droite qu'à gauciie, en avant qu'en arrière, et si mena-
çantes elles étaient et si pressant se faisait leur appel, que ie
prmce i^arid fut saisi malgré lui de tremblement et, oubliant l'avis
du Vieillard de l'Arbre, il tourna la tète sous un souille plus fort
de l'une des voix. Et, au même moment, un épouvantable hurle-
ment poussé par des milliers de voix, fut suivi par un grand
silence. Et le prince Farid fut changé en une pierre de basalle noir.
El, au bas de la montagne, la même chose arriva au cheval,
qui fut change en un bloc sans forme. Et la boule de granit rouge
reprit en roulant le chemin de l'Arbre du Vieillard.
Oi-, ce jour-là, la princesse Farizade tira, selon son habitude,
le couteau de la gaîne qu'elle tenait constamment à sa ceinture.
Et, pâle et tremblante elle fut, en voyant la lame, encore si nette
la veille et si brillante, devenue maintenant toute ternie et rouillée.
Et, affaissée dans les bras du prince Farouz, accouru à son appel,
elle s'écria : « Ah I mon frère, où es-tu ? Pourquoi t'ai-je laissé
partir ? Ou'es-tu devenu dans les pays étrangers ? ^lalheureuse
que je suis ! 0 coupable Farizade, je ne t'aime plus 1 » Et les
sanglots l'éloufiaient et soulevaient sa poitrine. Et le prince
Farouz, non moins afflige que sa sœur, se mil à la consoler ; puis
il lui dit : «Ce qui est arrivé est arrivé, ô Farizade, puisque tout
ce qui est écrit doit courir. Mais c'est maintenant à moi d'aller
à la recherche de notre frère et, en même temps, de l'apporter
les trois choses qui ont causé la captivité où il doit être réduit en
ce moment, h Et Farizade, suppliante, s'écria : « Non, non ! de
s^râce, ne pars pas, si c'est pour aller à la recherche de ce qu'a
souhaité mon âme insatiable. 0 mon frère, si quelque accident
te survenait, je mourrais ! )> Mais ses plaintes et ses larmes
n'ébranlèrent pas le prince Farouz dans sa résolution. Et il
monta à cheval et, après avoir fait ses adieux à sa sœur, il lui
tendit un chapelet de perles, qui étaient les secondes larmes pleu-
rées par Farizade enfant, et lui dit : « Si ces perles, ô ma sœur,
cessaient de couler sous tes doigts les unes après les autres,
comme si elles étaient collées, ce serait un signe que j'aurais
subi le même sort que notre frère ! » Et Farizade, bien triste, dit,
en l'embrassant : <( Fasse Allah, ù mon bien-aimé, qu'il n'en soit
rien ! Et puisses-tu revenir dans la demeure avec notre grand ! »
Et, à son tour. le prince Farouz prit la route qui conduisait vers
l'Inde.
Et, le vingtième jour de son voyage, il trouva le Vieillard de
l'Arbre qui était assis, comme l'avait vu le prince Farid. l'index
de la main droite levé à la hauteur de son front. Et, après les
^,C LA REVUE BLANCHE
salams, le \ leiUard, interrogé, renseigna le prince sur le sort
de son Irère, et fit tous ses efforts pour le détourner de son entre-
prise. Mais, voyant qu'il ne viendrait pas à bout de son entête-
ment, il lui remit la boule de granit rouge. Et elle le mena au pied
de la mont-agne fatale.
Et le prince Farouz s'engagea résolument dans la montagne,
et les voix s'élevèrent sur ses pas. Mais il ne les écoutait pas.
Et aux injures, aux menaces et aux appels, il ne répondait pas.
Et déjà il était parvenu au milieu de son ascension, quand il
entendit soudain crier derrière lui : « Mon frère ! mon frère ! ne
fuis pas devant moi ! » Et Farouz, oubliant toute prudence, se
retourna à celte voix, et fut cbangé à l'instant en un bloc de
basalte noir.
El, dans son palais, Farizade, qui ne quittait le chapelet de
perles ni le jour ni la nuit, et faisait sans cesse couler les grains
sous ses doigts, s'aperçut aussitôt qu'ils n'obéissaient plus au
mouvement qu'elle leur imprimait, et vit qu'ils s'étaient collés
les uns aux autres. Et elle s'écria : « O mes pauvres frères,
dévoués à,mes caprices, je vous rejoindrai ! » Et elle comprima
toute sa douleur en elle-même et, sans perdre le temps en lamen-
tations inutiles, elle se déguisa en cavalier, s'arma, s'équipa, et
partit à chcA al, en prenant le même chemin que ses frères.
Et, le vingtième jour, elle rencontra le vieux cheikh, assis sous
l'arbre, au bord du chemin. Et elle le salua avec respect, et lui
dit : « O saint vieillard, mon père, n'as-tu pas vu passer, à vingt
jours de distance, deux jeunes et beaux seigneurs qui cherchaient
rOiseur-Parleur, l'Arbre-Chantcur et l'Eau Coulcur-d'Or ? » Et
le Vieillard lépondit : « O ma maîtresse Farizade au sourire de
rose, je les ai vus et je les ai renseignés. Et ils ont été, hélas !
comme tant d'autres seigneurs avant eux, arrêtés dans leur enlro-
prisc ])ar Ceux de l'Invisible ! » Et Farizade, voyant que le saint
homme rap))elait par son nom, fut à la limite de la pei-plexilé ; et
le vieillaid lui dit : « O maîtresse de la si>lendeur, ils ne l'ont
point trompée, ceux qui t'ont parlé des trois choses incompara-
bles à la recherche desquelles sont déjà venus tant de princes
et de seigneurs. Mais ils ne t'ont pas dit les dangers rju'il y a à
tenter une aventure aussi singulière que celle que tu poursuis f »
El il fit connaître à Farizade tout ce à quoi elle s'exposait en allant
à la recherche de ses frères et des trois merveilles. Et Farizade
lui flil : " 0 saint homme, mon âme intérieure est toute troublée
par les paroles, car elle est si facile à effrayer ! Mais comment
reculerais-je fjuand il s'agit de le trou ver mes frères ? O saint
homme, écoute In prièrf d'nnp î;nMir nimnrtfr'. r>( indique-moi les
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE 'l 1 7
moyens de les délivrer de rencliantemenl ! » Et le vieux cheikh
répondit : « O Farizade, lille de roi, voici la boule de granit qui
te conduira sur leurs traces. Mais lu ne pouras les délivrer
qu'après l'être rendue maîtresse des trois merveilles. Et puisque
tu nexposes ton âme qu'à cause de Tamour de tes frères, et non
parce que tu es poussée par le désir de conquérir l'impossible,
l'impossible sera ton esclave. Sache donc que nul parmi les fds
des hommes ne peut résister à lappel des voix de l'Invisible.
C'est pourquoi, pour vaincre l'Invisible, il faut se prémunir con-
tre lui d'adresse, car II possède la force. Et l'adresse des fds des
hommes vaincra toutes les forces de l'Invisible ! )>
Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard de l'Arbre remit la boule de
granit rouge à Farizade ; puis il tira de sa ceinture un flocon de
laine, et dit : <( Avec ce léger flocon de laine, ô Farizade, tu vain-
cras tous Ceux de l'Invisible ! » Et il ajouta : <( Penche vers moi
la gloire de ta tête, ô Farizade ! )> Et elle pencha vers le A'ieillard
sa tête dont les cheveux étaient d'or d'un côté et d'argent de l'au-
Ire. Et le Vieillard dit : « Que la fdle des hommes, avec ce flocon
léger, triomphe des forces de Ceux des Airs et de toutes les embû-
ches de l'Invisible ! n Et, divisant le flocon en deux parts, il en
mil à Farizade chaque morceau dans une oreille, et, de la main,
lui ht signe de partir. Et Farizade quitta le Vieillard, et lança
hardiment la boule dans la direction de la montagne.
Et lorsqu elle fut parvenue aux premières roches et, qu'ayant
mis pied à terre, elle se fut avancée vers les hauteurs, les voix
s'élevèrent sous se^ pas, d'entre les blocs de basalte noir, avec
un tintamarre épouvantable. ]\Iais elle n'entendait qu'à peine un
vague bourdonnement, ne saisissait aucune parole, ne percevait
iucun appel el, par suite, n'éprouvait aucune crainte. Et elle
monta sans arrêt, malgré qu'elle fût délicate et que ses pieds
n'eussent jamais foulé que le sable fin des allées. Et elle parvint
sans faiblir sur le sommet de la montagne. Et elle aperçut, au
milieu du plateau de ce sommet, une cage d'or, devant elle, sur
un socle d'or. El dans la cage elle vit l'Oiseau-Parleur.
Et Farizade s'élança, et mit la main sur la cage, en s'écriant :
'( Oiseau ! Oiseau ! Je te tiens ! Je te tiens ! Et tu ne m'échappe-
]-as pas!» Et, en même temps, elle arracha, les Jetant loin d'elle, les
flocons de laine désormais inutiles, qui l'avaient rendue sourde
aux appels et aux menaces de l'Invisible. Car déjà s'étaient lues
toutes les voix de l'Invisible, et un grand silence dormait sur la
montagne.
Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité,
s'éleva la voix de l'Oiseau-Parleur...
27
!''"> LA REVUE ULANCHB
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et,
discrète, se tut.
MAIS I.011S0LK i-i r
r.A SEPT ( I \T <OIXANTF-r)l\-niITIK.Mr. MIT
Elle dit :
...E( (lu sein de ce grand silence*, dans la transparenle sonorité,
s'éleva la voix de rOiseau-Parleur. Et elle disait, avec tontes les
harmonies en elle réunies, — elle disait, en chantant en sa langue
doiseau ;
« Coinincni, comment,
Comment, conitnent,
O Farizude, Farizade,
Au sourire de rose
Ali. a1i! — Alh ah !
Comment pourrais-ie
Avoir r envie
0 nuit ! Les yeux
Avoir envie
De l'échapper ?
Ah, ah ! — O nuit
Ah, ah ! — Les yeux !
Je sais, je sais
Mieux que toi, mieux que toi
Qui tu es. qui tu es
Farizade, F(nizade !
Ah, ah!-- Ah. ah !
Les yeux ! ô nuit ! Les yeux !
Mieux que toi. /c sais
Qui tu es. (fui lu es
Farizade. Farizade !
Les yeux ! tes yeux ! tes yeux !
Farizade. Farizade !
Ton esctai ( je suis
Farizade ! Farizade ! »
Ainsi chanln. ô luths ! lOiseau-Paileur. Et Earizade, ravie à
la limite du ravissement, en onhiia ses peines et ses fatigues ;
et, prenant au mot le miraculeux Oiseau cpii venait de se déclarer
son esclave, elle se hâta de lui dire : " 0 Bulbul el-Haz.ar, ô mer-
veille de l'air, si tu es mon esclave, prouve-le, prouve-le ! »
Et linlhnl. en réponse, chanta :
FAUIZAUK Al SOURIHE L)K UUSE M9
(( Farizade, Farizade,
Ordonne, ordonne !
Farizade, ordonne !
Car l'ouïr, car Vouïr, car l'ouïr,
Pour !noi c'est tobéir !
Pour moi cest t'obéir I »
Alors Farizade lui dit qu'elle avait plusieurs choses à deman-
der, et commenra par le prier de lui indiquer d'abord où se trou-
vait l'Arbre-Chanleur. Et Bulbul, par son chant, lui dit de s"e
tourner vers lautre versant de la montagne. Et Farizade se
tourna vers le versant opi)osé à celui qu'elle avait franchi, et
regarda. Et elle vil au milieu de ce versant un arbre si immense
que son ombre aurait pu abriter toute une armée. Et elle s'étonna
en son ame, et ne sut comment elle pourrait faire pour déraciner
et emporter un tel arbre. Et Bulbul, qui voyait sa perplexité, lui
exprima, en chantant, qu'il n'était guère besoin de déraciner le
vieil arbre, mais qu'il suffisait d'en casser la moindre branche,
et de la planter en tel lieu qu'il lui plairait, pour la voir aussitôt
prendre l'acine et devenir un aussi bel arbre que celui qu'elle
voyait. El farizade se dirigea vers l'Arbre, et entendit le chant
qui s'en exhalait. Et elle comprit qu'elle se trouvait en présence
de l'Arbre-Chanleur ! Car ni la brise dans les jardins de Perse,
ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d'E-
gypte n'avaient jamais rendu une harmonie comparable au con-
cert des mille invisibles bouches qui étaient dans les feuilles de
cet Arbre musicien.
Et lorsqu? Farizade, revenue du ravissement où l'avait plon-
gée celle musique, eut cueilli une branche de l'Arbre-Chanleur,
elle revint vers Bulbul et le pria de lui indiquer où se trouvait
l'Eau Couleur-d'Or. Et 1 Oiseau-Parleur lui dit de se tourner vers
l'occident, et d'aller regarder derrière le rocher bleu qu'elle y ver-
rait. Et Farizade se tourna vers l'occident, et vit un rocher qui
était de turquoise tendre. Et elle se dirigea de ce côté, et, der-
rière le rocher de turquoise tendre, elle vit sourdre un mince
ruisselet, semblable à de l'or en fusion. El cette eau, toute d'or,
du ruisselet transpiré par le rocher de turquoise, était encore plus
admirable de se trouver transparente et fraîche comme l'eau
: -ême des (opazes.
Et sur la roche, dans un creux, était posée une urne de cristal.
Et Farizade prit l'urne et la remplit de l'eau splendide. El elle
s'en revint auprès de Bulbul, avec l'urne de cristal sur son épaule,
et la branche chantante à la main.
/iZo LA REVUE BLANCHE
I£t c'est ainsi que Farizade au sourire de rose devint la pro-
priétaire des trois choses incomparables.
El elle dit à BuIIjuI : « 0 le plus beau ! il me reste une prière à
l'ailresser. Et c'est pour la voir exaucer (|ue je suis venue de si
loin à ta recherche I » Et, comme l'Oiseau l'invitait à parler, elle
dit d'une voix tremblante : « r\Ies frères, ô Bulbul, mes frères ! »,
Lorsque Bulbul entendit ces paroles, il parut fort goné, car
il n'était pas en son pouvoir de lutter contre Ceux tle Tlnvisible et
leurs enchantements ; et que lui-même leur était soumis depuis
toujours. Mais il se dit bientôt que le sort ayant fait triomplier la
princesse, il pouvait désormais sans crainte la servir à l'exclu-
sion de ses anciens maîtres. Et, en réponse, il chanta :
(( Avec des (jouUcs, des gouUcs, des gouiles
De ÏEau de l'urne de cristal
Avec des gouiles, des gouiles, des gouiles
0 Farizade, ô Farizade !
Arrose, ô rose, ô rose.
Arrose les pierres de la monlagne.
Avec des gouiles, des gouiles, des gouiles
O Farizade, ô Farizade ! »
El l-'arizade }tiil d'une main lurne de cri=-tal, et de l'autre la
cage dor de Bulbul et la bi'anche chantante ; et elle redescendit
le sentier. Et chaque fois qu'elle rencontrait une pierre de basalte
noir, elle l'aspergeait avec quelques gouttes de l'Eau Couleur-
d'Or et la pierre })renait vie et se changeait en homme. Et Fari-
zade, n'en ayant omis aucune, retrouva de la sorte ses frères.
Et Farid et Farouz, ainsi délivrés, coururent embrasser leur
sœur. Et tous les seigneurs, qu'elle avait tirés de leur sommeil de
pierre, vinrent lui baiser la main. Et ils se déclarèrent ses escla-
ves. El tous ensemble redescendirent vers la plaine, et remontè-
rent sur leurs chevaux, après ([ue Farizade les eut également
délivi'és de l'enchantement. El ils prirent la direction de l'Arbre
du Vieillard.
Mais le \'ieillard n'était plus dans la prairie, et l'Arbre aussi
n'était plus dans la prairie. Et Bulbul, comme Farizade l'interro-
geait, lui icpondit d'une voix qui se fit grave soudain : « Pour-
quoi veux-tu revoir le Vieillard, ù Farizade . Il a donné à la fille
des hommes l'enseignement du flocon de laine qui triomphe des
voix méchantes, des voix haineuses, des voix importunes et de
toutes les voix qui troublent l'àme intérieure et l'empêchent de
parvenir aux sommets. Et de même que le maître s'efface devant
son enseignement, de même le Vieillard de l'Arbre a disparu
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE '|2i
quand il a transmis sa sagesse, ô Farizade ! Et désormais les
maux qui aifligenl la plupart des hommes n'auront guère de prise
sur ton àmc. Car tu sauras ne plus prêter ton Ame aux événe-
ments extérieurs, qui n'existent qu'à cause de ce prêt. Et tu as
appris à connaître la sérénité qui est la mère de tous les bon-
heurs ! »
Ainsi s'exprima l'Oiseau-Parleur, à l'endroit où s'élevait
naguère lArbrc du Vieillard. Et tous s'émerveillèrent de la
beauté de son langage et de la protondeur de ses pensées.
Et la troupe qui taisait cortège à Farizade continua son che-
min. .Mais bientôt, elle commença à diminuer, car les seigneurs
délivrés de l'enchantement par Farizade venaient, l'un après l'au-
tre, à mesure qu'ils se retrouvaient sur le chemin par où ils
étaient arrivés, lui réitérer l'expression de leur gratitude et, lui
baisant la main, ils prenaient congé d'elle et de ses frères. Et, le
soir du vingtième jour, la princesse Farizade et les priiices Farid
et Farouz arrivèrent, en sécurité, dans leur demeure.
Or, dès qu'elle eut mis pied à terre, Farizade se hâta de sus-
pendre la cage dans son jardin, sous un berceau. Et aussitôt
que Bulbul eut jeté la première note de sa voix, tous les oiseaux
accoururent le regarder, et, l'ayant vu, ils le saluèrent en chœur.
Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les
chardonnerets et les tourterelles, et toutes les races infinies des
oiseaux qui habitent dans les jardins, reconnurent à l'instant la
suprématie de sa beauté. Et à voix haute, et à voix basse, comme
des aimées, ils accompagnèrent de leur ramage ses couplets soli-
taires. Et chaque fois qu'il en achevait un par un trille savant, ils
manifestaient leur ravissement par des acclamations pleines
d harmonie, dans la langue des oiseaux.
Et Farizade s'approcha du grand bassin d'albâtre, où elle avait
coutume de mirer ses cheveux qui étaient d'or d'un côté et d'ar-
gent de l'autre, et y versa une goutte de l'eau contenue dans
l'urne de cristal. Et la goutte d'or se gonfla et s'éleva et foisonna
en étincelantes gerbes, et ne cessa de jaillir et de retomber,
mettant une fraîcheur de grotte marine dans l'air incandescent.
Et Farizade planta, de ses propres mains, la branche de l'Ar-
bre-Chanteur. Et la branche prit aussitôt racine et devint, en
quelques instants, un aussi bel arbre que celui dont elle était
issue. Et un chant s'en exhala si beau ! que ni la brise dans les
jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni
les guitares d'Egypte, n'auraient pu en rendre la céleste har-
monie. Et, pour écouter les mille invisibles bouches des feuilles
musiciennes, les ruisseaux s'arrêtèrent dans leur murmurante
liiy. LA REVUE BLANCHE
marche, les oiseaux eux-mêmes retim'cnt leurs voix, et la vaga-
boiKJc brise des allées ramassa ses soieries.
VA la vie recommença, dans la demeure, ses jours d'heureuse
monolonie. Et Farizade reprit ses promenades dans les jardins,
en s'arrètant de longues heures à s'entretenir avec l'Oiseau-Par-
îeur, à écouler l'Arbre-Chanteur et à recfarder l'Eau Couleur-
d'Or. El Farid et Earouz s'adonnèi'cnf à Icui's parties de chasse
et à leurs chevauo4iées.
Or un jour, dans un sentier de la foret, si étroit qu'ils ne purent
s'écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan
qui chassait.
A ce luonuMit de sa nanatioii^ Sclialirazade \it apparaître le matin
et, discrète, se lui.
MAIS LORSQUE FIT
LA SEPT CENT SOL\A\TE-DIX-NEl VIKML MIT
Elle dil :
...Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu'ils ne pu-
rent s'écarter à temps, les deux frères se renconti^èrent avec le sul-
tan qui chassait. Et ils descendirent de cheval, en toute liàte, et se
prosternèrent le front contre terre. Et le sultan, à la limite de la
surprise, en voyant dans cette forêt deux cavaliers de lui incon-
nus, habillés aussi richement que s'ils étaient de sa suite, eut la
curiosité de les voir au visage, et leur dit de se relever. Et les
deux frères se mirent debout, et se tinrent entre les mains du sul-
tan, avec un air plein de noblesse qui s'alliait merveilleusement
avec leur contenance respectueuse. El le sultan fut fi'ai)pé de leur
beauté, et les admira quchpiie temps, sans parler, en les considé-
rant depuis la lète juscpi'aux pieds. Puis il leur demanda qui ib
étaient et où ils demeuraient. Car son cœur s'était porté vers eux
et s'était ému. Et ils répondirent : « 0 roi du temps, nous sommes
les fils de Ion esclave défunt, l'ancien intendant des jardins. Et
nous demeurons, non loin d'ici, dans la maison que nous devons
à ta généi'osité ! » El le sultan se réjouit fort de connaître les
fils de son fidèle serviteur : mais il s'étonna qu'ils ne se fussent
pas présentés au palais jus([irà ce jour, pour être de sa suite. Et
il leur denïanda le motif de leur abstention. Et ils répon-
dirent : (( () roi rhi temps, pardonne-nous, si nous nous
sommes abstenus, jusqu'à ce jour, de nous présenter entre tes
<lirent : " O l'oi du temps, fiardonne-nous, si nous nous sommes
abstenus, jusqu'à ce jour, de nous présenter entre tes généreu-
ses mains : mais nous avons une sœur, notre cadette, qui est
pour nous la reconmiandalion dernière de notre j)ère, et sui'
laquelle nous veillons avec im tel amour fjue nous ne pouvons
FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE l ->. >
songer à la qiiiller ! » Et le sultan ïul louclu' à 1 cxlrènie de celle
union fralernelle, et se loua de plus en plus de sa rencontre, se
disant : « Jamais je n'eusse cru qu'il y eût dans mon royaume
deux jeunes gens si accomplis à la fois et si dénués d'ambition !»
Et le désir lui vint, irrésistible, de les visiter dans leur demeure,
pour se mieux rat'raîcbr les yeux de leur vue. Et il s'en ouvrit loid
de suite aux deux adolescents qui répondirent j)ar l'ouïe et l'obéis-
sance, et se hâtèrent de lui faire escorte. Et le prince Farid prit
bientôt les devants pour aller avertir sa sœur Farizade de lai'ri-
vée du sultan.
Et Farizade, qui n!était guère accoutumée à recevoir, ne sut
comment s'y prendre pour faire dignement les honneurs de leur
maison au sultan. Et, dans cette perplexité, elle no trouva rien
de mieux cjue d'aller consulter son ami Bulbul, lOiseau-Chan-
leiiv. Et elle lui dit : « 0 Bulbul, le sultan nous fait l'honneur de
venir voir notre maison, et nous devons le régalei'. Hàte-toi donc
de m'enseigner comment nous pourrons nous en acquitter, de
manière qu'il sorte de chez nous content ! » Et Bulbul répondit :
« 0 ma maîtresse, il est inutile de faire préparer, par la cuisi-
nière, des plateaux et des plateaux de mets. Car il n'y a qu'un
seul plat qui convienne aujourd'hui au sultan, et il faut le lui
servir. Et c'est un plat de concombres farcis de perles ! »
Et Farizade fut étonnée, et, croyant que la langue de l'Oiseau lui
avait fomxhé, se récria, disant : « Oiseau ! Oiseau ! tu n'y penses
pas ! Des concombres farcis de perles ! Mais c'est un
ragoût inouï. Si le roi nous fait l'honneur de prendre un repas
chez nous, c'est sans doute pour manger, et non pour avaler des
perles ! ïu veux certainement dire « un plat de concombres avec
une farce de riz y)^ ô Bvdbul ! » Mais l'Oiseau-Parleur s'écria,
impatienté : « Pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Une farce
de perles, de perles, de perles ! Mais pas de riz, pas de riz. pas
de riz ! »
Et Farizade. (|ui avait toute confiance dans le miraculeux
Oiseau, se hâta d aller donner l'ordre à la vieille cuisinière de
préparer le plat de concombres aux perles. Et, comme les perles
ne manfjuaient pas dans la demeure, il ne fut point difficile d'en
trouver en assez grande (piantité pour apprêter le plat.
Sur ces entrefaites, le sultan, accompagné du prince Farouz,
fit son entrée dans le jardin. Et Farid, qui l'attendait sur le seuil,
lui tint l'étrier et l'aida à mettre pied à terre. Et Farizade au sou-
rire de rose, voilée poui- la première fois (car Bulbul le lui avait
recommandé), vint lui baiser la main. Et le sultan fut touché à
l'extrême de sa bonne grâce et de la pureté de jasmin qui s'exha-
!f-?.\ LA REVUE BLANCHE
lait d elle loiite, et, pensant à sa vieillesse sans postérité, il pleura.
Puis il dit. en la bénissant : -' Celui qui laisse une postérité, ne
meurt pas ! Qu'Allah l'accorde, ô père de si, beaux enfants, une
place de choix à Sa droite parmi les Fortunés ! )> Puis il ajouta,
en abaissant de nouveau ses regards sur Farizade inclinée :
« Mais toi, 6 iille de mon serviteur, ô tige parfumée, conduis-
nous vers quelque délicieux bosquet où nous abriter contre la
chaleur ! » Et le sultan, précédé par la Ireniblanle Farizade, et
suivi des deux frères, s'avança vers la fraîcheur.
Et la première chose qui frappa les yeux du Sultan Khosrou
Schah fut la gerbe deau. couleur d'or. Et il s'arrêta un moment
à la regarder avec admiration, et il s'écria : « Eau merveilleuse,
qui fais tant de plaisir à voir ! » Et il s'avança pour la considérer
de plus près, et soudain il perçut le concert de rArbrc-Chanteur.
El il j>rèta une oreille ravie à cette musique qui tombait du ciel,
et longtemps il Técouta. Puis il s'écria : « 0 ! musique que je n'ai
jamais entendue ! » Et, comme pour la mieux écouter, il s'avan-
çait du c(Mé où il pensait la trouver, voici qu'elle cessa et qu'un
grand silence ht dormii- loul le jardin. Et du sein de ce grand
silence s'éleva la voix de lOiseau-Parleur. en un chant solitaire,
éclatant et éperdu. Et elle disait : « Bienvenu — le Sultan —
Khosrou Schah ! Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! » Et, avec la
dernière note émise par celle voix qui enchantait l'air, tout le
chœur des oiseaux réponilil. en son langage : c Bienvenu ! ])i(Mi-
venu ! bienvenu ! »
El le sultan Khosrou Schah fut émerveillé de huit cela, et son
âme. déjà si émue par loul ce qu'elle avait .senti en si peu de
tem|)S. fut dans un e?îlrème attendrissement. Et il s'écria : « C'est
ici la maison du bonheur ! Oh ! je donnerais ma puissance el*
mon ti'one pour habiter avec vous, o fils de mon intendant ! -
Puis, comme il s'apprêtait à interroger Farizade et ses frères sur
la [trovenance des merveilles dont il ne parvenait pas à se rendre
un compte exact, ils lui monlrèrenl rArbre-Chanleur et l'Oiseau-
Parleur. El Farizade lui rlil : « Pour ce qui est de la source de
ces merveilles, c'est une histoire (jue je raconterai à notre maître
le sultan, quand il se sera reposé ! »
El elle invita le sultan à s'asseoir sous le bri'ccaii niènie (pji
servait d'abri à Bulbul, el où le repas venait d'être apporté sur
un grand ydaleau. Et le sultan s'assit, sous le berceau, à la place
d'honneur. El on lui offrit les concombres aux perles, sur un plat
d'or.
El le sultan qu aimait, en effet. les concombres farcis, quand
il en vil sur le plat que Farizade elle-même offrait, fui sensible à
FAIUZADE AU SOURIRE DE ROSE -'«ai-
celle allenliou qu'il ne s'expliquait 'pas.- Mais il fut bientôt à la
limite de létonnemenl, de voir qu'au lieu d'être farcis, comme à
l'ordinaire, de riz et de pistaches, les concombres étaient accom-
modés aux perles. Et il dit à Farizade et à ses frères : « Par ma
vie ! quelle nouveauté dans l'accommodement des concombres 1
Et depuis quand les perles remplacent-elles le riz et les pista-
ches ? » Et Farizade était déjà sur le point de lâcher le plat et de
s'enfuir de confusion, quand l'Oiseau-Parleur, élevant la voix,
appela le sultan par son nom, disant : « 0 notre maître Khosrou
Schah ! » Et le sultan leva la télé vers l'Oiseau, qui continua
cFunc VOIX grave : « O noire maître Khosrou Schah ! Et depuis
quand les entants d'une sultane de Perse peuvent-ils être changés
en animaux, à leur naissance ? Si donc, ô roi du temps, lu as cru
jadis à une chose si incroyable, lu n'as pas le droit de l'étonner
devant une chose aussi simple que celle d'aujourd'hui ! » Puis il
ajouta : « Souviens-toi, ô notre maîlre, des paroles qu'il y a vingt
ans tu entendis un soir dans une humble demeure ! Si tu les a
oubliées, ô notre maître, permets à l'esclave de Farizade de te les
répéter ! »
Et l'Oiseau, d'une voix semblable au doux parler des vierges,
dit : « 0 mes sœurs ! quand je serai l'épouse du sultan, je lui don-
nerai une postérité bénie ! Car les fds qu'Allah fera naître de
noire union en tous points seront dignes de leur père ; et la fille,
qui rafraîchira nos yeux, sera un sourire du ciel même ! Ses che-
veux seront d'or d'un coté et d'argent de l'autre ; ses larmes, si
elle pleure, seront des perles, ses rires, des dinars d'or, et ses
sourires des boutons de rose ! »
Et le sultan, à ces paroles, se cacha la tête dans les mains, et
sanglota. Et sa douleur ancienne se fit plus vive qu'aux jours
amers du passé. Et toutes les pensées refoulées au fond de son
âme désespérée affluèrent soudain dans son cœur, et le déchi-
rèrent.
Mais bientôt la voix de Bulbul s'éleva à nouveau, chantante
d'allégresse. Et elle disait : (( Lève tes voiles, ô Farizade, devant
ton père ! »
Et Farizade, qui ne pouvait désobéir à la voix de son ami, leva
ses voiles. Et, avec eux, tomba le bandeau qui retenait sa cheve-
lure. Et le sultan vit cela et, les bras en avant,- se leva, en pous-
sant un grand cri. Et la voix de Bulbul lui cria : <( Ta fille, ô roi ! »
Car d'or sur un côté étaient les cheveux de la jeune fille, et d'ar-
gent sur l'autre côté ; et deux perles de joie étaient sur ses pau-
pières, et un bouton de rose sur sa bouche.
Et le roi, au même moment, regarda les deux frères, qui étaient
',26 LA REVUE BLANCHE
beaux. Et il se reconnut en* eux. El la voix de Bulbul lui < lia :
« Tes iils. 0 roi ! »
El pendant que le siillan Khosrou Scliah élail encore immo-
bilisé ]iar lémolion. liJiseau-Parleur lui raconta rapidement,
ainsi (ju'à ses enfants, leur histoire véritable, depuis le commen-
cement jusquà la fin, sans en oublier un détail. Mais il n'y a point
dutilité à la répéter.
Et il n'avait jjbs encore achevé son récit (jue le sultan et ses
entants, réunis dans les bras les uns des autres, mêlaient leurs
larmes et leurs baisers. Eouanges à Allah (pii réunit après avoir
séparé, le Très-Grand. l'Insondable 1
El loi'squ'ils furent un peu revenus de leur émoi ion. le suliaii
•dit : <( O mes entants, allons en toute hâte retromer \ oli"<^ mère ! ■
j\Iais, à mes auilileurs, l'cnoncons à décrire ce (jui se passa lors-
que la panvre mère, (jui vivait solitaire au fond de son l'éduit, eut
revu le sultan, son époux, et se fut reconnue la inère de Farizade
au sourire de rose et des deux splendides adolescents, ses frères.
Et rendons grâces à Allah dont la bonté est infinie et dont la jus-
lice n'est jamais en défaiil. ipii fil mourir de l'age, au jour du
triom})hc. les deux .sœurs jalouses, et qui octroya les longues
délices et la vie la ]»lus pleine de bonheui" au roi Khosrou Shah, à
la sultane, son épouse, au beau prince Farid, au beau prince Fa-
rouzelà la belle princesse Farizade. jusqu'à l'arrivée de la Sépaïa-
Irice des amis et de la Destructi'ice (\c^ sociétés. Et gloir<' m
Celui qui, dans .son élernilé, ne connaît pas le changement.
El telle est la merveilleuse histoire de Farizade au sourire de
rose. .Mais .\llah est plus savant !
DM. C. Maudri's
Le Gouvernement clérical
Une Page d'histoire
Pour avoir une idée nette et précise de l'organisation sociale et poli-
tique d'un !ïo;;\prnement clérical, il faudrait ressusciter le gou^erne-
ment du pape à Rome, dans les années qui ont immédiatement précédé
1870.
Je n'essaierai pas de faire ici la reconstruction complète et vivante
de l'organisation intérieure de l'Etat clérical, d'autant plus que cer-
tains historiens italiens de nos jours ont commencé à le fairr avec une
grande compétence : par exemple, M. Luigi Pianciani, qui vécut à
Rome avant 1870, M. Emilio del Cerro. qui étudia une grande quantité
de documents inédits dans les Archives secrètes des anciennes pro-
vinces du Pape. Je me limiterai seulement à dessiner les lignes prin-
cipales de l'architecture intérieure du gouvernement clérical, en me
servant de ces recherches dont je viens de parler et des souvenirs de
mon enfance et de ma jeunesse passées à Rome, dans une époque pos-
térieure à 1870, mais encore toute remplie du passé.
Il serait intéressant d'étudier le fonctionnement de ces rouages diplo-
matiques que sont les Missions, les Vicariats, les Primats ci les Xon-
ciaturcs. Mais ce que nous nous proposons de doaner ici, c'est un
simple aperçu de l'organisation intérieure du gouvernement clérical
et non pas une analyse de sa force d'expansion et de son org?ni«atîon h
l'étranger.
L'organisation du gouvernement intérieur à Rome jnésentait un en-
semble strictement adapté au but que le gouvernement se proposait :
la suprématie de la pensée cléricale sur la pensée laïque.
A la tête des affaires de tout genre (finances, commerce, instruction,
travaux publics), on plaçait généralement un cardinal qui s'appelait
« ministre » ou « préfet », selon les cas. Le seul ministre laïque, —
l'Eglise ne pouvant avouer qu'elle admette la guerre, — était le mi-
nistre des armes. Et encore avait-il presque toujours un titre qui lui
\enait de l'Eglise. Le ministre Farina (l'un des derniers), était camé-
rier secret du Pontife. Le matin il se présentait à la tête des troupes
dans son brillant uniforme brodé d'or, — le soir il mettait la soutane,
se coiffait d'un chapeau à l'espagnole, chaussait des souliers à boucles
et faisait en cet é(|uipage le service d'antichambre.
De la sorte, toutes les branches de l'administration centrale, même
la guerre, étaient sous la direction des hommes d'Eglise. Il en était de
même pour l'administration provinciale. L'Etat du Pape se partageait
^.j,.S ^A «KVUIC BLANCHE
en légations et en délégations (Bologne, Ferrare, Ravenne, Forli, Ur-
bin, etc., etc.,) ayant chacune à sa lète un cardinal ou un i)iclat qui
s'appelait, selon les cas, cardinal-légat ou commissaire apostolique.
A côte de cette administration centrale et provinciale de l'Etat, il
existait, comme encore aujourd'hui, l'administration strictement ecclé-
siastique de l'Eglise et, quoiqu'elle eût pour but le t'onctionnement
intérieur de l'Eglise même, elle agissait fortement sur la vie profane
de l'Etat temporel. Cette administration était assurée par seize con-
grégations de cardinaux. Le citoyen de ll'^lal clérical h^jiuail toujours
le chemin de son activité, même la plus laïque, bar-ré pat Faulorité
ccclésiasti(|ue. Autorité de cardinaux à la tète de l'administration cen-
trale; — autorité de cardinaux à la tête de l'administration provinciale;
— autorité de cardinaux à la tête de l'administration religieuse.
Mais le gouvernement clérical voulait dominer ses sujets par quel-
que chose de plus solide encore : l'Inquisition, — la sacra rcmana în-
rjuisizioiic.
La sacra romana inquisizione, appelée aussi St-Office, était une des
seize congrégations dont nous venons de parler, et elle avait pour pré-
fet le Pape lui-même. On croit, généralement, que l'Inquisition, avec
ses juges et ses prisons, n'existait plus dans les derniers temps du
gouvernement pontifical à Rome. C'est une erreur. Le goiivernement
clérical à Rome a eu, jusqu'au 20 septembre 1870, c'est-à-dire jusqu'au
jour où les troupes italiennes entrèrent ù Rome par la brèche (h- la
Porta Pia, les moines inquisiteurs et le tribunal qui prononçait leurs
arrêt?. Il y a encore de nos jours des gens qui ont subi ces sentences
et qui ont vécu dans les prisons romaines en vertu d'un arrêt de l'In-
quisition. L'Inquisition livrait à la gendarmerie le condamné, avec
ordre de le conduire dans une ])rison de ri-'Jal; la genduiinci ic remet-
lait le prisonnier au directeur de la prison avec un billet de l'Inquisi-
teur .ainsi libellé : « Vous garderez pendant toute sa vie (ou pendant
ans), dans votre prison, le nommé X , par ordre de la Su-
prême Universelle Inquisition. » Ce document l.iis.iil les niKlils (k^ la
condamnation
M. Luigi Pianciani — qui fût plus tard maire de la Rome italienne
après 1870 — nous raconte qu'un paysan fut condamné à sept ans d3
prison par la Suprême Inquisition pour avoir, en ptnt d'ivresse, inter-
rompu le «ermon. C'était le jour du Vendredi-Saint, et le pr£trc faisait
son sermon halùtuol sur l'arrestation de Jésus dans le jardin de Getsé-
mani :"« C'est bien f;iit. a\ait ciié le i>ay.sau. I'oui(|uoi subsliue-t-il à y
aller tous les ans puiscpie fous les aus il lui arrive la même chose? »
Le célèbre l»'' Munecjelli. f|ui. un soir, en compagnie d'amis, a\ait
enseveli dans le janlin de la maison le cadavre de son ehal. fut con-
flamné à la pri^on pour « al)us des cérémonies sacrées ».
Mais il est inutile de nndliplier ces ancedotf^'? : loii'^ cimix nui ont
vécu quelfjucs temps à Rome ont connu d'anciens prisonniers de l'In-
quisition, et l'historien Pianciani, fils d'un des fonctionnaires du gou-
\ernemenf clérical fU* Home, raconte cpie Léon XII (qui lui pape de
1823 à 1829) lui dit un jour :
LE GOUVERNEMENT CLÉHICAL ''•':;
— J'ai été forcé de livrer à l'Inquisition même des amis à moi. Mais
comment faire autrem^ent? On ne les voyait jamais à l'église, ils n'ob-
ser\aienl pas les vendredis et les samedis. »
Les motifs pour lesquels on était déclaré hérétique étaient ai: nombre
de neuf. On déclare hérétique et on soumet aux peines Jes plus graves,
ceux qui parlent, enseignent ou prêchent :
1) contre l'Evangile; '
2) contre les articles de la Foi;
3) contre les sacrements, leurs cérémonies, leurs usages et leurs
rites;
4) contre les décrets des Conciles;
5) contre l'autorité du Pontife;
6) contre les traditions apostoliques;
7) contre le purgatoire et les indulgences;
Et ceux qui :
8) abandonnent la religion catholique pour une autre religion;
9) aflirmcnt que chacun peut sauver son âme quelle que soit sa foi
religieuse.
Outre ces cas principaux, il existait une foule de faits qui exposaient
au « soupçon d'hérésie ». Etre « soupçonné d'hérésie » constituait un
crime punissable plus ou moins gravement, suivant la qualité du soup-
çon (de levi, de vehementi, de violenti). Ces faits se grouponl en seize
titres, dont je rappellerai seulement quelques-uns. On peut déclarer
<( soupçonné d'hérésie » :
Ceux qui brisent, salissent ou battent les images sacrées ou se mo-
quent d'elles;
Ceux qui gardent des livres prohibés par l'Inquisition ou qui les
prêtent;
Ceux qui ne se confessent au moins une fois par an;
Ceux qui vont voir les hérétiques ou qui leur font des cadeaux;
Ceux qui aident les prisonniers à fuir;
Ceux qui entravent, n'importe comment, l'œuvre de l'Inquisition;
Ceux qui connaissent des hérétiques et ne les dénoncent pas, (le fils
est dispensé de dénoncer son père, — mais s'il le dénonce, les biens
de son père, confisqués par l'Inquisition, lui seront dévolus);
Ceux qui blasphèment;
Ceux qui offensent un inquisiteur, ou même un des vicaires, consul-
teurs, notaires, gardiens, etc., au service de l'Inquisition;
Ceux qui excitent les catholiques à renier leur foi, (quant aux fils
des Israélites, le Saint-Office enseigne qu'ils peuvent être baptisés
contre la volonté des parents);
Ceux qui recourent aux services de médecins ou de nourrices israé-
lites...
Le Saint Office était aidé puissamment par une autre congrégation,
— celle de l'Index, qui avait pour tâche de prohiber la publicalion ci
la circulation des livres que l'Eglise estimait dangereux. Elle était
/,{,, LA REVUE BLANCHE.
ionnée dv- lieizc cardinaux, huit cvèqucs, \ingt-deux consulleurs, six
l.rélals, six ecclésiastiques, et d"uu moine de rinquisilion, secrétaire.
I.c maître des palais de Saint-Pierre, — qui faisait partie de Tlnqui-
>,ili,ju — était de droit l'assislaul perpétuel de celle conyrégaliou i
ainsi, l'Index était solidement lié au Saint Ot'lice.
11 n"esl pas d'ouvrage scientiliquc ou littéraire de quelque impor-
tance qui ne soit délenuu. Ln inquisiteur, en 180U, disait publi-
(|uement (lu'il aurait défendu mémo la lecture de la Comédie de Dante,
si mallieureuscment ce livre n'était déjà si répandu,
lout héritier ou exécuteur testamentaire était tenu de donner au
Saint Office la liste nés livres du défunt, afin que la congrégation pût
fiiùler les livres interdits.
La congrégation de l'Index visait particulièrement :
1) la publication des livres;
2) leur introduction dans l'Etat;
3) leur vente.
1) On ne pouvait ritii publier sans la préalable autorisation du maîlre
ik-s palais de Saint-Pierre, ou des évéques et des représentants du
Saint Office. — 'Donnons une idée de leurs scrupules. Ln avocat pré-
sente le manuscrit d'un ouvrage où il étudiait les grands criminels. Le
représentant du Saint Office tombe sur ce membre de phrase : ce quon
pourrait appeler rarislocralic du crime, e( rcfns<' le permis d'impri-
mer. L'a\ocatse rend chez. Monseigneur pour tJiehei' 'le ic faire r venir
sur sa décision.
— Ouoi? Aristocratie? exclame le censeur, aristocratie? C'est comme-
ccla (|ue \ous irjsullez une classe respectable de' cito,yeris? Vous ajipe-
lez les grands criminels rarislocralie du crime'! \'oilà où l'on arri\e
avec les idées démocratif|ues d'aujourd'hui. Si vous imprimez que les
criminels sont des aristocrates, vous imprimerez demain (|U(' les aris-
tocrates sont des criminels, et après-demain on coupera la tète aux
nobles, cf>mme en France, en 1793!
Le \ isa de l'autorité ecclésiasti(|ue obtenu, il faut obtenir celui de l'au-
loril»'? l>olili(pn; et c'est \c commissaire fie police (|ue cela regarde. S'il
.tecfirdf sa signature, le manuscrit fx'ul être Inré ,ix lyj»cgraphes.
Mais en qOrI état! L'auiorité ecejésiasiiqne a biffé des pages, des pé-
riodes, des mots; et l'autorilé politirpie a continué l'opération. L'«Mnfl(?-
de ces manuscrits est édifiante. Dans un livret d'opéra, on lisail ([n'im
courtisan faisait une déclaration d'amour à la femme de s(m maîlre,
el bii ut-maiidail « ses laveurs ». Le .'^aint Office biffa .ses [tireurs et y
substitua... la romlé du l'iioul. Le titre fie l'opéra Lucrezia liorffin de-
vient Anslorrfia da liomano. Un acteur nommé .Monte-Cristo lut f)bligfV
de changer de nom penfiant son séjour à f{fime. .Sur la scène, on ne
pouvait pas proférer les mots IHru ni f>inhle. Liberté élail toujours
remplacé par lo\jnuté: à pfdrie on subsliluail.... épouse: — fpiant au
mot llalir, il était rigoureusement proscrit el ne pou\nit être remplac*';
pai- aucun autre.
2) Uinlroduclion des livres de tout genre dans les Etats pontificaux
LK GOUVERNEMENT CLÉRICAL V*i
ctiiil ^urvoiliéc soigiieusenient. Les livres qui provenaicni de 1 élrangei'
ne pouvaient entrer que par certains. bureaux de la douane : dans ces
but eaux, un leprcseutanl du Saint OtHce, ou\ rail les malles, saisissait
le^ Ii\ res délciidus, et gartiail ceux qui devaient être examinés.
3) La vente publique des livres aiLx enchères était présidée par un
représentant du Saint Office, lequel était autorisé à saisir tout livre dé-
leiulu.
L'aventure arrivée à lord llolland est restée célèbre. 11 avait acheté
aux enchères les œuvies de Gibbon, et il tendait la main pour prendre
ses volumes lorsque le prètro (nivové par la coni;réïation s'avança et
lempècha d'approcher.
— Je suis Anglais et prolestaiil, dit lord Holland.
— ■ Cela ne fait rien, Monsieur, vous êtes à Rome et vous devez res-
pecter les lois du i^a} s. Gibbon est défendu et v ous ne pouvez produire
d'autorisation spéciale.
Dans ces conditions, il est facile d'imaginer ce qu'était l'instruction
publique. Elle reposait sur ce principe : l'enseignement est un privi-
lège que Jésus-Christ a donné ù son Eglise. Seul, le prêtre a le droit
d'enseigner, et il faut s'en tenir à son enseignement, sous peine de la
damnation éternelle.
La direction de l'instruclion publique était cordiée à une congréga-
tion de cardinaux qui s'appelait congrégation des Etudes. Dans les pro-
vinces, cette congrégation déléguait ses pouvoirs à lévèque. Le per-
sonnel enseignant était exclusivement composé de prêtres et de soeurs.
Tandis que les autres adminisfrnlions comptaient dans leur personnel
un certain nombre de laïques tous placés, d ailleurs, sous ki direction
a un carffinal-ministre, — l'instruction publique n'en comptait pas un
seul.
a) L'instruction primaire qui comportait cinq années d'études, n'était
pa^ obligatoire. EHe comprenait cinf[ classes, où l'on apprenait seule-
ment la lecture, l'écrilure, et_les quatre opjérations. L'enseignement
était donné par la corporation religieuse des ignorantins pour les aar-
çous. et par la corporation religieuse des maestre pie peut les filles.
90 "'„ fie la population ne savait ni lire ni écrire.
b) Vinstructinn secondaire durait dix ans, et elle était confiée exclu-
si\ement aux ecclésiastiques. Les matières qu'on étudiait pendant ces
à\\ ans étaient au nombre de deux : le latin et la philosophie. La philo-
sophie enseignée n'était que de la métaphysique : immortalité de l'âme,
existence -de Dieu,
c) Après quinze ans d'études, on arrivait ainsi à l'Université. 11 y
avait deux universités importantes et cinq de second ordre. Les pre-
mières, Rome et Bologne, avaient pour directeurs deux cardinaux:
les autres, à Ferrare, à Pérouse. à Camerino, à Fermo, à .Macerata,
étaient présidées par des évêques. Le personnel enseignant était com-
posé exclusivement d'ecclésiastiques et les leçons étaient professées
en latin. La langue italienne, la littérature nationale, l'histoire, les lan-
gues étrangères, les sciences politiques, économiques et sociales
étaient barmies de l'enseianement.
432 LA KEVCE DLANCIIE
Pour iciKlrc plus efficace encore sa doininalion Icmporclic cl spiri-
tuelle, Rome conférait un pouvoir illimité aux évoques des pro\inces.
Chacun d'eux possédait en usufruit une portion de territoire qui lui
rapportait une l'ente annuelle ^■ariant de 40 à 50.000 francs : il y a\ait
des évècliés qui rendaient même jusqu'à 135.000 francs, par exemple
celui de Ferrare. Féodalemcnt, les hauts dignitaires de l'Eglise con-
centraient dans leurs mains la richesse du pays.
Chaque évoque de p;"ovince avait un tribunal spécial et des prisons
spéciales. Ce tribunal jugeait, sous la direction de l'évèque, non seu-
lement les affaires strictement ecclésiastiques, mais aussi loulc alpnrc
qui avait des rappoiis soil avec l'Eglise, soil avec les /lommes (VEgli-^a.
Une affaire strictement civile ou criminelle, par exemple, où était mêlé
un ecclésiastique, était soustraite au tribunal laïque et dé\"olue au tri-
bunal épiscopal. Miei^x encore, celui qui appelait un individu devant la
justice a\ait généralement le choix entre le ti'ibunal civil et celui «le
l'évèque; et, s'il surgissait une question de conq)ôlcnce, qui la tran-
chait? l'évèque lui-même. De celte façon, prescjuc toutes les affaires de
la pro\ ince — civiles, ci'iminellcs ou strictement ecclésiastiques — res-
sortissaieiil au tribunal de l'évèque. Et cela d'autant plus que les indi-
vidus cités de\ant ce tribunal n'osaient pas soulever la question de
compétence et demander le tribunal laïque. Le môme prêtre qui ins-
truisait le procès présidait aussi les débats.
Les prisons de l'éxèquc étaient distinctes de celles de l'Etat. Y
citaient enfermés les indi\idus condamnés par le tribunal épiscopal.
Pour se soustraire à l'obligation onéreuse d'entretenir les prisonniers,
l'évèque permettait à leurs jtai-ents de les nourrir. Les prisonniers i>au-
vrcs pou\aient demander l'aumône en passant la main à travers les
barreaux.
L'évèque créait lui-même la loi et la peine. Etaient surtout visés les
individus (jui n'observaient pas rigoureusement les prescriptions reli-
gieuses et ceux qui entretenaient des rapports plus ou moins publics
avec des femmes. Quelques années a\ant 1S70, cinq jeunes gens — qui
sont encore vi\anls et (|ui m'ont raconté les détails de leur aventure —
furent sui-pris à la campagne, un \endrcdi, mangeant un dindon. Ils
restèrent quatre semaines en prison préventi\e, i)uis furent condamnés
à plusieurs centaines de francs d'amende. Deux, ([ni étaient mariés,
furent condamnés à payer une somme douljlc... pour le mauvais excm-
I)lc donné à leur fennne.
Le produit des amendes était toujours encaissé par l'éxèquc.
Les amendes les plus célèbres, sont celles instituées i)ar l'éxêque de
Sinigaglia. Mirr Cagiano, en 18'iO. Il y n\ait l'amende pour le jeune
homme qui saluait ime jeune femme dans la rue, — >^i la femme était
seule; il y a\ail l'aïufiido pour le jeune homme rpii faisait un cadeau à
toute femme nou mariée f|ui ne fût pas sa parente : ]r< amendes élnieni
proportionnées à rimi»oitance du cadeau.
La justice laïque, maintenant :
Le gouverneur local jugeait sans aj>pel les causes de petite impor-
tance.
LE GOUVERNEMENT CLÉRICAL \i'i
Le tiibiuial propremenl dil clait compose d'un président et de deux
juges. Les juges étaient nommés à la faveur et choisis généralement
parmi les amis el les parents des prélats. Il arri\ait qu'on obtînt cette
place en promettant à l'employé du ministère qui pouvait préparer et
favoriser la nomination la moitié des appointements pendant dix ou
quinze ans. Les débats avaient lieu à huis clos, et même les membres
du barreau en étaient exclus. Le juge d'instruction avait le pouvoir
de faire emprisonner, sans aucune sentence du tribunal, les témoins
qu'il croyait menteurs. Cet emprisonnement était appelé emprisonne-
ment d'expérience.
Tels étaient les tribunaux de province.
A Rome, le tribunal criminel était composé par moitié de laïques et
de prêtres. Comme si ce n'eût pas été suffisant pour placer le tribunal
sfius l'artion dir.cle du pouvoir clérical, le gouvernement nomma pré-
sident du tribunal criminel... lepréfet de police et gou\erneur de Rome.
Le tribunal civil était composé, comme le tribunal criminel, par moi-
tié de laïques et de prêtres. Son président, un monsignor, était, de
plus, président du tribunal d'appel : il jugeait ainsi, en appel, les
causes mêmes qu'il avait jugées en pi^emière instance.
Il y avait trois tribunaux civils d'appel dans les iLtats pontificaux :
un à Rologne, un à Macerata, l'autre à Rome. Les deux tribunaux de
Bologne et de Macerata étaient composés de laïques; celui de Rome de
prêtres. Ces tribunaux jugeaient dans le secret le plus absolu et à huis
•clos.
Celui de Rome avait une importance particulière. Il s'appelait la Sa-
cra Bota, et il était composé de douze prélats, en souvenir des douze
apôtres.
Chacun d'eux avait, comme secrétaires, deux avocats, appelés assis-
tants de bureau, qui étudiaient les procès, piéparaient les objections et
les observations, et formulaient enfin le vote du juge. Si chaque prélat
avait eu deux assistants spéciaux, à lui propres, il se serait agi d'une
■simple substitution de personnes : le jugement, au lieu d'être rendu
par les juges l'eût été par leurs assistants. Mais chacun de ceux-ci était
à la fois l'assistant de plusieurs prélats, de sorte que le même individu
votait pour plusieurs juges.
Le tribunal criminel d'appel, la Consulta, était composé de
douze prélats. Chaque juge devait avoir un assistant connaissant la loi.
Comme il n'était pas nécessaire que ces assistants fussent avocats, on
les choisissait souvent parmi les commissaires de police. La police ainsi
pénétrait toute l'organisation de la justice criminelle : le tribunal cri-
minel était présidé par le préfet de Police; le tribunal d'appel était
formé de prélats ayant pour assistants des commissaires de police.
Les avocats du tribunal criminel d'appel étaient choisis par le gou-
\ernement, et l'accusé n'a\ait le choix qu'entre les sept ou huit avo-
cats autorisés.
Si la justice était un fantôme dans tous les tribunaux de l'Etat cléri
cal, elle était moins encore dans la section politique de la Consulta.
2«
.\'i\ LA REVUE BLANCHÎÎ
l>iir ciuc Joï- sccrt'laires des juges étaienl des commissaires de police.
<[w lows ces juircs étaient des prêtres, que les procès avaient lieu à
huis clos. t|,uc les avocats étaient miposés par le gouvernement, ce
n'est pa*; donner une laée suiïisante des abus de ce terrible tribunal,
il fxniiitii lie inis observer la loi écrite. In exemple? Cinc} jeunes i?ens
axaient été eondanmés à mort pour offenses politiques au Pontife.
I.'un était mineur, et la loi commuait, dans ce cas, la mort en prison à
per|)éluité. La Consulla le fit exécuter quand même, déclarant « que
i'énormilé du crime devait faire considérer ce jeune homme comme
majeui', qufl que fût son âge. » Il faut lire les Annales, de M lloncalli,
un abbé peu suspect de libéralisme, pour voir avec quelle facilité la
mort et les travaux forcés étaient distribués aux criminels politiques.
Quatre jeunes hommes, coupables d'avoir allumé des feux de ben-
gale sur le Capitole à l'anniversaire de la Uépublique romaine de 1849,
furent condamnés à Mngt ans de travaux forcés. — Un paysan qui avait
jeté une hostie consacrée fut tenu pour coupable de crime « politique »
et condamné à mort. Dans la période 1819-1870, tout homnit. qui avait
le courage <le manifester ses sentiments libéraux, ou simplement cons-
titutionnels, était condamné à \ingt ans de prison. Le tribunal criminel
fir \a CousuUa eut surtout la main lourth- à l'époque de la célèbre
« protestation du tabac. » C'était en 1850. Les sujets de l'Etat pontifi-
cal se proposèrent de ne plus funi(;r pour marquer leur hostilité au
g"ou\ern<'nient. Dans une seul aniiéf, le délicit dans la vente (;« tabac,
pour la "^eule ville de Bologne, atteignit trente mille francs. Celte ma-
nifestation fnt payée bien cher. Les agents de police provoquaient les
citoyens ii fumer, tt les arrêtaient en cas de refus. M. Roncalli cite,
dans st'K Annules, le « procès du petit vendeur d'allumettes ». Un agent
de policf. ;i lîonie (1852), sur la place (^oionna, s'approche, le cigare
à la bouche, d'un petit vendeur d'allumettes et lui en demande une
l>our rallumer son cigare. Le jeuin' honnne refuse. L'agent rari"ète,et le
fait condanmer pour « crime polit i(|ue » à \ingt ans <K^ prison. On
pourrait undtiplier les exemples. ,Ie iap|)ejlcrai scMilemmt que les té-
moins à décliarge n'échappaient pas à la pri>^ou.
I^a peino «le mort était prononc(''e a\<T treciuencc jtar \u l'on
snlfa. Comme les lois canoniques défendcnl de \erser le sang, le pon-
tife ne contresignait jias les sentences de mort. 11 reeexiiit la sentence
que la Consulta lui en\oyait, — et la rendait au ]»résideni a])rès l'avoir
lue. Cela signitiait que le pape consentait: et h- tribtmal annonçait la
raort au condamné avec cette fornude : « Sa ."^ninleté le Souvci'ain Pon-
tile a daigné permettre que vous soyez condamné à mort... etc., etc. ».
Jusque vers 1830, le condamné était exécuté au moyen de la massue.
Il |x>sait sa tête sur un billot. i;f le bourreau la hii écrasait d'un coup.
Plus tard, sous le pontifical de Pie IX, on adopta la guillotine : la
lèle du décapité, dans certains cas, devait être exposée plusieurs
heures sur une pique. Après 1850, les exécutions étant trop fréquentes,
le fusil vint m aide ;i la truillotine. On se scrx.iit. à cet el'fel, soit de la
nnlice pontificale, soit de la milice autrichienne qui résidait à Bolo-
irne <'t ;i Ancone. f^ans une !^eule matinée, en 1850, le peleton d'cxécu-
LE GOUVERNEMENT CLERICAL ^i')
lion, a AiRoiio, lïl^silla ncul' couclaiiuiés politicjui-s cl les ache\a à la
t)aï<*iiii''lU-. Nous lie possédons i>as la slalislique des condaninalions
à inorl jnononcées dans les Elals Pontdiiaux après 18'jO. à sa\oir
après c|ue le pape Pie IX lui renlré dans i\unie a\cc l'aide de Louis-Na-
poléon et eùl inauguré sa politique de réaction contre les Romains, qui
avaient proclamé la llépuldique. .\ous savons seulement qu'en sept
ans, Ancone assista à OU exécutions et Bologne à 180. Si l'on pouvait
ajouter à cette statistique les exécutions à Rome, à Pérouse, à Siniga-
glia, à F'orli, etc.. on verrait que le gouvernement clérual avait trouvé
le moyen de donner à ses administrés, qui n'étaient pas plus de deux
millions et demi (à peu près la population de Paris), le spectacle quo-
tidien de la mort. Les justiciés politiques étaient ensevelis dans la
chaux, hors du cimetière, en terrain non consacré.
On comprend que ce système de gouvernement n'était pas pour
capter les sympathies des gouvernés. Pendant que la révolution et
l'émeute grondaient dans l'ombre en menaçant d'éclater (ce qui arri\a
en 18-'i9 et en 1807). la poésie populaire blessait à coups d'épijigle la
tyrannie vaticane. On collait des épigrammes, en cachelte, sur les murs
des maisons ou sur le socle de la statue de Pasquin. On pourrait for-
mer aujourd'hui des volumes avec celles qui ont laissé leur trace.
Je dc»is à la courtoisie d'un infatigable chercheur de documents his-
toriques les cinq pasquinades inédites que je trancris ici. C'est M. Emi-
lio del ( 'erro (lui les a trouvées dans les Archives d'Etat à Rome.
Au chirurgien Todini, qui avait soigné Léon XII (1823), pendant la
maladie qui l'a tué :
Tu i'cfi toaiours trompé en exerçant ton métier.
Main cette {ois, pour le bonheur des hommes tu ne t'es pas trompé.
El tu nous as sauvé des grifles du Léon!
Aux cardinaux réunis en Conclave, après la mort de Léon XII :
Vous savons que vous êtes des bêtes
FA que. pour cela, vous chois:irez une bête.
Faites donc, nmis, au nom du bon Dieu,
Xe choisissez pas un Léon!
A la mort de Grégoire XVI, on colla sur la statue de Pasquin un tes-
tament satirique finissant pai' ces quatre v ers :
Je recommande à mon successeur
De ne pas tondre les moutons.
Qu'il se limite à les faire paître
Parce que /e les ai déjà tondus iusqu'à la chair!
Parmi les satires trouvées sur ki statue de Pasqmn, en voici une,
écrite en patois et qui date de 1801 (pontificat ue Pie IX) :
— Sui- le portail du palais du Vcdican est écrit en grandes lettres :
— Jci le blanc est noir: le talent et le génie sont zéro. L'Evangile
n'est rit-n. L'argent est tout.
't'^C* LA REVUE BLANCHE
— Pauvre Rome! Tu [us la reine du monde. Combien dégénérée!
— Ton nom était [adis illustre; auiourdliui tu es le cloaque de l'Eu-
rope.
— Tous les voleurs tous les [ripons Vont souillée en Vlionneur de
r Eglise;
— Et si le concierge du Paradis descendait sur la terre,
— Je suis sûr que son dialogue avec le pape, son descendant, serait
bien curieux.
— Je suis venu à liome, dirait-il, sans un sol. J'étais en haillons
et [e n'avais même pas de bas ;
— Toute ma richesse était une petite barque, mon [ilet et Dieu;
— Ouavez-vous (ait de ma barque, de mon [ilet et de Dieu ?
— Je ni en allais tout seul, à travers le vaste monde, sans même un
chien qui m'accompagnât.
— Tout au plus je m'arrêtais chez un marchand de vins pour avaler
ime chopine et une omelette.
— : Mais vous passez votre vie parmi les crèmes, les liqueurs, les gâ-
teaux, les friandises, et votre ventre se gonfle comme un tambour.
— Je me promenais toujours pedibus et [e ne faisais [amais la noce.
— Lorsque /e bénissais le monde, /e le faisais sans façon ;
— Mais vous autres, vous faites vos promenades en voiture, avec
domestiques poudrés et astiqués!
— Mais vous, sapristi, vous vous faites traîner sur une grande
chaise.
— Sous un baldaquin, au milieu des éventails et vous avez Vair d'être
déguisé comme un arlequin.
— Lorsque fe voyais des pauvres, fe les considérais comme des
frères ;
— Vous vouez un misérable, et vous lui criez : Crève!
— Je laissais parler l'Evangile, et vous l'expliquez à conirepoil;
— Je défendais les faibles, vous êtes toufours du côté des plus forts.
— J'ai gardé toufours propre le drapeau de Jésus;
— Vous en avez fait un chiffon ;
— Je tâchais de mettre la paix entre les hommes ;
— Vous vous complaisez de la guerre — et ce serait votre fubilation
si le monde s'agitait de la tête aux pieds :
— J'étais pauvre, et vous gagnez de l'argent en mon nom;
— Je voulais la paix, vous mettez les armes dans les mains de l'étran-
ger pour étrangler l'Italie.
— Assez! ou je vous flanquerai mon pied au derrière!
La poésie de Pasquin n'était pas toujours joviale. El voici un sonnet
dédié au cardinal Lambruschini. Le cardinal Lambruschini, qui avait
été secrétaire d'Etat sous Grégoire XVI, avait, à la mort de celui-ci,
intricrué pour se faire élire pape; mais le conclave avait élu Pie IX
(1846).
— Toi aussi, homme dépravé que le couvent a vomi, — toi au9»i
LE GOUVERNEMENT CLÉRICAL 4^7
tu as désiré la tiare, mais elle Ca échappé. ~~ Le règne du Christ est
encore trempé de sang et de larmes par ta faute, — et tu as détruit
jusqu'à la semence la race des honnêtes hommes.
— Les savants ont été par centaines incarcérés, — afin que toute
trace de la science lût eHacée. — L'orgueil, l'envie, la haine, — sont
les parures de ton âme.
— Tu as puni la pensée avec la guillotine, — et pour faire honte
à l'humanité — tu as élevé les sbires à côté de l'Inquisition.
— Et maintenant, ayant perdu l'espoir de monter au trône — refoins
le Pontife qui est mort, — et descends en l'enfer, où il n'y a pas de par-
don ! *
-Mais tout ne devait pas se terminer par des chansons. Conformément
au vœu de la péninsule entière, les troupes italiennes entrèrent dans
Rome le 20 septembre 1870, ruinant à jamais le pouvoir temporel des
pontifes.
Alfredo Niceforo,
de l'Université de Eausanne.
Cafrine
A Thadée Xataksoîi
MŒURS DE MOZAMBIQUES
(
I
«Sajoiia! acouloula (1), Sajoua!» La maman i\re avail crié cela
de la maison, sur la butte.
— Laloua (2) Sajoua! Sajoua! avait répondu den bas là-bas le
bramement sangloti'-. Ah ! c'était lappel de secours (piand le père
saoul ne pouvait de la plaine basse de caféiers remonter le senlfei'
tourner le roc jusqu'à la case. La voix de l'engagé (3) pleurait,
débraillée, sur une mai'che impotente, sur un corps écrasé
et lâche. L'épouse étrillait de la main sa clicvelure et frois-
sait la percale de sa blouse à la poitrine. Impuissante à courir, à
marcher, elle pleurait vers l'homme liluljanl sans tin au milieu
des caféiers... : « Sajoua ! acouloula. Sajoua ! -> Mais
Sajoua se lamentait sur lui-même d'une voix étouffée dans les
brandies et les feuilles, disant un adieu lugubi-e à la hauteur de
la butte, à l'abri de la case... devant la nuit.
Cafi'ine, la lille, sortit, laissant le van de riz sur le cadre de la
chambre. I^lle descendit avec rapidité la pente de ro<', habile à
loui'ner en |>ré<-ipice les contours repliés du sentier, la jupe
l'amassée aux reins Iclle qu'un chignon de loilc. Les joues en
mangues débordaieni la lign<' i\('> che\<Mi\ conlic les oreilles. La
vitesse de l'élan gordlail d au- la lobe légère, la dégonflai!, et sa
course battait comme un vol ouaté d'ailes rondes,
Quanfl il vil Cafrine, Sajoua lâcha le tronc de camj)hrier qu'il
enlacail de mains glissantes. Les lèvres bavaieni cl la peau de la
ligure se soulevai! d un \eiiiii \erdâlie. Les yeux tour à tour
coulaient minces au fond île- oi-biles ou éclalaienl en un \()-
missemenl de sclérotiques bilieuses. Cafrine le traîna, équili-
bra sa marche jusqu'à la case. Mais sur la terrasse du seuil il
roula >nr lui-même comme un c\lin(h"e. en ouvrant la bouche
|M»ur axaler la terre et les herbes.
■ Ij Cri flajipel oiioujatopiijuo : « écoute, oli 1 là! ».
("2) Cri de réponse onomatopique : a oh ! voilà! »
(•'{) Engagé : iM>i'- ^l•<>^■ n l. .il.
CAFRINE 439
A croppeloii.-?, sous la loiuiellc de liane choLiciiOule, Alu-
rie Sajoua pleurait dans la vasle Ijlouse jjleue, osant à peine
lever les yeux. Les ivresses dénionia(iues du zamal blond eju'ils
avaient fumé dans la pipe de bambou bourdonnaient encore à
leurs oreilles comme la musique d'un instrument inozambique.
Puis les grognements de Marie Sajoua s'affaissèrent dans sa
blouse,et la face bosselée de Sajoua reposa jjlème contre la paroi
de la case... 11 passa entre eux deux le petit cochon noir négligent
et brouillon, la poule noire minutieusement attentive, le chat noir
mol et absent (]ui a toujours lair d'avoir fumé. Cafrine, dans
l'ombre poussiéreuse de la chambre, assise sur un petit banc se
reposait du travail, les jambes tendues, lœil d'ivoire buté à l'on-
gle violàtre des orteils accostés.
La jeune cafrine somnolait toutes les fois que son corps n'était
pas dressé. Quand, penchée sur le pilon, elle écrase le piment,
courbée sur l'eau elle rince les vêtements ou quand, allongée en
tas de linge, elle livre à la simiesque manie de la maman sa cheve-
lure, le sommeil pétrit doucement sa chair, au milieu de la poi-
iiine, masse ses reins polis.,. La lenteur du travail continu en-
gourdit sa pleine chair de cafrine pour qui la vie du jour est un ru-
minement servile. L'ombre de la case où elle se clôt entretient de
jour une épaisseur de nuit : les grandes feuilles de tabac blond
pendent au plafond pour saturer la chambre obscure comme un
coffre d'une odeur de songe piquant au nez : les arbustes secs
du zamal parfument les coins d'ammoniaque ; et les pipes de
bambou roussi accrochées près des instruments de musique fu-
ment sans feu une odeur de tabac bouilli qui prend à la
^orge et boucane la cervelle. Sans qu'elle ait besoin de se coucher
sur les cadres de corde ou sur la natte. Cafrine trouve le som-
meil sous les poutres du toit ; et la figure de la cor\ée imposée
par la paresse des parents ou de la solitude près de leur quoti-
dienne ivrognerie, fond dans la mollesse de ce sommeil déguisé
sous quelques mouvements éveillés. Les mains aux deux extrémi-
tés du petit banc elle fixe dans l'ombre qui les chausse peu à peu
les ongles de ses pieds tendus : la face ronde fume l'ombre en
fumée bleue.
Les paons et les moulons d'une habitation voisine, par-dessus
la vallée crièrent la rentrée au parc et à la volière, la
peur grelottante et longue de la nuit. Le soleil de safran mûris-
sait par endroits la cime des caféiers. Alors la voix de Ma-
rie secoua comme du pied l'inertie de Sajoua. L'une tramant
Taure, ils rentrèrent d'instinct dans la cage de la chambre: ils ne
parlaient plus, ils se poussaient seulement de gestes, et rien
4',o LA REVUE BLANCHE
n'était plus autour deux quune nuit tournante où la campagne
et la montagne et la forme des lits et le profil de Cafrine se con-
fondaient. La tacilurnité pesante de leurs, formes indifférentes à
tout émouvait d'un mystère de solitude el de néant la conscience
])hysique de Cafrine. Ils ne grognaient même plus son nom pour
la commande avare d'un travail : elle n'existait plus. Cafrine
s'aperçut seule : et l'instinct de jouissance rejetéc au soir par
1 asservissement du jour entier touchait de volupté ses épaules et
ses jambes potelées : la nuit entrait sous sa robe..., la famille
était un tas de percale qui ronflait ; l'envie de marcher à sa guise
la précipitait dehors...
La fraîcheur de la nuit duveta ses joues grasses et le début de sa
gorge, elle mouilla d'une transparence de feuille la percale de sa
jupe, et la liberté de ses yeux dans leurs enveloppes de chair
s accéléra fauvement dégagée du poids de sommeil qui le jour les
boursoufle. La fausse dorure du soleil ne masquant plus son épi-
derme, la nuit pénétrait sa chair pour arrondir ses formes, comme
descendue en elle de sa chevelure en boule telle qu'une calebasse
pleine de nuit portée par sa tête. Elle savait étrangement regarder
dans les ténèbres; la volubilité de son regard projeté de d.'oite à
gauche, vertigineux à les fouiller, à les dévisager, la douait
d'une jouissance de vitesse et de danse. Elle sentait que c'était
dans la nuit qu'elle s'appelait vraiment Cafrine. La terre était
obscure et vaste ainsi qu'un sous-bois.
L'odeur des bananes mûres était violette comme d'une pom-
made sucrée et la fragrance des gousses de vanille était noire lui-
sante d'huile. Les touffes de tomates qu'elle écrasait par petites
rondeurs emplissaient ses narines d'un parfum gras de piment.
Les letchis espaçaient des enclos d'ombi'e moisie large comme
des parcs : l'épaisseur des troncs et la noirceur des feuilles se di-
lataient sensiblement dans le ciel du soir. Le ciel qui eût été clarté
n'attirait pas ses yeux à des étoiles ; la plaine de caféiers éten-
dait le niveau égal de végétation sous laquelle Cafrine avançait
comme sous un nuage incroyablement bas. Elle se frotta aux
écorces, puis marcha.
Le pays était jjlat el aplani par la nuit : Cafrine ne voyait ni
les mamelles aiguës des montagnes indiemies ni les beaux seins
malgaches des pilons solitaires. Le pays était plat comme son
ventre : mais la colline de sa poitrine et l'arcature des cuisses lui
étaient sensibles, dans la finesse de l'atmosphère arrosée, comme
des profils d'horizon... Il n'y avait pas de lumière dans la cham-
bre immense du monde : et l'intérieur et l'extérieur du corps de
Cafrine se sentaient voluptueusement noirs comme se sent noir
CAFRINE 44l
la nuit l'intérieur des fruits, l'intérieur des troncs et l'intérieur
des collines.
