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Full text of "La Revue blanche"

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La   revue  blanche 


La 
revue  blanche 

Tome    XXIX 

SEPTEMBRE,     OCTOBRE,     NOVEMBRE,     DECEMBRE     I9O2 


PARIS 

ÉDITIONS    DE    LA    REVUE    BLANCHE 

23,    BOULEVARD    DES    ITALIENS,    23 
19OC 


A    Paterson 


Tisseur  de  soie 

De  la  rive  droite  de  riludsoii,  après  avoir  traversé  Jersey-City, 
un  chemin  de  fer  électrique  s'élance  sur  l'étroite  route  conso- 
lidée à  travers  l'étendue  floue  des  marécages,  dans  la  direction 
de  Paterson  —  Paterson  que  les  journaux  du  globe  ont  sou- 
ventes  [fois  signalé  comme  la  «  Capitale  d'Anarchie  »  où  des 
évadés  du  vieux  monde  s'en  vont  affûter  des  couteaux  et  mâ- 
chonner des  balles  de  plomb  contre  la  quiétude  des  rois. 


Les  attentats  et  les  complots,  tous  les  actes  de  la  Révolte  ont 
été  décidés  là-bas. 


(.  LA    REVUE    BLANCHE 

On  y  j)irjinro  un  réi>;icido  comme  h  Pilhiviors  un  pflté. 

Los  t'onillcs  «l'Kuropp  et  rrAméri([iie.  l>ion  informées,  onl  orné 
de  celle  léijcndc  la  jielile  vill<*  industrielle,  parce  que  Gaetano 
Bresci,  avani  de  tirer  le  roi  dllalie,  avait  travaillé  des  mois  dans 
une  usine  de  Palerson  ;  et  parce  que  lors  de  leur  passage  en 
Américpic  maints  exilés,  de  Kropotkine  à  Malatesla,  y  sont  allés 
seri-rr  les  mains  de  ipirlque  camarade  expatrié. 

Cest  un  centre  d'émigration. 

Italiens,  Belges.  Français,  lisseurs  de  soie  jihis  que  de  lin- 
ceuls, li'availleurs  du  fer  el  de  l'acier  —  socles  de  charrue  et  non 
])oignards,  —  ouvriers  habiles  et  rapides  ont  trouvé,  dans  les 
usines  modernes  de  la  cité,  des  salaires  moins  dérisoires  que 
dans  les  creusots  de  notre  continent. 

Ils  se  sont  lixés. 

Non  que  la  ville  à  maisons  de  jjois  soit  attrayante  au  bruit  des 
chul«'s  captées  en  force  motrice  pour  ces  usines  qui  cachent, 
derrière  la  verdure  grimpante  des  vignes  vierges  et  des  lierres, 
la  tristesse  morne  des  aleliers,  prisons  comme  ailleurs.  Mais  \h 
du  moins  le  pain  (piolidien  —  la  viande  aussi. 

Et  quelques  heures  pour  soi-même. 

deux  «pii  dans  nos  villes  d'Europe  avaient  sonlfert  et  vu  souf- 
frir, d(''jà  rélléchi  un  peu,  emploient  ces  heures  de  loisir  à  s'ins- 
tiuire  el  à  entraîner  leurs  camarades  moins  avertis.  L'aisance 
relative  ne  les  a  pas  encore  figés  dans  l'indifférence. 

\'oilà  sans  doute  rpii  est  suspect  ! 

Ils  ont  plusieurs  groupes  d'études,  l  ii  journal  fiançais  :  Ger- 
minal. Un  espagnol  :  El  Desperlar.  Et  Bresci,  qui  frapj)a  Hum- 
herl.  donnait  charpie  semaine  son  obole  pour  aider  la  Queslione 
Sociale. 

Savait-on  rpiil  tuerait  un  roi  ? 

Le  iiiélier  de  lisseur,  à  Palerson,  alors  était  moins  précaire 
qu  aujourd  hui  où  des  grèves  indiquent  le  progrès  des  exigences 
patronales.  Bresci  avait  pu  mettre  «pielques  cents  francs  de  coté; 
profilanl  des  farilités  de  transport,  à  l'occasion  de  l'Exposition 
de  Paris,  il  visiterait  la  grande  foire  et  ferait  un  lour  jusqu'au 
pays...  Il  ;^'ardail  à  Palerson,  non  seulement  des  objets,  des 
lettres,  romme  certainement  on  n'en  laisse  pas  quand  on  se 
prép.ire  à  mourir:  mais  il  y  laissait  son  enfant,  sa  femme  qu'il 
aimait  —  et  qu'il  embrassa  sans  adieu. 

LfVi  camarades  qui  le  virent  partir  se  doutaient  si  peu  de  ce 
qu  il  adviendrait  que  plusieurs  d'entre  eux  le  chargèrent  de 
commissions  toutes  puériles. 


A   PATERSON 

Ils  ne  chargèrent  pas  son  revolver. 

Son  revolver!  Ils  devaient  croire  qu'il  n'en  possédait  même 
pas;  ou  du  moins  s'il  en  avait  un,  comme  presque  tout  le  monde 
en  Amérique,  nul  ne  pouvait  songer  que  bientôt  il  en  ferait 
jaillir  les  l)alles.  C'était  un  garçon  d'une  natift-e  plutôt  timide, 
causant  doucement,  cherchant  ses  mots  ;  serviable  et  doux.  Ner- 
veux peut-être,  un  léger  tic  aux  plis  du  nez... 

Régicides 

Du  mystérieux,  du  merveilleux,  des  conjurés,  des  serments, 
couteaux  dans  l'ombre,  tirage  au  sort  —  et  l'homme  s'en  va, 
par  les  chemins,  accomplir  son  œuvre  de  sang. 

La  tradition  facile  à  suivre  même  en  feuilleton  permet  d'accom- 
moder les  faits  à  toutes  les  sauces  historiques.  C'est  plus  facile. 
Pas  besoin  de  penser. 

Laissez  courir. 

Les  ergoteurs  psychologues  ne  regardent  pas  plus  loin  que 
leur  bout  de  copie  et  l'on  conte  encore  au  public  que  des  sec- 
taires tiennent  assemblée  pour  jouer  des  têtes  de  monarques. 

La  réalité  est  plus  simple. 

Elle  est  plus  grave.  Ce  n'est  plus  le  fanatisme,  les  ambitions 
d'un  parti  qui  cond^inent  le  meurtre  du  prince.  Autres  temps 
ceux  de  Jacques  Clément,  de  Ravaillac  et  des  sourdes  machina- 
tions. Aujourd'hui  c'est  spontanément  qu'un  homme  se  dresse 
dans  la  foule  et  vise  le  roi. 

Il  y  a  un  état  d'esprit. 

Un  état  de  nerfs.  Des  ueiis  très  calmes  d'habitude  s'émeuvent 
jusqu'à  l'action  lorsque  les  remous  de  la  cohue  les  mettent  for- 
tuitement en  présence  du  personnage  de  gala  qui  signifie  la 
Royauté.  Est-ce  l'héritage  indivis  de  la  pensée  dominante  que 
légua  la  Révolution?  Quand  bousculé,  heurté  parles  coudes  et 
les  vivats  de  la  populace,  un  impulsif  ne  peut  plus  fuir  le  tour- 
billon qui  le  roule  autour  du  carrosse  où  parade  le  demi-dieu, 
comment  ne  pas  comprendre  qu'il  s'agite  un  drame  poignant 
dans  sa  cervelle. 

Il  faut  souhaiter  qu'il  n'ait  pas  d'armes. 

Le  souhaiter  —  pour  lui  d'abord.  Une  existence  en  paye  une 
autre,  et  mieux  vaut  à  tout  prendre  la  vie  que  n'importe  quel 
genre  de  suicide.  Mais  à  quoi  sert  proposer? 

Ce  n'est  plus  exprès  qu'on  tue  les  rois. 

Leur  passage  dans  notre  époque  est  Fimmédiate  provocation 
qui  éveille  de  subites  répliques.  Echec  au  roi!  au  chef,  à  l'être 


LA    REVUE    BLANCHE 


rcprésonlnlif  de  hml  ce  que,  dè.s  lécDle  priuiairo,  on  nous  en- 
seifjne  à  liaïr  —  ci  pas  assez  à  mépriser.  Ils  sont  plus  conscients 
ces  pays  où,  lorsque  circule  l'empereur,  toutes  les  fenêtres  sont 
closes  et  les  rues  strictement  désertes. 


El;iit-il  aussi  de  Paterson,  le  citoyen  américain  qui  lit  élire 
M.  Hoosevelt  en  supprimant  son  j»rédécesseur? 

('/.oli^os/  n'avait  jamais  porté  ses  pas  sur  la  rive  droite  de 
riludson,  et  c'est  des  bords  du  Micliiiian  qu'il  se  rendit  à  lUdîalo 
où  il  rencontra  Mac  Kinley.  Il  aurait  pu  se  contenter  d'un  shake 
h'ind  à  son  j)i-ésident  qui  jouait  la  comédie  cordiale  en  pratique 
aux  lîtats-Unis.  Le  petit  colporteur  misérable  aurail  dû  com- 
prendre riionneur  que  lui  faisait  l'homme  des  trusts,  de  la 
tiiiance  et  de  ■<  l'étalon  d'or  ",  en  le  laissant  venir  ;'i  lui.  Une  sen- 
sibilité fficheuse  renqiécha  de  goûter  cette  joie  dans  la  ti'anquil- 
lilé  béate  de  la  foule  qui  défilait.  Une  ironie  le  llagella.  Et,  sans 
longue  préméditation,  il  préféra  solder  de  sa  vie  l'éclat  d'une 
f)brase  discordante  ])onctu(''e  de  trois  points  de  suspension. 

Tous  les  journaux  américains  furent  alors  édiliants  à  lire  : 
«  Que  l'on  frappe  des  rois,  concédaient-ils,  dans  les  pays  de  la 
vieille  Kurope  où  des  restes  de  barbarie  permettent  des  régimes 
surannés;  mais  chez  nous,  mais  en  llépubliquel  » 

Kt  i>our  |n-ouver  péremptoirement  que  les  Républiques  ac- 
tuelles se  ditïérencient  des  enq>ires  et  des  monarchies  il'autre- 
fnis,  les  |>ublicistes  nciuvcau-inonde  demandaient  qu'on  ajq)liquAt 
sur  l'heure  des  supplices  approj)riés  :  ils  réclamaient  l'écarlè- 
lemeiit. 

<  >n  innove  peu. 

Lf's  r«''publi(pics  on!  Iiansjiosé  la  monarchie.  L'hypocrisie  des 
formules  ('•date  à  la  lueur  des  mo'urs. 

Lnduire  un  homme  de  pétrole,  y  melire  le  feu  après  lavoir 
solidement  branché,  est  un  procédé  (pii  pour  être  employé  jour- 
nellement c<»titre  les  nègres  des  Klats-Unis  n'apporle  (pi'un  léger 
propfrès  aux  bûchers  des  In(piisilions. 

L  électrociilion  elle-même,  bien  moderne  et  scientili(jue,  où 
I  ofliciant  es!  iiiLrénieur.  garde  une  teinte  mi-religieusc  :  elle 
canalise  Ir  jou  du  ciel  :  la  foudre  en  chambre  —  en  chambre 
ardente.  On  aimerait  cà  par  temps  d'orage;  et  sur  la  place. 
Mais  trop  poil  de  monde  y  assiste  et  l'on  vole  un  spectacle  au 
peuple. 

Le  lynchage  est  plus  démocratique. 

En  France  comme  aux  Ktats-Unis,  dans  ces  républiques  de 


A    PATE RS ON  9 

choix,  il  sut'lil  de  crier  :  «  Au  voleur!  »  pour  (ju(^  la  boune  foule 
s'élance  dans  le  noble  but  de  s'emparer  d'un  pauvre  diable  qui 
s'enfuit.  S'il  trébuche  on  l'écharpera. 

D'ordinaire  le  même  populo  acclame  toutes  espèces  de  rois  et 
autres  présidents  de  ré!)ubliques. 

Et  quand  d'aventure  celte  foule,  celte  foule  de  M.  Prudhomme, 
au  lieu  d'acclamer,  se  précipite  pour  assassiner  le  chef  d'Etal 
—  connue  en  elle  est  toute  morale,  toute  justice,  etc.  —  ca  ne 
s'appelle  plus  un  régicide  ;  on  dit  : 

—  C'est  une  Exécution. 

La  Compagne 

J'ai  vu  la  compagne  de  Bresci.  Ce  ne  fui  pas  à  I^alerson  ; 
mais  dans  un  faubourg  de  Jersey  City,  à  Hudson  Heigls,  dans 
la  petite  maison  où  la  solidarité  des  camarades  lit  mieux  .([ue 
lui  donner  asile.  Le  Davillon,  à  la  lisière  du  bois  Palisade's,  non 


loin  des  fabriques,    avait  été    aménagé  en  boarding  house  ;    de 
façon  qu'au  lieu   de   se  satisfaire  d'une   charité  aux  lendemains 


,M  LA    HKVUE    BLANCHE 

doiilfiix,  coiix  ([iii  siiilôrossaionl  ;i  la  l'cmme  du  condamné  lui 
fournissaionl  le  n)oyen  de  pourvoir  ollo-nième  à  sa  vie  en  prenant 
quelcpirs  pensionnaires  parmi  les  ouvriers  des  usines  d'alentour. 
I^nd-èlre  aussi  larrière-pensée  que  ce  sérail  pour  ces  ouvriers, 
anii-ricains  la  plupart,  l'occasion  d'une  curiosité  proche  d'un 
désir  lie  compi'cmlre... 


I.a  voiontt'  de  l'aire  de  la  propagande  esl  la  caractéristique 
alisolue  de  ces  hommes  qu'on  traite  d'énergumènes  et  dont,  à 
l'excefttion  j^rès,  l'initiative  est  fraternelle  et  les  procédés  dog- 
malicpies  :  nous  jiourrions  dire  parlementaires. 

Un  l)esoin  de  s'épancher,  de  convaincre,  tombe  souvent  à 
discutailler  ou  s'écoule  en  déclamations  à  l'honneur  de  sociétés 
futures. 

Ailleurs  c'est  pire  : 

l'ne  science  rudimentaire  s'ébat  dans  des  discours-pi-éches  où 
ronronnent  les  mots  d'harmonie,  d'amour  et   de  machinisme... 

(  >ii  «inH?  une  nouvelle  moi'alc. 

(  )ii  devient  sectaire  sans  le  savoir.  On  patauge.  Un  excom- 
munie. On  caresse.  On  enrégimente.  Et  c'est  par  les  petits 
côtés  (pie  l'on  fait  connaître  une  idée. 

Des  prosélytes  applaudissent,  et  des  néophytes  gr^tent  leur 
vie  parce  qu  ils  n'ont  compris  qu'à  demi. 

On  débite  des  conférences. 

11  arriverait,  si  de  temps  à  autre  les  choses  n'étaient  mises  au 
point,  qu'il  y  aurait  le  mensonge  anarchiste  comme  il  y  eut  le 
mensonge  chrétien. 

Trop  de  tendance  à  parler  de  la  Cause.  On  oublie  que  dans  ce 
monde  adverse  et  que  nous  croyons  sans  lendemain,  chacun  doit 
avoir  sa  cause  ; 

El  que  recommencent  les  duperies  dès  (ju'on  tient  boutique 
d'espoir. 

Moins  rpir  d'autres  révolutionnaires  les  immigrants  en  Amé- 
ri(piesf)nl  portés  à  se  laisser  bercer  par  les  promesses  de  l'ûge 
d'or.  l^'elTorl  personnel  qu'ils  oïd  fait,  en  osant  les  routes,  pour 
s'on  aller  vrrs  du  mieux,  les  prédisjiose  à  la  reclierche  des  points 
de  vue  les  pin-  clairs,  lion  nondue  de  ces  honunes  d'action 
qui  sont  individualistes  j)rennenl  leur  jdaisir  oîi  ils  le  trouvent 
en  aidant  une  IVnmie  restée  seule. 

Cela,  c'est  j)lus  que  des  paroles.  Kt  c'est  plus  que  ne  font  les 


I  I 


A    PATER SON 

peuples  pour  les  vieux  parents  du  soldat  qu'ils  envoient  mourir 
en  campagne. 

C'est  autant  que  le  bureau  de  tabac  pour  la  veuve  du  com- 
mandant. 

Et  ceux  qui  donnent  cette  leçon  de  la  main  largement  ouverte 
pour  une  joie  de  leur  goût,  pour  une  œuvre  de  fraternité,  ne  dis- 
posent d'aucun  budget  et  rationnent  leur  repas  du  soir.  Tandis 
que  les  gouvernements,  tandis  que  les  capitalistes,  qui  par  pa- 
quets lancent  des  hommes  aux  hécatombes  coloniales,  déclinent 
toutes  responsabilités  envers  les  parents  de  leurs  morts,  on  peut 
voir  de  simples  artisans,  par  le  seul  fait  d'une  idée,  assumer  dé- 
libérément les  charges  laissées  par  l'un  deux,  qui  partit  sans 
que  nul  ne  l'y  poussAt. 


Un  révolté  en  mourant  sera  moins  inquiet  pour  les  siens  que 
le  militaire  patriote  —  s'il  est  pauvre  et  n'a  que  sa  jiatrie  ! 


La  compagne  du  régicide  est  une  forte  femme  de  trente  ans, 
au  front  découvert,  aux  grands  yeux  pas  très  expressifs,  au  sou- 
rire comme  étonné.  Fille  d'Irlandais,  née  en  Amérique,  elle  ne 
connaît  pas  le  français  et  sait  à  peine  quelques  mots  d'italien. 
Bresci,  lui,  ne  savait  pas  l'anglais,  ou  si  peu.  Et,  sans  appuyer, 
on  discerne  que  si  ces  deux  êtres  pouvaient  s'entendre  c'est 
qu'ils  ne  causaient  pas  beaucoup. 

Deux  bébés  jouent  devant  la  porte;    Madeleine  à  l'air  décidé, 


I  i 


LA    REVUE    BLANCHE 


cf  Murif'K  In  loiilo  jtolilo,  <|iii  vint  au  monde  deux  mois  après 
(|ue  son  père  s'en  lui  ailé... 

Le  drame  qui  plane  sur  re  sourire  el  cette  enfance,  l'attitude 
prcscjue  recueillie  des  rudes  ouvriers  des  fabriques  qui  fréquen- 
leiit  le  lioardini::  house  ;  lout,  depuis  la  sollicitude  des  compa- 
trnons  (pii,  le  dimanche,  viennent  embrasser  les  petits  ;  tout  im- 
pressionne e(  fait  songer. 

La  police  trouve  que  c'est  dans^ereux  et  mille  honteuses  tra- 
casseries sont  faites  à  une  pauvre  femme  qui  garde  le  même 
sourire —  le  même  sourire  étonné... 


Le  dernier  Complot 

llcurrusemenl  lautorilé  veille.  Elle  a^it.  J'étais  encore  à  Pa- 
lerson  au  moment  où  fut  dévoilé  le  dernier  complot  de  la 
saison. 

Celle  fois  il  .s'agissait  de  supprimer  \'iclor  Emmanuel  III; 
le  fils  après  le  père.  Le  coup  partait  du  même  endroit;  l'assassin 
partait  de  la  même  ville,  du  même  foyer  de  conjuration.  Ils 
avaient  donc  laison  ceu.x-là  qui  parlaient  de  ténébreux  com- 
plots. 

<  >n  faisait  la  |>reuve. 

L  n  hcmime  dont  les  circonstances  me  permelicnt  d "écrire  le 
nom,  un  certain  Inocenti  liafaele  organisait  l'attentat  et  recru- 
lait  à  Palerson.  (Ict  homme  arrivé  depuis  peu  tenait  des  propos 
violenls,  colportait  des  formules  d'exjtlosifs  et  développait  un 
plan  de  campagne  qui  fut  comjiris  des  camarades. 

Cel  homme  était  un  mouchard. 

Son  aveidure  mérite  de  rester  comme  type  des  moyens  em- 
ployés  par  l'autorité  pour  accréditer  des  légendes  (|ui  "  justi- 
fient de  huges  coups  de  (ilels  dès  que  s'en  présente  l'occasion. 
Inocenti  l«al'aele,  (pTaxant  même  de  tenir  pour  mouchard  on 
méprisail  comme  h;d»leur,  avait  lini  par  reporter  tous  ses  soins 
à  la  culture  intensive  d'un  compagnon  sans  ouvrage  elquiTécou- 
fail,  laeiturne:  quand  il  le  crut  mur  |>our  l'action,  il  précisa.  Dn 
s  en  irait  en  Italie,  on  abattrait  1(>  louveteau;  onnie  à  deux  : 
Hafaele  j»ayerail  le  V(»yage,  l'autre  frapperait.  Entendu.  Le 
compaLMioii  Incifiuiir  avait  dc\iiié  son  partenaire;  il  le  sui- 
vit... 

Pas  bien  loin.  Mais  suffisamment  pour  savoir  que  Tlnocenti 
avait  ses  petites  entrées  au  consulat  italien  de  New  ^'orU.  C'est 
curieux  comme  les  personnes  daj)parence  le  plus  taciturne  ont 
parfois  des  trouvailles  gaies;  l'embauché  de  Rafaele  fit  remar- 


A  PATERSON  li 

quer  à  son  complice  que  Ton  ne  pouvait  décemment  aller  massa- 
crer un  monarque  dans  une  tenue  aussi  peu  cérémonieuse  que 
le  veston  d'atelier  :  il  se  fit  offrir  un  complet,  une  montre  pour 
voir  l'heure  du  crime  I  et  le  revolver  indispe^isable.  Après  quoi, 
rendez-vous  lut  pris  pour  les  derniers  })réparatifs. 

Ce  beau  samedi  de  veillée  d'armes,  où  l'on  devait  boucler  les 
valises,  restera  dans  quelques  mémoires.  En  son  complet  bat- 
tant neuf,  un  peu  avant  le  temps  convenu  —  la  montre  avançait 
peut-être  —  l'homme  enrôlé  pour  tuer  le  roi  pénétra  d'un  pas 
assuré  dans  la  maison  isolée  où  Rafaele  allait  le  rejoindre.  L'as- 
sassin était  accompagné  d'une  dizaine  de  personnages  à  la  mine 
peu  satisfaite.  Le  complot  se  corsait  sans  doute.  Rafaele  ne 
s'ennuierait  pas. 

Le  fait  est  que  lorsqu'il  se  présenta,  le  quidam  fut  plutôt  sur- 
pris. Sans  la  moindre  brutalité,  et  pour  apprendre  à  la  police 
qu'on  peut  opérer  poliment,  on  retourna  les  poches  du  monsieur 
et  l'on  ouvrit  son  portefeuille.  Rien  de  suspect.  Les  compa- 
gnons allaient  être  forcés  de  procéder  comme  de  simples  juges 
à  l'interrogatoire  du  prévenu,  lorsque  celui-ci,  pris  de  peur, 
préféra  des  aveux  complets  : 

—  Xe  me  faites  pas  de  mal,  supplia-t-il,  je  dirai  tout. 

On  le  mit  à  l'aise.  Il  expliqua  que,  condamné  pour  vol  à  Turin, 
s'étant  enfui  en  Amérique  et  se  trouvant  sans  ressources  à  New 
York,  il  s'était  rendu  au  consulat  dans  l'intention  de  se  livrer; 
là,  il  avait  fait  connaissance  avec  un  fonctionnaire  qui  lui  promit 
d'obtenir  la  remise  de  sa  peine  s'il  fournissait  quelques  rensei- 
gnenicnts  —  sensationnels,  insista-t-il  —  sur  les  anarchistes  de 
Paterson. 

Le  malheureux  avait  accepté. 

Depuis,  on  lui  donnait  de  l'argent  et  des  conseils;  ce  n'était  pas 
lui  qui  avait  eu  l'idée  de  l'affaire.  Et  maintenant  il  demandait 
pardon,  jurait  que  les  anarchistes  l'avaient  converti  sans  le  vou- 
loir par  leur  bon  cœur,  leurs  beaux  espoirs;  jamais,  au  dernier 
moment,  il  n'aurait  eu  le  courage  de  laisser  partir  le  camarade 
dont  le  signalement  était  déjà  expédié  par  toute  l'Italie.  Il 
tremblait,  la  face  blémie;  sa  voix  hoquetait  dans  le  silence. 
Lamentable,  il  tomba  à  genoux.  La  scène  avait  assez  duré, 
énervante,  crispant  les  poings.  On  le  releva.  Et  repoussant  l'opi- 
nion de  quelques-uns  qui  voulaient  lui  griller  au  front,  en  lettres 
indélébiles,  traditore,  on  termina  avec  méthode,  scrupuleu- 
sement. 

Comme  on  avait  débuté  par  la  fouille,  et  que  dans  cette  voie 
il  y  a  l'engrenage,  on  lui  fit  écrire  et  signer  sa  «  déposition  ». 


,;,  LA    RKVUE    BLANCHE 

On  borlilloiiiia  uu-uir  uu  jicu:  à  la  lumière  oxydriquc,  on  prit  sa 
pholo<::raitliie;  histoire  d'envoyer  un  souvenir  aux  groupements 
révolutionnaires  où  le  Hafaele  sei-ail  peut-être  tenté  de  se  fauliler 
p;ir  la  suite  I-cs  roh^s  ainsi  renversés,  après  ranthropomélrie, 
ou  l«'va  l'écrou  du  [lolicicr.  omoltant  seule  ropération  trop 
banale,  trop  hlehement  bourgeoise,  du  classique  passage  à 
taltae. 

Les  conjurés  de  Paterson,  une  fois  au  moins,  ne  tuaient  pas 
leur  lionime. 

N"rmp«''c!ie  (|u'un  revolver  de  plus  (don  du  consul  d'ItaUo  est 
dans  la  circulation.  L'autorité  ne  redoute  pas  de  jouer  avec  une 
arnif  à  fru.  (  lel  objet  de  curiosité  est  sans  doute  déjà  passé  de 
main  en  main,  tpii  sait  où?  comme  un  pur  bibelot. 

Le  revolver  historique  fera-l-il  un  jour  parlei-  de  lui? 


Zo  d'Axa 


Le    Consolateur 


(1) 


CHAPITRE   V  (Suite 

DANIEL   TIENT    DANS    SES   MAINS    UNE    EXISTENCE 

...La route  tremblait  depuis  l'aube,  et  avec  elle  la  maison. 
Ebrouements,  galops  ferrés,  bêlements,  rumeur  de  laine, 
—  cris  de  roues,  sonores  cahots.  —  jurons  gras,  compli- 
ments traînards,  saints  clairs.  Riche  serait  la  foire,  et  gaie 
la  fête. 

Daniel  songeait. 

—  Qu"adviendra-t-il?'^  mon  dieu  1 

...On  parquait  les  moutons  près  du  pont  ;  aux  arbres  de. 
la  berge  on  attachait  les  ânes.  On  essayait  les  pouliches  le 
long  du  cours,  de  jeunes  garçons  à  leur  tête,  emportés  :  aux 
mains  des  marchands  de  fouet  claquaient  les  mèches.  Les 
porcs  fondaient  au  plein  soleil,  contre  des  murs.  Des  ins- 
truments aratoires  dormaient.  Et  dans  le  moindre  coin  de 
pré,  derrière  les  boutiques  de  toile,  quelque  vache  tirée 
par  la  longe  tournait  lentement  sur  elle-même,  des  pay- 
sans tournant  autour. 

—  Tu  ne  vas  pas  voir  le  bétail? 

—  Tout  à  l'heure... 

Daniel  poursuivait  sa  pensée. 

—  N'est-il  déjà  rien  advenu?^ 

...Le  déjeuner  avait  été  particulièrement  soigné  par 
Félicie.  Sans  doute  en  espérait-elle  quelque  prodige.  Dinde 
dorée  à  la  coquille.  Tarte  aux  prunes.  Crème  prise.  Une 
nappe  à  la  table.  De  petits  verres  à  Bordeaux  auprès  des 
grands.  Une  corbeille  de  glaïeuls  et  de  passeroses,  allégée 
d'asperge  montée... —  Et  ce  fut  un  repas  comme  tous  les 
autres,  muet,  triste,  sans  échange,  sans  gourmandise. 

—  Une  jolie  fête  î  grommelait  la  vieille  bonne. 

Eh!  cette  fête,  Daniel  la  maudissait.  Qu'avait-elle  besoin 
d'insulter  à  sa  peine?  Calé  entre  deux  pans  de  mur,  près  du 


(1")  Voir  La  revue  blanche  des  le  1^'  et  15  août  1902. 


,6  I>A    REVUE    BLANCHE 

petit  figuier  sans  figues,  il  "  se  rongeait  //  bien  seul...  Et 
voici  que  de  la  «.  pâture  >/  la  joie  populaire  montait,  en  un 
brouhaha  menaçant,  fait  de  souffles,  de  pas,  de  cris,  de  sons 
nasillards  et  de  rires  :  que  les  tirs,  d'un  plomb  sec  claquaient, 
que  crépitaient  les  loteries,  que  de  lourds  maillets  pla- 
quaient des  coups  sourds  à  réveiller  parfois  des  timbres; 
que  des  orgues,  sur  des  manèges  entraînées,  éclataient  de 
cuivres  puis  s'éteignaient  pour  éclater  de  nouveau  puis 
s'éteindre:  qu'aigres  et  maigres  des  musiques,  de  parade  à 
parade  comme  de  ton  à  ton  rivalisaient,  que  grondaient  les 
tambours,  tonnaient  les  grosses  caisses,  pétait  la  poudre 
dans  l'obsédant  appel  d'alarme  d'une  cloche  infatigable- 
ment sonnée. 

—  Assez  ! 

La  rumeur  du  jardin  en  était  couverte.  Daniel  cria  : 

—  Assez  !  Assez  ! 

11  ne  put  entendre  sa  voix.  Comment  eût-il  entendu  sa 
pensée?  la  crainte  la  faisait  chanter  plus  discrètement 
qu'une  abeille.  Mais  il  fallait  l'entendre  quelle  qu'elle  fût  : 
elle  seule  importait.  Le  vent  charriait  des  fanfares. 

—  Ils  se  moquent!  ils  se  moquent! 

Daniel  s'enfuit.  La  Joie  forçait  sa  chambre.  Du  haut  en 
bas  de  la  fenêtre  les  vitres  frémissaient. 

Où  s'enterrer?"  s'engloutir?  le  puits  ou  la  cave?  Où  avoir 
le  droit  d'être  d(julourcux? 

—  Oh  :  le  salon! 

Partie  morte  de  la  maison  orientée  \ers  le  silence,  close 
d'épais  volets,  dénuée  d'habitants,  où  des  souvenirs  som- 
meillaient plus  vieux  que  Mme  Mellis,  étrangers  à  elle  !  Nul 
n'v  entrait,  nul  n'y  passait  jamais.  Qui  viendrait  obséder 
Daniel  dans  cette  tombe? 

.11  se  glissa,  s'enferma,  à  tâtons,  suivit  les  meubles,  crut 
reconnaître  un  canapé,  s'y  étendit,  et  dans  un  recueillement 
funèbre,  délira. 

—  Que  devicnt-6'Z/t'?...  Klle  sait...  //  lui  a  tout  appris... 
Svi  volonté...  la  mienne...  (la  mienne  I;  voyons...  Qu'a-t- 
elle  f.'if'-  Elle  s'est  Jetée  par  la  fenêtre...  —  il  n'y  a  pas 
déta;  l"!!-'  <'.'<t  empoisonnée  plutôt...  —  Elle  est 
mort. 


LE    CONSOLATEUR  I7 

Il  se  leva  dans  un  grand  cri. 

—  Non...  pas  si  vite...  Mais  quoi?  quoi?  il  faut  pourtant 
savoir...  savoir... 

Daniel  avait  trop  fui  la  petite  maison  de  briques  roses  : 
il  sy  fût  jeté  à  cette  heure.  Trop  détesté  Lagarde  :  quel  bien 
ne  lui  voulait-il  pas?  Trop  légèrement  accueilli  les  nou- 
velles quotidiennes  de  la  malade  :  voici  que  d'en  manquer, 
il  sanglotait.  Enfin!  s'intéressait-il  donc  à  elle,  à  eux?  Et 
pâtissant  lui-même,  allait-il  un  peu  compatir? 

—  Mais  il  faudrait  pourtant  savoir!  savoir  ! 

Comment?  —  Y  aller?  A  cette  heure?  Par  cette  après- 
midi  de  foire  où  dans  le  bourg  grouillait  tout  le  canton?  — 
Y  envoyer  quelqu'un?  mais  qui?  et  que  lui  dire? 

—  Je  crains  bien  d'avoir  tué  la  femme  de  ce  pauvre  La- 
garde. Allez  donc  voir  si  elle  n'est  pas  morte. 

Ah  !  ah  !  ah  !  —  C'était  bien  le  moment  de  rire.  Qui  avait 
ri? 

Non,  non!   se  consumer  dans  l'ignorance attendre... 

Quand  les  rues  seraient  vides,  la  nuit  tombée,  comme  un 
voleur...  Attendre... 

Les  heures  s'étiraient.  Dans  le  même  anxieux  délire,  il 
attendit. 

...Sous  la  porte  du  salon  sombre,  la  raie  de  clarté  faiblis- 
sait... Dans  le  corridor  chantait  la  cuisine...  Carrioles, 
bêtes,  piétons  gagnaient  la  route...  Le  faubourg  s'animait 
de  nombreux  retours.  Daniel  devait  laisser  passer  le  dîner 
encore... 

Comme  Félicie  en  quête  de  persil  courait  au  potager,  il 
s'échappa  de  sa  retraite,  et,  feignant  de  rentrer,  ouvrit  et  fit 
claquer  la  porte  de  la  rue.  Alors,  il  descendit  naturellement 
le  perron. 

La  foule  avait  vidé  le  champ  de  foire  ;  les  musiques  dor- 
maient ;  derrière  leurs  baraques,  les  forains  sur  des  four- 
neaux ronds,  cuisaient  la  soupe.  Dans  l'air  calmé,  l'attente 
devenait  légère.  Daniel  put  respirer. 

—  A  table  ! 

11  touchait  son  heure.  Il  ne  bouda  point.  Mais  bientôt,  il 
ne  sut  plus  dissimuler  son  impatience.  Le  repas  traînait 
bien. 


iS 


LA    REVUE    BLANCHE 


—  (^ue  déplais,  Fclicie! 

Reproche  ou  compliment.  Mais  aussi,  comme  à  manger 
Mme  Mellis  c'-tait  lente!  Etcette  pendule  qui  n'avançait  pas! 
Il  n"v  tint  plus,  et  —  avant  la  fin  —  se  leva. 

—  Tu  sors? 

—  Un  peu. 

—  Déjà  ? 

Il  était  sorti.  1!  courait. 

Au  loin  du  faubourg,  nuit  et  vide.  Quelques  réverbères 
perdus...  de  quoi  éviter  les  ordures  et  les  rigoles...  mais  pas 
plus...  Puis,  des  intérieurs  d'ouvriers  éclairés,  rideaux 
transparents,  portes  ouvertes  :  la  famille  au  grand  complet 
pour  le  souper  :  voix  hautes,  rires;  des  hommes  en  manche 
de  chemise  versant  à  boire,  des  femmes,  un  tablier  sur  leur 
robe  fraîche,  servant;  des  enfants  bourrés,  luisant  de  sauce. 
Daniel  tenait  le  milieu  de  la  chaussée,  peur  d'être  vu...  Et 
les  promenades...  Sous  les  feuilles  opaques,  il  touchait  le 
sol,  sans  le  voir,  d'un  pied  tâtonnant,  indécis...  1  "  )mbre 
pesait...  Le  cœur  lui  battait  davantage...  Il  semblait  courir 
à  un  crime. 

Enfin!  la  maison  de  Lagarde.  11  approcha.  Elle  n"a\ait 
point  l'air  de  vivre.  La  fenêtre  de  la  salle  à  manger  était 
noire;  noir  le  double  carreau  qui  surmontait  la  porte... 
Seule,  mais  si  faiblement,  paraissait  éclairée. la  chambre. 
Entre  les  lattes  des  persiennes,  une  petite  lueur  tremblée,  à 
peine  décelait  une  veilleuse  à  huile...  Allait-il  sonner?  Il 
eut  un  scrupule,  une  attention...  Elle  reposait,  dormait 
peut-être...  Il  en  lâcha  le  cordon  de  sonnette,  respectueux 
et  craintif...  Que  faire?  S'il  frappait  seulement,  Lagarde 
entendrait.  Il  frappa,  mais  d'un  doigt  si  discret  qu'il  eût 
mieux  valu  ne  rien  faire.  En  effet,  nul  ne  répondit.  Ilatten- 
dai-t,  prêtait  l'oreille.  Rien.  Frapper  plus  fort  ?  11  n'osait 
pas...  Il  n'osait  plus  même  eflleurer  la  porte. 

—  Si  elle  dort,  c'est  bon  signe,  dit-il  ;  j'aurai  des  nouvel- 
les demain. 

Tendrement,  s'attarda  son  regard  encore,  sur  la  fenêtre 
où  la  pauvre  lueur  tremblait,  comme  malade  ;  — et  il  revint 
tout  courant,  satisfait,  ou  feignant  de  l'être.  Dans  les  famil- 
les rassemblées  le  souper  s'achevait.    P;ir  les  trouées  des 


LE    CONSOLATEUR  I9 

ruelles  sur  la  «  pâture  //,  on  voyait  s'allumer  les  chevaux 
de  bois  dans  un  resplendissement  de  glaces  et  de  cristaux. 
La  fête  reprenait  à  peine.  Il  se  coucha. 

—  Elle  dort...  Bon.  Faisons  de  même. 

Il  s'étonna  de  ne  pouvoir.  Ses  yeux  aussitôt  fermés  se 
rouvraient.  Il  dut  s'avouer  tristement  que  la  paisible  vision 
delà  petite  maison  rose  n'avait  pas  suffi  à  le  rassurer;  sa 
nuit  serait  ce  qu'avait  été  sa  journée. 

Dans  les  flonflons  d'un  bal  voisin,  incessants,  insistants, 
monotones,  de  danse  en  danse,  d'heure  en  heure,  il  attendit 
l'aurore,  l'appela,  la  guetta.  Le  silence  se  fit  ;  les  lointains 
blanchissaient;  aux  carreaux  ruisselants  il  colla  son  visage, 
suivit  le  petit  jour,  l'exhorta,  le  pressa,  et  lui-même  levé, 
lavé,  vêtu,  sortit.  Il  alhiit  chez  Lagarde. 

—  Pas  six  heures  !...  Trop  tôt... 
Il  ne  rentra  cependant  point. 

Immense  et  vide  était  le  champ  de  foire.  Sous  une  voi- 
ture, un  chien  gronda.  Des  toiles  pisseuses  fermaient  les 
boutiques.  Lherbe,  foulée,  avait  jauni...  Des  papiers  traî- 
naient... Au  milieu  de  l'énorme  avenue,  seul,  perdu,  Daniel 
soupira: 

—  Voici  ma  fête  à  moi. 

Il  gagna  plus  vite  la  berge  ;  puis,  soudain  grelottant,  les 
promenades...  Mais  une  fois  là,  il  n'y  put  tenir.  La  maison 
l'attirait...  Il  v  courait  en  dépit  de  l'heure... 

Close,  muette,  telle  que  la  veille,  sauf  que  nulle 
lueur  n'en  dorait  les  volets,  elle  demeurait  assoupie. 
Juste  en  face,  sur  un  banc  de  fer,  le  dos  à  l'allée,  Daniel 
s'assit. 

Le  bourg  prolongeait  son  repos.  C'était  lendemain  de  fête 
et  dimanche.  Léglise  sonnait  la  messe  du  matin...  Un  pas 
discret  de  dévote  glissait...  Les  façades,  insensiblement 
éclairées,  allaient  vivre.  Une  laitière  avec  ses  brocs  d'étain, 
de  porte  en  porte,  remplissait  les  pots,  placés  dehors  exprès. 
Les  maisons  souvrirent...  On  passa  la  tête...  On  balaya  le 
seuil...  Daniel  fut  remarqué...  Et  on  causa...  Mais  pouvait- 
il  entendre,  hypnotisé  par  cette  porte  qui  s'obstinait  à  rester 
close?  Il  considérait  longuement,  avec  des  yeux  d'amant, 
le  pied    de  vigne,   les    grappes  tirant  sur  le  fil  de  fer  bien 


/(> 


LA   REVUE    BLANCHE 

tendu,  les  deux  géraniums,  l'un,  le  rose,  fané,  l'autre,  le 
rouge,  épanoui,  brûlant,  et  chaque  brique...  Elle  était  là, 
derrière... 

Mais  une  clef  touillait  la  serrure,  tournait,  le  verrou  était 
repoussé,  lentement  s'ébranlait  la  porte.  Daniel  n'eut  qu'un 
bond- 

—  Oh!  vous  m'avez  lait  peur...  Vous  êtes  matinal  !  mes 
compliments... 

—  C^ui...  ie  passais  par  là...  après  ma  promenade... 

—  A  cette  heure?... 

—  Alors,  vous  voyant... 

—  Chut!  plus  bas!  elle  dort  encore...  Je  vais  en  profiter... 
je  suis  à  vous... 

11  prit  la  boîte  au  lait  sur  la  marche  du  seuil,  l'alla  porter 
d;ms  la  cuisine,  et  ressortit. 

—  Je  laisse  la  porte  enti'"ou\'erte;  comme  ça,  si  elle 
sonne...  j'entendrai... 

Et  désignant  le  banc  vert  adossé  au  mur  : 

—  Mettons-nous  là,  dit-il. 

On  s'assit.  Daniel,  anxieux,  supplia  : 

—  Eh  bien  ? 

—  EIi  bien,  ça  été  terrible...  terrible...  à  ne  pas  se  l'ima- 
giner... Elle  aurait  tenu  un  couteau  qu'elle  me  l'aurait 
planté  dans  la  poitrine... 

—  A  ce  point  ? 

—  l'ne  vraie  furie...  l)'ai~>ord...  je  n'osais  pas...  Mais 
elle  m'attendait  là...  Il  a  fallu  se  décider...  Non,  mon 
ami,  elle  ne  ma  pas  laissé  iliiir  ma  phrase...  Elle  était 
déjà  debout...  hors  du  lit...  et  elle  se  jetait  sur  la  porte... 
et  elle  criait...  "  Ah  !  ah  !  je  partirai  quand  même... 
je  partirai  toute  seule...  >/  Jai  dû  la  tenir...  la  mater 
presque... 

—  Ht  puis  ? 

—  Elle  n'a  pas  décoléré  de  la  journée...   Une  folle...  Elle 
se  serait  tuée  à  ce  métier  là... 

—  Mais  après? 

-  Aprè.s...  j  iii  pu  lui  faire  prendre  un  peu  de  chocolat, 
tout  de  même...  Joint  à  la  fatigue...  ça  l'a  fait  dormir.,.  Elle 
dort  encore.. 

—  Elle  dort...  — Croyez-vous  que  ça  continue? 


LE  CONSOLATEUR  21 

Lagarde  regarda  Daniel.  11  lui  sembla  plus  inquiet  que 
lui...  Il  s'affola. 

—  Vous  le  croyez?... 

—  Non...  non... 

Mais  un  brusque  coup  de  sonnette  rompit  leur  entre- 
tien... Lagarde  se  dressa. 

—  Adieu...  voici  qu'elle  s'éveille... 
Et  revenant  : 

—  Ah  !  je  ne  pourrai  probablement  pas  vous  retrouver  à 
onze  heures  comme  d'habitude...  Maintenant  que  nous 
nous  sommes  vus,  d'ailleurs... 

—  Alors,  à  quand? 

C'était  à  Daniel,  cette  fois,  de  réclamer  une  rencontre. 

—  Mais  quand  vous  voudrez... 

—  Je  puis  passer  aux  nouvelles?... 

—  Parfait...  Ne  sonnez  pas.  Frappez...  Adieu... 
Il  disparut. 

—  Il  est  plus  calme...  Elle  a  dormi...  —  Mais,  cette 
crise?  —  Il  fallait  s'y  attendre...  ça  passera...  —  Hé!  hé! 
à  force  de  se  répéter,  c'est  que  ça  peut  la  conduire  à  la 
folie...  à  quelque  chose  d'analogue.  Dieul...  si  elle  ne  fait 
pas  un  malheur  avant  I...  —  Et  quel  bon  effet  sur  sa  mala- 
die !  C'est  capable  de  la  tuer...  la  tuer... 

Tout  le  jour,  Daniel  attendit  à  la  grille  la  nouvelle 
incessante  d'un  événement  trop  prévu...  Oh  !  comme  cette 
vie  lui  devenait  précieuse...  comme  il  l'eût  couvée,  nour- 
rie de  la  sienne,  s'il  eût  pu...  Que  n'avait-il  le  droit  de  la 
veiller,  de  suivre  un  instant  son  destin?  Hélène  était  plus 
que  sa  femme  à  lui...  plus  que  sa  femme... 

Rien  ne  vint.  L'angoisse  s'éternisa.  Ce  fut  le  soir.  Daniel 
n'osa  retourner  chez  Lagarde. 

—  Deux  fois  par  jour...  je  pourrais  l'effrayer...  Et  il  fau- 
drait le  rassurer  ensuite... 

Le  lendemain,  au  matin,  il  trouva  la  porte  seulement 
poussée.  Cela  lui  évitait  de  frapper.  Il  entra.  Il  fit  deux 
pas  dans  le  corridor,  et  s'arrêta.  On  parlait  dans  la  cham- 
bre de  la  malade,  et  haut  et  fort,  on  disputait.  Il  distin- 
guai deux  voix,  l'une  très   familière,  grêle,  étouffée   celle 


U2  LA    REVUE    HLANGIIE 

dt.' Lagarde.  Taiitre  aiguë,  brève,  sèche.  Tous  les  mots  l'at- 
teignaient. 

—  Je  te  dis  que  j'irai...  et  cjue  j'irai  sans  toi. 

—  Ma  pauvre  amie... 

—  Oui...  Et  je  me  ferai  délivrer...  On  me  séquestre  ici... 
je  suis  libre  après  tout...  Je  ne  suis  pas  folle...  Ah!  on 
voudrait  bien  me  faire  passer  pour  folle...  afin  de  se  débar- 
rasser de  moi...  Mais  j'ai  ma  tête...  ah  !  ah  !  et  je  le  prou- 
verai... 

—  Mais  je  n'ai  jamais  dit... 

—  Tu  le  penses...  Tu  t'imagines  que  je  ne  sais  pas  ce  que 
tu  penses?...  Mais  je  quitterai  cette  maison,  cette  prison... 
Je  ne  voulais  pas  y  venir.  C'est  toi  qui  m'y  as  traînée,  oui, 
traînée...  Tu  as  profité  de  ce  que  j'étais  faible,  malade,  sans 
défense...  Mais  je  ne  le  serai  pas  toujours,  malade...  Je  ne 
le  suis  plus...  Et  je  m'en  irai... 

Un  silence.  La  malade,  essoufflée  par  ce  flot  de  paroles, 
haletait.  Un  pauvre  gémissement  mouillé  était  toute  la 
réponse  de  Lagarde. 

—  Oui...  je  m'en  irai...  et  bien  mieux. ..  je  veux  m'en 
aller  tout  de  suite...  et  je  m'en  vais... 

Le  sommier  grinça  :  deux  pieds  nus  claquèrent  sur  le 
parquet  :  d'un  bond,  Hélène  s'était  levée.  Daniel,  à  travers 
la  muraille,  voyait  ses  moindres  mouvements. 

—  X'oyons...  mon  amie...  Hélène...  tues  folle... 

—  Ah!  tu  l'as  dit...  Tu  ne  peux  plus  nier  maintenant... 
Non...  quoi  que  tu  dises,  je  ne  suis  pas  folle  :  je  m'habille 
et  je  pars... 

Des  vêtements  étaient  froissés.  Lagarde  la  regardait  faire, 
sans  courage...  Daniel  songea  : 

—  Elle  s'habille...  Elle  va  paraître... 

Mais  il  ne  tentait  pas  un  seul  pas  pour  sortir.  11  la  sentit 
qui  s'approchait,  traînant  les  jambes,  allait  toucher  la  porte, 
puis,  brusquement,  s'affaissait  sur  le  premier  siège,  en  sou- 
pirant ; 

—  Je  ne  peux  pas... 

La   voix  était  douloureusement   assourdie.    Déchirante, 
une  quinte  de  toux  éclata.  Lagarde  la  ramenait  à  son  lit. 
Daniel  en  avait  assez  entendu.  A  reculons,  en  tirant dou- 


LE    CONSOLATEUR  a3 

cernent  la  porte,  il  sortit  — et  puis  s'enfuit  à  toutes  jambes, 
hanté.  L'objet  de  son  inquiétude,  aperçu  jusqu'ici  à  tra- 
vers les  plaintes  de  l'employé,  prenait  soudain  une  préci- 
sion intolérable.  La  dispute  criait  en  lui...  Son  esprit  en 
moulait  toutes  les  paroles...  Ses  dents  claquantes  les  mâ- 
chonnaient. 

—  Et  j'en  suis  cause.  Et,  partie,  elle  sourirait,  renaîtrait. 
Et    il   ne  savait  pas  se  dire,  que  nulle  part  elle  n'eût  été 

contentée,  et  par  rien,  que  la  rage  de  contredire  habitait  sa 
pauvre  cervelle,  comme  la  maladie  son  corps...  Non  !  non! 
il  voyait   les   choses  au  mieux  à   Paris,   au  pire  à  Argen- 
tières.  L'inoubliable  scène  en  était  la  preuve  obsédante. 

Daniel  connaissait  enfin  la  douleur  humaine  :  ce  que  ne 
lui  avaient  pas  appris  trois  mois  de  relations  attristées, 
deux  minutes  de  vie  venaient  de  le  lui  révéler  soudain. 

—  Pauvre  femme  !...  gémissait-il. 
S'il  eût  dit  : 

—  Pauvre  homme!  c'eût  été  de  lui-même  qu'il  eût  parlé. 
Le  petit  employé  passait  au  second  plan.  Hélène  pouvait 
lui  tenir  au  cœur,  à  la  chair,  par  une  longue  communauté 
d'existence  :  elle  tenait  à  la  conscience  de  Daniel.  /■ 

Et  il  faudrait  encore  qu'il  consolât  cet  homme  I 

—  Il  est  plus  tranquille  que  moi...  c'est  à  moi  d'être 
consolé... 

Devant  Lagarde  il  ne  pouvait  plus  retenir  ses  larmes  : 

—  Je  suis  un  peu  nerveux. 

Il  s'excusait.  Il  se  forçait  à  la  sérénité,  au  calme,  pour 
n'entendre  point  de  pires  gémissements.  Combien  lui  coû- 
tait la  moindre  parole  î  Naguère,  indifférent,  il  voyait  ces 
douleurs  d'en  haut  :  il  les  relevait  jusqu'à  lui.  Aujourd'hui 
il  était  descendu  jusqu'à  elles,  plus  bas  même.  Il  devait  re- 
monter le  cours  de  son  émotion.  Il    s'épuisait  à  ce  labeur. 

Chaque  matin,  il  se  levait,  avide  de  nouvelles  :  frappait 
discrètement:  Lagarde  ouvrait.  11  le  recevait,  soit  dans  la 
salle,  soit  dans  la  cour.  Daniel  était  tôt  renseigné  ;  mais 
il  ne  pouvait  partir  sans  avoir  payé  la  nouvelle  d'un  encou- 
ragement menteur.  Il  le  savait  et  venait  quand  même. 

Les  crises  s'étaient  encore  reproduites.  A  l'entêtement  de 


2',  LA    REVUE    BLANCHE 

Lagarde,  Hélène  opposait  un  entêtement  égal.  Ces  dépenses 
d'énergie   la   ruinaient.   La  maladie    eut  raison  d'elle. 

—  Rien?  hier?  Ah  1  mon  bon  Lagarde...  que  je  vous 
embrasse... 

Daniel  exultait. 

—  P-as  si  vite...  Il  y  a  autre  chose  que  des  crises... 

—  Quoi...  quoi  ?.., 

—  De  la  faiblesse...  des  sueurs  et  du  sang... 

—  Du  sang? 

—  Elle  n'en  avait  pas  rendu  depuis  deux  mois. 

—  Pas  possible  ?... 

—  Oui...  et  le  médecin  ne  la  trouve  pas  bien, 
Daniel  se  figeait. 

—  Ah  1  mon  ami...  je  suis  tranquille,  allez...  On  ne  l'en- 
tend plus...  elle  prend  tout  ce  qu'on  veut.  Je  la  préférais 
nerveuse...  oui...  nerveuse...  quand  elle  m'insultait...  On 
dirait  qu'elle  n'a  plus  de  vie... 

—  Mais  le  docteur?...  Que  dit-il    au  juste? 

—  11  me  cache  quelque  chose...  je  le  sens... 

—  Non...  vous  vous  faites  des  idées...  Voyons...  ça  ira 
mieux...  N'est-ce  pas?...  Les  crises  l'ont  brisée...  11  faut 
qu'elle  se  répare...  < 

Daniel  répondait  à  ses  piropres  craintes,  et  n'arrivait  qu'à 
les  fortifier. 

—  Je  veux  bien  le  croire,  pleurait  Lagarde. 
Daniel  ne  le  croyait  pas. 

Jl  revint  le  soir  même  :  c'était  la  même  chose. 

—  Elle  a  bu  un  demi-verre  de  lait...  sans  le  vomir 
Et  soudain  : 

—  .Ah  !  que  vous  êtes  bon  de  vous  déranger  comme  ça... 
pour  moi... 

—  C'est  bien  le  moins... 

Daniel  ne  se  voulait  point  en  faire  un  mérite.  Pour  lui 
seul,  chaque  jour,  il  recommençait  son  douloureux  pèleri- 
nage. 

—  Comment  va-t-clle  ? 

Le  même  état  s'éternisait.  On  ne  pouvait  plus  songer  à 
lever  Hélène.  Comme  elle  avait  besoin  de  distraction,  La- 
garde se  tenait  le   plus  souvent  auprès  d'elle.  Et  longeant 


LE    CONSOLATEUR  20 

les  arbres,  traînant  les  pieds  dans  un  épais  tapis  de  feuilles 
mortes,  Daniel  venait.  Octobre  avait  dépeuplé  le  jardin.  Il 
semblait  malade  comme  elle.  Les  arbres  attendaient  vaine- 
ment la  taille.  Daniel  veillait  sa  victime  en  pensée. 

Hélas!  elle  dépérissait.  Le  médecin  n'osait  l'avouer  à 
Lagarde,  dont  il  avait  pénétré  le  pauvre  et  faible  caractère. 
Il  le  leurrait  d'un  vague  espoir.  Lagarde,  très  naïf,  en  tran- 
quillisait Daniel  comme  lui-même. 

—  Ça  ne  va  pas  plus  mal... 

C'est-à-dire  pas  mieux.  Tous  deux  ignoraient  ces  subti- 
lités de  langage. 

—  Il  faut  patienter... 

Daniel,  patiemment,  n'en  suivait  pas  moins  scrupuleuse- 
ment le  cours  de  la  maladie. 

Vers  le  milieu  d'octobre,  durant  un  de  ces  repas  sans 
paroles,  auxquels  s'était  résigné  Mme  Mellis,  Félicie,  pen- 
sant intéresser  Daniel,  sans  doute,  rompit  le  silence  glacial. 

—  11  parait  que  ça  ne  va  guère  chez  les  Parisiens...  J'ai 
rencontré  Victoire,  la  femme  de  ménage.  Pauvre  petite 
dame,  elle  n'avale  plus  rien  de  solide...  pas  une  bouchée 
de  pain  !  ...  que  du  lait  :  elle  n'a  déjà  plus  d'estomac!  Et 
puis  elle  ne  quitte  plus  le  lit...  On  la  porte  pour  retourner 
les  matelas,  arranger  les  draps  et  les  couvertures.  Elle  tousse 
et  elle  tousse...  qu'on  croirait  que  sa  poitrine  se  déchire. 

—  La  malheureuse,  dit  Mme  Mellis,  mieux  vaudrait  pour 
elle  n'être  plus. 

—  Allez,  madame,  ça  ne  veut  point  tarder...  Elle  a  eu  des 
crises  nerveuses  qui  l'ont  mise  à  bas  et  le  médecin  a  dit 
comme  ça  qu'elle  ne  durerait  pas  jusqu'à  l'hiver,.. 

Daniel  se  sentit  trépasser.  11  dit  en  songe  : 

—  Oui,  }'ai  vu  le  mari...  il  est  bien  affecté... 

—  Et  encore,  reprit  Félicie,  le  médecin  lui  cache  la  vé- 
rité. Il  a  dit  comme  ça  à  Victoire,  mais  il  ne  faudrait  pas 
le  répéter... 

Pour  rester  droit,  Daniel  se  cramponnait  à  la  chaise. 

—  Qu'as-tu,  Daniel  ? 

—  Rien...  un  étourdissement... 

—  Tu  es  pâle...  Va  faire  un  tour  à  l'air...  tu  reviendras.. 
Il  eut  la  force  de  sortir.  L'air  l'excita.  Il  piétina  de  long 


2<;  LA    REVUE    BLANCHE 

en    large,  sur   moins  de  deux  mètres  d'allée,   comme   un 
fauve  en  cage. 

—  Pas  jusqu'à  l'hiver?  ça  ne  se  peut  pas...  et  c'est  moi... 
Le  sable  criait. 

—  Mais  vais-je  le  croire?  Des  racontars  de  domestiques... 
de  vieilles  femmes...  Pourquoi  pas?  Ah!  ah  1  —  Mais  le 
médecin...  —  Le  médecin  va-t-il  faire  ses  confidences  à  la 
femme  de  ménage?  C'est  trop  ridicule...  Elle  ne  va  pas 
bien,  certes,  mais  pas  plus  mal... 

Il  s'en  assurerait  lui-même.  11  remonta. 

—  X'otre  déjeuner  est  au  chaud...  je  le  sers?... 

—  Non  Félicie,  merci,  je  sors... 

Il  prit  son  chapeau  et  bondit  dans  la  rue. 

—  Quelle  existence  !  songea  la  vieille  bonne  en  retirant 
les  plats  du  four. 

...Daniel  frappait,  entrait. 

—  Eh  bien? 

—  La  mênie  chose... 

—  Ah  1...  le  médecin  ?... 

—  Il  n'est  pas  mécontent. 

—  Elle  dort? 

—  Justement. 

—  Ah  :... 

Daniel  avait  son  idée  —  et  n'osait  la  dire.  Une  curiosité 
malsaine  s'insinuait  en  lui. 

—  Ah!...  est...  est-ce...  que...  je  pourrais...  la  voir... 
souffla-t-il. 

Et  il  se  tut,  rcnige  de  honte. 

D'abord  étonné,  Lagarde  n'hésita  cependant  point  : 
avait-il  des  secrets  pour  un  pareil  amil 

—  Si  vous  voulez...   Il  suffit  d'entr'ouvrir  la  porte... 
Et  ille  fit. 

Daniel,  avide,  se  pencha.  Ses  yeux  se  fermèrent  le  temps 
d'un  frisson.  Le  spectacle  dépassait  tout  ce  qu'imaginait 
son  angoisse.  Une  chambre  encombrée  en  plein  désarroi; 
un  fauteuil  couvert  de  vêtements  mêlés;  la  cheminée  de 
marbre  gris,  une  table  à  tapis,  et  la  table  de  nuit  chargées, 
salies,  gluantes,  de  flacons  de  toutes  couleurs  et  de  toutes 
formes,  de  verres,  de  tasses,  de  cuillers  avant  servi,  allant 


LE   CONSOLATEUR  9.7 

servir...  Et  la  grande  masse  blanche  du  lit,  dans  la  pénom- 
bre. Il  ne  vit  pas  la  malade  d'abord.  Mais  bientôt,  ses  yeux 
accoutumés  distinguèrent,  aussi  pâle  que  l'oreiller  où  elle 
reposait,  une  face.  La  maigreur  accusait  des  traits  déjà  très 
nets  :  les  arcades  sourcilières  soulevaient  une  peau  trop 
molle  ;  les  joues  s'enfonçaient  jusqu'aux  dents;  deux  lignes 
bleues  indiquaient  les  lèvres;  les  longs  cils  baissés  étaient 
noirs  comme  les  cheveux  réunis  en  natte,  que  le  sommeil 
avait  rejetés  de  côté.  Cette  femme  avait  dû  être  belle,  de 
cette  beauté  pure  et  sans  distinction,  commune  dans  les 
faubourgs  p^irisiens.  La  maladie  l'avait  défigurée,  de  vingt 
années  vieillie.  Et  que  restait-il  de  son  corps?  rien  n'en 
indiquait  la  présence  :  il  semblait  fondu  dans  les  draps. 
Seul  le  buste  émergeait,  avec  les  bras  sortis  qui  montraient, 
dans  des  manches  trois  fois  trop  larges,  des  poignets  d'os 
et  de  maigres  mains  trop  veinées  :  l'alliance  à  peine  usée 
flottait  autour  du  doigt  sans  chair.  Une  odeur  de  fièvre  et 
de  pharmacie  s'exhalait  d'elle  Elle  ne  bougeait  pas,  et  son 
souffle  léger  fusait  discrètement  entre  ses  lèvres,  sans  que 
frémît  la  poitrine  creusée.  On  l'eût  crue  morte. 

Daniel  chancelant  s'accota;  les  gonds  chantèrent;  Hélène 
ouvrit  les  yeux. 

—  Elle  s'éveille!  —  J'entre  seul,  dit  Lagarde  :  attendez-moi. 
Et  il  disparut.   La  porte  était  close.  Mais  Daniel  fasciné 

avait  pu  voir,  sous  les  paupières  soulevées,  des  yeux  de 
globe  bleuté,  de  pupille  noire  largement  dilatée  —  à  faire 
peur. 

Lagarde  reparaissait  : 

—  Elle    se    rendort...  Elle  voulait  sa  potion...  Eh  bien? 
Daniel  demeurait  sans  réponse.  L'employé  précisa  : 

—  Eh  bien  !  elle  n'est  pas  si  mal...  à  voir...  ! 

—  Non...  non...  C'est  la  première  fois  que...  et  vrai- 
ment... 

—  N'est-ce  pas? 
Ils  se  quittèrent. 

Daniel  s'enfuit  n'importe  où,  sans  savoir...  Il  traversa 
toute  la  ville.  On  s'étonnait...  —  depuis  si  longtemps  !  —  on 
saluait.  Il  répondait  presque  dans  un  sourire.  Il  ignorait  ce 
qu'il  faisait...  Il  était  fou... 


28  LA    REVUE    BLANCHE 

Bientôt  l'ombre  des  maisons  ne  le  coii\rit  plus;  il  se 
trouvait  sur  le  pont  :  il  tlt  halte.  11  lut  au  parapet,  formu- 
lant sa  détresse. 

—  Le  docteur  a  raison...  elle  n'ira  pas  jusqu'à  l'hiver... 
Ce  sont  ces  crises...  Et  qui  les  causa?  Félicie  ne  me  Ta  pas 
mâché  ce  matin... 

Et  sourdement  : 

—  Assassin...  assassin... 

Il  revoyait  la  moindre  ride  de  cette  figure  lamentable  :  il 
se  les  attribuait  toutes.  11  ne  semblait  pas  se  douter  qu'elle 
était  venue  déjà  pâle  et  faible  à  Argentières.  Un  jour,  un 
mot,  avaient  suffi  à  lui  enlever  toutes  ses  vigueurs  et  toutes 
ses  grâces.  Il  l'avait  tuée. 

—  Assassin...  Assassin... 

Le  ciel  était  terne  ;  les  derniers  oiseaux  s'envolaient.  Dans 
les  prés  en  contrebas,  sur  les  berges,  les  touffes  de  peupliers 
frémissaient.  On  entendait  les  battoirs  frappés  au  lavoir 
proche.  La  sucrerie,  au  détour  du  fleuve  par  sa  géante 
cheminée  vomissait  une  fumée  noire;  des  chalands  se  lais- 
saient glisser,  un  cheval  tirait.  Et  sous  Daniel,  entre  les 
arches,  l'eau  livide,  gercée,  paraissait  stagner,  s'arrêter, 
attendre...  Écrasé,  il  la  regardait  d'un  œil  fixe,  il  se  pen- 
chait vers  elle,  son  accablement  l'y  poussait.  11  eut  l'idée 
subite  du  suicide. 

—  Ma  foi...  j'en  ai  assez  vu...  assez  fait...  le  mieux 
serait...  de... 

Il  se  cramponna. 

—  Quoi  !   la  mort?... 

Il  claqua  des  dents.  Lui?  mourir?  11  quitt;i,  fuit  le  para- 
pet... 11  avait  trop  peur  de  lui-même...  11  était  au  milieu  du 
pont  :  une  carriole  lancée  chargée  de  sacs  lourds  le  frôla... 
Elle  eût  pu  l'écraser.  Quand  le  danger  fut  bien  passé  : 

—  Cela  eût  mieux  valu  peut-être...  dit-il. 
II  ne  le  pensait  pas. 


fA  suivre.)       <  Henri    Ghéon 


Les  Congrégations  et  l'en= 
seignement  en  Bretagne 


En   hommage  il    MM.  AVAi.i)i:CK-Rorssic.\i;  et  Comhes. 

Celui-là  qui  est  maître  de 
l'éducatioa  peut  changer  la  face 
du  monde.  —  LEIBNITZ. 

//  y  aura  du  bruit  dans  Landerneau,  et  voici  que  cet  ironique 
dicton  —  lancé,  au  temps  du  bon  Lafontaine,  pour  dire  le  calme  absolu 
de  la  jolie  petite  cité  bretonne  —  le  dérisoire  dicton  s'est  justifié  :  lap- 
plication,  aussi  douce  que  tardive,  de  la  loi  sur  les  congrégations  vient 
d'accomplir  ce  miracle.  Par  les  rues  tortueuses  et  sommairement  pavées, 
à  l'huis  des  couvents,  ne  llottaient  plus  les  robes  grises  des  Filles  de  la 
Sagesse,  le  long  voile  noir  des  Ursulines,  les  vastes  manches  des  noires 
Yisitandines,  les  cornettes  blanches  de  Saint- Vincent-de-Paul  ou  le 
léger  tulle  noir  qui  recouvre  les  coiffes,  en  forme  de  cœur,  des  sœurs 
de  la  Providence  et  non  plus  les  jupes  aux  mille  plis  des  sœurs  de 
Saint-Michel  toutes  blanches  ou  des  dames  de  Saint-Thomas-de-Yille- 
neuve  toutes  noires  ;  les  bonnes  sœurs  étaient  prisonnières  de  leurs 
protecteurs.  Landerneau,  tel  un  volcan  oublié,  a  secoué  sa  séculaire 
torpeur  :  Landerneau  a  menacé  délever  des  barricades,  de  faire 
revivre  le  bon  temps  de  la  Ligue.  Landerneau  voulait  conserver  ses 
bonnes  sœurs  et,  ma  Doué  !  gave  à   quiconque  voulait  faire  respecter 

la  loi... 

Pour  une  fois,  Landerneau,  s'étant  mis  à  la  tête  d'un  mouvement,  du 
coup  acquérait  la  gloire  d'être  imité.  Les  feuilles  bien  pensantes 
de  Bretagne  publiaient  avec  enthousiasme,  le  i"  août  dernier,  que 

la  situation  est  particulièrement  critique  à  Saint-Méen  et  au  Folgoët,  où 
les  femmes  menacent  de  tirer  par  les  fenêtres  et  les  hommes  de  se  faire 
hacher  jusqu'au  dernier  phitùt  que  de  laisser  expulser  les  sœurs.  Plus  de 
travaux  :  on  monte  la  garde  et  les  clairons  sont  prêts  à  sonner  l'alarme  et 
la  charge  si  l'on  aperçoit  les  gendarmes. 

A  quoi  le  Gaulois  du  lendemain  répliquait  : 

En  Bretagne  on  s'y  prend  d'autre  façon  pour  résister  aux  attentats  de 
M.  Combes.  On  s'insurge,  on  se  révolte,  on  défie  l'autorité. 

On  ne  veut  plus  avoir  affaire  à  un  régime  que  tous  les  honnêtes  gens  con- 
damnent, et  Ton  commence  à  retirer  des  caisses  d'épargne  les  fonds  qui  y 
sont  déposés. 


3„  LA    REVUE    BLANCHE 

A  Lesni'ven  —  uni'  petite,  très  petite  ville  —  les  retraits  se  montent  à  la 
jolie  somme  de  25.000  francs. 

M.  Comités  veut  la  g-uerre.  On  la  lui  fera  ;i  lui  et  à  ses  amis,  et  si  les 
nôtres  sont  avisés,  ils  boycotteront  les  francs-maçons  et  les  combistes, 
comme  le  gouvernement  lui-même  boycotte  les  modérés. 

Suivant  l'exemple  donné  par  VA/ini/airc  Catholique  —  lequel,  à  la 
suite  de  ses  renseignements  sur  chacjue  dit)cèse,  donne  la  liste  des 
<<  fournisseurs  recommandés  »  —  nos  très  catholiques  compatriotes 
dWrmorique  ont  depuis  longiemps  déjà  mis  en  pratique  cette  façon, 
d'un  évaii<.rélisme  peut-être  pas  très  orthodi>xe,  de  terroriser  les  craintifs 
commerçants  :  car  ces  étran-;es  chrétiens  visent  toujours  à  TargiMit  et 
c'est  ainsi  que  les  élections  ont  été  là-bas  prétexte  à  quêtes  fructueuses; 
nous  pouvions  lire  dans  la  Dcpcchc  de  Lorient  du  ii  février  dernier 
cette  savoureuse  constatation  : 

gciMi'Ku.  —  Lrs  clections.  —  La  candidature  de  M.  Servipny  réunit 
surtout  les  sous  des  quêtes.  De  tous  les  côtés,  en  effet,  l'on  quête.  A  la 
campat^ne,  sous  le  patronage  des  dames  de  la  noblesse,  et  aussi  du  clergé, 
l'on  quête  pour  empêcher  les  messieurs  prêtres  d'être  chassés  par  l'infâme 
gouvernement,  l'^n  ville,  c'est  autre  chose,  il  faudra  offrir  un  cadeau  en  «/• 
au  Pape,  il  faut  entretenir  les  églises  pauvres,  et  l'on  (|uète. 


Une  des  caractéristiques  du  Breton,  du  Bas-Breton  surtout,  est  de 
s'ima^nner  que  les  mesures  gouvernementales  sont  toujours  prises 
contre  lui  et  non  édictées  dans  l'intérêt  de  tous.  On  a  reproché  aux 
élorpienis  et  joyeux  i'élibres  de  faire  du  séj)aratisme  ;  ont-ils  jamais 
demandé  «jue  dans  les  écoles  de  iVovence  l'enseignement  soit  donné  en 
langue  provençale "r*  Que  ne  lutle-t-on  sérieusement  contre  l'idée  sépa- 
ratiste qui  domine  dans  la  Bretagne  ch'ricale,  la  Bretagne  noire  dont 
les  catéchismes  sont  écrits  en  Ijreton,  qui  donne  en  breton  le  simulacre 
de  renseignement!  Les  Bretons  catholiques  ne  veulent  rien  voir  au  delà 
de  leurs  "  clochers  à  jours  »,  de  leur  petite  Bretagne.  «  Catholiques  et 
Bretons  toujnurs  »,  «  Vivent  nos  pi i-tres  »,  «  Doué  ha  va  hro  »,  arbo- 
rent j)uérilement  leurs  petits  journaux  et  leurs  grandes  l)annières. 

Procédemmenf,  dans  une  étude.  La  Bretagne  jxiïcnnc  i]  et  ici 
même,  dans  La  Bretagne  alcoolique  \-}.),  j'ai  exj)OS('!  l'action  funeste  du 
clergé;  breton.  (Je  ce  clergé  qui  tond  ses  ouailles  et  les  maintient  dans  la 
pins  Sordide  ignorance.  Les  folles  colères  que  ces  «  réquisitoires  » 
comme  on  m'a  fait  Ibonneur  d'appeler  ces  modestes  travaux)  ont  sou- 
levé chez  les  jésuites  et  dans  le  monde  clérical  breton  m  ont  incité  à 
poursuivre  ces  études  (pii  participent  à  la  fois  de  l'histoire,  di-  la  chi- 
rurgie et  de  l'hygiène.  Aujourd  liiii,  je  veux  montrer  ce  (|u'en  Bretagne 
sont  les  iirdres  religieux  et  comment  on  y  en.seigne. 


il)  Brochure in-4,  l'.iOO.  Éditions  de  la  Rtvue  (ancienne  RtvvLt  de»  Rnne»). 
[1)  La  Tfvnt  hlancheàw  1"  juin  1001. 


LES    CONGRÉGATIONS    ET    L  ENSEIGNEMENT   EN    BRETAGNE 


3i 


I 


Une  des  affirmations  chères  à  MM.  Coppce,  Lemaître  et  de  Mun 
est  que  la  République,  la  «  gueuse  »,  a  persécuté  IKglise,  qu'elle 
annihile  la  foi  religieuse,  qu'elle  chasse  et  dépouille  prêtres,  moines  et 
sœurs. 

Pour  répondre  les  chiffres  seuls  suffisent,  même  incomjdets  (de  par 
la  faute  des  congréganistes  qui  fuient  les  recensements),  que  donnent 
les  «  étals  statistiques  de  la  France  par  départements  >-  publiés  par  le 
ministère  du  Commerce.  On  verra,  par  le  tableau  suivant,  si  la  Répu- 
blique nest  pas  autrement  tolérante  à  l'égard  des  congrégations  que 
ne  fui'ont  la  royauté  et  l'empire. 

Aperçu  de  l'Accroissement   des   Congrégations   en  Bretagne 
Recensements  1861,  1893,  1896,  1900 

Document^!  puisés  dans  la  Stathtique  de  l' Empire  1S61;  l'Annuaire  cathoUque.  1893:  l'Annuaire 
statisti'j'ie  de  la  France,  ISO'J ;  VEnquife  fur  les  Conçréçations.  1900,  etc. 


UEI'.VI'.TD.MENTS 


IlIe-et-Vilaine . . 
,C6tes-du-Xord  . 

Einistére 

Morbihan 

T-oire-Inférieure 


CONGUEGATIONS 


1^:('p1      1.s;)9      IHOO 


37 
34 
20 
•2  {'y 
•29 


•28 

■2;i 

23 
25 
30 


(jtj 
54 
44 
54 
03 


.MAISONS 

iiO(ii|iées  par  les 
r.Miiçréïîaliiiiis 


1S()1 


18il3 


207 
241 
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97  B 
84  C 
50  D 


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MES    CO.NT.r.EGATIO.NS 


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1.018  E 

1 

855 

514  E 

1 

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4^7  E 

820 

l.MÔ  E 

1 

.407 

1.531  E 

1 

.072 

1893 

ISiM', 

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ses 
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les. 

2 .  400 

—   tcJi   — 

l.(il0 

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1.496 

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1 .  .506 

~'€     -^ 

1 .  705 

—    '-H       A    -H 

900 


A.  —  Chiffres  extraits  de  l'Annuaire  Catholique.  La  mention  etc.,  suit  la  nomenclature 
des  ttablissements  des  quatre  cuiigrégations  suivantes  :  Frères  de  l'Instruction  chré- 
tienne. Jleligieuses  de  Saint-Thomas  de  Villeneuve,  Filles  de  la  Croix,  Filles  de  la 
Providence. 

B.  —  Chilïres  extraits  de  V Annuaire  Catholique.  La  mention  et  dans  un  grand  nombre 
d'établissements  du  diocèse  suit  la  nomenclature  des  établissements  des  Filles  du  Saint- 
Esprit  ou  Sœurs  blanches. 

C.  —  Chittres  extraits  de  V Annuaire  Catholique.  Les  mentions  etc.,  ou  très  répandues 
dans  le  diocèse,  ou  et  dans  un  grand  nombre  de  paroisses  suivent  la  nomenclature  des 
cinq  congrégations  suivantes  :  Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  Sœurs  de  la  Charité  de 
Saint-Louis,  Filles  du  Saint-Esprit.  Filles  de  Jésus.  Sœurs  de  la  Providence. 

Jj.  —  Cliittres  extraits  de  V Annuaire  Catholique.  Les  mentions  etc.  ei  et  dans  plusieurs 
paroisses  suivent  la  nomenclature  des  établi.ssements  des  sept  congrégations  suivantes  : 
Frères  des  Écoles  chrétiennes,  Frères  de  Saint-Laurent-sur-Sèvre,  Frères  de  Lamennais. 
Prêtres  de  l'immaculée-Conception.  Sœurs  de  la  Sagesse,  Sœurs  des  Tiers-Ordres  du 
Mcnt-Carmel,  de  Saint-François  et  de  Saint-Dominique,  Religieuses  de  Torfou. 

E.  —  Chitïres  extraits  de  Résultats  statistiques  du  Recensement  des  Industries  et  ProJ'ei-^'ions 
T.  III  :  Ri'ffion  de  l'Ouest  au  Midi  et  précédés  de  la  mention  non  compris  les  écoles, 
hôpitaux  et  ouvroirs. 

X.-B.  —  En  1897,  d'après  Le  Clergé  français,  annuaire  de  1S9S,  on  comptait  516  maisons 
occupées  par  des  communautés  religieuses  dans  l'ille-et- Vilaine  ;  304  dans  les  Côtes-du-Xord; 
295  dans  le  Finistère;  318  dans  le  Morbihan  et  310  dans  la  Loire-Inférieure. 


>1 


LA    REVUE    BLANCHE 


Les  perturbateurs    cléricaux  —  et  si  peu    catholiques  vraiment  — 
objecteront  ruriousement   que  le    <i-ouvcrnemont   vient  de    fermer  les 
«"coK's  congfréyanistes.  Voyons  celte  hécatombe  et,  par  la  môme  occa- 
sion, jetons   un  coup  dœil  sur  la  propriété  foncière  de  ces   pauvres 
coui^réj^anistes  : 


DKPAKTriMENTS 


Ille-et-Vilaine. . 
Cotes-du-Xonl.. 

F.iiisltiio 

Morbihan 

Loiie-liifeiieure 


SlI'Er.l-lC.IE 

lies 

Di'ii.i  r  1 1'  111  r  11  I  ■ 


050,627 
687.590 
071.706 
679.578 
693.957 


(.'.MiitciKiiife   iMilas- 

Iralo  (les  immeubles 

ycciipi'S  par 

11'?  foiiarofraliims 


Mi4h.  93  il.  20  c. 
927   85   62 
nOiî   37   22 
1654   16   51 

.«ns       20      86 


■A     -y. 

■/.    - 

_-:     3 

C-      "' 

i  sp 

H      SB 

K    3 

K    S 

66 

1.018 

54 

51-1 

44 

487 

54 

1.395 

r,;) 

1.531 

lilalills.  fonjîré^a- 

nislcs  termes 
confprrikinent  aux 
ilécretsileiuil.19il2 


» 

38 

8 

» 


Sur  qiitttrc  mille  neuf  cent  quarante-cinq  établissements  congréga- 
nistes  existant  en  Bretagne,  le  gouvernement  «  persécuteur  »  en  a  fait 
fermer  ciNQiANTE-ciNQ  :  en  i8Gi,  sous  l'Empire  que  regrettent  les  clé- 
ricaux, il  n'y  avait,  dans  toute  la  Bretagne  ([ne  huit  cent  cinquante-huit 
établissements  congréganisles,  aujcjurd  hui,  et  malgré  la  fermeture  des 
cinquante-cinq  maisons,  il  y  en  a  quatre  mille  tkente-di:ux  de  plus. 

l'^aisijns  encore  une  remarque  :  avant  l'application  des  derniers 
décrets  application  qui  modifie  si  peu  les  ohill'res  !)  il  y  avait  en  France 
i./i73  congrégations  et  communautés  religieuses  possédant  des 
immeubles  d'une  contenîince  cadastrale  de  'iS.;");  hectares  i8  ares 
"»7  centiares  ;  or,  à  elle  seule,  la  Bretagne  compte  le  cinquième  des 
congrt'gations,  soit  281,  et  presque  le  dixième  de  la  propriété  foncière 
congréganiste,  exactement  .'j.62i  hectares  5i  ares  /|i  centiares. 

Devrait-on  dire  «  pauvres  congrégations  »  ou  «  pauvre  Bretagne  »  ? 
MM.deMunet  Piou  estiment-ils  donc  que  le  manque  d'hygiène,  la 
j)auvr('tc  et  rivrognerie  ne  sont  pas,  en  Bretagne,  causes  suffisantes  de 
di'population  pour  désirer  une  toujours  plus  grande  extension  du  céli- 
bat monastique  et  canonique?  La  République  cnlin  tîst-elle  moins  tolé- 
rante que  la  monarchie'?  11  est  vrai,  ce  sont  les  royalistes  qui  nous  l'ont 
appris  sous  l'Kmpire,  qu'un  régime  politique  n'est  beau  «pie...  sous  un 
autre  régime. 

I'!n  re  qui  concerne  la  dépopulation  et  sous  la  res<Mve  fa itt;  précé- 
demment réserve  ajjsolumont  coidirmi'e  parles  enquêtes  officielles  du 
ministère  du  commerce  et  les  rapports  des  inspecteurs  d'académie)  que 
les  congréganistes,  et  même  des  membres  du  clergé  séculier,  se  sont 
en  grand  nombre  et  volontairement  soustraits  aux  recensements,  il  est 
néanmttins  curieux  de  savoir  le  nombre  des  célibataires  des  deux  sexes 
qu'avouaient,  en  1896  seulement,  les  diocèses  de  lîretagne. 


LES    CONGRÉGATIONS    ET    i/eNSEIGNEMENT    EN    BRETAGNE  3'i 

Recensement  du  Clergé  séculier  et  des   Membres  des 
Congrégations  religieases   en    1896. 

Documents    puisés  dans    V Annuaire    statistique   de  la  France,   1809;  Résultats  statistiques 

du  recensement  des  Industries  et  Professions;  Dénombrement  de  1S9G,  T.  III; 

Annuaire     de     V Economie    politique    et     de    la    Statistique,    1S9S,     1899,     1900  ; 

Annuaire  catholique.  1893,  1806,  1900,  1901;  Semaine  religieuse,  etc. 


II 

On  a  dit  avec  raison  que  l'Espagne  mourait,  comme  Byzance,  de  la 
politique  et  des  moines.  Or,  moins  les  courses  de  taureaux  — jeux  imbé- 
ciles, cruels  et  sales  que  certains  maires  bretons  remplacent  d'ailleurs 
avantageusement  par  des  courses  d'ivrognes  —  j'ai  pu  constater,  au 
cours  de  mes  nombreux  séjours  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  pays, 
que  la  Bretagne. offre,  ethnologiquement,  physiologiquement  et  morale 
ment,  des  traits  de  ressemblance  extraordinaire  avec  l'Espagne. 


(1)  Ne  sont  pas  compris  dans  cette  colonne  :  1"  Les  prêtres  aumôniers  de  maisons  reli- 
ffieuses  ;  2»  les  aumôniers  de  la  marine,  eu  retraite  ;  3"  les  prêtres  iirécepteurs  ;  4°  les 
prêtres,  vicaires  auxiliaires  ou  desservants  sans  traitement  ;  b°  les  prêtres  en  retraite  offi- 
ciant dans  une  paroies;. 

("2)  Ne  sotit  compris  dans  cette  colonne  que  les  membres  de  congiégations  religieuses 
professant  dans  les  établissements  congréganistes  suivants  :  Ecoles  primaires.  Ecoles  mixtes 
(sous  la  réserve  faite  plus  haut)  et  Ecoles  maternelles.  Les  feuilles  et  statistiques  du 
recensement  officiel  ne  mentionnent  ni  le  nombre  de  maisons,  ni  le  détail  ou  le  total  des 
membres  de  congrégations  religieuses  profess:vnt  dans  leurs  établissements  d'enseignement 
secondaire,  se  livrant  au  commerce  (Hôtels,  Maisons  de  santé,  Distillerie,  Industries 
diverses),  à  la  prédication  ou  à  la  vie  contemplative. 

(3)  En  1901,  environ  4500  membres,  d'ajrcs  la  Semaine  Religieuse  du  diocèse  de  Rennes 
(article  et  chiffres  leproduits  par  le  Salut  de  Saint- jltu.o  du  :. -6  mars  ]901j.  Il  n'est  donc 
pas  exagéré  de  supposer  que  les  chiffres  officiels  ci-dessus  peuvent  être  majorés  de  1^3  au  mi- 
nimum par  le  clergé  séculier  et  des  2i3  au  moins  pour  le  clergé  re'gulier.  Ce  qui  donnera 
pour  les  cinq  départements  les  proportions  suivantes,  proportions  qui  sont  évidemment  au- 
dessous  de  la  réalité.  Ille-et- Vilaine  :  C.65  ;  Côtes-du-Nord  :  5.30;  Finistère  :  3.93;  Mor- 
bihan; 4.95  ;  Loire  Inférieure:  4.23.  Soit  le  5.06  pour  1000  habitants  dans  toute  la  Bre- 
tagne. 


]f,  LA   REVUE    BLANCHE 

l'n  jour,  le  marrchal  Lopez  Dominguez,  avec  qui  j'avais  l'honneur 
«l'en  causer,  me  mit  sous  les  yeux  ce  passag-e  d'un  de  ses  plus  récents 
discours  : 

Le  l>iidi:et  des  cultes  de  l'Espagne  est  de  'l 'i  millions. 

L'Etal  donne  annuellement  pour  l'instruction  publique  :  1  million  et  demi; 
le  resîe  doit  tHre  fourni  par  les  communes  qui,  pour  la  plupart,  sont  sans 
ressources. 

Depuis  1857,  l'instruction  est  obligatoire  :  sur  3  millions  et  demi  d'en- 
fants. IjlO'i.OOO,  soit  moins  du  tiers,  fréquentent  les  écoles.  A  Madrid  même, 
10.000  enfants  ne  peuvent  recevoir  d'instruction,  faute  de  locaux  suffisants. 

Il  y  a.  en  Espagne.  2:;. 17t)  instituteurs,  soit  environ  un  instituteur  pour 
plus  de  l'A)  élèves  ;  leur  traitement,  qui  est  généralement  dérisoire,  ne  leur 
est  payé  que  tardivement. 

Par  contre,  les  coin'tnts  sont  ton/ours  plus  riches  et  font  coNCURnENCE  aujc 
inihistriels  en  exerçant  toutes  espèces  d'industries. 

Tout  cela  s'applique  également  à  la  Bretagne  où  sans  parler  des 
frères,  des  «  bons  »  frères  de  Ploërmel  et  antres  fabricants  de  pastilles 
bcchirpies  ou  d'eaux  dentifrices,  de  chocolats  ou  de  dragées,  de  liqueurs 
ou  de  meubles,  les  «  bonnes  sœurs  »  se  font  si  volontiers  les  hôtesses 
des  baigneurs  de  la  c«Jte  d'Emeraude. 

Citons-en  quelques-unes  des  hôtelleries  religieuses  les  plus  renom- 
mées. 

Côtes-du-Nord.  —  C'est  d'abord  à  Saint-Quay,  le  doyen  de  ces/cou- 
vents-ln'ilelleries  que  Charles  Sauvestre  présentait  ainsi,  dans  son 
Enfjiirlc  sur  les  congrégations  religieuses,  en  18G7  :  «  A  Saint- 
<^uay  un  couvent  de  religieuses  tient  une  hôtellerie  qui  est  le  rendez- 
vous  du  beau  nu)nde  breton.  Il  s'y  fait  même  beaucoup  de  mariages.   » 

Puis,  autres  hôtelleries  religieuses  à  Val-André  en  Pléneuf,  près 
Saint-Brifuc.  à  Plestin-les-Grèves  et  à  Trégaslel,  proche  Perros-Guirec. 

Finistère.  —  Les  religieuses  de  la  Retraite  du  Sacrc-Cœur-de- Jésus 
•  '•  reçnivent  des  dames  pensionnaires  dans  leur  maison  de  Quim- 
perlc  •  . 

Morbihan.  —  Le  superbe  couvent-hôtellerie  de  Saint-Gildas-du- 
Pihuys.  non  loin  de  Sarzeau. 

Loire-Inférieure.  —  Sceurs  iranciscaines  oblates  du  Cofur-de-Jésus, 
"  nuiisiin  de  Piiriiiciiel,  fondée  en  i.SH',,  élablisseuient  de  pensionnaires 
po\ir  la  saisdn  des  bains.  Familles  entières.  Prix  de  7  à  lu  francs.  » 

Sœur»  de  l'Immaculée  Conception,  «  maisons  à  Saint<,'-Marie-de-Pur- 
nic  et  au  Pouligiien.  reçoivent  des  pensionnaires  jjendanl  la  saison  des 
bdim».  n 

Su'urs  de  In  Providence  dites  aussi  sœurs,  de  Marie-Joseph  «  maison 
a  Sainte-Mario  prés  Saint-Xazaire,  reçoit  pendant  la  saison  des  bains 
de  m(  I-  dames,  jeunes  filles  et  enfants.  » 

F.l  r-la  s;ui'-  |.;ul'  r  de  vingt  autres  maisons  de  moindre  inqiorlance  ; 


LES    CONGnÉ().\TIONS    KT    L  ENSEIGNEMENT    EN    BHET.\r.NE  ij 

aussi,  dans  une  de  ses  «  i^-azeltes  rimées  »  où  il  conle  ses  villégiatures' 
Raoul  Poncliun  a-t-il  pu  décrire  sur  le  vif  ces  Anher^i^es  Savi-ées. 

Le  long  des  côtes  bretonnes 

Çà  et  là,  souvent 
Tu  vois  des  couvents  de  nonnes 

A  l'abri  du  vent, 
Bien  situe's,  confortables 

Sous  le  firmament. 
Avec  parcs,  jardins,  étables. 

Tout  le  tremblement. 


Ces  chastes  couvents  de  vierges. 

Ces  communautés, 
Se  transforment  en  auberges 

Pendant  tout  Tété. 

Elles  sont  là  trente  nonnes 

Et  peut-être  plus. 
Tant  cuisinières  que  bonnes 

Aux  charmes  joufflus. 
Celles-ci  font  la  popotte, 

Veillent  aux  rôtis  ; 
Celles-là  cirent  les  bottes, 

D'autres  font  les  lits. 

Je  ne  dis  rien  de  leurs  prêtres. 

Qui  sont  légion. 
Comme  absolument  les  maîtres 

De  la  situation. 

Examinons  l'enseignement  congréganiste  et  ses  rapports  avec  l'ensei- 
o^nenient  laïque. 

^  in 

Le  recensement  scolaire  de  iSgG-Q'j,  lequel  servit  de  base  à  une  partie 
des  travaux  de  la  commissiuii  d'enquête  parlementaire  sur  les  congré- 
gations, nous  donne  ce  relevé  du  personnel  enseignant  des  écoles  con- 
gréganistes,  écoles  primaires  élémentaires  et  supérieures  : 


1 

DÉPARTEMENTS 

ÉCOLES 

Instituteur* 

Institutrices 

ENSEMBLE 
liersonnel  enseign. 

Ille-et-Tilaine 

.j60 
•4."!  5 
291 
436 

298 

314 
173 
20.3 

228 
205 

1.077 
760 
687 
633 

817 

1.391 
933 
892 
861 

1.022 

Côtes-dti-Nord 

Finistère 

î  Morbihan 

i  Loire-Inférieure 

:U'.  LA    REVUE    BLANCHE 

Li>  laliloau  n"  59.S  de  «  l'Annuaire  statistique  de  la  France  pour  1899  » 
(XI\*  vol.)  ne  donne  ni  le  nombre,  ni  le  détail  du  personnel  enseig-nant 
dos  écoles  mixtes.  Nous  ne  pourrons  cire  taxés  d'exagération  si  nous 
assignons  un  seul  professeur  congréganiste  à  chacune  des  écoles  con- 
gréganistes  mixtes  et  nous  aurens  ainsi  à  ajouter  à  l'ensemble  du  per- 
sonnel professoral  congréganiste  de  l'enseignement  primaire  les  chiffres 
ci-dessous  (i)  : 


llle-et- Vilaine. 
Côles-du-Nord  . 

Finistère 

Morbihan 

Loire-Inférieure 


Ecoles 

congre};,  mixtes 

— « 

49     + 

i.;}9i 

= 

1.440 

Xi     + 

«tiia 

^= 

9r'r) 

G     + 

892 

= 

898 

43     + 

861 

=-^ 

904 

1     + 

1.022 

=1 

1.023 

Si  l'on  veut  comparer  les  enseignements  laïque  et  congréganiste, 
nous  ne  pouvons  trouver  les  éléments  complets  du  parallèle  dans  «  l'An- 
nuaire statistique  de  la  France  »  que  pour  Tannée  scolaire  1893-94,  car, 
chose  étrange,  les  bureaux  de  statistique  ne  suivent,  malheureusement 
pas  chaque  année  les  mêmes  méthodes  de  classification:  chose  bien  plus 
étrange  encore,  les  rapports  des  inspecteurs  d'Académie,  raf  ports  il  y 
a  quelques  années  fort  complets,  bourrés  de  chiffres,  très  clairs,  sont 
depuis  iSy;  de  plus  en  plus  laconiques  et  évasifs.  Quoi  qu'il  en  soit, 
on  trouvera,  à  la  page  i^,  ci-contre,  ce  tableau  comparatif. 

Ne  concluons  pas  encore  et  voyons  renseignement  primaire  donné 
aux  cours  des  années  scolaires  1H97.-1898  et  1897-1898  dans  les  écoles 
laïques  et  congréganistes  primaires  élémentaires  et  supérieures,  écoles 
mixtes  et  maternelles:  tout  aussiltM  va  apparaître,  pour  ce  laps  de  cinq 
ans,  la  pn)gression  du  mouvement  clérical  dans  l'enseignement  : 


KKI'AT'.TKMENTS 

E.N.'îEIONE.ME.NT   L.MQLE 

e.nsei(;nemk.\t 

r.ON(;iiÉC.  A.MSTE 

Ko'U's 
laïi|ues 

(11 

plus(+) 

ou  en 

-(moins; 

en  ISOS 

Élèves 
(l'école.* 
laï(|iies  en 
-j-oii  (li- 
en 1808 

isoi-iso:t 

1807-1808 

1802-1.*<03 

1^07-1808 

Ériiles 

Élèves 

Écoles 

Élèves 

Écoles 

Élèves 

Écoles 

Élèves 

I  lle-ft- Vilaine. . 
fV/,...,1„.\nrfl. 

Morbihan 

Loire-Infûrietiio 

1            Totaux... 

4o2 
fiOl 
72r, 
476 
484 

30 .  t;f.4 
r>7.374 
M1.C85 
38.497 
47.8.40; 

400 
413 
267 
300 
344 

4(1.750 
48.661 
42.048 

40.û:.: 

.o0.177| 

1 

545 
753 
720 
j     405 
500 

07.676 
50 . 750 
82.883 
4\621 
-,.1.861 

560 
435 
201 
436 
208 

06 . 653 
50,365 
46.08] 
54 . 1 M 
48.017 

—     70 
-f  318 
-1-  420 
-1-     50 
+   211 

—  25.oo:î 
-1-    0.385 
-j- .35. 002 

—  i:«.563 

4-      944 

2.839 

265.070 

1.013 

231.. •<27 

3.022 

300.791 

2.020 

267.100 

en  pins 
1.002 

en  plnS 
.33.001 

t 

(I)  Chiffres  portés  4  la  2*  colonne  da  Tablciu  de  la  page  33. 


LES   CONGRÉGATIONS   ET   l'ENSEIGNEMENT   EN    BRETAGNE 


I 


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38  LA    REVUE    BLANCHE 

Quels  sont  les  résultats  de  celte  concurrence  laite  aux  écoles  laïques 
par  les  congrégations? 

Ceux-ci  : 

i"  D'après  le  ■?./|'=  volume  de  A/  Sfa/i's/ù/uc  (innnelle  de  In  Fidiice  ])Our 
laum'c  iS.)',  :  pour  ?.3.(/ir>  mariages,  soit  /jj.S;'^  hommes  et  femmes, 
les  illettrés  ne  sachant  ni  lire,  ni  écrire,  se  répartissent  ainsi  : 


dp:paiitements 

HOMMES 

FEMMES 

ENSEMBLE    i 

'  Ille-ct-A'ilaine     •         

443 
1 .  030 
l.ôis 
1.080 

5(1 1 

1.4f,7 

2.340 

1.396 

7.')  7 

1.10*5 

2.4'.': 

3,8S8 
2.4  7-, 

1 

1.-71 

Côtes-du-Nord 

Finistère 

1 

1  Morbihan    

'  Loire-Inferieure 

i 

l.Guô 

G.G23 

1 1 . 228 

Soit  presque  le  quart  de  la  population  matrimoniale  des  cinij  dépar- 
tements en  l'année  1894  ! 

2"  D'après  les  travaux  des  conseils  de  révision,  le  nombre  des  illet- 
trés pour  les  classes  1888,  iSgu,  1897  'j^  prends  à  dessein  des  périodes 
quinquennales)  n'a  pas  subi  une  décroissance  que  raugmcnlation  an- 
nuelle des  écoles  congréganisles  depuis  iS^li  auiail  pu  laiie  prévoir  : 


DÉPA  liTEMEXTS 

CL.-VSSE   1888 

CLASSE  I8ii2 

1 

CLASSE  18117 

Ilie-et-V'il;iine         ... 

(i4  7 
1  .31:1 
1.5  M 
1.5.S2 

<;33 

;»('»4 

828 
l.llS 
1  .-.'CI 

414 

296 

5(;7        1 

1  .077 

i.2(;(; 

275 

C<>tc6-du-!Çord 

Finiatt-re 

M..rhib.iii 

r.iire- Infil-rieure 

l'.n  i(S9R,  le  nombre  des  jeunes  gens  de  la  (lasse  18S-  ne  sachant  ni 
lire  ni  écrire  ayant  été  de  ir..i')',  pour  loulc  l,i  l'rancc,  le  b'inistère  et 
le  Morbihan  (la  Bretagne  brelonnanlej  ont,  avec  le  chiilre  de  '^.'i'»'^', 
donné  {dus  fie  ////  sitièmc  dillettrt's. 

Ces  chillres  n'ont-ils  j)as  une  eloipicnce  navranler'  cl  la  hrelagno 
a-t-elle  fait  un  grand  progrés  intellectuel  depuis  i.S^o  par  exemple,  alors 
que  celte  année-là.  dans  le  dépailtrnent  du  l'inislérc.  1  icn  ipie  parmi 
les  enfants  de  treize  ans  complelemenl  privés  d  instruction,  on  comptait 


LES    CO\r.RÉGATIONS   ET    l'ENSEIGNEMENT    EN    BRETAGNE  ^9 

2.(>o8  garçons  et  3,678  filles,  soit  5.086  pauvres  êtres  dont  la  plupart 
fréquentaient  plus  ou  moins  les  écoles  congréganistes  où  l'enseigne- 
ment se  bornait  à  l'éludo  du  catéchisme,  du  catéchisme  breton!  En  re- 
vanche, et  en  conséquence  aussi,  la  criminalité  nous  donnait  dix  ans 
plus  tard  cet  eiîrayant  stock  de  condamnations  (extrait  de  Y  Annuaire 
statistique  pour  1891)  : 


DÉPARTEMENTS 

Eu    Cour 
d'Assises 

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0 

3    - 

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i  il 

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IIle-et-Mlaine  . . . 

s  s 

■2 .  G04 

37 

177 

530 

576 

1.214 

5.2-2G 

Côtes-du-Nord  . . . 

iî'> 

1.73:2 

18 

225 

157 

411 

1.083 

3.655 

Finistère  

55 

3.iy5 

51 

103 

103 

GOl 

4.601 

8.709 

Morbihan 

-.G 

1.834 

28 

71 

30 

5GU 

1.G14 

4.183 

Loire-Tnférietue. . 

5o 

2.995 

42 

213 

131 

618 

2.469 

G. 523 

IV 

Dans  la  Bretagne  païenne  comme  dans  la  Bretagne  alcoolique^  j'ai 
dit  l'ordinaire  sagesse  et  la  louable  prudence  dont  sont  empreints  les 
conseils  et  les  ordres  que  les  prélats  chefs  des  diocèses  bretons  ne 
cessent  de  prodiguer  à  leur  clergé;  mais,  jai  démontré  aussi,  avec 
toutes  preuves  à  lappui,  le  peu  de  cas  que  le  prêtre  breton  fait  deS 
paroles  de  son  évêque,  lequel  n'est  jamais  qu'un  étranger  pour  ces 
singuliers  recteurs  et  desservants. 

Voici,  par  exemple,  quelques  extraits  dune  excellente  «  lettre  circu- 
laire »  de  1  évêque  de  Vannes,  Mgr  Latieule,  adressée  au  clergé  de  ce 
tlii>eèse  «  à  propos  des  écoles,  des  catéchismes,  de  la  confession  des 
entants  : 

...  Vous  ne  ferez  jamais  trop  en  faveur  des  écoles  catholiques,  mais  restez 
toujours  vis-à-vis  des  autres  écoles,  dans  les  limites  de  la  justice  et  de  la  plus 
entière  charité. 

...  La  justice  réclame  de  ne  rien  dire,  de  ne  rien  faire  qui  puisse  porter 
atteinte  à  la  considération  des  écoles  publiques. 

...  Ne  rendons  pas  les  instituteurs  responsables  d'une  loi  qu'ils  n'ont  pas 
décrétée  et  ne  portons  jamais  en  chaire,  ni  dans  notre  ministère  sacré,  des 
récriminations  stériles  et  irritantes. 

...  Que  nos  écoles  privées  méritent  le  beau  nom  d'écoles  libres.  Que  les 
enfants  y  viennent,  que  les  parents  les  y  envoient  librement.  Qu'ils  sachent 
bien  que  nous  ne  prétendons  leur  faire  ni  violence  ni  contrainte. 

...  S'il  faut  qu'un  pasteur,  vrai  père,  soit  très  bon  pour  les  enfants  des 
écoles  libres,  soyez  dix  fois  père,  cent  fois  bon,  vous  ne  le  serez  jamais  assez 
pour  les  autres.  Laissez  tomber  sur  eux  à  l'occasion  les  paroles  les  plus 
affectueuses  et  les  plus  encourageantes;  qu'ils  s'aperçoivent  que  vous  les 
aimez,    eux  aussi,  que  vous  êtes,   que  vous  serez  toujours,  et  en  tout,  un 


Hl)  LA    REVUE    BLANCIJE 

pasfeur  pK-iii  de  rharifé.  Jamais  une  parole  capable  de  leur  fermer  le  cœur, 
jamais  un  reproche  à  leur  adresse  ou  à  celle  de  leurs  parents.  Sont-ils  cou- 
pables en  quelque  chose  ?  Dans  leur  droiture  native,  ils  ne  comprendraient 
pas  vos  sévérités  et  vos  rigueurs. 

...  Nous  vous  connaissons  trop,  nous  vous  avons  placés  trop  haut  dans 
notre  estime  pour  croire  à  ces  rigueurs  supposées,  à  ces  refus  systématiques 
d'absolutions,  préjugeant  la  conscience  du  pénitent  et  dont  on  voudrait  charger 
quelques-uns  d'entre  vous.  Avec  l'Eglise,  avec  les  saints  docteurs,  vous 
réprouverez  comme  nous  tout  ce  qui  serait  de  nature  à  vexer  les  consciences 
et  à  les  éloigner,  contre  toute  justice,  du  plus  miséricordieux  de  tous  les 
sacrements. 

Mais  il  y  a  loin  des  préceptes  évangéliques  aux  actes  des  gens  d'é- 
glise! Voici  comment  le  clergé  obéit  à  dételles  circulaires.  Que  le 
lecteur  se  dise  bien  que  je  ne  fais  que  ramasser  au  hasard  une  poignée 
de  fiiit^  rcrents  et  indiscutables^  une  simple  poignée,  car.  aussi  bien 
des  volumes  ne  suffiraient  pas  s'il  me  fallait  énumérer  les  abus  de  pou- 
voir, les  exactions,  les  dilVamalions,  les  violations  des  lois  civiles  et 
religieuses  dont  se  rendent  chaque  jour  coupables  tant  de  prêtres  et 
tant  de  congréganistes  bretons. 

Je  puise  donc  dans  mes  correspondances,  dans  des  collections  de 
journaux  bretons,  dans  mes  souvenirs  : 

A  Qucstcinbcri  (arrondissement  de  Vannes),  comme  dans  maintes  autres 
bourgades,  là  tolérance  n'est  qu'un  vain  mot  et  il  faut  montrer  pat'e  blanche 
pour  obtenir  l'absolution  de  messieurs  les  ministres  du  culte.  Tant  pis  pour 
les  pères  de  famille  qui  envoient  leurs  enfants  aux  écoles  laïques!  Cet  acte 
est  considéré  ici  comme  un  crime. 

Allnire  (arrondissement  de  Vannes).  —  Par  ici  le  jubilé  donne  en  plein  et 
toute  la  population  suit  les  exercices  avec  ferveur.  Il  est  venu  deux  ou  trois 
charretées  de  prêtres  étrangers  pour  l'occasion,  tous  bons  vivants  :  trogne 
rubiconde,  ventre  replet.  Il  y  en  [a  cependant  un  tout  petit  qui  ne  vaut  pas 
pipette;  l'est  un  gars  de  PleugrifTel.  de  la  circonscription  t^e  Rohan.  Celui-là 
quand  on  entre  au  confessionnal  et  avant  même  qu'il  ait  ouvert  le  tiroir  qui  le 
sépare  du  pénitent,  pose  à  brûle-pourpoint  cette  question  :  c  A  quelle  école 
envoyez-vous  vos  enfants?  » 

Si  c'est  à  l'école  laïque,  immédiatenieni  la  machine  se  referme  et  le  malheu- 
reux père  de  famille  en  a  lirti  de  jubiler. 

Cléffuer  (arrondissement  de  Lorient).  —  On  n'est  pas  du  tout  content  de 
M.  le  recteur  [à  (lléguer,  parce  qu'il  a  deux  poids  et  deux  mesures  pour  les 
examens  de  la  première  communion.  ,\insi,  il  n'admet  pas  les  enfants  des 
écoles  laïques  quoiqu'ils  connaissent  mieux  leur  catéchisme  que  ceux  des 
écoles  dites  chrétiennes  qui  ont  été  naturellement  tous  admis.  Il  y  a  à  cela 
une-bonne  raison  :  c'est  M.  le  recteur  en  personne  qui  enseigne  le  catéchisme 
aux  élèves  du  "  i)on  »  frère,  ce  dernier  ayant  refusé  de  le  faire.  1 

Ksi-il  vrai,  «l'autre  part,  que  notre  pasteur  cherihe  à  accaparer  les  élèves 
des  écoles  laïques  en  leur  promettant  de  leur  donner  leur  première  communion 
à  dix  ans  (au  lieu  de  11  ans)  s'ils  vont  à  l'école  congréganiste'i"  < 

C'est  grâce  à  ces  mann-uvres  et  à  des  menaces  aux  fermiers  des  châtelains 
que  l'école  des  frères  réussit  à  maintenir  son  elTectif. 

Rappelons  à  ce  propos  un  fait  révoltant  qui  se  passa  au  commence- 


LES   CONGRÉGATIONS   ET    L  ENSEIGNEMENT   EN    BRETAGNE  /|  i 

ment  dé  l'année  dernière,  dans  l'arrondissement  de  Cliàteaulin  et  que 
M.  Ferrero  rapporta  ainsi  dans  le  Bulletin  des  Instituteurs  de  France  : 

J'ai  reçu  ces  jours  derniers,  d'un  village  reculé  de  Bretagne,  des  lettres 
me  racontant  comment,  en  ce  pays,  le  clergé  entend  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment. Un  lermier,  père  de  sept  enfants,  envoyait  ceux  de  ses  Mis  qui  pouvaient 
fréquenter  l'école  chez  l'instituteur  laïc;  le  chemin  à  parcourir  était  moins 
long  que  pour  se  rendre  chez  les  frères  de  la  doctrine  chrétienne;  de  plus, 
.aucune  rétribution  n'était  réclamée;  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  de  la  gent 
enfroquée  ;  "aussi,  lorsqu'arriva  l'une  de  ces  nombreuses  fêtes  que  célèbre 
l'Eglise,  où  les  chrétiens  honorent  [^leur  dieu  en  l'avalant,  le  fermier  alla 
s'agenouiller  au  tribunal  de  la  pénitence,  le  recteur  refusa  carrément  l'abso- 
lution au  pénitent,  s'il  ne  promettait,  séance  tenante,  d'envoyer  ses  fds  à 
l'école  congréganiste.  La  peur  de  l'enfer  agissant,  le  fermier  promit  tout  ce 
que  voulait  Monsieur  le  curé  et  les  gars  prirent  le  chemin  de  l'école  des 
ignorantins  où  une  rétribution  scolaire  est  exigée.  L'instituteur  laïc  reprocha 
justement  à  ce  père  de  famille  sa  faiblesse  en  cette  circonstance;  le  benoît 
ensoutané  apprit  la  démarche  de  l'instituteur  et  s'en  vengea  en  le  faisant 
déplacer. 

Ceci  oe  passait,  il  y  a  quelques  semaines  seulement,  dans  le  Finistère,  où 
l'aimable  M.  Collignon  est  préfet. 

Il  peut  paraître  excessif  que  des  fonctionnaires  soient  ainsi  livrés  au  caprice 
d'un  clergé  haineux  et  passionné.  Il  en  est  cependant  ainsi  dans  ce  pieux  pays 
breton  où  l'on  ne  peut  faire  un  pas  sans  se  heurter  à  des  moines  de  toutes 
robes,  où  les  prêtres  sont  maîtres  obsolus. 

Un  siècle  après  la  Révolution,  c'est  encore  le  pays  des  cliouans,  en  guerre 
contre  toute  idée  de  progrès,  hostile  à  toute  émancipation,  cristallisé  en  sa 
rêverie  d'un  autre  âge. 

Autron  parson^  monsieur  le  curé,  est  tellement  maître  que  bien  des 
mairies  bretonnes,  pour  ne  pas  dire  les  deux  tiers,  ne  sont  que  les  pro- 
longements des  sacristies.  Dans  une  commune  du  Finistère,  un  conseiller 
municipal  répondaii,  l'an  passé,  à  l'instituteur  qui  faisait  une  demande 
de  crédit  pour  les  indigents  : 

—  Une  subvention?  J'en  voterais  plutôt  une  pour  supprimer  vos  écoles 
Et  ce  même  conseiller  promettait  une  pièce  de  cinq  francs  aux  élèves. 

de  l'école  laïque  qui  n'obtiendraient  pas  leur  certificat. 

A  Bohal,  petit  bourg  situé  tout  près  de  Malestroit,  arrondissement 
de  Vannes,  c'est  un  curé  insolent  qui,  l'an  dernier  en  mai,  répondait 
ainsi  à  l'institutrice  laïque  venue  lui  faire  visite. 

—  J'espère  que  votre  fonction  se  bornera  à  garder  les  quatre  murs. 
Et  quelques  jours  après,  il  refuse  tous  les  élèves  de  l'institutrice,  sauf 

un  gargon.  aux  examens  de  première  communion. 

Loyat  (arrondissement  de  Ploërmel).  —  ...  Des  élèves  de  Loyat,  trop 
éloignés  du  chef-lieu  de  leur  commune  se  rendent  en  classe  à  Guilliers,  les 
uns  aux  écoles  laïques,  les  autres  aux  écoles  congréganistes. 

Lors  de  l'examen  de  la  première  communion,  M.  le  recteur  de  Loyat  n'a 
pas  voulu  interroger  les  enfants  fréquentant  les  écoles  laïques  de  GviiUiers^ 
et  les  a  renvoyés  en  bloc. 


4'i  LA    REVUE    BLANCHE 

Inutile  de  dire  que  les  élèves  des  écoles  conj^réganistes  ont  été  tous  admis, 
quoique  n'allant  pas  au  catéchisme  dans  leur  commune  :  ils  étaient  autorisés 
à  suivre  le  catéchisme  à  Guilliers. 

Les  élèves  de  l'école  laïque,  au  contraire,  étaient  tenus  de  se  rendre  deux 
fois  par  semaine  au  catéchisme  à  Loyat  :  ce  qui  leur  faisait  perdre  deux  jours 
do  classe  par  semaine. 

Exiger  des  élèves  qui  fréquentent  les  écoles  laïques  de  se  rendre  au  caté- 
chisme deux  fois  par  semaine,  à  une  dislance  de  6  kilomètres—  12  kilomètres 
aller  et  retour  —  puis  les  renvoyer  ensuite  sans  examen  lors  de  la  première 
communion,  c'est,  il  me  semble,  abuser  de  la  bonté  des  gens. 

Rappellorai-je  ce  curé  de  Bury  (Morbihan)  qui  refusa  1" extrême-onc- 
tion à  une  vieille  o-rand'mcre  à  lagonie  parce  que  les  petits-enfants  de 
celle-ci  allaient  à  l'école  laïque  ?  Mais  celui-là  du  moins  fut  déplacé. 
Partout,  en  Bretagne,  nous  constatons  —  l'Inspecteur  d'Académie  du 
Finistère  le  constatait  aussi  dans  son  rapport  à  la  fin  de  l'année  der- 
nière —  nous  constatons  le  refus  des  sacrements,  les  vexations,  les 
boycottages  et  les  dillamations  employés  par  les  prêtres  et  les  congré- 
ganistes  comme  moyens  de  lutte  contre  les  écoles  laïques. 

Rappellerai-je  la  protestation  que  MM.  Jean  Palliern,  Yves  Le  Roux 
et  Mme  AnnaJ.e  Corre,  pères  et  mère  de  famille  habitant  Langonnet, 
adressaient  le  ■)  novembre  1898  a  leur  évoque  pour  protester  contre  le 
vicaire  de  leur  paroisse  l'abbé  Goubin  qui  leur  &\d,\i  publiquement 
refusé  la  communion  parce  qu'ils  envoyaient  leurs  enfants  à  1  école 
communale  V 

[.es  catholiques  bretons  eux-mêmes  en  ont  assez  et  de  leurs  prêtres 
et  de  leurs  "  bons  frères  »  et  de  leurs  «  bonnes  sœurs  >■  et  si  l'intérêt, 
la  passion  du  gain  ne  guidait  pas  tous  leurs  actes  il  va  longtemps  que 
la  Bretagne  serait  débarrassée  de  éette  huitième  plaie,  le  cléricalisme  ! 
Mais,  abbés,  recteurs,  frères,  moines,  sœurs  décident  des  clientèles  et 
alors...  adieu  tout  courage,  tout  respect  de  soi-même. 

Elles  abondent  ces  protestations  de  catholiques  bretons  à  leurs  évê- 
(pies.  Je  citerai  encore  celle  d'un  certain  nombre  de  mères  de  famille  de 
Saint-Géraud  (Mctrbihan  adressaient  en  avril  1899  à  lévêquc  de  Vannes 
povir  protester  c^onfro  leur  curé  et  son  vicaire  (|ui  leur  refusaient  non 
seulement  l'absolution  mais  même  la  confession  parce  qu'elles  avaient 
laissé  leurs  petites  filles  à  l'école  la'ique  au  lieu  de  les  envoyer  chez  des 
religieuses  venues  depuis  quelques  jours  à  peine  s  installer  a  Saint- 
Ci  éraud. 

.Mais  revenons  encore  à  des  faits  plus  récents,  datant  de  quelques 
mois  : 

Sptizei,  arrondissement  de  Chàteaulin.  —  ...  Le  presbytère  de  Spézet 
mène  depui.s  longtemps  une  campagne  à  fond  de  train  contre  les  institutions 
républirain<-s  et  par  le.s  refus  de  confession  et  de  communion  lecuré  espér&it 
de  bons  résultats. 

Des  BOMirs  venant  de  s'établir  ici  dans  un  établissement  superbe,  il  s'agis- 
.sail  de  leur  amener  des  élèves,  tâche  difficile  car  l'institutrice  laïque  habite 


LES    CONGRÉGATIONS    ET    l'eNSEIGNEMENT    EN    BRETAGNE  Vi 

depuis  lonoiemps  notre  localité  et  a  eu  comme  élèves  les  mores  de  famille 
d'aujourd'hui. 

Aussi,  le  dimanche,  en  chaire,  le  curé  traitait-il  noire  inslilulrice  de 
démon  et  déversait  sur  elle  les  plus  méchantes  insinuations.  Mais  tout  à  une 
Mn  et  ce  curé  vient  de  voir  son  traitement  supprimé. 

Loin  de  désarmer,  ce  sacerdote  continue  de  plus  belle  ;  trois  semai- 
nes après  on   nous  écrit  : 

L'institutrice  laïque  n'a  plus  le  droit  de  mettre  des  l.ancs  dans  l'église 
comme  les  congrégonistes.  pour  faire  assister  ses  élèves  aux  oflices.  Du 
moins,  elle  croyait  pouvoir  faire  comme  tout  le  monde  eu  payant,  mai»  le 
recteur  lui  iit  signifier  prr  son  bedeau,  à  elle  et  à  ses  75  élèves  qu'il  leur 
était  défendu  de  mettre  des  chaises  à  l'église,  même  en  payant. 

A  la  suite  de  celte  monstrueuse  algarade  21  conseillers  niuniiipaux  sur  23 
ont  signé  une  péiilion  énergique  demandant  le  renvoi  du  recteur. 

Même    aventure,   précédemment   en    189(8,    189;;.    1900,    à   Tréguier 
Indépendance  bretonne,  i.'i  nov.  1900;  où  cela  devient  tragi-comique,  et 
en  1901  et  ces  mois  derniers  dans  une  foule  d'autres  paroisses. 

Audierne.  —  A  l'issue  de  la  grand'messe,  le  jour  de  la  Fête-Dieu  (juin 
1901)  la  procession  sortait  comme  d  habitude  de  l'église  :  les  enfants  des 
écoles  communales  des  fdles,  sous  la  conduite  de  leurs  maîtresses  l'atten- 
daient au  passage  avec  leurs  étendards  près  du  reposoir.  Tout  à  coup,  il  se 
produit  un  tumulte;  c'est  ]\L!e  recteur  qui  discute  avec  la  directrice  de  l'école 
et  lui  interdit  de  suivre  le  cortège  avec  les  emblèmes  de  ses  élèves  sous  pré- 
texte qu'ils  ne  sont  pas  bénits.  A  noter  que  le  recteur  s'était  refusé  à  les 
bénir,  à  moins  qu'ils  ne  restassent  à  l'église. 

Mais  aussi  pourquoi,  à  l'f  ncontre  de  la  loi  et  des  règlements  scolai- 
res, instituteurs  et  institutrices  laùiues  conduisent-ils  leurs  élèves  au.x 
oflices  y  Pourquoi  dans  presque  toutes  les  écoles  bretonnes  VEnscigne- 
nipnt  primaire  par  Ant.  Bott,  La  B/'c/agne  notn'elle  — mars  19011 
font-ils  dire  la  prière  à  la  rentrée  et  à  la  sortie  des  classes  et  font-ils 
nième  réciter  le  catéchisme  aux  élèves  "?  «  Je  sais,  ajoute,  le  direc- 
teur de  la  vaillante  revue  des  Bleus  de  Bretagne,  je  sais,  que  dans 
certains  centres  cela  se  passe  avec  lassentiment  de  l'inspecteur  primaire. 
Instituteurs,  institutrices  et  inspecteurs  ci'oient  cette  concession  néces- 
saire pour  attirer  plus  d'élèves  à  l'éccile  publique.  » 

—  Lt  surtout  ne  nous  laites  pas  d  histoires  avec  le  clergé  ! 

Et  M.  Antoine  Boit  avoue  tristement  que  c'est  par  celte  [).:rasenlogie 
lâche  que  ['lus  d'un  haut  functioiuiaire  acciirilJL'  la  visite  de  l'insliluteur 
breton. 


Depuis  Condorcet  jusqu'à  M.  Rabier,  en  pashant  par  les  Guizot,  les 
Duruy,  les  Paul  Bert.  les  Jules  Ferry  et  les  Conqwyré,  nos  bommes 
politiques  et  nos  hauts  fonctionnaires  de  renseignement  sont  souvent  — 
aussi  jtistement  que    platoniquement,  hélas  !   —   exalté   la  mission  de 


',4  LA    REVUE    BLANCHE 

liiistilult'ur  laïiiiie.  -<  ce  modeste  pionnier  du  progrès  et  de  la  pensée 
humaine  !  »,  ils  ont  maintes  fois  paraphrasé  cet  axiome  de  Liebnitz  : 
<•  Celui-là  qui  est  le  maître  de  réducatiou  peut  changer  la  face  du 
monde.  « 

Mais  on  n'a  rien  changé  du  tout,  car  la  situation  de  l'instituteur  reste 
précaire  et  son  autorité  est  sans  cesse  réduite,  quand  elle  n'est  pas 
bafouée,  par  ceux-là  même  qui  ont  mission  de  le  défendre,  c'est-à-dire 
par  les  maires  des  communes  et  par  les  inspecteurs  d'Académie  eux- 
m^mes. 

En  Bretagne,  et  sans  doute  ailleurs  aussi,  presque  toutes  les  fois 
qu'un  emillit  s'élève  entre  un  instituteur  laïque  et  un  congréganiste  ou 
un  prrlre.  l'Administration  — préfecture,  mairie  ou  conseil  académique 
—  laisse  l'instituteur  se  débrouiller  à  sa  guise  à  la  condition  qu'il  ne 
fasse  aucun  bruit  et  l'exhorte  à  un  calme  qui  doit  aller  jusqu'à  l'oubli 
des  injures.  Et  c'est  ainsi  que  chaml)rées  par  la  cure  ou  le  château,  cir- 
convenues ])ar  le  simulacre  d'une  majorité  cléricale,  les  «  autorités  » 
n'encouragent  pas  ces  admirables  parias,  permettent  que  des  recteurs 
insolents  et  cupides  se  livrent  à  toutes  les  vexations  contre  eux  et  les 
laissent  enfin  trop  souvent  diffamer  par  ces  petitsjournaux  qu'entretien- 
nent, si  nombreux  en  Bretagne,  les  ambitions  cléricales. 

Je  l'ai  dit  et  je  ne  cesserai  jamais  de  le  répéter  car  on  ne  le  saura 
jamais  assez  :  pour  le  clergé  breton,  l'enseignement  laïque  c'est  le  plus 
mortel  ennemi  comme  le  constatait,  dans  un  rapport  sur  VEducation 
populaire  en  Bretagne,  Paul  Guieysse   qui  écrivait  ; 

Il  n'est  (|ije  troj)  triste  de  constater  que,  dans  la  majeure  partie  de  la  Bre- 
tagne, l'enseignement  laïque  est  combattu  avec  une  violence  inouïe  par  le 
clergé,  qui  entretient  des  écoles  congréganistes  ou  en  favorise  la  création, 
partout  où  elles  peuvent  avoir  quelques  chances  de  succès.  Tous  les  moyens 
de  pression  possibles  sont  employés. 

On  ne  pardonne  pas  à  ces  bons  citoyens  d'inculquer  aux  enfants  du 
peuple  les  saines  idées  de  liberté  et  l'attaciiement  aux  institutions  répu- 
l)licaines  :  on  leur  fait  même  un  crime  de  n'être  pas  de  famille  exclusi- 
vement bretonne  !  Bien  plus  on  leur  reproche  de  ne  pas  enseigner  en 
langue  bretonne... 

Un  instituteur,  dont  on  me  communique  une  intéressante  lettre,  écri- 
vait l'an  dernier  à  l'im  de  mes  amis  :  «.  Le  clergé  ne  néglige  rien  pour 
com!)altre  le  français.  L'an  passé,  un  curé  disait  à  un  jeune  enfant  de 
notre  école,  qu'il  entendait  parler  français  :  —  Ne  parle  pas  français  où 
tu  iras  avec  le  diable  !  m 

Ce  que  l'on  ne  saura  jamais  assez,  c'est  le  nombre  de  congn-ganistes 
qui  enseignent  sans  être  pourvus  de  brevets;  en  «900,  dans  le  Finistère, 
les  c^mgrt'gationsen  avouaient  quarante-cinq  !  (/?^//j/>nr/  de  Vinspecteur 
d  Académie  du  Finistère  . 

Ce  que  l'on  ne  saura  jamais  assez,  ce  sont  les  ruses  employées  par 
cessingulifîrs  éducateurs  pour  essayer  d  échapper  à  tout  contrôle.  Cela 
est  si  vrai  que  les  inspecteurs  d'Académie  confondent  maintenant  dans 


LES    CONGREGATIONS    ET    L  ENSEIGNEMENT    EN    BHKTAGNE  4)   ■ 

leurs  «  états  individuels  »,    instituteurs  laïques  et  congréganistes  ou 
omettent  ces  derniers. 

J'ai  prouvé  comment,  au  profit  des  cléricaux  cl  sous  le  regard  bien- 
veillant d'inspecteurs  timorés,  la  neutralité  religieuse  —  ordonnée  par 
la  loi  —  n'était  pas  observée  dans  les  écoles  laïques  ;  il  y  a  plus  encore  : 
il  s'est  trouvé  des  inspecteurs  d'Académie  pour  autoriser  un  clianteur 
ambulant  —  excellent  homme  d'ailleurs,  je  me  hâte  de  le  dire  —  à  par- 
courir les  écoles  et  à  y  chanter,  en  classe,  des  couplets  dans  le  genre 
de  celui-ci  que  je  popie  textuellement  dans  un  des  placards  que  le  bon- 
homme vend  aux  bambins  et  aux  insliluteurs  ;  c'est  le  refrain  d'une 
chanson  intitulée   Yvonne  la  Bretonne  : 

Mais  Yvonne  la  Bretonne  aimera 
Autrou  Doue,  Guerc'hes  Vari,  Santez  Anna; 
Que  l'impie  pleure  ou  rie,  quant  à  moi 
Je  garderai  ma  religion  et  ma  foi. 
On  aura  beau  dire 
On  aura  beau  rire 
Dam  feiz  a  d'har  groaz 
Renonced,  biscoaz  ! 
Et  ce  placard,  où  s'alignent  cinq  chansons  du  même  goût,  porte  ces 
titres  et  sous-titres  :  Les  Nouveautés  Scolaires!   Œuvres  dédiées  à 
V Instruction  publique  et  autorisées  par  les  inspecteurs  d'Académie  de 
Quimper  et   Quimperlé^  à   être  chantées  en  classe,  par  J.    Grobon. 
(Arzano,  1899  . 

Ce  brave  Grobon,  artiste  lyrique  autorisé  !  Petit,  ràblu,  bedonnant, 
le  poil  dru  à  peine  grisonnant,  le  menton  à  peu  près  rasé,  comme  il 
convient  à  l'ex-comique  d'  «  Au  rendez-vous  de  lArmée  »  vague  café- 
concert  de  Guingamp  :  cet  aède,  guilleret  et  trottinant,  je  le  revois,  par 
les  dures  routes  du  Cap,  de  Pont- l'Abbé  à  Goulien,  secoué  dans  sa 
carriole  où,  sous  la  bâche,  le  petit  harmonium  fait  une  grosse 
bosse.  Je  le  revois,  loquace  et  jovial,  les  yeux  en  vrilles,  la  pipe  au  bec, 
s'en  aller  sceptique,  au  trot  menu  de  son  bourriquot  et  passer  de  l'école 
communale  à  l'école  congréganiste,  chantait  ici  et  là,  les  mêmes  stances 
et  les  mêmes  berceuses,  autorisées  par  MM.  les  Inspecteurs  : 

Dors  mon  cher  petit 
Pendant  que  maman  te  berce 


Depuis  ce  matin 
pipa  fait  sa  pèche  au  loin. 

Mais  le  père  va  rervenir  et,  dit  cette  berceuse,   bleue,   d'\ann  Nibor, 

Il  va  te  piquer 
Avec  sa  barbe  de  père 

Il  va  te  piquer 
Pour  te  faire  un  peu  bisquer. 


•  4 


i<; 


A    RKVL'K    lîLANCHE 


Avant  de  corulur».',  qu'on  nu-  pornicllo  do  cilor  ces  jKissages  dune 
Icllre  (]iie  m'adressait,  l'année  dernièi-e.  M.  l'\..,  eonseiller  municipal 
d'un  iniporlanl  et  elérical  eliel'-lieu  de  canton  du  Finistère,  celui-là  est 
ardemnu'nl,  sinr»"'remenl  républicain,  cCtl  un  de  ces  «  bleus  de  lîre- 
t.iiifne  »  qui,  sous  la  direction  de  l'amiral  Reveillère.  du  député 
P.  Guitnsse.  de  1  érudit  Armand  Davot,  des  écrivains  Henrv  Bérencer. 
Antoine  Boll  et  de  magistrats,  de  «  l)ons  juges  »,  tels  Xardin,  Le 
Ciuiner,  Kerdrain,  Sevrain  ou  de  vaillants  professeurs  comme  J.  Francès, 
continuent  l'œuvre  de  Hoche  et  liniront  bien  jtar  alTranchir  leur  admi- 
rable pays  du  monstrueux  joug  clérical. 

. . .  Vous  êtes  un  peu  dur  pour  mes  concitoyens,  mais  je  dois  avouer  que 
c'est  malheureusement  trop  vrai,  et  que  le  cainclère  superstitieux  juscju'au 
fanatisme,  les  habitudes  d'iiifempéranre  et  la  croyance  slupide  du  Breton 
aux  jongleries  du  ces  maudits  ensoulanés,  est  un  lait  trop  réel.  Même  ceux 
qui  ne  sont  pas  croyants  et  qui  jaugent  à  leur  juste  valeur  ces  exploiteurs 
de  la  crédulité  bretonne  n'ont  pas  le  courage  de  s'atl'rancliir  de  ces  pratiques 
superstitieuses. 

Ils  vont  à  la  messe  en  gouaillant  le  curé  et  retourneront  aux  véprc  s  en  se 
moquant  du  vicaire;  mais  ils  ne  pourraient  s'abstenir  de  ces  pratiques  stu- 
pides.  .le  crois  que  la  crainte  des  châtiments  qu'a  si  bien  su  leur  inspirer 
ceux  qtii  ont  encore  trouvé  cette  ficelle  pour  les  tenir  sous  le  joug-,  fait  plus 
que  tout  le  reste  pour  les  maintenir  dans  celle  voie. 

iViur  vous  en  convaincre,  il  faudrait  que  vous  puissitz  assister  à  ce  qu'ils 
appellent  un  c  jubilé  ».  Deux  sortes  d'idées  y  sont  seules  agitées  :  les  tortu- 
res de  l'enfer  et  les  joies  du  paradis,  avec  tableaux  à  l'appui. 

Des  peintures  enfantées  par  un  cerveau  en  délire  y  ruiu'ésenlenl  des  choses 
vraiment  horribles  et  terrifiantes,  et  la  peur  fait  plus  sur  ces  natuies  i)rinii- 
livus  que  ne  pourraient  faire  les  seules  choses  qu'ils  devraient  enseigner  : 
l'amr.ur  du  prochain,  la  vérité,  la  justice,  l'égalité,  l'amour  du  beau  et  du 
vrai. 

M;ds  cet  enseifçnement  leur  serait  trop  préjudiciable,  et  tant  que  l'instruc- 
tion n'aura  pas  pénétré  dans  les  masses  et  ne  leur  aura  pas  permis  de  se 
rendre  compte  du  joug  néfaste  qu'ils  subissent,  nous  ne  pourrons,  malgré 
tout  notre  bon  votdoiret  nos  efforts,  (jue  faire  avancer  bien  lenlementi  <euvre 
d'émancipation  (|ue  doit  entreprendre  toul  homn)e  de  C(eur. 

CellP  truivrc  d  émancipation,  morale  et  sociale,  a  été  entreprise  aussi 
par  1  l  niversité  avec  les  cours  post-scolaires  ou  conb-rences  ])0ur 
adultes. 

"  Les  <'ours  d'adultes  sont  en  général  birn  accueillis  parles  popula- 
tions qui  en  comprennent  rint«;rèt  et  l'utilité;  i.k  ri.KiujK  si-ci.  y  hst 
HOSTILE,  nous  explitpie  le /^//>/nv^  de  l'inspecteur  d  Académie  sur  In 
siliiiitinn  de  l'enseii^neniciit  primaire  dtins  le  Finistère,  ])rèsentc  au 
conseil  départemental  l'.iflO  :  mais  un  1res  petit  nombre  de  communes 
votent  des  allocations  aux  maîtres  chargés  des  cours;  beaucoup  refu- 
sent toute  indemnité  pour  le  chaullage  et  léclairage.  v 


LES   CONGRÉGATIONS   ET    LENSEIGNEMENT   EN    BRETAGNE  4? 

Là  encore,  et  toujours,  les  malheureux  instituteurs  ont  à  lutter  contre 
rindiiïérence  et  Irop  souvent  l'hostilité  non  déguisée  de  municipalités 
entretenues  par  le  clergé  et  les  congrég-ations. 

Néanmoins  l'abnégation  des  instituteurs  résiste  à  ces  épreuves,  le  ta- 
bleau suivant,  qui  ne  se  rapporte  qu'au  Finistère,  le  prouve  : 


ANNÉES 

1 
1 

NOMBRE  DE  COURS 

PROFESSEURS 

AUDITEURS 

Laïques 

Conçrégani"" 

Laïques 

C.jiijregaui"'" 

Laïques 

1 
Congrégaai*'" 

1  .S.sO 
1900 

1 

104 

288 

9 
)) 

105 
556 

» 

3.597 
10.077 

535 
» 

Comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  il  est  regrettable  que  les  inspecteurs  d'A- 
cadémie ne  tiennent  pas  soigneusement  état  des  congréganistes,  car 
nous  eussions  été  heureux  de  savoir  si  le  dévouement  des  pédagogues 
congréganistes  se  rapprochait  un  peu  plus  en  1900  qu'en  iScSo  du  dé- 
vouement des  instituteurs  laïques. 


J  "arrête  enfin  cet  exposé  que  j'ai  tâché  de  présenter  aussi  complètement 
que  faire  se  peut  ;  il  faut  conclure  maintenant. 

Devant  les  moyens  déloyaux  de  la  concurrence  cléricale,  les  maîtres 
laïques  ne  sont  pas  suffisamment  protégés.  On  ne  se  soucie  pas  assez  du 
recrutement  des  élèves  et  des  maîtres  des  écoles  laïques. 

Nous  voyons  en  effet  dans  un  très  récent  rapport  d'un  inspecteur  d'A- 
cadémie du  Finistère  qu'  «  une  des  causes  de  l'infériorité  de  la  fréquen- 
tation des  écoles  laïques  fut  que  jusqu'en  1888  le  Finistère  ne  pouvait 
se  suftire  à  lui-même  pour  le  recrutement  de  ses  maîtres  titulaires,  ad- 
joints et  stagiaires.  11  est  encore  dans  la  difficulté  où  se  trouve  l'Ecole 
normale  d'instituteurs  à  recruter  des  candidats  (52  pour  1900,  l'école 
devant  compter  80  élèves  répartis  en  3  classes],  l'Ecole  annexe  éprou- 
vant aussi  la  même  difficulté. 

La  raison  de  cette  pénurie  de  candidats  n'en  est-elle  pas,  comme  je 
le  disais  précédemment,  à  ce  que  la  situation  reste  précaire  de  l'institu- 
teur qui  en  est  encore  à  formuler  ces  humbles  desiderata  exposés,  il  y 
a  deux  ans  déjà,  par  le  Bulletin  des  Instituteurs  : 

1°  Amélioration  du  trait«i]iii«Ml  iUs  stagiairai»  porté  de  900  francs  à 
i.ioo  francs  ; 

2°  Echelle  des  traitements  des  titulaires  allant  de  1.200  francs  à 
2.200  francs  ; 

■)0  Avancement  de  droit  tous  les  cinq  ans  et  au  choix  après  quatre  ans 
pour  un  quart  au  moins  de  l'effectif,  permettant  ainsi  à  l'instituteur  de 
jouir  de  3o  à  /lO  ans  du  traitement  maximum; 


'|fi  LA    REVUE    BLANGHE 

:,"  Remaniement  des  indemnités  de  résidence  et  une  fraction  de  l'in- 
demnité pour  les  ré<,'-ions  dépendant  de  faraudes  aglomérations  : 

5"  Mise  à  la  retraite  d'oflice  à  '>  >  ans  ;  liquidation  et  jouissance  de  la 
pension  assurée  à  cet  âge; 

G^  Unilicalion  des  traitements  des  instituteurs  et  des  institutrices. 

Pour  en  revenir  au  début  de  cette  étude  :  MM.  les  représentants,  clé- 
ricaux et  royalistes  honteux,  de  la  Bretagne  font  cause  commune  avec 
les  perturbateurs  cRents  ou  fournisseurs  de  presbytères  et  de  congré- 
gations et  poussent  à  la  propagande  par  le  fait  et  à  la  violation  d'une 
loi  par  trop  bénigne  cpii  ne  f(M'me  en  Bretagne  que  55  élal)lisoements 
congn''ganistes  sur  les  4.032  fondés  là-bas  depuis  1861  alors  (ju'au- 
paravant  il  n'en  existait  que  858.  Ces  bons  apôtres  qui  nieltenl  toujours 
en  avant  les  périls  protestant  ou  juif  (ij,  que  diraient-ils  si,  juste  mais 
très  fAchcux  retour  des  choses  d'ici-bas,  M.  Combes  s'avisait  pour  les 
punir  de  décréter  la  démolition  de  la  fameuse  et  si  élégante  ilèclie  du 
Kieizker  à  Saint-Pol-de-Léon  ?  Louis  XIV^  monarque  et  catholique 
pourtant,  lit  bien  raser  en  16-3  la  le  superbe  clocher  de  l'église  de  Lam- 
bourg  dont  les  habitants  de  Pont-l'Abbé  étaient  si  fiers  ;  par  ce  vanda- 
lisme le  souverain  punissait  une  révolte  de  paysans  contre  l'impo- 
sition du  papier  timbré. 

Pour  conclure,  nous  demandons,  avec  M.  J.  h'rancès,  un  des  jeunes 
professeurs  bretons  les  pluséminents  : 

ic  Poursuivre  avec  toute  la  rigueur  des  kiis  tous  les  abus  du  clergé  et 
des  congréganistes,  notamment  en  ce  qui  concerne  leurs  infractions 
contre  les  lois  scolaires  et  les  procédés  vexatoires  dont  ils  usent  envers 
les  maîtres  laïques  ; 

-j."  Faire  n<»nmier  l'instituteur  par  le  recteur  de  l'Université  et  non  par 
les  préfets,  lui  assurant  ainsi  plus  de  stabilité*  et  d'indépendance  ; 

V  Veiller  a  la  stricte  observation  des  décrets  sur  l'instruction  obli- 
gatoire. 

Le  mAme  enseignement  pour  tous. 
La  science  à  l'école. 
La  religion  à  l'église. 

Al'stin  df,  CnozK 


(U       I)KI'ARTEMENT«  FlAÎÎÎJSSEMhM.S 

Pioteptants  I-i-aclite* 

^ H  Néant 

•  •  -là 

Fini«t»re jo  „ 

Morbihan I  ^^ 

Loire-Inférienre 3  „ 


La  Prostitution 

et  la  Police  des  Mœurs 


Les  révolutions  politiques  et  le  progrès  des  sciences  ont  sans  doute 
depuis  la  fin  du  xviii«  siècle  modifié  profondément  notre  droit  public  et 
notre  conception  des  rapports  sociaux,  mais  ils  n'ont  pas  assez  modifié 
les  administrations  qui  doivent  assurer  la  pratique  quotidienne  desprin- 
oipes  nouveaux.  Et  si  le  Parlement  français  entreprenait,  comme  le  firent 
en  1872  les  Chambres  anglaises,  la  revision  des  règlements  contraires 
à  l'esprit  comme  à  la  lettre  des  lois  nouvelles,  sans  doute  en  supprime- 
rait-il également  quelque  douze  cents. 

Cette  opération  amènerait,  entre  autres  réformes,  et  plus  d'un  siècle 
après  la  déclaration  des  Droits  de  l'Homme,  la  suppression  de  l'escla- 
vage en  France. 

Car  il  est  actuellement  dans  ce  pays  une  classe  importante  d'êtres 
pour  qui  l'esclavage  existe  rigoureusement,  et  tel  qu'il  ne  fut  jamais 
plus  étroit  en  aucun  temps  ni  en  aucun  lieu. 

C'est  la  classe  des  prostituées. 

Et  il  existe  une  autre  classe  d'êtres  qui  appliquent  à  ces  femmes,  que 
d'inexorables  lois  économiques  astreignent  à  se  vendre,  une  réglemen- 
tation grotesquement  féroce,  issue  de  leur  propre  initiative. 

Ou  plutôt,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  n'est  pas  à  la  classe  totale  des 
prostituées  qu'ils  l'appliquent,  mais  à  son  énorme  prolétariat.  Car  la 
police  se  découvre  avec  respect  devant  ses  patriciennes  et  fournit  même 
des  gardes  d'honneur  aux  hôtels  des  prostituées  riches. 

Quels  que  soient  les  efforts  des  congrès  et  de  la  presse  contre  la 
police  des  mœurs,  cette  institution,  pour  ne  plus  couper  aux  femmes  le 
nez.  la  langue  ou  les  oreilles,  reste  comparable  à  ce  qu'elle  fut  au 
moyen  âge. 

Mêmes  procédés  d'enlèvement  brutaux,  de  coups,  d'insultes,  de 
séquestration  arbitraire  en  des  geôles  puantes,  humides,  grouillantes 
de  vermine,  avec  alimentation  infecte;  même  délaissement  des  femmes 
quant  aux  soins  que  leur  santé  réclame  le  plus  souvent  après  les  commo- 
tions de  leur  arrestation  ou  de  leur  détention  ou  par  suite  de  leur  état 
de  misère;  soins  le  plus  souvent  brutaux  dans  les  services  de  médecine 
ou  de  chirurgie  où  elles  sont  admises  et  dont  les  locaux  en  général 
seraient  jugés  trop  défectueux  pour  le  bétail;  enfin  même  exploitation 
pécuniaire. 

Le  préfet  de  police  ou  le  ministre  de  l'Intérieur  déclarent  périodique- 
ment à  la  tribune  du  Conseil  municipal  ou  des  Chambres  (Voir,  par 

4 


')()  r-A    REVUE    BLANCHE 

exoni[)lp.  le  discours  de  M.  W'aldcck-llousseau  du  v.o  janvier  190-1)  que 
la  police  des  mœurs  n'existe  plus,  que  les  brutaux  a«;enls  des  mœurs 
soni  remplatt's  par  de  paternels  gardiens  de  la  paix,  alors  qu'on  a  sim- 
pleniciil  clianu^é  leur  dénomination  en  les  rattachant  à  la  police  muni- 
cipale sans  chang-er  leur  mode  de  recrutement,  et  qu'on  a  aug-menté 
leur  nomlu'e  du  contingfcnt  tout  enlier  des  aci^ents  cyclistes. 

ils  déclarent  qu'on  va  démolir  Saint-Lazare  et  prévoient  déjà  les  cré- 
dits de  sa  reconstruction  en  un  lien  mieux  isolé  ;  et  à  Saint-La/are 
même  on  construit  de  nouveaux  ateliers  pour  les  filles. 

Ils  déclarent  indéfiniment  que  le  système  actuel  n'est  que  provisoire 
et  ils  en  aggravent  continuellement  les  formalités  dolosives  :  telle  la 
prescription  des  photographies  sur  les  cartes,  dont  nous  parlerons  plus 
loin. 

La  question  de  la  police  des  mœurs  traverse  en  ce  momeutune  j)!iase 
intéressante.  Lu  elTet,  jusqu'ici  toutes  les  tentatives  faites  par  la  police 
pour  obtenir  la  consécration  légale  de  ses  actes  d'arbitraire  ont  com- 
plètement échoué  ;  or  une  ('.ommission  extraparlcmentaire  vient  d'être 
nommée  avec  mission  d'étudier  la  quesfioTi  —  pourtant  l)ien  éclaircie  — 
et  de  proposer  des  mesures  légales.  "^ 

La  ccjnlVronce  internationale  de  Bruxelles,  qui  met  en  présence  abo- 
litionnistes  et  réglementistes  et  se  réunit  tous  les  trois  ans,  doit,  ayant 
déjà  voté  en  1899  des  conclusions  contraires  à  la  doctrine  médicale  des 
règlements,  se  réunir  de  nouveau,  du  i"'"  au  (>  de  ce  septembre  et 
proposer,  elle  aussi,  des  mesures  légales. 

Xous  estimons  que  toute  mesure  légale  ajoutée  au  droit  commun  i|ui 
punit  l'atlcnlat  à  la  pudeur,  le  détournement  de  mineur  on  l'excilalion 
de  mineur  à  la  débauche,  ne  ferait  que  consacrer  en  le  déguisant  le 
système  actuel. 

Les  lois  existantes  (art.  3^i  à  'V\\  du  Code  pénal,  articles  1  iSa  et 
suivants),  et  d'autre  part,  l'observation  des  Tiiesures  concernant  le 
désordre  ou  le  scandale  sur  la  voie  publique,  sul'lisent  amplement  en 
l'espèce.  On  s'en  contente  en  Grande-Bretagne  et  dans  ])eaucoup  de 
grandes  villes  du  continent  et  le  nombre  des  cas  vénériens  y  diminue. 

Observons  sur  le  vif  les  procédés  actuels  de  la  police. 

Des  airrnts  en  «  Ixmrgeois  »,  —  qui,  en  dépit  <les  .soins  que  la  préfec- 
turc  prétend  ilonner  à  leur  recrutement,  sortent  tout  simplement  de 
l'armé»^  ou  du  corps  des  gardiens  <!'•  la  paix  dont  ils  ont  été  éliminés 
par  des  mesures  disciplinairi's,  ou  des  Inigades  de  sûreté,  —  parcou- 
rent jour  et  nuit  les  rues,  les  places,  les  é'tablissemenls  publics,  les 
j^ares.  a  lallùt  des  filles  notoirement  connues  d'eux,  ou  bien  des  raco- 
leuses non  encore  inscrites,  des  petites  ouvrières  sans  travail  qui  fré- 
quentent les  bancs  des  promenades  pid»liques  et  qu'ils  ne  manquent  pas 
alors  de  racoler  eux-mêmes  pour  leur  enlever  tout  moyen  de  protes- 
taticm.  voire  mAme  des  enfants  de  douze  ans  qui  leur  paraissent  désœu- 
vrées, qu'(m  rf'Ç«»nnalt  vierges  à  la  violation  officelle  du  dispensaire  et 


LA    PROSTITUTION    ET    LA   POLICE    DES   MOEURS  5l 

qu'on  envoie  néanmoins  à  Saint-Lazare,  quitte  à  terroriser  les  parents 
s'ils  réclament. 

H  faut  aux  agents  des  mœurs  une  certaine  moyenne  d'arrestations, 
qui  s'élève  quand  l'ouvrage  presse  chez  l'entrepreneur  de  Saint-Lazare, 
—  comme  l'a  reconnu  M.  Lecour,  ancien  chef  de  la  i^"  division,  —  et 
dont  dépendent  leurs  bonnes  notes.  Si  les  arrêtées  ne  sont  pas  encore 
inscrites,  sont  «  nouvelles  »,  l'agent  touche  une  gratification. 

On  conçoit  à  quels  trafics  et  à  quelles  scènes  peuvent  donner  lieu  ces 
arrestations.  Si  la  femme  résiste,  elle  est  poussée  à  coups  de  botte, 
assommée  de  coups  de  poing",  traînée  par  les  cheveux,  fùt-elle  évanouie, 
fùt-elle  malade,  fût-elle  enceinte,  et  se  voit  gratifier  d'un  rapport 
d'attentat  à  la  pudeur  qui  lui  vaudra  quelques  mois  de  prison. 

Elle  est  dès  lors  le  souffre-douleur  des  bons  agents  des  mœurs. 

Elle  ne  «  couchera  plus  dans  son  lit  »,  sortant  de  Saint-Lazare  le 
matin  pour  rentrer  le  soir  au  Dépôt;  et  bientôt,  ses  bardes  séquestrées  à 
l'hôtel  meublé  qu'elle  habite,  elle  errera  par  les  rues  aux  rares  nuits  de 
liberté,  jusqu'à  ce  quelle  ait  gagné  de  quoi  payer  d'avance  un  nouvel 
hôtelier  (i). 

Voilà  donc  la  malheureuse  au  poste.  Là  commencent,  assaisonnées 
des  injures  policières,  les  mesures  prophylactiques. 

Au  poste,  les  femmes,  enfermées  au  violon  ou  conservées  dans  la  salle 
des  agents,  suivant  les  dispositions  du  sous-brigadier  de  service,  ont  eu 
général  la  faculté  de  faire  venir  du  dehors  quelque  boisson,  vin  ou  alcool. 


(1^  Citons,  entre  mille,  quelques  exemples  d'arrestations. 

Le  samedi  12  avi-il  1902,  les  agents  des  mœurs  E.  et  B.  aperçoivent,  à  la  terrasse 
d'an  caifé  débit  de  tabac  de  l'avenue  d'Antin,  trois  filles  de  leur  connaieeance,  pre- 
nant paisiblement  une  consommation.  Ils  ordonnent  aux  femmes  de  les  suivre.  Celles-ci 
refusent.  Il  était  à  peine  10  a.  1^2  du  soir;  les  agents  s'installent  à  la  terrasse,  ])rennent 
un  hock  et  attendent  patiemment  leur  proie  jusqu'à  la  fermeture  du  café,  à  1  h.  du  matin. 
Us  hiippent  alors  les  femmes  et  dressent  à  l'une  d'elles,  qui  s'était  réfugiée  à  l'intérienr  du 
café,  un  rapport  de  rébellion  qui  aurait  pu  lui  valoii-  plusieui-s  mois  de  prison. 

Le  lendemain,  le  propriétaire  du  café  est  convoqué  au  commissariat  de  M .  Prélat  et  se 
voit  menacé  d'une  contravention  pour  défaut  d'éclairage  de  .sa  terrasse.  Toutefois,  malgré 
les  menaces  des  agents,  il  affirme  courageusement  qu'ils  ont  failli  à  leur  consigne,  vu  les 
conditions  de  ran-estation,et  se  voit  renvové  indemne;  le  rapport  de  rébellion  dressé  contre 
la  fille  disparut  d'ailleur.s  ;  celle-ci  encourut  une  peine  administrative  de  li  jours  é. 
St-Lazare. 

îsous  citons  ce  fait,  bien  qu'il  n'ait  eu  aucune  suite  grave,  comme  .topique  et  ti-ès  cou- 
rant parce  que  s-.es  diver-ses  phases  ont  en  général  des  suites  judiciaires,  tant  pour  les  fem- 
mes, que  pour  les  patrons  de  café.  Dans  les  quartiers  populeux  les  agents  des  mœurs  ne 
manquent  jamais  d'accuser  lesdits  patrons  de  transformer  leur  .salle  en  repaire  de  soute- 
neurs ;  ce  fait  arriva  rue  Quincampoix  au  cours  de  l'année  dernière  ;  le  cafetier  fut  acqtdtté 
par  les  tribunaux. 

Voici  un  autre  genre  d'arrestations. 

Le  30  mars  1902.  un  agent  arrête,  avenue  des  Cliami3s-Ely.«ées,  une  femme  de  sa  connais- 
sance, assise  à  côté  d'un  monsieur  bien  mis.  Le  monsieur  proteste,  accompagne  les 
agents  et  la  femme  jusqu'au  commissariat  de  M.  Prélat,  passe  sa  carte  et  —  c'était  un 
avocat  ijortant  un  nom  des  plus  officiels — fait  remettre  en  liberté  sa  protégée  en  même  temps 
que  le  commissaire  et  les  agents  lui  expliquent  laborieusement  ces  procédés  d'arrestation. 
Le  lendemain  d'ailleurs  la  même  femme  était  reprise  et  particulièrement  bousculée. 


''yi  LA    REVU?:    BLANCHE 

quelles  absorbent  en  un   verre   cotnniun  .   première   mesure  contre  la 
conla;^ion. 

Elles  passent  la  nuit  p»Me-nit'le,  les  jiropres  elles  sales,  les  galeuses, 
les  pouilleuses,  les  eczémalcuses  et  celles  qui  ne  le  sont  pas  ;  d'infects 
'<  paniers  à  salade  »  les  emportent  :  vers  deux  heures  du  malin,  pour 
celles  munies  de  leur  carte,  le  lendemain  à  une  heure  et  demie  seule- 
ment, et  à  jeun,  pour  celles  qui  l'ont  oubliée  ou  qui  n'en  ont  pas  encore, 
comme  Mme  de  Sébasliani,  Mme  W.,  etc.,  c'est-à-dire  après  que  le 
commissaire  soit  venu  les  déclarer  de  bonne  prise  (i). 

Toute  la  nuit  les  sinistres  véhicules  déversent  au  dépôt  spécial  de  la 
prélecture  de  police  leur  cargaison.  On  petit  obtenir  la  permission  d'assister 

ce  lamentable  spectacle  à  la  condition  de  s'engager  à  le  «  regarder  de 
haut  »,  selon  un  mot  de  M.  Laurent. 

Les  femmes  doivent  rapidement  répondre  à  lappel  de  leur  nom  et, 
bousculées,  injuriées  toujours, se  présentera  la  «  l'ouilleuse  ».Pnis  elles 
sont  remises  dans  la  salle  commune  aux  mains  des  sœurs  de  St-Joseph 
de  Cluny.  II  est  deux  heures  passé.  Elles  courent  au  tas  de  paillasses, 
—  infects  grabats  dégoûtant  de  vermine,  de  déjections,  de  sang  mens- 
truel, s'y  aiïalenl  quehpiel'ois,  harassées,  malades  ;  celles  qui  disposent 
de  5o  centimes  peuvent  obtenir,  s'il  en  reste,  unepistole,  cellule  séparée, 
où  pullulent,  comme  dans  la  salle  commune,  les  souris,  k>s  rats,  les 
poux,  etc. 

Telles  sont  les  mesures  préliminaires,  et  qui  d'ailleurs  subsistent  à 
St-Lazare,  que  prend  la  police  pour  assurer  la  prophylaxie  des  maladies 
contagieuses. 

Cinq  heures  du  matin  :  réveil.  Personne  n'a  dormi  ou  si  peu,  les 
unes  jouant  aux  caries,  les  autres  fumant.  Aucune  toilette,  bien  entendu. 
Bientôt  c'est  le  «  chocolat  »,  infect  l)rouet  composé  de  quelques  mor- 
ceaux de  choux  et  de  carottes  non  nettoyés  et  à  peu  près  crus  nageant 
dans  une  eau  puante. 

C'est  le  régime  des  coupables  ;  la  loi,  qui  n'a  d'ailleurs  rien  à  voir  ici, 
n'accorde  plus  aux  tortionnaires  des  prisons  le  brodequin  ni  la  roue, 
mais  elle  leur  laisse,  outre  les  coups,  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  tor- 
ture alimentaire,  [\  côté  de  la  torture  morale  (2). 


(1)  Lo  dimanche  23  février,  à  «  heures  du  soir,  une  rafle  était  opéi-ée  aux  Champs- 
Elysées.  D'un  coup  cinq  femmes  furent  appréhentlées.  En  arrivant  au  poste  du  Grand  Palais 
r>one  d'cllw,  faible  et  anémique,  névrosée,  terrifiée  par  l'arrcttation,  tomba,  vomis.sant  le  sang 
par  caillots  énormes,  puis  s'évanouit  et,  an  réveil,  resta  jjendant  deux  heures  comme  para- 
ly.oée,  sans  pouvoir  articuler  un  son,  la  figure  décomposée.  Le  sous-brigadier  B.  l'avait  fait 
jeter,  sans  même  une  paillas.ae,  sur  la  toile  cirée  des  «  macchabées  »  ;  comme  plusieurs  agents 
montraient  pour  elle  de  la  compassion,  faisaient  mine  de  la  vouloir  .soigner,  demandaient 
même  sa  mise  en  liberté  il  les  rabroua  durement.  Jusqu'à  1  heures  du  matin,  la  malheureuse 
resta  ainsi  abandonnée.  Le  sous-brigadier  C.  vint  alors  remplacer  B.  et  se  montra  plus 
hnmain.  Il  donna  à  la  malade  une  paillasse,  lui  fit  une  couverture  de  son  propre  manteau 
et  lui  prépara  un  grog  chaud.  A  7  heures  1|2  l'officier  de  paix  Murât,  faisant  sa  tournéej 
remarqua  l'état  lamentable  do  la  femme  qui  de  la  nuit  n'avait  cessé  de  cracher  des  caillots 
de  sang  et  la  renvoya  enfin.  Elle  possédait  en  tout  et  pour  tout  la  somme  de  3  francs. 

(2)  Le  5  février,  Marguerite  T.,  arrêtée  la  veille  dan.s  le  quartier  de  la  gare  St-Lazare,  s« 


LA    PUOSTITUTIOX   ET   LA   POLICE    DES   MOEURS  53 

A  onze  heures  du  matin,  arrive  à  la  préfecture  le  sous-cliel"  de  la 
3«  section  [i"  bureau  —  i"""  division).  C'est  un  des  fonctionnaires  les  plus 
puissants  de  la  Républicjuc. 

Dans  le  huis-clos  de  son  cabinet  vert,  sérigeant  en  tribunal  d'ex- 
ception, il  va  condamner,  sans  appel, sans  discussion,  sans  autre  règle 
que  son  bon  plaisir,  sans  instruction  ni  assesseurs  ni  avocat,  cent  cin- 
quante à  deux  cents  citoyennes  aux  peines  qu'il  i'oudra.  Et  cela  en 
moins  d'une  heure,  distribuant  ainsi  quotidiennement  plus  de  trois  ans 
de  prison. 

En  cas  d'absence  un  scribe  quelconque  le  remplace. 

Rapidement,  à  la  file  indienne,  les  femmes  passent  :  le  chef  jette  un 
coup  da'il  sur  le  rapport  de  l'agent  qui  a  opéré  l'enlèvement  et  pro- 
nonce son  arrêt;  si  la  femme  réclame  il  double  la  dose.  Elle  peut  bien, 
une  fois  rentrée  au  dépôt,  réclamer  à  la  commission  des  mœurs  ;  mais 
sa  réclamation  ou  bien  orale,  ou  bien  écrite  et  remise  ouverte  à  un  gar- 
dien, sera,  en  général,  sans  effet,  si  même  elle  parvient  à  destination  ; 
et  dans  tous  les  cas  la  femme  peut  être  sûre  désormais  d'attentions 
spéciales. 

Les  condamnations  varient  en  général  de  deux  jours  à  quinze  jours  et 
sont  quelquefois  beaucoup  plus  importantes  quoi  que  prétende  la  police; 
elles  pouvaient  atteindre  un  an  avant  la  campagne  abolitionniste. 
Celles  de  deux  jours  se  purgent  au  Dépôt,  les  autres  à  Saint-Lazare. 

On  remarquei-a  quelles  sont  prononcées  simplement  pour  faits  de  ra- 
colage, qu'elles  ont  lieu  avant  la  visite  médicale  et  n'ont  aucune  relation 
voulue  avec  le  temps  d'évolution  des  maladies,  contrairement  à  ce 
qu'affirmait  M.  Waldeck-Rousseau  dans  son  discours  du  20  janvier  à 
la  Chambre. 

Les  retards  de  visite  constatés  par  les  timbres  de  la  carte,  le  quartier 
où  la  femme  a  été  arrêtée  sont  souvent  pris  en  considération,  mais  en 
réalité  tout  dépend  du  bon  plaisir  et...  des  besoins  de  l'entrepreneur  de 
Saint-Lazare. 

Nous  avons  parlé  de  la  commission  des  mœurs  :  elle  se  compose  du 
Préfet  de  police  ou  plutôt  d'un  secrétaire  le  représentant,  des  chefs  de 
la  i^e  division,  du  0.^  bureau  et  de  la  3^  section,  et  se  réunit  tous  les 
vendredis.  Il  s'y  passe  des  scènes  navrantes. 


voit  d'abord  accorder  la  liberté  par  le  sous-chef  de  bureau  qui  juge  les  filles;  puis,  sur  la 
plainte  de  la  ■'  fouilleuse  »  qu'elle  avait  accusée  de  certaines  privautés,  est  condamnée  à 
4  jours  d'emijrisonnement. 

Il  était  midi.  Crise  terrible,  hémorrhagie,  vomissement  de  sang.  On  la  jette  sur  une  pail- 
lasse crasseuse  au  dépôt.  La  sœur  Chrysostôme  qui  a  l'habitude  de  caresser  les  femmes  à 
coups  de  clefs  (de  clefs  de  prison)  estime  que  «  c'est  du  chiqué  )),et  lui  refuse  tout  secours, 
alléguant  d'ailleui-s  que  c'est  là  une  juste  punition  du  vice. 

A  h  îieures.  toujours  comateuse,  Marguerite  T.  est  chargée  par  deux  gardiens  dans  la  voi- 
ture de  St-Lazare  où  les  femmes  sont  empilées  à  raison  de  deux  par  cellule. 

En  arrivant  dans  la  geôle,  ses  compagnes  la  descendent  sous  les  jurons  des  gardiens.  On 
la  conduit  d'abord  à  l'infirmerie,  mais  le  lendemain  elle  est  renvoyée  au  quartier  des  con- 
damnées. Quatre  jours  après,  elle  sortait,  horriblement  malade,  fiévreuse,  sans  avoir  cessé 
de  cracher  le  sang. 


")',  LA    REVUE    BLANCIIE 

La  commission  des  mu-ui-sa  pour  but  essentiel  dliomologuer  la  mise 
en  carie  dune  femme.  Celle-ci  est  présentée  par  le  sous-chef  de  la 
3"  section,  et  quelquefois  dès  sa  première  arrestation.  Si  elle  est 
mineure,  on  preîid,  affirme  la  préfecture,  quelques  renseignements  sur 
les  intentions  de  la  famille  à  son  é'^'-ard.  On  cite  aussi  des  mineures  qui, 
ne  voulant  point  accepter  leur  mise  en  carte,  ont  été  conservées  en 
cellule  jusqu'à  quarante  Jours,  le  temps  de  devenir  «  raisonnables  »  (i). 

Mise  en  carte,  la  femme  est  l'e'sclave  de  la  police. 

Partout  où  un  agent  des  mœurs  la  rencontrera,  de  jour  ou  de  nuit,  il 
pourra  l'arrêter. 

Elle  n'a  plusle  droit  de  sortir,  elle  n'a  plus  le  droit  de  se  loger.  «  Votre 
domicile  dit-on  aux  filles,  c^est  la  Préfecture  ».  Elle  est  hors  la  loi  et  on 
le  lui  répète  à  satiété  avec  d'ignobles  injures;  l'argent  nécessaire  à  payer 
ses  bourreaux  (crédits  du  dispensaire]  est  inscrit  au  budget  de  la  \  ille 
de  Paris,  en  vertu  de  l'art.  -^3  de  l'arrêté  du  12  messidor  an  viu,  consti- 
tutif de  la  Préfecture  de  Police,  et  qui  parle  ainsi  du  Préfet  de  Police  : 

«  Il  assurera  la  salubrité  de  la  ville  en  prenant  des  mesures  pour  la 
«  prévenir  et  arrêter  les  épidémies,  les  épizooties,  les  maladies 
«  contagieuses...  en  faisant  arrêter,  visiter  les  animaux  suspects  de 
«  mal  contagieux  et  mettre  à  mort  ceux  qui  en  sont  atteints.   » 

Ainsi  «  les  femmes,  dit  Yves  Guyot,  ne  sont  que  des  animaux  dont 
«  l'abatage  non  seulement  est  admis,  mais  est  rangé  parmi  les 
«  dépenses  obligatoires  !  » 

Saint-Louis  et  Louis  le  Débonnaire  avaient  ordonné  l'abatage  des 
femmes;  de  cruels  supplices  furent  en  vigueur  jtisqu'à  la  Révolution; 
la  Police  qui  se  réclame  de  toutes  les  anciennes  ordonnances,  jus(ju'à 
Charlemagne,  a  cependant  trouvé  mieux  peut-être  de  nos  jours. 

Les  gens  au  cœur  tendre  mais  d'àme  bien  pensante  trouvent  que  les 
femmes  n'ont  que  ce  qu'elles  méritent. 

Voici  le  modeste  feuillet  distribué  aux  femmes  lors  de  l'encartag'e  et 
contenant  l'énumération  des  devoirs  de  leur  état. 

On  yremarquera,  entre  autres  précautions  hygiéniques, que  lesfemmes 
Jie  peuvent  jamais  renouveler  l'air  de  la  chambre...  qu'on  leur  refuse 
d'ailleurs,  et  qu'elles  ne  peuvent  aller  à  leurs  visites  médicales,  puisque 
le  dispensaire  est  situé  dans  la  Cité  et  que  les  ponts  leur  sont  interdits. 

D'ailleurs,  sortiraient-elles  «  en  règle  et  dans  Vhenre  »,  on  ne  les 
on  arrête  que  mieux. 


yX)  Mme  Avril  de  Sainte-Croix  raconte  i\\\i\  Knit  iiccnuncMit  une  i.ile  de  J;{  an;'  l[:i, 
▼enant  de  Versailles,  .irrctée  et  reconnue  .«ypliilitir|ue,  est  mise  en  carte  par  la  commission 
des  mœnrs  qni  p 'en  justifie  parce  jolt  mot  :  «  Que  vonliez-vous  que  nofts  en  fassions,  elle 

éfaif     •■■  '  •'  •■   ■■:■.   » 

^  '  '■  aussi  la  commission  de«  mœurs  qui,  an  moi»  de  décembre  l'.>00,envoya  à 

fJt-Lazaro,  i)ni8  en  correction  à  Xanterre  une  tille  de  14  ans,  arrêtée   en  plein  jour  rue  St- 
^1    -tin  par  (V       -     •     '  ,  mœurs,  qui  la  virent  en  conversation  aA-ec  des  filles  en  cartes, — 
leur  ven'  -;  — elle  fut  reconnue  vierge  au  dispensaire.  Ses  parents  la  récla- 

mèrent h  la  police  qni  la  leur  rendit  en  les  priant  de  ne  plus  recommencer.  Grénéralement, 
les  jiarente  pauvres,  terrorisés  par  la  police,  ne  réclament  pas. 


LA    PROSTITUTION    ET    LA    POLICE    DES    MOEURS  '>3 

PRKKECTURE    DE   POLICE.   —   l""  DIVISION,   2e  BLREAC,   3>'  SECTIOX  (Modèle    *9) 

Obligations  et  défenses  imposées  aux  femmes  publiques 

Les  Mlles  publiques  en  carte  sont  tenues  de  se  présenter  au  moins  tous  les 
quinze  jours  au  Dispensaire  de  Salubrité  pour  y  être  visitées. 

Il  leur  est  enjoint  d'exhiber  leur  carte  à  toute  réquisition  des  officiers  et 
agents  de  police. 

Il  leur  est  défendu  de  provoquer  à  la  débauche  pendant  le  jour;  elles  ne 
pourront  entrer  en  circulation  sur  la  voie  publique,  qu'une  demi-heure  après 
l'heure  fixée  pour  le  commencement  de  l'allumage  des  réverbères  et,  en 
aucune  saison,  avant  sept  heures  du  soir,  et  y  rester  après  onze  heures. 

Elles  doivent  avoir  une  mise  simple  et  décente,  qui  ne  puisse  attirer  les 
regards,  soit  par  la  richesse  ou  la  couleur  éclatante  des  étoffes,  soit  par  les 
modes  exagérées. 

La  coillure  en  cheveux  leur  est  interdite. 

Défense  expresse  leur  est  faite  de  parler  à  des  hommes  accompagnés  de 
femmes  ou  d'enfants,  et  d'adresser  à  qui  que  ce  soit,  des  provocations  à 
haute  voix  ou  avec  insistance. 

Elles  ne  peuvent,  à  quelque  heure  et  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit, 
se  montrer  à  leurs  fenêtres  qui  doivent  être  tenues  constamment  fermées  et 
garnies  de  rideaux. 

Il  leur  est  défendu  de  stationner  sur  la  voie  publique,  dy  former  des 
groupes,  d'y  circuler  en  réunion,  d'aller  et  venir  dans  un  espace  trop  resserré 
et  de  se  faire  suivre  ou  accompagner  par  des  hommes. 

Les  pourtours  et  abords  des  églises  et  temples,  à  distance  de  20  mètres  au 
moins,  les  passages  couverts,  les  boulevards  de  la  rue  Montmartre  à  la 
Madeleine,  les  Champs-Elysées,  les  jardins  et  abords  du  Palais-Royal,  des 
Tuileries,  du  Luxembourg  et  le  Jardin  des  Plantes  leur  sont  interdits. 
L'Esplanade  des  Invalides,  les  quais,  les  ponts  et  généralement  les  rues  et 
lieux  déserts  et  obscurs  leur  sont  également  interdits. 

Il  leur  est  expressément  défendu  de  fréquenter  les  établissements  publics 
ou  maisons  particulières,  où  l'on  favoriserait  clandestinement  la  prostitution, 
et  les  tables  d'hôte,  de  prendre  domicile  dans  les  maisons  où  existent  des 
pensi(iinats  ou  externats,  et  d'exercer  en  dehors  du  quartier  qu'elles 
habitent. 

Il  leur  est  également  défendu  de  partager  leur  logement  avec  un  concubi- 
naire  ou  de  loger  en  garni  avec  une  autre  fille,  ou  de  loger  en  garni  sans 
autorisation.  Dans  le  cas  où  elles  obtiendraient  cette  autorisation,  il  leur  est 
absolument  interdit  de  se  prostituer  dans  le  garni. 

Les  filles  publiques  s'abstiendront,  lorsqu'elles  seront  dans  leur  domicile, 
de  tout  ce  qui  pourrait  donner  lieu  à  des  plaintes  des  voisins  ou  des  passants. 

Celles  qui  contreviendront  aux  dispositions  qui  précèdent,  celles  qui 
résisteront  aux  agents  de  l'autorité,  celles  qui  donneront  de  fausses  indica- 
tions de  demeure  ou  de  noms,  encourront  des  peines  proportionnées  à  la 
gravité  des  cas. 

Avis  important.  —  Les  filles  inscrites  peuvent  obtenir  d'être  rayées  des 
contrôles  de  la  prostitution,  sur  leur  demande  et  s'il  est  établi  par  une 
vérification,  faite  d'ailleurs  avec  discrétion  et  réserve,  qu'elles  ont  cessé  de 
se  livrer  à  la  débauche. 

Quant  à  la  note  philanthropique  de  la  fin,  nous  ne  pouvons  que 
signaler  sa  douce  ironie.   Quand  une  fille  en  carte,  ayant  trouvé  du 


50  LA    REVUE    BLANCHE 

travail,  domande  sa  radiation,  un  policier  va,  trois  mois  durant, 
enquêter  ehez  son  patron.  Celui-ci,  apprenant  la  situation  de  son 
employée,  la  congédie  immédiatement.  Les  seuls  refuges  des  fdles 
sont  les  Bons  Pasteurs  et  C'e,  autres  bagnes.  A  celui  de  Paris  (71, 
rue  Denfert-Rochereau),  on  travaille  de  quatre  heures  du  matin  à  dix 
heures  du  soir,  sans  toucher  un  sou,  et  au  seul  prix  d'une  nourriture 
pas  toujours  ragoûtante  ;  comme  boisson  :  de  l'eau,  bien  entendu. 
Des  punitions  spéciales  destinées  à  apprendre  l'humilité  et  Tobéis- 
sance  :  privation  de  nourriture,  coups,  cachot,  se  traîner  sur  les 
genoux,  frapper  un  certain  nombre  de  fois  le  sol  de  son  front,  lécher 
ses  propres  crachats  sur  le  parquet.  Aucun  soin  d'hygiène  intime  n'est 
permis  ;  pour  toute  hygiène  morale  et  récréation  :  cantiques,  prières, 
confessions. 

Chez  lesUrsulines  de  la  rue  Saint-Jacques,  même  système.  Toutefois 
le  menu  culinaire  vaut  une  citation  spéciale  :  pommes  de  terre  et 
vinaigre  (I  discrétion.  Les  bonnes  sœurs  expliquèrent  au  docteur  Jullien 
de  Saint-Lazare  que  ce  vinaigre  est  destiné  à  donner  appétit  pour  ces 
pommes  de  terre.  —  La  mortalité  atteint  là,  comme  au  Bon  Pasteur, 
plus  do  5  0/0  pendant  la  première  année  de  séjour. 

Donnons  maintenant  le  règlement  de  ij;-*^,  œuvre  du  lieutenant  de 
police  Lenoir,  et  dont  la  police,  voire  les  tribunaux  font  toujours  le 
plus  grand  cas  ;  il  défend  tout  logement  aux  filles  et  s'avère  d'ailleurs 
ainsi  en  contradiction  avec  le  précédent  qui  permet  l'asphyxie  en 
garni   autorisé. 

ORDONNANCE  DE  POLICE  DU  6  NOVEMBRE  1778 


Article  premmcr.  —  Faisons  très  expresses  inhibitions  et  défenses  à  toutes 
femmes  ou  lilles  de  dél)auclie  de  raccrocher  dans  les  rues,  etc... 

Art.  2.  —  l)éfendons  à  tous  j)ropi'iélaires  et  principaux  locataires  des 
maisons  de  celte  ville  et  faubourgs  d'y  louer  ni  sou.s-louer  les  maisons  dont 
ils  sont  propriétaires  ou  locataires  (ju'à  des  jjersonnes  de  bonne  vie  et 
mœurs,  bien  famées,  et  de  ne  souflrir  en  icelles  aucun  lieu  de  débauche  à 
peine  de  500  livres  d'amende. 

Aht.  3.  —  Enjoignons  auxdils  propriélnires  ou  locataires  des  maisons  où 
il  aura  été  introduit  des  femmes  de  débauche,  de  faire  dans  les  vingt-quatre 
heures  leur  déclaration  par-devant  le  commissaire  du  quartier  conti-i-  les 
particuliers  ou  particulières  qui  les  ruront  surpris,  ;i  l'effet  par  le  commis- 
saire de  faire  leurs  rapports  contre  les  délinquants  qui  seront  condamnés  à 
'«00  livres  d'amende  et  même  poursuivis  cxlraordinairemenl. 

Art.  't.  —  Iiéfendons  à  toutes  personnes,  de  quel(|ue  état  et  condition 
qu'elles  soient,  de  sou.s-louer,  jour  par  jour  ou  autrement,  des  chambres  et 
lieux  garnis  à  des  femmes  ou  fdles  de  débauche,  ni  de  s'entremettre  directe- 
nicnt  on  indirectement  auxditcs  locations  sous  la  même  peine  de  'lOO  livres 
d'amende. 

Art.  5.  —  iCnjoignons  à  toutes  personnes  tenant  hôtels,  maisons  et  chambres 
garnies  au  mois  ou  à  la  quinzaine,  à  la  huitaine,  à  la  journée,  etc...,  d'écrire 
de  suite,  jour  par  jour  et  sans  aucun   blanc,  les  personnes  logées  chez  elles 


LA    PROSTITUTION    ET    LA    POLICE    DES    MOEURS  j; 

par  noms,  prénoms,  pays  de  naissance  et  lieux  de  domicile  ordinaire  sur  des 
registres  de  police  qu'ils  devront  tenir  à  cet  elTct  cotés  et  paraphés  par  les 
commissaires  du  quartier  et  de  ne  souffrir  dans  leurs  hôtels,  maisons  et 
chambres,  aucuns  individus  sans  aveu,  femmes  ni  filles  de  débauche  se 
livrant  à  la  prostitution,  de  mettre  les  hommes  et  les  femmes  dans  des 
chambres  séparées,  de  ne  soulïrir  dans  les  chambres  particulières  des 
hommes  et  des  femmes  prétendues  mariés  qu'en  représentant  par  eux  des 
actes  en  forme  de  leur  mariage,  ou  en  le  faisant  certifier  par  écrit  par  des 
gens  notables  et  dignes  de  foi,  le  tout  à  peine  de  200  livres  d'amende. 

Il  y  aurait  lieu,  pour  donner  une  idée  théorique  à  peu  près  complète 
de  la  réglementation  de  se  reporter  aux  règlements  calqués  sur  celui 
du  16  novembre  18 ',j  «  concernant  les  diverses  opérations  du  service 
actif  du  dispensaire  de  salubrité  »,  l'organisation  de  la  brigade  des 
agents  des  mœurs,  etc.  INIais  ces  longues  instructions  sont  contenues  en 
substance  dans  l'arbitraire  et  l'imbroglio  des  deux  documents  précé- 
dents. 

Nous  reproduisons  le  fac-similé  de  la  carte  délivré  aux  femmes. 


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Mardi-Gra 
de  Pâques, 
Pentecôte, 
Toussaint 

MOIS 

l'o  QUINZAINE 

2®   QUINZAINE 

Janvier.  . . 

FÉVRIER  . . 

Mars 

Avril 

Mai 

Juin 

JriLLET..  . 

Août 

Septembre 
Octobre  . . 
Novembre 
décembre 



Les  visites  ont  lieu  tous  les  quinze  jours;  elles  ont  lieu  tous  les  huit 
jours  dans  les  maisons  de  tolérance;  mais  elles  n'ont  pas  lieu  aux  jours 
fériés    dont  la   police   a  augmenlé  le  nombre  légal. 

Les  cartes  ont  subi  depuis  le  1^' janvier  1901  une  modification  :  l'ad- 
dition du  cadre  réservé  à  la  photographie.  Cette  photographie  doit  être 


-,8  LA   REVUE    BLANCHE 

fomiiie  par  la  roinme  elle-même,  en  double  exemplaire  et  être  exécutée 
irajirès  la  façon  du  service  anthropométrique.  Sinon:  punitions  supplé- 
mentaires. 

L'oripine  de  ce  perfectionnement  vaut  d'être  contée  :  De]»uislonq  temps 
on  avait  remarqué,  tant  au  dépôt  qu  à  Saint-Lazare,  des  substitutions 
de  personnes  dans  les  condamnées.  Parmi  ces  chiennes,  il  s'en  trouvait 
qui,  mises  en  liberté,  alors  que  d'autres  —  malades  ou  ayant  enfant  à  la 
maison  —  étaient  impitoyablement  condamnées....  les  remplaçaient  sans 
plus  d'éclat. 

MM.  les  policiers  ont  décidé  de  changer  ça  et  que  leur  juste  vin- 
dicte aurait  plein  effet.  Ce  trait  montre  qu'ils  ne  sont  pas  disposés 
encore  à  abandonner  leur  proie  (i). 


[l)  Avant  de  continuer  la  revue  des  méfaits  quotidiens  de  la  police  des  mœurs,  citons 
quelques  traits  relatifs  à  la  vie  d"une  même  femme  à  qui  l'esprit  d'indépendance,  doublé 
d'ailleurs  d'une  impulsivité  maladive,  attira  toutes  les  persécutions  ordinaires  de  cette 
institution.  Nous  n'insisterons  pas  sur  les  faits  particulièrement  navrants  qui  amenèrent 
Z.  sous  la  griffe  de  la  police  des  mœur^.  Disons  seulement  qu'à  vingt  ans,  pour  échapper 
à  un  mariage  de  raison,  elle  suivit  à  Paris  un  officier  qui  fut  longtemps  son  ami.  Là  un 
sien  oncle  lui  extorqua  bientôt,  par  signature,  une  somme  de  5.000  francs  que  lui  avait  léguée 
«ne  philanthrope  bien  counue.  en  guise  de  pris  de  bonne  conduite  payable  à  sa  majorité. 

Lors  de  sa  première  arrestation  par  l'agent  B.  de  la  brigade  du  8«  aiToudisseùiènt,  le 
maître  des  fîlles  à  la  3"  section  de  la  Préfecture  jugea  bon  de  l'inscrire,  alors  qu'on  attend 
généralement  la  troisième  arrestation,  et,  comme  elle  refusait,  il  la  fit  préalalilement 
demeurer  quarante  jours  en  cellule. 

L'agent  B.  la  persécuta  ensuite  particulièrement,  l'envoyant  à  la  correct iounelle  par  de 
mensongers  rapports,  non  content  de~  imi'. minables  srjours  à  Saint-Lazare  que  lui  et  ses 
collègues  lui  procuraient. 

Voici  un  fait  dont  un  témoin  nous  a  rendu  compte  et  que  déjà  nous  avons  relaté  {Huma- 
nité Souvellp,  nov.  1900).  • 

Le  2;»  août  l'.tOO,  saisie  par  les  agents  des  mœurs,  place  du  Carroussel,  comme  elle  des- 
cendait de  l'omnibus,  Z.  est  prise  d'une  crise  nerveuse.  L'agent  C.  la  frappe  saris  merci 
et,  aidé  de  ses  cjjlègues,  la  transporte  au  poste.  De  nombreux  témoins  les  suivent;  l'un 
d'eux  entre  et  fait  sa  déclaration  malgré  les  agents  et  laisse  sa  carte  à  Z..  promettant  de 
témoigner  en  sa  faveur. 

A  peine  est-il  p.irti  que  cette  carte  lui  est  enlevée;  elle  se  voit  conduire  immédiatement, 
afin  d'éviter  le  commissaire  de  police,  an  poste  du  boulevard  du  Palais  où  elle  passe  la  nuit 
sans  même  une  couverture,  et  jiassablement  malaile.  Le  lendemain  elle  se  voit  accusée  d'ou- 
trage public  à  la  pudeur  et  de  rébellion  et  le  surlendemain  condamnée  par  In  11'  Chambre  ù 
20  jours  de  ]irison  cellulaire  qu'elle  accomplit  à  Nanteri'e. 

Tontefois  cette  condamnation  était  très  inférieure  à  ce  qu'attcndn.icnt  les  jioliciers  :  les 
réponf-o-<  sincères  et  douloureuses,  comme  chez  les  simples  héros  de  Tolstoï,  de  leur  victime 
deviint  1('  tribunal  l'atténuèrent  sans  doute.  Elle  sortit  de  prison,  squelettique,  les  prunelles 
effondrées,  les  cheveux  ])Oussés  comme  ils  irous-^ent  aux  morts,  en  proie  constamment  à 
d'il'      '  '  .^   Elle  écrivit  à  M.  Lépine  nne  longue  lettre. 

1.  e  r.'OO  nous  fumes    témoins   du  fait    suivant,    narré    le   surlendemain   par 

la  Prttlt   liepuhliqut.    A  10  h.  >^  du  soir,  Z.    traversait   la  place  du    Carrousel  en    son 
b*ai        '  ■         d'nn  BBonnieur quelconque.  Deux  agents  des   mœur.s   connus  sous  les 

p*f  iens  de    Camille   et   Citrouille    la  viennent    arrêter.   Elle  et   son  com- 

pagnon parlementent.   Mais  arrive  par    derrière  l'agent  Cousin.  —  Allons   marche,  dit-il 
et  'V  '  '.  ■    ■   .iB   les  reins  il   étend  Z  sur  le  sol.  Puis  les  agents   aidés 

d'iw  it  en  devoir   de  tJ-ansporter  leur  victime  au  poste  et  ren- 

voient .ton    partenaire  horrifié.    Z  criait  d'abord,  mais  elle  s'éTanouit  bientôt.   Nous  vou- 


LA    PROSTITUTION    ET    LA    POLICE    DES    MOEURS  5») 

Rejoignons  la  théorie  cles' esclaves  qui,  pourvues  de  leurs  condamna- 
tions, passent  sans  transition,  du  bureau  de  la  3"  section,  aux  spéculums 
du  dispensaire. 

Les  choses  vont  là  non  moins  rapidement.  D'abord,  comme  les  médecins 
du  dispensaire  aiment  la  propreté,  les  filles  doivent,  avant  de  se  prépa- 
rer à  leur  examen,  se  laver  toutes  à  la  file  dans  la  même  cuvette^  dont 
elles  changent  l'eau  au  moyen  d'un  robinet.  L'opportunité  de  cette 
mesure  n'échappera  à  personne,  surtout  si  on  se  rappelle  que  Ricord  a 
établi  qu'une  seule  <^utte  de  pus  vénérien  diluée  dans  un  verre  d'eau, 
suffit  à  assurer  la  contagion. 

Un  agent  de  police  muni  d'un  registre,  appelle  les  noms  et  prend  les 
cartes  pour  les  estampiller,  les  «  taxer  )  ,  —  c'est  le  mot  consacré,  sans 
doute  parce  que  les  tilles  payaient  et  paient  encore,  dans  certaines 
villes,  '■>  francs  par  visite. 

Or,  voici  comment  se  passe  cette  visite  :  un  jeu  de  spéculums  de 
dimensions  diverses  plongent  dans  un  même  pot  de  vaseline.  Dès  que 
l'un  deux  a  servi,  la  «  panseuse  «l'essuie  sommairement  d'une  serviette 
qui  servira  pour  tous,  le  replonge  dans  la  vaseline,  et...  il  attend  une 
autre  patiente. 

«  M.  Routier  de  Bullemont,  rapporte  Yves  Guyot  dans  son  admirable 
livre  îa  Prostitution  (i),  (p.  ay3),  disait  un  jour  devant  moi, 
pour  vanter  l'habileté  de  M.  Clerc,  le  médecin  en  chef  du  dispen- 
saire, qu'il  visitait  cent  vingi  femmes  à  l'heure,   deux  par   minute  !    » 

Ce  sont  également  les  chifîres  donnés  par  la  police,  par  exemple  par 
M.  Carlier  période  de  i85j  à  i87o>  —  Rien  n'est  changé  depuis.  Con- 
damnées en  moins  d'une  heure,  cent  femmes  sont  également  visitées  en 


lûmes  nous  interposer  et  suivîmes  le  convoi  au  poste  où  Z  fut  durement  jetée  sur  les 
dalles.  Pendant  notre  déclaration  (nous  eûmes  d'ailleurs  à  subir  les  injures  et  les  menace, 
des  policiers  Z  put  se  relever,  demanda  à  boire  et  lança  le  reste  d'un  gobelet  i.  ■3au 
à  le  i'-tie  d'un  sous-brigadier,  disant  :  «  Je  ne  serai  pas  cette  fois  condamnée  pour  rien  ». 
Elle  fut  immédiatement  rouée  de  coups.  Plus  de  six  semaines  après,  lors  du  jugement 
elle  en  portait  encore  les  traces  et  le  coup  de  pied  de  l'agent  Cousin  l'empêchait  encore 
de  descendre  les  escaliers  de  Saint-Lazare  sans  être  soutenue. 

Le  lendemaiu  de  son  arrestation,  elle  voulut  réclamer  auprè.?  du  commissaire  de  polices 
mais  Ce  fonctionnaire  l'injuria  cependant  qu'un  agent  zélé  lui  crachait  à. la  figure. 

Elle  fut  l'objet  de  l'accusation  classique  d'outrage  à  la  pudeur  et  aux  agents,  voire  de 
rébellion  et  coups  envers  ceux-ci.  L^  service  des  mœurs  sut  nourrir  son  dossier,  car  la 
préfecture  de  Police,  elle  aussi  a  son  2'  bureau  et  ordonna  sur  nous-mêmes  plusieurs 
enquêtes  où,  à  défaut,  d'autres  accusations,  nous  fûmes  honoré  du  titre  d'individu  louche. 
Z,  condamnée  d'ailleurs  en  dehorsà  de  notre  témoignage,  eut  six  mois  de  prison. 

Sa  peine  finie  et  après  de  longues  et  douloureuses  péripéties  que  nous  ne  narrerons  pas, 
Z.,  qui  travaillait  assidûment  depu;.s  plus  de  trois  mois  et  qui  était  munie  d'excellentes 
références,  sollicita  sa  radiation.  Elle  fut  alors  spécialement  filée,  et,  le  5  août  dernier, 
elle  fut  arrltée  au  sortir  d'un  café  de  l'avenue  d'Antin,  cii  elle  avait  apporté  un  chapeau 
confectionné  par  elle.  Ses  réclamations  causèrent  de  nouvelles  enquêtes  dont  elle  attendit 
cinq  jours  durant  le  résultat  sur  les  planches  du  dépôt.  Elle  ne  dut  sa  libération  qu'à  une 
intervention  spéciale,  sortit  presque  folle  et  est  encore  malade,  sans  aucun  espoir  d'échapper 
à  ses  bourreaux. 

(1)  Fasquelle,  7»  édition,  3  fr  50. 


(>0  LA    II K VUE    ni.ANT.UE 

moins  duno  lieure.  iVussi  personne  ne  conleslc  :  i"  rinellicacite  de  celte 
visite  pour  reconnaître  les  maladies  ;  o."  les  nombreuses  conlag-ions 
quelle  détermine,  comme  le  bon  sens  l'indique  et  comme  M.  Fournier 
le  reconnaît.  C'est  là  une  des  principales  cause  dp  l'augmentation  de  la 
syphilis. 

11  faut  dire  aussi  à  la  louange  des  médecins  du  dispensaire  que,  sou- 
vent, ils  se  contentent  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  muqueuses  buccales. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  révoltes,  les  crises  nerveuses,  etc.  qui 
se  produisent  en  ce  repaire  du  viol  policier.  Les  agents  sont  là,  et 
les  bonnes  cellules,  qui  mettront  à  la  raison  les  récalcitrantes. 

Les  femmes  reconnues  malades,  (pi'elles  proviennent  des  ralles  de  la 
veille  ou  qu'elles  soient  retenues  à  leur  visite  bimensuelle,  iront  à 
St-Lazare  oii  elles  seront  traitées,  non  comme  des  malades,  mais 
comme  des  coupables,  soumises,  quoi  qu'aient  pu  faire  en  cela  les  méde- 
cins de  riiùpital-prison,  à  une  nourriture  débilitante,  bien  faite  pour 
annihiler  toute  résistance  organique  au  développement  de  la  maladie. 
Avant  la  campagne  abolitionniste  les  soins  donnés  à  St-Lazare  tenaient 
plus  de  la  main  du  bourreau  que  de  celle  du  médecin  ;  il  y  aurait  encore 
beaucoup  à  dire,  mais  il  faut  toutefois  reconnaître  certaines  atténuations. 
D'ailleurs,  une  fois  guéries,  les  femmes  n'ont  plus  à  subir,  dit-on,  aucune 
punition,  pour  avoir  été  malades.  Cette  coutume  existe  encore  dans  cer- 
tains régiments. 

Iront  aussi  à  St-Lazare  les  condamnées  de  la  3«  section.  Vers  ')  heu- 
res les  voitures  cellulaires  les  emportent  péle-mèle,  à  la  sombre  bastille 
du  Faubourg  St-Denis,  celle  dont  M.  Léo  Melliet  demandait  le  20  janvier 
à  la  Chambre  la  suppression. 

Pendant  les  chaleurs  de  l'été,  une  bonne  partie  des  femmes,  descen- 
dant des  voitures  mé])hitiques,où  elles  étoull'ent,dans  les  cours  glaciales 
de  la  géhenne,  s'évanouissent;  mais  les  esclaves  ont  la  vie  dure  :  on  n'y 
prend  pas  garde. 

Un  gardien  appelle  les  noms  et  demande  les  domiciles:  il  inscrit  le 
tout.  Il  faut  noter  immédiatement  que  ce  gardien  constitue  à  lui  tout 
seul  —  comme  le  sous-chef  de  la  'i*  section  —  un  autre  tribunal  d'ex- 
ception, mais  qui  fonctionnera  à  la  sortie  des  condamnées. 

A  ce  nioment,  en  elTet,  le  même  gardien  redemande  aux  femmes  les 
mômes  renseignements  et  au  cas  où  celles-ci,  (pii  ne  tiennent  pas  à 
signaler  leurs  véritables  domiciles  à  la  police,  se  trompent,  il  les  ren- 
voie en  prison...  jusqu'à  ce  qu'elles  se  soient  rafraîclii  la  nK-moire,  et 
sans  autre  vérification  d'ailleurs.  Le  5  avril  1902  une  femme  fui  retenue 
'Ji\  heures  parce  qu'elle  ignorait  dans  quel  arrondissement  se  trouvait  sa 
rue. 

Une  fois  inscrites  au  greffe  de  St-Lazare,  les  femmes  sont  fouillées  et 
passent  dans  la  2"  section  «pii  huircst  réservée  dans  les  cours. 

Elle.-»  sont  réparties  en  quatre  ateliers  froids  et  nauséabonds;  il  n'en 
existait  jusqu'à  celte  année  <pie  trois  ;  mais  on  est  tellement  disposé  à 
démolir  St-Lazare  qu'on  vient  d  en  construire  un  quatrii-mp. 


LA    PROSTITUTION    ET    LA    POLICE    DES    MOEURS  Gi 

Là  les  femmes  travailleront  sous  la  surveillance,  rien  moins  que  ma- 
ternelle, des  sœurs  de  St-Joscphde  Cluny  qui.  à  la  moindre  incartade, 
les  enverront  au  «  jetard  »  ou  cellules  de  correction,  situées  sous  les 
combles. 

Toutefois  on  entre  aisément  dans  les  bonnes  grâces,  des  servantes  du 
Seigneur  par  quelques  offrandes  sagement  multipliées,  que  celles-ci 
savent  adroitement  provoquer  :  pour  mettre  un  cierge  à  la  chapelle, 
pour  revenir  à  la  vertu,  pour  lame  de  telle  femme  morte  à  la  prison, 
pour  «  boire  la  gobette  »  ou  verre  de  vin  de  la  cantine,  dont  les  bonnes 
sœurs  se  contentent  d'empocher  le  prix.  —  Les  femmes  qui  nont  pas 
d'argent  ne  peuvent  obtenir  que  rigueurs  et  c'est  souvent  une  cause  de 
désordre  dans  le  désordre.  Nous  ne  disons  pas  tout... 

Ajoutons  que  parmi  les  sœurs,  les  débutantes  s'eiîorcent  dètre  justes 
et  compatissantes;   mais  elles  se  voient  rabrouées  par  les  vieilles. 

On  se  couche  à  7  heures  en  des  lits  à  paillasse  ou  sur  des  paillasses 
sans  lit  quand  le  contingent  habituel  est  dépassé.  On  se  lève  à  \  h.  1/2; 
autrefois  le  cri  de  «  Vive  Jésus  »  était  le  signe  du  réveil  ;  maintenant 
c'est  le  signe  de  la  croix  suivi  de  cantiques. 

A  quoi  travaillent  les  femmes  de  St-Lazare  ?  On  n'a  pas  encore  éta- 
bli pour  elles  le  tread  mill  ou  roue  à  marcher  de  nos  anciens  bagnes 
métropolitains,  comme  le  demandait  la  police.  Il  existe  un  entrepreneur 
de  travaux  de  couture.  En  janvier  et  février  dernier,  avant  les  exposi- 
tions de  blanc  des  grands  magasins,  on  amenait  à  St-Lazare,  tous  les 
jours,  de  80  à  100  femmes  ;  les  ateliers  qui  en  renferment  ordinaire- 
ment 40  en  contenaient  une  centaine,  renouvelées  tous  les  4  jours  en 
moyenne,  serrées  comme  des  sardines  :  les  pouilleuses,  les  galeuses  et 
les  propres. 

Un  seul  atelier  envoya  d'une  fois  aux  magasins  du  Printemps  quel- 
ques jours  avant  l'exposition  de  blanc  '3  février  56  paquets  de  12  paires 
de  drap  chacun.  Une  femme  gagne  4  sous  pour  ourler  un  drap,  après 
avoir  payé  de  sa  poche  fil  et  aiguille,  maisla  moitié,  soit  1  sous,  appar- 
tient de  droit  à  l'Administration. 

Quand  les  expositions  de  blanc  furent  terminées  les  paniers  à  salade 
n'amenaient  guère  qu'une  vingtaine  de  femmes  par  jour;  un  jour  le 
7  mars,  sept  seulement  ;  le  reste  était  mis  en  liberté  à  la  Préfecture  ou 
conservé  seulement  2  jours  au  Dépôt. 

A  St-Lazare  les  légumes  servis  au  bouillon  du  matin  comme  à  la 
soupe  de  quatre  heures  sont  d'infects  résidus  de  greniers  où  rats,  sou- 
ris et  calendres  ont  laissé  plus  de  déjections  que  d'albumen;  à  St-La- 
zare, boulangerie  centrale  des  prisons  de  la  Seine,  le  pain  est  imman- 
geable ;  la  viande,  donnée  le  dimanche  seulement,  est  le  plus  souvent 
pourrie  et  les  femmes  sortent  malades  (i). 


(1)  Le  dimanche  7  juillet  1901,  les  .300  femmes  que  contenaient  les  ateliers  de  Saint> 
Lazare  furent  malades  après  avoir  mangé  le  bœuf  pourri  qu'on  avait  bien  voulu  leoi 
octroyer  ce  jour-là.  La  même  chose  était  arrivée  les  deux  dimanches  précédents. 

Réclamation  ;  les  sœurs  font  miroiter  la  cellule  de  punition  ;  le  directeur  répond  aux 
femmes  qu'elles  n'en  «  ont  pas  autant  à  manger  au  dehors  ». 


C  LA    REVUE    BLANCHE 

Aux  rtilaiiKUioiiMUielles  i'oniiulont  à  cp  sujet  on  répond  :  «  C'est 
trop  1)011  pour  vous  ». 

SVaninoins  à  la  suite  des  réclamations  du  mois  de  novembre  dernier, 
les  cuisiniers  furent  remplacés  par  des  sœurs  :  toutefois  cela  seul  ne 
saurait  modilier  la  qualité  des  matières  premières. 

I.«'S  prisonnières  peuvent,  il  est  vrai,  se  procurer,  à  des  prix  exagè- 
res. fpi(dque  supplément  de  nourriture  et  de  boisson  à  la  cantine  ;  mais, 
souvent  elles  manquent  d'arg-ent  et  celui  qu'on  peut  leur  envoyer  du 
dehors  ne  leur  parvient  pas  toujours. Elles  peuventaussi  avec  la  permis- 
sion des  sa:'urs,  lire  le  Petit  Journal  qu'on  leur  passe  en  fraude,  pour 
dix  sous  ;  i;. 

Enlln  la  sortie  même  de  cette  gélienne  ne  s'accomplit  pas  sans  de 
multiples  vexations  ;  les  condamnées  de  plus  de  'i  jours  repassent  par  le 
Dispensaire,  les  autres  sortent  directement.  Outre  les  punitions  encou- 
rues, comme  nous  l'avons  dit,  pour  erreur  dans  la  répétition  des  rensei-- 
gnements  donnés  à  l'entrée,  les  femmes  seraient  également  punies  si 
elles  ne  prenaient  toutes  la  direction  de  la  Porte  St-Denis  ;  sans  doute 
pour  que  les  matrones  du  quartier  les  puissent  plus  aisément  insul- 
ter, comme  les  gavroches  les  insultèrent  à  Theure  de  «  l'embarque- 
ment n  dans  le  panier  à  salade,  au  poste  de  leur  arrestation. 

Voilà  donc  la  femme  rejetée  au  trottoir  un  peu  plus  alîaissée,  un  peu 
phis  désemparée  et  qui,  souvent,  ne  retrouvera  plus  la  chambre  d'hôtel 
contenant  ses  bardes,  incapable  qu'elle  est  d'en  solder  \e  retard.  Le  soir 
même,  avant  peut-être,  elle  sera  de  nouveau  arrêtée  et  regravira  le 
calvaire;  il  arrive  aux  femmes  poursuivies  par  la  haine  des  agents 
d'être  un  mois  entier  «  sans  coucher  dans  leur  lit  »,  grâce  à  une  suite 
de  condamnations  de  rpiatre  jours. 

La  femme  descend  alors  la  spirale  du  désespoir,  cherche  de 
vaines  consolations  dans  l'alcoolisme  et  souvent  —  but  suprême  de  la 
police —  ne  voit  plus  qu'un  refuge,  un  tombeau,  la  maison  de  tolérance, 
repaire  de  lalcoolisme  obligatoire,  de  brutalités  odieuses,  et  foyer 
le  plus  actif  d'infection  vénérienne (2:,  mais  où  du  moins  les  agents  ne 
la  pourchasseront  pas. 

1', .    Skanduv. 


(l)»LeB  .sœurs  de  S:iint-Lazare  pratiquent  encore  un  autre  petit  commerce. 

Clia  .  .  entre  11  heures  et  2  heures,  alors  que  la  «'  cheffcasi-  t  va  faire  ;^on  rapport. 

au    <ii  '-t    lui    ]iroi>o8er  les   punitions,  on   pendant  le  déjeuner  de  celui-ci,  certaines 

ftceum  «ortect  pui»  rentrent  cliargées  de  provusione  de  bouche  qu'elles  revendent  à  leiirn 
•  femmeo  do  bonne  voloalo  »  ou  «  soubrettes  »  et  celles-ci  aux  condamnées. 

(2)  M.  Ch.impon,  maire  de  Salins-du-Jura,  qui  lit  fcricer,  malgic  Lu  raenace."?  du  part 
.  bi«n  pensant  de  la  ville,  la  maison  de  tolérance,  a  présenté  le  dossiei  complet  de  cette 
ik  la  Ligue  di"<  Droits  de  l'Homme  à  Paris. 

_' .  ..  „it  que  le  ciiaiai.«saire  de  ijolice  de  Salinn  e.'dgeait  sa  chambre  particuliinc  au 
lupanar,  cent  francs  par  mois  de  la  maison  et  que  ses  grosses  Factnrea  étaient  payés  par  la 
<i  [ui  dut  i\  un  certain  moment  le  remplacer   lui  écrivit  pour  con- 

i  ,11.  ovi.nsTiit   fine  In  pif-niu^  i"'  'ni  v:i]:iit.  r|ne    If'  francs  jmr  mois. 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

L'échec  de  rimpérialisme. —  Le  coui'onnement  d'Edouard  VII,  a 
valu  à  M.  Chamberlain  un  échec  et  un  mécompte.  Cette  déconvenue. 
au  reste,  mériterait  à  peine  qu'on  en  parlât,  si  elle  ne  marquait  une 
date  dans  l'histoire  de  la  politique  britannique  et  si  elle  n'atteignait  à 
la  i'ois  le  grand  homme  de  Birmingham,  le  parti  actuellement  dominant 
Outre-Manche  et  un  système  fédératif  qui  depuis  1890,  a- fait  quelque 
bruit  dans  le  monde. 

Il  s'agit  de  la  "doctrine  de  la  plus  grande  Angleterre,  née  sans  doute 
des  appétits  d'an  Beaconsfield,  adoptée  par  Charles  Dilke,  puis  tombée 
aux  mains  des  unionistes,  et  prônée  aujourd'hui  par  la  quasi  unanimité 
des  conservateurs  et  par  un  fort  contingent  de  radicaux  et  de  libéraux. 
Car  si  M.  Chamberlain  est  le  chef  en  titre  de  l'impérialisme,  lord 
Salisbury  et  M.  Balfour  s'étaient  inclinés  devant  ses  aspirations,  et  lord 
Rosebery  n'en  avait  nullement  discuté  la  formule.  On  peut  dire  qu'à  la 
veille  du  couronnement  le  fédéralisme  anglo-saxon,  c'est-à-dire  le  rap- 
prochement de  t43utes  les  communautés  anglo-saxonnes  pures  — métro- 
pole et  colonies  —  était  la  tlièse  souveraine  chez  nos  voisins  :  elle 
exprimait  aussi  bien  leurs  tendances  présentes  que  le  risorgimento 
celles  des  italiens  de  t8.',8  à  1870  ou  l'unification  et  le  pangermanisme, 
celles  des  Allemands  entre  la  réunion  du  Parlement  de  Francfort  et  le 
traité  du  mt'-me  nom. 

Examiner  cette  théorie  qui  a  été,  pendant  une  douzaine  d'années,  l'àme 
même  de  l'évolution  britannique  et  qui  a  triomphé  du  vrai  libéralisme 
et  de  l'humanitarisme  un  peu  timide  de  Gladstone,  c'est  trop  dater  déjà. 
L'imprrialisme  n'est  plus  un  système  d'idées  confuses,  incertaines,  con- 
tradictoires :  il  a  pris  corps  dans  un  programme  précis  et  ce  programme 
a  sulîi  un  premier  échec  qui  fait  mal  augurer  de  son  avenir,  mais  qui  ne 
constitue  pas  encore  la  condamnation  définitive. 

Cet  événement  important,  sur  lequel  les  documents  exacts  font  défaut 
(et  naturellement  le  cabinet  de  Londres  no  s'est  pas  empressé  de  les 
publier],  s'est  produit  au  moment  même  où  la  cérémonie  du  sacre 
d  Edouard  VII  devait  svmboliser  la  o-ranr  eur  de  l'An^ieterre  nouvelle. 
La  déception  en  a  été  d'autant  plus  profonde  et  plus  douloureuse.  Les 
premiers  ministres  coloniaux,  qu'on  avait  pensé  éblouir  par  les  splen- 
deurs de  Westminster  et  dont  on  s'était  imaginé  aussi  forcer  les  der- 
nières résistances,  n'ont  point  capitulé. 

C'est  que  jusqu'ici  INL  Chamberlain,  et  ses  amis,  et  ses  disciples, 
n'avaient  •?"!;  tenu  un  compte  suffisant  de  la  volonté  des  colonies.  Ils 
avaient  supposé  que  celles-ci,  toutes  fières  d'être  avec  la  mère-patrie 
en  contact  permanent  et  plus  direct,  accepteraient  sans  débat  ses 
conditions.  Mais  les  communautés  anglo-saxonnes  des  deux  mondes,  à 


"♦  LA   REVUE    BI>ANCIIE 

tout  le  moins  les  deux  plus  puissantes  d'entre  elles,  le  Dominion  et 
l'Auslralie,  prétendent  traiter  dégal  à  égal  avec  le  Royaume-Uni,  Elles 
se  renferment  même  dans  un  particularisme  qui  confine  à  l'égoïsme  et 
marquent  pour  les  conceptions  réalistes  une  préférence  qui  apparaît 
comme  un  élément  ethnique  indiscutable.  Et  alors  que  le  chef  du  Colo- 
nial oflice  croyait  n'avoir  qu'à  dicter  des  clauses  et  à  recueillir  des 
adhésions,  il  n'a  enlevé  que  de  très  minces  avantages  qui  masquent 
piteusement  sa  défaite. 

En  vérité,  les  conférences  de  Londres  ont  montré,  dans  les  colonies 
autonomes,  deux  catégories  très  distinctes  :  dune  part  des  annexes 
couvertiesau  jingoïsmepar  force  ou  par  cause  accidentelle  —  le  Natal,  le 
Cap,  la  Nouvelle-Zélande  — ,  de  l'autre  des  groupements  de  tempéra- 
ment plus  caractérisé,  réfraclaires  à  une  association  trop  étroite,  peu 
prompts  à  verser  dans  un  fédéralisme  qui  constituerait  pour  eux  un 
recul  —  le  Dominion  et  TAustralie.  L  un,  devenu  loyaliste  depuis  qu'il 
possède  une  charte  de  liberté,  hésite  devant  une  perte  même  partielle 
et  minime  —  mais  symbolique  —  de  la  quasi  indépendance  conquise; 
l'autre,  (jui  représente  le  plus  gigantesque  effort  colonisateur  de  la  race, 
où  la  démocratie  s'est  épandue  largement,  où  les  lisières  des  Etats  ont 
ou  peine  à  s'abaisser  récemment  devant  un  commonwealth  plus  ample, 
ne  se  découvre  aucun  intérêt  commun  avec  la  métropole.  Il  accepterait 
bien  un  pacte  qui  lui  conférerait  tous  les  avantages,  mais  il  n'entend 
pas  les  partager  même  avec  le  Royaume-Uni. 

En  matière  militaire,  navale,  financière,  M.  Chamberlain  n'a  rien 
obtenu  que  des  promesses  évasives  ou  des  actes  sans  valeur.  Quelques 
centaines  de  milliers  de  francs  par  an  que  les  colonies  verseront  pour  la 
flotte  ne  seront  qu'une  goutte  d'eau  invisible  dans  l'océan  du  budget. 
En  matière  douanière,  le  refus  de  l'Australie  et  du  Canada  d'adhérer  à 
un  Zollvorein  a  été  catégorirjue.  Or,  du  coup,  la  base  de  l'impérialisme, 
la  base  réelle  et  exclusive,  l'économique,  a  été  fortement  ébranlée,  car 
si  le  cabinet  de  Londres  a  songé  à  créer  un  syndicat  sans  précédent, 
c'était  avant  tout  j)0ur  retrouver  la  prospérité  industrielle  et  commer- 
ciale perdue,  en  accaparant  certains  débouchés  et  en  rétablissant  sous 
une  forme  plus  libre  et  moins  humiliante  l'ancien  pacte  colonial. 

Les  ministres  des  grandes  communautés  ont  consenti  à  accorder  à  la 
mère-patrie  quelques  clauses  de  faveur,  mais  leur  portée  est  nulle,  et 
M.  Chamberlain  n'a  pu  faire  une  brèche  sérieuse  au  protectionnisme 
qui  abrite  tant  de  possessions  contre  les  importations  du  dehors,  y  com- 
pris celles  des  Anglais. 

Au  fond,  la  défaite  est  bruyante  et  complète.  Matériellement,  elle 
frappe  les  intérêts  les  plus  immédiats  du  Royaume-Uni  ;  moralement, 
elle  lui  di'montrc  rpie  dans  les  deux  hémisphères,  chez  ses  sujets  ou 
chez  ses  nationaux  transplantés,  le  particularisme  1  emporte  sur  le  sen- 
timent de  l'origine  et  de  la  tradition. 

Et  pourtant  la  conception  de  l'impérialisme  n'est  pas  plus  ruinée 
définitivement  que  le  pangermanisme  ne  fut  écrasé  après  la  dissolution 
du  Parlement  de  Francfort,  ou  l'idée  unitaire  italienne  après  i8'|8.  Mais 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  65 

il  ne  reste  plus  dallernative  qu'entre  cette  Fédération  rejefée  aujour- 
d'hui, —  et  le  séparatisme  qui  entraînerait  l'Australie,  le  Canada, 
TAlVique  Australe,  à  rompre  tout,  lien  d'interdépendance,  comme 
jadis  les  Etats-Unis  d'Amérique.  Peut-être  l'Angleterre  a-t-elle  eu  tort 
de  poser  la  question  ou  de  l'avoir  trop  tôt  évoquée.  _^ 

Paul  Louis 
GAZETTE  DART 

Espagnols  n].  —  Ceci  immédiatement  les  poste  en  dehors  des 
innombrables  artistes  étrangers  à  Paris  campant  :  ils  restent  autoch- 
tones. Paris  les  afiine,  les  aiguise,  les  épanouit,  et  ne  les  déforme  pas. 
Ils  sont  nombre,  et  chacun  a  et  garde  son  individu  ;  exprimer  chacun  par 
l'épithète  qui  spécifie  et  les  ramasser  toutes,  çà  et  là  contradictoires 
l'ensemble  les  accorde  et  caractérisera  l'art  espagnol  actuel  :  —  Fié- 
vreux, rauque;  âpre,  chaleureux,  caustique;  à  la  fois  éclatant  et  terreux; 
la  rudesse  et  la  superbe  ;  grande  allure,  et  désinvolte  et  remuante,  en- 
fermée dans  une  gravité  tèlue  —  perpétuelle  impression  du  feu  de  char 
bonnier  cuisant  dans  la  forêt,  sous  la  terre  d'où  il  projette  des  étincelles 
et  des  flaques  de  feu.  Il  leur  manque  la  souplesse  et  la  subtilité.  On 
imagerait  exactement  la  diftérence  entre  cet  art  et  l'art  français  en  disant 
que  l'un  est  la  lumière  et  que  l'autre  est  la  ilamme.  Zuloaga,  Nonnell 
Monluriol,  Yturrino,  Anglada,  etc..  avec  éclat  divulguent  aux  Salons  de 
la  Nationale  ces  qualités  typiques  de  leur  race.  D'autres,  dans  les 
expositions  particulières.  Pablo  d'Uranga  [Course  de  nuit),  pandé- 
monium  qui  serait  une  mascarade  aux  ilambeaux,  à  travers  un  style 
assez  hâtif  et  lâché,  exprime  des  mérites  de  coloriste ,  qui  reçoi- 
vent leur  pleine  expression  dans  la  Sévillane  à  la  Grille^  où  le  noir 
chaleureux  de  la  mantille  lutte  et  joue  avec  le  blanc  soyeux  et 
chatoyant  d'une  robe,  énamourée  du  corps  flexible  et  souple  qu'elle 
épouse.  Dario  de  Regoyos  procure  dans  une  aquarelle,  Brouillard  {>u 
de  la  Ealaise  (un  soleil  blême  tel  un  jaune  pain  à  cacheter,  isolé  entre 
deux  nappes  de  nuages  mauves  et  roses,  au-dessus  et  au-dessous  :  le 
vide,  la  terre  a  disparu  ,  un  beau  frisson  de  vertige.  Ses  Croquis  d'Es- 
pagne sont  d'une  main  tatillonne  ;  mais  les  Toits  de  Fontarabie,  poly- 
chromie sourde,  mate,  lumières  sombres  et  cernées,  présente  un  des- 
sinateur incisif  et  nerveux.  Il  réussit  (2)  la  transparence  cristalline, 
irisée  des  cimes  des  montagnes,  neigeuses,  ensoleillées.  RicardoCanals 
[Procession  à  Séville,  Promenade  dans  le  Parc),  vineux,  aux  couleurs 
au  contraire  s'entrechevauchant,  ou  qui  mène  en  sourdine  la  musique 
des  robes  d'Andalouses  à  port  de  reines  encanaillées,  joue,  lui,  sur  les 
valeurs,  dextrement. 

Manuel  Losada  retient  plusieurs  des  qualités  qui  font  le  peintre  pur; 
sa  polychromie  prend  le^même  sens  qu'une  harmonie  monochrome  :  des 
noirs  et  des  gris  ;  il  voit  et  exprime  avec  largesse   et   grandeur  ;  son 


(1)  Galerie  Silberberg,  rueTaitbout,  29.  Yoir  GazeUe  d'Art,  15  février  1900,  15  juillet  1901. 

(2)  Galeries  Durand-Kuel,  10,  rue  Laffitte. 

5 


'.(i  LA    REVUE    lîLANCIIE 

MarclianJ  <Ie  Billets  de  Lolcvic.  bonhomme  bossu,  lorlu.  jaune  et 
morost',  a  la  majesté  j^rave  et  trisie  d'un  prince  déshérité.  En  autre  lieu 
I  Picassu,  naguère  furieux  resloiement  de  coideurs,  concentre  sa  vigueur 
dans  le  sens  de  Ténergie.  Un  petit  enfant  grave,  prescjue  raidi,  au  menton 
trlu.  au  fronl  lourd,  aux  yeux  soulfranls,  méfiants,  impitoyables,  traité 
rien  que  dans  les  bleus  et  <pii  pose  comme  un  infant  historique.  Une  lille 
au  tub,  maigresjambes  et  maigre  torse,  qui  debout,  épongeant  sa  hanche, 
hausse  haut  1  épaule  du  luas  <pii  mène  l'éponge,  ligure  une  beauté 
gréle.  contournée,  sereine  avec  étrangeté.  L'Jlèlaïre^  ses  contours 
cernés  sur  le  fond  de  bleu  mat,  majesté  qui  s'ignore,  la  contorsion 
féline  de  l'épaule  et  des  mains,  la  hxité  du  regard  sous  la  coiffure 
comme  d'idole  de  sou  vaste  chapeau  à  panache  bleu  foncé,  font  d'elle 
quehpie  chose  d'hiératique,  qui  se  précise  dans  la  Vierge  aii.v  cke^'eiix 
d'or  la  même,  ou  sa  sœur?):  rien  qu'une  très  jeune  femme  sur  son  ventre 
allongée;  la  tète  redressée  qui  vaguement  regarde;  d'un  nez  court  de 
bète  le  froncem.ent  qui  as[)ire  et  flaire  :  stu[)eur  d'animal  qui  serait 
dieu  :  (]uelque  sphinx.  Cela  dans  la  malité  éclatante  d'à-plats  em^iri- 
sonnés  de  contours  soigneusement  cherchés,  accusés  profondément: 
cette  simplilication  appuie  matériellement  l'impression  de  vitrail  qu'en- 
gendre l'esprit  de  ces  toiles,  llerman  Anglada  :  sur  le  fond  rougeoyant 
dune  vague  frfe  foraine  nocturne,  l'apparition  d'une  femme.  vaj>eursou 
mousselines  semblent  ses  robes  vert  absinthe  et  comme  translucides, 
aiguisées  au  roux  ardent  de  sa  chevelure,  à  la  rose  du  chapeau,  silhouette 
d'élégance  tragiquement  penchée  (c'est  un  jeu  de  la  pei-spective;  au 
dessus  de  la  grosse  et  hideuse  vieille,  trottant  au  premier  plan  :  une 
jeune  et  une  vieille  courtisanes  passant  et  sans  se  voir,  rien  plus,  et  cela 
compose  un  double  fantôme  crupllement  étrange  et  beau.  Fvéal  da 
Canuira  celui-là, I*ortugais),  expose  sa  galerie,  vulgarisée  par  l'Assiefte 
an  beurre,  des  souverains  :  défornuitions  telles  qu'en  produiraient  des 
miroirs  tordus  (pii  seraient  intelligents,  et  ]>tf  1  •'•(irement  du  mas(|ue 
reflt'teraient  au  vrai  si  l'on  ose  dire  l'àme. 

f.\u  même  lieu,  Abel  Faivre  :  porliait  déjeune  lille,  sur  le  fond  neutre, 
avec  les  tons  bellement  beurrés  et  rôtis  d'entre  lîoucher  et  David. 
Bernard  Lemaire  :  des  pastels  et  l'esquisse  d  un  buste  de  Fillette  aux 
Camélias:  roseurs  et  blondeurs  voluptueuses,  là,  sur  la  nuque,  le  cou, 
lépaule.  Malteste  ses  compositi(tus  enluminées,  dessin  patient  et  loyal, 
dessin  de  lithographe,  et  fait  moins  potir  la  fantaisie  (jue  pour  l'inter- 
prétation serrée  de  la  nature,  lîouvcyre  bardi,  savant  et  artiste,  montre 
un  dessinateur  et  un  peintre  sous  le  caricaturiste.  Un  bon  pastel  de 
Golllob  . 

lîamoh  l'icliot  ,/^  a  moins  d'.lcuité,  Jimiiis  di-  s<''cheresse  aussi  (pie 
Dario  de  Uegoyos,  |dus  d'enveloppeuient  ;  sa  i^einture  est  grasse;  il 
pralifpie  les  jeux  de  couleurs  et  de  valeurs  de  (banals  avec  moins  de  verve 
mais  plus  de  distinction  (mérite  rare  chez  ces  Eipagnols  volontiers  tri- 


1    Galerie  Weill,  rae  Victor-Masaé . 
(2)  Uakrie  Hesît-le,  rue  Laffitte, 


GAZETTE    d'art  67 

viaux:;  il  jette  allèo^rement.  joyeusement  presque,  et  avec  hardiesse  ses 
silhouettes  de  femmes  aux  corsages,  aux  robes,  chaudement  bigarrés; 
il  chante  sans  crier. 

MtTodack-Jeaneau  qui  est  Français  rapporte  d'Espagne  (i)  des  études, 
tableaux  et  croquis.  L'écart  entre  les  deux  races  apparaît  flagrant  ;  ceux 
de  là-bas  travaillent  sous  la  poussée  immédiate  de  lear  génie  avec  une 
indifférence  pour  le  sujet  qui  va  du  détachement  en  quelque  sorte  aristo- 
crate au  mépris  brutal.  Tout  leur  est  bon,  avec  une  attirance  pourtant 
vers  le  sauvage  et  1  épicé.  Ce  qui  gratte  le  palais  ;  pas  plus.  Zuloaga  à 
part,  ils  ne  composent,  ne  recherchent  l'ordonnance  décorative  :  ils  ne 
choisissent  pas.  L'autre,  dans  ses  études  de  femmes  du  peuple,   insiste 
sur  l'étirement  d'un  torse,    la   mouvance  du  ventre,   l'inquiétude  de  la 
croupe  saillante  et  remuante,   la   cambrure   des    reins,   l'œillade  qui 
presque  louche,  raccrocheuse;  puis  le  rapport  des  nuances  de  la  cheve- 
lure et  de  la  prunelle,  de  celles-ci  et  de  la  vêlure  bigarrée,  de  tout  cela 
av«c  le  paysage,  les  maisons  sourdement  ou  violemment  polychromes 
dont  les  polychromies  jouent  entre  elles  :  et  tout  qui  s'équilibre  selon  la 
couleur,  s  équilibre  encore  selon  les  plans,  les  lignes,   «  se  compose  », 
spontanément,  croquis  ou  toile,   forme  tableau  :  il  est  passionné.  Ou 
mieux  son  œil  d'artiste  a  choisi  un  sujet,  immédiatement  par  un  obscur 
élan  des  sens,  et  le  reconstruit  en  choisissant  encore,  de  par  la  même 
passion.   Inné  souci  du  style,   de  pourvoir  d'une  signification  :  c'est 
le  goût  français,  c'est  l'abstraction  française.  (Nous  le  louâmes,  relatant 
l'Exposition    des   Indépendants  ;    redisons    cette  louange,    regrettant 
cependant  la  roideur  sèche  où  s'engourdit  son  façonnement  des  mains). 
.\.V(»c    plus   d'éclat  que  Losada.   de    robustesse   que   Picasso,   Ytur- 
rino'    ti;   manifeste  plusieurs  des  qualités  de  rpioi  l'ensemble  compose 
un  grand  peintre  ;  et  moins  complet  que  Zuloaga.  qui  demeure  l'incon- 
testable   maître,  il  reste  plus  nature,  plus  pur  :    la  civilisation  aisé- 
mei  ;    ao-rémente    de    fleurs  étrangères  les    revêches   broussailles  du 
terroir,  el  celles-ci   songe  à  les  friser.   Yturrino  voit  large,  puissant  et 
rude;  un  sens  précieux  du  groupement  et  du  décor  produit  que  ses  com- 
positions spontanément  forment   tableau;  un  tableau  qui,  bien  que  les 
personnag-es  gardent  le  rôle  actif,  palpite  jusque  dans  l'attifement  des 
femmes,  jusque  dans  son  atmosphère  ;   et  dans  son  paysage  :  car  ce 
peintre  possède  aussi^  avec  véhémence,  le  sens  de  la  vie.  Son  réalisme 
âpre  et  brutal  ne  se  départira  point  d'une  majesté  naturelle;  sa  couleur 
est  franche  et  grasse,  son  modèle  hai-di  et  sur.  Il  lui  manque  seulement 
(deux  toiles  de  Céïanne  première  manière,  1863,  l'accusent  par  com- 
paraison) la  profondeur,  l'élégance  et  la  sérénité. 

Tous  ces  artistes  espagnols  ont  du  tempérament,  de  la  race,  et  de 
l'individualité  ;  chacun  parfait  possesseur  de  son  jardin  personnel,  très 
personnel,  à  la  fois  très  parent  du  jardin  voisin.  Us  n  ont  pas  encore  leur 
grand  homme,  leconquérant  qui  absorbe  tout  ettoiitreuouvelle,  fait  dater 


(1)  Emile  Sagot  («  Le  •20«  siècle  »),  me  Lafâtte,  21. 
12)  Galerie  Vollard,  rue  Lafâtte. 


G8  LA    REVUE    BLANCHE 

tout  (Je  lui,  qui  se  façoime  un  illiuiité  univers.  Ils  se  souviennent  avanta- 
geusement de  Goya,  de  Zurharan,  d'Ilerrera,  s'aiguisent  avec  Manet, 
Monct,  Degas,  Carrière,  nos  impressionnistes.  Lequel — le  moment  est 
mûr  —  se  fera  leur  Grèce?  11  esl  vrai  que  ce  grand  initiateur  du 
grand  art  liibérique  n'était  point  né  espagnol  ;,  et  nécessairement,  qui 
sait?  alors...  Carrière  peut-être... 

Fagus 

GESTES 

La  Quadrature  du  Disque. —  Nous  avons  étudit'-  ici  même  «  le  Tir 
dans  Paris  o.  Ce  serait  restreindre  de  façon  quelque  peu  indigne  notre 
souci  de  la  défense  nationale  que  de  n'étudier  point,  compendieusemont 
du  moins,  le  tir  hors  Paris.  Or  par  quelle  voie  le  Parisien  —  nous 
entendons  le  citoyen  respectable,  patenté  si  faire  se  peut,  procréateur  ou 
responsable  d'une  quantité  suffisante  de  futurs  défenseurs  nationaux  — 
par  quelle  voie  le  Parisien  se  rend-il  hors  Paris?  Par  la  voie  ferrée 
assurément,  la  même  qui  sert  à  la  mobilisation  ;  ainsi  donc  l'observa- 
teur le  plus  superficiel  ne  saurait  mettre  en  doute  que,  s'il  existe  des 
tirs  organisés  hors  Paris,  c'est  le  long  des  chemins  de  fer  qu'on  en  trou- 
vera des  vestiges. 

On  se  souvient  de  la  défectuosité  et  du  danger  des  anciens  champs  de 
tir  :  alors  que  le  simple  chasseur  de  lapins  est  tenu  de  séparer  la  pro- 
priété où  il  les  massacre,  par  une  solide  clôture,  «  des  héritages  voi- 
sins «,  les  fervents  du  fusil  Lebel  ne  se  croyaient  obligés  à  d'autre  pré- 
caution philanthropique  que  la  sonnerie  «  Commencez  le  feu  «  ou 
a  Cessez  le  feu  »,  interprétation  purement  conventionnelle  d'ailleurs 
de  certains  sons  de  clairon,  compréhensiides  aux  seuls  initiés.  De  là  des 
hécatombes  d'innocents  promeneurs,  entraînés  vers  cette  musique  mili- 
taire par  une  attraction  bien  naturelle.  Le  tir  le  long  des  voies  ferrées, 
au  contraire,  présente  cet  avantage  qu'il  a  lieu  dans  un  espace  enclos 
de  barrières,  et  que  les  stands  y  sont  établis  suivant  de  magnifiques 
lignes  droites. 

Les  cibles  y  abondent.  On  eonnaît  ces  disques,  peints  de  couleurs 
visihlf!^  de  loin  et  disposés  de  telle  sorte  qu'au  moindre  attouchement 
ils  se  hérissent  de  jirotubérances  compliquées,  à  l'instar  de  la  statue  de 
Chappe,  ou  métamorphosent  soudain  leur  aspect,  ainsi  que,  dans  les 
tirs  forains,  une  porte,  percutée  au  centre,  s'ouvre  à  deux  hattants  pour 
laisser  glisser  sur  des  rails  une  poupée  offrant  entre  ses  bras  un  paquet 
de  biscuits.  De  même,  il  n'est  pas  rare  qu'un  tireur  plaçant  sa 
balle,  comme  disent  les  militaires,  «  à  un  point  «,  il  n'est  pas  rare  que 
les  alentours  de  la  cible  s'animent  comme  la  mécanique  des  horloges 
suisses  :  ainsi,  il  se  peut  qu'il  passe  un  train.  La  balle  «  à  deux  points  » 
est  récompensée  d'un  déraillement,  et  en  outre,  sur  la  manche  du  vain- 
queur on  brode  un  cor  de  chasse. 

On  dislingue  deux  sortes  de  ces  cibles  ou  disques  :  le  disque  rond  ou 
disque  prf»prement  dit,  et  le  disque  carré. 

Le   disque  carré  est  l'ancien  modèle  courant   militaire.  Tout  soldat 


GESTES  (]g 

connaît  ces  cibles  blanches,  coupées  d'une  croix  noire,  où  il  s'est  exercé 
à  ses  premiers  tirs.  Sur  les  voies  ferrées,  l'apparition  de  ces  disques 
carrés  commande  larrèt  des  trains,  afin  de  ne  point  troubler  le  tir.  Il  est 
sans  attrait  d'ouvrir  le  feu  sur  des  cibles  analogues,  mais  d'un  modèle 
plus  réduit,  dont  se  plaisent  à  parsemer  la  campagne  des  géomètres 
arpenteurs.  Leur  percussion  n'est  suivie  d'aucun  curieux  effet. 

11  peut  paraître  étrange  qu'à  la  guerre  les  médecins  et  ambulanciers 
portent  sur  leur  personne  ces  mêmes  cibles,  plus  voyantes  encore,  la 
croix  étant  rouge.  Mais  on  remarquera  qu'à  l'inverse  des  anciens  croi- 
sés, et  depuis  le  perfectionnement  des  armes  à  feu,  ils  la  disposent  pru- 
demment sur  une  partie  non  vitale,  le  plus  souvent  le  bras.  De  plus 
industrieux  détournent  de  leur  corps  l'attention  de  l'ennemi,  en  fixantla 
croix-cible  sur  quelcpie  objet  inanimé,  tel  qu'une  voiture  chargée  de 
malades.  De  tout  à  fait  subtils  enlîn,  par  une  ruse  renouvelée  des  sau- 
vages de  l'Amérique  du  Nord,  incitent  le  tir  adverse  à  se  perdre  dans 
les  airs  en  suspendant  l'emblème  visé  au  bout  d'un  long  bâton. 


Alfred  Jarry 


LES  LIVRES 


Dostoïevski  :  Un  Adolescent  (Editions  de  Larevue  blanche,  in-i8 
de  Gao  pp.,  >  fr.  5o).  —  La  cunsciencieuse  biographie  de  Dostoïevski 
par  N.  Iloll'mann  nous  renseigne  fort  peu  sur  Un  Adolescent.  Du  moins 
savons-nous  que  le  livre  fut  écrit  en  18-5,  cinq  ans  après  les  Possédés^ 
au  an  avant  Krotkaia,  au  temps  où  l'auteur  allait  reprendre,  sous 
forme  de  revue  mensuelle,  son /o«7Viâ!/ fl?'///i  éc/7Va/«.  Surtout  il  faut 
noter  que  le  plan  des  Frères  Karamazov  était  conçu  dès  i87o,  et  que 
Dostoïevski  ne  cessait  d'y  songer  :  ce  devait  être  une  ample  trilogie, 
manifestant  tous  les  aspects  de  sa  doctrine  religieuse  ;  mais,  après  dix 
ans  d  attente,  il  n'en  put  achever  que  la  première  partie,  peu  de  mois 
avant  sa  mort.  Il  semble  donc  qu'en  pleine  incubation  de  son  œuvre 
maîtresse.  Dostoïevski  se  soit  trouvé  distrait,  puis  conquis  par  un  sujet 
non  pas  plus  beau,  mais  plus  urgent,  et  qui  d'ailleurs  porte  l'empreinte 
des  rnémes  idées  et  des  mêmes  soucis.  11  voulut  le  traiter  sans  retard  ; 
aussi,  pressé  de  revenir  à  ce  qu'il  appelait  d'avance  «  son  dernier  livre  », 
et  d'agir  sur  ses  contemporains  par  une  série  d'articles  théoriques, 
écrivit-il  d'un  trait  V Adolescent,  dans  une  de  ces  débauches  de  travail 
dont  il  était  coulumier.  Cette  œuvre  de  premier  jet  est,  par  là  même, 
singulièrement  révélatrice  et  captivante  :  Les  moyens  dont  use  l'art  de 
Dostoïevski  s'y  laissent  d'autant  mieux  discerner,  qu'une  composition 
hâtive,  à  la  fois  savante  et  gauche,  échoue  à  les  mettre  en  parfait 
accord.  L'impression  d'ensemble  est  ainsi  plus  confuse  et  plus  vive 
l'émotion  immédiate.  C'est  un  livre  écrit  avec  fièvre,  qu'il  faut  lire  tout 
d'une  haleine  ;  sinon  l'on  risquerait  de  s'y  perdre,  tant  les  événements  y 
sont  rapides,  et  soudaines  les  révolutions  sentimentales. 

Le  titre  de  la  traduction  allemande  :  Jeune  s:énération.  s'il  traduit 
mal  le  titre  russe  [Podrostok],  répond  cependant  à  l'intention  de  Dos- 


70  LA    REVUE    lu.  ANC  HE 

toïevski.  Celui-ci  ne  veul  point  laiil  l'aire  une  monographie  de  Tào-e 
ingrat,  que  suivre  la  croissance  d'une  jeunesse  nouvelle,  née  pour  chan- 
ger les  destins  de  la  Russie,  il  craindrait  d'y  mal  réussir  sïl  retenait 
—  ainsi  que  Tourgueniev,  dans  Pères  et  F^nfanls  —  les  traditions  aris- 
tocratiques de  la  famille  russe  où  se  trouve,  dit-il.  «tout  ce  que  nous 
avons  en  de  beau  jusqu'ici,  du  moins  tout  ce  que  nous  avons  eu  d'équi- 
libré. «  11  cherche  donc  1  àme  d'une  époijue  trouble  «  dans  une  famille 
de  hasard  d  :  et  c'est  par  cette  tentative  «  de  clicher  une  humanité  en 
formation  »  qu'il  excuse  le  désordi-e  et  le  chaos  de  son  roman  :  «  Com- 
ment em})ècher  ces  hgfures  barbares  de  faire  craquer  la  ligne  où  il  faut 
qu'une  œuvre  d'art  s'enferme?  Comment  éviter  les  erreurs,  les  exagé- 
rations et  l?s  lacimes  ?  Que  reste-t-il  à  faire  à  l'écrivain  ?  Deviner  et... 
se  tromper.  » 

L'adolescent,  Arcade  Macarovitch  Dolgorouki,  est  un  bâtard  qui  porte 
rageusement  un  nom  de  prince.  Sa  mère  est  une  serve  élue  ]>ar  le 
maître,  et  qui  se  soumit  sans  péché:  —  son  père  légitime,  un  artisan 
mystique:  —  son  père  naturel,  Versilov,  un  vivant  problème,  «  gentil- 
homme de  la  souche  ancienne  et  communard  i)arisien:  amoureux  de  la 
Russie  et  tout  ensemble  son  contempteur:  impie  et  prêt  à  mourir  pour 
une  chimère  «  :  na'if  et  dissolu,  puéril  et  llétri,  enfin  le  plus  indécis  et  le 
plus  fougueux  des  amants.  Elevé  loin  des  siens.  Arcade  a  'ongtemps 
soutfert  et  dans  sa  tendresse,  (4  dans  son  orgueil.  Il  rentre  dans  sa 
famille  détenteur  de  deux  papiers,  dont  l'un  peut  jmire  à  son  père,  et 
l'autre  perdre  une  femme.  Ajoutez  que  son  père  aime  cette  femme  d'un 
amour  assez  violent  pour  se  déguiser  en  haine;  que  lui-même  va  l'aimer 
de  semblable  façcui;  qu'il  voue  à  son  père  ime  ail'eclion  tremblante  où  se 
mêlent  le  besoin  d'estimer,  la  crainti-  de  mépriser  ;  et  qu'un  concours 
de  circonstances  bizarres  vient  encore  compliquer  le  draniç  qui  se  joue 
eutre  ces  trois  êtres.  Voilà  de  quoi  soulever  des  tempêtes  oii  toutes  les 
passions  d'im  cœur  juvénile  surgiront,  lutteront  sous  de  brusques  éclairs: 
(icnérosité  vague,  sournoise  convoitise,  vanité  maladroite,  ambition  de 
prouver  sa  force,  de  dominer  et  d'étonner,  roidissenients  d'énergie, 
découragements  sans  fond,  prurits  de  bassesse  et  d'humiliation;  tout  le 
bien  et  tout  le  mal,  alternés  ou  confondus.  Tels  sont  les  effets  où 
triomphe  Dosto'ievski  :  avant  lui  h.  littérature  les  ignorait,  et  c'est  par 
eux  que  se  marque  sa  puissanct.'  de  créateur. 

Le  talent  pittoresque  lui  manquait:  plutôt  (jue  de  se  tourmenter  pour 
eii  acquérir  l'appai-ence,  il  en  fait  oublier  l'absence  par  d'autres  dons. 
Ce  trait  ropp<»se  à  Dickens,  à  Tourgueniev,  à  Tolstoï,  autant  qu'à 
Balzac.  Flaubert  ou  /ola.  Ceux-ci  sont  par  tempérament  des  visuels,  et 
deviennent  sans  elVort  des  écrivains  plastiques  :  il  incarne  le  type  con- 
traire, fpie  AL  Ribot  appelle  idvo-èmolif.  Le  monde  extérieur  n'existe 
pour  lui  (ju'aux  instants  f)ù  la  passion  l'illumine.  Son  génie  est  d  ima- 
giner des  .sentiments,  de  les  imaginer  à  la  fois  très  intenses  et  très 
spéciaux;  si  spéciaux,  que  pour  les  produire  il  faut  des  situations  rares  : 
si  intenses,  rpi'il  y  faut  des  situations  extrêmes.  Pour  tendre  et  prolonger 
de  telles  situations,  pour  enchevêtrer  les  mailles  du  filet  où  des  hommes 


LES    LIVRES  71 

vont  se  déballre,  il  ne  ménage  point  les  combinaisons  romanesques:  il 
les  prodigue  autant  et  plus  que  les  romanciers  chez  qui  ravenlure  l'orme 
le  principal  intérêt.  Vingt  ou  trente  personnages  vont,  viennent,  s'entre- 
croisent, passent  tour  à  tour  au  premier  plan.  Pas  un  qui  n'ait  sa  tare  et 
son  énigme,  pas  un  que  Ton  puisse  connaître  ou  qui  se  connaisse  tout 
entier.  Tous  sont  unis  par  des  relations  apparentes,  couvrant  dos  rapports 
mystérieux  qui  peu  à  peu  se  dévoileront,  et  chacun  lient  tous  les  autres, 
mais  est  aussi  tenu  par  tous;  si  bien  que  l'un  ne  bouge  point  sans  que 
les  autres  soient  aussitôt  remués,  et  que  parfois  un  seul  mol  change  la 
face  du  roman,  comme  un  seul  coup  retourne  une  partie  d'échecs.  Ils  se 
rencontrent  en  tous  lieux,  à  toute  heure  de  jour  et  de  nuit,  au  cours  de 
journées  si  remplies  que  les  lois  de  la  durée  semblent  n'exister  plus.  Ils 
parient,  ils  disent  ce  qu'ils  veulent  dire,  et  surtout  ce  qu'ils  voudraient 
taire.  Parfois,  ils  parlent  d'eux-mêmes,  plus  souvent  de  sujets  généraux, 
comme  Dieu,  la  mort  ou  l'autre  vie,  et  c'est  alors  qu'ils  se  livrent  le 
plus,  c'est  alors  que  leur  confidence  a  l'accent  le  plus  personnel.  Ils 
épuisent  toutes  les  émotions,  depuis  la  cruauté  superbe  jusqu'à  l'ingénue 
bonté  ;  ils  parcourent  tous  les  degrés  de  la  honte  douloureuse,  étant 
tous,  ou  presque  tous,  des  Humiliés,  des  Offensés:  enfin,  dans  quelque 
crise  aisfuë  d'ivresse,  de  faim,  de  lièvre  ou  d'hvstérie,  ils  mettent  à  nu 
leur  plaie  la  plus  intime,  ils  la  fouillent  avec  un  rire  de  cynisme  ou  de 
désespoir. 

A  les  entendre  délirer,  on  apprend  des  choses  obscures  que  n'ensei- 
gna jamais  aucune  sagesse.  Nietzsche  nomme  Dostoïevski,  à  côté  de 
Stendhal,  comme  son  maître  en  psychologie.  Par  contre,  des  esprits 
sévères  se  plaignent  de  trouver  chez  Dosto'îevski  moins  de  clairvoyance 
réelle  que  de  prestigieux  artifice.  Faire  agir  chaque  personnage  au 
rebours  de  ce  qu'on  attend,  rendre  plausible  l'improbable,  étoud'er  la 
règle  sous  les  exceptions,  c'est  —  disent-ils  —  donner  à  peu  de  frais 
m:i^  illusion  de  profondeur.  Le  reproche  est  immérité  :  les  caractères, 
qui  ne  sont  point  fixes,  restent  liés  et  continus  ;  toujours  ce  qu'ils  devien- 
nent éclaire  et  complète  ce  qu'ils  étaient  ;  et  leurs  revirements,  qui 
d'abord  étonnent,  s'expliquent  après  coup  par  de  puissants  motifs.  Et 
pourquoi  se  plaindre  que  leurs  émotions  soient  excessives  et  morbides, 
si  nous  les  reconnaissons  même  sans  les  avoir  éprouvées.  La  vérité 
propre  à  l'art  ne  réside  ni  dans  la  clarté  logique,  ni  dans  la  liaison  ri- 
goureuse des  causes  et  des  effets.  C'est  pourtant  à  quoi  s'attachent  nos 
romanciers  ;  et  peut-être,  en  cela,  sont-ils  trop  attentifs  aux  théories 
de  la  science  moderne.  La  croyance  au  déterminisme  est  légitime  ;  la 
méthode  déterministe  est  un  danger  ;  elle  simplifie  la  vie  intérieure, 
elle  y  réduit  la  part  de  l'imprévu.  Amener  comme  nécessaire  un  senti- 
ment connu,  c'est  un  vain  jeu  de  la  raison  abstraite.  Montrer  im  senti- 
ment neuf  comme  possible  et  naturel,  c'est  le  miracle  de  l'intuition.  En 
parelle  matière,  découvrir  n'est  autre  chose  qu'inventer. 

Si  les  romans  de  Dostoïevski  ont  un  aspect  fantomatique,  si  ses  héros 
se  convulsent  ainsi  que  pour  rompre  un  cauchemar  dont  ils  ne  seraient 
qu'à  moitié  dupes,  cette    impression  n'est  point  due  au  caprice   d'une 


-■}  LA    REVUE    BLANCHE 

cervelle  lialliiolnée.  La  psyciiologie  de  Dosloïevski  esl  toute  imprégnée 
de  morale  mystique.  La  soull'rance  de  ses  créatures  ne  lui  semble  vrai- 
ment qu'un  mauvais  songe,  parce  (ju'il  sait  Timmense  possibilité  du 
lîoniieur  où  elles  baiQnenl  sans  s'en  douter.  Le  l'ond  de  l'bomme  est 
amour;  la  haine,  la  colère,  le  mépris,  la  rancune  ne  sont  que  de  l'amour 
ignorant  et  de  l'amour  méconnu.  Les  hommes  s'aiment  éperdument  ; 
mais  ils  ne  le  savent  pas,  frappés  quils  sont  d'une  même  cécité  qui  peut- 
être  est  une  faute,  ou  peut-être  une  erreur.  Parfois  il  semble  que  le 
voile  se  déchire,  qu'une  évidence  él)louissante  éclate,  qu'un  être  com- 
prend enfin  ses  semblables,  et  va  se  sentir  vivre  en  eux.  Ivre  de  confiance 
et  de  dévouement,  vuiontiers  il  crierait  sa  vérité.  Mais  (pumd  il  est 
prêt  à  la  dire,  les  autres  ne  sont  pas  prêts  à  l'écouter.  Et  lui  bientôt  tio 
se  souviendra  plus.  Ils  errent,  combattent  en  aveugles,  se  poussent  au 
précipice,  méconnaissant  le  salut  tout  près  d'eux.  Dans  Un  \ Ado- 
lescent, Versilov,  l'entrevoit  en  rêve. 

L'honune  vivra-t-il  jamais  sans  Dieu?  Pendant  une  certaine  période, 
c'est  possible...  Je  me  lig-ure  le  combat  terminé.  Après  les  tempêtt-s  de  boue 
et  dimprôcations,  le  calme  s'est  fait,  et  les  hommes  |restetit  seuls.  Et  les 
hommes,  prenant  conscience  d'eux-mêmes,  éprouvent  la  tristesse  d'un 
immense  abandon;  puis  ils  se  serrent  plus  étroitement,  puisque  aussi  bien 
ils  constituent  désormais  tout  les  uns  pour  les  autres  !  La  grande  idée  de 
l'immortalité  s'étant  abolie,  l'amour  qu'ils  dédiaient  jadis  à  Celui  qui  était 
rimmortidité,  se  tourne  vers  l'univers,  vers  les  hommes,  vers  chaque  brin 
d'herbe.  Ils  se  mettent  à  aimer  la  vie  avec  frénésie  :  v  Que  demain  soit  mon 
dernier  jour,  pense  chacun  en  rej>arilant  le  soleil  qui  se  couche,  mais 
d'autres  restent  et, après  eux,  leurs  enfants»;  et  cette  pensée, qu'ils  resteront, 
s'aimant  toujours  et  tremblant  l'un  i)Our  l'autre,  aura  remplacé  la  pensée  de 
la  rencontre  dans  l'au-delà.  Ils  voudront  éteindre  dans  l'amour  la  grande 
angoisse  de  leurs  cœurs....  L'éteindront-ils?... 

Versilo  V  se  représente  alors  le  retour  du  Christ  parmi  les  liommes; 
la  nouvelle  et  dernière  résurrection.  Il  esl  encore  le  porte-parole  de 
Dosloïevski  :  il  l'est  encore,  rpiaiid  il  expose  le  rôle  de  la  Russie  dans 
la  préparation  du  royaume  de  Dieu  : 

Au  cours  des  siècles,  il  s'est  formé  chez  nous  un  type  supérieur  de  civi- 
lisation, que  l'on  n'a  rencontré  encore  nulle  part  dans  l'univers, —  le  type  de 
la  soullrance  universelle  pour  tous...  Le  Fran(;ais  ne  peut  servir  l'humanité 
qu'à  condition  de  rester  surtout  Français;  de  même  l'iVnglais  et  l'Allemand. 
Le  iUisse  sera  d'autant  mimix  russe  (pi'il  sera  plus   européen. 

C  est  la  substance  même  du  discours  que  devait  prononcer  Dos- 
toïevski, le  7  juin  1880,  pour  célébrer  la  mémoire  de  Pouchkine.  Sa 
thèse  qui  réconciliait  le  panslavisme  avec  la  culture  étrangère,  lui  valut 
l'adoration  de  toute  une  jeunesse,  et  de  splendides  funérailles.  On 
assure  rpi'ello  fait  encore,  aux  yeux  des  Russes,  tout  le  prix  ^ Un  Ado- 
loaccnt.V (iwv  nous.  Français,  nous  admirons  plutôt  qu'en  Dostoïevski 
le  croyant  et  l'apôtre  n'ait  pas  fait  tort  à  l'artiste.  C'est  que  son  aposto- 
lat n'est  pas  direct,  ni  sa  croyance  élémentaire  comme  celle  de  Toltoï.  Il 
pense  que  l'homme  cultivé  de   peut  revenir   à  Dieu  qu'en  passant  par 


LES    LIVRES  7* 

lalhéisme  absolu,  par  la  faute  et  par  la  douleur.  Il  ne  craint  donc  pas 
de  heurter  ensemble  toutes  les  formes  du  doute  et  de  la  négation.  Il 
n'impose  pas  sa  solution,  il  la  présente  comme  une  des  faces  du  pro- 
blème. Aussi  ses  romans  gardent-ils  rpielque  chose  d'incalculable  et  de 
secret.  Tolstoï  y  Irouve  un  réconfort  moral  ;  Nielszclie,  un  aliment  à  son 
immoralisme;  je  crois  qu'on  les  goûte  mieux  en  n'y  cherchant  qu'un 
sujet  de  médilalion  et  d'inquiétude  infinie. 

INIaiik  Twain  :  A  la  Dure,  traduit  de  l'anglo-amérirain,  par  Henri 
Molheré  (Édifions  de  La  revue  blanche,  in-i8  de  37'j  pp.,  'î  fr.  jo).  — 
Les  courts  récits  de  Mark  TA^^ain,  écrits  pour  secouer  d'un  rire  salu- 
taire des  corps  alourdis  de  travail  et  des  cerveaux  chargés  d'alcool, 
souvent  déplaisent  aux  esprits  raffinés  par  un  ton  de  farce  vulgaire, 
mais  parfois  aussi  les  contentent  par  \\\\  réalisme  solide,  et  par  "les 
surprises  d'une  logique  énorme  et  déconcerlante. 

A  la  Dure  a  ceci  d'original,  que  le  sérieux  s'y  mêle  à  l'absurde,  et 
que  l'humour  y  relève  un  fonds  d'observation  :  Mark  Twain  se  moque 
de  nous,  quand  il  assure  que  «  les  renseignements  suintent  naturelle- 
ment de  lui,  comme  l'outremer  très  précieux  suinte  de  la  loutre  ». 
Pourtant  il  nous  renseigne  en  vérité  :  cette  vie  du  Far-West,  il  y  a 
trente  ans,  ces  paysages  du  fiésert  d'alcali,  des  montagnes  Rocheuses 
et  du  lac  Mono,  ces  émigrants.  ces  trappeurs,  ces  mineurs,  ces  manieurs 
de  revolver,  il  les  connaît,  il  les  peint  fidèlement,  et  son  hum.our  n'al- 
tère point  la  vérité,  n'étant  que  la  vérité  même  poussée  en  relief  et  en 
vigueur. 

Son  livre,  heureusement,  ne  ressemble  pas  à  celui  de  Grosclaude 
sur  Madagascar,  oîi  quelque  froide  calembredaine  se  détache,  çà  et  là, 
sur  des  pages  d'ennui  funèbre,  comme  une  maigre  touffe  d'alfa  sur  le 
sol  pierreux  du  désert.  Le  comique  de  Mark  Twain  est  riche,  parce  que 
loiile  chose  le  nourrit  et  le  renouvelle  ;  il  est  sain,  parce  qu'en  raillant 
toute  maladresse  et  toute  sottise,  il  réveille  l'énergie.  Il  nous  montre 
avec  quel  orgueil  viril  les  Américains  savent  se  moquer  d'eux-mêmes  ; 
et  le  rire  qu'il  excite,  refoulant  nos  préjugés  européens,  pour  un  peu 
nous  ferait  aimer  cette  existence  inculte,  large  et  rude,  terrible  aux 
faibles  mais  bienfaisante  aux  forts. 

François  de  Xion  :  Les  Passantes,  nouvelles  (Editions  de  La 
revue  blanche^  in-8  de  '^46  pp.,'i  fr.  5o,. —  J'ai  dit,  à  propos  des  Mai- 
tresses  d'une  Heure,  avec  quelle  souple  fermeté  M.  de  Nion  continue 
les  traditions  de  laNouvelle  française.  Je  ne  puis  que  le  redire  à  propos 
des  Passantes  :  comique  ou  tragique,  le  sujet  de  chaque  conte  est  très- 
neuf  et  très  spécial  ;  c  est  une  rencontre  rare  d'événements  ou  de  sen- 
timents, —  si  rare  qu'un  long  récit  en  diminuerait  à  la  fois  la  vraisem- 
blance et  l'étrangeté.  L'exécution  est  sobre,  et  spéciale  aussi:  nulle  exa- 
gération, nuls  procédés  factices,  rien  qui  ne  tende  sûrement  à  l'effet 
désiré. 

Lucie  Delarue-Mardrus  :  Ferveur  (Editions  de  La  revue  blanche, 


7'!  LA    REVUE    BLANCHE 

iri-i(>  (le  -zi-  pp.,  3  \'i\  5o.  —  Si  je  parle  ici  de  Mme  Marclrus, 
ce.ji"est  pas  que  je  me  Halte  de  saisir  le  secret  de  sa  poésie  comme  elle 
a  montré  ({u'elle  savait  saisir  le  secret  des  livres  quelle  aime.  Heureu- 
sement il  ne  s'ag-it  point  d'analyser,  de  définir.  Le  charme  dun  vrai 
lyrisme  ne  se  résout  en  nulle  combinaison  de  sensations  et  d'idées  ;  c'est 
une  àme  simple,  indécomposal)le,  qu'on  recomiaît  directement,  comme 
un  parfum.  S'il  existait  une  marque  propre  à  le  distinguer,  ce  ne  serait 
pas  tant  la  (pialilé  spéciale  des  images  que  l'allure  spéciale  des  rythmes, 
leur  essor,  leur  frémissement,  leurs  ilexions  lentes  ou  rapides,  leur 
chute  légère  ou  lassée.,.  Ces  rythmes,  qui  vont  ici  bondissant  ainsi 
qu'un  faon  dans  la  rosée,  puis  salanguisscnt  et  s'étirent  au  soleil,  chan- 
tent une  force  jeune  et  souple  lâchée  h  travers  la  vie,  une  spontanéité 
libre,  fière  et  na'ive  et  de  tout  étonnée,  qui  secoue  toutes  les  branches  et 
rit  à  tous  les  oiseaux.  Puis,  h  se  redire  ces  vers,  à  les  écouter  mieux, 
on  sent,  dans  l'élan  même  du  désir,  une  retenue,  une  décence  exquise 

—  non  pas  timidité,  non  pas  contrainte  morale,  mais  mesure  naturelle 
au  désir  même,  et  puret(J  plutôt  qu'innocence.  Aucun  trouble,  aucun 
scrupule,  une  trace  de  mélancolie:  l'âme,  encore  mouillée  de  larmes 
anciennes,  peut  s'épanouir  à  la  joie  sans  qu'une  ferveur  trop  vive  la 
brûle  ou  la  dessèche  :  Tels  ces  limpides  malins  d'été,  où  le  souvenir 
d'une  récente  pluie  recule  au  loin  toute  crainte  d'orage,  où  la  buée  qui 
monte  do  la  terre  encore  fraîche  présage  une  suite  de  longues  journées 
sereines. 

CoMTEssF, Mathieu  de Xoaili.f.s  :  L'Ombre  des  Jours (Calmann-Lévy, 
in-i8  de  182pp.  à  Mv.  ")0'. — Oui.  je  vois  bien  (pic  .Mme  deXoailiesveutque 
son  poème  s  ouvre  à  toutes  choses:  je  vois  qu'elle  trouve  des  mots  délicats 
et  candides  pour  chanter  la  petite  ville,  les  champs  parfumés  de  trèfle  et 
d'armoise, les  fiuits  d'oroù  mordent  les  guêpes,  les  simples  fleurs  des  vieux 
jardins.  Mais  le  livre  une  fois  refermé,  cène  sont  pas  ces  mots-là  qui 
reviennent  hanter  la  mémoire.  Ce  sont  plutôt  (pielqties  strophes  savamment 
bercées,  balancées,  ondulantes  comme  une  traîne,  et  dont  r<déganle  ara- 
besque traduit  si  bien  une  faç.ondecomplaisance  sentimentale,  ou  de  lan- 
gueur attentive  à  soi-même.  Et  surtout,  ce  sont  quelques  vers  brûlants 
comme  la  fièvre,  aigus  comme  des  regards,  acres  comme  des  larmes. 
Désir,  volupté,  se  fondent  iiidiciblement  ;  la  passion  jeune  et  forte  couve 
encore  au  fond  d'une  àme  pour  un  temps  lasse  et  meurtrie.  Dans  la  fraî- 
cheur et  la  <louceur  des  autres  vers,  ces  vers  éclatent  soudain,  comme 
dans  1  ombre  verte  une  rose  sanglante.  Parfois  il  semble  que  le  poète. 
étonné  de  leur  hardiesse,  veuille  l'éteindre  et  l'amortir,  et  qu'il  s'épou- 
vante d'oser 

Le  danp;'ereux,  suave  et  subtil  sacrilèg-c 
l)'épan(;her  son  tourment,  sa  fureur,  sa  douleur... 

RrcÈNK  MoNTFoiiT  :  La  Beauté  moderne,  conférences  du  Collège 
d'Esthétique   .éditions  de  La  Plume,  in-iH  carré  de  iVj  pp.,  à  v  fr.  'io) 

—  "  .le  souhaiterais  montreripie  la  vie  moderne  contient  autant  de  beauté 
qiif  1.1  VI..  .',ii\  autres  époques,  si  ornées,  si  gracieuses  celles-ci  soient- 


LES    LIVRES  7^ 

elles  dans  nos  imaginations.  Il  me  semble  que  nous  vivons  ;  nous  avons 
des  rapports  avec  les  êtres  et  avec  les  choses,  nous  allons  et  venons, 
nous  aimons,  nous  cueillons  des  Heurs,  nous  mourons;  eh  bien!  jamais 
l'humanité  n'a  l'ait  autre  chose,  et  c'est  tout  simplement  en  l'aisant  cela 
quelle  a  rempli  d'amour,  d'extase,  d'esprit  divin  mille  et  mille  poètes.  » 

Cela  est  bien  pensé  et  joliment  dit.  J'acquiesce  aux  idées  de  M.  Mont- 
fort,  soit  qu'il  confronte  les  deux  conceptions  —  platonicienne  et 
moniste  —  de  la  Beauté;  soit  qu'il  explique  pourquoi  notre  époque  man- 
que de  style,  et  peut  cependant  être  belle  ;  soit  qu'il  signale  les  éléments 
nouveaux  de  beauté,  la  métamorphose  des  instincts  en  marche  vers  un 
état  tout  intellectuel:  soit  qu'il  définisse  l'attente  inquiète  où  nous 
vivons  aujourd'hui.  Surtout  j'aime  voir  comment  il  rassemble  ces 
rétlexions,  et  les  concentre  en  une  conscience  claire  et  vive  de  son  talent 
personnel  :  «  Je  ne  demande  que  de  vivre.  Or,  j'ai  mes  yeux,  mes 
oreilles,  ma  poitrine  et  ma  bouche,  j'ai  tous  mes  membres,  j'ai  moi.  Je 
n'ai  qu'à  regarder,  à  écouter,  à  respirer,  à  marcher  et  à  sentir:  —  et,  si 
je  suis  un  artiste,  qu'à  profiter  de  toutes  les  sensations  que  me  donne- 
ront mes  sens,  de  tous  les  sentiments  que  me  donnera  mon  cœur.  Que 
puis-je  désirer  de  plus?  Je  suis  dans  une  société  humaine,  où  se  pré- 
sente la  multiplicité  des  caractères  et  des  existences.  Je  n'ai  qu'à  vivre, 
regarder,  penser,  et  qu'à  écrire.  » 

Mais  plus  m'enchante  celte  enthousiaste  acceptation  du  Réel,  de  tout 
le  Réel,  plus  je  crains  qu'elle  ne  reste  vague  et  stéi'ile.  L'esthétique  de 
M.  Montfort  ne  va  pas  sans  quelque  méprise  : 

«  Chaque  chose  est  belle  si  on  sait  bien  la  regarder.  La  Beauté  est 
partout. 

a  Apprenons  à  voir  ce  qui  est  beau.  C'est  apprendre  en  même  temps 
à  être  heureux.  » 

Apprendre  à  voir  ce  qui  est  beau,  ce  ne  peut  pas  être  —  et  pourtant 
le  contenu  du  livre  laisserait  croire  —  apprendre  quelles  choses  sont 
belles,  puisque  la  Beauté  est  partout.  C'est  donc  apprendre  à  regarder, 
autant  du  moins  que  regarder  peut  s'apprendre  :  qui  n'a  point  d'yeux 
pour  la  beauté,  jamais,  quoi  qu'on  fasse,  ne  la  saura  voir;  mais  qui  de 
lui-même  l'a  vue,  la  verra  toujours  plus  et  mieux,  à  mesure  que  s'exer- 
cera son  regard. 

«  Si  vous  voulez  voir  cette  jambe  laide,  —  disait  le  père  Ingres,  —  je 
sais  bien  qu'il  y  aura  matière  ;  mais  je  vous  dirai  :  prenez  mes  yeux  et 
vous  la  trouverez  belle.  »  On  ne  prête  pas  ses  yeux  aux  autres,  mais  on 
peut  les  aider  à  se  servir  de  leurs  yeux.  Cela  se  fait  môme  tous  les  jours, 
non  par  leçons,  mais  par  conseils,  par  discussion,  par  causerie.  Une 
façon  de  regarder,  c'est  déjà  le  commencement  d'un  style.  Il  y  aurait 
beaucoup  à  redire  à  l'institution  d'un  Collège  d'Esthétique,  agissant, 
par  des  conférences  d'apparat,  sur  un  public  un  peu  flottant.  Puisqu'il 
existe  encore,  serait-il  bon  qu'un  enseignement,  non  pas  technique, 
mais  pratique,  donnât  à  ceux  qui  les  suivent  l'habitude  active  de  voir 
en  beauté. 

«  Oui,  tout  est  beau  —  écrit  ailleurs  M.  Montfort.  Et  il  n'y  a  point  de 


-6  I.A    REVUE    BLANCHE 

é 

doj^rés  dans  la  beauté.  Tout  ce  qui  contient  de  la  vie  contient  de  la  beauté. 
Or  tout,  même  ce  qui  paraît  mort,  est  plein  de  vie.  Tout  estbeau,  et  au  même 
point.  »  Je  répondrai  que  toutes  choses  ne  sont  pas  également  belles, 
rejrardées  de  même  façon.  Les  choses  (pie  communément  on  nomme 
belles,  sont  celles  dont  la  beauté  se  livre  delle-mème  au  plus  simple 
regard; mais  celles  que  le  vulgaire  tient  pour  laides,  il  faut  qu'un  regard 
plus  allenlif  les  analyse,  et  puis  les  associe  à  d'autres  par  des  rapports 
délicats  et  prol'onds.  Une  caserne,  tout  d'abord,  semble  un  modèle  de 
laideur  absolue.  !M.  Montfort  le  sait  bien.  Il  sait  donc  aussi  quel  effort 
est  nécessaire  pour  discerner,  sous  la  contrainte  roide  et  pesante,  le 
sourd  battement  d'une  énergie,  et  magnifier  cette  énergie  par  l'évoca- 
tion d'autres  circonstances,  d'autres  actes,  d'autres  milieux.  Celte  trans- 
figuration par  le  regard  est  l'œuvre  d'un  art  inné  qui  se  développe  ou 
se  gâte  selon  le  commerce  des  esprits.  Si  j'entre  dans  les  vues  de 
M.  Monlfort,  ce  n'est  qu'en  y  mettant  la  perspective  qui  trop  souvent  y 
fait  défaut. 

MicuKi.  Arxacld 

Jean  Dolent  :  Maitre  de  sa  Joie  Lemerre,  in-i8  de  29.0  pp., 
hors  commerce).  —  Dans  tous  ses  livres,  il  semble  parler  de  tous  et 
comme  au  hasard  ;  il  parle  de  lui  seul  et  selon  l'art  le  plus  attentif 
et  le  [dus  préconçu.  Lui.  non  le  lui  localement  exact  :  le  lui  qu'il  vou- 
drait être,  le  vrai  ;  chaque  livre,  à  mesure  le  dégageant  des  vernis 
superficiels,  des  lui  d'emprunt  accumulés  par  la  vie  en  commun,  la 
civilisation  '«  J'ai  changé  bien  des  fois  de  certitude  »),  est  une  ébauche, 
un  «  mcmstre  »  serrant  mieux  que  le  précédent  le  modèle  idéal  qui  est 
l'authentique.  Il  l'écrit  :  «  Un  autre  lui  qui  est  lui-même,  surgit.  De 
ces  emprunts  faits  à  tous  ces  «  monstres  »,  il  a  fait  un  Monstre,  et  ce 
Monstre  est  debout...  il  se  reconnaît  »...  «  Pour  que  son  rêve  se  réalise 
il  rexprime  ;  imaginatif  et  sensible,  il  est  mailre  de  sa  joie,  et,  maître 
de  sa  joie,  il  est  libre  ».  «  Ce  (|ui  me  prend  le  jdus  fortement,  c'est 
l'o-uvre  où  l'artiste  mène  plus  loin  que  là  où  il  s'arrête,  où  il  paraît 
s'arrêter...  Ce  pelit  livre  est  un  aérostat  qui  quitte  terre  aux  premières 
pages  —  avec  un  homme  dans  la  nacelle  ».  Sans  lin  dans  un  salon  dont 
tous  les  hntes  sont  des  instants  de  lui-même,  sans  fin  il  s'observe, 
s'épie.  «  Elle  se  montrait  à  moi  l<dle  que  je  la  voulais  être...  Llle  se 
disait, liera,  me  sachant  sensible  à  la  fierté  et  assez  souvent  je  m'éver- 
tuais à  ne  pas  lui  donner  le  regret  d'avoir  fait  un  tel  effort  vainement.  » 
Elle  aussi  est  /<•.  Par  cette  perpétuelle  manœuvre,  resirictions,  mi- 
mot,  mi-sourire,  coquetterie  voluj)  tueuse  (i;  il  arrive  comme  Gide  par 
1  exquisité  de  la  pudeur,  paradoxal,  il  arrive  à  «  l'innocence  conquise  »  ; 
Vallès  écrivit  X  lnsur>^i%  le  Rcfractaire  ;  lui,  Y  Insoumis  :  voyez  la 
nuance  ;  insoumis  même  à  lui,  niaitre  de  sa  joie.  Depuis  Stendlial  notre 
plus  merveilleux  égotiste. 


(1)  Voir,  Lu  revue  blanriif.  'n;   i- ■  oetonic  li'ûô^  l.i  notice  sur  Fa<;ons  d'rxprimer. 


LES    LIVRES  jy 

Remy  de  Gourmoxt  :  Le  Chemin  de  Velours,  Nouvelles  dissocia- 
tions d'idées  [Mercure  de  trance,  in-i8  de  >02  pp..  i  fr.  5ol.  — 
Jean  Dolent  flatte  les  divers  instants  de  lui-même  avec  des  politesses 
épicées  d'ironies  :  «  J'ai  changé  bien  des  fois  de  certitude  ».  Avec  un 
insouci  dédaigneux,  M.  de  Gourmont  marche  sur  les  pieds  aux  siens  : 
«Vivre,  c'est  changer  :  l'auteur  espère  que,  pour  lui,  avoir  vécu  signifie 
avoir  grandi  en  sagesse  et  en  scepticisme  «  ;  voyez  la  nuance  :  si  diffé- 
remment mais  si  également  maîtres  de  leur  joie,  ces  deux  esprits  sont 
insoumis  à  tous  et  à  soi  plus  qu'à  tous.  Dans  nos  sociétés  où  tous  sont 
esclaves  de  tous  et  de  soi,  l'homme  le  plus  isolé  se  montre  le  plus  libre 
autant  que  le  plus  fort. 