Cai'rine migra sa joie d'insomnie des champs de patates où la
terre se sature de pigment bleu aux champs d'ambrevades où le
sol s'emplit d'un pollen de velours glau(jue, des champs de ca-
féiers où la terre s'ensemence de la pourpre violette des grains
mûrs aux jardins de bananiers des Barbades où le dessous des
feuilles distille sur le sol une pluie d'ombre mordorée... Elle était
jardinière dans le soir, ne portant que le panier de sa poitrine
fructueuse.
Au miroir de la nuit Cafrine se mirait ; et elle était friande
et coquette d'être si belle qu'elle ne s'y distinguait plus. Ah ! dea-
telles d'ombre et de fougères froissées contre sa blouse aux ge-
noux, pendeloques d'odeurs et de bruits d'insectes à son nez et à
ses oreilles, pommade de beau noir animal à ses joues et à son
menton, et la belle rinçure fraîche de l'air liquide sur l'ivoire de
ses dents et de ses yeux !
Ce fut ce minuit-là qu'elle rencontra quelqu'un dans la soli-
tude. Elle était plus noire que Cafrine. Elle s'appelait Rose.
Elle marchait dans le sentier non loin de la case, encore crain-
tive, elle allait avec le fer-blanc puiser de l'eau pour faire quelque
chose dans la nuit...
II
Elles se retrouvaient chaque soir.
Les nuages passaient sur la lune : toute la terre redevenait
noire, arrosée d'encre. La lune perçait les nuages et éclatait :
toute la terre s'illuminait de blancheur... la terreur d'un jour plus
froid que la journée mais également clair et net arrêtait Cafrine et
Rose dans leur errance, les immobihsait sous un pandanus. Elles
se cachaient sous les arbres quand la lune sortait du bosquet
des nuages. Mais la lune rentrait sous le boucan de nuages amon-
celés : et dans la profonde nuit improvisée elles reprenaient leur
marche réglée par l'astre comme le rythme des marées et des
sexes. Leurs promenades d'ombres nègres jouait avec la course
blanche de la lune. L'espièglerie des enfances joufflues élisait en la
balle lunaire une compagne de gambade. Et. bombant comme
une joue qui s'arrondit de la jeunesse à l'adolescence, la figure
de la lune !
Rose, plus jeune et fluette, se plaignait à Cafrine de la misère
familiale : papa et maman, toujours absents, buvaient le rhum au
goulot. Elle, veille tout le temps la case et ne mange pas assez car
'»42 l.A 11I-.VLI-. lil^ANCHE
les parenis goui-iiiands avalent loiil de grosses mains larges (juj
neltoieni vile la marniile. La j-alion de l'cngaué lai! la moilic de
la semaine, et le reste du temps papa el maman vont manger ; liez
les autres. Rose demeure à la maison devant les cochons el se
nourrit avec eux de troncs de bananiers bouillis... Il n'y a pas
longtemps (pi'elle sort la nuit ; les premières lois c'était parce cpie
son ventre avait un cauchemar d'être à jeun et qu'elle avait, par
affamement, l'mslinct de se réfugier dans la campagne, llo^e est
maigre, la figure longue comme une feuille de néflier : les oreil-
les pendent, et le cou est grêle, son corps va dioil du cou au |>iod
et les habituelles saillies du cor])s ne retiennent pas cette clmtc
rapide. Elle a l'air tombé dune feuille longue et plate. Cafrine a
l'air accroché et cabossé d un fruit rempli.
Cairine savait bien jusque là qu'elle avait trop de travail à four-
nir le jour ; elle reconnut alors qu'en outre elle ne mangeait point
as.sez chez .ses parents. Rose la conduisit aux goyaviers chargés,
au boid des chanqts. Par instants, Rose, mince, s'arrêtait der-
rière l'écran étroit d'un caféier, ne bougeait plus... ('afrine re-
tournée la cherchait, enlaçant la taille de l'arbuste ; et Rose en
souris, jiassait de deirière un caféier derrière un caféier sans
remuer les feuillages. Cafrine riait de fermer des bras vains sui-
des robes sans corps. Et la forme iluclle de Ro.^^e poussait sou-
dain contre elle, entre deux bananiers, allongeant des mains
mouillées sans parler. M dail laïc (|ue Cafrine distinguât quel-
rpie chose du \ isage de Rose, car, déjà obscur sous ses cheveux,
il lechercliait la ca])eline (\cy^ branches et des palmes larges.
Alors tout à couj» elles entendirent à cent pas un bruit dans les
feuilles comme le |)assage d'un i liicu. loties s'arrétèrenl. le ttvuv
suspendu lourdeuKMit. Ees hei'hages s'ouvraient fauxement en
ondes renuiées comme avant la sortie lente d'une bête (pii de là
va bondir. Cne forme i)àle .^^e découpa délicatement. allant et reve-
nant connue un factionnaire. Elles se ta.s.sèient contre un tronc,
ne respirant plus. Déjà elles avaient deviné l'honune mais res-
taient epouvanlées connue devaid une bête. La fojine avança
avec mesure, s'arrêta avec unr puissance de sautcM" conune un
grand chat sauvage, en aniin;d (le(<iu|»le el prompt. Toute une
àme de gros rats des (•ham[)< fut fascinée en elles. La forme
avança encore, s'arrêta, se tourna à droite, puis à gauche, mar-
cha et passa à peu de distance. |date et légère connue un |U'otil.
■Cafrine à l'élancement corselé île la taille recomud le iietil lUanc
de l'habitation qui la veillait toujours du bord de la route, (pianrl
«lie était assise sur le seuil à laver le ri/., avec des yeux cpiil ne
faut pas regardei' pour ne pas avoir à obéir on à désobéir. 11 était
CAFRINE 'l»i
connu pour tirer des coups de l'usil sur ceux (|ui venaient marau-
der du côté du Magasin. Il portait sou lusil en bandoulière.
Lorscju'il eût dépassé leur arbre, il se relourna pour inspecter
derrière soi. Elles allaient bouger ; elles lurent plus immobiles
(juune roche dans l'ombre. Calrine sentait Rose vibrer en lon-
gueur. Catrine, la peur condensée en silence, savait qu'il n'hésite-
rait pas à tirer sur elle connue sur des papangues (1). Elle ima-
gina une poursuite effarante quil ferait d'elles si alors elles se
mettaient, sortant de l'arbre, à courir ioUement du côté de la
ravine, à travers les corbeilles-d'or. Toute une peur d'esclave ta-
lonnée par des chiens la poigna aux reins. Ea conscience vacilla.
Mais elle n'avait pas remué. Le Blanc s'était éloigné comme un
gendarme au loin des caféiers. On n'entendait même plus de briiil
de feuilles sèches que réveillent pour quelques instants les pas.
Aloi's elles sortirent joyeuses et entants, plus légères connue
les caféiers après la pluie lourde, s'accrochèrent des mains, se
buttèrent des pieds et, les corps renversés, giroyèrent follement
en tourniquet dans le vide. Puis, arrêtées, sautant d'un bond,
elles se regarcjèrent ; et reprenant leur course marchèrent sur le
lapis de la nuit.
Aux goyaviers les deux montèrent: chacune adoptait la branche
opposée après la division du tronc.Les fruits faisaient des feuilles
rondes pai'mi les feuilles triangulaires et elles les cueillaient sur
la lumière découpée du ciel comme par une chenille. La plénitude
de la goyave gonflait leurs joues. Elles ne se voyaient plus d'un
bout à l'autre de l'arbre, sous un jupon de ramée mais se par-
laient à murmures de feuilles.
Par moments des ombres venaient rôder et flairer comme des
cliiens, crocs au vent, au pied de l'arbre. Elles voyaient alors des
phosphorescences regarder du sol vers elles. Une demi-terreur
les saisissait ainsi qu'en cauchemar. Puis elles tremblotaient à
rire de leur frayeur.
Cafrine caricaturait papa et maman Sajoua fumant ensemble le
gros tube de bambou. L'eau remuait dans la pipe, remuait dans
leiu" gosier et grouillait dans leur ventre presque en même temps.
Leurs yeux chargés de liqueur jaune devenaient vagues et mena-
çants : ils avaient l'air de mourir ensemble, côte à côte, et la case
devenait vide, le tube de bambou devenait vide d'eau. Puis l'eau
ressortait en paroles et en larmes : le gosier de Sajoua vomissait
des hurlements de ventre, les yeux de maman Sajoua suintaient
des larmes... Le lendemain des fumeries était poiu' elle le jour de
la plus grande besogne.
(1) Oiseau voleur de poulee.
444 LA REVUE BLANCHE
Rose parla de la bouleille de rhum et déplora les coups quoli-
diennemenl reçus : papa avait un ceinturon de cuir et maman des
ongles longs et empoisonnés. Puis, sans être vue , elles descendit
de larbro et le secoua telle qu'une petite ivrognesse. La branche
balançait le poids de Cafrine dans son feuillage. Cafrine perdait
la tète un peu, ballottée au-dessus de tout le matelas de la végéta-
tion.
Elle se riaient l'une à l'autre avec 1 impression qu'elles étaient
saoules. La branche oscillait dans la nuit comme un arbre fruitier
remué par la visite de voleurs : elle touchait de son mouvement
une cîme voisine qui en prévenait une autre. Elles faisaient une
petite brise de bruit sur l'étang des caféiers qui dorment de toute
leur noirceur de mare. Cafrine descendit, tâta les troncs, fit le
tour des arbres : le govavier bougeait encore... Rose n'était plus
là.
Un délice d'amusement caressa son âme replète : la chasse de
ses yeux glisseurs s'apprêta. Et. fermée sur elle-même, elle cou-
rut par les travées.
Dans une touffe de bananiers elle découvrit Rose pendue comme
une feuille contre un régime. Elle glissait ses doigts en-
tre les belles bananes ouvertes en mains, palpait leur matu-
rité et les avalait d'un trait, comme une nourriture de personne
longue. Cafrine en mangea, mais lentement, inhabile à avaler les
fruits qui ne sont pas ronds et ne s'adaptent pas naturellement à
la poche de la bouche. Dans la touffe des bananiers composant une
cahute de palmes, elles gouttèrent le plaisir passager d'un abri
végétal. Elles s'ennuyaient un peu, agréablement. Mais la crainte
de prendre peur dans l'immobilité du réduit les poussait vers les
espaces libres. Un moment qu'elles étaient dans une savane entre
deux carrés de caféiers, il parut tout à fait à Cafrine que la sil-
houette blanche là-bas, bougeant sous un letchi, allait s'en déga-
ger et que c'était sûremeut le petit Blanc. Mais seulement c'était
un vague reflet de lune à moitié noyée. Elle avait dit la chose à
Rose. Alors elles furent inquiètes qu'il y eût des Blancs pour se
promener toujours et mettre des ombres claires dans la nuit
négresse, (jue les Noirs, qui n'étaient pas propriétaires Je jour,
n'eussent pas même la nuit pour sortir en tran([uillité comme les
chauves-souris, que la nuit pût à chaque instant s'éclairer
d'un coup de feu comme s'il n'y avait déjà pas assez des inutiles
étoiles au ciel. Et elles se lurent quelques minutes, navrées de leur
faiblesse et fascinées par l'injustice des choses existantes.
Puis Rose, avec des gestes courts, expliqua qu'il est des bruits
nocturnes, qup du rnrmdo rnnrrhe =firpmonl dolior^; le soir : elle
CAFRINE 445
la visitait depuis peu, mais depuis toujours elle sait que la
nuit ne vide pas la terre de toutes les gens qui causent et mar-
chent. Elle était superstitieuse aA^ec volupté. Elle riait en saccade
de l'annoncer à Cafrine. Calrine, sauvage, avait mieux aimé jus-
qu'ici croire la nuit absolument inhabitée comme un boucan où
l'on ne gîte plus et où poussent seuls des arbres... Rose guettait,
multipliait les bruits pour décider des courses et des recherches,
elle parlait beaucoup du mystère des nuits fréquentées pour créer
en Cafrine une curiosité... Cafrine qui était grosse aimait trop en
la nuit le silence. Au contraire Rose aime la nuit parce qu elle
recèle autant de bruits que l'herbe de sauterelles... Il y a des
endroits, sûrement, où se réunit tout le monde qui marche le soir.
C'étaient ces rendez-vous qu'il fallait trouver : sous les arbres en
boule ou dans des trous de ravine. Rose indiquait au loin des ci-
mes de végétaux qui bougeaient, et, arrêtée sous des arbres, dé-
nonçait comme des signaux de présences les lueurs surprenantes
des étoiles resserrées entre les feuillages comme de toutes petites
étincelles d'un grand feu d'assemblée.
Rose faisait honte à Cafrine de sa mollesse à marcher : elle
avait sommeil comme ({uelqu'un qui boit la journée... buvait-elle ?
fumait-eile ?... c'est la nuit qu'il faut se servir de ses jambes car
il fait frais dans la robe et c'est plaisir de les agiter... Ses jambes
longues et nerveuses sous la platitude 'de sa robe, la portaient,
invisibles et sans fatigue. Les parents de Rose la battaient, mais
au moins, absents tout le jour, elle pouvait dormir dans la case en
tranquillité, contrainte d'y rester comme gardienne... Est-
ce que Cafrine avait sommeil ? Alors elle ne connaîtrait bientôt
plus le bonheur des nuits libres. La case se refermerait sur elle
comme un parc sur la volaille. Et les yeux de Cafrine seraient vite
des yeux qui ne savent plus voir la nuit, des yeux de poule... Pau-
vre Cafrine vieillirait vite.
Le sens d'amour était remué par le parfum d'humus des nuits
l'instinct de collectivité s'accusait par la solitude de la terre trop
nue d'hommes en sa beauté entêtante : elles s'ennuyaient à moi-
tié, elles se pinçaient ; elles marchaient presque avec le besoin de
rencontrer à nouveau le jeune Blanc : elles s'en allèrent aux sen-
tiers fréquentés. Elles voulurent savoir si c'était par ces chemins
de jour que passaient aussi les passants nocturnes. Et elles s'assi-
rent les deux dans une touffe de vétiver.
Un petit cafre défila, jeune homme, d'un pied rapide. Il ne vou-
lait pas regarder derrière lui ni à ses côtés. Il avait l'air condamné
à marcher le soir, souhaitant l'abri berceur de la paillotle close.
Il baissait la tête vers la terre pour ne point voir la nuit et pour se
'» U"> :..A KhVr.-K HLANcJlI t.
sembler à soi-même possédé el aveuglé de sommeil. On aurait dit
(ju'il ne voulait pas voir (pie la nuit était la plus belle, la plus vaste,
la plus abritée des paillottes. 11 attristait de sacbeminer par lim-
mensité de l'ombre vers la cbose petite ({u'esl un boucan.
llose sil'l'la comme un rat musqué dans la paille. Et Calfine se
leva la première, beureuse d'être ronde et droite. Rose poussa
près d'elle comme une lige grêle. Devant la silbouette qui descen-
dait le sentier les deux négresses se donnèrent la main pour sui-
vre. Parfois l'ongle de Rose pinçait encore la chair potelée de
Cafrine. Calrine grognait. Toutes deux elles occupaient la largeur
du sentier et le jeune homme en tenait seulement le milieu.
C'étaient elles qui de loin et de derrière inspiraient sa marche el
jetaient sur lui le sort de leurs rii'es et de leurs simagrées do
somnambules. Hose cria d'une voix qui crisse et court dans le
sentier entre les pieds du jeune homme :
— « Paul-Emile ! Acoule, z'ami ! Paul-Enule ! »
Comme à ce moment la bme avait brusquement montré la tête
l'aisanl icluirc de sueur blanche le double visage d';s négresses, le
petit Cafre se mit à courir sans tourner la tête, poursuivi par la
lune comme par un gendarme. Alors leur furie rieuse courut,
sauvage. l']t Calrine dépassait Rose, et Rose, poussant CaJ'rine du
coude, la dépassait. Toutes les deux virent en même temps dans
(juel boucan le jeune honune était rentré et elles dansèrent ensem-
ble et luttèrent ensemble |)onr jouer, lâ-méme. en attendant (jui
encore pouvait venir.
Cafrine avait entraîné Rose à sortir la nuit el c est i)oui' cela que
rondes ses joues ballottaient d'allégresse sur sa hgure. Mais Rose
avait appris à Cafrine que la nuit n'est pas veuve de monde el c'est
pour cela (pie les doigts d(3i mains et les doigts de pieds de Rose tré-
pignaient en cadence... .\u fond tout bouge la nui! : il y a beau-
coup de monde caché et glissant dans la nuit : (|iiand on passe
près des arbies, on voit bien que toutes les branches el Ions les
feuillages peuvent très franchement loul d'un coup se mettre
à i-i'inucr : il y a des Ames dans la nuil et il y a des cor|)s : on est
en bande et le cœui* et le corps i\t'i< cafres est agité comme dans
une grande asscmhh'ie où l'on boit, l'on dan.^e el où l'on .'^e roule
a (erre tout le inonde ensemble, en (pianlit(j. avec du lajiage et du
-ilence...
La lune était une belle calebasse blanche de bobre qu'on n'en-
Icndait pas : mais les étoiles, cascavelles d'or, sonnaient dans le
vaste caïambe du ciel. P»ose el Cafrine buvaient encore, encore le
café noir de la nuit (pii prolonge l'insomnie, inspire les ébats et
les jeux. Et malgré le sucre d'or des étoiles, la tasse de café était
forte, restait amère. amère môme.
CAFUINE i47
III
Côlail la liille du joui' et de la nuil. le crépuscule mobil(> eî ser-
pentant. Les lueurs pilées de safran et de piment avaient (Cssé
d'ac<ommoder les sommités des cal'éiers. Des clartés humides se
distendaient comme des bulles à traversies troncs, à mesure pâlis-
saient, douces aux yeux et à la bouche. Déjà les encoignures des
arbres se veloutaient de mousse sombre. L'ombre étendait des
lits par place >ur la terre. .Mais en grand nombre des blancheurs
fausses habitaient encore le sous-b(?is. Cafrine, profitant d'une
ivresse plus lourde des parents, était sortie plus tôt, avançant
lentement, comme en promenade de femme blanche au coucher du
soleil, mai'chant avec un charme de naissance et de surprise entre
les arbres encore liserés de clarté. A cette heure de la rosée, des
frileuses de fraîcheur faisaient frissonner ses épaules, tandis
qu'elle allait.
Au détour du sentier, le pas assourdi sur les aiguilles de filaos,
elle s'arrêta saisie, découvrant à cent pas, les yeux braqués,
le jeune Blanc de l'Habitation. EVe disparut en lièvre, sentant
derrière soi comme une haleine chasseresse le vent de sa course.
Elle avait vu ses yeux, allumés comme des pipes, et regardant
vers elle avec le mystère menaçant du feu. Elle courait éperdu-
ment dévalant les pentes, descendant et montant les sinuosités
du terrain, arrêtée par les branches, glissée au ravin, se ramas-
sant dans sa blouse comme un tas de citrouilles volées.
Elle ne savait pomxjuoi il lui voulait du mal, ce qu'elle lui avait
fait, si ses parents avaient commis des vols et s'il lui faudrait
payer pour eux, laissant prendre son corps en acquit, affalée à
terre d'essoufflement. Et quel mal aussi lui voulait-il de façon
certaine? la culbutant sur les aiguilles de filao, en zin-zin, ou vou-
lant plutôt la frapper, à coups de crosse et à coups de pied, la
poussant sur les pentes où elle dévalerait, ne pouvant pas se re-
tenir, a\ec la peur de se briser la tête !
Les goyaviers passaiont, passaient. Le terrain toujours ser-
pentait. Elle savait que derrière elle, toujours à la même dis-
lance, gagnant de temps en temps un pas, il la poursuivait vêtu
de blanc, montant et descendant les replis, apparu aux sommets
et disparu aux creux, comme le jour poursuit la nuit de colline
en colline.
Elle se trouva soudain devant une barrière. Il fallait casser un
4i8 LA REVUE BLANCHE
coude, suivre la barrière jusqu'à une lissure. Et déjà de cela il
gagnait du terrain. Elle le savait derrière elle, elle ignore au
juste à quelle dislance, ne pouvant pas plus se retourner (lue
poursuivie par un bœuf. Il avait son fusil : elle avait peur du fusil
mais savait qu'il retardait sa marche. Une fissure se présente, si
étroite : elle glisse, accrochée par des épines, déchirant sa main,
perdant en vertige du temps. Alors elle vit qu'il était presque
tout à côté, et qu'il avait la lèvre pendante, la bouche furieuse, et
les yeux de malice pimentée. Cependant soudain voici que Rose
était près de lui, cachée par un arbre, allongeant le pied comme
une branche devant sa course, et il roulait à terre sur son fusil.
Rose, mince, avait disparu en fuite de lézard. Maintenant, Ca-
frine se trouvait au carrefour de deux sentiers, entrait à droite
dans un fourré de goyaviers serrés, déjà noir comme la nuit dans
le soir qui s'approfondissait. Essouflée, elle s'y cachait, fermant
ses yeux d'instinct pour ne point se laisser trahir par l'éclat des
sclérotiques. 11 arrivait un moment après, dans son linge blanc
sali par la terre et par la nuit, indécis entre la droite et la gauche,
ne voyant rien à l'horizon d'aucun sentier. Et découragé devant
la nuit de cirage qui constamment allait lâcher davantage son
linge, il rebroussait chemin.
Rose l'avait rejointe, mince et jamais plus longue, avec des
yeux de chatte maigre. Et, tranquillisées, confiantes en l'élément
de couleur maternelle, elles reprenaient la course régulière.
Mais dorénavant il faudrait prendre garde Le jeune Blanc
savait qui rôdait la nuit dans l'habitation et que ce n'étaient pas
des animaux ni des hommes mais sûrement deux petites négres-
ses. Et il veillerait avec plus de soin, immobile dans les
herbes. Il pourrait d'un moment à l'autre tomber sur elles, d'un
bond, sans qu'il y ait moyen de fuir, comme on craque vite une
allumette. Il tomberait sur elles comme la foudre, à un éclair,
pénétrant de sa blancheur leur ébène. Cafrine avait peur d'avoir
im enfant de Blanc qui sortirait tout blanc d'elle, et elle sentait
tju'elle était la plus menacée parce qu'elle était déjà ronde comme
si clic était enceinte.
Rose était sèche et effilée comme un paratonnerre et l'amour
d'un Blanc n'aurait pas prise sur elle, mais Cafrine était ronde
et graisseuse et elle offrait de la place où attraper. Elle savait
comment il la renversait à terre en la battant, pataugeant sur
elle comme un cochon dans la boue. Cafrine sentait mélancoli-
quement le poids et la rondeur de sa graisse comme une chose à
la fois heureuse et dangereuse. Alors bien que Rose vînt de la
sauver, elle se sentit seule et menacée à côté de Rose et elle eut
GAFRINE 449
besoin d'un aide de plus, de sa même race de couleur, pour qu'à
eux trois ils fussent plus noirs ensemble et imperméables au
blanc. Elles allèrent d'instinct vers la case de Paul-Emile.
14 y avait plus dune semaine de nuits que Rose et Cafrine
venaient murmurer contre la paille du boucan :
— (( Paul-Emile ! sors dehors ! » — Viens avec nous ! z'en-
fant ! — Ecoute, petit cafre ! — » Elles susurraient de leurs bou-
ches pleines soufflant comme sur une mince flamme dans le
chaume, sans cesse, et grattaient très légèrement de leurs ongles
contre la paroi de paille : (( Paul-Emile, camarade, viens de-
hors ! » Elles se tenaient, en plein air, au niveau où dormait
au dedans la tête de Paul-Emile. Leurs voix et leurs mains fourra-
geaient mystérieurement dans la tignasse de paille.
Paul-Emile sortit... Il avançait la main droite ainsi que pour
chercher l'appui d'une branche... les doigts griffus de Rose ravi-
rent ses mains et l'entraînèrent d'un élan loin de la porte...
Paul-Emiîe se trouva seul. Replète, Cafrine bondit et de ses
poings serrés elle captiva les mains du jeune homme.
Il se débattait, seulement rassuré par la vue d'une blouse de
jeune fille inoffensive dans la nuit. Cafrine se mit derrière lui et
de toute la pression de ses mains ouvertes aux omoplates du
jeune homme, de tout le poids du corps de globe qui roule, elle
le poussa dans la campagne.
Paul-Emile était un adolescent robuste mais rendu docile par
le servage des parents .Toute brutalité, de personne, d'acci-
dent, de hasard lui semblait émaner de l'autorité des parents et
il l'acceptait en passivité filiale.
Cafrine lui proposa la promenade : la journée on ne pouvait
vraiment se voir, les paillottes distantes dans toute la propriété,
la besogne emprisonnant garçon et filles à la case ; les parents
seuls, désertant le toit, savaient se rencontrer avec d'autres
hommes et d'autres femmes sur la grand'route ou devant une
boutique où se débite du rhum. Les enfants ne se rejoignaient
jamais, parqués comme des poules ou des cochons dans l'enclos
de vacoa. C'était à croire la journée qu'il n'y avait que du vieux
monde sur la terre... C'est pour cela que les jeunes gens sortent,
eux, vivent, eux, la nuit. La nuit est faite pour la souplesse et la
gaieté des jeunesses qui savent sauter et voir dans le fait-noir,
tandis que les pattes et les yeux du vieux monde sont bernés par
la fumée du soir et que le vent de terre vide de toux leur poitrine
de chiens malades...
Cafrine, la gorge soulevée devant le buste bombé à peine de
Paul-Emile, lui parlait, immobile et provocante.
29
/pO LA REVUE BLANCHE
Par iiioiuculs, d imc iiiimique <l amilic', cWc posait sa main
sur son épaule ou a|)pi-0(hait sa joue connue une oreille des
lèvres causeuses du jeune homme... Paul-Emile avail il la chance
tfavoir des parents bons ?
Le petit Taire nia, i'aisaid claquer un doigt sur les autres et
siltlant comme s'il venait de se le brûler. Il recommanda la voix
la plus sourde, incertain dètre assez éloigné du boucan. Si on
entendait du bruit, papa le bal liait à coups de calaou et le lie-
rait à un arbre de la cour avec une corde d'aloès.
liose épiai I, confuse comme un arbuste parmi les arbres. Et,
d'être seule, un peu éloignée, elle crissait pour elle-même, arbre
et insecte dans les ténèbres.
... Les parents menacent Paul-l-juile de lenvoyei' travailler
en \ille dans une maison de Blancs. Ils veulent de son argent et
habiter un jour le quartier. Maman Paul-Emile est une cafrine
(jui aime bal et grands palabres, ([ui est folle de mouchoirs,
foulards, qui ne rêve (ju'une chose : avoir en main quand elle
sort une paire de souliers. Papa Paul-Emile est pareil, toujours
il est pareil à maman Paul-Emile : ca même, ça même. Quand
maman le lapait, papa pour être semblable à maman l'éreinlait.
Us sortaient ensemble pour aller aux fêtes ou à la boutique, ils
rentraient à la même heure dans la case... Paul-Emile ne voidait
pas sortir le soir juscpi'ici parce (piil se rappelle vm temps : il
avait suivi maman qui était partie marcher dans la nuit et maman
l'avait roué de coups de sangles. .Maintenant lourde comme une
charrette maman ne prenait sûrement plus l'air le soir : ils mar-
chaient trop I;i jnui'née d'un bord à l'autre de la canq^agne. Us
dormaient souvent sans avoii rnil de niangei'... Paul-Emile avait
des intentions nocturnes désormais...
Cafrine, feiinant au bras de Paul-Emile le bracelet d'une main
musclée, l'accompagnait lentement vers la l'avine. Us arrivèirnt
à une pelouse ronde comme un van Paul l^milon-uf (pion allait
y danser.
Fxose païut, sauta trois fois en hauleui' sur ses pieds maigi'çs,
et trois fois, avec peine, elle déj)a»a la lêlé de Paul-Emile Elle
mettait un doigt sur son front, sur le bout du ne/., sur son nom-
bril, à la ))oinle de l'orteil levé. Elle sautait en haultiir pour •^(^
grandir et se mesurait ainsi du l)ouf de son doigt voletant du
crâne à la cheville.
Cafrine comprit vile et roula trois fois sur elle-même, en lar-
geur, les joues flattées de vent, elle roula trois fois comme un
tourbillon dans l'eau et loulc sa robe touiiia londe sur son corps
rond. A peine essouflée, elle cessa. .\p})r(Khée du jeune honuue.
GAFRINE 'jSi
elle mesura sa taille à la sienne. Rose les regardait. Ils étaient
(l'une taille égale et leur rotondité s'harmonisait en couple. Ca-
Irine mit sa main sur le cou du jeune homme, toucha los de la
pommette. Rose avait vu que Cairine prenait pour elle le petit
Cafre.
Rose paraissait, fouillant la terre de l'orteil et y crachant quel-
({ue chose, puis disparaissait comme une longue feuille de bana-
nier qui a changé de place sur un même tronc. Elle revenait au
même lieu et entrecroisait ses doigts connue une mince sorcièi-c
méchante.
Cafrine la regarda vite de ses yeux blancs fourrageurs. Rose
comprit (|ue Cairine se récompensait d'avoir su la première la
beauté de vivre la nuit et de lavoir initiée aux maraudes. Mais
Rose enfuma Cafrine de son regard vague et aigrelet et Cafrine
comprit que Rose réclamait le prix de lui avoir découvert qu'il y
a du monde dans la nuit... Rose boudait et ses ongles de pied
brovaient l'herbe et la terre comme un scarabée... Cafrine, sub-
lile, la menaçait d'un auriculaire malicieux conjurant le sort.
... Elle marchait avec Paul-Emile, mais elle eût été chagrine
si Rose, fâchée, eût dû ne plus sortir la nuit pour vivre avec eux
Elle touchait l'épaule du garçon de son épaule de vierge cafrine
et leur chair se pilait <léjà de plaisir, au heurt des épaules do-
dues. Cafrine regardait Rose de côté. Silencieuse et insaisissa-
ble, elle glissait parallèle à la marche du couple, dans une travée
de caféiers. Cafrine ne voyait plus l'amie petite, mais elle savait
tout le temps que la robe légère et muette se faufilait à leur
niveau, comme leur ombre, plus loin, entre les arbustes. Paul-
^.mile voulait conduire Cafrine en des endroits qu'il connaissait
de jour et qu'il supposait propices de nuit... Mais Cafrine lui
apprenait que les mêmes coins ne sont pas également aimables,
qu'on s'y couchât de jour ou qu'on s'y alanguit de nuit.
La ferre leur appartenait : les champs de cannes et de caféiers
étendaient de longues nattes brunes... la terre et les gros arbres
étaient noirs comme cochons pour qu'ils fussent leur propriété...
Le jour, blanchissant le monde à la chaux, le rendait à la pro-
priété du Blanc et aux éclats des couleurs étrangères... Aussi
loin qu'ils auraient marché, aussi loin la terre leur aurait appar-
tenu, n y avait de beaux bancs de pierre sombre et de gazon
ténébreux. Dans les ravins, les baignoires d'eau s'assombris-
saient entre des roches de houille... L'eau de la nuit s'épaississait
de goudron. Les troncs fatidiques des gros arbres figuraient «les
ancêtres de la race... L'odeur énorme du géranium était une
maman.
452 ' LA REVUE BLANCHE
Cafrine surveillait les gestes de Paul-Emile : elle attendait avec
volupté l'attaque première des mains et elle condensait dans ses
cuisses et à sa nuque toutes ses forces pour qu'il y eût, sous les
arbres, la sueur et la sonorité dune telle lutte entre eux deux avant
qu'elle cédât de faiblesse et de plaisir... Puis il y aurait la terre
de suif pour les recevoir en étreinte. Et les caféiers, les caféiers
s'en iraient, plus hauts qu'eux, les couvrant, jusqu'à l'horizon
de campèche. Mais elle préférait que ce fût une autre nuit parmi
les autres nuits car il semble que les nuits d'une vie doivent être
plus nombreuses que les jours : on ne compte jamais la vie par
nuits. Ce serait une nuit d'entre les prochaines nuits car il y aura
toujours de la nuit, du noir, c'est la lumière qui manquera peut-
être... La nuit, qui est très bonne, ne la pressait pas de jouir de
l'heure, d'une heure qui n'existait plus, car c'est le soleil qui
la marque comme un commandeur.
Cafrine, bonne comme après des caresses, s'arrêta devant un
papayer. Les fruits y abondaient en grappe comme resserrée et
multiplié extraordinairment. Les petits seins de Rose devaient
monter et pousser car c'est la nuit qui fait mûrir les fruits et les
jambes se tendre, qui arrondit les branches et les troncs et la
lune... La nuit potelée avait fait depuis longtemps de Cafrine un
beau fruit gonflé à l'extrême et qui sent fort, le soir.
Elle eut l'instinct de peupler soudain la nuit d'une humanité
de joie et d'amour, d'une jeunesse neuve, aventureuse et tendre.
Par l'existence nocturne on rejoindrait le passé ténébreux de la
race noire : on habiterait le continent sombre et indiscontinu
de la Nuit.
— Paul-Emile... il n'y aurait pas un autre petit cafre dans le
voisinage ? dit-elle soucieuse.
— Pourquoi, ma chère ? Pourquoi, ma sœur ?
— Rose a besoin d'un petit cafre comme toi : Cafrine a trouvé
son petit cafre marron. Rose attend, ti comprends ?
Alors Paul-Emile, après méditation du front, décida qu'il invi-
terait demain à la complicité des errances ; il dit son nom à Ca-
frine, Cafrine roula : sa danse fut la félicité lubrique et naïve de
multiplier les accouplements. La plaine de caféiers s'étendait
nombreuse et pullulait d'arbustes isolés et, seul les grands arbres,
par la largeur de leurs feuillages mêlés et la quantité de leurs
branches, figuraient l'étreinte associée de plusieurs couples qui
s'excitaient à s'aimer cô(e-à-côte.
Elle appela Rose : elle lui toucha le milieu de la poitrine. Elle
indiqua Paul-Emile et tout contre Rose, dans l'air, elle dessina à
CAFRINE 453
la taille de Rose le profil joyeux d'un petit Cafre aimant d'amour.
Rose branlait la tête, folâtre et incrédule. Mais elle sentait, après
les signes de mains de Cafrine, que la nuit était peuplée d'une
silhouette cavalière... Elle mangeait une banane avec une len-
ieui sucrée d'attente. Cafrine n'avait qu'à dire un mot ou faire
un geste pour que Paul-Emile cueillît les fruits, ceux qui, lourds,
se posent au sommet des arbres. Mais Paul-Emile regardait les
fruits plutôt à sa hauteur qu'au-dessus de sa tète.
Alors ils étaient complètement joyeux comme une bande de
rats dans la cave des ténèbres, audacieux de marauder en bande.
Et ne craignant plus de l'effaroucher Cafrine conta à Paul-Emile
ce qu'avait fait le Blanc, et Paul-Emile, téméraire, conta à
Cafrine comment il allait falloir s'en venger. Puis il monta sur
un jackier. Un fruit énorme tomba, clouant d'un bruit creux le
silence de la terre. Et avec enthousiasme ils se mirent à le dépe-
cer comme un petit cochon, enfonçant les doigts ensemble aux
entrailles, arrachant les gousses et les portant gluantes à la bou-
che, tout le visage barboté avec féhcité de l'odeur visqueuse et
fétide.
IV
Il s'appelait Guistave.
Paul-Emile, puis Rose, puis Cafrine et Paul-Emile l'appelèrent :
• — Guistave !
du dehors. Mais les parents, dans la paillotle, grognèrent. Ivres,
ils essayèrent de le retenir avec des plaintes dans la voix creusée
de vin. Guistave se débattait, les coudes armés, le crâne perfide
pour le coup de tête dans les ventres obèses. Il sortit de la cabane
sans seulement en pousser la porte. Les parents déblatéraient
d'une voix geignarde contre l'obscurité ; ils parlaient du danger
des nuits d'une façon incohérente. La maman excitait le papa à
poursuivre Guistave ; l'homme, craintif, poussait sa femme à sévir
elle-même. Ils se heurtaient.
Cafrine, contre Paul-Emile, riait, rembourrant ses épaules, le
ventre se gonflant dans le rire comme une pomme percée du nom-
bril. La crapulerie lâche des parents de Guistave l'excitait à
rire au souvenir de Sajoua qui, le jour, avait donné un tapoc
à Marie Sajoua et lui avait bouché l'œil d'un coup... Le gendarme
l'avait bouclé pour le coffrer. Elle criait : « Cogne, maman
.»5', LA REVUE BLANCHE
Caire ! Cogne papa Cafre Puis dors, dors sans grogner ! Guis-
lave, loi, Guislave, viens promener zami !» '
Les parenis pleurèrent au nom du fils enlevé. L'on s'en alla en
silïlanl.
Rose, insidieuse, s'allachait à l'espièglerie inventive de Guis-
tave et ses combinaisons de voleui". Elle niellait fréquemment la
main piquante et onctueuse sur la chemise du petit cafre, de
gestes tatillons et salisseurs à plaisir, de gestes de mains souil-
lées qui s'essuient à (\u poil... Paul-Emile, lui, ne savait pas don-
ner la main à Cafrine ni comment la toucher car, ronde, elle
déconcertait lagrippemenl des doigts... Elle joifissail de la
liberté glissante de sa taille qui ne lui interdisait pas de se sentir
coudoyée et convoitée... La marche en rotonde de Cafrine ron-
flait doucement comme un tambour et Paul-Emile ainsi qu au
bal cafre, balançait contre la forme désirable qui. promise à lui,
oscillait son opulence.
On s'était dit le but de l'expédition. Mais en attendant ils ouvri-
rent partout parcs à bœufs, parcs à volailles, parcs à cochons
pour qu'au jour toutes les bêtes s'échappassent, ils saboulèrent
les boucans. Guislave regardait les étoiles semblables à d'inacces-
sibles étincelles, avec aux mains le simiesque désir d'en dérober
pour les gli.sser aux chaumes... il liail de rire d'incèndiaii<'... T!
sautait par-dessus corbeilles-d'or et autres ronces... il criait la
(loideur de ses pieds et des mollets piqués, mais trépignait d'aise
à s'avancer partout. Les végétations épineuses, agressives comme
d'avoir à se détendre plus spécialement la nuit ou d'abriter les
enclos des habitations, avaient des méchancetés de peuplades
gueirière habiles à vaincre dans l'ombre.
Cafrine et Paul-Emile saccagèrent les ananas dont la matu-
rité .'«e fiénonçait par le parhnii jaune : leurs lèvres et leurs nari-
nes se sucraient. Les régimes de figues mignonnes bouchèrent les
brtuches goulues de Rose et de Gujstave. Avec la peiii- de vomir,
ils pai-iaieni à avaler le plus grand nombre. Le délice de faire des
trous aux arbi-es fruitiers et de laisser les débris des fruits der-
rière leurs pas les émouvait fébrilemonl. De tromper les pro-
priétaires blancs s'augmentait le plaisir de fraude. Ils appre-
naient rpie la nuit ])eul fournir sans ]<i 'peine du Irovail une
nourrittjre abondante et savoureuse d'épaisseui' et de rosée. C'est
parce (|u'ils ont voulu vivre le jour, faire comme les Planes (\\ie les
JXoirs ont été domesli(|ués. TIs sont obligés de bûcher parce qu'ils
veulent vivre le jour ; et de la sorte ils ne vivent
ni le jour ni la nuit. La nuit a été créée pour les Noirs ; Alors'le
CA.FRINE 455
nègre doit être le seul inaîlie de la terre comme le jour le Blanc
en est le seul possesseur. Cairine est lière de la nuit essencée
d'odeurs connue d'une chambre qui lui appartient, où elle se pré-
lasse à sa guise, (luislave est lihic dans la nuit comme dans un
vaste arbre d'ombie où il grimpe, où il saccage les fruits, et d'où
il saboule le monde... Et hose est délurée. Paul-Emile solide et
pnDtecteur. ' .
Ils marchèrent. Arbres hauts cl sombres en boucans ; palmiers
élancés en mâts devant les villages de frondaisons obèses ; petits
arbustes ronds comme tambours ; assemblée de troncs en tré-
pieds ; élan de branches en sagaies : ils voyagèrent.
Guistave, contenté de goui-mandise, louchait Rose de ses doigts
mouillés, attentif à alterner la caresse brutale de pincements,
piqûres et morsures subtiles. Rose, maigre, le fuyait comme un
buisson épineux et enlaceur déchirant sa robe, et revenait à lui.
Paul-Emi'e, le crâne penché, regardait la terre. L'herbe arra-
chée de jour par la corvée des hommes y était amoncelée humide,
par pannefées de tas : ils y dansèrent, rapides à éparpiller les tas
en une mare confuse. Tl y avait un peu plus loin des monceaux de
filaos coupés : ils les lancèrent un à un dans l'air, visant les som-
mités des arbres plus bas comme avec des galets. Des poules
s'éveillèrent, peureuses et furieuses, faisant un bruit de flammes,
à réveiller tout le voisinage. Ils s'enfuirent. Paul-Emile commen-
çait à avoir peur, le cuir du crâne démangeant, il se le grattait,
cherchant d'instinct les pous d'or qui étaient pullulants au ciel
crépu. Ce geste l'occupait et le calmait. La douce calebasse de
Cafrine, contre lui, roulait pleine de liqueur et de sirop. Les
mains noires de la nuit pressaient du miel de toutes les ruches
! ombre : on en sentait l'odeur de caramel.
Il disait à Cafrine (lu'il y a (hi miel dans le faU-noir. Cafrine,
galante, demanda :
— Ton cœur y dit vrai pour de bon, petit Cafre .' -.>
Paul-Emile eût préféré qu'on arrêtât à ce point l'expédition,
la tête et les jambes fatiguées de crainte. Mais Guistave les entraî-
nait, il fallait arriver à la maison du jeune Blanc.
Du haut de la butte, ils la cherchèrent dans le vide obscur, au-
dessous d'eux. Guistave. pour tâtonner, lança un caillou : on
n'entendit rien. Le second caillou clouqua dans l'eau du grand
bassin proche. Alors Guistave, calculant à coup sûr. inclinant
un peu à gauche, fit résonner le fer-blanc du toi!. Et les trois
autres l'imitant firent pleuvoir les galets. La grêle crépita, une
vitre se brisa par quelque ricochet", celafaisait des feux de bruit
dans la nuit quand une clarté rouge s'éventailla. Au èoup de
/,56 LA REVUE BLANCHE
fusil, en une minute, les quatre négrillons furent au creux des
bois, arrêtés à distance, émus et riant bas. Et ils s'en allèrent
pacifiques, le cœur seulement rythme de hardiesse.
Ils voyaient en eux-mêmes comme dans la nuit et la vie leur
apparaissait un beau séga déroulé indéfiniment par tous/ les
soirs des champs. Les jours étaient des lendemains de bal : on
y avait mal au coco. Les nuits éiaient des bals cafres sous la
résonnance du ciel et dans l'odeur de géranium piétiné.
Rose disait de Guislave, maigre et amenuisée :
— Petite homme — petite femme. »
L'instinct de grimper aux arbres jeunes et de mordre aux
fruits verts frétillait en Guistave. Devant Cafrine, Paul- Emile
écartait les toiles d'araignée gluantes tendues entre les arbustes
et il déchirait ces voiles de ténèbres d'un geste brusque et nuptial.
Songeant à la fripouille des parents abêtis, Cafrine demanda
à Paul-Emile s'il ne craignait pas d'être obligé de descendre un
jour en ville pour travailler. Paul-Emile qui ne savait regarder
vers la mer considéra les forêts, implora vers l'intérieur de l'île,
la Plaine des Cafres. Il se promettait obstinément des voyages
nocturnes vers l'intérieur des terres si jamais la besogne du jour
l'emprisonnait en ville. Et Cafrine pensa avec assurance qu'elle
accourrait fauvement aux rendez-vous, replète, molle et veloutée,
les flancs ayant frotté l'ombre. Elle ne rêvait point d'une paillotte
où elle serait maîtresse, car la maison, tel le jour, s'évo(|uait
parc et prison : son bonheur dansant concevait l'étendue boisée
des campagnes ; la nuit inspirait seule l'amour comme
inspire l'amour un brun sein gonflé de ténèbre qu'on porte sous
le cou.
Enervé d'oisiveté, (luistave, délaissant Rose, visait la croupe
de Cafrine et y battait de deux mains promptes ainsi que sur un
tambour de chair. Cafrine, mauvaise, se retournait. Et Paul-
Emile intervint :
— Reste tranf|uille, petit Cafre. Cherche pas les coups. Fais
ton z'affaire avec Rose ! »
.Ajtrès, Cafrine n'entendait plus le glissement furtif de Guis-
tave et de Rose : il avait cessé depuis qu'on avait passé sous un
lelchi. Et les yeux de Cafrine, comme des bêtes de nuit, étaient
pris dans leurs orbites de la passion circulaire de fouiller les
ténèbres pour flairer, découvrir et suivre l'idylle aigi'c des
adolescents fiévreux. L'amoui* fermenta soudain sa curiosité
erotique. Sa gorge se couvrit d'une oppression de lutte à
sentir s'apprêter la force impérative de Paul-Emile : ses jambes,
son cou, son ventre s'arquèrent dans une rapide impulsion de
CAFRINE .'|57
parabole universelle. Le ciel se tendait en ligne de sein au-dessus
de la terre. La marche ferme de Paul-Emile s'orientait vers un
bois de pandanus dont les troncs encerclaient de colpnnes un
fover d'ombre alricaine. L'odeur de fumée de ses aisselles de
vierge boucana les sens de Cafrine.
Son cœur pila sa poitrine sonore conuue un beau mortier ;
et elle ouvrit sa main fraîche sur la nuque carrée de Paul-Emile
avec l'instinct équivoque d'y surprendre et d'y étouffer la vie. Et
toute la lourdeur heureuse de la nuit, comme un bel enfant, char-
geait sa croupe tendue.
Alors elle eut aux flancs charnus l'émotion fanfaronne d'une
femelle qui peuplait d'abondance : Cafrine allait peupler l'ombre.
Elle allait rouler dans la nuit concave la brune danse d'amour. Et
des couples la danseraient désormais: Rose et Guistave, d'autres et
d'autres. Ils vibreraient dans la nuit leur amour comme millénaires
se digdiguent de nuit les étoiles. Il existait bien des petits cafres
et des petites cafrines sur la propriété et sur les habitations voi-
sines ; encore une semaine et elle les aurait tous et toutes cueillis
et groupés. Tous les jeunes cafres et les mignonnes cafrines se
retrouveraient dans le charbon du soir comme dans un pays an-
cien et nouveau où ils débarqueraient pour s'unir. Le Continent
vierge de la Nuit serait bientôt habité et les générations s'y dérou-
leraient prolifiques jusqu'à la Plaine des Cafres, plus nombreuses
que des portées de punaises dans le crin d'un oreiller. Une émo-
tion de sorcière sensuelle la faisait marcher plus lente vers les
pandanus.
L'ombre en était d'un fourré consacré. Elle y ouvrit aux larges
paumes de Paul-Emile l'étoffe du corsage légère comme une
palme de bananier : lentement, ses deux seins d'Eve boulotte.
pétris des ténèbres de la race, comblés d'un lait de nuit, chargè-
rent son buste avec un tremblement suspendu. Et comme l'enfant
et le vieillard dorment quand tombe le soir, l'homme en Paul-
Emile se dressa — lorsque les seins tombèrent au plateau de ses
mains. Cambré dans sa force adolescente tel qu'un défenseur de
village il dit avec solennité ;
— Cafrine !...
— Petit Cafre !...
— Nous-là pour de bon z'enfants de la nuit !
Et, chatouillé de volupté, tel que criblé d'un chatouillis d'étoiles,
le ventre de Cafrine, nombril ombreux ainsi qu'une lune absente,
bombait à l'amour comme un ciel de minuit.
Marius-Ary Leblond
Le Divin
à M . H. Houjon.
(( Le mot Dieu, dû Heiian. ayant iMiiir lui une longue prescrip-
tion, ce serait dérouter Ihumanité (|ue de le supprimer.
Le mol liai avait une prescripiton aussi longue, et ce[)endant
certains peuj)les ont réussi à sen débarrasser sans paraître trop
en souiïrir. <( C'est, dit l'abbé .Marcel Hébert (Ij. daprès le type
de gouvernement arbitraii'e. tyranni(|ue, des barbares despotes
de la C lialdt'e, que riuimanité primitive a conçu et ({ue la grande
majorité de Ibumanité civilisée conçoit encore le gouvernement
divin. Sans Joute, en passant par la conscience des prophètes
et du Christ. rim})lacable Javeh est devenu le Père céleste ; mais
que de l'ois, sous le père, réapparaît le despote oriental ! Aussi,
l'humanité (>ensanle proteste-t-elle énergiquement au risque de
rejeter à la lois Timage et l'idée. » Et c'est pourquoi le courageux
abbé croiiîiil " commettre une faute contre la raison en n'habi-
tuant pas Ibumanité, ])eu à peu. à une formule religieuse plus
Inijdle cl 11, oins dangereuse dans ses conséquences pratiques,
(pie celle du passé. » (2)
,1) AblK- M.ircel Hubert : La Dnn'urc idclc, Etude sur l:i l'eivomiilit.' divine (Extrait
de I:» Itérai- lie M ('taphi/siqne et il 'Morale, p. p. 7-8-9.
(2) Op. Cil . \i. 7) Je ne crois pas inutile de mettre en parallèle avec l'opinion de ce
penseur libéri- de la servilité intellectuelle exigt-e par l'Eprlise romaine, le passage suivant
emprunté à la « Lettre pastorale de Mlt l'Ev.'.nic de P.fllcv :iii c]or<jv et aux 1id. les d<j s^on
diocèse » en ff l'an de grâce 1 90'2 » :
(( ... Le iilup petit enfant cle nos écolet*, la ]ilu* siu>pie feunuedf la canip.igiio, a des no-
tions pins claires, plus certaines, sur Pi"'ii. ■^nr If innudi-. ■^nr -^nn Aiuf. -nr no- dfsiinécs
futare», qne les plus illustres philosophe
H La Foi in'ap]>ren<l ce que c'est que Dieu, litre ]iur, e.xi'eilfut. ••teiucl. tout piiib.sanl,
infini dans son essence et dans sa perfection, il est le principe ii'i'iiii'iMf '!<• trniic xirltr^. I;i
.source unique de l'être, par qui tout ce qui existe a été créé.
f( P^lle m'explique le monde : Cîest l'ceuvrc de ]>ieu qui l'a tire du néant, cjui le gouverne
par le."» lois qu'il a étaWicti., Avec cette notion d'un Dieu infiniment poissant^ .«apc et bon,
je me rends compte de l'ordre, de l'harmonie et de la beauté de l'univers, de la merveilleuse
combinaison de se« lois, de la précision de nei» mouvements, de l'admirable proportion des
moyens à leur;» fins et des orgnnes A leurs fonctionH. ,, , ■
« Elle m'instruit sur moi-même : Mon hme est un esprit que Dieu a créé à son imagé
imBiotériel, immortej, doué de raison et de liberté, nui & un corps avec lequel il compose
nne nature comj>Ii!'te et mie eeole personne responsable de tous ses actes.
LE DIVIN ■i^9
'( Beaucoup, dil ailleurs le même auteur, n'arrivent à conclure à
un Dieu personnel que parce qu'ils désirent, ils veulent a priori
que Dieu soit personnel. » Et il démontre que les fameux syllo-
gismes dont se composent les Preuves de saint Thomas d'Aquin
ne sont que cV inconscients sophisnies. Si tant d'hommes, doués
de sens pratique, ont accepte ces Preuves comme suffisantes,
c'est surtout parce qu'ils les considéraient comme inutiles, étant
convaincus d'avance et. sans démonstration, de l'existence de
Dieu.
Les raisonnements de l'ahbé Hébert sont très justes, mais les
docteurs en théologie ne seront pas embarrassés pour lui prou-
ver qu'il se trompe grossièrement ; il leur suffira pour cela de
substituer à certains mots dépourvus de sens d'autres mots d'une
signification également inexistante, et pour peu que leur argu
mentation soit un peu longue, les plus malins n'y verront que
du feu. Je crois qu'il est facile de mettre en évidence l'erreu]-
fondamentale du raisonnement de saint Thomas en montrant
qu'elle résulte d'une ignorance, fort légitime d'ailleurs, à l'épo-
que où syllogisait le Docteur angélique.
Le point de départ de toute la Preuve est l'affirmation sui-
(( Elle me donne le sens de la vie : la vie est un temps d'épreuve, dont la mort est le
dénouement et dont l'éternité sera la santion. Remis aux mains de mon libre arbitre, je
puis à mon ^é vouloir le bien ou le mal, que Diea me fait connaître par ses commande-
ments et me fait observer par sa grâce. Si j'use de ma liberté pour le bien,, une éternité
■ le bonheur sera ma récompense ; si j'en ai abusé pour le mal, une éternité de malheur sera
mon châtiment. Les maladies, la douleur, les afflictions de toutes sorte?, je sais ce que
c'ost ; ce sont [des moyens dont Dieu se sert pour éprouver ma fidélité, me faire expier
mes fautes, me fournir l'occasion .de 2>ratiquer la ■ç^ertu et d'acquérir des 'mérites : si je les
-upporte avec patience, après avoir semé dans les larmes ici-bas, je moissonnerai dans la
oie au ciel. •
" Elle m'éclaire sur Tau-deH, et projette sur ses mystères les plus consolantes lumières
ou les plus effrayantes lueurs; bien loin que toutfinisseA lamort, c'est au contraire alors que
tout commence. Au delà de la frontière de cettQ vie, il y en a ure autre qui sera la sanc-
tion de celle-ci, dont là vie présente doit être la préparation, vers laquelle je dois faire
converger toute=« mes pensées, toutes mes affections, tous mes actes.
«Elle m'explique l'humanité : Compo.«ée de créatures libres, elle est en marche vers ses
éternelles destinées. Son histoire est l'histoire de la cité de Dieu en lutte contre la cité de
Satan.. Suivant le parti que chacun aura' embrassé dans le cotobat, il ira peupler dan?
l'autre vie la patrie de la béatitude ou le lieu des supplices et des pleurs éternels.
« Telles sont, M. T. C. F., les réponses de la Foi. Elles sont complètes : Dieu, l'iinion.
l'homme, la vie, le monde ftitur. elles m'instruisent sur tout. »
Yoilâ donc un document officiel écrit (( en l'an de grâce 1902 » et non an dix-
septième siècle comme on pourrait le croire ; ce document s'adresse au cierge d'un diocèse,
c'est-à-dire ;i des gens qui doivent être assez instruits pour se rendre compte de ce que c'est
qn'im symbole, mais il n'y a pa^ là trace de symbole; il faut croire à l'existence d'un être
■ infini et créateur, dont la cité est cependant en lutte contre celle de Satan, et qoi s'amuse à
faire souffrir ses créatures pour s'assurer qu'il leur a donné une trempe solide; toutes ces
absurdités admises, le plus jeime enfant des écoles religieuses serait' en effet plus instruit
que les plus illustres philosophes !
/,6o LA REVUE BLANCHE
vante : Omne cjiiod movelur ab alio movetur (1). Une pierre qui
gît sur le chemin se mettra en mouvement si je lui donne un coup
de pied ; voilà la comparaison grossière de laquelle on conclut
(jue si mon corps bouge, c'est parce que j'ai une âme qui le meut,
(}ue s'il y a du mouvement au monde, c'est parce qu'il y a un
j)rimum movens qui est Dieu.
La pierre qui gît sur le chemin nous paraît sans mouvement,
saint Thomas la croyait telle ; elle ne lest pas, et c'est là ce qui
fausse tout le raisonnement. S'il n'y avait au monde que des
corps fluides comme l'air atmosphérique et l'eau des rivières,
nous n'aurions peut-être pas eu aussi facilement l'idée instinc-
tive que la malière est immobile par elle-même ; et cependant,
leau ci une barrique, l'air enfermé dans une bouteille, nous
paraissent au repos absolu, mais c'est surtout de l'observation
des corps solides qu'est provenue celte notion funeste de l'immo-
bilité des choses. Le corps des animaux, en particulier, nous
paraît dépourvu de mouvement quand il est au repos, et c'est
pour cela que nous lui attribuons la création d'un mouvement
([uand il se déplace pour donner un coiqi de pied à une pierre sui'
la route. Or, l'observation la plus grossière nous prouve que,
même en repos apparent, le corps des animaux est le s ège d'un
mouvement incessant ; le cœur bat, le sang et la lymphe cir-
culent dans tout l'organisme avec une grande rapidité, et, phé-
nomène moins facile à observer mais non moins certain, des mou-
vements chimiques incessants (oxygénation, assnnilation), ont
lieu dans l'intimité de tous les tissus. Suivant les cas, ces petits
mouvements microscoj)iques se traduisent, ou non, par des mou-
vements macroscopiques, mais le mouvement d'ensemble n'est
fiu'une synthèse de petits mouvements qui ne cessent jamais.
La matière vivante est donc le siège d'un mouvement inces-
sant, la malicre brute l'est aussi.
Je vois celte pierre, parce ses éléments vibrent sans cesse avec
une effrayante rapidité cl transmettent leur mouvement à mon
œil ; cette pierre a une certaine température, parce que ses élec-
menls vibrent sans cesse d'un mouvement qui se traduit chez,
nous par une sensation de chaleur ; cette pierre pèse, sans cesse,
sur le sol, parce que ses éléments sont le siège d'un mouvement
incessant <lonl la synthèse se trafluit par une pression ; de même
l'eau de la barrique presse sur les parois de la barrique, parce
que ses éléments se meuvent sans cesse : si je pratique un trou
dans la paroi de la barrique, ces mouvements élémentaires, au
(1). Tout être mig en mouvement, est mis en mouvement i)ar un autre être.
LE DIVIN ^161
lieu (Je déterminer une pression, produiront un mouvement d'en-
semble ; l'eau s'écoulera par le trou.
Nous ne connaissons pas de matière immobile ; il en existe
peut-être, mais nous ne pouvons pas la connaître, puisque nos
organes des sens, par lesquels nous sommes avertis de ce qui
se passe autour de nous, ne peuvent être impressionnés que par
des mouvements. On a cru à l'immobilité de la matière avant de
s'être rendu compte de la nature des phénomènes lumineux ; on
a comparé grossièrement le caillou de la route à l'oiseau qui peut
s'envoler, et on a considéré le premier comme inerte, le second
comme créateur de mouvement ; l'un et l'autre sont le siège de
mouvements incessants.
Il n'y a pas création de mouvement chez les animaux ; il y a
seulement transformation de mouvement, mais cette transforma-
lion nous semble une création, comme tout ce qui est de nature
chimique. Quand nous lirons un coup de canon, avec de la pou-
dre qui paraissait immobile, nous transformons en un mouve-
ment linéaire d'ensemble, savoir le transport du boulet, tous les
petits mouvements qui, dans chacun des éléments au repos chi-
mique, caractérisaient précisément la nature chimique de ces
éléments. De même l'homme, nourri daliments et d'oxygène,
transforme en activité humaine toutes les activités latentes de ces
substances alimentaires :
Nous ne connaissons que de la matière en mouvement ; nous
n'assistons qu'à des transformations de mouvement. Où donc
pouvons-nous trouver la raison d'être de l'affirmation de saint
Thomas : Omnes quod moveiur ah alio movelur ? Uniquemeat
dans l'histoire du caillou auquel nous donnons un coup de pied;
c'est peu de chose, et nous avons vu ce qu'il faut en penser. De
même que les petits ruisseaux font les grandes rivières, de petits
mouvements, que nous ne voyons pas, peuvent se synthétiser en
grands mouvements que nous voyons et que nous croyons voir
naître ; voilà la source de l'erreur de saint Thomas.
L'idée de mouvement est donc inséparable pour nous de l'idée
de matière : je pense que la plupart des théologiens continue-
ront néanmoins, pour le besoin de la cause, à considérer. la ma-
tière comme essentiellement immobile et ne pouvant être agitée
que par l'esprit ; mens agitai molem ! Et cela démontre l'exis-
tence de V esprit, puisqu'il y a du mouvement. Ce n'est pas plus
difficile que cela.
Il y a de la matière en mouvement ; voilà ce que nous apprena
la science ; les mouvements élémentaires se synthétisent de
diverses manières et produisent des mouvements d'ensemble,
\(yi LA HEVUE liLANCllE
ruais nous ne conslalons i\\w des liansloiiiuitioiis. pas de créa-
Jiuns de mouvement. Xous sommes nous-mêmes des agglomé-
rai ions liansitoiies et peiprtuelleinenl cliangeantes de nialière
rn mouvemenl : le niouvenient extérieui' à nous retentit sur celui
de nos éléments piopic^ et xoilà eonnuenl noub connaissons le
monde.
-Nous pouvons comparer entre eux certains phénomènes «pu
agissent sur nous d'une manière analogue ; toutes nos explica-
tions sont des comparaisons, mais toute compai-aison n'est pas
légitime ; nous venons de voir que la Preuve de saint Thomas
repose >ui" la notion erronée d'une création de mouvemenl dont
nous n'a\ons aucun exemple dans la nature. La iameuse Preuve
de l'horloger est aussi peu valable. - De même que l'Iiorloge
nécessite un Horloger, de même le monde nécessite un Dieu. >•
L horloger n'a rien créé : agglomération transi'ormatrice de
mouxements, il a translormé en horloge des matériaux préexis-
tants et |>réj)aré une syidhèse du mouvemenl de ces matériaux
<|ui se tratluisit par le mouvemenl de l'horloge : au contraire,
Dieu aniail lail le momie avec rien, ce ([ui n'est pas du tout com-
])aialjle au cas de Ihoiloger. .Mais juslemenl, me dira-t-on, c'était
hien plus dil'licile et cela prouve la tout(î-i)uissance de Dieu. C'était
même Iroj; diflicile, répondrai-je.
("e>t un travers de l'esprit humain que de se po.ser des (pies-
tioiis c(nmne celle de l'origine de la matière. (Juelle l'éponse
iq»pcll(' celle question ? Evidemment une comparaison avec quel-
i|Uf .cli()«>(' de connu, axcc l'origine d'un animal, d'im cours
d'eau, etc.. (^r, il est certain a priori ipi'aucuno de ces compa-
raisons ne sei'a légitime : on les fait néanmoins, beaucoup de
gens trouvant cela scientifique, et c'est ainsi que les petits enfants
des écoles religieuses sont plus instruits rpie les plus illustres
|»hilo-ioph«'S (jui rcl'u'-cnl d(> se jiayci- i\i' mots.
L ahbc lleberl conclut donc que les Preuves de saint Thomas
-«ont d(?s so|)hismc> : il ne peut pas croire à un Dieu personnel :
I existence du infti lui paiait en contrailiction avec celle de Dieu :
Il er?l devenu à jamais inqiossible de dire en les prenant à la
lettre, ces mots : .le «-rois au I^ère céleste, à lamour Infini créa-
teur <lc la phtisie, de la peste, du cancer, des cyclones et des vol-
• •'"- I .1 aime mieux le raisonnement (pie fait le même
auteur ipieWjues page>^ plus loin (p. 11) : <( Conclure rpie le divin
Il Up. ctt. p. ô.
LE DIVIN '|6'i
est personnel cosi onblier que la personnalité humaine
(à laquelle nous le conqjarerions) nous apparaît comme ([uelque
lose u essentiellement variable qui se fait, se réalise sans cesse.
Il scnsuit donc que nous ne pouvons affirmer la personnalité de
Dieu, pas plus que nous ne pouvons lui appliquer les catégories
d'espace et de temps. » J'ai moi-même soutenu cette même idée
dans le Conflit (pp. 251-252), et je pense ([uo c'est un des meil-
leurs arguments contre ceux cjui personnifient Dieu .
-Mais je me sépare de l'abbé Hébert quand, au Dieu personnel,
il veut substituer le Divin impersonnel.
« A^ouons-le donc, (bt-d (p. Gj : la Réalité, en Inut (luelle se mani-
feste ('omme puissance acti\e. ne représente ni une loule-puissance, ni
une toute-science, ni une toute-bonté, bien plutôt une giganlogque, une
incommensurr.ble force qui, à talons, sans jamais se lasser, poursuit à
travers d'innombrables essais, son incessant effort vers le mieux, vers
rtdéal. Cet Idéal, loi vivante, vraie vie de toute vie et non loi abstraite
comme celles d'un manuel de physique ou de chimie, la Réalité le
porte en cllc-nièmc comme la loi propre de son évolution: \oilà pour-
(juoi, en définitive, la résultante des forces du monde est orientée dans
le sens du Bien. »
Enlevez de cette phrase les mots qui n'ont pas de sens précis,
il n'en restera plus rien. Avoir nié lexistence dune personnalité
directrice du monde, pour admettre ensuite celle d'une force
directrice, cest se payer de monnaie bien légère : car si Ton veut
chercher aujourd'hui ce que signifie le mot Force, on est bien
obligé d'admettre (jue ce mot représente précisément la person-
nilication, dans le langage, d'une résuhante de mouvements. La
lotion de force est venue de la constatation de l'eftort produit
par l'homme : elle a une origine anthropomoi'phifjue comme le
notion de Dieu, et elle est du même ordre. Uuaud on parle tle la
lorce, appelée poids, qui, sans cesse, sollicite une masse vers la
terre, on pense à une personne qui iire sur le centre de gravité de
cette masse : cela peut être commode, dans le langage, pour
représenter une résultante de mouvements compliqués, mais
c'est dangereux pour les discussions philosophiques : dans la
phrase précédente, l'abbé Hébert considère évidemment cette
force gigantesque et incommensurable comme une personnalité
à laquelle il refuse la toute-science et la toute-bonté, mais à
laquelle il accorde néanmoins la notion du mieux, de l'idéal, vers
lequel tend son incessant effort.
Et qu'est-ce que «■ cet Idéal, loi vivante, vraie vie de toute vie? »
Ce sont là de jolies expressions pour une période oratoire, mais
qui ne signifient rien. Rechercher le but du monde, est le résultat
/,64 I-A HEVUE BI.ANCHE
d'un travers d'esprit analogue à celui qui pousse à vouloir expli-
quer lorigine de la matière ; c'est vouloir comparer le monde à
une rivière, à un jeune animal, à une l'ièche lancée par un homme,
toutes comparaisons notoirement illégitimes ; c'est vouloir appli-
quer au monde le langage destiné à raconter l'histoire de
l'homme ; c'est une erreur anthropomorphique.
L'usage même du mot « Loi » expose à des erreurs analogues;
le mot loi a été emprunté à l'histoire de l'homme et a tiré son ori-
gine de la croyance à l'existence d'un homme immortel, dun Dieu
créateur et législateur du monde. Ce que nous appelons « les
lois naturelles », cela se réduit en fin de compte à la constatation
de transformations de mouvements, transformations (pii se pro-
duisent en nous comme au dehors de nous et grâce auxciuelles
nous sommes et connaissons; c'est sortir volontairement de la
logique (|ue de rechercher l'essence de choses dont nous sommes
nous-mêmes une résultante, nous et notre conscience investiga-
trice; cela ne peut conduire qu'à des divagations sans fondement';
c'est métanthropique.
Ce qui est important, pour le philosophe, dit l'abbé Hébert,
« c'est seulement affirmer la réalité, l'objecliiité de l'Idéal » (p. 6).
Cela est important, me semble-t-il, beaucoup plus pour le poète
que pour le philosophe; aussi est-ce à un poète que s'adresse l'au-
teur quand il veut trouver une justification Ue la substitution du
Divin à Dieu :
« Dire le Divin au lieu de Dieu, c'est sacrifier l'image pour sauver
l'idée. Question de mots, objeclera-t-on? Nous répondrons avec un pen-
seur moderne (Maeterlinck) : « Il est bien rare qu'un mystère dispa-
raisse; dordiiiaire il ne fait que changer de place. Mais il est souvent
très important, très désirable qu'on parvienne à le :;hanger de place.
D'un certain point de vue, tout le progrès de la pensée humaine se
réduit à deux ou trois changements de ce genre; à avoir délogé deux ou
trois mystères d'un lieu où ils faisaient du mal dans un autre où ils
deviennent inoffensifs, où ils f)euveiil faire du bien. Parfois même, sans
que le mystère change de place, il suffit ((u'on i-éussissc à lui donner un
autre nom. Ce (|ui s'appelait « les dieux )> aujourd'hui on l'appelle « la
vie ». Et si la vie est aussi inexplicable que les dieux, nous y avons du
moins gagné que personne n'a le droit de parler ou de nuire en son
nom. »
Il s'agit de s'entendre sur le mol mystère. Les mystiques,
comme l'auteui- du Temple enseveli, aiment à en voir partout ;
mais il y a mystère et mystère; il y a des choses restées encore
inconnues dans le monde accessible à l'homme, et y a en outre
des questions, notoirement insolubles, que l'homme se pose dans
LE DIVIN »^^
des accès de fureur poéli(iue ; l'existence des dieux était un mys-
tère de la seconde catégorie ; la vie est de la première, et dire que
la vie est aussi inexplicable que les dieux, c'est se tromper volon-
tairement. La chimie ne nous permet pas encore de répondre
d'un seul mot aux poètes qui nous interrogent sur la nature de
la vie, mais nous sommes déjà en mesure d'ai'firmer que la vie
consiste en transformations de mouvement exactement du même
ordre que celles dont la matière brute est l'objet; ces transforma-
tions on les étudie, et on les connaîtra un jour en entier. Il res-
tera ensuite, pour la vie comme pour la matière brute, le mystère
de l'existence même des choses, mystère de la seconde catégorie
de tout à Iheure, et que les philosophes négligeront comme
métanthropique. Cela ne les empêchera pas d'ailleurs de goûter
la fiction des poètes et leur belle langue imagée, mais ils se défie-
ront précisément de la magie de cette belle langue qui a souvent
été si nuisible à la clarté des discussions (1).
L'abbé Hébert ayant démontré qu'il est illogique de croire à
un Dieu personnel, y substitue le Divin qui guide le monde vers
le mieux, vers le plus parfait. Croire que le monde s'améliore
sans ce.sse, c'est une illusion agréable et susceptible .de donner
lieu à des développements littéraires, mais il n'est pas scientififiue
de faire de cette croyance le point de départ d'un raisonne-
ment. Qu'est-ce qui est mieux ? Est-ce que la disparition des
iguanodons et des plésiosaures a été une amélioration ? Est-ce que
l'écrètement des montagnes par les actions atmosphériques rend
le monde plus parfait ? J'admets qu'il y a un perfectionnement
de la condition des hommes à mesure que l'humanité vieillit ; je
souhaite de toutes mes forces que ce perfectionnement aille crois-
sant de jour en jour, mais ce n'est là qu'une notion purement
anthropocentrisle et qui ne permet pas d'affirmer avec l'abbé
Hébert : <( La résultante des forces du monde est orientée vers le
bien. » Et même, si tujus regardons plus loin, quelle nous paraît
être la destinée de l'homme ? Les générations naîtront et mour-
ront successivement, jusf[u'au jour où il n'y aura plus d'êtres
(1) Dans le Temple enseveli, ouvrage poétique mais philosophique aussi, Maeterlinck
s étonne que nous ne connaissions pas l'avenir qui, dit-il, doit exister aujourd'hui de même
qu'existe une ville lointaine avant que nous l'ai/ons vue. Il y a des comjjaraisons dange-
reuses, et celle-ci en est une ; on ne saurait établir d'analogie entre la situation de l'homme
dans l'espace et sa situation dans le temps. En particulier, ce que nous appelons le passé,
c'est l'ensemble des mouvements desquels resuite le présent ; nous-mêmes, dans le présent,
résultons d'un certain nombre des mouvements passés et c'est pour cela que nous connais-
sons quelques-uns des mouvements passés : au contraire, l'avenir, ce sont des mouvements
qui résulteront des mouvements présents et qui, entre autres choses, feront que certains
êtres connaîtront plus tard, des événements actuels. Vouloir connaître l'avenir, c'est oublier
de parti-pris, le mécanisme même de la connaissance humaine.
30
I
^00 LA REVUE BLANCHE
humain^, les coiulilioiis de la vie humaine iiélaiit |)lu> réollsées
bur la Tei'i'c ; la. Terre elle-même devieruira un astre iroid Lon-me
la lune ; puis ce sera le loiii' du soleil ; est-ce là le parfait rêvé ?
lu luiivers peuplé d'astres moris ! Tiouvez-vous a.^c Ercsmc
que ; <t le Bii^i. c'est le repos, le silence et la uuit » •'' Words !
]]'t>nis ! Al'fii-mei- la « réalité, l'objectivité de l'Idéal, du Divin »,
c'est commettre une erreur de même ordre que de croire à la pcr-
sonnalilé dixine. C'est partir d'un postulai analogue à celui de
Bernardin de St-Pierre admirant -( l'Harmonie de la nature >,
Harmonie (jui signifie simplement que « les choses sont comme
elles sont et non autrement. » El quant à l'adaptation des êtres à
leur milieu, Lamark et Darwin nous ont appiis à y voir un résul-
tai l'alal des mouvements naturels. Alors, quoi ?
Ilenan admet qu'il faut un Dieu pour le i)euple, pour les sim-
ples : <( Diles-leur (aux.simples) daimei- Dieu, de ne pas offenser
Dieu. il> vous comprendront à merveille 3ilais c'est une faute
contre .onle critique que de prétendre ériger une telle méthode
en méthode scientifique. » Je ne discute pas ici la (juestioii de
savoir s'il est bon de tromper les pauvres gens et de leur racon-
ter que « Dieu place son arc dans les nues », uniquement parce
que -Moïse, ignoranl. a méconiui le phénomène u'e 1 arc-cn-ciel ; je
crois qu'il est préférable d'éduquer le peuple de manière (pi'il
n'ait plus besoin de croquemitaine pour être sage xiiais en dehors
de celte (jucslion. il (•■^1 bien évident rpie l'on doit écarter toute
concession utilitaire de la discussion scientifirpie ; et ayant sup-
pi'imé Dieu, maintenir « l(> l>ivin ", c'est jierdi'e le terrain gagné.
11 y a cependant de rinconnaissable, me dira-l-on ; sans doute,
je suis le premiej- à l'affirmer, et dans cet inconnaissable, il y a
tout ce qui lïarjil juis sur l'homme, tout ce qui est, par suite, indif-
férent à riiomme. Il y a aussi dans l'incoimaissable un ceilairi
nombi'e de réponses à (\q< {|ueslions (ju<^ Ihonurie se pose à tort
et rpie son « mode de connaissance » même lui interdit de résou-
dre ; tel est par exemple le problème des origines ! » Mais, ne
disait récemment un ami, c'est là, précisément. le Divin ! >< Le
mol inconnaissable vaut certes mieux, car on ne pourra empê-
cher d'applirpiei- au mot m Di\ in •. qui élymologiquement vient
de Dieu. quel(|ues-uns des altributs (pi<' Ton pi'êlait autrefois à
Dieu (but. puissance direct licc. d'après labhé Hébert).
La lune nous montre toujours la même fac(^ ;,nous ignorons < e
<pii se j>asse de l'autre c(Mé de notre satellite et ce qui s'y ])asse
nous est indifférent. Dirons-nous que le deiiièrc de la lune est
di\ in pni'ce iiou< '^oinmc^; «JÛr"^ de ne jamais le voir ?
Fr 1 (\ L' h \\ ! I r .
La Quinzaine
NOTES PO LIT JOUES ET SOCIALES.
La Foussée turque. — L'Islam, (jui a i)ara mi iiislant reculer,
qui eu réalité fermente toujours et ne rétrograde jamais, avance à
l'heure présente sur tous les points. Il ne s'agit pas seulement ici de ces
explosions subites de fanatisme belliqueux qui se produisent à inter-
\ ailes irréguliers sur le pourtour du continent africain, et dont les héros
connus sont El ïladj Omar, Samory, Rabah, le Mahdi, Bou Amama,
mais d'une progression régulière, conduite avec méthode par une puis-
sance qui dispose d'une représentation diplomatique.
On s'est demandé assez soiucnl si les marabouts, émirs, mullahs,
qui surgissent de temps à autre de par le monde ne sont pas des agents
plus ou moins indisciplinés du Commandeur des Croyants. En d'autres
termes, ne jouent-ils pas le même rôle à l'égard de la Porte que Gari-
baldi jadis vis-à-^is de l'Italie officielle ? Le problème est trop com-
plexe pour comporter une réponse précise et unique. Ici, l'agitateur
musulman se réclame du Sultan ; là il n'accepte aucune discipline,
mais en tout cas les invasions, les expansions fougueuses qui désolent
le Soudan Central ou Oriental,- ou encore parfois l'Asie Centrale,
ser\ent au plus haut degré la cause de la Turquie. L'empereur otto-
man bénéficie en regain de ])restige.de tout ce que gagi>e l'Islam, dont
il est la plus éminente expression, et c'est pourquoi il ne lui arrivera
jamais ni de dénoncer un chef de bande, ni de répudier l'action des con-
fréries qui tra\ aillent le Continent Noir, du Maroc au Kordofan et de
la fripolitaine au ch-là du Tchad.
-Mais Abdul-Ilamid ne se contente plus de ces profits moraux qui ne se
résohent guère, au reste, eu rentrées budgétaires ou en accroissements
territoriaux. Il a donné des ordres pour que la marche des Musulmans
reprit sur toute la ligne, et depuis quelques mois, il a été obéi avec une
ponctualité vraiment frappante.
A Koweit, sur le golfe Persique, à Bilma, au sud de Tripoli, a Cheik
Saïd et derrière Aden, le long de la mer Rouge, c'est-a-dire sur trois
frontières à la fois, le Croissant a débordé sa sphère normale. Des
peuplades et des sultanats indépendants qui depuis de longues années
n'entendaient plus parler des fonctionnaires ottomans ont vu soudain
apparaître des pachas, et derrière eux des fantassins, et des collec-
teurs d'impôts. L'Italie, la France, l'Angleterre, la Russie ont été à
la fois molestées en leurs intérêts et en leur fierté. En même temps,
les ju'océdés arbitrnin^^ des administrations de Stamboul s'asgra-
^68 LA REVUE BLANCHE
vaiont, attestant suffisamment qu'Abdul Hamid se sentait plus fort
qu'aupara\ant et jugeait tout ménagement superflu.
L'Islam que beaucoup considéraient à tort comme caduc — il déclini
inlininicnt moins que le calliolicismc romain — rouvrirait-il une phase
d'expansion ? 11 y a tout lieu de le croire. La Turquie a eu beau perdre
depuis trente ans de nombreuses provinces en Europe, en Asie, en
Afrique : elle (>st peut-être encore })lus vivante, en dépit de son gou-
vernement despotique et absurde que l'Espagne étouffée par sa théo-
cratie compliquée de parlementarisme. De temps à autre, sa sève
éclate; son génie conquérant se réveille; son histoire se renouvelle.
Le. cas est grave. Aucune puissance n'est intéressée, sauf l'Allema-
gne, à la restauration môme partielle du prestige ottoman. Ni l'Angle
terre, ni la France, ni la Russie ne peuvent négliger le danger qui en
résulterait pour elles dans leurs dépendances coloniales où l'i 'î.i-
misrne exerce un énorme ascendant. Aussi faut-il flétrir l'aveuglement
qu'elles ont montré à deux reprises, en laissant massacrer les Armé-
niens, en tolérant Fécrasement de la Grèce, et qu'elles manifestent
encore aujourd'hui en affectant l'indifférence pour les affaires alba-
naises et macédoniennes.
Après tout, elles expient déjà, par les ennuis que la Porte leur sus-
cite, la faute, le crime commis, il y a sept années, au moment des
effroyables égorgemenls de Sassoun et d'autres lieux. Si les Salis-
bury, les Hanotaux, les Lobanov, ne s'étaient pas concertée pour faire
le silence sur les exploits des Kurdes et des Bachi Bouzouks, s'ils n'a-
vaient pas abusé les nations sur l'ampleur du massacre perpétré en
Anatolie, s'ils n'avaient pas formé une ligue de protection autour du
Grand Saigneur, la Porte n'eût jamais osé organiser une poussée géné-
rale de ses forces militaires en Asie et en Afi'ique.
Abdul Hamid, fort de son impunité, vainqueur des Arméniens et des
Grecs, confiant dans la mansuétude des gouvernements, balance ses
drapeaux sur .des terres d'oîi ils semblaient exclus. Il a raison. C'est
une revanche du droit — étrangement ironique, il est vrai.
Paul Louis
GAZETTE D'ART
Les Expositions de Baden-Baden. — Nous avons naguère, et ici
même, dit((uelques mot des expositions de Karlsruhe et de Dusseldorf.
Baden-Baden, à l'occasion du jubilé de son j^rand duc, a voulu,
elle aussi, prouver qu'elle ne dormait pas sur ses gloires déjà
anciennes de i8G(), et qu'elle particiitait jiour sa part, sur le terrain des
arts, à cette circulation de sang nouveau qui donne depuis (juelques
années, une sorte de fièvre salutaire à tout l'Empire. Deux salons ouvri-
rent leurs portes cette année à Baden l'un rétrospectif, riche en toiles et
panneaux du maître Ilans Baldung ainsi qu'en orfèvrerie religieuse, en
peinture depuis le xiii" siècle, et constitué de prêts particuliers, l'au-
tre, plus strictement affecté à l'exhiiiition de toiles pour la plupart bros-
sées dans l'année par des artistes régionaux.
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES .\6g
L'un et l'autre groupemont méritaient d'être visités et appréciés. Le
Salon rétrospectif favorisait l'occasion de revoir un total de belles pro-
ductions des maîtres de Colmar et du Ilaut-Rliin, comme on n'en vit
point depuis la belle exposition de Strasbourg, il y a quelques années.
L'autre était une heureuse réplique du Salon d& Karlsrulie avec une
adjonction fort intéressante d'envois de l'étranger. Les Français seuls
n'étaient point représentés. Pourtant l'Allemagne est aussi friande de
leur peinture que de leurs spectacles et payerait aussi bien la toile que
l'opérette.
Le clou de l'Exposition de Baden était la présence de seize tableaux
ou dessins de Seganlini. Sa manière effdochée, son procédé au canevas
a plu énormément. Toutes réserves faites sur ce peintre, il faut ne pas
ménager l'éloge à Dill. à Leibi, llans Tiioma, et à toute la pléiade des
jeunes peintres badois qui affirmer, des tendances vers plus de lumière
et plus de gaieté.
Les deux expositions avaient été organisées, avec tout le tact et toute
la science qu'on pouvait attendre de sa haute compétence, par M. Joseph
Schall, conservateur de la Galerie grand-ducale de Baden-Baden.
Pascal Forthuny
GESTES
Le Tueur de femmes. — Certains touristes, à qui la modicité de
leurs ressources interdit tout déplacement individuel, ont vu en quel-
que sorte ^cnir à eux la montagne : la chaîne des Pyrénées, avec cet
effet Danoramique caractéristique et tant admiré des ascensionnistes,
l'erreur au delà, la vérité en-deçà, ou réciproquement, selon les capri-
ces de l'éclairage. Le tout était réduit aux dimensions de la barre de
la cour d'assises, laquelle séparait, de façon un peu schématique et
ténue peut-être, M. Vidal, le Tueur de Femmes, et cet autre spécialiste,
M. Trinquier, président des assises, le Tueur d'Hommes.
M. Vidal, avec sa pénétration coutumière et sa franchise toute méri-
dionale, a excellement résumé, en ses réponses, la divergence des si-
tuations :
(( C'est une vaste erreur, Monsieur... Monsieur le président, vous
n'êtes pas dans la voie... C'est inutile d'insister, nous ne serons jamais
d'accord... »
Il était de la dignité de M. Vidal de ne pas « faire les premiers pas
dans la voie de la réconciliation ». Mais il est regrettable que de pareils
malentendus subsistent entre deux collègues remplissant, l'un à la
satisfaction dite générale, l'autre à la sienne, hélas! trop particulière,
les devoirs de la même profession. Bien plus, « ils ne pourraient vivre
l'un sans l'autre », ce qui revient à dire, en tenant compte de la diver-
gence précitée, que M. Trinquier ne pourrait ^ivre sans M. Vidal et
ses émules, et que M. Vidal pourrait difficilement mourir sans le visa
de M. Trinquier. Ces deux grands esprits se sont efforcés de mener à
bien leur tâche par des moyens assez différents : M. Vidal, non sans
'.-,) LA HKVUE HLANCHE
ijuolquc outiecuidance peul-èlio ( son omiiienl giapliologue, M. de
llochetul, démêle un peu de vanité dans ce tempérament merveilleu-
sement imaginalif, doux et alïeclueux), M. Vidal, donc, crut pouvoir se
fier, au cours de sa laborieuse carrière, à son mérite personnel. Par
une restriction tout à l'honneur de sa modestie du reste, il ne se jugea
pas la force d'attaquer, sans main-forte de l'Etat, des hommes, vigou-
reux peut-être et possiblement armés : il choisit de limiter ses exploits
aux attentats sur de faibles femmes. 11 serait venu à bout d'êtres mas-
culins sans doute, si nmsculeux fussent-ils, si quelque diplôme dûment
officiel et un passé dûment \erlueux lui eût acquis le droit de l'équisi-
tionner, au nom de la loi, des complices. Mais il répugnait à cet lion-
nête homme d'entraîner d'autres honnêtes gens dans des enu éprises si
peu morales... .M. Trinquier, plus pratique certes, encore que moins
chevaleresque, n'a point hésité à s'entourer de toutes les précautions et
de tous les complices. \\. 1 riiKiuier a attaqué M. Vidal parce qu'en
bonne logique il y a tout a parier (juun lueur de Femmes ne résistera
pas à un Tueur d'ilonuiies copieusement, en outre, escorté. Car M.
Trinquier a groupé autour de lui des gendarmes à la meule (mesure
multiple, comme on sait, de la mesure botte), et des juré-, à la dou-
zaine. Tous ces préparatifs confirment la préméditation de son attentat
eonlre M. Vidal; mais peu lui en chaut. Ouelle différence flagranic n'y
a-t-il pas en effet entre M. Vidal, qui assassine pour voler, tt le Tueur
(rilommcs, à qui l'Etat consent « un fixe »? Mais que ne l'a-l-il con-
senti au Tueur de Femmes? Que font les revendications féministes?
Ajoutons, pour conclure, que M. Vidal esl mis à mort sans motifs
— si l'on exclut celui de la jalousie et de la lutte pour la vie profession-
nelles. M. Vidal, cet homme doux et réfléchi, s'était consacré à l'étude
de la direction des ballons. Or, est-il permis de déduire de ses travaux,
il en était arrivé à ce théorème : « Pour avoir du ballon dirigeable, il
faut fie la femme. » Mayne-Reid a écrit (les Grimpeurs de Koc/jcrs)
des vérités aéronauliques analogues au sujet de la peau d'anguille :
« C'est bien lourd... c'est la graisse qui en fait le poids... bouillies et
débarrassées de la graisse... Il n'en coûte lien d'essayer, »
Si l'on n'exécutait pas M. Vidal... il périiait néanmoins sûrement,
justement, martyr de la science, comme, ces temps derniers, divers
aéronautes chus et tous les suicidés diricreables.
Xotons que, tandis qu'on prépare l'exécution, M. Vidal ni urrit piès
de deux alibis pércmptoires et quasi-posthumes : le \rai Tueur de
Femmes officie à Boston et à Bourg-Ia-P»eine.
Au RED Jarry.
LESUVnES
.\\iiin: Gmi; :L'Immoraliste (Mercure de l'ranee, in-18 de 200 p|t..
■ \ fr. T)0). Il y a di-jà plusieurs mois »|ue VJnimorfilistc a paru en lui
petit \oIume cpii l'essemble, sous sa couxerture bleue, nu Fam^l de
Géraid de Nerval. Aujrmid'hui qu'il nous revient dans une édition
j)lu> eourante, augmenté d'une préface, je saisis avec joie l'occasion
d'en j)arlrr. Ce ne sera point pour en tenter l'élocre • Mme Mnrdrus
LES LIVRES '«71
l'ayant lail ici luèine, après elle je le ferais moins bien, et nie senti-
rais moins à l'aise pour le faire. Ce que j'ai de tendresse pour ce livre,
je no le veux monirer qu'en l'expliquant. El je m'étonne d'avoir à l'ex-
pliquer. Mais j'ai lu maint article et mainte lettre, entendu mainte con-
versation... Oue de méprises, dans les opinions de lecteurs pourtant
choisis! Chez un i)ublic plus large, que d'erreurs^ sont possibles! Je
ne me llalte point de i)OU\ oir toutes les prévenir.
La faute en est d'abord au titre, théorique, doctrinal, et qui fait
moins attendre un roman qu'une profession de foi. Ce titre con\ient
bien au livre, en exprime le sens total. L'écarter alors qu'il s'offrait,
c'eût été timidité vaine. Le choisir, était dangereux, parce qu'il n'était
pas \acant. Xieizsche a dit : « Nous autres immoralistes... »; c'est
assez, pour qu'une aventure « immoraliste » apparaisse, jusqu'à plus
ample informé, conmie une illustration du Nietzschéisme. Mais pour
naturel qu'il soit, ce malentendu ne durerait point, si plus de gens
sa^■aient lire, dans les lignes et entre les lignes, puis relire, puis
réfléchir à leur lecture, corriger leurs impressions hâtives et, retrouver
après chaque écait le droit (il de la pensée. Trop de livres trop longs
et trop vite écrits favorisent nos habitudes de lecture rapide et som-
maire. L'école dite de l'art social nous a de plus accoutumés à chercher
dans fout roman l'exposé direct d'une thèse. Je ne crois pas qu'autre-
fois personne ait pris Adolphe pour une apologie, ni même, — bien
que la lettre de routeur y prêtât, — pour un acte cle contrition : car a
quoi bon se déclarer pour ou contre le héros, tout à la fois tourmenteur
et victime, et fausser l'émotion sincère, ni hostilité, ni sympathie, qui
peu à peu se développe par un jeu de nuances savamment compensées.
Cette compensation des nuances, Vlmmoralislc la permet; l'antithèse y
est auprès de la thèse, l'objection avec l'argument, non point séparés,
mais unis dans la même âme et dans la même vie. Tout le nécessaire
est dit; regretter qu'il ne soit pas dit de façon plus explicite, c'est récla-
mer plus que le nécessaire, et,- par besoin de clarté logique, regretter
l'harmonie d'une œuvre d'art.
Ulmmoraliste est une œu\ re dart, complète en soi, née d'elle-même.
Le germe en existait, sans Nietzsche; je ne dis pas que. sans Nietzsche,
il aurait pu lever. L'influence des grands hommes, qui enchaîne les
esprits faibles, libère les esprits forts en leur révélant ce quon peut
oser. Grâce à .Nietzsche, la question : « Que peut un homme? que
peut l'homme? » s'impose à tels de nos contemporains qui, sans lui,
ne l'eussent môme pas soupçonnée. Dès longtemps, Gide en est hanté,
soit qu'il y réponde, dans les Xourritures terrestres, avec une ivresse
lyrique, soit qu'il la tourne et la retourne, avec un humour anxieux,
dans Paludes et dans le Prométhée mal enchaîné. Et parce qu'il s'est
posé la quc-^tion de lui-même, il la pose à sa façon. LTmmoraliste.
Michel, n'es! pas inspiré de Nietzsche. Nietzsche, philologue et philo-
sophe, attii • par l'héroïque santé des Grecs et par la virtn italienne,
met ses adi.;irations en maximes, oppose à la morale une anti-morale
qui ne se manifeste point par des actes, mais par cet idéal : VUeber-
mensch, et par ce type : Zarathustra. Michel est d'abord un malade qui
',;a I.A IIKVI K 151. ANCHE
veut Ciuérir, cl pour cela nomme Bien, tout ec (lui lui est salutaire, Mal,
tout ce qui retarde la guérison. Puis, à mesure ({ue croît sa force, à
mesure qu'il l'ait de la vie la palpitante décou\erle, sa \olonlé de vivre
se change en un désir de vivre toujours plus; sa vigueur, à qui toute
contrainte semble factice et gênante, le pousse \ers l'inculture, la vie
sau\age et l'anarchie. Il ne s'agit donc point de voir jusqu'à quel
point un disciple pourra mettre en pratique la uièse immoraliste; il
s'agit de voir l'immoralisme surgir et se uévelopper, naturel et spon-
tané comme un instinct. La thèse suppose un but, une mesure, une
méthode, une discipline; l'instinct va droit devant soi, impérieux efc
destructeur. Nietzsche invite l'homme à dépasser l'homme, ;'i se maî-
triser soi-même, à maîtriser les faibles, Michel ne songe qu'a s'affran-
chir.
Y réussit-il enfin? « L'auteur, — dit la Préface — ne propose conune
acquis ni le triomphe, ni la défaite. » Vraiment on ne peut tirer du livr'^
ni l'une, ni l'autre solution. Quand Michel, on sa poursuite frénétique
de la joie, a tué l'être qu'il aimait le plus au monde, répondant il ne
s'avoue pas vaincu . Il est encore gonflé d'une force orgueilleuse; mai»
il ne sait où l'employer. « Tu te nommes libre? lui dirait Nietzsche, ii
veux entendre ta pensée maîtresse, et non simplement que tu as secoué
le joug. — Es-tu de ceux à qui il est permis de le secouer? Je sais,
plus d'un a rejeté sa dernière \aleur, en rejetant sa sujétion... » Que
Michel déclare ; « .Se libérer n'est rien; l'ardu, c'est savoir être libre »
et demande à ses amis de lui trouver des raisons d'être, il ne faut pas
plus à certains pour le condamner sans appel : selon M. Vielé-Griffin,
le désarroi de l'Immoraliste démontre suffisamment la nécessité de
la Morale. C'est trop tôt trancher le débat; Michel n'est pas l'Immo-
raliste; il veut l'être, il est mal placé pour le devenir. Son inculture
n'est pas naï\e; elle prend le contrepied d'une culture acquise; il faut
donc que le côté négateur y domine, sans que nous ayons le droit de
juger impossible une nouvelle et plus haute affirmation. Surtout, si
Michel est puni, ce n'est point de s'être libéré, c'est de s'être libéré
malgré lui; c'est d'avoir \oulu goûter tout ensemble la frénésie de sa
force, et l'amour d'un être faible; si bien que la vraie conclusion du
livre tiendrait toute en cette phrase : « Il faut choisir. L'important c'est
de savoir ce que l'on veut. »
Ainsi le problème se présente sous une espèce qui le rend insoluble.
Et comment, sans cela, deviendrait-il un drame? Que ceux qui dési-
rent \oir s'épanouir un immoralisme candide relisent l'histoire de
César Borgia ou de .Toan-des-Bnndes-Noires, les romans-poèmes de
M. Lemonnier ou l'histoire d'Aladdin. Ceux qui préfèrent l'immora-
lisme «'i Tétai de doute, de fièvre et d'angoisse, s'arrêteront au cas de
Michel. Il est vrai que ce cas est une exception, que le héros est un
malade; mais « quelques idées très pressantes et d'intérêt très général
peuvent rependant l'haltiter. » C'est ainsi que l'auteur s'exprime; il
pouvait être plus hardi : Si les nouvelles vérités souvent éclosent en
des esprits équilibrés, les valeurs nouvelles toujours s'élaborent en
LES LIVRES 47-^
des cerveaux maladifs, en des êtres d'exception; nous n'en sommes
plus à l'apprendre, après l'exemple de Rousseau. Toute liberté com-
mence par la ré\olte, toute réxolte est une crise morbide. Les natures
saines savent trop bien s'adapter à toutes formes de vie, pour dé-
truire ce qui est, et créer ce qui n'est point; un fou seul ouvre à ses
risques la voie où les sages bientôt le suivront. Gœthe se flattait d'être
de^■enu sage en absorbant, en épuisant toutes les sortes de folie. Qui
peut dire de quelles folies sera faites la sagesse de demain?
Cette même pensée m'empêche d'accueillir l'objection la plus forte
qu'on ait soulevée contre l'Immoraliste : Le conflit, me dit-on, n'est ici
qu'illusoire; Michel se bat contre un fantôme: Pour attaquer la morale,
il ne la pose qu'à l'état de loi formelle et gratuite; il la vide de sa subs-
tance, il sépare les faits et les rapports réels qui la soutiennent et
l'alimentent. Jouissant par accident d'une indépendance précaire, il
s'isole, il prend pour iin sa personne, qui, détachée de l'ensemble,
n'est que fiction toute pure. Et s'il échoue enfin à la réaliser, c'est pour
avoir méconnu qu'elle avait, pour fond et pour support, la collectivité.
Aussi les uns \ont-ils proposant à Michel une loi nationaliste, les
autres, une foi socialiste. Ils n'exigent pas qu'il s'y convertisse, mais
s'étonnent que pas un instant il n'ait songé même à l'examiner
Ces critiques pourraient recevoir satisfaction, sans que l'économie
de .l'œuvre fût profondément changée : Entre la première fougue de
sa comalescence, et le délire systématique qui bientôt va le posséder,
Michel en effet traverse une période d'équilibre et de calme illusoire.
Devant l'aménagement des cultures normandes, il admire comment
l'effort savant de l'homme, contraignant la libre nature', lui fait porter
des fruits plus beaux : « Qite serait le sauvage élan de cette sève débor-
dante sans l'intelligent effort qui l'endigue et l'amène en riant au luxe?»
— Ce spectacle l'amène à se construire une éthique « qui devenait une
science de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte.»
J'aimerais que cette méditation fût plus précise; que Michel, impatient
d'action et voulant distinguer de l'action dérisoire 1 action efficace et
féconde, se heurtât de toutes parts à cette règle, à cette discipline qui
déjà lui semble importune. Si plus tard l'horreur de la règle le rejetait
à ses ardeurs stériles, du moins aurait-il vu l'alternative, et fait libre-
ment son choix. — Seulement, le drame perdrait en force tout ce que
le problème gagnerait en clarté.
Mieux vaut que Michel pousse à bout la logique de sa passion; mieux
vaut que les idées et les sentiments contraires à l'immoralisme s'in-
carnent tous en la faible figure de Marceline. L'émotion est ainsi plus
poignante, et l'enseignement plus complet. Cependant ne cherchons
pas cet enseignement où il n'est point. Peu importe qu'ici la thèse
imraoraliste soit démontrée \raie ou fausse; dans un cas comme dans
l'autre, ou taxerait le roman d'artifice. L'important c'est que le senti-
ment immoraliste apparaisse tel qu'il peut être en quelques âmes : à
la fois très naturel, très violent et très sincère, abondant en forces, fer-
tile en raisons, ardent à réclamer ses droits. Devant cette irruption
,\r\ , LA REVUE nLANCllE
irune puissance iioincllo, la Morale ne s'écroule point, li^s tables de la
loi ne sont pas brisées. Mais à la coincution uiorte succèdent le doute et
le trouble \ivant; et la conscience assoupie s'éveille de sa langueur
sous un souffle de ;ent brutal c\ sain. 1/esprit de pesanteur est \aincu
polir un jour...
Mil iii;l Arnaii.])
Henri oe HKi.Nn;i{ : La Cité des eaux. (Mercure de France, in-18
de 199 pp.. 3 fr. .50). — C'est une chose remarquable et qui fait longue-
ment rè\er, de voii- cfu'une grande pai'lie des écrivains de ces temps
déniocrati(]ues et tout grondants d'anarchie s'attarde si complaisam
ment auprès du spectre des derniers rois, et qu'autour des ifs, le long
lies eaux et des escaliers, devant les façades de Versailles, poètes et
prosaleui's ont, sans le \ouloir, reconstitué la jdiis dévote des Cours
de France.
C'est ainsi que M. Henri de Régnier, en se remettant aux vers, pré-
lude par cet hommage magnifique : La Cilé des Eaux. Il semble que,
parlant de Versailles, ses Aers se soient d'eux-mêmes, par une sorte
de fatalité, rangés sous formes de sonnets. Mais nous n'y verrons pas-
ser ni tètes poudrées ni têtes coupées, car M. Henri de Régnier s'attar-
dera plutôt aux perspectives, aux statues, et, surtout et naturellement,
au jeu et au reflet des eaux. Et il contournera un à un les bassins mono-
tones et les reclilignes canaux, car nul mieux (|ue lui n'était né pour
les chanter, qui, au long de son œu^re poétifjue, nous fil si souvent
songer à l'insaisissable exactitude, à la symétrie pleine d'images des
jets et des pièces d'eau. Mais après avoir miré son rêve à toutes les
\as(pies, l'avoir regardé retomber d renaître au e(rur des beaux chA-
leaux de gouttes claires, \oici cpi'il (piitle bruscpiemenl tous ces arti-
fices du cristal licjuide pour se jeter, avec une ardeur singulière et à
laquelle il ne nous axait pas habitués, vers les forêts aux libres eaux r
Si ta bouche désire une eau qui désaltère
Et non l'ondo croupie aux feuilles des bassins,
Couclie-toi sur le ventre et pose contre terre
Ton oreille attentive aux appels souterrains;
C'ar toiilc la fonM, chante de sources vives
Dont le miu'iaurt' épars circule au sol vivaiil.
Et leur sombre fraîcheur, nourricière ut furtive,
En elle s'insinue et partout se répand.
El c est uu conlrasU- euiou\aiil, qui seiublerail I aniKjuce V(*ilée d'une
nouvelle phase de la pensée poiHicjue de M. lleuri de lîégiiier. Déjà,
l'une des poésies éparses ù la suite des sonnets sur Versailles nous sur-
prend tout à coup comme une révélation. La Vie, dont on fait tant île
cas ces temps-ci, aurait-elle contjuis notre lointain, notre presque dé-
daigneux Olympien?... Citons en effet, tout entière celte vision de La
Lune Jaune :
LES LIVRES 'i75
Ce long jour a (ini pur une lune jaune
Qui monte mollement entre les j)eiipliers
Tandis que se répand parmi l'air cju'elle embaume
L'odeur de l'eau qui dort entre les joncs mouillés.
'Savions-nous, quand, tous deux, sous le soleil Lorride
Foulions la terre rouge et le chaume blessant,
Savions-nous, quand nos pieds sur les sables arides
Laissaient leurs pas empreints comme des pas de sang,
Savions-nous, quand l'amour brûlait sa haute flamme
En nos cœurs déchirés d'un tourment sans espoir,
Savions-nous, quand mourait le feu dont nous brûlâmes
Que sa cendre serait si douce à notre soir,
Et que cet âpre jour qui s'achève et qu'embaume
Une odeur d'eau qui songe entre les joncs mouillés
Finirait mollement par .cette lune jaune
(^ui monte et s'arrondit entre les peupliers ?.
Le marbre a remué! Quel cœur- sera celui qui ballia dans une telle
poitrine? Et que dirons-nous alors de l'homme, nous qui aurons telle-
ment aimé la statue?
11 faut donc attendre encore de grandes joies de M. Henri de Régnier
à qui nous devions tant déjà, et qui semblait avoir tout dit. Car il se
dépassera lui-même comme son Marsyas dépassa Apollon. Et n'est-ce
pas là le sens de cette « inscription lue au soir tom.bant »?
Albert Erlanue : Hélène (Mercure de France, plq. de 41 [q).,
2 fr.); le Jasmin (Editions uc la Renaissance Latine, plq. de 18 pp., hors
commerce). — • Voici des vers, quelques vers pourrait-on dire, d'une
qualité toute particulière, et dont la définition exacte serait qu'ils sen-
tent les lilas. Et c'est l'ame d'un ironbadour ()iii y chante, pleine d'émo-
tion et de tristesse, romantique comme l'ach^lescence.
La première pièce d'Hélène est d'une évocation si exacte dans son
imprécision, qu'elle nous transporte au cœur même du paysage le plus
frais, le plus improbable, le plus artificiel qui soit, c'esi-à-dire l'Ilo du
Bois de Boulogne qui l'a inspirée, avec son avril décoratif où l'on rêva
toujouis de placer une figure de femme indécise sur des fonds d'eau"
tremblante :
Ce fut dans un bosquet plein d'odeurs sensuelles,
. Dans une île embaumée où les légers lilas,
Les jonquilles des prés et les roses charneiles
Délièrent leurs fleurs lorsque tu t'avanças...
Les Chansons qui suivent marquent peut-être plus encore ce roman-
tisme du Poète, en évoquant presque Musset, avec on ne sait quoi de
très heureusement jeune et de moderne, comme d'un Verlaine à dix-
sept ans :
',76 LA REVUE BLANCHE
Quniid je revois celte ombre amie
Qui vient rafraîchir ma douleur, '
Je sens les portes de mon cnur
S'ouvrir un instant à la vit-.
C'est un besoin d'intiniité
Et de présence féiuinine
Et d'un être qui vous devine
Et qui ne peut plus vous quitter.
Le poème // Pensieroso qui termine ces quelques pages nous semble,
alors, tout proche du Musset des « Nuits » avec ce type de vers lan-
goureux et cadencé :
Vous ignorez le mal que fait naître un sourire,
En montrant un bonheur (|uil ne peut pas donner.
Une âme de douleur vague, de chantante tendresse et de pitié loin-
taine y soupire mélodieusement, au souvenir des maux humains et
parmi le soir :
L'horizon pâlissant est comme une terrasse,
Les constellations sont comme des jasmins...
Et ces jasmins nous conduisent tout naturellement à la seconde pla-
quette de l'auteur : Le Jasmin. — Tout un Orient attendri sen exhale,
au i\ ihme de berçantes strophes pareilles à qucl(|ue daraboiika mélan-
colique. Et voici l'heure du conteur, et^ voici l'heure de Famcur.
Tandis que Daïda, au pied de ses terrasses
Regarde le soleil descendre l'Occident.
Aux instants recueillis où s'allongent et passent
Les ombres des palmiers sur le fond de l'étang...
Ce beau quatrain donne la note du poème tout entier, par lequel
s'achève l'impression de sincérité tendre et de lyrique jeunesse qui
nous charme en M. Albert Erlande dès que nous commençons la lec-
ture de ses vers.
Lucie DELARUE-MAnnaus.
I H. A. CooK : Vers le Pôle sud (Adaptation française par /l.-L.
Pfindci\ in 8° de 320 pp. avec l'i2 photogravures et une carte, 10 fr.
Krnesl innnnnarion). — Parce qu'il couronne l'hémisphère auquel
ap[>arliont l'Europe et où se condensa jus(|u'ici le travail de la civili-
sation, le Pôle \ord fut le plus fervemment étudié. C'est depuis peu,
relativement, qu'on commença de s'intéresser au PôleSud. L'explo-
ration que la Bclgica vient d'y faire, accuse l'importance nouvelle qu'a
pri.se dans l'altenlion mondiale le Sud de notre globe. Ces dernières
années, il fut longuement question de Madagascar, on s'occupa de la
Xouvelle-Calédonie, on regarda s'organiser toute une vie récente à
notre antipode : l'.Australasie; on se passionna aux événements du Sud-
Afrique et voici que celte fois c'est jusqu'au Pôle Sud lui-même qu'est
LES LIVRES '77
descendue ratlenlion de l'Europe. Sensiblement la vie se déplace du
Nord au Sud : trop abondante dans riicmisphère boréal elle se verse
au Midi, pour équilibrer le poids du monde. L'iionunc finira par con-
naître sa planète, selon la prescription d'un vieil oracle.
Par les charmants commentaires impressionnistes du docteur améri-
cain Fr.-A. Cook, le voyage de la Belgica s'affirme déjà d'une riche
révélation poétique, en attendant que les spécialistes de l'expédition
publient les tra^•aux qui permettront de célébrer la valeur des décou-
vertes scientifiques. Tel, ce récit du voyage cie la Belgica semble sans
conteste le plus beau poème du belge Verhaeren. Banquises hautes
comme des cathédrales de glace, soleil hachuré en flammes torses, lune
massacrée, constellations glacées, arêtes de glaces déchirantes comme
des armes, arc des aubes tendu sauvagement, nuages présentant des
parhélies comme la Sainte-Face du soleil, archipels blancs comme des
« cloîtres » où psalmodie le cortège des manchots, ces « Moines » du
pôle, jardins et plates-bandes de fleurs de glace, cris désespérés des
pétrels et des phoques, oiseaux, îles et murs en déri\e, n'est-ce pas
toute la grandeur iiallucinée des évocations de Verhaeren quand, aux
soirs d hi\ ers et aux clairs de lune d'Europe, il darde au Pôle son âme
aimantée? Tandis que l'on suit jour à jour, les efforts de ce voyage de
pénétration qui dura deux ans et que, lentement, l'on \"oit s'ouvrir, un
à un. aux explorateurs chac[ue paysage nouveau, on ne peut s'empê-
cher de penser à la prodigieuse intuition des poètes auxquels un bond
de l'âme suffit à révéler la beauté de continents inaccessibles. Ce sont
eux qui, en vérité, sont les plus fougueux voyageurs et les explora
teurs les plus géniaux... Quand les navires ont pu aborder aux con-
tinents qu'il pressentirent, ce sont leurs rêves internes qu'ils nous rap-
portent. Et cela est lieau qu'on puisse ainsi prouver que les grandes
âmes de poètes recèlent l'image totale du globe...
Par un juste et curieux retour, les hommes qui parfirent ce voyage
de deux ans reviennent avec des visages illuminés de poètes. Les plus
orécieuses photographies du volume ne sont peut-être pas celles des
soleils de minuit ou des plaines de glace mouvementée, il semble que
ce soit celles qui, opposant à la physionomie des hommes au départ li
physionomie avec laquelle ils revinrent, permettent de surprendra
l'œuvre de la solitude et de la nature sur le masque et toute la pei-
sonne humaine. En chaque être depuis Van Rysselberghe (le mécani-
cien) et le docteur Cook jusqu'au sim.ple matelot, s'exalte une indivi-
dualité ardente et fascinée, éclat profond jailli de l'âme au jour blafard
du Sud, beauté forte garuee jusque-là cachée, entravée, et qui attendait
de se montrer... Ni l'abondance des neiges, ni la glace de l'air, ni les
extrémités de température, ni l'obscurité des nuits de deux mois, ni
l'absence de femme et de nourriture confortable n'étaient cependant
faites pour favoriser l'organisme humain. Je veux dire : par l'œuvre
de beauté que la nature opéra ici, malgré l'ingratitude du milieu, on
imagine aisément celle qu'elle réaliserait sur des hommes qui mène-
raient la pure vie des plaines, des montagnes et des forêts en des con-
tinents salubres.
'i;^ * LA HKVliK nLANCHE
Tous les artistes cl particulièrement les peintres devraient consulter
les séries <io photographies rapportées de tels voyages : ils y pren-
draient une nécessaire et précise conscience «i unr se die de Iransfor-
misme (/;'s- lir/nes. A la Tcrre-de-Feu où le sol est dépouillé de végéta-
tion ou à la banquise antarctique ])nrmi les hunimocks et les cestrugi,
dans la monotonie de la couleur, la nature présente constamment les
grandes lignes primoi-diales d'admlT-a])!»' simplicité géométrique en
lesquelles la matière se solidifia pour la i>remière fois. Les ondulations
se multiplient en nulle rythmes qui pourraient se classer en séries
d'espcces siicccssircs. toutes originaires d nu même mouvement pre-
mier, et qui vont se simplifiant sans cesse vers le point plus froid où
ilomiue sans doute lunifoiiuie primilive. Aux îles où hixerna la Bel-
gica. la Nmic a gardé desfoi-mes cristallines dont l'harmo'iic propor-
tionnelle tantôt s'accuse par la neige, tantôt est dissociée en dessins
plus complexes par le travail d'érosion. Il y est enfin des prairies de
neige avec des plates-bandes de fleurs, des étangs où la glace a pris
telle figures de fleurs-d'eau ([iii rappellent les formes de cristaux du
lotus et évoquent impérieusement à l'esprit combien les contours les
plus dislingués par exemple de la figure humaine descendent des lignes
g"éomélri(|ues. Km i)arcoui;uil le globe d(> l'Equateur au Pôle, ce qui
semble n'être (|u"un voyage flans res])ace, ou ri>fait le voyage dans le
temps de la période contemporaine aux Origines. On visite là un peu
l'enfance du globe et de la \ ie terrestre, et cela prête k des riéditations
de lignes dont nos artistes sont trop peu coutumiers et qui sont d'éton-
nantes leçons d'analogies. Cd.i Iriir fcrail sentir la nécessité pour
tout artisie d'une forte éducation scienli(i(|ue ddù ils ikhis ai ri\eraient
avec des Ames plus graves, des esprits plus essentiellt-ment, plus pro-
fondi'miMil hniMuoiiicux el ces liu\ir(>s de poètes que présente le moin-
di'c niniclot (le lu Pulg'uK... cl (|ui N'ur licMidrait lieu de voyage au pôle.
Maru s -Ain Lcnr-OND
Adrikn Mvruui aj{|) : Le Tourment de l'Unité (Mercui-e de
Fi'ancc. in-lS de 301 pi)., o.ôU). — « l.a beaulc, le sens «le ce mot im|)ré-
cis, fait pleurer les hr)nnn(^s... » Peut-on la prouver? non. iniisqu'on
l'éprouve; au surplus k( il ne s'agit pas seulement de découvrii- la vérité,
mais de vi\re avec elle, avec elle tout entièie » : « Ce (pi'il seiail vain
de vouloir j)rouver, je m'enqdoie à l'éprouver, c'est le prétexte de ces
paires... : on est soi nième un merx'eillfMix inslrunienl de pi'écision. »
\'oil;i l'une «les originalités de ce li\i'e (jui en cojuple pbisieui'S : poète,
l'auteur enlenil résoudre le problème pay ses moyens de poète : « La
beauté est toute ])leine d'une vertu gc-néiaiisalrice (\\\\ ne relève pas d(^
l'analyse, des niélhodes scientificpies. >>
Ce qui frappe avant tout dans le monde est lunile selon (pioi s'or-
rjonne tout ce (pii est et nous-mêmes : « la iieauté ne serait (jue cette
sensalion fruni\crsel élan vers l'unité » (Carlyte :. Le cœur de la nature
est partout musique). C'est Vhnrmonie: se réaliser dans un rapport juste
avec l'univers, s'équilibrer à lui, réaliser l'unité. Mais lui est infini,
et fini l'homme; l'équilibre ne peut être que momentané; à celte limite
LES LIVRES 479
parvenu, dans quoi Tharmonie enferme l'univers, un autre infini s'ou-
\ re, ot auisi, sans lin; ce passage critique, celle sensation de dualité et
d'une force (pii nous mancju»' pour conclure Funilé, nous donne le sen-
timent de W'xpresision: en quelque sorte. 1 expression cest lliomme, et
l'harmonie, est la nature. Ce perpétuel balancement entre son unité et
le dualisme, celte lutte de soi contre Funix ers, de soi contre soi, de luni-
vers intérieur contre l'univers ambiant, ce tourment de l'iuiité résume
toute la vie humaine. (_"'est l'aller et retour pendulaire, et qui gou-
\ erne le monde mental iou( autant que le monde matériel. « La \ ibration
n'est pas seulement le point de départ de l'esthétique, elle en est l'épi-
logue et la suprême aventure. L'intelligence dédouble les choses pour
la joie d'y mettre un rajjport qui les unisse. Quel phénomène initial
l'homme va-t-il requérir à l'origine de l'univers pour s'en faire une
expression ? le tressaillement intime des atomes chei'chant leur équi-
libre. » Et au moral, de même qu'il est deux moments dans toute vie
et toute pliase de vie, il est deux sortes de races, deux sortes d'hommes :
ceux qui éprouvent l'harmonie universelle : les harmonieux, et ceux
qu obsède l'inquiétude immanente de l'être humain en deçà ou au delà
de cet éf|U!lil»re qu'il ne fait que traverser : les expressifs. Une double
application suit, hardie et ingénieuse, rigoureusement molivée, d'une
part à l'affaire Dreyfus (les partisans de Dreyfus étant les expressifs,
les ad\ersaires. les harmonieux), d'autre part qui montre dans tes
expressifs impressionnistes de la fin du XIX®, une renaissance des
harmonieux architectes du XIIP français, vient en exemple pratique
aux thèses de ce livre éloquent et fort.
ALmrice Crheai ; La Sphère de Beauté. (Alcan, in-18 de 980 pp.
il!.. 10 f.) — Il y aurait c^mune une incon\enancc à, en vingt lignes,
épiloguer près de mille paaes, des années de méditations et de tra\aux,
sur les plus hautes questions; il y faudrait un volume de discussion;
et le temps là passé ne le serait pas en vain... L'auteur parlant de l'apho-
risme de Ch. Féré (l'idée d'un mom ement. c'est le mouvement qui com-
mence) et de celui de Ch. Henry (toute excitation, d'où qu'elle vienne,
sur quel sens qu'elle fi'appe. ])roA"oque sa réaction motrice), cherche
comme ce dernier à décou\ rir la loi ramenant à une commune mesure
tous faits physiques, physiologiques, esthétiques : toute pensée a son
réflexe adapteur « et l'organisme se tient constamment aux aguets,
prêt à transformer la sensation en acte, la pensée en sensation » (per-
pétuel équilibre en mouvement qui entretient et préserve la vie), telle
est la base. Sa voie, tout à fait neu\e et ingénieuse, mais assez détour-
née, rend son procédé compliqué et tâtonnant. Un catalogue de tous les
adjectifs, toutes les épithètes quantitatives et qualitatives par quoi nous
exprimons nos sensations; par classements, déductions, et s'étayant
des travaux de Chevreul. Helmholt/. Charpentier (de Xancy). Ch.
Henry, Féré, l'abbé de Lescluze, Viollet-le-Duc. etc., passant du phy-
sique, par le moral, au métaphysique, esquissant en chemin à chaque
art sa philosophie en fonction de lA science, par des gammes il conclut.
Gammes non seulement (ce qui fut déjà tenté, avec d'ailleurs infiniment
48o LA HEVUE Br.ANGHE
moins de plausibililé, de rigueur et de perfection) des lempéralures,
des conlacls, des odeurs, des saveurs, des couleurs, des formes géo-
nielri(iues des timbres musicaux, etc.. (|ualitativcs en fonction l'une
de l'autre, mais encore la relation d'elles avec une gamme centrale,
— morale, esthétique, laquelle leiulrait compte des SLMisalions provo-
quées par toute apparence de l'unixers, toute manifestation de notre vie.
Celle-ci, quantitative, s'étagc de part et d'autre de la sensation mi-
toyenne, indifférente, neutre, jusqu'à la limite de résistance de l'être
(en schéma grossier : un plat, un accueil, etc.. brûlant, chaleureux ou
chaud — tiède — tempéré, frais, glacial....) : Aibralion pendulaire du
plus au moins, la raison du plaisir ou déplaisir fournie par l'accrois-
sement d'énergie ou la dépression qui mesure tout contact aAcc la
nature. Celte introduction de la notion (|u;iiititali\e, au physique : sen-
sation de brûlure ou gel provoquant le recul avant que la pensée mter-
vienne; au moial : éclat de rire ou sanulol. spasme délcndeui* des
émotions quand leur acuité met en péril la vie ( <( loi de péjoratisme des
extrêmes )>, dit l'auteur), est autrement inqjortaiite (pie l'auteur ne
pense : c'est purement la loi des inlei^lérences d'où le D"" Charpentier
tirait hier la genèse des couleurs, portée du monde physique au monde
sensuel et moral (une excitation ajoutée à une excitation produit l'indif-
férence). Otte loi, on le reconnaîtra sous jtcu, est rien moins que celle
en chimie mécanique du travail maximum, de la conservation de l'éner-
gie. Elle mène le monde, c'est la loi des rapports simples, celle du
moindre effort, celle qui, j^ar intuition, fit les architectes des cathé-
drales, les Grecs, les Egyptiens, baser tout un édifice sur le dévelop-
pement d'une figure géométrique unique, les symphonistes contre-
pointer, etc., l'abeille construire ses cellules en hexaèdres qui don-
nent le maximum de résistance pour le minimum d'effort, et la neige
cristalliser en hexagones. Et le sens estfiétique, Métamalhématique
pcul-êire, que l'ethnologue Grosse nous montre d'auire part inné
comme la vue, est le sens des rapports justes dans l'univers, comme
l'entrevit Pascal dans sa définition de la Beauté. Loi d'harmonie uni-
\erselh>, elle cxplifjiie la finalité par l'adaptation, le transformisme.
Le catholicisme île l'auteur de ce puissant li\re l'entrave en vain; il
repousse l'identité de la sensation et du jugement, sépare le monde mo-
ral du physique, se cramponne à l'harmonie préétablie. Or peut ache-
\er sans lui. De même que le libre arbitre exprime la période d'oscilla-
tion d'" nos centres i)hysi(|ues jusqu'au moment où l'un, l'emportant,
nous dictera « notre » volonté, de même nous ne sommes paj> plus maî-
tres de placer ou non un rouge et de telle qualité, à telle place, dans
tel tableau, (|ue, spectateur, de vibrer dans tel ou tel ordre devant ce
rouge, (pie l'abeille de construire autres qu'hexaèdres ses cellules, que
la neige de crislalliser autrement qu'en étoiles hexagones,
Fagl'S.
Le Gérant : P. Dkschamps.
Paris. — Imprimerie C. LAMY, 121, M 'l*» Ln Ch.'ipelle. 1 '><;'»<
Les Volontaires de Gentilly
ou
la Fête du Maire
NOTE SUR ANAXAGORAS CHAUMETTE llôS-iWi)
Chaumelte, Anaxagoras Ghaumette, procureur général de la Commune de
Paris, moins Athénien que Spartiate en dépit de son prénom ! Nul person-
nage des histoires à grandes images n'incarne autant que lui la force mon-
tante delà Révolution.
Au siècle dernier, quand la tragédie populaire gravitait autour d'un héros,
c'était Robes])ierre pour Louis Blanc, Danton pour Michelet, Marat pour
Villiaumé. Si quelque narrateur éloquent avait à son tour exposé le drame
en poussant Chauniette au premier plan, nous verrions une succession d'é-
vénements plus directement inspirés par des idées, nous aurions un tableau
moins politique, mais plus près des encyclopédistes et des moralistes, une
sorte de préface violente aux socialismes du jour et aux harmonies futures.
Plus simplement ces choses pourront être dites à propos- de Ghaumette quand
on prendra ie temps d'écrire sa vie ; et alors, comme il en nourrissait l'espé-
rance, « la postérité na pourra point prononcer son nom sans quelque at-
tendrissement )».
Ghaumette, fils d'un cordonnier de Nevers, fut guillotiné à l'âge de trente
et un ans le 24 germinal an II pour avoir voulu (aux termes de l'acte d'ac-
cusation) «fonder le gouvernement français sur l'athéisme ». L'Inquisition
veillait en la personne de Robespierre.
— Si j'ai lutté contre Dieu, aurait pu répondre l'ami de Sylvain Maré-
chal, c'était pour affirmer l'Humanité.
D'ailleurs, Ghaumette. qui resta toujours entiché de Rousseau, était-il net-
tement athée ? — D'un examen attentif de ses papiers on concluera qu'il était
plutôt déterministe, autant qu'on pouvait T'ètre au xv!!!"" siècle.
Sa jeunesse fut tourmentée, romanesque sans amour; à treize ans il quitte
le collège des Récollets, se fait mousse et devient pilotin ; puis, vers la
vingtième année, il abandonne les voyages et la mer pour se lancer dans les
recherches de l'esprit ; à Nevers, à Moulins, en Avignon, à Londres, à
Paris, « il étudie avec fureur les plantes et les livres ». Quand les pre-
mières électricités de la Révolution chargent les nuages de France, l'étu-
diant passe au journalisme ; il soutient de sa collaboration anonyme l'œuvre
des Loustallot et des Prodhomme. Le soir du 10 août 1792, il sortira de
l'ombre ; encore inconnu il présidera la Gommune insurrectionnelle. A quel
titre ? Quelle section l'a délégué ? A-t-il préparé le mouvement, sonné le
tocsin ou combattu? Point; du moins on ne sait. Il venait peut-être là pour
31
482 LA REVUE BLANCHE
s'instruire, on curieux, en ga/.elier. Étrange histoire, que d'aucuns expli-
queraient trop vite par linlluence niai;onni(|ue. En réalité les ouvriers de la
Révolution étaient fatigués le soir du 10 août; la parole inspirée de Ciiau-
mette les réveilla, leur versa le vin du triomphe; les faubouriens aux bras
nus accolèrent ce blondin et l'assirent au fauteuil. C'est à lui maintenant
d'organiser la police et d'assurer l'ordre avec Héal, avec Rossignol, avec les
émeutiers. Il s'en acquitta assez bien. Mais quelques jours après il a passe
la main. Ce n'est pas assez d'avoir renversé la monarchie, il reste à révolu-
tionner l'Ame du peuple. Pour Chaumette il n'est pas détache plus urgente.
Et le voilà parti dans la Nièvre où, de concert avec Fouché, l'ex-oratorien,
il porte aux paysans de sa province des paroles de rénovation. Le but lui est
ap]iaru nettement; il faut fonder la République sur des mœurs nouvelles et
sur le patriotisme. Plus de préjugés, guerre au fanatisme ! Que le culte de la
Raison remplace celui des saints ! Plus tard Chaumette reconnaîtra qu'il
faut aussi montrer du tact en ces matières; il se défend de violer les Droits
de l'Homme en persécutant les opinions cl se résumera dans cette formule :
« Si j'ai méprisé la superstition, je ne me crois pas en droit de persi'cutcr
celui qui en est atteint. »
Mais, pour commencer, il ne se propose rien moins que d'aérer les esprits
et de chasser « l'odeur cadavéreuse des temples de Jésus ».
Après les élections municipales de décembre Chaumette fut nommé pro-
cureur général de la Commune. Pour bien apprécier son action, qu'on re-
prenne tous les arrêtés du grand conseil provisoire : on verra que l'évolution
de nos plus précieuses idées modernes commence aux réquisitoires de
Chaumette et l'on comprendra en même temps iiouripioi Barrère reprochait
à Chaumette de vouloir populariser la sensibilité de la Comniiim^ niix (]>''
pens de l'autorité du Comité de Salut Public.
Le conflit politique est là; le drame social fortement indicjué reste à écrire :
Rabeuf s'elTorcera de le]M'écisei'. Il n'en restera qu'une conspiration de pa-
roles; mais ces paroles vont se prolonger dans le temps et ( ( so'it .l'ilis-l;'!
même qui passionnent encore aujourd'hui le prolétariat.
Il y a certains hommes de la Révolution, et ce sont les plus connus, dont
l'action s'épuisa avec les orages de l'époque. Le libertaire et moralisant pro-
cureur de la Commune n'est ])as de ceux-là : il se survit dans les idées qui
l'inspirèrent.
Avec d'autres héberlistes Chaumette aimait à se dire patriote, mais non pas
homme d'État. Dans sa bouche et dans celle des commissaires de la Com-
mune le ])alriotisme avait un sens qu'il a perdu sous les alluvions du milita-
risme. La Patrie, c'était la Nation, la nation vivante plus encore (|ue la
Terre ou le Passé. Si la patrie avait des droits, elle avait aussi des devoirs
d'assistance, elle ne devait point contrarier les desseins de la Nature e! do
l'Humanité.
L'o-uvre légère de Chaumette, que nous i)ul)lions aujourd'liui, les Volon-
taires fie Gentillji ou la Fclc du maire, illustre cette thèse d'une sorte de
pastorali- on'les sentiments héro'iques et fratcrnilairesde 1792 se manifestent
avec candeur mais non sans agrément scénique. Inédite, elle était conservée
avec d'autres fragments dramatiques dans les papiers conlisqués de Ciiau-
mette qui sont aux Archives nationales sous la cote T, 60'i-605. Pris par
l'action et surpris par la mort, Anaxagoras Chaumette n'eut pas le temps de
se « faire jouer ». Ne le regrettons pas, car son rôle efl'ace ses œuvres.
:.E5 VOLONTAIRES DE GENTILLY jfSH
Voici donc simplciiieut une curiorité retrouvée dans l'herbier du botanislc
révolutionnaire, une Hoche de fleurs des champs, nouée d'un ruban rouge,
mais telle, un peu fanée, qu'elle peut encore parer d'une grâce le tombeau
du sensible et véhément républicain ([ui servU la raison avec tant de lolie.
Victor Barrlcanu
LES VOLOMAIHES DE GESTILLY
PERSONNAGES
Le Maire, vieillard respectacle.
MiCliAi'X, autre vieillard du village et oJïicier municipal.
MvTiiLHiNE, ft'nime de Michaux.
Jlliex, volontaire.
LuciLE, épouse de Julien.
Fanfan, tils de Julien et de Lucilc.
Le Commandant en second de la Garde nationale.
Hubert, autre volontaire.
Annette, députée du village pour présenter le bouquet, et fille de
Michaux et, de Matliurine.
iJoLiN, amant dAnnette.
Troupe de volontaires, de jeunes eaeons et de lilles du villoee.
In tambour de basque, un hautbois et une clarinettte.
La scène se passe à Gentilly, vis-à-vis la maison du Maire ; elle repré-
sente un bosquet champêtre, au milieu duquel est une espèce d'avenue
qui aboutit à la maison. Autour des arbres sont les préparatifs d'une fête.
Ouand la toile se lève, on aperçoit un groupe de jeunes filles qui daiiscnf
autour de larbre de la LU^erté. Cet arbre est planté sur la cime d une
espèce de monticule, à côtv de la maison du Maire. .Snir cette même cime
sent encore de jeunes garçons jouant à << pet en gueule » et au « cheval,
fondu ». Dans l'avenue sont encore ré|)andus difiérents villageois et villa-
geoises ([ui jouent à différents jeux en attendant les violons : là, c'est à la
"la main chaude», ici à «Colin-Maillard», etc. Seront encore placés, çà
et là, plusieurs bonnes femmes qui vont, l'une après l'autre, d'un air très
religieux, faire leur offrande à la liberté : un rulian, une banderollf. un<'
('charpe aux trois couleurs. On remarcpie, entre autres, une; vieille femni(>
qui, après avoir fait son offrande à Tarln-e de la Liberté, l'embrasse, le
baise etiui fait plusieurs révérences en s'éleignant.
SCÈNE !■'
MiciiALX, ^L\THIRINE, tous dcux assis sur un liane.
Michal'N, à sa femme..
Que c"te jeunesse est heureuse., femme ! Cela me rappelle nos
beaux jours... Voilà pourtant comme nous étions. T'en souvient-
il, Malhurine?
484 la revue blanche
Matiuhink
Quelle (Jeniiuide tu me fais là, Michaux? Est-ce que je puis
jamais oublier? Ah ! mon ami, si l'amour est un mal dont on ne
guérit (jue trop en ménage, le nôtre n'est point de cette espèce,
et je le considère comme une brûlure dont il reste toujours au
moins la cicatrice.
Michaux, la sorrant dans ses bras.
Pauvre Mathurine, tu n'ouvris jamais la bouche que pour me
dire des choses agréables.
Mathurine, le repoussant doucement.
Laisse donc ! Si ces jeunes gens nous voyaient 1
Elle se lève, Miciiaux la suit.
Michaux
Hé, parbleu ! qu'ils disent ce qu'ils voudront. Tu es ma femme,
je n'ai jamais rougi de t'aimer, et personne n'est capable de
m'empêcherde t'en donner des preuves. Tiens, ne raisonne pas,
car je t'embrasserais effrontément devant eux tous.
MaTIU RINR
Ho, Michaux, ne t'en avise pas, car tu me ftichcrais bien fort.
Michaux
Va, ne crains rien; comme ce serait la première fois de ta vie
que mes baisers t'auraient déplu, je ne veux pas m'y exposer.
(11 regarde autour de lui.) Sais-tu que cette l'été sera charmante?
Mathurine
Oui, mais les violons n'arrivent pas. Je crains (jue le maire
ne s'impatiente.
Michaux
Pourquoi ? 11 sait (pie ces retards ne peuvent être occasionnés
que par le soin que l'on apporte pour le mieux fêter.
Mathurine
Oui, mais le plaisir qui se fait trop attendre perd souvent de
.son prix.
Michaux
Ho! un patriote comme lui ne met pas nu j)rix considérable
LES VOLONTAIRES DE GENTILLY 485
à ces babioles-là ! non. Il s'y prête par complaisance; mais une
bonne victoire dans la Belgique le flatterait beaucoup {)Ius. En
effet, c'est cola qui mériterait une fête.
Mathurine
Ça viendra, va ! Avec du courage et de la patience on vient à
bout de tout... et ce n'est pas ce qui manque en France.
Michaux
Ho ! si lui comme moi avions encore la jeunesse comme nous
avons le ca^ur...
Mathurine
Tu parles toujours de ta vieillesse : hé, mon ami, il faut vieillir
ou mourir jeune ! On ne peut pas être et avoir été. Pour notre
maire, on peut dire que c'est un brave homme, flo, en cas de
ça... (On entend, derrière la scène, le bruit du tambour de basque et des
instruments.) Mais voici sans doute nos jeunes gens? (Elle regarde.)
Oui, j'aperçois Annette, notre fille, avec le bouquet. Son pré-
tendu, Colin, lui donne la main. Qu'ils ont l'air satisfait! Sais-
tu que c'est un joli couple...
SCÈNE II
Michaux, Julien, Mathurine, Annette, Colin, le tambour du
VILLAGE. Un tambour de basque, un hautbois et une clarinette précé-
dent l'entrée d'Annette et Colin. Les autres jeunes gens quittent leurs
jeux et les entourent.
Mathurine
Allons donc, vous vous êtes fait bien attendre !
Annette
C'est que, mère, je voulais mettre des roses au bouquet. J'ai
fait tout le village auparavant de trouver celles-ci. Elles sont si
rares encore... (Montrant le bouquet.) Comment le trouvez-vous?
Mathurine
Assez bien. C'est dommage qu'il se soit si longtemps fait
attendre.
Annette
Ha, j'ai cependant bien couru.
Colin
Oh, maman Michaux, ne la grondez point, nous n'avons pas
',8fi I-A REVUE BLANCHE
perdu un instant. Aile/,, lorscjuil s'apt de fêter un maire comme
le notre, on ne man([ue pas de zèle...
Mi ai A IX
C'est bon, c'est bon, en voilà assez, finissons ! Arrangez-vous
tous en ordre (Il les arraiicre : la musique devant, puis Annette avec son
bouquet et Colin. — On entoud le liruit du tambour, tout le monde sur-
pris s'arrête et écoute. Le tand)our entre et bat le rappel au fond de la
scène. Tous courent à lui et l'entourent. 11 lit une proclamation par la-
quelle on aniionce l'arrivée de deux députés de la Convention chai'gés
d'orilres dont le maire fera part après.}
Jl I.IKN
Nous n'avons pas besoin de nous chercher : — nous voilà
tous à peu près... Qu'y a-l-il donc de nouveau?
MlCHAlX
Attendons l'ordre avec res|>ect et soumission. Oue les femmes
se rangent d'un côté et nous de laulre. (Tous obéissent.) *
SCÈNE m
Les PnÉcî:i)KN'i"S, le Mairl, suivi dun lioninic (jui lient ihm- coi'litMll"-
ouverte.
Le M.vh'.e, d'un air pénétré. — Citoyens, voici des pr<''])aratiJ's
qui pénètrent mon cœur. Vous m'honorez dune confiance soute-
nue de tant d'amour qu'il est impossible que ma bouche puisse
suffire aux ex[)ressions de ma sensibililé... (Murunu-es d'appro-
bation.) Mais, hélas! faut-il qu'une joie aussi pure soit interrom-
pue par la nouv(dle (pie je viens vous a])porter? (Autre uiouve-
nieid.) La Pairie est encore en danger, ciloyens, mais elle ne s'en
étonnera point tant qu'elle renfermera dans son sein des hommes
de votre courage, ((irande attention.) Les vertus que vous av(v/,
déployées, et (|ui feront fasie dans les annales de la postérité
la plus reculée, lui soni un sur garani du triomphe qui l'attend.
Non, ces sublimes vérins, à jamais inséparables du nom fran-
çais, ne s'élévcronl plus désormais fjue ])Our faire lrend)ler
ILurope et pour s'attirer l'admiration du monde entier. Ces!
d'après mon ccenr «pie j'en juge, et c'est d'après les vôtres,
ciloyens, et leur fidélilé, que je le jure à la face des cieux.
I ors cnseiidiîe. I;i main Icm't
Nous le jurons Ions. I";illril-il répandre jusqu'à la dernière
goulle de noire sang... I.i |»alri(' sera sauvée.
les volontaires de gentilly 4^7
Julien
.ron réponds sur ma télé. Citoyen maire, parlez : où l'aut-il
aller? Nous partirons.
Colin
Gomment peux-tu demander où nous- allons? hé! sans doute
sur la route de la gloire. Les Français en connaissent-ils
d'autre?
Le Maire
Sans doute, mes amis : ce que dit Colin est sans réplique,
mais vous ne pourriez tous partir... il faut bien qu'il en reste
pour garder nos femmes et nos enfants.
Plusieurs ensemble
Hé bien, nous tirerons au sort.
Les Autres
Oui, c'est cela, nous tirerons au sort.
Colin
De cette façon ceux qui resteront n'auront pas à se plaindre
qu'on leur a fait une injustice.
Le Maire
Mes enfants, la recrue est forte, en comparaison de notre
nombre.
Julien
Tant mieux, si nous y allons tous, il n'y aura pas de jaloux.
Le Maire, à part
Glorieuse et immortelle émulation!
Michaux, à d'autres vieillards
Eh! si toute notre jeunesse s'en va, est-ce que, malgré notre
âge, nous n'avons pas un cœur capable de ranimer nos bras
pour défendre nos foyers? Qu'en dites-vous, citoyen maire?
Le ^Iaire
Sans contredit... et tel que nous serons toujours en état de
faire face à l'ennemi. (Les regardant tous avec attendrisseaient.)
0 mes amis, quelle est mon allégresse! votre héroïsme se
montre sous toutes les formes : ni la vieillesse, ni les infirmi-
'|88 LA REVUE BLANCHE
tés, ni la nécessité, rien n'est capable de le démenlir. Que je
suis G:lorieux de pouvoir me compter au nombre de tels compa-
Iriotesl Je craignais de troubler la fête agréable que vous me
prépariez, et voilà que votre civisme en donne une immortelle à
mon cœur. Nous ne cbangorons donc rien à vos intéressantes
dispositions, et cette l'été ennoblie par votre courage n'en rece-
vra qu'un lustre de plus.
(Il découvre le panier.)
Voici des couronnes que j'avais fait préparer pour être le prix
de ceux d'entre vous qui auraient été les plus agiles à remplir
une carrière dont je me proposais de fixer le but. L'épicuve peut
encore avoir lieu. On demande douze volontaires; exécutons
réellement ce qui ne devait être qu'un jeu. L'une après l'autre
j'attacherai ces douze couronnes à l'arbre de la Liberté; vous,
deux à deux, vous vous élancerez, et le plus habile à la course
cuillera la palme.
Les VoLONTAmES, tous ensemble
Bravo, bravo I citoyen Maire, c'est entendu. (En même temps, ils
s'arranf^ent deux par deux et côte à côte.)
Annette, prt^sentée au Maire i)ar Colin
Avant tout, citoyen Maire, permettez que nous vous présen-
tions le bouquet.
CoLLN
Ce bouquet que...
Le Maire, prenant le bouquet
(litoyenne, il est reçu avec autant de plaisir que vous mettez
de grûce à l'offrir... mais si vous ne me permettez pas de vous
embrasser, ma satisfaction ne sera pas complète. (Il embrasse
Annette, puis Colin.) Ces baisers .sont le gage des sentiments que
je vous porte à tous, citoyens; ce sont ceux de mon estime, de
ma tendresse et de ma reconnaissance. (Tous les autres le saluent.)
Colin
Nous formons tous des vœux pour votre pros[)érité et pour
votre boidieur. (Tous les autres rraj»|)ent des niains en criant :) Oui,
oui, vive notre ami, notre père, le citoyen Maire de Gentilly!
Le Maire
(Le Maire salue. 11 se dirige ensuite, suivi du tambour, vers l'arbre de
la Liberté. Après y avoir attaché son bouf|uel, il y pose aussi une cou-
ronne et dit :)
LES VOLONTAIRES DE GENTILLY /|89<
Citoyens, mettez-vous tous en ordre, sans confusion ; le tam-
bour va battre trois coups; le troisième est le signal du départ.
Deux volontaires, les premiers du rang, partiront. La même
manœuvre sera répétée pour ceux qui suivent.
Julien
Je ne crois pas avoir la crampe.
Son Camarade
Et moi qui ne suis pas boiteux!
Le Maire, criant
Attention !
(Le tambour bat et la course commence. A mesure qu'un volontaire »
obtenu la couronne, il se range auprès du Maire. Le piquant de cette-
scène dépend du jeu des acteurs qui seront libres d'y mettre tout l'intérêt
qu'il leur plaira. — Cette course terminée, les volontaires reviennent sur le
bord du théâtre au son du tambour, le Maire à leur tète. Ils s'alignent
tous sur le côté. Il faut observer que Julien et Colin ont les deux premières-
couronnes.)
Le Maire
Mes amis, j'ai fait dresser des tentes dans ma grande cour et
fait préparer quelques rafraîchissements : je vous invite tous à
venir.
Mathurine
Et nous aussi, citoyen Maire ?
Le Maire
Sans doute, citoyenne. Je vous prie de m'accorder cette grâce.
Eii, qu'est-ce qu'une fête que les femmes n'embellissent pas?
(Le tambour bat; le Maire, à la tète des volontaires, sort; les autres,
tes suivent.)
SCÈNE IV
LuciLE, Julien, Fanfan
Lucile, Julien et Fanfan laissent aller les autres et demeurent. Julien, dans
l'enchantement, considère sa couronne, va pour la porter à sa tète,
quand il aperçoit son fds qui le regarde et sa femme, les yeux baissés et
fort triste. Il fait un geste de saisissement, les regarde avec tendresse,
et laisse tomber sa couronne. L'enfant la ramasse et veut la rendre à son
père. Cette scène muette peut devenir très intéressante entre ces trois
acteurs,
Fanfan. à son père en lui présentant la couronne.
Mets-la donc, mon papa, pourvoir comme tu seras joli.
/»90 la he vue blanche
Julien
JulitMi regarde s<in lilset sa femme dune manière qui exprime qu'il est
attendri jusqnau fond du rieur. 11 les prend lun et l'autre dans ses
bras et dit avec un air d'étonnoiucnt :
U nature 1 On peut donc louhlier 1 (Regardant sa femme.) Lucile !
LuciLE
Julien !... (Elle pleure. Fanfan surpris les regarde.)
JUUEN
0 ma femme, o monûls, me le pardoiinerez-vous ? Quoi! j'ai
pu former le dessein de vous quitter, et j'ai pu oublier que, sans
le travail de mes mains vous n'avez rien pour subsister!'... Cette
idée me fait frémir. Non, je ne vous abandonnerai pas.
Lucile
Ah I Julien, lu viens de prendi'c un engagement solennel : il
est impossible de le rompre. Mêlas! tu partiras; mais il nous
sera bien plus doux de mourir que de languir sans loi.
Julien
Toi, mourir, ma Lucile! Mon fils, mon cher enfant... objet
précieux de ma tendresse! Mon pays seul pouvait devenir votre
rival. Mais, ù saint amour de ma pairie, quel que soit le feu
brfilant qui me transporte, tu n'exiges pas un hommage barbare,
tu rejclles des sacrifices aussi contraires à la nature.
O ma femme, quand j'ai loul quitté pour m'ai tacher ;\ loi,
parents, amis, honneur, fortune, rien, non, l'ien, ma Lucile, ne
m'a coûté ])Our le posséder... Ignoré dans ce village, le travail
de mes mains suflisait ])Our nous soutenir... J'étais heureux.
Chers êtres de mon co'ur. comment ai-je pu former h' j)rojel de
vous abandonner expo.sés à la plus affreuse misère? Oh!...
(Il domeui'e accablé.)
Lucile
.liilien, les maux les plus allVeux sont ceux qui sont sans re-
mède, lu l'es engagé, il faut partir. Oui, mou ami, j"<'n puis
mourir, mais je préfère la inf)il i'i la honte c[ue me causerait ton
déshonneur. Llle pleure.)
Fan r AN
Mauuin. f[u"as-tu donc? Limon pa()a. lui qui est toujours de
si belle humeur, ])Ourquoi fpiil t<^ chagrine? Si vous ne finissez
pas (d'un ton attendri;, je sens bi«'n cpie je vas pleurer aussi, moi.
LES VOLONTAIRES DE GENTILLY +9»
LUCILE
Mon ami, c'est que ton papa va nous quitter... et cela le cha-
a:rine comme moi.
Fanfax
Papa nous quitter? lié, pourquoi?
LUCILE
Pour servir la Pairie, nous défendre de la fureur de nos en-
nemis.
Fa>'fan
Des ennemis! hé, maman, pourquoi en avons-nous, des enne-
mis, nous qui ne faisons de mal à personne?
LUCTLE
Non, mon fils, mais ceux qui en font à la patrie sont les nô-
tres : il faut bien la défendre.
Fan FAN
Ah! bien, je veux la défendre aussi, moi, la patrie... et pour
ça, j irai avec mon papa... chez elle.
Julien, regardant son fils avec un sourire mêlé d'amertume.
Et ta maman, Fanfan, tu la laisseras donc ici seule, toute
seule ?
Fanfan
Ho! je ne veux pas laisser ma petite maman toute seule;
mais elle viendra avec nous chez la patrie.
Julien, le serrant dans ses bras.
Enfant, cela ne se peut pas.
Fanfan
Eh bien ! quand je serai plus grand, maman sera plus grande
aussi, elle; elle pourra mieux rester toute seule : je partirai. Et
puis toi, papa, pendant ce temps-là tu reviendras pour lui faire
compapiie. Oh ! si j'avais comme toi une épée et un grand fusil,
va, je les tuerais bien, moi, tous ces gens-là î... Mais à présent
je ne veux pas quitter ma petite maman. (Il saute au cou de sa
mère.)
Julien
Va, mon ami, je ne la quitterai pas plus que toi. (A Lucile.)
Chère épouse, pardonne! Un mouvement surnaturel devaitm'ar-
racher à ton idée. Hélas I tel est sans doute l'effet que doit pro-
^92 LA REVUE BLANCHE
duire dans l'Ame d'un vrai citoyen le cri d'appel de la patrie en
danger. Mais, non, il n'est point de devoir contre la nature gé-
missante. Dieux ! quelle serait la gloire achetée au prix de l'exis-
tence de ma femme et de mon fils !
LUCILE
Hélas! cependant, mon ami, tu l'as promis.
Julien
Ah! Lucile, ne m'en parle pas davantage. Mon parti est pris,
quoi qu'il puisse m'en arriver... Mais, tiens, je crois que voilà
le maire qui vient de ce côté. Serait-ce pour nous chercher?
LrciLE
II est bien capable de cette attention. Je suis d'avis de me re-
tirer, car j(^ crains qu'il n'aperçoive la trace de mes larmes. Cela
ne ferait pas un bon effet.
SCÈNE V
Les précédents, le maire
Le MAII\e, au fond du thrâtre.