Parmi  nos  emportements  infatués,  M.  de  Gourmont  intervient,  rap- 
pelle qu'  u  on  ne  connaît  que  sa  propre  intelligence»,  que  «  la  seule 
réalité,  c'est  la  pensée  »  et  tout  l'extérieur  une  «  douloureuse  relativité  » 
que  notre  libre  arbitre  est  rien  que  la  période  d'oscillation  de  nos  cen- 
tres physiques  jusqu'au  moment  où  l'un  l'emportant  nous  dictera 
«  notre  »  volonté.  Mais,  si  «  l'idéaliste  se  désintéresse  de  toutes  les  rela- 
tivités, morale,  patrie,  sociabilité,  procréation...  notions  reléguées  dans 
le  domaine  pratique  »,  il  fait  quelque  spectateur  inerte?  point:  «  dans  le 
monde  de  l'intelligence  on  se  meut  librement  et  ne  reconnaît  de  supé- 
riorités qu'élues  par  un  jugement  personnel  ».  Donc  :  i«  en  une  société 
fondée  par  le  suffrage  uniç>ersel,  dévorée  de  relativités,  «  il  s'agit,  non 
de  conserver,  mais  de  détruire  »  :  anarchiste  provisoirement  ;  2°  néces- 
sairement le  jugement  personnel  étant  le  fait  d'une  minime  élite  :  despo- 
tiste  en  essence.  L'innombrable  foule  impersonnelle  éternellement,  la 
subjuguer  sans  sensiblerie.  Aussi  réhabilite-t-il le />e/7>ic/e<7c  cnda<>>er  Ae, 
Loyola.  La  passion  qu'il  apporte  à  soutenir,  apostoler  son  noble  scepti- 
cisme —  qui  est  une  impitoyable  foi  en  quelques  vérités  supérieures,  le 
rend  précieux  en  une  telle  société  :  c'est  un  tonique...  pour  les  forts. 

Paul  Radiot:  Les  vieux  Arabes.  l'Art  et  l'Ame  (Ernest  Le- 
roux, in-i8  de  266  pp.  3  fr.  jd).  —  Excursions  à  travers  cette  àme  d'un 
vieil  hôte  de  son  habitat,  studieux  et  sagace,  si  familier  avec  l'un  et 
l'autre  qu'il  prive  le  compagnon  lecteur  de  la  silhouette  d'ensemble  de 
cette  «  âme  »  oiseuse  pour  lui,  ces  çà  et  là  qui  manquent  et  surtout 
une  colonne  vertébrale.  Mais  maints  aperçus,  remarques,  développe- 
ments, pénétrants  et  ingénienx;  tel,  dans  l'esquisse  du  portrait  d'un 
Prophète  bellement  humain,  plus  émouvant  et  réel  que  le  Mahomet 
grandiloquemment  dénaturé  de  Garlyle,  que  le  Jésus  anecdotique  et 
femme  sensible  de  Renan,  sur  le  traitement  des  femmes,  «  que  Mahomet 
désiratrop  pour  ne  pas  les  connaître,  et  qu'il  connut  trop  pour  les  aimer 
tendrement  : 

«  Beaucoup  de  fdlettes  étaient  enterrées  vives  par  des  pères  exaltés  sur 
la  question  de  l'honneur:  il  se  disaient  qu'en  supprimant  la  cause  on  écar- 
tait le  risque...  Quoi  qu'il  en  soit,  la  fdle  sans  métier,  ni  dot,  ni  beauté,  ni 
esprit,  ni  vertu,  est  restée  en  tout  temps,  et  encore  aujourd'hui,  très  logi- 
quement enterrable.  Mohammed  fit-il  bien  de  les  sauver  en  masse?  »  Voilà 


,-S  LA    REVUE    BLANCHE 

irexcellenl  féminisme.  «  L'exercice  le  plus  admirable,  dans  ce  dressage  fémi- 
nin, est  celui  que  Mahomet  lit  accomplir  à  la  respectabilité  femelle,  en  lui 
prouvant  que  son  but  était  l'enfermement  volonlairo.  La  volonté  d'un  seul 
homme  a  suffi  pour  combiner  un  système  de  dépendance  puissant  et  logi- 
(jue,  lorsqu'il  a  fallu  des  siècles  à  1  Eglise  chrétienne  pour  établir  sur  la 
femme  une  servitude  égale,  un  peu  plus  finement  voilée  cependant  :  la  con- 
fession est  moins  brutale  que  le  harem  et  les  eunuques.  L'Islam  a  beau- 
coup plus  fait  que  le  christianisme  dans  la  lutte  du  Droit  masculin  de  choisir 
contrelaveugle  Jalousie  de  l'Epouse...  son  atténuation,  son  amenéeà  une  rési- 
gnation acquise:  conquêtes  toutes  musulmanes.  Le  christianismes'est  incliné 
trop  vite  devant  cette  ourse  des  cavernes  qui  a  réussi  à  enfermer  le  mâle 
sous  l'impérieuse  tyrannie  de  son  monopole.. .  » 

...   Enlln  la  matière  d'un  beau  et  fort  livre  à  faire.  Fagus 

D""  Paui- HicHER,  de  l'Académie  de  Médecine  :  L'Art  et  la  Méde- 
cine [\  ersailles,  GauUier-lNlai^nicr,  in-;»  de  5G'2  pp.,  illustré  de  34">i'e- 
productiuns  d'œuvres  d'art,  tableaux  statues,  bronzes,  gravures,  ivoires, 
mosaït^ues  et  miniatures,  3()  fr).  —  Voici,  alerte,  et  documenté,  un  ma- 
gistral volume  rehaussé  de  reproductions  heureuses.  Le  titre  indique 
déjà  clairement  que  savants  et  profanes  trouveront  plaisir  et  proiità  lire 
cet  ouvrage  d'érudition  sagace  placé,  comme  il  sied,  sous  l'égide  d'Apol- 
lon et  sous  celle  du  professeur  Charcot  dont  un  legard  pieusement  re- 
cueilli l'ut  j)Our  le  D^  liicher  une  idée  liminaire.  Quelques  j)aroles  défi- 
nitives de  Léonard  de  Vinci,  de  Diderot  et  de  Taine  achèvent  de  cons- 
tituer au  livre  une  base  merveilleuse  de  solidité. 

Ces  études  sur  la  représentation  artistique  des  maladies  nous  parais- 
sent offrir  deux  genres  d'intérêt.  Elles  montrent  comment  les  artistes  ont  su 
allier  au  culte  du  beau  la  recherche  scrupuleuse  de  la  vérité  ;  elles  introdui- 
sent, en  outre,  dans  les  arts  plasticpies,  im  iwuvel  éléoient  de  criti((ue,  qui 
relève  au  premier  chef  de  la  Science,  et  ilont  il  appartient  plus  spécialement 
aux  médecins  d'établir  les  significations  et  la  portée. 

El.  de  fait,  rien  (ju'à  parcourir  la  liste  des  chapitres,  l  intérêt  sur- 
git et  l'on  est  déjà  en  proie  aux  visions.  Danses  macabres  et  danses  de 
Saint-Guy  tournoient  menées  par  une  bande  de  diables  verts  et  noirs, 
de  squelettes,  de  culs  de  jatte,  de  nains,  d'aveugles  cocasses  et  de  lé- 
preux. Va  voici  évoqués  les  bizarres  génies  des  CoUot,  des  Goya,  des 
.\lbert  Diirer,  des  Teniers  et  dos  lireughei,  aux(juels  s'ajoute,  par  allu- 
sion, devant  tant  de  «  belles  horreurs  ».  celui-ci  proche  de  Toulouse- 
Lautrec.  A  visiter  ce  terrible  musée  on  voit  comment  la  névrose  est 
aussi  vieille  q»ie  le  monde  :  on  l'appelait  autrefois  «  le  diable»,  tout 
simplement.  Démoniaques  d'hier  et  hystériques  d  aujourd'hui  délilent 
dans  1  imagerie  religieuse,  d  abord  archaïque  et  invraisemblable,  puis 
sous  des  traits  «  nature  »  dans  les  (-coles  (espagnole,  italienne,  lla- 
mandc  et  même  française  ;  et  l'on  voit  nombre  d  individus  qui  «  cra- 
cht-nt  '>  leur  diable,  sous  les  mains  rituelles  des  saints,  des  jeunes  lilles, 
voire  des  religieuses,  bondées  de  démons  appelés  Ansitif,  Acaph, 
Bèhémol  et  Achaos.  Kt  c'est  merveille  de  jauger,  en  large  et  en  long, 
les  énormes  langues  et  accessoires  diaboliques. 


LES   LIVRES  79 

Ailleurs  Rubcns  et  Raphaël  seront  curieusement  comparés  à  propos 
d'un  même  sujet  traité  ;  et,  à  travers  toutes  les  manifestations  de  l'art, 
on  suit  pas  à  pas.  depuis  les  temps  anciens.  «  les  marques  indiscutables 
d'un  ordre  préétabli,  toute  la  constance  et  rinlli'\:Mlilé  d'une  loi  scienti- 
fique ». 

Puis  c'est  le  tour  des  Grotesques,  imbécilea,  idiots,  crétins  et  bossus, 
parmi  lesquels  on  retrouve  le  curieux  «  pedegree  »  de  Polichinelle. 
L'étude  des  nains,  exhibés  par  devant  et  par  derrière,  nous  documentent 
sur  ces  falotes  personnes  et  les  drôleries  de  leur  anatomie  aux  spéciales 
fesses.  Et  nous  voyons  établir  sous  nos  yeux  de  beaux  diagnostics,  au 
sujet  de  statuettes  de  Myrina  qui  viennent  tendre  leur  petite  difformité 
d  argile  aux  doigts  savants  du  D"^  Riclier. 

L'admirable  descinption  de  Taveugle  à  travers  les  âges,  nous  fait  sui- 
vre les  pas  tâtonnants  de  l'Homère  initial  et  des  aveugles  japonais 
d'Hoto-vvaï,  en  passant  par  les  frissonnants  personnages  de  Breughel. 
Et  les  lépreux,  à  travers  livres  d'heures  et  tableaux,  agitent  leur  cli- 
quette sinistre,  tout  en  se  voyant  mourir  par  morceaux,  avec  résigna- 
tion et  même  quelque  gaieté.  Left'et  moral  de  la  peste,  bien  inattendu, 
nous  sera  confirmé  par  une  citation  de  Boccace.  Mires  et  mirgesses 
secouent  ensuite  devant  nous  l'urinai  classique,  plein  d'ambre  et  de 
lumière,  sur  un  fond  allemand  ou  hollandais.  De  plaisantes  révélations 
nous  initient  au  «  mai  d'amour  »  et  à  la  «  pierre  de  tête  »  extraite  par  le 
barbier-chirurgien,  parallèlement  à  l'arracheur  de  dents  perché  sur  des 
tréteaux  au-dessus  desquels  ilotte  son  enseigne,  un  simple  parchemin 
imagé  garni  de  sceaux  et  un  chapelet  de  dents,  alors  que  sur  les  plan- 
ches mûrissent  des  pots,  une  grosse  jarre  et  un  ténia. 

Enfin,  pour  finir,  voici  le  cortège  des  morts,  depuis  le  Crucifié  d'abord 
mitre,  pompeux  et  souriant,  puis  maigre  et  tragique  jusqu'aux 
«  gisants  »  et  «  gisantes  »  dont  les  putréfactions  royales  ou  papales 
sont  ia.  envahies  silencieusement  par  des  reptiles  et  coléoptères  visibles 
sur  les  gravures. 

Ainsi  se  termine  ce  sombre  et  beau  livre,  exempt  de  toutpédantisme, 
et  dont  on  ne  saurait  assez  louer  le  savant  auteur,  ce  livre  plein  des 
pensées  qui  agitent  le  cœur  de  tous  ceux  qui  parlent  le  langage  des 
formes  en  maniant  l'ébauchoir,  le  pinceau  —  ou  la  plume. 

D""  J.   C.  JM.VRDRUS 

P.  S.  —  Nous  parlerons,  lors  de  leur  apparition,  des  volumes  en 
double  série  qu'annonce  le  Dr  Richer  sur  l'Étude  de  la  Figure 
Humaine,  et  dont  le  premier  tome,  hors  cadre  pour  ainsi  dire,  puis- 
qu'il n'en  est  que  V  «  introduction  »,  est  déjà  en  librairie. 

Riva  Salima:  Harems  et  musulmanes  d'Egypte  in-8'^  de  336  pp.' 
3  fr.  5o).  —  J'en  étais  resté  à  l'Orient  des  Mille  et  une  nuits  et  voici  que 
je  tombe  coup  à  coup  du  haut  d'un  rêve,  —  oriental  et  voluptueux. 
L'Egypte  de  Mme  Riya  Salima  ressemble  déplorablement  au  quartier 
Monceau  et  les  vieilles  coutumes  qui  ont  tant  de  mal  à   se  continuer 


iSo  LA    REVUE    BLANCHE 

onl  sûinbrci"  un  de  ces  malins  sous  la  poussé  européenne.  Les  tapis 
de  Smyrnc  passeront  par  la  place  Clicliy. 

Le  livre  est  donc  dune  femme  charmante,  française  d'ailleurs,  ayant 
épousé  un  musulman  et  connaissant  à  merveille  la  vie  orientale.  Elle  la 
connait  trop  sans  doulc,  el  dans  les  coins,  ce  qui  lui  fail  banaliser  les 
coutumes  imprévues  et  charmantes  sans  doute  qui  séduiraient  le  voya- 
geur sans  prétentions.  Mais  voilà,  elle  sait  tout  et  elle  dit  tout  genti- 
ment ;  les  cinq  heures  du  Caire  sont  semblables  aux  cinq  heures  pari- 
siennes, mais  la  maîtresse  de  la  maison  ne  dirige  pas  la  conversation, 
ce  qui  est  toujours  çà  de  gagné,  et  l'absence  d'homme,  —  pour  cause, 
—  évite  les  llirts  ébauchés  dans  les  coins  des  salons. 

On  ne  doit  pas  s'amuser  tous  les  jours.  La  maîtresse  de  la  maison 
est  charmante,  aimable  et  comme,  je  veux  bien  le  croire,  les  mariages 
se  font  sans  que  les  époux  se  connaissent,  il  leur  reste  du  temps  devant 
eux  pour  s'analyser.  Quant  au  divorce  et  à  la  polygamie,  MmeRiya  Sa- 
lima  les  déplore  et  constate  d'ailleurs  que  la  polygamie,  du  moins,  dis- 
paraît de  jour  en  jour. 

Encore  un  beau  pays  qui  se  civilise,  quel  inallieur  !  il  ne  restera 
bientôt  plus  un  coin  du  globe  où  l'on  ne  trouvera  à  chaque  coin  de  rue 
un  agent  de  police  et  un  kiosque  de  journaux.  J'aime  mieux  l'Orient  du 
docteur  Mardrus  ;  il  a  l'air  moins  vrai,  mais  il  est  plus  joli. 

A.    DiEUDONNÉ 

Ch.  de  CoYNAitT  :  Une  sorcière  au  XV111<=  siècle,  Marie  Anne  de 
la  Ville.  iGSO-il'l'j  (Hachette,  in-i8  de  ij'î  pages,  3  fr.  50).  —  Le  livre 
que  M.  Cil.  de  Coynart  a  extrait  des  Archives  de  la  Lieutenance  générale 
de  Police  est  l'histoire  —  pérennelle,  semble-t-il  —  de  la  crédulité 
humaine.  Le  récit  des  trii)ulalions  et  des  gestes  bizarres  de  Marie-Anne 
de  la  Ville  est  d'hier  el  d'aujourd'hui.  Celte  sorcière  embastillée  sous 
l'ancien  régime  ferait  fortune  dans  nos  milieux  spirites.  Autour  de 
l'héro'ine,  s'agitent,  se  rassemblent,  conjurent,  évoquent,  adjurent 
un  policier,  Divot,  officier  du  roi,  de  moralité  plus  que  douteuse;  un 
prêtre,  Pinel,  quintessence  de  la  crédulité,  lequel  oublie  quelquefois 
dans  les  bras  de  la  voyante  ses  vœux  de  chasteté,  sans  perdre  de  vue  le 
but  suprême,  la  découverte  de  trésors  chimériques  ;  un  comte  de  Brinde- 
rodes,  aux  très  curieuses  aventures  conjugales;  des  gens  de  peu  et  des 
gens  de  bien,  de  la  canaille,  de  la  prêtrise  de  cour,  de  la  noblesse, 
types  originaux  et  équivoques,  mais  toujourscurieux  comme  le  xviic  siècle 
en  a  tant  produits.  C'est  un  fragment  de  l'histoire  des  mœurs  secrètes 
de  celte  époque  rpii  nous  a  déjà  donné  les  drames  passionnants  des 
Poisons  et  du  Collier  de  la  Heine. 

G.  Dudois-Desaulle 


Le  Gérant  :  P.   Deschami's. 
Paria.  —  Imprimerie  C.  LAMY,  121,  bd.  de  La  Chapelle.  15.302 


Souvenirs   d'Assise 


TV.  D.  L.  n. 

Depuis  quelques  années  il  se  produit  dans  le  monde  catholique  un 
mouvement  dun  intérêt  extrême,  dont  on  ne  peut  qu'entrevoir  les  loin- 
taines conséquences  :  selon  les  uns,  il  finira  par  rénover  l'esprit  du  ca- 
tholicisme français  :  dautres  disent  même  qu'il  l'anéantira  comme  reli- 
gion, tout  en  le  vivifiant  comme  système  philosophique. 

Nous  ne  ferons  pas  de  choix  entre  ces  hypothèses.  Spectateurs  atten- 
tifs des  choses  de  ce  temps,  nous  nous  bornons  à  renseigner  nos  lec- 
teurs sur  une  évolution  qui  marquera  peut-être  dans  l'histoire  des 
idées  françaises. 

11  ne  s'agit  pas  seulement  de  cet  effort  vers  le  socialisme  chrétien 
tenté  par  quelques  prêtres  soucieux,  comme  certains  de  leurs  grands 
aînés,  de  ramener  la  religion  à  l'esprit  de  l'Évangile.  Mais,  dans  un 
effort  parallèle,  quelques  ecclésiastiques,  habitués  aux  méthodes  de  cri- 
tique et  d'analyse  qui  firent  si  notablement  avancer,  au  xix"  siècle,  la 
philologie  et  l'histoire,  se  sont  mis  à  expliquer  avec  la  même  rigueur 
les  textes  religieux  pour  les  purifier  d'interprétations  vsouvent  gros- 
sières. 

Pensant,  à  tort  ou  à  raison,  que  le  catholicisme  tout  entier,  en  tant 
que  religion,  s'effondrerait  par  ces  brèches  et  ne  serait  bientôt  plus 
qu'un  système  philosophique  séduisant  mais  sans  hiérarchie  et  sans 
pouvoir,  doctrine  de  combat  contre  les  puissants  de  ce  monde  au  ser- 
vice desquels  de  plus  en  plus  elle  s'est  mise,  la  haute  Église  s'est  alar- 
mée. Les  cardinaux,  se  rappelant  peut-être  la  parole  de  Lacordaire 
sur  Lamennais  :  «  J'avertis  l'Eglise  qu'une  guerre  se  prépare  et  se  fait 
déjà  contre  elle  au  nom  de  l'Humanité  »,  ont  demandé  à  Rome  des  con- 
damnations, se  sont  opposés  de   toutes  leurs  forces  à  ce  prosélytisme. 

Ils  ne  l'ont  point  enrayé  :  le  savant  et  courageux  abbé  Loisy  est-il, 
à  cause  de  son  enseignement  jugé  trop  hardi  dans  ce  sens  par  les 
théologiens, 'brutalement  exclu  de  l'Institut  Catholique,  plus  de  vingt 
ecclésiastiques  ne  s'en  pressent  pas  moins  chaque  semaine  au  cours 
qu'il  professe  depuis  deux  ans,  en  Sorbonne,  à  l'École  des  Hautes 
Études,  et  cela  malgré  la  défaveur  à  laquelle  ils  s'exposent.  M.  l'abbé 
Iloutin,  prêtre  habitué  à  Saint-Sulpice,  est-il  renvoyé  en  province  (afin 
sans  doute  que  le  travail  dans  les  bibliothèques  de  Paris  lui  soit  désor- 
mais impossible),  comme  coupable  d'avoir  publié  récemment"  La  Ques- 
tion biblique  chez  les  catholiques  de  France»,  livre  de  bonne  foi,  d'éru- 
dition et  de  courage,  son  livre  n'en  obtient  pas  moins  un  succès  consi- 
dérable. 

D'autres  hommes  encore,  ayant  dans  l'Kglise  grande  autorité  et  noble 
réputation,  sont  parmi  les  initiateurs  de  ce  mouvement  : 

>6 


^■i  LA    REVUE    BLANCHE 

Ainsi  M.  le  cliaiioine  Hubert,  liior  encore  directeui'  de  l'^k-oleFénelon 
à  Paris  où,  vingt  années  durant,  il  enseigna  la  philosopliie. 

On  sait  avec  quel  soin  l'Eglise  choisit  les  éducateurs  de  la  jeunesse. 

M.  labbé  liékert  n"a  pas  craint  daflirmer  son  désir  d'adapter  les 
dogmes  aux  besoins  moraux  d  à  présent  et  de  mettre  d'accord  sa  foi  et 
sa  raison, 

[\n  1899,  pressé  par  quelques  anciens  élèves  qui  lui  demandaient  : 
«  Peut-on  rester  catholique  sans  rien  sacrifier  de  sa  raison  et  avec 
complète  loyauté  à  l'égard  des  conclusions  modernes  de  la  philosophie 
et  de  la  critique  ?  »  il  écrivit  ce  dialogue,  Soin>eni'rs  d'Aasise,  que 
nous  publions  plus  loin. 

Comment  une  copie  de  cet  ouvrage  fut-elle  soustraite  à  lun  des  liu-es 
amis  qui  en  eurent  connaissance  et  mise  entre  les  mains  de  l'autoi-ité 
ecclésiastique  ?  Toujours  est-il  que  l'archevêque  do  Paris  exigea  que 
M.  labbé  Hébert  donnât  sa  démission  de  directeur  de  l'Kcole,  p«is,  peu 
à  peu,  M.  Hébert  se  refusant  à  rétracter  ces  lignes  qui  sont  le  résultat 
de  vingt-cinq  années  de  réflexion,  lui  enleva  tous  les  pouvoirs  ecclésias- 
tiques. 

L'intérêt  de  ce  dialogue,  c'est  (juli  pose  tout  haut  la  question  que  fous 
se  posent  tout  bas,  les  uns  clierchant  la  solution  dans  la  foi  du  eliar- 
bonnier,  les  autres  dans  des  tours  de  force  exégétiques  qui  ne  font  plus 
illusion  qu'à  eux-mêmes,  les  autres  la  tranchant  comme  M.  Hébert, 
mais  préférant,  pour  divers  motifs,  garder  le  silence. 

Mais  cpic  la  question  se  pose,  doive  être  posée  et  quelle  préoccupe  les 
esprits  réfléchis,  il  n'y  a  pas  un  doute.  Aussi  croyons-nous  devoir  la 
soumettre  à  nos  lecteurs  par  ce  dialogue  dont  on  goûtera,  sous  |e 
charme  poétique,  la  ferme  et  généreuse  pensée. 

souviii\/ns  irAss/sK 

(ioiifcmpléo  de  In  colline  d'Assise,  l'I^mbrio  apparaît  coinme 
un  ininieiise  lac  de  verdure,  un  jardin  clos  d'une  végélaliou 
puissante  mais  allégée,  idéalisée  pai-  le  feuillage  argenlé  des 
oliviers.  (Tesl  dans  cette  vallée  si  calme,  si  douce,  que  la 
voi.\  de  Jésus  a  trouvé  son  plus  fidèle  écho,  ses  exemples  leur 
|»lus  parfait  imilaleur.  Nulle  part  ou  n'a  plus  aimé  ni  mieux 
aimé;  nulle  part  on  n'a  vécu  d'une  vie  plus  vérilahlement  évan- 
gélique,  loule  de  pureté  et  de  boulé,  de  joie  et  de  liberlé  sainte. 

.le  traversai  les  vieilles  rues  d'Assise,  et  descendis  la  ])etite 
cole  raide.  aride,  cpii  mène  à  Saint-Damien.  Ma  [uemière  visite 
ne  serait  point  pour  la  basilique,  cb;\sse  merveilb;use,trop  splen- 
dide  même,  où  se  trouvent  les  ossements,  non  l'esprit  de  Fran- 
çois ;  elle  serait  pour  Sainl-Damien,  car  Saint-Damien,  c'est 
François  lui-même,  son  humilité  et  sa  i)auvrcté  et  son  amoui" 
angéli(|ue  poui-  rangéli(jue  amie  Je  revis  la  pauvre   petite   clia- 


SOUVENIRS   d'assise  8i 

j)ellc  ((uc  François  répara  de  ses  mains,  Ihiimbre  réfectoire  où 
relenlit  pour  la  jircuiière  fois  le  Cantique  du  Soleil,  le  jardin  de 
quatre  pas  de  long  où  sainte  Claire  cultivait  quelques  (leurs. 
Saint-Damicn  est  encore  aujourd'hui  à  peu  près  tel  qu'au  trei/.ièmc 
siècle;  il  a  été  providentiellement  préservé  des  ridicules  embel- 
lissements qui  défigurent,  déshonorent Sainte-Marie-des-Anges. 
Mais  l'enthousiasme  qui  remplissait  le  ca:;ur  de  François  et  de 
Claire,  qu'est-il  devenu?  Qu'est  devenue  l'ivresse  mystique  qui 
les  exaltait  sans  les  fanatiser,  qui  les  remplissait  dune  joie  in- 
dicible sans  les  absorber  et  les  rendre  moins  attentifs,  moins 
compatissants  à  toute  misère,  à  toute  souffrance?.,.  Là  où  ces 
âmes  de  feu  se  consumaient  d'amour,  la  mienne  restera-t-elle 
insensible  ?  Là  où  coulait  à  pleins  bords  le  fleuve  de  la  plus  en- 
traînante poésie,  demeurerai-je  le  cœur  desséché  comme  la 
route  rocailleuse  que  de  nouveau  je  foule  aux  pieds?....  Je  m'ar- 
•rètai  et  tristement  m'assis  sous  un  vieil  olivier.  Un  coup  de  vent 
fit  vibrer  le  feuillage;  je  prêtai  l'oreille  au  léger  murmure...  Il 
me  sembla  que  l'arbre  m'adressait  ces  paroles  :  «  Pauvre  frère 
<(  humain,  pourquoi  ton  cœur  est-il  aussi  triste  et  découragé? 
«  Tu  voudrais  ressusciter  en  toi  la  naïve  simplicité  et  les  trans- 
«  ports  d'un  François  et  d'une  Claire?  Tu  ne  le  peux  plus  !  Tu 
«  ne  le  pourras  jamais  plus  !  Six  cents  années  se  sont  écoulées, 
"  le  monde  a  progressé,  la  science  a  pénétré  de  ses  rayons  les 
«  corps  les  plus  opaques,  elle  a  dissipé  les  mirages,  fait  éva- 
«  nouir  les  légendes  et  les  mythes.  Ne  pleure  pas  de  la  sorte, 
'<  mon  frère;  contemple,  comme  François,  la  divine  nature. 
«  \  ois,  lorsque  nous  sommes  jeunes,  notre  tronc  est  lisse,  ré- 
>•  gulier,  mais  l'implacable  soleil  nous  inonde  bientôt  de  ses 
«  rayons.'Nous  résistons,  nous  protestons,  nous  nous  tordons  dou- 
ce loureusement,  notre  bois  éclate;  il  ne  reste  plus  de  nous  que 
«  des  lambeaux  d'écorce  et  quelques  racines  qui  adhèrentà  peine 
«  au  sol...  Sommes-nous  anéantis?  Nullement;  nous  n'en  don- 
('  nous  pas  moins  aux  hommes  notre  délicat  feuillage  et  nos 
«  fruits  si  doux.  Pauvre  frère  humain,  fais  de  même  !  Que  le 
«  Soleil  divin  que  tu  appelles  Science,  Uaison,  fasse  voler  en 
«  éclats  par  son  irrésistible  énergie  tes  faibles  idées  et  tes  petits 
«  systèmes,  si  chers  te  soient-ils,  si  commodes,  en  apparence  si 
«  indispensal)les,  n'en  prends  point  souci  ;  quand  môme,  donne 
«  à  l'Humanité  tes  fleurs  et  tes  fruits.  » 

Et  je  pensai':  Frère  l'Olivier  a  raison.  Et  je  me  mis  à  lire  laMe 
du  Petit  Pauvre  de  Jésus-Christ  ;  puis, après  avoir  jeté  un  dernier 
coup  d'œil  sur  le  cher  Saint-Damien,  je  gravis  lentement  la 
colline  et  me  dirigeai  vers  la  ville.  Bientôt  je  fus  rejoins  par  un 


S4  LA    REVUE    BLANCHE 

bon  capucin  avec  lequel,  entrenièlaiil  le  lalin,  litalicn  et  lefran- 
cais.  ieniraucai  la  conversation. 

.l'ainie  les  capucins,  surtout  les  vieux  capucins,  chez;  qui  l'ex- 
j)érience  des  finies  a  remplacé  les  formules  scolastiques.  Les 
ibrmules  subsistent  bien  dans  leur  esprit  et  sur  leurs  lèvres, 
mais  l'àme  vivante  s'en  distingue  comme  le  corps,  d'un  vêle- 
ment de  commande  ;  elle  les  dépasse  et.  inconsciemment,  n'en 
tient  nul  ('om|ite  dans  la  pratique.  Mon  vieux  capucin,  s'il  con- 
naissait les  systèmes  actuels  et  savaitparlcr  le  langage  moderne, 
aj)préciait  et  jugeait  les  choses  comme  les  eût  jugées  un  des 
compagnons  du  Christ,  descendant  avec  lui  de  la  montagn<\ 
Aussi  lui  tis-jc  pari  du  sujet  qui  me  remplissait  l'esprit. 

—  Je  n'aime  pas,  répondit-il.  jouer  le  rôle  d'un  prophète  et 
sonder  l'avenir,  mais  cet  avenir,  je  l'aflirme,  s'il  n'est  pas  un 
relourà  la  barl)arie,  à  l'animalité,  acclamera  toujours  notre  sé- 
raphique  Père  comme  un  initiateur,  un  précurseur.  Les  hommes 
le  comi»rcnnent  de  plus  en  plus  clairement  :  leur  nature  est 
une  i(''alib''  à  double  face,  à  la  fois  individuelle  et  collective; 
ils  ne  doivent  donc  jamais  négliger-,  sacrifier  luu  ou  l'autre 
de  ces  deu.x  aspects.  \'ivre  de  la  manière  la  plus  intense  et  la 
plus  harmonieuse  cl  eu  même  t(Mnps  vivre  pour  les  autres;  être 
soi-même,  afiirmer  sa  jiersonnalib''.  mais  ne  poini  s'isoler  de 
ses  frères,  ne  ])as  i)rétendre  éclia])per  à  cette  loi  d'association 
qui  est  la  loi  universelle  et  des  corps  et  des  esprits,  voilà  ce  que 
tous  acce})lent  et  prorJament,  en  théorie  du  moins,  ce  qui  est 
déjà  un  progrès,  (h-  nul  n'a  éb'-  plus  lui-même  que  saint  Fran- 
çois, plus  oi-jginal,  plus  inébranlable  dans  sa  conviction,  plus 
ardent  à  défendre  son    insjiiration  individuelle. 

«  Personne,  dit-il  dans  son  TestamenI,  ne  me  disait  ce  que 
"  j'avais  à  faire,  c'est  Dieu  liiiiuêiiK'  (|ui  me  révéla  que  je  de- 
"  vais  vivi'c  srlon  le  modèle  i\u  saint  l'>vangile.  »  C'est  à  ce 
|»oinl  (pion  a  parlé  de  saint  François  comme  d'un  laïque  dans 
le  sens  mo(b'iiic  du  mot,  vivant  <mi  dehors,  à  côté  de  ri']glise, 
parallèlemenl  à  elle,  une  sorbuleproteslant  avant  la  lettre. Ouelle 
tausse  idée  !  l»aj»pele/-vous  ses  rajjports avec  le  |)ape  Innocent  III 
auf|uel  il  s'euqiresse  d'allei-  demainler  la  confirmation  de  sa  rè- 
gle, avec  le  cardinal  Ilugolin,  le  liilur  (irégoii-e  l\:  éeoutez-le 
<lans  son  TeslamenI  : 

<'    Le  Seigneur  I)i(ui  me  donna  el  me  donne  nne   si  grande  loi 

«   aux  prêtres  qui  vivent  selon  la  forme    de    la   sainte  I\glise  ro- 

'   maine,  à  cause  de  leur  caractère  sacerdotal,    que,  même  s'ils 

•'   me  perséculaieni,  je  veux  avoir  recours  à  eux.  Et  quand    bien 

•   même   j'aurais  toule  la  sagesse  de  Salomon,   lorsque  je  trou- 


SOUVENIRS   d'assise  ^r> 

«  vorai  de  pauvres  praires  séculiers,  je  ne  prêcherai  dans  leur 
((  paroisse  qu'avec  leur  assentiment.  Je  veux  les  respecter,  les 
«  aimer  et  honorer.  Je  ne  veux  pas  coiftsidérer  leurs  péchés,  car 
«  en  eux  je  vois  le  Fils  de  Dieu;  ce  sont  mes  seigneurs.  »  Un 
individu,  certes  oui,  François  le  fut  dans  toute  la  force  du  terme; 
un  individualiste,  non.  Il  vécut  dans  et  pour  rÉglisc;  il  la  servit 
sans  s'asservir,  sans  jamais  prendre  cette  altitude  de  pure  pas- 
sivité qui  serait, à  en  croire  certaines  personnes  mal  informées, 
normale,  obligatoire  pour  un  catholique. 

—  De  sorte  que,  répondis-je,  ici,  comme  en  tant  d'autres  cir- 
constances, se  résolvent,  parla  vie  réelle,  des  antinomies  insolu- 
bles par  la  raison  théorique  seule.  Comment  concilier  l'individu 
avec  la  collectivité?  Et  voilà  que,  défait,  François  est  tout  en- 
semble individu  complètement  développé  selon  sa  loi  propre,  et 
catholique  parfait  selon  la  loi  commune. 

—  C'est  cela  même,  reprit  le  Père  ;  sa  vie,  en  effet,  a  mer- 
veilleusement résolu  l'apparente  contradiction  qui  tourmente 
bien  des  consciences  ;  elle  nous  permet  de  conjecturer  le  carac- 
tère du  catholicisme  de  l'avenir.  Ce  ne  sera  ni  le  catholicisme 
despotique  que  trop  souvent  nous  vîmes  à  l'œuvre,  ni  le  protes- 
tantisme individualiste,  ni  l'appel  à  la  seule  conscience  subjec- 
tive indépendamment  de  toute  tradition  et  du  développement 
religieux  historique  de  l'humanité,  mais  l'aide  sociale  providen- 
tielle offerte  à  l'individu,  le  respectant,  le  complétant,  ne  l'anni- 
hilant jamais,  u  Les  rois  des  nations,  disait  le  Christ  à  ses  Apô- 
«  très,  les  traitent  en  maîtres,  en  dominateurs.  Qu'il  n'en  soit 
«  pas  de  même  parmi  vous,  mais  que  le  plus  grand  se  fasse  le 
«  plus  petit,  que  celui  qui  gouverne  soit-comme  un  serviteur.  » 

—  Oh  !  la  Itelle,  la  trop  belle  parole,  m'écriai-je,  et  de  quel 
cœur  j'adhère  à  l'Église  catholique  ainsi  conçue!  Avouez,  mon 
Père,  que  l'acte  de  foi  le  plus  méritoire  que  puisse  faire  de  nos 
jours  un  catholique,  c'est  de  croire  que  l'Eglise  actuelle  renferme 
cette  Église  idéale,  comme  la  chrysalide  sombre  et  difforme  le 
gracieux  papillon. 

—  Je  ne  le  nie  point,  mon  ami  ;  c'est  à  l'Idéal,  en  effet,  que  doit 
toujours  s'adresser  notre  foi.  Voilà  pourquoi  ceux  qui  sont  ten- 
tés de  rompre  avec  l'Église  commettent  une  déplorable  confu- 
sion; ils  ne  distinguent  pas  entre  l'idée  de  l'xiglise  et  les  appa- 
rences qu'elle  a  revêtues  ou  revêt;  or, ces  réalisations  extérieures 
n'ont,  comme  disent  vos  philosophes,  qu'une  valeur  toute  phé- 
noménale, relative,  transitoire. 

—  Je  le  comprends,  mon  Père,  mais  puisque  vous  avez  eu 
l'extrême  bonté    de    me   parler  à   cœur  ouvert  de  ces  matières 


86  LA    REVUE    BLANCHE 

(l(''lira(os,  porinoUc/.-inoi  iiiie  iiouvollc  inlcrrogalion.  Pcnsoz- 
voiis  (iii'iin  iioiivcan  sainl  François  soil  possible  dans  l'avenir? 
De  nirni(>  i|ii('  nous,  civilisés,  loni  en  respectant  le  sentiment 
<|Mi  les  nnini(\  nous  répui>nons  aux  oxceniricilés  des  l'akirs, l'hu- 
ma ni  h-  fulurenr  r(''j)Ui;nera-l-elle  })ointà  cette  naïveté,  à  cette  jiau- 
vrclé  admirables,  je   le  veux   bien,  mais  peu   ou  pas  imitables? 

—  Aussi  bien,  mon  cberami. le  nouveau  Françoisn'apparaîlra- 
l-il  pas  sous  les  mêmes  deiiors,  puisqu'il  ne  croîtra  et  s'épanouira 
point  dans  les  mémos  conditions. «La  o-rAce  de  Dieu  a  des  formes 
(Hverses,  dit  sain!  i'ierre;  et  saint  Paul  :  «■  L'un  decelte  manière, 
celui-là  de  telle  autre.  »  Je  n'admire  le  détachement  absolu  de 
saint  l'rancois  que  parce  ({u'il  l'ut  de  sa  part  une  manière  spon- 
tanée el  joyeuse  de  briser  avec  la  société  barbare,  égoïste,  de 
son  b^m))s.  Puisque,  de  l'ail,  ce  procédé  fut  compris  et  admiré  de 
Ions,  puiscpi'il  fui  efficace,  acceptons  et  admirons.  Mais  nous  ne 
sommes  nullement  obligés  de  voir  là  une  règle  al)solue,  une  mé- 
thode universelle  ni  surtout  éternelle.  II  y  a,  dans  la  vie  de  noire 
saint  j»alriarche,  mille  traits  qui  s'expliquent  parle  milieu  et  les 
idées  de  répo((ue  ;  tout  cela  est  caduc,  n'a  plus  de  sens  de  nos 
jours,  scandalise  au  lieu  d'édilier,  ne  saurait  donc  se  réaliser  de 
nouveau.  Mais  pénétrez  plus  avant  ;  admirez  celle  règle  morale 
(pic  le  doux  mystique  proclame  avec  une  infatigable  constance: 
Travail  et  Ciiarilé  !  «  J'ai  travaillé  de  mes  mains,  dil-il  dans  son 
'(  Testament,  et  veux  continuer,  el  je  veux  aussi  que  tous  les 
"  autres  frères  travaillent  à  quelque  métier  honorable.  Que  ceux 
"  (|ui  n'en  oïd  point  en. apprennent  un,  non  dans  le  but  de  rece- 
"  voii-  le  piix  de  leur  travail,  mais  pour  le  bon  exemple  et  pour 
"  fuir  l'oisiveté.  »  Sainte  (ilaire,  sui- son  lit  de  mort,  demandait 
à  ses  sd'urs  de  la  soulever  el  soutenir  pour  lui  j)ermellr('  de  tra- 
vailler cncoic.  (  )r  vous  admettez  bien,  je  crois,  ipie  le  pi'ogrès 
de  riiiunanit(''  est  orienté  dans  le  sens  indiqui''  pai'  c(vs  mots  : 
Travail,  i  'Jiaril<''  ? 

—  Sans  aucun  doute,  mais  quel  at)îme  entre  la  vie  de  b'i-an- 
cois,  de  ('laire.  ri  celle  (pTimpose  le  j)rogrès  industriel  de 
notre  ('poque  I 

—  Assurément  :  b'rancois  el  ses  compagnons  furent  avant 
[ont  des  artistes  mystiques;  leur  ti-avail  revêtit  la  forme  (|ue 
délerminaient  hîur  nature  et  le  milieu  dans  leipiel  ils  vivaient, 
tu  soignaient  les  lépreux,  aidaient  les  gens  de  la  campagne  au 
moment  de  la  moisson,  de  la  vendange,  de  la  cueillette  des 
olives  :  frère  Égide  se  foisaitau  besoin  porteni-  d'eau  ou  balayeur; 
frère  Junipère  avait  une  alènc  et  gagnait  sa  vie  à  raccommo- 
der les  chaussures...  Tout  cela  ne  ressemble  guère  au   diu-  Ira- 


SOUVENIRS   d'assise  87 

vail  delà  mine  ou  de  lusiiie,  mais  ce  n'en  esli)as  moins,  ('lanl 
donnés,  je  le  répète,  le  milieu  el  les  circonstances,  la  catégo- 
rique aflirmation  de  la  loi  sacrée  du  travail  à  laquelle  nul  ne  se 
doit  dérober.  Le  rérormaleur  de  Tavenir,  lorsqu'il  s^écriera  : 
Travaillons  de  nos  mains!  ne  fera  que  répéter  riiahiluelle  re- 
commandation de  François  à  ses    frères.    Quant   à    la  charité... 

—  Oh  !  sur  ce  point,  mon  père,  il  n'est  pas  besoin  de  longues 
explications.  Depuis  longtemps  j'ai  compris  que  le  vice  de  notre 
civilisation  industrielle,  ce  n'est  pas  l'industrie,  le  travail  ou  la 
richesse,  mais  l'égoïsme.  Si  les  hommes  s'aimaient  vraiment  les 
uns  les  autres,  ils  ne  voudraient  du  bonheur  qu'à  la  condition  de 
voir  leurs  frères  hraircux  ;  dès  lors,  ils  n'auraient  plus  l'idée 
d'augmenter  leur  fortune  d'une  manière  indéfinie,  ils  ne  spécu- 
leraient pas  sur  le  besoin  de  l'ouvrier  pour  fixer  les  salaires, 
ils  ne  prélèveraient  point  sur  les  fruits  du  travail  une  part  exor- 
bitante nullement  en  rapport  avec  leur  effort  personnel  ou  leurs 
risques  individuels  ;  le  point  d'honneur  serait  d'accomplir  la 
noble  mission  du  travail  en  commun  et  non,  comme  aujourd'hui, 
d'afficher  un  luxe  insensé  et  d'essayer  de  ruiner  ou  de  détruire 
ses  semblables.  Tous  travailleraient,  mais  tous  auraient  le  temps 
de  s'instruire,  de  se  reposer  et  de  profiter  des  jouissances  que  la 
vie  d'ici-bas  procure  actuellement  aux  privilégiés  seuls.  Et  voilà 
ce  qui,  à  mes  yeux,  fit  de  François  non  pas  un  merveilleux  or- 
ganisateur, un  très  prudent  et  sage  administrateur,  comme  le 
fut  plus  ta^'d  ^  incent  de  Paul,  mais  un  progressiste,  un  vrai  ré- 
formateur; il  ne  se  borna  point  à  verser  l'huile  et  le  vin  sur  la 
plaie,  il  voulut  rendre  impossible  l'existence  de  ceux  qui  blessent 
et  meurtrissent  l'humanité  ;  il  prétendit  changer,  réformer  l'état 
social,  non  en  le  bouleversant  par  la  violence,  mais  en  détruisant 
ce  qui  le  vicie  et  l'empoisonne  :  Fégoïsme. 

—  De  sorte  que  le  saint  de  l'avenir,  quand  môme  il  ne  mar- 
cherait pas  nu-pieds  et  ne  porterait  pas  un  sac  et  une  corde,  en 
réalité,  ne  saurait  être  qu'un  nouveau  François  adapté  à  des  con- 
ditions sociales  et  intellectuelles  différentes,  mais  animé  du  même 
esprit,  obéissant  à  la  même  impulsion  ? 

—  Je  le  reconnais,  mon  Père;  toutefois  n'avez-vous  pas  indi- 
qué vous-même  l'insurmontable  difficulté  ?  «  Les  conditions  in- 
«  tellectuelles,  )>  avez-vous  dit.  Or  le  progrès  de  la  pensée  réflé- 
chie n'est-il  pas  en  flagrante  contradiction  avec  tout  mysticisme? 
Ne  sera-t-il  pas  aussi  impossible  au  futur  saint  François  de  vivre 
dans  une  société  scientifique,  vraiment  intellectuelle  et  critique, 
qu'à  l'oiseau  de  subsister  et  de  voler  dans  le  vide  ?  A  l'alouette 
qu'affectionnait  François,  il  faut  l'air,  la  lumière,  les  hauteurs  in- 


rt,^  LA   REVUE  BLANCHE 

(l<''linios  de  lospacc  ;  à  l'àmc  inysliqiio,  \c  charme  el  rindéfini  des 
nivthes»^  des  légendes.  Or  la  crilique,  mon  Père,  a  tué  les  lé- 
iiendes,  el  la  réllexion  pliilosoplii(|uc,  laissez-moi  vous  parler  en 
lonle  sincérilé,  a  l'ail  évanouir  les  vieux  mythes  rolioioux  sur 
lesquels  se  fonde  votre  lliéoloj^ie. 

—  i'ai'le/.,  cherlils;  oui,  soyez  sincère;  c'est  la  première  con- 
dition de  toutes  les  vertus  chrétiennes  ;  donnez-moi  quelques 
exemples  qui  me  permettent  de  me  faire  une  idée  de  ces  difficul- 
lés,  de  ces  impossibilités. qui  s'opposeront  désormais, dites-vous, 
à  toute  lloraison  de  vie  mystique. 

—  Puisque  vous  y  consentez,  je  choisirai  deux  exemples, mais 
je  vous  en  avertis,  je  vais  droit  au  cœur  du  sujet.  Et  d'abord  un 
exemple  de  crilique  appliquée  à  la  résurrection  du  Christ.  Notez 
bien,  mon  Père,  que  je  ne  me  demande  pas  si,  a  priori,  la 
chose  est  possible  ou  impossible...  Notre  pauvre  intelligence, 
en  dehors  des  impossibilités  logiques,  ne  sait  rien,  absolument 
rien,  sur  les  impossibilités  réelles.  «  Si  une  chose  existe,  c'est 
qu'elle  est  possible  »,  disaient  les  scolastiqucs,  et  c'est,  en  effet, 
tout  ce  que  l'on  peut  dire.  Mais  un  fait  n'est  un  fait  que  lorsqu'il 
est  convenablement  attesté:  or,  si  j'ouvre  les  Evangiles  sans 
jirévention,  ({u'est-ce  que  j'y  trouve  relativement  à  la  résurrec- 
tion du  Christ?  Des  divergences  ou  contradictions  que  l'on  n'ar- 
rive à  pallier  que  par  des  prodiges  de  subtilité,  de  vrais  tours  de 
force  exégéliques.  L'apparition  à  Magdeleine  est  racontée  d'une 
façon  tout  autre  par  Jean  que  jtar  Matthieu  et,  afin  de  mettre 
d'accord  Matthieu  et  Luc  au  sujet  des  visionsdes  saintes  femmes, 
il  faut  supposer,  uniquement  pour  lesbesoins  de  la  cause,  ([u'elles 
ioiiuaieiit  plusieurs  groupes  distincts,  l^uc,  d'ailleurs,  ne  con- 
ii;iil  que  les  apparitions  à  Jérusalem;  rien  de  la  Galilée.  C'est 
en  (ialilée,  au  contraii-e,  que,  d'après  Matthieu  et  Marc, 
Jésus  donne  rendez-vous  à  ses  apôtres;  c'est  en  Galilée  qu'ils 
reçoivent  la  mission  de  prêcher  l'iiivangilc  par  toute  la  terre, 
scène  solennelle  que  l'auteur  de  la  linale  de  Marc  semble  avoir 
localisée  prés  de  Jérusalem.  Tous  ces  détails  contradictoires 
Irahisseul  un  remaniement,  une  altération  des  témoignages  j)ri- 
initifs,  ou  tout  au  moins  le  trouble,  la  surexcitation  de  l'imagi- 
nalion,  l'absence  de  cette  observation  calme  etméthodique  sans 
la(|U(llr  un  fait,  surtout  un  fait  surnaturel,  ne  saurait  être  cons- 
taté. l);iilleurs,  les  yeux  qui  ont  vu  le  corps  du  Christ  ont  aussi 
attribué  des  corps  aux  anges,  des  corps  élincelants  comme  l'é- 
clair et  des  vêtements  blancs  comme  la  neige;  les  Apôtres  ont 
conteni|)lé  le  (  Jirist  montant  dans  les  airs,  saint  Paul  l'a  entendu 
lui  parler  (\u    li;iid    du   ciel,  comme  si  le  séjour  de  Dieu,  selon 


SOUVENIRS  d'assise  89 

l'anliquc  croyance  clialdécnne,  était  situé  au-dessus  du  firma- 
ment, voûte  solide  à  laquelle  seraient  accrochées  les  étoiles... 
N'oilà  qui  suffit  à  déterminer  la  vraie  portée,  à  donner  le  ton  de 
ces  passages  de  FEvangile  ;  il  s'agit  évidemment  de  visions,  non 
de  perceptions  réelles.  Je  ne  conteste  donc  point  la  sincérité  des 
premiers  disciples,  je  n'attaque  pas  leur  foi  si  profonde,  si 
joyeuse,  si  féconde,  en  la  résurrection  de  leur  Maître.  J'affirme 
seulement  que  nous  n'avons  aucun  témoignage  qui  ol)lige  à  con- 
sidérer cette  résurrection  comme  un  fait  d'ordre  physique,  ma- 
tériel. Il  serait  facile  d'étendre  l'emploi  de  cette  réllexioii  cri- 
tique à  des  questions  analogues;  je  préfère  arriver  à  l'autre 
exemple,  d'ordre  métaphysique,  sujet  capital,  certes,  fonda- 
mental :  l'existence  de   Dieu.    Vous   frémissez   d'indignation... 

—  Nullement,  cher  fils,  et  je  vous  dirai  tout  à  l'heure  pourquoi 
vos  hardiesses  me  laissent  calme  et  confiant. 

—  Vous  me  rendez  confiance  à  moi-même.  J'avais  peur  que 
les  plus  vénérables  des  habitudes  acquises  vous  inspirassent  une 
insurmontable  répugnance  à  l'égard  de  toute  critique  appliquée 
à  cette  croyance  universelle  et  nécessaire  de  Ihumanilé.  Les 
expressions  dont  je  me  sers  vous  prouvent  que  ce  n'est  pas  en 
sacrilège  que  je  touche  à  l'arche  sainte  ;  doué  d'intelligence  et 
de  réflexion,  je  crois  rendre  hommage  à  la  Divinité  en  usant  de 
cette  intelligence  et  de  cette  réflexion  pour  contrôler  ce  que  les 
hommes  ont  affirmé  relativement  à  son  existence  et  à  ses  attri- 
buts. Je  pourrais  reprendre  l'éternelle  objection  :  l'existence 
d'un  Dieu  bon  est  incompatible  avec  celle  de  tous  les  maux  qui 
nous  torturent.  De  fait,  on  ne  s'est  jamais  tiré  de  la  difficulté 
qu'en  escamotant  les  droits  de  l'individu  au  profit  de  l'espèce. 
Dieu  n'agirait  que  par  des  lois  générales.  C'est  inacceptable,  car 
on  n'a  pas  le  droit,  en  métaphysique,  d'escamoter  môme  un 
atome.  Ou  bien,  on  affirme  que  l'individu  trouvera  compensation 
à  ses  maux  dans  une  autre  existence  ;  or  c'est  un  cercle  vicieux, 
car  on  prouve  d'autre  part  la  réalité  de  la  vie  futilreen  s'appuyant 
sur  l'idée  d'un  Dieu  bon  et  juste.  Mais  laissons  cette  difficulté  et 
envisageons  l'ensemble  des  arguments  que  l'on  appelle  les 
preuves  de  l'existence  de  Dieu.  A  la  vérité,  ils  nous  font  sentir 
qu'il  est  quelque  chose  au  delà  des  phénomènes  et  des  séries  de 
causes  secondes  ;  ce  quelque  chose  nous  est  manifesté  par  un 
sentiment  sui  generis  que  nous  appelons  sentiment  ou  idée  de 
l'absolu,  de  l'Infini,  du  parfait.  Xbus  le  possédons, ce  sentiment, 
puisque  nous  distinguons  nettement  l'infini  de  l'indéfini,  par 
exemple,  ou  de  l'inconnu.  Sans  doute,  mais  qu'est-ce  que  cet 
infini,  cet  absolu,  ce  parfait?  Impossible,   complètement  impos- 


!>'>  LA   REVUE    BLANCHE 

sil>lo  tl'orliculoi- quoi  que  ce  soil.  11  \  a,  je  lésais,  les  analogies, 
les  images,  mais,  pour  en  us(m-  sans  trop  d'inconvénients,  force- 
est  hicn  d'adjoindre  à  ces  notions  d'origine  psychologique  : 
puissance,  honlé.  causalilé,  etc.,  un  adverbe  ou  un  adjectif  et  de 
dire  :  in/inimenl  l)on,  loiil  puissant,  cixusc première,  raison  siif- 
jisanli'...  Ur  ces  adverbes  et  adjectifs  réintroduisent  précisé- 
ment la  notion  d'inlini,  d'absolu,  qu'on  prétendait  expliquer. 
Avouons-le  donc,  ce  sentiment  primitif  de  Finlini,  de  l'absolu, 
délie  toute  analyse.  De  la  notion  d'espace,  le  géomètre  peutlirer 
celles  de  plan,  de  ligne,  de  point;  de  l'absblu,  le  métaphysicien 
ne  saurait  tirer  que  l'absolu.  Ou'il  égrène,  s'il  lèvent,  le  rich< 
chapelet  des  synonymes  :  infini,  parfait,  idéal,  —  il  ne  fait  que  se 
répéter;  ce  n'est  pas  une  analyse,  c'est  une  tautologie.  Le  méla- 
])hysicien  devrait  donc  se  borner  à  conclure  :  Nous  avons  du  di- 
vin une  notion  irréductible  et  qui  possède  une  valeur  objective 
tout  autant  que  nos  sensations.  Pas  plus  que  nos  catégories  de 
temps  et  doijpace,  pas  plus  que  nos  impressions  sensibles,  elle 
ne  saurait  être  traitée  de  vaine  illusion.  El  c'est  tout.  Le  surplus 
est  du  domaine  de  l'image  et  du  myllie.  Or  l'image  est  vraie  en 
tant  qu'elle  se  ])eut  associer  à  un  sentiment  vrai  ;  en  elle-même, 
elle  n'est  qu'une  fiction  et  ne  doit  pas  être  prise  pour  une  réalité. 

—  Mais  les  théologiens  ont  toujours  fait  cette  dislinrtion  entre 
l'image  et  l'idée. 

—  Ils  l'ont  faite  en  thcorie  ;  en  pratique  ils  ont  traité  l'image 
comme  une  réalité  objective;  ils  ont  tiré  des  conclusions  relatives 
à  la  bonté,  l'intelligence,  la  puissance  divines,  «omme  si  l'on 
pouvait  apj)li(|uer  à  des  images  le  raisonnement  logique.  Dieu, 
le  roi  du  ciel,  conçu  à  la  ressemblance  d'un  monarque  oriental, 
accordant  ses  faveurs,  sei>  grâces,  à  qui  lui  plait,  faisant  des 
prodiges  au  bénéfice  de  tel  ou  tel,  voilà  ranti(|ue  image  chal- 
déeiine  et  judaïque  qui  est  la  base  de  votre  théologie.  Au  lieu 
de  l'envisager  connue  une  chose  en  soi,  rendez  à  ce  mythe  sa 
vraie  valeur,  sa  valcm- (r/'//ir//or//('  dont  jiarlent  les  théologiens 
eux-mêmes  ;  je  ne  m'oppose  plus  alors  à  ce  que  l'on  s'en  serve, 
moyennant  les  explications  nécessaires,  dans  les  chants,  la  j)oé- 
sie,  le  culte,  mais  avouez  qu'il  ne  représente  pour  la  penséepure 
qu'un  syud)ole  dont  les  éléments  sont  em|)runtés  ù  une  forme  de 
civilisation  depuis  longtenqis  dépassés,  à  une  conception  de  la 
royauté  «pii  nous  i-épngnr'. 

—  \  ous  admettez  l)i(Mi  toutefois  (pic  1  infini  est  la  cause  du 
Uni  et  que,  la  cause  devaid  contenir  éminemment  ce  qui  est 
dans  r<'IVel,  on  a  le  droit  de  dire  «pie  Dieu  est  infiriiment  bon. 
puissant... 


SOUVENIRS  D  ASSISE  î)i 

—  Appliquera  l'Infini  les  concepts  de  causalité,  dinlcUigence, 
de  bonté,  etc.,  fournis  par  rexpéricnce.  ce  n'est  pas  plus  avoir 
une  idée  que  de  dire  :  Cercle  cari'é.  Iniinimont  bon,  infiniment 
])uissant,  équivalent  à  infiniment  fini.  Appeler  \)\eu  ]^  première 
cause,  c'est  l'inféoder  au  temps, comme  c'est  l'inféoder  au  nom- 
bre que  de  soutenir  avec  les  panthéistes  que  Dieu  et  le 
monde  ne  font  qu'une  substance.  Au  point  de  vue  de  l'intelli- 
gence pure,  nous  pouvons  et  devons  seulement  affirmer  que 
l'esprit  humain  n'exprime  pleinement  sa  conscience  de  l'être  que 
que  par  le  doublet  :  fini  el  infini,  comme  pour  cet  autre  :  subjec- 
tif e/  ol)jectif —  tout  aussi  légitimement.  Quant  aux  rapports  du 
fini  et  de  l'inlini,  la  pensée  pure  n'en  saurait  rien  dire,  sinon  que 
le  fini  et  l'infini  sont  deux  aspects  de  la  Réalité  et  qu'ils  se  con- 
cilient en  elle  d'une  manière  qui  demeure  pour  nous  mystère 
imi)énétrable.  Tout  le  reste  est  image  et  mythe.  Or  ce  sont  ces 
images,  ces  mythes  qui,  naïvement  pris  à  la  lettre,  ont  excité 
lenthousiasme.  nourri  la  charité  d'un  François  et  d'une  Claire; 
ces  mythes  évanouis,  le  mysticisme  pourra-t-il  subsister? 

—  Mon  ami,  tant  que  l'homme  ne  sera  pas  un  pur  esprit,  la 
pensée  pure  demeurera  une  abstraction.  L'imagination  et  la  sen- 
sibilité sont  essentielles  à  l'homme  aussi  bien  que  la  raison.  Le 
"  Dieu  sensible  au  co:ur  »  symbolisé  par  les  images  un  peu 
grises  de  la  métaphysique,  par  celles  plus  colorées  delà  religion, 
n'est  donc  pas  près  de  disparaître  de  la  conscience  de  l'Huma- 
nité. J'en  dis  autant  du  sentiment  de  notre  dépendance  par  rap- 
port à  l'infini,  dépendance  symbolisée  par  la  prière  sous  forme 
de  d'amande.  D'ailleurs,  n'attribuez-vous  pas  au  symbole,  au 
mythe,  plus  d'importance  qu'il  n'est  convenable?  Ce  n'est  point 
le  miroir  qui  fait  la  beauté  du  visage  et  ce  n'est  pas  le  mythe  qui 
donne  sa  valeur  à  l'Ame.  Frère  Elle  admettait  les  mêmes  mythes 
que  saint  François  et  leurs  vies  furent  si  différentes!  C'estl'âme 
vivante,  bonne  et  belle,  qui  fait  la  bonté  et  la  beauté  du  mythe, 
en  l'interprétant.  Et  quand  elle  ne  peut  plusse  retrouver,  se  re- 
connaître dans  un  mythe  et  s'en  servir,  comme  parlent  vos  sa- 
vants, pour  s'autosuggestionner,  elle  le  délaisse  et  en  crée  d'au- 
tres. Ce  merveilleux  pouvoir  idéalisateur  et  créateur  de  l'àme 
humaine  n'a  point  de  bornes,  et  voilà  pourquoi  je  ne  suis  pas  in- 
quiet relativement  aux  saints  de  l'avenir. 

—  -  jMais,  pour  vous-même,  qu'en  pensez-vous,  mon  Père  ? 

—  J'appartiens,  mon  cher  fils,  à  une  génération  qui  a  pris, 
elle  aussi,  à  peu  près  à  la  lettre  les  formules  métaphoriques  et 
mythiques.  Je  ne  parviendrai  jamais  facilement  à  en  dégager 
mon  esprit  :  néanmoins,  je  comprends  les  exigences    d'une  peu- 


92  LA   REVUE   BLANCHE 

séc  plus  exercée,  |)lus  api)rofondie,  cl  vous  avez  reconnu  vous- 
nuMnc  (|ue  si  les  lliéologiens  ont  verse,  en  pratique,  dans  lor- 
nicre  populaire,  en  théorie,  ils  ont  l'ait  déjà  les  distinctions 
dont  est  si  fière  la  pliilosopliic  moderne.  La  formule  :  «  Dieu 
n'existe  pas,  il  est  »,  se  trouve  équivalemment  dans  les  écrits 
t\u  pseudo  Denys  TAréopagite,  et  c'est  l'apôtre  saint  Paul  (jui 
pai'Iait  du  «  Divin  »  aux  Athéniens  sur  la  colline  d'Arè.s.  11  y  a 
donc  des  jalons  et  comme  des  pierres  d'attente  pour  les  cons- 
tructions de  l'avenir.  Ouels  sont,  du  reste,  les  résultats  de  votre 
implacable  critique  ?  Jésus  n'est  pas  matériellement  ressuscité  ; 
mais  qui  soutient  encore  de  nos  jours  qu'il  soit  matériellement 
«  descendu  dans  les  régions  ijiférieures  de  la  terre  »,  comme 
l'enseigne  pourtant  saint  Paul  ?  Vous  ne  niez  point  le  fait  même 
des  visions  que  conlirment  tous  ces  témoignages  d'ailleurs  si 
divergents  quant  aux  détails;  or,  pour  em|)loyer  les  expressions 
(le  luii  de  vos  penseurs,  rien  n'ernpôche  de  considérer  ces  vi- 
sions comme  des  «  hallucinations  véridiques  ».  Elles  se  seraient 
produites  dans  l'imagination  des  apôtres  et  des  disciples  sous 
l'inlluence  de  leur  conviction —  conviction  justiliée  ])ar  les  faits, 
ayant  donc  une  valeur  objective —  ([ue  le  Christ  vivait  désormais 
de  la  vraie  vie  et  agissait  en  eux  et  par  eux  pouj-  fonder  son 
Église.  La  même  force  mystérieuse  et  divine  (jui  ciéait  par  eux 
le  christianisme,  créait  en  eux  ces  visions.  Oue  les  inuigina- 
tions  des  premiers  chrétiens  aient  revêtu  un  caractère  judaïque 
fortement  accusé,  que  les  disci})les  n'aient  pu  se  représenter  leur 
Maître  survivant  autrement  qu'avec  un  corps  matériel  qui,  tout 
éthéré  (pie  nous  le  représente  saint  Paul,  n'en  est  pas  moins  un 
corps,  que  cette  survivance  par  conséquent  ait  pris  la  foi'ine 
d  une  résurrection,  rien  à  cela  de  surprenant.  Si  donc  la  lésur- 
l'cction  cesse  d'être  considérée  comme  un  fait  d'ordre  physique, 
elle  demeure  un  fait  d'ordre  idéal  et  conscu've,  sous  son  vêle- 
ment imaginatif,  toute  sa  valeur.  Voire  critique,  bien  loin  d'a- 
néantir les  dogm(;s,  les  purifie  ;  elle  les  recrée,  les  réinvente,  les 
revèl  de  nouvelles  formes  moins  matérielles,  plus  psychologi- 
ques, et  toujours  le  même  fonds  divin  de  conscience  trouve  en 
en  eux  son  exjiression.  J'en  dirai  autant  de  votre  mélaphysi(pie: 
le  mythe  du  Dieu  personnifié  s'évanouil,  le  sentiment  de  l'exis- 
teiice  du  Divin  subsiste  inébranlable,  inattaquable  Que  si,  pour 
satisfaire  voire  imagination  de  philosophe,  au  lieu  de  diie  :  Je 
crois  en  Dieu,  —  vous  jn-éférez  dire  :  Je  crois  à  la  valeur  objec- 
tive de  l'idée  de  Dieu,  — je  n'y  vois  pas  dinconvénienl,  sauf  si 
vous  i)arlez  h  des  simples  qui  ne  vous  comprendront  point. 
—  Ce  n'est  pas  mon  inuigination  de  j)hilosophe  que  je  satis- 


SOUVENIRS   d'assise  qS 

fais,  mon  Père,  c'est  ma  conscience  que  je  soulage.  Eh  bien  ! 
non,  nous  n'en  voulons  plus  de  ce  Dieu  infiniment  juste  qui 
punirait  les  crimes  jusqu'à  la  quatrième  génération  et  se  per- 
mettrait tous  les  arbitraires,  toutes  les  partialités;  de  ce  Dieu 
infiniment  bon  qui  torturerait  l'éternité  tout  entière  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  aimé!  Nous  prétendons  chercher  et  trouver  une 
manière  moins  dangereuse,  moins  sujette  à  l'abus,  d'objectiver 
notre  sens  du  Divin.  Cette  première  formule  modifiée,  les  autres 
se  transformeraient  d'elles-mêmes.  Par  exemple,  si  nous 
employions,  au  lieu  de  l'image  populaire,  l'image  stoïcienne  — 
vous  voyez,  mon  Père,  que  je  ne  m'illusionne  pas  ;  j'accepte  la 
nécessité  où  nous  sommes  de  ne  pouvoir  penser  sans  image  — , 
si,  dis-je,  au  lieu  de  parler  d'un  Dieu  personnel,  nous  parlions 
de  l'éternelle  Loi  d'après  laquelle  la  beauté,  la  bonté,  la  justice, 
se  réalisent  dans  le  monde,  la  Prière  ne  serait  plus  la  supplica- 
tion d'un  mendiant  intéressé,  mais  l'effort  énergique,  accompa- 
gné de  paroles  et  de  souhaits,  pour  cette  réalisation  du  Bien  ;  le 
-Miracle,  sa  réalisation 'même  où  éclate  évidemment  une  force 
supérieure  à  celles  que  nous  voyons  en  jeu  dans  les  combinai- 
sons purement  mécaniques... 

—  Et  l'Évangile,  la  Morale  ?... 

—  L'Evangile,  mon  Père,  il  serait  de  la  sorte  débarrassé  de 
sa  gangue  de  croyances  populaires  et  de  prestiges  magiques  ;  il 
deviendrait  l'incontestable  révélation  du  Divin  par  la  vie  et  la 
mort  du  Christ,  la  proclamation  incomparable  de  la  Loi  de 
justice  et  d'amour  ;  dès  lors,  il  serait  accepté  de  toute  conscience 
droite.  Et  la  moralité  deviendrait  une  moralité  vraie,  car 
l'homme  se  soumettrait  librement  à  sa  Loi,  non  parce  qu'un 
maître  la  lui  impose,  mais  parce  qu'il  en  sent  la  valeur.  Vous- 
même,  vous  fieriez-vous  à  un  homme  qui  serait  juste  parce  qu'un 
Dieu  a  changé  l'eau  en  vin  ?  Le  Dieu-gendarme  que  l'on  prêche 
au  catéchisme  convient  à  des  sauvages,  non  à  des  êtres  libres. 
Mais,  hélas  !  on  s'inquiète  bien  de  rendre  intelligentes  et  libres 
les  masses  populaires!  Ce  que  cherchent,  au  contraire,  les  con- 
servateurs qui  ont,  jDOur  ainsi  dire,  domestiqué  à  leur  profit  la 
religion,  c'est  à  restreindre  et  à  entraver  la  réllexion,  de  peur 
que  l'on  ne  touche  aux  vieilles  images  sur  lesquelles  reposent 
leurs  privilèges  et  leurs  conventions  morales.  Quant  aux  simples, 
aux  humbles,  vous  sentez  bien  que  je  n'ai  point  l'intention  de 
me  séparer  d'eux.  Je  crois  trop  à  l'intime  communion  de  tous 
les  êtres  pour  m'enfermer  dans  ma  personnalité  orgueilleuse  et 
pourtant  moralement  si  indigente.  Je  veux  prier  avec  eux;  tout  ce 
que  je  réclame,  c'est  le  droit  d'envisager  comme  relative  et  tran- 


f)i  LA    lŒVUE    BLANCHE 

siloirc,  irloniKiltlc  ])ar  conséquciil,  leur  iiianiôrc  de  parler  de 
Dieu.  Je  ne  suis  pas  agnoslique,  |)uisque  jariiruie  le  Divin  ;  mais 
<|n*esl-ce  que  le  Divin?  La  eonceplion  que  j'en  i'onuule  est  ini- 
parl'aile  et  subordonnée  à  ma  conslilution  pliysicpie  et  inlellec- 
luelle  :  dès  lors,  je  ne  saurais  trouver  non  plus  l'absolu  et  le 
délinilil"  dans  le  (".lirist  lui-même  ou  dans  l'Eglise  (pii  le  i-epré- 
scntc  et  continue.  La  vérité  est  dans  le  Christ  et  dans  i"Lglise, 
•je  le  reconnais,  mais  elle  n'y  réside  que  dans  loj'ientation  géné- 
rale donnée  à  la  pensée  et  à  Tactivité;  il  reste  à  adapter  cette  <ii- 
reclion  aux  eondilions  scientifiquement  constatées  de  la  réalil»'. 

—  Mais,  cher  lils,  saint  Paul  l'a  |)roclamé  il  y  a  longtemps  : 
«■  Actuellement,  nous  vovons  au  moven  d'un  miroir,  dune 
('  manière  ohscure:  plus  tard  nous  verrons  face  à  face...  Alors. 
«  les  prophéties  prendront  fin,  les  langues  cesseront,  la  connais- 
«  sance  disparaîtra,  car  nous  connaissons  partiellement  et  nous 
('  prophétisons  parliellcment,  mais  quand  ce  qui  est  parfait  sera 
«  venu,  ce  qui  est  partiel  disparaîtra...  Seule  la  Charité  est 
«  éternelle.  » 

—  Ah  !  sans  doute,  mon  Père,  mais  aussitôt  lu,  aus.sitôL  oublié; 
le  théologien  n'en  est  pas  moins  arrogant,  lEglisc  moins  intolé- 
rante, moins  despotique,  moins  impérieuse  dans  sa  prétention 
à  Iransformer  le  croyant  en  automate  religieux. 

—  Mon  cher  enfant,  c'est  le  cas  de  vous  dire  avec  l  Ecriture  : 
('  Allez-voir  les  Heurs  des  champs,  comme  elles  «  croissent  » 
d'une  manière  lente  et  imperceptible.  (Tesl  aussi  la  loi  du  pro- 
grès dans  rilumanilé.  Sept  cents  ans  avant  Jésus-Christ,  le  pro- 
phète Osée  disait  déjà  au  nom  du  Seigneur:  «  Ce  que  je  veux, 
'<  ce  ne  sont  pas  les  sacrifices,  c'est  la  bonté.  »  El  les  nations 
(•hréli<'imes  en  sont  encore  à  s'entr'égorger  !...  Al'lirmons  donc 
r Idéal,  mon  ami,  mais,  sachant  j)ar  noli-e  expérience  person- 
nelle combien  il  en  coûte  de  le  mettre  en  pratique,  n'ôlons  pas 
à  rilumanité  les  moyens  si  humbles,  si  inqiarfaits  soieni-ils,  ([ui 
laidenl  à  en  réalisci-  (pielques  traits.  A  ceux  qui  les  acceptent 
machinalement,  |>ar  |iure  habitude  ou  sans  les  comjircndre, 
exjiliquons  le  vrai  sens,  la  haute  portée  morale  des  dogmes, 
«les  cérémonies  qui  nous  viennent  du  Christ.  (îroyez-moi,  leur 
contenu  idéal  n'est  pas  jirèt  d  être  épuisé  ;  je  puis  donc  —  et  j(î 
dois  —  en  user  sans  que  l'on  me  taxe  d'hyjiocrisie.  D'ailleurs, 
si  j'ai  foi  en  l'i'Aangiif^  j'ai  foi  en  la  liaison,  <>t  je  salue  d<'  loin 
lo  jour  où  les  découvertes  de  la  critique  et  des  sciences  natu- 
relles ayant  été  vulgarisées,  l'Iiiglise  en  tiendra  compte  dans  les 
formules  de  son  enseignement.  Laissez  à  ce  grand  organisme 
humano-divin  le  temps  d'éliminer  certains  éléments  désormais 


SOUVENIRS  d'assise  ()5 

sans  valeur  qu'il  s'était  assimilés  à  Jérusalem,  dans  la  vieille 
Home,  à  Byzance  ou  dans  les  Écoles  du  moyen  âge,  et  alors 
s'efTeclucra  la  conciliation  de  la  religion  et  de  la  science,  parce 
que  leur  rôle  réciproque  sera  nettement  compris  :  à  la  religion 
d'entretenir  dans  les  tUnes  le  sens  de  l'idéal,  de  ce  qui  doit  être  ; 
à  la  science  de  nous  faire  connaître  clairement  les  exigences  de 
IfX  réalité  ;  à  l'individu,  de  se  rendre  maître  consciemment  de 
ces  deux  forces,  de  les  unir,  de  les  composer  entre  elles  et  de 
vivre  d'après  leur  résultante.  Plus  l'Humanité  progressera, 
mieux  on  comprendra  que  l'Evangile,  l'Eglise,  ne  sont  pas  des 
machines  distribuant  toutes  faites  la  vérité  et  la  force  morale, 
mais  des  secoui'S  providentiels  destinés  à  soutenir,  exciter, 
l'individu  dans  son  effort  continuel  vers  le  mieux,  ('ar  lien  ne 
se  fait,  aucun  progrès  ne  se  réalise,  que  pai*  l'individu  ;  d'autre 
part,  comme  dans  toute  évolution  véritable,  le  progrès  ne  peut 
s'imposer  du  dehors  et  de  vive  force  :  il  doit  venir  du  dedans. 
"  L'Église,  répète  souvent  un  de  mes  amis,  l'Église,  un  jour, 
«  fera  son  protestantisme,  et  celui-là  sera  la  fin  de  l'autre.  » 
Encore  une  fois  donc,  je  vous  le  recommande,  ne  brisez  point 
avec  la  vieille  tradition  catholique;  soyez  de  ceux  qui  peuvent 
dire  avec  le  Christ  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  pour  détruire,  je  suis 
«  venu  pour  amener  les  choses  à  leur  perfection.  »  Mais  voici  la 
basilique  ;  entrons  et,  chacun  à  notre  manière,  prions  ! 

Nous  pénétrâmes  dans  l'église  inférieure  et,  après  avoir  jeté 
un  regard  sympathique  aux  fresques  de  Cimabue,  de  Giotto,  de 
Simone  Martini,  nous  descendîmes  dans  la  crypte  construite  au 
commencement  de  ce  siècle  au-dessus  des  restes  du  Petit  Pauvre 
d'Assise  :  des  colonnes  grecques,  des  dorures,  une  voûte  pei'nte 
en  vert...  Je  haussai  les  épaules  en  regardant  le  bon  capucin. 
Il  me  répondit  par  un  sourire  qui  signifiait  :  Soyez  plus  indul- 
gent I  Ce  qui  vous  exaspère,  c'est  ce  qui  vient  des  hommes  ; 
élevez  jdus  haut  votre  cœur  !...  Je  me  mis  à  genoux.  Le  Divin, 
pensai-jc,  est  inépuisable.  Sous  quelle  forme  se  réalisera  sa 
nouvelle  épiphanie  ?  Et  quel  sera  l'élu,  le  héraut  de  l'Évangile 
mieux  compris,  qui  remplira  les  cœurs  de  joie  et  d'amour  ?  L'n 
pauvre,  un  simple  d'Onibrie,  comme  jadis?..;  Ou  plutôt,  un 
ouvrier  de  nos  usines  ;\..  Et  les  paroles  du  psalmiste,  me 
vinrent  aux  lèvres  :  «  Envoyez  votre  esprit,  votre  souffle  créa- 
('  teur,  et  vous  renouvellerez  la  face  de  la  terre  !  » 

ABBÉ  Marcel  Hébert 


Le   Consolateur 


(1. 


CHAPITRE   VI 

LA   DERNII-RE  GOUTTE  d'i-AU  FAIT  DÉBORDER   LE  VASE 

De  toute  une  lente  semaine,  Daniel  ne  cessa  de  récrimi- 
ner contre  soi.  de  s'accuser,  de  se  hanter  lui-même.  11  s'im- 
posait naïvement  des  manières  de  mortifications  d'ailleurs 
bénignes  auprès  de  la  torture  continue  dont  son  cœur  était 
ravagé.  Ses  larmes  le  noyaient;  au  fond  de  son  cerveau,  il 
sentait  germer  la  folie  ;  il  ne  marchait  plus  que  courbé. 

Ah!  comme  il  excusait Lagarde,  maintenant.  Il  avait  ap- 
pris ce  qu'il  coûte  de  garder  pour  soi  seul  une  lourde  peine. 
Un  obsédant  besoin  d'épanchement  le  tourmentait.  Vingt 
fois,  à  bout  de  courage  et  de  force,  il  faillit  tout  conter  à 
Mme  Mellis.  Elle  aurait,  certes,  compris  son  angoisse, 
trouvé  des  paroles  précieuses,  évangéliques,  gonflées  d'es- 
poir, et  qui,  pareilles  à  des  fruits  juteux,  eussent  coulé  en 
lui  une  douceur  très  fraîche.  Mais  au  dernier  momenttou- 
jours,  il  différait,  et  s'enfonçait  dans  une  souffrance  déserte, 
suspendu  au  souffle  d'Hélène  dont  il  guettait  les  moindres 
variations. 

Or,  il  se  crut  sauvé.  Lagarde  nageait  dans  la  joie  :  Hé- 
lène allait  mieux!  Elle-même  le  disait  en  souriant.  Elle 
n'avait  presque  plus  de  fièvre,  mangeait  peu,  mais  se  trou- 
vait de  l'appétit.  Et  elle  faisait  des  projets  :  au  printemps, 
le  chemin  bordé  d'aubépines...  Elle  se  montrait  d'aimable 
huineur,  gravement  se  soignait  :  elle  voulait  guérir. 

De  quelques  svmptômes  ténus,  l'employé  nourrissait  sa 
facile  espérance. 

—  Elle  va  mieux,  n'est-ce  pas,  docteur? 

—  Oui...  oui...  m.^i-honnnit  M.  Grandjean.  mais  il  f.int 
attendre. 

11  connaissait  d'expérience  le  <"' mieux  ;>  des  poitrinaires: 


(0  "Voir  La  revue  blanche  des  1",  15  août  et  l"  septembre  1902. 


LE    CONSOLATEUR  97 

apaisement  dernier,  qui  les  mène  très  mollement,  très  sim- 
plement, à  l'agonie  — comme  au  sommeil. 

Daniel,  non  sans  quelque  orgueil,  s'approuvait  : 

—  La  mauvaise  période  est  passée;  le  conseil  était  bon. 
A  Paris,  elle  serait  déjà  deux  fois  morte. 

A  chacune  de  ses  quotidiennes  visites,  il  puisait  une 
nouvelle  confiance  auprès  d'un  Lagarde  exalté,  frémis- 
sant, sûr  de  la  radieuse  issue  dont  il  lisait  à  toute  minute 
la  promesse  au  visage  adouci  d'Hélène.  Daniel  ne  crut 
point  faire  mal  en  se  relâchant  quelque  peu  dans  son  ami- 
cale sollicitude.  Lagarde  s'en  aperçut  à  peine,  absorbé  qu'il 
était  par  cette  imaginaire  renaissance.  Le  médecin  ména- 
geait le  pauvre  homme, 

—  J'aurai  toujours  le  temps  de  le  prévenir. 
Il  eut  tort. 

Depuis  deux  jours,  libre  d'inquiétude. Daniel  s'était  tenu 
paresseusement  au  jardin.  Après  une  longue  promenade,  il 
poussait  jusqu'à  la  petite  maison  rose,  d'un  pas  traîné,  par 
acquit  de  conscience,  samusant  d'un  rayon  de  soleil  tardif 
qui  mouillait  les  pinceaux  de  baguettes  nues,  lorsque, 
presque  à  son  but,  il  aperçut,  qui  refermait  la  porte  fami- 
lière, l'abbé  d'Argentières  en  personne. 

—  Que  fait-il  là?  songea-t-il. Une  nouvelle  connaissance? 
Lagarde  ne  m'a  jamais  dit...  C'est  curieux... 

Il  s'arrêta.  Une  supposition  atroce  transfixait  son  esprit, 
clouait  son  corps. 

—  Non...  pas  possible... 

Quelles  folies  imaginait-il  ?  11  avança. 

—  Lagarde  ne  le  fréquentait  pas,  que  je  sache...  Alors, 
pourquoi  ? 

Il  eut  un  élan  forcené, 

—  Pas  possible... 

Et  puis,  au  seuil,  il  resta  apeuré,  tremblant.  11  n'osait 
plus  entrer. 

Un  groupe  de  voisines,  à  voix  très  basse,  commérait. 
Sans  pudeur,  il  s'approcha  et  les  dents  jointes  : 

—  Est-ce  que  ça  ne  va  pas  à  côté?  demanda-t-il. 
On  lamenta. 

—  Mon  bon  monsieur!  c'est-à-dire  qu'elle  agonise. 


<  ■''  I.A    REVUE    liLANClIK 

—    F.l... 

—  On  m'a  réveilléeà  cinq  heures, à  grandscoupsde  poing 
dans  l'auvent,  pour  cherclicr  le  médecin. 

—  Et  il  n'y  avait  plus  rien  à  faire,  comme  dejuste. 

—  Ah  I  c'est  la  fin  finale...  M.  l'abbé  en  sort. 

—  Pauvre  petite  chime  ! 

Il  V  eut  des  signes  de  croix. 

Daniel   en  demeurait  à  la  première  phrase.    Son   regard 
s'hébétait,  balançait  dans   le   vide...    Sans   remercier,    sans 
même  saluer  —  et  sans  entrer,  d'un  effort   brusque,   il    re 
tourna. 

—  Et  quoi?...  comme  ça?...  tout  d'un  coup?...  Quand 
pas  plus  tard  qu'avant-hier?...  je  déraisonne...  Et  on  ne 
m'aurait  pas  prévenu?...  Je  deviens  fou... 

Il  exagérait  sa  divagation,  cultivait  son  dcnite,  se  débat- 
tait contre  l'irrévocable,  affreusement...  Des  pas...Lagarde 
était  à  ses  trousses...  11  courut...  Devrait-il  voir  cette  ago- 
nie ?...  Son  œuvre  î...  L'a  II  ;iit-()n  traîner  de  vaut  sa  victime?... 
Loin...  loin...  plus  loin... 

—  Oui  !  assassin  1  assassin  ! 

Au  fond  de  sa  chambre,  prostré,  gémissant,  hurlant, mor- 
dant ses  draps,  frappant  sa  sonore  poitrine...  —  il  espérait 
et  désespérait  tour  à  tour. 

—  Mais...  elle  n'était  pas  morte...  encore ?- 

—  FJ'e  l'est!  maintenant. 

—  (k' pendant? 

—  CJn  va  s'jnner:  la  nouvelle  approche. 

—  Rien  encore...  Une  minute  de  gagnée  déjà... 

—  Ce  sera  pour  la  suivante... 

—  Encore  point...  Si  elle  \it  cette  minute,  pourquoi  ne 
vivrait-elle  pas  l'autre  ?...  puis  l'autre...  jMiis  l'autre... 

—  Attention  !... 

—  Non...  non...  puis  lautre... 
Et  ainsi  de  suite,  indéfiniment. 

11  ne  déjeuna  guère. Vers  deux  heures,  toujours  sans  nou- 
velles, las  de  douleur  et  d'arguties.  "'  ne  sachant  plus,  :«'  il 
arpentait  le  jardin,  quand,  dans  la  rue,  il  entendit  s'inter- 
peller deux  femmes.  Un  sourd  instinct  le  poussa  contre  la 
grille.  Il  prêta  l'oreille. 


LE   CONSOLATEUR  9^^ 

—  Elle  vient  de  -?:  passer  „.  J'ai  rencontré  la    voisine  qui 
portait  un  cierge. 

Daniel  sortit. 

—  Qui  est  mort?  \"ous  dites  que  quelqu'un  est  mort? 
Vous  avez  dit? 

Il  parlait  rude.  La  vieille,  d  abord  surprise,  répondit  ; 

—  Oui...  chez  les  Parisiens...  la  dame... 

Il  fût  tombé.  Il  s'arcboutait  au  mur.  Des  voix  traînées, 
il  percevait  le  son,  point  le  sens.  Elles  s'éloignèrent. 

Alors,  à  grand  peine  il  rentra,  les  jambes  molles, lachair 
flasque  et  Tâme  vidée,  gagna  le  banc,  s'affala  —  et  sans 
pleurs,  sans  remords,  sans  pensée,  oublia  d'exister,  long- 
temps. 

Un  grand  frisson  secoua  sa  détresse...  Il  se  dressa...  Sa 
figure  était  contractée...  Comme  d'une  artère  béante  un  jet 
de  sang  bouillant,  quelle  brutale  image  fusait  dans  son 
cerveau,  emplissait  sa  tête,  choquait  son  crâne? 

Lagarde  1 — Oui!  maisdésespéré...  réclamantdescomptes... 
vengeur...  Daniel  le  voyait...  le  touchait...  les  oreilles  bat- 
tuesdimprécations. .  .lesveuxfouillés  de  regards  féroces. . . — 
le  suppliait,  et  avec  lui  suppliait  sa  propre  pensée,  qui  cou- 
lait, coulait,  ramenant  Lagarde.  toujours... 

Mais  quel  Lagarde?  Un  autre  :  apaisé,  pardonnant,  sans 
rancune  1  et  des  pleurs,  et  des  étreintes,  et  des  cris... 

—  Ah  1  parlez-moi  î  consolez-moi  1 

Daniel  parlait,  consolait,  tarissait  ses  larmes...  Daniel 
les  buvait  une  à  une,  à  même  la  joue  ou  l'orbite,  amères, 
salées...  Sa  gorge  en  brûlait...  Et  ce  go.ût  horrible  !  —  II 
cracha... 

En  troupeau  passaient  les  images  féroces...  L'enterre- 
ment... L'affreuse  minutie  des  préparatifs...  La  chambre... 
La  morte...  (Il  la  faudrait  veiller,  i  La  mise  en  bière...  (Un 
coup  de  main  !i  La  levée  du  corps...  Le  cortège...  —  Il  con- 
duisait le  deuil.  Lagarde  au  bras...  Il  le  traînait,  lui  Daniel, 
qui  ne  pouvait  déjà  mettre  un  pied  devant  laufre!...  Et 
l'église  obscure...  les  chantres...  le  serpent...  les  prières... 
—  pas  d'orgue...  Et  le  cortège  encore...  —  11  conduisait  le 
deuil...  La  dure  montée  au  cimetière...  Les  rangs  de  tom- 
bes... la  fosse...  l'eau  bénite...  Et  quoi?...  quoi?   «:  Ploc  !  » 


Kxi  LA    REVUK    BLANCHE 

Ce  bruit?  La  première  pelletée  Je  terre  tombait  sur  le 
cercueil...  11  l'avait  entendue,  entendue  aussi  net  que  le 
craquement  de  cette  feuille  raidie  à  la  muraille...  «  Ploc!  » 
11  bondit. 

—  Non...    non...   pas  cela...  pas  cela...  Tout  plutôt  que 
cela:... 

Fouettée  de  craintes,  sa  volonté  se  réveillait. 

—  Madame  est  là? 

—  Non. 

—  Tant  pis...  \'ous  la  préviendrez  que  je  pars. 

—  Monsieur  p.. 

—  Pour  Paris... 

—  Par... 

—  Quelques  jours...  une  semaine...  je  -ne  sais  pas  au 
juste...  Knfin,  j'écrirai... 

— ^  Mais...  monsieur  ne  peut  pas  attendre... 

—  A  l'instant  même...  Faites  dire  aux  Carrières  qu'on 
attelle  et  qu'on  me  prenne  ici... 

Félicie  s'effarait. 

—  Et  vitel 
Elle  obéit. 

Haletant  de  hâte,  il  bourra  de  linge  une  antique  valise, 
passa  un  vêtement  propre,  se  munit  d'argent,  et  le  chapeau 
sur  la  tête,  attendit. 

La  voiture  arrivait. 

—  Je  devrais  avertir  Lagarde...  Non  1  non!  je  suis  sensé 
ne  rien  sa\'oir...  Une  fois  là-bas... 

II  monta. 

—  A  la  gare... 

—  Bon. 

—  \'ous  prendrez  par  le  quai... 

Le  garçon  de  ferme  lança  un  large  coup  de  fouet,  la  ju- 
ment s'enleva  —  et  Félicie  sur  le  pas  de  la  porte  resta  seule 
à  voir  fuir  le  cabriolet,  point  encore  revenue  de  ce  départ 
inopiné  et  sans  adieu, 

Moinsd'une  demi-heure  après,  le  timbre  sonna.  Victoire, 
la  femme  de  ménage,  venait  de  la  part  de  M.  Lagarde  an- 
noncer l'événement  à  M.  Mcllis.  Passé  la  première  épou- 
vante et  la  fièvre  empressée  dont  jusqu'au   dernier  souflle 


LE   CONSOLATEUR  lOi 

il  avait  veillé  son  Hélène,  le  malheureux  veuf,  seul  et  sans 
emploi,  réclamait  Tami  cher.  Victoire  reparut. 

—  Sans  lui?^...  il  vous  suit?...  il  arrive?..^ 

—  Mon  pauvre  monsieur...  il  n'est  pas  là... 

—  Loin?...  aux  Carrières?...  Il  va  rentrer  bientôt?... 
Répondez!... 

—  C'est  qu'il  est  parti  pour  Paris? 

—  Il  est... 

—  Parti  pour  Paris...  il  n'y  a  pas  une  demi-heure... 

—  Lui...  lui  1  me  laisser...  justement...  quand... 
Il  sanglotait. 

—  Aussi...  je  devais  l'avertir  plus  tôt...  avant  la  fin?...  Il 
est  parti  ?...  Mais  pourquoi  ?...  Qui  est-ce  qui  l'appelle?... 
Pas  pour  longtemps  au  moins?... 

—  Eh!  peut-être  .bien  huit  jours. 

—  Huit  jours!  —  Je  télégraphie...  Il  faut  qu'il  revienne... 
Il  reviendra...  On  a  l'adresse...  Courez  demander  La- 
dresse... 

Et  sans  tarder,  il  rédigea  en  lettres  tremblées,  la  dé- 
pêche. 

—  L'adresse?...  vite... 

—  Il  est  parti,  sans  rien  laisser... 

—  Comment  cela?  sans... 

—  Oui  !  Mme  Mellis  ne  l'a  pas...  Il  doit  écrire. 

—  Ah!  c'est  fini...  fini... 
IJ  ruisselait  de  larmes. 

—  Un  peu  de  patience...  Aussitôt  reçue,  vous   l'aurez,.. 

—  Mais...  quand...  reçue? 

—  Dame... 

—  Et  d'ici  là... 

Autour  de  lui.  sur  lui,  il  sentait  la  maison  funèbre, 
muette,  glaciale,  et  tout  près,  derrière  le  couloir  aux  deux 
m.inces  cloisons,  la  morte...  Ici?  sans  ami,  sans  paroles, 
seul?  La  solitude  le  prenait  comme  un  vertige.  L'angoisse 
du  matin  auprès  de  celle-ci  comptait-elle?  //  était  seul... 
Et  sa  détresse  épouvantée  ne  pouvait  qu'espérer  de  ne 
durer  pas  trop. 

—  Pourvu  qu'il  soit  rentré  pour  la  cérémonie...  encore... 
Elle  n'avait  lieu  que  le  surlendemain. 


«Oa  LA    REVUE    BLANCHE 

Daniel  Mellis  s'était  montré  lort  Sime  en  n'attendant 
point  la  voiture  publique,  employée  deux  fois  par  jour,  à 
heures  fixes,  au  service  du  chemin  de  fer.  Le  cabriolet  passa 
la  Seine,  frôla  Mosny,  suivit  hi  grande  route.  Le  plein  vent 
froid  s'engouffrait  dans  la  capote  relevée,  et  cinglait,  A 
chaque  borne  blanchissante,  Daniel  déposait  un  peu  de  son 
inquiétude.  Le  garçon  de  ferme  parlait,  de  voix  jeune  et 
joyeuse:  il  montrait  la  campagne  nue,  cultures  tardives  et 
labours...  La  jument  trottait.  Rouge  et  doré-,  le  bois  des 
Hêtres...  les  lignes  de  pâles  peupliers  en  avenue,  le  long 
de  l'étang;  un  château;  le  passage  à  niveau;  le  village 
d'Everly — et  son  cimetière...  Daniel,  nK)ins  distrait,  tourna 
la  tête.  La  plaine  encore  et,  dans  un  bouquet  d'arbres,  la 
petite  gare...  On  y  fut;  la  cour  était  vide;  au  jardin  clos  de 
haie  se  mouraient  de  roux  chrysanthèmes.  Nulle  sonnerie  : 
le  train  ne  passait  pas  avant  une  heure.  Allait-on  rattraper 
Daniel?  11  renvoya  la  voiture,  ilâna,  eul  deux  alertes, 
ne  respira  librement  que  lorsque  sur  la  \oie  tonnèrent  les 
wagons,  et  que  la  locomotive  comme  essoufflée,  s'arrêta 
brusque.  Alors,  quand  il  tint  bien  solidement  la  poignée 
du  premier  compartiment  venu,  qu'il  eut  hissé  d'un  coup 
sa  valise  et  lui-même,  sa  fuite  épouvantée  eut  la  saveur, 
soudain,  d'une  escapade...  Et  le  train  l'emporta,  rajeuni  de 
six  mois. 

A  l'autre  bout  de  la  même  banquette,  drapé  de  châles,  un 
monsieur  lisait  un  journal. 
Surtout,  point  de  conversation,  songea  Daniel... 

Mais  cette  simple  remarque  le  ramena  précisément  à  ce 
qu'il  voulait  oublier.  Aux  vitres  embuées,  les  paysages,  fon- 
dus dans  la  tombée  du  soir,  passaient.  Daniel  s'imagina  la 
pauvre  Mme  Lagarde  en  route  pour  Paris,  malgré  son  con- 
seil, entraînée  vers  la  paix  et  la  guérison. 

—  C'est  qu'elle  vivrait  maintenant... 

Le  remords  renaissait  plus  âpre,  sous  le  bec  à  liuile  jaune 
et  triste  qui  accusait  l'ombre  du  wagon  et  la  blancheur 
finissante  du  ciel.  Il  rêva  la  chambre,  une  crise,  Hélène,  le 
dernier  soupir,  les  draps  blancs...  Ln  flamme  du  plafond 
tremblait  au  bout  d'un  cierge. 

—  Et  elle  n"r"^t  plus... 


LK    CONSOLA  JKUJi  1  <>'5 

Daniel  ferma  les  veux. 

...  Était-il  parti  pour  cela?  Dans  une  nuit  complète  et 
sûre,  riieure  indécise  avait  disparu,  submergée.  Ne  pou- 
vait-il penser  plus  sainement  enfin  'r  Daniel  baissa  la  vitre. 
Avec  l'air  glacial  le  goût  de  la  santé  lui  vint   aux  lèvres. 

—  11  est  temps  de  guérir,  murmurait-il. 

11  se  reprenait  tout  entier,  dans  une  belle  ivresse  de  ré- 
volte. Le  but  de  son  départ  se  précisait,  s'élargissait.  C'était 
moins  fuir  des  scènes  désastreuses,  des  devoirs  pénibles, 
des  efforts  périlleux,  que  reconquérir  dans  son  plus  parfait 
équilibre  la  vie.  11  discuta.  11  répudia  la  morale  factice 
éveillée  au  fond  de  son  âme  contre  le  bel  instinct.  11  blas- 
phéma. 

—  Je  l'ai  tuée...  c'est  possible...  Je  suis  un  assassin... 
parfaitement.  Assassin...  assassin  —  et  je  m'en  fiche.  Si  on 
m'avait  laissé  tranquille  dans  mon  jardin...  je  ne  me  serais 
pas  trompé...  Quelle  idée!  me  demander  des  consultations... 
à  moi?''...  Est-ce  que  suis  médecin?...  Ah  1  ah!  ah  ! 

11  riait. 

—  Tout  ça',  c'est  la  faute  à  Lagarde...  S'il  ne  m'avait  pas 
surpris  un  premier  jour  par  des  pleurnicheries  que  je  ne 
lui  demandais  pas,  ça  ne  serait  jamais  arrivé...  S'il  n'avait 
pas  cru  bon  de  continuer  les  relations...  etc.,  etc.. 

Et  il  ne  se  disait  pas  : 

—  Mais  malheureux...  quand  donc  l'as-tu  arrêté,  éloi- 
gné?,.. Oublies-tu  que  dès  la  seconde  rencontre,  tu  l'as 
abordé  le  premier? 

Tl  négligeait  tous  les  faits  à  sa  charge  et  concluait,  cy- 
nique : 

—  Je  m'en  lave  les  mains... 

Sous  le  coup  du  plus  récent  événement —  et  le  plus  ter- 
rible —  une  réaction  salutaire  le  soulevait. 

—  Il  faut  oublier  ces  cinq  mois,  rageait-il, les  retrancher 
de  mon  existence...   à  coups  de   hache...  Je  me    libérerai... 

Sa  main  écrasait  son  genou.  Ingrat  : 

—  Je  dois  quelque  chose  à  Lagarde?...  C'est  lui  qui  me 
doit  tout...     Et  je  l'en  laisse  quitte...  Va-t-il   se   plaindre? 

Légers,  brutaux,  incessants,  nombreux,  comme  autant 
de  coups  de  marteau  sur  la  tête  d'un   clou,   les   arguments 


loi  LA    REVUE    BLANCHE 

frappaient.  L'égoïsme  ancien  rentrait  en  Daniel.  Par  tous 
ses  membres  il  sentit  courir  un  sang  vif  dont  puissamment 
battit  son  cœur...  11  se  pencha...  Ses  lèvres  et  ses  narines 
aspirèrent...  Il  n  y  avait  point  trop  d'air  pour  ses  poumons 
dilatés  démesurément...  Dans  la  nuit,  Paris  s'annonçait 
d'une  grande  lueur  roussàtre. 

—  Sept  heures...  Le  temps  a  passé  vite,   dit  Daniel. 
11  l'avait  si  bien  employé. 

Usines,  banlieue,  fortifications,  faubourgs,  murs  d'affi- 
ches, ponts  de  fer,  retentissement  des  voûtes  vitrées  et 
métalliques,  feux  rouges,  sifllements,  entrecroisement  des 
rails...  On  débarquait...  Daniel  se»  souvenait  de  son  pre- 
mier voyage,  encore  enfant...  Une  griserie  voletait  dans 
sa  cervelle  rafraîchie...  Et  il  fut,  sur  les  grandes  marches  de 
la  gare,  dans  l'éblouissement  de  la  place  où  convergeaient 
les  larges  voies,  sa  valise  posée  près  de  lui   en  arrêt. 

Il  n'avait  jadis  vu  Paris  qu'îi  travers  l'obscur  regret  d'Ar- 
gentières.  Ce  lui  était  une  révélation.  Subitement  il  recou- 
vrait ses  sens,  avec  intacte  leur  délicatesse,  entier  k'  ir  pou- 
voir. 11  les  exerçait  sur  le  champ  à  la  perception  multiple 
des  bruits  et  des  lueurs  :  passants,  voitures,  cycles,  mou- 
ment  perpétuel  sans  lois...  Ils  s'essayaient,  s'étonnaient, 
s'attardaient...  Leur  jeune  joie  allait  jusqu'au   vertige. 

—  Où  descendrai-je  ?... 

Au  fait...  Point  chez  la  tante  de  Montrouge,  bien  sûr... 
A  l'hôtel,  naturellement  —  etleplus  proche. — Sur  les  bal- 
cons, des  noms  dorés  luisaient: 

—  Hôtrl  de  Fraiwr...  va  pour  celui-là... 

Il  fut  tût  installé  dans  une  vaste  chambre  qui  donnait 
par  une  fenêtre  sur  la  place,  par  l'autre  sur  la  petite  église 
Saint-Laurent.  Il  la  jugea  très  confortable  et  redescendit 
pour  dîner.  Son  costume  provincial  manquait  quelque  peu 
d'élégance,  mais  il  y  suppléait  par  la  majesté  de  sa  taille  et 
certaine  allure  de  gentilhomme  campagnard,  qu'il  exagé- 
rait à  plaisir.  Il  avait  faim.  Il  élut  aux  grands  boulevards 
un  grand  restaurant,  y  dîna  cher,  capable  de  toute  folie,  et 
repu  des  plus  extraordinaires  nourritures,  il  sortit  en  plein 
épanouissement. 

Plus  que  le  vin,  le  grisa  la  foule...  L'air  brûlait...  Le  feu 


LE    CONSOLATEUR  lO  ) 

serpentait  sur  les  toits...  D'étincelles  d'or  ou  de  coulées 
blanches  se  paraient  les  façades  et  les  vitrines...  Des  bras- 
series débordaient  aux  lisses  trottoirs  que  piétinait  tout  un 
lent  peuple...  Cris  de  camelots,  propos  de  jeunes  gens, 
rires  de  femmes,  choc  des  soucoupes  au  marbre  des  tables; 
une  rumeur  indistincte  l'enveloppait,  ainsi  qu'une  tour- 
novante  fumée...  Frôlements,  coudoiements  et  heurts,  la 
cohue  le  pressait,  le  poussait,  le  portait —  11  chancela 
d'ivresse. ..Son  exaltation  atteignait  tout  d'un  coup  à  un  pa- 
roxysme si  aigu,  qu'il  la  dut  reposer,  amollir  un  instant  à 
la  première  terrasse  rencontrée. 

Il  faisait  tiède..,  Le  café  était  doucemenf  amer...  La  mé- 
lodie tremblante  et  miaulée  d'une  valse  célèbre  s'exhalait 
de  la  salle,  s'atténuait,  puis  s'affirmait...  •  Le  torrent  des 
êtres  touchait  la  table...  Daniel  s'v  replongea  bientôt...  Il 
frôla,  coudoya,  heurta,  les  veux  avides,  virant  de  la  tête, 
ou  du  buste,  ou  de  tout  le  corps, eour  n  p  perdre  rien  !  O 
spectacle  fugace  et  renouvelé;  o  marée  de  chair  anonyme 
et  sans  conscience  :  se  savait-il  parmi  des  hommes?  Que 
savii-it-il,  pressé,  poussé,  porté?  Des  bouffées  de  sons  l'ef- 
fleuraient, des  clartés  crues  forçaient  son  âme...  —  Devant 
le  noir,  il  rebroussa  chemin... 

Et  de  nouveau,  en  sens  inverse,  plus  rapide,  il  suivit 
l'éclatant  trottoir...  Obstacles  ni  contacts  ne  pouvaient  mo- 
dérer sa  fougue...  Il  frémissait  d'une  émulation  physique 
qu'i  le  faisait  s'élancer,  se  glisser,  séparer  les  couples,  de- 
vancer tour  à  tour  chacun.  Ses  pas  doublaient  d'ampleur 
et  de  nombre.  Par  toute  sa  chair  glissait  l'électricité  de  la 
foule.  Il  venait,  revenait,  passait  et  repassait,  sans  but  que 
celui  de  se  sentir  vivre...  Avait-il  jamais  tant  vécu? 

'<  Tant  >/.  qu'il  fut  las.  Alors  il  rentra,  s'enfouit  dans  son 
lit,  souffla  la  Oamme  et  se  disposa  à  dormir.  Sur  le  point 
de  perdre  conscience,  il  s'aperçut  qu'il  avait  négligé  d'écrire 
à  Mme  Mellis. 

—  Aujourd'hui  ou  demain...  n'importe...,  ronfla-t-il  sans 
plus  de  regret. 

A  huit  heures,  frappa  le  garçon'  :  il  apportait  avec  les 
chaussures  cirées,  le  chocolat. 

—  C'est  bien,  posez-le  sur  ma  table... 


Io(>  KA    KEVUls:    llLAiNCJlK 

Et  Daniel  retomba. 

Bien  réveillé,  debout,  il  trouva  son  chocolat  froid,  — 
mais  le  but  quand  même.  Le  soleil  lavait  les  marches  de 
l'église.  Le  ciel  promettait  un  beau  jour.  Comme  il  sortait, 
rayonnant,  sur  la  porte,  il  se  souvint  —  et.  dans  le  bureau 
de  l'hôtel,  griffonna  deux  mots  à  la  hâte. 

'■'  Ma  chère  mère, 

'^  J'ai  dû  partir  en  ton  absence,  sans  t'embrasser.  Par- 
•"  donne-moi.  Mais  j'étais  attendu.  Je  ne  puis  guère  te  dire 
»  combien  de  temps  je  resterai  ici.  Tout  cela  dépendra  de 
'<  mes  affaires.  D'ailleurs  je  tetiendrai  au  courant.  A  bien- 
'<  tôt.  —  N'aie  nul  souci  de  moi  :  rien  de  grave. 

''  Mille  baisers. —  Daniel. 

"  P.  S.  Je  suis  descendu  à  Thôtel  de  France,  boulevard 
de  Strasbourg.  ;/ 

Il  chantonnait. 

—  Une  corvée  de  moins... 

Paris  le  reprenait  d'une  autre  fièvre.  Les  rues  palpitaient 
non  plus  d'f.isiveté,  mais  d'aftairement.  Serviettes,  toiles, 
cartons,  fardjaux,  messieurs  graves,  gamins,  trottins.  com- 
missionnaires, l'écheveau  était  bigarré  et  joveux  de  ces  ac- 
tivités emmêlées.  Daniel  lui-même  se  pressait,  comme  si 
l'attendait  la  plus  sérieuse  besogne.  Il  dut  v  croire.  Et,  à 
l'exemple  de  certains,  il  s'accorda  un  temps  de  repos  au 
soleil.  L'apéritif  traîna  jusqu'à  midi  et  la  demie,  le  déjeu- 
ner passé  deux  heures. 

Digérant,  étalage  par  étalage,  il  descendit  l'avenue  de 
rOpéra  large  et  blonde.  La  limpidité  des  glaces  sans  tain, 
les  chatoiements  des  soies  froissées,  l'arrangement  symé- 
trique des  gants  ou  des  chaussures  exposés,  la  fraîcheur 
des  chapeaux,  l'invention  des  robes,  et  l'or  de  chaque  en- 
seigne accrochant  le  soleil,  tcnit  surprit  et  flatta  son  com- 
plaisant regard.  Les  fontaines  jouaient.  Les  places  sem- 
blaient infiniment  vastes.  A  chaque  porte  du  grand  magasin 
qu'il  longea,  soufflait  comme  une  haleine  chaude.  On  en- 
trait :  il  entra,    il    subit   l'étouffement  et   b's  bousculades. 


LE    CONSOLATEUR  i  <>7 

traversa  des  halls  noirs  de  monde,  criards  et  clairs  d'étof- 
fes, et  houleux,  baigna  dans  les  délices  parfumées  que  ré- 
pandaient savons,  essences,  fards,  s'en  imprégna...  Sur  les 
phinchers  roulants  et  dans  les  ascenseurs,  par  les  escaliers 
et  les  galeries,  il  se  perdit  gaiement.  Tapis,  meubles  et 
porcelaines,  on  lui  offrit  de  tout,  il  n'acheta  de  rien...  Et 
dans  le  tumulte  des  caisses,  il  sortit,  les  sens  à  tel  point 
comblés,  quil  en  méprisa  la  pauvre  nature. 

Le  pont  tremblait.  La  Seine  était  mauve  et  lamée.  Les  ba- 
teaux-mouches filaient  entre  les  chalands.  Daniel  s'accouda, 
puis  par  des  rues  grises,  gagna  le  Luxembourg,  promenade 
aimée  de  jadis,  au  temps  de  son  nostalgique  séjour.  Mais 
il  n'v  chercha  point  les  coins  de  paix  rêveuse.  Il  laissa  les 
bancs  écartés  sous  les  feuilles  mortes  dormir,  et  les  dahlias 
se  figer  autour  des  bassins  immobiles.  Il  préféra  la  terrasse 
bruyante  où  mollissait  un  peuple  enfantin  d'étudiants  et  de 
filles,  dans  l'atmosphère  rose  qu'enchantait  le  jour  finis- 
sant. 11  imita  ce  qu'il  vit  faire,  traîna  sa  canne,  et  sans 
pensée  mauvaise,  dévisagea...  N'était-il  temps  de  commen- 
cer la  vie  de  fête?  Il  dîna  au  quartier  latin,  but  et  fuma, 
suivit  les  jeux,  écouta  les  plaisanteries,  rit  et  rougit,' s'excita 
même,  et  ne  consentit  à  sortir  que  lorsque  ferma  le  calé. 
Mais  il  se  vit  loin  de  l'hôtel,  en  pleine  nuit,  sollicité  par  une 
femme...  peut-être  belle...  Et,  moins  par  goût  que  par  com- 
modité, —  elle  habitait  si  près!  —  il  la  suivit  chez  elle... 

Telle  fut  sa  première  journée.  La  seconde  lui  ressembla, 
puis  la  troisième,  malgré  quen  différât  l'emploi...  Les  rues 
changeaient,  et  les  jardins,  et  les  boissons,  et  les  mets,  et 
les  atmosphères,  —  nullement  Daniel.  Sa  surprise  inces- 
sante entretenait  sa  joie...  Paris  l'enveloppait,  l'absorbait, 
l'aveuglait  sur  ce  qui  n'était  point  la  minute  présente. 
Ainsi  avait  fait  longtemps  la  nature,  au  temps  d'une  loin- 
taine enfance.  Il  renaissait  instinctif  au  sein  de  l'artificiel... 
Il  rentrait  à  pas  lents,  d'un  mauvais  lieu  public...  Sa 
fatigue  était  bonne...  Trois  heures  allaient  sonner.  Dans 
sa  case,  entre  son  bougeoir  et  sa  clef,  il  trouva  une  lettre... 
Il  la  prit,  la  pesa,  l'examina  sur  les  deux  faces  —  et  sou- 
dain grimaça...  Il  s'éveillait  au  plus  doux  de  son  rêve, 
brusquement,  comme  sous  un  jet  d'eau  glacée. 


loS  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Ma  mcre?...  quoi?...  que  me  veut-elle?... 
11  monta.  Des  souvenirs  grouillaient,  confus. 
N'avait-il  rompu  toute  attache  avec...?  11   ne  dirait  pas 

quoi  I 

—  Dormons  d'abord...  nous  la  lirons  après... 

11  la  posa  intacte  sur  la  table, se  dévêtit  précipitamment, 
sombra  dans  un  sommeil  paisible... 

Au  saut  du  lit,  comme  il  se  promenait  de  long  en  large, 
en  pantalon  et  en  pantoufles,  souriant  à  la  glace,  à  la  fenê- 
tre, tripotant  machinalement  les  petits  objets  posés  sur  la 
table,  sa  montre,  sa  boîte  d'allumettes,  son  portemonnnie, 
il  toucha  la  lettre. 

—  Tiens!  encore?... 

11  1  imaginait  envolée...  L'ouvrirait-il?  Dans  un  mouve- 
ment  d  impatience,  il  la  faillit  déchirer  et  jeter  au  vent... 
Que  venait-on  le  déranger? 

—  Finissons-en  ! 

Il  l'arracha  de  l'enveloppe,  déjà  froissée,  et  lut.  les 
lèvres  bourdonnantes  : 

''  Mon  cher  Daniel, 

«  Ton  brusque  départ  m'a  surprise...  C'est  la  première 
'<  fois  que  nous  nous  quittons  de  cette  façon.  De  pressantes 
''  affaires  t'appelaient,  me  dis-tu.  Les  affaires  avant  tout. 
"  J'espère  qu'elles  ne  te  tiendront  pas  éloigné  trop  long- 
"  temps.  Je  ne  suis  pas  habituée  à  ton  absence. 

«  Sans  lesavoir,  tu  t'es  épargné  un  triste  spectacle.  Pour 
"  être  un  peu  tardive,  la  nouvelle  que  je  te  transmets  ne  t'en 
'''  bouleversera  pas  moins.  Depuisque  j'ai  appris  dans  quelle 
''•'  intimitétu  vivais  avec  M.  Lagarde...  j'hésite  à  le  rensei- 
''.  gner  si  brutalement...  Il  s'agit  de... 

—  Je  bais,  dit  Daniel,  bce. . 
"  ...  de  sa  femme... 

—  Inutile  de  continuer... 
Il  lut  encore  : 

'-'  Sa  pauvre  femme  est  morte...  //  * 

Et,  froidement,  sans  parcourir  le  reste  de  la  lettre,  bans 
même  tourner  la  page  pour  juger  des  proportions  du  récit. 


LE    CONSOLA.ÏEUR  i"o 

il  replia  la  double  feuille  el  la  rentra  dans  l'enveloppe.  Sa 
main  ne  tremblait  pas.  11  souriait.  Les  malheurs  de  Lagarde 
avaient  fui  sa  pensée.  Lautomne  ensoleillé  de  Paris  le 
requiérait  tout...  Et  sortant,  avec  les  autres  objets  semés 
sur  la  table,  il  ramassa  la  lettre,  sans  la  voir. 

Le  bitume  sonnait.  11  semblait  élastique.  Daniel  se  lais- 
sait rebondir  de  pas  en  pas...  11  visita  deux  monuments, 
osa  une  laiteuse  absinthe,  et  préféra  pour  une  fois  —  d'au- 
tant que  s'épuisait  sa  bourse  —  aux  restaurants  élégants 
mais  solitaires,  le  tumulte  d'un  vaste  établissement  où, 
sur  d'innombrables  tables  serrées,  des  bonnes  en  coquet 
bonnet  blanc,  servaient  une  bourgeoise  nourriture.  Dans 
ce  tintamarre  de  voix,  de  faïence  et  d'argenterie,  il  crut 
manger  non  plus  seulement  pour  lui-même,  mais  pour 
tous,  et  cette  sensation  nouvelle  le  dilata   de   satisfaction. 

Allant  paver,  il  s'aperçut  qu'il  manquait  de  monnaie... 
Il  atteignit  son  portefeuille,  et  en  tira  un  billet  de  cent 
francs  qu'il  tendit.  En  même  temps,  sans  y  prendre  garde, 
il  venait  de  sortir  la  lettre... 

—  Je  lai  donc  emportée,  dit-il. 

Traîtresse,  une  curiosité  inexplicable  le  piquait...  11  pou- 
vait bien  finir  la  lettre,  en  digérant...  Qu'en  craignait-il? 
Son  estomac  gonflé  le  rendait  incapable  de  défiance...  Naï- 
vement, ir  reprit  donc  sa  lecture  au  point  même  où  il  La- 
vai', le  matin  suspendue. 

<'  ...  Sa  pauvre  femme  est  morte.  Tu  n'étais  pas  parti  de- 
«  puis  une  demi-heure  que  U  malheureux  t'envoyait  chér- 
ir, cher.  11  ne  pouvait  pas  croire  à  ce  brusque  départ.  Par 
<".  trois  fois,  il  me  tit  demander  ton  adresse,  et  ta  lettre, 
<-'  hélas  !  n'arriva  qu'au  matin  de  la  cérémonie,  quand  il 
«  était  trop  tard  pour  que  tu  y  vinsses  assister. Je  crus  de 
<f  mon  devoir  d'}'  aller  à  ta  place.  O  mon  cher  Daniel,  je 
«  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  lamentable  !.  Aucun  parent 
'r  n'était  présent  ;  les  Lagarde  en  ont  très  peu  du  reste. 
<■<  et  tous  très  éloignés  :  à  peine  quelques  voisins  et  quel- 
<■<  ques  fournisseurs.  Le  convoi  était  de  troisième  classe, 
«  sans  fleurs  qu'un  bouquet  de  notre  jardin.  M.  Lagarde 
'<  avait  voulu  accompagner  sa  femme  jusqu'à  sa  dernière 
«  demeure  ;    il    n'était    pas    reconnaissable   :  j'ai    su  qif'il 


Iio  I.A    HKVLl':     liLANCHE 

«  n'avait  pas  cessé  de  pleurerdedeuxjours.il  se  trouvait 
«  si  faible  que  le  médecin,  M.  Grandjean,  a  dû  lui  donner 
'f  le  bras  tout  le  long  du  chemin  :  il  s'est  presque  évanoui 
'<  au  cimetière...  Pourtant,  il  s'est  tenu  à  la  porte,  suivant 
*f  l'habitude,  pour  remercier;  il  serrait  les  mains  mécani- 
<f  quement,  comme  en  songe,  mais  quand  il  a  tenu  la  mienne, 
'<  son  visage  s'est  éclairci  ;  il  a  pleuré,  balbutié,  j'ai  cru 
'<  comprendre  qu'il  me  suppliait  de  venir  chez  lui  au  plus 
'<  tôt  :   il  voulait   me  parler.  Donc   après   déjeuner...  /> 

Daniel,  à  plusieurs  reprises  avait  tenté  de  s'arrêter.  Mais 
le  récit  le  prenait,  Tentraînait  comme  à  la  suite  du  char 
funéraire,  toujours  plus  loin.  Il  détourna  les  yeux.  La 
bonne  rapportait  la  monnaie  :  il  la  prit  sans  compter, 
oubliant  le  pourboire.  Sur  la  blancheur  du  papier,  les 
petits  signes  courants  l'attiraient.  Il  reprit  : 

'(  Donc,  après  déjeuner,  un  peu  étonnée  de  cette  prière, 

'<  je  fus  aux  promenades.  M,  Lagarde  me  reçut  comme  une 

'■''  parente,  sans  souci  d'étouffer  ses  sanglots  ou   de    cacher 

H.  ses  larmes.  11  me  dit  le  désespoir   où    l'avait  plongé  ton 

ft  absence.    J'en  eus    vite   l'explication,  car  voici  qu'il    me 

''  raconta  tout  ce  que  tu  me  tais,  vilain  fils,  depuis  si  Ion g- 

*■''  temps;  votre  amitié,  votre  intimité,    le   grand  rôle  que  tu 

«  asaccepté  envers  lui...O  mon  enfant,  tu  sais  à  quel  point 

<*■  je  t'aimaisî  sa  confidence  a  presque  doublé  ma  tendresse! 

<<  je  te  croyais   bon    de  cœur,   certes,   mais   insouciant,  en 

f  tout  cas  nullement  capable  d'une  abnégation  aussi  persévé- 

^  rante  :  tu  peux  en  être    fier,  j'en  suis  fière  pour  toi.  Ah  1 

"  oui!  mon  Daniel,  la  consolation   est  un  noble  emploi,  le 

"  plus  noble   qu'on  puisse  faire  de  son  existence.  Je  ne  te 

^'  reprocherai  plus,  au  fond  de   moi,    la  vie   oisive    que    tu 

*f  menas  de  longues  années  :  ton  dévouement  soudain  l'aura 

^  rachetée  tout  entière.  Je  comprends  maintenant  la  trans- 

''  formation  de  ton  caractère,  ton  humeur,  les  tristesses... 

'<  Tu  as  consenti  vaillamment  à  souffrir  pour  un  autre  ;  de 

''  rien  je   ne   pourrais   te   louer  davantage.    C'est  là  toute 

<f  notre  religion   :  je  ne  désespère  point  de  t'y  voir  reve- 

*:  nir,  tu   en  es  digne.  —  Mais  quelles  joies  profondes  ont 

■f  dû  compenser  ces  épreuves!  comme  tu  as    dû    te    sentir 

*•  grandi  et  fortifié  à  souffrir  de   telles   souffrances! 


I,E    CONSOLATEUR  i  i  i 

-'''  Tu  ne  m'as  jamais  entendu  te  parler  ainsi,  mon  cher 
''  Daniel.  J'ai  gardé  ma  foi  renfermée.  Je  te  pensais  si  peu 
''  en  état  de  la  bien  comprendre  1...  Peut-être  en  cela  eus-je 
"  tort  :  j'aurais  pu  éveiller  plus  tôt  en  ton  âme  cette  ad- 
'■'  mirable  charité  à  laquelle  ces  mots  ne  peuvent  plus  désor- 
f  mais  paraître  insensés.  Tu  as  appris  qu'il  n'y  a  pas  seu- 
'■'  lement  du  bonheur  en  ce  monde  ;  le  tien  te  paraissait 
^  trop  grand;  j'admire  que  tu  l'aies  aussi  résolument  voulu 
"  payer.  Mais  aussi,  que  ne  m'en  as-tu  donc  instruite  à  To- 
^  rigine?  Je  t'aurais  soutenu,  excité,  allégé  dans  ta  lourde 
■»■  tâche  ;  sois  sur  que  je  ne  t'y  abandonnerai  pas  désormais. 

^  Rentre  au  plus  tôt  ;  j'ai  fait  la  promesse  à  M.  Lagarde 
'/  de  t'en  prier  et  de  t'v  décider.  Il  patientera  quelque  peu: 
^'  je  lui  ai  déconseillé  de  te  renseigner  par  dépêche  ;  l'en- 
'f  terrement  passé,  ta  présence  est  moins  immédiatement 
-'-'  nécessaire.  Cependant  hâte-toi  d'en  finir;  le  malheureux 
'■<  réclame  ton  appui,  sache-le  bien  :  cela  suffira  à  te  faire 
"''  revenir  vite.  Ainsi,  tu  combleras  en  même  temps  de  joie 
"  une  mère  ravie  et  qui  n'aspire  plus  qu'à  embrasser  son 
«  vrai  fils,  enfin   retrouvé.  —  madeleine  >lellis.  » 

Daniel  n'osait  lever  les  yeux.  Il  se  sentait  dans  une 
atmosphère  nouvelle.  Il  redoutait  de  ne  plus  reconnaître 
les  visages  humains...  Le  cliquetis  d'assiettes  lui  fit  peur... 
Et  sans  savoir  qu'il  eût  marché,  il  toucha  la  porte. —  L'air 
llecœura...  Une  sueur  huila  ses  membres.  Son  estomac  pe- 
sait, au  point  de  le  gêner.  Il  échoua  à  la  terrasse  la  plus 
proche. 

Alors  dans  son  cerveau  le  tumulte  éclata.  Le  récit  de 
l'enterrement,  l'homélie  de  Mme  Mellis,  des  phrases  encore 
et  des  phrases,  mêlées,  choquées,  sans  ordre  ni  précision 
retentirent...  Un  trouble,  un  désespoir  grandi  de  toute  l'al- 
légresse de  ces  dernières  journées,  prenait  possession  de 
Daniel.  Des  mots  coulaient  jusqu'à  ses  lèvres,  malgré  lui. 

—  Je  paie  ma  joie,  murmura-t-il.] 

11  s'entendit.  Un  sursaut  d'indignation  le  secoua. 

—  Ah  !  ah  1  ah  1  je  récite  la  lettre  maintenant... 
Il  rougit.  Le  sang  sembla  lui  dicter  sa  riposte. 

—  Et  alors  je  n'ai  pas  le  droit  d'être  heureux?  Ah  I  ah  ! 
ah  î  Je  veux  être  heureux...  moi...  je  veux... 


112  La  revue  blanche 

Il  ébranla  d'un  coup  de  poing  la  table. 

—  \'oilà,  dit  le  garçon  accourant  empressé. 

—  Non.  ce  n'est  rien... 

Mais  il  en  profita  quand  même  pour  régler  la  consomma- 
tion. A  la  faveur  de  la  liqueur  alcoolique,  en  lui  montait 
une  grande  lumière.  11  se  faisait  logique,  discuteur  et  ver- 
beux. Des  ricanements  coupaient  ses  phrases. 

—  Je  vous  demande  un  peu  !  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce 
prêche  ?  Elle  me  prend  pour  un  saint  !  Pas  possible!  pour 
un  martyr!  ah!  ah!  Quelque  chose  comme  un  consolateur 
par  vocation.  Elle  croit,  ma  foi!  que  ça  m'amuse.  Elle  le 
croit!  elle  le  dit!  et  tout  le  monde  va  le  croire,  bientôt! 
Non!  non!  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  fils  qu'elle  retrouve? 
11  est  perdu,  ma  brave  femme,  bien  p^rdu,  et  il  ne  veut  pas 
se  retrouver... 

Il  se  leva.  Du  haut  en  bas  de  l'avenue  les  voitures  ruisse- 
laient, vernies,  comme  les  gouttelettes  d'une  cascade  dans 
la  lumière.  Les  fiacres  rasaient  les  trottoirs.  Des  pommes 
rougissaient  sur  un  étalage  roulant.  Des  équipages  décou- 
verts emportaient  des  dames  noyées  de  fourrures  vers  des 
quartiers  de  luxe  et  de  coquetterie.  Des  commis  riaient 
haut.  Un  mendiant  chantait.  Et  Daniel  marchait  droit,  le. 
regard  empli,  puisant  dans  la  foule  des  rues  une  indifférence 
facile  et  répétant  non  sans  plaisir  : 

—  Lagarde?  Ah!  il  peut  m'attcndre  aussi,  celui-là...  Je  ne 
suis  pasencorcà  Argentières... 

CHAPITRE    \'ll 

DANIEL  s'ennuie,   .\CHÉTE   UN    PLAT  ET  QUITTE  PARIS. 

Daniel  connut  Paris,  quartier  par  quartier,  rue  par  rue. 
Il  aima  le  doux  glissement  des  bateaux-mouches,  entre  les 
quais  surélevés;  il  s'assourdit  aux  caisses  d'omnibus  reten- 
tissantes :  il  respira  le  plein  air  des  impériales,  —  et  de  là, 
comme  d'une  mobile  colline,  il  embrassa,  à  vol  d'oiseau,  la 
profondeur  des  boulevards  en  fuite  et  l'ampleur  étale  des 
places...  Mêlé  au  peuple  des  faubourgs,  il  s'amusa  de  la 
sortie  des  ateliers  joyeuse  et   bleue;   il  attendit  autour  des 


LE    CONSOLATEUR  Il3 

bouillantes  fritures,  dans  l'odeur  grasse;  il  eut  son  cornet 
de  pommes  de  terre  dorées,  —  et  se  brûla,  glouton  :  ainsi, 
quelque  gâteau,  par  sa  couleur  ou  par  sa  forme,  l'attirait 
dans  une  pâtisserie;  ainsi  sous  les  stores  bas  d'un  café,  le 
parfum  de  plantes  mouillées  qui  montait  des  apéritifs. 

Ce  jour  là,  ayant  traversé  deux  musées,  grimpé  au  Sacré- 
Cœur  pour  jouir  du  panorama  delà  ville,  arpenté  les  bou- 
levards extérieurs,  et  dîné  fort,  il  sentit  dans  son  inactive 
pensée,  bouger  un  souvenir.  Il  n'eut  pas  un  geste  d'humeur. 
Ingénument,  il  crovait  avoir  appris  par  '<la  lettre  »  la  mort 
de  Mme  Lagarde,  et  il  s'apercevait  soudain  qu'il  n'avait 
pas  encore  envoyé  au  pauvre  homme  les  condoléances 
d'usage.  A  cela  se  bornait  son  inquiétude. 

Donc,  sur-le-champ,  sans  effort  ni  crainte,  il  rédigea  une 
lettre  décente,  signa,  relut  —  et,  brusquement,  la  mit  en 
deux,  d'une  seule  déchirure.  La  conscience  lui  revenait. 
Il  s'étonna  de  la  sécheresse  de  ces  mots,  à  l'instant  tracés 
par  lui-même.  A  un  ami  ?  —  il  s'en  souvenait  seulement;  — 
à  Lagarde?  11  recommencerait. 

Mais,  en  face  d'une  autre  feuille  à  quadrillage,  il  sentit 
son  inspiration  comme  gênée.  Sa  main  manquait  de  point 
d'appui,  ses  doigts  de  jeu.  Ce  qu'il  faisait  avait  quelque 
importance...  Cependant,  il  se  possédait  trop,  pour  en  pou- 
voir être  affecté.  Il  s'entêta,  se  tint,  sut  bientôt  peser  cha- 
que idée,  chaque  terme,  suivant  l'obscur  souci  de  ne  surtout 
point  se  lier.  Il  dosa  l'attendrissement  avec  la  plus  extrême 
minutie;  son  émotion  sonna  faux  :  il  fut  satisfait. 

«  Mon  pauvre  ami, 

«  Ma  mère  m'apprend  l'affreux  dénouement,  il  m'atterre. 
<'  J'avais  laissé  votre  femme  dans  un  état  plutôt  meilleur. 
'<  Pouvais-je  me  douter  que  je  ne  la  retrouverais  pas  vi- 
'<  vante?    etc.,   etc 

'<.  Comme  vous  avez  dû  souffrir  1  comme  vous  devez  souf- 
«  frir  encore  !  Ah  I  j'ai  bien  pensé  à  vous,  croyez-le,  mal- 
«  gré  la  distance...  etc.,  etc 

«  Je  voudrais  revenir  bientôt,    mais,  hélas  !    d'importantes 

8 


Il,  LA    HEVUE    BLANCHE 

^<  affaires  me  retiennent,  et  je  n'en  prévois  pas  la  lin.  W.)us 
f'  êtes  trop  bon  pour  m'en  avoir  de  la  rancune.  N'en  suis- 
»  je  pas  le  premier  désole?...  Allons,  du  courage,  mon 
"  pauvre  ami,  du  courage  :  vous  en  avez  fait  preuVe,  c'est 

'<  le  nioment  d'en  montrer  encore...  etc..  etc 

ff  11  nest  en  mon  pouvoir  de  vous  dire  rien  d'autre,  sinon 
*<  que  je  demeure  votre  profondément  dévoué.  —  Daniel 
^.  Mellis.  >/ 

Il  omit  de  donner  son  adresse,  sciemment,  (Mme  Mellis 
l'avait  déjà  transmise)  —  et.  la  lettre  à  la  boîte,  n'y  sc^ngea 
plus.  Le  vacarme  parisien  étouffa  encore  une  fois  ses  pen- 
sées. 

...  Ce  ne  fut  que  deux  jours  après,  qui!  lui  \'int  à  I  es- 
prit de  répondre  à  sa  mère.  D'abord,  il  résolut  de  lui  con- 
fesser, en  cvnique,  ses  réels  sentiments  à  l'endroit  de 
Lagarde,  la  secrète  raison  de  leur  intimité,  sa  chère  insou- 
ciance toujours  vivace.  Mais  l'idée  d  aborder  si  précisément 
cette  question  lui  fit  craindre  de  ranimer  en  lui  un  souve- 
nir mourant  et  une  colère  presque  éteinte.  11  écrirait,  sans 
doute,  mais  pour  ajourner  S(^n  retour,  plaindre  le  veuf  en 
termes  vagues,  et  se  taire  sur  l'absurbe  homélie  d'une  mère 
par  trop  chrétienne.  A  celle-ci  d'interpréter  cette  réserve. 
11  fit  ainsi. 

11  dut  bien  faire,  car  à  ses  deux  réponses  les  réponses 
tardèrent,  tant  de  Lagarde  fâché  ou  sans  courage,  que  de 
Mme  Mellis  déconcertée  ou  devinant.  Au  reste,  Daniel 
n'attendait  guère.  Les  jours  passaient,  tumultueux...  \"rai- 
ment.  il  ne  pensait  point  devoir  rentrer  de  longtemps  à 
Argentières...  Mais  tout  à  vixre  ou  s'étourdir,  pensait-il, 
même  ? 


—  Un  soir.au  promenoir  d'un  music-hall  en  vogue,  Da- 
niel eut  une  "  absence  //  :  le  temps  d'une  seconde,  il  cessa 
de  voir,  d'entendre  et  de  sentir...  Mais  repris  aussitôt  par 
l'atmosplière  ardente,  les  feux  et  le  spectacle  bigarré,  à 
peine  s'il  la  constata. 

—  Le  lendemain,  traversant  un  pont  il  reçut  un  choc 
brusque.  11  '^'éveilla.  Dormait-il  donc?  et  si  tôt.  Irais  lavé. 


LE    CONSOLATEUR  lU 

au  sortir  de  sa  chambre?  Ce  semblait  être.  Le  passant  dans 
qui  il  s'était  butté,  jurait,  injuriait.il  s'éloigna  vite,  lucide, 
mais  évitant  d-approfondir. 

—  Rentrant  chez  lui  de  nuit,  après  une  de  ces  prome- 
nades Trénétiques  pour  lesquelles  il  trou\ait  toute  soirée 
trop  courte,  il  Tut  plus  las.  11  déposait  sa  montre  sur  la 
table: 

—  Onze  heures?^... 

^'oilà  bientôt  huit  Jours  qu'il  ne  se  couchait  plus  qu'a 
minuit  et  demie,  et  encore  à  regret! 

—  Arrêtée!...  —  Non...  Comment?... 

Elle  chantait  à  son  oreille...  Onze  heures  !  Pourquoi  être 
déjà  rentré?  pourquoi  si  las  déjà?  Néamoins  il  dormit. 

Mais,  les  jours  qui  suivirent,  son  attention  éveillée  s'ob- 
serva presque  malgré  lui.  Il  se  surprit  à  rêvasser,  ou  à  s'ab- 
straire, —  peu  de  temps,  mais  souvent,  et  lorsque  tout  le 
sollicitait  alentour.  Au  théâtre,  au  café,  une  parole,  un  geste 
le  tiraient  d'une  fugitive  torpeur,  dont  il  prenait  soudain 
amère  conscience...  Et  quoi  ?  S'ennuyait-il? —  Non!  non! 
Cette  simple  question  soulevait  sa  révolte...  Tous  ses  sens 
se  rouvraient,  poreux.  Et  l'heure  d'après  les  pénétrait  davan- 
tage de  joie...  S'ennuyer?  11  riait,  grisé...  Ah  !  ah  !  ah  !  La 
preuve  était  faite. 

Et  pourtant,  bientôt,  il  dut  à  une  passagère  clairvoyance 
de  constater,  oh  !  tristement,  que  s'épuisait  l'objet  de  ses 
étoiinements...  La  secousse  comme  électrique  dont  naguère 
vibraient  ses  sens  à  tout  contact,  semblait  de  jour  en  jour 
atténuée... 

—  On  ne  peut  toujours  découvrir  —  disait-il,  plutôt  que 
cie  franchement  s'avouer  une  naissante  indifférence  aux  plus 
neuves  des  découvertes...  Et  il  se  contentait  de  ce  bonheur 
moven,  en  attendant. 

Or.  un  soir,  il  bâilla,  s'étira,  renrersé  sur  la  banquette 
d'un  café,  et  il  comprit  sa  lassitude. 

—  D'où  vient-elle?  N'ai-je  point  tout  ce  qu'il  me  faut  ici  ? 
Que  me  manque-t-il?  Rien... 

Répondu  trop  vite  !  Il  se  reprit. 

—  11  manque  quek][ue  chose  à  ma  vie...  voilà...  Mais 
quoi  ? 


"^  LA    REVUE    BLANCHE 

Il  se  força  à  une  mémoire  lointaine. 

—  Argentières?...  Je  jardin?...  les  champs? 

Certes  non.  A  évoquer  les  si  familières  images  du  perron, 
du  puits,  de  la  haie,  il  peina'it.  Alors  quoi? 

—  Ma  mère  ?... 

Justement,  il  venait  d'en  rece\-oir  une  autre  lettre  aimante 
et  sans  morale  celle-là.  11  la  voulut  relire';  en  bon  fils  même, 
il  s'attendrit,  —  mais  reconnut  que  sa  présente  affection 
se   satisfaisait  de  ces  lignes. 

—  C'est  peut-être  l'amour!  plaisanta-t-il  ;  qui  sait? 
Et  l'idée  s'envola. 

Elle  revint,  précise,  le  lendemain  matin,  peu  après  son 
réveil.  Le  lit  était  profond.  Une  demi-obscurité  enfumait  la 
chambre...  On  frappa. 

—  Une  lettre  pour  monsieur  ! 
D  où?et  de  qui?  Daniel  songea 

—  Voilà  ce  qui  manque  à  ma  vie.  peut-être... 

Les  rideaux  tirés,  la  lumière  entra.  11  rompit  l'enveloppe, 
chercha  la  signature. 

—  Armand  Lagarde... 
Il  éclata  de  rire. 

—  Non,  ce  n'est  pas  cela... 
Alors,  il  lut  —  et   devint  grave. 

*(  Mon  bien  cher  Daniel,  / 

'^  Votre  excellente  mère  a  dû  vousécrirepourmoicomme 
''  je  l'en. avais  priée.  Depuis  la  catastrophe,  je  ne  puis  suivre 
-^  une  pensée.  Voici  les  premiers  mots  quej'ai  la  force  de 
''  tri1cer...pour  vous. ..j'ai  votre  pardon, n'est-ce  pas? — Ah  1 
"  rien...  rien  n'a  pu  remplacer  votre  présence  dans  ces  cir- 
"  constances  terribles. ..Quand  j'ai  appris  votre  départ,  j'ai 
'^  doutéun  instant  devotreamitié... Oh  !  un  instant  !  Daniel  ! 
"  le  désespoir. ..Maiscomprenez...jevouscroyais  au  courant 
'"  de  la  chose...  Je  ne  pouvais  m'imaginer,  ô  pauvre  fou, 
"  qu'unepersonneau  monde  ignorâtma  douleur...  J'étais  un 
"  pauvre  corps  à  la  tête  perdue...  Sans  doute...  oui...  vous 
'-'  allez  metrouverbien  égoïste... encore... Mais  votre  dévoue- 
*'  ment  m'v  a  habitué...  Et  puis...  il  faut  bien  le  dire... 
'iî:  et  puis...    je    ne  peux    plus   me  passer  de  vous...    c'est 


LE   CONSOLATEUR  I  I7 

«  ainsi...  Ah  I   si  vous  saviez  les  épreuves  que  j'ai  traver- 
«  sées  solitaire...  si  vous  saviez...  » 

Et,  comme  de  vive  voix,  Lagarde  racontait  la  brusque  fai- 
blesse d'Hélène,  son  agonie,  sa  mort,  le  service  funèbre, 
les  iours  de  désespoir  dans  la  vide  et  froide  maison.  Son 
style  était  semblable  à  sa  parole  :  longueurs,  minuties, répé- 
titions, naïvetés  et  cris.  Daniel  voyait  ses  gestes,  sa  per- 
sonne,—  et  le  banc.  11  se  trouvait  transporté  à  Argentières, 
malgré  lui  sous  la  -r.  coupe  »  de  son  éternel  obligé.  Il  grom- 
mela. 

—  Encore?..,  et  jusqu'ici?...  Je  comptais  sans  la  poste... 
Pourtant,  il  acheva.  Lagarde  concluait  : 

«  Je  sais  que  vous  avez  des  affaires  là-bas  :  je  patiente. 
«  Mais  d'ici-là,  au  moins,  Daniel,  écrivez-moi:  et  de  façon 
«  moins  brève.  Que  vous  coiite  d'écrire  posément,  longue- 
«  ment,  comme  si  nous  étions  l'un  à  côté  de  l'autre,  et  que 
«  nous  causions.  Oh  !  trouvez  un  moment  pour  me  répondre 
'<  vite.  Je  vous  récrirai  aussitôt.  Est-ce  trop  demander  à 
€  votre  amitié  ?  Crovez  bien  que  la  mienne  vous  reste  in- 
<<  tacte,  entière,  infinie  de  reconnaissance  et  de  dévoue- 
«  ment. 

<"<  Un  pauvre  abandonné,  Armand  Lagarde.  // 

Daniel  sauta  hors  du  lit. 

—  Pourquoi  pas?  Ecrire  et  répondre  et  récrire...  ça  serait 
bientôt  tous  les  jours  avec  lui...    Tenons-nous... 

L'  chassa  l'atmosphère  factice  montée  de  ce  papier  de 
griffonnages. 

—  Un  mot  de  temps  en  temps,  décida-t-il...  Ah  non!  ce 
n'est  pas  «  lui  //  qui  manque  à  mon  bonheur...  ah  !  ah  1 

11  rit...  mais  il  avait  besoin  de  se  le  dire. 


Le  jour  passa  dans  une  réaction  bienfaisante.  Or,  au  soir, 
sans  raison.  Daniel  se  sentit  désœuvré.  Même  rue,  mêmes 
gens,  même  joie.  Pour  la  première  fois,  il  se  demanda  fran- 
chement ce  qu'il  pourrait  «  faire».  Force  et  précision  man- 
quaient à  son  désir. 

Si  j'allais  voir  ma  tante  I 

Cette  idée,  il  l'avait  eue  et  violemment  repoussée,  comme 


''•"^  LA    REVUE    BLANCHE 

il  débarquait  à  Paris.  Et  voici  que,  soudain,  il  raccucillait 
presque  avec  un  sourire.  Mile  Dagnet  habitait  tout  en  haut 
de  Montrouge,  passé  la  barrière.  Il  se  souvenait  de  son 
appartement  exigu,  pi'opre  et  triste,  plein  dïine  odeur  spé- 
ciale d  "  enfermé  >/  et  de  vieille  llUe.  11  ne  l'avait  point 
vue  depuis  dix  ans  au  moins.  Sa  visite  la  surprendrait,  et 
c  était  là  pour  lui  un  but  de  promenade.  Il  se  félicita  d'avoir 
un  "  but  //...  La  pluie  commençait,  lourde  et  tiède.  Malgré 
la  pluie,  il  s'y  rendrait. 

11  lut  sur  une  plate  forme  encombrée,  sous  l'escalier,  les 
jambes  fouettées  d'eau.  A  un  arrêt,  une  dame  sortit  de  l'in- 
térieur de  l'omnibus.  Tant  bien  que  mnl,  tenant  ferme  la 
barre  du  plafond,  évitant  les  pieds,  il  se  glissa  jusqu'à  la 
place  libre  et  s'affala  avec  un  gros  soupir. 

—  Pardon  ! 

Dans  la  douceur  de  ]"aband(jn  il  avait  heurté  iion  voisin. 
L'excuse  faite,  bien  assis,  à  l'abri,  il  laissa  vaguer  son  regard. 
Par  le  soir  gris  fuyaient  de  blafards  réverbères,  des  devan- 
tures mirées  au  bitume,  des  parapluies.  Le  ruisselleiiient 
continu  brouillait  les  vitres  d'une  lumière  diluée.  BienttM 
une  buée  opaline  se  posa,  bornant  la  vue  au  spectacle  de  la 
voiture.  Et  l'œil  de  Daniel  en  fit  le  tour,  distrait. 

Ces  gens  inconnus  les  uns  aux  autres,  réunis  là  par  le 
hasard  sur  deux  rangées,  sous  le  réflecteur  cru  d'une  lan- 
terne \'ive,  face  à  face,  côte  à  côte,  genou  à  genou,  coude  à 
coude,  l'amusaient  à  la  façon  des  poupées  d'un  jeu  de  mas- 
sacre et  sans  plus  de  psychologie.  Au  reste,  ni  tic,  ni 
malformation,  ni  étrangeté  de  costume  dont  fixer  ici 
son  attention.  Sur  sa  propre  banquette,  il  constata  à  droite 
la  gravité  d'un  m(msieur  à  favoris  roux  ;  à  gauche  la  niai- 
serie d'une  modiste  à  carton  blanc,  et  des  deux  côtés  se 
perdit  dans  la  perspective  confuse  des  plus  ordinaires  pro- 
fils, nez  à  binocle,  ventre  à  chaîne.  Quant  à  la  banquette 
opposée,  malgré  qu'il  eût  tout  loisir  d'examen, ilse  contenta 
de  la  dénombrer  hâtivement,  ('ne  dame  de  province  obs- 
truait de  paquets  la  porte,  son  jils  près  d'elle  touchant  de 
la  pointe  despieds  le  sol  ;  uq  jeune  Anglais  de  belle  chair 
dominait  une  jeune  fille  insignifiante  et  fraîche  accompa- 
gnée d  une  mère  assez  mûre  non  sans  prétentions  encore  ; 


I.K    nONSOLATEUn  ii<> 

d'un  panier  plein  une  énorme  marchande  gênait  un  petit 
vieillard  maigre  et  terne  ;  d'autres  non  moins  quelconques 
complétaient  la  rangée.  Daniel  lut  les  affiches  au  plafond, 
s'en  fatigua,  et  de  nouveau  fit  le  tour  de  la  compagnie. 
Mais  cette  fois,  il  s'arrêta. 

C'était  un  petit  vieillard,  de  cheveux  'poivre  et  sel,  mal 
rasé,  tout  en  rides,  sans  forme  de  corps,  sans  couleur  de 
peau.  11  paraissait  perdu  sous  son  chapeau  haut  de  forme, 
hors  de  mode,  au  poil  rebroussé  et  roussi,  et  dans  les  plis 
d'un  pardessus  luisant  et  large.  Et  seul  semblait  le  soutenir 
le  squelette  fléchissant  de  son  parapluie  qui  s'égouttait 
dans  les  rainures  du  plancher.  Au  demeurant,  il  était  pareil 
en  tous  points  aux  petits  vieillards  peu  fortunés  des  grandes 
villes.  Y  avait-il  donc  lieu  de  le  tant  regarder? 

Daniel,  dans  la  crainte  d'être  impoli,  tourna  la  tête  et 
s  abîma  dans  un  songe  dénué  d'objet.  Son  ouïe  démêlait  la 
trépidation  des  vitres,  le  cri  des  essieux,  lechoc  des  sabots: 
les  bruits  l'occupant,  il  cessait  de  voir.  Lorsque  se  réveilla 
sa  vue,  il  la  surprit  fixée  au  point  d'où  il  l'avait  à  l'instant 
arrachée.  Il  s'étonna,  sourit,  la  porta  sur  d'autres  visages, 
mais  dès  la  minute  suivante  la  retrouva  sur  celui-ci.  Cette 
insistance  inexplicable  firrita  :  ses  veux  brusquement 
écartés  revenaient,  et  ne  s'écartaient  mieux  que  pour  mieux 
revenir  là-même  où  Daniel  ne  les  voulait  point,  sur  le  petit 
vieillard  si  pareil  à  tous  les  petits  vieillards  des  grandes 
viljes. 

Entin,  sans  raisonner  sa  mystérieuse  impulsion,  il  s'ac- 
corda un  discret  examen,  sous  cape.  11  osa  regarder  les 
pieds  d'abord,  baignant  dans  des  bottines  à  élastiques  flas- 
ques, le  pantalon  trop  court  ensuite,  dessinant  l'ossature 
aiguë  des  genoux,  le  pardessus  marron  où  déjà  paraissait 
la  corde,  les  manchettes  élingées  bas  sur  les  mains  ,  l'in- 
complète rangée  de  boutons,  le  nœud  tout  fait  de  la  cra- 
vate noire,  le  col  froissé,  et  puis  le  cou...  11  joignit  les  pau- 
pières, se  laissa  submerger  de  tumulte  :  cahot,  tremblement, 
glissement, suivant  la  qualité  de  hi  chaussée;  mais,  de  plus 
en  plus  curieux,  vainquit  sa  crainte...  et  il  vit  aussi  le 
menton  piquant,  la  bouche  sans  lèvres,  presque  sans  dents, 
le  petit   nez    aux    narines   béantes,  et   l'œil  surtout,   l'œil 


I2()  LA    REVUK    RLANCIIE 

gris,  fixe,  doux,  résigné,   avec  parfois  une   étincelle   d'in- 
quiétude. 

—  Assez  regardé,  décida-t-il  soudain,  honteux. 
11  se  boucha  les  yeux...  mais  aussitôt  songea. 

—  D'où  vient-il?...  Où  va-t-il?  Il  porte  sous  le  bras  une 
espèce  de  vieille  serviette...  Encore  quelque  employé  de 
bureau!...  Il  nest  pas  riche...  non...  11  a  peut-être  des 
enfants...  qui  sait?''... 

Le  bercement  du  véhicule,  favorable  à  ces  imaginations 
s'arrêta  net.  Et  le  petit  vieillard  se  leva,  descendit,  et  sous 
son  parapluie  partit  obliquement  d'un  pas  rapide  et  régu- 
lier. Daniel,  retourné,  effaça  dun  doigt  la  buée  de  la  vitre, 
et  le  vit  s'éloigner,  se  perdre  —  mais  en  pensée  l'accom- 
pagna plus  loin. 

—  Suis-je  enfant,  pour  ni'intéresser  à  cela  !  plaisanta-t-il  en 
passant  à  pied  la  barrière. 

Mais  ce  fut  là  toute  sa  crainte  :  il  ne  s'aperçut  point  qu'il 
ne  s'ennuyait  plus. 

Comme  il  atteignait  la  maison  de  sa  grand'tante,  il  cons- 
tata qu'il  n'avait  plus  le  moindre  désir  de  la  voir.  11  entra 
cependant.  La  concierge  répondit  du  fond  de  sa  loge. 

—  Mlle  Dagnet  ?  Oh!  à  cette  heure,  vous  risquez  de  la 
déranger.  Elle  est  à  dîner,  sinon  à  dormir.  La  pauvre 
demoiselle  se  couche  avant  les  poules,  elle  a  ses  manies... 
à  son  âge... 

Au  lieu  de  saisir  le  prétexte,  Daniel,  sur  cette  simple 
phrase  ''  eut  envie  »  de  monter. 

—  Mais...  je  suis  son  neveu,  objecta-t-il. 

—  Dans  ce  cas,  allez  toujours  voir. Vous  frapperez  quel- 
ques petits  coups  à  la  porte.  Mais  si  on  ne  vous  ouvre  pas, 
inutile  d'insister.  Ce  que  j'en  dis,  c'est  pour  vous  épargner 
cinq  étages. 

L'ascension  n'effrava  pas  le  désir  subit  de  Daniel.  Il  s'é- 
lança. Les  marches  étaient  hautes,  étroites,  de  bois  non 
ciré,  salies  de  pas  boueux.  Sur  chaque  palier  éclairé  par 
une  flammèche  donnaient  quatre  ou  cinq  portes  et  deux 
couloirs  profonds.  Des  voix  traversaient  les  cloisons.  Des 
odeurs  de  cuisine  se  répandaient.  Daniel, comme  intéressé, 
s'attarda  à  lire  une  carte  jaune  fixée  auprès  d'un  cordon  de 


LE    CONSOLATEUR  i  il 

sonnette,  à  écouter  des  cris  d'enfant,  à  préciser  des  bruits, 
à  souhaiter  que  s'ouvrît  une  porte  sur  un  de  ces  intérieurs 
ignorés.  Quand  il  frappa,  son  cœur  battit,  et  il  ne  douta 
pas  qu'allât  paraître  Mlle  Dagnet  en  personne ,  malgré 
l'heure.  11  prêta  l'oreille,  imagina  des  pas  traînés  au  fond 
d'un  couloir  et  toujours  plus  proches,  et  dut  constater  le 
silence.  Il  frappa,  attendit,  refrappa,  et  se  tint  debout  long- 
temps, une  jambe  ployée,  prêt  à  saluer  et  entrer,  immo- 
bile, alors  qu'il  était  évident  qu'on  ne  répondrait  plus  ce 
soir.  Enfin,  il  lui  fallut  descendre,  tout  plein  de  la  plus 
noire  déception.  Il  chargea  la  concierge  de  l'annoncera  sa 
tante,  pour  le  dimanche,  au  début  de  l'après-midi.  Grâce 
à  quoi  il  put  revenir,  fredonnant,  sous  les  arbres  de  l'a- 
venue. 

Il  dîna  chez  un  marchand  de  vins  du  quartier,  dans  une 
petite  salle*  fermée  d'une  demi-cloison,  à  côté  d'ouvriers 
couvreurs.  Il  désira  précisément  ce  qu'il  les  vit  manger  : 
tête  de  veau  à  l'huile,  haricots  rouges,  fromage,  vin  épais 
et  pain  lourd.  11  partagea,  avec  leurs  goûts,  leur  faim  et 
presque  leur  conversation  :  sa  timidité  seule  l'empêcha  d'y 
jeter  son  mot,  malgré  que  le  sujet  lui  en  fût  assez  étranger: 
paie,  accident,  misère,  grève...  —  Ils  partirent:  Daniel  en- 
tama son  fromage  à  peine  et  paya. 

—  Bon  dîner,  se  dit-il. 

Il  ne  croyait  qu'à  un  caprice. 


Ayant  traversé  tout  Paris  dans  une  marche  forcenée  — 
faubourgs,  quartiers  populeux  ou  tranquilles  —  il  s'étonna 
de  se  retrouver  en  plein  boulevard,  au  milieu  d'une  étour- 
dissante cohue.  Les  heurts  se  froissaient.  Les  rires  lui  son- 
naient douloureusement  dans  l'oreille.  Il  se  coucha  morose 
et  las. 

En  avait-il  déjà  fini  avec  des  ivresses  si  neuves?  Réso- 
lument, il  les  fallait  ranimer  et  entretenir.  Daniel  exerça  sa 
gaieté,  força  son  rire,  se  persuada  naturels  ses  élans  les  plus 
factices,  et  jusqu'à  ces  crises  d'ennui  qui  s'aggravaient,  se  ré- 
pétaient et  commandaient  toujours  de  plus  difficiles  réac- 
tions. Et  certes  il  savait  promener  et  flâner  encore,  voir  et 


I  '•>  LA    REVUE    BLANCHE 

^ciuii.  CL  non  bans  juic,  mais  il  semblait  que  devant  le  spec- 
tacle de  la  rue  son  intérêt  se  déplaçât.  Un  plaisir  différent, 
nouveau,  encore  obscur,  naissait,  qu'il  ne  pouvait  déjà  ap- 
précier en  toute  conscience,  ^'oici  que  peu  à  peu  s'effaçait 
le  décor  pour  mettre  en  relief  les  hommes;  que, de  ceux-ci 
s'imposait  la  phvsicMiomie  davantage,  aux  dépens  du 
trop  pittoresque  aspect.  Daniel  ne  s'abandonnait  plus  au 
cours  régulier  de  la  foule;  il  v  découvrait  désormais  trop 
d'occasions  de  détours,  d'arrêts,  de  reculs,  de  poursuites.il 
croisait  un  regard,  s'étonnait  d'un  visage,  prenait  à  son 
adresse  tel  sourire  :  et  pour  en  prolonger  la  contemplation, 
il  pressait  tour  à  tour  et  ralentissait  son  allure.  A  son  insu- 
il  déchiffrait  des  existences,  en  passant.  Mais  ces  plaisirs 
inavoués  étaient  impuissants  à  remplir  sa  journée. 

Au  soir,  devant  le  même  café  du  même  boulevard  lavait 
ramené  l'habitude.  11  ne  regardait  point  passer;  une  som- 
bre détresse  envahissait  son  âme.  Un  enfant  de  douze  ans, 
humble,  les  yeux  très  doux,  le  cou  bruni  délicieusement 
rond  sortant  d'un  vêtement  sordide,  lui  vint  offrir  comme 
aux  autres  consommateurs  un  crayon.  Daniel  en  fut  à  l'ins- 
tant réveillé  ;  une  discrète  svmpathie  le  ranima  ;  il  se  pen- 
chait vers  ce  petit,  il  aurait  voulu  lui  parler;  jamaisnelui 
avait  tant  pesé  le  mutisme  de  ces  dix  jours  solitaires  :  mais 
Daniel  ne  savait  que  dire. 

—  Achetez-moi  un  cravon,  s'il  vous  plait,  monsieur. 
Dans  la  voix  tremblait   le   besoin.  Daniel  prit  une    pièce 

au  hasard  dans  sa  poche  et  la  mit  dans  la  main  de  l'enfant, 
sans  la  laisser  voir.  Kt  il  accepta  le  cra3^on,  en  souvenir. 
Tous  deux  étaient  rouges  de  joie. 

Mais  le  lendemain,  au  ré\'eil,  Daniel  s'inquiéta  de  retrou- 
ver trop  frais  dans  sa  pensée  le  souvenir  de  cette  petite  aven- 
turc.  Depuis  quand  une  aumône  1  occupait-elle,  passé  l'ins- 
tant et  loin  le  pauvre?  Le  pire  fut  que  d'autres  images  s'y 
joignirent,  entre  toutes,  celle  d'un  vieillard  pitoyable  et 
ratatiné,  portant  une  serviette  et  un  parapluie. 

—  Où  l'ai-je  vu?  Qui  est-ce?  Ah  !  dans  un  omnibus? Mais 
pourquoi  v  pensé-je? 

Daniel  brusqua  ses  réllexions,  déclara  officiellement  que 
''  cela  //  n'avait  pas  la  moindre    importance   et    sortit  dans 


/ 
T.E    CONSOLATEUR  i^^ 

une  belle  volonté  d'ivresse.  La  première  chose  qu'il  fit  fut 
d'acheter  des  tleurs  à  une  petite  fille.  11  se  trouva  bientôt 
fort  embarrassé  du  bouquet  et  profondément  ridicule  :  il 
s'était  vu  dans  une  glace.  Mais  n'osant  rentrer  à  l'hôtel,  il 
le  revint  tout  doucement  poser  dans  le  panier  de  la  petite 
marchande  ébahie  et  s'éloigna. 

Presque  aussitôt  il  fut  sollicité  par  un  attroupement  :  on 
se  pressait  autour  d'un  banc  où  gisait  un  ivrogne  en  dépit 
d'un  agent  qui  le  voulait  mener  au  poste;  on  riait.  Daniel 
ne  rit  pas.  Ace  moment  précis,  il  s'aperçut  qu'avait  changé 
son  point  de  vue  ;  il  se  trouvait  soudain  dans  des  rues 
neuves,  inconnues,  et  comnie  au  débarqué  :  voici  qu'il 
s'intéressait  aux  passants.  Un  bonhomme  courant  traver- 
sait la  chaussée. 

—  Où  va-t-il?^ 
Aussitôt  : 

—  Qu'est-ce   que  ça  peut  me  faire? 

Il  se  sentait  tourmenté  à  la  fois  et  illuminé.  En  lui  mon- 
tait une  claire  svmpathie  ;  mais  la  crainte,  les  convenances 
et  une  timidité  trop  longtemps  entretenue  l'empêchaient 
de  resplendir  franche  au  dehors.  Une  lourds  voiture. à  bras 
traînée  par  un  ouvrier  hâve  frôla  sa  manche  :  il  s'en  fallut 
de  peu  qu'il  n'allongeât  le  bras  et  poussât  à  la  roue. 

Dépassants  à  passants,  suivant  certains  un  bout  de  rue, 
guettant  les  autres,  il  arriva  sans  l'avoir  voulu  ni  senti  aux 
jardins  du  Palais-Roval,  et  la  fraîcheur  intime  de  cette  re- 
traite qui  l'eût  quelque  autre  jour  glacé,  le  pénétra  d'une 
reposante  douceur.  Paris  s'évanouit  soudain  derrière  ce 
carré  de  façades  claustrales.  Sous  des  galeries  nues  le  vent 
chassa  des  feuilles.  D'entre  les  nuages  un  rayon  coula  jus- 
qu'à terre,  alluma  le  jet  d'eau  et  lava  les  statues,  très  blond. 
Et  des  pinceaux  de  rameaux  secs  couronnant  seuls  les  ar- 
bres, quelques  pigeons  bleutés  tombèrent  en  quête  de 
miettes  dispersées. 

Daniel  s'assit  sur  une  petite  chaise  de  forme  désuète  et 
charmante.  11  était  presque  seul.  Autour  des  kiosques  de 
jouets,  des  enfants  poussaient  des  cerceaux  ou  dressaient 
des  pâtés  de  sable.  Quelques  promeneurs  contournaient  le 
bassin.  Des  emplovés  venaient    tuer    une   heure    de    répit 


IV. 'i  LA    11  K  VUE    H  L ANC  11  K 

parmi  l"automne.  Daniel  les  connut  tous  bientôt.  Non  loin 
de  lui.  un  monsieur  de  digne  apparence  s'installa  sur  un 
coin  de  banc,  et  d'un  papier  tira  du  pain  et  de  la  charcute- 
rie. 11  sapprêtait  a  l'aire  doucement  cet  économique  repas, 
en  cachette.  Il  se'vit  regardé,  et  s'arrêta,  gêné.  DanieKnon 
sans  regret,  gagna  l'autre  côté  du  massif  d'un  pas  grave  ; 
puis,  pris  d'une  idée  subite,  se  précipita  dans  une  rue  voi- 
sine à  la  recherche  d'un  charcutier.  Mais  quand  il  revint 
portant  un  petit  pain  et  des  rondelles  de  saucisson  dans  un 
papier,  il  ne  retrouva  pas  le  monsieur  digne  dont  il  pensait 
ainsi  se  rapprocher,  et  il  dut  manger  seul,  furtif,  '»:  san^ 
avoir  l'air  //. 

La  pluie  le  contraignit  à  gagner  les  arcades.  Il  longea  des 
boutiques  à  louer,  closes  de  tabliers  de  fer,  des  devantures 
vides  aux  glaces  poussiéreuses,  parfois  fêlées,  et  de  pauvres 
réduits  à  peine  aménagés,  occupés  de  vague  commerce. Un 
vieil  homme  à  calotte,  assis  dans  l'ombre,  derrière  un  éta- 
lage de  boutons  de  chemise,  attendait  simplement  sans  un 
mot.  sans  un  geste,  dans  une  résignation  rêveuse.  Daniel 
le  regarda,  mais  il  ne  bougea  pas:  il  semblait  la  vieille  âme 
morte  de  ce  vieux  quartier  mort.  Daniel  passa  et  sortit  vers 
la  place,  vers  la  vie.  ma  foi,  nen  jugeant  plus  la  joie  si 
belle. 

Sous  le  portique  du  Théâtre-Français,  il  attendit  qu'un 
projet  lui  naquît  à  la  faveur  d'une  tentation  fortuite.  La 
pluie  continuait.  Des  gens  se  tassaient  à  l'abri.  11  resta 
parmi  eux.  planté  devant  l'affiche  du  spectacle,  la  lut  sans 
y  s(jnger,  fit  quelques  pas  de  droite  et  de  gauche,  autant  que 
le  permit  l'espace  libre.  Mais  de  tous  ceux  qu'il  coudoya, 
nul  ne  sembla  mériter  son  attention  sympathique,  du  moins 
jusqu'à  ce  que  parût  — ou  bien  qu'il  remarquât — appuyée 
contre  un  coin  de  mur,  une  vieille,  immobile,  grave  et 
mystérieuse.  On  la  savait  dès  l'abord  convenable  :  sa  robe 
s'effaçait  sombre  et  discrète  ;  son  chapeau  garni  de  simples 
dentelles  et  de  grains  de  cassis  a\ait  la  forme  d'un  bonnet; 
il  seyait  à  son  âge  ;  et  le  visage  noblement  modelé,  à  peine 
déformé  de  rides,  les  cheveux  d'argent  séparés  sur  le  front 
en  deux  bandeaux  ondulés,  on  l'eût  prise  aussi  bien  pour 
une  dame  à  l'aise,  passé  le  temps  de  la  coquetterie  —  d'au- 


LE    CONSOLATEUR  120 

tant  qu'elle  portait  fier  encore.  Mais  dans  ses  mains,  verti- 
cal, offert,  exposé, luisait  un  plat  orné  de  peintures  banales: 
et  elle  était  là  pour  le  vendre. 

Tel  contraste  frappa  Daniel.  Déjà  passé,  il  repassa.  Sous 
la  native  dignité  et  sous  le  commerçant  sourire,  la  détresse 
perçait.  Les  bras  n'avançaient  pas,  à  peine  s'inclinait  le 
corps, et  les  lèvres  n'osaient  de  paroles  solliciteuses  :  ce  n'é- 
tait devant  elle  qu'un  défilé  d'indifférence  et  de  légère  com- 
passion :  un  regard  au  passage,  pas  plus.  Daniel,  presque 
tremblant,  désespérant  d'être  remarqué  par  la  vieille  dame, 
prit  le  parti  de  se  tenir  à  peu  de  distance,  comme  en  extase, 
devant  le  plat  colorié.  Un  motif  de  tulipes  rouges  tranchait 
sur  un  fond  jaune  où  volaient  des  oiseaux  bleu  ciel.  Il  fixa 
là  ses  yeux  et  ne  bougea  plus.  Nulle  réponse.  11  persista  ;  il 
connut  bientôt  chaque  touche  de  pinceau,  chaque  détail, 
chaque  défaut  ;  mais  peu  à  peu  la  crudité  des  couleurs  se 
faisait  moins  laide.  Daniel  ne  trouvait  plus  le  plat  sans 
agrément.  Il  voulait  l'acheter,  ce  plat.  11  admirait  toujours: 
quoi?  pas  une  parole,  pas  un  geste  pour  le  lui  offrir;  la 
pauvre  dame  l'avait-elle  seulement  remarqué?  —  Et  puis, 
qu'en  ferait-il?  Il  se  vit  ridicule,  chargé  pour  tout  le  jour 
de  cet  embarrassant  objet.  Et  résolu,  il  quitta Tabri  des  ar- 
cades, presque  d'un  saut,  et  sous  son  parapluie  s'élança 
parles  rues  n'importe  dans  quelle  direction. 

'.'ers  cinq  heures  du  soir  —  fut-ce  hasard,  instinct,  vo- 
lonté, le  savait-il?  —  il  se  surprit  à  traverser  la  même 
place.  Il  songea  à  la  vieille.  Il  lui  sembla  qu'il  n'avait  point 
cessé  d'y  songer  toute  la  journée. 

—  Elle  est  peut-être  là  encore. 

Il  la  chercha,  mais  ne  la  trouva  pas. 

—  Elle  aura  vendu  son  assiette,  se  dit-il. 
Et  il  en  fut  tout  consolé. 

Après  dîner,  comme  il  bâillait,  au  fond  bruyant  d'une 
taverne,  l'image  de  Lagarde  lui  vint  au  cerveau. 

—  Le  malheureux!  Mais  je  ne  lui   ai  pas  répondu  encore. 

Il  rentra  au  galop,  comme  ravi  de  cette  obligation  et  com- 
posa une  lettre  affectueuse,  ma  foi  sincère,  qu'il  relut  sans 
la  regretter.  Il  n'y  parlait  point  de  retour. 


I ''•  :..\  H.v:\\:i-:  \v,.\\ciif. 


11  fut  au  Palais-Royal  dès  neuf  heures.  Il  ne  supportait 
décidément  plus  le  fracas;  et  n'était-ce  pas  sa  calme  pro- 
vince qu'il  venait  retrouxer  ici,  à  son  insu?^  Le  monsieur  à 
la  charcuterie  ne  reparut  pas.  Au  fond  de  sa  boutique  se 
tenait  toujours  impassible  le  marchand  de  boutons.  La 
conversation  plaintive  dun  mélancolique  garçon  anima  le 
repas  modeste,  à  prix  fixe,  que  s'offrit  Daniel.  A  une  heure, 
le  portique  du  Théâtre-Français  n'abritait  encore  personne. 
Mais  un  quart  d'heure  après  s'y  retrouvait  plantée  la  vieille 
dame  au  plat  :  et  Daniel  rayonnait.  11  avait  gelé  la  nuit  der- 
nière, soudain,  l'n  vent  glacial  et  coupant  soufflait  ;  il 
fut  tout  réchauffé  par  cette  seule  vue.  11  approcha  :  hélas  1 
tulipes,  oiseaux  bleus,  le  plat  peint  n'avait  pas  changé;  et 
non  un  double,  bien  le  même;  Daniel  avait  remarqué  la 
veille  ce  petit  trait  de  pinceau  maladroit  qui  dépassait  le 
bord  d'une  aile.  Elle  lavait  tristement  remporté,  elle  le 
rapportait,  pour  le  remporter  encore,  peut-être. 

Le  manège  recommençait.  A  chaque  passant,  la  vénéra- 
ble vieille  offrait  le  plat  dun  mouvement  imperceptible. 
On  regardait  parfois,  on  n'achetait  jamais  ;  certains  riaient. 
Par  deux  fois  elle  pinça  les  lèvres. 

—  Tiens!  encore  là,  la  vieille! 

—  Klle  V  couche,  probable. 

Daniel  fut  indigné.  A  tout  prix  il  lui  parlerait,  il  saurait, 
il...  consolerait  —  dût-il  pour  cela  acheter  le  plat.  11  ras- 
sembla ses  forces  intimes,  balança  le  pied,  et  les  premiers 
pas  faits  ne  sut  plus  reculer.  Son  exclamation  lui  sembla 
bien  factice. 

—  Ah  !  le  joli  plat. 

La  vieille  dame  ne  put  dissimuler  sa  joie. 

—  Monsieur  voudrait... 

Elle  n'achevait  pas  :  la  moindre  avance  lui  coûtait. Daniel 
se  reprit. 

—  L'acheter...  parfaitement...    si  ce  n'est  pas  trop  cher... 

—  Oh  !  monsieur  le  paiera  ce  qu'il  voudra,  dit-elle. 

—  .\h  !  mais...  je  ne  sais  pas...  \^3us  devez  mieuxen  con- 
naître quemoi  la  réelle  valeur... 


LE    CONSOLATEUR  i'^; 

Ils  se  regardaient,  indécis  ;  il  n'était  pas  plus  fait  pour 
acheter  qu'elle  pour  vendre.  Elle  n'osait  prononcer  un  chif- 
fre par  délicatesse,  honte,  crainte.  Daniel  risqua  : 

—  11  vaut  bien  quinze  francs... 

—  Oh  !  monsieur... 

11  crut  avoir  offert  trop  peu. 

—  Vingt  francs...  alors...   j'y   mettrai  bien  vingt  francs... 

—  Ce  n'est  point  ce  que  je  voulais  dire,  ^'ous  ne  m'avez 
pas  comprise. 

—  Si,  si  !  il  vaut  bien  vingt  francs...  Il  me  plait. 

Prise  entre  l'humiliation  et  la  reconnaissance,  la  ^■ieille 
balbutiait  et  ne  protestait  plus.  Mais,  fouillant  son  gousset, 
d'une  voix  tremblée  : 

—  Charmant...  charmant...  Ces  oiseaux...  ces  tleurs... 
C'est  vous  qui...  les  peignez...  sans  doute...  madame... 

—  Non.  monsieur,  c'est  ma  fille... 

Elle  faillit  pleurer,  mais  contracta,  d'orgueil,  ses  traits. 
Daniel,  prolongeant  sa  recherche,  se  sentait  démonté  par 
la  brièveté  de  la  réponse.  11  dit  encore  : 

—  Ah!  mademoiselle  votre  fille  a  un  remarquable  ta- 
lent... 

Il  avait  remis  les  vingt  francs  discrètement  à  la  vieille 
dame,  prenait  le  plat,  le  plaçait  sous  son  bras,  ne  voulait 
pas  sitôt   partir. 

—  Mais  ça  doit  très  bien  se  vendre? 

—  Assez  bien,  dit-elle  polie. 

Et  comme  elle  s'inclinait,  il  comprit,  sourit  et  salua. 

—  Adieu  et  merci,  madame. 

Elle  n'eut  pas  le  cœur  de  le  remercier  :  il  se  montrait 
trop  charitable. 

Elle  rentrait  :  Daniel  songea  à  la  suivre:  puis  y  renonça. 
Sa  dernière  parole  l'habitait  : 

—  Assez  bien  1 

O  pauvre  mensonge  î  Assez  bien  1  Et  elle  était  revenue  au- 
jourd'hui avec  le  plat  de  la  veille,  et  elle  viendrait  tout  à 
l'heure  avec  un  nouveau  plat  qu'elle  mettrait  des  jours  à 
vendre,  tandis  que  sa  fille  à  la  maison  s'acharnerait  à  son 
«  art  d'agrément  //  comme  à  la  plus  douloureuse  besogne. 
Daniel  les    voyait   toutes    deux,    dans  leur  triste  et  petite 


\2H  LA    UEVUE    BLANCHE 

chambre,  le  soir,  et  il  oubliait  que  lui-même  s'en  allait  au 
hasard,  parce  vent  froid  de  fin  octobre,  le  plat  colorié  sous 
le  bras,  dans  une  précipitation  grotesque  et  sans  raison. 

Il  se  retira  dans  un  square  vide,  derrière  un  bosquet  de 
fusains,  sur  un  banc.  11  posa  le  plat  surses  genoux, ses  mains 
sur  le  plat,  et  rêva  longtemps.  Le  froid  Ten  chassa.  Il  rentra 
tout  droit  à  l'hôtel  et  n'en  sortit  point,  même  pour  dîner. 
Il  commençait  à  oser  comprendre  la  transformation  qui  s'o- 
pérait en  lui.  Il  tira  les  rideaux,  mit  la  flamme  au  foyer,  al- 
luma la  lampe  et  reprit  la  première  lettre  de  sa  mère.  Le 
souvenir  de  certains  passages  l'en  tourmentait,  11  la  voulait 
relire,  préciser,  méditer.  Il  ne  se  suffisait  pas  à  lui-même  : 
quelle  autre  pensée  lui  serait  soutien? 

-r  Tu  as  appris  qu'il  n'y  a  pas  seulement  du  bonheur  en 
«  ce  monde,.,  oui...  oui...  La  consolation  est  un  noble  em- 
'<  ploi,  le  plus  noble  qu'on  puisse  faire  de  son  existence... 
«  Oui,  en  effet...  // 

Il  revenait  surtout  à  ces  deux  phrases  Sa  faiblesse  les  ré- 
pétait, les  apprenait,  s'y  soumettait.  Il  rêva  qu'il   consolait 

la  vieille  dame. 

* 
*  .♦ 

Le  lendemain  était  jour  de  Toussaint  :  Daniel  pour- 
tant espéra  la  revoira  son  poste.  La  ville  se  vidait  aux  ci- 
'  metières  et  aux  églises.  Les  boutiques  restaient  fermées 
aux  rues  désertes.  Quatre  heures  sonnaient  que  la  vieille 
dame  n'était  pas  là.  Las  d'attente  et  de  déception,  Daniel 
se  rappela  trop  tard  qu'il  avait  promis  sa  visite  à  Mlle  Da- 
gnet  pour  le  jour  même.  Elle  l'attendait,  elle  l'avait  attendu, 
car  le  temps  de  s'y  rendre  et  elle  ne  recevrait  déjà  plus.  Il 
sentitdoubler  sa  détresse.  11  aurait  peut-être  eu  à  la  conso- 
ler, elleaussi.  Risqucrait-il  un  vovage  inutile?^  Il  chercha 
un  cocher,  n'en  trouva  pas,  et  prit  enfin  le  parti  de  rentrer 
avant  la  nuit,  comme  la  veille.  Il  jugea  sa  journée  perdue; 
il  ne  vit  point  de  quoi  occuper  sa  soirée,  et  avant  de  sim- 
plement se  coucher,  il  s'employa  à  emballer  son  plat  dans 
une  caisse  convenable  parmi  un  doux  chevelu  de  copeaux; 
il  avait  eu  soudain  l'idée  de  l'envoyer  à  Mme  Mellis. 

—  Ça  lui  fera  plaisir  sans  doute...  Surtout  quand  elle 
saura  de  qui  je  le  tiens. 


LE    CONSOLATEUR  '  129 

Et  il  faillit  rédiger  une  lettre  rien  que  pourfaire  ce  récit. 

Au  saut  du  lit  il  songea  aux  Morts.  Chaque  année,  à  cette 
occasion,  il  accompagnait  sa  mère  au  cimetière,  unique  tri- 
but de  piété  qu'il  eût  coutume  d'apporter  au  souvenir  ef- 
facé de  M.  Mellis.  Mais  l'habitude  lui  était  si  bien  devenue 
un  devoir,  que,  sans  lutte,  sans  transition  d'aucune  sorte, 
il  se  sentit  tout  prêt  à  rentrer  à  Argentières,  pour  cela  seul. 
Dans  son  âme  déshabitée  le  moindre  écho  avait  le  retentis- 
sement le  plus  formidable. 

—  Qu'est-ce  qui  me  retient  à  Paris? 

Il  savait  quoi.  Il  -'<  devait  >/  repasser  aujourd'hui  encore 
sous  le  portique  du  Théâtre-Français.  Ce  'K  devoir//  le  pas- 
sionnait davantage  ;  il  resterait. 

Tours  et  détours,  stations,  allées  et  venues  :  elle  n'arri- 
vait pas. 

—  On  va  me  prendre  pour  un  espion,  bien  sûr. 
Puis  : 

—  Mais  que  ferai-je  au  juste?  Qu'est-ce  que  je  lui  veux? 
Nous  verrons  bien... 

Elle  parut,  portant  un  nouveau  plat  où  des  guêpes  en  or 
volaient  sur  des  pêches  en  sucre,  et  Daniel  se  trouva  encore 
plus  dépourvu.  Il  se  tint  d'abord  à  distance,  s'agita,  fit 
quelques  pas,  rebroussa  chemin  avant  d'être  arrivé  jusqu'à 
elle, revint  et,  plus  hardi,  passa  :  elle  ne  l'avait  pas  vu.  Lui 
faudrait-il  aussi  acheter  l'autre  plat?  La  belle  avance  !  Et 
vraiment  la  peinture  ne  justifiait  point  empressement  sem- 
blable. Il  se  contenta  de  passer  encore, les  yeux  fixés  sur  le 
noble  et  pauvre  visage,  pour  une  sympathique  provocation. 
Cette  fois  elle  le  vit,  elle  le  reconnut,  esquissa  un  salut 
correct  que  Daniel  d'un  grand  coup  de  chapeau  prévint,  — 
mais  ne  répondit  pas  au  sourire. 

Il  était  indécent  d'insister  :  il  partit.  Sa  tête  alors  s'em- 
plit d'un  brouillard  vague,  ses  yeux  mouraient;  fuyant,  il 
s'arrêta.  Pourquoi  tendre  encore  cette  jambe?  Vers  quoi? 
Toute  raison  d'agir  n'était-elle  perdue?  Il  fallut  le  rire 
étonné  d'un  passant  et  la  menace  d'une  voiture  pour  qu'il  ne 
restât  pas  au  milieu  de  la  rue,  sur  place,  ainsi  que  foudroyé. 

Le  souvenir  des  ivresses  passées  dora  un  instant  sa  mé- 
moire. 


I  i*>  LA    REVUE    BLANC  HE 

—  Mais  jai  aimé  ce  bruit,  ce  mouvement,  ces  feux  !... 

11  ne  les  aimait  plus,  voilà  tout.  Par  simple  acquit  de 
conscience,  il  regagna  les  lieux  de  ses  plus  clairs  enthou- 
siasmes. La  moue  ne  quittapoint  sa  bouche  ;  son  front  garda 
le  même  pli.  Bien  pire,  au  plus  gai  de  la  ville,  au  plusépais 
de  la  foule,  au  plus  brûlant  de  la  vie  factice  du  soir,  il  eut 
un  grand  frisson  de  solitude,  11  en  revint  les  dents  claquantes, 
tout  courant,  pour  ne  trouver  comme  refuge  que  sa  cham- 
bre d'hôtel  apparue  soudain  misérable.  11  vit  Tusure  du  ta- 
pis, le  crin  sortant  des  meubles  ;  sous  lui  les  ressorts  fati- 
gués du  vieux  fauteuil  crièrent.  11  eût  pleuré,  comme  un 
enfant  qui  veut,   sans  savoir  quoi. 

11  répétait. 
„ —  Que  me  faut-il?  Quoi...  qui  me  manque?  Cette  vieille? 
Mais...  mais...  elle  ne  veut   pas    que...    Tout    m'échappe... 
Tout...  tout  m'échappe  1 

Il  tendait  des  mains  suppliantes  —  vers  rien.  De  qui  es- 
pérait-il donc  son  salut? 

Mais  un  nom  lui  venait  aux  lèvres,  amer  et  doux.  11  n'o- 
sait pas  le  prononcer  comme  s'il  en  eût  craint  le  timbre.  — 
On  frappait  :  il  ouvrit;  une  lettre.  11  savait  quelle;  il  l'at- 
tendait ;  celle-ci  apportait  encore  le  nom  que  différait  sa  voix 
craintive:  Lagarde. 

Daniel  Mellis  ne  pouvait  plus  feindre  de  lignorer.  Cela 
seul  lui  manquait  :  la  vie  à  deux, la  confidence  quotidienne, 
la  douleur  compatie,/c7  consolation.  Si  pénibles, si  rechignes 
qu'eussent  paru  les  cinq  longs  mois  de  tête  à  tête  avec  La- 
garde, ils  n'en  avaient  pas  moins  créé  comme  une  atmos- 
phère morale  où  respirait  journellement  Daniel,  Et  si  dé- 
cidé quil  s'en  retirât,  par  un  simple  besoin  vital, il  y  devait 
nécessairement  revenir,  il  revenait. 

Tout  d'abord, cet  obscur  désir  de  retour  s'était, au  hasard 
des  rencontres,  émietté  en  mille  petites  actions,  dispersé 
sur  cent  petites  détresses  —  sans  cependant  s'en  être  satis- 
fait. L  aventure  de  la  vieille  dame  avait  pu  quelques  jours 
abuser  Daniel  sur  lui-même.  Il  surgissait  dès  lors  impérieux 
et  net. 

Daniel  devait  revoir  Lagarde.  L'habitude  était  prise,  le 
lien  tissé, qui  pouvait  s'allonger  sans  doute, non  se  rompre, 


LE   CONSOLATEUR  lii 

et  se  rétracterait  comme  le  fer    après  les  chaleurs  de    l'été. 

Daniel  devait  revoir  Lagarde.  Lagarde  faisait  partie  de  sa 
vie  comme  jadis  la  maison,  le  jardin, la  prairie,  les  champs. 

Daniel  devait  revoir  Lagarde  simplement. 

La  lettre  lue  ne  fut  pour  rien  dans  une  décision  déjà  prise. 
11  parcourut  sa  chambre,  affaire,  sans  se  sentir  faire,  réunit 
ses  habits,  en  bourra  sa  valise,  se  mit  au  lit  et  dormit 
vite. 

Il  se  réveilla  tôt;  le  silence  emplissait  Thôtel.  11  surprit 
le  garçon  de  nuit  en  lui  venant  demanderThoraire  des  trains. 
Le  premier  ne  partait  qu'à  huit  heures  et  demie.  11  se  pré- 
para cependant.  Puis  sortit,  agacé  d'attente.  Blême  et  lent 
se  levait  le  jour  entre  de'  charbonneux  nuages  :  les  rues 
semblaient  plus  sales  ;  des  camions  roulaient  :  il  rentra  et 
se  tint  au  fond  de  sa  chambre  sur  un  coin  de  chaise,  tout 
prêt  au  départ,  sa  valise  à  ses  pieds,  son  chapeau  sur  la 
tête,  et  dans  sa  main  son  parapluie  —  ainsi  deux  heures. 
Quand  il  gravit  Tescalier  de  la  gare,  il  ne  se  retourna  même 
pas.  Et  le  train  l'emporta,  comme  la  destinée. 


11  n'y  fut  plus  quune  chair  somnolente.  A  peine  chaque 
arrêt  rou\^rait-il  sa  paupière.  Les  noms  de  stations  ne  lui 
rappelaient  rien  ;  ils  lui  semblaient  criés  en  rêve.Etle  ron- 
flement complice  du  train  aidait  à  son  engourdissement 
assoupi.  —  Pourtant,  un  mot  clamé  lui  fit  dresser  l'oreille. 
Il  reconnut  le  lieu,  s'étonna  d'y  passer.  D'oij  venait-il?  Oii 
allait-il?''  De  Paris?...  A  Argentières?  Quel  songe  avait 
ainsi  troublé  sa  conscience?  Voilà  qu'il  ne  s'expliquait 
plus  pourquoi  il  était  venu  à  Paris,  comment  surtout  il 
avait  pu  quitter  Argentières...  11  souriait,  bêtement  in- 
trigué... 

Comment?  il  demandait  comm.ent'r  Un  éclair  de  logique 
éblouit  sa  pensée.  Il  revit  tout  le  drame  présent,  vivant, 
vécu,  tout  le  tragique  enchaînement  des  faits  :  l'agonie,  la 
mort  et  la  fuite...  Et  il  reprit  du  coup  sa  plainte  ter- 
rifiée... 

—  Je  l'ai  tuée...  tuée... 

Il  bondit. 


l'i'^  LA    IlEVUE    BLANCHE 

—  Et  c'est  lui...  que  je  vais  retrouvera  Argentières  ? 
Un  désespoir  pareil  le  soulevait. 

—  Mais  je  suis  fou...  je  suis  fou... 

Assez  de  folie...  Il  descendrait  à  la  prochaine  station 
pour  repartir.  Ce  fut  une  tempête  "  d'épouvante  comme  il 
n'en  avait  point  connu  depuis  le  jour  de  sa  première  fuite. 
11  haletait,  pleurait,  se  battait  la  poitrine,  se  raidissait  pour 
mieux  vouloir,  et  déjà  étreignait  la  poignée  de  la  porte, 
guettant  l'arrêt. 

L'arrêt  fut  trop  long  à  venir  :  le  nouveau  Daniel  avait 
repris  posture  en  face  de  l'ancien,  fort  de  son  inertie,  et  la 
lutte  déjà  n'était  plus  que  discussion. 

Celui-ci  s'écriait,  dun  ton  de  mélodrame  : 

—  \'a  revoir  ta  victime!  va!  xal  qu'elle  te  reproche  ta 
honte,  ta  compassion,  tes  conseils...  Ça  ne  l'empêchera  pas 
de  t'en  demander  d'autres,  sois  tranquille...  Et  une  fois  re- 
pris, elle  ne  te  lâchera  plus.  Ah  !  tu  n'as  pas  épuisé  le  tour- 
ment! Retourne!  retourne! 

Mais  celui-là,  simplement  : 

—  Eh!  je  le  sais  bien...  et  que  je  vais  souffrir  encore  une 
vie  de  monotone  affliction...  Ou  plutôt  je  ne  sais  rien  de 
cela,  rien.  ^^  11  >/  me  manque,  voilà  tout,  et  je  reviens. 

Curieuse  facilité  de  ce  départ  :  c'avait  été  comme  une 
chose  naturelle,  prévue,  attendue,  entendue.  Contre  une 
action  entreprise  avec  tant  de  simplicité,  nulle  récrimina- 
tion qui  vaille.  Daniel  Mellis  était  à  bout  de  forces  :  il  ne 
se  révolterait  plus...  —  A  un  moment  il  se  vit  triste  :  et 
certes,  Lagarde  ne  comblerait  le  vide  de  sonexistencequ'en 
y  Versant  de  la  douleur;  il  voulut  aimer  sa  tristesse;  le 
spectacle  de  la  campagne  désolée  retint  longtemps  sa  con- 
templation. 

..  Argentières  approchait.  11  était  temps  de  rentrer  dans 
la  précision  de  la  vie.  Daniel  allait  reparaître  devant  La- 
garde et  devant  Mme  Mellis.  Que  ferait-il?  Que  dirait-il? 
Il  se  trouverait  honteux  de  cette  fugue  mal  déguisée,  et  il 
craignait...  Oh  !  peu  du  veuf,  sans  doute;  les  lettres  échan- 
gées le  renseignaient  assez  sur  Tindulgence  du  pauvre 
homme  :  les  rapports  quotidiens  reprendraient  tels  qu'a- 
vant. Mais  de  sa   mère  davantage  :    Daniel    l'avait    quittée 


LE    CONSOLATEUR  I ^^ 

ignorante  de  «  tout  .v;  il  Ten  retrouvait  instruite.  11  l'évo- 
qua à  travers  l'homélie  chrétienne  qu'avaient  dictées  les 
inattendues  révélations  du  consolé  :  plus  belle,  plus  digne 
de  respect,  investie  d'une  haute  autorité  morale  dont  elle 
allait  le  dominer.  11  trembla,  se  courba,  ses  yeux  se  mouil- 
lèrent ;  il  viendrait  à  elle  simple  et  sans  mensonge,  dans 
une  simple  effusion. 

—  Et  je  lui  dirai  tout,   sanglota-t-il. 

Tout?  tout?  bien  sûr?  Et  aussi  sa  haine?  et  sa  lâcheté? et 
son  égoïsme?  Dirait-il  encore  la  puissance  détestée  de  l'ha- 
bitude qui  seule  l'avait  pu  réduire? 

Elle  croyait  savoir?  —  si  elle  eût  su  le  vrai!  Il  voulait 
être  franc  ?  —  il  mentait  à  toute  heure.  Donnerait-il  les  rai- 
sons de  sa  fuite  en  outre?  Ahl  ah!  des  ricanements  l'in- 
sultaient. 11  décida  :       . 

—  Je  dirai  tout  quand  même. 

Il  forgerait,  il  apprendrait    par    cœur  la  phrase  où  serait 
condensé    l'aveu,    pour   la    réciter    d'une    haleine...    Plu 
ferme,  il  en  cherchait  déjà   les  premiers  mots  ;    mais    sou 
dain... 

—  Moi?  non  !  non  !    Avouer   devant  elle...    Je    n'osera 
Jamais...  Non  1  non  ! 

Son  extrêmefaiblessele  faisait  tout  petitgarçon, pâlissant, 
rougissant,  les  yeux  pleins  de  larmes.  Alors,  de  sa  soumis 
sion  la  plus  humiliée,  il  balbutia  : 

-Je  viendrai  tel  qu'elle  me  souhaite...  tel  qu'elle  me 
crtut...  avec  toute  la  bonté,  toute  l'abnégation  qu'elle  me 
suppose.  Je  serai  le  consolateur... 

En  vérité,  retournait-il  pour  autre  chose  que  consoler 
Lagarde  ?I1  s'apparut  sincère. 

—  Oui,  je  serai,  je  suis  le  consolateur,  murmura-t-il,  le 
consolateur... 

11  posa  son  front  au  carreau  glacé  qui  voilait  le  fuyant 
paysage  d'automne,  et  dans  l'inconscient  laissa  défaillir  sa 
pensée  :  tout  était  accompli. 

...Faute  d'avoir  annoncé  son  retour, il  ne  trouva  pour  le 
ramener  de  la  gare  que  la  voiture  publique.  Il  se  plaça  sur 
le  siège  près  du  cocher  :  il  évitait  ainsi  la  compagnie  des 
bonnes  gens  d'Argentières  ;  leurs  salutations  l'avaient  déjà 


lî^  LA    REVUE    BLANCHE 

gêné.  L  air  \'\i\  du  moins,  emporta  beaucoup  des  paroles 
qu'il  eut  cependant  à  subir.  A  peine  parmi  d'intarissables 
potins  de  petite  ville,  perçut-il  quelque  maligne  allusion  — 
peut-être  à  tort.  Le  pays  le  ressaisissait  de  sa  détresse  plate 
et  sèche.  11  y  reconnaissait  toute  chose  :  tel  platane  dépas- 
sant du  faîte  les  autres,  tel  tournant  de  chemin,  tel  bou- 
quet de  roseaux,  et  cela  même  qu'il  n'avait  Jamais  vu,  sans 
doute.  Il  ne  cessait  de  favoriser  son  émotion.  Il  jouait  au 
plus  naturel  le  retour  de  l'enfant  prodigue.Le  pont  trembla: 
le  bourg  découvert  montra  ses  toits  de  tuiles  et  son  clocher 
d'ardoises,  et  la  pente  pavée  de  la  rue  de  la  Gendarmerie  en 
perspective.  Et  cette  fois  Daniel  ne  dut  de  pouvoir  conte- 
nir ses  larmes  qu'à  la  crainte  d'avoir  à  traverser  le  bourg- 
sous  la  curiosité  attentive  de  ses  ironiques  concitoyens.  11 
se  tint,  salua,  aussi  grave  qu'il  sut,. le  boulanger  au  maillot 
bleu,  le  cordonnier  à  la  face  glabre,  l'épicier  à  la  blouse 
trop  neuve  et  au  nez  trop  long,  presque  sans  reprendre  son 
souffle.  Il  ne  respira  qu'au  faubourg.  Mais  déjà  Tétreignait 
une  pire  angoisse.  N'importe,  il  se  hâtait  vers  la  inaison. 
Sous  sa  main  chanta  la  e^i'iUe  ;  comme  en  rêve  il  entendit  la 
vieille  Félicie  crier  : 

—  Madame.'  c'est  M.  Daniel  ! 

Il  s'avança  vers  le  perron,  la  tête  basse  et  se  retrouva 
sanglotant  dans  les  bras  de  Mme  Mellis. 


f A   suivre.)  Henri   Ghéon 


L'Histoire  de 

la  Guerre  an§:lo=boer 

■  \ 

H  existe  un  sentiment  africain,  très  net  et  revêtant  déjà,  en  outre 
d'un  certain  orgueil  continental,  une  forme  politique  et  économique 
chez  les  Afrikanders  et  \n\  peu  chez  les  Algériens,  —  plus  vague  et  plutôt 
poétique,  mais  aussi  moral  et  social  chez  les  créoles  des  autres  colonies 
européennes  de  l'Afrique  et  parmi  les  missionnaires  religieux  ou  laïques 
qui  la  parcourent  en  tous  sens  et  ne  retournent  en  Europe  que  pour  y 
prendre  la  santé  nécessaire  à  de  nouveaux  et  passionnés  voyages. 
L'Afrique,  pays  du  plus  grand  Inconnu,  leur  apparaît  comme  une  im- 
mense et  magnifique  patrie  de  rêve  mystérieux,  de  forêts  vierges  et  de 
splendides  alluvions,  la  terre  des  vallées  merveilleuses  —  Niger.  Con- 
go, Nil  et  Zambèse,—  et  la  Région  des  Grands  Lacs,  pour  quoi  ils  res- 
sentent une  sorte  de  patriotisme  d'explorateur,  et  qui  les  attire  vertigi- 
neusement par  toute  sa  prodigieuse  barbarie  à  connaître,  à  féconder 
et  à  éduquer. 

Africain,  on  me  permettra  de  signaler  tout  d'abord  dans  l'ouvrage 
admirable  qui  vient  de  paraître  (i)  une  compréhension  délicate  et  vive 
de  ce  sentiment.  J.-IL  Rosny  en  a  très  ingénieusement  senti  l'impor- 
tance capitale  dans  la  guerre  anglo-boer  :  il  a  fort  nettement  montré 
qu  elle  était  une  lutte  d'Kuropéens  contre  Africains,  bien  plus,  la  lutte 
d'une  naissante  civilisation  africaine  supcrienre  contre  la  vieille  civili- 
sation européenne.  Au  contraire  des  Anglais,  dont  la  seule  force  est 
l'argument  souverain  et  qui  en  couvre  toutes  les  iniquités  par  la  ruse  et 
l'hyp.'crisie,  devenues  aussi  nécessaires  à  l'Empire  britannique  qu'elles 
le  fureîit  aux  vieux  empires  asiatiques,  «  les  hommes  que  délèguent  les 
a  Afrikanders  sont  tous  pacifiques,  tous  parlent  au  nom  d'un  idéal  de 
«  bonté,  de  justice,  de  vérité.  C'est  qu'ils  représentent  un  peuple  nou- 
«  veau  dont  l'avenir  apparaît  immense,  qui,  après  avoir  péniblement 
«  conquis  sa  place  au  soleil,  voit  l'heure  venue  d'une  admirable  évolu- 
«  tion  économique  et  sociale,  supérieure  à  l'évolution  européenne.  C'est 
w   le  cas  des  Germains  devant  Home,  mais  avec  toutes  les  nuances  im- 


1)  J.-H.  KosNY  :  Im  Guerre  anglo-hoer,  histoire  et  récits,  d'après  des  documents  officiels. 
Ouvrage  illustré  de  nombreux  dessins,  photographies,  plans,  cartes,  et  de  gravures  sur  bois 
et  en  couleurs,  d'après  les  compositions  originales  de  Daxiel  Yïerge.  —  Vierge  montra 
bien  ce  qui  est  d'espagnol  dans  le  décor  et  la  vie  boers  :  les  terres  maigres  et  rases,  les 
montagnes  nues  et  ardentes  souvent  dentelées  en  sierras,  les  attelages  de  bœufs  et  de  mules 
gravissant  monts  et  traversant  rivières,  et  l'élégance  désinvolte  du  Boer  débraillé  comme 
un  bandit  espagnol,  le  fusil  en  bandoulière,  le  feutre  vaste  et  cavalier  renversé  au  bord  de 
la  tête  :  silhouettes  aragonaises  en  parades  aventureuses;  et,  comme  il  est  juste,  au  milieu 
d'elles  l'Anglais  figure  Don  Quichotte.  (Éditions  de  Lu  revue  blanche,  1  vol.  in-l»  de  710  pp. 
15  fr.i 


I  ^<»  LA    REVUE    BLANCHE 

«  posées  par  un  autre  Age;  car  les  Boers  ne  sont  plus  des  barbares,  ce 
«  sont  danciens  civilisés  retournés  à  la  nature  et  revenus  à  travers 
«  mille  obstacles,  à  la  civilisation.  »  Lisez  à  ce  sujet,  pour  plus  de 
détail,  le  très  beau  chapitre  sur  ÏAnie  des  Boers,  où,  comprenant  que 
l'histoire  d'une  telle  guerre  doit  être  faite  avant  tout  avec  de  la  psycho- 
logie ethnique  et  de  la  philosophie.  Rosny  établit  les  profondes  dilfé- 
rences  de  race,  u  Lq  Boer  n'est  nullement  réfractaire  h  la  civilisation, 
«  il  a  seulement  désire  avec  justice  (pie  cette  civilisation  fût  imprégnée 
«  du  génie  de  la  terre  africaine  qu'il  incarnait;  il  voulait  ne  point  lu\ter 
«  l'épanouissement  de  sa  race,  ne  point  perdre  tant  de  grandes  et  belles 
«  qualités  en  les  jetant  dans  le  moule  trop  étroit  dune  civilisalion 
«  vieillie  comme  la  civilisation  anglaise...  autoritaire  et  impatiente,  » 

Cette  constatation  de  la  diversité  d'Africain  à  Européen  se  poursuit 
jusque  dans  l'examen  de  la  stratégie.  Celle  des  Boers  a  été  critiquée 
par  les  spécialistes  européens  qui  se  trouvèrent  parmi  eux,  mais  Rosny 
s'attache  intelligemment  à  montrer  qu'elle  était  parfaitement  conforme 
à  leur  génie,  et  que  leur  souplesse  et  leur  rapidité  ne  pouvaient  exister 
sans  leur  désordre  et  leur  indiscipline.  Le  grief  qu'on  leur  a  fait  le  plus 
fréquemment  est  réparpiliement.  et  rien  pourtant  ne  prouve  davantage 
leur  génie  ni  n'en  fut  plus  caractéristique  :  la  nature  du  pays  et  sa 
connaissance  parfaite  nécessitaient  la  guérilla:  leur  petit  nombre  la 
leur  imposait  encore  puisfju'elle  était  la  meilleure  iililisation  de  l'unité, 
ainsi  multipliée  par  la  facilité  à  se  déplacer.  D'ailleurs,  c'est  en  bloc 
qu'il  faut  juger,  et  on  ne  peut  qu'admirer  une  stratégie  qui  tint  si  long- 
temps échec  à  38o.ooo  hommes  avec  'io.ooo. 

Quand  on  considère  de  ces  données  la  guerre  anglo-boer,  elle  appa- 
raît plus  pathéli(pn^  encore  ;  elle  prend  la  beauté  vertigineuse  des 
antiques  guerres  des  épopées  ;  et  on  comprend  que  c'était  bien  logique- 
ment à  l'auteur  de  Vninireh  et  d'Ef/ri/nah,  de  faire  valoir  les  qualités 
extraordinaires  du  peu|)lc  rustique  défendant  avec  son  ind(''pendance 
primitive  ses  grands  herbages  et  ses  troupeaux.  11  en  a  dressé  une  psy- 
chologie parfaite,  le  suivant  dans  ses  trekken,  consultant  avec  lui  le  sol 
mamelonné  et  pierreux,  les  savanes  du  ciel  austral,  l'avenir  aussi  incer 
tain  que  la  récolte  au  pays  nouveau,  péné'trant  son  ànie  religieuse, 
admirant  sa  gravité,  sa  patience,  son  héroïsme  candide.  Il  a  pris  le  ton 
convaincu,  simjde  et  grand  qui  était  di'-cent.  Et  voici  que  ce  n'est  plus 
seulement  une  épopée,  c'est  déjà  une  manière  de  Nouvelle  Bible, 

Presque  une  Bibh;  selon  Rousseau.  Ce  qu'il  y  a  de  particulièrement 
remar(piable  dans  ce  peuple  et  aussi  dans  la  guerre  (\ni\  a  soutenue 
c'est  le  retour  à  l'état  de  nature,  à  une  certaine  animalité.  Cela  peut  pa- 
raître d'abftrd  étrange  chez  ces  mystiques  si  l'on  ne  songe  qu'il  y  a 
avant  tout  la  force  sacrée  et  mystérieuse  de  l'instinct  dans  la  mysticité. 
A  suivre  les  opérations  com[)lexes  et  minutieuses  de  cette  guerre,  à 
regarder  les  nombreux  dessins  et  ph(»tographies  qui  complètent  fort 
heureusement  le  texte,  on  est  frappé  de  voir  à  quel  point,  liiUant  contn^ 
le  plus  '<  vieux  »  peuple  civilisé,  «  old  l^^ngland  /-,  et  pour  en  triompher. 


l'histoire  de   la  C.UERBE  ANGLO-BOER  i37 


y 


les  Boers  doivent  redevenir  des  animaux,  éparpillés  dans  l'herbe  rousse 
et  sèche  du  Veld  comme  des  insectes,  couchés  sur  la  terre  et  presque 
en  prenant  la  couleur  comme  des  caméléons,  tendant  dans  les  champs 
des  toiles  d'araignée  en  fil-de-fer,  creusant  des  g-aleries  souterraines, 
se  servant  de  trous  comme  des  fourmi-lions,   tirant   avec  seulement   la 
tète  hors  de  la  terre  et  prêts  à  la  rentrer  aussitôt,  plus  mobiles  au  guet 
que  des  cervidés,  mettant  tout  le  succès  dans  la  rapidité,   la  souplesse, 
l'adresse,  et  aussi  dans  la  fiiite^  dans  la  facilité  à  se  disperser  pour  se 
retrouver  à   un    endroit  donné.   Facultés  si   loin  intégrées  qu'elles  ne 
leur  servent  pas  seulement  en  pays  de  montagnes,  mais  en  plaine,  ainsi 
qu'en  la  bataille  de  Modder-River,   «  une  des  plus  extraordinaires    que 
l'humanité  ait  connues  » ,  et  oîi  les  Anglais  furent  surpris  par  la   mort 
venant  invisiblement  du  sol  à  une  courte  distance  comme  à  un  tremble- 
ment de  terre.  Vraiment,  àètre  transportée  dans  les  continents  nouveaux 
la  guerre  se  transforme  ;  et  quand  on  considère  les  immenses  succès  des 
B')ers,  quand  on  se  rappelle  la  supériorité  manifeste  de  l'infanterie  de 
marine  pendant  la  guerre  de  1870.  c'est  à  se    demander   si    aux   pro- 
chains conlUts  il  ne  faudra  pas  introduire   en    Europe  les    procédés   de 
campagne  coloniale,  remarquables  notamment  en   ce  que,    selon   une 
«  justice  »  de  la  nature  qui  veut  conserver  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  ses  espèces,  la  supériorité  y  est  acquise  à  celui  qui  se  défend. 
Kt  il  apparaît  encore,  à  lire  le  récit  de  cette  guerre,  que  le   plus  grand 
avantage  tiré  des  entreprises  coloniales  aura  été  d'indiquer  à  l'Européen 
corrompu  par  les  civilisations  urbaines  la  nécessité  du  retour  à  la  nature 
et  à  la  souplesse  et  à  l'endurance  animales. 

On  admire  ce  livre  d  histoire,  ce  récit  de  guerre,  écrit  par  un  roman- 
cier altruiste  qui  se  trouve  d'autre  part  un  naturaliste  et  un  sociologue, 
d'olVrir  l'histoire  militaire  sous  une  forme  nouvelle  :  sociologique  et 
humaine.  Entendons  <c  humaine  «  en  ce  que  cela  est  écrit  d'un  point  de 
VU'  d'éternité  et  par  quelqu'un  qui  observe  et  en  un  certain  sens  juge 
cett'^'  guerre  contemporaine  en  la  comparant  aux  diverses  manières  de 
guerre  que  l'iiunianité  a  connues  depuis  les  origines  :  ce  qui  est  d'une 
grande  beauté  philosophique  et  supériorité  scientifique.  Alors  seule- 
ment voit-on  ce  qu'il  y  a  d'intimement  mesquin  dans  les  plus  splendides 
guerres  d'Europe.  Et  l'intérêt  sociologique  est  de  découvrir  en  quoi  une 
telle  guerre  est  inférieure  à  ce  que  devraient  être  les  guerres  contem- 
poraines, en  quoi  l'emploi  de  procédés  aussi  démodés  et  routiniers  que 
l'expédition  anglaise  ne  peut  amener  qu'à  la  ruine  la  nation  qui  les  em- 
ploie. Non  seulement  les  Anglais  (i)  ont  dépensé  3()o.ooo  hommes  et  des 
milliards,  mais  ils  se  sont  ruinés  dans  l'Afrique  du  Sud  au  moment  où 
ils  avaient  le  plus  de  chance  d'y  assimiler  les  Boers  ;  c'était  folie  à  eux 


(1)  Pratiquement  c'est  un  devoir  pour  les  Français  d'Europe  que  de  se  défier  de  l'anglo- 
phobie  :  mais  il  n'en  est  pas  moins  intéressant  au  point  de  vue  philosophique  de  trouver  en 
cet  ouvrage  le  jugement  sur  la  race  anglaise  d'une  haute  mentalité  contemporaine  et  de  le 
rapprocher  de  celui  de  Michelet  prononcé  un  demi-siècle  plus  tôt  (à  propos  de  la  Guerre 
de  Cent  ans}. 


1  i8  LA    REVUE    BLANCHE 

de  vouloir  exterminer  les  Boers.  la  seule  race  capable  à  leur  aveu  d'ex- 
ploiter le  pays,  ccunme  c'est  folie  aux  auti-es  nations  européennes  de  ne 
])as  protéger  dans  leurs  colonies  les  indigènes,  unique  maind  œuvre  ; 
ils  n'ont  même  pu  arriver  au  résultat  visé,  ils  n'ont  fait  que  rendre  le 
Boer  plus  dur  et  plus  souple  aux  épreuves,  l'armer  d'une  connaissance 
nouvelle  de  l'Européen  —  la  seule  chose  qui  ait  empêché  sa  victoire  en 
cette  gi:erre  —  et  le  fermer  à  jamais  à  toute  idée  de  fusion  dans  1  Em- 
pire. Voici  la  conclusion  de  J. -H. llosny  :«  Une  nouvelle  ère  va  com- 
«  mencer  pour  les  Burghers.  Cette  longue  épreuve  où  un  peuple  de 
«  280.000  habitants  a  tenu  victorieusement  deux  ans  et  demi  contre  le 
«  plus  vaste  et  le  plus  riche  empire  du  monde,  est  un  sûr  garant  de 
«  l'énergie  avec  laquelle  les  Boers  défendront,  sur  un  autre  terrain, 
«  l'originalité  de  leur  race.  Un  empire  sud-africain  sera  constitué  par 
«  la  force  des  choses  :  il  ne  sera  anglais  qu'au  degré  où  la  Grande- 
«  Bretagne  sera  capable  de  se  l'assimiler  commercialement  et  indtis- 
«  triellement  :  tout  est  donc  remis  au  même  point  qu'avant  l'ouverture 
('  des  hostilités  :  la  guerre,  preuve  manifeste  d'impuissance  ethnique 
«  de  la  part  du  Royaume-Uni.  n'a  été  qu'une  longue  série  d'humilia- 
«  lions  pour  les  armes  anglaises,  une  abdication  philosophique,  un 
«  abaissement  dans  l'estime  du  monde,  l^lle  a  été  pour  les  Boers  une 
u  douloureuse  épreuve,  une  de  ces  elTroyables  calamités  où  se  trempe  à 
«  jamais  le  caractère  des  peuples.  »  (Voir  aussi  chapitre  xix). 

Par  cela  il  se  dégage  de  cette  œuvre,  compte-rendu  d'une  guerre 
souvent  atroce,  une  étonnante  impression  morale  dans  le  genre  de  celles 
qui  vous  ocnipentaprès une  lecture  récapitulative  d'j'lmersonou  de  Mae- 
terlinck et,  (]  autre  part,  d'Ibsen.  Possédé  d'émotions  à  la  fois  dramati- 
ques et  sereines,  on  se  sent  imposer  l'admiration  d'un  certain  ordre 
mécanique  de  la  nature,  une  confiance  en  la  vie  ou  pour  mieux  dire  une 
acceptation  de  la  vie.  Nul  événement  contemporain  n'a  prêté  davantage 
h  une  méditation  de  la  nature  et  de  l'humanité  et  aussi  à  un  bilan  de  la 
civilisation.  Alors,  ce  qu'il  faut  y  voir  surtout  c'est  la  faiblesse  de  /a  ci- 
vilisation militariste  de  l'Europe,  incapable  de  vaincre  des  ennemis  qui 
avaient  déjà  contre  eux  une  excessive  générosité  et  l'absence  de  tout 
instinct  ollensif  'Cf.  V.  à  xxxi).  On  a  été  en  général  porté  à  remarquer 
l'inutilité  de  la  Conférence  de  la  Haye,  et  la  guerre  anglo-boer  a  semblé 
marquer  l'entrée  de  l'humanité  dans  une  nouvelle  période  de  règne 
exclusif  de  la  force.  Eoin  de  s'abattre,  il  faut  se  relever  par  l'exemple  de 
cette  lutte.  Bien  plus  que  la  stérile  conférence  de  diplomates,  elle 
prouve  que  la  fin  des  guerres  de  conquête yocv// être  proche  si  onle  i'eut. 
Aussi  bien  qu'au  xiv  siècle,  une  Suisse,  de  mœurs  rustiques  analogues 
à  celle  de  ces  Africains  et  de  conscience  plus  avisée  de  l'ennemi,  peut 
défendre  son  ind(''pendance  contre  un  ennemi  dix  fois  plus  puissant;  et 
la  défensive,  seule  forme  de  guerre  digne  de  lui,  tend  à  devenir  très 
facile  pour  un  peuple  endurant  et  opiniâtre.  A  en  juger  par  les  pré- 
cieuses notes,  c'est  la  pensée  de  Hosny.  C  est  la  grande  le(;on  qu'aura 

dormée  a  llùirope  la  jeune  Afrique. 

Mahils-Arv  Lehloxd 


Félibrige  et   Nationalisme 


Les  félibres  sont  tout  à  la  joie  ;  hier,  à  Béziers,  ils  célébraient  les 
fêtes  de  la  Santo-Eatello,  aujourdhui  à  Orange,  «  le  Bayreuth  fran- 
çais »,  ils  assistent  aux  représentations  du  théâtre  antique.  Et  partout, 
le  Félibrigt'  triomplie,  comme  d'ailleurs  cliaque  année  à  pareille  épo- 
que. 

Ce  sont  des  acclamations  enthousiastes  :  Vwe  Pfovence!  Ou  bien 
c'est  le  cri  subversif  :  La  re^'cinche  de  Muret  ! 

Qu'est-ce  donc  que  le  Félibrige? 

Ce  mot  évoque  tout  simplement  chez  le  profane  quelque  cliose  de 
riant,  d'alerte,  une  sorte  de  kermesse  au  pays  provençal.  Une  telle  repré- 
sentation n'est  point  tout  à  fait  fausse,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le 
Félibrige,  au  dire  de  ses  théoriciens,  a  renoué  la  tradition  romane  des 
xr  et  xii^  siècles.  Avec  lui  s'est  affirmé  l'esprit  provincial  vis-à-vis  d'une 
centralisation  menaçante  pour  les  tempéraments  et  les  caractères  régio- 
naux. D'aucuns  vont  même  jusqu'à  voir  dans  le  Félibrige  une  véritable 
Renaissance  littéraire  qu'ils  ne  craignent  pas  de  comparer  à  la  grande 
Renaissance  du  xvi"  siècle. 

C'est  donc  un  mouvement  dont  l'importance  s'impose  à  l'attention  du 
pays  tout  entier,  dont  le  retentissement  ébranle  toute  la  vie  fran- 
çaise ? 

Point  du  tout.  Si  l'on  en  parle  en  dehors  de  sa  région  d'origine,  c'est 
plutôt  pour  en  rire...  Mais  généralement  on  l'ignore. 

Le  Félibrige  cependant,  encore  qu'il  soit  loin  de  marquer  une  ère 
nou  velle  dans  la  littérature  ou  danslart,  rnérite  d'être  mieux  connu,  et  j'en 
voudiais  étudier  ici  l'origine  et  l'histttire  pour  en  fixer  ensuite  les  ten- 
dances. J'ajouterai  cette  remarque,  à  savoir  qu'un  très  grand  nombre  de 
félibres  sont  fort  peu  renseignés  sur  le  Félibrige  et  que  ceux  qui  préten- 
dent diriger  le  mouvement  vers  un  but  défini  sont  une  infime,  minorité . 
Les  premiers  sont  les  plus  connus,  car  ils  font  du  bruit  pour  faire  du 
bruit;  ils  chantent,  ils  inaugurent  sans  cesse;  ils  manifestent  à  Sceaux, 
à  Oransfp  et  en  maints  autres  lieux  suivant  l'occurrence.  Les  autres 
théorisent  et  professent  en  général  un  certain  mépris  pour  leurs  frères 
trop  légers  et  trop  occupés  des  extériorités.        , 

Le  spectacle  de  ces  divisions  peut.  )«  pense,  présenter  quelque  intérêt. 
Mais,  avant  de  l'otTrir  aux  yeux  du  lecteur,  il  importe  de  savoir  ce  qu'est, 
dans  sa  for/ne,  le  Félibrige. 

Et  tout  d'abord,  que  signifie  le  mot?  Il  parait  que  le  vocable /<?//^/t' 
se  trouve  pour  la  première  fois  dans  une  poésie  légendaire  du  moyen  âge 
où  il  est  question  des  sept  félibres  de  la  loi  (li  set  félibre  de  la  lei).  Ce 
mot  signifierait  docteur  de  la  loi.  11  fut  choisi  pour  désigner  les  parti- 


i.',()  LA    REVUE    BLANCHE 

sans  de  la  lenlalivc  de  rénovation  ([u'inaugurèrenl  le  -j.i  mai  iS")')  sept 
jeunes  poètes  jirovençaux. 

Joseph  Uoumanille  fut  le  vrai  |)romoteur  de  ce  mouvement;  Paul 
Arène  l'appelle  le  «  chef  du  départ  ».  Il  voulait  instaurer  une  Renais- 
sance provençale  par  l'épuration  et  la  réforme  de  la  langue,  qui  tendait 
avant  lui  à  nètre  plus  rpTun  patois, et  par  le  choix  de  sujets  plus  nojtlcs 
quf  ceux  des  poètes  populaires  locaux. 

Les  six  aulres  poètes  ([ui  peuvent,  avec  lioumanille,  èlre  reo-ardés 
comme  les  fondateurs  du  Félibrig-e  sont  Frédéric  Mistral  et  Anselme 
Mathieu  qui  lurent  ses  élèves  au  Collège  d'Avignon;  Théodore  Aubanel, 
l'auteur  de  la  Mioitgrano  enUeduherio  ,  «  intermezzo  ensoleillé  dun 
llejne  qui  sérail  bon  «.a  dit  Paul  Arène:  Alphonse  Tavan  qui  lit  ce  beau 
livre  Amour  et  Floiir:  .lean  Brunet  d'Avignon  et  Paul  Giéra  chez  qui  la 
réunion  se  tint  le  21  mai  au  château  de  Fontségugnc  près  d'Avignon. 

Les  Proin'ença/o,  œuvre  collective  de  ces  ])oètes,  sont  d'ordinaire 
considérées,  bien  que  publiées  en  l'SV.*,  comme  le  manifeste  de  la  nou- 
velle Ecole.  Son  organe  officiel  ïuiVArniano  prouvencau.  et  c'est  dans 
cette  publication,  dirigée  ])ar  Roumanille,  que  les  Mathieu,  les  Aubanel, 
les  Mistral  s'essayèrent  à  versifier  en  provençal,  qu'ils  prirent  peu  à  peu 
une  pleine  conscience  de  leur  talent  de  troubadours. 

Mais  la  langue  doc  était  encore  pour  eux  vui  simple  objet  de  curiosité  ; 
et  c'est  en  la  cullivant  avec  amour,  avec  patience  qu'ils  coiUiurent  les 
premiers  émois  à\i  paysan,  de  celui  qui  appartient  à  la  terre  méridio- 
nale. 

I*'r(''déric  Mistral  jura  de  ne  jam.ais  abandonner  son  pays,  et,  dans  sa 
solitude  de  Maillane,  il  songea  à  ex]>rinier  ses  sentimenis,  ses  sensations 
dans  une  belle  œuvre.  11  écrivit  Mireille.  Au  bout  de  sept  ans  d'une  vie 
studieuse  et  contemjilative  devant  les  nu'nies  horizons,  le  g-rand  poème 
idyllique  parut  (iSjg;. 

Lamartine  proclama  Mireille  un  chef-d'œuvre  incompaiiihle.  Mistral 
avait  crmquis  la  célébrité.  Et.  du  mèr.ie  coup,  le  h'<''lil)rige  sortit  de 
l'obscurité.  Il  apj)arut  bien  à  celte  éporpie,  comme  la  renaissance  d'une 
lang-ue  que  Ion  croyait  morte,  (pii  aurait  été  vaincue  au  temps  de  la 
guerre  des  Albigeois  et  qui  serait  tombée  peu  à  j)cu  à  l'état  de  patois. 
Aussi  ce  réveil  des  pays  méridionaux  intéressa-t-il  tous  les  lettrés,  tous 
les  savants. 

Mistral  aperçut  vile  toute  l'étendue  de  sa  mission  :  il  ne  suffisait  pas 
de  composer  de  belles  épopées,  il  fallait  encore  étudier  le  génie  de  la 
langue  provençale,  puis  la  fixer  dc'linilivemeiit  cnmme  un  idiome  orga- 
nise'' et  distinct  du  provençal  vulgaire.  Le  poète  sut  faire  place  au  philo- 
logue. Mistral  écrivit  sou  Trésor  du  Félihrige^  véritable  monument 
scientifique,  fait  d'érudition  i)atiente  et  de  génie  poétique. 

Désormais,  grâce  au  vieil  idiome  retrouve-  et  réhabilité,  la  Provence  et 
les  autres  pays  du  Midi  pouvaient  secouer  le  joug  des  conquérants,  du 
Nord,  de  la  France.  Aussi  la  secemde  génération  des  félibres,  avec  l''élix 
Gras,  avec  Arnavielle,  eut-elle  pour  souci  de  revendiquer  les  libertés 


FÉUBRICiE    ET    NATIONALISME  i4i 

des  pays  d'oc,  au  nom  de  la  ]{ace  dont  l'àme  est  toujours  vivante  et  tou- 
jours insoumise. 

Félix  Gras  écrit  Toloza  (Toulouse),  geste  en  douze  chants  sur  la  croi- 
sade de  Simon  de  Montfort,  sur  cette  fameuse  guerre  albigeoise  qui  est 
le  tri(uni)he  des  Franchiniands,  des  barbares  habitants  du  Nord  sur  la 
riche  civilisation  méridionale  : 

«  Toloza^  Proi>en'{a:  cela  voulait  dire  :  Lumière,  Liberté,  contre  les 
cris  de  :  Montfort,  Mont/'ort,  qui  voulaient  dire  :  Enfer.  Esclavage.  » 

La  revanche  du  Midi,  Félix  Gras  la  réclame  à  grands  cris,  mais  il  la 
veut  pacifique  ;  elle  sera  accomplie  le  jour  où  la  langue  doc,  la  grande 
vaincue,  aura  le  droit  de  se  développer  enfin  librement  au  soleil. 

On  voit  donc  très  bien  que  Félix  Gras  par  sa  Toloza  entraîne  le  Féli- 
brige  vers  des  buts  nouveaux.  Les  œuvres  de  Mistral,  lues  et  relues,  et 
mieux  comprises,  font  surgir  en  chacun  le  sentiment  de  la  race,  tou- 
jours plus  ardent.  Les  cités  libres  des  x"  et  xi®  siècles  sont  honorées 
comme  des  martyres,  comme  de  grandes  héroïnes.  Déjà  des  félibres 
parlent  d'ouvrir,  toutes  grandes,  les  portes  de  l'école  du  paysan  à  la 
lano-ne  d'oc,  de  créer  dans  les  Universités  des  chaires  où  les  maîtres 
félibréens  enseigneraient  le  Fèlibrige  intégral. 

Et  c'est  au  milieu  de  ces  nouvelles  pensées  qu'apparaît  la  troisième 
génération.  «  A  elle,  a-t-on  dit,  incombent  désormais  toutes  les  respon- 
sabilités. »  Elle  la  si  bien  compris  que  le  i  3  août  1894,  à  Avignon, 
M.  Jean  Carrère  annonce  que  les  nouveaux  félibres  ont  décidé  d'agir 
sur  le  peuple  et  de  provoquer  ainsi  tout  un  vaste  monument  régiona- 
liste. 

Ainsi  donc  les  félibres  d'aujourd'hui  se  disent  hommes  d'action;  ils 
ont  à  sauver  et  à  faire  triompher  «  l'àme  méridionale  ». 

Mais  il  semble  que  leurs  aînés  ont  pressenti  les  destinées  sociales  du 
Fèlibrige.  Dès  i  876  ils  ont,  en  effet,  créé  une  grande  association,  divisée 
en  qu 'tre  organisations  autonomes  appelées  maintenances  :  les  mainte- 
nanccb  de  Provence,  de  Languedoc,  d'Aquitaine  et  de  Limousin.  A  la 
tète  de  ces  maintenances  se  trouvent  un  syndic,  des  vice-syndics  et  un 
secrétaire.  Chacun  de  ces  groupes  se  subdivise  en  plusieurs  groupe- 
ments particuliers;  ce  sont  les  Écoles.  Enfin  une  sorte  de  comité  géné- 
ral, le  Consistoire  fêlibréen,  réunissant  les  plus  hautes  personnalités 
félibréennes,  les  majoranx  et  le  capoulié,  prend  les  décisions  impor- 
tantes, tout  en  ayant  soin  de  ne  pas  entreprendre  sur  l'autonomie  des 
maintenances. 

Voilà  l'organisation  félibréenne  créée  par  les  poètes  des  deux  pre- 
mières générations,  qui,  avec  les  agitateurs  d'à  présent,  tend  à  devenir 
un  véritable  «  instrument  de  lutte  ». 

Cependant,  malgré  cette  organisation  d'apparence  politique,  les  féli- 
bres sont  avant  tout  des  littérateurs.  Ces  groupements,  quels  que  soient 
leurs  noms  et  leurs  titres,  comprennent  surtout  des  hommes  qui  se  sont 
donnés  le  devoir  de  veiller  sur  la  langue  de  leurs  pères, de  la  parler  avec 
ferveur,  avec  dévotion. 


i42  LA    REVUE    BLANCHE 

Est-ce  que  le  Félibrige  a  pu  atteindre  son  but  premier  :  sauver  de 
l'oubli  le  parler  provençal?  Le  Félibrige  de  lioumanille.  de  Mistral  a-t-il 
connu  une  victoire  ou  une  défaite? 

Répondre  serait  manifester  une  hâte  maladroite  .  Ce  qu'il  est  permis 
de  constater,  c'est  que  le  Félilu-io^e  a  réuni  de  nombreux  partisans  qui,  à 
peu  près  tous,  ont  eu  à  cœur  de  produire  au  moins  un  volume  de  vers  à 
la  louange  de  la  «  petite  patrie  )>.  Mais,  s'il  a  groupé  des  lettrés,  il  n'a 
jamais  agi  sur  le  peuple  provençal,  sur  les  paysans  ;  il  a  toujours  été,  au 
contraire,  une  cliapelle  fermée. 

Des  jeunes  gens'  voudraient  aujourd'hui  que  la  constitution  féli- 
bréenne  soit  utilisée  en  vue  de  fins  sociales  ;  mais  voilà  bien  précisé- 
ment le  projet  que  je  me  propose  maintenant  de  ruiner  en  montrant  ce 
que  sont  les  tentatives. d'agitation  félibréenne. 

L'hiver  de  1899,  j'habitais  Aix-en-Provence.  De  jeune  félibres 
m'avaient  accaparé.  Ils  étaient  fougueux  et  monotones.  C'était  le  temps 
où  les  jeunes  bramaient  d'amour  après  des  fantômes:  ils  réclamaient 
«  la  vie  intégrale  «.  Je  brûlai  d'agir,  naturellement,  d'aller  au  peuple 
provençal,  comme  ils  disaient.  Mes  dispositions  sentimentales  étaient 
donc  excellentes  et  l'occasion  de  combattre  ne  pouvait  pas  tarder  à 
naître.  Un  ami,  rencontré  un  soir  sur  le  cours  Mirabeau,  mapprit  en 
elTet  que  l'heure  était  grave  pour  la  Provence  bien-aimée  ;  ses  paroles 
étaient  chuchotées;  elles  m'annonçaient  qu'une  grande  œuvre  était  à 
accomplir  tout  de  suite.  Le  coucher  du  soleil  ensanglantait  le  cours  ;  la 
froidure  fustigeait  nos  membres.  Nous  pressions  le  pas.  Je  crus  voir  du 
péril  tout  autour  de  nous;  j'étais  heureux.  Mon  ami  me  montrait  des 
passants  :  «  C'est  X...,  un  ennemi  »,  et  de  temps  à  autre  :  «  Tais-toi, 
doucement...,  dis  nous  entendraient.  »  Puis,  brusquement,  il  lâcha  mon 
bras  :  «  Adieu  !  et  tiens-toi  bien  portant  pour  la  bataille.  »  (1) 

Je  rentrai  chez  moi,  tout  frémissant.  J  avais  donne'  ma  parole  :  j'irais 
au  banquet  d'Avignon,  le  i5  janvier,  afin  de  mettre  Mistral  au  pied  du 
mur  :  «  Reconnaît-il  oui  ou  non  le  Félibrige  social  comme  la  consé- 
quence dernière  de  son  œuvre  poétique?  » 

Le  grand  jour  arrivé,  avec  huit  fclibres  d'action,  j'ai  quitté  Aix.  A  la 
gare,  on  m'avait  présenté  à  un  jeune  garçon  mafflu  qui  fait  de  l'élevage 
en  Camargue.  C'est  un  des  chéris  de  Mistral,  (^'est  lui  qui  allait  brandir 
l'éleridard  de  la  révolte  :  on  parlait  mysléi'ieusement  d'un  long  et 
robuste  discours.  Mais,  durant  tout  le  voyage,  ce  fut  le  silence  fébrile 
qui  précède  les  actes  décisifs;  peut-être  allions-nous  pour  toujours  dire 
adieu  à  un  Mistral  timoré;  mais  plutôt  cette  séparation  que  le  piétine- 


(ly  .le  n'exagtre  pas. Voici  la  lettre  que  peu  après,  le  jeune  chef  en  question  adressait  à 
l'un  de  hes  soldats  : 

«  Mon  cher  B.,  il  faut  absoUiment  «lUc  M.  et  toi  soyez  à  P.  le  H,  D.  et  moi  vous  y  con- 
vions, ainsi  que  ceux  de  tes  amis  qui  sont  absolument  fins.  Jl  sera  rendu  compte  de  ce  qui 
s'est  fait  pour  la  Cause  depuis  notre  réunion  d'Avignon.  A  ijieutnt  donc,  frcrc.  Je  t'aime 
et  t'emhrasse.  — J.  G. 

,(  P.-S.  —  Tu  comprends  bien  l'importance  de  cette  réunion.  .Je  ne  t'écrip  pus  ])ln8  lon- 
guement sûr,  de  te  voir  bientôt.  N'amené  que  des  gens  prêta  à  marcber  jusqu'au  bout.  » 


FÉLIBRIGE    ET    NATIONALISME  l  Vi 

ment  sur  place,  qu'un  félibrige  stérile;  pure  àmusette,  jeu  de  dandys  et 
de  snobs,  passe-temps  de  vieillards.  Ah  !  nous  étions  de  grands 
révoltés... 

Je  dois  reconnaître  que  cette  journée  à  Avignon  glaça  mon  enthou- 
siasme ;  mais  elle  m'ouvrit  les  yeux.  Je  reproduis  ici  textuellement  mes 
noies. 

Au  café,  à  Avignon  ;  tous  les  félibres  sont  là.  Il  y  a  des  vieux  qui  ont 
l'air  très  éveillé  ;  ils  vont,  viennent,  entrent,  sortent  :  ils  attendent 
Mistral  et  sont  anxieux.  Mais  ces  quelques  jeunes  hommes,  huit,  dix 
tout  au  plus,  massés  en  un  coin  de  la  salle,  muets,  mornes,  maudissant 
les  anciens  qui  ne  sapeçoivent  pas  de  leur  présence.  Le  petit  garçon  de 
la  Camargue  crée  seul  une  certaine  agitation.  11  rabâche,  sans  cesse  et 
à  voix  haute  pour  que  les  antagonistes  l'entendent,  des  mots  haineux  ; 
puis,  tout  à  coup,  fiévreusement  et  sur  un  ton  très  bas,  pour  la  centième 
fois  il  dresse  devant  ses  partisans,  trop  mous  à  son  gré,  les  lignes  gé- 
nérales du  plan  de  bataille.  Le  café  s'emplit  davantage  ;  les  félibres 
sociaux  sont  toujours  plus  seuls.  Mais  dès  qu'un  nouveau  personnage 
apparaît,  en  quelques  phrases  sèches,  son  bilan  moral  est  vite  établi  : 
«  Voici  M.,  un  parfait  gâteux;  il  fait  chaque  année  sa  chanson,  puis 
c'est  fini;  imbécile!...  Voilà  B.,  très  bien  avec  Mistral;  ennemi  redou- 
table, je  vous  le  dis  ;  il  faut  le  balayer,  sinon...   « 

Les  jeunes  s'échauffaient:  ils  disaient  :  «  Ce  jour  sera  héroïque;  nous 
ne  sommes  pas  nombreux,  mais  nous  sommes  les  artisans  d'une  nouvelle 
société  la  Société  Félibréenne  !  Nous  allons  aiguiller  le  Félibrige  vers 
de  ffrands  buts:  nous  le  renouvelons,  nous  le  transformons  en  lui  don- 
nant  une  direction  sociale...  »  «  De  l'intransigeance  !  »  criait  une  voix. 
«  Glorieuse  date  que  celle  d'aujourd'hui...  »  susurrait  une  autre  voix. 
Des  regards  rayonnaient  de  joie  comme  dans  l'attente  d'un  dieu. 

L'arrivée  de  Mistral  est  annoncée.  Tous  sortent  pour  aller  à  sa  ren- 
contre. Les  jeunes  répètent:  «  En  résumé,  s'//.<f  ne  veulent  pas  nous 
suivre,  nous  agirons  seuls.  >>  Mais,  brusquement,  les  voici  qui  s'élancent 
avec  de  grandes  exclamations,  vers  un  homme  de  quarante  ans,  au 
masque  énergique  :  «  Nous  nous  désespérions  ;  vous  êtes  le  chef  ;  sans 
vous...» — «Silence,  répond  l'homme;  j'ai  des  ennuis,  mais  j'agirai,  il  le 
faut.  »  Des  regards  méfiants  s'attachent  aux  Félibres  sociaicv.  On 
s'écartait  d'eux.  Mais  eux  sont  dans  le  ravissement;  ils  encadraient  le 
chef,  Ihomme  farouche  qui  apportait  dans  ce  milieu  le  prestige  des 
allures  et  des  gestes  militaires  ;  c'est  un  capitaine  de  génie  ;  mais  il 
réclame  l'application  intégrale  des  «  doctrines  félibréennes  »,  Ce  mili- 
taire ipromu  depuis  à  la  plus  haute  dignité  du  Félibrige),  incarne  par- 
faitement le  fclibre  d'action.  L'habitant  de  la  Camargue  lui  presse  les 
mains  :  «  Capitaine,  nous  ne  reculerons  pas.  »  —  «  Jamais,  dit  celui-ci, 
mais  de  l'habileté,  voici  Mistral,  avançons  vers  lui  les  premiers.  » 

Le  petit  groupe  s'ébranle  sur  la  place  de  IHorloge.  Mistral  arrive, 
accompagné  de  Félix  Gras.  Peu  de  paroles  sont  dites.  Une  telle  froideur 
étonne.  Les  félibres  ne  sont  pas  gais.  Mistral  est  comme  gêné  par  tous 


I',',  LA    REVUE    BLANCHE 

ses  amis  silencieux  et  gelés.  Lui-m«'me  donne  alors  le  signal  du  départ  : 
('  Allez  à  la  Barthelasse:  il  fait  froid  ici.  »  Il  tient  son  pardessus  sur  le 
bras;  sa  marche  est  allègre.  Derrière  ses  pas  quelques  félibres  juvéniles 
se  disputent  méchamment;  c'est  à  qui  coudoiera  le  maître.  Il  y  a  une 
bousculade:  tout  fiers,  deux  ou  trois  jeunes  hommes  s'emparent  enfin 
du  grand  poète;  ils  hii  murmurent  des  mots  pressés;  Mistral  hoche  la 
tête  :  «  Mais  non,  mais  non,  mes  amis;  laissez  Félix  Gras  tranquille; 
pourquoi  chagriner  cet  homme  ?  C^est  un  bon  félibre  comme  moi...  » 
«  Un  traître,  clama  celui  qui  cultivait  je  ne  sais  quoi  de  son  moi  dans 
les  plaines  revèches  et  rudes  de  la  Camargue;  nous  le  condamnerons  ; 
c'est  un  crime  pour  nous  que  la  traduction  en  français  de  ses  Rouges 
du  Midi.  »  l'élix  Gras  n'entendait  pas  ce  furieux  langage,  car  il  che- 
minait tout  lentement,  très  loin  de  la  tète  du  cortège  (i). 

Ah  !  elle  est  plaisante  cette  marche  vers  l'île  de  la  Barthelasse  où  va 
se  livrer  le  grand  combat.  Sur  la  place  de  l'Horloge,  des  enfants,  puis 
de  bons  bourgeois  ne  sachant  où  flâner,  et  des  filles  en  cheveux  accourent 
bien  vite  pour  voir  les  félibres. 

—  Quest-ce  que  c'est  que  ces  hommes  ? 

—  Ils  parlent  tous  en  patois. 

Cette  marque  d'étonnement  naïf  est  surprenante;  les  félibres  ne  sont- 
ils  donc  pas  plus  intimement  liés  à  la  vie  de  ce  peuple  provençal  qu'ils 
prétendent  guider?  Et  le  lendemain  pourtant  les  félibres  contaient  l'en- 
thousiasme que  leur  passage  soulevait  parmi  la  population  d'Avignon. 

A  table,  Mistral  préside;  et  il  préside  réellement.  Il  a  pénétré  le 
passé;  il  en  est  la  splendide  incarnation.  La  Provence  vit  en  lui  seul. 
Il  est  un  dieu,  disent  certains  de  ses  admirateurs  ;  il  est  un  superhomme, 
car  qui  pourrait  vivre  de  cette  vie  idéale?  On  comprend,  quand  il  s'agit 
de  lui  et  de  son  œuvre,  toutes  les  hyperboles.  Il  est  un  monument  beau 
à  Contempler'.  Barrés  le  visite  souvent  et  il  se  sert  de  ce  grand  nom. 
Mais  Mistral  n'est  que  beau  ;  ses  œuvres  ne  sont  que  belles.  H 
mourra,  il  ne  mourra  pas  tout  entier  sans  doute;  mais  les  ellorts  des 
rélibres  sont  frappés  d'impuissance. 

Au  dessert,  quelques  félibres  de  Montpellier  font  leur  entrée,  A.  en 
tète  -i).  Quelques  v(»ix  essayent  d'entonner  le  chant  de  la  Coupe, 
l'hymne  félibréen  ;  peu  d'éclios.  De  la  tristesse  i)èse  lourdement.  A 
peine  si  une  petite  agitation  est  perçue  tout  là-bas,  au  bout  de  la  table  : 
quelques  amis  pressent  le  solitaire  de  la  Camargue  de  dire  son  discours. 
Il  hésite;  un  mot  est  dit  à  Mistral  qui,  se  levant,  prononce  :  «  D.  vou- 
drait nous  lire  quelque  chose.  »  Alors  D.  lut  son  élucubration.  Puis  ce 
fut  un  long  et  douloureux  silence.  Personne  —  à  part  ses  amis  —  ne 


(1)  Le  pauvre  homme  est  mort  depuis.  On  me  contait  l'autre  jour  à  Avignon  ([u'il  avait 
voulu  des  obsèques  civiles.  Mai»  sa  famille  tenait  k  ce  que  la  présence  de  Mistral  honorât 
\f  cortège  funubre;  et  Mistral  refusait  de  paraître  si  la  cérémonie  se  pas<sait  de  l'assistâmes 
du  clergé.  Félix  Gras  fut  donc,  contre  son  gré,  enterré  religieusement,  ot  l'on  juit  voir  au 
premier  rang  des  a-ssistants  la  douleur  fratenielle  de    Mistral. 

(3)  C'est  cet  A.,  royaliste  uiilitant,  qui,  dans  une  féllbri'jade,  a  poussé  la  haine  i\\i  fran- 
ciman  jusqu'au  souhait  de  porter  lui-même  le  feu  dans  Paris. 


FÉUBRIGE   ET   NATIONALISME  i  V> 

pouvait  comprendre  ce  que  le  malheureux  garçon  avait  voulu  démontren 
Une  gène  s'emparait  de  tous  les  convives  qui  ne  savaient  où  poser  leurs 
regards,  où  placer  leurs  mains.  Mistral  enfin  dénoua  lentement  sa  ser- 
viette et,  debout,  sappuyant  au  dossier  de  sa  chaise  :  «  Je  vais  vous 
chanter  la  Comtesse.  »  Et  il  chanta  ;  le  refrain  était  repris  en  chœur  (i). 

Celte  Comtesse  était  un  péché  déjeunasse  de  Mistral;  c'était  le  chant 
révolutionnaire  des  sépai-atistes,  l'iiymne  des  «  revendications  proven- 
çales ».  Depuis  longtemps  Mistral  ne  l'avait  chanté  et  l'on  chuchotait 
même  qu'il  le  regrettait. 

Ainsi,  point  de  réponse  directe  aux  jeunes  ;  Mistral  voulut  leur  laisser 
croire  qu'il  les  approuvait.  Entre  le  oui  et  le  non  il  prit  une  liabile 
échappatoire.  Kt  tandis  que  les  vieux  félibres  ne  virent  que  du  feu  puis- 
que la  question  :  f  Approuvez-vous  le  Fêlibrige  social  ?  «  ne  fut  pas  for- 
mulée en  toute  netteté,  les  jeunes  crièrent  :  «  Victoire  !  le  maître  est 
avec  nous.  » 

Ah!  le  poète  provençal  est  beau,  d'une  beauté  olympienne,  l'on  a  dit, 
mais  un  poids  l'accable;  son  regard  lointain  semble  découvrir  de  pro- 
fondes trislesses  ;  il  porte  un  deuil,  un  grand  deuil,  le  deuil  de  son  pays. 
Mais  cet  homme  était  un  être  moral^  il  aurait  dû  dire  : 

«  Ah!  jeunes,  vous  me  parlez  de  l'action,  de  l'action  félibréenne,  mais 
ne  savez-vous  pas  que  mon  œuvre  est  simplement  une  œuvre  de  beauté, 
et  que  moi  seul  ai  su.  par  de  puissants  ellorts,  en  une  admirable  syn- 
thèse, réaliser  en  moi  le  passé?  L'action?  mais  je  n'y  ai  jamais  cru;  je 
suis  un  poète.  La  langue?  Oui,  grâce  à  des  travaux  pénibles,  je  l'ai  fait 
évoluer  depuis  l'époque  où  le  Nord,  dans  sa  haine,  la  cloua  vaincue 
dans  la  cité  provençale.  Je  l'ai  prise:  j'aimais  ses  traits  primitifs,  har- 
monieux en  leur  dureté,  en  leur  violence,  et  son  accoutrement,  et  son 
accent  naïf;   et,   sur  cette  face  de  morte,  j'ai  imprimé  les  traces  des 


(1)  .Te  regrette  dç  ne  pas  pouvoir  citer  ici,  faute  de  place,  tout  le  morceau.  Il  s'agit  d'une 
jeui  '•  comtesse  .riclie,  belle,  puissante,  gracieuse  (la  Provrence),  que  sa  sœur,  sa  mauvaise 
sivur  (la  France)  enferma  dans  un  cloître  pour  hériter  de  son  bien.  Chaque  strophe  est  suivi 
par  ce  refrain  significatif  :  ' 

((  Ah!  se  me  sabien  entcnilre!  —  Ah!  se  me  v mlien  segui  !  » 

(«  Ah  !  si  l'on  savait  m'eutendre!  —  .^h  !  si  l'on  voulait  me  suivre  1  ») 

Et,  enfin,  le  chant  tout  entier  d'un  grand  souffle  po  Jtique,  se  termine  par  ces  quatre 
strophes  que  je  veux  citer  : 

a  Ceux  qui  ont  la  mémoire  —  Ceux  qui  ont  le  cœur  haut  placé  —  Ceux  <iui  dans  leur 
chaumière  —  Sentent  souffler  le  mistral  —  Ceux  qui  aiment  la  gloire  —  Les  vaillants,  les 
majoraux.  —  Ah  1  s'ils  voulaient  m'entendre  !  etc.. 

«  En  criant  :  riusl  sus!  —  Zou  1  Tous  vieux  et  jeunes  —  Nous  partirions  en  bande  — 
Bannière  déployée  —  Nous  partirions  comme  un  ouragan  —  Démolir  le  grand  couvent.  — 
Ah!  s'ils  voulaient...,  etc. 

a  Et  nous  démolirions  le  cloître  —  Où  joar  et  nuit  pleure  —  Où  jour  et  nuit  se  désole 
—  .La  nonne  aux  beaux  yeux  —  En  dépit  de  la  mauvaise  sœur  —  Nous  mettions  tout  à 
feu  et  à  sang.  —  Ah  1  s'ils  voulaient..  ,  etc. 

M    Nous  pendrions  ensuite  l'abbesse  —  Aux  buissons  d'alentour  —  Et  nous  dirions  à  la 
comtesse  —  Reparais  !  ô  resplendeur  !  Loin  de  noui,  loin  la  tristesse.  —  Vive,  vive  le  bon- 
heur !  —  Ah  !  si  l'on  savait...,  etc.  » 
{Les  Iles  d'Or,  1866.) 

10 


"  l'i  LA    REVUE    BLANCHE 

siècles  postérieurs  el  je  vous  ai  oITei-t  le  beau  visage  de  cire  qu'avec 
amour  j  ai  modeli".  ('.outemplez-lc  aime/.-le  simplement  pour  sa  beauté, 
mais  diles-lo-vous,  il  est  de  cire,  il  n'a  que  le  rellet  de  la  vie.  ^) 

Mistral  n'a  pas  dit  ces  paroles:  il  laisse  de  jeunes  hommes  s'exalter 
sur  son  oMivre.  il  les  laisse  prendre  des  i-outes  de  mensonge  et,  quand 
on  vient  lui  demander  :  «  Maître.  «;nrnmt>s-iions  dans  le  vrai?  "  11  clianle 
un  chant,  de  révolte!...  ' H 

Je  n'ai  donc  point  été  surpris  en  lisant,  huit  jours  après,  la  comédie 
de  la  Barthclasse,  dans  une  de  ces  éphémères  feuilles  lélibréennes  qui 
se  lèvent  chaque  printemps  : 

«  Ces]  la  langue,  comme  la  magnillquement  exprimé  Mistral,  qui 
brisera  les  chaînes.  Aimons  notre  langue,  parlons-la.  C'est  là  le  pre- 
mier point,  l'essentiel  de  la  révolution  morale  que  nous  voulons  tenter. 
Sans  elle,  rien  n'est  possible.  Tout  serait  vain,  .l'ai  bien  senti  cela, 
l'autre  jour,  à  Avignon,  lorsqu'après  toute  une  journée  de  combat  et  de 
•  ète.  Mistral,  de  sa  voix  plus  qu'humaine,  nous  a  chanté  la  Comtesse 
\\n  est  pour  nous  comme  un  Credo,  la  proclamation  d  un  idéal  Empe- 
reur à  son  armée  de  patriotes  et  de  fils...  » 

Pour  moi,  tout  au  contraire,  j'avais  vu  de  quels  éléments  réactionnai- 
res, est  constitué  ce  mouvement.  L'événement  l'a  prouvé  ensuite,  car 
les  fclihres  sociaux,  après  la  défaite  d'Avignon,  se  tournèrent  vers  le 
nationalisme  naissant  et,  ainsi,  ils  obéirent  à  P.listral  qui  ensuite  adhé- 
rait à  la  Ligue  de  lu  Patrie  françciisr , 

.le  crois  qu'il  était  facile  de  déduire  celte  conclusion  de  l'examen  des 
faits.  Sur  quoi,  en  elfet,  repose  le  Félibrige  d'action  ?  sur  quelles  théo- 
ries générales  échafaude-t-il  le  monument  de  son  ignorance?  Ce  féli- 
brige met  à  son  origines  les  grandes  idées  de  race  et  de  tradition.  Ces 
mots  reviennent  dans  tous  les  discours  de  ces  puérils  théoriciens.  Faire 
refleurir  la  beautt- de  la  race,  travaillera  l'épanouissement  de  la  race, 
voilà  les  expressions  les  plus  simjjles  (car  ils  sont  d'ordinaires  plus 
emphatiques;  qui  leur  viennent  sans  cesse  à  la  jjouche.  L'un  d'eux  écrit  : 
"  Les  traditions  nous  intéressent  davantage  que  les  romances....  le  féli- 
brige est  une  action  sociale.  » 

Baser  une  action  sociale  sur  ces  entités,  race,  traditions,  quelle  folie 
n'est-ce  pas?  Mais  il  est  bon  de  remarquer  que  c'est  une  folio  toute  l'éac- 


(Ij  11  il  semblé,  l'an  demiei',  que  Mi.stral  ait  voulu  timidement  dénoncer  l'eiTeur  de  coux 
"ini.de  son  œuvre  poétique,  s'emploiont  '.\  tirer  une  doctrine  sociale.  Il  répondit,  en  effet^ 
à  l'eii'  Ça//i«  sur  la  ilùceiitralii«:ition    :    ({.T'ai,  en    employant   la   lanj^ue  de 

Provi  :  -  ■    toute  ma  vie  et  quelques-uns  ont  fait  et   poursuivent   la   campagne 

avec  moi.  Mais  je  n'ai  pQ8  de  conseils  à  donner;  jai  suivi  mon  instinct  de  race  et  mon 
:iuiour  de  la  terre.  (),nn  cliacun  aille  liVireineut.  J>f  hp  tiens  pun  à  réf/cnfer  ut)  iHat  sorial 
ij>iflcijn'/iie.  Ln  force  des  rhotc»  eirt  pUm  jmimantc  que  lef  t/tèories.  n 

Et  pour  mettre  mieux  en  évidence  le  désaccord  qui  8éj)are  Mistral  de  ses  prétendus  dis- 
ciple.'», plaf'ons  en  reyard  de  cette  derniiTC  phrase  l.i  (larole  de  M.  Demolins,  daas  la  Ilvrae 
/'//<>'<>*ini' (octobre  1  «'.•'.»)  :  a...  Et  voici  que  par  la  .«eule  force  de  cette  volonté  persistante 
(la  volonté  do  Mistral)  leB  èvi:nem«ntii  fc  plient  selon  la  pensée  du  poète...  Une  jeune  géné- 
ration iLrmiidit,  imiiréjrnéc  de  la  pen.aée  du  poète,  et  le  Félibrif/e  d'action  se  trouve  prêt  à 
rérili>fr  i<'îti-  iniiiév  d:in»  le  domaine  de.s  faits  .sociau.x.  » 


FELlIiUKiE    ET    NATIONALISME  i  17 

tionnaire.  Agir  dans  le  sens  de  pai-eils  principes, c'est  réagir,  cestrétro- 
jj;rader.  c'est,  pour  pénétrer  dans  la  vie  réelle,  prendre  un  point  d'appui 
sur  dos  choses  mortes.  Je  me  souviens  qu'un  félibre  social  disait  avec 
un  étonnement  non  joué  à  l'un  de  ses  am.is  :  «  Comment  ?  tu  lis  Karl 
Marx  '^  Quelle  idée  saugrenue  !  »  Ils  sont  tous  ignorants  comme  des 
carpes  des  éléments  de  la  science  économique;  bien  plus,  ils  méprisent 
toute  science  réelle  du  haut  de  leur  petite  taille.  Ils  se  disent  x  évolu- 
tionnistes  »,  «  réalistes  »,  «  scientifiques  »,  mais  ces  expressions  sont 
pour  eux  vides  de  tout  contenu  réel.  Ils  se  réclament  de  Le  Play  et,  à 
la  suite  de  Barrés,  d'IIippolyte  Taine  ;  les  plus  érudits  d'entre  eux 
croient,  en  leur  dogmatisme  étroit,  sur  la  foi  de  ces  auteurs,  à  une  so- 
ciologie immobile, an  lieu  de  chercher  les  lois  économiques  qui  régissent 
le  développement  social  :  ils  parlent  d'histoire,  mais,  en  réalité,  ils  ne 
coui^-oivent,  à  la  fatxm  de  M.  Thiers  par  exemple,  qu'une  histoire  qui  tire 
des  laits  une  morale  enfantine  ou  qui  les  dénature  suivant  des  intérêts 
immédiats.  Ils  riraient  —  mais  la  connaissent-ils  seulement?  —  delà 
conception  matérialiste  de  l'histoire  qui  donne  à  l'évolution  des  socié- 
tés une  raison  d'être  réelle   au  lieu  de  principes  métaphysiques. 

Et.  par  ces  traits,  ne  ressemblent-ils  pas  aux  théoriciens  du  nationa- 
lisme y  Est-ce  que  les  écrivains  de  V Action  française,  jaloux  de  fonder 
philosophiquement  leur  misérable  doctrine  purement  politique,  ne  re- 
gardent pas  les  idées  de  race  et  de  tradition  comme  le  suhstratiun  du 
nationalisme  et  du  monarchisme  ? 

Ils  s'emlîallent,  —  il  n'est  pas  de  mot  plus  propre  —  sur  un  terrain 
aussi  peu  solide  avec  une  ardeur  imbécile.  Et  Mistral  lui-même,  leur 
grand  Mistral,  qui  professe  aussi  le  respect  des  traditions  et  le  culte  de 
la  race  —  et  comment  ne  le  ferait-il  pas  sans  être  en  contradiction  avec 
toute  son  œuvre  poétique  ? —  Mistral,  avec  sa  prudence -de  rural,  se 
garde  bien  de  suivre  ses  disciples  jusqu'au  bout  de  leurs  dangereuses 
acrobiiiies.  Je  me  rappelle  ici  un  fait  à  noter  :  lorsque  Jean  Carrère  — 
il  n'était  pas  alors  le  journaliste  d'aujourd  hui  —  luisait  sa  tournée  de 
conférejices  pour  ressusciter  les  traditions  anciennes,  pour  combattre 
la  centralisa  tio  n  à  outrance  sous  laquelle  les  vieilles  provinces  agoni- 
sent, etc.,  sa  grande  préoccupation  —  et  celle  de  ses  amis  —  était  de  ne 
pas  dépasser  dans  ses  revendications  d'honnêtes  limites,  car  il  craignait 
d'être  désavoué  par  Mistral.  Le  «  délégué  de  la  Fédération  des  Cités  du 
Midi  »  j'ai  lu  ce  titre  sur  ses  cartes  de  visite)  se  tenait  dans  ses  généra- 
lités vagues  où  son  talent,  réel  cependant,  se  complait,  d'ordinaire,  et 
se  contentait  de  déclamer  des  lieux  communs  (i;. 

En  citant  Jean  Carrère,  j'oubliais  que  beaucoup  de  vrais  fèlibres 
haussent  les  épaules  à  l'énoncé  de  son  nom  ;  mais  il  est  à  coup  sûr  tout 
aussi  sérieux  qu  ils  peuvent  l'être. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  refaire  ici   le  procès  du  racisme  et  du  tra- 


(1)  Voici  iine  de  ses  bonnes  phrases  d'apôtre  ;  «  Cherchons  la  liberté  dans  les  lois  de  la 
nature  et  le  génie  de  notre  race  :  aimons  la  nature  où  s'est  manifestée  notre  race  pour  y 
trouver  la  liberté.  » 


I '|8  LA    REVUE    BLANCHE 

dititinnalisme.  Je  veux  simplement  dire  que  le  Félibrige  social,  prenant 
de  tels  principes  d'action,  est  condamné  à  Fimpuissance  comme  tout 
mouvement  qui  n'a  pas  de  point  d  appui  dans  la  réalité. 

l.a  même  inconsistance  se  retrouve  dans  leur  manière  de  concevoir 
un  article  important  de  leur  proo^ramme.  11  est  étrange,  pour  un  esprit 
simplement  positif,  de  voir  comment  ils  entendent  le  fédéralisme,  car  ils 
se  disent  fédéralistes.  On  a  déjà  vu  sous  quelle  emphase  verbale  ils  ca- 
olient  leur  pénurie  d'idées  ;  écoutons  comment  l'un  d'eux  définit  ce  qu'il 
appelle  la  décenlralisalion  intég-pale  :  «  C'est  la  libération  des  esprits  de 
toute  domination  étrangère,  lointaine  ou  proche;  l'autonomie  rendue 
aux  groupes  conscients  d'eux-mêmes;  l'initiative  exaltée  chez  les  indi- 
vidus. Dételle  sorte  que,  des  plus  riches  cités  aux  plus  calmes  villages, 
puisse  un  jour  se  réaliser  notre  formule  :  là  où  naît,  grandit  et  se  mani- 
feste un  homme  libre,  là  est  pour  lui  le  centre  du  monde.  » 

Ils  font  de  petits  projets  d'organisation  provinciale,  ils  s'amusent  à 
combiner  les  plans  delà  société  qu'ils  rêvent,  mais  —  car  ils  sont  consé- 
quent dans  leur  illogisme  —  ils  se  gardent  toujours  de  tenir  compte  des 
faits  économiques  qui,  mieux  que  la  volonté  de  quelques-uns,  dirigent 
les  destinées  du  monde.  Je  ne  suis  certes  pas  opposé  au  fédéralisme,  à 
im  ré'gionalisme  qui  se  fonderait  sur  des  dilTérences  réelles  de  tempéra- 
ments dues  aux  circonstances  dilTérentes  du  développement  moral  et 
matériel  des  individus.  Mais  donner  au  fédéralisme  des  bases  métaphy- 
siques ! 


Les  fêlihres  sociaux  rient  des  vieux  félibres;  ils  tournent  en  ridi- 
culeleurs  fêtes  et  toutes  leurs  manies.  Mais  ces  vieux  i'élibres  ont  aiu 
moins  l'excuse  de  s'amuser;  et  s'ils  sont  inoltensifs,  ils  le  savent.  On  en 
peut  rire  certes,  car  les  gestes  qu'ils  font  sont  excessifs.  !Mais  combien 
plus  ridicules  Honl  lea  fé/ibres  d'action  (|ui  se  révoltent  contre  les  faits 
acquis  ;  et  n'est-il  pas  souverainement  comique  de  les  voir  partir  en 
guerre  pour  restaurer  un  régime  déchu  (i),  brandissant  des  armes  inu- 
tiles et  ])oussant  des  cris  de  (Canaques?  En  vérité,  ils  sont  impuissants 
comme  le  nationalisme  au  sein  du(piel  ils  se  soni  fondus. 

Albeut  Ma V bon 


(I  Dejmi.H  quelques  temps  le  nationalisme  intégral  de  certains  félibres  a  pris  une  direc- 
tion bien  définie.  Ils  ne  se  contentent  p'is  de  remonter  aux  d'Orléans  mais  poussent  leur 
marcl)e  rétro^a<le  jusqu'aux  Bourbons  eux-mêmes.  Non  qu'ils  soient  cirlh^et,  ce  qui  serait 
déjà  suffi<arament  bouffon,  ils  sont  tout  s'uiplement  et  tout  fièrement  naundor/ittei '. 
(Voir  certaine  numéros  du  Pat/t  de  France^. 


La  Quinzaine 


RLDOLPII   VillCHOW  {1821-100-2) 

C'est  une  lâche  assez  in^i^rate  que  de  proposer  à  l'admiration  du  grand 
public  un  homme  dont  les  travaux  ont  planté,  sur  la  route  de  la  science, 
un  jalon  provisoire  ;  il  y  a  un  mois  à  peine,  on  célébrait  l'immortel 
Bichat,  et  presque  personne,  en  dehors  des  gens  du  métier,  n'a  pu  se 
rendre  compte  des  raisons  pour  lesquelles  son  nom  a  été  placé  parmi 
les  plus  illustres. 

Yirchow  est  précisément  le  continuateur  de  Bichat  ;  c'est  Bichat  armé 
de  microscope  et  utilisant  les  découvertes  de  l'histologie,  introduisant 
dans  la  pathologie  la  lumière  de  la  théorie  cellulaire;  mais  c'est 
aussi  le  pathologiste  venu  avant  Pasteur,  privé  par  conséquent  des  plus 
grandes  ressources  de  la  science  moderne;  il  eût  été  plus  facile  de  faire 
son  panégyrique  en  18G0;  aujourd'hui  les  lauriers  sont  coupés!  Il  serait 
injuste  cependant  de  ne  pas  lui  rendre  les  hommages  qui  lui  sont  dus  et 
les  fêtes  brillantes  données  l'année  dernière  à  l'occasion  de  son  jubilé 
ont  prouvé  que  les  hommes  de  science  savent  honorer,  comme  il  convient, 
les  grands  précurseurs. 

Pour  se   rendre   compte  de  la   grandeur  de   l'œuvre  de  Yirchow,  il 
faudrait  pouvoir  se  reporter  à  l'état  de  la  pathologie  il  y  a  quatre-vingts 
ans,  et  cela  est  bien  difficile.  On  n'était  pas  encore  très  loin  des  méde- 
cins de  Molière   et,  dans  beaucoup   de  cas,  l'opinion  des  plus  savants 
docteurs  rappelait  celle  des  bons  rebouteurs   de  Basse-Bretagne  qui, 
après  une  longue  observation,  déclarent  le  malade  atteint  du  signe  de 
saint  Kadok  et  conseillent  un  pèlerinage  à  la  chapelle  dudit  saint.   A  oie 
comment  un  célèbre  pathologiste  français.  Grisolle,   résumait,   il   y   a 
quarante  ans,  les  progrès  récents  de  la  science  naissante  :  «  La  chimie, 
à  l'aide  de  méliiodes  plus  sûres,  phis  parfaites,  a  fait  découvrir,  pendant 
la  vie  comme  après  la  mort,  une  foule  d'altérations  inconnues  ou  mal 
définies  jusqu'alors;  elle  a  non  seulement   puissamment   éclairé  le  dia- 
gnostic, mais  dirigé  en  outre  la  thérapeutique  dans  des  voies  nouvelles. 
Celte    application   des  méthodes  exactes  à  la  recherche  des  maladies  a 
fait  disparaître,  condamner  sans   retour   une   foule  d  idées  aùslrailes, 
systématiques,  qui  ont  longtemps  obscurci  le   diagnostic,  fait  dévier  la 
thérapeutique,  et  qui,  dopnant  à  la  médecine  rair  d'un  roman  plutôt 
que  d'une  science  exacte,  avaient  ainsi  contribué  à  la  discréditer.  »    i) 

Evidemment  la  médecine  a  encore  bien  des  progrès  à  faire,  mais  on 
reste  étonné  quand  on  pense  au  chemin  parcouru  en  un  siècle  ;  et  l'on 
criera  encore  à  la  banqueroute  de  la  science! 


(1)  Grisolle.  Traité  de  pathologie  in^e?'n<?.  Avant-propos. 


l'„)  LA.    REVUE    BLANCHE 

L"hommo  étant  composL'  de  cellules  qui,  tout  eu  coo[)erant  par  leur 
activité  synergique  au  fonctionnement  général  du  corps,  conserva)it 
néanmoins  une  certaine  autonomie,  ^'ircho^v  a  pensé  que  Ion  devait 
chercher  dans  la  maladie  de  la  cellule,  la  cause  des  maladies  de 
l'homme;  l'étude  des  altérations  microscopiques  de  la  cellule  du  foie, 
par  exemple,  donnait  des  renseignements  précieux  sur  les  maladies  de 
cet  organe,  ^'il•cho^v  a,  en  un  mot,  fondé  la  pathologie  cellulaire^  qui  a 
rendu  des  services  indiscutables  à  la  médecine.  Cela  a  été  son  œuvre 
principale;  c'est  le  fondateur  de  la  pathologie  cellulaire  que  l'on  a  fêté 
Tannée  dernière  à  Berlin. 

Aujourd'hui  on  va  plus  loin;  on  admet  tovijours  que  les  altérations  des 
cellules  produisent  les  sympti'imes  si)éciaux  à  chaque  maladie,  mais  on 
recherche  la  cause  même  de  l'altération  de  ces  cellules  et  on  la  trouve 
soit  dans  un  micro-organisme  parasite  qui  élit  domicile  dans  tel  ou  tel 
tissu,  soit  dans  un  poison  d'origine  microbienne  ou  autre  qui  attaque 
plus  particulièrement  tel  ou  tel  élément  anatomique.  Il  est  évident  que. 
pour  la  thérapeutique,  ces  indications  sont  plus  précieuses  que  celles  de 
l'anatomie  pathologi([ue;  cependant  dans  le  cas  des  tumeurs  cancé- 
reuses, par  exemple,  on  en  est  toujours  à  l'histologie;  on  ne  connaît  pas 
l'agent  pathogène;  on  le  cherche  beaucoup,  mais  on  ne  l'a  pas  encore 
trouvé  ;  peut-êtjre  est-ce  le  tissu  lui-même  qui  est  la  cause  de  la  maladie, 
et  ce  serait  un  triomphe  pour  Virchow. 

Virchow  ne  s'est  pas  cantonné  dans  l'étude  microscopique  des  tissus 
malades  ;  il  a  porté  ses  investigations  dans  un  très  grand  nombre  de 
voies  et  a  obtenu  force  résultats  importants.  Va\  particulier,  dès 
i8^)o,  avant  les  travaux  de  Pasteur  sur  les  maladies  parasitaires,  il  a 
mis  en  évidence  le  fait,  très  curieux  à  ce  moment,  dune  maladie  mor- 
telle, la  trichinose,  qu'aucun  symptôme  extérieur  ne  peut  faire  connaître, 
sinon  l'examen  microscopique  de  la  chair  musculaire;  somme  toute, 
c'était  bien  de  la  pathologie  cellulaire,  mais  on  voyait  au  milieu  des 
muscles  malades,  l'agent  parasitaire  de  la  maladie.  L'auteur  allemand  a 
pul)lié  à  ce  sujet,  dans  les  comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences, 
quelques  recommandations  d'hygiène  dune  précision  et  dune  concision 
très  remarquables  :  , 

l/ingestion  de  viande  do  porc  fraîche  ou  mal  apprêtée,  renfermant  des  li-i- 
chines,  expose  aux  plus  grands  dangers  et  peut  agir  connue  cause  prociiaine 
de  la  mort. 

Les  Iricliines  conservent  leurs  propriétés  vitales  dans  la  viande  décomposée, 
ils  .résistent  à  une  immersion  dans  l'eau  pendant  des  semaines;  enkystés,  ou 
peut,  sans  nuire  ;'i  leur  vitalité,  les  plonj^'er  dans  une  solution  assez  étendue 
d'acide  chroinique.  au  moins  pendant  dix  jours.  Au  contraire,  ils  périssent 
et  perdent  toute  inllnence  nuisible  dans  le  jambon  bien  fumé  et  conserAc- 
assez  longtemps  avani  d'être  consommé. 

Hien  des  gourmands  seront  plus  reconnaissant  à  Virchow  de  ces 
conseils  que  de  ses  éludes  danatomie  pathologique  ;  mais  il  ne  faut  pas 
oublier  que,  pour  le  grand  public.  Pasteur  est  surtout  le  Monsieur  ([in 
guérit  de  la  rage. 


nunoLPii  viRCnow  ui 

Le  l'ondateur  de  la  palhologie  cellulaire  a  élé  aussi  un  j^rand  hygié- 
niste :  il  a  même  fait  de  l'antliropologie  sans  réussir,  plus  que  les  autres, 
à  obtenir,  dans  cet  ordre  d  idées,  un  seul  résultat  vraiment  scientifique. 