Ah! ah! encore du monde ici? Je comptais m'y délasser un
peu des fatigues de la matinée, y rêver aux malheurs dont la
patrie est affligée, soupirer en repos, pour soulager mon cœur
des chagrins qui l'ojjpressent. (II s'avance.) Mais je crois quec'est
Julien et sa famille. (Il rrvc.)
Julien, apercevant le maire, dit à sa l'euinH'.
C'est lui-même. Hélas! je ne sais que lui dire... Tu as raison,
retire-toi avec mon lils.
Lucile
Mon ami, lu lui diras que lu j)ars. Sois tranquille, le ciel fera
le reste. (Elle sort avec son fils, du côté opposé.)
SCÈNE VI
Lk Maire, Julikn
Le Maire, à part.
Ce jeune hommea l'air abattu... Sa femme sort affligée... Tâ-
chons, en le rassurant, de le consoler. 0 vertu, que lu coûtes
LES VOLONTAIRES DE GENTILLY /jgS
souvent à notre cœur! (Haut.) Hé ! mon ami, pourquoi n'êtes-vous
pas avec les autres? Oui donc vous retient ici? Julien, vous ne
répondez pas, mais votre silence parle pour vous : je crois le
comprendre. Mon ami, la nature a ses droits sans doute. Vous
quittez une famille intéressante, et tel que soit le zèle qui vous
anime, la sensibilité... Ne me cachez pas votre trouble, il fait
l'éloge de votre cœur. Songez que c'est un ami qui vous parle,
et qui prend l'intérêt le plus tendre à tout ce qui peut vous
toucher.
Julien
Hélas !
Le Maire
Eh bien ! mon ami, oui, je vous entends. Je vous soupçonne
beaucoup de sensibilité. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je re-
marque en vous la délicatesse d'une àme peu commune. Mais
songez que plus TefYort est grand, plus la gloire en est belle.
Julien
Hélas! citoyen maire, soyez certain quelle me coûterait peu,
cette gloire que j'ambitionne, si tout ce qu'il y a de })lus sacré
pour moi ne me forçait pas d'y renoncer.
Le Maire
Y renoncer, Julien, y pensez-vous? Songez que vous vous
êtes librement engagé, et sans contrainte. L'homme est né libre,
mais il aliène cette liberté lorsqu'il s'unit à une société à qui la
nécessité donne des entraves. Tel est l'état des citoyens.
Julien, avec fierté.
Je connais mes devoirs ; ils sont tous dans mon cœur et mon
sang est leur garant. Mais s'il est des devoirs généraux dont les
lois et l'honneur font à l'homme une nécessité, n'en est-il pas de
particuliers que la Nature rend encore plus sacrés. J'aime la pa-
trie, je ne prononce son nom qu'avec orgueil, et je soutiendrai
ses intérêts avec fierté ; mais ma patrie est une portion de l'hu-
manité qui n'exigera point que les premiers coups que je frap-
perais brisent les nœuds les ])lus saints de la nature. Abandon-
nerai-je, au nOm du devoir, ma femme etmonfds, sans parents,
sans amis, sans aucune faculté de se soustraire à la nésessité
affreuse oîi ils se trouveraient réduits? Ils n'ont que moi, ils
n'ont que mon industrie, mon travail pour subsister; ils ne les
perdront qu'avec ma vie.
.'(()4 I-A HKVUi: Ui.ANCNK
Le Maihe
A'ous me surprenez, Julien. Est-ce que votre épouse n'a pas
poil'- snider les moyens ordinaires aux femmes de son état? Et
nauriez-vous point, par deveis vous?...
JuLiF<:\
Je nai rien. Epou.x et père inlbrluné, je n'ai acquis ces litres
précieux qu'en faisant les sacrifices qu'entraîne un mai'iage
secret. \'otre cordialité, voire franchise, citoyen maire, enl rai-
neront ma confiance : Lucile et moi étions promis l'un à l'autre
du consentement de nos deux familles; quelques motifs diiilérèt
les ayant divisées, devinrent en même temps un obstacle insur-
monlaidc à notre union. Nous ne tardâmes pas à dédaig-ner une
fortune qui causai! notre malheur, ri, ahandomiant aussitôt
toutes les vaines prérogatives, rompant les entraves que les
âmes faibles et les cœurs de glace reçoivent de l'ojjinion, l'amoui-
(pii nous unissait nous suggéra des moyens simples et faciles :
fuyant les foyers paternels où nous ne connaissions ])lus lebon-
beui'. nous sommes venus le chercher dans ce village, où depuis
six années l'amour, le travail et l;i sobriété n'ont cessé de nous
le j)rocurer... (juand tantôt, ému jusqu'au fon«l dr l'àme au récit
des malheurs de ma patrie, embrasé du feu (|ui animf. un mou-
vement naturel à mon cœur m'a fait biùhu- ilu désir de con(jué-
rir cette couronne (il la nioiilic) et de la mériter... Une dis-je?
J'en ceignais déjà mon fi'oid avec audace quand la nature m'ar-
rachant à ce glorieux d(''lire. me rejeta dans les bras de ma
femme et de mon lils (pie j'allais abandonner. Appréciez cette
situation, citoyen, calculez s'il est possible les mouvements qui
agitent mon cœur, rpii le déchirent, et jugcz-nioi. (11 sorl dan- les
«léiKonsI rations de la (toulenr).
SCÈNE Vil
Ij; ]Maiiw-: seul, api-rs avoii- r("-\(''.
I']n elfel. la nature et la raison ne peuvent ^piapplaudir à la
n'-soluli(Mi de cet inforlun»'". Toiil bouiilanl d'aniour et de cou-
rage, il est intéressanl... je... oui, ce moyen est simple; la Ncrin
me l'inspire et la sagesse y appbiudil. Oue je puis être heureux!
Heniire à un homme son honneur, servir à la fois sa délicai(!S.se
et sa sensibilité, en faire en même temps un d<''fenseur de sa
patrie, que de jonissanees à b'i fois |)our moi ! ( )ue] plaisir pur !
LES VOLONTAIRES DE GENTILLV 'i9=i
SCÈNE VllI
Le Maire, Michaux, Colin
MlCIlM X
Je vous annonce les dé})utés <|ui arrivent en ce lieu-ci. Ils-
veulent, disent-ils, participer à la tète. — Citoyen maire, Colin
et Annette, notre lille, vous demandent que leur alliance soit
honorée de la })résence de ces dignes législateurs et quelle cou-
ronne un si beau jour.
CoLix
Oui, citoven maire, Annette et moi nous nous aimons de l'aveu
de nos parents et je paj-tirai satisfait si les doux nœuds de Tliy-
men m'assurent à jamais sa possession.
Le Maire
Je consens de tout mon cœur que cette union s'accomplisse
en ce jour.
"* Colin
Mais je ne vois ici qu'un officier municipal ; serons-nous bien
mariés sans 1 autre?
Le Maire
On ne peut pas mieux. Soyez tranquilles !
MlCIIAlX
Oui, car le meilleur pour la solidité de c't'affaire est le consen-
tement des deux parties.
Colin, à An nette.
Entends-tu à j)résent ?
Annettl
A la bonne heure, car je ne voudrais pas être mariée à demi.
Colin
Va. ne crains rien, j'ose t'en répondre : tu la seras tout à
fait.
496 I-A REVUE BLANCHE
SCÈNE IX
Les mêmes, les députés
Les députés arrivent précédés de la inusique qui joue l'air des Marseil-
lais. Le reste du village suit.
Li: Maire, allant au-devant des députés.
Citoyens députés, je ne m'attendais pas à voir cette fête hono-
rée par la présence des représentants de la Nation, ('elle faveur
va la rendre immortelle.
Un député
Citoyens, nous sommes vos compatriotes, vos amis, vos frères
«t si quelques prérogatives peuvent nous distinguer aujourd'hui
parmi vous, il n'en est pas de plus précieuses que de pouvoir
faire éclater notre zèle et notre reconnaissanée en répondant de
tout notre pouvoir à la confiance dont la Nation nous honore.
Le Maire
C'est ainsi que s'exprime la vertu. L'homme vérifahlement
lihre est celui qui ne connaît d'avantage que celui d'en jouir avec
égalité parmi ses semhlablcs. Leur bonheur est le sien ; il n'am-
bitionne rien au delà.
MlCIL\U\
Mais où donc est Julien?
Colin
Oh ! Julien, Julien a un peu l'air de se repentir... 11 n"a point
participé à nos plaisirs... absent dcjtuis...
Les volontaires le regardent.
Un volontahu-:
11 faut le (h'clarer fuyard... il l'est, il l'est, vous dis-Je.
Le Maire
Doucement, doucement, de gnlce ! Ne précipitons rien. Je
pense que vous lui faites injure... 11 faut qu'il s'explique: qu'on
xiille le chercherl
LES VOLONTAIRES DE GENTILLV /,i)n
SCÈNE X
Les précédents, Julien, i-appoilant sa couioniKv
Ji'LlEN
On n'ira pas loin. Le voici. Séduit tantôt par un zèle qui en
imposait à mon cœur, je ne songeais pas quand j'ambitionnais
cette couronne qu'il n'était pas en mon pouvoir de l'accepter. Je
la rapporte en faveur d'un autre qui, j'ose le dire, n'en sera pas
j)lus désireux et plus digne, mais qui, plus libre de sa personne,
n'aura pas à rompre les liens invincibles qui me retiennent en
ce moment.
Plusieurs volontaires, ensemble.
Vous l'entendez, c'est un fuyard, c'est un fuyard. (Ils entourent
Julien en lui Taisant des huées.)
Julien, fui-ieux.
Ma rage ne peut qu'égaler mon malbeur. Cruels, arrachez-
moi la vie, mais ne me confondez pas! (Les huées et les rires iro-
niques redoublent. Julien se déso'^ix'Me.)
Le Maire, en écartant les camarades de Julien-
Citoyens, je demande la parole. (Tous se taisent et Técoutent avec
respect.)
SCÈNE XI""^ et dernière.
Le- précédents, Lucile, son fils. Lucile tombe aux pieds des
déitutés.
Lucile
Citoyens, épargnez mon mari ; ne soupçonnez pas son hon-
neur... Je suis la seule coupable. Il partira. (Les députés la relèvent.
Tout le monde demeure surpris.)
Fanf\v. aux |)ieds du maire.
Rendez-moi mon père !
Le Maire prenant l'enfant daus ses bras.
Je t'en promets- deux, mon ami. (A Julien.). Brave et infortuné
Julien, répondez : si l'on trouvait un moyen de vous tranquilliser
sur le sort de votre femme et de votre fils, ne partiriez-vous pas
volontiers ?
32
i;>S LA REVUE lîLANCIlK
.Il l.lKN. avec vivacité.
Citoyen, ce doulo seul iiraccuble. Croyez que rien ;ui mondes
ne |»ouiTail plus me l'cleiiir. .l'en jur*» par lout ce qu'il y a de
plus sacré.
Le Maire
Eh hien je vous jure à mon tour que dès ce moment j'ado[)le
ce cher (ils, que je serai son second père, et que je m'engage à
pourvoir à tous ses besoins.
.Iiilicn cL s;j feninie se jetteiil aux pieds du Claire qui les flcve ;!vpr
allendrisseinent.
Jli.ikx
(Juellc laveur insigne !
Lrcn.E
Nous vous devrons à la fois l'honneur et la vie !
Li: Mau'.e
0 mes amis, vous ne me devez, rien. Cette circonstance me
rend le plus heureux des hommes.
MlCHAlX
(citoyen maii'c, vous laites des jaloux. \ Oici des citoyens ipii
se plaignent que vous accapare/, tout. Ils veulent aussi parti-
ciper à votre mouvement de justice et d'humanité. Je m'unis à
eux. Nous vous laissons le fils, et nous |)renons la mère.
.Iiilieii saule au cou de Micliaux et embrasse lous ceux qui 1 enloiireiit.
Lucile joiiil les mains, élevant les yeux au ciel en signe do reconnaissance.
L'enfant a Tair sui-pris.
In h é PL té
Je ne puis me lasser d'admirer tant de giandeur d'îUne ; mais,
mes amis, vos hienl'aits sont autant de larcins que vous faites à
la Nation, et j ose avancer en son nom, qu elle ne .^oull'rira point
fpie vous lui dis|iulie/ un honneur cpii lui appartient, (^ctte fa-
mille devient particulièrement la sienne, dès ce jour, et je
l'adopte j)our elle.
Le MAir.E, avec vivacité.
[*ar(lonnez-moi, citoyen, cet enfant est mon fils : je l'ai adof>té
et je ne souffrirai pas qu'on me l'eidève... Je vous le répète il
est mon fils ! Je suis riche ; il .sera l'Iiériticr de ma fortune
LES VOLONTAIHES DE CENTILLY ' !^Ç)()
comme de mes sentiments... Je lui apprendrai à aimer sa patrie
et à répandre pour elle, s'il le faut, jusqu'à la dernière goutte de
son sang.
Fan FAN
Ha. oui, mais c'est que je ne veux pas changer de petit papa,
moi !... (11 court embrasser son père.)
Le Maire
Mon ami, tu as raison, mais je ne t'en servirai que pour te
rendre heureux, tandis qu'il n'y sera pas.
Fan FAN
Moi, je serai si sage, j'obéirai si bien à ma petite maman, que
mon petit papa m'aimera toujours.
JiLiEN. (II salue d'un air pénétré sur les derniers mots du Maire. Ai)rès
avoir fait une légère caresse à son fils, il dit à sa lemme :)
0 ma femme! bénissons le ciel de nous avoir conduits parmi
des concitoyens dont la gloire et l'humanité sont le partage.
Lucile, à l'Assemblée.
Si mon cœur est alarmé du départ de mon époux, j'en suis
dédommagée en le voyant partager l'espérance de cueillir avec
d'aussi dignes frères les lauriers de la victoire.
Hubert, volontaire.
Citoyens, célébrez aussi ma reconnaissance : je vous présente
mon généreux bienfaiteur, le commandant en second de la garde
nationale, ici présent. (Il le salue.) Je partais, le cœur déchiré par
la douleur d'abandonner une mère infirme dont j'étais le seul
soutien. Ce brave homme ayant appris mes inquiétudes s'est
empressé de les soulager en m'assurant 300 francs de rente tant
que durerait mon service. Il accorde encore de plus, avec la
même humanité, 24 francs par mois à ma mère. Je ne connais
d'autre expression pour peindre ma reconnaissance que le récit
de pareils bienfaits.
Le Maire
Vous voyez, mes amis, que ce que j'ai fait est dans la nature
de l'homme. Je n'ai fait que répéter l'acte du commandant, et
j'estime trop l'humanité pour ne pas être persuadé que lui comme
moi trouverions bien des imitateurs.
5o<) LA REVUE PLANCHE
Le commandant
Si ces senlinionts, citoyen maire, n'ctaienl pas dans tous les
cœurs, la manière dont vous les exprimez les y ferait naître. Je
me contente de répéter, sans doute avec vous, qu'il est doux,
en les posssédant, de rencontrer pareille occasion de les exercer.
Le Maire
Puisque nous sommes tous heureux, ne sonticons donc plus
qu'à nous divertir.
(Ici fomincnce le ilivci li>s(Mn'iil.
Anaxaguka> CuArMi.i 1 t.
Lady Qodiva
Celui qui tient son bonheur, qu'il le cache.
André Gide.
C'est vers l'an 10-10, sous le règne d'Edouard le Confesseur, que
lady Godiva rendit son nom illustre par l'exemple admirable
qu'aux dames de fous les siècles à venir elle proposa. Le comte
LéotXric son mari venait d'imposer une lourde taxe à la ville de
Coventry. Les habitants désespérés supplièrent leur seigneur de
ne point accroître des charges insupportables déjà ; le comte ne
voulut rien entendre. Ils s'adressèrent alors à la comtesse, implo-
rant qu'elle prît leur détresse en pitié. La comtesse Godiva était
jeune, belle, chaste, compatissante et pieuse ; les monastères ne
comptaient plus ses dons ; ses mains inépuisables se tendaient
vers toutes les infortunes, et la renommée de sa honte n'avait d'é-
gale que celle de sa vertu. Son rude époux la chérissait, et le doux
ascendant qu'on lui connaissait sur lui la rendait le recours su-
prême de tous les malheureux.
Elle promit aux envoyés de la ville de ne point se donner repos
que leur supplique ne fût accueillie et ils partirent en la bénis-
sant mais en cette occasion le comte ne voulut se laisser fléchir,
même par les larmes de son épouse. Comme il se levait pour
quitter la place, dans l'inquiétude sans doute de s'attendrir à la
lin, elle lui barra le chemin et se jeta à ses pieds. li voulut la
relever, mais elle joignant les main? autour des genoux de son
mari, s'écria qu'elle n'abandonnerait point sa posture de sup-
pliante qu'il n'eût accordé la grâce qu'à tant de pauvres gens elle
avait juré d'obtenir.
— \'raiment, fit le comte interdit et irrité, j'admire comme une
telle engeance vous est plus chère que nous-même, et comme à la
moindre criaillerie d'eux vous perdez tout sentiment de ce que
vous vous devez!
Il s'interrompit une minute, et puis soudain reprit :
— Voyez : je consens à ce que vous demandez, si vous con-
sentez, vous, de traverser leur ville, aujourdluii même, à cheval,
et sans plus de vêtements que vos seuls cheveux; j'ai dit.
Et, se levant il se dégagea d'elle et sortit. En même temps que
lui elle s'était relevée avec ces paroles :
J02 LÀ REVUE BLANCHE
~ 11 sera l'ail selon voire volonté.
La volonté du comte Léoffric était, une fois prononcée, quel-
que chose en effet de si inflexible que rien au monde n'aurait pu
1 amollir. El d'ailleurs à lady Godiva jamais ne fût venue l'ima-
gination de résister à son mari ou de lui désobéir (C'était sous
le règne d'Kilouurd le Confesseur, vers l'an 1040.)
En ce temps où, selon ce qu'on nous rapporte, la chasteté fai-
sait des dames la vertu coutumière, proverbiale était la chasteté
de Lady Godiva, et à bon escient le comte son mari mettait une
condition si étrange à l'accueil de sa requête. Mais cette chasteté
même devait le confondre, car chacun voyant le monde seule-
ment à travers sa propre âme, tandis que les êtres souillés flai-
rent l'impureté aux plus innocentes choses, les cœurs intacts, ne
ressentant ]>as le mal, se l'imaginent malaisément ; puis la noble
dame était bonne et brave. Elle n'hésita point devant l'obligation
qu'il lui fallait remplir })our ne faillir point à l'espoii que de
pauvres gens en elle avaient mis. Mais par toutes les rues de la
ville elle dépêcha les crieurs, lesquels à (]ui(^onque prescrivirent
de rentn-r chez soi, clore exactement toutes portes et fenêtres,
et quoiqu'il survînt, de ne point regarder au dehors de tout le
temiis (jue se ferait en!en(h-e la cloche du château, et ce sous
peine de la corde. Toute nouvelle a des ailes; avant que prît fin
la criée, chacun en savait la laison. Tous se retirèrent dans les
maisons, en aveuglèrent strictement les ouvertures, et se mirent
à prier pour la comtesse et l'heureux succès de .sa pieuse enlre-
inisr. Les i-ues, les carrefours, les places, le parvisdes églises,
tout se fit silencieux et désert. Celait une matinée de juin el le
soleil de toute part ruisselait.
La cloche du château commença d<^ tintei-.
Les deux ballants roulèrent, de la haute porto seigneuriale.
Lady Godiva descendit de ses appartements; .ses femmes la sui-
vaient. Un serviteur parut, amenant sous la voûte un beau che-
val blanr que de conduire la dame avait coutume, el puis s'en
alla. Lady Godiva se dévètil : ses femmes l'aidèreM à monter m
selle, et rentrèrent. Alors elle donna de la bride à la bête, el la
•voilà partie.
A |)eine hors du porche ful-elle, et sur elle le soleil comme un
filet s'aballil. Le jour immense l'edésliahilla sa j)risonnière, doi»!
la chair surprise et révoltée, tout entière frissonna. Eblouie et
confu>-r. Ii(»Mleuse d'elle, désemparée de tous ses mendjres qui la
voulaient voiler cl ne savaient plus connue, cl s'apeuraienl de la
loucber, elle s'apparut à elle-même comme ime figure étrangère
et pi'('<([ue sans réalité ; elle <le\int la spectatrice abasourdie et
LADY GODIVA fx/i
allerrcc (i un sj)ectafle impossible, .vinsi. sous lu Iiniiiérc do Dieu,
et nue! Elle ne comprit réellement pas comment une nuce ne sor-
tait pas (lu sol, ou ne devenait le soleil une muraille impénétrable
autour d'elle marchant, comment elle nétait pas engloutie déjà
Oh, que ce soleil noircisse, ((ue ce jour s'éteigne, que s'ouvre
cette terre, oh, n'importe quel cataclysme pour la délivrer de
cela!
Elle va, pourtant. Elle ne voit point, à sa droite, à sa gauche,
ie chapelet de maisons muettes sous lesquelles elle passe, et gor-
gées de vivants, se dévider; elle ne sait plus si des larmes ou des
joies à sa marche sont suspendues, elle ne se souvient plus de
rien, elle ne sait phis rien: sur cet échafaud mouvant qui la mène,
sous celte cloche qui bourdonne, elle est prise toute pai la sensa-
tion affreuse d'être nue, toute nue en plein soleil. Oh! c'est seu-
lement cette fois que l'abandonne sa virginité. Dans son cœur le
pressentiment s'enfonce d'avoir acquiescé à une action vilaine:
dans sa tête, avec la cloche la parole de la Bible tonne : Ils con-
nurent qu'ils. étaient nus; et toute sa chair grelotta. Sa main se
crispe, elle pétrit les rênes du cheval : va-t-elle crier à l'indiffé-
rente bête : « Arrête, retournons ! » Mais l'infini silence lumineux
qu'on dirait aux écoutes a pétrifié sa voix et sa bouche et soudain
tout son corps, et il lui semble que si elle essaie uiî mouvement,
que si la chevauchée s'arrête, elle va mourir, et elle sent de l'an-
goisse les griffes incisives implantées dans ses vertèbres. Le
pas du cheval, sonore et régulier, le tintement incessant et mono-
tone de la cloche, cahotent son corps et sa pensée, et son sang
martelle ses artères, et chaque coup lui cric : (c Va! va! » lui crie,
sans qu'une pensée se forme sous sa tête trépidante, qu'il est
trop tard, que tout est commencé, que tout est accompli.
Dans l'air, un vent léger courut; il effleura la face et la poitrine,
et les épaules et tout le corps de la blanche chevaucheuse; il
ébranla sa lourde chevelure d'or, et des boucles dansèrent et
jouèrent avec sa peau. Ce rien la réveille; elle frémit, son trouble
s'éteint, sa tâche lui revient présente et toute seule l'occupe. La
piété Uu devoir si parfailemnt la soutenait qu'elle ne se dit pas
même qu'elle promit et qu'elle doit tenir : elle voit une route qui
devant elle s'ouvre, elle la suit. Et voilà qu'en même temps ce lui
devient miraculeusement simple, aisé, et naturel. Ainsi quand
nous pénétrons dans une eau courante, sa fraîcheur d'abord nous
glace, nous suffoque, et il semble qu'on va mourir, puis aussitôt
le corps réagit, l'eau se fait tiède et légère, et l'on se sent porté
rornnie dans un rêve. Pendant (pi'avec un balancement doux Ja
'»'•'! LA REVUE BLANCHE
mène sa monlurc, cl qu'à la vaslc encolure sa mtxtn négligem-
ment s'adosse et que pendent les rênes, vaguement ses yeux vo-
guent, le long des façades muettes ils planent, le long des portes
barrées, des enseignes immobiles, des contrevents clos. Elle ne
songe pas aux cires qui là derrière font les morts, si pure est sa
pensée que l'idée ne lui vient pas qu'ils songent à elle, tous ces
aveugles, et que plus d'un sans doute s'image son ccrps sans
voiles, et qu'il est des bommes parmi eux. Elle se récite ses
prières, non pour se faire absoudre, de quel péché? mais parce
qu'elle est toute piété et pour que les bénédictions célestes accom-
pagnent son pèlerinage.' Sa main gauche, qu'une pudeur instinc-
tive sur son giron ferma, sur la croupe du cheval d'elle-même se
laisse aller, soils l'obscure loyauté de remj)lir dans la i)lénilude
rengagement assumé.
La ville semble toujours morte; dans l'air limpide pas d'autre
bruit n'ouït la dame que le battement cadencé des sabots, que le
tintement grêle et affaibli de la cloche seigneuriale. Au fond des
rues sinueuses et encaissées, si étroites <juc ])arfoisde sa (juciie
le cheval flagelle les murailles, sous les toits qui surplombent,
échancrant de leurs escarpements aigus la lumière (jui du ciel
sur le sol pleut et rejaiUit sur les façades où le soleil avec l'ombre
ricoche, elle passe, et parfois subitement par la trouée qu'ouvre
un carrefour, joyeusement l'astre apparaît, si brusque et si écla-
tant qu'il lui ferme les yeux. Elle va devant ehe toujours et prie,
et devant les images rencontrées de la Vierge ou des Saints elle
se signe.
Tant de sérénité muelle, insolite, l'obsède à la fin et l'oppresse:
sans qu'elle s'en rende compte, plus hâtées se pressent ses orai-
sons, ainsi qu'à une étroite poterne se bousculent pour fuir des
femmes effarées. C'est à voix presque haute qu'elle psalmodie,
comme ({uehpiun fjui, sans démêlei- encore s'il a peur, cependant
.'^e parle fort, comme pour abi-iter sous un manteau sonore sa
nudité que dénude un peu plus chaque pas, qui plus avant la
pous.se dans celle nudité de la terre et du pavé, et des maisons et
du ciel, l-^jlf s'anvle de prier et pour la jiremiêre fois se repré-
sente (krr'u'.re les contrevents muets et sous la chape de silence,
tout un peuple qu'elle ne voit pas et qui peut-être la voit. 0 soli-
tude aux aguets qui la fait plus dévêlue que si en jjlein dimanche
df marché c'était leur foule, leur foule entière, qu'elle eût à tra-
verser nue ! Oh, si d'eux, n'impoile lequel, femme ou honune. la
pouvait voir, elle en mourrait de honte, là, sur le champ! D'un
grand regard elle dévisage l'interminable défdé des volets et des
LADY GODIVA J03
portes, et se veut persuader que nul n'a pu vouloir une action si
laide et une telle trahison. ^lais eux tous, à elle ne pensent-ils
pas? aussitôt apparue celte évidence s'installe et ne se laissera pas
chasser. Que leurs yeux ne voient point, leur ouïe avertie et gar-
dée en arrêt par cette cloche assidue, malgré elle perçoit qui ap-
proche le pas sonore du cheval, et chacun d'eux sucessivement se
dit : Voici que notre dame chevauche sous notre fenêtre, chevau-
che toute nue ! et ils la contemplent telle avec les yeux de leur
esprit. Demain et tous les jours après, et aujourd'hui même, elle
se retrouvera en leur présence aux uns ou aux autres; comment
osera-i-elle les regarder? elle aura peur de leurs yeux, il lui sem-
blera qu'eux la considèrent avec une insistance étrange et qu'ils
^•e repètent : Elle a pourtant passé toute nue sous nos fenêtre-
et qu'à travers ses voiles et ses robes, ils sauront se figurer de
quelle sorte est son corps, et qu'ils auront beau n'en avoir connu
rien, ils le reconnaîtront. Un frisson brûlant et glacé la parcourt,
elle se pelotonne toute, elle croise et serre tous ses membres. De
nouveau elle se voudrait sous terre et ne songer plus à rien qu'à
retourner, retourner sur le champ, à rentrer se cacher. Ses deux
mains irraisonnées se pendent aux rênes, voilà que le cheval prend
le trot; les rues tournent, pivotent, les maisons se confondent.
Comme dans une brume voilà que la figure de son mari lui appa-
raît, et à la fois celle des pauvres gens qui vinrent la supplier, et
qui sur elle comptent, sur elle seule, qui prient pour elle. Ils sont
aux écoutes, de loin ils l'ont entendue venir, ils s'écrient : « C'est
elle! » et dans leur cœur ils la bénissent et pour elle ils prient
avec plus de ferveur encore. Elle modère son cheval : pourquoi,
le sa if -elle ?
La montante chaleur du jour, réchauffement de sa courte
course, son émoi, l'ont mise en sueur; la voici toute essoufflée,
son cœur bat fort, son sang court à son tour, sa poiti ine va et
vient, les gouttes de sueur de tous les coins de sa peau sortent et
le long u elle descendent, collent ses cheveux, tourmentent sa
chair. Le soleil de toutes parts la pénètre d'une tiédeur insidieuse,
qui persuade le repos, et de s'étendre sur ce sol chaud, les yeux
clos, et dans une sorte de mort délicieuse, par sa caresse se lais-
ser transpercer. Elle n'éprouve plus de honte, elle se sent n'être
plus rien qu'un faible corps de femme sans défense, et la percep-
tion de cette faiblesse sans borne la berce d'une angoisse indicibK-
ment vague et douce, au charme étrange et divin : elle se laisse
envahir par la volupté de l'infinie soumission. Elle se reprend,
elle se réveille, elle se roidit; pourtant elle garde comme le rêve
job LA REVUE BLANCHE
d'une coiipal)lc langueur, d'un sommeil tissé d'embûches où elle
senlil le souille chaud de la lenlalion passer.
Aussi virginale, ou épouse ou jeune fille, les félicilés nuptiales
demcuraicnl pour son ingénuité une aventure aussi simple et
innocente que les effusions de sa mère et ses sœurs, et comme
l'épanouissement nécessaire de la tendresse d'un mari pour sa
femme, dune femme pour son mari. Et son mari (ceci se passait
vers l'an 1010) n'avait jamais pris limaginalion de dépraver leurt?
amours. Ainsi maintenir le secret de son corps jusqu'ici ne lui
fut qu'une décence supérieure, tout de même que se retenir de
l)ropos grossiers, et elle n'avail songé jamais à la itossihilité qu^en
amour il existât d'autres hommes que son mari. Dès ce momen!
sa candeur l'abandonne avec sa sérénité :
El leurs yeux à loiis deux lurcnl ouicris;
El Us connureni qu'ils élaienl nus.
La parole bibliciue dans son cœur remonte, sa signification
précise la traverse comme le glaive incandescent de l'archange,
et elle se sent (pii rougit toute. Voilà que de nouveau elle inter-
roge foutes les fenêtres, mais cette fois c'est furtivenjcnt. La cer-
titude d'occuper la pensée de tant d'hommes en veillée dans la
nuit de ces logis fermés, la bouri-éle et doue d'un sens inédii,
et le soupçon f|ue plusieurs peut-être épient, et qu'en ce moment
même peut-être scrutent-ils encore les mystères de sa plus .se-
ci'èle intimité.
Sans c[ue le mot de desir en elle se loiuiulai, mv clic en igno-
rait la valeur autant que la minute d'avant — toute une éternité!
— elle en ignorait l'objet, elle connut nettement l'haleine de la
concupiscence l'assaillir, et sa chair en fut terrifiée. Et la sou-
venance vint la i»oursuivre de toutes les nuités amoureuses
au|»ivs dr son époux, sans (pie ses oraisons parvinssent à chasser
cela. Elle reconnut distinctement l'espii! du mal cl ses trallrise^.
et elle fit le signe de la croix.
• Le tintement de la cloche reparut plus clair, <•! le cheval avan-
çant toujours, au détour dune rue les tours familières avec l<Mirs
échaugiiettes hautaines se dressèrent au-dessus des maisons
liiimbles. Ce lui fut un réconfort, mais non luie (piiétude ; elle se
demanda si le-^ joies si douce-* du mai-iage n'enfermaient point
<[uel(pie mystère coujtahle, et elle se prit à pleurer.
Fille était bien pure cependant, et son âme aussi blouche que
son corp>: elle n'aurait pu *e souvenir d'avoir jamais accompli
LADY GODIVA Soy
OU rêvé le mal, toutes les félicités qu'elle avait connues élaienl
«.iciles, et pures comme elle. Sans qu'elle en eùi pi-ovoquê aucune,
toutes étaient descendues en elle s'y épanouir comme la fleur odo-
rante d'une vie de vertu. Ses yeux s'abaissèrent sur ce corps que
son mari chérissait tant et qui n'avait fait qu'obéir avec joie au
]»lus légitime dés penchanls, et lui rendre sa joie avec reconnais-
sance et soumission. Et maintenant encore ce corps accomplissait
son devoir d'obéissance et de charité. Elle se vit toute nue et
toute blanche et sans défense, comme une martyre qu'on mène,
elle ne prit de lui ni honte ni orgueil, comprenant qu'il faisait à
cette heure ce ([u'il fallait faire, tout ainsi qu'on le doit à tonte
heure, quoiqu'il plaise à l'heure de réclamer; elle fut seulement
heureuse de la beauté dont elle portait le trésor. Confusément
elle en senlit le fragile et redoutable fardeau.
A travers la barrière des contrevents clos et des prunelles scel-
lées, bondissait toujours la chaleur des pensées battre son corps
comme un vol de flèches, aussi offensive et plus irritante que l'in-
sinuante brûlure du soleil et c'était le même assaut qui la
venait assaillir. Et il fallait que cela fût. que la vinssent affronter
les tourmentes de la concupiscence et de la tentation. Sans périls
essuyés l'épreuve devenait sans valeur; sans la possibilité d'un
regaiil curieux la douloureuse chevauchée ne comptait pas plus
que la promenade dérisoire de quelque mannequin d'osier. Au-
dace d'un effronté que tu appréhendas à l'égal de la mort, voici
((ue lu la désires presfjue. que lu te dépiles de te voir si bien
obéie! Oh quelle humiliation, le combat qu'mi offre où nul n'ac-
(luiesce, le défi (pron pré.sente et qui n'est point relevé, martyr bé-
névole que nul n essaye de martyriser ; un mannequin d'osier, un
mannequin! De <|uoi sei-t cette iDeauté? elle n'en trouvera pa5 un
qui ne tienne pour plus beau le soin de sa misérable vie. Oh, que
d'une porte, ici même, un homme s'élance, un homme, glorieuse-
ment payant avec sa vie la grâce de la conlenqiler face à face, la
femme héroïque, et s'immolant à sa beauté comme sa beauté
s'immole, certifiant sa beauté, consn^'-n^? ^on holocauste par un
dévouement aussi beau!
A ce moment, elle crut percevoir du bois grincer, presque im-
perceptiblement; elle regarda et ne discerna rien. Pourtpnt, de la
maison devant laquelle elle passait, un contrevent semblait ne
pas exactement joindre ses deux battants, et la maison à peine
dépassée, distinctement elle entendit le bruit de quelque chose qui
se refermait avec précaution. Une brûlure, comme un coup de
fouet s'abattit sur son front, sur ses joues, sur tout son corps.
^«'S LA REVUE BLANCHE
Tout son orgueil de femme cl de dame tressaillit. Effarée, révol-
lée, rougissante dindignalion el de honle, elle pensa perdre les
sens. Quoi, cela ! Et pendanl (juelle allait loyalement s'oi'frant,
on pleine lumière, en pleine confiance! un homme venait de s'ap-
procher, à pas de loup, dans l'ombre, comme un voleur et comme
une bêle de nuit. Il l'avait prise au filet dans son œillade libertine,
et traîtreusement, sans bruit, sans lutte, emporté les secrets de
sa chair, de sa pudeur,, de sa fierté, de sa honte, et il était en
train de remâchei- silencieusement tout cela. Et elle n'apparte-
nait plus à son mari, plus à elle : d'un larron obscur la voilà le
butin! Et toute cette ville songe à elle religieusement: par les
yeux de l'esprit, avec la clairvoyance sublime de l'amour toute
cette ville la contemple saintement belle, belle de sa réelle beauté.
Et celui-ci n'a su, n'a voulu d'elle saisir que le fantôme charnel,
son misérable et sacré corps de femme qui n'a pas réussi même
à troubler son sang-froid, paillard prudent, et il s'en reDaîi, -1
il le savoure. Elle s'aperçut déshonorée.
Abasourdie, terrassée, aussi spontanément et passivement
qu'une baguette ployée se redresse, vers celte maison elle se re-
tourna : c'était la boutique dim boulanger, absolumeixf .pareille
à toutes les autres boutiques. 1-^t sans un geste, sans une pensée,
machinalement elle poursuivit sa route; les maisons continuèrent
de suivre le> maisons, sans quelle interi'ogcAt plus leurs visages
impénétrables. Que tout le reste ait gardé la foi jurée, ou bien,
que derrière chafjue ouverture soit postée une face d'homme,
d'ailleurs à présent, qu'importe? et en fille publicpie traitée, qu'im-
porte que ce soit par un seul ou par dix mille? Elle le sent bien
mais elle ne le raisonne pas même : c'est son corps désâiné qui
obéit, ainsi que se closent les prunelles d'un animal blessé à mort,
et qu'il subit inerte tous les autres coups qui le peuvent encore
frapper. Sous l'effondrement de ses idées une seule demeure,
fixe, aiguë, pénétrante, obstinée, despotique, celle du plus mortel
outrage que dame ou t'omnir puisse essuyer.
.Sa main sans y prendre* garde assurait le cbeval dans un chemin
de lui bien connu. I^a voix de la cloche grandit, on touchait pres-
que le château, on atteignit enfin sa pesante énormifé giise, aussi
morte et close que le reste de la cité. I^a grand porte seule baillait
toute grande, trlle qu'au déj)art. Le cheval s'engagea sous la
voûte retentissante et sombre; la cloche brusquement s'arrêta,
et au loin dans la ville, les cai-illons des églises, à l'instant même
lui succédèrent joyeusement. Les femmes de chambre guettaient
l'arrivée de leur darne : elles l'aidèrent à descendre, lui passèrent
LADY r.ODIYA m),
et nouèrent sa robe,, au milieu dune salve de propos de' bien-
venue. Lady Godiva les remercia brièvement et suivie d'elles
toutes, gagna son appartement. Là, elle s'abandonna à leurs
soins, lous ces visages et tous ces objets familiers à nouveau
Tentourant ; le repos sous le demi-jour irais lillrant des verrières
de couleur, après celle dure chevauchée plongée dans le soleil pe-
sant, briilant et poudreux, ce fut soudain tel que le retour après
quelque si long et étrange voyage qu'on aurait cru n'en pas reve-
nir et qu'on se demande s'il a vraiment eu lieu. Pendant une
minute elle demeura éblouie, elle oublia tout, il lui semblait
s'éveiller à peine d'un rêve exténuant et confus, tille s'enquit de
l'heure et resta stupéfaite qu'il fût si tôt. A ce moment même à
la porte on heurta.
Une chambrière sortit et revint : le comte sollicitait d'être in-
troduit. Ainsi qu'un rideau qu'une main brusque écarte, l'espèce
de vapeur où s'assoupissait la comtesse fut dispersée. L'élan de
tendresse et d'obéissance ouvrait sa bouche pour renvoyer les
femmes, elle se retrouva soudain dans la vie réelle, elle se rap-
pela tout, elle se regarda. Elle était nue encore. Avec une lucidité
magique à travers cette vision présente toute sa matinée si pro-
che et si lointaine devant ses yeux repassa; une foule d'incidents
qu'elle n'avait alors absolument pas remarqués se succédèrent
dans l'ordre précis de leur apparition. Le volet grinça, l'étroite
raie d'ombre apparut; elle prévit avant de l'entendre le choc du
double battant de bois, elle se vit retourner la tête et fixer les
deux volets cette fois hermétiquement joints. Et à la fois elle
éprouva la présence et de son mari, là, de l'autre côté de la tapis-
serie l'attendant, et derrière elle de l'échancrure ne ire avec
l'homme inconnu poslé, qui regardait, et elle toute nue, entre, et
l'impossible de cette apparition, et sa réalité, tout cela elle le v-it
avec une netteté qui lui restitua d'un seul coup la plénitude de
sa présence d'esprit. Elle se leva, la robe de chambre qu'elle ve-
nait de laisser choir elle s'en refit vêtir, on lui chaussa ses mules,
elle sortit à la rencontre de son mari. A peine l'aperçut-il qu'il
lui ouvrit ses bras, la reprenant avec une tendresse joyeuse de
ne pas se montrer à lui dans l'armure sous la quelle elle venait de
si bravement le vaincre. — Il ne serait point séant, lui répondit-
elle en se dégageant doucement, ayant à de tels risques exposé
le bien dont je vous suis gardienne, de vous le représenter sans
être certaine de vous l'avoir su intact conserver. — Que voulez-
vous dire, fit le comte déjà tout ému? Quand elle lui eut tout
conté : — Ce fut louabL à vous, en effet, madame, repril-il, et je
^I,. LA UKVCE «LANGUE
VOUS en rends grâces, de ne jjoint reparaître aux yeux de votre
époux dans l'état où vous ont connue d'autres yeux. Vous fîtes
bien ici comme en toutes < hoscs (sa voix tremblait) et je ne suis
plus digne de jouir de trésor si précieux par moi si légèrement
aventuré, tant (ju'un homme vivant se pourra vanter d'y avoir eu
part, serait-ce un misé)"ahle vilain, ou bien le roi Edouard hii-
méme.
A ce moment un serviteur annonça (|ue les [)rincipaux de la
ville sollicitaient la laveur de remercier la noble dame de les
avoir libérés. Evidemment ils se hâtaient de faire au comte rati-
fier sa promesse, dans la défiance qu'il trouvât un expédient pour
se dédire. — Qu'ils entrent à l'instant, ordonna celui-ci; et vous
madame, il faut que vous demeuriez. Aussi bien, ajouta-t-il avec
amertume, il convient que vous soyez à l'honneur, ayant été à la
peine.
Tous entrèrent, et saluant profondément, se tinrent immobiles
et silencieux, attendant qu'on les interpellât. La comtesse crut
défaillii' : l)lanche comme un linge et ne se soutenant plus, sui-
un siège elle se laissa choii'. Le comte contenait à peine son indi-
gnation; il se promenait de long en large, muet, les poings serrés,
les bras croisés sur sa poitrine, dévisageant tous ces hommes d<'
regards enflammés, comme si le coupable eût dû être parmi eux.
Eux, plus morts que vils et déjà sentant la tête leur branler, se
faisaient humbles et petits et n'osaient lever les yeux. Il fit un
effort énorme et leur ilemanda :
— Que voulez-vous de moi. enfin? Après une minute, le plus
vieux s'enhardit. Au travers de louanges infinies au comte pour
sa générosité, et où son flair évita la moindre allusion à la com-
tesse, il exprima l'attente d'eux tous. — A la comtesse, votre
'lame, répii.pia Ir scignciii-, j ai remis Imit jiouvoii' sur ce <|ui
vous lient en |)cine. r.\ c'est à elle seule (iiic xotrr gralilude (loi!
aller. Mais pour obtenir (•(•tl(* gi'àce elle a |)ris un (Migagcinenl
grave et (]ui met son honneur en péril, et cet engagement vous
avez toléré qu elle 1 exécutât. (;t ainsi vous vous êtes engagés vis
à-\\s d'elle comme elle vis-à-vis de moi. .\iissi maintenant moi
qui répoiiil de son liomimi . ]»• xou'^ demandr : avcz-xoiis en gens
loyaux observé la condition (luelle vous avait |»osée, ayez-vous
rempli votre engagement?
Ees envoyés s'entre regai'ilèrent. Or lady (loiliva ne s'était
pdini trompée : loni Ir boulanger Taxait \ ne. rt intempérant de la
langue autant cpie di.'s yeux, il n'avait pu si; retenir de divulguer
incontinent sa prouesse, et i»lusieurs ipii étaient là l'avaient en-
tendu.
LADY CiODIVA )I i
— Vos têtes me répondent de toute la ville, ajouta le comte
hlême d'humiliation et de courroux devant leur hésitation.
La comtesse se sentit mourir. Par les fenêtres grandes ouvertes
sur l'air tiède et ensoleillé, du dehors un bourdonnement humain
montait.
C'était toute la population amassée là, au pied de la muraille
et attendant. A peine avait la cloche châtelaine arrêté son tinte-
ment, tous les huis s'étaient déclos, le peuple s'était répandu dans
les rues, s'entretenant de la merveilleuse aventure, escortant les
notables délégués ; les hommes glorifiaient le viril héroïsme de
leur dame, et les femmes exaltaient sa beauté notoire. Cette
beauté, le bonlamier la déniora avec l'autorité décisive du mon-
sieur bien informé, pourtant qu'il n'en eût point vu grand'chose
par l'hiatus'peureux de ses volets. Et déçu au milieu de tant d'en-
thousiasme il répétait : — Ce n'est jamais qu'une femme comme
les autres, on ne perd pas la vue pour l'avoir regardée! On ae
voulait point croire à la réalité de son exploit. Dépité, furieux,
il en refaisait le récif, et sa vanité étouffant sa prudence poltronne,
criant, s emportant, il lampliliait au delà de toute vraisemblance,
cependant qu'à l'intérieur, à voix basse se consultaient les en-
voyés.
— Le boulanger est cause de tout ceci, dirent plusieurs : il faut
tout dévoiler; aussi bien est-il manifeste que le comte est averti
déjà. — Comment? par (jui-" qu'en savons-nous? La vie dlin
homme vaut qu'on la pèse. — D autant qu'il se vante, peut-être.
— ■ 11 mérite alors aussi bien le châtiment, pour avoir outragé
une noble dame, eî à qui nous devons tant; regardez : n'est-ce
point pitié, l'état où la voilà? — Trop parler nuit, et le mal de ''uu
toujoui"S sur tous retombe, un de reconnu, tous souponnés ;
couvrons notre compère : qui pourra le convaincre et nous dé-
mentir? pas vu. pas pris. — Mais tout finit par se savoif*, et si la
\ ie d'un seul est grave affaire, le salut de tous est autrement pré-
cieux, — Il prime tout. — Puis nous ne pouvons enfin témoigner
de ce que nous ignorons — le collo([ue s'échauffait, — s'il s'est
vanté tant pis pour lui : qu'il ait vu ou non c'est tout un, puisque
lui seul y était... — Et noire lady. — Et si ni l'un ni l'autre ? —
Comment ? — Oui, on veut peut-être nous éprouvei' : qui nous as-
sure que la noble comtesse a réellement accompli ce que nous
croyons, puisque personne ne l'a vue ?
Celle exclamation inattendue proférée à voix haute retentit
dans le silence général. Tous, d'une seule pensée, regardèrent le
comte et sa femme. La comtesse s'élait levée toute droite, fit trois
pas vers le groupe interdit. Et dans l'anxiété qui suspendait tous
5l2 LA HEVUK BLANCHE
les soiilïk'S, 011 ciileiulil (li>linclcinenl an dehors la voix du boii-
lanc^er, que les envoyés aiissilôt reconnurent, crier: — Par mon
salul, encore une fois je' vous jure que je l'ai vue, et que ce n'est
jamais quiine" femme comme les autres!
Elle lit un pas encore, et, s arrêtant, de son vêtement dénoua
les cordons. Les envoyés diin Irait comprirent et, comme sous
une illumination d'en haut, tombèrent tous à genoux. La com-
tesse avait ouvert ses deux bras, les pans de sa robe s'écartèrent,
et, les yeux haut levés et sa chevelure d'or noyant ses épaules et
sa poitrine, elle apparut, sous la lumière du jour, resplendis-
sante de pudeur et de beauté. Les envoyés aperçurent rien qu'une
vision toute blanche nimbée de lumière : les yeux au delà ils chan-
taient dune même voix :
Salve, Regina Cœli!
Or tout le peuple les entendant se mil ;"i (■IkuiIci' a\pc cwx ;
Salve, Regina Cœlil
Lt tout aussitôt elle fondit en larmes, disant à son ma.i cpii,
vers elle, setail élancé : — C'est par votre vouloir qi.e tout ceci
s'est fait. — Où mon vouloir avait semé des ronces, votre grâce
a fait fleurir des lys, s'écria le comte radieux en la serrant dans
ses bras. Soyez ici proclamée reine de toutes les dames pour la
chasteté et la bravoui-c comme vous l'êtes déjà pour la beauté.
Une procession fut instituée qui depuis lors et jusqu'à ces der-
niers temps tous les trois ans remémora la gloire de lady Godiva.
La religieuse coutume s'est récemment éteinte dans Coventry,
mais point le culte de l'héroïne : un mécanicien y vient de la
faire marraine du moteur (ju'il inventa. Bien entendu le boulan-
ger fut pendu immédiatement, et devant sa maison, sur la façade
de laquelle on sculpta — elle existe toujours — la méprisable effi-
gie de iom peeling.
ilclas! ce qui s'est perdu, ce n'est point le souvenir de la gia-
cieuse comtesse, mais rcxenq>le admirable ]»ar elle proposé, de
l'entière soumission «ju'une femme doit à son mari, la parfaite
pudeur (luello doit a elle-même, et le devoir de sacrifice qu'elle
doit à tous, ."^on histoire nous rappelle encore que la Beauté
comme le (iénie. comme la Force et l'Amour, confère un sacer-
doce impérieux et redoutable, et que la Beauté comme eux, porte
malheur à (pii. sans en être digne, o.se en face la regarrler.
(C'était sous le règne d'Edouard le Confesseur, vers 1040.)
Fagus
EXODES ET BALLADES
Moralités
A FÉLIX FÉNÉON
I
Disciplinons au silence
Nos natives violences.
Ouatons-nous d'indolence.
Il faut que le cœur se mate
Peu à peu et s'acclimate
A cette existence mate.
Toute joie est villageoise ;
Mais l'époque peu grégeoise
Exige qu'on se bourgeoise.
Sous lor d'été, sous le givre,
Vivons l'alarme de vivre
Dans la ville — pierre et cuivre.
Ploj-ons à sa servitude
Notre esprit que l'habitude
Nuagera d"hébétude ■ —
En attendant que s'argente
Pour notre âme intransigeante
L'heure de la mort régente. .
II
Oui, mon vieux, c'est entendu.
Ça ne va pas; ça déraille.
Ton mal est du vrai mal, du
Mal en or, pas en toc. Braille !
Hurle ! ébranle la maison !
Exagère ! affole, effare
Le quartier de ta fanfare !
Tout ton sang n'est qu'un poison !
Soit ! mais est-ce une raison
Pour qne ton âme benêfe
S'imagine qu'elle est seule
A souffrir sur la planète ?
Ta g I
33
r)l4 LA UEVUE BLANCHE
Sans doute le mal de dents
Enerve, exaspère, vrille
Et ses élans excédants
Rendent fol un brave drille.
Mais tout n'est pas anornKil
Dès l'instant que tu as mal
Et la belle buile solaire
Merveilleusement nous oint.
\'a, ne t'hypnotise point,
Mon garçon, sur ta molaire.
Sous prétexte que tu souffres
De douleurs telles sans blague
Que la pauvre âme exlravague ;
Telles que les poix et soufres
Combinés avec le fer
N'en créent point chez Lucifer,
Tu t'estimes seul à plaindre.
Seul, traqué, persécuté,
Bloqué, cloqué, charcuté,
Et, après le cri, de geindre !
Mon ami, rappelle-toi
Que pas très loin, à côté,
Par hasard, il y a moi
Que la vie a fricoté.
Sois-en sûr, de maie sorte.
Et que personne ne sorte !
Après moi, c'est un client
Qui n'est guère plus brillant !
Après lui, c'en est un autre !
Api'ès ct'l aiilj'c. cncoi'c im!
Après l'un, une ; et chacun
Dans le désespoir se vautre,
Le désespoir ou le deuil.
Si, pas le deuil, la famine,
Si, pas la faim, la vermine...
Et là-haut, on s'en bat l'œil.
Aussi, vois-tu, si pénible
Que te soit l'heure, mon fieu.
Tu devrais garder un peu
De ta pilié disponible,
Si possible.
Pour les camarades-cibles.
(
i
ItfORALITÉS 5l5
III
1
i
Va-t'en, mon vieux, faire une cure d'éléments. >
Va tartiner la lassitude i
Nez en l'air, sur le galet rude. '
La mer impitoyable a des rythmes cléments.
Puis confronte ton âme avec l'ennui céleste. ']
Ton spleen à toi vaut-il le sien? j
Moins, soit, d'être un peu moins ancien; ;
Mais vous fusionnez, et ceci te déleste. _<
Alors, tu te consens, toi qui te renonçais.
Tu t'acceptes, tu te souris
Et souris en plus à Paris
Dans l'hier, l'aujourd'hui et le demain français. i
Le ciel, d'un bleu si sage et grave et séculaire, [
T'initie à la poésie ;
Du repos et de l'inertie, i
Ainsi qu'un oncle on ne peut plus avunculaire. \
Tu bois l'azur à même et ses luisants conseils i
Et t'en reviens l'âme ravie '
Supporter l'onéreuse vie !
Comme il supporte, lui, son vieux poids de soleils. :
IV
Je regrette tes astuces.
Oui, je voudrais que tu fusses
Na'if
Autant que le bon Ba'if.
Oui, je voudrais que tu pusses
Vers le renaissant Avril
Lever un nez puéril !
Ecrire ! A quoi bon écrire ?
Vaut-il pas mieux adorer
Celle qui vient décorer
De son éminent sourire
L'heure amère à picorer ?
Par les primes feuilles vertes
Vaut-il pas mieux l'adorer
A lèvres grandes ouvertes ?
5i6 LA REVUE BLANCHE
Boire ses yeux ? Dans ses crins
Egoutter tous les écrins ?
Oui, sans doute, mais lu crains !
Avoir l'àme fascinée.
Eperdue, hallucinée.
Voire même calcinée
Par quelqu'une Dulcinée ! —
Puis souffrir qu'elle vous leurre,
Malheur ! et vous trompe à l'heure,
A la course, au pas, au Irot,
— L'âme usant bien son fourreau! —
Puis, subir l'alcoolie
De la mélancoolie,
Pleurer et devenir feu
Peu à peu, à petit feu !
Hélas ! plus rien de ces chères
Bêtises qui t'écorchèrent
Et te mirent en émois
Aux brillants et jeunes mois
De ta vie avcnlurease.
Heureuse un peu, malheureuse
Assez, ne fait aujourd'hui
Frissonner dans son étui
D'ennui
Ton morne moi d'aujourd'hui.
Ton moi lourd, balourd, épais
Et qui, pourvu qu'on lui fiche
La paix.
S'estime infiniment riche!
V
En manière (Vcpilogue.
Que mes vers soient fin temporaire,
Je n'en disconviens i)as. .lai consulté l'horaire ;
Oui. j'ai raté l'express de l'Immortalité.
MaL«; d'abord tout est Vanité ;
Et puis, je les ai faits surtout pour me distraire.
Romain Cooltjs
Wagner et Debussy
I. Introduction. — Depuis que le Pavsilal de Wagner a fait son
apparition, nul drame musical n'a mériié, mieux que le Pelléas et
Mclisande de MM. Maeterlinck et Claude Debussy, de captiver
laltention. C'est une œuvre riche de promesses, de problèmes et
d'énigmes. L'émotion passionnée qu'elle a suscitée dans le monde
musical de Paris, elle la suscitera partout où elle sera jouée. Je
prévois qu'elle mettra en alerte la critique de l'Europe entière.
Oserai-je prendre la liberté d'éclairer le futur champ de ba-
taille? \ oici mes lettres de créance : je suis un peu poète, un
peu musicien et suis un peu au fait des choses du théâtre. J'ai
étudié attentivement l'ouvrage, et j'ai lu la plupart des comptes
rendus parus dans les journaux de Paris. Or, et c'est ce ([ui m'en-
gage à demander la parole, à côté de ])eaucoup de jugements sa-
gaces, j'ai trouvé dans ces critiques plusieurs choses qui me sem-
blent complètement erronées. Et erronées sur un point capital,
savoir celui des relations entre Debussv et Waoner. C'est là effec-
tivement, pour moi. un point capital, car aujourd'hui tout com-
positeur doit s'expliquer avec Wagner et prendre délibérément
position en face de lui. Plus nous sommes enclins à apprécier
l'art de MM. Maeterlinck et Debussy, plus la quéstfon devient
importante.
II. Wagner et ses imitateurs. — Lorsque surgirent les
drames de Wagner, on put croire que le style du drame musical
était fixé à jamais. Toutes les œuvres qui s'écartaient de ce style
étaient considérées comme des œuvres réactionnaires, mort-nées.
:\lais, dans l'œuvre de Wagner, il y a beaucoup de choses qui,
étant profondément individuelles et, par suite, inimitables, ' ne
peuvent en aucune façon servir de modèle. Or, au lieu d'imiter,
de Wagner, la préoccupation constante de la vérité, — de la vé-
rité artistique, bien entendu, — tels disciples se sont évertués à
reproduire ce qu'il y a d'individuel en lui. Xous savons avec quel
succès ou plutôt avec quel insuccès. En effet, l'insuccès était si
évident que notre opinion faillit subir un revirement complet et
que nous commençâmes à soupçonner que Fart 'de W^agner ne
5l8 LA REVUE BLANCHE
contenait nul élément qui eût une valeur générale; qu'il était, par
conséquent, inapte à déterminer un style ou une école.
On voit lui je veux en venir. Si, en Wagner, l'on parvenait à
•faire le départ entre ce qui est individuel et ce qui est général, les
malentendus se dissiperaient et il apparaîtrait comme un des mo-
dèles les plus sûrs, après avoir été lun des plus dangereux.
Or, f)ebussy me semble avoir trouvé la solution; peu importe
que se soit par des vues pratique^ ou théoriques, toujours est-il
qu'il me paraît avoir résolu la question pour son propre compte.
Je le considère comme un véritable disciple de Wagner. Il n'est
pas de ceux qui se bornent à dire : Maître! Maître! mais son œuvre
même proclame l'esprit du maître.
C'est là un point qui, dans les critiques que j'ai sous les yeux.
est tantôt à peine signalé et tantôt énergiquement contesté. C'est
ainsi que M. Lalo écrit dans le Temps :
Il n'y a rien ou presque rien de Wagner dans Pelléas et Mélisande,
Ni la forme dramatique, ni la forme musicale, ni le rapport de la mu>i
que avec la parole, ni celui de la \o\\ avec les instruments, ni la cora
position et le développement, ni l'harmonie et l'orchestre ne viennent
de Bayreulh.
Et plus loin :
La nou\eaulé est partout : nouveauté spontanée, harmonieuse, sans
système cf sans effort, nouveauté dans la nature de la conception et dans
le délait do l'exécution : nouveauté si profonde, que Pelléas et Méli-
sande apparaît au premier regard différent de tous les drames lyriques
comme de tous les opéras, qu'il ne se laisse définir par aucune des
formules, ni classer sous aucune des étiquettes en usage... Il est véri-
tal)lemenl étranger à l'art traditionnel.
«... Véritablement étranger à l'art traditionnel... », ce nie rap-
pelle vivement certaine épigramme que Gœthe, le grand ennemi
de toute barbarie, a consacrée « aux originaux » :
Un quidam disait : « Je ne suis d'aucune école ;
Tl n'est point de maître a ivanl à (|iii je fasse ma cour
El je suis bien éloio^né
D'avoir appris ffuoi (juo ce soit fle< moi k. »
Cela signifie, si je l'entends bien :
« C'est de ma propre initiative que je suis un sot. »
Le cas de AL Debussy n'est pas si gi-ave, et je rexnminorai Imif
à Iboure.
III. Le problème du drame musical. — Mais d'abord je
soulèverai une question fondamentale. Ouels sont, d'une façon
générale, le- rappoi-fs flu drame avec In musique? Tout di'ame
WAGNER ET DEBUSSY 5jq
gagnerait-il à être mis en musique, — JlainU'l, par exemple? (J'ai
en vue, naturellement, le di-ame même de Shakespeare et non
un de ces livrets conleclionnês dans les olïicincs théâtrales.) N'y
aurait-il donc que certains drames, que des drames d'un sujet
particulier et d'une forme particulière, dont faction sur le public
puisse être renforcée par la musique?
Involontairement je jette un regard à la dérobée sur les dix
volumes des écrits de Wagner. I\lais non, nous n'y recourrons
pas. Nous verrons clair dans cette question dès que nous aurons
iric en évidence les conditions formelles de l'art musical.
IV. Conditions formales de la musique. — La musique
développe ses formes dans le temps comme l'architecture déve-
i'^ppe les siennes dans l'espace. Faisons résonner par exemple
la phrase musicale a :
ixi-^hclL jl jjQyg faudra répondre
par une phrase corres-
pondante b qui se com-
pose d'éléments sembla-
bles et est construite
d'une manière analo-
gue, pour créer de cette
façon une sorte de con-
trepoids et donner à
cette phrase a sa signification musicale complète. Mais pour obte-
nir un petit ensemble musical complet il faut encore considérer la
phrase a -h b comme une unité d'un ordre plus élevé et y répon-
dre (.voir page 520) par une autre phrase correspondante a' + b^
Il faut donc un dé-
veloppement de cette
longueur au moins
pour f o l' m e r une
jjhrasc musicale com-
plète, quelque chose
qui corresponde à
peu près à la « phra-
.- )^ grammaticale. En opposant ainsi la phrase à la phrase, la
période à la période, un groupe de périodes à un groupe de pé-
■ '.)des, nous arrivons à des formaiions musicales d'une construc-
tion homogène, c'est-à-dire dont chaque partie se trouve en rap-
j orts étroits avec les autres : nous arrivons au morceau de musi-
que.
■no
LA REVUE BLANCHE
Mais encore iaul-il (lue raudileiir soit mis en mesure d'em-
biasser cel ensemble de laron que les rapports des éléments entre
eux lui soient per-
û.< {.' ceplibles et qu'il
^oit conscient de
l'équilibre de l'en-
send)le. Ces con-
d i t i G n s ont été
1^^ nn
A
W
remplies admu-a-
b le ment jtar la
nuisi(jue de la ]>é-
l'iode dite classique, — Haydn, .Mo/.art, Beelliu\en.
Cçst dans cette période (juc les formes de la sonate, du rondo,
de l'air, etc. ont été portées à la perfection, ("es formes, qui con-
sistent essentiellement dans le groupement schématique des mo-
tifs et dans l'usage abondant des reprises, produisent, même dans
les morceaux les plus développés, une espèce d'équilibje très fa-
cile à saisir. La première partie, le développement et la reprise,
(a + b + a), dune symphonie — se groupent symétriquement,
comme, par exemple, le portail central et les portails latéraux
d'une cathédrale gothi<pie. Xous reviendrons sur ce point et exa-
minerons s'il est nécessaire de composer uniquement d'après ce
svstème.
V. La musique appliquée au drame. — Il est donc acquis
/^[u'en matière musicale, pour se faire comprendre, il ne faut pas
être pressé. Lorsque je m'écrie : « Combien j ai le cœur gros! >
C'est l'alïaire d'un instant et je peux mettre dans ces quelques
mots une expression si forte et les accf»mpagner d'un geste si si-
gnificatif que ma douleur apparaisse dans toute sa force. Si je
veux exj)rimer ])ai' la miisifpie, le morne senliment, il me faudra
au moins la ])ériode menlionnée plus baul: mais pour le formuler
d'ime façon oxplirile el «ompU'de il me faudi'a tout le morceau
(lord cette période forme seulement le début (Beethoven, 2" sym-
phonie, 2* partie). Il est vrai qu'alors je l'aurai exprimé d'une
•façon beaucoup plus impressionnante. Nous savons tous cela.
Mais c'est là jii'ilcment ce qui nous induit en erreur. Si nous ne
considérons (\\w son essence même, la musique nous paraîtra
|)ar excellence le moyen d'expression du drame; mais ses con-
ditions formates nous mettent, semble-t-il, dans la nécessité
d'y renoncer. A la station (jue brfde lexpress (|ni m'emporte, un
«tndiestre s'rpoumonno à jouei" en mon honneur ce moi-ceau de
l'.colliovcn. Oiron cnh-iidi-îii-je? Ouchpi»'^ ino-ures, "^^ — si je n<' tiri-»
WAGNER ET DEBUSSY 321
la sonnette d'alarme. Le train rapide — c'est le drame. Car le
drame n'a pas le temps de s'arrêter en route., loul au plus peut-
il se ralentir à la traversée de quekpie plaine lyrique. La musi-
que, par contre, veut toujours demeurer en place; elle ne veut
pas abandonner un état d'àme sans lavoir épuisé. Ce n'est que
rarement et en reniant sa véritable nature qu'elle peut arriver à
passer plus rapidement sur certaines choses. Mettre en musique
un drame implique une contradiction.
VI. Compromis de l'ancien opéra. — Mais, attendons! Le
drame peut comporter (juclques passages lyri(jues. Pourquoi ne
pas nous en tenir à ceux-là? Pourquoi ne reléguerions-nous pas
au second plan l'aciion du drame pour mettre en valeur les pas-
sages lyriques- Modilions donc la construction naturelle du
drame; créons de grandes plaines lyrirjues que nous couvrirons
de musique sous la l'orme de sonates, d'airs, de danses. Répétons
toujours, pour obtenir un ensemble facile à saisir; répétons jus-
qu'à satiété, juscju'à l'absurde. Puisque Ton répète dans la musi-
que instrumentale, pourquoi ne pas répéter aussi dans les mor-
ceaux de chant des opéra.s? Le public est d'autant plus satisfait
qu'on lui chante plus souvent le même petit air : il finit par le
fredonner. Mais, ce résultat ne peut pas s'obtenir sans absurdité.
Car nous aurons de la peine à trouver dans le drame des paroles
susceptibles de ces fréquentes répétitions. ^lais à quoi bon nous
préoccuper des paroles? Personne — l'expérience nous l'ensei-
gne — ne les comprend. Que le drame nous soit simplement un
prétexte pour enfiler des morceaux lyriques, chant, danses, mar-
ches, etc. Et les bribes d'action et de dialogue que nous ne serons
pas parvenus à éliminer nous les reléguerons dans des récitatifs
avec accompagnement à peine ébauché, sans nous préoccuper
de la valeur mélodique et musicale de ces récitatifs. Il est vrai que
c'est précisément dans ces récitatifs qu'il faut caser tout ce qui
peut rendre le drame compréhensible. Il serait donc séant qu'ici
au moins on pût percevoir les paroles du texte. Mais ne nous
faisons pas d'illusion : on ne les comprendra pas. El d'abord,
chante-t-on quand on à quelque chose à dire? Chante-t-on les
discours parlementaires? Chante-t-on les sermons? (liante-t-il,
l'empereur d'Allemagne? Quant à nous, nous sommes en train
de chanter et peu nous importe le reste.
VII. Ce eomproir.is est mauvais. — C'est ainsi que l'art
ancien résolvait illusoirement la contradiction. Impuissant à unir
d'une manière organique la musique et le drame, il les juxtapo-
sait. Ce qui en résultait ne pouvait prétendre à être du style,
aaa LA REVUE BLANCHE
c'élail de la manière. On l'aisail de mauvaise musique parce que
la bonne musique était rebelle aux exigences du drame: on fai-
sait de mauvais drames parce (jue de bons drames ne pouvaient
être mis en musique. Le singulier ensemble que l'on obtenait
ainsi élad- orné de cortèges magnifi((ues, de décors brillants et
de fastueux costumes, et Ion aboutissait à un monstre remar-
quable »jui était sûr de son elïet à n'importe quelle foire. Quand
on jette un cou}) dceil sur les anciens opéras, on s'étonne cpie
tant de choses saiistaisanles et relativement de bon aloi aient pu
être produites sur des bases aussi absurdes.
VIII. Wagner, ses aptitudes universelles. — Wagner viuL
11 avait sur ses concurrents un avantage : il était poète, musicien
et homme de théâtre, réunissant en lui tous les talents dont la
coopération était nécessaire et qu'on avait toujours trouvés sépa-
rés. Même s'il ne pouvait pas l'ésoudre complètement la contra-
diction qui est immanente au problème de la création du drame
musical, <lu moins, mieux que ))ersonne, pouvait-il. poète, mu-
sicien et dramaluige, concilier les exigences contradictoires de
ces trois arts et tirer le meilleur parti possible de leur réunion, il
y parviendrad dès qu'il aurait trouvé le point central d'où maîtri-
ser les aptitudes diverses de son génie et les orienter sur un des-
sein unique.
Il est éviflent cpie chaque ai't ris(piait de perdre dans l'aventure
ce qu'il avan de meilleiii' cl de plus spécihque. \\'agner doit avoir
lutté terriblement avec lui-même avant de réussir à les coaliser
sans dam poiu" aucun deux. Mais, a-l-il complètement réussi? .\-
f-il jamais été entièrement salislait de lui-même? N'esl-il j)as, resté
des plaies saignantes au fond de son Amo'^ Son aploml) était-il
de la pose' ou de la sottise? Il n'y a rien dii-révérencieux flans
cette question. Le plus grand espi-it a ses limites. Et le « men-
songe vital )', dont parle Ibsen dans le Canard ^auiarfc, a des
manifestations, rpie l'oeil inexercé prend |)our de l'héroïsme.
IX. Premier début de "Wagner. — A ai; ne i' n(; lit d'abord
que de> opéras. Ils |)résenlaient d(^s Irails <h'amali(|U('S et pil-
loi'esques d'une pui.<^sance extraordinaire et (|ui tous inclinaient
vers le mysticisme. Au point de vue musical ils n étaient pas ab-
solument de premier ordre. Un effort manifeste vers la vérité in-
dividuelle de l'expression (mais itoiir 1 alteir;'dre la langue musi-
cale du compositeur n'était y)as encore assez souple) s'y trouvait
en ronflil avec les formules traditionnelles, qu'il ne pai'vcnail pas,
d'ailleurs, à employer avec aisance. Lorsqu'il ])ai'lait sa propre
langue, il «aplivait ; lorsqu'il essayait de se servir du jargon usuel,
WAGNER ET DEBUSSY 52i
il restait insignifiant, — symptôme où se révèle le génie à sa pé-
riode de développement. Au point de vue de la construction
dramatique ses œuvres étaient assez faibles. Les tendances dra-
matiques du \\'agner postérieur en étaient encore à peu près ab-
sentes : ce n'est qu'après coup qu'on a voulu les y découvrir.
X. Nouveau Style, nouvelle époque d'art. — Et pour-
tant, ce même homme dont on pouvait espérer à juste titre quel-
que chose de très original et de très important, mais dont l'œuvre
première, y compris Tannhaeuser et Lohengriu, ne permettait
pas de pronostiquer une œuvre ultérieure dominatrice, nous
donna la Tétralogie, Tristan, les Maîtres-Chanteurs, Parsilal,
instaurant un nouveau style du drame musical. .Mieux, larl
tout entier, se rajeunit dans cette fontaine de jouvence : on peut
licitement parler d'une époque de culture wagnérienne.
Ce qui distingue d'abord le style de Wagner de l'ancien jargon,
c'est que Wagner ne cherche pas à adapter le drame aux exi-
gences conventionnelles de la routine ordinaire de l'opéra, mais
qu'il subordonne la musique au 'drame. Du reste, cette formule
généralement adoptée a peut-être besoin d'une correction. Je
crois plus exact de dire : dans les grands traits, il subordonne la
musique au drame; dans les petits traits, il subordonne le drame
à la musique. C'est-à-dire : il ne traite pas l'ensemble de son
sujet de manière à obtenir systématiquement une agréable suite
variée d'airs, de duos, de chœurs, de marches, etc.; il se con-
forme à la marche de l'action. Mais, dans le détail, il mène l'ac-
tion et le dialogue de telle façon qu'ils soient constamment sus-
ceptibles d'expi'ession musicale, je dirai plus, qu'ils la comman-
dent. Cela impliquait que l'action et le dialogue fussent unis au
foyer central des passions de l'œuvre; le centre devait inonder de
ses rayons l'a-uvre tout entière. Dans ce but Wagner a construit
ses' drames sur les données les plus simples, les passions et les
conflits les plus élémentaires; il fait abstraction de toutes les cir-
constances extrinsèques et vise à donner la quintessence, l'extrait
sentimental de l'action.
Il s'efforce, en outre, de mettre en valeur plastique le tableau
scénique, qui, même considéré comme pantomime, doit séduire.
Car Wagner n'ignore pas qu'il est souvent impossible de suivre
les paroles du dialogue. Quant à l'exposition lucide des motifs
diamatiques de ses personnages, il n'y insiste pas beaucoup :
il y a des transitions qui veulent être devinées. En cela il était
bien dramaturge : pour lui l'instant vaut tout, la réflexion boi-
teuse ne compte pas.
52.'i LA REVUE BLANCHE
XI. Les idiotismes de "Wagner. — Tout cela ressort direc-
temenl tle la naliirc des choses. .Mais Wagner a aussi ses idio-
tismes. D'abord il a la particularité de tout pous.ser à l'extrême,
de faire tout énofme, de uieltre ses personnages aux prises avec
les questions les plus élevées et les plus profondes de l'humanité.
A moins qu'il ne s'agisse de dominer on de sauver le monde, nul
de ses héros ne daigne remuer le doigt.
Presque toujours W'agncr ignore les demi-leintes de lexin'es-
sion. Pour lui il n'existe (pie la passion à son })aroxysme, une pas-
sion qui mette en jeu la vie et la mort, et il est toujours pressé ûe
pousser l'action à cette apogée. Il est vrai, que cette faiblesse qui
consiste à voir toujours l'objet grossi à l'infini est une particula-
rité qui tient essenîiellement à la nature du génie; c'est la rançon
du génie.