\  irchow  est  surtout  connu  du  public  français  par  sa  conduite  peu 
pliilosupliique  au  moment  delà  guerre  franco-allemande.  On  savait  que 
c  était  un  gronil  homme  sans  d'ailleurs  se  douter  peut-être  de  ses 
titres  à  cette  dénomination  .  on  savait  aussi  quil  avait  lutté  contn, 
l'intluence  ecclésiastique:  on  savait  enfin  qu'il  avait  été  naguère  par- 
tisan de  la  paix  universelle  et  du  désarmement..,  et  l'on  s'étonna  avec 
raison  de  le  voir  brusquement  devenir  enragé;  mais  qui  de  nous  n'a 
pas  éprouvé  une  surprise  douloureuse  en  voyant  récemment  Tauteur  du 
«  Livre  de  la  Jungle  »  prendre  rang  parmi  les  plus  farouches  partisans 

de  l'impérialisme  anglais? 

Félix  Le  Dantec 

NOTES  POLITIQUES  ET  SOCLALES 

Question  d'équilibre.  —  L'action  du  colonialisme  et  des  grands 
armements  terrestres  et  maritimes  s^exerce  de  plus  en  plus  sur  la  poli- 
tique internationale.  Lorsqu'au  lendemain  de  la  crise  de  guerres  et  de 
remaniements  qui  s'étendit  de  i8j',  à  if^7i,  les  Etats  européens  se  do 
tèrent  de  systèmes  militaires  nouveaux  et  de  tlottes  renforcées,  ils  décla- 
rèrent que  leur  unique  objectif  était  la  défense  de  leurs  frontières. 
Lorsque,  suivant  la  France,  l'Angleterre,  la  Russie,  la  plupart  des 
puissances  se  livrèrent,  après  1880, à  la  course  aux  conquêtes  exotiques, 
elles  affirmèrent  vouloir  chercher  des  débouchés  à  leur  surproduction 
et  à  une  surpopulation  tantôt  réelle,  tantôt  fictive. 

Les  conceptions  se  sont  nécessairement  modifiées  avec  le  temps.  Dans 
la  paix  vacillante,  mais  néanmoins  jjresque  continue,  qui  a  marqué  le 
dernier  quart  de  siècle,  les  organismes  militaires  ont  risqué  de  se  dété- 
riorer :  il  ne  serait  même  pas  impossible  que  beaucoup  d'entre  eux, faute 
d'exercice,  fassent,  le  cas  échéant,  très  inférieurs  à  leur  tâche.  Les 
chancelleries  ont  trouvé  un  remède  à  celte  inaction,  daiigereuse  pour  la 
solidité  des  armées,  non  moins  périlleuse  pour  le  statut  intérieur,  dans 
l'expansion  asiatique  et  africaine. Le  militarisme  a  été  ainsi  détourné  de 
sonbut  primitif;  le  colonialismeà  sontourenest  devenula  suite  logique. 
L'un  et  l'autre  se  coordonnent  aujourd'hui  pour  poser  des  questions 
neuves  et  que  le  passé  n  avait  même  pas  entrevues. 

Qui  eût  jamais  dit  que  la  fièvre  d'appétits  coloniaux  de  telle  puissance, 
le  développement  naval  de  telle  autre,  sise  dans  le  Pacifique,  compro- 
mettraient l'équilibre  de  notre  continent?  Et  pourtant  les  intérêts  des 
régions  les  plus  distantes  lune  de  l'autre,  sur  le  globe  terrestre,  sont  si 
étroitement  liés  que  la  croissance  du  Japon  et  son  pacte  avec  l'Angle- 
terre imposent  presque  à  la  Hollande  le  choix  d'une  alliance. 

Ce  petit  Eiat  se  demande  en  efl'et,  à  l'heure  actuelle,  ce  que  sera  son 
avenir,  .lusqaici  il  s'était  maintenu  dans  une  stricte  indépendance  à 
l'égard  de  ses  voisins.  Il  navaitjamais  eu  a  envisager  l'éventualité  d  une 
entente, qui, selon  toute  probabilité,  eût  été  ruineuse  pour  son  autonomie. 


iji  I.A    HEVUK    BI.ANCHE 

11  a  fallu  1  expansion  de  l'empire  du  Mikado,  le  ra|jprochenient  qu'il  a 
obtenu  du  Royaume-Uni  à  la  suitc^  du  premier  partage  de  la  Chine, 
rinsta!lali(Hi  des  Américains  aux  IMiilippines  pour  que  les  Néerlandais 
fussent  entraînés  à  discuter  les  chances  de  tel  ou  tel  pacte,  suscitant  du 
même  coup  le  plus  passionnant  des  problèmes  d'équilibre. 

Les  Pays-Bas  possèdent  sur  les  confins  de  l'Asie  et  de  l'Océanie,  cette 
région  (pion  appelle  l'insulinde  dont  les  grandes  iles  sont  Java,  Suma- 
tra, Horneo  et  qui  leur  a  jadis  valu  de  superbes  bénclices.  Depuis  que 
les  indigènes  n"y  travaillent  [)lus  pour  le  compte  d'un  Etat  oppresseur, 
ces  colonies  ne  suffisent  plus  à  combler  les  déhcits  budgétaires  de  la 
métropole.  Loin  de  lui  rapporter  annuellement  des  centaines  de  millions, 
elles  s'inscrivent  en  excédents  de  dépenses.  Mais  le  sol  n'en  est  pas 
moins  admirablement  fertile  ;  la  population  assouplie  par  une  longue 
période  de  discipline  inexorable  et  d'asservissement,  égale  presque  celle 
de  la  France.  On  conçoit  qu'elle  tente  les  puissances  conquérantes,  celles 
qui  sont  trop  tard  venues  dans  la  carrière  coloniale,  ou  celles  qui,  y 
étant  entrées  de  bonne  heure,  estiment  (pi'elles  doivent,  sous  peine  de 
déchéance,  accroître  toujoursJeur  domaine. 

Ce  n'est  un  secret  pour  personne  que  le  Japon  avait  visé  dans  les  der- 
nières années  de  l'occupation  espagnole,  l'annexion  des  Philipjiines. 
Prévenu  par  l'Amérique,  il  essaya  en  vain  de  lui  susciter  des  dil'licultés. 
Aujourd'hui,  il  regarde  vers  l'insulinde,  comptant  bien  que  ses 
armements  éprouvés  dans  la  guerre  de  Chine  seraient  supérieursà  ceux 
des  Hollandais. 

Ces  derniers  ne  redoutent  pas  seulement  le  Japon,  mais  encore  la 
Grande-Bretagne,  qui  a  d(''jà  écrasé  leurs  frères  de  race  chez  l'Afrique 
Australe,  <'t  que  1  impérialisme  continue  à  dominer.  Ils  en  sont  donc 
venus  à  rechercher  le  moyen  de  sauvegarder  leur  avenir.  Car  pas  un 
instant  ils  ne  peuvent  s'accoutumer  à  l'idée  de  perdre  un  champ  d'opé- 
rations qui  a  été  si  fructueux  et  dont  le  commerce  vaut  encore  d'être 
conservé. 

S'allieront-ils  à  l'Angleterre  ?  Peut-être  est-ce  suffisant  pour  arrêter 
(piel((ues  années  les  entreprises  du  Japon.  Mais  celui-ci,  avec  la  con- 
fiance et  1  élan  des  peuples  jeunes,  ne  tardera  pas  à  briser  un  pacte  qui 
enraye  son  action.  De  plus,  se  jeter  dans  les  bras  de  M.  Chamberlain, 
c'est  irriter  et  inquiéter  l'Allemagne  qui  alimente  les  ports  de  Rotter- 
dam et  d'Amsterdam  et  f|ui  considère  la  Néerlande  presque  comme  une 
annexe  morale. 

Signera-t-on  un  accord  défensif  avec  ILuqiire  germaiii(pie  ?  C'est 
s'assurer  le  concours  de  forces  redoutables,  mais  en  même  temps  intro- 
duire l'ennemi  dans  la  place,  convertir  une  simple  dépendance  écono- 
mique en  vasselage  politirpic,.  et  s'astreindre  à  participer  à  tous  les 
conflits  continentaux.  D'ailleurs,  cpie  dira  le  Royaume-Uni,  pour  qui 
Rotterdam  deviendra  aussi  menatant  que  fut  .Vnvcrs  au  début  du  siècle? 
Kt  de  toutes  façons,  avec  l'alliance  anglaise  et  l'alliance  allemande, 
l'équilibre  européen  se  rompt.  L'ensemble  des  puissances  ont  inléi'èt  au 
maintien  de  l'autonomie  liollandaise,  comme  à  la  conservation  de  l'indé- 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  i53 

pendance  des  Bclg-es  et  des  Suisses.  Une  Angleterre  prenant  pied  sur  la 
terre  ferme,  une  Allemagne  poussant  au  delà  du  Zuiderzée,  deviennent 
prépondérantes  et  consacrent  une  intolérable  hégémonie.  L'une  et  l'autre 
solution  doivent  être  repoussées. 

11  en  est  une  troisième  qui  ne  vaut  guère  mieux,  l'appel  à  la  France  et 
à  la  Russie,  —  que  du  reste  fort  peu  d  hommes  politiques  de  Hollande 
préconisent. 

Il  en  est  une  quatrième  que  le  bon  sens  et  l'humanité  recommandent  : 
c'est  la  neutralisation  de  la  Néerlande  et  de  ses  colonies.  Que  les  Pays- 
Bas  réclament  cette  transformation  de  leur  statut  international  et  ils 
auront  donné  un  utile  exemple  auquel  le  tribunal  arbitral  de  la  Haye  ne 
saurait  qu'applaudir. 

Paul  Louis 

La  Défense  du  soldat.  —  S'il  est  du  devoir  de  chacun  de  faire  res- 
pecter en  toutes  circonstances  la  personnalité  humaine,  il  semble  qu'on 
ait  négligé  de  s'occuper,  d'une  façon  pratique,  de  la  sauvegarde  de  cette 
personnalité  alors  qu'elle  est  le  plus  menacée,  c'est-à-dire  quand,  aux 
prises  avec  la  règle  militaire,  le  jeune  homme  est  livré  aux  aléas  de  la 
discipline.  Certes,  parfois,  des  cris  de  protestation  s'élèvent,  éloquents  ; 
par  la  voix  de  la  presse  nous  parviennent  de  temps  à  autre  les  échos 
de  faits  dont  s'indignent  ceux-là  seuls  qui  savent.  Mais,pourla  moyenne 
des  esprits,  ces  faits  —  trop  réels,  pourtant  —  paraissent  invraisem- 
blables, incompatibles  avec  notre  époque,  truqués  pour  les  besoins  du 
sentimentalisme  des  lecteurs,  inventés  même — :  armes  forgées  à 
plaisir  pour  les  besoins  dune  cause.  Et,  alors,  les  pitiés  se  lassent  ;  les 
eiïorts  des  protestataires  demeurent  isolés  et  se  brisent  contre  l'in- 
dilTérence  ou  le  scepticisme  du  public  —  même  du  public  faisant  pro- 
fession d'idées  libérales. 

C'est  pourquoi,  nulle  amélioration  sensible  aux  cruautés  dénoncées, 
nulle  réforme  efficace  n'avaient  été  obtenues  jusqu'ici. 

Une  besogne  s'i'mposait,  immédiate. 

Sans  vouloir  épiloguer  sur  les  solutions  du  futur  et  devant  l'impossi- 
bilité de  joindre  tout  de  suite  des  idéals  encore  lointains,  tous  les  libres 
esprits  pouvaient  s'entendre  sur  les  nécessités  du  présent. 

Il  ne  s'agissait  pas  d'attendre  du  hasard  la  révélation  de  faits  contre 
lesquels  il  était  insuffisant  de  protester,  mais  contre  lesquels  il  fallait, 
définitivementet sur  l'heure, réagir. Un  groupement  solide  pouvait  seul 
mener  à  bien  une  telle  œuvre. C'est  cette  œuvre  qu'a  entreprise  la.  Ligne 
pour  la  défense  du  soldai. 

Tout  récemment  organisée,  la  nouvelle  Ligue  a  rapidement  groupé 
autour  d'elle  un  grand  nombre  de  citoyens  ;  des  sections  se  sont  for- 
mées dans  les  arrondissements  de  Paris  et  en  province,  et  tout  porte  à 
croire  que  bientôt,  fortement  constituée,  la  Ligue  pour  la  Défense  du 
Soldat  sera  redoutable  suffisamment  pour  engager  d'utiles  campagnes 
et  arriver  à  d'efficaces  résultats. 

Mais  comme  d'incessantes   clameurs  de  protestation  contre  les  faits 


l54  LA    REVUE    BLANCHE 

dénonces  doivent  guider  l'aelion  engagée ,  comme  il  l'aut  surloiit  qne 
nul  alnis.  nul  attentat  commis  contre  ce  qui  reste  de  droits  à  riionime- 
soidat  ne  puisse  être  élouiïé  dans  r///-/>«6e  de  la  caserne,  responsable 
vis-à-vis  de  nous  de  ceux  qu'elle  nous  prend,  la  Ligue  a  l'ait  appel  à 
tous,  et  notamment  aux  pères  et  mères  cle  famille  qui  ont  conlié  leurs 
enlants  à  l'armée,  et  elle  les  a  priés  d'être  ses  correspondants  dans  leur 
arrondissement  ou  leur  localité,  de  se  grouper  au  jjesoin.  dans  chacune 
de  ces  localités,  en  sections  succursales,  d'être  pour  la  section  centrale 
de  Paris,  qui  doit  être  tenue  au  courant  de  tous  les  faits  quelle  a  assumé 
la  mission  de  refréner  ou  de  combattre  :  l'œil  incessamment  ouvert. 

Elle  a  prié  encore  tous  ceux  (|ui  s'intén^esseraient  à  son  O'uvre  d'en- 
voyer leurs  noms,  profession  et  adresse  au  comité  central,  à  titre  de 
simple  adhésion. 

Ces  adhésions  n'entraînent  aucun  débours  d'argent,  et  c'est  un  appui 
moral,  seul,  que  la  Ligne  recherche  en  s'ellorçant  de  réunir  autour 
d'elle  le  plus  grand  nombre  de  protestataires,  afin  de  pouvoir  engagci- 
d'utiles  campagnes.  Malgré  la  nécessité  de  créer  un  fonds  commim  pour 
subvenir  à  ses  déj)enses,  la  Ligue  n'a  pas  cru  devoir  fixer  un  chilîre  de 
cotisation,  laissant  à  ceux  qui  le  peuvent  le  soin  d'agir  selon  leur  con- 
science et  selon  leurs  moyens.  Elle  s'est  contentée  de  fixer  à  9.  fr.  "><) 
le  prix  annuel  d'abonnement /rtr/<//r/ ///'au  Journal  dit  Soldat. 

Car.  outre  les  journaux  amis  de  Paris  et  delà  province  quiiîe  mettent 
à  la  disposition  de  la  Ligue  pour  l'aider  dans  la  tâche  entreprise  et  pu- 
blier les  faits  que  leur  communique  la  Section  centrale,  la  Ligue  pour 
la  Défense  du  Soldat  relate,  dans  son  organe  bi-mensuel  le  Jonrmil  du 
Soldat,  le  compte  rendu  de  tous  les  travaux  des  sections  succursah'S,  et 
signale  tous  les  actes  révoltants  <pii  lui  auront  été  signalés  ;  elle  pulilie 
en  même  temps  un  compte  rendu  des  verdicts  prononcés  par  les  con- 
seils de  guerre  de  la  métropole  et  des  colonies  pendant  la  quinzaine, 
avec  les  appréciations  des  assistants  délégués  aux  séances  de  ces  tri- 
bunaux d'exception. 

In  exemplaire  du  Journal  du  Soldat  est  adresse  aux  membres  du 
;:()uvernement  et  des  Chamlires,  en  même  temps  (|u'aux  adhéicnts 
abonnés. 

(ji/vriLKs  Vali.ikr 

Les  adhésions  sont  reçues  au  siège  provisoire  du  Comité  central,  :!7,  rue 
de  r'^)uest,  Paris  (XIV*"  arrondissement),  ou  à  mon  adresse  :  «  Charles  Val- 
lier,  :j,  rue  \''er(ing'étorix,  ;i  Paris.  » 

GAZETTE  D'A  HT 

Masques  Japonais.  —  On  peut  voir  a  l'exposition  temporaire 
organise  au  pavillun  de  ALirsan  par  l'Union  centrale  des  Arts  déco- 
ratds  une  série  de  bir-n  nihuirables  masques  japoruii^.  appartenant  à 
la  collection  Gillol. 

Il  y  en  a  de  tous  les  temps  :  depuis  le  ww^  siècle  jusqu'au  xviri», 
époque  où  tombe  en  désuétude  lusage  des  masques,  au  théâtre.  Mas- 


GAZETTE   d'art  i^^ 

ques  de  dieux,  masques  de  diables,  masques  de  bonté  ou  de  vice,  de  jeu- 
nesse ou  de  décrépitude.  Noirs,  rouo-es,  verts,  or,  lorsiiiiil  s'agit  de 
masques  de  dieux,  de  génies  ou  de  diables,  ils  simulent  avec  délica- 
tesse la  couleur  naturelle  lorsqu'il  s'agit  d'êtres  Inimains.  Et  alors,  quelle 
vérité  dans  les  traits!  Quelle  douceur,  quelle  soullrance  aussi,  —  plus 
souvent.  L'épiderme  se  tend,  se  ride  ou  se  boursoulle  selon  les  ca- 
ractères, les  émotions. 

11  en  est  un  dune  noblesse  extrême.  11  repose  sur  un  foulard  de  soie. 
La  peau  est  mate,  de  couleur  vieil  ivoire,  les  yeux  presque  clos  s'accu- 
sent en  une  ligne  sinueuse,  la  bouche  est  entr'ouverte  vaguement.  Ainsi 
présenté,  il  impose  l'idée  d'un  être  génial,  d'une  sorte  de  Beethoven 
qui  aurait  note  pour  des  instruments  inconnus  de  l'Europe  Iharmonie 
éparse  aux  grands  jardins  qui  enveloppent  les  temples  du  Nippon. 

Un  autre  :  mas([ue  de  déesse  ou  de  pinncesse  dont  le  visage  doré 
s'encadre  de  lourds  cheveux  noirs.  Une  douleur  infinie  s'épand  de  ce 
visage  paisible  qui  semble,  malgré  révolutions,  viols,  vols  et  voyages, 
continuer  le  sommeil  enchanté  que  nous  croyions  seulement  possible 
aux  images  de  pierre  endormies  dans  la  paix  des  cathédrales. 

Un  autre  encore  :  sadique.  C'est  un  vieillard  dont  le  visage  se  sil- 
lonne dérides  concentriques.  Les  yeux  sont  chassieux  et  les  crins  de  la 
barbe,  mi-hargne'use,  mi-burlesque,  s'éploient  par  séries,  en  éventail. 
Bref,  il  semble  qu'on  retrouve  là,  mais  avec  tout  limprévu  d'une 
autre  race,  tous  les  jeux  de  physionomie  que  fixa  jadis,  dans  un  album 
heureusement  conservé  à  la  bibliothèque  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
ce  grand  méconnu  que  fut  le  docteur  Duchenne,  de  BouiOgne-sur-Mer. 
Mais  d'autres  observations  requièrent.  C'est,  par  exemple,  le  déve- 
loppement parallèlement  inconscient  de  l'art  extrême-oriental  et  de 
l'art  occidental.  De  lart,  et  aussi  de  l'esprit  :  car  il  semble  qu'en  de 
mêmes  siècles,  des  races  très  éloignées  vécurent,  sous  des  noms  et  des 
accidents  différents,  les  mêmes  poèmes  mystiques, héro'iques, burlesques 
ou  naturalistes. 

Voici  deux  masques  du  viii''  siècle  :  l'un  représente  une  sorte  de 
démon  a  lêt(^de  narval,  le  nez  et  la  bouche  se  mêlant  dans  une  unique 
et  hideuse  proéminence  :  l'autre,  non  moins  inquiétant,  a  cependant 
tout  l'extérieur  d'un  polichinelle  avecson  nezbusqué,seslèvresobscènes. 
Ils  pourraient  être  confondus  avec  telles  figures  taillées  dans  la  pierre 
par  les  artistes  barbares  de  l'Occident,  vers  cette  même  période.  Il  y  en 
a  l'équivalent,  par  exemple,  à  la  crypte  de  l'église  de  Jouarre.  Voici 
d'autres  masques,  du  ix*  et  du  x^  siècles.  Ils  sont  moins  barbares  ;  ils 
correspondent  assez  aux  ligures  apocalyptiques  qui  décorent  ce  qui 
reste  des  constructions  édifiées  en   Europe  vers  Tan  mil. 

Non  moins  effrayants  sont  les  masques  du  xir  siècle.  Mais  ils  sont 
atroces  avec  art  :  leur  rictus  est  féroce,  comme  celui  des  diables  de 
Vézelay,  et  leurs  yeux,  maquillés  par  un  artiste  habile,  luisent  d'un 
éclat  vert  et  or. 

N'étaient  les  yeux  retroussés,  le  masque  de  jeune  fille  signalé  plus 
haut    pourrait  reposer  sur  une  pierre  tombale   dans   une  des  églises 


«J(»  LA    REVUE    BLANCHE 

abbatiales  de  Bourg-Oiji-no  ou  de  Touraine.    C'est  l'art  d'avant  la  Renais- 
sance. Michel  Colombe  n'eut  pas  de  plus  gracieux  modèles. 

Peut-être  quebjue  archéologue,  surjiris  comme  nous  de  ces  coïnci- 
dences, voudra-t-il  les  rendre  plus  sensibles  en  placjant  près  de  ces 
beaux  masques,  des  figures  empruntées  à  nos  (alhèdrales.  Ah!  si  Louis 
Courajod  était  encore   de    ce  monde!  A  son  défaut.  M.  Eulart,  —  dites? 

ClIAHLES  SaCMER 

GESTES 

Le  Siècle  de  George  Bro-wn  —  Le  roi,  honoraire  du  moins,  de 
France  est  mort  en  sa  résidence  de  Mantes-lez-Meulan.  Peu  de  per- 
sonnes avaient  pris  garde  à  son  règne,  tant  ce  monarque  l'ut  débonnaire 
et  ennemi  du  faste. Sagement  et  à  l'exemple  de  Louis  XI  et  de  Sanclio 
Pança,  qui  ne  désirèrent  attacher  à  leur  personne  d'autre  ministre 
qu'un  barbier,  S.  ^L  George  Brown  ne  souflrit  jamais  d'autre  suite  que 
son  fidèle  Grave,  lequel  cumulait  —  Maître  Jacques  ou  mieux  Fleurant- 
Froissart  —  les  délicates  fonctions  de  pharmacien-historiographe.  Plus 
sensé  que  ses  devanciers,  quoique  illustres,  S.  M.  George  Brown  pré- 
féra à  une  vaine  coquetterie  une  profitable  hygiène.  Ainsi  doima-t-il 
l'exemple  de  celte  magnanime  clémence,  rare  chez  une  tète  couronnée  ^ 
n'étendre  point  son  despotisme  à  tout  le  corps  qu'elle  domine;  en  un 
mot,  laisser  libre  son  ventre  et  en  léguer  les  preuves  à  la  postérité. 
Ainsi  encore  se  concilièrent  chez  le  souverain  le  prestige  du  pouvoir 
absolu  et  la  médecine.  N'est-ce  pas  une  allusion  exquise  à  un  parfait 
équilibre  entre  l'autocrate  et  son  peuple,  que  le  premier  puisse  gouver- 
ner à  son  caprice  et  l'autre  faire  —  sous  lui  —  ce  (pi'il  lui  plait  V  Quant 
à  la  gloire  militaire,  disons,  afin  de  ne  l'éclabousser  point  de  ces  tri- 
viales allégories,  que  c'est  affaire  à  l'historiographe.  Alexandre  et 
Napoléon  ne  durent  s'exténuer  à  conquérir  que  pour  suppléer  à  la 
pénurie  d'imagination  de  leurs  chroniqueurs  ;  Racine  s'improvisa  histo- 
riographe du  roi  pour  bénéficier  de  la  protection,  octroyée  à  quelques 
spectacles  de  tréteaux,  de  ce  roi  dit  Soleil,  le  type  du  mylhe  solaire. 

George  Brown  fut  plus  rt'el.  Incessamment  on  en  jugera,  quand 
paraîtra  l'i-rudit  livre  de  jNL  Grave  :  le  Siècle  de  George  Broivn.  Le 
complément  en  est  en  préparation,  sous  la  forme  dramati(iue,  afin  d'en 
quintupler  l'attrait:  George  Brown  et  sa  Cotir. 

Nous  ne  voulons  jtas.  pr.r  un  résumé  hàlif,  déllorcr  lellet  de  cette 
publication  sensationnelle.  Qu  on  sache  seulement  que  toute  l'histoire 
contemporaine,  depuis  les  quelques  années  qui  ont  suivi  iSo"),  date  de 
la  naissance  de  George  Brown,  n'est,  telle  qu'elle  nous  est  présentée 
actuellement,  tpi'un  inextricable  fouillis  d'erreurs.  Invisible  et  présent, 
le  regrelt<'  souverain  se  j)laisait,  par  ses  exphuLs  occultes,  à  remanier 
sans  cesse  et  discrètement  la  cai'lc  de  1  Lurope,  afin  de  distrain;  ses 
loisirs  en  sa  bonne  petite  ville  de  Mantes.  Ce  facteur  rétabli,  toutes  les 
perplexités  des  historiens  s'élucident.  Pour  ne  mentionner  que  les  évé- 
nements les  plus  récents,  ne  cachons  plus  que  ce  furent  les  subsides  et 
les  contingents  fournis  par  Sa  Majesté  qui  assurèreni  le  triomphe  des 


GESTES  15; 

Aii'i'lais  au  Transvaal  :  il  était  naturel  que  Sa  Majesté  fût  favoraljle  à  son 
pays  d'origine.  C'est  son  appui  moral  qui  permit  à  la  résistance  de 
s'organiser  en  Bretagne,  après  les  dernières  lois  ;  enfm  on  sait  qu'à  ses 
moments  perdus  le  roi  s'occupait  de  serrurerie,  de  cosmographie  et  de 
sisniograpliie  :  très  vraisoml)lal)lem  jnt,  c'est  aux  aptitudes  scientifiques 
de  Sa  Majesté  que  doit  être  attribué  le  châtiment  foudroyant,  par  des 
voie  si  souterraines  qu'elles  sont  de  droit  divin,  des  rebelles  de  la 
Martinique. 

En  attendant  la  gloire  de  l'histoire,  S.  M.  George  Brown  a  joui  d'une 
notoriété  plus  immédiate  parmi  ses  concitoyens  de  Manies.  Au  milieu 
de  ces  gens  chez  qui,  hors  les  titres  officiels,  ne  fulguraient  d'autres 
distinctions  que  «  membre  de  la  Société  des  Pécheurs  à  la  ligne  », 
«  membre  de  la  Ligue  pour  la  prophylaxie  (ou  pour  la  propagation)  de 
la  syphilis  »  ou  Pompier  honoraire  »,  toutes  charges  vénales,  d'ailleurs, 
et  à  bas  prix;  au  milieu  de  ces  gens  la  mention  sur  une  carte  de  visite 
de  l'emploi  »  Roy  de  France  (honoraire)  »  était  singulière  et  enviable.  11 
n'y  a  pas  d'exemple,  en  effet,  d'  «  Association  des  anciens  rois  de 
France  morts  pour  la  patrie  »  ou  d'autres  sociétés  similaires.  Peu  s'en 
faut  même  qu'une  fonction  si  isolée  et  individuelle  ne  fasse  taxer  son 
titulaire  d'originalité  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  de  démence. 

Nous  croyons  néanmoins  être  agréable  à  quelques  lecteurs,  inacces- 
sibles à  la  crainte  des  envieux,  en  indiquant  ici  une  petite  recette,  facile 
et  applicable  dans  les  plus  modestes  ménages,  pour  être  roi  de  France. 

Remarquons  avant  tout  que  le  législateur,  en  sa  sagesse  tant  de  fois 
par  nous  célébrée. à  quasi  banni  du  territoire  français  tout  roi  de  France 
légitime  et  autochtone. 

Donc  le  jeune  homme  désireux  de  briguer  cet  emploi  devra  tout 
d'abord  s'assurer  d'une  nationalité  ou  d'une  naturalisation  étrangère, 
fil  convient  que  le  roi  soit  d'autre  race  que  son  peuple),  à  l'instar  de 
S.  M.  Georges  Brown,  de  qui  on  disait  :  Mr  George  Broi\'n,el  à  qui  on 
sus  -rivait des  lettres:  George  Brown,  Esq.  Remarquons  en  passant  que 
le  titre  de  roi  de  France  est  sans  conséquence  et  ne  peut  attirer  d'ennuis 
à  l'étranger,  de  même  que  chez  nous  certains  ordres  exotiques. 

D'aucuns  ajouteront  que,  de  nos  temps,  c'est  là  une  condamnable 
sinécure. 

En  outre,  S.  M.  George  Brown  avait  judicieusement  adopté  le  nom 
de  Brown  comme  le  plus  banal  et  le  plus  proche  de  l'anonymat.  Nous 
avons  tous  traduit  en  notre  enfance  Tom  Brown's  school  daijs.  Cï.  le 
vocable  Durand. 

Par  une  erreur  toutefois  de  jugement  qui  stupéfie  chez  une  intelli- 
gence si  rare,  S.  M.  George  Brown  avait  l'imprudence  d'être  issu  du 
sang  légitime  des  rois  de  France...  La  plupart  des  contribuables,  par 
un  heureux  don  naturel,  sont  exempts  de  cet  inconvénient.  Ils  laissent 
aux  m.édecins,  qui  ont  étudie  pour,  à  guérir  les  écrouelles... 

Maintenant,  ils  n'échappent  pas  toujours  au  devoir  de  présider  à  la 
République. 

Alfred  Jarry 


,3.S  LA    RKVUE    lîLANCHK 

LES  LlVHi:S 

Francis  J.vm.mks  :  Le  Triomphe  de  la  Vie  Meivure,  in-i8  de 
■j.'i'x  pp..  )  l'r.  JO'.  —  C^cst  j. aller  bien  tard  dune  œuvre  qui  n'est  déjà 
plus  que  ravant-dernière  de  M.  Francis  .lamnies,  puisqu'il  vient  de 
publier  dans  le  ^^  Mercure  de  h^-ance  »  celte  admirable  et  naïve  fresque 
lûut  émue  dailes  sérapliiques  :  «  Le  Roman  du  Lièvre  ».  Cependant, 
nous  dirons  que  c'est  la  même  pureté  d'âme  qui  apparaît  dans  le 
Tridniphe  de  la  \'ie,  quoique  le  sujet  soit  bien  diiîérenl.  L'Idylle  y 
revoit  le  jour  avec  le  poème  de  Jean  de  JVoarrien,  plus  frais  qu'une 
source  vive  parmi  la  sécheresse  des  littératures  ambiantes,  et  voici  une 
seconde  partie  inlitub-e  Existences.  Il  nous  semble  que  c'est  pour  la 
première  fois  que  nous  est  ainsi  livrée,  telle  quelle,  la  composition  mul- 
tiple des  instants  de  la  vie,  non  pas  seulement  humaine  mais  générale, 
depuis  les  moindres  habitants  d'une  petite  ville  jusqu'aux  pierres  des 
maisons  et  aux  objets  que  contiennent  ces  maisons,  depuis  les  grands 
arbres  et  les  menus  brins  des  environs  et  des  jardins,  jusqu'aux  bêtes 
de  toutes  tailles  qui  y  respirent.  C'est  ainsi  qu'au  milieu  de  disputes 
cocasses  entre  bonnes  et  patrons  ou  parmi  de  grossiers  potins  de  four- 
nisseurs, à  travers  tout  ce  coin  de  pauvre  humanité,  mille  petites  voix 
d'animaux  et  de  choses  chuchotent,  exquises  à  nous  mettre  les  larmes 
aux  yeux.  La  caille  crie  dans  les  champs,  le  chasseur  y  cause  avec  le 
facteur,  les  champs  se  mettent  à  parler  dans  la  nature,  le  chien  du  chas- 
seur, vautre  dans  la  mare,  manifeste  son  contentement,  les  têtards  do 
la  mare  bougonnent  contre  l'intrus...  Et  tout  le  livre  est  fait  de  celte 
curieuse  orchestration,  où  la  moindre  note,  douce  ou  rauque,  a  le  droit 
d'être  écoutée.  Un  alexandrin,  entièrement  constitué  par  le  «  Mol  )-  avec 
l)eaucoup  d'.M,  sera  suivi  des  vers  les  plus  adorables  qu'oui  ait  mur- 
murés sur  la  nuit.  Au  milieu  dune  soirée  d'indji'-ciles,  la  ft^sselle  qui  est 
sur  la  joue  d'une  niaise  fillelte  dira  tout  à  coup  sa  petite  jihrase  fraîche 
et  jolie.  Puis  de  nouvelles  histoires  courront  la  ville,  cependant  qu'un 
])arc  élèvera  sa  voix  de  verdure  et  d'ombre  et  renq)lira  le  soir  de  sa 
douceur. 

Mais  c  est  le  Poète  seul  qui  entend  ou  devine  tout  cela,  et  c'est  lui  seul 
qui  jKHivait  nous  le  répéter,  sachant  bien  que  nous  ne  souririons  jamais, 
parce  (pie  nous  avons  compris  tout  ce  qu'il  y  a  d'indulgence  én)ue  et  de 
vraie  justice  dans  ce  livre  qui  laisse  chaque  être  et  chaque  chose  vivre 
selon  son  àuie  iimée,  et  qui,  loin  des  faciles  grandiloipiences,  ne  veut 
qup  désagréger  parcelle  par  parcelle,  en  vérité  et  en  bonté,  tout  ce  que 
renferme  sa  significative  épigraphe  :  «  Ft  c'est  ça  qui  s'appelle  la  vie.  » 

Lucie  Delarie-Mardrls 

Adoli'HK  |{i;ttk  :  Fontainebleau  Ciuidesd'Arl  de  La /*/////<e,in-8de 
poihe,  ill.,  160  pj).,  I  fr.  Jo).  —  \'érité  d  axiome  que   loule  (euvre    où 
s  adonne  un  poète,  pourvu  qu'avec  amour  —   sérieusement  disent   les 
sots — il  l'ait  entreprise,  il  y  léussil   mieux  que  tout  autre,    nécessai- 
rement. Ce  guide  qui  ravira  les  poètes,  car  il  est  écrit  selon  leur   cœur 


LES    LIVRES  139 

(et  ils  se  réjouiront  entre  autres  d"y  relire  sur  la  Fontaine  Belle-eau  des 
vers  fameux  (?)  de  Tristan  l'Hermile  et  dont  le  dernierest  des  plus  beaux 
qui  furent. faits  jamais: 

—  '(  Auprès  de  cette  g-rotte  sombre — *0ù  1  on  respire  un  air  si  doux, 
—  Londe  lutte  avec  les  cailloux  —  Et  la  lumière  àvecque  l'ombre...  — 
L'ombre  de  celte  fleur  vermeille  —  Kt  celle  de  ces  joncs  pendants  — 
Paraissent  être  là-dedans  —  Les  songes  de  l'eau  qui  sommeille.  » 

Ce  guide  réalise  pratiquement  le  modèle  du  genre  ;  il  renseigne 
aussi  bien  le  touriste  pressé,  le  villégiateur  de  loisir,  l'indigène  ou 
Térudil  ou  l'artiste,  qu'il  intéresse  l'oisif  ou  le  curieux;  rien  n'y  manque 
qu'une  carte  .  La  vérification  se  montre  dans  l'empressement  qu'on  voit 
que  les  commerçants  locaux,  geat  d  ordinaire  timorée,  ont  mis.  avec 
leur  tlair  professionnel,  à  compléter  de  leurs  annonces,  utiles  aussi 
dans  l'espèce,  ce  premier  volume  d'une  série  à  qui,  débutant  ainsi,  ne 
peut  faillir  le  succès. 

Fagus 

Deux  ans  chez  les  anthropophages  et  les  sultans  du  centre 
africain,  par  R.  Colu.vt  di:  MoxTnoziKn,  membre  de  la  mission  Bon- 
nel  de  Mézières   Plon-Nourrit.  in- 18  de  3aG  pp.,  24  gravures  et  i  carte, 
'»  fr.  .  —  Il  y  est  à  peine  question  des  antbropophages.  L'on  apprend 
seulement  que,  quelque  part  en  Belgique,  un  abbé  tient  une  institution 
pour  jeunes  antbropophages.  D'autre  part,  l'auteur  constate  à  plusieurs 
reprises  que.  de  toutes  les  peuplades  de  l'Afrique  Centrale,  les  anthro- 
pophages témoignent  le  plus   de  perfectibilité,  le  plus   grand   esprit 
d'assimilation,  que  les  Niams-Niams  ont  fait  vers  la  civilisation  des  pas 
immenses  depuis  que  les  Européens  ont  pénétré  chez  eux.  On  sait  qu'au 
Conijo  comme  à  Madagascar  les  sauvasses  croient  s'assimiler  les  vertus 
physiques  et  morales  de  l'animal  dont  ils  se  nourrissent.  Les  Xiams- 
Xiams  auraient  depuis  longtemps  dévoré  de  notre  civilisation  sous  l'es- 
pèce   .ombreuse  d'explorateurs.  —  M.   C.   de   Montrozier  raconte  de 
vibrani'S  chasses  aux  bœufs,  à  la  panthère,  à  l'hippopotame  et  à  l'élé- 
phant. 11  se  vante  de  n'avoir  point  tué  d'homme,  ce  qui  excuse  l'ardeur 
•  'Utliousiasle  qu  il  porte  au  meurtre  des  bêles.  Mais  il  a  pour  l'éléphant 
une  alleclion  aimable  et  on  lui  doit  être  reconnaissant  de  signaler  qu'il 
disparaît  de  plus  en  plus.  Si  l'on  ne  constitue  pas  des  territoires  réservés 
aux  éléphants  comme  on  a  fait  en   .Vmérique  pour  les  Indiens,  la  race 
risque  presque  d'être  supprimée,  tant  la  menacent  la  cupidité  euro- 
péenne et  la  \oracité  dos  natifs.  FA  c'est  même  à  cause  des  chasses 
immodérées  que  le  Congo  français  n'est  plus  la  «  terre  d'ivoire  »  qu'on 
'élèbre  encore  mensongèrement,  mais  un  pays  de  sable  et  de  marécages. 
—  M.  de  Montrozier  mangea  de  la  trompe  d'éléphant,  but  des  bouillons 
de  perroquets,  s'entretint  de  fromages  préparés  à  l'urine  qui  remplace 
le  sel  dans  la  préparation  des  mets  chez  les  Djenkès.  Ils  s'en  friction- 
nent aussi  la  chevelure  qui  en  prend  une  coloration  fauve.  —  A  noter 
l'étrangeté  de  cette  coiffure  de  femme  :  les  cheveux  allongés  au  moyen 
de  cordelettes  de  fibres  de  palmier  qui  tombent  jusqu'à  terre  ;  la  saveur 


iGo  LA    REVUE    BLANCHE 

de  col  ancien  costume  féminin  cliez  les  A'Zandès  :  l'emploi  de  dessins 
peints  sur  le  corps  avec  le  suc  d'un  gardénia...  ;  les  femmes  variaient 
les  dessins  et  ne  se  montraient  jamais  sous  la  même  couche  de  peinture. 

INlAitius-AnY  Leblond 

Pau.  Maun  :    Kreuzfahrtglossen   an  den    Rand  eines  Lebens 

(Berlin,  Fontane,  .5  M.).  —  C'est  1  histoire  d'une  âme  moderne.  La  vie  a 
graduellement  rogné  les  ailes  avec  lesquelles  le  héros  rêvait  de  s'élancer 
vers  l'Idéal,  il  ne  faut  pas  lui  demander  trop,  à  la  Vie,  il  faut  se  conten- 
ter de  ce  qu'elle  nous  apporte  :  «  Le  bonheur,  c'est  d'être  consolé.  » 
Mais  celui  qui  aura  la  sagesse  de  se  résigner  sera  dédommagé  :  il  ren- 
contrera la  vérité  dans  l'Amour  et  vivra  par  lui  de  la  vie  éternelle. 

G.  Francke.  ScHiEVELBEix  :  Der  Gottûber'wiader  Berlin,  Fontane, 
3  M.  50). — Le  héros  est  un  disciole  de  Nietzsche:  il  proclame  la  mort  des 
dieuxet  révangiledelajouissance. L'auteur  a  voulunousmontrer  lescon- 
séquenccs  de  celte  morale  quant  au  mariage  :  quelle  loi  surannéeprelen- 
drait  enchaîner  à  jamais  la  vie  de  notre  savant  à  celle  de  sa  femme. mala- 
dive depuis  près  de  vingt  ans?  Le  héros  va  chercher  une  nouvelle 
jeunesse  auprès  d'une  nouvelle  épouse.  Le  malheur,  c'est  que  *  Tel  père, 
tel  fds  »  —  et  (juo  la  conformité,  cette  fois,  s'étend  jusqu'au  goût  qu'ont 
les  deux  hommes  jiour  la  jolie  fille.  Le  fils,  ([ui,  comme  son  père,  «  a 
vaincu  les  dieux  »,  ne  pouvant  satisfaire  son  désir  de  jouissi^nce,  se  tue. 
Sa  pauvre  mère  ne  lui  survit  pas.  Il  semble,  dès  lors,  qu'aucun  obstacle 
ne  s  oppose  plus  au  bonlieur  de  notre  héros?  Cependant,  n'oublions  pas 
qu'il  est  Allemand,  el,  comme  tel,  très  enclin  à  la  «  grubelsucht  »  :  les 
doutes,  les  scrupules  vont  désormais  le  torturer  et  il  va  mourir,  élevant 
son  âme  vers  «  Un  Père,  une  Cause  première,  un  Dieu!  »  —  Et  la  vie 
qu'il  n'a  pu  vivre,  la  vie  conforme  à  l'idéal  moral  de  la  tradition,  elle  va 
triompher  des  dangereuses  tendances  modernes  chez  les  descendants  du 
héros,  dans  le  ménage  de  sa  fille  mariée  à  un  savant  qui,  lui,  ne  prétend 
point  «  avoir  vaincu  Dieu.  » 

(".KonG  Fi{Eiui;nit  vo.\  Ompteda  :  Das  schonere  Geschlecht  iBer- 
liii.  b'ontane.  .5  M.).  —  Ompleda  est  un  des  bons  romanciers  de  rAlle' 
magne,  il  est  l'auteur  d'un  chef-d'œuvre  ,  Syh'esler  von  Geyer.  une 
étude  sur  la  noblesse  de  1900.  L'auteur  nous  avait  donné  déjà  des 
recueils  de  nouvelles  :  Lnter  uns  Jnni^<resclk'n,-])ms  Unser  Régiment-, 
mais  eo  volume-ci  révèle  en  lui  un  maître.  Il  contient  des  nouvelles 
d'une  psychologii'  à  la  fois  très  fine  et  très  forte,  quuhiues-uiies  d'un 
réalisme  poignant  et  d'une  qualité  d'ironie  qui  ra])pelle  parfois  Mau- 
passant. 

C.  Bos 


Li-  (jcranl:   P.    Descua.mi's. 
Paria.  —  imprimerie  C.  LAilY,  121,  M.  de  La  Chapelle.  15102 


Question  de  forme 


On  pouvait  croire  que  les  philosophes  Pancrace  et  Marphu- 
rius  avaient  épuisé  le  sujet;  il  n'en  est  rien;  la  notion  de  forme 
doit  être  généralisée,  étendue  à  des  cas  auxquels  Aristote  n'avait 
pas  pensé. 

Avez-vous  observe  le  fonctionnement  d'un  phonographe? 
Vous  prononcez  une  phrase  devant  1  appareil,  avec  le  timbre 
de  voix  et  les  intonations  qui  vous  sont  propres.  Cela  ébranle 
l'air  atmosphérique  et  les  vibrations  de  ce  milieu  élastique  met- 
tent en  mouvement,  d'une  certaine  manière,  une  plaque  mince 
qui  porte  un  stylet.  L'agitation  du  stylet  est  donc  une  consé- 
quence de  la  phrase  prononcée  par  vous.  Jusqu'ici,  rien  d  éton- 
nant. Mais,  devant  le  stylet  et  contre  sa  pointe,  tourne  avec  une 
certaine  vitesse  un  cylindre  enregistreur  recouvert  d'une  subs- 
tance que  le  stylet  peut  rayer;  de  sorte  que,  quand  vous  avez 
fini  de  parler,  le  stylet  a  tracé  sur  le  cylindre  une  ligne 
sinueuse,  et  cette  ligne  sinueuse  est  la  transcription  fidèle  de 
ce  que  vous  avez  dit  ;  c'est  là  qu'est  la  merveille.  Si  vous  répé- 
tez la  même  phrase,  avec  les  mêmes  intonations  et  la  même 
intensité  devant  le  même  appareil  tournant  avec  la  même 
vitt^sse,  le  stylet  tracera  une  ligne  sinueuse  identique  à  la  pre- 
mière. Si,  au  contraire,  une  autre  personne  que  vous  parle 
devant  le  cornet  avec  un  timbre  et  des  intonations  différant  des 
vôtres,  la  ligne  sinueuse  sera  différente.  Elle  le  sera  encore  plus 
si  la  phrase  prononcée  n'est  pas  la  môme.  A  une  phrase  pro- 
noncée d'une  manière  donnée,  devant  un  appareil  donné,  corres- 
pond rigoureusement  une  certaine  rainure  sinueuse  qui  en  est  la 
représentation  graphique;  et  la  réversibilité  de  l'appareil  prouve 
que  cette  représentation  est  parfaitement  précise.  Sauf  des 
imjferfections  de  mécanisme,  qui  d'ailleurs  n'existent  plus  dans 
le  phonographe  électro-magnétique  de  Poulscn,  il  suffit  en  effet 
de  forcer  le  stylet  à  suivre  la  rainure  tracée,  pour  restituer  à 
l'air  atmosphérique  la  phrase  prononcée  avec  toutes  ses  par- 
ticularités. 

Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Tout  simplement  que  le  son  a  une 
forme!  mais  n'allons  pas  trop  vite.  Xous  avons,  au  moyen  du 
phonographe,  tracé  une  courbe  qui  est  liée  à  une  phrase  donnée 

11 


ir.>  LA    REVUE    J5LANCHE 

do  loUe  inanicre  que,  dune  pari,  celle  phrase  seule,  avec  toutes 
SCS  parliciilantcs  phonétiques,  es!  capable  de  produire  celte 
courlic,  que  d'aulre  part  celte  courbe,  lorsqu'elle  est  suivie 
par  \c  slybH,  donne  à  la  phupu'  une  série  de  mouvements  resli- 
luant  la  phrase.  Nous  avons  donc  établi  une  correspondance 
entre  un  phénomène  qui  arrive  à  notre  connaissance  par  le 
secours  de  noli'e  oreille,  la  phrase  prononcée,  et  un  autre  phé- 
nomène qui  arrive  à  notre  connaissance  par  le  secours  de  notre 
œil,  la  course  du  stylet  sur  le  cylindre.  Et  cette  correspondance 
est  d'une  précision  parfaite. 

Aujourd'hui,  nous  •  sommes  (roj)  habitués  à  ce  mécanisme 
pour  nous  en  étonnei-,  mais  il  n'en  a  pas  toujours  été  de  même, 
parce  que  rhomine  a  une  tendance  invincible  à  juger  de  la 
forme  d'un  objel  par  l'intermédiaire  de  la  vue  ou,  à  la  rigueur, 
ilu  lad.  1'oul  phénomène  qui  échappe  à  ces  deux  sens  ])arli- 
culiers  ne  saurait  se  présenter  à  nous  avec  une  tiguration  cpiel- 
conque,  et  l'on  rirait  d'entendre  parler  de  la  l'orme  d'une  odeur 
ou  d'un  goût.  Il  faut  que  nous  nous  fassions  une  image  visuelle 
de  quelque  chose  pour  lui  a<'Corder  une  forme. 

Pour  le  son,  qui  résulte  d'un  mouvement,  nous  n'éprouvons 
pas  tro|)  de  peine  à  généraliser  la  notion  de  forme;  quoique  nous 
ne  puissions  pas  nous  faire  une  représentation  visuelle  des  mou- 
vements viltratoiiTs  de  l'air,  nous  concevons  que  ces  mouve- 
ments moléculaires  puissent  déterminer  dans  une  plaque  des 
mouvemenls  visii)les  ou  tout  au  moins  enres»isl râbles  sous  une 
forme  visible.  Mais  le  fait  seul  d'avoir  eni-egislré,  c'est-à-dire,  en 
réalilé,  d'avoir  lixé  le  tenq)s  sur  un  papier,  nous  donne  une 
imj)ression  très  dilTérenle  de  celle  que  nous  aui'ions  si  nous  pou- 
vions effectivement  voir  les  mouvemenls  moléculaires  de  l'air; 
en  elTel,  nous  voyons  sur  le  cylindre,  lout  à  la  fois,  l'ensemble 
des  positions  qu'a  occupées  le  stylet  d.ins  l'espace  pendant  toute 
la  durée  de  l'expérience,  tandis  qu'en  réalité  il  n'a  occupé  c«'S 
positions  que  successivement,  l.a  forme  de  notre  ligne  n'a  jamais 
existé  dans  l'espace;  elle  n'a  existé,  si  j  ose  ainsi  dire,  qu'en 
fonction  du  temps,  el  à  chacpie  instant  le  stylet  occupait  une 
position  cl  une  seule.  Av;uit  donc  que  les  apjiareils  enregis- 
treurs eussent  (''\r  iuNcnlés.  il  était  impossible  de  parler  de  la 
foi-nie  d'un  son. 

Aussi,  tout  ce  (pie  je  viens  de  dii'c  n'aurait  pas  le  moindre 
intérêt,  n'était  une  conception  vraiment  géniale  du  mécanisme 
de  notre  audition,  conception  trop  neuve  pour  avoir  été  adop- 
tée (a-t-el|e  él<'  bien  comprise?),  mais  cpie  Pierre  Bonnier  a 
exposée  il  y  a  sept  ans  déjà  et  déveloj)pée  l'année  dernière   en 


QUESTION    DE    FORME  l6i 

Iciilourant  de  oonsidrraiioiis  qui  no  laisscul  aucun  douLe  sur  sa 
légitimité.  La  strucluie  de  notre  oreille  est  telle  que,  des  ondes 
sonores  arrivant  à  l'orilice  externe,  il  v  a  transmission  vers  le 
limacjon  et  que.  en  définitive,  lempreinte  de  l'ondulation,  c'esl- 
à-dire  la  forme  de  réJjranlement  s^étale  sur  une  grande  surface 
sensorielle.  Quoique  cette  surface  sensorielle  ne  conserve  pas 
l'empreinte  comme  l'enregistreur  du  phonographe  lixe  la  trace 
du  stylet,  on  ne  peut  nier  que  la  forme  de  l'éhranlement  ne  soit 
pour  ainsi  dire  dessinée  dessus,  par  des  pressions,  comme  on 
dessinerait  du  doigt,  sur  une  table,  une  ligne  sinueuse... 

Il  n'y  a  pas  enregisti-ement,  en  réalité,  pas  plus  qu'il  n'y  aurait 
enregistrement  si  le  stylet  du  phonographe  ne  mordait  pas  dans 
la  surface  du  cylindre,  et,  même  avec  un  microscope  et  dans  les 
conditions  les  j)lus  favoral)les,  l'œil  ne  pourrait  pas  voir,  sur  la 
surface  sensorielle  de  l'oreille,  la  ligne  sinueuse  qui  traduit  la 
phrase  entendue. 

Mais  cette  surface  est  sensorielle,  c'est-à-dire  semée  de  termi- 
naisons nerveuses  d'une  sensibilité  spéciale,  et  chacune  de  ces 
terminaisons  transmet  au  cerveau  l'impression  qu'elle  reç^'oit. 
De  telle  manière  que-  le  cerveau  ///.  au  fur  et  à  mesure  qu'il  se 
produit,  le  dessin  fugitif  tracé  dans  le  limaçon;  c'est  cette  lec- 
ture qui  est  l'audition.  Elle  ne  nous  montre  pas,  comme  le  ferait 
un  organe  visuel,  la  forme  de  l'ondulation;  elle  nous  traduit 
cette  forme  dans  un  langage  différent,  mais  également  précis, 
puisque  à  une  forme  donnée  correspond  une  impression  audi- 
tive donnée  et  réciproquement.  Et  c'est  cette  impression  auditive 
qui  e^t  le  son.  En  dehors  d'elle  il  n'y  a  que  des  mouvements 
vibratoires  se  transmettant  dans  l'atmosphère.  Le  son,  c'est  la 
lecture  faite,  au  moyen  de  notre  organe  auditif,  de  la  forme  d'une 
ondulation  aérienne. 

Ainsi  donc,  si  un  perroquet  crie  sur  son  perchoir  ;  As-tu 
déjeuné,  Jacquot?  il  se  produit  un  mouvement  vibratoire  de 
l'air.  Ce  mouvement  vibratoire  de  l'air  a  une  forme  que  nous 
pouvons  connoîlre  de  deux  manières  ;  1"  au  moyen  de  notre 
organe  visuel,  si  ce  mouvement  s'enregistre  sur  un  phono- 
graphe; 2"  au  moyen  de  notre  organe  auditif,  si  ce  mouvement 
se  dessine  dans  notre  oreille  et  nous  fait  entendre  la  phrase  : 
As-tu  déjeuné,  Jacquot  ? 

Avant  l'invention  des  cylindres  enregistreurs,  nous  n'avions 
qu  une  manière  de  connaître  la  forme  du  mouvement  produit 
par  le  perroquet,  la  manière  auditive.  Et  cette  connaissance 
était  plus  directe  et  aussi  précise  que  celle  c(ui  nous  vient  par  les 
yeux  avec  l'intermédiniro  du  phonographe,  mais  nous  n'aurions 


iG/,  LA    IIEVUE    BLANCHE 

jamais  songé  à  dire  ((uc  notre  sens  auditif  nous  faisait  connaître 
des  formes,  parce  que  nous  n'avons  pas  riial)ilude  d'appeler 
forme  quelque  chose  dont  nous  ne  nous  faisons  pas  une  image 
visuelle.  Le  langage  courant  diffère  en  cela  du  langage  mathé- 
matique. La  forme  d'une  surface  est  définie  algébriquement  par 
une  équation  qui  suflit  à  préciser  entièrement  la  nature  de  la  sur- 
face sans  que  nous  ayons  besoin  de  nous  en  faire  une  représen- 
tation optique.  «  As-tu  déjeuné,  Jacquot?  »  définit  la  forme  d'un 
mouvement  aérien  exactement  au  même  titre  f(ue  l'équation  de 
la  ligne  sinueuse  inscrite  sur  le  phonographe;  mais  il  est  pro- 
bable que,  sans  le  phonographe,  nous  n'aurions  jamais  su 
expliciter,  au  ])oinl  de  vue  visuel,  le  seul  qui  nous  paraisse  suf- 
fisant, la  forme  de  ce  mouvement. 


Toutes  ces  considérations,  un  peu  longues,  ont  pour  but 
d'amener  à  une  conclusion  que  je  crois  de  première  importance 
au  point  de  vue  biologique,  c'est  que  l'homme  et  les  animaux 
peuNent,  au  moyen  de  certains  sens,  avoir  une  connaissance 
précise  de  formes  qu'ils  ignorent  au  point  de  vue  visuel.  S'il  ne 
s'agissait  que  de  l'homme,  cela  n'aurait  pas  grand  intérêt,  mais  il 
nous  arrive  souvent  de  nous  demander  avec  étonnement  com- 
ment quelques  animaux  peuvent  accomplir  certains  actes,  et 
nous  nous  étonnerions  moins  si  nous  n'attachions  pas  une  atten- 
tion aussi  exclusive  à  l'emploi  des  méthodes  optiques. 

Le  retour  des  pigeons  voyageurs  ne  nous  jiaraîtra  plus  aussi 
prodigieux  si  nous  songeons  qu'un  organe  spécial  peut  leur 
fournir  fsous  quelle  forme  subjective,  nous  l'ignorons)  l'équiva- 
lent de  l'équation  du  chemin  parcouru.  Les  fourmis  savent  recon- 
naître une  piste  suivie  j)ar  leurs  congénères  et  distinguent  même 
dans  (juel  sens  la  piste  a  été  suivie;  cette  particularité  attribuée 
par  Forel  à  un  «  odorat  to|)ochimi(pje  »  nous  paraît  incroyabir 
parce  qu'aucun  organe  ne  nous  |»ermet  de  ronnallre  ce  que 
connaisseni  les  fourmis.  Les  chiens  aussi  savent  suivre  une 
piste  dans  le  sens  convenable,  mais  ils  savent  également  recon- 
naître leur  maiire  à  l'odeur,  et  c'est  là  une  chose  non  moins 
reniru-quable. 

Mon  chien  iin;  reconnaît  à  traxeis  une  j>ujie;  il  me  leconnaît 
sous  n'importe  quel  déguisement,  tandis  qu'il  ne  prendrait  pas 
])oui' moi  une  statue  de  cire  me  ressemblant  parfaitement.  C'est. 
donc  «{u'il  se  trouve  bien  mieux  renseigné  sur  ma  personnalité 
par  son  nez  que  par  ses  yeux.  Peut-être  se  fait-il  de  moi,  si  j'ose 


OUESTION    DE    FORME  l65 

m'exprimer  ainsi,  une  image  olfactive  plutôt  qu'une  image 
visuelle.  Cela  nous  paraît  impossible  parce  que  notre  odorat  est 
trop  obtus  et  nous  permet  à,  grandpeine  de  distinguer  Vespèce 
d'un  animal  que  nous  ne  voyons  pas,  un  rat  musqué  par  exem- 
ple ou  un  cancrelas.  Les  fourmis  se  laissent  aussi  tromper  par 
l'odeur;  il  suffit  do  tromper  une  fourmi  étrangère  dans  le  jus 
obtenu  en  écrasant  des  individus  d'une  fourmillière  donnée,  pour 
que  les  autres  habitants  de  la  fourmillière  considèrent  cette 
étrangère  comme  leur  S(pur;  mon  chien  est,  à  cet  égard,  supé- 
rieur aux  fourmis,  car,  s'il  peut  être  trompé  un  instant  sur  la  per- 
sonnalité d'un  individu  revêtu  de  vêtements  imprégnés  de  mon 
odeur,  il  ne  tarde  pas  à  reconnaître  le  subterfuge. 

S'il  attache  d'ailleurs  une  importance  plus  grande  aux  rensei- 
gnements olfactifs,  le  chien  ne  méprise  pas  pour  cela  les  docu- 
ments fournis  parles  yeux  ou  les  oreilles.  Un  dogue  appartenant 
à  un  officier  courait  après  tous  les  pantalons  rouges;  les  chiens 
de  régiment  connaissent  la  sonnerie  spéciale  de  leur  corps  et  le 
rejoignent  toujours  pendant  les  manœuvres;  tous  les  animaux  de 
cette  espèce  viennent  à  la  voix  ou  au  sifflet  de  leur  maître... 

Mais  nous-mêmes,  nous  reconnaissons  nos  amis  autrement 
qu'en  les  voyant:  nous  pouvons  être  renseignés  sur  leur  approche 
par  leur  voix,  par  le  bruit  de  leurs  pas;  au  sanatorium  d'tlaute- 
ville  nous  nous  reconnaissions  à  notre  toux.  En  résumé,  nous 
connaissons  les  individus  à  une  particularité  quelconque,  mais 
suffisamment  précise,  de  leur  constitution;  c'est  par  l'œil  que 
nous,  hommes,  recueillons  le  plus  de  documents  précis;  nous 
•en  recevons  cependant  aussi  par  l'oreille  ;  seulement,  nous 
l'avons  vu,  l'oreille  nous  fait  seulement  connaître  la  forme  des 
sons  émis  par  nos  congénères;  ces  sons  différent  suivant  les 
paroles  prononcées;  mais  il  y  a,  dans  la  forme  très  complexe  des 
ondes  de  notre  voix,  un  ensemble  d'éléments  qui  nous  sont  pro- 
pres et  qui  se  retrouvent  dans  toutes  nos  phrases;  ces  éléments 
(timbre,  intonation)  renseignent  celui  qui  nous  écoute  sur  la 
structure  de  notre  organe  phonateur:  non  pas  que  cela  donne  à 
notre  voisin  une  image  visuelle  de  notre  larynx,  mais  cela  lui 
fournit  une  image  auditive  qui  est  d'une  précision  admirable;  si 
admirable  même  qu'aucun  autre  détail  isolé  de  notre  structure 
anatomique,  étudiée  avec  le  seul  secours  de  la  vue,  ne  permet- 
trait de  nous  reconnaître  avec  autant  de  certitude;  et  cela  nous 
amène  à  cette  nouvelle  conclusion  que  ce  qui  fait  pour  nous  la 
supériorité  de  l'organe  visuel,  c'est  le  grand  nombre  de  docu- 
ments qu'il  nous  permet  de  recueillir  à  la  fois,  bien  plus  que  la 
précision   même   de  chaque   document;    autrement    dit,  l'étude 


ifi'i  LA    REVUE    BLANCHE 

optique  d'im  être  est  celle  ((iii  nous  donne,  de  cet  être,  la  con- 
naissance In  ])lus  syndiélique;  c'est-  pour  cela  que,  quand  nous 
parlons  de  la  forme  d'un  individu,  nous  entendons  qu'il  s'agit  de 
sa  forme  pour  notre  œil.  Quand  nous  reconnaissons  un  de  nos 
amis  à  sa  voix,  nous  évoquons  immédiatement  son  image 
visuelle;  peut-être,  quand  un  chien  reconnail  son  maître  à  sa 
voix,  évoque-t-il  en  lui  même  son  imaf/e  olfaclivc... 


Cette  expression  (f  image  olfactive  »  nous  choque  profondé- 
ment parce  que  notre  odorat  est  extrêmement  obtus;  pour  en 
comprendre  la  signification  nous  devons  sortir  de  notre  nature 
dhomme  et  nous  reporter  à  ce  qui  se  passe  chez  les  chiens  et  les 
fourmis.  Et  d'ailleurs  est-il  bien  légitime  d'appeler  du  même 
nom,  odorat,  le  sens  localisé  dans  le  nez  du  quadrupède  ci  dans 
l'antenne  de  l'hyménoplère?  Au  fond,  qu'est-ce  que  l'olfaction? 
Nous  ne  pouvons  pas  encore  le  dire  d'une  manière  précise.  On 
a  aftrilmé  la  sensation  particulière  que  nous  appelons  ainsi  à 
l'action,  sur  nos  terminaisons  nerveuses  intranasales,  de  parti- 
cules matérielles  très  ténues  diffusées  dans  l'atmosphère  autour 
des  corps  odoriférants,  mais  tout  le  monde  n'est  pas  d'accord. 
On  connaît  la  célèbre  expérience  dans  laquelle  un  morceau  de 
musc,  abandonné  pendant  des  mois  sur  le  plateau  d'une  balance 
de  précision  dans  une  atmosphère  renouvelée  et  ayant  em[)esté 
des  milliers  de  mètres  cubes  d'air,  n'avait  pas  subli  de  perle  de 
■poids  appréciable.  11  y  a  là  un  mystère  analogue  à  celui  du 
radium  élernellemenl  ravonnant... 

La  seule  chose  que  nous  puissions  afiirmer  relativement  à  lol- 
faclion,  c'est  que,  contrairement  à  la  vue  et  à  l'ouïe,  qui  nous 
renseignent  uniquement  sur  l'état  physique  des  corps,  le  sens 
localisé  dans  notre  nez  nous  renseigne  (ainsi  d'ailleurs  que  le 
gorti)  sur  la  nature  chimique  des  substances  odorantes.  Et  dans 
certains  cas  il  est  bien  évident  (|ii(>  <e  document  est  plus  pré- 
cieux que  la  simple  image  visuelle.  Combien  de  liquides  ont 
l'aspecl  de  l'eau,  que  l'odeur  ou  le  gofd  nous  permettent  de  dis- 
tinguer malgré  leur  siinililude  oj)lique!  Dans  ce  cas,  la  connais- 
sance chimi(|ue  est  tout,  le  document  fourni  par  l'œil  est  abso- 
lument insiiflisanl.  .Vu  contraire,  si  nous  avons  à  étudier,  par 
exemple.  r;uchileclure  du  Louvre,  peu  nous  imjK)rtc  d'être 
renseignés  sur  l;i  nature  chimique  des  pierres  et  des  ardoises 
qui  ont  été  employées  pendant  sa  consfruclion;  avec  les  mêmes 
pierres  et  les  mêmes  ardoises   on  eùl  pu  consiruire  tout  autre 


yUKSTlON    DE    FOUMl-:  •<>- 

cliose.  Il  n'en  est  déjà  plus  tout  à  fail  do  nièuR-  quand  il  sugit 
de  Tétude  d'uncrislal:  là,  le  renseiuiirmml  chimique  j)eut  nous 
Inii-e  préjuger  de  la  forme  architecturale  du  corps;  en  léchant, 
h's  yeux  fermés,  un  cristal  d'alun,  nous  pouvons  deviner  son 
aspect  visuel.  Il  est  vrai  que  nous  pouvons  nous  tronijier;  l'alun 
peut  ne  pas  être  cristallisé:  mais  l'étude  visuelle  peut  aussi  nous 
lromj)er  en  sens  inverse  ;  on  peut  avoir  coulé  une  substance 
fusible  dans  un  moule  ressemblant  à  un  cristal  d'alun,  et,  à  l'œil, 
nous  prendrons  pour  de  l'alun  ce  qui  n'en  sera  qu'une  pseudo- 
morphose. 

Cette  remanjue  nous  amène  à  étudier  la  possibilité  d'un 
parallèle  entre  les  divers  renseignements  que  nous  recueillons 
sur  un  corps  donné  au  moyen  de  nos  dilîérents  organes  des 
sens. 


Quand  le  corps  à  étudier  est  un  corps  brut,  sauf  le  cas 
spécial  de  l'état  cristallin,  sa  forme  visuelle  est  sans  relation 
aucune  avec  sa  nature  chimique  ;  on  peut  tailler  un  morceau  de 
sucre  comme  l'on  veut.  11  n'en  est  plus  de  même  lorsqu'il  s'agit 
d'un  corps  vivant  :  quand  nous  voyons  un  chou  ou  une  carotte, 
nous  savons  que  la  substance  qui  les  constitue  est  de  la  subs- 
lance  de  chou  ou  de  la  substance  de  carotte;  réciproquement, 
un  botaniste  exercé  peut,  dans  l'obscurité,  reconnaître  une  plante 
à  son  g-oùt  et.  par  conséquent,  prévoir  sa  forme  visuelle. 

Bestreignons-nous  au  cas  oi^i  l'objet  à  observer  estnn  homme. 
Nous  savons  le  reconnaître  en  le  regardant  ou  en  l'entendant 
parler;  le  chien  en  le  sentant;  tel  autre  animal,  par  tel  autre 
organe  des  sens  que  nous  ne  possédons  pas  et  dont  nous  igno- 
rons le  fonctionnement.  Si  un  observateur  a  trois  moyens  essen- 
tiellement différents  de  reconnaître  un  individu,  il  est  indispen- 
sable que  ces  trois  moyens  ne  lui  fournissent  pas  des  rensei- 
gnements contradictoires.  Dans  le  cas  général  aucun*'  contradic- 
tion  n'est  possible;  nous  prenons  connaissance  d'un  homme  en 
le  voyant,  puis  nous  l'entendons  parler  et  nous  associons  dans 
notre  mémoire  le  souvenir  de  la  forme  visuelle  de  son  corps  au 
souvenir  de  la  forme  auditive  de  sa  voix;  ensuite,  comme  la 
voix  et  la  forme  d'un  homun^  adulte  ne  changent  guère,  quand 
nous  reconnaîtrons  un  individu  à  l'un  de  ces  deux  caractères, 
nous  pourrons  prévoir  le  second  sans  nous  tromper.  Mais  nous- 
aurons  établi  ainsi  un  lien  factice  entre  les  deux  diagnoses  de 
l'individu.  Tout  à  l'heure,  au  contraire,  quand  nous  avons 
reconnu,  dans  une  phrase  parlée,  d'une  part  une  forme  auditive) 


r(;8  l'A    IU:VUK    ULANCHK 

d'autre  part,  au  moyen  de  lenreij^istreur,  une  forme  visuelle,  il 
V  avait  entre  ces  deux  formes  un  lien  naturel  et  fatal;  il  était 
t-ertain  ((ue  la  forme  visuelle  de  l'enregistreur,  actionnant  le 
stylet  d  un  phonographe,  redonnerait  à  notre  oreille  l'impres- 
sion auditive  déjà  j)er(;uc;  l'une  des  deux  formes  étant  connue, 
l'autre  ne  pouvait  pas  èt?-e  ditTérente  de  ce  qu'elle  est;  il  n'y 
avait  là  qu'une  forme  Irndaile  de  deux  manières, 

l'^n  est-il  de  même  pour  la  forme  visuelle  de  l'homme  et  la 
forme  auditive  de  sa  voix?  Nous  prévoyons  immédiatement  une 
différence,  parce  que  la  voix  de  Thomnie  est  une  manifestation, 
non  pas  de  sa  structure  totale,  mais  de  la  structure  d'une  petite 
partie  de  son  corps,  savoir,  l'appareil  phonateur.  D'autre  part, 
ce  que  nous  savons  de  la  corrélation  qui  existe  entre  les  diverses 
parties  d'un  individu  nous  pousse  à  croire  qu'il  y  a  un  lien 
entre  la  structui'e  de  l'organe  phonateur  et  la  forme  du  corps. 
Ne  vous  est-il  pas  arrivé  d'être  stu])éfail  en  entendant  sortir  une 
Toix  grêle  du  cor])s  d'un  géant  ou  une  voix  ,de  stentor  du  gosier 
d'un  pauvre  être  chétif?  Aucun  physiologiste  n'est  capable,  dans 
l'état  actuel  de  la  .science,  de  prévoir  la  forme  d'un  homme  à  la 
simple  audition  de  sa  voix,  ou  réciproquement,  de  j)révoir  sa 
voix  en  connaissant  seulement  son  corps.  Mais  endn,  chaque 
homme  a  une  voix  qui  lui  est  propre  et  toute  la  biologie  tend 
à  nous  faire  penser  qu'un  individu  est  délini  entièrement  dans 
une  partie  quelconque  de  son  être... 

Pour  l'odeur,  les  probabilités  sont  encore  plus  grandes; 
l'odeur  nous  renseigne  sur  la  nature  cliimi<iu('  des  corps 
vivants  et,  d'autre  part,  il  est  établi  que  la  nature  chimique  <les 
corps  vivants  dirige  leur  morphologie.  H  jiaraît  donc  indéniable 
que  la  forme  olfactive  d'un  individu  est  absolument  liée  à  sa 
forme  nisnclle,  sauf  les  mutilations  qui  peuvent  hausformer  1<> 
corps,  le  rendre  manchot  tm  boiteux,  par  exemple,  le  balafrer 
et  le  rendn^  méconnaissable,  sans  changer  son  odeur,  caracté- 
ristique de  sa  composition  chimique.  Et  ceci  tendrait  à  prouver 
que  l'on  est  mieux  renseigné  sur  un  individu  quand  on  con- 
naît liien  son  odeur  que  quand  on  connaît  sa  forme  extérieure, 
lacjuf'lle  ('>t  susceptible  de  se  moditier  sous  rinlluence  des  acci- 
dents extérieurs.  (Jiiand  Ulysse  rcvinl  \  Ithaque,  sa  forme 
visuelle  avait  tellement  changé  (ju'il  fui  luf'connu  des  siens, 
mais  il  fut  reconnu  j)ar  un  chien  qui  avait  conserve';  le  souvenir 
de  .sa  forme  olfactive.  Si  donc  les  chiens  se  font  réellement  de 
nous  une  imar/e  olfactive,  ils  nous  connaissent  mieux  que  ceux 
qui  ont  seidenient  fixé  dans  leur  mémoire  notre  forme  visuelle. 

Maintenant  une  question  se  j)ose;  s'il  y  a  un  lien  indissoluble 


QUESTION    DE    FORME  l6<> 

«nlrc  la  forme  visuelle  d'un  être  et  sa  forme  olfactive,  ou  la 
forme  auditive  de  sa  voix,  un  observateur  qui  ne  connaît  qu'une 
•de  ces  formes  peut-il  évoquer  l'une  des  autres?  Comment  un 
chien  aveugle  s'imagine-t-il  son  maitre?  S'il  s'en  fait  une  image 
visuelle,  quelle  est  cette  image?  Il  me  paraît  peu  probalde,  étant 
donnée  la  manière  dont  s'est  produite  l'évolution  des  êtres,  qu'il 
existe,  entre  les  centres  nerveux  d'un  animal,  une  liaison  capable 
de  lui  permettre  d'évoquer  la  forme  qui  correspond  à  une  odeur 
déterminée;  car  la  relation  entre  la  composition  chimique  cause 
•de  l'odeur  et  la  forme  visuelle  du  corps  qui  en  est  doué,  existe 
dans  le  corps  observé  et  non  dans  lobservatenr.  Et  cependant,  il 
est  possible  qu'une  habitude  héréditaire  pendant  un  grand 
nombre  de  générations  fixe,  dans  une  espèce,  une  liaison  entre 
la  forme  olfactive  et  la  forme  visuelle  d'un  animal  souvent  ren- 
contré. Peut-être  un  jeune  chien  de  chasse,  d'une  bonne  race, 
évoque-t-il  la  forme  visuelle  d'une  perdrix  la  première  fois  qu'il 
en  sent  une  et  la  reconnaît-il  quand  elle  se  lève?  Il  y  a  là  beau- 
coup à  penser.  Mais  le  plus  souvent,  s'il  s'établit  entre  nos 
divers  centres  nerveux,  des  relations  de  cet  ordre,  elles  sont 
purement  pathologiques  et  ne  nous  donnent  pas  de  renseigne- 
ments valables. 

Les  images  olfactives  sont  de  l'hébreu  pour  nous,  hommes, 
qui  avons  un  odorat  détestable,  mais  peut-être  pouvons-nous 
mieux  concevoir  les  images  auditives.  Les  habitants  de  l'Afrique 
australe  désignent  la  mouche  tsé-tsé  par  le  bruit  de  son  bour- 
donnement. Ils  la  connaissent  mieux  par  cette  image  auditive 
<jue  par  sa  forme  visuelle  peu  différente  de  celle  des  autres 
mouches.  . 

r^omment  les  aveugles-nés  s'imaginent-ils  leurs  proches?  Ils 
n'ont  guère  pour  les  connaître  que  des  images  auditives  ;  évo- 
quent-ils des  formes  visuelles!  Il  est  bien  difficile  de  le  savoir! 
Je  connais  un  mendiant  qui  n'a  jamais  vu  clair  et  qui  se  tient 
tous  les  jours  au  même  endroit,  loin  de  tout  village,  sur  la 
route  de  Lannion  à  Pleumeur-Bodou.  Sa  spécialité  est  de  dire 
l'heure  aux  passants,  pour  avoir  deux  sous.  A  cet  effet,  il  écoute, 
n'ayant  rien  de  mieux  à  faire,  toutes  les  cloches  des  paroisses 
environnantes;  il  les  connaît  à  leur  timbre  et  il  remarque  immé- 
diatement si  Brélevenez  est  en  retard  surServel.  Je  l'ai  interrogé 
une  fois,  alors  qu'aucune  cloche  ne  sonnait,  et  il  m'a  montré  de 
la  main,  sans  hésitation  et  sans  erreur,  un  clocher  distant  d'en- 
viron deux  kilomètres;  or  il  n'est  pas  immobile,  il  marciie  de  long 
en  large  sur  la  route.  Cela  m'a  beaucoup  impressionné... 

Nous  ne  savons  donc  pas  tout  ce  que  l'homme  peut  faire  avec 


I7'>  ^A    UKVUE    BLANCHE 

cliMCTin  (le.  ses  sons  tjuaiul  il  est  privé  (le?j  autres;  nous  iiinorons 
encore  l»ien  plus  le  parti  que  peuveni  lirer  certains  animaux  de 
sens  que  nous  ne  possédons  pas.  Ouelle  forme  de  mouvement 
les  poissons  distinguent-ils  au  moyen  de  leur  liiiiie  lalérnle?  La 
conclusion  de  tout  cela,  nous  pmivons  réiu)ncer  en  paraphra- 
sant Shakespeare;  il  y  a  bien  plus  de  manières  de  ronrutitre  que 
n'en  rêve  notre  philosophie  anlhropomorphique.  Nous  avons 
restreint  la  signification  du  mol  l'orme  (1)  à  la  Ibrme  visuelle;  il 
y  a  probablement  une  forme  auditive,  une  forme  olfactive...  etc. 
Il  y  a  l)ien  aussi,  disent  les  scholastiques,  la  forme  substantielle 
du  corps,  qui  est  Tàme,  mais  nous  n'en  parlerons  pas  puisqu'elle 
a  la  pi'opriété  de  iie  pas  se  manifester  aux  organes  des  sens. 


Fki.ix  Ij-  Daxtec 


(1)  Le  tiirtionn.iire    L:iroii.-^o   (|ictit<-  «(iitioiij   (Ji.iinii  j'uriii'    «  (;oniij:iinÉ;ion    des  corps  ; 
apparence  •<.  ÎjC  clictionnaire  de  Littréct  Bcaujeiin donne  an  contraire  la  rlélinition  :  i<  forme 
l'cnsetnhle  de*  fjnalilf^  d'on  être  »,  ce  qui  n»«  parait  bien  plus  philoRophiqiie. 


Des  spécialistes 


Encore  un  livre  sur  Victor  Hugo  ?  11  contient  sans  doute  des 
lettres,  des  papiers  inconnus,  des  Fragments  inédits,  des  va- 
riantes nouvelles,  des  corrections  autographes  ?  —  Rien  de  tout 
cela.  —  On  y  trouve  alors  des  révélations  biographiques,  des 
dates  ctal>lies.  des  indiscrétions  savoureuses?  —  Xon.  C'est  de 
la  critique  esthétique.  —  En  ce  cas,  Tauteur  compétent  aura  si- 
gnalé les  mauvais  passages  et  les  pages  excellentes  il  aura  dit  : 
ceci  est  un  efTet  vulgaire  et  facile  à  obtenir,  tandis  que  cela  est 
mystérieusement  noble,  et  voièi  pourquoi,  voici  comment?  — 
L'ouvrage  ne  renferme  pas  un  seul  jugement  précis.  —  L'auteur 
s'est  donc  moqué  de  nous  s'il  a  écrit  tout  un  in-octavo  pour  ne 
nous  rien  apprendre?  —  L'auteur  est  agrégé  es  lettres. 

Mais  pourquoi  faut-il  que  les  professeurs  de  lettres  se  croient 
forcés  de  faire  des  livres?  Ce  n'est  pas  leur  métier.  Ouils  s'oc- 
cupent donc  uniquement  d'enseigner  avec  adresse  et  esprit  les 
littératures  anciennes  à  leurs  élèves  :  voilà  une  tâche  bien  assez 
noble  et  belle,  et  Ion  pourra  dire  qu'ils  auront  grandement  mé- 
rité des  Muses  quand  ils  auront  formé  des  générations  qui,  au 
rebours  des  précédentes,  sauront  le  français. 

Ou  bien,  s'ils  veulent  à  tout  prix  mettre  au  jour  des  volumes, 
qu'ils  travaillent  alors  et  fassent  œuvre  d'érudil.  Qu'est-ce  en 
elTet  que  tout  cet  amas  de  considérations  générales,  ces  vagues 
«t  copieux  Essais  où  il  est  parlé  de  l'àme  d'un  siècle  ou  d'un 
pays,  ces  dissertations  molles,  rondes  et  couronnées  par  l'Aca- 
démie, dans  lesquelles  on  vous  dit  que  la  lienaissance  a  pré- 
paré la  Hévolutionou  que  César  annonçait  Napoléon,  ces  lourds 
et  impertinents  travaux  philosophiques,  ces  bas  traités  de  mo- 
rale ou  ces  thèses  de  métaphysique  qui  sont  la  honte  de  notre 
Université?  Ce  que  c'est  que  toul  cela?  De  la  paresse,  tout  sim- 
plement aggravée  d'un  désir  allemand  de  s'entendre  appeler  : 
«  Herr  Professor  ». 

Ah,  parlez  au  contraire  à  ces  messieurs  de  se  spécialiser,  et 
des  longues  années  d'énergie,  comme  de  la  logique  exquise,  du 
tact  et  de  l'art  qu'il  faut  enfin  pour  mener  à  bien  des  recherches 
d'érudition  pure;  conseillez-leur,  s'ils  veulent  servir  aux  belles- 
lettres,  de  devenir  paléographes,  linguistes  et  archéologues, 
d'aider  aux  fouilles  d  Asie-Mineure   ou  d'Afrique,  de  concourir 


\yi  LA    REVUE    BLANCHE 

^u  bon  classemcnl  de  nos  musées  —  li  donc!  Ce  sont  lu  des 
«  questions  de  détail  ».  Ils  vous  répondront,  comme  des  barba- 
res, qu'ils  nourrissent  de  plus  vastes  pensées,  et  vous  devrez 
entendre  qu'ils  tiennent  pour  plus  noble  de  dél)iter  des  discours 
fades  u  de  omni  re  scibili  »  que  de  consacrer  toute  une  harmo- 
nieuse vie  d'humaniste,  par  exemple,  à  comparer  des  manuscrits, 
à  corri^rer  les  textes  sacrés  des  poètes  et  à  restituer  pieusement 
les  traces, éparses  ou  ensevelies  de  la  beauté  perdue. 

Et  pourtant,  ces  vains  agrégés  et  ces  lettrés  parasites  —  si 
l'on  veut  supposer  un  instant  qu'abandonnant  leurs  polygraphies, 
ils  se  soient  mis  à  des  besognes  utiles  —  ne  devraient-ils  pas  se 
considérer  comme  grandement  heureux  de  préparer  les  matériaux 
])urs  et  parfaits  avec  lesquels  un  Anatole  France,  pour  ne  citer 
que  celui-là,  construira  ensuite  des  merveilles?  Comment,  ils 
pourraient  être  ainsi  les  bons  ouvriers  qui  extraient  l'or  et  le 
marbre,  les  religieux  gardiens  de  la  tradition,  les  secrétaires  in- 
dispensables sans  lesquels  un  auteur  ne  travaillera  point  s'il  a 
du  goùl  —  et  non  contents  de  ce  rôle  presque  divin,  ils  veulent 
écrire  eux-mêmes?  Mais  ils  ne  savent  point.  A  chacun  son  mé- 
tier :  un  érudit  est  un  pécheur  de  perles  ;  un  écrivain  est  un  ou- 
vrier d'art:  un  polygrapbe  est  un  monsieur  qui  bavardf'.  Qu'il 
s'en  aille,   s'il  ne  sert  à  jien. 

Voyez  plutôt  l'ouvrage  j)Osthume  |>aru  naguère  de  M. 
Edouard  l^uel,  professeur  «  de  littérature  générale  »  à  l'Ecole 
des  Beaux-Arts,  et  causeur  ardent.  Ce  livre, intitulé  JJu  .senti- 
mcnl  arlhlique  dans  la  Morale  de  Montaigne,  témoigne 
de  l'esprit  le  plus  imprécis,  partant  le  ])lus  inutile.  Désireux 
d'expliquer  que  les  Kssais  sont  une  (cuvre  d'art,  l'auteur 
finit  par  tirer  parti  de  la  similitude  (piil  trouve  entre  cer- 
tains chapitres  et  une  symphonie  de  Beethoven. 

Montaigne  va  passaiit  d'un  sujel  à  l'autre,  sans  doute,  en  re- 
prenant parfois  son  idée.  M.  Buel  juge  cette  Ihhierie  symphoni- 
que  et  ordonnée  :  cela  lui  i>lait  à  dire.  D'ailleurs,  dés  qu'on  parle 
musique,  on  donne  des  raisons  de  sentiment,  et  c'est  le  plus  lan- 
goureux comnif  le  plus  agaçant  des  radotages.  Laissons  donc 
la  musique  aux  musiciens.  Que  si  iM.  lUiel,  cependant,  tenait  à 
coniparer  les  rêveries  de  Beethoven  avec  celles  de  Montaigne,  il 
où!  pu  le  faire  en  dix  pages  tout  aussi  bien  :  il  y  en  a  quatre 
cent  vingt-six  pour  en  venir  là.  A  quoi  bon? 

Tel  est  du  reste  le  clnUimentde  ces  importuns  qui  ne  voulu- 
rent point  devenir  spécialistes  :  ils  n'entendent  pas  le  meilleur, 
ils  ne  voient  pas  le  fin  du  fin.  Pour  parler  nel,  on  a  même  droit 
de  dire  qu'ils  de  voient  rien  du   tout.   Le  grand  Montaigne  lui- 


DES   SPÉCIALISTES.  i7î 

même  en  sera  l'exemple,  si  seulement  on  veut  lire  le  Journal  du^ 
voyage  qu'il  lit  en  Italie  pendant  les  années  1580  et  1581.  AL 
Alessandro  d'Ancona  en  a  donur  une  édition  excellente  (Cas- 
tello,  1895)  avec  des  notes,  des  tables  et  une  bibliographie.  Oid 
y  constate  que  ce  Montaigne  si  instruit,  quiavaitconnu  le  plan  du' 
Capilole  avant  celui  du  Louvre,cet  humaniste  au  regret  de  ne  point 
retrouver  Tancienne  Rome,  cet  artiste  enfin,  ajouterait  M.  Ruel, 
ne  voit  rien.  Il  aime  et  révère  l'antiquité,  pourtant.  Mais  quoi  liai 
première  statue  qui  semble  l'avoir  frappé  est  une  image  du  triste 
Aristide  au  \  alican.  Et  que  choisit-il  encore,  parmi  les  «  rares- 
antiquailles  »?  Les  bustes  de  Zenon,  de  Possidonius,  d'Euri- 
pide et  de  (^arnéade  (p.  331).  Pas  une  fois,  dans  tout  son  jour- 
nal, il  ne  s'arrête  devant  une  Vénus,  un  Apollon.  A  peine  a-t-il 
signalé  u  les  statues  enfermées  aux  niches  du  Belvédère  »,  eu 
celles  qu'on  lui  montra  dans  Tivoli.  Il  n'entendit  même  pas  les 
cloches  à  Rome  ;p.  '235),  ces  cloches  de  l'u  isle  sonnante  »,  avait 
dit  Rabelais.  Et  ce  n'est  qu'à  la  fin  de  son  voyage  qu'il  com- 
mençait de  s'échaufîer  un  peu,  qu'il  daignait  applaudir  à  une 
course  de  chars,  en  mémoire  des  anciens  hippodromes,  déclarait 
que  Florence  mérite  son  glorieux  renom,  qu'on  peut  à  la  rigueur 
admirer  la  Chartreuse  de  Pavie,  et  (p.  471)  qu'il  n'est  même  pas 
déplaisant  de  rencontrer  partout  des  gueux  jouant  du  luth  et  ré- 
citant l'Arioste. 

De  goût  pour  les  toiles  peintes,  les  paysages,  les  palais,  pas 
davantage  naturellement.  Montaigne  ne  s'attache  qu'à  certaines 
mœurs  et  à  ses  songeries  raisonnables.  11  erra  peut-être  dans 
iiome  et  par  les  champs  aux  noms  illustres  avec  son  gros  Plu- 
tarque-Amyot  sous  le  bras,  ce  livre  dont  il  écrivait  :  «  Nous^ 
aultres  ignorants  étions  perdus  s'il  ne  nous  eût  relevés  du  bour- 
bier. »  Devant  les  plus  augustes  sites,  j'imagine  qu'il  l'ouvrait 
et  se  mettait  à  feuilleter.  «  Je  regarde  dedans  moy,  dit  notre 
moraliste.  »  C'est  bien  vrai,  et  l'on  pense  en  le  lisant  à  ce  pytha- 
goricien d'Ausone  : 

Judex  ipse  sui,  totuin  se  explorât  ad  ungueni. 

ortoque  a  vespere  cuncta  revolvens, 

Offensas  pravis,  dat  pahnam  et  prœmia  rectis. 

En  réalité,  Montaigne  ne  savait  pas  la  beauté.  Il  n'avait  point 
appris  à  la  voir.  Ses  yeux  étaient  inhabiles  et  frustes.  Il  n'y  a  point 
de  safaute.  Aucun  humaniste  de  la  Renaissance  n'avait  le  regard 
délicat  :  un  Du  Bellay  lui  même,  si  sensible  aux  grâces  antiques, 
ne  s'attardait  guère  devant  les  belles  formes,  et  eût  bien  mieux 


ij'i  LA    UKVL'E    l{I.Aè.(;iIE 

ji,oùlé  qiiok[ii<'  mol  hcxa'inèlre  ou  do  grandioses  sonlcncos  la- 
tines que  le  plus  divin  marbre.  Cela  seeonç;oil.  11  l'aul  avoir  com- 
paié  l'original  et  la  eopie  pour  éprouver  le  charme  souverain  et 
comme  lyranniqne  du  premier.  Comment  Teût-on  fait  quand 
rarchéologie  n'rlail  pas  née?  Qu'on  ne  s'y  tronq)e  point  :  les  ar- 
cliéologiies  seuls  ont  vraiment  aimé  les  déesses.  C'est  pour  M. 
Collignon,  c'est  pour  M.  Ilelbig-  quAphi'odite  aujourd'hui  pa- 
raîtrait sur  la  iHci-  et  quArlémis  entrerail  au  l»ain. 

Les  journalistes,  les  essayistes,  les  joueurs  de  guitare  n'ont 
pas  le  désintéressement  des  archéologues  :  quand  ceux-là  chan- 
tent la  lieauté,  mais  s'en  font  gloire,  ceux-ci  la  prennent  au  sé- 
rieux, la  diagnostiquent,  la  soigneid,  la  conservent,  s'y  dévouent 
parfois  corps  et  biens,  sans  un  doute  comme  sans  un  sourire. 
Ne  sont-ils  pas  de  meilleurs  amants  ?  Ecoulez  Jacob  Burckhardt, 
l'un  des  plus  gravement  épris  :  «  L  aisance  et  en  même  temps 
le  calme  de  son  attitude  sont  indicibles,  déclare-t-il  en  parlant 
de  la  \'énus  de  Cnide:  elle  semble  <'lre  venue  en  planant.  »  Pour 
la  Vénus  de  Milo  :  «  Sur  son  visage,  fait-il,  régnent  une  indéj)en- 
dance  et  une  lierté  divines,  dont  nous  ne  saurions;  sup|»orter 
l'expression  s'il  était  vivant.  »  Ne  sentez-vous  pas  que  les  Cha- 
rités l'ont  touché  ?  Et  est-ce  un  poète  encore  qui  nous  apprend 
indiscrètement  que  la  même  Vénus  de  .Milo  porta  des  bijoux  et 
(piflle  a  les  oreilles  })ercées  ?  Non,  c'est  un  philologue. (i) 

Ah,  n'en  douions  pas,  les  érudits  sont  dans  le  secret  des  dieux. 
'  .lai,  |)réleiidail  (luido  Heni,  deux  cents  manières  de  faire  regar- 
dri-  le  ciel  j)ar  deux  beaux  yeux.  »  Ils  n'en  ont  pas  moins,  ces 
barbons,  jiour  détournei-  vers  eux  toutes  les  conlidences  et  tous 
les  soui'ires  du  clair  Olyuqje.  Mais  ji'attendez  pas  après  cela 
(|u  ils  s'en  vanleni .  IMulcM  diraient-ils  jalousement,  comme  l'af- 
freux personnage  d'un  roman  coidenq)orain  :  «  Nous  valons 
mieux  que  les  plus  discrets  :  nous  sommes  ceux  que  l'on  ne  croi- 
rait pas.  ). 

Marckl  lioi  lkm.i.i'. 


{\)    .Salumoii  lleiiiacii,  J/unui  de  pli  lioioffic,  1,  pp.  70-77 


Poèmes  de  la  Forêt 

LES  DANSES  DU  VENT 

.4   M.   F.   Herbet. 


Parmi  les  pins  du  JDOrnage 
Le  soleil  entrouvre  un  œil  — 
Le  vent  dans  les  hauts  feuillages 
Danse  comme  un  écureuil. 

La  rosée,  en  larges  gouttes, 
Ruisselle  des  frais  bouleaux  — 
Le  vent  se  pose,  il  écoute 
Pépier  les  loriots. 

Puis  il  repart  et  gambade 
A  travers  les  alisiers, 
Puis  sonne  une  vive  aubade 
Aux  vieux  chênes  renfrognés. 

Et  les  chênes,  que  dérident 
Ses  trilles  fous  et  ses  bonds, 
Laissent  le  chanteur  rapide 
Jouer  dans  leurs  frondaisons. 

(Jr  le  vent  capricieux 
\n  plus  loin  cueillir  des  faines 
Ou  poursuit,  à  perdre  haleine. 
Les  corneilles  et  les  freux. 

Un  cerf  morose,  quolTensent 
Tant  de  joyeuses  cadences, 
Tourne  son  bois  menaçant 
\  ers  le  rieur  agaçant. 

Mais  le  vent  qui  n'en  a  cure 
Entortille  à  sa  ramure 
Une  guirlande  de  lierre 
Puis  s'enfuit  dans  les  fousrères. 


I 


/ 


■G  LA    REVUE    BLANCHE 

Un  clocher  Unie  midi, 
L'air  pèse,  le  soleil  hrùle  : 
Le  vent  lassé  s'assoupit, 
Pour  jusques  au  crépuscule. 
Dans  un  lit  dont  les  courtines 
Sont  de  houx  et  d'auhépines. 


LA  FORÊT  AMOUREUSE 
\  —  AU  BORD  DUIVE  MARE  AU  CRÉPUSCULE 

A  F.  C.  C. 

L'eau  dort...  Dans  les  halliers  qui  frémissent  autour 
Le  vent  du  soir  passe  et  repasse  en  murmurant  — 
Relie,  je  veux  chanter  comme  lui  :  mon  amour 
T'enveloppe,  pareil  à  ses  souflles  errants. 

LVau  rellète  en  songeant  les  Icuilhiges  sans  nomhre 
(Ju'un  calme  crépuscule  imprègne  de  clarté  — 
Ainsi,  dans  tes  chers  yeux,  pleins  de  lumière  et  d'omhrc^ 
Je  mire  ta  tristesse  ou  ta  douce  gaieté. 

r 

Car  si  j)arl"ois,  semhlahle  à  l'eau  qui  s'obscurcit 
Ouand  pèsent  sur  ses  Ilots  d'orageuses  nuées. 
Ton  Ame  en  ton  regard  se  charge  de  soucis 
Et  de  noires  pensées, 

r;irl"ois  aussi  le  rire  éclalo  v\\  les  jtruurllcs 
Rour  rien,  poui-  un  lézard  qui  traverse  la  sente, 
Et  c'est  alors  comme  un  envol  de  tourterelles 
Suri  onde  chatoyante. 

Jr  l'aime,  enlace-moi  comme  l'eau  fait  aux  joncs, 
(ioninn-  le  lierre  fait  aux  arhres  de  la  rive, 
RicndN-moi.  je  le  prendrai  j)armi  les  hois  profonds 
(  >ù  le  pollen  jaillit  des  bruyères  lascives. 

\ Ous,  fougères,  genêts  étoiles  d'or,  grands  chênes, 
liélres,  genévriers  aux  rameaux  odorants, 
Et  toi  qui  vas  monter  dans  les  cieux,  nuit  sereine, 
Epandez  dans  nos  cœurs  l'ivresse  du  printemps. 


1 
POÈMES    I)K    I-A    FORÊT  177  j 


H.  —  NOCTURNE 

L'ombre  et  le  clair  de  lune  assoupis  sur  la  mousse 
Révent  d'amour  au  plus  profond  de  la  forêt, 
Avril  chante  tout  bas  parmi  les  jeunes  pousses 
Et  fait  tinter  les  grelots  des  muguets. 

Soupirs,  vagues  rumeurs,  frôlements,  voix  confuses 
Les  feuillag':'s  naissants  se  bercent  en  cadence 
Et  l'on  dirait  le  bruit  de  Teau  dans  une  écluse  — 
Puis  soudain  c'est  le  grand  silence. 


Viens,  suivons  ce  sentier  sinueux  qui  se  glisse 
Sous  les  halliers  touffus  où  le  Grand  Pan  repose 
Le  dieu  va  s'éveiller  et,  si  c'est  ton  caprice, 
Il  t'offrira  des  anémones  demi-closes. 


Arrélons-nous  :  voici  la  calme  clairière 
Où  flotte  en  longs  replis  une  brume  argentée, 
Un  faune,  sur  un  lit  de  prêle  et  de  bruyère, 
Y  tient  une  dryade  entre  ses  bras  pressée. 


Un  rossignol  blotti  dans  la  vaste  ténèbre 

Qu'un  chêne  antique  éploie  au-dessus  de  nos  fronts 

Enfle  passionnément  sa  voix  pure,  et  célèbre 

La  sève  qui  palpite  au  cœur  des  frondaisons. 

Viens  plus  loin  —  pénétrons  dans  cette  combe  obscure 
Où  s'ouvre,  sous  les  pins,  un  antre  de  mystère  : 
Assis  au  seuil,  nous  entendrons  le  frais  murmure 

Oui  descend  des  ramures. 
Et  nous  respirerons  l'arôme  de  la  terre 

La  nuit  autour  de  nous  sème  des  fleurs  d'or  sombre  ; 
Restons  ici  jusqu'au  matin  :  je  veux  mêler 
Notre  rêve  amoureux  aux  caresses  de  l'ombre 
Et  la  douceur  du  clair  de  lune  à  nos  baisers. 


12 


1-iS  LA   BEVUE    BLAXCHE 


m.  —  LLWC/IAXTEMEA'r  DE  L'AUBE 


Le  ciel  laiteux  où  tremble  une  étoile  dernière 
Se  colore  au  levant  dune  vaurue  lumière 
Oui  se  coule  et  s'étale  à  travers  les  taillis  ; 
Le  petit  jour  frileux  entr'ouvre  ses  yeux  gris, 
Sétire,  bâille  el  souille  des  vapeurs 
Sur  les  buissons  d'aubépines  en  Heurs. 

Vu  })(u  de  rose,  un  peu  dor  paie,  un  peu  de  mauve 

?suancent  les  volutes  de  la  brume; 
Dans  le  ravin  où  sont  rangés  des  bois  en  grume 

On  entend  s'ébrouer  les  fauves. 

Par  l'aube  qui  grandit,  voici  se  déplisser 

Les  collerettes  des  pervenches, 
Mais  les  pins  paresseux  ont  peine  à  secouer 
Les  pans  de  nuit  (jue  retiennent  leurs  branches. 

Enfin  de  larges  feux  embrasent  l'horizon. 
L'air  irais  tiédit,  les  hautes  frondaisons 

Plient  au  réveil  jaseur  des  merles, 
El  le  malin,  semaul  partout  d  humides  per](\s, 

Pare  les  toiles  d'araignées 

Dune  résille  de  rosée. 

Premiers  rais  du  soleil  parmi  la  sylve  heureuse. 
Fourrés  tout  enivrés  de  parfums  véhéments, 
(^hceiu'  des  ramiers  dans  les  ramures  onduleuses. 
Emprise  ardenle  du  printemps! 

Chère,  soyons  pareils  à  la  vign<*sauvage 

Et  au  lierre  amoureux  «pii  l;i  tient  en  ses  bras  : 

L'herbo  jeune  frémit  où  se  posent  tes  pas. 

Tes  baisers  ont  le  goût  des  Heurs  et  des  feuillages. 

Et  la  montée  impétueuse  de  la  sève 

l  nil  ]\(y'^  cœurs,  nos  ('or|)s,  nos  regards  el  nos  l'éves. 

AnoLiMiF.  PiiTTr: 


Le  Consolateur 


(I) 


CHAPITRE  VIII 

LE  VRAI   BONHEUR  SE  CACHE  AU   FOYER  DOMESTIQUE 

Malgré  l'équivoque  troublante  qu'avaient  entre  eux  créée 
de  réticentes  lettres,  Mme  Mellis  était  venue  à  la  rencon- 
tre de  son  fils  dans  un  élan  de  simplicité  toute  maternelle. 
Un  sourire  ingénu  dissimulait  son  doute;  elle  se  réservait; 
il  lui  serait  aisé,  sitôt  jugé  de  l'attitude  de  Daniel,  d'}^  con- 
former la  sienne.  Il  tombait  dans  ses  bras,  pleurant  :  elle 
comprit.  A  quoi  attribuer  cette  conduite  étrange,  absence 
immotivée,  gauches  restrictions,  départ  subit  et  retour 
brusque  —  sinon  à  quelque  lâche  défaillance  qui  eût.  le 
temps  d'une  semaine,  interrompu  désespérément  Daniel 
dans  sa  tâche  ardue  de  consolation?  Le  voici  qui  rentrait, 
la  crise  dénouée,  repentant,  et  tel  que  naguère,  tel  que  le- 
veuf  l'avait  révélé,  célébré!  La  chrétienne  Mme  Mellis  avait 
donc  f(  retrouvé  »  son  fils  ! 

Raidie  d'allégresse  orgueilleuse,  elle  gardait  dans  son 
étreinte  ce  grand  garçon  barbu,  comme  un  enfant  qui  dort. 
Lui  s'abandonnait,  fondait,  ruisselait  de  sentimentale  dé- 
tresse, bercé  par  le  murmure  de  sa  voix  : 

—  Vovons,  mon  Daniel,  voyons,  ne  pleure  plus...  ]W 
deviné,  va...  Calme-toi...  Du  moment  que  tu  nous  re- 
viens... 

A  deux  mains  douces,  lentement,  elle  lui  relevait  la  tête. 
La  vieille  Félicie,  émue,  dans  sa  cuisine  s'eifaçait.  Tandis 
que  Daniel,  docile,  se  laissait  mettre  droit,  reprenait  pied 
sur  la  ferme  terre  natale  et  se  ravait  les  joues  de  larmes  en 
les  voulant  sécher  :  il  n'avait  pas-un  mot  à  dire. 

La  salle  à  manger  se  rouvrait,  pleine  de  tiédeur  et~Kie 
demi-jour.  Depuis  la  terrible  gelée  du  30  octobre  on  y  fai- 


(1)  Voir  La  revue  blanche  des  P""  et  15  août,  1^''  et  15  septembre  1903, 


j8o  la  uevue  blanche 

sait  du  feu.  La  faïence  et  le  cuivre  de  la  cheminée  reflé- 
taient la  flamme  du  bois,  rouge  et  bleue  ;  un  rayon  touchait 
la  muraille;  les  pieds  de  la  table  et  des  chaises  semblaient 
brûler.  Rien  ne  manquait  pour  le  repas.  Sur  la  toile  cirée 
plus  sombre,  point  même  le  couvert  de  Daniel,  déjà  posé. 
On  entendait  à  travers  la  porte  battre  les  œufs  pour  l'ome- 
lette. Il  faisait  triste,  intime  et  bon.  On  s'assit. 

—  Bien  le  bonjour,  monsieur  Daniel. 

—  Ah  !  bonjour,  Félicie. 

—  Comme  ça,  vous  voilà  revenu...  Vous  avez  fait  un  bon 
voyage?... 

—  Mais  oui...  merci... 

—  Allons,  tant  mieux...  Ça  fait  plaisir  de  vous  voir  là... 
la  maison  était  comme  vide... 

Balbutiant,  Daniel  regardait  son  assiette  :  une  larme  y 
tinta  ;  il  l'essuya,  furtif,  avec  le  coin  de  sa  serviette... 

Quand  sortit  Félicie,  un  silence  pesa,  lourd  et  grave  de 
confidences.  On  se  servit  ;  on  mangea  peu.  On  eût  voulu 
parler  :  il  ne  venait  aux  lèvres  que  des  phrases  banales... 
Enfin,  la  première,  comme  à  continuer  une  conversation 
suspendue,  Mme  Mellis  : 

—  Je  savais  bien  que  tu  nous  reviendrais,  mon  cher 
Daniel... 

Arrêt  ;  attente. 

—  ...Mais  je  n'espérais  pas  que  ce  serait  si  tôt... 

Il  hésita  quelques  secondes,  puis,  tremblant  de  la  voix, 
par  à  coups  : 

—  11  faut  dire...  que  mes  lettres...  ne  le  faisaient  guère... 
prévoir... 

Il  éclatait. 

—  Ne  te  désole  pas...  je  t'en  prie...  J'ai  oublié... 

11  tenait  à  s'humilier;  il  était  pris  d'une  maladive  pitié 
qu'il  reportait  sur  sa  pauvre  mère;  soudain  il  prononça: 

—  Tu  as  eu...  beau...  beaucoup  de  peine  à  cause  de  moi, 
n'est-ce  pas? 

Mme  Mellis  ne  put  feindre. 

—  Ah  !  autant  que  de  joie  à  te  revoir  ici  ! 
Ce  cri  déchira  Daniel...  Il  sanglota,  soupira  : 

—  Non...  ah  I  non...  je  ne  me  pardonnerai  jamais... 


LE   CONSOLATEUR  i8t 

—  Puisque  ta  mère  te  pardonne... 

La  vieille  bonne  entrait.  11  y  eut  une  trêve.  De  nouveau 
seuls  : 

—  Aussi,  pourquoi  n'avoir  pas  répondu  un  mot  à  ma 
première  lettre...  au  sujet  de... ce  que  tu  sais?...  Pourquoi 
n'avoir  pas  avoué  tout  de  suite...  Tu  n'as  pas  osé?...  N'as- 
tu  plus  confiance  en  moi?... 

Daniel  sentait  venir  l'orage...  Il  se  faisaitpetit,  petit. Elle 
reprenait  simplement  : 

—  C'est  comme  ce  départ... 

Daniel  blêmit.  Question  redoutée  entre  toutes.  Essaierait- 
il  seulement  d"v  répondre? 

—  Ne  pouvais-tu  au  moins  attendre  que  je  fusse  ren- 
trée?... Le  temps  de  m'embrasser...  Qu'est-ce  qui  te  pressait 
tant?... 

Daniel,  traqué,  balbutia  des  mots  sans  suite,  inintelligi- 
bles, incohérents.  Une  sueur  garnit  son  front.  Il  ne  sut  re- 
garder en  face.  Son  trouble  eût  éclairé  moins  ps}xhologue 
que  Mme  Mellis.  Posément  et  crûment  elle  formula  alors 
un  soupçon  déjà  devenu  certitude  : 

—  Lorsque  tu  es  parti...  ignorais-tu  vraiment  la  mort  de 
Mme  Lagarde? 

Il  n'avoua,  ni  ne  nia. 

—  Non?  n'est-ce  pas?  J'ai  bien  compris... 

Mais  Daniel  déjà  avait  plongé  sa  face  dans  sa  serviette 
ramassée;  il  en  voilait  sa  honte  ,  bâillonnait  ses  san- 
glots ;  jamais  il  n'eût  pensé  qu'il  eût  tant  de  pleurs  à  ré- 
pandre. 

Elle  le  voulut  apaiser: 

—  C'est  mal...  évidemment...  très  mal... 

—  Oui...  très  mal...  très...  très  m^rl,  répétait-il,  pantelant 
de  remords,  à  voix  sourde. 

—  ...Abandonner  ce  malheureux  dans  une  pareille  cir- 
constance..., continuait-elle. 

—  Très  mal,  ponctuait-il. 

—  Mais  la  faiblesse  est  chose  humaine...  Ne  te  désespère 
pas,  mon  Daniel,  pour  une  défaillance  passagère.  Les  plus 
grands  saints  de  l'Église  en  ont  eu...  Voyons...  vo3"ons... 
mon  cher  enfant... 


l8-i  LA    REVUE    BLANCHE 

11  écoutait;  il  acceptait,  tout  comme  le  remords,  l'excuse; 
l'accent  des  phrases,  à  mesure,  orientait  son  émotion.  Il 
écoutait. 

—  Même,  telles  défailhmces  ont  leur  utilité,  leur  né- 
cessité... Combien  d'âmes  sV  sont  trempées...  Mais  songe 
donc  1  s'il  ne  fallait  lutter  pour  pratiquer  le  bien,  où  serait 
le  mérite?  Une  seule  chose  importe  :  qu'on  en  sorte  vain- 
cjueur...  Et,  mon  Daniel,  tu  nous  reviens... 

Le  dessert  lut  servi  à  la  bonne  minute.  Il  alluma  sousles 
derniers  pleurs,  un  sourire.  Le  feu  chantait.  Daniel  con- 
sentit à  sucer  grain  à  grain  un  blond  raisin  gercé. 

—  Allons,  conclut  sa  mère,  ne  songeons  plus  à  tout  cela... 
Que  seulement  l'exemple  te  serve...  Désormais,  j'ensuis 
sûre,  tu  ne  te  laisseras  plus  entraîner  à  rien  de  sembla- 
ble. . .  Tu  nous  rapportes  du  courage,  beaucoup  de  courage.. . 
mon  grand  fils...  Ta  mère  t'aidera.  Ah  !  je  suis  fière...  va! 
très  fière. 

Elle  l'enveloppait  de  regards  longs  et  tendres;  une  émo- 
tion bienheureuse  la  rosissait,  et  Daniel,  les  bras  .sur  la 
table,  songeur  et  las,  se  laissait  faire. 

Vive,  elle  se  leva;  il  demeurait;  un  mot  dissipa  sa 
torpeur. 

—  Tu  n'oublies  pas  qu  il  y  a  près  d'ici  un  malheureux 
qui  te  réclame? 

11  comprit,  approuva  de  la  tête  et  gagna  la  porte. 

Déjà!  C'en  était  donc  fini  de  cette  entrevue  redoutée? 
Libre?  à  courir  les  rues?  11  débarquait  à  peine!  Et  quitte  à 
si  bon  compte? —  Au  fond,  il  s'avoua  déçu...  Craignant 
plus,  il  espérait  pire...  Piètre  humiliation  cà  telle  humilité... 
Il  restait  en  deçà  des  vengeances  prévues...  Cependant,  en 
dépit  de  ces  réflexions  maussades,  il  sentait  rayonner  en 
lui  comme  une  joie  nouvelle,  ou  plutôt  retrouvée.  Si  loin 
que  flottât  sa  pensée,  il.  savait  vers  quoi,  mieux,  vers  qui 
un  instinct  dirigeait  sa  marche.  Là  était  le  bonheur.  11  se 
l'était  trop  dit  pour  déjà  cesser  de  le  croire.  Ah  !  d'autres 
liens  l'unissaient  à  ce  cher  ami  qu'à  une  vieille  dame  de 
rencontre.  Il  le  reverrait  donc.  A  l'approche  du  but  il  pre- 
nait plus  puissante  conscience  de  '<  vivre  //...  Il  suivait  le 
faubourg  sans  honte;  son   allure    franche,  redressée  éton- 


LE    CONSOLATEUR  '^^ 

naitles  enfants  qui  depuis  quelques  mois  singeaient  derrière 
son  dos  ses  manières  piteuses;  il  eut  plaisir  à  saluer  et  à 
sourire;  ces  braves  gens  lui  devenaient  très  sympathiques: 
il  allait  de  ce  pas  chez  Lagarde. 

Comme  il  sonnait,  il  se  surprit  tellement  rayonnant  qu'il 
jugea  plus  décent  de  modérer  sa  joie.  Il  précisait  à  temps 
ce  qu'il  venait  au  juste  faire...  Sur  le  champ,  il  se  rem- 
brunit et  offrit  au  veuf  stupéfait  un  visage  de  circons- 
tance, 

—  Vous?  Daniel!  Comment? 

L'employé  suffoquait  :  le  coup  l'avait  pétrifié  sur  place  : 
Daniel  lui  épargna  deux  pas.  Ils  s'étreignirent.  Lagarde 
pleurait  et  riait  tout  ensemble. 

.  —  Ah!  la  bonne  surprise...  la  bonne  surprise...  répétait- 
il  comme  étourdi...  Mais...  mais...  on  ne  ma  rien  fait 
dire...  Vous  aviez  prévenu? 

—  Non...  non...  Je  suis  parti  si  précipitamment...  J'ar- 
rive à  peine.., 

—  Vrai?..,  Ah!  la  bonne  surprise,,,  ce...  ce  cher  Da- 
niel,,, 

Il  le  considérait  d'un  œil  mouillé,  luisant,  complaisant, 
attardé  :  avant  de  lui  parler,  même  avant  de  l'entendre,  il 
fallait  bien  le  voir  un  peu,  le-r.  reconnaître  >/.,,  Daniel  exa- 
miné examinait  Lagarde,  suivant  pareille  spiipathie...  Le 
malheureux,  il  le  trouvait  maigre,  affaissé,  un  peu  vieilli 
<ncore,  peut-être  bien  à  cause  d'une  barbe  piquante  q«i 
n'avait  pas  été  rasée  de  quelques  jours,  d'un  linge  douteux, 
d'un  vêtement  semé  de  taches  :  le  veuf  se  négligeait...  Mais 
ce  visage  où  les  rides,  les  plis,  cet  œil  exorbité  révé- 
laient autant  de  souffrances.  Daniel  l'avait-il  jamais  re- 
gardé? Il  s'étonnait,  découvrait,  commentait,,.  Sa  curio- 
sité pitoj-able  se  réveillait.  Ah!  que  le  veuf  parlât..,  La  soif 
d'une  immédiate  confidence  dévorait  le  consolateur  long- 
temps sevré. 

Un  violent  courant  d'air  balaya  le  couloir, 

—  Entrez  vite!  il  fait  froid  dehors. 

Et  l'employé  poussa  son  grand  ami  dans  la  petite  pièce 
de  gauche,  salle  à  manger-salon, sans  nul  emploi, Onl'avait 
débla3^ée  en  entassant  des  sièges  contre  le  mur  au  fond, La 


1.54  LA  revup:  blanche 

table  avait  été  tirée  vers  la  fenêtre;  et  sur  un  coin,  parmi 
des  miettes,  traînaient  une  miche  de  pain,  un  \crre  épais, 
une  carafe  et  des  assiettes  sales. 

—  Excusez...  je  dessers...  Je  mange  ici  maintenant... 
Ses  gestes  étaient  gauches  et  risibles;  pour  chaque  objet 

il  faisait  un  voyage  de  la  table  au  buffet  d'où  s'exhalait 
gênante  une  odeur  de  fromage...  Daniel  eut  froid  ;  le  ta- 
blier fermait  la  cheminée  sans  feu...  Puis,  dans  le  jour  de 
cave  tombant  de  la  fenêtre,  en  face  l'un  de  l'autre  ils  s'as- 
sirent. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  n'êtes  venu  ici  ! 

—  Oui...  je...  j'aurais  voulu... 

—  Ça  n'est  pas  un  reproche...  Moi...  vous  reprocher 
quelque  chose...  mon  bon  ami  ?...  Non...  non...  Je  sais... 
Vous  aviez  des  affaires...  Elles  se  sont  arrangées,  au 
moins?... 

Daniel  rougit  devant  candeur  si  confiante. 

—  Oh!...  aussi  bien  que  possible...  je  suis  content... 

—  Et  moi  pour  vous...  Alors... vous  êtes  tout  à  moi, main- 
tenant... \'ous  ne  repartez  pas?... 

Il  redoutait  déjà   une  nouvelle  solitude. 

—  Non...  pas  dici  longtemps,  mon  bon  Lagarde... 

—  Oh!  Daniel...  X^ous  êtes  mon  unique  ami...  Laissez 
encore  que  je  vous  voie...  que  je  vous  parle...  J'ai  tant... 
tant  à  vous  dire...  Ma  pauvre  tête...  Je  ne  sais  par  quoi  com- 
mencer... 

—  Cela  s'explique...  De  tels  événements  !.. 

—  Songez-vous?  Ici  même...  Sous  ce  toit... 
Le  cadre  ajoutait  au  récit. 

Il  fut  long,  long  comme  la  lettre  où  pour  l'ami  lointain 
le  veuf  l'avait  transcrit.  Daniel  reconnaissait  les  phrases; 
des  mêmes  dont  il  avait  dû  rire,  par  repentir  il  tâchait  de 
pleurer.  Mais  tout  l'y  disposait  et  la  pénitence  était  douce. 
L'arôme  des  confidences  regrettées  fleurait  encore,  fine- 
ment fade,  comme  d'un  vieux  tiroir  rouvert.  Il  l'aspirait, 
il  le  humait  à  deux  narines.  Tandis  que  Lagarde,  pantin, 
d'un  cri,  d'un  geste,  d'un  silence,  reproduisant  les  heures 
tragiques  de  sa  vie,  '"  jouait  //  la  mort  d'Hélène,  haletait, 
pantelait,  éperdu,  raidi,    se   dressait   pour    retomber    tout 


LE    CONSOLATEUR  i8'> 

d  une  masse  —  comme  s'il  eût  en  vérité  rendu  le  dernier 
souffle  <^  pour  elle  >/.  La  réaliste  atrocité  de  ce  spectacle  en- 
voûtait Daniel. 

—  ...Alors...  on  Ta  habillée...  recouchée...  Elle  était  là... 
à  côté...  toute  blanche  sur  son  lit  blanc...  On  avait  mis  un 
cierge...  dereaubénite...Lachambre  est  restée  telle  quelle... 
On  ny  a  pas  touché  depuis... 

Daniel  eut  un  regard  oblique.  Le  veuf  devança  son 
désir. 

—  Si  vous  voulez  lavoir?... 

lisse  levèrent.  Lagarde  continuait  : 

—  Je  ne  devrais  jamais  y  entrer...  Ah  !  je  le  sais  bien... Ça 
me  plonge  dans  des  états...  Mais...  c'est  plus  fort  que  moi... 
quand  je  passe  devant  la  porte... 

Et  déjà  il  ouvrait  ;  oh  !  avec  des  précautions  infinies,  la 
respiration  retenue  f/<la>  croyait-il  endormie  là  ?);  déjà 
sur  eux  refermait  vite(  si  elle  prenait  froid!)...  A  sa  douce 
mémoire  il  montrait  autant  de  sollicitude  qu  a  elle... 

Le  silence  ici  s'imposait.  Lagarde  désignait  le  sommier  nu, 
la  table,  la  cire  à  demi-consumée  d'un  flambeau,  les  floles 
sirupeuses  encore  à  moitié  pleines.  Une  odeur  de  phénol 
habitait  les  rideaux...  Mais  Daniel,  à  cette  confrontation 
macabre,  n'eut  pasmêmel'idée  d'un  remords. Toute  crainte 
était  apaisée.  Il  laissait  sa  curiosité  sentimentale  se  repaî- 
tre, et  la  douleur  de  son  ami  Lagarde  le  gagner,  qui  accoté 
au  bois  de  lit,  la  tête  lourde  s'attardait  dans  la  nauséeuse 
atmosphère  à  pleurer...  Le  temps  passait,  l'air  devenait  ir- 
respirable... Daniel  toucha  l'épaule  de  Lagarde. 

—  Mon  pauvre  ami...  ne  restez  pas  ici,  je  vous  en  prie... 
Vous  vous  faites  mal  à  plaisir...  Allons...  venez... 

Sans  quoi  le  veuf  sV  fût  oublié  jusqu'au  soir. 

—  Si  nous  sortions  un  peu...  aux  promenades...  l'airvous 
remonterait...  peut-être... 

—  Oui...  c'est  ça... 

Sur  son  dos  il  jeta  un  collet  roussi,  et  ils  furent  dehors. 
Daniel  le  soutenait. 

—  J'y  reste  des  pleines  journées,  expliquait  l'employé... 
A  d  autres  au  contraire...  je  ne  peux  plus  voir  la  maison... 
Je  m'en    sauve...    Les  premiers   temps   surtout...   j'allais... 


l86  LA    REVUE    BLANCHE 

devant  moi...  n'importe  où...  Je  partais  au  matin...  je  ren- 
trais dans  la  nuit...  Je  mangeais...  juste  pour  ne  pas  mourir 
de  faim...  en  marchant...  J'aurais  mieux  fait  de  ne  pasman- 
ger  du  tout...  ma  parole...  je  n'y  serais  plus... 

—  Voyons, Lagarde...  il  ne  faut  pas  dire  des  choses  comme 
ça...  vous  me  peinez... 

Daniel  était  sincère. 

—  Oh!  pardon, Daniel. ..je  ne  le  pense  pas... Réfléchissez 
aussi...  que  je  n'avais  personne... personne...  pour...  pour... 
Mais  maintenant  vous  êtes  là...  Je  veux...  je  dois  revivre... 
Je  ne  le  dirai  ]>lus...  non... 

Paroles  touchantes,  caressantes,  sucrées  !  N'était-il  point 
délicieux  de  se  savoir  indispensable  au  bonheur,  à  la  vie 
d'un  homme...  Et  la  reconnaissance  n'avait-elle  son  prix... 
Du  squelette  tordu  des  marronniers  antiques  où  tournoyait 
l'air  sec  et  pur,  avec  le  battement  d'un  vol  de  tourterelles, 
sur  Daniel  Mellis  tombait  l'apaisement...  11  écoutait  ses 
pas  se  fondre  aux  pas  du  petit  emplové,  et  sur  ce  bruit 
traîné  chanter  à  son  oreille  la  familière  voix;  ces  yeux 
cherchaient  ses  yeux,  ce  bras  chauffait  son  bras...  11  retrou- 
vait son  habitude  de  naguère  comme  enrichie  de  tout  ce 
qu'il  lui  savait  découvrir.  Et  ils  allaient. 

—  Votre  mère  a  été  bien  bonne  pour  moi...  Elle  est  venue 
souvent...  elle  a  dûvous  ledire...Ah  !  elle  vous  a  remplacé... 
autant  qu'on  le  pût...  Ma  foi...  en  l'entendant.  .  je  croyais 
un  peu  vous  entendre... 

Au  fleuve,  l'.iir  était  glacial,  ils  remontèrent...  De  nou- 
veau, obsédé  par  la  pauvre  défunte,  Lagarde  l'évoquait... 
Ses  paroles  traduisaient  un  attachement  admirable  et  que 
la   mort  n'avait  pu  rompre.  Et  ingénu  : 

—  Croyez-vous...  crovez-vous...  que  je  ne  l'ai  jamais 
trompée... 

•  Qu'allait  offrir  Daniel  en  échange?  Il  fit  un  effort  sur 
lui-même...  Il  répéta,  comme  de  lui.  tel  aphorisme  évan- 
gélique  de  sa  mère...  Il  s'entraîna  aune  effective  consola- 
tion... Tout,  tout  ce  que,  d'un  geste,  la  vieille  dame  au 
plat  lui  avait  refusé  de  compassion,  il  le  répandit  sur  La- 
garde... Ils  firent  vingt  fois  le  tour  du  bourg,  sans  ennui  et 
sans  lassitude.  Ils  oubliaient  le  froid.    Lagarde    lamentait. 


LE   CONSOLATEUR  1^7 

Daniel  compatissait.  Le  soir  de  novembre,  prompt   à   des- 
cendre, les  sépara  trop  tôt. 

Sous  rabat-jour  vert  de  la  lampe,  Mme  Mellis  atten- 
dait le  dîner,  occupée  à  sa  broderie.  Les  mûrs  restaient 
obscurs;  au  foyer  mourait  une  bûche.  Daniel  jugea  sa  vie 
complète. 

—  Tu  las  vu  ? 

Sa  mère  l'interpellait  au  passage., 

—  Oui...  je...  le  quitte... 

Il  avait  hâte  de  revoir  sa  petite  chambre  de  garçon:  tout 
à  Lagarde,  il  ne  s"v  était  même  pas  encore  lavé  les  mains. 
11  retrouva  le  papier  de  tenture  pâle,  la  toilette  étroite  au 
blanc  pot  à  eau,  à  la  cuvette  rayée  d'une  fêlure,  le  lit  de  fer 
et  le  couvre-pieds  à  fleurs  bleues...  Dans  l'atmosphère 
surannée,  volaient  de  doux,  de  tristes  souvenirs  :  il  les 
accueillait  tous  d'humeur  égale...  Sa  mère  n'étant  plus 
dans  la  salle  à  manger,  malgré  la  nuit  encore  sans  lune 
il  descendit  vers  le  jardin...  Il  devina  les  massifs,  tâta  les 
arbres,  au  son  du  sable  sous  ses  pas  reconnut  les  allées  et 
se  perdit  quand  même...  La  lueur  jaune  de  la  cuisine  guida 
son  retour...  11  riait.  — On  ne  tarda  pas  à  se  mettre  à  table; 
la  vie  végétative  reprenait  le  dessus  ;  il  avala  tout  son  po- 
tage sans  mot  dire. 

—  Eh  bien  î  comment  las-tu  trouvé? 

—  Qui  ça? 

—  Mais...  mais  M.  Lagarde!  tu  n')-  es  plus?... 

—  Ah!  pardon!...  oui...  Lagarde...  Bien  triste,  hélas! 
bien  triste... 

Daniel  n'avait  encore  l'habitude  ni  de  s'entendre  ques- 
tionner, ni  de  répondre...  Il  la  prendrait.  Mme  Mellis  in- 
sistait. 

—  Rien  d'étonnant  après  de  pareilles  épreuves!...  — et 
vous  êtes  restés  ensemble  toute  l'après-midi?... 

—  Oui. 

La  bûche  s'effondrait,  brasillante.  Cela  ne  suffit  point 
à  faire  diversion.  Rassasié  de  son  Lagarde,  Daniel  se  fût 
contenté  à  cette  heure  de  nourritures  plus  spécialement 
matérielles!...  Enfin! 


l88  ,  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Sans  doute...  il  aura  repris  son  histoire...  depuis  Té- 
vénenient? 

—  En  effet... 

Mot  par  mot,  et  phrase  par  phrase,  Mme  Mellis  arracha 
le  récit  de  cette  nouvelle  entrevue  à  son  fils  inhabile  et  las. 
Il  ne  savait  guère  redire,  encore  moins  narrer.  11  devait 
secouer  une  naturelle  paresse  de  langage  et  d'esprit. Se  »ou- 
venait-il  seulement  ?  A  Témotion  dût  être  attribuée  cette 
maladresse,  et  lui-même  à  la  fin  le  crut.  Comme  entrait 
Félicie,  il  se  tut,  puis  continua  devant  elle;  la  tendresse 
admirante  de  ce  regard  la  disait  assez  renseignée.  —  La 
soirée  se  prolongea  tard...  Mme  Mellis.  en  réponse,  raconta: 
ses  visites  au  pauvre  Lagarde.  Le  frémissement  de  sa  voix. 
fit  honte  à  Daniel...  Et  elle  mit  dans  son  baiser  tant  d'in- 
tentions louangeuses  qu'il  regretta  l'amer  reproche  du 
matin... 

Devrait-il,  chaque  soir,  revivre  sa  journée?  Mais  il  ne 
voulut  poit  gâter  de  maussades  réflexions  le  bonheur  qu'il 
s'était  promis.  Et  le  sommeil  lui  vint,  comme  une  résigna- 
tion déjà  prête  lui  murmurait  tout  bas  qu'il  s'y  ferait^ 
ainsi  qu'au  reste. 

Il  se  leva,  ni  gai,  ni  triste,  traversa  le  jardin,  si)rtit  sans- 
but.  Un  cache-nez  gris  l'entourait,  des  sabots  lui  pesaient 
aux  pieds.  Dans  son  allure  régulière,  il  n'y  avait  ni  hâte, 
ni  désœuvrement.  Et  il  se  retrouva  surpris,  devant  la 
porte  de  Lagarde.  Il  admira  la  puissante  de  l'habitude  et 
réveilla  son  optimisme  ensommeillé.  La  vigne  dégarnie 
n'était  plus  qu'un  sarment  tortueux  au  mur;  les  géranium"», 
n'encombraient  plus  l'appui  de  la  fenêtre.  Comme  na- 
guère, il  frappa  deux  coups  discrets  ^t  son  rôle  le  pos- 
séda... 

Lagarde  allait  sortir. 

—  Àh  !  Daniel!  c'estgentil  de  venir  ce  matin...  \'ous- 
n'êtes  pas  pressé?... 

—  Non!  pourquoi? 

—  Je  vais  au  cimetière...  Vous  m'accompagneriez... 

—  Certainement,  mon  cher  ami... 

Il  aurait  presque  dit  :  ^^  Avec  plaisir!  // 

De  ce  côté  le  bourg    finissait   en   une    rue  de  fermes,  de- 


I.E   CONSOLATEUR  189 

petits  clos  et  de  maisons  de  pauvres,  espacés.  Entre  deux 
trottoirs  de  gazon  elle  devenait  route  et  montait  droit, sans 
arbres,  pénible  et  caillouteuse,  vers  un  mur  long  et  bas 
•qui  bornait  l'horizon,  à  peine  dépassé  par  quelques  croix 
et  quelques  cîmes.  Les  deux  amis  occupés  à  vaincrele  vent 
et  la  pente  n'avaient  pas  le  loisir  d'un  mot  ;  ils  ne  se  te- 
naient plus,  chacun  se  recueillait.  Daniel  songea  à  la  céré- 
monie funèbre.  Le  noir  des  sapinsprécisé  autour  des  blêmes 
monuments  commençait  à  l'impressionner.  En  passant  la 
porte  ils  se  découvrirent:  le  vent  faisait  voler  de  petits 
•cheveux  fins  sur  le  crâne  nu  de  Lagarde  sans  que  Daniel 
sourît.  Pierres  couchées,  dressées,  grilles  de  fer  limitant  de 
petits  jardins, chrysanthèmes  saufs  de  la  gelée,  d'un  blanc 
rosé  un  peu  roussi  au  bord,  fusains  luisants,  tuyas  dente- 
lés, cyprès  en  fuseaux,  manteaux  de  lierre,  couronnes  dé- 
fraîchies... Celle-ci,  jaune,  serin  déposée  sur  la  tombe  de 
M.  Mellis,  le  jour  des  Morts  sans  doute,  arrêta  Daniel  :  le 
veuf  continuait...  Il  dut  le  rattraper  au  fond  du  cimetière 
dans  le  sinistre  coin  des  fosses  neuves...  L'humus  formait 
des  tas;  l'herbe  couvrait  le  sol. 

—  C'est  là,  dit  simplement  Lagarde. 

Il  montrait  un  rectangle  couvert  de  mousse  et  de  touffes 
■de  pâquerettes  sans  fleurs;  au  chevet,  une  croix  rouillée 
soutenait  des  bouquets  fanés  et  une  couronne  de  fer  blanc 
et  de  faïence  peinte  où  on  lisait  :  A  ma  chère  femme. 

Le  veuf  était  tombé  sur  les  genoux  à  même  la  terre, comme 
saisi  par  le  vertige  de  savoir,  sentir  son  Hélène,  ici,  pro- 
fondément, sous  lui!  Hébété,  il  fixait  la  «  place  >/;  il  voyait 
jusque  là  peut-être.  Et  dans  son  ignorance  de  toute  prière, 
il  en  faisait  cependant  les  gestes,  d'instinct.  Son  compa- 
gnon, un  peu  à  l'écart,  contemplait,  bouleversé  parce  spec- 
tacle pathétique.  Il  attendit  la  fin  de  cette  triste  extase  sans 
songer  à  intervenir.  Enfin,  Lagarde  se  relevait,  et  presque 
à  reculons,  buttant  aux  tombes,  ne  quittant  plus  des  yeux  la 
«  sienne  »,  s'éloignait...  Quand  elle  fut  hors  de  sa  vue,  il 
pressa  le  pas  et  s'enfuit... 

Surla  route,  ils  respirèrent. . .  Leurs  regards  se  cherchaient. 
Le.  silence  fut  lourd. 

—  Vous  y  venez  souvent? 


ipo  :.A   REtUE    BLANCHE 

I.agarde  déborda  : 

—  Ah  î  presque  tous  les  jours!...  Ça  me  manquerait  de  ne 
pas  avoir  vu  sa  tombe...  C'est  une  visite  que  je  lui  fais,  à 
la  pauvre  chère  défunte...  Elle  sait  que  je  suis  là... —  Croi- 
riez-vous  que  je  n'étais  jamais  entré  au  cimetière...  aupara- 
vant... lia  fallu  ce  malheur! 

Il  s'échauffait  :  la  présence  de  Daniel  le  rendait  terrible- 
ment loquace  :  d'ordinaire,  il  revenait  seul...  Il  dittousses 
pèlerinages,  le  premier —  le  pire  —  et  les  autres.  Puis  il 
réentreprit  l'éloge  de  la  morte  :  il  en  regrettait  même  les 
défauts...  Ils  promenèrent.  Midi  sonnait  qu'il  lamentait 
encore. 

"  —  Et  me  revoici  dans  ma  maison   vide,  conclut-il  comme 
son  ami  le  quittait  à  sa  porte. 

Daniel  levait  les  bras  au  ciel;  au  fond,  il  en  avait  assez 
entendu  pour  l'instant...  Mais  soudain,  imaginant  le  ridi- 
cule tête  à  tête  que  lui  réservait  le  repas  vers  lequel  il  sen 
retournait,  il  reprit  la  main  de  Lagarde  : 

—  Mais  venez  donc...  plutôt... 

—  Où?... 

—  Déjeuner  avec. nous... 

Le  veuf  y  songeait,  sans  y  croire:  il  trembla  de  plaisir... 

—  Oh  !  vous  êtes  trop  aimable...  je  ne  voudrais... 

—  Mais  si... 

—  Et  Mme  Mellis?... 

—  Elle  sera  ravie... 

Et  Lagarde  accepta  :  pour  un  jour  il  ne  ferait  pas  sa  cui- 
sine lui-même. 

D'abord  intimidé,  l'accueil  excellent  qu'il  reçut  lui  rendit 
toute  sa  hardiesse.  Ce  fut  lui  qui  parla,  entre  les  bons  mor- 
ceaux dont  Mme  Mellis  emplissait  son  assiette.  Daniel, 
déchargé  de  la  plus  lourde  tâche,  le  regardait;  il  le  voyait 
avec  plaisir  à  la  table  familiale;  même  il  se  permettait  de 
prêter  moins  d'attention  à  des  confidences  déjà  connues  ;  ce 
n'était  plus  qu'une  lointaine  mélodie,  doucement  triste  :  la 
gravité  de  Mme  Mellis  s'illuminait.  Il  eut  l'illusion  de  la 
félicité  rêvée,  à  trois,  dans  ce  milieu  de  facile  douleur.  — 
Une  pluie  fine  et  froide  retint  Lagarde  fort  avant  dans  Ta- 
piv'i-n-iidi  :  Icfoyer    les    groupait:   le  feu  rougissait  les  vi- 


LE    CONSOLATEUR  if)! 

sages.  Le  dîner  qui  de  nouveau  mit  en  présence  la  mère  et 
le  fils  fut  charmant.  Elle  n'avait  plus  à  questionner,  et  lui 
n'avait  plus  à  répondre.  Une  commune  sympathie  pour  rem- 
ployé les  accordait.  On  commenta,  à  hâtons  rompus,  la 
iournée.  On  se  crut  revenu  au  temps  de  naturelle  entente. 
On  se  coucha. 

Daniel  cogna  de  trop  bonne  heure  à  la  maison  des  pro- 
menades. Lagarde  ouvrit  en  pantalon  et  en  chemise,  les 
yeux  gonflés,  la  poitrine  nue,  un  linge  mouillé  à  la  main — 
et  sitôt  disparut,  criant  : 

—  Entrez...  entrez...  Je  suis  à  vous  de  suite.,.  Je  finis 
ma  toilette... 

Daniel  arpenta  le  couloir.  La  petite,  cour  s'offrait  vide. Le 
sorbier  d'un  jardin  voisin,  passant  le  mur,  la  couvrait  d'un 
froid  corail  rouge...  Au  poulailler  sans  poules  le  chat  s'é- 
tait blotti. 

—  Me  voilà!...   patience... 

La  voix  sortait  de  la  cuisine.  Daniel  insinua  un  indiscret 
regard  dans  Tentrebâillement  de  la  fenêtre.  11  vit  le  veuf, 
penché  au-dessus  de  l'évier,  qui  se  lavait  les  mains  à  Teau 
glacée.  Sur  le  fourneau  aux  bouches  closes,  un  réchaud  à 
esprit  de  vin  chauffait  une  casserole  posée.  Il  s'écarta,  mais 
entendit  souffler  une  flamme,  verser  dans  une  tasse, avaler 
précipitamment  ce  qui  devait  être  une  soupe  —  et  Lagarde 
parut.  La  découverte  avait  satisfait  Daniel.  Et  longtemps, 
dans  la  salle  obscure,  le  veuf  évoqua  le  passé,  tirant  exprès, 
de  la  poussière,  d'anciennes  lettres  à  l'encre  pâle  et  de 
vieilles  photographies  effacées  :  tout  le  roman  des  fian- 
çailles de  jadis.  Daniel  eut  de  quoi  s'émouvoir. 

Mais  ce  roman,  il  le  fallut,  hélas!  redire  à  Mme  Mellis  ; 
une  heure  il  y  peina...  Et  pour  qu'au  moins  cela  servît  à 
quelque  chose,  il  ajouta  : 

—  Nous  avons  fait  une  bonne  œuvre  en  l'invitant  hier... 
Je  l'ai  trouvé  plutôt  moins  triste  ce  matin...  C'est  qu'il  n'a 
plus  de  femme  de  ménage...  Il  doit  être  gêné... 

—  Pauvre  homme...  Mais  il  faut  l'amener  de  temps  en 
temps  !... 

—  Sans  doute... 


Hjl  LA    REVUE    BLANCHE 

Il  se  le  tint  pour  dit  :  il  voyait  déjà  Temployé  à  cette 
table  le  soir  même. 

Mais  le  soir  venu,  il  n'osa  :  ''<  de  temps  en  temps  »  ne  si- 
gnifiait '<  tous  les  jours />  ;  et  ne  risquait-il  pas  d'humilier 
Lagarde  d'une  trop  évidente  charité?  Donc  le  dîner  lui  fut 
pénible  une  fois  de  plus. 

Une  idée  ravit  son  réveil  :  moins  il  en  entendrait,   moins 
-il  en  aurait  à  redire.  Il  arriva  tard  chez  Lagarde  :  il  n'aurait 
su  nv  pas  aller. 

Impossible,    Daniel,  je  vais  chez  mon  notaire...   Des 

difficultés  pour  la  succession...  des  parents  éloignés  qui 
protestent...  ils  parlent  d'attaquer...  Je  vous  conterai  çà  en 
détail...  A  tantôt! 

Ainsi  donc,  rien  [à  entendre  !  rien  à  redire  !  un  déjeu- 
ner en  paixl  11  n'espérait  point  tant.  Mais  il  fut  seul... 
Il  s'en  aperçut  vite...  Désoeuvré  et  désemparé,  il  ne  pro- 
menait pas,  il  ne  flânait  pas,  même  :  il  errait.  Le  veuf 
n'avait  point  rempli  sa  pensée,  et  l'ennui  l'habitait.  Com- 
bien de  joie  perdue,  pour  un  petit  souci  de  moins! 

Enfin,  il  s'attabla  sans  crainte  et  exposa  en  deux  phrases 
le  cas. 

—  Des  affaires  de  famille  !...  il  ne  lui  manquait  plus  que 
ça... 

—  Il  n'a  pas  de  chance,  osa  dire  Daniel. 

Oh  !  non  !  —  Tu  sais  au  juste   sa  situation  de  fortune? 

—  Nullement. ..C'cstlaseule  chose  dont  il  ne  m'ait  jamais 
soufflé  mot. 

Et  Daniel  tout  bas  concluait  : 

—  Donc,  taisons-nous  pour  aujourd'hui. 

Elle  l'entendait  d'autre  manière;  habile  à  mener  le  dia- 
logue, elle  s'exclama  : 

—  II  te  dit  tout  à  toi  !...  Tu  le  sauras  comme  le  reste... 
T'aime-t-il  assez,  le  brave  homme  !... 

—  Oh!... 

—  Tu  le  mérites...  Quand  on  a  fait  tout  ce  que  tu  as  fait 
pour  lui  î 

Il  protestait,  se  garait,  pressentait  le  pire...   Elle  reprit  : 

—  Eh  !  c'est  la  juste    récompense  de  ceux  qui  pratiquent 


LI-:   CONSOLATEUR  ig3> 

le  bien...  la  plus  réelle  et  la  plus  précieuse...  après  —  sans 
doute  —  le  contentement  intérieur... 

Il  pâlissait,  tremblait  :  où  en  voulait  venir  sa  mère? 

—  Hein  ?  continua-t-elle,  insinuante  et  attendrie,  hein  ! 
quand  tu  as  prononcé  ta  première  parole  de  compassion... 

—  Quand...  je...? 

—  Tu  te  souviens... 

Il  voyait  surgir  des  lantômes...  Tout  le  passé  liquidé, 
t-nterré,  avec  rages,  douleurs,  mensonges,  allait-il  renaître 
soudain?  L'image  s'imposa,  précise  : 

—  C'était  sur  un  banc  des  promenades,  à  ce  qu'il  ma 
dit...  un  dimanche...  n'est-ce  pas? 

11  mâcha  sa  réponse. 

— -  La  providence  aime  à  ressembler  au  hasard  I  celui-là 
doit  compter  qui  t'a  révélé  à  toi-même... 

Mais  il  n'entendait  plus...  Aux  suppositions  touchantes  de 
Mme  Mellis,  il  ne  savait  que  glousser  la  même  syllabe  in- 
distincte, peut-être  un  '<  non  />,  plutôt  un  «  oui  >/,  du  moins 
ainsi  le  prit  sa  mère...  La  contredirait-il?  Du  passé  renais- 
sant l'avenir  s'obscurcit...  Tout  son  bonheur  s'écroula  en 
une  heure... 

Mieux  valait  raconter,  évoquer  une  journée  pleine,  La- 
garde  et  ses  tics  et  ses  cris!  intarissablement!  de  Voix 
tremblée,  mouillée!  Certes!  Mieux  s'attarder,  mieux  se 
complaire  à  chanter  chaque  heure  l'heure  qui  suivrait! 
Apprendre  à  écouter,  à  retenir  et  à  redire...  Tout,  plutôt 
que... 

Le  veuf  parlait.  11  recueillait  chaque  parole,  guettait  cha- 
que pli,  notait  chaque  accent.  Et  comme  il  s'agissait  de 
l'héritage,  répétait  à  part  soi  les  termes  de  métier  que  le 
veuf  prêtait  au  notaire.  Le  testament  restait  légal,  inatta- 
quable en  droit,  en  fait  :  donc,  rien  à  craindre.  Pour  le  re- 
dire, Daniel  emplova  la  presque  totalité  du  dîner,  à  force 
de  longueurs  —  il  savait  être  long  — ,  d'hésitations  et  de 
minuties.  On  servait  le  fromage  :  ilen  avait  fini.  Sauvé! 
11  laissa  paraître  sa  joie. 

—  Ce  que  j'admire  en  toi,  mon  Daniel,  c'est  tant  d'ardeur 
persévérante!  Tout  ce  qui  touche   ce    malheureux    te   pas- 

i;3 


içf',  LA    REVUE    BLANCHE 

sionne  aiijourd"luii  comme  au  premier  jour...  Et  voici  long- 
temps que  ça  dure!...  De  quand,  au  juste?... 

Il  dut  '<  savoir  //.  et  balbutier  sourdement  : 

■ —  Du  mois  de  mai.. .  je  pense... 

—  Déjà  six  mois  !... 

Et  sur  ce  ton  continua  la  causerie,  longtemps,  hélas! 

Ah  !  que  Lagarde  rompît  ce  bi-quotidien  tête  à  tête  1  Dé- 
sormais, en  dépit  de  la  complaisance  que  mettait  Daniel  à 
parler  du  présent,  d'ailleurs  quelque  peu  monotone , 
Mme  Mellis  réussissait  toujours  à  glisser  quelque  question 
sur  cet  obscur  passé  qu'il  lui  cachait  encore. Un  jour, pressé 
de  préciser,  par  deux  fois  il  mentit  :  quand  sur  ses  lèvres 
il  sentait  la  vérité  nue  !  Le  lendemain  : 

—  Mon  bon  Lagarde,  vous  savez  que  vous  déjeunez  avec 


nous  ! 


11  y  aurait  donc  quelque  joie  pour  l'employé,  en  ce  di- 
manche résonnant  oi^i  les  marchandes  de  marrons  au 
coin  des  places  activaient  le  feu  sous  la  poêle  à  trous.  Et 
Lagarde  parla  —  en  compensation  —  plus  dune  heure.  Ce 
l'ut  la  trêve. 

—  On  pourrait  bien  le  recevoir  deux  fois  la  semaine.  Le 
dimanche...  et  le  jeudi...  par  exemple... 

—  Comme  tu  voudras... 

L'attente  deces  jours  bénis  atténua  pour  Daniel  Lindis- 
crétion  naïve  des  questions  et  Tironie  involontaire  des 
louanges  qui  revenaient,  fatales,  à  l'heure  de  la  faim,  nia- 
lin  et  soir,  dans  le  plus  maternel   sourire. 

Ce  jeudi-là,  vraiment,  lemployé  débordait  d  émotion 
reconnaissante.  Ses  lamentations,  aidées  d'un  peu  de  vin, 
parurent  plus  lyriques,  et  ainsi,  encore  plus  sincères, 
.'îme  Mellis  s'écria  : 

—  Comme  vous  avez  dû  souffrir,  monsieur  Lagarde.  de- 
puis un  an... 

—  Plus  qu'on  ne  peut  l'imaginer,  madamel  Mais  qu'eût- 
cc  été  sans  lui  ! 

Lui  !  c'était  Daniel!  il  tomba  de  son  rêve...  Eh  quoi? 
Son  ami,  au  lieu  de  le  protéger,  l'accablait.  La  trahison 
l'indigna. 


LE    CONSOLATEUR  if)J 

—  Croiriez-vous,  madame,  coiilinuait  le  veuf,  qu'à  la 
fin  il  me  donnait  toutes  ses  journées. 

Et  tourné  de  toute  sa  personne,  corps  et  àme,  du  côté  de 
son  bienfaiteur  : 

—  \'rai.  Daniel...  il  va  des  heures...  où  je...  je  pleure- 
rais... rien  qu'à  songer  à...  ce...  que  vous  avez  été  pour 
moi... 

Un  geste  effaré  l'arrêtait,  qui  semblait  dire  : 

—  Ça  n'a  pas  d'importance...  n'en  parlons  plus... 

Mais  lui,  entre  deux  hoquets  sanglotants,  trouvait  la 
force  de  gémir  encore  : 

—  Ah!  mon  cher  Mellis  !...  Ah!... 

A  bout  de  souffle  et  de  paroles,  il  se  penchait,  éten- 
dait par  dessus  la  table  son  maigre  bras,  et  couvrait  de 
sa  main  pressée  la  main  de  Daniel  comme  un  moineau 
surpris.  Lui  pâlissait  de  douleur,  rougissait  de  honte,  se 
voulait  dégager,  n'osait...  Sa  mère  admirait,  orgueilleuse. 
N'en  dut-il  pas  aussi  subir  l'étreinte  ardente,  quand  fut 
parti  Lagarde...  Les  élans  du  veuf  la  gagnaient.  Etelle  répé- 
tait ainsi  que  lui,  sans  plus  : 

—  Ah  !  mon  cher  Daniel  ! 

Il  eut  un  rêve.  Au  beau  milieu  d'un  repas  semblable,  il 
se  levait,  et  dans  l'attitude  voulue  d'un  acteur  spéciale- 
ment chargé  du  grand  coup  de  théâtre,  il  dévoilait  le  vrai 
passé:  -'<  Quoi?  pas  possible?  —  C'est  comme  ça!...  Et 
ça...  et  ça...  et  ça!  //  11  démasquait  son  âme  double.  11  l'é- 
talait.D'un  mot,  il  rompait  tout,  comme  il  eut  pu  casser... 
ce  verre.  Et  il  buvait  joyeusement  à  l'existence  sincère  — 
cvnique,  qu'il  comptait  mener  désormais.  Le  feu  mou- 
rait. Mme  Mellis,  près  de  la  fenêtre,  versait  des  larmes. 
Lagarde.  à  quatre  pattes,  implorait.  Daniel  restait  de  roc, 
dans  une  apothéose. 

Au  réveil,  il  pleura  de  n'en  pouvoir  rien  accomplir. 

Et  cependant  sa  vie  se  satisferait-elle  à  tojat  jamais  d'une 
habitude  monotone  dont  sépuisaient  chaque  jour  les  res- 
sources d'intérêt  et  d'émotion?  S'il  avait  paru  doux  de  la 
reprendre,  serait-il  doux  de  la  perpétuer?  De  la  froide  pe- 
tite salle  à  la  chambre  de  la  défunte,  du  cours  au  cimetière 
et  du  cimetière  au  faubourg  pourquoi  ballotter  sa  misère? 


i\)l>  LA    REVUE    BLANCHE 

11  savnit  son  Lagarde  par  cœur,  il  n'en  apprendrait  rien  de 
plus. . .  Alors?... 

Alors,  tout  en  songeant,  il  allait  chez  Lagarde,  par  le 
faubourg  et  puis  les  promenades.  11  comprenait  quelle  dif- 
ficulté il  eût  eu  seulement  à  suivre  une  autre  route,  fût-ce 
vers  le  même  but.  Et  il  ne  doutait  point  que  d'une  phrase 
ressassée,  d'une  simagrée  familière,  avant  une  heure  Tem- 
plové  Teût  '''  touché  />  déjà  :  car 'voici  qu'il  avait  la  larme 
facile.  Seul  le  regret  lui  demeura  d'avoir  fait  inviter  son 
ami  deux  fois  la  semaine. 

Manger?  Pourquoi  manger?  Quand  il  n'avait  même  pas 
faim? —  Médiocrité?  soit.  Mais  souffrance? 

/•'  A  table!  //  ou  '^  Monsieur  est  servi  !  // 

11  traduisait  :  i"  écouter  :  2"  répondre  ;  3''  s'entendre  à  faux 
louer  •,4"  devoir  à  faux  sourire:  =,"  bien  pire,  commenter  ^7 
faux  ses  actions  passées,  et  b"  dresser  sa  pauvre  faible  ima- 
gination.; contre  une  toute  puissante  ménioire.  Daniel  n'a- 
vait pas  honte,  mais. peine  à  mentir.  Le  cerveau  lui  brûlait. 
Il  ne  rougissait  plus:  il  s'irritait  en  dedans  de  ce  rôle  qu'on 
Lavait  contraint  d'assumer.  Avant  le  premier  plat  il  détes- 
tait sa  mère.  Lagarde  et  Félicie.  II  cherchait  un  dérivatif  à 
sa  rage  dans  les  gestes  brusques  et  secs  dont  il  rompait  son 
pain  et  coupaitsa  viande.  Un  Jour,  suivant  une  habitude 
chère,  le  veuf  se  jeta  si  étourdiment  sur  sa  main  posée,  qu'à 
la  pointe  de  son  couteau,  il  se  blessa.  Le  sang  coulait. 
Daniel  l'eût  tari  de  ses  lèvres.  11  lamentait: 

—  Pardon...  pardon...  Je  suis  un  misérable... 

On  le  calma  :  l'avait-il  fait  exprès? 

—  Oh  I  presque...,  s'avouait-il  tout  bas. 

Le  repentir  dépassait  fort  l'intention  :  il  dura  plus  que  la 
blessure. 

•Car  Daniel,  dece  jour,  s'appliqua  à  noyer  le  grain  de  rébel- 
lion qui  germinait  encore  au  fond  de  sa  faiblesse. Quoiqu'on 
lui  prêtât,  il  y  souscrirait.  Encore  qu'informulé,  le  dessein 
le  tenait  d'anéantir  mémoire  et  conscience.  Il  \i\rait.  il 
'/  aurait  vécu //  ainsi  que  le  croyaient  les  siens...  —  Dès 
lors,  il  accueillit  d'une  attention  religieuse  le  moindre  mot 
de  Mme  Mellis:  il  fit  à  chacun  place  en  lui  —  et  non  sans 
bataille.  Combien  de  fois  essaya-t-il.  tiaqué,    de  détourner 


LE    CONSOLATEUR'  ^  i;)7 

Je  son  chemin  ce  passé  factice  et  féroce  I  Combien  d'après- 
midi  préféra-t-il  subir  dans  la  glaciale  maison  des  pro- 
menades, devant  le  maigre  feu  que  le  veuf  feignait  dallu- 
mer  depuis  de  terribles  gelées.  —  plutôt  que  de  transporter 
au  faubourg  le  lieu  quotidien  de  rencontre?  Le  froid  avait 
espacé  les  visites  au  cimetière  ;  on  n'y  alla  bientôt  plus  que 
le  dimanche,  battant  de  la  semelle  un  sol  durci,  givré,  plai- 
gnant les  pierres.  Lagarde  en  revenait  le  nez  bleu,  les  lè- 
vres coupées,  ratatiné,  Daniel  suivant.  Le  sourire  de 
Mme  Mellis  le  recevait.  Le  couvert  était  mis.  La  tiède  ha- 
leine de  la  sa^le  le  surprenait  délicieusement. 

—  Ah  !  il  fait  bon  ici... 
Il  soupirait. 

—  Votre  maison  doit  être  humide,  monsieur  Lagàrde,  et 
se  chauffer  très  mal,  quoi  qu'en  dise  mon  fils?... 

—  Peut-être...  oui...  Elle  n'est  pas  bâtie  sur  cave... 

—  Pourquoi  ne  pas  vous  voir  chez  nous?... 

—  Oh!...  trop»  aimable...  je  ne  voudrais...  vraiment 
pas... 

—  A  moins  qu'il  ne  vous  coûte  de  faire  le  chemin?... 

—  Oh!  pour  cela...  c'est  toujours  lui  qui  se  dérange. .• 
chacun  son  tour... 

Daniel  toussait.  Mme  Mellis  le  rassura. 

—  Et  ne  crains  rien,  je  ne  troublerai  pas  vos  causeries... 
Je  me  tiendrai  dans  mon  coin,  comme  à  l'habitude  —  on  ne 
m'entendra  point... 

Le  lendemain  Lagarde  sonnait  à-  la  porte,  serré  dans  son 
pardessus  vert  —  et  encore  le  surlendemain,  et  chaque 
jour...  Tous  ses  radotages  émus  se  réchauffèrent  devant  la 
cheminée  où.  les  pieds  à  la  flamme,  les  deux  amis  se  cour- 
baient l'un  vers  l'autre,  frileusement.  Ils  surveillaient  le 
feu,  l'entretenaient,  le  taquinaient...  Ils  ramassaient  les 
braises...  Ils  remuaient  les  cendres...  Le  cliquetis  de  la  pin- 
cette  et  le  pétillement  du  bois  accompagnaient  leurs  voix 
discrètes...  Mme  Mellis  dans  la  fenêtre  reprisait.  Et  le  seul 
fait  de  sa  présence  tenait  Daniel  attentif,  appliqué, souffrant. 
Sans  avoir  l'air,  elle  entendait...  Son  allégresse  pour  écla- 
ter attendaitles  repas.  Elle  précisait,  complétait  l'histoire  de 
la  stupéfiante  liaison,  et  ne  manquait  point,  au  fromage,'  de 


i<>s    -         ,  LA  up:vuk  hlanche 

célébrer  les  vertus  chrétiennes  en  général.  Z//^  laissait  sa 
main  à  Lagarde.  molle,  morte:  il  redoutait  de  se  servir  de 
son  couteau  :  le  wniC  en  abusa.  Félicie  elle-même,  en  ser- 
vant, dit  son  mol  sur  le  -'<  dévouement  de  Monsieur  >/,tière 
dun  tel  maître.  N'allait-il  pas  bientôt  accepter  cet  orgueil, 
haut  le  Iront  et  la  tète  vide? 

Déccmhre  s'aggrava.  La  neige  couvrit  le  jardin,  charge. 
les  branches,  plàti'a  les  troncs  du  côté  d"où  souTtlait  le  \ent. 
L'atmosphère  de  la  salle  close  devint  de  plus  en  plus  dési- 
rable, et  donc  désirée.  Et  Daniel  s'abandonna  mieux  aux 
influences  là  tlottant.  Quotidiennement,  une  page  de  sa  vie 
était  lue  par  Lagarde.  puis  commentée  de  telle  sorte  qu  à 
chaque  sentiment  réel  dont  il  tlairait  au  fond  de  lui  latracea 
le  veuf  substituait  un  autre  sentiment,  plus  conforme  en 
effet  à  la  saine  logique  et  plus  idéalement  humain...  — 
Quelle  était  cette  fable  —  et  de  qui  ce  portrait  ?  Hn  dépit  de 
sa  complaisance,  longtemps  Daniel  ne  s'y  reconn.ut  pas.  11 
souffrit.  Son  être  écorché,  dépouillé  lambeau  par  lambeau, 
se  vêtait  dune  peau  factice  qui  avivait  comme  une  inces- 
sante cuisson.  Un  miroir  déformait  ses  gcstcsetses  mines. 
Il  avait  peur  de  cet  autre  lui-même  qu"'^  il  n'était  pourtant 
pas  1  // 

Ht  le  froid  persistait,  et  persistaient  le  \euf  et  la  mère  et 
la  vieille  bonne,  parlant  toujours  et  admirant.  Ht  les  mots 
pénétraient  ce  crâne,  le  balayaient.  '^  y  déposaient  y/.  Et  les 
mots  \'i\'aient  plus  que  la  l'éalité  !  — Lâches  répétitions  ! 
Cruelles  insistances  î  Entre  la  fiction  et  l'histoire.  Daniel 
ne  distinguerait  bientôt  plus...  Il\'écut  un  long  temps  dans 
la  confusion  la  plus  étrange,  ne  sachant  où  douter,  où 
croire,  —  à  la  perpétuelle  recherche  de  '-'  soi  //.  Derrière 
lui  un  passé  neuf  achevait  brique  à  brique  de  se  construire, 
masquant  le  \rai  passé.  Quand  il  se  retourna,  il  dut  le  re- 
connaître comme  s'il  l'eiît  connu. 

—  Ta  patience, ta  persévérance  mélonnent  à  toulc^  lu'ure. 
mon  cher  enfant... 

Daniel,  déjà,  s'en  étonnait  moins  que  sa  mère. 

—  Au  cours  de  sept  longs  mois,  tu  n'auras  fait  défaut 
qu'une  ft)is  à  ti  lourde  tâche. 

Hn  effet. 


LE   CONSOLATEUR  199 

—  Et,  sans  plainte-,  tu  vas  devant  toi  jusqu'au  bout... 
Mais  pourquoi  se  plaindre? 

—  Tu  étais  désigné  pour  consoler  Lagarde...  Tu  tes  trouvé 
sur  son  chemin...  et  ne  t'en  es  plus  écarté.  C'est  une  belle 
destinée,  et  rare,  mon  lils,  d'être  un  de  ces  hommes  qui 
naissent  pour  aider  les  autres  à  vivre... 

De  ceux-là.  Daniel  se  sentait  digne  d'être...  Il  prenait 
goût  aux  flatteries...  11  souriait...  Il  ne  se  lassait  pas  du 
geste  dont  Mme  Mellis  acompagnait  ses  mots,  comme  pour 
ajouter  : 

—  Suis  ta  route.  Accompagne  ce  malheureux  à  travers 
l'existence  morne...  et  jouis  en  paix  de  ton  renoncement... 

Daniel  renonçait-il  à  quelque  chose?  Il  avait  oublié  la 
contemplation  puérile  des  campagnes  ?  Il  contemplait  La- 
garde... II  y  concentrait  ses  désirs...  Il  l'eût  voulu  plus 
malheureux  pour  le  consoler  davantage. 

La  Seine  débordée  sur  la  prairie  avait  envahi  le  jardin: 
elle  baignait  la  haie,  les  buissons  de  cassis  et  les  troncs 
des  pruniers.  En  janvier  elle  prit  ;  la  glace  bleue  s'étendit  à 
perte  de  vue  par  dessus  l'herbe  et  le  fleuve,  sous  les  pla- 
tanes. Des  oiseaux  malades  criaient  dans  le  vent,  en  tour- 
noyant autour  des  cîmes...  Mais  Daniel,  dans  la  pénombre 
attiédie  de  la  salle,  passait  sa  vie  de  facile  devoir,  à  partager 
avec  Lagarde  des  douleurs  monotones  et  toujours  ra- 
jeunies. 

CHAPITRE    IX 

DANIEL    PERD   UN  AMI    ET    EN   RETROUVE    DIX. 

L'hiver  sembla  ne  point  devoir  finir  —  quand  Ion  était 
à  la  mi-février  à  peine.  Mais  les  amis  le  traversaient  d'un 
petit  pas  si  monotone  de  vieillard  !  —  l'un  sur  l'autre 
appuyés  1  l'un  pour  l'autre  vivant  de  si  invariable  vie!  Les 
confidences  ronronnaient  au  coin  du  feu.  Nul  événement 
neuf  ne  les  venant  alimenter,  elles  se  mouraient  de  dé- 
faillance. Pour  passer  le  temps,  l'ancien  employé  s'achar- 
nait à  l'évocation  désuète  de  malheurs  si  lointains  que  l'in- 
térêt lui  en   échappait  à  lui-même.  Daniel,  tout  à  son  rôle. 


•20(>  LA    REVUE    BLANCHE 

pensant  le  soulager  récoutait  avec  complaisance:  eh!  tout 
cela,  sa  propre  bouche  l'eût  pu  dire!  —  il  aimait  qu'on  le 
répétât.  Sa  mère  ne  le  sut  prendre  en  faute. 

Le  premier,  le  veut'  se  lassa  de  toujours  radoter.  Ces  gé- 
missements et  ces  larmes,  à  quels  intimes  sentiments  corres- 
pondaient-ils désormais  ?  11  s'aperçut  qu'il  ne  serait  déjà 
plus  question  de  son  veuvage,  si  Mme  Mellis  et  son  fils  n'en 
avaient  comme  entretenu  le  souvenir.  En  somme,  sous 
prétexte  de  consolation,  ils  n'avaient  fait  que  perpétuer  sa 
détresse.  La  neige  allait  fondre  bientôt  ;  en  lui  se  préparait 
un  chaud  réveil  de  sève  ;  il  regagnait  de  la  santé  :  il  eut 
plaisir  à  se  sourire  dans  la  glace  comme  un  peu  de  rose 
refleurissait  à  ses  joues...  —  Cependant,  pour  tant  de  jours 
de  consolation  effective,  il  gardait  à  Daniel  tant  de  recon- 
naissance, qu'il  n'osait  lui  retirer  tout  brusquement  la  quo- 
tidenne  occasion  de  compatir  et  '^  d'être  triste  /,  :  Daniel, 
il  le  sentait,  l'était  irrémédiablement. 

Hélène!  toujours  Hélène!  En  vain  tàchait-il  d'élargir  le 
cercle  de  la  conversation:  Ses  histoires  de  ministère  furent 
poliment  accueillies.  Ses  saillies  détonèrent  :  dès  lors,  il 
s'en  abstint.  Par  une  après-midi  de  neige,  il  proposa  de 
jouer  aux  cartes,  apprit  l'écarté  à  Mellis  :  mais  celui-ci  n'y 
prit  point  goût  et,  d'autant  qu'il  perdait  toujours,  renonça 
vite...  L'employé  commença  à  souhaiter  d'autres  relations. 
Sans  le  feu,  et  le  grog  bouillant  dont  on  lui  faisait  parfois 
la  surprise,  il  eût  moins  fréquenté  cette  maison  morose... 
Ah  !  que  vînt  le  printemps!  Le  veuf  ne  se  se  figurait  pas 
offenser  sa  défunte  femme  à  désirer  de  temps  en  temps 
entendre  parler  d'autre  chose  que  de  sa  maladie  et  de  sa 
mort,  vraiment.  Il  avait  versé  tant  de  larmesi 

Daniel  restait  candide  et  presque  sans  soupçon.  Eh  I  peut- 
être  y  a\'ait-il  un  peu  moins  deilusion  dans  ces  paroles  et 
de  sanglots  dans  cette  xoix?  Peut-être  aussi,  hagarde 
avait-il  mieux  mimé  '•'cette  scène  //  naguère? 

—  Je  m'y  habitue,  songeait-il. 

Mais  que  signifiait  pourtant  la  soudaine  coquetterie  du 
petit  employé,  si  peu  soigneux  d'ordinaire  de  sa  personne? 
l!  collait  sur  son  crâne  lisse  les  quelques  cheveux  fous  qui 
s  y   dressaient  encore.  Il   peignait  sa  moustache  ;    se  rasait 


LE    CONSOLATEUR  '^O  I 

plus  souvent.  Durant  tout  un  déjeunerde  famille,  il  ne  cessa 
de  s'inquiéter  d'une  tache  de  sauce  dont  il  venait  de  souiller 
son  veston  :  il  répétait  tourné  vers  Mme  Mellis  : 

—  Alors...  vous  croyez  que  ça  s'en  ira  avec  de  la  ben- 
zine?... 

Enfin,  il  s'avisa  de  remplacer  la  cravate  noire  large 
d'up  doigt  qu'il  avait  dû  porter  toute  sa  vie,  par  un  nœud 
tout  fait,  noir  aussi,  mais  flottant,  bouffant,  étalé... 

—  Il  n'en  aura  pas  trouvé  d'autre... 

Et  Daniel  l'excusa  :  du  moment  qu'il  continuait  à  faire 
au  cimetière  son  hebdomadaire  visite,  avec  une  touchante 
régularité,  par  tous  les  temps. 

Or.  ce  dimanche  matin,  l'allant  chercher  aux  prome- 
nades,  il  manqua  se  casser  le  cou  sur  un  verglas  glissant 
comme  une  huile  durcie. 

—  Mon  bon  Lagarde...  une  mauvaise  nouvelle... 

—  Quoi  ? 

—  11  serait  imprudent  d'aller  voir  votre  pauvre  femme... 
je  vous  assure...  c'est  à  ne  pas  se  tenir  debout... 

—  A  ce  point?...    Vous  n'êtes    pas   tombé  au  moins?... 

—  Non...  non...  Mais...  j'aurais  pu...  11  faut  vous  rési- 
gner... 

—  Que  voulez-vous...    ce   sera   pour  l'autre  dimanche... 
Et  pour  pallier  l'effet  fâcheux  de  cette  phrase,    il  ajouta 

moins  détaché. 

-  La  pauvre  femme  ne  peut  pas   m'en  vouloir...  c'est  la 
première  fois  que  je  manque  :  et  il  y  a  raison  majeure... 

Malgré  cela.  Daniel  perçut  un  certain  soulagement  dans 
ses  manières.  Et  Mme  Mellis  dès  le  soir  constatait  : 

—  Lagarde  m'a  semblé  moins  triste...  tu  t'en  es  aperçu.. 

—  Non...  tu  crois?... 

—  Il  reprend.  La  douleur  ne  peut  être  éternelle  à  son  âge... 
Tant  mieux  pour  lui.  cet  homme  î  il  a  assez  souffert. 

Mais  Daniel  ne  voyait  pas  là  de  quoi  se  réjouir.  11  ne 
comprenait  plus...  Sa  destinée  était  de  consoler  Lagarde  et 
Lagarde  bientôt  n'aurait  plus  besoin  d'être  consolé... 
Mme  Mellis  se  trompait  :  il  s'aveugla  en  une  sécurité  vo- 
lontaire, mais  provisoire,  hélas! 

Vers  le  milieu  de  la  semaine,  le  vent  tourna...  La  tem- 


•înl  LA    REVIJK    BLANCHE 

pérature  adoucie  au  seuil  des  maisons  surprit  moins...  La 
glace  et  la  neige  fondirent  :  les  rues  furent  fangeuses,  et  le 
fleuve  monta  dun  mètre  dans  le  jardin  :  les  arbres  de  nou- 
veau s'y  réfléchirent  ;  on  re\it  de  la  terre  et  de  l'herbe  plus 
fraîches  ;  l'hiver  céda.  Le  veuf  ne  cacha  pas  assez  sa  joie  : 
son  sang  clapotait,  juxénile  :  Daniel  dut  feindre  d'admirer 
avec  lui  le  réveil  des  choses...  Et  l'on  monta  au  cimetière 
dans  un  clair  rayon  de  soleil...  Pourtant.- devant  la  tombe 
de  sa  femme,  Lagarde  manifesta,  comme  naguère,  la 
plus  sincère  émotion  ;  la  griserie  des  champs  l'v  disposait 
peut-être  même.  Et  r(~)n  redescendit  la  côte,  silencieux. 
Dans  un  noyer  chantait  un  oiseau  à  tue-tête.  Sur  une  pierre 
plate  et  blanche  coulait  une  limace.  La  gaîté  précédait  les 
feuilles.  11  faisait  bon.  —  Pénétré,  Lagarde  «  oubliait  >/... 
Ratatiné  sur  soi.  Daniel  attendait  une  plainte...  Elle  ne 
venait  point  :  de  quelles  profondeurs  tragiques  Jaillirait- 
elle,  entui  1 

—  Un  vrai  temps  de  printemps,  s'exclama  tout  d'un 
coup  Lagarde...  C'est  à  s'en  aller  pêcher  à  la  ligne  toute 
l'après-midi...  n'est-ce  pas? 

Daniel,  frappé  au  cœur,  ne  sut  que  tard  répondre  : 

—  La  pêche  est  fermée... 

—  P^h  1 ...  c'est  vrai... 

Ht  ils  se  turent.  Mme  Mellis  ignora  ce  dialogue  :  sa  saine 
charité  souhaitait  sans  nul  doute  le  bonheur  de  Lagarde 
même  aux  dépens  de  celui  de  son  fils. 

Ilélas/l  mars  emplit  de  frissons  la  terre,  vivitia  le  bourg, 
réchauffa  la  petite  maison  de  briques.  Aux  foyers  le  feu  de- 
vint moins  nécessaire  et  les  portes  s'ou\rirent. 

—  Par  un  soleil  pareil,  nous  n'allons  pas  nous  enlenrier, 
chanta  Lagarde. 

Et  il  substitua  aux  conversations  recluses  de  libres  pro- 
menades, et  non  plus  limitées  aux  mêmes  allées  du  même 
cours  dont  il  connaissait  tous  les  arbres.  Il  avait  trop  long- 
temps tourné  autour  d'Argenticres  ainsi  qu'un  cheval  de 
manège.  11  décou\  rirait  la  campagne  :  Daniel  l'y  suivit.  Ils 
battirent  les  grandes  routes,  se  risquèrent  aux  chemins  de 
traverse,  explorèrent  les  sentes  sous  bois.  Lorsque  la 
Seine  fut  rentrée  dans  son  lit.  en  amont,  en  aval  ils  en  par- 


LK    CONSOLATEUR  "  '■'O'y 

courureMil  les  berges  :  ils  s'arrêtaient  aux  petites  plages  de 
sable  lin,  au  moulin,  au  pont,  aux  chantiers,  ou  n'importe 
où,  dans  les  roseaux.  Et  marchant  plus,  ils  parlaient  moins. 
Le  veuf  se  montrait  curieux  des  plantes,  des  insectes  et  des 
cailloux.  Il  admirait  les  paysages.  Daniel  ne  les  savait  plus 
voir.  Pour  aiguiller  la  causerie  il  usait  d'ingénus  men- 
songes : 

—  N'est-ce  pas  là  que  \ous  êtes  venu  vous  promener  avec 
votre  femme,  la  veille  de  sa  rechute...  si  je  me  souviens 
bien...? 

—  Pas  du  tout...  C'était  à... 

Et  l'explicalion  vibrait  doux,  comme  une  parole  inespé- 
rée de  sympathie,  dans  l'hostile  rumeur  des  champs. 

Le  beau  temps  persistait  :  le  veuf  varia  ses  plaisirs  ;  il  se 
fit  mener  aux  Carrières,  visita  les  granges  et  les  étables, 
s'initia  aux  travaux  du  printemps.  LTn  jour  de  pluie  il  en- 
traîna son  compagnon  aux  noirs  bâtiments  de  la  sucrerie  : 
de  salle  en  salle,  de  hall  en  hall,  fourneaux,  cuves,  chau- 
dières, tout  leur  fut  expliqué.  Le  lendemain  ils  se  réfu- 
gièrent à  l'usine  à  gaz,  pour  d'analogues  démonstrations. 
FiiUait-il  que  Daniel  Mellis  aimât  Lagarde  pour  l'accom- 
pagner en  ces  lieux  1  Ne  devinait-il  pas  la  transformation 
totale  qui  s'opérait  au  fond  de  ce  cœur  infidèle? N'importe. 
La  destinée,  qui  l'y  avait  fixé  malgré  lui-même,  l'y  cram- 
ponnait comme  à  l'unique  raison  d'existence  qui  lui  restât 
encore.  11  fût  allé  plus  loin... 

Un  dimanche  matin,  il  trouva  porte  doser  sur  le  bois 
peint  en  blanc,  le  soleil  cru  tapait.  Le  veuf  avait  dû  pré- 
céder Daniel  au  cimetière.  Daniel  pressa  le  pas  pour  1  y 
rattraper  au  plus  tôt.  Les  allées  semblaient  vides:  il  crut 
surprendre  son  triste  ami  à  même  la  terre,  prosterné.  Point. 
11  remarqua  seulement  l'état  misérable  dans  lequel  on  lais- 
sait l'étroit  rectangle  de  jardin  veillé  par  une  croix.  On 
avait  repiqué  un  peu  partout  des  fleurs  nouvelles,  des  pen- 
sées ou  des  primevères;  mais  là  de  ternes  feuillages  d'hiver 
s'éternisaient,  sans  plus...  11  attendit  à  la  porte  du  champ 
funèbre.  Il  s'étonna  de  voir  tant  pleurer  une  \'euve...  Et 
puis  il  regagna  le  bourg.  Une  voisine  lui  apprit  que 
Lagarde  était  sorti  dès  huit  heures,  tout  habillé.  Il  s'installa 


2(1 ',  LA    REVUE    BLANCHE 

sur  le  banc  près  du  seuil  et  se  contraignit  à  la  patience.  A 
midi  moins  le  quart  le  veuf  parut  ilambant,  coiffé  d'un  cha- 
peau de  feutre  nouveau  dont  le  crêpe  dépassait  le  ruban  à 
peiné,  les  chaussures  grises  de  poussière  et  le  teint  frais. 

—  Ah!  vous  voilà?...  comment  ça  va-t-il?^...  WiUs  m'at- 
tendiez?"... Je  rentre  dune  énorme  court;ie...  Excusez-moi. 
je  me  suis  levé  de  bonne  heure  —  et  suis  parti  sans  vous... 

11  riait. 

—  Je  vous  ai  cherché  jusqu'au  cimetière,  répondit  Daniel, 
mais  sans  doute  trop  tard,  si  vous  y  êtes  passé  en  sortant... 

—  Au  ci  m...  Eh!  c'est  dimanche...  Je  ne  sais  ce  que  j'ai 
en  tête  :  j'ai  complètement  oublié...  Ah!  je  suis  désolé, 
mon  cher,  devons  avoir  dérangé  pour  rien...  \^ous  ne  m'en 
voulez  pas?... 

Et  rentrant  : 

—  Rien  qu'une  minute...  je  me  brosse  et  je  viens...  Nous 
serons  chez  vous  juste  à  temps... 

Comme  ils  se  dirigeaient  d'un  pas  tranquille  vers  le 
déjeuner  traditionnel,  Daniel  revint  à  la  charge  et  glissa  : 

—  Nous  pourrions  '<  y  //  aller  tantôt... 

—  Où  ça  ?... 

—  Au...  cimetière...  je  suis  à  votre  disposition...  vous 
savez... 

Mais  à  ce  moment  ils  croisaient  une  jeune  personne  du 
pays,  de  réputation  fort  douteuse,  que  Lagarde  avait  recon- 
nue de  loin  à  ses  cheveux  ''  filasse  //  volontairement  ébou- 
riffés —  et  l'employé  n'écoutait  plus...  Elle  passa.  Il  lui 
fallut  un  grand  effort  pour  ne  se  point  retourner  :  mais 
Daniel  veillait,  grave. 

—  Que  disiez-vous,  Mellis,  demanda-t-il  alors  pour  lui 
dissimuler  son  trouble. 

—  Rien... 

Il  ne  lut  plus  question  de-  la  visite  à  la  défunte  ;  bien 
mieux,  dès  le  café,  le  mari  prit  congé  :  une  entrevue  le 
réclam.iit,  mystérieuse,  dont  dépendait  son  avenir. 

—  Qucl^  avenir?  gémit  Daniel  solitaire;  est-ce  qu  il 
compte  encore  sur  l'avenir? 

Devant  la  grille  passaient  des  gens  endimanchés:  les 
bourgeons  menaçaient  d'éclore  ;  les  sucs  au  creux  des  tiges 


LE   CONSOLATEUR  uo  > 

fermentaient:  lui,  sentait  son  âme  figée  et  sa  vie  inca- 
pable de  refleurir.  Il  n'enviait  aucune  joie  ;  faute  dv  rien 
comprendre,  il  l'eût  plainte  plutôt.  \^ers  le  soir,  désœuvré, 
il  poussa  jusqu'aux  promenades  pour  apercevoir  son  ami 
se  glisser  hors  de  sa  maison  et  enfiler  une  étroite  ruelle  où 
il  n'osa  le  suivre. 

Rien  cependant  ne  fut  changé  dans  leurs  rapports  quoti- 
diens. C'était,  de  temps  en  temps,  sous  un  prétexte  ou  sous 
un  autre,  un  rendez-vous  écourté  —  ou  manqué.  Mais  en 
dépit  d'un  antagonisme  profond  l'habitude  demeurait  sauve. 
Les  deux  amis  ne  se  faisaient  illusion  :  ils  avaient  cessé  de 
f  se  correspondre  /,  I  Quand  Lagarde  s'abandonnait  à  son 
naturel  enjouement,  Mellis  le  considérait  d'un  œil  de 
reproche.  Quand  Mellis  rappelait  le  tragique  passé,  Lagarde 
détournait  la  tête  dans  une  gêne...  Lagarde  renonçait  à 
faire  partager  ses  joies  à  ce  «  bonnet  de  nuit  u...  Mellis  à 
s'expliquer  si  incompréhensible  renaissance  :  la  mort  d'Hé- 
lène aurait  donc  soulagé  le  veuf?  —  Ah  !  pour  son  bienfai- 
teur lamentable,  il  eût  bien  pu  continuera  être  malheu- 
reux... —  Pourtant,  tous  deux  se  ménageaient,  dans  l'es- 
poir ou  la  crainte  d'un  dénouement  prochain. 

11  faudrait  rompre. 

En  vain  Daniel  se  tournait  vers  sa  mère.  Voici  que,  par 
délicatesse,  déjà,  elle  ne  parlait  plus  de  la  morte  devant 
Lagarde  —  et  peu  devant  son  fils.  Elle  considérait  sans 
doute  sa  mission  comme  terminée.  Mais  après?...  quoi? 
Daniel  pleurait  du  soir  à  l'aube,  sans  espoir.  Il  s'était  aisé- 
ment plié  à  la  tristesse  :  la  force  lui  manquait  pour  réap- 
prendre la  gaîté.  Le  bruit  des  rives,  le  frémissement  des 
prairies  et  la  franchise  du  soleil  insultaient  à  la  modestie 
du  bonheur  accepté,  possédé,  échappé  où  pensait  s'engour- 
dir sa  vie.  Lagarde  était  là,  oui!  —  il  n'en  entendait  rien 
de  ce  qu'il  en  voulait  entendre  :  il  finirait  par  préférer  la 
solitude  1 

Hélas!  le  veuf  lui  en  donnait  souvent  l'occasion;  sa  con- 
duite se  fit  étrange;  il  disparaissait  des  demi-journées;  en 
plein  récit  fuyait  soudain,  et  semblait  préoccupé  à  toute 
heure.  Daniel  ne  l'interrogea  pas  et  subit  l'abandon  ainsi 
qu'une  agonie.  Lagarde  absent,    la  vie  pour  Daniel  s'arrê- 


2«)^>  ,  LA    REVUE    BLAN<:Ml!; 

tait.  Soit!  il  se  contenlerait  donc  de  su  pri'sc'inw  dût  rem- 
ployé chanter  et  rire  incessamment.  Il  toléra  la  liberté  de 
ses  manières,  ses  cachoteries.  ses  gaîtés,  —  mais  n  y  sut 
répondre  jamais.  Le  timbre  de  sa  voix  était  trop  bas  de 
quelques  tons. 

Le  second  dimanche  d'avril  il  ne  le  \it  de  la  '(Uirnée,  ni 
aux  promenades,  ni  au  cimetière,  ni  au  faubourg.  Il  san- 
i>lota  seul  sur  la  tombe.  Lagarde  était  parti  la  veille  pour 
Paris,  sans  le  prévenir. 

—  n  doit  nous  cacher  quelque  chose,  avança  Mme  Mellis. 

—  Peut-être  bien... 

Et  Daniel  eut  cette  pensée  : 

—  Il  est  parti...  s'il  ne  revenait  pas  1 

Il  le   renia  tour  à  tour   et  le    désira.    Sans  cet  intérieur 
combat,  à  quoi  eût-il  employé  sa  Journée? 
Au  saut  du  lit,  il  se  précipita  au  cours  : 

—  Eh  bien...  vous  voilà  de  retour... 

—  Oui...  j'arrive. 

—  Que  diable  étes-vous  allé  faire? 

■■ —  Ah  !  vous  ne  le  savez  pas —  c'est  vrai... 

—  Quoi  ? 

—  l'ai  ma  place... 

—  Quelle  place  ! 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je  cherchais  un  emploi  de 
caissier,  dans  une  maison  de  commerce?... 

—  Comment?... 

—  Ah?...  J'aurai  oublié...  Enllnl  c'est  fait. 
Prostré,  Daniel  recevait  sa  sentence. 

—  Oui...  poursuivait  Lagarde  :  deux  mille  cinq  cent^... 
net...  chez  un  grand  quincailler. .. 

La  Joie  de  reprendre  la  vie  laN'euglait  sur  le  désespoir  de 
son  compagnon.  11  avait  hâte  de  fuir  Argentières  et  ^a 
provinciale  existence  d'économie  et  de  monotonie. 

—  J'entre   en    fonctions   d'auiourd'luii    en    quinze...   J'ai 


signe. 


Daniel  le  vit  dans  une  bruiue.  réjoui,  se  frotter  les 
mains.  11  tâchait  de  ne  pas  comprendre.  Il  susurra  malgré 
lui  : 

—  Alors...  \()us  parte/? 


LE    CONSOLATEUR  -'o; 

—  Naturellement... 

Daniel  eut  la  sensation  du  vide  brusque  dans  son  corps 
et  dans  son  cerveau  —  et  ce  fut  tout. 

Ayant  prétexté  un  malaise,  il  revenait  vers  sa  maison 
annihilé.  Du  passé  sur  lequel  reposait  son  destin  il  ne  lui 
restait  qu'une  image  vivante,  familière  et  malgré  tout 
chérie:  on  la  lui  enlevait  ;  elle  se  retirait  d'elle-même,  sans 
ménagement,  sans  regret.  Daniel  se  jugea  capable  de  haine. ^ 
Mme  Mellis  s'écriait  : 

—  Ah  !  ce  bon  Lagarde,  tant  mieux  pour  lui  ! 
Les  yeux  gros  de  pleurs,  il  fixa  sa  mère. 

—  Mon  pauvre  enfant!  cela  te  peine  de  le  quitter...  je  le 
comprends...  Mais  pouvait-il  demeurer  éternellement  dans 
notre  province.  La  vie  n'est  pas  finie  à  trente -six  ans... 

Il  faillit  répliquer,  tragique  : 

—  Je  n'ai  que  trente-deux  ans,  moi?  La  mienne...  com- 
ment la  poursuivrai-je  encore? 

Deux  jours  il  tempêta  contre  l'employé  en  silence,  et 
puérilement  le  bouda  : 

—  11  n'a  plus  besoin  de  moi,  maintenant...  il  me  laisse... 
joli  monsieur...  je  l'ai  trop  consolé  aussi... 

Mais,  se  souvenant  qu'il  partait  le  lundi  de  l'autre  se- 
maine, pour  choisir  son  appartement  et  s'installer,  une  émo- 
tion si  violente  le  saisit  qu'il  courut  se  jeter  dans  les  bras 
de  l'ingrat  ami.  Il  voulait  profiter  du  peu  de  temps  de  reste... 
Il  ie  prit  avec  lui.  l'accapara,  l'assit  à  chaque  repas  à  sa 
table,  ne  le  quitta  que  tard  dans  la  soirée,  au  lit.  Ses  yeux 
habitaient  ce  visage  ;  ses  mains  gardaient  ces  chères  mains; 
il  prodigua  l'étreinte;  il  osa  la  caresse  :  Lagarde  resterait  à 
tout  jamais  en  lui.  Le  veuf,  brave  homme,  accepta  la  ten- 
dresse, présage  de  sa  prochaine  liberté. 

(A  suivre.)  Henri    Ghéon 


Trois  Histoires  de  chati= 
ments  divins. 


LE  G/TOA 

Le  iiommô  Louis  Gian,  lils  d'nn  petit  marchand  d'iiuiles  à 
yu:e,  ne  manifesta  jamais  la  moindre  piété  au  contraire  des 
auti-es  enfants  qui.  au  moins  à  l'époque  de  leur  première  com- 
numion,  font  preuve  d'une  dévotion  touchante. 

Le  vicaire  hoileux  de  Sainte-Réparate  lui  avait  dit  un  jour 
pendant  le  catéchisme  en  essuyant  ses  lunettes  avec  sa  soutane 
sale  :  «  Toi,  Louis!  il  t'arj-ivera  malheur,  parce  que  tu  es 
faux.  A  te  voir,  on  te  prendrait  pour  un  ange.  La  vérité?  tu  es 
plal  comme  une  jiunaise  à  genoux.  Tu  le  mo([ues  de  moi.  Je  le 
sais  et  tu  le  p. eux.  .Mais  on  ne  se  rit  pas  de  Dieu.  D'ailleurs,  tu 
ra{)prendras,  trop  tôt  à   hjii  souhait.   » 

Louis  Gian  avait  écouté  dehoul  el  les  veux  baissés  Tadmo- 
nestation  du  vicaiie.  Mais  dès  que  celui-ci  eut  le  dos  tourné, 
limpie  singea  sa  marche  chancelante  et  chantonna  :  «  Cinq  et 
trois  font  huit.  Cinq  et  trois  font  huit.  » 

Le  jeune  Nissard  ne  s'amenda  pas.  Jusqu'à  quatorze  ans  il 
fré(pienla  peu  lécole,  m;iis  paillarda  sous  les  ponts  du  Paillon 
el  au  (ihàteau,  d'ahord  avec  les  garçons  de  son  Age,  ensui-te 
avec  les  petites  (illcs. 

A  quatorze  ans,  il  fut  placé  chez  un  chemisier  et  «piitta  le 
vieux  Nice  aux  jiarfums  de  fruits  et  d'aromates  mêlés  aux  odeurs 
de  chair  vive,  de  pAte  aigre,  de  morue  et  <le  latrines,  pour  une 
houti<|u<'  dans  la  ville  neuve.  Dès  les  premiers  jours  il  fut 
remarqué  j)ar  le  patron  et  la  patronne  qui,  en  bons  Nissards,  ne 
lireiil  chômer  l'apprenti  ni    le  jour,  ni  la  nuit. 

La  patronne  était  rousse  comme  une  orange,  mais  le  ))atron 
sentait  le  |»issala.  Louis  Cian  se  fit  enlever  en  temps  de  carna- 
val par  un  Russe  quinquagénaire  et  méticuleux  (ju'il  fallait  ap- 
j)eler  :  «  Mon  général  1  »  et  qui  appelait  :  «  Cianymède  1  »  Ayant 
reconnu  que  le  Russe  était  exigeant  et  avace,  il  le  vola  et  le 
«juilia.   Lnsuile  il  se  pi-odigna   à  un   Tiire   hiutal    el   gourmand. 


TROIS    HISTOIRKS    DE    riIATIMENTS    DIVINS  ioç) 

Le  Turc,  sétant  décavé  à  Monte-Carlo,  fui  remplacé  par  un 
Américain.  Louis  Gian  avait  compris  que  sa  condition  fructueuse 
le  vouait,  comme  une  mappemonde,  à  toutes  les  nationalités. 
Pourtant  il  ne  sut  pas  dans  la  fortune  garder  cette  sérénité  qui 
est  le  privilège  des  vertueux.  Il  méprisa  ses  compagnons  d'au- 
trefois et  passait  près  d'eux  sans  paraître  les  voir.  Ceux-ci  lui 
rendirentdaltord  mépris  pourmépris.  Ils  ne  manquaient  pas.  lors- 
qu'ils le  rencontraient  de  faire  le  geste  qui  consiste  à  placer  le 
bras  gauche  à  la  jointure  du  droit  plié  et  à  agiter  le  poing  droit 
fermé.  Ou  bien  encore,  ils  mimaient,  à  son  passage,  la  lettre  Z 
d'un  alphabet  muet  qu'emploient  volontiers  les  Nissards.  les 
.Monégasques,    les  Turbiasques  et    les    Mentonasques. 

A  la  lin,  l'inconduite  de  Louis  Gian  fut  en  horreur  au  ciel, 
comme  elle  l'était  à  ses  anciens  camarades.  Celui  qui  pisse 
contre  le  vent  se  mouille  la  chemise:  il  |)lut  à  Dieu  de  unir 
parla  peine  du  talion  les  péchés  du  giton. 

Louis  Cian  insulta  un  ami  d'autrefois   qui  l'avait  apostrophé 
11  y  eut  querelle,  bataille  et  promesse  de  vengeance. 

Quatre  jeunes  gens,  qui  ne  valaient  en  somme  pas  mieux  que 
Louis  G  an,  l'attendirent  un  soir  qu'il  était  allé  seul  au  théâtre. 
Ils  se  saoulèrent  de  ce  vin  de  Corse  liien  tombé  de  la  réputation 
qu'il  eut  au  xvi^  siècle,  i)uis  guettèrent  en  face  de  la  villa  où 
l'encroupé  vivait  avec  un  Autrichien  morbide. 

Lorsque  Louis  Gian  arriva  après  minuit,  ils  se  précipitèrent 
sur  lui, le  b:'iillonnèrent  et,  l'avant  hissé  sur  la  urille  de  la  villa,  ils 
remj)alèrent  et  se  sauvèrent  en  se  donnant  des  tapes. 

L'empalé  mourut,  avec  voluj)té  peut-être.  Il  était  beau  comme 
Attys.  Les  lucioles  luisaient  autour  de  lui. 

LA   /)A\SE['SE 

J'ai  lu  jadis  dans  un  vieil  auteur  ce  récit  authentique  ou  lés^en- 
daire  de  la  mort  de  Salomé.  Je  n'ai  point  orné  le  conte  de  mots 
hébreux,  de  descriptions  exactes  de  costumes  et  de  palais  ; 
sophisteries  qui  eussent  donné  au  récit  cette  couleur  locale  tant 
cherchée  aujourd'hui.  A  la  vérité,  je  ne  l'eusse  point  pu,  par 
ignorance,  et  j'ai  même  conservé  à  mes  personnages  les  noms 
qu'ils  portent  dans  nos  évangiles. 

Ceux  qui  avaient  fait  mourir  saint  Jean-Daptiste  furent  châ- 
tiés. Hérodiade  avait  été  férue  de  la  maii^reur  rajoutante  du 
pénitent  <|ui  invitait  les  hommes  à  prendre  des  bains.  Je  crois 
que,  bien  qu'ayant  agi  comme  Joseph  chez  Putiphar,  le  mangeur 
de  sauterelles,  étant  humain,  avait  é|»rouvé  des  désirs  charnels, 

14 


■M"  LA   REVUE    BLANCHE 

lot  ropriinés.  pour  collo  qui  lo  voulait.  LorsquHérodiadc,  inces- 
tueuse selon  In  loi  des  Juifs,  eut  épousr  son  Itenu-frère  llérode 
Anlipas,  il  se  ni«'la  un  peu  de  jalousie  aux  reproches  faits  parle 
baplisfe.  Salomé.  enjolivée,  attifée,  diaprée,  fardée,  dansa  devant 
le  roi  et.  excitant  un  vouloir  doublement  incestueux,  ohlinl  la 
léte  du  saint  refusée  à  sa  mère. 

Ici  on  peut  se  demander  pourquoi  le  i»apliste  sui»it  un  sup- 
plice réputé  noble  en  son  époque,  tandis  que  le  christ  mourut 
lie  façon  infamante,  et  il  me  parait  juste  de  rendre  hommage  à 
l'esprit  de  notre  temps  qui,  bien  que  n'étant  pas  encore  entière- 
ment tourné  vers  Injustice,  n'admet  pourtant  plus  de  dilTérence 
entre  les  condamnés  à  mort  <'t.  ])ar  l'article  douze  du  code  pénal, 
les  voue  tous  à  la  décollation.  Ilérodindo  reçut  dans  un  vaisseau 
dor  la  tétc  chevelue  à  face  barbue. 

Sa  j)assion  se  réveillant  soudain,  elle  baisa  ardemment  les 
lèvres  violàtres  du  baptiste  décollé.  Mais  son  ressentiment  fut 
fort.  Elle  le  satistit  en  j^eirant  à  coups  d'épingle  la  langue,  les 
yeux  et  toutes  les  ])arties  du  chef  sanglant.  Le  sacrijège  cessa 
parla  mortd'tlérodiade.  (|ui,  jouant  encore  avec  la  tète  précieuse, 
succond>a  suivant  toute  vraisemblance  à  une  rupture  d'ané- 
vrisme.  Cette  femme  orgueilleuse  ne  demeura  j>oint  e.i  enfer. 
Elle  fait  partie  de  ces  hordes  d'esprits  qui  peuplent  les  airs  et  que, 
lorsqu'ils  sont  bons,  j'aime  fort  à  appeler  des  dieux.  Bien  entendu, 
j'entends  par  dieu  ce  sur  quoi  l'homme  n'a  nul  pouvoir  et  non 
pas  cette  àme  du  monde  ([ue  Speusippe  d'Atliènes  a  le  premier 
cru  gouverner  l'univers,  sans  eidendement.  Les  nuits  dorage, 
Hérodiade,  annoncée  par  les  ululements  des  hiboux  et  l'effroi 
(les  animaux,  mène  une  chasse  fantastique  qui  passe  à  la  hau- 
teur de  ])lus  hautes  cimes  des  arbres  de  nos  forets. 

llérode  Anti|ias,  roi  de  .ludéc.  dont  le  pouvoir  équivalait  ;'i 
celui  du  bey  de  Tunis  de  nos  jours,  fut  exilé  pîtr  Tilière  ri  nioiiiiil 
malheureux  à  Lvon. 

Salomé.  dont  la  belle  danse  avait  sillé  les  yeux  du  l'oi,  péril  eu 
dansant:  morl  <li'aiige  (ju  en\  irroiil  les  ballerines. 

Cette  dame  ayaid  dansé  nue  lois  |ieudiiid  une  fête  sur  la  tei- 
rasse  de  maibre  incrusté  de  i*erp«Miliuc  d'un  proconsul,  celui-ci 
remmena,  lorsipiil  (piitla  la  .fiidée  pour  une  j)rovince  barbare 
au  bord  du  I  )anube. 

Il  ;uriva  (pie.  s'étant  un  jour  d  hiver  égarée  seule  au  bord  du 
Meuve  gelé,  elle  fut  séduite  j»ar  la  glace  bleuâtre  et  s'élança 
dessus  en  dansant .  Elle  était  comme  toujouis  richemeid  accou- 
trée et  dorc'e  de  ces  chaînes  à  mailles  minuscules  pareilles  à 
celles    (pic    tirent   dejiuis  les  joailliers    V(''nitiens  <pie    ce  travail 


TROIS    HISTOIRES    DE    CHATIMENTS    DIVINS  2ii 

rendait  aveugles  vers  l'Age  de  trente  ans.  Elle  dansa  longtemps, 
mimant  l'amour,  la  mort  et  la  folie.  Et,  devrai,  il  paraissait  qu'il 
y  eût  un  peu  de  tblour  dans  sa  grâce  et  sa  joliesse.  Selon  les 
attitudes  de  son  corps  inel,  ses  mains  gesticulaient  en  chiro- 
nomie.  Nostalgiquemenl  elle  mima  encore  les  mouvements  lents 
des  oliveu.ses  ganlrcset  accroupies  en  Judée  quand  choient  les 
olives  mûres. 

Puis,  les  yeux  mi-clos,  elle  essaya  des  j)as  presque  oubliés  : 
cette  danse  damiia}3le  qui  lui  avait  valu  jadis  la  tète  du  baptiste. 
Soudain,  la  glace  se  brisa  sous  elle  qui  s'enfonça  dans  le 
Danube,  mais  de  telle  façon  que,  le  corps  étant  baigné,  la  tête 
resta  au  dessus  des  glaces  rapprochées  et  ressoudées.  Quelques 
cris  terribles  et  désespérés  effrayèrent  de  grands  oiseaux  au  vol 
lourd,  et,  lorsque  la  malheureuse  se  tut,  sa  tête  semblait  tranchée 
et  posée  sur  un  plal  d'argent. 

La  nuit  vint,  claire  et  froide.  Les  constellations  luisaient.  Des 
bêtes  sauvages  venaient  llairer  la  mourante  qui  les  regardait 
encore  avec  terreur,  Entin,  en  un  dernier  effort,  elle  détourna 
ses  yeux  des  ourses  de  la  terre  pour  les  reporter  vers  les  ourses 
du  ciel  et  expira. 

(  iomme   une  gemme  terne,    la   tête  demeura   longtemps    au 

.  dessus  des  glaces  lisses   autour  d  elle.  Les  oiseaux  rapaces  et 

les  l)ètes  sauvages  la    respectèrent.    Et   l'hiver  passa.  Puis  au 

soleil  de  Pâques,  ce  fut  la  débâcle  et  le  corps  paré,  incrusté  de 

joyaux,  jeté  sur  une  rive  pour  les  pourritures  fatales. 

C.ertains  rabbins  pensent  que  Tàme  d'Adam  anima  aussi  Moïse 
et  David.  Je  ne  s.uis  pas  éloigné  de  croire  que  celle  de  Salomé 
avait  empli  la  fille  de  Jephté  et  que,  n'ayant  jamais  chômé  de- 
puis, elle  survit  en  Espagne,  en  Turquie  ou  peut-être  aux  pro- 
vinces danui»iennes  dans  le  corps  d'une  danseuse  de  kolo,  cette, 
ronde  obscène  qu'on  peut  appeler  :  la  danse  de  la  croupe. 

D'UN MOXSTRE  A  LYON  OU  V ENVIE 

11  y  eut  une  fois,  à  Lyon,  un  soyeux  nommé  Gorène  auquel 
ses  parents,  fort  pieux,  avaient  donné  le  prénom  de  Gaétan  parce 
qu'il  était  né  le  jour  de  la  fuite  du  pape  à  Gaète. 

Gaétan  Gorène  était  devenu  un  bon  catholique.  11  hérita  de  la 
grande  fortune  de  son  père  et,  lui  ayant  succédé,  il  prit  pour 
femme  une  Mlle  de  sa  condition. 

Ses  biens  s'augmentaient  ;  il  était  heureux  en  ménage,  mais 
sa  félicité  n'était  pas  complète.  Après  trois  ans  de  mariage,  il 
n'avait  pas  encore  d'enfant. 


il/  LA    REVUK    BLANCHE 

Dans  l'espoir  d'en  obtenir  un,  il  lit  suivre  à  sa  femme  les  pres- 
•riptions  des  plus  gi'ands  médecins.  Il  la  men;i  en  vain  aux  sour- 
^'QS  rrputées  merveilleuses  contre  la  stérilité. 

Iinlin,  connaissant  que  les  ressorts  Immains  étaient  impuis- 
sants, d'accord  avec  sa  l'emme  il  eut  recours  à  la  religion.  Il 
écouta  les  conseils  du  confesseur  de  son  épouse.  Mais  la  vertu 
des  pèlerinages  les  plus  fameux  fut  trouvée  en  défaut  et  les 
prières  les  plus  fervenles  furent  dites  inutilement. 

Le  fabricant  lyonnais  gagna  un  nombre  incalculable  de  jours 
d'indulgence,  mais  son  épouse  resta  bréhaigne  comme  avant.  11 
blasphéma  contre  le  ciel,  douta  des  vérités  religieuses  et  linale- 
ment  j)erdit  In  foi  de  ses  pères.  Cet  homme  présomptueux  ne 
})Ouvait  supporter  que  la  Divinité  n'eût  point  fait  de  miracle  en  sa 
faveur.  Il  ne  se  confessa  plus,  ne  communia  plus,  n'alla  plus 
aux  offices  religieux  et  cessa  de  donner  aux  (cuvres  pieuses  qu'il 
avait  soutenues  jusque  là. 

11  relut  riiistoire  de  Napoléon  et  délibéra  même  de  répudier 
une  épouse  stérile  et  demeurée  pieuse  malgré  son  mari.  11  se 
trouva,  alors  un  médecin  sans  renom,  mais  de  haute  science,  qui, 
ayant  ajipris  la  détresse  du  riche  soyeux  entreprit  la  cur'î  et  de 
façon  ou  d'autre  rendit  propre  à  être  ensemencée  la  terre  infé- 
conde. 

Gaétan  (iorène  pensa  étoutl'er  de  joie  lorsque  sa  femme  lui  an- 
nonça un  jour  fiue,]iartl  i  vers  signes  irrécusables,el  le  avait  reconnu 
être  enceinte  et  qu'elle  espérait  jnème  ne  pas  demeurer  primi- 
pare si  cette  grossesse  avait  une  heureuse  issue. Le  fabricant  fut 
ainsi  confirmé  dans  son  impiété  et  s'ouvrit  sur  ce  sujet  à  sa 
femme  pour  la  détourner  d<'S  praticjuesdévotieuses. 

La  dame  en  bonne  chrétienne  ne  man(jua  pas  de  tout  raconter 
à  son  confesseur. 

(]elui-ci  était  un  jirétrc  robuste,  dans  la  foive  <le  l'âge,  têtu 
dans  sa  foi  et  j)ensanl  que  tout  est  permis  jtour  <pie  le  règne  de 
Dieu  arrive.  Il  avait  appiis  avec  douleur  le  scandale  causé  par 
l'irréligion  du  l'al)ricant  et  avait  ét(''  froissé  du  résultat  obtenu  pa;* 
«•euxqui  avaient  .suivi  sesconseilssincères. Comprenant  qu'àcause 
delà  grossessede  la  dame,  Satan  avait  été  le  plus  tort,  le  prêtre 
entreprit  de  ramener  au  bercail  la  brebis  <''gai'(''e. 

\  raiment  le  ciel  tira  une  éclatante  vengeance  de  limpi»'-!*"  de 
(iaétan  Gorcne.  l  ne  nuit  de  jirières  insjiira  an  religieux  un 
tour  qui  réussit  pleinement. 

Un  jour  d'été,  sachant  que  le  mari  était  à  Lyon  pour  ses  af- 
faires et  la  femme  à  la  campagne,  le  prêtre,  abandonnant  la  sou- 
tane, se  vêtit  du  plus  mal  <ju'il  )>ut,  simulant  un  vagabond,  coL 


TIUUS    HISTOIRES    DK    CHATIMENTS    DIVINS  u  1 3 

porteur,  guoux,  mendiant,  bélître,  fainéant  ou  clicniineau  comme 
on  en  voit  sur  toutes  les  routes. 

Ainsi  accoutré,  il  alla  h  la  ville  où  la  dame  enceinte,  sen- 
nuyant  seule,  regardait  par  la  lenêlre.  C'était  un  jour  violent 
d'été,  à  Iheure  de  midi  dont  Pan,  caché  dans  les  moissons, 
symbolise«le  rut  elïrayant.  Le  faux  vagabond  s'approcha  de  la 
muraille,  sous  la  fenêtre  de  la  dame  qui  s'ennuyait.  Il  accomplit 
un  acte  naturel  qu'il  est  inutile  de  nommer  et  exposait  un  pilon 
à  mortier,  un  l)Aton  pastoral,  une  flûte  à  Robin  et,  mieux,  un 
rossignol  tel  que  beaucoup  de  dames  l'eussent  voulu  entendre 
chanter  Kyrie  eleison.  Celle-ci,  malgré  sa  dévotion,  ne  fut  pas 
indifférente  et  eut  envie  d'être  le  mortier  du  pilon,  la  cage  du 
rossignol.  .Mais,  étant  honnête,  elle  ne  pouvait  satisfaire  son 
vouloir.  Néanmoins,  il  est  certain  qu'éprouvant  des  démangeai- 
sons, elle  se  gratta. 

Bien  que  les  phénomènes  relatifs  aux  envies  des  femmes 
grosses  soient  contestés  par  plusieurs  savants,  il  me  parait  cer- 
tain aussi  que  la  dame  était  enceinte  dune  fille.  Car,  quelques 
mois  après,  elle  accoucha,  et  lorsque  le  mari,  haletant  d'émo- 
tion, voulut  savoir  de  quel  sexe  était  l'enfant,  la  sage-femme 
leva  les  bras  au  ciel  en  disant  :  «  C'est  un  monstre  !  »,  et  le  mé- 
decin qui  l'assistait  dit  :  «  C'est  un  hermaphrodite  1  » 

A  la  suite  de  cette  horreur,  le  riche  soyeux  faillit  devenir  fou 
de  douleur.  Reconnaissant  que  tout  arrive  par  la  main  .de  Dieu, 
il  se  résigna,  devint  dévot,  donna  de  grandes  sommes  aux 
œuvres  et  édida  tout  le  monde  par  sa  piété. 

Le  prêtre,  apprenant  ce  qui  était  arrivé,  rit  à  éclater,  se  roula, 
sauta,  toussa,  et  linalement  alla  à  confesse.  Mais  le  curé  lui  re-' 
fusa  l'absolution  et  il  dul  l'implorer  chez  larchevêque. 

L'androgyne  mourut  bientôt.  Gaétan,  redevenu  pieux,  vécut 
heureux  avec  sa  femme  et  ils  eurent  beaucoup  d'enfants 

Gi  n.L.\LME  Apollinairk 


Exposition  des  Primitifs  fla- 
mands, à  Brugfes. 


11  y  a  quelques  années  déjà.  Amsterdam  offrait  aux  amateurs  d'art 
une  extraordinaire  réunion  d'œuvres  de  Rembrandt;  avec  non  moins  de 
succès,  Anvers  faisait  de  même,  à  l'occasion  du  centenaire  de  van 
Dyck.  Cette  fois,  on  a  soui^é  à  o-jorifier  les  primitifs  flamands.  Le  rendez- 
vous  d'abord  choisi  était  Bruxelles.  Le  rêve  promettait  d'être  grandiose: 
le  polyptyque  de  TAgneau  ^Mystique,  des  frères  van  Eyck,  serait  rétabli 
dans  son  intégrité  et  les  musées  d'Europe  mis  à  contribution.  A  plus 
forte  raison  ceux  des  villes  belges.  Mêlas  !  le  particularisme  de  chacun 
fit  échouer  ce  beau  projet.  Si  Berlin  se  refusait  à  se  séparer  des  panneaux 
de  l'Agneau  Mystique,  rhù])ital  de  Bruges,  non  moins  cgo'iste,  déclarait 
ne  pouvoir  prêter  p<">ur  quelques  semaines  ses  MemliuL!':  de  même, 
les  autres  villes. 

Où  Bruxelles  a  échoué,  Bruges  a  réussi,  en  partie.  Notre  musée  de 
Rouen  a  envoyé  son  admirable  Gérard  David.  —  et  il  a  eu  cent  fois 
raison  — .  le  Musée  de  Glasgow,  I  Institut  royal  de  Liverpool,  quelques 
gymnases  allemands  ont  fait  d'antres  prêts,  enlin  les  collectionneurs 
ouvrirent  largement  leurs  galeries.  Joint  aux  trésors  d'art  des  iinisées  et 
cathédrales  de  Belgique,  aux  prêts  de  lliôpital  Saint-Jean,  cette  fois 
trop  intéressé  dans  la  réussite  pour  refuser  sa  participation,  cela  a 
permis  une  exposition  d  un  intérêt  réel.  Mais  il  convient  d'ajouter  aus- 
sitôt que  Ton  se  tromperait  si,  après  avoir  vu  la  réunion  temporaire  de 
Brugt^s.  on  s  imaginait  connaître  l'art  primitif  llamand  et  ses  plus  glo- 
rieux maitres. 

Les  van  Eyck  sont  fort  incomplètement  représentés;  leur  bonne 
renommée  est,  de  plus,  compromise  par  la  présence d'ceuvres  repeintes, 
défigurées  même,  dont  la  vue  est  une  tristesse.  Quinten  Metsys  n'est 
pas,  non  plus,  présent  avec  des  œuvres  essentielles.  Ce  qui  est  impar- 
d<mnaj>le  puisfpie  le  musé-e  de  13ruxelles  et  celui  d  Anvers  pouvaient 
j)rêter,  l'un,  la  \'ie  de  Sainte  Anne,  laulre,  le  célèbre  lônsevelissement 
du  Cjjrist. 

Mais,  ceci  dit,  cette  réunion  d'œuvres  d'une  même  ('cole  ou  à  peu 
près,  rellélant  les  aspirations  d'une  ntême  race,  reste  d  un  haut  intérêt. 
A  ceux  qui  ont  déjà  beaucoup  vu.  elle  permet  des  raj)prochements,  des 
comf>araisons  et  plus  d'un  faijlfau  tilorilic  d  un  état  civil  bizarre  sortira 
df  ht  -'ive<- des  par<'Iiemins  moins  pompeux,   mais  plus  véridiques    l  .  H 


(1)  Par  exemple,  je  note  le."  n»"!!!  et  1.3.}.  Ils  sont  évidemment,  de  la  même  main.  Même 
tonalité  claire,  mt-me  caractéristique  dessin  dew  nez  et  des  yeux.  L'un  es-t  donno  ù  Memliiig, 
l'autre  à  Gérard  David. 


EXPOSITION    DES    PRIMITIKS    FLAMANDS,    A    BRUGES  '  i  ". 

y  aura  aussi  quelques  mécomptes.  Les  panneaux,  au  reste  nn'dioeres 
de  couleur,  attribués  à  Marguerite  van  Mvck,  ne  sont  que  des  copies 
enluminées  d'estampes  de  Martin  Schongaueret  de  Lucas  de  Leyde. 

Ceux  qui  ont  visité  les  musées  et  é^-lises  de  Belgique  ne   trouveront, 
ici,  rien  de  nouveau  en  ce  ({ui  concerne  les  van  Eycic.  Adam  et  Lve.  du 
musée  de  Bruxelles,  la  Vierge  et  l'I^nfant  Jésus  adorés  par  le  chanoine 
van  Paele.  le  portrait  de  la  femme  de  Jean  van  Lyck,  du  musée  de 
Bruges,  la  Sainte  Barbe,  du  nmsée  d'Anvers,  restent  les  pièces  princi- 
pales au  double    [)oint   de  vue  de   l'authenticité  et  de  la   conservation. 
Parmi  les  autres  (vuvres,  le   Saint  Thomas  de  Cantorbéry  a  été   entiè- 
rement repeint  vers  la  fin  du  XV'  siècle  :  les  Trois  Maries  au  Sépulcre  ne' 
sont  attribuées  à  Hubert  van  Eyck  que  parceque  l'ordonnance  générale 
—  le  pré  fleuri  " —  rapjiellc  le  panneau  principal  de  l'Agneau  Mystique  : 
enfin,  le  grand  triptyque  provenant  de  Saint-Martin  d'Vpres,  et  appar- 
tenant à  M.  Jlelleputte,  semble  devoir  être  rayé  de  la  liste  des  œuvres 
d  art.  Restauré  maladroitement  par  un  de  ses  précédents  propriétaires, 
il  est  maintenant  méconnaissable.  De  cette  œuvre  dont  on    connaît  lo- 
rigineet  les  possesseurs  successifs,  rien  ne  reste. 

Roger  van  der  ^^'eyden  n'est  pas  non  plus  représenté  comme  on  le 
souhaiterait.  Le  musée  de  Bruxelles  a  envoyé  le  panneau  provenant 
de  la  galerie  Pallavicini-Grimaldi.  de  Gènes,  le  Christ  pleure  par 
sa  mère,  saint  Jean  et  sainte  Madeleine,  et  les  collections  privées, 
deux  merveilles  :  la  parfaite  Vierge  avec  ILnfant  Jésus,  appartenant  à 
M.  Matthys  de  Bruxelle*;,  et  le  portrait  de  Pierre  Bladelin,  chambellan 
de  Charles  le  Téméraire  et  trésorier  de  la  Toison  d'Or,  appartenant  à 
M.  von  Kauli'mann.  de  Berlin.  On  retrouve  ici,  et  complètement,  le 
caractéristique  portraitiste  que  l'ut  Roger.  Le  Mariage  de  la  Vierge, 
envoyé  par  la  cathédrale  d'Anvers,  est  une  exquise  peinture,  nourrie  et 
chaude,  mais  elle  semble  définitivement  devoir  être  attribuée  à  un  autre 
artiste. 

Si  les  van  Eyck,  si  Roger  van  dw  V\"eyden  n'apparaissent  pas  aussi 
triomphants  que  dans  certaines  galeries  qui  ])0ssèdent  d'eux  des  chefs- 
d'œuvre,  Memling,  lui,  s'aflirme  dans  toute  sa  gloire.  Mais  Bruges 
n'est-ellc  pas  sa  ville,  la  cité  élue  ofi  il  a  produit  ses  merveilles,  oii  elles 
se  sont  à  jamais  fixées?  L'h('»pital  n  a  eu  qu'à  ouvrir  ses  portes  pour 
rendre  possible  l'apothéose  du  peintre  qui  fait  sa  richesse  :  l'Adoration 
des  Mages,  la  Vierge  et  Jésus  avec  Sainte  Catherine  et  Sainte  Barbe, 
la  Châsse  de  Sainte  Ursule,  les;  admirables  portraits  de  donateurs. 
Joints  au  Saint  Christophe,  du  musée  comnmnal,  font  un  ensemble 
inoubh'able.  Et,  cependant,  si  grande  fut  l'activité  de  Memling.  si 
fécond  son  génie,  que  tl'autres  musé-es,  des  collections  particulières 
peuvent  encore  contribuer  à  grandir  sa  gloire.  On  peut  voir  par  exemple 
«[uelques  pièces  d'un  haut  intérêt  comme  le  portrait  de  Nicolas 
Spinelli,  au  musée  d'Anvers,  le  portrait  d'inconnu,  à  M.  Salting. 
ceux  de  Thomas  et  de  Marie  Portunari,  à  M.  Goldschmidt,  la  Viergeaux 
donateurs,  au  duc  de  Devonshire.  enfin  le  merveilleux  portrait  que  le 
baron  Oppenheim,  de  Cologne,  a  placé  côte  à  côte  avec  une  effigie  due  à 


9.  ii;  LA    l'.EVUE    BLANCHE 

Thioi-ry  lîouls  ot  un  portrait  de  vieillard,  attribué  à  van  l'iyck,  et  qui  est. 
quel  que  soit  son  auteur  réel,  un  cliei'-d'œuvre. 

Les  deux  admirables  panneaux  sur  lesquels  Thierry  Bouts  a  relaté, 
piiui-  l'éducation  des  ma<jistrals  de  son  temps,  l'inique  Sentence  de 
l'F.mpereur  Othon.  ne  sont  pas  venus  de  Bruxelles  à  Bruges.  Ce  sont 
pourtant  les  chel's-d'ieuvre  de  Bouts.  En  revanche  on  voit  à  la  présente 
exposition  le  Christ  chez  Simon,  à  M.  Tluem,  enfin  la  Scène  et  le  Sup- 
plice de  Saint  Hrasme.  prêtés  par  l'église  Saint-Pierre  de  Louvain. 
œuvres  capilablesqui  caracti'rist'ntbien  le  talent  vigoureux  mais  mélan- 
colique de  Thierry  Bouts.  Consultez  la  Sentence  de  1  l^mpereur  Othon, 
la  Scène,  même  ce  Martyre  de  Saint  Erasme  oii  Thierry  Bouts  relate 
un  supplice  cruel  :  ses  personnages,  actifs  ou  [jassiCs,  ont  comme  le 
regret  de  tant  de  cruauté. 

Gérard  David,  qui  est  si  abondamment  représenté  à  l'exposition  de 
Bruges,  et  qui  joint  parfois  la  grâce  italienne  au  caracti-risme  llamand, 
prend  plus  gaimcnt  les  choses,  et  lui,  si  délicat  dans  la  Vierge  au  raisin, 
prét(''e  par  le  musée  de  Rouen,  si  souple  dans  la  Prédication  de  Saint 
Jean-Baptiste  et  le  Baptême  du  Christ,  du  musée  communal  de  Bruges, 
—  semble  vraiment  se  complaii-e  à  la  soull'rance  dans  les  deux  magni- 
fiques et  ci-uelles  compositions  où  il  a  peint  le  supplice  infligé  par  Cam- 
byse  au  juge  prévaricateur. 

Néanmoins,  (|uel  délicieux  peintre  qm-  ce  Gérard  David  !  comme  il  a  k; 
sentiment  de  l'expression,  du  modelé  et  de  la  couleur!  avec  quel  bon- 
heur il  tire  partie  des  architectures,  sait  faire  rutiler  une  (HolTe  de  bro- 
cart, une  cr('pine  tissées  de  soie  et  d'or!  Après  lui  il  y  aura  (^uinten 
Mctsys,  si  incom[)lètemenl  représenté  à  l'exposition  de  l^ruges.  — 
encore  que  la  Sainte  Vierge  et  l'Enfanl,  au  baron  Oppenheim,  et  la 
Di'-posilion.  il  M.  Xovak.  soient  des  œuvres  remarquables.  (^)uentin 
Metsys  mort,  la  série  des  grands  peintres  «  d'histoire  »  de  la  période 
primitive  sera  close. 

Mais  avant  d'en  linir  avec  ces  vi-rilables  primitifs,  parallèlement  à 
eux.  à  côté  d'eux  il  ennvient  d<'  louer  certains  artistes  excpiis,  Iroj)  sou- 
vent isolés  dans  les  musées  et  qui.  groupés  par  le  hasard  des  envois,  ap- 
])araissent  comuic  dignes  d'attention.  Tel.  par  exenq)le,  ce  .leau  IVe- 
vosl.  représenté  ici  par  trois  Jugement  Dernier.  Il  y  a  déjà  en  lui  du 
Jérôme  Bosch  et  du  Callot.  mais  sa  fantaisie  conserve  une  certaine  gra- 
vité. ICl  [)uis.  il  aime  les  couleiii-s  claires,  modelant  telle  lignr-e  en  lu- 
mière avec  des  tnnaliles  blondes  d  un  charnu'  extrême,  (pie  1  ou  retrouve 
à  Eéydedans  les  leuvres  de  Eucas  et  de  son  maîlri-  Engelbrechis. 

Henri  Blés  a.  lui  ;iiissi.  un  diptyque  d'un  grand  charme,  riche  en  cou- 
leur. J'aime  surtout  le  panneau  oii  .Saint  Joseph  est  désigne,  grâce  à  sa 
verge  fleurie,  comme  époux  de  la  Sainte  Vierge. 

Les  maîtres  primitifs  cilés  jusqu'ici  ont  souvent  traité  le  paysage, 
mais  toujours  dune  faf;on  accessoire.  C'est  ordinairement,  chez  Jean 
van  Kyck,  une  campagne  accidenlc-e  -—  les  rives  de  la  Meuse  où  il  est 
né  —  vue  à  travers  une  arcade;  chez  Memling,  dans  ses  portraits,  ce 
Sfinf  aussi  d'exfpiises  campagnes,  mais  Irop  veridifjues  et  pré-cises  :  elles 


EXPOSITION    DES    PRIMITIFS    FLAMANDS,    A    BRUGES  •>  i  7 

semblent  vues  dans  une  i-hambre  claire  ;  Gérard  David,  se  plait  aux 
architectures  de  villes,  aux  perspectives  de  palais,  préparant  ainsi  les 
décors  où  excellera  Mabuse,  enlin  Thie4'ry  lîouts.  qui  a  un  sentiment 
très  réel  de  la  nature,  encore  quMl  la  iK-risse  de  chàteaux-l'orts  et  de 
murs  crénelés.  Avec  Henri  Blés,  Gérard  de  Harlem  et  surtout  Joachim 
Palenir,  la  nature  va  avoir  tous  les  honneurs. 

Le  Louvre  a  récemment  acquis  un  Gérard  de  Harlem.  Les  fonds  sont 
intéressants,  et  caractéristiques  les  visages.^mais  les  mains  des  person- 
nages»—  peut-être  repeintes  —  sont  d'une  faiblesse  extrême.  Or  il  y  a 
ici  un  chef-d'œuvre  du  même  Gérard  et  tout  y  est  excellemment  traité. 
Dans  un  gai  paysage  borné  au  loin  par  une  ville  et  un  massif  monta- 
gneux, et  agrémenté  de  bouquets  darbres,  saint  Jean  Baptiste,  assis 
sur  un  monticule  de  gazon  parsemé  de  fleurs,  médite,  la  tête  doucement 
appuyée  sur  la  main  droite.  Vn  agneau  est  couché  à  ses  côtés,  plus  loin, 
des  lapins,  des  daims,  un  perroquet,  une  pie,  un  héron  et  des  faisans 
prennent  leurs  ébats.  La  figure  du  Précurseur  est  belle,  les  mains  sont 
admirables  et  cependant  il  y  a  peut-être  plus  damour  encore  dans  le 
paysage. 

Avec  Joachim  Patenir.  le  rôledelanature  s'accentue  encore.  La  iigure. 
qui  est  tout  pour  les  van  Eyck,  ^lemling,  Pioger  van  der  Weyden,  de- 
vient presque  un  accessoire,  si  on  ose  employer  ce  mot  à  l'occasion 
d'œuvres  oii  tout  est  exécute  avec  la  même  conscience,  le  même  amour. 
Mais  cette  tigure  est  si  bien  à  sa  place,  tout  est  tellement  bien  conçu  en 
vue  de  donner  un  maximum  dhonnêt€  effet,  que  dans  les  sujets  chéris 
de  Patenir.  —  le  Repos  en  Egypte,  la  Pêche  miraculeuse.  Saint  Jé- 
rôme. —  le  jtaysage  vrai,  si  joliment  indiqué,  éclairé  et  accentué,  se 
présente,  non  comme  une  spécialité,  mais  comme  un  échantillon  du 
faire  d'un  peintre  habile  aussi  bien  dans  la  présentation  des  person- 
nages que  dans  celle  des  ciels,  des  arbres,  des  fleurs  et  des  bêtes. 

Grâce  au  baron  Oppenheim,  de  Cologne,  dont  la  collection  de  primi- 
tifs est  aussi  belle  que  variée,  on  peut  encore  pleinement  admirer  un 
merveilleux  artiste,  Pierre  Christus.  qui  fut  presque  un  contemporain 
de  van  l*>yck  et  qui  créa  la  peinture  de  genre  en  exécutant  du  coup  des 
chefs-d'teuvre  d'observation,  d'expression  et  de  goût.  La  Légende  de 
Sainte  Godeberte  —  deux  jeunes  gens  présentant  un  anneau  à  saint 
Kloi  assis  à  son  établi  d'orfèvre  —  dénote  un  savoir,  une  ingéniosité 
qui  ne  seront  pas  dépassés  par  Quinten  Metsys  dans  ses  Banquiers  et 
par  Marinus  dans  des  sujets  analogues.  Bien  mieux,  la  scène  peinte 
par  Pierre  Christus  a  une  saveur  qui  se  perdra  à  mesure  que  les  peintres 
observeront  moins  et  composeront  davantage. 

Heureux  temps,  dignes  artistes!  «  Alors  un  peintre,  dit  M.  James 
Weale  dans  sa  préface  du  catalogue,  ne  s«  considérait  jamais,  et  n  était 
jamais  considéré  par  le  public,  comme  étant  supérieur  à  un  homme  d'un 
autre  métier.  Ce  ne  fut  que  lorsque  l'art  commença  à  dégénérer  que 
les  peintres  se  donnèrent  un  air  de  supériorité.  >> 

A  cet  âge  dor  appartiennent  encore  Hugo  van  der  Goes,  Jérôme 
Bosch  et  l'énigmatique  maître  de  Flémalle,  dont  on  connaît  des  œuvres 


-'i8  LA   REVUE    15LANCIIE 

et  point  le  noin.  —  au  moins  ne  peut-on  que  lidentifiei-,  par  induction,  à 
ce  Jac(|ues  Daret.  qui  l'ut,  comme  Roger  van  der  Weyden,  élève  de 
Robert  (lampin.  M.  Henry  Ilynjans  lui  attribue  une  bien  intéressante 
Messe  de  Saint  Grégoire  <|ui  a  do  lexpression  et  dénote  un  individua- 
lisme prononcé.  Je  ne  connais  les  (ouvres  authentiques  de  Hugo  van 
der  Goes  que  par  des  photographies  et  des  gravures.  Je  sais  qu'il  a  été 
en  Italie.  Cependant  l'impression  que  j'ai  toujours  eue  est  qu'il  appar- 
tenait encore  à  la  grande  lamillo  des  peintres  autochtones  du  xv''  siècle. 
Or,  la  Mort  de  la  Vierge,  que  l'on  donne  à  Bruges  comme  de  lui, 
n'a,  dessin,  couleur  ot  composition,  nul  caractère  ingénu.  îl  me 
semble  plutôt  voir  là  une  couvre  d'un  de  ces  romanistes  cherchant 
rageusement  à  faire  oublier  leurs  belles  qualités  natives.  De  plus.  Hugo 
van  der  Goes  est  mort  en  i4.S2.  et  les  peintres  italiens  de  cette  époque 
n'étaient  pas  encore  descendus  aussi  bas  dans  le  genre  froid  et  com- 
passé. L  Adoration  des  Mages,  qui  lui  est  attribuée,  est  infiniment 
meilleure.  ^lais  est-elle  de  lui?  Ceux  qui  ont  été  à  Florence  et  qui  ont 
vu  le  retalde  Portinai-i  ne  disent  rien 

La  Renaissance  approche.  Les  hommes  prient  moins  et  sourient 
davantage.  Déjà,  Jean  Prévost,  dans  un  de  ses  Jugement  Dernier,  avait 
introduit  parmi  les  réprouvés  cjuelques  ecclésiastiques  notables.  Le 
rire  va  s  accentuer  avec  le  Itizarre  Jérôme  Bosch  et  le  malicieux  Pierre 
Breughel. 

Tous  deux  sont  admirablement  re])résentés.  Leurs  o-uvres  sont  peu 
iKmibreuses,  mais  caractéristiques.  M.  C.  L.  Cardon  a  envoyé  une  Dia- 
blerie qui  est  bien  la  chose  la  plus  folle,  la  plus  imprévue,  lapins  ingé- 
nieuse qui  soit. 

Mais  ce  n'est  qu'un  desciHésdu  talent  de  Jérôme  Bosch.  Il  faut  aussi 
examiner  le  .lésiis  devant  Pilate  prêté  par.\L  L.  Maeterlinck.  Dans  cette 
dramati(jue  toile  il  alaissé  là  sa  fantaisie coutumière,poursynthéliseren 
quelques  types  tout  ce  que  Thumanité  a  de  bestial  et  de  cruel.  Le  pau- 
vre Messie  est  là,  sanglant,  bafoué  par  un  vilain  gnome  (jui  s'accroche 
haineusement  à  son  manteau.  Ln  bas,  c'est  la  foule  hurlante,  ignoble. 
Des  êtres  aux  physionomies  vicieuses  brandissent  des  piques,  des 
bâtons,  des  instrumentsde  supplice:  un  porte-falot  sendde  prêt  à  appli- 
quer sur  les  chairs  du  Christ  le  fer  r(»uge  du  brasier  ambidanl  <|u  il 
brandit.  Ajoute/  à  cela  une  réelle  entente  de  l'elfet,  mi  sentiment  visi- 
ble des  lois  du  clair-obscur  et  vous  aurez,  avec  près  de  deux  siècles 
d'avance,  une  vision  rembranesqtu*.  Jén'tmc  Bosch  n'est  au  reste  pas  le 
seul  chez  lequel  se  constate  la  volonté  du  clair-ubscur.  On  peut  voir 
une  .Sainte  l*"aniille,  au  comte  d(  )ullremont.  qui  fait  |)Cnser  a  Pieter  de 
Ilooghe. 

Avec  le  vieux  Breii^'-hel  l'humanité  n  a  plus  l'àpre  r<'rocilé,  l'excentri- 
que hystérie  de  Bosch.  Certes,  il  a  j)eint,  lui  aussi,  des  tueries,  le  Mas- 
sacre des  Innocents,  par  exenq)le.  mais  il  a  mis  ilans  ses  petits  acteurs 
une  bonhomie  qui  laisse  au  spectateur  la  sensation  dune  chose  qui 
n'est  pas  arriv'-e.  Entre  autres  o'uvres.  il  y  a  à  Bruges  un  tableau  char- 
mant du  fin  pliiIosi»plie  des  Aveugh-^.  C'ev;|  le  Pay-    '''•   f '..cim  ne.    Su?- 


EXPOSITION    DES   PRIMITIFS   FLAMANDS,   A   BRUGES  '->.i<; 

une  terrasse  gazonnée  et  bornée  par  des  barrières  de  saucissons  etd'an- 
douilles,  sous  un  arbre  où  pendent  maintes  savoureuses  victuailles, 
un  haut  personnage,  un  soldat,  un  escholier  couch<'-  sur  un  manuscrit, 
un  simple  homme  de  la  glèbe  auprès  duquel  est  pose  le  tléau  que  tout  à 
Iheure  il  maniait,  dorment.  Et  c'est  assurément  le  sens  de  leur  rêve  que 
nous  traduitPierre  Breughel. Comme  il  est  savoureux,  ce  rêve!  Unpoulet 
tout  rôti  se  pose  sur  un  plat  :  un  beau  petit  cochon  de  lait  fumé  à  point, 
un  couteau  planté  dans  Féchine,  accourt  vers  les  dormeurs:  le  toit  de 
la  masure  oii  s  abrite  le  haut  personnage  est  fait  de  galettes  savoureu- 
ses ;  ailleurs  un  nuage  de  crème  se  présente  et  un  homme  en  hâte  y 
plonge  la  tète  et  les  mains.Toul  cela,  d'un  dessin  nerveux  et  de  cette  cou- 
leur gaie,  claire  et  puissante  à  laquelle  nous  ont  habitués  les  délicieux 
petits  culs-de-jatte  légués  au  Louvre  par  Paul  Mantz.  Mais  le  drolati- 
que peintre  tenait  à  faire  son  salut  tout  comme  un  autre.  Aussi  a-t-il 
travaillé  dans  le  Bon  Dieu,  et  on  trouve  de  lui  une  jolie  Adoration  des 
Mages,  prêtée  par  le  comte  Harrach,  de  \'ienne. 

Pierre  Breugheî  est  avec  le  vieux  Pourbus.  le  dernier  représentant  de 
l'art  des  Pays-Bas,  tel  que  l'avaient  compris  et  voulu  le  artistes  fidèles 
au  sol  natal.  Dès  lors,  l'émigration  vers  Tltalie  va  être  de  règle.  Pour 
un  Mabuse.  pour  un  Rubens.  que  de  maladroits  prétentieux  vont  appa- 
raître! Elle  élait  pourtant  bien  belle,  pleine  de  saveur,  cette  école  locale! 
et  combien  attrayante  encore  à  l'époque  où  travaillait  Pierre  Pourbus  ! 
On  ne  peut  regarder  sans  émotion  les  portraits  qu'il  a  laissés  de  Jean 
Fernagantet  de  sa  femme  Adrienne  de  Buuk.  Les  types, sobrement  pré- 
sentés, sont  tous  d'une  vérité  saisissante,  et  combien  ils  s'allient  à  leur 
milieu,  à  leur  ville  que  l'on  entrevoit  par  la  fenêtre  largement  ouverte! 

Ne  demandez  pas  cette  sobriété,  cette  vérité  à  Mabuse.  11  a  vu 
l'Italie,  les  belles  architectures,  de  beaux  types  de  femme.  Et  lorsqu'il 
revient  dans  son  pays,  qu'il  peigne  une  Vierge,  une  grande  dame  ou  une 
bourgeoise,  sa  vision  d'outre-monts  subsiste, se  juxtaposée  l'impression 
réelle.  Mais  avec  quel  art,  quel  goût,  quelle  richesse  flamande  dans 
l'exécution!  De  Mabuse.  les  merveilles  abondent.  Mais, parmi  ces  belles 
vierges,  ces  riches  patriciennes,  c'est  encore  un  tableau  où  ses  origines 
flamandes  restent  sensibles  qui  émeut  le  plus.  11  y  a  là  un  Saint  Fran- 
çois d'Assise  renonçant  au  monde  qui  est  une  œuvre  admirable  et  digne 
d'un  Bouts.  Le  père  de  saint  François  ramassant  la  robe  du  saint  est  un 
type  llaniand  accompli,  résumé  dans  une  synthèse  de  geste  qu'on  ne 
croirait  possible  que  chez  le  vieux  Breugheî  ou  quelque  autre  artiste 
aussi  admirablement  véridique. 

Mais  si  l'on  réfléchit  que  ce  (|ui  est  à  Bruges  n'est  qu'une  minime 
partie  de  l'œuvre  de  Mabuse,  si  l'on  tient  compte  du  fini  extrême  et  de 
la  cooaplexité  des  inventions  du  peintre,  on  arrive  à  penser  que  tout  ce 
qui  lui  est  attribué  ne  lui  appartient  pas  :  son  nom  illustre  absorbe 
nombre  d'artistes  moins  célèbres,  ouljliés  et  méconnus.  On  eherche 
actuellement  à  restituer  à  la  primitive  Ecole  française  nombre  d'œuvres 
attribuées  jusqu'ici  à  des  peintres  flamands,  hollandais  et  allemands.  Je 
pense  que  plus  d'une  œuvre  donnée  à  Mabuse.  à  Huo-o  van  der  Goes.  à 


■'■2'>  LA    REVUE    BLANCHE 

liien  daiUrcs  encore,  est  appelée  à  retourner  à  des  maîtres  français. 
Déjà,  amateurs  et  critiques  sont  unanimes  à  restituer  à  l'Ecole  française 
le  Cllianoine  protégé  par  un  u'uerrier,  du  musée  de  Glasg-ow:  la  Dona- 
trice avec  Sainte  Madeleine,  de  la  collection  Somzée.  Une  Sainte  Cathe- 
rine en  manteau  ceribc  et  plastronnée  d'iiermino  m'a  semblé  également 
être  une  O'uvrc  française,  l^t  il  y  en  a  d'autres  encore.  Eu  dehors  de 
détails  de  costume,  de  caractéristiques  de  types,  ces  peintures  se 
recommandent,  en  effet,  par  des  «[ualités  de  clarté,  d'arrangement,  dos 
préférences  de  tonalités. habituelles  aux  maîtres  français. 

<)uant  au  ■Maître  des  demi-ligures,  très  en  honneur  parmi  les  visi- 
teurs, il  semble  avoir  été  créé  et  mis  au  monde  pour  la  joie  des  mar- 
chands. 

Je  n'ai  guère  parlé  que  d'œuvres  d'artistes  nommés  ou  supposés  :  quo 
d'autres  tableaux  d'auteurs  inconnus  seraient  à  signaler!  .le  ne  puis 
oublier  par  exemple  un  petit  portrait  d'une  jeune  femme,  bien  modeste, 
au  type  plébéien,  mais  d'im  charme  extrême.  Elle  est  vêtue  d'une 
robe  noire,  ouverte  sur  la  poitrine,  laissant  apercevoirime  cotte  brun 
ilair  taillée  en  carré  et  un  tichu  en  batiste  ;  une  ceinture  à  boucle 
dort-e  lui  serre  la  taille.  Ses  cheveux  sont  mainlejms  par  une  coiffe 
à  laquelle  un  voile  est  attaché.  Cette  merveille  appartient  au  duc 
dAnhall. 

La  destinée  de  Mostaert  est  cuiieuse.  Noble,  instruit,  peintre  excel- 
lenl.  causeur  spirituel  choyé-  des  grands,  il  semble  que  ses  œuvres 
eussent  dû  traverser  sans  encombre  b:'s  siècles.  Cependant,  sans  Karel 
van  Mander,  l'historien  des  peintres  llamands.  son  nom  serait  oublié. 
Ses  œuvres  bien  authentiques  ont  disparu.  D  ingénieuses  conjectures  de 
MM.  Gbick  et  Benoît  ont  permis  de  bii  restituer  un  certain  nondire  de 
portraits  dune  distinction  extrême  >•[.  par  analogie,  de  ledonner  comme 
l'auteur  possible  du  triptyque  dit  «  tlu  Maître  d"(  )ultremont  »  prêté  par 
le  musée  de  Bruxelles.  Les  portraits  sont  un  peu  secs,  la  triptycpie  l'est 
également:  mais  tandis  que  les  portraits  dénolt-nt  un  extrême  savoir, 
le  triptyque  a  des  maladresses,  un  faux  archaïsme  qui  m'empêchent  de 
l'admirer  pleinement:  la  Heur  des  prin>itifs  en  est  absente  t^t  l'on  li-ouvi; 
d(''jà  des  tours  dr  mi'-tier  (h-  di'cadenl. 

Mais  nous  voilà  e(itr<''S  déjà  bien  avant  dans  h-  xvk  siècle.  Les  l'reres 
van  Eyck  rt  même  Koger  van  der  \\'eyden  qui  avait  voyr.gé  l'xx  Italie 
ne  se  reconnaîtraient  plus  parmi  ces  architectures  pseiulo-anti(pies  ;  ils 
auraient  peine  à  reconnaître  ces  grands  seigmuis  cosmopolites  si 
éloignes  des  types  sédentaires  qui  avaient  posé-  devant  eux.  Ils  ne 
comprendraient  pas.  dis-je  ;  ils  ne  sont  plus  couqu-is  non  plus.  Durant 
trois  cfiits  ans  on  les  dédaignera,  lueurs  œuvres  sertmt  déligiiré'es;  leurs 
noms  oubliés.  Le  repentir  est  venu,  tai-d.  bien  lard.  Tant  d'épaves  ont 
disparu  avec  les  révolutions  et  les  modes  —  ]>ires  qiu;  les  ém<'ules! 

• 

(Chaules  Saumeiî 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCLXLES 

Les  Congrès  socialistes  étrangers.  —  Ouali-e  grands  (Congrès 
socialistes  viennent  de  se  réunir  successivement  à  létranger.  Les 
Suisses,  les  Autrichiens,  les  Italiens,  les  Allemands  ont  tenu  leurs 
assises  annuelles,  étapes  normales  de  leur  vie  et  de  leur  propagande, 
dates  périodiques  d  inventaire  financier,  de  bilan  moral  et  de  revision 
du  programme. 

Lan  prochain,  à  Amsterdam,  s'ouvrira  le  Clong'rès  de  llnternationale 
reconstituée,  où  siégeront  les  délégués  des  prolétaires  de  toute  la  terre 
et  où  surgiront  les  graves  questions,  à  peine  ei'tleurées.  faute  de  temps. 
en  1900,  de  la  lutte  contre  le  militarisme,  l'impérialisme  et  le  colo- 
nialisme. Il  est  sans  doute  regrettable  que  les  assemblées  de  cette 
année  n'aient  consacré  à  ces  problèmes  de  premier  (irdre  qu'une  étude 
brève  et  que  les  discussions  personnelles  y  aient  pris  trop  de  place,  car 
c'est  au  parti  socialiste  international  et  à  lui  seul  qu'incombe  le  soin  de 
paralyser  la  guerre.  Ni  les  cléricaux,  ni  les  monarchistes,  ni  la  bour- 
geoisie opportuniste  et  radicale  que  le  nationalisme  a  touchée  un  peu 
partout  ne  sont  marqués  pour  celte  tâche,  contraire  à  leurs  principes, 
à  leurs  aspirations,  à  leurs  intérêts  et  qui  s'impose,  à  l'inverse,  avec 
une  précision  croissante,  à  la  classe  ouvrière. 

Quelque  restreints  qu'aient  été  les  débats  de  celte  année,  à  Imola  comme 
à  Munich  et  ailleurs,  les  Congrès  nationaux  n'enont  pas  moinseuledon 
de  passionner  la  presse  des  deux  mondes.  Il  est  étrange  de  constater 
av^c  quel  soin  cliez  nous  le  Temps  ou  les  Débats  un  le  Figaro,  organes 
de  la  conservation  sociale,  et  au  dehors  les  gazettes  de  même  tendance 
suivent  les  controverses  même  abstraites  qui  s  engagent  entre  les  man- 
dataires des  travailleurs.  Les  joutes  entre  Kautsky  et  Bernstein  ont  été 
et  sont  encore  commentées  aussi  abondamment  qu'une  harangue  du 
pape  ou  une  allocution  de  Guillaume  11.  Rien  ne  démontre  mieux  l'in- 
(juiétude.  l'étonnement  que  suggèrent  aux  tenants  de  la  vieille  écono- 
mie les  j)rogrès  matériels  et  intellectuels  de  ce  socialisme  scientifique  — 
tant  décrié  par  eux  ! 

A  la  vérité,  en  surveillant  ses  moindres  di-marches,  ils  lui  rendent 
le  plus  signalé  des  hommages.  Après  tout,  comment  ne  seraient-ils 
pas  surpris  de  la  vitalité  d'un  parti  qui  multiplie  ses  réunions  à  travers 
le  monde,  alors  que  les  catholiques  ont  tant  de  peine  à  s'assembler  deux 
fois  1  an  en  Autriche  et  en  Allemagne,  que  les  radicaux  font  en  France 
seulement  une  façade  de  conférence,  et  que  les  opportunistes,  libéraux, 
conservateurs,  ne  tentent  même  pas  de  se  concerter  isolément  ou  simul- 
tanément. 


'JLiJ-  LA    REVUE    BLANCHE 

Les  Congrès  nationaux  de  celle  année  nont  point  oHert  peut-être  le 
même  intérêt  que  certains  autres,  un  peu  antérieurs  en  date,  où  les 
aspirations  en  lutte  s'exprimaient  avec  violence  et  dictaient  les  excom- 
munications et  les  expulsions.  Toutelois.  en  Suisse  commecn  Italie,  en 
Aulriche  comme  en  Allemagne,  deux  laits  signilicatifs  méritent  d'être 
relevés,  qui  peuvent  exercer  dans  lavenir  une  iniluence  essentielle,  soit 
qu'ils  déterminent  des  schismes,  soit  cpiils  contribuent  à  modifier 
Torienlation  des  idées. 

Tout  dabord,  aucun  pays  na  réussi  à  éliminer  la  grave  question 
qui  a  divisé  le  socialisme  IVant-ais  de  1899  à  1901  et  finalement  provoqué 
la  scission,  il  sagit.  comme  Ion  sait,  de  l'antagonisme  des  rél'ormistes 
et  des  révolutionnaires.  A  coup  sur.  ces  deux  termes  ne  doivent  pas  être 
pris  en  valeur  absolue,  puisque  les  rél'ormistes  dé-clarent  ne  pas  répudier 
le  coup  de  force  comme  recours  suprême,  et  qu'en  fait  les  révolution- 
naires n'ont  jamais,  ni  en  France  ni  ailleurs,  refusé  leurs  sulîrages  à 
une  modification  même  très  limitée  du  statut  économique  et  social  : 
revision  du  système  fiscal,  réglementation  du  travail,  institution  des 
assurances. etc.  Mais  ils  n'en  représentent  pas  moins  des  tendances  adver- 
ses, qui  se  sont  marquées  théoriquement,  tant  que  la  masse  socialiste 
devait  faire  iront  contredes  cabinets  de  concentration  adroite,  — qui  se 
sont  manifestées  pratiquement  le  jour  où  des  ministères,  nujins  anti- 
pathiques à  la  démocratie,  ont  eu  besoin  pour  vivre  des  sulîrages  de 
rexlrême-gauche. 

On  se  rappelle  les  événements  qui  se  sont  déroulés  parmi  les  socia- 
listes de  France  durant  les  trois  dernières  années  et  qui  ont  abouti  à  la 
formation  de  deux  groupes  parlementaires  opposés  et  déj)Ourvus  de 
contact.  Les  mêmes  phénomènes,  sous  une  forme  i)lus  atténuée,  se  sont 
produits  en  Autriche,  en  Italie,  en  Allemagne.  C  est  même  Outre- 
lihin  que  lantagonisme  des  réformistes  et  des  révolutionnaires  a  pris 
son  caractère  le  plus  aigu  dans  le  domaine  delà  doctrine.  Les  argumen- 
tations de  Kaulsky  et  de  Bernstein  ont  donné  à  la  querelle  une  ampleur 
qui  lui  avait  fait  défaut  au  temps  où  elle  se  développai!  scuhunent  entre 
les  deux  leaders  polili(|ues  :  Liebknecht  et  Yollmar.  Le  Congrès  de 
Munich  a  encore  entendu  les  échos  de  cette  formidable  lutte  qui  s'est 
•  ■{ose  par  une  sorte  dr  compromis,  maisfpii.  toujours  lalcnle.  se  réveille 
au  moindre  prétexte.  Ft,  à  l'heure  présente,  le  révolutionnarisme  et  le 
réformisme  se  heurtent  tout  aussi  bien  en  Italie,  où  les  relations  avec 
le  cabinet  /anardelli  ont  armé  l'un  contre  l'autre  Ferri  et  Turali.  en 
Autriclie  où  l'évolution  devient  martpiée  vers  le  réformisme,  en  Belgi- 
que où.  au  contraire,  la  Fédération  révohilionnaire  boraine  se  dresse  à 
coté  du  parti  ouvrier  de  \  andeivoide  et  de  Furuémont. 

L'autre  trait  caractéristique  des  Congrès  de  cette  aimée,  c'est  1  im- 
portance qu'y  ont  prise  les  questions  de  nationalités.  A  coup  sûr,  nous 
ne  faisons  allusion  ici  ni  h  la  Suisse  ni  à  l'Italie  dont  l'unité  est  réalisée, 
mais  à  lAllemagne  et  à  r.Xutriche-IIongrie,  où  la  dictature  prus- 
sienne et  le  centralisme  germanique  ou  magyar  déchaînent  de  ter- 
i-ibles    litiges   ethniques. 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  asS 

Au  congrès  de  Munich  a  surgi  subitement  le  problème  polonais  que 
le  Landtag-  de  Berlin  et  Guillaume  Jl  pr<-lendeut  trancher  à  coups 
de  billets  de  banque  el.  a  défaut,  par  la  violence.  11  parait  que  les  socia- 
listes de  Posen  ont  subordonné  leurs  revendications  de  classe  à  leurs 
aspirations  nationales  et  refusé  de  valider  les  candidats  présentés  par  le 
comité  directeur.  Manifestement,  les  délégués  du  prolétariat  allemand 
n'ont  pas  voulu  user  de  mauvais  procédés  à  leur  égard,  et  ils  se  sont 
bornés  à  les  rappeler  à  l'ordre  en  s  assotiant  à  leurs  protestations  contre 
la  [Kjlifique  prussienne. 

Le  Congrès  autrichien,  où  ne  siègent  que  les  Autrichiens  de  langue 
germanique  —  il  y  a  en  Transleithanie  un  congrès  magyar  — et  en  Cis- 
leithanie  un  autre  congrès,  tchèque)  s'est  prononcé  pour  la  séparation 
totale  de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie.  Cette  décision  vaut  d'être  rappro- 
chée de  telle  du  Congrès  de  Munich.  Elle  atteste  la  conception  très 
haute  que  les  socialistes,  même  dans  les  pays  où  les  querelles  de  races 
et  de  langues  sont  séculaires  et  exaspérées,  conservent  des  droits  des 
divers  éléments  ethniques.  A  ceux  qui  accusent  le  prolétariat  de  vouloir 
forcer  la  nature,  passer  sur  1  humanité  un  rouleau  écrasant,  froisser 
toutes  les  traditions,  même  légitimes,  aucune  réponse  plus  catégorique 
ne  pouvait  être  adressée.  Peu  importe  au  socialisme  qu'un  même  idiome 
ne  s  impose  pas  soudain  à  tous  les  hommes,  pourvu  qu'ils  puissent  se 
développer  librement,  dans  la  justice  sociale,  avec  un  égal  respect  de 
leurs  personnalités.  Et  dans  une  large  mesure,  les  résolutions  des 
Autrichiens  et  des  Allemands  hxent  le  caractère  de  l'organisme  inter- 
national que  la  classe  ouvrière  entend  installer  à  la  place  et  au-dessus 
des  Etats  armés  jusqu  aux  dents  de  l'étape  historique  actuelle, 

Paul   Louis 

Les  Querelles  de  robins.  —  Les  dernier  incidents  de  Palais  à 
Paris  et  à  rsimes,  le  récent  jugement  du  tribunal  correctionnel  de  la 
Seine  ont  ému  lopinion,  mais  il  ne  semble  pas  qu'on  ait  donné  à  ces 
faits  leur  signification  juridique  et  sociale  ;  ils  sont  restés  des  faits- 
divers.  L'ignorance  est  aussi  grande  que  naguère  sur  les  prérogatives 
des  avocats. 

Des  incidents  analogues  se  sont  déjà  produits  autrefois. On  peut  même 
remonter  plus  haut  que  la  querelle  que  chercha  il  y  a  quelques  années 
M.  de  Fels  à  un  ancien  président  du  Conseil  à  la  suite  d'une  plaidoirie 
dans  une  allaire  Lebaudy. 

11  y  aurait  à  citer  des  incartades  de  paroles  plus  anciennes  et 
peut-être  plus  curieuses  qui  ont  motivé  des  jugements:  l'un  d"eux,tout 
au  moins,  ne  manque  pas  de  la  j)énétrante  saveur  provinciale. 

Dans  une  ville  quelconque  de  Normandie,  un  monsieur  refusa  un 
jour  en  plein  oftice  de  payer  le  prix  de  sa  chaise  à  la  préposée  de 
M.  le  curé,  sous  prétexte  que  celle-ci  manquait  trop  de  tenue  morale 
pour  qii  un  honnête  homme  piU  entrer  en  rapports  commerciaux  avec 
l'Ile.  Ce   grincheux  fut  assigné  devant  le  tribunal  correctionnel  de  la 


■ijl^  T. A    REVUE    BLANCHE 

ville  piiur  tapag-e  et  scandale  dans  un  cdiliee  public  consacré  au  mile, 
(^ela  se  passait  en  l'année  i835. 

Bien  entendu,  l'avocat  défendit  son  trop  délicat  client  en  lappelant  et 
en  spécitiant  les  griefs  adressés  à  la  loueuse  de  cJiaises  :  il  lui  reprocha 
d'être  une  mendiante,  d'avoir  eu  des  enfants  naturels,  etc.  La  malheu- 
reuse femme  intervint  postérieurement  par  une  instance  spéciale. comme 
oétait  son  droit,  et  le  tribunal  accueillit  sa  plainte.  11  donna  tort  à 
l'avocat  trop  zélé.  LalTaire  viiil  en  appela  Koiien,  et  larrét  donna  rai- 
son, encore  une  fois,  à  la  loueuse  en  des  termes  sur  lesquels  j  ap- 
pelle l'attention  :  ils  sont  littéraires  à  l'excès  et  n'eussent  sans  doute 
pas  déplu  au  bourgeois  rouennais  qui  écrivit  Bou\'(ird  cl  Pécuchet: 

...(^)u"il  paraîtra  toutefois  étonnant  qu'un  avocat,  qui  doit  élrr  cl  honinie 
de  bien  et  homme  éclairé,  \'ir  probus.  r//c('«(/i  y;»er//«s,  ait  agi  aussi  incon- 
sidérément, en  n'exifîeant  pas  la  preuve  de  laits  aussi  laxatifs;  que  ces  laits 
étaient  entièrement  étrangers  à  la  cause... 

Considérant  que.  s'il  est  vrai  que  l'avocat  doit  avoir  une  certaine  latitude... 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  aussi  qu'il  doit  se  renfermer  dans  les  moyens  de 
sa  cause,  et  i/u'H  doit  se  dire,  a\'ec  le  vénérable  auteur  du  Répcrloirc  de  la 
Jurisprudence.  «  que  rien  n'est  plus  contraire  à  la  dignité  du  barreau  fjiie 
les  e/forts  continus  que  l'on  /'ail  soinent,dans  certaines  causes,  pour  é^ai/er 
lin  auditoire,  parce  que  les  ris  sont  pour  le  peuple  et  le  mépris  pour  l'avo- 
cat. » 

L'honneur  de  la  loueuse  ne  pouvait  être  plus  doctement  xeAgé. 

Dans  une  autre  alTaire,  l'avocat  fut  moins  tenace  et  reconnut  galam- 
ment son  erreur:  si  je  ne  me  trompe,  il  s'agit  de  ]M=  Sénart,  un  des 
maîtres  de  l'ancien  barreau  parisien.  A  la  dillérence  dé  style  des  consi- 
dérants, on  remarquera  la  dillérence  de  culture  qui  sépare  une  cour 
souveraine  de  iS.V)  d  une  autre  cour  souveraine  de  iS-n.  Il  riy  a  ])lus 
de  citations  latines. 

Sur  l'incident  élevé  paj'  l'inlervenlion  de  L...  :  —  Cionsiderant  que  l'avo- 
cat de  la  Société  M...  avait  rencontré  parmi  les  faits  de  la  cause  un  marché 
L...  qu'il  avait  à  discuter,  de  même  que  tous  les  autres  marchés  de  la  (Com- 
pagnie immobilière  à  Marseille,  au  point  de  vue  de  la  gestion  fautive  et  de 
la  responsabilité  des  administrateurs  :  —  que,  dans  la  précipitation  de  son 
étude  du  procès  faite  en  (juelipies  jours,  appelé  (|u'il  était  au  dernier  mo- 
ment des  plaidoiries  à  suppléer  un  confrère  empêché,  il  n'avait  pu  contrô- 
ler les  notes  de  son  dossier  relatives  au  marché  L...  :  que,  fromp»-  par  ces 
notes,  ou  londuit  à  (pu-lqucs  méprises,  il  avait  avancé  des  faits  dont  L..., 
intervenant,  avait  eu,  pourle  soin  de  son  honneur,  légitimement  à  s'émou- 
voir: considérant  que,  sur  la  réclamation  de  L....  I  avoi  at  de  la  Société  .M... 
s'est  loyalement  empi-essé,  dans  une  plaidoirie  en  réplique,  de  rétracter  les 
imputations  «prune  erreur  invohjntaire  lui  avait  fait  connaître...  (Dalloz. 1870, 
•2.  p.  12H.) 

On  ne  s  étonnera  ])eul-èlre  pas  que  la  verve  du  j)résident  du  tribunal 
de  Château-Thierry  se  soit  e.vercée  également  sur  ce  sujet. 

Un  villageois  prétendit,  un  jour,  que  la  commune  de  sa  résidence 
élargissait  un  chemin  aux  dépens  d'un  de  ses  biens  :  il  intenta    une  ac- 


NOTES    POLITIQUES   ET   SOCIALES  223 

tion  possessoire  devant  le  juge  de  paix,  il  écrivit  plusieurs  fois  au  préfet 
de  1  Aisne. L'une  de  ces  lettres  eut  un  caraclèro  nettement  diffamatoire  : 

Allendu  que  cette  lettre  au  préfet  est  une  pièce  publique...,  (pu",  par  son 
caractère  odiciel,  elle  a  passé  par  les  mains  des  innombrables  fonction- 
naires intermédiaires  qui  pulbdent  dans  toute  administration;  etc. 

Au  cours  desdébalsdevantM.Magnaud  et  ses  assesseurs, lepropriétaire 
irascible  et  son  avocat  se  laissèrent  aller  à  certaines  intempérances  de 
langage,  l'allés  inspirèrent  au  tribunal  les  considérants  suivants: 

Attendu  que.  pour  soutenir  sa  prétention.  A...,  mettant  à  profit  la  grande 
publicité  d'un  débat  judiciaire  a,  non  seulement  élevé  des  doutes  sur  la  pro- 
bité administrative  de  X...,  mais  lui  a  encore  adressé,  à  l'audience,  au  cours 
de  son  exposé,  de  blcimables  épithètes,  notamment  :  «  hypocrite,  sournois, 
être  malfaisant  et  nuisible  »,  n'ouvrant  la  bouche  (ô  ironie!)  que  poui-  in- 
jurier... 

Que  de  pareilles  violences  delang-agv  se  rattachaient,  il  est  vrai,àdes  faits 
d  administration  muiùcipale... 

Qu'il  n'y  a  jamais  nécessité  à  ce  qu'un  témoin,  ou  même  un  prévenu,  soit 
outrageusement  malmené  à  l'audience  et  qu'il  est  contraire  au  bon  renom  et 
à  la  dignité  de  la  justice  de  le  tolérer,  alors  qu'il  est  si  facile,  au  cas  où  la 
moralité  de  l'un  ou  de  l'autre  serait  douteuse,  de  le  faire  ressortir  en  termes 
pondérés; 

Qu'évidemment  celte  théorie  paraîtra  bien  surprenante  et  très  primitive  à 
ceux  qui  ont  pris  l'habitude  de  transformer  le  prétoire  en  une  succursale  de 
ces  feuilles  publiques  dont  l'injure,  la  dilfamation  et  le  scandale  constituent 
les  principaux  arguments,  mais  qu'il  y  a  lieu  cependant  d'espérer  qu'on  ap- 
préciera avec  indulgence  la  naïveté  d'une  petite  juridiction  de  province  qui 
aime  mieux  laisser  la  responsabilité  de  pareilles  mœurs  judiciaires  à  des  tri- 
bunaux de  plus  haute  envergure,  etc. 

Br^^f.  X...est  puni  moins  sévèrement,  bénéficiant  ainsi,  par  un  de  ces 
jeux  d'ironie  qu'a  souligné  M.  le  Président,  des  injures  que  lui  avait 
immodérément  adressées  son  violent  adversaire. 

C'est  aux  juges  qu'est  réservée  la  haute  police  de  l'audience;  c'est  à 
eux  de  décider  si  l'avocat  dépasse  les  limites  de  la  bienséance,  s'il  plaide 
à  coté  de  la  cause,  s'il  est  courtois  et  de  bonne  foi.  Ils  peuvent  lui 
adresser  une  admonestation,  une  injonction,  et,  si  la  réprimande  est 
insuflisante.  ils  peuvent  même  prononcer  la  peine  très  grave  de  la  sus- 
pension. 

Sous  celle  seule  réserve,  lavocal  a  le  droit  de  tout  dire  —  et  il  use  de 
son  droit.  D'après  la  doctrine  et  la  jurisprudence,  il  ne  pourrait  être 
condamné  pour  diffamation  que  dans  le  cas  où  il  articulerait  des  faits 
évidemment  étrangers  à  l'affaire.  C'est  vague.  Il  n'est  mémo  point 
responsable  des  inexactitudes  que  son  client  lui  a  fait  dire.  «  En  consé- 
quence, est-il  écrit  au  Dalloz,  qui  est  la  loi  et  les  prophètes  des  praticiens, 
il  ne  peut  sous  le  prétexte  que  les  faits  plaides  ou  publiés  avec  l'agré- 
ment du  client  seraient  évidemment  faux  et  calomnieux,  être  tenu  d'une 
réparation  personnelle  envers  la  partie  qui  se  dit  calomniée  .» 

15 


226  LA   REVUE    BLANCHE 

Mais  il  est  vrai  (|uo  l'iinportanl  reiiieil  a  le  soin  d'ajouter  avec  une 
Imiablo  prudence,    dont  certains   termes  sont  démodés  aujourd'hui. 

Le  devoir  de  l'avocat  ne  consiste  pas  seulement  à  respecter,  dans  ses 
paroles  ou  dans  ses  écrits,  la  charte,  les  lois  du  royaume  et  les  autorités 
établies...  c'est  encore  un  devoir  pour  lui  de  se  garder  avec  soin  de  l'injure 
et  de  la  diffamation  vis-à-vis  de  la  partie  adverse. 

Les  tribunaux  se  sont  ai'rog-és  depuis  longtemps  un  rôle  de  censeurs 
romains  dans  notre  société  contemporaine:  dans  beaucoup  de  jugemenls 
ou  d'arrêts,  le  juge  ou  le  conseiller  émettent  leur  avis  sur  la  moralité  des 
justiciables,  en  dehors  des  textes;  ils  les  blâment  ou  les  louent, 
expriment  souvent  le  regret  soit  de  ne  pouvoir  tes  punir,  soit  de  ne 
pouvoir  les  récompenser. 

Ce  rôle,  ils  se  latlribuent  particulièrement  à  l'égard  de  l'ordre  des 
avocats  :  celui-ci  est  de  plus  en  plus  sous  la  dépendance  de  leur  autorité. 

L'antienne  Cour  de  Cassation,  sous  rinlluence  du  procureur  général 
Dupin,  considérait  que  l'Ordre  est  maître  de  son  tableau  et  que  le  con- 
seil de  discipline  est  omnipotent  en  ce  qui  concerne  l'inscription  ou  la 
radiation  au  tableau. 

La  jurisprudence  contemporaine  est  de  plus  en  plus  contraire  à  celte 
manière  de  voir.  Les  derniers  arrêts  "  affirment,  au  profit  de  lautorile 
jiniiciaire,  le  contrôle  le  plus  complet  sur  les  décisions  port  jnt  refus 
d'inscription  ou  radiations  ».  (Cf.  Sirey,  1901-2-109.) 

En  permettant  aux  parties  de  forcer  le  tribunal  en  cas  d'inaction 
de  sa  part,  à  censurer  un  avocatlropverveux.  la  loi  n'a  donné  cette  auto- 
risation que  dans  les  conditions  les*^  plus  avantageuses  à  l'autorité  des 
tribunaux. 

Une  procédure  inexorable  enserre  la  plainte  de  la  partie  ;  et  c'est  à  la 
condition  de  l'avoir  respectée  que  les  législateurs  donnent  carrière  à  la 
colère  des  plaideurs  malmenés.  Il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  matière  à 
réforme,  si  l'on  songe  que  les  incidents  sont  peu  fréquents  au  Palais  : 
les  [)arties  laissent  toute  liberté  à  leurs  avocats  ;  le  tribunal  n'intervient 
que  très  rarement. 

Les  magistrats  s'appliquent  d'ailleurs  à  eux-mêmes  la  censure  avec 
la  même  mansuétude.  L'espèce  indiquée  ci-après  exprime  la  doctrine 
«■onrante. 

Se  fondant  sur  l'article  I1  de  la  loi  du  29  juillet  lî^S*),  un  sieur  \.... 
demanda  au  tribunal  de  simple  police  d'Albi  de  lui  donner  acte  de 
paroles  outrageantes  prononcées  contre  lui.  au  cours  de  son  récjuisi- 
toire.  par  leministère  public,  dans  iallaire  d  une  lille  .\,  ptuirsuivie  poui' 
prostitution.  La  Cour  de  Cassation  considéra  que  larl.  '1 1  ne  visait  que 
les  personnes  privées  et  non  le  ministère  pubb\".  estimant  : 

...  ()iic  ces  nia^fisirats  (ministère  public)  ont  le  droit,  sous  le  contrôle  des 
autorités  sous  la  surveillance  desquelles  ils  se  trouvent  placés,  de  dire  ou 
d'i'i-rirc  tout  ce  que,  dans  leur  conscience,  ils  (•sliment  être  nécessaire  à 
l'accomplissement  de  la  mission  dont  ils  sont  charf,a'S. (Sirey,  1-1901.  20'»). 

Le  Président  de  Montesquieu,  qui  oubliait  volontiers  avoir  écrit  les 


NOTES    POLITIQUES    ET    SOCIALES  -l'ir 

Lettres  persanes,  adressait  ces  exhortations  aux  avocats  dans  le  dis- 
cours de  rentrée  du  Parlement  de  Bordeaux  en  ij^/i  : 

Avocats,  vous  avez  du  zèle  pour  vos  parties  et  nous  le  louons  ;  mais  ci; 
zèle  devient  (.riminel  loisqu'il  vous  fait  oublier  ce  que  vous  devex  à  vos 
adversaires...  Apprenez  de  nous  cette  maxime,  et  souveiiez-vous-on  toujours  : 
ne  dites  jamais  la  vérité  aux  dépens  de  votre  vertu... 

Sous  la  forme  pompeuse  qui  sied  à  un  président  à  mortier  se  cache 
une  opinion- assez  ironique,  que  je  signale  au  vidiément  adversaire  de 
l'Ordre,  Jean  Ajalbert  :  ce  n'est  que  par  excès  de  vertu  que  la  vérité 
soulTre  parfois  au  I^alais. 

Maxime  Lekoy 

GAZETTE  D'ART 

L'Exposition  de  Dusseldorf. — Faire  tenir  le  Rhin  dans  un 
verre  n'est  pas,  pour  un  poète,  une  besogne  difficile,  mais  dévier  son 
cours  de  cent  mètres  sur  une  longueur  de  quatre  kilomètres  doit  être, 
pour  un  ingénieur,  un  travail  plus  ardu.  C'est  pourtant  ce  que  Dussel- 
dorf a  fait.  Il  lui  manquait  des  emplacements  pour  son  exposition  ac- 
tuelle :  elle  a  réveillé  le  fleuve,  l'a  chassé  de  son  lit  et  y  a  bâti  des  palais. 
L'entreprise  n'est  pas  banale,  et  une  telle  audace  méritait  d'être  récom- 
pensée. Le  vieux  Rhin  eût  bien  agi  si,  voyant  sur  les  terres  à  lui  arra- 
chées, s'élever  des  architectures  odieuses,  il  eût,  d'un  beau  mouvement, 
reconquis  son  bien  et  submergé  la  laideur  d'hier  bâtie.  Mais,  en  la  cir 
constance,  personne  ne  lui  eût  donné  raison  :  l'Exposition  est  foi't  belle, 
variée,  riche,  expressive  de  la  robuste  vitalité  de  ce  centre  allemand  <»ii 
l'industrie  double  actuellement  les  villes  en  dix  ans  et  où  les  arts  pros- 
pèrent à  la  faveur  d'une  sorte  d'émulation  qui  fouette  tout  le  monde. 

Dusseldorf  est  une  de  ces  villes  belliqueuses  qui  s'énervent  à  voir 
les  artistes  de  Munich  représenter,  au  premier  rang,  l'idée  du  progrès, 
de  la  vie  et  de  la  santé,  dans  les  arts  allemands.  Ces  ardentes  sou^- 
Athènes  réussiront-elles  à  supplanter  leur  de\ancière  bavaroise  ?  Du 
moins,  le  spectateur  impassible  ne  peut  que  .se  réjouir  d'une  joute  dont 
la  beauté  est  le  prix  et  qu'encourager  Dusseldorf,  et  avec  elle  Dresde, 
Francfort,  Karlsruhe,  etc.,  à  prolonger  un  combat  où  chaque  coup 
l^orté  fortifie  bien  plus  qu'il  ne  blesse, 

A  Dusseldorf,  une  bonne  étoile  brille  sur  le  groupe  des  trois  cejds 
artistes  qui  y  vivent.  C'est  une  étoile  d'or  qui  très  souvent  détache  quel- 
que aérolithe,  aussitôt  ramassé.  En  effet,  très  nomi)reux,  les  industriels 
d'alentour  jouent  volontiers  les  Mécènes,  et  comme  ils  sont  million- 
nan-es,  et  comme  ils  se  font  des  galeries,  les  peintres  et  les  sculpteurs 
tra\  aillent  toujours  avec  une  souriante  confiance.  \'oilà  un  pays  recom 
mandable  !  Outre  cela,  les  municipalités  ne  veulent  pas  être  en  reste 
avec  les  particuliers.  Crefeld,  Barmen,  Elberfeld,  toutes  villes  où  les 
fumées  usinières  gâtent  le  joli  ciel  presque  hollandais  déjà,  ont  leui- 
musée.  A  Hagen,  petite  cité  voisine  de  Dusseldorf,  on  voit  mieux  :  un 
industriel  a  bâti,  meublé  et  offert  à  la  ville  un  musée  que,  de  ses  proprés 
deniers,  il  enrichit  de  tout  ce  que  l'art  moderne  compte,  en  Allemagne 


o 


2'j.H  t.A    REVUE   BLANCHE 

ot  ailleuis,  de  plus  audacieux,  de  plus  avancé.  C'est  le  musée  d'avanl- 
Ltardc. 

Dusseldorf  fait, celle  année, sa  première  grande  exposition  des  Beaux- 
Arts.  En  des  salles  innombrables,  quatre-vingts  ans  de  peinture  se  trou- 
vent réunis.  Si  Schirmer  et  Lessing  (histoire  et  paysage)  ne  sont  pas 
là.  au  moins,  rencontre-t-on  les  deux  Achenbach  (Andréas  et  Oswald), 
romantiques  et  aimables  arrangeurs  d'une  nature  toujours  composée 
à  la  manière  d'un  décor  souriant.  Par  contraste,  c'est  le  réaliste  Diickcr, 
qui  point  rudement  la  nature  âpre  des  grèves  rocheuses,  von  Boch- 
mann,  qu'intéressent  les  paysans,  leurs  chevaux  et  leurs  cours  de  fer- 
me, tous  les  élèves  de  Dûckcr,  soit  Hans  Herrmann,  Fernberg,  Liese- 
gang,  blond  et  doux,  H.  Hermaims,  Wendling  (panorama  de  Caub), 
Clarenbach,  qui  peint  avec  de  la  neige,  Karl  Becker  (marine),  Macco. 
Les  peintres  d'histoire,  llcthel,  Schadow,  Bandemann,  sont  absents,- et 
c'est  regrettable.  Mais  .Janssen  et  ses  compositions  pour  IMarburg,  pro- 
digieux effort,  est  là,  aux  côtés  du  piétisle  von  Gébhardt,  dont  l'œuvre 
considérable  est  une  sévère  transposition  des  actes  notoires  de  la  vie 
du  Christ,  —  Scheurenberg,  Yolkaidt,  Fellmann  et  Bocholl  (batailles). 
Nûttgens,  Philippi,  le  Boilly  des  petits  bourgeois  d'Allemagne,  Knaus, 
\'autier,  Fagerlin,  Fnnck  qui  défendent  courageusement  celte  pein- 
ture de  cfenre,  celle  manirn»  d(>  fait  diveis  rf  d'anecdote  dont  le  succès 
fut  si  grand  naguère  encore  outre  llhiii.  Les  [jortraitistes  SchuLider-Di- 
dam,*Waller  Petersen,  Boninger,  les  paysagistes  Fritz  von  Wille,  Lins, 
Mûhlig,  Bergmann,  Ilcnke  et  leurs  animaux,  Claus  Meyer,  que  les 
Xoces  de  Cana  de  Gérard  l>a\  id  font  rêver,  Fritz  Rocbcr,  (}ui  allégorise, 
en  de  vastes  caissons,  la  métalluigie.  l'agi-ieullui-e  et  autres  thèmes 
connus,  dans  la  cou))ole  centrale  du  grand  i>alais  de  l'industrie,  enfin, 
ce  probe  et  bel  artiste  qu'est  Eugène  Kampf,  peintre  de  la  Flandre,  du 
Bas  Rhin  et  de  l'Eifel,  paysagiste  des  fins  de  journées  grises,  au  seuil 
des  villages  silencieux. 

Au  total,  un  effort  énorme,  un  courage  bien  décidé  à  ne  pas  faiblii", 
le  pai'ti  bien  net  de  (h'\eiiir.  demain,  un  (hjs  ]ireiiiiei's  centres  de  l'Allo- 
magnc  artiste. 

Si,  chez  nous,  l'institution  du  Salon  aiuiuel  cbl  dcxenue  presque  né- 
faste, il  n'en  est  pas  de  môme  à  Dusseldorf,  On  y  est  uans  une  pério(h' 
i\r,  lionne  fièvre  :  (ju'on  en  jinililr.  ( Jn'un  h'Ik'siIc  pas  a  nii\rir  un  Salon 
à  cliaque  mois  de  mai,  (hins  l'axenii .  II  ne  fani  |.as  onlili(M'  que  les  Se- 
erssionnistes  berlinois,  nnuiiehois  ri  antres  ni-  font  pas  autrement. 
Espacer  flavantage  ces  groupements  de  la  production  artistique  locale, 
serait  ralentir,  et  peut-être  même  arrêter  un  niou\eiuenl  dont  l'élan  a 
élé  si  heureusement  donné. 

Pascal  Forthuny 

RESTES 

L'Obéissance  active.  —  Toute  personne  ayant  lant  soit  peu  fré- 

(juente  aux  maisons  publiques  revêtue,  afin  de  s'en  favoriser  le  coût,  de 

'habit  simple  encore  que  vf)yanl  de  celui  qui  ne  per(;oit  par  jour  qu'un 


GESTES  229 

«  sold  »  'soliduni,  comme  on  sait),  du  soldat  on  un  mol,  puisqu'il  faut 
l'appeler  par  son  nom  :  toute  personne  satisfaisant  à  ces  conditions 
bénignes  serait  malvenue  à  ignorer  qu'en  ces  demeures  closes  les  habi- 
tantes ont  coutume  d'exalter  par  un  procédé  peu  exténuant  n'étant  que 
verbal,  mais  infaillible,  les  charmes  physiques  du  client  enles  affirmant 
comparables  trait  pour  trait  à  une  seconde  espèce  de  charmes  supé- 
rieure, étant  ceux  du  supérieur  hiérarchique,  l'officier.  C'est  un  antique 
préjugé  que  l'idéal  hiérarchique  se  trouve  quelque  part  vers  le  zénith. 
De  même,  en  matière  de  vèlure,  il  est  patent  qu'il  existe  deux  draps,  le 
drap  de  troupe  et  le  drap  d'officier.  A  notre  stupéfaction  jamais  épuisée, 
nous  n'avons  pu  démêler  encore  à  laquelle  de  ces  deux  catégories  appar- 
tient cette  sorte  de  drap  animal  cataloguée  en  un  rayon  spécial  du  pre- 
mier étage  des  magasins  du  Bon  Marché  et  selon  l'orthographe  que  nous 
reproduisons  coni'orme  :  Draps  —  Peaux.  Nous  avons  conjecturé  qu'il 
s'agissait  de  l'épiderme  de  quelque  peuplade  sauvage,  pauvre  mais 
guerrière  et  forcée  de  parader  nue,  laquelle  s'efforce  ingénieusement 
de  suppléer  audit  épiderme  clairsemé  à  la  suite  de  scalps  ou  autres 
pelades  occasionnées  par  le  contact  ferrugineux  d'autrui,  au  moyen  de 
quelque  subterfuge,  ainsi  que  l'on  se  pare  de  dents  fallacieuses  ou  de 
cheveux  dérobés  le  plus  souvent  au  ver  à  soie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  appert  que  l'officier  et  le  soldat  sont  des  spéci- 
mens anatomiques  hétérogènes,  sinon  hétéroclites.  Pécuniairement 
parlant,  on  constate  une  notable  différence  dans  l'acquisition,  chez  un 
taxidermiste,  d'un  individu  bien  intact  de  l'une  ou  l'autre  variété,  au 
dire  unanime  des  collectionneurs.  Cet  écart  peut  s'étendre,  par  verse- 
ments quotidiens,  ainsi  qu'en  fait  foi  le  budget  de  la  guerre,  d'un  sou 
à  un  nombre  moins  ou  plus  exorbitant  de  francs.  Leur  geste  vital  étant 
l'obéissance,  il  est  aisé  de  conclure  qu'il  doive  y  avoir  deux  sortes 
d'obéissance  comme  il  y  a  deux  sortes  de  sodomie,  ainsi  qu'on  l'observe 
chez  les  hannetons  :  —  active  et  passive. 

Cette  dernière  «  fait  la  force  principale  des  armées  «.  On  doit  enten- 
dre :  les  statisticiens  et  aliénistes  dénombrent  davantage  d'obéissants 
passifs.  L'état  actuel  de  la  thérapeutique  ne  permet  pas  d'affirmer  que 
cette  curieuse  affection  soit  de  sitôt  curable. 

Nous  en  avons  assez  dit  pour  éclairer  la  religion  des  chroniqueurs 
affolés  —  sans  en  excepter  un  seul  —  par  l'affaire  du  lieutenant-colonel 
Gaudin  de  Saint-Rémy.  Leur  conclusion  ou  confusion  presque  univer- 
selle fut  :  désormais  tout  soldat  a  le  droit  de  n'obtempérer  point  incon- 
tinent, ni  même  point  du  tout,  aux  ordres  supérieurs  ;  tout  au  moins  de 
prendre  le  loisir  d'une  réfiexion  mûre,  le  temps  de  consulter  sa  cons- 
cience. D'autres  ajoutent  :  si  un  militaire  professionnel,  un  officier  de 
carrière,  ou.  pour  tout  dire,  dans  le  sens  immaculé  du  mot,  un  «  incivil  » 
désobéit  à  certains  ordres  qui  ne  lui  agréent  point,  à  plus  forte  raison  le 
soldat  involontaire,  extirpé  du  civil,  peut  refuser  de  faire  feu  sur  ses 
camarades  grévistes,  etc.. 

Avaat  tout,  admirons  cette  candeur,  semblable  à  celle  du  lys,  qui  est 
le  centre  du  drapeau  français.   En  second  lieu,  répondons   :  le  simple 


•2  io  LA    REVUE    BLANCHE 

sdidal  MAibéit  (ju'ii  mit'  conscience  de  civil,  ce  (jni  est  absurde,  le  mili- 
taire qu'il  est  devenu  le  décivilisant.  Mais  Tofficier  supérieur  qui 
obéit  à  sa  conscience  obéit  à  qnelfiue  cbose  de  supérieur  —  et  d'officier: 
il  obéit  donc  à  un  oriicier  supi'rieur...  De  plus,  désobt'ùssant  à  un  ordre, 
clioisi  entre  tous,  il  affirme,  par  ce  choix,  qu'un  seul  ordre  entre  ces 
Ions  ne  le  rt'jouit  pas  de  tous  points,  et  qu'il  s'empresse  à  l'exécution 
du  bloc  des  autres  avec  une  trépidation  jubilatoire. 

Si  d'aucuns  disent  :  «.  Deux  poids  et  deux  mesures  »,  nous  observe- 
rons :  ce  lieutenant-colonel  était  bien  surchargé  de  cm^  mesures....  ou 
galons.  Et  s'il  eût  été  général...  les  étoiles,  alors,  ça  se  perd  plus  haut 
que  les  nuages. 

Rappelons  incidemment,  sans  faire  allusion  à  Y  Affaire,  le  code  mili- 
taire, supérieurement  résumé  par  le  nègre  Hiassou  dans  Bug-Jargal.: 
'  In  cxitii  Israël  de  /Egi/pto.  »  Traduction  «  officierle  »  :  «  In  e.iitu, 
tout  soldat  :  —  Israël,  qui  ne  sait  pas  le  latin  ;  —  de  ^Eoijpto,  ne  peut 
être  promu  officier.   '■ 

Les  officiers  parlent  entre  eux  leur  latin,  sorte  de  chilîrocryplo- 
graphie...  Or  le  latin  est  wnc  langue  morte. 

Alfred  J.vnnY 

Lr:s  uvBF.s 

VjywiA-.  \v.\\\\\T.\\v.y  :  Les  Forces  tumultueuses  (Mercure  de  France. 
in-i8dc  i8.S  pp.,  >  fr.  h)  .  —  Nulles  mains  n  étaient  mieux  faites  <|ue 
celles  de  notre  «  très  grand  et  cher  »  Auguste  Rodin  pour  recevoir  le  don 
magnifique  du  dernier  livre  dlMiiile  Verhaeren.  les  Forces  tiimiil- 
t lieuses.  Car  ce  poète  et  ce  statuaire,  l'im  olfrani,  l'autre  acceptant, 
réalisent,  dressés  tout  en  muscles  sur  la  neurasthénie  moderne,  le  puis- 
sant groupe  de  deux  titans  se  passant  un  quartier  de  montagne  pour  en 
édifier  le  monument  d'orgueil  qui  va  éventrer  l'Inconnu. 

l'Emile  Verhaeren  nous  fait  depuis  longtemps  songer  à  quelque  bar- 
bare roux,  têtu  et  pâle  d'énergie,  en  marche  sur  la  grand'route  de  la 
vie,  vers  l'aurore  énorme  des  temps  futurs.  Dans  ces  nouveaux  poèmes, 
il  nous  le  dit  lui-même  : 

Un  méridien  soleil  me  ravage  le  cœur, 
.le  vais  éperdumcnt  du  côté  de  la  joie  ! 

et  le  souci  contemporain  est  en  lui  jusqu'au  paroxysme.  Penché  sur  sa 
Ij'u-he  avec  cette  Apre  conscience  septentrionale  qui  serre  les  dents  et 
ne  SMui'itpas,  il  forge  ses  vers  à  grands  coups  surlenclume  fulgurante 
(fe  son  gi-nie.  C'est  a  peine  si  [)arfois,  à  travers  l'ouragan  de  sa  pensée, 
il  laisse  passer  un  rayon  de  soleil  et  chanter  ces  quelf[ue3  oiseaux 
dori' 

',|iii  .scinlillent  ainsi  que  les  joyaux  sonores 

Car  le  chaos  logique  du  monde  à  venir  est  en  lui,  et  toutes  les  royautés 
pass-es  et  présentes  s'entrechoquent,  —  le  moine,  le  capitaine,  le  tri- 
l»un.  le  banquier,  le  tyran,  les  savants,  les  femmes  —  d  dansent  mons- 
trui'usement  sous  la  fureur  de  son  soufMe.  VA  voici  qu'il  lance  à  la    nior 


LES    LIVRES  2^1 

de  grands  vaisseaux  clairs,  ceux-ci  charo'és  des  bois  et   des  métaux  de 
la  réalité,  ceux-là  symljoliques  et  blancs  comme   des    archanges,  sa- 
chant bien  que  si  «ses  navires  s'en  vont  ainsi  que  des  pensées  «.    cest 
vers  un  but  aussi  certain  que  celui  des  chercheurs  de  mondes. 
Ne  le  déclare-t-il  pas  ? 

Et  nous  croyons  déjà  ce  que  d'autres  sauront  ! 

s"écrie-t-il.  El  tout  son  livre  tient  dans  ce  vers,  avec  ses  clameurs,  ses 
spasmes,  son  espoir,  son  orgueil  et  sa  douleur,  pareil  à  un  formidable 
accouchement,  avec  son  besoin  acharné  de  croire,  de  croire  et  de  croire 
qui  nous  montre,  en  somme,  que  si  hmile  Verhaeren  est  une  grande 
ligure  représentative  de  ce  temps,  il  l'eût  été  aussi  bien  des  passés  qu'il 
abolit,  fût-ce  sous  le  froc  sombre  du  moine, 

Au  temps  des  croix  au  clair  et  des  crosses  debout, 

parce  qu'il  a  en  lui  la  charpente  de  toutes  les  hautes  statures  et  qu'il 
est  aujourd'hui  ce  qu'il  eût  été  hier,  violemment,  magistralement  :  un 
l'.omme. 

R.  ViviEx  :  Cendres  et  Poussières  (A.  Lemerre ,  in-i8  de 
i5to  pp.,  3  fr.  5o).  —  11  y  a  longtemps  déjà  que  l'heure  a  sonné  du  krach 
de  la  passion.  Notre  époque  nerveuse,  intelligente  et  si  dogmatirjue  est 
trop  soucieuse  d'orgueils  nouveaux,  d'extrême  simplicité  ou  de  rêves 
humanitaires,  pour  s'attacher  aux  joies  et  aux  douleurs  d'une  intime  et 
concentrée  luxure.  Même  en  amour,  elle  veut  que  chacun  de  ses  gestes 
se  répercute  sur  l'avenir  :  elle  est  préoccupée  que  chacune  de  ses 
paroles  soit  lourde  d'une  signification  ;  elle  met  un  enseignement  dans 
chacun  de  ses  cris. 

R.  Vivien  sera  peut-être  le  seul  Poète,  parmi  toute  la  jeunesse  pré- 
sente, qui  se  sera  complu  aux  belles  frénésies  et  aux  langueurs  endolo- 
ries d'un  amour  sans  symboles.  Car  voici  que  Cendres  et  Poussières  est 
un  recueil  des  poèmes  d'une  note  et  d'une  forme  presque  nouvelles  à 
force  d'être  lointaines,  puisque,  étant  parnassiens,  ils  sont  aussi,  exclu- 
sivement. 

Pleins  do  baisers  plus  doux  (|ue  le  miel  d'hyacinthes. 

Une  àm.e  artiste,  remplie  de  tristesse  et  d'exaltation,  s  y  réalise 
toute,  sans  arrière-pensée,  dans  un  sanglot  de  plaisir  ou  dans  la  génu- 
llexion  qui  l'abat  humblement  aux  pieds  de  la  bien-aimée.  On  sent  que 
c'est  de  cette  splendide  sincérité  que  palpite  toute  son  existence.  La 
l>(turpre  passion  y  jette  continuellement  son  reflet,  et  chaque  chose  s'en 
revêt  fatalement.  11  n'y  a  pas,  pour  cette  âme,  d'heures  platoniques. 
Pour  elle,  la  vie,  dans  toutes  ses  manifestations,  a  pris  la  forme  dune 
femme.  C'est  ainsi  que  l'automne  devient  celte  bacchante  exaspérée 

D'avoir  bu  l'amertume  etla  liaine  de  vivre 
Dans  le  flot  triomphal  des  vignes  de  l'été, 

et  que  la  merestune  'c  sirène  aux  cheveux  rouges  comme  le  soir  ».    Et 


a'îa  LA    IIKVCE    BLANCHE 

si.  après  que  rinsalial)le  désira  laissé  sur  le  cou  blême  de  l'amante  «  la 
marque  verte  et  sinistre  des  doigts  >'.  une  velléité  momentanée  emporte 
le  put'to  vers  la  mer,  si  tout  son  être  se  révolte  dans  une  clameur  :  — 

Loindes  langueurs  du  li(.  de  l'ombre  et  de  l'alcôve 
J'aspirerai  le  sel  du  vent  et  l'àcrelé 
Des  alp-ues  et  j'irai  vers  In  profondeur  fauve, 
Pâle  de  solitude,  ivre  de  chaslelé  ! 

—  c'est  que  la  chasteté  ne  naît  que  de  la  suprême  tejitalion,  et  que, 
mieux  que  personne,  les  ascètes  des  déserts  ont  dû  sentir  vivre  en  eux 
le  rpptile  inexpugnable  dont  parle  Sapho. 

C'est  pourquoi,  aussi,  le  goût  de  la  mort  demeure  dans  cette  âme. 
quoique  si  payennc,  si  fraternellement  unie  au  rêve  grec,  et  donne  à 
tous  ses  chants  ce  ton  pathétique  et  sombre  qui,  involontairement,  pro- 
fondément, nous  fait  songer  au  sortilège  de  certains  contraltos. 

IlicMii  Driiitox  :  Poèmes  de  Chevreuse  ou  les  Villanelles  à,  la 
Vallée,  Préface  par  Stiiari  Merrill.  ( éditions  de  la  Plume,  in-iS 
de  I  lo  pp.,  3  fr.  .  —  On  ne  saurait  que  répéter  ce  qu'a  dit  Stuart  Merrill 
dans  sa  fraîche  et  charmante  préface,  au  sujet  des  poèmes  de  Henri 
Degron.  Il  nous  le  montre  simple,  ému,  ingénu,  mais  non  purement 
rustique.  «  Il  est  plut(')t  bucolique  »,  dit-il,  «  avec  la  nuance  d'artifice 
(mais  non  d'artilicialitéi  (pie  peut  compoiter  cette  épithèle.  »  Nous 
reconnaissons  la  justesse  de  ctMte  appréciation  dès  que  nous  ouvrons  le 
livre  qui  s  offre  à  nous 

'  Avec  le  don  léger  de  toutes  ses  corolles, 

comme  une  touffe  de  fleurs  des  champs  et  des  bois  un  peu  distraitenuMit 
cueillies.  Les  poèmes  y  sont  signt'S  de  lieux  significatifs  :  «  Sous  forêt  ». 
"  Les  Granges  »,  «  Parc  de  Mauvières  »,  «  Ferme  des  Trois-Che- 
minées...  »,  estampilles  de  la  sincérité.Et  c'est  le  longdecespromenades, 
le  plus  souvent  automnales  et  mélancoliques,  que  le  poète  nous  mène 
vers  les  oiseaux  (jn'ij  célèbre  un  à  un.  vers  les  fleurs  qu'il  distribue  aux 
plus  [belh.'S  comiMc  dans  his  rondes  populaires,  vers  les  étangs  et  les 
(  lairières  où  surgiront  tiges  et  roseaux  dtdicats  sur  lesquels  une  libellule 
se  pose  de  façon,  en  efl'el.  toute  jap<»naise,  de  même  qu'une  branche  y 
barre  la  lune  levée,  ou  qu  une  mtMile  de  blé  y  cache  le  soleil  couchant. 
Toute  l'Ame  du  recueil  est  dans  de  tels  vers,  doux  et  émouvants  : 

',|u'iis  sont  profonds  les  soirs  dans  tes  parcs  recueillis, 
A  l'heure  où  vers  son  berceau  bleu  s'en  va  le  cygne, 
l-^t  dans  les  bois  troublants  et  dans  tes  longs  taillis 
Où  fraterniillerncnt  les  chênes  se  font  signe...  ! 
Quand  sonnent  aux  lointains  les  cloches  de  l'église, 
Et  quand  les  troupeaux  ne  sont  pas  rentrés  encor, 
Qu'ils  sont  beaux,  tes  soirs,  vallon  dont  l'àuie  dort 
Kn  la  majesté  blanche  d'une  lune  exquise!... 

11  faul  donc,  avec  M.  Stuart  Merrill,  souhaiter  au  lecteur  d'ouvrir  «  ce 
pdit  livn-  (ini  t'<<f  (•..mine  rii<rbier  des  prés,  des  champs  et  des  bois  si 


LES   LIVRES  '^33 

peu  connus  de  notre  triste  nostalgie  »,  afin  ({u'eu  le  fermant  il  puisse 
sentir  après  le  poète  «  modeste  et  fier  »  des  Poèmes  de  Chevreuse,  «  le 
désir  de  sourire  et  de  pleurer  bien  simplement,  comme  un  homme  ». 

Lucie  Delarue-Mardrus 

l.iciEN  Brav  :  Du  Beau,  Essai  sur  l' origine  et  l évolution  du  sen- 
timent esthétique  (Alcan,  in-8o  de  29.1  pp.,  5  fr.i.  — -  Kant,  en  sa  Critique 
du  Jugement,  et  Spencer,  en  ses  Essais  s///-  le  Progrès,  s'accordent 
pour  regarder  l'activité  esthétique  comme  une  forme  spéciale  et  com- 
plexe du  Jeu;  et,  depuis  les  Lettres  de  .Schiller  surrKducation  esthétique, 
personne  n"a  su  mieux  résumer  cette  théorie  que  M.  Renouvier,  dans  son 
livre  sur  Victor  Ilugo^  le  Poète.  Guyau,  le  premier, s'avisa  de  combattre 
Kant  et  Spencer,  en  soutenant  que  la  Beauté  devait  avoir  une  relation 
plus  directe  et  plus  profonde  avec  la  Vie.  Nietzsche,  qui  a  lu  Guyau, 
estime  que  la  Beauté  est  avant  tout  «  l'idéal  de  l'espèce  »  ;  M.  Remy  de 
Gourmont  insiste  volontiers  sur  les  rapports  entre  l'art  et  l'émotion 
sexuelle.  C'est  de  là  même  tendance  que  relève  M.  Lucien  Bray;  son 
livre,  très  net  et  plein  d'informations  précieuses,  tire  le  meilleur  parti 
des  recherclies  de  Darwin.  D'où  vier.t  la  beauté  de  la  plante  et  de 
l'animal,  sinon  de  la  sélection  sexuelle?  Un  être  est  beau,  parce  qu'il 
tend  à  se  distinguer  de  ses  semblables  pour  attirer  leur  attention.  Donc 
«  le  plaisir  du  beau  est,  en  principe,  celui  qui  dérive  de  la  perception 
d'une  distinction  d'origine  visuelle  ou  auditive  ».  L'auteur  ne  se  dissimule 
pas  que  nos  idées  actuelles  sur  le  beau  répondent  peu  ou  point  à  cette 
conception  initiale,  mais  il  explif[ue  longuement  cet  écart  par  l'inter- 
vention progressive  d'éléments  étrangers,  parmi  lesquels  il  range  le 
sentiment  du  jeu. 

Tout  le  débat  porte  sur  l'importance  de  ces  éléments.  L'auteur  les 
déclare  secondaires;  j'incline  à  les  croire  essentiels.  Lt  les  deux  thèses 
qu'il  oppose  me  paraissant  complémentaires,  puisqu'aussi  bien  chacune 
explique  un  des  deux  sens  du  mot  Beauté.  Le  plaisir  du  beau  accom- 
pagne nécessairement  la  perception  de  certains  objets  —  telle  est 
l'opinion  du  vulgaire.  Ce  plaisir  résulte  d'une  certaine  forme  d'activité 
mentale,  qui  peut  s'appliquer  à  tous  les  objets  et  que  certains  objets 
simplement  favorisent  — telle  est  plutôt  l'opinion  des  artistes.  L'une  et 
l'autre  affirmation  renferme  une  part  de  vérité.  Or,  la  seconde  ne  se  tire 
point  de  la  première,  et  pourtant,  il  faut  passer  de  la  première  à  la 
seconde,  dès  qu'on  veut  se  faire  de  la  Beauté  une  notion  propre  et 
spécifique,  et  ne  plus  risquer  de  la  confondre  avec  les  idées  voisines 
d'agrément  et  d'utilité.  M.  Bray  juge  absurde  cette  supposition  «  que  le 
sentiment  et  l'idée  de  la  beauté  n'auraient  point  la  môme  origine  que  la 
beauté  elle-même  ».  Mais  d'abord  l'exemple  des  ciels  et  des  cristaux 
montre  assez  que  mainte  distinction  est  évidemment  belle,  qui  ne 
s  adresse  point  au  sens  génésique.  Et  le  plaisir  même  que  procure  la 
forme  humaine  ne  devient  proprement  esthétique  que  si  la  perception, 
au  lieu  de  provoquer  directement  l'acte  sexuel,  devient  objet  d'attention 
pour  elle-même.   Cette  attention   détournée   de  l'acte  et  dirigée  vers 


2H.',  I,A    HEVUE    BLANCHE 

lapparence,  est  la  vraie  cause  et  la  vraie  origine  du  plaisir  esthétique; 
les  distinctions,  sexuelles  ou  autres,  n'en  sont  rien  de  plus  que  l'occasion. 
Pour  M.  Bray.  la  théorie  du  Jeu  est  «un  système  qui  prétend  éliminer 
du  beau  et  de  l'art  nos  émotions  les  plus  intimes  et  les  plus  profondes  ». 
Otte  accusation  repose  sur  une  méprise  naturelle,  mais  dès  lon<itcmps 
dénoncée.  Que  toutes  les  émotions  puissent  concourir  au  plaisir  esthé- 
tique, c'est  un  lait  que  nulle  théorie  n'oserait  nier.  Mais  c'est  un  fait  aussi 
qu'à  toutes  les  émotions  une  même  transformation  s'impose,  et  qu'elles 
ne  deviennent  esthétiques  qu'en  devenant  désintéressées.  Cela  ne  veut 
point  dire  quelles  doivent  se  détacher  de  l'organisme,  —  car  alors  elles 
cesseraient  d'exister;  — ni  passer  à  l'état  de  purs  épiphénomènes,  sans 
iniluence  sur  le  mouvement  vital.  Mais  elles  doivent  pour  un  temps  fixer 
l'esprit,  le  satisfaire,  le  distraire  de  tout  but  prochain.  Elles  n'entraînent 
aucun  acte  immédiat;  et  pourtant  ne  cessent  point  d'être  des  forces  et  dos 
causes,  puisque,  de  façon  indirecte,  elles  préparent  les  actes  futurs  en 
modiliant  l'être  effectif.  Proclamer  que  l'art  est  un  jeu,  ce  n'est  donc 
point  le  taxer  de  futilité  ou  le  mettre  à  part  de  la  vie;  c'est  le  situer  dans 
la  vie  à  la  place  qui  lui  convient.  Faul-il  répéter  le  mot  de  Schiller  : 
«  L'homme  n'est  complet  que  là  où  il  joue  »  '? 

L.  Dt  (;.vs  :  Psychologie  du  Rire  (Alcan,  in-i8  de  178  pp.,  2  fr.  5o  . 

—  M.  Bergson  avait  proposé  l'an  dernier  une  nouvelle  explication  du 
Rire.  Le  dessein  de  INL  Dugas  est  plus  modeste.  Il  utilise,  i  litre  de 
documents,  les  diverses  théories,  dont  chacune  renferme  une  part  de 
vérité.  Il  les  corrige,  les  complète  les  unes  par  les  autres,  et  les  unit 
enfin  sous  une  même  idée,  qui  me  paraît  fort  juste.  Il  faut  poser  d'abord 
qu'entre  le  rire,  phénomène  physiologique,  et  le  comique,  phénomène 
de  conscience,  le  rapport  nécessairement  demeure  obscur  ;  on  ne  peut 
qu'inventer  des  variantes  à  la  thèse  de  Spencer  :  que  le  rire  est  «  la  mise 
en  liberté  d'un  excès  de  force  nerveuse  »,  se  rapproche  en  cela  du  rictus 
et  se  distingue  du  sourire.  Par  analogie  du  moral  au  physique,  le  comi- 
que doit  consister  en  une  sorte  de  détenlc  psychologique.  Les  occasions 
en  seront  multiples  ;  on  a  tour  à  tour  signalé  :  la  contradiction  évidente 
ou  l'imprévu  des  idées,  —  le  contraste  entre  une  attente  s(''rieuse  et  le 
fait  insigiiiliaut  (juilasuit. —  leseulinu'ut  de  ntilr(.' supériorité  sur  autrui 

—  enfin  la  syu)j)alliie  et  Tantipatliie  qui,  sans  créer  le  comique,  contri- 
buent à  le  renforcer.  .M.  Diigas  siil)ordomie  tontes  ces  conditions  vai-ia- 
bles  à  la  seule  cause  constante  :  l.e  lire  est  un  ii:o<le  du  jeu.  «  Il  est  la 
mi.uifesialion  et  l'épanouissemetil  de  la  santé  du  rieur,  eu  j)renant  le 
mnt  santé  dans  le  sens  le  plus  large...  II  allesle  la  l'ésist.inre  victorieuse 
(pi'une  eonslituliun  éinoliomielle  <|ueh-onque  (»p{)Ose  à  tout  ce  qui  lui 
répugne  ou  la  lieurte...  Il  n'est  point  une  r/?/o//Vy//,  mais  un  certain  Ion 
émotif,  plus  ordinaieement  jjroduit  [liw  hi  surprise,  j)ar  la  perception 
d'une  contradiction...  Il  exprime  la  joie  d'éciuipper  aux  autres  (ît  à  soi- 
même,  de  faire  trêve  aux  pensées  sérieuses,  (\c.sc  dii'ertîr.  »  Une  consé- 
fpienro  importante  s'ensuit  :  «  Il  y  aura  autant  de  formes  du  rire  que  do 
ppr'<i>nr!.'ilil.'<  (|irri''icii|i'<  —  o\  j,.  (|iiai>i  volnnliec^  uni, 1. il  de  rires  que  de 


LES     LIVRES  "^^5 

santés.  «  Le  rire  est  lexijression  de  riiulividualité.  »  .le  crois  qu'en  effet 
M.  Ber^isoii  avait  tort  de  voir,  dans  le  rire  surtout,  un  phénomène 
social.  11  est  vrai  qu'on  rit  rarement  seid,  et  que,  par  la  conversation  et 
le  lliéàtre,  ce  rire  est  comme  dèpersomudisé.  Mais  chaque  caractère  et 
ciia(pie  talent  original  comporte  un  rire  particulier. 

Micni:i,  AiiNAULi) 

Jean  Lokraix  :  Le  Vice  errant  (Ollendorir.  in- 18  de  366  pp.,  3  fr.  5o). 
—  «  ...A.  la  férocité  des  honnêtes  gens  et  à  Ihonnêteté  des  parvenus... 
à  tous  ceux  à  qui  la  prostitution  et  la  morale  font  des  rentes...  aux 
détracteurs  farouches  des  vices  dont  ils  ont  vécu...  je  dédie  ces  pages 
de  tristesse  et  de  luxure,  la  grande  luxure  dont  ils  ignorent  la  détresse 
affreuse  et  lincurable  ennui...  chronique  navrante  d'une  effroyable  usure 
dame...  »  L'auteur  formule  ainsi  l'argument  d'une  œuvre  somptueuse 
et  désolée,  de  même  caractère  que  son  M.  de  Phocas.  mais  non  de 
même  esprit,  et  supérieure  en  cela.  M.  de  Phocas  plus  exclusivement 
artiste,  plus  imagé  et  imaginé,  plus  chatoyant,  plus  désintéressé.  Celui-ci, 
le  gémissement  de  découragement,  de  lassitude,  d'écœurement  et  de 
désespoir  d'une  humanité  exténuée  de  décrépitude  et  de  civilisation. 
Rien  d'uniforme,  de  promptement  rassasiant,  d'ordinaire,  comme  la 
peinture  du  «  vice  »,  sinon  lui.  Car  notre  esprit  dès  son  premier  bond 
se  heurte  à  l'incandescente  limite  des  sensations,  tandis  que  le  corps  se 
traîne,  et  scorpion  enfermé  dans  le  rétrécissant  cercle  de  braises,  ne 
peut  que  retourner  et  retourner,  délivré  par  la  seule  mort  :  —  «  A  tra- 
vers les  déserts,  courez  comme  des  loups  —  crie  aux  Femmes  damnées 
liaudelaire,  —  Jamais  vous  ne  pourrez  assouvir  votre  rage  —  Et  votre 
châtiment  naîtra  de  vos  i)laisirs...  —  Faites  votre  destin,  âmes  désor- 
données, —  Et  fuyez  l'inlini  que  vous  portez  en  vous.  »  Mais  l'intérêt 
du  livre  ici  se  renouvelle  et  s'accélère  avec  une  sorte  de  vertige,  parce 
qu'il  porte  sur  la  tragédie  éternelle  de  ce  corps  misérable,  et  que  son 
ressort  est  la  souveraine  pitié. 

Jules  Clauetie  :  Profils  de  Théâtre  (Gaultier-Magnier,  in-i8 
de  ^64  pp..  1  fr.  —  Réunion  d'alertes,  sémillants  articles,  émus  ou 
souriants  à  tleur  de  peau,  juste  selon  qu'il  convient  — ,  et  la  pointe  de 
philosophie,  un  rien  mélancolique  attendue — ,  pour  peindre  «  tout  ce 
qu'il  y  a  de  fugitif,  de  passager,  de  décevant  dans  la  vie  de  théâtre  »  : 
«  Quelques  lignes  dans  les  volumesdeJanin  et  Gautier,  quelques  remer- 
ciements durables  dans  les  préfaces  de  Victor  Hugo,  quelques  traditions 
dans  les  coulisses,  voilà  tout  ce  qui  restera  d'un  homme  t[ui  a  l'ait  pal- 
piter son  temps  (Frédéric  Lemaître).  »  Mais,  comment  Claretie  qui  sait 
tout,  ose-t-il  écrire  :  «  le  Sonnet  des  Petites  Vieilles  »  ?  Un  académi- 
cien peut,  doit,  ne  pas  avoir  lu  Baudelaire,  mais  un  journaliste  est  tenu 
d'être  informé  :  on  a  des  secrétaires,  que  diable  ! 

Francisque  Sarcey:  Quarante  ans  de  Théâtre.  -^  et  8«voL  (Biblio- 
thèque des  Annales,  in-18  de  43o  pp.  et  iio  pp.,  3  fr.  jo).  —  Bon  qu'il 


■2)(i  LA    HKVUK    BLANCHE 

préfère  (i)  Trois  femmes  pour  un  nutri  ou  Bouhouroehe  avix  «  tran- 
ches de  vie  »  naturalistes  dont  il  montre  la  vérité  toute  de  décor 
et  le  convenu,  au  lyrisme  de  brocante  de  Cyrano,  au  prêche  syllo- 
gisto-paralogistique  de  Dumas  fils,  ou  l'autre  prêche,  son  bâtard, 
le  nommé  drame  social.  Un  bon  vaudeville  vaut  infiniment  mieux  que 
n'importe  quoi  de  mauvais  :  que  tout  cola,  dont  il  est  la  synthèse  paro- 
dique, avec  la  morgue  en  moins,  une  fantaisie  mathématicienne  en  plus, 
.belle  jusqu'à  la  clounerie  :  coup  de  pied  du  cloune,  qui  en  bondit  aux 
étoiles  ;  c'est  Tun  des  pôles.  L'autre  pôle,  Ariel  qui  des  étoiles 
vers  nous  descend,  évoqué  par  les  symbolistes,  il  ne  la  pas  voulu  com- 
prendre, de  commun  avec  loiite  la  «  grande  critique  >-  ;  il  en  porte 
sa  part  d'équitable  châtiment,  et  Gourmont,  rappelant  hi  Révolte,  peut 
écrire  :  «  Déjà  en  ces  temps  on  cherchait  à  ridiculiser  du  nom  de 
jeunes  Iqs  écrivains  qui  d_éplaisaient  aux  chroniqueurs  séniles  de  nais- 
sance, dont  le  public  savoure  avec  jubilation  la  bave  et  le  rire... 
Stylé  par  les  éternels  Woliï,  Sarcey,  Tarbé,  Fournier,  Siraudin,  le 
public  hui'la  et  la  pièce  tomba...  malgré  les  protestations  publiques  de 
quelques-uns  qui  se  nomment,  pour  réternité  :  Richard  Wagner,  Th. 
de  Banville.  Tiiéophile  Gautier,  I.econte  de  Lisle.  N'est-ce  point  là  une 
curieuse  page  dhistoire  littéraire  y  Supposons  lœuvre  perdue,  notre 
jugement  n'en  serait  pas  moins  sur,,  aujourd'hui  comme  dans  un  mil- 
lier d'années  :  nous  n'aurions  qu'à  choisir  entre  lés  deux  phalanges, 
entre  Richard  Wagner  et  Sarcey, entre  Lecontede  Lisle  et  Albert  Wollf. 
Quelle  drôlerie  et  quelle  ironie  !  La  singulière  bataille  qui  arme  Lohen- 
grin  contre  un  porc-épic,et  Agamemnon  contre  une  grenouille!  »  Mais 
Sarcey,  lui,  ne  songeait  pas  à  «  éteimlre  les  aurores»  ;  il  fut  de  bonne 
foi.  Ce  lui  sera  compté,  à  lui  seul. 

LAinENT  TAii.nAOE  :  Discours  civiques  (Stock,  in-i8  de  iVipp., 
portrait  par  Vallotlon,  J»  l'r.  "x);.  —  Le  citoyen  se  dégage  qui  sous  la- 
nanhisfe  perçait,  et  cpie  revêt  pour  son  illusion  un  socialisme  tout 
conlingf'nl.  Citoyen,  c'est-à-dire  à  l'athénienne, à  la  romaine  :  eupa- 
tride  ou  patricien,  aristocrate,  comme  presque  tout  anarchiste  vrai.  Son 
exécration  du  bourgeois  est  exécration  d'artiste  et  de  gentilhomme  : 
d'homme  né,  qui  abomine  tout  ce  qui  est  bas  et  laid.  Ktdont  le  don 
d'harmonie  veut  les  choses  et  les  gens  à  leurs  places.  D'où  le  besoin 
d'ordre,  le  culte  de  Loi,  propre  à  tout  Latin,  et  raison  de  cette  aristo- 
cratie, de  cet  anarchisme  (jui  n'en  est  (|ue  le  moyen.  Cela  semble  con- 
tradictoire avec  le  socialisme,  et  celui-ci  reste  en  effet  un  expédient  de 
guerre,  à  son  insu  peut-être.  Il  hait  d'autre  part  trop  le  christianisme, 
religion  des  faibles,  pour  acquiescer  réellement  à  un  cléricalisme  autre 
qui  exagère  en  cela  celui-ci  avec  en  moins  une  beauté,  vestige  payen. 
C'est  en  payen  qu'il  le  hait,  et  son  aihéisme  qui  ne  se  peut  retenir  de 
perpétuellement  évoquer  les  dieux  d  llellas  est  rien  que  paganisme. 
Mais  le  paganisme  lui-même  était  athéisme,    c'est-à-dire   extension   à 


(1)  Sur  Sarcey:  La  revue  Uanchr,  1"  octobre  IKOl,  15  mars  1902,  Notules  bibliogr 


LES    LIVHKS  2  »7 

runivecs  d<j  rortloiiname   de  la  Cité,  de  la  beauté,    l'harmonie  impi- 
lovahlo.  rarislonatif  :  l'exaltalioii  duciloven.  de  l'homme  viril  et  beau. 

N.-M.  BerSabdix  :  La  Gom^idie  italienne  en  France  et  le 
théâtre  de  la  foire  (Kdilions  do  la  Revue  Bleue,  in-i8  de  x/jo  pp.. 
ill.,  i  fr.  5o).  —  Appelées  par  Callierine  de  Médicis.  en  allées,  rappe- 
lées par  Mazarin,  installées  sous  Louis  XIV.  cliassées  en  1^)97,  réinstal- 
lées par  le  Récent,  s'éteignant  sous  Louis  XVI,  les  troupes  italiennes, 
paraUèîement  aux  Théâtres  de  la  foire  qui  les  absorbent,  renouent  avec 
la  tradition  lyrico-comiquc  du  moyen  âge,  contre  la  solennité  de  la 
Comédie-Française  et  l'Opéra. Italiens  et  forains,  servis  par  des  auteurs 
tels  que  Mongin,  Gherardi.  Palaprat,  Régnard,  Dufresny,  Xolant  de 
Fatoaville,  Lesage,  Marivaux,  Piron,  Panard,  Favart,  Sedaine,- de  la 
parade  turlupine  ils  s'épanouissent  en  tous  les  genres  modernes,  satire 
de  mœurs,  pièce  à  thèse,  parodies,  marionnettes,  opéra  ballet, 
opérette,  revue  de  fin  d'année  ,  vaudeville ,  comédie  fiabesque  , 
féerie,  pantomime,  opéra-comique  finalement.  C'est  le  réel  théâtre 
fran(;ais  avec  sa  verve,  sa  caustique,  son  à-propos,  sa  désinvolte,  ses 
raffinements  et  sa  crapule.  L'auteur,  trop  chronologue  et  anecdotier, 
trop  avare  d'extraits  des  pièces,  d'ailleurs  ramasse  et  déploie  de  façon 
plaisante,  sous  quoi  l'effort  du  plus  méritoire  remuemeni  de  textes, 
cette  énorme  et  si  intéressante  matière,  si  productive  à  connaître,  si  peu 
connue. 

AcGL SUN  FiLox  :  La  Caricature  en  Angleterre  Hichette.  in-i8 
deaKa  pp.,  8  photogr.,  '^.^o  .  La  Caricature  moderne  dilîère  du  grotes- 
que :  lui  n'a  de  but  que  l'art  :  elle,  elle  plaide.  Nécessairement  démo- 
crate.elle  pousse  aux  Anglais  avec  la  révolution  de  1688.  Le  pesant, bru- 
tal, despotique,  féroce,  funèbre  Hogarth,  qui  doit  à  Callot,  réaliste  et 
par;tbolifiant,  sans  invention  et  bardé  d'intentions,  lui  impose  ^^ers  1725 
le  loi!  d  une  tragi-comédie  de  caractères  qui  soit  un  prêche.  \ers  1780, 
Uowlandson.très  artiste  et  venant  du  xviii''  français  St-Aubin...).ladirige 
vers  la  peinture  légère  et  satirique  des  mœurs  ;  et  Gillray  plus  peuple  et 
trivial, versla  polémique. lapolitique  :  puis  Saxers,Bunbury,Woodward; 
et  l'excessif  Seymour.  Fantaisiste  et  Imaginative  (enfin  !)  avec  l'inépui- 
sable (h'uikshank.  Elle  était  encore  estampe  originale  et  de  prix  élevé  : 
œuvre  d'art,  ou  grossièrement  populaire.  Le  xix'=  siècle  la  discrédite,  la 
veut  sérieuse,  décente,  pointilleusement  photographe,  et  sans  fantaisie, 
A  bon  marché  :  doii  hâtive,  et  hâtivement  reproduite  par  des  manou- 
vriers.  Dickens  transportant  l'observation  humoriste  dans  la  littérature, 
elle  s'inféode  au  livre,  devient  vignette,  et  le  caricaturiste  Thackeray, 
découragé,  rédige  le  Livre  des  5/«oZ's  que  cent  ans  avant  il  eiit  dessiné. 
Elle  s'humilie  encore,  se  fait  servante  du  journalisme  populaire  :  John 
Leech  et  le  Punch;  gardant  pourtant  ses  vertus  anglaises  :  l'outrance 
et  la  franchise.  Le  souci  esthétique,  elle  ne  l'eut  jamais  ;  désire  valoir 
non  par  soi  mais  par  le  motif.  L'Anglais  est  trop  caricatural  pour  sentir 
la  caricature  ;  il  n'a  point  le  sens  du  ridicule.  Il  posséda  un  seul  carica- 


238  LA    REVUE   BLANCHE 

luriste  :  le  divin  Sliakcspeare,  et  il  était  Normand.  Pour  lauteur,  il  per- 
dit de  n'étudier  point  l'Essence  du  Rire,  de  Baudelaire  dans  ses  Curio- 
sités esthétiques. 

Fagis 

Prince  IIenui  d'Oiu.kans  :  L'âme  du  Voyageur.  Avant  propos,  par 
Rugène  Dufeuillc  :  éloge  funèbre  d'incroyable  pauvreté  (Pourquoi  n'a- 
l-on  pas  requis  au  moins  M.  Paul  Bourget?)  (Calmann  Lévy,  in-i8  de 
XXIV- V">8  pp.,  i  fr.  "io.)  —  Le  prince   llenri-Ph.   d'Orléans  fut  incontes- 
tablement un  voyageur,  même   une  âme  de  voyages  :  àme  ni  supé- 
rieure, ni  médiocre,  d'honorable  moyenne   intellectuelle,  susceptible 
d'émotions  de   qualité  banale  mais   intenses  et  d'un  certain  sentiment 
panthéiste  de  la  nature  que  son  tempérament  trop  grossier  n'affina  point 
jusqu'à  l'art  :  les  descriptions  de  cet  homme  qui  a  tant  voyagé  aux 
«  berceaux  de   l'humanité  »   sont  de  la  ])lus  indigente  pâleur,  jamais 
émues  d'une  sensation  vive,  d'un  tremblemeut  frais  d'àme  rcfl-ouvant  la 
naïve  sensibilité  des  premières  races  ;  elles  sont  aussi  discoordoiinées, 
sans  le  lien  d'aucune  idée  ni  émotion  d'ensemble,  et  les  paysages  n'ont 
pas  d'harmonie,  faits  de  taches  qui  ne  se  disposent  suivant  aucune  de 
ces  lignes  idéales  perpétuant  dans  le  moindre  paysage  les  premières 
arabes(|ues  de  la  matière.  Henri  d'Orléans  a  ici  ramal)ililé  de  la  jeunesse, 
mais  c'est  bien  le  descendant  du  Roi  Bourgeois,  seulement  devt  nu  colo- 
nial par  une  opposition  (jui  marque  bien, l'évolution  de  la  bourgeoisie. 
Le  seul  frisson  psychique  que  nous  donne  par    ce    livre    sa    person- 
nalité, vient  de  considérer  la  destinée  de  ce  prétendant  qu'un  impérieux 
instinct  poussa  à  se  reconstituer,  dans  l'illusion  d  une  errance  en  des 
pays  merveilleux,  une  sorte  de  principauté  de  voyages  et  une  carrière 
de  campagnes.  Notons  que  la  joie  du  Voyage  n'est  pour  lui  que  dans  le 
mouvement,  l'endurance  aux  intempéries  et  le  courage  décis  ;  elle  n'est 
nullement  dans  le  grand  trouble  philosophique  de  sentir  sa  personnalité 
se  distendre  et  se  soumettre  à  la  diversité  de  la  Nature,  dans  la  large 
émotion  humaine  de  retrouver  par  étapes  et  de  réintégrer  en  soi  les 
diffi'rents  étals  d'àme  de  l'espèce  que  le  temps  et  l'espace  échelonnèrent 
sur  le  globe. 

La  partie  économique  du  livre  —  auquel  les  caries  font  trop  défaut  — 
montre  dans  le  prince  un  esprit  colonial  actif,  pratique,  patient  et  avisé, 
et  une  assez  remarquable  intelligence  commerciale. 

IIf.mm  Ma(jeh  :  Le  Monde  Polynésien  (Schicicher,  in-i.S  de  ■>>./,>  pp., 
iï  fig.  et  «  cartes,  v.  Ir./.  —  M.  H.  Mager.  en  qui  on  doit  estimer  un 
homme  qui  s  est  beaucoup  déplacé  sur  la  carte,  conclut  ce  livre  de  vul- 
garisation par  une  vivante  comparaison  entre  la  colonisation  anglaise, 
l'allemande  et  la  française  dans  le  Pacifique.  Ln  outie  des  statistiques 
commerciales,  ceci  renseigne  de  façon  suffisante  et  pittoresque  sur  la 
colonisation  des  F'rançais  :  <'  Le  rapporteur  de  la  commission  du  budget 
en  i^o;,  M.  .1.  Siegfried,  voulant,  en  iHf;fj,  joindre  une  carte  ;i  son  rap- 
port,  pria   le    ^«Tvice    géographique  du   ministère   des  Colonies   d  rn 


LES    LIVRES  23<) 

dresser  une  ;  la  carte  qui  l'ut  ensuite  rennise  au  rapporteur,  et  qui  a  été 
insérée  dans  son  travail,  indique  comme  françaises  Monaliiki  (Ilum- 
pliroy)  et  Kakalianga  'ou  Reirson;  ;  il  y  avait  sept  ans.  en  1896,  que  ces 
iles  nous  avaient  été  soufflées  par  les  Anglais,  comme  Flint  et  Caro- 
line! ))  M.  Mager  déplore  la  perte  des  îles  de  Cook  dont  les  habitants  se 
plaignent  encore  que  la  France  ait  trahi  leurs  espérances  et  enregistre  le 
vœu  tahitien  dune  représentation  en  la  métropole.  Nulle  réalisation  ne 
semble  plus  souhaitable,  si  Ton  songe  que  limpéritie  des  bureaux  laissa 
perdre  un  domaine  égal  à  celui  que  la  France  occupe  aujourd'hui  et  sur 
lequel  elle  avait  des  droits  à  peine  discutables,  et  que  seul  un  député, 
les  portant  devant  la  tribune  législative,  peut  défendre  les  intérêts  des 
populations  indigènes.  Et  nul  certes  ne  mérita  plus  que  M.  Mager  de 
devoir  être  le  premier  député  de  la  Polynésie. 

Mahius-Ary  Lebloxd 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

RoM.ws  ET  Nouvelles  : 

Frédéric  Boutct:  L'Homme  Sa in^agc  et  Julius  Pingouin:  Félix  Juven, 
iii-;8  de  295  pp.,  3  fr.  5o. 

Maurice  Trubert  :  La  Mendiante  Turque  [le  (îouff're^  A  travers  le 
monde,  Poèmes  d'automne);  H.  Oudiu,  in- 12  de  2^2  pp. 

Léon  Tolstoï  :  Œuvres  complètes,  traduction  J.-W.  Bienstock 
(Tome  m  :  les  Cosaques,  l'Incursion,  la  Coupe  en  foret);  P.-V.  Stock; 
in- 18  de  44;  pp-,  3  fr.  5o. 

L.  Minart  :  le  Président  Chabre;  Félix  .Tuven,  in- 18  de  i5i  pp., 
2  francs. 

Poèmes  : 

F. -T.  Marinetli  :  La  Conquête  des  Etoiles;  Éditions  do  la  Plume, 
in- 12  de  191  pp.,  3  fr.  5o. 

Albert  Friande  :  Hélène;  Société  de  Mercure  de  France,  in- 18  de 
/»G  pp.,  2  francs. 

Poèmes  arméniens  anciens  et  modernes,  traduits  par  A.  Tchobanian 
et  précédés  d'une  étude  de  Gabriel  Mourey  sur  la  Poésie  et  l'Art  armé- 
niens: A.  Charles,  in- 18  de  10 j  pp.,  2  francs. 

Pouchkine  :  Eugène  Oniéguine,  roman  en  vers  traduit  en  vers  fran- 
çais, par  Gaston  Pérot.  avec  une  préface  d'Emile  Ifaumant;  J.  Tallan- 
dier.  in- 18  de  200  pp.,  '3  fr.  5o. 

Gautron  du  Coudray  :  Pochades  Morvandelles;  Louis  Ceyrolle,  in-8«> 
carré  de  42  pp.,  i  fr.  jo. 

Théatije  : 

Gaston  E.  Broche  :  Horatio  Spark,  drame  d'histoire  contemporaine, 
en  cinq  actes  et  en  prose  :  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie, 
in- 18  de  127  pp..  2  francs. 


2/,u  LA   REVUE    BLANCHE 

l'.TMs,  Sociétés,  Gouvehnements  : 

Li'dii  Dug-uit  :  L'Étal,  /es  Gaiwernanls  et  les  Agents;  Albert  Fonle- 
inoiiig,  in-8"  de  771  pp. 

.loan  Deck  :    Pour  la  Finlande;  Cahieis   de   la    (^)iiii)/.;iinc,  iii-r^  de 

l>('i  pp.,     >   l'i".    ')l>. 

(jiu'rre-Militarismc  ;  Bibliothèque  documentaire  des  Temps  Nou- 
veaux, in-i'^de  ^06  pp.,  3  fr.  5o. 

Henri-Charles  Lea  :  Histoire  de  l'Inquisition  an  77îoy en  <ige,  ouvrage 
traduit  sur  l'exemplaire  revu  et  corrigé  de  l'auteur,  par  Salomon  Rei- 
nach  (Tome  111  :  Domaines  paiticnliers  de  Vaelivilé  inqnisitoriale); 
Société  nouvelle  de  librairie  et  d'édition.  in-i8  de  889  pp.,  \  fr.  5n. 

Gustave  Michaut:  La  Comtesse  de  Bonneval,  lettres  du  xvm^  siècle: 
Alb.  Fontemoing',  in-iG  écu  de  100  pp.,  2  francs. 

H.  de  Lacombe  :  Les  Dèbais  de  la  Commission  de  IS^i'J  [Discussion 
parlementaire  et  loi  de  iSôO  sur  V Enseignement)^  nouvelle  édition  ; 
ancien  maison  Ch.  Douniol  (P.  Tequi),  in- 18  de  3'»i  pp.,-  -x  francs. 

G.  Fabius  de  Champville  :  La  France  agricole,  industrielle  et  com- 
merciale'^ F.  de  Launay,  in-i8  de  7I  pp.,  i  fr.  25. 

Léon  Tolstoï  :  T^ettres  (Il  :  Sur  VEducation  et  l'Enseignement,  Let- 
tres diverses  et  Fragments  du  journal  l'Art  et  la  Critique],  traduction 
.I.-W.  Bicnslock  et  P.  Birukov;  P.-\'.  Stock,  in-i8  de  nrx  pp.,   i  franc. 

Maurire  k'aure  :  l-'our  V Université  républicaine, Discours  çt  opinions 
ISOO-lOOl  :  l''douard  Cornély,  in-18  de  xvi-i83  pp.,  -2  francs. 

G.  Dorys  :  La  Femme  turque;  Pion  Nourrit,  in-18  de  -xffi  pp., 
i  fr.  "lo. 

Bio(;kaphii;  i:t  Ciutkile  : 

Eugène  Grêlé  :  Jules  Barbey  dW.urccilly ,  sa  vie  et  son  œuvre, 
d'après  sa  < orrcspondance  inédite  et  autres  documents  nouveau. r,  — 
la  Vie   préface  de  .Iules  Fevallois);  Caen,  L.  Jouan,  gr.in-8"  de  V'o  pp., 

7  fl".  'xi. 

I.-K.  Iluysm.'.ns  :  L  Art  moderne,  nouvelle  édition  ;  P. -A'.  Stock, 
in-i.S  de  'Viu  pp..  '^  Ir.  ')0. 

LlTTÉRATl  RES  étr A\(;i:iiES  : 

Giovani  Sarag"at  (Toga-Basa'  :  Lit  Ciustizia  cke  diverte  \  jorino- 
]{oma.  Casa  éditrice  nazionale  Boux  e  Viarengo),  in-18  de  v. lo  pp., 
v.  fr.  "»o. 

CUan  Pietro  Lucini  :  La  Prima  Ora  delta  Academia  ;  Milano-Napoli- 
Palermo,  Piomo  Sandron,  in-8°  de  3r»i  pp.,  3  francs. 

Manuel  Fgarte  :  Crâniens  del  Bulevar  (prôlogo  de  Buben  Dario)  ; 
Garnier  heruianos,  in-18  de  iao  pp.,  3  francs. 

Kdoardo  Calanrlra  :  Lt,  Falce;  Torino-Boma,  Boux  e  A  iarengo 
in- 18  de  2t7o  pp.,  /  fr.  5o. 

Le  Gérant:  P.   Deschamps. 


Paris.  —  Tnir.rlrnfric  V.  T.AMY.  12t,  l>d  de  La  Chapelle.  liJCl 


Emile   Zola 


Oirune  vie  pleine  el  multiple  el  féconde  à  la  fin  se  ramasse  et 
semble  tenir  toute  en  un  acte  suprême  et  décisif  ;  que  cette  sim- 
plification d"une  gloire  s'accomplisse  d'elle-même,  avant  This- 
toire  ou  la  légende,  dans  l'esprit  des  contemporains, —  c'estune 
aventure  dont  il  n'y  a  point  d'exemple,  hors  celui  du  grand  Zola. 
Cet  homme  était  devenu  pour  nous,  simplement,  le  champion 
de  la  Justice.  Quandla  mort  absurde  qui  troptùt  l'enlevait  nous 
donna  le  besoin  d'aviver  son  image,  nous  relûmes  tous  la  lettre 
J'accuse  avant  de  rouvrir  iOEuvre  ou  Germinal.  Si  nous  son- 
geons à  sa  statue,  nous  n'imaginons  point  du  tout  un  Zola  de 
pierre  ou  de  bronze  assis  devant  un  livre  commencé;  mais  bien 
un  Zola  debout,  le  front  dressé,  la  main  tendue  en  un  beau 
geste  de  déli.  Heureusement  le  silence  coûte  peu,  quandlesmots 
nécessaires  ont  été  dits.  En  se  conformant  à  la  justice,  «  qui 
ordonne  de  louer  ce  qui  est  louable  »,  Anatole  France  a  libéré 
notre  conscience  avec  la  sienne.  Et  les  honneurs  qui  convenaient 
étant  rendus  à  la  bonté  de  Zola  comme  à  son  courage  civique, 
je  ne  veux  ni  ne  dois  considérer  ici  que  sa  carrière  d'écrivain. 

On  peut  la  célébrer  dignement,  sans  oublier  pour  cela  les 
doutes  et  les  protestations  que  soulevèrent  à  leur  heure  iVana, 
Pot-Bouille  et  la  Terre,eicest  un  jeu  trop  facile  que  d'opposer, 
aux  réprobations  de  naguère,  les  admirations  d'aujourd'hui.  Au 
temps  où  le  naturalisme,  non  contait  d'avoir  sa  place  au  soleil, 
menaçait  d'étoutTer  sous  son  ombre,  et  ce  qui  restait  du  roman- 
tisme, et  le  roman  psychologique,  et  le  symbolisme  naissant, 
les  violences  de  l'attaque  expliquaient,  justifiaient  celles  de  la 
défense.  Mais  les  adversaires  de  Zola,  ceux  qui,  de  son  talent, 
voyaient  surtout  les  tares,  n'y  pouvaient  cependant  méconnaître 
une  force  authentique  et  neuve.  Aujourd'hui  son  œuvre  n'est 
plus  présentée  comme  un  modèle  de  vérité  que  devraient  suivre 
tous  les  artistes  à  venir.  Elle  se  dresse,  isolée  et  superbe  ;  l'hom- 
mage que  nous  lui  rendons,  nous  ne  le  dérobons  à  personne. 
Cette  œuvre  s'est  d'ailleurs  agrandie,  élargie.  On  l'a  crue  in- 
cohérente et  brutale  ;  elle  se  révèle  harmonieuse.  La  coupole, 
Lien  qu'inachevée,  transfigure  le  monument.  Il  y  a  vingt  ans, 
sansinvraisemblance,on  reprochait  à  Zola  de  ravaler  avec  plaisir 

16 


242  LA    REVUE    BLANCHE 

l'homme  nu  niveau  de  la  bêle  :  «  Comme  il  manque  de  goùl  et 
d'cspril,  M.  Zola  manque  de  sens  moral»,  disail  lou(  uniment 
M.  Brunelière.  «  Jamais,  —  reprenait  un  autre  critique,  — ja- 
mais homme  n'avait  lait  un  pareil  efibrt  pour  avilir  Ihumanité, 
insulter  à  toutes  les  images  de  la  heauté  et  de  l'amour,  nier  tout 
tout  ce  qui  est  bon  et  tout  ce  qui  est  bien.  <>  \]n'r^  les  Trois 
Villes^  après  les  (Jiiatre  Evangiles,  le  même  critique  a  le  droit 
de  déclarer  aujourd'hui, sans  que  sa  sincérité  soit  suspecte:  <(  Zola 
était  bon.  Il  avait  la  candeur  et  la  simplicité  des  grandes  Ames. 
Il  était  profondément  moral.  Son  pessimisme  apparent, une  som- 
bre humenr  répandue  sur  plus  d'une  de  ses  pages,  cachent  mal 
un  scepticisme  réel,  une  foi  obstinée  au  progrès  de  l'inlelligence 
et  de  la  justice...  11  combattit  le  mal  social  partout  où  il  le  ren- 
contra. Telles  lurent  ses  haines.  Dans  ses  derniers  livres,  il 
montra  tout  entier  son  amour  fervent  de  l'humanité.  )>  Ainsi  parle 
Anatole  France  ;  et  nous  ne  saurions  trouver  mieux. 

Il  plairait  sans  doute  à  Zola  qu'on  employat,pour  définir  son  la- 
lent,  une  expressionchèrc  à  son  maître  Taine.  Disons  donc  que  la  vo- 
lonté futsa  faculté  maîtresse. Ce  ne  ne  sera  point  nieren  luilaparl 
des  dons  naturels.  11  croyait  que  l'art  est  «  la  nature, vueà  travers 
un  tem})érament  »;  son  tempérament. à  lui,  était  d'une  puissance 
siniïulière.  Les  études  du  docteur  Toulouse  nous  renseii2:nent  sur 
l'acuité  de  scssens.  Si  1  ouïe  était  en  lui  moins  subtile  que  l'o- 
dorat,  ses   yeux,    agiles  et  prompis  à  saisir  un  spectacle,  ne  se 
lassaient  point  d'en  parcourir  les  détails,  puis  de  les  recomposer 
en  une  vision  riche  et  précise.  Ces  perceptions  fortes  laissaient 
après   elles  des    images  non   moins    foi-tes  et  conformes  à  leur 
objet,  l'émotion  n'agissant  sur  elles  (jue  pour  en  é)»aissirla  teint»' 
et  pour  en  grossir  les  contours. Poussée  à  ce  degré,  l'iniaginalioii 
concrète  lélVene  l'imagination  émotive,  met  obstacle  à  l'abstrac- 
tion, mais  donne   à    l'écrivain  nn  sûr  enij)irc  sur  tout  ce  qui  se 
voit,  sur  tout  ce  qui  se  touche.  Enfin,  sans  être  «  un  maître  de  la 
langue  »,  sans  posséder,  comme  llngo.  le  don    de   création  ver- 
bale. Zola  trouvait  en  sa  mémoire  un  moi    ponr  iiomniri-  chacpie 
chose.  Il  disposait  ainsi  de    matériaux  peu  ductiles,     mais    so- 
lides, tels  qu'il  les  fallait  pour  une  omvre  énorme.  Et  si  l'on  veut 
expliquer  qu<'  cette  (fuvre  énorme  soit  uneo'uvre   grande,  c'est 
à  .sa  volonté  que  l'on  doit  revenir.  Ee  docteur  Toulous»^  a  raison 
d'insister  s«ir  ce  trait  spécial  à  Zola  :  son  pouvoir  d'attention  ex- 
clusive et  systématique.  Zola  ne  ro// que  ce  r|u  il  rrr/dirle,  et  ne 
regnrde  que(;e  (pi'il  sait  d'avance  convenir  à  son  dessein.    Cette 
forme  d'attention  est  celle  du  savant:    je    ne    puis   accorder    à 
M.  Toulouse  qu'elle  doive  être  celle  des  artistes  futurs.  11  semble 


EMILE   ZOLA.  "i-Vi 

bien  ([u"elle  exclue  les  trouvailles  d'esprit,  d'ironie  et  d'humour, 
la  divination  des  analogies,  et  le  hasard  heureux  des  intuitions. 
Mais  elle  permet  mieux  qu'aucune  autre  l'exécution  d'un  vaste 
ensemhle.  Et  seule  une  conception  d'ensemble  était  capable  de 
fouetter  l'ambition  de  Zola,  d'exaspérer  son  noble  et  formidaldc 
orgueil.  La  pesanteur  delà  tâche  l'excitait,  au  lieu  de  le  décou- 
rager. Chose  rare,  il  aimait  le  travail  pour  lui-même,  il  aimait 
souffrir  et  peiner.  Il  n'enfantait  pas  dans  la  joie  ;  il  a  décrit  avec 
force  l'angoisse  de  la  création.  Mais  étant  né  pour  cette  angoisse, 
il  s'en  faisait  une  ivresse  ;  et  pour  goûter  ce  sentiment  de  vie 
que  l'homme  préfère  à  tout  plaisir,  il  lui  fallait  soulever  une 
montagne,  en  être  presque  écrasé,  s'en  délivrer  lentement  par 
un  patient  et  rude  effort. 

Ouand  Balzac  forma  le  plan  de  la  Comédie  humaine,  il  se  con- 
tenta de  relier  les  sujets  qui  tour  à  tour,  chacun  pour  soi,  l'a- 
vaient conquis.  Tout  autre  est  le  cas  de  Zola.  Dès  ses  débuts, 
il  sait  sa  force,  et  la  richesse  de  l'univers;  il  cherche  un  pro- 
gramme, un  cadre  où  tienne  l'univers  tout  entier.  Voyez  dans 
rOEiivre,  le  romancier  Sandoz,  portrait  certain  de  l'auteur  : 
«  D'abord  épris  des  besognes  géantes,  il  avait  eu  le  projet  d'une 
genèse  de  l'univers,  en  trois  phases  :  la  création,  rétablie  d'après 
la  science:  l'histoire  de  l'humanité,  arrivant  à  son  heure  jouer 
son  rôle,  dans  la  chaîne  des  êtres  ;  l'avenir,  les  êtres  se  succé- 
dant toujours,  achevant  de  créer  le  monde,  par  le  travail  sans 
lin  de  la  vie.  Mais  il  s'était  refroidi  devant  les  hypothèses  trop 
hasardeuses  de  cette  troisième  phase;  et  il  cherchait  un  cadre 
plus  resserré,  plus  hu)nain,  où  il  ferait  tenir  pourtant  sa  vaste 
ambition.»  Or  bientôt  il  trouve  ce  qu'il  demandait  :  «  Oh  !  pas 
grand'chose,  un  petit  coin  seulement,  ce  qui  suffit  pour  une  vie 
humaine...  .levais  prendre  une  famille,  et  j'en  étudierai  les  mem- 
bres un  à  un,  d'où  ils  viennent,  où  ils  vont,  comment  ils  réa- 
gissent les  uns  sur  les  autres;  enfin,  une  humanité, la feçon  dont 
l'humanité  pousse  et  se  comporte.  D'autre  part,  je  mettrai  mes 
bonshommes  dans  une  période  historique  déterminée,  ce  qui 
me  donnera  le  milieu  et  les  circonstances,  un  morceau  d'his- 
toire. ))  Et  c'est  le  plan  même  des  Roiigon-Macquart ,  «  histoire 
naturelle  et  sociale  d'une  famille  sous  le  second  Empire  ».  L'en- 
treprise ne  le  cède  pas  en  ampleur  à  celle  même  de  Spencer. 

Dès  lors,  esclave[de  son=plan  et  forçat  de  son  travail,  écrivant 
chaque  matin  ses  C|uatre'pages  qu'il  livre  à  l'impriilieur  sans  les 
avoir  relues,  Zola  suit  de  livre  en  livre  les  destins  des  Bougon, 
des  Lantier,  des  Mouret,  échafaude  les  vingt  volumes  qui  vont 
de  la  Fortune  deslRougon  au  Docteur  Pascal.  Pareil  à  la  mer 


24 'i  LA    i'.EVUE    BLANCHE 

déplaçant  ses  rives,  au  lleiive  liaussaul  son  lil,  à  Teau  délilanL 
les  roches,  il  Iravaille  toujours  el  dans  le  même  sens,  à  la  l'aç^-on 
dun  élcnient.  Du  point  où  il  s'est  placé,  la  vie  nofïrc  plus  de 
surprises,  l'iiomme  n'est  pas  une  énigme,  Tindividu  compte  peu. 
Il  lient  la  fornuile.  le  drame  est  tracé,  les  acteurs  ne  naissent 
que  pour  le  remplii-.  Cliaque  O'uvre  nouvelle  est  pour  lui  l'occa- 
sion d'observer  un  nouveau  milieu,  des  êtres  nouveaux.  ÎNlais 
qu'on  ne  se  laisse  point  prendre  à  cette  apparence  d'empirisme  : 
c'est  a  priori  qu'il  compose,  c'est  selon  ses  idées  quil  observe; 
son  cerveau  dirige  et  contraint  ses  yeux.  De  plus  en  plus  son 
grand  dessein  l'obsède;  rien  ne  l'en  peut  détourner.  11  ne  voit 
plus  que  des  eiïets  de  masse.  On  a  remarqué  que  sa  phrase,  qui 
d'abord  était  parfois  ingénieuse  et  tourmentée,  devient  à  partir 
de  Nana,  loujours  plus  simple  et  plus  large  :  la  description 
tourne  à  la  notation,  l'œuvre  est  construite  plutôt  qu'exécutée. 
Mais  le  style  rudimentaire  et  monotone,  qui  de  moins  en  moins 
épouse  la  forme  diverse  des  choses,  en  marque  par  là  d'autant 
mieux  la  convergence  et  l'unité.  Un  grand  courant  de  pan- 
théisme emporte  tout  ;  et  le  réalisme  expérimental  peu  à  peu  se 
transfigure  en  lyrisme,  en  épopée. 

Mais  ce  qui  de  Zola  (il  un  poète,  ce  n'est  i)oint  tant  son 
éducation  romantique  que  sa  métaphysique  infuse.  Comme 
Nietzsche,  à  sa  manière,  il  dit  oniix  toutes  choses,  il  adore  la  ^ie  : 
il  n'en  craint  pas  les  aspects  les  plus  laids,  les  plus  obscurs,  les 
plusignoblcs.  Etparcequ'il  les  montre,  onlenomme  pessimiste, 
comme  on  a  nommé  pessimiste  ce  Byron  qui  s'écriait  :  «  Don- 
nez-moi le  plaisir  avec  la  peine  :  et  de  nouveau  je  veux  vivre,  je 
veux  aimer.  »  Il  me  faut  bien  citer  encore  une  profession  de  foi 
de  Sandoz  :  «<  Ahl  que  ce  serait  beau,  si  l'on  donnait  son  exis- 
tence entière  à  une  œuvre,  oi^i  l'on  tâcherait  de  mettre  les  choses, 
les  botes,  les  hommes,  toute  l'arche  immense  !  Et  pas  dans 
l'ordre  des  manuels  de  philosophie,  selon  la  hiérarchie  imbécile 
dont  notre  orgueil  se  l>erce  ;  mais  en  pleine  coulée  de  In  vie 
universelle,  un  monde  où  nous  ne  serions  (ju'un  accident,  où  le 
chien  <pii  passe,  ol  jusqu'à  la  pierre  des  chemins,  nous  complé- 
leraienl,  nous  expli(pieraienl,  enlin  le  grand  tout,  sans  haut  ni 
bas,  ni  sale  ni  propre,  tel  qu'il  fonctionne...  «  Est-ce  l>ôte,  — 
s"exclame-l-il  plus  loin,  —  est-ce  l)èle,  une  âme  à  chacun  de 
nous,  (piand  il  y  a  cette  grande  àme  !  » 

De  donner  une  àme  à  chacun  de  nous,  —  et  ne  fût-ce  qu'une 
;lme  provisoire  et  fragile,  mais  distincte  de  toute  autre,  et  com- 
j)lexe  et  nuancée,  —  c'est  ce  dont  Zola  s'est  le  moins  soucié  ;  son 
désir,  tout  au  contraire,  était  d'assimiler  les  faits  de  conscience 


EMILE    ZOLA  2/,j 

à  ceux  du  monde  matériel  :  «Hein?  étudier  l'homme  tel  qu'il 
est,  non  plus  leur  pantin  métaphysique,  mais  l'homme  physio- 
logique, déterminé  par  le  milieu,  agissant  sous  le  jeu  de  toits 
ses  organes.  N'est-ce  pas  une  farce,  que  cette  étude  contmue  et 
exclusive  delà  fonction  du  cerveau,  sous  prétexte  que  le  cerveau 
est  Torgane  noble?  La  pensée,  la  pensée,  eh  !  tonnerre  de  Dieu! 
la  pensée  est  le  produit  du  corps  entier.  Faites  donc  penser  un 
cerveau  tout  seul,  voyez  donc  ce  que  devient  la  noblesse  du 
cerveau  quand  le  ventre  est  malade!...  Oui  dit  psychologue  dit 
traître  à  la  vérité.  D'ailleurs,  physiologie,  psychologie,  cela  ne 
signifie  rien  ;  l'une  a  pénétré  l'autre,  toutes  deux  ne  sont  qu'une 
aujourd'hui,  le  mécanisme  de  l'homme  aboutissant  à  la  somme 
totale  de  ses  fonctions.  »  Voilà  par  où  Zola  risquait  de  s'égarer: 
Encore  qu'il  connût  en  son  propre  exemple  l'importance  de  l'in- 
dividualité, par  crainte  de  tomber  aux  rêveries  spiritualistes,  de 
rompre  la  chaîne  du  déterminisme,  d'isoler  l'homme  dans  la 
nature,  il  était  tenté  de  réduire  l'homme  à  l'animal  et  de  regar- 
der comme  illusoires  toute  idée,  tout  sentiment  oii  l'influence  du 
ventre  ne  se  découvre  point.  Pour  un  peu,  son  esprit  avide  de 
science,  mais  —  oti  peut  le  dire,  puisque  ce  fut  sa  force, —  igno- 
rant de  toute  culture,  allait  nier  toutes  les  valeurs  supérieures 
et  ne  plus  voir,  dans  le  mouvement  de  l'humanité,  qu'un  grouil- 
lement de  bas  instincts. 

Or,  c'est  ici  tout  justement  qu'il  se  relève,  et  je  veux  montrer 
pour  sa  gloire  par  quelle  voie  il  fut  conduit  à  restaurer  les  dieux 
qu'il  avait  renversés.  11  faut,  pour  le  bien  comprendre,  évoquer 
le  souvenir  d'Auguste  Comte.  Comte  aussi,  par  horreur  de  la 
métaphysique,  a  nié  la  psychologie,  l'a  réduite  à  n'être  rien  de 
plus  qu'un  dernier  chapitre  de  physiologie.  11  a  refusé  de  met- 
tre l'homme  à  part  des  êtres,  il  l'a  soumis  tout  entier  aux  exi- 
gences de  la  Science  positive.  Mais  en  même  temps,  il  procla- 
mait que  la  Science  même  n'existe  que  par  l'homme,  et  pour 
l'homme.  Et  suivant  le  cours  de  l'histoire,  étudiant  les  rapports 
des  hommes  entre  eux,  il  était  forcé  de  regarder  la  société 
comme  un  monde  surorganique,  régi  par  des  lois  spéciales  ;  il 
devait  enfin,  se  faisant  politique  et  moraliste,  poser  l'ordre  pour 
base,  pour  moyen  l'altruisme,  et  le  progrès  pour  tin.  Il  n'en  fut 
pas  autrement  de  Zola.  Son  Histoire  d'une  Famille  commença 
par  être  surtout  naturelle,  —  c'est-à-dire  physiologique:  puis, 
peu  à  peu,  sans  qu'il  en  prît  nettement  conscience,  elle  devint 
surtout  sociale;  et  c'est  une  conception  sociale  qui  fait  l'unité 
des  Trois  Villes.  Une  vue  confuse,  mais  large,  de  la  réalité, 
jointe  à  son  besoin  d'ordre  et  de  synthèse,  fit  saisir  à  Zola  ce 


'246  LA    REVUE    BLAxNGHE 

iicn  ôe  ilépondance  muliiolle,  qui,  sitôt  qu'il  apparaît  bienfai- 
sant ot.  drsirable,  s'appelle  solidarité.  Par  là  son  œuvre  com- 
plète et,  Ton  peut  dire,  illustre  celle  de  Comte;  elle  perd  son 
caractère  rétrograde  et  grossier,  pour  répondre  aux  aspirations, 
aux  pressentiments  dun  ail  nouveau.  Le  Vorwaerts  loue  avec 
raison  Zola  d'avoir  élaboré  une  conception  moderne  de  la  vie,  et 
répandu  les  idées  socialistes;  qu'on  lise  «  sociales  »  au  -lieu  de 
(*  socialistes  »^  l'éloge  n'en  sera  que  plus  beau. 

Sans  doute,  la  pensée  sociale  de  Zola  reste  simplisti;  ; 
elle  est  moins  terme,  moins  précise,  moins  élevée  que  celle 
des  Rosny;  mais  à  se  tenir  plus  près  de  terre,  elle  gagne  une 
beauté  plus  directe  et  sensible,  une  plus  sûre  puissance  de 
diirusion.  Je  disais  naguère,  à  ])ropos  de  Travail  :  «  L'art  d*' 
Zola  n'a  point  cbangé  :  l'évolution  morale  de  l'auteur  n'en  a  pas 
brisé  les  cadres,  parce  qu'elle  s'est  faite  sans  brusquerie,  sans 
nulle  intervention  de  motifs  métapbysiques.  Zola  reste  déter- 
ministe; mais  son  déterminisme  s'est  assoupli.  11  accepte  les 
lois  naturelles,  mais  il  accorde  que  la  })ensée  bumaine  est 
capable  de  les  diriger.  Il  ne  cesse  pas  de  croire  à  Tliérédité  ; 
mais  il  croit  toujours  davantage  à  l'éducation  libératrice.  Au 
contact  de  l'immense  désir  populaire,  sa  soif  de  vie,  transligurée 
en  amour  de  la  justice,  le  force  d'élargir  sa  notion  du  réel,  au 
j)oint  d'y  faire  entrer  le  mieux,  le  possible,  le  futur...  »  .l'ajoute 
que  ce  progrès  n'était  j)oint  terminé.  Depuis  longtemps  déjà, 
Zola  gloriliait  le  travail  des  mains,  et  la  science,  travail  du  cer- 
veau, dont  il  semblait  d'ailleurs  altendi'c  une  action  presque 
matérielle  ;  il  glorifiait  encore  la  belle  santé  pbysique,  l'amour, 
qui  raj)procbe  les  corps  et  les  multiplie,  la  généreuse  fécondité. 
L'Alfaire  l'avait  mis  en  face  de  la  Justice,  de  cette  réalité  invi- 
sible, impalpable,  impondérable,  (jui  n'est  pas  une  cbose,  qui 
n  est  pas  un  mouvement,  mais  une  idée,  un  rapport,  uni;  loi. 
Derrière  tous  les  facteurs  sociaux,  il  allait  découvrir  le  plus 
caclié,  le  plus  formel,  le  plus  abstrait  :  le  Droit. 

C'est  ce  qui  nous  faisait  attendre  impatiemment,  après  l'Evan- 
gile de  Vérité,  l'Évangile  de  Justice.  Zola  ne  l'a  [)as  écrit;  et  de 
même  cpie  son  dernier  acte,  sa  dernière  œuvre  deuieure  ina- 
chevée. Du  m()iii>  n'a-t-il  pas,  en  mourant,  senti,  comme  il  le 
craignait,  «  lalfreux  doute  de  la  besogne  faite  ».  Ne  |)laignons 
pas  sa  destinée.  S'il  s'était  vu  mourir,  s'il  avait  pu  jeter  un 
dernier  eri.  c'eût  été  ce  cri  passionné  qu'il  prête  à  l'un  de  ses 
héros  :  «  Ah  !  une  vie,  une  seconde  vie,  qui  me  la  donnera, 
pour  que  le  travail  me  la  vole  et  pour  (pie  j'en  meure  encore!  » 

MiClIKL  Ap.n  \(  I.I) 


Le    Consolateur'' 

(FIN) 
CHAPITRE  IX  (Suite) 

DANIEL    PERD    UN    AMI    ET    EN    RETROUVE    DIX 

La  veille  du  départ  on  vendit  les  vieux  meubles  de  la  mai- 
son. Lagarde  à  Paris  n'avait  qu'en  faire;  il  louerait  en 
garni,  la  vie  de  garçon  le  grisait  par  avance.  Des  affiches 
avaient  été  collées  au  mur;  les  meubles  réunis  dans  les 
pièces  de  devant  étaient  sortis  par  la  fenêtre  et  un  à  un 
mis  aux  enchères...  Le  notaire  glapissait  les  chiffres  sur  le 
murmure  de  la  foule  amusée,  accourue  là  comme  à  une 
partie  de  plaisir.  Lagarde  et  Daniel  erraient  de  salle  en 
salle,  le  mobilier  s'épuisait,  autour  d'eux  la  demeure  se 
faisait  nue  :  on  vendait  la  chambre  de  la  défunte,  comme 
le  reste.  Le  veuf  eut  un  soupçon  de  remords  ;  au  bout  de 
ses  cils,  il  laissa  perler  une  larme,  son  compagnon  pour  la 
dernière  fois,  le  consola  :  il  voyait  par  morceaux  vendre 
toute  sa  vie. 

«  Adjugé...  » 

Le  marteau  frappait.  Enfin  la  demeure  fut  vide. 

Le  matin  du  départ,  ils  allèrent  au  cimetière,  l'employé 
jugea  décent  de  prononcer  quelques  vagues  paroles  au  sujet 
de  sa  pauvre  Hélène  ;  Daniel,  dans  un  sanglot,  promit  de 
lui  continuer  ses  visites  dominicales,  et  de  prendre  soin  du 
tombeau.  La  corne  de  la  voiture  publique  jeta  son  cri  nasil- 
lard de  jars  en  colère  pour  appeler  les  voyageurs.  On  y 
courut.  La  séparation  fut  cruelle.  Jamais  Daniel  Mellis  ne 
se  serait  cru  attaché  à  cet  homme  par  d'aussi  vivaces  liens. 
Longtemps,  la  face  ruisselante,  aux  côtés  de  sa  mère  émue 
qui  s'efforçait  de  l'apaiser,  il  suivit  le  petit  point  noir  posé 


(1)  Voir  La  revue  blanche  des  le^  et  15  août,  l"  et  15  septembre  et  pr  octobre  1902, 


•2.',8  LA    REVUE    BLANCHE 

sur  une  impériale  en  fuite,  qu'il  savait  être  son  ami.  Kt  déjà 
Templové  dominant  la  campagne ,  le  feutre  luisant  sur 
l'oreille,  et  la  cravate  à  pois  flottant,  avait  retrouvé  sur  set 
lèvres  le  sourire  d'espoir  qui  les  recolorait. 

Jusqu'à  la  dernière  minute.  Daniel  avait  espéré  quelque 
catastrophe  insensée  qui  rejetât  le  veuf  consolé  dans  ses 
bras.  Il  se  vit  seul,  et  renonça  à  vivre.  Lagarde  était  perdu  ! 
Il  Teût  bien  suivi  à  Paris;  mais  il  manquait  trop  de  courage, 
même  pour  tenter  le  bonheur,  —  et  Paris  lui  semblait  un 
gouffre  où  l'employé  s'allait  noyer  dans  les  plaisirs.  11  ne 
quitterait  pas  la  salle  à  manger  ténébreuse  et  le  jardin  criard: 
doucement  il  y  languirait,  jusqu'à  s'éteindre...  Aussi  bien, 
durant  plusieurs  jours,  demeura-t-il  sans  parole,  sans  re- 
gard, comme  sans  pensée.  A  peine  renouvelait-il  l'air  dans 
ses  poumons  d'une  aspiration  discrète  ;  à  peine  portait-il  à 
sa  bouche  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim.  Mme  Mellis  en 
ressentit  delà  tristesse;  elle  lui  représenta  les  délices  de  la 
nature  oii  s'était  baignée  son  enfance,  le  secoua,  le  supplia: 
il  hochait  la  tête,  impassible. 

—  \^o,yons,  mon  Daniel,  ça  n'est  pas  raisonnable.  Tu  te 
rendras  malade...  Remue...  occupe-toi!  J'admets  que  tu 
regrettes  un  si  bon  ami  que  Lagarde...  Mais  il  n'est  pas  uni- 
que au  monde,  tout  de  même...  Un  autre  le  remplacera 
vite... 

11  s'entêtait  à  ne  plus  bouger,  —  puis  bougea.  L'idée 
bienfaisante  germait,  que  sa  mère  au  hasard  des  mots  avait 
semée.  En  quête  d'un  nouveau  Lagarde,  Daniel  sortit. 

Il  chercha  peu  aux  Carrières.  Soit  défiance,  soit  mépris, 
les  ouvriers  le  regardaient  ou  de  travers  ou  trop  en  face. 
Le  métayer,  fort  de  sa  science,  l'assomma.  Il  se  rabattit  sur 
Argenticres.  —  Il  regretta  de  s'être  tenu  à  l'écart  des  rela- 
tions de  petite  ville  :  il  saluait  les  fonctionnaires,  était 
salué  de  fournisseurs  obséquieux,  —  à  fréquenter  n'avait 
personne.  Il  compta  sur  une  rencontre.  Un  beau  matin, 
sans  plus  de  crainte  ni  de  honte,  il  reparutenpleine  Grande- 
Rue  et  traversa  d'un  bout  à  l'autre  bout  le  bourg.  Depuis 
bientôt  un  an,  il  s'y  était  montré  quatre  fois  et  pas  davan- 
tage. Ce  fut  donc  un  événement. 

—  Il  ressuscite,  songea  chacun. 


LE    CONSOLATEUR  249 

Le  vannier,  qui  tressait  l'osier  devant  sa  porte,  s'inter- 
rompit ;  aux  glaces  de  sa  devanture,  en  longue  blouse  bise, 
Tépicier  se  dressa  ;  chez  le  tailleur,  chants  et  bruits  de  ci- 
seaux cessèrent;  et  le  barbier,  au  fond  de  sa  boutique  ou- 
verte, un  moment  tint  en  l'air  son  rasoir  menaçant.  Daniel 
se  découvrit,  s'inclina,  sourit  même.  De  la  part  de  cet 
«  ours  //,  pareilles  avances  étonnaient.  On  répondit  froide- 
ment ;  il  ne  s'en  blessa  :  pour  une  première  sortie,  il  lui 
suffisait  d'être  remarqué,  reconnu  :  —  le  reste  viendrait  à 
son  heure. 

On  le  revit  le  lendemain,  puis  le  surlendemain,  et  toute 
une  semaine.  Ces  braves  gens  s'habitueraient  à  lui.  Il  vou- 
lait les  mettre  à  leur  aise  ;  forcer  leur  sympathie;  les  ame- 
ner un  jour  à  lui  tendre  la  main  d'eux-mêmes  :  car  la  timidité 
encore  le  retenait.  D'avoir  perçu  sur  son  passage  le  plus 
banal  : 

—  Bonjour.  Monsieur, 

il  eut  une  pleine  soirée  de  joie. 
A  répondre  : 

—  Bonjour,  Madame, 

il  s'était  senti  fondre  d'émotion. 

Sauf  quoi,  il  trouva  partout  la  même  réserve;  déjà,  nul 
n'était  plus  surpris  de  sa  venue  ;  encore  un  jour  et  toute 
attention  le  quitterait. 

Il  résolut  de  s'imposer,  coûte  que  coûte.  Audacieux,  il 
aborda  le  boulanger. 

—  Comment  vont  les  affaires?... 

—  Oh  I  le  blé  est  bien  cher,  cette  année  ! 

—  Ah?... 

—  Seulement  on  a  élevé  la  taxe  du  pain...  alors  ça  se 
balance...  Il  n'y  a  guère  de  risques  dans  le  métier! 

—  Et...  la  santé  ?... 

—  Bonne...  très  bonne... 

La  boulangère  à  son  comptoir  crevait  de  sang.  Daniel 
jugea  la  conversation  oiseuse  et,  déçu,  prit  congé. 

Attendait-il  des  confidences?  dès  la  première  phrase?  et 
du  premier  venu  ? 

Il  persista,  entreprit  la  fruitière,  le  marchand  de  char- 
bon, le  boulanger  encore.  Il  sut  du  bourrelier  qu'il  souf- 


200  LA    REVUE    ULANCHE 

iViiit  dun  cor  au  pied  gaucho.  Mais  rien  de  plus,  d'aucun. 
Au  seuil  du  Café  de  la  République,  les  rires  des  joueurs 
Tarrêtèrent,..  Trop  d'enfants  cgavaient  la  place,  le  soir... 
Dans  le  piaillement  des  volailles,  un  matin  de  marché,  tout 
son  désespoir  lui  revint. 

11  n'était  pas  de  cette  ville,  non  plus  de  ce  pays.  Bouti- 
quiers, laboureurs,  tous  les  habitants  s'y  valaient.  Fou  qui 
en  voudrait  tirer  quelque  chose  !  Ils  disaient  —  eussent 
dit  —  ce  qu'ils  avaient  à  dire  !  S'ils  ne  confiaient  rien, 
c'est  qu'ils  n'avaient  strictement  rien  à  confier!  Vanité  de 
ces  politesses  et  de  ces  phrases,  quand  il  rêvait  1'  «  épan- 
chement  »  ! 

Pourtant,  il  traversa  Argentières  encore,  mais  s'arrêta 
moins,  sourit  moins,  bientôt  sembla  fuir.  Autant  que  par 
espoir,  il  venait  par  bravade,  pour  mépriser,  haïr  le  jour 
ses  connaissances  de  la  veille,  et  pour  chaque  fois  se  sentir 
plus  différent  et  plus  seul,  et  plus  mort.  —  Une  dernière 
tentative!  il  se  l'était  promis  souvent:  ce  jeudi,  il  se  le 
jura. 

Des  bocaux  de  la  pharmacie  aux  lauriers  roses  du  cale,  le 
père  Bontemps  arpentait  la  petite  place,  les  blancs  cheveux 
à  la  brise,  les  yeux  clignés  et  les  deux  mains  dans  sa  veste 
de  serge  noire.  Daniel  fut  réchauffé  d'une  soudaine  S3'm- 
pathie.  Que  n'avait-il  plus  tôt  songé  au  vieux  cordonnier, 
depuis  un  demi-siècle  dévoué  aux  Mellis?  le  seul  homme 
du  bourg  dont  la  poignée  de  main  lui  eût  de  tout  temps 
été  douce  ! 

—  Eh!...  Monsieur  Daniel?...  en  l'iK^nneur  de  quel 
saint?...  on  ne  vous  voit  jamais... 

—  je  sors  si  peu,  père  Bontemps... 

—  je  sais...  Ça  va  toujours  alors?...  et  la  maman? 

—  Bien...  je  vous  remercie...  Ktvous? 

—  Comme  vous  voyez  !  Soixante-dix  ans...  et  toujours 
gai! 

Daniel,  rafraîchi,  soupira  : 

—  Ah  !...  —  vous  avez  bien  de  la  chance  ! 

—  Que  voulez-vous?...  C'est-v  la  peine  de  se  faire  de  la 
bile...  en  ce  bas  monde?...  Quand  ça  ne  sert  à  rien... 

—  Sans  doute...  mais... 


LE    CONSOLATEUR  l^n 

Il  manqua  pleurer;  il  cessait  de  reconnaître  ce  visage; 
il  demanda  peureusement. 

—  Et  votre  femme?... 

—  Ah?  la  patronne?  Dame:  elle  n'a  plus  guère  sa  tête... 

—  Vraiment  ?... 

—  Ça  prouve  qu'elle  était  moins  solide  que  la  mienne. 
Mon  tour  viendra...  Qui  sait?...  On  est  aussi  heureux 
comme  ça  qu'autrement... 

—  Oh!... 

—  Faut  croire...  Elle  rit  tout  le  temps... 

Daniel  frissonna  de  toute  sa  peau;  mais,  philosophe,  le 
cordonnier  concluait  : 

—  Monsieur  Mellis,  il  n'y  a  qu'une  manière  de  prendre  la 
vie...  comme  elle  est.  Voilà  plus  de  cinquante  ans  que  je 
tape...  à  pousser  des  clous  dans  du  cuir...  et  ça  m'amuse 
encore... 

Il  sortait  son  oignon. 

—  Une  heure!  Je  remonte.  Adieu,  jeune  homme.  A 
Tannée  prochaine.  Ah  !  ah  !  ah  I 

Alerte,  il  décampait,  dans  un  éclat  de  rire.  Daniel  resta 
devant  les  chaussures  de  l'étalage,  à  songer.  —  Ils  ne  se 
plaignaient  pas  !  —  ni  la  vieille  en  enfance  !  —  ni  le  vieux 
en  besogne  jusqu'au  dernier  soupir!  —  il  chantait?  son 
refrain  descendait  de  l'échope.  —  Au  plus  rapide.  Daniel 
gagna  le  quai.  Près  du  bateau-lavoir,  le  percepteur,  en 
pêche,  souleva  son  chapeau,  s'avança...  Il  le  fuit.  Que  lui 
voulait  cet  homme  à  mine  rubiconde?  Sa  mine  l'indignait. 
Il  cria  : 

—  Inutile,    Monsieur,    inutile Vous    êtes  heureux... 

comme  les   autres...  ça  se  voit...  Ils  sont  tous  heureux!... 
tous  !... 

On  le  crut  fou.  N'importe.  Rejeté  du  monde,  il  le 
bafouait  dans  une  dernière  colère,  avant  de  s'enterrer  — 
seul  à  plaindre,  seul  à  gémir —  sous  sa  solitaire  détresse. 

Il  fut  dans  le  jardin  comme   une   pierre   et  dans  la  salle 

comme  un  meuble  :  on  l'eût  transporté  d'ici  là.  Il  prétendit 

n'être  plus  homme.   Il   vécut    exclusivement    d'habitudes, 

pire!  de  manies    —  de  moins  en  moins  de  souvenirs.  Ainsi 

i  1  oublia  sa  haine,  il  ne  détesta  plus  l'humanité,  il  l'ignora. 


•i.-yi  LA    REVUE    BLANCHE 

Un  instinct  de  sauvagerie  Técartait  de  la  grille  et  de  la 
fenêtre,  de  partout  où  il  pût  apercevoir  "  quelqu'un  »  ; 
les  jours  durèrent:  un  autre  instinct  l'y  ramena.' —  L'accès 
se  résolvait  comme  une  fièvre  ;  il  s'en  relevait  amoindri, 
mais  avide.  Le  caprice  ennuyé  de  la  convalescence  le  con-^ 
duisit  jusqu'à  la  route  à  petits  pas,  et  désormais  dans  l'ou- 
bli de  tous  les  Lagarde  d'hier  ou  de  demain,  sous  le  buis- 
son de  chèvrefeuille  de  l'entrée,  Daniel  se  plut  à  '-',  voir 
passer  le  monde  //,  ingénument. 

D'abord,  de  bonne  foi,  il  ne  crut  connaître  personne  à 
l'ordinaire  défilé.  Comme  un  enfant  les  eût  appris,  il  re- 
trouva le  nom,  la  fonction,  la  marque  de  chaque  passant 
familier.  Tiens!  le  facteur  rural,  col  rouge  et  blouse  bleue, 
—  dans  son  cabriolet.  M.  Grandjean,  —  le  laitier  et  son 
tintamarre.  —  tel  propriétaire,  — telle  paysanne,  —  l'huis- 
sier... Il  en  osa  parler  à  table. 

—  Cet  après-midi,  disait-il,  j'ai  vu etc.,  etc. 

Mme  Mellis  augura  bien  de  ces  paroles.  Daniel  rentrait 
dans  l'existence,  à  son  insu.  Le  silence  des  repas  levé,  on 
mangea  mieux,  et  la  route  habita  la  salle,  en  attendant  que 
s'y  hasardât  Daniel.  Un  jour  de  pluie,  comme  on  sonnait, 
il  devança  Félicie  à  la  porte,  d'un  bond,  —  poxir  voir  quel- 
qu'un. C'était  un  mendiant  qui  s'enfuit,  la  pièce  donnée.. 

—  Pourquoi  se  sauve-t-il  ? 

Mais  pourquoi  serait-il  resté?  Mme  Mellis  sut  l'histoire, 
sourit,  —  et  cacha  une  tardive  lettre  de  Lagarde  que  le  fac- 
teur lui  avait  rem.ise  pour  lui . 

Un  dimanche  de  mai  tout  rose  —  Daniel,  qui  s'attardait 
dans  la  douceur  du  soir,  à  son  poste,  près  de  la  grille,  fut 
secoué  de  sa  torpeur  par  des  éclats  de  voix  tragiques.  Ils 
sortaient  manifestement  de  la  vieille  maison  d'en  face,  qui 
faisait  le  coin  du  faubourg  et  de  la  ruelle  aux  Orties.  Une 
famille  d'ouvriers,  nombreuse  et  pauvre,  habitait  là,  la 
famille  Bécot  :  Daniel  se  souvenait,  il  avait  vu  rentrer  le 
père  d'un  pas  raide,  sans  plus  s'en  inquiéter  que  d'un  autre, 
lorsque  soudain  les  invectives  l'édifièrent. 

—  Encore  saoul  ! 

La  silhouette  de  la  femme  occupait  la  fenêtre,  en  ombre. 


LE    CONSOLATEUR  2*3 

La  chandelle  dansait.  Par  saccades  bougeait  la  porte,  comme 
si  l'on  s'y  fût  cramponné,  peur  de  choir. 

—  Saoul...  moi  ? 

—  Et  tu  as  encore  mangé  ta  semaine?  avoue-le. 

—  Ça...  ça  me  regarde. 

—  Oui  dà  !  Ça  me  regarde-t-il  de  te  tremper  la  soupe, 
propre  à  rien?  Eh  bien,  non  !  tu  me  crois  trop  bête  ;  je  ne 
te  nourris  plus. 

—  Répète... 

—  Plus  !  et  à  commencer  tout  de  suite  ! 

—  Attends  voir. 

Un  bras  se  levait,  gigantesque  ;  un  corps  massif,  en  tré- 
buchant, passait  :  le  drame  se  dénouait  dans  un  coin 
sombre.  Ce  fut  un  tumulte  d'injures,  un  fracas  sec  de 
chaise  renversée,  puis  le  silence.  Son  bonnet  de  travers, 
la  femme  Bécot  s'en  vint  pousser  les  volets,  et  referma... 
—  La  brise  fraîchissait  ;  des  linges  se  balançaient  sur  une 
corde  ;  Daniel  rentra  frissonnant  pour  tout  raconter. 

Mme  Mellis  s'étonna  moins  de  cette  scène  que  du  récit 
qu'en  fit  son  fils  :  il  fut  prolixe.  Félicie  lamentait. 

—  Ah  !  ne  me  parlez  pas  d'un  homme  qui  boit.  Madame. 
Elle  songeait   à   son  mari.  —  Puis  on  dîna.  Daniel  sem- 
blait perdu  dans  ses  pensées;  subitement,  il  dit  : 

—  Il  est  maçon? 

—  Qui  ça  ? 

—  Mais...  Bécot... 

—  Ah! 

Sa  mère  souriait. 

—  11  t'intéresse  ? 

Daniel  rougit,  comme  honteux  ;  elle  acheva  : 

—  Oui,  maçon... 

Il  n'interrogea  davantage.  Mais  le  lundi,  dès  huit  heures, 
il  se  mit  au  guet. 

La  fille  aînée  gardait  la  maison  vide  ;  dans  la  chambre 
de  droite  elle  repassait  en  chantant.  Ses  petits  frères,  deux 
enfants  à  tignasse  blonde,  jouaient  sous  sa  fenêtre,  —  à  se 
salir...  L'autre  salle  s'ouvrait  au  soleil,  plus  vaste,  le  seuil 
lavé  séchant  par  places,  en  ordre,  un  grand  lit  bombant 
dans  le  fond. . .  Il  attendit.  —  Des  gens  passaient,  sans  doute  ; 


•204  LA   REVUE    BLANCHE 

mais  son  attention  curieuse  avait  peine  à  se  disperser;  quel- 
que chose  là  l'attirait,  le  concentrait,  l'accaparait...  Comme 
les  marmots  s'avisèrent  de  piétiner  en  plein  ruisseau,  leur 
sœur  penchée  sans  lâcher  son  fer  les  gronda  ;  puis  elle 
reprit  sa  romance  ;  il  l'écouta  jusqu'à  midi. 

De  la  table  familiale,  à  travers  les  rideaux,  il  vit  rentrer 
le  père,  puis  la  jeune  sœur  encore  à  l'école,  la  mère  enfin  : 
ils  déjeunaient  tranquilles.  11  ne  put  retenir  sa  langue  : 

—  Ça  va...  en  face... 

—  Pour  une  fois... 
11  s'enhardit  : 

—  Dites-donc,  Félicie...  combien  sont-ils  au  juste? 

—  Qui,  Monsieur? 

—  Mais,  là... 

—  Les  Bécot?  Monsieur  le  sait  bien... 

Et  elle  dénombra  la  famille.  Avec  les  père  et  mère,  six 
bouches  à  nourrir;  dès  l'aube,  la  mère  à  laver  au  bateau; 
la  grande  sœur  à  repasser,  sans  un  répit. 

—  Elle  se  tuera  au  métier,  disait  Félicie. 

Daniel  s'efforça  tout  le  jour  de  la  trouver  plus  maigre  et 
plus  décolorée  qu'elle  n'était  réellement.  Mais  il  avait  envers 
les  femmes  trop  de  pudeur  pour  lier  conversation.  Et  la 
pauvre  tille  sans  doute  eût  désiré  non'pas  qu'on  la  plaignît 
mais  qu'on  l'aimât.  Quand  la  mère  passa  sous  son  ballot 
de  linge,  il  se  montra  aux  barreaux  de  la  grille  et  n'obtint 
qu'un  salut  dont  néanmoins  il  jouit.  Ses  voisins  l'absor- 
baient. A  vivre  d'un  peu  loin  leur  vie,  il  -'' revivait //,  suivant 
les  occupations  du  ménage,  assistant  aux  disputes,  buvant 
les  lamentations,  prêt  à  faire  quelque  chose  qu'il  ne  préci- 
sait pas,  à  s'approcher,  parler  peut-être,  entrer,  —  mais 
pour  cela  trop  lent  à  l'action.  Et  l'occasion  toujours  l'eût 
fui,  sans  une  mystérieuse  scène  dont  il  fut  par  hasard 
témoin. 

Les  volets  des  Bécot  étaient  poussés,  la  porte  close;  la 
lumière  glissait  aux  fentes  ;  Daniel  s'allait  coucher,  quand 
un  grand  bruit  au  dehors  transpira.  On  ne  percevait  aucune 
parole,  mais  on  devinait  des  jurons  ;  des  voix  enfantines 
criaient,  des  meubles  bousculés  claquaient  sur  le  carreau, 
on  entendait  presque  tomber  les  coups....  A  un  moment  la 


LE   CONSOLATEUR  255 

lumière  s'éteignit...  Et  ce  l'ut  tout.  Daniel  attendit  encore, 
puis  rentra,  pleurant,  heureux;  il  en  rêva  toute  la  nuit... 

Mais,  de  bonne  heure  il  fut  sur  pied.  Devant  le  seuil  de 
la  maison  voisine,  la  mère  Bécot  balayait,  avec  les  ordu- 
res, des  tronçons  de  verre  cassé,  reste  sans  doute  des  vio- 
lences- de  la  nuit.  Puis,  vers  huit  heures,  elle  chargea  son 
linge,  referma  doucement  ;  Daniel  se  trouva  dans  la  rue 
en  même  temps  qu'elle.  Les  bonjours  échangés  : 

—  Eh  bien  !  ça  ne  marche  donc  pas,  chez  vous? 
La  Bécot  s'arrêta,  flattée. 

—  Vous  avez  donc  entendu,  hier  au  soir!  Encore  Bécot, 
toujours  Bécot,  Monsieur  Daniel.  11  boit  qu'il  en  perd  la 
raison!  Doux  comme  il  est,  il  nous  tuera,  que  je  vous  dis... 
rapport  au  boire... 

Elle  déposait  son  paquet  pour  être  plus  libre  de  paroles 
et  de  mimique,  et  poursuivit  : 

—  Hier  —  (il  avait  bu  sa  paie  la  veille)  — ,  il  rentre  saoul 
quand  même.  '<  Où  que  t'as  eu  l'argent  pour  te  saouler 
comme  ça?  que  je'-lui  crie.  —  Eh!  là!  dans  le  tiroir  !  qu'il 
répond.  Il  riait...  —  Ah  !  il  ne  mentait  pas,  le  misérable! 
Deux  pauvres  quatre  sous  !  économisés  à  sueur  !  Mais,  c'est 
qu'on  s'est  battu  !  c'est  qu'il  m'a  battu  c'est-à-dire  :  quoi 
donc  faire  contre  un  brutal  ?  11  jurait,  il  lançait  les  chaises 
par  la  chambre  !  Et  maintenant  qu  il  cuve  son  vin.  faut  tra- 
vailler... Et  joindre  les  deux  bouts  à  la  fin  de  la  semaine  !  ! 

Geignarde  de  nature,  elle  avait  de  quoi  geindre.  Son 
linge  rechargé,  comme  elle  s'éloignait,  Daniel  entraîné, 
distancé,  la  suivait  encore  dans  la  petite  ruelle  de  gauche 
et  s'étonnait  soudain  d'être  les  pieds  dans  la  rigole  savon- 
neuse de  ce  chemin  inconnu  et  singulier...  En  état  de  bon 
sens,  il  avait  toujours  reculé  devant  la  ruelle  aux  Orties. 
Cependant,  il  continua. 

L'eau  sale  avait  creusé  son  lit  entre  deux  talus  inégaux 
que  recouvrait  uue  herbe  affreuse,  au  milieu  du  sentier  en 
contrebas...  De  loin  en  loin,  des  buissons  d'orties  bleues 
empiétaient  encore  sur  le  passage...  Des  marches  taillées 
dans  la  terre  menaient  à  des  maisons  lépreuses,  à  des  cours 
où  s'étalait  un  pauvre  linge.  Les  portes,  les  fenêtres  fai- 
saient des'carrés  noirs...  Il  en  sortait  des  cris  d'enfant,  des 


2J6  LA    REVUE    BLANCHE 

bruits  de  balais,  des  odeursde  soupe.  Daniel  glissait,  patau- 
geait, mais  n'osait  monter.  ¥A  plus  il  voyait,  plus  il  voulait 
voir,  mais  sans  être  vu.  Avait-il  jamais  soupçonné  pareille 
ordure,  pareille  détresse,  à  sa  porte.  Ce  lui  était  comme  une 
révélation;  il  ralentit.  Mais  une  femme  qui  savonnait  de- 
vant sa  chaumière,  dans  un  baquet  posé  sur  un  tréteau  boi- 
teux, le  mit  en  fuite.  Et  il  revint  chez  lui,  par  les  champs. 

—  Mais,  n'es-tu  pas  sorti  ce  matin,  Daniel  ? 

—  En  effet,  dit-il.  Pourquoi? 

—  Tu  oublies  que  cela  net'est  pas  arrivé  depuis  près  d'un 
mois. 

—  Ah?  dit-il. 

—  Tu  es  allé  loin? 

—  Au  bout  delà  ruelle... 

—  La  ruelle  aux  Orties!...  Toujours  original?... 

Ce  rire  le  gêna.  Mais  après  un  temps  de  silence  il  ne  put 
s'empêcher  d'émettre,  de  lui-même  : 

—  11  y  a  du  nouveau,  en  face... 

—  Quoi  donc,  grand  dieu  ! 
Et  il  conta  toute  l'histoire. 

—  Tu  es  bien  renseigné... 

—  Comment  donc  se  fait-il  qu'on  ne  les  ;iide  pas.  les 
les  pauvres  femmes,  hasarda-t-il  encore. 

—  Je  crois  qu'elles  sont  à  l'Assistance. 

—  Ah  !  sans  cela... 

Il  n'acheva  pas  sa  pensée  secrète.  Mme  Mcllis  intriguée 
ne  l'y  poussa  pas. 

L'après-midi,  au  guet  et  sans  sortie,  fut  longue  et  morne 
à  Daniel.  Il  souhaitait  soudain  plus  large  horizon  à  sa  vie. 
11  s'endormit  tôt,  se  réveilla  tard.  Seule  chez  les  Bécot,  la 
fille  chantait  à  la  fenêtre.  Il  s'en  fut  donc,  ma  foi,  faute  de 
préférence  au  même  chemin  que  la  veille.  La  honte  ne  le 
tint  pas  longtemps  entre  les  deux  talus  :  il  gravit  le  talus 
de  gauche  et  le  longea  dans  l'herbe  usée.  Les  maisons  de 
plein  pied  surlesjardinset  sur  les  cours  étaient  à  cette  heure 
presque  toutes  vides,  laissées  d'ailleurs  ouvertes:  qu'y  pou- 
vait-on voler?  Daniel  en  profita  pour  de  temps  en  temps 
s'avancer  sur  la  pointe  des  pieds  jusqu'à  la  porte  ou  pres- 
que —  et  se  retirer  vite.  Intérieurs    blanchis  ou   enfumés. 


LE    CONSOLATEUR  1)'j 

lits  de  fer  ou  de  sangle,  table  salie,  commode  vague,  de 
chambre  à  chambre  la  seule  différence  tenait  aux  soins  de 
propreté.  Daniel  s'enhardissait,  abordait  maintenant  tous 
les  seuils,  se  trouvait  —  ayant  passé  la  tête  par  Tentrebâil- 
lement  d'une  fenêtre  —  nez  à  nez  avec  un  vieillard  para- 
Ivtique  et  s'excusait  ;  à  la  suite  de  quoi  il  osait  moins,  puis 
davantage  et  découvrait  encore  dans  un  berceau  d'osier, 
tout  seul  au  milieu  d'une  grande  pièce,  un  enfant  endormi... 
Faute  de  rien  savoir,  il  imaginait  en  pensée  les  habitants  et 
leur  histoire,  et  désormais  n'espérait  plus  qu'une  rencontre. 
Nul  ne  serait-il  là  pour  préciser  d'un  mot  ce  qu'il  devinait 
et  plaignait  d'avance?  De  l'avant  dernière  maison  sortait 
justement  une  petite  fille,  il  sut  plus  facilement  l'arrêter 
que  s'il  se  fût  agi  d'une  grande  personne. 

—  Qui  habite  ici?  risqua-t-il. 

—  C'est  Madame  Gras...  dit-elle,  timide. 
—  Ta  maman  ?... 

—  Oui,  Monsieur...  Si  vous  voulez  la  voir,  elle  ne  sera 
pas  là  avant  la  nuit... 

—  Elle  travaille... 

—  Oui,  Monsieur,  chez  un  fermier  de  Villeseine...  à  la 
terre... 

—  Et  ton  papa... 

—  Il  est  mort,  Monsieur,  l'autre  année,  d'un  coup  de 
corne  de  taureau... 

X  chaque  phrase  elle  voulait  tirer  sa  révérence  et  s'échap- 
per, mais  Daniel  exultait  et  de  nouvelles  questions  nais- 
saient sans  cesse  sur  ses  lèvres. 

—  Et  tu  es  seule  à  la  maison,  ma  petite  fille... 

—  Ah  1  non,  Monsieur...  j'ai  mon  petit  frère  à  garder... 
Viens  vite,  Emile,  viens  dire  bonjour  au  Monsieur... 

Elle  se  tournait  en  vain  vers  la  porte,  Emile  ne  parais- 
sait pas. 

—  Laisse-le  1...  11  s'appelle  Emile...  et  toi?... 

—  Juliette... 

—  Mais  tu  t'ennuies  ici  ? 

—  Non,  Monsieur,  je  fais  le  ménage...  et  la  soupe... 
j'habille  Emile...  Et  puis...  il  faut  que  je  surveille  le  petit 
de  Madame  Goulet...  qu'est  au  berceau... 


17 


■J.58  I^A   REVUE    BLANCHE 

—  Ah  !  c'est  lui  que  J'ai  vu  dans  la  maison  là-bas... 

—  La  maison  blanche...  oui.  Monsieur...    ■ 

—  Quel  âge  as-lu  donc? 

—  Douze  ans  du  vingt  mars... 

Daniel  était  ému  de  ses   façons   posées  de  petite   femme 
d'intérieur.   11  demanda,  gêné  : 

—  Tu  n'as  besoin  de  rien...  d'habits...  de...  de...?... 

—  Oh  non.  Monsieur!...  le  bureau  de  bienfaisance  nous 
habille...  Émileet   moi...  C'est  ma  mère  plutôt... 

Elle  ne  tlnit  pas.  Daniel  avait  compris. 

—  Allons,  adieu,  je  reviendrai  te  voir,  ma  petite...  voilà 
deux  sous  pour  des  bonbons... 

—  Merci.  Monsieur... 

11  eut  regret  de  la  quitter  si  vite.  Mais,  au  faubourg,  il 
croisa  la  Bécot  qui  poussait  sa  brouette:  lancé,  il  l'aborda. 

—  Eh  bien  !  Madame  Bécot,  et  votre  homme?... 

—  Ah!  je  suis  tranquille  à  cette  heure, il  n'a  plus  de  quoi 
se  saouler... 

—  Et  il  travaille,  alors? 

—  Sait-on  ?  Il  est  tant  "  feignant  >/  de  nature...  non  seu- 
lement qu'il  ne  rapporte  pas,  mais  il  fait  tort.  C'est  lui  qui 
nous  empêche  d'obtenir  des  secours...  On  compte  comme 
s'il  gagnait,  il  est  valide.  Bon  Dieu  du  Paradis, faut-il  lais- 
ser des  enfants  comme  ça... 

Elle  montrait  devant  sa  porte  ses  dpux  gamins  dégue- 
nillés, et  aussitôt,  prévenant  Daniel,  quêteuse  : 

—  Demandez  donc  à  MmeMellissi  elle  n'aurait  pas  de 
petites  afiaires,  de  vieilles  chaussures,  du  linge  usé,  n'im- 
porte quoi...  Elle  a  été  si  bonne  à  mes  dernières  couches... 

—  Je  lui  demanderai...  comptez  sur  moi,  dit  Daniel. 

Et  ce  furent  les  premiers  mots  qu'il  osa  prononcer  à  ta- 
ble. Mme  Mellis  s'étonna  : 

—  Des  affaires  d'enfant,  pour  qui? 

—  Pour  les  Bécot...  Tu  sais  qu'ils  ne  sont  pas  ins- 
crits à  l'Assistance. 

—  Comme  tu  t'occupes  d  eux!... 

Elle  prenait  cela  en  riant,  comme,  une  fantaisie.  11  pour- 
suivait : 


LE    CONSOLATEUR  239 

—  Et  puis,  on  devrait  bien  aider  aussi  une  autre  fa- 
mille... 

—  Laquelle? 

—  La  famille  Gras. 

11  donna  des  renseignements. 

—  Mais  voilà  que  tu  connais  tout  le  monde! 

Il  rougissait,  balbutiait;  sa  mère  se  moquait  donc  de  lui! 
Elle  ajoutait  : 

—  Tu  emploies  bien  ton  temps,  à  la  bonne  heure...   ♦ 
Mais  Félicie,  grave  et  crédule  : 

—  Allez,  Madame,  c'est  dans  le  caractère  de  Monsieur 
d'être  bon.  Si  tout  le  monde  était  ainsi,  il  n'y  aurait  pas 
tant  de  malheureux  sur  cette  terre.  Et  puis  ça  fait  du  bien 
à  Monsieur, je  parie... 

—  Tu  t'ennuies  un  peu  moins.  Daniel. 

—  Je  ne  m'ennuie  pas... 

—  Tu  ne  songes  pas  trop  à...  ton  ami. 

—  Lequel?''... 

—  Mais...  Lagarde... 

—  Lagarde... 
Il  se  reprit  : 

—  Si  !  si  1 

—  Oh!  pas  beaucoup...  Tune  te  rappelles    même  plus... 

—  Je  t'assure... 

--  Ne  t'en  défends  pas,  Daniel.  Il  faut  que  tout  passe... 
Et  puis,  il  est  heureux,  maintenant.  Je  t'ai  caché  la  seule 
lettre  qu'il  t'écrivit  depuis  son  départ...  J'avais  peur  qu'elle 
ne  ravivât  ta  peine...  Tu  peux  la  lire  désormais... 

Daniel  la  lut.  Lagarde  ne  parlait  que  de  lui-même,  de  son 
emploi,  de  sa  chambre,  de  son  patron.  Il  allait  parfois  au 
théâtre  ;  mais  il  n'ajoutait  pas  s'il  avait  remplacé  sa  femme. 
Les  mots  de  regret  et  d'affection  n'arrivaient  que  tout  à  la 
fm,  en  «  post-scriptum  2^. 

L'œil  sec,  Daniel  regarda  sa  mère. 

—  Tout  passe,  que  veux-tu  ?... dit-elle  dans  un  geste. 

Daniel  Mellis  laissait  passer.  Car  chaque  jour  de  la  pré- 
cédente semaine  avait  un  peu  comblé  le  vide  affreux  que 
l'exil  de  Lagarde  avait  laissé  dans  sa  vie  monotone.  Il  ne 
tentait  de  s'étourdir,  mais  instinctivement  cherchait  l'équi- 


a(io  lA   REVUE    BLANCHE 

valent  de  cette  amitié  perdue.  Ses  voisins  allaient  rempla- 
cer Lagarde  sans  même  qu'il  s'en  doutât.  11  venait  et  se 
sentait  repoussé.  Meilleur  serait  l'accueil,  et  plus  empres- 
sée la  visite.  Il  retrouvait  comme  un  emploi  près  de  ces 
humbles  dont  le  souvenir  le  suivait  dans  le  jardin  ou  dans 
les  champs.  Deux  minutes  de  compassion  rachetaient  pour 
lui  une  heure  inutile  ;  et  à  force  d'occasions,  qui  sait  si 
tout  son  temps  Daniel  ne  l'emploierait  pas  bien?  Mais  les 
idées  de  charité,  de  bienfaisance  ne  lui  venaient  guère  à 
l'esprit  en  s'approchant  de  ces  douleurs  ;  il  était  simple- 
ment attendri  devant  elles,  par  habitude  d'attendrissement: 
son  cœur  réellement  se  fondait  en  délices,  comme  une  cire 
auprès  de  la  flamme.  Et  il  fallait  des  paroles  comme  celles  de 
la  vieille  Félicie  pour  ranimer  au  fond  de  lui  la  conscience 
morale  et  chrétienne  que  ses  actes  n'impliquaient  pas... 
Lorsque  Daniel, portant  dans  une  serviette  nouée  de  vieilles 
petites  bottines  bleues  et  deux  ou  trois  petits  pantalons 
défraîchis,  tout  cela  repêché  au  fond  du  grenier  par  lui- 
même,  s'en  vint  frapper  à  l'heure  du  repas  contre  la 
porte  des  Bécot,  il  sut  que  cela  était  bien,  qu'il  pouvait  s'en 
enorgueillir  comme  naguère  de  son  dévouement  envers 
l'employé,  et  il  montra  plus  d'assurance  —  non  moins  de 
joie  —  à  troubler  la  familiale  tablée...  On  se  levait,  la  mère 
obséquieuse,  le  père  défiant,  les  enfants  étonnés. 

—  Ne  vous  dérangez  pas  pour  moi,  dit  Daniel.  J'apporte 
les  petites  affaires...  vous  verrez  à  vous  en  servir... 

La  mère  s'exclamait,  le  père  mâchonnait. 

—  On  vous  remercie  de  bon  cœur,  monsieur  Mellis... 
Vous  vous  assolerez  bien  une  minute... 

Daniel  s'assit  ;  c'était  de  stricte  politesse;  mais  ayant 
obtenu  qu'on  se  remît  à  table.  On  parla  peu  :  le  mari  écou- 
tait. Entre  deux  phrases,  les  couteaux  tailhiient  d'énormes 
bouchées  de  pain  bis  qui  disparaissaient  aussitôt.  Daniel 
s'attardait.  Il  remarquait  le  lit,  le  matelas  à  terre,  le  four- 
neau bas,  l'atmosphère  morose.  S'il  n'avait  dû  manger 
lui-même  il  serait  resté  là  volontiers  jusqu'au  soir...  Mais 
il  avait  perdu  sa  matinée  à  guetter  le  retour  de  la  femme 
Bécot  :  l'après-midi  appartenait  à  sa  petite  protégée  de  la 
ruelle  voisine. 


LE    CONSOLATEUR  ^C' 

Elle  était  seule  encore.  Daniel  posa  les  hardes  sur  une 
chaise;  il  y  joignit  aussi  une  pièce  de  cinq  francs,  prise  sur 
ses  économies;  l'enfant  béait. 

—  C'est  pour  nous? 

—  Pour  vous... 

Elle  n"v  pouvait  croire,  ne  trouvait  pas  un  remerciement, 
rougissait. 

—  Lorsque  maman  saura... 

Daniel  rayonnait  de  sa  joie,  et  lui  non  plus  ne  disait 
rien.  Gauche,  il  partit.  Mais  déjà  la  petite  courait  chez  la 
voisine,  la  ramenait  :  c'étaient  des  exclamations. 

—  Voyez  donc.  Madame  Goulet... 

—  Quel  genre  d'homme  est-ce  ? 

—  Une  doit  pas  être  loin. 

—  Attends  voir... 

La  voisine  pressait  le  pas.  Daniel  la  fuit,  mais  il  put  lui 
entendre  dire  : 

—  Eh!  c'est  M.  Mellis... 

D'émotion, d'orgueil, ses  larmes  débordèrent,  maisdouces 
ettièdes  aux  joues,  ainsi  qu'une  averse  d'été. 

Le  jour  suivant,  dès  le  matin,  il  commença  son  tour  par 
la  ruelle.  Il  n'eut  pas  dépassé  la  première  maison  que  déjà 
sa  présence  était  signalée.  Une  femme  tirant  de  l'eau  au 
puits  commun  le  reconnut  de  loin  et  prévint  sa  voisine  ; 
la  nouvelle  gagna  :  on  eût  dit  un  événement.  Par  la  femme 
Goulet,  par  Juliette  Gras,  par  sa  mère,  on  connaissait  de- 
puis la  veille  l'intervention  charitable  de  Daniel.  Qu'un 
homme  dans  la  force  de  l'âge,  de  bonne  famille,  de  larges 
rentes,  et  jusqu'ici  complètement  indifférent,  vînt  lui-même 
apporter  des  secours  dans  des  chaumières,  c'est  ce  qui 
semblait  à  chacun  miraculeux  ou  ridicule.  Tous  n'y  vou- 
laient point  croire,  mais  tous  désiraient  cependant  voir 
d'un  peu  près  ce  phénomène,  non  sans  l'arrière-pensée 
d'en  obtenir  quelque  chose,  eux  aussi. 

Or,  le  monsieur  paraissait.  En  moins  d'un  instant,  les 
portes  furent  toutes  garnies.  Des  femmes  prétextaient 
quelque  occupation  dans  leur  jardin  ou  dans  leur  cour 
pour  se  trouver  sur  son  passage  ;  d'autres  se  plantaient  au 
seuil,  plus  hardies  ;   beaucoup  le   saluaient.  Sous  tant  de 


a62  LA   REVUE    BLANCHE 

regards  sympathiques  où  il  ne  discernait  aucune  moquerie, 
il  se  sentait  un  peu  gêné,  mais  très  flatté.  11  accentuait  ses 
saluts,  il  étudiait  son  maintien,  11  caressa  un  vieux  roquet 
qui  venait  lui  flairer  les  jambes  ;  il  sourit  à  un  nourrisson 
exposé  dehors  tout  exprès.  Enfin  il  trouva  Juliette,  don- 
nant le  biberon,  maternelle,  au  petit  de  Mme  Goulet.  11 
s'arrêta  : 

—  Ta  maman  n"est  toujours  pas  là?  (il  fallait  dire  quel- 
que chose). 

—  Non,  Monsieur...  Mais  elle  est  bien  contente,  allez! 
elle  remercie  bien...  elle  remercie  bien... 

—  Et  alors  tu  soignes  le  mioche  }■ 

—  Mais  oui,  Monsieur... 
Une  femme  s'approchait. 

—  Et  elle  s'y  entend,  je  vous  jure,  mieux  qu'une  grande 
personne...  Je  sais  ce  que  c'est,  je  suis  nourrice... 

Daniel  s'était  tourné  vers  elle,  intéressé  ;  elle  n'espérait 
pas  autre  chose. 

—  Oui,  je  donne  mon  lait  à  un  petit  Parisien...  m  encore 
j'étais  payée  î  Les  parents  sont  dans  une  mauvaise  passe, 
pour  sûr...  Mais  pendant  ce  temps-là,  c'est  mon  petit  à  moi 
que  je  prive...  Il  n'y  en  a  plus  pour  lui  quasiment...  tout 
pour  l'autre... 

Elle  se  dandinait.  Daniel  crut  devoir  murmurer. 

—  Je  ne  vous  oublierai  pas,  ma  brave  femme. 

—  Oh!  merci  bien,  mon  cher  Monsieur...  Je  reste  là... 
la  femme  Bertaut... 

Les  voisins  chuchotaient  d'envie.  Elle  le  mena  jusqu'à 
sa  porte,  voulut  le  faire  entrer,  mais  il  se  récusa...  Il  n'eut 
que  le  temps  de  s'enfuir  pour  ne  pas  éclater  en  sanglots 
nerveux  devant  elle.  Voici  que  le  touchait  sa  propre  cha- 
rité, plus  que  la  misère  des  autres,  et  qu'il  pleurait  de  se 
voir  pleurer,  simplement... 

Comme  il  aurait  aimé  faire  partager  a  sa  mère  la  joie 
neuve  de  son  triomphe  douloureux!  Mais  qu'avait-clle  dit 
à  sa  dernière  confidence?  il  en  craignit  aussi  un  refus  de 
secours.  Et  donc  il  préféra  se  taire.  Il  préleva  sur  son 
propre  argent  unepièce  qu'il  remit  en  personne  à  la  femme 
Bertaut.  Elle   geignit   longtemps,  la  gorge   nue.  un    enfant 


LK    CONSOLAI  £1  11  jAi^ 

sur  les  bras...  Un  des  jours  qui  suivirent,  il  connut  la  face 
tannée  de  la  \ieille  mère  de  Juliette,  la  l'enime  Gras  ;  un 
autre,  il  s'entretint  une  heure  pleine  avec  la  le  m  me  Goulet 
qui  ne  demanda  rien  ;  il  revit  les  Bécot.  Et  peu  à  peu  sa 
vie  nouvelle  se  formulait,  s'équilibrait,  se  complétait. 
Quotidiennement  il  entreprenait  sa  tournée  :  trouvait  le 
mo3'en  chaque  jour  d'obtenir  un  bout  de  causette  de  cha- 
cun de  ses  protégés.  Puis,  il  rentrait  chez  lui.  Mais  les 
haltes  se  prolongeaient  ;  d'autres  gens  se  mêlaient  à  la 
conversation  pour  attirer  ses  bonnes  grâces.  De  vue  ou  bien 
de  nom  il  connut  bientôt  toutes  les  commères;  s'il  n'en- 
trait pas  partout,  c'est  que  les  avances  manquaient  ou  qu'il 
n  avait  pas  su  les  voir.  Mais  dans  ce  coin  se  limitait  sa 
bienfaisance,  son  habitude  et  ses  soucis.  La  monotonie  de 
l'hiver  tranquille  dans  l'été  naissant  se  continuait.  Au  lieu 
de  s'asseoir  auprès  de  Lagarde  au  coin  du  feu.  à  pleurni- 
cher, Daniel  Mellis  allait  déporte  en  porte  quêter  une  con- 
fidence connue  chez  la  Bécot,  la  Goulet,  la  petite  Gras, 
tous  les  jours  régulièrement,  et  pour  son  esprit  oublieux 
c'était  presque  la  même  chose.  Aux  yeux  de  Mme  Mellis,  il 
sortait  plus,  il  mangeait  mieux,  il  guérissait:  de  nouveau 
elle  respectait  son  silence. 


CHAPITRE  X 

...DÈS  LORS  IL  CONSOLA   LA  VILLE... 

—  Mais  Daniel,  c'est  une  vocation  1... 

—  Peut-être  bien  1  répondit-il,  crédule. 

Mme  Mellis  n'avait  point  ignora  longtemps  la  vie  publi- 
que de  son  fils.  Ce  qui  se  passait  chaque  jour  dans  la  pauvre 
ruelle  aux  Orties  semblait  trop  extraordinaire  pour  qu'on 
négligeât  d'en  parler.  En  plein  lavoir,  lieu  de  rendez-vous 
des  commères,  les  faits  furent  rapportés,  commentés,  et  de 
là  semés  par  la  ville. 

—  Hé  !  la  Richard!  tu  connais  bien  le  fils  Mellis... 

—  De  nom!  Mais  je  ne  l'ai  jamais  vu,  ma  bonne... 

—  Tiens,  je  le  croyais  mort! 


2G4  LA   REVUE    BLANCHE 

—  C'est  tout  comme...  il  se  terre  !...  il  fuit  les  gens... 

—  Un  ours! 

—  l'n  ours?  F:uit-il  qu'il  ait  changé  !  Voilà  qu'il  ne  quitte 
plus  notre  ruelle  I... 

—  Bah!... 

—  Pas  possible  !... 

—  Comment  ça  ?... 

—  Quand  je  vous  le  dis  !  11  passe  son  temps  a  se  faire 
conter  nos  petites  affaires 

—  Ah!  ah!... 

—  Il   espionne,  quoi!... 

—  Ne  dites  donc  pas  ça...  C'est  un  brave  homme... 

—  Alors...  pourquoi  qu'il  se  mêle  de  ce  qui  ne  le  re- 
garde pas?... 

—  Voilà!  il  tâche  à  soulager  le  pauvre  monde!... 

—  Oh  :    il  dit  ça... 

—  Et  il  fait  aussi...  je  vous  jure...  Demandez  donc  à  la 
mère  Goulet  de  qui  elle  tient  son  beau  jupon  !... 

Les  cris  redoublèrent. 

—  C'est-v  qu'il  veut  gagner  ses  faveurs? 

—  Ah!  ah!  ah... 

—  Il  n'y  songe  guère...  Et  puis  elle  n'est  pas  1a  seule  : 
il  donne  partout  oi^i  il  peut...  A  la  petite  Gras...  à... 

—  M.  Mellis  !  clamait  la  Bécot  survenue,  il  m'a  déjà 
habillé  mes  enfants  î... 

—  Mais  qu'est-ce  qui  lui  prend?... 

—  Dame,  ça  le  regarde... 

—  Il  est  un  brin  timbré... 

—  Il  fait  du  bien,  toujours... 

Les  langues  décrochées,  les  bras  s'arrêtèrent,  on  en  per- 
dit une  journée  ;  mais  le  bourg  sut. 

On  affecta  surtout  de  rire.  I^epèrc  Bontemps,sur  la  place, 
prit  son  parti. 

—  11  a  hérité   du  cœur  de  sa  mère,  s'écriait-il. 

—  11  est  temps  qu'il  le  montre,  répliquait-on. 
Le  cafetier  nasillait. 

—  C'est  une  maladie  qui  sort  passé  trente  ans... 

—  Faut  croire. 
Et  le  coiffeur  : 


LE    CONSOLATEUR  2(>^» 

—  Un  peu  tôt  pour  être  gâteux! 

On  disputa.  De  fournisseur  à  domestique,  et  de  domes- 
tique à  bourgeois,  la  rumeur  dépassant  la  rue,  s'infiltra 
dans  les  plus  reclus  intérieurs.  La  maison  du  faubourg  fut 
seule  protégée.  On  crut  que  Félicie,  au  courant  comme 
aucune,  volontairement  s'en  taisait:  on  respecta  sa  retenue. 
Jusque  certain  matin  où  elle  montra  tant  de  surprise  d'un 
mot  perçu  à  la  boucherie  en  entrant,  qile  patronne,  ap- 
prentis et  clients  s'écrièrent  : 

—  Vous  ne  savez  pas,  vous? 

Et  firent  qu'elle  sut.  Chacun  lançait  son  mot,  ajoutait  son 
détail,  renchérissait  :  elle  n'entendait  les  moqueries.  Les 
bras  nus,  croisés,  le  garçon  riait  ;  la  bonne  du  notaire  sem- 
blait enthousiaste. 

—  Tenez,  je  l'ai  vu  encore  hier  au  soir,  avec  le  père  et  la 
mère  Henrot,  sur  leur  porte... 

—  Et  il  leur  offrait  des  secours?  à  des  gens  plus  qu'à 
l'aise?...  la  femme  a  une  rente...  Ah!  ah!  ah! 

—  C'te  bêtise  !  Y  a  cent  manières  de  faire  du  bien.  Il  a 
passé  deux  grandes  heures  à  les  écouter  parler  de  leur  fils, 
le  spahi...  Il  pleurait  avec  eux,  autant  qu'eux...  — que  m'a 
dit  la  vieille... 

—  Il  pleure  comme  il  p 

Un  promxpt  regard  de  la  bouchère  arrêta  le  garçon  trop 
tard  :  M.  Mellis  était  une  bonne  pratique. ..Mais  Félicie  en 
pleine  extase  répétait  : 

—  Vrai?...  Monsieur  Daniel?...  Pourquoi  qu'il  cache 
tout  ça?... 

—  Il  est  modeste... 

Une  vieille  hochait  la   tête  : 

—  Comment  donc  que  ça  l'a  pris  tout  d'un  coup...  et  si 
tard?... 

On  ne  répondait  pas. 

—  Il  aura  fait  un  vœu,  peut-être,  souffla  la  sage-femme  ', 
dans  nion  pays,  il  y  avait  comme  ça  quelqu'un  qui  pour  se 
racheter  d'un  crime... 

On  protesta...  Félicie  revenait  à  elle  . 

—  Dans  le  fond,  ça  ne  m'étonne  point.  Ça  n'est  pas  la 
première    fois     que  Monsieur  est  bon   pour    le    monde... 


•^t>l'  LA    REVU?:    IJLANGUE 

Il  a  eu  un  ami.  M,  Lagarde...  — que  sa  dame  est  morte  ici... 

—  Le  Parisien  !... 

—  Si  je  vous  disais  qu'il  est  resté  des  mois  à  le  consoler, 
ce  pauvre  homme...  et  tous  les  jours  î  des  heures  d'affilée... 
il  ne  faisait  plus  que  ça. 

—  Chacun  prend  son  plaisir  oii  il  le  trouve,  risqua  de 
nouveau  le  garçon. 

—  \'ous  feriez  bien  mieux  de  servir,  Auguste,  cria  la 
bouchère  irritée. 

Les  poids  aux  balances  sonnèrent,  le  tranchet  frappa,  on 
sortit.  Et  dès  le  lendemain,  à  qui  voulait  l'entendre, grave- 
ment une  bonne  femme  rapportait  que  M.  Daniel  Mellis, 
nuit  et  jour,  avait  bu  les  larmes  d'un  sien  ami,  pendant 
dix  ans  consécutifs. 

Félicie  revint  au  galop,  négligeant  toutes  autres  courses. 
Mme  Mellis  l'excusa  :  à  mesure  que  parlait  la  vieille  ser- 
vante, elle  sentait  au-dedans  de  soi  entrer,  s'étaler,  se  ré- 
pandre comme  un  grand  fleuve  de  blancheur.  Sa  foi  chré- 
tienne et  sa  maternelle  tendresse  s'exaltaient  ensemble, 
fondues,  à  voir  s'incarner  le  ciel  sur  la  terre. Et  en  qui?  Elle 
défaillait. En  son  fils  !  en  son  propre  fils!  Au  prie-Dieubas  de 
sa  chambre  sévère,  en  vérité  elle  jouit  d'une  <f  autre  >  Vi- 
sitation. De  la  maison  du  Cours  aux  chaumières  voisines, 
elle  suivait  le  chemin  de  lumière,  où,  «  désigné  »,  Daniel 
marchait.  La  joie  désarmait  sa  raison  jusqu'à  lui  refuser 
un  doute.  Elle  fut  bientôt  prosternée,  et  front, mains,  ge- 
noux contre  terre,  ne  sut  plus  que  pleurer  vers  Dieu  sa 
gratitude,  intarissablement. 

Midi  sonnait.  L'entour  des  yeux  rougi,  elle  s'avança 
dans  la  salle,  toucha  sa  chaise...  Daniel,  assis  déjà,  la 
vit...  11  se  tourna  vers  Félicie.  Et  hi  vieille  n'eut  qu'une 
phrase  : 

—  On  peut  dire  que  vous  êtes  un  saint.  Monsieur  Da- 
niel!... 

11  balbutiait,  n'osait  ramener  vers  sa  mère  son  pauvre 
regard  larmovant. 

—  Oh  !  Madame  sait  tout!  ajouta  Félicie. 

Alors,  leurs  yeux  se  rencontrèrent...  Ils  se  sourirent  pour 
n'éclater  point  en  sanglots. 


LE    CONSOLATEUK  ■-:'>7 

—  On  ne  parle  quasiment    que  de  ça  dans  Argentières  ! 

—  Et  je  suis  la  dernière  a  l'apprendre,  Daniel?.,. 

—  Pardonne-moi...  je...  j'avais  peur  que  tu  te  moques... 

—  Me  moquer?...  Ah  !  parce  que  j'ai  ri  l'autre  fois  à  pro- 
pos des  Bécot?...  mon  grand  fils?  —  Mais  savais-je?... 
pouvais-je  deviner...? 

—  Monsieur  devient  célèbre,  tout  simplement... 

Il  l'ignorait  encore.  On  lui  raconta  donc  la  scène  de  la 
boucherie  parle  menu  et  sauf  les  rires.  Il  écouta.  L'orgueil 
flatté  lui  renaissait  qu'il  avait  un  jour  senti  naître  parmi 
ses  amis  de  la  ruelle  «  tous  devant  leur  porte  pour  lui  >. 
A  s'apprendre  «  l'objet  de  la  rumeur  publique  »  il  éprou- 
vait une  ivresse  d'enfant.  Les  mots  allaient.  Il  ne  s'en  éton- 
nait plus  guère.  Dans  un  encens  bleuté  s'égarait  son  esprit. 
Et  quand  Mme  Mellis  transportée  s'exclama  haut  : 

—  Mais,  Daniel,  c'est  une  vocation! 

—  Peut-être  bien,  répondit-il,  crédule. 

Comment  ne  pas  s'accommoder  de  ce  qui  expliquait  si  aisé- 
ment ses  actions?  D'instinct,  il  avait,  sans  nul  doute, 
obéi  à  quelque  principe  supérieur;  sa  mère  le  disait,  si  per- 
suasive : 

—  Après  tout,  tu  ne  fais  que  poursuivre  ta  voie,  celle 
où  t'engagea  Lagarde  jadis...  Il  ne  s'agissait  point  d'une 
affection  passagère,  particulière  :  on  en  peut  juger  main- 
tenant. Lorsque  je  songeais,  à  part  moi,  au  fier  souvenir 
dont  ce  sacrifice  embellirait  toute  ta  vie,  j'étais  bien  en 
deçà  du  vrai!  Mais  quoi?  Allais-je  supposer  que,  sans  souci 
de  la  personne,  tu  te  dévouais  pour  te  dévouer,  mon  Da- 
niel?—  car  c'est  ainsi... 

Il  approuvait.  Et  Mme  Mellis  de  voix  claire  : 

—  Avoue-le  donc  !  Tu  n'aimais  en  Lagarde  qu'un  homme 
malheureux... 

—  Ma  foi... 

—  Tu  le  sais  là-bas  consolé,  sans  peine  et  sans  besoin, 
et  sitôt  tu  l'oublies...  —  pour  spontanément  reporter  ta 
compassion  inutile  sur  de  plus  pressantes  misères,  que  tu 
te  mets  à  découvrir  jour  après  jour... 

Un  temps,  ils  s'attardent  tous  deux  à  l'agréable  vision 
de  si  lucide  destinée,  puis  de  nouveau  : 


iGS  '  ■     LA    REVUE    DLANCIH: 

—  Un  bien  vilain  quartier  que  tu  as  choisi  là!...  Mais 
que  t'importe  !  Tu  vas.  tu  viens,  te  prodigues,  te  multi- 
plies... c'est  merveilleux...  Tant  de  gens  se  disent  charita- 
bles qui  donnent  à  un  seul  afin  d'avoir  le  droit  de  refuser 
à  tous  les  autres  ! 

Et  elle  concluait  : 

—  Je  te  comprends  bien,  à  présent. 

Mieux  certes  que  Daniel  ne  s'était  jusqu'ici  compris  lui- 
même  :  car  il  évitait  désormais  de  s'examiner,  laissant  faire 
la  vie,  l'habitude  et  le  reste.  Sa  mère  avait  parlé,  il  retrou- 
vait la  conscience...  —  Elle  se  penchait,  fascinée  par  ce 
cher  visage  qui  avait  tout  perdu  delà  franchise  d'autrefois, 
et  dont  l'humilité  —  presque  niaiserie  —  lui  semblait  le 
signe  du  ciel.  Et  elle  murmurait  : 

—  Je  n'ai  pas  assez  cru  en  toi,  mon  Daniel!  ton  silence 
m'a  bien  punie  !  promets  que  tu  recommenceras  quand 
même  à  tout  me  dire... 

On  pleura;  il  promit  et  sur  le  champ  tint  sa  promesse... 

—  J'ai  rencontré  le  père  et  la  mère  Henrot  ce  matin.  Ils 
n'ont  encore  pas  de  nouvelles  de  leur  garçon...  Ils  se  dé- 
solent... 

C'était  sa  dernière  aventure,  elle  lui  tenait  le  plus  à 
cœur  ;  il  se  complut  à  la  revivre  à  la  salle  familiale  :  il  n'au- 
rait plus  rien  à  cacher  désprmais...  Et  donc,  ouvertement, 
il  regagna  sa  ruelle  aux  Orties  pour  au  dîner  en  dénombrer 
les  habitants  devant  Mme  Mellis  attentive...  La  nuit,  dans 
un  rêve  qu'il  eut,  il  se  vit  ceint  d'une  auréole,  sur  une 
foule. 

Mais  rien  ne  fut  changé  de  ses  occupations,  sinon  qu'il  y 
vaqua  plus  grave. 

—  Ça  va  chez  vous,  Madame  Bécot?... 
Puis  : 

—  Encore  seule,  ma  petite  Juliette,  où  est  la  maman?'' 
Alors  : 

—  Bonjour,  Madame  Goulet... votre  petit  a  donc  toujours 
la  cholérine?... 

Et  pour  finir  : 

—  Une  lettre  du  fils,  père  Henriot? 

Il  faisait  sa  tournée  complète  tous  les  jours,  fidèle  à  ses 


LE    CONSOLATEUR  269 

premières  sympathies,  plus  accessible  à  de  nouvelles.     Sa 
mère,  digne  de  lui,  prêchait  : 

—  Ah  !  mon  enfant,  ce  n'est  pas  la  douleur  qui  manque 
en  ce  bas  monde...  Le  plus  souvent,  elle  se  cache;  il  faut 
savoir  la  découvrir... 

Il  cherchait  donc.  A  s'approcher  des  rares  pauvres  de  la 
ruelle  qui  ne  l'avaient  encore  sollicité,    il  mettait  moins  de 
temps  et  de  délicatesse...    11  savait  apporter  quelque  chose 
d'irrefusable  et  l'offrait  mieux.  Il  n'attendait  plus  laparole, 
l'avance,  la  circonstance  qui  lui  permissent  au  passage  d'en- 
trer en  conversation...  Un  geste,  un  salut,  un  regard,    l'ex- 
pression d'attente  d'un  visage, et  vite  il  <'<  répondait  ».Sapa- 
.role  s'adoucissait,  il  avait  des  gestes  de  prêtre  ;   la    foi  de 
Mme  Mellis  le  pénétrait  à  ce  point  de  sa  vocation  qu'il  vi- 
vait dans  la  crainte  perpétuelle  d'avoir  négligé  une    invite 
sur  son  chemin  —  chemin    d'ailleurs  toujours  le  même.  Et 
comme  grandissaient  les  jours,  comme, sa  tournée  achevée, 
voici  que  lui  restait  une  heure  de  loisir,  alors,  il  ne  se   put 
résignera  perdre  cette    heure.   L'idée  le  talonna,  nouvelle, 
de  dépasser  le  cercle  de  ses  charités.  Au   lieu    de    rêver,  il 
rôda.  Le  souvenir  confus  d'une   récente  promenade  l'éloi- 
gnait  encore  de  la  grand'rue;  mais  il  se  glissa  à  l'entour, 
aux  ruelles  délaissées,  aux  allées  du  mail,  partout  où  il  ris- 
quait de  rencontrer  quelqu'un  de  solitaire  à  consoler  peut- 
être...  A  la  tombée  de  la  nuit,   l'œil  aux   aguets,  le    cœur 
rapide,    il  passait  seul,  silencieux,    prêt  à  s'émouvoir   de 
n'importe  quoi.  Des  messieurs  saluaient,  des  mendiants  ne 
répondaient  pas  ;  mais    rien   n'atteignait  son  courage.  Un 
matin,  derrière  l'école, sa  pitié,  alors  sans  emploi, le  porta  à 
intervenir  dans  une  bataille  de  gamins  oii  le  plus   faible  at- 
trapait tout.  La  troupe  s'était  dispersée,  il  voulut  consoler 
le  petit  resté  seul,  en  larmes.  Mais  celui-ci  se  redressa,  le 
reconnut,  et  partant  *d'un  éclat  de  rire,   rejoignit  aussitôt 
ses  camarades  en  criant  : 

—  C'est  le  toqué  ! 

On  rit.  Aux  pieds  de  Daniel  deux  cailloux  tombèrent.  Il 
s'éloigna,  bouleversé  de  l'incident. 

—  Des  rires,  des  moqueries,  des  pierres...  à  moi...  moi... 
le  consolateur... 


..7t.  LA    REVUE    BLANCHE 

Les  pleurs  qu'il  répandit  lui  furent,  cette  fois,  doulou- 
reux, et  il  eut  un  doute.  Mme  Mellis  le  remonta. 

—  De  méchants  garnements  1  Ah  !  tu  te  heurteras  à  d'au- 
tres incompréhensions,  mon  Daniel...  et  de  pires...  Celui 
qui  pratique  le  bien  doit  s'armer  de  patience, d'indifférence  et 
de  mépris... 

Ehl  Daniel  était  décidé  à  souffrir  les  persécutions  comme 
il  jouissait  des  louanges,  puisque '<  cela  »  rentrait  dans  son 
rôle,  tout  comme  <?.  ceci  >/.  Au  soir  il  rôda  de  plus  belle. 
Même  il  en  vint  à  se  souhaiter  l'ironie  des  commerçants  sa- 
tifaits  de  la  ville  et  n'attendit  plus  qu'une  occasion  de  re- 
paraître devant  eux. 

Dans  le  courant  de  la  semaine,  une  des  pauvresses  de  la 
ruelle,  la  femme  Gois.  entraîna  Daniel  en  plein  cœur  du 
bourg,  chez  sa  sœur  malade.  Il  feignit  d'écouter  sa  plainte 
ressassée  tout  le  long  de  la  grand'  rue  oii  sa  propre  venue 
faisait  sensation.  Il  allait  rouge  et 'gauche,  ému,  appréhen- 
dant le  ridicule  et  appelant  la  sympathie.  Bientôt,  ua  feu 
vraiment  sacré  brûlait  en  lui,  attisé  par  chaque  regard,  ac- 
ti.vé  par  chaque  présence  ;  ces  gens  étaient  des  gens  simple- 
ment; leur  parlerl  leur  parler!  amis  ou  hostiles  1  Mais  il 
fallut  tourner.  L'impasse  du  Marais  empestait  de  toutes  ses 
portes;  il  v  faisait  obscur,  on  y  frôlait  des  êtres  vagues  ;  et 
non  plus  remarqué,  dévisagé,  Daniel  haletait  de  bonne 
épouvante...  11  gravit  comme  il  put  un  escalier  sans  rampe, 
il  fut  dans  une  alcôve  noire.  Auprès  d'un  lit  où  la  sœur  de 
la  femme  Gois  poussait  de  grands  soupirs  en  se  tenant  le 
ventre.  Chacun  lançait  son  mot  sur  le  mal. 

• —  Mais...  le  médecin?... 

—  Mon  bon  Monsieur,  il  n'est  pas  pressé  daller  chez  les 
pauvres...  On  l'a  cherché  hier  au  soir...  il  ne  vient  pas... 

—  J'y  vais...  j'y  vais...  Je  le  ramène,  ditDaniel. 

Et  il  relraversa  la  grande  rue,  sans  voir...  Peu  après  la 
mort  de  Mme  Lagarde.  un  médecin  plus  jeune  avait  rem- 
placé l'ancien  ;  coiffé  d'un  chapeau  gris  lavé  d'averses, dans 
un  complet  noir  étriqué,  il  accompagna  Daniel  en  silence  : 
il  venait  de  rentrer...  II  palpa,  réfléchit,  tut  son  diagnostic, 
ajouta  : 

—  Diète  absolue... 


I.£    CONSOLATEUIl  ^71 

—  Toute  faible  comme  ça  I  s'exclamait  l'entourage. 

—  Il  faudrait, si  possible. la  soutenir  avec  du  Champagne... 
Mais,  hélas  !.,. 

—  Elle  en  aura,  dit  Daniel. 

En  sortant,  le  docteur  Beau  eut  un  soupir. 

—  Cela  vous  touche,  cette  misère?  hasarda  Daniel. 

—  En  pouvez-vous  douter...  Ce  n'est  pas  l'habitude  pro- 
fessionnelle qui  suffit  à  éteindre  la  pitié  chez  quelqu'un  de 
cœur...  Mais  il  faut  bien  vivre...  On  va  d'abord  à  ceux  qui 
pourront  vous  payer...  On  vous  a  mal  parlé  de  moi,  Mon- 
sieur Mellis?... 

Daniel  le  vit  lui-même  pitoyable,  bon  mais  nécessiteux. 
Comme  on  se  séparait  : 

—  A  l'avenir,  docteur,  ne  faites  pas  de  différence  et  pré- 
venez-moi... Nous  réglerons  cela  ensemble...  Et  ainsi  vous 
ne  perdrez  rien... 

M.  Beau  neut  pas  le  temps  de  répondre  à  cette  proposi- 
tion singulière.  Daniel  entrait  à  la  pharmacie  dans  un  nuage: 
il  eût  offert  un  million,  tout  sens  lui  échappait  de  la  réa- 
lité terrestre. 

Il  goijta  l'odeur  balsamique  des  plantes  qui  mêlait  à  l'air 
renfermé  une  tiédeur  de  maladie,  s'enquit  de  l'état  sani- 
taire et  reçut  les  médicaments.  Il  les  déposa  sans  monter  et 
revint  encore,  deux  noires  bouteilles  aux  bras,  poussié- 
reuses, qu'il  avait  dénichées  dans  le  fond  de  sa  cave  :  car 
défunt  M.  Mellis  père  autrefois  aimait  le  bon  vin.  Dans 
cette  compagnie  il  apparut  cocasse,  mais  il  avait  d'autres 
soucis.  Le  Champagne  versé,  il  ne  put  sortir  de  l'impasse 
sans  qu'une  commère  avisée  eût  forcé  sa  compassion.  Il 
était  tard.  D'ici  la  nuit,  aurait-il  encore  le  temps  de  voir 
ses  protégés  de  la  ruelle  ?  Tiraillé  entre  deux  désirs  qu'il 
prenait  nécessairement  pour  deux  devoirs,  il  s'excusait  et 
payait  largement  sa  hâte. 

—  Voilà   une    journée    complète,   s'écriait   Mme  Mellis. 
Sa  fatigue  en  était  la  preuve  :  mais  Daniel  ne  se  plaignait 

pas. 

Dès  lors,  il  consola  la  ville. 

Il  venait  le  matin  prendre  des  nouvelles  de  sa  malade.  Il 
assistait  l'après-midi  à  la  visite  du   docteur.  D'ordinaire  ils 


a-'^  LA    REVUE    BLANCHE 

sortaient  ensemble.  Sensible  à  la  douceur  de  Daniel, 
M.  Beau  se  laissait  aller  à  lui  parler  quelque  peu  de  sa  vie; 
il  lui  découvrait  son  dégoût  moral,  sa  gêne  matérielle,  son 
labeur  pénible...  Ce  fut  un  protégé  de  plus  auquel  il  n'eût 
pas  manqué  d'accorder  le  quart  d'heure  de  conduite  quo- 
tidienne... Et  cependant  son  temps  devenait  précieux;  sui- 
vant une  progression  fatale,  un  envahissement  qu'il  ne 
repoussait  pas,  ses  pauvres  augmentaient  dans  le  quartier 
de  la  malade  au  point  de  dépasser  bientôt  en  nombre  les 
anciens  protégés  du  faubourg  et  de  la  ruelle,  qu'il  n'eût 
d'abord  pour  rien  abandonnés.  Il  criait  en  passant  : 

—  Rien  de  neuf?...  Adieu  !  Je  nie  sauve  ! 

Mais  du  moins  il  passait.  Les  discours  de  sa  mère,  les 
rencontres  de  chaque  jour  alimentaient  une  tendance  ap- 
paramment  naturelle,  qui  menaçait  pourtant  de  tourner  en 
manie  et  de  perdre  toute  valeur.  Un  acte  en  provoquait  un 
autre,  un  mot  un  mot,  un  don  un  don,  et  sans  arrêt.  Peu  à 
peu  il  avait  comblé  les  sombres  vides  de  sa  vie  ;  désor- 
mais pleine,  il  l'encombrait.  Comment  refusera  l'un  ce 
qu'il  accordait  à  l'autre?  Allait-il  donc  oser  choisir?  Mais 
chaque  cas  était  le  même  à  ses  yeux  sans  discernement;  le 
désir  de  se  répéter  le  possédait  ;  chaque  cas  déclenchait 
chez  lui  le  même  geste.  Dans  la  frénésie  des  douleurs  sa 
charité  prenait  un  aspect  frénétique.  Au  nom  de  quoi  agis- 
sait-il? —  plaisir,  habitude,  devoir?  —  Il  agissait. 

Accoutumés  à  lui,  les  marchands  de  la  grand'rue  avaient 
été  tôt  désarmés  par  sa  persistance.  Ils  l'approuvaient  déjà, 
l'estimaient, l'admiraient.  Le  boulanger  Varin  donna  l'exem- 
ple en  descendant  ses  trois  marches  d'une  enjambée  pour 
lui  tendre  la  main. 

—  Et  cette  malade.  Monsieur  Mêllis?... 
— •  Laquelle?... 

Il  y  en  avait  maintenant  plusieurs.  Varin  précisait. 

—  Pas  plus  mal... 

D'autres  commerçants  s'approchaient,  des  artisans,  van- 
nier, cordonnier,  serrurier,  tous  respectueux,  polis  et  sin- 
cères, tous  curieux  aussi...  Mais  Daniel  parla  peu.  Sur  le 
thème  obligé  il  préféra  laisser  broder  la  compagnie. Comme 
il  était  question  des  pauvres  ; 


LE   CONSOLATEUR  ^n'i 

—  L'argent  ne  fait  pas  le  bonheur,  dit  le  serrurier,  sen- 
tencieux. 

Daniel  prêtait  Toreille. 

—  Tenez,  le  bijoutier... 

Sa  femme  l'avait  lâché,  l'autre  semaine  :  il  l'avait  crue 
fidèle... 

— Et  le  marchand  de  grains... 

Un  coup  sur  le  blé  le  ruinait  ou  presque.  Daniel  voulut 
les  adresses,  les  noms,  puis  il  se  tut  et  partit,  froid  et 
vague. 

—  Il  est  tout  de  même  un  peu  drôle,  hasarda  le  vannier. 

—  Je  voudrais  vous  y  voir...  avec  tant  de  soucis  en 
tête... 

Outre  les  anciens,  c'étaient  les  soucis  neufs,  du  bijoutier, 
soudain,  du  grainetier,  du  faubourg  d'Ile,  quartier  de  l'u- 
sine et  des  mariniers  que  découvrait  seulement  Daniel  à  la 
faveur  d'une  recherche...  Ce  long  détour  l'avait  tant  retardé 
qu'il  dut  renoncer  à  voir  les  Henrot  pour  ce  soir. ..Le  dîner 
était  froid  :  lui,  par  contre,  suait. 

—  Ne  va  pas  prendre  mal,  mon  Daniel... 

—  Point  de  danger... 

Y  eût-il  eu  danger,  qu'il  fût  allé  de  même.  11  ne  lui  man- 
quait désormais  que  le  souci  de  santé. 

Le  faubourg  d'Ile  dut  encore  compliquer  sa  tâche.  Il 
chargea  la  Bécot  de  l'excusera  la  ruelle,  et  partit  dans  la 
vision  qui  primait  toutes  à  cette  heure,  du  quartier  char- 
bonneux de  misère  enfumée  bâti  à  l'occident  du  bourg. 
D'emblée,  en  conquérant,  il  pénétra  dans  cinq  intérieurs, 
sous  un  prétexte...  Il  écoutait  des  plaintes  plus  cruelles, 
promettait  des  secours  plus  gras,  répétait  le  nom  en  pen- 
sée pour  le  bien  retenir...  Et  si  défaillait  sa  mémoire!... 
Débordé  de  subits  devoirs,  il  résolut  de  se  munir  dans  ses 
tournées  d'un  crayon,  d'un  carnet;  il  en  fit  dès  le  soir  emr 
plette,  et  sitôt  rentré,  triomphant  reconstitua  la  liste  impo- 
sante de  ses  pauvres  du  jour,  inscrivant  pour  chacun  en 
marge  la  somme  qu'il  lui  destinait.  Ses  économies  person- 
nelles étaient  de  longtemps  épuisées: 

—  Voilà  encore  ce  qu'il  me  faut,  dit-il  à  MmeMellis,  sur 
le  ton  le  plus  naturel  du  monde. 

18 


27^  LA   REVUE    BLANCHE 

Elle  réprima  mal  un  geste,  mais  aussitôt  : 

—  Bien,  Daniel... 

Pourquoi  aussi  l'avoir  encouragé  dans  cette  voie?  Elle 
devait  donner.  Sans  doute  il  prodiguait  un  peu  l'argent. 
Mais  on  ne  mettrait  rien  de  côté  cette  année  dont  augmen- 
ter le  capital.  La  bonne  ménagère  renonçait  à  cette  habi- 
tude non  sans  un  serrement  de  cœur.  Hélas  !  elle  ne  con- 
naissait point  encore  les  notes  de  médecine  et  de  pharma- 
cie qu'on  ne  payait  qu'au  jour  de  l'An.  Et  Daniel  donnait 
et  donnait,  ignorant  du  prix  de  l'argent,  sans  prudence... 

Pourtant  Mme  Mellis  s'inquiétait  à  la  longue.  De  faux 
pauvres  devaient  se  moquer  de  son  fils,  abuser  de  lui  par 
des  larmes  feintes.  Elle  le  préviendrait...  Mais  au  moment 
de  la  prière  elle  se  repentait  de  ces  sagespensées,  suppliant 
Dieu  de  la  faire  digne  de  son  fils  en  amour  et  en  désinté- 
ressement. Un  jour  elle  insinua  malgré  elle  : 

—  Tu  es  sûr  que  Ton  ne  te  trompe  pas?... 

—  Me  tromper?...  Qui  ça?... 

—  Mais...  tes...  connaissances?... 

—  Comment,  ces  pauvres  gens?... 

Devant  la  stupidité  incrédule  de  ses  yeux  grands  ouverts, 
elle  n'insista  point,  afin  de  ne  le  pas  troubler  dans  sa  tâche 
folle  et  sublime... 

De  faubourg  à  faubourg  et  d'impasse  à  ruelle,  Daniel 
courait  toujours...  Dans  la  ville  d'Argentières,  qui  n'avait 
pas  sa  peine  et  son  souci  ?  11  fréquentait  chez  le  bijoutier  dé- 
laissé, au  glas  rvthmique  des  horloges,  chez  le  grainetier, 
semant  des  soupirs,  comme  des  pièces  chez  les  pauvres... 
Où  il  était  entré  déjh.  il  retournait  par  habitude  ;  où  il  n'é- 
tait encore  entré,  il  pénétrait  par  besoin,  et  sa  famille  s'aug- 
mentait de  quelques  membres.  Toutes  les  sympathies  main- 
tenant évidentes  des  gens  notables  du  pays,  il  les  attribuait 
à  quelque  mal  secret  qui  avait  besoin  de  son  baume.  Dans 
le  moindre  bonjour  il  percevait  1' ';'.  allusion  ;/,  attendait: 
point  de  confidence... 

—  Ont-ils  peur  de  se  confier?  songeait-il.  A  une  autre 
fois. 

Mais  apprenait-il  de  l'huissier  qu'il  partait  dans  les  envi- 
rons pour  opérer  une  saisie,  qu'il  s'écriait  : 


LE    CONSOLATEUR  ^75 

—  Non,  restez!  je  paierai... 

Et  Thuissier  n'étant  guère  riche,  il  le  dédommageait  en 
outre.  Certain  midi,  il  traversait  la  place  quand  de  l'église 
un  convoi  funèbre  sortit.  Un  drap  blanc  recouvrait  une 
courte  bière  portée  sur  un  brancard  :  suivaient  le  prêtre, 
un  enfant  de  chœur,  la  mère  en  grand  deuil,  deux  vieilles  à 
châle.  Daniel  s'était  découvert  au  passage.  Il  ne  connais- 
sait point  le  mort,  ni  ses  parents  ;  quand  même,  il  se  sentit 
le  devoir  d'être  ému,  et  le  fut  "vite  ;  sa  pensée  escortait  de 
loin  ce  triste  cortège  et  voici  que  ses  pas,  sans  qu'il  s'en 
aperçût,  à  leur  tour  suivaient  sa  pensée,  lents,  puis  accélé- 
rés, impatients,  fébriles  ;  il  avait  rejoint  la  petite  troupe  le 
long  des  tilleuls,  avant  le  détour  ;  ainsi,  derrière  les  vieilles 
femmes,  il  monta  jusqu'au  cimetière  religieusement...  Eh! 
qu'importait  le  négligé  de  son  costume  :  à  la  sortie,  il  vit 
couler  beaucoup  de  larmes  à  travers  le  crêpe  d'un  voile  et 
prodigua  l'effusion.  Ce  fut  le  même  jour  qu'un  vieux  capi- 
taine en  retraite,  las  d'être  abordé  par  lui  sans  raison, faillit 
lui  chercher  une  affaire.  De  quoi  Daniel  Mellis  ne  se  douta 
jamais... 

11  l'avait  laissée  loin,  la  tranquillité  attendrie  que,  faute 
de  Lagarde,lui  devait  naguère  assurer  la  compagnie  quoti- 
dienne de  cinq  ou  six  pauvres  gens...  Quel  sourd  instinct, 
qaelles  mystiques  influences,  quelle  faiblesse  surtout  avait 
pu  l'entraîner  dans  ce  tourbillon.  Ah!  Daniel  agissait  d'au- 
tant moins  qu'il  s'agitait  plus.  Il  était  poussé,  attiré,  porté. 
L'idée  l'arrachait  de  son  lit  dès  l'aube,  le  jetait  dans  la  rue; 
il  venait  à  table  en  retard,  il  en  partait  trop  tôt,  ne  reposait 
un  peu  que  pour  fatiguer  davantage.  La  coqueluche  sévis- 
sait ;  l'Assistance  avait  refusé  cinq  pauvres  ;  la  Bécot  vou- 
lait divorcer,  le  bijoutier  cocu  hésitait  à  revoir  sa  femme... 
Et  chaque  jour  plus  inconscient,  plus  sûr  de  lui,  à  tout  ha- 
sard Daniel  donnait,  consolait  et  conseillait  même.  Mira- 
cle ou  volonté!  souvent  il  tombait  juste.  Sa  renommée  en 
grandissait  et  en  même  temps  son  ardeur.  Le  lourd  été  de 
feu,  de  sueur  et  de  poussière  ne  parvenait  point  à  le  ra- 
lentir... 

Car  le  bourg  à  peine  conquis,  les  champs  s'émurent.  Le 
nom  de  Daniel  à  courir  les  marchés  du  bourg  se  répandit 


2-6  I^A    REVUE    BLANCHE 


■  / 


dans  les  hameaux  et  dans  les  fermes.  Les  paysans  espéraient 
chaque  fois  le  voir  dans  la  grand'rue  ou  sur  la  place,  et 
parmi  la  foule  des  vendredis,  ils  le  cherchaient  curieuse- 
ment. Certains,  mendiants  de  profession  ou  de  nature  se 
faisaient  désigner  la  maison  du  faubourg  et  allaient  sonner 
à  la  porte.  M.  Mellis  n'était  point  là.  Mais  Mme  Mellis,  en 
son  nom,  donnait  une  légère  aumône,. ,  On  le  sut  ;  on  vint 
davantage,  et  Félicie  exaspérée  par  cet  incessant  carillon 
faillit  décrocher  le  battant,  sans  mot  dire...  Daniel  ignora 
ces  visites  ;  sa  mère  croyait  avoir  accompli  son  devoir  en 
accueillant  ainsi  les  pauvres  de  passage  ;  et  il  s'en  trouvait 
d'autant  allégé...  Un  soir  de  marché,  il  rentra  tout  som- 
bre... 

—  Ma  bonne  Félicie,  vous  ne  m'avez  pas  dit  qu'on  était 
venu  pour  moi  ce  matin... 

La  vieille  servante  avait  ouvert  vingt  fois  dans  la  jour- 
née ;  sa  mauvaise  humeur  éclata  : 

—  S'il  fallait  vous  dire  tous  ceux  qui  viennent  I 
Elle  se  trahissait. 

—  Comment,  tous  ceux?... 

—  Elle  exagère,  reprit  Mme  Mellis...  Un  malheureux  de 
temps  en  temps...  que  je  soulage...  Je  ne  voulais  pas  t'en 
parler...  tu  en  as  tant  d'autres... 

—  Je  veux  savoir...  Si  !  si!  je  veux  savoir,  dit-il  ;  jetrou- 
verai  le  temps...  Prenez  leur  nom  et  leur  adresse...  à  l'a- 
venir... Vous  m'entendez... 

—  Nous  t'obéirons,  Daniel... 

C'était  la  volonté  de  Dieu  sans  doute.  Elle  se  coucha  ré- 
signée, lui  soucieux.  Jamais  elle  n'avait  mené  si  triste  vie. 
A  mesure  qu'avait  augmenté  sa  tendresse  pour  le  héros  in- 
soupçonné qu'était  son  fils,  elle  avait  vu  ce  fils  s'écarter 
d'elle,  absorbé  par  les  dévouements  auxquels  elle  l'encou- 
rageait... De  lui  que  restait-il  pour  elle  ?  Seuls,  des  repas 
irréguliers  ou  écourtés  les  rapprochaient.  La  voyait-il  de 
l'autre  côté  de  la  table,  qui  attendait  vainement  un  regard? 
Elle  était  bien  aussi  pitoyable  que  d'autres  ;  mais  il  s'ou- 
vrait à  toutes  douleurs  sauf  aux  siennes...  Elle  cultiva  sa 
piété,  alla  plus  souvent  à  l'église,  tâcha  de  chrétiennement 
se  réjouir  de  ce  qu'elle  eût  humainement   pleuré.    La  piété 


LE    CONSOLATEUR  277 

l'-aveugla  sur  la  déchéance  physique  qu'insensiblement  su- 
bissait son  fils  naguère  encore  si  robuste.  Et  comme  il  en- 
treprenait de  porter  sa  compassion  au-delà  des  faubourgs 
à  travers  la  campagne,  pour  un  surcroît  de  fatigues  peut- 
être  fatal,  elle  ne  songeait  dans  sa  solitude  prochaine  qu'à 
prier  mieux. 

A  la  femme  Pitois,  éconduite  par  Félicie,  Daniel  en  plein 
marché  avait  promis  une  visite.  Elle  habitait  aux  environs, 
à  Villeseine,  elle  avait  deux  enfants  malades  à  la  fois. 
Donc,  dès  cinq  heures,  Daniel  était  debout,  courait  aux 
carrières,  se  faisait  atteler  la  jument  grise  au  tape-cul  et 
fouettait...  On  ne  l'attendait  point  si  tôt  ;  les  enfants  nulle- 
ment malades  jouaient  déjà  et  la  mère  taillait  la  soupe  lar- 
gement... Heureusement  Daniel  plaignait  de  confiance;  il 
accepta  les  boniments,  trouva  l'intérieur  rustique,  promit 
des  chaussettes  et  du  quinquina. .  .Quant  il  sortit,  ils  étaient 
vingt  groupés  autour  de  la  voiture...  On  comptait  donc  sur 
lui  ici,  ailleurs,  partout?  Mais  les  devoirs  précis  du  bourg 
le  réclamaient...  Une  autre  fois...  une  autre  fois...  11  re- 
tourna... Il  dut  pourtant  dans  Argentières  accélérer  un  peu 
le  pas  pour  rattraper  le  temps  perdu. 

A  dater  de  ce  jour,  Félicie  eut  de  quoi  se  plaindre... 
M.  Mellis  était  allé  à  Villeseine  :  il  y  reviendrait  bien,  et 
comme  à  Villeseine  dans  d'autres  hameaux  alentour...  On 
vint  exprès  le  demander  de  là  et  de  plus  loin...  En  raison  de 
l'épidémie  le  bourg  l'absorbait  trop,  il  «  remettait  »  tou- 
jours ;  tant  qu'à  la  fin  de  la  semaine  il  fut  pris  comme  de 
vertige  devant  la  liste  déjà  respectable  de  ses  obligations 
non  remplies...  Il  avait  promis,  il  fallait  tenir  !  et  aux  qua- 
tre coins  du  canton  !...  Mais  quand?. 

—  Eh!  dimanche... 

—  Tu  n'y  songes  pas,  Daniel...  Ton  seul  jour  de  repos... 
Le  Créateur  lui-même... 

Daniel  l'interrompit  :  il  irait.  C'en  était  fini  des  déjeu- 
ners un  peu  prolongés  du  dimanche  et  du  tour  de  jardin 
que  Mme  Mellis  obtenait  plus  difficilement  chaque  se- 
maine. Son  fils,  en  campagne,  mangerait  à  l'auberge  ;  où? 
n'importe  !...  Sur  la  nappe  blanche,  son  couvert  à  elle   fut 


2^8  LA   REVUE   BLANCHE 

solitaire  ;  elle  venait  de  la  messe,  elle  irait  aux  vêpres    Ta- 
près-midi.  Vers  les  deux  heures,  quelqu'un  sonna. 

—  Encore  un  pauvre... 

Elle  se  dérangea  pour  elle-même  ouvrir,  et  se  trouva 
étonnée,  émue  et  flattée  en  face  de  M.  le  doyen  qui  venait 
lui  rendre  visite. 

La  politique  s'en  mêlait.  Les  deux  partis  qui  se  dispu- 
taient Argentières,  celui  des  cléricaux  et  celui  des  libre-pen- 
seurs, admiraient,  jalousaient  le  crédit  populaire  de  l'indé- 
pendant Daniel.  Sa  mère  était  catholique  fervente,  lui  ne 
pratiquait  pas  :  chacun  des  deux  partis  pour  cette  raison 
ou  pour  l'autre  résolut  de  l'accaparer.  L'abbé  Guzien,  an- 
cien chanoine  destitué  de  la  cathédrale  de  Chartres, homme 
ambitieux  et  prompt  à  l'action,  s'avança  le  premier.  Il  de- 
vait attacher  à  la  cause  de  la  religion  ce  vrai  héros  de  cha- 
rité chrétienne,  pour  qu'il  parût  à  tous  agir  sous  l'inspira- 
tion de  Dieu.  Il  parlait  bien  et  le  savait  ;  il  parla  mieux 
que  de  coutume,  rejetant  en  arrière  d'un  geste  de  la  main 
sa  noire  et  lourde  chevelure. 

—  Votre  fils  est  un  saint.  Madame,  affirmait-il. 

—  Oh  !  Monsieur  le  curé... 

—  Un  saint,  je  le  répète...  Quelle  âme,,  quelle  ardeur... 
Tout  le  bourg  en  est  remué...  Et  nul  doute  que  son  exem- 
ple ne  retentisse  heureusement  en  des  cœurs  satisfaits,  en- 
gourdis dans  l'indifférence  du  siècle. 

Mme  Mellis,  confuse  et  contristée,  ne  savait  que  ré- 
pondre. 

—  Oh!  Monsieur  le  curé... 
Enfin  il  se  leva,  disant  : 

—  Excusez-moi...  Je  tenais  seulement,  madame, à  assurer 
M.  Mellis  de  ma  simple  admiration...  Vous  lui  en  trans- 
mettrez l'hommage  en  lui  disant  quel  regret  j'eus  de  son 
absence...  Mais  peut-être  puis-je  espérer  le  rencontrer 
un  autre  jour?... 

—  Il  sera  très  heureux,  sans  doute...  Mais  toujours  en 
chemin,  à  peine  si  je  le  vois  moi-même... 

Le  ton  semblait  amer.  Le  doyen  répondit  : 

—  Notre  Seigneur  est  avec  lui,  Madame... 
Elle  le  crut. 


LE    CONSOLATEUR  ^79 

Cependant,  depuis  le  matin,  Daniel  Mellis  poussait  sa 
bête  de  village  en  hameau  par  des  chemins  d'ornières... 
Un  gars  de  la  ferme  l'accompagnait,  savant  des  noms,  des 
directions  et  des  distances  La  voiture  mal  suspendue  les 
secouait  d'autant  plus  qu'ils  allaient  plus  vite,  et  Daniel 
avait  hâte...  Il  descendait  d'un  bond,  remontait  aussitôt  et 
reprenait  les  guides...  Mais,  limité  à  ses  promesses,  il  lais- 
sait partout  des  regrets...  Un  enfant,  un  vieillard,  une 
femme  sur  leur  porte,  c'en  était  trop  pour  le  combler  de 
désespoir. 

—  Je  devrais  m'arrêter,  songeait-il,  ils  m'attendent... 

—  Voici  qu'il  est  quatre  heures,  disait  le  gars,  si  nous 
voulons  revenir  par  Chaumelles  en  traversant  Blaye,  il  ne 
faut  pas  nous  amuser... 

—  Est-ce  si  loin?... 

Daniel  étourdi  par  le  vent,  l'émotion  et  l'impatience  ren- 
dait les  guides  et  tirait  son  carnet...  Ces  visites  précipitées 
à  des  gens  qu'il  voyait  pour  la  première  fois,  brouillaient 
le  peu  de  notions  claires  qu'il  conservait  dans  sa  pauvre 
tête  affaiblie...  Il  avait  beau  torturer  sa  mémoire,  il  nepar- 
venait  pas  à  faire  correspondre  les  visages  avec  les  noms... 
Des  surcharges  cachaient  ses  listes...  Qu'avait-il  promis 
là?  —  Quoi  ici?...  Il  appréhendait  quelque  erreur...  A  qui 
le  jupon?  à  qui  les  lunettes?  Car  ce  n'était  encore  qu'une 
tournée  de  dons;  les  campagnards  goûtaient  peu  les  «  pa- 
roles// nues...  11  eut  de  grandes  inquiétudes...  Un  arrêt 
chez  un  'rJdiot  />,  le  consola.  Des  lieues,  encore  des  lieues 
de  bois,  de  labours  et  de  betteraves,  des  traversées  de  vil- 
lages endimanchés.  Ainsi  Daniel  eût  fait  en  entier  le  tour 
du  canton,  avec  la  même  griserie  que  le  tour  quotidien  du 
bourg.  Le  soir  humide  et  froid  le  surprit  sur  la  route  et 
toute  la  nuit  il  sentit  son  corps. 

Quand  il  apprit  que  le  curé  était  venu  —  s'il  ne  venait 
pour  rien  d'autre  que  le  connaître  !  —  il  dit  regretter  etn'v 
pensa  plus  :  la  pourpre  santé  de  ces  deux  joues  roses  lui 
déplaisait  assez  et  il  flairait  en  tout  prêtre  la  concurrence. 
Sa  semaine  fut  très  chargée,  son  dimanche  un  peu  moins; 
ayant  visité  trois  villages  il  put  déjeuner  au  faubourg  ; 
comme  il  se  levait  de  table,  on  sonna  :  le  doyen  revenait, 


a8o  LA   REVUE   BLANCHE 

sûr  de  trouver  son  homme.  Daniel  se  montra  poli,  distrait, 
neutre  ;  Téloge  le  toucha,  mais  il  pensait  le  mériter.  L'abbé 
en  moins  de  cinq  minutes  eût  su  le  conquérir  :  dès  l'abord 
il  l'avait  jugé.  Cet  apôtre  n'était  qu'un  faible  ;  il  n'allait 
point  tout  seul,  point  sans  qu  on  le  menât  :  habitude,  sug- 
gestion, les  deux  peut-être.  L'abbé  Guzien  était  habile  à 
suggérer.  11  prit  et  garda  la  parole  durant  presque  tout 
l'entretien;  il  célébra  la  charité  que  même  il  s'abstint  de 
nommer  chrétienne,  il  rappela  quelques  citations  des 
Pères  —  oh  !  sans  les  leur  attribuer,  —  quelques  traits  de 
grands  Saints  —  comparaison  flatteuse  —  ;  il  ditunnioides 
pauvres  de  l'Église  et  s'en  tint  là.  11  laissait  Daniel  non 
troublé,  séduit,  plus  éclairé  qu'avant  sur  sa  destinée  mer- 
veilleuse, et  bientôt  désireux  de  le  retrouver.  Huit  jours 
après,  en  pleine  rue,  Daniel  l'abordait  le  premier.  Le  con- 
solateur était  las  :  la  défaillance  de  son  corps  peut-être  al- 
lait gagner  son  âme,  et  il  profitait  en  passant  du  nouvel 
appui  moral  que  son  inconscient  instinct  devinait  en  l'abbé 
Guzien,  sûr  et  ferme.  Celui-ci  l'interrogea  gracieusement 
sur  les  dernières  infortunes  allégées,  il  connaissait  l'ouvrier 
de  la  sucrerie  qui  s'était  calciné  la  jambe  l'autre  jour  :  Da- 
niel avait  de  meilleures  nouvelles. 

—  Comptez  sur  moi.  Monsieur  Mellis,  ce  que  mon  mi- 
nistère m'appellera  à  découvrir  vous  sera  signalé  de  suite, 
ajouta  le  curé,  si  vous  avez  du  moins  le  temps  de  vous  oc- 
cuper de  mes  pauvres... 

—  Vos  pauvres  sont  les  miens... 
Us  promirent  de  se  revoir. 

Mais  déjà  le  bruit  courait  par  la  \iUe  de  leur  récente 
amitié  ;  il  y  eut  des  conciliabules,  les  radicaux  s'inquié- 
tèrent ;  sur  quoi  on  décida  d'en  avoir  le  cœur  net.  Et  le 
matin  Daniel  trouva  devant  sa  porte,  comme  fortuitement, 
un  membre  du  conseil  délégué  par  les  autres  membres 
pour  s'enquérir  de  ce  qu'on  nommait  couramment  la  con- 
version du  héros.  Il  en  tomba  des  nues... 

—  Mais  je  le  vois...  comme  je  vous  vois,  répétait-il, 
c'est  un  brave  homme,  ce  curé,  c'est  un  brave  homme... 

Le  conseiller  s'en  revint  rassuré,  mais  il  ne  rassura  per- 
sonne. 


LE    CONSOLA.TEUR  281 

—  Me  convertir?... 

Dans  sa  terreur  de  l'inconnu,  Daniel  jura  d'éviter  le 
doyen  à  toute  rencontre.  Au  journal  le  plus  «  avancé  »  du 
département  il  eûtpu  lire  la  semaine  suivante  sous  le  titre 
de  Un  Saint  laïque,  un  article  le  concernant  où  Ton  usait 
de  son  exemple  pour  arrachera  la«  prêtraille  »  le  monopole 
exclusif  de  la  consolation.  Daniel  ne  lisait  point  les  feuilles 
et  ne  pouvait  s'inquiéter  plus  d'un  quart  d'heure  de  ce  qui 
n'était  pas  sa  fonction.  Il  revit  le  doyen,  il  visita  le  maire 
pour  une  question  d'  ^c  assistance  municipale  »  assez  déli- 
cate à  trancher.  Ignorant  des  partis,  des  rivalités  et  du  rôle 
qu'on  voulait  lui  faire  jouer,  il  fraternisait  avec  tous,  sans 
préférence.  Seul,  à  force  d'habileté,  l'abbé  Guzien  progres- 
sait dans  sa  sympathie. 

Daniel  chassant,  l'abbé  rabattait  le  gibier  ;  il  venait  si- 
gnaler les  pauvres  ;  souvent  Mme  Mellisle  recevait  ;  il  for- 
tifiait sa  foi  et  sa  douloureuse  patience  de  quelques  mots 
chrétiens;  sitôt  Daniel  rentré,  il  se  taisait  sur  Dieu  et  sur 
le  dogme.  Un  soir,  craignant  de  rester  seule,  elle  le  retint 
à  dîner,  mais  son  fils  ne  parut  ni  surpris  ni  fâché  de  trou- 
ver le  prêtre  à  sa  table.  Il  venait  d'assister  à  l'agonie  tra- 
gique d'un  enfant  pris  de  croup,  étouffant,  violet.  Sa  dou- 
leur osa  s'exalter  sous  la  lampe. 

—  Tu  n'as  rien  attrapé,  au  moins,  mon  Daniel? 

—  Saint  Louis  secourait  les  lépreux...  faillit-il  répon- 
dre , . . 

Une  atmosphère  plus  mystique  les  enveloppait  ce  soir-là. 
chaque  mot  du  doyen,  chaque  mot  de  la  mère,  sous-enten- 
daient  le  nom  sacré  de  Jésus-Christ.  Le  doyen  le  prononça, 
même.  Et  dans  l'élan  de  l'éloquente  période,  Daniel  qui 
l'entendit  ne  le  remarqua  pas.  A  l'idée  d'une  <k vocation», 
l'idée  d'une  <5c  mission  >/  succédait,  plus  religieuse.  Envoyé, 
désigné,  Daniel  voulait  bien  l'être,  à  la  condition  d'ignorer 
«  par  qui  »  cependant,  ou  du  moins  de  tout  seul  l'appren- 
dre. Sa  foi  grandissait  imprécise  encore  —  oh  !  point  en 
Dieu!  —  en  lui-même  sans  doute,  avec  les  jours,  les  dé- 
vouements Qt  les  discours... 

Et  l'automne  quittait  l'été,  touchait  l'hiver...  Et  plus 
pressantes,  mieux  fondées,    de  la  campagne    refroidie    les 


282  LA   REVUE    BLANCHE 

plaintes  arrivaient  au  bourg...  Et  comme  sans  se  lasser, 
sans  le  lasser,  tout  Argentiôres  avait  usé  déjà  de  Daniel,  la 
campagne  exigeait  son  tour  et  l'obtenait  vite...  Dès  quil 
apparaissait,  tout  ce  qui  croupissait  ou  vivotait  de  misérable 
aux  fermes,  aux  hameaux,  se  levait  devant  lui.  Il  venait 
pour  une  famille,  dix  l'assaillaient  et  l'imprévu  de  ses  ren- 
contres mangeait  le  temps  trop  précieux  de  chaque  jour.  Il 
affectait  à  son  service  le  cheval  du  cabriolet,  cédé  par  le 
métayer  des  Carrières  ;  il  le  lassait  tous  les  deux  jours,  et 
devait  entre  temps  louer  quelque  équipage;  faute  de  quoi, 
à  l'insu  de  sa  mère,  il  partait  à  pied,  par  les  champs.  Le 
vent  gonflait  ses  vêtements  et  faisaittournoyerles  feuilles; 
les  labours  durcissaient,  toute  sève  semblait  tarie...  N'im- 
porte! il  ne  déjeunait  plus  à  la  maison;  quand  il  s'y  mon- 
trait vers  midi,  c'était  pour  avaler  gloutonnement  sans  boire, 
ou  grignoter  du  bout  des  dents  un  morceau  de  pâté,  de 
viande  froide  ou'  de  fromage...  Mais  il  fallait,  partir...  Le 
soir  seulement  il  rentrait,  vers  huit  heures,  à  la  ténèbre, 
mort  de  fatigue,  froid  et  sans  faim;  il  se  chauffait  un  quart 
d'heure  et  gagnait  son  lit...  Que  pouvait-il  contre  sa  fré- 
nésie? La  vie  l'emportait,  trépidante  ;  eût-il  donc  préféré 
mourir?  Non!  Si,  la  nuit,  lui  échappait  un  cri  d'angoisse, 
une  rumeur  de  peuple  aussitôt  le  couvrait...  Il  ne  s'enten- 
dait passe  plaindre;  il  ne  se  voyait  pas  faiblir.  Comme  il 
bravait  le  froid,  la  neige,  les  miasmes, lui-même  se  bravait, 
détestant  son  repos,  son  sommeil  et  sa  nourriture.  A  force 
d'être  las,  il  se  fût  cru  sans  corps  :  et  rien  ne  peut  lasser 
une  «  âme  //. 

Un  soir,  Mme  Mellis  ne  le  reconnut  plus.  Elle  avait  trop 
fermé  les  yeux  dans  l'acceptation,  la  crainte  et  la  prière. 
Etait-ce  là  son  fils,  ce  pauvre  homme  vieillot,  voûté,  dé- 
charné, titubant  et  flasque?  Elle  n'y  croyait  point...  Der- 
rière ce  front  bas,  ces  yeux  sans  lueurs  que  de  larmes,  ce 
continu  sourire,  humble,  niais  et  doux,  que  subsistait-il  de  . 
pensée?  Et  ces  mots  répétés,  et  ce  ton  monocorde,  et  ces 
gestes  qui  bénissaient  tout  le  monde  éternellement, et  cette 
fonction  machinale  incapable  de  choix  et  de  réflexion... 
Un  homme?  Plus.  Un  saint?  cela?  Pour  ses  croyances  elle 
souhaitait  que  non...  Elle  l'écoutait,  tragique;    elle    pesait 


LE    CONSOLATEUR  a83 

ses  mots...  Mais  Daniel  radotait!  simplement!  comme  le 
vieux  père  dont  jadis  elle  veillait  le  ramollissement;  mais 
Daniel  n'avait  plus  d"âge...  11  toussait...  Cette  toux  retentit 
dans  la  salle  comme  l'alarme  d'un  tocsin.  Mme  Mellis  s'é- 
veillait d'un  horrible  rêve...  On  lui  prenait  son  fils...  Ah  î 
avec  quelle  joie  elle  eût  laissé  s'émietter  sa  fortune  sur  les 
fausses  et  vraies  misères  du  pays...  Et  comme  elle  regret- 
tait peu,  à  cette  heure,  d'avoir  dépassé  ses  ressources,  hy- 
pothéqué des  terres  et  compromis  son  bel  avoir!  On  lui 
prenait  son  fils  !  Dans  un  moment  de  clairvoyance,  elle 
comprenait  tout.  Oîi  sa  folie  chrétienne  avait-elle  achevé 
de  précipiter  Daniel?  Il  fallait  l'arrêter  maintenant  à  tout 
prix,  et  sauver  son  corps,  sinon  sa  pensée...  Quant  au  salut 
de  l'âme,  il  ne  l'inquiétaitplus. 

—  Tu  ne  vas  pas  sortir  par  ce  froid,  cette  neige...  et  en 
pleine  nuit...  Tues|fou...  —  Pardon...  Mais  on  peut  être 
charitable,  sans  pour  cela  se  tuer...  mon  Daniel... 

—  Mais...    puisque  j'ai    promis  de  ramener  le  médecin... 

—  Il  ira  bien  tout  seul... 

—  Il  faut...  je  dois  v  être... 

Et  il  partait  par  les  routes  perdues,  fonçant  dans  les  or- 
nières et  rasant  les  fossés.  Le  visage  pincé  de  froid  et  cin- 
glé de  flocons  de  neige,  —  pour  rien.  Cette  nuit  tout  en- 
tière Mme  Mellis  pleura  —  mais  sans  prier. 

Le  lendemain,  quand  M.  le  curé  parut,  elle  dut  se  domi- 
ner pour  n'être  point  hostile;  et  puis  elle  avait  besoin  de 
son  aide  pour  modérer  l'ardeur  de  Daniel.  A  ses  inquiétudes 
touchantes  au  sujet  de  la  santé  de  son  fils,  le  curé  répon- 
dit, sévère  : 

—  Notre  Seigneur  est  maître  de  nos  destinées  ;  il  n'ap- 
partient pas  à  ses  créatures  d'entraver  l'accomplissement 
de  ses  mystérieux  desseins.  Cependant  je  veux  bien  vous 
être  utile  en  quelque  chose.  Je  parlerai'à  Daniel... 

Il  le  fit,  mais  à  contre-cœur,  avec  le  désir  de  parler  en 
vain.  A  quoi  Daniel,  toujours,  en  guise  de  réplique,  trou- 
vait quelque  aphorisme  humanitaire  à  murmurer,  que  sa 
mère  reconnaissait  pour  avoir  été  prononcé  naguère  et  ré- 
pété et  ressassé  par  le  prêtre  ou  par  elle-même.  Sans  force 
pour  se  contredire,  elle  considérait  son  œuvre  avec  terreur. 


284  LA   REVUE   BLANCHE 

Un  remords,  une  certitude  l'accusaient  du  passé,  du  pré- 
sent et  de  l'avenir.  Où  courait  Daniel?  La  fortune  épuisée, 
que  ferait-il?  \'ivrait-il  assez  seulement?  Quelque  jour,  la 
force  nerveuse  qui  nourrissait  sa  frénésie  céderait  tout  à 
coup...  Au  bout  de  l'horizon,  c'était  le  noir  de  la  mort  et 
de  la  ruine!  —  Tout  le  long  de  ses  longues  journées  soli- 
taires, Mme  Mellis  attendait  le  malheur...  Pour  le  temps 
d'une  nuit  encore  la  rassurait  le  tardif  retour  de  son  fils... 


CHAPITRE  DERNIER 

ou    DANIEL    EST   MALADE,    CONVALESCENT,    PUIS   MORT 

Vers  la  fin  janvier,  le  soir  d'un  dimanche,  il  revint  transi, 
secoué  de  fièvre  et  du  reste  sans  pardessus.  Ses  dents  cla- 
quaient, il  souriait  quand  même. 

—  Dans  quel  état!  Mais  tu  as  la  fièvre...  tu  trembles... 
tu  as  pris  froid!...  Où  est  ton  pardessus? 

—  Je  l'ai  donné... 

—  Tu  l'as  donné?... 

—  Sur  la  route...  là-bas...  Je  n'avais  plus  le  sou  en 
poche...  Un  pauvre  vieux  sur  le  talus  qui  grelottait...  Alors 
j'ai  quitté  mon  manteau... 

11  faisait  ce  récit  grotesque  simplement,  avec  la  béate 
onction  du  saint  Martin  de  son  rêve...  On  s'empressa  : 
Félicie  le  déshabilla  comme  un  enfant,  chauffa  les  draps 
et  mit  bouillir  de  la  tisape  ;  une  voisine  courait  chercher 
le  docteur  Beau. 

Daniel  Mellis  ne  voulait  s'avouer  malade  ;  mais  le  dia- 
gnostic s'imposait  :  il  faisait  une  pleurésie — et  d'ailleurs  s'en 
pourrait  tirer.  Il  était  donc  contraint  de  se  reposer,  enfin  ! 
Confiant  au  médecin  de  corps,  Mme  Mellis  entreprit  de 
guérir  son  âme.  Les  premiers  jours  il  délir;i,  puis  se  sentit 
souffrir,  puis  connut  l'inertie  et  se  permit  de  la  goûter.  Sa 
mère  et  Félicie,  d'une  commune  entente,  l'entouraient  de 
sourires,  de  soleil  et  de  joie,  autant,  du  moins,  que  le 
permettait  la  saison,  leur  âge  et  leur  grave  tristesse.  Elles 
consignaient  à  la  porte  les  plaintes  du  canton  et  les  démar- 


LE   CONSOLATEUR  ^85 

ches  du  curé,  pour  parler  du  jardin,  du  printemps  qui  vien- 
drait, de  fleurs.  Daniel  se  réveillait  dans  un  paradis  sans 
misères... 

Il  semblait  écouter  ;  mais  son  esprit  fuyait  ;  il  souriait  à 
d'autres  rêves.  Sa  première  pensée,  aussitôt  qu'il  pensa,  fut 
pour  les  malheureux,  pour  eux  sa  première  parole.  Il  se 
dressait  : 

—  J"ai  entendu  sonner!...  Qui  est  venu  ? 

Une  fois,  deux  fois  on  le  trompait.  —  point  la  troisième. 
Alors  : 

—  Il  faut  donner  à  tous  ceux  qui  viendront  comme  si 
j'étais  là...  n'est-ce  pas  Félicie? 

—  Oui  !  ne  t'inquiète  pas,  Daniel,  on  donnera...  Tu  ne 
dois  pas  songer  à  tout  cela...  tu  es  malade... 

—  Je  vais  mieux,  disait-il... 

Ce  qui  le  ranimait  ranimait  aussi  son  inquiétude. 

Il  refusa  la  joie  d'être  convalescent. . .  En  dépit  du  docteur, 
trois  fois  il  se  leva  pour  retomber  sur  son  lit,  de  faiblesse... 
Au  moins,  s'il  fallait  rester,  qu'on  lui  tînt  un  peu  compa- 
gnie! Il  réclama  tant  le  doyen  que  l'on  satisfit  ce  caprice. 
Et  Mme  Mellis,  à  son  chevet  assise,  efforcée  seulement  à  le 
distraire  du  passé,  dut  renoncer  pour  lui  au  bénéfice  apai- 
sant de  la  maladie...  Le  curé  prit  sa  place  une  heure  chaque 
jour  dans  la  chambre  aux  fleurettes  roses  où  le  cher  Daniel 
eût  pu  renaître  neuf,  enfant  peut-être  et  sans  souci.  Il  lui 
était  recommandé  de  ménager  une  tête  un  peu  faible.  Mais 
il  apportait  du  dehors  des  nouvelles  de  la  Bécot,  de  la  petits 
Gras,  des  autres.  Daniel  en  exigea  de  tous  et  désormais,  la 
détresse  du  monde  entrée  dans  la  maison,  leur  causerie 
lente  et  douce  n'eut  plus  qu'un  thème.  Mme  Mellis  s'était 
tue  ;  mieux,  elle  se  retira.  Au  prix  de  quel  scandale  !  elle 
eût  chassé  l'abbé,  comment  exorciser  son  fils?  Épuisée 
d  inutile  effort,  elle  abandonnait  au  prêtre  sa  proie.  Daniel 
fut  comme  mort  pour  elle,  de  ce  jour... 

L'abbé  Guzien  disait,  une  main  sur  les  draps  : 

—  Mon  cher  enfant,  je  vous  envie... 

—  Oh!  soupirait  Daniel,  de  quoi  donc? 

—  Eh  mais!  d'être  celui  que  vous  êtes,  simplement... 
Certes  la   charité   rentre  dans  notre  rôle.,    à  nous  autres, 


786  LA   REVUE  BLANCHE 

ministres  de  Jésus-Christ.  Devoir  pour  tous  —  la  foi  ïïm- 
pose  1  —  mais  pour  combien  vocation  ?  Tenez,  tout  au  début 
de  ma  carrière,  si  je  vous  disais,  mon  enfant,  qu'autant 
prier  m'était  facile,  autant  j'avais  de  mal  à  compatir  :  je 
vous  étonne...  Je  ne  me  sentais  pas  plus  dur  qu'un  autre 
cependant....  moins  fort,  peut-être  bien...  Entendez-moi  : 
c'est  \ otve  forci'  que  j'envie  î... 

Le  maigre  Daniel  tâchait  de  se  raidir  afin  de  se  prouver 
sa  force  :  son  coude  enfonçait  l'oreiller,  son  autre  main 
cherchait  le  mur  ;  le  regard  de  l'abbé  transfigurait  sa  cons- 
cience. Et  l'abbé  poursuivait  : 

—  Je  vois  dans  la  prière  le  naturel  recours  des  faibles... 
comme  moi...  Prier,  c'est  s'alléger  les  charges  de  la  vie... 
compatir,  n'est-ce  point  se  charger  à  nouveau?...  Mais,  qui 
voudrait  à  ses  douleurs  en  joindre  d'autres! 

Et  le  geste  ajoutait  : 

—  11  n'y  a  que  vous  pour  cela... 

Le  curé  se  penchait,  quêtant  la  confidence,  ainsi  qu'cà  la 
ténèbre  du  confessionnal  :  ses  lèvres  murmuraient  : 

—  Alors,  quand  votre  main  s'approche,  votre  cœur  n'est 
point  à  l'écart?  Savez-vous  à  ce  point  vous  oublier  vous- 
même,  dites,  mon  cher  enfant? 

Et  dans  un  cri  mouillé  : 

—  Dieu  vous  accorde-t-il  mystérieusement  ce  qu'il  refuse 
à  moi,  son  serviteur,  son  prêtre? 

Daniel  fut  ébloui  autant  que  remué  ;  il  n'eût  jamais  rêvé 
consoler  le  doyen  ;  il  balbutia,  tout  en  le  relevant  d'un 
geste  : 

—  Il  vous  l'accordera.  Monsieur  l'abbé,    à  vous  aussi... 
Le  silence  se  fit  ;  l'abbé  sembla  moins  triste. 

—  Merci,  dit-il,  avant  de  quitter  Daniel. 

Celui-ci,  le  jugeant  pareil  aux  autres  hommes,  l'attendit 
dès  lors  en  consolateur.  Mais  l'abbé  affecta,  durant  quelques 
visites,  de  ne  plus  parler  que  "'  d'affaires  >,  c'est-à-dire  de 
dons  transmis,  de  pauvres  nouveaux  et  d'anciens.  Son 
souci,  sa  douleur  —  qui  sait?  se  traduisaient. par  des 
^  absences  >/  qui  intriguaient  —  trop  timide  —  Daniel... 
Un  beau  soir,  comme  on  se  taisait,  toutes  nouvelles  épui- 


LE   CONSOLATEUR  287 

sées,  alors  qu'il  ne  restait  plus  qu'à  partir,  le  doyen  feignit 
de  sortir  d'un  rêve  et  tout  à  coup  : 

—  Excusez-moi,  mon  cher  enfant,  si  je  m'oublie...  Mais 
partout  votre  vocation  m'obsède...  où  que  je  sois...  Ah!  on 
ne  sait  plus  assez  à  cette  heure  ce  que  c'est  que  de  con- 
soler... Je  médite  un  sermon... 

Il  n'osait  achever,  et,  plus  franc  : 

—  Me  permettrez-vous  de  prendre  pour  sujet...  vous- 
même?... 

Daniel  trembla  de  surprise  et  d'émotion. 

—  Moi?...  vous... 

—  Ne  craignez  rien  ! 
Sciemment,  l'abbé  se  reprenait  : 

—  Je  ne  veux  pas  vous  compromettre...  Je  parlerai  sinon 
de  vous,  mon  cher  enfant,  du  moins,  à  propos  de  vous... 
il  n'importe.  La  bienfaisance  aura  son  heure  ! 

Il  s'exaltait. 

—  Je  veux,  je  dois  répandre  votre  exemple...  Allez, 
mon  fils,  Dieu  choisit  ses  saints,  malgré  eux  ! 

Daniel  Mellis  ne  sut  point  dire  qu'il  ne  protesterait 
nullement,  au  contraire...  Que  lui  faisait  d'être  catholique 
romain,  s'il  se  pouvait  passer  de  prières,  d'offices  et  de  tous 
sacrements!  La  canonisation  ne  lui  messeyait  guère,  mais 
là  d'emblée  !  L'abbé  coupa  court  à  ses  rêves  en  s'évadant 
soudain  pour  le  salut,  sans  lui  laisser  le  temps  de  la  ré- 
plique :  il  l'avait  devinée,  d'ailleurs. 

Le  lendemain,  dès  le  premier  silence  : 

—  Vous  songez  à  votre  sermon,  dit  Daniel? 
L'abbé  n'acquiesça,  ne  nia,  mais  sourit.  Puis  : 

—  Je  travaille  en  vain  à  m'imaginer  votre  ivresse,  car  la 
compassion  enivre,  n'est-ce  pas?  Vous  acceptez...  vous 
épousez  une  souffrance  —  elle  vous  pèse,  sans  doute,  mais 
vous  enrichit...  vous  accroît?...  Vous  renoncez  à  votre 
âme...  à  votre  vie...  mais  dites-moi,  pour  combien  d'âmes 
accueillies  qui  dans  votre  seul  corps  palpitent  à  la  fois? 
Pour  combien  de  vies  en  un  jour  vécues?  —  autant  que  de 
malheureux  consolés!  Me  trompé-je,  Daniel,  mon  fils,  me 
trompé-je? 


^H8  LA    REVUE    BLANCHE 

Daniel  s'émerveillait  d'être  ainsi  révélé.  Et  le  doyen 
haussait  le  ton,  gonflait  l'idée  pour  s'écrier  : 

—  Non,  non  !...  vous  n'êtes  plus  vous-même,  un  homme 
entre  les  hommes...  plus  uni...  mais  dix,  mais  cent! 
—  Vous  êtes  le  quartier,  la  ville,  la  province...  Vous 
seriez  l'univers,  Daniel,  si  vos  deux  bras  se  sentaient  assez 
puissants  pour  l'étreindre  î 

Puis,  dans  un  long  soupir  : 

—  Qui  ne  sacrifierait  à  ce  prix  sa  pauvre  personne  ! 
Naïf,  alors  : 

—  Le  monde  est  grand.  Monsieur  l'abbé? 

L'abbé  n'entendait  que  lui-même,  et  sans  souffler  il 
ajoutait  : 

—  Ainsi,  vous  approuvez  ma  période  ?  —  la  forme  n'y 
est  point  —  elle  couronnera  mon  sermon.  Faute  d'agir,  il 
faut  au  moins  savoir  comprendre. 

Le  convalescent  fut  fiévreux  le  soir.  La  Bécot  avec  ses 
mioches,  le  bijoutier  et  ses  horloges,  la  sucrerie  du  fau- 
bourg d'Ile  et  le  piaillement  des  hameeux  emplirent  son 
sommeil  d'un  singulier  tintamarre  :  il  eut  tout  le  canton  en 
lui,  consciemment,  sans  compter  l'abbé  et  son  prêche... 
Pourquoi  d'heure  en  heure,  en  sursaut,  s'éveillait-il  plus 
seul,  plus  dénué,  plus  vide?  Un  songe  le  trompait  :  de 
tant  de  biens  moraux  il  ne  lui  restait  rien  après  deux  ans 
de  maladie.  Renseignements,  récits,  charités  à  distance, 
était-ce  assez  pour  nourrir  son  destin?  Soutenu  par  une 
seule  âme,  animé  d'une  seule  vie,  comment  ce  pauvre 
corps  n'eût-il  point  défailli?  De  sa  propre  initiative,  le 
jour  suivant,  il  ouvrit  sa  chambre  aux  voisins. 

D'abord  vint  la  femme  Goulet  :  Félicie  dut  frotter  le 
parquet  derrière  elle  ;  elle  s'assit  tout  juste  ;  la  Bécot  suivit, 
qui  se  gêna  moins.  Elles  parlèrent  lune  après  l'autre, 
celle-ci  trop  haut,  celle-là  trop  bas,  de  la  maladie  de  Da- 
niel, des  bons  souhaits  du  bourg,  de  leur  famille  et  d'elles- 
mêmes.  Daniel,  mi-étendu,  le  regard  fixe,  n'avait  jamais 
prêté  si  fort  attention  ;  il  écoutait,  n'entendant  point  et  sans 
se  plaindre...  Eh!  qu'importaient  les  mots,  les  pleurs,  les 
geigneries  :  il  voyait,  entendait,  sentait,  humait  les  âmes, 
elles  rentraient  en  lui,  peu  à  peu,  en  douceur.  —  Oui,  ce 


LE   CONSOLATEUR  ^^9 

point  lancinant  sous  les  côtes,  à  droite,  '-<  ce  devait  être 
ça  />....  Aux  heures  de  repos  solitaire,  dansisa  poitrine  il 
les  berça  douillettement  ;  avec  lui  elles  s'engourdirent, 
mais  il  s'en  trouva  plus  fort  le  matin. 

Donc  il  reçut  couché,  puis  dans  un  grand  fauteuil  ;   en- 
suite on  transporta  le  fauteuil  dans  la  salle,  ce  fut  son  cabi- 
net de  consolation  ;  jusqu'à    ce  qu'il    siégeât  sur  un   banc 
de  l'allée,  au  plein   soleil,    quand  le   printemps   s'annonça 
mieux.  Un  gros  foulard  au  cou,   drapé  de   couvertures,  le 
dos  rond  et  la  barbe  inculte,  il  faisait  mal   à  voir.   Ses  fa- 
miliers affluèrent  avec  leur  plainte  apprise  et  leur  demande 
prête,  ici  ou  là,  tous  et  d'autres  encore  ;    la   maison   en  fut 
infestée,  Mme  Mellis  n'osait  leur  barrer  le  chemin...  Quelle 
ioie  de  les  reconnaître,  de  les  retrouver  siens  et  de  les  pos- 
séder 1  11  ne   questionnait   plus  ;    il  comprenait    à   peine  ; 
entre  tant  de  malheurs  divers   son  esprit   se  fût  effaré  :  la 
présence  lui  suffisait,  l'expression  des  yeux  et  le  son  de  la 
plainte  ;  béat,  vague  et   cupide  il   acquiesçait  à  tout,   s'en 
remettant  pour  le  soin  précis  des  aumônes  à  sa  mère,   au 
docteur,  et  même  à  Félicie.  Les  pauvres  en  pâtirent,  mais 
Daniel  l'ignora.  Pour   lui   chacun   était   une   âme,   pareille 
aux  autres,  bienvenue  comme  telle  et  dont  la  sienne  pros- 
pérait, si  charitable.    Certes,  l'abbé  pouvait  remarquer  de 
sa  part  une  indifférence  accusée   pour  ce  qui  n'était  point 
«ses  pauvres  >/,   mais  de    cela  il  se  fût  tourmenté   à  tort. 
Daniel,  pour  parler  du  sermon,    était  bien  trop  occupé  à 
le  vivre  :  Tidée  l'en  habitait,   claire,  enfantine,  unique,  — 
capable  de  le  disp'enser  de  toutes  autres  à   la  fois.  Comme 
faiblissaient  ses  moyens,  par  elle  il  échappait  aux  précisions 
de  la  vie,  et  sa  tâche  s'élargissait  à  mesure  que  simplifiée. 

—  Dites,  le  monde  est  grand,  monsieur  l'abbé,  très 
grand? 

Il  avait  fait  si  beau,  cette  journée  qu'on  s'était  résigné  à 
conduire  Daniel  hors  du  jardin  abrité,  dans  Argentières. 
Mme  Mellis,  toujours  dignement  maternelle  aux  veux  des 
gens,  soutenait  son  fils  par  le  bras.  On  les  fêtait,  il  fallait 
s'arrêter  aux  portes,  refuser  une  chaise,  une  «  goutte  » 
parfois,  et  s'informer  comme  naguère.  Daniel  espérait 
beaucoup  de  profit  de  cette  première  tournée.  Car,   passée 

19 


■2C)0  LA   REVUE    BLANCHE 

la  joie  de  renaître  au  milieu  de  ses  protégés,  voici  que 
chaque  fois  dès  lors  le  décevaient  un  peu  plus  leurs  visites. 
Sans  doute  ils  laissaient  le  meilleur  d'eux-mêmes,  le  plus 
intime,  le  plus  pur  dans  leur  chambre,  et  c'est  là  seulement, 
à  la  source  cachée  qu'il  saurait  puiser  leurs  douleurs! 
Sous  les  poutres  Manches  des  Bécot,  dans  l'alcôve  où  le 
père  Henrot  languissait,  au  milieu  de  l'aigre  cuisine  que 
balayait  la  petite  Gras,  partout  il  resta  comme  neutre. 
Nulle  ârne,  hélas  î  ne  volerait  au  manteau  de  la  cheminée 
ou  dans  les  plis  des  vieux  rideaux  1  11  n'avait  point  franchi 
le  seuil  qu'autre  part  l'entraînaient  ses  jambes  pourtant 
lasses...  —  et  où?  La  grandrue.  le  faubourg  d'Ile,  l'im- 
passe du  Marais,  mais  tout  Argentières  vivait  encore  en 
lui  :  quelle  inquiétude  maladive  l'en  avait  fait  jamais  dou- 
ter ?  c'étaient  misères  digérées...  II  gaspillait  son  temps,  sa 
bonté  et  sa  force  dans  cet  étroit  rayon...  qu'il  marchât  seu- 
lement sans  aide!  Alors,  il  se  tournait  vers  l'abbé  son 
prophète,  achevant  l'ancienne  et  naïve  question  : 

—  ...   très  grand?... 

L'abbé  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 

—  Le  monde,  mon  enfant!  !  —  et  pourquoi  ? 

—  Oh!  pour  rien...  Mais...  vous  avez  dit...  Je  croyais... 
Comment  disiez-vous  donc  l'autre  jour? 

—  Quand  cela  ?      ^ 

' —  A  propos  du  sermon... 

—  Ah  ! 

Le  doven  se  tut,  l'air  entendu,  puis  dans  un  rêve: 

—  Le  monde  est  grand,  mais  moins  que  le  pouvoir  do 
Dieu... 

Daniel  n'attendait  point  précisément  cela  sinon  comme 
entrée  en  matière,  mais  labbé  ajoutait  : 

—  \'uus  l'entendrez  bientôt,  ce  fameux  sermon...  pa- 
tience! Avant  qu'il  soit  à  point  je  n'en  veux  plus  souffler 
un  mot. 

—  A  moi...? 

—  .\  vous  surtout,  mon  enfant...  Je  crains  trop  que  vous 
le  jugiez  mal...  Vous  n'avez  déjà  pas  approuvé  le  peu  que 
je  vous  en  ai  dit,  sans  réserve...  Je  l'ai  senti... 

—  Moi,  je...? 


LE    CONSOLATEUR  291 

—  Ne  VOUS  défendez  pas.  Je  tiens   à    ce   qu'il    soit   Tex-* 
pression  simple   et   complète  de  votre  destinée  —  ou  il  ne 
sera  pas... 

Daniel  ouvrait  d'énormes  yeux  de  curiosité  suppliante  : 
Tahbé  Guzien  se  retirait  impénétrable. 

—  Pour  dimanche  alors? 

—  Je  ne  sais...  Faites  votre  devoir,  mon  cher  fils,  le 
mien  me  regarde. 

Et  le  consolateur  fut  seul,  à  reformer  dans  sa  mémoire 
telle  phrase  où  l'abbé  l'avait  dépeint  un  jour,  étreignant 
d'un  seul  bras  le  monde.  L'entendre  résonner  encore!  oh! 
une  fois  !  et  là,  là!  devant  cette  carte  jaunie,  accrochée  au 
mur  du  couloir,  qui  ne  représentait,  ma  foi,  rien  que  la 
France,  et  sur  laquelle  Argentières  ne  se  lisait  pas...  Tous 
ces  petits  morceaux  peints  de  vert  et  de  rose  l'épouvan- 
taient de  leur  nombre  et  de  leur  ampleur.  Minuscule  bonté! 
infime  bienfaisance  !  (il  consultait  l'échelle.)  Quel  éloge 
méritait-il  pour  si  peu  de  terrain  couvert?...  Renoncer?  — 
Non!  Le  monde  était  trop  grand.  —  N'importe!  Son  âme! 
il  la  sentait  vaste  à  tout  contenir  !  Le  bourg  entier  n'y  pre- 
nait presque  point  de  place,  puisque  lui-même  était  sorti  ce 
même  jour  pour  à  nouveau  le  conquérir,  se  figurant  son 
âme  vide.  Oh!  le  bourg  avait  dû  se  tasser  dans  un  coin... 
Le  monde  y  tiendrait  bien...  Mais...  mais...  par  où  le 
prendre...  Ainsi,  sur  son  lit  de  folie,  doucement  il  passa  de 
Il  veille  au  sommeil,  et  de  la  vie  au  rêve,  sans  secousse... 

Et  de  même,  au  matin,  de  son  rêve  à  la  vie,  il  repassa... 
11  sortit  bien  encore  sous  le  prétexte  vain  de  ses  charités 
inutiles...  L'habitude  l'en  reprenant;  mais  il  espérait  en 
dessous.  Ces  visages  aimés  l'intéressaient  si  peu,  qu'il 
oubliait  jusqu'à  leurs  noms  et  ne  faisait  aucun  effort  pour 
les  remettre. 

—  C'est  ca.  ma  bonne  femme... 

—  Bien!  mon  brave  homme...  bien... 

Sa  mère  répondait  quand  il  se  montrait  trop  avare  de  ses 
précieux  mots...  Elle  ne  le  guidait  plus;  elle  devait  subir 
les  élans  bizarres  qui  le  précipitaient  ici,  là,  sans  raison;  il 
l'effrayait  souvent...  Quand  ils  eurent  atteint  la  porte  des 
Henrot,  au  lieu  d'entrer,  lui,  s'arrêta, -le  regard  fixe  ;  c'était 


29'i  LA    REVUE    BLANCHE 

la  tin  de  la  ruelle,  elle  ouvrait  sur  les  champs,  sur  la  plaine 
au  loin  confondue  avec  le  gris  du  ciel;  lui,  scrutait  reten- 
due... Puis,  il  poussa  la  barrière  et  s'assit,  non  pour  tenir 
compagnie  aux  bonnes  rieilles  gens,  mais  pour  moins 
sentir  sa  faiblesse.  Cependant  il  ne  rentra  pas  au  faubourg 
sans  avoir  acheté  une  carte  de  la  contrée. 

—  Chaumelles...  Blaye...  Villeseine... 

Oh  1  il  "  possédait  ;/  son  canton  1...  Plus  loin  que  trou- 
vait-il?... 

—  Noyen...  \'illemanoche...  Rebais...  Gueux...  la  Croix- 
Blanche... 

11  se  grisait  de  noms... 

—  Fourches  I  quatre  cents  âmesl 

La  mention  l'affola...  Quatre  cents  âmes,  en  lui!...  Mais 
Courlon  : 

—  Douze  cents... 

Il  défaillait  de  fatigue  et  de  joie...  Et  l'abbé  le  surprit, 
un  crayon  dans  la  main,  dont  la  pointe  courait  de  village 
en  village,  suivant  le  tracé  ténu  des  chemins,  dans  une  hâte 
merveilleuse, 

—  Eh  !  que  faites-vous  là?...  des  projets  de  voyage... 
Le  doyen  plaisantait.  Mais  Daniel,  hors  de  lui  : 

—  Quand  je  serai  guéri,  ah  !  monsieur  le  doyen! 

Cet  accent  éperdu  épouvanta  le  prêtre!  Quoi,  Daniel 
allait-il  s'enfuir  avant  le  beau  sermon  dont  l'appât  glorieux 
devait  l'attirer  à  l'église  pour  le  plus  grand  triomphe  du 
parti  de  la  religion? 

—  Oh!  vous  avez  le  temps  d"y  penser...  pas  si  vite... 
Une  imprudence  perdrait  tout.  Attendez  au  moins  quel- 
ques jours  avant  devons  lancer  dans  vos  grandes  tour- 
nées... tenez...  jusqu'à  dimanche... 

—  Vous  croyez...  En  effet...  je  ne  suis  pas  encore  assez 
solide... 

Il  s'en  rendit  bien  compte,  en  allant  seul  le  lendemain 
jusqu'à  la  lisière  du  bourg,  sur  la  grand'route...  Il  pleura 
d'impuissance  et  de  désespoir...  Sa  fougue  s'éteignait  en 
face  de  la  tâche...  Quelle  voix  la  pourrait  raviver,  ranimer? 

—  Et  ce  sermon? 
Il  V  venait. 


LE  CONSOLATEUR  29^ 

—  C'est  pour  dimanche. 

—  Dimanche!  pas  possibie... 
L'émotion  le  prenait.  On  était  au  jeudi... 

—  A  la  messe...  à  quelle  heure? 

—  Je  vous  y  verrai  donc?  demanda  le  doyen  en  homme 
sûr  de  sa  victoire... 

—  Peut-être,  répondit  Daniel  interloqué. 

La  crainte  soudaine  des  «  on  dit  »  coupait  court  à  tant 
d'allégresse...  D'ailleurs  sa  voix  l'avait  trahi...  Le  doyen 
ajouta  : 

—  Vers  dix  heures  et  demie. 
Et  n'insista  point  davantage... 

Le  vendredi,  le  samedi  durèrent  trop;  Daniel  ne  sortait 
plus  ;  il  s'exaltait  d'avance  sur  les  idées  présumées  du 
sermon.  De  ce  seul  fait,  déjà,  il  recouvrait  un  peu  de 
force...  Et  de  la  veille  au  jour  il  ne  dormit...  Une  roseur 
inattendue  pouvait  tromper  sur  son  état  ceux  qui  l'avaient 
retrouvé  blême  après  deux  mois  de  chambre  et  de  médica- 
ments. Il  fut  levé  dès  cinq  heures,  avant  Félicie  ;  mais  ni 
l'aurore,  ni  les  fleurs,  ni  le  pavsage  des  laiteries,  ni  le 
remue-ménage  des  Bécot  ne  détournèrent  son  attention  une 
minute  d'un  objet  invisible  à  tous...  Six  heures I  sept 
heures!  huit  heures  !  il  attendait  la  parole  bénie!  la  parole 
d'en  haut.  A  cette  heure  m3^stique,  ayant  besoin  de  Dieu,  il 
1  admettait  sans  plus  d'effort...  Neuf  heures!  les  cloches 
l'attendrirent  pour  la  première  fois  depuis  trente  et  des 
ans.  A  dix  heures  moins  le  quart,  Mme  Mellis  et  Félicie,  en 
noir,  le  livre  de  messe  à  la  main,  celle-là  par  habitude  et 
malgré  sa  haine  des  prêtres,  celle-ci  par  simple  croyance, 
se  dirigèrent  vers  l'église.  Les  derniers  coups  espacés, 
étouffés,  firent  Daniel  tremblant  de  désir  et  de  crainte... 
Le  silence  tomba,  la  messe  commençait;  personne  ne  tra- 
versait plus  la  ville  en  habits  de  dimanche  pour  l'office 
divin...  De  derrière  un  rideau,  Daniel  quitta  son  poste  et 
s'ébranla  lentement  vers  son  but. 

Le  bruit  du  battant  retombé  fit  retourner  les  vieilles 
femmes  prosternées  à  l'ombre  de  la  tribune  des  orgues, 
près  de  la  porte  de  la  nef.  On  s'écarta,  des  chaises  remuè- 
rent,  mais   Daniel  resta   là,   au  dernier  rang    debout.   Par 


29 '•  I-A.    REVUE    BLANCHE 

dessus  les  fidèles  parqués  aux  bancs  de  chêne,  l'encens 
fumait  au  chœur  éblouissant...  L'odeur  s'en  répandait  par 
légères  bouffées  tremblantes  sous  les  larges  voûtes  romanes 
repeintes  en  jaune-canari.  Le  vicaire  disait  la  messe  et  le 
doyen  y  présidait  pompeusement.  Enfin  il  se  leva.  Les 
chantres  se  taisaient.  La  voix  d'une  dévote  bourdonnait  la 
fin  de  quelque  oraison  ;  dans  la  chaire  de  poids  soutenue 
par  l'aigle  des  Écritures,  apparut  le  prédicateur.  Daniel  le 
vit  tout  blanc  dans  son  aube  brodée,  énorme  et  prophéti- 
que; il  s'agrippa  au  mur.  Prières,  publications ,  de  bans, 
etc.,.  les  formalités  accomplies,  l'abbé  Guzien  jappa  d'une 
toux  oratoire  et  commença  : 

«  Mes  bien  chers  frères, 

•r.  Regina  vertutum  caritas  >-/,  a  dit  Saint  Augustin  :  la 
charité  est  reine  des  vertus.  C'est  de  la  charité  que  je  vou- 
drais vous  entretenir  à  cette  place.  Non  que  l'Évangile  du 
jour  nous  propose  en  particulier  ce  sujet  de  méditation. 
Mais  le  lieu,  le  moment,  mais  l'événement  nous  y  porte 
irrésistiblement.  Et  l'exemple  dans  ce  bas  monde  convainc 
toujours  mieux  que  hi  loi. 

»,  Ici  même  dans  ce  bourg  où  les  passions  politiques 
n'ont  point  encore  éteint  toute  ferveur,  un  homme  dans  la 
force  de  1  âge,  jouissant  d'une  belle  fortune  et  du  plus  pai- 
sible bonheur,  a  rejeté  soudain  loin  de  lui  tous  ces  biens 
pour  se  consacrer  désormais  au  seul  allégement  de  la  dou- 
leur humaine.  Ah  1  s'il  n'a  point  paru  depuis  longtemps 
dans  cette  église,  s'il  semble  vivre  encore  à  l'écart  de  la 
foi,  c'est  qu'il  devait  en  être  ainsi  pour  un  plus  étrange 
miracle.  Dieu  l'aura  repoussé  d'abord,  afin  de  le  mieux 
rappeler  ensuite.  11  a  fui  le  Seigneur,  le  Seigneur  est  venu 
à  lui  ;  le  Seigneur  est  en  lui,  je  vous  le  dis,  mes  frères,  le 
Seigneur  guide  ses  pas  et  inspire  ses  actions.  Et  cet  indif- 
férent, qui  sait?  cet  incrédule,  s'en  va  porter  à  travers  les 
bourgs  et  les  champs,  à  son  insu,  la  douce  parole  chré- 
tienne héritée  des  premiers  apôtres,  et  des  saints...  // 

Daniel  n'entendait  plus,  il  voyait  le  sermon  vibrant  aux 
lèvres  de  l'abbé  dans  les  lumières,  et  ce  sermon  c'était  sa 


LE    CONSOLATEUR  îgS 

propre  pensée  éployéc  comme  un  oiseau  longtemps  captifqui 
monterait  vers  le  soleil.  Maintenant  le  doyen  peignait  à 
larges  coups  le  noir  tableau  des  misères  terrestres,  réveil- 
lant en  chacun,  précis,  le  point  souffrant  qui  tachait,  en- 
tamait, gâtait  les  félicités  les  plus  accomplies.  Les  épreu- 
ves du  corps,  la  maladie,  la  faim...  qu'était-ce  encore  auprès 
de  la  détresse  intime  dont  agonisait  le  monde  en  secret? 
Pour  guérir,  pour  sauver  les  êtres  de  la  révolte  et  du  blas- 
phème, il  fallait  mieux  que  Tor,  mieux  que  le  pain,  mieux 
que  les  drogues...  —  l'oubli,  l'aumône.  Oui  :  le  sacrifice 
de  soi  ;  le  baume  invisible  de  l'âme  L..  —  Quoi?...  le  lais- 
ser répandre,  précieux  comme  le  sang,  d'un  libre  flot 
perdu?...  En  apauvrir  une  vie  déjà  pauvre?  Faibles  de 
nous,  qui  donc  se  plaindrait  assez  peu  pour  ne  plaindre 
plus  que  les  autres?  Compatir...  consoler...  angoisses... 
défaillances  1  petite  mort  quotidienne  de  ses  plus  chers 
désirs,  de  ses  plus  clairs  instincts...  Oh  !  le  terrible  appren- 
tissage que  celui  de  la  bienfaisance  !  ! '. 

Et  loin...  très  loin...  Daniel  songeait  à  telles  heures 
désolées  dont  les  détails  s'effaçaient  dans  son  souvenir,  et 
où  certain  ami,  Lagarde,  —  mais  le  nom  lui  en  échappait 
—  passait  doux,  vague  et  douloureux,  en  ombre...  Il  revi- 
vait sa  vie,  ses  vies,  car  l'orateur  développant  une  vision 
favorite,  chantait  après  la  lutte,  après  la  peine,  l'extase  du 
consolateur.  Et  le  germe,  levé  au  hasard  des  paroles,"  un 
jour  de  causerie  au  chevet  du  convalescent,  poussait  ses 
racines,  ses  feuilles,  touchait  la  voûte,  et  abritait  comme 
un  seul  arbre  gigantesque  le  troupeau  des  plaintifs  et  des 
disgraciés. 

—  Regardez-le? 

Sans  le  voir,  sûr  de  sa  présence,  l'abbé  Guzien  désignait 
Daniel  Mellis. 

<?c  O  divine  métamorphose!  il  était  seul,  au  froid  recoin 
de  son  égoïsme  médiocre,  quand  un  homme  est  passé...  11 
a  vu,  il  a  plaint  cet  homme  1  il  l'a  écouté,  soulagé...  Un 
souci  nouveau  le  possède ,  pesant  d'abord,  encombrant, 
anxieux...  Mais  il  le  souffre,  mais  il  l'accepte,  mais  il 
l'aime!  son  âme  s'agrandit,  s'habitue  à  l'accueil...  Admirez- 
le,  jalousez-le,  mes  frères  î  II  ne  se  sera  dépouillé  que  pour  . 


'■^9^>  LA    REVUE    BLANCHE 

s'enrichir  davantage,  perpétuellement,  hors  de  toute  me- 
sure. \'ous  vivez  une  fois,  lui  vit  deux,  lui  vit  cent!  Il 
s'élance,  affamé  cie  vie,  prêt  à  assumer  autant  d'êtres  qu'il 
en  gémit  dans  l'univers.  Il  devient  ce  qu'il  plaint  I  il  se  fait 
ce  qu  il  aide  !  il  est  vous,  moi,  nous,  vous!  il  est...  // 

Daniel  sortit.  La  voix  pourtant  chantait  encore  dans  la 
croissante  ampleur  de  la  péroraison  et  le  geste  toujours 
planait,  enthousiaste!  Mais  la  voix  soulevait  le  cintre, 
mais  le  geste  écartait  les  murs ,  découvrant  la  dou- 
leur du  monde  proche  et  lointaine  dont  l'appel  inlassable 
ébranlait  soudain  le  vaisseau.  Daniel  inconscient  tâtait, 
tirait  la  porte  et  courait  à  l'appel. 

L'air  vif  le  fouetta;  le  soleil  l'éblouit;  mais  sans  le  réveil- 
ler... La  rue  qu'il  prit  fut  la  première...  De  bosse  en  flaque 
—  il  avait  plu  la  nuit  —  il  posait  ses  pieds  au  hasard...  Sou- 
dain, il  se  vit  seul,  entre  des  boutiques  fermées,  dans  ce 
clair  dimanche  glacé...  Il  se  hâta.  —  Seul?  Un  enfant  pas- 
sait. Daniel  bondit.  Brun  de  visage,  en  blouse  noire,  dix 
ans,  une  miche  sous  le  bras,  le  petit  reculait  effrayé. 

—  Viens  ici  ! 

L'enfant  osait  se  rapprocher,  d'une  semelle... 
Alors,  dans  un  pauvre  sourire,  Daniel  soufflait  : 

—  Eh  bien? 
Nulle  réponse. 

—  Eh  bien?...  répétait-il...  Oh  1  tu  ne  veux  pas  me  le 
dire...  Mais  je  sais...  oui...  je  sais.,. 

Il  perdait  une  larme.  Enfin  ! 

—  Voilà  pour  toi  ! 

Et  là-dessus  s'enfuir,  certain  d'avoir  donné,  mais  ayant 
ouvert  sa  main  vide,  simplement  dans  la  main  de  l'enfant 
ahuri. 

Aux  promenades,  rien  I  Le  long  du  vieux  faubourg,  à 
quelques  seuils,  quelques  visages...  Mais  à  ceux-là,  con- 
nus, consolés,  possédés,  un  signe  suffisait  qu'il  jeta  dans  sa 
course.  Il  passa  sa  maison...  Non!  il  n'entrerait  pas!  Aux 
carrières,  tout  droit...  Ses  jambes  d'abord  raides,  se  dérouil- 
laient un  peu,  mais  pliaient  maintenant...  N'y  avait-il  per- 
sonne dans  cette  ferme.  Tout  autour  de  la  cour,  des  oies  le 
suivaient  en  troupeau...    Eh!    il  attellerait  bien  lui-même  ! 


LE    CONSOLATEUR  297 

Un  garçon  surgit  et  s'offrit  a  temps  pour  atteler,  puis  pour 
conduire:  le  cabriolet  revit  donc  le  jour.  Le  garçon  dit  : 

—  Où  allons-nous? 

—  Où?...  mais...  parla...  je  ne  sais  pas... 

—  A  Villesenne... 

—  Oui...  et  puis  plus  loin...  nous  verrons... 

Daniel  montrait  la  route  et  l'horizon  d'un  mouvement 
circulaire  du  bras,  précis  et  vague.  Le  cheval  paressait. 

—  Vite,  dit-il  encore...  cela  presse. 

—  ...  \"illesoine... 

Entre  des  peupliers  de  bas  murs  blancs  :  ce  fut  au  loin 
comme  une  aube  laiteuse. 

—  Arrêtez  là,  commanda  Daniel.  Vous  m'attendrez  au 
bout  du  pays,  dans  une  heure... 

Il  descendit,  les  chaumières  s'ouvrirent,  il  fut  fâché  de 
les  reconnaître  si  bien.  —  Oui  !  il  dut  subir  trop  de  contes  1 
Il  consultait  son  antique  montre  d'argent.  Cinq  minutes 
chez  celui-ci!  douze  minutes  chez  cet  autre!  et  des  familiers! 
—  combien  donc  chez  des  inconnus?  Sans  doute  il  appor- 
tait la  même  conscience  à  sembler  écouter  et  à  sembler 
répondre.  Mais,  dame,  il  n'avait  pas  fini  de  ce  train-là! 
Qu"eût-il  fallu?  pas  plus  d'une  minute  par  âme;  s'avancer, 
quoi!  imposer  les  mains  et  partir...  Voici  qu'à  son  simple 
contact  Daniel  attribuait  comme  une  vertu  de  miracle!  — 
et  il  eût  fait  ainsi  sans  un  vieux  reste  de  pudeur.  —  Aux 
demandes  trop  nettes  pour  n'être  pas'  comprises,  il  fouillait 
son  gousset,  récoltait  une  pièce,  un  petit  sou,  un  gros,  et 
donnait  indifféremment.  Aux  insinuations  timides  il  accor- 
dait un  regard  de  compassion.  Des  vieillards  s'ébranlaient 
vers  lui,  on  lui  poussait  des  marmots  dans  les  jambas  : 

—  Fais  ami  au  monsieur!  Oh!  il  vous  aime  bien...  De- 
puis trois  mois,  il  ne  s'est  pas  passé  de  jour  qu'il  n'appelle 
après  vous,  le  pauvre  cher  ange... 

Tour  à  tour,  les  familles  se  dénombraient.  Dès  lors,  il 
évita  de  franchir  aucun  seuil...  L'inconnu  l'attirait,  occu- 
pait sa  pensée,  tandis  qu'il  se  laissait  reprendre  et  s'arra- 
chait, hochant  semblablement  la  tête  pour  dire  oui,  pour 
dire  non  et  pour  ne  rien  dire  du  tout.  Enfin,  il  fut  à  sa  voi- 
ture. 


'JigS  LA    REVUK    BLANCHE 

—  On  retourne... 

—  Non,  non... 

—  Où  s'en  va-t-on  encore  ? 

—  Mais  là...  devant... 

—  Jusqu'à  Chagnv  ? 

—  Allez  toujours... 

Le  trot  reprit  et  la  même  fièvre  de  hâte...  Des  bourgeons 
roses  à  la  pointe  des  branches...  des  blés  courts...  et  puis 
une  église  sur  une  butte. 

—  N'arrêtez  pas  1 

Aux  portes  de  Chagny,  la  mare  goudronneuse  lui  avait 
rappelé  le  cadavre  du  petit  berger,  repêché  devant  lui, 
naguère,  dans  un  grand  concours  de  voisins...  Envers 
Chagny,  sa  dette  était  pavée.  Peu  de  gens  l'aperçurent, 
aucun  neTarrêta...  Il  salua  comme  il  eût  béni,  en  apôtre, 
du  haut  du  cabriolet  envolé  oi^i  il  emportait  le  village. 
Mais  déjà,  à  moins  d'une  heure,  Beaumont  lui  barrait  le 
chemin. 

On  y  fêtait  le  saint  du  pays  sur  la  place  par  des  tirs,  des 
bals  et  des  jeux.  11  fallait  traverser  la  foule  au  petit  pas  : 
comment  se  dérober  à  sa  reconnaissance?  De  fait,  une 
rumeur  courut,  on  se  pressa,  on  bloqua  bientôt  l'équipage  : 
M.  Mellis  reparaissait!  —  11  tombait  mal,  pour  surprendre 
chacun  en  joie!  On  n'osait  pas  changer  trop  vite  de  visage, 
et  entonner  sa  plainte  sur  un  air  de  chevaux  de  bois.  Mais 
du  moins  on  complimentait  le  revenant  sur  la  bonne  issue 
de  sa  maladie,  on  l'invitait  à  mettre  pied  à  terre,  à  s'asseoir, 
■â  se  rafraîchir,  ou  bien  à  se  réchauffer,  au  contraire.  On 
voulait  l'attirer  chez  soi  au  préalable,  puis  s'épancher. 

—  Bonjour...  bonjour...  répétait-il.. 

Et  il  restait  dans  sa  voiture,  sur  la  foule.  Alors,  une  pau- 
yfesse  borgne  se  hissa  sur  le  marchepied  pour  ronronner 
la  centième  fois  son  histoire. 

—  Vraiment?...  bien...  balbutiait-il  sans  savoir... 
Beaucoup  imitèrent  la  vieille. 

—  M.  Mellis  est  en  retard,  grommela  le  garçon. 
Quelques  timorés  s'écartèrent  laissant   la  pla-ce  aux  plus 

hardis.  Lui  disait  '■'  oui  /y  toujours  et  l'on  croyait  tenir  une 
promesse.  Enfin,  des  gamins  allumés  par  le  désir  d'un  pain 


LE    CONSOLATEUR  igij 

d'épice   ou  d'une   pipe  en  sucre  rouge  se   faufilèrent    jus- 
qu'aux roues,  et  Tun  cria  : 

—  Un  petit  sou,  M.  Mellis...  c'est  pour  ma  fête... 
Et  tous  crièrent  : 

—  Un  petit  sou! 

Daniel  Mellis  vida  ses  poches;  alors  on  lui  accorda  de 
partir...  Les  rires  reprenaient,  plus  libres,  un  violon  grin- 
çait une  polka...  Derrière  lui  ne  laissait-il  que  l'allégresse? 
Le  saint  qu'on  fêtait,  c'était  luil  Pour  quelque  temps  perdu, 
combien  gagnait-il  décourage!... 

—  Je  ne  connais  plus  bien  parla,  dit  le  garçon.. 

—  T-ant  pis...  tant  mieux!  fit-il. 

—  A  droite?  à  gauche? 
-^  En  face... 

Pardi  !  où  s'étendait  le  plus  loin  son  regard  !  La  plaque 
bleue  marquait  «  Noycn,  8  kilomètres  ». 

—  Jusqu'à  Noyen?  mais  il  est  quatre  heures  et  demie... 

—  Déjà?...  Justement!...  —  Comme  le  temps  passe!... 
Mais  fouettez  donc!... 

Il  n'attendait  rien  du  cheval...  Et  l'on  rentra  dans  le 
silence.  —  un  silence  plus  froid  et  plus  religieux.  A  voir  ces 
champs,  pareils  et  de  même  culture,  s'étendre  de  nouveau 
dans  leur  plate  monotonie,  qui  eût  dit  d'une  autre  contrée? 
Loin!  loin!  l'heureux  canton  où  le  mal  expirait!  enfin  on 
anordait  «  le  monde  »  :...  le  monde!...  l'inconsolé,  quoi! 
l'inconquis  !...  Consolateur,  mieux:  conquérant,  quel 
radieux  emploi  Daniel  Mellis  ferait  de  ses  vigueurs  nou- 
velles! La  bête  allait  bon  train,  un  air  tiédi  soufflait  :  et  lui 
croyait  galoper  en  personne  et  tenir  de  son  propre  sang  sa 
jeune  ardeur...  L'œil  enserrait,  en  sa  moitié,  l'horizon 
courbe:  la  main  tremblait:  un  cri  réveillait  le  garçon. 

—  Là! 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

—  Là  !  un  village  ? 

—  Ça  !  des  meules,  bien  sûr... 

—  Vous  crovez? 

11  doutait  :  c'étaient  des  meules,  en  effet. 

—  Quitter  la  route  ! 

—  Comment  ? 


3o >  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Un  homme  qui  fait  signe...  vous  ne  voyez  donc  rien... 
coupez  par  les  labourés... 

—  Il  regarde,   il  n'appelle  pas,  cet  homme. 

—  Il  a  levé  un  hras... 

Appuyé  contre  sa  charrue  l'homme  aperçut  soudain 
l'attelage  virer  et  foncer  droit  sur  lui  par  les  mottes  crou- 
lantes. 

—  Que  veulent-ils  ? 

A  quatre  ou  cinq  pas  on  stoppa.  Daniel  gémit  : 

—  C'est  dur  à  labourer  ! 

—  Ça  colle... 

Et  là-dessus  tous  deux  se  turent  interdits.  Alors  le  garçon 
demanda,  placide  : 

—  Pour  aller  à  Noyen?^ 

—  Vous  n'avezqu'à  suivre  la  route... 

Le  véhicule  fut  plus  lourd  à  la  regagner  de  la  glaise 
amassée  aux  roues  et  de  l'âme  aussi  de  cet  homme  obscur. 

—  Vous  voyez...  conclut  Daniel,  l'œil  fébrile. 

Lui  seul  voyait...  Les  faits,  les  gens,  les  paysages,  tout 
grandissait  à  la  taille  de  son  désir...  Que  d'espace  couru  ! 
Que  déterre  foulée!  le  moindre  coteau  devenait  un  mont, 
le  moindre  creux  une  vallée,  et  ce  ruisseau  franchi  sur  une 
une  arche  unique  de  pierre,  le  Danube  ou  le  Nil...  Mais 
eût-il  précisé  d'un  nom  ?  Le  vent  qui  fraichissait  à  l'ap- 
proche du  soir  dispersait  son  inconsistante  pensée...  D'où 
parti  ?  où  poussé  ?  n'importe  I... 

—  Le  monde...  le  monde...  songeait-il... 

Encore  un  peu,  il  eût  défailli  dans  le  rêve,  sans  un  fris- 
son qu'il  réprima,  sans  son  manteau,  sans  le  trot  saccadé 
du  cheval  un  peu  las  qui  lui  '<  répondait  //  dans  les  membres, 
sans... 

—  Cette  fois  !... 

Cité,  hameau...  —  l'un  valait  l'autre  —  dans  un  pli  de 
terrain,  à  trois  cents  mètres,  là,  quelques  toits  s'allon- 
geaient... Le  garçon  protesta  plus  rude  : 

—  Quatre  vieilles  bicoques  ?  Si  nous  voulons  coucher 
dehors...  Voyons!...  Elle  n'en  peut  plus,   la  pauvre  bête... 

Mais  Daniel  décidé  : 

—  Je  vais  à  pied,  c'est  bon.  Vou*  soufflerez  ici. 


LE    CONSOLATEUR  '^Or 

La  voiture  était  haute,  en  descendant  il  faillit  choir... 
—  Il  se  remit  d'aplomb,  hein!  sur  des  jambes  molles;  il 
regrettait  —  mais  n'eut  de  peine  qu'à  partir.  Il  sut  que  du 
pied  il  touchait  le  '<  monde  »  et  compta  dès  lors  sur  s-on 
ferme  appui.  Il  joignait  à  cette  notion  puérile  celle  de -'<  mis- 
sion ».  D'autant  moins  définie  que  plus  familière  :  elle  fut 
son  bâton.  Donc,  il  marcha... 

Le  soleil  déclinait,  l'ombre  était  remontée  jusqu'au  faîte 
des  toits  entre  les  bâtiments  de  ferme  lorsque  Daniel  y  attei- 
gnit, le  cœur  tintant.  Quoi,  sa  voix  restait  sans  écho  aux 
larges  portes  déjà  closes?  S'enfermaient-ils?  Étaient-ils 
morts? —  à  force  de  douleur,  peut-être  !...  —  La  fête  de 
Beaumont  expliquait  assez  leur  absence;  mais  il  y  songeait 
bien  î  11  arrivait  trop  tard...  Au  bout  du  dernier  mur  il 
s'arrêtait  consterné,  la  main  vide  dont  il  eût  mendié  une 
âme  à  la  solitude  des  cours.  Il  revoyait  le  ciel,  plus  pâle 
teinté  d'un  carmin  doux  et  les  rais  frisant  les  sillons  :  la 
nuit  viendrait  sur  lui...  En  cette  minute  de  vertige,  il  eut 
toutes  les  pensées  possibles  dans  son  crâne,  se  niant  l'une 
l'autre,  vraies,  naïves  ou  folles,  toutes,  sauf  celle-ci  :  que 
le  cabriolet  l'attendait  sur  la  route,  prêt  à  l'emporter  vers 
des  lie*ux  meilleurs.  Mais  que  comptait  une  pensée  auprès 
de  l'attrait  évident  d'un  simple  sentier  de  traverse  qui  pre- 
nait là,  juste  à  la  sortie  du  village  et  ondulait...  vers  quoi? 
rien  n'indiquait  son  but...  Malgré  ou  pour  cela,  et  sans 
raison  morale,  Daniel  le  gagna  et  s'en  fut.,. 

Au  temps  de  ses  longues  tournées,  c'était  l'heure  où, 
sevrant  son  désir,  il  rentrait  dans  l'impatience  du  lende- 
main et  l'appréhension  d'une  nuit  inutile.  Ce  soir  où  com- 
mençait à  tournoyer  dans  l'azur  faible  le  vol  étouffé  des 
chauves-souris,  chaque  pas  levait  un  espoir  au  fond  du 
terne  paysage.  Une  silhouette?...  un  homme!...  —  un 
arbre.  Une  blancheur?  quelque  chaumière  !...  —  un  tas  de 
craie...  Une  lueur  !  — des  brins  secs  achevaient  de  se  con- 
sumer dans  leurs  cendres  ;  mais  le  mystère  en  avait  brillé 
si  longtemps  !...  car,  autant  de  circuits,  autant  d'illusions, 
chacune  bienvenue  et  sitôt  après  remplacée...  Avait-il  loi- 
sir de  se  plaindre  des  aspérités  du  chemin  ?  Il  vivait  par 
ses  yeux,  il  interprétait  l'ombre   anxieusement,  passio.nné- 


3()2  LA    UKVUE    BLANCHE 

ment  du  noir  au  gris.  A  l'objet  inconnu  de  son  vivace  espoir 
il  ne  pensait  d'aucune  sorte  ;  il  ne  pensait  à  rien  qu'à 
espérer  toujours...  Le  sentier  abordait  une  route  nouvelle, 
la  route  enfilait  un  hameau,  et  Tespoir  tout  à  coup  s'effa- 
çait devant  son  objet  même  :  une  vitre  éclairée...  Lui  s'ap- 
prochait à  pas  de  loup,  comme  un  voleur,  une  porte  bâillait, 
on  soupait  en  silence  :  il  poussa  la  porte  et  franchit  le  seuil. 

—  Bonsoir. 
On  sursauta. 

—  Que  voulez-vous?  gronda  une  voix  d'homme. 

Au  fait,  que  voulait-il?  La  femme  se  levait;  un  marmot 
criait  d'épouvante.  Et  Daniel,  cassé,  fripé,  poussiéreux,  tel 
qu'un  vagabond  misérable,  balbutiait  : 

—  Mais...  mais... 

—  Qui  êtes-vous  d'abord? 

Peu  soigné  mais  bourgeois,  son  costume  étonnait  quand 
même.  11  oubliait  le  but  de  sa  visite  indue,  s'interrogeait, 
pouvait  murmurer  cependant  : 

—  Je  suis  Monsieur  Mellis,  d'Argentières... 

—  Connais  pas... 

Mais  la  femme  apitoyée  : 

—  Eh  bien!  qu'il  s'asseye  avec  nous!...  11  n'a  pas  l'air 
méchant,  cet  homme...  11  mangera  un  peu... 

La  douceur  figée  du  visage  et  la  débilité  du  corps  eussent 
désarmé  les  plus  durs.  L'homme  cédait.  Daniel  sourit,  se 
laissa  faire;  il  sentait  maintenant  sa  fatigue  et  sa  faim. 

—  Vous  venez  d'Argentières,  alors? 

—  D'Argentières... 

—  Et  vous  allez  loin? 

—  Loin... 

—  Où   ça?... 
—  Mais  dame... 

D'un  geste  prompt  la  fermière  signifiait  : 

—  11  ne  sait  pas...  Un  pauvre  d'esprit,   sans  nul  doute... 
Et   lui    considérait  ses   hôtes  tendrement.    P^ntre   chaque 

gorgée  de  soupe  il  s'arrêtait;  il  sentait  quelque  chose  à  dire 
et  ne  trouvait  pas  quoi.  Le  feu,  la  nourriture  lui  ramenaient 
un  peu  de  sang  aux  joues.  Quand  l'homme  demanda  : 

—  Où  pensez-vous  coucher? 


LE    CONSOLATEL'R  3oi 

La  femme  insinuait  : 

—  ...  Un  coin  dans  notre  grange... 
Mais  Daniel  : 

—  Non,  non!...  je...  on  m'attend.  Adieu... 

Il  se  levait,  il  semblait  s'éveiller  d'un  rêve  ;  il  laissait  son 
pain  entamé,  son  verre  mi-plein,  se  traînait  jusqu'au  seuil, 
remerciait  à  peine  et  sans  qu'on  pût  le  retenir,  plongeait 
dans  la  nuit  froide  et  bleue. 

Où  allait-il?  C'était  la  question  de  tous;  c'étaitla  sienne. 
11  allait,  il  savait  qu'il  allait,  qu'il  fallait  aller...  Mais  où? 
Vers  quoi  ?  Pourquoi  ?  Le  mot  de  son  destin  !  Son  seul  élan 
necontenaitplus  sa  pensée...  Dessyllabesnaissaientsous  son 
front  contracté,  s'essayaient  sur  sa  langue  et  entré  ses  lè- 
vres; incohérentes,  vagues, 'elles  choquaient  ses  dents;  il 
chuchotait,  il  mimaitle  néant  sans  relâche...  Et  ses  jarrets, 
toujours,  obéissaient  au  mot  mystérieux...  toujours. 

—  Consoler...  consoler! 

Les  bornes  blêmissaient.  Il  avait  traversé  le  hameau  sans 
le  voir. 

—  Consoler... 

Intrépide,  il  arpentait  la  route  dure,  tout  seul  en  plaine, 
sous  le  ciel  aux  étoiles  fixes,  avec  le  mot  de  son  destin. 

—  Consoler... 

Il  l'avait  retrouvé  par  miracle,  il  ne  le  perdrait  plus... 

—  Consoler...  consoler,  répétaient  à  l'envi  son  cœur, son 
pouls,  son  pas,  sa  bouche,  son  cœur... 

Derrière  cette  simple  parole  combien  de  dévouement, de 
charité,  d'amour,  de...  Elle  sous-entendait  tant  de  choses 
qu'elle  finissait  par  ne  signifier  plus  rien...  Daniel  l'accep- 
tait comme  telle...  Consoler,  c'était...  consoler...  simple- 
ment... Un  si  beau  mot  pouvait  bien  vivre  par  lui-même... 
11  savourait  nonpas  son  sens,  mais  sa  sonorité,  mais  son 
inflexion...  Il  le  lisait  devant  lui  sur  la  terre,  par  syllabes, 
par  lettres. 

—  Con-so-ler...  s...o...  so... 
Il  ne  s'en  lassait  pas.  ' 

—  Consoler... 

Un    chien   grondait     sous  une  grille,  s'élançait  aux  bar- 


3o't  LA  REVUE    BLANCHE 

reaux,  jappait...  Encore  des  murs!  Le  mot  poussa  Daniel  de 
porte  en  porte,  mollement,  juste  assezpour  surprendre  un 
soupir,  ou  un  feu  languissant  au  trou  de  la  serrure,  ou 
l'ombre,  ou  le  silence...  Il  retenait  son  souffle,  écoutait, 
jetait  un  regard,  emportait  comme  une  confidence  intime, 
et  repartait  dans  son  refrain. 

C'était  sa  force,  son  élan,  sa  marche...  S'il  le  chantait 
moins  haut,  il  sentait  son  pas  s'alentir,  et  ses  jambes  céder 
sous  son  poids,  sous  le  poids  du  monde...  Alors  il  re- 
prenait : 

—  Consoler,  consoler... 

L'accélération  durait  quelques  minutes,  puis  insensible- 
ment tombait. 

11  haleta;  ses  lèvres  peu  h  peu  bredouilhiient  moins  pré- 
cises; l'idée  même  du  moi  se  perdait,  dans  son  souvenir... 
11  le  traîna  encore  à  tmvers  un  nouveau  village,  le  bras 
étenciu  et  tremblant  sur  le  sommeil  des  âmes  douloureuses 
qu'il  consolait,  ma  foi.  rien  qu'en  passant...  Et  puis  il  l'ou- 
blia et  se  tut... 

Et  quand  même  —  car  son  corps  ne  l'oubliait  pas  —  son 
corps  marcha...  Oh  !  moins  droit,  et  moins  ferme,  et  moins 
sûr,  comme  sans  conscience,  et  buttant,  et  pliant,  en  enjam- 
bées infinies  ou  énormes...  Mais  quand  même  il  marcha... 
marche  sans  but,  ni  sens,  ni  nom,  automatique,  — le  sol 
fixant  un  pied,  poussant  l'autre  et  sans  cesse,  de  l'herbe  du 
bord  aux  pierres  du  chemin.  L'équilibre  manquant  il  s'ai- 
dait de  grands  gestes...  Il  savait  sa  fatigue,  il  savait  son  de- 
voir de  corps  :  marcher  encore...  marcher...  Un  pas  dé- 
passa la  mesure,  tâta  le  vide  d'un  fossé,  le  corps  tomba... 
Mais  là,  sans  plus  remuer  bras  ni  jambes,  inerte,  o  bien- 
faisant repos!  comme  il  était  tombé,  il  demeui'a... — Le  ciel 
d'azur  dur  et  d'étoiles  projetait  sur  la  terre  aux  jeunes  flo- 
raisons le  gel  des  belles  nuits  printanières. 

Trop  longtemps  le  garçon  espéra  Daniel;  quand  il  s'en- 
quit  de  lui  la  piste  était  déjà  perdue.  11  rentra  vers  minuit 
et  trouva  au  faubourg  ainsi  que  deux  ennemis  face  à  face 
Mme  Mcllis  et  le  curé.  Ils  attendaient  depuis  la  messe. 

—  Daniel! 

Le  lendemain  un  fermier  du  canton  voisin  le  ramenait  au 


LK    CONSUI.ATELK  i  )> 

fond  d'une  <'  tapissière  »,  blême,  froid,  muet,  Toeil  hagard. 
On  l'avait  ramassé  dans  le  givre  de  l'herbe,  au  matin,  pres- 
que mort.  Du  feu,  des  frictions,  de  l'eau-de-vie  étaient  par- 
venus à  le  ranimer;  mais  "  il  était  bien  bas  //...  11  ne  recon- 
nut pas  sa  mère  :  il  sourit  au  doyen,  d'instinct,  puis  s'en- 
gourdit. Mme  Mellis  assista  à  son  agonie,  cinq  jours  durant. 
Le  docteur,  consterné,  sentait  manquer  le  cœur,  s'enfuir  le 
pouls  un  peu  plus  à  chaque  visite.  De  quoi  se  mourait-il? 
De  tout,  et  de  vieillesse,  dans  la  trente-septième  année  de 
sa  vie.  Enfin  la  fièvre  prit,  le  sang  se  réveilla;  il  se  dressait, 
d'anciens  gestes  quotidiens  agitaient  frénétiquement  tous 
ses  membres,  un  sourire  abêti  laissait  couler  la  bave  entre 
ses  lèvres  sans  couleur,  et  des  mots  y  crevaient  en  bulles  : 

—  Consoler...  consoler...  oui...  tout...  le  monde...  con- 
soler... 

On  admit  le  curé  avec  les  saintes  huiles,  elles  semblèrent 
apaiser  un  peu  la  manie  où  délirait  le  moribond.  .Et  il 
passa  dans  un  grand  tremblement  horrible.  Pour  la  seconde 
fois,  Mme  Mellis  avait  perdu  son  Daniel. 

Ce  fut  un  deuil  public  au  bourg  d'Argentières  ;  autorités, 
fanfare,  pompiers,  rien  n'v  manqua,  pas  même  le  clergé 
malgré  la  pression  du  maire.  On  se  montra  réellement  ému. 
Mais  devant  la  fosse  béante  chaque  parti  vint  réclamer 
comme  sien  le  consolateur.  La  foule  murmurait.  On  se  dis- 
putait le  cadavre.  Car  par  delà  la  mort  Daniel  Mellis  était 
encore  la  proie  des  hommes!  Le  lieu  pourtant  imposa  le 
calme  aux  passionnés,  on  se  retira  en  silence. 

Tandis  que  le  doyen  chantait  au  cimetière  à  toute  voix 
le  triomphe  de  la  religion.  Mme  Mellis,  seule  dans  sa  souf- 
france, gardait  la  maison  du  faubourg.  Il  faisait  beau  ;  elle 
avait  ouvert  sa  fenêtre  sur  le  jardin  illuminé  ;  de  temps  en 
temps  elle  déchirait  une  enveloppe,  lisant  un  nom,  les  con- 
doléances à  peine,  et  de  nouveau  pleurait.  Celle-ci  l'intri- 
gua, à  l'adresse  de  Daniel  ;  elle  avait  vu  cette  écriture,  et 
même...  Elle  ouvrit  ;  vers  le  bas  de  la  première  page,  s'éta- 
laient, bien  moulés  au  centre  d'un  paraphe,  ces  simples  mots  ; 

«  Armand  Lagarde.  » 

Comment  l'avait-elle  oublié?  Il  ignorait  la  mort  de  son 
ami  fidèle,  et  après  une  année   de   silence  écrivait.  II  allait 

20 


i"»'  LA    HKVl  E    BLANCHE 

bien,  il  avait  pris  un  logement  plus  vaste,  il  invitait  Daniel 
ajoutant  : 

—  Car,  si  je  suis  heureux,  je  me  souviens  encore  que  c'est 
un  peu  à  vous  que  je  le  dois. 

Mme  Mellis  ferma  la  lettre.  Etait-elle  la  seule  coupable? 
Elle  essayait  de  tout  comprendre,  enfin!  Les  idées  les  plus 
opposées  se  heurtaient  dans  son  indécise  mémoire...  Pen- 
sive, elle  levait  les  yeux  sur  le  jardin  ;  à  travers  ses  pleurs 
éclatants  elle  voyait  le  sable"de  Tallée  couler  en  or  jusqu'à 
la  barrière  du  pré,  entre  les  fraisiers  en  bordure  et  les  poi- 
riers luisants  de  sève  et  de  soleil,  — et  elle  songeait  qu'elle 
eût  pu  vivre  heureuse  cependant... 


FIN 


La  voix  tintante. 


O     9 


L^  voix  tintante,  insistante  de  la  sonnette 
Évoqne  —  pourquoi?  —  dans  la  clarté  du  jardin 
Cette  voix  ni  très  mélodieuse  ni  très  nette, 
Banque  avec  on  ne  sait  quoi  dinquiet,  de  lointain... 
...Dans  le  jardin  clair,  un  peu  nu,  aux  Heurs  criardes. 
Brutal  après  la  chaude  ombre  de  l'avenue.    , 
Et  raméthyste  vague  des  iris  dans  l'herbe  drue 
Evoque  —  pourquoi? —  une  eau  solaire  oîi  s'attarde 
Le  bleu  fantôme  d'un  fantôme  qui  se  pleure... 

...Eau  de  topaze  du  fauve  cuivre  qui  tinte 
Dans  l'énorme  silence  des  heures  trop  bleues?... 

...Haut  perron  blanc,  maison  blanche,  parfums  de  llnde, 
Dîles  chaudes,  lleuries  —  issus  de  soies  ternies, 
De  nattes,  de  coffrets  en  bois  d'essences  inconnues,  — 
Meubles  Empire  comme  en  de  lointaines  colonies, 
Harpe  érigée  quétreignirent  de  beaux  bras  nus!... 

...Vous  êtes  les  familiers  de  mes  rêves  troubles. 
Degrés  oii  ondulaient  les  serpents  irisés  des  traînes, 
Senteurs  où  revit  la  tiédeur  des  tailles  souples, 
Miroirs  où  glissent  tant  dapparitions  incertaines, 
Harpe  qui  dus  trahira  demi  bien  des  secrets!... 

...Je  te  connais,  maison  blanche,  et  m'est  familière. 
Dans  ce  pré  blanc  et  mauve  tendre,  cette  rivière 
Lente,  lente,  qui  perd  ton  image  à  regret... 
...Voici, longue  et  menue,  penchée  sur  l'eau  solaire, 
Une  fillette  vêtue  de  gaze  Ijleue  qui  chatoie, 
Une  miette  pâle,  étrangement  languide 
Oui  frissonne,  se  retourne  et  vient  droit  à  moi. 

,^  U  la  poignante  douceur  du  regard  humide, 

Le  navrement  passionné  de  ses  grandsyeux  noirs!... 

§  Elle  me  prend  la  main  sans  parler  et  me  guide 
Vers  une  pièce  fraîche  au  jour  comme  bluté  : 

<^  Ces  portraits  flous,  ces  paysages  de  mystère 
Sont  des  visages  et  des  sites  qui  hantèrent 
Les  visions  de  l'enfant  bizarre  que  j'ai  été. 


■^<^<*^  LA   REVUE    BLANCWE 

5^  De  vieux  airs  oubliés  renaissent  :  ils  chanlèrcnt 

Kn  mes  nostalgies,  —  où  el  quand?  —  je  ne  sais  plus... 

Mais  leur  tristesse  est  plus  charmeuse,  reconnue. 

Tout  a  son  douMe  en  moi. — ^^jusquaux  choses  banales  : 
Ces  stores  bêtes  où  d  afTreux  Mongols  de  carnaval, 
Exullants  sabreursà  barbes  de  (il  de  fer 
Se  livrent  à  d'écœurantes  danses  guerrières, 
(]es  tentures  ornées  de  Chinoises  qui  bâillent 
b]l  bAillent  le  hurlant  ennui  qui  les  ravage, 
Ces  écrans  où  se  ruent  en  vols  fous,  en  nuages. 
Les  diables  des  fumées  d'ojjium,  —  ces  éventails, 
Monsirueux  papillons  soumelanl  les  murailles... 

1*^1  tout  s'efface  :  Plus  rien  que  des  parois  nues 
Fendillées  par  les  fresques  blêmes  de  la  pluie... 
...Je  suis  seul  :  La  petite  amie  bleue  s'est  enfuie 
Et  les  prunelles  noires,  j(^  ne  les  ai  pas  lues! 

Jij  II  ne  reste  plus  rien  dans  le  désert  de  plâtre 

Oue  deux  toiles  jetées  contre  un  mur  :  deuxéljauches. 

Sur  l'une  d'anxieux  grands  yeux  noirs  me  regardent, 

Emergeant  de  la  l)rume  où  le  visage  plonge. 

Beaux  yeux  très  amis,  très  doux,  mais  pleins  de  reproche» 

<)ui  m'attirèrent  à  mon  insu,  jusqu'ici. 

De  l'avenue  aux  parfums  de  lourdes  verdui-es  : 

L'autre,  c'est  un  étang  chryséen  qui  fulgure 
Près  d'un  bois  moite  d'arl)i-es  i)leureurs  et  transis  ; 
Flottante,  à  la  surface  une  robe  s'azure 
Sous  un  morne  vol  doiscnux  do  mer  égarés 

Et  nl'obsède  cette  lillclb'  i-cncontrée 
Dans  la  maison  magique  aux  reflets  d'autres  temps  : 
Je  crois  maintenant  lavoir  aimée  —  ou  rêvée  — 
El  peut-(Mrc  pleurée  lors(|ue  j'étais  enfant... 

Etcs-vous  un  appel,  —  un  avertissement.  — 

Le  remords  de  telle  existence  révolue, 

l'n  charmant  spectre  (jui  me  hait  et  me  tourmente?... 

...Il  se  jM-ul  que  ma  folie  seule  vous  ait  vue, 
l'illetle  bleue  qui  n'êtes  pas  ou  n'êtes  plus! 

John-Antoine  Nau 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Une  Rentrée.  —  Rarement  vacances  auront  été  aussi  pleines  de  vie 
politique  :  rarement  l'activité  de  lExécutif,  le  travail  de  l'opinion  publi- 
que, l'elîort  doctrinal  et  pratique  des  partis  et  des  hommes,  et  les  événe- 
ments eux-mêmes  auront  rendu  aussi  féconds  ces  mois  inertes  d'ordi- 
naire, auront  mieux  éclairci,  pour  la  rentrée  parlementaire,  une  situa- 
tion politique  décisive  et  posé  plus  nettement,  pour  les  débats  essentiels 
fjui  s'engageront  aussit(H,  quelques  problèmes  dont  la  solution,  toujours 
retardée  jusqu'ici,  quelle  doive  être  celle-ci  ou  celle-là  ou  cette  autre, 

—  engagera  pour  longtemps  l'avenir  de  la  démocratie. 
L'obstination  tranquille  de^NI.  Combes  a.  malgré  les  résistances,  mal- 
gré les  critiques,  assuré  la  part  d'application  de  la  loi  sur  les  congré- 
gations à  laquelle  il  s'était  d'abord  attaché.  Il  paraît  décidé  à  poursuivre. 