Mais chez aucun autre artiste cette particularité n'est aussi
nettement marquée. Ses héros et ses héroïnes côtoient presque
tous l'hystérie et quiconque connaît ses effets contagieux sur les ,
personnes dont les nerfs sont fragiles découvrira sous ce faible
apparent de Wagner l'une de ses forces. Faut-il signaler encore
quelques autres particularités : sa prédilection pour des groupes
immobiles qui semblent comme pétrifiés par la passion: remj)loi
bien fréquent du truc qui consiste à tenir le spectateur fasciné
devant une scène vide; le dialogue alambitpié jiarfois jusqu'à
l'inintelligible; l'étalage de sentences philosophiques parfois
hors de saison etid'un effet absolument réfrigérant. On poui'rait
étendre encore cette liste, mais je ne veux pas m'attarder en mau-
vaise compagnie : car c'étaient précisément là ces griefs auxquels
les anciens adversaires de Wagner accordaient une im|)orlance
capitale. Pourquoi d'ailleurs, voudrait-on que le feu sacré de son
génie brùlàt sans laisser de scories? Alai.*^. si chez Wagner telles
choses dont le principe est difficilement admissible sont quehiue-
fois d'un effet excellent, cela n(^ jirouve que la puissance magique
de son individualité. Loj-squ'on les iinile ('!'■> <Iéorn»'"i'enf en ni;i-
nièiT- e! |;i pbi-; jn'ïiqiporlnble.
XII. Choix du sujet de Claude Debussy. Caractéristique
du drame de Maeterlinck. Mais levenons à Deljussy (pie
nous n'avons nullement pei-du de vue )(endanl ces 'digressions.
Debussy en élisant le drame de Maeterlinck a eu la main \vag
nérienne. Car les drames de .Maeterlinck ont beaucoup de l'es-
semblance avec les drames de Wagner, (.'onnne chez Wagner,
chez Maeterlinck nous constatons une action extivmement simî)le,
dégagée de presque toutes les contingences; là au--i (harpie mot
\VAG.\KU ET DEBUSSY 5^-
;»
découle (lu centre de l'action (il est vrai que cela se fait d'une façon
autre et sans aucune recherche apparente). Chez Alaelerlinck en-
core nous retrouvons ces tableaux plastiques qui i)roduiraient
leur effet, même en tant que pantomimes. Et Maeterlinck aussi
nous montre ses personnages sous le seul aspect de leur passion
dominante; ce sont des bas-reliefs, ce ne sont pas des statues; il
n y a pas moyen d'en faire le tour.
Un crépuscule les baigne; nous entrevoyons à peine leurs con-
tours, mais une source de lumière qui nous reste cachée répand
sur eux des rayons mystiques et pénétrants. Ce qu'ils font, ce
qu'ils disent, ce sont les actions ou les paroles d'êtres qui auraient
à moitié conscience de leurs relations mystiques. Si ces person-
nages sont des ombres, ce sont des ombres qui sont projetées
d'un monde plus vrai et plus réel que le nôtre sur l'écran falla-
cieux de notre intelligence. Et c'est l'une des vertus des œuvres
de Maeterlinck comme des œuvres de Wagner, qu'elles font de
nous les collaborateurs actifs du poète. Le drame de Wagner e*
le drame de Maeterlinck sortent de sources semblables, sont cons-
truits d'après des principes identiques; l'un doit donc être aussi
propice que l'autre à la composition musicale. Et je m'étonnais
qu'aucun de nos compositeurs ne puisât au trésor de Maeterlinck.
Des con-ipositeurs, qui suivent la comète de la Caialleria rus-
ticana, mettent en musique la Gazette des tribunaux et les faits
divers. On dépouille les livres d'enfants pour présenter à la naï-
veté des adultes, dans un opéra qui dure trois heures, les aventures
de Haensel et Gretel, bonnes à occuper cinq minutes un marmot.
Ou grignote les os depuis longtemps rongés de la légende pour
surprendre le monde avec un Fr//7i/o/, réchauffé pour la centième
fois, ou une Mélusine, servie pour la cinquantième. On accouple
les Maîtres-Chanteurs dans une liaison inavouable avec les chan-
.^onniers de cabaret {VUeberl)reift) pour produire une œuvre qui
s'appelle la Disette de leu {Feuernsnot) et qui, en effet, manque
de feu à tous égards. L'œuvre de Maeterlinck, est là, mais ils ont
des yeux pour ne pas voir.
XIII. Différence fondamentale entre Maeterlinck et
"Wagner. — Je voudrais maintenant dire quelle différence fon-
damentale existe entre Maeterlinck et Wagner. Maeterlinck est
un '( humoriste », tandis que Wagner reste toujours un pathé-
tique. Wagner transfuse son propre sang dans les veines de ses
personnages. Il se réjouit avec les joyeux e^ pleure avec les attris-
tés: leur destin l'intéresse comme le sien propre. Il a pleuré pour
^2() LA REVUE BLANCHE
Eisa lies lai'incs bi'ùlanlcs, Wagner s'idoiilifie avec l'objet à re-
|)résenter.
-Maeterlinck, au lonlraire, est pour ses créations une marâtre,
comme la nature. Quelles soient clans la joie ou dans la souf-
france, il plane au-dessus d'elles et les conduit au sort qu'il leur
a destine sans laisser apparaître le moindre signe de sympathie .
Il écarte de sa personne l'objet à représenter.
Cette particularité de Maeterlinck a déteint, soit par « l'affi-
nité élective » soit par la force déterminante du poème dramati-
que sur la musique de Debussy. M. Lalo l'a déjà remarqué dans
sa critique de Pclléas et Mélisandc. Mais il dit aussi que c'est là
une chose qu'on n'a jamais eu l'occasion de constater jus-
qu'ici, et cette assertion me semble inexacte. Les Noces de Figaro
de .Afozart présentent la même particularité. M. Lalo en fait un
caractère négatif, qu'il dénomme « absence de romantisme »:
j'en fais une (pialité positive, le humor, mot dont il n'existe, au-
tant que je sache, aucun équivalent en français. Mais il est clair
que nos pensées sont identiques.
XIV. Les Proportions musicales. — J'ai exposé que les
conditions formates essentielles de la construction musicale con-
sistent dans la symétrie des membres de cette construction, qu'il
faut toujours opposer à un groupe harmonique ou mélodique
un groupe correspondant, harmonique ou mélodique. J'ai dit
que les classiques poursuivaient cette symétrie formate non seule-
ment dans les détails, mais dans les grandes divisions de leurs
œuvres, et (|ue, pour établir un équilibre aussi parfait que possi-
ble, tout un système de répétitions fut créé ou plutôt développé.
Ces formes classiques ne sont pas absolument nécessaires. Elles
ont même fréquemment comhiit à de véritables absurdités.
X'oici ce que dit Wagner sur ce point, dans un opuscule sur les
poèmes symf)honiques de Fj'aniz Liszt :
Les oii\'erlures rie» Reolhoven nous nionlrtMil rlnirernont que les
ar.'inrts ninîlres de réporpin postérieure se rcndoHMil romple de la limi-
latioii que ce syslcine leur iuqtosait.
Le compositeur n'itfnorait pas qu'il y avait pour sa musique des pein
tares infiniment plus rirhes, il se sniljiil (■ni)nble de réaliser dans ses
rruvres le principe du développ(Mnenl. <j'esl dans la Lrrnnde ouverture
de I.cnnnrc. que cela est If pins manifesto. On \nit rl-iiroment. dniis
cette ouverture, combien est désnxnnlacrcn.x. ni»'Mi)c ])<)ni- un innîhp
de premier ordre le respect des formes tr.ndilionnolle'^. Tar toute pei-
sonuf* capable de comprendre une felle feu\"re ne nie fl/'savouera pa-
si je dénonce comme le coté faible <le cette ouverture la répétition du
WAGNER ET DEBUSSY ^^"^
premier morceau après le morceau iulermcdiaire, répétition qui a
poui- résultat de déligurer l'idée de l'œuvre jusqu'à la rendre inintelli-
gible, et cela d'autant plus que dans toutes les autres parties, surtout
vers la fin, on remarque que le développement dramatique seul a déter-
miné les conceptions du maître ? Quiconque possède assez de jugement
et (l'indépendance d'osprit pour comprendre cela, de\ ra admettre que
ce défaut aurait été évité, si Beethoven avait abandonné cette répéti-
tion. Dans ce cas, la forme traditionnelle d'ouverture aurait été totale-
ment renversée ; c'aurait été là le point de départ d'une nouvelle forme
musicale. Quelle aurait été cette forme nouvelle? Nécessairement la
(orme exigée dans chaque cas par h suiel même et par son dévelop-
pement.
Wagner reconnaît donc riniitilité et dans certains cas le dan-
ger de ces répétitions et il les abandonne. En effet, ce n'est qu'à
partir de ce moment que la musique, recouvrant la liberté de ses
mouvements, peut suivre l'action dramatique sans trop en retar-
der la marctie.
Et Debussy? Ne procède-t-il pas de la même manière que,
dans les œuvres de sa maturité, Wagner? Sa musique ne sort-
elle pas directement des entrailles du poème? N'en tire-t-elle pas
son expression et sa forme? Jetle-t-elle, d'aventure, quelque re-
gard furtif vers les formules <c classiques »?... Elle est rigoureu-
sement unie au poème. Cette pénétration réciproque du poème et
de la musique, est-là du procédé wagnérien ou non ?
XV. Le Travail thématique de Wagner. — Abordons
maintenant un point (jui est particulièrement instructif. Je veux
parler des « leitmotive », — plutôt, du travail thématique. Wag-
ner a construit les œuvres de sa dernière manière avec un nom-
bre de thèmes, de « motifs » fondamentaux, beaucoup plus res-
treint qu'on ne le croit généralement. Car, à un examen attentif,
on reconnaît que beaucoup de ces thèmes se ramènent à un petit
nombre d'éléments et, en poussant l'analyse à ses dernières li-
mites, on arrive à un petit nombre d'embryons d'une extrême
simplicité qui contiennent en germe les forces créatrices aussi
bien de la construction technique que des moyens d'expression.
Quant à l'emploi de ces « motifs » pour le travail thématique on
s'en faisait autrefois des idées tout à fait confuses et cette obscu-
rité n'est pas encore complètement dissipée. M. Lalo lui-même
dira que le motif de la tristesse apparaît quanti le héros est
attristé et celui de la joie quand il est joyeux et il trouve cette
façon de caractériser « un peu facile, même un peu puérile ;>.
En effet, elle le serait, si les choses se passaient comme M. Lalo
les présente ici. Et il affirme qu'il faut avoir à la main ou plutôt
•"^'^8 LA HKVUK BLANCHE
dans la tète le Catalogne délaillc de ces « leilmolive »: il parle
ensuite de « ces leitmotive cjiii sui'gissent automatiquement à
linslant prévu. » — Oui surgissent automatiquement!...
XV. Edmond de Hagen. le commeatateur par excellence.
— Sans doute on connaît en France M. Vie Hagen ? Ou peut-
être ne le connaît-on pas? Dans ce cas. je recommande la lec-
ture de ses ouvrages. Ce monsieur de Hagen s'était i)i'oposé de
commenter à tond l'Anneau du Xibelunfj, il'en éclairer tous les
abîmes, de nous en faire comprendre les plus lointains mystères,
si bien que l'œuvre devînt transparente comme le cristal. On
pense bien que lorsqu'un Allemand se propose e:{fp ressèment
d'être « très profond » il ne manque pas de l'être. M. de Hagen
écrivit d'abord un gros volume sur la première scène de VOr du
Rliin, suivi de quelques volumes plus gros encore sur la deuxième
et la troisième scènes. Jusqu'à quelle scène a-t-il poussé son tra-
vail, je lignore, n'ayant pas persévéré au delà de ce premier
volume où il nous confie pourquoi le poème de fOv du Rhin
ne pouvait commencer par une autre lettre que W. Si Wagner
avait eu toutes les préoccupations que lui attribue M. de Hagen,
il lui eût fallu plusieurs siècles pour terminer l'Anneau du Nibe-
lunfj.
-Mais que pensait \\'agner de ces commentaires? H ne pouvait
môme pas souffrir les « guide thémati(iues de Wol/ogcn qui sont
relativement beaucoup moins déveloi)|iés 11 se soubailait pour
auditeurs des individus qui n'entendissent absolument rien en
musique, (|ui ignorassent même que la musique s'écrit sur un sys-
tème de c'u\({ lignes. Les désirs de Wagnei- étaient peut-être ex-
cessifs. H y a longtemps (pie nous ne sommes plus en état d'inno-
cence musicale. Nous ne savons que trop (pic la iun<ique s'écrit
sur cinij lignes, et il sicfl de ne pas nous parler comme à des
enfants. Mais il est certain (|ue ces scoliasles surchargent l'es-
prit f'c l'auditeur (rniic riiidiliiui sui)erflue et attribuent à Wag-
ner beaucoup plus de pédanterie (pi'il n'en avait.
XVII. Procédé de Wagner peur la composition. — Wag-
ner, dans la composition, jjrocrde le piu> souxcut de la façon sui-
Vcinte : parmi le i»etil nombre de thèmes cpiil a, dès l'abord, élus
pour repré.senter lès pensées f(»ndamrnlales de son drame, il
rlKjisil dans chaque cas particulier, le thème qui s'applique le
plus to|)i(piemenl à la 'situation il aux sentiments qu'elle impli-
(pie: autant que possible, il choisira un thème qui ait déjà .surgi
(ians une circonstance analogue et cpii, par consé(iuent, soit déjà
^VAGNER ET DEBUSSY 5a()
riche d'un commencement de signification. Avec ces motifs il
iorge son orchestre; il les développe et, avec une délicatesse sa-
vante, les adapte aux exigences de l'action dramatique. En les
variant sans cesse, et en les réunissant les uns aux autres sui-
vant les règles du conircpoint il forge des enchaînements mélo-
diques qui semhlent prcs(|ue inlerminahles et ([ui lionnent tou-
jours éveillée latlcntion de Taudileur inlelligent. 11 oblienf par
ce procédé : 1° en ce qui concerne la technique, — l'unité du tra-
vail thématique; 2° en ce qui concerne la déclamation^ — une
énergie extraordinaire de l'expression; 3° en ce qui concerne la
censtruction dramatique en général, — l'unité la plus parfaite.
XVIII. Motifs de souvenir. — Quelquefois Wagner em-
ploie aussi des <( motifs de souvenir )>, savoir des motifs qui se
relient réellement à un fait déterminé ([u'ils symbolisent en quel-
que sorte et (jui doivent en rappeler le souvenir au moment voulu.
-VU point de vue technique il s'agit là du problème de Vabrévia-
Uon, plus exactement : du problème de la condensation: ces mo-
tifs doivent prendre la plaie des longs détours, des explications
difficiles et des répétitions.
On peut être d'opinions différentes sur ces motifs qui, du reste,
ne sont en aucune façon '<le l'invention de Wagner. Pour ne pas
manquer leur effet sur l'auditeur il faut qu'ils ressortent d'une
façon très plasti([ue et qu'ils soient employés avec la plus grande
sobriété. Le motif du « Hollandais » dans le Vaisseau lanlônie, le
motif de la « question défendue » dans Lohenfirin sont des exem-
ples modèles de leur emploi.
J'admets volontiers que Wagner — surtout dans la dernière
partie de sa carrière — ait abusé de ces moyens et nous pose
parfois des énigmes. Ils ne sont cependant pas aussi fréquents
([u'on le pense d'ordinaire et que les « guides » tendent à nous
le faire croire, ces « guides » qui voudraient coller une étiquette à
chaque motif. Les «■ motifs de souvenir » exigent de vrais efforts
de la part des auditeurs. Wagner ne l'ignorait certainement pas
et ce n'est pas sur ce terrain de sable qu'il aurait jeté les bases
de son œuvre.
XIV. Les commentateurs nous placent à un faux point
de vue. — Voilà ce qu'il en est de ces <( leitmotiv^ », autrefois si
décriés et devenus aujourd'hui sacrosaints. Mais les bonzes du
culte de Bayreuth n'admettront jamais que tout cela se passe
d'une façon si simplement musicale, — et que l'abîme mystique
n'est qu'un orchestre jouant d'après les règles les mieux fondées
34
^^<» LA REVUE BLANCHE
tk' la teclirii(]ue musicale. Ils enlèvcni à l'œuvre d'art sou am-
])leur en essayant de la subordonner à des conceptions pliiloso-
])liic{ues. Et si, comme on l'a dit, le travail thématique de Wagner
donne parfois l'impression d'une sorte de cliché c'est surtout à
1 activité intempestive de ces messieurs qu'il iaut s'en prendre.
On s'est ti'op habitué à regarder par leurs lunettes. N'esl-il pas
évident que les préludes de Tristan, des Mailres-Chanfeurs, de
Paisilal seraient du pur non-sens, si l'érudition emmagasinée
dans les « guides » était nécessaire pour les comprendre? Com-
ment diable l'auditeur pourrait-il se trouver en possession de
cette érudition dès le début? C'est au cours de la pièce que les
motifs se chargeront peu à peu d'une signification qui ira se
précisant.
Abandonner les théories sur la rive et se laisser aller au fd de
l'œuN re, c'est la méthode la plus sûre pour entrer dans les inten-
tions de Wagner.
XX. Le travail thématique de "Wagner doit-il servir
de modèle à tout le monde? — Aon. Il est clair que l'unité thé-
matique doit exister, sinon nous aurions des morceaux mais non
pas un morceau; il est clair également que les motifs principaux
doivent sortir du centre, du foyer passionnel du drame, sinon
ils ne .«seraient pas susceptibles d'un emploi répété; enfin il est
clair que leur emploi dans le cours de l'action doit être déter-
miné j»ar des considérations dramatiques, sans quoi ce ne se-
jaiciil (|M(' des excroissances purement musicales, en contradic-
tion a\ec le style dramatique. Ces lois sont organiques. Mais
quant n In faron de les appliquer, elle dépend de chacun.
XXI. Le travail thématique chez Debussy. — • M. Lalo
professe (|u'il n'y a pas trace de <( loitmolivo » chez Claude De-
bussy. C'est Iroj» (lire. On y trouve bel et bien certaines figu-
rf< mélodiques, ccilainos modulations liai inoniques. «'crlains
rythmes organiquement i'('-|)andus dans toute; la |)ai'tition: et, si
M. Lalo i-eslait scei)ti(|iie. j'éplucherais ces éléments, les appelle-
rais des (( motifs >, h'ur épinglerais de belles étiquettes, établi-
rais l.iii- exacte signification: bref, soumettant Debussy au trai-
temeid horrible que les coMimeiil;il<Mirs ont fait suldi' ;i W'agnei',
je dénudei-ai< la musculature de sa musique afin que sa musifiue
le'ïsemblàl enfin à une préparation anatomiciue et que mon
.. guifh* . fit bonne figui'O à coté des autres guides.
XXII. De Iharmonie chez Debussy. — Tar conlie je con-
cilie \ olr.nliers el -n]i< d(''bnl= ([ue In musique de Debussy ne rap-
WAGNER ET DEBUSSY ' 53 1
pelle pas a l'oreille la musique de Wagner- Cela lienl principale-
ment à la hardiesse révolutionnaire de son harmonie. En effet,
jusqu'à une époque très récente, c'est la diatonique qui était
l'ordinaire, la chromatique et renharmoni(|ue ne constituant que
des exceptions. Chez Dehussy ce ra})port semble presque ren-
versé. Il ne tient aucun compte de mainte règle respectable de
l'école, et les théoriciens classiques doivent se plaindre amère-
ment de son mépris pour la règle qui interdit les quintes succes-
sives, de ses progressions d'accords dissonants, etc. Hécrimi-
nations dont il ne faut pas s'étonner^ car la science n'explique
jamais que ce qui est depuis longtemps acquis. Réjouissons-nous
plutôt de celle ceuvre si débordante de vie, de cette musique si
naturelle, si convaincante, si colorée. C'est donc ici que Debussy
s'écarte le plus de Wagner, qu'il se trouve même jusqu'à un cer-
tain point en opposition avec lui. En effet, Wagner écrit dans les
Bayreuiher Blaetter (sur la musique appliquée au drame) :
Si messieurs les professeurs me confiaient une de leurs chaires
sacrées, ils seraient tout étonnés de me Aoir recommander aux élèves
de n'employer les effets harmoniques qu'avec les plus grandes précau-
tions et la .plus grande modération, car je poserais comme règle fonda-
mentale de ne jamais quitter un ton tant qu'on peut s'en servir pour ce
qu'on a à dire.
Et en effet on s'est trop passionné autrefois à propos de l'har-
monie de W'agner, car c'est justement en ce point qu'il s'est mon-
tré le moins novateur.
Les bases de son harmonie sont assez simples; elles dépassent
à peine Schubert et sont loin d'atteindre aux hardiesses de Liszt.
Ce qui distingue surtout Wagner de ses prédécesseurs, ce qui
pouvait donner le change à un auditeur superficiel, c'est unique-
ment la richesse de sa chromatique. Ce qui le prouve bien c'est
qu'on peut presque partout analyser Wagner d'après les règles
de Sechter. Les dissonances de jMonteverde semblaient à ses con-
temporains le comble de la hardiesse. Et pourtant quelle pauvre
dissonance est-ce là? Des septièmes sans préparation et des neu-
vièmes sur l'harmonie de la dominante, etc., etc.
Quant à nous, dont les oreilles ont été éduquées pratiquement
par les œuvres orchestrales de Richard Strauss, l'harmonie de
Wagner ne nous paraît plus suffisamment excitante. L'art ré-
clame de temps à autre une rénovation de ses moyens d'expres-
sion, parce que les anciens, usés, ne produisent plus l'effet voulu.
Ces moyens font partie de l'outillage. Chaque artiste remarqua-
ble s'en forge un nouveau aussitôt qu'il se trouve devant une
5^2 I,A HKVUE I5LANCHE '
I
tâche originale. II ne nous appartient pas de recherclier si, oui 1
ou non, il a dépassé les limites du strict nécessaire ou si quelques
idiotismes individuels s'y sont glisses. Aucun critique jaison- i
nable ne voudra se prononcer d'emblée sur 'des questions telle- {
ment difficiles. Bref, cha(|uc maître a ses ])ropros moyens d'ex- ]
pression, comme chaque hoinme a son propi-e nez. Poui'vu qu'il
aille bien avec sa figure, peu importe le reste. i
XXIII. Le dialogue chez Debussy. — Debussy s'entend à ]
merveille à trouver l'impression d'ensemble d'un dialogue, à la '
fixer par des moyens tout à fait simples et le plus souvent pure- j
ment harmoniques. Sur ce fond à peine perceptible bien que co- ■
loré d'une façon très caractéristique il déroule de longs dialo- ]
gués, rassemblés dans des tableaux d'une unité remarquable, \
rendus par uncw déclamation souple, spirituelle, toujours main- <
tenue dans le mouvement d'une conversation naturelle. Mais, en
revanche, les passages lyriques se développent avec un effet ']
d'autant plus puissant. Il y a là un ))ioblème d'art des plus diffi- '^
cites à résoudre, problème où chopi)ent les compositeurs inha-
biles. Par crainte du récitatif si décrié, ils veulent, à chaque ins- ]
tant, tirer un parti musical du dialogue et ne réussissent qu'à le ^
déchiqueter. Lors(jue le moment arrive où une vague montante j
de passion pousse la musique à une expression plus forte, nos j
nerfs, qui n'ont pas eu le temps de s'y préparer par un calme
lelatif, ne sont plus à même de réagir de la façon désirée. Tran- ■■
chons le mol, on fait trop de musique. A cet égard encore Wag- '
ner serait un modèle précieux. Il a donné — surtout dans les .■
MaU'res-Chanleurs — des exemples magistraux d'un dialogue ^
tiaité d'une manière coulante et qui pourtant ne laisse pas d'être î
à cbaque instant intéressante et musicale. Et avec quel art sait-il \
disposer des points de repos et, pour ainsi dire, des places musi- ^
caN'ment stériles! ^^)ye7. son deuxième acte de la ]'all{yrii'. 11 ^
fait jeûner notre oreille dans les scènes de P»runhilde et de Fricka, 1
pour la rassasier ensuite d'autant ))lus abondamment dans la ]
scène des \Vaelsunp:en et celle de l'annonciation de la mort. i
Où est le compositeui- f[ui ait pi-ofité de celle leçon? Tous, tous j
semblent croire qu'on ne saui-ait assez gaver nos oreilles, et, à 1
force de les gaver, ils les obstruent. ^
S'ils n'ont rien appris de Wagner, puissent-ils apprendre quel- |
(lue chose de Debussv! {
i
XXIV. Conclusion. — Mais ce (ju'ils devraient apprendre J
WAGNER ET DEBUSSY 535
d'abord de Debussy c'est rhonnèleté aiiisli(iue. « Le génie, c'est
1» vérité », comme l'a écrit Raliel dans quelque album. 11 faut
avoir le courage d'être ce que Ion est. Il faut regarder sincère-
ment chaque problème en face et tâcher de le résoudre en s'ins-
pirant de ses conditions parlicuhères. Si l'on peut faire cela on
peut en toute confiance aller à l'école de tous les maîtres du pré-
sent et du passé et y ap|)rendre ce qui peut être appris; on n'aura
jamais à craindre de })erdi:c ainsi son individualité. On produira
certainement toujours des œuvres individuelles c'est-à-dire ori-
nales. C'est là le chemin, la vérité et la vie. .Mais combien peu y
a-t-il d'élus!
Friedrich Spigl
Poèmes
CETTE LAGUNE...
Cette lagune d'absinthe et son passeur noir,
Si loin que tout s'éclaire d'un jour de songe,
Ce miroir Irouble où de l'or pâle t'ait des moires
Sur les fantômes des palmes élongées.
Ce souvenir est-il de cette vie?
(Une étrangeté si élégiaque imprégnait l'air...)
Ou d'une autre existence incroyablement vieille?...
Je sais que de grands vols criards passaient, alertes,
Des vols d'oiseaux de formes jamais retrouvées,
Qu'à terre, croissaient des fleurs nacrées, gigantesques.
Dont les parfums trop vivants énervaient,
Instillaient une inquiétude si complexe.
Une inquiétude un peu douloureuse mais exquise...
Et sur l'eau verte fdaient, penchés, des navires
Tout blancs d^une lourde et haute neige de voiles.
Vers une passe lointaine, voilée
De grandes gazes d'opale et de saphir.
Sur le dernier dont la fuilo glissante nous frôla
Une femme s'accoudait, languissante, sur la lisse :
Elle avait un sourire d'une grAce lasse.
Comme résigné à de l'Inconnu triste.
'n'
La caresse de ses yeux passa sur mes yeux
Et je raj)pris par une voix intérieure
Qu'elle vivait depuis toujours dans ma mémoire
Et que fuyait la mystérieuse heure propice
Avec la Triste appuyée sur la lisse,
La Triste que j'aimais depuis toujours sans le savoir.
POÈMES 535
Et la seule chère allait aux périls des brumes,
Moi vers les vénéneuses profondeurs boisées,
Prisonnier de la barque, du passeur noir,
De renchanteraent vert de la lagune,
Trop sûr de poursuivre à jamais, sans grand espoir,
Dès que faibliraient les sournoises magies.
Un vain fantôme, peut-être, de l'Aimée,
Par les confuses écumes de vieux sillages
Illisibles sur l'immense Mer !...
LA PETITE ILE.
0 matins gris et doux frissonnants d'inconnu,
Matins que le soleil agonisant persiste
A nimber, par instants, d'un sourire si triste
Qu'on dirait un reflet d'espoir toujours déçu :
Matin de lente et perfide angoisse,
Vous m'avez fait l'insane trembleur que je suis !
§ 0 l'ironie méchante des bruits
Qui toujours martellent, brisent ou froissent.
L'activité comme haineuse
Sous un ciel qui parle de linceuls et de limbes!...
^5 Sont-ce des rires, là-bas, qui tintent,
Puis rauques, pareils à des toux creuses,
Sont-ce des plaintes?
§ De tous ces pas pressés qui vont et viennent,
Sourds, sonores, légers tels des battements d'ailes.
Quel est le pas
De rhomme ou de la femme qui m'apportera
Une anxiété nouvelle, une nouvelle peine ?
§ Toutes ces désolantes masures contiennent
De pauvres êtres abêtis de peur.
Des êtres comme moi, dont se glace le cœur
Quand le matin ouvre un nouveau gouffre...
§ ...Quels atroces regards ont ces fenêtres noires!
• 3(> LA REVUE BLANCHE
vi Non! J'aime mieux être le seul qui souffre,
Méprisé pour ma lâcheté,
Lâche effroyablement, pour la plus grande gloire
Des vaillants pleins de louable brutalité
Oui rêvent plus d'horreur, des affres moins clémentes
GhAtiant, torturant les inermes, les Moas^
Des serres plus aiguës dans les gorges râlantes, —
Et iront, célé))rant — modestement — partout,
La trempe de leur ànie et leurgaîté virile
Et leur dédain bienveillant (?) pour les maux d'aulrui.
Ah ! où trouverai-je ma petite île ?
Je la veux loin des autres îles et bleuie
Du bleu d'un Océan qui ne soit que douceur,
Toute fraîche et feuillue sous la molle chaleur
D'un grand ciel d'un bleu fou, exagérément pur,
Un peu mélancolique de trop grande joie ;
Et je veux une case frêle dont les murs
A bleue claire-voie.
Filtrent le Bleu, laissent tout se noyer de bleu,
Me mêlent à la vie frissonnante des feuilles
Vertes mais bleues, bleues, encore bleues,
Toujours bleues dans la brise de mer !
Et loin de ces lumineuses fêtes de l'air,
Loin de ce bonheur contemplatif et calme,
Pourquoi rôvé-je en ce matin gris qui m'accable
A une belle et dolente femme,
(^omme condamnée, lloralement })àle.
Tristement exquise, —
Penchée vers moi dans l;i case où les alizés
Font passer l'Intîni sur leurs ailes subtiles;
Et qtii, avec un doux, un luysliqiic souriri^
Si doux f'I jiromeltenr — mr r(\gni-(le mourir...
Àli ! In Irouverai-je, où la trouverai-je ma petite île !
John-Antoine Nai
L'Ermite
Un ermite déchaux, près d'un crâne blanchi,
Cria : « Je vous maudis, martyres et détresses ,
Trop de tentations malgré moi me caressent.
Tentations de lune et de logomachies.
Trop d'étoiles s'enfuient quand je dis mes prières.
0 chef de morte! 0 vieil ivoire ! Orbites ! Trous
Des narines rongées! J'ai faim ! Mes cris s'enrouent.
Voici donc pour mon jeûne un morceau de gruyère.
Tu es un crAne féminin, certainement,
Car le gruyère est fait avec du lait de vache,
0 crâne dont j'ai peur en mon âme bravache!
0 tète, j"ai baisé tes dents comme un amant.
Entendez-vous, Seigneur, quand d'horreur je l'écrase,
Craquer comme une noix le crâne féminin?
Ayez pitié. Seigneur, de mes soupirs bénins.
Doux Seigneur, pardonnez au printemps qui viédaze.
Flagellez, flagellez les nuées du coucher
Qui tendent sans espoir de si jolis culs roses.
Et, c'est le soir, les Heurs de jour déjà se closent
Et les souris dans l'ombre incantent le plancher.
Les humains savent tant de jeux : l'amour, la mourre.
L'amour, jeu des nombrils ou jeu de la grande oie.
La mourre, jeu du nombre illusoire des doigts.
Seigneur, faites. Seigneur, qu'un jour je m'enamourc.
J'attends celle qui me tendra ses doigts menus.
Combien de signes blancs aux ongles? Les paresses.
Les mensonges. Pourtant j'attends qu'elle les dresse
Ses mains énamourées devant moi, l'Inconnue.
Seigneur, que t'ai-je fait? Vois, je suis unicorne.
Pourtant, malgré son bel effroi concupiscent,
Comme un poupon chéri, mon sexe est innocent
D'être anxieux, seul et debout, comme une borne.
538 LA REVUE BLANCHE
Seigneur, le christ est nu. Jetez, jetez sur lui
La robe sans couture. Eteignez les ardeurs.
Au j^uits vont se noyer tant de tintements d'heures,
Quand, isochrones, choient des gouttes d'eau de pluie.
J'ai veillé trente nuits sous les lauriors-roses.
As-tu sué du sang, Christ, dans Gethsémani?
Crucifié, réponds ! Dis non ! Moi, je le nie.
Car j'ai trop espéré en vain l'hématidrose.
J'écoutais à genoux toquer les battements
Du cœur. Le sang, toujours, roulait en ses artères
Qui sont de vieux coraux ou qui sont des clavaires,
Et je sentais l'aorte avare éperdument.
Une goutte tomba. Sueur? et sa couleur?
Lueur! le sang est rouge! et j'ai ri des damnés!
Puis enfin j'ai compris que je saignais du nez
A cause des parfums violents de mes fleurs.
Et j'ai ri du vieil ange qui n'est point venu
De vol très indolent me tendre un beau calice.
J'ai ri de laile grise et jôte mon cilice
Tissé de crins soyeux par de cruels canuts.
Vertuchou ! riotant des vulves des papesses,
Des saintes sans tétons, j'irai vers les cités
Et peut-être y mourir pour ma virginité,
Parmi les mains, les peaux, les mots et les promesses.
Malgré l<>s autans bleus, je me dresse divin
Comme un rayon de lune adoré par la mer.
En vain, j'ai supplié tous les saints aémères,
Aucun n'a consacré mes doux pains sans levain.
Et je marche, je fuis, ô nuit, Lililli ulule
Et clame vainement et je vois de grands yeux
S'ouvrir tragiquement. O nuit , je vois tes cieux
L'étoiler calmement de splendides pilules.
Un squelelle de reine innocente est pendu
A un long fil d'étoile en désespoir sévère.
La nuit, les bois sont noirs et se meurt l'espoir vert
Quand meurt le jour avec un râle inattendu.
l'ermite 539
Et je marche, je fuis. 0 jour, Témoi de Taube
Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis
Des hiboux et voici le regard des brebis
Et des truies aux tétins roses comme des lobes.
Des corbeaux éployés comme des tildes font
Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr,
Non loin des bourgs où des chaumières sont impures
D'avoir des hibous morts cloués à leur plafond.
Mes kilomètres longs, mes tristesses plénicres,
Les squelettes de doigts terminant les sapins
Ont égaré ma route et mes rêves poupins
Souvent et j'ai dormi au sol des sapinières.
Enfin, ô soir pAmé, au bout de mes chemins
La ville m'apparut, très grave, au son des cloches.
Et ma luxure meurt à présent que j'approche.
En entrant j'ai béni les foules des deux mains.
Cité, j'ai ri de tes palais tels que des truffes
Blanches, au sol fouillé de clairières bleues.
Or, mes désirs s'en vont tous à la queue leu-leu.
Ma migraine pieuse a coiffé sa cucuphe.
Car toutes sont venues m'avouer leurs péchés,
Et, Seigneur, je suis saint par le vœu des amantes,
Zélotide et Lorie, Louise et Diamante
Ont dit : Tu peux savoir, ô toi, l'effarouché.
Ermite, absous nos fautes jamais vénielles,
0 toi, le pur et le contrit que nous aimons.
Sache nos cœurs, sache les jeux que nous aimons
Et nos baisers quintessenciés comme du miel.
Or, j'absous les aveux pourpres comme leur sang
Des poétesses nues, des fées, des fornarines.
Aucun pauvre désir ne gonfle ma poitrine
Lorsque je vois, le soir, des couples s'enlaçant.
Et je ne veux plus rien, sinon laisser se clore
Mes yeux, couple lassé, au verger pantelant
Plein du râle pompeux des groseillers sanglants
Et de la sainte cruauté des passiflores. »
Guillaume Apollinaire
La Quinzaine
XOTES POLITIOI LS LT SOCIALES
La Crise allemande. — L'Allemagne est en pleine crise ocono-
iiiif|ue, — agricole, industrielle et commerciale, — et la situation où elle
se (lébal explique l'àprelé de la lutte cjui se poursuit au llcichslug entre
agrariens proleclionnisles cl grands monufacluriers libre échangistes.
On sest trop habitué depuis une dizaine d aimées à admirer l'essor
continu de 1 empire, la prodigieuse poussée de son extraction minière
et (Ir sa métallurgie, le développement de ses échanges en Eui'ope et
sur 1rs autres continents, l'accumulation progresssive des capitaux dans
SCS banques, la multiplication de ses sociétés de toute nature. Aujour-
d'hui, alors que la plupart des autres nations enregistrent un regain
de prospérité — et nous n'exclurons pas la France où certains partis
se montrent trop systémati(|uement pessimistes, rAllemagno subit
une (h^pi-ession douloureuse. Klle est nième seule à l'heure [>r('senlc
avec la Uussie — (|ui souffre pour les mêmes raisons — à tra\ erscr une
pareille épreuyc.
Les dix premiers mois de liJOL^ ont donné un recul de cent millions
environ sur le total des échanges : c'est encore peu, mais tout iuilifjue
que le niou\ement s'accentuera en ce seiïs : les actions des premières
Compagnies minièies. Icxiiles, financières son! tombées aux trois cin-
quièmes de b'ur xakMir «le lOUD, parfois nu tiers. Le Noi'ddeutschcr
Lloyd. dont on sait In puissance (•(insidc'rablc a perdu un ([uart — ce
qui att(.'sle une ran'lnction noiabir des !iansj)orls des personnes et
fies choses. L'année 1800, très pi'ospèi"e il est \rai, axait vu surgir lOi
.Socié'lés nu r'n|;ilnl dr T'id minimis «le fi'nncs. je prcniii-r semestre de
1002 ne s'inscrit pbis que poui- 50 Sociétés, au capital de 05 millions.
La chute est colossale. Les deux premiers trimestres LSOO axaient fourni
•'i.lU'J faillites : h' total pa^sf n 5.110 pour les d(Mi\ premiers tiimes-
tres 1002.
On pouri'ait s'arrêter In, mais In stalisti(|ue du chômage est plus «lo-
qu'eJile (pie lf»ules les autres. Les demaufles d'emi)lois montaient à 87
et O.'i l'our 100 offres en mars et juin 1800 ; en mars cl juin 19fj5, elles
moulent à 1 'i8 el 10)!. Berlin, Posen. Ureslaii, Hambourg comptent
une aiiné-e <le sans lia\ail telle (|ue nid ne se soiuient d'en avoir connu
l'égale. Il n'v a là rien "d'élomianl. piiiscpie autrefois la population
infliistriellc était iiifiiùmeiil moiiisdense, r)aiis la Prusse rhénane, eu
\\'est[)halie, proxinces de LMaiide prodiielion, et où les entreprises 1res
concentrées offrent à la crise une surface de résistance plus ample, les
patrons ne paient ])lus de salaires que rjuatre jours par semaine et
GAZETTE D ART ") ', i
réduisent encore les heures de tra\ail à la journée. Aucune nation
européenne n'a peut-être éprouvé des souffrances aussi cruelles depuis
un quart de siècle.
Les causes n'en sont point malaisées ù déduire. L'Allemagne, fière de
ses succès industriels, a surproduit a^■ec frénésir, sans se demander
si l'engorgement du marché, l'enlassemenl des produits métallurgiques,
chimiques, textiles, ne détermineraient pas un beau jour la catastro-
phe. Les domestiques des campagnes, les petits paysans attires dans
les centres par l'appât des salaires relevés ont gagné leur vie aussi
longtemps r|ne la demande intérieure ou extérieure de produits était
suffisante. Repousses violemment de l'usine, ils ne peuvent plus retour-
ner à la charrue dont ils ont désappris le maniement. Ainsi les effets
ordinaiies du régime capitaliste se sont développés Outre-Rhin, quoi-
que avec une intensité peut-être inconnue jusqu'ici. Ils ont encore été
aggravés par la signature de la convention ues sucres de Bruxelles qui
porte un coup terrible à l'une des industries les plus considérables du
pays. ^ ^
Et c'est à l'heure où la crise s'accentue et où des centaines de milliers
d'ouvriers cherchent du travail, que les agrariens, avec la conni-
\ence du parti catholique et la demi complicicité du gou\ ernement pré-
tendent imposer des tarifs ultra protectionnistes. ^Jamais la social-
démocratie d'Allemagne n'a eu la partie plus belle-
Paul Louis
GAZETTE D'ART
Expositions "William Degouve de Nuncques et J. Massin.
— Ces deux curieux artistes exposent de compagnie dans les salons de
l'Art Aouveau Bing. Tous deux sont allés clans la merveilleuse Ile
Majorque. Ils se sont installés parfois devant les mômes motifs, ont vu
1.1 même mer bleue, se sont eni\ rés de la même végétation luxuriante
bornée par des montagnes de feu; parfois aussi ils sont allés l'un à
droite, l'autre à gauche : celui-ci, Degouve de j\uncques, où il y a\ait
exubérance de couleur et de lignes: ccluj-lù, J- Massin, parmi les prai-
ries mauves, à l'orée des jardins calmes au fond desquels s'abritent de
blanches habitations.
Et comme ils sont personnels, jamais leur art ne se confond. Ce sont
de mêmes sites, de mêmes cieux mais aus par des yeux différents.
William Degouve de Nuncques colore son âpre et ^"iolent dessin à
l'aide de teintes éclatantes obtenues souventes fois par la division du
ton. Tout vibre : la mer, la cime des montagnes, les champs de citron-
niers qui apportent dans ce chaud concert la rutilance colorée de leurs
fruits. Parfois des teintes plates, fondues, disent l'harmonie des soirs,
la tristesse blanche d'un hiver illusoire qui persiste ce que dure un
changement de décor à vue. Oh ! ces environs de Palma, ces citron-
niers, cette Kala San Vicente ! Et puis, tout à coup, le soir et l'imprévu
d'un décor japonais : Le Puig Mayor. Le ciel se mue du violet au noir,
la montagne disparaît ; seule la plus haute cime chauffée par un dernier
54'^ LA REVUE BLANCHE
rayon de soleil pétille comme un feu rouge, tandis (juau bas, dans le
ravin, c'est la nuit, une nuit éclairée — mais si faiblement — par l'éclat
des citrons qui apparaissent ainsi que des lanternes vénitiennes mou-
rantes, sur la fin d'une nuit de fête. C'est ex(|uis.
Toute autre est la vision de J. Massin. Il ne cherche pas les effets
brutaux, mais les harmonies blondes, décolorées qu'épand sur la
nature, au milieu du jour, un soleil trop éclatant. Mais dans cette déco-
loration, que de nuances, de fines harmonies ! comme artistement se
découpe une haie de cactus, une plantation d'orangers ou d'aman-
diers ! Parfois aussi, M. Massin fixe la régularité harmonieuse d'un
\ isa^e de femme insulaire. Et comme la fine tète sort d'une collerette à
broderie noble et archaïque, on a l'illusion de se trouver en présence
d'une de ces patricienns qui posèrent pour Velaquez, Pontoja de la
Cruz ou Sanchez Coello.
L'Art de demain. — Un surluul de table en bronze (1) manifeste
par quoi 1 originalité de Boiinard se particularise auprès de celle de
son gémeau \uillard. (Ju'on se figure une motte de vase, pétrie à
la forme d'un cadre ovale, toute grouillante d'anguilles, de sangsues,
de vers : et qui sont des satyres, des nymphes, des animaux, à même
des lianes et des fleurs se poursuivant, s'enlaçaiit, s'enchevètranl.
Bonnard, là comme dans sa peinture avec ravissement se jelle sur la
vie comme sur une adorable femelle, pourtant choisit l'instant, mesure
le geste, et de toute cela compose un plasiicjue décor.
X. K. Houssel expose (2j qiiehjue trente éludes, pastels ou toiles, pay-
sages sans hôtes ni logis. De près : un frottis, un barltouillage de toutes
les nuances possibles, et leurs complémentaires, d'un même Ion, figure
sommairement une masse d'arbres, contours délimités ù peine ou plu-
tôt pas; çà et là des zébrures hargneuses: les branches, les troncs; au-
près, un autre barbouillage, une aiilic masse d'arbres; un autre, le
ciel... On s'éloigne : une tapisserie, une tapisserie du xvi" siècle et
quehjuc chose d'une estampe japonaise, avec ses teintes à la fois
sourdes et éclatantes et |)ures, l'élagement distendu des plans, et l'air
qui «haute, et surtout rélomiaiitc sensation de mobilité, de \ie dans
la lumière de tous ces êtres immobiles en ])erpéluel frémissement :
l'herbe, la frondaison, le nuiiuc !'■ ciel. VA ;iutre chose encore, l'érpii-
libre; musical des couleurs enlr(! elles, des formes entre elles. Roussel
(nous l'écrivîmes déjà) est une architecture en mouvement: depuis (,'o-
rol et I*u\is, le bucolique lyri(iue et le décorateur: admirable payen! et
ce n'est pas une apothéose d'opéra, c'est la nature elle-même dans sa
divinité.
M. \ an Rysselbcrghe achève une li»ih> de grandes dimensions, non
destinée à l'exposition ]Mdtli(|ue: cr»mmaiidée pour un hôtel (pi'a cons-
truit l'archileete bruxellois Florin, elle y occup(M-a l'emplacement
qui flès les plans r.'illeiid.'iit cl en \\](^ <\n quoi elle e<t conçue :
(1) G.'ilerie Vollard. me Laffitte, S.
(2) Galerie3 Durand-Rue], rue Laftitte, 10.
(iAZETTE d'art 543
une haute paroi au l'oud dun palier \aslc où débouche, à droite, à
gauche, un large double e-.-calit^r du plus profond duquel, grâce à une
cimaise surélevée, le visiteur en son entier verra la peinture, éclairée
fortement par un vitrage et par les verrières latérales. Ainsi, une pein-
..lurc,non seulement tenue de s'adapter de son mieux, en bouche-trou, aux
exigences d'une architecture, mais prévue par delle-ci pour s'y unir inti-
mement, la continuer, être sa fleur. Le peintre a donc composé un élé-
gant paysage de septembre, quelque Trianon; les lignes verticales ou
couchées des troncs d'arbres, des massifs alignés et tailla-, du bassin
central, épousent, mènent converger en les attendrissant, les rigidités
trapues de l'édifice; à la partie supérieure, des bandes de feuillages au-
tomnaux, empourprées puis dorées; aux angles inférieurs, des femmes,
des enfants, de leurs vêtures riches, soutiennent l'éclat des verrières,
tamisent, amollisent graduellement vers, autour du bassin semé, un
groupe central, guirlande de gestes calmes et de tons apaisés. L'en-
semble ensoleillé mais limpide réclamé par le local, convenait à la dia-
phanéité lumineuse du peintre, de qui le pointillé semble une irisation,
à son sens très décoratif. Mais on se demande si un autre procédé que
la division du ton telle que l'entendent les néo-impressionnistes, y fût
parvenu, si le superbe tumulte qui depuis trente ans bouleverse la pein-
ture n'aboutit pas logiquement à une neuve et universelle conception,
de tous les arts coopérant pour des fins a\ant tout décoratives.
Le soulè\enient a\ ait été général contre l'art académique, mondain et
commercial, sa couleur écœurante, son dessin ignoble, sa facture nau-
séabonde, la bassesse de son inspiration, le conventionnel de son pro-
cédé, la fainéante nullité de son invention, son calque tronqueur et
menteur de la tradition, son exécration de la nature, son apeurement
de la vie, son horreur de la beauté. Insurrection multiforme. Les im-
pressionnistes, si ce mot représente quelque chose, ce n'est pas une
école, mais l'absence d'écoles, l'individualisme en art, comme on
l'a dit du symbolisme littéraire qui peu après déflagrera. Seulement,
les impressionnistes purs, racés plutôt aux écrivains naturalistes, vou-
lurent rester rien que des yeux hypersensibles, intraitablement loyaux,
restituant la nature jusqu'à l'illusion d'optique, et comme les natura-
listes se référant à Lamarck, Darwin et Claude Bernard, leur art pro-
cède de l'analyse spectrale, la photographie instantanée (« l'art »
d'école, c'est la photographie qui pose, le tableau-\ivant), le zootrope
et le cinématographe. Les lyriques du carré de choux. Tant de scrupule
et de labeur requiert un immense respect; il lui manque des ailes, et de
toucher, et le souci de la composition, de la recherche décorati\e.^ Es-
claves de l'air et de l'heure, un peu du procédé, s'en tenir à l'appa-
rence extérieure, et non même à la matière mais au ^ ibrement de la
lumière atmosphérique autour d'elle, engendre encore un aspect plâ-
treux, inconsistant, môme chez le prodigieux Moiiet: et même chez
l'aussi prodigieux Renoir, le corps humain, fourmillant de vie, ne vit
pas différemment que l'herbe et l'arbre et la meule de foin suante de
soleil. Mais ces niveleurs, écroulant toul, firent entrer toute la lumière
5',4 -A RKVfJE BLANCHE
et l'air par la Iroiiée énorme, cl la notion que loul dans la nature est
beau.
Un autre groupe au contraire prétendit exprimer ri(Mi (|ue l'univers
invisible; comme les préraphaélites anglais ou allemands, obsédés par
la littérature et la musique plus que par la pointure, jamais artistes
auront moins eu pour but leur art en soi, (jue ces « artistes de l'àme » :
et leur effort dès lors, dès le germe stérilisé, n'aura point laissé d'œu-
vres. Mais, contrepoids à la pratique étroite et terre à terre des impres-
sionnistes, une vision supérieure de l'art en son objet, la sensation de
l'équivalence, la transposition entre eux des arts particuliers qui l'ex-
priment, littérature, musique ou aris plastiques, l'inquiétude do la pen-
sée, dont ils fussent les chiffres ou conventionnels ou symboliques, les
expressions décorativement matliémaliques : et enfin la grande voix
oubliée de la tradition.
Mais surtout une profusion d'individualités puissantes et solitaires,
émurent la masse des artistes. Degas (pii est à Ingres ce qu'Apollon à
un beau modèle rralolier, Toulouse-Lautrec, Forain, aidés des Japonais,
de l'analyse dégagèrent des synthèses, \ iront dans la matière moins
elle-même ((ue les mouvements par quoi elle se signifie, et des mouve-
m'ent ceux représentatif.- de la vie, la \i<fi spécifiée par son essence :
le caractère; lêtre humain dans sa signification morale, dans son atmos-
phère sociale, c'est déjà le décor sous-entendu par bi vie. Le décor,
les trois grands réalistes, Manet, Fantin-Latour, Cézanne, le sous-en-
lendirent dans la réalité statique des choses, \a matière : un portrait,
un paysage, une nature-morte, ce furent rien que de la belle matière à
peinture, et à la fois une construction, une architecture, une incons-
ciente poésie. Gauguin lui, et sciemment, fit de l'individu humain, une
aichitecture passionnée, ayant pour moteur une pensée, pour ramifica-
tion décorative, la nature. Monticelli aima la couleur sans autre souci,
d'une telle amour qu'on peut écrire (|u'il l'a réinventée. L'inouï Van
Goïh, ce Rind)aud tombant comme un météore, l'arraclia, lui, toute
saignante, t\ toute la nature, à la lumière, au soleil môme, s'en pétrit une
langue inconnue pour exprimer la^vie universelle et identique.
Whistler, musicien selon Baudelaire, magicien qui si bien s'envole
entre Fantm et Degas, des couleurs connues soutira comme des cou-
leurs nouvelles et de l'absence de couleurs, une vie morale de l'immo-
bilité, harmonisa le parfait silence.
Le frénétique, snnq)tueux et inégal Henry de Groux.profhiit de Dela-
croix, Breughcl, Rubens plus on ne sait quoi «pii est le génie, un génie
avec une aile de trop, — miraculeux contraste aAcc le chiir de lune
opéradique de Fantin, le soleil de Van Gogh, le scintillant crépuscule
de Whistler — symphonise l'ouragan, ordonne le cauchemar en poème
épique. Le m> >tèrc et le rêve où s'évertuaient en vain les préraphaélites
ot àiriisli^s, et dont l'impressionnisme si peu s'occupait, Cariièi-e le
fait émaner de la vie contemporaine, fanjiliah^ 'i sociale, j>.m l'ar;"-
bescjue décorative il le fixe, dans elle l'enferme.
♦AZETTE d'art ^A5
Décor et mystère, un« identité : Fantin, Gauguin, de Groux aussi, par
d'autres voies la réalisaient, mais Puvis de Ghavannes, et Rodin som-
met de tous, en faisaient le cœur de leur art, percevant battre là le cœur
de la nature. Le cœur de l'univers est musique, a dit Carlyle. L'harmonie
qui mène l'univers habite toutes ses parties, de chacune il lait le sym-
bole de lui. C'est là le décor, non quelque arrangement factice et pré-
conçu. Pas d'œuvre qui ne découvre et fixe un aspect de cette harmonie
obscurément incluse en tout spectacle, méta-mathématiquie de l'art,
tellement supérieure et qui de si loin nous mène, que nous la reconnais-
sons pour la ressentir, mais sans la pouvoir exprimer par la définition
ou le chiffre, et s'exprimant, cette harmonie, par la triple identité : sym-
bole, mystère, décor, que nous ramassons en un vocable unique, la
Beauté.
On ne se formula point cela : l'effort victorieux de tant de chercheurs
en imprégna l'atmosphère, corroboré par une étude plus sérieuse des
merveilles médiévales et par la noble démangeaison de faire beau, et
la possibilité réadmise de le faire avec quoi que ce soit. Cette finalité qui
ordonne le monde revenant à l'appropriation parfaite des moyens au
but apparut consommer l'identité du beau à 1 utile, dans les plus sim-
ples choses, un outil, un pot. On soupçonna le non sens de l'expres-
sion : art décoratif ; on comprit que l'observation tyrannique de la
nature ne suffit point à l'exprimer, non plus que la transposition ora-
toire d'un art par un autre. On retrouva cette notion élémentaire que
tableau, statue, ustensile, tout, entrent dans une architecture, à
laquelle aussi bien collaborent la campagne ou la rue ambiantes et les
passants et les hôtes, et le ciel.
Plus pratiquement, et dang un sens plus particulier, l'élan universel
de la peinture vers une harmonie par la lumière et 1-a clarté, nécessai-
rement mena à la division logique du ton : elle, aussi fatalement
engendra le besoin d'en équilibrer les nébuleuses colorées, et les sou-.
l':'nir par des agencements équilibrés de lignes, ou des centres de gravi-
tation, enfin de concevoir l'œuvre immédiatement au point de vue
décoratif qu'il n'y avait qu'à sortir du sujet même, de tout sujet, puis-
qu'il est dans la nature même. Et toute une nouvelle génération de
peintres s'est levée là-dessus, avec Seurat pour précurseur et pour pro-
moteur Signac ; une génération, non une école, puisque les sensibili-
tés les plus originalement diverses s'y frôlent, et qu'à côté des « néo-
imprfessionnistes » purs, Signac, Luce, Théo van Rysselberghe, Schuf-
fenecker, Angrand, Prunier, Cross, etc.. voici Vuillard, Bonnard, Mau-
rice Denis, Séruzier, Ranson, X.-K. Roussel, Vallotton, Aman-Jean,
maint autre. Et le mouvement est bien universel, puisque des académi-
ques plus ou moins s'y joignent, Ménard, Anquetin, Henri Martin... —
La musique (tous les romantiques, écrivains ou artistes, étaient sourds :
jusqu'à Baudelaire elle se confinait chez quelques amateurs ; depuis
lui et Wagner, elle fait partie de notre vie) prit une grande part à l'évo-
lution ; tous ces nouveaux peintres ont l'œil musicien — la musique,
cette architecture mouvaite.
Vers quoi cela va-t-il? Vers un nouveau décor, une nouvdle har-
86
546 * LA REVUE BLANCHE
monie par la lumière et le nombre : vers le style. Vers autre chose ;
cela seul mènerait à la splendeur tôt figée d'un classicisme, d'une au-
tre académie, d'un autre art d'école, et ici c'est la vie inquiète et foi-
sonnante. Art social est un mot hideux qui exprime l'art officiel dans
ce qu'il a de plus ignoble, mais il signifie pourtant aussi une angoisse
féconde : celle de comnuuiier chacun a\ ec tous les hommes comme avec
tout l'univers, sous les espèces d'une même pensée, un même cœur, une
môme foi. Atteindre par le suprême amour la suprême naïveté, cela fit
la beauté sublime des œuvres du moyen âge comme des œuvres de
l'antiquilé. et c'est vers cela que s'évertue à l'insu de lui notre Jeune art
renouvelé, et qui le fait si vivant, si émouvant, si édifiant.
Fagus
GESTES
Les Poteaux de la morale. — On sait que l'Association Générale
Automobile s'ingénie en ce momient à disposer sur les routes des po-
teaux surmontés de plaques indicatrices, lesquelles offrent la représen-
tation figurée des obstacles. L' A. G. A. reprochait aux poteaux précé-
demment établis par le Touring-Club de n'être, \ u la petites^e de leurs
caractères, lisibles que de fort près — quand on est déjà sur l'obk-tacle
— , et, à toutes distances, de demeurer incompréhensibles aux étrangers.
Au loiiiiaire, l'interprétation des hiéroglyphes de l'A. G. A., ichémati-
sant les montées, descentes, caniveaux, \irages dangereux, etc., se fera
instantanément, sans erreur possible; de plus, ils seront placés trois
ou (juatrc cents mètres a\ant chaque accident de terrain, de telle sorte
(jue le chauffeur puisse, à temps, ralentii' en prévision d'une descente
rapide ou accélérer pour franchir un raidillon.
En vertu de cet enseignement par l'image donné aux automobile»?, il
n'est pas douteux que d'ici deux ou trois ans, pour peu que le goût
des spéculations philosophiques se développe dans les cervelles em-
bryonnaires de ces créatures métalliques; il n'est pas douteux que 'e
problème sera posé de savoir si l'idée d'obstacle est un concept a priori.
Il est fort probable également que la croj^ance s'implantera qu'il n'y a
pas d'obstatîles du tout, ou que, s'il en existe quelque part dans l'abs-
trait, on n'en peut percevoir que les fantômes, analogues aux illusions
de la ( averne de Platon. Herbeit Spencer aurait condamné une morale
si peu soucieuse de l'expérience. Les autos ne pourront manquer, en
outre, de praticjuer une religion, semblable à la plupart des culDes hu-
mains : le dogme fondamental en sera que toute montée est compensée
— ou récompensée — par une descente, et vice versa, un peu plus
loin ou, en cas d'accident, dans un monde meilleur.
Cette mesure, de disposer ses poteaux en un endroit, alors que l'obs-
tacle est situé plus loin, il semble que l'A. G- A. n'en ait nullement sup-
puté les extravagantes conséquences. Nous disions, et chacun a pu voir,
s'il a vu une route, qu'avant chaque descente il y a une montée
et inversement. Si donc un poteau portant l'impérieux avertissement :
« Descente en tire-boucbon avec dos d'âne et une multitude ae virages
GESTES 547
périlleux », -i un tel poteau s'érige trois cents mètres avant ledit obs-
tacle, il y a tout à parier qu'il s'érigera au beau milieu d'une montée
escarpée. Réciproquement, c'est au moment de s'engager dans quelque
précipice qu'on rencontrera le conseil de se lancer à toute allure.
Till Ulenspiegfel, on s'en souvient, ne coordonnait point autrement
ses opérations mentales : se dirigeant vers un faîte, il se réjouissait du
dévalement futur. Dans Cinna, aussi, il est dit quelque chose de ce
genre. -»iais Till Ulenspiegel allait à pied et Auguste était assis !
Quoique l'œuvre de l'A. G. A. soit sans contredit démente et malfai-
sante, il nous est aisé, d'un mot, d'indiquer la manière de s'en servir,
toutefois, profitablement. Si à une descente A, par exemple, nous
sommes avertis d'accélérer en vue d'une montée B, située à trois cents
mètres; en un mot, d'accélérer au cours de la descente A, ce qui est
absurde: il n'eu sera plus de même si nous parcourons la route à re-
bours, si nous revenons sans être partis : dans ce cas, c'est danis la
descente B que nous rencontrerons un avis, parfaitement sagace, dès
lors, concernant la monlée A...
Si quelque affaire nous contraint de sui\re la route de A en B, nous
pouvons aussi, et cette méthode est la meilleure et la plus simple, pren-
dre soigneusement le eontrepied des signaux de l'A. G. A., ce qui les
rend inoffensifs.
Indiquons à l'A. G. A. un obstacle à signaler, qu'elle a omis : le
clou ou plus clairement les zones où il est abondant. Il résulte de nom
breuses expériences que, si des clous de la vraie Croix l'empereur
Constantin mit un à son casque, un autre au frein de son cheval, et si
le troisième fut jeté dans la mer, le quatrième dont on ignorait le sort,
ce qui fait que des théologiens ont soutenu qu'il n'existait que trois
clous de la croix, le quatrième en parfait état, est conservé actuelle-
ment à Antony. près Rourg-la-Reine.
Ai.fri:d Jarry.
LES LIViiES
Jacques Saly-Stern ; La Vie d'un Poète, essai sur Lenau (Calmann
Lévy, in-18 de 225 pp., 3 fr. 50). — La naissance, les amours et la fin
de Lenau sont singulièrement pathétiques ; M. Saly-Stern les conte so-
brement et fortement. Les extraits (h- lettres sont bien choisis, et ce
n'est pas la faute du biocraphe si nous retrou\ons en tous la même va-
gue exaltation sentim'cntale. Mais le chapitre critique pouvait donner
une idée plus précise des poèmes philosophiques : Faust, Savonarole,
les Albigeois. C'est là que le poète a mis ses ambitions les plus hautes ;
et c'est par là qu'on est le plus tenté de faire, avec son procès, celui de
tout le romantisme. Autant plaisent les accents de sa mélancolie et
les cris d'e sa passion dans ses courtes pièces lyriques, autant irrite, en
ses œuvres maîtresses, la confusion du sentiment et de la pensée, cette
manie qu'il partage avec Byron de mesurer toutes choses à son dé*iir,
et de résoudre l'énigme du monde selon ses impressions d'une heure
ou d'une année. De telles œuvres portent leur date, appartiennent fran-
^^8 LA RKVUK BLANCHI
chement au passé. Rien ne saurait mieux faire comprendre que le grand
mérite du Fausi de Gœthe, c'est de rester problématique. Rien non plus
ne saurait mieux ramener au classicisme les esprits assez mûrs pour le
goûter. L'émotion pure traduite en chants, et la peinture vivante de la
vie, voilà qui ne passera jamais. Mais la spéculation versifiée, la théo-
logie mise en drames et en rimes, tombe aussi vite que les systèmes ;
et la génération suivante ne cherche plus en ces ruines que quelques
débris de beauté.
Apollon Maikov : Poésies, traduites pour la première fois par Tan-
crède Martel et Thaddée Larghine (in-18 de 285 pp., 3 fr. 90). — Cette
version d'un poète est vraiment poétique ; en sa langue ferm<' et nuan-
cée, je ne doute pas qu'elle ne laisse transparaître les grâces de l'origi-
nal. Mais celui-ci valait-il tant de peine? N'y a-t-il pas de poètes russes
qu'il soit plus urgent de traduire? Il paraît que Maïkov est un mâle, « vi-
goureusement trempé au physique et au moral » : pourtant je cherche
en vain dans ses poèmes les marques d'une forte personnalité, et les
trente pages d'introduction ne me montrent pas qu'il apporte au monde
quoi que ce soit de neuf et de puissant. M. Tancrède Martel assure qu«
Maïkov a magnifiquement atteint le sommet de son art, qu'il est, avec
Pouchkine, le plus grand nom de la poésie moderne slave, que l'âme
russe vibre en lui tout entière, que « la nature russe, depuis le grand
duc jusqu'au dernier des moujiks, depuis le gentilhomme, jusqu'au la-
boureur, se glorifie de n'avoir jamais été aussi bien comprise, aussi
idéalement encouragée que par Apollon Nicolaiéwitch ». J'étais pour-
tant des Russes — ni grands-ducs, ni moujiks, — pour qui Maïkov ne
compte guère. Nul ne conteste la noblesse de son âme ni l'harmonie de
ses vers. Son mérite fut de mettre une forme élégante au service d'idées
assez saines pour n'inquiéter pas Nicolas I"; c'est ainsi qu'il rcciieillil.
avec les approbations officielles, une popularité de très honorable aloi.
Assurément il faut de tels poètes : mais ne brouillons pas les rangs.
C'est les brouiller que de mettre Maïkov au-dessus de Lermontov.
PoLCHKiNE : Eugène Onléguine, rowan en vers, traduit en vers
français par Gaston Pérot (.1. Taillandier, in-18 de 201 pp., 3 fr. 50). —
M. ( laston Pérot s'est astreint à traduire le chef-d'œuvre de Pouchkine,
strophe par strophe, presque vers par vers, en respectant le mètre ori-
ginal et ralternance des rimes. Une transcription si miinitieuse ne peut
aller sans quoique gaucherie. M. Pérot s'en est lire le mieux possible.
i^es vers, (lurlqucfois fijat», ne sont jamais barbares. .Je ne doute pas
qu'il n'ait affaibli mainte image, banalisé mainte pensée ; mais il rend
admirablement ce qu'une version en prose laisserait échapper : le mou
vemenf, la libre allure du poème. Ce n'est pas Pouchkine tout entier :
c'est du moins le vrai Pouchkine. Quelf|ues strophes fout a fait heureu-
ses nous font sentir sa foncrue turbulente, son ardeur de vivre et sa
fantaisie ; d'autres, sa tendresse très humaine, à peine voilée par une
affectation de scepticisme et de désenchantement.
Si. comme tous les Russes l'assurent, « ne pas comprendre le carac-
LBS LIVRES 549
tère essentiell'ement national de ce poème, c'est n'y comprendre rien du
tout », il faut donc nous résigner à n'y comprendre que- peu de chose.
Non qu'on puisse confondre Pouchkine avec ses modèles étrangers :
Malgré les imitations byroniennes, nous sommes loin de Don Juan,
loin de Beppo, plus loin encore de Mardoche. L'intérêt ne s'attache pas
aux réflexions ironiques d'Oniéguine, mais à ce qu'il fait, et à ce qu'il ne
fait; aux tableaux de la campagne russe, de l'hiver russe, des plai-
sirs de Moscou; et surtout à la figure un peu fuyante, mais si délicate
et si forte, de l'héroïne, Tatiana. Mais chercher, comme Biélinski, dans
Eugène Oniéguine, « une encyclopédie de la vie rus'se »; ou bien, comme
Dostoïevski, personnifier dans le héros, «l'éternel vagabondage du
Russe civilisé que la civilisation a séparé du peuple », et dans Tatiana
les vertus toutes nationales de la femme russe, c'est à quoi ne peut se
plier l'esprit d'un Occidental. D'après le témoignage des romanciers
russes, j'attendais une œuvre plus terne et plus grise, mais plus parti-
culière aussi; l'équivalent de Wilhelm Meister ou de V Education senti-
mentale. J'ai trouvé plus de plaisir que je n'en attendais, avec moins de
surprise et d'enseignement.
Michel Arnauld
Edouard GRARDELiVers le 'Bonheur, Nouvelle Bible (Léon Vanier,
in-18 de 362 pp. 3 fr. 50). — Ce livre est plutôt destiné aux dames;
la préface l'explique, qui retourne un mot fameux de Rousseau :
« La femme qui lira ce livre sera une femme retrouvée ». C'est-à-
dire qu'elle retrouvera le bonheur et par elle, avec elle, toute l'huma-
nité. Comment ? en consentant de revenir sans fausse honte à l'état de
nature, et avant tout, et surtout et par-dessus tout en se livrant à la
copulation avec frénésie. L'auteur y insiste avec abondance et verve,
et un assaut de descriptions tout à fait évocatrices et échauffantes,
même un peu ])ien crues. Il voit, en effet, dans le membre infatigable-
ment brandi le pivot de la régénération humaine, par la santé d'abord,
puis la gaîté, l'équilibre des fonctions et des facultés, la multiplication
infinie des êtres assurant selon la loi de Proudhon celle des subsistances
et des richesses, la réorganisation des sociétés, enfin la reconquête et
l'extension du Paradis perdu. Dans cet ouvrage tumultueux, confus,
plein de digressions scientifiques, philosophiques ou lyriques, et gros-
sièrement mais bellement membru, des pages excellentes se rencontrent.
Les Minutes parisiennes. Gustave Geffroy ; 7 heures (Ollen-
dorff, in- 32 carré, de 112 pp. ,35 dessins de Sunyer, 2 fr.) Remué par 'a
face souffrante de la marée humaine que de 6 à 7 du matin dégorge le
boyau faubourien, puis repompe de 6 à 7 du soir, il s'est laissé porter
par le flot, il a provoqué, retenu les doléances du petit propriétaire
qu'on ne paye pas, de la petite ouvrière que son petit homme veut pous-
ser au trottoir fructueux, et trahir pour l'amie dont elle hébergea la
misère, de la mère de famille gruorée par son ivrogne d'époux. Pour-
tant, si, Coupeau tournant en Lantier, de plus en plus l'ouvrier penche
vers une fainéantise à engraisser avec l'exploitation de la femme, sur-
55o LA REVUE BLANCHE
ménage ou prostitution, celte foule besogneuse dans son ensemble
garde une héroï([ue, une « invincible bonne humeur »; le moindre inci-
dent fait jaillir le rire avec la parole, si des fois un incident moindre
encore déclenche la rixe et le meurtre; si l'apprenti sous l'œil paterne
des commerçanhs, à coups de soulier dans le ventre, corrige sa petite
amie indocile à son enseignement... spécial, tout les petits drames indi-
\ iduels se fondent dans l'immense bourdonnement résigné. Terrible
parfois : et l'auteur termine par nous montrer l'anecdotie passant
Histoire, et l'inconsciente marée un soir de pluie venant effondrer la
fortune de son dompteur Gambetta.
Les Minutes parisiennes. Maurice Gt ii.lemot : 8 heures
((Jllendorff, in 32 carré de 72 pp., ill. par Jeanniot, 2 fr.) — L'heure
verte et (dirait Rachilde) « l'heure sexuelle » : absinthe aux terrasses
illustres des journaleux, boulevardiers, hommes à femmes et hommes
de lettres demeurés sur la tradition de Tortoni et du second Empire: et,
soupers avec di\an au dessert dans les cabinets particuliers, pour les
vieux et jeunes « marcheurs », ceux dont la chevelure a « une raie qui
va jusqu'à la cervelle » (Goncourt), « une raie qui se prolonge jusqu'à
l'autre raie » (Jules Renard) — et ceux qui n'ont plus de raie et pour
cause. Tout ce monde est tellement factice et nul qu'on ne peut l'expri-
mer qu'avec des citations littéraires. Et il ne laisserait pas de trace
sans les crayonnages de ses historiens naturels : les caricaturistes,
Fagus
Raymond Mahivai. .Le Çof (Mercure de France, in-18 de 255 pp.,
3 fr. 50). — Un livre qui vient de paraître sur la Kabylie et qui a été en
partie déterminé par les événements de Margueritte. le Cof, en étu-
diant ii's clans rivaux qui existent dans tous les villages kabyles et
d'autre part la rivalité, comme M, Mari val les appelle, des deux grands
çofs qui se di\ iseni l'Algérie, l'Europren et l'inditr^ne, donne l'occasion
de re\enir sur leui- rivalité- L'auteur, qui est évidemment juge en Algé-
rie, contant une anecdote de vendetta à la corse, fait ressortir que, le
Code pénal français auquel sont soumis les indigènes nmjanl /fimnin
été prnmulqué parmi eux (et sans doute ne faisant aucunement partie
de rmseitrnemenf primaire), les Kanoims kabyles denif^urenf l'unique
source de loi où ]os indigènes puissent prendre une direction : or, la
vfMuh'tIa y est absolument consacrée. Il expose le cas d'un Kabyle dont
la femme a été séduite, qui tue l'amant, et à la suite d'un combat entre
ses parents et les partisans du mort, doit se retirer dans la brousse,
piller pour \i\ro. i^lro traqué, condamné et exécuté bien c|u'('ii soi-
uK^nie 1p juire ne Ip reconnaisse point coupable. Cet homme était indus-
rioux, puissant, considéré commo un chef de son \illage : on conçoit
Ips sentiments de haine silencieuso que de tels actes peuvent détermi-
ner contre la domination européenne. D'autre paît, le gouvernement
sentant la nécessité de se concilier un parti indigène, accorde fonctions
•»f honneurs aux plus intrigants qui exploitent usurairemenl leur co-
LES LIVRES ^^'
religionnaires : ce qui n'est point meilleure iaçon de faire aimer l'Eu-
ropéen. Cependant, une partie de la jeunesse, élevée aux Ijcées des
chefs-lieux, est attirée par la civilisation, se prête volontiers à être
assimilée ; mais, ce sont alors les colons qui les repoussent, les inju-
rient, introduisant entre les races les dédains de classes qui divisèrent
si longtemps l'Europe : le jeune Kabyle Achour, aimé d'une adoles-
cente française, qui ne saurait trouver d'autre prétendant dans le centre
étroit où habitent ses parents, est grossièrement repoussé de ceux-ci
malgré ses richesses ; et M. Marival saisit l'occasion, en des pages
vives et d'observation souple, parfumées de jolies descriptions agrestes,
de nous montrer'lout le clan nationaliste d'un bourg algérien, égoïste
et ignorantin, haïssant crapuleusement l'indigène, dont le travail fait
la fortune ; ce livre est avant tout une excellente étude sur la fuite heu-
reuse de la jeune lille chez Achour où, au milieu des serviteurs innom-
brables, elle fait aimer sa race par sa grâce cordiale et sa générosité,
dans des tableaux de mœurs et fêtes indigènes quasi-communistes. Par
la Française personnelle, vive et hardie, par elle seule, selon M. Alarival^
peut se faire l'assimilation au contraire, la fillette kabyle, même éle-
vée à l'européenne, lisant Loti et (Janguin, a subi une trop longue
hérédité d'esclavage sexuel, pour oser résister à un père mercantile la
vendant à un indigène et aller épouser le roumi quelle aime. Al. Mari-
val, qui aurait dû donner à son livre un triple développement, nous a
seulement présenté ces divers cas sans analyser profondément aucun :
entre toutes choses, nous eussions voulu entrer plus avant dans la psy-
chologie si complexe et subtile de la jeune fille kabyle à laquelle il a
su donner un si gracieux, mais trop fuyant profil ; en un certain sens
le détail seul est passionnant et dramatique, comme lont si bien com-
pris les grands Russes, et cela est surtout vrai quand il s'agit de péné-
trer et faire aimer une race étrangère : le tableau d'ensemble n'est
destiné qu'à attirer l'attention. Ce qui intéressait vraiment le sujet du
Çc-i ou étude de la rivalité des races, c'était l'état d âme de la jeune fille,
de ia femme indigène, celle qui, précisément asservie au mari, peut
être l'instrument le plus docile de l'assimilation, tandis qu'au contraire,
la Française d'Algérie, très voluptueuse, deviendra vite indigène dans
un mariage mixte. Le détail des sensations de Miassa devant le jeune
jttore, l'éveil en elle de i individualité même la plus fugace, les scru-
pules religieux ou leur absence, voilà ce que nous réclamons de M. Ma-
rival pour un autre livre, de dialogues moins oratoires, où il fera valoir
à nouveau, son talent frais d'écrivain et sa trop rare intelligence
arabophile.
Marius-Ary Leblond
CORRESPONDANCE
A propos de l'article, le Divin, qu'il a publié dans La revue blanche du 15 novembre,
M Félix Le Dantec reçoit de M. l'abbé Marcel Hébert, dont noua avons récemment publié
les Souvenir» d'Assine, la lettre suivante :
Cher Monsieur, vous savez quel respect j'ai pour vos convictions
et quelle sympathie pour votre personne ; je ne puis néanmoins in'em-
552 LA REVUE BLANCHE
pêcher de croire que, si vous aviez consacré aux éludes phiiosopluques
autant de temps et de peine qu'aux éludes scienliliques, vos conclu-
sions ne seraient certaineinent pas aussi catégoriques.
C'est en pensant expressénicnl à \ous que j"a\ais écrit ces paroles :
« Pour ceux qui, en dcliors des buis uliiilanes, ne reconnaissent aucune
valeur objective à l'appréciation qualiLalive des êtres et des choses,
le problème de l'existence de Dieu ne se pose même pas. » (1) Je pré-
voyais donc votre réponse.
i\'e voulant pas pas \ous imposer la lecture d'une dissertation ou
règle, je me bornerai à indiquer le point sur lesquels votre réilexion
pourrait utilement, je crois, s'arrêter davantage :
1° Du moment qu'il s'agit « d'habituer l'Humanité, peu à peu, à une
formule religieuse plus loyale et moins dangereuse que celle du
passé », il n'est pas étonnant que jaie eu recours encore à quelques
atilhroponiorphismes, mais inoiïensii's ceux-là et dont on ne saurait
s'autoriser pour aucune superstition, aucun despotisme.
2° La moralité se réduit-elle à ïuiiliié sociale ? Si oui, je n'ai plus
rien à dire. Mais ce n'est nullement prouvé. Bien peu de consciences
admettront qu'il n'y ait pas, dans le Devoir, le Bien moral, en plus cle
l'aspccl ulililaire, un aspect idéal, qui est la raison dernière de son
obligalioih Sans donc parler de la notion ou sentiment de l'absolu, de
l'infini, {ju'onl admise non seulement les Descartes et les Pascal, mais
les Littré et les Spencer, notre conscience morale nous fait faire l'ex-
périence d'un ordre des choses distinct de cet ordre quanlilaii( que seul
étudie la Science proprement dite, à savoir les phénomènes quantita-
tifs, les mouvements.
3° Et cela répond à votre principale difiicullé. Vous écrivez : « Il y
a cep iU (le l'Inconnaissable, me dira-t-on; sans doute, je suis le
preniii i l'affirmer, et dans cet inconnaissable il y a tout ce qui n'agit
pas f • •• inme, tout ce qui est, par suite, indifférent à l'homme. »
Or, il n'est certes pas vrai — le Divin en soit loué ! — que le Bien,
l'Idéal n'agisse pas sur l'homme, soit indifférent à l'homme.
(Juant à mes antliroponiorpliismcs, Je le répète, ils ne sont pas dan-
gereux, du moment que j'ai dit et redit que ce sont des images, des
symboles. Mais vous aussi, cher Monsieur, vous êtes anthropomor
phiste (à rebours), en parlant de l'inconnaissable qui Tn'agil pas siir
l'homme... D'ailleurs, liberté aux hypothèses et à la poésie ; du mo-
ment qu'on n'est plus sur le terrain de la «leUre qui tue», l'Humanif'''
n'aura jamais à se plaindre si l'on s'adresse non seulement à sdm
intelligence, mais ;'i son imagination et à son cœur.
Agréer, cher Monsieur...
Abbé MAncFr. Hi'inERT.
(1) J'-rw dr M'iajihytiqiie et. île Mornlr ; juillet 1902, ]>. C,
Le Gérant : P. Desciiamps.
Paris. — Imprimerie 0 LAMY, 124, bd de La Chapelle. 1569«
Les trois amours
de Benigfno Reyes
Pour Georges Poirel.
b
Ce matin-là il parut à Benigno Reyes qu'il s'éveillait, non seu-
lement de son long sommeil sans rêves, mais encore d'une tor-
peur de quinze années qui l'avait rendu indifférent à l'étrangeté
des êtres et des choses.
De sa fenêtre il apercevait l'immense rade foraine aux flots
verdâtres un peu jaunis, comme huileux, sous le ciel d'outremer
intense dont toute la splendeur ne parvenait pas à modifier la
teinte morne du grand désert marin à peine mouvant, sans écumes
et sans courants perceptibles.
L'Océan Pacifique, partout ailleurs si radieusement céruléen,
semble, sur plus dune centaine de lieues, le long de la côte sud-
ouest du Pérou et de la portion tropicale du Chilij refléter la
tristesse de la terre effrovablement aride et farouche.
Tout près de Benigno, un petit quai aux pierres fendillés s'effri-
tait entre deux maisons basses d'un délabrement sinistre : toits
grisâtres crevés par places, vérandas effondrées sur des piliers
en arcs, volets à moitié arrachés. Et le plus lugubre, c'était que
ces ruines avaient des habitants, — d'affligeantes famiires aux
teints de sépia, maladives et déguenillées, dont les enfants ulcé-
reux et rachitiques somnolaient devant les cases, accroupis dans
la poussière et les ordures, ou jetaient des pierres à des chiens
inclassables.
Des rails luisants — c'était tout ce qui brillait dans le paysage
— filaient à perte de vue sur le sol fauve et sec entre deux rangées
de poteaux télégraphiques, seule végétation de la contrée — avec
un maigre cocotier empanaché de pennes plutôt jaunes, un acacia
épineux vestige d'un square dont les grilles subsistaient, cinq ou
six cactus-raquettes d'un ton de cendre à peine verdie et trois
aloès monumentaux mais valétudinaires : des aloès mal por-
tants 1...
Un semis de plâtras, de construction roussâtres ou crayeuses,
36
j'iA LA REVUE BLANCHE
dessinait lanl bien que mal des rues dillicilemeiU discernables, —
vue prise de la fenêtre ; et c'était là — dominé par une énorme,
une tilanesque muraille de montagnes nues, sauvages et effrayan-
tes — le panorama intégral de Toboadongo, « ville maritime du
« Chili, province de Tarapaca, i)ar 19° 30' latitude sud et 72° 39'
« longitude ouest, conquise sur le Pérou en 1878; salines, dépôts
« de nilre ; 5.900 habitants, » — pour parler comme les dic-
tionnaires de géograpliic commerciale.
Benigno Reyes regarda un moment l'aj^parcillage d'un voilier
dépeint, rouillé, gondolé, aussi galeux et lépreux que le décor
terrestre; il envia les quatorze ou (juinze privilégiés, capitaine et
équipage, qui se confiaient à sa charpente dangereuse pour fuir
l'abominable région désolée, et leur souhaita 'dans son cœur^ bon
voyage et bonne arrivée : c'eût été vraiment trop terrible de se
noyer sans avoir revu des terres un peu i)lus amènes que les
plages de la maudite province de Tarapaca. Mais c'était égal, —
leur sort, quel qu'il fût, demeurerait })référablc au sien : ils
avaient de grandes chances, à présent, de ne pas mourir à Toboa-
bongo ! Tandis que lui !...
Ah ! le charmant séjour (juc ce To])()ado]igo ! Certes, sans
compter les assommoirs, on y possédait comme lieu de distrac-
tions un bureau télégra]»hi(iue des mieux montés ; on pouvait
même télé})honer Ues messages aussi facétieux qu'inutiles à de
joyeux employés logés dans des postes-cahutes au beau milieu de
pays vagues où les habitants étaient aussi rares cpie les arbres.
Par contre il fallait généralement visiter (pialre ou cinq magasins
avant de découvrir des denrées médiocrement comestibles : l'uni-
que boulanger n'avait pas toujours assez de farine pour faire du
pain pour tout le monde et les approvisionnements de riz et de
mais étaient limités. Le boucher ne tuait (juc les jours où les
vapeurs de la « Great Tnca and Patagonian Co!ni)any » débar-
quaient pour son compte Vieux ou trois veaux monstrueux, tout
en pattes et en C()les, fallacieusement (jualifiés de bœufs, — ou
d'attendrissants petits moutons à mines d'enfants poitrinaires. Et
si l'on découvrait assez facilement, de temps à autre, chez l'épicier
teinturier ou chez le restaurateur-pharmacien, d'épais carrés de
morue bien jaune, rigide comme la femme de Lolh et pour la
même raison, — on ne voyait pas une banjue de {)êcheur sur la
mer pourtant follement poissonneuse. Des légumes ?... il n'y en
avait que sur les planrhes coloriées de quelques bons ouvrages
de botanique enfouis dans In hilïtiolbéipie du Senor Cura : (1) mais,
(I) Caré
LES TROIS AMOURS DE BENIONO REYES 555
pu revanche, abondaient sur le marché Ulc jolis morceaux de cuir
de basane connus sous le nom liai leur de tasajo (1) ; — certains
colosses munis d'estomacs de tôle ou de platine se vantaient, en
exagéiant un peu, d'avoir digéré de ces liges de bottes au moins
trois l'ois dans leur vie, après quehpies heures de combat.
Les joui-s de spleen on avait la ressource de faire pas mal de
lieues dans la... campagne, sur la plate-forme 'du tramway élcc-
tri(|ue de système ullra-perfeclionné qui circulait depuis un point
sans nom dont la i)opulalion consistait en un factionnaire gratifié
d'une guérite à claire-voie jus(ju'à la station « del Gran'Libcrta-
dor », — moins triste. — puiscju'à défaut de tout abri humain on
y voyait encore les fondations d'un ancien magasin à salpêtre —
et que de hardis spéculateurs avaient eu jadis l'intention d'y cons-
truire un casino ! — Ils avaient eu bien soin de ne rien bâtir du
tout après y avoir mieux réfléchi, mais une personne d'imagina-
tion moyenne pouvait toujours passer quelques minutes agréa-
bles à se figurer la somme d'animation et de gaîté qu'eût fournie
un kursaal édifié en un pareil endroit. Cependant la Compagnie
du Tramway {Limited) faisait mal ses aftaires bien qu'une excur-
sion en l'un de ses cars offrît tout autant d'intérêt, grâce à la
variété des sites, qu'une promenade sur une table de cuisine pas-
sée à l'ocre et indéfiniment prolongée.
Il y avait aussi un chemin de fer qui pouvait, un jour ou l'autre,
d'après les projets de ses entrepreneurs, réunir Toboadongo à
divers « grands centres » de la Bolivie. Mais la gare seule était
terminée, les travaux ayant dû prendre fin le jour où la Société d«
« Ferro-Carril internacional Sur-Americano » avait reçu la désas-
treuse nouvelle du naufrage de sa locomotive coulée à pic dans le
détroit de Magellan avec le steamer ([ui l'apporlait.
Il y avait de plus les parlotes chez le pharmacien ; le club ins-
tallé dan^ la fameuse gare, un club où les cartes tachaient les
doigts et où l'on ne trouvait à boire que de l'cau-fle-vie de Pisco,
un club où sur douze membres dix étaient, la plupart du temps,
malades ou en voyage ; l'hôtel belge où l'on mangeait du homard
conservé...
Il y avait encore...
Mais Benigno trouvait tout cela parfaitement insuffisant, sur-
tout ce matin-là où la tristesse le reprenait à la gorge aussi furieu-
sement que le jour de son arrivée, — après ([uinze ans d'un
engourdissement qu'il ne s'expliquait plus.
Il importe de dire que Reyes était un calme canarien du Puerto
(1) Yi.inde séchée.
^^6 LA REVUE BLANCHE
de La Orotava, dans 1 île de Ténériffe, généralement un peu plus
iniaginalii" el réfléchi qu'une mule de son pays natal. Du moment
(ju'il gagnait sa vie, le milieu ne lui importait guère el avant de
se fixer à Toboadongo il avait déjà jjérégriné (juelque peu à la
recherche, — non point d'une « position » lucrative, — mais tout
simplement de maigres gages permet tant des festins de soupe et
de gofio (1), i)lus le luxe dune très petite tire-lire. Ses passages
sur les bateaux, il les avait toujours payés en travail:
Fils de bourgeois ruinés^ pourvu d'une instruction décente, il
s'était vu obligé de se faire ouvrier pour vivre el d'émigrcr en
consé(|uence, — la furibonde vanité de ses parents'nc l'ayant
jamais autorisé à exercer une « profession vile » sur le sol qu'ils
daignaient fouler. Successivement scieur de long, puis trieur de
tabacs aux environs de La Havane, plâtrier à Caracas, chauffeur
sur la voie ferrée de Colon à Panama et charpentier à bord d'une
goélette é(|uatoricnne, il avait été débarcjué sans une perra
cliica (2) à Toboadongo par le capitaine Yi-rigoyenechea du port
de Guaya(|uil, le vilain soir où ce navigateur, plus ivre qu'à l'or-
dinaire, s'était aperçu que la présence d'un marin étranger désho-
norait la vieille carcasse de son navire.
Et dans l'atroce bourgade chilienne la chance souriait enfin à
Benigno Heyes : de garçon d'auberge il devenait commis de négo-
ciant, plus tard négociant lui-même el spéculait aujourd'hui sur
les nitres sans trop de maladresse.
Sa petite maison était Tune des demeures conforla])lcs de To-
boadongo, — tout est relatif ; — il ligiiraii sur la liste des trois
membres de la Chand^re de Commerce locale cl pouvait rému-
nérer les services dune vieille bonne indienne et d'une espèce
de vacher cuivré, à face i)alibulaire (jui pansait un cheval poussif
rpic l'on sortait le moins possible et « faisait les commissions » ou
]i(»ui" mieux dire se traînait lentement d'une boutique de fournis-
seur à une autre, se vautrant des heures le long du premier mur
venu.
Ses (juelques amis buvaient parfois chez lui de la bière « ham-
bouigeoise » fabrirpiée à New-York et y fumaient aux grands
jours des puros de La Havane importés de Iluanuco. On avait vu
sur sa table, un soir de réveillon, ces choses invraisend)lables :
une boîte de galantine, la seule (pii ffd jamais parvenue jusqu'aux
rivages deTarai»aca (sans doute à la suite d'une erreur), des fruits
confits et une douzaine de harengs saurs !
Aussi Benigno Heyes prenait-il, de coutume, la vie comme elle
(1) Farine de maïs.
(2) Un sou.
LES TROIS AMOURS DE BENIGXO REYES 55;
venait, — sinon très joyeux, du moins insensible aux horreurs
ambiantes : n'avait-il pas conquis une « situation » inespérée ? Sa
minuscule tire-lire s'était muée en coffre-fort de taille moyenne
et, s'il pouvait un jour « faire rentrer » ce qu'on lui devait, ne lui
deviendrait-il pas loisible de regagner son archipel dans une
bonne cabine de paquebot, d'aller redorer la vieillesse de ses
parents et s'installer dans une petite finca payée de ses cuartos,
à l'ombre des dattiers et des péchers-durazneros ?
Mais ce matin-là il venait de se rappeler qu'il avait atteint ses
quarante ans dans la auit, « en tenant compte de la différence
des longitudes » (il était l'un des rares Canariens qui sussent le
jour et l'heure de leur naissance). — Et tout à coup il était pris
d'une colère froide mais féroce contre sa destinée : avait-il jamais
vraiment joui d'un seul des rares bonheurs de la vie ? Il s'était
toujours vu travaillant et travaillant encore, sans autres plaisirs
que les plus grossiers, dépourvu de toute réelle affection. A peine
avait-il eu le temps de connaître les beaux, les fameux rêves de
jeunesse ; et lequel de ces rêves s'était réalisé ? — Oui, il possé-
dait quatre sous, — c'était entendu ! Mais après ? Avait-il eu
jamais la chance de s'amuser une fois pleinement, franchement,
comme on prétendait que tant d'idiots qui no le valaient pas arri-
vaient à faire avec conscience et régularité ? Avait-il rencontré
une seule femme qui l'eût aimé ? Que savait-il des joies senti-
mentales ou intellectuelles ou de quelque joie que ce fût, du reste?
Ah ! la belle vie que la sienne ! — D'abord l'errance forcée, alors
qu'il était de goûts sédentaires, et l'errance avec tout un cortège
de misères, de mauvaises fièvres, de privations : puis la prospé-
rité à Toboadongo, dans un milieu de crétins, d'avachis ou de
filous tolérés incapables d'une idée qui ne se pût monnayer, dans
un décor de masures croulantes peuplées d'êtres de cauchemar,
sous les rutilances d'un soleil splendide qui n'illuminait qu'un
funèbre et infect paysage couleur de guano !
Reyes quitta la fenêtre, qu'il referma d'un coup de pied. — bru-
talité inconcevable de la part de ce flegmatique: Eh ! tant pis ! Il
ne casserait toujours pas de carreaux puisque, dans ce divin pays,
on rempla(;ait les <( cristales » par des jalousies à lamelles de bois
mobiles manœuvrées par un jeu de ficelles et de clous ! Il eut envie
de se recoucher, d'annihiler pour des semaines, en tenant les yeux
fermés, « esta porqueria de Chile » (1).
Mais comme il regagnait son lit (son (( catre » à sommier de
peau de bœuf), son regard fut attiré par le petit rectangle blanc
d") Cette cochonnerie de Chili.
55^ LA REVUE BLANCHE
et noir du bloc-calendrier d'où il avait, comme toujours, arraché
un feuillet la veille au soir après la dernière cigarette, à la minute
où il allait éteindre sa bougie et se couler dans ses draps :
H Espèce d'animal, grommela-t-il, puis(|ue tu as été capable de
te souvenir de la date à laciuelle tu piends tes années, comment
n*as-lu pas eu l'instinct de le dire que le jour suivant, le 15, était
jour de paquebot ? Et tu te crois un conunerçant ! 11 est vrai que
pour le courrier que tu as à expédier cette fois... 'Pleine morte-
saison !... »
Après s'être fàclié, il s'égaya, clignant de l'œil malignement
du côté de l'horizon, — la fenêtre rouvei'te, avec tendresse, celle -
fois, — et murmurant d'un air bonhomme :
« Eh! eh ! on va se la souhaiter, sa petite fête ! Quelle ressource
(pie ces capharnaûms de paquebots ! Il y a de tout à bord ! De
tout ?... Enfin c'est déjà bien gentil, ce qu'il y a !... »
11 avait raison de reprendre sa bonne humeur : C'était un gros
événement — et un événement agréable — cpie l'arrivée des stea-
mers (pii, deux fois par mois, l'un remontant de Valparaiso et
escales, l'autre descendant de Panama en touchant à tous les
ports de. la côte, venaient visiter la gracieuse et plaisante rade
foraine de Toboadongo : Tout le littoral, d'Esmeraldas à Lola,
et plus spécialement l'interminable région rousse et maudite com-
prise entre les Chinchas et La Caldera comj)lail les jours et même
les heures à partir des sorties jusqu'aux entrées des bienheureux
vapeurs. Toute la population saui'ée par le soleil et rongée par
l'ennui des Tarapacas et des Alacamas sortait de sa lélhai'gie i\ô^
(|ue l'un des <( Inra and Patagonians » était signalé. Ceux, sur-
tout, des célibataires « à leur aise », hijos del pais ou étrangers
dont les piastres avaient besoin de changer d'air, se distinguaient
par leurs allures frétillantes et leur rage un peu comique d'aller
canoter sur rade à la rencontre du paquebot.
Las.sés des eaux-de-vie du Pérou, des nourritures invraisem-
idablos ingérées pendant (piinzc jours et — disons-le aussi —
des rares maritones indiennes dont la laideur n'eût pas pré.servé
de leurs entreprises la très relative vertu, ils ne mettaient pas des
heures à prendre le « Palagon » à l'aboi-dage. Car chacun des
vapeurs de celle ligne maritime qui desservait la longue, longue
(Ole occidentale du Sud-Amérique était. - pour la ))lus grande
indignation des passagères bourgeoises j)erspicaces, pour le |)lus
intense dégoût des capitaines et officiers et pour la plus complète
joie du riche Conseil d'administration de la Compagnie, — à la
fois un restaurant flottant, un café, un magasin et une sorte d'as-
sez convenable baleau de fleurs :
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES SSq
Embarquées sur ces steamers pour des périodes variables, —
de fines Liméniennes dont les visages de camées aux fières
courbes délicates s'éclairaient de prunelles de flamme, des Guaya-
quilaises bronzées d'un cbarme sauvage, de pâles, grasses et
douces Talcahuanicnnes, des filles de l'Isthme, languides et
ocreuses, aux chevelures bleues, de jolies et vives Mexicaines
dorées de soleil, et môme de brusques, de rauques et de char-
meuses Espagnoles du Vieux Monde, hanches folles, yeux fous,
sèches crinières folles d'un brun fauve, — promenaient leurs bou-
doirs étroits mais confortables sur l'Océan, le long des puissantes
bosses et des courbes rentrantes du massif demi-continent, de
forme — on dirait triste.
II
Dès que fut arboré sur le tas de boue durcie connu sous le nom
de Fort Independencia le drapeau rouge et blanc qui annonçait
les « packets ». Reyes qui demeurait en face du wharf n'eut que
vingt pas à faire pour sauter dans une kmcha manœuvrée par
deux rameurs plus vilains et plus jaunes que la jalousie.
Mais, chose étrange, au moment même où il courait au devant
du « Patagon » venant de Panama (( y escalas » avec un plein char-
gement de costumes tout faits, de journaux, de lingerie et de par-
fumerie, de bétail vivant ou cuisiné, de farine, de champagne-
vermouth-absinthe et de dames bienveillantes, l'obsession repous-
sée mais tenace d'un paysage de vieil archipel africain, brillant
d'un soleil i)lus aimable (jue l'astre inca, tissait autour de lui ses
fils blonds, verts et lumineux.
Il n'était pourtant pas sujet aux hallucinations, le Benigno
Reyes, mais tandis qu'à sa droite et à sa gauche, devant lui et
derrière lui, glissaient ou voletaient des luisances vivement mor-
dorées sur de hideux flots couleur de purée de pois, le sol de sa
vallée natale de La Orotava se substituait aux vagues :
Et il n'avait plus du tout nolisé une barque, mais bien un
« carro >>, une charrette canarienne traînée par trois mules. Il se
moquait bien de toutes les compagnies de navigation du monde
entier puisqu'il revenait d'une <' paranda », d'une petite fête orga-
nisée entre amis dans la « fonda » de Carmen Gonzalez, près du
bourg de La Victoria ! — Il était charmant, ce petit hôtel de cam-
pagne niché dans les palmas canarienses trapues, aux pennes
drues et luisantes, — avec son escalier extérieur tout enguirlandé
de bignonias aux fleurs de corail ambré, couvert d'un toit léger
d'autres enredaderas lilas et blanches : Mais on v avait fait une
56() LA REVUE BrANCHE
noce plutôt médiocre en dépit du <( malvasia » de bonne qualité —
el lui. Benigno, Agé de dix-huit ans, entraîné là un peu contre
son gré, s'était lugubrement ennuyé, poui-suivi par l'image de
Pepa Uamos, qu'il ne pourrait, sans doute, pas voir ce jour-là,
grâce à ses ivrognes de camarades. De plus, il avait la certitude
de refaire, le soir même, connaissance avec la canne de son père,
caballero de mœurs nobles et hypocrites, grand ennemi de ces
petites expéditions.
.Mais l'air était si tiède, les calices blancs des bomberos (1)
exhalaient sur la route une douceur florale si paradisiaquement
suave, — et comme gaie — (jue Benigno se remettait peu à peu
de ses iiKpiiétudes, oubliant ses gredins de compagnons endor-
mis au fond du carro comme de fâcheux « cochinos » qu'ils
étaient. Oui savait ? Peut-être pourrait-on, malgré tout, ariiver
au Puerto avant la disparition totale du soleil ; peut-être jouerail-
il encore assez de lumière rose dans la rue de Martianez pour que
demeurassent discernables les cruels yeux noirs, les frisettes châ-
taines et les deux affriolants arcs rouges de la bouche de Pepa
qui guetterait de son « postigo » (2) la mort du jour.
Elle n'était pas sa « novia » (3), cette Pepa : elle semblait même
ignorer absolument son existence, ayant déjà été courtisée par
d'autres personnages qu'un fils d'infimes bourgeois vaniteux.
Elle avait, au bas mot, deux ans de moins que lui ; mais paraissait
une vraie petite femme, — petite, pas de taille ! — tandis (ju'on le
considérait, lui, non sans quel(|ue raison, comme un blanc-bec.
Il n'avait jamais parlé à la jolie fille et n'ignorait ])as que, selon
toute vraisemblance, elle n'était pas faite pour lui. Mais il aimait
terriblement à se griser du sourire vague (pi'elle ne lui adressait
l)as, du i-egard tendre et fier qui ne lui était pas destiné.
Souvent, il avait osé pa.sser, en marchant très doucement, tout
près du postigo, sur le trottoir étroit qui longeait la maison de
P('|)a. et comme la belle nina ne s'occupait guèi-e de lui, perdue,
sans doute, dans un songe où il était, certes, indigne de figurer,
il avait pu la contempler presque à son aise : Elle avait un leint
de rose-thé, de très claire rose-tiié à peine ambrée qu'avivaient
un peu de faibles transparences incarnadines, — un petit grain
de beauté d'un velours très noir qui, placé auprès de la bouche,
en faisait ressortir la fraîcheur — et de sombres sourcils une idée
reiftmbants, satinés et fournis, dont la courbe à la fois douce et
autoritaire le troublait justpi'au fond de l'âme.
(1) Daturas.
(2) Partie inférieure mobile d'un volet.
(3) Fiancée (avec un son plus élastique qu'en français).
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 56l
Il ressentait de furibondes envies de lui parler, mais bien que le
père Ramos iùt peu estimé, car on prêtait à sa fortune les ori-
gines les moins honorables, il était certain que sa fille eût été
médiocrement flattée des hommages d'un senorito d'élégance
douteuse et d'avenir aléatoire
Oui, après tout, il n'était pas si tard et les mules marchaient
bon train : il y avait encore de l'espoir : Le soleil ne se coucherait
pas avant une heure et demie — et l'on dépassait déjà la Farola.
Des maisonnettes blanches ou jaunâtres filaient sur le côté de la
route, dont l'autre bord dominait de plus en plus de deux cents
mètres l'Océan bleu pailleté d'éclats de topaze. Là-haut, sur la
montagne rougeâtre et rousse, s'étageaient des palmiers, des
vignes, de petits bois sombres de lauriers et de brezos. En bas,
quelques voiles neigeuses mouchetaient l'eau éclatante. Au loin,
deux longues et hautes crêtes de l'île de la Palma s'estompaient
d'indigo sur l'horizon clair. A un coude de la grand'route, toute
la vallée de La Orotava apparut comme une immense coupe à
moitié pleine d'une mousse verte de végétation veloutée d'où
émergeaient les deux noires montanetas volcaniques de Chaves
et de Las Arenas, la première piquetée de grains de chaux qui
étaient des villages ; des ruisseaux et des bassins miroitaient dans
la verdure où s'éparpillait un semis de petites maisons multico-
lores pareilles à des touffes de fleurs. Sur une pente glissait
l'éboulis crayeux des maisons de La Villa. Dépassant les puis-
sants éperons et les cimes de sierras sombres, le pic de Teyde
--emblait une énorme tente brune et fauve, frottée de poudre d'or
el juchée en plein ciel. Du parapet de la route à la plage lointaine
Huaient, roulaient, paraissaient bondir comme des torrents d'éme-
raude les masses vertes et luisantes des plantations de bananiers
nains.
Mais comme on allait vite ! C'était déjà le Ramai (1) de La Villa
et — tout de suite après — La Palmita, une grande quinla (2) au
frais revêtement de bois ajouré, perdue dans les odorants massifs
diaprés et chantante de volières ! La Carretera, maintenant,
avait l'air d'une large allée de parc toute bordée de géraniums
rouges poussant à l'état sauvage, d'hibiscus à calices sanglants
comme des gueules de fabuleux serpents d'où seraient sortis de
minces dards en chenille jaune soyeuse, de cobocas bleu pâle,
d'arbustes résineux à fleurs violettes, de flambovants de feu et de
(1) Croisement de routes.
(2) Maison de campagne.
562 Ï'A REVUE BLANCHE
pourpre, sous la voûte mouvante de grands cuealyptus. L'Hôtel
Taoro sur sa eolline on<lanle de monlueux et profonds jardins
montrait ses toits de tuiles coralines entre les frondaisons sé-
veuses, frissonnantes de vie. -— !■.! après avoir descendu les
(.'abezas (1) dont il reconnaissait lune après laulro toutes les
cases, avec la physionomie cpie leur donnaient leurs fenêtres,
leurs recrèpissements, leurs moindres lézardes, Benigno se trou-
vait en i»lein port, dans la rue de Martianez rose de soleil cou-
chant, en face de la maison de Pepa Iiamos : Tout avait, délllé
devant lui comme dans un polyorama.
Mais Pepa n'était pas seule : un grand garçon prélenlieusemenl
velu, bagué comme un IIin<lou, appuyé sur un gros jonc sou|)le
(|ui décrivait un arc, campé dans une pose «lu'il jugeait avanta-
geuse, — une épaule remontée, une hanche ressortie, la main
libre posée sur cette hanche et le bras en anse d'amphore, — fai-
sait le joli co^ur devant, la fenêtre.
La jeune fdle lui disait quelques mots en lui désignant Beni-
gno : L'élégant se retournait, toisait le nouveau venu et partait
d'un éclat de rire auquel répondait le rire i)erlé de Pepa, un rii'e
méchant, féroce... et délicieusement musical (jui déchirait le cœur
de l'infortuné Reyes en même temps qu'il lui brisait les bras et les
jambes, lui laissant tout juste la force de se relircM' à très petits
l)as de vieillard accablé alors (ju'il eût voulu bondir à la gorge de
l'insolenl ou Ion! an moins s'enfuir vite, vite, et loin ! pour écha])-
per à jamais aux regards des deux abominables morpieurs dont
il ne pourrait plus, il le sentait, — ou le croyait bien — rencon-
trer les yeux sans mourir à moitié de honte et de fureur ! — De
fureur i-entrée — car l'odieux fantoche (pii venait de lui faire
une inoubliable injure était un Pesomayoï'-Puenafinca, i-ejeton
de l'omnipotent ban(piier créancier (h toute la province des Cana-
ries : et si l'offensé voulait voir à ses frous-'^es la police des Sept-
Iles Fortunées, il n'avait (|u"à s'atta(|uer à celui-là !...
Celte scène courte mais affreuse, loul en lui inspirant, sur le
moment, une soilc de haine contre la .séduisante nina, lui révélait
avec darlé ce qu'il n'avait fait (pie soupçonner jiis(|ue là sans vou-
loir .«îc l'avouer à lui-même : Non seulemeni il a\ail aimé cette
Pepa d'un amour idéalisant, magnifiant, (pii était de|)uis (jnel-
ques mois le parfum et la |)oésie de son existence, mais encore il
la désirait avec une sauvage envie de martyriser ses délicates
chairs d'irritante orgueilleuse. --- Avant de venii- ailmirer chaciue
jour devant la fenêtre son visage (Ywuc exquise et barbare beauté,
M Onaiticr huit du Puerto de l.i Orotava.
LES TROIS AMOURS DE UENIGNO REYES 563
encadrée par le posligo, il avait rencontré plusieurs fois la su-
perbe fille clans des verbenas (1), — son cprps élancé, mais riche-
ment dévelopj)é, aux formes finement i)lantureuses, moulé dans
des robes justes et balancé par la marche ou la danse en un
« meneo » ultra sévihan. Maintenant surtout, il était hanté du
rêve de l'attaquer, — de rélrein(Ire,dc la faire crier,de la violer, de
la souiller brutalement, — avec délices. Celte obsession devenue
trop forte et peut-être aussi dangereuse par ses suites probables
pour les siens (jue pour lui-même, l'avait, autant (|ue la misère
menaçante, détermuié à s'exiler.
Mais que lui voulaient ces visions vieilles de vingt-deux ans,
non pas oubliées mais atténuées, estompées d'ordinaire au point
qu'il n'apercevait, n'éprouvait plus rien (jue de confus en évo-
quant le passé ? — Il n'était jamais, certes, bien longtemps sans
penser à ses îles, seules terres où l'on pût, selon lui, jouir d'une
vie normale elicomplète, mais généralement il n'en revoyait pour
ainsi dire qu'un tableau à la- fois, poétisé par la distance, bien
entendu, mais aussi réduit à la condition d'image presque irréelle.
Aujourd'hui, tout lEst de la vallée avait repassé sous ses yeux
avec le détail de ses vivantes végétations, son mouvement de
carros cahotants, d'ânes et de mules aux cavaliers rustiques et dé-
guenillés, de vieux mendiants, de fortes filles débraillées à foa-
lards jaunes ou noirs recouverts ou non de carnavalescpies petits
chapeaux de paille masculins dont les bords étroits se retrous-
saient ; avec ses horizons ou ses talus, le relief et la couleur de sa
roule, les sourires ou les grimaces de ses maisons. Que signifiait
encore cette reproduction, minutieuse jus(|u'à la sottise, d'une
scène dont il avait réussi depuis longtemps à chasser le souvenir,
dont il s'était évertué à détruire, en quelque sorte, l'existence
momentanée, — dont il était aussi fantastiquement impossible
d'attendre la réapparition qu'il eût été fou et imbécile de dire : Je
vais tirer une jolie épreuve bien soignée de ce cliché photogra-
phique si consciencieusement pulvérisé par les talons de mes
bottes !
Etait-ce un présage — et de quoi ? Charmante absurdité !
Benigno se reprit tout à fait et regarda l'heure à sa montre : Il
y avait exactement dix minutes qu'il s'était embarqué dans le
canot de Gundemaro-Caracoles avec la ferme résolution d'aller
se refaire, après des jeûnes de toute espèce, à bord d'un bienheu-
reux <( Pataffon » encore invisible. En ces six cents secondes, il
(1) Fêtes locales.
564 LA REVUE BLANCHE
avait revécu en délail trois ou quatre heures des plus cruellement
décisives de sa vie. Cela devait pourtant avoir un sens : un
malheur l'attendait-il à bord ? Ou alors pourquoi ces... choses
rassaillaient-elles, — lui — un homme sans imagination ? Et il
avait, de coutume, un beau mépris pour les gens qui « se font des
idées ! » Ouallail-il arriver, Jésus mi Dios ? — Eh rien du tout,
idiot, brute ! On mangeait si mal dans cette horreur de pays
qu'au bout de quinze ans de régime on pouvait bien avoir une
fois des vertiges par suite de débilité d'estomac, — d'anémie !
Sans aucun doute il était trop content d'aller se lester légèrement
et se divertir et sa joie lui montait à la tète !
L'un des Indios-canotiers tannés ou verdAtres à têtes de gre-
nouilles mourantes ou de tortues hors d'âge poussa un assez
hideux grognement : « Mire Usted ! El vapôr ! » (1).
Et, de fait, on apercevait très loin sur l'eau une espèce de mi-
nuscule bouchon noirci planté d'allumettes charbonneuses, le
tout surmonté d'une bouffée de fumée ûtre.
Benigno éprouva la sensation d'un voyageur qui sait appro-
cher du buffet après avoir roulé toute la nuit dans un train de
chemin de fer : Bueno ! bueno ! on allait rire ! Dès que l'aurait
un peu réconforté un petit déjeuner fin où il y aurait du vrai bœuf,
des légumes indemnes de goût de fer-blanc, du Champagne de
neuvième marque et des ananas de Guayaquil — ou de plus loin
— il allait un peu oublier la Sen'a Pepa Hamos en compagnie de
quelque bonne personne moins nigaude que celte fâcheuse pim-
bêche, et à coup sûr beaucoup plus élégante d'après son esthé-
tique de Sud-Américain. Oui, il la mettrait un peu à la porte de
sa mémoire cette Pepa — en compagnie de deux autres, du reste,
qui ne valaient guère mieux qu'elle.
Et tandis que le steamer grossissait tout doucement, s'allon-
geait, prenait forme, il eut une nouvelle « absence » :
«( Oui ! se dit-il, après cet effroyable début en amour, j'ai ren-
contré un certain nombre de femmes ipii m'ont, plus ou moins,
intéressé pour une raison ou pour une autre. Mais deux seule-
ment ont fait une assez profonde impression sur moi >».
Et il songea d'abord à cette Piosa Ilueracocha qui avait naguère
passé quelques mois à Toboadongo, mais avait abandonné la
côte de Tarapara, rebutée par la désolante tristesse de la bour-
gade chilienne et de ses alentours ! Une robuste et superbe Chola
d'Iquitos professionnellement galante, un peu trop brune et mas-
(1) Regardez !. . . Le vapeur !.
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 565
sive mais de formes admirablement moulées, — d'une lascivelé
presque comique à force d'être débordante... Benigno avait passé
a\ ec elle de trop rares heures d'ivresse charnelle que ne troublait
jamais l'ombre d'un autre sentiment : Une splendide brute : ni
plus ni moins ! — stupide, violente, — saoule, du reste, sept fois
par semaine.
Quel contraste, s'il comparait cette magnifique sauvagesse à
une autre femme qu'il aimait presque, — presque, oui ! — et qu'il
aimerait peut-être un jour tout à fait en dépit d'il ne savait quelle
inquiétude toujours éprouvée en sa présence. Celle-là, bien
quelle appartînt à la même race que la Hueracocha, semblait
sortie dune «nitre planète. Une femme ? Bien plutôt une petite
idole, une statuette de vieil or où ne vivaient que des yeux très
profonds. Elle venait de la haute vallée froide, mystérieuse et
fleurie de Huazco, l'ancienne capitale de Chamalmacalpa. Il cou-
rait des histoires assez ridicules sur ses parents, deux vieux Indios
de race presque pure — ratatinés, au teint de tabac sec, — le
père, toujours coiffé d'un énorme jipijapa (1) (on ne le lui avait
jamais vu retirer et les gamins du pays prétendaient qu'il dormait
avec,) bougon, maussade, sournois, ne répondant à ses interlo-
cteurs que par des monosyllabes illustrés de terrifiantes gri-
maces ; la mère à la fois guenuche et perruche, criarde, inso-
lente, combative, capable de guetter huit jours de suite un enfant
qui avait... arrosé sa porte ou tiré sa sonnette — unique dans le
pays — , capable de guetter huit jours de suite ce délinquant, à
seule fin de l'assommer à coups de balai ou de lui verser de sa
fenêtre sur la tête un seau d'eau glacée ; — et le contenant suivait
♦oujours le contenu ; Tant pis s'il y avait des bosses au métal ou
au crâne !
Il eût été fort raisonnable de conjecturer d'après la simple mine
du « vieux séché » qu'il avait joué quelques vilains tours aux ti-
roirs-caisses de sa patrie et songé à temps que les frontières
étaient faites pour être passées en cas de danger. Mais non 1 Les
habitants du littoral de Tarapaca n'aimaient pas des explications
si naïves. Ils voulaient à toute force que ce bonhomme en pain
dépice et la vieille sorcière qui lui tenait ou lui avait tenu lieu
de femme possédassent l'un et l'autre le droit absolu de s'enfon-
cer jusque sur les oreilles la couronne des Fils du Soleil — s'ils
avaient jamais la chance invraisemblable de remettre la main sur
cet objet somptuaire : — une couronne vieille de quatre cents ans
et très probablement fabriquée en plumes...
(1) Faux Panama.
56fi LA REVUE HLANCHE
Leur popularité, allirmail-on. avait inspii'é au sieur Cayelano
Borraelio, président dune répul)li(pie voisine, et jadis intermil-
lent général de division, une terreur de la l'orée nominale ou effee-
five de quelque cinc] eenls diables. Et, selon les Taboadongais,
le potentat eonslilutionnel et militaire aux chamarrures à éclip-
ses, avait si vilainement traqué don Prudencio et dona Primiliva
Malinea, s'était vengé de ses transes en les taisant, à tant de re-
prises, empoisonner à moitié ou fusiller aux trois (juarts que le
couple boucané avait dû se réfugier à l'ombre du drapeau chi-
lien plus ou moins solidement planté sur cette côte jadis péru-
vienne.
Ils avaient amené avec eux leur lille Soledad, dont ils avaient
<( promis la main à l'empereur du Brésil » d'ailleurs marié, voire
grand-père : mais cela ne faisait rien !
Le jour où cette union serait célébrée, Borracho pouvait bou-
lonner ses guêtres et prendre sa canne : on l'aurait assez vu dans
sa capitale !
Re^'es, un peu mieux informé que la plupart de ses concitoyens,
n'ignorait pas que don Prudencio, riche mais peu dépensier,
serait lavi de voir sa fdle épouser un explorateur de nitre ou un
(•onsjgnataire> quelconque, du moment (]ue ce négociant, de
bonne composition et « bien dans ses affaires », consentirait à ne
pas arracher la petite idole à la tendresse sentimentale de ses
parents, — et à se charger de toutes les dépenses de la famille :
dona Primiliva lui avait même fait de très euphémiques et dis-
crètes ouvertures à ce sujet. — Mais Reyes demeurait hésitant : il
éprouvait pour Soledad, toute menue et fdlette malgré ses vingt
ans sonnés, une sorte d'affection très douce et très craintive, une
sorte d'adoiation nerveuse (|uo ne rassuraient pas, bien au con-
traire, le sourire assez cruel de la petite et les flammes sombres
de ses yeux — d'expression farouche en dépit de leur lustre ve-
louté sous leurs cils lourds d'un noir chaud et brillant.
Le parfum subtil et intense qui émanait de tout l'être délicat
de la menue Indienne l'exaltait comme de tristesses héroïques et
douloureusement suaves : il eût dit, ))arfois, ([u'il était enivré
d'elle, et })ourtant il se croyait certain de l'aimer sans désir déhni;
même il s'effrayait à l'idée (jue l'on j)ût la traiter comme une
femme, la posséder... Une brutalité devait briser tout le charme
de mystère «le la fine ci'éalure, ne laisser à sa place qu'une jolie
poupée salie. Il allait jusqu'à s'imaginer en d'ind)éciles rêveries
rpiollf nélail pas de chair vraie, qu'elle n'existait (|u'à l'état de
symbole.
Et il se disait qu'il avait toujours été le même triste amoureux
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 56;
bizarrement incomplet. Les femmes ([ui l'avaienl plus ou moins
remué — et la plupart ne s'étaient guère douté qu'il eût l'ail la
moindre attention à elles, il avait dû, tèle et canir refroidis, sens
calmés, les diviser en deux « espèces » fort distinctes : les unes
n'avaient parlé qu'à son imagination et à sa tendresse ; les autres,
il s'était borné à les convoiter grossièrement, salement (telles
ses propres expressions).
Il n'eût jamais songé à obtenir des premières une privante un
peu significative. Quant aux femmes de la seconde catégorie, il
ne voyait en elles que des femelles belles ou non qui l'attiraient
de la façon la moins idéale. — tout disparaissait devant leur se.xe
« et dépendances » (encore une de ses aimables façons de s'ex-
primer).
Une seule demeurait en dehors de sa « classification » : Pepa.
la Pepa d'antan, la méchante railleuse à laquelle il pardonnait
maintenant, — Pepa, sa Pepa ! Ah ! celle-là ! Il eût voulu, à ses
pieds, balbutier comme un enfant, sous la blancheur des étoiles
moins pures que tels rêves qu'elle inspirait, mais tout de suite
après, la prendre sauvagement, avec furie, la dévorer d'abomi-
nables caresses. Il n'avait connu, ne connaîtrait jamais qu'un
seul amour complet : Pepa !
u Mais, brute ! pensa-t-il, ,lu vas gâter par des divagations ba-
roques une belle journée de saine joie animale. Elle est loin, ta
fameuse Pepa, sans doute grosse comme une tour à l'heure qu'il
est, — et comme une tour croulante, encore ! Elle a dû épouser,
il y a longtemps, quehiue agréable macaque de sang « bleu » mais
avarié, dont la laideur s'adoucit d'un joli reflet de millions. C'est
une de ces aristocratiT|ues dondons qui se gavent de " dulces »,
ont un faible pour le jerez et le malvoisie et dorment après leur
repas avec un gros chien puccux sur les genoux. Elle reçoit des
visites de chanoines nonagénaires et de vieilles dames à man-
tilles qui portent un petit crachoir à couvercle et une seringue
dans leur ridicule. Deux fois par an, elle va jouir de la grande
vie de Sanla-Cruz. voit au Théàti'e municipal une reprise de pièce
du temps de Pelage, à la « Plaza »>, une course de fantômes bovins
brouillés avec les bouchers, revient au Puerto ou à La Villa de
La Orotava dans une voiture à ressorts spéciaux, — et les che-
vaux en ont poui- un mois à se remettre de l'avoir traînée aller et
retour. Après cela, elle se purge et renouvelle sa provision de
malvoisie !... »
Mais, encore une fois, que signifiait celte vision si claire, in-
568 LA. REVUE BLANCHE
quiélanle de netteté, qui l'avait si fort troublé tout à l'heure,
celte réapparition trop lumineuse de toute la côte nord-ouest de
Ténériffe, non pas oubliée mais habilucllenienl tout embrumée
dans sa mémoire ?
D'ailleurs, voici que l'odieux passé allait disparaître, caché,
barré par cette grosse coque noire qui s'avançait droite sur l'eau,
toute proche à présent, cette grosse masse d'une laideur un peu
inquiétante mais qui apportait de la joie sûre et facile.
La barque de Benigno s'arrêta, stagna sur les lentes vagues
huileuses, — bientôt rejointe par une petite flottille de canots de
gabarits variés chargés d'une douzaine de blancs ou de métis
clairs redingotes, fourbis, adonisés, qui gourmand aient leurs ra-
meurs en hurlant, pressés d'arriver.
Il y avait même quelques « botes » d'Indios venus en curieux,
tout réjouis, les bonnes âmes, à l'idée de voir bienlôt monter à
bord du « patagon » de fortunés mortels qui allaient s'amuser :
Spectacle !
Leur altruisme ne les empochait peut être pas de songer qu'ils
pouvaient avoir quelques vagues chances de grimper à l'échelle,
eux aussi, dès que l'équipage manœuvrerait les treuils pour débar-
quer les marchandises dans les chalands : Or, avec de la pru-
dence et de l'agilité, on parvient souvent à faire sa jolie rafle sur
un vapeur : Bien des petites choses traînent dans les coins : Il
sufht de n'être pas trop myope !
Ils attendaient donc placidement lu minute favorable.
Le lourd steamer fit une évolution qui le pencha un peu du côté
de la flottille : apparurent ses roofs de bois verni aux vitres-jou-
joux, sa passerelle piélinée f»ar des officiers galonnés, beaux d'im-
|)ortan(C — et tout son pont d'iui blanc rose avec ses drômes et ses
filins lovés.
Peu de passager^ a|»|)iiyrs sur la lisse : Tant pis ! 11 y avait '< de
la passagère » -— et de la bonne esj)ècc ! — dans le Salon des pre-
mières et dans les cabines !
Le " patagon » (|ui s'a|)j)elait le « lumacobamba » ainsi (ju'en
faisait foi son tableau d'arrière, (il était filleul d'ime charmante
et jtaludéenne localité voisine d<î Guaya(iuil), le j)alagon éructa
un toniti'uant beuglement agrémenté d'un énorme panache de
fumée blanche f(ui s'irisa au soleil tr()|»i<al. L'échelle de comman-
dement s'abattit le long du bord ; les «anols se jetèrent sur leur
grosse proie d'une volée de rames, et Benigno ne fut pas le der-
nier à [)arvenir sur le pont de la gigantesque boutique flottante.
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REVES f>(>9
111
Malgré la largeur du paquebot, le salon-conieJor (1) 1res long
était relativement étroit, la Compagnie ayant gracieusement pro-
digué l'espace aux cabines. Toutelois, on avait encore ses cou-
dées franches dans ce restaurant où se prélassait une table baby-
lonienne toute neigeuse de linge damassé, prismatique de cris-
taux et chargée d'égayantes victuailles. Rej'es tatillon et satisfait
eut bien le temps de choisir sa place ni trop près ni trop loin de
la « descente » qui donnait passage à toutes les brises de la rade,
— en face d'une pyramide de chasselas de La Concepcion. Il
échangea quelques poignées de mains avec les survenants toboa-
dongais qui s installaient en habitués, et se plongea dans la lec-
ture attrayante du menu. Et bientôt tinta dans le comedor une
réjouissante musique de fourchettes, de cuillers et de couteaux.
Le Toboadonga élégant se consolait des sinistres pâtées de la
quinzaine.
Averties par ce petit concert, des dames d'allures peut-être un
peu trop dignes et maniérées, de styles divers, mais toutes somp-
tueusement attifées et fragrantes de parfums capiteux, quelques-
unes peintes et mêmes stuquées avec goût, sortirent une à une de
leurs cabines.
Elles se mirent à table discrétemerît mais bien en vue, comman-
dèrent leur déjeuner aux camarades sans éclats de voix mais du
ton résolu de femmes exagérément distinguées, habituées à être
vite et bien servies et commencèrent à manger avec de petites
mines de créatures éthérées. Bientôt elles se lassèrent d'efforts
si matériels, levèrent les yeux, sans doute pour chercher le ciel
et ne découvrirent que les panneaux relevés de la claire-voie et
la tente beige protégeant le pont : alors elles rabaissèrent leurs
regards désappointés et s'aperçurent de la présence de caballeros
étrangers :
Tous leurs anciens rêves d'adolescentes durent être réalisés du
coup, bien certainement, car elles ne purent s'empêcher de couler
de longues et involontaires œillades pleines de fière réserve et de
passion triste dans la direction de... chacun des nouveau-venus :
trop évidemment toutes les aimèrent tous et avec quelle sombre
violence ! Mais il fut également clair qu'elles mourraient plutôt
que de parler les premières !
Il fallut bien que les caballeros vinssent à leur secours : l'hu-
manité le commandait aussi bien que la galanterie. Les tendres
(1) Salle à manger.
37
JJO LA llliVUE ULANCIIE
colombes se rassurèrent et il se forma bioiitùl des groupes sym-
pa Ihiiiues : le mince Percy Ueadymade de la « London and Cal-
lao Bank » se familiarisait avec une forte mélisse équatorienne
des plus basanées ; liosendo Orocochea, courtier indigène de>,
Toboadongo dont réi)idcrme avait le poli et la couleur d'un
marron dinde s'était pris d'une vive affection, pour une Santia-
gaise assez rose : le gros liambourgois Knopff semblait au mieux
avec une <-riquetle })anaméni<Mine de type chinois : tous, le New-
Voj'kais Artemus Xaughtylittleboy, négociant en « omni re sci-
bili », l'ex-colanel Trueno, des Douanes chiliennes, le Comman-
deur Zumaloagaberry, concessionnaire du Cercle, le D"" Gumer-
sindo Majadero, vétérinaire de l'Armée (?)(etc, etc., étaient agréa-
blement pourvus. Le mayordomo du bord écoula sans cîïïliculté
quelcpies décalitres de cham])agne suisse, de kummel belge et
d'anisette brêmoise.
l^eu à peu les séduisantes dames peintes et leurs cavaliers se
retirèrent : des portes de cabines battii-ent faiblement.
D'autres charmeuses inconsolées avaient déjà (piitté de co-
medor, jugeant « ([u'elles étaient tro]» ! » et Henigno, tout à
rheure si jjressé d'atteindre le zenana flottant se vit seivl à Table
avec deux tort jolies femmes d une imperceptible maturité (pii lui
faisaient face et le dévoraient des yeux. Il cl ait dans une assez
cruelle indécision, presque également attiré par les deux accueil-
laides princesses : car si ses préférences momentanées l'incitaient
à jeter son dévolu sur celle blonde Yankee, — article exception-
nellement rare, — blanche, grasse, i)ou])ine, belle d'énormes pru-
rvelles l)leues, et <riine carnation florale (]iii devait très peu de
(h ose à l'art, une voix secrète hii parlait en faveur de sa Toisine,
une Espafî^nole de la Péninsule, sans doute, à en juger par son
leint assez clair, sa chevelure brun-chfdain. plutôt que noire et le
hardi l'egard de ses yeux sondjres nullemcnl languissants comme
<-eux de la phqiart des Ilispano-Améi'icaincs. Il sentait, sans
pouvoir bien s'expliquer son impression encore A'ague qiie celle-ci
se révélerait bien plus semblable à " son type » d'amoureuse. Il
y -avait en elle, songea-t-il, absnrdement. un mystère, — un mys-
tère comment dire ?... agréable ?... (in'il était peut-être sur Ig
point de deA^ner...
î^es deux femmes continuaient à le dévisager, en parlant, pour
la forme, de choses insignifiantes. Bien qu'il se fût montré envers
elles d'une plus que louable munificence et les eut imbibées de
Champagne, il paraissait cepcnriant si taciturne, affligé d'une élo-
rution si difficile, qu'elles s'adressaient à peine à lui.
Elles commençaient à se figurer (pi'elles avaient affaire à un
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES ^71
monsieur « plus vicieux que nature » mais pas fier de lui-même
et lent à dévoiler ses vilaines inclinations. Tant mieux ! Il serait
généreux en conséquence ! Et tout en papotant elle évitaient de le
troubler par une interpellation trop directe dans sa confection
d'une phrase... ah ! délicate !... par laquelle il les initierait à ses
petits projets malpropres. Elles croyaient le -c voir venir ». Tou-
tefois comme il tardait vraiment trop et comme son mutisme et
sa physionomie contractée finissaient pa" leur causer une sorte
d'irritation neneuse à peu près insupportable, — elles se concer-
tèrent rapidement, à voix basse, — et ce fut l'Américaine, fille
d'une race pudique et riche en circonlocutions, qui lui proposa
en termes décents quelque chose... de très vif !
Reyez eut une seconde d'éblouissement : 0 la gamme des
chairs pâlem.ent brunes et des chairs blondes laiteuses, sub-
rosées !...
Mais, subitement, il fut pris d'une rage de dégoût; puis une
honte qu'il ne ressentait pas pour lui-même mais bien pour Vune
des femmes, — une seule ! — une honte furieuse et comme gla-
çante le fit frissonner. Il sut ([ue c'était l'Espagnole qu'il voulait,
— nulle autre, — et tout de suite !
Sa figure se fit si mauvaise, si menaçante que la blonde poupine
devina sa pensée entière sans la moindre explication et s'enfuit
apeurée, en jetant sa seryiette sur la table à toute volée, non sans
avoir gratifié Benigno d'une épithète de « slang » cueillie, à n'en
pouvoir douter, dans les jardinets de Fives Points ou dans les
riches serres de Sin-Sin.
Reyes demeura seul avec la Péninsulaire (?) qui eut un sou-
rire satisfait, un grand sourire blanc qui fit plus rouges les arcs
charnus de sa bouche exquise ; les narines roses palpitèrent légè-
rement comme d'orgueil ; ses yeux semblèrent s'élargir et prirent
l'éclat qu'auraient des diamants noirs s'il y avait de vrais dia-
mants noirs. Et Benigro se félicita lui-même : « J'ai bien fait
d'écouter <<■ la voix » : Je n'avais pas compris tout de suite, mais
à présent je vois... qu'elle... ressemble un peu à ma Pepa. Je
pourrai donc me « faire des illusions ». — Et le mirage de ce
matin avait sa raison d'être : j'étais averti qu'une sorte de reflet
de la seule femme aimée venait jusqu'à moi ! »
Et il adressa quelques mots à l'Espagnole qui se leva — non
sans avoir signifié son acquiescement. « Con mil amores ! )> (1)
avait-elle dit. — Benigno en eut un léger haut-le-corps et la re-
garda quitter son fauteuil se remettre sur pieds d'un coup de
(1) Très volontiers (littéralement : avec mille amours).
57a LA REVUE BLANCHE
reins comme dansant suivi d'une prompte et souple torsion de la
taille et des hanches qu'il crut bien reconnaître :
Encore qu'elle parlât espagnol avec un accent neutre qui ne-
pouvait guère révéler sa province natale, la locution qu'elle venait
d'employer était presque exclusivement ténériflienne. 11 ne sut
s'empêcher de l'interroger ;
— Voici une petite phrase qui me ferait croire que vous êtes
islena (1).
— Vous connaissez les Canarias ! s'écria-t-elle d'un ton vague-
ment alarmé.
— Très peu, très peu ! se hâta de répondre Benigno. J'ai fait
jadis escale à Santa-Cruz de Ténériffe et passé deux jours dans
l'île.
— Ah, tant mieux, fit-elle involontairement.
Elle rougit et se reprit :
— Je voulais dire que... nous sommes si loin de mon pays
que je ne vois guère d'inconvénient à vous avouer que je suis
linerïena. (2)
— De Santa-Cruz ? De La Laguna ?... du Puerto ?
Elle perçut l'hésitation et, cette fois, devint très pâle^ se trou-
bla .
— Du Puerto ? Vous me connaissez !... Non, ce n'est pas pos-
sible ! Ne me dites pas cela !
— Comment voulez-vous que je vous connaisse puisque je n'ai
jamais été qu'à Santa-Cruz ! Je vous parle (hi Puerto comme je
vous citerais Icod, Guimar ou Granadilla, — des noms que
j'ai entendus... Rien de plus !
Mais il était lui-même très éiiuu 11 avait la prescpie certitude
qu'il voyait Pepa devant lui. Eh oui ! aveugle ! 11 n'y avait jamais
eu deux Pepa dans le Puerto ! C'était elle !
C'était elle, changée, — mais pas comme il l'aurait cru : les
traits demeuraient très semblables à ce qu'ils avaient été jadis ;
l'expression seule différait, la |)hysionomie avait dû se modifier
dans un sens tandis que ses souvenirs à lui l'altéraient dans un
aulre. C'était pour cela (pi'il ne l'avait pas reconnue tout de suite.
C'était Pepa, plus forte, plus grasse mais non empâtée, in-
croyablement jeune de lignes pour ses trente-huit ans. Cette pose
de cou, ce port de tête n'avaient pas leurs pareils. Le teint rose-
Ihé s'était ambré un peu tout en restant transparent, mais la bou-
che n'avait pas varié : ses arcs rouges délicatement charnus
n'avaient rien perdu de leur grâce grisante : la courbe du nez
(1) Insulaire, — canarienne.
(2) Ténériffienne.
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 578
caméen s'était peut-être finement accentuée ; le grain de beauté
semblait une idée moins noir qu'avant ; cette fossette s'était légè-
rement comblée ; mais le dessin de tout le visage gardait sa fer-
meté, son style propre. Le seul grand changement s'était passé
dans les yeux.
Il se fit violence pour ne pas lui crier : <( Oui, je te connais !
Je t'aime depuis des années, des années ! Si je n'ai compté pour
rien dans la vie, tu as tenu une place immense dans la mienne ! »
Et, — assez vilainement — il n'éprouvait aucun chagrin de la
chute de la seule femme qui eût incarné toutes ses aspirations
amoureuses : Au contraire ; — et il s'en haïssait, en concevait
pour lui-même un mépris violent sans pouvoir se contraindre à
penser avec moins de bassesse.
Ah ! qu'il eût été s'aviser de dire à la Pepa d'antan une parole
insolemment tendre alors qu'elle jouissait du frais et de la lu-
mière nacrée du soir à la fenêtre de sa maison rose ! La nina l'eût
fait jeter dans le luisseau par quelque péon canarien semblable
à la brute indienne qui pansait aujourd'hui un vieux cheval dans
certaine écurie de Toboadongo ! Qu'elle fût seulement devenue
pareille à la grosse Pepa bien mariée, trop bien rentée, croulante,
abrutie et béate imaginée ce matin même et qu'elle eût eu l'in-
vraisemblable, l'impossible caprice de s'offrir à lui !... 0 la décep-
tion aggravée d'incurable dégoût !
Dans les circonstances actuelles, au contraire, tout allait le
mieux du monde : elle n'avait aucune envie de se refuser, par-
bleu ! et, conservée par les soins de minutieuse coquetterie
qu' « exigait impérieusement sa... profession jusqu'à un certain
point dégradante, — pas si blâmable, après tout ! » s'affirmaiÉ
Benigno, — elle pouvait lui donner tout le bonheur qu'il avait
autrefois désiré d'elle.
Mais il ne lui dirait rien, ne lui laisserait rien soupçonner. Elle
l'avait tant méprisé ; si honteusement traité <( dans le bon temps »
qu'elle eût été capable de lui faire quelque fâcheuse avanie, même
aujourd'hui !
Il allait « profiter de la situation » ! Tant pis et tant mieux !
Après tout ce n'était qu'une...
Mais il ne comprit jamais, par la suite, comment il avait pu,
à la même minute, se sentir le cœur si serré et se délecter si mé-
chamment d'une affreuse joie triomphante et un peu ignoble.
IV
Il était depuis un moment dans la cabine de Pepa, une cabine
spacieuse, et presque élégante — et il ne se hâtait plus... retenu
574 LA REVUE BLANCHE
peut-être, par une dernière délicatesse... absurde ! va lo creo !
11 voulait, sans rien avouer de ce qui lui était personnel, causer,
savoir, et ne se décidait pas à parler. Toutelois, comme il ne
pouvait rester éternellement là debout, lair embarrassé, tout à
coup malheureux, — à passer en revue le mobilier, les rideaux
grenat, la couchette numérotée, le large divan de velours alle-
maml, les pliants de reps pareil à l'étoffe des rideaux, la toilette
de métal émaillé jouant l'ivoire, la natte de iManille du plancher,
les penderies et la tulipe électrique, il passa son bras autour de
la taille fine et robuste de la Tinerfena, s'assit avec elle sur le
canai)é d'un rembourrage louable, et dit au hasard la première
banalité venue, comptant bien que la chance, les hasards d'un
ba\ ardage quelconque lui fourniraient un prétexte pour la ques-
tionner :
— Y a-t-il longtemps que tu... voyages sur ces steamers ?
l'allé le regarda comme avec une petite méfiance dans l'œil, puis
reprit une physionomie indifférente et répondit :
— Ce n'est que la seconde fois que je « fais la côte ». La pre-
mière fois, j'avais pris passage sur le Sorato.
— J'ai été alors moins heureux qu'aujourd'hui : Je ne manque
jamais l'entrée d'un patagon et je ne t'ai pas vue ! (Il essaya de
plaisanter). Des occupation^ professionnelles te retenaient san>
doute hors du Salon ?
— Je te demande pardon : C'est toi ([ui m'as paru très occupé.
Je t'ai fort bien vu, moi, sans attacher une importance énorme
à ta présence (soit dit sans voidoir t'offenser), car tu étais en flir-
fation avec une jeune personne des plus agréables et — l'intérêt
que je porte aux visiteurs est tout « professionnel » comme tu le
dis si affablement : Alors... tu étais un Toboadongais comme les
autres, tu roinj)rcn(ls ! Mais je n"onl)li(^ jamais une figure rencon-
trée.
Renigno tressaillit. Il chercha vivement à lire dans les yeux
de Pepa le sens de cette dernière phrase : voulait-elle insinuer... ?
Mais non ! L'expression des beaux yeux noirs était si détachée,
— I\ peine ironique, et encore ! Il se mofjua intérieurement de sa
propre présomption : Pepa s'exagérait un peu la puissance de sa
mémoire — et c'était (ouf ! Il essaya cependant de l'obliger à
trahir son intention. — si elle en avait eu quelqu'une — en lui
disant avec une certaine brusquerie :
— C-elfe précieuse faculté de reconnaître à première vue les
gens les plus indifférents, tu ne dois pas avoir à l'exercer souvent
au profit de tes compatriotes ?
— En effet, ripo^ta-t-elle froidement, les Tinerfcfios sont très
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES ^J^
rares sur celte côte : je neii ai encore rencontré aucun, et, le
cas écliéaiit, j esquiverais la reconnaissance, car vraiment, à
Caracas, j'ai été obsédée de visages familiers, narquois, me sem-
blail-il.
— Ah 1 tu as habité le VenezAiela ?
— Plus de dix ans : Jetais... dans le commerce et j'ai long-
temps gagné ma vie. Mais les afi'aires ont périclité et j'ai dû cher-
cher autre chose, d'abord à La Havane où les Canariens ne man-
quent pas non plus, hélas I — ensuite dans ces régions-ci...
— Je vois que ce n'est pas d'hier que tu as abandonné Téné-
riffe.
— J'étais toute jeune quand je suis partie de chez moi.
— El tu n'as jamais eu l'envie de retourner aux Canaries ?
Les yeux de Pepa brillèrent de colère et ce fut avec une singu-
lière énergie qu'elle répondit :
— Non, par exemple ! Dios me hbre î J'y ai trop souffert 1 —
Mon père avait été riche : Je n'ai jamais su au juste ce qu'il fai-
sait, mais il avait eu de l'argent : de cela je suis sûre. Pourtant il
est mort ruiné... il n'a laissé que des dettes : Alors le... l'individu
que je devais épouser s'est conduit avec moi comme un malan-
drin... S'il s'était encore contenté de me laisser là !... Mais
il a d'abord affecté de vouloir se charger de moi, — tu com-
prends ? Ensuite il m'a jeté à la rue ! J'en ai pris un autre, oui un
autre gredin qui m'a emmenée à La Havane où il m'a oubliée
quand il a trouvé une place lucrative dans l'intérieur de l'île...
Alors, tu vois : Caracas, puis encore La Havane, — enfin cette
maudite côte sur <e lupanar a roulis ! Tiens ! va-t'en me cher-
cher du jerez et. . . je ne veux plus parler de cela !
Ils burent. Et Pepa reprit comme si le colloque n'avait subi au-
cune interruption :
— ... Car tu n'es pas venu pour me confesser, n'est-ce pas ?
Alors ! Qu'est-ce que tu attends ?...
Benigno connut désormais dans son existence une demi-heure
— une heure, qui sait ? — délicieuse et presque formidable. Elle
était demeurée bien jeune, Pepa, la farouche et la suave, — après
tant de malheurs ! O le merveilleux corps ferme et vibrant, dure-
ment.et élastiquement plantureux, fragrant de fins et de fauves
parfums !
V
Il y eut une rumeur assez forte sur le Tumacohamba et le long
du bord : Sous le hublot ouvert, des barques filaient avec un bruit
5-6 ' LA REVUE BLANCHE
de rame$ plongeantes et éclaboussantes, ce bruit froidement
sonore, déchirant, comme suivi dune plainte soupirée qui se
prolonge.
Des voix montaient, ricanantes, ou querelleuses, rauquements
éraillés dindios alcooliques, impérieuses et insupportables criail-
leries de blancs intoxiqués, toujours agressifs, pressés, tour-
menteurs et rageusement inquiets, à jeun ou en ribote, grosses
plaisanteries et anxieux glapissements de canotiers empêtrés ou
railleurs. Et comme de lourdes sarabandes de pas précipités fai-
saient un tonnerre sur le pont, il fut évident que le Tumacobamba
n'allait pas tarder à lialer sur ses chaînes d'ancres.
Benigno prit Pepa dans ses bras et l'étreignit avec une mo-
lence qui parut la surprendre. Elle le regarda plus fixement (|uc
jamais, les yeux dans les yeux, de tout près, puis s'abandonna
comme indifférente. Une minute plus tard, Reyes ouvrit bruta-
lement la porte de la cabine comme sous le coup d'une poussée
de colère, mais il se retourna vers la belle linerfena et lui dit
abruptement, hachant les mots :
— \'eux-iu que je te libère de ce que tu peux devoir à bord
et que je t'emmène à terre, pour toujours ? Le pays est affreux,
mais je te ferai une vie possible. Elle sera en tout cas moins révol-
tante que celle que tu mènes sur ces infamies de boucheries à
vapeur. Si tu le refuses à demeurer sur celte côte, je te conduirai
où il le plaira. Tout pour lavoir à moi ! Réponds vite : oui ou
non !
— C'est non !... Je ne puis pas... maintenant... Je reviendrai !
Nous en reparlerons quand lu auras réfléchi en mon absence...
— Dis oui — tout de suite ! Je ne saurai plus à présent me pas-
ser de loi. Je le veux, tout le temps ! Alors, c'est : oui ! puisque
je l'exige, puisque je le fais autant pour loi que pour moi. Mais
réponds donc ! Ne m'exaspère pas ! Oui, oui ! tout de suite !...
(|uc je te traîne hors de ce sale bateau ! Tu es donc sourde, aveu-
gle et folle ! Faut-il que je te dise tout : Je suis...
— Ne me dis rien ! Je crois que lu as dû me connaître jadis.
Je m'en doutais. Mais ne me fais pas le chagrin de me dire ton
nom ! Ne comprends-tu pas que, quel rpie soit ce nom. je souffrirai
de l'apprendre, de le réapprendre, plutôt! Va-t'en! va-t'en! Je re-
viendrai et alors j'aurai eu le temps de me faire une rai.<^on. Je
le le promets... J'accepterai tout, — après I
— Tu le jures ?
— Oui, oui ! Va-t'en !...
Renigno se retrouva près de l'échelle, plus ivre de tristesse et
LES TROIS A.MOURS DE BEMGNO REYES St;
d'espoir que de l'improbe alcool de 1' « Inca and Patagonian Com-
pany. ))
Ce fut presque sans le voir qu'il regarda machinalement le
spectacle trop connu du pont de spardeck au moment de l'ap-
pareillage, avec les boutiques du roof qui se fermaient, et les
Indios qui hurlaient des réclamations où s'en allaient fièrement
avec leurs achats : des pantalons, des cigares, des poules, des
bottes, des casseroles, des chapeaux de soie ou des boîtes de con-
serves. Des veaux beuglaient, des moutons bêlaient en piétinant
dans leurs boxes ; des dames légères de seconde marque — et
d'entrepont — faisaient dexpansiis adieux à de nouveaux amis
promptement devenus chers ou invectivaient d'indélicats clients
déjà en fuite.
Il sauta dans la première lancha venue, qui partit aussitôt en
longeant la haute coque noire et ventrue. Le Tumacobamba sous
pression ronflait comme un énorme fourneau, râlait, vibrait, sem-
blait trembler sur l'eau.
Quand il passa près des cabines d'arrière, Benigno Reyes vou^
lut contempler encore, à défaut de Pepa, les murailles de fer qui
la contenaient, qui limitaient son actuelle existence, qui lui pa-
raissaient, à lui, comme embellies de la posséder, comme impré-
gnées et parfumées d'Elle.
Et au moment où le gros steamer donnait ses premiers coups
d'hélice et faisait mousser bruyamment en épaisse et roulante
écume l'eau visqueuse et lourde, déjà plus sombre dans le rapide
crépuscule tropical aux enveloppantes gazes d'un bleu violâtrc,
il aperçut — les traits déjà noyés, — mais reconnaissable à la
cambrure de son corps d'une grâce unique. — Pepa, Pepa Ramos
penchée au-dessus de la lisse du couronnement :
Elle le guettait donc ! Il était enfin quelque chose pour elle !
Il lui laissait un regret ; elle reviendrait sûrement et il pourrait —
bien lard ! — la rendre heureuse, la délivrer des humiliants sou-
venirs d'un passé auquel il ne voulait plus songer !
Et dans sa joie presque orgueilleuse, — oui, vraiment ! — - il
se dressa dans la barque, se mit debout en dépit du tangage qui
le secouait, lui faisait des jambes de caoutchouc, le menaçait
d une chute ridicule et périlleuse et, dédaigneux du voisinage des
rameurs grossiers et sûrement ironiques, il cria de toutes ses for-
ces à l'apparition :
— Hasla luego ! (1) Pepa ! comme s'il eût dû la revoir le soir
même.
(1) Bientôt ! à tout à l'heure !
5^8 I-A. REVUE BLANCHE
Malgré tout ce qui venait de se passer enire eux, c'était la pre-
mière l'ois qu'il s'adressait à elle en lui dofxnant son nom.
Il attendit quelques secondes et la voix de sa querida lui par-
vint, déjà un peu étouffée bien que la distance fût encore assez
courte.
— Adios ! adios ! Benigno Reyes !
Adios Benigno Reyes ! A quel moment avait-elle su qui il était !
Sans doute quand il avait été trop tard pour le jeter dehors. Un
pressentiment triste dissipa tout son bonheur. Elle avait dit :
.\dios ! — Le mot n'a pas en espagnol un sens aussi cruellement
définitif que 1' « adieu » français mais il prenait une signification
très grave, répondant à l'impatiente exagération de son : hasta
luego !
C'était sûr ! Elle ne reparaîtrait plus et avait tenu à le lui faire
bien comprendre avant son départ !