—  Aussi  ce  commencement,  en  soi  assez  bénin,  a-t-il  engagé  toute  la 
bataille  des  partis,  des  idées,  des  doctrines.  D'un  côté  et  de  l'autre  on  a 
bien  vite  regardé  au-delà  du  fait  présent  et,  sans  cesser  de  discuter  sur 
le  fondement  en  droit  et  1  opportunité  en  pratique  des  premières  me- 
sures prises,  on  a  élargi  le  débat,  et  c'est  tout  le  problème  de  l'ensei- 
gnement dans  une  démocratie  qui  est  ouvert. 

Enseignement  d'Etat  exclusif,  enseignement  laïque  exclusif,  ou  «  ano- 
mie  »  entière,  tous  les  systèmes,  tous  les  types,  plus  ou  moins  nets, 
plus  ou  moins  purs,  se  proposent  et  s'opposent.  En  même  temps  que  se 
discutent  les  principes,  les  mesures  de  détail,  les  mesures  transitoires, 
les  difficultés  pratiques  sont  étudiées  et  prévues. 

L'opinion  du  parti  démocratique  est.  au  premier  abord,  assez  diverse 
et  incertaine.  Mais  en  réalité  un  grand  courant  entraîne  à  cette  heure 
tout  le  pays  républicain.  Quelques  <  libéraux  »  retardataires,  quelques 
francs-tireurs  avancés  protestent  contre  cet  entraînement  et  se  défendent 
d'y  céder.  C'est  leur  droit  ;  cela  ne  risque  point  d'arrêter  le  mouvement 
commencé  ;  cela  rend  le  service  d'obliger  la  masse  marchante  à  réflé- 
chir encore  sur  le  principe  et  le  I)ut  de  son  acte,  alors  qu'elle  agit  déjà, 
à  préciser  sa  doctrine  et  par  là  à  ailermir  sa  volonté.  Le  résultat  — 
à  moins  de  complications  politiques  imprévues  venant  d'autres  do- 
maines —  sera,  semble-t-il,  de  façon  ou  d'autre,  un  pas  sérieux  vers 
l'affranchissement  laïque. 

Ce  n'est  pas  pur  hasard  qu'avec  cette  vigoureuse  expansion  de  l'es- 
prit rationaliste  ait  coïncidé  une  étonnante  poussée  de  l'esprit  paci- 
fique. Depuis  la  déclaration  par  laquelle  Jaurès  a  eu  le  courage  d'ouvrir 
la  législature,  la  matière  ainsi  imposée  à  la  réilexion  immédiate  des  ré- 


3io  LA   REVUE    BLANCHE. 

publicains  n'a  pas  cessé  d'être  débattue  :  el  il  est  frappant  d'observer 
combien  les  positions  prises  maintenant  par  les  adversaires  et  les  res- 
trictions dont  ils  entourent  leur  chauvinisme  rél'ractaire  sont  déjà  un 
honima<^e  à  l'idée  de  paix  i^randissante.  Cette  grande  question  restera 
'  à  l'ordre  du  jour  »  et  n'en  sortira  pas  sans  un  progrès. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  cet  accident  stupide,  la  mort  de  Zola,  qui  n'ait 
servi  au  parti  de  la  justice  et  de  la  vérité  à  passer  une  revue  improvisée 
de  ses  forces  et  à  constater  inopinément  la  force  acquise  par  lui  dans  le 
pays  et  dans  Paris.  Les  honneurs  laïq  ues  et  les  paroles  hardies  et  saines 
qui  ont  illustre  ces  funérailles  n'ont  soulevé,  chez  des  ennemis  hier  en- 
tore  pleins  de  morgue  et  de  haine,  qu'une  protestation  basse  et  élouJTée. 
l'^t  cette  triste  journée  n'aura  pas  été  vaine  si  elle  montre  à  des  esprits 
trop  arrêtés  aux  espérances  que  la  «  révolution  dreyfusiste  »  n'a  pas  été 

inféconde. 

Fn.  Davi:ii.i,a\s 

I 

Le  Problème  du  charbon.  —  Le  jour  où  les  énergies  hydrauliques 
puisées  aux  chutes  suffiront  à  alimenter  les  moteurs,  les  mineurs  n'au- 
ront plus  à  peiner  dans  les  galeries  où  se  consume  leur  vie.  Mais 
la  canalisation  des  cascades  est  encore  à  ses  débuts.  Que  la  production 
du  combustible  s'arrête,  et  toute  production  est  suspendue.  Le  trans- 
ports sont  interdits;  la  métallurgie  est  vouée  à  la  ruine;  la  filature, 
le  tissage,  toutes  les  branches  essentielles  de  la  transformation  manu- 
facturière sont  frappés  à  la  base. 

11  y  aurait  un  curieux  parallèle  à  établir  entre  l'histoire  du  charbon  et 
l'histoire  des  industries.  Celles-ci  n  ont  commencé  i-éellement  à  pro- 
^-■resser  que  lorsque  celui-là  a  été  méthodiquement  exploité.  Pour 
prendre  la  bVance  seule,  notre  premier  essor  date  de  la  découverte  des 
gisements  de  Saint-Etienne;  le  second,  et  le  plus  remarquable  du  siècle, 
se  rapporte  à  l'ouverture  des  mines  du  Pas-de-Calais.  VA  à  envisager 
l'ensemble  des  Llats,  ils  se  classent  hiérarchiquement,  dans  l'ordre  éco- 
nomique, selon  l'aliondance  de  leur  extraction,  lUnion,  puis  l'Angle- 
terre, puis  rAIlcniagne.  VA.  si  la  l'rance  traverse  une  phase  de  stagna- 
tion, si  du  moins  elle  chemine;  moins  vite  que  ses  rivaux,  c'est  à  coup 
sur  «|ue  son  capital  houiller  est  moins  opulent  ou  moins  bien  utilisé. 

On  conçoit  dès  lors  que  dans  la  population  ouvrière  de  chaque  con- 
trée, les  mineurs  du  charbon  tiennent  un  rang  prépondérant.  Ils  sont 
d  aborfl  plus  ou  moins  nombreux,  mais  forment  des  (corporations  consi- 
dérables dans  tous  les  pays  de  gramie  puissance  industrielie  — jao.ooo 
dans  le  Royaume-Uni,  800.000  en  Amérique,  loo.ooo  en  Allemagne, 
170.000  en  IVance.  Ensuite,  par  la  communauté  même  des  besoins, 
par  la  solidarité  de  l'existence,  ils  ont  été  entraînés  à  se  concerter  effi- 
cacement, et  c  est  ainsi  qu'un  peu  partout  ils  ont  constitué  les  premiers 
groupements  [)rort>ssionnels  sérieux.  De  l'organisation  nationale  à  la 
fédération  internationale,  il  n'y  a  qu'un  j»as  et  (jui  a  été  franchi  de 
très  bonne  heure.  Congrès  de  mineurs  allemands,  français,  belges, 
autrichiens,  congrès  européens  se  succèdent  à  intervalles   périodiques, 


NOTES    POLITIOUES    ET    SOCIALES  in 

rormulant  les  mêmes  revendications,  attestant  une  bonne  entente  qui 
l'ait  souvent  le  désespoir  des  compag-nies,  et  des  gouvernements. 

Les  autres  corporations  ouvrières  dépondent  du  reste  étroitement, 
[)Our  Ifur  activité,  pour  leurs  salaires,  des  charbonniers.  Que  oeux-ri 
désertent,  les  puits,  et  celles-là  se  trouvent  privées  de  tout  élément  de 
travail.  Car,  à  la  rigueur,  l'autorité  civile  peut  bien  requérir  des  soldats 
pour  faire  du  pain  ou  abattre  des  bestiaux,  mais  elle  ne  jouit  pas  de  la 
même  faculté  pour  assurer  la  production  du  combustible.  On  ne  s'impro- 
vise pas  mineur.  Nulle  profession  n'exige  un  tipprentissagc  plus 
soutenu. 

De  toutes  ces  considérations,  il  résulte  que  le  bouilleur,  dans  les  con- 
tlits  économiques  et  sociaux  contemporains,  dispose  d'une  vigueur  de 
lutte  à  peu  près  sans  égale.  Si  quelques  esprits  volontairement  scepti- 
ques doutaient  encore  de  la  puissance  des  ouvriers  des  charbonnages, 
ils  n'auraient  qu'à  se  remémorer  les  effets  du  grand  chômage  de  West- 
phalie.  au  début  du  règne  de  Guillaume  II,  ou  à  examiner  les  consé- 
quences immédiates  de  la  grève  de  Pensylvanie,  à  l'heure  actuelle. 

Ici,  deux  cent  mille  mineurs  ont  refusé  tout  à  coup  de  redescendre 
dans  les  galeries.  Le  [Trust  qui  les  commande,  plutôt  que  de  céder  à 
leurs  revendications,  a  plongé  toute  la  République  dans  deiïroyables 
perplexités.  A  l'entrée  de  l'hiver,  les  stocks  de  combusiibles  ont  été 
épuisés  ;  la  tonne  est  montée  à  des  prix  fabuleux,  —  trois  ou  quatre  fois 
le  cours  ordinaire  — ,  qui  vont  peser  sur  l'industrie,  paralyser  certaines 
entreprises,  et  surtout  désespérer  les  familles  peu  aisées  qui  ne  pour- 
ront se  chauffer.  La  crise,  de  locale,  est  devenue  nationale;  son  côté 
social  échappe  si  peu  aux  autorités  que  le  président  Roosevelt  s'est 
alarmé,  a  convoqué  ses  ministres,  réuni  les  chefs  d'industrie  les  plus 
connus  et  cherche  une  transaction. 

Or,  un  quart  seulement  de  l'effectif  total  des  mineurs  d'outre-Atlan- 
;ique  est  atteint  par  le  chômage;  la  production  américaine,  en  époque 
normale,  est  devenue  surabondante  au  point  de  pouvoir  alimenter  d'énor- 
mes exportations.  Pour  renverser  cette  situation,  il  a  suffi  de  la  déci- 
sion concertée  d'un  contingent  considérable  en  soi,  mais  relativement 
faible  de  travailleurs.  Deux  cent  mille  mineurs  font  trembler  sur  sa 
base  la  puissance  industrielle  de  l'Union;  quatre  cent  mille  pourraient 
désarmer  ou  ruiner  les  Trusts. 

Telle  est  la  conclusion  qui  se  dégage  des  incidents  récents  :  leçon 
très  haute  et  très  concluante.  Le  probli-me  du  charbon  n'est  pas  neuf; 
mais  jadis  il  se  libellait  ainsi  :  Pro  Juirons-nous  assez  de  combustible  ou 
nos  gisements  dureront-ils  encore  longtemps  ?  —  formule  bien  souvent 
reprise  par  les  économistes  de  la  Grande-Bretagne.  Aujourd'hui,  il  se 
pose  en  ces  termes  :  A  quel  moment  les  mineurs  suspendant  l'extrac- 
tion arrêteront-ils  toute  activité? 

Ainsi  délimité,  il  est  beaucoup  plus  grave  :  car  on  pouvait  acheter 
au-dehors  des  millions  et  des  millions  de  tonnes  ;  l'éventualité  de  l'épui- 
sement des  gisements  était  lointaine  et  douteuse.  —  Quant  au  chômage 
national  et  international,   et  de  national   il  deviendra  nécessairement 


ilJt  :.A    REVt.'K    BLANCIIK 

international,  il  interdira  tout  i.  cmirs  à  l'extérieur,  et  il  se  présente 
romnie  une  possibilité  de  deninin.  I,"expérienee  de  ITinion.  la  plus 
sug'g'eslive  qui  se  soit  produite,  exireera  à  ((uip  sur  une  iniluence  déci- 
sive sur  les  évolutions  de  la  classe  ouvrière. 

.lusqu'ici  on  entendait  par  yrève  f^^énérale  la  cessation  de  tout  travail, 
dans  toutes  les  professions;  elle  supposait  une  entente  telle  que  dès  le 
lendemain,  pailout  où  elle  eût  éclaté,  une  classe  nouvelle  se  lût  rendue 
sans  difliculté  maîtresse  du  pouvoir.  Aujoui-d'liui.  il  ressort  que  les 
mineurs  à  eux  seuls  peuvent,  au  moins  dans  cinq  ou  six  contrées,  déter- 
miner une  crise  et  une  transformation  profondes.  Peut-être  cette  con- 
sidération a-t-elle  sa  valeur  à  une  heure  où,  devant  les  Parlements  des 
grands    et   petits    l'Uats,    surgissent   les  revendications    lihclléos   par 

les  récents  Congrès  des  charbonniers. 

Paul    l  ouïs 

GAZETTE  D\\RT 

Constantin  Le  Roux  (i).  —  Peinture  alîectueuse  et  dolente;  dolente 
des  fois  plus  qu  il  ne  sied,  et  l'on  dirait  alors  du  Millet  relevant  de  ma- 
ladie. Paysanneries  donc,  d'une  Normandie  bretonnante.)  Une  iillette 
boit  à  même  un  bol  :  le  bol,  les  mains,  c'est  bien  leur  couleur,  non  leur 
matière  :  et  celles-ci  sont  mortes,  sont  en  mastic,  et  n'empoignent  pas. 
Encore  :  ligures  volontiers  essuyées  ^tel  une  fillelte  à  la  Lanip?)  à  en 
devenir  de  savon  et  de  sucrerie;  une  recherche  aussi  de  l'elTet  trop  aisé 
des  reilets  de  la  llamme,  du  foyer,  sur  les  visages,  etc..  évidemment 
recueil  du  jeune  peintre  est  une  sensibilité  soulîiaiite  facile  à  passer 
sensiblerie.  La  face  d'un  tel  revers  est  nécessairement  un  attendrisse- 
ment promj)t  et  comnaiiiicatif  devant  ces  instants  de  féerie  calme  où  la 
nature  ^offre  sa  communion  à  l'être  humain*  :  aube  ou  couchant,  une 
rentrée  des  foins  au  soir,  le  crépuscule  emplissant  une  campagne  ou 
sinsinuant  dans  une  chambre.  J)e  même  l'amour  des  chants  de  la 
pénombre  et  du  clair  obscur,  les  jeux  des  noirs  et  des  gris  :  dans 
IT.nfant  au  b(d.  le  roux  de  la  chevelure,  le  blanc  crémeux  du  bol,  dans 
un  angle  une  fleur,  chantent  à  même  une  harmonie  sourde  et  moelleuse 
telle  celle  des  bonnes  lithographies.  Aussi  quand  sa  palette  aban 
donne  francliem«ntla  polychromie,  trouve-t-il,  àmanierleblanc  et  le  noir 
seuls,  la  vigueur  et  la  simplification  :  \'1-U(ihle,  où  une  Cosette  traînant 
son  seau  s'enfonce  dans  les  rais  de  jcair  filtrant  des  arrières-plans;  les 
Fernnica  'j;r(nn'i//a/ses  opposant  le  blatie  superbe  de  leur  vêture  au 
noir  riche  duea[)ot  (pii  les  coiH'e.  Les  Teinmes  (iii  Fléau  repri-scntent  la 
meilleure  œuvre:  dessinée,  solide,  hardie;  ces  trois  vieilles  sont  maj<'S- 
tupusement  belles  à  la  façon  de  trois  Parques.  Ici,  l'artiste  fut  pleine- 
ment et  énergiquement  original. 

Cariot  (2).  —  (let  autre  jeune  peintre  des  campagnes  n'est  pas  un 
crépusculaire  attendri,  mais  un  solaire  ardent  et  têtu.  La  série  chronolo- 


(1)  Pollèije  d'Enthétiquf  mod'rnr,  47,  rue  de  La  Rochefoncanlt: 

(2)  I^<  Artistes  nu  Peuple^  2,  rue  de  la  Mare. 


GAZETTE    d'art  i  i '3 

gique  de  ses  36  toiles  (AVrose,  Germinal,  Floréal...)  exprime  avec  une 
émotion  très  virile,  sous  un  faire  parfois  un  peu  sec  et  tatillon,  le  poème 
de  la  campagne,  le  mouvant  hymen  d'un  même  coin  de  cliamp  avec 
l'atmosplière  et  la  lumière  multiformes.  Ici  (n<>  12,  Prairial),  le  mol 
ondulement  de  la  plaine  sous  les  tiédeurs  agitées  de  l'air:  puis  (17)  son 
tumulte  sous  un  plus  profond  souffle  ;  28  :  les  blés  torréfiés  par  Ther- 
midor; i.\  {Messidor)  les  mêmes  suant  le  sang  solaire;  26  :  ils  rous- 
sissent sous  l'incendie  universel;  '^  i  (  Vendémiaire)  :  l'arbre  frissonne  sous 
des  braises  translancides;  tout  sensoleille  et  Ton  hume  rpi'un  air  plus 
frais  traverse  tout;  'M^[Frimaire^  :  une  buée  de  givre  frémitau-dessus  de 
l'herbe,  tandis  que  (5^  G<?/7?z//ia^  poudroie  d'une  poussière  d'améthystes. 
Chaque  journée,  chaque  toile,  oriente  sa  polychromie  vers  une  tonalité 
générale  différente,  et  ces  tonalités  sont  personnelles,  originales, 
disons  plus  :  neuves.  Frais,  rude  et  sain  comme  une  matinée  de  froid 
sec  dans  les  champs,  cela  manque  seulement  de  souplesse,  c'est  astrin- 
gent :  couleurs  éblouissantes,  pures,  aigiies,  comme  un  soc  de  charrue 
neuve. 

Fagus 

GESTES 

L'Aiguillage  du  chameau.  —  Au  moment  où  un  écrivain  célèbre 
est  surpris  par  une  mort  sournoise,  c'est  un  délassement  pour  l'esprit 
humain  d'observer  cette  compensation  —  si  toutefois  deux  destructions 
peuvent  créer  un  équilibre  —  :  la  catastrophe  d'Arleux.  Par  des  moyens 
simples,  mais  peu  faillibles,  la  science  moderne  s'y  est  employée 
à  préserver  la  terre  habitable  d'une  pléthore  d'êtres  humains  non 
célèbres.  Affectons  de  croire,  pour  qu'un  tribunal  trop  sévère  n'entrave 
point  les  bienfaits  un  peu  brusques  de  cette  science,  affectons  de  croire 
que  ce  sont  des  bienfaits  inconscients,  et,  pour  être  clair,  que  cette 
science  est  inconsciente.  S'il  était  nécessaire  d'en  cataloguer  les  mé- 
thodes, on  les  définirait  assez  bien:  la  guerre  en  temps  de  paix,  pro- 
grès évident  sur  la  guerre  proprement  dite  ou  «  guerre  en  temps  de 
guerre  »,  cardans  cette  guerre  nouvelle  on  n'a  pas  à  craindre  que  quel- 
que ennemi  indiscipliné  pare  ou  rende  les  coups.  Or,  étant  donné  qu'un 
guerrier  légitimement  dit  ne  rougit  point,  sinon  dans  sa  culotte  — 
cette  partie  du  vêtement  fut  de  tout  temps,  comme  on  sait,  l'expres- 
sion de  la  pudeur  —  s'il  ne  rougit  point  d'enrayer  dans  la  mesure  de  ses 
capacités  individuelles  ce  surcroît  obscur  de  population,  notre  impartia- 
lité nous  fait  un  devoir  de  féliciter,  comme  nous  le  féliciterions  lui-même, 
les  habiles  organisateurs  de  cette  grande  victoire,  la  catastrophe  de 
chemin  de  fer  d'Arleux. 

Les  progrès  de  l'armement  sont  identiques,  on  n'en  peut  douter,  dans 
la  guerre  et  dans  la  chasse  :  de  même  que  le  braconnier  muni  de  cet 
engin  balistique,  le  fusil,  tend  à  devenir  une  espèce  éteinte,  et  que  les 
braconniers  modarnes  préfèrent  à  ce  fusil,  qui  ne  tue  qu'une  pièce  à  la 
fois  et  au  plus,   des  appareils  perfectionnés  qui  rafient  en  silence  une 


il  4'  LA    r.KVUK    I5LANG1IK 

grande  (juanlilf  de  g-ibier  :  de  même,  les  héros  du  vasie  coup  de  lilet 
d'Arleux  duivenl  seslimer  au-dessus  de  la  gloire  mililaire,  pour  les 
mêmes  raisons  qu'un  pêcheur  au  tramail  ou  à  la  senne  dédaigne  l'homme 
au  chapeau  de  paille  —  ce  chapeau  IVil-il  raye  ou  consleUé  —  cpiiséver- 
lue  à  (si  c'est  bien  là  l'expression  exacte)  faire  sortir  le  goujon  de  son 
caractère. 

Une  simple  aiguille  fut  loul  le  matériel,  discret  et  terrible,  des  tacti- 
ciens dArk'ux.  Dans  des  antiquités  vénérables,  il  paraît  qu'un  chameau 
traversait  cette  minuscule  chose  de  métal  —  avec  dilliculté  ilailleurs, 
la  tradition,  en  sa  bonne  loi.  ne  nous  l'a  point  dissimulé.  Nous  prions 
de  s'abstenir  les  correspondants  charitables  qui  désireraienfnous  infor- 
mer de  la  «  vraie  »  signilicalion.  archilecturale  et  géographique,  do 
a  l'aiiTuille  ».  Nous  nous  en  tenons,  et  avec  raison,  à  la  lettre  de  l'his- 
toire,  car  il  n'y  a  que  la  lettre  (pii  suit  littérature.  Avec  raison  :  car  il  est 
patent  que  des  milliers  de  contribuables  croient  (junn  corps  beaucoup 
plus  volumineux  (ju  un  cliameau.  une  locomotive  et  son  convoi,  passe 
à  travers  une  aiguille  et  sans  difHcnllé.  Bien  plus,  la  plupart  des  témoins 
susdits  oui  maintes  fois  et  sans  trembler  aventuré  leur  prestance  dans, 
ce  périlleux  j)arcours. 

Si  le  ciianieau  acconqjlit  ce  même  exploit,  il  est  indiscutable  qu  il  est 
favorisé  par  sa  conformation  :  son  long  cou,  ba  tète  ameziuisée,  si  bosse 
même  qui  est,  par  une  ingéniosité  de  la  nature,  divisée  en  deux,  afin 
qu'il  puisse  introduire,  à  travers  le  chas,  ses  deux  gibbosités  l'une  après 
l'autre,  à  peu  près  à  la  fa«;on  de  ces  iils  de  fer  conlorsionnés  enlilés 
dans  des  anneaux  et  que  les  camelots  appellent  des  «  questions  i>.  Or 
pareiih' soujtlesse  est  —  ce  qui  cotd'irme  nos  deducli'uis  —  n.ituire- 
menl  interdite  à  la  bosse  unicpie  des  dromadaires. 

L"  «  aiguillage  »  des  chemins  de  fer  a,  parait-il,  réussi  jusqu'à  ce 
jour:  le  mot  est  courant  et  la  |iralique,  dit-on.  courante.  C!e  succès  jiro- 
visoire  était  néanmoins  pur  niiraclr.  pourdeuxraisons  :  i"  Les  niguillcs 
ne  sont  p/is  pincées  où  il  fuii(h<nt.  loul  observateur  sait,  en  ell'et.  que 
des  rails,  garantis  par;dlèles  sur  une  petite  dislance,  par  une  malfat.on 
(pielconque  se  rapprochent  vei'S  I  horizon.  Il  existe  assurément,  (|uel- 
(pie  part  au-delà  de  J  hoi-izon,  un  point  où  ils  se  réunissent  c/i  forme  de 
\  et  ou  le  plus  élémentaire  bon  sens  indique,  prohtant  de  cette  malfa- 
(,'on,  de  placer  raiguille  —  si  l'on  lient  à  cette  absurde  pratique,  souve- 
nir des  mo'urs  du  désert  disparuc.-s.  2»  ...  Ici  le  plus  ])ref  commentaire 
serait  oiseux...  Les  aiguilles  à  travers  lesquelles  il  faut  |)assei-  sont  pré- 
sentées aux  trains,  et  au    public.  PAR    I.A  l'Ol.NTK  ! 

Noltms,  pour  finir,  que  le  généralissime  d'Ai'leux.  \\ii}fnill.eitr  pour 
tout  dire  puisque  des  mots  usités  autorisent  ces  folies,  l'aiguilleur  s'ap- 
pelle Moreau.  Nous  n'apprendrons  à  personne  que  ce  sont  les  occupa- 
tions favorites  et  la  vie  privée  de;  ce  monomane  qui  ont  inspiré*  à  un 
romancier  ani,'-lais  un  livre  de  cauchemar,  i lie  du  Docteur  Moreau  qui 
traite  de  la  vivisection  humaine. 

Alfri.d  .Iaiuiv 


LES    THÉÂTRES       '  3l5 

LES  THÉÂTRES 

Odéon  :  Arlequin  Roi,  de  M.  E.  Lothah,  trad.  Maciiii-ls.  — Comé- 
die-Française :  Gertrude,  de  M.  Iîouchinet.  — Reprises. 

T3e  prudentes  reprises,  ainsi  qu'il  est  d'usage,  inaugurent  la  saison 
théâtrale  et  voici  que  reparaissent,  pour  un  temps,  sur  lafliche,  les 
pièces  qui  eurent,  l'an  dernier,  le  plus  de  mérite  ou  le  plus  de  succès. 
La  pièce  de  M.  Capus  continue  aux  Variétés  son  heureuse,  facile  et 
charmante  carrière:  M.  Deval.  c'est  bien  entendu,  jouera  toute  sa  vie  à 
l'Athénée,  Madame  /'///Y.  la  comédie  deMM.Beer  etGavault.siconforme 
à  son  esthétique.  Au  Gymnase,  le  Détour,  la  pièce  de  M.  Henry  Bern- 
stein,  est  reprise  après  une  assez  longue  interruption.  J'ai  dit,  en  son 
temps,  tout  le  bien  que  je  pensais  de  cette  œuvre  ;  à  la  réentendre,  mon 
impression  première  s'est  pleinement  confirmée  ;  claire,  forte,  parfai- 
tement ordonnée,  elle  contient  —  notamment  au  troisième  acte  —  des 
scènes  d'une  rare  intensité  d'émotion,  et  où  se  trouve  la  marque  d'une 
violente  et  fougueusement  triste  personnalité  :  reconnaissons-la  dans 
cette  promptitude  d'observation  qui  pénètre  droit  et  d'un  seul  coup,^ 
sans  se  laisser  distraire,  jusqu  au  fond  des  cœurs,  dans  cette  franchise 
à  en  exprimer  avec  un  accent  de  sincérité  tout  à  la  fois  brutale  et  troublée 
les  plus  profonds  sentiments:  dans  cette  éloquence  qui.  lorsqu'elle  nous 
touche,  n'est  point  de  paroles,  mais  de  je  ne  sais  quels  ball)utiements 
humbles  et  frémissants  de  vérité  qui  rôde  et  soudain,  entre  des  mots, 
surgit.  Il  y  a  beaucoup  à  attendre  de  l'auteur  du  Détour. 

L'Odéon  s'est  enhardi  jusqu'à  nous  offrir  une  pièce  à  la  fois  nouvelle 
et  étrangère,  a  l'exemple  du  théâtre  Antoine.  Mais,  admirez  le  hasard, 
la  pièce  choisie,  Arlequin  Roi  de  M.  Lotliar  est  justement  une  pièce  pour 
Odéon  et  dans  le  genre  —  si  j'ose  dire  —  du  répertoire  odéonien.  Faus- 
sement légère  et  faussement  profonde,  mi-fantaisiste,  mi-philosophi- 
que, mi-opérette  et  mi-drame,  assez  ingénieusement  construite  et  niai- 
sement pensée,  brillante  avec  cela  —  vieux  galons,  paillettes  rougies  — 
elle  s'accommodera,  sans  qu'il  soit  besoin  de  tenter  nul  etîort  d'harmo- 
nie, avec  les  plus  modernes  et  les  plus  vieilles  vieilleries  de  la   maison. 

Reconnaissons  d'ailleurs  quelle  n'est  point  ennuyeuse.  De  la  substi- 
tution d'Arlequin  au  vrai  prince  Bohémond  qu'il  étrangla  et  remplaça 
à  Tinsu  de  tous,  naît  l'intérêt  de  la  pièce  qui  se  développe  à  la  fois  sous 
un  double  aspect  de  comédie  d'intrigue  et  de  comédie  satirique;  et  si, 
en  tant  que  comédie  satirique,  elle  est  ou  nous  paraît  franchement 
piètre,  avec  son  étalage  de  contrastes  faciles  et  la  proclamation  auda- 
cieuse de  vieilles  vérités  philosophiques  un  peu  trop  prouvées  et  démo- 
nétisées, du  moins,  comédie  d  intrigué,  elle  paraît,  adroitement  fabri- 
quée non  sans  un  instinct  assez  sur  et  une  connaissance  approfondie  des 
règles  du  métier,  un  répertoire  «  très  au  courant  >-  des  scènes  à  faire,  qui 
furent,  ici,  pour  la  plupart,  des  scènes  faites,  mais  produisent  encore 
leur  petit  elîet  en  Europe.  On  peut  se  plaire  à  l'entendre,  encore  que, 
ralentie  en  des  déclamations  fastidieuses,  la  marche  s'en   active  sou- 


ilC»  LA   REVUE    BLANCHE 

dain  exagérément,  alors  que  —  je  citerai  notamment  la  scène  de  la 
reine-mère  et  d'Arlequin  —  on  sonliaitcraitle  développement  plus  large 
et  plus  complet  dune  situation  pathétique. 

Le  même  théâtre  de  l'Odécm  a  remi;»  à  la  scène,  la  très  agréable  comé- 
die de  MM.  Bisson  et  Michel  Carré,  Monsieur  le  Directeur. 

Au  Théâtre-Français,  nous  avons  vu  représenter  une  pièce  en  quatre 
<ictes  de  M.  Bouchinet,  Gerfrude,  ni  tout  à  fait  bonne,  ni  tout  à  fait 
mauvaise  —  et  j)0urlant  point  médiocre.  Tout  à  la  lois,  elle  irrite  et  elle 
plait.  11  a  paru  facile  de  la  juger  et  de  la  condamner  en  déclarant  absurde 
et  invraisemblable  le  point  de  départ,  partant  inintéressantes  les  consé- 
quences. Voici  en  eiïet,  je  crois,  dans  toute  son  horreur,  et  pour  la  durée 
des  quatre  actes,  le  type  même  dm  «  faux  conilit  »  :  parce  qu'à  Coni- 
piègne,  le  vieux  Michelot,  rentier  campagnard,  vit  en  ménage,  avec  sa 
servante,  à  Paris,  son  hls,  se  voit  refuser  la  main  de  Mlle  Leblanc,  dont 
il  est  le  liancé  passionnément  épris;  et  l'apparent  dilemme,  en  un  pre- 
mier acte  de  facture  assez  maladroite,  se  pose  ainsi  :  ou  Michelot  se 
séparera  de  Gertrude.  ou  le  mariage  de  son  fils  n'aura  pas  lieu.  Notre 
bon  sens  a  peine  à  admettre  la  gravité  d'un  tel  cas,  le  sérieux  d'un 
tel  conflit  pour  l'aplanissement  duquel  se  présentent  aussitôt  cinq  ou  six 
solutions  faciles,  pratiques. 

L'auteur  n'a  pas  su  ou  n'a  pas  voulu  les  découvrir  ;  et  ses  héros 
luttent  jusqu'au  bout,  contre  des  difficultés  qui  nous  semblent  illusoires. 
Dune  telle  erreur  préliminaire  ne  se  fût  relevée  nulle  pièce  à  thèse. 
Mais  il  n'y  a  pas  ici  ombre  de  thèse.  Gertrude  est  une  pièce  modeste 
qui  n'attaque  aucun  ordre  do  choses  établi  et  ne  songe  qu'à  nous  atten- 
drir sur  d'humbles  rires,  d'humbles  sentiments,  d'humbles  ciioses.  Ht 
si  elle  y  réussit  parfois,  souvent,  c'est  que  l'invraisen^blable  sujet  y  est 
développé  en  scènes  «  vraies  ».  C'est  leur  meilleur  mérite  et  c'est  un 
grand  mérite:  elles  sont  sans  éclat  et  sans  esprit  ;  leur  éloquence  est 
pauvre;  mais  leur  dialogue  sonne  juste  et  plein;  et  il  nous  touche 
pour  ce  qu'il  révèle,  en  toute  simplicité,  d'une  tendre,  triste  et  résignée 
sensibilité.  Nous  nous  sommes  souvent  intéressés  a  des  personnages 
plus  brillants,  plus  complexes,  plus  «  héroïques  »  que  ce  vieux  bon- 
homme campagnard,  en  décadence  physique  et  morale,  que  cet  incom- 
préhensif,  sec  et  dur  petit  jeune  homme,  et  même  que  cette  vieille  ser- 
vante d'un  dévouement  habituel:  mais  ils  sont  humains,  humains  dans 
leurs  actes  et  dans  leurs  paroles,  dans  la  sinqilicilé  de  leurs  colères  et 
de  leurs  chagrins,  de  leurs  égoïsmes  et  de  leurs  faiblesses.  VA  comme 
<;elte  humanité  réside  on  eux-mêmes,  le  fait(|ui]s  l'expriment,  à  notre 
sens,  hors  de  propos,  ne  nous  empêche  pas  d'en  goûter  la  révélation 
sincère  et  souvent  émouvante. 

>L  Leloir  et  Mme 'Kolb,  dans  les  deux  principaux  rôles,  ont  été 
simples,  sobres  et  parfaits.  Mlle  lîi'guiei-  montra  son  charme  délicate- 
ment attendri.  Kt  M.  Dessonnes,  voue  aux  nMe^  (h>  (iU  dénalur<'s,  inju- 
ria »;on  père  avec  sa  véhémence  habituelle. 

Andué  Picard 


LES   LIVRES  3  17 

LES  LIVRES 

Chaules  Le  Goffu:  :  L'Ame  Bretonne.  (Honoré  Champion  in-i8 
)  ir.  5o).  —  L'Armorique  séduit  les  peintres  et  les  poètes,  mais  il  faut 
bien  avouer  que  cet  engouement  si  justifie  pour  un  pays  rude  et  sain  a 
tiré  sonorif^-ine  d'une  littérature  frelatée  pleine  de  clichés  convention- 
nels. Paul  Féval.  Emile  Souvestre.  et  bien  d'autres,  ont  mis  à  la  mode 
une  Bretagne  factice  ;  La  ^  illemarqué  a  sacrifié  au  goût  de  l'époque 
et  travesti  nos  chansons  populaires  pour  leur  donner  une  signification 
historique  à  la  Macpherson. 

Je  me  souviens  que,  tout  enfant,  alors  que  je  suivais  en  même  temps 
que  Le  Goffic,  les  cours  du  petit  collège  de  Lannion  au  cœur  de  la 
Bretagne  bretonnante,  j'ai  eu  bien  souvent  un  grand  désir  de  voyager, 
de  m'en  aller,  très  loin  de  chez  moi,  visiter  la  Bretagne  des  auteurs, 
si  dilïérente  de  celle  que  je  connaissais... 

On  connaît  de  plus  en  plus  la  Bretagne,  mais  la  tradition  reste  et  les 
écrivains  les  mieux  renseignés  sacrifient  encore,  pour  ne  pas  dérouter 
les  lecteurs,  aux  anciennes  légendes  accréditées  par  leurs  devanciers. 
Il  faut  savoir  gré  à  Ch.  Le  Goffic  d'avoir  publié  un  livre  de  docu- 
niL-nts  vrais,  d'avoir  rapporté  les  choses  sans  les  majorer  ni  les  défor- 
mer, de  telle  manière  que  ses  compatriotes  pourront  enfin  recon- 
naître leur  pays  dans  un  livre  imprimé.  A  cette  partie  de  documenta- 
tion pure  il  a  joint  quelques  éludes  sur  des  Bretons  de  marque,  un 
cliapitre  ému  sur  la  noble  Henriette  Renan,  une  amusante  chronique 
sur  «  ce  pauvre  Quellien  »,  le  barde  à  l'imagination  dangereuse,  le  gas- 
con du  nord,  etc..  Le  livre  de  Le  Goffic  est  une  œuvre  de  bonne  foi, 
ce  qui  ne  lui  enlève  rien  de  son  intérêt,  au  contraire  ;  il  contribuera  à 
faire  connaître  son  pays  tel  qu'il  est  et  non  tel  que  l'ont  maquillé  les 
auteurs  pour  plaire  à  un  certain  public. 

Je  ne  suivrai  pas  mon  vieux  camarade  dans  ses  projets  régionalistes  ; 
ce  sont  là  utopies  de  poète  plutùt  que  rêves  de  sociologue  ;  il  sera 
certamement  déplorable,  au  point  de  vue  du  pittoresque,  que  les  Bre- 
tons cessent  d'être  des  sauvages  ;  il  sera  peu  héro'îque  de  voyager  en 
Bretagne,  si  l'on  n'y  risque  plus  de  mourir  de  faim  faute  de  se  faire  en- 
tendre parlant  français  ;  mais  je  n'ai  vraiment  pas  le  droit  de  blaguer 
mes  compatriotes  à  ce  sujet;  j'ai  moi-même  été  bien  fier  autrefois  de 
n'être  pas  comme  tout  le  monde  et  de  parler,  quand  des  amis  venaient 
me  voir,  un  charabia  qu'ils  ne  comprenaient  pas.  Je  me  souviens  avoir 
soutenu  des  idées  régionalistes  devant  Ernest  Renan,  déjà  mortelle- 
ment atteint,  mais  dont  la  maladie  n'avait  pas  altéré  l'aimable  sérénité. 
Il  me  représenta  que  la  langue  bretonne  était,  dans  notre  pays  pauvre, 
une  cause  d'infériorité  et  un  obstacle  au  progrès  ;  il  me  raconta  l'his- 
toire d'un  de  ses  voisins  qui  avait  été  récemment  grugé  par  son  homme 
d'affaires  faute  d'avoir  bien  compris  ce  qu'on  lui  disait,  et  il  parla  de 
la  perte  de  temps  qu'entraîne  la  nécessité,  pourles  enfants,  d'apprendre 
deux  langues  dont  l'une  nuit  toujours  à  l'autre.  Je  l'écoutai  avec  respect, 
mais  sans  conviction,  et  plus  tard  seulement  je  me  suis  rangé  à  son  avis. 


-ilf^  LA    REVUE    BLANCHE 

Niitre  laiitrii  "  <  s'  Iimm'  dans  des  livres;  notre  t'olk-lore  est  recueilli  ;  les 
Ciiltet  et  1rs  Simon  ont  iinniortalisé  nos  costumes  bizarres  ;  la  Bretagne 
a  l'ourni  sa  page  à  l'histoire  pittoresque  :  elle  peut  se  civiliser.  Et  d'ail- 
leurs, l'union  régionalii  te  veut  conserver  ijurlque  chose  qui  n'existe 
plus:  le  breton  est  aujourd'hui  mclanfi^c  d  une  Ixuine  moitié  de  fran- 
(•ais;  quand  Le  ("oat  a  traduit  la  Jiible  en  dialecte  de  Tréguier,  il  a 
voulu  donner  le  change  sur  la  décrépitude  de  nos  idiomes;  il  a  res- 
sucité  beaucoup  de  vocables  oubliés  ;  il  a  même  emprunté  au  diction- 
naire gallois,  et  le  paysan  le  plus  instruit  ne  saurait  comprendre  son 
œuvre.  Et  puis,  la  langue  bretonne,  quoi  quon  en  puisse  dire,  n'titant 
plus  en  rapport  avec  les  nécessités  de  la  vie  moderne,  entretient  l'igno- 
rance: l'ignorance  entretient  l'alcoolisme  et  bien  dautres  iléaux,  et  les 
i3retons  sont  condamnés  à  disparaître  sils  ne  se  résignent  pas  à  se 
franciser  déhnitivement.  Il  faut  cependant  lire  le  plaidoyer  régionaliste 
de  Le  Goffic  ;  après  tout,  comme  dirait  un  de  mes  maîtres  dans  lequel 
semble  revivre  la  philosophie  de  Montaigne  :  «  Après  tout,  mon  Dieu 
<;'est  une  opinion  !  » 

Quant  au  pancellisme,  c'est  également  une  idée  intéressante;  l'anii- 
ral  Réveillère  a  écrit  autrefois:  «  L  union  des  Celtes  est  le  salut  du 
monde.  »  Je  serai  tout  à  fait  de  son  avis  s'il  prend  le  mot  celte  dans  le 
sens  large  de  Renan  qui  admettrait  un  nègre  au  dîner  celtique. 

Félix  Le  D4Ntbc 

Les  anciens  quartiers  de  Paris  :  Le  Louvre  —  Les  Tuileries 
Lu  place  Louis  X\  —  Saini-Germain-lWuxerrois  (E.  Le  Delcy).  — 
Les  livres  sur  Paris  ne  manquent  pas.  Chaque  siècle  a  eu  les  siens. 
Depuis  le  XV®,  les  guides  et  histoires  se  sont  succédé  sans  inten-uption. 
Certains  ont  résisté  au  temps.  On  consulte  avec  fruit  Guillebert  de  Metz, 
Corrozet,  du  Breul,  Sauvai,  Germain  Brice,  Piganiol  de  la  Force,  etc. 
I)uranl  le  NIX**  siècle,  il  y  a  eu  les  livres  d'Edouard  Fournier,  de  Bon- 
nardol,  de  Franklin,  enfin  l'admirable  Paris  à  travers  les  âges  de  F. 
Hoffbauer.  De  longtemps,  on  ne  fera  pas  mieux. 

La  présente  publication  est  inspirée  de  l'ouvrage  d'ITotfbauei-,  mais 
la  rigueur  topographique  du  Paris  à  travers  les  âges  est  remplacée  par 
l'aimable  accumulation  de  reproductions  des  vues  de  l'ancien  Paris, 
empruntées  aux  manuscrits,  aux  bstampes,  aux  dessins  conservés  dans 
les  collections  publiques. 

L'idée  t>sl  heureuse,  car  c'est  toujours  avec  plaisir  (pu.'  l'on  revoit 
niio  cstamjio  de  Pérelle  ou  d'Isi-aël  Silvestre,  un  dessin  rie  Saint-Aubin 
ou  de  Demachy. 

Ces  images  sont  précédées  d'un  texte  de  quclf|ues  pages,  (\ù  pour  le 
présent  fascicule  à  M.  Edmond  Beaurepaire,  bibliothécaire  à  la  -biblio- 
thèque de  la  ville  de  Paris. 

<  e  texte  est  concis  et  renseigné  et  ne  peut  qu'être  loué. 

Lettres  de  Mme  de  Genlis  à,  son  fils  adoptif  C.  Baecker  (1802- 

I.S.'îri);  iiih  (.diK-fidii  .1  nriir.-  |,,i|-  M,  Il'iii\   l.apauzi'.  n'I'iii  \ourrif). — 


T,KS    l.lVItKS  ''9 

Ce  Casimir  Baccker  était  une  soilc  d"enfanl  prodige  qui  eut  dos  succès 
rctiMiUssaiils  cuiuine.  harpislc.  Berlinois  d'origine,  il  avait  été  adopté 
p;ir  Mme  île  Genlis,  au  temps  de  Témigration.  La  bonne  dame,  dont  le 
•e,(i'ur  étalf  \  i<le  de  passion  depuis  la  Révolution,  reporta  sur  l'enfant, 
en  tout  l)ien  tout  honneur,  ses  facultés  aimantes.  Elle  le  poussa  dans  la 
vie  avec  une  habileté  consommée,  le  conseillant  tout  à  la  fois  sur  la  re- 
ligion, l'amour  et  les  affaires. 

Par  exemple,  dans  une  lettre  qui  finit  par  ces  mots  :  «  Honore  par- 
tout et  toujours  la  religion  »,  elle  lui  dit  :  «  Tâche  donc  de  tourner  une 
tête  de  femme  honnête,  riche  et  libre.  Rien  de  plus  aisé  si  tu  y  penses, 
et  si  tu  sais  profiter  d'un  premier  enthousiasme.  »  Et  plus  loin  :  «  Il 
faut  connaître  les  gens  riches.  N'oublie  pas  cela...  C'est  dans  l'intérieur 
de  ces  familles  riches  que  tu  trouveras  un  mariage  à  faire,  non  d'une 
veuve  mais  d'une  jeune  personne.  Ce  conseil  est  très  bon  et  m'a  été 
donné  pour  toi,  par  quelqu'un  qui  a  de  l'expérience.  »  Ce  quelqu'un 
m'a  tout  Tair  d'être  «  le  respectable  abbé  de  Compiègne  »,  attaché  h 
l'église  métropolitaine  et  hurleur  de  Gloria  et  de  Te  Deum. 

Charles  Sauxier 

Georges  Lechalas  :  Études  esthétiques  (Âlcan,  in-8  de  306  pp., 
5  fr.).  —  Entre  les  questions  dont  disserte  Fauteur  (rôle  de  la  nature 
dans  l'art,  rôle  infrastructeur  des  mathématiqifes,  affinités  des  divers 
arts,  etc.),  une  depuis  Platon  enivre  les  polémiques  :  l'art  a-t-il  sa 
morale  ?  Certes  :  n'est-il  pas  scientifiquement  établi  que  l'œuvre  plate, 
fade,  fautive,  est  déprimante  ?  Morale  n'ayant  à  démêler  rien  avec  la 
morale  éthique,  laquelle  du  reste,  attend  sa  définition  ;  l'œuvre  éthique- 
raent  immorale  moralise  très  réellement  et  sans  jeu  de  mots  dès  qu'elle 
est  bonne  esthétiquement,  puisqu'elle  accroît  l'énergie,  la  virilité.  D'au- 
tant que  dès  lors  «  le  sujet  »,  dont  seul  prend  cure  la  morale,  imman- 
quablement disparaît  :  qui  songe  à  voir  dans  la  Vénus  du  Titien  une 
c«jurlisane  qui  se  titille,  qui  peut  nommer  cette  lemme  d'un  autre 
nom  que  de  celui  de  la  déesse  de  la  Beauté  ? 

Et  le  spectateur  dès  lors  participe  à  ce  désintéressement  souverain  de 
l'artiste  créateur,  pour  tout  hors  l'art.  Le  sens  esthétique  est  prouvé 
aujourd'hui  inné  autant  que  le  sens  sexuel,  ou  visuel  :  son  désintéresse- 
ment signifie  que  comme  eux,  il  ne  peut  s'intéresser  qu'à  soi;  ceux  qui 
s'en  indignent  se  confessent  privés  de  ce  sens;  et  donc  incompétents. 

L'art  et  la  morale  représentent  deux  notions  aussi  parallèles  et  dif- 
férentes que  la  vue  et  l'ouïe.  Puis,  nous  venons  de  le  dire,  l'art  a  sa 
morale.  Et  ne  relevant  point  de  l'autre  morale,  il  ne  saurait  être  immo- 
ral. C'est  pourquoi  l'espèce  d'admiration  que  procure  au  théâtre,  dans 
l'histoire,  le  génie  triomphant  d'un  pervers,  n'incite  pas  à  la  perver- 
sité. M'émeus-je  d'un  meurtre  exprimé  en  peinture  ?  point,  je  m'émeus 
d'une  relation  de  tons;  souffrir  d'un  faux  rouge,  telle  est  la  vraie  sen- 
sibilité esthétique  :  une  sensualité.  (On  ne  nie  point  «  le  sentiment  dans 
l'art  »,  «  l'expression  »  —  la  sensualité  lui  tient  grande  ouverte  la  porte, 
et  l'émouvant  est  rien  qu'un  attribut  du  beau  — ,  mais  la  conscience  (le 


i'^o  LA    REVUE    BLANCHI-: 

bien),  et  le  jngcnicul  (le  \"rai),  inondes  inflexiblement  dislincls.)  L'aii 
ainsi  conç:u,  eonsidèrc  lonl  de  haut,  de  bien  plus  haut  que  la  morale  : 
([ue  sont  lago,  basse  crapule,  Othello,  une  bnjte,  Desdémone,  coquette 
étourdie  ?  des  pantins.  Même  \ision  que  donne  l'IIisloirc  à  l'hislorien- 
né.  dès  Jors  artiste  :  l'artiste  qui  ne  connaît  dans  le  spectacle  sangui- 
naire ou  lubrique  que  le  beau  rouge,  s'identifie  au  sa\ant.  C'est  que  la 
conscience  aussi  est  un  art,  comme  eux  tous  ossé  d'une  technique,  et 
connue  eux  tous  empirique  et  prescient.  Selon  la  noble  parole  du  plus 
illustre  héros  de  «  rindifférence  esthétique  »,  Schopenhauer,  «  ces  alti- 
tudes ni  l)on]ieur  ni  misère  ne  nous  accompagnent  plus.  » 

Fagus 

Gueri'e-Militarisme  Bililiothèqne  documentaire  des  Temps  Nou- 
veaux, in-if)  de  'loG  pp.).  —  Jean  Grave  vient  de  nous  donner  une 
preuve  nouvelle  de  l'énergie  hautaine  et  désintéressée  qu'il  apporte  à 
l'intellig-ence  et  à  la  dilTusion  des  idées  libératrices.  Le  volume  qu'il 
publie  sur  la  Guerre  et  le  Militarisme  est  une  compilation  judicieuse  et 
patienlededoeuments,  de  iaitsou  d'extraits  relevés  au  hasard  des  œuvres 
les  plus  notoires  de  la  pensée  contemporaine. 

Quelque  nombreuses  et  quelque  dilTérentes  q^e  soient  les  sources  de 
ces  récits  et  de  ces  exposés,  quelque  diverses  que  soient  aussi  les  formes 
sous  lesquelles  ils  nous  ont  été  présentés,  leur  juxtaposition  ne  suggère 
aiicune  confusion. 

Les  pages  prises  au  cours  des  œuvres  «'lues  ressortissent,  quant  à 
leur  esprit  général,  à  de  larges  catégories  qui  atta([uent  sous  tous  ses 
aspects  le  mythe  monstrueux  de  la  guerre.  Avec  le  zèle  pur  et  obstiné 
qu'on  lui  connaît,  Grave  a  recueilli  contre  la  gloire  militaire  et  son 
absurdité,  contre  les  lourdes  tares  appesanties  sur  le  bétail  misérable 
des  armées  permanentes,  les  jugements  les  plus  fermes  et  les  faits  les 
|)lus  caracti'risliques.  Cette  anthologie  précieuse  offre  une  étincelante 
unitt'  de  sentiment  et  d'idéologie  (\n\  naît  de  l'identique  horreur  susoilT-e 
(hms  tous  les  coeurs  par  ces  grandes  frénésies  sanglantes  de  lluima- 
nilé.  (.)n  y  relit  des  phrases  nerveuses  de  Montaigne,  des  pages  alertes 
et  incisives  de  La  Bruyère,  des  fragments  souples  et  spécieux  de  France; 
pbis  loin  c'est  aussi,  par  ceux  (jui  en  furent  les  protagonistes, le  récit 
h;det;int  des  tragédies  qui  se  déroulent  et  s'éteignent  dans  les  geôles 
tl  .\frique. 

Ce  livre  unit  donc  les  déductions  abstraites  des  penseurs  aux  vérités 
rugueuses  de  l'histoire.  11  est  de  ceux  qui  délivrent  les  cerveaux  et 
semblent,  par  leur  puissance  négatrice,  éclairer  les  lois  et  le  ciel  de 
l'avenir. 

Pali.-Loms  Gaumek 


Le  ifî'nint:   P.   Ukschamps. 


r.Tii?.  —  Iiiiprinierie  C.  L.VMY,  121,  bd  de  La  Chapelle.  154G1 


Bettina   Brentano,   Goethe 
et  Beethoven 


La  question  des  rapports  personnels  et  intellectuels  de  Gœthe  et  de 
Beethoven  a  jusqu'ici  bien  peu  préoccupé  les  esprits  ;  et,  du  moins  en 
France,  il  est  surprenant  de  ne  trouver  sur  ce  sujet  que  de  rares  et 
courtes  études  ;  cependant,  lorsqu'on  se  trouve  amené  à  rapprocher  l'un 
de  l'autre  ces  deux  génies  contemporains  dont  on  a  pu  dire  que  l'un 
représentait  le  xviii«  siècle  finissant,  et  l'autre  le  xix'"  siècle  à  l'aube,  il 
semble  d'un  grand  intérêt  de  les  interroger  eux-mêmes  sur  l'impression 
personnelle  qu'ils  eurent  l'un  de  l'autre,  de  leur  demander  la  formule 
de  leur  jugement  réciproque. 

Compatriotes  et  contemporains,  illustres  l'un  comme  l'autre,  ils  ne 
purent  pas  s'ignorer  longtemps  :  Goethe  est  à  Weimar.  pendant  que 
Beethoven  habite  d'abord  à  Bonn  jusqu'en  1792, puis  à  Vienne, de  1792 
à  1827.  De  plus,  il  semble  que  les  circonstances  elles-mêmes  aient 
conspiré  à  plusieurs  reprises  pour  les  mettre  en  rapports  personnels, 
grâce  d'abord  à  Bettina  Brentano,  qui  séjourne  à  Vienne  en  1810.  visite 
Beethoven,  écrit  à  Gœthe  la  plus  enthousiaste  des  lettres  sur  ce  Bee- 
thoven «  qui  marche  en  tète  de  la  civilisation  humaine  »  et  leur  fait  pro- 
mettre à  tous  deux  qu'ils  se  verront  à  Carlsbad  ;  —  puis,  grâce  à  une 
sorte  de  hasard  favorable  qui,  deux  ans  après,  et  alors  que  Bettina, 
mariée  à  M.  d'Arnim,  était  en  froid  avec  son  vieil  ami  Gœthe,  mit  celui- 
ci  en  présence  de  Beethoven  aux  eaux  de  Teplitz. 

Tout  ceci  mérite  d'être  conté  par  le  menu;  et  autant  que  possible, 
nous  laisserons  la  parole  aux  trois  personnages  de  cette  petite  comédie 
dont  le  dénouement  futnég-atif. 


-o" 


Gœthe,  né  en  1 749.  avait  vingt  et  un  ans  à  la  naissance  de  Beethoven  ; 
près  d'une  génération  les  séparait  donc,  et  quand  le  second  eut  atteint 
la  maturité  de  son  talent,  si  cette  différence  disparut,  absorbée  dans 
l'élévation  de  leurs  deux  génies,  elle  devait  cependant  exercer  une 
intluence  toute  naturelle  sur  l'opinion  qu'ils  prirent  l'un  de  l'autre 
au  jour  où  Beethoven  fut  assez  connu  pour  que  Gœthe  ne  l'igno- 
rât plus. 

Les  premiers  documents  que  nous  rencontrions,  en  ce  qui  concerne 
les  rapports  de  Gœ-the  et  de  Beethoven, portent  la  date  de  1810  ;  Gœthe 
est  ail  seuil  de  la  vieillesse  ;  il  a  soixante  et  un  ans  ;  son  œuvre  litté- 
raire et  philosophique  est  déjà  fort  avancée,  puisqu'il  a  publié  son 
second  Faust  (1802)  et  ses  Affinités  électives  (1809).  Beethoven  a  qua- 

21 


Vi2  LA    REVUE    BLANCHE 

ranle  ans  ;  il  est  dans  toute  la  pli'iiilude  de  sa  pensée,  qu'il  vient  d'affir- 
mer par  ses  i«  et  5"  symplionios  (1808)  et  par  le  concerto  de  piano  en 
mi  bémol  {\^oq)  ;  il  vit  à  Vienne,  fort  sauvage,  assez  isolé,  la  santé 
chancelante,  intérieurement  torturé  par  une  surdité  qui  deviendra  de 
plus  en  plus  complète,  et  qui  lui  a  étrangement  coûté  à  avouer,  quel- 
ques années  auparavant,  à  ses  amis  les  plus  intimes. 

L'omnipotence  que  Go-'the  exerce  alors  sur  toute  TAllemagne  lettrée 
permet  de  penser  que  Beethoven  connaît  et  goûte  depuis  longtemps 
son  œuvre  ;  ce  qui  le  prouve  déjà  jusqu'à  un  certain  point,  c'est  qu'au 
moment  oii  le  rapprochement  des  deux  hommes  va  se  préparer,  en 
i8io,  il  vient  précisément  d'écrire. pour  VEginont  de  Gœthe,  une  ouver- 
ture et  deux  lieds  qui  sont  accueillis  à  Vienne  avec  la  plus  grande 
laveur. 

Peu  versé,  au  contraire,  dans  les  choses  de  la  musique,  Gœthe,  selon 
toute  vraisemblance,  ne  connaît  encore  de  Beethoven  que  le  nom. 

Rien  ne  leur  eût,  sans  doute,  permis  de  se  rencontrer,  d'autant  que 
Gœthe  paraissait  s'en  soucier  assez  médiocrement  et  que  Beethoven  se 
sentait  retenu  par  une  invincible  timidité,  si  la  Providence  ne  s'était 
incarnée  en  cette  Betlina  Brentano.  qui  reste  si  attachante  pour  nous, 
dans  l'étrange  et  l'excessif  de  ses  enthousiasmes  littéraires  et  a-tistiques. 
Amoureuse  aussi,  il  semble,  mais  nous  paraissani,  avec  le  recul  des 
années,  plus  cérébrale  que  sensuelle,  l'ardente  «  passion  »  qu'elle  affiche 
à  vingt  ans  pour  le  vieux  Gœthe  ne  l'empêche  ni  d'épouser  Aciiim 
d'Arnim  dans  des  conditions  aussi  romanesques  qti'amusantes  (i),  ni, 
une  fois  rnère  de  famille,  de  publier  tout  ensemble  et  ses  lettres  d'amour 
et  celles  de  Gœthe,  un  peu  réfrigérantes  et  pleines  d'une  bonhomie 
hautaine,  — voire  un  certain  «  .lournal  »  qui, en  son  temps,  fit  scandale, 
et  dans  lequel  il  est  à  craindre  qu'il  n'y  ait  plus  de  littérature  que  de 
vérité. 

(Jue.par  ailleurs,  Bettina.  libre  de  tout  contrôle  en  ce  qui  concerne  la 
publication  de  ces  correspondances,  ait  rpielque  peu  arrangé  la  realité, le 
fait  ne  paraît  guère  douteux  ;  mais,  embellie  et  vivement  traduite  par 
elle,  cette  vérité  prend  un  aspect  si  charmant  qu'elle  dispose  à  toutes 
les  indulgences. 

Déjà  en  180H,  d'après  la  Correspondance  de  Gœfhe  avec  une 
enfant  (2),  Bettina,  qui  adorait  la  musique  avec  une  mysticité  enthou- 
siaste, se  désolait  de  la  froideur  et  de  l'incompréhension  de  «  son  » 
Gœthe. 

Elle  lui  écrivait  : 

('    Hochusberg,  aoûl  1808. 

«  ...  Oui,  Christian  Schlos.ser  \\\\\  dil  que  lu  no  comprcnai.s 
pas  la  musique,  q»ic  fu  avais  peur  do  la  mort  et  que  tu  n'avais 
jins  fh' religion,  (juc  répondre  à   fout  cela?  —  Quand    quelque 


(1)  Anecdote  racontée  par  M,  Blaze  de  Buiy. 

(2)  Traduite  par  Séb.  Albin,  Paris,  1843. 


BETTINA    BRENTANO.    CfiKTHE    ET    BEETHOVEN  39!> 

chose  me  chagrine,  je  deviens  bète  et  mucLtc.  Ahl  Gœlhe,  lors- 
qu'on n'a    pas  dabri  contre  le  mauvais  temps,  on  est  glacé  par 
lèvent  froid  et  âpre  ;  mais,  toi,  je  te  sais  à  couvert  en  toi-même. 
Les    trois  énigmes  sont   donc  pour  moi.  Je  voudrais    à    toute 
force  t"ex})litiuer  la  musique,  et  je  sais  quelle  est  au-dessus  des 
sens,    que    moi-même  je  ne  la   comprends  pas.  Pourtant  je  ne 
puis    me  détacher    de   cette    énigme    insoluble,    je    la   prie,  je 
l'adore,  mais  non  pas  alin   qu'elle  se   rende  sensible  ;  les  cho- 
ses qu'on  ne  saurait  comprendre  font  partie  de  Dieu,  car  il  n'y 
a   pas   entre  nous    et  lui  de   monde  intermédiaire  dans  lequel  il 
existe  encore  des  mystères.  Comme  la    musique  est  incompré- 
hensible, elle  est  sûrement  Dieu.  Voilà  ce  que  j'avais  à  te  dire. 
Moque-toi,   si  tu    veux,  de  moi   avec  ta    compréhension    de  la 
tierce  et  de  la  quinte  !  Non,  tu  es  trop  bon,  tune  ris  pas;  d'ail- 
leurs tu  es^trop  sage  pour  cela.  Tu  renonceras  avec  plaisir  à  tes 
études  et  à  tes  idées  acquises  pour  adopter  ce  mystère  sancti- 
liant  d'un   esprit    divin   dans  la    musique.    Que    pouvons-nous 
rechercher?  Ouest-ce  qui  nous  émeut  si  ce  n'est  ce  qui  est  divin? 
Et  les  gens  bien  appris,  que  te  diront-ils    de  mieux  et    de   plus 
élevé?  (Juoseront-ils  répondre  à   cet  argument?  Si    l'un  d'eux 
venait   dire  que   la  musique    sert    à   perfectionner  l'esprit    de 
l'homme,  je  le  lui  accorderais.  Nous  devons  nous  perfectionner 
en  Dieu.    Mais  s'il    prétendait  qu'elle    n'est  que   la  médiatrice 
de  l'homme  et  de  la  divinité,  et  qu'elle  n'est  pas  Dieu  elle-même, 
oh  !    alors  je    lui   répondrais  :    Langue  menteuse,   vous  parlez 
ainsi  parce  que  votre  chant  n'est  pas  pénétré  de  la  divinité.  La 
«livinité   ne    nous  apprend    à    connaître   la  lettre    qu'afin    que, 
comme  elle,   et  par  notre  propre  force,  nous    puissions   régner 
dans  l'empire  divin.  L'étude  de  l'art  ne  sert  qu'à  poser  en  nous 
le  fondement  de  l'indépendance,   et    à   être  notre    conquête   à 
nous...  Oui,  l'ascension  de  la  vie  ignorante  à  la  révéla  tion,  c'est 
là  la  musique.  —  Bettina.  » 

Gœthe  était  d'ailleurs  impénitent  ;  car,  trois  ans  après,  il  écrivait  à 
sa  jeune  amie  un  billet  où  se  retrouve  assez  nettement  réclio  de  la  let- 
tre précédente  : 

Il  janv.  1811  [léna]. 

«  Je  suis  content  de  savoir  que  tu  te  trouves  quelquefois  avec 
Zelter;  et  j'espère  que  tu  finiras  parle  mieux  comprendre  (1);  cela 


(1)  Un  peu  avant,  Bettina  écrivait  de  Zelter  :  «  Le  savant  en  musiquerest  toujours,  une 
bûche  en  face  du  génie  en  musique  (Zelter  devrait  éviter  de  se  trouver  en  face  de  Beetho- 
ven). II  supporte  ce  qu'il  connaît,  mais  parce  qu'il  y  est  habitué  comme  l'âne  est  habitué  à 
son  chemin  journalier.  » 


:\lk  LA    KKVUK    BLANCHE 

me  l'orail  grand  plaisir.  Ton  esprit  embrasse  bien  des  choses  ; 
ponrlant  de  temps  à  autre  tu  es  d'un  entêtement  très  borné  ;  à 
pro|)Os  de  la  musique  surfout,  tu  as  laissédesingulières  boutades 
se  prtrilier  dans  ta  petite  tête  ;  je  les  aime  pourtant  parce 
qu'elles  t'appartiennent,  c'est  pourquoi  je  ne  te  tourmenterai  et 
ne  te  ferai  pas  la  leçon  à  leursujel...  Jene  te  cacherai  pasque  tes 
idées,  malgré  leur  étrangeté,  trouvent  une  certaine  résonnanct- 
en  moi,  et  réveillent  des  sentiments  que  je  portais  jadis  dans 
mon  àme  alors  plus  délicate,  chose  qui  vient  juste  à  point  en  ce 
moment...  — Goethe.» 

C'est  dans  l'intervalle  que  Beltina,  pendant  un  séjour  <ju  elle  lit  à 
Vienne  en  1810,  réalisa  le  vif  désir  qu'elle  avait  de  connaître  Beetho- 
ven, et  eut  avec  lui  celte  première  entrevue  qu'elle  raconte  si  délicieuse- 
ment dans  une  lettre  adressée  à  Gœthe  : 

Vienne,  28  mai  ISIO. 

«...  Lorsque  je  vis  celui  dont  je  vais  te  parler,  j'oubliai  l'uni- 
vers ;  juste  comme  cela  m'arrive  quand  le  souvenir  s'empare  de 
moi,  oui,  alors  je  l'oublie  réellement.  Dans  ces  momenis-là,  il 
me  semble  que  mon  horizon  commence  à  mes  pieds,  s'élève, 
s'arrondit  au-dessus  de  moi,  je  me  trouve  dans  un  océan  de 
lumière  qui  jaillit  de  soi  ;  alors  je  m'enlève  silencieusemenl,  je 
plane  sur  les  fleuves  et  les  vallées,  et  je  viens  à  toi.  Oh  !  quitte 
tout,  ferme  tes  yeux  chéris,  vis  un  instant  en  moi,  oublie  ce  qui 
nous  sépare,  le  temps  et  l'espace  ;  regaj-de-moi  du  lieu  où  je 
t'ai  vu  pour  la  dernière  fois.  Oh  1  que  ne  suis-je  devant  toi  !  que 
ne  puis-je  te  faire  comprendre  le  frisson  qui  s'empare  de  moi, 
quand,  jiendant  quelque  temps,  j'ai  examiné  le  monde,  quand, 
me  retournant,  jo  me  trouve  dans  la  solitude  et  que  je  sens 
comme  tout  m'est  étranger  î  Comment,  malgré  tout,  se  fait-il  que 
jf  llenris  et  que  je  verdis  dans  ce  désert  ?  —  D'où  me  \  iennenl 
la  r(>>ér.  In  nourritui'e,  la  chaleur,  le  bien-être  ?  De  notre  amour, 
de  cet  amour  entre  nous,  dans  lequel  je  me  sens  moi-même  si 
ajinable. —  Si  j'étais  près  de  toi,  je  te  rendrais  beaucoup  ]>our 
loul  cela. 

"  C'est  de  Beethoven  que  je  veux  le  parler,  de  Beethoven,  qui 
ma  fait  l'oublier,  toi  et  le  monde  entier.  Je  suis,  il  est  vrai, 
sans  expérience  ;  mais  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  (ce 
qu'au  reste  personne  ne  comprendra  et  ne  croira  maintenant) 
quo  Beethoven  marche  en  tête  de  la  civilisation  humaine.  Et 
qui  sait  si  jamais  nous  le  rejoindrons  ?•  j'en  doute.  Puisse-t-il 
seulement   vivre  jusqu'à   ce   qu'il   ait  donné  la  solution  de  la 


BETTINA    BREXTANO,    GOKTIIE    ET    BEETHOVEN  'i'25 

sul)]iine  énigme  de  son  esprit  !  Alor^  il  nous  léguera  sCirement  la 
ciel'  d'une  initiation  céleste  qui  nous  permettra  de  monter  d'un 
degré  de  plus  vers  la  béatitude. 

<'  Je  puis  te  l'avouera  toi  :  ']c  crois  à  un  charme  divin,  élément 
de  la  nature  spirituelle  Ce  charme,  Beethoven  l'exerce  dans  son 
art;  tout  ce  qu'il  pourra  t'apprendre  là-dessus  est  pure  magie; 
chaque  situation  sert  à  l'organisation  d'une  existence  plushaute, 
et  ainsi  Beethoven  considère  qu'il  a  posé  un  nouveau  j)oint 
de  départ  dans  la  vie  de  l'esprit.  Tu  comprendras  certaine- 
ment ce  que  je  veux  dire  et  ce  qui  est  le  vrai.  Qui  pourrait 
remplacer  pour  nous  ce  puissant  esprit  ?  de  qui  pourrions-nous 
attendre  rien  de  semblable  ?  Tout  refforf  humain  passe  et  se 
meut  devant  lui  comme  le  balancier  d'une  horloge  ;  lui  seul  agit 
librement  et  tire  de  lui-même  l'imprévu,  l'incréé.  Que  sont  les 
rapports  du  monde  à  celui  qui,  dès  avant  l'aurore,  commence 
déjà  sa  sainte  journée,  et  qui,  après  le  coucher  du  soleil,  trouve 
à  peine  le  temps  de  jeter  un  regard  sur  celui  qui  l'entoure  :  à 
celui  qui  oublie  la  nourriture  du  corps  et  que  le  torrent  impé- 
tueux de  l'imagination  emporte  bien  au  delà  des  plats  rivages 
de  la  vie  quotidienne  ?  Il  ma  dit  :  «  Quand  j'ouvre  les  yeux,  je 
«  soupire  :  car  tout  ce  que  je  vois  est  contraire  à  mon  culte,  et 
«  je  suis  forcé  de  mépriser  ce  monde  incapable  de  comprendre 
«  que  la  musique  est  une  révélation  supérieure  à  toute  sagesse 
«  et  toute  philosophie.  Oui,  pareille  à  un  vin  généreux,  la  musi 
«  que  donne  l'inspiration,  et  moi,  nouveau  Bacchus,  je  ven- 
«  dange  ce  vin  dont  l'humanité  s'enivre.  Une  fois  à  jeun, elle  n'a 
«  plus  en  elle  qu'un  mélange  indigeste  d'idées  confuses.  Je  n'ai 
■  <'  point  d'amis,  ma  vie  doit  s'écouler  solitaire  ;  mais  je  sais  que 
"  Dieu  est  plus  près  de  moi  dans  mon  art  que  les  autres  hom- 
"  mes.  Je  marche  sans  crainte  avec  lui,  car  je  l'ai  toujours 
"  reconnu  et  compris.  Quanta  ma  musique,  je  suis  sans  inquié- 
'<  tude  de  ce  côté  :  aucun  mauvais  sort  ne  peut  l'atteindre  ;  qui- 
«  conque  la  comprend  devient  libre  de  toutes  les  misères  que 
"   les  autres  hommes  traînent  à  leur  suite.  » 

<(\  oilà  ce  que  m'a  dit  Beethoven  la  première  fois  quejel'aivu. 
En  l'entendant  me  parler  avec  une  franchise  si  amicale,  à  moi 
qui  pourtant  devais  lui  être  bien  peu  de  chose,  je  me  sentis  pé- 
nétrée d'un  profond  sentiment  de  respect,  et  aussi  d'un  grand 
étonnement.  car  on  m'avait  dit  qu'il  était  tout  à  fait  misanthrope 
et  qu  il  ne  parlait  à  personne;  on  craignait  même  de  me  con- 
duire chez  lui  ;  je  dus  le  chercher  seule.  Il  a  trois  habitations 
dans  lesquelles  il  se  cache  alternativement:  une  à  la  campagne, 
une  en  ville,  une  autre  sur  les  bastions. C'est'là  que  je  le  trouvai. 


32G  LA    REVrJE    BLANCHE 

iiu    Iroisirmc    t'iniio.    .IVnlrai   sans  vire    annoncer;  il    clail  au 
piano;  j«*  me  nommai;  il  fui  1res  aimable  et  me  demanda  si  je 
">nlais   entendre   un   chant  qu'il  venait  de  composer.  Alors   il 
clianla  dune  voix  i\pre  et  pénélrante,  dont  la  tristesse  réagissait 
sur  laudileur:  «  (lonnais-tu  le  pays?  »—«  N'est-ce  pas  c[ue  c'est 
u  beau,  dil-il   avec   enthousiasme,  bien  beau?  .le  vais  le répét^rr 
«  encore  une  t'ois.  »  1]  jouissait  de  mon  approbation  illimitée  — 
«  La  plupart  des  hommes  sont  touchés  de  ce  qui  est  beau,  dit-il, 
"  mais  ce  ne  sont  pas  des  natures  artistiques.  Les  artistes  sont 
«  ardents;  ils  ne  pleurent  pas.  »  11  me  chanta  alors  un  autre  de 
ses   chants  qu'il  vient    aussi  de  composeï*:  «  Xe  séchez  pas,  o 
larmes  de  rélerncl  alnour!  »  Il  m"accomj.ao:na  chez  moi,  et.  eu 
chemin.il  me  dit  tout  ce  que  je  viens  de  te  répéter;  mais  il  s'ar- 
rêtait dans  la  rue  et  parlait  si  haut  qu'il  fallait  vraiment  avoir  du 
courage  pour  l'écouter  ;  du  reste,  il  s'exprimait  avec  trop  d'ani- 
mation et  d'une  façon  tro})  saisissante  pour  que  je  n'oublias^^e 
pas  la  rue,  moi  aussi.   On  fut  très  étonné  de  le  voir  entrer  avec 
moi,    au   milieu  d'une   nombreuse  société   que   nous    avions    à 
dîner.  Après  le  repas,  il  se  plaça  de  lui-même  au  piano  et  joua 
longtem])S  cl  admirablement  ;  l'orgueil  et  le  génie  parlaient  à  la 
fois.  Dans  ces  moments  d'inspiiation,  ce  que  son  esprit  enfante 
est  inconcevable  ;  ses  doigts  exécutent  l'impossible. 

"Depuis  lors,  il  vient  tous  les  jours  chez  moi  ou  j«*  vais  chez 
lui.  delà  me  l'ait  négliger  le  monde,  les  galeries,  les  théâtres  et 
même  la  tour  Saint-Llienne.  Beethoven  dit.  «  Eh  !   que  voulez- 
('   vous  donc  aller  voir  là?  J'irai  vous  chercher  et  nous    nous 
"   in'omènerons  le  soir  dans  l'ailée  de  SclxTMibrunn.  >•  Hier  jesuis 
alh''e  avec  lui  dans  un  charmant  jardin  i-empli  de  lleui's  ;  toutes 
les  serres  étaient  ouvertes,  l'air  embaumait  ;  Beethoven  s'arrêta 
sous  un  soleil  brûlant  el   dit  :  "  Les  ]»oésies  de  Gœthe  exercent 
•   sur  moi  une  grande  iniluence, non  seulement  parleur  substance, 
'   mais  encore  par  leur  rythme,  dette  langue  qui  s'élève  comme 
'<  sur  l'aile  des  esprits  vers  des  régions  supérieures  et  qui  porte 
«  déjà  eu  elle  le  secret  de  l'harmonie  m'excite  à  comjioser.  Alors 
'<  la  mélodie  jaillit  du  foyer  de  l'inspiration  el  s'éparj>ille  en  tous 
«   sens  ;  je  la  poursuis,  je  la  raméno  avec  jiassion  ;  elle  fuit  de 
«   nouveau,  elle  plonge  dans  une  foule  déniolionsdiverses,  mais, 
'  bientôt  ressaisie,  celte  fois  elle  nr  peu!    pus   m'échajiper,  et, 
■'   reproduite   datis   toutes    ses  modulations,   elle  olx-it    aux  ins- 
pirations  de    uKm   enthousiasme,  jusipinu    moment  ou  je  la 
'  ramène,    triomphant    enfin    de    ma     |»remière   idée   musicale. 
«  (i'est  là  la  synqdionie.  Oui,  la  musicpif  est  bien  l'intermédiaire 
«   direct  de  la  vie  de  l'esprit    à    la   vi(>  des  sens.  .le  voudais  en 


BETTINA    BRExNTANO,    (lOETHE    ET    BEETHOVEN  i'i'j 

«  causer  avec  Gœthe  pour  savoir  s'il  me  comprendrait.  La  mé- 
«  lodie,  c'est  la  vie  sensuelle  de  la  poésie.  N'est-ce  pas  par  elle 
«  que  le  chant  de  Mignon  nous  révèle  la  jeune  fille  tout  en- 
«  tière,  et  cette  révélation  n'en  fait-elle  pas  naître  d'autres? 
«  L'esprit  s'étend  jusqu'à  une  généralité  sans  limites,  il  se  forme 
«  toute  une  couche  de  sentiments  suscités  par  la  simple  pensée 
«  musicale,  qui  autrement  s'éteindraient  sans  laisser  de  traces. 
«  C'est  là  l'harmonie.  \  oilà  ce  qui  se  trouve  exprimé  dans 
«  mes  symphonies,  mélange  de  formes  nmlliples  qui  se  fon- 
ce dent  et  s'amalgament  en  un  tout,  se  dirigent  ensemble  vers  le 
«  même  but.  Alors  vraiment,  la  présence  de  quelque  chose 
«  d'éternel,  d'infini,  d'insaisissable  se  fait  sentir,  et  bien  que 
«  pénétré  à  chacune  de  mes  œuvres  du  sentiment  de  la  réussite, 
«  pourtant,  au  moment  où  le  dernier  coup  des  timbales  impose 
«  à  mes  audileurs  ma  conviction  et  ma  jouissance,  j'éprouve, 
«  comme  un  cjit'ant,  l'éternel  besoin  de  recommencer  ce  qui  me 
«  paraît  achevé.  Parlez  de  moi  à  Gœthe  ;  dites-lui  qu'il  doit  enten- 
«  dremessym}»honies,  il  conviendra  après  que  la  musique  est 
«  la  seule  introduction  non  corporelle  au  monde  supérieur  du 
«  savoir.  Elle  enveloppe  l'homme,  elle  ne  peut  en  être  envelop- 
«  pée.  Pour  que  l'esprit  puisse  la  concevoir  dans  son  essence, 
«  il  faut  qu'il  ait  le  sentiment  du  rythme;  grâce  à  la  musique, 
((  nous  avons  le  pressentiment,  l'inspiration  des  choses  divines, 
«  et  ce  qu'elle  communique  à  l'esprit  par  les  sens  devient  la 
«  forme  corporelle  de  la  connais- sance  spirituelle. 

«Bien  que  l'esprit  en  vive  comme  le  corps  de  l'air,  c'est  pour- 
<'  tant  encore  autre  chose  de  la  lui  faire  comprendre.  Mais  plus 
"  l'Ame  y  trouve  sa  nourriture,  plus  l'esprit  mûrit  et  arrive  à  une 

entente  avec  elle.  Fort  peu  y  parviennent  néanmoins,  car,  de 
<'  môme  que  des  milliers  de  créatures  croient  se  marier  par  amour 
«  et  n'ont  pas  une  seule  fois  la  révélation  de  lamour,  encore  que 
«  toutes  en  fassent  profession,  de  même  des  milliers  d'individus 
«  font  profession  de  musique  sans  en  avoir  la  moindre  intuition. 
«  Elle  contient  en  elle-même  les  germes  du  sens  moral,  comme  ils 
^<  sont  contenus  dans  touslesarts  ;  unecréationvérilable  est  mo- 
«  raiement  un  progrès.  Le  soumettre  à  des  lois  impénétrables, 
"  refréner,  en  vertu  d'elles,  son  propre  esprit,  afin  qu'il  en  ré- 
«  pande  les  manifestations,  voilà  le  principe  de  l'art;  s'absorber 
«  dans  cette  révélation,  c'est  s'abandonner  au  principe  divin  qui, 
«  dans  le  calme,  exerce  sa  puissance  sur  la  furie  des  forces  in- 
<'  domptées,  et  prête  ainsi  à  l'imagination  sa  plus  haute  efficacité. 
"  L  art  représente  donc  toujours  la  divinité  et  les  rapports  des 
«  hommes  avec  lui  sont  une  religion  ;  ce  que  nous  acquérons  par 


328  LA    UEVUE    IJLA.NCHE 

"   Inif  vient  dr  I)ieu.  inspiration  divine    qui  donne   aux  facultés 
"   hiiinainos  un  l)iit  à  atleindrc. 

"  Linlelligenco.  comme  le  grain  de  blé,  a  besoin  d'un  terrain 
«  humide,  chaudement  électrique  pour  pousser,  pour  penser, 
'<  pour  s'exprimer.  La  mlusique  est  le  so  électrique  dans  lequel 
<(  l'esprit  vit,  pense,  crée.  La  philosophie  est  un  produit  de  cet 
«  esprit  électrique;  sa  propre  indigence,  qui  veut  tout  fonder 
«<  sur  un  principe  disjoint,  en  est  relevée  :  quoique  l'esprit  ne 
0  soit  pas  maître  de  ce  ({u'il  crée  par  elle,  il  est  pourtant  heu- 
«  reux  dans  cette  création,  et  il  en  est  ainsi  de  toute  création 
«(  spontanée  de  l'art  :  indépendante  de  l'artiste, plus  puissante 
«  même  que  lui.  elle  ramène  à  la  divinité,  etne  tient  à  l'homme 
«  que  pour  rendre  témoignage  de  l'action  de  Dieu  en  lui. 

«  La  musique  donne  à  l'esprit  l'idée  de  l'harmonie.  Une  pensée 
«  séparée  lui  a  fait  déjà  concevoir  un  ensemble,  une  parenté; 
('  ainsi  chaque  pensée  dans  la  musique  est  en  rapport  intime, 
('  inséparable  avec  l'ensemble  de  l'harmonie  qui  est  l'unité. 

'(  Tout  ce  qui  est  électrique  porte  l'esprit  à  une  création  musi- 
((  cale,  action  débordante. 

«  Je  suis  d'une  nature  électrique.  Mais  je  m'arrête  dans  mon 
('  inexplicable  philosophie,  sans  cela  je  me  perdrais...  Kcrivez  à 
«  Gcnthe  de  ma  part,  si  vous  me  comprenez,  et,  quoique  je  ne 
((  réponde  pas  de  ce  que  vous  écrirez,  je  me  laisserai  bien 
«  volontiers  éclairer  par  lui.  » 

«  Je  lui  ai  jiromis  de  te  rapporter  tout,  autant  que  je  le 
pourrais.  11  m'a  conduite  à  une  répétition  de  musique  à  grand 
orchestre;  j'étais  seule  dans  une  loge,  au  fond  d'une  vaste  salle 
obscure,  çà  et  là  des  rayons  de  lumière  où  dansaient  et  s'agi- 
taient mille  atomes  brillants  se  glissaient  nu  travers  des  fentes, 
pareils  à  des  voies  célestes  peuplées  d'àmes  bienheureuses. 

•'  C'est  là  que  je  vis  ce  merveilleux  génie  coud  u  ire  son  légi  ment. 
Oh!  Goethe,  aucun  empereur,  aucun  roi  n'a  autant  que  Beethoven 
la  conscience  de  sa  toute  puissance,  et  le  sentiment  que  toute 
force  vient  de  lui.  Si  je  le  comprenais  comme  je  le  sens,  alors  je 
saurais  tout.  11  élàit  là  debout,  armé  d'une  résolution  si  ferme! 
ses  mouvements,  son  visage, achevaient  d'imprimer  à  son  œuvre 
le  sceau  de  In  |ierfe<tion  ;  il  prévenait  les  moindres  fautes,  les 
moindres  erreurs  d'interprétation;  aucun  soufllc  n'était  produit 
nrititrairement,  hi  merveilleuse  présence  de  son  esprit  transfor- 
mait tout  en  activité  réfléchie  et  consciente.  On  pourrait  pro- 
phétiser qu'un  jour,  dans  un  perfectionnement  ultérieur,  il  re- 
paraîtra en  maîtrf  du  monde. 

"    Hier  soir,  j'ni  écrit  tout  ce  qui  précède,  et  ce  matin,jeleiui  ai 


BETTINA  BRKNTANO,  GOETHE  ET  BEETHOVEN  329 

lu  :  «  Ai-je  donc  dit  cela?  a-t-il  fait;  alors  j'ai  eu  un  raptus.  »  Il 
a  relu  ma  lettre  attentivement,  efTaçant,  écrivant  entre  les  lignes, 
car  il  tient  beaucoup  à  ce  que  lu  le  comprennes. 

«  Maintenant  réjouis-moi  par  une  prompte  réponse, qui  prouve 
à  Beethoven  que  tu  Tapprécies.  Notre  plan,  tu  le  sais,  avait 
toujours  été  de  parler  sur  la  musique  ;  mais  je  sens  à  présent, 
grâce  à  Beethoven,  que  je  n'en  suis  pas  digne.  —  Bettina.   » 

L'enthousiasme  apocalyptique  de  la  jeune  fille  pour  le  musicien  qu'elle 
découvrait  à  son  ami  Goethe  dut  paraître  excessif  au  vieux  grand 
homme  qui  se  voyait  proposer  —  sinon  opposer  —  un  rival  en  génie 
par  celle-là  même  qui  affichait  pour  lui  la  plus  admirative  des  affections. 
Il  lui  répondit  : 

«  Ta  lettre,  chère  et  bien  aimée  enfant,  m'est  arrivée  dans  un 
bon  moment.  Tu  t'es  bravement  recueillie  pour  me  dépeindre 
une  grande  et  belle  nature  dans  ses  efforts  et  dans  ses  résultats, 
dans  ses  besoins  et  dans  ses  facultés.  J'ai  eu  bien  du  plaisir  à 
voir  se  refléter  en  moi  cette  image  dun  génie  original.  Sans 
vouloir  le  classer  définitivement,  je  dirai  qu'il  faudrait  un  tour 
de  force  arithmétique  pour  en  déduire  la  somme  totale  de  con- 
cordance. Pourtant,  je  n'ai  lien  à  objecter  à  tout  ce  que  ton 
esprit  ma  communiqué  à  ce  sujet  par  une  de  ces  explosions 
soudaines.  Au  contraire,  je  te  dirai  que  j'ai  trouvé  dans  toutes 
ces  démonstrations  un  rapport  intime  avec  leur  propre  nature. 
Un  esprit  ordinaire  y  découvrirait  peut-être  des  contradictions. 
Mais  ce  qu'il  dit,  lui  qu'un  démon  conduit  et  inspire,  doit  frap- 
per le  profane  de  respect,  et  il  estindi-lércnt  de  savoir  s'il  Ta  dit 
par  sentiment  ou  par  intuition.  Ce  sont  les  dieux  qui  agissent 
en  lui  et  qui  par  lui  sèment  le  germe  d'une  intelligence  à  venir. 
Puisse  ce  germe  s'épanouir  sans  encombre  ;  mais  pour  que  cette 
intelligence  brille  à  tous  les  yeux,  il  faut  d'abord  que  les  brouil- 
lards qui  obscurcissent  l'esprit  de  l'homme  se  dissipent  entière- 
ment. Dis  mille  choses  cordiales  de  ma  part  à  Beethoven. Dis-lui 
que  je  donnerais  beaucoup  pour  faire  personnellement  sa  connais- 
sance, car  l'échange  de  nos  pensées  et  de  nos  sentiments  nous 
profiterait  à  tous  deux  grandement.  Peut-être  auras-tu  assez 
d'influence  sur  lui  pour  le  décider  à  venir  à  Carslbad,  où  je  suis 
presque  tous  les  ans,  et  où  j'aurais  tout  le  loisir  de  l'écouter  et 
de  m'instruire  auprès  de  lui  ;  car  vouloir  lui  donner  mes  ensei- 
gnements serait  une  profanation. 

«  Son  génie  l'inspireet  le  guide  tropbien:  souvent  même  il  l'il- 
lumine comme  par  un  éclair,  tandis  que  nous  autres  pressen- 
tons à    peine    de   quel  côté  le  jour  viendra  à  poindre. 


33o  LA    REVUE    HLANCHE 

<(  Beethoven  me  fernil  liraïul  )>laisir  s'il  voulaitm'envoyermes 
deux  lieds  qu'il  a  mis  en  musique,  mais  lisiblement  écrits.  C'est 
une  de  mes  plus  grandes  jouissances  et  dont  je  suistrèsrecon- 
naissant,  quand  une  pot'sie  inspirée  par  des  dispositions  pas- 
sées m'est  de  nouveau  /•endue  sensible  par  In  mélodie,  ainsi  que 
Beethoven  le  dit  très  bien...  —  Goethe.   » 

Bettina  lui  écrivit  alors  : 

"  Trrs  cher  ami,  j'ai  communiqué  ta  belle  lettre  à  Beethoven, 
en  tant  qu'elle  le  regardait  ;  il  l'ut  rempli  de  joie  et  s'écria  : 
«  Si  quelqu'un  peut  lui  faire  comprendre  la  musique,  c'est 
«  moi.  »  Il  saisit  avec  enthousiasme  l'idée  d'aller  te  trouver  h 
Carslbad,  se  frappa  le  front  et  dit  :  «  Ne  pouvais-je  pas  le  faire 
<'  plus  t<M  ?  N'raiment  j'y  ai  déjà  pensé,  etîpnr  timidité  je  ne  l'ai 
«  pas  fait.  Cette  timidité  me  tourmente  comme  si  jen'étais  pas 
«  quelque  chose  deprésentable, mais  maintenant  je  n'ai  plus  peur 
«  de  Gœthe.  »  En  conséquence,  sois  certain  de  le  voir  l'année 
<'  prochaine...  » 

Le  séjour  de  Betlina  à  Vienne  ne  devait  pas  èlre  de  bien  longue 
durée  ;  son  départ  laissa  Beethoven  fort  troublé,  si  l'on  en  croit  les  let- 
ties  qu'il  écrivit  en  1811  et  i<Si2,  qu'elle  publia  plus  de  dix  ans  après, 
et  dont  l'autlionticilé  a  ti'ouvé  vers  iHG-  de  violents  adversaires  et  d'é- 
ner^i(|ues  défenseurs. 

Il  est  fort  heureux  (pie  ces  lettres  nous  aient  été  conservées  ;  sans 
elles,  nous  aurions  été  privés  de  renseignements  sur  les  relations  ulté- 
rieures du  poète  et  du  musicien. 

Bettina  Brentano,  mariée  en  iHii,  n'avait  pas  tardi*  à  se  brouillei- 
avec  Gœthe,  ce  qui  avait  mis  fin,  à  |)eti  près  complètement,  à  la  fameuse 
«  correspondance  ».  Mais  l'année  d'après  s'étaient  réalisés  les  dé.sirs  de 
Beethoven,  qui  avaient  pris  corps  au  moment  de  la  visite  do  Bettina. 
Beethoven  et  Gœthe  s'étaient  rencontrés  presque  par  hasard  aux  eaux 
de  Tuplitz,  et  avaient  passé  plusieurs  jours  ensembhî. 

Quelle  fut  leur  impression  réciproque, lors  de  cette  entrevue  prolon- 
gée, et  f|uel  avenir  réouvrait-elle  à  leurs  rehilions  y  Les  lettres  des  inté- 
ressés  permettront  de  n'-pondrcà  cette  double  question. 

De  Gretiie,  d'aljord.  ces  quelques  mots,  les  souls  rlp  s^n  riMivic  fiitière 
relatifs  à  l'auteur  des  symplionies  : 

«t  J'ai  fait  lu  connaissance  de  Beethoven  ;  son  talent  m'a 
étonné,  mais  quel  inlraitablf  personnaij:e  !  Il  a  le  monde  en  abo- 
mimdion.  et  je  ne  lui  en  veux  pas  de  le  trouver  si  odieux,  bien 
qu'à  vrai  diie  il  ne  s"(''vertue  guère  à  reml)ellir  pour  les  aulies. 
II  faut  pourtant  l'excuser  et  le  plaindre  à  cause  de  son  inlirmité, 
qui  d  ailleurs  sendde   alïecler   le    côté  social  de   son    être  plus 


BETTINA    BRENTANO,    GOKTIIE    ET    BEETHOVEN  33 1 

encore  que  le  côté  musical,  et  le  rend  hypocondriaque,  lui  déjà 
laconique  de  sa  nature  (1).  » 

Beethoven,  dans  lune  de  ses  trois  lettres  à  Bettina,  va  nous  donner 
un  tableau  plus  vivant  du  séjour  à  Teplitz,  et  nous  expliquer  en  même 
temps  la  mauvaise  humeur  dont  Gœthe  témoigne  librement  dans  cette 
lettre  à  son  «  mentor  musical  «,  le  musicien  Zelter. 

La  lettre  est  datée  du  i3  août  1812. 

u  Chère  bonne  amie, 

«  Les  rois  et  les  princes  peuvent  bien  faire  des  professeurs, 
des  conseillers  intimes,  ils  peuvent  bien  donner  des  titres  et  des 
décorations,  mais  ils  ne  peuvent  pas  faire  de  grands  hommes; 
les  esprits  qui  s'élèvent  au-dessus  de  la  plèbe  humaine  ne  sont 
pas  de  leur  compétence  et  c'est  pour  cela  qu'ils  doivent  les  res- 
pecter. Quand  deux  hommes  comme  moi  et  Gœthe  viennent 
ensemble,  les  grands  seigneurs  doivent  remarquer  ce  quil  y  a 
de  grand  aussi  dans  chacun  de  nous.  Hier,  nous  avons  rencon- 
tré toute  la  famille  impériale;  nous  l'avons  vue  venir  de  loin,  et 
Gœthe  a  quitté  mon  bras  pour  se  ranger  sur  le  bord  du  chemin  ; 
quoi  que  je  pusse  dire,  il  me  fut  impossible  de  lui  faire  faire  un 
pas  de  plus;  quant  à  moi,  j'enfonçai  mon  chapeau  sur  ma  tète, 
je  boutonnai  mon  habit  et  je  m'avançai,  les  bras  pendants,  au 
milieu  du  groupe.  Princes  et  courtisans  se  mirent  en  espalier  ; 
l'archiduc  ôta  son  chapeau,  l'impératrice  me  salua  la  première. 
Tout  ce  monde-là  me  connaît.  Je  vis,  à  mon  grand  amusement, 
le  cortège  défiler  devant  Gœthe;  il  se  tenait  à  l'écart,  chapeau 
bas,  le  dos  courbé  jusqu'à  terre.  Ensuite,  je  lui  ai  joliment  lavé 
la  tète,  sans  vouloir  accepter  la  moindre  e>?cuse,  en  lui  repro- 
chant tous  ses  péchés,  particulièrement  ceux  dont  il  s'est  rendu 
coupable  envers  vous,  bien  chère  amie... 

'<  J'ai  dit  ma  façon  dépensera  Gœthe:  comment  l'approbation 
agit  sur  chacun  de  nous,  et  qu'on  veut  être  compris  de  ses  pairs 
par  l'intelligence  ;  l'émotion  est  bonne  pour  les  femmes  (par- 
don 1),  chez  les  hommes  elle  doit  faire  jaillir  l'étincelle  du  génie. 
Ah!  chère  enfant!  qu'il  y  a  longtemps  déjà  que  nous  sommes 
d'accord  sur  toutes  choses!!!  Rien  n'est  bon  comme  d'avoir 
une  belle  bonne  âme,  que  l'on  reconnaisse  en  tout  et  devant 
laquelle  on  n'ait  pas  besoin  de  se  cacher.  Il  faui  «  être  quelque 
chose  si  l'on  veut  paraître  quelque  chose.  »  C'est  au  monde  à 
prononcer,  il  n'a  pas  toujours  tort;  cela,  il  est  vrai,  n'est  pas 
mon  affaire,  car  je  vise  à  un  but  plus  élevé.  J'espère  recevoir 


(1)  Lettre  à  Zelter  du  2  septembre  1812. 


3ii  LA    REVUE    BLANCHE 

une  leltic  de  vous  à  \'ienne;  écrivez  vite,  vite  et  beaucoup,  j'y 
serai  dans  huit  jours.  La  cour  part  demain,  on  joue  encore 
aiijouid'hui.  Gœlhe  a  fait  apprendre  le  rôle  à  l'impératrice.  Son 
duc  ol  lui  voulaient  que  je  fisse  entendre  quelque  chose  de  ma 
musique;  je  le  leur  ai  refusé  à  tous  les  deux,  ils  aiment  trop  la 
porcelaine  chinoise;  il  faut  de  l'indulgence,  car  l'esprit  a  perdu  la 
haute  main,  mais  je  ne  joue  pas  pour  ces  goûts  pervertis  et  je 
ne  me  charge  pas  de  faire  des  absurdités  au  prolit  de  caprices 
princiers  dont  on  ne  retire  jamais  rien...  —  Beethoven.  » 

Les  choses  devaient  en  rester  là,  l'entrevue  de  Teplitz  lui  une  tenta- 
tive sans  lendemain.  Gœthe  affecta  désormais  d'ig*norer  Beethoven  ; 
nous  avons  sur  ce  point  des  documents  assez  curieux,  datés  de  i83(i: 
ce  sont  les  lettres  écrites  par  Mendelssohn,  alors  que,  pendant  un  séjour 
qu'il  faisait  auprès  de  Tillustre  vieillard,  il  lui  faisait  entendre  les 
chefs-d'œuvre  de  la  musique. 

Voici  les  passages  relatifs  à  Beethoven. 

Lettre  du  2  5  mai  i8'3o  à  sa  famille  : 

<(  Avant  midi,  je  dois,  pendant  une  petite  heure,  lui  jouer  sur 
le  piano  des  morceaux  de  divers  grands  compositeurs,  par 
ordre  chronologique,  et  lui  expliquer  comment  ils  ont  fait  pro- 
gresser l'art.  Pendant  ce  temps,  il  se  tient  assis  dans  un  coin, 
sombre  comme  un  Jupiter  tonnant,  et  ses  yeux  lancent  des 
éclairs.  11  ne  voulait  pas  du  tout  mordre  à  Beethoven.  Mais  je 
me  mis  à  lui  jouer  le  premier  morceau  de  la  symphonie  en  ut 
mineur  qui  lui  fil  une  impression  tout  ù  fait  étrange.  Il  commença 
par  diic  :  «  Mais  cela  ne  produit  (juc  de  l'élonnemcnt  ctn'émelit 
<(  pas  du  tout;  c'est  grandiose.»  Il  miirnmra  encore  quelques 
mots  entre  ses  dents;  puis,  après  une  longue  j^ause,  il  rei)ril  : 
(f  C'est  très  grand  et  tout  à  fait  étourdissant;  on  dirait  i)resque 
«  que  la  maison  va  crouler;  mais  que  serait-ce  donc  si  tous  les 
«  hommes  ensemble  se  mettaient  à  jouer  cela?  » 

Lettre  du  22  juin  à  Zelter  : 

«  Malgré  son  anlipnlhie  mal  déguisée  pour  la  musique  de 
Beethoven,  je  ne  pouvais  lui  (mi  faire  grAce,  puisqu'il  tenait  ù  se 
rendre  compte  de  la  situation  présente  (h'  1  art...  »  (1). 

Au  contraire.  Beethoven  sut  tirer  un  [)rolit  iiiU'lltMiucl  des  (pielques 
heures  passées  avec  celui  dont  il  admira  jusqu'à  la  tin  la  pensée  et  les 
œuvres.  On  en  citera  pour  preuve  ce  texte  que  rapporte  M.  Blaze  de 
Bury  :    «  Dès  que  j'ai  le  temp«^  de  lire,  écrit  Beethoven  au  lendemain  du 


(1)  A.  iluiien  :  (Jfrthe  ei  la  Mu.<i'juc. 


BETTIXA    lîRENTANO,    C.OETHE    ET    BEETHOVEN  ViS 

voj'age  à  Tepiitz,  je  lis-  Gœtlie  ;  il  m'a  tué  Klopstock  ;  personne  comme 
Gœthe  ne  se  laisse  mettre  en  musique.  » 

Lors  de  rachèvement  de  sa  Missa  solemnis  en  ré,  quand,  pressé  par 
des  besoins  d'argent,  Beethoven  en  ofîritdes  copies  à  cinquante  ducats 
à  toute  une  série  de  personnages  de  marque,  il  songea  très  naturellement 
à  Gœthe,  et  lui  écrivit  en  lui  demandant  d'appuyer  sa  demande  auprès  de 
la  cour  de  Saxe-Weimar.  Mais  il  avait  compté  sans  son  hôte; 
celui-ci,  cruellement  oublieux  et  dédaigneux,  ne  lui  fît  pas  même  l'hon- 
neur d'une  réponse. 

Malgré  tout,  vers  la  même  époque,  Beethoven,  sollicité  par  l'éditeur 
Haertel  de  Leipzig  de  donner  un  pendant  à  Egmont  en  écrivant  une  par- 
tition sur  le  Faust,  fut  saisi  d'enthousiasme  à  cette  idée,  que  les  exi- 
gences de  son  labeur  et  l'ampleur  des  travaux  qu'il  avait  alors  sur  le 
chantier,  rempôchèrent  de  réaliser. 

«  —  Ah!  s'écria-t-il  en  levant  les  mains  au  ciel  lorsqu'on  vint  lui  en 
parler,  ce  serait  là  un  travail,  il  pourrait  vraiment  en  sortir  quelque 
chose  !  Mais  j'ai  trois  grandes  œuvres  qui  me  trottent  par  la  tête  et  dont 
une  bonne  partie  est  faite  dans  mon  esprit  :  il  faut  d'abord  que  je  m'en 
débarrasse...  Ce  sera  long,  car,  voyez-vous,  depuis  quelque  temps,  je 
ne  me  mets  plus  facilement  à  l'ouvrage.  Je  m'assieds  et  je  pense,  mais 
rien  ne  vient  sur  le  papier...  J'ai  peur  de  commencer  ;  une  fois  que  j'y 
suis,  ça  va...  »  (i). 

Beethoven  mourut  en  1826,  dans  la  solitude  et  la  gêne,  ruiné  par  la 
tendresse  aveugle  qu'il  avait  vouée  à  son  neveu  ;  Gœthe  lui  survécut 
encore  cinq  ans  et.  tout  au  contraire,  s'éteignit  dans  le  triomphe  et 
la  sérénité.  Il  avait,  en  somme,  passé  auprès  de  Beethoven  sans  com- 
prendre. 

MAnTI.\L    DOUEL 


(1)  Rochlitz  :  Fiir  freundi  der  Tonkunst,  cité  irinr  M.Audley  :  L.  v.  Beethoven.  Paris,  1807 


Toute  une  histoire 


Ex   voto  : 

Mon  amie,  vous  reconnaîtrez  cette  histoire. 

Vous  savez  —  ou  vous  ne  savez  pas  —  qu'à  cause  de  vous  j'ai  beaucoup 
soufTert. 

(Il  faut  bien  faire  delà  littérature  avec  quelque  chose.) 

Mais  tout  cela  est  loin  ;  il  ne  reste  que  le  souvenir  de  petits  sourires,  de 
petites  larmes,  de  petites  joies,  de  petites  soufTrances,  de  petits  bonheurs,  de 
petites  choses  :  c'est  frais  et  joli,  comme  le  titre,  —  et  ga  n'a  pas  grande  im- 
portance. 

La  vie  n"a  pas  été  trop  cruelle,  n'est-ce  pas? 

C'est  fini,  et  c'est  assez  bon  d'être  restés  amis;  n'insistons  pas.  Vous  relire 
cette  histoire,  avec  un  pleur  peut-être  au  bout  des  cils;  ne  le  laissez  pas 
tomber,  gardez-le  en  vous-même  et  pleurez  pour  vous  même,  cola  vaut 
mieux. 

Je  ne  vous  en  veux  plus;  suis-je,  au  fond,  si  sûr  de  vous  avoir  aimée...  ? 

H.   I). 

I.  —  Description. 

Jacques  Lorraine  a  vingt  ans;  nécessairement,  il  est  littéra- 
teur; il  a  des  amis,  —  quelques-uns,  —  el  il  a  «lu  talent. 

Ça  ne  va  pas  plus  loin. 

11  vit  comme  il  peut,  et  jiml.  Il  n'est  pas  malheureux,  il  n'est 
pLi^  p;iuvre,  il  n'a  pas  le  sou. 

Il  est  heureux,  il  est  égoïste,  c'est  un  excellent  garçon. 

Et  ca  pourrait  durer  longtem])s  comme  ç;a. 

Il  aurait  à  qiuirante  ans  un  passé  et  un  passif  et  une  situation 
passable,  des  dettes,  il  vivrait  et  vivoterail  ;  il  se  marierait  peut- 
("Ire  comme  tant  d'autres,  avec  un  petit  pécule  d'illusions  inuti- 
lisées, un  bas  de  laine  de  tendres.ses  économisées  et  du  scepti- 
cisme, et  du  sens  pratique,  en  surface,  en  décor,  pour  avoir  l'air 
d'être  malin. 

n.  —  Pour  prendre  contact. 

Il  rencontre  des  gens  un  peu  partout  et  de  partout. 
Des  auteurs  qui  lui  donnent  la  main  et  des  billets  de  faveur; 
des  journalistes  ((ui  lui  donnent  des  compliments  et,  en  menue 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  335 

monnaie,  de  ladmiration;  des  cal)otins  qui  lui  donnent.de  l'im- 
portance,  des  actrices  qui  lui  donnent  des  idées. 

Et  ce  sont  de  petits  romans  rêvés  dans  la  solitude  de  sa 
chambre,  cependant  que  Madame  Ruche,  concierge,  brosse 
ses  vêtements,  use  du  fil  et  ses  yeux  à  recoudre  des  boutons, 
use  sa  lano-ue  et  son  imac-ination  à  lui  conter  des  histoires. 

Il  pense  plus  loin,  sans  écouter;  il  pense,  au-delà  d'un  souper, 
d'une  rencontre. et  d'autres  rencontres;  il  cherche,  au  tas  des 
souvenirs,  parmi  des  camarades  et  des  amies,  une  ou  des  maî- 
tresses; il  lleurit  son  cerveau  de  bienfaisants  espoirs;  il  finit  par 
croire  que  c'est  arrivé. 

Et  ça  va  arriver. 

III.  —  Elle. 

Marthe  Legg  était  actrice. 

Marthe  Legg  savait  dire  des  choses.  Lorsque  sa  voix  prenait 
la  peine  de  se  faire  entendre,  c'était  une  musique  sans  préten- 
tion, musique  de  chambre,  quintette  de  Mozart,  violons  sur 
l'eau,  musique  sans  fracas,  avec  de  l'intimité,  de  la  discrétion  et 
de  la  distinction. 

Elle  pouvait  tout  dire;  les  mots  perdaient  leur  sens;  on  écou- 
tait pour  le  plaisir  d'entendre;  on  la  regardait  :  elle  berçait, 
adoucissait,  alanguissait;  elle  avait  l'air  de  parler  à  une  oreille, 
et  l'on  tendait  l'oreille  pour  [être  plus  près,  pour  prendre  et 
garder  en  soi  la  mélodie,  pour  la  définir  et  l'aimer  davantage. 

Et  la  voix  ennuyée  et  dolente,  et  le  sourire  dolent  et  ennuyé, 
et  les  gestes  qui  semblaient  chercher  d'autres  gestes  pour  se 
poser  en  caresses,  et  les  robes  claires,  et  les  poses  alanguies  et 
son  dédain,  tout  était  un  charme  qui  prenait  la  salle,  qui  l'en- 
traînait doucement,  et  l'emmenait  plus  loin,  au-delà  de  la  pièce, 
de  la  pensée  et  des  pensées,  et  des  mots,  —  plus  loin. 

Jacques  Lorraine  suivait. 

Sa  pensée  flotta  ;  il  découvrit  au  fond  de  son  Ame  un  petit 
coin  à  l'ombre,  où  il  y  avait  une  nappe  d'eau  ignorée,  une  petite 
mare  avec  des  fleurs  et  des  feuilles,  une  petite  mare  silencieuse, 
que  rien  n'était  venu  rider  ni  ternir.  Avec  joie,  il  contempla 
cette  plaque,  s'y  regarda  comme  en  un  miroir  : 

—  Je  ne  suis  ni  très  beau,  ni  très  malin,  ni  très  propre, 
mais... 

Mais  il  avait  en  lui  ce  coin  inconnu  que  ses  amours  banales 
n'étaient  pas  venues  polluer  :  les  compagnes  de  rencontre 
n'avaient  pas  fait  de  ricochets  sur  l'eau  vierge. 


330  LA    REVUE    BLANCHE 

Et  il  pensa  conduire  un  jour  une  amie,  un(^  vrjiie,  une  grave, 
une  délinilive  amie  dans  ce  pauvre  domaine  obscur  de  son 
à  me. 

Et  il  dédia  à  Marthe  Leui;-  son  terrain  à  btUir  des  illusions. 


"S 


IV.  —  Antécédents. 

Marthe  Legg  avait  ses  amants. 

(Vêtait  son  droit. 

Elle  ne  les  cachait  pas  dans  des  armoires,  elle  les  montrait, 
les  exhibait,  complaisammenl.  Elle  était  à  la  modc.etses  amants 
étaient  à  la  mode. 

La  littérature  est  une  ville  de  province,  sa  maison  était  le 
(lafé  du  Commerce  où  l'on  venait  faire  sa  partie.  Elle  faisait 
passer  la  soirée,  on  savait  un  peu  Faimer  en  camarade;  elle  ne 
se  vendait  pas,  on  la  prenait;  elle  ne  se  donnait  i)as,  elle  se 
laissait  faire;  elle  notait  des  sensations  et  des  mots,  pour  plus 
lard,  pour  avoir  des  •secrets,  et  pour  pouvoir  sourire. 

Elle  gardait  un  amant  provincial  et  sérieux  pour  l'entretien  de 
sa  maison. 

Peut-être  aussi  pour  la  dignité  de  sa  vie. 

L'amant  était  un  a-arcon  très  bien. 

11  liabitait  la  Vendée,  il  était  riche,  fidèle,  conliant  et  pas 
gênant. 

Il  avait  des  chiens  :  Marliie  demandait  des  petits,  —  des 
chiens  de  ses  chiennes,  pour  les  distribuer  à  ses  amis;  il  chas- 
sait et  envoyait  du  gibier,  il  ])èchait  et  envoyait  du  poisson,  — 
il  venait  à  Paris  et  envoyait  des  lettres  pour  prévenir. 

11  Mvail  une  mère  qui  voulait  le  marier:  il  se  laissait  fiancer 
de  temps  en  temps,  et  ne  se  inaiiaif  j)as,  par  i)rinci])e.  Il  rnvoyait 
régulièrement  des  fonds,  par  messages,  et  des  regrets  de  n'ê- 
tre pas  là:  il  se  Inmentail  nu  pou  pour  la  forme,  et  sincère- 
ment, par  ennui  ;  il  avait  de  lan'eclion  el  du  tact,  se  tenait  bien 
et  faisait  bien  les  choses. 

M;ulhe  disait  : 

—  .Mon  amant,  c  est  un  homme  du  monde!... 

Ses  amants  n'étaient  jias  du  monde,  mais  ils  avaient  de 
l'esprit,  de  bons  mensonges,  et  des  tendresses  sans  {)rélentions  : 
béguins  de  nuit  un  peu  rafales,  comme  les  (iacres  de  nuit, 
béguins  d'occasion,  aussi  peu  solides  que  les  vieux  meubles; 
el  si  peu  de  délicatesse  qu'il  nr  fallail  ]t;i->  Irop  leur  en 
vouloir. 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  33; 

V.  —  Minutieuse  psychologie.  ' 

Ouant  Jacques  fui  prcseiilc  à  MarHic,il  s'imposa  tout  de  suite. 

Sans  malice,  il  lit  les  plus  maladroits  compliments;  il  perdit, 
son  aplomb,  perdit  pied  et  fut  contraint  de  barbotter,  en  plein 
marécage  sentimental. 

Il  gardait  son  sourire  par  habitude,  et  son  esprit  par  besoin  ; 
il  n'avait  envie  ni  de  sourire,  ni  de  plaisanter.  Il  était  pris,  ni 
plus  ni  moins. 

Sachant  l'inutilité  parfaite  de  se  débattre,  il  restait  empêtré 
dans  une  cour  banale,  dont  il  avait  honte  ;  il  employait  tous  les 
vieux  compliments  qu'il  trouvait  ridicules,  et  s'efforçait  à  croire, 
—  et  à  faire  croire,  —  que  ce  n'était  pas  arrivé. 

Son  sourire  et  son  cœur  discutaient  : 

—  C'est  profondément  bête!  on  a  bien  assez  de  peine  à  vivre 
sans  aller  gâcher  ses  illusions  avec  la  première  venue.  Une 
actrice  !  Et  quelle  ! 

Et  son  cœur  répondait  : 

—  Qu'est-ce  que  ça  peut  te  faire!  tu  vas  souffrir  profondé- 
ment; je  vais  être  le  maître,  être  le  maître  de  ton  cerveau,  de 
ton  corps;  je  vais  te  tenir  et  te  convulser  !  je  serais  affolant, 
obsédant. 

Blague  encore  si  tu  veux,  jouis  de  ton  reste  :  ça  ne  durera 
pas,  ton  reste.  On  n'est  pas  sceptique  (quel  mot!)  toute  sa  vie, 
et  le  jour  oij  l'on  est  pris,  l'on  est  ridicule,  davantage... 

—  Je  fais  de  l'ironie  et  de  la  littérature  avec  mon  affection  : 
ce  n'est  pas  grave;  ça  cassera!  ça  tient  à  un  fil,  je  le  couperai! 

—  Chiche! 

Jacques  haussa  mentalement  les  épaules ,  puis  il  alla  voir 
Marthe. 

Ça  ne  pouvait  pas  mieux  commencer. 

VI.  —  Dialogue  avec  Marthe. 

—  Vous  aussi  ! 
Elle  riait. 

—  Moi  aussi  ! 

—  \  ous  êtes  —  elle  sembla  compter  sur  ses  doigts  —  le  hui- 
tième ou  le  neuvième  de  l'année;  sans  compter  les  autres  et 
le  passé.  Vous  y  tenez? 

Il  rougit  sans  répondre  et  lui  prit  la  main. 

—  Vous  n'êtes  pas  un  type  comme  tout  le  monde,  n'est-ce 
pas? 


92 


VJS  LA    REVUE    BLANCHE 

Il  lioclia  la  tète. 

—  \'os  signes  particuliers? 

—  Je  vous  aime. 

—  (Test  insolent.  Croye/.-vous  qu'il  n'y  en  ait  pas  d'autres 
qui  m'aient  aimée!  \'ous  croyez  avoir  fait  une  découverte,  vous 
vous  ligurez  que  je  suis  désirable  sans  plus,  qu'on  me  prend  et 
qu'on  me  lâche  après;  vous  croyez  que  ca  finit  toujours  comme 


ca  ? 


—  \'ous  exagérez. 

—  C'est  vous!...  On  m'a  aimée,  longtemps,  profondément; 
on  m'aime  encore  :  j'ai  un  amant. 

—  Lequel? 

—  Ola  ne  vous  regarde  pas,  j'en  ai  un,  voilù  tout!  il  n'est 
pas  d'ici,  ni  du  boulevard,  ni  du  trottoir,  des  cercles  ni  des 
grands  bars.  11  habite  au  loin  et  bien  loin;  il  vit  de  souvenirs  et 
d'espoirs,  il  pense  à  moi.  m'envoie  des  caresses,  par  correspon- 
dance et  des  moyens  de  vivre  par  mandats;  tout  à  couj)  il  arrive, 
il  est  le  maître,  il  est  chez  lui,  il  m'aime  mieux,  plus  discrète- 
ment, plus  définitivement  que  les  autres... 

—  Ah  ! 

—  Quoi!...  vous  êtes  tout  jeune,  vous  êtes  tout  gosse,  vous 
vous  montez  le  cou  ! 

—  Ah  ! 

—  Embrassez-moi  la  main,  restez  dîner  avec  moi  ou  emmêliez- 
moi  dîner  avec  vous...  Nous  serons  amis. 

Il  rougit,  hésita  à  répondre  : 

—  Les  amis  que  vous  pouvez  avoir  pour  un  matin  ou  un  soir 
ont  dans  leurs  ])Oches  des  louis  nécessaires  à  des  débauches 
rares  dans  des  cabarets  à  la  mode...  Je  n'ai  rien,  absolument 
rifn...  je  ne  suis  pas  comme  tout  le  monde... 

Elle  sourit  : 

—  Restez  dîner  avec  moi. 

il  rélléchit  un  jieu,  — si  peu  : 

—  Non,  je  ne  veux  pas,  je  ne  pourrais  pas  vous  inviter  un 
autre  soir:  j'aime  mieux  venir  entre  les  re[)as,  et  ne  l'ien  prendre 
et  tAcher  t'i  me  faire  aimer;  un  peu...  pour  moi-même.     ' 

—  (>'est  une  prétention!  —  (jui  peut  nous  mener  très  loin. 
J'ai  mon  orgueil  et  je  n'ai  ])asde  cœur... 

—  Oh!  je  suis  persuade  que  vous  ne  connaissez  pas  la  vie  du 
tout! 

—  Ça  se  peut;  et  juiis  après  ? 

—  .\près?  Vous  me  rendrez  grâce  de  comphHer  votre  éduca- 
tion sentimentale. 


TOUTE    UNE   HISTOIRE  ^^9 

—  Où  en  suis-je? 

—  Nous  en  sommes  au  commencement. 

—  La  suite  à  demain  !  vous  n'êtes  pas  ennuyeux,  mais  vous  ne 
savez  d'histoires  que  les  vôtres...  Revenez  quand  il  vous  plaira. 

El  après  de  menus  baisers  sur  les  doigts,  ce  fut  une  fuite 
discrète  avec  de  derniers  sourires  clmclioteurs  dans  Tembra- 
sure  des  portes. 

vn. —  Morte  saison. 

Jacques  Lorraine  s'attabla  tout  seul  à  un  café  de  l'Exposition, 
au  bord  de  l'eau,  devant  de  mauvaises  bières  belges. 

La  mauvaise  bière  suscite  de  mauvaises  réflexions. 

Il  regarda  la  Seine  qui  passait  entre  du  luxe  semestriel  et  des 
palais  provisoires.  Il  boudait,  faisait  la  lippe.  Rien  ne  marchait  : 
O  matin,  il  avait  vu  Marthe  par  hasard,  elle  avait  été  désa- 
gréable :  sa  passion  ne  faisait  pas  d'affaires. 

Il  résolut  de  ne  plus  aimer  personne,  d'être  tout  à  fait  égoïste, 
tout  à  fait  mufle,  —  et  de  travailler. 

Et  pour  se  bien  prouver  qu'il  voulait  travailler  il  demanda  au 
ffarcon  «  de  quoi  écrire  », 

Et  il  écrivit  ce  qui  lui  passait  par  la  tête. 

Il  y  avait  de  tout  un  peu,  et  beaucoup  trop.  Il  mêlait  la  Seine, 
les  palais,  les  drapeaux,  les  étoffes,  les  femmes,  les  robes,  les 
fleurs  et  les  tziganes  à  ses  tristesses  sentimentales.  Il  sondait 
son  mal,  pas  très  profondément,  de  peur  de  souffrir,  pas  très 
exactement  de  peur  d'avoir  peur.  Et  ça  continuait  des  pages. 

Il  but  une  gorgée  de  bière  qui  le  ramena  à  la  réalité  : 
((  Pouah!  »  En  tout  petits  morceaux  furent  déchirés  les  papiers 
où  couraient  de  fines  pattes  de  mouches  ;  il  les  jeta  en  l'air,  et 
les  papiers,  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  vent,  ne  s'envolèrent 
pas  très  loin. 

Un  sourire,  le  mufle  en  avant,  un  Boldi  de  contrefaçon  ten- 
dait l'assiette  pour  qu'on  y  mît  des  pièces. 

Il  jeta  un  sou,  partit  en  rageant,  exaspéré  de  tout. 

Un  ami  l'emmena  huit  jours  à  la  campagne. 

Il  écrivit  des  lettres  sans  rénonse. 

Il  s'énervait,  se  sentait  mal  à  l'aise. 

Il  revint  à  Paris. 

VIII.  —  Retour  des    cendres. 

Un  petit  bleu  l'attendait  depuis  trois  jours. 

Je  suis  malade,  venez  me  voir. 

Sympatliiquement. 

Marthe 


34o  LA    RKVUE    BLANCHE 

Si/mpalhif/ucmeni  tenait  la  largeur  de  la  page  :  c'était  sym- 
bolique. 

11  alla  chez  elle  de  suite. 

Elle  était  pâle  et  maigre  parmi  les  drai)s  et  les  dentelles  ;  ses 
cheveux  mal  peignés  s'efforçaient  à  cacher  son  visage  ;  seuls  ses 
yeux  brillants  et  son  sourire  apparaissaient  dans  la  pénombre 
de  la  pièce  triste  et  tiède. 

—  Je  suis  jolie,  n'est-ce  pas? 

Il  se  taisait,  la  regardait,  étonné  et  ravi,  elle  n'était  plus  la 
même:  on  l'avait  changée,  transfigurée;  elle  n'était  plus  j)ari- 
sienne,  plus  à  la  mode,  plus  très  ])ellc,  et  quelconque.  C'était 
un  tout  petit  corps  douloureux  et  crispé,  des  cernes  entouraient 
ses  veux. 

Elli^  souriait  malgré  tout. 

—  Je  suis  jolie,  n'est-ce  pas? 

Cela  la  préocccupait  de  savoir  si  clic  était  changée,  si  elle 
avait  mauvaise  mine,  si  elle  était  laide. 

Mais  Jacques  ne  songeait  pas  à  répondre.  Il  lendit  un  [taquet 
de  roses  qu'il  avait  apporté,  il  lui  embrassa  les  doigts. 

—  (Ju'est-ce  que  vous  avez  eu  ? 

—  Une  pleurésie  :  j  ai  failli  mourir 

—  \  rai  !...  vous  allez  mieux,  maintenant  ? 

Toutes  les  maladresses  étaient  de  la  tendresse,  il  selYorçait  à 
ne  rien  dire,  à  mettre  tout  dans  son  regard  pour  qu'elle  com- 
prît, pour  qu'elle  eût  pitié.  Il  lui  tenait  la  main,  et  ce  fut  elle 
qui  lui  prit  la  tète  sous  ses  bras,  l'approcha  d'elle,  le  berr.a  tout 
doucement. 

—  Mon  petit  Jacques  ! 

Elle  dit  ces  mots  simplement,  a\eç  des  larmes  au  bout  des 
cils.  Il  ne  savait  plus  :  il  se  blottissait  dans  ses  bras,  se  cachait, 
ne  pensait  i»his  à  rien,  qu'à  sa  joie,  —  éclo.se  comme  une  fleur 
jtiile,  et  si  pi\le.  dans  cette  chambre  de  malade. 

VA  ce  fut  un  éj)ithalame  exquis,  naïf,  et  si  bète,  qu'il  lui  mur- 
mura ù  mi-voix,  si  près  d'elle,  pi'es(jue  en  elh*  : 

—  Je  n'ai  jamais  aimé,  je  vous  le  jure,...  je  le  le  jure...  je  ne 
sais  j)as,  jamais  je  ne  me  suis  caché  la  face  sur  une  épaule,  sur 
une  j)oiliiiif'...  .Iju  eu  des  maîtresses  d'occasion  et  des  nuits 
d'anioui-,  —  d'amour!  — au  rabais.  Je  n'ai  pas  eu  de  compagne... 
In  seras  ma  compagne,  dis  ? 

—  Tu  es  le  [)lus  gosse  des  amants... 

—  El  le  plus  amant  des  gosses  !  dis-moi  encore  des 
choses!...  je  t'aime,  je  t'aime,  comj)rends-tu  tout  ce  qu'il  va 
dans  ce  mot-là...  Il  y  a  tout  ce  que  je  sens,  tout  ce  que  j'éprouve, 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  34l 

tout  ce  qui  in'apeurc  et  inc  réjouit,  il  y  a  mes  espoirs  et  mes 
craiutes...  je  t'aime,...  chérie,  chérie!  laisse!...  ne  me  dis  rien... 
dis-moi  que  tu  m'aimes...  j'ai  peur  1 

Elle  lui  prit  la  tête  et  le  regarda  hien  en  face,  dans  les  yeux. 
Un  petit  pli  glissa  entre  ses  sourcils  : 

—  Tu  as  peur  de  quoi  ? 

Et  il  ne  savait  que  dire  :  il  avait  peur  sans  raison,  c'était  trop 
bon,  trop  beau,  trop  neuf,  il  n'était  pas  habitué,  il  n'avait  ni 
l'entraînement  de  la  volupté,  ni  l'expérience  des  caresses,  il 
avait  peur,  voilà  tout. 

Elle  s'attrista  ; 

—  Tu  doutes  déjà? 

—  Je  ne  doute  pas  :  tu  as  eu  pitié,  merci,  ma  chérie  ;  je  n'ai 
plus  d'orgueil,  j'ai  une  infinie  et  douce  reconnaissance  envers 
toi,  envers  tout  le  monde,  envers  la  vie.  Je  ne  serai  plus 
méchant,  jamais  ;  je  serai  bon  à  cause  de  toi  ;  je  ne  veux  pas  te 
faire  souffrir...  Est-ce  que  tu  me  feras  souffrir,  toi  ? 

—  Bête! 

Elle  le  prit  encore  comme  un  enfant,  elle  l'embrassa  à  petits 
coups,  à  petites  tendresses  qui  endormaient  ses  désirs,  qui  déli- 
cieusement lalanguissaient. 

—  Tu  verras!  nous  aurons  de  beaux  soirs  et  de  beaux  jours  ; 
nous  nous  cacherons  bien,  personne  ne  saura  notre  amour  :  je 
t'ai  deviné  parmi  les  autres,  je  t'ai  évité,  je  ne  voulais  pas  me 
laisser  prendre  !...  j'avais  peur,  moi  aussi,  si  peur  de  t'aimer... 

—  Tu  m'aimes? 

--  Je  ne  sais  pas... 

—  Dis  que  tu  m'aimes,  dis...  je  suis  si  malheureux... 

—  Malheureux,  vraiment,  d'être  là  !  malheureux  de  te  sentir 
dans  mes  bras,  malheureux  de  me  sentir  toute  à  toi,  vraiment 
malheureux,  n'est-ce  pas...? 

—  Ma  chérie  !  ma  chérie... 

Et  ce  furent  des  caresses  profondes  et  petites,  de  la  menue 
monnaie, —  inépuisable,  —  de  baisers;  tout  chantait  :  leurs 
gestes,  leurs  mains,  leurs  lèvres,  leurs  soupirs,  et  les  mots  ;  tout 
se  fondait  en  une  béatitude  infinie  et  indéfinie  :  les  minutes 
passaient  dans  des  sourires;  ils  ne  se  prenaient  pas,  ils  Dépen- 
saient pas  à  se  prendre,  ils  se  laissaient  aller  à  leur  abandon,  à 
leur  extase  :  «  Ah  !  mon  petit  Jacques.  — Ah  !  Marthe  !  ma  ché- 
rie, chérie  1...»  Ils  répétaient  les  mêmes  phrases,  les  mêmes  mots 
sans  cesse,  et  c'étaient  des  aveux  nouveaux  et  des  tendresses 
nouvelles. 

—  Ah  !  j'ai  si  peur,  si  peur... 


342  LA   REVUE    BLANCHE 

—  Ah  !  j'ai  si  peur,  si  peur... 

—  ...que  lu  m'échappes,  que  lu  l'échappes,  que  tu  t'évades; 
j'ai  peur  que  ce  soit,  comme  les  autres,  comme  avec  les 
autres,  des  mots  et  de  la  volupté. 

—  ...  de  l'aimer,  de  souffrir...  je  m'étais  si  hien  défendue,  si 
bien  gardée...  lu  me  prends  malgré  moi,  je  ne  me  donne  pas-, 
je  résiste...  je  t'aime!... 

—  Je  t'aime... 

IX.  —  Les  mauvais  et  les  meilleurs  jours. 

Elle  allait  mieux. 

Elle  commençait  à  sortir. 

Ses  amis  revenaient,  remmenaient  dîner  au  Bois,  à  l'Expo- 
sition, traîner  dans  des  maisons  où  l'on  se  rencontre,  où  l'on 
est  NU.  et  remarqué,  —  devant  du  Champagne  frappé,  en  toi- 
lettes, en  beauté,  en  grâce  parisienne,  en  médiocrité  jolie,  en 
petits  sourires,  en  méchanceté  aima])le.  en  politesse  un  peu  rosse. 

Et  Jacques  l'altcndait  à  son  retour,  l'embrassait  vite  et  s'en 
allait. 

(certain  soir,  il  se  désola  : 

—  C'est  effrayant,  ce  que  je  souffre!  je  suis  un  amant  à  la 
manque,  je  n'ai  pas  le  sou  !  je  ne  peux  pas  te  conduire,  comme 
les  autres,  à  Armenonville  ou  au  chtUel  du  Lac  ;  le  restaurant 
allemand  même  est  trop  cher.  Je  viens  fadmirer  et  t'embrasser 

après  les  bons  repas;  je  ne  peux  l'apporter  que  des  lleurs 

Quand  tu  étais  malade,  quand  tu  n'avais  besoin  de  rien,  —  que 
de  tendresse,  je  pouvais  te  satisfaire,  mais  aujourd'hui,  mais 
demain!  ah!  ma  chérie...  m"aimes-lu  nudgré...  malgré  tout. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Non,  n'est-ce  pas?  tu  ne  peux  pas,  tu  n'as  pas  Ihabitude 
non  plus;  c'est  si  inouveau  pour  loi  d'avoir  de  l'amour  autre- 
ment qu'en  luxe  et  en  souper,  avec  des  tendresses  d'occasion... 

—  Je  suis  libre 

—  Non,  tu  n'es  pas  libre,  tu  as  un  amant,  et  des  amis,  tant 
d'amis,  c'est  horrible...  Je  suis  hors  série,  spécial,  trop  [)etit 
garroii  <t  Iroji  pauvre... 

—  Mou  premier  amant  ! 

—  Ton  premier  gigolo!  c'est  imbécile,  je  croyais  pouvoir,  je 
rêvais  à  seize  ans  être  aimé  pour  moi-même...  vrai  !  c'est  plus 
douloureux  qu'on  ne  l'imagine.  On  a  les  laissés  pour  compte  de 
tendresse  et  les  laissés  pour  compte  de  gaîté.  On  a  les  mau- 
vaises humeurs  el  les  mauvaises  digestions  ;  on  est  de  Ui   mai- 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  '>  \''> 

son.  On  est  mal  coté  et  mal  regardé  :  une  lialnlude,  à  peine  !  et 
l'on  a  honte  et  l'on  se  cache.  On  est  le  pelit-jeune-homme,  le 
béguin;  ça  dure  ce  que  ça  dure!  L'on  rêve  des  mines,  des 
argents,  des  galions  chargés  d'or  qui  reviennent  tout  à  coup, 
pour  pouvoir  emmener  l'amie  bien  loin,  dans  une  forêt,  sur  une 
plage  ;  pour  mettre  autour  d'elle  du  luxe,  —  avec  plus  de  ten- 
dresse, —  des  bijoux,  des  richesses  et  de  l'amour...  Et  comme 
on  n'a  pas  le  sou,  que  l'on  est  pauvre,  on  donne  une  affection, 
très  terne,  très  humble  et  très  malheureuse.  On  souflVe  à  cause 
des  étoffes  claires  qu'elle  revêt,  des  robes  de  vingt-cinq  louis  et 
des  chapeaux  de  cent  vingt  francs.  On  n'est  pas  fier  quand  on 
rélléchit,  quand  on  résiste.  Mais  on  ne  résiste  pas  longtemps... 
parce  que,  quand  elle  revient  du  Bois,  —  et  de  si  loin,  —  elle 
vous  embrasse  avec  des  cAlineries  maternelles,  des  baisers  de 
sœur,  joyeux,  nouveaux  et  rares.  Ah  !  gigolo,  gigolo  à  la  manque  ! 
c'est  l'estomac  qui  manque,  ce  n'est  pas  le  cœur... 

—  Bête  !  bête,  je  t'aime  !  c'est  nouveau  aussi  pour  moi  et 
c'est  exquis  de  taimer.  Je  me  retrouve  et  me  découvre,  je  ne 
savais  pas  1  j'ai  un  passé,  mon  Jacques,  un  grand  passé,  avec 
des  larmes  et  des  souffrances...  et  j'oublie  tout  ça...  tu  ne  me 
dois  rien...  je  t'aime  1 

Elle  le  prenait  entre  ses  bras,  le  consolait,  lui  prenait  les 
lèvres  et  les  gardait  longtemps,  —  pour  qu'il  se  tût  :  elle  lui 
promettait  des  ivresses  de  chair,  lorsqu'elle  serait  guérie  tout 
à  fait,  lorsqu'elle  n'aurait  plus  la  fièvre,  lorsqu'elle  aurait  repris 
des  forces,  et  sa  bonne  mine  ;  elle  aimait  mieux  attendre,  pour 
se  livrer  tout  à  fait,  pour  se  donner  sans  déchets,  sans  mal- 
façon, profondément,  mieux  qu'à  personne. 

—  Tu  verras,  tu  verras nous  aurons  de  belles  nuits,  mon 

chéri  ! 

X.  —  Nuit  de  noces. 

Ce  fut  un  soir. 

Ce  fut  un  soir  qu'énervés  par  l'orage  prochain,  j)ar  leurs 
caresses,  par  leur  chasteté  amoureuse,  ils  se  lièrent  d'une 
étreinte  profonde  et  douloureuse. 

Il  y  eut  des  morsures  et  des  baisers,  et  des  reculs,  et  des 
abandons,  complets,  et  des  cris  à  mi-voix,  des  silences,  un 
peu  de  honte  de  n'avoir  que  ça  à  se  donner,  à  en  venir  là  par  la 
force  des  choses,  par  nécessité. 

Elle  s'efforçait  à  tout  oublier  d'hier,  —  et  d'avant-hier. 

Il  tâchait  aussi  à  ne  pas  savoir. 


344  LA    UKVUK    BLANCHE 

Il  no  voulait  j)as  la  posséder  comme  les  autres. 

Elle  ne  voulait  passe  donner  comme  aux  autres. 

Ils  se  perdirent,  naufragèrent  dans  de  la  voluplé,  oublièrent 
toul  le  passe,  —  et  les  passants.  Ce  fut  le  désir  et  toute  leur 
chair  en  joie  qui  les  crispèrent  et  les  aiïolèrent,  —  l'un  à 
lautre. 

Et  ce  fut  définitif 

Ils  ne  pensèrent  plus,  peu  à  peu, qu'ils  s'aimaieni  mieux,  pour 
autre  chose  ;  ils  voulaient  se  briser,  se  lasser  de  caresses. 

Il  déchira  le  peignoir  de  soie  bleue;  il  la  dévêtit  à  coups  don- 
gle,  à  coups  de  griffe,  brutalement,  à  pleines  mains;  elle  le 
saisit  à  pleins  bras,  le  força  à  s'humilier,  à  demander  grâce,  à 
crier,  éperdu  de  folie  et  de  joie. 

y 

Jacques  cherchait  encore  des  càlineries,  et  de  la  douceur; 
brisée,  elle  fermait  les  yeux,  les  cils  battants,  les  narines  pal- 
pitantes. 

Puis  ils  se  regardèrent  profondément,  dans  l'àme. 

—  Ecoule...  depuis  les  tendresses  de  ma  mère,  jamais  femme 
ne  m'a  aimé!  et  tu  m'iiimes,  c'est  adniirable!  tu  es  maternelle 
et  lu  es  ma  maîtresse,  et  mainlenanl,  lu  es  tout  jiour  niui...  ma 
chérie  ! 

Elle  se  mit  à  sangloter  : 

—  Je  t'ai  fait  mal...  je  te  fais  souffrir...  ? 
I-]llr  pleurait  à  petites  larmes  : 

—  .\on,  mon  petit  Jacques...  lu  as  si  bien  dit  ça,  si  bien...  ça 
vieil!  du  fond  de  les  pensées  et  de  Ion  c(eur...  Tu  as  une  mère 
qui  l'aimait...  Ah!  tu  ne  sais  pas...  moi...  ma  mère  ne  m'ai- 
mail  pas... 

l'Jle  avait  le  cœur  gros,  sa  langueur  chavirail  dans  tics  pleurs  ; 
elle  se  laissait  aller,  sa  pauvre  jeunessf-  de  pelilc  lille  insuppor- 
table lui  apparut,  avec  des  taloches  et  des  ])unitions;  elle  s'en 
voulait  peul-èlre  de  n'avoir  pas  su  se  faire  aimer  ])ar  sa  mère; 
elle  pleurait  son  pauvre  passé,  parce  (|iril  lui  sembhiil  (|iie,  si 
elle  avait  toujours  aimé,  toujours  elle  aurait  ('lé  heureuse,  —  et 
si  heureuse. 

—  Tu  vois...  je  te  fais  déjà  de  la  peine,  je  le  fais  jileiirer,  par- 
donne-moi... je  suis  maladroit...  je  te  dis  des  choses  sans 
savoir,  sans  j^révoir... 

—  Laisse,  mon  Jacques  ! 

El    la  nuit  en   aventure  s'éclaira  d'un  orage,  l'ondée  frétilla 


V 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  H',5 

contre  les  vitres,  le  tonnerre  se  brisa  en  lumières  et  en  fracas  : 
ils  se  blottirent  l'un  contre  l'autre  : 

—  C'est  notre  nuit  de  noces... 

—  Ah! 

—  Je  l'aime  ! 

—  Jacques  !... 

XI.  —  Lendemains. 

Marthe  reçut  une  lettre  de  l'Amant  qui  annonçait  son  arrivée. 
Il  fallait  éviter  une  rencontre. 
Elle  hésita,  —  si  peu. 

Mon  cher  petit. 
Je  t'aime.  Ne  viens  pas  ce  soir.  Viens  jeudi.  Je  t'embrasse. 

Marthe. 

Et  elle  alla  attendre  l'autre  à  la  gare. 

—  Jeudi,  c'est  après-demain,  pensa  Jacques;  elle  s'est  trom- 
pée; j'irai  demain. 

Il  profita  de  sa  soirée,  erra  sur  les  boulevards,  traîna  avec  des 
camarades;  il  disait  à  soi-même  : 

—  Je   suis  garçon  !...  veuf  ! 

Il  continuait  sa  promenade  en  sifflotant,  heureux,  satisfait 
de  ses  loisirs;  il  prit  la  peine  de  regarder  son  passé  immédiat 
et  s'attendrit. 

Un  souvenir  reconnaissant,  et  ému,  et  tendre,  alla  saluer 
Marlîie, —  où  elle  se  trouvait.  Il  l'aimait  sincèrement  et  joliment, 
il  laimait  d'amour  et  d'amour-propre,  il  l'aimait  profondément 
lorsqu'il  était  près  d'elle,  et  l'aimait  davantage,  par  empirisme, 
lorsqu'elle  n'était  pas  là.  Il  ne  se  serait  pas  tué,  bien  sur,  pour 
une  trahison,  pour  un  lâchage  ;  mais  il  s'avouait  devoir  souffrir 
beaucoup. 

Des  femmes  passaient  qu'il  ne  désirait  pas,  qu'il  laissait,  sans 
les  regarder,  dans  le  domaine  public.  Son  égoïsme  tranquille 
était  un  bon  dédain  pas  insolent,  pas  encombrant,  satisfait. 
Il  saluait  les  gens,  se  souriant  à  lui-même. 

Il  rentra  plutôt  que  de  coutume,  travailla  un  peu  pour  la 
forme,  et  comme  il  était  tranquille,  il  ne  rêva  pas. 

XII.  —  Mésaventure. 

—  C'est  aujourd'hui,  que  je  te  t'avais  dit  de  venir... 

—  Oh! 


346  lA    REVUE    BLANCHE 

Marthe  clait  lurieusc,  réellement.  Un  pli  mauvais  arquait  ses 
lèvres. 

—  Tu  nas  pas  reçu  mon  mot? 

—  Si. 

—  Alors?...  c'est  absurde  d'arriver  comme  ça...  comme  chez 
toi...  Léon  est  là  ! 

Jacques  fit  une  grimace.  Léon,  — il  s'appelait  Léon!  —  lin- 
•connu,  le  mystérieux,  était  arrivé  comme  ca,  de  plein  droit, 
sans  scrupules.  Il  chassait,  sans  violence  et  par  sa  seule  pré- 
sence, les  intrus;  Léon  était  là  !  il  était  chez  soi,  il  reprenait  la 
direction  de  la  vie,  des  tendresses  et  des  occupations  de  INlar- 
the,  il  apportait  sa  confiance  et  de  fortes  sommes.  Ah!  Léon... 

—  Il  est  là? 

Jacques,  d'un  geste,  indiquait  la  chambre; 

—  Non,  bote!  il  est  sorti  pour  une  heure,  embrasse-moi. 

Et  pendant  qu'il  se  cachait  sur  son  épaule,  dans  ses  bras, 
Marthe  lui  fit  de  la  morale  : 

—  C'est  tout  à  fait  ridicule,  mon  chéri,  de  n'avoir  pas  com- 
pris... D'abord  je  n'aime  pas  ça...  je  t'avais  dit  jeudi,  il  ne  fal- 
lait venir  que  jeudi;  ensuite,  admets  qu'il  ait  été  là,  que  tu  te 
sois  trouvé  face  à  face  avec  lui...  Oh!  c'est  pour  toi...  ce  n'est 
pas  pour  moi...  moi,  je  m'en  fiche! 

Jacques  n'était  pas  fier,  il  pleurait  à  petits  sanglots  le  mau- 
vais accueil,  puis  la  présence  de  l'autre,  puis  les  reproches,  il 
j)Ieurail  sans  au  juste  savoir  pourquoi,  sans  haine,  sans  souf- 
france, heureux  de  pleurer,  heureux  d'apitoyer. 

—  Veux-tu  ne  pas  pleurer,  grand  gosse!...  ne  sois  pas  si 
enfant,  mon  chéri,  ne  pleure  pas...  ! 

Elle  ne  s'attendrissail  pas,  elle  le  consolai!  vile,  elle  n'avait 
pas  le  temps,  ni  le  droit;  elh^  avait  la  direction  des  affaires,  il 
ne  fallait  j)as  perdre  la  tête,  pour  arranger  tout  : 

—  Je  l'écrirai  le  jour  qu'il  faudra  revenir...  embrasse-moi  e' 
va-t'en...  il  va  rentrer. 

—  Tu  m'aimes  encore  ?... 

—  Mais  oui...  mais  oui!... 

l']lle  simjiatienlait,  il  pleurait  encore  un  peu  :  «  Grand  gosse  !  » 
elle  l'embrassai I,  le  poussait  vers  la  porte. 

—  Ecris-moi  demain... 

—  <  >ni,  c'est  ça,  demain...  Va  ! 

—  Tu  m'aimes  ? 

—  Ah...! 

Ils  s'embrassaient   encore,    elle   frissonna    un  peu,   mais   se 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  347 

raidit  tout  de  suite  :  «  Non...  non...  lesatïaires  sont  les  affaires... 
nous  n'avons  pas  le  loisir  de  nous  aimer.  Léon  est  là  !  » 

—  Ah  !  Léon...  !  je  souffre... 

—  Tu  exagères,  tu  te  fais  des  idées...  je  t'assure,  je  te  pro- 
mets qu'il  n'y  aura  rien,  rien...  pas  ça!...  je  suis  encore 
malade... 

—  Il  se  prévaudra  de  ses  droits. 

—  Personne  n'a  de  droits  sur  moi,  —  tu  entends? 

—  Oui!...  tu  m'écriras. 

—  Oui... 

—  Demain  ! 

—  Oui... 

Et,  de  la  porte,  elle  lui  envoya  un  baiser,  du  bout  des  doigts. 

XIII.  —  Soliloque. 

Il  attendit  la  lettre  promise  qui  ne  vint  pas. 

Il  envoya  un  bleu  cérémonieux,  —  auquel  elle  répondit,  — 
enfin  !  — Elle  s'excusait, —  «  Mon  petit  Jacques!  » —  elle  s'expli- 
quait, trouvait  des  raisons,  —  «  je  suis  énervée,  ne  viens  pas.  > 
—  Elle  donnait  des  promesses  et  des  espoirs,  —  «  je  t'écrirai, 
tu  peux  m'écrire.  » 

—  Ali  !  toujours  écrire,  et  elle  n'écrit  pas,  et  elle  dit  de  ne 
pas  venir,  et  d'écrire  ! 

Puis  il  se  dit  : 

—  On  paie  cher  le  plaisir  d'être  amant  de  cœur.  Je  disparais, 
tout  à  coup,  de  la  circulation,  on  me  cache,  on  ne  se  cache 
pas  de  moi.  on  me  fait  savoir  que  je  n'ai  pas  de  droit,  pas  d'in- 
térêt. J'ai  bien  des  tendresses  pour  les  moments  perdus,  mais, 
ces  jours-ci,  on  n'a  pas  de  temps  à  perdre...  et  non  !  elle  l'a 
bien  dit,  si  bien  !  les  affaires  sont  les  affaires  :  elle  traite  pour 
un  an,  c'est  un  bail  renouvelable  ;  et  j'attends.  Il  paraît  que  c'est 
mon  rôle,  de  n'avoir  rien  à  dire,  puisque  je  ne  peux  pas,  pécu- 
niairement, l'entretenir... 

—  Je  liai  rien  à  dire... 

—  Et  mon  amour! 

Il  prit  un  temps,  s'arrêta  sur  le  mot  amour  et  regarda  tout  au 
fond  de  soi. 

—  Mon  amour,  ça  ne  compte  pas;  les  gens  à  principes  font 
la  lippe  et  disent:  «  Unpetit  gigolo!  »...  On  sourit,  on  dit  des 
choses  qui  veulent  être  désagréables  :  «  Gigolo!...  gigolo!... 
Après  tout  le  beau  petit  jeune  homme  n'est  pas  à  plaindre,  il 
sait  ce  qui  se  passe,  il  en  profite,  c'est  propre  !  » 


348  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Et  mon  amour?  Peut-on  croire  que  je  ne  })aie  pas  mon 
plaisir  de  toutes  mes  souflVances,  peut-on  croire  que  mes  mal- 
heureuses caresses  ne  chavirent  pas  en  sanglots  douloureux  et 
déchirants,  à  savoir  qu'avant  et  qu'après  il  y  a  un  autre  qui 
vient,  qui  prend,  et  qui  est  le  maître...  Ali!  le  beau  geste:  le 
giller!  et  puis  après,  le  scandale,  un  duel  pour  pas  trop  cher... 
et  il  la  quillerait: — el.  juste  retour  des  choses  d'ici-bas,  après 
lui  un  autre,  et  des  autres,  et, moi,  moi,  éternel  gigolo,  attendant 
l'heure  de  récréation  et  de  liberté,  pour  l'aimer. 

—  L'aimer  !  ah  !  mon  amour  !  mon  cher,  mon  pauvre  et  mon 
premier  amour  !  Si  l'on  croit  que  c'est  drôle  d'être  pauvre,  si 
l'on  croit  que  c'est  par  intérêt  ou  par  économie  que  Ton  est 
gigolo  !  Ah  !  si  l'on  savait  les  envies  que  l'on  a  de  fuir,  de  s'en- 
fuir, de  se  libérer!...  Mais  on  est  pris!  ça  vous  tient  partout, 
aux  yeux,  aux  lèvres,  au  coîur  et  au  corps.  Elle  sourit  et  Ton 
reste,  elle  promet  des  choses  et  l'on  se  laisse  bercer,  on  oublie 
tout,  tout,  même  la  situation  pas  très  belle  et  pas  propre...  ah! 
aimer! 

XIV.  —  Aphorismes. 

—  On  n'aime  pas  les  femmes  (|uand  on  n'a  pas  d'argent  pour 
les  entretenir. 

—  Monsieur,  l'amour  est  aveugle. 

—  Qui  veut  peut. 

—  Je  ne  veux  pas,  et  je  ne  peux  pas. 

—  Gigolo! 

—  A  la  fin,  j'ai  assez  de  ces  histoires  :  c'est  ma  maîtresse  à 
moi,  et  si,  h  l'aide  de  subterfuges,  elle  arrive  à  faire  croire  aux 
autres  qu'elle  se  donne,  moi,  je  peux  crier  (]ue  je  suis  son 
seul  amant,  que  moi  et  les  autres,  ce  n'est  pas  la  même  chose, 
que  nousne  connaissons  pas  la  même  femme,  et  que  ça  n'a 
aucun  rapport... 

—  Monsieur,  vous  vuUb  monte/,  le  cou! 

—  Elle  m'aime  ! 

—  \  ous  l'aimez,  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  Elle  m'aime!  je  le  sais,  je  le  sens... 

—  El  puis  ajirès... 

—  Je  suis  très  malheureux. 

—  Ce  n'est  pas  une  excuse. 

XV.  — Cataclysme. 
Les  lettres  s'espacèrent. 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  349 

Jacques  fut  huit  jours  sans  nouvoUes;  il  alla  pour  la  voir,  on 
ne  le  reçut  pas  :  elle  n'était  pas  là... 

Elle  ne  voulait  mêler  les  genres,  —  ni  les  amants. 
Il  retourna  chez  elle. 

—  Madame  n'est  pas  là. 

—  Si.  Je  veux  la  voir...  dites  que  c'est  moi. 

—  Justement... 

—  Hein? 

—  M.  Léon  est  là... 

—  Oh! 

Il  bouscula  un  peu  la  bonne,  entra  dans  le  salon. 
Les  portes  étaient  closes,  il  se  donna  le  temps  de  réfléchir,  — 
avant  de  créer  des  incidents. 
Tout  à  coup  elle  entra  : 

—  Toi? 

Toute  sa  tendresse  se  fondit  en  sanglots  ;  il  ne  savait  plus  que 
dire,  plus  que  faire,  il  la  regardait  les  yeux  suppliants,  la  bouche 
douloureuse;  il  lui  tendit  les  mains  sans  oser  s'approcher  d'elle, 
il  murmura  : 

—  Ma  chérie  ! 

—  Toi! 

—  Oui,  moi,  moi,  qui  n'ai  pas  pu  attendre  plus  longtemps  ; 
qui  ai  trop  souffert  :  je  n'étais  pas  habitué!...  Tu  avais  promis 
de  ne  pas  me  faire  souffrir...  Ah!  Marthe! 

—  Tais-toi...  Léon  est  là,  je  t'enverrai  un  mot...  tu  es 
ridicule! 

Son  nez  se  fronçait;  elle  n'était  pas  accoutumée  aux  compli- 
cations :  tout  se  passait  dans  sa  vie,  si  simplement,  d'ordinaire. 
Il  ne  disait  rien,  ne  bougeait  pas;  il  la  regardait,  mettait  dans 
son  regard  ses  souvenirs,  son  amour  et  son  àme. 

Elle  eut  pitié  : 

—  Mon  petit  Jacques,  le  temps  te  semble  long...  et  à  moi  ! 

—  Oh!  à  toi! 

Elle  ne  releva  pas  le  mot;  elle  l'aimait,  mais  jugeant  tout  scan- 
dale inutile  —  et  nuisible,  —  elle  ne  voulait  de  troubles  à  aucun 
prix  : 

—  Va!  va  !  je  t'aime...  va,  je  l'en  prie...  Léon  est  là  ! 

—  Je  m'en  fous  ! 

Il  se  metlait  réellement  en  colère  :  il  en  avait  assez  d'être  si  ridi- 
cule, si  petit  garçon,  ça  ne  pouvait  pas  durer  :  «Appelle-le  Léon,  si 
tu  n'as  pas  peur,  tu  vas  voir...  j'en  ai  plein  le  dos  de  Léon, 
moi...  je  t'aime! 

—  Ne  fais  pas  l'imbécile  ! 


^-,o  LA   REVUE    BLANXHE 

—  L'imlM'-cilo!...  cl  lui,  donc!  c'est  moi  pcut-clre  qui  t'entre- 
tiens pour  que  tu  couches  avec,  c'est  moi  cjui  préviens  avant 
darriver,  c'est  moi  qui  ai  une  maîtresse  au  thé;Ure,  —  comme 
un  pied-à-terre  à  Paris  pour  recevoir  des  amis.  Imbécile,  moi  ! 
je  suis  ce  que  tu  voudras,  pas  grand'  chose,  c'est  certain;  mais 
pas  si  bète  ! 

—  Tu  as  tort  d'être  insolent,  Jacques;  va-t'en;  lu  regretteras 
cette  scène,  demain... 

Mais  Jacques  hurlait  maintenant  pour  le  plaisir,  pour  s'étour- 
dir, pour  ne  pas  rester  en  plan  parmi  ses  phrases,  comme  un 
pantin  désarticulé  :  «  Choisis!  lui  oumoi?  » 

La  porte  s'ouvrit  : 

—  Moi,  monsieur! 

Il  y  eut  un  petit  silence. 

Marthe  battait  le  tapis  du  pied,  énervée,  mais  pas  inquiète;  la 
scène  lui  semblait  stupide,  mais  non  pas  dangereuse  : 

—  Monsieur,  vous  êtes  un  voyou...  vous  écoutez  aux  portes... 

—  Monsieur! 

—  Je  ne  sais  ce  qui  me  retient  de  vous  giller... 

Léon  avait  l'ail  lui  pas,  Jacques  s'avança;  il  était  commun  et 
vulgaire,  il  criait  des  injures  à  la  face  de  l'autre,  un  peu  conges- 
tionné : 

—  Voyou  !  voyou  ! 

Une  main  baltillair;  un  bruit  mat.  Jacques  para  mal  le  coup; 
sa  tôle  vira.  11  voulut  se  précipiter,  frapper  les  poings  fermés, 
taper  dans  le  tas,  pour  en  finir  tout  de  suite. 

L'autre  lui  tendit  sa  carte  : 

—  Vous  vous  battez,  monsieur? 

—  Oh! 

Celait  fini;  et  ce  n'était  que  ça.  La  carte  mettait  un  terme  aux 
violences  immédiates.  Jacques  agila  la  tôte  d'un  mouvement 
machinal  : 

—  \'ovou  ! 

—  Assez,    monsieur  ! 
Léon  sortit,  tran(piillf'ment. 

Jacques  passa  son  mouchoir  sui'  sa  figure,  regarda  Marthe 
pour  savoir  ce  qu'elle  pensait. 

Elle  rageait  silencieusement  :«  Avoir  l;ml  l'ait  j»our  en  arriver 
là,  imb(''cile!  » 

EUo  haussa  les  épaules  et  disparut. 

XVL  —  Chemin  de  croix. 

11  raconta  à  deux  amis  choisis  l'histoire  à  sa  façon. 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  ÎJI 

A  peine  étaient-ils  partis  qu'il  reçut  un  bleu  :  «  Viens  de  suite, 
j'ai  à  te  parler  sérieusement.  » 
Un  point,  c'était  tout. 
II  courut  chez  elle  : 

—  Marthe  ! 

—  Uh!  tais-toi,  la  scène  de  tout  àlheure  est  ridicule...  Jene 
veux  pas  que  tu  te  battes... 

—  Hein! 

—  C/est  entendu...  je-ne-vcux-pas-que-tu- te-battes  !.  .  Tu 
as  reçu  une  gifle  par  ta  l'aute...  Il  allait  partir  après-demain  1  tu 
étais  resté  tranquille  jusqu'à  présent,  ça  te  tenait  à  cœur...  Tu 
n'as  aucun  droit,  aucun,  tu  entends,  il  était  chez  lui,  il  avait  le 
droit  de  te  ficher  à  la  porte...  Si  tu  n'avais  pas  voulu  faire  ton 
malin,  ne  pas  être  grossier,  tout  se  serait  arrangé  :  c'était  si 
simple  1 

—  Je  me  battrai,  voilà  tout  ! 

—  Quand  tu  auras  reçu  un  coup  dépée,  tu  seras  content? 

—  Rien  ne  prouve  que  ce  soit  moi  qui 

—  Il  ne  manquerait  plus  que  ça...  Je  te  défends  de  te  battre, 
c'est  entendu...  Tu  vas  aller  chez  lui,  lui  faire  des  excuses... 

—  .lamais  ! 

—  Jamais  !...  tu  as  dit  :  Jamais...  Alors,  mon  petit,  c'est  en- 
tendu, tu  peux  t'en  aller  d'ici...  et  tout  de  suite... 

—  Ça  n'a  aucun  rapport  ! 

—  -  i  !  je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes  :  choisis. 

—  Pourquoi  ?  je  t'aime...  et  je  me  bats  pour  toi... 

—  Roméo  ! 

Il  haussa  les  épaules  :  les  femmes,  pensait-il,  ne  comprennent 
rien  à  ces  sentiments  délicats,  honorables,  —  et  masculins.  Il 
avait  reçu  une  gifle,  il  importait  d'aller  sur  le  terrain  ;  il  fallait 
qu'une  piqûre  au  bras  sanctionnât  l'incident. 

—  Tu  ne  m'aimes  plus  ? 

—  Bête  !  c'est  parce  que  je  t'aime,  parce  que  je  ne  veux  pas 
d'histoires,  c'est  parce  que  je  peux  arranger  les  choses,  c'est 
parce  que  ça  n'a  aucune  espèce  d'importance  que  jene  veux  pas 
de  ce  duel. 

—  Tu  m'aimes  et  tu  veux  me  déshonorer  ! 

—  Déshonorer  !  quel  mot  !  Et  puis  il  est  inutile  de  discuter  : 
choisis. 

—  Tu  m'en  voudrais  plus  tard  de  t'avoir  cédé... 

—  Moi  1  tu  ne  me  connais  pas . .. 

Il  y  eut  un  long  silence,  avec  des  tendresses,  de  menues  ca- 


:ij2  LA    REVUE    BLANCHE 

resses,  des  regards  profonds;  et  des  larmes   toutes  prêtes  qu'on 
réservait... 

—  Ne  le  bats  pour  moi,  mon  petit  Jacques. 

—  Tu  as  peur  que  je  sois  blessé... 

—  Non  !  mais  Léon  va  tout  à  l'heure  venir  me  demander  par- 
don... 

—  Je  m'en  fous  ! 

Le  ton  changea  brusquement,  les  vérités,  en  averse,  tom- 
bèrent : 

—  Est-ce-toi  qui  peux  m'entretenir? 

—  Xon  ! 

—  Eh  bien...  comme  ce  n'est  pas  toi  qui  le  remplaceras...  ! 

—  Ah! 

—  Tl  faudra  bien  que  tu  partes  avec  celui  qui  part...  Fais  le 
moindre  sacrifice  pour  le  garder  el  me  garder...  si  lu  m'aimes.. 

—  Bien  sur  ! 

—  Xr  te  bats  pas,  Jacques!  va  le  trouver;  il  ne  t'en  veut 
pas,  vous  serez  amis,  plus  tard...  j'en  suis  sûre... 

—  Oh! 

11  était  assis, la  tête  basse;  elle  le  prit  gentiment  dans  ses  bras, 
maternellement,  l'embrassa  à  petits  coups,  à  petites  lèvres  : 

—  \'a,  mon  chéri,  va  grosse  bête,  et  ne  fais  pas  le  méchant... 
Ce  serait  fini...  tout  à  fait... 

—  Tu  me  sacrifies  facilement... 
Toi  aussi.,    pour  des  préjugés... 
Il  hésitait  encore  : 

—  Marthe!  Marthe! 

—  Mon  Jacques,  mon  pelit...  mon  gosse,  .je  l'aime... 

11  la  prit  dans  ses  bras,  silencieusement,  profondément... 

XVII   — Première  station. 

Il  fit  passer  sa  carie  h  Léon. 
L'autre  le  reçut  : 

—  Monsieur,  votre  démarchoest  incorrecte  :  vos  témoins  sor- 
tent d'ici. 

—  Monsieur,  je  viens  .simplement  vous  assurer...  que  je 
regrette...  co  (pii  s'est  passé.  Le  moment,  le  mouvement  déco- 
lère, qui  a  pu  vous  tromper  était  manifestement  exagéré  ;  je  vous 
prie  de  croire  que  je  n'avais  aucun  droit  de  parler  commeje  l'ai 
fait... 

—  ^' rai  ment  ! 

—  Croyez-bien,  Monsieur,  que  ce  n'est  pas  la  peur  d'un  couj) 


TOUTE   UNE    HISTOIRE  353 

d'épée  qui  me  pousse  à  faire  ce  sacrifice;  j'ai  réfléchi,  j'ai  pensé 
que,  tout  pénible  qu'il  soit,  il  était  plus  digne  de  moi  qu'affron 
ter  une  leçon  de  terrain.  La  personne  qui  est  en  cause  n'a  nul 
besoin  d'un  petit  scandale,  je  serais  navré  des  histoires,  des 
potins  colportés  à  son  propos... 

—  Donc...  ? 

—  Donc,   je   viens  vous  demander  d'en  rester-là,  de  vouloir 
bien  oublier  ce  qui  s'est  passé,  et  d'accepter...  mes  excuses. 

Léon  écoutait,  un  peu  ahuri,  sans  comprendre.  Jacques  bais- 
sait la  tête  sans  vouloir  le  regarder  en  face. 

—  C'est  elle  qui  vous  envoie? 
Jacques  dédaigna  de  répondre  : 

—  Acceptez- vous  mes  excuses?... 

—  Monsieur,  j'accepte  vos...  explications... 
Jacques  Lorraine  s'inclina  légèrement  et  sortit. 

—  Saleté,  suis-je  assez  bas,  assez  veule,  assez...  assez... 
assez...  Ah!  saleté...  saleté! 

XVIII.  —  Sic  transit... 

Quelques  initiés  connurent  le  procès-verbai  qui  clôturait  l'in- 
cident. 

L'aventure,  de  cafés  en  cafés,  de  journaux  en  journaux,  fut 
connue  à  Paris. 

Pendant  deux  jours  Jacques  resta  chez  lui,  sans  sortir,  ma- 
lade, rageur,  n'attendant  que  voir  Marthe  pour  tout  oublier, 
pour  reprendre  des  forces  contre  le  malheur,  —  et  son  malheur. 

11  lui  écrivait  des  bleus,  toutes  les  deux  heures,  sans  [réponse. 
Enfin,  il  reçut  ce  mot  très  simple  : 

Mon  cher  petit  Jacques, 

Tes  lettres  me  navrent.  J'avais  espéré  que  tu  te  rendrais  compte  de  la 
situation  et  de  tout  ce  qui  nous  sépare.  Il  faut  être  raisonnable  et  tout  finir. 
Je  ne  suis  libre  en  aucune  manière,  et  je  pense  loyal  de  ne  pas  garder  ton 
cœur  tout  neuf  dont  je  ne  saurais  que  faire  un  mauvais  emploi.  Restons  très 
amis,  veux-tu,  mais  ne  me  parle  plus  jamais  de  rien  ;  je  ne  te  verrai  plus.  Je 
ne  peux  plus  aimer  comme  tu  as  besoin  d'être  aimé,  car  j'ai  été  vaccinée  à 
tout  jamais.  Ne  va  pas  t'imaginer  que  tu  es  très  malheureux,  car  tu  n'aurais 
jamais  été  heureux  avec  moi.  Vois  réellement  et  simplement  les  choses,  et 
tu  conviendras  que  j'ai  raison.  Ne  va  pas  me  trouver  rosse,  car  je  ne  t'ai  pas 
fait  souffrir  de  par  ma  volonté.  Fais  pour  la  première  fois  acte  d'homme  en 
faisant  acte  de  volonté  sur  tes  actions  et  sur  ton  cerveau.  Fais-toi  une 
raison  et  crois-moi  ton  amie  sincère. 

Marthe. 

oa. 


354  LA   REVUE  BLANCHE 

C'était  tout  :  c'était  sec,  c'était  froid,  c'était  faux.  Un  grand 
vide  se  fit  en  lui. 

Il  pleura  pour  la  forme,  tout  seul,  puis,  après  réflexion,  il 
résolut  d'en  finir,  de  gifler  Léon,  de  rentrer  dans  la  vie  publique, 
à  grand  fracas,  par  la  porte  cochére. 

Des  amis  intervinrent.  On  l'emmena  un  peu  loin,  à  la  campagne, 
on  le  fit  travailler  un  peu,  on  lui  remonta  le  moral. 

Il  fit  une  pièce  que  Marthe  voulut  bien  jouer,  six  mois  après. 

On  en  parla. 

XIX.  —  Propos  de  table. 

—  Beaucoup  de  talent.  Lorraine! 

—  Un  garçon  charmant  ! 

—  Marthe  Legg  est  charmante  dans  sa  pièce. 

—  \'ous  savez  qu'elle  est  sa  maîtresse. 

—  Oh! 

—  Vous  avez  l'air  renseigné  ! 

—  Toute  une  histoire  ! 

—  Il  a  donc  de  l'argent  pour  entretenir  cette  cabotine? 

—  C'est  elle  qui  l'entretient. 

—  Mais  non,  ils  ne  sont  plus  ensemble  depuis  le  fameux  duel. . . 

—  Quel  duel  ? 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas  ? 

—  Lorraine  s'est  fait  rouer  de  coups  par  l'amant  de  Marthe, 
qui  l'a  surpris. 

—  Une  heure   après,    Lorraine  est  allé  faire  des  excuses  au 
monsieur... 

—  Vrai  ? 

—  C'est  très  drôle  ! 

—  Lé  plus  drôle,   c'est  qu'après  avoirrepris  l'amunl   en  litre, 
Marthe  a  jeté  Lorraine  par-dessus  bord... 

—  Il  s'est  retrouvé  dans  son  élément. 

—  Rosse  ! 

—  En  somme,  c'est  un  sale  nionsiéur. 

—  Il  y  en  a  tant! 

—  Oui,  mais  enfin  quand  on  a  un  vie  privée  comme  ça... 

—  Sa  pièce  est  une  pièce  à  clef,  vous  savez... 

—  Il  y  a  dfs  passages  bien  faibles... 

—  Des  passages  !  vous  étés  indulgent... 

—  Oh  !  il  a  du  talent  tout  de  même. 

—  Et  du  sens  moral  ! 

—  11  a  beaucoup  souffert. 


TOUTE    UNE    HISTOIRE  3î)5 

—  Ça  n'est  pas  une  excuse... 

—  Oucl  àcrë  a-t-il  ? 

—  ^'ingt-cinq  ans.  Oh  !  il  ira  loin. 

—  Il  naii^e  bien  ! 

—  Dieu  !  que  vous  êtes  bêté  ! 

—  Ou'esl-ce  qu'il  devient  maintenant  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  il  travaille. 

—  Il  est  l'amant  dé  la  femme  d'un  commerçant. 

—  Penh! 

—  Quel  sale  monsieur  ! 

—  Il  l'aime  beaucoup. 

—  Quel  sal(^  monsieur  ! 

—  Lé  mari  lui  fait  signer  des  billets  de  complaisance... 

—  Quel  sale  monsieur  ! 


Robert  Dieudonné 


Lamarck 


....  Cette  apparence  de  stabilité  des 
choses  dans  la  nature  sera  toujours 
prise,  par  le  vulgaire  des  hommes, 
pour  la  réalité;  parce  qu'en  géné- 
ral, on  lie  juge  de  tout  que  rela- 
tivement h  soi. 

Philosophit  zoolog'xque,  p.  70. 

Le  nom  de  Darwin  est  universellement  connu;  celui  de  Lamarck 
étail  presque  ignoré,  il  }'  a  quelques  années,  en  dcliors  du  monde  des 
naluralisles,  et  cependant  on  ne  peut  plus  douter  aujourd'hui  (ju'il  no 
doive  prendre  place  au  premier  rang  parmi  les  hommes  qui  ont  honore 
la  science  et  l'humanité. 

Un  savant  américain,  A.  S.  Packard,  vient  de  consacrer  à  la  mémoire 
de  Lamarck  un  fort  beau  livre  (1)  dans  lequel  il  a  pieusement  recueilli 
tous  les  documents  relatifs  à  notre  grand  évolutionniste  depuis  son 
acte  de  naissance  et  la  pliolographic  de  sa  maison  natale,  jusqu'à  la 
détermination  difficile  de  l'endroit  où  il  fut  enterré  au  cimetière  Mont- 
parnasse, dans  une  fosse  sans  nom,  et  d'où  ses  os  inconnus  furent 
extraits  peu  après  pour  être  portés  aux  catacombes. 

Je  ne  m'occuperai  pas  ici  de  l'homme;  je  veux  seulement  montrer 
que  son  œuvre,  si  peu  appréciée  pendant  trois  quarts  de  siècle,  mépri- 
sée même  de  Darwin  qui  ne  l'a  pas  égalée,  est  encore  aujourd'hui 
une  source  féconde  à  laquelle  tous  les  savants  ont  avantage  ù  puiser. 
Il  y  a  certainement  dans  la  Philosophie  zoolor/icjue  (2)  quelques  erreurs 
provenant  de  l'état  rudimentaire  de  la  science  au  commencement  du 
XIX*  siècle,  mais  ces  erreurs  sont  beaucoup  plus  minimes  qu'on  n'eût 
j»u  le  supposer;  si  l'on  fait  abstraction  de  queUiucs  considérations  sur 
h's  «  fluides  »,  considéialions  que  le  peu  d'a\ancemcnt  des  sciences 
physiquf's  impo.s;iit  à  lous  les  penseurs  de  cette  époque,  on  reste 
élotmé  de  l'ampleur  de  ce  génie  qui,  en  môme  temps  qu'il  devinait  la 
Irnnsfdrmation  des  espèces,  trouvait  aussi  U  l'éritable  nature  des 
f.icicnrs  de  celte  transformation.  Le  livre  de  Darwin,  avec  ses  semblants 
d'explication,  a  été  plus  favorablement  accueilli  du  public;  c'est  que 
le  public  était  aiilrc  au  moment  où  parut  lOvKjine  des  espèces;  les 
argumenls  de  la  Philosophie  zoolofjif/ue,  tout  en  donnant  un  système 
beaucoup  plus  complet  que  celui  de  la  «  sélection  naturelle  »,  sont  sans 
aucun  doule  aussi  clairs  et  aussi  intelligibles  pour  le  lecteur.  Je  le 
prouverai  dans  cet  article  en  reproduisant,  sans  les  modifier,  les  plus 


(1)  A.  S    Packard  :   Lamarcl.,  Ihe    founder   of  Kcoluliun,  hi»  li/e  uiid  uork .  New  York. 

(2)  J.  B.  P.  A.  Lamarck  :  J'hUoiopkic  toologique.  Paris,  180!". 


I 


LAMARCK  '^5  7 

caractéristiques  d'entre  eux  et  je  suis  sûr  que,  si  l'on  veut  bien  penser, 
en  les  lisant,  à  l'état  des  connaissance  humaines  au  moment  où  Lamarck 
a  écrit,  on  ne  pourra  s'empêcher  d'éprouver  devant  la  manifestation  de 
son  génie  un  frisson  d'admiration  enthousiaste. 

«  Les  œuvres  de  Lamarck,  écrit  Darwin,  me  paraissent  extrême- 
ment pauvres;  je  n'y  trouve  pas  un  fait,  pas  une  idée.  »  Cette  apprécia- 
tion injuste  a  été  acceptée  par  Huxley  et  par  les  plus  célèbres  des 
néo-darwiniens.  Il  est  donc  à  craindre  que  l'on  me  reproche  une 
partialité  en  sens  contraire  et  que  l'on  m'accuse  d'avoir  trouvé  dans 
Lamarck  autre  chose  que  ce  qu'il  a  réellement  pensé  et  écrit.  Aussi 
m'asteindrai-je  à  citer  textuellement  ses  phrases  mêmes;  j'espère 
arriver  à  montrer  ainsi,  sans  laisser  subsister  aucune  doute  à  ce  sujet, 
que,  quoi  qu'en  ilise  Darwin  (qui  d'ailleurs  lisait  mal  Te  français  et  a 
pu  ignorer  beaucoup,  de  Lamarck),  la  Philosophie  zoologique  contient, 
clairement  exprimées,  la  plupart  des  idées  défendues  par  les  transfor- 
mistes au  XIX*  siècle,  sauf  peut-être  la  sélection  naturelle  qui  n'est  pas 
la  plus  féconde  ou,  du  moins,  pas  la  seule  féconde. 

Lamarck  a  aimé  la  science;  il  lui  a  dû  les  seules  joies  de  sa  vie  triste; 
il  en  parle  avec  reconnaissance  (Avertissement,  p.  xxiu)  : 

«...  En  me  livrant  aux  observations  qui  ont  fait  naître  les  considéra- 
tions exposées  dans  cet  ouvrage,  j'ai  obtenu  les  jouissances  que  leur  res- 
semblance à  des  vérités  m'a  fait  éprouver,  ainsi  que  la  récompense  des 
fatigues  que  mes  études  et  mes  méditations  ont  entraînées;  et  en  publiant 
ces  observations,  avec  les  résultats  que  j'en  ai  déduits,  j'ai  pour  but  d'in- 
viter les  hommes  éclairés  qui  aiment  l'étude  de  la  nature,  à  les  suivre 
et  à  les  vérifier  et  à  en  tirer  de  leur  côté  les  conséquences  qu'ils  jugeront 
convenables.  » 

Ce  ne  sont  pas  là  de  simples  joies  de  collectionneur,  mais  des  joies 
de  vrai  savant.  Depuis  Lamarck,  il  faut  substituer  les  sciences  natu- 
relles à  ïhisloire  naturelle;  il  ne  faut  pas  se  contenter  de  décrire  minu- 
tieusement les  formes  vivantes,  il  faut  une  philosophie  zoologique  : 

((  La  nécessité  reconnue  de  bien  observer  les  objets  particuliers  a  fait 
naître  l'habitude  de  se  borner  à  la  considération  de  ces  objets  et  de 
leurs  plus  petits  détails,  de  manière  qu'ils  sont  devenus,  pour  la  plupart 
des  naturalistes  (1),  le  sujet  principal  de  l'étude.  Ce  serait  cependant  une 
cause  réelle  de  retard  pour  les  sciences  naturelles,  si  l'on  s'obstinait  à 
ne  voir  dans  les  objets  observés  que  leur  forme,  leur  dimension,  leurs 
parties  externes  même  les  plus  petites,  leur  couleur,  etc.,  et  si  ceux  qui 
se  livrent  à  une  pareille  étude  dédaignaient  de  s'élever  à  des  considérations 
supérieures,  comme  de  chercher  quelle  est  la  nature  des  objets  dont  ils 
s'occupent,  quelles  sont  les  causes  des  modifications  ou  des  variations 
auxquelles  ces  objets  sont  tous  assujettis,  quels  sont  les  rapports  de  ces 


(1)  Ce  sont  les  naturalistes  que  nous  appelons  aujourd'hui  les  coquillards; 


i58  LA    REVUE    BLANCHE 

mômes  objets  entre  eux  et  avec  tous  les  autres  que  l'on  connaît,  etc.,  etc., 
(p.  12).  i) 

El  plus  loin  (p.  19)  : 

«  On  sait  que  toute  science  doit  avoir  sa  philosophie,  et  que  ce  n'est 
que  par  cette  voie  qu'elle  fait  des  progrès  réels.  En  vain  les  naturalistes 
consumeront-ils  leur  temps  à  décrire  de  nouvelles  espèces,  h  saisir  toutes 
les  nuances  et  les  petites  particularités  de  leurs  variations  pour  agrandir 
la  liste  immense  des  espèces  inscrites,  en  un  mot  à  instituer  diversement 
des  genres,  en  changeant  sans  cesse  l'emploi  des  considérations  pour 
les  caractériser;  si  la  philosophie  de  la  science  est  négligée,  ses  progrès 
seront  sans  réalité,  et  l'ouvrage  entier  restera  imparfait.  » 

Il  laul  une  pliilosoi>liic  zoologique;  nous  dc\ous  èlre  reconnaissants 
à  Lamarck,  qui  nous  a  montré  son  utilité,  et  qui,  en  même  temps, 
nous  en  a  donné  une,  fort  acceptable  aujourd'hui  encore  dans  beau- 
cou|)  de  ses  parties.  Mais  une  philosophie  zoologiquc  n'est  bonne  que 
relativement  à  Tétat  de  la  science  au  moment  où  elle  est  instituée; 
il  faut  être  tout  prêt  à  l'abandonner  dès  qu'un  fait  nouveau  détruit 
les  lois  pro\isoircmcnt  admises;  c'est  d'ailleurs  ce  que  Lamarck  nous 
enseigne  lui-même  après  nous  avoir  montré  le  peu  de  cas  qu'il  faut 
faire  de  l'argument  d'autorité.  (Avertissement,  xxi)  : 

«  Doit-on  ne  reconnaître  comme  fondées  que  les  opinions  les  plus 
généralement  admises?  Mais  rexpérieuce  montre  assez  que  les  individus 
«lui  ont  rintclligence  la  plus  développée  et  qui  réunissent  le  plus  de 
lumière,  composent,  dans  tous  les  temps,  une  minorité  extrêmement 
petite.  On  ne  saurait  en  disconvenir  :  les  autorités,  en  fait  de  connais- 
sances, doivent  s'apprécier  et  non  se  compter;  quoique,  à  la  vérité,  cette 
appréciation  soit  très  difficile. 

«  Cependant,  d'après  les  conditions  nombreuses  et  rigoureuses  qu'exige 
un  jugement  pour  (ju'il  soil  bon  ;  il  n'est  pas  encore  certain  que  celui  des 
individus  que  l'opinion  transforme  en  autorités  soit  parfailement  juste  ù 
l'égard  des  objets  sur  lesquels  il  se  prononce.  Il  n'y  a  donc  pour 
l'homme  de  vérités  positives,  c'est-i\-dire  i;ur  lesquelles  il  puisse  solide- 
ment compter,  que  les  faits  qu'il  peut  observer,  et  non  les  conséquences 
qu'il  en  tire.  » 

Voilà  de  bons  et  solides  principes.  Ne  relrouvéz-vous  pas,  dans  cette 
citation,  le  résumé  de  l'idée  que  développe  Ibsen  dans  Un  Ennemi  du 
peuple  à  propos  de  la  «  .Majorité  compacte  »  ?  El  n'est-ce  pas  aussi  une 
preuve  du  meilleur  esprit  de  recherche,  que  celle  disposition  à  aban- 
donner une  idée  chère  dès  qu'elle  se  trouve  en  contradiction  avec  les 
faits?  Tant  d'autres  ont  préféré  dénaturer  les  faits  jjour  les  faire  entrer 
dans  le  cadre  de  leurs  idées  préconçues! 

Il  n'est  pas  étonnant  rpTune  méthode  au^--.!  iundcnle  (!t  aussi  saine 


LAMARCK  ^^9 

ait  conduit  Lamarck  à  des  découvertes  durables;  son  o'uvre  respire 
partout  l'honnêteté  scientifique  la  plus  pure.  Et  cependant,  ce  n'est  pas 
la  méthode  seule,  quelque  excellente  qu'elle  soit,  qui  peut  faire  com- 
prendre l'immensité  de  l'œuvre.  Lorsque  l'on  réfléchit  au  petit  nombre 
des  documents  incomplets  rassemblés  à  cette  époque  dans  les  collec- 
tions, lorsque  l'on  pense  surtout  à  la  généralité,  au  commencement  du 
xix«  siècle,  de  la  croyance  en  une  création  d'espèces  distinctes  et  fixes, 
on  ne  peut  s'empêcher  d'être  saisi  d'admiration  devant  la  naissance  de 
l'idée  transformiste  dans  un  cerveau  humain.  S'il  faut  conserver  le 
mot  génie,  mot  si  mal  défini  et  dont  on  a  fait  un  usage  si  immodéré, 
c'est  sûrement  à  des  œuvres  comme  celle  de  Lamarck  qu'il  faut  l'appli- 
quer. Il  a  été  de  plus  d'un  demi-siècle  en  avance  sur  ses  contemporains 
qui.  naturellement,  n'ont  pu  l'apprécier  à  sa  juste  valeur. 

Mais  une  chose  qui  étonnera  plus  encore,  peut-être,  que  la  nouveauté 
de  l'idée  transformiste,  c'est  la  simplicité  des  moyens  par  lesquels 
elle  est  née  chez  Lamarck  : 

«  Cominent  pouvais-je,  dit-il  (Avertissement  \).  n)  envisager  la  dégra- 
dation singulière  qui  se  trouve  dans  la  composition  des  animaux,  à  me- 
sure que  l'on  parcourt  leur  série,  depuis  les  plus  parfaits  d'entre  eux 
jusque  aux  plus  imparfaits,  sans  rechercher  à  quoi  peut  tenir  un  fait  si 
positif  et  aussi  remarquable,  un  fait  qui  m'est  attesté  par  tant  de  preuves? 
Ne  devais-je  pas  penser  que  la  nature  avait  produit  successivement  les 
difïérents  corps  doués  de  la  vie,  en  procédant  du  plus  simple  vers  le  plus 
composé;  puisqu'on  remontant  l'échelle  animale  depuis  les  animaux  les 
plus  imparfaits  jusqu'aux  plus  parfaits,  l'organisation  se  compose  et 
même  se  complique  graduellement  dans  sa  composition,  d'une  manière 
extrêmement  remarquable? 

«  Cette  pensée,  d'ailleurs,  acquit  à  mes  yeux  le  plus  grand  degré  d'évi- 
dence, lorsque  je  reconnus  que  la  plus  simple  de  toutes  les  organisations 
n'<'ffrait  aucun  organe  spécial  quelconque  (1);  que  le  corps  qui  la  possé- 
dait n'avait  effectivement  aucune  faculté  particulière,  mais  seulement 
celles  qui  sont  le  propre  de  tout  corps  vivant;  et  qu'à  mesure  que  la 
nature  parvint  à  créer,  l'un  après  l'autre,  les  différents  organes  spéciaux 
et  à  composer  ainsi  de  plus  en  plus  l'organisation  animale,  les  animaux 
selon  le  degré  de  composition  de  leur  organisation,  en  obtinrent  diffé- 
rentes facultés  particulières,  lesquelles,  dans  les  plus  parfaits  d'entre 
eux,  sont  nombreuses  et  fort  éminentes.  » 

L'auteur  revient  à  plusieurs  reprises  sur  cette  dégradation  que  l'on 
constate  dans  le  règne  animal;  or  il  est  bien  «lertain  que  l'emploi  seul 
du  mot  dégradation  indique  une  méthode  contraire  à  la  méthode  natu- 
relle; c'est  qu'il  y  a  cent  ans,  on  avait  l'habitude  de  considérer  l'étude 
de  l'homme  et  des  animaux  supérieurs  comme  le  point  de  départ  nor- 
mal de  toute  recherche  sur  les  êtres  vivants.  Lamarck  eut  donc  à  lutter, 


(1)   Ceci  ne  serait  rigoureusement  vrai  que  pour  les  mo?i«r«  auxquelles  ïïaeckel  a  cru  et 
qui  ont  probablement  existé  jadis  si  elles  n'existent  plus  aujourd'hui. 


36o  LA   REVUE    BLANCHE 

non  seulement  contre  la  croyance  à  la  fixité  des  espèces,  mais  encore 
contre  la  tournure  anthropomorphique  des  esprits;  outre  le  transfor- 
misme, il  a  créé  la  véritable  méthode  naturelle  en  biologie  : 

«  Je  fus  convaincu  que  c'était  uniquement  dans  la  plus  simple  de  toutes 
les  organisations  qu'on  pouvait  trouver  les  moyens  propres  à  donner  la 
solution  d'un  problème  aussi  difficile...  Les  conditions  nécessaires  à  l'exis- 
tence de  la  vie  se  trouvant  complètes  dans  l'organisation  la  moins  com- 
posée, mais  aussi  réduites  à  leur  plus  simple  terme;  il  s'agissait  de 
savoir  comment  cette  organisation,  par  des  causes  de  changements 
quelconques,  avait  pu  en  amener  d'autres  moins  simples  et  donner  lieu 
aux  organisations,  graduellement  plus  compliquées,que  l'on  observe  dans 
fétendue  de  l'échelle  animale.  »  (Avertissement  p.  iv). 

Ainsi  donc,  la  gradation  progressive  est  substituée  à  la  dégra- 
dation des  formes  vivantes.  C'est  peut-être  la  notion  la  plus  féconde 
de  l'œuvre  de  Lamarck;  du  moins,  cette  notion  était-elle  nécessaire 
pour  rendre  féconde  la  croyance  nouvelle  à  la  variabilité  de  l'espèce; 
voici  le  passage  où  cette  nouvelle  croyance  est  exposée  (p.  54)  : 

«  On  appelle  espèce,  toute  collection  d'individus  semblables  qui  furent 
produits  par  d'autres  individus  pareils  à  eux. 

a  Cette  définition  est  exacte;  car  tout  individu  jouissant  de  Is  vie,  res- 
semble toujours,  à  1res  peu  près,  à  celui  ou  à  ceux  dont  il  provient.  Mais 
on  ajoute  à  cette  définition,  la  supposition  que  les  individus  qui  com- 
posent une  espèce  ne  varient  jamais  dans  leur  caractère  spécifique,  et 
que,  conséquemment,  Vespèce  a  une  constance  absolue  dans  la  nature. 

ff  C'est  uniquement  cette  supposition  que  je  me  propose  de  combattre, 
parce  que  des  preuves  évidentes  obtenues  par  l'observation,  constatent 
qu'elle  n'est  pas  fondée. 

a  La  supposition  presque  généralement  admise,  que  les  corps  vivants 
constituent  des  espèces  constamment  distinctes  par  des  caractères  inva- 
riables, et  que  l'existence  de  ces  espèces  est  aussi  ancienne  que  celle  de 
la  nature  même,  fut  établie  dans  un  temps  oii  l'on  n'avait  pas  suffisam- 
ment observé  et  où  les  sciences  naturelles  étaient  encore  à  peu  près 
milles.  Elle  est  tous  les  jours  démentie  aux  yeux  de  ceux  qui  ont  beau- 
coup vu,  qui  ont  longtemps  suivi  la  nature,  et  qui  ont  consulté  avec  fruit 
les  grandes  et  riches  collections  de  nos  Muséum. 

«  Aussi  tous  ceux  qui  se  sont  fortement  occupés  de  l'étude  de  l'histoire 
naturelle  savent  que  maintenant  les  naturalistes  sont  extrêmement  em- 
barrassés pour  déterminer  les  objets  qu'ils  doivent  roprarder  comme  des 
espèces.  En  effet,  ne  sachant  pas  que  les  espèces  n'ont  réellement  qu'une 
Constance  relative  h  la  durée  des  circonstances  dans  lesquelles  se  sont 
trouvés  tous  les  individus  qui  les  représentent,  et  que,  certains  de  ces 
individus  ayant  varié,  constituent  des  races  qui  se  nuancent  avec  ceux  de. 
quelque  autre  espèce  voisine,  les  naturalistes  se  décident  arbitrairement, 
on  donnant  les  uns  comme  variétés,  les  autres  comme  espèces  des 
individu^;  observés  en  difTérents  pays  et  dans  diverses  situations.  Il  en 
résulte  que  la  partie  du  travail  qui  concerne  la  détermination  des  espèces 


LAMÀRCK  36i 

devient  de  jour  en  jour  plus  défectueuse,  c'est-à-dire  plus  embarrassée 
et  plus  confuse,  b 

Et  plus  loin  (p.  58)  : 

Œ  Je  le  répète,  plus  nos  collections  s'enrichissent,  plus  nous  rencon- 
trons des  preuves  que  tout  est  plus  ou  moins  nuancé,  que  les  différences 
remarquables  s'évanouissent,  et  que  le  plus  souvent  la  nature  ne  laisse 
à  notre  disposition  pour  établir  des  distinctions,  que  des  particularités 
minutieuses  et,  en  quelque  sorte,  puériles.  » 

Celte  idée  de  la  continuité  des  formes  de  la  nature  organisée  se 
retrouve  à  chaque  pas  dans  l'œuvre  de  Lamarck.  C'est,  pour  ainsi  dire, 
le  leit  motiv  de  la  philosophie  zoologique.  C'est  d'elle  qu'est  né  le 
transformisme  car,  remarquez-le  bien,  Lamarck  a  eu  la  notion  de  la 
transformation  des  espèces  sans  avoir  jamais  vu  une  espèce  varier.  Au 
contraire,  et  dès  le  début,  il  a  rencontré  des  semblants  de  preuves 
contre  la  variabilité.  A  propos  des  collections  rapportées  d'Egypte  par 
Geotïroy-Saint-Hilaire,  fut  publié  un  rapport  (1)  dont  voici  quelques 
extraits  ] 

«  La  collection  a  d'abord  cela  de  particulier,  qu'on  peut  dire  qu'elle 
contient  des  animaux  de  tous  les  siècles.  Depuis  longtemps  on  désirait 
de  savoir  si  les  espèces  changent  de  forme  par  la  suite  des  temps.  Cette 
question,  futile  en  apparence,  est  cependant  essentielle  à  l'histoire  du 
globe,  et  par  suite,  à  la  solution  de  mille  autres  questions  qui  ne  sont  pas 
étrangères  aux  plus  graves  objets  de  la  vénération  humaine. 

«  Jamais  on  ne  fut  mieux  à  portée  de  le  décider  pour  un  grand  nombre 
d'espèces  remarquables  et  pour  plusieurs  milliers  d'autres.  Il  semble  que 
la  superstition  des  anciens  Egyptiens  ait  été  inspirée  par  la  nature, 
dans  la  vue  de  laisser  un  monument  de  son  histoire... 

<i  On  ne  peut  maîtriser  les  élans  de  son  imagination  lorsqu'on  voit 
encore,conservé  avec  ses  moindres  os, ses  moindres  poils,  et  parfaitement 
reconnaissable,  tel  animal  qui  avait,  il  y  a  deux  ou  trois  mille  ans,  dans 
Thèbes  ou  dans  Memphis,  des  prêtres  et  des  autels.  Mais  sans  nous  égarer 
dans  toutes  les  idées  que  ce  rapprochement  fait  naître,  bornons-nous  à 
voir  exposer  qu'il  résulte  de  cette  partie  de  la  collection  de  M.  Geoffroy, 
que  ces  animaux  sonî  parjailemenî  semblables  à  ceux  d'aujourd'hui.  » 

Il  y  avait  là  de  quoi  troubler  un  savant  moins  solidement  convaincu 
que  Lamarck;  cette  objection  au  contraire,  loin  de  lui  faire  adopter  la 
théorie  de  la  fixité  des  espèces,  l'a  seulem»ent  amené  à  d'admirables 
considérations  sur  l'antiquité  réelle  du  monde  (p.  70)  : 

«  Les  oiseaux  que  les  Egyptiens  ont  adorés  et  embaumés  il  y  a  deux  ou 
trois  mille  ans,  sont  encore  en  tout  semblables  à  ceux  qui  vivent  actuelle- 
ment dans  ce  pays. 

«  Il  serait  assurément  bien  singulier  que  cela  fût  autrement;  car  la 


(1)  Annales  du  Muséum  d'Histoire  naturelle.  Yol.  I,  pp.  235-236. 


3fv/  I^A.    REVUE    BLANCHE 

ixisilioii  (11'  rK<ry|>ic  ri  son  cliinal  ^ciil  (Micnrc.  à  iW's  p(Mi  près,  ce  qu'ils 
t'Iaifiil  :i  colh"  t'ptxiuc.  Or  les  oisrjuix  qui  y  vivcnl,  s  y  Ironvant  encore 
dans  les  mêmes  circonstances  où  ils  étaient  alors,  n'ont  pu  être  forcés  de 
chanprer  leurs  habitudes. 

a  D'ailleurs,  qui  ne  sent  que  les  oiseaux  qui  peuvent  si  aisément  se 
déplacer  et  choisir  les  lieux  qui  leur  conviennent,  sont  moins  assujettis 
que  bien  d'autres  animaux  aux  variations  des  circonstances  locales,  et 
par  là  moins  contrariés  dans  leurs  habitudes. 

(c  II  n'y  a  rien,  en  effet,  dans  l'observation  qui  vient  d'être  rapportée, 
qui  soit  contraire  aux  considérations  que  j'ai  exposées  sur  ce  sujet,  et 
surtout,  qui  prouve  que  les  animaux  dont  il  s'agit  aient  existé  de  tout 
temps  dans  la  nature;  elle  prouve  seulement  qu'ils  fréquentaient  l'Egypte 
il  y  a  deux  ou  trois  mille  ans;  et  tout  homme  qui  a  quelque  habitude  de 
rér.^^chir,  et  en  même  temps  d'observer  ce  que  la  nature  nous  montre  des 
monuments  île  son  anliquilé,  apprécie  facilement  la  valeur  d'une  durée 
de  deux  ou  trois  mille  ans  par  rapport  à  elle. 

«  Aussi,  on  peut  assurer  que  cette  apparence  de  slabililé  des  choses 
dans  la  nature,  sera  toujours  prise,  par  le  vulgaire  des  hommes,  pour  la 
rralilt':  parce  ([ue,  en  général,  on  no  juge  de  tout  que  relativement  à  soi. 

a  Pour  l'homme  qui,  à  cet  égard,  ne  juge  que  par  les  changements  qu'il 
aperçoit  lui-même,  les  intervalles  de  ces  mutations  sont  des  élals  slaiion- 
naires  qui  lui  paraissent  sans  bornes,  à  cause  de  la  brièveté  d'existence 
des  individus  de  son  espèce.  Aussi, comme  les  fastes  de  ses  observations  et 
les  notes  de  faits  qu'il  a  pu  consigner  dans  ses  registres,  ne  s'étendent 
et  ne  remontent  qu'à  quelques  milliers  d'années,  ce  qui  est  une  durée 
infiniment  grande  par  rapport  à  lui,  mais  fort  petite  relativement  à  celles 
fjui  voient  s'effectuer  les  grands  changements  que  subit  la  surface  du 
glofx'.  toiil  lui  paraît  stable  dans  la  planète  qu'il  habite  et  il  est  porté  à 
repousser  les  indices  que  des  monuments  entassés  autour  de  lui  ou 
enfouis  dans  le  sol  qu'il  foule  sous  ses  pieds,  lui  présentent  de  toute 
part.  » 

Je  m'arrête  a\ec  peine;  ces  considérations  me  paraissent  si  admi- 
rables pour  l'époque  où  elles  ont  été  écrites  que  je  serais  tenté  de 
recopier  le  livre  tout  entier. 

Lamarck  est  donc  convaincu  que  les  êtres  vivants  ont  varié,  au  cours 
des  époques  successives  de  riiisloire  du  gloi)c.  On  lui  a  rej)r(»clié  comme 
une  puérilité  d'avoir  cru  impossible  la  disparition  des  espèces  ancien- 
nes, sauf  dans  les  cas  où  l'homme  a  directement  opéré  leur  destruc- 
tion, mais  il  est  facile  de  voir  en  lisant  attentivement  ce  passage,  d'ail- 
leurs assez  peu  claii-,  rie  son  li\  re,  cpie  loisqu'il  parle  de  la  disparition 
d'une  es|)èce,il  entend  l<i  (lixp<irilni}\  sans  (Icscciidducc  mêvH'  modifiée. 
Il  y  a  là  une  confusion  tenant  à  l'élasticité  du  mot  espèce.  .Après  avoir 
laissé  entendre  que.  à  son  époque,  on  ignorait  encore  la  faune  et  la 
flore  de  beaucoup  de  continents  et  surtout  celles  du  fond  des  mers,  et 
que  par  conséquent  il  ne  fallait  pas  se  hâter  de  déclarer  perdue  une 
espèce  connue  seulement  à  l'état  fossile,  il  ajoute  (p.  77)  : 


LAMARCK 


■^,6'^ 


«  ...  Si  quantité  de  ces  coquilles  fossiles  se  montrent  avec  des  diffé- 
rences qui  ne  nous  permettent  pas,  d'après  les  opinions  admises,  de  les 
(regarder  comme  des  analogues  des  espèces  avoisinantes  que  nous  con- 
naissons, s'cnsuit-il  nécessairement  que  ces  coquilles  appartiennent  à 
des  espèces  réellement  perdues?...  Ne  serait-il  pas  possible,  au  contraire, 
que  les  individus  fossiles  dont  il  s'agit  appartinssent  à  des  espèces  encore 
existantes,  mais  qui  oui  changé  depuis,  et  ont  donné  lieu  aux  espèces 
actuellement  vivantes  que  nous  en  trouvons  voisines.  » 

On  ne  peut  se  dissimuler  que  la  rédaction  de  ce  passage  est  fautive. 
Des  espèces  «  encore  existantes,  mais  qui  ont  changé  et  donne  lieu  à 
des  espèces  dijlércnies  »,  cela  est  loin  d'èlrc  clair,  mais  il  faut  s'en 
prendre  surtout  au  peu  de  précision  du  mot  espèce,  employé  tour  à  tour 
dans  le  sens  purement  descriptif  et  dans  le  sens  défini  par  la  parenté 
et  la  descendance.  Bien  des  naturalistes  à  notre  époque  n'ont  pas  un 
langage  plus  rigoureux  et  Huxley  a  été  peu"  indulgent  en  reprochant 
si  vivement  à  Lamarck  de  n'avoir  pas  cru  aux  espèces  perdues.  Nous 
savons  aujourd'hui  que  certaines  lignées  se  sont  éteintes  sans  laisser 
de  descendance,  que  certains  phylums,  comme  on  dit  maintenant,  se 
sont  arrêtés  à  des  époques  anciennes  de  l'histoire  du  monde,  mais 
Lamarck  faisait  preuve  d'une  grande  prudence  scientifique  en  laissant 
espérer  que  des  recherches  jiouvelles  feraient  connaître  les  descendants 
des  espèces  connues  à  l'état  fossile. 

Huxley  aurait  d'autant  moins  dû  reprocher  à  Lamarck  l'obscurité  de 
son  chapitre  sur  «  les  espèces  dites  perdues  »  que  ce  chapitre  contient, 
fort  clairement  exprimée,  la  négation  des  catastrophes  successives, 
négation  dont  l'auteur  anglais  reporte  tout  l'honneur  sur  le  grand  géo- 
logue Lyell  : 

«  Les  naturalistes  qui  n'ont  pas  aperçu  les  changements  qu'à  la  suite 
des  temps  la  plupart  des  animaux  sont  dans  le  cas  de  subir,  voulant 
expliquer  les  faits  relatifs  aux  fossiles  observés,  ainsi  qu'aux  boulever- 
ments  reconnus  dans  différents  points  de  la  surface  du  globe,  ont  sup- 
posé qu'une  catastrophe  universelle  avait  eu  lieu  à  l'égard  du  globe  de 
la  terre;  quelle  avait  tout  déplacé  et  avait  détruit  une  grande  partie  des 
espèces  qui  existaient  alors. 

c(  Il  est  dommage  que  ce  moyen  commode  de  se  tirer  d'embarras,  lors- 
qu'on veut  expliquer  les  opérations  de  la  nature  dont  on  n'a  pu  saisir 
les  causes,  n'ait  de  fondement  que  dans  l'imagination  qui  Ta  créé,  et  ne 
puisse  être  appuyé  sur  aucune  preuve. 

a  Des  catastrophes  locales,  telles  que  celles  que  produisent  des  trem- 
blements de  terre,  des  volcans,  et  d'autres  causes  particulières,  sont  assez 
connues,  et  l'on  a  pu  observer  les  désordres  qu'elles  occasionnent  dans 
les  lieux  qui  en  ont  supporté. 

«  Mais  pourquoi  supposer,  sans  preuves,  une  catastrophe  universelle, 
lorsque  la  marche  de  la  nature,  mieux  connue,  suffit  pour  rendre  raison 
de  tous  les  faits  que  nous  observons  dans  toutes  ses  parties  ?  î  (pp.  79-80). 


364  LA   REVUE   BLANCHE 

Nous  étudierons  tout  à  l'heure  comment  Lamarck  explique  l'évolu- 
tion progressive  des  espèces;  une  autre  question  se  pose  d'abord.  Les 
espèces  ont  varié  et  se  sont  perfectionnées,  mais  comment  ont-elles 
commencé?  Comment  la  vie  a-t-elle  apparu?  Lamarck  croit  à  la  géné- 
ration spontanée  des  animalcules  inférieurs  (p.  368)  : 

<t...  Pour  que  les  corps  qui  jouissent  de  la  vie  soient  réellement  des 
productions  de  la  nature,  il  faut  qu'elle  ait  eu  et  qu'elle  ait  encore 
la  faculté  de  produire  directement  certains  d'entre  eux,  afin  que,  les  ayant 
munis  de  celle  de  s'accroître,  de  se  multiplier,  de  composer  de  plus  en 
plus  leur  organisation,  et  de  se  diversifier  avec  le  temps  et  selon  les  cir- 
ponstances,  tous  ceux  que  nous  observons  maintenant  soient  véritable- 
ment les  produits  de  sa  puissance  et  de  ses  moyens. 

a  Ainsi,  après  avoir  reconnu  la  nécessité  de  ces  créations  directes,  il 
faut  rechercher  quels  peuvent  être  les  corps  vivants  que  la  nature  peut 
produire  directement  et  les  distinguer  de  ceux  qui  ne  reçoivent  qu'indi- 
rectement l'existence  qu'ils  tiennent  d'elle.  Assurément,  le  lion,  l'aigle, 
le  papillon,  le  chên«,  le  rosier  ne  reçoivent  pas  directement  de  la  nature 
l'existence  dont  ils  jouissent;  ils  la  reçoivent,  comme  on  le  sait,  d'indi- 
vidus semblables  à  eux  qui  la  leur  communiquent  par  voie  de  la  généra- 
tion; et  l'on  peut  assurer  que  si  l'espèce  entière  du  lion  ou  celle  du  chêne 
venait  à  être  détruite  dans  les  parties  du  globe  où  les  individus  qui  la  com- 
posent se  trouvent  répandus,  les  facultés  réunies  de  la  nature  n  auraient, 
de  longtemps,  le  pouvoir  de  la  faire  exister  de  nouveau.  » 

En  un  autre  endroit,  il  limite  aux  infusoires  la  possibilité  de  la  géné- 
ration spontanée  (p.  211)  : 

a  C'est  uniquement  parmi  les  animaux  de  celte  classe  que  la  nature 
paraît  former  les  généralions  sponlanées  ou  directes  qu'elle  renouvelle 
sans  cesse  chaque  fois  que  les  circonstances  y  sont  favorables;  et  nous 
essayerons  de  faire  voir  que  c'est  par  eux  qu'elle  a  acquis  les  moyens  de 
produire  indirectement,  à  la  suite  d'un  temps  énorme,  toutes  les  autres 
races  d'animaux  que  nous  connaissons. 

«  Ce  qui  autorise  h  penser  que  les  infusoires,  ou  que  la  plupart  de  ces 
animaux  ne  doivent  leur  existence  qu'à  des  généralions  sponlanées,  c'est 
que  ces  frêles  animaux  périssent  tous  dans  les  abaissements  de 
température  qu'amènent  les  mauvaises  saisons;  et  on  ne  supposera 
sûrement  pas  que  des  corps  aussi  délicats  puissent  laisser  aucun  bour. 
geon  ayant  assez  de  consistance  pour  se  conserver,  et  les  reproduire  dans 
les  temps  de  chaleur.  » 

Voilà  un  certain  nombre  d'erreurs  qui  s'expliquent  par  l'état  de  la 
science  il  y  a  cent  ans.  On  ne  soupçonnait  pas  les  spores,  les  kystes, 
les  foiiufs  de  résistance  des  aiTimalcules  infusoires  et  Lamarck,  ne  sup- 
posant même  pas  que  la  génération  spontanée  de  ces  petits  êtres  pût 
être  révoquée  en  doute,  a  affirmé  que  «  la  nature  a  eu  et  a  encore 
la  faculté  de  reproduire  certains  d'entre  eux.  »  Les  travaux  de  M.  Pas- 
teur, en  démontrant  la  possibilité  de  mettre  certains  milieux  (bouillons 


LÀMARCK 

stérilisés)  à  l'abri  de  l'envahissement  par  la  vie,  ont  amené  un  mouve- 
ment de  réaction  contre  cette  manière  enfantine  d'envisager  les  choses; 
mais,  comme  cela  arrive  souvent,  le  mouvement  de  réaction  à  dépassé 
le  but.  On  avait  cru  autrefois  qu'il  suffisait  de  la  présence  de  substances 
alimentaires  dans  un  hquide,  bouillon  ou  infusion,  pour  que,  à  une 
certaine  température,  des  êtres  vivants  y  apparussent;  aujourd'hui, 
avec  notre  connaissance  de  la  chimie,  nous  sentons  toute  l'invrai- 
semblance de  cette  manière  de  voir.  Les  substances  vivantes  ayant  une 
structure  chimique  bien  précise,  il  serait  fort  extraordinaire  que  ces 
substances  apparussent,  sans  aucune  cause  spéciale,  dans  un  milieu 
quelconque  contenant  leurs  éléments  constitutifs.  Il  ne  serait  pas  plus 
invraisemblable  d'affirmer  que,  dans  tout  liquide  contenant  du  carbone 
et  de  l'hydrogène,  il  doit  apparaître  de  la  benzine! 

M.  Pasteur  a  fait  justice  de  cette  erreur;  il  a  montré  qu'on  peut,  avec 
certaines  précautions,  conserver  du  bouillon  dans  un  vase  sans  que 
des  animalcules  s'y  forment;  mais  de  là  à  soutenir  l'impossibilité  de  la 
génération  spontanée  dans  certaines  conditions  très  précises,  il  y  a 
loin!  C'est  comme  si,  avant  que  la  synthèse  de  la  benzine  eût  été  réa- 
lisée, on  avait  déclaré  impossible  la  fabrication  de  ce  corps  parce  qu'il 
ne  s'en  forme  pas  dans  un  liquide  quelconque  contenant  du  carbone 
et  de  l'hydrogène!  La  plupart  des  biologistes  croient  aujourd'hui  avec 
Lamarck  que  la  génération  spontanée  de  substance  vivante  a  été  réa- 
lisée, une  fois  au  moins,  à  la  surface  du  globe,  dans  des  conditions 
très  précises,  et  que  ce  phénomène  se  renouvellera  dans  les  labora- 
toires quand  on  saura  mettre  en  présence  les  mêmes  éléments  dans 
les  mêmes  conditions. 

Mais  il  est  bien  certain  aussi  que  cette  substance  vivante,  identique 
à  celle  qui  a  apparu  jadis  sur  la  terre,  n'affectera  pas  la  forme  d'une 
e.:)pèce  actuelle  d'infusoires  ou  de  vibrions.  Ce  que  Lamarck  dit  des 
aii-'les  et  des  lions  est  vrai  également  de  la  plus  modeste  des  formes 
unicellulaires  :  «  Si  l'espèce  entière  venait  à  être  détruite,  les  facultés 
réunies  de  la  nature  n'auraient,  de  longtemps,  le  pouvoir  de  la  faire 
exister  de  nouveau.  »  La  substance  d'un  infusoirc  actuel,  porte,  de 
môme  que  celle  des  aigles  et  des  lions,  le  fardeau  des  hérédités  accu- 
nudées  au  coUts  de  circonstances  variables  pendant  des  millions  de 
générations  successives.  Le  jour  où  on  arrivera  à  faire,  par  synthèse, 
de  la  substance  vivante,  peut-être  sera-t-il  difficile  de  s'en  apercevoir, 
car  elle  ne  ressemblera  à  aucune  de  celles  que  nous  connaissons  et 
qui  conservent  la  trace  d'une  évolution  prolongée;  probablement  aussi, 
si  l'on  en  fait  un  jour,  ailleurs  que  dans  un  milieu  stérile,  cette  subs- 
tance disparaîtra-t-elle  bien  vite  dans  la  lutte  pour  l'existence  avec  les 
espèces  actuelles  mieux  adaptées... 

Quoi  qu'il  en  soit,  aucun  résultat  expérimental  ne  tend  à  prouver 
jusqu'à  présent  l'impossibilité  de  la  génération  spontanée  ;  si  elle 
n'a  pas  été  réalisée  encore  dans  les  laboratoires,  il  faut  bien  dire  aussi 
qu'aucune  recherche  vraiment  scientifique  n'a  été  entreprise  dans  ce 
sens;  et  nous  avons  le  droit  de  penser,  comme  Lamarck,  que  la  gêné- 


360  LA   REVUE    BLANCHE 

ralion  sponlunéc  a  élé  rorigiuc  de  la  vie  à  la  suilace  de  la  terre.  Si 
notre  grand  é\olulionniste  a  dil,  à  ce  sujet,  des  choses  insoutenables 
aujourd'hui,  c'est  que,  de  son  temps,  l'apparition  des  infusoires  dans 
les  milieux  était  considérée  comme  indiscutable  et  qu'il  n'y  a  pas 
arrêté  son  esprit.  Quand  une  question  paraît  résolue  on  se  dispense 
d.'y  réfléchir  et  si  l'on  réalise  un  jour  de  la  substance  vivante,  le  mérite 
en  reviendra  en  grande  partie  à  M.  Pasteur  qui  a  montré  qu'elle  ne  se 
produit  pas  quotidiennement  dans  les  conditions  banales  des  infusions. 

Si  Lamarck  s'était  borné  à  lancer  dans  la  science  l'idée  transformiste, 
il  mériterait,  par  cela  seul,  d'être  considéré  comme  un  des  ilnmbeaux 
de  l'humanité.  Mais,  chose  vraiment  admirable,  en  même  temps  qu'il 
a  conçu  cette  idée  féconde,  il  a  trouvé  la  véritable  nature  des  facteurs 
de  la  transformation  des  espèces. 

J'entre  ici  dans  la  partie  discutée  de  son  œuvre. 

Lorsque  Darwin  a  forcé  l'attention  du  monde  scientifique  et  a  posé, 
dans  tous  les  esprits,  la  question  de  l'éxolniion  des  êtres  organisés, 
il  ne  s'est  pas  préoccupé  des  causes  mêmes  de  la  variation  et  il  a  essayé 
de  montrer  seulement  que,  sous  l'influence  de  la  sélection  naturelle, 
toutes  les  variations  devenaient  fatalement  adaptatives. 'L'enthousiasme 
provoqué  par  l'Origine  des  espèces  a  empêché  longtemps  d'î  remar- 
quer combien  étaient  incomplètes  les  interprétations  darXviniennes;  on 
y  est  cependant  arrixé  enfin,  et  l'on  a  remarqué  alors  a\ec  stupéfac- 
tion que,  ce  (jue  Darwin  n'expliquait  pas,  Lamarck  en  avait  d'avance 
doimé  la  clef.  Aujourd'hui,  grâce  aux  travaux  de  la  jeune  école  néo- 
lainarckienne,  la  Philosophie  zoolo(ji<jue  resplendit  d'un  éclat  im- 
prévu. Les  principes  établis  p;ir  I.jiiiiarck  permettent  (h^  se  rendre 
compte  de  presque  tous  les  faits  de  l'évolution  animale. 

(.'onnne  les  néo-darwiniens  défendent  pied  à  pied  le  terrain  si  biil- 
lannnent  contjuis  d'abord  par  Darwin,  je  ei'aindiais  d'être  accusé  (hi 
parliabté  et  je  vais  reconnnencer  à  citer  textuellement  des  passages  de 
\i\  l'Iiilosophie  zoologirjiie. 

D'abord,  la  variation  a  lieu  sous  l'influence  des  conditions  de  milieu  : 

a  Quantité  des  faits  nous  apprennent  qu'à  mesure  que  les  individus 
d'une  de  nos  espèces  changent  de  situation,  de  chmat,  de  manière  d'être 
on  liliabiliHJc,  ils  en  reçoivent  des  iiillinMices  qui  changenl  un  peu  la  con- 
sisiîiiice  et  les  piupi niions  de  |<nrs  ptu'l iesdeur  forme,  leui-s  facultés,  leur 
organisation  même;  en  sorte  que  tout  en  eux  participe,  avec  le  temps, 
au.x  mutations  qu'ils  ont  éprouvées. 

«  Dans  le  même  climat,  des  situations  et  des  expositions  très  diffé- 
rentes, font  d'abord  simplement  varier  les  individus  qui  s'y  trouvent  expo- 
sés; mais,  par  la  suite  des  temps,  la  continuelle  différence  des  situations 
des  individus  dont  je  parlç,  qui  vivent  et  se  reproduisent  successivement 
dans  les  mêmes  circonstances,  amène  en  eux  des  différences  qui  devien- 
nent, en  quelque  sorte,  essentielles  à  leur  être;  de  manière  qu'à  la  suite 
de  beaucoup  de  générations  qui  se  .sont  succédées  les  unes  aux  autres, 
ces  individus,  qui  appartenaient  originairement  à  une  autre  espace,  se 


LAMARGK  ^67 

trouvent  à  la  fin  transformés  en  une  espèce  nouvelle  distincte  de  l'autre.  » 
(p.  62-63). 

Voici  enfin  un  superbe  passage  du  chapitre  «  De  l'influence  des 
circonstances  sur  les  actions  des  animaux  ».  Je  cite  ce  passage  tout  au 
long  et  sans  rien  y  changer,  convaincu  qu'on  le  lira  avec  intérêt  et  même 
avec  admiration  : 

«  Entre  des  individus  de  même  espèce  dont  les'uns  sont  continuellement 
bien  nourris  et  dans  des  circonstances  favorables  à  tous  leurs  dévelop- 
pements, tandis  que  les  autres  se  trouvent  dans  des  circonstances  oppo- 
sées, il  se  produit  une  différence  dans  l'état  de  ces  individus,  qui  peu  à 
peu  devient  très  remarquable.  Que  d'exemples  ne  pourrais-je  pas  citer  à 
l'égard  des  animaux  et  des  végétaux,  qui  confirmeraient  le  fondement  de 
cette  considération!  Or,  si  les  circonstances  restant  les  mêmes,  rendent 
habituel  et  constant  l'état  des  individus  mal  nourris,  souffrants  et  lan- 
guissants, leur  organisation  intérieure  en  est  à  la  fin  modifiée,  et  la  géné- 
ration entre  les  individus  dont  il  est  question  conserve  les  modifications 
acquises,  et  finit  par  donner  lieu  à  une  race  très  distincte  de  celle  dont 
les  individus  se  rencontrent  sans  cesse  dans  des  circonstances  favorables 
à  leurs  développements. 

«  Un  printemps  très  sec  est  cause  que  les  herbes  d'une  prairie  s'accrois- 
sent très  peu,  restent  maigres  et  chétives,  fleurissent  et  fructifient,  quoi- 
que n'ayant  pris  que  très  peu  d'accroissement. 

«  Un  printemps  entremêlé  de  jours  de  chaleur  et  de  jours  pluvieux, 
fait  prendre  à  ces  mêmes  herbes  beaucoup  d'accroissement,  et  la  récolte 
des  foins  est  alors  excellente. 

«  Mais  si  quelque  cause  perpétue,  à  l'égard  de  ces  plantes,  les  circons- 
tances défavorables,  elles  varieront  proportionnellement,  d'abord  dans 
leur  port  ou  leur  état  général  et  ensuite  dans  plusieurs  particularités 
de  leurs  caractères. 

«  Par  exemple,  si  quelque  graine  de  quelqu'une  des  herbes  de  la 
prairie  en  question  est  transportée  dans  un  lieu  élevé,  sur  une  pelouse 
sèche,  aride,  pierreuse,  trè>  exposée  aux  vents,  et  y  peut  germer,  la  plante 
qui  pourra  vivre  dans  ce  lieu  s'y  trouvant  toujours  mal  nourrie,  et  les 
individus  qu'elle  y  reproduira  continuant  d'exister  dans  ces  mauvaises 
circonstances,  il  en  résultera  une  race  véritablement  différente  de  celle 
qui  vit  dans  la  prciirie,et  dont  elle  sera  cependant  originaire. Les  individus 
de  cette  nouvelle  race  seront  petits,  maigres  dans  leurs  parties;  et  certains 
de  leurs  organes  ayant  pris  plus  de  développement  que  d'autres  offriront 
alors  des  proportions  particulières. 

«  Ceux  qui  ont  beaucoup  observé  et  qui  ont  consulté  les  grandes  collec- 
tions, ont  pu  se  convaincre  qu'à  mesure  que  les  circonstances  d'habita- 
tion, d'exposition,  de  climat,  de  nourriture,  d'habitude  de  vivre,  etc., 
viennent  à  changer;  les  caractères  de  taille,  de  forme,  de  proportion 
entre  les  parties,  de  couleur,  de  consistance,  d'agilité  et  d'industrie  pour 
les  animaux,  changent  proportionnellement. 

a.  Ce  que  la  nature  fait  avec  beaucoup  de  temps,  nous  le  faisons  tous  les 


368  LA   REVUE    BLANCHE 

jours,  en  changeant  nous-mêmes  subitement,  par  rapport  à  un  végétal 
vivant,  les  circonstances  dans  lesquelles  lui  et  tous  les  individus  de  son 
espèce  se  rencontraient. 

«  Tous  les  botanistes  savent  que  les  végétaux  qu'ils  transportent  de 
leur  lieu  natal  dans  les  jardins  pour  les  y  cultiver,  y  subissent  peu  à  peu 
des  changements  qui  les  rendent  à  la  fin  méconnaissables.  Beaucoup  de 
plantes  très  velues  naturellement  y  deviennent  glabres  ou  à  peu  près; 
quantité  de  celles  qui  étaient  couchées  et  traînantes,  y  voient  redresser 
leur  tige;  d'autres  y  perdent  leurs  épines  ou  leurs  aspérités;  d'autres 
encore,  de  l'état  ligneux  et  vivace  que  leur  tige  possédait  dans  les  climats 
chauds  qu'elles  habitaient,  passent,  dans  nos  climats,  à  l'état  herbacé,  et 
parmi  elles,  plusieurs  ne  sont  plus  que  des  plantes  annuelles;  enfin,  les 
dimensions  de  leurs  parties  y  subissent  elles-mêmes  des  changements 
très  considérables.  Ces  effets  des  changements  de  circonstances  sont  telle- 
ment reconnus,  que  les  botanistes  n'aiment  point  à  décrire  les  plantes  des 
jardins,  à  moins  qu'elles  n'y  soient  nouvellement  cultivées. 

«  Le  froment  cultivé  {triliciim  salivum)  n'est-il  pas  un  végétal  amené 
par  l'homme  à  l'état  où  nous  le  voyons  actuellement?  Qu'on  me  dise  dans 
quel  pays  une  plante  semblable  habite  naturellement,  c'st-à-dire,  sans  y 
être  la  suite  de  sa  culture  dans  quelque  voisinage? 

«  Où  trouve-t-on,  dans  la  nature,  nos  choux,  nos  laitues,  etc.,  d  ins  l'état 
où  nous  les  possédons  dans  nos  jardins  potagers?  N'en  est-il  pas  de 
même  à  l'égard  de  quantité  d'animaux  que  la  domesticité  a  changés 
ou  considérablement  modifiés.  » 

II  est  donc  bien  établi  que  les  êtres  vivants  subissent  des  modifica- 
tions sous  l'influence  d'un  changement  prolongé  dans  les  conditions 
de  milieu.  Mais  comment  ces  changements  se  produisent-ils? 

Occupons-nous  particulièrement  des  animaux  (p,  73)  : 

<  L'animal  qui  vit  librement  dans  les  plaines  où  il  ç'exerce  habituelle- 
ment à  des  courses  rapides;  l'oiseau  que  ses  besoins  mettent  dans  le  cas 
de  traverser  sans  cesse  de  grands  espaces  dans  les  airs;  se  trouvant 
enfermés,  l'un  dans  les  loges  d'une  ménagerie  ou  dans  nos  écuries,  l'autre 
dans  nos  cages  ou  dans  nos  basses-cours,  y  subissent,  avec  le  temps,  des 
infiuences  frappantes,  surtout  après  une  suite  de  générations  dans  l'état 
qui  leur  a  fait  contracter  de  nouvelles  habiludcs. 

«  Le  premier  y  perd  en  grande  partie  sa  légèreté,  son  agilité;  son 
corps  s'épaissit,  ses  membres  diminuent  de  force  et  de  souplesse,  et  ses 
facultés  ne  sont  plus  les  mômes;  le  second  devient  lourd,  ne  sait  presque 
plus  voler,  et  prend  plus  de  chair  dans  toutes  ses  parties.  » 

Voilà  l'observation  infiniment  simple  qui  a  conduit  Lamarck  a  l'ex- 
posé de  ses  deux  admirables  lois  :  La  première  est  appelée  la  loi  de 
l'habitude  et  de  la  désuétude  : 

«  Dans  loiil  animal  qui  n'a  point  dépassé  le  Icrme  de  ses  développe- 
menls,  l'emploi  plus  fréquent  el  soutenu  d'un  organe  quelconque,  fortifie 
peu  à  peu  cet  organe,  le  développe,  l'agrandit,  et  lui  donne  une  puissance 


LAMARCK  369 

proporlionnéc  à  la  durée  de  cel  emploi,  tandis  que  le  défaal  constant 
d'usage  de  tel  organe,  iaffaiblil  insensiblement,  le  détériore,  diminue 
progressivement  ses  facultés  cl  finit  par  le  faire  disparaître.  » 

La  deuxième  loi  est  celle  de  riiérédilé  des  caraclères  acquis  : 

{(  Tout  ce  que  la  nature  a  fait  acquérir  ou  perdre  aux  individus  par 
l'influence  des  circonstances  où  leur  race  se  trouve  depuis  longtemps 
exposée  et,  par  conséqurnL  par  l'influence  de  Icmploi  prédominant  de 
tel  organe  ou  par  celle  d'un  défaut  constant  d'usage  de  telle  partie  ;  elle 
ie  conserve  par  la  génération  aux  nouveaux  individus  qui  en  proviennent, 
pourvu  que  les  changements  acquis  soient  communs  aux  deux  sexes  ou  à 
ceux  qui  ont  produit  ces  nouveaux  individus.  » 

C'est  au  moyea  de  ces  deux  principes  que  Lamarck  va  réduire  à 
néant  les  considérations  finalistes  (p.  235)  : 

«  Les  naturalistes  ayant  remarqué  que  les  formes  des  parties  des  ani- 
maux, comparées  aux  usages  de  ces  parties,  sont  toujours  parfaitement 
en  rapport,  ont  pensé  que  les  formes  et  l'état  des  parties  en  avaient  amené 
l'emploi  :  or  c'est  là  l'erreur;  car  il  est  facile  de  démontrer  par  l'obser- 
vation, que  ce  sont,  au  contraire,  les  besoins  et  les  usages  des  parties 
qui  ont  développé  ces  mêmes  parties,  qui  les  ont  même  fait  naître  lors- 
qu'elles n'existaient  pas  et  qui,  conséquemment,  ont  donné  lieu  à  l'état 
où  nous  les  observons  dans  chaque  anmial. 

«  Pour  que  cela  ne  fût  pas  ainsi,  il  eût  fallu  que  la  nature  eût  créé, 
pour  les  parties  des  animaux,  autant  de  formes  que  la  diversité  des  cir- 
constances dans  lesquelles  ils  ont  à  vivre  l'eût  exigé,  et  que  ces  formes, 
ainsi  que  ces  circonstances,  ne  variassent  jamais. 

«...  Depuis  longtemps,  ajoute  Lamarck,  on  a  eu  à  cet  égard,  le  senti- 
ment de  ce  qui  est,  puisqu'on  a  établi  la  sentence  suivante  qui  a  passé  en 
proverbe  et  que  tout  le  monde  connaît  :  les  habitudes  forment  une 
Si  conde  nature.  » 

C'est  ce  principe  de  Lamarck  que  l'on  résume  trop  brièvement  dans 
la  formule  :  La  (onciion  crée  Vorgane.  Cette  formule  trop  concise  a 
généralement  été  mal  entendue;  il  est  nécessaire  que  nous  nous  y 
arrêtions  quelques  instants.  Il  est  bien  évident  que  si  un  escargot 
a  besoin  de  se  gratter,  ce  besoin  ne  lui  fait  pas  pousser  une  main,  et 
que  si  l'homme  a  besoin  de  regarder  derrière  lui,  cette  nécessité  ne 
développe  pas  chez  lui  l'œil  de  Victor  Considérant.  C'est  que  le  mot 
organe  est  le  plus  souvent  pris  dans  une  acception  qu'il  n'a  pas.  On 
dit,  par  exemple,  à  tort,  que  la  main  est  l'organe  de  la  préhension; 
cela  est  faux;  la  main  (ait  partie,  chez  l'homme,  de  ce  (pii  constitue 
ordinairement  l'organe  de  la  préhension,  mais  si  l'on  coupe  les  deux 
mains  à  un  homme,  il  exécute  néanmoins  avec  ses  moignons  la  fonc- 
tion de  préhension;  il  peut  l'exécuter  également  avec  ses  pieds,  avec  sa 
bouche,  etc.  L'organe  de  la  préhension  est  défini  par  la  fonction  même 
de  la  préhension  et  comprend  l'ensemble  des  tissus  qui  collaborent  à 

24 


3^(j  LA    lŒVL'K    HLANGHE 

l'exercice  de  celle  ronclioii.  La  tléfiiiilioii  de  rorgaue  esl  uniquenint 
p}uji>iolo!iiijue. 

Ceci  posé,  considérons  un  animal  au  moment  où  les  hasards  des 
variations  du  globe  l'amènent  à  vivre  dans  des  conditions  nouvelles;  cet 
animal  est  doué  à  ce  moment  d'un  certain  nombre  de  parties  coordon- 
nées, parties  au  moyen  desquelles  étaient  constitués  les  organes  dont 
il  se  servait  dans  les  circonstances  précédentes  et  qui  lui  permettaient 
par  conséquent  d'exécuter,  dans  ces  circonstances  précédentes,  toutes 
les  tondions  nécessaires  à  l'entretien  de  sa  vie.  Dans  les  conditions 
nou\elles  où  il  se  trouve  transporté,  une  fonction  nouvelle  lui  devient 
nécessaire.  Alors,  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien,  il  n'a  pas  les  oulils 
indispensables  pour  effectuer  cette  fonction,  et  dans  ce  cas  il  meurt; 
ou  bien  il  peut  exécuter  tant  bien  que  mal  celte  fonction  nouvelle  avec 
les  oulils  (membres,  appendices,  etc..)  qu'il  possède.  Le  premier  cas, 
qui  est  le  plus  fréquent,  ne  nous  intéresse  pas.  Dans  le  second,  un 
organe  nouveau  se  trouve  défini  chez  l'animal  considéré;  cet  organe 
nouveau  emprunte  un  certain  nombre  des  parties  préexistantes  et  fonc- 
tionne d'abord  tant  bien  que  mal;  puis,  progressivement,  en  vertu  de  la 
loi  de  l'habitude,  le  fonctionnement  de  cet  organe  devient  de  plus  en 
'plus  aisé:  cet  organe  qui  était  d'abord  simplement  délini  par  la  fonction 
nou\  eUe,  se  trouve  petit  à  petit  développé  par  le  fonctionnement,  ada]>té 
à  son  rôle.  Et  ainsi,  des  parties  homologues,  c'est-à-dire  des  {»arlies  du 
corps  ([ui,  chez  deux  animaux  donnés  sont  la  représentation  hérédi- 
taire d'une  partie  de  leur  ancêtre  commun  peuvent  être  adaptées  à  des 
fonctions  difierentes  :  la  queue  du  cheval  lui  sert  pour  se  garer  des 
mouches,  la  queue  du  kanguroo  joue  un  rôle  dans  la  stntion  et  la  loco- 
motion de  l'animal  : 

«  Le  kanguroo,  qui  porte  ses  petits  dans  la  poche  qu'il  a  sous  l'abdo- 
men, a  en  conséquence,  pris  l'habitude  de  se  tenir  comme  debout,  posé 
seulement  sur  ses  pieds  de  derrière  et  sur  sa  queue,  et  de  ne  se  déplacer 
qu'à  l'aide  d'une  suite  de  sauts  dans  lesquels  il  conserve  son  attitude 
redressée  pour  ne  point  gêner  ses  petits.  Voici  ce  qui  en  est  réiuilé  : 

«  1°  Les  jambes  de  devant,  dont  il  fait  très  peu  d'usage  et  sur  lesquelles 
il  s'appuie  seulement  dans  l'instant  où  il  quitte  son  attitude  redressée, 
n'ont  jamais  pris  de  développement  proportionné  à  celui  des  autres  par- 
ties et  sont  restées  maigres,  très  petites  et  presque  sans  force. 

«  2°  Les  jambes  de  derrière, presque  continuellement  en  action, soit  pour 
soutenir  tout  le  corps,  soit  pour  exécuter  les  sauts,  ont,  au  contraire, 
obtenu  un  développement  considérable,  et  sont  devenues  très  grandes  et 
très  fortes. 

«  3°  Enfin,  la  queue,  que  nous  voyons  ici  fortement  employée  au  soutien 
de  l'animal  et  à  l'exécution  de  ses  principaux  mouvements,  a  acquis  dans 
sa  base  une  épaisseur  et  une  force  extrêmement  remarquables.  »  (p.  259). 

l  n  iai.sonnement  absolument  identique  expliquerait  comment  la  sta- 
tion verticale^  pénible  chez  les  singes,  est  devenue  naturelle  à  l'homme 
jtar  une  longue  accoutumance  grûcc  au  dévcloiipement  adéquat  de  tou- 


LAMA ne K  ^7' 

tes  les  pallies  nécessaires  à  la  slahililé  de  celle  posilioii  d'équilibre. 
Voici  d'ailleurs  d'autres  exemples  du  développcnieut  des  organes  par 
riuiL.ilude  (p.  '^59)  : 

a  L'oiseau  que  le  besoin  attire  sur  leau  pour  y  trouver  la  proie  qui  le 
fait  vivre,  écarte  les  duigts  de  ses  pieds  lorsqu'il  veut  frapper  l'eau  et 
se  mouvoir  à  sa  surface.  La  peau  qui  unit  ces  doigts  à  leur  base,  con- 
tracte, par  ces  écartements  des  doigts  sans  cesse  répétés,  l'habitude  de 
s'étendre;  ainsi,  avec  le  temps,  les  larges  membranes  qui  unissent  les 
doigts  des  canards,  des  oies,  etc.,  se  sont  formées  telles  que  nous  les 
voyons.  Les  mêmes  efforts  faits  pour  nager,  c'est-à-dire,  pour  pousser 
l'eau,  afin  d'avancer  et  de  se  mouvoir  dans  ce  liquide,  ont  étendu  de  même 
les  membranes  qui  sont  entre  les  doigts  des  grenouilles,  des  tortues  de 
mer,  de  la  loutre,  du  castor,  etc..  » 

Ainsi  donc,  des  circonstances  analogues  (dans  l'espèce,  la  \ie  aqua- 
tique) peuvent  développer  chez  des  êtres  ditlérents  des  caractères 
de- similitude;  les  pattes  palmées  n'indiquent  pas  une  parenté  entre  la 
grenouille  et  le  castor;  ce  sont  des  caractères  de  convergence,  résultant 
d'adaptation  aux  même  conditions  de  vie. 

Lamarck  a  bien  compris  la  difficulté  qui  résulte  de  ce  fait  pour  l'éta- 
blissement de  la  classification  naturelle.  Nous  retrouvons  d'autres 
caractères  de  convergence  dans  les  exemples  suivants  qui  mettent  en 
relief  l'atrophie  d'un  organe  par  la  désuétude  (p.  241)  : 

«  Des  yeux  à  la  tête  sont  le  propre  d'un  grand  nombre  d'animaux 
divers,  et  font  essentiellement  partie  du  plan  d'organisation  des  verté- 
brés. 

a  Déjà  néanmoins  la  taupe,  qui,  par  ses  habitudes,  fait  très  peu  d'usage 
de  la  vue,  n'a  que  des  yeux  très  petits,  et  à  peine  apparents,  parce  qu'elle 
exerce  très  peu  cet  organe. 

a'L'aspalax  d'Olivier  [\  oijage  en  Egypte  et  en  Perse,  II,  pi.  28,  f.  2),  qui 
vit  sous  terre  comme  la  taupe,  et  qui  vraisemblablement  s'expose  encore 
moins  qu'elle  à  la  lumière  du  jour,  a  totalement  perdu  l'usage  de  la  vue  : 
aussi  n'offre-t-il  plus  que  des  vestiges  de  l'organe  qui  en  est  le  siège;  et 
encore  ces  vestiges  sont  tout  à  fait  cachés  sous  la  peau  et  sous  quelques 
autres  parties  qui  les  recouvrent,  et  ne  laissent  plus  le  moindre  accès  à 
la  lumière. 

«  Le  prolée,  reptile  aquatique  voisin  des  salamandres  par  ses  rapports 
et  qui  habite  dans  des  cavités  profondes  et  obscures  qui  sont  sous  les 
eaux,  n'a  plus,  comme  Vaspalax,  que  des  vestiges  de  l'organe  de  la  vue; 
vestiges  qui  sont  couverts  et  cachés  de  la  même  manière.  » 

Ici  encore,  la  cécité  est  un  caractère  de  convergence  n'établissant 
aucune    parenté  entre  le  protée  et  Vaspalax. 

De  toutes  ces  considérations  Lamarck  tire  sa  conclusion  particulière 
qu'il  oppose  comme  il  suit  à  la  conclusion  admise  jusqu'à  lui  (p.  265)  : 


^-1  LA    HE VUE    BLANCHE 

a  Conclusion  admise  jusqu'à  ce  jour  :  la  nature  (ou  son  Auteur),  en 
créanl  les  animaux,  a  prévu  toutes  les  sortes  possibles  de  circonstances 
clans  lesquelles  ils  auraient  à  vivre,  et  a  donné  à  chaque  espèce  une 
organisation  constante,  ainsi  qu'une  forme  déterminée  et  invariable  dans 
ses  parties,  qui  forcent  chaque  espèce  à  vivre  dans  les  lieux  et  les  climats 
où  on  la  trouve,  et  à  y  conserver  les  habitudes  qu'on  lui  connaît. 

«  Ma  conclusion  pariiculicrc  :  la  nature,  en  produisant  successivement 
toutes  les  espèces  d'animaux,  et  commençant  par  les  plus  imparfaits  ou 
les  plus  simples,  pour  terminer  son  ouvrage  par  les  plus  parfaits,  a  com- 
pliqué graduellement  leur  organisation;  et  ces  animaux  se  répandant 
généralement  dans  toutes  les  régions  habitables  du  globe,  chaque  espèce 
a  reçu  de  l'influence  des  circonstances  dans  lesquelles  elle  s'est  rencon- 
trée, les  habitudes  que  nous  lui  connaissons  et  les  modifications  dans  ses 
parties  que  l'observation  nous  montre  en  elle.  » 

II  insiste  avec  raison  sur  ce  fait  que  la  théorie  fixislo  «  suppose  que 
les  circonstances  des  lieux  qu'habite  chaque  espèce  d'animal  ne  varient 
jamais  dans  ces  lieux;  car  si  elles  variaient,  les  mêmes  animaux  n'y 
pourraient  plus  vivre.  »  (p.  2G6). 

L'adaptation  de  chaque  être  à  ses  conditions  de  \ic  est  donc  une 
preuve  irréfutable  de  la  transformation  des  espèces.  Car  (p.  231)  : 

a  Ce  qu'on  ne  sait  pas  assez,  et  môme  ce  qu'en  général  on  se  refuse  à 
croire,  c'est  que  chaqtie  lieu  lui-même  change  avec  le  temps,  d'exposition, 
de  climat,  de  nature  et  de  qualité,  quoique  avec  une  lenteur  si  grande 
par  rapport  à  notre  durée,  que  nous  lui  attribuons  une  slabililé  parfaite... 
On  sent  de  là  que  s'il  y  a  des  extrêmes  dans  ces  changements,  il  y  a  aussi 
des  nuances,  c'est-à-dire,  des  degrés  qui  sont  intermédiaires  et  qui  rem- 
plissent l'intervalle.  Conséquemment,  il  y  a  aussi  des  nuances  dans  les 
différences  qui  distinguent  ce  que  nous  nommons  des  espèces.  » 

On  devrait  donc  trouver  tous  les  passages  entre  deux  formes  diffé- 
rentes d'êtres  vivants;  l'absence  de  ces  types  de  passage  était  une  diffi- 
culté que  Lamarck  n'a  pas  résolue.  Darwin  au  contraire  l'a  lumineu- 
sement expliquée,  mais,  pour  ne  pas  avoir  compris  le  rôle  de  la  sélec- 
lion  naturelle,  l'auteur  de  la  Philosophie  zoologique  n'en  a  pas  moins 
laissé  une  œuvre  admirable  et  presque  complète.  On  peu!  au  contraire 
reprocher  à  Darwin  et  surtout  aux  néo-darwiniens,  d'avoir  méconnu, 
malgré  Lamarck,  le  rôle  prépondérant  de  l'influence  du  milieu  et  d'avoir 
attribué  le  jilns  souvent  la  variation  des  èlres  aux  hasnids  des  fécon- 
dations. Ln  réalilé,  Lamarck  n'a  j^as  rejeté  la  i)(>ssibililé  de  l'appari- 
tion d'espèces  nouvelles  sous  l'influence  de  l'hybridation,  mais  il  en  a 
parlé  vaguement  et  sans  lui  attribuer  plus  d'importance  qu'elle  n'en 
mérite.  Je  ne  relève  dans  son  livre  que  deux  passages  relatifs  à  cette 
possibilité;  d'abord  (p.  C3)  : 

«  L'idée  d'embrasser  sous  le  nom  d'espèce,  une  collection  d'individus 
semblables,  qui  se  perpétuent  les  mêmes  par  la  génération,  et  qui  ont 
ainsi  existé  les  mêmes  aussi  anciennement  que  la  nature  emportait  la 


LAMARCK  ^7^ 

nécessité  que  les  individus  d'une  même  espèce  ne  pussent  point  s'allier, 
dans  les  actes  de  génération,  avec  des  individus  d'une  espèce  différente. 

«  iMalheureusement,  l'observation  a  prouvé,  et  prouve  encore  tous  les 
jours,  que  cette  considération  n'est  nullement  fondée;  car  les  hybrides, 
très  communs  parmi  les  végétaux,  ont  fait  voir  que  les  limites  entre  ces 
espèces  prétendues  constantes,  n'étaient  pas  aussi  solides  qu'on  l'a  ima- 
giné. 

«  A  la  vérité,  souvent  il  ne  résulte  rien  de  ces  singuliers  accouplements, 
surtout  lorsqu'ils  sont  très  disparates,  et  alors  les  individus  qui  en  pro- 
viennent sont  en  général  inféconds  :  mais  aussi,  lorsque  les  disparates 
font  moins  grandes,  on  sait  que  les  défauts  dont  il  s'agit  n'ont  plus  lieu. 
Or  ce  moyen  seul  suffit  pour  créer  de  proche  en  proche  des  variétés  qui 
deviennent  ensuite  des  races  et  qui,  avec  le  temps,  constituent  ce  que 
nous  nommons  des  espèces.  » 

Et  plus  bas  (p.  73)  : 

«  En  effet,  outre  que  nous  connaissons  les  influences  et  les  suites  des 
fécondations  hétéroclites,  nous  savons  positivement  aujourd'hui  qu'un 
changement  forcé  et  soutenu,  dans  les  lieux  d'habitation,  etc.,  etc.  » 

Lamarck  laisse  ainsi  de  côté,  immédiatement,  les  phénomènes  d'hy- 
bridation, pour  revenir  à  l'influence  d.u  milieu  et  il  a  raison.  Malgré 
Weismann  et  les  néo-darwiniens,  il  paraît  en  effet  définitivement  établi 
aujourd'hui  que  le  mélange  des  sexes,  dans  les  espèces  vivant  en  liberté, 
a  pour  résultat  de  maintenir  le  type  moyen  de  l'espèce  et  non  d'intro- 
duire des  variations  dans  ce  type.  S'il  y  a  eu,  exceptionnellement, 
formation  d'une  espèce  par  fécondation  croisée,  ce  ne  peut  être  que 
dans  des  cas  très  particuliers.  L'influence  du  milieu  est  le  facteur  essen- 
tiel de  la  variation. 

Tout  le  monde  sait  que  «  Darwin  a  établi  la  parenté  de  l'homme  et  du 
singe  ».  Il  n'est  pas  inutile  de  montrer  que  l'idée  de  cette  parenté  est 
pleinement  exprimée  par  Lamarck  et  que  Darwin,  à  qui  on  la  prête, 
pour  le  lui  reprocher  d'ailleurs,  n'y  a  rien  ajouté  . 

«  Si  une  race  quelconque  de  quadrumanes,  dit  Lamarck  (p.  349),  surtout 
la  plus  perfectionnée  d'entre  elles,  perdait,  par  la  nécessité  des  circons- 
tances ou  par  quelqu'autre  cause,  l'habitude  de  grimper  sur  les  arbres,... 
et  si  les  individus  de  cette  race,  pendant  une  suite  de  générations,  étaient 
(forcés  de  ne  se  servir  de  leurs  pieds  que  pour  marcher  et  cessaient  d'em- 
ployer leurs  mains  comme  des  pieds;  il  n'est  pas  douteux...,  que  ces  qua- 
drumanes ne  fussent  à  la  fin  transformés  en  bimanes,  et  que  les  pouces 
de  leurs  pieds  ne  cessassent  d'être  écartés  des  doigts,  ces  pieds  ne  leur 
servant  plus  qu'à  marcher. 

«  ...  Enfin,  si  ces  mêmes  individus  cessaient  d'employer  leurs  mâchoires 
comme  des  armes  pour  mordre,  déchirer  ou  saisir,  ou  comme  des  tenailles 
pour  couper  l'herbe  et  se  nourrir  et  qu'ils  ne  les  fissent  servir  qu'à  la  mas- 
tication; il  n'est  pas  douteux  encore  que  leur  angle  facial  ne  devînt  plus 


^74  LA    REVUE    BLANCHE 

ouvert,  que  leur  museau  ne  se  raccourcît  de  plus  en  plus,  et  qu'à  la  fin, 
étant  entièrement  efTacé,  ils  n'eussent  leurs  dents  incisives  verticales.  » 

Je  voudrais  citer  tout  au  long  les  huit  pages  (349-357)  dans  lesquelles 
est  résumée  la  transformation  d'un  singe  en  homme,  l'acquisition, 
par  celte  espèce  nouvelle  d'une  prépondérance  sur  les  autres  et  même, 
l'origine  du  langage  ai-liculé;  je  me  borne  à  reproduire  les  quelques 
lignes  relatives  au  langage  (p.  356)  : 

«  ...  Les  individus  de  la  race  dominante...,  ayant  eu  besoin  de  multiplier 
les  signes  pour  communiquer  rapidement  leurs  idées  devenues  de  plus 
en  plus  nombreuses,  et  ne  pouvant  plus  se  contenter  ni  des  signes  panto- 
mimiques, ni  des  inflexinns  possibles  de  leur  voix,  pour  représenter  cette 
multitude  de  signes  devenus  nécessaires,  seront  parvenus,  par  différents 
efforts,  à  former  des  sons  articulés  :  d'abord,  ils  n'en  auront  employé 
qu'un  petit  nombre,  conjointement  avec  des  inflexions  de  leur  voix;  par 
la  suite,  ils  les  auront  multipliés,  variés  et  perfectionnés,  selon  l'accrois- 
sement de  leurs  besoins  et  selon  qu'ils  se  seront  exercés  à  les  produire... 
De  là,  l'origine  de  l'admirable  faculté  de  parler;  et  comme  l'éloignement 
des  lieux  où  les  individus  se 'seront  répandus  favorise  la  corruption  des 
signes  convenus  pour  rendre  chaque  idée,  de  là  l'origine  des  langues, 
qui  se  seront  diversifiées  partout.  » 

Malgré  son  mépris  pour  l'opinion  de  la  «  majorité  compacte  »,  La- 
marck,  désireux  sans  doute  de  \oir  répandre  ses  idées  a  introduit  de 
ci  de  là,  dans  son  ouvrage,  quelques  phrases  destinées  à  atténuer  les 
mauvaises  volontés  dont  était  menacée  la  théorie  nouvelle.  En  particu- 
lier, son  chapitre  relatif  à  l'homme  commence  par  ces  mots  :  u  Si 
l'homme  n'était  flistingué  des  animaux  que  relativement  à  son  organi- 
sation... »  et  se  termine  par  cette  phrase  prudente  : 

«  Telles  seraient  les  réflexions  que  l'on  pourrait  faire  si  l'homme... 
n'était  distingué  des  animaux  que  par  les  caractères  de  son  organisation 
et  si  son  origine  n'était  pas  différente  de  la  leur.  )> 

Dès  les  premières  pages  de  son  livre,  aussitôt  qu'il  a  exprimé  sa 
croyance  à  la  transformation  des  espèces,  il  craint  d'être  suspecté 
d'athéisme  (p.  50)  : 

«  Sans  doute,  rien  n'existe  que  par  la  volonté  du  sublime  Auteur  de 
toutes  choses.  Mais  pouvons-nous  lui  assigner  des  règles  dans  l'exé- 
cution de  sa  volonté,  ef  fixer  le  mode  qu'il  a  suivi  à  cet  égard  ?  Sa  puis- 
sance infinie  n'a-t-elle  j)n  créer  un  ordre  de  choses  qui  donnât  successi- 
vement l'existence  à  tout  ce  que  nous  voyons,  comme  à  tout  ce  qui  existe 
et  que  nous  ne  connaissrms  pas. 

«  Assurément,  quelle  qu'ait  été  sa  volonté,  l'immensité  de  .sa  puissance 
est  toujours  la  même;  et  de  quelque  manière  que  se  soit  exécutée  cette 
volonté  suprême,  rirn  n'en  peut  diminuer  la  -grandeur,  » 


LAMARGK  "^1^ 

Et  plus  loin,  p.  C8  : 

«  Admirerai-je  moins  la  grandeur  de  la  puissance  de  cette  première 
cause  de  tout,  s'il  lui  a  plu  que  les  choses  fussent  ainsi;  que  si,  par  autant 
d'actes  de  sa  volonté,  elle  se  fût  occupée  et  s'occupât  continuellement 
encore  des  détails  de  toutes  les  variations,  de  tous  les  développements 
et  perfectionnements,  de  toutes  les  destructions  et  de  tous  les  renouvelle- 
ments; en  un  mot,  de  toutes  les  mutations  qui  s'exécutent  généralement 
dans  ies  choses  qui  existent. 

«  Or,  f espère  prouver  que  la  nature  possède  les  moyens  et  les  facultés 
qui  lui  sont  nécessaires  pour  produire  par  elle-même  ce  que  nous  admi- 
rons en  elle.  » 

J'ai  souligné  cette  dernière  phrase  qui  est  la  plus  essentielle;  peu 
importent  en  effet  les  discussions  théologiques  et  métaphysiques,  La- 
marck  se  place  sur  un  terrain  très  positif  et  y  recueille  une  admirable 
moisson. 

Eu  résumé,  la  nature  «  a  créé  dans  tous  les  animaux,  par  la  seule 
voie  du  besoin,  qui  établit  et  dirige  les  habitudes,  la  source  de  toutes 
les  actions,  de  toutes  les  facultés,  depuis  les  plus  simples  jusqu'à  celles 
qui  constituent  Vinstinct,  Yindustrie,  enfin  le  raisonnement.  »  (p.  67). 

Mais  comment  se  réalisent  ces  besoins,  comment  agissent-ils'?  Ce 
problème  ne  pouvait  manquer  de  se  poser  à  l'esprit  de  Lamarck  ;  il 
lui  fallait  une  théorie  de  la  vie.  Il  en  a  donné  une  dans  la  seconde  partie 
de  son  ouvrage  et  cette  seconde  partie  est  fort  inférieure  à  la  première. 
La  physique  et  la  chimie  étaient  encore  à  leur  aurore  et  le  mot  si  vague 
de  îluide  se  retrouve  naturellement  dans  toutes  les  explications  méca- 
niques qu'on  pouvait  donner.  Cependant,  malgré  cette  infériorité  fatale 
de  sa  théorie  de  la  vie,  elle  contient  encore  des  preuves  évidentes  du 
géi.ie  de  son  auteur.  Laissons  de  côté  ce  qui  est  suranné;  nous  trou- 
même  dans  cette  partie  de  l'ouvrage,  des  choses  qui  auraient  suffi  à 
immortaliser  le  nom  d'un  savant. 

D'abord,  à  la  notion  peu  scientifique  de  l'existence  de  trois  règnes,  le 
règne  animal,  le  règne  végétal,  le  règne  minéral,  il  substitue  une 
division  des  corps  de  la  nature  : 

«  1°  En  corps  organisés,  vivants  ;  2°  en  corps  bruts  et  sans  vie.  » 
«  Les  êtres  ou  corps  vivants,  ajoute-t-il,  p.  91,  tels  que  les  animaux  et  les 
végétaux,  constituent  la  première  de  ces  deux  branches  des  productions 
de  la  nature.  Ces  êtres  ont,  comme  tout  le  monde  sait,  la  faculté  de  se 
nourrir,  de  se  développer,  de  se  reproduire,  et  sont  nécessairement  assu- 
jettis à  la  mort. 

«  Mais  ce  qu'on  ne  sait  pas  aussi  bien,  parce  que  des  hypothèse  en  crédit 
ne  permettent  pas  de  le  croire,  c'est  que  les  corps  vivants,  par  suite 
de  l'action  et  des  facultés  de  leurs  organes,  ainsi  que  des  mutations 
qu'opèrent  en  eux  les  mouvements  organiques,  forment  eux-mêmes  leur 
propre  substance  et  leurs  matières  sécrétoires  ;  et  ce  qu'on  sait  encore 
moins,  c'est  que  par  leurs  dépouilles,  ces  corps  vivants  donnent  lieu  à 


3-(;  LA    IIEVUK    BLANCHE 

rexislcnce  de  toutes  les  matières  composées,   brutes  ou   inorganiques 
qu'on  observe  dans  la  nature.  » 

Cette  idée  «  que  les  corps  vivants  ont  la  faculté  de  composer  eux- 
mêmes  leur  propre  substance  »  ne  contient-elle  pas  le  germe  de  la 
définition  actuelle  de  la  vie  par  l'assimilation? 

Ailleurs,  il  donne  aussi  les  bases  véritables  de  la  biologie  scientifique 
(p.  377)  : 

aSi  l'on  veut  parvenir  à  connaître  réellement  ce  qui  constitue  la  vie, 
en  quoi  elle  consiste,  quelles  sont  les  causes  et  les  lois  qui  donnent  lieu  à 
cet  admirable  phénomène  de  la  nature,  et  comment  la  vie  elle-même  peut 
être  la  source  de  cette  multitude  de  phénomènes  étonnants  que  les  corps 
vivants  nous  présentent;  il  faut  avant  tout,  considérer  très  attentive- 
ment les  différences  qui  existent  entre  les  corps  inorganiques  et  les  corps 
vivants;  et  pour  cela,  il  faut  mettre  en  parallèle  les  caractères  essentiels 
de  ces  deux  sortes  de  corps.  » 

Ces  principes,  joints  à  rexccllentc  méthode  dont  nous  avons  déjà 
parlé  et  qui  consiste  à  commencer  l'élude  de  la  vie  dans  les  êtres  sim- 
ples et  non  ciiez  l'homme,  ont  conduit  Lamarck  à  comprendre  que  chez 
les  plantes  au  moins  et  chez  les  animaux  inférieurs,  la  spontanéité  des 
mouvements  vitaux  n'est  qu'apparente  (Avertissement,  p.  xv)  : 

«  Ayant  considéré  que,  sans  les  excilalions  de  Vexléricur,  la  vie  n'exis- 
terait point  et  ne  saurait  se  maintenir  en  activité  dans  les  végétaux,  je 
reconnus  bientôt  qu'un  grand  nombre  d'animaux  devaient  se  trouver  dans 
le  même  cas;  et  comme  j'avais  eu  bien  des  occasions  de  remarquer  que, 
pour  arriver  au  même  but,  la  nature  variait  ses  moyens,  lorsque  cela 
était  nécessaire,  je  n'eus  plus  de  doute  à  cet  égard. 

«  Ainsi  je  pense  que  les  animaux  très  imparfaits  qui  manquent  de 
système  nerveux,  ne  vivent  qu'à  l'aide  des  excitations  qu'ils  reçoivent  de 
l'extérieur...  » 

Voilà  une  idée  que  l'on  considérait  encore  il  y  a  \ingt  ans  comme 
exlrômemcnt  hardie.  Si  Lamarck  n'a  pas  pu  en  tirer  tout  ce  (|u'cllc 
promettait,  c'est  que  la  théorie  des  fluides  l'en  a  empêché;  mais  on 
ne  saurait  lui  reprocher  l'état  de  la  physique  et  de  la  chimie  à  son  épo- 
que et  il  faut  l'admirer  au  contraire  d'avoir  pu,  au  milieu  d'un  mouve- 
ment scientifique  si  peu  avancé,  concevoir  une  biologie  si  saine  et  si 
féconde.  On  i)eut  dire  que  Lamarck  a  place  la  vie  parmi  les  autres  phé- 
nomènes naturels;  il  a  attribué  aux  phénomènes  mécaniques,  aux  in- 
fluences des  conditions  de  milieu,  non  seulement  la  variation  des  formes 
spécifiques,  mais  les  manifestations  vitales  elles-mêmes.  Il  a  été  le  pre- 
mier monisle;  il  était  trop  en  avance  sur.  tous  ses  contemporains,  mais 
le  siècle  qui  l'a  suivi  lui  a  donné  raison. 

Darwin  a  accaparé  toute  la  gloire  du  transformisme  ;  ses  explica- 
tions séduisantes  ont  plus  fait  pour  le  triomphe  de  la  théorie  que  les 


LAMARCK  ^77 

interprétations  plus  vraies  de  Lamarck,  mais  aujourd'hui  que  l'évolu- 
tion des  espèces  est  acceptée  et  discutée  par  le  monde  entier,  on  doit 
rendre  au  père  de  la  biologie  scientifique  les  hommages  qui  lui  sont  dus. 
Toute  une  école  de  naturalistes  s'occupe  actuellement  de  mettre  au 
courant  de  la  science  moderne  les  idées  de  Lamarck,  idées  extrêmement 
fécondes  quoi  qu'en  ait  pensé  Darwin.  J'ai  essayé  de  montrer  dans  un 
livre  récent  (1)  qu'en  se  servant  convenablement  de  l'œuvre  du  grand 
évolutionniste  fz-ançais  et  de  celle  de  son  successeur  anglais,  on  peut 
résoudre  d'une  manière  satisfaisante  tous  les  problèmes  de  la  trans- 
formation des  espèces. 

Je  voudrais  surtout  avoir  montré  ici  que  Lamarck  doit  être  placé  au 
premier  rang  parmi  les  hommes  qui  ont  honoré  la  science  et  Thuma- 
nité.  Il  n'y  a  pas  de  nom  illustre  auprès  duquel  le  nom  de  Lamarck 
ne  puisse  être  cité  avec  honneur.  Et  puisque  ses  compatriotes  l'ont 
méconnu  et  oublié,  il  serait  bon  qu'on  forçât  leur  admiration,  non  pas 
en  lui  élevant  une  statue  sous  laquelle  on  ne  pourrait  même  pas  trans- 
porter ses  restes  ignorés  et  perdus  dans  les  catacombes,  mais  en  fai- 
sant connaître  son  génie,  en  publiant  une  édition  nationale  de  ses 
œuvres. 


Félix  Le  Dantec 


(1)  Lamarckient  et  Darwiniens.  AlcaD,  1900, 


La  Rose  de  Hildesheim 


L  Allemagne  abonde  en  lilles  fraîches,  bien  en  chair,  saines  et 
faites  ponr  devenir  des  femmes  fécondes.  .Mais,  ponr  ce  qui  est  de 
ces  beautés  leliement  belles  qu'on  ne  peut  les  appeler  ({ue  divi- 
nes, elles  y  sont  rares.  Les  plus  belles  sont  toujours  défectueuses 
quant  à  la  taille,  aux  mains,  aux  pieds,  au  ventre  souvent  proé- 
minent. Celles  qui  paraissent  sans  défaut  ont  l'air  lascif,  servile 
ou  insolent  et  semblent  les  ribaudes  dans  un  camp  de  soudards 
brutaux. 

Il  y  avait,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  à  Hildesheim,  près  de  Ha- 
novre, une  fille  parfaitement  belle  qui  s'appelait  Use.  Ses  che- 
veux, d'un  blond  pâle,  avaient  des  reflets  un  peu  dorés  et  don- 
naient limpression  d'un  clair  de  Imie.  Son  corps  se  dressait  inel 
et  svelle.  Son  visage  était  clair,  avenant  et  rieur  avec  une  fossette 
adorable  au  menton  grasset  et  des  yeux  gris  qui,  sans  être  fort 
beaux,  seyaient  à  sa  figure  et  remuaient  sans  cesse  comme  des 
oiseaux.  Sa  grâce  était  incomparable.  Elle  était  fort  mauvaise 
ménagère,  comme  la  [)lupart  des  Allemandes, et  cousait  très  mal. 
Les  travaux  domestiques  terminés,  elle  se  mettait  au  piano  et 
chantait  qu'on  eût  dit  d'une  sirène,  ou  bien  lisait  et  semblait,  en 
ce  cas,  une  poétesse. 

(juand  elle  parlait,  l'allemand,  qui  est  appelé  la  langue  des  che- 
vaux, devenait  plus  doux  que  l'italien,  (jui  est  la  langue  des  da- 
mes, lit  parce  qu'elle  avait  l'accent  hanovrien  où  les  S  n'ont  ja- 
mais fe  son  du  (."h,  son  paiier  était  réellement  charmeur. 

Son  père,  ayant  été  autrefois  à  l'Amérique,  y  avait  épousé  une 
anglaise.  Puis,  après  des  ans,  était  revenu  au  pays  nalal  habifei- 
la  maison  paternelle. 

l"€st  une  des  plus  jolies  petites  villes  du  monde  que  Hildes- 
heim. Avec  ses  maisons  peintes,  de  forme  étrange,  aux  toits  dé- 
mesures, elle  semble  sortir  d  un  conte  de  fées.  Ouel  vovaixeur 
pourrait  oublier  le  spectacle  de  sa  place  de  l'Hôtel-de-'Ville  qui 
est  d'nn  piltf»rcsqne  fait  pour  encadrer  du  lyrique  ? 

La  demeiue  (U'>  parents  rlllse.  comme  presjjiie  toutes  les 
maisons  de  Hildesheim,  était  très  haute.  Sa  toiture  presque  ver- 
ticale était  plus  élevée  que  toute  la  façade.  Ses  fenêtres  sans  vo- 
lets s'ouvraieni  ru  dehors.  Elles  étaient   nombreuses  et  il  n'y 


LA   ROSE    DE    HILDESIIEIM  '^79 

avait  entre  elles  que  peu  d'espace.  Sur  les  portes  et  les  poutres 
étaient  sculptées  des  (igures  pieuses  ou  grimaçantes,  commen- 
tées par  d'anciens  vers  allemands  ou  des  inscriptions  latines.  On 
voyait  :  les  trois  vertus  théologales,  foi,  espérance,  charité,  et  les 
trois  vertus  mondaines,  prudence,  justice,  courage,  les  péchés 
capitaux,  les  quatre  évangélistes,  les  apôtres,  saint  Martin  don- 
nant son  manteau  au  mendiant,  sainte  Catherine  et  sa  roue,  des 
cigognes,  des  écussons.  Le  tout  peint  de  bleu,  de  rouge,  de  vert 
et  de  jaune.  Les  étages,  avançant  l'un  au-dessus  de  l'autre,  lui 
donnaient  l'air  d'un  escalier  renversé.  C'était  une  maison  multi- 
colore et  plaisante. 

Use  était  venue  toute  petite  dans  cette  demeure  et  y  avait 
grandi.  Dès  qu'elle  eut  dix-huit  ans,  le  renom  de  sa  beauté  alla 
jusqu'à  Hanovre  et  de  là  à  Berlin.  Ceux  qui  venaient  visiter  la 
jolie  ville  de  Ilildesheim,  son  rosier  millénaire  et  les  trésors  de 
sa  cathédrale,  ne  manquaient  pas  de  venir  admirer  celle  qu'on 
surnommait  la  rose  de  Hildesheim.  Elle  fut  maintes  fois  deman- 
dée en  mariage,  mais  invariablement  elle  répondit,  yeux  bais- 
sés, à  son  père  qui  lui  faisait  valoir  les  avantages  du  dernier  pré- 
tendant, quelle  voulait  encore  rester  fille  pour  jouir  de  sa  jeu- 
nesse. Le  père  disait  :  ((  Nanon  !  tu  as  tort,  mais  fais  comme  tu 
voudras.  »  Et  le  prétendant  était  oublié. 

Lorsqu'Ilse  revenait  'de  promenade,  toutes  les  figures  décou- 
pées sur  la  maison  souriaient  en  lui  souhaitant  la  bienvenue.  Les 
péchés  lui  criaient  en  chœur  :  «  Regarde-nous,  Use.  Nous  figu- 
rons sept  péchés  capitaux,  c'est  vrai.  Mais  ceux  qui  nous  ont 
découpés  et  peints  n'avaient  eux-mêmes  pas  assez  de  malice  pour 
que  nous  devinssions  des  péchés  mortels.  Regarde-nous.  Nous 
sommes  sept  péchés  véniels, sept  peccadilles. Nous  n'essayons  pas 
de  te  tenter.  Au  contraire.  Nous  sommes  si  laids!  »  Les  vertus 
théologales  et  mondaines,  se  tenant  par  la  main,  comme  pour  bal- 
1er  en  rond,  chantaient  :  «  Ringel,  Ringel,  Reihe.  A  nous  six, 
nous  figurons  ta  vertu.  Regarde-nous,  souris-nous.  Aucune  de 
nous  n'est  si  belle  que  toi.  RingeL  Ringel,  Reihe.  » 

Or,  lise  avait  un  cousin  qui  étudiait  à  Heidelberg.  Il  s'appelait 
Egon.  Il  était  grand,  blond,  large  d'épaules  et  rêveur.  Les  jeunes 
gens  se  virent  à  Dresde  pendant  des  vacances  et  ^'aimèrent.  Ils  se 
le  dirent  devant  le  tableau  de  Raphaël,  l'admirable  Madone  six- 
tine,  dont  Tlse  avait  un  peu  les  traits  d'angélique  douceur, 

Egon  demanda  la  main  d'Usé,  mais,  naturellement,  le  père  exi- 
gea fortune  et  position.  Et  retourné  à  Heidelberg,  pendant  les  loi- 
sirs que  lui  laissaient  ses  études  et  les  duels  de  la  Hirschgasse, 
le  jeune  homme  s'en  allait  du  côté  du  château,  dans  Vallée  des 


^g^^  LA.    REVUE    BLANCHE 

philosophes,  rêver  aux  moyens  de  conquérir  la  fortune  qui  de- 
vait lui  donner  sa  cousine. 

Un  dimanche  de  janvier,  comme  il  était  allé  au  sermon,  le 
pasteur  parla  des  sages  d'Orient  qui  vinrent  visiter  Jésus  dans 
sa  crèche.  Il  cita  l(^  verset  de  l'évangile  de  saint  Mathieu  où  il 
n'est  riendit  cpiant  au  nombre  et  quant  à  la  condition  des  pieux 
personnages  qui  portèrent  à  Jésus  l'or,  l'encens,  la  myrrhe. 

Les  jours  suivants,  Egon  ne  put  s'empêcher  de  penser  à  ces 
sages  d'Orient  que,  bien  que  protestant,  il  se  figurait,  selon  la 
légende  catholique,  couronnés  et  au  nombre  de  trois.  Gaspard, 
Balthasar  et  Alelchior.  Les  rois  mages,  le  nègre  au  milieu,  défi- 
laient devant  lui.  Il  se  les  figura  portant  tous  trois  de  l'or.  Quel- 
ques jours  plus  tard  il  ne  les  vit  plus  que  sous  les  traits  et  le  cos- 
tume de  nécromants  alchimistes  transmuant  tout  en  or  sur  leur 

passage. 

Toute  cette  fantasmagorie  ne  lui  était  suscitée  que  parce  qu'il 
aimait  lor  qui  lui  permettrait  d'épouser  sa  cousine.  Il  en  perdit 
le  boire  et  le  manger,  comme  si,  nouveau  Midas,  il  n'eût  plus  eu 
pour  aliments  que  les  lingots  transmués  par  les  astrologues  dont 
la  cathédrale  de  Cologne  s'honore  de  posséder  les  osseiaenls. 

Il  fouilla  les  bibliothèques,  lisant  tout  ce  où  il  était  question 
des  trois  rois  mages  :  le  vénérable  Bède,  les  légendes  anciennes 
et  tous  les  auteurs  modernes  qui  ont  discuté  l'authenticité  des 
évangiles.  Puis,  en  marchant,  il  ro\dait  des  pensées  dorées  : 
«  Quelle  valeur  inestimable  doit  avoir  ce  trésor  d'or  fin  !  Il  n'est 
écrit  nulle  part  (jue  ce  trésor  ait  été  distribué,  employé,  dépensé, 
dérobé  on  trouvé...  »  Enfin,  un  soir,  il  s'avoua  qu'il  voulait  trou- 
ver le  trésor  des  rois  mages.  Outre  le  bonheur  amoureux,  celte 
trouvaille  lui  donnerait  une  gloire  incontestable. 