In instant après il se rassurait en se figurant qu'elle avait obéi
à une sorte de mouvement d'amour, à un désir de rendre la sépa-
ration moins longue, fût-ce de cinq minutes, en tachant d'aller
vei*s lui autant que le lui permettait son emprisonnement sur le
steamer, en s'efforçant de le voir encore entre les mailles vio-
lettes du crépuscule. Oui l'obligeait à venir avouer qu'elle l'avait
reconnu, alors qu'elle affii-mail cpie la présence seule d'un com-
patriote liii était pénible ?
Toufefoi»;, Reyes fil une rentrée assez mélancolique dans To-
boadongo dont les lampes électrirpies ne brillaient pas encore.
Des spectres d'Indios erraient sur le quai, des chiens affamés
grondaient. Il y avait comme un mystère menaçant dans l'air fu-
nèbrcmenl velouté de nuit. Une brise presque froide soufflai!,
apportant une odeur de vieux goudron, de suif aigre, de vase, de
conlcs mouillées, de cucurrachas (1), de bois moisi, de trous à
rats. Une pestilence fiévreuse semblait s'éveiller dans l'obscurité.
Puis un tramway passa, éclairé comme une énorme lanterne
chinoise : tout à couf) une clarté blafarde jnillit de bniits candé-
labres, et les ruines habituelles appaiMirent.
Benigno se sentit glacé par l'aspect morne de sa maison ({u'il
avait nagirère jugée l'une des plus riantes du pays, s'effraya de
retrouver la déplaisante figure de sa vieille bonne indienne, et
fut saisi, pour la première fois de sa \ i(\ d'un véiilnble accès de
rage en découvrant... son cheval dans la salle à manger. Il est
bon de dire que cette jursence indne était moins sacrilège qu'ail-
leurs, à Toboadongo. où les portes des écuries ouvraient généra-
(1) Cancrelats géants.
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES ^79
lemenl sur des pièces habitées. Mais, celle fois, Beuigno ne sut
plus se contraindre au plus léger effort d'indulgence pour une in-
cartade usuelle et tolérée dans tout le Sud-Amérique. Il chassa
vers son box, non sans l'avoir vigoureusement épousseté à coups
de canne, le vénérable palefroi qui, plutôt ironique, le vieux
drôle ! — le cou allongé vers le plancher, les oreilles tombantes,
ses gros naseaux équanpiillés, soufflait et bavait dans la bouche
béante du sacripant de péon à tête de vacher. Ce dernier affalé
sur le sol, ivre-mort, tenait encore dans une main une étrille,
dans l'autre un verre à moitié plein dans lequel achevait de se
noyer une forte araignée velue et noire.
Reyes était si furieux qu'il leva le pied... Mais après une se-
conde de réflexion, il se contenta d'empoigner Aristobulo. l'in-
digne palefrenier, et de l'envoyer rouler sur la paille de l'écurie.
Cela fait, il claqua les portes et s'en fut au Cercle, — plein d'hor-
reur pour la vie qu'il lui fallait reprendre.
... Ah ! dans quelles navrantes circonstances il avait connu.
- - si tard ! — sa première heure d'amour complet !
VI
... Pepa Ramos ne revint jamais à Toboadongo : Pendant plus
de deux ans, Reyes s'obstina, sans conserver le moindre espoir,
à visiter les uns après les autres tous les u Incas and Patago-
nians » qui mouillaient dans l'affligeante rade. 11 harassa de
questions le personnel de chacun de ces paquebots, devint un ob-
jet de crainte pour les pursers-commissaires et transforma la plu-
part des mayordomos en bêtes fauves acharnées à sa perte. Ils
(h'oguèrent son vin, fourbirent ses fourchettes avec de la colo-
quinte,-délayèrent du cirage dans son café.
Mais il tint bon jusqu'au jour où. ayant rencontré à bord de
VAraguayo son ancienne amie la chola Rosa Hueracocha, il par-
vmt à l'emmener à terre en lui promettant des colliers de piastres.
Il crut se consoler avec elle pendant trois mois au cours desquels
la fille de la vallée amazonienne vida ses armoires, l'injuria, le
battit, se grisa en compagnie du péon et scarifia de coups de
griffes le visage tanné de la bonne indienne, en des luttes jour-
nalières. Elle finit par s'enfuir avec un mercanti chinois et plu-
sieurs sacs de butin.
Benigno un instant comme soulagé — et alangui par une mé-
lancolie calmement désespérée fut. bientôt après son départ,
tourmenté de nouveau par le souvenir de Pepa qui s'était, pen-
dant les douze semaines, pour ainsi dire, endormi en lui : Il son-
580 LA REVUE BLANCHE
gea encore à « réaliser » tout ce qu'il possédait et à s'en aller très
loin, peul-èire à Ténériffe, mais, au bout de ([uelqucs jours de
réflexions, ce projet s'évanouit pour ne plus reprendre l'orme. Il
était parl'aitement certain de ne pas retrouver sa querida aux
Canaries. Elle avait manifesté avec netteté son intention de se
soustraire à jamais aux commentaires de ses bienveillants com-
patriotes et, sans Pepa, Ténériffe ne serait plus qu'une sorte de
cimetière de ses rêves. Ses parents étaient morts, à présent, dans
la jolie lînca dont, tout gamin, il avait souhaité la possession et
qu'il venait de faire acheter pour eux. Que deviendrait-il, seul,
sous l'ombrage comme endeuillé des figuiers et des tamarix, à la
musique monotone des rivulets dans les bassins, perdu dans les
hauteurs, entre la tache bleue lointaine de l'Océan miroitant tris-
tement sous un lacis de branches et les cimes brunes qui vont
rejoindre le massif du Pic '?
Il ne fréquenterait jamais des gens qui pouvaient, un jour ou
l'autre, sans méchanceté, par simple désœuvrement, par pénurie
d'idées à exprimer, lui raconter sur Pepa telles anecdotes que le
lent et prescjuc inconscient travail de deux générations de nar-
lateurs aurait enjolivées de précieuses malpropretés. Or, Be-
nigno, comme beaucoup de bons esprits, de la bonne moyenne,
\ ne fatigués de passer en revue leurs propres pensées, judicieuses
sans doute, mais plus remarquables par leur ([ualilé que par leur
(juanlilé, avait horreur de la solitude.
Il remit donc son rapatriement aux calendes grecques, se di-
sant que plus tard, à une époque où son chagrin se serait usé par
la durée, il se ferait peut-être que — la vieillesse menaçante, un
affaiblissement de .ses facultés << inlellecluelles », qui savait ?
pourquoi pas un doux gàlisme ? — l'amèneraient à vouloir ter-
miner son existence dans le décor où s'était écoulée sa vie d'en-
fanl, — à souhaiter de reprendre toul, en quelque sorte, au point
de départ, avant les ennuis, les déceptions, les douleurs. Et alors
— il y aurait encore des paquebots pour le rctransporicr chez lui.
En attendant, il était, sans doute, préférable de tenter un nou-
vel avatar. Il y songea des semaines et des mois et se vil, .succe.s-
sivement, dans un laborieux effort d'imagination, marchand de
lard à Chicago, squatter en .Australie, colon à Bornéo, appro-
visionneur de navires en Nouvelle-Guinée, époux-acquéreur d'une
princesse polynésienne pourvue d'un royaume de quelques milles
carrés. Cette dernière vision aimanta de nouveau sa pensée vers
la fausse héritière des Incas, toujours disponible malgré les ca-
vernes pleines d'or, les mines de rubis, de saphirs, d'émeraudes
et de diamants roses, que lui prêtait l'inépuisable et facile gêné-
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 58l
rosilé toboadongaise. Il n'y avait pas à dire : les parents jetaient
un froid !
Et Benigno reparut dans le salon vert-bouteille sans que la pe-
lile idole s'en aperçût de façon bien positive.
Mais don Prudencio et dona Primitiva n'avaient pas facilement
pris leur parti de la désertion d'un gendre présomptif aussi en-
viable et ne s'étaient lassés de le harceler d'attentions gracieuses
que le jour où Benigno avait nettement sommé le chef de la brune
communauté d'aller faire trembloter ailleurs les vastes et aga-
çantes ailes de son inamovible chapeau de Jipijapa.
Ils accueillirent son retour en pleurant et leurs larmes ne leur
coûtèrent qu'un effort des moins méritoires.
Reyes devmt la consciente et résolue victime de leurs manœu-
vres matrimoniales. Il en inventa même à leur profit et tomba de
l'air le plus innocent que l'on pût rêver dans des panneaux qu'il
avait machinés presque tout seul.
C'est eux qui l'épousèrent bien plus que Soledad parfaitement
dédaigneuse des conventions sociales et aussi émue par son pro-
pre mariage que par la mort d'un chah de Perse ou l'accession
de Cayetano Borracho — tout botté — au trône de Chamahua-
calpa.
Le lendemain de ces noces trop paisibles, le tinerfeilo savait,
à ne pouvoir s'y méprendre, qu'il avait lié sa vie à l'existence
purement mécanique d'une sorte de joli automate dont il ne pos-
sédait même pas la clef.
Jamais Soledad ne le contraria. Jamais elle ne lui fit mauvaise
figure ; ne parlant guère qu'à ses parents — et encore ! Jamais
elle ne lui exprima, directement du moins, ni un souhait person-
nel ni une velléité d'opposition. Elle se contentait de le subir avec
une exaspérante bonne volonté ennuyée. Elle ne compta bientôt
plus pour lui.
En revanche, comme Benigno était devenu à peu près indiffé-
rent à tout ce qui pouvait lui arriver après les lamentables dénoue-
ments de ses trois histoires d'amour, il tomba sous la coupe de
dona Primitiva, qu'il finit par craindre et par aimer comme ai-
ment les chiens battus : parce qu'elle ne le maltraitait pas tou-
jours. Elle se substitua résolument à sa femme, — pas en tout,
par bonheur ( — bien que les Toboadongais, ces mauvaises lan-
gues...) et lui fit connaître, en même temps que les raffinées per-
sécutions de la belle-mère, les sauvages et perpétuels ululements
de l'épouse incomprise, rëclamatrice. méfiante, odieuse de bru-
tale jalousie... Dame ! puisque Soledad ne voulait pas se défendre
et qu'il fallait la protéger malgré elle !
582 LA REVUE BLANCHE
Colle conscienciense mégère le bouscula, l'ahurit, lui imposa
(les habitudes, le nourrit à sa guise d'après des systèmes aïmaras
et quichuas, rogna sur son argent de poche, le vêtit selon son
goût, à elle, le transforma en caricature, en passif et désolé et
reconnaissant chien savant qui faisait le beau pour qu'on le lais-
sât dormir après...
Don Prudencio dont le mutisme devenait presque jovial, main-
tenant qu'il accumulait ses revenus sans en distraire un cuarto (1)
et réalisait même une économie chaque fois qu'il fumait un ci-
gare dit « de luxe » ou s'assimilait une copita (2) d'un vitriol « su-
périeur )', dispensait à toute la maisonnée d'éblouissants sou-
rires indiens pleins de significations profondes. Son jipijapa fi-
nissait par ressembler à l'auréole d'un saint tropical très laid et
un peu canaille, mais joyeux (( en dedans ».
Il y eut sur la côte de Tarapaca une famille exemplaire !...
VII
Un jour que Benigno, décidé à dire adieu aux affaii^s, mais
enragé de complaire à doua Primitiva peu désireuse de « laisser
des créances en souffrances », avait entrepris le court voyage de
Toboadongo à I(iuique à seule fin de réclamer des sommes au
dernier de ses débiteurs, — il enti-a, sans trop savoir pourquoi,
mais poussé par un instinct dont il ne fut pas le maître, dans le
" Grand Bazar Nacional y Parisiano » de don Eulogio l'uencarral
y Berrindoagarraga.
Il connaissait un peu le propriétaire de ce pompeux établisse-
ment. Toutefois, le besoin de serrer la main loyale et velue de
l'industriel n'était pas assez impérieux en lui pour l'attirer seul
vers les étalages de vaisselle à fleurs, de pots de pommade, de
ceintures de gymnastique, de lunetterie et de pantoufles pseudo-
lurques.
r)on Elogio lui parut bizarre, contraint, comme ennuyé de le
voir. Bcyos ne s'en préoccupa guère et, — pour justifier, en quel-
(\M0 sorte, sa visite parfailomoni inutile, ■ — marchanda certain
l»orlefeuille, le seul qui fût noir et de fabrication décente au milieu
• l'une gro.sse de ces vagues maroquins.
— De vrai, don Benigno ! s'écria le distingué négociant, c'est
une cho.se men'eilleu.se î C'est vous qui me foiirnissez une tran-
sition pour vous parler fl'une légère, d'une vénielle négligence
que j'ai à cœur de réparer. \'oyez ! c'est le seul article de .seconde
(1) Trois centimes.
(2) Petit Terre.
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 583
main que renferme mon pelil Louvre si connu dans toules les
Amériques pour ne vendre que des articles admirablcmenl établis
et neuis ! Mais ce portel'euille était en si bon état que je nai pas
cru devoir être assez cruel pour en priver l'un de mes innom-
brables clients, sous le prétexte qu'il avait servi — oh ! si peu,
sans doute ! — Regardez : Pas une éraillure !'Et le cuir, de pre-
mière qualité, n'est terni nulle part. Frais comme l'œil d'un en-
fant ! Et savez-vous que c'est par une interposition de la divine
Providence que l'objet vous plaît ainsi, tout de suite, à peine en-
trevu ! Car — et la grosse voix gutturale de don Eulogio prit tm
ton sacerdotalement confidentiel, — car, mon cher ami, ce por-
tefeuille vous était vraiment destiné par cette Providence, à vous,
— à vous seul î
Benigno crut le Fuencarral victime d'un subit accès de folie
peut-être dangereuse : il fouilla dans sa poche à l'evolver.
Mais don Eulogio reprit avec beaucoup de calme, non cepen-
dant sans une faible, ■ — très faible — nuance d'embarras :
— Je l'ai acheté, ce portefeuille, au Callao, à l'Agence des
u Patagons », avec tout un lot de robes, de bijoux et autres ba-
bioles de l'équipage d'une senora passagère décédée, il y a (]uel-
que six mois, entre Guayaquil et Payta, — sans héritiers connus.
Or, j'avais retiré distraitement de ce portefeuille une enveloppe
et un paquet de photographies que j'avais placées dans le premier
tiroir venu, sans les regarder. Mais, voici peu de semaines de
cela, cherchant un jour une vieille facture ou un compte de frais,
j'ai remis la main sur l'enveloppe et quelle n'a pas été ma stupé-
faction en la trouvant adressée à don Benigno Reyes de Toboa-
.dongo ! J'aurais dû vous l'envoyer immédiatement, mais... j.'ai
craint... ou plutôt je me suis dit : « Don Benigno ne sera pas sans
nous favoriser de l'une de ses bienvenues et flatteuses visites
avant qu'il soit longtemps. Et j'ai attendu. Tenez, je vais vous
chercher l'enveloppe et le paquet de portraits.
... Développant un papier de soie, Reyes décomTit une dizaine
de portraits de Pepa Ramos, telle qu'il l'avait vue à leur dernière
et inoubliable rencontre.
Puis, tout angoissé, il ouvrit l'enveloppe qui portait son nom
et son adresse. Elle renfermait une autre photographie de Pepa,
mais de Pepa à seize ans. de la nifia qui lui avait si cruellement ri
au nez par un soir rose, là-bas, à Ténériffe î
Il retourna la carte : Rien, pas un mot d'écrit ! Ou'avait-il
désiré lire là ?
Et il s'absorba dans la contemplation des traits adorables de
r)84 l'A REVUE BLANCHE
celle qui avait empoisonné sa vie, — inconscient de la curiosité de
FuencaiTnl y Berrindoagarraga.
Brusquement, il simagina que le portrait s'animait. Un rire
joli et féroce distendit la bouche exquise, le rire du soir détesté !
Les mignonnes dents apparurent, lumineusement blanches. Mais
la face s'émacia, les joues se creusèrent, les yeux s'éteignirent,
puis se fermèrent — et Benigno n'eut plus en face de lui qu'un
beau visage de morte un peu défiguré par un rictus douloureux.
... Quand don Eulogio lui ei'it sufiisamment bassiné les tempes
de vinaigre et d'alccol, Reyes se leva d'un bond, et voulut s'enfuir
dans la rue avec le portefeuille et les portraits. Il allait dépasser
le seuil du Gran'Bazar quand la voix de Fuencarral s'éleva,
psalmodiant d'un ton de plaintif reproche :
— Ilombre ! Le porte-cartes vaut trois pesos !
Benigno revint sur ses pas.
— ... El les retratos, voyons ! Je ne veux pas surfaire, disons
trois autres pesos ! Les éminentissimes photographes de Lima
ou de Santiago de Chile ne livrent jamais la douzaine à laoins de
trois piastres fortes. J'y perds ! Mais qui ne ferait un sacrifice
pour vous obliger? Allons! Nous dirons en tout sept pesos, les
cartes étant dorées sur tranche !
— • C'est trop juste ! ricana le tincrfeno qui paya et courut se
réfugier à l'hôtel qu'il ne quitta plus jusqu'au départ du vapeur
chilien. Il ne voulait, de sa vie, remettre le pied sur un <> pata-
gon ».
... Sa gialitude pour les sévères gâteries de dofïa Primitiva
grandit encore et son chagrin se mua bientôt en abrutissement :
Il battit, d'abord par ordre, puis pour son propre plaisir, les ga-
mins à faces de sous neufs qui (lislof|uaicnt la sonnette, s'inté-
ressa aux légendes quichuas de sa belle-mère, but du pisco, voire
de la chirha avec elle, — l'aida bientôt à perpétrer de hideux tra-
vaux prélentlus artistiques où des plumes multicolores se combi-
naient avec des graines desséchées, des perles de verre, de petits
coquillages et même avec des écailles nacrées el translucides pro-
venant de certains poissons rares et haut-cotes.
.\ le voir si raisonnable, Solcdad le prit jusqu'à un certain point
en affection, peut-être un peu tard.
Il ne sortait presque plus, et, dans la pénombre d'une grande
pièce nue où le soleil n'entrait que sous forme de minces nappe?
LES TROIS AMOURS DE BENIGNO REYES 585
jaunes tombantes, pulvérulentes d'atomes, glissant des inters-
tices des jalousies, s'étiola doucement entre les éternels Tieil-
lards et la sournoise petite idole, — toujours occupé de minutieu-
ses et niaises besognes.
Il en vint à oublier l'espagnol, à ne plus employer en d'intermi-
nables bavardages pleins d'étrangetés saugrenues que le dialecte
quichua cher à sa belle-mère, s'imprégna du sens occulte de tels
contes de l'autre monde, où des dieux de cuivre rouge, aux che-
velures d'astres, aux claquantes ailes de bêtes antédiluviennes,
tourmentent avec une profonde et naïve méchanceté d'inquiétants
microcéphales ahuris de frayeur et finit par ressembler grotes-
quement au sounont, placide et grimaçant don Prudencio, — ce
dont les deux femmes lui furent reconnaissantes comme d'une
preuve d'amitié.
Que ce fût lente infdtration des trois âmes qui cernaient la
sienne, ou atavisme de vieil Atlante, plus vieux que les Guan-
ches et secrètement apparenté aur races brunes de l'hémisphère
occidental, il éprouva de plus en plus la bizarre et obscure im-
pression de sentir s'éveiller au fond de son être une nature mys-
térieusement indienne. Il se complut en de longues songeries fan-
tasques dont il n'eut plus bientôt aucune honte, entrevit des so-
leils qui parlaient, faisaient des moues sauvages en débitant des
prédictions horribles et sibyllines, chevaucha des vautours d'or
qui l'emportaient vers des cieux aveuglants, tout flaves, mais
rouges aussi du sang... de quelles hécatombes ? — s'anéantit à
demi en des océans de lumière trop forte, trop glorieusement
stupéfiante.
Par les après-midi brûlants où l'acre souffle du port le suffo-
quait, l'empoisonnait d'une haleine de peste, il rêva aux fraî-
cheurs ombreuses des nécropoles des hauts plateaux baignés
d'un air si violemment bleu que le crépuscule même des voûtes
souterraines se teinte de sombre saphir, se vit ridiculement et
béatement accroupi dans une grande jarre funéraire comme les
bienheureuses momies de Cajamarca et de Huaraz qui sourient
depuis trente siècles...
...El aux rares moments où lui revenait un peu de claire cons-
cience, il comprenait, le cœur serré, que le jour où, sur l'Océan
glauque, lui était, de façon si troublante et pour l'unique fois,
réapparue sa côte natale, lui annonçant l'approche de l'aimée de
ses jeunes années, — avait été le jour de ses adieux à sa terre, à
sa race, peut-être même à sa propre personnalité.
John-Antoine Nau
38
Pèlerinagfes indous
Alalhura ou Miittra, très ancien centre religieux qui a donné son
nom à Madura, la ville sainte du sud, est située sur la Djuinna
entre Delhi et Agra, cités de mosquées et de forteresses mogoles
comme une enclave de l'art et de la religion indous au milieu de
l'Islam.
Multra et ses environs furent le séjour de Krichna, l'une des in-
carnations les plus populaires de Vichnou. Krichna est représenté
sous la forme d'un hei'ger qui joue dé la flùlc et beaucoup de ses
aventures sentimentales ou comiques ressemblent à celles que les
auteurs de pastorales et d'églogues ont dans tous les pays prêté à
leurs héros, Krichna fut mis au monde par la sœur du roi de i\Iut-
Ira, mais comme son oncle — tyran auquel on avait prédit qu'il
mourrait sous les coups de son neveu — voulait le tuer, on le cacha
dans une famille de paysans qui habitaient la « grande forêt » sur
les rives de la Djumna. A Gokul on montre encore la maison du
père nourrissier de Krichna. dont les musulmans ont fait une mos-
quée, le berceau du héros, la baratte de sa mère adoptive, et le
pilier contre lequel elle s'appuyait (juand elle faisait le beurre. Kri-
chna a passé son enfance et sa jeunesse sur les rives de la Djumna,
jouant avec les bergers, volant du beurre et du lait, guettant les
bergères au bain et cachant leurs habits. Un souvenir de sa lé-
gende est attaché à chacun des arbres ou des rochers de la région
et c'est ce qui attire à Multra presque autant de pèlerins qu'à
Bénarès.
Chaque matin au lever du soleil, la Djumna est pleine de bai-
gneurs qui se purifient: les tortues effrayées se sont retirées sur la
plage de sable blanc qui forme la rive opposée à Muttra. Du côté
de la ville, la berge a été recouverte de ces magnifiques escaliers
de pierre à terrasses et à kiosques qui bordent toutes les eaux
sacrées de llnde. Sur la terrasse supérieure du quai, ce sont des
pagodes, de grandes maisons destinées à recevoir les pèlerins,
des palais peints de vives couleurs élevés aux endroits les plus
sacrés par des maharajahs et par de riches marchands. Voici une
tour, surmontée d'un riche pavillon, qui marque l'endroit où la
veuve (hi tyian de iMultra, tué par Krichna. s'est brûlée sur le
bûcher de son mari; ce monument a été élevé à la suite d'un vœu
pai- une des princesses de .Teypore. Jeypore est le plus considc-
PÈLERINAGES INDOUS 587
rable des étals indigènes situés dans le voisinage, et la famille qui
le gouverne a donné à Alutlra beaucoup de témoignages de sa
piété : le maharajah actuel, sur le conseil d'un devin, fait bâtir à
Bindraban un temple pour détourner un présage de mort pro-
chaine qu'il a vu dans un songe. Muttra ne cesse de s'enrichir ide
nouvelles constructions qui remplacent celles que les musulmans
ont renversées. Dans cette ville sainte, comme à Bénarès, les mu-
sulmans ont construit une grande mosquée surmontée de minarets
pour affirmer la victoire de l'islam, mais, malgré toutes les persé-
cutions, la foi indoue est aujourd'hui plus vivante que jamais.
Les pèlerins arrivent à tout instant, quittent leurs sandales, se
prosternent, remettent des offrandes aux brahmanes, font allu-
mer des lampes; l'air est plein de fumée, de l'odeur des fleurs, du
bruit des cloches et des tam-tams. De vilains singes à face rouge
courent sur les corniches des maisons, glissent sur les rampes,
jouent au bord des quais. Ils sont sacrés; du reste la vie de tout
animal doit être respectée dans cette cité sainte; des écritures pla-
cées par ordre des autorités anglaises préviennent les Euro-
péens qu'il est défendu de chasser, et l'interdiction s'étend à
Gokul, dont nous avons parlé, et à Bindraban.
Bindraban fut après Gokul le séjour de Krichna. C'est là qu'il
surprit les bergères au bain et leur enleva leurs habits. Entre Bin-
draban et Muttra, la campagne est couverte de monticules rou-
gcâtres et poudreux, restes d'anciens temples et couvents boud-
dhistes car la région était sacrée à l'époque du bouddhisme et
peut-être avant lui. Les archéologues européens ont éventré ces
décombres, ils en ont retiré des statues imitées de l'art grec,
des bacchantes, des centaures, des harpies; c'est tout ce qui reste
des énormes constructions qu'admiraient, au rv"^ et au \f siècle de
notre ère, les pèlerins chinois dont nous avons les relations.
Bindraban est une cité de temples; le plus beau de tous, une
énorme construction de grès rouge, domine la petite ville grise ,
son plan en forme de croix, ses rangées de fenêtres cintrées,
ses voûtes massives* évoquent l'idée d'une église romane: ce n'est
qu'un porche qui servait d'entrée à un sanctuaire. Les musulmans
ont détruit tout ce qui l'entourait, ont mutilé ses scuîptures et ne
lui ont laissé que trois étages sur sept. Abandonné des fidèles, il
sert de refuge à des milliers d'oiseaux qui s'envolent en criant
quand les pas des touristes résonnent sous la voûte. Partout s'élè-
vent des sanctuaires modernes construits par de riches Indous:
l'un a une façade de style jésuite avec des sculptures pseudo-flo-
rentines qui représentenf Krichna et les bergères. l'n autre cons-
truit dans la manière du sud de l'Inde, présente plusieurs en-
ceintes surmontées de pylônes. On compte une douzaine de tem-
588 LA REVUE BLANCHE
pies iniporlanls. et il son bàlil de nouveaux. Au i)ie(l d'un arbre,
au coin d'une rue, partout, on trouve de petites chapelles, des
autels, des niches, des sanctuaires de tout genre, desservis par
une sorte de pénitent accioupi à côté d'eux; les ruelles sont
pleines d'ascètes au visage barbouillé de cendre. Des processions
précédées de musiciens, sortent des temples. Devant une pagd>de,
un jeune enfant costumé en Krichna avec une couronne de plumes
de paon sur la tète, sollicite la générosité des fidèles qui déposent
leurs offrandes dans un plateau. Les pèlerins sont toujours nom-
breux à Bindraban; nous en rencontrons un qui s'attire des grâces
en distribuant du grain aux singes tranquillement groupés autour
He lui. Les habitants vivent de la religion : tous ont le front peint
de la marque de Vichnou, un trident blanc et rouge.
Avec Gokul et Bindraban, le lieu de pèlerinage le plus intéres-
sant de la région est le mont Govardhan. Govardhan est un groupe
de constructions entre un petit rocher (le fameux mont) et un
grand bassin d'eau entouré de gradins. Le mont est vénéré parce
que Krichna l'a soulevé sur son pouce afin de proléger ses com-
pagnons les bergers contre Indra, dieu de la pluie, qui menaçait
de les noyer sous un formidable orage. La mémoire du dieu est
rappelée par un temple de grès rouge, semblable à celui de Bin-
di-aban, mais le véritable intérêt de Govardhan est dans les tom-
beaux que les maharajahs de Bartpour y ont élevés vers la fin
du xvu" siècle. Ces souverains, comme tous les Indous de mar-
(|ue, ont voulu que leurs corps fussent brûlés vlans un lieu sacré
et ils ont choisi le mont Govardhan. Sur l'emplacement de leur
bûcher, on a construit de magnifi(iues cénotaphes. Beaucoup
d'autres souverains indous ont fait bâtir à la même époque, et
dans le même style, des monuments funéraires imités des tombes
musulmanes, mais ceux de Govardhan forment le plus bel ensem-
ble que nous ayons vu. Chacun des édifices se compose de plu-
sieurs étages de marbre blanc soutenus par des colonnelles en
fuseaux. Le premier étage porte une terrasse où se fiouve le
monument du rajah et «les femmes de son harem qui furent brû-
lées avec lui; des peintures de combats, des scènes mythologi-
ques, en frises, en médaillons, ornent les panneaux et les pla-
fonds. Le ntarbre est travaillé, fouillé, ciselé dans le même style
qu'à Muttra. Ce ne sont que grilles ajourées, que dentelles de
pierre, fines colonnettes surmontées par les coupoles les plus va-
riées, en potiron, en bulbe, en coque de navire renversée. L'en-
semble est blanc avec des lignes rouges et bleues qui accusent
le relief. Autour de chaque monument, des jardins, de grands
arbres pleins d'oiseaux ; par-devant, un piofond bassin d'eau en-
touré de gradins, domaine des bécassines, des sarcelles et des
PÈLERINAGES INDOUS ^89
cygnes. Tombes et jardins sont à l'abandon: personne ne les entre-
tient, personne ne les profane. Les oisaux et les singes troublent
seuls la solitude de ce repos éternel. Rien n'évoque ici lidée des
cortèges lugubres et des cérémonies de deuil, aucune triste image,
tout est élégant, clair, presque joyeux, et donne une impression
de sérénité profonde.
Ce cadre d'eau et de verdure autour des édifices de pierre est
habituel à l'art indou, mais il saisit rarement l'imagination au
même point que dans cette magnifique cité des morts à côté
d'un temple en ruine et d'une bourgade de terre et de boue.
Les merveilles de Govardhan donnent une grande idée de la ri-
chesse de ces rajahs de Bai'lpour qui linrent la balance entre les
Anglais et les Mahralles vers la fin du xvni" siècle. Le plus frappant
témoignage de leur puissance est la ville de Dig. voisine de Govar-
dhan. La cité de Dig se réduit à quelques maisons de paille per-
ckies dans les arbres avec quatre ou cinq petits temples, mais le
groupe des palais et le château-fort demeurent l'un en face de
l'autre, également grandioses. Les palais sont des pavillons de
marbre blanc à toits dorés, disposées entre des allées de jets d'eau
dans un des plus beaux jardins de l'Inde, parmi les massifs de
bananiers, d'orangers, d'arbres à fleurs rouges et violettes; à
Ihorizon se découpent les collines pointues et bleuâtres du Raj-
poutana. En face des palais, et séparé d'eux par un grand bassin
d'eau entouré de gradins, se dressent les murailles sombres du
château, en schiste noir et gris, sans autre ouverture que des
niches à pigeons. La masse est dominée par un grand donjon
que surmonte un vieux canon. Malgré ses tours, ses fossés, ses
entrées compliquées et tortueuses, le fort a été enlevé par les
Anglais qui l'ont démantelé, en 1803.
Le domaine des maharajahs de Bartpour est réduit à un état
minuscule, leur puissance est morte depuis un siècle, mais le
culte de Krichna et la vieille religion indoue sont toujours bien
vivants. Qu'on lise pour s'en convaincre les descriptions si sou-
vent faites des centres de pèlerinages les plus courus, tels que
les quais du Gange à Bénarès ou le temple de Djagganât à Pouri.
Là plus encore qu'à Madura et à Mittra, les pèlerins affluent tous
les jours, en dehors des grandes solennités qui attirent d'innom-
brables multitudes.
D'autres endroits sacrés sont fréquentés seulement pendant la
Mêla qui est en même temps la fête patronale et la foire pério-
dique. Nous sommes allés à celle qui se tient en janvier et février
sous les murs d'Allahabad au confluent de deux rivières sacrées,
la Djumna et la mère Gange.
^90 LA REVUE BLANCHE
Nous nous levons de bonne heure pour arriver en môme temps
que les premiers baigneurs et nous commençons par suivre les
pèlerins qui se rendent au fort bâti entre les deux rivières. Peu
de places jouent un rôle aussi important dans la légende et dans
l'histoire de l'Inde. Rama y a passé une partie de sa vie. L'épo-
que bouddhiste y est représentée par un des piliers sur lesquels
le sage roi Açoka fit graver ses édits et par l'arbre sacré qui ne
périt jamais. Le grand .Mogol a construit le fort et les Anglais
qui l'ont perdu et repris dans la révolte des cipayes y entretien-
nent une garnison.
Les pèlerins descendent dans une galerie souterraine, reste
d'une construction très ancienne, qui a été bâtie dans ce pays
d'alluvion, avec des pierres apportées de fort loin et que le sol,
continuellement exhaussé par les ruines des constructions succes-
sives a peu à peu cuvertes. Elle est éclairée par des lampes ; des
piliers sculptés, hauts de deux mètres à peine, qui soutiennent
des lingams, des statues placées dans des niches, semblent in-
formes dans cette obscurité, on voit à peine devant ses pas. Un
instant la lumière tombe du haut, par une seule ouverture; puis
le souterrain se continue par un sanctuaire tout à fait sombre,
bas, étroit, orné de nombreux lingams et où se trouve l'arbre qui
ne meurt jamais. Un couloir bas, qui s'ouvre sur un côté, passe
pour mettre le temple en communication avec Bénarès la ville
sainte. Les pèlerins apportent des offrandes disposées sur de
larges feuilles, ils se pressent dans le couloir mal éclairé et l'on
entend les cris d'effroi des petits enfants portés par les femmes.
L'air épais, humide, est plein de l'odeur des fleurs décomposées,
*le l'huile des lampes, du beurre fondu. Les adorateurs recueillis,
dévols, parfois tremblants d'émotion, parfois absorbés dans la
contemplation du sanctuaire, s'imaginent assurément sentir le
frisson de l'esprit divin rlans ces ténèbres fumeuses.
Revenus à 1 air libre, nous voyons du haut des remparts la
brume blanche qui cache les deux rivières se fondre lentement
aux rayons du soleil : on découvre les eaux jaunes du Gange,
les eaux bleues de la Djumna et les sables blancs qui remplis-
sent à moitié les deux lits, car nous sommes dans la saison sèche.
Le centre de la fêle est une grande plage abandonnée par les
eaux et située exactement au confluent. La roule qui y conduit
fourmille de carrioles indigènes et de piétons. Sur l'emplacement
consacré s'est élevée toute une ville temporaire de baraques et
de lentes. On ne voit que nattes, chaumes, cordes, piquets et le
poste de police possède tout un arsenal de faucilles, emmanchées
au bout de longs bâtons, pour tailler dans ce fouillis et faire la
PÈLERINAGES INDOUS ^>9ï
pari du l'eu en cas dinceiidie. L'avenue centrale est une sorte de
bazar où des marchands offrent livres sacrés, textes de prière,
amulettes, objets nécessaires au culte ou au bain ; à gauche sont
les baraques de pèlerins, à droite les brahmanes avec de petits
temples à roulettes et des sanctuan-es provisoires indiqués par
des drapeaux; on a placé en plusieurs endroits des i)etits enfants
costumés en dieux avec le visage peint ou doré. Sous une lente,
un brahmane expose à ses visiteurs l'histoire de la déesse Gange,
ailleurs des prêtres rivaux sollicitent une offrande, les pèlerins
sont assaillis par des gens qui se disputent l'avantage de prier
pour eux ou de les seconder dans les rites de la purification.il leur
faut subir aussi les solhcitations des mendiants qui ne sont tou-
jours pas aussi raisonnable que les singes de Brindraban. Une
bousculade se produit autour d'un dévot qui distribue du grain
et les policiers indigènes rétablissent tordre à coups de tri-
que. La place la moins animée est celle où une société protes-
tante de missions a dressé sa tente et où des prédicateurs indi-
gènes font une propagande méritoire mais sans effet.
On se baigne à l'endroit même où les deux rivières confondent
leurs eaux; le signal des ablutions est donné chaque jour par des
brahmanes, il est suivi d'une bousculade générale. Mais le pre-
mier mouvement passé, les purifications se font avec plus de
calme, les bateaux de la police croisent au milieu du fleuve pour
porter secours à ceux qui seraient en danger. En payant, les bai-
gneurs peuvent faire usage de planches portées sur des piquets
qui s'avancent dans la rivière, ils peuvent aussi louer l'un des
grands parasols qui se dressent de tous côtés. Des toiles sont
tendues à certains endroits sur des poteaux plantés dans l'eau
pour permettre aux dames de quahlé de prendre leur bain à
l'abri des regards. La plupart des baigneurs entrent tout bonne-
ment dans l'eau avec leurs vêtements; les uns récitent tout seuls
les formules prescrites en puisant l'eau pour la boire, les autres
se font accompagner d'un brahmane dont ils répètent les pa-
roles et imitent les gestes. Tous en s'en allant emportent de
l'eau dans leurs pots en cuivre. Pour chacune de ces opérations il
faut payer une redevance.
Dans cette foire les distractions ne manquent pas, les char-
meurs de serpents avec leurs paniers et leurs quelques mauvais
flageolets essaient d'attirer la curiosité, des prestidigitateurs, ac-
croupis sur le sol, font avec les moyens les plus élémentaires
les célèbres tours de l'Inde : c'est le noyau de mangue planté dans
un tas de sable et qui se développe après quelques secondes en
un petit arbre garni de feuilles; c'est une femme qui s'enfonce
592 LA REVUE BLANCHE
dans une manne d'osier et 'dont la voix semble s'éloigner de plus
en plus comme si elle s'enfonçait sous terre, ce sont de petits
soklats de bois qui tirent de l'arc sans qu'on les touche, nous
ne parlons pas des muscades que llndou escamote aussi adroite-
ment qu'un Européen. La fête d'Allahabad, n'a pas l'importance
commerciale de certaines autres, celle de Pouchkar, dans un
l»ays de rochers et de sable, qui est un grand marché de cha-
meaux: celle de Hardwar au pied des montagnes où l'adminis-
tration anglaise achète une partie de ses chevaux. Il peut y avoir
des solennités religieuses sans foire, mais la réciproque ne se
rencontre jamais.
On ne saurait appliquer aux Indous la formule occidentale sui-
vanl laquelle les affaires sont les affaires. Chez eux, comme chez
les anciens et les gens du moyen âge. la religion a sa pari dans
tous les actes de l'individu ou de la société. L'industrie, le com-
merce, la politique ne sont pas encore laïcisés comme en Occident
el d'ailleurs ils n'ont d'importance que pour une petite partie
de la population. Les préoccupationjS religieuses, cérémonies,
pèlerinages, dominoni l'existence de la majorité.
Albeht Métix
Le Décorateur
Le décorateur Kostovski se mit à boire au moment juste où
il ne fallait pas. On montait une féerie : le succès dépendait abso-
lument de la splendeur du décor. Les affiches les plus persuasives
par toute la ville avaient été placardées ; la première représen-
tation était miminente, on achevait les derniers préparatifs, et le
personnel entier, chacun selon son emploi, s y adonnait avec
fièvre. Les plus importants décors étaient sur le chantier, quand
voilà que tout à coup éclata la catastrophe que le régisseur redou-
tait par-dessus tout : Kostovski abominablement ivre.
Ces accès d'ivTognerie tombaient toujours au moment précis
où Ion était dans le plus pressant besoin de ses services. On eût
dit quun démon le guettait et le poussait alors irrésistiblement
vers le liquide défendu. Dans cet état, Kostovski subissait comme
une crise de malice, de perversité, une démangeaison de tout
contrarier, même en se causant du tort à lui-même : il ne se pos-
sédait plus, il appartenait au démon.
Les sensations les plus violentes devenaient alors une néces-
Mif pour cette nature impétueuse et génialement désordonnée,
et il les trouvait dans un surcroît de griserie. Ces jours-là étaient
remplis pour lui de rencontres invraisemblables et d'aventures
qui n'arrivaient qu'à lui.
En revanche, une fois dégrisé il se remettait au travail avec
frénésie : tout brûlait et craquait autour de lui, et lui-même flam-
bait sous l'inspiration.
Aussi, on ne le chassait pas, car c'était de plus un décorateur
admirable, incomparable dans sa spécialité.
II compromettait la bonne réputation de la troupe par les scan-
dales qu'il soulevait, aussi bien que par sa mise négligée, mal-
propre même, et un extérieur bassement plébéien ; mais de ses
brosses sortaient des décoration? tellement belles et d'une si
étonnante valeur artistique, que le public le réclamait pour l'ap-
plaudir, et que tous les comptes rendus des journaux le citaient
ni plus ni moins que les auteurs et les autres interprètes. .Mais
tous les gens du théâtre le tenaient à l'écart, personne ne se sou-
ciait de her connaissance avec lui ; les choristes buvaient aussi,
mais eux se considéraient comme des personnages très supé-
Heurs à cet ouvrier-décorateur, dont ils évitaient avec soin la
5g4 LA REVUE BLANCHE
compagnie. Quant aux danseuses du corps de ballet, elles le trai-
taient comme un être sans sexe, et même le fuyaient avec répu-
gnance. De son côté, il ne s'intéressait pas à elles.
Une pourtant lui plaisait, Julie, une toute jeune ballerine i
encore ne l'aimait-il qu'en artiste, quand il la considérait volti-
geant sur la scène, illuminée par les rayons électriques du ré-
flecteur, qu'il manœuvrait. Certaines inclinaisons de la jolie pe-
tite tète, certaines attitudes lenchanlaienl, et il ajoutait des ali-
ments à son plaisir en la faisant ressortir au milieu des autres
danseuses, par le jet de quelque rayon plus éclatant. Hors de la
scène, il ne lui parlait point, et elle de son côté affectait de ne pas
le remarquer.
Vivant dans une étrange solitude, sans amours et sans amis,
rouage « indispensable », mais à qui personne ne s'intéressait,
il éprouvait le sentiment dune vague et latente insulte, et chaque
fois que ce sentiment s'accumulait au-delà d'une certaine limite,
il se rejetait à la boisson. Et c'est ce qui venait de se produire
à ce moment précis où il était au plus haut degré (t indispen-
sable ».
Après la répétition, le gros régisseur demeuré sur la scène
entretint de sa peine le chargé d'affaires de la troupe, un élégant
brun, au type sémite.
La large et grasse face du régisseur exprimait la préoccupa-
lion, l'inquiétude et une colère à peine contenue.
— Non, mais dites-moi, répétait-il avec presque des larmes
dans la voix, cependant f[ue la tempête s'amassait dans son
cœur — qu'allons-nous faire maintenant ? Ou'allons-nous faire
maintenant?
Et, croisant ses vastes mains sur son ventre énorme, il dévi-
sageait furieusement son interlocuteur.
— Quelle brute, ce Koslovski ! répondit le chargé d'affaires ;
la dernière fois que cela lui prit, nous étions en mer, c'était pen-
dant notre voyage... (et ce n'est pas fini, cela lui est bien égal!)
Donc, savez-vous que, pendant la traversée, voilà qu'il tombe à la
mer? Celait amusant! Je dormais. Tout d'un coup un vacarme
me réveille. Xous étions en panne, près d'Yalta, à cause d'une
tempête. On crie : « Un homme vient de tomber à la mer ! » Je
sautai à bas du lit .« Qui ? — Kostovski ! — Comment, Kos-
tovski ! >• J'attendais tout auti'c nom : aussi me suis-jc immédiate-
ment recouché, car Kostovski n'est pas un homme, c'est un co-
chon.
— Comment était-il tombé ? Etait-il ivre ?
— Mais nalurellement ! Il s'était endormi sur le pont, et on ne
LE DÉCORATEUR SgS
pensait plus à lui ; voilà que le bateau penche et la mer enlève
mon Kostovski !
— Ho-ho-ho-ho ! s'éclata le régisseur.
— Hé-hé-hé-hé! fit chorus le chargé d'affaires. — -Mais le plus
merveilleux, c'est que la mer n'a pas voulu de lui : leau n'avait
pas eu le temps de le dégriser, qu'il se retrouvait sur le pont. Un
phénomène absolument incroyable : la mer elle-même rejetait
un pareil détritus !
Le régisseur partit d'un nouvel éclat de rire, qui de nouveau
secoua l'énormité de son ventre.
— Et où est-il, maintenant ? A-t-on pu mettre la main sur lui ?
demanda-t-il quelque peu radouci par le récit de l'accident ar-
rivé à Kostovski.
— Il est ici, il cuve son eau-de-vie. Après l'avoir cherché par-
tout, on l'a enfin repêché dans un bouge, aux prises avec des
ouvriers, et transporté ici comme un colis. Il a un œil poché.
— Faites-le venir, ce pochard !
Le jeune homme traversa rapidement la scène et disparut der-
rière les coulisses. Du fond de leur solitude muette, on entendit
sa voix qui appelait :
— Kostovski! Kostovski!
Presque aussitôt il rejoignit le régisseur, clignant des yeux
comme pour dire : voilà la comédie qui va commencer.
— Il vient tout de suite. Il a honte, il n'ose plus se montrer.
Des pas lents s'approchèrent, et sur la scène apparut Ihomme
dort la mer n'avait pas voulu.
C'était un gaillard de taille moyenne, solidement bâti, musclé,
quelque peu voûté : Kostovski portait une blouse bleue, entière-
ment illustrée d'éclaboussures de couleur et de taches d'huile, et
qu'une large ceinture de cuir serrait à la taille ; son pantalon
crasseux disparaissait dans de hautes bottes. En somme, il don-
nait l'impression d'un ouvrier quelconque. En revanche, de ses
mains longues comme celles d'un gorille et nerveuses, de sa face
assez laide et vulgaire mais pleine de caractère avec ses pom-
mettes proéminentes et ses longues moustaches rousses pen-
dantes, ridée d'une force terrible mais contenue émanait. Sous
ses gros sourcils froncés, ses yeux bleus projetaient un regard à
la fois taciturne et doux. Une autre particularité de cette physio-
nomie était son expression de fougue et d'énergie extraordi-
naire : sous l'œil gauche un énorme '( bleu », témoignage de
quelque coup rudement -appliqué, s'étalait. Au-dessus du front,
une tignasse de cheveux raides se hérissait, et de la personne en-
596 LA REVUE BLANHIIE
lière de Kostovski se dégageait la notion dune nature fruste,
hupultucuso, ingouvernable.
11 salua timidement et en même temps avec fierté, sans donner
la main à personne.
— Que lailes-vous, Kostovski, hein ? lui demanda le régisseur ;
la représentation est pour demain et nous voilà forcés de la re-
mettre. Pourquoi me causez-vous du tort, dites? Est-ce honnête
de votre part ? Pourquoi vous grisez-vous ? Et cette décoration
que vous portez sous l'œil, en êtes-vous fier?
Kostovski recula, plongea ses cinq doigts dans la toison de ses
cheveux, puis, comme prenant feu. avec un élan passionné :
— Marc Loukitch ! sexclama-t-il dune voix rauque mais pé-
nétrante, j'ai bu ! Mais c'est fini. Je ferai tout ce qu'il faut ! C'est
samedi aujourd'hui^ donc pas de représentation ; je ne bouge
pas d'ici jusqu'à demain. Je travaillerai la nuit entière ! Je...
je... Ah, mon Dieu !
Kostovski brandit ses deux mains en l'air et sembla envahi
soudain d'une énergie sauvage. Il aspirait au travail comme à une
expiation.
— Saisissez-vous ce qu'il faut faire ? Il s'agit d'établir une dé-
coration de la grandeur de la scène. Et quelque chose de tout à
fait beau ! Comprenez-vous ? Tout à fait beau !
— Je le ferai ! Je le ferai ! s'écria Kostovski, s'animant à me-
sure et enfouissant dans sa crinière ses dix doigts, cette fois.
Soublianl, il commença d'arpenter la scène, puis, revenant s'ar-
rêter devant le régisseur :
— Redites-moi le motif de la décoration, à quoi doit-elle
servir? demanda-t-il, redevenu plus calme.
— Voilà : C'est, n'est-ce pas, pour le deuxième acte : Les
deux hommes se sont égarés dans un steppe pendant la nuit. L'en-
droit doit être absolument désert et sauvage... Ils sont pris de
peur... Des choses terrifiantes doivent s'accomplir ici... Il faut
donc que vous représentiez ce steppe avec tous les accessoires,
les lointains, la brume, les nuages, dans un sentiment tel que
d'iixance le public frissonne d'effroi...
Suffit, interrompit Kostovski, je peindrai le steppe ! Je tra-
vaillerai de nuit, sur la scène même, à la clarté des lampes. Tout
est bien préparé ?
— Eli oui, travaillez seulement ! fit le chargé d'affaires.
Kostovski sentait déjà le tourmenter son génie de décorateur.
Il se détourna de ses chefs, il ne les voyait plus, ne les entendait
plus, il les oubliait. Il se planta au milieu de la scène et appela
d'une voix puis^onlo flo commandement :
LE DÉCORATEUH 597
— Hé ! Paul ! Hé, Jean, arrive ! Vile ! -Mais dépèchez-vous,
enfanls du diable, Koslovski travaille !
Paul, l'ouvrier attaché au théâtre, et Jean son aidej un pas-
sionné pour la scène, s'affairèrent, étalant une vaste toile, appor-
tant les brosses et les pots de couleurs.
— Eh bien, dit le chargé d'affaires au régisseur, Dieu merci,
il se ressaisit : on n'aura pas à contremander la représentation !
Partons dîner, il ne faut pas le déranger maintenant.
Hs s'en allèrent.
La scène resta éclairée toute la nuit. Le théâtre vide était silen-
cieux comme un sépulcre. On n'entendait que les pas de Kos-
tovski, lequel, armé de ses longues brosses, s'éloignait ou se rap-
prochait de la toile. Tout autour de lui, des seaux et des pots de
couleur.
Le travail avançait. Koslovski, l'œil meurtri, le visage tout
maculé de couleur, les cheveux et les poils des moustaches hé-
rissés, surmontait avec ses pinceaux une œuvre de Titan. Ses
yeux luisaient, sa figure flambait sous l'inspiration.
H créait.
A onze heures du matin la troupe entière, réunie pour la der-
nière répétition, s'attroupait devant l'œuvre. Artistes, choristes,
ballerines, contemplaient l'énorme décoration, tantôt à la scène,
tantôt du parterre, et exprimaient à haute voix leur admiration.
Au fond de la scène, dont il occupait toute la largeur, s'étalait le
gigantesque tableau, représentant un steppe.
Au premier plan, un emmêlement de hautes et épaisses herbes,
bardanes et gypsophiles. Plus loin, un tombeau délaissé, tout
couvert de mousses et de graminées, et plus loin encore, le steppe,
morne, lugubre, sinistre, rien qu'une étendue infinie, menaçante
et fantastique, une steppe des temps légendaires et héroïques, où
aucune route n'était tracée, qu'aucun être vivant ne foula ja-
mais, n semblait à tout instant qu'allait surgir Ilia Mourowilz (1)
criant à haute voix :
— Se trouve-t-il quelqu'un dans ces plaines ?
Mais le steppe sombre garde le silence, un silence terrifiant,
et sur l'horizon se découpent des tumulus funéraires, et au-des-
sus, les nuages d'aspect fantômal et maléfique. Et ces nuages et
ces sépulcres semblaient se multiplier sans fin ; tout ce paysage
dégageait une impression 'de fatalité funèbre. Il oppressait le
cœur ; il semblait que quelque chose d'épouvantable devait né-
cessairement s'y fomenter, et la multitude de ces tertres et le cou-
vercle de nuages prenaient une signification symbolique, ils ap-
paraissaient vivants, de quelque vie tragiquement surnaturelle^
(1) Héros légendaires.
5g LA REVUE BLANCHE
De près, on ne distinguait qu'une nîêlée de taches de toutes
couleurs sabrées de zig-zags convulsifs, comme sous la frénésie
de quelque balai ivre.
i\Iais plus on s'éloignait, et plus despotiquement s'nnposait
l'obsession de l'immense steppe que le génie créateur faisait
vivre. Plus on regardait, plus on subissait ce sentiment d'op-
pression dominatrice.
Tous comblèrent d'éloges l'ouvrier.
— Oh, ce Koslovski ! criait-on. Bravo ! Quel talent ! Quelle
sorcellerie !
Eh bien, quoi ! répondait-il naïvement, nous ne sommes
que des ouvriers : s'il faut travailler, nous travaillons ; si l'on
peut s'amuser, nous nous amusons ! nous sommes comme ra !
Tous le plaisantèrent, mais pourtant ils parlèrent de lui toute
la journée, car, en vérité, jamais encore, il ne s'était distingué à
ce point.
Pour lui, il se remit à son labeur avec un entrain qui ne faisait
que grandir.
Pendant la répétition il i)cignil le « temple indien », pestant
contre ses aides, et dans le feu de l'inspiration il accommoda
vertement le régisseur lui-môme qui voulait lui faire une observa-
tion. Bref il se conduisait selon son habitude, en indomptable et
en irresponsable, et gardant toujours une manière de fierté. Il
allait et venait dans son atelier, plus ébouriffé et plus crasseux
que jamais. Il brossa le temple le plus superbement fantastique ;
il planait dans l'extase de la création. Tout son être, défait par
une nuit d'insomnie, exprimait la force et l'énergie exaltée; son
visage blafard avec son <( bleu )s les mèches ébouriffées de ses
cheveux, la flamme de ses yeux d'où jaillissaient des rayons
azurés, tout manifestait la persévérance de sa fièvre créatrice.
Il était complètement absorbé par .son « temple », lorsqu'il
perçut des pas légers et respira un parfum délicat. Il se retourna :
Julie était devant lui.
Elle portait encore son costume de danseuse qui la déshabillait
toute, (''était une mignonne petite brune, en brassière rose, en
souliers blancs, avec une courte jupe de mousseline. Sa gorge
ferme se soulevait régulièrement et paisiblement, son visage
frais, au teint d'or bruni, souriait; ses yeux en amande, noirs
et humides, regardaient tendrement Koslovski et semblaient lui
faire toutes les promesses. Elle semblnil une fée des contes. Il
était difficile de s'imîiginer un petit être plus dissemblable du dé
coiateur, elle, toute beauté et tout rliarmo. et lui, intimidé et gau-
che, avec ses gestes décringandés, qui se tenait devant elle sans
LE DÉCORATEUR Sgg
savoir que dire, et la contemplant avec admiration. Kostovski ne
songeait plus à son œuvre, et le long pinceau que tenait sa main
glissa jusqu'aux menus pieds- de la fée... Elle éclata d'un rire
cristallin (jui découvrit ses luisantes petites dents aiguës, s'appro-
cha de lui, légère et gracieuse, et lui tendant sa petite main, dit
hardiment :
— Bonjour Kostovski !
Plusieurs mois s'écoulèrent.
Le public emplissait la salle du grand théâtre d'opéra. Der-
rière la toile on travaillait avec fièvre, on se heurtait, dans un tu-
multe extraordinaire.
A travers le rideau, on percevait le bruit de la foule en môme
temps que les harmonies majestueuses de Torchestre attaquant
r ouverture.
Les ouvriers se pressaient de planter les décorations ; les pou-
lies criaient ; des ténèbres du cintre, descendaient ou montaient
les vastes toiles sur lesquelles on entrevoyait des palais, des cou-
poles, des forêts, et les vagues de la mer.
Tout l'équipage des machinistes était commandée par Kos-
tovski. Il était méconnaissable, son \isage semblait rajeuni, illu-
miné : ses yeux bleu luisaient d'allégresse : ses chaussures
étaient exactement cirées, un veston de velours moulait fidèle-
ment son torse, et plus de mèches hérissées.
— Abaissez le fond de la mer ! cria-t-il d'une voix retentis-
sante. Et descendit une gigantesque toile représentant le fond
de la mer. Le décorateur recula et la regarda avec amour. C'était
sa nouvelle œuvre.
— Ecoute, Paul ! clama-t-il de nouveau, quand les sirènes
commenceront à nager, fais en sorte que Julie soit contre le
fond même.
— C'est entendu !
Le metteur en scène passa en courant, un vétéran de qui le
masque usé révélait la longue expérience de tout ce qui se pas-
sait derrière les coulisses.
— Ho ! les anges ! que le diable vous emporte, hurla sa voix
enrouée l les sirènes, à vos places, les sirènes 1
Enfin, tout se trouva prêt pour que les sirènes pussent traverser
le fond de la mer en nageant, supendues à l'aide de poulies.
Kostovski se tenait déjà posté aux combles, le réflecteur élec-
trique braqué sur la scène : c'est lui qui était chargé de l'éclai-
rage des décors et des acteurs.
« Le fond de la mer » s'imprégna d'une clarté douce et poéti-
que. Une lueur d'un vert argenté semblait traverser l'eau de bas
6oo ■ LA lŒVUE BLANCHE
en haut, vers la lumière vive du jour, tandis qu'au fond tout vi-
\ail dans un perpétuel crépuscule. A la limite de la perspective,
sui'gissail un rocher de corail autour duquel des plantes étranges,
presque vivantes, faisaient rayonner leur végétation paradoxale,
et se soutenaient les méduses gélatineuses. Au milieu de ce monde
primordial et difforme, subitement apparut un être féminin, beau
miraculeusement, à la chevelure flottante, aux épaules nues ; son
corps s'achevait en apparence de poisson sous une brasillante
armure d'écaillés argentées. La monstruosité du paysage sous-
marin soulignait la splendeur de sa figure et de son buste. Elle
évolua avec l'aisance d'un poisson en faisant étinceler sa parure
d'écaillés. Tout un essaim d'autres sirènes la suivirent. Baignées
par les rayons du réflecteur, elles prenaient toutes une beauté
surnaturelle, de par la volonté de Kostovski. Une surtout,
immergée tout au fond, captait l'œil par l'éclat étrange dont sa
beauté rayonnait : de caressants éclairs électriques auréolaient
tout son corps ondoyant, lenveloppanl d'un charme magi(iue, et
ses yeux scintillaient pareils à deux étoiles. Elle semblait pétrie
de lumière, d'une lumière perpétuellement changeante et qui fai-
sait d'elle comme la reine de la mer.
Elle n'ignorait pas quel enchanteur la favorisait de celle splen-
deur éblouissante, enchantement des spectateurs, et quand elle
passa auprès du décorateur, elle fit mouvoir en signe de recon-
naissance son étincelante nageoire, et une averse de reflets en-
ci lamantés la couvrit, nouvelle munificence de' son amoureux
artiste. Puis elle disparut derrière les frises, et lui, sur la pointe
des pieds se soulevant, lui répondit par un baiser.
Cet amour n'était un secret pour personne dans la troupe ; Julie
ne sortait du théâtre qu'accompagnée de Kostovski, ils lo-
geaient dans le môme hôtel et leurs chambres étaient contiguës.
Kostovski ne la (juittait jamais et vivait dans l'adoration de la
belle qui lui })ermettait de lui faire la cour. 11 la suivait comme un
chien fidèle, il l'attendait patiemment à la porte de sa loge, pen-
dant qu'elle enlevait ses fards et shabillail tout en babillant avec
ses camarades.
Ce soir là surtout, il lui fallut longtemps demeurer en senti-
nelle devant l'escalier des artistes. Des femmes emmitouflées
descendaient au bras de leurs cavaliers. Les coulisses achevaient
de se vider, et «elle n n'apparaissait toujours pas. Kostovski de-
venait triste et soucieux sans prôfer attention à rien qu'à la porte,
qui à présent ne s'ouvrait qu'à de rares intervalles, presque
toutes les femmes étant sorties^ quand parut la choriste Rose,
une juive qui ne passait pas pour timide.
LE DÉCORATEUR 6oi
— Pourquoi restez-vous là, demanda-l-ellc, en relevant les
sourcils et esquissant une moue malicieuse. C'est moi la dernière,
il n'y a plus personne ; quant à Julie, elle est partie depuis long-
temps.
- — Comment, partie? fît Koslovski dont la iigure exprima un \ il
chagrin.
— Ha ! ha ! ha ! se mit à rire Rose, de son rire argentin ; mais
elle est partie avant la fin du spectacle, avec son soupirant ! El
voilà longtemps quelle s'est lassée de vous, mon pauvre ami !
Le décorateur fit quelques pas et saisit ses toupets.
— Cela n'est pas vrai ! dit-il sourdement.
— Mais si, voyons ! répondit la juive. Et c'est par votre faut^.
Elle ne voulait que simplement se faire mettre en évidence, et
vous l'avez éclairée si bien que tout l'orchestre est fou d'elle. Oii !
elle arrivera maintenant, elle n'a plus besoin de vous!
Et la choriste dégringola l'escalier en riant.
Kostovski restait immobile à la même place, et dans le silence
et le vide du lliéâtre, il sentait dans son cœur sourdre et croître
une douleur inconnue. v
Quand il vint frapper à la porte de Julie, elle le reçut froide-
ment. Ses yeux humides luisaient, indifférents et froids, sous
ses épais cils noirs ; de sa chevelure négligemment rassemblée,
deux boucles tombaient sur ses joues; assise sur son lit elle lisait
un livre, un peignoir japonais la vêtait toute, et des mules chaus-
saient ses menus pieds.
— Julie..., bégaya Kostovski que l'émotion étouffait.
— Assez, vous ! dit-elle d'une voix sèche, et feignant de ne rien
remarquer de son trouble, j'ai vraiment autre chose à faire que'
m'occuper de vous...
— Julie...
Et s'allongeant sur le lit elle se rej)longea dans sa lecture,
comme si rien n'eût dû l'en arracher.
Cette frivole tactique de femme l'irrita. Pour(iuoi cette feinte
insultante quand il est si simple de s'expliquer franchement?
— Julie, lu me parles comme à un visiteur importun dont on
veut se débarrasser. Que signifient ces cérémonies?
— Il n'y a pas de cérémonies! — répliqua-t-elle; c'est la simpli-
cité même, comme nos relations : chacun est libre de faire ce qu'il
veut, nest-ce pas? Moi je lis... Faites aussi quelque chose. Si vous
vous ennuyez, allez chez vous.
Elle le chassait.
Cette « simplicité 'de relations », ce " vous » au lieu du « tu >*
l'exaspérèrent.
_ 39
602 LA HEVUE BLANCHE
— Ecoutez! lit-il avec emportement et à son tour ne la tutoyant
plus. Il faut que je vous parle, et j'attendrai la fin de votre lec-
ture...
Elle ne répondit rien et demeura étendue sur le lit, considérant
le livre ouvert. Un lourd silence pesa.
Kostovski s'était assis près de la table et regardait Julie. Accou-
dée sur les oreillers, elle prit une pose gracieuse de chatte, et
s'occupa de cacher sous sa robe ses petits pieds chaussés de
mules; cela agaça Kostovski. A travers la légère étoffe du peignoir
se dessinaient les formes de son corps, les larges manches laissaient
voir jusqu'aux coudes ses menus bras potelés; tant de grâce et de
charme sortait d'elle toute que Kostovski, à travers la haine qui
lui montait au cœur, sentait sourdre un appétit de la saisir et l'en-
lacer... 11 détourna les veux. La chambre était misérable : une
mesquine chambre dhôtel à bas prix, éclairée à l'électricité. Près
de la poj'le, l'armoire aux costumes; près de la table, une com-
mode, puis une glace... Au porte-manteau était pendue sa ja-
quette en peluche avec des pattes de chat. 11 contemplait avec
irritation et cette jaquette et ces pattes. 11 se rappela a\ec quelle
tendresse naguère elle l'accueillait, caressant ses cheveux drus
de sa petite main. Et combien cette caresse était douce...
Elle jeta hu"ieusement le livre et sauta à bas du lil .
— Nous n'avons rien à nous dire! s'écria-t-elle, toute rouge
de colère. Tout est déjà dit! Il est temps d'en finir avec toute cette
comédie sentimentale!
Kostovski, tremblant, se leva.
— Comédie sentimentale... ré])était-il amèrement ; Julie ! (pie
s'est-il j)assé entre nous?
— Puen ne pouvait se passer ciilie nous! dit-elle avec empor-
tement. Nous sommes trop différents l'un dé l'autre... nous
n'avons rien de commun... et... et il faut rompre nos relations!
Elle bouscula une chaise et allant s'asseoir dans un coin obscur
elle le fixa de ses grands yeux noirs. Ces yeux gardaient toujours,
sans que s'en doutât leur maîtresse, leur expression invileuse et
prometteuse. En vous re])oussant elle vous ajtpelait.
— Je vois, fil tristement Kostovski, s'asseyant près d'elle. Tu
veux me quitter, on raconte que tu en as un autre, un abonné
(\q< premiers rangs... Eli bien, quiltons-nous ! SeulemeTit, pour-
quoi toutes ces ruses et cette querelle ? Je ne veux pas que cela
finisse ainsi... Je veux (|ue nous gardions un bon souvenir pour
plus tai-d... Mais, Julie, tâche de comprendre que ceux... des pre-
miers rangs... ne te considèrent que comme... une chair... Tandis
que moi... je t'aime, rpie le diable te prenne, maudite!
LE DÉCORATEUR 6oî
Il l'avait saisie au-dessus des coudes et la secouaiî de ses
bras énormes.
— Oh ! que vous êtes brutal ! vous m'injuriez ! laissez-moi I
Vous allez me démettre les bras! Quelle brute!
Elle cherchait toujours un prétexte de querelle. Lui, de son
côté, sentit bouillonner en lui la colère, un désir brûlant de la
battre, de la déchirer, de la jeter à la porte... Il lui serra plus
durement encore les bras. Ses yeux verdirent, il grinça des dents
et les muscles de sa face se contractèrent.
— Aïe! fit-elle.
Mai? il était déjà à ses genoux.
— Chérie, adorée, mon trésor, mon bonheur ! Tu es tout pour
moi! Tous mes sentiments, toutes mes pensées, tout pour toi!
Oui, je suis une brute, mais je t'aime! Je ne peux pas vivre sans
toi! Si tu me repousses, je sombrerai de nouveau! Ecoute, chérie,
mon bonheur... Je te demande pardon.!... Tu vois : je baise tes
mains, ta robe... je pleure... pardon!...
Et, agenouillé devant elle, ce grand et robuste homme prenait
les mains de la frêle créature, y versait des baisers et pleurait...
Lorsqu'il releva la tête, il rencontra son regard étrange et dou-
ble; ce regard des grands yeux noirs humides n'exprimait ni
amour, ni compassion, ni mépris, mais quelque chose d'affreuse-
ment humiliant, semblable à de la curiosité, mais plus impitoyable
encore :1a ciuùosité d'un naturaliste quand il procède à ses expé-
riences sur un lapin vivant ou d'un collectionneur qui épingle ua
insecte de rare espèce. Kostovski intéressait cette femme : il l'in-
téressait par son excentricité et sa spontanéité. Tout lui paraissait
intéressant : les transitions soudaines de la brutalité à la ten-
dresse, l'étrangeté de l'explication, cet accès de fureur suivi d'une
si parfaite humiliation devant elle, et les larmes... Kostovski
vit comme par inspiration le fond du cœur de Julie... Il se com-
prit, lui blessé mortellement, il distingua que Julie ne pouvait l'ai-
mer, f[u'elle était un être 'd'un tout autre monde... qu'ils étaient
miraculeusement étrangers l'un à l'autre...
Toutes paroles moururent dans sa gorge. Il ne dit rien, il sai-
sit son chapeau et sans même la regarder s'enfuit de l'hôtel.
Presque inconsciemment il se retrouva dans un ignoble caba-
ret fréquenté par des cochers de fiacre. Depuis longtemps il
n'avait bu, mais en ce moment il sentit que le cabaret lui était in-
dispensable : il lui fallait entendre le bruit des voix autour de
lui, humer la senteur de l'eau-de-vie.
Il s'assit auprès d'une petite table isolée, dans un coin. Il se fit
6o4 L\ IIKVUE BLANCHE
sei'wv une boulcille deau-de-vie, avec qiiehiues mauvais hors-
d'œuvre. La nappe élait tachée de bière; les lampes éclairaient
à peine le cabaret bondé dindividus ivres. Tous buvaient, criaient,
faisaient tinter la vaisselle; les garçons aux ligures blafardes s'em-
pressaient de servir les boissons, et dans la pièce voisine claquaient
les billes de billard, et un des joueurs chantonnait les couplets
d'une l'omance comique :
« Ouc je marche ou (]ue sans but, j'erre.
Toujours ù ma Julie, je pense. »
— Uh, démon! gronda Kostovski en se versant un deuxième
petit verre deau-de-vie et il avala d'un trait le liquide brûlant.
lls'encolérait; même ici, dans ce bouge, ** elle » venait le pour-
suivre! Il décida de l'oublier pour toujours; il l'exécra, la méprisa
et ne voulut plus se souvenir d'elle.
Mais peu à peu ses pensées s'éloignaient du cabaret, et de nou-
veau « elle » s'emparait de lui.
Il la voyait en costume de sirène. Son corps finissant -n pois-
son, recouverte d'une écaille argentée, éclairée par des rayons de
toutes couleurs, et si admirablement belle! Son sourire irrésisti-
ble l'appelait tandis (ju'elle s'effaçait dans les profondeurs im-
menses de la mer. Et l'homme amoureux de la « sirène » compre-
nait qu'il était perdu, (pie jamais il ne recouvrerait ni son insou-
ciance, ni la force et la santé de son cœur. Il se rappela (juelle
était sa vie avant d'avoir connu la sirène et ses baisers. Il buvait,
oui. Mais ce n'était point l'ivrognerie; rien que la bravoure, le
vagabondage de la force, le cœur assoiffé de gaieté et de mouve-
ment...
Ensuite, tel que le pêcheur légendaire, dans le filet il trouva
sa sirène. Il la prit dans ses bras, il se mit à la couvrir de baisers
et... adieu la belle vie insouciante et libre : Thonnue était perdu
parla sirène.
— Oh, (h-mon! rugit-il, achevant de vider la bouleiiU' «i'eau-de-
vie et acharné à se débarrasser de même des cauchemars qui
l'assiégeaient. Mais « elle » le tourmentait impitoyablement, elle
lui apparaissait tantôt <(fée )-, tantôt « bergère »; d'autres fois
« naïade », ou encore elle s'approchait de lui drapée dans la
vaste robe d'intérieur, et des boucles brunes tombaient sur ses
joues roses. Un halo palpitant l'entourait, elle était l'inondée de
rayons.
Dans la salle de billard on chantait toujours les mêmes cou-
plets. Peu à peu le cabaret se remplit d'une sorte de brouillard que
LE DÉCORATEUR 6o5
perçait à peine la lumière des lampes, le tumulte des buveurs sem-
blait s'éloigner et narrix er plus que par ondes, comme un écho.
La sirène apparaissait au milieu de ces ondes, souriait et faisait
signe à Kostovski. Par moments il levait la tête, voyait la bou-
teille et continuait de boire. Le brouillard devenait plus dense et
tourbillonnait de\ant ses veux. Mais à travers il retrouvait tou-
jours l'image poétique et chère.
yuand après plusieurs jours de recherche dans tous les caba-
fets on retrouva Kostovski ei qu'on l'eut dégrisé, il recommença
de diriger la mananivre du « fond de la mer » et des sirènes. Il
avait repris son extérieur d'autrefois : malpropre, négligé, plus
taciturne que jamais et les touffes de ses cheveux encore plus
en tumulte.
11 revint se poster derrière les coulisses, près du cintre, pour
rHuminer les sirènes. Son cœur semblait plongé dans le froid et
la nuit, la rage le dévorait. Cette fois il évitait résolument toute
la troupe, la haïssait et se confinait dans son isolement.
Les (( sirènes » nageaient au « fond de la mer ». Il les éclaira.
Seulement ce n'était plus la même lueur poétique; c'était un
brouillard verdâtre et triste et les sirènes paraissaient au travers,
souffreteuses, privées de vie, et pareilles à des cadavres voguant.
Et lorsque Julie à son tour traversa la scène en nageant, tout
au fond comme à son ordinaire, de lugubres rayons glauques l'en-
sevelirent, et la sirène ressemblait à un spectre, à une larve. Sa
face était devenue bleue, livide, horrible, avec des lèvres noires,
des fosses sans couleur à la place des yeux, et son corps de poisson
devint quelque chose d'innomablement mucilagineux. Un frisson
de dégolit passa parmi tous les spectateurs; le corps bleui de Julie
flottait à même un amas phosphorescent, il se confondit enfin avec
lui. composa un on ne sait quoi d'informe, de monstrueux, et com-
ble de l'horrible, de diaboliquement vivant.
Et le décorateur tournait lentement le réflecteur, il contemplait
la funèbre féerie qu'il créait à mesure, il se sentait à mesure faire
s'effondrer le charme: il lui apparaissait que la femme dont il
adora la beauté n'avait jamais été belle, rpi'il la restituait enfin à
sa réalité, elle qui de beauté n'avait reçu, que lorsqu'il l'illuminait
des rayonnements de son amour.
Skitaletz
Traduit du russe par S . N. Yelenkowska et F. Faocs.
Un Socialiste de 1848
François Vidal
I. — Depuis quelques années, les ancêtres du socialisme con-
temporain sont mieux étudiés. On se préoccupe davantage de
rechercher dans les écrits du commencement et du milieu du
siècle, l'origine des thèses qui se sont depuis imposées à la démo-
cratie prolétarienne sous une forme quelque peu dogmatique.
On s'est aperçu (ju'avant les maîtres de la pensée révolutionnaire
moderne, les Marx, les Engels, les Henry George, les De Paepe,
d'autres avaient déjà scruté les angoissants problèmes posés en
toute leur ampleur par l'expansion de l'industrialisme. On a res-
titué à Fourier, à Saint-Simon, à Proudhon, à Pecqueur, le rôle
qui leur appartient dans la formation des doctrines nouvelles.
Même les précurseurs allemands de l'auteur du Capital ont obtenu
justice.