Ses  allu!-es  bizarres  intriguèrent  bientôt  les  professeurs  et  les 
étudiants  de  Ileidelberg.  Ceux  qui  ne  faisaient  pas  partie  du 
même  corps  que  lui  n'hésitaient  pas  à  dire  qu'il  était  fou.  Ceux 
de  son  association  le  défendirent,  si  bien  qu'il  fut  cause  d'une  sé- 
rie interminable  de  duels  dont  on  parle  encore  aux  bords  du  Nec- 
kar.  Puis,  les  anecdotes  coururent  à  son  sujet.  Un  étudiant  l'avait 
suivi  au  (  ours  d'une  de  ses  promenades  dans  la  campagne.  11 
raconta  qu'Egon  s'était  approché  d'un  ba^uf  et  lui  avait  parlé  : 
'(  Je  cherche  un  chérubin.  Les  analogies  m'émeuvent.  Je  trouve 
un  bœuf.  Les  chérubins,  c'est  vrai,  sont  des  bn^ufs  ailés.  Mais, 
dis-moi,  beau  bonif  qui  pâtures...  Il  se  peut  cpie  ta  bonhomie vlé- 
lienne  une  part  de  la  science  de  ces  animaux  qui  font  partie 
d'une  des  y)lus  nobles  hiérarchies  célestes.  Dis-moi,  ne  s'est-elle 
point  perpétuée  dans  ta  race,  la  liadilion  de  Noël  ?  Ne  t'honores- 


LA   ROSE    DE    IIILDESHEIM  38l 

tu  pas  qu'un  des  tiens  ait  réchauffé  de  son  souffle  l'enfant  dans 
sa  crèche  ?  Et,  en  ce  cas,  peut-être  sais-tu,  noble  animal  créé  à 
rimaij;e  des  chérubins,  sais-tu  où  est  l'or  des  rois  mages  ?  Je 
cherche  ce  trésor  qui  me  fera  riche  d'une  fortune  sacrée.  0  bœuf, 
mon  seul  espoir,  réponds  !  J'ai  interrogé  les  unes,  mais  ils  ne 
sont  que  des  bêtes  et  ne  sont  l'image  de  rien  de  céleste.  Hélas  ! 
ces  énergiques  animaux  ne  savent  qu'une  réponse  ;  la  rauque 
affirmation  germanique.  »  C'était  une  lin  de  crépuscule.  Dans  les 
maisons  lointaines  les  lampes  s'allumaient.  Des  villages  luisaient 
à  la  ronde.  Le  bœuf  tourna  la  tête  lentement  et  beugla. 

A  Hildesheim,  Use,  confiante,  recevait  de  son  cousin  des  let- 
tres enthousiastes  et  amoureuses.  Elle  et  ses  parents  supposaient 
qu'Egon  était  sur  le  point  de  faire  fortune. 

Ce  fut  l'hiver,  la  neige  tomba,  tiède  d'aspect  comme  le  duvet 
des  cygnes.  Les  bonshommes  sculptés  des  maisons  en  étaient 
eux-mêmes  recouverts  et  avaient  l'air  de  grelotter.  Ce  fut  Noël 
avec  ses  arbres  lumineux  autour  desquels  on  chante: 

L'arbre  de  Noël,  c'est  le  plus  bel  arbre 

Oui  soit  sur  la  terre. 
Comme  il  fleurit  joliment,  l'arbre  miraculeux, 

Quand  ses  fleurettes  luisent, 

Quand  ses  fleurettes  luisent, 
Oui,  luisent  ! 

Un  matin  de  gel  où  les  traîneaux  glissaient  dans  la  petite  ville, 
arriva  ^une  lettre  timbrée  de  Dresde  où  habitaient  les  parents 
d'Egon.  Le  père  d'Usé  ne  trouvant  pas  ses  lunettes,  ce  fut  elle 
qui  lut  la  lettre  à  haute  voix.  La  missive  était  triste  et  courte.  Le 
père  d'Egon  racontait  que  son  fils  était  devenu  fou  par  amour. 
Il  racontait  l'histoire  du  trésor  des  rois  mages  que  son  fils  voulait 
à  tout  prix,  puis  ses  fureurs  qui  l'avaient  fait  interner  dans  un 
asile,  et  que,  dans  sa  folie,  il  ne  cessait  de  répéter  le  nom  de  sa 
cousine. 

A  la  suite  de  cette  lettre.  Use  commença  de  dépérir  rapidement. 
Ses  joues  s'émacièrent,  ses  lèvres  pâlirent,  ses  yeux  prirent  ])lus 
d'éclat.  Elle  cessa  tous  travaux  de  ménage  ou  d'aiguille.  Elle 
passait  tout  son  temps  au  piano  ou  rêvait.  Puis,  vers  le  milieu  de 
février,  elle  dut  s'aliter. 

A  la  même  époque,  une  nouvelle  émut  tous  les  habitants  de 
Hildesheim.  Le  rosier  millénaire,  témoin  miraculeux  de  la  fon- 
dation de  la  ville,  se  mourait  de  froid  et  de  vieillesse.  Derrière 
la  cathédrale,  dans  le  cimetière  clos  où  il  grimpe,  son  bois  anti- 
que se  desséchait.  Tout  le  monde  se  désola.  La  municipalité  eut 


382  LA    REVUE    BLANCHE 

recours  aux  jardiniers  les  plus  habiles.  Tous  se  déclaraient 
ini]>uissants  à  le  faire  revivre.  Enfin,  il  en  vint  un,  de  Hanovre, 
qui  entreprit  la  cure.  11  mit  en  œuvre  les  ressources  les  plus  sa- 
vantes de  son  art.  Et,  un  matin  fie  commencement  de  mars,  ce 
fut  une  grande  joie  dans  Hildesheim.  Tout  le  monde  s'abordait 
en  se  félicitant  :  «  Le  rosier  est  ressuscité.  Le  jardinier  de  Hano- 
vre lui  a  rendu  la  vie  au  moyen  de  sang  de  bœuf  savamment  em- 
ployé. » 

Ce  même  matin,  les  parents  d'Usé,  pleuraient  auprès  du  cer- 
cueil de  leur  fille  morte  par  amour.  Ouand  on  emporta  la  bière 
couverte  d'un  drap  blanc,  les  bonshommes  découpés  et  peints, 
qui.  couverts  de  neige,  grelottaient  sur  la  façade  de  la  vieille  mai- 
son, semblaient  sangloter  :  «  Ringei  Ringel,  Reihe.  Adieu, 
Use,  pour  toujours.  Adieu,  tes  péchés  vertueux  et  tes  ver- 
tus moins  belles  que  toi.  Adieu,  pour  toujours.  »  Devant  le 
convoi,  un  régiment  passa.  Les  tambours  et  les  fifres  sonnaient 
une  musique  légère  et  triste.  Des  femmes  disaient,  en  s'inclinant: 
"  On  a  ressuscité  le  rosier  légendaire,  mais  l'on  enterre  la  rose  de 
Hildesheim.  » 


Guillaume  ApouLiNAmE 


La  Quinzaine 


Mjïi:::i  POLITIQLES  ET  SOCIALES. 

La  Grève  et  la  Politique.  —  Le  coiiilil  industriel  le  plus 
étendu  et  le  plus  grave  quait  encore  vu  la  France  s'est  développé  et 
poursuivi  pendant  des  semaines,  dans  un  calme  puissant  que  des  exci- 
kilions  sans  doute  trop  intéressées  n'ont  pas  réussi  à  troubler.  Les 
ciuejques  bousculades  que  la  mise  en  grève  de  cent  milliers  d'ouvriers 
ne  peut  manquer  de  produire,  ont  eu  peine  à  alimenter  l'effroi  com- 
plaisant de  la  presse  et  de  l'éloquence  conservatrices.  L'affaire  malheu- 
reuse de  Terrenoire  n'a  pu  être  assez  vite  et  assez  bien  déformée  pour 
qu'une  faute  de  gendarme  devînt  un  crime  de  grévistes.  Et  les  wagons 
à  Dunkerque  tombaient  à  l'eau  trop  exactement  à  l'heure  où  l'inter- 
pellation sur  la  grève  agitait  la  Chambre  et  attaquait  le  ministère,  la 
fausse  nouA  elle  de  l'état  de  siège  proclamé  arri\  ait  trop  bien  à  l'heure 
du  scrutin  décisif,  pour  que,  même  à  la  faveur  d'un  débat  passionné, 
on  soit  parvenu  à  faire  porter  aux  vrais  ouvriers  en  cause  le  poids 
d'agissements  qui  allaient  contre  leur  volonté  et  contre  leur  but. 

Aussi  le  discours  par  lequel  Aristide  Briand  a  révélé  au  monde  poli- 
tique bourgeois  la  puissance  de  sa  lucide,  sobre  et  habile  parole,  a-t-il 
pu  avec  justice  rendre  l'hommage  qui  depuis  longtemps  déjà  était  dû 
à  l'action  régulatrice  de  l'organisation  syndicale,  à  la  puissance  de 
domination  sur  soi-même  que  la  classe  ouvrière  possède  de  plus  en 
plus,  et  à  'la  conscience  accrue  qu'elle  montre  de  sa  force  plus  grande 
et  plus  efficace  dans  la  paix  et  le  calme  que  dans  l'agitation  et  la  vio- 
lence. Jaurès  a  apporté  une  démonstration  lumineuse  de  science  élo- 
quente, qui  a  établi  où  était,  dans  le  cas  présent,  la  bonne  cause  et  où 
la  mauvaise;  et  les  défenseurs  des  intérêts  patronaux  n'ont  pas  suffi 
à  prouver  que  les  compagnies  ne  s'étaient  pas  étonnamment  hâtées 
en  ces  derniers  mois  de  provoquer  à  la  lutte  actuelle  par  une  com- 
pression injustifiée  des  salaires  et  par  une  volonté  manifeste  d'écarter 
toute  entente  amiable. 

Honnêtement,  M.  Combes  emploie  ses  bons  offices.  Sans  doute  il 
n'innove  pas  grandement  en  pratique  ni  en  doctrine.  Il  continue, 
comme  ses  prédécesseurs  et  notamment  comme  son  devancier  immé- 
diat, à  interpréter  le  principe  de  la  liberté  du  travail  en  un  sens  irré- 
fléchi et  inconséquent  qui  ne  peut  s'appliquer  aux  conditions  de  fait 
de  la  grande  industrie  moderne.  Mais  qui  espérait  que  soudain  ce  bro- 
cart traditionnel  allait  disparaître  du  répertoire  de  «  l'homme  de  gou- 
vernement »  ?  Mieux  vaut  noter  qu'à  côté  de  cet  hommage  accoutumé 
à  la  liberté  du  travail  (entendue  au  profit  exclusif  des  non-grévistes). 


384  LA   REVUE    BLANCHE 

appaïaîl,  pour  la  promiôrc  lois,  je  crois,  iicllcmcnt  alTirmé  par  une 
( 'liarubre  el  par  un  gou\crncnicnl,  le  souci  d'assurer  au  même  titre 
le  plein  exercice  du  droit  de  grève  —  droit  encore  beaucoup  plus  Ihéo- 
riipie  et  verbal  qu'entré  réellement  dans  la  pratique  et  dans  la  juris- 
prudence avec  toutes  ses  conséquences  indispensable^. 

Mieux  ^aut  reconnaître  avec  justice  la  bonne  \olonté  et  la  bonne  loi 
de  ce  gou\crnemenl  en  une  matière  difUcilc  et  imprévue  que  le  basard 
seul  n'a  peut-être  pas  présentée  et  imposée  à  son  action  immédiate.  S'il 
est  vrai  —  autant  qu'il  est  vraisemblable  - —  que  toute  cette  affaire  et 
les  autres  moins  graves  où  l'on  essaie  d'entraîner  et  de  compromettre  . 
ou  bien  le  ministère  ou  bien  tel  ou  tel  ministre,  soient  l'œuvre  indirecte 
<le  la  puissance  cléricale  menacée  ou  au  moins  l'action  parallèle  de 
gens  qui  en  sont  solidaires,  il  est  permis  à  ce  jour  de  se  réjouir  que  le 
«  bloc  »  et  le  gouvernement  dont  il  est  l'expression  se  soient  montrés 
à  l'épreuve  autrement  liés  que  pour  l'action  anticléricale  seule,  qu'ils 
niiMit  su  ne  pas  séparer  les  causes  connexes  de  l'émancipation  intellec- 
tuelle et  de  l'émancipation  économique,  qu'ils  n'aient  pas  fait,  dès  le 
début,  par  timidité  ou  iiiint(dligence  le  jeu  de  leurs  communs  et  dura- 
bles adversaires. 

Fr.  Daveillans 

Rentrées  parlementaires.  —  Un  certain  nombre  de  Parlements 
ont  opéré  leurs  rentrées  dans  la  semaine  qui  a  suivi  le  15  octobre.  C'est 
d'babitude  la  date  fr.lidique  où  les  bonorables  de  tous  pays,  après 
avoir  pris  du  repos  et  ouvert  la  chasse,  i-éinlègrenl  les  couloirs  et  les 
bureaux  de  commissions.  D'ordinaire  aussi  ils  rapportent  dans  les 
assemiilées  im  i)cu  de  bonne  bianeur,  un  espi'it  plus  iiacifique,  une 
sérénité  rafraîchie. 

Or  il  s'est  trouvé,  cette  année,  que,  dans  trois  au  moins  des  Cham- 
bres les  plus  importantes  du  continent,  le  débat  s'est  innnédiatement 
ouvert  sur  des  prol)lèmcs  d'une  haute  gravité  politique  et  sociale.  Les 
liassions  ont  atteint  du  coup  un  tel  degré  de  surexcitation  qu'on  eût 
dit  que  les  vacances  n'avaient  pas  exercé  leur  rôle  salutaire. 

L'Angleterre,  à  peine  affranchie  de  la  guerre  sud-africaine  et  des 
préoccujîalions  diplomatiques,  militaires  cl  financières  que  ce  long 
conflit  lui  a  \alufs,  est  retond)ée  en  pleine  crise  intérieure.  Le  nouveau 
«  i)remior  »,  M.  Ball'our,  héritant  d'une  idée  de  son  oncle  el  prédéces- 
seur. Lord  .Salisburv.  s'est  constitué  le  champion  d'un  projet  de 
■réforme  scolaire  (|ui  a  failli  un  iiislanl  créer  un  schisme  dans  le  gou- 
vernement. Il  ne  s'agissait,  en  effet,  de  rien  moins  que  de  mettre  les 
écoles  primaires  sous  la  lulidlc  du  clergé  anglican  et  de  décréter  l'en- 
seicrnemenf  confi^s'^ionnol  d'Etat.  C'était,  en  somme  iini)0ser  une  loi 
Fa  Houx  nouveau  modèle. 

M.  Chamberlain,  qui  passait  pour  l'ennemi  de  ce  régime  et  qui, 
jadis,  au  temps  de  son  radicalisme,  défendait  avec  fougue  les  droits 
de  la  libre-ponsée.  s*c«<l  rallié  au  plan  l'alfour.  Mais  les  non-confoi- 
misles,  r[  l'on  sait  qu'ils  -f>iii  légion  outre-Manche,  se  sont  révoltés, 


NOTES   POLITIQUES   ET   SOCIALES  385 

ont  mulliplié  les  meelinys  de  pioleslatioii  et,  par  suite,  créé  le  courant 
(:roi)posilion  qui  faisait  défaut  depuis  trois  ans.  C'est  le  libéralisme  qui 
])roritera  de  celte  poussée  d'opinion,  qui  s'est  produite  en  dehors  de 
lui,  car,  a\ec  M.  Campbell  BaniuMiiian  pour  chef,  il  marque  une  timi- 
dité \raiment  bien  prolongée.  Sa  condescendance  pour  l'unionisme 
devenait  presque  de  la  complicité.  La  Grande-Bretagne  manque  d'une 
opposition  sociale  assez  forte  pour  ilicter  une  attitude  suivie  à  l'oppo- 
sition politique  des  \\higs.  Ce  parti  auquel  nous  faisons  allusion  et  qui 
est  le  délégué  du  prolétariat  au  Parlement  existe  presque  partout,  sauf 
dans  le  Royaume-Uni.  De  là  la  confusion  qui  s'est  produite  surtout 
depuis  1897-1898,  à  la  faveur  de  l'entraînement  belliqueux  et  qui  s'est 
perpétuée  jusqu'à  ce  moment.  Les  sectes  dissidentes  viennent  de  jouei' 
le  rôle  d'une  opposition  extérieure  aux  factions  traditionnelles,  et  c'est 
pourquoi  le  débat  qui  s'est  engagé  aux  Communes  a  pris  tout  de  suite 
une  ampleur  particulière.  Ouelle  qu'en  soit  l'issue  immédiate,  que 
l'anglicanisme  triomphe,  ou  que  l'école  garde  sa  neutralité,  l'impé- 
rialisme va  sombrer  dans  l'alliance  de  la  Haute  Eglise.  Il  reste  aux 
libéraux  à  se  réorganiser  pour  un  avenir  qui  peut  être  proche. 

La  lutte  qui  s'est  déroulée  au  Reichstag  de  Berlin  a  un  caractère 
plus  proprement  social.  Ici  les  démocrates  socialistes  ont  pris  résolu- 
ment parti  contre  le  régime  douanier  ((ue  les  agrariens  prétendent 
imposer  au  pays  a\ec  le  concours  à  demi  avoué  du  gouvernement.  Les 
hobereaux  de  la  vieille  Prusse  et  de  la  Poméranie,  qui  ont  toujours  été 
les  meilleurs  soutiens  du  trône,  estiment  qu'en  échange  de  leur  fidélité, 
ils  ont  droit  à  prélever  une  forte  dîme  sur  les  revenus  de  la  bourgeoi- 
sie et  de  la  classe  ouvrière.  Cette  rançon,  à  leurs  yeux,  se  dissimulerait 
assez  bien  dans  l'institution  d'une  protection  qui  confinerait  au  prohi- 
bitionnisme.  Abrités  derrière  un  droit  de  10  francs  ou  de  8  francs  sur 
les  blés,  ils  ne  craindraient  plus  la  concurrence  russe,  hongroise,  rou- 
maine, américaine,  et,  maîtres  désormais  du  marché  agricole,  ils  re- 
lèveraient leur  capital  foncier. 

Le  parti  socialiste  a  eu  le  mérite  et  l'habileté  de  dénoncer  le  danger  ; 
quoi  qu'il  arrive,  que  la  droite  aidée  du  centre  catholique  aboutisse  à 
ses  fins  ou  qu'elle  échoue  dans  cette  tentative  monstrueuse  de  spolia- 
tion publique,  c'est  la  démocratie  sociale  d'outre-Rhin  qui,  en  résumé, 
tirera  avantage  cîe  la  bataille  enaaaée.  Les  retours  de  protection- 
nisme  oppressif  peuvent  servir  transitoirement  les  intérêts  des  classes 
dirigeantes  ;  finalement,  par  la  démonstration  même  de  l'égoïsme 
d'une  aristocratie  de  sang  ou  d'argent,  ils  affaiblissent  la  résistance 
des  conservateurs.  L'exemple  des  tarifs  Méline  a  été  probant  pour  la 
France  et  celui  du  bill  Mac  Kinley  concluant  pour  l'Amérique. 

En  Autriche,  les  questions  nationales  continuent  à  primer  toutes  les 
autres.  Les  débats  religieux  n'y  trouvent  guère  le  terrain  préparé, 
catholiques  et  protestants  s'y  accordant  pour  étouffer  la  liberté  de 
pensée  ;  quant  à  la  poussée  socialiste,  elle  y  est  forcée  de  tenir  compte 
des  rivalités  ethniques  qui  forment,  jusqu'à  plus  ample  informé,  la 
trame  même  de  l'histoire  de  la  Cislcithanie. 

25 


386  LA    RKVLK    BLANCHE 

Le  luiiiislro  do  Kaibur  s'ôlait  llallo  de  franchcr  le  diflérend  Iradi- 
lionnel  des  Telièques  et  des  Allemands  de  Bohème  que  tant  de  cabinets 
se  sont  elïorcés  vainement  de  régler.  Comme  tant  d'autres,  de  Taai'e 
à  Badeni  et  à  Clary,  il  avait  cru  qu'une  conférence  entre  les  délégués 
des  deux  éléments  procurerait  une  transaction.  Il  n"a  pas  été  long  à 
rt'\enir  de  son  erreur.  Les  Allemands  entendent  dominer  la  Bohême 
comme  par  le  passé;  les  Tchècjues  veulent  y  être  les  seuls  maîn-es  ;  les 
uns  et  les  autres  n'y  admettent  que  leur  propre  langue,  excluant  abso- 
lument la  langue  adverse.  M.  de  Kœrber,  comme  ses  devanciers,  dé- 
missionnera, laissant  à  un  plus  habile  ou  à  lui  plus  heureux  Le  soin 
d'entamer  des  pourparlers  pour  la  millième  fois.  Cette  interminable 
lutte  qui  se  traduit  au  Ileichsrath  de  Vienne  par  de  sauvages  violences, 
ne  fait,  au  reste,  que  les  affaires  de  la  monarchie.  Elle  a  permis  à  l'em- 
pereur de  négliger  son  Parlement  et  de  rétablir  en  fait  l'absolutisme 
d'il  y  a  cinquante  ans. 

Paul  Louis 

g.\/!:tti:  DwrÏT 

Trois  siècles  de  tapisserie.  —  <  >n  ne  visite  pas  assez  l'ex- 
position organisée  au  (irand  Palais  à  la  gloire  de  la  Tapisserie. 

Beaucoup  ]»aiTni  les  tapisseries  exposées  sont  antérieures  à  la  créa- 
tion des  Gobelins  :  certaines  i)roviennent  du  vieil  atelier  installi  durant 
le  xvi^  siècle  à  l'hôitital  «le  la  Trinité  et  dont  les  ouvriers  étaient  recrutés 
parmi  les  orphelins  pauvres;  les  autres,  ont  été  tissées  dans  les  ateliers 
de  Pieri?e  Damour  ou  dans  ceux  de  Girard  Lam'enl  et  Maurice  Dubout 
qui,  ]>ar  permission  royale,  exerçaient  au  Louvre  même.  \  oici  encore 
de  belles  pièces  soilant  des  ateliers  des  flamands  Marc  do  Comans  et 
François  de  la  Planche  \'enus  à  Paris  en  IGOl  et  établis  sur  les  boids  de 
la  Bièvre,  là  même  où.  un  demi-siècle  ])lus  tard,  sera  installée  la  manu- 
facture des  Gobelins,  ils  mettent  leur  orgueil  à  traduire  fidèlement,  in- 
telligemnieHt  les  beaux  cartons  du  Triomphe  de  Constantin  que  Bubens 
tîxécutés  pour  eux.  C'est  leur  richesse,  et  le  fils  de  François  de  la  Plan- 
che. Haphaèl,  ne  l'oublie  j»as  lorsqu'il  transporte  les  métiers  paternels, 
au  faubourg  .Saint-Cei-main.  rue  de  la  Chaise;  il  continue  ù  exploiter 
les  modèles  de  Bubens  conjointement  k  l'Histoire  de  Psyché,  de  Ra- 
phaël. 

Il  suflit  d'avoir  bon  (cil  et  un  peu  de  goût  pour  éprouver  instanta- 
nément de\ant  ces  belles  choses  les  multiples  sensations  que  l'écrivain 
aurait  beaucouf»  fie  peine  à  exprimer  avec  des  mots.  Ce  qui  nous  plaît, 
et  là-dessus  nous  insistons,  c'est  que  cette  réunion  de  tapisseries  remet 
en  mémoire  les  noms  de  maints  bons  et  curieux  artistes  français  dont 
on  chercherait  vainement  les  œuvres  dans  les  galeries  du  Louvre  et 
même  flans  les  api»arte!nents  de  Versailles.  Braies  gens  remplis  de 
qualités  et  non  moins  de  défaîiils,  cstimésTels  quels  par  leurs  contem- 
porains, oubliés  par  ceux  qui  suivirent  et  un  peu  par  leur  faute.  Car, 
bons  vivants,  amis  fie  Desporfes  etde  Mathurin  Bégnier,  ils  furent  plus 
soucieux  de  humer  le  piot  que  de  courtiser  les  historiographes  dispen- 


GAZETTE    d'art  ^87 

eateuis  tle  gloire.  Or  donc,  la  mémoire  de  leur  nom  s'est  perdue,  pour 
le  grand  profit  de  leurs  prétentieux  conirères  italiens. 

Si  on  ne  sait  rien  de  Claude  Guyot  qui  dessina  maint  carton  de  tapis- 
serie et  notamment  les  Chasses  de  François  l*^  on  est  un  peu  mieux  ren- 
seigné sur  Antoine  Caron  né  à  Beauvais  vers  1521  et  mort  en  1599.  Il  fît 
son  éducation  au  milieu  des  décorateurs  de  Fontainebleau,  fut  occupé 
au  «  ratïrécliissement  »  des  peintures  dudit  palais  lorsque  leur  éclat  se 
ternit  (1559-1560),  peignit  à  l'occasion  de  l'entrée  du  duc  d'Anjou  comme 
roi  de  Pologne,  en  1573,  deux  énormes  batailles  simulant  des  bas-reliefs 
de  bronze  et  un  autre  tableau  où  était  représenté  «  Mars  sur  un  chariot 
triomphal  ». 

Enfin,  c'est  à  la  prière  de  Catherine  de  Médicis  qui  prisait  fort  le  talent 
d'Antoine  Caron  que  celui-ci  exécuta  la  série  des  compositions  connues 
sous  le  nom  d'Histoire  d'Artémise  qui,  ultérieurement,  servirent  de 
modèle  à  une  suite  de  tapisseries  dont  quelques  spécimens  figurent  au 
Grand-Palais.  (Cette  Histoire  d'Artémise  n'était,  en  fait,  qu'un  pré- 
texte pour  auréoler  de  gloire  le  Aeuvage  de  Catherine  de  Médicis  et  ses 
actes  comme  mère  de  trois  rois). 

Le  gendre  d'Antoine  Caron,  le  graveur  Thomas  de  Leu  a  laissé  de 
son  beau-père  un  portrait  inoubliable.  Même  au  cas  où  on  n'aurait  nul 
renseignement  sur  le  peintre,  ce  portrait  permettrait  d'opiner  sur  cet 
Antoine  Caron  dont  les  gros  yeux,  le  large  nez,  la  lourde  moustache 
disent  le  tempérament  robuste,  l'esprit  joyeux  et  fécond  en  imaginations 
truculentes. 

Et,  de  fait,  que  l'on  considère  au  Grand  Palais  les  tapisseries  exécu- 
tées d'après  ses  dessins  :  la  conception  est  large,  décorative,  pleine  de 
santé  avec  un  peu  de  cet  esprit  caricatural  qui  est  une  des  caractéris- 
tiques de  l'art  français.  Il  faut  voir  les  hérauts,  joufflus,  sanguins, 
souffler  dans  leurs  trompettes.  Comparez  ces  joyeux  compères  aux 
personnag'es  de  Jordacns  :  ceux-ci  aussi  sont  gros  et  ont  le  rire  facile, 
mais  combien  ils  paraissent  lymphatiques  à  côté  des  nerveux  gail- 
lards de  Caron!  Les  uns  fêtent  Gambrinus,  les  autres  Bacchus. 

Xon  seulement  Caron  est  capable  de  camper  un,  deux,  trois,  quatre 
bonshommes,  mais  en  digne  élève  de  l'Ecole  de  Fontainebleau  il  sait 
disposer  de  grandes  masses,  évoquer  des  spectacles  où  des  théo- 
ries mouvementées  de  personnages  se  meuvent  parmi  des  chars  et  des 
attelages  somptueux  :  considérez  le  Char  de  la  Fortune,  Apollon  au 
milieu  des  Muaes,  et  dites  si  la  reine  Catherine  avait  si  mauvais  goût 
de  laisser  ce  Caron  mener  la  barque  de  sa  renommée. 

Comme  Antoine  Caron,  Toussaint  Dubreuil  (1561  ?-]602),  avait  été 
formé  à  l'école  de  Fontainebleau.  Il  exécuta  de  nombreux  tableaux  pour 
le  château  de  Saint-Germain-cn-Laye,  décora  une  partie  de  la  première 
galerie  d'Apollon  (brûlée  en  1661),  enfin  il  avait  cou\  ert  la  voûte  d'une 
partie  de  la  galerie  du  Louvre  d'une  vaste  composition  allégorique  où 
Henri  IV  travesti  en  Jupiter  foudroyait  la  Ligue.  Les  contemporains 
appelèrent  cette  décoration,  fort  célèbre  au  moment  où  elle  fut  peinte, 
la  Gigantomachie.  Ce  mot  témoiane.  f[uc  Dubreuil  comme  tant  d'autres 


388  LA    REVUE    BLANCHE 

a\nil.  (Mé  séduit  par  les  effets  de  torse,  les  exagérations  analomiques 
«ionl  nbusaienl  les  disciples  de  Michel-Ange.  Mais  il  n'était  pas  tcllenKMil 
dénué  de  sens  commun  qu'il  ne  sût  ù  propos  oublier  celte  science  inu- 
tile et  jouer  jilus  simi^tlement  sa  partie  dans  les  grandes  orchestra- 
tions décoratives  chères  au  xvi*  siècle.  Chargé  de  collaborer  à  l'Histoire 
d'Artémiso,  il  s'en  lira  à  son  honneur  et  avec  personnalité.  Il  y  a  ici, 
de  lui,  une  fort  belle  Diane  implorant  Jupiter.  L'aspect  est  théâtral  et 
aurait  encore  aujourd'hui,  comme  décor  d'opéra,  un  joli  succès;  les 
types  sont  caractéristiques  et  il  y  a,  par  exemple,  sur  la  droite,  un 
saxoureux  morceau  motivé  par  un  guerrier  occupé  à  deviser  amoureu- 
î^emenl  a\ec  une  fort  belle  dame  dont  les  épaules  nues  sortent  de  la 
gaine  d'un  corsage  somptueux. 

La  \  ie  des  Lefambert,  Jean  et  Henri,  qui  apportèrent  eux  aussi  aux 
tapissiers  de  leur  temps  le  secours  d'un  talent  véritable,  est  incon- 
nue. Henri,  cependant,  est  l'auteur  de  suites  fort  importantes.  Il  donna 
à  l'LIistoire  d'Artémise,  l'admirable  scène  des  Présents,  composa  une 
Vie  du  Christ  conservée  autrefois  dans  l'église  Saint-Merri  et  dessina  en 
1000  une  suite  importante  pour  l'Histoire  de  Coriolan.  Son  dessin  est 
souvent  étriqué,  les  figures  parfois  en  bois,  mais  sa  composition,  assez 
libre  d'influence  italienne,  a  de  l'allure.  Je  n'en  veux  pour  preuve,  qur 
r  «  Allatiue  de  Rome  »  appartenant  à  la  suite  de  Coriolan.  Cette  charge 
de  cavaliers  rappelle  les  bas-reliefs  de  l'hôtel  de  Bourg-Th('!roulde,  à 
Rouen. 

La  Légende  de  saint  Crépin  et  de  saint  Crépinicn,  exécutée  en  1634- 
1635  aux  dépens  du  corps  des  cordonniers  pour  la  décoration  de  Notre- 
Dnme,  a  un  aspect  gothique  qui  provient  peut-être  de  ce  que  Leramberl 
s'inspira,  à  la  demande  de  ses  clients,  d'une  œuvre  plus  ancienne  : 
peinture  ou  tapisserie.  Peut-être  aussi  les  pauvres  orphelins  de  la  Tri- 
nité qui  l'exécutèrent,  ignorant  la  magie  du  maniérisme  italien,  inter- 
prétèrent-ils le  carton  do  Lerambert,  bien  naïvement,  à  la  façon  du  bon 
vieux  temps.  • 

Dans  Elie  montant  au  (ici.  Moïse  sau\é  des  eaux  et  In  bolK-  ^t-rie 
de  Renaud  et  Armide,  Simon  Vouet  inaugure  un  métier  pittoresqu'^?. 
Los  figures  se  modèlent  i)uissamment,  les  tonalités,  par  des  contrastes 
d'ombre  et  de  lumière,  des  cassures  d'étoffes,  chatoient  avec  somptuo- 
sité. C'est  un  ait  iiou\rau  riche,  séduisant  mais  (jui  fatigue  l'œil.  Chose 
curieuse,  les  tapisseries  exécutées  d'après  Simon  Vouet  font  penser  à 
Watleau.  Un  siècle  avant  le  délicieux  peintre  des  fêtes  galantes,  les 
massifs  de  verdure  jouent  un  rôle,  un  tronc  d'arbre  opportun  protège 
les  amoureux  acculés  à  sa  masse  discrète. 

Mais  Vouet  est  trop  célèbre  pour  qu'on  s'arrête  longuement.  On  ne 
saurait,  non  ])lus,flriner  devant  le  Narcisse  de  Laurent  de  l;i  Ilyre.Celui- 
«i  savait  composer,  son  paysage  est  intéressant,  ses  figures  d'arrière 
jdan  élégantes,  mais  que  son  Narcisse  est  laid  et  trivinl  !  Ce  n'est  pas 
là  le  benu  jeune  liominp  ri..  In  fable,  mais  quelque  ilote  lourd  do  bois- 
son. 

Autrement  intéressante  est  la  tapisserie  de  l'Ilisloire  d'Ariane,  cxécu- 


GAZETTE    d'art  ^89 

lée  d'après  les  dessins  de  Claude  Vignon  (1590-1673),  artiste  célèbre,  si 
oublié  en  notre  temps  que  Balzac  a  pu  affubler  de  son  nom,  sans  crainte 
de  quiproquo,,  un  sien  personnage.  Le  Louvre  n'a  rien  de  lui,  mais 
Thorigny-sur-Vire  conserve  un  ensemble  décoratif  dont  les  connais- 
seurs disent  le  plus  grand  bien.  La  tapisserie  d'Ariane  fait  penser  aux 
planches  en  couleur  naguère  composées  par  Walter  Crâne  pour  des 
albums  enfantins  :  Ali-Baba,  le  Prince  Grenouille,  Cendrillon,  etc. 
Même  exotisme,  mêmes  maniérisme  et  richesse  dans  l'attitude  et  la 
parure  des  personnages.  Pourquoi  ne  pas  admirer  chez  Vignon  ce  qui 
enchante  chez  Walter  Crâne  ?  Je  sais  bien  qu'un  auteur  parlant  de 
Claude  Vignon  a  écrit  :  «  Ses  tableaux  ne  montrent  que  des  idées  hors 
de  toute  ressemblance  dans  les  conceptions  et  les  formes.  »  Mais  ce  sont 
là  opinions  de  l'époque  da\idicnne,  et,  tout  en  estimant  beaucoup  Gault 
de  Saint-Germain,  et  son  érudit  précis  des  peintres  de  l'Ecole  française, 
il  est  permis  de  ne  pas  penser  comme  lui. 
«si  permis  de  ne  pas  penser  comme  lui. 

Nous  voici  arrivés  à  Lebrun  :  ses  œuvres,  traduites  en  vue  de  la  repro- 
duction en  tapisserie  par  Louis  de  Boulogne,  Mathieu  père,  Anguier, 
de  Sève,  Houasse,  Yvart,  sont  trop  justement  admirées  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'ajouter  une  pelletée  d'éloges  aux  tombereaux  qui  pèsent 
sur  la  mémoire  de  leur  auleur.  Il  suffît  de  dire  qu'on  a  essayé,  ces 
temps  derniers,  de  l'imiter,  d'égaler  sa  libre  aisance,  et,  à  son  exemple, 
d'élever  jusqu'au  style  les  allures!  des  contemporains.  On  n'a  pas 
réussi. 

La  suite  de  la  Vie  du  Roi  marque  donc,  à  notre  avis  l'apogée  dans 
l'exécution  des  cartons  de  tapisserie.  Postérieurement,  Coypel,  Van 
Loo,  Parrocel  avec  sa  Réception  des  Amliassadeurs  turcs  aux  Tuile- 
ries, de  Troy  avec  son  admirable  Histoire  d'Esther  ont  fait  des  œuvres 
charmantes.  Aucune  n'égale  la  libre  grandeur  des  compositions  de  Le- 
brun, ne  surpasse  même  la  grandiloquence  bon  enfant  de  l'Histoire 
d'.\rtémise  du  vieil  Antoine  Caron. 

Il  y  a  eu  les  gothiques,  les  cartons  de  Psyché,  par  Raphaël,  la  suite 
de  Lebrun  :  la  décadence  a  suivi.  Pour  comble  de  malheur,  Chexreul 
est  venu  et  l'homme  aux  40.000  teintes  a  transformé  la  décadence  en 
débâcle.  On  tâche  de  remonter  le  courant... 

Charles  Saunier 

GESTES 

Le  Chant  du  cygne.  • —  Ayant  ici  parlé  du  volant  et  du  drapaud, 
nous  n'avons  point  de  bonne  raison  pour  ne  point  étudier  cet  autre 
volatile,  le  cygne.  Le  cygne  est  un  gros  oiseau  d'eau,  dit  Buffon.  Néan- 
moins, omet-il  de  préciser,  il  n'en  faudrait  pas  conclure  qu'on  doive  le 
confondre  avec  le  meleagris  lluviatilis  ou  dindon  d'eau,  improprement 
mais  conformément  aux  règles  de  1'  «  attraction  »  grammaticale,  dit  : 
dindonneau.  Le  cygne  s'en  distingue  par  sa  blancheur,  laquelle  n'est 
comparable  qu'à  celle  du  lys  observé  dans  les  conditions  les  plus  favo- 
rables à  la  faire  ressortir,  par  exemple  dans  une  vallée  assez  abritée 
du  soleil  pour  être  transformée  à  peu  de  chose  près  en  chambre  noire. 


390  LA    REVUE    BLANCHE 

Mais  il  ne  saurait  non  plus  Olic  confondu  avec  le  lys,  dont  le  mutisme 
et  l'inertie  sont  célébrés  dans  lEvangile  :  car  il  s  en  dili'érencie  par 
son  chant.  Au  sujet  de  ce  chant,  la  plupart  des  naturalistes,  sans  en 
exceplor  Pline  ni  BulTon.  se  sont  plu  à  émettre  de  graves  absurdités. 
Pline  (X,  XXXII,  1)  déclare  en  termes  brefs  cfuc  ce  chant  tant  glorifié  pai- 
les  poètes  n'a  pas  lieu,  d'après  ses  expériences.  Buffon,  de  même,  le 
classe  parmi  les  fables.  Pourtant,  il  donne  une  copieuse  description 
des  lieux  coudes  dont  s'incurve  la  trachée-artère  de  l'animal.  Selon 
W'illughby,  cette  inflexion  double  n'appartiendrait  qu'au  cygne  sauvage 
{cycniis;  musicus).  Pourquoi  elle  s'atrophie  chez  le  cygne  commun 
(cycni/s-  olor).  domestique  et  sédentaire,  notre  théorie  l'élucide.  Les  au- 
teurs qui,  jusqu'à  présent,  ont  cru  traiter  du  clianl  du  cygne  n'ont  exa- 
miné que  son  cri. 

Cette  trachée  repliée  deux  fois  réalise  le  même  dispositif  que  les  orga- 
nes vocaux  du  tramway  sauvage  et  de  l'automobile,  et  comme  eux  elle 
ne  peut  produire  qu'une  note.  En  vain  l'abbé  Arnaud  l'a-t-il  excitée  à 
In  inodulaliijn  par  l'exemple  de  son  A'iolon.  «  Strideur,  accent  de  menace 
ou  de  colère  »,  témoigne  Buffon.  Il  nous  est  arrivé  à  tous  de  fuir  quand 
une  inlerjection  analogue  traduisait  l'état  d'esprit,  voisin  de  la  fureur, 
de  l'onmibus.  Il  est  aisé  de  déduire  que  le  cri  du  cygne  tend  à  une 
seule  lin,  faire  ranger  les  autres  êtres  vi\ants  sur  son  passage.  A  cet 
effet,  son  long  cou  ne  s'articule  de  pas  moins  de  Aingt-trois  vertèbres, 
ce  qui  lui  permet  de  porter  une  grande  puissance  de  son  sur  un  point 
donné,  en  louinant  la  tête.  A  son  exemple,  M.  Sax  a  construit  les  pavil- 
lons de  ses  cors  mobiles  sur  leur  axe  et  recourbés.  Fétis  atteste  (|ue 
par  celte  méthofh^  la  sonorité  est  au  moins  doublée.  Il  est  regrettable 
qu'aucun  constructeur  de  saxhorns  n'ait  iiensé  à  créer  des  pa\illons 
se  refermant  en  deux,  à  l'instar  de  celui  du  cygne,  cju'on  appelle  «  bec  » 
Ijar  un  abus,  et  qui  serf  à  luettre  la  trachée  à  l'abri  des  poussières. 

Se  faire  un  chemin  libre  dans  l'air  par  des  appels  de  trompette  (le 
cygne  a  suggéré  l'ange  du  jugement  dernier)  est  indispensable  au  \ol 
du  cygne,  dont  Hésiode,  comme  on  sait,  proclame  la  \  itesse  et  l'alti- 
tude. L'aigle  lui-même,  s'il  ne  s'ôtait  de  sa  route,  serait  précipité. 

Peu  i]r  mots,  maintenant,  suffiront  à  faire  comprenfh-(^  ci*  qu'est  le 
«  chant  »  du  cygno.  J{;ip[»('lons  le  passage  d' Aiistote  (I.\.  xni.  '1). 

Lvs  cygnes  chantent,  et  ils  chantent  surtout  (|uanil  leur  mort  appro- 
cha»... Ils  volent  jusqu'en  hante  mer  ;  et  des  navigateurs  (pii  nllaient  en 
Libye  ont  i-enconiré  en  mer  des  troupes  de  cygn(>s  (jui  cluinlaienl  d'une 
voix  lamentable  :  ils  en  ont  vu  cjuelques-uns  mourir  sons  leurs  yeux. 

IJonc,  le  cygne  ne  «  chante  »  (|ue  dans  les  airs  :  il  n'est  pas  im|)robablc 
que,  par  la  vitesse  et  [>eut-être  par  l'élot  spécial  (]('  raréfaction  et 
d'hyaroméirie  de  l'atmosphère  aux  grandes  haulenrs,  la  harpe  éolienne 
des  grandes  ailes  blanches  pioduise  des  .sons  modulés.  Sonnini  la 
prévu  presque.  Que  si  on  s'explique  mal  que  ce  chant  soit  suivi  le  plus 
souvent  de  la  mort,  nous  citerons  une  analogie  :  la  fusée,  dont  le  bruis- 
sement précède  l'éclat. 


GESTES  ^9' 

Ecartons  l'idée  que  le  c.ygnc  soit  muni  crélylrcs  et  slridule  à  Li 
façon  des  orthoptères,  malgré  les  séduisants  lra\aux  de  Al.  le  colonel 
Goureau  sur  cette  questi<»ii  ilc  la  stridulation. 

Alfred  Jarry 

LES  THEATRES 

Vaudeville  :  Sa  Maîtresse,  de  M.  IL  Baui:u.  —  Théâtre  Antoine: 
La  Reprise,  de  M.  Valcaire  ;  l'Enquête,  de  M.  Hlnriot;  l'Aven- 
ture,   de  Ai.  Max  Maurey.  —  Théùlre  des  Malhurins. 

Au  Vaudeville,  Sa  Maîtresse,  de  M.  Henry  Bauër. 

C'est  une  pièce  fort  touchante,  moins  peut-être  par  son  alTabulation 
même,  que  pour  ce  qu'elle  reflète,  avec  une  sincérité  louable,  de  la 
personnalité  à  la  fois  ardente,  impétueuse,  combative,  tendre  et  ingé- 
nue de  son  auteur.  Il  n'est  point  indifférent  de  noter  que  c'est  là  le  début 
tardif  d'un  écrivain,  dont  longtemps  nous  écoutâmes  les  prophéties  et 
les  leçons  dramatiques,  et  qui  livra  d'une  plume  batailleuse  maints 
combats, dont  le  dernier  chaque  fois, en  quelque  sens  qu'il  fût  livré, parut 
«  le  bon  combat  »  :  car  tout  ensemble  nous  reconnaissons  le  débutant, 
à  cette  abondante,  débordante  dépense  d'idées,  de  théories  et  de  révol- 
tes accumulées,  et  le  «  vieil  homme  »,  à  tout  ce  qu'au  cours  de  ces 
quatre  actes,  il  se  révèle  d'une  expérience  désillusionnée  mais  point 
découragée  de  la  vie  sentimentale  et  de  la  vie  sociale.  Il  n'y  a  nulle 
amertume  ;  ou  du  moins  l'amertume  n'est  point  sensible  sous  tant  de 
lyrisme,  de  foi,  de  fougue  et,  pourquoi  ne  point  dire  le  mot,  de  jeu- 
nesse, on  y  perçoit  un  tumultueux  accent  qui,  pour  être  parfois  un  peu 
emphatique,  n'en  est  pas  moins  toujours  généreux.  Et  ceci,  je  le  répète, 
est  fort  touchant. 

Un  sujet  d'une  simplicité  extrême  et  profondément  moral.  La  pièce, 
d'une  inspiration  élevée,  est  très  douce  et  vraiment,  profondément  ver- 
tueuse. On  y  prêche  la  fidélité  sentimentale  à  la  femme  qu'on  s'est  faite, 
s'appelàt-elle  la  maîtresse,  le  relèvement  des  pêcheurs  ignorants  et  hum- 
bles, l'abnégation  pardonnante,  le  mépris  de  l'argent  et  des  conven- 
tions sociales.  Des  indignations  courent  de  répliques  en  répliques, 
qui  sont  toujours  justifiées,  point  toujours  inédites  ;  on  refait  à  la 
société  un  procès  où  déjà  elle  fut  condamnée,  sans  qu'elle  s'en  portât 
mieux  ou  plus  mal.  C'est  le  droit  de  chacun  de  revendiquer  contre  elle  ; 
les  personnages  de  Sa  Maîtresse  le  connaissent,  ce  droit,  et  en  usent 
parfois  exagérément  ;  la  principale  héroïne,  surtout,  ne  manque  au- 
cune occasion  de  nous  enseigner  ;  elle  le  fait  alors  dans  cette  langue 
sonore,  un  peu  archaïque,  point  ennemie  du  verbalisme,  des  mots  abs- 
traits, larges  de  sens,  qui  commencent  par  une  majuscule,  de  M.  Bauër. 

Mais  certes  il  s'en  faut  qu'on  entende  la  pièce,  si  noblement  exem- 
plaire, avec  la  seule  émotion  de  rintelligence.  Car  elle  contient,  parmi 
la  proclamation  de  tant  d'idées,  une  peinture  vraiment  très  «  sentie  »  et 
très  vivante  de  caractère.  L'auteur  nous  présente  un  pauvre  diable,  Ju- 
lien de  Lormel,  point  mauvais  et  capable  de  mal,  plein  de  lâchetés  et 


3ç)i  LA     lŒVUE    BLANGIIK 

lie  Lfénéiosités  tout  ensemble,  faible,  sans  cesse  roulé  par  la  vie,  d'une 
na\ianle  veulerie  sonlinienlale,  mais  conservant,  au  plus  bas  de  sa 
df'îii  ingolade,  un  rel'lel  terni  de  noblesse  —  qui  semble  d'une  indiscu- 
table Humanité  et  nous  est  ré\élé  sous  tous  ses  aspects  a\ec  une  clair- 
voyance tranquille,  une  intelligente  compréhension  et  une  indulgence 
\  raiment  délicate.  Pour  a\oir  créé  ce  type  i^itoyable,  un  peu  frère  d'un 
liaskolnikoA',  et  si  attendrissant  dans  sa  faiblesse,  l'auteur  de  Sa 
Mailressc  mérite  d'être  aussi  gi-andement  loué  que  pour  a\oir  montré, 
une  fois  de  i)lus,  imc  intelligence  si  ennemie  des  préjugés  et  des  men- 
songes sociaux,  un  cœur  si  courageux  et  si  sincère  dans  ses  indigna- 
tions et  ses  enthousiasmes. 

Dans  le  rôle  de  Julien  de  Lormel.  M.  A.  Mayer,  mieux  que  correct, 
montra  peut-être  un  peu  trop  de  raideur,  .Mlle  Uébecca  Félix  fit  preuve 
d'une  originalité  inexperte;  et  le  grand  succès  de  la  soirée  fut  pour 
AUle  Blanche  Toutain,  artiste  nuancée,  très  sûre,  d"uu  charme  délicat. 

Au  Ïhéûtre-Antoine,  trois  pièces  en  deux  actes,  spectacle  adroitement 
coupé  et  dont  le  succès  fut  grand.  Après  /(/  Reprise,  une  œu\re  rapide 
et  ardente  de  M.  \'aucaire,  qui  contient  une  scène  émouvante  et  belle, 
jouée  malhcHireusemeiit  d'un  mouvement  trop  vif,  mais  non  sans  art 
et  sans  originaUté,  par  Mlle  Dauphin,  fut  donnée  rEiu/udle,  de  M.  llen- 
riot,  pièce  d'une  grande  et  presque  douloureuse  intensité  {l'elTots  dra- 
matiques.Elle  est  conduite  d'un  bout  à  l'autre  (K>s  (haix  actes  a\ec  une 
sûreté  et  une  précision  de  dialogue  siu-prenantes.  Si  le  premier 
acte  s'apparente  queUjue  i)eu  —  et  c'était  forcé  —  à  celui  de  In  Robe 
Roiiffe,  du  moins  la  situation  se  renou\elle  singuliènMnrnt  au  11°  où, 
pour  la  plus  grande  satisfaction  du  s|teclaleur  \engé,  un  ingénieux 
retournement  de  rôles  met,  le  juge  d'insiruclidii  sur  la  sellette  (h»  l'accusé 
et,  en  (pielque  sorte,  (hnaul  lui-même.  Le  caractèie  moyen  du  juge  d'ins- 
truclion,  assassin  inconscient  <>!  in\<il(iiilaire,  si  dur  aux  autres,  mais 
aussi  assez,  noblement  épris  de  justice,  fut  (bassiné  a\('c  beaucoup  de 
tact,  et  joué  par  M.  Antoine,  précis,  minutieux,  sobrement  diamatique, 
a\ec  une  admirable  maîtrise.  LWvenlttrr.  une  piécette  d(>  M.  Max  Mau- 
rey.  ilont  le  plaisant  sujet  fut  tin-  d'un  pitoresque  fait-divers,  divertit 
infiniment  |)ar  l'impréxu  d'une  infiigue  \i\ement  conduite,  illustrée 
de  mots  heureux,  et  jouée  a\ec  une  extrême  bonne  humeur  par  l'excel- 
lent comédien  Xnmès  (M  j)ai'  Mlle  Mif'iis.  d'une  grâce  cynifine  (iui  étonne 
mais  eerfes  <nii»-  d(''|ilnir(\ 

An  1  héàtre  des  Maihurins,  un  a|)plaudit  /<•  Ottadrille,  deux  actes  de 
spn  iluelle  comédie  vaudevillesqne.  pleins  tic  verve  bouffonne  et  d'hcu- 
rt^n-e  adresse,  construits  avec  une  rare  solidité;  et  un  parfait  éfinilibj-e, 
oV'  MM.  Tarrifle  et  Pia/.za,  et  une  fantaisie  délicate,  ])leine  de  grâce 
irotnfine,  gamine  et  de  poésie  blagueuse,  rie  M.  F.  de  Croissel  :  les 
Deux  Coiirlisanes,  où  le  contraste  est  i)iquant  fie  la  modernité  pari- 
.«iienne  de  Mlle  Detnarsy  avec  la  grâce  antique,  calme,  harmoni'ousc, 
cx<|uise  de  Mlle  Laparcerie, 

Anuiu',  l'icsnn 


LES    LIVRES  393 

LES  LIVRES 

Maurice  Barres  :  Scènes  et  Doctrines  du  Nationalisme 
(Félix  Juven,  in-18  de  518  pp.,  3  fr.  50).  —  Par  ses  défauts  de  composi- 
tion, par  la  disconfinuilé  des  raisonnements  et  la  multiplicité  des  for- 
mules, ce  livre  irrite  l'attention  et,  pour  un  peu,  découragerait  la  cri- 
tique. 11  faut  pourtant  que  j'en  parle  enfin.  Car  il  n'est  pas  sans  mérite 
et  ne  sera  pas  sans  influence.  Non  seulement  les  néophytes  du  nationa- 
lisme en  ont  fait  aussitôt  leur  bréviaire;. mais  plusieurs  de  ceux  qu'on 
nomme  «  intellectuels  »,  à  le  lire,  se  sont  sentis  ébranlés.  En  disant 
pourquoi  je  ne  le  suis  point,  j'ai  Fcspoir  de  les  affermir. 

Je  me  garderai  bien  d'opposer,  à  ce  que  Barrés  appelle  «  le  sens 
tlu  i>elatif  »,  les  exigences  de  l'absolu.  Ce  serait  lui  concéder  ce  dont  il 
n'a  nul  droit  de  se  prévaloir  :  le  privilège  du  réalisme.  Non  moins  que 
lui,  nous  prétendons  prendre  appui  sur  des  réalités.  Ce  qui  lui  est 
propre,  c'est  seulement  l'empirisme. Or,  les  faits  ne  prouvent  rien,  que 
liés  par  des  rapports  et  soutenus  par  des  raison<î. 

«  I  nielle  duel  :  Individu  qui  se  persuade  que  la  Société  doit  se  londer 
sur  la  logique  et  qui  méconnaît  quelle  repose  en  (ail  sur  des  nécessi- 
tés antérieures  et  peut-être  étrangères  à  la  raison  individuelle.))  S'il  y  a, 
comme  je  crois,  des  intellectuels  à  qui  cette  définition  s'applique,  tant 
pis  pour  eux.  Si  l'on  veut  qu'elle  convienne  à  tous,  je  demande  à  la 
retoucher  :  Fonder  la  société  sur  la  logique,  ce  serait  en  déduire  les 
lois  de  quelques  axiomes  posés  a  priori.  Mais  ordonner  la  société  selon 
la  raison,  c'est  simplement  subordonner  les  intérêts  passagers  et  varia- 
bles à  quelques  conditions  constantes  d'harmonie,  dont  la  première 
est  le  respect  du  droit.  Cela  ne  conduit  pas  à  méconnaître  les  «  néces- 
sités antérieures  »  sur  lesquelles  la  société  repose  en  fait.  La  vie  indi- 
viduelle non  plus  ne  dérive  pas  de  la  raison;  elle  repose  en  fait  sur  des 
nécessités  physiologiques,  où  cependant  nous  ne  cherchons  ni  nos 
motifs  de  vivre,  ni  l'ordonnance  de  notre  vie.  M.  Maurras  a  beau  remar- 
quer :  «  On  a  quelquefois  vu  des  sociétés  sans  justice,  on  n'a  jamais 
vu  de  justice  sans  société.  »  Il  ne  s'ensuit  pas  que  la  justice  soit  fatale 
à  la  société,  ni  que  la  société  soit  plus  forte,  à  se  passer  de  justice. 

Mais  il  paraît  qu'un  kantisme  malsain  «  prétend  régler  l'homme  uni- 
versel, l'homme  abstrait,  sans  tenir  compte  des  différences  individuel- 
les. »  Devant  ce  reproche,  Kant  se  contenterait  de  sourire  et  de  rap- 
peler quel  est,  en  toute  science,  le  rôle  de  l'abstraction.  Négliger 
d'abord  les  différences  individuelles  pour  poser  les  principes  (c'est-à- 
dire,  encore  une  fois,  les  conditions  les  plus  constantes),  ce  n'est  pas 
nier  ces  différences,  ni  refuser  de  leur  faire  ensuite  une  part.  Soyez 
maçon  ou  poète,  faites  votre  devoir  de  poète  ou  de  maçon,  mais  avant 
tout  soyez  homme  et  ne  volez  point.  Soyez  Français  et  bon  Français, 
mais  ne  jugez  point  sur  pièces  secrètes.  Et  par  cela  seul  qu'une  action 
est  contraire  à  toute  entente  entre  les  hommes,  n'exigez  point  qu'elle 
fasse  l'union  entre  Français. 

«  Qu'est-ce  que  la  vérité  ?  Ce  n'est  point  —  répond  Barrés  —  des 
choses  à  savoir,  c'est  de  trouver  un  certain  point,  un  point  unique,  celui- 


^9<  LA    REVUE    BLANCHE 

là,  nul  autre,  d'où  toutes  choses  nous  apparaissent  avec  des  propor- 
tions vraies.  C'est  d'être,  comme  on  a  dit  de  (Jorot,  un  homme  qui  sait 
s'asseoir.  »  Gœthe  pensait  à  peu  près  ainsi,  sauf  qu'il  n'eût  pas  eu  cette 
naïveté  d'introduire  le  mol  vraies  dans  une  définition  de  la  vérité  : 
«  Quand  je  connais,  dit-il,  mon  rapport  avec  moi-même  et  a\ec  le 
monde  extérieur,  c'est  là  ce  que  j'appelle  vérité.  »  Il  ajoute  ailleurs  : 
«  Ce  qui  est  fécond,  seul  est  vrai.  »  M.  Barrés  n'a  pas  trouvé  la  vérité, 
s'il  n'a  pas  trouvé  le  point  de  vue  le  plus  large  ni  le  plus  fécond.  Sans 
doute  il  s'est  assis  trop  bas.  Ou  bien  peut-être  a-l-il  choisi  la  bonne 
place  ;  mais,  de  cette  place,  il  n'a  pas  su  bien  regarder,  puisqu'il  sacri- 
fie les  rapports  les  plus  importants,  les  plus  stables,  à  des  rapports 
accidentels. 

Si  le  nationalisme  est  un  relativisme,  qu'il  comprenne  le  système 
entier  des  relations.  Si  le  nationalisme  est  «  l'acceptation  d'un  déter- 
minisme »,  qu'il  accepte,  en  son  ensemble,  tout  le  déterminisme  natio- 
nal. Si  le  nationalisme  «  c'est  de  résoudre  chaque  question  par  rap- 
port à  la  France  »,  qu'il  ne  mutile  point  la  France  en  opposant  «  la 
Terre  et  les  Morts  »  aux  vivants,  et  «  la  Fi-ance  de  chair  et  d'os  »,  à 
la  France  des  idées.  La  Terre  est  muette,  et  les  Morts  se  taisent,  ayant 
parlé,  dans  leur  temps,  pour  leur  temps.  Ou  s'ils  parlent  encore,  ce 
n'est  qu'à  lra\ers  nous,  et  c'est  en  nous  qu'il  faut  les  écouler.  Plus  vous 
nous  faites  sentir  à  quel  point,  malgré  nous,  le  passé  nous  pénètre, 
plus  nous  sommes  sûrs  que  l'exigence  de  justice,  qui  domine  en  noire 
conscience,  y  représente  le  meilleur  du  passé.  Quant  à  la  France  de 
chair  et  d'os,  par  oîi  se  connaît-elle,  sinon  par  des  idées  ?  C'est  en  vain 
que  vous  en  appelez  de  la  raison  à  l'instinct  :  «  On  s'efforcerait  vaine- 
ment, dites-vous,  d'établir  la  vérité  par  la  raison  seule,  puisque  l'intel- 
ligence  peut  trouver  toujours  un  nouveau  motif  de  remettre  tout  en 
question.  »  Comme  si  la  sensibilité  n'était  pas  cent  fois  plus  changeante 
et  plus  confuse  ;comme  si  ce  n'était  pas  elle  qui  suscite  de  nouveaux 
motifs  pour  obscurcir  la  raison  qui  la  gêne,  et  comme  si  le  désir  de 
justice  n'était  pas  le  plus  impérieux  des  sentiments  !... 

M.  Barrés  ne  peut  se  plaindre  si  la  doctrine  (lu'il  développe  en  un 
vast<,'  programme  polilicpie  et  social  se  présente  ici  réduite  au  point 
de  vue  de  l'Affaire  Dreyfus.  Je  ne  fais  que  le  suivre  sur  son  propre 
terrain;  et  ce  n'est  point  ma  faute  s'il  esl  occupé  moins  de  régler  l'ave- 
nir que  de  justifier  sa  conduite  passée.  Pour  l'accomplissement  de  la 
tâche  nationale,  il  fait  appel  à  tous  les  bons  Français.  Mais  la  marque 
à  laquelle  il  les  reconnaît,  c'est  d'avoir  combattu  contre  le  droit;  et  les 
modèles  qu'il  leur  propose  sont  le  colonel  Henry  et  le  général  Mercier. 
Si  vraiment  les  théories  de  Barrés  étaient  mûres  avant  l'Affaire,  et 
l'obligeaient  au  parti  qu'il  a  pris,  les  voilà  donc  rendues  solidaires  de 
ce  parti:  nous  devons  juger  l'arbre  à  ses  fruits  amers.  Quand  la  doc- 
trine n'aurait  pas  fait  condamner  un  innocent,  il  resterait  qu'au  nom 
de  l'intérêt  national,  elle  a  coupé  la  nation  en  deux.  Si  Barrés  répond 
que  C'^  mal  était  nécessaire,  nous  demandons  des  preuves,  .ses  preu\es, 
non  la  parole  du  sénéral  Roget.  Mais  il  n'apporte  que  des  injures.  Son 


LES    LIVRES  '  39S 

livre  contient  telles  pages,  telles  taches  de  boue  et  de  \enin  que  ni  le 
temps  ni  la  gloire  littéraire  ne  pourront  jamais  laver.  On  s'indigne 
d'abord,  puis  on  s'aperçoit  que  tout  cela  n'est  écrit  que  pour  indigner. 
El  ces  violences  calculées,  concertées,  ne  paraissent  plus  terribles 
comme  une  éruption  contagieuse,  mais  désagréables  à  voir,  comme 
un  suintement  d'humeurs  froides. 

Ce  n'est  pas  sur  cette  impression  que  je  veux  finir,  mais  en  citant  un 
beau  passage  d'une  lettre  que  le  très  libéral  Ernest  Havel  écrivit,  le 
23  août  1880,  au  très  catholique  Barbey  d'Aurevilly;  «  ....le  ne  veux 
pas  que  vous  me  soupçonniez  de  la  sottise  de  vous  réduire  à  ce  qu'on 
appelle  le  style.  Le  style  et  la  pensée,  c'est  tout  un;  c'est  donc  bien  dans 
la  pensée  qu'est  votre  force.  Mais  la  pensée  n'est  pas  la  même  chose 
que  la  thèse;  sans  quoi,  étant  donnés  par  exemple  Bossuet  et  Voltaire, 
l'un  des  deux  ne  serait  nécessairement  qu'un  imbécile.  Une  thèse 
erronée  peut  être  une  occasion  de  penser  très  fortement  et  de  répandre 
des  vérités  à  pleines  mains;  et  c'est  précisément  ce  que  vous  faites  et 
ce  qu'ont  fait  aussi  vos  grands  hommes.  Comme  eux,  à  mon  avis, 
vous  êtes  à  la  fois  puissant  et  impressionnant.  Vous  ne  viendrez  pas  à 
bout  de  nous  faire  monarchiques  et  catholiques,  mais  vous  réussissez 
supérieurement  à  nous  faire  sentir  que,  quand  on  a  dit  qu'on  ne  Vest 
plus,  tout  n'est  pas  dit  et  qu'on  n'a  pas  trouvé  pour  cela  la  solution  de 
tous  les  problèmes  ni  le  remède  à  tous  les  maux.  »  \on,  tou'.  n'est  pas 
dit,  quand  on  a  dit  qu'on  n'est  pas  nationaliste;  et  même  sans  Barrés, 
nous  nous  en  doutions  un  peu. 

Marils-Ary  Leblond:  Les  Vies  parallèles,  roman  de  grande  ville 
(Bibliothèque-Charpentier,  in-lS  de  205  pp.,  3  fr.  50).  —  Pour  com- 
prendre ce  qu'entendent  MM.  Leblond  par  les  «  \ies  parallèles  »,  il 
suffit  d'écouter  parler  l'un  de  leurs  héros,  Jacques  Derêve  : 

«  Depuis  ma  jeunesse,  j'ai  le  frisson  des  existences  que  j'appellerai 
latérales,  qui  me  croisent  ou  me  côtoient.  Ma  vie  se  sent  au  milieu  de 
toutes  ces  existences  qui  se  tissent  autour  d'elle  :  elle  s'y  est  accou- 
tumée et  ne  peut  échapper  à  leur  perception  mentale...  Ma  vie  inté- 
rieure est  faite  de  la  prévision  constante,  familière,  des  innombrables 
existences  ambiantes...  C'est  ainsi  qu'un  jeune  homme  peut  se  sentir 
accompagné  ici-bas  par  une  jeune  fille  à  lui  sœur,  à  lui  fiancée,  même 
quand  il  ne  l'a  pas  vue,  quand  il  ne  l'a  pas  rencontrée.  Les  deux  âmes 
sympathiques  s'avertissent,  s'appellent  à  la  communion,  tandis  que  les 
corps,  les  destinées  corporelles  s'ignorent,  sont  tenues  distantes.  Les 
deux  âmes,  dont  les  sens  sont  plus  délicats  que  ceux  du  corps,  se 
voient  l'un  l'autre  à  travers  les  obstacles  matériels,  s'émeuvent  d'un 
trouble  plus  précis  quand  se  rapprochent  leurs  êtres  physiques,  plus 
nostalgiques,  quand  un  rien,  un  grain  de  sable,  le  hasard,  les  a  em- 
pêchées de  se  rejoindre...  » 

Il  n'importe  guère  que  ce  «  fatalisme  »  soit  ou  non  rationnel  ;  du 
moins  est-il  assez  plausible  pour  inspirer  une  œuvre  d'art.  Il  encou- 
rage à  la  recherche  des  plus  substiles  délicatesses  :  Entre  deux  êtres 


396  LA    REVUE    BLANCHE 

(lui  11c  s-e  roncontreiil  poiul.  le  tlrainc  ne  peut  consister  en  actions  ;  il 
sera  tout  eu  frissons  d'ànie,  eu  di\  inations.  eu  intuitions  fugitives,  en 
correspondances  d'idées  et  d'émotions.  Le  li\re  de  MM.  Lcblond  n'test 
vraiment  pas  fait  d'autre  chose.  Ou  peut  le  juger  pauvre  en  péripéties. 
C'est  une  les  faits  ne  s'y  succèdent  point  pour  amener  d'autres  faits, 
mais  pour  manifester  les  richesses  secrètes  de  la  \  ie  intérieure  ;  ù  ce 
compte,  une  simple  promenade,  une  conversation,  une  lèvcrie,  ne 
sont  rien  de  moins  que  des  événements.  Jacques  et  Mellys  sont  unis 
l'un  à  l'autre  par  d'incalculables  affinités.  Ils  sont  pareils  et  diffé- 
rents. Chacun  a  dans  l'autre  son  double,  sous  les  espèces  d'un  auti'e 
sexe.  11  a  les  désirs  d'un  jeune  homme  ;  elle,  ceux  d'une  jeune  fille. 
Mais  tous  deux,  également  jeunes,  sentent  la  même  soif  de  liberté,  la 
même  ardeur  de  sympathie  sociale,  le  même  souci  de  beauté.  Et  le\irs 
relations  mystiques  étendent  autour  d'eux  une  atmosphère  étrange  de 
métaphysique  et  de  poésie. 

Dans  leur  lettre  liminaire  à  M.  Léon  Bourgeois,  MM.  Leblond  pren- 
nent non  sans  fougue  la  défense  du  néologisme.  Ils  n'avaient  pas  besoin 
de  se  justifier  et  je  n'ai,  dans  leur  livre,  relevé  nul  excès  de  mots  nou- 
veaux. Mais  leur  thèse  appelle  des  objections, qui  ne  sont  pas  spéciales 
aux  seuls  «  ))uristcs  ».  Sans  môme  rappeler  que  notre  langue  se  révèle 
plus  riche  à  mesure  qu'on  en  use  davantage,  il  faut  avouer  que  le  néo- 
logisme détourne  de  l'analyse,  et  ne  favorise  que  des  synthèses  un  peu 
grosses.  Donner  un  nom  spécial  à  chaque  sentiment,  dispense  de  le 
distinguer  par  des  nuances  fines  et  sans  cesse  changeantes.  Il  ne  vit 
plus,  le  voilà  classé,  épingle,  enqiaillé  pour  toujours.  La  science  a 
besoin  de  néologismes  ;  c'est  qu'à  chacun  de  ses  progrès  elle  pose  une 
loi,  un  rapport  fixe,  ([ue  dès  lors  elle  a  le  droit  de  désigner,  sans  le 
définir.  En  art  —  surtout  quand  il  s'agit  de  décrire  des  sentiments  —, 
la  sobriété  du  Aocabulaire  et  la  souplesse  de  la  syntaxe  laissent 
mieux  voir  le  retour  des  mêmes  éléments  simples  sous  des  formes  va- 
riées. C'est  d'ailleurs  (luestiun  de  iiioure.  ((u'oii  ne  peut  trancher 
d'un  mol. 

Michel  Ahnauld 

RouKRT  r>'HrMii.)u:s  ;    Du    Désir    aux    Destinées     (Mercure  de 
France,  in-18  de  L'IO  pp.,  3  fr.  50.—-  L'cxiguité  dinif  page  est  un  vrai  lit 
de  Procuste  pour  qui  voudrait  parler  d'un  li\  re  de  choix.  Il  y  a,  dans  le 
recueil  rie  poèmes  de  M.Pioberl  d'IIumières,  une  préface  de  quelque 
cinquante  pages  (jui  n'est  pas  loin  d'être  le  résumé  plein  d'éloquence 
de  toute  l'anxiété  présente.  C'est  dans  de  telles  études  qu'on  se  rend 
compte  que  notre  nescience,  depuis  si  longtemps  face  à  face  a\ec  les 
évidences  de  l'Univers,  est  sur  le  point  d'être  pénéirée  i)ar  la  lumière 
et  qu'il  ne  manriuc  plus  fiu'une  levée  en  masse  de  l'humanité  pour  ache- 
ver d'accomplir  le  geste  violateur  qui  vaincra  définitivement  les  dieux. 
Sans  doute,  la  lassitude  que  nous  héritons  d'une  ascendance  désempa- 
rée conseillerait  plutôt  à  beaucoup  d'entre  nous  un  «  Je  ne  sais  pas  » 
déeouragé.  Mais  ceux  qui.  romnir  rMnI(>ur  de  cette  préface,  croient  en 


LES   LIVRES  397 

notre  «  innéité  »,  ceux-là  entraîneront  les  autres,  et  le  monde  leur  devra 
d'être  plus  tôt  venu  à  bout  d'un  enfantement  si  douloureusement  entre- 
pins. 

Nous  disions  dernièrement  que  la  pensée  d'Emile  Verhaeren  nous 
évoquait  quelque  grand  Barbare  en  roule  pour  l'aurore.  Celle  de 
M.  d'IIumières,  au  contraire,  nous  représente  un  être  d'extrême  civili- 
sation qui,  d'un  geste  calme,  rassemblant  les  problème  de  notre  temps, 
les  formulerait  sous  quelque  exacte  et  pure  figure  de  géométrie.  Ainsi  le 
prouve  cet  extraordinaire  sonnet  sur  la  \'crlicale  : 

Verticale,  invincible  effort,  chute  éternelle, 
Sonde  du  double  abîme,  axe  du  grand  désir... 

—  Nous  n'entreprendrons  pas  d'étudier  ici  de  quels  raisonnements 
l'auteur  tire  son  clair  panthéisme,  nouvelle  œuvre  des  sept  jours, auquel 
Spinoza  adaptait  déjà  la  formule  de  saint  Paul  :  «  En  Dieu  nous  vivons, 
nous  nous  mouvons  et  nous  sommes.  »  Citons  seulement  les  deux 
comm.andements  qu'il  propose  à  l'homme  comme  nouvelle  table  de  la 
loi  :  Réalise-toi  et  Hannonisc-toi,  l'un  régissant  l'Ethique  et  l'autre 
l'Esthétique.  Passant  de  l'une  à  l'autre,  il  dégage  la  Volupté  de  l'effort 
des  sens  à  conserver  l'être,  de  la  \'olupté  la  Beauté,  et  la  Poésie  de  la 
Beauté.  Contemplant  alors  les  claTrs  lointains  du  monde  futur,  il  con- 
seille aux  poètes  d'aujourd'hui  Tabolition  totale  des  anciens  rêves  et 
la  chute  des  dernières  tours  d'ivoire  en  face  des  splendeurs  du  nouvel 
horizon.  C'est  ainsi  que  nous  arrivons  aux  poèmes  de  l'auteur.  Il  nous 
donne  les  raisons  pour  lesquelles  il  a  plutôt  choisi  le  sonnet  pour  y 
fixer  sa  pensée,  tout  en  attendant  d'autres  formes  et  d'autres  rythmes 
du  poète  de  l'avenir.  Et  il  nous  confesse  que  ses  vers  «  représentent 
des  états  d'âme  successifs,  ce  qui  explique  leur  apparente  incohérence  ». 
Mais  cette  «  apparence  »  ne  nous  frappe  aucunement.  Car  voici  d'im- 
peccables sonnets,  et  si  la  musique  y  succède  à  la  métaphysique  et  la 
volupté  au  sentiment,  leur  charme  partout  égal  est  un  fil  d'or  qui  suffit 
a  unir  leur  chantante  diversité,  tandis  qu'un  long  poème,  où  sont  émises 
les  idées  de  la  Préface,  termine  magistralement  ce  beau  livre  de  foi 
et  d'harmonie  qu'on  aimera  souvent  relire,  parce  qu'il  représente  une 
page  de  l'histoire  spirituelle  contemporaine. 

Lucie  Delarue-Mardrus 

P.-N.  RoiNARD  :  La  Mort  du  Rêve  (Editions  du  Mercure  de 
France,  in-18  de  336  pp.,  3  fr.  50).  —  Nous  sommes  si  généreux  d'épi- 
thètes  lyriques  dès  que  s'élève  un  ouvrage  un  peu  au-dessus  de  la  mé- 
diocrité courante,  qu'on  se  sent  comme  honteux  de  ne  trouver  que  ces 
mêmes  fleurs  banalisées  pour  une  œuvre  située  au  delà  des  suffrages 
communs.  On  ne  verra  dans  les  lignes  qui  suivent  que  la  transcription 
froide  d'une  réalité.  On  a  comparé  (1)  à  une  cathédrale  ce  poème  mou- 


(1)  M.  Quillatd,  dans  le  Mercure  de  France. 


'iÇ)S  LA,   REVUK    BLANCHE 

\onionté  et  t'ormidablc  comme  la  mrr,  et  cela  rend  bien  son  énorinité 
liarmonieuse.  son  ordonnance  arcliih^clurale,  et  Tespèce  de  vertige  qu'il 
engendre,  mais  non  son  surnaturel  frissonnement  de  vie.  Qu'on  s'ima- 
uine  plutôt  un  ncrjui  iln  Xord.  hérissé  de  récifs  funestes,  ourlé,  parse- 
menté  d'écumes  et  d'épax  es,  fleuri  d'Erins  verdoyantes  et  de  Thulés  cré- 
pusculaires. \êtu  de  nefs,  gorgé  de  sirènes  et  de  monstres,  et  soulevé 
]jar  la  pulsation  eurvthmique  des  vents  et  des  courants.  Ou  mieux  qu'on 
se  représente,  vue  d'une  montagne,  toute  une  ville  a\ec  son  grouillement 
de  palais,  d'églises,  de  maisons  et  de  masures,  d'usines  et  de  cloaques', 
avec  son  fourmillement  d'êtres  vivants  qui  s'entr'aiment  et  s'entredévo- 
rent.  C'est  cela  :  un  délire  harmonieux.  Mais  prémédité  :  le  titre  rlu 
chant  suprême  (la  Moniagne  en  délire)  —  pandémonium  humain  à 
placer  auprès  du  cha|)itrc  des  hérésiarques  dans  la  'Jenlafion  de  saint 
Antoine,  ou  de  tels  chants  de  VEnfer,  en  toute  équité  —  irait  bien  à 
l'œuvre  entière,  si  précisément  le  titre  de  celle-ci  n'exprimait  autre 
chose  de  plus  haut,  une  idée  philosophique  dont  elle  tire  sa  logique,  sa 
nécessité,  son  ossature  archilectui'alc.  Or  justement,  bien  qu'un  poète 
qui  pense  représente  un  phénomène  rare,  l'altitude  des  pensées,  la 
somptuosité  et  la  nouveauté  d'idées  et  d'images  ne  suffiraient  point, 
peut-être,  à  justifier  la  place  qu'en  pleine  assurance  à  cette  œuvre  il 
faut  assigner  —  auprès  des  toutes  premières,  celles  qu'on  nomme  uni- 
ques —  sans  deux  qualités  plus  rares  encore  et  précieuses.  Celte  ordon- 
nance architecturale,  comme  de  cathédrale  ou  de  symphonie.  Et  l'ap- 
port d'une  langue  poétique  inédite;  et  on  n'entend  point  ici  la  seule 
maîtrise  des  rythmes,  de  tous  les  rythmes,  et  des  formes,  le  maniement 
dominateur  de  tout  ce  qu'offre  l'idiome,  mais  le  forgemenl  d'une  syn- 
taxe et  d'une  métrique  à  la  fois  classiques  au  plus  beau  sens  (voir  la 
Sonate  à  Kretttzer)  et  absolument  personnelles  et  neuves.  On  croit  ne 
pas  se  hasarder  en  écriAant  que- cet  ouvrage  de  presque  toute  une  vie 
d'homme  dote  la  poésie  française  d'une  voix  encore  inentendue. 

Fagus 

Edouard  Dollkaxs  :  De  l'Accaparement  Larose,  in-H"  de/jaH  pp.. 
C)  fr.  .  —  On  ;i  beaucoup  parlé,  ces  temps  de  derniers,  de  l'accapare- 
ment des  sucres  par  M.  Jaluzot.  Cette  affaire  émut  le  Parlement,  la 
presse  et  le  Palais.  Les  interpellations  de  MM.  Huuanet,  Castdin,  Macé, 
en  mars  içym.  la  campagne  de  la  Petite  /ièptibl/f/f/e,  la  longue  instruc- 
tion de  M.  de  \'alles  n'eurent  point  de  résultat. 

L'audace  amt-ricaine  émerveille  encore  journellement  nos  reporters, 
qui  nous  entretiennent,  comme  de  faits  extraordinaires,  incompréhen- 
sibles, miraculeux,  des  trusts  qui  fusionnent  aussi  bien  la  production 
des  puddings  que  celle  des  bhs  et  du  fer.  Il  y  a  aussi  le  trust  de  l'Océan 
qm"  a  éveillé  les  susceplibililé  d  une  certaine  presse. 

Le  livre  de  M.  Dolléans  vient  au  moment  opportun,  documenter  l'opi- 
nion, aussi  tendancieusement  émue  que  mal  informée;  et  par  opinion  il 
faut  peut-être  moins  penser  à  nos  parlementaires  qu'aux  professionnels 
des  (piestions  sociales. 


LES   LIVRES  ^99 

Le  but  de  l'accaparement  est  la  maîtrise  du  marché  par  un  individu 
ou  un  groupe  d'individus.  Accaparer,  c'est  monopoliser.  Ce  monopole 
s'obtient  de  deux  laçons  :  par  l'accaparement  de  spéculation,  seul  visé 
par  l'articc  '119  du  Code  pénal,  et  par  l'accaparement  de  production,  la 
forme  la  plus  récente.  Dans  le  premier  cas,  il  y  a  main-mise  des  spécu- 
lateurs sur  les  marchandises  ;  dans  le  second  cas,  union  des  producteurs, 
coalition  des  industriels;  ici  intervention  dans  la  circulation  des  mar- 
chandises, là  dans  leur  production. 

Il  ne  faut  voir  dans  ces  grandes  coalitions  ni  des  cas  économiques 
morbides,  ni  des  indices  delà  malice  delà  classe  capitaliste.  Tant  qu'on 
les  a  considérées  ainsi  comme  des  phénomènes  individuels  dus  à  l'au- 
dace de  quelques  grands  financiers,  on  n'a  pu  les  comprendre.  M.  Dol- 
léans  les  a  parfaitement  caractérisées  comme  le  système  d'organisa- 
tion du  marché.  li  en  a  cherché  la  raison  d'être  et  les  règles. 

Quand  on  parle  de  la  libre  concurrence ,  de  la  liberté  naturelle  du 
commerce  et  de  l'industrie  en  régime  capitaliste,  on  n'a  que  trop  la 
tendance  à  penser  que  ces  principes  recouvrent  des  mouvements  désor- 
donnés, incohérents  :  c'est,  dit-on,  le  régime  de  l'anarchie  économique. 
Mais  c'est  précisément  cette  croyance  aux  hasards,  aux  accidents  qui 
a  empêché,  et  empêche  encore,  dans  la  plus  grande  mesure,  la  consti- 
tution en  science  positive,  de  l'histoire  et  de  l'économie  sociale.  Nos 
économistes,  comme  nos  historiens,  font  intervenir  dans  l'évolution 
de  la  société  la  volonté  de  tel  capitaliste  ou  de  tel  capitaine.  C'est  une 
philosophie  qui  empêchera  toujours  de  voir  P organisation  et  poussera 
toujours  l'écrivain  à  constater  des  anomalies  dans  les  faits.  Or,  le  prin- 
cipe de  la  science  est  précisément  la  croyance  a  priori  qn^ïi  n'y  a  pas  de 
liasards,  de  faits  individuels  ou  extraordinaires,  mais  que  tout  s'en- 
chaine  et  se  coordonne  suivant  un  plan  et  des  lois  que  nous  avons  à 
trouver.  Nos  grands  penseurs  restent  accrochés  encore  à  la  boutade  de 
Pascal  sur  le  grain  de  sable  dans  l'urètre  de  Cromwell. 

Ouand  on  a  étudié  la  formation  du  droit,  on  voit  bien,  de  la  façon  la 
plus  nette,  la  plus  minutieuse,  comment  la  société  se  coordonne  en 
des  règles  précises.  Quand  il  n'y  a  pas  de  loi  écrite,  une  coutume  se 
forme  ;  quand  la  loi  est  contraire  aux  tendances,  aux  besoins  de  l'époque, 
une  coutume  se  superpose  à  elle.  La  loi,  c'est-à-dire  la  règle  de  la 
coutume  économique,  évolue  perpétuellement  :  la  société  n'est  jamais 
anarchique. 

M.  DoUéans  a  étudié  et  rappelé  le  règlement  des  bourses  de  com- 
merce :  la  liberté  du  commerce  est  sous  la  tutelle  des  règles  élaborées 
par  ces  grandes  compagnies,  ordonnatrices  du  marché.  Là  encore,  on  voit 
que  les  achats  et  les  ventes  ne  se  font  pas  suivant  les  convenances  de  tel 
ou  tel  spéculateur,  mais  suivant  les  dispositions  des  codes  spéciaux. 

A  quoi  répond  l'accaparement?  les  producteurs  isolés  ignorent  les 
besoins  du  'marché  :  ils  vont  en  deçà  ou  au  delà  de  ces  besoins.  Il  y  a 
conflit  perpétuel  entre  la  production  individualiste,  morcelée,  et  les 
demandes  du  marché  universel,  plus  groupées. 

L'accapareur  groupe  les  offres,  c'est-à-dire  qu'il  les  organise.  Mais 


^OO  LA    REVUE    BLANCHE 

ce  groupemenl   ne  se  fait  qu'après  élude  des  besoins,  ou  plutôt  des 
besoins  exprimes  en  arj^ent,  c'est-à-dire  des  demandes. 

Il  y  a  là.  non  p?s  une  organisation  telle  qu'aurait  pu  la  désirer  un 
bureaui-rate  de  l'université  impériale  (Aujourd'hui  il  est  4  heures  et 
tous  les  enfants  de  l'Empire  commentent  le  cinquième  c|îapitre  du 
De  V7/7'.s\  mais  rme  organisation  complexe,  diverse,  dont  nous  ne  con- 
naissons pas  encore  bien  la  structure.  Il  y  a  lieu  de  se  garder  de  voir 
là  organisation  approximative,  comme  le  fait  M.  Dolléans,  car  cela 
me  paraît  faire  intervenir  une  comparaison  sans  fondement  :  quel 
est  le  ti/pe  de  l'organisation?  C'est  dire  implicitement  qu'elle  pourrait 
être  autre  :  or,  si  nous  ne  voyons  pas  la  nécessité  de  cette  organisation, 
pouvons-nous  dire  que  nous  en  avons  une  connaissance  o^/et7/('e,  scien- 
tilique  ? 

La  forme  actuelle  de  l'accaparement,  c'est  l'accaparement  des  moyens 
de  production  :  les  trusts,  cartels,  syndicats,  comptoirs,  pools,  etc.  Elle 
lutte  contrôles  dangers  de  la  spéculation,  qui,  en  écoulantou  en  rete- 
nant les  stocks,  peut  acheter  bon  marché  et  vendre  cher.  La  spécula- 
tion, cela  paraît  certain,  tend  à  frustrer  le  producteur  de  son  profit,  et 
c'est  ce  (pi'il  veut  éviter. 

L'accaparement  des  produits  correspond  à  l'intégration  du  travail.  Se 
réunissent  les  producteurs  d'un  même  groupe  (cartels,  syndicats,  comp- 
toirs) ;  les  producteurs  des  divers  moments  de  la  même  production.  Les 
offres  sont  groupées  directement. 

M.  Dolléans  définit  ainsi  le  trust  :  «  phénomène  d'int(''gration,  sup- 
prime toute  concurrence  et  unit  entre  elles  les  dilTérentes  étapes  d'un 
môme  effort;  il  réunit  dans,  les  mêmes  établissements  et  sous  la  même 
direction  sociale  les  travaux  successifs  des  spécialités  complémen- 
taires. » 

A  ces  fusions  de  producteurs,  s'opposeront  les  fusions  des  ouvriers  et 
des  consommateurs  :  "la  demande,  comme  l'olTre  tend  à  devenir  collec- 
tive. L'adaptation  de  l'industrie,  qui  s'est  faite  sur  la  demande,  se  fera 
aux  besoins. 

La  question  est  alors  de  savoir  si  la  concentration  des  consomma- 
teurs et  des  producteurs  créera  un  mode  de  production  supérieur.  Et 
par  quel  agent  se  fera-t-il  ?  Par  l'Etat  ou  par  le  syndicat  ?  M.  Dolléans 
indique  la  question  dans  ses  conclusions  :  la  réponse  reste  à  donner. 

On  ne  saurait  ménager  la  louange  à  l'œuvre  do  M.  Dolh'ans  :  elle  est 
admirablement  documentée,  elle  est  pleine  de  l'esprit  de  l'époque,  et, 
rjualité  que  l'on  prisera  chez  un  économiste  et  un  juriste,  elle  est  écrite 
avec  clarté.  Il  faut  saluer  avec  joie  les  tentatives  de  la  jeune  école. 

Maxime  Leroy 


Le  Gérant:  P.  Deschamps. 

l'.-iris.  —  Imi.rimerie  C.  L.VMY.  121,  \A  de  L:i  Ch:,yc\]".  ir).-,G7  ^ 


Farizade  au  sourire  de  rose 


Et  Schahrazade  dit 

Il  iiiésl  revenu,  ù  Roi  l'ortuné,  ô  doué  de  bonnes  manières, 
qu'il  y  avait  aux  jours  d'autrefois,  il  y  a  bien  longtemps  de  cela, 
—  mais  Allah  est  le  seul  savant  —  un  roi  de  Perse  nommé  Khos- 
rou  Schah,  que  le  P>étribuleur  avait  doué  de  puissance,  de  jeu- 
nesse et  de  beauté,  et  dans  le  cœur  duquel  il  avait  mis  un  tel  sen- 
timent de  justice  que,  sous  son  règne,  le  tigre  et  le  chevreau  mar- 
chaient cote  à  côte  et  buvaient  dans  le  même  ruisseau.  Et  ce  roi 
qui  aimait  à  se  rendre  toujours  compte,  par  ses  propres  yeux,  de 
tout  ce  qui  se  passait  dans  la  ville  de  son»  trône,  avait  coutume  de 
se  promener,  la  nuit,  déguisé  en  marchand  étranger,  en  compa- 
gnie de  Tun  des  dignitaires  de  son  palais. 

Or,  une  nuit,  comme  il  se  trouvait  en  tournée  dans  un  quartier 
de  pauvres  gens,  il  entendit,  en  passant  dans  une  ruelle,  de  jeu- 
nes voix  qui  se  faisaient  entendre  tout  au  fond.  Et  il  s'approcha, 
avec  son  compagnon,  de  Thumble  demeure  d'où  venaient  les 
voix,  et,  ap])liqu'ant  son  œil  sur  une  fente  de  la  porte,  il  regarda 
au  dedans.  Et  il  aperçut  autour  d'une  lumière,  assises  sur  une 
natte,  trois  jeunes  hlles  qui,  leur  repas  terminé,  s'entretenaient. 
Et  ces  trois  jeunes  filles,  qui  se  ressemblaient  comme  se  ressem- 
blent des  sœurs,  étaient  parfaitement  belles.  Et  la  plus  jeune  était 
visiblement  et  de  beaucoup  la  plus  belle. 

Et  la  première  disait  :  «  ^loi,  mes  sœurs,  mon  souhait,  puis- 
qu'il s'agit  de  faire  un  souhait,  serait  de  devenir  l'épouse  du 
pâtissier  du  sultan.  Car  vous  savez  combien  j'aime  les  pâtisse- 
ries, surtout  ces  admirables  et  délicates  et  déhcieuses  bouchées 
feuilletées,  qu'on  appelle  «  Bouchées  du  suhan  ».  Et  il  n'y  a  que 
le  pâtissier-chef  du  sultan  pou.r  les  réussir  à  point  !  Ah  !  mes 
sœurs,  c'est  alors  que  ^  ous  me  jalouserez  dans  votre  cœur,  en 
voyant  combien  ce  régime  de  fines  pâtisseries  arrondira  mes  for- 
mes de  graisse  blanche,  et  m'embellira,  et  me  reposera  le  teint  !  » 

Et  la  seconde  disait  :  'c  Moi,  mes  sœurs,  je  ne  suis  pas  aussi 
ambitieuse.  Je  me  contenterais,  simplement,  de  devenir  l'épouse 
du  cuisinier  du  sultan.  Ah  !  comme  je  le  souhaite  !  Cela  me  per- 
mettrait de  satisfaire  mes  envies  rentrées,  depuis-  le  temps  que 


/^O^J.  LA    REVUE    BLANCHE 

je  désire  goùler  à  luiil  de  mois  exlraordinaires,  comme  on  n'en 
mange  qu  au  })alais  seiilemenl  !  11  y  a  surloul,  entre  autres  cho- 
ses, ces  plateaux  de  concombres  farcis  et  cuits  au  four,  dont,  rien 
(|u'à  les  voir  passer  sur  la  tele  des  porteurs,  aux  jours  des  fes- 
tins donnés  par  le  sultan,  je  me  sens  le  ca>ur  tout  plein  d'émoi  ! 
Oh  !  ce  que  jen  mangerais  !  Toutefois,  je  nouhlierai  pas  de  vous 
convier  de  temps  à  autre,  si  mon  époux  le  cuisinier  me  le  per- 
met ;  mais  je  crois  qu'il  ne  me  le  permettra  pas  !  » 

Et  lorscjue  les  deuxso'urs  eurent  ainsi  exprimé  leurs  souhaits, 
elles  se  tournèrent  vers  leur  plus  jeune  sœur,  qui  gardait  le 
silence,  et  lui  demandèrent,  se  moquant  délie  :  «  Et  toi,  0  petite, 
que  souhaites-tu  ?  Et  pourquoi  baisses-tu  les  yeux,,  et  ne  dis-tu 
rien  ?  .Mais,  sois  tranquille  !  nous  te  promettons,  lorsque  nous 
aurons  les  époux  de  notre  choix,  de  le  marier  soit  à  un  des  pale- 
freniers du  sultan,  soit  à  quelque  autre  dignitaire  du  même  rang, 
alin  que  tu  sois  toujours  près  de  nous.  Parle,  qu'en  penses-tu  ?  » 

Et  la  petite,  confuse  et  rougissante,  répondit  dune  voix  douce 
comme  l'eau  de  source  :  «  0  mes  so>i,irs  !  »  lit'  elle  ne  put 
en  dire  davantage.  Et  les  deux  jeunes  filles,  riant  desa  timidité, 
la  pressèrent  de  questions  et  de  plaisanteries,  tant  qu'elles  la 
décidèrent  à  parler.  Et,  sans  lever  les  yeux,  elle  dit  :  «  0  mes 
sœurs,  je  souhaiterais  de  devenir  l'épouse  de  notre  maî- 
tre le  sultan  !  Et  je  lui  donnerais  une'  postérité  l)énie.  Et 
les  fils  qu'.Mlah  ferait  naître  de  notre  union  seraient  dignes 
de  leur  père.  Et  la  lille  (jue  j'aimerais  avoir  (levant  mes 
yeux,  serait  un  sourire  du  ciel  même  ;  ses  cheveux  siM'aient  d'or 
d'un  côté  et  d'argent  de  l'autre  ;  ses  larmes,  si  elle  jdeurait, 
seraient  autant  de  perles  qui  tomheraicMit  :  ses  l'ires,  si  elle  riait, 
seraient  des  dinars  d'or  (pii  tinteraient  :  et  ses  sourires,  si  seule- 
ment elle  souriait,  seraient  autant  de  boulons  de  rose  (|ui  sur  ses 
lèvres  écloraient  !  » 

Tout  cela  ! 

l'^l  le  sultan  Khosrou  Schah  et  son  vi/.ii"  voyaient  et  <'iiten- 
daienl.  Mais,  craignant  de  se  faire  r(Mnnr<|uer,  ils  se  décidèrent 
à  s'éloigner  sans  en  ajipri^ndre  davantage.  Et  Khosrou  Schah, 
amusé  à  r«*xtréme.  sentit  naître  en  son  ame  le  désir  de  stvtisfaire 
les  trois  souhaits:  et  sans  lien  communiquer  de  son  dessein  à  son 
«■om|»agnon,  il  lui  donna  l'ordre  de  bien  remarrjuer  la  maison 
a(in  d'y  venir,  le  lendemain,  ju'endre  les  trois  jeunes  filles  et  de 
les  lui  amener  au  palai-;.  El  le  vizir  i-é]>ondil  par  l'ouïe  et  l'obéis- 
sance, et  se  hâta,  le  lendemain,  d'exécuté?*  Ididn'  du  'SMJtnn.  en 
amenant  les  trois  soeurs  en  sa  présence. 

Et  le  sultan,  qui  était  assis  sur  son  trône,  lein"  fit  avec  la  Icle 


FAUIZADE    ATI    SOURIRE    DE    RO^V.  «oi 

et  les  yeux  un  signe  qui  voulait  dire  :  <<■  Approchez  !  »  Et  elles 
-approchèrent  toutes  tremblantes,  en  trébuchant  dans  leurs 
jiauvres  robes  de  toile  ;  et  le  sultan  leur  dit,  avec  un  sourire  de 
bonté  :  «  Que  la  paix  soit  sur  vous,  ù  jeunes  filles  !  C'est  aujour- 
d'hui le  jour  de  votre  destinée,  et  celui  où  s'accomplira  votre 
souhait  !  Et  ce  souhait,  ô  jeunes  filles,  je  le  connais  :  car  rien  ne 
reste  caché  aux  rois  !  Et  d'abord  toi,  la  plus  âgée,  ton  souhait 
sera  exaucé,  et  le  pàtissier-chef  de\iendra,  aujourd'hui  même, 
ton  époux.  Et  loi,  la  seconde,  tu  auras  pour  époux  mon  cuisinier- 
chef  !  »  Et  le  roi  s'arrêta,  ayant  ainsi  parlé,  et  se  tourna  vers  la 
plus  jeune  qui.  émue  à  l'extrême,  sentait  son  cœur  s'arrêter,  et 
était  sur  le  point  de  s'affaisser  sur  les  tapis.  Et  il  se  leva  sur  ses 
deux  pieds  et,  lui  prenant  la  main,  il  la  fit  asseoir  près  de  lui  sur 
le  lit  du  trône,  en  lui  disant  ;  «  Tu  es  la  reine  !  Et  ce  palais  est 
ton  palais,  et  je  suis  ton  époux  1 

Et  effectivement,  les  noces  des  trois  sœurs  eurent  lieu  le  jour 
même,  celles  de  la  sultane  avec  une  splendeur  sans  précédent, 
et  celles  de  l'épouse  du  cuisinier  et  de  l'épouse  du  pâtissier,  selon 
les  usages  ordinaires  des  mariages  du  commun.  Aussi,  la  jalou- 
sie et  le  dépit  pénétrèrent  dans  le  cœur  des  deux  aînées  et,  dès 
ce  moment,  elles  complotèrent  la  perte  de  leur  sœur  cadette. 
Toutefois,  elles  se  gardèrent  bien  de  rien  laisser  paraître 
de  leurs  sentiments,  et  acceptèrent  avec  une  gratitude  feinte  les 
marques  d'affection  que  ne  cessa  de  leur  prodiguer  la  sultane, 
leur  sœur,  qui  les  admettait,  contrairement  aux  usages  des  rois, 
dans  son  intimité,  malgré  leur  rang  obscur.  Et.  loin  d'être  satis- 
faites du  bonheur  (pi'Allah  leur  octroyait,  elles  éprouvaient,  en 
face  du  bonheur  de  leur  cadette,  les  pires  tortures  de  la  haine  et 
de  l'envie. 

Et  neuf  mois  passèrent  de  la  sorte,  au  bout  descpiels  la  sultane 
donna  naissance,  avec  l'aide  d'Allah,  à  un  enfant  princier,  beau 
comme  le  croissant  de  la  nouvelle  lune.  Et  les  deux  sœurs  aînées 
qui,  à  la  demande  de  la  sultane,  l'assistaient  dans  ses  couches 
et  remi)lissaient  le  rôle  de  sages-femmes,  loin  d'être  touchées 
par  les  bontés  de  leur  cadette  à  leur  égard  et  par  la  beauté  du 
nouveau-né.  trouvèrent  enfin  L'occasion  (ju'elles  cherchaient  de 
iH'oyer  le  cœur  de  la  jeune  mère.  Elles  prirent  donc  l'enfant,  pen- 
dant que  la  mère  était  encore  dans  les  douleurs,  le  mirent  dans 
une  corbeille  en  osier,  qu'elles  cachèrent  pour  le  moment,  et  le 
remplacèrent  par  un  petit  chien  mort,  qu'elles  produisirent 
devant  toutes  les  femmes  du  palais,  en  le  donnant  comme  le 
résultat  des  couches  de  la  sultane.  Et  le  sultan  K^hosrou  Schah, 
à  cette  nouvelle,  vit  le  monde  noircir  devant  son  visage  ;  et.  à 


4o/,  LA    REVUE    BLANCHE 

la  limite  du  chagrin,  il  alla  s'enfermer  dans  ses  appartements, 
refusant  de  s'occuper  des  affaires  du  règne.  Et  la  sultane  fut 
plongée  dans  laffliction,  et  son  âme  fut  humiliée  et  son  cœur 
fut  broyé. 

Onant  au  nouveau-né,  il  fut  abandonné  par  ses  tantes,  dans  la 
corbeille,  au  courant  de  l'eau  du  canal  qui  i)assait  au  pied  du 
palais.  Et  le  sort  voulut  que  l'intendant  des  jardins  du  sultan, 
qui  se  promenait  le  long  du  canal,  aperçût  la  corbeille  i\m  flottait 
au  lil  de  l'eau.  Et  il  attira  la  corbeille  vers  le  bord  du  canal,  à 
l'aide  dune  bêche,  l'examina  et  découvrit  le  bel  enfant.  Et  il  fut 
dans  Tétonnement  qu'éprouva  la  fille  de  Pharaon  en  voyant 
Moïse  dans  les  roseaux. 

Or,  il  y  avait  de  longues  années  que  l'intendant  des  jardins 
était  marié  et  soubaitait  avoir  un  enfant,  ou  deux  ou  trois,  qui 
béniraient  leur  Créateur.  Mais  ses  vœux  et  ceux  de  son  épouse 
n'avaient  point  jusqu'alors  été  pris  en  considération  par  le  Très- 
Haut.  Et  ils   souffraient   tous   deux  du  stérile  isolement  où  ils 
vivaient.  Aussi,  quand  l'intendant  des  jardins  eut  fait  la  décou- 
verte de  cet  enfant,  dont  la  beauté  était  sans  pareille,  il  le  prit 
dans  la  corbeille  et,  à  la  limite  de  la  joie,  il  courut  justju'au  bout 
du  jardin,  où  se  trouvait  sa  maison,  et  entra  dans  l'apparlement 
de  sa  femme,  et,  d'une  voix  émue,  lui  dit  :  «  La  paix  sur  toi,  ô 
fille  de  l'oncle  !  Voici  le  don  du  Généreux  en  ce  jour  béni  !  Que 
cet  enfant  que  je  t'apporte  soit  notre  enfant,  comme  il  est  l'enfant 
du  destin  !  »  Et  il  lui  raconta  comment  il  l'avait  trouvé  dans  la 
corbeille,  flottant  sur  l'eau  du  canal  ;  et  il  lui  affirma  que  c'était 
Allaii  qui  le  leur  envoyait,  ayant  enfin  exaucé,  de  cette  manière, 
la  constance  de  leurs  prières.  Et  l'épouse  de  l'intendant  des  jar-  * 
dins  pi-it  l'enfant  et  l'aima.  Or,  gloire  à  Allah  qui  a  mis  dans  le 
sein  des  femmes  stériles  le  sentiment  de  la  maternité,  comme  i! 
a  placé  dans  le  cœur  des  poules  malheureuses  le  désir  de  couver 
les  cailloux... 

—  .\.  t-e  moment  de  .sa  narration  .Sclialirazadc   vit  apparaître  le  malin  et, 
discrète,  se  lui. 

AiAIS  LORSyi  L  11  T 

I  \  vi  I.,  nvT  -<ii\\ME-oui\zn-:Atr:  mit 
Elle  dit  : 

...<iloire  à  .\llah  qui  a  mis  clans  le  sein  des  femmes  stériles  le 
sentiment  de  la  maternité,  comme  il  a  placé  dans  le  cœur  des 
poulfs  malheureuses  le  désir  fie  couver  les  cailloux  ! 

Or  l'année  suivante,  la  pauvre  mère,  si  impitoyablement  frus- 
tréo  fin  fniif  .II'  vn  fécondité,   nrroucha,  avec  la  permission  du 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  4oJ 

Donateur,  d'un  autre  fils,  plus  beau  que  le  précédent.  Mais  les 
deux  sœurs  veillaient  à  raccouchement,  avec  des  yeux  pleins 
d'intérêt  au  dehors  et.de  haine  au  dedans  ;  et,  sans  avoir  plus  de 
pitié  que  la  première  lois  pour  leur  sœur  et  son  nouveau-né,  elles 
prirent  en  cachette  leniant  et  l'exposèrent  comme  elles 
avaient  fait  pour  laîné.  dans  une  corbeille  sur  le  canal.  Et  elles 
produisirent  devant  tout  le  palais  un  jeune  chat,  en  proclamant 
que  la  sultane  venait  d'en  accoucher.  Et  la  consternation  entra 
dans  tous  les  cœurs.  Et  le  sultan,  à  la  limite  de  la  honte,  se  fût 
sans  aucun  doute  laissé  aller  au  ressentiment  et  à  la  fureur,  s'il 
n'eût  pratiqué  en  son  âme  la  vertu  d'humilité,  devant  les  décrets 
de  rinsondabie  Justice.  Et  la  suUane  fut  plongée  dans  l'amer- 
tume et  la  désolation,  et  son  cœur  pleura  toutes  les  larmes  des 
douleurs. 

-Mais,  pour  ce  qui  est  de  l'enfant,  Allah,  qui  veille  sur  la  des- 
tinée des  petits,  le  mit  sous  le  regard  de  l'intendant  qui  se  pro- 
menait sur  le  canal.  Et,  comme  la  première  fois,  l'intendant  le 
sauva  des  eaux,  et  le  porta  à  son  épouse  qui  l'aima  comme  son 
propre  enfant  et  l'éleva  avec  les  mêmes  soins  que  le  premier. 

Or,  afin  que  les  souhaits  de  Ses  Croyants  ne  restent  jamais 
inexaucés,  Allah  mit  la  fécondité  dans  les  flancs  de  la  sultane, 
qui  accoucha  pour  la  troisième  fois.  Mais  ce  fut  d'une  princesse. 
Et  les  deux  sœurs,  dont  la  haine,  loin  d'être  assouvie,  leur  avait 
fait  comploter  la  perte  sans  recours  de  leur  cadette,  firent  subir 
à  la  fillette  le  même  traitement.  ^lais  elle  f'it  lecueillie  par  l'inten- 
dant au  cœur  pitoyable,  comme  les  deux  princes  ses  frères,  avec 
lesquels  elle  fut  soignée,  nourrie  et  bien  aimée. 

Mais  cette  fois,  lorsque  les  deux  sœurs,  leur  acte  accompli, 
eurent  produit,  à  la  place  de  l'enfant  nouveau-né.  une  jeune 
souris  aveugle,  le  sultan,  malgré  toute  sa  magnanimité,  ne  put 
se  contenir  plus  longtemps,  et  s'écria  :  «  Allah  maudit  ma  race, 
à  cause  de  la  femme  que  j'ai  épousée.  C'est  un  monstre  que  j'ai 
pris  pour  mère  de  ma  postérité  !  Et  il  n'y  a  que  la  mort  qui  puisse 
en  débarrasser  ma  demeure  !  Et  il  prononça  contre  la  sultane 
l'arrêt  de  mort,  et  commanda  à  son  porte-glaive  de  remplir  son 
office.  Mais  lorsqu'il  vit  devant  lui,  affaissée  dans  les  larme?  et 
la  douleur  sans  bornes,  celle  que  son  cœur  avait  aimée,  le  sultan 
sentit  descendre  en  lui  une  grande  pitié.  Et.  détournant  la  tête, 
il  ordonna  de  l'éloigner  et  de  l'enfermer,  pour  le  reste  de  ses 
jours,  dans  un  réduit,  tout  au  fond  du  palais.  Et.  dès  ce  moment, 
ia  laissant  à  ses  larmes,  il  cessa  de  la  voir.  Et  la  pauvre  mère 
connut  toutes  les  douleurs  de  la  ferre  . 
Et  les  deux  sœurs  connurent  toutes  les  joies  de  la  haine  satis- 


4o()  I-V    REVUE    BLANCHE 

lailc,  et  purent  goûter,  sans  trouble  désormais,  les  mets  et  les 
pâtisseries  que  coniectionnaienl  leurs  époux. 

Et  les  jours  et  les  années  passèrent,  avec  la  même  l'apidité,  sui- 
la  tète  des  innocents  et  sur  la  tête  des  coupables,  apportant  aux 
uns  et  aux  autres  la  suite  de  leur  destinée. 

Or.  lorsque  les  trois  enfants  adoptifs  de  rinleiulant  des  jardins 
eurent  atteint  radolescence,  ils  devinrent  un  éblouissement  pour 
les  yeux.  Et  ils  s'ap|)elaient  :  l'aîné  Farid,  le  second  Farouz,  et  la 
lille  Farizade. 

Et  Farizade  était  un  sourire  du  ciel  même.  Ses  cheveux  étaient 
d'or  d'un  côté  et  d'argent  de  l'autre  ;  ses  larmes,  quand  elle  pleu- 
rait étaient  des  perles  qui  tombaient  ;  ses  rires,  quand  «.lie  rioit, 
étaient  des  dinars  d'or  qui  tintaient  ;  et  ses  sourires,  des  boutons 
de  rose  éclos  sur  ses  lèvres  vermeilles. 

C'est  pourquoi  tous  ceux  qui  l'approchaient,  ainsi  que  son 
père,  sa  mère  et  ses  frères,  ne  pouvaient  s'empêcher,  quand  ils 
l'appelaient  par  son  nom,  disant  :  «  Farizade  !  »  d'ajouter  :  «  au 
sourire  de  rose  !  »  Mais  le  plus  souvent  on  l'appelait  tout  simple- 
ment ((  Au  sourire  de  rose,  » 

Et  tous  s'émerveillaient  de  sa  beauté,  de  ~«a  .>age>.^e.  de  ^a 
douceui'.  de  sa  dextérité  dans  les  exercices,  quand  elle  montait  à 
cheval  poui-  accompagner  ses  frères  à  la  chasse,  tirer  à  l'arc, 
et  lancer  la  canne  ou  le  javelot  ;  de  l'élégance  de  ses  manières, 
de  ses  connaissances  de  la  poésie  et  des  sciences  secrètes,  et  do 
la  splendeui-  de  sa  chevelure  qui  était  d'or  d'un  côté  et  d'argent 
de  l'autre.  Et  de  la  voir  si  belle  à  la  fois  et  si  parfaite,  les  amies 
de  sa  mère  pleuraient  d'émotion. 

Et  c'est  ainsi  (juavaient  grandi  les  nourrissons  de  l'intendanl 
des  jardins  du  roi.  El  lui-même,  entouré  de  leur  affection  et  de 
leur  respect,  et  les  yeux  rafi-aîdiis  par  leur  beauté,  ne  tarda 
pas  à  entrer  dans  l'extrême  vieillesse.  Et  son  épouse,  ayant  vécu 
son  lot  de  vie,  le  précéda  bientôt  dans  la  miséricorde  du  Rétri- 
bulrur.  Et  celle  mort  fut  pour  eux  tous  une  cause  de  tant  de 
regrets  et  de  chagrin,  que  l'intendant  ne  put  .se  résoudre  à  habiter 
jilii--  longtemps  la  maison  ou  la  défunte  avait  été  la  source 
de  leur  sérénité  et  de  leur  bonheur,  l'^t  il  alla  se  jeter  aux  pieds 
du  sultan,  et  le  supplia  d'avoir  pour  agréable  qu'il  se  démît, 
entre  ses  mains,  des  fonctions  qu'il  remplissait  depuis  de  si  lon- 
gues année<.  I{l  Ir  ^idlan.  fort  peiné  de  l'éloignement  d'un  si 
fidèle  servilf'ur.  ne  lui  accorda  sa  demande  qu'avec  beaucoup 
lie  legret.  El  il  ne  le  laissa  partir  qu'après  lui  avoir  fait  don 
d'un  magnifi(pie  domaine,  à  proximité  de  la  ville,  avec  de  gran- 
des dépendances  en  terres  labourables,   en  boi^  et  en  prairies. 


'.M- 


FAIIIZADE    AU    SOURIRR    DE    ROSE  |0 

avec  un  palais  richemenl  meublé,  avec  un  jardin  dun  art  parfait, 
tracé  jadis  par  linlendant  lui-même,  et  avec  un  parc  d'une  vaste 
étendue  enclos  de  hautes  murailles  et  peuplé  d'oiseaux  de  toutes 
couleurs  et  d'animaux  sauvages  ou  ap})rivoisés  . 

El  ce  fut  là  que  cet  homme  de  bien  alla  vivre  dans  la  retraite, 
avec  ses  enfants  adoplifs.  Et  c'est  là  qu'entouré  de  leurs  soins 
affectueux,  il  trépassa  dans  la  paix  de  son  Seigneur.  Qu'Allah 
l'ait  en  sa  compassion  !  Et  il  fut  pleuré  par  ses  enfants  adoptifs, 
comme  jamais  père  véritable  ne  fut  pleuré.  Et  il  emporta  avec 
lui,  sous  la  pierre  qui  ne  s'ouvre  pas,  le  secret  de  leur  naissance, 
que  d'ailleurs  il  n'avait  qu'imparfaitement  connu  de  son  vivant. 

Et  ce  fut  dans  ce  domaine  merveilleux  que  continuèrent  à  vivre 
les  deux  adoiescenis.  en  compagnie  de  leur  jeune  sœur.  Et. 
comme  ils  avaient  été  élevés  dans  la  sagesse  et  la  simplicité,  ils 
n'avaient  guère  d'autre  rêve  ou  d'autre  ambition  que  de  conti- 
nuer, dmant  toute  leur  existence,  à  vivre  dans  cette  union  par- 
faite et  dans  ce  bonheur  tranquille. 

Or,  Farid  et  Farouz  allaient  souvent  à  la  chasse  dans  les  bois 
et  les  prairies  qui  entouraient  leurs  domaines.  Et  Farizade  au 
sourire  de  rose  aimait  surtout  à  parcourir  ses  jardins.  Et  un 
jour,  comme  elle  se  disposait  à  s'y  rendre,  selon  son  habitude, 
ses  esclaves  vinrent  lui  dire  qu'une  bonne  vieille,  au  visage  mar- 
qué par  la  bénédiction,  sollicitait  la  faveur  de  se  reposer  une 
heure  ou  deux  à  l'ombre  de  ces  beaux  jardins.  Et  Farizade,  dont 
le  cœur  était  secourable  autant  que  belle  était  son  âme  et  que 
beau  était  son  visage,  voulut  elle-même  recevoir  la  bonne  vieille. 
Et  elle  lui  offrit  à  manger  et  à  boire,  et  lui  présenta  un  plateau 
de  porcelaine  garni  de  beaux  fruits,  de  pâtisseries,  de  confitures 
L-èches  et  de  confitures  dans  leur  jus.  Après  quoi,  elle  l'emmena 
dans  ses  jardins,  sachant  qu'il  est  toujours  profitable  de  tenir 
compagnie  aux  personnes  d'expérience,  et  d'entendre  les  paroles 
de  sagesse. 

Et  elles  se  promenèrent  ensemble  dans  les  jardins.  Et  Farizade 
au  sourire  de  rose  soutenait  les  pas  de  la  bonne  vieille.  Et,  arri- 
vées toutes  deux  sous  le  plus  bel  arbre  des  jardins,  Farizade  la  fit 
asseoir  à  l'ombre  de  ce  bel  arbre.  Et,  de  discours  en  discours,  elle 
finit  par  demander  à  la  vieille  ce  quelle  pensait  du  lieu  où  elle 
était,  et  si  elle  le  trouvait  à  son  gré. 

Alors  la  vieille,  après  avoir  réfléchi  une  heure  de  temps,  leva 
la  tête  et  répondit  :  «  Certes,  ô  ma  maîtresse,  j'ai  passé  ma  vie  à 
parcourir  les  terres  d'Allah  en  large  et  en  long,  et  jamais  je  ne 
me  suis  reposée  en  un  lieu  plus  délicieux.  Mais,  ô  ma  maîtresse, 
de  même  que  tu  es  unique  sur  la  terre,  comme  la  lune  et  le  soleil 


/|08  LA    REVUE    BLANCHE 

le  sont  dans  le  ciel,  de  môme  je  voudrais  que  tu  eusses  dans  ce 
beau  jardin,  alin  (\u'ï[  fût  également  unique  en  son  espèce,  les 
trois  choses  incomparables  qui  lui  manquent  !  »  Et  Farizade  au 
sourire  de  rose  l'ut  extrêmement  étonnée  de  savoir  (|uc  trois  choses 
inrom})arables  manquaient  à  son  jardin,  et  dit  à  la  vieille  :  «  De 
grâce,  ma  bonne  mère,  bàle-toi  de  me  dire,  afin  que  je  le  sache, 
quelles  sont  ces  trois  choses  incomparables  que  je  ne  connais 
)»as  !  »  Et  la  vieille  répondit  :  «  0  ma  maîtresse,  c'est  pour  recon- 
naître l'hospitalité  que  lu  viens  d'exercer  avec  un  cœur  si  pitoya- 
ble à  l'égard  d'une  vieille  inconnue,  que  je  veux  te  révéler  l'exis- 
tence de  ces  trois  choses.  »  Et  elle  se  tut  encore  un  instant  ;  puis 
elle  dit  : 

«  Sache  donc  que  la  ])remière  de  ces  trois  choses  incompara- 
bles, ô  ma  inaîiresse,  si  elle  était  dans  ces  jardins,  tous  les 
oiseaux  de  ces  jardins  viendraient  la  regarder,  et,  l'ayant  vue, 
en  chœur  ils  chanteraient.  Car  les  rossignols  et  les  pinsons,  les 
alouettes  et  les  fauvettes,  les  chardonnerets  et  les  tourterelles, 
ô  ma  maîtresse,  et  toutes  les  races  infinies  des  oiseaux,  recon- 
naissent la  suprématie  de  sa  beauté.  Et  c'est,  ô  ma  maîtresse, 
Bulbiil  el-Hazar,  lOiseau-Parleur  ! 

»  La  seconde  de  ces  choses  incomi)arabIes.  ù  ma  maîtresse,  si 
elle  était  dans  ces  jardins,  la  brise  qui  fait  chanter  les  arbres  de 
ces  jardins  s'arrêterait  pour  l'écouter,  et  les  luths  et  les. harpes 
et  les  guitares  de  ces  demeures  verraient  leurs  cordes  se  briser. 
les  harpes  et  les  guitares,  ô  ma  maîtresse,  reconnaissent  la  supré- 
Car  la  brise  qui  fait  chanter  les  arbres  des  jardins,  les  lulhs  et 
matie  de  sa  beauté.  Et  c'est  l'Arbre-Chanteur  !  Car  ni  la  brise 
dans  les  arbres,  ô  ma  maîtresse,  ni  les  luths,  ni  les  harpes,  ni  les 
guitares  ne  rendent  une  harmonie  comparable  au  concert  des 
mille  invisibles  bouches  qni  soni  dan<  lr<  Iciiilles  d(;  l'Arbre- 
Chanteur. 

»  Et  la  troisième  de  ces  choses  inconq^arables.  ô  ma  maîtresse, 
si  elle  était  dans  ces  jardins,  toutes  les  eaux  de  ces  jardins  s'arrê- 
teraient dans  leur  murmurante  marche,  e(  la  regarderaient.  Car 
foules  les  eaux,  celles  de  la  Icire  et  celles  des  mers,  celles  des 
sources  et  celles  des  fleuves,  celles  des  villes  et  celles  des  jardins, 
reconnaissent  la  suprématie  de  sa  beauté.  Et  resl  l'Eau  Couleur- 
i]'C)\'  !  r'ar.  ô  ma  maîtresse,  une  goutte  seulement  de  celte  eau, 
si  elle  est  versée  dans  un  bassin  vide,  se  gonfle  et  s'élève  en  foi- 
sonnant en  gerbes  d'or,  et  ne  cesse  de  jaillir  et  de  l'etomber,  sans 
qui'  le  bas-^in  débordo  jamais.  Et  c'est  à  rctip  eau  toute  d'or  et 
franspa?"i'nlc  comme  la  topa/e  ti-anspareittr  fpi'aime  à  se  désal- 
térer finlbiil  el-Tla/ard  rOi-pnii-T>nrlpiir  :  cl  r'o<]  n  rotlo  oau  toute 


FARIZADE   AU    SOURIRE   EE    ROSE  4<)9 

d'or,  el  fraîclie  comme  la  topaze  est  fraîche,  (lu'aiment  à  sabreii- 
ver  les  mille  invisibles  bouches  de  l'Arbre  aux  chantantes  feuil- 
les !  » 

A  ce  moment  de  sa  narration  Schahrazade  vit  apparaître  le  matin 
et,  discrète,  se  tut. 

MAIS  LORSQUE  FUT 
LA  SEPT  CENT  SOIXANTE-SEIZIÈME  NUIT 

Elle  dit  : 

)'  ...  les  mille  invisibles  bouches  de  l'arbre  aux  chantantes 
feuilles.  » 

Et,  ayant  amsi  parlé,'  la  vieille  ajouta  :  '<  0  ma  maîtresse,  ô 
princesse,  si  ces  choses  merveilleuses  étaient  dans  ces  jardins, 
(jue  ta  beauté  en  serait  exaltée,  ô  propriétaire  d'une  chevelure 
de  splendeur  !  » 

Lorsque  Farizade  au  sourire  de  rose  eut  entendu  ces  paroles 
de  la  vieille,  elle  s'écria  :  0  visage  de  bénédiction,  ma  mère,  que 
tout  cela  est  admirable  !  Mais  tu  ne  m'as  pas  dit  en  quel  lieu  se 
trouvent  ces  trois  choses  incomparables  ?  »  Et  la  vieille  répondit, 
en  se  levant  déjà  pour  s'en  aller  :  <(  0  ma  maîtresse,  ces  trois 
merveilles,  dignes  de  tes  yeux,  se  trouvent  dans  un  endroit  situé 
vers  le%  frontières  de  l'Inde.  Et  la  route  qui  y  conduit  passe  pré- 
cisément derrière  ce  palais  que  tu  habites.  Si  donc  tu  veux  y 
envoyer  quelqu'un  te  les  chercher,  tu  n'auras  qu'à  lui  dire  de 
suivre  cette  route  pendant  vingt  jours,  et,  le  vingtième  jour,  de 
demander  au  premier  passant  qu'il  rencontrera  :  ((  Où  sont  l'Oi- 
seau-Parleui".  l'.Vrbre-Chanteur  et  l'Eau  Couleur-  d'Or  ?  »  Et  ce 
passant  ne  manquera  pas  de  le  renseigner  à  ce -sujet.  Et  puisse 
yMlah  rémunérer  ton  âme  généreuse  par  la  possession  de  ces 
choses  créées  pour  ta  beauté.  Ouassalam,  ô  bienfaisante,  ô 
bénie  i  » 

Et  la  vieille,  ayant  ainsi  parlé,  acheva  de  ramener  ses  voiles 
autour  d'elle,  et  se  retira,  en  murmurant  des  bénédictions. 

Or,  elle  avait  déjà  disparu  quand  Farizade,  revenue  de  la  son- 
gerie où  l'avait  plongée  la  connaissance  de  choses  si  extraordi- 
naires', eut  l'idée  de  la  rappeler  et  de  courir  derrière  elle,  pour  lui 
demander  des  renseignements  plus  précis  sur  le  lieu  qui  les  re- 
celait, et  sur  les  moyens  d'y  accéder.  Mais,  voyant  qu'il  était  trop 
tard,  elle  se  mit  à  se  remémorer  mot  par  mot  les  quelques  indica- 
tions qu'elle  avait  entendues,  afin  de  n'en  rien  oublier.  Et  elle 
sentit  ainsi  grandir  en  son  âme  l'irrésistible  désir  de  posséder 
ou  seulement  de  voir  de  telles  merveilles,  bien  qu'elle  essayât 


',  lo  LA    REVUE    BLANCHE 

de  11  y  i»Iu^  penser.  El  elle  se  mil  alors  à  parcourir  les  allées  de 
ses  jardins  el  les  coins  familiers  qui  lui  étaienl  si  chers  ;  mais 
ils  lui  parurent  saps  charme  el  pleins  d'ennui  ;  el  miportunes  elle 
Irouva  les  voix  des  oiseaux,  qui  la  saluaient  au  passage. 

El  Farizade  au  sourire  lie  rose  devint  loule  Irisle  el  pleura  sur 
les  allées.  Et.  marchanl  ainsi,  avec  ses  larmes  qui  lomhaient,  elle 
laissait  derrière  elles,  sur  le  sable,  les  gouttes,  figées  en  perles, 
de  ses  yeux. 

Sui-  ces  enirefailes.  Farid  et  Farouz,  >es  frères,  revinrent  de 
la  chasse,  el,  ne  trouvant  pas  leur  sœur  Farizade  sous  le  berceau 
de  jasmins,  où  d'ordinaire  elle  allendail  leur  retour,  ils  furent 
peines  de  sa  négligence,  et  se  mirent  à  sa  recherche.  Et  ils  virent 
s'iir  le  sable  des  allées  les  perles  figées  de  ses  yeux,  et  se  dirent  : 
«  O  que  triste  est  notre  sœur  !  Et  quel  sujet  de  peine  est  entré  en 
son  âme,  i)Our  la  faire  ainsi  pleurer  ?  »  Et  ils  suivirent  ses  traces, 
d'après  les  perles  des  allées,  et  la  ti-ouvèrent  tout  en  larmes  an 
fond  des  bosquets.  FA  ils  coururent  vers  elle  et  l'embrassèrent  et 
la  câlinèrent,  pour  calmer  son  âme  chérie.  Et  ils  lui  dirent  ; 
"  O  Fai-izade,  petite  sann\  où  sont  les  roses  de  ta  joie  et  l'or  de 
ta  gaieté  ?  O  petite  sœui-.  ré])onds-nous  !  »  Et  Farizade  leur 
sourit,  car  elle  les  aimait  ;  et  un  tout  petit  boulon  de  rose  naquit 
soudain,  vermeil,  sur  ses  lèvres  ;  el  elle  leur  dit  :  ((  0  mes  frè- 
res !  »  et  n'osa,  toute  honteuse  de  son  premier  désir,  en  dire 
davantage.  El  ils  lui  dirent  :  <(  O  Farizade  au  sourire  de  rose,  ô 
nolie  sœur,  quels  émois  inconnus  troublent  ainsi  ton  âme  ?  Mais 
raconte-nous  les  peines,  si  In  ne  doutes  pas  de  notre  amoui-  !  » 
Et  Farizade,  se  décidant  enfin  à  parler,  loin-  dit  :  «  O  frères 
miens,  je  n'aime  plus  mes  jai-dins  !  >>  El  elle  fondit  en  larmes,  et 
les  perles  ruisselèrent  de  ses  yeux.  VA,  comme  ils  se  taisaient, 
anxieux,  et  attristés  d'une  nouvelle  si  grave,  elle  leur  dit  :  <(  O  !  je 
n'aime  plus  mes  jardins  !  Il  y  manque  l'Oiseau-Parleur.  l'Arbré- 
Chanteur  el  l'Eau  Couleur-d'Or  !  » 

Et  Farizade,  se  laissant  soudain  aller  à  lintensilé  de  son  désir, 
raconta  tout  d'un  Irait,  à  ses  frères,  la  visite  de  le  bonne  vieille^  et 
leur  «'Xplicpi;!.  d'nn  ton  cxcili'  ;'i  l'extrême,  en  (pioi  consistait  l'ex- 
cellence de   rOiseau-Parlenr.    de   l'Aibrc-i  liantcnr  <'t   de   l'Eau  ^ 
Couleur-d'Or. 

El  ses  frères,  l'ayant  écoutée,  furent  à  la  limite  de  l'élonne- 
menl,  et  Ini  dii-<>nl  :  "  O  notre  sœur  bien-aimée,  calme  ton  âme 
et  rafraicliis  les  yeux,  ("ar  ces  cho.ses  .seraient  sur  l'inaccessible 
sommet  fie  In  inoutnirnc  Kaf.  qui  nous  irions  le  les  conquérir. 
Mai.s,  pour  nous  facilitci-  les  recherches,  peux-lu  seulement  nous 
dire  en  f[uel  lion  on  itcuf  lo=;  fron\er  '^  -<  El  Farizade.  loule  rou- 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  |Ii 

gissante  d'avoir  ainsi  exprimé  son  premier  désir,  leur  expliqua 
ce  (jumelle  savail  au  sujet  de  l'endroit  où  devaient  ces  choses  se 
trouver.  Et  elle  ajouta  :  <(  C'est  là  tout  ce  que  je  sais,  et  rien  de 
plus  !  »  Et  ils  s'écrièrent  tous  deux  à  la  fois  :  «  O  notre  sœur, 
nous  allons  partir  à  leur  recherche  !  »  .Mais  elle  leur  cria,  effrayée  : 
«  .Oh  non  !  oli  non  !  Xe  partez  pas  !  »  Et  Farid,  l'aîné,  dit  :  «  Ton 
désir  est  sur  notre  tête  et  sur  nos  yeux,  ô  Farizade.  Mais  c'est  a 
moi,  l'aîné,  de  le  réaliser.  Mon  cheval  est  encore  sellé,  et  me 
conduira  sans  faiblir  vers  les  frontières  de  l'Inde,  là  où  se  trou- 
vent les  trois  merveilles  que  je  t'apporterai,  si  Allah  veut  !  »  Et  d 
se  tourna  vers  son  frère  Fa'rouz  et  lui  dit  :  ((  Toi,  mon  frère,  tu 
resteras  ici  pour  veiller,  pendant  mon  absence,  sur  notre  sœur. 
Car  il  ne  conA'ient  pas  que  nous  la  laissions  toute*  seule  dans  la 
maison  !  >'  Et  il  courut,  à  l'heure  même,  vers  son  cheval,  sauta  sur 
son  dos  et,  se  baissant,  il  embrassa  son  frère  Farouz  et  sa  so^ur 
Faritade,  qui  lui  dit  toute  éplorée  :  «  O  notre  grand,  de  grâce  ! 
laisse-là  un  voyage  plein  de  dangers,  et  descends  de  cheval. 
J'aime  mieux,  plutôt  que  de  soufl'i'ir  de  ton  absence,  ne  jamais 
voir  ni  posséder  l'Oiseau-Parleur,  l'Arbre-Chanteur  et  l'Eau 
Couleur-d'Or  !  »  Mais  Farid  lui  dit,  en  l'embrassant  encore  :  «  O 
petite  sœur  mienne,  laisse  là  tes  craintes,  car  mon  absence  ne 
sera  pas  de  longue  durée  et,  avec  laide  d'Allah,  il  ne  m'arrivera 
aucun  accident  ni  rien  de  fâcheux,  pendant  ce  voyage.  Et,  d'ail- 
leurs, afin  que  l'inquiétude  ne  te  tourmente  pas  durant  mon 
absence,  voici  un  couteau  que  je  te  confie  !  »  Et  il  tira  de  sa  cein- 
ture un  couteau  tlont  la  poignée  était  incrustée  des  premières 
perles  tombées  des  yeux  de  Farizade  enfant,  et  le  lui  remit  en 
disant  :  «  Ce  couteau,  ô  Farizade,  te  renseignera  sur  mon  état.  De 
temps  en  temps  tu  le  tireras  de  sa  gaine,  et  tu  en  examineras  la 
lame.  Si  tu  la  vois  aussi  nette  et  brillante  qu'elle  l'est  en  ce  mo- 
ment, ce  sera  une  marque  que  je  suis  toujours  en  vie  et  plein  de 
santé  ;  mais  si  tu  la  vois  terne  ou  rouillée,  tu  sauras  qu'un  grave 
accident  m'est  arrivé  ou  que  je  suis  réduit  en  captivité  ;  et  si  tu 
vois  qu'il  en  dégoutte  du  sang,  tu  auras  la  certitude  que  je  ne 
suis  plus  du  nombre  des  vivants  !  Et,  dans  ce  cas,  loi  et  mon 
frère,  vous  appellerez  sur  moi  la  compassion  du  Très-Haut  !  » 
Il  dit,  et,  sans  vouloir  rien  entendre,  il  partit  au  galop  de  son  che- 
val sur  la  route  qui  conduisait  vers  l'Inde. 

Et  il  voyagea  pendant  vingt  jours  et  vingt  nuits,  dans  les  soli- 
tudes où  il  n'y  avait,  pour  toute  présence,  que  celle  de  l'herbe 
verte  et  celle  d'Allah.  Et  le  vingtième  jour  de  son  voyage,  il 
arriva  à  une  prairie,  au  pied  d'une  montagne.  Et  dans  cette  prai- 
rie il  V  avait  un  arbre.  Et  sous  l'arbre  était  assis  un  très  vieux 


/,  12  LA    REVUE    BLANCHE 

cheikh.  Kl  le  visage  de  ce  très  vieux  cheikh  disparaissait  en 
entier  sous  ses  longs  cheveux,  sous  les  touffes  de  ses  sourcils,  et 
sous  les  poils  d'une  barbe  qui  était  prodigieuse,  et  blanche 
comme  la  laine  nouvellement  cardée.  Et  ses  bras  et  ses  jambes 
étaient  d  une  maigreur  extrême.  Et  ses  mains  et  ses  pieds  se 
terminaient  par  des  ongles  d'une  longueur  extraordinaire.  Et  il 
égrenait  de  la  main  gauche  un  chapelet,  tandis  qu'il  tenait  la 
main  (h-oite  immobile  à  la  hauteur  de  son  front,  avec  l'index  levé, 
selon  le  rite,  pour  attester  l'Unité  du  Très-Haut.  Et  c'était,  à 
n'en  pas  douter,  un  vieil  ascète  retiré  du  monde,  qui  sait  depuis 
quels  temps  inconnus. 

Et  comme  c'était  précisément  le  premier  homme  (piil  rencon- 
trait, en  ce  vingtième  jour  de  son  voj'age,  le  prince  Farid  mit 
pied  à  terre  et,  tenant  son  cheval  par  la  bride,  s'avança  jusqu'au 
cheikh  cl  lui  dit  :  <(  Le  salam  sur  toi,  ô  saint  homme  !  »  Et  le 
vieillard  lui  rendit  son  salam,  mais  d'une  voix  si  étouffée  par 
l'épaisseur  de  ses  moustaches  et  de  sa  barbe  que  le  prince  Farid 
ne  put  percevoir  que  des  paroles  inintelligibles. 

Alors  le  prince  Farid,  f|ui  ne  s'était  arrêté  que  pour  avoir  des 
éclaircissements  au  sujçt  de  ce  qu'il  venait  chercher  si  loin  de 
son  pays,  se  dit  :  «  Il  faudra  bien  qu'il  se  fasse  entendre  !  »  Et  d 
lira  des  ciseaux  de  sa  besace  de  voyage,  et  dit  au  cheikh  :  '<  0 
vénérable  oncle,  permets-moi  de  te  donner  les  quelques  soins 
dont  tu  n'as  pas  le  temps  de  t'occuper  toi-même,  plongé  que  tu 
es  sans  cesse  dans  les  pensées  de  sainteté  !  »  Et,  comme  le  vieux 
cheikh  n'opj)Osait  ni  refus  ni  résistance,  Farid  se  mit  à  couper, 
à  tailler  et  à  rogner  à  même  la  barbe,  les  moustaches,  les  sour- 
cils, les  cheveux  et  les  ongles,  tant  et  tant  que  le  cheikh  en  sortit 
rajeuni  de  vingt  ans,  pour  le  moins.  Et,  ayant  rendu  ce  service 
au  vieillard,  il  lui  dit,  selo;i  la  coutume  des  barbiers  :  «  Que  cela 
te  soit  un  rafraîchissement  et  un  délice  !  » 

[.orscjuc  le  vieux  cheikh  se  sentit  de  la  sorte  allégé  de  tout  ce 
(pii  lui  encombrait  le  coi-ps.  il  se  montra  satisfait  à  l'iîxlrême,  et 
>ouril  au  voyageur.  Puis  il  lui  «lit.  d'une  voix  devenue  plus  claire 
que  celle  d'un  enfant  :  <(  Qu'Allah  fasse  descendre  sur  toi  ses 
bénédictions,  ô  mon  fils,  pour  le  bienfait  que  te  doit  le  vieillard 
ancien  que  je  suis.  Mais  aussi,  qui  (jue  tu  sois,  ô  voyageur  de 
bien,  je  suis  prêt  à  t'aider  de  mes  conseils  et  de  mon  expérience  !» 
Et  Farid  se  hfda  de  lui  répondre  :  «  .Te  viens  de  bien  loin  à  la 
recherche  de  l'Oiseau-Parleur,  de  l'Arbre-Chanleur  et  de  l'Eau 
Couleur-rrOr.  Peux-lu  donc  me  djre  en  quel  lieu  je  puis  les  trou- 
ver ?  Ou  bien  ne  sais-tu  rien  à  leur  sujet  ?  » 

En  entendant  ces  paroles  du  jeune  voyageur,  le  cheikh  cessa 


FARIZADE   AU   SOURIRE    DE    ROSE  4l^ 

dogrener  son  chapelet,  tant  il  se  trouvait  ému.  Et  il  ne  répondit 
pas.  Et  Farid  lui  demanda  :  a  ^lon  bon  oncle,  pourquoi  ne  parles- 
tu  pas  ?  Hàle-toi  de  me  dire,  alin  que  je  ne  laisse  pas  mon  cheval 
se  refroidir  ici,  si  tu  sais  ce  que  je  te  demande  ou  si  tu  ne  le  sais 
pas  !  »  Et  le  cheikh  finit  par  lui  dire  :  «  Certes,  ô  mon  fils,  je 
connais  et  le  lieu  où  se  trouvent  ces  trois  choses-là,  et  le  chemin 
qui  y  conduit.  Mais  le  service  que  tu  m'as  rendu  est  si  grand  à 
mes  yeux,  que  je  ne  puis  me  décider  à  l'exposer,  en  retour,  aux 
terribles  dangers  d'une  telle  entreprise  !  »  Puis  il  ajouta  :  «  Ah  ! 
mon  fils,  hâte-toi  plutôt  de  revenir  sur  tes  pas  et  de  t'en  retourner 
vers  ton  pays  !  Combien  de  jeunes  gens,  avant  toi,  ont  passé  par 
ici,  que  jamais  plus  je  n'ai  vu  revenir  !  »  Et  Farid,  plein  de  cou- 
'rage,  dit  :  <(  Mon  bon  oncle,  indique-moi  seulement  la  route  à 
suivre,  et  ne  te  préoccupe  pas  du  reste.  Car  Allah  m'a  doué  de 
bras  qui  savent  détendre  leur  propriétaire  !  »  Et  le  cheikh,  len- 
tement, demanda  :  «  Mais  comment  te  défendront-ils  contre  l'In- 
visible, o  mon  enfant,  surtout  quand  Ceux  de  l'Invisible  sont 
des  milliers  et  des  milliers  ?  »  Et  Farid  secoua  la  tête  et  répondit  ■ 
((  Il  n'y  a  de  force  et  de  puissance  qu'en  Allah  l'Exalté,  ô 
vénérable  cheikh  !  Ma  destinée  est  à  mon  cou.  et,  si  je  la  fuis. 
elle  me  poursuivra  !  Dis-moi  donc,  puisque  tu  le  sais,  ce  qu'il  me 
reste  à  faire  !  Et  de  la  sorte  tu  m'obligeras  !  » 

Lorsque  le  Vieillard  de  l'Arbre  vit  qu'il  ne  pouvait  réussir  à 
détourner  le  jeune  voyageur  de  son  entreprise,  il  mit  la  main 
dans  un  sac  qu'il  avait  autour  de  la  taille,  et  en  tira  une  boule  de 
granit  rouge., , 

—  A  ce  moment  de  sa  narration,  Scliahrazade  vit  apparaître  le  malin  et, 
discrète,  se  tut. 

MAIS  LORSQUE   FUT 
LA  SEPT   CENT   SOIXAXTE-DIX-SEPTIÈAIE   NUIT 

Elle  dit  : 

Lorsque  le  Vieillard  de  l'Arbre  vit  qu'il  ne  pouvait  réussir  à 
détournei  le  jeune  voyageur  de  son  entreprise,  il  mit  la  main 
dans  un  sac,  qu'il  avait  autour  de  la  taille,  et  en  tira  une  boule 
de  granit  rouge.  Et  il  fendit  cette  boule-là  au  voyageur,  en  lui 
disant  :  «  Elle  te  conduira  où  il  faut  rjuelle  te  conduise.  Toi, 
monte  à  cheval  et  jelle-la  devant  toi.  Et  elle  roulera  et  tu  la  sui- 
vras (usqu'à  l'endroit  où  elle  s'arrêtera.  Alors  tu  mettras  pied 
à  terre  et  tu  attacheras  ton  cheval  par  la  bride  à  cette  boule,  et  il 
demeurera  à  là  même  place  en  attendant  ton  retour.  Et  tu  gra- 
viras cette  montagne  dont  tu  aperçois  d'ici  le  sommet.  Et,  de  tous 
côtés,  sur  tes  pas,  tu  verras  de  grosses  pierres  noires,  et  tu  enten- 
dras des  voix  qui  ne  seront  ni  les  voix  des  torrents,  ni  celles  des 


,  ,  LA   REVUE   BLANCHE 


I  '  I 


vents  dans  les  al)inîes  ;  mais  ce  serunt  les  voix  de  Ceux  de  l'Invi- 
sible. El  elles  le  hurleront  des  paroles  qui  glacent  le  sang  des 
hommes.  Mais  lu  ne  les  écouleras.  Car  si,  elïrayé,  lu  détournais 
la  léle  pour  regarder  derrière  loi,  tandis  qu'elles  l'appellent  tan- 
tôt de  près  et  lanlôl  de  loin,  lu  serais  changé,  à  l'instant  même,  en 
une  pierre  noire  semblable  aux  pierres  noires  de  la  montagne. 
Mais  si,  résistant  à  cet  appel,  lu  arrives  au  sommet,  tu  y  trou- 
veras une  cage  et,  dans  la  cage,  lOiseau-Parleur.  Et  tu  lui  diras: 
«  Le  salam  sur  loi,  6  Bulbiil  el-Hazar  !  Où  est  rArbre-Chanteur  'f 
Où  est  l'Eau  Couleui-'IOr  ?  ..  Et  l'Oi^pon-Parleur  le  répondra; 
Ouassalam  !  » 

Et  le  vieux  cheikh,  ayant  ainsi  parlé,  poussa  un  grand  soupir. 
Et  rien  de  plus. 

Alors,  Farid  se  liala  de  sauter  à  cheval  ;  et,  de  toutes  ses  foi'- 
ces,  il  jeta  la  boule  devant  lui.  Et  la  boule  de  grauit  rouge  roula, 
roula,  roula.  Et  le  cheval  de  Farid,  un  éclair  parmi  les  coureurs, 
avait  peine  à  la  suivre  à  travers  les  buissons  (|u'elle  franchissait, 
les  creux  qu'elle  sautait,  et  les  obstacles  qu'elle  surmontait.  Et 
elle  continua  de  rouler  ainsi,  avec  une  vitesse  jamais  lassée,  jus- 
(ju'à  ce  quelle  eût  heurté  les  premiers  rochers  de  la  montagne. 
Alors  elle  s'arrêta. 

El  le  pi'ince  Farid  desceiulit  de  cheval,  cl  roula  la  bride  autour 
de  la  boule  de  granit.  Et  le  cheval  simmobilisa  sur  ses  quatre 
jambes,  et  ne  branla  pas  plus  que  s'il  eût  été  cloué  au  sol. 

El  aussitôt  le  prince  b'arid  commença  à  gravir  la  montagne.  El 
il  n'entendit  dtibord  rien.  Mais,  à  mesure  qu'il  montait,  il  voyait 
le  sol  se  couvrir  de  blocs  de  basalte  noir,  qui  figuraient  des 
humains  pétrifiés.  El  il  ne  savait  pas  que  c'étaient  les  coi'ps  des 
jeunes  seigneurs  qui  l'avaient  précédé  en  ces  lieux  de  désola- 
lion.  Et  soudain,  d'enli-e  les  rochers,  un  cri  se  fil  (;nlendre  qu'il 
n'avait  jamais  de  sa  \'\c  entendu,  et  fiui  lut  bientôt  suivi,  à  droite 
et  à  gaiirbe,  par  d'autres  cris  ({ui  n'avaient  rien  d'humain.  I^t 
ce  n  étaient  ni  les  hurlements  des  vents  sauvages  dans  les  soli- 
tudes, ni  les  mugissements  des  eaux  des  torrents,  ni  le  bruit  des 
cataractes  qui  s'engouffrent  dans  les  abirnes.  Car  c'étaient  les 
voix  de  Ceux  de  l'Invisible.  Et  les  unes  disaient  :  «  Que  veux-tu  ? 
Que  veux-tu  ?  Oue  veux-tu  ?  »  Et  d'autres  disaient  :  «  Arrêtez-le  ' 
Tuez-le  !  »  El  d'autres  disaient  :  c  Jetez-li-  !  Piéripitez-le  !  »  Et 
d'autres  le  l'aillaient,  criant  :  ■  IIo  !  ho  !  Le  mignon  !  Le  mignon  ! 
Ilo  !  Mo!  Viens  !  \  icns 

Mais  le  prince  Farid,  -ans  se  laisser  dcloiiiiHu-  pai-  ces  \oix, 
continua  à  monter  avec  constance  et  fermeté.  El  les  voix  se  firent 
!)i.'nfnf  <i  nftmbrcu^f-  <'l  -i  icrriblcs,  et,  des  {pi.s,  leur  souffle  pas- 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  '»  i  "> 

sail  si  près  de  son  visage,  et  si  effrayant  devenait  leur  vacarme, 
tant  à  droite  qu'à  gauciie,  en  avant  qu'en  arrière,  et  si  mena- 
çantes elles  étaient  et  si  pressant  se  faisait  leur  appel,  que  ie 
prmce  i^arid  fut  saisi  malgré  lui  de  tremblement  et,  oubliant  l'avis 
du  Vieillard  de  l'Arbre,  il  tourna  la  tète  sous  un  souille  plus  fort 
de  l'une  des  voix.  Et,  au  même  moment,  un  épouvantable  hurle- 
ment poussé  par  des  milliers  de  voix,  fut  suivi  par  un  grand 
silence. Et  le  prince  Farid  fut  changé  en  une  pierre  de  basalle  noir. 

El,  au  bas  de  la  montagne,  la  même  chose  arriva  au  cheval, 
qui  fut  change  en  un  bloc  sans  forme.  Et  la  boule  de  granit  rouge 
reprit  en  roulant  le  chemin  de  l'Arbre  du  Vieillard. 

Oi-,  ce  jour-là,  la  princesse  Farizade  tira,  selon  son  habitude, 
le  couteau  de  la  gaîne  qu'elle  tenait  constamment  à  sa  ceinture. 
Et,  pâle  et  tremblante  elle  fut,  en  voyant  la  lame,  encore  si  nette 
la  veille  et  si  brillante,  devenue  maintenant  toute  ternie  et  rouillée. 
Et,  affaissée  dans  les  bras  du  prince  Farouz,  accouru  à  son  appel, 
elle  s'écria  :  «  Ah  I  mon  frère,  où  es-tu  ?  Pourquoi  t'ai-je  laissé 
partir  ?  Ou'es-tu  devenu  dans  les  pays  étrangers  ?  ^lalheureuse 
que  je  suis  !  0  coupable  Farizade,  je  ne  t'aime  plus  1  »  Et  les 
sanglots  l'éloufiaient  et  soulevaient  sa  poitrine.  Et  le  prince 
Farouz,  non  moins  afflige  que  sa  sœur,  se  mil  à  la  consoler  ;  puis 
il  lui  dit  :  «Ce  qui  est  arrivé  est  arrivé,  ô  Farizade,  puisque  tout 
ce  qui  est  écrit  doit  courir.  Mais  c'est  maintenant  à  moi  d'aller 
à  la  recherche  de  notre  frère  et,  en  même  temps,  de  l'apporter 
les  trois  choses  qui  ont  causé  la  captivité  où  il  doit  être  réduit  en 
ce  moment,  h  Et  Farizade,  suppliante,  s'écria  :  «  Non,  non  !  de 
s^râce,  ne  pars  pas,  si  c'est  pour  aller  à  la  recherche  de  ce  qu'a 
souhaité  mon  âme  insatiable.  0  mon  frère,  si  quelque  accident 
te  survenait,  je  mourrais  !  )>  Mais  ses  plaintes  et  ses  larmes 
n'ébranlèrent  pas  le  prince  Farouz  dans  sa  résolution.  Et  il 
monta  à  cheval  et,  après  avoir  fait  ses  adieux  à  sa  sœur,  il  lui 
tendit  un  chapelet  de  perles,  qui  étaient  les  secondes  larmes  pleu- 
rées  par  Farizade  enfant,  et  lui  dit  :  «  Si  ces  perles,  ô  ma  sœur, 
cessaient  de  couler  sous  tes  doigts  les  unes  après  les  autres, 
comme  si  elles  étaient  collées,  ce  serait  un  signe  que  j'aurais 
subi  le  même  sort  que  notre  frère  !  »  Et  Farizade,  bien  triste,  dit, 
en  l'embrassant  :  <(  Fasse  Allah,  ù  mon  bien-aimé,  qu'il  n'en  soit 
rien  !  Et  puisses-tu  revenir  dans  la  demeure  avec  notre  grand  !  » 
Et,  à  son  tour.  le  prince  Farouz  prit  la  route  qui  conduisait  vers 
l'Inde. 

Et,  le  vingtième  jour  de  son  voyage,  il  trouva  le  Vieillard  de 
l'Arbre  qui  était  assis,  comme  l'avait  vu  le  prince  Farid.  l'index 
de  la  main  droite  levé  à  la  hauteur  de  son  front.  Et,  après  les 


^,C  LA   REVUE    BLANCHE 

salams,  le  \  leiUard,  interrogé,  renseigna  le  prince  sur  le  sort 
de  son  Irère,  et  fit  tous  ses  efforts  pour  le  détourner  de  son  entre- 
prise. Mais,  voyant  qu'il  ne  viendrait  pas  à  bout  de  son  entête- 
ment, il  lui  remit  la  boule  de  granit  rouge.  Et  elle  le  mena  au  pied 


de  la  mont-agne  fatale. 


Et  le  prince  Farouz  s'engagea  résolument  dans  la  montagne, 
et  les  voix  s'élevèrent  sur  ses  pas.  Mais  il  ne  les  écoutait  pas. 
Et  aux  injures,  aux  menaces  et  aux  appels,  il  ne  répondait  pas. 
Et  déjà  il  était  parvenu  au  milieu  de  son  ascension,  quand  il 
entendit  soudain  crier  derrière  lui  :  «  Mon  frère  !  mon  frère  !  ne 
fuis  pas  devant  moi  !  »  Et  Farouz,  oubliant  toute  prudence,  se 
retourna  à  celte  voix,  et  fut  cbangé  à  l'instant  en  un  bloc  de 
basalte  noir. 

El,  dans  son  palais,  Farizade,  qui  ne  quittait  le  chapelet  de 
perles  ni  le  jour  ni  la  nuit,  et  faisait  sans  cesse  couler  les  grains 
sous  ses  doigts,  s'aperçut  aussitôt  qu'ils  n'obéissaient  plus  au 
mouvement  qu'elle  leur  imprimait,  et  vit  qu'ils  s'étaient  collés 
les  uns  aux  autres.  Et  elle  s'écria  :  «  O  mes  pauvres  frères, 
dévoués  à,mes  caprices,  je  vous  rejoindrai  !  »  Et  elle  comprima 
toute  sa  douleur  en  elle-même  et,  sans  perdre  le  temps  en  lamen- 
tations inutiles,  elle  se  déguisa  en  cavalier,  s'arma,  s'équipa,  et 
partit  à  chcA  al,  en  prenant  le  même  chemin  que  ses  frères. 

Et,  le  vingtième  jour,  elle  rencontra  le  vieux  cheikh,  assis  sous 
l'arbre,  au  bord  du  chemin.  Et  elle  le  salua  avec  respect,  et  lui 
dit  :  «  O  saint  vieillard,  mon  père,  n'as-tu  pas  vu  passer,  à  vingt 
jours  de  distance,  deux  jeunes  et  beaux  seigneurs  qui  cherchaient 
rOiseur-Parleur,  l'Arbre-Chantcur  et  l'Eau  Coulcur-d'Or  ?  »  Et 
le  Vieillard  lépondit  :  «  O  ma  maîtresse  Farizade  au  sourire  de 
rose,  je  les  ai  vus  et  je  les  ai  renseignés.  Et  ils  ont  été,  hélas  ! 
comme  tant  d'autres  seigneurs  avant  eux,  arrêtés  dans  leur  enlro- 
prisc  ])ar  Ceux  de  l'Invisible  !  »  Et  Farizade,  voyant  que  le  saint 
homme  rap))elait  par  son  nom,  fut  à  la  limite  de  la  pei-plexilé  ;  et 
le  vieillaid  lui  dit  :  «  O  maîtresse  de  la  si>lendeur,  ils  ne  l'ont 
point  trompée,  ceux  qui  t'ont  parlé  des  trois  choses  incompara- 
bles à  la  recherche  desquelles  sont  déjà  venus  tant  de  princes 
et  de  seigneurs.  Mais  ils  ne  t'ont  pas  dit  les  dangers  rju'il  y  a  à 
tenter  une  aventure  aussi  singulière  que  celle  que  tu  poursuis  f  » 
El  il  fit  connaître  à  Farizade  tout  ce  à  quoi  elle  s'exposait  en  allant 
à  la  recherche  de  ses  frères  et  des  trois  merveilles.  Et  Farizade 
lui  flil  :  "  0  saint  homme,  mon  âme  intérieure  est  toute  troublée 
par  les  paroles,  car  elle  est  si  facile  à  effrayer  !  Mais  comment 
reculerais-je  fjuand  il  s'agit  de  le  trou  ver  mes  frères  ?  O  saint 
homme,  écoute  In  prièrf  d'nnp  î;nMir  nimnrtfr'.  r>(  indique-moi  les 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  'l  1 7 

moyens  de  les  délivrer  de  rencliantemenl  !  »  Et  le  vieux  cheikh 
répondit  :  «  O  Farizade,  lille  de  roi,  voici  la  boule  de  granit  qui 
te  conduira  sur  leurs  traces.  Mais  lu  ne  pouras  les  délivrer 
qu'après  l'être  rendue  maîtresse  des  trois  merveilles.  Et  puisque 
tu  nexposes  ton  âme  qu'à  cause  de  Tamour  de  tes  frères,  et  non 
parce  que  tu  es  poussée  par  le  désir  de  conquérir  l'impossible, 
l'impossible  sera  ton  esclave.  Sache  donc  que  nul  parmi  les  fds 
des  hommes  ne  peut  résister  à  lappel  des  voix  de  l'Invisible. 
C'est  pourquoi,  pour  vaincre  l'Invisible,  il  faut  se  prémunir  con- 
tre lui  d'adresse,  car  II  possède  la  force.  Et  l'adresse  des  fds  des 
hommes  vaincra  toutes  les  forces  de  l'Invisible  !  )> 

Et,  ayant  ainsi  parlé,  le  Vieillard  de  l'Arbre  remit  la  boule  de 
granit  rouge  à  Farizade  ;  puis  il  tira  de  sa  ceinture  un  flocon  de 
laine,  et  dit  :  <(  Avec  ce  léger  flocon  de  laine,  ô  Farizade,  tu  vain- 
cras tous  Ceux  de  l'Invisible  !  »  Et  il  ajouta  :  <(  Penche  vers  moi 
la  gloire  de  ta  tête,  ô  Farizade  !  )>  Et  elle  pencha  vers  le  A'ieillard 
sa  tête  dont  les  cheveux  étaient  d'or  d'un  côté  et  d'argent  de  l'au- 
Ire.  Et  le  Vieillard  dit  :  «  Que  la  fdle  des  hommes,  avec  ce  flocon 
léger,  triomphe  des  forces  de  Ceux  des  Airs  et  de  toutes  les  embû- 
ches de  l'Invisible  !  n  Et,  divisant  le  flocon  en  deux  parts,  il  en 
mil  à  Farizade  chaque  morceau  dans  une  oreille,  et,  de  la  main, 
lui  ht  signe  de  partir.  Et  Farizade  quitta  le  Vieillard,  et  lança 
hardiment  la  boule  dans  la  direction  de  la  montagne. 

Et  lorsqu  elle  fut  parvenue  aux  premières  roches  et,  qu'ayant 
mis  pied  à  terre,  elle  se  fut  avancée  vers  les  hauteurs,  les  voix 
s'élevèrent  sous  se^  pas,  d'entre  les  blocs  de  basalte  noir,  avec 
un  tintamarre  épouvantable.  ]\Iais  elle  n'entendait  qu'à  peine  un 
vague  bourdonnement,  ne  saisissait  aucune  parole,  ne  percevait 
iucun  appel  el,  par  suite,  n'éprouvait  aucune  crainte.  Et  elle 
monta  sans  arrêt,  malgré  qu'elle  fût  délicate  et  que  ses  pieds 
n'eussent  jamais  foulé  que  le  sable  fin  des  allées.  Et  elle  parvint 
sans  faiblir  sur  le  sommet  de  la  montagne.  Et  elle  aperçut,  au 
milieu  du  plateau  de  ce  sommet,  une  cage  d'or,  devant  elle,  sur 
un  socle  d'or.  El  dans  la  cage  elle  vit  l'Oiseau-Parleur. 

Et  Farizade  s'élança,  et  mit  la  main  sur  la  cage,  en  s'écriant  : 
'(  Oiseau  !  Oiseau  !  Je  te  tiens  !  Je  te  tiens  !  Et  tu  ne  m'échappe- 
]-as  pas!»  Et,  en  même  temps,  elle  arracha,  les  Jetant  loin  d'elle,  les 
flocons  de  laine  désormais  inutiles,  qui  l'avaient  rendue  sourde 
aux  appels  et  aux  menaces  de  l'Invisible.  Car  déjà  s'étaient  lues 
toutes  les  voix  de  l'Invisible,  et  un  grand  silence  dormait  sur  la 
montagne. 

Et,  du  sein  de  ce  grand  silence,  dans  la  transparente  sonorité, 
s'éleva  la  voix  de  l'Oiseau-Parleur... 

27 


!''">  LA   REVUE    ULANCHB 

—  A  ce  moment  de  sa  narration,  Schahrazade  vit  apparaître  le  matin  et, 
discrète,  se  tut. 

MAIS  I.011S0LK  i-i  r 
r.A    SEPT    (  I  \T    <OIXANTF-r)l\-niITIK.Mr.    MIT 

Elle  dit  : 

...E(  (lu  sein  de  ce  grand  silence*,  dans  la  transparenle  sonorité, 
s'éleva  la  voix  de  rOiseau-Parleur.  Et  elle  disait,  avec  tontes  les 
harmonies  en  elle  réunies,  —  elle  disait,  en  chantant  en  sa  langue 
doiseau  ; 

«  Coinincni,  comment, 

Comment,  conitnent, 

O  Farizude,  Farizade, 

Au  sourire  de  rose 

Ali.  a1i!  —  Alh  ah  ! 

Comment  pourrais-ie 

Avoir  r  envie 

0  nuit  !  Les  yeux 

Avoir  envie 

De  l'échapper  ? 

Ah,  ah  !  —  O  nuit 

Ah,  ah  !  —  Les  yeux  ! 

Je  sais,  je  sais 

Mieux  que  toi,  mieux  que  toi 

Qui  tu  es.  qui  tu  es 

Farizade,  F(nizade  ! 

Ah,  ah!-- Ah.  ah  ! 

Les  yeux  !  ô  nuit  !  Les  yeux  ! 

Mieux  que  toi.  /c  sais 

Qui  tu  es.  (fui  lu  es 

Farizade.  Farizade  ! 

Les  yeux  !  tes  yeux  !  tes  yeux  ! 

Farizade.  Farizade  ! 

Ton  esctai  (    je  suis 

Farizade  !  Farizade  !  » 

Ainsi  chanln.  ô  luths  !  lOiseau-Paileur.  Et  Earizade,  ravie  à 
la  limite  du  ravissement,  en  onhiia  ses  peines  et  ses  fatigues  ; 
et,  prenant  au  mot  le  miraculeux  Oiseau  cpii  venait  de  se  déclarer 
son  esclave,  elle  se  hâta  de  lui  dire  :  "  0  Bulbul  el-Haz.ar,  ô  mer- 
veille de  l'air,  si  tu  es  mon  esclave,  prouve-le,  prouve-le  !  » 

Et  linlhnl.  en  réponse,  chanta  : 


FAUIZAUK    Al     SOURIHE    L)K    UUSE  M9 

((  Farizade,  Farizade, 

Ordonne,  ordonne  ! 

Farizade,  ordonne  ! 

Car  l'ouïr,  car  Vouïr,  car  l'ouïr, 

Pour  !noi  c'est  tobéir  ! 

Pour  moi  cest  t'obéir  I  » 

Alors  Farizade  lui  dit  qu'elle  avait  plusieurs  choses  à  deman- 
der, et  commenra  par  le  prier  de  lui  indiquer  d'abord  où  se  trou- 
vait l'Arbre-Chanleur.  Et  Bulbul,  par  son  chant,  lui  dit  de  s"e 
tourner  vers  lautre  versant  de  la  montagne.  Et  Farizade  se 
tourna  vers  le  versant  opi)osé  à  celui  qu'elle  avait  franchi,  et 
regarda.  Et  elle  vil  au  milieu  de  ce  versant  un  arbre  si  immense 
que  son  ombre  aurait  pu  abriter  toute  une  armée.  Et  elle  s'étonna 
en  son  ame,  et  ne  sut  comment  elle  pourrait  faire  pour  déraciner 
et  emporter  un  tel  arbre.  Et  Bulbul,  qui  voyait  sa  perplexité,  lui 
exprima,  en  chantant,  qu'il  n'était  guère  besoin  de  déraciner  le 
vieil  arbre,  mais  qu'il  suffisait  d'en  casser  la  moindre  branche, 
et  de  la  planter  en  tel  lieu  qu'il  lui  plairait,  pour  la  voir  aussitôt 
prendre  l'acine  et  devenir  un  aussi  bel  arbre  que  celui  qu'elle 
voyait.  El  farizade  se  dirigea  vers  l'Arbre,  et  entendit  le  chant 
qui  s'en  exhalait.  Et  elle  comprit  qu'elle  se  trouvait  en  présence 
de  l'Arbre-Chanleur  !  Car  ni  la  brise  dans  les  jardins  de  Perse, 
ni  les  luths  indiens,  ni  les  harpes  de  Syrie,  ni  les  guitares  d'E- 
gypte n'avaient  jamais  rendu  une  harmonie  comparable  au  con- 
cert des  mille  invisibles  bouches  qui  étaient  dans  les  feuilles  de 
cet  Arbre  musicien. 

Et  lorsqu?  Farizade,  revenue  du  ravissement  où  l'avait  plon- 
gée celle  musique,  eut  cueilli  une  branche  de  l'Arbre-Chanleur, 
elle  revint  vers  Bulbul  et  le  pria  de  lui  indiquer  où  se  trouvait 
l'Eau  Couleur-d'Or.  Et  1  Oiseau-Parleur  lui  dit  de  se  tourner  vers 
l'occident,  et  d'aller  regarder  derrière  le  rocher  bleu  qu'elle  y  ver- 
rait. Et  Farizade  se  tourna  vers  l'occident,  et  vit  un  rocher  qui 
était  de  turquoise  tendre.  Et  elle  se  dirigea  de  ce  côté,  et,  der- 
rière le  rocher  de  turquoise  tendre,  elle  vit  sourdre  un  mince 
ruisselet,  semblable  à  de  l'or  en  fusion.  El  cette  eau,  toute  d'or, 
du  ruisselet  transpiré  par  le  rocher  de  turquoise,  était  encore  plus 
admirable  de  se  trouver  transparente  et  fraîche  comme  l'eau 
:  -ême  des  (opazes. 

Et  sur  la  roche,  dans  un  creux,  était  posée  une  urne  de  cristal. 
Et  Farizade  prit  l'urne  et  la  remplit  de  l'eau  splendide.  El  elle 
s'en  revint  auprès  de  Bulbul,  avec  l'urne  de  cristal  sur  son  épaule, 
et  la  branche  chantante  à  la  main. 


/iZo  LA  REVUE   BLANCHE 

I£t  c'est  ainsi  que  Farizade  au  sourire  de  rose  devint  la  pro- 
priétaire des  trois  choses  incomparables. 

El  elle  dit  à  BuIIjuI  :  «  0  le  plus  beau  !  il  me  reste  une  prière  à 
l'ailresser.  Et  c'est  pour  la  voir  exaucer  (|ue  je  suis  venue  de  si 
loin  à  ta  recherche  I  »  Et,  comme  l'Oiseau  l'invitait  à  parler,  elle 
dit  d'une  voix  tremblante  :  «  r\Ies  frères,  ô  Bulbul,  mes  frères  !  », 

Lorsque  Bulbul  entendit  ces  paroles,  il  parut  fort  goné,  car 
il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  lutter  contre  Ceux  tle  Tlnvisible  et 
leurs  enchantements  ;  et  que  lui-même  leur  était  soumis  depuis 
toujours.  Mais  il  se  dit  bientôt  que  le  sort  ayant  fait  triomplier  la 
princesse,  il  pouvait  désormais  sans  crainte  la  servir  à  l'exclu- 
sion de  ses  anciens  maîtres.  Et,  en  réponse,  il  chanta  : 

((  Avec  des  (jouUcs,  des  gouUcs,  des  gouiles 
De  ÏEau  de  l'urne  de  cristal 
Avec  des  gouiles,  des  gouiles,  des  gouiles 
0  Farizade,  ô  Farizade  ! 
Arrose,  ô  rose,  ô  rose. 
Arrose  les  pierres  de  la  monlagne. 
Avec  des  gouiles,  des  gouiles,  des  gouiles 
O  Farizade,  ô  Farizade  !  » 

El  l-'arizade  }tiil  d'une  main  lurne  de  cri=-tal,  et  de  l'autre  la 
cage  dor  de  Bulbul  et  la  bi'anche  chantante  ;  et  elle  redescendit 
le  sentier.  Et  chaque  fois  qu'elle  rencontrait  une  pierre  de  basalte 
noir,  elle  l'aspergeait  avec  quelques  gouttes  de  l'Eau  Couleur- 
d'Or  et  la  pierre  })renait  vie  et  se  changeait  en  homme.  Et  Fari- 
zade, n'en  ayant  omis  aucune,  retrouva  de  la  sorte  ses  frères. 

Et  Farid  et  Farouz,  ainsi  délivrés,  coururent  embrasser  leur 
sœur.  Et  tous  les  seigneurs,  qu'elle  avait  tirés  de  leur  sommeil  de 
pierre,  vinrent  lui  baiser  la  main.  Et  ils  se  déclarèrent  ses  escla- 
ves. El  tous  ensemble  redescendirent  vers  la  plaine,  et  remontè- 
rent sur  leurs  chevaux,  après  ([ue  Farizade  les  eut  également 
délivi'és  de  l'enchantement.  El  ils  prirent  la  direction  de  l'Arbre 
du  Vieillard. 

Mais  le  \'ieillard  n'était  plus  dans  la  prairie,  et  l'Arbre  aussi 
n'était  plus  dans  la  prairie.  Et  Bulbul,  comme  Farizade  l'interro- 
geait, lui  icpondit  d'une  voix  qui  se  fit  grave  soudain  :  «  Pour- 
quoi veux-tu  revoir  le  Vieillard,  ù  Farizade  .  Il  a  donné  à  la  fille 
des  hommes  l'enseignement  du  flocon  de  laine  qui  triomphe  des 
voix  méchantes,  des  voix  haineuses,  des  voix  importunes  et  de 
toutes  les  voix  qui  troublent  l'àme  intérieure  et  l'empêchent  de 
parvenir  aux  sommets.  Et  de  même  que  le  maître  s'efface  devant 
son  enseignement,  de  même  le  Vieillard  de  l'Arbre  a  disparu 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  '|2i 

quand  il  a  transmis  sa  sagesse,  ô  Farizade  !  Et  désormais  les 
maux  qui  aifligenl  la  plupart  des  hommes  n'auront  guère  de  prise 
sur  ton  àmc.  Car  tu  sauras  ne  plus  prêter  ton  Ame  aux  événe- 
ments extérieurs,  qui  n'existent  qu'à  cause  de  ce  prêt.  Et  tu  as 
appris  à  connaître  la  sérénité  qui  est  la  mère  de  tous  les  bon- 
heurs !  » 

Ainsi  s'exprima  l'Oiseau-Parleur,  à  l'endroit  où  s'élevait 
naguère  lArbrc  du  Vieillard.  Et  tous  s'émerveillèrent  de  la 
beauté  de  son  langage  et  de  la  protondeur  de  ses  pensées. 

Et  la  troupe  qui  taisait  cortège  à  Farizade  continua  son  che- 
min. .Mais  bientôt,  elle  commença  à  diminuer,  car  les  seigneurs 
délivrés  de  l'enchantement  par  Farizade  venaient,  l'un  après  l'au- 
tre, à  mesure  qu'ils  se  retrouvaient  sur  le  chemin  par  où  ils 
étaient  arrivés,  lui  réitérer  l'expression  de  leur  gratitude  et,  lui 
baisant  la  main,  ils  prenaient  congé  d'elle  et  de  ses  frères.  Et,  le 
soir  du  vingtième  jour,  la  princesse  Farizade  et  les  priiices  Farid 
et  Farouz  arrivèrent,  en  sécurité,  dans  leur  demeure. 

Or,  dès  qu'elle  eut  mis  pied  à  terre,  Farizade  se  hâta  de  sus- 
pendre la  cage  dans  son  jardin,  sous  un  berceau.  Et  aussitôt 
que  Bulbul  eut  jeté  la  première  note  de  sa  voix,  tous  les  oiseaux 
accoururent  le  regarder,  et,  l'ayant  vu,  ils  le  saluèrent  en  chœur. 
Car  les  rossignols  et  les  pinsons,  les  alouettes  et  les  fauvettes,  les 
chardonnerets  et  les  tourterelles,  et  toutes  les  races  infinies  des 
oiseaux  qui  habitent  dans  les  jardins,  reconnurent  à  l'instant  la 
suprématie  de  sa  beauté.  Et  à  voix  haute,  et  à  voix  basse,  comme 
des  aimées,  ils  accompagnèrent  de  leur  ramage  ses  couplets  soli- 
taires. Et  chaque  fois  qu'il  en  achevait  un  par  un  trille  savant,  ils 
manifestaient  leur  ravissement  par  des  acclamations  pleines 
d  harmonie,  dans  la  langue  des  oiseaux. 

Et  Farizade  s'approcha  du  grand  bassin  d'albâtre,  où  elle  avait 
coutume  de  mirer  ses  cheveux  qui  étaient  d'or  d'un  côté  et  d'ar- 
gent de  l'autre,  et  y  versa  une  goutte  de  l'eau  contenue  dans 
l'urne  de  cristal.  Et  la  goutte  d'or  se  gonfla  et  s'éleva  et  foisonna 
en  étincelantes  gerbes,  et  ne  cessa  de  jaillir  et  de  retomber, 
mettant  une  fraîcheur  de  grotte  marine  dans  l'air  incandescent. 

Et  Farizade  planta,  de  ses  propres  mains,  la  branche  de  l'Ar- 
bre-Chanteur.  Et  la  branche  prit  aussitôt  racine  et  devint,  en 
quelques  instants,  un  aussi  bel  arbre  que  celui  dont  elle  était 
issue.  Et  un  chant  s'en  exhala  si  beau  !  que  ni  la  brise  dans  les 
jardins  de  Perse,  ni  les  luths  indiens,  ni  les  harpes  de  Syrie,  ni 
les  guitares  d'Egypte,  n'auraient  pu  en  rendre  la  céleste  har- 
monie. Et,  pour  écouter  les  mille  invisibles  bouches  des  feuilles 
musiciennes,  les  ruisseaux  s'arrêtèrent  dans  leur  murmurante 


liiy.  LA    REVUE    BLANCHE 

marche,  les  oiseaux  eux-mêmes  retim'cnt  leurs  voix,  et  la  vaga- 
boiKJc  brise  des  allées  ramassa  ses  soieries. 

VA  la  vie  recommença,  dans  la  demeure,  ses  jours  d'heureuse 
monolonie.  Et  Farizade  reprit  ses  promenades  dans  les  jardins, 
en  s'arrètant  de  longues  heures  à  s'entretenir  avec  l'Oiseau-Par- 
îeur,  à  écouler  l'Arbre-Chanteur  et  à  recfarder  l'Eau  Couleur- 
d'Or.  El  Farid  et  Earouz  s'adonnèi'cnf  à  Icui's  parties  de  chasse 
et  à  leurs  chevauo4iées. 

Or  un  jour,  dans  un  sentier  de  la  foret,  si  étroit  qu'ils  ne  purent 
s'écarter  à  temps,  les  deux  frères  se  rencontrèrent  avec  le  sultan 
qui  chassait. 

A  ce  luonuMit  de  sa  nanatioii^  Sclialirazade  \it  apparaître  le  matin 
et,  discrète,  se  lui. 

MAIS   LORSQUE   FIT 
LA    SEPT    CENT    SOL\A\TE-DIX-NEl  VIKML    MIT 

Elle  dil  : 

...Or  un  jour,  dans  un  sentier  de  la  forêt,  si  étroit  qu'ils  ne  pu- 
rent s'écarter  à  temps,  les  deux  frères  se  renconti^èrent  avec  le  sul- 
tan qui  chassait.  Et  ils  descendirent  de  cheval,  en  toute  liàte,  et  se 
prosternèrent  le  front  contre  terre.  Et  le  sultan,  à  la  limite  de  la 
surprise,  en  voyant  dans  cette  forêt  deux  cavaliers  de  lui  incon- 
nus, habillés  aussi  richement  que  s'ils  étaient  de  sa  suite,  eut  la 
curiosité  de  les  voir  au  visage,  et  leur  dit  de  se  relever.  Et  les 
deux  frères  se  mirent  debout,  et  se  tinrent  entre  les  mains  du  sul- 
tan, avec  un  air  plein  de  noblesse  qui  s'alliait  merveilleusement 
avec  leur  contenance  respectueuse.  El  le  sultan  fut  fi'ai)pé  de  leur 
beauté,  et  les  admira  quchpiie  temps,  sans  parler,  en  les  considé- 
rant depuis  la  lète  juscpi'aux  pieds.  Puis  il  leur  demanda  qui  ib 
étaient  et  où  ils  demeuraient.  Car  son  cœur  s'était  porté  vers  eux 
et  s'était  ému.  Et  ils  répondirent  :  «  0  roi  du  temps,  nous  sommes 
les  fils  de  Ion  esclave  défunt,  l'ancien  intendant  des  jardins.  Et 
nous  demeurons,  non  loin  d'ici,  dans  la  maison  que  nous  devons 
à  ta  généi'osité  !  »  El  le  sultan  se  réjouit  fort  de  connaître  les 
fils  de  son  fidèle  serviteur  :  mais  il  s'étonna  qu'ils  ne  se  fussent 
pas  présentés  au  palais  jus([irà  ce  jour,  pour  être  de  sa  suite.  Et 
il  leur  denïanda  le  motif  de  leur  abstention.  Et  ils  répon- 
dirent :  ((  ()  roi  rhi  temps,  pardonne-nous,  si  nous  nous 
sommes  abstenus,  jusqu'à  ce  jour,  de  nous  présenter  entre  tes 
<lirent  :  "  O  l'oi  du  temps,  fiardonne-nous,  si  nous  nous  sommes 
abstenus,  jusqu'à  ce  jour,  de  nous  présenter  entre  tes  généreu- 
ses mains  :  mais  nous  avons  une  sœur,  notre  cadette,  qui  est 
pour  nous  la  reconmiandalion  dernière  de  notre  j)ère,  et  sui' 
laquelle  nous  veillons  avec  im  tel  amour  fjue  nous  ne  pouvons 


FARIZADE    AU    SOURIRE    DE    ROSE  l ->.  > 

songer  à  la  qiiiller  !  »  Et  le  sultan  ïul  louclu'  à  1  cxlrènie  de  celle 
union  fralernelle,  et  se  loua  de  plus  en  plus  de  sa  rencontre,  se 
disant  :  «  Jamais  je  n'eusse  cru  qu'il  y  eût  dans  mon  royaume 
deux  jeunes  gens  si  accomplis  à  la  fois  et  si  dénués  d'ambition  !» 
Et  le  désir  lui  vint,  irrésistible,  de  les  visiter  dans  leur  demeure, 
pour  se  mieux  rat'raîcbr  les  yeux  de  leur  vue.  Et  il  s'en  ouvrit  loid 
de  suite  aux  deux  adolescents  qui  répondirent  j)ar  l'ouïe  et  l'obéis- 
sance, et  se  hâtèrent  de  lui  faire  escorte.  Et  le  prince  Farid  prit 
bientôt  les  devants  pour  aller  avertir  sa  sœur  Farizade  de  lai'ri- 
vée  du  sultan. 

Et  Farizade,  qui  n!était  guère  accoutumée  à  recevoir,  ne  sut 
comment  s'y  prendre  pour  faire  dignement  les  honneurs  de  leur 
maison  au  sultan.  Et,  dans  cette  perplexité,  elle  no  trouva  rien 
de  mieux  cjue  d'aller  consulter  son  ami  Bulbul,  lOiseau-Chan- 
leiiv.  Et  elle  lui  dit  :  «  0  Bulbul,  le  sultan  nous  fait  l'honneur  de 
venir  voir  notre  maison,  et  nous  devons  le  régalei'.  Hàte-toi  donc 
de  m'enseigner  comment  nous  pourrons  nous  en  acquitter,  de 
manière  qu'il  sorte  de  chez  nous  content  !  »  Et  Bulbul  répondit  : 
«  0  ma  maîtresse,  il  est  inutile  de  faire  préparer,  par  la  cuisi- 
nière, des  plateaux  et  des  plateaux  de  mets.  Car  il  n'y  a  qu'un 
seul  plat  qui  convienne  aujourd'hui  au  sultan,  et  il  faut  le  lui 
servir.  Et  c'est  un  plat  de  concombres  farcis  de  perles  !  » 
Et  Farizade  fut  étonnée,  et,  croyant  que  la  langue  de  l'Oiseau  lui 
avait  fomxhé,  se  récria,  disant  :  «  Oiseau  !  Oiseau  !  tu  n'y  penses 
pas  !  Des  concombres  farcis  de  perles  !  Mais  c'est  un 
ragoût  inouï.  Si  le  roi  nous  fait  l'honneur  de  prendre  un  repas 
chez  nous,  c'est  sans  doute  pour  manger,  et  non  pour  avaler  des 
perles  !  ïu  veux  certainement  dire  «  un  plat  de  concombres  avec 
une  farce  de  riz  y)^  ô  Bvdbul  !  »  Mais  l'Oiseau-Parleur  s'écria, 
impatienté  :  «  Pas  du  tout  !  Pas  du  tout  !  Pas  du  tout  !  Une  farce 
de  perles,  de  perles,  de  perles  !  Mais  pas  de  riz,  pas  de  riz.  pas 
de  riz  !  » 

Et  Farizade.  (|ui  avait  toute  confiance  dans  le  miraculeux 
Oiseau,  se  hâta  d  aller  donner  l'ordre  à  la  vieille  cuisinière  de 
préparer  le  plat  de  concombres  aux  perles.  Et,  comme  les  perles 
ne  manfjuaient  pas  dans  la  demeure,  il  ne  fut  point  difficile  d'en 
trouver  en  assez  grande  (piantité  pour  apprêter  le  plat. 

Sur  ces  entrefaites,  le  sultan,  accompagné  du  prince  Farouz, 
fit  son  entrée  dans  le  jardin.  Et  Farid,  qui  l'attendait  sur  le  seuil, 
lui  tint  l'étrier  et  l'aida  à  mettre  pied  à  terre.  Et  Farizade  au  sou- 
rire de  rose,  voilée  poui-  la  première  fois  (car  Bulbul  le  lui  avait 
recommandé),  vint  lui  baiser  la  main.  Et  le  sultan  fut  touché  à 
l'extrême  de  sa  bonne  grâce  et  de  la  pureté  de  jasmin  qui  s'exha- 


!f-?.\  LA    REVUE    BLANCHE 

lait  d  elle  loiite,  et,  pensant  à  sa  vieillesse  sans  postérité,  il  pleura. 
Puis  il  dit.  en  la  bénissant  :  -'  Celui  qui  laisse  une  postérité,  ne 
meurt  pas  !  Qu'Allah  l'accorde,  ô  père  de  si, beaux  enfants,  une 
place  de  choix  à  Sa  droite  parmi  les  Fortunés  !  )>  Puis  il  ajouta, 
en  abaissant  de  nouveau  ses  regards  sur  Farizade  inclinée  : 
«  Mais  toi,  6  iille  de  mon  serviteur,  ô  tige  parfumée,  conduis- 
nous  vers  quelque  délicieux  bosquet  où  nous  abriter  contre  la 
chaleur  !  »  Et  le  sultan,  précédé  par  la  Ireniblanle  Farizade,  et 
suivi  des  deux  frères,  s'avança  vers  la  fraîcheur. 

Et  la  première  chose  qui  frappa  les  yeux  du  Sultan  Khosrou 
Schah  fut  la  gerbe  deau.  couleur  d'or.  Et  il  s'arrêta  un  moment 
à  la  regarder  avec  admiration,  et  il  s'écria  :  «  Eau  merveilleuse, 
qui  fais  tant  de  plaisir  à  voir  !  »  Et  il  s'avança  pour  la  considérer 
de  plus  près,  et  soudain  il  perçut  le  concert  de  rArbrc-Chanteur. 
El  il  j>rèta  une  oreille  ravie  à  cette  musique  qui  tombait  du  ciel, 
et  longtemps  il  Técouta.  Puis  il  s'écria  :  «  0  !  musique  que  je  n'ai 
jamais  entendue  !  »  Et,  comme  pour  la  mieux  écouter,  il  s'avan- 
çait du  c(Mé  où  il  pensait  la  trouver,  voici  qu'elle  cessa  et  qu'un 
grand  silence  ht  dormii-  loul  le  jardin.  Et  du  sein  de  ce  grand 
silence  s'éleva  la  voix  de  lOiseau-Parleur.  en  un  chant  solitaire, 
éclatant  et  éperdu.  Et  elle  disait  :  «  Bienvenu  —  le  Sultan  — 
Khosrou  Schah  !  Bienvenu  !  bienvenu  !  bienvenu  !  »  Et,  avec  la 
dernière  note  émise  par  celle  voix  qui  enchantait  l'air,  tout  le 
chœur  des  oiseaux  réponilil.  en  son  langage  :  c  Bienvenu  !  ])i(Mi- 
venu  !  bienvenu  !  » 

El  le  sultan  Khosrou  Schah  fut  émerveillé  de  huit  cela,  et  son 
âme.  déjà  si  émue  par  loul  ce  qu'elle  avait  .senti  en  si  peu  de 
tem|)S.  fut  dans  un  e?îlrème  attendrissement.  Et  il  s'écria  :  «  C'est 
ici  la  maison  du  bonheur  !  Oh  !  je  donnerais  ma  puissance  el* 
mon  ti'one  pour  habiter  avec  vous,  o  fils  de  mon  intendant  !  - 
Puis,  comme  il  s'apprêtait  à  interroger  Farizade  et  ses  frères  sur 
la  [trovenance  des  merveilles  dont  il  ne  parvenait  pas  à  se  rendre 
un  compte  exact,  ils  lui  monlrèrenl  rArbre-Chanleur  et  l'Oiseau- 
Parleur.  El  Farizade  lui  rlil  :  «  Pour  ce  qui  est  de  la  source  de 
ces  merveilles,  c'est  une  histoire  (jue  je  raconterai  à  notre  maître 
le  sultan,  quand  il  se  sera  reposé  !  » 

El  elle  invita  le  sultan  à  s'asseoir  sous  le  bri'ccaii  niènie  (pji 
servait  d'abri  à  Bulbul,  el  où  le  repas  venait  d'être  apporté  sur 
un  grand  ydaleau.  Et  le  sultan  s'assit,  sous  le  berceau,  à  la  place 
d'honneur.  El  on  lui  offrit  les  concombres  aux  perles,  sur  un  plat 
d'or. 

El  le  sultan  qu  aimait,  en  effet. les  concombres  farcis,  quand 
il  en  vil  sur  le  plat  que  Farizade  elle-même  offrait,  fui  sensible  à 


FAIUZADE   AU    SOURIRE    DE    ROSE  -'«ai- 

celle  allenliou  qu'il  ne  s'expliquait 'pas.-  Mais  il  fut  bientôt  à  la 
limite  de  létonnemenl,  de  voir  qu'au  lieu  d'être  farcis,  comme  à 
l'ordinaire,  de  riz  et  de  pistaches,  les  concombres  étaient  accom- 
modés aux  perles.  Et  il  dit  à  Farizade  et  à  ses  frères  :  «  Par  ma 
vie  !  quelle  nouveauté  dans  l'accommodement  des  concombres  1 
Et  depuis  quand  les  perles  remplacent-elles  le  riz  et  les  pista- 
ches ?  »  Et  Farizade  était  déjà  sur  le  point  de  lâcher  le  plat  et  de 
s'enfuir  de  confusion,  quand  l'Oiseau-Parleur,  élevant  la  voix, 
appela  le  sultan  par  son  nom,  disant  :  «  0  notre  maître  Khosrou 
Schah  !  »  Et  le  sultan  leva  la  télé  vers  l'Oiseau,  qui  continua 
cFunc  VOIX  grave  :  «  O  noire  maître  Khosrou  Schah  !  Et  depuis 
quand  les  entants  d'une  sultane  de  Perse  peuvent-ils  être  changés 
en  animaux,  à  leur  naissance  ?  Si  donc,  ô  roi  du  temps,  lu  as  cru 
jadis  à  une  chose  si  incroyable,  lu  n'as  pas  le  droit  de  l'étonner 
devant  une  chose  aussi  simple  que  celle  d'aujourd'hui  !  »  Puis  il 
ajouta  :  «  Souviens-toi,  ô  notre  maîlre,  des  paroles  qu'il  y  a  vingt 
ans  tu  entendis  un  soir  dans  une  humble  demeure  !  Si  tu  les  a 
oubliées,  ô  notre  maître,  permets  à  l'esclave  de  Farizade  de  te  les 
répéter  !  » 

Et  l'Oiseau,  d'une  voix  semblable  au  doux  parler  des  vierges, 
dit  :  «  0  mes  sœurs  !  quand  je  serai  l'épouse  du  sultan,  je  lui  don- 
nerai une  postérité  bénie  !  Car  les  fds  qu'Allah  fera  naître  de 
noire  union  en  tous  points  seront  dignes  de  leur  père  ;  et  la  fille, 
qui  rafraîchira  nos  yeux,  sera  un  sourire  du  ciel  même  !  Ses  che- 
veux seront  d'or  d'un  coté  et  d'argent  de  l'autre  ;  ses  larmes,  si 
elle  pleure,  seront  des  perles,  ses  rires,  des  dinars  d'or,  et  ses 
sourires  des  boutons  de  rose  !  » 

Et  le  sultan,  à  ces  paroles,  se  cacha  la  tête  dans  les  mains,  et 
sanglota.  Et  sa  douleur  ancienne  se  fit  plus  vive  qu'aux  jours 
amers  du  passé.  Et  toutes  les  pensées  refoulées  au  fond  de  son 
âme  désespérée  affluèrent  soudain  dans  son  cœur,  et  le  déchi- 
rèrent. 

Mais  bientôt  la  voix  de  Bulbul  s'éleva  à  nouveau,  chantante 
d'allégresse.  Et  elle  disait  :  ((  Lève  tes  voiles,  ô  Farizade,  devant 
ton  père  !  » 

Et  Farizade,  qui  ne  pouvait  désobéir  à  la  voix  de  son  ami,  leva 
ses  voiles.  Et,  avec  eux,  tomba  le  bandeau  qui  retenait  sa  cheve- 
lure. Et  le  sultan  vit  cela  et,  les  bras  en  avant,-  se  leva,  en  pous- 
sant un  grand  cri.  Et  la  voix  de  Bulbul  lui  cria  :  <(  Ta  fille,  ô  roi  !  » 
Car  d'or  sur  un  côté  étaient  les  cheveux  de  la  jeune  fille,  et  d'ar- 
gent sur  l'autre  côté  ;  et  deux  perles  de  joie  étaient  sur  ses  pau- 
pières, et  un  bouton  de  rose  sur  sa  bouche. 

Et  le  roi,  au  même  moment,  regarda  les  deux  frères,  qui  étaient 


',26  LA    REVUE    BLANCHE 

beaux.  Et  il  se  reconnut  en* eux.  El  la  voix  de  Bulbul  lui  <  lia  : 
«  Tes  iils.  0  roi  !  » 

El  pendant  que  le  siillan  Khosrou  Scliah  élail  encore  immo- 
bilisé ]iar  lémolion.  liJiseau-Parleur  lui  raconta  rapidement, 
ainsi  (ju'à  ses  enfants,  leur  histoire  véritable,  depuis  le  commen- 
cement jusquà  la  fin,  sans  en  oublier  un  détail.  Mais  il  n'y  a  point 
dutilité  à  la  répéter. 

Et  il  n'avait  jjbs  encore  achevé  son  récit  (jue  le  sultan  et  ses 
entants,  réunis  dans  les  bras  les  uns  des  autres,  mêlaient  leurs 
larmes  et  leurs  baisers.  Eouanges  à  Allah  (pii  réunit  après  avoir 
séparé,  le  Très-Grand.  l'Insondable  1 

El  loi'squ'ils  furent  un  peu  revenus  de  leur  émoi  ion.  le  suliaii 
•dit  :  <(  O  mes  entants,  allons  en  toute  hâte  retromer  \  oli"<^  mère  !  ■ 
j\Iais,  à  mes  auilileurs,  l'cnoncons  à  décrire  ce  (jui  se  passa  lors- 
que la  panvre  mère,  (jui  vivait  solitaire  au  fond  de  son  l'éduit,  eut 
revu  le  sultan,  son  époux,  et  se  fut  reconnue  la  inère  de  Farizade 
au  sourire  de  rose  et  des  deux  splendides  adolescents,  ses  frères. 
Et  rendons  grâces  à  Allah  dont  la  bonté  est  infinie  et  dont  la  jus- 
lice  n'est  jamais  en  défaiil.  ipii  fil  mourir  de  l'age,  au  jour  du 
triom})hc.  les  deux  .sœurs  jalouses,  et  qui  octroya  les  longues 
délices  et  la  vie  la  ]»lus  pleine  de  bonheui"  au  roi  Khosrou  Shah,  à 
la  sultane,  son  épouse,  au  beau  prince  Farid,  au  beau  prince  Fa- 
rouzelà  la  belle  princesse  Farizade. jusqu'à  l'arrivée  de  la  Sépaïa- 
Irice  des  amis  et  de  la  Destructi'ice  (\c^  sociétés.  Et  gloir<'  m 
Celui  qui,  dans  .son  élernilé,  ne  connaît  pas  le  changement. 

El  telle  est  la  merveilleuse  histoire  de  Farizade  au  sourire  de 
rose.  .Mais  .\llah  est  plus  savant  ! 


DM.  C.  Maudri's 


Le  Gouvernement  clérical 


Une  Page   d'histoire 

Pour  avoir  une  idée  nette  et  précise  de  l'organisation  sociale  et  poli- 
tique d'un  !ïo;;\prnement  clérical,  il  faudrait  ressusciter  le  gou^erne- 
ment  du  pape  à  Rome,  dans  les  années  qui  ont  immédiatement  précédé 

1870. 

Je  n'essaierai  pas  de  faire  ici  la  reconstruction  complète  et  vivante 
de  l'organisation  intérieure  de  l'Etat  clérical,  d'autant  plus  que  cer- 
tains historiens  italiens  de  nos  jours  ont  commencé  à  le  fairr  avec  une 
grande  compétence  :  par  exemple,  M.  Luigi  Pianciani,  qui  vécut  à 
Rome  avant  1870,  M.  Emilio  del  Cerro.  qui  étudia  une  grande  quantité 
de  documents  inédits  dans  les  Archives  secrètes  des  anciennes  pro- 
vinces du  Pape.  Je  me  limiterai  seulement  à  dessiner  les  lignes  prin- 
cipales de  l'architecture  intérieure  du  gouvernement  clérical,  en  me 
servant  de  ces  recherches  dont  je  viens  de  parler  et  des  souvenirs  de 
mon  enfance  et  de  ma  jeunesse  passées  à  Rome,  dans  une  époque  pos- 
térieure à  1870,  mais  encore  toute  remplie  du  passé. 

Il  serait  intéressant  d'étudier  le  fonctionnement  de  ces  rouages  diplo- 
matiques que  sont  les  Missions,  les  Vicariats,  les  Primats  ci  les  Xon- 
ciaturcs.  Mais  ce  que  nous  nous  proposons  de  doaner  ici,  c'est  un 
simple  aperçu  de  l'organisation  intérieure  du  gouvernement  clérical 
et  non  pas  une  analyse  de  sa  force  d'expansion  et  de  son  org?ni«atîon  h 
l'étranger. 

L'organisation  du  gouvernement  intérieur  à  Rome  jnésentait  un  en- 
semble strictement  adapté  au  but  que  le  gouvernement  se  proposait  : 
la  suprématie  de  la  pensée  cléricale  sur  la  pensée  laïque. 

A  la  tête  des  affaires  de  tout  genre  (finances,  commerce,  instruction, 
travaux  publics),  on  plaçait  généralement  un  cardinal  qui  s'appelait 
«  ministre  »  ou  «  préfet  »,  selon  les  cas.  Le  seul  ministre  laïque,  — 
l'Eglise  ne  pouvant  avouer  qu'elle  admette  la  guerre,  —  était  le  mi- 
nistre des  armes.  Et  encore  avait-il  presque  toujours  un  titre  qui  lui 
\enait  de  l'Eglise.  Le  ministre  Farina  (l'un  des  derniers),  était  camé- 
rier  secret  du  Pontife.  Le  matin  il  se  présentait  à  la  tête  des  troupes 
dans  son  brillant  uniforme  brodé  d'or,  —  le  soir  il  mettait  la  soutane, 
se  coiffait  d'un  chapeau  à  l'espagnole,  chaussait  des  souliers  à  boucles 
et  faisait  en  cet  é(|uipage  le  service  d'antichambre. 

De  la  sorte,  toutes  les  branches  de  l'administration  centrale,  même 
la  guerre,  étaient  sous  la  direction  des  hommes  d'Eglise.  Il  en  était  de 
même  pour  l'administration  provinciale.  L'Etat  du  Pape  se  partageait 


^.j,.S  ^A    «KVUIC    BLANCHE 

en  légations  et  en  délégations  (Bologne,  Ferrare,  Ravenne,  Forli,  Ur- 
bin,  etc.,  etc.,)  ayant  chacune  à  sa  lète  un  cardinal  ou  un  i)iclat  qui 
s'appelait,  selon  les  cas,  cardinal-légat  ou  commissaire  apostolique. 

A  côte  de  cette  administration  centrale  et  provinciale  de  l'Etat,  il 
existait,  comme  encore  aujourd'hui,  l'administration  strictement  ecclé- 
siastique de  l'Eglise  et,  quoiqu'elle  eût  pour  but  le  t'onctionnement 
intérieur  de  l'Eglise  même,  elle  agissait  fortement  sur  la  vie  profane 
de  l'Etat  temporel.  Cette  administration  était  assurée  par  seize  con- 
grégations de  cardinaux.  Le  citoyen  de  ll'^lal  clérical  h^jiuail  toujours 
le  chemin  de  son  activité,  même  la  plus  laïque,  bar-ré  pat  Faulorité 
ccclésiasti(|ue.  Autorité  de  cardinaux  à  la  tète  de  l'administration  cen- 
trale; —  autorité  de  cardinaux  à  la  tête  de  l'administration  provinciale; 
—  autorité  de  cardinaux  à  la  tête  de  l'administration  religieuse. 

Mais  le  gouvernement  clérical  voulait  dominer  ses  sujets  par  quel- 
que chose  de  plus  solide  encore  :  l'Inquisition,  —  la  sacra  rcmana  în- 
rjuisizioiic. 

La  sacra  romana  inquisizione,  appelée  aussi  St-Office,  était  une  des 
seize  congrégations  dont  nous  venons  de  parler,  et  elle  avait  pour  pré- 
fet le  Pape  lui-même.  On  croit,  généralement,  que  l'Inquisition,  avec 
ses  juges  et  ses  prisons,  n'existait  plus  dans  les  derniers  temps  du 
gouvernement  pontifical  à  Rome.  C'est  une  erreur.  Le  goiivernement 
clérical  à  Rome  a  eu,  jusqu'au  20  septembre  1870,  c'est-à-dire  jusqu'au 
jour  où  les  troupes  italiennes  entrèrent  ù  Rome  par  la  brèche  (h-  la 
Porta  Pia,  les  moines  inquisiteurs  et  le  tribunal  qui  prononçait  leurs 
arrêt?.  Il  y  a  encore  de  nos  jours  des  gens  qui  ont  subi  ces  sentences 
et  qui  ont  vécu  dans  les  prisons  romaines  en  vertu  d'un  arrêt  de  l'In- 
quisition. L'Inquisition  livrait  à  la  gendarmerie  le  condamné,  avec 
ordre  de  le  conduire  dans  une  ])rison  de  ri-'Jal;  la  genduiinci  ic  remet- 
lait  le  prisonnier  au  directeur  de  la  prison  avec  un  billet  de  l'Inquisi- 
teur .ainsi  libellé  :  «  Vous  garderez  pendant  toute  sa  vie  (ou  pendant 
ans),  dans  votre  prison,  le  nommé  X ,  par  ordre  de  la  Su- 
prême Universelle  Inquisition.  »  Ce  document  l.iis.iil  les  niKlils  (k^  la 
condamnation 

M.  Luigi  Pianciani  —  qui  fût  plus  tard  maire  de  la  Rome  italienne 
après  1870  —  nous  raconte  qu'un  paysan  fut  condamné  à  sept  ans  d3 
prison  par  la  Suprême  Inquisition  pour  avoir,  en  ptnt  d'ivresse,  inter- 
rompu le  «ermon.  C'était  le  jour  du  Vendredi-Saint,  et  le  pr£trc  faisait 
son  sermon  halùtuol  sur  l'arrestation  de  Jésus  dans  le  jardin  de  Getsé- 
mani  :"«  C'est  bien  f;iit.  a\ait  ciié  le  i>ay.sau.  I'oui(|uoi  subsliue-t-il  à  y 
aller  tous  les  ans  puiscpie  fous  les  aus  il  lui  arrive  la  même  chose?  » 

Le  célèbre  l»''  Munecjelli.  f|ui.  un  soir,  en  compagnie  d'amis,  a\ait 
enseveli  dans  le  janlin  de  la  maison  le  cadavre  de  son  ehal.  fut  con- 
flamné  à  la  pri^on  pour  «  al)us  des  cérémonies  sacrées  ». 

Mais  il  est  inutile  de  nndliplier  ces  ancedotf^'?  :  loii'^  cimix  nui  ont 
vécu  quelfjucs  temps  à  Rome  ont  connu  d'anciens  prisonniers  de  l'In- 
quisition, et  l'historien  Pianciani,  fils  d'un  des  fonctionnaires  du  gou- 
\ernemenf  clérical  fU*  Home,  raconte  cpie  Léon  XII  (qui  lui  pape  de 
1823  à  1829)  lui  dit  un  jour  : 


LE   GOUVERNEMENT   CLÉHICAL  ''•':; 

—  J'ai  été  forcé  de  livrer  à  l'Inquisition  même  des  amis  à  moi.  Mais 
comment  faire  autrem^ent?  On  ne  les  voyait  jamais  à  l'église,  ils  n'ob- 
ser\aienl  pas  les  vendredis  et  les  samedis.  » 

Les  motifs  pour  lesquels  on  était  déclaré  hérétique  étaient  ai:  nombre 
de  neuf.  On  déclare  hérétique  et  on  soumet  aux  peines  Jes  plus  graves, 
ceux  qui  parlent,  enseignent  ou  prêchent  : 

1)  contre  l'Evangile;  ' 

2)  contre  les  articles  de  la  Foi; 

3)  contre  les  sacrements,  leurs  cérémonies,  leurs  usages  et  leurs 
rites; 

4)  contre  les  décrets  des  Conciles; 

5)  contre  l'autorité  du  Pontife; 

6)  contre  les  traditions  apostoliques; 

7)  contre  le  purgatoire  et  les  indulgences; 
Et  ceux  qui  : 

8)  abandonnent  la  religion  catholique  pour  une  autre  religion; 

9)  aflirmcnt  que  chacun  peut  sauver  son  âme  quelle  que  soit  sa  foi 
religieuse. 

Outre  ces  cas  principaux,  il  existait  une  foule  de  faits  qui  exposaient 
au  «  soupçon  d'hérésie  ».  Etre  «  soupçonné  d'hérésie  »  constituait  un 
crime  punissable  plus  ou  moins  gravement,  suivant  la  qualité  du  soup- 
çon (de  levi,  de  vehementi,  de  violenti).  Ces  faits  se  grouponl  en  seize 
titres,  dont  je  rappellerai  seulement  quelques-uns.  On  peut  déclarer 
<(  soupçonné  d'hérésie  »  : 

Ceux  qui  brisent,  salissent  ou  battent  les  images  sacrées  ou  se  mo- 
quent d'elles; 

Ceux  qui  gardent  des  livres  prohibés  par  l'Inquisition  ou  qui  les 
prêtent; 

Ceux  qui  ne  se  confessent  au  moins  une  fois  par  an; 

Ceux  qui  vont  voir  les  hérétiques  ou  qui  leur  font  des  cadeaux; 

Ceux  qui  aident  les  prisonniers  à  fuir; 

Ceux  qui  entravent,  n'importe  comment,  l'œuvre  de  l'Inquisition; 

Ceux  qui  connaissent  des  hérétiques  et  ne  les  dénoncent  pas,  (le  fils 
est  dispensé  de  dénoncer  son  père,  —  mais  s'il  le  dénonce,  les  biens 
de  son  père,  confisqués  par  l'Inquisition,  lui  seront  dévolus); 

Ceux  qui  blasphèment; 

Ceux  qui  offensent  un  inquisiteur,  ou  même  un  des  vicaires,  consul- 
teurs,  notaires,  gardiens,  etc.,  au  service  de  l'Inquisition; 

Ceux  qui  excitent  les  catholiques  à  renier  leur  foi,  (quant  aux  fils 
des  Israélites,  le  Saint-Office  enseigne  qu'ils  peuvent  être  baptisés 
contre  la  volonté  des  parents); 

Ceux  qui  recourent  aux  services  de  médecins  ou  de  nourrices  israé- 
lites... 

Le  Saint  Office  était  aidé  puissamment  par  une  autre  congrégation, 
—  celle  de  l'Index,  qui  avait  pour  tâche  de  prohiber  la  publicalion  ci 
la  circulation  des  livres  que  l'Eglise  estimait  dangereux.  Elle  était 


/,{,,  LA    REVUE    BLANCHE. 

ionnée  dv-  lieizc  cardinaux,  huit  cvèqucs,  \ingt-deux  consulleurs,  six 
l.rélals,  six  ecclésiastiques,  et  d"uu  moine  de  rinquisilion,  secrétaire. 
I.c  maître  des  palais  de  Saint-Pierre,  —  qui  faisait  partie  de  Tlnqui- 
>,ili,ju  —  était  de  droit  l'assislaul  perpétuel  de  celle  conyrégaliou  i 
ainsi,  l'Index  était  solidement  lié  au  Saint  Ot'lice. 

11  n"esl  pas  d'ouvrage  scientiliquc  ou  littéraire  de  quelque  impor- 
tance qui  ne  soit  délenuu.  Ln  inquisiteur,  en  180U,  disait  publi- 
(|uement  (lu'il  aurait  défendu  mémo  la  lecture  de  la  Comédie  de  Dante, 
si  mallieureuscment  ce  livre  n'était  déjà  si  répandu, 

lout  héritier  ou  exécuteur  testamentaire  était  tenu  de  donner  au 
Saint  Office  la  liste  nés  livres  du  défunt,  afin  que  la  congrégation  pût 
fiiùler  les  livres  interdits. 

La  congrégation  de  l'Index  visait  particulièrement  : 

1)  la  publication  des  livres; 

2)  leur  introduction  dans  l'Etat; 

3)  leur  vente. 

1)  On  ne  pouvait  ritii  publier  sans  la  préalable  autorisation  du  maîlre 
ik-s  palais  de  Saint-Pierre,  ou  des  évéques  et  des  représentants  du 
Saint  Office.  — 'Donnons  une  idée  de  leurs  scrupules.  Ln  avocat  pré- 
sente le  manuscrit  d'un  ouvrage  où  il  étudiait  les  grands  criminels.  Le 
représentant  du  Saint  Office  tombe  sur  ce  membre  de  phrase  :  ce  quon 
pourrait  appeler  rarislocralic  du  crime,  e(  rcfns<'  le  permis  d'impri- 
mer. L'a\ocatse  rend  chez.  Monseigneur  pour  tJiehei'  'le  ic  faire  r  venir 
sur  sa  décision. 

—  Ouoi?  Aristocratie?  exclame  le  censeur,  aristocratie?  C'est  comme- 
ccla  (|ue  \ous  irjsullez  une  classe  respectable  de' cito,yeris?  Vous  ajipe- 
lez  les  grands  criminels  rarislocralie  du  crime'!  \'oilà  où  l'on  arri\e 
avec  les  idées  démocratif|ues  d'aujourd'hui.  Si  vous  imprimez  que  les 
criminels  sont  des  aristocrates,  vous  imprimerez  demain  (|U('  les  aris- 
tocrates sont  des  criminels,  et  après-demain  on  coupera  la  tète  aux 
nobles,  cf>mme  en  France,  en  1793! 

Le  \  isa  de  l'autorité  ecclésiasti(|ue  obtenu,  il  faut  obtenir  celui  de  l'au- 
loril»'?  l>olili(pn;  et  c'est  \c  commissaire  fie  police  (|ue  cela  regarde.  S'il 
.tecfirdf  sa  signature,  le  manuscrit  fx'ul  être  Inré  ,ix  lyj»cgraphes. 
Mais  en  qOrI  état!  L'auiorité  ecejésiasiiqne  a  biffé  des  pages,  des  pé- 
riodes, des  mots;  et  l'autorilé  politirpie  a  continué  l'opération.  L'«Mnfl(?- 
de  ces  manuscrits  est  édifiante.  Dans  un  livret  d'opéra,  on  lisail  ([n'im 
courtisan  faisait  une  déclaration  d'amour  à  la  femme  de  s(m  maîlre, 
el  bii  ut-maiidail  «  ses  laveurs  ».  Le  .'^aint  Office  biffa  .ses  [tireurs  et  y 
substitua...  la  romlé  du  l'iioul.  Le  titre  fie  l'opéra  Lucrezia  liorffin  de- 
vient Anslorrfia  da  liomano.  Un  acteur  nommé  .Monte-Cristo  lut  f)bligfV 
de  changer  de  nom  penfiant  son  séjour  à  f{fime.  .Sur  la  scène,  on  ne 
pouvait  pas  proférer  les  mots  IHru  ni  f>inhle.  Liberté  élail  toujours 
remplacé  par  lo\jnuté:  à  pfdrie  on  subsliluail....  épouse:  —  fpiant  au 
mot  llalir,  il  était  rigoureusement  proscrit  el  ne  pou\nit  être  remplac*'; 
pai-  aucun  autre. 

2)  Uinlroduclion  des  livres  de  tout  genre  dans  les  Etats  pontificaux 


LK    GOUVERNEMENT   CLÉRICAL  V*i 

ctiiil  ^urvoiliéc  soigiieusenient.  Les  livres  qui  provenaicni  de  1  élrangei' 
ne  pouvaient  entrer  que  par  certains. bureaux  de  la  douane  :  dans  ces 
but  eaux,  un  leprcseutanl  du  Saint  OtHce,  ou\  rail  les  malles,  saisissait 
le^  Ii\ res  délciidus,  et  gartiail  ceux  qui  devaient  être  examinés. 

3)  La  vente  publique  des  livres  aiLx  enchères  était  présidée  par  un 
représentant  du  Saint  Office,  lequel  était  autorisé  à  saisir  tout  livre  dé- 
leiulu. 

L'aventure  arrivée  à  lord  llolland  est  restée  célèbre.  11  avait  acheté 
aux  enchères  les  œuvies  de  Gibbon,  et  il  tendait  la  main  pour  prendre 
ses  volumes  lorsque  le  prètro  (nivové  par  la  coni;réïation  s'avança  et 
lempècha  d'approcher. 

—  Je  suis  Anglais  et  prolestaiil,  dit  lord  Holland. 

— ■  Cela  ne  fait  rien,  Monsieur,  vous  êtes  à  Rome  et  vous  devez  res- 
pecter les  lois  du  i^a} s.  Gibbon  est  défendu  et  v ous  ne  pouvez  produire 
d'autorisation  spéciale. 

Dans  ces  conditions,  il  est  facile  d'imaginer  ce  qu'était  l'instruction 
publique.  Elle  reposait  sur  ce  principe  :  l'enseignement  est  un  privi- 
lège que  Jésus-Christ  a  donné  ù  son  Eglise.  Seul,  le  prêtre  a  le  droit 
d'enseigner,  et  il  faut  s'en  tenir  à  son  enseignement,  sous  peine  de  la 
damnation  éternelle. 

La  direction  de  l'instruclion  publique  était  cordiée  à  une  congréga- 
tion de  cardinaux  qui  s'appelait  congrégation  des  Etudes.  Dans  les  pro- 
vinces, cette  congrégation  déléguait  ses  pouvoirs  à  lévèque.  Le  per- 
sonnel enseignant  était  exclusivement  composé  de  prêtres  et  de  soeurs. 
Tandis  que  les  autres  adminisfrnlions  comptaient  dans  leur  personnel 
un  certain  nombre  de  laïques  tous  placés,  d  ailleurs,  sous  ki  direction 
a  un  carffinal-ministre,  —  l'instruction  publique  n'en  comptait  pas  un 
seul. 

a)  L'instruction  primaire  qui  comportait  cinq  années  d'études,  n'était 
pa^  obligatoire.  EHe  comprenait  cinf[  classes,  où  l'on  apprenait  seule- 
ment la  lecture,  l'écrilure,  et_les  quatre  opjérations.  L'enseignement 
était  donné  par  la  corporation  religieuse  des  ignorantins  pour  les  aar- 
çous.  et  par  la  corporation  religieuse  des  maestre  pie  peut  les  filles. 
90  "'„  fie  la  population  ne  savait  ni  lire  ni  écrire. 

b)  Vinstructinn  secondaire  durait  dix  ans,  et  elle  était  confiée  exclu- 
si\ement  aux  ecclésiastiques.  Les  matières  qu'on  étudiait  pendant  ces 
à\\  ans  étaient  au  nombre  de  deux  :  le  latin  et  la  philosophie.  La  philo- 
sophie enseignée  n'était  que  de  la  métaphysique  :  immortalité  de  l'âme, 
existence  -de  Dieu, 

c)  Après  quinze  ans  d'études,  on  arrivait  ainsi  à  l'Université.  11  y 
avait  deux  universités  importantes  et  cinq  de  second  ordre.  Les  pre- 
mières, Rome  et  Bologne,  avaient  pour  directeurs  deux  cardinaux: 
les  autres,  à  Ferrare,  à  Pérouse.  à  Camerino,  à  Fermo,  à  .Macerata, 
étaient  présidées  par  des  évêques.  Le  personnel  enseignant  était  com- 
posé exclusivement  d'ecclésiastiques  et  les  leçons  étaient  professées 
en  latin.  La  langue  italienne,  la  littérature  nationale,  l'histoire,  les  lan- 
gues étrangères,  les  sciences  politiques,  économiques  et  sociales 
étaient  barmies  de  l'enseianement. 


432  LA    KEVCE    DLANCIIE 

Pour  iciKlrc  plus  efficace  encore  sa  doininalion  Icmporclic  cl  spiri- 
tuelle, Rome  conférait  un  pouvoir  illimité  aux  évoques  des  pro\inces. 
Chacun  d'eux  possédait  en  usufruit  une  portion  de  territoire  qui  lui 
rapportait  une  l'ente  annuelle  ^■ariant  de  40  à  50.000  francs  :  il  y  a\ait 
des  évècliés  qui  rendaient  même  jusqu'à  135.000  francs,  par  exemple 
celui  de  Ferrare.  Féodalemcnt,  les  hauts  dignitaires  de  l'Eglise  con- 
centraient dans  leurs  mains  la  richesse  du  pays. 

Chaque  évoque  de  p;"ovince  avait  un  tribunal  spécial  et  des  prisons 
spéciales.  Ce  tribunal  jugeait,  sous  la  direction  de  l'évèque,  non  seu- 
lement les  affaires  strictement  ecclésiastiques,  mais  aussi  loulc  alpnrc 
qui  avait  des  rappoiis  soil  avec  l'Eglise,  soil  avec  les  /lommes  (VEgli-^a. 
Une  affaire  strictement  civile  ou  criminelle,  par  exemple,  où  était  mêlé 
un  ecclésiastique,  était  soustraite  au  tribunal  laïque  et  dé\"olue  au  tri- 
bunal épiscopal.  Miei^x  encore,  celui  qui  appelait  un  individu  devant  la 
justice  a\ait  généralement  le  choix  entre  le  ti'ibunal  civil  et  celui  «le 
l'évèque;  et,  s'il  surgissait  une  question  de  conq)ôlcnce,  qui  la  tran- 
chait? l'évèque  lui-même.  De  celte  façon,  prescjuc  toutes  les  affaires  de 
la  pro\  ince  —  civiles,  ci'iminellcs  ou  strictement  ecclésiastiques  —  res- 
sortissaieiil  au  tribunal  de  l'évèque.  Et  cela  d'autant  plus  que  les  indi- 
vidus cités  de\ant  ce  tribunal  n'osaient  pas  soulever  la  question  de 
compétence  et  demander  le  tribunal  laïque.  Le  môme  prêtre  qui  ins- 
truisait le  procès  présidait  aussi  les  débats. 

Les  prisons  de  l'éxèquc  étaient  distinctes  de  celles  de  l'Etat.  Y 
citaient  enfermés  les  indi\idus  condamnés  par  le  tribunal  épiscopal. 
Pour  se  soustraire  à  l'obligation  onéreuse  d'entretenir  les  prisonniers, 
l'évèque  permettait  à  leurs  jtai-ents  de  les  nourrir.  Les  prisonniers  i>au- 
vrcs  pou\aient  demander  l'aumône  en  passant  la  main  à  travers  les 
barreaux. 

L'évèque  créait  lui-même  la  loi  et  la  peine.  Etaient  surtout  visés  les 
individus  (jui  n'observaient  pas  rigoureusement  les  prescriptions  reli- 
gieuses et  ceux  qui  entretenaient  des  rapports  plus  ou  moins  publics 
avec  des  femmes.  Quelques  années  a\ant  1S70,  cinq  jeunes  gens  —  qui 
sont  encore  vi\anls  et  (|ui  m'ont  raconté  les  détails  de  leur  aventure  — 
furent  sui-pris  à  la  campagne,  un  \endrcdi,  mangeant  un  dindon.  Ils 
restèrent  quatre  semaines  en  prison  préventi\e,  i)uis  furent  condamnés 
à  plusieurs  centaines  de  francs  d'amende.  Deux,  ([ni  étaient  mariés, 
furent  condamnés  à  payer  une  somme  douljlc...  pour  le  mauvais  excm- 
I)lc  donné  à  leur  fennne. 

Le  produit  des  amendes  était  toujours  encaissé  par  l'éxèquc. 

Les  amendes  les  plus  célèbres,  sont  celles  instituées  i)ar  l'éxêque  de 
Sinigaglia.  Mirr  Cagiano,  en  18'iO.  Il  y  n\ait  l'amende  pour  le  jeune 
homme  qui  saluait  ime  jeune  femme  dans  la  rue,  —  >^i  la  femme  était 
seule;  il  y  a\ail  l'aïufiido  pour  le  jeune  homme  rpii  faisait  un  cadeau  à 
toute  femme  nou  mariée  f|ui  ne  fût  pas  sa  parente  :  ]r<  amendes  élnieni 
proportionnées  à  rimi»oitance  du  cadeau. 

La  justice  laïque,  maintenant   : 

Le  gouverneur  local  jugeait  sans  aj>pel  les  causes  de  petite  impor- 
tance. 


LE  GOUVERNEMENT   CLÉRICAL  \i'i 

Le  tiibiuial  propremenl  dil  clait  compose  d'un  président  et  de  deux 
juges.  Les  juges  étaient  nommés  à  la  faveur  et  choisis  généralement 
parmi  les  amis  el  les  parents  des  prélats.  Il  arri\ait  qu'on  obtînt  cette 
place  en  promettant  à  l'employé  du  ministère  qui  pouvait  préparer  et 
favoriser  la  nomination  la  moitié  des  appointements  pendant  dix  ou 
quinze  ans.  Les  débats  avaient  lieu  à  huis  clos,  et  même  les  membres 
du  barreau  en  étaient  exclus.  Le  juge  d'instruction  avait  le  pouvoir 
de  faire  emprisonner,  sans  aucune  sentence  du  tribunal,  les  témoins 
qu'il  croyait  menteurs.  Cet  emprisonnement  était  appelé  emprisonne- 
ment d'expérience. 

Tels  étaient  les  tribunaux  de  province. 

A  Rome,  le  tribunal  criminel  était  composé  par  moitié  de  laïques  et 
de  prêtres.  Comme  si  ce  n'eût  pas  été  suffisant  pour  placer  le  tribunal 
sfius  l'artion  dir.cle  du  pouvoir  clérical,  le  gouvernement  nomma  pré- 
sident du  tribunal  criminel...  lepréfet  de  police  et  gou\erneur  de  Rome. 

Le  tribunal  civil  était  composé,  comme  le  tribunal  criminel,  par  moi- 
tié de  laïques  et  de  prêtres.  Son  président,  un  monsignor,  était,  de 
plus,  président  du  tribunal  d'appel  :  il  jugeait  ainsi,  en  appel,  les 
causes  mêmes  qu'il  avait  jugées  en  pi^emière  instance. 

Il  y  avait  trois  tribunaux  civils  d'appel  dans  les  iLtats  pontificaux  : 
un  à  Rologne,  un  à  Macerata,  l'autre  à  Rome.  Les  deux  tribunaux  de 
Bologne  et  de  Macerata  étaient  composés  de  laïques;  celui  de  Rome  de 
prêtres.  Ces  tribunaux  jugeaient  dans  le  secret  le  plus  absolu  et  à  huis 
•clos. 

Celui  de  Rome  avait  une  importance  particulière.  Il  s'appelait  la  Sa- 
cra Bota,  et  il  était  composé  de  douze  prélats,  en  souvenir  des  douze 
apôtres. 

Chacun  d'eux  avait,  comme  secrétaires,  deux  avocats,  appelés  assis- 
tants de  bureau,  qui  étudiaient  les  procès,  piéparaient  les  objections  et 
les  observations,  et  formulaient  enfin  le  vote  du  juge.  Si  chaque  prélat 
avait  eu  deux  assistants  spéciaux,  à  lui  propres,  il  se  serait  agi  d'une 
■simple  substitution  de  personnes  :  le  jugement,  au  lieu  d'être  rendu 
par  les  juges  l'eût  été  par  leurs  assistants.  Mais  chacun  de  ceux-ci  était 
à  la  fois  l'assistant  de  plusieurs  prélats,  de  sorte  que  le  même  individu 
votait  pour  plusieurs  juges. 

Le  tribunal  criminel  d'appel,  la  Consulta,  était  composé  de 
douze  prélats.  Chaque  juge  devait  avoir  un  assistant  connaissant  la  loi. 
Comme  il  n'était  pas  nécessaire  que  ces  assistants  fussent  avocats,  on 
les  choisissait  souvent  parmi  les  commissaires  de  police.  La  police  ainsi 
pénétrait  toute  l'organisation  de  la  justice  criminelle  :  le  tribunal  cri- 
minel était  présidé  par  le  préfet  de  Police;  le  tribunal  d'appel  était 
formé  de  prélats  ayant  pour  assistants  des  commissaires  de  police. 

Les  avocats  du  tribunal  criminel  d'appel  étaient  choisis  par  le  gou- 
\ernement,  et  l'accusé  n'a\ait  le  choix  qu'entre  les  sept  ou  huit  avo- 
cats autorisés. 

Si  la  justice  était  un  fantôme  dans  tous  les  tribunaux  de  l'Etat  cléri 
cal,  elle  était  moins  encore  dans  la  section  politique  de  la  Consulta. 

2« 


.\'i\  LA     REVUE    BLANCHÎÎ 

l>iir  ciuc  Joï-  sccrt'laires  des  juges  étaienl  des  commissaires  de  police. 
<[w  lows  ces  juircs  étaient  des  prêtres,  que  les  procès  avaient  lieu  à 
huis  clos.  t|,uc  les  avocats  étaient  miposés  par  le  gouvernement,  ce 
n'est  pa*;  donner  une  laée  suiïisante  des  abus  de  ce  terrible  tribunal, 
il  fxniiitii  lie  inis  observer  la  loi  écrite.  In  exemple?  Cinc}  jeunes  i?ens 
axaient  été  eondanmés  à  mort  pour  offenses  politiques  au  Pontife. 
I.'un  était  mineur,  et  la  loi  commuait,  dans  ce  cas,  la  mort  en  prison  à 
per|)éluité.  La  Consulla  le  fit  exécuter  quand  même,  déclarant  «  que 
i'énormilé  du  crime  devait  faire  considérer  ce  jeune  homme  comme 
majeui',  qufl  que  fût  son  âge.  »  Il  faut  lire  les  Annales,  de  M  lloncalli, 
un  abbé  peu  suspect  de  libéralisme,  pour  voir  avec  quelle  facilité  la 
mort  et  les  travaux  forcés  étaient  distribués  aux  criminels  politiques. 

Quatre  jeunes  hommes,  coupables  d'avoir  allumé  des  feux  de  ben- 
gale  sur  le  Capitole  à  l'anniversaire  de  la  Uépublique  romaine  de  1849, 
furent  condamnés  à  Mngt  ans  de  travaux  forcés.  —  Un  paysan  qui  avait 
jeté  une  hostie  consacrée  fut  tenu  pour  coupable  de  crime  «  politique  » 
et  condamné  à  mort.  Dans  la  période  1819-1870,  tout  homnit.  qui  avait 
le  courage  <le  manifester  ses  sentiments  libéraux,  ou  simplement  cons- 
titutionnels, était  condamné  à  \ingt  ans  de  prison.  Le  tribunal  criminel 
fir  \a  CousuUa  eut  surtout  la  main  lourth-  à  l'époque  de  la  célèbre 
«  protestation  du  tabac.  »  C'était  en  1850.  Les  sujets  de  l'Etat  pontifi- 
cal se  proposèrent  de  ne  plus  funi(;r  pour  marquer  leur  hostilité  au 
g"ou\ern<'nient.  Dans  une  seul  aniiéf,  le  délicit  dans  la  vente  (;«  tabac, 
pour  la  "^eule  ville  de  Bologne,  atteignit  trente  mille  francs.  Celte  ma- 
nifestation fnt  payée  bien  cher.  Les  agents  de  police  provoquaient  les 
citoyens  ii  fumer,  tt  les  arrêtaient  en  cas  de  refus.  M.  Roncalli  cite, 
dans  st'K  Annules,  le  «  procès  du  petit  vendeur  d'allumettes  ».  Un  agent 
de  policf.  ;i  lîonie  (1852),  sur  la  place  (^oionna,  s'approche,  le  cigare 
à  la  bouche,  d'un  petit  vendeur  d'allumettes  et  lui  en  demande  une 
l>our  rallumer  son  cigare.  Le  jeuin'  honnne  refuse.  L'agent  rari"ète,et  le 
fait  condanmer  pour  «  crime  polit i(|ue  »  à  \ingt  ans  <K^  prison.  On 
pourrait  undtiplier  les  exemples.  ,Ie  iap|)ejlcrai  scMilemmt  que  les  té- 
moins à  décliarge  n'échappaient  pas  à  la  pri>^ou. 

I^a  peino  «le  mort  était  prononc(''e  a\<T  treciuencc  jtar  \u  l'on 
snlfa.  Comme  les  lois  canoniques  défendcnl  de  \erser  le  sang,  le  pon- 
tife ne  contresignait  jias  les  sentences  de  mort.  11  reeexiiit  la  sentence 
que  la  Consulta  lui  en\oyait,  —  et  la  rendait  au  ]»résideni  a])rès  l'avoir 
lue.  Cela  signitiait  que  le  pape  consentait:  et  h-  tribtmal  annonçait  la 
raort  au  condamné  avec  cette  fornude  :  «  Sa  ."^ninleté  le  Souvci'ain  Pon- 
tile  a  daigné  permettre  que  vous  soyez  condamné  à  mort...  etc.,  etc.  ». 

Jusque  vers  1830,  le  condamné  était  exécuté  au  moyen  de  la  massue. 

Il  |x>sait  sa  tête  sur  un  billot.  i;f  le  bourreau  la  hii  écrasait  d'un  coup. 
Plus  tard,  sous  le  pontifical  de  Pie  IX,  on  adopta  la  guillotine  :  la 
lèle  du  décapité,  dans  certains  cas,  devait  être  exposée  plusieurs 
heures  sur  une  pique.  Après  1850,  les  exécutions  étant  trop  fréquentes, 
le  fusil  vint  m  aide  ;i  la  truillotine.  On  se  scrx.iit.  à  cet  el'fel,  soit  de  la 
nnlice  pontificale,  soit  de  la  milice  autrichienne  qui  résidait  à  Bolo- 
irne  <'t  ;i  Ancone.  f^ans  une  !^eule  matinée,  en  1850,  le  peleton  d'cxécu- 


LE  GOUVERNEMENT    CLERICAL  ^i') 

lion,  a  AiRoiio,  lïl^silla  ncul'  couclaiiuiés  politicjui-s  cl  les  ache\a  à  la 
t)aï<*iiii''lU-.  Nous  lie  possédons  i>as  la  slalislique  des  condaninalions 
à  inorl  jnononcées  dans  les  Elals  Pontdiiaux  après  18'jO.  à  sa\oir 
après  c|ue  le  pape  Pie  IX  lui  renlré  dans  i\unie  a\cc  l'aide  de  Louis-Na- 
poléon et  eùl  inauguré  sa  politique  de  réaction  contre  les  Romains,  qui 
avaient  proclamé  la  llépuldique.  .\ous  savons  seulement  qu'en  sept 
ans,  Ancone  assista  à  OU  exécutions  et  Bologne  à  180.  Si  l'on  pouvait 
ajouter  à  cette  statistique  les  exécutions  à  Rome,  à  Pérouse,  à  Siniga- 
glia,  à  F'orli,  etc..  on  verrait  que  le  gouvernement  clérual  avait  trouvé 
le  moyen  de  donner  à  ses  administrés,  qui  n'étaient  pas  plus  de  deux 
millions  et  demi  (à  peu  près  la  population  de  Paris),  le  spectacle  quo- 
tidien de  la  mort.  Les  justiciés  politiques  étaient  ensevelis  dans  la 
chaux,  hors  du  cimetière,  en  terrain  non  consacré. 

On  comprend  que  ce  système  de  gouvernement  n'était  pas  pour 
capter  les  sympathies  des  gouvernés.  Pendant  que  la  révolution  et 
l'émeute  grondaient  dans  l'ombre  en  menaçant  d'éclater  (ce  qui  arri\a 
en  18-'i9  et  en  1807).  la  poésie  populaire  blessait  à  coups  d'épijigle  la 
tyrannie  vaticane.  On  collait  des  épigrammes,  en  cachelte,  sur  les  murs 
des  maisons  ou  sur  le  socle  de  la  statue  de  Pasquin.  On  pourrait  for- 
mer aujourd'hui  des  volumes  avec  celles  qui  ont  laissé  leur  trace. 

Je  dc»is  à  la  courtoisie  d'un  infatigable  chercheur  de  documents  his- 
toriques les  cinq  pasquinades  inédites  que  je  trancris  ici.  C'est  M.  Emi- 
lio  del  ( 'erro  (lui  les  a  trouvées  dans  les  Archives  d'Etat  à  Rome. 

Au  chirurgien  Todini,  qui  avait  soigné  Léon  XII  (1823),  pendant  la 
maladie  qui  l'a  tué   : 

Tu  i'cfi  toaiours  trompé  en  exerçant  ton  métier. 

Main  cette  {ois,  pour  le  bonheur  des  hommes  tu  ne  t'es  pas  trompé. 

El  tu  nous  as  sauvé  des  grifles  du  Léon! 

Aux  cardinaux  réunis  en  Conclave,  après  la  mort  de  Léon  XII  : 

Vous  savons  que  vous  êtes  des  bêtes 
FA  que.  pour  cela,  vous  chois:irez  une  bête. 
Faites  donc,  nmis,  au  nom  du  bon  Dieu, 
Xe  choisissez  pas  un  Léon! 

A  la  mort  de  Grégoire  XVI,  on  colla  sur  la  statue  de  Pasquin  un  tes- 
tament satirique  finissant  pai'  ces  quatre  v  ers  : 

Je  recommande  à  mon  successeur 

De  ne  pas  tondre  les  moutons. 

Qu'il  se  limite  à  les  faire  paître 

Parce  que  /e  les  ai  déjà  tondus  iusqu'à  la  chair! 

Parmi  les  satires  trouvées  sur  ki  statue  de  Pasqmn,  en  voici  une, 
écrite  en  patois  et  qui  date  de  1801  (pontificat  ue  Pie  IX)  : 

—  Sui-  le  portail  du  palais  du  Vcdican  est  écrit  en  grandes  lettres  : 

—  Jci  le  blanc  est  noir:  le  talent  et  le  génie  sont  zéro.  L'Evangile 
n'est  rit-n.  L'argent  est  tout. 


't'^C*  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Pauvre  Rome!  Tu  [us  la  reine  du  monde.  Combien  dégénérée! 

—  Ton  nom  était  [adis  illustre;  auiourdliui  tu  es  le  cloaque  de  l'Eu- 
rope. 

—  Tous  les  voleurs  tous  les  [ripons  Vont  souillée  en  Vlionneur  de 
r  Eglise; 

—  Et  si  le  concierge  du  Paradis  descendait  sur  la  terre, 

—  Je  suis  sûr  que  son  dialogue  avec  le  pape,  son  descendant,  serait 
bien  curieux. 

—  Je  suis  venu  à  liome,  dirait-il,  sans  un  sol.  J'étais  en  haillons 
et  [e  n'avais  même  pas  de  bas  ; 

—  Toute  ma  richesse  était  une  petite  barque,  mon  [ilet  et  Dieu; 

—  Ouavez-vous  (ait  de  ma  barque,  de  mon  [ilet  et  de  Dieu  ? 

—  Je  ni  en  allais  tout  seul,  à  travers  le  vaste  monde,  sans  même  un 
chien  qui  m'accompagnât. 

—  Tout  au  plus  je  m'arrêtais  chez  un  marchand  de  vins  pour  avaler 
ime  chopine  et  une  omelette. 

— :  Mais  vous  passez  votre  vie  parmi  les  crèmes,  les  liqueurs,  les  gâ- 
teaux, les  friandises,  et  votre  ventre  se  gonfle  comme  un  tambour. 

—  Je  me  promenais  toujours  pedibus  et  [e  ne  faisais  [amais  la  noce. 

—  Lorsque  /e  bénissais  le  monde,  /e  le  faisais  sans  façon  ; 

—  Mais  vous  autres,  vous  faites  vos  promenades  en  voiture,  avec 
domestiques  poudrés  et  astiqués! 

—  Mais  vous,  sapristi,  vous  vous  faites  traîner  sur  une  grande 
chaise. 

—  Sous  un  baldaquin,  au  milieu  des  éventails  et  vous  avez  Vair  d'être 
déguisé  comme  un  arlequin. 

—  Lorsque  fe  voyais  des  pauvres,  fe  les  considérais  comme  des 
frères  ; 

—  Vous  vouez  un  misérable,  et  vous  lui  criez  :  Crève! 

—  Je  laissais  parler  l'Evangile,  et  vous  l'expliquez  à  conirepoil; 

—  Je  défendais  les  faibles,  vous  êtes  toufours  du  côté  des  plus  forts. 

—  J'ai  gardé  toufours  propre  le  drapeau  de  Jésus; 

—  Vous  en  avez  fait  un  chiffon  ; 

—  Je  tâchais  de  mettre  la  paix  entre  les  hommes  ; 

—  Vous  vous  complaisez  de  la  guerre  —  et  ce  serait  votre  fubilation 
si  le  monde  s'agitait  de  la  tête  aux  pieds  : 

—  J'étais  pauvre,  et  vous  gagnez  de  l'argent  en  mon  nom; 

—  Je  voulais  la  paix,  vous  mettez  les  armes  dans  les  mains  de  l'étran- 
ger pour  étrangler  l'Italie. 

—  Assez!  ou  je  vous  flanquerai  mon  pied  au  derrière! 

La  poésie  de  Pasquin  n'était  pas  toujours  joviale.  El  voici  un  sonnet 
dédié  au  cardinal  Lambruschini.  Le  cardinal  Lambruschini,  qui  avait 
été  secrétaire  d'Etat  sous  Grégoire  XVI,  avait,  à  la  mort  de  celui-ci, 
intricrué  pour  se  faire  élire  pape;  mais  le  conclave  avait  élu  Pie  IX 
(1846). 

—  Toi  aussi,  homme  dépravé  que  le  couvent  a  vomi,  —  toi  au9»i 


LE   GOUVERNEMENT   CLÉRICAL  4^7 

tu  as  désiré  la  tiare,  mais  elle  Ca  échappé.  ~~  Le  règne  du  Christ  est 
encore  trempé  de  sang  et  de  larmes  par  ta  faute,  —  et  tu  as  détruit 
jusqu'à  la  semence  la  race  des  honnêtes  hommes. 

—  Les  savants  ont  été  par  centaines  incarcérés,  —  afin  que  toute 
trace  de  la  science  lût  eHacée.  —  L'orgueil,  l'envie,  la  haine,  —  sont 
les  parures  de  ton  âme. 

—  Tu  as  puni  la  pensée  avec  la  guillotine,  —  et  pour  faire  honte 
à  l'humanité  —  tu  as  élevé  les  sbires  à  côté  de  l'Inquisition. 

—  Et  maintenant,  ayant  perdu  l'espoir  de  monter  au  trône  —  refoins 
le  Pontife  qui  est  mort,  —  et  descends  en  l'enfer,  où  il  n'y  a  pas  de  par- 
don !  * 

-Mais  tout  ne  devait  pas  se  terminer  par  des  chansons.  Conformément 
au  vœu  de  la  péninsule  entière,  les  troupes  italiennes  entrèrent  dans 
Rome  le  20  septembre  1870,  ruinant  à  jamais  le  pouvoir  temporel  des 
pontifes. 

Alfredo  Niceforo, 

de    l'Université    de    Eausanne. 


Cafrine 


A  Thadée  Xataksoîi 


MŒURS  DE  MOZAMBIQUES 

( 

I 

«Sajoiia!  acouloula  (1),  Sajoua!»  La  maman  i\re  avail  crié  cela 
de  la  maison,  sur  la  butte. 

—  Laloua  (2)  Sajoua!  Sajoua!  avait  répondu  den  bas  là-bas  le 
bramement  sangloti'-.  Ah  !  c'était  lappel  de  secours  (piand  le  père 
saoul  ne  pouvait  de  la  plaine  basse  de  caféiers  remonter  le  senlfei' 
tourner  le  roc  jusqu'à  la  case.  La  voix  de  l'engagé  (3)  pleurait, 
débraillée,  sur  une  mai'che  impotente,  sur  un  corps  écrasé 
et  lâche.  L'épouse  étrillait  de  la  main  sa  clicvelure  et  frois- 
sait la  percale  de  sa  blouse  à  la  poitrine.  Impuissante  à  courir,  à 
marcher,  elle  pleurait  vers  l'homme  liluljanl  sans  tin  au  milieu 
des  caféiers...  :  «  Sajoua  !  acouloula.  Sajoua  !  ->  Mais 
Sajoua  se  lamentait  sur  lui-même  d'une  voix  étouffée  dans  les 
brandies  et  les  feuilles,  disant  un  adieu  lugubi-e  à  la  hauteur  de 
la  butte,  à  l'abri  de  la  case...  devant  la  nuit. 

Cafi'ine,  la  lille,  sortit,  laissant  le  van  de  riz  sur  le  cadre  de  la 
chambre.  I^lle  descendit  avec  rapidité  la  pente  de  ro<',  habile  à 
loui'ner  en  |>ré<-ipice  les  contours  repliés  du  sentier,  la  jupe 
l'amassée  aux  reins  Iclle  qu'un  chignon  de  loilc.  Les  joues  en 
mangues  débordaieni  la  lign<'  i\('>  che\<Mi\  conlic  les  oreilles.  La 
vitesse  de  l'élan  gordlail  d  au-  la  lobe  légère,  la  dégonflai!,  et  sa 
course  battait  comme  un  vol  ouaté  d'ailes  rondes, 

Quanfl  il  vil  Cafrine,  Sajoua  lâcha  le  tronc  de  camj)hrier  qu'il 
enlacail  de  mains  glissantes.  Les  lèvres  bavaieni  cl  la  peau  de  la 
ligure  se  soulevai!  d  un  \eiiiii  \erdâlie.  Les  yeux  tour  à  tour 
coulaient  minces  au  fond  île-  oi-biles  ou  éclalaienl  en  un  \()- 
missemenl  de  sclérotiques  bilieuses.  Cafrine  le  traîna,  équili- 
bra sa  marche  jusqu'à  la  case.  Mais  sur  la  terrasse  du  seuil  il 
roula  >nr  lui-même  comme  un  c\lin(h"e.  en  ouvrant  la  bouche 
|M»ur  axaler  la  terre  et  les  herbes. 


■  Ij  Cri  flajipel  oiioujatopiijuo  :  «  écoute,  oli  1  là!  ». 
("2)  Cri  de  réponse  onomatopique  :  a  oh  !  voilà!  » 
(•'{)  Engagé  :  iM>i'-  ^l•<>^■  n  l.  .il. 


CAFRINE  439 

A  croppeloii.-?,  sous  la  loiuiellc  de  liane  choLiciiOule,  Alu- 
rie  Sajoua  pleurait  dans  la  vasle  Ijlouse  jjleue,  osant  à  peine 
lever  les  yeux.  Les  ivresses  dénionia(iues  du  zamal  blond  eju'ils 
avaient  fumé  dans  la  pipe  de  bambou  bourdonnaient  encore  à 
leurs  oreilles  comme  la  musique  d'un  instrument  inozambique. 
Puis  les  grognements  de  Marie  Sajoua  s'affaissèrent  dans  sa 
blouse,et  la  face  bosselée  de  Sajoua  reposa  jjlème  contre  la  paroi 
de  la  case...  11  passa  entre  eux  deux  le  petit  cochon  noir  négligent 
et  brouillon,  la  poule  noire  minutieusement  attentive,  le  chat  noir 
mol  et  absent  (]ui  a  toujours  lair  d'avoir  fumé.  Cafrine,  dans 
l'ombre  poussiéreuse  de  la  chambre,  assise  sur  un  petit  banc  se 
reposait  du  travail,  les  jambes  tendues,  lœil  d'ivoire  buté  à  l'on- 
gle violàtre  des  orteils  accostés. 

La  jeune  cafrine  somnolait  toutes  les  fois  que  son  corps  n'était 
pas  dressé.  Quand,  penchée  sur  le  pilon,  elle  écrase  le  piment, 
courbée  sur  l'eau  elle  rince  les  vêtements  ou  quand,  allongée  en 
tas  de  linge,  elle  livre  à  la  simiesque  manie  de  la  maman  sa  cheve- 
lure, le  sommeil  pétrit  doucement  sa  chair,  au  milieu  de  la  poi- 
iiine,  masse  ses  reins  polis.,.  La  lenteur  du  travail  continu  en- 
gourdit sa  pleine  chair  de  cafrine  pour  qui  la  vie  du  jour  est  un  ru- 
minement  servile.  L'ombre  de  la  case  où  elle  se  clôt  entretient  de 
jour  une  épaisseur  de  nuit  :  les  grandes  feuilles  de  tabac  blond 
pendent  au  plafond  pour  saturer  la  chambre  obscure  comme  un 
coffre  d'une  odeur  de  songe  piquant  au  nez  :  les  arbustes  secs 
du  zamal  parfument  les  coins  d'ammoniaque  ;  et  les  pipes  de 
bambou  roussi  accrochées  près  des  instruments  de  musique  fu- 
ment sans  feu  une  odeur  de  tabac  bouilli  qui  prend  à  la 
^orge  et  boucane  la  cervelle. Sans  qu'elle  ait  besoin  de  se  coucher 
sur  les  cadres  de  corde  ou  sur  la  natte.  Cafrine  trouve  le  som- 
meil sous  les  poutres  du  toit  ;  et  la  figure  de  la  cor\ée  imposée 
par  la  paresse  des  parents  ou  de  la  solitude  près  de  leur  quoti- 
dienne ivrognerie,  fond  dans  la  mollesse  de  ce  sommeil  déguisé 
sous  quelques  mouvements  éveillés.  Les  mains  aux  deux  extrémi- 
tés du  petit  banc  elle  fixe  dans  l'ombre  qui  les  chausse  peu  à  peu 
les  ongles  de  ses  pieds  tendus  :  la  face  ronde  fume  l'ombre  en 
fumée  bleue. 

Les  paons  et  les  moulons  d'une  habitation  voisine,  par-dessus 
la  vallée  crièrent  la  rentrée  au  parc  et  à  la  volière,  la 
peur  grelottante  et  longue  de  la  nuit.  Le  soleil  de  safran  mûris- 
sait par  endroits  la  cime  des  caféiers.  Alors  la  voix  de  Ma- 
rie secoua  comme  du  pied  l'inertie  de  Sajoua.  L'une  tramant 
Taure,  ils  rentrèrent  d'instinct  dans  la  cage  de  la  chambre:  ils  ne 
parlaient  plus,   ils  se  poussaient  seulement  de  gestes,  et  rien 


4',o  LA   REVUE    BLANCHE 

n'était  plus  autour  deux  quune  nuit  tournante  où  la  campagne 
et  la  montagne  et  la  forme  des  lits  et  le  profil  de  Cafrine  se  con- 
fondaient. La  tacilurnité  pesante  de  leurs,  formes  indifférentes  à 
tout  émouvait  d'un  mystère  de  solitude  el  de  néant  la  conscience 
])hysique  de  Cafrine.  Ils  ne  grognaient  même  plus  son  nom  pour 
la  commande  avare  d'un  travail  :  elle  n'existait  plus.  Cafrine 
s'aperçut  seule  :  et  l'instinct  de  jouissance  rejetéc  au  soir  par 
1  asservissement  du  jour  entier  touchait  de  volupté  ses  épaules  et 
ses  jambes  potelées  :  la  nuit  entrait  sous  sa  robe...,  la  famille 
était  un  tas  de  percale  qui  ronflait  ;  l'envie  de  marcher  à  sa  guise 
la  précipitait  dehors... 

La  fraîcheur  de  la  nuit  duveta  ses  joues  grasses  et  le  début  de  sa 
gorge,  elle  mouilla  d'une  transparence  de  feuille  la  percale  de  sa 
jupe,  et  la  liberté  de  ses  yeux  dans  leurs  enveloppes  de  chair 
s  accéléra  fauvement  dégagée  du  poids  de  sommeil  qui  le  jour  les 
boursoufle.  La  fausse  dorure  du  soleil  ne  masquant  plus  son  épi- 
derme,  la  nuit  pénétrait  sa  chair  pour  arrondir  ses  formes,  comme 
descendue  en  elle  de  sa  chevelure  en  boule  telle  qu'une  calebasse 
pleine  de  nuit  portée  par  sa  tête.  Elle  savait  étrangement  regarder 
dans  les  ténèbres;  la  volubilité  de  son  regard  projeté  de  d.'oite  à 
gauche,  vertigineux  à  les  fouiller,  à  les  dévisager,  la  douait 
d'une  jouissance  de  vitesse  et  de  danse.  Elle  sentait  que  c'était 
dans  la  nuit  qu'elle  s'appelait  vraiment  Cafrine.  La  terre  était 
obscure  et  vaste  ainsi  qu'un  sous-bois. 

L'odeur  des  bananes  mûres  était  violette  comme  d'une  pom- 
made sucrée  et  la  fragrance  des  gousses  de  vanille  était  noire  lui- 
sante d'huile.  Les  touffes  de  tomates  qu'elle  écrasait  par  petites 
rondeurs  emplissaient  ses  narines  d'un  parfum  gras  de  piment. 
Les  letchis  espaçaient  des  enclos  d'ombi'e  moisie  large  comme 
des  parcs  :  l'épaisseur  des  troncs  et  la  noirceur  des  feuilles  se  di- 
lataient sensiblement  dans  le  ciel  du  soir.  Le  ciel  qui  eût  été  clarté 
n'attirait  pas  ses  yeux  à  des  étoiles  ;  la  plaine  de  caféiers  éten- 
dait le  niveau  égal  de  végétation  sous  laquelle  Cafrine  avançait 
comme  sous  un  nuage  incroyablement  bas.  Elle  se  frotta  aux 
écorces,  puis  marcha. 

Le  pays  était  jjlat  el  aplani  par  la  nuit  :  Cafrine  ne  voyait  ni 
les  mamelles  aiguës  des  montagnes  indiemies  ni  les  beaux  seins 
malgaches  des  pilons  solitaires.  Le  pays  était  plat  comme  son 
ventre  :  mais  la  colline  de  sa  poitrine  et  l'arcature  des  cuisses  lui 
étaient  sensibles,  dans  la  finesse  de  l'atmosphère  arrosée,  comme 
des  profils  d'horizon...  Il  n'y  avait  pas  de  lumière  dans  la  cham- 
bre immense  du  monde  :  et  l'intérieur  et  l'extérieur  du  corps  de 
Cafrine  se  sentaient  voluptueusement  noirs  comme  se  sent  noir 


CAFRINE  44l 

la  nuit  l'intérieur  des  fruits,  l'intérieur  des  troncs  et  l'intérieur 
des  collines. 

Cai'rine  migra  sa  joie  d'insomnie  des  champs  de  patates  où  la 
terre  se  sature  de  pigment  bleu  aux  champs  d'ambrevades  où  le 
sol  s'emplit  d'un  pollen  de  velours  glau(jue,  des  champs  de  ca- 
féiers où  la  terre  s'ensemence  de  la  pourpre  violette  des  grains 
mûrs  aux  jardins  de  bananiers  des  Barbades  où  le  dessous  des 
feuilles  distille  sur  le  sol  une  pluie  d'ombre  mordorée...  Elle  était 
jardinière  dans  le  soir,  ne  portant  que  le  panier  de  sa  poitrine 
fructueuse. 

Au  miroir  de  la  nuit  Cafrine  se  mirait  ;  et  elle  était  friande 
et  coquette  d'être  si  belle  qu'elle  ne  s'y  distinguait  plus.  Ah  !  dea- 
telles  d'ombre  et  de  fougères  froissées  contre  sa  blouse  aux  ge- 
noux, pendeloques  d'odeurs  et  de  bruits  d'insectes  à  son  nez  et  à 
ses  oreilles,  pommade  de  beau  noir  animal  à  ses  joues  et  à  son 
menton,  et  la  belle  rinçure  fraîche  de  l'air  liquide  sur  l'ivoire  de 
ses  dents  et  de  ses  yeux  ! 

Ce  fut  ce  minuit-là  qu'elle  rencontra  quelqu'un  dans  la  soli- 
tude. Elle  était  plus  noire  que  Cafrine.  Elle  s'appelait  Rose. 
Elle  marchait  dans  le  sentier  non  loin  de  la  case,  encore  crain- 
tive, elle  allait  avec  le  fer-blanc  puiser  de  l'eau  pour  faire  quelque 
chose  dans  la  nuit... 

II 

Elles  se  retrouvaient  chaque  soir. 

Les  nuages  passaient  sur  la  lune  :  toute  la  terre  redevenait 
noire,  arrosée  d'encre.  La  lune  perçait  les  nuages  et  éclatait  : 
toute  la  terre  s'illuminait  de  blancheur...  la  terreur  d'un  jour  plus 
froid  que  la  journée  mais  également  clair  et  net  arrêtait  Cafrine  et 
Rose  dans  leur  errance,  les  immobihsait  sous  un  pandanus.  Elles 
se  cachaient  sous  les  arbres  quand  la  lune  sortait  du  bosquet 
des  nuages.  Mais  la  lune  rentrait  sous  le  boucan  de  nuages  amon- 
celés :  et  dans  la  profonde  nuit  improvisée  elles  reprenaient  leur 
marche  réglée  par  l'astre  comme  le  rythme  des  marées  et  des 
sexes.  Leurs  promenades  d'ombres  nègres  jouait  avec  la  course 
blanche  de  la  lune. L'espièglerie  des  enfances  joufflues  élisait  en  la 
balle  lunaire  une  compagne  de  gambade.  Et.  bombant  comme 
une  joue  qui  s'arrondit  de  la  jeunesse  à  l'adolescence,  la  figure 
de  la  lune  ! 

Rose,  plus  jeune  et  fluette,  se  plaignait  à  Cafrine  de  la  misère 
familiale  :  papa  et  maman,  toujours  absents,  buvaient  le  rhum  au 
goulot.  Elle,  veille  tout  le  temps  la  case  et  ne  mange  pas  assez  car 


'»42  l.A     11I-.VLI-.     lil^ANCHE 

les  parenis  goui-iiiands  avalent  loiil  de  grosses  mains  larges  (juj 
neltoieni  vile  la  marniile.  La  j-alion  de  l'cngaué  lai!  la  moilic  de 
la  semaine,  et  le  reste  du  temps  papa  el  maman  vont  manger  ;  liez 
les  autres.  Rose  demeure  à  la  maison  devant  les  cochons  el  se 
nourrit  avec  eux  de  troncs  de  bananiers  bouillis...  Il  n'y  a  pas 
longtemps  (pi'elle  sort  la  nuit  ;  les  premières  lois  c'était  parce  cpie 
son  ventre  avait  un  cauchemar  d'être  à  jeun  et  qu'elle  avait,  par 
affamement,  l'mslinct  de  se  réfugier  dans  la  campagne,  llo^e  est 
maigre,  la  figure  longue  comme  une  feuille  de  néflier  :  les  oreil- 
les pendent,  et  le  cou  est  grêle,  son  corps  va  dioil  du  cou  au  |>iod 
et  les  habituelles  saillies  du  cor])s  ne  retiennent  pas  cette  clmtc 
rapide.  Elle  a  l'air  tombé  dune  feuille  longue  et  plate.  Cafrine  a 
l'air  accroché  et  cabossé  d  un  fruit  rempli. 

Cairine  savait  bien  jusque  là  qu'elle  avait  trop  de  travail  à  four- 
nir le  jour  ;  elle  reconnut  alors  qu'en  outre  elle  ne  mangeait  point 
as.sez  chez  .ses  parents.  Rose  la  conduisit  aux  goyaviers  chargés, 
au  boid  des  chanqts.  Par  instants,  Rose,  mince,  s'arrêtait  der- 
rière l'écran  étroit  d'un  caféier,  ne  bougeait  plus...  ('afrine  re- 
tournée la  cherchait,  enlaçant  la  taille  de  l'arbuste  ;  et  Rose  en 
souris,  jiassait  de  deirière  un  caféier  derrière  un  caféier  sans 
remuer  les  feuillages.  Cafrine  riait  de  fermer  des  bras  vains  sui- 
des robes  sans  corps.  Et  la  forme  iluclle  de  Ro.^^e  poussait  sou- 
dain contre  elle,  entre  deux  bananiers,  allongeant  des  mains 
mouillées  sans  parler.  M  dail  laïc  (|ue  Cafrine  distinguât  quel- 
rpie  chose  du  \  isage  de  Rose,  car,  déjà  obscur  sous  ses  cheveux, 
il  lechercliait  la  ca])eline  (\cy^  branches  et  des  palmes  larges. 

Alors  tout  à  couj»  elles  entendirent  à  cent  pas  un  bruit  dans  les 
feuilles  comme  le  |)assage  d'un  i  liicu.  loties  s'arrétèrenl.  le  ttvuv 
suspendu  lourdeuKMit.  Ees  hei'hages  s'ouvraient  fauxement  en 
ondes  renuiées  comme  avant  la  sortie  lente  d'une  bête  (pii  de  là 
va  bondir.  Cne  forme  i)àle  .^^e  découpa  délicatement. allant  et  reve- 
nant connue  un  factionnaire.  Elles  se  ta.s.sèient  contre  un  tronc, 
ne  respirant  plus.  Déjà  elles  avaient  deviné  l'honune  mais  res- 
taient epouvanlées  connue  devaid  une  bête.  La  fojine  avança 
avec  mesure,  s'arrêta  avec  unr  puissance  de  sautcM"  conune  un 
grand  chat  sauvage,  en  aniin;d  (le(<iu|»le  el  prompt.  Toute  une 
àme  de  gros  rats  des  (•ham[)<  fut  fascinée  en  elles.  La  forme 
avança  encore,  s'arrêta,  se  tourna  à  droite,  puis  à  gauche,  mar- 
cha et  passa  à  peu  de  distance.  |date  et  légère  connue  un  |U'otil. 
■Cafrine  à  l'élancement  corselé  île  la  taille  recomud  le  iietil  lUanc 
de  l'habitation  qui  la  veillait  toujours  du  bord  de  la  route,  (pianrl 
«lie  était  assise  sur  le  seuil  à  laver  le  ri/.,  avec  des  yeux  cpiil  ne 
faut  pas  regardei'  pour  ne  pas  avoir  à  obéir  on  à  désobéir. 11  était 


CAFRINE  'l»i 

connu  pour  tirer  des  coups  de  l'usil  sur  ceux  (|ui  venaient  marau- 
der du  côté  du  Magasin.  Il    portait    sou    lusil    en    bandoulière. 

Lorscju'il  eût  dépassé  leur  arbre,  il  se  relourna  pour  inspecter 
derrière  soi.  Elles  allaient  bouger  ;  elles  lurent  plus  immobiles 
(juune  roche  dans  l'ombre.  Calrine  sentait  Rose  vibrer  en  lon- 
gueur. Catrine,  la  peur  condensée  en  silence,  savait  qu'il  n'hésite- 
rait pas  à  tirer  sur  elle  connue  sur  des  papangues  (1).  Elle  ima- 
gina une  poursuite  effarante  quil  ferait  d'elles  si  alors  elles  se 
mettaient,  sortant  de  l'arbre,  à  courir  ioUement  du  côté  de  la 
ravine,  à  travers  les  corbeilles-d'or.  Toute  une  peur  d'esclave  ta- 
lonnée par  des  chiens  la  poigna  aux  reins.  Ea  conscience  vacilla. 
Mais  elle  n'avait  pas  remué.  Le  Blanc  s'était  éloigné  comme  un 
gendarme  au  loin  des  caféiers.  On  n'entendait  même  plus  de  briiil 
de  feuilles  sèches  que  réveillent  pour  quelques  instants  les  pas. 

Aloi's  elles  sortirent  joyeuses  et  entants,  plus  légères  connue 
les  caféiers  après  la  pluie  lourde,  s'accrochèrent  des  mains,  se 
buttèrent  des  pieds  et,  les  corps  renversés,  giroyèrent  follement 
en  tourniquet  dans  le  vide.  Puis,  arrêtées,  sautant  d'un  bond, 
elles  se  regarcjèrent  ;  et  reprenant  leur  course  marchèrent  sur  le 
lapis  de  la  nuit. 

Aux  goyaviers  les  deux  montèrent:  chacune  adoptait  la  branche 
opposée  après  la  division  du  tronc.Les  fruits  faisaient  des  feuilles 
rondes  pai'mi  les  feuilles  triangulaires  et  elles  les  cueillaient  sur 
la  lumière  découpée  du  ciel  comme  par  une  chenille.  La  plénitude 
de  la  goyave  gonflait  leurs  joues.  Elles  ne  se  voyaient  plus  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'arbre,  sous  un  jupon  de  ramée  mais  se  par- 
laient à  murmures  de  feuilles. 

Par  moments  des  ombres  venaient  rôder  et  flairer  comme  des 
cliiens,  crocs  au  vent,  au  pied  de  l'arbre.  Elles  voyaient  alors  des 
phosphorescences  regarder  du  sol  vers  elles.  Une  demi-terreur 
les  saisissait  ainsi  qu'en  cauchemar.  Puis  elles  tremblotaient  à 
rire  de  leur  frayeur. 

Cafrine  caricaturait  papa  et  maman  Sajoua  fumant  ensemble  le 
gros  tube  de  bambou.  L'eau  remuait  dans  la  pipe,  remuait  dans 
leiu"  gosier  et  grouillait  dans  leur  ventre  presque  en  même  temps. 
Leurs  yeux  chargés  de  liqueur  jaune  devenaient  vagues  et  mena- 
çants :  ils  avaient  l'air  de  mourir  ensemble,  côte  à  côte,  et  la  case 
devenait  vide,  le  tube  de  bambou  devenait  vide  d'eau. Puis  l'eau 
ressortait  en  paroles  et  en  larmes  :  le  gosier  de  Sajoua  vomissait 
des  hurlements  de  ventre,  les  yeux  de  maman  Sajoua  suintaient 
des  larmes...  Le  lendemain  des  fumeries  était  poiu'  elle  le  jour  de 
la  plus  grande  besogne. 


(1)  Oiseau  voleur  de  poulee. 


444  LA    REVUE    BLANCHE 

Rose  parla  de  la  bouleille  de  rhum  et  déplora  les  coups  quoli- 
diennemenl  reçus  :  papa  avait  un  ceinturon  de  cuir  et  maman  des 
ongles  longs  et  empoisonnés.  Puis,  sans  être  vue  , elles  descendit 
de  larbro  et  le  secoua  telle  qu'une  petite  ivrognesse.  La  branche 
balançait  le  poids  de  Cafrine  dans  son  feuillage.  Cafrine  perdait 
la  tète  un  peu,  ballottée  au-dessus  de  tout  le  matelas  de  la  végéta- 
tion. 

Elle  se  riaient  l'une  à  l'autre  avec  1  impression  qu'elles  étaient 
saoules. La  branche  oscillait  dans  la  nuit  comme  un  arbre  fruitier 
remué  par  la  visite  de  voleurs  :  elle  touchait  de  son  mouvement 
une  cîme  voisine  qui  en  prévenait  une  autre.  Elles  faisaient  une 
petite  brise  de  bruit  sur  l'étang  des  caféiers  qui  dorment  de  toute 
leur  noirceur  de  mare.  Cafrine  descendit,  tâta  les  troncs,  fit  le 
tour  des  arbres  :  le  govavier  bougeait  encore...  Rose  n'était  plus 
là. 

Un  délice  d'amusement  caressa  son  âme  replète  :  la  chasse  de 
ses  yeux  glisseurs  s'apprêta.  Et.  fermée  sur  elle-même,  elle  cou- 
rut par  les  travées. 

Dans  une  touffe  de  bananiers  elle  découvrit  Rose  pendue  comme 
une  feuille  contre  un  régime.  Elle  glissait  ses  doigts  en- 
tre les  belles  bananes  ouvertes  en  mains,  palpait  leur  matu- 
rité et  les  avalait  d'un  trait,  comme  une  nourriture  de  personne 
longue.  Cafrine  en  mangea,  mais  lentement,  inhabile  à  avaler  les 
fruits  qui  ne  sont  pas  ronds  et  ne  s'adaptent  pas  naturellement  à 
la  poche  de  la  bouche. Dans  la  touffe  des  bananiers  composant  une 
cahute  de  palmes,  elles  gouttèrent  le  plaisir  passager  d'un  abri 
végétal.  Elles  s'ennuyaient  un  peu,  agréablement.  Mais  la  crainte 
de  prendre  peur  dans  l'immobilité  du  réduit  les  poussait  vers  les 
espaces  libres.  Un  moment  qu'elles  étaient  dans  une  savane  entre 
deux  carrés  de  caféiers,  il  parut  tout  à  fait  à  Cafrine  que  la  sil- 
houette blanche  là-bas,  bougeant  sous  un  letchi,  allait  s'en  déga- 
ger et  que  c'était  sûremeut  le  petit  Blanc.  Mais  seulement  c'était 
un  vague  reflet  de  lune  à  moitié  noyée.  Elle  avait  dit  la  chose  à 
Rose.  Alors  elles  furent  inquiètes  qu'il  y  eût  des  Blancs  pour  se 
promener  toujours  et  mettre  des  ombres  claires  dans  la  nuit 
négresse,  (jue  les  Noirs,  qui  n'étaient  pas  propriétaires  Je  jour, 
n'eussent  pas  même  la  nuit  pour  sortir  en  tran([uillité  comme  les 
chauves-souris,  que  la  nuit  pût  à  chaque  instant  s'éclairer 
d'un  coup  de  feu  comme  s'il  n'y  avait  déjà  pas  assez  des  inutiles 
étoiles  au  ciel.  Et  elles  se  lurent  quelques  minutes,  navrées  de  leur 
faiblesse  et  fascinées  par  l'injustice  des  choses  existantes. 

Puis  Rose,  avec  des  gestes  courts,  expliqua  qu'il  est  des  bruits 
nocturnes,  qup  du  rnrmdo  rnnrrhe  =firpmonl  dolior^;  le  soir  :  elle 


CAFRINE  445 

la  visitait  depuis  peu,  mais  depuis  toujours  elle  sait  que  la 
nuit  ne  vide  pas  la  terre  de  toutes  les  gens  qui  causent  et  mar- 
chent. Elle  était  superstitieuse  aA^ec  volupté.  Elle  riait  en  saccade 
de  l'annoncer  à  Cafrine.  Calrine,  sauvage,  avait  mieux  aimé  jus- 
qu'ici croire  la  nuit  absolument  inhabitée  comme  un  boucan  où 
l'on  ne  gîte  plus  et  où  poussent  seuls  des  arbres...  Rose  guettait, 
multipliait  les  bruits  pour  décider  des  courses  et  des  recherches, 
elle  parlait  beaucoup  du  mystère  des  nuits  fréquentées  pour  créer 
en  Cafrine  une  curiosité...  Cafrine  qui  était  grosse  aimait  trop  en 
la  nuit  le  silence.  Au  contraire  Rose  aime  la  nuit  parce  qu  elle 
recèle  autant  de  bruits  que  l'herbe  de  sauterelles...  Il  y  a  des 
endroits,  sûrement,  où  se  réunit  tout  le  monde  qui  marche  le  soir. 
C'étaient  ces  rendez-vous  qu'il  fallait  trouver  :  sous  les  arbres  en 
boule  ou  dans  des  trous  de  ravine.  Rose  indiquait  au  loin  des  ci- 
mes de  végétaux  qui  bougeaient,  et,  arrêtée  sous  des  arbres,  dé- 
nonçait comme  des  signaux  de  présences  les  lueurs  surprenantes 
des  étoiles  resserrées  entre  les  feuillages  comme  de  toutes  petites 
étincelles  d'un  grand  feu  d'assemblée. 

Rose  faisait  honte  à  Cafrine  de  sa  mollesse  à  marcher  :  elle 
avait  sommeil  comme  ({uelqu'un  qui  boit  la  journée...  buvait-elle  ? 
fumait-eile  ?...  c'est  la  nuit  qu'il  faut  se  servir  de  ses  jambes  car 
il  fait  frais  dans  la  robe  et  c'est  plaisir  de  les  agiter...  Ses  jambes 
longues  et  nerveuses  sous  la  platitude  'de  sa  robe,  la  portaient, 
invisibles  et  sans  fatigue.  Les  parents  de  Rose  la  battaient,  mais 
au  moins,  absents  tout  le  jour,  elle  pouvait  dormir  dans  la  case  en 
tranquillité,  contrainte  d'y  rester  comme  gardienne...  Est- 
ce  que  Cafrine  avait  sommeil  ?  Alors  elle  ne  connaîtrait  bientôt 
plus  le  bonheur  des  nuits  libres.  La  case  se  refermerait  sur  elle 
comme  un  parc  sur  la  volaille.  Et  les  yeux  de  Cafrine  seraient  vite 
des  yeux  qui  ne  savent  plus  voir  la  nuit,  des  yeux  de  poule...  Pau- 
vre Cafrine  vieillirait  vite. 

Le  sens  d'amour  était  remué  par  le  parfum  d'humus  des  nuits 
l'instinct  de  collectivité  s'accusait  par  la  solitude  de  la  terre  trop 
nue  d'hommes  en  sa  beauté  entêtante  :  elles  s'ennuyaient  à  moi- 
tié, elles  se  pinçaient  ;  elles  marchaient  presque  avec  le  besoin  de 
rencontrer  à  nouveau  le  jeune  Blanc  :  elles  s'en  allèrent  aux  sen- 
tiers fréquentés.  Elles  voulurent  savoir  si  c'était  par  ces  chemins 
de  jour  que  passaient  aussi  les  passants  nocturnes.  Et  elles  s'assi- 
rent les  deux  dans  une  touffe  de  vétiver. 

Un  petit  cafre  défila,  jeune  homme,  d'un  pied  rapide.  Il  ne  vou- 
lait pas  regarder  derrière  lui  ni  à  ses  côtés.  Il  avait  l'air  condamné 
à  marcher  le  soir,  souhaitant  l'abri  berceur  de  la  paillotle  close. 
Il  baissait  la  tête  vers  la  terre  pour  ne  point  voir  la  nuit  et  pour  se 


'»  U">  :..A    KhVr.-K    HLANcJlI  t. 

sembler  à  soi-même  possédé  el  aveuglé  de  sommeil.  On  aurait  dit 
(ju'il  ne  voulait  pas  voir  (pie  la  nuit  était  la  plus  belle,  la  plus  vaste, 
la  plus  abritée  des  paillottes.  11  attristait  de  sacbeminer  par  lim- 
mensité  de  l'ombre  vers  la  cbose  petite  ({u'esl  un  boucan. 

llose  sil'l'la  comme  un  rat  musqué  dans  la  paille.  Et  Calfine  se 
leva  la  première,  beureuse  d'être  ronde  et  droite.  Rose  poussa 
près  d'elle  comme  une  lige  grêle.  Devant  la  silbouette  qui  descen- 
dait le  sentier  les  deux  négresses  se  donnèrent  la  main  pour  sui- 
vre. Parfois  l'ongle  de  Rose  pinçait  encore  la  chair  potelée  de 
Cafrine.  Calrine  grognait.  Toutes  deux  elles  occupaient  la  largeur 
du  sentier  et  le  jeune  homme  en  tenait  seulement  le  milieu. 
C'étaient  elles  qui  de  loin  et  de  derrière  inspiraient  sa  marche  el 
jetaient  sur  lui  le  sort  de  leurs  rii'es  et  de  leurs  simagrées  do 
somnambules.  Hose  cria  d'une  voix  qui  crisse  et  court  dans  le 
sentier  entre  les  pieds  du  jeune  homme  : 

—  «  Paul-Emile  !  Acoule,  z'ami  !  Paul-Enule  !  » 

Comme  à  ce  moment  la  bme  avait  brusquement  montré  la  tête 
l'aisanl  icluirc  de  sueur  blanche  le  double  visage  d';s  négresses,  le 
petit  Cafre  se  mit  à  courir  sans  tourner  la  tête,  poursuivi  par  la 
lune  comme  par  un  gendarme.  Alors  leur  furie  rieuse  courut, 
sauvage.  l']t  Calrine  dépassait  Rose,  et  Rose,  poussant  CaJ'rine  du 
coude,  la  dépassait.  Toutes  les  deux  virent  en  même  temps  dans 
(juel  boucan  le  jeune  honune  était  rentré  et  elles  dansèrent  ensem- 
ble et  luttèrent  ensemble  |)onr  jouer,  lâ-méme.  en  attendant  (jui 
encore  pouvait  venir. 