La génération française de 1840-1848 a été peut-être moins
bien traitée dans son ensemble que celle qui l'a précédée. L'œuvre
des fouriéristes et des saint-simoniens est aujourd'hui suffisam-
ment connue. Celle des écrivains qui ont exercé leur action sur
le mouvement républicain et socialiste de février n'a pas encore
été examinée avec tout 1© soin nécessaire. Il faut attribuer cette
négligence des critiques et des historiens à deux facteurs: d'abord
celte génération a été exceptionnellement féconde en publicistes
sociaux, de tempéraments divers, de Louis Blanc à Proudhon, et
de Pierre Leroux à Cabet, et, par suite, l'abondance de la pro-
duction a pu paraître exagérée à d'aucuns ; d'autre part, les
hommes de premier plan, ont été assez nombreux, en cet âge,
pour rejeter dans une ombre totale des philosophes et des écono-
mistes de moindre envergure, mais de valeur encore notable.
Parmi ceux qui ont souflcrt du recul des années et aussi de leur
infériorité relative, il en est (jui méritent plutôt que d'autres, d'être
restaurés à leur vraie place : nous signalerons en première ligne
François Vidal.
Vidal' ne s'est pas borné ii In théorie. Il lui est advenu d'être
mêlé directement à la politique d'action, en sa qualité de secré-
taire général de la Commission pour les Travailleurs, qui siégeait
FRANÇOIS VIDAL (j<'7
au Luxembourg. 11 lui a été donné non seulement d'exposer ses
conceptions dans les livres, mais encore de les défendre devant
une façon de Parlement ouvrier. Il s'est affirmé ainsi l'un des
inspirateurs principaux, avec Louis Blanc, d'une assemblée qui,
en pleine crise révolutionnaire, et à une heure où tout était per-
mis, à la condition qu'on fût prompt, a discuté académiquement le
problème social. Enfin, il a été chargé avec Pecqueur dont les
idées abstraites étaient cependant beaucoup plus avancées, de
coordonner lesl délibérations' des représentants patronaux ou
ouvriers. Rappeler ce rèle de Vidal, c'est donc évocfuer l'œuvre
ébauchée par la démocratie française en une phase presque déci-
sive de son histoire.
Si l'on examine en Vidal, non plus le politique, mais l'écrivain,
il mérite encore qu'on s'attache à lui. Fouriérisle d'abord, puis
partisan de l'Organisation du Travail, il nous montre, non sans
certaine difficulté, comment la pensée socialiste a pu passer, en
vingt ou trente ans, de la négation de l'Etat à l'exaltation de
l'Etat.
Et enfin, si l'on veut rendre à cette étude quelque actuahté, il
suffit de dire que Vidal, interventionniste résolu, et convaincu que
les transformations sociales peuvent s'opérer d'en haut, par une
initiative des pouvoirs publics bourgeois, apparaît comme le
précurseur de nombre de socialistes modernes. Avec Louis Blanc,
(qui en fut au reste le principal bénéficiaire, avant de sombrer
dans une catastrophe), il a esquissé une théorie dont les adeptes,
et en France et en Allemagne, et en Belgique et en Italie, recom-
mencent à jour un rôle considérable.
II. — La biographie de Vidal n'offre aucun trait particulière-
ment saillant. Né à Coutras, en 1814, il mourut en 1872, — mais
son existence militante s'est restreinte tout entière à la période
1848-1851 Dans sa jeunesse, il compta parmi les phalanstéi-iens,
puis il collabora, sous Juillet à diverses publications de tendances
nouvelles, la Reçue Indépendante et la Démocratie Pacilique
entre autres. En 1845, il termina une étude sur les caisses d'épar-
gne ; en 1846, il fit éditer son œuvre maîtresse, celle qui résume
sa pensée et dont le titre est fort long : De la Répartition des
richesses ou De la justice distributive en économie sociale (cri-
tique des théories exposées soit par des économistes, soit par les
socialistes).
Ce volume attira si bien l'attention, à une époque où les ques-
tions sociales passionnaient les foules, qu'au lendemain de
Février, Vidal se trouvait tout désigné pour un poste important.
6o8 LA REVUE BLANCHE
Aussi Louis nianc l'appela-t-il à la Commission du Luxembourg,
où, suivant le témoignage de lauteur de VOryaitisulion du Tra-
i ail, il accomplit une besogne énorme.
.\l)rès juin, \'i(ial rentra dans 1 ombre. mais pour peu de temps,
En 1849, il publia son Travail affranchi. Au 10 mars 1850, il fut
élu représentant à la fois par Paris et par le Bas-Rliin. Il opta
pour la Seine,et siégea sur les bancs de la Montagne. Louis-Bona-
parte n'eut pas d'adversaire plus résolu que ce républicain de
haute conscience. Au 2 décembre enfin. \'idal «[uitta Paris.
111. — C'est dans le traité De la llcparlilion des richesses que
nous allons essayer de saisir le système ou tout au moins le corps
didées de notre auteui'. Aussi bien, sa date même — il a été
imprimé deux ans avant Février — devait lui assigner une in-
fluence sur les événements qui suivirent presque immédiatement.
Par ses concepts fondamentaux. Vidal apparaît bien de son
temps. Nous retrouvons chez lui les éléments (pu prévalurent dans
toute la liKérature socialiste de Juillet, Proudhon excepté, et qui,
en dépit de certaines tendances divergentes, ont formé l'arma-
tures des œuvres de Considérant, de Leroux, de Louis Blanc, de
Pecquéur, de Cabel pour s'en tenir aux hommes de premier plan.
Ajoutons tout de suite que ces éléments étaient un legs de la géné-
ration immédiatement antérieure. fouriériste et saint-simonienne.
Vidal est tout le contrailre d'un matérialiste (le matérialisme ne
surgira dans l'histoire du socialisme qu'avec le manifeste des
communistes). Il ne songe guère à évoquer les faits économiques
comme substruction de l'évolution. Tout au rebours, il nllribue
aux idées — à l'idéal — une autorité capitale et une puissance de
fermentation sans réserve. Comme ses contenq>or;uns,il est déiste,
quoirju'il n'apporte pas sur la divinité les affii'nintions mysti-
ques qui étaient alors de règle, mais il assigne à la Providence
une action et une volonté, et à l'imitation de Fourier, il cherche
à tout le moins à déterminer les vues providentielles. L'oplunisme
se déduit tout naturellement d'un pareil tempérament intellectuel.
La marche dialectitpie de Vidal n'a rien d'original non plus,
pour (|ni a vu ou parcouru les écrits de celte période. Elle est
dominée par trois notions : d'abord l'homme est né pour une fin,
qui est le bonheur. Ensuite la science sociale, qui est la science
du bonheur, se subdivise en trois sections : la philoso|)hie .sociale,
vouée aux besoin* moraux, l'économie sociale, attachée aux be-
soins matériels, et enfin la polili(pie, mais ces sections sont loin
•rétre indépendantes les unes des autres. Vidal s'élève contre la
doctrine qui, di'^tincruanf entre l'économie et la morale, sépare
FRANÇOIS VIDAL 609
l'utilité du bien et du droit. <( L'économie est la science ({ui en-
seigne comment il faut organiser l'industrie et répartir les riches-
ses conformément aux principes de l'utilité générale et de la jus-
lice dislribulivc. »
Quant aux relations, à limporlance comparée, des débats pure-
ment politiques et des discussions proprement sociales, Vidal
s exprime comme tous ses contemporains. C'est mémo avec une
force et une clarté singulières qu'au début de son livre, il dit leur
fait aux sophistes du droit public, ce Le beau temps de la scolas-
tique constitutionnelle est passé et passé sans retour. On a assez
discuté sur l'équilibre des trois pouvoirs, sur l'essence du gou-
vernement représentatif, etc.. Il est temps de laisser u.. peu de
coté les questions de personnes pour aborder franchement les
véritables questions, les questions économiques et sociales. »
Or, ces problèmes qui priment tous autres, se ramènent en
réalité à deux points : l'organisation du travail et la répartition
des richesses. Notons tout de suite que Vidal, comme Louis Blanc,
ne sera sollicité que très indirectement par le problème de la pro-
priété — problème, que Proudhon placera en son rang légitime.
Deux écoles se trouvent en présence : d'une part les écono-
mistes, qui se bornent à décrire des faits, sans se demander s'ils
sont justes, de l'autres les socialistes, qui ont voulu réaliser un
idéal, mais auxquels Vidal reproche de n'avoir point suffisam-
ment étudié la répartition. Il ne dissimule pas d'ailleurs son inten-
tion d'élaborer un système : il la proclame même expressément ;
mais il ne cache pas non plus, dès les premières pages, sa sym-
pathie, ses préférences pour le socialisme. Elles ressortent avec
une incontestable netteté des quelques affirmations qu'il pose
«vaut d'examiner dans leurs détails et de critiquer les conclu-
sions des deux partis.
Vidal remarque que la misère de la classe laborieuse croît en
proportion de la richesse. Cette constatation, (|ue Henry George
résumera plus tard sous forme lapidaire, se retrouve dans toute
la littérature de Juillet. Et il continue ■: <■<■ Il n'y a ni dignité, ni
moralité, ni indépendance possibles, pour l'homme qui n'a point
l'existence garantie, qui n'est pas assuré de pouvoir toujours
gagner par son travail de quoi suffire aux besoins de la vie. »
\'oilà une sévère appréciation du dogme libéral qui s'attache à
la liberté théorique et non à la liberté de fait. Vidal insiste en flé-
trissant la concurrence et le désordre et en déduisant de l'absence
de liberté réelle la nécessité de l'organisation. Il se lance ensuite
dans une diatribe contre le laissez-faire et l'individualisme, et
dans une apologie de l'interventionnisme qui seul peut protéger
6iO LA REVUE BLANCHE
les faibles contre les i'orts. Il nous permet entin, dès ce préam-
bule, de deviner les grandes lignes de son système en réclamant
l'abolition du salariat, l'institution dune solidarité effective, l'as-
sociation intégrale el en invitant l'économie à changer de roule,et
à « entrer plus ou moins dans la voie battue par le socialisme ».
Nous sommes donc fixés, mais cet aperçu général du début ne
peut que nous inciter davantage à accompagner Vidal dans l'ana-
lyse de doctrines adverses à la(iuelle il nous convie.
IV. — Notre auteur a fait la mesure large aux économistes. Il
examine longuement leurs idées et le régime qu'ils défendent
avec tant d'imperturbable acharnement. Il s'agit bien entendu de
ces économistes qui, se qualifiant d'orthodoxes et de libéraux,
prétendent accaparer pour eux l'économie tout entière.
\'idal discerne parmi eux l'école agricole dont Quesnay est le
chef, puis l'école libérale proprement dite qui lui a succédé en
ses deux branches, la descriptive, (les choses se passent ainsi) et la
fataliste (les choses doivent se passer ainsi), puis l'école critique
qui réfute sans conclure, puis l'éclectique qui puise dans tous les
systèmes pour se dispenser d'innover, et enfln la chrétienne qui
asseoit tout sur la charité. Il est en général sévère pour toutes ces
sectes, qu()ii|u'il ail déjà discerné les tendances différentes el plus
généreuses de Sismoneli et des critiques.
Mais c'est surtout aux disciples d'Adam Smith et spécialement
à J.-B. Say qu'il s'en prend. Ceux-là en effet, suivant leurs pro-
pres déclarations, ont éludé la justice, s'attachant au fait el non
au droit. Adam Smith au contraire, a évité de légitimer ce ([ui
n'était point légitime et s'est contenté de décrire le phénomène
qu'il apercevait.
Vidal, avec une reman|uable sagacité, bat tous ces « soutiens
de la société », avec leurs pi'oj)res armes, retournant contre eux-
mêmes les analyses où ils se complaisent. Say, |)ar exemple, n'a-l-
il pas montré toutes les défectuosités du salarial, tous les vices de
la concurience, en attestant (jue le minimum du salaire en était
à la fois le taux normal ? Et ne saurail-ou dégager de Smilh celte
vérité, qu'en slricle justice, l'ouvrier, avec la rémunération de son
labeur, devrait pouvoir en racheter le produit. Or, il n'en est rien,
puiscjue ce produit se vend 4, 10, 100 fois plus cher. Et c'est la con-
damnation du régime tout entier.
De même, \'idal détruit les sophismes de la rente avec une luci-
dité singulière, toujours en s'appnyant sur les écrivains soi-disant
libéraux. Il étudie cette rente à travers son évolution historique,
depuis les temps barbares jusqu'au servage et au salariat. Tribut
FRANÇOIS VIDAL Gn
prélevé sur le travail, elle empêche le salaire d'égaler le produit.
Elle grandit, comme Smith la reconnu, avec tous les progrès
matériels. Et c'est pour cette raison (jue l'agriculture devient
impossible, le seul intérêt du capital absorbant les produits.
Smith encore, par sa théorie du proht industriel, permet de
conclure que l'entrepreneur, le capitaliste doivent fatalement
entrer en lutte avec l'ouvrier, et qu'ils vivent à ses dépens. Malthus
enfin a eu raison de pousser un cri d'alarme en voyant le monde
glisser sur la pente du paupérisme ; seulement cet écrivain con-
servateur, s'il a rendu le service de dénoncer un péril profond, n'a
trouvé que des remèdes appropriés à la petitesse dun esprit ré-
trograde : la contrainte morale pour les uns et le luxe pour les
autres.
Au total, de la lecture des économistes, il est facile de déduire
un réquisitoire en règle contre la société capitaliste, et l'on re-
trouve chez Vidal les mêmes diatribes que chez tous les publi-
cistes de sa génération : par bien des points, il se rapproche de
Louis Blanc.
Le tableau qu'il présente du paupérisme, distingué fort claire-
ment de la misère antique, est judicieux et complet. Le paupé-
risme résulte du salariat et apparaît comme l'état normal du sa-
larié. Il était infiniment moins douloureux et moins répandu au
temps où les corporations existaient encore. Non que le régime
industriel d'avant 1789 fût parfait où même tolérable, mais il eût
été bon de séparer le principe du mode d'application et à tout le
moins, la corporation avait évité l'accaparement, la dépréciation
des produits, la concurrence exagérée, l'invasion des villes par
les ruraux et tous les maux qui s'en suivent.
A beaucoup d'égards, le salarié pourrait envier le serf d'autre-
fois, car celui-ci, assimilé au bétail qui périt pour le propriétaire,
suivant la vieille formule, jouissait d'une sécurité refusée à celui-
là. Il est vrai, affirment les philosophes, que le salarié d'aujour-
d'hui est libre ; seulement, il y a liberté et liberté, et la lilDerté
abstraite, la seule qui soit, n'est que vaine fumée. « Le salariat,
c'est encore la dépendance et Thumiliation de la servitude, moins
le pacte assuré de la servitude. » Comme l'on voit, Vidal a trouvé
des pensées très fortes et des termes lapidaires.
Il n'a pas montré par des expressions moins virulentes, les con-
séquences sociales et économiques de l'expansion du machi-
nisme. Ici, il se rencontre avec Proudhon, qui dans ses Contra-
dictions a si admirablement développé ce sujet. « La mécanique,
s'écrient les manufacturiers avec exaltation, a délivré le capital
des exigences du travail. La mécanique, disent les philanthropes
6i2 LA REVUE BLANCHE
avec tristesse, a mis le Iravailleur à la merci des entrepreneurs
^industrie. » Les deux assertions se complètent et se vérifient
lune lautre. Le travail devient ainsi un privilège pour les uns,
soustraits au chômage, un châtiment pour les autres. Mais ceux
mêmes qui arrivent à louer leurs bras se vouent et vouent leurs
descendants à toutes les déchéances physiques. » La race hu-
maine s'appauvrit et dégénère pendant (pie l'on encourage à
grands frais l'amélioration des races chevaline, ovine et bovine ».
L, alcoolisme et l'abrutissement sont des tares consécutives au
triomphe de l'industrialisme.
La machine n'a pas seulement dans l'ordre social et aussi phy-
siologique, refoulé plus bas la classe ouvrière- elle a désorganisé
toute l'économie en l'ompant l'équilibre entre la production (;t la
consommation. Fatalement, elle entraîne la production illimitée,
à l'aventure, puisqu'elle doit être sans relâche utilisée. De là les
crises qui tous les dix ans dépriment l'activité manufacturière ; de
là tous les palliatifs, pires encore que le mal, inventés pour réagir:
l>rotectionnisme, colonialisme. Et ainsi, de l'ensemble des faits,
de la concurrence meurtrière, de l'exploitation humaine, se dé-
gage cette vérité sinistre (jue la misère est le résultat nécessaire de
notre état de civilisation. Cette vérité, les économistes se «gardent
bien de la proclamer, mais malgré eux, elle éclate à chaque ligne
de leurs ouvrages. Vidal leur demande ce (ju'ils proposent pour
remédiei' à un état de choses aussi cruel. Il ne rencontre chez eux
qu'indifférence, dureté ou impuissance de pensée.
\'. — \'idal s'adresse maintenant aux socialistes, comptant
trouver chez eux plus d'ouverture d'esprit et de cœur. Mais il faut
s'entendre sur la valeur du mot <( socialiste » et notre auteur af-
fecte de le rétrécir singulièrement — tout comme Louis Blanc
après son entrée au gouvernement provisoire de 1848. Soucieux
de rendre son socialisme aimable, acceptable, de le dépouiller de
tout ce qui peut conlrecarivr une évolution officielle, il distingue
« entre les hommes d'étude qui s'en remettent pleinement aux pro-
grès de la laison, et les esprits ardents et généreux, mais impa-
tients de révolution, qui voudraient imposer leurs convictions
par la violence. » Il ne faut point s'étonner de cette différenciation
un peu subtile <\\\\ était acceptée alors par les trois quarts de l'ex-
Irème-gauche et floni rien n'avait démontré l'inanité. On s'ima-
ginait couramment (pie la bourgeoisie, pourvu qu'elle fût un peu
poussée par les événements, ferait volontiers sa nuit du 4 Août.
L'endosmose socialiste, qui s'affirmait en ce temps (il y aurait
une ruiieuse histoire à écrire de celte endosmose si peu féconde
FRANÇOIS VIDAL 6i3
en résultats, à travers le siècle écoulé), fortifiait cette confiance.
Enfin, la conviction de Vidal et la distinction (juil échalaudait sur
elle, s'expliquaient surtout par la notion imparfaite et presque
nulle qu'on avait de la lutte des classes, laciuelle ne sera réelle-
ment mise en lumière, que par Proudhon, surtout dans ses der-
niers ouvrages.
Quoi qu'il en soit, \ idal, socialiste théorique et idéaliste, ne
craint point d'aller à peu près aux extrêmes de la pensée. Passant
en revue les publicistes sociaux du XIX^ siècle, il marque toute
sa faveur aux communistes et ne laisse pas que d'adresser de vives
critiques à leurs prédécesseurs.
Il reconnaît la grandeur du rôle assumé par Saint-Simon. Le
maître et ses disciples ont eu raison de réhabiliter Tordre, la hié-
rarchie, l'autorité, au-dessus de l'anarchie régnante, car la libre
concurrence et le désordre ne servent que les forts et les grands.
Mais immense a été leur tort- (|uand ils ont. en érigeant une loi
vivante, un pape omnipotent, foulé la démocratie et restauré un
intolérable despotisme. Enorme a été leur erreur, lorsquattri-
buant à cette loi vivante le droit de mesurer les capacités et les
œuvres, ils ont installé l'arbitraire à la base de la répartition.
De même Vidal vante Fourier, qui, lui, a respecté la liberté
et qui a évité de constituer une tyrannie. Il fait ressortir, avec une
complaisance mar({uée, les avantages de la phalange et du pha-.
lansthère, l'allocation d'un minimum décent à tous, la prescrip-
tion de l'éducation intégrale — et en vérité, nous verrons ([ue
Vidal, fouriériste à l'origine, n"a jamais complètement rejeté l'in-
fluence de sa première école, — mais la formule de répartition du
système ne le satisfait pas totalement.
Il en vient donc aux communistes, pour lesquels il exprime tout
de suite ses préférences. Il estmie qu'ils s'éloignent de la réalité,
qu'ils voguent dans les régions de l'idée pure, mais il ajoute que
l'utopie d'aujourd'hui peut être le fait de demain, et dans son for
intérieur, il a la conviction d'un triomphe prochain.
Ce qui le séduit dans le communisme, c'est qu'il repose sur
l'égalité des droits. La distribution se fera par portions qui ne
seront pas uniformes, mais qui répondront aux besoins de cha-
cun. Notre auteur compare une société fondée sur ce mode à une
famille ou à une table d'hôte où chacun se sert à sa guise, tout
en se préoccupant de laisser des aliments à ses parents où à ses
commensaux. Il est exact que, généralisé, un pareil système
exige la similitude d'éducation et l'abondance des produits. Mais
il est facile d'obtenir lune et l'autre, et avec l'expansion du machi-
fij/ LA REVUE BLANCHE
nisme, « deux heures de travail suffiront pour doubler ou tripler
la production » des utilités.
Sans doute, tous les travaux ne seront pas également at-
trayants, et il est probable que les vocations n'entraîneront pas
les'citoyens vers les besognes répugnantes ; mais ou bien celles-ci
seront accomplies par les machines, ou bien, à défaut, on établira
à leur intention un recrutement spécial, comme aujourd'hui pour
l'armée. Remarquons, à ce propos, (jue cette idée choque tou-
jours nos contemporains : ils acceptent bien qu'on force un in-
dividu à tuer ses semblables ou même à se faire bourreau en
figurant dans un peloton d'exécution, mais ils jugent monstrueux
et déshonorant pour un homme d'être contraint à balayer les
rues, ou à curer les égouts, pour le bien commun.
Vidal, au reste, n'ignore pas les attaques qu'on dirige contre
le communisme et qu'il regarde comme calomnieuses. On pré-
tend d'abord que ce système confistiue la liberté individuelle. Or,
au contraire, il admet toutes les libertés, sauf celle de ne point
travailler, et pour que les diverses libertés fussent violées, il sé-
rail nécessaire que la majorité des sociétaires y renonçât volon-
tairement. On lui reproche d'abolir la famille, en instituant la
mise en commun des femmes. Ce n'est là (ju'une boutade sans por-
tée. Les femmes ne sont pas des choses, du moins^ elles ne seront
.plus des choses dans la société nouvelle, et, par suite, s'apparle-
nanl, ne pourront être appropriées. Enfin, les socialistes, <lit-on,
entendent tout bouleverser : mais, pourquoi défendraient-ils le
monde actuel, où tout est mauvais ? Celui-ci ne subsiste guère que
par les quehjues embryons de communauté qui s'y sont établis. Et
lors(|ue les économistes al tachent la liberté à la propriété, ils ne
voient pas que les communistes sont leurs meilleurs disciples,
puisqu'ils veulent universaliser la liberté ])ar l universalisation
de la propriété. Seulement, il est nécessaire que celle-ci, pour
répondre aux fins cherchées, devienne homogène et collective,
car le morcellement indéfini organiserait la misère pour tous.
« Ceux (|iii dans mille ans, liront notre rode de j)rocédurc,
notre bulletin des lois, qui compteront les millions d'arrcls, de
jugements, de délits et de crimes, causés par la division de la
j)ropiiélé. par les débats d'intérêt, se demanderont avec étonne-
menl comment une telle société a pu subsister ; mais ils s'éton-
neront bien davantage encore d'ajqwendre rpie l'association, cette
chose si simple, si naturelle, si facile à réaliseï-, a été considéi'ée
comme une chimère, comme une folie par les grands esprits du
XIX" sièrle, .. Ce n'est pninf ];i le Ion bniilnin et prophétique de
FRANÇOIS VIDAL ^'^
Marx, mais c'est bien le langage optimiste, pétri de sentimenta-
lité, de la génération de 1848.
VI. — Nous connaissons les vues théoriques de Vidal : il in-
cline fortement vers le communisme. Les partisans de cette doc-
trine ont raison à ses yeux ; non parce qu'elle consacre la marche
même des phénomènes économiques dans la nation moderne —
le matérialisme histori(iue ne pouvait recevoir une telle adhésion
d'un penseur aussi soucieux d'idéalisme — , mais parce qu'elle
s'étaie sur la fraternité. En remontant en arrière, on remarque
au surplus, et cest une démonstration de sa valeur pour un
homme de 1848, quelle évoque le christianisme primitif,
et il n'est point de motif de croire qu'elle heurte les' commande-
déments de Dieu. Voilà donc le communisme de droit divin. En
poussant un peu Vidal, on aboutit à cette conclusion, qui a pu
faire impression sur l'époque.
D'ailleurs, la science sociale, mais l'auteur ne précise pas,
nous conduit à la même solution du grand problème humain. La
réconciliation de la science et de la religion s'opère ainsi comme
chez SaintSimon, comme chez Fourier. En ce temps-là, le
dogme et la raison n'étaient ni surpris, ni scandalisés de voisiner
de la sorte. Le réveil fut cruel au moins pour celle-ci.
Que si le communisme intégral doit ajourner son triomphe à
une date lointaine, le fouriérisme fournirait une excellente tran-
sition, à condition qu'on le retouchât légèrement. Vidal est un
esprit conciliant, qui croit l'entente possible entre tous les hom-
mes, et qui s'efforce de trouver le juste milieu entre les conserva-
teurs et les révolutionnaires. Surtout il veut conjurer de nou-
velles révolutions qui lui apparaîtraient, au milieu du XIX^ siècle,
un anachronisme. Babeuf qui vivait pourtant cinquante ans plus
comme un anachronisme. Babeuf qui vivait pourtant cinquante
ans plus tôt, et qui n'avait pas vu grandir, avec l'industrialisme et
le machinisme, l'opposition inévitable des classes, prédisait un
supplément à la grande subversion de 1789. Mais le socialisme
de 1848 était infiniment plus adouci que celui des Egaux, au moins
dans les écrits qu'il alimentait. Et, par un contraste étrange,
l'une des plus sanglantes révolutions sociales, l'une des plus ter-
ribles luttes de classes qui aient jusqu'ici surgi dans l'histoire, —
Juin — est sortie de cette propagande en apparence si atténuée.
Si Vidal n'attend rien d'un soulèvement populaire, il attend
tout des pouvoirs publics, qui, eux, doivent régulariser le cou-
rant des idées et organiser méthodiquement le travail. Il est vrai
qu'à certains moments, il se décourage et leur reproche d'être
fiiG LA REVUE BLANCHE
aux mains des marchands, mais son optimisme reprend le des-
sus. Au total, il se montre de moins en moins exigeant. Du com-
munisme pur, il est descendu au fouriérisme, il finit par rétro-
grader jusqu'à des solutions beaucoup moins avancées encore, et
<iu"il donne comme des palliatifs momcnlanémcnl très suffisants.
Nous arrivons ainsi au programme pratique, au plan de réfor-
mes immédiates, qui a été conçu par la plupart des écrivains
politiques de la démocratie de 1848, et qui a été partiellement
éprouvé au lendemain de Février. Nous allons le résumer ; mais
il faut tout d'abord signaler son importance et dire qu'il a forme
la substance même des délibérations de la Commission du Luxem-
bourg et la matière du rapport que \'idal inséra au Moniteur olfi-
ciel. Le publiciste auquel s'attache cette élude a donc eu la for-
tune si rare de pouvoir faire prévaloir, appelé à une fonction con-
sidérable, — celle de secrétaire général de ce Parlement ouvrier,
les idées qu'il avait coordonnées dans le plus considérable de
ses livres. Car le programme pratique se dégage tout aussi bien
du volume de Vidal que de VOrganisalion du Travail de Louis
Blanc.
Puisqu'il est malaisé de supprimer sur le champ les causes du
paupérisme, il convient d'agir au moins sur ses effets. Or, il y a
plusieurs catégories de pauvres. D'abord, les invalides, c'est-à-
dire les enfants, les malades, les infirmes, les vieillards : à ceux-
là, Vidal réserve la charité privée et les établissements d'assis-
lance actuels. Ensuite, les fainéants valides : il les lenvoie
aux tribunaux. Enfin, les ouvriers valides réduits au chômage
malgré eux : pour eux, l'on créera des ateliers j)ermancnts, à
condition qu'ils ne fassent pas concurrence aux autres ateliers.
Les produits y seront autant que possible, consommés, en vertu
<run éfjuilibre préétabli entre la production cl les besoins. Ce
seront des colonies agricoles fondées sur l'association.
Le principe admis, linstitution grandira régulièrement. Elle
recourra à des capitaux prêtés, qu'elle rémunérera à raison de
4 0/0. Pour le reste des revenus, ils seront répartis, à litre tran-
sitoire, de la façon suivante : allocation d'un salaire minimum,
constitution dun fonds de réserve, distribution <lu reste entre les
associés, au prorata de la production de chacun.
En dehors de cette innovation, qui n'a rien de bien subversif,
et qui n'est que la coopération pure et simple, exclusive de toute
participation de l'Etat, Vidal invite le gouvernement à faire cons-
truire des maisons ouvrières à bon marché et à instituer des
retraites. En somme, il combine avec le coopéralisme libre, l'in-
terventionnisme, allant un peu moins loin que Louis Blanc, qui,
FRANÇOIS VIDAL <5»7
lui, voulait mettre plus franchement la puissance publique au
service des salariés.
Ainsi, partant de prémisses très hautes, dune condamnation
très rationnelle, et fort nette de la société capitaliste Vidal som-
brait dans les réformes de détail, saccommodant finalement de
mesures que la monarchie légitimiste même eût pu avouer et qui
n'avaient plus le moindre rapport avec le socialisme. N'est-ce
point là toute l'histoire de la Révolution de 1848, envisagée sous
son aspect social ?
VII. — Apprécier lœuvre de Vidal, c'est donc apprécier l'action
prati(jue et politique qu'ont exercée les socialistes admis, après
Février, soit au gouvernement provisoire de la République, soit
à la Commission du Luxembourg pour les travailleurs. Cette
action, nous l'avons discutée longuement ailleurs (1). Nous ne
nous y attacherons donc point. Il nous suffira de dire qu'elle fut
néfaste, quelle eût été criminelle, si ceux qui s'y résignèrent eus-
sent pu discerner le sens des événements, qu'en tout cas elle influa
lamentablement sur vingt années de l'histoire prolétarienne.
Vidal, dans ses écrits, Louis Blanc, au gouvernement provi-
soire, ont eu le tort de ne croire ni à la puissance des révolutions,
ni à l'égoïsme logique, naturel, inéluctable d'un régime qui se
défend, et qui prétend se conserver. L'un et l'autre avaient la
même conception du socialisme : un idéalisme intégral qui s'ac-
cordait sur le terrain des faits avec les pires conpromissions et
les abdications les plus inattendues, — une philosophie d'autant
plus prête à restreindre ses conclusions qu'elle s'était mieux sa-
tisfaire dans le noble jeu des idées, — le dédain de la classe prolé-
tarienne, digne de compassion, de charité, appelée peut-être
dans l'avenir à se régénérer et à prendre son rang, incapable
pour le présent de régler sa destinée ; — en conséquence aussi, la
haine des mouvements partis d'en bas qui ne peuvent être que
chaotiques, informes et inféconds, l'admiration des actes ins-
pirés d'en haut, même par la caste supérieure des penseurs et
des politiques, seuls capables de pousser le monde dans des
voies nouvelles.
L'un et l'autre ont été ainsi non point les serviteurs du prolé-
tariat, — qu'ils aimaient d'un amour plus sentimental que rai-
sonné et plus déprimant qu'égalitaire, — mais les médiateurs
entre le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat espérait en eux
avec la confiance trop aveugle qu'il accorde souvent à ceux qui,
(1 Histoire du Socialisme Français, de février à juin.
40
<5i8 l'A REVUE BLANCHE
ne sortant pas de ses profondeurs, gardent avec lui des attaches
iictives et ténues. La bourgeoisie, forte des souvenirs du passé,élait
certaine d'avance que ces champions du peuple feraient besogne
conservatrice. Elle a beau protester, aujourd'hui comme il y a
Gin([uante ans, contre les réglementations sociales nouvelles, elle
sait bien (jue ces lois, que ces décrets, contre lesquels elle sélève
un peu pour la forme, aboutissent à prolonger les temps.
\'idal et Louis Blanc, qui méprisaient et redoutaient la force
populaire, ont été ainsi au premier rang parmi ceux qui ont fait
dévier 48, el l'ont aiguillé vers la réaction politique et sociale.
La Commission du Luxembourg, où lun et l'autre se sont exer-
cés, n'a été qu'une duperie pour les prolétaires, un objet de rail-
leries pour les conservateurs. Qu'en est-il sorti ? Rien, sinon des
projets mort-nés, inapplicables à l'heure même où ils se pro-
duisaient, et qui n'avaient plus rien de commun avec le socia-
lisme. Nous avons voulu montrer que l'un des principaux écri-
vains de Juillet — si complet pourtant, et si bien armé dans ses
déductions théoriques, avait préparé cet avortement. Nous nous
détendrons d'avoir même ébauché une condamnation. Et puis il
sied de tenir compte de l'inexpérience de l'époque, de -a nou-
veauté des situations. Mais quelle leçon pour la classe ouvrière,
et quel enseignement pour les politiciens professionnels !
Paul Louis
La Quinzaine
GAZETTE D'ART
Les nouvelles couleurs Raffaëlli. — Nombre de chefs-d'œu-
vre parmi les peintures du xix' siècle sont voués à une destruction cer-
taine, par suite de la mauvaise qualité des couleurs employées. La
Médée, de Delacroix, le portrait de Chérubini, par Ingres, le Radeau de
la Méduse, sont de ce nombre. Aussi, ces dernières années, les artistes
se sont-ils préoccupés d'employer des produits plus fixes. On a eu les
couleurs à l'ambre, celles à la cire, M. Raifaëlli, qui est un homme
actif, à la fois peintre, théoricien, aquafortiste, vient de se révéler
chimiste, en mettant à la disposition de ses confrères des couleurs
solides à l'huile, présentées en petits bâtonnets semblables à des crayons
de pastel et qui, comme ceux-ci, se frottent sans le secours de pinceaux
sur la toile ou le papier.
Donc deux intermédiaires de supprimés et une rapidité plus grande
dans le travail, puisque la tonalité s'accuse au moindre frott^ement et
que les couleurs peuvent être étendues et mélangées en cas de besoin,
presque simultanément, avec le doigt. Cette rapidité dans leur emploi
en fait un procédé précieux pour tous les artistes curieux de notations
rapides. Et de fait, c'est merveille de voir le parti qu'en tire, en dehors
de Raffaëlli qui, naturellement, en joue avec maîtrise, un virtuose
comme Albert Besnard. Il y a là une Source et un portrait de jeune
homme qui ont une franchise, une fraîcheur qui enchantent. Et Chéret
donc, et Mangeant, et un nouveau venu, Cesbron fils, qi^i se spécialise
dans d'extraordinaires notations d'intérieurs de cathédrale où rutilent
ors et vitraux parmi les lueurs mystérieuses des cierges. C'est mer-
veille de voir comme, malgré le procédé identique, la personnalité de
chacun demeure. Thaulow conserve ses tons complexes, et Louis
Legrand les nuances de ses fards, tandis que Steinlen, avec des moyens
à lui, rien qu'à lui, évoque une extraordinaire, mouvante et hurlante
émeute ,
Charles Saunier
Louis Hayet (1). — Ininterrompue suite, de 1879 à 1902. De la
première époque, des dessins, des croquis; des passants, des morceaux
de la foule parisienne, hardiment, sommairement jetés, où des traits
(1) Exposition rue &eoffi-oy-Marie, 1
620 LA REVUE BLANCHE
particuliers sont fixés rien qu'en ce qu'ils donnent de significatif dun
caractère collectif, d'une expression générale. Puis des peintures, sites
urbains ou de banlieue, traités selon un pointillisme qui se rapproche
de celui de Seural mais garde sa personnalité. De l'éclat, du mou-
vement, beaucoup d'air, et cependant un effet un peu friable et trouble.
Le morceau capital serait une étude de violoncelliste, plus grande que
nature; c'est puissant, têtu, aéré, et avec cela creux et sec par endroits.
11 mène alors (vers 1899) son tour de France, oublie toute « technique »
et devant la campagne se refait écolier. Cette dernière période est la
plus riche et la plus féconde; la fougue semble croître, perdant à la fois,
délibérément, ce qu'elle présentait de diffus et de brutal, (fui se fait
franchise et lucidité; arbres ou architectures s'ordonnent en silhouettes
lumineuses, solides, isolées à la fois qu'enchaînées par une atmos-
phère limpide et mobile.
Fagus
Les origines de l'exotisme, d'après « la Madone » de Venturi (1).
— Tout en peinture a plus ou moins une origine religieuse; mais par-
ticulièrement l'exotisme, souci de vérité, de couleur locale que pouvait
vait seul nécessiter l'ardeur de représenter avec fidélité certaines scènes
du Nouveau Testament, a une origine étroitement chrétienne, le chris-
tianisme venu d'Orient. Ce point fut négligé par Alexandre de Hum-
boldt dans ses très intéressantes études sur la peinture, mais les nom-
breuses reproductions des cou\res italiennes réunies par Gaultier et
Magnier dans la belle édition française de La Madone et Venturi qui
\ient de paraître permettent de s'en rendre compte avec assez de
netteté objective.
I^es personnages principaux des scènes évangéliques se présentent
presque toujours avec le caractère de large humanilt' « catholique »
que l'artiste réalise instinctivement dans sa volonté d'idéalisation, qui
est toujours généralisation; et même les naïfs qui copient leurs con-
temporains pour peindre les saints, embellissent d'une telle perfection
les modèles, déjà choisis avec soin, i>our la Viergo que les traits
romains ou florentins de ceux-ci s'atténuent, s'effaçenf, s'éniacient dans
un élan vers la perfection de la grûce. C'est seulement aux époques raf-
finées que la Vierge accuse un peu le charme chaleureux de la jeune
fille juive.
Au contraire L'Adoration des Mages exige chez les plus naïfs, sinon
d'abord un décor asiatique qui so f»récisera dans la suite, des person-
nages orientaux : il ne lour \i(nit pas à l'idée que le mot exotique
de Mage puisse se satisfaire d'une figuration italienne. Au palais
Barberini, h Rome, h la cathédrale de Hraga, au baptistère de Pise,
les bas-reliefs remontant au xiii* siècle font saillir des lions «inivites,
(1) A Venturi : La Madone (Gaultier et Magnier, in-4* de 422 pp., 400 illustrationi
dans le texte, 17 planches hors texte, 40 fr.).
GAZETTE d'art <)2I
des défenses d'éléphants, une archilccUirc mauresque, des mages cam-
brés sur des chevaux enii)orlés selon le mouvement connu des fresques,
ou des profils géométriques à yeux et barbes assyriens, Giotto, obligé
par les textes sacrés à dessiner un chameau, dresse une manière d'âne
apocalyptique à grandes pattes et suranimé de ces yeux humains qu'ont
les bêles dans les sculptures orientales. Lorenzo Monaco, à Florence,
introduit des Arabes à burnous et robes traînantes zébrées de yatagan
(à côté, très significativement, les valets ont des costumes italiens).
Xon plus que Ghirlandajo, Luini n'oublie les nègres; et il multiplie les
girafes et les chameaux aux flancs serpentants des collines. Y ajoute
la gazelle, familière près d'un rabbin à habit d'astrologue orientai,
Carpaccio qui. dans un tableau du Louvre a recomposé la Jérusalem
anti(|ue en la peuplant d'authentiques mamamouchis. Corrège qui a
vu des Turcs à \ enise donne des têtes ottomanes et des turbans à ses
mages.
De même encore La Fuite en Egypte, évoquant chaque fois le mot
très représentatif d'Egypte, oblige à varier les paysages, partout ail-
leur italiens. Ainsi Giotto, d'ordinaire, copie la réalité immédiate et
son génie géométrique se borne à choisir parmi les architectures de la
péninsule celles qui se rapprochent le plus de la mauresque, comme
parmi les types romains il prend ceux qui ressemblent le plus aux sé-
mites; mais ce peintre, qui, en outre, exprime une délicieuse poésie
nomade restée de son enfance (maisons portatives, tentes, troupeaux,
bergers, etc.) s'attache, lorsqu'il arrive à cette scène, à dessiner des
sortes d'aloès, à imaginer une \égétation désertique. Angelico lui-
même fait onduler les dunes, et avec une symétrie vraiment arabe dis-
pose en flammes ardentes des cyprès modifiés pour d'adapter plus étroi-
tera.iit au syjnbole arabe de ferveur qui est lié à cet arbre religieux;
— dans La Mise au Tombeau, il minialurera d'autres plantes exotiqu îs,
semblables à des lataniers et offrant de belles analogies avec les plunr).«g
d'autruche. — Peruzzi et Luini connaissent le dattier. Taddeo Gaddi
avait composé pour le mariage de la Vierge un bosquet de sa^ou'.iers
et de feuillages en queue d'oiseau-de-paradis. C'est touchant la végé-
tation que l'imagination se donne plus naturellement libre ours, év».-
quant les arbres de l'Eden, de même que Gozzoli rêvera le Pnradis
planté de cypès, de palmiers et de dattiers; et on assiste ici au nièmc
émerveillement naïf qui, plus tard, après la découverte de rVmériquo,
travaillera les cerveaux des artistes flamands devant les feuilles, ra-
meaux et fleurs desséchées que les navigateurs rapportaient dans les
ports : ce qui sera le second stade de l'exotisme.
Marius-Ary Leblond
GESTES *
Le privilège des piqueurs de fûts. — Nous soumettons à MM. les
députés qui ont pris à cœur les intérêts des bouilleurs de cru,- les reven-
6a2 LA REVUE BLANCHE
dicalions d'une autre corporation non moins sympathique, les piqueurs
de t'ûls. Il n'y a, en effet, point de différence de nature entre ces deux
catégories de travailleurs; il n'y a qu'une différence de degré, ou, en
d'autres termes, de température : les bouilleurs de cru instrumentent à
chaud, comme leur nom l'indique, ils portent à l'ébullition des produits
non cuits; les piqueurs de fûts, au contraire, opèrent à froid. Cette
méthode écarte tout danger d'incendie, on n'a donc point à s'étonner
de la louche animosité des Compagnies d'assurances.
Au temps où l'homme ne connaissait point encore de plus noble con-
quête que le cheval, personne n'était choqué clc voir pratiquer d<;s
soupapes sur les flancs de ce moteur animal, au moyen d'appareils
perforateurs spéciaux. Il est aussi naturel de stimuler l'es récipients
contenant cette force motrice nouvelle, l'alcool, par l'usage d'éperons
de modèles inédits.
L'Etat, d'ailleurs, protège déjà certains piqueurs de fûts, ïes hono-
rant, à l'égal des académiciens, des « piqueurs » proprement dits et des
gardes-chasse, par le port d'un unifomie vert : les douaniers, puisqu'il
faut tout dire, sont autorisés à s'immiscer, par le canal — si nous osons
cette incorrection, vu que la tringle métallique, dont on leur tolère
l'abus n'est point perforée — par le canal d'une sonde en fer dans
toute propriété d'autrui qu'il leur plaît. Cette sonde, constatons-
nous, n'est point percée au bout, ce qui assure l'Etat contre toute
absorption par aspiration des liquides contrôlés par ces fonctionnaires.
Ainsi musèle-t-on la sangsue et le fourmilier. Mais n*rst-il pas proba-
ble, bien au contraire, qu'un tuyau creux leur servirait, à l'exemple
de tous les engins similaires, « à en remettre »?
Comme le privilège du Piqucur Vert néanmoins, choque l'équité
et le sens commun, une mesure serait raisonnable : l'impôt sur ce pri-
vilégié, ou, si l'on veut, ïim})ôl sur ïimpùl. Ce système économique
ferait refluer une partie de la richesse vers sa source, pour le plus
grand bien-être du contribuable et sa stui>éfaction.
Quoi (|u'il en soit, la tâche du pi(jueur de fûts est louable, et compa-
rable de tous points à celle du militaire: celui-ci a pour mission de soula-
ger par ujie ponction hygiénique, la pléthore de l'hunianilé vivante : de
môme celui-là se dévoue à obvier à la mévente des \ iiis.
Alfred Jaruv
LES U\ IIES^
Chahf,ks-Loi is Puilippi; : Le Père Perdrix (Fasquelle, in-18 de
276 pp., 3 fr. .50). — Tous ceux qui liront le Père Perdrix en garderont
rimijression d't>ne force tranquille et sûre : Désormais Charles-Louis
Philippe sait ce (ju'il veut, et fait ce qu'il veut. Et ce (ju'il veut apparais-
sait déjà flans son promifr livre, la Mère cl VEnlanl : c'est de nous
LES LIVRES 623
faire voir la vie avec les yeux des pauvres et de nous la faire sentir
avec les yeux des pauvres. Mais la vision, sans rien perdre de sa
finesse est devenue plus directe et plus large; le sentiment, qui parfois
tournait à la sensiblerie, a pris un accent plus viril. Bubu de Mont-
parnasse, qui parut l'an dernier, était comme une œuvre de transition;
je me reproche de n'en avoir pas fait assez valoir la vigueur et la
nouveauté. Ce n'est pas que le sujet me gênât; mais il ne me semblait
pas traité avec une franchise entière. A ne trouver chez le souteneur
Bubu qu'une saine brutalité, sans rien de fuyant ni de louche, je soup-
çonnais un parti pris de simplification et d'embellissement. De plus
je me laissais agacer par quelques attendrissements trop faciles. Cer-
tainement Bubu m'est plus cher, maintenant que je connais le Père Per-
drix.
Un vieux forgeron, aux yeux malades, est forcé de renoncer au tra-
vail de la forge. II tombe à la charge de la commune, à la charge
de sa \ ieille, et se traîne en des repos coupés d'humbles besognes oà
s'usent lentement sa force et son courage. Son neveu, le fils du char-
ron, a contenté l'ambition paternelle en devenant un ingénieur, pres-
que un bourgeois. Mais pour s'être senti du peuple au contact des
ouvriers, il lâche son patron, se brouille avec son père, et, réfugié
chez le vieux, il partage ses repas, son lit, ses flâneries. Il trouve
enfin une petite place à Paris, et garde avec lui son vieil enfant, jusqu'à
ce que le père Perdrix, ahuri par la grande ville et las d'une vie qui
« devient le pain des autres », sorte un soir pour se jeter dans la
Seine, où il tombe comme par hasard, ses lunettes sur le nez... Un tel
argument ne se distingue pas de maint sujet de roman réaliste; c'est,
une fois de plus, 1 histoire d'une « âme simple ». Si pourtant ce livre
ne ressemble à nul autre, c'est queles événements n'y sont plus mon-
trés du dehors, mais du dedans.
Faut-il rappeler les lignes où Flaubert déclare qu'il voit la vie
« transposée comme pour l'emploi d'une illusion à décrire »? Naguère
M. Hugues Rebell, en sa sincère et clairvoyante injustice, ne repro-
chait rien tant à Flaubert que son indifférence, ou plutôt sa répugance
morose pour les sujets par lui-même choisis. Les plus chauds admi
râleurs de Bouvard et Pécuchet accepteraient cette critique, si M. Re-
bell ne semblait par ailleurs en rétrécir le sens, en ne cherchant de
pâture à son amour de la vie qu'en des cas exceptionnels de luxure et
de cruauté. Qu'après les romans de Flaubert on ouvre ceux de Zola :
ce n'est plus le même dédain ni le même détachement d'artiste, la même
dislance entre l'auteur et son sujet; la vie du peuple se révèle plus pro-
che de nous, est plus familière. Encore la saisissons-nous moins dans
les individus que dans les masses; et non point par une participation
immédiate, mais par l'obsession qui se forme de mille détails accu-
624 LA REVUE BLANCHE
mules. En somme, M. Brunclière, dans son livre sur le Roman réaliale,
n'avait point tort de regretter, chez les réalistes français, certaine ab-
sence d'intelligence et de sympathie. Ces dons précieux éclatent dans
le Père Perdrix; mais je gage que le critique ne les y reconnaîtra pas,
Il lie les y recomiaîtra pas parce qu'il a peine à les concevoir
séparés d'une façon . d'idéalisme moralisant et raisonneur. C'est
en un tel alliage qu'ils se présentent dans les meilleurs romans de
George Sand, dans ceux encore de George Eliot, dont vous ne me
ferez point dire de mal. Le propre de ces écrivains est de peindre
la vie inculte du point de vue d'une culture supérieure; ce qui
ne va pas sans la dénaturer. ' Pour eux, s'intéresser aux pauvres,
les comprendre, c'est discerner en eux l'ébauche de notre âme,
l'image rudimenlaire de nos faiblesses et de nos vertus; c'est les
faire semblables à nous, au lieu de nous faire semblables à eux.
Au mépris succède une condescendance affable, et souvent exquise;
la dislance subsiste toujours... Charles-Louis Philippe se couche
dans les draps sales du père Perdrix, boit le vin bleu dans son
gros verre, casse avec lui les cailloux de la route, puis avec lui s'aca-
gnarde, au soleil, sur le vieux banc; paitaue avec lui sa misère, ses
ihumatismes, sa paresse, son labeur, sa courte sagesse, ses préjugés
et ses étonnements, comme on partage un morceau de pain bis. Il sait
qu'en art l'amour exclut toute apparence de charité, et se confond
avec la justice dans une simple et totale sympathie. Sympathiser, c'est
s'identifier à autrui, se perdre en lui, vivre en lui, ne plus aimer que
ce qu'il aime, ne plus sentir que jce qu'il sent. Qu'il s'agisse de peindre
des êtres humains ou les fauves chers à Kipling, cette substitution de
personne permet seule un réalisme authentique, un art vraiment im-
personnel.
Pall Fort : Paris sentimental ou le Roman de nos vingt
ans (Mercure de I" rance, in-18 de 21'.:! pp., '6 fr. 50). — Bau(i<daire
\"yait dans la ballade en piose un moyen d'expression poétique plus
souple (jue lalexandrin. En la contraignant à des rylhm(\s plus nets, à
de plus nombreuses assonances, Paul Fort en a fait imc forme d'art
plus précise, plus stricte, et sans doute moins naturelle (pic h» vers
libre des Kahn et des Griffin. Elle est devenue son langage quotidien,
si bien cju après r.i\<>ir consacrée à célébin- I.i (iL;iii<' histfni(|no de
Louis XI, curieux homme, il rcnq)loie à présent ;i la pi'inlmc (h:* la
jciniessc et de l'amour contemporains. La lenlative n'«st pas, d'un bout
à l'autre, ('gaiement réussie. Parmi de petites pièces, alertes et chan-
tantes, un long chapitre comme le Moulin d'Orgemonl déconcerte le
lecteur par ces vers, satis cesse interrompus et sans cesse repris, (jui
clnrini-'nt nu \pril r\ ri'illfnl o\ se mêlent, n'étant point retenus aux
LES LIVRES 625
clous d"or de la rime. Mais l'impression d'ensemble est neuve — toute
<le tendresse nerveuse et crispée.
Michel Arnalld
J. C. Mardrls, trad.: Le Livre des Mille Nuits et une Nuit;
Tome XII : la Parabole de la vraie ^eience de la vie; Farizade au sou-
rire de rose; Histoire de Kamar et de Vexperle Falima; Histoire de
la ïambe de mouton; les Ciels du Destin; le Diicân des laciles (acélies
et de la gaie sagesse; Histoire de la princesse Nourennahar et de la
belle Gennia (Eugène Fasquelle, in-8° de 324 pp., T i'r.). — 11 nous man-
(]uait une satisfaction due aux Mille \uits et Une, encore qu'elles nous
on aient procuré de nombreuses, dont nous n'avons que faiblement
remercié l'autrur en glorifiant dans cette revue quatre ou cinq tomes.
\otre jubilation est complète, le docteur Mardrus ayant bien voulu
nous lire, si nous osons nous exprimer ainsi, en arabe le texte français
du volume qui va paraître. Soyons plus clair : le traducteur dos Mille
Nuits et une Nuit possède si également les langues arabe et française,
disons mieux : parlait si nativement larabe avant de savoir qu'il y eût
d'autres idiomes que l'arabe et que le français existât que, malgré
l'exactitude scrupuleuse, la version française des Nuits conser\e inté-
gralement le rythme musical de l'original.
Pour peu que vous possédiez une mosquée dans votre maison, ou. si
vous avez négligé ce soin domestique, pour peu que vous ayez entendu,
à l'aube, un muezzin sur un minaret, ou, à d'autres heures, un croyant
psalmodiant le chapitre de la \ ache, le souvenir vous sera demeuré,
sans oubli possible, de ces mètres de longueur à peu près identique à
celle des hexamètres latins, terminés presque tous par des i longs et
dont la lecture est comme un chant liturgique.
Faites l'expérience de reprendre, pour le repasser à voix haute et
grave, l'un de vos tomes des Mille Nuits, ayant versé, en remerciant le
Rétributeur pour ses bienfaits, dans le raki des croyants, qui est l'ab-
sinthe blanche, une goutte ou deux de l'eau d'Allah, mais pas plus...
« gardant, car Allah est plus savant, le reste pour la prière ». Xous
ouvrons notre tome nou\eau à un passage de « Farizade au sourire
de rose », et nous nous permettons de préciser par des tirets les coupes
naturelles de ce poème en prose :
O mes sœurs ! — je souhaiterais de devenir l'épouse de notre maître le
sultan ! — Et je lui donnerais une postérité bénie. — Et les fils qu'Allah
ferait naître de notre union seraient dignes de leur père. — Et la fille
que j'aimerais avoir devant mes yeux — serait un sourire du ciel même ;
— ses cheveux seraient d'or d'un côté et d'argent de l'autre ; — ses larmes,
si elle pleurait, seraient autant de perles qui tomberaient ; — ses rires,
si elle riait, seraient des dinars d'or qui tinteraient ; — et ses sourires, si
seulement elle souriait, — seraient autant de boutons de rose qui sur ses
lèvres écloraient. — Tout cela !
626 LA REVUE BLANCHE
Quant nux infidèles qui ne sont documentés que par Galland, ils
venonl leurs yeux s'ouvrir — littérairement parlant — à la lumière de
llslam, par la chanson de l'Oiseau, de\ aiit laciuelle se tairaient les luths
et les cithares.
Et entre les mille choses — cl une! — extraordinaires qui sont dans
le tome, nous citerons, pour abréger, le fruit d'angoisse que rongent les
insectes dans la bouche de Hassan Abdallah, au cours du conte alchi-
mique des Clefs du Destin, et la mort sublime du Bédouin, au moment
où il commence, devant la première adolescente qu'il aime, son « chant
du cvçne ».
' O"
G. Dlbois-Desaulle : Prêtres et Moines non conformistes en
amour (Editions de La Raison, iii-lS de 3iG pp., 3 p. 50). — «Nous pré-
sentons les faits, dit M. Dubois-Desaulle, dans toute leur exactitude
documentaire, sans vouloir les apprécier. Aucune théorie morale
n'offre de base assez stable et assez universelle pour permettre de
juger, en son nom, la moindre action humaine. » Essayons pourtant
d'établir une théorie, fondée sur la science moderne et sur... la Bible :
« Au commencement. Dieu créa l'homme: il le créa mâle et femelle,»
dit la Genèse. Ce passage a été assurément mal interprété, par des
hypothèses d'hermaphrodisme primordial. L'homme ne change point
si vite — en les quelque six mille ajis de l'histoire écrite : il était
homme, d'un seul sexe, rigoureusement pareil aux spécimens actuelle-
ment conservés, mais il servait — de même que servent sans doute les
« non-conformistes », et ainsi que l'impriment au sujet de certains
appareils nos herboristes modernes : « pour les deux usages ». Il \n
sans dire (|u'il se reproduisait assez peu dans ces conditions, ainsi qu'il
appert de l'histoire de Sodome, Sodome fut détruite : c'est une façon
ingénieusement symbolique de rapporter que les procédés, si cou-
rants en l'on 1002, de repopulation, n'y trouvaient encore que peu
d'adeptes. Ouelques individus, spécialement doués, se rapprochaient,
avec le temps, par différenciation, du type que nous qualifions
« femme », et, par une sélection — n'employons pas, on saura pour-
quoi, le mol : naturelle — l'homme « né de la femme » eut le pas sur
les autres homnios et les supplanla, au cours d'une seule génération,
ce qui n'était pas difficile, vu (juc les autres hommes ne naissaient
pas du tout. Donc, l'honmie « naturel » subsista seul, et remarquons
à ce f»ropos que la « nature » est une création du langage, et qui a
la même élymologie que « naissance ». Il y a tant d(> phénomènes,
aussi réels — tous ceux qui sont ('lirnels — , et qui sont aussi bien dans
« l'ordre des choses » (sens vulgaire du mol naturel) et qui ne sont
point nés! L'expression de Spinosa n'est qu'un pléonasme : Natura na-
turrins, nnlura nnlurala.
LES LIVRES Cil']
Par suite de cette erreur de langage contre quoi même ceux qui la
comprirent n'osèrent réagir, le Sodomilicum peccalum ou Venus
praeter naluram a été traduit généralement par « vice contre nature ».
De plus intelligents interprétèrent « hors nature ». Aucun latiniste no
sera choqué — puisque nous ne le sommes nous-mêmes! — si nous
paraphrasons « prœter naturam » en ces termes : « qui laisse de côté
la question de repopulation ». Les Pères de Trévoux ont élucul»ré
onctueusement cette fornmle : le non-conformisme en amour.
Environ cent cinquante cas de ce « non-conformisme » ecclésias-
tique ou monacal, sont cités, avec une érudition qui défie toute critique,
puisque les documents n'y manquent point, par M. Dubois-DesauUe.
Paul Ranson ; L'abbé Prout, guignol pour les vieux enfants, pré-
face de Georges Ancey. illustrations de Paul Ranson. — Nous avons
eu déjà, voici bientôt un an, la joie de prêcher l'Evangile de l'abbé
Prout sur les terres de la gentililé, en l'une des conférences de la IJbre
Esthclique à Bruxelles. Les conversions furent édifiantes et instanta-
nées. Nous goûtâmes une satisfaction plus considérable encore à assis-
ter — notamment chez MI\L Cyprien-Xavier Godebski et André Fon-
tainas — à des spectacles où Paul Ranson lui-même faisait mouvoir et
parler — de combien d'accents inimitables!— ses marionnettes. Aujour-
d'hui, pour continuer l'œuvre pie de répandre la bonne parole, les évé-
nements les plus notoires de la vie de l'abbé Prout sont réunis en un
volume. « Eh bien, et bien! dirait l'indulgent, dulcifiant, canonique,
paillard un peu, exhilarant et tout charmant abbé; eh bien! voilà qui
est bien. » Il faudrait toute une dramaturgie pour expliquer — et ap-
prouver — les « tics » irrésistibles — fonds si important de tout théâtre
de marionnettes dont Ranson a doté ses fantoches : l'abbé, le marquis
de Perceforl, Théobald du Cocquebinel, Blandine de Blanc-Bedon, « ce
lis dans une sombre vallée », et d'autres. Citons seulement la phrase de
l'abbé sur « son invention de la Vaseline de l'Immaculée Conception, ce
produit antiseptique, l'adoucissant par excellence des démangeaisons
monacales et des cuisantes ardeurs si communes dans les cloîtres... in-
dispensable également dans les maisons laïques. Ce produit est anti-
sceptique, c'est-à-dire qu'il méprise le scepticisme et ne garde que les
bonnes qualités chrétiennes. »
Et le propos du Colonel :
Mille escadrons de lurons aux pompons, les bons dragons, palapon,
patapon, au trot les canassons ! Vive l'armée, l'abbé au trot ! sabre au
rclair ! — Hein ? le sabre, modèle de l'homme, c'est clair, net et frenc, et
ça pénètre tout. Ouoi de comparable ?
l'abbé prout
Le goupillon, cher colonel, est moins brillant, mais cet objet sacré
6>8 ' LA REVUE BLANCHE
répand les bénédictions autour de lui et pénètre pour les purifier les inson-
dables profondeurs du péché : il ouvre les portes du paradis.
LE COLONEL
Vous avez peut-être raison, labbé : vivent le sabre et le goupillon !
Alfred Jarry
Trois livres d'ÀLPnoNSE Germaln: 1. Le Sentiment de l'Art et sa
formation par l'étude des œuvres. — 11. L'Art Chrétien en
France des origines au XVI siècle. — » III. L'influence de
Saint François d'Assise sur la Civilisation et les Arts (Li-
brairie Bloud et Cie). — iMphonse Germain est à la fois érudil et
artiste, conditions rares et cependant indispensables pour parler di-
gnement des œuvres d'art. Après des débuts remarqués dans les revues
tiui apparurent aux environs de 1890, pris comme tant d'autres par les
nécessités de l'existence, il dut se taire. Mais voici que les années de
recueillement sont passées, et qu'il en sort mieux armé, par conséquent
])lus apte à parler des questions qu'il aime. En d'autres époques, le fort
\olunic qu'il consacre au Sentiment de l'.Arl se fût titré « Esthétique ».
Les temps ont changé et la personnalité des individus est aujourd'hui
trop considérable pour que leur « sentiment » ne soit pas respecté.
Mais encore faut-il que ce sentiment soit dirigé dans la bonne voie
et que Téducaleur le libère des anciennes préoccupations qui consistent
à savoir qui l'emporte de l'art idéaliste ou de l'art caractérisle. « Tous
deux sont intéressants », répond .Mphonse Germain :
La préoccupation d'idéaliser témoigne de concepts élevés, de senti-
ments nobles, dune vision affinée ; mais il est très artiste aussi, et fort
louable, de se vouer à un art plus particulièrement expressif, h un art
d'observation qui n'exclut pas rinforprélalion large. L'art simplement
humain est bien aussi digne dadniiraliuii que l'art qui tend à élever l'es-
prit au-dessus de la réalité sensible.
Ceci admis, Alphonse Germain th3linil les formes d art de tous les
pays, les évolutions de toutes les époques, montrant les influences
rthni(|ues. Puis, laissant là les généralités, il étudie l'art dans h^ home,
dans le livre; sur les murs des momunenls publics ou les parvis d'un
temple. ,
Et au cours de son travail, une foule de noms d'artistes souvent
mécomms, sont évoquées, remis à leur rang. Tels les idéalistes lyon-
nais : Bossand, Borrel, Dufrène et l'extraordinaire luminariste Bavicr.
Bref, un beau livre (|ue ce Scnliment de VArl, et sur lequel impres-
sionnistes, caractérisles, symbolistes et autres devront méditer, car
ils y trouveront maintes curieuses constatations.
Pour être moins \olnmincux, les deux opuscules qui suivent : VArl
rJuélien en France, et Vln[luence de Sainl François d'Assise sur la
LES LIVRES 629
Civilisalion et les Arts ne méritent pas moins l'attention. Ecrits dans
un but de vulgarisation, sous une forme claire qui n'exclut ni les
idées spéculatives ni l'éloquence, ils apportent nombre de faits précis,
de détails curieux et peu connus. On ne \oyagera pas, dorénavant,
sans YArt Chrétien en France, énumération aussi condensée que pos-
sible de toutes les merveilles laissées par les imagiers et les enlumi-
neurs dans les vieilles villes de France. Quant au Saint François d'As-
sise, il évoque une des plus curieuses physionomies de saints qui
soient. Celui-ci commença par connaître les attraits du monde, il en
jouit même largement. Et le jour où, las de la trivialité ambiante, il se
retirera de la société oisive et galante qu'il avait jusqu'alors exclu-
sivement fréquentée, il le fit sans morgue, mais avec une ironie qui est
faite pour plaire aux esprits les plus indépendants.
Félix Régamey : L'Enseignement du Dessin ce qu'il est ; ce
qu'il doit être (Atelier Félix Régamey, 28 rue Serpente). — M. Félix
Régamey est un disciple de Lecocq de Boisbaudran. Comme lui, il
préconise le dessin de mémoire, qui seul permet de donner le carac-
tère, grâce au double travail d'accentuation et d'élimination auquel
se livre la mémoire de l'artiste. M. Félix Régamey a beaucoup vu, beau-
coup voyagé: enfin, il est inspecteur de l'Enseignement du dessin de la
\ ille de Paris et, comme tel, il a pu se rendre compte de la faiblesse
des méthodes officielles : qu'elles soient basés sur des exercices géomé-
triques, comme le veut M. Eug. Guillaume, ou sur l'apparence des
choses, comme le souhaiterait M. Ravaisson.
Aussi combat-il les deux méthodes et propose-t-il une nouvelle, la
sienne, qui diviserait l'enseignement du dessin en quatre phases :
Copie rigoiu'euse : Interprétation: Dessin db mémoire; Composition.
M. Régamey critique l'usage immodéré et intempestif des plâtres;
des motifs décoratifs qui. sans vie, ni vérité, n'intéressent pas la jeune
élève. Il combat aussi les moyens qui permettent de donner illusion
sur une fausse habileté. Savoir : la sauce, le fusain, l'estompe et le tor-
tillon. L'enseignement préconisé par M. Régamey est honnête, poin»
rebutant. Souhaitons qu^e ses cours de l'Hôtel des Sociétés savantes
soient suivis par beaucoup d'élèves, et qu'à l'exemple de son maitr"
Lecocq de Boisbaudran. il nous donne un nouveau Fantin, des CazTn.
des Legros, des Bellanger et des Rodin.
Charles Saunier (1)
Frantz Jourdain : De choses et d'autres fSimonis Empis, in-18.
268 pp., 3 fr.). — L'esprit alerte, énergique et novateur qui conditionne
tous les actes publics de F. Jourdain, vivifie, au cours de ce volume où
(1) La notice sur l'Exposition de W. Degouve de Nuncques et sur Mme J. Massin, parue
dans La revue blanche du. 1" décembre 1902 (p. 541) et non signée, est de M. Cb. Saunier.
63o LA REVUE BLANCHB
mainles pages d'origine et de sentiment différents se trouvent réunies,
des éludes âpres ou émues dont quelques grands artistes contem-
porains, traqués par la meule des médiocres, composent le thème.
L'étroilesse du cadre réservé à ces études n'autorisait point les consi-
dérations idéologiques qui sont le propre des essais. Frantz Jourdain
s'en est abstenu, laissant à d'autres, le soin de définir la personnalité
des formes revêtues par l'énergie esthétique de ceux qui sont l'objet
de son commentaire amical et pénétrant. Les souvenirs attendris qu'il
lappelle, jalonnent avec ferveur la route de son récit, ot l'embaument.
Il faudrait reproduire maints traits tous délicats et significatifs qui
donnent une vigueur d'eau-forte à l'expression des visages et des cœurs
dont l'éloge est l'objet de ce livre.
On connaissait l'art acéré, implacable des Goncourt, la joie coura-
geuse et le panthéisme enflammé de Besnard, la grâce alerte et l'odo
rantc féerie de Chéret, l'effort et la vaillance de tant d'autres. Frantz
Jourdain a rappelé ce que Ton ne doit pas laisser ignorer chez ces
maîtres : foute la part d'humanité intime, que sut évaluer sa ferveur
d'ami, et qui composa tant de chefs-d'œu\rcs jusqu'ici méconnus, as-
surés â présent de ne point périr, puisque désormais conservés par la
mémoire des hommes.
Paul-Louis GAR.aER
Li ciEN Muhlfeld: L'Associée (Ollendorff, in-18 de 352 pp., 3 fr. 50),
— La femme sera-t-elle l'associée du mari ? dans quelle mesure ? La
plus vaste, réclame-t-elle : « Je vous devine, Mademoiselle : vous dési-
rez lout réuni. Vous voulez admirer celui que vous aimerez, vous le
voulez plus grand que les autres, et vous voulez qu'il soit votre esclave
docile... Tenir un géant en laisse, quel rêve pour une petite main! »
Mais le géant qui acquiesce ù la laisse est infirme par quelque point,
ou l'en devient : un faux géant; et loi qui la tiens, par cela te prouves
autant infirme. Toute fcnnne l'est; en fait, les épouses à laisse n'ont
jamais sani qu'aux maris neutres, « fait arri\èr » que les imbéciles.
L'uni(|uc génie des femmes, l'intrigue, guide les génies faibles vers
honneurs et titres, les dévie dfe foute voie noble ; les forts brisent laisse
et gardienne, ou mieux passent celle-là à celle-ci, ravie au fond. D'Eve
à Mme Michclel, touties les associées trahirent. L'ouvrier de quelle
œuvre cjue ce soit en doit écarter la femme; s'il veut la paix, qu'il lui
procure des poupées : faire des livies ou de l'aquarelle, une fois les
enfants nettoyés. — Que mon mari, réplique-t-elle, me délaisse pour
imc concubine ou pour une œuvre, je suis délaissée, dès (jue je ne suis
plus lout pour lui comme lui lout pour moi! — Despote, égoïste jus-
qu'en l'abandon de toi, lu veux tout : que ne sais-tu lout pouvoir ? C'est
nous, hommes, qui l'avons inventé même ta quenouille ! « On lui a
enseigné la géographie, la lillératurc, le piano, la bienfaisance, la
LES LIVRES 63 1
danse et le maintien... il serait plus avantageux qu'on lui eût enseigné
la résignation ». « Elle a besoin de lui. Lui n'a pas besoin d'elle. C'est
pourquoi elle s'attache à lui. C'est pourquoi il se détache d'elle. »
Qu'y peut-elle, qu'y pouvons-nous ? rien. Béni soit Dieu qui m'a fait
homme, priait le Juif, et la Juive: Béni soit Dieu qui m'a faite 6e qu'il lui
a plu. L'auteur de même termine : Qu'elle se souhaite rien « qu'un cœur
modeste ». Obéir étant sa vocation, fait aussi sa volupté secrète : ou
ménagère, ou courtisane, comme disait Proudhon. — Voilà ce livre :
sujet renouvelé de VImmorlel de Daudet, et semblables milieux intel-
lectuels et mondains; mais, entre, le « féminisme » a monté : Astier-
Héhu était un cuistre, sa femme une ménagère ambitieuse, sans préten-
tions intellectuelles; le D"" Ttllier est un vrai savant, Geneviève, ins-
truite et fine; la question ainsi s'élève et l'exemple prend plus de force.
Cette u livre presque posthume, d'une plume plus parfaite et d'une
pensée plus stricte que le Mauvais Désir et la Carrière d'André Tou-
relle, ensevelit avec elle les -espoirs qu'elle gageait en faveur de celui
qui fut aussi l'un des fondateurs et le remarqué collaborateur de La
revue blanche : et qui, douloureusement, meurt à l'âge et à l'heure où
les espoirs prennent figure de réalisations.
Fagus
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE, DECEMBRE 1902.
Table
du tome XXIX
Quillaume Apollinaire : Trois histoires de cliàtbnents divins 208
— La Rose de Hildesheini 378
— L'Ermite. 537
Michel Arnauld : Emile Zola 241
— Les Livres 69,233,393,470,547, 622
Zo d'Aza : A Paterson 5
Victor Barrucand : Note sur Anaxgoras Chaume tte 481
C. Bo» : Les Livres ^^0
Marcel Boulenger : Des Spécialistes 171
Anaxagoras Chaumette : Les Volontaires de Gentilly '»83
Romain CoolUS : Moralités 513
Austin de Croze : Les Conféré gâtions et l'Enseignement en Bretagne 29
P. Daveillans : Notes politiques et sociales 309, 383
Robert Dieudonné : Les Livres "^^
Toute une histoire 334
Martial Douel : Bettina Brentano, Goethe et Beethoven 321
G. Duboi8-De«aulle : Les Livres 80
632 LA. REVUE BLANCHE
Fagus : Gazette d'art 65, 312, 5'*2, 619
— Les Livres 76, 158, 235, 319, 397, 478, 549, 630
— Lady Ciodiva 501
Pascal Forthuny : Uazette d'art 227, 468
Paul-Louis Garnler : Les Livres 320, 629
Henri Ghéon : /-<• Consolateur, roman 15, 96, 179, 247
Abbé Marcel Hébert : Soiu-enirs d'Assise 81
Une lettre à Félix Le Dantec 551
Alfred Jarry : CVesles :
La Quadrature du Cei'clc 68
Le Siècle de George Broivn 156
L'Obéissance actii'e 228
L'Aiguillage du Chameau 313
Le Chant du Cygne 389
Le Tueur de femmes 469
Les Poteaux de la Morale 546
Le Prii'ilège des Piqueurs de fûts 621
— Les Livres 625
MariUS-Ary Leblond : La Guerre anglo-boer 135
— Les Livres 159, 238, 476, 550
— Cafrinc 438
— Gazette d'art 620
Félix Le Dantec : Rudolph Virchon' 149
Question de forme 161
Lamarck 356
Le Divin 488
Les Livres 317
Maxime Leroy : Notes politiques et sociales 223
— Les Livres 398
Paul Louis : Notes politiques et sociales 63, 151, 221, 310, 384, 467, 541
— Un Socialiste de ISiS : Fr. Vidal 606
D' J. C. Mardrus : Les Livres 78
— Farizade au sourire de rose 401
Lucie Delaruo-Mardrus : Les Livres 230, 396, 474
Albert Maybon : FcUbrige et Nationalisme 139
Albert Métin : Pèlerinages indous 586
John-Antoine Nau : Poèmes 307, 534
— Les trois amours de Benigno Reyes 553
Alf redo Niceforo : Le Gouvernement clérical 425
André Picard : Les Théâtres 315, 391
Adolphe Retté : Poèmes de la Forêt 175
Charles Saunier : Exposition des Primitifs flamands ii Bruges. ... 21'«
— (iazette d'art 154.386,541, 619
— Les Livres 318, 628
E. Skandha : La Prostitution et la Police des Mœurs • 49
Skitaletz : /-'.• /Vcora/c»r (traduit par S. N Velenkowska et Fagus). 593
Friedrich Spigl : Wagner et Debussy 517
Charles Vallier : La Défense du Soldat 153
Le Gérant: P. Deschamps.
Paris. — Imprimerie C L.VMY, 121, bd de La Chapelle. 15756
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