Cafrine  avait  entraîné  Rose  à  sortir  la  nuit  el  c  est  i)oui'  cela  que 
rondes  ses  joues  ballottaient  d'allégresse  sur  sa  hgure.  Mais  Rose 
avait  appris  à  Cafrine  que  la  nuit  n'est  pas  veuve  de  monde  el  c'est 
pour  cela  (pie  les  doigts  d(3i  mains  et  les  doigts  de  pieds  de  Rose  tré- 
pignaient en  cadence...  .\u  fond  tout  bouge  la  nui!  :  il  y  a  beau- 
coup de  monde  caché  et  glissant  dans  la  nuit  :  (|iiand  on  passe 
près  des  arbies,  on  voit  bien  que  toutes  les  branches  el  Ions  les 
feuillages  peuvent  très  franchement  loul  d'un  coup  se  mettre 
à  i-i'inucr  :  il  y  a  des  Ames  dans  la  nuil  et  il  y  a  des  cor|)s  :  on  est 
en  bande  et  le  cœui*  et  le  corps  i\t'i<  cafres  est  agité  comme  dans 
une  grande  asscmhh'ie  où  l'on  boit,  l'on  dan.^e  el  où  l'on  .'^e  roule 
a  (erre  tout  le  inonde  ensemble,  en  (pianlit(j.  avec  du  lajiage  et  du 
-ilence... 

La  lune  était  une  belle  calebasse  blanche  de  bobre  qu'on  n'en- 
Icndait  pas  :  mais  les  étoiles,  cascavelles  d'or,  sonnaient  dans  le 
vaste  caïambe  du  ciel.  P»ose  el  Cafrine  buvaient  encore,  encore  le 
café  noir  de  la  nuit  (pii  prolonge  l'insomnie,  inspire  les  ébats  et 
les  jeux.  Et  malgré  le  sucre  d'or  des  étoiles,  la  tasse  de  café  était 
forte,  restait  amère.  amère  môme. 


CAFUINE  i47 


III 


Côlail  la  liille  du  joui'  et  de  la  nuil.  le  crépuscule  mobil(>  eî  ser- 
pentant. Les  lueurs  pilées  de  safran  et  de  piment  avaient  (Cssé 
d'ac<ommoder  les  sommités  des  cal'éiers.  Des  clartés  humides  se 
distendaient  comme  des  bulles  à  traversies  troncs,  à  mesure  pâlis- 
saient, douces  aux  yeux  et  à  la  bouche.  Déjà  les  encoignures  des 
arbres  se  veloutaient  de  mousse  sombre.  L'ombre  étendait  des 
lits  par  place  >ur  la  terre.  .Mais  en  grand  nombre  des  blancheurs 
fausses  habitaient  encore  le  sous-b(?is.  Cafrine,  profitant  d'une 
ivresse  plus  lourde  des  parents,  était  sortie  plus  tôt,  avançant 
lentement,  comme  en  promenade  de  femme  blanche  au  coucher  du 
soleil,  mai'chant  avec  un  charme  de  naissance  et  de  surprise  entre 
les  arbres  encore  liserés  de  clarté.  A  cette  heure  de  la  rosée,  des 
frileuses  de  fraîcheur  faisaient  frissonner  ses  épaules,  tandis 
qu'elle  allait. 

Au  détour  du  sentier,  le  pas  assourdi  sur  les  aiguilles  de  filaos, 
elle  s'arrêta  saisie,  découvrant  à  cent  pas,  les  yeux  braqués, 
le  jeune  Blanc  de  l'Habitation.  EVe  disparut  en  lièvre,  sentant 
derrière  soi  comme  une  haleine  chasseresse  le  vent  de  sa  course. 
Elle  avait  vu  ses  yeux,  allumés  comme  des  pipes,  et  regardant 
vers  elle  avec  le  mystère  menaçant  du  feu.  Elle  courait  éperdu- 
ment  dévalant  les  pentes,  descendant  et  montant  les  sinuosités 
du  terrain,  arrêtée  par  les  branches,  glissée  au  ravin,  se  ramas- 
sant dans  sa  blouse  comme  un  tas  de  citrouilles  volées. 

Elle  ne  savait  pomxjuoi  il  lui  voulait  du  mal,  ce  qu'elle  lui  avait 
fait,  si  ses  parents  avaient  commis  des  vols  et  s'il  lui  faudrait 
payer  pour  eux,  laissant  prendre  son  corps  en  acquit,  affalée  à 
terre  d'essoufflement.  Et  quel  mal  aussi  lui  voulait-il  de  façon 
certaine?  la  culbutant  sur  les  aiguilles  de  filao,  en  zin-zin,  ou  vou- 
lant plutôt  la  frapper,  à  coups  de  crosse  et  à  coups  de  pied,  la 
poussant  sur  les  pentes  où  elle  dévalerait,  ne  pouvant  pas  se  re- 
tenir, a\ec  la  peur  de  se  briser  la  tête  ! 

Les  goyaviers  passaiont,  passaient.  Le  terrain  toujours  ser- 
pentait. Elle  savait  que  derrière  elle,  toujours  à  la  même  dis- 
lance, gagnant  de  temps  en  temps  un  pas,  il  la  poursuivait  vêtu 
de  blanc,  montant  et  descendant  les  replis,  apparu  aux  sommets 
et  disparu  aux  creux,  comme  le  jour  poursuit  la  nuit  de  colline 
en  colline. 

Elle  se  trouva  soudain  devant  une  barrière.  Il  fallait  casser  un 


4i8  LA    REVUE  BLANCHE 

coude,  suivre  la  barrière  jusqu'à  une  lissure.  Et  déjà  de  cela  il 
gagnait  du  terrain.  Elle  le  savait  derrière  elle,  elle  ignore  au 
juste  à  quelle  dislance,  ne  pouvant  pas  plus  se  retourner  (lue 
poursuivie  par  un  bœuf.  Il  avait  son  fusil  :  elle  avait  peur  du  fusil 
mais  savait  qu'il  retardait  sa  marche.  Une  fissure  se  présente,  si 
étroite  :  elle  glisse,  accrochée  par  des  épines,  déchirant  sa  main, 
perdant  en  vertige  du  temps.  Alors  elle  vit  qu'il  était  presque 
tout  à  côté,  et  qu'il  avait  la  lèvre  pendante,  la  bouche  furieuse,  et 
les  yeux  de  malice  pimentée.  Cependant  soudain  voici  que  Rose 
était  près  de  lui,  cachée  par  un  arbre,  allongeant  le  pied  comme 
une  branche  devant  sa  course,  et  il  roulait  à  terre  sur  son  fusil. 
Rose,  mince,  avait  disparu  en  fuite  de  lézard.  Maintenant,  Ca- 
frine  se  trouvait  au  carrefour  de  deux  sentiers,  entrait  à  droite 
dans  un  fourré  de  goyaviers  serrés,  déjà  noir  comme  la  nuit  dans 
le  soir  qui  s'approfondissait.  Essouflée,  elle  s'y  cachait,  fermant 
ses  yeux  d'instinct  pour  ne  point  se  laisser  trahir  par  l'éclat  des 
sclérotiques.  11  arrivait  un  moment  après,  dans  son  linge  blanc 
sali  par  la  terre  et  par  la  nuit,  indécis  entre  la  droite  et  la  gauche, 
ne  voyant  rien  à  l'horizon  d'aucun  sentier.  Et  découragé  devant 
la  nuit  de  cirage  qui  constamment  allait  lâcher  davantage  son 
linge,  il  rebroussait  chemin. 

Rose  l'avait  rejointe,  mince  et  jamais  plus  longue,  avec  des 
yeux  de  chatte  maigre.  Et,  tranquillisées,  confiantes  en  l'élément 
de  couleur  maternelle,  elles  reprenaient  la  course  régulière. 
Mais  dorénavant  il  faudrait  prendre  garde  Le  jeune  Blanc 
savait  qui  rôdait  la  nuit  dans  l'habitation  et  que  ce  n'étaient  pas 
des  animaux  ni  des  hommes  mais  sûrement  deux  petites  négres- 
ses. Et  il  veillerait  avec  plus  de  soin,  immobile  dans  les 
herbes.  Il  pourrait  d'un  moment  à  l'autre  tomber  sur  elles,  d'un 
bond,  sans  qu'il  y  ait  moyen  de  fuir,  comme  on  craque  vite  une 
allumette.  Il  tomberait  sur  elles  comme  la  foudre,  à  un  éclair, 
pénétrant  de  sa  blancheur  leur  ébène.  Cafrine  avait  peur  d'avoir 
im  enfant  de  Blanc  qui  sortirait  tout  blanc  d'elle,  et  elle  sentait 
tju'elle  était  la  plus  menacée  parce  qu'elle  était  déjà  ronde  comme 
si  clic  était  enceinte. 

Rose  était  sèche  et  effilée  comme  un  paratonnerre  et  l'amour 
d'un  Blanc  n'aurait  pas  prise  sur  elle,  mais  Cafrine  était  ronde 
et  graisseuse  et  elle  offrait  de  la  place  où  attraper.  Elle  savait 
comment  il  la  renversait  à  terre  en  la  battant,  pataugeant  sur 
elle  comme  un  cochon  dans  la  boue.  Cafrine  sentait  mélancoli- 
quement le  poids  et  la  rondeur  de  sa  graisse  comme  une  chose  à 
la  fois  heureuse  et  dangereuse.  Alors  bien  que  Rose  vînt  de  la 
sauver,  elle  se  sentit  seule  et  menacée  à  côté  de  Rose  et  elle  eut 


GAFRINE  449 

besoin  d'un  aide  de  plus,  de  sa  même  race  de  couleur,  pour  qu'à 
eux  trois  ils  fussent  plus  noirs  ensemble  et  imperméables  au 
blanc.  Elles  allèrent  d'instinct  vers  la  case  de  Paul-Emile. 

14  y  avait  plus  dune  semaine  de  nuits  que  Rose  et  Cafrine 
venaient  murmurer  contre  la  paille  du  boucan  : 

—  ((  Paul-Emile  !  sors  dehors  !  »  —  Viens  avec  nous  !  z'en- 
fant  !  —  Ecoute,  petit  cafre  !  —  »  Elles  susurraient  de  leurs  bou- 
ches pleines  soufflant  comme  sur  une  mince  flamme  dans  le 
chaume,  sans  cesse,  et  grattaient  très  légèrement  de  leurs  ongles 
contre  la  paroi  de  paille  :  ((  Paul-Emile,  camarade,  viens  de- 
hors !  »  Elles  se  tenaient,  en  plein  air,  au  niveau  où  dormait 
au  dedans  la  tête  de  Paul-Emile.  Leurs  voix  et  leurs  mains  fourra- 
geaient mystérieurement  dans  la  tignasse  de  paille. 

Paul-Emile  sortit...  Il  avançait  la  main  droite  ainsi  que  pour 
chercher  l'appui  d'une  branche...  les  doigts  griffus  de  Rose  ravi- 
rent ses  mains  et  l'entraînèrent  d'un  élan  loin  de  la  porte... 
Paul-Emiîe  se  trouva  seul.  Replète,  Cafrine  bondit  et  de  ses 
poings  serrés  elle  captiva  les  mains  du  jeune  homme. 

Il  se  débattait,  seulement  rassuré  par  la  vue  d'une  blouse  de 
jeune  fille  inoffensive  dans  la  nuit.  Cafrine  se  mit  derrière  lui  et 
de  toute  la  pression  de  ses  mains  ouvertes  aux  omoplates  du 
jeune  homme,  de  tout  le  poids  du  corps  de  globe  qui  roule,  elle 
le  poussa  dans  la  campagne. 

Paul-Emile  était  un  adolescent  robuste  mais  rendu  docile  par 
le  servage  des  parents  .Toute  brutalité,  de  personne,  d'acci- 
dent, de  hasard  lui  semblait  émaner  de  l'autorité  des  parents  et 
il  l'acceptait  en  passivité  filiale. 

Cafrine  lui  proposa  la  promenade  :  la  journée  on  ne  pouvait 
vraiment  se  voir,  les  paillottes  distantes  dans  toute  la  propriété, 
la  besogne  emprisonnant  garçon  et  filles  à  la  case  ;  les  parents 
seuls,  désertant  le  toit,  savaient  se  rencontrer  avec  d'autres 
hommes  et  d'autres  femmes  sur  la  grand'route  ou  devant  une 
boutique  où  se  débite  du  rhum.  Les  enfants  ne  se  rejoignaient 
jamais,  parqués  comme  des  poules  ou  des  cochons  dans  l'enclos 
de  vacoa.  C'était  à  croire  la  journée  qu'il  n'y  avait  que  du  vieux 
monde  sur  la  terre...  C'est  pour  cela  que  les  jeunes  gens  sortent, 
eux,  vivent,  eux,  la  nuit.  La  nuit  est  faite  pour  la  souplesse  et  la 
gaieté  des  jeunesses  qui  savent  sauter  et  voir  dans  le  fait-noir, 
tandis  que  les  pattes  et  les  yeux  du  vieux  monde  sont  bernés  par 
la  fumée  du  soir  et  que  le  vent  de  terre  vide  de  toux  leur  poitrine 
de  chiens  malades... 

Cafrine,  la  gorge  soulevée  devant  le  buste  bombé  à  peine  de 
Paul-Emile,  lui  parlait,  immobile  et  provocante. 

29 


/pO  LA    REVUE    BLANCHE 

Par  iiioiuculs,  d  imc  iiiimique  <l  amilic',  cWc  posait  sa  main 
sur  son  épaule  ou  a|)pi-0(hait  sa  joue  connue  une  oreille  des 
lèvres  causeuses  du  jeune  homme...  Paul-Emile  avail  il  la  chance 
tfavoir  des  parents  bons  ? 

Le  petit  Taire  nia,  i'aisaid  claquer  un  doigt  sur  les  autres  et 
siltlant  comme  s'il  venait  de  se  le  brûler.  Il  recommanda  la  voix 
la  plus  sourde,  incertain  dètre  assez  éloigné  du  boucan.  Si  on 
entendait  du  bruit,  papa  le  bal  liait  à  coups  de  calaou  et  le  lie- 
rait à  un  arbre  de  la  cour  avec  une  corde  d'aloès. 

liose  épiai I,  confuse  comme  un  arbuste  parmi  les  arbres.  Et, 
d'être  seule,  un  peu  éloignée,  elle  crissait  pour  elle-même,  arbre 
et  insecte  dans  les  ténèbres. 

...  Les  parents  menacent  Paul-l-juile  de  lenvoyei'  travailler 
en  \ille  dans  une  maison  de  Blancs.  Ils  veulent  de  son  argent  et 
habiter  un  jour  le  quartier.  Maman  Paul-Emile  est  une  cafrine 
(jui  aime  bal  et  grands  palabres,  ([ui  est  folle  de  mouchoirs, 
foulards,  qui  ne  rêve  (ju'une  chose  :  avoir  en  main  quand  elle 
sort  une  paire  de  souliers.  Papa  Paul-Emile  est  pareil,  toujours 
il  est  pareil  à  maman  Paul-Emile  :  ca  même,  ça  même.  Quand 
maman  le  lapait,  papa  pour  être  semblable  à  maman  l'éreinlait. 
Us  sortaient  ensemble  pour  aller  aux  fêtes  ou  à  la  boutique,  ils 
rentraient  à  la  même  heure  dans  la  case...  Paul-Emile  ne  voidait 
pas  sortir  le  soir  juscpi'ici  parce  (piil  se  rappelle  vm  temps  :  il 
avait  suivi  maman  qui  était  partie  marcher  dans  la  nuit  et  maman 
l'avait  roué  de  coups  de  sangles.  .Maintenant  lourde  comme  une 
charrette  maman  ne  prenait  sûrement  plus  l'air  le  soir  :  ils  mar- 
chaient trop  I;i  jnui'née  d'un  bord  à  l'autre  de  la  canq^agne.  Us 
dormaient  souvent  sans  avoii  rnil  de  niangei'...  Paul-Emile  avait 
des  intentions  nocturnes  désormais... 

Cafrine,  feiinant  au  bras  de  Paul-Emile  le  bracelet  d'une  main 
musclée,  l'accompagnait  lentement  vers  la  l'avine.  Us  arrivèirnt 
à  une  pelouse  ronde  comme  un  van  Paul  l^milon-uf  (pion  allait 
y  danser. 

Fxose  païut,  sauta  trois  fois  en  hauleui'  sur  ses  pieds  maigi'çs, 
et  trois  fois,  avec  peine,  elle  déj)a»a  la  lêlé  de  Paul-Emile  Elle 
mettait  un  doigt  sur  son  front,  sur  le  bout  du  ne/.,  sur  son  nom- 
bril, à  la  ))oinle  de  l'orteil  levé.  Elle  sautait  en  haultiir  pour  •^(^ 
grandir  et  se  mesurait  ainsi  du  l)ouf  de  son  doigt  voletant  du 
crâne  à  la  cheville. 

Cafrine  comprit  vile  et  roula  trois  fois  sur  elle-même,  en  lar- 
geur, les  joues  flattées  de  vent,  elle  roula  trois  fois  comme  un 
tourbillon  dans  l'eau  et  loulc  sa  robe  touiiia  londe  sur  son  corps 
rond.  A  peine  essouflée,  elle  cessa.  .\p})r(Khée  du  jeune  honuue. 


GAFRINE  'jSi 

elle  mesura  sa  taille  à  la  sienne.  Rose  les  regardait.  Ils  étaient 
(l'une  taille  égale  et  leur  rotondité  s'harmonisait  en  couple.  Ca- 
Irine  mit  sa  main  sur  le  cou  du  jeune  homme,  toucha  los  de  la 
pommette.  Rose  avait  vu  que  Cairine  prenait  pour  elle  le  petit 
Cafre. 

Rose  paraissait,  fouillant  la  terre  de  l'orteil  et  y  crachant  quel- 
({ue  chose,  puis  disparaissait  comme  une  longue  feuille  de  bana- 
nier qui  a  changé  de  place  sur  un  même  tronc.  Elle  revenait  au 
même  lieu  et  entrecroisait  ses  doigts  connue  une  mince  sorcièi-c 
méchante. 

Cafrine  la  regarda  vite  de  ses  yeux  blancs  fourrageurs.  Rose 
comprit  (|ue  Cairine  se  récompensait  d'avoir  su  la  première  la 
beauté  de  vivre  la  nuit  et  de  lavoir  initiée  aux  maraudes.  Mais 
Rose  enfuma  Cafrine  de  son  regard  vague  et  aigrelet  et  Cafrine 
comprit  que  Rose  réclamait  le  prix  de  lui  avoir  découvert  qu'il  y 
a  du  monde  dans  la  nuit...  Rose  boudait  et  ses  ongles  de  pied 
brovaient  l'herbe  et  la  terre  comme  un  scarabée...  Cafrine,  sub- 
lile,  la  menaçait  d'un  auriculaire  malicieux  conjurant  le  sort. 

...  Elle  marchait  avec  Paul-Emile,  mais  elle  eût  été  chagrine 
si  Rose,  fâchée,  eût  dû  ne  plus  sortir  la  nuit  pour  vivre  avec  eux 
Elle  touchait  l'épaule  du  garçon  de  son  épaule  de  vierge  cafrine 
et  leur  chair  se  pilait  <léjà  de  plaisir,  au  heurt  des  épaules  do- 
dues. Cafrine  regardait  Rose  de  côté.  Silencieuse  et  insaisissa- 
ble, elle  glissait  parallèle  à  la  marche  du  couple,  dans  une  travée 
de  caféiers.  Cafrine  ne  voyait  plus  l'amie  petite,  mais  elle  savait 
tout  le  temps  que  la  robe  légère  et  muette  se  faufilait  à  leur 
niveau,  comme  leur  ombre,  plus  loin,  entre  les  arbustes.  Paul- 
^.mile  voulait  conduire  Cafrine  en  des  endroits  qu'il  connaissait 
de  jour  et  qu'il  supposait  propices  de  nuit...  Mais  Cafrine  lui 
apprenait  que  les  mêmes  coins  ne  sont  pas  également  aimables, 
qu'on  s'y  couchât  de  jour  ou  qu'on  s'y  alanguit  de  nuit. 

La  ferre  leur  appartenait  :  les  champs  de  cannes  et  de  caféiers 
étendaient  de  longues  nattes  brunes...  la  terre  et  les  gros  arbres 
étaient  noirs  comme  cochons  pour  qu'ils  fussent  leur  propriété... 
Le  jour,  blanchissant  le  monde  à  la  chaux,  le  rendait  à  la  pro- 
priété du  Blanc  et  aux  éclats  des  couleurs  étrangères...  Aussi 
loin  qu'ils  auraient  marché,  aussi  loin  la  terre  leur  aurait  appar- 
tenu, n  y  avait  de  beaux  bancs  de  pierre  sombre  et  de  gazon 
ténébreux.  Dans  les  ravins,  les  baignoires  d'eau  s'assombris- 
saient entre  des  roches  de  houille...  L'eau  de  la  nuit  s'épaississait 
de  goudron.  Les  troncs  fatidiques  des  gros  arbres  figuraient  «les 
ancêtres  de  la  race...  L'odeur  énorme  du  géranium  était  une 
maman. 


452  '  LA    REVUE    BLANCHE 

Cafrine  surveillait  les  gestes  de  Paul-Emile  :  elle  attendait  avec 
volupté  l'attaque  première  des  mains  et  elle  condensait  dans  ses 
cuisses  et  à  sa  nuque  toutes  ses  forces  pour  qu'il  y  eût,  sous  les 
arbres,  la  sueur  et  la  sonorité  dune  telle  lutte  entre  eux  deux  avant 
qu'elle  cédât  de  faiblesse  et  de  plaisir...  Puis  il  y  aurait  la  terre 
de  suif  pour  les  recevoir  en  étreinte.  Et  les  caféiers,  les  caféiers 
s'en  iraient,  plus  hauts  qu'eux,  les  couvrant,  jusqu'à  l'horizon 
de  campèche.  Mais  elle  préférait  que  ce  fût  une  autre  nuit  parmi 
les  autres  nuits  car  il  semble  que  les  nuits  d'une  vie  doivent  être 
plus  nombreuses  que  les  jours  :  on  ne  compte  jamais  la  vie  par 
nuits.  Ce  serait  une  nuit  d'entre  les  prochaines  nuits  car  il  y  aura 
toujours  de  la  nuit,  du  noir,  c'est  la  lumière  qui  manquera  peut- 
être...  La  nuit,  qui  est  très  bonne,  ne  la  pressait  pas  de  jouir  de 
l'heure,  d'une  heure  qui  n'existait  plus,  car  c'est  le  soleil  qui 
la  marque  comme  un  commandeur. 

Cafrine,  bonne  comme  après  des  caresses,  s'arrêta  devant  un 
papayer.  Les  fruits  y  abondaient  en  grappe  comme  resserrée  et 
multiplié  extraordinairment.  Les  petits  seins  de  Rose  devaient 
monter  et  pousser  car  c'est  la  nuit  qui  fait  mûrir  les  fruits  et  les 
jambes  se  tendre,  qui  arrondit  les  branches  et  les  troncs  et  la 
lune...  La  nuit  potelée  avait  fait  depuis  longtemps  de  Cafrine  un 
beau  fruit  gonflé  à  l'extrême  et  qui  sent  fort,  le  soir. 

Elle  eut  l'instinct  de  peupler  soudain  la  nuit  d'une  humanité 
de  joie  et  d'amour,  d'une  jeunesse  neuve,  aventureuse  et  tendre. 
Par  l'existence  nocturne  on  rejoindrait  le  passé  ténébreux  de  la 
race  noire  :  on  habiterait  le  continent  sombre  et  indiscontinu 
de  la  Nuit. 

—  Paul-Emile...  il  n'y  aurait  pas  un  autre  petit  cafre  dans  le 
voisinage  ?  dit-elle  soucieuse. 

—  Pourquoi,  ma  chère  ?  Pourquoi,  ma  sœur  ? 

—  Rose  a  besoin  d'un  petit  cafre  comme  toi  :  Cafrine  a  trouvé 
son  petit  cafre  marron.  Rose  attend,  ti  comprends  ? 

Alors  Paul-Emile,  après  méditation  du  front,  décida  qu'il  invi- 
terait demain  à  la  complicité  des  errances  ;  il  dit  son  nom  à  Ca- 
frine, Cafrine  roula  :  sa  danse  fut  la  félicité  lubrique  et  naïve  de 
multiplier  les  accouplements.  La  plaine  de  caféiers  s'étendait 
nombreuse  et  pullulait  d'arbustes  isolés  et,  seul  les  grands  arbres, 
par  la  largeur  de  leurs  feuillages  mêlés  et  la  quantité  de  leurs 
branches,  figuraient  l'étreinte  associée  de  plusieurs  couples  qui 
s'excitaient  à  s'aimer  cô(e-à-côte. 

Elle  appela  Rose  :  elle  lui  toucha  le  milieu  de  la  poitrine.  Elle 
indiqua  Paul-Emile  et  tout  contre  Rose,  dans  l'air,  elle  dessina  à 


CAFRINE  453 

la  taille  de  Rose  le  profil  joyeux  d'un  petit  Cafre  aimant  d'amour. 
Rose  branlait  la  tête,  folâtre  et  incrédule.  Mais  elle  sentait,  après 
les  signes  de  mains  de  Cafrine,  que  la  nuit  était  peuplée  d'une 
silhouette  cavalière...  Elle  mangeait  une  banane  avec  une  len- 
ieui  sucrée  d'attente.  Cafrine  n'avait  qu'à  dire  un  mot  ou  faire 
un  geste  pour  que  Paul-Emile  cueillît  les  fruits,  ceux  qui,  lourds, 
se  posent  au  sommet  des  arbres.  Mais  Paul-Emile  regardait  les 
fruits  plutôt  à  sa  hauteur  qu'au-dessus  de  sa  tète. 

Alors  ils  étaient  complètement  joyeux  comme  une  bande  de 
rats  dans  la  cave  des  ténèbres,  audacieux  de  marauder  en  bande. 
Et  ne  craignant  plus  de  l'effaroucher  Cafrine  conta  à  Paul-Emile 
ce  qu'avait  fait  le  Blanc,  et  Paul-Emile,  téméraire,  conta  à 
Cafrine  comment  il  allait  falloir  s'en  venger.  Puis  il  monta  sur 
un  jackier.  Un  fruit  énorme  tomba,  clouant  d'un  bruit  creux  le 
silence  de  la  terre.  Et  avec  enthousiasme  ils  se  mirent  à  le  dépe- 
cer comme  un  petit  cochon,  enfonçant  les  doigts  ensemble  aux 
entrailles,  arrachant  les  gousses  et  les  portant  gluantes  à  la  bou- 
che, tout  le  visage  barboté  avec  féhcité  de  l'odeur  visqueuse  et 
fétide. 


IV 


Il  s'appelait  Guistave. 

Paul-Emile,  puis  Rose,  puis  Cafrine  et  Paul-Emile  l'appelèrent  : 

• —  Guistave  ! 
du  dehors.  Mais  les  parents,  dans  la  paillotle,  grognèrent.  Ivres, 
ils  essayèrent  de  le  retenir  avec  des  plaintes  dans  la  voix  creusée 
de  vin.  Guistave  se  débattait,  les  coudes  armés,  le  crâne  perfide 
pour  le  coup  de  tête  dans  les  ventres  obèses.  Il  sortit  de  la  cabane 
sans  seulement  en  pousser  la  porte.  Les  parents  déblatéraient 
d'une  voix  geignarde  contre  l'obscurité  ;  ils  parlaient  du  danger 
des  nuits  d'une  façon  incohérente.  La  maman  excitait  le  papa  à 
poursuivre  Guistave  ;  l'homme,  craintif,  poussait  sa  femme  à  sévir 
elle-même.  Ils  se  heurtaient. 

Cafrine,  contre  Paul-Emile,  riait,  rembourrant  ses  épaules,  le 
ventre  se  gonflant  dans  le  rire  comme  une  pomme  percée  du  nom- 
bril. La  crapulerie  lâche  des  parents  de  Guistave  l'excitait  à 
rire  au  souvenir  de  Sajoua  qui,  le  jour,  avait  donné  un  tapoc 
à  Marie  Sajoua  et  lui  avait  bouché  l'œil  d'un  coup...  Le  gendarme 
l'avait  bouclé  pour  le   coffrer.    Elle   criait  :   «  Cogne,  maman 


.»5',  LA    REVUE    BLANCHE 

Caire  !  Cogne  papa  Cafre     Puis  dors,  dors  sans  grogner  !  Guis- 
lave,  loi,  Guislave,  viens  promener  zami  !»  ' 

Les  parenis  pleurèrent  au  nom  du  fils  enlevé.  L'on  s'en  alla  en 
silïlanl. 

Rose,  insidieuse,  s'allachait  à  l'espièglerie  inventive  de  Guis- 
tave  et  ses  combinaisons  de  voleui".  Elle  niellait  fréquemment  la 
main  piquante  et  onctueuse  sur  la  chemise  du  petit  cafre,  de 
gestes  tatillons  et  salisseurs  à  plaisir,  de  gestes  de  mains  souil- 
lées qui  s'essuient  à  (\u  poil...  Paul-Emile,  lui,  ne  savait  pas  don- 
ner la  main  à  Cafrine  ni  comment  la  toucher  car,  ronde,  elle 
déconcertait  lagrippemenl  des  doigts...  Elle  joifissail  de  la 
liberté  glissante  de  sa  taille  qui  ne  lui  interdisait  pas  de  se  sentir 
coudoyée  et  convoitée...  La  marche  en  rotonde  de  Cafrine  ron- 
flait doucement  comme  un  tambour  et  Paul-Emile  ainsi  qu  au 
bal  cafre,  balançait  contre  la  forme  désirable  qui.  promise  à  lui, 
oscillait  son  opulence. 

On  s'était  dit  le  but  de  l'expédition.  Mais  en  attendant  ils  ouvri- 
rent partout  parcs  à  bœufs,  parcs  à  volailles,  parcs  à  cochons 
pour  qu'au  jour  toutes  les  bêtes  s'échappassent,  ils  saboulèrent 
les  boucans.  Guislave  regardait  les  étoiles  semblables  à  d'inacces- 
sibles étincelles,  avec  aux  mains  le  simiesque  désir  d'en  dérober 
pour  les  gli.sser  aux  chaumes...  il  liail  de  rire  d'incèndiaii<'...  T! 
sautait  par-dessus  corbeilles-d'or  et  autres  ronces...  il  criait  la 
(loideur  de  ses  pieds  et  des  mollets  piqués,  mais  trépignait  d'aise 
à  s'avancer  partout.  Les  végétations  épineuses,  agressives  comme 
d'avoir  à  se  détendre  plus  spécialement  la  nuit  ou  d'abriter  les 
enclos  des  habitations,  avaient  des  méchancetés  de  peuplades 
gueirière  habiles  à  vaincre  dans  l'ombre. 

Cafrine  et  Paul-Emile  saccagèrent  les  ananas  dont  la  matu- 
rité .'«e  fiénonçait  par  le  parhnii  jaune  :  leurs  lèvres  et  leurs  nari- 
nes se  sucraient.  Les  régimes  de  figues  mignonnes  bouchèrent  les 
brtuches  goulues  de  Rose  et  de  Gujstave.  Avec  la  peiii-  de  vomir, 
ils  pai-iaieni  à  avaler  le  plus  grand  nombre.  Le  délice  de  faire  des 
trous  aux  arbi-es  fruitiers  et  de  laisser  les  débris  des  fruits  der- 
rière leurs  pas  les  émouvait  fébrilemonl.  De  tromper  les  pro- 
priétaires blancs  s'augmentait  le  plaisir  de  fraude.  Ils  appre- 
naient rpie  la  nuit  ])eul  fournir  sans  ]<i 'peine  du  Irovail  une 
nourrittjre  abondante  et  savoureuse  d'épaisseui'  et  de  rosée.  C'est 
parce  (|u'ils  ont  voulu  vivre  le  jour,  faire  comme  les  Planes  (\\ie  les 
JXoirs  ont  été  domesli(|ués.  TIs  sont  obligés  de  bûcher  parce  qu'ils 
veulent    vivre    le    jour  ;  et    de    la    sorte    ils    ne    vivent 

ni  le  jour  ni  la  nuit.  La  nuit  a  été  créée  pour  les  Noirs  ;  Alors'le 


CA.FRINE  455 

nègre  doit  être  le  seul  inaîlie  de  la  terre  comme  le  jour  le  Blanc 
en  est  le  seul  possesseur.  Cairine  est  lière  de  la  nuit  essencée 
d'odeurs  connue  d'une  chambre  qui  lui  appartient,  où  elle  se  pré- 
lasse à  sa  guise,  (luislave  est  lihic  dans  la  nuit  comme  dans  un 
vaste  arbre  d'ombie  où  il  grimpe,  où  il  saccage  les  fruits,  et  d'où 
il  saboule  le  monde...  Et  hose  est  délurée.  Paul-Emile  solide  et 
pnDtecteur.  '  . 

Ils  marchèrent.  Arbres  hauts  cl  sombres  en  boucans  ;  palmiers 
élancés  en  mâts  devant  les  villages  de  frondaisons  obèses  ;  petits 
arbustes  ronds  comme  tambours  ;  assemblée  de  troncs  en  tré- 
pieds ;  élan  de  branches  en  sagaies  :  ils  voyagèrent. 

Guistave,  contenté  de  goui-mandise,  louchait  Rose  de  ses  doigts 
mouillés,  attentif  à  alterner  la  caresse  brutale  de  pincements, 
piqûres  et  morsures  subtiles.  Rose,  maigre,  le  fuyait  comme  un 
buisson  épineux  et  enlaceur  déchirant  sa  robe,  et  revenait  à  lui. 

Paul-Emi'e,  le  crâne  penché,  regardait  la  terre.  L'herbe  arra- 
chée de  jour  par  la  corvée  des  hommes  y  était  amoncelée  humide, 
par  pannefées  de  tas  :  ils  y  dansèrent,  rapides  à  éparpiller  les  tas 
en  une  mare  confuse.  Tl  y  avait  un  peu  plus  loin  des  monceaux  de 
filaos  coupés  :  ils  les  lancèrent  un  à  un  dans  l'air,  visant  les  som- 
mités des  arbres  plus  bas  comme  avec  des  galets.  Des  poules 
s'éveillèrent,  peureuses  et  furieuses,  faisant  un  bruit  de  flammes, 
à  réveiller  tout  le  voisinage.  Ils  s'enfuirent.  Paul-Emile  commen- 
çait à  avoir  peur,  le  cuir  du  crâne  démangeant,  il  se  le  grattait, 
cherchant  d'instinct  les  pous  d'or  qui  étaient  pullulants  au  ciel 
crépu.  Ce  geste  l'occupait  et  le  calmait.  La  douce  calebasse  de 
Cafrine,  contre  lui,  roulait  pleine  de  liqueur  et  de  sirop.  Les 
mains  noires  de  la  nuit  pressaient  du  miel  de  toutes  les  ruches 
!  ombre  :  on  en  sentait  l'odeur  de  caramel. 

Il  disait  à  Cafrine  (lu'il  y  a  (hi  miel  dans  le  faU-noir.  Cafrine, 
galante,  demanda  : 

—  Ton  cœur  y  dit  vrai  pour  de  bon,  petit  Cafre  .'  -.> 

Paul-Emile  eût  préféré  qu'on  arrêtât  à  ce  point  l'expédition, 
la  tête  et  les  jambes  fatiguées  de  crainte. Mais  Guistave  les  entraî- 
nait, il  fallait  arriver  à  la  maison  du  jeune  Blanc. 

Du  haut  de  la  butte,  ils  la  cherchèrent  dans  le  vide  obscur,  au- 
dessous  d'eux.  Guistave.  pour  tâtonner,  lança  un  caillou  :  on 
n'entendit  rien.  Le  second  caillou  clouqua  dans  l'eau  du  grand 
bassin  proche.  Alors  Guistave,  calculant  à  coup  sûr.  inclinant 
un  peu  à  gauche,  fit  résonner  le  fer-blanc  du  toi!.  Et  les  trois 
autres  l'imitant  firent  pleuvoir  les  galets.  La  grêle  crépita,  une 
vitre  se  brisa  par  quelque  ricochet",  celafaisait  des  feux  de  bruit 
dans  la  nuit  quand  une  clarté  rouge  s'éventailla.   Au  èoup  de 


/,56  LA    REVUE    BLANCHE 

fusil,  en  une  minute,  les  quatre  négrillons  furent  au  creux  des 
bois,  arrêtés  à  distance,  émus  et  riant  bas.  Et  ils  s'en  allèrent 
pacifiques,  le  cœur  seulement  rythme  de  hardiesse. 

Ils  voyaient  en  eux-mêmes  comme  dans  la  nuit  et  la  vie  leur 
apparaissait  un  beau  séga  déroulé  indéfiniment  par  tous/  les 
soirs  des  champs.  Les  jours  étaient  des  lendemains  de  bal  :  on 
y  avait  mal  au  coco.  Les  nuits  éiaient  des  bals  cafres  sous  la 
résonnance  du  ciel  et  dans  l'odeur  de  géranium  piétiné. 

Rose  disait  de  Guislave,  maigre  et  amenuisée  : 

—  Petite  homme  —  petite  femme.  » 

L'instinct  de  grimper  aux  arbres  jeunes  et  de  mordre  aux 
fruits  verts  frétillait  en  Guistave.  Devant  Cafrine,  Paul-  Emile 
écartait  les  toiles  d'araignée  gluantes  tendues  entre  les  arbustes 
et  il  déchirait  ces  voiles  de  ténèbres  d'un  geste  brusque  et  nuptial. 

Songeant  à  la  fripouille  des  parents  abêtis,  Cafrine  demanda 
à  Paul-Emile  s'il  ne  craignait  pas  d'être  obligé  de  descendre  un 
jour  en  ville  pour  travailler.  Paul-Emile  qui  ne  savait  regarder 
vers  la  mer  considéra  les  forêts,  implora  vers  l'intérieur  de  l'île, 
la  Plaine  des  Cafres.  Il  se  promettait  obstinément  des  voyages 
nocturnes  vers  l'intérieur  des  terres  si  jamais  la  besogne  du  jour 
l'emprisonnait  en  ville.  Et  Cafrine  pensa  avec  assurance  qu'elle 
accourrait  fauvement  aux  rendez-vous,  replète,  molle  et  veloutée, 
les  flancs  ayant  frotté  l'ombre.  Elle  ne  rêvait  point  d'une  paillotte 
où  elle  serait  maîtresse,  car  la  maison,  tel  le  jour,  s'évo(|uait 
parc  et  prison  :  son  bonheur  dansant  concevait  l'étendue  boisée 
des  campagnes  ;  la  nuit  inspirait  seule  l'amour  comme 
inspire  l'amour  un  brun  sein  gonflé  de  ténèbre  qu'on  porte  sous 
le  cou. 

Enervé  d'oisiveté,  (luistave,  délaissant  Rose,  visait  la  croupe 
de  Cafrine  et  y  battait  de  deux  mains  promptes  ainsi  que  sur  un 
tambour  de  chair.  Cafrine,  mauvaise,  se  retournait.  Et  Paul- 
Emile  intervint  : 

—  Reste  tranf|uille,  petit  Cafre.  Cherche  pas  les  coups.  Fais 
ton  z'affaire  avec  Rose  !  » 

.Ajtrès,  Cafrine  n'entendait  plus  le  glissement  furtif  de  Guis- 
tave et  de  Rose  :  il  avait  cessé  depuis  qu'on  avait  passé  sous  un 
lelchi.  Et  les  yeux  de  Cafrine,  comme  des  bêtes  de  nuit,  étaient 
pris  dans  leurs  orbites  de  la  passion  circulaire  de  fouiller  les 
ténèbres  pour  flairer,  découvrir  et  suivre  l'idylle  aigi'c  des 
adolescents  fiévreux.  L'amoui*  fermenta  soudain  sa  curiosité 
erotique.  Sa  gorge  se  couvrit  d'une  oppression  de  lutte  à 
sentir  s'apprêter  la  force  impérative  de  Paul-Emile  :  ses  jambes, 
son  cou,  son  ventre  s'arquèrent  dans  une  rapide  impulsion  de 


CAFRINE  .'|57 

parabole  universelle.  Le  ciel  se  tendait  en  ligne  de  sein  au-dessus 
de  la  terre.  La  marche  ferme  de  Paul-Emile  s'orientait  vers  un 
bois  de  pandanus  dont  les  troncs  encerclaient  de  colpnnes  un 
fover  d'ombre  alricaine.  L'odeur  de  fumée  de  ses  aisselles  de 
vierge  boucana  les  sens  de  Cafrine. 

Son  cœur  pila  sa  poitrine  sonore  conuue  un  beau  mortier  ; 
et  elle  ouvrit  sa  main  fraîche  sur  la  nuque  carrée  de  Paul-Emile 
avec  l'instinct  équivoque  d'y  surprendre  et  d'y  étouffer  la  vie.  Et 
toute  la  lourdeur  heureuse  de  la  nuit,  comme  un  bel  enfant,  char- 
geait sa  croupe  tendue. 

Alors  elle  eut  aux  flancs  charnus  l'émotion  fanfaronne  d'une 
femelle  qui  peuplait  d'abondance  :  Cafrine  allait  peupler  l'ombre. 
Elle  allait  rouler  dans  la  nuit  concave  la  brune  danse  d'amour.  Et 
des  couples  la  danseraient  désormais:  Rose  et  Guistave, d'autres  et 
d'autres. Ils  vibreraient  dans  la  nuit  leur  amour  comme  millénaires 
se  digdiguent  de  nuit  les  étoiles.  Il  existait  bien  des  petits  cafres 
et  des  petites  cafrines  sur  la  propriété  et  sur  les  habitations  voi- 
sines ;  encore  une  semaine  et  elle  les  aurait  tous  et  toutes  cueillis 
et  groupés.  Tous  les  jeunes  cafres  et  les  mignonnes  cafrines  se 
retrouveraient  dans  le  charbon  du  soir  comme  dans  un  pays  an- 
cien et  nouveau  où  ils  débarqueraient  pour  s'unir.  Le  Continent 
vierge  de  la  Nuit  serait  bientôt  habité  et  les  générations  s'y  dérou- 
leraient prolifiques  jusqu'à  la  Plaine  des  Cafres,  plus  nombreuses 
que  des  portées  de  punaises  dans  le  crin  d'un  oreiller.  Une  émo- 
tion de  sorcière  sensuelle  la  faisait  marcher  plus  lente  vers  les 
pandanus. 

L'ombre  en  était  d'un  fourré  consacré.  Elle  y  ouvrit  aux  larges 
paumes  de  Paul-Emile  l'étoffe  du  corsage  légère  comme  une 
palme  de  bananier  :  lentement,  ses  deux  seins  d'Eve  boulotte. 
pétris  des  ténèbres  de  la  race,  comblés  d'un  lait  de  nuit,  chargè- 
rent son  buste  avec  un  tremblement  suspendu.  Et  comme  l'enfant 
et  le  vieillard  dorment  quand  tombe  le  soir,  l'homme  en  Paul- 
Emile  se  dressa  —  lorsque  les  seins  tombèrent  au  plateau  de  ses 
mains.  Cambré  dans  sa  force  adolescente  tel  qu'un  défenseur  de 
village  il  dit  avec  solennité  ; 

—  Cafrine  !... 

—  Petit  Cafre  !... 

—  Nous-là  pour  de  bon  z'enfants  de  la  nuit  ! 

Et,  chatouillé  de  volupté,  tel  que  criblé  d'un  chatouillis  d'étoiles, 
le  ventre  de  Cafrine,  nombril  ombreux  ainsi  qu'une  lune  absente, 
bombait  à  l'amour  comme  un  ciel  de  minuit. 

Marius-Ary  Leblond 


Le    Divin 


à  M  .  H.  Houjon. 


((  Le  mot  Dieu,  dû  Heiian.  ayant  iMiiir  lui  une  longue  prescrip- 
tion, ce  serait  dérouter  Ihumanité  (|ue  de  le  supprimer. 

Le  mol  liai  avait  une  prescripiton  aussi  longue,  et  ce[)endant 
certains  peuj)les  ont  réussi  à  sen  débarrasser  sans  paraître  trop 
en  souiïrir.  <(  C'est,  dit  l'abbé  .Marcel  Hébert  (Ij.  daprès  le  type 
de  gouvernement  arbitraii'e.  tyranni(|ue,  des  barbares  despotes 
de  la  C  lialdt'e,  que  riuimanité  primitive  a  conçu  et  ({ue  la  grande 
majorité  de  Ibumanité  civilisée  conçoit  encore  le  gouvernement 
divin.  Sans  Joute,  en  passant  par  la  conscience  des  prophètes 
et  du  Christ.  rim})lacable  Javeh  est  devenu  le  Père  céleste  ;  mais 
que  de  l'ois,  sous  le  père,  réapparaît  le  despote  oriental  !  Aussi, 
l'humanité  (>ensanle  proteste-t-elle  énergiquement  au  risque  de 
rejeter  à  la  lois  Timage  et  l'idée.  »  Et  c'est  pourquoi  le  courageux 
abbé  croiiîiil  "  commettre  une  faute  contre  la  raison  en  n'habi- 
tuant pas  Ibumanité,  ])eu  à  peu.  à  une  formule  religieuse  plus 
Inijdle  cl  11, oins  dangereuse  dans  ses  conséquences  pratiques, 
(pie  celle  du  passé.  »  (2) 


,1)  AblK-  M.ircel  Hubert  :  La  Dnn'urc  idclc,  Etude  sur  l:i  l'eivomiilit.'  divine  (Extrait 
de  I:»  Itérai-  lie  M  ('taphi/siqne  et  il 'Morale,  p.  p.   7-8-9. 

(2)  Op.  Cil .  \i.  7)  Je  ne  crois  pas  inutile  de  mettre  en  parallèle  avec  l'opinion  de  ce 
penseur  libéri-  de  la  servilité  intellectuelle  exigt-e  par  l'Eprlise  romaine,  le  passage  suivant 
emprunté  à  la  «  Lettre  pastorale  de  Mlt  l'Ev.'.nic  de  P.fllcv  :iii  c]or<jv  et  aux  1id.  les  d<j  s^on 
diocèse  »  en  ff  l'an  de  grâce  1 90'2  »  : 

((  ...  Le  iilup  petit  enfant  cle  nos  écolet*,  la  ]ilu*  siu>pie  feunuedf  la  canip.igiio,  a  des  no- 
tions pins  claires,  plus  certaines,  sur  Pi"'ii.  ■^nr  If  innudi-.  ■^nr  -^nn  Aiuf.  -nr  no-  dfsiinécs 
futare»,  qne  les  plus  illustres  philosophe 

H  La  Foi  in'ap]>ren<l  ce  que  c'est  que  Dieu,  litre  ]iur,  e.xi'eilfut.  ••teiucl.  tout  piiib.sanl, 
infini  dans  son  essence  et  dans  sa  perfection,  il  est  le  principe  ii'i'iiii'iMf  '!<•  trniic  xirltr^.  I;i 
.source  unique  de  l'être,  par  qui  tout  ce  qui  existe  a  été  créé. 

f(  P^lle  m'explique  le  monde  :  Cîest  l'ceuvrc  de  ]>ieu  qui  l'a  tire  du  néant,  cjui  le  gouverne 
par  le."»  lois  qu'il  a  étaWicti.,  Avec  cette  notion  d'un  Dieu  infiniment  poissant^  .«apc  et  bon, 
je  me  rends  compte  de  l'ordre,  de  l'harmonie  et  de  la  beauté  de  l'univers,  de  la  merveilleuse 
combinaison  de  se«  lois,  de  la  précision  de  nei»  mouvements,  de  l'admirable  proportion  des 
moyens  à  leur;»  fins  et  des  orgnnes  A  leurs  fonctionH.  ,,      ,     ■ 

«  Elle  m'instruit  sur  moi-même  :  Mon  hme  est  un  esprit  que  Dieu  a  créé  à  son  imagé 
imBiotériel,  immortej,  doué  de  raison  et  de  liberté,  nui  &  un  corps  avec  lequel  il  compose 
nne  nature  comj>Ii!'te  et  mie  eeole  personne  responsable  de  tous  ses  actes. 


LE    DIVIN  ■i^9 

'(  Beaucoup,  dil  ailleurs  le  même  auteur, n'arrivent  à  conclure  à 
un  Dieu  personnel  que  parce  qu'ils  désirent,  ils  veulent  a  priori 
que  Dieu  soit  personnel.  »  Et  il  démontre  que  les  fameux  syllo- 
gismes dont  se  composent  les  Preuves  de  saint  Thomas  d'Aquin 
ne  sont  que  cV inconscients  sophisnies.  Si  tant  d'hommes,  doués 
de  sens  pratique,  ont  accepte  ces  Preuves  comme  suffisantes, 
c'est  surtout  parce  qu'ils  les  considéraient  comme  inutiles,  étant 
convaincus  d'avance  et.  sans  démonstration,  de  l'existence  de 
Dieu. 

Les  raisonnements  de  l'ahbé  Hébert  sont  très  justes,  mais  les 
docteurs  en  théologie  ne  seront  pas  embarrassés  pour  lui  prou- 
ver qu'il  se  trompe  grossièrement  ;  il  leur  suffira  pour  cela  de 
substituer  à  certains  mots  dépourvus  de  sens  d'autres  mots  d'une 
signification  également  inexistante,  et  pour  peu  que  leur  argu 
mentation  soit  un  peu  longue,  les  plus  malins  n'y  verront  que 
du  feu.  Je  crois  qu'il  est  facile  de  mettre  en  évidence  l'erreu]- 
fondamentale  du  raisonnement  de  saint  Thomas  en  montrant 
qu'elle  résulte  d'une  ignorance,  fort  légitime  d'ailleurs,  à  l'épo- 
que où  syllogisait  le  Docteur  angélique. 

Le  point  de  départ  de  toute  la  Preuve  est  l'affirmation  sui- 


((  Elle  me  donne  le  sens  de  la  vie  :  la  vie  est  un  temps  d'épreuve,  dont  la  mort  est  le 
dénouement  et  dont  l'éternité  sera  la  santion.  Remis  aux  mains  de  mon  libre  arbitre,  je 
puis  à  mon  ^é  vouloir  le  bien  ou  le  mal,  que  Diea  me  fait  connaître  par  ses  commande- 
ments et  me  fait  observer  par  sa  grâce.  Si  j'use  de  ma  liberté  pour  le  bien,,  une  éternité 
■  le  bonheur  sera  ma  récompense  ;  si  j'en  ai  abusé  pour  le  mal,  une  éternité  de  malheur  sera 
mon  châtiment.  Les  maladies,  la  douleur,  les  afflictions  de  toutes  sorte?,  je  sais  ce  que 
c'ost  ;  ce  sont  [des  moyens  dont  Dieu  se  sert  pour  éprouver  ma  fidélité,  me  faire  expier 
mes  fautes,  me  fournir  l'occasion  .de  2>ratiquer  la  ■ç^ertu  et  d'acquérir  des  'mérites  :  si  je  les 
-upporte  avec  patience,  après  avoir  semé  dans  les  larmes  ici-bas,  je  moissonnerai  dans  la 
oie  au  ciel.  • 

"  Elle  m'éclaire  sur  Tau-deH,  et  projette  sur  ses  mystères  les  plus  consolantes  lumières 
ou  les  plus  effrayantes  lueurs;  bien  loin  que  toutfinisseA  lamort,  c'est  au  contraire  alors  que 
tout  commence.  Au  delà  de  la  frontière  de  cettQ  vie,  il  y  en  a  ure  autre  qui  sera  la  sanc- 
tion de  celle-ci,  dont  là  vie  présente  doit  être  la  préparation,  vers  laquelle  je  dois  faire 
converger  toute=«  mes  pensées,  toutes  mes  affections,  tous  mes  actes. 

«Elle  m'explique  l'humanité  :  Compo.«ée  de  créatures  libres,  elle  est  en  marche  vers  ses 
éternelles  destinées.  Son  histoire  est  l'histoire  de  la  cité  de  Dieu  en  lutte  contre  la  cité  de 
Satan..  Suivant  le  parti  que  chacun  aura'  embrassé  dans  le  cotobat,  il  ira  peupler  dan? 
l'autre  vie  la  patrie  de  la  béatitude  ou  le  lieu  des  supplices  et  des  pleurs  éternels. 

«  Telles  sont,  M.  T.  C.  F.,  les  réponses  de  la  Foi.  Elles  sont  complètes  :  Dieu,  l'iinion. 
l'homme,  la  vie,  le  monde  ftitur.  elles  m'instruisent  sur  tout.  » 

Yoilâ  donc  un  document  officiel  écrit  ((  en  l'an  de  grâce  1902  »  et  non  an  dix- 
septième  siècle  comme  on  pourrait  le  croire  ;  ce  document  s'adresse  au  cierge  d'un  diocèse, 
c'est-à-dire  ;i  des  gens  qui  doivent  être  assez  instruits  pour  se  rendre  compte  de  ce  que  c'est 
qn'im  symbole,  mais  il  n'y  a  pa^  là  trace  de  symbole;  il  faut  croire  à  l'existence  d'un  être 
■  infini  et  créateur,  dont  la  cité  est  cependant  en  lutte  contre  celle  de  Satan,  et  qoi  s'amuse  à 
faire  souffrir  ses  créatures  pour  s'assurer  qu'il  leur  a  donné  une  trempe  solide;  toutes  ces 
absurdités  admises,  le  plus  jeime  enfant  des  écoles  religieuses  serait' en  effet  plus  instruit 
que  les  plus  illustres  philosophes  ! 


/,6o  LA   REVUE   BLANCHE 

vante  :  Omne  cjiiod  movelur  ab  alio  movetur  (1).  Une  pierre  qui 
gît  sur  le  chemin  se  mettra  en  mouvement  si  je  lui  donne  un  coup 
de  pied  ;  voilà  la  comparaison  grossière  de  laquelle  on  conclut 
(jue  si  mon  corps  bouge,  c'est  parce  que  j'ai  une  âme  qui  le  meut, 
(}ue  s'il  y  a  du  mouvement  au  monde,  c'est  parce  qu'il  y  a  un 
j)rimum  movens  qui  est  Dieu. 

La  pierre  qui  gît  sur  le  chemin  nous  paraît  sans  mouvement, 
saint  Thomas  la  croyait  telle  ;  elle  ne  lest  pas,  et  c'est  là  ce  qui 
fausse  tout  le  raisonnement.  S'il  n'y  avait  au  monde  que  des 
corps  fluides  comme  l'air  atmosphérique  et  l'eau  des  rivières, 
nous  n'aurions  peut-être  pas  eu  aussi  facilement  l'idée  instinc- 
tive que  la  malière  est  immobile  par  elle-même  ;  et  cependant, 
leau  ci  une  barrique,  l'air  enfermé  dans  une  bouteille,  nous 
paraissent  au  repos  absolu,  mais  c'est  surtout  de  l'observation 
des  corps  solides  qu'est  provenue  celte  notion  funeste  de  l'immo- 
bilité des  choses.  Le  corps  des  animaux,  en  particulier,  nous 
paraît  dépourvu  de  mouvement  quand  il  est  au  repos,  et  c'est 
pour  cela  que  nous  lui  attribuons  la  création  d'un  mouvement 
([uand  il  se  déplace  pour  donner  un  coiqi  de  pied  à  une  pierre  sui' 
la  route.  Or,  l'observation  la  plus  grossière  nous  prouve  que, 
même  en  repos  apparent,  le  corps  des  animaux  est  le  s  ège  d'un 
mouvement  incessant  ;  le  cœur  bat,  le  sang  et  la  lymphe  cir- 
culent dans  tout  l'organisme  avec  une  grande  rapidité,  et,  phé- 
nomène moins  facile  à  observer  mais  non  moins  certain,  des  mou- 
vements chimiques  incessants  (oxygénation,  assnnilation),  ont 
lieu  dans  l'intimité  de  tous  les  tissus.  Suivant  les  cas,  ces  petits 
mouvements  microscoj)iques  se  traduisent,  ou  non,  par  des  mou- 
vements macroscopiques,  mais  le  mouvement  d'ensemble  n'est 
fiu'une  synthèse  de  petits  mouvements  qui  ne  cessent  jamais. 

La  matière  vivante  est  donc  le  siège  d'un  mouvement  inces- 
sant, la  malicre  brute  l'est  aussi. 

Je  vois  celte  pierre,  parce  ses  éléments  vibrent  sans  cesse  avec 
une  effrayante  rapidité  cl  transmettent  leur  mouvement  à  mon 
œil  ;  cette  pierre  a  une  certaine  température,  parce  que  ses  élec- 
menls  vibrent  sans  cesse  d'un  mouvement  qui  se  traduit  chez, 
nous  par  une  sensation  de  chaleur  ;  cette  pierre  pèse,  sans  cesse, 
sur  le  sol,  parce  que  ses  éléments  sont  le  siège  d'un  mouvement 
incessant  <lonl  la  synthèse  se  trafluit  par  une  pression  ;  de  même 
l'eau  de  la  barrique  presse  sur  les  parois  de  la  barrique,  parce 
que  ses  éléments  se  meuvent  sans  cesse  :  si  je  pratique  un  trou 
dans  la  paroi  de  la  barrique,  ces  mouvements  élémentaires,  au 


(1).  Tout  être  mig  en  mouvement,  est  mis  en  mouvement  i)ar  un  autre  être. 


LE    DIVIN  ^161 

lieu  (Je  déterminer  une  pression,  produiront  un  mouvement  d'en- 
semble ;  l'eau  s'écoulera  par  le  trou. 

Nous  ne  connaissons  pas  de  matière  immobile  ;  il  en  existe 
peut-être,  mais  nous  ne  pouvons  pas  la  connaître,  puisque  nos 
organes  des  sens,  par  lesquels  nous  sommes  avertis  de  ce  qui 
se  passe  autour  de  nous,  ne  peuvent  être  impressionnés  que  par 
des  mouvements.  On  a  cru  à  l'immobilité  de  la  matière  avant  de 
s'être  rendu  compte  de  la  nature  des  phénomènes  lumineux  ;  on 
a  comparé  grossièrement  le  caillou  de  la  route  à  l'oiseau  qui  peut 
s'envoler,  et  on  a  considéré  le  premier  comme  inerte,  le  second 
comme  créateur  de  mouvement  ;  l'un  et  l'autre  sont  le  siège  de 
mouvements  incessants. 

Il  n'y  a  pas  création  de  mouvement  chez  les  animaux  ;  il  y  a 
seulement  transformation  de  mouvement,  mais  cette  transforma- 
lion  nous  semble  une  création,  comme  tout  ce  qui  est  de  nature 
chimique.  Quand  nous  lirons  un  coup  de  canon,  avec  de  la  pou- 
dre qui  paraissait  immobile,  nous  transformons  en  un  mouve- 
ment linéaire  d'ensemble,  savoir  le  transport  du  boulet,  tous  les 
petits  mouvements  qui,  dans  chacun  des  éléments  au  repos  chi- 
mique, caractérisaient  précisément  la  nature  chimique  de  ces 
éléments.  De  même  l'homme,  nourri  daliments  et  d'oxygène, 
transforme  en  activité  humaine  toutes  les  activités  latentes  de  ces 
substances  alimentaires  : 

Nous  ne  connaissons  que  de  la  matière  en  mouvement  ;  nous 
n'assistons  qu'à  des  transformations  de  mouvement.  Où  donc 
pouvons-nous  trouver  la  raison  d'être  de  l'affirmation  de  saint 
Thomas  :  Omnes  quod  moveiur  ah  alio  movelur  ?  Uniquemeat 
dans  l'histoire  du  caillou  auquel  nous  donnons  un  coup  de  pied; 
c'est  peu  de  chose,  et  nous  avons  vu  ce  qu'il  faut  en  penser.  De 
même  que  les  petits  ruisseaux  font  les  grandes  rivières,  de  petits 
mouvements,  que  nous  ne  voyons  pas,  peuvent  se  synthétiser  en 
grands  mouvements  que  nous  voyons  et  que  nous  croyons  voir 
naître  ;  voilà  la  source  de  l'erreur  de  saint  Thomas. 

L'idée  de  mouvement  est  donc  inséparable  pour  nous  de  l'idée 
de  matière  :  je  pense  que  la  plupart  des  théologiens  continue- 
ront néanmoins,  pour  le  besoin  de  la  cause,  à  considérer. la  ma- 
tière comme  essentiellement  immobile  et  ne  pouvant  être  agitée 
que  par  l'esprit  ;  mens  agitai  molem  !  Et  cela  démontre  l'exis- 
tence de  V esprit,  puisqu'il  y  a  du  mouvement.  Ce  n'est  pas  plus 
difficile  que  cela. 

Il  y  a  de  la  matière  en  mouvement  ;  voilà  ce  que  nous  apprena 
la  science  ;  les  mouvements  élémentaires  se  synthétisent  de 
diverses  manières  et  produisent  des  mouvements   d'ensemble, 


\(yi  LA    HEVUE    liLANCllE 

ruais  nous  ne  conslalons  i\\w  des  liansloiiiuitioiis.  pas  de  créa- 
Jiuns  de  mouvement.  Xous  sommes  nous-mêmes  des  agglomé- 
rai ions  liansitoiies  et  peiprtuelleinenl  cliangeantes  de  nialière 
rn  mouvemenl  :  le  niouvenient  extérieui'  à  nous  retentit  sur  celui 
de  nos  éléments  piopic^  et  xoilà  eonnuenl  noub  connaissons  le 
monde. 

-Nous  pouvons  comparer  entre  eux  certains  phénomènes  «pu 
agissent  sur  nous  d'une  manière  analogue  ;  toutes  nos  explica- 
tions sont  des  comparaisons,  mais  toute  compai-aison  n'est  pas 
légitime  ;  nous  venons  de  voir  que  la  Preuve  de  saint  Thomas 
repose  >ui"  la  notion  erronée  d'une  création  de  mouvemenl  dont 
nous  n'a\ons  aucun  exemple  dans  la  nature.  La  iameuse  Preuve 
de  l'horloger  est  aussi  peu  valable.  -  De  même  que  l'Iiorloge 
nécessite  un  Horloger,  de  même  le  monde  nécessite  un  Dieu.  >• 

L  horloger  n'a  rien  créé  :  agglomération  transi'ormatrice  de 
mouxements,  il  a  translormé  en  horloge  des  matériaux  préexis- 
tants et  |>réj)aré  une  syidhèse  du  mouvemenl  de  ces  matériaux 
<|ui  se  tratluisit  par  le  mouvemenl  de  l'horloge  :  au  contraire, 
Dieu  aniail  lail  le  momie  avec  rien,  ce  ([ui  n'est  pas  du  tout  com- 
])aialjle  au  cas  de  Ihoiloger.  .Mais  juslemenl,  me  dira-t-on,  c'était 
hien  plus  dil'licile  et  cela  prouve  la  tout(î-i)uissance  de  Dieu.  C'était 
même  Iroj;  diflicile,  répondrai-je. 

("e>t  un  travers  de  l'esprit  humain  que  de  se  po.ser  des  (pies- 
tioiis  c(nmne  celle  de  l'origine  de  la  matière.  (Juelle  l'éponse 
iq»pcll('  celle  question  ?  Evidemment  une  comparaison  avec  quel- 
i|Uf  .cli()«>('  de  connu,  axcc  l'origine  d'un  animal,  d'im  cours 
d'eau,  etc..  (^r,  il  est  certain  a  priori  ipi'aucuno  de  ces  compa- 
raisons ne  sei'a  légitime  :  on  les  fait  néanmoins,  beaucoup  de 
gens  trouvant  cela  scientifique,  et  c'est  ainsi  que  les  petits  enfants 
des  écoles  religieuses  sont  plus  instruits  rpie  les  plus  illustres 
|»hilo-ioph«'S  (jui  rcl'u'-cnl  d(>  se  jiayci-  i\i'  mots. 


L  ahbc  lleberl  conclut  donc  que  les  Preuves  de  saint  Thomas 
-«ont  d(?s  so|)hismc>  :  il  ne  peut  pas  croire  à  un  Dieu  personnel  : 
I  existence  du  infti  lui  paiait  en  contrailiction  avec  celle  de  Dieu  : 

Il  er?l  devenu  à  jamais  inqiossible  de  dire  en  les  prenant  à  la 
lettre,  ces  mots  :  .le  «-rois  au  I^ère  céleste,  à  lamour  Infini  créa- 
teur <lc  la  phtisie,  de  la  peste,  du  cancer,  des  cyclones  et  des  vol- 
•  •'"-     I  .1  aime   mieux   le   raisonnement   (pie  fait  le   même 

auteur  ipieWjues  page>^  plus  loin  (p.  11)  :  <(  Conclure  rpie  le  divin 

Il    Up.  ctt.  p.  ô. 


LE    DIVIN  '|6'i 

est   personnel cosi  onblier que  la  personnalité  humaine 

(à  laquelle  nous  le  conqjarerions)  nous  apparaît  comme  ([uelque 
lose  u  essentiellement  variable  qui  se  fait,  se  réalise  sans  cesse. 
Il  scnsuit  donc  que  nous  ne  pouvons  affirmer  la  personnalité  de 
Dieu,  pas  plus  que  nous  ne  pouvons  lui  appliquer  les  catégories 
d'espace  et  de  temps.  »  J'ai  moi-même  soutenu  cette  même  idée 
dans  le  Conflit  (pp.  251-252),  et  je  pense  ([uo  c'est  un  des  meil- 
leurs arguments  contre  ceux  cjui  personnifient  Dieu  . 

-Mais  je  me  sépare  de  l'abbé  Hébert  quand,  au  Dieu  personnel, 
il  veut  substituer  le  Divin  impersonnel. 

«  A^ouons-le  donc,  (bt-d  (p.  Gj  :  la  Réalité,  en  Inut  (luelle  se  mani- 
feste ('omme  puissance  acti\e.  ne  représente  ni  une  loule-puissance,  ni 
une  toute-science,  ni  une  toute-bonté,  bien  plutôt  une  giganlogque,  une 
incommensurr.ble  force  qui,  à  talons,  sans  jamais  se  lasser,  poursuit  à 
travers  d'innombrables  essais,  son  incessant  effort  vers  le  mieux,  vers 
rtdéal.  Cet  Idéal,  loi  vivante,  vraie  vie  de  toute  vie  et  non  loi  abstraite 
comme  celles  d'un  manuel  de  physique  ou  de  chimie,  la  Réalité  le 
porte  en  cllc-nièmc  comme  la  loi  propre  de  son  évolution:  \oilà  pour- 
(juoi,  en  définitive,  la  résultante  des  forces  du  monde  est  orientée  dans 
le  sens  du  Bien.  » 

Enlevez  de  cette  phrase  les  mots  qui  n'ont  pas  de  sens  précis, 
il  n'en  restera  plus  rien.  Avoir  nié  lexistence  dune  personnalité 
directrice  du  monde,  pour  admettre  ensuite  celle  d'une  force 
directrice,  cest  se  payer  de  monnaie  bien  légère  :  car  si  Ton  veut 
chercher  aujourd'hui  ce  que  signifie  le  mot  Force,  on  est  bien 
obligé  d'admettre  (jue  ce  mot  représente  précisément  la  person- 
nilication,  dans  le  langage,  d'une  résuhante  de  mouvements.  La 
lotion  de  force  est  venue  de  la  constatation  de  l'eftort  produit 
par  l'homme  :  elle  a  une  origine  anthropomoi'phifjue  comme  le 
notion  de  Dieu,  et  elle  est  du  même  ordre.  Uuaud  on  parle  tle  la 
lorce,  appelée  poids,  qui,  sans  cesse,  sollicite  une  masse  vers  la 
terre,  on  pense  à  une  personne  qui  iire  sur  le  centre  de  gravité  de 
cette  masse  :  cela  peut  être  commode,  dans  le  langage,  pour 
représenter  une  résultante  de  mouvements  compliqués,  mais 
c'est  dangereux  pour  les  discussions  philosophiques  :  dans  la 
phrase  précédente,  l'abbé  Hébert  considère  évidemment  cette 
force  gigantesque  et  incommensurable  comme  une  personnalité 
à  laquelle  il  refuse  la  toute-science  et  la  toute-bonté,  mais  à 
laquelle  il  accorde  néanmoins  la  notion  du  mieux,  de  l'idéal,  vers 
lequel  tend  son  incessant  effort. 

Et  qu'est-ce  que  «■  cet  Idéal,  loi  vivante,  vraie  vie  de  toute  vie?  » 
Ce  sont  là  de  jolies  expressions  pour  une  période  oratoire,  mais 
qui  ne  signifient  rien.  Rechercher  le  but  du  monde,  est  le  résultat 


/,64  I-A    HEVUE    BI.ANCHE 

d'un  travers  d'esprit  analogue  à  celui  qui  pousse  à  vouloir  expli- 
quer lorigine  de  la  matière  ;  c'est  vouloir  comparer  le  monde  à 
une  rivière,  à  un  jeune  animal,  à  une  l'ièche  lancée  par  un  homme, 
toutes  comparaisons  notoirement  illégitimes  ;  c'est  vouloir  appli- 
quer au  monde  le  langage  destiné  à  raconter  l'histoire  de 
l'homme  ;  c'est  une  erreur  anthropomorphique. 

L'usage  même  du  mot  «  Loi  »  expose  à  des  erreurs  analogues; 
le  mot  loi  a  été  emprunté  à  l'histoire  de  l'homme  et  a  tiré  son  ori- 
gine de  la  croyance  à  l'existence  d'un  homme  immortel,  dun  Dieu 
créateur  et  législateur  du  monde.  Ce  que  nous  appelons  «  les 
lois  naturelles  »,  cela  se  réduit  en  fin  de  compte  à  la  constatation 
de  transformations  de  mouvements, transformations  (pii  se  pro- 
duisent en  nous  comme  au  dehors  de  nous  et  grâce  auxciuelles 
nous  sommes  et  connaissons;  c'est  sortir  volontairement  de  la 
logique  (|ue  de  rechercher  l'essence  de  choses  dont  nous  sommes 
nous-mêmes  une  résultante,  nous  et  notre  conscience  investiga- 
trice; cela  ne  peut  conduire  qu'à  des  divagations  sans  fondement'; 
c'est  métanthropique. 

Ce  qui  est  important,  pour  le  philosophe,  dit  l'abbé  Hébert, 
«  c'est  seulement  affirmer  la  réalité,  l'objecliiité  de  l'Idéal  »  (p. 6). 
Cela  est  important,  me  semble-t-il,  beaucoup  plus  pour  le  poète 
que  pour  le  philosophe;  aussi  est-ce  à  un  poète  que  s'adresse  l'au- 
teur quand  il  veut  trouver  une  justification  Ue  la  substitution  du 
Divin  à  Dieu  : 

«  Dire  le  Divin  au  lieu  de  Dieu,  c'est  sacrifier  l'image  pour  sauver 
l'idée.  Question  de  mots,  objeclera-t-on?  Nous  répondrons  avec  un  pen- 
seur moderne  (Maeterlinck)  :  «  Il  est  bien  rare  qu'un  mystère  dispa- 
raisse; dordiiiaire  il  ne  fait  que  changer  de  place.  Mais  il  est  souvent 
très  important,  très  désirable  qu'on  parvienne  à  le  :;hanger  de  place. 
D'un  certain  point  de  vue,  tout  le  progrès  de  la  pensée  humaine  se 
réduit  à  deux  ou  trois  changements  de  ce  genre;  à  avoir  délogé  deux  ou 
trois  mystères  d'un  lieu  où  ils  faisaient  du  mal  dans  un  autre  où  ils 
deviennent  inoffensifs,  où  ils  f)euveiil  faire  du  bien.  Parfois  même,  sans 
que  le  mystère  change  de  place,  il  suffit  ((u'on  i-éussissc  à  lui  donner  un 
autre  nom.  Ce  (|ui  s'appelait  «  les  dieux  )>  aujourd'hui  on  l'appelle  «  la 
vie  ».  Et  si  la  vie  est  aussi  inexplicable  que  les  dieux,  nous  y  avons  du 
moins  gagné  que  personne  n'a  le  droit  de  parler  ou  de  nuire  en  son 
nom.  » 

Il  s'agit  de  s'entendre  sur  le  mol  mystère.  Les  mystiques, 
comme  l'auteui-  du  Temple  enseveli,  aiment  à  en  voir  partout  ; 
mais  il  y  a  mystère  et  mystère;  il  y  a  des  choses  restées  encore 
inconnues  dans  le  monde  accessible  à  l'homme,  et  y  a  en  outre 
des  questions,  notoirement  insolubles,  que  l'homme  se  pose  dans 


LE    DIVIN  »^^ 

des  accès  de  fureur  poéli(iue  ;  l'existence  des  dieux  était  un  mys- 
tère de  la  seconde  catégorie  ;  la  vie  est  de  la  première,  et  dire  que 
la  vie  est  aussi  inexplicable  que  les  dieux,  c'est  se  tromper  volon- 
tairement. La  chimie  ne  nous  permet  pas  encore  de  répondre 
d'un  seul  mot  aux  poètes  qui  nous  interrogent  sur  la  nature  de 
la  vie,  mais  nous  sommes  déjà  en  mesure  d'ai'firmer  que  la  vie 
consiste  en  transformations  de  mouvement  exactement  du  même 
ordre  que  celles  dont  la  matière  brute  est  l'objet;  ces  transforma- 
tions on  les  étudie,  et  on  les  connaîtra  un  jour  en  entier.  Il  res- 
tera ensuite,  pour  la  vie  comme  pour  la  matière  brute,  le  mystère 
de  l'existence  même  des  choses,  mystère  de  la  seconde  catégorie 
de  tout  à  Iheure,  et  que  les  philosophes  négligeront  comme 
métanthropique.  Cela  ne  les  empêchera  pas  d'ailleurs  de  goûter 
la  fiction  des  poètes  et  leur  belle  langue  imagée,  mais  ils  se  défie- 
ront précisément  de  la  magie  de  cette  belle  langue  qui  a  souvent 
été  si  nuisible  à  la  clarté  des  discussions  (1). 

L'abbé  Hébert  ayant  démontré  qu'il  est  illogique  de  croire  à 
un  Dieu  personnel,  y  substitue  le  Divin  qui  guide  le  monde  vers 
le  mieux,  vers  le  plus  parfait.  Croire  que  le  monde  s'améliore 
sans  ce.sse,  c'est  une  illusion  agréable  et  susceptible  .de  donner 
lieu  à  des  développements  littéraires,  mais  il  n'est  pas  scientififiue 
de  faire  de  cette  croyance  le  point  de  départ  d'un  raisonne- 
ment. Qu'est-ce  qui  est  mieux  ?  Est-ce  que  la  disparition  des 
iguanodons  et  des  plésiosaures  a  été  une  amélioration  ?  Est-ce  que 
l'écrètement  des  montagnes  par  les  actions  atmosphériques  rend 
le  monde  plus  parfait  ?  J'admets  qu'il  y  a  un  perfectionnement 
de  la  condition  des  hommes  à  mesure  que  l'humanité  vieillit  ;  je 
souhaite  de  toutes  mes  forces  que  ce  perfectionnement  aille  crois- 
sant de  jour  en  jour,  mais  ce  n'est  là  qu'une  notion  purement 
anthropocentrisle  et  qui  ne  permet  pas  d'affirmer  avec  l'abbé 
Hébert  :  <(  La  résultante  des  forces  du  monde  est  orientée  vers  le 
bien.  »  Et  même,  si  tujus  regardons  plus  loin,  quelle  nous  paraît 
être  la  destinée  de  l'homme  ?  Les  générations  naîtront  et  mour- 
ront successivement,  jusf[u'au  jour  où  il  n'y  aura  plus  d'êtres 


(1)  Dans  le  Temple  enseveli,  ouvrage  poétique  mais  philosophique  aussi,  Maeterlinck 
s  étonne  que  nous  ne  connaissions  pas  l'avenir  qui,  dit-il,  doit  exister  aujourd'hui  de  même 
qu'existe  une  ville  lointaine  avant  que  nous  l'ai/ons  vue.  Il  y  a  des  comjjaraisons  dange- 
reuses, et  celle-ci  en  est  une  ;  on  ne  saurait  établir  d'analogie  entre  la  situation  de  l'homme 
dans  l'espace  et  sa  situation  dans  le  temps.  En  particulier,  ce  que  nous  appelons  le  passé, 
c'est  l'ensemble  des  mouvements  desquels  resuite  le  présent  ;  nous-mêmes,  dans  le  présent, 
résultons  d'un  certain  nombre  des  mouvements  passés  et  c'est  pour  cela  que  nous  connais- 
sons quelques-uns  des  mouvements  passés  :  au  contraire,  l'avenir,  ce  sont  des  mouvements 
qui  résulteront  des  mouvements  présents  et  qui,  entre  autres  choses,  feront  que  certains 
êtres  connaîtront  plus  tard,  des  événements  actuels.  Vouloir  connaître  l'avenir,  c'est  oublier 
de  parti-pris,  le  mécanisme  même  de  la  connaissance  humaine. 

30 


I 


^00  LA    REVUE    BLANCHE 

humain^,  les  coiulilioiis  de  la  vie  humaine  iiélaiit  |)lu>  réollsées 
bur  la  Tei'i'c  ;  la. Terre  elle-même  devieruira  un  astre  iroid  Lon-me 
la  lune  ;  puis  ce  sera  le  loiii'  du  soleil  ;  est-ce  là  le  parfait  rêvé  ? 
lu  luiivers  peuplé  d'astres  moris  !  Tiouvez-vous  a.^c  Ercsmc 
que  ;  <t  le  Bii^i.  c'est  le  repos,  le  silence  et  la  uuit  »  •''  Words  ! 
]]'t>nis  !  Al'fii-mei-  la  «  réalité,  l'objectivité  de  l'Idéal,  du  Divin  », 
c'est  commettre  une  erreur  de  même  ordre  que  de  croire  à  la  pcr- 
sonnalilé  dixine.  C'est  partir  d'un  postulai  analogue  à  celui  de 
Bernardin  de  St-Pierre  admirant  -(  l'Harmonie  de  la  nature  >, 
Harmonie  (jui  signifie  simplement  que  «  les  choses  sont  comme 
elles  sont  et  non  autrement.  »  El  quant  à  l'adaptation  des  êtres  à 
leur  milieu,  Lamark  et  Darwin  nous  ont  appiis  à  y  voir  un  résul- 
tai l'alal  des  mouvements  naturels.  Alors,  quoi  ? 

Ilenan  admet  qu'il  faut  un  Dieu  pour  le  i)euple,  pour  les  sim- 
ples :  <(  Diles-leur  (aux.simples)  daimei-  Dieu,  de  ne  pas  offenser 

Dieu.  il>  vous  comprendront  à  merveille 3ilais  c'est  une  faute 

contre  .onle  critique  que  de  prétendre  ériger  une  telle  méthode 
en  méthode  scientifique.  »  Je  ne  discute  pas  ici  la  (juestioii  de 
savoir  s'il  est  bon  de  tromper  les  pauvres  gens  et  de  leur  racon- 
ter que  «  Dieu  place  son  arc  dans  les  nues  »,  uniquement  parce 
que  -Moïse,  ignoranl.  a  méconiui  le  phénomène  u'e  1  arc-cn-ciel  ;  je 
crois  qu'il  est  préférable  d'éduquer  le  peuple  de  manière  (pi'il 
n'ait  plus  besoin  de  croquemitaine  pour  être  sage  xiiais  en  dehors 
de  celte  (jucslion.  il  (•■^1  bien  évident  rpie  l'on  doit  écarter  toute 
concession  utilitaire  de  la  discussion  scientifirpie  ;  et  ayant  sup- 
pi'imé  Dieu,  maintenir  «  l(>  l>ivin  ",  c'est  jierdi'e  le  terrain  gagné. 

11  y  a  cependant  de  rinconnaissable,  me  dira-l-on  ;  sans  doute, 
je  suis  le  premiej-  à  l'affirmer,  et  dans  cet  inconnaissable,  il  y  a 
tout  ce  qui  lïarjil  juis  sur  l'homme,  tout  ce  qui  est,  par  suite,  indif- 
férent à  riiomme.  Il  y  a  aussi  dans  l'incoimaissable  un  ceilairi 
nombi'e  de  réponses  à  (\q<  {|ueslions  (ju<^  Ihonurie  se  pose  à  tort 
et  rpie  son  «  mode  de  connaissance  »  même  lui  interdit  de  résou- 
dre ;  tel  est  par  exemple  le  problème  des  origines  !  »  Mais,  ne 
disait  récemment  un  ami,  c'est  là,  précisément.  le  Divin  !  ><  Le 
mol  inconnaissable  vaut  certes  mieux,  car  on  ne  pourra  empê- 
cher d'applirpiei-  au  mot  m  Di\  in  •.  qui  élymologiquement  vient 
de  Dieu.  quel(|ues-uns  des  altributs  (pi<'  Ton  pi'êlait  autrefois  à 
Dieu  (but.  puissance  direct licc.  d'après  labhé  Hébert). 

La  lune  nous  montre  toujours  la  même  fac(^  ;,nous  ignorons  <  e 
<pii  se  j>asse  de  l'autre  c(Mé  de  notre  satellite  et  ce  qui  s'y  ])asse 
nous  est  indifférent.  Dirons-nous  que  le  deiiièrc  de  la  lune  est 
di\  in  pni'ce  iiou<  '^oinmc^;  «JÛr"^  de  ne  jamais  le  voir  ? 

Fr  1  (\  L'    h  \\  !  I  r . 


La  Quinzaine 


NOTES  PO  LIT  JOUES  ET  SOCIALES. 

La  Foussée  turque.  —  L'Islam,  (jui  a  i)ara  mi  iiislant  reculer, 
qui  eu  réalité  fermente  toujours  et  ne  rétrograde  jamais,  avance  à 
l'heure  présente  sur  tous  les  points.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  de  ces 
explosions  subites  de  fanatisme  belliqueux  qui  se  produisent  à  inter- 
\  ailes  irréguliers  sur  le  pourtour  du  continent  africain,  et  dont  les  héros 
connus  sont  El  ïladj  Omar,  Samory,  Rabah,  le  Mahdi,  Bou  Amama, 
mais  d'une  progression  régulière,  conduite  avec  méthode  par  une  puis- 
sance qui  dispose  d'une  représentation  diplomatique. 

On  s'est  demandé  assez  soiucnl  si  les  marabouts,  émirs,  mullahs, 
qui  surgissent  de  temps  à  autre  de  par  le  monde  ne  sont  pas  des  agents 
plus  ou  moins  indisciplinés  du  Commandeur  des  Croyants.  En  d'autres 
termes,  ne  jouent-ils  pas  le  même  rôle  à  l'égard  de  la  Porte  que  Gari- 
baldi  jadis  vis-à-^is  de  l'Italie  officielle  ?  Le  problème  est  trop  com- 
plexe pour  comporter  une  réponse  précise  et  unique.  Ici,  l'agitateur 
musulman  se  réclame  du  Sultan  ;  là  il  n'accepte  aucune  discipline, 
mais  en  tout  cas  les  invasions,  les  expansions  fougueuses  qui  désolent 
le  Soudan  Central  ou  Oriental,-  ou  encore  parfois  l'Asie  Centrale, 
ser\ent  au  plus  haut  degré  la  cause  de  la  Turquie.  L'empereur  otto- 
man bénéficie  en  regain  de  ])restige.de  tout  ce  que  gagi>e  l'Islam,  dont 
il  est  la  plus  éminente  expression,  et  c'est  pourquoi  il  ne  lui  arrivera 
jamais  ni  de  dénoncer  un  chef  de  bande,  ni  de  répudier  l'action  des  con- 
fréries qui  tra\  aillent  le  Continent  Noir,  du  Maroc  au  Kordofan  et  de 
la  fripolitaine  au  ch-là  du  Tchad. 

-Mais  Abdul-Ilamid  ne  se  contente  plus  de  ces  profits  moraux  qui  ne  se 
résohent  guère, au  reste, eu  rentrées  budgétaires  ou  en  accroissements 
territoriaux.  Il  a  donné  des  ordres  pour  que  la  marche  des  Musulmans 
reprit  sur  toute  la  ligne,  et  depuis  quelques  mois,  il  a  été  obéi  avec  une 
ponctualité  vraiment  frappante. 

A  Koweit,  sur  le  golfe  Persique,  à  Bilma,  au  sud  de  Tripoli,  a  Cheik 
Saïd  et  derrière  Aden,  le  long  de  la  mer  Rouge,  c'est-a-dire  sur  trois 
frontières  à  la  fois,  le  Croissant  a  débordé  sa  sphère  normale.  Des 
peuplades  et  des  sultanats  indépendants  qui  depuis  de  longues  années 
n'entendaient  plus  parler  des  fonctionnaires  ottomans  ont  vu  soudain 
apparaître  des  pachas,  et  derrière  eux  des  fantassins,  et  des  collec- 
teurs d'impôts.  L'Italie,  la  France,  l'Angleterre,  la  Russie  ont  été  à 
la  fois  molestées  en  leurs  intérêts  et  en  leur  fierté.  En  même  temps, 
les   ju'océdés   arbitrnin^^   des   administrations   de   Stamboul   s'asgra- 


^68  LA    REVUE    BLANCHE 

vaiont,  attestant  suffisamment  qu'Abdul  Hamid  se  sentait  plus  fort 
qu'aupara\ant  et  jugeait  tout  ménagement  superflu. 

L'Islam  que  beaucoup  considéraient  à  tort  comme  caduc  —  il  déclini 
inlininicnt  moins  que  le  calliolicismc  romain  —  rouvrirait-il  une  phase 
d'expansion  ?  11  y  a  tout  lieu  de  le  croire.  La  Turquie  a  eu  beau  perdre 
depuis  trente  ans  de  nombreuses  provinces  en  Europe,  en  Asie,  en 
Afrique  :  elle  (>st  peut-être  encore  })lus  vivante,  en  dépit  de  son  gou- 
vernement despotique  et  absurde  que  l'Espagne  étouffée  par  sa  théo- 
cratie compliquée  de  parlementarisme.  De  temps  à  autre,  sa  sève 
éclate;  son  génie  conquérant  se  réveille;  son  histoire  se  renouvelle. 

Le.  cas  est  grave.  Aucune  puissance  n'est  intéressée,  sauf  l'Allema- 
gne, à  la  restauration  môme  partielle  du  prestige  ottoman.  Ni  l'Angle 
terre,  ni  la  France,  ni  la  Russie  ne  peuvent  négliger  le  danger  qui  en 
résulterait  pour  elles  dans  leurs  dépendances  coloniales  où  l'i  'î.i- 
misrne  exerce  un  énorme  ascendant.  Aussi  faut-il  flétrir  l'aveuglement 
qu'elles  ont  montré  à  deux  reprises,  en  laissant  massacrer  les  Armé- 
niens, en  tolérant  Fécrasement  de  la  Grèce,  et  qu'elles  manifestent 
encore  aujourd'hui  en  affectant  l'indifférence  pour  les  affaires  alba- 
naises et  macédoniennes. 

Après  tout,  elles  expient  déjà,  par  les  ennuis  que  la  Porte  leur  sus- 
cite, la  faute,  le  crime  commis,  il  y  a  sept  années,  au  moment  des 
effroyables  égorgemenls  de  Sassoun  et  d'autres  lieux.  Si  les  Salis- 
bury,  les  Hanotaux,  les  Lobanov,  ne  s'étaient  pas  concertée  pour  faire 
le  silence  sur  les  exploits  des  Kurdes  et  des  Bachi  Bouzouks,  s'ils  n'a- 
vaient pas  abusé  les  nations  sur  l'ampleur  du  massacre  perpétré  en 
Anatolie,  s'ils  n'avaient  pas  formé  une  ligue  de  protection  autour  du 
Grand  Saigneur,  la  Porte  n'eût  jamais  osé  organiser  une  poussée  géné- 
rale de  ses  forces  militaires  en  Asie  et  en  Afi'ique. 

Abdul  Hamid,  fort  de  son  impunité,  vainqueur  des  Arméniens  et  des 
Grecs,  confiant  dans  la  mansuétude  des  gouvernements,  balance  ses 
drapeaux  sur  .des  terres  d'oîi  ils  semblaient  exclus.  Il  a  raison.  C'est 
une  revanche  du  droit  —  étrangement  ironique,  il  est  vrai. 

Paul  Louis 
GAZETTE  D'ART 

Les  Expositions  de  Baden-Baden.  —  Nous  avons  naguère,  et  ici 
même,  dit((uelques  mot  des  expositions  de  Karlsruhe  et  de  Dusseldorf. 

Baden-Baden,  à  l'occasion  du  jubilé  de  son  j^rand  duc,  a  voulu, 
elle  aussi,  prouver  qu'elle  ne  dormait  pas  sur  ses  gloires  déjà 
anciennes  de  i8G(),  et  qu'elle  particiitait  jiour  sa  part,  sur  le  terrain  des 
arts,  à  cette  circulation  de  sang  nouveau  qui  donne  depuis  (juelques 
années,  une  sorte  de  fièvre  salutaire  à  tout  l'Empire.  Deux  salons  ouvri- 
rent leurs  portes  cette  année  à  Baden  l'un  rétrospectif,  riche  en  toiles  et 
panneaux  du  maître  Ilans  Baldung  ainsi  qu'en  orfèvrerie  religieuse,  en 
peinture  depuis  le  xiii"  siècle,  et  constitué  de  prêts  particuliers,  l'au- 
tre, plus  strictement  affecté  à  l'exhiiiition  de  toiles  pour  la  plupart  bros- 
sées dans  l'année  par  des  artistes  régionaux. 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  .\6g 

L'un  et  l'autre  groupemont  méritaient  d'être  visités  et  appréciés.  Le 
Salon  rétrospectif  favorisait  l'occasion  de  revoir  un  total  de  belles  pro- 
ductions des  maîtres  de  Colmar  et  du  Ilaut-Rliin,  comme  on  n'en  vit 
point  depuis  la  belle  exposition  de  Strasbourg,  il  y  a  quelques  années. 
L'autre  était  une  heureuse  réplique  du  Salon  d&  Karlsrulie  avec  une 
adjonction  fort  intéressante  d'envois  de  l'étranger.  Les  Français  seuls 
n'étaient  point  représentés.  Pourtant  l'Allemagne  est  aussi  friande  de 
leur  peinture  que  de  leurs  spectacles  et  payerait  aussi  bien  la  toile  que 
l'opérette. 

Le  clou  de  l'Exposition  de  Baden  était  la  présence  de  seize  tableaux 
ou  dessins  de  Seganlini.  Sa  manière  effdochée,  son  procédé  au  canevas 
a  plu  énormément.  Toutes  réserves  faites  sur  ce  peintre,  il  faut  ne  pas 
ménager  l'éloge  à  Dill.  à  Leibi,  llans  Tiioma,  et  à  toute  la  pléiade  des 
jeunes  peintres  badois  qui  affirmer,  des  tendances  vers  plus  de  lumière 
et  plus  de  gaieté. 

Les  deux  expositions  avaient  été  organisées,  avec  tout  le  tact  et  toute 
la  science  qu'on  pouvait  attendre  de  sa  haute  compétence,  par  M.  Joseph 
Schall,  conservateur  de  la  Galerie  grand-ducale  de  Baden-Baden. 

Pascal  Forthuny 

GESTES 

Le  Tueur  de  femmes.  —  Certains  touristes,  à  qui  la  modicité  de 
leurs  ressources  interdit  tout  déplacement  individuel,  ont  vu  en  quel- 
que sorte  ^cnir  à  eux  la  montagne  :  la  chaîne  des  Pyrénées,  avec  cet 
effet  Danoramique  caractéristique  et  tant  admiré  des  ascensionnistes, 
l'erreur  au  delà,  la  vérité  en-deçà,  ou  réciproquement,  selon  les  capri- 
ces de  l'éclairage.  Le  tout  était  réduit  aux  dimensions  de  la  barre  de 
la  cour  d'assises,  laquelle  séparait,  de  façon  un  peu  schématique  et 
ténue  peut-être,  M.  Vidal,  le  Tueur  de  Femmes,  et  cet  autre  spécialiste, 
M.  Trinquier,  président  des  assises,  le  Tueur  d'Hommes. 

M.  Vidal,  avec  sa  pénétration  coutumière  et  sa  franchise  toute  méri- 
dionale, a  excellement  résumé,  en  ses  réponses,  la  divergence  des  si- 
tuations : 

((  C'est  une  vaste  erreur,  Monsieur...  Monsieur  le  président,  vous 
n'êtes  pas  dans  la  voie...  C'est  inutile  d'insister,  nous  ne  serons  jamais 
d'accord...  » 

Il  était  de  la  dignité  de  M.  Vidal  de  ne  pas  «  faire  les  premiers  pas 
dans  la  voie  de  la  réconciliation  ».  Mais  il  est  regrettable  que  de  pareils 
malentendus  subsistent  entre  deux  collègues  remplissant,  l'un  à  la 
satisfaction  dite  générale,  l'autre  à  la  sienne,  hélas!  trop  particulière, 
les  devoirs  de  la  même  profession.  Bien  plus,  «  ils  ne  pourraient  vivre 
l'un  sans  l'autre  »,  ce  qui  revient  à  dire,  en  tenant  compte  de  la  diver- 
gence précitée,  que  M.  Trinquier  ne  pourrait  ^ivre  sans  M.  Vidal  et 
ses  émules,  et  que  M.  Vidal  pourrait  difficilement  mourir  sans  le  visa 
de  M.  Trinquier.  Ces  deux  grands  esprits  se  sont  efforcés  de  mener  à 
bien  leur  tâche  par  des  moyens  assez  différents  :  M.  Vidal,  non  sans 


'.-,)  LA    HKVUE    HLANCHE 

ijuolquc  outiecuidance  peul-èlio  (  son  omiiienl  giapliologue,  M.  de 
llochetul,  démêle  un  peu  de  vanité  dans  ce  tempérament  merveilleu- 
sement imaginalif,  doux  et  alïeclueux),  M.  Vidal,  donc,  crut  pouvoir  se 
fier,  au  cours  de  sa  laborieuse  carrière,  à  son  mérite  personnel.  Par 
une  restriction  tout  à  l'honneur  de  sa  modestie  du  reste,  il  ne  se  jugea 
pas  la  force  d'attaquer,  sans  main-forte  de  l'Etat,  des  hommes,  vigou- 
reux peut-être  et  possiblement  armés  :  il  choisit  de  limiter  ses  exploits 
aux  attentats  sur  de  faibles  femmes.  11  serait  venu  à  bout  d'êtres  mas- 
culins sans  doute,  si  nmsculeux  fussent-ils,  si  quelque  diplôme  dûment 
officiel  et  un  passé  dûment  \erlueux  lui  eût  acquis  le  droit  de  l'équisi- 
tionner,  au  nom  de  la  loi,  des  complices.  Mais  il  répugnait  à  cet  lion- 
nête  homme  d'entraîner  d'autres  honnêtes  gens  dans  des  enu  éprises  si 
peu  morales...  .M.  Trinquier,  plus  pratique  certes,  encore  que  moins 
chevaleresque,  n'a  point  hésité  à  s'entourer  de  toutes  les  précautions  et 
de  tous  les  complices.  \\.  1  riiKiuier  a  attaqué  M.  Vidal  parce  qu'en 
bonne  logique  il  y  a  tout  a  parier  (juun  lueur  de  Femmes  ne  résistera 
pas  à  un  Tueur  d'ilonuiies  copieusement,  en  outre,  escorté.  Car  M. 
Trinquier  a  groupé  autour  de  lui  des  gendarmes  à  la  meule  (mesure 
multiple,  comme  on  sait,  de  la  mesure  botte),  et  des  juré-,  à  la  dou- 
zaine. Tous  ces  préparatifs  confirment  la  préméditation  de  son  attentat 
eonlre  M.  Vidal;  mais  peu  lui  en  chaut.  Ouelle  différence  flagranic  n'y 
a-t-il  pas  en  effet  entre  M.  Vidal,  qui  assassine  pour  voler,  tt  le  Tueur 
(rilommcs,  à  qui  l'Etat  consent  «  un  fixe  »?  Mais  que  ne  l'a-l-il  con- 
senti au  Tueur  de  Femmes?  Que  font  les  revendications  féministes? 

Ajoutons,  pour  conclure,  que  M.  Vidal  esl  mis  à  mort  sans  motifs 
—  si  l'on  exclut  celui  de  la  jalousie  et  de  la  lutte  pour  la  vie  profession- 
nelles. M.  Vidal,  cet  homme  doux  et  réfléchi,  s'était  consacré  à  l'étude 
de  la  direction  des  ballons.  Or,  est-il  permis  de  déduire  de  ses  travaux, 
il  en  était  arrivé  à  ce  théorème  :  «  Pour  avoir  du  ballon  dirigeable,  il 
faut  fie  la  femme.  »  Mayne-Reid  a  écrit  (les  Grimpeurs  de  Koc/jcrs) 
des  vérités  aéronauliques  analogues  au  sujet  de  la  peau  d'anguille  : 
«  C'est  bien  lourd...  c'est  la  graisse  qui  en  fait  le  poids...  bouillies  et 
débarrassées  de  la  graisse...  Il  n'en  coûte  lien  d'essayer,  » 

Si  l'on  n'exécutait  pas  M.  Vidal...  il  périiait  néanmoins  sûrement, 
justement,  martyr  de  la  science,  comme,  ces  temps  derniers,  divers 
aéronautes  chus  et  tous  les  suicidés  diricreables. 

Xotons  que,  tandis  qu'on  prépare  l'exécution,  M.  Vidal  ni  urrit  piès 
de  deux  alibis  pércmptoires  et  quasi-posthumes  :  le  \rai  Tueur  de 
Femmes  officie  à  Boston  et  à  Bourg-Ia-P»eine. 

Au  RED  Jarry. 
LESUVnES 

.\\iiin:  Gmi;  :L'Immoraliste  (Mercure  de  l'ranee,  in-18  de  200  p|t.. 
■  \  fr.  T)0).  Il  y  a  di-jà  plusieurs  mois  »|ue  VJnimorfilistc  a  paru  en  lui 
petit  \oIume  cpii  l'essemble,  sous  sa  couxerture  bleue,  nu  Fam^l  de 
Géraid  de  Nerval.  Aujrmid'hui  qu'il  nous  revient  dans  une  édition 
j)lu>  eourante,  augmenté  d'une  préface,  je  saisis  avec  joie  l'occasion 
d'en  j)arlrr.  Ce  ne  sera  point  pour  en  tenter  l'élocre   •  Mme  Mnrdrus 


LES    LIVRES  '«71 

l'ayant  lail  ici  luèine,  après  elle  je  le  ferais  moins  bien,  et  nie  senti- 
rais moins  à  l'aise  pour  le  faire.  Ce  que  j'ai  de  tendresse  pour  ce  livre, 
je  no  le  veux  monirer  qu'en  l'expliquant.  El  je  m'étonne  d'avoir  à  l'ex- 
pliquer. Mais  j'ai  lu  maint  article  et  mainte  lettre,  entendu  mainte  con- 
versation... Oue  de  méprises,  dans  les  opinions  de  lecteurs  pourtant 
choisis!  Chez  un  i)ublic  plus  large,  que  d'erreurs^  sont  possibles!  Je 
ne  me  llalte  point  de  i)OU\  oir  toutes  les  prévenir. 

La  faute  en  est  d'abord  au  titre,   théorique,  doctrinal,  et  qui  fait 
moins  attendre  un  roman  qu'une  profession  de  foi.  Ce  titre  con\ient 
bien  au  livre,  en  exprime  le  sens  total.  L'écarter  alors  qu'il  s'offrait, 
c'eût  été  timidité  vaine.  Le  choisir,  était  dangereux,  parce  qu'il  n'était 
pas  \acant.  Xieizsche  a  dit   :  «  Nous  autres  immoralistes...   »;  c'est 
assez,  pour  qu'une  aventure  «  immoraliste  »  apparaisse,  jusqu'à  plus 
ample  informé,  conmie  une  illustration  du  Nietzschéisme.  Mais  pour 
naturel  qu'il  soit,  ce  malentendu  ne  durerait  point,  si  plus  de  gens 
sa^■aient  lire,   dans   les  lignes   et  entre  les  lignes,   puis  relire,    puis 
réfléchir  à  leur  lecture,  corriger  leurs  impressions  hâtives  et,  retrouver 
après  chaque  écait  le  droit  (il  de  la  pensée.  Trop  de  livres  trop  longs 
et  trop  vite  écrits  favorisent  nos  habitudes  de  lecture  rapide  et  som- 
maire. L'école  dite  de  l'art  social  nous  a  de  plus  accoutumés  à  chercher 
dans  fout  roman  l'exposé  direct  d'une  thèse.  Je  ne  crois  pas  qu'autre- 
fois personne  ait  pris  Adolphe  pour  une  apologie,  ni  même,  —  bien 
que  la  lettre  de  routeur  y  prêtât,  —  pour  un  acte  cle  contrition  :  car  a 
quoi  bon  se  déclarer  pour  ou  contre  le  héros,  tout  à  la  fois  tourmenteur 
et  victime,  et  fausser  l'émotion  sincère,  ni  hostilité,  ni  sympathie,  qui 
peu  à  peu  se  développe  par  un  jeu  de  nuances  savamment  compensées. 
Cette  compensation  des  nuances,  Vlmmoralislc  la  permet;  l'antithèse  y 
est  auprès  de  la  thèse,  l'objection  avec  l'argument,  non  point  séparés, 
mais  unis  dans  la  même  âme  et  dans  la  même  vie.  Tout  le  nécessaire 
est  dit;  regretter  qu'il  ne  soit  pas  dit  de  façon  plus  explicite,  c'est  récla- 
mer plus  que  le  nécessaire,  et,- par  besoin  de  clarté  logique,  regretter 
l'harmonie  d'une  œuvre  d'art. 

Ulmmoraliste  est  une  œu\  re  dart,  complète  en  soi,  née  d'elle-même. 
Le  germe  en  existait,  sans  Nietzsche;  je  ne  dis  pas  que.  sans  Nietzsche, 
il  aurait  pu  lever.  L'influence  des  grands  hommes,  qui  enchaîne  les 
esprits  faibles,  libère  les  esprits  forts  en  leur  révélant  ce  quon  peut 
oser.  Grâce  à  .Nietzsche,  la  question  :  «  Que  peut  un  homme?  que 
peut  l'homme?  »  s'impose  à  tels  de  nos  contemporains  qui,  sans  lui, 
ne  l'eussent  môme  pas  soupçonnée.  Dès  longtemps,  Gide  en  est  hanté, 
soit  qu'il  y  réponde,  dans  les  Xourritures  terrestres,  avec  une  ivresse 
lyrique,  soit  qu'il  la  tourne  et  la  retourne,  avec  un  humour  anxieux, 
dans  Paludes  et  dans  le  Prométhée  mal  enchaîné.  Et  parce  qu'il  s'est 
posé  la  quc-^tion  de  lui-même,  il  la  pose  à  sa  façon.  LTmmoraliste. 
Michel,  n'es!  pas  inspiré  de  Nietzsche.  Nietzsche,  philologue  et  philo- 
sophe, attii  •  par  l'héroïque  santé  des  Grecs  et  par  la  virtn  italienne, 
met  ses  adi.;irations  en  maximes,  oppose  à  la  morale  une  anti-morale 
qui  ne  se  manifeste  point  par  des  actes,  mais  par  cet  idéal  :  VUeber- 
mensch,  et  par  ce  type  :  Zarathustra.  Michel  est  d'abord  un  malade  qui 


',;a  I.A    IIKVI  K    151. ANCHE 

veut  Ciuérir,  cl  pour  cela  nomme  Bien,  tout  ec  (lui  lui  est  salutaire,  Mal, 
tout  ce  qui  retarde  la  guérison.  Puis,  à  mesure  ({ue  croît  sa  force,  à 
mesure  qu'il  l'ait  de  la  vie  la  palpitante  décou\erle,  sa  \olonlé  de  vivre 
se  change  en  un  désir  de  vivre  toujours  plus;  sa  vigueur,  à  qui  toute 
contrainte  semble  factice  et  gênante,  le  pousse  \ers  l'inculture,  la  vie 
sau\age  et  l'anarchie.  Il  ne  s'agit  donc  point  de  voir  jusqu'à  quel 
point  un  disciple  pourra  mettre  en  pratique  la  uièse  immoraliste;  il 
s'agit  de  voir  l'immoralisme  surgir  et  se  uévelopper,  naturel  et  spon- 
tané comme  un  instinct.  La  thèse  suppose  un  but,  une  mesure,  une 
méthode,  une  discipline;  l'instinct  va  droit  devant  soi,  impérieux  efc 
destructeur.  Nietzsche  invite  l'homme  à  dépasser  l'homme,  ;'i  se  maî- 
triser soi-même,  à  maîtriser  les  faibles,  Michel  ne  songe  qu'a  s'affran- 
chir. 

Y  réussit-il  enfin?  «  L'auteur,  —  dit  la  Préface  —  ne  propose  conune 
acquis  ni  le  triomphe,  ni  la  défaite.  »  Vraiment  on  ne  peut  tirer  du  livr'^ 
ni  l'une,  ni  l'autre  solution.  Quand  Michel,  on  sa  poursuite  frénétique 
de  la  joie,  a  tué  l'être  qu'il  aimait  le  plus  au  monde,  répondant  il  ne 
s'avoue  pas  vaincu  .  Il  est  encore  gonflé  d'une  force  orgueilleuse;  mai» 
il  ne  sait  où  l'employer.  «  Tu  te  nommes  libre?  lui  dirait  Nietzsche,  ii 
veux  entendre  ta  pensée  maîtresse,  et  non  simplement  que  tu  as  secoué 
le  joug.  —  Es-tu  de  ceux  à  qui  il  est  permis  de  le  secouer?  Je  sais, 
plus  d'un  a  rejeté  sa  dernière  \aleur,  en  rejetant  sa  sujétion...  »  Que 
Michel  déclare  ;  «  .Se  libérer  n'est  rien;  l'ardu,  c'est  savoir  être  libre  » 
et  demande  à  ses  amis  de  lui  trouver  des  raisons  d'être,  il  ne  faut  pas 
plus  à  certains  pour  le  condamner  sans  appel  :  selon  M.  Vielé-Griffin, 
le  désarroi  de  l'Immoraliste  démontre  suffisamment  la  nécessité  de 
la  Morale.  C'est  trop  tôt  trancher  le  débat;  Michel  n'est  pas  l'Immo- 
raliste; il  veut  l'être,  il  est  mal  placé  pour  le  devenir.  Son  inculture 
n'est  pas  naï\e;  elle  prend  le  contrepied  d'une  culture  acquise;  il  faut 
donc  que  le  côté  négateur  y  domine,  sans  que  nous  ayons  le  droit  de 
juger  impossible  une  nouvelle  et  plus  haute  affirmation.  Surtout,  si 
Michel  est  puni,  ce  n'est  point  de  s'être  libéré,  c'est  de  s'être  libéré 
malgré  lui;  c'est  d'avoir  \oulu  goûter  tout  ensemble  la  frénésie  de  sa 
force,  et  l'amour  d'un  être  faible;  si  bien  que  la  vraie  conclusion  du 
livre  tiendrait  toute  en  cette  phrase  :  «  Il  faut  choisir.  L'important  c'est 
de  savoir  ce  que  l'on  veut.  » 

Ainsi  le  problème  se  présente  sous  une  espèce  qui  le  rend  insoluble. 
Et  comment,  sans  cela,  deviendrait-il  un  drame?  Que  ceux  qui  dési- 
rent \oir  s'épanouir  un  immoralisme  candide  relisent  l'histoire  de 
César  Borgia  ou  de  .Toan-des-Bnndes-Noires,  les  romans-poèmes  de 
M.  Lemonnier  ou  l'histoire  d'Aladdin.  Ceux  qui  préfèrent  l'immora- 
lisme «'i  Tétai  de  doute,  de  fièvre  et  d'angoisse,  s'arrêteront  au  cas  de 
Michel.  Il  est  vrai  que  ce  cas  est  une  exception,  que  le  héros  est  un 
malade;  mais  «  quelques  idées  très  pressantes  et  d'intérêt  très  général 
peuvent  rependant  l'haltiter.  »  C'est  ainsi  que  l'auteur  s'exprime;  il 
pouvait  être  plus  hardi  :  Si  les  nouvelles  vérités  souvent  éclosent  en 
des  esprits  équilibrés,  les  valeurs  nouvelles  toujours  s'élaborent  en 


LES    LIVRES  47-^ 

des  cerveaux  maladifs,  en  des  êtres  d'exception;  nous  n'en  sommes 
plus  à  l'apprendre,  après  l'exemple  de  Rousseau.  Toute  liberté  com- 
mence par  la  ré\olte,  toute  réxolte  est  une  crise  morbide.  Les  natures 
saines  savent  trop  bien  s'adapter  à  toutes  formes  de  vie,  pour  dé- 
truire ce  qui  est,  et  créer  ce  qui  n'est  point;  un  fou  seul  ouvre  à  ses 
risques  la  voie  où  les  sages  bientôt  le  suivront.  Gœthe  se  flattait  d'être 
de^■enu  sage  en  absorbant,  en  épuisant  toutes  les  sortes  de  folie.  Qui 
peut  dire  de  quelles  folies  sera  faites  la  sagesse  de  demain? 

Cette  même  pensée  m'empêche  d'accueillir  l'objection  la  plus  forte 
qu'on  ait  soulevée  contre  l'Immoraliste  :  Le  conflit,  me  dit-on,  n'est  ici 
qu'illusoire;  Michel  se  bat  contre  un  fantôme:  Pour  attaquer  la  morale, 
il  ne  la  pose  qu'à  l'état  de  loi  formelle  et  gratuite;  il  la  vide  de  sa  subs- 
tance, il  sépare  les  faits  et  les  rapports  réels  qui  la  soutiennent  et 
l'alimentent.  Jouissant  par  accident  d'une  indépendance  précaire,  il 
s'isole,  il  prend  pour  iin  sa  personne,  qui,  détachée  de  l'ensemble, 
n'est  que  fiction  toute  pure.  Et  s'il  échoue  enfin  à  la  réaliser,  c'est  pour 
avoir  méconnu  qu'elle  avait,  pour  fond  et  pour  support,  la  collectivité. 
Aussi  les  uns  \ont-ils  proposant  à  Michel  une  loi  nationaliste,  les 
autres,  une  foi  socialiste.  Ils  n'exigent  pas  qu'il  s'y  convertisse,  mais 
s'étonnent  que  pas  un  instant  il  n'ait  songé  même  à  l'examiner 

Ces  critiques  pourraient  recevoir  satisfaction,  sans  que  l'économie 
de  .l'œuvre  fût  profondément  changée  :  Entre  la  première  fougue  de 
sa  comalescence,  et  le  délire  systématique  qui  bientôt  va  le  posséder, 
Michel  en  effet  traverse  une  période  d'équilibre  et  de  calme  illusoire. 
Devant  l'aménagement  des  cultures  normandes,  il  admire  comment 
l'effort  savant  de  l'homme,  contraignant  la  libre  nature',  lui  fait  porter 
des  fruits  plus  beaux  :  «  Qite  serait  le  sauvage  élan  de  cette  sève  débor- 
dante sans  l'intelligent  effort  qui  l'endigue  et  l'amène  en  riant  au  luxe?» 
—  Ce  spectacle  l'amène  à  se  construire  une  éthique  «  qui  devenait  une 
science  de  la  parfaite  utilisation  de  soi  par  une  intelligente  contrainte.» 
J'aimerais  que  cette  méditation  fût  plus  précise;  que  Michel,  impatient 
d'action  et  voulant  distinguer  de  l'action  dérisoire  1  action  efficace  et 
féconde,  se  heurtât  de  toutes  parts  à  cette  règle,  à  cette  discipline  qui 
déjà  lui  semble  importune.  Si  plus  tard  l'horreur  de  la  règle  le  rejetait 
à  ses  ardeurs  stériles,  du  moins  aurait-il  vu  l'alternative,  et  fait  libre- 
ment son  choix.  —  Seulement,  le  drame  perdrait  en  force  tout  ce  que 
le  problème  gagnerait  en  clarté. 

Mieux  vaut  que  Michel  pousse  à  bout  la  logique  de  sa  passion;  mieux 
vaut  que  les  idées  et  les  sentiments  contraires  à  l'immoralisme  s'in- 
carnent tous  en  la  faible  figure  de  Marceline.  L'émotion  est  ainsi  plus 
poignante,  et  l'enseignement  plus  complet.  Cependant  ne  cherchons 
pas  cet  enseignement  où  il  n'est  point.  Peu  importe  qu'ici  la  thèse 
imraoraliste  soit  démontrée  \raie  ou  fausse;  dans  un  cas  comme  dans 
l'autre,  ou  taxerait  le  roman  d'artifice.  L'important  c'est  que  le  senti- 
ment immoraliste  apparaisse  tel  qu'il  peut  être  en  quelques  âmes  :  à 
la  fois  très  naturel,  très  violent  et  très  sincère,  abondant  en  forces,  fer- 
tile en  raisons,  ardent  à  réclamer  ses  droits.  Devant  cette  irruption 


,\r\  ,  LA    REVUE    nLANCllE 

irune  puissance  iioincllo,  la  Morale  ne  s'écroule  point,  li^s  tables  de  la 
loi  ne  sont  pas  brisées.  Mais  à  la  coincution  uiorte  succèdent  le  doute  et 
le  trouble  \ivant;  et  la  conscience  assoupie  s'éveille  de  sa  langueur 
sous  un  souffle  de  ;ent  brutal  c\  sain.  1/esprit  de  pesanteur  est  \aincu 
polir  un  jour... 

Mil  iii;l  Arnaii.]) 

Henri  oe  HKi.Nn;i{  :  La  Cité  des  eaux.  (Mercure  de  France,  in-18 
de  199  pp..  3  fr.  .50).  —  C'est  une  chose  remarquable  et  qui  fait  longue- 
ment rè\er,  de  voii-  cfu'une  grande  pai'lie  des  écrivains  de  ces  temps 
déniocrati(]ues  et  tout  grondants  d'anarchie  s'attarde  si  complaisam 
ment  auprès  du  spectre  des  derniers  rois,  et  qu'autour  des  ifs,  le  long 
lies  eaux  et  des  escaliers,  devant  les  façades  de  Versailles,  poètes  et 
prosaleui's  ont,  sans  le  \ouloir,  reconstitué  la  jdiis  dévote  des  Cours 
de  France. 

C'est  ainsi  que  M.  Henri  de  Régnier,  en  se  remettant  aux  vers,  pré- 
lude  par  cet  hommage  magnifique  :  La  Cilé  des  Eaux.  Il  semble  que, 
parlant  de  Versailles,  ses  Aers  se  soient  d'eux-mêmes,  par  une  sorte 
de  fatalité,  rangés  sous  formes  de  sonnets.  Mais  nous  n'y  verrons  pas- 
ser ni  tètes  poudrées  ni  têtes  coupées,  car  M.  Henri  de  Régnier  s'attar- 
dera plutôt  aux  perspectives,  aux  statues,  et,  surtout  et  naturellement, 
au  jeu  et  au  reflet  des  eaux.  Et  il  contournera  un  à  un  les  bassins  mono- 
tones et  les  reclilignes  canaux,  car  nul  mieux  (|ue  lui  n'était  né  pour 
les  chanter,  qui,  au  long  de  son  œu^re  poétifjue,  nous  fil  si  souvent 
songer  à  l'insaisissable  exactitude,  à  la  symétrie  pleine  d'images  des 
jets  et  des  pièces  d'eau.  Mais  après  avoir  miré  son  rêve  à  toutes  les 
\as(pies,  l'avoir  regardé  retomber  d  renaître  au  e(rur  des  beaux  chA- 
leaux  de  gouttes  claires,  \oici  cpi'il  (piitle  bruscpiemenl  tous  ces  arti- 
fices du  cristal  licjuide  pour  se  jeter,  avec  une  ardeur  singulière  et  à 
laquelle  il  ne  nous  axait  pas  habitués,  vers  les  forêts  aux  libres  eaux  r 

Si  ta  bouche  désire  une  eau  qui  désaltère 
Et  non  l'ondo  croupie  aux  feuilles  des  bassins, 
Couclie-toi  sur  le  ventre  et  pose  contre  terre 
Ton  oreille  attentive  aux  appels  souterrains; 

C'ar  toiilc  la  fonM,  chante  de  sources  vives 
Dont  le  miu'iaurt'  épars  circule  au  sol  vivaiil. 
Et  leur  sombre  fraîcheur,  nourricière  ut  furtive, 
En  elle  s'insinue  et  partout  se  répand. 

El  c  est  uu  conlrasU-  euiou\aiil,  qui  seiublerail  I  aniKjuce  V(*ilée  d'une 
nouvelle  phase  de  la  pensée  poiHicjue  de  M.  lleuri  de  lîégiiier.  Déjà, 
l'une  des  poésies  éparses  ù  la  suite  des  sonnets  sur  Versailles  nous  sur- 
prend tout  à  coup  comme  une  révélation.  La  Vie,  dont  on  fait  tant  île 
cas  ces  temps-ci,  aurait-elle  contjuis  notre  lointain,  notre  presque  dé- 
daigneux Olympien?...  Citons  en  effet,  tout  entière  celte  vision  de  La 
Lune  Jaune  : 


LES    LIVRES  'i75 

Ce  long  jour  a  (ini  pur  une  lune  jaune 
Qui  monte  mollement  entre  les  j)eiipliers 
Tandis  que  se  répand  parmi  l'air  cju'elle  embaume 
L'odeur  de  l'eau  qui  dort  entre  les  joncs  mouillés. 

'Savions-nous,  quand,  tous  deux,  sous  le  soleil  Lorride 
Foulions  la  terre  rouge  et  le  chaume  blessant, 
Savions-nous,  quand  nos  pieds  sur  les  sables  arides 
Laissaient  leurs  pas  empreints  comme  des  pas  de  sang, 

Savions-nous,  quand  l'amour  brûlait  sa  haute  flamme 
En  nos  cœurs  déchirés  d'un  tourment  sans  espoir, 
Savions-nous,  quand  mourait  le  feu  dont  nous  brûlâmes 
Que  sa  cendre  serait  si  douce  à  notre  soir, 

Et  que  cet  âpre  jour  qui  s'achève  et  qu'embaume 
Une  odeur  d'eau  qui  songe  entre  les  joncs  mouillés 
Finirait  mollement  par  .cette  lune  jaune 
(^ui  monte  et  s'arrondit  entre  les  peupliers  ?. 

Le  marbre  a  remué!  Quel  cœur-  sera  celui  qui  ballia  dans  une  telle 
poitrine?  Et  que  dirons-nous  alors  de  l'homme,  nous  qui  aurons  telle- 
ment aimé  la  statue? 

11  faut  donc  attendre  encore  de  grandes  joies  de  M.  Henri  de  Régnier 
à  qui  nous  devions  tant  déjà,  et  qui  semblait  avoir  tout  dit.  Car  il  se 
dépassera  lui-même  comme  son  Marsyas  dépassa  Apollon.  Et  n'est-ce 
pas  là  le  sens  de  cette  «  inscription  lue  au  soir  tom.bant  »? 


Albert  Erlanue  :  Hélène  (Mercure  de  France,  plq.  de  41  [q)., 
2  fr.);  le  Jasmin  (Editions  uc  la  Renaissance  Latine,  plq.  de  18  pp.,  hors 
commerce).  — •  Voici  des  vers,  quelques  vers  pourrait-on  dire,  d'une 
qualité  toute  particulière,  et  dont  la  définition  exacte  serait  qu'ils  sen- 
tent les  lilas.  Et  c'est  l'ame  d'un  ironbadour  ()iii  y  chante,  pleine  d'émo- 
tion et  de  tristesse,  romantique  comme  l'ach^lescence. 

La  première  pièce  d'Hélène  est  d'une  évocation  si  exacte  dans  son 
imprécision,  qu'elle  nous  transporte  au  cœur  même  du  paysage  le  plus 
frais,  le  plus  improbable,  le  plus  artificiel  qui  soit,  c'esi-à-dire  l'Ilo  du 
Bois  de  Boulogne  qui  l'a  inspirée,  avec  son  avril  décoratif  où  l'on  rêva 
toujouis  de  placer  une  figure  de  femme  indécise  sur  des  fonds  d'eau" 
tremblante  : 

Ce  fut  dans  un  bosquet  plein  d'odeurs  sensuelles, 
.  Dans  une  île  embaumée  où  les  légers  lilas, 
Les  jonquilles  des  prés  et  les  roses  charneiles 
Délièrent  leurs  fleurs  lorsque  tu  t'avanças... 

Les  Chansons  qui  suivent  marquent  peut-être  plus  encore  ce  roman- 
tisme du  Poète,  en  évoquant  presque  Musset,  avec  on  ne  sait  quoi  de 
très  heureusement  jeune  et  de  moderne,  comme  d'un  Verlaine  à  dix- 
sept  ans  : 


',76  LA    REVUE    BLANCHE 

Quniid  je  revois  celte  ombre  amie 

Qui  vient  rafraîchir  ma  douleur,  ' 

Je  sens  les  portes  de  mon  cnur 

S'ouvrir  un  instant  à  la  vit-. 

C'est  un  besoin  d'intiniité 

Et  de  présence  féiuinine 

Et  d'un  être  qui  vous  devine 

Et  qui  ne  peut  plus  vous  quitter. 

Le  poème  //  Pensieroso  qui  termine  ces  quelques  pages  nous  semble, 
alors,  tout  proche  du  Musset  des  «  Nuits  »  avec  ce  type  de  vers  lan- 
goureux et  cadencé  : 

Vous  ignorez  le  mal  que  fait  naître  un  sourire, 
En  montrant  un  bonheur  (|uil  ne  peut  pas  donner. 

Une  âme  de  douleur  vague,  de  chantante  tendresse  et  de  pitié  loin- 
taine y  soupire  mélodieusement,  au  souvenir  des  maux  humains  et 
parmi  le  soir  : 

L'horizon  pâlissant  est  comme  une  terrasse, 
Les  constellations  sont  comme  des  jasmins... 

Et  ces  jasmins  nous  conduisent  tout  naturellement  à  la  seconde  pla- 
quette de  l'auteur  :  Le  Jasmin.  —  Tout  un  Orient  attendri  sen  exhale, 
au  i\  ihme  de  berçantes  strophes  pareilles  à  qucl(|ue  daraboiika  mélan- 
colique. Et  voici  l'heure  du  conteur,  et^ voici  l'heure  de  Famcur. 

Tandis  que  Daïda,  au  pied  de  ses  terrasses 
Regarde  le  soleil  descendre  l'Occident. 
Aux  instants  recueillis  où  s'allongent  et  passent 
Les  ombres  des  palmiers  sur  le  fond  de  l'étang... 

Ce  beau  quatrain  donne  la  note  du  poème  tout  entier,  par  lequel 
s'achève  l'impression  de  sincérité  tendre  et  de  lyrique  jeunesse  qui 
nous  charme  en  M.  Albert  Erlande  dès  que  nous  commençons  la  lec- 
ture de  ses  vers. 

Lucie  DELARUE-MAnnaus. 

I  H.  A.  CooK  :  Vers  le  Pôle  sud  (Adaptation  française  par /l.-L. 
Pfindci\  in  8°  de  320  pp.  avec  l'i2  photogravures  et  une  carte,  10  fr. 
Krnesl  innnnnarion).  —  Parce  qu'il  couronne  l'hémisphère  auquel 
ap[>arliont  l'Europe  et  où  se  condensa  jus(|u'ici  le  travail  de  la  civili- 
sation, le  Pôle  \ord  fut  le  plus  fervemment  étudié.  C'est  depuis  peu, 
relativement,  qu'on  commença  de  s'intéresser  au  PôleSud.  L'explo- 
ration que  la  Bclgica  vient  d'y  faire,  accuse  l'importance  nouvelle  qu'a 
pri.se  dans  l'altenlion  mondiale  le  Sud  de  notre  globe.  Ces  dernières 
années,  il  fut  longuement  question  de  Madagascar,  on  s'occupa  de  la 
Xouvelle-Calédonie,  on  regarda  s'organiser  toute  une  vie  récente  à 
notre  antipode  :  l'.Australasie;  on  se  passionna  aux  événements  du  Sud- 
Afrique  et  voici  que  celte  fois  c'est  jusqu'au  Pôle  Sud  lui-même  qu'est 


LES   LIVRES  '77 

descendue  ratlenlion  de  l'Europe.  Sensiblement  la  vie  se  déplace  du 
Nord  au  Sud  :  trop  abondante  dans  riicmisphère  boréal  elle  se  verse 
au  Midi,  pour  équilibrer  le  poids  du  monde.  L'iionunc  finira  par  con- 
naître sa  planète,  selon  la  prescription  d'un  vieil  oracle. 

Par  les  charmants  commentaires  impressionnistes  du  docteur  améri- 
cain Fr.-A.  Cook,  le  voyage  de  la  Belgica  s'affirme  déjà  d'une  riche 
révélation  poétique,  en  attendant  que  les  spécialistes  de  l'expédition 
publient  les  tra^•aux  qui  permettront  de  célébrer  la  valeur  des  décou- 
vertes scientifiques.  Tel,  ce  récit  du  voyage  cie  la  Belgica  semble  sans 
conteste  le  plus  beau  poème  du  belge  Verhaeren.  Banquises  hautes 
comme  des  cathédrales  de  glace,  soleil  hachuré  en  flammes  torses,  lune 
massacrée,  constellations  glacées,  arêtes  de  glaces  déchirantes  comme 
des  armes,  arc  des  aubes  tendu  sauvagement,  nuages  présentant  des 
parhélies  comme  la  Sainte-Face  du  soleil,  archipels  blancs  comme  des 
«  cloîtres  »  où  psalmodie  le  cortège  des  manchots,  ces  «  Moines  »  du 
pôle,  jardins  et  plates-bandes  de  fleurs  de  glace,  cris  désespérés  des 
pétrels  et  des  phoques,  oiseaux,  îles  et  murs  en  déri\e,  n'est-ce  pas 
toute  la  grandeur  iiallucinée  des  évocations  de  Verhaeren  quand,  aux 
soirs  d  hi\  ers  et  aux  clairs  de  lune  d'Europe,  il  darde  au  Pôle  son  âme 
aimantée?  Tandis  que  l'on  suit  jour  à  jour,  les  efforts  de  ce  voyage  de 
pénétration  qui  dura  deux  ans  et  que,  lentement,  l'on  \"oit  s'ouvrir,  un 
à  un.  aux  explorateurs  chac[ue  paysage  nouveau,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  penser  à  la  prodigieuse  intuition  des  poètes  auxquels  un  bond 
de  l'âme  suffit  à  révéler  la  beauté  de  continents  inaccessibles.  Ce  sont 
eux  qui,  en  vérité,  sont  les  plus  fougueux  voyageurs  et  les  explora 
teurs  les  plus  géniaux...  Quand  les  navires  ont  pu  aborder  aux  con- 
tinents qu'il  pressentirent,  ce  sont  leurs  rêves  internes  qu'ils  nous  rap- 
portent. Et  cela  est  lieau  qu'on  puisse  ainsi  prouver  que  les  grandes 
âmes  de  poètes  recèlent  l'image  totale  du  globe... 

Par  un  juste  et  curieux  retour,  les  hommes  qui  parfirent  ce  voyage 
de  deux  ans  reviennent  avec  des  visages  illuminés  de  poètes.  Les  plus 
orécieuses  photographies  du  volume  ne  sont  peut-être  pas  celles  des 
soleils  de  minuit  ou  des  plaines  de  glace  mouvementée,  il  semble  que 
ce  soit  celles  qui,  opposant  à  la  physionomie  des  hommes  au  départ  li 
physionomie  avec  laquelle  ils  revinrent,  permettent  de  surprendra 
l'œuvre  de  la  solitude  et  de  la  nature  sur  le  masque  et  toute  la  pei- 
sonne  humaine.  En  chaque  être  depuis  Van  Rysselberghe  (le  mécani- 
cien) et  le  docteur  Cook  jusqu'au  sim.ple  matelot,  s'exalte  une  indivi- 
dualité ardente  et  fascinée,  éclat  profond  jailli  de  l'âme  au  jour  blafard 
du  Sud,  beauté  forte  garuee  jusque-là  cachée,  entravée,  et  qui  attendait 
de  se  montrer...  Ni  l'abondance  des  neiges,  ni  la  glace  de  l'air,  ni  les 
extrémités  de  température,  ni  l'obscurité  des  nuits  de  deux  mois,  ni 
l'absence  de  femme  et  de  nourriture  confortable  n'étaient  cependant 
faites  pour  favoriser  l'organisme  humain.  Je  veux  dire  :  par  l'œuvre 
de  beauté  que  la  nature  opéra  ici,  malgré  l'ingratitude  du  milieu,  on 
imagine  aisément  celle  qu'elle  réaliserait  sur  des  hommes  qui  mène- 
raient la  pure  vie  des  plaines,  des  montagnes  et  des  forêts  en  des  con- 
tinents salubres. 


'i;^  *  LA    HKVliK    nLANCHE 

Tous  les  artistes  cl  particulièrement  les  peintres  devraient  consulter 
les  séries  <io  photographies  rapportées  de  tels  voyages   :  ils  y  pren- 
draient une  nécessaire  et  précise  conscience  «i  unr  se  die  de  Iransfor- 
misme  (/;'s-  lir/nes.  A  la  Tcrre-de-Feu  où  le  sol  est  dépouillé  de  végéta- 
tion ou  à  la  banquise  antarctique  ])nrmi  les  hunimocks  et  les  cestrugi, 
dans  la  monotonie  de  la  couleur,  la  nature  présente  constamment  les 
grandes  lignes   primoi-diales   d'admlT-a])!»'   simplicité   géométrique   en 
lesquelles  la  matière  se  solidifia  pour  la  i>remière  fois.  Les  ondulations 
se  multiplient  en  nulle  rythmes  qui  pourraient  se  classer  en  séries 
d'espcces  siicccssircs.  toutes  originaires  d  nu  même  mouvement  pre- 
mier, et  qui  vont  se  simplifiant  sans  cesse  vers  le  point  plus  froid  où 
ilomiue  sans  doute  lunifoiiuie  primilive.  Aux  îles  où  hixerna  la  Bel- 
gica.  la  Nmic  a  gardé  desfoi-mes  cristallines  dont  l'harmo'iic  propor- 
tionnelle tantôt  s'accuse  par  la  neige,  tantôt  est  dissociée  en  dessins 
plus  complexes  par  le  travail  d'érosion.  Il  y  est  enfin  des  prairies  de 
neige  avec  des  plates-bandes  de  fleurs,  des  étangs  où  la  glace  a  pris 
telle  figures  de  fleurs-d'eau  ([iii  rappellent  les  formes  de  cristaux  du 
lotus  et  évoquent  impérieusement  à  l'esprit  combien  les  contours  les 
plus  dislingués  par  exemple  de  la  figure  humaine  descendent  des  lignes 
g"éomélri(|ues.  Km  i)arcoui;uil  le  globe  d(>  l'Equateur  au  Pôle,  ce  qui 
semble  n'être  (|u"un  voyage  flans  res])ace,  ou  ri>fait  le  voyage  dans  le 
temps  de  la  période  contemporaine  aux  Origines.  On  visite  là  un  peu 
l'enfance  du  globe  et  de  la  \  ie  terrestre,  et  cela  prête  k  des  riéditations 
de  lignes  dont  nos  artistes  sont  trop  peu  coutumiers  et  qui  sont  d'éton- 
nantes leçons  d'analogies.   Cd.i    Iriir   fcrail   sentir   la    nécessité   pour 
tout  artisie  d'une  forte  éducation  scienli(i(|ue  ddù  ils  ikhis  ai  ri\eraient 
avec  des  Ames  plus  graves,  des  esprits  plus  essentiellt-ment,  plus  pro- 
fondi'miMil  hniMuoiiicux  el  ces  liu\ir(>s  de  poètes  que  présente  le  moin- 
di'c  niniclot  (le  lu  Pulg'uK...  cl  (|ui  N'ur  licMidrait  lieu  de  voyage  au  pôle. 

Maru  s -Ain   Lcnr-OND 

Adrikn  Mvruui  aj{|)  :  Le  Tourment  de  l'Unité  (Mercui-e  de 
Fi'ancc.  in-lS  de  301  pi).,  o.ôU).  —  «  l.a  beaulc,  le  sens  «le  ce  mot  im|)ré- 
cis,  fait  pleurer  les  hr)nnn(^s...  »  Peut-on  la  prouver?  non.  iniisqu'on 
l'éprouve;  au  surplus  k(  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  découvrii-  la  vérité, 
mais  de  vi\re  avec  elle,  avec  elle  tout  entièie  »  :  «  Ce  (pi'il  seiail  vain 
de  vouloir  j)rouver,  je  m'enqdoie  à  l'éprouver,  c'est  le  prétexte  de  ces 
paires...  :  on  est  soi  nième  un  merx'eillfMix  inslrunienl  de  pi'écision.  » 
\'oil;i  l'une  «les  originalités  de  ce  li\i'e  (jui  en  cojuple  pbisieui'S  :  poète, 
l'auteur  enlenil  résoudre  le  problème  pay  ses  moyens  de  poète  :  «  La 
beauté  est  toute  ])leine  d'une  vertu  gc-néiaiisalrice  (\\\\  ne  relève  pas  d(^ 
l'analyse,  des  niélhodes  scientificpies.  >> 

Ce  qui  frappe  avant  tout  dans  le  monde  est  lunile  selon  (pioi  s'or- 
rjonne  tout  ce  (pii  est  et  nous-mêmes  :  «  la  iieauté  ne  serait  (jue  cette 
sensalion  fruni\crsel  élan  vers  l'unité  »  (Carlyte  :.  Le  cœur  de  la  nature 
est  partout  musique).  C'est  Vhnrmonie:  se  réaliser  dans  un  rapport  juste 
avec  l'univers,  s'équilibrer  à  lui,  réaliser  l'unité.  Mais  lui  est  infini, 
et  fini    l'homme;  l'équilibre  ne  peut  être  que  momentané;  à  celte  limite 


LES   LIVRES  479 

parvenu,  dans  quoi  Tharmonie  enferme  l'univers,  un  autre  infini  s'ou- 
\  re,  ot  auisi,  sans  lin;  ce  passage  critique,  celle  sensation  de  dualité  et 
d'une  force  (pii  nous  mancju»'  pour  conclure  Funilé,  nous  donne  le  sen- 
timent de  W'xpresision:  en  quelque  sorte.  1  expression  cest  lliomme,  et 
l'harmonie,  est  la  nature.  Ce  perpétuel  balancement  entre  son  unité  et 
le  dualisme,  celte  lutte  de  soi  contre  Funix  ers,  de  soi  contre  soi,  de  luni- 
vers  intérieur  contre  l'univers  ambiant,  ce  tourment  de  l'iuiité  résume 
toute  la  vie  humaine.  (_"'est  l'aller  et  retour  pendulaire,  et  qui  gou- 
\  erne  le  monde  mental  iou(  autant  que  le  monde  matériel.  «  La  \  ibration 
n'est  pas  seulement  le  point  de  départ  de  l'esthétique,  elle  en  est  l'épi- 
logue et  la  suprême  aventure.  L'intelligence  dédouble  les  choses  pour 
la  joie  d'y  mettre  un  rajjport  qui  les  unisse.  Quel  phénomène  initial 
l'homme  va-t-il  requérir  à  l'origine  de  l'univers  pour  s'en  faire  une 
expression  ?  le  tressaillement  intime  des  atomes  chei'chant  leur  équi- 
libre. »  Et  au  moral,  de  même  qu'il  est  deux  moments  dans  toute  vie 
et  toute  pliase  de  vie,  il  est  deux  sortes  de  races,  deux  sortes  d'hommes  : 
ceux  qui  éprouvent  l'harmonie  universelle  :  les  harmonieux,  et  ceux 
qu  obsède  l'inquiétude  immanente  de  l'être  humain  en  deçà  ou  au  delà 
de  cet  éf|U!lil»re  qu'il  ne  fait  que  traverser  :  les  expressifs.  Une  double 
application  suit,  hardie  et  ingénieuse,  rigoureusement  molivée,  d'une 
part  à  l'affaire  Dreyfus  (les  partisans  de  Dreyfus  étant  les  expressifs, 
les  ad\ersaires.  les  harmonieux),  d'autre  part  qui  montre  dans  tes 
expressifs  impressionnistes  de  la  fin  du  XIX®,  une  renaissance  des 
harmonieux  architectes  du  XIIP  français,  vient  en  exemple  pratique 
aux  thèses  de  ce  livre  éloquent  et  fort. 

ALmrice  Crheai  ;  La  Sphère  de  Beauté.  (Alcan,  in-18  de  980  pp. 
il!..  10  f.)  —  Il  y  aurait  c^mune  une  incon\enancc  à,  en  vingt  lignes, 
épiloguer  près  de  mille  paaes,  des  années  de  méditations  et  de  tra\aux, 
sur  les  plus  hautes  questions;  il  y  faudrait  un  volume  de  discussion; 
et  le  temps  là  passé  ne  le  serait  pas  en  vain...  L'auteur  parlant  de  l'apho- 
risme de  Ch.  Féré  (l'idée  d'un  mom  ement.  c'est  le  mouvement  qui  com- 
mence) et  de  celui  de  Ch.  Henry  (toute  excitation,  d'où  qu'elle  vienne, 
sur  quel  sens  qu'elle  fi'appe.  ])roA"oque  sa  réaction  motrice),  cherche 
comme  ce  dernier  à  décou\  rir  la  loi  ramenant  à  une  commune  mesure 
tous  faits  physiques,  physiologiques,  esthétiques  :  toute  pensée  a  son 
réflexe  adapteur  «  et  l'organisme  se  tient  constamment  aux  aguets, 
prêt  à  transformer  la  sensation  en  acte,  la  pensée  en  sensation  »  (per- 
pétuel équilibre  en  mouvement  qui  entretient  et  préserve  la  vie),  telle 
est  la  base.  Sa  voie,  tout  à  fait  neu\e  et  ingénieuse,  mais  assez  détour- 
née, rend  son  procédé  compliqué  et  tâtonnant.  Un  catalogue  de  tous  les 
adjectifs,  toutes  les  épithètes  quantitatives  et  qualitatives  par  quoi  nous 
exprimons  nos  sensations;  par  classements,  déductions,  et  s'étayant 
des  travaux  de  Chevreul.  Helmholt/.  Charpentier  (de  Xancy).  Ch. 
Henry,  Féré,  l'abbé  de  Lescluze,  Viollet-le-Duc.  etc.,  passant  du  phy- 
sique, par  le  moral,  au  métaphysique,  esquissant  en  chemin  à  chaque 
art  sa  philosophie  en  fonction  de  lA  science,  par  des  gammes  il  conclut. 
Gammes  non  seulement  (ce  qui  fut  déjà  tenté,  avec  d'ailleurs  infiniment 


48o  LA    HEVUE    Br.ANGHE 

moins  de  plausibililé,  de  rigueur  et  de  perfection)  des  lempéralures, 
des  conlacls,  des  odeurs,  des  saveurs,  des  couleurs,  des  formes  géo- 
nielri(iues  des  timbres  musicaux,  etc..  (|ualitativcs  en  fonction  l'une 
de  l'autre,  mais  encore  la  relation  d'elles  avec  une  gamme  centrale, 
—  morale,  esthétique,  laquelle  leiulrait  compte  des  SLMisalions  provo- 
quées par  toute  apparence  de  l'unixers,  toute  manifestation  de  notre  vie. 
Celle-ci,  quantitative,  s'étagc  de  part  et  d'autre  de  la  sensation  mi- 
toyenne, indifférente,  neutre,  jusqu'à  la  limite  de  résistance  de  l'être 
(en  schéma  grossier  :  un  plat,  un  accueil,  etc..  brûlant,  chaleureux  ou 
chaud  —  tiède  —  tempéré,  frais,  glacial....)  :  Aibralion  pendulaire  du 
plus  au  moins,  la  raison  du  plaisir  ou  déplaisir  fournie  par  l'accrois- 
sement d'énergie  ou  la  dépression  qui  mesure  tout  contact  aAcc  la 
nature.  Celte  introduction  de  la  notion  (|u;iiititali\e,  au  physique  :  sen- 
sation de  brûlure  ou  gel  provoquant  le  recul  avant  que  la  pensée  mter- 
vienne;  au  moial  :  éclat  de  rire  ou  sanulol.  spasme  délcndeui*  des 
émotions  quand  leur  acuité  met  en  péril  la  vie  (  <(  loi  de  péjoratisme  des 
extrêmes  )>,  dit  l'auteur),  est  autrement  inqjortaiite  (pie  l'auteur  ne 
pense  :  c'est  purement  la  loi  des  inlei^lérences  d'où  le  D""  Charpentier 
tirait  hier  la  genèse  des  couleurs,  portée  du  monde  physique  au  monde 
sensuel  et  moral  (une  excitation  ajoutée  à  une  excitation  produit  l'indif- 
férence). Otte  loi,  on  le  reconnaîtra  sous  jtcu,  est  rien  moins  que  celle 
en  chimie  mécanique  du  travail  maximum,  de  la  conservation  de  l'éner- 
gie. Elle  mène  le  monde,  c'est  la  loi  des  rapports  simples,  celle  du 
moindre  effort,  celle  qui,  j^ar  intuition,  fit  les  architectes  des  cathé- 
drales, les  Grecs,  les  Egyptiens,  baser  tout  un  édifice  sur  le  dévelop- 
pement d'une  figure  géométrique  unique,  les  symphonistes  contre- 
pointer,  etc.,  l'abeille  construire  ses  cellules  en  hexaèdres  qui  don- 
nent le  maximum  de  résistance  pour  le  minimum  d'effort,  et  la  neige 
cristalliser  en  hexagones.  Et  le  sens  estfiétique,  Métamalhématique 
pcul-êire,  que  l'ethnologue  Grosse  nous  montre  d'auire  part  inné 
comme  la  vue,  est  le  sens  des  rapports  justes  dans  l'univers,  comme 
l'entrevit  Pascal  dans  sa  définition  de  la  Beauté.  Loi  d'harmonie  uni- 
\erselh>,  elle  cxplifjiie  la  finalité  par  l'adaptation,  le  transformisme. 
Le  catholicisme  île  l'auteur  de  ce  puissant  li\re  l'entrave  en  vain;  il 
repousse  l'identité  de  la  sensation  et  du  jugement,  sépare  le  monde  mo- 
ral du  physique,  se  cramponne  à  l'harmonie  préétablie.  Or  peut  ache- 
\er  sans  lui.  De  même  que  le  libre  arbitre  exprime  la  période  d'oscilla- 
tion d'"  nos  centres  i)hysi(|ues  jusqu'au  moment  où  l'un,  l'emportant, 
nous  dictera  «  notre  »  volonté,  de  même  nous  ne  sommes  paj>  plus  maî- 
tres de  placer  ou  non  un  rouge  et  de  telle  qualité,  à  telle  place,  dans 
tel  tableau,  (|ue,  spectateur,  de  vibrer  dans  tel  ou  tel  ordre  devant  ce 
rouge,  (pie  l'abeille  de  construire  autres  qu'hexaèdres  ses  cellules,  que 
la  neige  de  crislalliser  autrement  qu'en  étoiles  hexagones, 

Fagl'S. 

Le  Gérant  :  P.  Dkschamps. 

Paris.  —  Imprimerie  C.  LAMY,  121,  M  'l*»  Ln  Ch.'ipelle.  1 '><;'»< 


Les  Volontaires  de  Gentilly 

ou 

la  Fête  du  Maire 

NOTE  SUR  ANAXAGORAS  CHAUMETTE    llôS-iWi) 

Chaumelte,  Anaxagoras  Ghaumette,  procureur  général  de  la  Commune  de 
Paris,  moins  Athénien  que  Spartiate  en  dépit  de  son  prénom  !  Nul  person- 
nage des  histoires  à  grandes  images  n'incarne  autant  que  lui  la  force  mon- 
tante delà  Révolution. 

Au  siècle  dernier,  quand  la  tragédie  populaire  gravitait  autour  d'un  héros, 
c'était  Robes])ierre  pour  Louis  Blanc,  Danton  pour  Michelet,  Marat  pour 
Villiaumé.  Si  quelque  narrateur  éloquent  avait  à  son  tour  exposé  le  drame 
en  poussant  Chauniette  au  premier  plan,  nous  verrions  une  succession  d'é- 
vénements plus  directement  inspirés  par  des  idées,  nous  aurions  un  tableau 
moins  politique,  mais  plus  près  des  encyclopédistes  et  des  moralistes,  une 
sorte  de  préface  violente  aux  socialismes  du  jour  et  aux  harmonies  futures. 
Plus  simplement  ces  choses  pourront  être  dites  à  propos- de  Ghaumette  quand 
on  prendra  ie  temps  d'écrire  sa  vie  ;  et  alors,  comme  il  en  nourrissait  l'espé- 
rance, «  la  postérité  na  pourra  point  prononcer  son  nom  sans  quelque  at- 
tendrissement )». 

Ghaumette,  fils  d'un  cordonnier  de  Nevers,  fut  guillotiné  à  l'âge  de  trente 
et  un  ans  le  24  germinal  an  II  pour  avoir  voulu  (aux  termes  de  l'acte  d'ac- 
cusation) «fonder  le  gouvernement  français  sur  l'athéisme  ».  L'Inquisition 
veillait  en  la  personne  de  Robespierre. 

—  Si  j'ai  lutté  contre  Dieu,  aurait  pu  répondre  l'ami  de  Sylvain  Maré- 
chal, c'était  pour  affirmer  l'Humanité. 

D'ailleurs,  Ghaumette.  qui  resta  toujours  entiché  de  Rousseau,  était-il  net- 
tement athée  ?  —  D'un  examen  attentif  de  ses  papiers  on  concluera  qu'il  était 
plutôt  déterministe,  autant  qu'on  pouvait  T'ètre  au  xv!!!""  siècle. 

Sa  jeunesse  fut  tourmentée,  romanesque  sans  amour;  à  treize  ans  il  quitte 
le  collège  des  Récollets,  se  fait  mousse  et  devient  pilotin  ;  puis,  vers  la 
vingtième  année,  il  abandonne  les  voyages  et  la  mer  pour  se  lancer  dans  les 
recherches  de  l'esprit  ;  à  Nevers,  à  Moulins,  en  Avignon,  à  Londres,  à 
Paris,  «  il  étudie  avec  fureur  les  plantes  et  les  livres  ».  Quand  les  pre- 
mières électricités  de  la  Révolution  chargent  les  nuages  de  France,  l'étu- 
diant passe  au  journalisme  ;  il  soutient  de  sa  collaboration  anonyme  l'œuvre 
des  Loustallot  et  des  Prodhomme.  Le  soir  du  10  août  1792,  il  sortira  de 
l'ombre  ;  encore  inconnu  il  présidera  la  Gommune  insurrectionnelle.  A  quel 
titre  ?  Quelle  section  l'a  délégué  ?  A-t-il  préparé  le  mouvement,  sonné  le 
tocsin  ou  combattu?  Point;  du  moins  on  ne  sait.    Il  venait  peut-être  là  pour 

31 


482  LA   REVUE    BLANCHE 

s'instruire,  on  curieux,  en  ga/.elier.  Étrange  histoire,  que  d'aucuns  expli- 
queraient trop  vite  par  linlluence  niai;onni(|ue.  En  réalité  les  ouvriers  de  la 
Révolution  étaient  fatigués  le  soir  du  10  août;  la  parole  inspirée  de  Ciiau- 
mette  les  réveilla,  leur  versa  le  vin  du  triomphe;  les  faubouriens  aux  bras 
nus  accolèrent  ce  blondin  et  l'assirent  au  fauteuil.  C'est  à  lui  maintenant 
d'organiser  la  police  et  d'assurer  l'ordre  avec  Héal,  avec  Rossignol,  avec  les 
émeutiers.  Il  s'en  acquitta  assez  bien.  Mais  quelques  jours  après  il  a  passe 
la  main.  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  renversé  la  monarchie,  il  reste  à  révolu- 
tionner l'Ame  du  peuple.  Pour  Chaumette  il  n'est  pas  détache  plus  urgente. 
Et  le  voilà  parti  dans  la  Nièvre  où,  de  concert  avec  Fouché,  l'ex-oratorien, 
il  porte  aux  paysans  de  sa  province  des  paroles  de  rénovation.  Le  but  lui  est 
ap]iaru  nettement;  il  faut  fonder  la  République  sur  des  mœurs  nouvelles  et 
sur  le  patriotisme.  Plus  de  préjugés,  guerre  au  fanatisme  !  Que  le  culte  de  la 
Raison  remplace  celui  des  saints  !  Plus  tard  Chaumette  reconnaîtra  qu'il 
faut  aussi  montrer  du  tact  en  ces  matières;  il  se  défend  de  violer  les  Droits 
de  l'Homme  en  persécutant  les  opinions  cl  se  résumera  dans  cette  formule  : 
«  Si  j'ai  méprisé  la  superstition,  je  ne  me  crois  pas  en  droit  de  persi'cutcr 
celui  qui  en  est  atteint.  » 

Mais,  pour  commencer,  il  ne  se  propose  rien  moins  que  d'aérer  les  esprits 
et  de  chasser  «  l'odeur  cadavéreuse  des  temples  de  Jésus  ». 

Après  les  élections  municipales  de  décembre  Chaumette  fut  nommé  pro- 
cureur général  de  la  Commune.  Pour  bien  apprécier  son  action,  qu'on  re- 
prenne tous  les  arrêtés  du  grand  conseil  provisoire  :  on  verra  que  l'évolution 
de  nos  plus  précieuses  idées  modernes  commence  aux  réquisitoires  de 
Chaumette  et  l'on  comprendra  en  même  temps  iiouripioi  Barrère  reprochait 
à  Chaumette  de  vouloir  populariser  la  sensibilité  de  la  Comniiim^  niix  (]>'' 
pens  de  l'autorité  du  Comité  de  Salut  Public. 

Le  conflit  politique  est  là;  le  drame  social  fortement  indicjué  reste  à  écrire  : 
Rabeuf  s'elTorcera  de  le]M'écisei'.  Il  n'en  restera  qu'une  conspiration  de  pa- 
roles; mais  ces  paroles  vont  se  prolonger  dans  le  temps  et  (  (  so'it  .l'ilis-l;'! 
même  qui  passionnent  encore  aujourd'hui  le  prolétariat. 

Il  y  a  certains  hommes  de  la  Révolution,  et  ce  sont  les  plus  connus,  dont 
l'action  s'épuisa  avec  les  orages  de  l'époque.  Le  libertaire  et  moralisant  pro- 
cureur de  la  Commune  n'est  ])as  de  ceux-là  :  il  se  survit  dans  les  idées  qui 
l'inspirèrent. 

Avec  d'autres  héberlistes  Chaumette  aimait  à  se  dire  patriote,  mais  non  pas 
homme  d'État.  Dans  sa  bouche  et  dans  celle  des  commissaires  de  la  Com- 
mune le  ])alriotisme  avait  un  sens  qu'il  a  perdu  sous  les  alluvions  du  milita- 
risme. La  Patrie,  c'était  la  Nation,  la  nation  vivante  plus  encore  (|ue  la 
Terre  ou  le  Passé.  Si  la  patrie  avait  des  droits,  elle  avait  aussi  des  devoirs 
d'assistance,  elle  ne  devait  point  contrarier  les  desseins  de  la  Nature  e!  do 
l'Humanité. 

L'o-uvre  légère  de  Chaumette,  que  nous  i)ul)lions  aujourd'liui,  les  Volon- 
taires fie  Gentillji  ou  la  Fclc  du  maire,  illustre  cette  thèse  d'une  sorte  de 
pastorali-  on'les  sentiments  héro'iques  et  fratcrnilairesde  1792  se  manifestent 
avec  candeur  mais  non  sans  agrément  scénique.  Inédite,  elle  était  conservée 
avec  d'autres  fragments  dramatiques  dans  les  papiers  conlisqués  de  Ciiau- 
mette  qui  sont  aux  Archives  nationales  sous  la  cote  T,  60'i-605.  Pris  par 
l'action  et  surpris  par  la  mort,  Anaxagoras  Chaumette  n'eut  pas  le  temps  de 
se  «  faire  jouer  ».  Ne  le  regrettons  pas,  car  son  rôle  efl'ace  ses  œuvres. 


:.E5   VOLONTAIRES    DE    GENTILLY  jfSH 

Voici  donc  simplciiieut  une  curiorité  retrouvée  dans  l'herbier  du  botanislc 
révolutionnaire,  une  Hoche  de  fleurs  des  champs,  nouée  d'un  ruban  rouge, 
mais  telle,  un  peu  fanée,  qu'elle  peut  encore  parer  d'une  grâce  le  tombeau 
du  sensible  et  véhément  républicain  ([ui  servU  la  raison  avec  tant  de  lolie. 

Victor  Barrlcanu 

LES  VOLOMAIHES  DE  GESTILLY 

PERSONNAGES 

Le  Maire,  vieillard  respectacle. 

MiCliAi'X,  autre  vieillard  du  village  et  oJïicier  municipal. 

MvTiiLHiNE,  ft'nime  de  Michaux. 

Jlliex,  volontaire. 

LuciLE,  épouse  de  Julien. 

Fanfan,  tils  de  Julien  et  de  Lucilc. 

Le  Commandant  en  second  de  la  Garde  nationale. 

Hubert,  autre  volontaire. 

Annette,  députée  du  village  pour  présenter  le  bouquet,  et  fille  de 
Michaux  et,  de  Matliurine. 

iJoLiN,  amant  dAnnette. 

Troupe  de  volontaires,  de  jeunes  eaeons  et  de  lilles  du  villoee. 
In  tambour  de  basque,  un  hautbois  et  une  clarinettte. 

La  scène  se  passe  à  Gentilly,  vis-à-vis  la  maison  du  Maire  ;  elle  repré- 
sente un  bosquet  champêtre,  au  milieu  duquel  est  une  espèce  d'avenue 
qui  aboutit  à  la  maison.  Autour  des  arbres  sont  les  préparatifs  d'une  fête. 

Ouand  la  toile  se  lève,  on  aperçoit  un  groupe  de  jeunes  filles  qui  daiiscnf 
autour  de  larbre  de  la  LU^erté.  Cet  arbre  est  planté  sur  la  cime  d  une 
espèce  de  monticule,  à  côtv  de  la  maison  du  Maire.  .Snir  cette  même  cime 
sent  encore  de  jeunes  garçons  jouant  à  <<  pet  en  gueule  »  et  au  «  cheval, 
fondu  ».  Dans  l'avenue  sont  encore  ré|)andus  difiérents  villageois  et  villa- 
geoises ([ui  jouent  à  différents  jeux  en  attendant  les  violons  :  là,  c'est  à  la 
"la  main  chaude»,  ici  à  «Colin-Maillard»,  etc.  Seront  encore  placés,  çà 
et  là,  plusieurs  bonnes  femmes  qui  vont,  l'une  après  l'autre,  d'un  air  très 
religieux,  faire  leur  offrande  à  la  liberté  :  un  rulian,  une  banderollf.  un<' 
('charpe  aux  trois  couleurs.  On  remarcpie,  entre  autres,  une;  vieille  femni(> 
qui,  après  avoir  fait  son  offrande  à  Tarln-e  de  la  Liberté,  l'embrasse,  le 
baise  etiui  fait  plusieurs  révérences  en  s'éleignant. 

SCÈNE  !■' 

MiciiALX,  ^L\THIRINE,  tous  dcux  assis  sur  un  liane. 
Michal'N,  à  sa  femme.. 

Que  c"te  jeunesse  est  heureuse.,  femme  !  Cela  me  rappelle  nos 
beaux  jours...  Voilà  pourtant  comme  nous  étions.  T'en  souvient- 
il,  Malhurine? 


484  la  revue  blanche 

Matiuhink 

Quelle  (Jeniiuide  tu  me  fais  là,  Michaux?  Est-ce  que  je  puis 
jamais  oublier?  Ah  !  mon  ami,  si  l'amour  est  un  mal  dont  on  ne 
guérit  (jue  trop  en  ménage,  le  nôtre  n'est  point  de  cette  espèce, 
et  je  le  considère  comme  une  brûlure  dont  il  reste  toujours  au 
moins  la  cicatrice. 

Michaux,  la  sorrant  dans  ses  bras. 

Pauvre  Mathurine,  tu  n'ouvris  jamais  la  bouche  que  pour  me 
dire  des  choses  agréables. 

Mathurine,  le  repoussant  doucement. 

Laisse  donc  !  Si  ces  jeunes  gens  nous  voyaient  1 

Elle  se  lève,  Miciiaux  la  suit. 

Michaux 

Hé,  parbleu  !  qu'ils  disent  ce  qu'ils  voudront.  Tu  es  ma  femme, 
je  n'ai  jamais  rougi  de  t'aimer,  et  personne  n'est  capable  de 
m'empêcherde  t'en  donner  des  preuves.  Tiens,  ne  raisonne  pas, 
car  je  t'embrasserais  effrontément  devant  eux  tous. 

MaTIU  RINR 

Ho,  Michaux,  ne  t'en  avise  pas,  car  tu  me  ftichcrais  bien  fort. 

Michaux 

Va,  ne  crains  rien;  comme  ce  serait  la  première  fois  de  ta  vie 
que  mes  baisers  t'auraient  déplu,  je  ne  veux  pas  m'y  exposer. 
(11  regarde  autour  de  lui.)  Sais-tu  que  cette  l'été  sera  charmante? 

Mathurine 

Oui,  mais  les  violons  n'arrivent  pas.  Je  crains  (jue  le  maire 
ne  s'impatiente. 

Michaux 

Pourquoi  ?  11  sait  (pie  ces  retards  ne  peuvent  être  occasionnés 
que  par  le  soin  que  l'on  apporte  pour  le  mieux  fêter. 

Mathurine 

Oui,  mais  le  plaisir  qui  se  fait  trop  attendre  perd  souvent  de 
.son  prix. 

Michaux 

Ho!  un  patriote  comme  lui  ne  met  pas  nu  j)rix  considérable 


LES   VOLONTAIRES    DE    GENTILLY  485 

à  ces  babioles-là  !  non.  Il  s'y  prête  par  complaisance;  mais  une 
bonne  victoire  dans  la  Belgique  le  flatterait  beaucoup  {)Ius.  En 
effet,  c'est  cola  qui  mériterait  une  fête. 

Mathurine 

Ça  viendra,  va  !  Avec  du  courage  et  de  la  patience  on  vient  à 
bout  de  tout...  et  ce  n'est  pas  ce  qui  manque  en  France. 

Michaux 

Ho  !  si  lui  comme  moi  avions  encore  la  jeunesse  comme  nous 
avons  le  ca^ur... 

Mathurine 

Tu  parles  toujours  de  ta  vieillesse  :  hé,  mon  ami,  il  faut  vieillir 
ou  mourir  jeune  !  On  ne  peut  pas  être  et  avoir  été.  Pour  notre 
maire,  on  peut  dire  que  c'est  un  brave  homme,  flo,  en  cas  de 
ça...  (On  entend,  derrière  la  scène,  le  bruit  du  tambour  de  basque  et  des 
instruments.)  Mais  voici  sans  doute  nos  jeunes  gens?  (Elle  regarde.) 
Oui,  j'aperçois  Annette,  notre  fille,  avec  le  bouquet.  Son  pré- 
tendu, Colin,  lui  donne  la  main.  Qu'ils  ont  l'air  satisfait!  Sais- 
tu  que  c'est  un  joli  couple... 

SCÈNE  II 

Michaux,  Julien,  Mathurine,  Annette,  Colin,  le  tambour  du 
VILLAGE.  Un  tambour  de  basque,  un  hautbois  et  une  clarinette  précé- 
dent l'entrée  d'Annette  et  Colin.  Les  autres  jeunes  gens  quittent  leurs 
jeux  et  les  entourent. 

Mathurine 
Allons  donc,  vous  vous  êtes  fait  bien  attendre  ! 

Annette 

C'est  que,  mère,  je  voulais  mettre  des  roses  au  bouquet.  J'ai 
fait  tout  le  village  auparavant  de  trouver  celles-ci.  Elles  sont  si 
rares  encore...  (Montrant  le  bouquet.)  Comment  le  trouvez-vous? 

Mathurine 

Assez  bien.  C'est  dommage  qu'il  se  soit  si  longtemps  fait 
attendre. 

Annette 

Ha,  j'ai  cependant  bien  couru. 

Colin 

Oh,  maman  Michaux,  ne  la  grondez  point,  nous  n'avons  pas 


',8fi  I-A    REVUE    BLANCHE 

perdu  un  instant.  Aile/,,  lorscjuil  s'apt  de  fêter  un  maire  comme 
le  notre,  on  ne  man([ue  pas  de  zèle... 

Mi  ai  A IX 

C'est  bon,  c'est  bon,  en  voilà  assez,  finissons  !  Arrangez-vous 
tous  en  ordre  (Il  les  arraiicre  :  la  musique  devant,  puis  Annette  avec  son 
bouquet  et  Colin.  —  On  entoud  le  liruit  du  tambour,  tout  le  monde  sur- 
pris s'arrête  et  écoute.  Le  tand)our  entre  et  bat  le  rappel  au  fond  de  la 
scène.  Tous  courent  à  lui  et  l'entourent.  11  lit  une  proclamation  par  la- 
quelle on  aniionce  l'arrivée  de  deux  députés  de  la  Convention  chai'gés 
d'orilres  dont  le  maire  fera  part  après.} 

Jl  I.IKN 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  nous  chercher  :  —  nous  voilà 
tous  à  peu  près...  Qu'y  a-l-il  donc  de  nouveau? 

MlCHAlX 

Attendons  l'ordre  avec  res|>ect  et  soumission.  Oue  les  femmes 
se  rangent  d'un  côté  et  nous  de  laulre.  (Tous  obéissent.)        * 

SCÈNE    m 

Les   PnÉcî:i)KN'i"S,  le  Mairl,  suivi  dun  lioninic  (jui  lient  ihm-  coi'litMll"- 

ouverte. 

Le  M.vh'.e,  d'un  air  pénétré.  —  Citoyens,  voici  des  pr<''])aratiJ's 
qui  pénètrent  mon  cœur.  Vous  m'honorez  dune  confiance  soute- 
nue de  tant  d'amour  qu'il  est  impossible  que  ma  bouche  puisse 
suffire  aux  ex[)ressions  de  ma  sensibililé...  (Murunu-es  d'appro- 
bation.) Mais,  hélas!  faut-il  qu'une  joie  aussi  pure  soit  interrom- 
pue par  la  nouv(dle  (pie  je  viens  vous  a])porter?  (Autre  uiouve- 
nieid.)  La  Pairie  est  encore  en  danger,  ciloyens,  mais  elle  ne  s'en 
étonnera  point  tant  qu'elle  renfermera  dans  son  sein  des  hommes 
de  votre  courage,  ((irande  attention.)  Les  vertus  que  vous  av(v/, 
déployées,  et  (|ui  feront  fasie  dans  les  annales  de  la  postérité 
la  plus  reculée,  lui  soni  un  sur  garani  du  triomphe  qui  l'attend. 
Non,  ces  sublimes  vérins,  à  jamais  inséparables  du  nom  fran- 
çais, ne  s'élévcronl  plus  désormais  fjue  ])Our  faire  lrend)ler 
ILurope  et  pour  s'attirer  l'admiration  du  monde  entier.  Ces! 
d'après  mon  ccenr  «pie  j'en  juge,  et  c'est  d'après  les  vôtres, 
ciloyens,  et  leur  fidélilé,  que  je  le  jure  à  la  face  des  cieux. 

I  ors    cnseiidiîe.  I;i    main   Icm't 

Nous    le   jurons   Ions.    I";illril-il    répandre    jusqu'à    la  dernière 
goulle  de  noire  sang...    I.i  |»alri('  sera  sauvée. 


les  volontaires  de  gentilly  4^7 

Julien 

.ron  réponds  sur  ma  télé.  Citoyen   maire,  parlez  :  où  l'aut-il 
aller?  Nous  partirons. 

Colin 


Gomment  peux-tu  demander  où  nous- allons?  hé!  sans  doute 
sur  la  route  de  la  gloire.  Les  Français  en  connaissent-ils 
d'autre? 

Le  Maire 

Sans  doute,  mes  amis  :  ce  que  dit  Colin  est  sans  réplique, 
mais  vous  ne  pourriez  tous  partir...  il  faut  bien  qu'il  en  reste 
pour  garder  nos  femmes  et  nos  enfants. 

Plusieurs  ensemble 
Hé  bien,  nous  tirerons  au  sort. 

Les  Autres 

Oui,  c'est  cela,  nous  tirerons  au  sort. 

Colin 

De  cette  façon  ceux  qui  resteront  n'auront  pas  à  se  plaindre 
qu'on  leur  a  fait  une  injustice. 

Le  Maire 

Mes  enfants,  la  recrue  est  forte,  en  comparaison  de  notre 
nombre. 

Julien 

Tant  mieux,  si  nous  y  allons  tous,  il  n'y  aura  pas  de  jaloux. 

Le   Maire,  à  part 

Glorieuse  et  immortelle  émulation! 

Michaux,  à  d'autres  vieillards 

Eh!  si  toute  notre  jeunesse  s'en  va,  est-ce  que,  malgré  notre 
âge,  nous  n'avons  pas  un  cœur  capable  de  ranimer  nos  bras 
pour  défendre  nos  foyers?  Qu'en  dites-vous,  citoyen  maire? 

Le  ^Iaire 

Sans  contredit...  et  tel  que  nous  serons  toujours  en  état  de 
faire  face  à  l'ennemi.  (Les  regardant  tous  avec  attendrisseaient.) 
0  mes  amis,  quelle  est  mon  allégresse!  votre  héroïsme  se 
montre  sous  toutes  les  formes  :  ni  la  vieillesse,  ni  les  infirmi- 


'|88  LA   REVUE    BLANCHE 

tés,  ni  la  nécessité,  rien  n'est  capable  de  le  démenlir.  Que  je 
suis  G:lorieux  de  pouvoir  me  compter  au  nombre  de  tels  compa- 
Iriotesl  Je  craignais  de  troubler  la  fête  agréable  que  vous  me 
prépariez,  et  voilà  que  votre  civisme  en  donne  une  immortelle  à 
mon  cœur.  Nous  ne  cbangorons  donc  rien  à  vos  intéressantes 
dispositions,  et  cette  l'été  ennoblie  par  votre  courage  n'en  rece- 
vra qu'un  lustre  de  plus. 

(Il  découvre  le  panier.) 

Voici  des  couronnes  que  j'avais  fait  préparer  pour  être  le  prix 
de  ceux  d'entre  vous  qui  auraient  été  les  plus  agiles  à  remplir 
une  carrière  dont  je  me  proposais  de  fixer  le  but.  L'épicuve  peut 
encore  avoir  lieu.  On  demande  douze  volontaires;  exécutons 
réellement  ce  qui  ne  devait  être  qu'un  jeu.  L'une  après  l'autre 
j'attacherai  ces  douze  couronnes  à  l'arbre  de  la  Liberté;  vous, 
deux  à  deux,  vous  vous  élancerez,  et  le  plus  habile  à  la  course 
cuillera  la  palme. 

Les  VoLONTAmES,  tous  ensemble 

Bravo,  bravo  I  citoyen  Maire,  c'est  entendu.  (En  même  temps,  ils 
s'arranf^ent  deux  par  deux  et  côte  à  côte.) 

Annette,  prt^sentée  au  Maire  i)ar  Colin 

Avant  tout,  citoyen  Maire,  permettez  que  nous  vous  présen- 
tions le  bouquet. 

CoLLN 

Ce  bouquet  que... 

Le  Maire,  prenant  le  bouquet 

(litoyenne,  il  est  reçu  avec  autant  de  plaisir  que  vous  mettez 
de  grûce  à  l'offrir...  mais  si  vous  ne  me  permettez  pas  de  vous 
embrasser,  ma  satisfaction  ne  sera  pas  complète.  (Il  embrasse 
Annette,  puis  Colin.)  Ces  baisers  .sont  le  gage  des  sentiments  que 
je  vous  porte  à  tous,  citoyens;  ce  sont  ceux  de  mon  estime,  de 
ma  tendresse  et  de  ma  reconnaissance.  (Tous  les  autres  le  saluent.) 

Colin 

Nous  formons  tous  des  vœux  pour  votre  pros[)érité  et  pour 
votre  boidieur.  (Tous  les  autres  rraj»|)ent  des  niains  en  criant  :)  Oui, 
oui,  vive  notre  ami,  notre   père,   le  citoyen  Maire  de  Gentilly! 

Le  Maire 

(Le  Maire  salue.  11  se  dirige  ensuite,  suivi  du  tambour,  vers  l'arbre  de 
la  Liberté.  Après  y  avoir  attaché  son  bouf|uel,  il  y  pose  aussi  une  cou- 
ronne et  dit  :) 


LES   VOLONTAIRES    DE   GENTILLY  /|89< 

Citoyens,  mettez-vous  tous  en  ordre,  sans  confusion  ;  le  tam- 
bour va  battre  trois  coups;  le  troisième  est  le  signal  du  départ. 
Deux  volontaires,  les  premiers  du  rang,  partiront.  La  même 
manœuvre  sera  répétée  pour  ceux  qui  suivent. 

Julien 
Je  ne  crois  pas  avoir  la  crampe. 

Son  Camarade 
Et  moi  qui  ne  suis  pas  boiteux! 

Le  Maire,  criant 

Attention  ! 

(Le  tambour  bat  et  la  course  commence.  A  mesure  qu'un  volontaire  » 
obtenu  la  couronne,  il  se  range  auprès  du  Maire.  Le  piquant  de  cette- 
scène  dépend  du  jeu  des  acteurs  qui  seront  libres  d'y  mettre  tout  l'intérêt 
qu'il  leur  plaira.  — Cette  course  terminée,  les  volontaires  reviennent  sur  le 
bord  du  théâtre  au  son  du  tambour,  le  Maire  à  leur  tète.  Ils  s'alignent 
tous  sur  le  côté.  Il  faut  observer  que  Julien  et  Colin  ont  les  deux  premières- 
couronnes.) 

Le  Maire 

Mes  amis,  j'ai  fait  dresser  des  tentes  dans  ma  grande  cour  et 
fait  préparer  quelques  rafraîchissements  :  je  vous  invite  tous  à 
venir. 

Mathurine 

Et  nous  aussi,  citoyen  Maire  ? 

Le  Maire 

Sans  doute,  citoyenne.  Je  vous  prie  de  m'accorder  cette  grâce. 
Eii,   qu'est-ce   qu'une  fête  que  les  femmes  n'embellissent  pas? 
(Le  tambour  bat;  le  Maire,  à  la  tète  des  volontaires,   sort;   les  autres, 
tes  suivent.) 

SCÈNE  IV 

LuciLE,  Julien,  Fanfan 

Lucile,  Julien  et  Fanfan  laissent  aller  les  autres  et  demeurent.  Julien, dans 
l'enchantement,  considère  sa  couronne,  va  pour  la  porter  à  sa  tète, 
quand  il  aperçoit  son  fds  qui  le  regarde  et  sa  femme,  les  yeux  baissés  et 
fort  triste.  Il  fait  un  geste  de  saisissement,  les  regarde  avec  tendresse, 
et  laisse  tomber  sa  couronne.  L'enfant  la  ramasse  et  veut  la  rendre  à  son 
père.  Cette  scène  muette  peut  devenir  très  intéressante  entre  ces  trois 
acteurs, 

Fanfan.  à  son  père  en  lui  présentant  la  couronne. 

Mets-la  donc,  mon  papa,  pourvoir  comme  tu  seras  joli. 


/»90  la  he  vue  blanche 

Julien 

JulitMi  regarde  s<in  lilset  sa  femme  dune  manière  qui   exprime  qu'il  est 
attendri  jusqnau  fond  du  rieur.   11  les  prend  lun  et  l'autre  dans  ses 
bras  et  dit  avec  un  air  d'étonnoiucnt  : 
U  nature  1  On  peut  donc  louhlier  1  (Regardant  sa  femme.)  Lucile  ! 

LuciLE 
Julien  !...  (Elle  pleure.  Fanfan  surpris  les  regarde.) 

JUUEN 

0  ma  femme,  o  monûls,  me  le  pardoiinerez-vous ?  Quoi!  j'ai 
pu  former  le  dessein  de  vous  quitter,  et  j'ai  pu  oublier  que,  sans 
le  travail  de  mes  mains  vous  n'avez  rien  pour  subsister!'...  Cette 
idée  me  fait  frémir.  Non,  je  ne  vous  abandonnerai  pas. 

Lucile 

Ah  I  Julien,  lu  viens  de  prendi'c  un  engagement  solennel  :  il 
est  impossible  de  le  rompre.  Mêlas!  tu  partiras;  mais  il  nous 
sera  bien  plus  doux  de  mourir  que  de  languir  sans  loi. 

Julien 

Toi,  mourir,  ma  Lucile!  Mon  fils,  mon  cher  enfant...  objet 
précieux  de  ma  tendresse!  Mon  pays  seul  pouvait  devenir  votre 
rival.  Mais,  ù  saint  amour  de  ma  pairie,  quel  que  soit  le  feu 
brfilant  qui  me  transporte,  tu  n'exiges  pas  un  hommage  barbare, 
tu  rejclles  des  sacrifices  aussi  contraires  à  la  nature. 

O  ma  femme,  quand  j'ai  loul  quitté  pour  m'ai  tacher  ;\  loi, 
parents,  amis,  honneur,  fortune,  rien,  non,  l'ien,  ma  Lucile,  ne 
m'a  coûté  ])Our  le  posséder...  Ignoré  dans  ce  village,  le  travail 
de  mes  mains  suflisait  ])Our  nous  soutenir...  J'étais  heureux. 
Chers  êtres  de  mon  co'ur.  comment  ai-je pu  former  h'  j)rojel  de 
vous  abandonner  expo.sés  à  la  plus  affreuse  misère?  Oh!... 
(Il  domeui'e  accablé.) 

Lucile 

.liilien,  les  maux  les  plus  allVeux  sont  ceux  qui  sont  sans  re- 
mède, lu  l'es  engagé,  il  faut  partir.  Oui,  mou  ami,  j"<'n  puis 
mourir,  mais  je  préfère  la  inf)il  i'i  la  honte  c[ue  me  causerait  ton 
déshonneur.    Llle  pleure.) 

Fan r AN 

Mauuin.  f[u"as-tu  donc?  Limon  pa()a.  lui  qui  est  toujours  de 
si  belle  humeur,  ])Ourquoi  fpiil  t<^  chagrine?  Si  vous  ne  finissez 
pas  (d'un  ton  attendri;,  je  sens  bi«'n  cpie  je  vas  pleurer  aussi,  moi. 


LES   VOLONTAIRES    DE    GENTILLY  +9» 

LUCILE 

Mon  ami,  c'est  que  ton  papa  va  nous  quitter...  et  cela  le  cha- 
a:rine  comme  moi. 

Fanfax 

Papa  nous  quitter?  lié,  pourquoi? 

LUCILE 

Pour  servir  la  Pairie,  nous  défendre  de  la  fureur  de  nos  en- 
nemis. 

Fa>'fan 

Des  ennemis!  hé,  maman,  pourquoi  en  avons-nous,  des  enne- 
mis, nous  qui  ne  faisons  de  mal  à  personne? 

LUCTLE 

Non,  mon  fils,  mais  ceux  qui  en  font  à  la  patrie  sont  les  nô- 
tres :  il  faut  bien  la  défendre. 

Fan FAN 

Ah!  bien,  je  veux  la  défendre  aussi,  moi,  la  patrie...  et  pour 
ça,  j  irai  avec  mon  papa...  chez  elle. 

Julien,  regardant  son  fils  avec  un  sourire  mêlé  d'amertume. 

Et  ta  maman,  Fanfan,  tu  la  laisseras  donc  ici  seule,  toute 
seule  ? 

Fanfan 

Ho!  je  ne  veux  pas  laisser  ma  petite  maman  toute  seule; 
mais  elle  viendra  avec  nous  chez  la  patrie. 

Julien,  le  serrant  dans  ses  bras. 

Enfant,  cela  ne  se  peut  pas. 

Fanfan 

Eh  bien  !  quand  je  serai  plus  grand,  maman  sera  plus  grande 
aussi,  elle;  elle  pourra  mieux  rester  toute  seule  :  je  partirai.  Et 
puis  toi,  papa,  pendant  ce  temps-là  tu  reviendras  pour  lui  faire 
compapiie.  Oh  !  si  j'avais  comme  toi  une  épée  et  un  grand  fusil, 
va,  je  les  tuerais  bien,  moi,  tous  ces  gens-là î...  Mais  à  présent 
je  ne  veux  pas  quitter  ma  petite  maman.  (Il  saute  au  cou  de  sa 
mère.) 

Julien 

Va,  mon  ami,  je  ne  la  quitterai  pas  plus  que  toi.  (A  Lucile.) 
Chère  épouse,  pardonne!  Un  mouvement  surnaturel devaitm'ar- 
racher  à  ton  idée.  Hélas  I  tel  est  sans  doute  l'effet  que  doit  pro- 


^92  LA    REVUE    BLANCHE 

duire  dans  l'Ame  d'un  vrai  citoyen  le  cri  d'appel  de  la  patrie  en 
danger.  Mais,  non,  il  n'est  point  de  devoir  contre  la  nature  gé- 
missante. Dieux  !  quelle  serait  la  gloire  achetée  au  prix  de  l'exis- 
tence de  ma  femme  et  de  mon  fils  ! 

LUCILE 

Hélas!  cependant,  mon  ami,  tu  l'as  promis. 

Julien 

Ah!  Lucile,  ne  m'en  parle  pas  davantage.  Mon  parti  est  pris, 
quoi  qu'il  puisse  m'en  arriver...  Mais,  tiens,  je  crois  que  voilà 
le  maire  qui  vient  de  ce  côté.  Serait-ce  pour  nous  chercher? 

LrciLE 

II  est  bien  capable  de  cette  attention.  Je  suis  d'avis  de  me  re- 
tirer, car  j(^  crains  qu'il  n'aperçoive  la  trace  de  mes  larmes.  Cela 
ne  ferait  pas  un  bon  effet. 

SCÈNE  V 

Les  précédents,  le  maire 

Le  MAII\e,  au  fond  du  thrâtre. 

Ah!  ah!  encore  du  monde  ici?  Je  comptais  m'y  délasser  un 
peu  des  fatigues  de  la  matinée,  y  rêver  aux  malheurs  dont  la 
patrie  est  affligée,  soupirer  en  repos,  pour  soulager  mon  cœur 
des  chagrins  qui  l'ojjpressent.  (II  s'avance.)  Mais  je  crois quec'est 
Julien  et  sa  famille.  (Il  rrvc.) 

Julien,  apercevant  le  maire,  dit  à  sa  l'euinH'. 

C'est  lui-même.  Hélas!  je  ne  sais  que  lui  dire...  Tu  as  raison, 
retire-toi  avec  mon  lils. 

Lucile 

Mon  ami,  lu  lui  diras  que  lu  j)ars.  Sois  tranquille,  le  ciel  fera 
le  reste.  (Elle  sort  avec  son  fils,  du  côté  opposé.) 

SCÈNE  VI 
Lk  Maire,  Julikn 

Le  Maire,  à  part. 

Ce  jeune  hommea  l'air  abattu...  Sa  femme  sort  affligée...  Tâ- 
chons, en  le  rassurant,  de  le  consoler.  0   vertu,    que  lu  coûtes 


LES   VOLONTAIRES   DE    GENTILLY  /jgS 

souvent  à  notre  cœur!  (Haut.)  Hé  !  mon  ami,  pourquoi  n'êtes-vous 
pas  avec  les  autres?  Oui  donc  vous  retient  ici?  Julien,  vous  ne 
répondez  pas,  mais  votre  silence  parle  pour  vous  :  je  crois  le 
comprendre.  Mon  ami,  la  nature  a  ses  droits  sans  doute.  Vous 
quittez  une  famille  intéressante,  et  tel  que  soit  le  zèle  qui  vous 
anime,  la  sensibilité...  Ne  me  cachez  pas  votre  trouble,  il  fait 
l'éloge  de  votre  cœur.  Songez  que  c'est  un  ami  qui  vous  parle, 
et  qui  prend  l'intérêt  le  plus  tendre  à  tout  ce  qui  peut  vous 
toucher. 

Julien 
Hélas  ! 

Le  Maire 

Eh  bien  !  mon  ami,  oui,  je  vous  entends.  Je  vous  soupçonne 
beaucoup  de  sensibilité.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  je  re- 
marque en  vous  la  délicatesse  d'une  àme  peu  commune.  Mais 
songez  que  plus  TefYort  est  grand,  plus  la  gloire  en  est  belle. 

Julien 

Hélas!  citoyen  maire,  soyez  certain  quelle  me  coûterait  peu, 
cette  gloire  que  j'ambitionne,  si  tout  ce  qu'il  y  a  de  })lus  sacré 
pour  moi  ne  me  forçait  pas  d'y  renoncer. 

Le  Maire 

Y  renoncer,  Julien,  y  pensez-vous?  Songez  que  vous  vous 
êtes  librement  engagé,  et  sans  contrainte.  L'homme  est  né  libre, 
mais  il  aliène  cette  liberté  lorsqu'il  s'unit  à  une  société  à  qui  la 
nécessité  donne  des  entraves.  Tel  est  l'état  des  citoyens. 

Julien,  avec  fierté. 

Je  connais  mes  devoirs  ;  ils  sont  tous  dans  mon  cœur  et  mon 
sang  est  leur  garant.  Mais  s'il  est  des  devoirs  généraux  dont  les 
lois  et  l'honneur  font  à  l'homme  une  nécessité,  n'en  est-il  pas  de 
particuliers  que  la  Nature  rend  encore  plus  sacrés.  J'aime  la  pa- 
trie, je  ne  prononce  son  nom  qu'avec  orgueil,  et  je  soutiendrai 
ses  intérêts  avec  fierté  ;  mais  ma  patrie  est  une  portion  de  l'hu- 
manité qui  n'exigera  point  que  les  premiers  coups  que  je  frap- 
perais brisent  les  nœuds  les  ])lus  saints  de  la  nature.  Abandon- 
nerai-je,  au  nOm  du  devoir,  ma  femme  etmonfds,  sans  parents, 
sans  amis,  sans  aucune  faculté  de  se  soustraire  à  la  nésessité 
affreuse  oîi  ils  se  trouveraient  réduits?  Ils  n'ont  que  moi,  ils 
n'ont  que  mon  industrie,  mon  travail  pour  subsister;  ils  ne  les 
perdront  qu'avec  ma  vie. 


.'(()4  I-A    HKVUi:    Ui.ANCNK 

Le  Maihe 

A'ous  me  surprenez,  Julien.  Est-ce  que  votre  épouse  n'a  pas 
poil'- snider  les  moyens  ordinaires  aux  femmes  de  son  état?  Et 
nauriez-vous  point,  par  deveis  vous?... 

JuLiF<:\ 

Je  nai  rien.  Epou.x  et  père  inlbrluné,  je  n'ai  acquis  ces  litres 
précieux  qu'en  faisant  les  sacrifices  qu'entraîne  un  mai'iage 
secret.  \'otre  cordialité,  voire  franchise,  citoyen  maire,  enl rai- 
neront ma  confiance  :  Lucile  et  moi  étions  promis  l'un  à  l'autre 
du  consentement  de  nos  deux  familles;  quelques  motifs  diiilérèt 
les  ayant  divisées,  devinrent  en  même  temps  un  obstacle  insur- 
monlaidc  à  notre  union.  Nous  ne  tardâmes  pas  à  dédaig-ner  une 
fortune  qui  causai!  notre  malheur,  ri,  ahandomiant  aussitôt 
toutes  les  vaines  prérogatives,  rompant  les  entraves  que  les 
âmes  faibles  et  les  cœurs  de  glace  reçoivent  de  l'ojjinion,  l'amoui- 
(pii  nous  unissait  nous  suggéra  des  moyens  simples  et  faciles  : 
fuyant  les  foyers  paternels  où  nous  ne  connaissions  ])lus  lebon- 
beui'.  nous  sommes  venus  le  chercher  dans  ce  village,  où  depuis 
six  années  l'amour,  le  travail  et  l;i  sobriété  n'ont  cessé  de  nous 
le  j)rocurer...  (juand  tantôt,  ému  jusqu'au  fon«l  dr  l'àme  au  récit 
des  malheurs  de  ma  patrie,  embrasé  du  feu  (|ui  animf.  un  mou- 
vement naturel  à  mon  cœur  m'a  fait  biùhu-  ilu  désir  de  con(jué- 
rir  cette  couronne  (il  la  nioiilic)  et  de  la  mériter...  Une  dis-je? 
J'en  ceignais  déjà  mon  fi'oid  avec  audace  quand  la  nature  m'ar- 
rachant  à  ce  glorieux  d(''lire.  me  rejeta  dans  les  bras  de  ma 
femme  et  de  mon  lils  (pie  j'allais  abandonner.  Appréciez  cette 
situation,  citoyen,  calculez  s'il  est  possible  les  mouvements  qui 
agitent  mon  cœur,  rpii  le  déchirent,  et  jugcz-nioi.  (11  sorl  dan-  les 
«léiKonsI rations  de  la  (toulenr). 

SCÈNE  Vil 

Ij;  ]Maiiw-:  seul,  api-rs  avoii-  r("-\(''. 

I']n  elfel.  la  nature  et  la  raison  ne  peuvent  ^piapplaudir  à  la 
n'-soluli(Mi  de  cet  inforlun»'".  Toiil  bouiilanl  d'aniour  et  de  cou- 
rage, il  est  intéressanl...  je...  oui,  ce  moyen  est  simple;  la  Ncrin 
me  l'inspire  et  la  sagesse  y  appbiudil.  Oue  je  puis  être  heureux! 
Heniire  à  un  homme  son  honneur,  servir  à  la  fois  sa  délicai(!S.se 
et  sa  sensibilité,  en  faire  en  même  temps  un  d<''fenseur  de  sa 
patrie,  que  de  jonissanees  à  b'i  fois  |)our  moi  !  (  )ue]  plaisir  pur  ! 


LES   VOLONTAIRES   DE   GENTILLV  'i9=i 

SCÈNE  VllI 
Le  Maire,  Michaux,  Colin 

MlCIlM  X 

Je  vous  annonce  les  dé})utés  <|ui  arrivent  en  ce  lieu-ci.  Ils- 
veulent,  disent-ils,  participer  à  la  tète.  —  Citoyen  maire,  Colin 
et  Annette,  notre  lille,  vous  demandent  que  leur  alliance  soit 
honorée  de  la  })résence  de  ces  dignes  législateurs  et  quelle  cou- 
ronne un  si  beau  jour. 

CoLix 

Oui,  citoven  maire,  Annette  et  moi  nous  nous  aimons  de  l'aveu 
de  nos  parents  et  je  paj-tirai  satisfait  si  les  doux  nœuds  de  Tliy- 
men  m'assurent  à  jamais  sa  possession. 

Le  Maire 

Je  consens  de  tout  mon  cœur  que  cette  union  s'accomplisse 
en  ce  jour. 

"*  Colin 

Mais  je  ne  vois  ici  qu'un  officier  municipal  ;  serons-nous  bien 
mariés  sans  1  autre? 

Le  Maire 
On  ne  peut  pas  mieux.  Soyez  tranquilles  ! 

MlCIIAlX 

Oui,  car  le  meilleur  pour  la  solidité  de  c't'affaire  est  le  consen- 
tement des  deux  parties. 

Colin,  à  An  nette. 
Entends-tu  à  j)résent  ? 

Annettl 
A  la  bonne  heure,  car  je  ne  voudrais  pas  être  mariée  à  demi. 

Colin 

Va.  ne  crains  rien,  j'ose  t'en  répondre  :  tu  la  seras  tout  à 
fait. 


496  I-A    REVUE    BLANCHE 

SCÈNE  IX 

Les  mêmes,  les  députés 

Les  députés  arrivent  précédés  de  la  inusique  qui  joue  l'air  des  Marseil- 
lais. Le  reste  du  village  suit. 

Li:  Maire,  allant  au-devant  des  députés. 

Citoyens  députés,  je  ne  m'attendais  pas  à  voir  cette  fête  hono- 
rée par  la  présence  des  représentants  de  la  Nation,  ('elle  faveur 
va  la  rendre  immortelle. 

Un  député 

Citoyens,  nous  sommes  vos  compatriotes,  vos  amis,  vos  frères 
«t  si  quelques  prérogatives  peuvent  nous  distinguer  aujourd'hui 
parmi  vous,  il  n'en  est  pas  de  plus  précieuses  que  de  pouvoir 
faire  éclater  notre  zèle  et  notre  reconnaissanée  en  répondant  de 
tout   notre  pouvoir  à  la  confiance  dont  la  Nation  nous  honore. 

Le  Maire 

C'est  ainsi  que  s'exprime  la  vertu.  L'homme  vérifahlement 
lihre  est  celui  qui  ne  connaît  d'avantage  que  celui  d'en  jouir  avec 
égalité  parmi  ses  semhlablcs.  Leur  bonheur  est  le  sien  ;  il  n'am- 
bitionne rien  au  delà. 

MlCIL\U\ 

Mais  où  donc  est  Julien? 

Colin 

Oh  !  Julien,  Julien  a  un  peu  l'air  de  se  repentir...  11  n"a  point 
participé  à  nos  plaisirs...  absent  dcjtuis... 

Les  volontaires  le  regardent. 

Un  volontahu-: 
11  faut  le  (h'clarer  fuyard...  il  l'est,  il  l'est,  vous  dis-Je. 

Le  Maire 

Doucement,  doucement,  de  gnlce  !  Ne  précipitons  rien.  Je 
pense  que  vous  lui  faites  injure...  11  faut  qu'il  s'explique:  qu'on 
xiille  le  chercherl 


LES    VOLONTAIRES    DE    GENTILLV  /,i)n 

SCÈNE    X 

Les  précédents,  Julien,  i-appoilant  sa  couioniKv 

Ji'LlEN 

On  n'ira  pas  loin.  Le  voici.  Séduit  tantôt  par  un  zèle  qui  en 
imposait  à  mon  cœur,  je  ne  songeais  pas  quand  j'ambitionnais 
cette  couronne  qu'il  n'était  pas  en  mon  pouvoir  de  l'accepter.  Je 
la  rapporte  en  faveur  d'un  autre  qui,  j'ose  le  dire,  n'en  sera  pas 
j)lus  désireux  et  plus  digne,  mais  qui,  plus  libre  de  sa  personne, 
n'aura  pas  à  rompre  les  liens  invincibles  qui  me  retiennent  en 
ce  moment. 

Plusieurs  volontaires,  ensemble. 

Vous  l'entendez,  c'est  un  fuyard,  c'est  un  fuyard.  (Ils  entourent 
Julien  en  lui  Taisant  des  huées.) 

Julien,  fui-ieux. 

Ma  rage  ne  peut  qu'égaler  mon  malbeur.  Cruels,  arrachez- 
moi  la  vie,  mais  ne  me  confondez  pas!  (Les  huées  et  les  rires  iro- 
niques redoublent.  Julien  se  déso'^ix'Me.) 

Le  Maire,  en  écartant  les  camarades  de  Julien- 
Citoyens,  je  demande  la  parole.  (Tous  se  taisent  et  Técoutent  avec 
respect.) 

SCÈNE  XI""^  et  dernière. 

Le-    précédents,    Lucile,    son    fils.    Lucile  tombe  aux   pieds  des 
déitutés. 

Lucile 

Citoyens,  épargnez  mon  mari  ;  ne  soupçonnez  pas  son  hon- 
neur... Je  suis  la  seule  coupable.  Il  partira.  (Les  députés  la  relèvent. 
Tout  le  monde  demeure  surpris.) 

Fanf\v.  aux  |)ieds  du  maire. 
Rendez-moi  mon  père  ! 

Le  Maire  prenant  l'enfant  daus  ses  bras. 

Je  t'en  promets- deux,  mon  ami.  (A  Julien.). Brave  et  infortuné 
Julien,  répondez  :  si  l'on  trouvait  un  moyen  de  vous  tranquilliser 
sur  le  sort  de  votre  femme  et  de  votre  fils,  ne  partiriez-vous  pas 
volontiers  ? 

32 


i;>S  LA    REVUE    lîLANCIlK 

.Il  l.lKN.  avec  vivacité. 

Citoyen,  ce  doulo  seul  iiraccuble.  Croyez  que  rien  ;ui  mondes 
ne  |»ouiTail  plus  me  l'cleiiir.  .l'en  jur*»  par  lout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré. 

Le  Maire 

Eh  hien  je  vous  jure  à  mon  tour  que  dès  ce  moment  j'ado[)le 
ce  cher  (ils,  que  je  serai  son  second  père,  et  que  je  m'engage  à 
pourvoir  à  tous  ses  besoins. 

.Iiilicn  cL  s;j  feninie  se   jetteiil  aux  pieds  du   Claire  qui  les   flcve  ;!vpr 
allendrisseinent. 

Jli.ikx 
(Juellc  laveur  insigne  ! 

Lrcn.E 
Nous  vous  devrons  à  la  fois  l'honneur  et  la  vie  ! 

Li:  Mau'.e 

0  mes  amis,  vous  ne  me  devez,  rien.  Cette  circonstance  me 
rend  le  plus  heureux  des  hommes. 

MlCHAlX 

(citoyen  maii'c,  vous  laites  des  jaloux.  \ Oici  des  citoyens  ipii 
se  plaignent  que  vous  accapare/,  tout.  Ils  veulent  aussi  parti- 
ciper à  votre  mouvement  de  justice  et  d'humanité.  Je  m'unis  à 
eux.  Nous  vous  laissons  le  fils,  et  nous  |)renons  la  mère. 

.Iiilieii  saule  au  cou  de  Micliaux  et  embrasse  lous  ceux  qui  1  enloiireiit. 
Lucile  joiiil  les  mains,  élevant  les  yeux  au  ciel  en  signe  do  reconnaissance. 
L'enfant  a  Tair  sui-pris. 

In  h é PL té 

Je  ne  puis  me  lasser  d'admirer  tant  de  giandeur  d'îUne  ;  mais, 
mes  amis,  vos  hienl'aits  sont  autant  de  larcins  que  vous  faites  à 
la  Nation,  et  j  ose  avancer  en  son  nom,  qu  elle  ne  .^oull'rira  point 
fpie  vous  lui  dis|iulie/  un  honneur  cpii  lui  appartient,  (^ctte  fa- 
mille devient  particulièrement  la  sienne,  dès  ce  jour,  et  je 
l'adopte  j)our  elle. 

Le  MAir.E,  avec  vivacité. 

[*ar(lonnez-moi,  citoyen,  cet  enfant  est  mon  fils  :  je  l'ai  adof>té 
et  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  me  l'eidève...  Je  vous  le  répète  il 
est  mon   fils  !   Je  suis  riche  ;  il  .sera   l'Iiériticr  de  ma   fortune 


LES    VOLONTAIHES    DE    CENTILLY  '  !^Ç)() 

comme  de  mes  sentiments...  Je  lui  apprendrai  à  aimer  sa  patrie 
et  à  répandre  pour  elle,  s'il  le  faut,  jusqu'à  la  dernière  goutte  de 
son  sang. 

Fan FAN 

Ha.  oui,  mais  c'est  que  je  ne  veux  pas  changer  de  petit  papa, 
moi  !...  (11  court  embrasser  son  père.) 

Le  Maire 

Mon  ami,  tu  as  raison,  mais  je  ne  t'en  servirai  que  pour  te 
rendre  heureux,  tandis  qu'il  n'y  sera  pas. 

Fan FAN 

Moi,  je  serai  si  sage,  j'obéirai  si  bien  à  ma  petite  maman,  que 
mon  petit  papa  m'aimera  toujours. 

JiLiEN.  (II  salue  d'un  air  pénétré  sur  les  derniers  mots  du  Maire.  Ai)rès 
avoir  fait  une  légère  caresse  à  son  fils,  il  dit  à  sa  lemme  :) 

0  ma  femme!  bénissons  le  ciel  de  nous  avoir  conduits  parmi 
des  concitoyens  dont  la  gloire  et  l'humanité  sont  le  partage. 

Lucile,  à  l'Assemblée. 

Si  mon  cœur  est  alarmé  du  départ  de  mon  époux,  j'en  suis 
dédommagée  en  le  voyant  partager  l'espérance  de  cueillir  avec 
d'aussi  dignes  frères  les  lauriers  de  la  victoire. 

Hubert,  volontaire. 

Citoyens,  célébrez  aussi  ma  reconnaissance  :  je  vous  présente 
mon  généreux  bienfaiteur,  le  commandant  en  second  de  la  garde 
nationale,  ici  présent.  (Il  le  salue.)  Je  partais,  le  cœur  déchiré  par 
la  douleur  d'abandonner  une  mère  infirme  dont  j'étais  le  seul 
soutien.  Ce  brave  homme  ayant  appris  mes  inquiétudes  s'est 
empressé  de  les  soulager  en  m'assurant  300  francs  de  rente  tant 
que  durerait  mon  service.  Il  accorde  encore  de  plus,  avec  la 
même  humanité,  24  francs  par  mois  à  ma  mère.  Je  ne  connais 
d'autre  expression  pour  peindre  ma  reconnaissance  que  le  récit 
de  pareils  bienfaits. 

Le  Maire 

Vous  voyez,  mes  amis,  que  ce  que  j'ai  fait  est  dans  la  nature 
de  l'homme.  Je  n'ai  fait  que  répéter  l'acte  du  commandant,  et 
j'estime  trop  l'humanité  pour  ne  pas  être  persuadé  que  lui  comme 
moi  trouverions  bien  des  imitateurs. 


5o<)  LA    REVUE    PLANCHE 

Le  commandant 

Si  ces  senlinionts,  citoyen  maire,  n'ctaienl  pas  dans  tous  les 
cœurs,  la  manière  dont  vous  les  exprimez  les  y  ferait  naître.  Je 
me  contente  de  répéter,  sans  doute  avec  vous,  qu'il  est  doux, 
en  les  posssédant,  de  rencontrer  pareille  occasion  de  les  exercer. 

Le  Maire 

Puisque  nous  sommes  tous  heureux,  ne  sonticons  donc  plus 
qu'à  nous  divertir. 

(Ici  fomincnce  le  ilivci  li>s(Mn'iil. 

Anaxaguka>  CuArMi.i  1  t. 


Lady  Qodiva 


Celui  qui  tient  son  bonheur,  qu'il  le  cache. 

André  Gide. 


C'est  vers  l'an  10-10,  sous  le  règne  d'Edouard  le  Confesseur,  que 
lady  Godiva  rendit  son  nom  illustre  par  l'exemple  admirable 
qu'aux  dames  de  fous  les  siècles  à  venir  elle  proposa.  Le  comte 
LéotXric  son  mari  venait  d'imposer  une  lourde  taxe  à  la  ville  de 
Coventry.  Les  habitants  désespérés  supplièrent  leur  seigneur  de 
ne  point  accroître  des  charges  insupportables  déjà  ;  le  comte  ne 
voulut  rien  entendre.  Ils  s'adressèrent  alors  à  la  comtesse,  implo- 
rant qu'elle  prît  leur  détresse  en  pitié.  La  comtesse  Godiva  était 
jeune,  belle,  chaste,  compatissante  et  pieuse  ;  les  monastères  ne 
comptaient  plus  ses  dons  ;  ses  mains  inépuisables  se  tendaient 
vers  toutes  les  infortunes,  et  la  renommée  de  sa  honte  n'avait  d'é- 
gale que  celle  de  sa  vertu.  Son  rude  époux  la  chérissait,  et  le  doux 
ascendant  qu'on  lui  connaissait  sur  lui  la  rendait  le  recours  su- 
prême de  tous  les  malheureux. 

Elle  promit  aux  envoyés  de  la  ville  de  ne  point  se  donner  repos 
que  leur  supplique  ne  fût  accueillie  et  ils  partirent  en  la  bénis- 
sant mais  en  cette  occasion  le  comte  ne  voulut  se  laisser  fléchir, 
même  par  les  larmes  de  son  épouse.  Comme  il  se  levait  pour 
quitter  la  place,  dans  l'inquiétude  sans  doute  de  s'attendrir  à  la 
lin,  elle  lui  barra  le  chemin  et  se  jeta  à  ses  pieds.  li  voulut  la 
relever,  mais  elle  joignant  les  main?  autour  des  genoux  de  son 
mari,  s'écria  qu'elle  n'abandonnerait  point  sa  posture  de  sup- 
pliante qu'il  n'eût  accordé  la  grâce  qu'à  tant  de  pauvres  gens  elle 
avait  juré  d'obtenir. 

—  \'raiment,  fit  le  comte  interdit  et  irrité,  j'admire  comme  une 
telle  engeance  vous  est  plus  chère  que  nous-même,  et  comme  à  la 
moindre  criaillerie  d'eux  vous  perdez  tout  sentiment  de  ce  que 
vous  vous  devez! 

Il  s'interrompit  une  minute,  et  puis  soudain  reprit  : 

—  Voyez  :  je  consens  à  ce  que  vous  demandez,  si  vous  con- 
sentez, vous,  de  traverser  leur  ville,  aujourdluii  même,  à  cheval, 
et  sans  plus  de  vêtements  que  vos  seuls  cheveux;  j'ai  dit. 

Et,  se  levant  il  se  dégagea  d'elle  et  sortit.  En  même  temps  que 
lui  elle  s'était  relevée  avec  ces  paroles  : 


J02  LÀ    REVUE    BLANCHE 

~  11  sera  l'ail  selon  voire  volonté. 

La  volonté  du  comte  Léoffric  était,  une  fois  prononcée,  quel- 
que chose  en  effet  de  si  inflexible  que  rien  au  monde  n'aurait  pu 
1  amollir.  El  d'ailleurs  à  lady  Godiva  jamais  ne  fût  venue  l'ima- 
gination de  résister  à  son  mari  ou  de  lui  désobéir  (C'était  sous 
le  règne  d'Kilouurd  le  Confesseur,  vers  l'an  1040.) 

En  ce  temps  où,  selon  ce  qu'on  nous  rapporte,  la  chasteté  fai- 
sait des  dames  la  vertu  coutumière,  proverbiale  était  la  chasteté 
de  Lady  Godiva,  et  à  bon  escient  le  comte  son  mari  mettait  une 
condition  si  étrange  à  l'accueil  de  sa  requête.  Mais  cette  chasteté 
même  devait  le  confondre,  car  chacun  voyant  le  monde  seule- 
ment  à  travers  sa  propre  âme,  tandis  que  les  êtres  souillés  flai- 
rent l'impureté  aux  plus  innocentes  choses,  les  cœurs  intacts,  ne 
ressentant  ]>as  le  mal,  se  l'imaginent  malaisément  ;  puis  la  noble 
dame  était  bonne  et  brave.  Elle  n'hésita  point  devant  l'obligation 
qu'il  lui  fallait  remplir  })our  ne  faillir  point  à  l'espoii  que  de 
pauvres  gens  en  elle  avaient  mis.  Mais  par  toutes  les  rues  de  la 
ville  elle  dépêcha  les  crieurs,  lesquels  à  (]ui(^onque  prescrivirent 
de  rentn-r  chez  soi,  clore  exactement  toutes  portes  et  fenêtres, 
et  quoiqu'il  survînt,  de  ne  point  regarder  au  dehors  de  tout  le 
temiis  (jue  se  ferait  en!en(h-e  la  cloche  du  château,  et  ce  sous 
peine  de  la  corde.  Toute  nouvelle  a  des  ailes;  avant  que  prît  fin 
la  criée,  chacun  en  savait  la  laison.  Tous  se  retirèrent  dans  les 
maisons,  en  aveuglèrent  strictement  les  ouvertures,  et  se  mirent 
à  prier  pour  la  comtesse  et  l'heureux  succès  de  .sa  pieuse  enlre- 
inisr.  Les  i-ues,  les  carrefours,  les  places,  le  parvisdes  églises, 
tout  se  fit  silencieux  et  désert.  Celait  une  matinée  de  juin  el  le 
soleil  de  toute  part  ruisselait. 

La  cloche  du  château  commença  d<^  tintei-. 

Les  deux  ballants  roulèrent,  de  la  haute  porto  seigneuriale. 
Lady  Godiva  descendit  de  ses  appartements;  .ses  femmes  la  sui- 
vaient. Un  serviteur  parut,  amenant  sous  la  voûte  un  beau  che- 
val blanr  que  de  conduire  la  dame  avait  coutume,  el  puis  s'en 
alla.  Lady  Godiva  se  dévètil  :  ses  femmes  l'aidèreM  à  monter  m 
selle,  et  rentrèrent.  Alors  elle  donna  de  la  bride  à  la  bête,  el  la 
•voilà  partie. 

A  |)eine  hors  du  porche  ful-elle,  et  sur  elle  le  soleil  comme  un 
filet  s'aballil.  Le  jour  immense  l'edésliahilla  sa  j)risonnière,  doi»! 
la  chair  surprise  et  révoltée,  tout  entière  frissonna.  Eblouie  et 
confu>-r.  Ii(»Mleuse  d'elle,  désemparée  de  tous  ses  mendjres  qui  la 
voulaient  voiler  cl  ne  savaient  plus  connue,  cl  s'apeuraienl  de  la 
loucber,  elle  s'apparut  à  elle-même  comme  ime  figure  étrangère 
et  pi'('<([ue  sans  réalité  ;  elle  <le\int  la  spectatrice  abasourdie  et 


LADY   GODIVA  fx/i 

allerrcc  (i  un  sj)ectafle  impossible,  .vinsi.  sous  lu  Iiniiiérc  do  Dieu, 
et  nue!  Elle  ne  comprit  réellement  pas  comment  une  nuce  ne  sor- 
tait pas  (lu  sol,  ou  ne  devenait  le  soleil  une  muraille  impénétrable 
autour  d'elle  marchant,  comment  elle  nétait  pas  engloutie  déjà 
Oh,  que  ce  soleil  noircisse,  ((ue  ce  jour  s'éteigne,  que  s'ouvre 
cette  terre,  oh,  n'importe  quel  cataclysme  pour  la  délivrer  de 
cela! 

Elle  va,  pourtant.  Elle  ne  voit  point,  à  sa  droite,  à  sa  gauche, 
ie  chapelet  de  maisons  muettes  sous  lesquelles  elle  passe,  et  gor- 
gées de  vivants,  se  dévider;  elle  ne  sait  plus  si  des  larmes  ou  des 
joies  à  sa  marche  sont  suspendues,  elle  ne  se  souvient  plus  de 
rien,  elle  ne  sait  phis  rien:  sur  cet  échafaud  mouvant  qui  la  mène, 
sous  celte  cloche  qui  bourdonne,  elle  est  prise  toute  pai  la  sensa- 
tion affreuse  d'être  nue,  toute  nue  en  plein  soleil.  Oh!  c'est  seu- 
lement cette  fois  que  l'abandonne  sa  virginité.  Dans  son  cœur  le 
pressentiment  s'enfonce  d'avoir  acquiescé  à  une  action  vilaine: 
dans  sa  tête,  avec  la  cloche  la  parole  de  la  Bible  tonne  :  Ils  con- 
nurent qu'ils. étaient  nus;  et  toute  sa  chair  grelotta.  Sa  main  se 
crispe,  elle  pétrit  les  rênes  du  cheval  :  va-t-elle  crier  à  l'indiffé- 
rente bête  :  «  Arrête,  retournons  !  »  Mais  l'infini  silence  lumineux 
qu'on  dirait  aux  écoutes  a  pétrifié  sa  voix  et  sa  bouche  et  soudain 
tout  son  corps,  et  il  lui  semble  que  si  elle  essaie  uiî  mouvement, 
que  si  la  chevauchée  s'arrête,  elle  va  mourir,  et  elle  sent  de  l'an- 
goisse les  griffes  incisives  implantées  dans  ses  vertèbres.  Le 
pas  du  cheval,  sonore  et  régulier,  le  tintement  incessant  et  mono- 
tone de  la  cloche,  cahotent  son  corps  et  sa  pensée,  et  son  sang 
martelle  ses  artères,  et  chaque  coup  lui  cric  :  (c  Va!  va!  »  lui  crie, 
sans  qu'une  pensée  se  forme  sous  sa  tête  trépidante,  qu'il  est 
trop  tard,  que  tout  est  commencé,  que  tout  est  accompli. 

Dans  l'air,  un  vent  léger  courut;  il  effleura  la  face  et  la  poitrine, 
et  les  épaules  et  tout  le  corps  de  la  blanche  chevaucheuse;  il 
ébranla  sa  lourde  chevelure  d'or,  et  des  boucles  dansèrent  et 
jouèrent  avec  sa  peau.  Ce  rien  la  réveille;  elle  frémit,  son  trouble 
s'éteint,  sa  tâche  lui  revient  présente  et  toute  seule  l'occupe.  La 
piété  Uu  devoir  si  parfailemnt  la  soutenait  qu'elle  ne  se  dit  pas 
même  qu'elle  promit  et  qu'elle  doit  tenir  :  elle  voit  une  route  qui 
devant  elle  s'ouvre,  elle  la  suit.  Et  voilà  qu'en  même  temps  ce  lui 
devient  miraculeusement  simple,  aisé,  et  naturel.  Ainsi  quand 
nous  pénétrons  dans  une  eau  courante,  sa  fraîcheur  d'abord  nous 
glace,  nous  suffoque,  et  il  semble  qu'on  va  mourir,  puis  aussitôt 
le  corps  réagit,  l'eau  se  fait  tiède  et  légère,  et  l'on  se  sent  porté 
rornnie  dans  un  rêve.  Pendant  (pi'avec  un  balancement  doux  Ja 


'»'•'!  LA    REVUE    BLANCHE 

mène  sa  monlurc,  cl  qu'à  la  vaslc  encolure  sa  mtxtn  négligem- 
ment s'adosse  et  que  pendent  les  rênes,  vaguement  ses  yeux  vo- 
guent, le  long  des  façades  muettes  ils  planent,  le  long  des  portes 
barrées,  des  enseignes  immobiles,  des  contrevents  clos.  Elle  ne 
songe  pas  aux  cires  qui  là  derrière  font  les  morts,  si  pure  est  sa 
pensée  que  l'idée  ne  lui  vient  pas  qu'ils  songent  à  elle,  tous  ces 
aveugles,  et  que  plus  d'un  sans  doute  s'image  son  ccrps  sans 
voiles,  et  qu'il  est  des  bommes  parmi  eux.  Elle  se  récite  ses 
prières,  non  pour  se  faire  absoudre,  de  quel  péché?  mais  parce 
qu'elle  est  toute  piété  et  pour  que  les  bénédictions  célestes  accom- 
pagnent son  pèlerinage.' Sa  main  gauche,  qu'une  pudeur  instinc- 
tive sur  son  giron  ferma,  sur  la  croupe  du  cheval  d'elle-même  se 
laisse  aller,  soils  l'obscure  loyauté  de  remj)lir  dans  la  i)lénilude 
rengagement  assumé. 

La  ville  semble  toujours  morte;  dans  l'air  limpide  pas  d'autre 
bruit  n'ouït  la  dame  que  le  battement  cadencé  des  sabots,  que  le 
tintement  grêle  et  affaibli  de  la  cloche  seigneuriale.  Au  fond  des 
rues  sinueuses  et  encaissées,  si  étroites  <juc  ])arfoisde  sa  (juciie 
le  cheval  flagelle  les  murailles,  sous  les  toits  qui  surplombent, 
échancrant  de  leurs  escarpements  aigus  la  lumière  (jui  du  ciel 
sur  le  sol  pleut  et  rejaiUit  sur  les  façades  où  le  soleil  avec  l'ombre 
ricoche,  elle  passe,  et  parfois  subitement  par  la  trouée  qu'ouvre 
un  carrefour,  joyeusement  l'astre  apparaît,  si  brusque  et  si  écla- 
tant qu'il  lui  ferme  les  yeux.  Elle  va  devant  ehe  toujours  et  prie, 
et  devant  les  images  rencontrées  de  la  Vierge  ou  des  Saints  elle 


se  signe. 


Tant  de  sérénité  muelle,  insolite,  l'obsède  à  la  fin  et  l'oppresse: 
sans  qu'elle  s'en  rende  compte,  plus  hâtées  se  pressent  ses  orai- 
sons, ainsi  qu'à  une  étroite  poterne  se  bousculent  pour  fuir  des 
femmes  effarées.  C'est  à  voix  presque  haute  qu'elle  psalmodie, 
comme  ({uehpiun  fjui,  sans  démêlei-  encore  s'il  a  peur,  cependant 
.'^e  parle  fort,  comme  pour  abi-iter  sous  un  manteau  sonore  sa 
nudité  que  dénude  un  peu  plus  chaque  pas,  qui  plus  avant  la 
pous.se  dans  celle  nudité  de  la  terre  et  du  pavé,  et  des  maisons  et 
du  ciel,  l-^jlf  s'anvle  de  prier  et  pour  la  jiremiêre  fois  se  repré- 
sente (krr'u'.re  les  contrevents  muets  et  sous  la  chape  de  silence, 
tout  un  peuple  qu'elle  ne  voit  pas  et  qui  peut-être  la  voit.  0  soli- 
tude aux  aguets  qui  la  fait  plus  dévêlue  que  si  en  jjlein  dimanche 
df  marché  c'était  leur  foule,  leur  foule  entière,  qu'elle  eût  à  tra- 
verser nue  !  Oh,  si  d'eux,  n'impoile  lequel,  femme  ou  honune.  la 
pouvait  voir,  elle  en  mourrait  de  honte,  là,  sur  le  champ!  D'un 
grand  regard  elle  dévisage  l'interminable  défdé  des  volets  et  des 


LADY    GODIVA  J03 

portes,  et  se  veut  persuader  que  nul  n'a  pu  vouloir  une  action  si 
laide  et  une  telle  trahison.  ^lais  eux  tous,  à  elle  ne  pensent-ils 
pas?  aussitôt  apparue  celte  évidence  s'installe  et  ne  se  laissera  pas 
chasser.  Que  leurs  yeux  ne  voient  point,  leur  ouïe  avertie  et  gar- 
dée en  arrêt  par  cette  cloche  assidue,  malgré  elle  perçoit  qui  ap- 
proche le  pas  sonore  du  cheval,  et  chacun  d'eux  sucessivement  se 
dit  :  Voici  que  notre  dame  chevauche  sous  notre  fenêtre,  chevau- 
che toute  nue  !  et  ils  la  contemplent  telle  avec  les  yeux  de  leur 
esprit.  Demain  et  tous  les  jours  après,  et  aujourd'hui  même,  elle 
se  retrouvera  en  leur  présence  aux  uns  ou  aux  autres;  comment 
osera-i-elle  les  regarder?  elle  aura  peur  de  leurs  yeux,  il  lui  sem- 
blera qu'eux  la  considèrent  avec  une  insistance  étrange  et  qu'ils 
^•e  repètent  :  Elle  a  pourtant  passé  toute  nue  sous  nos  fenêtre- 
et  qu'à  travers  ses  voiles  et  ses  robes,  ils  sauront  se  figurer  de 
quelle  sorte  est  son  corps,  et  qu'ils  auront  beau  n'en  avoir  connu 
rien,  ils  le  reconnaîtront.  Un  frisson  brûlant  et  glacé  la  parcourt, 
elle  se  pelotonne  toute,  elle  croise  et  serre  tous  ses  membres.  De 
nouveau  elle  se  voudrait  sous  terre  et  ne  songer  plus  à  rien  qu'à 
retourner,  retourner  sur  le  champ,  à  rentrer  se  cacher.  Ses  deux 
mains  irraisonnées  se  pendent  aux  rênes,  voilà  que  le  cheval  prend 
le  trot;  les  rues  tournent,  pivotent,  les  maisons  se  confondent. 
Comme  dans  une  brume  voilà  que  la  figure  de  son  mari  lui  appa- 
raît, et  à  la  fois  celle  des  pauvres  gens  qui  vinrent  la  supplier,  et 
qui  sur  elle  comptent,  sur  elle  seule,  qui  prient  pour  elle.  Ils  sont 
aux  écoutes,  de  loin  ils  l'ont  entendue  venir,  ils  s'écrient  :  «  C'est 
elle!  »  et  dans  leur  cœur  ils  la  bénissent  et  pour  elle  ils  prient 
avec  plus  de  ferveur  encore.  Elle  modère  son  cheval  :  pourquoi, 
le  sa  if -elle  ? 

La  montante  chaleur  du  jour,  réchauffement  de  sa  courte 
course,  son  émoi,  l'ont  mise  en  sueur;  la  voici  toute  essoufflée, 
son  cœur  bat  fort,  son  sang  court  à  son  tour,  sa  poiti  ine  va  et 
vient,  les  gouttes  de  sueur  de  tous  les  coins  de  sa  peau  sortent  et 
le  long  u  elle  descendent,  collent  ses  cheveux,  tourmentent  sa 
chair.  Le  soleil  de  toutes  parts  la  pénètre  d'une  tiédeur  insidieuse, 
qui  persuade  le  repos,  et  de  s'étendre  sur  ce  sol  chaud,  les  yeux 
clos,  et  dans  une  sorte  de  mort  délicieuse,  par  sa  caresse  se  lais- 
ser transpercer.  Elle  n'éprouve  plus  de  honte,  elle  se  sent  n'être 
plus  rien  qu'un  faible  corps  de  femme  sans  défense,  et  la  percep- 
tion de  cette  faiblesse  sans  borne  la  berce  d'une  angoisse  indicibK- 
ment  vague  et  douce,  au  charme  étrange  et  divin  :  elle  se  laisse 
envahir  par  la  volupté  de  l'infinie  soumission.  Elle  se  reprend, 
elle  se  réveille,  elle  se  roidit;  pourtant  elle  garde  comme  le  rêve 


job  LA   REVUE    BLANCHE 

d'une  coiipal)lc  langueur,  d'un  sommeil  tissé  d'embûches  où  elle 
senlil  le  souille  chaud  de  la  lenlalion  passer. 

Aussi  virginale,  ou  épouse  ou  jeune  fille,  les  félicilés  nuptiales 
demcuraicnl  pour  son  ingénuité  une  aventure  aussi  simple  et 
innocente  que  les  effusions  de  sa  mère  et  ses  sœurs,  et  comme 
l'épanouissement  nécessaire  de  la  tendresse  d'un  mari  pour  sa 
femme,  dune  femme  pour  son  mari.  Et  son  mari  (ceci  se  passait 
vers  l'an  1010)  n'avait  jamais  pris  limaginalion  de  dépraver  leurt? 
amours.  Ainsi  maintenir  le  secret  de  son  corps  jusqu'ici  ne  lui 
fut  qu'une  décence  supérieure,  tout  de  même  que  se  retenir  de 
l)ropos  grossiers,  et  elle  n'avail  songé  jamais  à  la  itossihilité  qu^en 
amour  il  existât  d'autres  hommes  que  son  mari.  Dès  ce  momen! 
sa  candeur  l'abandonne  avec  sa  sérénité  : 

El  leurs  yeux  à  loiis  deux  lurcnl  ouicris; 
El  Us  connureni  qu'ils  élaienl  nus. 

La  parole  bibliciue  dans  son  cœur  remonte,  sa  signification 
précise  la  traverse  comme  le  glaive  incandescent  de  l'archange, 
et  elle  se  sent  (pii  rougit  toute.  Voilà  que  de  nouveau  elle  inter- 
roge foutes  les  fenêtres,  mais  cette  fois  c'est  furtivenjcnt.  La  cer- 
titude d'occuper  la  pensée  de  tant  d'hommes  en  veillée  dans  la 
nuit  de  ces  logis  fermés,  la  bouri-éle  et  doue  d'un  sens  inédii, 
et  le  soupçon  f|ue  plusieurs  peut-être  épient,  et  qu'en  ce  moment 
même  peut-être  scrutent-ils  encore  les  mystères  de  sa  plus  .se- 
ci'èle  intimité. 

Sans  c[ue  le  mot  de  desir  en  elle  se  loiuiulai,  mv  clic  en  igno- 
rait la  valeur  autant  que  la  minute  d'avant  —  toute  une  éternité! 
—  elle  en  ignorait  l'objet,  elle  connut  nettement  l'haleine  de  la 
concupiscence  l'assaillir,  et  sa  chair  en  fut  terrifiée.  Et  la  sou- 
venance vint  la  i»oursuivre  de  toutes  les  nuités  amoureuses 
au|»ivs  dr  son  époux,  sans  (pie  ses  oraisons  parvinssent  à  chasser 
cela.  Elle  reconnut  distinctement  l'espii!  du  mal  cl  ses  trallrise^. 
et  elle  fit  le  signe  de  la  croix. 

•  Le  tintement  de  la  cloche  reparut  plus  clair,  <•!  le  cheval  avan- 
çant toujours,  au  détour  dune  rue  les  tours  familières  avec  l<Mirs 
échaugiiettes  hautaines  se  dressèrent  au-dessus  des  maisons 
liiimbles.  Ce  lui  fut  un  réconfort,  mais  non  luie  (piiétude  ;  elle  se 
demanda  si  le-^  joies  si  douce-*  du  mai-iage  n'enfermaient  point 
<[uel(pie  mystère  coujtahle,  et  elle  se  prit  à  pleurer. 

Fille  était  bien  pure  cependant,  et  son  âme  aussi  blouche  que 
son  corp>:  elle  n'aurait  pu  *e  souvenir  d'avoir  jamais  accompli 


LADY   GODIVA  Soy 

OU  rêvé  le  mal,  toutes  les  félicités  qu'elle  avait  connues  élaienl 
«.iciles,  et  pures  comme  elle.  Sans  qu'elle  en  eùi  pi-ovoquê  aucune, 
toutes  étaient  descendues  en  elle  s'y  épanouir  comme  la  fleur  odo- 
rante d'une  vie  de  vertu.  Ses  yeux  s'abaissèrent  sur  ce  corps  que 
son  mari  chérissait  tant  et  qui  n'avait  fait  qu'obéir  avec  joie  au 
]»lus  légitime  dés  penchanls,  et  lui  rendre  sa  joie  avec  reconnais- 
sance et  soumission.  Et  maintenant  encore  ce  corps  accomplissait 
son  devoir  d'obéissance  et  de  charité.  Elle  se  vit  toute  nue  et 
toute  blanche  et  sans  défense,  comme  une  martyre  qu'on  mène, 
elle  ne  prit  de  lui  ni  honte  ni  orgueil,  comprenant  qu'il  faisait  à 
cette  heure  ce  ([u'il  fallait  faire,  tout  ainsi  qu'on  le  doit  à  tonte 
heure,  quoiqu'il  plaise  à  l'heure  de  réclamer;  elle  fut  seulement 
heureuse  de  la  beauté  dont  elle  portait  le  trésor.  Confusément 
elle  en  senlit  le  fragile  et  redoutable  fardeau. 

A  travers  la  barrière  des  contrevents  clos  et  des  prunelles  scel- 
lées, bondissait  toujours  la  chaleur  des  pensées  battre  son  corps 
comme  un  vol  de  flèches,  aussi  offensive  et  plus  irritante  que  l'in- 
sinuante brûlure  du  soleil  et  c'était  le  même  assaut  qui  la 
venait  assaillir.  Et  il  fallait  que  cela  fût.  que  la  vinssent  affronter 
les  tourmentes  de  la  concupiscence  et  de  la  tentation.  Sans  périls 
essuyés  l'épreuve  devenait  sans  valeur;  sans  la  possibilité  d'un 
regaiil  curieux  la  douloureuse  chevauchée  ne  comptait  pas  plus 
que  la  promenade  dérisoire  de  quelque  mannequin  d'osier.  Au- 
dace d'un  effronté  que  tu  appréhendas  à  l'égal  de  la  mort,  voici 
((ue  lu  la  désires  presfjue.  que  lu  te  dépiles  de  te  voir  si  bien 
obéie!  Oh  quelle  humiliation,  le  combat  qu'mi  offre  où  nul  n'ac- 
(luiesce,  le  défi  (pron  pré.sente  et  qui  n'est  point  relevé,  martyr  bé- 
névole que  nul  n  essaye  de  martyriser  ;  un  mannequin  d'osier,  un 
mannequin!  De  <|uoi  sei-t  cette  iDeauté?  elle  n'en  trouvera  pa5  un 
qui  ne  tienne  pour  plus  beau  le  soin  de  sa  misérable  vie.  Oh,  que 
d'une  porte,  ici  même,  un  homme  s'élance,  un  homme,  glorieuse- 
ment payant  avec  sa  vie  la  grâce  de  la  conlenqiler  face  à  face,  la 
femme  héroïque,  et  s'immolant  à  sa  beauté  comme  sa  beauté 
s'immole,  certifiant  sa  beauté,  consn^'-n^?  ^on  holocauste  par  un 
dévouement  aussi  beau! 

A  ce  moment,  elle  crut  percevoir  du  bois  grincer,  presque  im- 
perceptiblement; elle  regarda  et  ne  discerna  rien.  Pourtpnt,  de  la 
maison  devant  laquelle  elle  passait,  un  contrevent  semblait  ne 
pas  exactement  joindre  ses  deux  battants,  et  la  maison  à  peine 
dépassée,  distinctement  elle  entendit  le  bruit  de  quelque  chose  qui 
se  refermait  avec  précaution.  Une  brûlure,  comme  un  coup  de 
fouet  s'abattit  sur  son  front,  sur  ses  joues,  sur  tout  son  corps. 


^«'S  LA    REVUE    BLANCHE 

Tout  son  orgueil  de  femme  cl  de  dame  tressaillit.  Effarée,  révol- 
lée,  rougissante  dindignalion  el  de  honle,  elle  pensa  perdre  les 
sens.  Quoi,  cela  !  Et  pendanl  (juelle  allait  loyalement  s'oi'frant, 
on  pleine  lumière,  en  pleine  confiance!  un  homme  venait  de  s'ap- 
procher, à  pas  de  loup,  dans  l'ombre,  comme  un  voleur  et  comme 
une  bêle  de  nuit.  Il  l'avait  prise  au  filet  dans  son  œillade  libertine, 
et  traîtreusement,  sans  bruit,  sans  lutte,  emporté  les  secrets  de 
sa  chair,  de  sa  pudeur,,  de  sa  fierté,  de  sa  honte,  et  il  était  en 
train  de  remâchei-  silencieusement  tout  cela.  Et  elle  n'apparte- 
nait plus  à  son  mari,  plus  à  elle  :  d'un  larron  obscur  la  voilà  le 
butin!  Et  toute  cette  ville  songe  à  elle  religieusement:  par  les 
yeux  de  l'esprit,  avec  la  clairvoyance  sublime  de  l'amour  toute 
cette  ville  la  contemple  saintement  belle,  belle  de  sa  réelle  beauté. 
Et  celui-ci  n'a  su,  n'a  voulu  d'elle  saisir  que  le  fantôme  charnel, 
son  misérable  et  sacré  corps  de  femme  qui  n'a  pas  réussi  même 
à  troubler  son  sang-froid,  paillard  prudent,  et  il  s'en  reDaîi,  -1 
il  le  savoure.  Elle  s'aperçut  déshonorée. 

Abasourdie,  terrassée,  aussi  spontanément  et  passivement 
qu'une  baguette  ployée  se  redresse,  vers  celte  maison  elle  se  re- 
tourna :  c'était  la  boutique  dim  boulanger,  absolumeixf  .pareille 
à  toutes  les  autres  boutiques.  1-^t  sans  un  geste,  sans  une  pensée, 
machinalement  elle  poursuivit  sa  route;  les  maisons  continuèrent 
de  suivre  le>  maisons,  sans  quelle  interi'ogcAt  plus  leurs  visages 
impénétrables.  Que  tout  le  reste  ait  gardé  la  foi  jurée,  ou  bien, 
que  derrière  chafjue  ouverture  soit  postée  une  face  d'homme, 
d'ailleurs  à  présent,  qu'importe?  et  en  fille  publicpie  traitée, qu'im- 
porte que  ce  soit  par  un  seul  ou  par  dix  mille?  Elle  le  sent  bien 
mais  elle  ne  le  raisonne  pas  même  :  c'est  son  corps  désâiné  qui 
obéit,  ainsi  que  se  closent  les  prunelles  d'un  animal  blessé  à  mort, 
et  qu'il  subit  inerte  tous  les  autres  coups  qui  le  peuvent  encore 
frapper.  Sous  l'effondrement  de  ses  idées  une  seule  demeure, 
fixe,  aiguë,  pénétrante,  obstinée,  despotique,  celle  du  plus  mortel 
outrage  que  dame  ou  t'omnir  puisse  essuyer. 

.Sa  main  sans  y  prendre*  garde  assurait  le  cbeval  dans  un  chemin 
de  lui  bien  connu.  I^a  voix  de  la  cloche  grandit,  on  touchait  pres- 
que le  château,  on  atteignit  enfin  sa  pesante  énormifé  giise,  aussi 
morte  et  close  que  le  reste  de  la  cité.  I^a  grand  porte  seule  baillait 
toute  grande,  trlle  qu'au  déj)art.  Le  cheval  s'engagea  sous  la 
voûte  retentissante  et  sombre;  la  cloche  brusquement  s'arrêta, 
et  au  loin  dans  la  ville,  les  cai-illons  des  églises,  à  l'instant  même 
lui  succédèrent  joyeusement.  Les  femmes  de  chambre  guettaient 
l'arrivée  de  leur  darne  :  elles  l'aidèrent  à  descendre,  lui  passèrent 


LADY   r.ODIYA  m), 


et  nouèrent  sa  robe,,  au  milieu  dune  salve  de  propos  de' bien- 
venue. Lady  Godiva  les  remercia  brièvement  et  suivie  d'elles 
toutes,  gagna  son  appartement.  Là,  elle  s'abandonna  à  leurs 
soins,  lous  ces  visages  et  tous  ces  objets  familiers  à  nouveau 
Tentourant  ;  le  repos  sous  le  demi-jour  irais  lillrant  des  verrières 
de  couleur,  après  celle  dure  chevauchée  plongée  dans  le  soleil  pe- 
sant, briilant  et  poudreux,  ce  fut  soudain  tel  que  le  retour  après 
quelque  si  long  et  étrange  voyage  qu'on  aurait  cru  n'en  pas  reve- 
nir et  qu'on  se  demande  s'il  a  vraiment  eu  lieu.  Pendant  une 
minute  elle  demeura  éblouie,  elle  oublia  tout,  il  lui  semblait 
s'éveiller  à  peine  d'un  rêve  exténuant  et  confus,  tille  s'enquit  de 
l'heure  et  resta  stupéfaite  qu'il  fût  si  tôt.  A  ce  moment  même  à 
la  porte  on  heurta. 

Une  chambrière  sortit  et  revint  :  le  comte  sollicitait  d'être  in- 
troduit. Ainsi  qu'un  rideau  qu'une  main  brusque  écarte,  l'espèce 
de  vapeur  où  s'assoupissait  la  comtesse  fut  dispersée.  L'élan  de 
tendresse  et  d'obéissance  ouvrait  sa  bouche  pour  renvoyer  les 
femmes,  elle  se  retrouva  soudain  dans  la  vie  réelle,  elle  se  rap- 
pela tout,  elle  se  regarda.  Elle  était  nue  encore.  Avec  une  lucidité 
magique  à  travers  cette  vision  présente  toute  sa  matinée  si  pro- 
che et  si  lointaine  devant  ses  yeux  repassa;  une  foule  d'incidents 
qu'elle  n'avait  alors  absolument  pas  remarqués  se  succédèrent 
dans  l'ordre  précis  de  leur  apparition.  Le  volet  grinça,  l'étroite 
raie  d'ombre  apparut;  elle  prévit  avant  de  l'entendre  le  choc  du 
double  battant  de  bois,  elle  se  vit  retourner  la  tête  et  fixer  les 
deux  volets  cette  fois  hermétiquement  joints.  Et  à  la  fois  elle 
éprouva  la  présence  et  de  son  mari,  là,  de  l'autre  côté  de  la  tapis- 
serie l'attendant,  et  derrière  elle  de  l'échancrure  ne  ire  avec 
l'homme  inconnu  poslé,  qui  regardait,  et  elle  toute  nue,  entre,  et 
l'impossible  de  cette  apparition,  et  sa  réalité,  tout  cela  elle  le  v-it 
avec  une  netteté  qui  lui  restitua  d'un  seul  coup  la  plénitude  de 
sa  présence  d'esprit.  Elle  se  leva,  la  robe  de  chambre  qu'elle  ve- 
nait de  laisser  choir  elle  s'en  refit  vêtir,  on  lui  chaussa  ses  mules, 
elle  sortit  à  la  rencontre  de  son  mari.  A  peine  l'aperçut-il  qu'il 
lui  ouvrit  ses  bras,  la  reprenant  avec  une  tendresse  joyeuse  de 
ne  pas  se  montrer  à  lui  dans  l'armure  sous  la  quelle  elle  venait  de 
si  bravement  le  vaincre.  —  Il  ne  serait  point  séant,  lui  répondit- 
elle  en  se  dégageant  doucement,  ayant  à  de  tels  risques  exposé 
le  bien  dont  je  vous  suis  gardienne,  de  vous  le  représenter  sans 
être  certaine  de  vous  l'avoir  su  intact  conserver.  —  Que  voulez- 
vous  dire,  fit  le  comte  déjà  tout  ému?  Quand  elle  lui  eut  tout 
conté  :  —  Ce  fut  louabL  à  vous,  en  effet,  madame,  repril-il,  et  je 


^I,.  LA    UKVCE    «LANGUE 

VOUS  en  rends  grâces,  de  ne  jjoint  reparaître  aux  yeux  de  votre 
époux  dans  l'état  où  vous  ont  connue  d'autres  yeux.  Vous  fîtes 
bien  ici  comme  en  toutes  <  hoscs  (sa  voix  tremblait)  et  je  ne  suis 
plus  digne  de  jouir  de  trésor  si  précieux  par  moi  si  légèrement 
aventuré,  tant  (ju'un  homme  vivant  se  pourra  vanter  d'y  avoir  eu 
part,  serait-ce  un  misé)"ahle  vilain,  ou  bien  le  roi  Edouard  hii- 
méme. 

A  ce  moment  un  serviteur  annonça  (|ue  les  [)rincipaux  de  la 
ville  sollicitaient  la  laveur  de  remercier  la  noble  dame  de  les 
avoir  libérés.  Evidemment  ils  se  hâtaient  de  faire  au  comte  rati- 
fier sa  promesse,  dans  la  défiance  qu'il  trouvât  un  expédient  pour 
se  dédire.  —  Qu'ils  entrent  à  l'instant,  ordonna  celui-ci;  et  vous 
madame,  il  faut  que  vous  demeuriez.  Aussi  bien,  ajouta-t-il  avec 
amertume,  il  convient  que  vous  soyez  à  l'honneur,  ayant  été  à  la 
peine. 

Tous  entrèrent,  et  saluant  profondément,  se  tinrent  immobiles 
et  silencieux,  attendant  qu'on  les  interpellât.  La  comtesse  crut 
défaillii'  :  l)lanche  comme  un  linge  et  ne  se  soutenant  plus,  sui- 
un  siège  elle  se  laissa  choii'.  Le  comte  contenait  à  peine  son  indi- 
gnation; il  se  promenait  de  long  en  large,  muet,  les  poings  serrés, 
les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  dévisageant  tous  ces  hommes  d<' 
regards  enflammés,  comme  si  le  coupable  eût  dû  être  parmi  eux. 
Eux,  plus  morts  que  vils  et  déjà  sentant  la  tête  leur  branler,  se 
faisaient  humbles  et  petits  et  n'osaient  lever  les  yeux.  Il  fit  un 
effort  énorme  et  leur  ilemanda  : 

—  Que  voulez-vous  de  moi.  enfin?  Après  une  minute,  le  plus 
vieux  s'enhardit.  Au  travers  de  louanges  infinies  au  comte  pour 
sa  générosité,  et  où  son  flair  évita  la  moindre  allusion  à  la  com- 
tesse, il  exprima  l'attente  d'eux  tous.  —  A  la  comtesse,  votre 
'lame,  répii.pia  Ir  scignciii-,  j  ai  remis  Imit  jiouvoii'  sur  ce  <|ui 
vous  lient  en  |)cine.  r.\  c'est  à  elle  seule  (iiic  xotrr  gralilude  (loi! 
aller.  Mais  pour  obtenir  (•(•tl(*  gi'àce  elle  a  |)ris  un  (Migagcinenl 
grave  et  (]ui  met  son  honneur  en  péril,  et  cet  engagement  vous 
avez  toléré  qu  elle  1  exécutât.  (;t  ainsi  vous  vous  êtes  engagés  vis 
à-\\s  d'elle  comme  elle  vis-à-vis  de  moi.  .\iissi  maintenant  moi 
qui  répoiiil  de  son  liomimi .  ]»•  xou'^  demandr  :  avcz-xoiis  en  gens 
loyaux  observé  la  condition  (luelle  vous  avait  |»osée,  ayez-vous 
rempli  votre  engagement? 

Ees  envoyés  s'entre  regai'ilèrent.  Or  lady  (loiliva  ne  s'était 
pdini  trompée  :  loni  Ir  boulanger  Taxait  \  ne.  rt  intempérant  de  la 
langue  autant  cpie  di.'s  yeux,  il  n'avait  pu  si;  retenir  de  divulguer 
incontinent  sa  prouesse,  et  i»lusieurs  ipii  étaient  là  l'avaient  en- 
tendu. 


LADY    CiODIVA  )I  i 

—  Vos  têtes  me  répondent  de  toute  la  ville,  ajouta  le  comte 
hlême  d'humiliation  et  de  courroux  devant  leur  hésitation. 

La  comtesse  se  sentit  mourir.  Par  les  fenêtres  grandes  ouvertes 
sur  l'air  tiède  et  ensoleillé,  du  dehors  un  bourdonnement  humain 
montait. 

C'était  toute  la  population  amassée  là,  au  pied  de  la  muraille 
et  attendant.  A  peine  avait  la  cloche  châtelaine  arrêté  son  tinte- 
ment, tous  les  huis  s'étaient  déclos,  le  peuple  s'était  répandu  dans 
les  rues,  s'entretenant  de  la  merveilleuse  aventure,  escortant  les 
notables  délégués  ;  les  hommes  glorifiaient  le  viril  héroïsme  de 
leur  dame,  et  les  femmes  exaltaient  sa  beauté  notoire.  Cette 
beauté,  le  bonlamier  la  déniora  avec  l'autorité  décisive  du  mon- 
sieur  bien  informé,  pourtant  qu'il  n'en  eût  point  vu  grand'chose 
par  l'hiatus'peureux  de  ses  volets.  Et  déçu  au  milieu  de  tant  d'en- 
thousiasme il  répétait  :  —  Ce  n'est  jamais  qu'une  femme  comme 
les  autres,  on  ne  perd  pas  la  vue  pour  l'avoir  regardée!  On  ae 
voulait  point  croire  à  la  réalité  de  son  exploit.  Dépité,  furieux, 
il  en  refaisait  le  récif,  et  sa  vanité  étouffant  sa  prudence  poltronne, 
criant,  s  emportant,  il  lampliliait  au  delà  de  toute  vraisemblance, 
cependant  qu'à  l'intérieur,  à  voix  basse  se  consultaient  les  en- 
voyés. 

—  Le  boulanger  est  cause  de  tout  ceci,  dirent  plusieurs  :  il  faut 
tout  dévoiler;  aussi  bien  est-il  manifeste  que  le  comte  est  averti 
déjà.  —  Comment?  par  (jui-"  qu'en  savons-nous?  La  vie  dlin 
homme  vaut  qu'on  la  pèse.  —  D  autant  qu'il  se  vante,  peut-être. 
— ■  11  mérite  alors  aussi  bien  le  châtiment,  pour  avoir  outragé 
une  noble  dame,  eî  à  qui  nous  devons  tant;  regardez  :  n'est-ce 
point  pitié,  l'état  où  la  voilà?  —  Trop  parler  nuit,  et  le  mal  de  ''uu 
toujoui"S  sur  tous  retombe,  un  de  reconnu,  tous  souponnés  ; 
couvrons  notre  compère  :  qui  pourra  le  convaincre  et  nous  dé- 
mentir? pas  vu.  pas  pris.  —  Mais  tout  finit  par  se  savoif*,  et  si  la 
\  ie  d'un  seul  est  grave  affaire,  le  salut  de  tous  est  autrement  pré- 
cieux, —  Il  prime  tout.  —  Puis  nous  ne  pouvons  enfin  témoigner 
de  ce  que  nous  ignorons  —  le  collo([ue  s'échauffait,  —  s'il  s'est 
vanté  tant  pis  pour  lui  :  qu'il  ait  vu  ou  non  c'est  tout  un,  puisque 
lui  seul  y  était...  —  Et  noire  lady.  —  Et  si  ni  l'un  ni  l'autre  ?  — 
Comment  ?  —  Oui,  on  veut  peut-être  nous  éprouvei'  :  qui  nous  as- 
sure que  la  noble  comtesse  a  réellement  accompli  ce  que  nous 
croyons,  puisque  personne  ne  l'a  vue  ? 

Celle  exclamation  inattendue  proférée  à  voix  haute  retentit 
dans  le  silence  général.  Tous,  d'une  seule  pensée,  regardèrent  le 
comte  et  sa  femme.  La  comtesse  s'élait  levée  toute  droite,  fit  trois 
pas  vers  le  groupe  interdit.  Et  dans  l'anxiété  qui  suspendait  tous 


5l2  LA    HEVUK    BLANCHE 

les  soiilïk'S,  011  ciileiulil  (li>linclcinenl  an  dehors  la  voix  du  boii- 
lanc^er,  que  les  envoyés  aiissilôt  reconnurent,  crier:  —  Par  mon 
salul,  encore  une  fois  je' vous  jure  que  je  l'ai  vue,  et  que  ce  n'est 
jamais  quiine"  femme  comme  les  autres! 

Elle  lit  un  pas  encore,  et,  s  arrêtant,  de  son  vêtement  dénoua 
les  cordons.  Les  envoyés  diin  Irait  comprirent  et,  comme  sous 
une  illumination  d'en  haut,  tombèrent  tous  à  genoux.  La  com- 
tesse avait  ouvert  ses  deux  bras,  les  pans  de  sa  robe  s'écartèrent, 
et,  les  yeux  haut  levés  et  sa  chevelure  d'or  noyant  ses  épaules  et 
sa  poitrine,  elle  apparut,  sous  la  lumière  du  jour,  resplendis- 
sante de  pudeur  et  de  beauté.  Les  envoyés  aperçurent  rien  qu'une 
vision  toute  blanche  nimbée  de  lumière  :  les  yeux  au  delà  ils  chan- 
taient dune  même  voix  : 

Salve,  Regina  Cœli! 

Or  tout  le  peuple  les  entendant  se  mil  ;"i  (■IkuiIci'  a\pc  cwx  ; 

Salve,  Regina  Cœlil 

Lt  tout  aussitôt  elle  fondit  en  larmes,  disant  à  son  ma.i  cpii, 
vers  elle,  setail  élancé  :  —  C'est  par  votre  vouloir  qi.e  tout  ceci 
s'est  fait.  —  Où  mon  vouloir  avait  semé  des  ronces,  votre  grâce 
a  fait  fleurir  des  lys,  s'écria  le  comte  radieux  en  la  serrant  dans 
ses  bras.  Soyez  ici  proclamée  reine  de  toutes  les  dames  pour  la 
chasteté  et  la  bravoui-c  comme  vous  l'êtes  déjà  pour  la  beauté. 

Une  procession  fut  instituée  qui  depuis  lors  et  jusqu'à  ces  der- 
niers temps  tous  les  trois  ans  remémora  la  gloire  de  lady  Godiva. 
La  religieuse  coutume  s'est  récemment  éteinte  dans  Coventry, 
mais  point  le  culte  de  l'héroïne  :  un  mécanicien  y  vient  de  la 
faire  marraine  du  moteur  (ju'il  inventa.  Bien  entendu  le  boulan- 
ger fut  pendu  immédiatement,  et  devant  sa  maison,  sur  la  façade 
de  laquelle  on  sculpta  —  elle  existe  toujours  —  la  méprisable  effi- 
gie de  iom  peeling. 

ilclas!  ce  qui  s'est  perdu,  ce  n'est  point  le  souvenir  de  la  gia- 
cieuse  comtesse,  mais  rcxenq>le  admirable  ]»ar  elle  proposé,  de 
l'entière  soumission  «ju'une  femme  doit  à  son  mari,  la  parfaite 
pudeur  (luello  doit  a  elle-même,  et  le  devoir  de  sacrifice  qu'elle 
doit  à  tous,  ."^on  histoire  nous  rappelle  encore  que  la  Beauté 
comme  le  (iénie.  comme  la  Force  et  l'Amour,  confère  un  sacer- 
doce impérieux  et  redoutable,  et  que  la  Beauté  comme  eux,  porte 
malheur  à  (pii.  sans  en  être  digne,  o.se  en  face  la  regarrler. 

(C'était  sous  le  règne  d'Edouard  le  Confesseur,  vers  1040.) 

Fagus 


EXODES    ET    BALLADES 

Moralités 


A    FÉLIX    FÉNÉON 


I 

Disciplinons  au  silence 
Nos  natives  violences. 
Ouatons-nous  d'indolence. 

Il  faut  que  le  cœur  se  mate 
Peu  à  peu  et  s'acclimate 
A  cette  existence  mate. 

Toute  joie  est  villageoise  ; 
Mais  l'époque  peu  grégeoise 
Exige  qu'on  se  bourgeoise. 

Sous  lor  d'été,  sous  le  givre, 

Vivons  l'alarme  de  vivre 

Dans  la  ville  —  pierre  et  cuivre. 

Ploj-ons  à  sa  servitude 
Notre  esprit  que  l'habitude 
Nuagera  d"hébétude  ■ — 

En  attendant  que  s'argente 
Pour  notre  âme  intransigeante 
L'heure  de  la  mort  régente.    . 

II 

Oui,  mon  vieux,  c'est  entendu. 
Ça  ne  va  pas;  ça  déraille. 
Ton  mal  est  du  vrai  mal,  du 
Mal  en  or,  pas  en  toc.  Braille  ! 
Hurle  !  ébranle  la  maison  ! 
Exagère  !  affole,  effare 
Le  quartier  de  ta  fanfare  ! 
Tout  ton  sang  n'est  qu'un  poison  ! 
Soit  !  mais  est-ce  une  raison 
Pour  qne  ton  âme  benêfe 
S'imagine  qu'elle  est  seule 
A  souffrir  sur  la  planète  ? 
Ta  g I 


33 


r)l4  LA    UEVUE    BLANCHE 

Sans  doute  le  mal  de  dents 
Enerve,  exaspère,  vrille 
Et  ses  élans  excédants 
Rendent  fol  un  brave  drille. 
Mais  tout  n'est  pas  anornKil 
Dès  l'instant  que  tu  as  mal 
Et  la  belle  buile  solaire 
Merveilleusement  nous  oint. 
\'a,  ne  t'hypnotise  point, 
Mon  garçon,  sur  ta  molaire. 

Sous  prétexte  que  tu  souffres 
De  douleurs  telles  sans  blague 
Que  la  pauvre  âme  exlravague  ; 
Telles  que  les  poix  et  soufres 
Combinés  avec  le  fer 
N'en  créent  point  chez  Lucifer, 
Tu  t'estimes  seul  à  plaindre. 
Seul,  traqué,  persécuté, 
Bloqué,  cloqué,  charcuté, 
Et,  après  le  cri,  de  geindre  ! 

Mon  ami,  rappelle-toi 
Que  pas  très  loin,  à  côté, 
Par  hasard,  il  y  a  moi 
Que  la  vie  a  fricoté. 
Sois-en  sûr,  de  maie  sorte. 
Et  que  personne  ne  sorte  ! 
Après  moi,  c'est  un  client 
Qui  n'est  guère  plus  brillant  ! 
Après  lui,  c'en  est  un  autre  ! 
Api'ès  ct'l  aiilj'c.  cncoi'c  im! 
Après  l'un,  une  ;  et  chacun 
Dans  le  désespoir  se  vautre, 
Le  désespoir  ou  le  deuil. 
Si,  pas  le  deuil,  la  famine, 
Si,  pas  la  faim,  la  vermine... 
Et  là-haut,  on  s'en  bat  l'œil. 

Aussi,  vois-tu,  si  pénible 
Que  te  soit  l'heure,  mon  fieu. 
Tu  devrais  garder  un  peu 
De  ta  pilié  disponible, 

Si  possible. 
Pour  les  camarades-cibles. 


( 

i 
ItfORALITÉS  5l5 

III 

1 
i 

Va-t'en,  mon  vieux,  faire  une  cure  d'éléments.  > 

Va  tartiner  la  lassitude  i 

Nez  en  l'air,  sur  le  galet  rude.  ' 

La  mer  impitoyable  a  des  rythmes  cléments. 

Puis  confronte  ton  âme  avec  l'ennui  céleste.  '] 

Ton  spleen  à  toi  vaut-il  le  sien?  j 

Moins,  soit,  d'être  un  peu  moins  ancien;  ; 

Mais  vous  fusionnez,  et  ceci  te  déleste.  _< 

Alors,  tu  te  consens,  toi  qui  te  renonçais. 

Tu  t'acceptes,  tu  te  souris 

Et  souris  en  plus  à  Paris 
Dans  l'hier,  l'aujourd'hui  et  le  demain  français.  i 

Le  ciel,  d'un  bleu  si  sage  et  grave  et  séculaire,  [ 

T'initie  à  la  poésie  ; 

Du  repos  et  de  l'inertie,  i 

Ainsi  qu'un  oncle  on  ne  peut  plus  avunculaire.  \ 

Tu  bois  l'azur  à  même  et  ses  luisants  conseils  i 

Et  t'en  reviens  l'âme  ravie  ' 

Supporter  l'onéreuse  vie  ! 

Comme  il  supporte,  lui,  son  vieux  poids  de  soleils.  : 


IV 

Je  regrette  tes  astuces. 

Oui,  je  voudrais  que  tu  fusses 

Na'if 
Autant  que  le  bon  Ba'if. 
Oui,  je  voudrais  que  tu  pusses 
Vers  le  renaissant  Avril 
Lever  un  nez  puéril  ! 
Ecrire  !  A  quoi  bon  écrire  ? 
Vaut-il  pas  mieux  adorer 
Celle  qui  vient  décorer 
De  son  éminent  sourire 
L'heure  amère  à  picorer  ? 
Par  les  primes  feuilles  vertes 
Vaut-il  pas  mieux  l'adorer 
A  lèvres  grandes  ouvertes  ? 


5i6  LA   REVUE    BLANCHE 

Boire  ses  yeux  ?  Dans  ses  crins 

Egoutter  tous  les  écrins  ? 

Oui,  sans  doute,  mais  lu  crains  ! 

Avoir  l'àme  fascinée. 

Eperdue,  hallucinée. 

Voire  même  calcinée 

Par  quelqu'une  Dulcinée  !  — 

Puis  souffrir  qu'elle  vous  leurre, 

Malheur  !  et  vous  trompe  à  l'heure, 

A  la  course,  au  pas,  au  Irot, 

—  L'âme  usant  bien  son  fourreau!  — 

Puis,  subir  l'alcoolie 

De  la  mélancoolie, 

Pleurer  et  devenir  feu 

Peu  à  peu,  à  petit  feu  ! 

Hélas  !  plus  rien  de  ces  chères 
Bêtises  qui  t'écorchèrent 
Et  te  mirent  en  émois 
Aux  brillants  et  jeunes  mois 
De  ta  vie  avcnlurease. 
Heureuse  un  peu,  malheureuse 
Assez,  ne  fait  aujourd'hui 
Frissonner  dans  son  étui 

D'ennui 
Ton  morne  moi  d'aujourd'hui. 
Ton  moi  lourd,  balourd,  épais 
Et  qui,  pourvu  qu'on  lui  fiche 

La  paix. 
S'estime  infiniment  riche! 

V 

En  manière  (Vcpilogue. 

Que  mes  vers  soient  fin  temporaire, 

Je  n'en  disconviens  i)as.  .lai  consulté  l'horaire  ; 

Oui.  j'ai  raté  l'express  de  l'Immortalité. 

MaL«;  d'abord  tout  est  Vanité  ; 

Et  puis,  je  les  ai  faits  surtout  pour  me  distraire. 

Romain  Cooltjs 


Wagner  et  Debussy 


I.  Introduction.  —  Depuis  que  le  Pavsilal  de  Wagner  a  fait  son 
apparition,  nul  drame  musical  n'a  mériié,  mieux  que  le  Pelléas  et 
Mclisande  de  MM.  Maeterlinck  et  Claude  Debussy,  de  captiver 
laltention.  C'est  une  œuvre  riche  de  promesses,  de  problèmes  et 
d'énigmes.  L'émotion  passionnée  qu'elle  a  suscitée  dans  le  monde 
musical  de  Paris,  elle  la  suscitera  partout  où  elle  sera  jouée.  Je 
prévois  qu'elle  mettra  en  alerte  la  critique  de  l'Europe  entière. 

Oserai-je  prendre  la  liberté  d'éclairer  le  futur  champ  de  ba- 
taille? \  oici  mes  lettres  de  créance  :  je  suis  un  peu  poète,  un 
peu  musicien  et  suis  un  peu  au  fait  des  choses  du  théâtre.  J'ai 
étudié  attentivement  l'ouvrage,  et  j'ai  lu  la  plupart  des  comptes 
rendus  parus  dans  les  journaux  de  Paris.  Or,  et  c'est  ce  ([ui  m'en- 
gage à  demander  la  parole,  à  côté  de  ])eaucoup  de  jugements  sa- 
gaces,  j'ai  trouvé  dans  ces  critiques  plusieurs  choses  qui  me  sem- 
blent complètement  erronées.  Et  erronées  sur  un  point  capital, 
savoir  celui  des  relations  entre  Debussv  et  Waoner.  C'est  là  effec- 
tivement,  pour  moi.  un  point  capital,  car  aujourd'hui  tout  com- 
positeur doit  s'expliquer  avec  Wagner  et  prendre  délibérément 
position  en  face  de  lui.  Plus  nous  sommes  enclins  à  apprécier 
l'art  de  MM.  Maeterlinck  et  Debussy,  plus  la  quéstfon  devient 
importante. 

II.  Wagner  et  ses  imitateurs.  —  Lorsque  surgirent  les 
drames  de  Wagner,  on  put  croire  que  le  style  du  drame  musical 
était  fixé  à  jamais.  Toutes  les  œuvres  qui  s'écartaient  de  ce  style 
étaient  considérées  comme  des  œuvres  réactionnaires,  mort-nées. 
:\lais,  dans  l'œuvre  de  Wagner,  il  y  a  beaucoup  de  choses  qui, 
étant  profondément  individuelles  et,  par  suite,  inimitables,  '  ne 
peuvent  en  aucune  façon  servir  de  modèle.  Or,  au  lieu  d'imiter, 
de  Wagner,  la  préoccupation  constante  de  la  vérité,  —  de  la  vé- 
rité artistique,  bien  entendu,  —  tels  disciples  se  sont  évertués  à 
reproduire  ce  qu'il  y  a  d'individuel  en  lui.  Xous  savons  avec  quel 
succès  ou  plutôt  avec  quel  insuccès.  En  effet,  l'insuccès  était  si 
évident  que  notre  opinion  faillit  subir  un  revirement  complet  et 
que  nous  commençâmes  à  soupçonner  que  Fart  'de  W^agner  ne 


5l8  LA    REVUE    BLANCHE 

contenait  nul  élément  qui  eût  une  valeur  générale;  qu'il  était,  par 
conséquent,  inapte  à  déterminer  un  style  ou  une  école. 

On  voit  lui  je  veux  en  venir.  Si,  en  Wagner,  l'on  parvenait  à 
•faire  le  départ  entre  ce  qui  est  individuel  et  ce  qui  est  général,  les 
malentendus  se  dissiperaient  et  il  apparaîtrait  comme  un  des  mo- 
dèles les  plus  sûrs,  après  avoir  été  lun  des  plus  dangereux. 

Or,  f)ebussy  me  semble  avoir  trouvé  la  solution;  peu  importe 
que  se  soit  par  des  vues  pratique^  ou  théoriques,  toujours  est-il 
qu'il  me  paraît  avoir  résolu  la  question  pour  son  propre  compte. 
Je  le  considère  comme  un  véritable  disciple  de  Wagner.  Il  n'est 
pas  de  ceux  qui  se  bornent  à  dire  :  Maître!  Maître!  mais  son  œuvre 
même  proclame  l'esprit  du  maître. 

C'est  là  un  point  qui,  dans  les  critiques  que  j'ai  sous  les  yeux. 
est  tantôt  à  peine  signalé  et  tantôt  énergiquement  contesté.  C'est 
ainsi  que  M.  Lalo  écrit  dans  le  Temps  : 

Il  n'y  a  rien  ou  presque  rien  de  Wagner  dans  Pelléas  et  Mélisande, 
Ni  la  forme  dramatique,  ni  la  forme  musicale,  ni  le  rapport  de  la  mu>i 
que  avec  la  parole,  ni  celui  de  la  \o\\  avec  les  instruments,  ni  la  cora 
position  et  le  développement,  ni  l'harmonie  et  l'orchestre  ne  viennent 
de  Bayreulh. 

Et  plus  loin   : 

La  nou\eaulé  est  partout  :  nouveauté  spontanée,  harmonieuse,  sans 
système  cf  sans  effort,  nouveauté  dans  la  nature  de  la  conception  et  dans 
le  délait  do  l'exécution  :  nouveauté  si  profonde,  que  Pelléas  et  Méli- 
sande  apparaît  au  premier  regard  différent  de  tous  les  drames  lyriques 
comme  de  tous  les  opéras,  qu'il  ne  se  laisse  définir  par  aucune  des 
formules,  ni  classer  sous  aucune  des  étiquettes  en  usage...  Il  est  véri- 
tal)lemenl  étranger  à  l'art  traditionnel. 

«...  Véritablement  étranger  à  l'art  traditionnel...  »,  ce  nie  rap- 
pelle vivement  certaine  épigramme  que  Gœthe,  le  grand  ennemi 
de  toute  barbarie,  a  consacrée  «  aux  originaux  »  : 

Un  quidam  disait  :  «  Je  ne  suis  d'aucune  école  ; 

Tl  n'est  point  de  maître  a  ivanl  à  (|iii  je  fasse  ma  cour 

El  je  suis  bien  éloio^né 

D'avoir  appris  ffuoi  (juo  ce  soit  fle<  moi  k.  » 

Cela  signifie,  si  je  l'entends  bien  : 

«  C'est  de  ma  propre  initiative  que  je  suis  un  sot.  » 

Le  cas  de  AL  Debussy  n'est  pas  si  gi-ave,  et  je  rexnminorai  Imif 
à  Iboure. 

III.  Le  problème  du  drame  musical.  —  Mais  d'abord  je 
soulèverai  une  question  fondamentale.  Ouels  sont,  d'une  façon 
générale,   le-  rappoi-fs  flu  drame  avec  In  musique?  Tout  di'ame 


WAGNER   ET   DEBUSSY  5jq 

gagnerait-il  à  être  mis  en  musique,  —  JlainU'l,  par  exemple?  (J'ai 
en  vue,  naturellement,  le  di-ame  même  de  Shakespeare  et  non 
un  de  ces  livrets  conleclionnês  dans  les  olïicincs  théâtrales.)  N'y 
aurait-il  donc  que  certains  drames,  que  des  drames  d'un  sujet 
particulier  et  d'une  forme  particulière,  dont  faction  sur  le  public 
puisse  être  renforcée  par  la  musique? 

Involontairement  je  jette  un  regard  à  la  dérobée  sur  les  dix 
volumes  des  écrits  de  Wagner.  I\lais  non,  nous  n'y  recourrons 
pas.  Nous  verrons  clair  dans  cette  question  dès  que  nous  aurons 
iric  en  évidence  les  conditions  formelles  de  l'art  musical. 

IV.  Conditions  formales  de  la  musique.  —  La  musique 
développe  ses  formes  dans  le  temps  comme  l'architecture  déve- 
i'^ppe  les  siennes  dans  l'espace.  Faisons  résonner  par  exemple 
la  phrase  musicale  a  : 

ixi-^hclL  jl  jjQyg  faudra  répondre 

par  une  phrase  corres- 
pondante b  qui  se  com- 
pose d'éléments  sembla- 
bles et  est  construite 
d'une  manière  analo- 
gue, pour  créer  de  cette 
façon  une  sorte  de  con- 
trepoids et  donner  à 
cette  phrase  a  sa  signification  musicale  complète.  Mais  pour  obte- 
nir un  petit  ensemble  musical  complet  il  faut  encore  considérer  la 
phrase  a  -h  b  comme  une  unité  d'un  ordre  plus  élevé  et  y  répon- 
dre (.voir  page  520)  par  une  autre  phrase  correspondante  a'  +  b^ 

Il  faut  donc  un  dé- 
veloppement de  cette 
longueur  au  moins 
pour  f  o  l' m  e  r  une 
jjhrasc  musicale  com- 
plète, quelque  chose 
qui  corresponde  à 
peu  près  à  la  «  phra- 
.-  )^  grammaticale.  En  opposant  ainsi  la  phrase  à  la  phrase,  la 
période  à  la  période,  un  groupe  de  périodes  à  un  groupe  de  pé- 
■  '.)des,  nous  arrivons  à  des  formaiions  musicales  d'une  construc- 
tion homogène,  c'est-à-dire  dont  chaque  partie  se  trouve  en  rap- 
j  orts  étroits  avec  les  autres  :  nous  arrivons  au  morceau  de  musi- 
que. 


■no 


LA   REVUE   BLANCHE 


Mais  encore  iaul-il  (lue  raudileiir  soit  mis  en  mesure  d'em- 
biasser  cel  ensemble  de  laron  que  les  rapports  des  éléments  entre 

eux  lui  soient  per- 

û.<  {.'  ceplibles  et  qu'il 

^oit  conscient  de 
l'équilibre  de  l'en- 
send)le.  Ces  con- 
d  i  t  i  G  n  s  ont  été 


1^^  nn 


A 


W 


remplies  admu-a- 
b  le  ment     jtar    la 
nuisi(jue  de  la  ]>é- 
l'iode  dite  classique,  — Haydn,  .Mo/.art,  Beelliu\en. 

Cçst  dans  cette  période  (juc  les  formes  de  la  sonate,  du  rondo, 
de  l'air,  etc.  ont  été  portées  à  la  perfection,  ("es  formes,  qui  con- 
sistent essentiellement  dans  le  groupement  schématique  des  mo- 
tifs et  dans  l'usage  abondant  des  reprises,  produisent,  même  dans 
les  morceaux  les  plus  développés,  une  espèce  d'équilibje  très  fa- 
cile à  saisir.  La  première  partie,  le  développement  et  la  reprise, 
(a  +  b  +  a),  dune  symphonie  —  se  groupent  symétriquement, 
comme,  par  exemple,  le  portail  central  et  les  portails  latéraux 
d'une  cathédrale  gothi<pie.  Xous  reviendrons  sur  ce  point  et  exa- 
minerons s'il  est  nécessaire  de  composer  uniquement  d'après  ce 
svstème. 

V.  La  musique  appliquée  au  drame.  —  Il  est  donc  acquis 
/^[u'en  matière  musicale,  pour  se  faire  comprendre,  il  ne  faut  pas 
être  pressé.  Lorsque  je  m'écrie  :  «  Combien  j  ai  le  cœur  gros!  > 
C'est  l'alïaire  d'un  instant  et  je  peux  mettre  dans  ces  quelques 
mots  une  expression  si  forte  et  les  accf»mpagner  d'un  geste  si  si- 
gnificatif que  ma  douleur  apparaisse  dans  toute  sa  force.  Si  je 
veux  exj)rimer  ])ai'  la  miisifpie,  le  morne  senliment,  il  me  faudra 
au  moins  la  ])ériode  menlionnée  plus  baul:  mais  pour  le  formuler 
d'ime  façon  oxplirile  el  «ompU'de  il  me  faudi'a  tout  le  morceau 
(lord  cette  période  forme  seulement  le  début  (Beethoven,  2"  sym- 
phonie, 2*  partie).  Il  est  vrai  qu'alors  je  l'aurai  exprimé  d'une 
•façon  beaucoup  plus  impressionnante.  Nous  savons  tous  cela. 
Mais  c'est  là  jii'ilcment  ce  qui  nous  induit  en  erreur.  Si  nous  ne 
considérons  (\\w  son  essence  même,  la  musique  nous  paraîtra 
|)ar  excellence  le  moyen  d'expression  du  drame;  mais  ses  con- 
ditions formates  nous  mettent,  semble-t-il,  dans  la  nécessité 
d'y  renoncer.  A  la  station  (jue  brfde  lexpress  (|ni  m'emporte,  un 
«tndiestre  s'rpoumonno  à  jouei"  en  mon  honneur  ce  moi-ceau  de 
l'.colliovcn.  Oiron  cnh-iidi-îii-je?  Ouchpi»'^  ino-ures, "^^ — si  je  n<'  tiri-» 


WAGNER   ET   DEBUSSY  321 

la  sonnette  d'alarme.  Le  train  rapide  —  c'est  le  drame.  Car  le 
drame  n'a  pas  le  temps  de  s'arrêter  en  route.,  loul  au  plus  peut- 
il  se  ralentir  à  la  traversée  de  quekpie  plaine  lyrique.  La  musi- 
que, par  contre,  veut  toujours  demeurer  en  place;  elle  ne  veut 
pas  abandonner  un  état  d'àme  sans  lavoir  épuisé.  Ce  n'est  que 
rarement  et  en  reniant  sa  véritable  nature  qu'elle  peut  arriver  à 
passer  plus  rapidement  sur  certaines  choses.  Mettre  en  musique 
un  drame  implique  une  contradiction. 

VI.  Compromis  de  l'ancien  opéra.  —  Mais,  attendons!  Le 
drame  peut  comporter  (juclques  passages  lyri(jues.  Pourquoi  ne 
pas  nous  en  tenir  à  ceux-là?  Pourquoi  ne  reléguerions-nous  pas 
au  second  plan  l'aciion  du  drame  pour  mettre  en  valeur  les  pas- 
sages lyriques-  Modilions  donc  la  construction  naturelle  du 
drame;  créons  de  grandes  plaines  lyrirjues  que  nous  couvrirons 
de  musique  sous  la  l'orme  de  sonates,  d'airs,  de  danses.  Répétons 
toujours,  pour  obtenir  un  ensemble  facile  à  saisir;  répétons  jus- 
qu'à satiété,  juscju'à  l'absurde.  Puisque  Ton  répète  dans  la  musi- 
que instrumentale,  pourquoi  ne  pas  répéter  aussi  dans  les  mor- 
ceaux de  chant  des  opéra.s?  Le  public  est  d'autant  plus  satisfait 
qu'on  lui  chante  plus  souvent  le  même  petit  air  :  il  finit  par  le 
fredonner.  Mais,  ce  résultat  ne  peut  pas  s'obtenir  sans  absurdité. 
Car  nous  aurons  de  la  peine  à  trouver  dans  le  drame  des  paroles 
susceptibles  de  ces  fréquentes  répétitions.  ^lais  à  quoi  bon  nous 
préoccuper  des  paroles?  Personne  —  l'expérience  nous  l'ensei- 
gne —  ne  les  comprend.  Que  le  drame  nous  soit  simplement  un 
prétexte  pour  enfiler  des  morceaux  lyriques,  chant,  danses,  mar- 
ches, etc.  Et  les  bribes  d'action  et  de  dialogue  que  nous  ne  serons 
pas  parvenus  à  éliminer  nous  les  reléguerons  dans  des  récitatifs 
avec  accompagnement  à  peine  ébauché,  sans  nous  préoccuper 
de  la  valeur  mélodique  et  musicale  de  ces  récitatifs.  Il  est  vrai  que 
c'est  précisément  dans  ces  récitatifs  qu'il  faut  caser  tout  ce  qui 
peut  rendre  le  drame  compréhensible.  Il  serait  donc  séant  qu'ici 
au  moins  on  pût  percevoir  les  paroles  du  texte.  Mais  ne  nous 
faisons  pas  d'illusion  :  on  ne  les  comprendra  pas.  El  d'abord, 
chante-t-on  quand  on  à  quelque  chose  à  dire?  Chante-t-on  les 
discours  parlementaires?  Chante-t-on  les  sermons?  (liante-t-il, 
l'empereur  d'Allemagne?  Quant  à  nous,  nous  sommes  en  train 
de  chanter  et  peu  nous  importe  le  reste. 

VII.  Ce  eomproir.is  est  mauvais.  —  C'est  ainsi  que  l'art 
ancien  résolvait  illusoirement  la  contradiction.  Impuissant  à  unir 
d'une  manière  organique  la  musique  et  le  drame,  il  les  juxtapo- 
sait. Ce  qui  en  résultait  ne  pouvait  prétendre  à  être  du  style, 


aaa  LA   REVUE    BLANCHE 

c'élail  de  la  manière.  On  l'aisail  de  mauvaise  musique  parce  que 
la  bonne  musique  était  rebelle  aux  exigences  du  drame:  on  fai- 
sait de  mauvais  drames  parce  (jue  de  bons  drames  ne  pouvaient 
être  mis  en  musique.  Le  singulier  ensemble  que  l'on  obtenait 
ainsi  élad-  orné  de  cortèges  magnifi((ues,  de  décors  brillants  et 
de  fastueux  costumes,  et  Ion  aboutissait  à  un  monstre  remar- 
quable »jui  était  sûr  de  son  elïet  à  n'importe  quelle  foire.  Quand 
on  jette  un  cou})  dceil  sur  les  anciens  opéras,  on  s'étonne  cpie 
tant  de  choses  saiistaisanles  et  relativement  de  bon  aloi  aient  pu 
être  produites  sur  des  bases  aussi  absurdes. 

VIII.  Wagner,  ses  aptitudes  universelles.  —  Wagner  viuL 
11  avait  sur  ses  concurrents  un  avantage  :  il  était  poète,  musicien 
et  homme  de  théâtre,  réunissant  en  lui  tous  les  talents  dont  la 
coopération  était  nécessaire  et  qu'on  avait  toujours  trouvés  sépa- 
rés. Même  s'il  ne  pouvait  pas  l'ésoudre  complètement  la  contra- 
diction qui  est  immanente  au  problème  de  la  création  du  drame 
musical,  <lu  moins,  mieux  que  ))ersonne,  pouvait-il.  poète,  mu- 
sicien et  dramaluige,  concilier  les  exigences  contradictoires  de 
ces  trois  arts  et  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  leur  réunion,  il 
y  parviendrad  dès  qu'il  aurait  trouvé  le  point  central  d'où  maîtri- 
ser les  aptitudes  diverses  de  son  génie  et  les  orienter  sur  un  des- 
sein unique. 

Il  est  éviflent  cpie  chaque  ai't  ris(piait  de  perdre  dans  l'aventure 
ce  qu'il  avan  de  meilleiii'  cl  de  plus  spécihque.  \\'agner  doit  avoir 
lutté  terriblement  avec  lui-même  avant  de  réussir  à  les  coaliser 
sans  dam  poiu"  aucun  deux.  Mais,  a-l-il  complètement  réussi?  .\- 
f-il  jamais  été  entièrement  salislait  de  lui-même?  N'esl-il  j)as, resté 
des  plaies  saignantes  au  fond  de  son  Amo'^  Son  aploml)  était-il 
de  la  pose'  ou  de  la  sottise?  Il  n'y  a  rien  dii-révérencieux  flans 
cette  question.  Le  plus  grand  espi-it  a  ses  limites.  Et  le  «  men- 
songe vital  )',  dont  parle  Ibsen  dans  le  Canard  ^auiarfc,  a  des 
manifestations,  rpie  l'oeil  inexercé  prend  |)our  de  l'héroïsme. 

IX.  Premier  début  de  "Wagner.  —  A  ai; ne i'  n(;  lit  d'abord 
que  de>  opéras.  Ils  |)résenlaient  d(^s  Irails  <h'amali(|U('S  et  pil- 
loi'esques  d'une  pui.<^sance  extraordinaire  et  (|ui  tous  inclinaient 
vers  le  mysticisme.  Au  point  de  vue  musical  ils  n  étaient  pas  ab- 
solument de  premier  ordre.  Un  effort  manifeste  vers  la  vérité  in- 
dividuelle de  l'expression  (mais  itoiir  1  alteir;'dre  la  langue  musi- 
cale du  compositeur  n'était  y)as  encore  assez  souple)  s'y  trouvait 
en  ronflil  avec  les  formules  traditionnelles,  qu'il  ne  pai'vcnail  pas, 
d'ailleurs,  à  employer  avec  aisance.  Lorsqu'il  ])ai'lait  sa  propre 
langue,  il  «aplivait  ;  lorsqu'il  essayait  de  se  servir  du  jargon  usuel, 


WAGNER    ET    DEBUSSY  52i 

il  restait  insignifiant,  —  symptôme  où  se  révèle  le  génie  à  sa  pé- 
riode de  développement.  Au  point  de  vue  de  la  construction 
dramatique  ses  œuvres  étaient  assez  faibles.  Les  tendances  dra- 
matiques du  \\'agner  postérieur  en  étaient  encore  à  peu  près  ab- 
sentes :  ce  n'est  qu'après  coup  qu'on  a  voulu  les  y  découvrir. 

X.  Nouveau  Style,  nouvelle  époque  d'art.  —  Et  pour- 
tant, ce  même  homme  dont  on  pouvait  espérer  à  juste  titre  quel- 
que chose  de  très  original  et  de  très  important,  mais  dont  l'œuvre 
première,  y  compris  Tannhaeuser  et  Lohengriu,  ne  permettait 
pas  de  pronostiquer  une  œuvre  ultérieure  dominatrice,  nous 
donna  la  Tétralogie,  Tristan,  les  Maîtres-Chanteurs,  Parsilal, 
instaurant  un  nouveau  style  du  drame  musical.  .Mieux,  larl 
tout  entier, se  rajeunit  dans  cette  fontaine  de  jouvence  :  on  peut 
licitement  parler  d'une  époque  de  culture  wagnérienne. 

Ce  qui  distingue  d'abord  le  style  de  Wagner  de  l'ancien  jargon, 
c'est  que  Wagner  ne  cherche  pas  à  adapter  le  drame  aux  exi- 
gences conventionnelles  de  la  routine  ordinaire  de  l'opéra,  mais 
qu'il  subordonne  la  musique  au 'drame.  Du  reste,  cette  formule 
généralement   adoptée  a  peut-être   besoin  d'une   correction.    Je 
crois  plus  exact  de  dire  :  dans  les  grands  traits,  il  subordonne  la 
musique  au  drame;  dans  les  petits  traits,  il  subordonne  le  drame 
à  la  musique.  C'est-à-dire  :  il  ne  traite  pas  l'ensemble  de  son 
sujet  de  manière  à  obtenir  systématiquement  une  agréable  suite 
variée  d'airs,  de  duos,  de  chœurs,  de  marches,  etc.;  il  se  con- 
forme à  la  marche  de  l'action.  Mais,  dans  le  détail,  il  mène  l'ac- 
tion et  le  dialogue  de  telle  façon  qu'ils  soient  constamment  sus- 
ceptibles d'expi'ession  musicale,  je  dirai  plus,  qu'ils  la  comman- 
dent. Cela  impliquait  que  l'action  et  le  dialogue  fussent  unis  au 
foyer  central  des  passions  de  l'œuvre;  le  centre  devait  inonder  de 
ses  rayons  l'a-uvre  tout  entière.  Dans  ce  but  Wagner  a  construit 
ses'  drames  sur  les  données  les  plus  simples,  les  passions  et  les 
conflits  les  plus  élémentaires;  il  fait  abstraction  de  toutes  les  cir- 
constances extrinsèques  et  vise  à  donner  la  quintessence,  l'extrait 
sentimental  de  l'action. 

Il  s'efforce,  en  outre,  de  mettre  en  valeur  plastique  le  tableau 
scénique,  qui,  même  considéré  comme  pantomime,  doit  séduire. 
Car  Wagner  n'ignore  pas  qu'il  est  souvent  impossible  de  suivre 
les  paroles  du  dialogue.  Quant  à  l'exposition  lucide  des  motifs 
diamatiques  de  ses  personnages,  il  n'y  insiste  pas  beaucoup  : 
il  y  a  des  transitions  qui  veulent  être  devinées.  En  cela  il  était 
bien  dramaturge  :  pour  lui  l'instant  vaut  tout,  la  réflexion  boi- 
teuse ne  compte  pas. 


52.'i  LA   REVUE    BLANCHE 

XI.  Les  idiotismes  de  "Wagner.  —  Tout  cela  ressort  direc- 
temenl  tle  la  naliirc  des  choses.  .Mais  Wagner  a  aussi  ses  idio- 
tismes. D'abord  il  a  la  particularité  de  tout  pous.ser  à  l'extrême, 
de  faire  tout  énofme,  de  uieltre  ses  personnages  aux  prises  avec 
les  questions  les  plus  élevées  et  les  plus  profondes  de  l'humanité. 
A  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  dominer  on  de  sauver  le  monde,  nul 
de  ses  héros  ne  daigne  remuer  le  doigt. 

Presque  toujours  W'agncr  ignore  les  demi-leintes  de  lexin'es- 
sion.  Pour  lui  il  n'existe  (pie  la  passion  à  son  })aroxysme,  une  pas- 
sion qui  mette  en  jeu  la  vie  et  la  mort,  et  il  est  toujours  pressé  ûe 
pousser  l'action  à  cette  apogée.  Il  est  vrai,  que  cette  faiblesse  qui 
consiste  à  voir  toujours  l'objet  grossi  à  l'infini  est  une  particula- 
rité qui  tient  essenîiellement  à  la  nature  du  génie;  c'est  la  rançon 
du  génie. 

Mais  chez  aucun  autre  artiste  cette  particularité  n'est  aussi 
nettement  marquée.  Ses  héros  et  ses  héroïnes  côtoient  presque 
tous  l'hystérie  et  quiconque  connaît  ses  effets  contagieux  sur  les  , 
personnes  dont  les  nerfs  sont  fragiles  découvrira  sous  ce  faible 
apparent  de  Wagner  l'une  de  ses  forces.  Faut-il  signaler  encore 
quelques  autres  particularités  :  sa  prédilection  pour  des  groupes 
immobiles  qui  semblent  comme  pétrifiés  par  la  passion:  remj)loi 
bien  fréquent  du  truc  qui  consiste  à  tenir  le  spectateur  fasciné 
devant  une  scène  vide;  le  dialogue  alambitpié  jiarfois  jusqu'à 
l'inintelligible;  l'étalage  de  sentences  philosophiques  parfois 
hors  de  saison  etid'un  effet  absolument  réfrigérant.  On  poui'rait 
étendre  encore  cette  liste,  mais  je  ne  veux  pas  m'attarder  en  mau- 
vaise compagnie  :  car  c'étaient  précisément  là  ces  griefs  auxquels 
les  anciens  adversaires  de  Wagner  accordaient  une  im|)orlance 
capitale.  Pourquoi  d'ailleurs,  voudrait-on  que  le  feu  sacré  de  son 
génie  brùlàt  sans  laisser  de  scories?  Alai.*^.  si  chez  Wagner  telles 
choses  dont  le  principe  est  difficilement  admissible  sont  quehiue- 
fois  d'un  effet  excellent,  cela  n(^  jirouve  que  la  puissance  magique 
de  son  individualité.  Loj-squ'on  les  iinile  ('!'■>  <Iéorn»'"i'enf  en  ni;i- 
nièiT-  e!  |;i  pbi-;  jn'ïiqiporlnble. 

XII.  Choix  du  sujet  de  Claude  Debussy.  Caractéristique 
du  drame  de  Maeterlinck.  Mais  levenons  à  Deljussy  (pie 
nous  n'avons  nullement  pei-du  de  vue  )(endanl  ces 'digressions. 

Debussy  en  élisant  le  drame  de  Maeterlinck  a  eu  la  main  \vag 
nérienne.  Car  les  drames  de  .Maeterlinck  ont  beaucoup  de  l'es- 
semblance  avec  les  drames  de  Wagner,  (.'onnne  chez  Wagner, 
chez  Maeterlinck  nous  constatons  une  action  extivmement  simî)le, 
dégagée  de  presque  toutes  les  contingences;  là  au--i  (harpie  mot 


\VAG.\KU    ET    DEBUSSY  5^- 


;» 


découle  (lu  centre  de  l'action  (il  est  vrai  que  cela  se  fait  d'une  façon 
autre  et  sans  aucune  recherche  apparente).  Chez  Alaelerlinck  en- 
core nous  retrouvons  ces  tableaux  plastiques  qui  i)roduiraient 
leur  effet,  même  en  tant  que  pantomimes.  Et  Maeterlinck  aussi 
nous  montre  ses  personnages  sous  le  seul  aspect  de  leur  passion 
dominante;  ce  sont  des  bas-reliefs,  ce  ne  sont  pas  des  statues;  il 
n  y  a  pas  moyen  d'en  faire  le  tour. 

Un  crépuscule  les  baigne;  nous  entrevoyons  à  peine  leurs  con- 
tours, mais  une  source  de  lumière  qui  nous  reste  cachée  répand 
sur  eux  des  rayons  mystiques  et  pénétrants.  Ce  qu'ils  font,  ce 
qu'ils  disent,  ce  sont  les  actions  ou  les  paroles  d'êtres  qui  auraient 
à  moitié  conscience  de  leurs  relations  mystiques.  Si  ces  person- 
nages sont  des  ombres,  ce  sont  des  ombres  qui  sont  projetées 
d'un  monde  plus  vrai  et  plus  réel  que  le  nôtre  sur  l'écran  falla- 
cieux de  notre  intelligence.  Et  c'est  l'une  des  vertus  des  œuvres 
de  Maeterlinck  comme  des  œuvres  de  Wagner,  qu'elles  font  de 
nous  les  collaborateurs  actifs  du  poète.  Le  drame  de  Wagner  e* 
le  drame  de  Maeterlinck  sortent  de  sources  semblables,  sont  cons- 
truits d'après  des  principes  identiques;  l'un  doit  donc  être  aussi 
propice  que  l'autre  à  la  composition  musicale.  Et  je  m'étonnais 
qu'aucun  de  nos  compositeurs  ne  puisât  au  trésor  de  Maeterlinck. 

Des  con-ipositeurs,  qui  suivent  la  comète  de  la  Caialleria  rus- 
ticana,  mettent  en  musique  la  Gazette  des  tribunaux  et  les  faits 
divers.  On  dépouille  les  livres  d'enfants  pour  présenter  à  la  naï- 
veté des  adultes,  dans  un  opéra  qui  dure  trois  heures,  les  aventures 
de  Haensel  et  Gretel,  bonnes  à  occuper  cinq  minutes  un  marmot. 
Ou  grignote  les  os  depuis  longtemps  rongés  de  la  légende  pour 
surprendre  le  monde  avec  un  Fr//7i/o/,  réchauffé  pour  la  centième 
fois,  ou  une  Mélusine,  servie  pour  la  cinquantième.  On  accouple 
les  Maîtres-Chanteurs  dans  une  liaison  inavouable  avec  les  chan- 
.^onniers  de  cabaret  {VUeberl)reift)  pour  produire  une  œuvre  qui 
s'appelle  la  Disette  de  leu  {Feuernsnot)  et  qui,  en  effet,  manque 
de  feu  à  tous  égards.  L'œuvre  de  Maeterlinck,  est  là,  mais  ils  ont 
des  yeux  pour  ne  pas  voir. 

XIII.  Différence  fondamentale  entre  Maeterlinck  et 
"Wagner.  —  Je  voudrais  maintenant  dire  quelle  différence  fon- 
damentale existe  entre  Maeterlinck  et  Wagner.  Maeterlinck  est 
un  '(  humoriste  »,  tandis  que  Wagner  reste  toujours  un  pathé- 
tique. Wagner  transfuse  son  propre  sang  dans  les  veines  de  ses 
personnages.  Il  se  réjouit  avec  les  joyeux  e^ pleure  avec  les  attris- 
tés: leur  destin  l'intéresse  comme  le  sien  propre.  Il  a  pleuré  pour 


^2()  LA    REVUE    BLANCHE 

Eisa  lies  lai'incs  bi'ùlanlcs,  Wagner  s'idoiilifie  avec  l'objet  à  re- 
|)résenter. 

-Maeterlinck,  au  lonlraire,  est  pour  ses  créations  une  marâtre, 
comme  la  nature.  Quelles  soient  clans  la  joie  ou  dans  la  souf- 
france, il  plane  au-dessus  d'elles  et  les  conduit  au  sort  qu'il  leur 
a  destine  sans  laisser  apparaître  le  moindre  signe  de  sympathie . 
Il  écarte  de  sa  personne  l'objet  à  représenter. 

Cette  particularité  de  Maeterlinck  a  déteint,  soit  par  «  l'affi- 
nité élective  »  soit  par  la  force  déterminante  du  poème  dramati- 
que sur  la  musique  de  Debussy.  M.  Lalo  l'a  déjà  remarqué  dans 
sa  critique  de  Pclléas  et  Mélisandc.  Mais  il  dit  aussi  que  c'est  là 
une  chose  qu'on  n'a  jamais  eu  l'occasion  de  constater  jus- 
qu'ici, et  cette  assertion  me  semble  inexacte.  Les  Noces  de  Figaro 
de  .Afozart  présentent  la  même  particularité.  M.  Lalo  en  fait  un 
caractère  négatif,  qu'il  dénomme  «  absence  de  romantisme  »: 
j'en  fais  une  (pialité  positive,  le  humor,  mot  dont  il  n'existe,  au- 
tant que  je  sache,  aucun  équivalent  en  français.  Mais  il  est  clair 
que  nos  pensées  sont  identiques. 

XIV.  Les  Proportions  musicales.  —  J'ai  exposé  que  les 
conditions  formates  essentielles  de  la  construction  musicale  con- 
sistent dans  la  symétrie  des  membres  de  cette  construction,  qu'il 
faut  toujours  opposer  à  un  groupe  harmonique  ou  mélodique 
un  groupe  correspondant,  harmonique  ou  mélodique.  J'ai  dit 
que  les  classiques  poursuivaient  cette  symétrie  formate  non  seule- 
ment dans  les  détails,  mais  dans  les  grandes  divisions  de  leurs 
œuvres,  et  (|ue,  pour  établir  un  équilibre  aussi  parfait  que  possi- 
ble, tout  un  système  de  répétitions  fut  créé  ou  plutôt  développé. 

Ces  formes  classiques  ne  sont  pas  absolument  nécessaires.  Elles 
ont  même  fréquemment  comhiit  à  de  véritables  absurdités. 

X'oici  ce  que  dit  Wagner  sur  ce  point,  dans  un  opuscule  sur  les 
poèmes  symf)honiques  de  Fj'aniz  Liszt  : 

Les  oii\'erlures  rie»  Reolhoven  nous  nionlrtMil  rlnirernont  que  les 
ar.'inrts  ninîlres  de  réporpin  postérieure  se  rcndoHMil  romple  de  la  limi- 
latioii  que  ce  syslcine  leur  iuqtosait. 

Le  compositeur  n'itfnorait  pas  qu'il  y  avait  pour  sa  musique  des  pein 
tares  infiniment  plus  rirhes,  il  se  sniljiil  (■ni)nble  de  réaliser  dans  ses 
rruvres  le  principe  du  développ(Mnenl.  <j'esl  dans  la  Lrrnnde  ouverture 
de  I.cnnnrc.  que  cela  est  If  pins  manifesto.  On  \nit  rl-iiroment.  dniis 
cette  ouverture,  combien  est  désnxnnlacrcn.x.  ni»'Mi)c  ])<)ni-  un  innîhp 
de  premier  ordre  le  respect  des  formes  tr.ndilionnolle'^.  Tar  toute  pei- 
sonuf*  capable  de  comprendre  une  felle  feu\"re  ne  nie  fl/'savouera  pa- 
si  je  dénonce  comme  le  coté  faible  <le  cette  ouverture  la  répétition  du 


WAGNER    ET    DEBUSSY  ^^"^ 

premier  morceau  après  le  morceau  iulermcdiaire,  répétition  qui  a 
poui-  résultat  de  déligurer  l'idée  de  l'œuvre  jusqu'à  la  rendre  inintelli- 
gible, et  cela  d'autant  plus  que  dans  toutes  les  autres  parties,  surtout 
vers  la  fin,  on  remarque  que  le  développement  dramatique  seul  a  déter- 
miné les  conceptions  du  maître  ?  Quiconque  possède  assez  de  jugement 
et  (l'indépendance  d'osprit  pour  comprendre  cela,  de\  ra  admettre  que 
ce  défaut  aurait  été  évité,  si  Beethoven  avait  abandonné  cette  répéti- 
tion. Dans  ce  cas,  la  forme  traditionnelle  d'ouverture  aurait  été  totale- 
ment renversée  ;  c'aurait  été  là  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  forme 
musicale.  Quelle  aurait  été  cette  forme  nouvelle?  Nécessairement  la 
(orme  exigée  dans  chaque  cas  par  h  suiel  même  et  par  son  dévelop- 
pement. 

Wagner  reconnaît  donc  riniitilité  et  dans  certains  cas  le  dan- 
ger de  ces  répétitions  et  il  les  abandonne.  En  effet,  ce  n'est  qu'à 
partir  de  ce  moment  que  la  musique,  recouvrant  la  liberté  de  ses 
mouvements,  peut  suivre  l'action  dramatique  sans  trop  en  retar- 
der la  marctie. 

Et  Debussy?  Ne  procède-t-il  pas  de  la  même  manière  que, 
dans  les  œuvres  de  sa  maturité,  Wagner?  Sa  musique  ne  sort- 
elle  pas  directement  des  entrailles  du  poème?  N'en  tire-t-elle  pas 
son  expression  et  sa  forme?  Jetle-t-elle,  d'aventure,  quelque  re- 
gard furtif  vers  les  formules  <c  classiques  »?...  Elle  est  rigoureu- 
sement unie  au  poème.  Cette  pénétration  réciproque  du  poème  et 
de  la  musique,  est-là  du  procédé  wagnérien  ou  non  ? 

XV.     Le    Travail    thématique   de    Wagner.   —      Abordons 
maintenant  un  point  (jui  est  particulièrement  instructif.  Je  veux 
parler  des  «  leitmotive  »,  —  plutôt,  du  travail  thématique.  Wag- 
ner a  construit  les  œuvres  de  sa  dernière  manière  avec  un  nom- 
bre de  thèmes,  de  «  motifs  »  fondamentaux,  beaucoup  plus  res- 
treint qu'on  ne  le  croit  généralement.  Car,  à  un  examen  attentif, 
on  reconnaît  que  beaucoup  de  ces  thèmes  se  ramènent  à  un  petit 
nombre  d'éléments  et,  en  poussant  l'analyse  à  ses  dernières  li- 
mites, on  arrive  à  un  petit  nombre  d'embryons  d'une  extrême 
simplicité  qui  contiennent  en  germe  les  forces  créatrices  aussi 
bien  de  la  construction  technique  que  des  moyens  d'expression. 
Quant  à  l'emploi  de  ces  «  motifs  »  pour  le  travail  thématique  on 
s'en  faisait  autrefois  des  idées  tout  à  fait  confuses  et  cette  obscu- 
rité   n'est  pas  encore  complètement  dissipée.  M.  Lalo  lui-même 
dira  que  le  motif  de  la  tristesse  apparaît  quanti  le  héros  est 
attristé  et  celui  de  la  joie  quand  il  est  joyeux  et  il  trouve  cette 
façon  de  caractériser  «  un  peu  facile,  même  un  peu  puérile  ;>. 
En  effet,  elle  le  serait,  si  les  choses  se  passaient  comme  M.  Lalo 
les  présente  ici.  Et  il  affirme  qu'il  faut  avoir  à  la  main  ou  plutôt 


•"^'^8  LA    HKVUK    BLANCHE 

dans  la  tète  le  Catalogne  délaillc  de  ces  «  leilmolive  »:  il  parle 
ensuite  de  «  ces  leitmotive  cjiii  sui'gissent  automatiquement  à 
linslant  prévu.  »  —  Oui  surgissent  automatiquement!... 

XV.  Edmond  de   Hagen.  le  commeatateur  par  excellence. 

—  Sans  doute  on  connaît  en  France  M.  Vie  Hagen  ?  Ou  peut- 
être  ne  le  connaît-on  pas?  Dans  ce  cas.  je  recommande  la  lec- 
ture de  ses  ouvrages.  Ce  monsieur  de  Hagen  s'était  i)i'oposé  de 
commenter  à  tond  l'Anneau  du  Xibelunfj,  il'en  éclairer  tous  les 
abîmes,  de  nous  en  faire  comprendre  les  plus  lointains  mystères, 
si  bien  que  l'œuvre  devînt  transparente  comme  le  cristal.  On 
pense  bien  que  lorsqu'un  Allemand  se  propose  e:{fp ressèment 
d'être  «  très  profond  »  il  ne  manque  pas  de  l'être.  M.  de  Hagen 
écrivit  d'abord  un  gros  volume  sur  la  première  scène  de  VOr  du 
Rliin,  suivi  de  quelques  volumes  plus  gros  encore  sur  la  deuxième 
et  la  troisième  scènes.  Jusqu'à  quelle  scène  a-t-il  poussé  son  tra- 
vail, je  lignore,  n'ayant  pas  persévéré  au  delà  de  ce  premier 
volume  où  il  nous  confie  pourquoi  le  poème  de  fOv  du  Rhin 
ne  pouvait  commencer  par  une  autre  lettre  que  W.  Si  Wagner 
avait  eu  toutes  les  préoccupations  que  lui  attribue  M.  de  Hagen, 
il  lui  eût  fallu  plusieurs  siècles  pour  terminer  l'Anneau  du  Nibe- 
lunfj. 

-Mais  que  pensait  \\'agner  de  ces  commentaires?  H  ne  pouvait 
môme  pas  souffrir  les  «  guide  thémati(iues  de  Wol/ogcn  qui  sont 
relativement  beaucoup  moins  déveloi)|iés  11  se  soubailait  pour 
auditeurs  des  individus  qui  n'entendissent  absolument  rien  en 
musique,  (|ui  ignorassent  même  que  la  musique  s'écrit  sur  un  sys- 
tème de  c'u\({  lignes.  Les  désirs  de  Wagnei-  étaient  peut-être  ex- 
cessifs. H  y  a  longtemps  (pie  nous  ne  sommes  plus  en  état  d'inno- 
cence musicale.  Nous  ne  savons  que  trop  (pic  la  iun<ique  s'écrit 
sur  cinij  lignes,  et  il  sicfl  de  ne  pas  nous  parler  comme  à  des 
enfants.  Mais  il  est  certain  (|ue  ces  scoliasles  surchargent  l'es- 
prit f'c  l'auditeur  (rniic  riiidiliiui  sui)erflue  et  attribuent  à  Wag- 
ner beaucoup  plus  de  pédanterie  (pi'il  n'en  avait. 

XVII.  Procédé  de  Wagner  peur  la  composition.  —  Wag- 
ner, dans  la  composition,  jjrocrde  le  piu>  souxcut  de  la  façon  sui- 
Vcinte  :  parmi  le  i»etil  nombre  de  thèmes  cpiil  a,  dès  l'abord,  élus 
pour  repré.senter  lès  pensées  f(»ndamrnlales  de  son  drame,  il 
rlKjisil  dans  chaque  cas  particulier,  le  thème  qui  s'applique  le 
plus  to|)i(piemenl  à  la  'situation  il  aux  sentiments  qu'elle  impli- 
(pie:  autant  que  possible,  il  choisira  un  thème  qui  ait  déjà  .surgi 
(ians  une  circonstance  analogue  et  cpii,  par  consé(iuent,  soit  déjà 


^VAGNER    ET    DEBUSSY  5a() 

riche  d'un  commencement  de  signification.  Avec  ces  motifs  il 
iorge  son  orchestre;  il  les  développe  et,  avec  une  délicatesse  sa- 
vante, les  adapte  aux  exigences  de  l'action  dramatique.  En  les 
variant  sans  cesse,  et  en  les  réunissant  les  uns  aux  autres  sui- 
vant les  règles  du  conircpoint  il  forge  des  enchaînements  mélo- 
diques qui  semhlent  prcs(|ue  inlerminahles  et  ([ui  lionnent  tou- 
jours éveillée  latlcntion  de  Taudileur  inlelligent.  11  oblienf  par 
ce  procédé  :  1°  en  ce  qui  concerne  la  technique,  —  l'unité  du  tra- 
vail thématique;  2°  en  ce  qui  concerne  la  déclamation^  —  une 
énergie  extraordinaire  de  l'expression;  3°  en  ce  qui  concerne  la 
censtruction  dramatique  en  général,  —  l'unité  la  plus  parfaite. 

XVIII.  Motifs  de  souvenir.  —  Quelquefois  Wagner  em- 
ploie aussi  des  <(  motifs  de  souvenir  )>,  savoir  des  motifs  qui  se 
relient  réellement  à  un  fait  déterminé  ([u'ils  symbolisent  en  quel- 
que sorte  et  (jui  doivent  en  rappeler  le  souvenir  au  moment  voulu. 
-VU  point  de  vue  technique  il  s'agit  là  du  problème  de  Vabrévia- 
Uon,  plus  exactement  :  du  problème  de  la  condensation:  ces  mo- 
tifs doivent  prendre  la  plaie  des  longs  détours,  des  explications 
difficiles  et  des  répétitions. 

On  peut  être  d'opinions  différentes  sur  ces  motifs  qui,  du  reste, 
ne  sont  en  aucune  façon '<le  l'invention  de  Wagner.  Pour  ne  pas 
manquer  leur  effet  sur  l'auditeur  il  faut  qu'ils  ressortent  d'une 
façon  très  plasti([ue  et  qu'ils  soient  employés  avec  la  plus  grande 
sobriété.  Le  motif  du  «  Hollandais  »  dans  le  Vaisseau  lanlônie,  le 
motif  de  la  «  question  défendue  »  dans  Lohenfirin  sont  des  exem- 
ples modèles  de  leur  emploi. 

J'admets  volontiers  que  Wagner  —  surtout  dans  la  dernière 
partie  de  sa  carrière  —  ait  abusé  de  ces  moyens  et  nous  pose 
parfois  des  énigmes.  Ils  ne  sont  cependant  pas  aussi  fréquents 
([u'on  le  pense  d'ordinaire  et  que  les  «  guides  »  tendent  à  nous 
le  faire  croire,  ces  «  guides  »  qui  voudraient  coller  une  étiquette  à 
chaque  motif.  Les  «■  motifs  de  souvenir  »  exigent  de  vrais  efforts 
de  la  part  des  auditeurs.  Wagner  ne  l'ignorait  certainement  pas 
et  ce  n'est  pas  sur  ce  terrain  de  sable  qu'il  aurait  jeté  les  bases 
de  son  œuvre. 

XIV.  Les  commentateurs  nous  placent  à  un  faux  point 
de  vue.  —  Voilà  ce  qu'il  en  est  de  ces  <(  leitmotiv^  »,  autrefois  si 
décriés  et  devenus  aujourd'hui  sacrosaints.  Mais  les  bonzes  du 
culte  de  Bayreuth  n'admettront  jamais  que  tout  cela  se  passe 
d'une  façon  si  simplement  musicale,  —  et  que  l'abîme  mystique 
n'est  qu'un  orchestre  jouant  d'après  les  règles  les  mieux  fondées 

34 


^^<»  LA   REVUE   BLANCHE 

tk'  la  teclirii(]ue  musicale.  Ils  enlèvcni  à  l'œuvre  d'art  sou  am- 
])leur  en  essayant  de  la  subordonner  à  des  conceptions  pliiloso- 
])liic{ues.  Et  si,  comme  on  l'a  dit,  le  travail  thématique  de  Wagner 
donne  parfois  l'impression  d'une  sorte  de  cliché  c'est  surtout  à 
1  activité  intempestive  de  ces  messieurs  qu'il  iaut  s'en  prendre. 
On  s'est  ti'op  habitué  à  regarder  par  leurs  lunettes.  N'esl-il  pas 
évident  que  les  préludes  de  Tristan,  des  Mailres-Chanfeurs,  de 
Paisilal  seraient  du  pur  non-sens,  si  l'érudition  emmagasinée 
dans  les  «  guides  »  était  nécessaire  pour  les  comprendre?  Com- 
ment diable  l'auditeur  pourrait-il  se  trouver  en  possession  de 
cette  érudition  dès  le  début?  C'est  au  cours  de  la  pièce  que  les 
motifs  se  chargeront  peu  à  peu  d'une  signification  qui  ira  se 
précisant. 

Abandonner  les  théories  sur  la  rive  et  se  laisser  aller  au  fd  de 
l'œuN  re,  c'est  la  méthode  la  plus  sûre  pour  entrer  dans  les  inten- 
tions de  Wagner. 

XX.  Le  travail  thématique  de  "Wagner  doit-il  servir 
de  modèle  à  tout  le  monde?  —  Aon.  Il  est  clair  que  l'unité  thé- 
matique doit  exister,  sinon  nous  aurions  des  morceaux  mais  non 
pas  un  morceau;  il  est  clair  également  que  les  motifs  principaux 
doivent  sortir  du  centre,  du  foyer  passionnel  du  drame,  sinon 
ils  ne  .«seraient  pas  susceptibles  d'un  emploi  répété;  enfin  il  est 
clair  que  leur  emploi  dans  le  cours  de  l'action  doit  être  déter- 
miné j»ar  des  considérations  dramatiques,  sans  quoi  ce  ne  se- 
jaiciil  (|M('  des  excroissances  purement  musicales,  en  contradic- 
tion a\ec  le  style  dramatique.  Ces  lois  sont  organiques.  Mais 
quant  n  In  faron  de  les  appliquer,  elle  dépend  de  chacun. 

XXI.  Le  travail  thématique  chez  Debussy.  — •  M.  Lalo 
professe  (|u'il  n'y  a  pas  trace  de  <(  loitmolivo  »  chez  Claude  De- 
bussy. C'est  Iroj»  (lire.  On  y  trouve  bel  et  bien  certaines  figu- 
rf<  mélodiques,  ccilainos  modulations  liai  inoniques.  «'crlains 
rythmes  organiquement  i'('-|)andus  dans  toute;  la  |)ai'tition:  et,  si 
M.  Lalo  i-eslait  scei)ti(|iie.  j'éplucherais  ces  éléments,  les  appelle- 
rais des  ((  motifs  >,  h'ur  épinglerais  de  belles  étiquettes,  établi- 
rais l.iii-  exacte  signification:  bref,  soumettant  Debussy  au  trai- 
temeid  horrible  que  les  coMimeiil;il<Mirs  ont  fait  suldi'  ;i  W'agnei', 
je  dénudei-ai<  la  musculature  de  sa  musique  afin  que  sa  musifiue 
le'ïsemblàl  enfin  à  une  préparation  anatomiciue  et  que  mon 
..  guifh*  .  fit  bonne  figui'O  à  coté  des  autres  guides. 

XXII.    De   Iharmonie    chez    Debussy.  —    Tar  conlie  je  con- 
cilie \  olr.nliers  el  -n]i<  d(''bnl=  ([ue  In  musique  de  Debussy  ne  rap- 


WAGNER  ET   DEBUSSY  '  53 1 

pelle  pas  a  l'oreille  la  musique  de  Wagner-  Cela  lienl  principale- 
ment à  la  hardiesse  révolutionnaire  de  son  harmonie.  En  effet, 
jusqu'à  une  époque  très  récente,  c'est  la  diatonique  qui  était 
l'ordinaire,  la  chromatique  et  renharmoni(|ue  ne  constituant  que 
des  exceptions.  Chez  Dehussy  ce  ra})port  semble  presque  ren- 
versé. Il  ne  tient  aucun  compte  de  mainte  règle  respectable  de 
l'école,  et  les  théoriciens  classiques  doivent  se  plaindre  amère- 
ment de  son  mépris  pour  la  règle  qui  interdit  les  quintes  succes- 
sives, de  ses  progressions  d'accords  dissonants,  etc.  Hécrimi- 
nations  dont  il  ne  faut  pas  s'étonner^  car  la  science  n'explique 
jamais  que  ce  qui  est  depuis  longtemps  acquis.  Réjouissons-nous 
plutôt  de  celle  ceuvre  si  débordante  de  vie,  de  cette  musique  si 
naturelle,  si  convaincante,  si  colorée.  C'est  donc  ici  que  Debussy 
s'écarte  le  plus  de  Wagner,  qu'il  se  trouve  même  jusqu'à  un  cer- 
tain point  en  opposition  avec  lui.  En  effet,  Wagner  écrit  dans  les 
Bayreuiher  Blaetter  (sur  la  musique  appliquée  au  drame)  : 

Si  messieurs  les  professeurs  me  confiaient  une  de  leurs  chaires 
sacrées,  ils  seraient  tout  étonnés  de  me  Aoir  recommander  aux  élèves 
de  n'employer  les  effets  harmoniques  qu'avec  les  plus  grandes  précau- 
tions et  la  .plus  grande  modération,  car  je  poserais  comme  règle  fonda- 
mentale de  ne  jamais  quitter  un  ton  tant  qu'on  peut  s'en  servir  pour  ce 
qu'on  a  à  dire. 

Et  en  effet  on  s'est  trop  passionné  autrefois  à  propos  de  l'har- 
monie de  W'agner,  car  c'est  justement  en  ce  point  qu'il  s'est  mon- 
tré le  moins  novateur. 

Les  bases  de  son  harmonie  sont  assez  simples;  elles  dépassent 
à  peine  Schubert  et  sont  loin  d'atteindre  aux  hardiesses  de  Liszt. 
Ce  qui  distingue  surtout  Wagner  de  ses  prédécesseurs,  ce  qui 
pouvait  donner  le  change  à  un  auditeur  superficiel,  c'est  unique- 
ment la  richesse  de  sa  chromatique.  Ce  qui  le  prouve  bien  c'est 
qu'on  peut  presque  partout  analyser  Wagner  d'après  les  règles 
de  Sechter.  Les  dissonances  de  jMonteverde  semblaient  à  ses  con- 
temporains le  comble  de  la  hardiesse.  Et  pourtant  quelle  pauvre 
dissonance  est-ce  là?  Des  septièmes  sans  préparation  et  des  neu- 
vièmes sur  l'harmonie  de  la  dominante,  etc.,  etc. 

Quant  à  nous,  dont  les  oreilles  ont  été  éduquées  pratiquement 
par  les  œuvres  orchestrales  de  Richard  Strauss,  l'harmonie  de 
Wagner  ne  nous  paraît  plus  suffisamment  excitante.  L'art  ré- 
clame de  temps  à  autre  une  rénovation  de  ses  moyens  d'expres- 
sion, parce  que  les  anciens,  usés,  ne  produisent  plus  l'effet  voulu. 
Ces  moyens  font  partie  de  l'outillage.  Chaque  artiste  remarqua- 
ble s'en  forge  un  nouveau  aussitôt  qu'il  se  trouve  devant  une 


5^2                                                                                                              I,A    HKVUE    I5LANCHE  ' 

I 

tâche  originale.  II  ne  nous  appartient  pas  de  recherclier  si,  oui  1 
ou  non,  il  a  dépassé  les  limites  du  strict  nécessaire  ou  si  quelques 

idiotismes  individuels  s'y  sont  glisses.  Aucun  critique  jaison-  i 

nable  ne  voudra  se  prononcer  d'emblée  sur 'des  questions  telle-  { 

ment  difficiles.  Bref,  cha(|uc  maître  a  ses  ])ropros  moyens  d'ex-  ] 
pression,  comme  chaque  hoinme  a  son  propi-e  nez.  Poui'vu  qu'il 

aille  bien  avec  sa  figure,  peu  importe  le  reste.  i 

XXIII.  Le  dialogue  chez  Debussy.  —  Debussy  s'entend  à  ] 
merveille  à  trouver  l'impression  d'ensemble  d'un  dialogue,  à  la  ' 
fixer  par  des  moyens  tout  à  fait  simples  et  le  plus  souvent  pure-  j 
ment  harmoniques.  Sur  ce  fond  à  peine  perceptible  bien  que  co-  ■ 
loré  d'une  façon  très  caractéristique  il  déroule  de  longs  dialo-  ] 
gués,  rassemblés  dans  des  tableaux  d'une  unité  remarquable,  \ 
rendus  par  uncw  déclamation  souple,  spirituelle,  toujours  main-  < 
tenue  dans  le  mouvement  d'une  conversation  naturelle.  Mais,  en 
revanche,  les  passages  lyriques  se  développent  avec  un  effet  '] 
d'autant  plus  puissant.  Il  y  a  là  un  ))ioblème  d'art  des  plus  diffi-  '^ 
cites  à  résoudre,  problème  où  chopi)ent  les  compositeurs  inha- 
biles. Par  crainte  du  récitatif  si  décrié,  ils  veulent,  à  chaque  ins-  ] 
tant,  tirer  un  parti  musical  du  dialogue  et  ne  réussissent  qu'à  le  ^ 
déchiqueter.  Lors(jue  le  moment  arrive  où  une  vague  montante  j 
de  passion  pousse  la  musique  à  une  expression  plus  forte,  nos  j 
nerfs,  qui  n'ont  pas  eu  le  temps  de  s'y  préparer  par  un  calme 
lelatif,  ne  sont  plus  à  même  de  réagir  de  la  façon  désirée.  Tran-  ■■ 
chons  le  mol,  on  fait  trop  de  musique.  A  cet  égard  encore  Wag-  ' 
ner  serait  un  modèle  précieux.  Il  a  donné  —  surtout  dans  les  .■ 
MaU'res-Chanleurs  —  des  exemples  magistraux  d'un  dialogue  ^ 
tiaité  d'une  manière  coulante  et  qui  pourtant  ne  laisse  pas  d'être  î 
à  cbaque  instant  intéressante  et  musicale.  Et  avec  quel  art  sait-il  \ 
disposer  des  points  de  repos  et,  pour  ainsi  dire,  des  places  musi-  ^ 
caN'ment  stériles!  ^^)ye7.  son  deuxième  acte  de  la  ]'all{yrii'.  11  ^ 
fait  jeûner  notre  oreille  dans  les  scènes  de  P»runhilde  et  de  Fricka,  1 
pour  la  rassasier  ensuite  d'autant  ))lus  abondamment  dans  la  ] 
scène  des  \Vaelsunp:en  et  celle  de  l'annonciation  de  la  mort.  i 

Où  est  le  compositeui-  f[ui  ait  pi-ofité  de  celle  leçon?  Tous,  tous  j 

semblent  croire  qu'on  ne  saui-ait  assez  gaver  nos  oreilles,  et,  à  1 

force  de  les  gaver,  ils  les  obstruent.  ^ 

S'ils  n'ont  rien  appris  de  Wagner,  puissent-ils  apprendre  quel-  | 

(lue  chose  de  Debussv!  { 

i 

XXIV.  Conclusion.  —    Mais  ce  (ju'ils  devraient  apprendre  J 


WAGNER    ET    DEBUSSY  535 

d'abord  de  Debussy  c'est  rhonnèleté  aiiisli(iue.  «  Le  génie,  c'est 
1»  vérité  »,  comme  l'a  écrit  Raliel  dans  quelque  album.  11  faut 
avoir  le  courage  d'être  ce  que  Ion  est.  Il  faut  regarder  sincère- 
ment chaque  problème  en  face  et  tâcher  de  le  résoudre  en  s'ins- 
pirant  de  ses  conditions  parlicuhères.  Si  l'on  peut  faire  cela  on 
peut  en  toute  confiance  aller  à  l'école  de  tous  les  maîtres  du  pré- 
sent et  du  passé  et  y  ap|)rendre  ce  qui  peut  être  appris;  on  n'aura 
jamais  à  craindre  de  })erdi:c  ainsi  son  individualité.  On  produira 
certainement  toujours  des  œuvres  individuelles  c'est-à-dire  ori- 
nales.  C'est  là  le  chemin,  la  vérité  et  la  vie.  .Mais  combien  peu  y 
a-t-il  d'élus! 

Friedrich  Spigl 


Poèmes 


CETTE  LAGUNE... 

Cette  lagune  d'absinthe  et  son  passeur  noir, 
Si  loin  que  tout  s'éclaire  d'un  jour  de  songe, 
Ce  miroir  Irouble  où  de  l'or  pâle  t'ait  des  moires 
Sur  les  fantômes  des  palmes  élongées. 

Ce  souvenir  est-il  de  cette  vie? 

(Une  étrangeté  si  élégiaque  imprégnait  l'air...) 

Ou  d'une  autre  existence  incroyablement  vieille?... 

Je  sais  que  de  grands  vols  criards  passaient,  alertes, 

Des  vols  d'oiseaux  de  formes  jamais  retrouvées, 

Qu'à  terre,  croissaient  des  fleurs  nacrées,  gigantesques. 

Dont  les  parfums  trop  vivants  énervaient, 

Instillaient  une  inquiétude  si  complexe. 

Une  inquiétude  un  peu  douloureuse  mais  exquise... 

Et  sur  l'eau  verte  fdaient,  penchés,  des  navires 
Tout  blancs  d^une  lourde  et  haute  neige  de  voiles. 
Vers  une  passe  lointaine,  voilée 
De  grandes  gazes  d'opale  et  de  saphir. 

Sur  le  dernier  dont  la  fuilo  glissante  nous  frôla 
Une  femme  s'accoudait,  languissante,  sur  la  lisse  : 
Elle  avait  un  sourire  d'une  grAce  lasse. 
Comme  résigné  à  de  l'Inconnu  triste. 


'n' 


La  caresse  de  ses  yeux  passa  sur  mes  yeux 

Et  je  raj)pris  par  une  voix  intérieure 

Qu'elle  vivait  depuis  toujours  dans  ma  mémoire 

Et  que  fuyait  la  mystérieuse  heure  propice 

Avec  la  Triste  appuyée  sur  la  lisse, 

La  Triste  que  j'aimais  depuis  toujours  sans  le  savoir. 


POÈMES  535 


Et  la  seule  chère  allait  aux  périls  des  brumes, 

Moi  vers  les  vénéneuses  profondeurs  boisées, 

Prisonnier  de  la  barque,  du  passeur  noir, 

De  renchanteraent  vert  de  la  lagune, 

Trop  sûr  de  poursuivre  à  jamais,  sans  grand  espoir, 

Dès  que  faibliraient  les  sournoises  magies. 

Un  vain  fantôme,  peut-être,  de  l'Aimée, 

Par  les  confuses  écumes  de  vieux  sillages 

Illisibles  sur  l'immense  Mer  !... 


LA  PETITE  ILE. 

0  matins  gris  et  doux  frissonnants  d'inconnu, 

Matins  que  le  soleil  agonisant  persiste 

A  nimber,  par  instants,  d'un  sourire  si  triste 

Qu'on  dirait  un  reflet  d'espoir  toujours  déçu  : 

Matin  de  lente  et  perfide  angoisse, 

Vous  m'avez  fait  l'insane  trembleur  que  je  suis  ! 

§  0  l'ironie  méchante  des  bruits 

Qui  toujours  martellent,  brisent  ou  froissent. 

L'activité  comme  haineuse 

Sous  un  ciel  qui  parle  de  linceuls  et  de  limbes!... 

^5  Sont-ce  des  rires,  là-bas,  qui  tintent, 
Puis  rauques,  pareils  à  des  toux  creuses, 
Sont-ce  des  plaintes? 

§  De  tous  ces  pas  pressés  qui  vont  et  viennent, 
Sourds,  sonores,  légers  tels  des  battements  d'ailes. 
Quel  est  le  pas 

De  rhomme  ou  de  la  femme  qui  m'apportera 
Une  anxiété  nouvelle,  une  nouvelle  peine  ? 

§  Toutes  ces  désolantes  masures  contiennent 
De  pauvres  êtres  abêtis  de  peur. 
Des  êtres  comme  moi,  dont  se  glace  le  cœur 
Quand  le  matin  ouvre  un  nouveau  gouffre... 

§  ...Quels  atroces  regards  ont  ces  fenêtres  noires! 


•  3(>  LA   REVUE  BLANCHE 

vi  Non!  J'aime  mieux  être  le  seul  qui  souffre, 

Méprisé  pour  ma  lâcheté, 

Lâche  effroyablement,  pour  la  plus  grande  gloire 

Des  vaillants  pleins  de  louable  brutalité 

Oui  rêvent  plus  d'horreur,  des  affres  moins  clémentes 

GhAtiant,  torturant  les  inermes,  les  Moas^ 

Des  serres  plus  aiguës  dans  les  gorges  râlantes,  — 

Et  iront,  célé))rant  —  modestement  —  partout, 

La  trempe  de  leur  ànie  et  leurgaîté  virile 

Et  leur  dédain  bienveillant  (?)  pour  les  maux  d'aulrui. 

Ah  !  où  trouverai-je  ma  petite  île  ? 

Je  la  veux  loin  des  autres  îles  et  bleuie 

Du  bleu  d'un  Océan  qui  ne  soit  que  douceur, 

Toute  fraîche  et  feuillue  sous  la  molle  chaleur 

D'un  grand  ciel  d'un  bleu  fou,  exagérément  pur, 

Un  peu  mélancolique  de  trop  grande  joie  ; 

Et  je  veux  une  case  frêle  dont  les  murs 

A  bleue  claire-voie. 

Filtrent  le  Bleu,  laissent  tout  se  noyer  de  bleu, 

Me  mêlent  à  la  vie  frissonnante  des  feuilles 

Vertes  mais  bleues,  bleues,  encore  bleues, 

Toujours  bleues  dans  la  brise  de  mer  ! 

Et  loin  de  ces  lumineuses  fêtes  de  l'air, 

Loin  de  ce  bonheur  contemplatif  et  calme, 

Pourquoi  rôvé-je  en  ce  matin  gris  qui  m'accable 

A  une  belle  et  dolente  femme, 

(^omme  condamnée,  lloralement  })àle. 

Tristement  exquise,  — 

Penchée  vers  moi  dans  l;i  case  où  les  alizés 

Font  passer  l'Intîni  sur  leurs  ailes  subtiles; 

Et  qtii,  avec  un  doux,  un  luysliqiic  souriri^ 

Si  doux  f'I  jiromeltenr  —  mr  r(\gni-(le  mourir... 


Àli  !  In  Irouverai-je,  où  la  trouverai-je  ma  petite  île  ! 

John-Antoine  Nai 


L'Ermite 


Un  ermite  déchaux,  près  d'un  crâne  blanchi, 
Cria  :  «  Je  vous  maudis,  martyres  et  détresses  , 
Trop  de  tentations  malgré  moi  me  caressent. 
Tentations  de  lune  et  de  logomachies. 

Trop  d'étoiles  s'enfuient  quand  je  dis  mes  prières. 
0  chef  de  morte!  0  vieil  ivoire  !  Orbites  !  Trous 
Des  narines  rongées!  J'ai  faim  !  Mes  cris  s'enrouent. 
Voici  donc  pour  mon  jeûne  un  morceau  de  gruyère. 

Tu  es  un  crAne  féminin,  certainement, 
Car  le  gruyère  est  fait  avec  du  lait  de  vache, 
0  crâne  dont  j'ai  peur  en  mon  âme  bravache! 
0  tète,  j"ai  baisé  tes  dents  comme  un  amant. 

Entendez-vous,  Seigneur,  quand  d'horreur  je  l'écrase, 

Craquer  comme  une  noix  le  crâne  féminin? 

Ayez  pitié.  Seigneur,  de  mes  soupirs  bénins. 

Doux  Seigneur,  pardonnez  au  printemps  qui  viédaze. 

Flagellez,  flagellez  les  nuées  du  coucher 
Qui  tendent  sans  espoir  de  si  jolis  culs  roses. 
Et,  c'est  le  soir,  les  Heurs  de  jour  déjà  se  closent 
Et  les  souris  dans  l'ombre  incantent  le  plancher. 

Les  humains  savent  tant  de  jeux  :  l'amour,  la  mourre. 
L'amour,  jeu  des  nombrils  ou  jeu  de  la  grande  oie. 
La  mourre,  jeu  du  nombre  illusoire  des  doigts. 
Seigneur,  faites.  Seigneur,  qu'un  jour  je  m'enamourc. 

J'attends  celle  qui  me  tendra  ses  doigts  menus. 
Combien  de  signes  blancs  aux  ongles?  Les  paresses. 
Les  mensonges.  Pourtant  j'attends  qu'elle  les  dresse 
Ses  mains  énamourées  devant  moi,  l'Inconnue. 

Seigneur,  que  t'ai-je  fait?  Vois,  je  suis  unicorne. 
Pourtant,  malgré  son  bel  effroi  concupiscent, 
Comme  un  poupon  chéri,  mon  sexe  est  innocent 
D'être  anxieux,  seul  et  debout,  comme  une  borne. 


538  LA    REVUE    BLANCHE 

Seigneur,  le  christ  est  nu.  Jetez,  jetez  sur  lui 

La  robe  sans  couture.  Eteignez  les  ardeurs. 

Au  j^uits  vont  se  noyer  tant  de  tintements  d'heures, 

Quand,  isochrones,  choient  des  gouttes  d'eau  de  pluie. 

J'ai  veillé  trente  nuits  sous  les  lauriors-roses. 
As-tu  sué  du  sang,  Christ,  dans  Gethsémani? 
Crucifié,  réponds  !  Dis  non  !  Moi,  je  le  nie. 
Car  j'ai  trop  espéré  en  vain  l'hématidrose. 

J'écoutais  à  genoux  toquer  les  battements 
Du  cœur.  Le  sang,  toujours,  roulait  en  ses  artères 
Qui  sont  de  vieux  coraux  ou  qui  sont  des  clavaires, 
Et  je  sentais  l'aorte  avare  éperdument. 

Une  goutte  tomba.  Sueur?  et  sa  couleur? 
Lueur!  le  sang  est  rouge!  et  j'ai  ri  des  damnés! 
Puis  enfin  j'ai  compris  que  je  saignais  du  nez 
A  cause  des  parfums  violents  de  mes  fleurs. 

Et  j'ai  ri  du  vieil  ange  qui  n'est  point  venu 
De  vol  très  indolent  me  tendre  un  beau  calice. 
J'ai  ri  de  laile  grise  et  jôte  mon  cilice 
Tissé  de  crins  soyeux  par  de  cruels  canuts. 

Vertuchou  !  riotant  des  vulves  des  papesses, 

Des  saintes  sans  tétons,  j'irai  vers  les  cités 

Et  peut-être  y  mourir  pour  ma  virginité, 

Parmi  les  mains,  les  peaux,  les  mots  et  les  promesses. 

Malgré  l<>s  autans  bleus,  je  me  dresse  divin 
Comme  un  rayon  de  lune  adoré  par  la  mer. 
En  vain,  j'ai  supplié  tous  les  saints  aémères, 
Aucun  n'a  consacré  mes  doux  pains  sans  levain. 

Et  je  marche,  je  fuis,  ô  nuit,  Lililli  ulule 
Et  clame  vainement  et  je  vois  de  grands  yeux 
S'ouvrir  tragiquement.  O  nuit ,  je  vois  tes  cieux 
L'étoiler  calmement  de  splendides  pilules. 

Un  squelelle  de  reine  innocente  est  pendu 

A  un  long  fil  d'étoile  en  désespoir  sévère. 

La  nuit,  les  bois  sont  noirs  et  se  meurt  l'espoir  vert 

Quand  meurt  le  jour  avec  un  râle  inattendu. 


l'ermite  539 

Et  je  marche,  je  fuis.  0  jour,  Témoi  de  Taube 
Ferma  le  regard  fixe  et  doux  de  vieux  rubis 
Des  hiboux  et  voici  le  regard  des  brebis 
Et  des  truies  aux  tétins  roses  comme  des  lobes. 

Des  corbeaux  éployés  comme  des  tildes  font 
Une  ombre  vaine  aux  pauvres  champs  de  seigle  mûr, 
Non  loin  des  bourgs  où  des  chaumières  sont  impures 
D'avoir  des  hibous  morts  cloués  à  leur  plafond. 

Mes  kilomètres  longs,  mes  tristesses  plénicres, 
Les  squelettes  de  doigts  terminant  les  sapins 
Ont  égaré  ma  route  et  mes  rêves  poupins 
Souvent  et  j'ai  dormi  au  sol  des  sapinières. 

Enfin,  ô  soir  pAmé,  au  bout  de  mes  chemins 
La  ville  m'apparut,  très  grave,  au  son  des  cloches. 
Et  ma  luxure  meurt  à  présent  que  j'approche. 
En  entrant  j'ai  béni  les  foules  des  deux  mains. 

Cité,  j'ai  ri  de  tes  palais  tels  que  des  truffes 
Blanches,  au  sol  fouillé  de  clairières  bleues. 
Or,  mes  désirs  s'en  vont  tous  à  la  queue  leu-leu. 
Ma  migraine  pieuse  a  coiffé  sa  cucuphe. 

Car  toutes  sont  venues  m'avouer  leurs  péchés, 
Et,  Seigneur,  je  suis  saint  par  le  vœu  des  amantes, 
Zélotide  et  Lorie,  Louise  et  Diamante 
Ont  dit  :  Tu  peux  savoir,  ô  toi,  l'effarouché. 

Ermite,  absous  nos  fautes  jamais  vénielles, 
0  toi,  le  pur  et  le  contrit  que  nous  aimons. 
Sache  nos  cœurs,  sache  les  jeux  que  nous  aimons 
Et  nos  baisers  quintessenciés  comme  du  miel. 

Or,  j'absous  les  aveux  pourpres  comme  leur  sang 
Des  poétesses  nues,  des  fées,  des  fornarines. 
Aucun  pauvre  désir  ne  gonfle  ma  poitrine 
Lorsque  je  vois,  le  soir,  des  couples  s'enlaçant. 

Et  je  ne  veux  plus  rien,  sinon  laisser  se  clore 
Mes  yeux,  couple  lassé,  au  verger  pantelant 
Plein  du  râle  pompeux  des  groseillers  sanglants 
Et  de  la  sainte  cruauté  des  passiflores.   » 

Guillaume  Apollinaire 


La  Quinzaine 


XOTES  POLITIOI  LS  LT  SOCIALES 

La  Crise  allemande.  —  L'Allemagne  est  en  pleine  crise  ocono- 
iiiif|ue,  — agricole,  industrielle  et  commerciale,  —  et  la  situation  où  elle 
se  (lébal  explique  l'àprelé  de  la  lutte  cjui  se  poursuit  au  llcichslug  entre 
agrariens  proleclionnisles  cl  grands  monufacluriers  libre  échangistes. 

On  sest  trop  habitué  depuis  une  dizaine  d  aimées  à  admirer  l'essor 
continu  de  1  empire,  la  prodigieuse  poussée  de  son  extraction  minière 
et  (Ir  sa  métallurgie,  le  développement  de  ses  échanges  en  Eui'ope  et 
sur  1rs  autres  continents,  l'accumulation  progresssive  des  capitaux  dans 
SCS  banques,  la  multiplication  de  ses  sociétés  de  toute  nature.  Aujour- 
d'hui, alors  que  la  plupart  des  autres  nations  enregistrent  un  regain 
de  prospérité  —  et  nous  n'exclurons  pas  la  France  où  certains  partis 
se  montrent  trop  systémati(|uement  pessimistes,  rAllemagno  subit 
une  (h^pi-ession  douloureuse.  Klle  est  nième  seule  à  l'heure  [>r('senlc 
avec  la  Uussie  —  (|ui  souffre  pour  les  mêmes  raisons  —  à  tra\ erscr  une 
pareille  épreuyc. 

Les  dix  premiers  mois  de  liJOL^  ont  donné  un  recul  de  cent  millions 
environ  sur  le  total  des  échanges  :  c'est  encore  peu,  mais  tout  iuilifjue 
que  le  niou\ement  s'accentuera  en  ce  seiïs  :  les  actions  des  premières 
Compagnies  minièies.  Icxiiles,  financières  son!  tombées  aux  trois  cin- 
quièmes de  b'ur  xakMir  «le  lOUD,  parfois  nu  tiers.  Le  Noi'ddeutschcr 
Lloyd.  dont  on  sait  In  puissance  (•(insidc'rablc  a  perdu  un  ([uart  —  ce 
qui  att(.'sle  une  ran'lnction  noiabir  des  !iansj)orls  des  personnes  et 
fies  choses.  L'année  1800,  très  pi'ospèi"e  il  est  \rai,  axait  vu  surgir  lOi 
.Socié'lés  nu  r'n|;ilnl  dr  T'id  minimis  «le  fi'nncs.  je  prcniii-r  semestre  de 
1002  ne  s'inscrit  pbis  que  poui-  50  Sociétés,  au  capital  de  05  millions. 
La  chute  est  colossale.  Les  deux  premiers  trimestres  LSOO  axaient  fourni 
•'i.lU'J  faillites  :  h'  total  pa^sf  n  5.110  pour  les  d(Mi\  premiers  tiimes- 
tres  1002. 

On  pouri'ait  s'arrêter  In,  mais  In  stalisti(|ue  du  chômage  est  plus  «lo- 
qu'eJile  (pie  lf»ules  les  autres.  Les  demaufles  d'emi)lois  montaient  à  87 
et  O.'i  l'our  100  offres  en  mars  et  juin  1800  ;  en  mars  cl  juin  19fj5,  elles 
moulent  à  1 'i8  el  10)!.  Berlin,  Posen.  Ureslaii,  Hambourg  comptent 
une  aiiné-e  <le  sans  lia\ail  telle  (|ue  nid  ne  se  soiuient  d'en  avoir  connu 
l'égale.  Il  n'v  a  là  rien  "d'élomianl.  piiiscpie  autrefois  la  population 
infliistriellc  était  iiifiiùmeiil  moiiisdense,  r)aiis  la  Prusse  rhénane,  eu 
\\'est[)halie,  proxinces  de  LMaiide  prodiielion,  et  où  les  entreprises  1res 
concentrées  offrent  à  la  crise  une  surface  de  résistance  plus  ample,  les 
patrons  ne  paient   ])lus  de  salaires  que  rjuatre  jours  par  semaine  et 


GAZETTE    D  ART  ")  ',  i 

réduisent  encore  les  heures  de  tra\ail  à  la  journée.  Aucune  nation 
européenne  n'a  peut-être  éprouvé  des  souffrances  aussi  cruelles  depuis 
un  quart  de  siècle. 

Les  causes  n'en  sont  point  malaisées  ù  déduire.  L'Allemagne,  fière  de 
ses  succès  industriels,  a  surproduit  a^■ec  frénésir,  sans  se  demander 
si  l'engorgement  du  marché,  l'enlassemenl  des  produits  métallurgiques, 
chimiques,  textiles,  ne  détermineraient  pas  un  beau  jour  la  catastro- 
phe. Les  domestiques  des  campagnes,  les  petits  paysans  attires  dans 
les  centres  par  l'appât  des  salaires  relevés  ont  gagné  leur  vie  aussi 
longtemps  r|ne  la  demande  intérieure  ou  extérieure  de  produits  était 
suffisante.  Repousses  violemment  de  l'usine,  ils  ne  peuvent  plus  retour- 
ner à  la  charrue  dont  ils  ont  désappris  le  maniement.  Ainsi  les  effets 
ordinaiies  du  régime  capitaliste  se  sont  développés  Outre-Rhin,  quoi- 
que avec  une  intensité  peut-être  inconnue  jusqu'ici.  Ils  ont  encore  été 
aggravés  par  la  signature  de  la  convention  ues  sucres  de  Bruxelles  qui 
porte  un  coup  terrible  à  l'une  des  industries  les  plus  considérables  du 

pays.  ^         ^ 

Et  c'est  à  l'heure  où  la  crise  s'accentue  et  où  des  centaines  de  milliers 
d'ouvriers  cherchent  du  travail,  que  les  agrariens,  avec  la  conni- 
\ence  du  parti  catholique  et  la  demi  complicicité  du  gou\ ernement  pré- 
tendent imposer  des  tarifs  ultra  protectionnistes.  ^Jamais  la  social- 
démocratie  d'Allemagne  n'a  eu  la  partie  plus  belle- 

Paul  Louis 

GAZETTE  D'ART 

Expositions   "William  Degouve  de  Nuncques  et  J.  Massin. 

—  Ces  deux  curieux  artistes  exposent  de  compagnie  dans  les  salons  de 
l'Art  Aouveau  Bing.  Tous  deux  sont  allés  clans  la  merveilleuse  Ile 
Majorque.  Ils  se  sont  installés  parfois  devant  les  mômes  motifs,  ont  vu 
1.1  même  mer  bleue,  se  sont  eni\  rés  de  la  même  végétation  luxuriante 
bornée  par  des  montagnes  de  feu;  parfois  aussi  ils  sont  allés  l'un  à 
droite,  l'autre  à  gauche  :  celui-ci,  Degouve  de  j\uncques,  où  il  y  a\ait 
exubérance  de  couleur  et  de  lignes:  ccluj-lù,  J-  Massin,  parmi  les  prai- 
ries mauves,  à  l'orée  des  jardins  calmes  au  fond  desquels  s'abritent  de 
blanches  habitations. 

Et  comme  ils  sont  personnels,  jamais  leur  art  ne  se  confond.  Ce  sont 
de  mêmes  sites,  de  mêmes  cieux  mais  aus  par  des  yeux  différents. 
William  Degouve  de  Nuncques  colore  son  âpre  et  ^"iolent  dessin  à 
l'aide  de  teintes  éclatantes  obtenues  souventes  fois  par  la  division  du 
ton.  Tout  vibre  :  la  mer,  la  cime  des  montagnes,  les  champs  de  citron- 
niers qui  apportent  dans  ce  chaud  concert  la  rutilance  colorée  de  leurs 
fruits.  Parfois  des  teintes  plates,  fondues,  disent  l'harmonie  des  soirs, 
la  tristesse  blanche  d'un  hiver  illusoire  qui  persiste  ce  que  dure  un 
changement  de  décor  à  vue.  Oh  !  ces  environs  de  Palma,  ces  citron- 
niers, cette  Kala  San  Vicente  !  Et  puis,  tout  à  coup,  le  soir  et  l'imprévu 
d'un  décor  japonais  :  Le  Puig  Mayor.  Le  ciel  se  mue  du  violet  au  noir, 
la  montagne  disparaît  ;  seule  la  plus  haute  cime  chauffée  par  un  dernier 


54'^  LA    REVUE    BLANCHE 

rayon  de  soleil  pétille  comme  un  feu  rouge,  tandis  (juau  bas,  dans  le 
ravin,  c'est  la  nuit,  une  nuit  éclairée  —  mais  si  faiblement  —  par  l'éclat 
des  citrons  qui  apparaissent  ainsi  que  des  lanternes  vénitiennes  mou- 
rantes, sur  la  fin  d'une  nuit  de  fête.  C'est  ex(|uis. 

Toute  autre  est  la  vision  de  J.  Massin.  Il  ne  cherche  pas  les  effets 
brutaux,  mais  les  harmonies  blondes,  décolorées  qu'épand  sur  la 
nature,  au  milieu  du  jour,  un  soleil  trop  éclatant.  Mais  dans  cette  déco- 
loration, que  de  nuances,  de  fines  harmonies  !  comme  artistement  se 
découpe  une  haie  de  cactus,  une  plantation  d'orangers  ou  d'aman- 
diers !  Parfois  aussi,  M.  Massin  fixe  la  régularité  harmonieuse  d'un 
\  isa^e  de  femme  insulaire.  Et  comme  la  fine  tète  sort  d'une  collerette  à 
broderie  noble  et  archaïque,  on  a  l'illusion  de  se  trouver  en  présence 
d'une  de  ces  patricienns  qui  posèrent  pour  Velaquez,  Pontoja  de  la 
Cruz  ou  Sanchez  Coello. 

L'Art  de  demain.  —  Un  surluul  de  table  en  bronze  (1)  manifeste 
par  quoi  1  originalité  de  Boiinard  se  particularise  auprès  de  celle  de 
son  gémeau  \uillard.  (Ju'on  se  figure  une  motte  de  vase,  pétrie  à 
la  forme  d'un  cadre  ovale,  toute  grouillante  d'anguilles,  de  sangsues, 
de  vers  :  et  qui  sont  des  satyres,  des  nymphes,  des  animaux,  à  même 
des  lianes  et  des  fleurs  se  poursuivant,  s'enlaçaiit,  s'enchevètranl. 
Bonnard,  là  comme  dans  sa  peinture  avec  ravissement  se  jelle  sur  la 
vie  comme  sur  une  adorable  femelle,  pourtant  choisit  l'instant,  mesure 
le  geste,  et  de  toute  cela  compose  un  plasiicjue  décor. 

X.  K.  Houssel  expose  (2j  qiiehjue  trente  éludes,  pastels  ou  toiles,  pay- 
sages sans  hôtes  ni  logis.  De  près  :  un  frottis,  un  barltouillage  de  toutes 
les  nuances  possibles,  et  leurs  complémentaires,  d'un  même  Ion,  figure 
sommairement  une  masse  d'arbres,  contours  délimités  ù  peine  ou  plu- 
tôt pas;  çà  et  là  des  zébrures  hargneuses:  les  branches,  les  troncs;  au- 
près, un  autre  barbouillage,  une  aiilic  masse  d'arbres;  un  autre,  le 
ciel...  On  s'éloigne  :  une  tapisserie,  une  tapisserie  du  xvi"  siècle  et 
quehjuc  chose  d'une  estampe  japonaise,  avec  ses  teintes  à  la  fois 
sourdes  et  éclatantes  et  |)ures,  l'élagement  distendu  des  plans,  et  l'air 
qui  «haute,  et  surtout  rélomiaiitc  sensation  de  mobilité,  de  \ie  dans 
la  lumière  de  tous  ces  êtres  immobiles  en  ])erpéluel  frémissement  : 
l'herbe,  la  frondaison,  le  nuiiuc  !'■  ciel.  VA  ;iutre  chose  encore,  l'érpii- 
libre;  musical  des  couleurs  enlr(!  elles,  des  formes  entre  elles.  Roussel 
(nous  l'écrivîmes  déjà)  est  une  architecture  en  mouvement:  depuis  (,'o- 
rol  et  I*u\is,  le  bucolique  lyri(iue  et  le  décorateur:  admirable  payen!  et 
ce  n'est  pas  une  apothéose  d'opéra,  c'est  la  nature  elle-même  dans  sa 
divinité. 

M.  \  an  Rysselbcrghe  achève  une  li»ih>  de  grandes  dimensions,  non 
destinée  à  l'exposition  ]Mdtli(|ue:  cr»mmaiidée  pour  un  hôtel  (pi'a  cons- 
truit l'archileete  bruxellois  Florin,  elle  y  occup(M-a  l'emplacement 
qui    flès    les    plans    r.'illeiid.'iit     cl    en    \\](^    <\n    quoi    elle    e<t    conçue     : 


(1)  G.'ilerie  Vollard.  me  Laffitte,  S. 

(2)  Galerie3  Durand-Rue],  rue  Laftitte,  10. 


(iAZETTE    d'art  543 

une  haute  paroi  au  l'oud  dun  palier  \aslc    où  débouche,  à  droite,  à 
gauche,  un  large  double  e-.-calit^r  du  plus  profond  duquel,  grâce  à  une 
cimaise  surélevée,  le  visiteur  en  son  entier  verra  la  peinture,  éclairée 
fortement  par  un  vitrage  et  par  les  verrières  latérales.  Ainsi,  une  pein- 
..lurc,non  seulement  tenue  de  s'adapter  de  son  mieux, en  bouche-trou, aux 
exigences  d'une  architecture,  mais  prévue  par  delle-ci  pour  s'y  unir  inti- 
mement, la  continuer,  être  sa  fleur.  Le  peintre  a  donc  composé  un  élé- 
gant paysage  de  septembre,  quelque  Trianon;  les  lignes  verticales  ou 
couchées  des  troncs  d'arbres,  des  massifs  alignés  et  tailla-,  du  bassin 
central,  épousent,  mènent  converger  en  les  attendrissant,  les  rigidités 
trapues  de  l'édifice;  à  la  partie  supérieure,  des  bandes  de  feuillages  au- 
tomnaux, empourprées  puis  dorées;  aux  angles  inférieurs,  des  femmes, 
des  enfants,  de  leurs  vêtures  riches,  soutiennent  l'éclat  des  verrières, 
tamisent,  amollisent  graduellement  vers,  autour  du  bassin  semé,  un 
groupe  central,  guirlande  de  gestes  calmes  et  de  tons  apaisés.  L'en- 
semble ensoleillé  mais  limpide  réclamé  par  le  local,  convenait  à  la  dia- 
phanéité  lumineuse  du  peintre,  de  qui  le  pointillé  semble  une  irisation, 
à  son  sens  très  décoratif.  Mais  on  se  demande  si  un  autre  procédé  que 
la  division  du  ton  telle  que  l'entendent  les  néo-impressionnistes,  y  fût 
parvenu,  si  le  superbe  tumulte  qui  depuis  trente  ans  bouleverse  la  pein- 
ture n'aboutit  pas  logiquement  à  une  neuve  et  universelle  conception, 
de  tous  les  arts  coopérant  pour  des  fins  a\ant  tout  décoratives. 

Le  soulè\enient  a\ ait  été  général  contre  l'art  académique,  mondain  et 
commercial,  sa  couleur  écœurante,  son  dessin  ignoble,  sa  facture  nau- 
séabonde, la  bassesse  de  son  inspiration,  le  conventionnel  de  son  pro- 
cédé, la  fainéante  nullité  de  son  invention,  son  calque  tronqueur  et 
menteur  de  la  tradition,  son  exécration  de  la  nature,  son  apeurement 
de  la  vie,  son  horreur  de  la  beauté.  Insurrection  multiforme.  Les  im- 
pressionnistes, si  ce  mot  représente  quelque  chose,  ce  n'est  pas  une 
école,  mais  l'absence  d'écoles,  l'individualisme  en  art,  comme  on 
l'a  dit  du  symbolisme  littéraire  qui  peu  après  déflagrera.  Seulement, 
les  impressionnistes  purs,  racés  plutôt  aux  écrivains  naturalistes,  vou- 
lurent rester  rien  que  des  yeux  hypersensibles,  intraitablement  loyaux, 
restituant  la  nature  jusqu'à  l'illusion  d'optique,  et  comme  les  natura- 
listes se  référant  à  Lamarck,  Darwin  et  Claude  Bernard,  leur  art  pro- 
cède de  l'analyse  spectrale,  la  photographie  instantanée  («  l'art  » 
d'école,  c'est  la  photographie  qui  pose,  le  tableau-\ivant),  le  zootrope 
et  le  cinématographe.  Les  lyriques  du  carré  de  choux.  Tant  de  scrupule 
et  de  labeur  requiert  un  immense  respect;  il  lui  manque  des  ailes,  et  de 
toucher,  et  le  souci  de  la  composition,  de  la  recherche  décorati\e.^ Es- 
claves de  l'air  et  de  l'heure,  un  peu  du  procédé,  s'en  tenir  à  l'appa- 
rence extérieure,  et  non  même  à  la  matière  mais  au  ^  ibrement  de  la 
lumière  atmosphérique  autour  d'elle,  engendre  encore  un  aspect  plâ- 
treux, inconsistant,  môme  chez  le  prodigieux  Moiiet:  et  même  chez 
l'aussi  prodigieux  Renoir,  le  corps  humain,  fourmillant  de  vie,  ne  vit 
pas  différemment  que  l'herbe  et  l'arbre  et  la  meule  de  foin  suante  de 
soleil.  Mais  ces  niveleurs,  écroulant  toul,  firent  entrer  toute  la  lumière 


5',4  -A    RKVfJE    BLANCHE 

et  l'air  par  la  Iroiiée  énorme,  cl  la  notion  que  loul  dans  la  nature  est 
beau. 

Un  autre  groupe  au  contraire  prétendit  exprimer  ri(Mi  (|ue  l'univers 
invisible;  comme  les  préraphaélites  anglais  ou  allemands,  obsédés  par 
la  littérature  et  la  musique  plus  que  par  la  pointure,  jamais  artistes 
auront  moins  eu  pour  but  leur  art  en  soi,  (jue  ces  «  artistes  de  l'àme  »  : 
et  leur  effort  dès  lors,  dès  le  germe  stérilisé,  n'aura  point  laissé  d'œu- 
vres.  Mais,  contrepoids  à  la  pratique  étroite  et  terre  à  terre  des  impres- 
sionnistes, une  vision  supérieure  de  l'art  en  son  objet,  la  sensation  de 
l'équivalence,  la  transposition  entre  eux  des  arts  particuliers  qui  l'ex- 
priment, littérature,  musique  ou  aris  plastiques,  l'inquiétude  do  la  pen- 
sée, dont  ils  fussent  les  chiffres  ou  conventionnels  ou  symboliques,  les 
expressions  décorativement  matliémaliques  :  et  enfin  la  grande  voix 
oubliée  de  la  tradition. 

Mais  surtout  une  profusion  d'individualités  puissantes  et  solitaires, 
émurent  la  masse  des  artistes.  Degas  (pii  est  à  Ingres  ce  qu'Apollon  à 
un  beau  modèle  rralolier,  Toulouse-Lautrec, Forain, aidés  des  Japonais, 
de  l'analyse  dégagèrent  des  synthèses,  \  iront  dans  la  matière  moins 
elle-même  ((ue  les  mouvements  par  quoi  elle  se  signifie,  et  des  mouve- 
m'ent  ceux  représentatif.-  de  la  vie,  la  \i<fi  spécifiée  par  son  essence  : 
le  caractère;  lêtre  humain  dans  sa  signification  morale,  dans  son  atmos- 
phère sociale,  c'est  déjà  le  décor  sous-entendu  par  bi  vie.  Le  décor, 
les  trois  grands  réalistes,  Manet,  Fantin-Latour,  Cézanne,  le  sous-en- 
lendirent  dans  la  réalité  statique  des  choses,  \a  matière  :  un  portrait, 
un  paysage,  une  nature-morte,  ce  furent  rien  que  de  la  belle  matière  à 
peinture,  et  à  la  fois  une  construction,  une  architecture,  une  incons- 
ciente poésie.  Gauguin  lui,  et  sciemment,  fit  de  l'individu  humain,  une 
aichitecture  passionnée,  ayant  pour  moteur  une  pensée,  pour  ramifica- 
tion décorative,  la  nature.  Monticelli  aima  la  couleur  sans  autre  souci, 
d'une  telle  amour  qu'on  peut  écrire  (|u'il  l'a  réinventée.  L'inouï  Van 
Goïh,  ce  Rind)aud  tombant  comme  un  météore,  l'arraclia,  lui,  toute 
saignante,  t\  toute  la  nature,  à  la  lumière,  au  soleil  môme,  s'en  pétrit  une 
langue  inconnue  pour  exprimer  la^vie  universelle  et  identique. 

Whistler,  musicien  selon  Baudelaire,  magicien  qui  si  bien  s'envole 
entre  Fantm  et  Degas,  des  couleurs  connues  soutira  comme  des  cou- 
leurs nouvelles  et  de  l'absence  de  couleurs,  une  vie  morale  de  l'immo- 
bilité, harmonisa  le  parfait  silence. 

Le  frénétique,  snnq)tueux  et  inégal  Henry  de  Groux.profhiit  de  Dela- 
croix, Breughcl,  Rubens  plus  on  ne  sait  quoi  «pii  est  le  génie,  un  génie 
avec  une  aile  de  trop,  —  miraculeux  contraste  aAcc  le  chiir  de  lune 
opéradique  de  Fantin,  le  soleil  de  Van  Gogh,  le  scintillant  crépuscule 
de  Whistler  —  symphonise  l'ouragan,  ordonne  le  cauchemar  en  poème 
épique.  Le  m>  >tèrc  et  le  rêve  où  s'évertuaient  en  vain  les  préraphaélites 
ot  àiriisli^s,  et  dont  l'impressionnisme  si  peu  s'occupait,  Cariièi-e  le 
fait  émaner  de  la  vie  contemporaine,  fanjiliah^  'i  sociale,  j>.m  l'ar;"- 
bescjue  décorative  il  le  fixe,  dans  elle  l'enferme. 


♦AZETTE   d'art  ^A5 

Décor  et  mystère,  un«  identité  :  Fantin,  Gauguin,  de  Groux  aussi,  par 
d'autres  voies  la  réalisaient,  mais  Puvis  de  Ghavannes,  et  Rodin  som- 
met de  tous,  en  faisaient  le  cœur  de  leur  art,  percevant  battre  là  le  cœur 
de  la  nature. Le  cœur  de  l'univers  est  musique, a  dit  Carlyle. L'harmonie 
qui  mène  l'univers  habite  toutes  ses  parties,  de  chacune  il  lait  le  sym- 
bole de  lui.  C'est  là  le  décor,  non  quelque  arrangement  factice  et  pré- 
conçu. Pas  d'œuvre  qui  ne  découvre  et  fixe  un  aspect  de  cette  harmonie 
obscurément  incluse  en  tout  spectacle,  méta-mathématiquie  de  l'art, 
tellement  supérieure  et  qui  de  si  loin  nous  mène,  que  nous  la  reconnais- 
sons pour  la  ressentir,  mais  sans  la  pouvoir  exprimer  par  la  définition 
ou  le  chiffre,  et  s'exprimant,  cette  harmonie,  par  la  triple  identité  :  sym- 
bole, mystère,  décor,  que  nous  ramassons  en  un  vocable  unique,  la 
Beauté. 

On  ne  se  formula  point  cela  :  l'effort  victorieux  de  tant  de  chercheurs 
en  imprégna  l'atmosphère,  corroboré  par  une  étude  plus  sérieuse  des 
merveilles  médiévales  et  par  la  noble  démangeaison  de  faire  beau,  et 
la  possibilité  réadmise  de  le  faire  avec  quoi  que  ce  soit.  Cette  finalité  qui 
ordonne  le  monde  revenant  à  l'appropriation  parfaite  des  moyens  au 
but  apparut  consommer  l'identité  du  beau  à  1  utile,  dans  les  plus  sim- 
ples choses,  un  outil,  un  pot.  On  soupçonna  le  non  sens  de  l'expres- 
sion :  art  décoratif  ;  on  comprit  que  l'observation  tyrannique  de  la 
nature  ne  suffit  point  à  l'exprimer,  non  plus  que  la  transposition  ora- 
toire d'un  art  par  un  autre.  On  retrouva  cette  notion  élémentaire  que 
tableau,  statue,  ustensile,  tout,  entrent  dans  une  architecture,  à 
laquelle  aussi  bien  collaborent  la  campagne  ou  la  rue  ambiantes  et  les 
passants  et  les  hôtes,  et  le  ciel. 

Plus  pratiquement,  et  dang  un  sens  plus  particulier,  l'élan  universel 
de  la  peinture  vers  une  harmonie  par  la  lumière  et  1-a  clarté,  nécessai- 
rement mena  à  la  division  logique  du  ton  :  elle,  aussi  fatalement 
engendra  le  besoin  d'en  équilibrer  les  nébuleuses  colorées,  et  les  sou-. 
l':'nir  par  des  agencements  équilibrés  de  lignes,  ou  des  centres  de  gravi- 
tation, enfin  de  concevoir  l'œuvre  immédiatement  au  point  de  vue 
décoratif  qu'il  n'y  avait  qu'à  sortir  du  sujet  même,  de  tout  sujet,  puis- 
qu'il est  dans  la  nature  même.  Et  toute  une  nouvelle  génération  de 
peintres  s'est  levée  là-dessus,  avec  Seurat  pour  précurseur  et  pour  pro- 
moteur Signac  ;  une  génération,  non  une  école,  puisque  les  sensibili- 
tés les  plus  originalement  diverses  s'y  frôlent,  et  qu'à  côté  des  «  néo- 
imprfessionnistes  »  purs,  Signac,  Luce,  Théo  van  Rysselberghe,  Schuf- 
fenecker,  Angrand,  Prunier,  Cross,  etc..  voici  Vuillard,  Bonnard,  Mau- 
rice Denis,  Séruzier,  Ranson,  X.-K.  Roussel,  Vallotton,  Aman-Jean, 
maint  autre.  Et  le  mouvement  est  bien  universel,  puisque  des  académi- 
ques plus  ou  moins  s'y  joignent,  Ménard,  Anquetin,  Henri  Martin...  — 
La  musique  (tous  les  romantiques,  écrivains  ou  artistes,  étaient  sourds  : 
jusqu'à  Baudelaire  elle  se  confinait  chez  quelques  amateurs  ;  depuis 
lui  et  Wagner,  elle  fait  partie  de  notre  vie)  prit  une  grande  part  à  l'évo- 
lution ;  tous  ces  nouveaux  peintres  ont  l'œil  musicien  —  la  musique, 
cette  architecture  mouvaite. 

Vers  quoi  cela  va-t-il?  Vers  un  nouveau  décor,  une  nouvdle  har- 

86 


546  *  LA   REVUE   BLANCHE 

monie  par  la  lumière  et  le  nombre  :  vers  le  style.  Vers  autre  chose  ; 
cela  seul  mènerait  à  la  splendeur  tôt  figée  d'un  classicisme,  d'une  au- 
tre académie,  d'un  autre  art  d'école,  et  ici  c'est  la  vie  inquiète  et  foi- 
sonnante. Art  social  est  un  mot  hideux  qui  exprime  l'art  officiel  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  ignoble,  mais  il  signifie  pourtant  aussi  une  angoisse 
féconde  :  celle  de  comnuuiier  chacun  a\  ec  tous  les  hommes  comme  avec 
tout  l'univers,  sous  les  espèces  d'une  même  pensée,  un  même  cœur,  une 
môme  foi.  Atteindre  par  le  suprême  amour  la  suprême  naïveté,  cela  fit 
la  beauté  sublime  des  œuvres  du  moyen  âge  comme  des  œuvres  de 
l'antiquilé.  et  c'est  vers  cela  que  s'évertue  à  l'insu  de  lui  notre  Jeune  art 
renouvelé,  et  qui  le  fait  si  vivant,  si  émouvant,  si  édifiant. 

Fagus 

GESTES 

Les  Poteaux  de  la  morale. —  On  sait  que  l'Association  Générale 
Automobile  s'ingénie  en  ce  momient  à  disposer  sur  les  routes  des  po- 
teaux surmontés  de  plaques  indicatrices,  lesquelles  offrent  la  représen- 
tation figurée  des  obstacles.  L'  A.  G.  A.  reprochait  aux  poteaux  précé- 
demment établis  par  le  Touring-Club  de  n'être,  \  u  la  petites^e  de  leurs 
caractères,  lisibles  que  de  fort  près  —  quand  on  est  déjà  sur  l'obk-tacle 
— ,  et,  à  toutes  distances,  de  demeurer  incompréhensibles  aux  étrangers. 
Au  loiiiiaire,  l'interprétation  des  hiéroglyphes  de  l'A.  G.  A.,  ichémati- 
sant  les  montées,  descentes,  caniveaux,  \irages  dangereux,  etc.,  se  fera 
instantanément,  sans  erreur  possible;  de  plus,  ils  seront  placés  trois 
ou  (juatrc  cents  mètres  a\ant  chaque  accident  de  terrain,  de  telle  sorte 
(jue  le  chauffeur  puisse,  à  temps,  ralentii'  en  prévision  d'une  descente 
rapide  ou  accélérer  pour  franchir  un  raidillon. 

En  vertu  de  cet  enseignement  par  l'image  donné  aux  automobile»?,  il 
n'est  pas  douteux  que  d'ici  deux  ou  trois  ans,  pour  peu  que  le  goût 
des  spéculations  philosophiques  se  développe  dans  les  cervelles  em- 
bryonnaires de  ces  créatures  métalliques;  il  n'est  pas  douteux  que  'e 
problème  sera  posé  de  savoir  si  l'idée  d'obstacle  est  un  concept  a  priori. 
Il  est  fort  probable  également  que  la  croj^ance  s'implantera  qu'il  n'y  a 
pas  d'obstatîles  du  tout,  ou  que,  s'il  en  existe  quelque  part  dans  l'abs- 
trait, on  n'en  peut  percevoir  que  les  fantômes,  analogues  aux  illusions 
de  la  (  averne  de  Platon.  Herbeit  Spencer  aurait  condamné  une  morale 
si  peu  soucieuse  de  l'expérience.  Les  autos  ne  pourront  manquer,  en 
outre,  de  praticjuer  une  religion,  semblable  à  la  plupart  des  culDes  hu- 
mains :  le  dogme  fondamental  en  sera  que  toute  montée  est  compensée 
—  ou  récompensée  —  par  une  descente,  et  vice  versa,  un  peu  plus 
loin  ou,  en  cas  d'accident,  dans  un  monde  meilleur. 

Cette  mesure,  de  disposer  ses  poteaux  en  un  endroit,  alors  que  l'obs- 
tacle est  situé  plus  loin,  il  semble  que  l'A.  G-  A.  n'en  ait  nullement  sup- 
puté les  extravagantes  conséquences.  Nous  disions, et  chacun  a  pu  voir, 
s'il  a  vu  une  route,  qu'avant  chaque  descente  il  y  a  une  montée 
et  inversement.  Si  donc  un  poteau  portant  l'impérieux  avertissement  : 
«  Descente  en  tire-boucbon  avec  dos  d'âne  et  une  multitude  ae  virages 


GESTES  547 

périlleux  »,  -i  un  tel  poteau  s'érige  trois  cents  mètres  avant  ledit  obs- 
tacle, il  y  a  tout  à  parier  qu'il  s'érigera  au  beau  milieu  d'une  montée 
escarpée.  Réciproquement,  c'est  au  moment  de  s'engager  dans  quelque 
précipice  qu'on  rencontrera  le  conseil  de  se  lancer  à  toute  allure. 

Till  Ulenspiegfel,  on  s'en  souvient,  ne  coordonnait  point  autrement 
ses  opérations  mentales  :  se  dirigeant  vers  un  faîte,  il  se  réjouissait  du 
dévalement  futur.  Dans  Cinna,  aussi,  il  est  dit  quelque  chose  de  ce 
genre.  -»iais  Till  Ulenspiegel  allait  à  pied  et  Auguste  était  assis  ! 

Quoique  l'œuvre  de  l'A.  G.  A.  soit  sans  contredit  démente  et  malfai- 
sante, il  nous  est  aisé,  d'un  mot,  d'indiquer  la  manière  de  s'en  servir, 
toutefois,  profitablement.  Si  à  une  descente  A,  par  exemple,  nous 
sommes  avertis  d'accélérer  en  vue  d'une  montée  B,  située  à  trois  cents 
mètres;  en  un  mot,  d'accélérer  au  cours  de  la  descente  A,  ce  qui  est 
absurde:  il  n'eu  sera  plus  de  même  si  nous  parcourons  la  route  à  re- 
bours, si  nous  revenons  sans  être  partis  :  dans  ce  cas,  c'est  danis  la 
descente  B  que  nous  rencontrerons  un  avis,  parfaitement  sagace,  dès 
lors,  concernant  la  monlée   A... 

Si  quelque  affaire  nous  contraint  de  sui\re  la  route  de  A  en  B,  nous 
pouvons  aussi,  et  cette  méthode  est  la  meilleure  et  la  plus  simple,  pren- 
dre soigneusement  le  eontrepied  des  signaux  de  l'A.  G.  A.,  ce  qui  les 
rend  inoffensifs. 

Indiquons  à  l'A.  G.  A.  un  obstacle  à  signaler,  qu'elle  a  omis  :  le 
clou  ou  plus  clairement  les  zones  où  il  est  abondant.  Il  résulte  de  nom 
breuses  expériences  que,  si  des  clous  de  la  vraie  Croix  l'empereur 
Constantin  mit  un  à  son  casque,  un  autre  au  frein  de  son  cheval,  et  si 
le  troisième  fut  jeté  dans  la  mer,  le  quatrième  dont  on  ignorait  le  sort, 
ce  qui  fait  que  des  théologiens  ont  soutenu  qu'il  n'existait  que  trois 
clous  de  la  croix,  le  quatrième  en  parfait  état,  est  conservé  actuelle- 
ment à  Antony.  près  Rourg-la-Reine. 

Ai.fri:d  Jarry. 

LES  LIViiES 

Jacques  Saly-Stern  ;  La  Vie  d'un  Poète,  essai  sur  Lenau  (Calmann 
Lévy,  in-18  de  225  pp.,  3  fr.  50).  —  La  naissance,  les  amours  et  la  fin 
de  Lenau  sont  singulièrement  pathétiques  ;  M.  Saly-Stern  les  conte  so- 
brement et  fortement.  Les  extraits  (h-  lettres  sont  bien  choisis,  et  ce 
n'est  pas  la  faute  du  biocraphe  si  nous  retrou\ons  en  tous  la  même  va- 
gue exaltation  sentim'cntale.  Mais  le  chapitre  critique  pouvait  donner 
une  idée  plus  précise  des  poèmes  philosophiques  :  Faust,  Savonarole, 
les  Albigeois.  C'est  là  que  le  poète  a  mis  ses  ambitions  les  plus  hautes  ; 
et  c'est  par  là  qu'on  est  le  plus  tenté  de  faire,  avec  son  procès,  celui  de 
tout  le  romantisme.  Autant  plaisent  les  accents  de  sa  mélancolie  et 
les  cris  d'e  sa  passion  dans  ses  courtes  pièces  lyriques,  autant  irrite,  en 
ses  œuvres  maîtresses,  la  confusion  du  sentiment  et  de  la  pensée,  cette 
manie  qu'il  partage  avec  Byron  de  mesurer  toutes  choses  à  son  dé*iir, 
et  de  résoudre  l'énigme  du  monde  selon  ses  impressions  d'une  heure 
ou  d'une  année.  De  telles  œuvres  portent  leur  date,  appartiennent  fran- 


^^8  LA   RKVUK    BLANCHI 

chement  au  passé.  Rien  ne  saurait  mieux  faire  comprendre  que  le  grand 
mérite  du  Fausi  de  Gœthe,  c'est  de  rester  problématique.  Rien  non  plus 
ne  saurait  mieux  ramener  au  classicisme  les  esprits  assez  mûrs  pour  le 
goûter.  L'émotion  pure  traduite  en  chants,  et  la  peinture  vivante  de  la 
vie,  voilà  qui  ne  passera  jamais.  Mais  la  spéculation  versifiée,  la  théo- 
logie mise  en  drames  et  en  rimes,  tombe  aussi  vite  que  les  systèmes  ; 
et  la  génération  suivante  ne  cherche  plus  en  ces  ruines  que  quelques 
débris  de  beauté. 

Apollon  Maikov  :  Poésies,  traduites  pour  la  première  fois  par  Tan- 
crède  Martel  et  Thaddée  Larghine  (in-18  de  285  pp.,  3  fr.  90).  —  Cette 
version  d'un  poète  est  vraiment  poétique  ;  en  sa  langue  ferm<'  et  nuan- 
cée, je  ne  doute  pas  qu'elle  ne  laisse  transparaître  les  grâces  de  l'origi- 
nal. Mais  celui-ci  valait-il  tant  de  peine?  N'y  a-t-il  pas  de  poètes  russes 
qu'il  soit  plus  urgent  de  traduire?  Il  paraît  que  Maïkov  est  un  mâle,  «  vi- 
goureusement trempé  au  physique  et  au  moral  »  :  pourtant  je  cherche 
en  vain  dans  ses  poèmes  les  marques  d'une  forte  personnalité,  et  les 
trente  pages  d'introduction  ne  me  montrent  pas  qu'il  apporte  au  monde 
quoi  que  ce  soit  de  neuf  et  de  puissant.  M.  Tancrède  Martel  assure  qu« 
Maïkov  a  magnifiquement  atteint  le  sommet  de  son  art,  qu'il  est,  avec 
Pouchkine,  le  plus  grand  nom  de  la  poésie  moderne  slave,  que  l'âme 
russe  vibre  en  lui  tout  entière,  que  «  la  nature  russe,  depuis  le  grand 
duc  jusqu'au  dernier  des  moujiks,  depuis  le  gentilhomme,  jusqu'au  la- 
boureur, se  glorifie  de  n'avoir  jamais  été  aussi  bien  comprise,  aussi 
idéalement  encouragée  que  par  Apollon  Nicolaiéwitch  ».  J'étais  pour- 
tant des  Russes  —  ni  grands-ducs,  ni  moujiks,  —  pour  qui  Maïkov  ne 
compte  guère.  Nul  ne  conteste  la  noblesse  de  son  âme  ni  l'harmonie  de 
ses  vers.  Son  mérite  fut  de  mettre  une  forme  élégante  au  service  d'idées 
assez  saines  pour  n'inquiéter  pas  Nicolas  I";  c'est  ainsi  qu'il  rcciieillil. 
avec  les  approbations  officielles,  une  popularité  de  très  honorable  aloi. 
Assurément  il  faut  de  tels  poètes  :  mais  ne  brouillons  pas  les  rangs. 
C'est  les  brouiller  que  de  mettre  Maïkov  au-dessus  de  Lermontov. 

PoLCHKiNE  :  Eugène  Onléguine,  rowan  en  vers,  traduit  en  vers 
français  par  Gaston  Pérot  (.1.  Taillandier,  in-18  de  201  pp.,  3  fr.  50).  — 
M.  (  laston  Pérot  s'est  astreint  à  traduire  le  chef-d'œuvre  de  Pouchkine, 
strophe  par  strophe,  presque  vers  par  vers,  en  respectant  le  mètre  ori- 
ginal et  ralternance  des  rimes.  Une  transcription  si  miinitieuse  ne  peut 
aller  sans  quoique  gaucherie.  M.  Pérot  s'en  est  lire  le  mieux  possible. 
i^es  vers,  (lurlqucfois  fijat»,  ne  sont  jamais  barbares.  .Je  ne  doute  pas 
qu'il  n'ait  affaibli  mainte  image,  banalisé  mainte  pensée  ;  mais  il  rend 
admirablement  ce  qu'une  version  en  prose  laisserait  échapper  :  le  mou 
vemenf,  la  libre  allure  du  poème.  Ce  n'est  pas  Pouchkine  tout  entier  : 
c'est  du  moins  le  vrai  Pouchkine.  Quelf|ues  strophes  fout  a  fait  heureu- 
ses nous  font  sentir  sa  foncrue  turbulente,  son  ardeur  de  vivre  et  sa 
fantaisie  ;  d'autres,  sa  tendresse  très  humaine,  à  peine  voilée  par  une 
affectation  de  scepticisme  et  de  désenchantement. 

Si.  comme  tous  les  Russes  l'assurent,  «  ne  pas  comprendre  le  carac- 


LBS   LIVRES  549 

tère  essentiell'ement  national  de  ce  poème,  c'est  n'y  comprendre  rien  du 
tout  »,  il  faut  donc  nous  résigner  à  n'y  comprendre  que-  peu  de  chose. 
Non  qu'on  puisse  confondre  Pouchkine  avec  ses  modèles  étrangers  : 
Malgré  les  imitations  byroniennes,  nous  sommes  loin  de  Don  Juan, 
loin  de  Beppo,  plus  loin  encore  de  Mardoche.  L'intérêt  ne  s'attache  pas 
aux  réflexions  ironiques  d'Oniéguine,  mais  à  ce  qu'il  fait, et  à  ce  qu'il  ne 
fait;  aux  tableaux  de  la  campagne  russe,  de  l'hiver  russe,  des  plai- 
sirs de  Moscou;  et  surtout  à  la  figure  un  peu  fuyante,  mais  si  délicate 
et  si  forte,  de  l'héroïne,  Tatiana.  Mais  chercher,  comme  Biélinski,  dans 
Eugène  Oniéguine,  «  une  encyclopédie  de  la  vie  rus'se  »;  ou  bien,  comme 
Dostoïevski,  personnifier  dans  le  héros,  «l'éternel  vagabondage  du 
Russe  civilisé  que  la  civilisation  a  séparé  du  peuple  »,  et  dans  Tatiana 
les  vertus  toutes  nationales  de  la  femme  russe,  c'est  à  quoi  ne  peut  se 
plier  l'esprit  d'un  Occidental.  D'après  le  témoignage  des  romanciers 
russes,  j'attendais  une  œuvre  plus  terne  et  plus  grise,  mais  plus  parti- 
culière aussi;  l'équivalent  de  Wilhelm  Meister  ou  de  V Education  senti- 
mentale. J'ai  trouvé  plus  de  plaisir  que  je  n'en  attendais,  avec  moins  de 
surprise  et  d'enseignement. 

Michel  Arnauld 

Edouard  GRARDELiVers  le  'Bonheur, Nouvelle  Bible  (Léon  Vanier, 
in-18  de  362  pp.  3  fr.  50).  —  Ce  livre  est  plutôt  destiné  aux  dames; 
la  préface  l'explique,  qui  retourne  un  mot  fameux  de  Rousseau  : 
«  La  femme  qui  lira  ce  livre  sera  une  femme  retrouvée  ».  C'est-à- 
dire  qu'elle  retrouvera  le  bonheur  et  par  elle,  avec  elle,  toute  l'huma- 
nité. Comment  ?  en  consentant  de  revenir  sans  fausse  honte  à  l'état  de 
nature,  et  avant  tout,  et  surtout  et  par-dessus  tout  en  se  livrant  à  la 
copulation  avec  frénésie.  L'auteur  y  insiste  avec  abondance  et  verve, 
et  un  assaut  de  descriptions  tout  à  fait  évocatrices  et  échauffantes, 
même  un  peu  ])ien  crues.  Il  voit,  en  effet,  dans  le  membre  infatigable- 
ment brandi  le  pivot  de  la  régénération  humaine,  par  la  santé  d'abord, 
puis  la  gaîté,  l'équilibre  des  fonctions  et  des  facultés,  la  multiplication 
infinie  des  êtres  assurant  selon  la  loi  de  Proudhon  celle  des  subsistances 
et  des  richesses,  la  réorganisation  des  sociétés,  enfin  la  reconquête  et 
l'extension  du  Paradis  perdu.  Dans  cet  ouvrage  tumultueux,  confus, 
plein  de  digressions  scientifiques,  philosophiques  ou  lyriques,  et  gros- 
sièrement mais  bellement  membru,  des  pages  excellentes  se  rencontrent. 

Les  Minutes  parisiennes.  Gustave  Geffroy  ;  7  heures  (Ollen- 
dorff,  in-  32  carré,  de  112  pp. ,35  dessins  de  Sunyer,  2  fr.)  Remué  par  'a 
face  souffrante  de  la  marée  humaine  que  de  6  à  7  du  matin  dégorge  le 
boyau  faubourien,  puis  repompe  de  6  à  7  du  soir,  il  s'est  laissé  porter 
par  le  flot,  il  a  provoqué,  retenu  les  doléances  du  petit  propriétaire 
qu'on  ne  paye  pas,  de  la  petite  ouvrière  que  son  petit  homme  veut  pous- 
ser au  trottoir  fructueux,  et  trahir  pour  l'amie  dont  elle  hébergea  la 
misère,  de  la  mère  de  famille  gruorée  par  son  ivrogne  d'époux.  Pour- 
tant, si,  Coupeau  tournant  en  Lantier,  de  plus  en  plus  l'ouvrier  penche 
vers  une  fainéantise  à  engraisser  avec  l'exploitation  de  la  femme,  sur- 


55o  LA   REVUE  BLANCHE 

ménage  ou  prostitution,  celte  foule  besogneuse  dans  son  ensemble 
garde  une  héroï([ue,  une  «  invincible  bonne  humeur  »;  le  moindre  inci- 
dent fait  jaillir  le  rire  avec  la  parole,  si  des  fois  un  incident  moindre 
encore  déclenche  la  rixe  et  le  meurtre;  si  l'apprenti  sous  l'œil  paterne 
des  commerçanhs,  à  coups  de  soulier  dans  le  ventre,  corrige  sa  petite 
amie  indocile  à  son  enseignement...  spécial,  tout  les  petits  drames  indi- 
\  iduels  se  fondent  dans  l'immense  bourdonnement  résigné.  Terrible 
parfois  :  et  l'auteur  termine  par  nous  montrer  l'anecdotie  passant 
Histoire,  et  l'inconsciente  marée  un  soir  de  pluie  venant  effondrer  la 
fortune  de  son  dompteur  Gambetta. 

Les  Minutes  parisiennes.  Maurice  Gt  ii.lemot  :  8  heures 
((Jllendorff,  in  32  carré  de  72  pp.,  ill.  par  Jeanniot,  2  fr.)  —  L'heure 
verte  et  (dirait  Rachilde)  «  l'heure  sexuelle  »  :  absinthe  aux  terrasses 
illustres  des  journaleux,  boulevardiers,  hommes  à  femmes  et  hommes 
de  lettres  demeurés  sur  la  tradition  de  Tortoni  et  du  second  Empire:  et, 
soupers  avec  di\an  au  dessert  dans  les  cabinets  particuliers,  pour  les 
vieux  et  jeunes  «  marcheurs  »,  ceux  dont  la  chevelure  a  «  une  raie  qui 
va  jusqu'à  la  cervelle  »  (Goncourt),  «  une  raie  qui  se  prolonge  jusqu'à 
l'autre  raie  »  (Jules  Renard)  —  et  ceux  qui  n'ont  plus  de  raie  et  pour 
cause.  Tout  ce  monde  est  tellement  factice  et  nul  qu'on  ne  peut  l'expri- 
mer qu'avec  des  citations  littéraires.  Et  il  ne  laisserait  pas  de  trace 
sans  les  crayonnages  de  ses  historiens  naturels  :  les  caricaturistes, 

Fagus 

Raymond  Mahivai.  .Le  Çof  (Mercure  de  France,  in-18  de  255  pp., 
3  fr.  50).  —  Un  livre  qui  vient  de  paraître  sur  la  Kabylie  et  qui  a  été  en 
partie  déterminé  par  les  événements  de   Margueritte.   le  Cof,   en   étu- 
diant ii's  clans  rivaux  qui  existent  dans  tous  les  villages  kabyles  et 
d'autre  part  la  rivalité,  comme  M,  Mari  val  les  appelle,  des  deux  grands 
çofs  qui  se  di\  iseni  l'Algérie,  l'Europren  et  l'inditr^ne,  donne  l'occasion 
de  re\enir  sur  leui-  rivalité-  L'auteur,  qui  est  évidemment  juge  en  Algé- 
rie, contant  une  anecdote  de  vendetta  à  la  corse,  fait  ressortir  que,  le 
Code  pénal  français  auquel  sont    soumis  les  indigènes  nmjanl  /fimnin 
été  prnmulqué  parmi  eux  (et  sans  doute  ne  faisant  aucunement  partie 
de  rmseitrnemenf  primaire),  les  Kanoims  kabyles  denif^urenf  l'unique 
source  de  loi  où  ]os  indigènes  puissent  prendre  une  direction   :  or,  la 
vfMuh'tIa  y  est  absolument  consacrée.  Il  expose  le  cas  d'un  Kabyle  dont 
la  femme  a  été  séduite,  qui  tue  l'amant,  et  à  la  suite  d'un  combat  entre 
ses  parents  et  les  partisans  du  mort,  doit  se  retirer  dans  la  brousse, 
piller  pour  \i\ro.  i^lro  traqué,  condamné  et  exécuté  bien  c|u'('ii  soi- 
uK^nie  1p  juire  ne  Ip  reconnaisse  point  coupable.  Cet  homme  était  indus- 
rioux,  puissant,  considéré  commo  un  chef  de  son  \illage  :  on  conçoit 
Ips  sentiments  de  haine  silencieuso  que  de  tels  actes  peuvent  détermi- 
ner contre  la  domination  européenne.  D'autre  paît,  le  gouvernement 
sentant  la  nécessité  de  se  concilier  un  parti  indigène,  accorde  fonctions 
•»f  honneurs  aux  plus  intrigants  qui  exploitent  usurairemenl  leur  co- 


LES    LIVRES  ^^' 

religionnaires  :  ce  qui  n'est  point  meilleure  iaçon  de  faire  aimer  l'Eu- 
ropéen. Cependant,  une  partie  de  la  jeunesse,  élevée  aux  Ijcées  des 
chefs-lieux,  est  attirée  par  la  civilisation,  se  prête  volontiers  à  être 
assimilée  ;  mais,  ce  sont  alors  les  colons  qui  les  repoussent,  les  inju- 
rient, introduisant  entre  les  races  les  dédains  de  classes  qui  divisèrent 
si  longtemps  l'Europe  :  le  jeune  Kabyle  Achour,  aimé  d'une  adoles- 
cente française,  qui  ne  saurait  trouver  d'autre  prétendant  dans  le  centre 
étroit  où  habitent  ses  parents,  est  grossièrement  repoussé  de  ceux-ci 
malgré  ses  richesses  ;  et  M.  Marival  saisit  l'occasion,  en  des  pages 
vives  et  d'observation  souple, parfumées  de  jolies  descriptions  agrestes, 
de  nous  montrer'lout  le  clan  nationaliste  d'un  bourg  algérien,  égoïste 
et  ignorantin,  haïssant  crapuleusement  l'indigène,  dont  le  travail  fait 
la  fortune  ;  ce  livre  est  avant  tout  une  excellente  étude  sur  la  fuite  heu- 
reuse de  la  jeune  lille  chez  Achour  où,  au  milieu  des  serviteurs  innom- 
brables, elle  fait  aimer  sa  race  par  sa  grâce  cordiale  et  sa  générosité, 
dans  des  tableaux  de  mœurs  et  fêtes  indigènes  quasi-communistes.  Par 
la  Française  personnelle,  vive  et  hardie, par  elle  seule,  selon  M.  Alarival^ 
peut  se  faire  l'assimilation  au  contraire,  la  fillette  kabyle,  même  éle- 
vée à  l'européenne,  lisant  Loti  et  (Janguin,  a  subi  une  trop  longue 
hérédité  d'esclavage  sexuel,  pour  oser  résister  à  un  père  mercantile  la 
vendant  à  un  indigène  et  aller  épouser  le  roumi  quelle  aime.  Al.  Mari- 
val,  qui  aurait  dû  donner  à  son  livre  un  triple  développement,  nous  a 
seulement  présenté  ces  divers  cas  sans  analyser  profondément  aucun  : 
entre  toutes  choses,  nous  eussions  voulu  entrer  plus  avant  dans  la  psy- 
chologie si  complexe  et  subtile  de  la  jeune  fille  kabyle  à  laquelle  il  a 
su  donner  un  si  gracieux,  mais  trop  fuyant  profil  ;  en  un  certain  sens 
le  détail  seul  est  passionnant  et  dramatique,  comme  lont  si  bien  com- 
pris les  grands  Russes,  et  cela  est  surtout  vrai  quand  il  s'agit  de  péné- 
trer et  faire  aimer  une  race  étrangère  :  le  tableau  d'ensemble  n'est 
destiné  qu'à  attirer  l'attention.  Ce  qui  intéressait  vraiment  le  sujet  du 
Çc-i  ou  étude  de  la  rivalité  des  races,  c'était  l'état  d  âme  de  la  jeune  fille, 
de  ia  femme  indigène,  celle  qui,  précisément  asservie  au  mari,  peut 
être  l'instrument  le  plus  docile  de  l'assimilation,  tandis  qu'au  contraire, 
la  Française  d'Algérie,  très  voluptueuse,  deviendra  vite  indigène  dans 
un  mariage  mixte.  Le  détail  des  sensations  de  Miassa  devant  le  jeune 
jttore,  l'éveil  en  elle  de  i  individualité  même  la  plus  fugace,  les  scru- 
pules religieux  ou  leur  absence,  voilà  ce  que  nous  réclamons  de  M.  Ma- 
rival  pour  un  autre  livre,  de  dialogues  moins  oratoires,  où  il  fera  valoir 
à  nouveau,  son  talent  frais  d'écrivain  et  sa  trop  rare  intelligence 
arabophile. 

Marius-Ary  Leblond 
CORRESPONDANCE 

A  propos  de  l'article,  le  Divin,  qu'il  a  publié  dans  La  revue  blanche  du  15  novembre, 
M  Félix  Le  Dantec  reçoit  de  M.  l'abbé  Marcel  Hébert,  dont  noua  avons  récemment  publié 
les  Souvenir»  d'Assine,  la  lettre  suivante  : 

Cher  Monsieur,  vous  savez  quel  respect  j'ai  pour  vos  convictions 
et  quelle  sympathie  pour  votre  personne  ;  je  ne  puis  néanmoins  in'em- 


552  LA   REVUE    BLANCHE 

pêcher  de  croire  que,  si  vous  aviez  consacré  aux  éludes  phiiosopluques 
autant  de  temps  et  de  peine  qu'aux  éludes  scienliliques,  vos  conclu- 
sions ne  seraient  certaineinent  pas  aussi  catégoriques. 

C'est  en  pensant  expressénicnl  à  \ous  que  j"a\ais  écrit  ces  paroles  : 
«  Pour  ceux  qui,  en  dcliors  des  buis  uliiilanes,  ne  reconnaissent  aucune 
valeur  objective  à  l'appréciation  qualiLalive  des  êtres  et  des  choses, 
le  problème  de  l'existence  de  Dieu  ne  se  pose  même  pas.  »  (1)  Je  pré- 
voyais donc  votre  réponse. 

i\'e  voulant  pas  pas  \ous  imposer  la  lecture  d'une  dissertation  ou 
règle,  je  me  bornerai  à  indiquer  le  point  sur  lesquels  votre  réilexion 
pourrait  utilement,  je  crois,  s'arrêter  davantage  : 

1°  Du  moment  qu'il  s'agit  «  d'habituer  l'Humanité,  peu  à  peu,  à  une 
formule  religieuse  plus  loyale  et  moins  dangereuse  que  celle  du 
passé  »,  il  n'est  pas  étonnant  que  jaie  eu  recours  encore  à  quelques 
atilhroponiorphismes,  mais  inoiïensii's  ceux-là  et  dont  on  ne  saurait 
s'autoriser  pour  aucune  superstition,  aucun  despotisme. 

2°  La  moralité  se  réduit-elle  à  ïuiiliié  sociale  ?  Si  oui,  je  n'ai  plus 
rien  à  dire.  Mais  ce  n'est  nullement  prouvé.  Bien  peu  de  consciences 
admettront  qu'il  n'y  ait  pas,  dans  le  Devoir,  le  Bien  moral,  en  plus  cle 
l'aspccl  ulililaire,  un  aspect  idéal,  qui  est  la  raison  dernière  de  son 
obligalioih  Sans  donc  parler  de  la  notion  ou  sentiment  de  l'absolu,  de 
l'infini,  {ju'onl  admise  non  seulement  les  Descartes  et  les  Pascal,  mais 
les  Littré  et  les  Spencer,  notre  conscience  morale  nous  fait  faire  l'ex- 
périence d'un  ordre  des  choses  distinct  de  cet  ordre  quanlilaii(  que  seul 
étudie  la  Science  proprement  dite,  à  savoir  les  phénomènes  quantita- 
tifs, les  mouvements. 

3°  Et  cela  répond  à  votre  principale  difiicullé.  Vous  écrivez  :  «  Il  y 
a  cep  iU  (le  l'Inconnaissable,  me  dira-t-on;  sans  doute,  je  suis  le 
preniii  i  l'affirmer,  et  dans  cet  inconnaissable  il  y  a  tout  ce  qui  n'agit 
pas  f  •  ••         inme,  tout  ce  qui  est,  par  suite,  indifférent  à  l'homme.  » 

Or,  il  n'est  certes  pas  vrai  —  le  Divin  en  soit  loué  !  —  que  le  Bien, 
l'Idéal  n'agisse  pas  sur  l'homme,  soit  indifférent  à  l'homme. 

(Juant  à  mes  antliroponiorpliismcs,  Je  le  répète,  ils  ne  sont  pas  dan- 
gereux, du  moment  que  j'ai  dit  et  redit  que  ce  sont  des  images,  des 
symboles.  Mais  vous  aussi,  cher  Monsieur,  vous  êtes  anthropomor 
phiste  (à  rebours),  en  parlant  de  l'inconnaissable  qui  Tn'agil  pas  siir 
l'homme...  D'ailleurs,  liberté  aux  hypothèses  et  à  la  poésie  ;  du  mo- 
ment qu'on  n'est  plus  sur  le  terrain  de  la  «leUre  qui  tue»,  l'Humanif''' 
n'aura  jamais  à  se  plaindre  si  l'on  s'adresse  non  seulement  à  sdm 
intelligence,  mais  ;'i  son  imagination  et  à  son  cœur. 

Agréer,  cher  Monsieur... 

Abbé  MAncFr.  Hi'inERT. 


(1)    J'-rw  dr  M'iajihytiqiie  et.  île   Mornlr  ;  juillet  1902,  ]>.   C, 


Le  Gérant  :  P.  Desciiamps. 


Paris.  —  Imprimerie  0   LAMY,  124,  bd  de  La  Chapelle.  1569« 


Les  trois  amours 


de  Benigfno  Reyes 


Pour  Georges  Poirel. 


b 


Ce  matin-là  il  parut  à  Benigno  Reyes  qu'il  s'éveillait,  non  seu- 
lement de  son  long  sommeil  sans  rêves,  mais  encore  d'une  tor- 
peur de  quinze  années  qui  l'avait  rendu  indifférent  à  l'étrangeté 
des  êtres  et  des  choses. 

De  sa  fenêtre  il  apercevait  l'immense  rade  foraine  aux  flots 
verdâtres  un  peu  jaunis,  comme  huileux,  sous  le  ciel  d'outremer 
intense  dont  toute  la  splendeur  ne  parvenait  pas  à  modifier  la 
teinte  morne  du  grand  désert  marin  à  peine  mouvant,  sans  écumes 
et  sans  courants  perceptibles. 

L'Océan  Pacifique,  partout  ailleurs  si  radieusement  céruléen, 
semble,  sur  plus  dune  centaine  de  lieues,  le  long  de  la  côte  sud- 
ouest  du  Pérou  et  de  la  portion  tropicale  du  Chilij  refléter  la 
tristesse  de  la  terre  effrovablement  aride  et  farouche. 

Tout  près  de  Benigno,  un  petit  quai  aux  pierres  fendillés  s'effri- 
tait entre  deux  maisons  basses  d'un  délabrement  sinistre  :  toits 
grisâtres  crevés  par  places,  vérandas  effondrées  sur  des  piliers 
en  arcs,  volets  à  moitié  arrachés.  Et  le  plus  lugubre,  c'était  que 
ces  ruines  avaient  des  habitants,  —  d'affligeantes  famiires  aux 
teints  de  sépia,  maladives  et  déguenillées,  dont  les  enfants  ulcé- 
reux et  rachitiques  somnolaient  devant  les  cases,  accroupis  dans 
la  poussière  et  les  ordures,  ou  jetaient  des  pierres  à  des  chiens 
inclassables. 

Des  rails  luisants  —  c'était  tout  ce  qui  brillait  dans  le  paysage 
—  filaient  à  perte  de  vue  sur  le  sol  fauve  et  sec  entre  deux  rangées 
de  poteaux  télégraphiques,  seule  végétation  de  la  contrée  —  avec 
un  maigre  cocotier  empanaché  de  pennes  plutôt  jaunes,  un  acacia 
épineux  vestige  d'un  square  dont  les  grilles  subsistaient,  cinq  ou 
six  cactus-raquettes  d'un  ton  de  cendre  à  peine  verdie  et  trois 
aloès  monumentaux  mais  valétudinaires  :  des  aloès  mal  por- 
tants 1... 

Un  semis  de  plâtras,  de  construction  roussâtres  ou  crayeuses, 

36 


j'iA  LA    REVUE    BLANCHE 

dessinait  lanl  bien  que  mal  des  rues  dillicilemeiU  discernables,  — 
vue  prise  de  la  fenêtre  ;  et  c'était  là  —  dominé  par  une  énorme, 
une  tilanesque  muraille  de  montagnes  nues,  sauvages  et  effrayan- 
tes —  le  panorama  intégral  de  Toboadongo,  «  ville  maritime  du 
«  Chili,  province  de  Tarapaca,  i)ar  19°  30'  latitude  sud  et  72°  39' 
«  longitude  ouest,  conquise  sur  le  Pérou  en  1878;  salines,  dépôts 
«  de  nilre  ;  5.900  habitants,  »  —  pour  parler  comme  les  dic- 
tionnaires de  géograpliic  commerciale. 

Benigno  Reyes  regarda  un  moment  l'aj^parcillage  d'un  voilier 
dépeint,  rouillé,  gondolé,  aussi  galeux  et  lépreux  que  le  décor 
terrestre;  il  envia  les  quatorze  ou  (juinze  privilégiés,  capitaine  et 
équipage,  qui  se  confiaient  à  sa  charpente  dangereuse  pour  fuir 
l'abominable  région  désolée,  et  leur  souhaita 'dans  son  cœur^  bon 
voyage  et  bonne  arrivée  :  c'eût  été  vraiment  trop  terrible  de  se 
noyer  sans  avoir  revu  des  terres  un  peu  i)lus  amènes  que  les 
plages  de  la  maudite  province  de  Tarapaca.  Mais  c'était  égal,  — 
leur  sort,  quel  qu'il  fût,  demeurerait  })référablc  au  sien  :  ils 
avaient  de  grandes  chances,  à  présent,  de  ne  pas  mourir  à  Toboa- 
bongo  !  Tandis  que  lui  !... 

Ah  !  le  charmant  séjour  (juc  ce  To])()ado]igo  !  Certes,  sans 
compter  les  assommoirs,  on  y  possédait  comme  lieu  de  distrac- 
tions un  bureau  télégra]»hi(iue  des  mieux  montés  ;  on  pouvait 
même  télé})honer  Ues  messages  aussi  facétieux  qu'inutiles  à  de 
joyeux  employés  logés  dans  des  postes-cahutes  au  beau  milieu  de 
pays  vagues  où  les  habitants  étaient  aussi  rares  cpie  les  arbres. 
Par  contre  il  fallait  généralement  visiter  (pialre  ou  cinq  magasins 
avant  de  découvrir  des  denrées  médiocrement  comestibles  :  l'uni- 
que boulanger  n'avait  pas  toujours  assez  de  farine  pour  faire  du 
pain  pour  tout  le  monde  et  les  approvisionnements  de  riz  et  de 
mais  étaient  limités.  Le  boucher  ne  tuait  (juc  les  jours  où  les 
vapeurs  de  la  «  Great  Tnca  and  Patagonian  Co!ni)any  »  débar- 
quaient pour  son  compte  Vieux  ou  trois  veaux  monstrueux,  tout 
en  pattes  et  en  C()les,  fallacieusement  (jualifiés  de  bœufs,  —  ou 
d'attendrissants  petits  moutons  à  mines  d'enfants  poitrinaires.  Et 
si  l'on  découvrait  assez  facilement, de  temps  à  autre, chez  l'épicier 
teinturier  ou  chez  le  restaurateur-pharmacien,  d'épais  carrés  de 
morue  bien  jaune,  rigide  comme  la  femme  de  Lolh  et  pour  la 
même  raison,  —  on  ne  voyait  pas  une  banjue  de  {)êcheur  sur  la 
mer  pourtant  follement  poissonneuse.  Des  légumes  ?...  il  n'y  en 
avait  que  sur  les  planrhes  coloriées  de  quelques  bons  ouvrages 
de  botanique  enfouis  dans  In  hilïtiolbéipie  du  Senor  Cura  :  (1)  mais, 

(I)  Caré 


LES   TROIS   AMOURS   DE    BENIONO  REYES  555 

pu  revanche,  abondaient  sur  le  marché Ulc  jolis  morceaux  de  cuir 
de  basane  connus  sous  le  nom  liai  leur  de  tasajo  (1)  ;  —  certains 
colosses  munis  d'estomacs  de  tôle  ou  de  platine  se  vantaient,  en 
exagéiant  un  peu,  d'avoir  digéré  de  ces  liges  de  bottes  au  moins 
trois  l'ois  dans  leur  vie,  après  quehpies  heures  de  combat. 

Les  joui-s  de  spleen  on  avait  la  ressource  de  faire  pas  mal  de 
lieues  dans  la...  campagne,  sur  la  plate-forme 'du  tramway  élcc- 
tri(|ue  de  système  ullra-perfeclionné  qui  circulait  depuis  un  point 
sans  nom  dont  la  i)opulalion  consistait  en  un  factionnaire  gratifié 
d'une  guérite  à  claire-voie  jus(ju'à  la  station  «  del  Gran'Libcrta- 
dor  »,  —  moins  triste.  —  puiscju'à  défaut  de  tout  abri  humain  on 
y  voyait  encore  les  fondations  d'un  ancien  magasin  à  salpêtre  — 
et  que  de  hardis  spéculateurs  avaient  eu  jadis  l'intention  d'y  cons- 
truire un  casino  !  —  Ils  avaient  eu  bien  soin  de  ne  rien  bâtir  du 
tout  après  y  avoir  mieux  réfléchi,  mais  une  personne  d'imagina- 
tion moyenne  pouvait  toujours  passer  quelques  minutes  agréa- 
bles à  se  figurer  la  somme  d'animation  et  de  gaîté  qu'eût  fournie 
un  kursaal  édifié  en  un  pareil  endroit.  Cependant  la  Compagnie 
du  Tramway  {Limited)  faisait  mal  ses  aftaires  bien  qu'une  excur- 
sion en  l'un  de  ses  cars  offrît  tout  autant  d'intérêt,  grâce  à  la 
variété  des  sites,  qu'une  promenade  sur  une  table  de  cuisine  pas- 
sée à  l'ocre  et  indéfiniment  prolongée. 

Il  y  avait  aussi  un  chemin  de  fer  qui  pouvait,  un  jour  ou  l'autre, 
d'après  les  projets  de  ses  entrepreneurs,  réunir  Toboadongo  à 
divers  «  grands  centres  »  de  la  Bolivie.  Mais  la  gare  seule  était 
terminée,  les  travaux  ayant  dû  prendre  fin  le  jour  où  la  Société  d« 
«  Ferro-Carril  internacional  Sur-Americano  »  avait  reçu  la  désas- 
treuse nouvelle  du  naufrage  de  sa  locomotive  coulée  à  pic  dans  le 
détroit  de  Magellan  avec  le  steamer  ([ui  l'apporlait. 

Il  y  avait  de  plus  les  parlotes  chez  le  pharmacien  ;  le  club  ins- 
tallé dan^  la  fameuse  gare,  un  club  où  les  cartes  tachaient  les 
doigts  et  où  l'on  ne  trouvait  à  boire  que  de  l'cau-fle-vie  de  Pisco, 
un  club  où  sur  douze  membres  dix  étaient,  la  plupart  du  temps, 
malades  ou  en  voyage  ;  l'hôtel  belge  où  l'on  mangeait  du  homard 
conservé... 

Il  y  avait  encore... 

Mais  Benigno  trouvait  tout  cela  parfaitement  insuffisant,  sur- 
tout ce  matin-là  où  la  tristesse  le  reprenait  à  la  gorge  aussi  furieu- 
sement que  le  jour  de  son  arrivée,  —  après  ([uinze  ans  d'un 
engourdissement  qu'il  ne  s'expliquait  plus. 

Il  importe  de  dire  que  Reyes  était  un  calme  canarien  du  Puerto 


(1)  Yi.inde  séchée. 


^^6  LA   REVUE   BLANCHE 

de  La  Orotava,  dans  1  île  de  Ténériffe,  généralement  un  peu  plus 
iniaginalii"  el  réfléchi  qu'une  mule  de  son  pays  natal.  Du  moment 
(ju'il  gagnait  sa  vie,  le  milieu  ne  lui  importait  guère  el  avant  de 
se  fixer  à  Toboadongo  il  avait  déjà  jjérégriné  (juelque  peu  à  la 
recherche,  —  non  point  d'une  «  position  »  lucrative,  —  mais  tout 
simplement  de  maigres  gages  permet  tant  des  festins  de  soupe  et 
de  gofio  (1),  i)lus  le  luxe  dune  très  petite  tire-lire.  Ses  passages 
sur  les  bateaux,  il  les  avait  toujours  payés  en  travail: 

Fils  de  bourgeois  ruinés^  pourvu  d'une  instruction  décente,  il 
s'était  vu  obligé  de  se  faire  ouvrier  pour  vivre  el  d'émigrcr  en 
consé(|uence,  —  la  furibonde  vanité  de  ses  parents'nc  l'ayant 
jamais  autorisé  à  exercer  une  «  profession  vile  »  sur  le  sol  qu'ils 
daignaient  fouler.  Successivement  scieur  de  long,  puis  trieur  de 
tabacs  aux  environs  de  La  Havane,  plâtrier  à  Caracas,  chauffeur 
sur  la  voie  ferrée  de  Colon  à  Panama  et  charpentier  à  bord  d'une 
goélette  é(|uatoricnne,  il  avait  été  débarcjué  sans  une  perra 
cliica  (2)  à  Toboadongo  par  le  capitaine  Yi-rigoyenechea  du  port 
de  Guaya(|uil,  le  vilain  soir  où  ce  navigateur,  plus  ivre  qu'à  l'or- 
dinaire, s'était  aperçu  que  la  présence  d'un  marin  étranger  désho- 
norait la  vieille  carcasse  de  son  navire. 

Et  dans  l'atroce  bourgade  chilienne  la  chance  souriait  enfin  à 
Benigno  Heyes  :  de  garçon  d'auberge  il  devenait  commis  de  négo- 
ciant, plus  tard  négociant  lui-même  el  spéculait  aujourd'hui  sur 
les  nitres  sans  trop  de  maladresse. 

Sa  petite  maison  était  Tune  des  demeures  conforla])lcs  de  To- 
boadongo, —  tout  est  relatif  ;  —  il  ligiiraii  sur  la  liste  des  trois 
membres  de  la  Chand^re  de  Commerce  locale  cl  pouvait  rému- 
nérer les  services  dune  vieille  bonne  indienne  et  d'une  espèce 
de  vacher  cuivré,  à  face  i)alibulaire  (jui  pansait  un  cheval  poussif 
rpic  l'on  sortait  le  moins  possible  et  «  faisait  les  commissions  »  ou 
]i(»ui"  mieux  dire  se  traînait  lentement  d'une  boutique  de  fournis- 
seur à  une  autre,  se  vautrant  des  heures  le  long  du  premier  mur 
venu. 

Ses  (juelques  amis  buvaient  parfois  chez  lui  de  la  bière  «  ham- 
bouigeoise  »  fabrirpiée  à  New-York  et  y  fumaient  aux  grands 
jours  des  puros  de  La  Havane  importés  de  Iluanuco.  On  avait  vu 
sur  sa  table,  un  soir  de  réveillon,  ces  choses  invraisend)lables  : 
une  boîte  de  galantine,  la  seule  (pii  ffd  jamais  parvenue  jusqu'aux 
rivages  deTarai»aca  (sans  doute  à  la  suite  d'une  erreur),  des  fruits 
confits  et  une  douzaine  de  harengs  saurs  ! 

Aussi  Benigno  Heyes  prenait-il,  de  coutume,  la  vie  comme  elle 

(1)  Farine  de  maïs. 

(2)  Un  sou. 


LES  TROIS  AMOURS  DE  BENIGXO  REYES  55; 

venait,  —  sinon  très  joyeux,  du  moins  insensible  aux  horreurs 
ambiantes  :  n'avait-il  pas  conquis  une  «  situation  »  inespérée  ?  Sa 
minuscule  tire-lire  s'était  muée  en  coffre-fort  de  taille  moyenne 
et,  s'il  pouvait  un  jour  «  faire  rentrer  »  ce  qu'on  lui  devait,  ne  lui 
deviendrait-il  pas  loisible  de  regagner  son  archipel  dans  une 
bonne  cabine  de  paquebot,  d'aller  redorer  la  vieillesse  de  ses 
parents  et  s'installer  dans  une  petite  finca  payée  de  ses  cuartos, 
à  l'ombre  des  dattiers  et  des  péchers-durazneros  ? 

Mais  ce  matin-là  il  venait  de  se  rappeler  qu'il  avait  atteint  ses 
quarante  ans  dans  la  auit,  «  en  tenant  compte  de  la  différence 
des  longitudes  »  (il  était  l'un  des  rares  Canariens  qui  sussent  le 
jour  et  l'heure  de  leur  naissance).  —  Et  tout  à  coup  il  était  pris 
d'une  colère  froide  mais  féroce  contre  sa  destinée  :  avait-il  jamais 
vraiment  joui  d'un  seul  des  rares  bonheurs  de  la  vie  ?  Il  s'était 
toujours  vu  travaillant  et  travaillant  encore,  sans  autres  plaisirs 
que  les  plus  grossiers,  dépourvu  de  toute  réelle  affection.  A  peine 
avait-il  eu  le  temps  de  connaître  les  beaux,  les  fameux  rêves  de 
jeunesse  ;  et  lequel  de  ces  rêves  s'était  réalisé  ?  —  Oui,  il  possé- 
dait quatre  sous,  —  c'était  entendu  !  Mais  après  ?  Avait-il  eu 
jamais  la  chance  de  s'amuser  une  fois  pleinement,  franchement, 
comme  on  prétendait  que  tant  d'idiots  qui  no  le  valaient  pas  arri- 
vaient à  faire  avec  conscience  et  régularité  ?  Avait-il  rencontré 
une  seule  femme  qui  l'eût  aimé  ?  Que  savait-il  des  joies  senti- 
mentales ou  intellectuelles  ou  de  quelque  joie  que  ce  fût,  du  reste? 
Ah  !  la  belle  vie  que  la  sienne  !  —  D'abord  l'errance  forcée,  alors 
qu'il  était  de  goûts  sédentaires,  et  l'errance  avec  tout  un  cortège 
de  misères,  de  mauvaises  fièvres,  de  privations  :  puis  la  prospé- 
rité à  Toboadongo,  dans  un  milieu  de  crétins,  d'avachis  ou  de 
filous  tolérés  incapables  d'une  idée  qui  ne  se  pût  monnayer,  dans 
un  décor  de  masures  croulantes  peuplées  d'êtres  de  cauchemar, 
sous  les  rutilances  d'un  soleil  splendide  qui  n'illuminait  qu'un 
funèbre  et  infect  paysage  couleur  de  guano  ! 

Reyes  quitta  la  fenêtre,  qu'il  referma  d'un  coup  de  pied.  —  bru- 
talité inconcevable  de  la  part  de  ce  flegmatique:  Eh  !  tant  pis  !  Il 
ne  casserait  toujours  pas  de  carreaux  puisque,  dans  ce  divin  pays, 
on  rempla(;ait  les  <(  cristales  »  par  des  jalousies  à  lamelles  de  bois 
mobiles  manœuvrées  par  un  jeu  de  ficelles  et  de  clous  !  Il  eut  envie 
de  se  recoucher,  d'annihiler  pour  des  semaines,  en  tenant  les  yeux 
fermés,  «  esta  porqueria  de  Chile  »  (1). 

Mais  comme  il  regagnait  son  lit  (son  ((  catre  »  à  sommier  de 
peau  de  bœuf),  son  regard  fut  attiré  par  le  petit  rectangle  blanc 


d")  Cette  cochonnerie  de  Chili. 


55^  LA    REVUE    BLANCHE 

et  noir  du  bloc-calendrier  d'où  il  avait,  comme  toujours,  arraché 
un  feuillet  la  veille  au  soir  après  la  dernière  cigarette,  à  la  minute 
où  il  allait  éteindre  sa  bougie  et  se  couler  dans  ses  draps  : 

H  Espèce  d'animal,  grommela-t-il,  puis(|ue  tu  as  été  capable  de 
te  souvenir  de  la  date  à  laciuelle  tu  piends  tes  années,  comment 
n*as-lu  pas  eu  l'instinct  de  le  dire  que  le  jour  suivant,  le  15,  était 
jour  de  paquebot  ?  Et  tu  te  crois  un  conunerçant  !  11  est  vrai  que 
pour  le  courrier  que  tu  as  à  expédier  cette  fois... 'Pleine  morte- 
saison  !...  » 

Après  s'être  fàclié,  il  s'égaya,  clignant  de  l'œil  malignement 
du  côté  de  l'horizon,  —  la  fenêtre  rouvei'te,  avec  tendresse,  celle - 
fois,  —  et  murmurant  d'un  air  bonhomme  : 

«  Eh!  eh  !  on  va  se  la  souhaiter,  sa  petite  fête  !  Quelle  ressource 
(pie  ces  capharnaûms  de  paquebots  !  Il  y  a  de  tout  à  bord  !  De 
tout  ?...  Enfin  c'est  déjà  bien  gentil,  ce  qu'il  y  a  !...  » 

11  avait  raison  de  reprendre  sa  bonne  humeur  :  C'était  un  gros 
événement  —  et  un  événement  agréable  —  cpie  l'arrivée  des  stea- 
mers (pii,  deux  fois  par  mois,  l'un  remontant  de  Valparaiso  et 
escales,  l'autre  descendant  de  Panama  en  touchant  à  tous  les 
ports  de.  la  côte,  venaient  visiter  la  gracieuse  et  plaisante  rade 
foraine  de  Toboadongo  :  Tout  le  littoral,  d'Esmeraldas  à  Lola, 
et  plus  spécialement  l'interminable  région  rousse  et  maudite  com- 
prise entre  les  Chinchas  et  La  Caldera  comj)lail  les  jours  et  même 
les  heures  à  partir  des  sorties  jusqu'aux  entrées  des  bienheureux 
vapeurs.  Toute  la  population  saui'ée  par  le  soleil  et  rongée  par 
l'ennui  des  Tarapacas  et  des  Alacamas  sortait  de  sa  lélhai'gie  i\ô^ 
(|ue  l'un  des  <(  Inra  and  Patagonians  »  était  signalé.  Ceux,  sur- 
tout, des  célibataires  «  à  leur  aise  »,  hijos  del  pais  ou  étrangers 
dont  les  piastres  avaient  besoin  de  changer  d'air,  se  distinguaient 
par  leurs  allures  frétillantes  et  leur  rage  un  peu  comique  d'aller 
canoter  sur  rade  à  la  rencontre  du  paquebot. 

Las.sés  des  eaux-de-vie  du  Pérou,  des  nourritures  invraisem- 
idablos  ingérées  pendant  (piinzc  jours  et  —  disons-le  aussi  — 
des  rares  maritones  indiennes  dont  la  laideur  n'eût  pas  pré.servé 
de  leurs  entreprises  la  très  relative  vertu,  ils  ne  mettaient  pas  des 
heures  à  prendre  le  «  Palagon  »  à  l'aboi-dage.  Car  chacun  des 
vapeurs  de  celle  ligne  maritime  qui  desservait  la  longue,  longue 
(Ole  occidentale  du  Sud-Amérique  était.  -  pour  la  ))lus  grande 
indignation  des  passagères  bourgeoises  j)erspicaces,  pour  le  |)lus 
intense  dégoût  des  capitaines  et  officiers  et  pour  la  plus  complète 
joie  du  riche  Conseil  d'administration  de  la  Compagnie,  —  à  la 
fois  un  restaurant  flottant,  un  café,  un  magasin  et  une  sorte  d'as- 
sez convenable  baleau  de  fleurs  : 


LES   TROIS   AMOURS    DE    BENIGNO  REYES  SSq 

Embarquées  sur  ces  steamers  pour  des  périodes  variables,  — 
de  fines  Liméniennes  dont  les  visages  de  camées  aux  fières 
courbes  délicates  s'éclairaient  de  prunelles  de  flamme, des  Guaya- 
quilaises  bronzées  d'un  cbarme  sauvage,  de  pâles,  grasses  et 
douces  Talcahuanicnnes,  des  filles  de  l'Isthme,  languides  et 
ocreuses,  aux  chevelures  bleues,  de  jolies  et  vives  Mexicaines 
dorées  de  soleil,  et  môme  de  brusques,  de  rauques  et  de  char- 
meuses Espagnoles  du  Vieux  Monde,  hanches  folles,  yeux  fous, 
sèches  crinières  folles  d'un  brun  fauve,  —  promenaient  leurs  bou- 
doirs étroits  mais  confortables  sur  l'Océan,  le  long  des  puissantes 
bosses  et  des  courbes  rentrantes  du  massif  demi-continent,  de 
forme  —  on  dirait  triste. 

II 

Dès  que  fut  arboré  sur  le  tas  de  boue  durcie  connu  sous  le  nom 
de  Fort  Independencia  le  drapeau  rouge  et  blanc  qui  annonçait 
les  «  packets  ».  Reyes  qui  demeurait  en  face  du  wharf  n'eut  que 
vingt  pas  à  faire  pour  sauter  dans  une  kmcha  manœuvrée  par 
deux  rameurs  plus  vilains  et  plus  jaunes  que  la  jalousie. 

Mais,  chose  étrange,  au  moment  même  où  il  courait  au  devant 
du  «  Patagon  »  venant  de  Panama  ((  y  escalas  »  avec  un  plein  char- 
gement de  costumes  tout  faits,  de  journaux,  de  lingerie  et  de  par- 
fumerie, de  bétail  vivant  ou  cuisiné,  de  farine,  de  champagne- 
vermouth-absinthe  et  de  dames  bienveillantes,  l'obsession  repous- 
sée mais  tenace  d'un  paysage  de  vieil  archipel  africain,  brillant 
d'un  soleil  i)lus  aimable  (jue  l'astre  inca,  tissait  autour  de  lui  ses 
fils  blonds,  verts  et  lumineux. 

Il  n'était  pourtant  pas  sujet  aux  hallucinations,  le  Benigno 
Reyes,  mais  tandis  qu'à  sa  droite  et  à  sa  gauche,  devant  lui  et 
derrière  lui,  glissaient  ou  voletaient  des  luisances  vivement  mor- 
dorées sur  de  hideux  flots  couleur  de  purée  de  pois,  le  sol  de  sa 
vallée  natale  de  La  Orotava  se  substituait  aux  vagues  : 

Et  il  n'avait  plus  du  tout  nolisé  une  barque,  mais  bien  un 
«  carro  >>,  une  charrette  canarienne  traînée  par  trois  mules.  Il  se 
moquait  bien  de  toutes  les  compagnies  de  navigation  du  monde 
entier  puisqu'il  revenait  d'une  <'  paranda  »,  d'une  petite  fête  orga- 
nisée entre  amis  dans  la  «  fonda  »  de  Carmen  Gonzalez,  près  du 
bourg  de  La  Victoria  !  —  Il  était  charmant,  ce  petit  hôtel  de  cam- 
pagne niché  dans  les  palmas  canarienses  trapues,  aux  pennes 
drues  et  luisantes,  —  avec  son  escalier  extérieur  tout  enguirlandé 
de  bignonias  aux  fleurs  de  corail  ambré,  couvert  d'un  toit  léger 
d'autres  enredaderas  lilas  et  blanches  :  Mais  on  v  avait  fait  une 


56()  LA   REVUE    BrANCHE 

noce  plutôt  médiocre  en  dépit  du  <(  malvasia  »  de  bonne  qualité  — 
el  lui.  Benigno,  Agé  de  dix-huit  ans,  entraîné  là  un  peu  contre 
son  gré,  s'était  lugubrement  ennuyé,  poui-suivi  par  l'image  de 
Pepa  Uamos,  qu'il  ne  pourrait,  sans  doute,  pas  voir  ce  jour-là, 
grâce  à  ses  ivrognes  de  camarades.  De  plus,  il  avait  la  certitude 
de  refaire,  le  soir  même,  connaissance  avec  la  canne  de  son  père, 
caballero  de  mœurs  nobles  et  hypocrites,  grand  ennemi  de  ces 
petites  expéditions. 

.Mais  l'air  était  si  tiède,  les  calices  blancs  des  bomberos  (1) 
exhalaient  sur  la  route  une  douceur  florale  si  paradisiaquement 
suave,  —  et  comme  gaie  —  (jue  Benigno  se  remettait  peu  à  peu 
de  ses  iiKpiiétudes,  oubliant  ses  gredins  de  compagnons  endor- 
mis au  fond  du  carro  comme  de  fâcheux  «  cochinos  »  qu'ils 
étaient.  Oui  savait  ?  Peut-être  pourrait-on,  malgré  tout,  ariiver 
au  Puerto  avant  la  disparition  totale  du  soleil  ;  peut-être  jouerail- 
il  encore  assez  de  lumière  rose  dans  la  rue  de  Martianez  pour  que 
demeurassent  discernables  les  cruels  yeux  noirs,  les  frisettes  châ- 
taines et  les  deux  affriolants  arcs  rouges  de  la  bouche  de  Pepa 
qui  guetterait  de  son  «  postigo  »  (2)  la  mort  du  jour. 

Elle  n'était  pas  sa  «  novia  »  (3),  cette  Pepa  :  elle  semblait  même 
ignorer  absolument  son  existence,  ayant  déjà  été  courtisée  par 
d'autres  personnages  qu'un  fils  d'infimes  bourgeois  vaniteux. 
Elle  avait,  au  bas  mot,  deux  ans  de  moins  que  lui  ;  mais  paraissait 
une  vraie  petite  femme,  —  petite,  pas  de  taille  !  —  tandis  (ju'on  le 
considérait,  lui,  non  sans  quel(|ue  raison,  comme  un  blanc-bec. 

Il  n'avait  jamais  parlé  à  la  jolie  fille  et  n'ignorait  ])as  que,  selon 
toute  vraisemblance,  elle  n'était  pas  faite  pour  lui.  Mais  il  aimait 
terriblement  à  se  griser  du  sourire  vague  (pi'elle  ne  lui  adressait 
l)as,  du  i-egard  tendre  et  fier  qui  ne  lui  était  pas  destiné. 

Souvent,  il  avait  osé  pa.sser,  en  marchant  très  doucement,  tout 
près  du  postigo,  sur  le  trottoir  étroit  qui  longeait  la  maison  de 
P('|)a.  et  comme  la  belle  nina  ne  s'occupait  guèi-e  de  lui,  perdue, 
sans  doute,  dans  un  songe  où  il  était,  certes,  indigne  de  figurer, 
il  avait  pu  la  contempler  presque  à  son  aise  :  Elle  avait  un  leint 
de  rose-thé,  de  très  claire  rose-tiié  à  peine  ambrée  qu'avivaient 
un  peu  de  faibles  transparences  incarnadines,  —  un  petit  grain 
de  beauté  d'un  velours  très  noir  qui,  placé  auprès  de  la  bouche, 
en  faisait  ressortir  la  fraîcheur  —  et  de  sombres  sourcils  une  idée 
reiftmbants,  satinés  et  fournis,  dont  la  courbe  à  la  fois  douce  et 
autoritaire  le  troublait  justpi'au  fond  de  l'âme. 

(1)  Daturas. 

(2)  Partie  inférieure  mobile  d'un  volet. 

(3)  Fiancée  (avec  un  son  plus  élastique  qu'en  français). 


LES   TROIS   AMOURS    DE    BENIGNO  REYES  56l 

Il  ressentait  de  furibondes  envies  de  lui  parler,  mais  bien  que  le 
père  Ramos  iùt  peu  estimé,  car  on  prêtait  à  sa  fortune  les  ori- 
gines les  moins  honorables,  il  était  certain  que  sa  fille  eût  été 
médiocrement  flattée  des  hommages  d'un  senorito  d'élégance 
douteuse  et  d'avenir  aléatoire 


Oui,  après  tout,  il  n'était  pas  si  tard  et  les  mules  marchaient 
bon  train  :  il  y  avait  encore  de  l'espoir  :  Le  soleil  ne  se  coucherait 
pas  avant  une  heure  et  demie  —  et  l'on  dépassait  déjà  la  Farola. 
Des  maisonnettes  blanches  ou  jaunâtres  filaient  sur  le  côté  de  la 
route,  dont  l'autre  bord  dominait  de  plus  en  plus  de  deux  cents 
mètres  l'Océan  bleu  pailleté  d'éclats  de  topaze.  Là-haut,  sur  la 
montagne  rougeâtre  et  rousse,  s'étageaient  des  palmiers,  des 
vignes,  de  petits  bois  sombres  de  lauriers  et  de  brezos.  En  bas, 
quelques  voiles  neigeuses  mouchetaient  l'eau  éclatante.  Au  loin, 
deux  longues  et  hautes  crêtes  de  l'île  de  la  Palma  s'estompaient 
d'indigo  sur  l'horizon  clair.  A  un  coude  de  la  grand'route,  toute 
la  vallée  de  La  Orotava  apparut  comme  une  immense  coupe  à 
moitié  pleine  d'une  mousse  verte  de  végétation  veloutée  d'où 
émergeaient  les  deux  noires  montanetas  volcaniques  de  Chaves 
et  de  Las  Arenas,  la  première  piquetée  de  grains  de  chaux  qui 
étaient  des  villages  ;  des  ruisseaux  et  des  bassins  miroitaient  dans 
la  verdure  où  s'éparpillait  un  semis  de  petites  maisons  multico- 
lores pareilles  à  des  touffes  de  fleurs.  Sur  une  pente  glissait 
l'éboulis  crayeux  des  maisons  de  La  Villa.  Dépassant  les  puis- 
sants éperons  et  les  cimes  de  sierras  sombres,  le  pic  de  Teyde 
--emblait  une  énorme  tente  brune  et  fauve,  frottée  de  poudre  d'or 
el  juchée  en  plein  ciel.  Du  parapet  de  la  route  à  la  plage  lointaine 
Huaient,  roulaient, paraissaient  bondir  comme  des  torrents  d'éme- 
raude  les  masses  vertes  et  luisantes  des  plantations  de  bananiers 
nains. 

Mais  comme  on  allait  vite  !  C'était  déjà  le  Ramai  (1)  de  La  Villa 
et  —  tout  de  suite  après  —  La  Palmita,  une  grande  quinla  (2)  au 
frais  revêtement  de  bois  ajouré,  perdue  dans  les  odorants  massifs 
diaprés  et  chantante  de  volières  !  La  Carretera,  maintenant, 
avait  l'air  d'une  large  allée  de  parc  toute  bordée  de  géraniums 
rouges  poussant  à  l'état  sauvage,  d'hibiscus  à  calices  sanglants 
comme  des  gueules  de  fabuleux  serpents  d'où  seraient  sortis  de 
minces  dards  en  chenille  jaune  soyeuse,  de  cobocas  bleu  pâle, 
d'arbustes  résineux  à  fleurs  violettes,  de  flambovants  de  feu  et  de 


(1)  Croisement  de  routes. 

(2)  Maison  de  campagne. 


562  Ï'A    REVUE    BLANCHE 

pourpre,  sous  la  voûte  mouvante  de  grands  cuealyptus.  L'Hôtel 
Taoro  sur  sa  eolline  on<lanle  de  monlueux  et  profonds  jardins 
montrait  ses  toits  de  tuiles  coralines  entre  les  frondaisons  sé- 
veuses,  frissonnantes  de  vie.  -—  !■.!  après  avoir  descendu  les 
(.'abezas  (1)  dont  il  reconnaissait  lune  après  laulro  toutes  les 
cases,  avec  la  physionomie  cpie  leur  donnaient  leurs  fenêtres, 
leurs  recrèpissements,  leurs  moindres  lézardes,  Benigno  se  trou- 
vait en  i»lein  port,  dans  la  rue  de  Martianez  rose  de  soleil  cou- 
chant, en  face  de  la  maison  de  Pepa  Iiamos  :  Tout  avait,  délllé 
devant  lui  comme  dans  un  polyorama. 

Mais  Pepa  n'était  pas  seule  :  un  grand  garçon  prélenlieusemenl 
velu,  bagué  comme  un  IIin<lou,  appuyé  sur  un  gros  jonc  sou|)le 
(|ui  décrivait  un  arc,  campé  dans  une  pose  «lu'il  jugeait  avanta- 
geuse, —  une  épaule  remontée,  une  hanche  ressortie,  la  main 
libre  posée  sur  cette  hanche  et  le  bras  en  anse  d'amphore,  —  fai- 
sait le  joli  co^ur  devant,  la  fenêtre. 

La  jeune  fdle  lui  disait  quelques  mots  en  lui  désignant  Beni- 
gno :  L'élégant  se  retournait,  toisait  le  nouveau  venu  et  partait 
d'un  éclat  de  rire  auquel  répondait  le  rire  i)erlé  de  Pepa,  un  rii'e 
méchant,  féroce...  et  délicieusement  musical  (jui  déchirait  le  cœur 
de  l'infortuné  Reyes  en  même  temps  qu'il  lui  brisait  les  bras  et  les 
jambes,  lui  laissant  tout  juste  la  force  de  se  relircM'  à  très  petits 
l)as  de  vieillard  accablé  alors  (ju'il  eût  voulu  bondir  à  la  gorge  de 
l'insolenl  ou  Ion!  an  moins  s'enfuir  vite,  vite,  et  loin  !  pour  écha])- 
per  à  jamais  aux  regards  des  deux  abominables  morpieurs  dont 
il  ne  pourrait  plus,  il  le  sentait,  —  ou  le  croyait  bien  —  rencon- 
trer les  yeux  sans  mourir  à  moitié  de  honte  et  de  fureur  !  —  De 
fureur  i-entrée  —  car  l'odieux  fantoche  (pii  venait  de  lui  faire 
une  inoubliable  injure  était  un  Pesomayoï'-Puenafinca,  i-ejeton 
de  l'omnipotent  ban(piier  créancier  (h  toute  la  province  des  Cana- 
ries :  et  si  l'offensé  voulait  voir  à  ses  frous-'^es  la  police  des  Sept- 
Iles  Fortunées,  il  n'avait  (|u"à  s'atta(|uer  à  celui-là  !... 

Celte  scène  courte  mais  affreuse,  loul  en  lui  inspirant,  sur  le 
moment,  une  soilc  de  haine  contre  la  .séduisante  nina,  lui  révélait 
avec  darlé  ce  qu'il  n'avait  fait  (pie  soupçonner  jiis(|ue  là  sans  vou- 
loir .«îc  l'avouer  à  lui-même  :  Non  seulemeni  il  a\ail  aimé  cette 
Pepa  d'un  amour  idéalisant,  magnifiant,  (pii  était  de|)uis  (jnel- 
ques  mois  le  parfum  et  la  |)oésie  de  son  existence,  mais  encore  il 
la  désirait  avec  une  sauvage  envie  de  martyriser  ses  délicates 
chairs  d'irritante  orgueilleuse.  ---  Avant  de  venii-  ailmirer  chaciue 
jour  devant  la  fenêtre  son  visage  (Ywuc  exquise  et  barbare  beauté, 


M     Onaiticr  huit  du  Puerto  de  l.i  Orotava. 


LES    TROIS   AMOURS    DE    UENIGNO  REYES  563 

encadrée  par  le  posligo,  il  avait  rencontré  plusieurs  fois  la  su- 
perbe fille  clans  des  verbenas  (1),  —  son  cprps  élancé,  mais  riche- 
ment dévelopj)é,  aux  formes  finement  i)lantureuses,  moulé  dans 
des  robes  justes  et  balancé  par  la  marche  ou  la  danse  en  un 
«  meneo  »  ultra  sévihan.  Maintenant  surtout,  il  était  hanté  du 
rêve  de  l'attaquer, —  de  rélrein(Ire,dc  la  faire  crier,de  la  violer, de 
la  souiller  brutalement,  —  avec  délices.  Celte  obsession  devenue 
trop  forte  et  peut-être  aussi  dangereuse  par  ses  suites  probables 
pour  les  siens  (jue  pour  lui-même,  l'avait,  autant  (|ue  la  misère 
menaçante,  détermuié  à  s'exiler. 

Mais  que  lui  voulaient  ces  visions  vieilles  de  vingt-deux  ans, 
non  pas  oubliées  mais  atténuées,  estompées  d'ordinaire  au  point 
qu'il  n'apercevait,  n'éprouvait  plus  rien  (jue  de  confus  en  évo- 
quant le  passé  ?  —  Il  n'était  jamais,  certes,  bien  longtemps  sans 
penser  à  ses  îles,  seules  terres  où  l'on  pût,  selon  lui,  jouir  d'une 
vie  normale  elicomplète,  mais  généralement  il  n'en  revoyait  pour 
ainsi  dire  qu'un  tableau  à  la-  fois,  poétisé  par  la  distance,  bien 
entendu, mais  aussi  réduit  à  la  condition  d'image  presque  irréelle. 

Aujourd'hui,  tout  lEst  de  la  vallée  avait  repassé  sous  ses  yeux 
avec  le  détail  de  ses  vivantes  végétations,  son  mouvement  de 
carros  cahotants,  d'ânes  et  de  mules  aux  cavaliers  rustiques  et  dé- 
guenillés, de  vieux  mendiants,  de  fortes  filles  débraillées  à  foa- 
lards  jaunes  ou  noirs  recouverts  ou  non  de  carnavalescpies  petits 
chapeaux  de  paille  masculins  dont  les  bords  étroits  se  retrous- 
saient ;  avec  ses  horizons  ou  ses  talus,  le  relief  et  la  couleur  de  sa 
roule,  les  sourires  ou  les  grimaces  de  ses  maisons.  Que  signifiait 
encore  cette  reproduction,  minutieuse  jus(|u'à  la  sottise,  d'une 
scène  dont  il  avait  réussi  depuis  longtemps  à  chasser  le  souvenir, 
dont  il  s'était  évertué  à  détruire,  en  quelque  sorte,  l'existence 
momentanée,  —  dont  il  était  aussi  fantastiquement  impossible 
d'attendre  la  réapparition  qu'il  eût  été  fou  et  imbécile  de  dire  :  Je 
vais  tirer  une  jolie  épreuve  bien  soignée  de  ce  cliché  photogra- 
phique si  consciencieusement  pulvérisé  par  les  talons  de  mes 
bottes  ! 

Etait-ce  un  présage  —  et  de  quoi  ?  Charmante  absurdité  ! 

Benigno  se  reprit  tout  à  fait  et  regarda  l'heure  à  sa  montre  :  Il 
y  avait  exactement  dix  minutes  qu'il  s'était  embarqué  dans  le 
canot  de  Gundemaro-Caracoles  avec  la  ferme  résolution  d'aller 
se  refaire,  après  des  jeûnes  de  toute  espèce,  à  bord  d'un  bienheu- 
reux <(  Pataffon  »  encore  invisible.  En  ces  six  cents  secondes,  il 


(1)  Fêtes  locales. 


564  LA   REVUE    BLANCHE 

avait  revécu  en  délail  trois  ou  quatre  heures  des  plus  cruellement 
décisives  de  sa  vie.  Cela  devait  pourtant  avoir  un  sens  :  un 
malheur  l'attendait-il  à  bord  ?  Ou  alors  pourquoi  ces...  choses 
rassaillaient-elles,  —  lui  —  un  homme  sans  imagination  ?  Et  il 
avait,  de  coutume,  un  beau  mépris  pour  les  gens  qui  «  se  font  des 
idées  !  »  Ouallail-il  arriver,  Jésus  mi  Dios  ?  —  Eh  rien  du  tout, 
idiot,  brute  !  On  mangeait  si  mal  dans  cette  horreur  de  pays 
qu'au  bout  de  quinze  ans  de  régime  on  pouvait  bien  avoir  une 
fois  des  vertiges  par  suite  de  débilité  d'estomac,  —  d'anémie  ! 
Sans  aucun  doute  il  était  trop  content  d'aller  se  lester  légèrement 
et  se  divertir  et  sa  joie  lui  montait  à  la  tète  ! 

L'un  des  Indios-canotiers  tannés  ou  verdAtres  à  têtes  de  gre- 
nouilles mourantes  ou  de  tortues  hors  d'âge  poussa  un  assez 
hideux  grognement  :  «  Mire  Usted  !  El  vapôr  !  »  (1). 

Et,  de  fait,  on  apercevait  très  loin  sur  l'eau  une  espèce  de  mi- 
nuscule bouchon  noirci  planté  d'allumettes  charbonneuses,  le 
tout  surmonté  d'une  bouffée  de  fumée  ûtre. 

Benigno  éprouva  la  sensation  d'un  voyageur  qui  sait  appro- 
cher du  buffet  après  avoir  roulé  toute  la  nuit  dans  un  train  de 
chemin  de  fer  :  Bueno  !  bueno  !  on  allait  rire  !  Dès  que  l'aurait 
un  peu  réconforté  un  petit  déjeuner  fin  où  il  y  aurait  du  vrai  bœuf, 
des  légumes  indemnes  de  goût  de  fer-blanc,  du  Champagne  de 
neuvième  marque  et  des  ananas  de  Guayaquil  —  ou  de  plus  loin 
—  il  allait  un  peu  oublier  la  Sen'a  Pepa  Hamos  en  compagnie  de 
quelque  bonne  personne  moins  nigaude  que  celte  fâcheuse  pim- 
bêche, et  à  coup  sûr  beaucoup  plus  élégante  d'après  son  esthé- 
tique de  Sud-Américain.  Oui,  il  la  mettrait  un  peu  à  la  porte  de 
sa  mémoire  cette  Pepa  —  en  compagnie  de  deux  autres,  du  reste, 
qui  ne  valaient  guère  mieux  qu'elle. 

Et  tandis  que  le  steamer  grossissait  tout  doucement,  s'allon- 
geait, prenait  forme,  il  eut  une  nouvelle  «  absence  »  : 

«(  Oui  !  se  dit-il,  après  cet  effroyable  début  en  amour,  j'ai  ren- 
contré un  certain  nombre  de  femmes  ipii  m'ont,  plus  ou  moins, 
intéressé  pour  une  raison  ou  pour  une  autre.  Mais  deux  seule- 
ment ont  fait  une  assez  profonde  impression  sur  moi  >». 

Et  il  songea  d'abord  à  cette  Piosa  Ilueracocha  qui  avait  naguère 
passé  quelques  mois  à  Toboadongo,  mais  avait  abandonné  la 
côte  de  Tarapara,  rebutée  par  la  désolante  tristesse  de  la  bour- 
gade chilienne  et  de  ses  alentours  !  Une  robuste  et  superbe  Chola 
d'Iquitos  professionnellement  galante,  un  peu  trop  brune  et  mas- 


(1)  Regardez  !. . .  Le  vapeur  !. 


LES   TROIS    AMOURS    DE    BENIGNO  REYES  565 

sive  mais  de  formes  admirablement  moulées,  —  d'une  lascivelé 
presque  comique  à  force  d'être  débordante...  Benigno  avait  passé 
a\  ec  elle  de  trop  rares  heures  d'ivresse  charnelle  que  ne  troublait 
jamais  l'ombre  d'un  autre  sentiment  :  Une  splendide  brute  :  ni 
plus  ni  moins  !  —  stupide,  violente,  —  saoule,  du  reste,  sept  fois 
par  semaine. 

Quel  contraste,  s'il  comparait  cette  magnifique  sauvagesse  à 
une  autre  femme  qu'il  aimait  presque,  —  presque,  oui  !  —  et  qu'il 
aimerait  peut-être  un  jour  tout  à  fait  en  dépit  d'il  ne  savait  quelle 
inquiétude  toujours  éprouvée  en  sa  présence.  Celle-là,  bien 
quelle  appartînt  à  la  même  race  que  la  Hueracocha,  semblait 
sortie  dune  «nitre  planète.  Une  femme  ?  Bien  plutôt  une  petite 
idole,  une  statuette  de  vieil  or  où  ne  vivaient  que  des  yeux  très 
profonds.  Elle  venait  de  la  haute  vallée  froide,  mystérieuse  et 
fleurie  de  Huazco,  l'ancienne  capitale  de  Chamalmacalpa.  Il  cou- 
rait des  histoires  assez  ridicules  sur  ses  parents,  deux  vieux  Indios 
de  race  presque  pure  —  ratatinés,  au  teint  de  tabac  sec,  —  le 
père,  toujours  coiffé  d'un  énorme  jipijapa  (1)  (on  ne  le  lui  avait 
jamais  vu  retirer  et  les  gamins  du  pays  prétendaient  qu'il  dormait 
avec,)  bougon,  maussade,  sournois,  ne  répondant  à  ses  interlo- 
cteurs  que  par  des  monosyllabes  illustrés  de  terrifiantes  gri- 
maces ;  la  mère  à  la  fois  guenuche  et  perruche,  criarde,  inso- 
lente, combative,  capable  de  guetter  huit  jours  de  suite  un  enfant 
qui  avait...  arrosé  sa  porte  ou  tiré  sa  sonnette  —  unique  dans  le 
pays  — ,  capable  de  guetter  huit  jours  de  suite  ce  délinquant,  à 
seule  fin  de  l'assommer  à  coups  de  balai  ou  de  lui  verser  de  sa 
fenêtre  sur  la  tête  un  seau  d'eau  glacée  ;  —  et  le  contenant  suivait 
♦oujours  le  contenu  ;  Tant  pis  s'il  y  avait  des  bosses  au  métal  ou 
au  crâne  ! 

Il  eût  été  fort  raisonnable  de  conjecturer  d'après  la  simple  mine 
du  «  vieux  séché  »  qu'il  avait  joué  quelques  vilains  tours  aux  ti- 
roirs-caisses de  sa  patrie  et  songé  à  temps  que  les  frontières 
étaient  faites  pour  être  passées  en  cas  de  danger.  Mais  non  1  Les 
habitants  du  littoral  de  Tarapaca  n'aimaient  pas  des  explications 
si  naïves.  Ils  voulaient  à  toute  force  que  ce  bonhomme  en  pain 
dépice  et  la  vieille  sorcière  qui  lui  tenait  ou  lui  avait  tenu  lieu 
de  femme  possédassent  l'un  et  l'autre  le  droit  absolu  de  s'enfon- 
cer jusque  sur  les  oreilles  la  couronne  des  Fils  du  Soleil  —  s'ils 
avaient  jamais  la  chance  invraisemblable  de  remettre  la  main  sur 
cet  objet  somptuaire  :  —  une  couronne  vieille  de  quatre  cents  ans 
et  très  probablement  fabriquée  en  plumes... 


(1)  Faux  Panama. 


56fi  LA    REVUE    HLANCHE 

Leur  popularité,  allirmail-on.  avait  inspii'é  au  sieur  Cayelano 
Borraelio,  président  dune  répul)li(pie  voisine,  et  jadis  intermil- 
lent  général  de  division,  une  terreur  de  la  l'orée  nominale  ou  effee- 
five  de  quelque  cinc]  eenls  diables.  Et,  selon  les  Taboadongais, 
le  potentat  eonslilutionnel  et  militaire  aux  chamarrures  à  éclip- 
ses, avait  si  vilainement  traqué  don  Prudencio  et  dona  Primiliva 
Malinea,  s'était  vengé  de  ses  transes  en  les  taisant,  à  tant  de  re- 
prises, empoisonner  à  moitié  ou  fusiller  aux  trois  (juarts  que  le 
couple  boucané  avait  dû  se  réfugier  à  l'ombre  du  drapeau  chi- 
lien plus  ou  moins  solidement  planté  sur  cette  côte  jadis  péru- 
vienne. 

Ils  avaient  amené  avec  eux  leur  lille  Soledad,  dont  ils  avaient 
<(  promis  la  main  à  l'empereur  du  Brésil  »  d'ailleurs  marié,  voire 
grand-père  :  mais  cela  ne  faisait  rien  ! 

Le  jour  où  cette  union  serait  célébrée,  Borracho  pouvait  bou- 
lonner ses  guêtres  et  prendre  sa  canne  :  on  l'aurait  assez  vu  dans 
sa  capitale  ! 

Re^'es,  un  peu  mieux  informé  que  la  plupart  de  ses  concitoyens, 
n'ignorait  pas  que  don  Prudencio,  riche  mais  peu  dépensier, 
serait  lavi  de  voir  sa  fdle  épouser  un  explorateur  de  nitre  ou  un 
(•onsjgnataire>  quelconque,  du  moment  (]ue  ce  négociant,  de 
bonne  composition  et  «  bien  dans  ses  affaires  »,  consentirait  à  ne 
pas  arracher  la  petite  idole  à  la  tendresse  sentimentale  de  ses 
parents,  —  et  à  se  charger  de  toutes  les  dépenses  de  la  famille  : 
dona  Primiliva  lui  avait  même  fait  de  très  euphémiques  et  dis- 
crètes ouvertures  à  ce  sujet.  —  Mais  Reyes  demeurait  hésitant  :  il 
éprouvait  pour  Soledad,  toute  menue  et  fdlette  malgré  ses  vingt 
ans  sonnés,  une  sorte  d'affection  très  douce  et  très  craintive,  une 
sorte  d'adoiation  nerveuse  (|uo  ne  rassuraient  pas,  bien  au  con- 
traire, le  sourire  assez  cruel  de  la  petite  et  les  flammes  sombres 
de  ses  yeux  —  d'expression  farouche  en  dépit  de  leur  lustre  ve- 
louté sous  leurs  cils  lourds  d'un  noir  chaud  et  brillant. 

Le  parfum  subtil  et  intense  qui  émanait  de  tout  l'être  délicat 
de  la  menue  Indienne  l'exaltait  comme  de  tristesses  héroïques  et 
douloureusement  suaves  :  il  eût  dit,  ))arfois,  ([u'il  était  enivré 
d'elle,  et  })ourtant  il  se  croyait  certain  de  l'aimer  sans  désir  déhni; 
même  il  s'effrayait  à  l'idée  (jue  l'on  j)ût  la  traiter  comme  une 
femme,  la  posséder...  Une  brutalité  devait  briser  tout  le  charme 
de  mystère  «le  la  fine  ci'éalure,  ne  laisser  à  sa  place  qu'une  jolie 
poupée  salie.  Il  allait  jusqu'à  s'imaginer  en  d'ind)éciles  rêveries 
rpiollf  nélail  pas  de  chair  vraie,  qu'elle  n'existait  (|u'à  l'état  de 
symbole. 

Et  il  se  disait  qu'il  avait  toujours  été  le  même  triste  amoureux 


LES  TROIS  AMOURS  DE  BENIGNO  REYES  56; 

bizarrement  incomplet.  Les  femmes  ([ui  l'avaienl  plus  ou  moins 
remué  —  et  la  plupart  ne  s'étaient  guère  douté  qu'il  eût  l'ail  la 
moindre  attention  à  elles,  il  avait  dû,  tèle  et  canir  refroidis,  sens 
calmés,  les  diviser  en  deux  «  espèces  »  fort  distinctes  :  les  unes 
n'avaient  parlé  qu'à  son  imagination  et  à  sa  tendresse  ;  les  autres, 
il  s'était  borné  à  les  convoiter  grossièrement,  salement  (telles 
ses  propres  expressions). 

Il  n'eût  jamais  songé  à  obtenir  des  premières  une  privante  un 
peu  significative.  Quant  aux  femmes  de  la  seconde  catégorie,  il 
ne  voyait  en  elles  que  des  femelles  belles  ou  non  qui  l'attiraient 
de  la  façon  la  moins  idéale.  —  tout  disparaissait  devant  leur  se.xe 
«  et  dépendances  »  (encore  une  de  ses  aimables  façons  de  s'ex- 
primer). 

Une  seule  demeurait  en  dehors  de  sa  «  classification  »  :  Pepa. 
la  Pepa  d'antan,  la  méchante  railleuse  à  laquelle  il  pardonnait 
maintenant,  —  Pepa,  sa  Pepa  !  Ah  !  celle-là  !  Il  eût  voulu,  à  ses 
pieds,  balbutier  comme  un  enfant,  sous  la  blancheur  des  étoiles 
moins  pures  que  tels  rêves  qu'elle  inspirait,  mais  tout  de  suite 
après,  la  prendre  sauvagement,  avec  furie,  la  dévorer  d'abomi- 
nables caresses.  Il  n'avait  connu,  ne  connaîtrait  jamais  qu'un 
seul  amour  complet  :  Pepa  ! 

u  Mais,  brute  !  pensa-t-il,  ,lu  vas  gâter  par  des  divagations  ba- 
roques une  belle  journée  de  saine  joie  animale.  Elle  est  loin,  ta 
fameuse  Pepa,  sans  doute  grosse  comme  une  tour  à  l'heure  qu'il 
est,  —  et  comme  une  tour  croulante,  encore  !  Elle  a  dû  épouser, 
il  y  a  longtemps,  quehiue  agréable  macaque  de  sang  «  bleu  »  mais 
avarié,  dont  la  laideur  s'adoucit  d'un  joli  reflet  de  millions.  C'est 
une  de  ces  aristocratiT|ues  dondons  qui  se  gavent  de  "  dulces  », 
ont  un  faible  pour  le  jerez  et  le  malvoisie  et  dorment  après  leur 
repas  avec  un  gros  chien  puccux  sur  les  genoux.  Elle  reçoit  des 
visites  de  chanoines  nonagénaires  et  de  vieilles  dames  à  man- 
tilles qui  portent  un  petit  crachoir  à  couvercle  et  une  seringue 
dans  leur  ridicule.  Deux  fois  par  an,  elle  va  jouir  de  la  grande 
vie  de  Sanla-Cruz.  voit  au  Théàti'e  municipal  une  reprise  de  pièce 
du  temps  de  Pelage,  à  la  «  Plaza  »>,  une  course  de  fantômes  bovins 
brouillés  avec  les  bouchers,  revient  au  Puerto  ou  à  La  Villa  de 
La  Orotava  dans  une  voiture  à  ressorts  spéciaux,  —  et  les  che- 
vaux en  ont  poui-  un  mois  à  se  remettre  de  l'avoir  traînée  aller  et 
retour.  Après  cela,  elle  se  purge  et  renouvelle  sa  provision  de 
malvoisie  !...  » 


Mais,  encore  une  fois,  que  signifiait  celte  vision  si  claire,  in- 


568  LA.    REVUE    BLANCHE 

quiélanle  de  netteté,  qui  l'avait  si  fort  troublé  tout  à  l'heure, 
celte  réapparition  trop  lumineuse  de  toute  la  côte  nord-ouest  de 
Ténériffe,  non  pas  oubliée  mais  habilucllenienl  tout  embrumée 
dans  sa  mémoire  ? 

D'ailleurs,  voici  que  l'odieux  passé  allait  disparaître,  caché, 
barré  par  cette  grosse  coque  noire  qui  s'avançait  droite  sur  l'eau, 
toute  proche  à  présent,  cette  grosse  masse  d'une  laideur  un  peu 
inquiétante  mais  qui  apportait  de  la  joie  sûre  et  facile. 

La  barque  de  Benigno  s'arrêta,  stagna  sur  les  lentes  vagues 
huileuses,  —  bientôt  rejointe  par  une  petite  flottille  de  canots  de 
gabarits  variés  chargés  d'une  douzaine  de  blancs  ou  de  métis 
clairs  redingotes,  fourbis,  adonisés,  qui  gourmand  aient  leurs  ra- 
meurs en  hurlant,  pressés  d'arriver. 

Il  y  avait  même  quelques  «  botes  »  d'Indios  venus  en  curieux, 
tout  réjouis,  les  bonnes  âmes,  à  l'idée  de  voir  bienlôt  monter  à 
bord  du  «  patagon  »  de  fortunés  mortels  qui  allaient  s'amuser  : 
Spectacle  ! 

Leur  altruisme  ne  les  empochait  peut  être  pas  de  songer  qu'ils 
pouvaient  avoir  quelques  vagues  chances  de  grimper  à  l'échelle, 
eux  aussi,  dès  que  l'équipage  manœuvrerait  les  treuils  pour  débar- 
quer les  marchandises  dans  les  chalands  :  Or,  avec  de  la  pru- 
dence et  de  l'agilité,  on  parvient  souvent  à  faire  sa  jolie  rafle  sur 
un  vapeur  :  Bien  des  petites  choses  traînent  dans  les  coins  :  Il 
sufht  de  n'être  pas  trop  myope  ! 

Ils  attendaient  donc  placidement  lu  minute  favorable. 

Le  lourd  steamer  fit  une  évolution  qui  le  pencha  un  peu  du  côté 
de  la  flottille  :  apparurent  ses  roofs  de  bois  verni  aux  vitres-jou- 
joux, sa  passerelle  piélinée  f»ar  des  officiers  galonnés, beaux  d'im- 
|)ortan(C  —  et  tout  son  pont  d'iui  blanc  rose  avec  ses  drômes  et  ses 
filins  lovés. 

Peu  de  passager^  a|»|)iiyrs  sur  la  lisse  :  Tant  pis  !  11  y  avait  '<  de 
la  passagère  »  -—  et  de  la  bonne  esj)ècc  !  —  dans  le  Salon  des  pre- 
mières et  dans  les  cabines  ! 

Le  "  patagon  »  (|ui  s'a|)j)elait  le  «  lumacobamba  »  ainsi  (ju'en 
faisait  foi  son  tableau  d'arrière,  (il  était  filleul  d'ime  charmante 
et  jtaludéenne  localité  voisine  d<î  Guaya(iuil),  le  j)alagon  éructa 
un  toniti'uant  beuglement  agrémenté  d'un  énorme  panache  de 
fumée  blanche  f(ui  s'irisa  au  soleil  tr()|»i<al.  L'échelle  de  comman- 
dement s'abattit  le  long  du  bord  ;  les  «anols  se  jetèrent  sur  leur 
grosse  proie  d'une  volée  de  rames,  et  Benigno  ne  fut  pas  le  der- 
nier à  [)arvenir  sur  le  pont  de  la  gigantesque  boutique  flottante. 


LES   TROIS   AMOURS    DE    BENIGNO   REVES  f>(>9 

111 

Malgré  la  largeur  du  paquebot,  le  salon-conieJor  (1)  1res  long 
était  relativement  étroit,  la  Compagnie  ayant  gracieusement  pro- 
digué l'espace  aux  cabines.  Toutelois,  on  avait  encore  ses  cou- 
dées franches  dans  ce  restaurant  où  se  prélassait  une  table  baby- 
lonienne toute  neigeuse  de  linge  damassé,  prismatique  de  cris- 
taux et  chargée  d'égayantes  victuailles.  Rej'es  tatillon  et  satisfait 
eut  bien  le  temps  de  choisir  sa  place  ni  trop  près  ni  trop  loin  de 
la  «  descente  »  qui  donnait  passage  à  toutes  les  brises  de  la  rade, 
—  en  face  d'une  pyramide  de  chasselas  de  La  Concepcion.  Il 
échangea  quelques  poignées  de  mains  avec  les  survenants  toboa- 
dongais  qui  s  installaient  en  habitués,  et  se  plongea  dans  la  lec- 
ture attrayante  du  menu.  Et  bientôt  tinta  dans  le  comedor  une 
réjouissante  musique  de  fourchettes,  de  cuillers  et  de  couteaux. 
Le  Toboadonga  élégant  se  consolait  des  sinistres  pâtées  de  la 
quinzaine. 

Averties  par  ce  petit  concert,  des  dames  d'allures  peut-être  un 
peu  trop  dignes  et  maniérées,  de  styles  divers,  mais  toutes  somp- 
tueusement attifées  et  fragrantes  de  parfums  capiteux,  quelques- 
unes  peintes  et  mêmes  stuquées  avec  goût,  sortirent  une  à  une  de 
leurs  cabines. 

Elles  se  mirent  à  table  discrétemerît  mais  bien  en  vue,  comman- 
dèrent leur  déjeuner  aux  camarades  sans  éclats  de  voix  mais  du 
ton  résolu  de  femmes  exagérément  distinguées,  habituées  à  être 
vite  et  bien  servies  et  commencèrent  à  manger  avec  de  petites 
mines  de  créatures  éthérées.  Bientôt  elles  se  lassèrent  d'efforts 
si  matériels,  levèrent  les  yeux,  sans  doute  pour  chercher  le  ciel 
et  ne  découvrirent  que  les  panneaux  relevés  de  la  claire-voie  et 
la  tente  beige  protégeant  le  pont  :  alors  elles  rabaissèrent  leurs 
regards  désappointés  et  s'aperçurent  de  la  présence  de  caballeros 
étrangers  : 

Tous  leurs  anciens  rêves  d'adolescentes  durent  être  réalisés  du 
coup,  bien  certainement,  car  elles  ne  purent  s'empêcher  de  couler 
de  longues  et  involontaires  œillades  pleines  de  fière  réserve  et  de 
passion  triste  dans  la  direction  de...  chacun  des  nouveau-venus  : 
trop  évidemment  toutes  les  aimèrent  tous  et  avec  quelle  sombre 
violence  !  Mais  il  fut  également  clair  qu'elles  mourraient  plutôt 
que  de  parler  les  premières  ! 

Il  fallut  bien  que  les  caballeros  vinssent  à  leur  secours  :  l'hu- 
manité le  commandait  aussi  bien  que  la  galanterie.  Les  tendres 

(1)  Salle  à  manger. 

37 


JJO  LA    llliVUE    ULANCIIE 

colombes  se  rassurèrent  et  il  se  forma  bioiitùl  des  groupes  sym- 
pa Ihiiiues  :  le  mince  Percy  Ueadymade  de  la  «  London  and  Cal- 
lao  Bank  »  se  familiarisait  avec  une  forte  mélisse  équatorienne 
des  plus  basanées  ;  liosendo  Orocochea,  courtier  indigène  de>, 

Toboadongo  dont  réi)idcrme  avait  le  poli  et  la  couleur  d'un 
marron  dinde  s'était  pris  d'une  vive  affection,  pour  une  Santia- 
gaise  assez  rose  :  le  gros  liambourgois  Knopff  semblait  au  mieux 
avec  une  <-riquetle  })anaméni<Mine  de  type  chinois  :  tous,  le  New- 
Voj'kais  Artemus  Xaughtylittleboy,  négociant  en  «  omni  re  sci- 
bili  »,  l'ex-colanel  Trueno,  des  Douanes  chiliennes,  le  Comman- 
deur Zumaloagaberry,  concessionnaire  du  Cercle,  le  D""  Gumer- 
sindo  Majadero,  vétérinaire  de  l'Armée  (?)(etc,  etc.,  étaient  agréa- 
blement pourvus.  Le  mayordomo  du  bord  écoula  sans  cîïïliculté 
quelcpies  décalitres  de  cham])agne  suisse,  de  kummel  belge  et 
d'anisette  brêmoise. 

l^eu  à  peu  les  séduisantes  dames  peintes  et  leurs  cavaliers  se 
retirèrent  :  des  portes  de  cabines  battii-ent  faiblement. 

D'autres  charmeuses  inconsolées  avaient  déjà  (piitté  de  co- 
medor,  jugeant  «  ([u'elles  étaient  tro]»  !  »  et  Henigno,  tout  à 
rheure  si  jjressé  d'atteindre  le  zenana  flottant  se  vit  seivl  à  Table 
avec  deux  tort  jolies  femmes  d  une  imperceptible  maturité  (pii  lui 
faisaient  face  et  le  dévoraient  des  yeux.  Il  cl  ait  dans  une  assez 
cruelle  indécision,  presque  également  attiré  par  les  deux  accueil- 
laides  princesses  :  car  si  ses  préférences  momentanées  l'incitaient 
à  jeter  son  dévolu  sur  celle  blonde  Yankee,  —  article  exception- 
nellement rare,  —  blanche,  grasse,  i)ou])ine,  belle  d'énormes  pru- 
rvelles  l)leues,  et  <riine  carnation  florale  (]iii  devait  très  peu  de 
(h  ose  à  l'art,  une  voix  secrète  hii  parlait  en  faveur  de  sa  Toisine, 
une  Espafî^nole  de  la  Péninsule,  sans  doute,  à  en  juger  par  son 
leint  assez  clair,  sa  chevelure  brun-chfdain.  plutôt  que  noire  et  le 
hardi  l'egard  de  ses  yeux  sondjres  nullemcnl  languissants  comme 
<-eux  de  la  phqiart  des  Ilispano-Améi'icaincs.  Il  sentait,  sans 
pouvoir  bien  s'expliquer  son  impression  encore  A'ague  qiie  celle-ci 
se  révélerait  bien  plus  semblable  à  "  son  type  »  d'amoureuse.  Il 
y -avait  en  elle,  songea-t-il,  absnrdement.  un  mystère,  —  un  mys- 
tère comment  dire  ?...  agréable  ?...  (in'il  était  peut-être  sur  Ig 
point  de  deA^ner... 

î^es  deux  femmes  continuaient  à  le  dévisager,  en  parlant,  pour 
la  forme,  de  choses  insignifiantes.  Bien  qu'il  se  fût  montré  envers 
elles  d'une  plus  que  louable  munificence  et  les  eut  imbibées  de 
Champagne,  il  paraissait  cepcnriant  si  taciturne,  affligé  d'une  élo- 
rution  si  difficile,  qu'elles  s'adressaient  à  peine  à  lui. 

Elles  commençaient  à  se  figurer  (pi'elles  avaient  affaire  à  un 


LES   TROIS   AMOURS   DE    BENIGNO  REYES  ^71 

monsieur  «  plus  vicieux  que  nature  »  mais  pas  fier  de  lui-même 
et  lent  à  dévoiler  ses  vilaines  inclinations.  Tant  mieux  !  Il  serait 
généreux  en  conséquence  !  Et  tout  en  papotant  elle  évitaient  de  le 
troubler  par  une  interpellation  trop  directe  dans  sa  confection 
d'une  phrase...  ah  !  délicate  !...  par  laquelle  il  les  initierait  à  ses 
petits  projets  malpropres.  Elles  croyaient  le  -c  voir  venir  ».  Tou- 
tefois comme  il  tardait  vraiment  trop  et  comme  son  mutisme  et 
sa  physionomie  contractée  finissaient  pa"  leur  causer  une  sorte 
d'irritation  neneuse  à  peu  près  insupportable,  —  elles  se  concer- 
tèrent rapidement,  à  voix  basse,  —  et  ce  fut  l'Américaine,  fille 
d'une  race  pudique  et  riche  en  circonlocutions,  qui  lui  proposa 
en  termes  décents  quelque  chose...  de  très  vif  ! 

Reyez  eut  une  seconde  d'éblouissement  :  0  la  gamme  des 
chairs  pâlem.ent  brunes  et  des  chairs  blondes  laiteuses,  sub- 
rosées !... 

Mais,  subitement,  il  fut  pris  d'une  rage  de  dégoût;  puis  une 
honte  qu'il  ne  ressentait  pas  pour  lui-même  mais  bien  pour  Vune 
des  femmes,  —  une  seule  !  —  une  honte  furieuse  et  comme  gla- 
çante le  fit  frissonner.  Il  sut  ([ue  c'était  l'Espagnole  qu'il  voulait, 
—  nulle  autre,  —  et  tout  de  suite  ! 

Sa  figure  se  fit  si  mauvaise,  si  menaçante  que  la  blonde  poupine 
devina  sa  pensée  entière  sans  la  moindre  explication  et  s'enfuit 
apeurée,  en  jetant  sa  seryiette  sur  la  table  à  toute  volée,  non  sans 
avoir  gratifié  Benigno  d'une  épithète  de  «  slang  »  cueillie,  à  n'en 
pouvoir  douter,  dans  les  jardinets  de  Fives  Points  ou  dans  les 
riches  serres  de  Sin-Sin. 

Reyes  demeura  seul  avec  la  Péninsulaire  (?)  qui  eut  un  sou- 
rire satisfait,  un  grand  sourire  blanc  qui  fit  plus  rouges  les  arcs 
charnus  de  sa  bouche  exquise  ;  les  narines  roses  palpitèrent  légè- 
rement comme  d'orgueil  ;  ses  yeux  semblèrent  s'élargir  et  prirent 
l'éclat  qu'auraient  des  diamants  noirs  s'il  y  avait  de  vrais  dia- 
mants noirs.  Et  Benigro  se  félicita  lui-même  :  «  J'ai  bien  fait 
d'écouter  <<■  la  voix  »  :  Je  n'avais  pas  compris  tout  de  suite,  mais 
à  présent  je  vois...  qu'elle...  ressemble  un  peu  à  ma  Pepa.  Je 
pourrai  donc  me  «  faire  des  illusions  ».  —  Et  le  mirage  de  ce 
matin  avait  sa  raison  d'être  :  j'étais  averti  qu'une  sorte  de  reflet 
de  la  seule  femme  aimée  venait  jusqu'à  moi  !  » 

Et  il  adressa  quelques  mots  à  l'Espagnole  qui  se  leva  —  non 
sans  avoir  signifié  son  acquiescement.  «  Con  mil  amores  !  )>  (1) 
avait-elle  dit.  —  Benigno  en  eut  un  léger  haut-le-corps  et  la  re- 
garda quitter  son  fauteuil  se  remettre  sur  pieds  d'un  coup  de 


(1)  Très  volontiers  (littéralement  :  avec  mille  amours). 


57a  LA    REVUE   BLANCHE 

reins  comme  dansant  suivi  d'une  prompte  et  souple  torsion  de  la 
taille  et  des  hanches  qu'il  crut  bien  reconnaître  : 

Encore  qu'elle  parlât  espagnol  avec  un  accent  neutre  qui  ne- 
pouvait  guère  révéler  sa  province  natale,  la  locution  qu'elle  venait 
d'employer  était  presque  exclusivement  ténériflienne.  11  ne  sut 
s'empêcher  de  l'interroger  ; 

—  Voici  une  petite  phrase  qui  me  ferait  croire  que  vous  êtes 
islena  (1). 

—  Vous  connaissez  les  Canarias  !  s'écria-t-elle  d'un  ton  vague- 
ment alarmé. 

—  Très  peu,  très  peu  !  se  hâta  de  répondre  Benigno.  J'ai  fait 
jadis  escale  à  Santa-Cruz  de  Ténériffe  et  passé  deux  jours  dans 
l'île. 

—  Ah,  tant  mieux,  fit-elle  involontairement. 
Elle  rougit  et  se  reprit  : 

—  Je  voulais  dire  que...  nous  sommes  si  loin  de  mon  pays 
que  je  ne  vois  guère  d'inconvénient  à  vous  avouer  que  je  suis 
linerïena.  (2) 

—  De  Santa-Cruz  ?  De  La  Laguna  ?...  du  Puerto  ? 

Elle  perçut  l'hésitation  et,  cette  fois,  devint  très  pâle^  se  trou- 
bla . 

—  Du  Puerto  ?  Vous  me  connaissez  !...  Non,  ce  n'est  pas  pos- 
sible !  Ne  me  dites  pas  cela  ! 

—  Comment  voulez-vous  que  je  vous  connaisse  puisque  je  n'ai 
jamais  été  qu'à  Santa-Cruz  !  Je  vous  parle  (hi  Puerto  comme  je 
vous  citerais  Icod,  Guimar  ou  Granadilla,  —  des  noms  que 
j'ai  entendus...  Rien  de  plus  ! 

Mais  il  était  lui-même  très  éiiuu  11  avait  la  prescpie  certitude 
qu'il  voyait  Pepa  devant  lui.  Eh  oui  !  aveugle  !  11  n'y  avait  jamais 
eu  deux  Pepa  dans  le  Puerto  !  C'était  elle  ! 

C'était  elle,  changée,  —  mais  pas  comme  il  l'aurait  cru  :  les 
traits  demeuraient  très  semblables  à  ce  qu'ils  avaient  été  jadis  ; 
l'expression  seule  différait,  la  |)hysionomie  avait  dû  se  modifier 
dans  un  sens  tandis  que  ses  souvenirs  à  lui  l'altéraient  dans  un 
aulre.  C'était  pour  cela  (pi'il  ne  l'avait  pas  reconnue  tout  de  suite. 

C'était  Pepa,  plus  forte,  plus  grasse  mais  non  empâtée,  in- 
croyablement jeune  de  lignes  pour  ses  trente-huit  ans.  Cette  pose 
de  cou,  ce  port  de  tête  n'avaient  pas  leurs  pareils.  Le  teint  rose- 
Ihé  s'était  ambré  un  peu  tout  en  restant  transparent,  mais  la  bou- 
che n'avait  pas  varié  :  ses  arcs  rouges  délicatement  charnus 
n'avaient  rien  perdu  de  leur  grâce  grisante  :  la  courbe  du  nez 

(1)  Insulaire,  —  canarienne. 

(2)  Ténériffienne. 


LES    TROIS   AMOURS   DE   BENIGNO  REYES  578 

caméen  s'était  peut-être  finement  accentuée  ;  le  grain  de  beauté 
semblait  une  idée  moins  noir  qu'avant  ;  cette  fossette  s'était  légè- 
rement comblée  ;  mais  le  dessin  de  tout  le  visage  gardait  sa  fer- 
meté, son  style  propre.  Le  seul  grand  changement  s'était  passé 
dans  les  yeux. 

Il  se  fit  violence  pour  ne  pas  lui  crier  :  <(  Oui,  je  te  connais  ! 
Je  t'aime  depuis  des  années,  des  années  !  Si  je  n'ai  compté  pour 
rien  dans  la  vie,  tu  as  tenu  une  place  immense  dans  la  mienne  !  » 

Et,  —  assez  vilainement  —  il  n'éprouvait  aucun  chagrin  de  la 
chute  de  la  seule  femme  qui  eût  incarné  toutes  ses  aspirations 
amoureuses  :  Au  contraire  ;  —  et  il  s'en  haïssait,  en  concevait 
pour  lui-même  un  mépris  violent  sans  pouvoir  se  contraindre  à 
penser  avec  moins  de  bassesse. 

Ah  !  qu'il  eût  été  s'aviser  de  dire  à  la  Pepa  d'antan  une  parole 
insolemment  tendre  alors  qu'elle  jouissait  du  frais  et  de  la  lu- 
mière nacrée  du  soir  à  la  fenêtre  de  sa  maison  rose  !  La  nina  l'eût 
fait  jeter  dans  le  luisseau  par  quelque  péon  canarien  semblable 
à  la  brute  indienne  qui  pansait  aujourd'hui  un  vieux  cheval  dans 
certaine  écurie  de  Toboadongo  !  Qu'elle  fût  seulement  devenue 
pareille  à  la  grosse  Pepa  bien  mariée,  trop  bien  rentée,  croulante, 
abrutie  et  béate  imaginée  ce  matin  même  et  qu'elle  eût  eu  l'in- 
vraisemblable, l'impossible  caprice  de  s'offrir  à  lui  !...  0  la  décep- 
tion aggravée  d'incurable  dégoût  ! 

Dans  les  circonstances  actuelles,  au  contraire,  tout  allait  le 
mieux  du  monde  :  elle  n'avait  aucune  envie  de  se  refuser,  par- 
bleu !  et,  conservée  par  les  soins  de  minutieuse  coquetterie 
qu'  «  exigait  impérieusement  sa...  profession  jusqu'à  un  certain 
point  dégradante,  —  pas  si  blâmable,  après  tout  !  »  s'affirmaiÉ 
Benigno,  —  elle  pouvait  lui  donner  tout  le  bonheur  qu'il  avait 
autrefois  désiré  d'elle. 

Mais  il  ne  lui  dirait  rien,  ne  lui  laisserait  rien  soupçonner.  Elle 
l'avait  tant  méprisé  ;  si  honteusement  traité  <(  dans  le  bon  temps  » 
qu'elle  eût  été  capable  de  lui  faire  quelque  fâcheuse  avanie,  même 
aujourd'hui  ! 

Il  allait  «  profiter  de  la  situation  »  !  Tant  pis  et  tant  mieux  ! 
Après  tout  ce  n'était  qu'une... 

Mais  il  ne  comprit  jamais,  par  la  suite,  comment  il  avait  pu, 
à  la  même  minute,  se  sentir  le  cœur  si  serré  et  se  délecter  si  mé- 
chamment d'une  affreuse  joie  triomphante  et  un  peu  ignoble. 

IV 

Il  était  depuis  un  moment  dans  la  cabine  de  Pepa,  une  cabine 
spacieuse,  et  presque  élégante  —  et  il  ne  se  hâtait  plus...  retenu 


574  LA    REVUE   BLANCHE 

peut-être,  par  une  dernière  délicatesse...  absurde  !  va  lo  creo  ! 
11  voulait,  sans  rien  avouer  de  ce  qui  lui  était  personnel,  causer, 
savoir,  et  ne  se  décidait  pas  à  parler.  Toutelois,  comme  il  ne 
pouvait  rester  éternellement  là  debout,  lair  embarrassé,  tout  à 
coup  malheureux,  —  à  passer  en  revue  le  mobilier,  les  rideaux 
grenat,  la  couchette  numérotée,  le  large  divan  de  velours  alle- 
maml,  les  pliants  de  reps  pareil  à  l'étoffe  des  rideaux,  la  toilette 
de  métal  émaillé  jouant  l'ivoire,  la  natte  de  iManille  du  plancher, 
les  penderies  et  la  tulipe  électrique,  il  passa  son  bras  autour  de 
la  taille  fine  et  robuste  de  la  Tinerfena,  s'assit  avec  elle  sur  le 
canai)é  d'un  rembourrage  louable,  et  dit  au  hasard  la  première 
banalité  venue,  comptant  bien  que  la  chance,  les  hasards  d'un 
ba\  ardage  quelconque  lui  fourniraient  un  prétexte  pour  la  ques- 
tionner : 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu...  voyages  sur  ces  steamers  ? 
l'allé  le  regarda  comme  avec  une  petite  méfiance  dans  l'œil,  puis 

reprit  une  physionomie  indifférente  et  répondit  : 

—  Ce  n'est  que  la  seconde  fois  que  je  «  fais  la  côte  ».  La  pre- 
mière fois,  j'avais  pris  passage  sur  le  Sorato. 

—  J'ai  été  alors  moins  heureux  qu'aujourd'hui  :  Je  ne  manque 
jamais  l'entrée  d'un  patagon  et  je  ne  t'ai  pas  vue  !  (Il  essaya  de 
plaisanter).  Des  occupation^  professionnelles  te  retenaient  san> 
doute  hors  du  Salon  ? 

— Je  te  demande  pardon  :  C'est  toi  ([ui  m'as  paru  très  occupé. 
Je  t'ai  fort  bien  vu,  moi,  sans  attacher  une  importance  énorme 
à  ta  présence  (soit  dit  sans  voidoir  t'offenser),  car  tu  étais  en  flir- 
fation  avec  une  jeune  personne  des  plus  agréables  et  —  l'intérêt 
que  je  porte  aux  visiteurs  est  tout  «  professionnel  »  comme  tu  le 
dis  si  affablement  :  Alors...  tu  étais  un  Toboadongais  comme  les 
autres,  tu  roinj)rcn(ls  !  Mais  je  n"onl)li(^  jamais  une  figure  rencon- 
trée. 

Renigno  tressaillit.  Il  chercha  vivement  à  lire  dans  les  yeux 
de  Pepa  le  sens  de  cette  dernière  phrase  :  voulait-elle  insinuer...  ? 
Mais  non  !  L'expression  des  beaux  yeux  noirs  était  si  détachée, 
—  I\  peine  ironique,  et  encore  !  Il  se  mofjua  intérieurement  de  sa 
propre  présomption  :  Pepa  s'exagérait  un  peu  la  puissance  de  sa 
mémoire  —  et  c'était  (ouf  !  Il  essaya  cependant  de  l'obliger  à 
trahir  son  intention.  —  si  elle  en  avait  eu  quelqu'une  —  en  lui 
disant  avec  une  certaine  brusquerie  : 

—  C-elfe  précieuse  faculté  de  reconnaître  à  première  vue  les 
gens  les  plus  indifférents,  tu  ne  dois  pas  avoir  à  l'exercer  souvent 
au  profit  de  tes  compatriotes  ? 

—  En  effet,  ripo^ta-t-elle  froidement,  les  Tinerfcfios  sont  très 


LES  TROIS  AMOURS  DE  BENIGNO  REYES  ^J^ 

rares  sur  celte  côte  :  je  neii  ai  encore  rencontré  aucun,  et,  le 
cas  écliéaiit,  j  esquiverais  la  reconnaissance,  car  vraiment,  à 
Caracas,  j'ai  été  obsédée  de  visages  familiers,  narquois,  me  sem- 
blail-il. 

—  Ah  1  tu  as  habité  le  VenezAiela  ? 

—  Plus  de  dix  ans  :  Jetais...  dans  le  commerce  et  j'ai  long- 
temps gagné  ma  vie.  Mais  les  afi'aires  ont  périclité  et  j'ai  dû  cher- 
cher autre  chose,  d'abord  à  La  Havane  où  les  Canariens  ne  man- 
quent pas  non  plus,  hélas  I  —  ensuite  dans  ces  régions-ci... 

—  Je  vois  que  ce  n'est  pas  d'hier  que  tu  as  abandonné  Téné- 
riffe. 

—  J'étais  toute  jeune  quand  je  suis  partie  de  chez  moi. 

—  El  tu  n'as  jamais  eu  l'envie  de  retourner  aux  Canaries  ? 
Les  yeux  de  Pepa  brillèrent  de  colère  et  ce  fut  avec  une  singu- 
lière énergie  qu'elle  répondit  : 

—  Non,  par  exemple  !  Dios  me  hbre  î  J'y  ai  trop  souffert  1  — 
Mon  père  avait  été  riche  :  Je  n'ai  jamais  su  au  juste  ce  qu'il  fai- 
sait, mais  il  avait  eu  de  l'argent  :  de  cela  je  suis  sûre.  Pourtant  il 
est  mort  ruiné...  il  n'a  laissé  que  des  dettes  :  Alors  le...  l'individu 
que  je  devais  épouser  s'est  conduit  avec  moi  comme  un  malan- 
drin... S'il  s'était  encore  contenté  de  me  laisser  là  !...  Mais 
il  a  d'abord  affecté  de  vouloir  se  charger  de  moi,  —  tu  com- 
prends ?  Ensuite  il  m'a  jeté  à  la  rue  !  J'en  ai  pris  un  autre,  oui  un 
autre  gredin  qui  m'a  emmenée  à  La  Havane  où  il  m'a  oubliée 
quand  il  a  trouvé  une  place  lucrative  dans  l'intérieur  de  l'île... 
Alors,  tu  vois  :  Caracas,  puis  encore  La  Havane,  —  enfin  cette 
maudite  côte  sur  <e  lupanar  a  roulis  !  Tiens  !  va-t'en  me  cher- 
cher du  jerez  et. . .  je  ne  veux  plus  parler  de  cela  ! 

Ils  burent.  Et  Pepa  reprit  comme  si  le  colloque  n'avait  subi  au- 
cune interruption  : 

—  ...  Car  tu  n'es  pas  venu  pour  me  confesser,  n'est-ce  pas  ? 
Alors  !  Qu'est-ce  que  tu  attends  ?... 

Benigno  connut  désormais  dans  son  existence  une  demi-heure 
—  une  heure,  qui  sait  ?  —  délicieuse  et  presque  formidable.  Elle 
était  demeurée  bien  jeune,  Pepa,  la  farouche  et  la  suave,  —  après 
tant  de  malheurs  !  O  le  merveilleux  corps  ferme  et  vibrant,  dure- 
ment.et  élastiquement  plantureux,  fragrant  de  fins  et  de  fauves 
parfums  ! 

V 

Il  y  eut  une  rumeur  assez  forte  sur  le  Tumacohamba  et  le  long 
du  bord  :  Sous  le  hublot  ouvert,  des  barques  filaient  avec  un  bruit 


5-6  '  LA   REVUE   BLANCHE 

de  rame$  plongeantes  et  éclaboussantes,  ce  bruit  froidement 
sonore,  déchirant,  comme  suivi  dune  plainte  soupirée  qui  se 
prolonge. 

Des  voix  montaient,  ricanantes,  ou  querelleuses,  rauquements 
éraillés  dindios  alcooliques,  impérieuses  et  insupportables  criail- 
leries  de  blancs  intoxiqués,  toujours  agressifs,  pressés,  tour- 
menteurs  et  rageusement  inquiets,  à  jeun  ou  en  ribote,  grosses 
plaisanteries  et  anxieux  glapissements  de  canotiers  empêtrés  ou 
railleurs.  Et  comme  de  lourdes  sarabandes  de  pas  précipités  fai- 
saient un  tonnerre  sur  le  pont,  il  fut  évident  que  le  Tumacobamba 
n'allait  pas  tarder  à  lialer  sur  ses  chaînes  d'ancres. 

Benigno  prit  Pepa  dans  ses  bras  et  l'étreignit  avec  une  mo- 
lence  qui  parut  la  surprendre.  Elle  le  regarda  plus  fixement  (|uc 
jamais,  les  yeux  dans  les  yeux,  de  tout  près,  puis  s'abandonna 
comme  indifférente.  Une  minute  plus  tard,  Reyes  ouvrit  bruta- 
lement la  porte  de  la  cabine  comme  sous  le  coup  d'une  poussée 
de  colère,  mais  il  se  retourna  vers  la  belle  linerfena  et  lui  dit 
abruptement,  hachant  les  mots  : 

—  \'eux-iu  que  je  te  libère  de  ce  que  tu  peux  devoir  à  bord 
et  que  je  t'emmène  à  terre,  pour  toujours  ?  Le  pays  est  affreux, 
mais  je  te  ferai  une  vie  possible.  Elle  sera  en  tout  cas  moins  révol- 
tante que  celle  que  tu  mènes  sur  ces  infamies  de  boucheries  à 
vapeur.  Si  tu  le  refuses  à  demeurer  sur  celte  côte,  je  te  conduirai 
où  il  le  plaira.  Tout  pour  lavoir  à  moi  !  Réponds  vite  :  oui  ou 
non  ! 

—  C'est  non  !...  Je  ne  puis  pas...  maintenant...  Je  reviendrai  ! 
Nous  en  reparlerons  quand  lu  auras  réfléchi  en  mon  absence... 

—  Dis  oui  —  tout  de  suite  !  Je  ne  saurai  plus  à  présent  me  pas- 
ser de  loi.  Je  le  veux,  tout  le  temps  !  Alors,  c'est  :  oui  !  puisque 
je  l'exige,  puisque  je  le  fais  autant  pour  loi  que  pour  moi.  Mais 
réponds  donc  !  Ne  m'exaspère  pas  !  Oui,  oui  !  tout  de  suite  !... 
(|uc  je  te  traîne  hors  de  ce  sale  bateau  !  Tu  es  donc  sourde,  aveu- 
gle et  folle  !  Faut-il  que  je  te  dise  tout  :  Je  suis... 

—  Ne  me  dis  rien  !  Je  crois  que  lu  as  dû  me  connaître  jadis. 
Je  m'en  doutais.  Mais  ne  me  fais  pas  le  chagrin  de  me  dire  ton 
nom  !  Ne  comprends-tu  pas  que,  quel  rpie  soit  ce  nom.  je  souffrirai 
de  l'apprendre,  de  le  réapprendre,  plutôt!  Va-t'en!  va-t'en!  Je  re- 
viendrai et  alors  j'aurai  eu  le  temps  de  me  faire  une  rai.<^on.  Je 
le  le  promets...  J'accepterai  tout,  — après  I 

—  Tu  le  jures  ? 

—  Oui,  oui  !  Va-t'en  !... 

Renigno  se  retrouva  près  de  l'échelle,  plus  ivre  de  tristesse  et 


LES   TROIS    A.MOURS   DE    BEMGNO   REYES  St; 

d'espoir  que  de  l'improbe  alcool  de  1'  «  Inca  and  Patagonian  Com- 
pany. )) 

Ce  fut  presque  sans  le  voir  qu'il  regarda  machinalement  le 
spectacle  trop  connu  du  pont  de  spardeck  au  moment  de  l'ap- 
pareillage, avec  les  boutiques  du  roof  qui  se  fermaient,  et  les 
Indios  qui  hurlaient  des  réclamations  où  s'en  allaient  fièrement 
avec  leurs  achats  :  des  pantalons,  des  cigares,  des  poules,  des 
bottes,  des  casseroles,  des  chapeaux  de  soie  ou  des  boîtes  de  con- 
serves. Des  veaux  beuglaient,  des  moutons  bêlaient  en  piétinant 
dans  leurs  boxes  ;  des  dames  légères  de  seconde  marque  —  et 
d'entrepont  —  faisaient  dexpansiis  adieux  à  de  nouveaux  amis 
promptement  devenus  chers  ou  invectivaient  d'indélicats  clients 
déjà  en  fuite. 

Il  sauta  dans  la  première  lancha  venue,  qui  partit  aussitôt  en 
longeant  la  haute  coque  noire  et  ventrue.  Le  Tumacobamba  sous 
pression  ronflait  comme  un  énorme  fourneau,  râlait,  vibrait,  sem- 
blait trembler  sur  l'eau. 

Quand  il  passa  près  des  cabines  d'arrière,  Benigno  Reyes  vou^ 
lut  contempler  encore,  à  défaut  de  Pepa,  les  murailles  de  fer  qui 
la  contenaient,  qui  limitaient  son  actuelle  existence,  qui  lui  pa- 
raissaient, à  lui,  comme  embellies  de  la  posséder,  comme  impré- 
gnées et  parfumées  d'Elle. 

Et  au  moment  où  le  gros  steamer  donnait  ses  premiers  coups 
d'hélice  et  faisait  mousser  bruyamment  en  épaisse  et  roulante 
écume  l'eau  visqueuse  et  lourde,  déjà  plus  sombre  dans  le  rapide 
crépuscule  tropical  aux  enveloppantes  gazes  d'un  bleu  violâtrc, 
il  aperçut  —  les  traits  déjà  noyés,  —  mais  reconnaissable  à  la 
cambrure  de  son  corps  d'une  grâce  unique.  —  Pepa,  Pepa  Ramos 
penchée  au-dessus  de  la  lisse  du  couronnement  : 

Elle  le  guettait  donc  !  Il  était  enfin  quelque  chose  pour  elle  ! 
Il  lui  laissait  un  regret  ;  elle  reviendrait  sûrement  et  il  pourrait  — 
bien  lard  !  —  la  rendre  heureuse,  la  délivrer  des  humiliants  sou- 
venirs d'un  passé  auquel  il  ne  voulait  plus  songer  ! 

Et  dans  sa  joie  presque  orgueilleuse,  —  oui,  vraiment  !  — -  il 
se  dressa  dans  la  barque,  se  mit  debout  en  dépit  du  tangage  qui 
le  secouait,  lui  faisait  des  jambes  de  caoutchouc,  le  menaçait 
d  une  chute  ridicule  et  périlleuse  et,  dédaigneux  du  voisinage  des 
rameurs  grossiers  et  sûrement  ironiques,  il  cria  de  toutes  ses  for- 
ces à  l'apparition  : 

—  Hasla  luego  !  (1)  Pepa  !  comme  s'il  eût  dû  la  revoir  le  soir 
même. 


(1)  Bientôt  !  à  tout  à  l'heure  ! 


5^8  I-A.   REVUE   BLANCHE 

Malgré  tout  ce  qui  venait  de  se  passer  enire  eux,  c'était  la  pre- 
mière l'ois  qu'il  s'adressait  à  elle  en  lui  dofxnant  son  nom. 

Il  attendit  quelques  secondes  et  la  voix  de  sa  querida  lui  par- 
vint, déjà  un  peu  étouffée  bien  que  la  distance  fût  encore  assez 
courte. 

—  Adios  !  adios  !  Benigno  Reyes  ! 

Adios  Benigno  Reyes  !  A  quel  moment  avait-elle  su  qui  il  était  ! 
Sans  doute  quand  il  avait  été  trop  tard  pour  le  jeter  dehors.  Un 
pressentiment  triste  dissipa  tout  son  bonheur.  Elle  avait  dit  : 
.\dios  !  —  Le  mot  n'a  pas  en  espagnol  un  sens  aussi  cruellement 
définitif  que  1'  «  adieu  »  français  mais  il  prenait  une  signification 
très  grave,  répondant  à  l'impatiente  exagération  de  son  :  hasta 
luego  ! 

C'était  sûr  !  Elle  ne  reparaîtrait  plus  et  avait  tenu  à  le  lui  faire 
bien  comprendre  avant  son  départ  ! 

In  instant  après  il  se  rassurait  en  se  figurant  qu'elle  avait  obéi 
à  une  sorte  de  mouvement  d'amour,  à  un  désir  de  rendre  la  sépa- 
ration moins  longue,  fût-ce  de  cinq  minutes,  en  tachant  d'aller 
vei*s  lui  autant  que  le  lui  permettait  son  emprisonnement  sur  le 
steamer,  en  s'efforçant  de  le  voir  encore  entre  les  mailles  vio- 
lettes du  crépuscule.  Oui  l'obligeait  à  venir  avouer  qu'elle  l'avait 
reconnu,  alors  qu'elle  affii-mail  cpie  la  présence  seule  d'un  com- 
patriote liii  était  pénible  ? 

Toufefoi»;,  Reyes  fil  une  rentrée  assez  mélancolique  dans  To- 
boadongo  dont  les  lampes  électrirpies  ne  brillaient  pas  encore. 
Des  spectres  d'Indios  erraient  sur  le  quai,  des  chiens  affamés 
grondaient.  Il  y  avait  comme  un  mystère  menaçant  dans  l'air  fu- 
nèbrcmenl  velouté  de  nuit.  Une  brise  presque  froide  soufflai!, 
apportant  une  odeur  de  vieux  goudron,  de  suif  aigre,  de  vase,  de 
conlcs  mouillées,  de  cucurrachas  (1),  de  bois  moisi,  de  trous  à 
rats.  Une  pestilence  fiévreuse  semblait  s'éveiller  dans  l'obscurité. 

Puis  un  tramway  passa,  éclairé  comme  une  énorme  lanterne 
chinoise  :  tout  à  couf)  une  clarté  blafarde  jnillit  de  bniits  candé- 
labres, et  les  ruines  habituelles  appaiMirent. 

Benigno  se  sentit  glacé  par  l'aspect  morne  de  sa  maison  ({u'il 
avait  nagirère  jugée  l'une  des  plus  riantes  du  pays,  s'effraya  de 
retrouver  la  déplaisante  figure  de  sa  vieille  bonne  indienne,  et 
fut  saisi,  pour  la  première  fois  de  sa  \  i(\  d'un  véiilnble  accès  de 
rage  en  découvrant...  son  cheval  dans  la  salle  à  manger.  Il  est 
bon  de  dire  que  cette  jursence  indne  était  moins  sacrilège  qu'ail- 
leurs, à  Toboadongo.  où  les  portes  des  écuries  ouvraient  généra- 


(1)  Cancrelats  géants. 


LES   TROIS   AMOURS   DE    BENIGNO  REYES  ^79 

lemenl  sur  des  pièces  habitées.  Mais,  celle  fois,  Beuigno  ne  sut 
plus  se  contraindre  au  plus  léger  effort  d'indulgence  pour  une  in- 
cartade usuelle  et  tolérée  dans  tout  le  Sud-Amérique.  Il  chassa 
vers  son  box,  non  sans  l'avoir  vigoureusement  épousseté  à  coups 
de  canne,  le  vénérable  palefroi  qui,  plutôt  ironique,  le  vieux 
drôle  !  —  le  cou  allongé  vers  le  plancher,  les  oreilles  tombantes, 
ses  gros  naseaux  équanpiillés,  soufflait  et  bavait  dans  la  bouche 
béante  du  sacripant  de  péon  à  tête  de  vacher.  Ce  dernier  affalé 
sur  le  sol,  ivre-mort,  tenait  encore  dans  une  main  une  étrille, 
dans  l'autre  un  verre  à  moitié  plein  dans  lequel  achevait  de  se 
noyer  une  forte  araignée  velue  et  noire. 

Reyes  était  si  furieux  qu'il  leva  le  pied...  Mais  après  une  se- 
conde de  réflexion,  il  se  contenta  d'empoigner  Aristobulo.  l'in- 
digne palefrenier,  et  de  l'envoyer  rouler  sur  la  paille  de  l'écurie. 
Cela  fait,  il  claqua  les  portes  et  s'en  fut  au  Cercle,  —  plein  d'hor- 
reur pour  la  vie  qu'il  lui  fallait  reprendre. 

...  Ah  !  dans  quelles  navrantes  circonstances  il  avait  connu. 
-  -  si  tard  !  —  sa  première  heure  d'amour  complet  ! 

VI 

...  Pepa  Ramos  ne  revint  jamais  à  Toboadongo  :  Pendant  plus 
de  deux  ans,  Reyes  s'obstina,  sans  conserver  le  moindre  espoir, 
à  visiter  les  uns  après  les  autres  tous  les  u  Incas  and  Patago- 
nians  »  qui  mouillaient  dans  l'affligeante  rade.  11  harassa  de 
questions  le  personnel  de  chacun  de  ces  paquebots,  devint  un  ob- 
jet de  crainte  pour  les  pursers-commissaires  et  transforma  la  plu- 
part des  mayordomos  en  bêtes  fauves  acharnées  à  sa  perte.  Ils 
(h'oguèrent  son  vin,  fourbirent  ses  fourchettes  avec  de  la  colo- 
quinte,-délayèrent  du  cirage  dans  son  café. 

Mais  il  tint  bon  jusqu'au  jour  où.  ayant  rencontré  à  bord  de 
VAraguayo  son  ancienne  amie  la  chola  Rosa  Hueracocha,  il  par- 
vmt  à  l'emmener  à  terre  en  lui  promettant  des  colliers  de  piastres. 
Il  crut  se  consoler  avec  elle  pendant  trois  mois  au  cours  desquels 
la  fille  de  la  vallée  amazonienne  vida  ses  armoires,  l'injuria,  le 
battit,  se  grisa  en  compagnie  du  péon  et  scarifia  de  coups  de 
griffes  le  visage  tanné  de  la  bonne  indienne,  en  des  luttes  jour- 
nalières. Elle  finit  par  s'enfuir  avec  un  mercanti  chinois  et  plu- 
sieurs sacs  de  butin. 

Benigno  un  instant  comme  soulagé  —  et  alangui  par  une  mé- 
lancolie calmement  désespérée  fut.  bientôt  après  son  départ, 
tourmenté  de  nouveau  par  le  souvenir  de  Pepa  qui  s'était,  pen- 
dant les  douze  semaines,  pour  ainsi  dire,  endormi  en  lui  :  Il  son- 


580  LA    REVUE    BLANCHE 

gea  encore  à  «  réaliser  »  tout  ce  qu'il  possédait  et  à  s'en  aller  très 
loin,  peul-èire  à  Ténériffe,  mais,  au  bout  de  ([uelqucs  jours  de 
réflexions,  ce  projet  s'évanouit  pour  ne  plus  reprendre  l'orme.  Il 
était  parl'aitement  certain  de  ne  pas  retrouver  sa  querida  aux 
Canaries.  Elle  avait  manifesté  avec  netteté  son  intention  de  se 
soustraire  à  jamais  aux  commentaires  de  ses  bienveillants  com- 
patriotes et,  sans  Pepa,  Ténériffe  ne  serait  plus  qu'une  sorte  de 
cimetière  de  ses  rêves.  Ses  parents  étaient  morts,  à  présent,  dans 
la  jolie  lînca  dont,  tout  gamin,  il  avait  souhaité  la  possession  et 
qu'il  venait  de  faire  acheter  pour  eux.  Que  deviendrait-il,  seul, 
sous  l'ombrage  comme  endeuillé  des  figuiers  et  des  tamarix,  à  la 
musique  monotone  des  rivulets  dans  les  bassins,  perdu  dans  les 
hauteurs,  entre  la  tache  bleue  lointaine  de  l'Océan  miroitant  tris- 
tement sous  un  lacis  de  branches  et  les  cimes  brunes  qui  vont 
rejoindre  le  massif  du  Pic  '? 

Il  ne  fréquenterait  jamais  des  gens  qui  pouvaient,  un  jour  ou 
l'autre,  sans  méchanceté,  par  simple  désœuvrement,  par  pénurie 
d'idées  à  exprimer,  lui  raconter  sur  Pepa  telles  anecdotes  que  le 
lent  et  prescjuc  inconscient  travail  de  deux  générations  de  nar- 
lateurs  aurait  enjolivées  de  précieuses  malpropretés.  Or,  Be- 
nigno,  comme  beaucoup  de  bons  esprits,  de  la  bonne  moyenne, 
\  ne  fatigués  de  passer  en  revue  leurs  propres  pensées,  judicieuses 
sans  doute,  mais  plus  remarquables  par  leur  ([ualilé  que  par  leur 
(juanlilé,  avait  horreur  de  la  solitude. 

Il  remit  donc  son  rapatriement  aux  calendes  grecques,  se  di- 
sant que  plus  tard,  à  une  époque  où  son  chagrin  se  serait  usé  par 
la  durée,  il  se  ferait  peut-être  que  —  la  vieillesse  menaçante,  un 
affaiblissement  de  .ses  facultés  <<  inlellecluelles  »,  qui  savait  ? 
pourquoi  pas  un  doux  gàlisme  ?  —  l'amèneraient  à  vouloir  ter- 
miner son  existence  dans  le  décor  où  s'était  écoulée  sa  vie  d'en- 
fanl,  —  à  souhaiter  de  reprendre  toul,  en  quelque  sorte,  au  point 
de  départ,  avant  les  ennuis,  les  déceptions,  les  douleurs.  Et  alors 
—  il  y  aurait  encore  des  paquebots  pour  le  rctransporicr  chez  lui. 

En  attendant,  il  était,  sans  doute,  préférable  de  tenter  un  nou- 
vel avatar.  Il  y  songea  des  semaines  et  des  mois  et  se  vil,  .succe.s- 
sivement,  dans  un  laborieux  effort  d'imagination,  marchand  de 
lard  à  Chicago,  squatter  en  .Australie,  colon  à  Bornéo,  appro- 
visionneur de  navires  en  Nouvelle-Guinée, époux-acquéreur  d'une 
princesse  polynésienne  pourvue  d'un  royaume  de  quelques  milles 
carrés.  Cette  dernière  vision  aimanta  de  nouveau  sa  pensée  vers 
la  fausse  héritière  des  Incas,  toujours  disponible  malgré  les  ca- 
vernes pleines  d'or,  les  mines  de  rubis,  de  saphirs,  d'émeraudes 
et  de  diamants  roses,  que  lui  prêtait  l'inépuisable  et  facile  gêné- 


LES    TROIS   AMOURS   DE    BENIGNO   REYES  58l 

rosilé  toboadongaise.  Il  n'y  avait  pas  à  dire  :  les  parents  jetaient 
un  froid  ! 

Et  Benigno  reparut  dans  le  salon  vert-bouteille  sans  que  la  pe- 
lile  idole  s'en  aperçût  de  façon  bien  positive. 

Mais  don  Prudencio  et  dona  Primitiva  n'avaient  pas  facilement 
pris  leur  parti  de  la  désertion  d'un  gendre  présomptif  aussi  en- 
viable et  ne  s'étaient  lassés  de  le  harceler  d'attentions  gracieuses 
que  le  jour  où  Benigno  avait  nettement  sommé  le  chef  de  la  brune 
communauté  d'aller  faire  trembloter  ailleurs  les  vastes  et  aga- 
çantes ailes  de  son  inamovible  chapeau  de  Jipijapa. 

Ils  accueillirent  son  retour  en  pleurant  et  leurs  larmes  ne  leur 
coûtèrent  qu'un  effort  des  moins  méritoires. 

Reyes  devmt  la  consciente  et  résolue  victime  de  leurs  manœu- 
vres matrimoniales.  Il  en  inventa  même  à  leur  profit  et  tomba  de 
l'air  le  plus  innocent  que  l'on  pût  rêver  dans  des  panneaux  qu'il 
avait  machinés  presque  tout  seul. 

C'est  eux  qui  l'épousèrent  bien  plus  que  Soledad  parfaitement 
dédaigneuse  des  conventions  sociales  et  aussi  émue  par  son  pro- 
pre mariage  que  par  la  mort  d'un  chah  de  Perse  ou  l'accession 
de  Cayetano  Borracho  —  tout  botté  —  au  trône  de  Chamahua- 
calpa. 

Le  lendemain  de  ces  noces  trop  paisibles,  le  tinerfeilo  savait, 
à  ne  pouvoir  s'y  méprendre,  qu'il  avait  lié  sa  vie  à  l'existence 
purement  mécanique  d'une  sorte  de  joli  automate  dont  il  ne  pos- 
sédait même  pas  la  clef. 

Jamais  Soledad  ne  le  contraria.  Jamais  elle  ne  lui  fit  mauvaise 
figure  ;  ne  parlant  guère  qu'à  ses  parents  —  et  encore  !  Jamais 
elle  ne  lui  exprima,  directement  du  moins,  ni  un  souhait  person- 
nel ni  une  velléité  d'opposition.  Elle  se  contentait  de  le  subir  avec 
une  exaspérante  bonne  volonté  ennuyée.  Elle  ne  compta  bientôt 
plus  pour  lui. 

En  revanche,  comme  Benigno  était  devenu  à  peu  près  indiffé- 
rent à  tout  ce  qui  pouvait  lui  arriver  après  les  lamentables  dénoue- 
ments de  ses  trois  histoires  d'amour,  il  tomba  sous  la  coupe  de 
dona  Primitiva,  qu'il  finit  par  craindre  et  par  aimer  comme  ai- 
ment les  chiens  battus  :  parce  qu'elle  ne  le  maltraitait  pas  tou- 
jours. Elle  se  substitua  résolument  à  sa  femme,  —  pas  en  tout, 
par  bonheur  ( —  bien  que  les  Toboadongais,  ces  mauvaises  lan- 
gues...) et  lui  fit  connaître,  en  même  temps  que  les  raffinées  per- 
sécutions de  la  belle-mère,  les  sauvages  et  perpétuels  ululements 
de  l'épouse  incomprise,  rëclamatrice.  méfiante,  odieuse  de  bru- 
tale jalousie...  Dame  !  puisque  Soledad  ne  voulait  pas  se  défendre 
et  qu'il  fallait  la  protéger  malgré  elle  ! 


582  LA   REVUE    BLANCHE 

Colle  conscienciense  mégère  le  bouscula,  l'ahurit,  lui  imposa 
(les  habitudes,  le  nourrit  à  sa  guise  d'après  des  systèmes  aïmaras 
et  quichuas,  rogna  sur  son  argent  de  poche,  le  vêtit  selon  son 
goût,  à  elle,  le  transforma  en  caricature,  en  passif  et  désolé  et 
reconnaissant  chien  savant  qui  faisait  le  beau  pour  qu'on  le  lais- 
sât dormir  après... 

Don  Prudencio  dont  le  mutisme  devenait  presque  jovial,  main- 
tenant qu'il  accumulait  ses  revenus  sans  en  distraire  un  cuarto  (1) 
et  réalisait  même  une  économie  chaque  fois  qu'il  fumait  un  ci- 
gare dit  «  de  luxe  »  ou  s'assimilait  une  copita  (2)  d'un  vitriol  «  su- 
périeur )',  dispensait  à  toute  la  maisonnée  d'éblouissants  sou- 
rires indiens  pleins  de  significations  profondes.  Son  jipijapa  fi- 
nissait par  ressembler  à  l'auréole  d'un  saint  tropical  très  laid  et 
un  peu  canaille,  mais  joyeux  ((  en  dedans  ». 

Il  y  eut  sur  la  côte  de  Tarapaca  une  famille  exemplaire  !... 

VII 

Un  jour  que  Benigno,  décidé  à  dire  adieu  aux  affaii^s,  mais 
enragé  de  complaire  à  doua  Primitiva  peu  désireuse  de  «  laisser 
des  créances  en  souffrances  »,  avait  entrepris  le  court  voyage  de 
Toboadongo  à  I(iuique  à  seule  fin  de  réclamer  des  sommes  au 
dernier  de  ses  débiteurs,  —  il  enti-a,  sans  trop  savoir  pourquoi, 
mais  poussé  par  un  instinct  dont  il  ne  fut  pas  le  maître,  dans  le 
"  Grand  Bazar  Nacional  y  Parisiano  »  de  don  Eulogio  l'uencarral 
y  Berrindoagarraga. 

Il  connaissait  un  peu  le  propriétaire  de  ce  pompeux  établisse- 
ment. Toutefois,  le  besoin  de  serrer  la  main  loyale  et  velue  de 
l'industriel  n'était  pas  assez  impérieux  en  lui  pour  l'attirer  seul 
vers  les  étalages  de  vaisselle  à  fleurs,  de  pots  de  pommade,  de 
ceintures  de  gymnastique,  de  lunetterie  et  de  pantoufles  pseudo- 
lurques. 

r)on  Elogio  lui  parut  bizarre,  contraint,  comme  ennuyé  de  le 
voir.  Bcyos  ne  s'en  préoccupa  guère  et,  —  pour  justifier,  en  quel- 
(\M0  sorte,  sa  visite  parfailomoni  inutile,  ■ —  marchanda  certain 
l»orlefeuille,  le  seul  qui  fût  noir  et  de  fabrication  décente  au  milieu 
•  l'une  gro.sse  de  ces  vagues  maroquins. 

—  De  vrai,  don  Benigno  !  s'écria  le  distingué  négociant,  c'est 
une  cho.se  men'eilleu.se  î  C'est  vous  qui  me  foiirnissez  une  tran- 
sition pour  vous  parler  fl'une  légère,  d'une  vénielle  négligence 
que  j'ai  à  cœur  de  réparer.  \'oyez  !  c'est  le  seul  article  de  .seconde 

(1)  Trois  centimes. 

(2)  Petit  Terre. 


LES   TROIS   AMOURS    DE    BENIGNO   REYES  583 

main  que  renferme  mon  pelil  Louvre  si  connu  dans  toules  les 
Amériques  pour  ne  vendre  que  des  articles  admirablcmenl  établis 
et  neuis  !  Mais  ce  portel'euille  était  en  si  bon  état  que  je  nai  pas 
cru  devoir  être  assez  cruel  pour  en  priver  l'un  de  mes  innom- 
brables clients,  sous  le  prétexte  qu'il  avait  servi  —  oh  !  si  peu, 
sans  doute  !  —  Regardez  :  Pas  une  éraillure  !'Et  le  cuir,  de  pre- 
mière qualité,  n'est  terni  nulle  part.  Frais  comme  l'œil  d'un  en- 
fant !  Et  savez-vous  que  c'est  par  une  interposition  de  la  divine 
Providence  que  l'objet  vous  plaît  ainsi,  tout  de  suite,  à  peine  en- 
trevu !  Car  —  et  la  grosse  voix  gutturale  de  don  Eulogio  prit  tm 
ton  sacerdotalement  confidentiel,  —  car,  mon  cher  ami,  ce  por- 
tefeuille vous  était  vraiment  destiné  par  cette  Providence,  à  vous, 
—  à  vous  seul  î 

Benigno  crut  le  Fuencarral  victime  d'un  subit  accès  de  folie 
peut-être  dangereuse  :  il  fouilla  dans  sa  poche  à  l'evolver. 

Mais  don  Eulogio  reprit  avec  beaucoup  de  calme,  non  cepen- 
dant sans  une  faible,  ■ —  très  faible  —  nuance  d'embarras  : 

—  Je  l'ai  acheté,  ce  portefeuille,  au  Callao,  à  l'Agence  des 
u  Patagons  »,  avec  tout  un  lot  de  robes,  de  bijoux  et  autres  ba- 
bioles de  l'équipage  d'une  senora  passagère  décédée,  il  y  a  (]uel- 
que  six  mois,  entre  Guayaquil  et  Payta,  —  sans  héritiers  connus. 
Or,  j'avais  retiré  distraitement  de  ce  portefeuille  une  enveloppe 
et  un  paquet  de  photographies  que  j'avais  placées  dans  le  premier 
tiroir  venu,  sans  les  regarder.  Mais,  voici  peu  de  semaines  de 
cela,  cherchant  un  jour  une  vieille  facture  ou  un  compte  de  frais, 
j'ai  remis  la  main  sur  l'enveloppe  et  quelle  n'a  pas  été  ma  stupé- 
faction en  la  trouvant  adressée  à  don  Benigno  Reyes  de  Toboa- 
.dongo  !  J'aurais  dû  vous  l'envoyer  immédiatement,  mais...  j.'ai 
craint...  ou  plutôt  je  me  suis  dit  :  «  Don  Benigno  ne  sera  pas  sans 
nous  favoriser  de  l'une  de  ses  bienvenues  et  flatteuses  visites 
avant  qu'il  soit  longtemps.  Et  j'ai  attendu.  Tenez,  je  vais  vous 
chercher  l'enveloppe  et  le  paquet  de  portraits. 

...  Développant  un  papier  de  soie,  Reyes  décomTit  une  dizaine 
de  portraits  de  Pepa  Ramos,  telle  qu'il  l'avait  vue  à  leur  dernière 
et  inoubliable  rencontre. 

Puis,  tout  angoissé,  il  ouvrit  l'enveloppe  qui  portait  son  nom 
et  son  adresse.  Elle  renfermait  une  autre  photographie  de  Pepa, 
mais  de  Pepa  à  seize  ans.  de  la  nifia  qui  lui  avait  si  cruellement  ri 
au  nez  par  un  soir  rose,  là-bas,  à  Ténériffe  î 

Il  retourna  la  carte  :  Rien,  pas  un  mot  d'écrit  !  Ou'avait-il 
désiré  lire  là  ? 

Et  il  s'absorba  dans  la  contemplation  des  traits  adorables  de 


r)84  l'A    REVUE    BLANCHE 

celle  qui  avait  empoisonné  sa  vie,  —  inconscient  de  la  curiosité  de 
FuencaiTnl  y  Berrindoagarraga. 

Brusquement,  il  simagina  que  le  portrait  s'animait.  Un  rire 
joli  et  féroce  distendit  la  bouche  exquise,  le  rire  du  soir  détesté  ! 
Les  mignonnes  dents  apparurent,  lumineusement  blanches.  Mais 
la  face  s'émacia,  les  joues  se  creusèrent,  les  yeux  s'éteignirent, 
puis  se  fermèrent  —  et  Benigno  n'eut  plus  en  face  de  lui  qu'un 
beau  visage  de  morte  un  peu  défiguré  par  un  rictus  douloureux. 


...  Quand  don  Eulogio  lui  ei'it  sufiisamment  bassiné  les  tempes 
de  vinaigre  et  d'alccol,  Reyes  se  leva  d'un  bond,  et  voulut  s'enfuir 
dans  la  rue  avec  le  portefeuille  et  les  portraits.  Il  allait  dépasser 
le  seuil  du  Gran'Bazar  quand  la  voix  de  Fuencarral  s'éleva, 
psalmodiant  d'un  ton  de  plaintif  reproche  : 

—  Ilombre  !  Le  porte-cartes  vaut  trois  pesos  ! 
Benigno  revint  sur  ses  pas. 

—  ...  El  les  retratos,  voyons  !  Je  ne  veux  pas  surfaire,  disons 
trois  autres  pesos  !  Les  éminentissimes  photographes  de  Lima 
ou  de  Santiago  de  Chile  ne  livrent  jamais  la  douzaine  à  laoins  de 
trois  piastres  fortes.  J'y  perds  !  Mais  qui  ne  ferait  un  sacrifice 
pour  vous  obliger?  Allons!  Nous  dirons  en  tout  sept  pesos,  les 
cartes  étant  dorées  sur  tranche  ! 

— •  C'est  trop  juste  !  ricana  le  tincrfeno  qui  paya  et  courut  se 
réfugier  à  l'hôtel  qu'il  ne  quitta  plus  jusqu'au  départ  du  vapeur 
chilien.  Il  ne  voulait,  de  sa  vie,  remettre  le  pied  sur  un  <>  pata- 
gon  ». 


...  Sa  gialitude  pour  les  sévères  gâteries  de  dofïa  Primitiva 
grandit  encore  et  son  chagrin  se  mua  bientôt  en  abrutissement  : 
Il  battit,  d'abord  par  ordre,  puis  pour  son  propre  plaisir,  les  ga- 
mins à  faces  de  sous  neufs  qui  (lislof|uaicnt  la  sonnette,  s'inté- 
ressa aux  légendes  quichuas  de  sa  belle-mère,  but  du  pisco,  voire 
de  la  chirha  avec  elle,  —  l'aida  bientôt  à  perpétrer  de  hideux  tra- 
vaux prélentlus  artistiques  où  des  plumes  multicolores  se  combi- 
naient avec  des  graines  desséchées,  des  perles  de  verre,  de  petits 
coquillages  et  même  avec  des  écailles  nacrées  el  translucides  pro- 
venant de  certains  poissons  rares  et  haut-cotes. 

.\  le  voir  si  raisonnable,  Solcdad  le  prit  jusqu'à  un  certain  point 
en  affection,  peut-être  un  peu  tard. 

Il  ne  sortait  presque  plus,  et,  dans  la  pénombre  d'une  grande 
pièce  nue  où  le  soleil  n'entrait  que  sous  forme  de  minces  nappe? 


LES    TROIS   AMOURS    DE    BENIGNO   REYES  585 

jaunes  tombantes,  pulvérulentes  d'atomes,  glissant  des  inters- 
tices des  jalousies,  s'étiola  doucement  entre  les  éternels  Tieil- 
lards  et  la  sournoise  petite  idole,  —  toujours  occupé  de  minutieu- 
ses et  niaises  besognes. 

Il  en  vint  à  oublier  l'espagnol,  à  ne  plus  employer  en  d'intermi- 
nables bavardages  pleins  d'étrangetés  saugrenues  que  le  dialecte 
quichua  cher  à  sa  belle-mère,  s'imprégna  du  sens  occulte  de  tels 
contes  de  l'autre  monde,  où  des  dieux  de  cuivre  rouge,  aux  che- 
velures d'astres,  aux  claquantes  ailes  de  bêtes  antédiluviennes, 
tourmentent  avec  une  profonde  et  naïve  méchanceté  d'inquiétants 
microcéphales  ahuris  de  frayeur  et  finit  par  ressembler  grotes- 
quement  au  sounont,  placide  et  grimaçant  don  Prudencio,  —  ce 
dont  les  deux  femmes  lui  furent  reconnaissantes  comme  d'une 
preuve  d'amitié. 

Que  ce  fût  lente  infdtration  des  trois  âmes  qui  cernaient  la 
sienne,  ou  atavisme  de  vieil  Atlante,  plus  vieux  que  les  Guan- 
ches  et  secrètement  apparenté  aur  races  brunes  de  l'hémisphère 
occidental,  il  éprouva  de  plus  en  plus  la  bizarre  et  obscure  im- 
pression de  sentir  s'éveiller  au  fond  de  son  être  une  nature  mys- 
térieusement indienne.  Il  se  complut  en  de  longues  songeries  fan- 
tasques dont  il  n'eut  plus  bientôt  aucune  honte,  entrevit  des  so- 
leils qui  parlaient,  faisaient  des  moues  sauvages  en  débitant  des 
prédictions  horribles  et  sibyllines,  chevaucha  des  vautours  d'or 
qui  l'emportaient  vers  des  cieux  aveuglants,  tout  flaves,  mais 
rouges  aussi  du  sang...  de  quelles  hécatombes  ?  —  s'anéantit  à 
demi  en  des  océans  de  lumière  trop  forte,  trop  glorieusement 
stupéfiante. 

Par  les  après-midi  brûlants  où  l'acre  souffle  du  port  le  suffo- 
quait, l'empoisonnait  d'une  haleine  de  peste,  il  rêva  aux  fraî- 
cheurs ombreuses  des  nécropoles  des  hauts  plateaux  baignés 
d'un  air  si  violemment  bleu  que  le  crépuscule  même  des  voûtes 
souterraines  se  teinte  de  sombre  saphir,  se  vit  ridiculement  et 
béatement  accroupi  dans  une  grande  jarre  funéraire  comme  les 
bienheureuses  momies  de  Cajamarca  et  de  Huaraz  qui  sourient 
depuis  trente  siècles... 

...El  aux  rares  moments  où  lui  revenait  un  peu  de  claire  cons- 
cience, il  comprenait,  le  cœur  serré,  que  le  jour  où,  sur  l'Océan 
glauque,  lui  était,  de  façon  si  troublante  et  pour  l'unique  fois, 
réapparue  sa  côte  natale,  lui  annonçant  l'approche  de  l'aimée  de 
ses  jeunes  années,  —  avait  été  le  jour  de  ses  adieux  à  sa  terre,  à 
sa  race,  peut-être  même  à  sa  propre  personnalité. 

John-Antoine  Nau 


38 


Pèlerinagfes   indous 


Alalhura  ou  Miittra,  très  ancien  centre  religieux  qui  a  donné  son 
nom  à  Madura,  la  ville  sainte  du  sud,  est  située  sur  la  Djuinna 
entre  Delhi  et  Agra,  cités  de  mosquées  et  de  forteresses  mogoles 
comme  une  enclave  de  l'art  et  de  la  religion  indous  au  milieu  de 
l'Islam. 

Multra  et  ses  environs  furent  le  séjour  de  Krichna,  l'une  des  in- 
carnations les  plus  populaires  de  Vichnou.  Krichna  est  représenté 
sous  la  forme  d'un  hei'ger  qui  joue  dé  la  flùlc  et  beaucoup  de  ses 
aventures  sentimentales  ou  comiques  ressemblent  à  celles  que  les 
auteurs  de  pastorales  et  d'églogues  ont  dans  tous  les  pays  prêté  à 
leurs  héros,  Krichna  fut  mis  au  monde  par  la  sœur  du  roi  de  i\Iut- 
Ira,  mais  comme  son  oncle  —  tyran  auquel  on  avait  prédit  qu'il 
mourrait  sous  les  coups  de  son  neveu  —  voulait  le  tuer,  on  le  cacha 
dans  une  famille  de  paysans  qui  habitaient  la  «  grande  forêt  »  sur 
les  rives  de  la  Djumna.  A  Gokul  on  montre  encore  la  maison  du 
père  nourrissier  de  Krichna.  dont  les  musulmans  ont  fait  une  mos- 
quée, le  berceau  du  héros,  la  baratte  de  sa  mère  adoptive,  et  le 
pilier  contre  lequel  elle  s'appuyait  (juand  elle  faisait  le  beurre.  Kri- 
chna a  passé  son  enfance  et  sa  jeunesse  sur  les  rives  de  la  Djumna, 
jouant  avec  les  bergers,  volant  du  beurre  et  du  lait,  guettant  les 
bergères  au  bain  et  cachant  leurs  habits.  Un  souvenir  de  sa  lé- 
gende est  attaché  à  chacun  des  arbres  ou  des  rochers  de  la  région 
et  c'est  ce  qui  attire  à  Multra  presque  autant  de  pèlerins  qu'à 
Bénarès. 

Chaque  matin  au  lever  du  soleil,  la  Djumna  est  pleine  de  bai- 
gneurs qui  se  purifient:  les  tortues  effrayées  se  sont  retirées  sur  la 
plage  de  sable  blanc  qui  forme  la  rive  opposée  à  Muttra.  Du  côté 
de  la  ville,  la  berge  a  été  recouverte  de  ces  magnifiques  escaliers 
de  pierre  à  terrasses  et  à  kiosques  qui  bordent  toutes  les  eaux 
sacrées  de  llnde.  Sur  la  terrasse  supérieure  du  quai,  ce  sont  des 
pagodes,  de  grandes  maisons  destinées  à  recevoir  les  pèlerins, 
des  palais  peints  de  vives  couleurs  élevés  aux  endroits  les  plus 
sacrés  par  des  maharajahs  et  par  de  riches  marchands.  Voici  une 
tour,  surmontée  d'un  riche  pavillon,  qui  marque  l'endroit  où  la 
veuve  (hi  tyian  de  iMultra,  tué  par  Krichna.  s'est  brûlée  sur  le 
bûcher  de  son  mari;  ce  monument  a  été  élevé  à  la  suite  d'un  vœu 
pai-  une  des  princesses  de  .Teypore.  Jeypore  est  le  plus  considc- 


PÈLERINAGES   INDOUS  587 

rable  des  étals  indigènes  situés  dans  le  voisinage,  et  la  famille  qui 
le  gouverne  a  donné  à  Alutlra  beaucoup  de  témoignages  de  sa 
piété  :  le  maharajah  actuel,  sur  le  conseil  d'un  devin,  fait  bâtir  à 
Bindraban  un  temple  pour  détourner  un  présage  de  mort  pro- 
chaine qu'il  a  vu  dans  un  songe.  Muttra  ne  cesse  de  s'enrichir  ide 
nouvelles  constructions  qui  remplacent  celles  que  les  musulmans 
ont  renversées.  Dans  cette  ville  sainte,  comme  à  Bénarès,  les  mu- 
sulmans ont  construit  une  grande  mosquée  surmontée  de  minarets 
pour  affirmer  la  victoire  de  l'islam,  mais,  malgré  toutes  les  persé- 
cutions, la  foi  indoue  est  aujourd'hui  plus  vivante  que  jamais. 

Les  pèlerins  arrivent  à  tout  instant,  quittent  leurs  sandales,  se 
prosternent,  remettent  des  offrandes  aux  brahmanes,  font  allu- 
mer des  lampes;  l'air  est  plein  de  fumée,  de  l'odeur  des  fleurs,  du 
bruit  des  cloches  et  des  tam-tams.  De  vilains  singes  à  face  rouge 
courent  sur  les  corniches  des  maisons,  glissent  sur  les  rampes, 
jouent  au  bord  des  quais.  Ils  sont  sacrés;  du  reste  la  vie  de  tout 
animal  doit  être  respectée  dans  cette  cité  sainte;  des  écritures  pla- 
cées par  ordre  des  autorités  anglaises  préviennent  les  Euro- 
péens qu'il  est  défendu  de  chasser,  et  l'interdiction  s'étend  à 
Gokul,  dont  nous  avons  parlé,  et  à  Bindraban. 

Bindraban  fut  après  Gokul  le  séjour  de  Krichna.  C'est  là  qu'il 
surprit  les  bergères  au  bain  et  leur  enleva  leurs  habits.  Entre  Bin- 
draban et  Muttra,  la  campagne  est  couverte  de  monticules  rou- 
gcâtres  et  poudreux,  restes  d'anciens  temples  et  couvents  boud- 
dhistes car  la  région  était  sacrée  à  l'époque  du  bouddhisme  et 
peut-être  avant  lui.  Les  archéologues  européens  ont  éventré  ces 
décombres,  ils  en  ont  retiré  des  statues  imitées  de  l'art  grec, 
des  bacchantes,  des  centaures,  des  harpies;  c'est  tout  ce  qui  reste 
des  énormes  constructions  qu'admiraient,  au  rv"^  et  au  \f  siècle  de 
notre  ère,  les  pèlerins  chinois  dont  nous  avons  les  relations. 

Bindraban  est  une  cité  de  temples;  le  plus  beau  de  tous,  une 
énorme  construction  de  grès  rouge,  domine  la  petite  ville  grise  , 
son  plan  en  forme  de  croix,  ses  rangées  de  fenêtres  cintrées, 
ses  voûtes  massives*  évoquent  l'idée  d'une  église  romane:  ce  n'est 
qu'un  porche  qui  servait  d'entrée  à  un  sanctuaire.  Les  musulmans 
ont  détruit  tout  ce  qui  l'entourait,  ont  mutilé  ses  scuîptures  et  ne 
lui  ont  laissé  que  trois  étages  sur  sept.  Abandonné  des  fidèles,  il 
sert  de  refuge  à  des  milliers  d'oiseaux  qui  s'envolent  en  criant 
quand  les  pas  des  touristes  résonnent  sous  la  voûte.  Partout  s'élè- 
vent des  sanctuaires  modernes  construits  par  de  riches  Indous: 
l'un  a  une  façade  de  style  jésuite  avec  des  sculptures  pseudo-flo- 
rentines qui  représentenf  Krichna  et  les  bergères.  l'n  autre  cons- 
truit dans  la  manière  du  sud  de  l'Inde,  présente  plusieurs  en- 
ceintes surmontées  de  pylônes.  On  compte  une  douzaine  de  tem- 


588  LA    REVUE    BLANCHE 

pies  iniporlanls.  et  il  son  bàlil  de  nouveaux.  Au  i)ie(l  d'un  arbre, 
au  coin  d'une  rue,  partout,  on  trouve  de  petites  chapelles,  des 
autels,  des  niches,  des  sanctuaires  de  tout  genre,  desservis  par 
une  sorte  de  pénitent  accioupi  à  côté  d'eux;  les  ruelles  sont 
pleines  d'ascètes  au  visage  barbouillé  de  cendre.  Des  processions 
précédées  de  musiciens,  sortent  des  temples.  Devant  une  pagd>de, 
un  jeune  enfant  costumé  en  Krichna  avec  une  couronne  de  plumes 
de  paon  sur  la  tète,  sollicite  la  générosité  des  fidèles  qui  déposent 
leurs  offrandes  dans  un  plateau.  Les  pèlerins  sont  toujours  nom- 
breux à  Bindraban;  nous  en  rencontrons  un  qui  s'attire  des  grâces 
en  distribuant  du  grain  aux  singes  tranquillement  groupés  autour 
He  lui.  Les  habitants  vivent  de  la  religion  :  tous  ont  le  front  peint 
de  la  marque  de  Vichnou,  un  trident  blanc  et  rouge. 

Avec  Gokul  et  Bindraban,  le  lieu  de  pèlerinage  le  plus  intéres- 
sant de  la  région  est  le  mont  Govardhan.  Govardhan  est  un  groupe 
de  constructions  entre  un  petit  rocher  (le  fameux  mont)  et  un 
grand  bassin  d'eau  entouré  de  gradins.  Le  mont  est  vénéré  parce 
que  Krichna  l'a  soulevé  sur  son  pouce  afin  de  proléger  ses  com- 
pagnons les  bergers  contre  Indra,  dieu  de  la  pluie,  qui  menaçait 
de  les  noyer  sous  un  formidable  orage.  La  mémoire  du  dieu  est 
rappelée  par  un  temple  de  grès  rouge,  semblable  à  celui  de  Bin- 
di-aban,  mais  le  véritable  intérêt  de  Govardhan  est  dans  les  tom- 
beaux que  les  maharajahs  de  Bartpour  y  ont  élevés  vers  la  fin 
du  xvu"  siècle.  Ces  souverains,  comme  tous  les  Indous  de  mar- 
(|ue,  ont  voulu  que  leurs  corps  fussent  brûlés  vlans  un  lieu  sacré 
et  ils  ont  choisi  le  mont  Govardhan.  Sur  l'emplacement  de  leur 
bûcher,  on  a  construit  de  magnifi(iues  cénotaphes.  Beaucoup 
d'autres  souverains  indous  ont  fait  bâtir  à  la  même  époque,  et 
dans  le  même  style,  des  monuments  funéraires  imités  des  tombes 
musulmanes,  mais  ceux  de  Govardhan  forment  le  plus  bel  ensem- 
ble que  nous  ayons  vu.  Chacun  des  édifices  se  compose  de  plu- 
sieurs étages  de  marbre  blanc  soutenus  par  des  colonnelles  en 
fuseaux.  Le  premier  étage  porte  une  terrasse  où  se  fiouve  le 
monument  du  rajah  et  «les  femmes  de  son  harem  qui  furent  brû- 
lées avec  lui;  des  peintures  de  combats,  des  scènes  mythologi- 
ques, en  frises,  en  médaillons,  ornent  les  panneaux  et  les  pla- 
fonds. Le  ntarbre  est  travaillé,  fouillé,  ciselé  dans  le  même  style 
qu'à  Muttra.  Ce  ne  sont  que  grilles  ajourées,  que  dentelles  de 
pierre,  fines  colonnettes  surmontées  par  les  coupoles  les  plus  va- 
riées, en  potiron,  en  bulbe,  en  coque  de  navire  renversée.  L'en- 
semble est  blanc  avec  des  lignes  rouges  et  bleues  qui  accusent 
le  relief.  Autour  de  chaque  monument,  des  jardins,  de  grands 
arbres  pleins  d'oiseaux  ;  par-devant,  un  piofond  bassin  d'eau  en- 
touré de  gradins,  domaine  des  bécassines,  des  sarcelles  et  des 


PÈLERINAGES   INDOUS  ^89 

cygnes. Tombes  et  jardins  sont  à  l'abandon:  personne  ne  les  entre- 
tient, personne  ne  les  profane.  Les  oisaux  et  les  singes  troublent 
seuls  la  solitude  de  ce  repos  éternel.  Rien  n'évoque  ici  lidée  des 
cortèges  lugubres  et  des  cérémonies  de  deuil,  aucune  triste  image, 
tout  est  élégant,  clair,  presque  joyeux,  et  donne  une  impression 
de  sérénité  profonde. 

Ce  cadre  d'eau  et  de  verdure  autour  des  édifices  de  pierre  est 
habituel  à  l'art  indou,  mais  il  saisit  rarement  l'imagination  au 
même  point  que  dans  cette  magnifique  cité  des  morts  à  côté 
d'un  temple  en  ruine  et  d'une  bourgade  de  terre  et  de  boue. 

Les  merveilles  de  Govardhan  donnent  une  grande  idée  de  la  ri- 
chesse de  ces  rajahs  de  Bai'lpour  qui  linrent  la  balance  entre  les 
Anglais  et  les  Mahralles  vers  la  fin  du  xvni"  siècle. Le  plus  frappant 
témoignage  de  leur  puissance  est  la  ville  de  Dig.  voisine  de  Govar- 
dhan. La  cité  de  Dig  se  réduit  à  quelques  maisons  de  paille  per- 
ckies  dans  les  arbres  avec  quatre  ou  cinq  petits  temples,  mais  le 
groupe  des  palais  et  le  château-fort  demeurent  l'un  en  face  de 
l'autre,  également  grandioses.  Les  palais  sont  des  pavillons  de 
marbre  blanc  à  toits  dorés,  disposées  entre  des  allées  de  jets  d'eau 
dans  un  des  plus  beaux  jardins  de  l'Inde,  parmi  les  massifs  de 
bananiers,  d'orangers,  d'arbres  à  fleurs  rouges  et  violettes;  à 
Ihorizon  se  découpent  les  collines  pointues  et  bleuâtres  du  Raj- 
poutana.  En  face  des  palais,  et  séparé  d'eux  par  un  grand  bassin 
d'eau  entouré  de  gradins,  se  dressent  les  murailles  sombres  du 
château,  en  schiste  noir  et  gris,  sans  autre  ouverture  que  des 
niches  à  pigeons.  La  masse  est  dominée  par  un  grand  donjon 
que  surmonte  un  vieux  canon.  Malgré  ses  tours,  ses  fossés,  ses 
entrées  compliquées  et  tortueuses,  le  fort  a  été  enlevé  par  les 
Anglais  qui  l'ont  démantelé,  en  1803. 

Le  domaine  des  maharajahs  de  Bartpour  est  réduit  à  un  état 
minuscule,  leur  puissance  est  morte  depuis  un  siècle,  mais  le 
culte  de  Krichna  et  la  vieille  religion  indoue  sont  toujours  bien 
vivants.  Qu'on  lise  pour  s'en  convaincre  les  descriptions  si  sou- 
vent faites  des  centres  de  pèlerinages  les  plus  courus,  tels  que 
les  quais  du  Gange  à  Bénarès  ou  le  temple  de  Djagganât  à  Pouri. 
Là  plus  encore  qu'à  Madura  et  à  Mittra,  les  pèlerins  affluent  tous 
les  jours,  en  dehors  des  grandes  solennités  qui  attirent  d'innom- 
brables multitudes. 

D'autres  endroits  sacrés  sont  fréquentés  seulement  pendant  la 
Mêla  qui  est  en  même  temps  la  fête  patronale  et  la  foire  pério- 
dique. Nous  sommes  allés  à  celle  qui  se  tient  en  janvier  et  février 
sous  les  murs  d'Allahabad  au  confluent  de  deux  rivières  sacrées, 
la  Djumna  et  la  mère  Gange. 


^90  LA   REVUE    BLANCHE 

Nous  nous  levons  de  bonne  heure  pour  arriver  en  môme  temps 
que  les  premiers  baigneurs  et  nous  commençons  par  suivre  les 
pèlerins  qui  se  rendent  au  fort  bâti  entre  les  deux  rivières.  Peu 
de  places  jouent  un  rôle  aussi  important  dans  la  légende  et  dans 
l'histoire  de  l'Inde.  Rama  y  a  passé  une  partie  de  sa  vie.  L'épo- 
que bouddhiste  y  est  représentée  par  un  des  piliers  sur  lesquels 
le  sage  roi  Açoka  fit  graver  ses  édits  et  par  l'arbre  sacré  qui  ne 
périt  jamais.  Le  grand  .Mogol  a  construit  le  fort  et  les  Anglais 
qui  l'ont  perdu  et  repris  dans  la  révolte  des  cipayes  y  entretien- 
nent une  garnison. 

Les  pèlerins  descendent  dans  une  galerie  souterraine,  reste 
d'une  construction  très  ancienne,  qui  a  été  bâtie  dans  ce  pays 
d'alluvion,  avec  des  pierres  apportées  de  fort  loin  et  que  le  sol, 
continuellement  exhaussé  par  les  ruines  des  constructions  succes- 
sives a  peu  à  peu  cuvertes.  Elle  est  éclairée  par  des  lampes  ;  des 
piliers  sculptés,  hauts  de  deux  mètres  à  peine,  qui  soutiennent 
des  lingams,  des  statues  placées  dans  des  niches,  semblent  in- 
formes dans  cette  obscurité,  on  voit  à  peine  devant  ses  pas.  Un 
instant  la  lumière  tombe  du  haut,  par  une  seule  ouverture;  puis 
le  souterrain  se  continue  par  un  sanctuaire  tout  à  fait  sombre, 
bas,  étroit,  orné  de  nombreux  lingams  et  où  se  trouve  l'arbre  qui 
ne  meurt  jamais.  Un  couloir  bas,  qui  s'ouvre  sur  un  côté,  passe 
pour  mettre  le  temple  en  communication  avec  Bénarès  la  ville 
sainte.  Les  pèlerins  apportent  des  offrandes  disposées  sur  de 
larges  feuilles,  ils  se  pressent  dans  le  couloir  mal  éclairé  et  l'on 
entend  les  cris  d'effroi  des  petits  enfants  portés  par  les  femmes. 
L'air  épais,  humide,  est  plein  de  l'odeur  des  fleurs  décomposées, 
*le  l'huile  des  lampes,  du  beurre  fondu.  Les  adorateurs  recueillis, 
dévols,  parfois  tremblants  d'émotion,  parfois  absorbés  dans  la 
contemplation  du  sanctuaire,  s'imaginent  assurément  sentir  le 
frisson  de  l'esprit  divin  rlans  ces  ténèbres  fumeuses. 

Revenus  à  1  air  libre,  nous  voyons  du  haut  des  remparts  la 
brume  blanche  qui  cache  les  deux  rivières  se  fondre  lentement 
aux  rayons  du  soleil  :  on  découvre  les  eaux  jaunes  du  Gange, 
les  eaux  bleues  de  la  Djumna  et  les  sables  blancs  qui  remplis- 
sent à  moitié  les  deux  lits,  car  nous  sommes  dans  la  saison  sèche. 
Le  centre  de  la  fêle  est  une  grande  plage  abandonnée  par  les 
eaux  et  située  exactement  au  confluent.  La  roule  qui  y  conduit 
fourmille  de  carrioles  indigènes  et  de  piétons.  Sur  l'emplacement 
consacré  s'est  élevée  toute  une  ville  temporaire  de  baraques  et 
de  lentes.  On  ne  voit  que  nattes,  chaumes,  cordes,  piquets  et  le 
poste  de  police  possède  tout  un  arsenal  de  faucilles,  emmanchées 
au  bout  de  longs  bâtons,  pour  tailler  dans  ce  fouillis  et  faire  la 


PÈLERINAGES   INDOUS  ^>9ï 

pari  du  l'eu  en  cas  dinceiidie.  L'avenue  centrale  est  une  sorte  de 
bazar  où  des  marchands  offrent  livres  sacrés,  textes  de  prière, 
amulettes,  objets  nécessaires  au  culte  ou  au  bain  ;  à  gauche  sont 
les  baraques  de  pèlerins,  à  droite  les  brahmanes  avec  de  petits 
temples  à  roulettes  et  des  sanctuan-es  provisoires  indiqués  par 
des  drapeaux;  on  a  placé  en  plusieurs  endroits  des  i)etits  enfants 
costumés  en  dieux  avec  le  visage  peint  ou  doré.  Sous  une  lente, 
un  brahmane  expose  à  ses  visiteurs  l'histoire  de  la  déesse  Gange, 
ailleurs  des  prêtres  rivaux  sollicitent  une  offrande,  les  pèlerins 
sont  assaillis  par  des  gens  qui  se  disputent  l'avantage  de  prier 
pour  eux  ou  de  les  seconder  dans  les  rites  de  la  purification.il  leur 
faut  subir  aussi  les  solhcitations  des  mendiants  qui  ne  sont  tou- 
jours pas  aussi  raisonnable  que  les  singes  de  Brindraban.  Une 
bousculade  se  produit  autour  d'un  dévot  qui  distribue  du  grain 
et  les  policiers  indigènes  rétablissent  tordre  à  coups  de  tri- 
que. La  place  la  moins  animée  est  celle  où  une  société  protes- 
tante de  missions  a  dressé  sa  tente  et  où  des  prédicateurs  indi- 
gènes font  une  propagande  méritoire  mais  sans  effet. 

On  se  baigne  à  l'endroit  même  où  les  deux  rivières  confondent 
leurs  eaux;  le  signal  des  ablutions  est  donné  chaque  jour  par  des 
brahmanes,  il  est  suivi  d'une  bousculade  générale.  Mais  le  pre- 
mier mouvement  passé,  les  purifications  se  font  avec  plus  de 
calme,  les  bateaux  de  la  police  croisent  au  milieu  du  fleuve  pour 
porter  secours  à  ceux  qui  seraient  en  danger.  En  payant,  les  bai- 
gneurs peuvent  faire  usage  de  planches  portées  sur  des  piquets 
qui  s'avancent  dans  la  rivière,  ils  peuvent  aussi  louer  l'un  des 
grands  parasols  qui  se  dressent  de  tous  côtés.  Des  toiles  sont 
tendues  à  certains  endroits  sur  des  poteaux  plantés  dans  l'eau 
pour  permettre  aux  dames  de  quahlé  de  prendre  leur  bain  à 
l'abri  des  regards.  La  plupart  des  baigneurs  entrent  tout  bonne- 
ment dans  l'eau  avec  leurs  vêtements;  les  uns  récitent  tout  seuls 
les  formules  prescrites  en  puisant  l'eau  pour  la  boire,  les  autres 
se  font  accompagner  d'un  brahmane  dont  ils  répètent  les  pa- 
roles et  imitent  les  gestes.  Tous  en  s'en  allant  emportent  de 
l'eau  dans  leurs  pots  en  cuivre.  Pour  chacune  de  ces  opérations  il 
faut  payer  une  redevance. 

Dans  cette  foire  les  distractions  ne  manquent  pas,  les  char- 
meurs de  serpents  avec  leurs  paniers  et  leurs  quelques  mauvais 
flageolets  essaient  d'attirer  la  curiosité, des  prestidigitateurs,  ac- 
croupis sur  le  sol,  font  avec  les  moyens  les  plus  élémentaires 
les  célèbres  tours  de  l'Inde  :  c'est  le  noyau  de  mangue  planté  dans 
un  tas  de  sable  et  qui  se  développe  après  quelques  secondes  en 
un  petit  arbre  garni  de  feuilles;  c'est  une  femme  qui  s'enfonce 


592  LA   REVUE  BLANCHE 

dans  une  manne  d'osier  et  'dont  la  voix  semble  s'éloigner  de  plus 
en  plus  comme  si  elle  s'enfonçait  sous  terre,  ce  sont  de  petits 
soklats  de  bois  qui  tirent  de  l'arc  sans  qu'on  les  touche,  nous 
ne  parlons  pas  des  muscades  que  llndou  escamote  aussi  adroite- 
ment qu'un  Européen.  La  fête  d'Allahabad,  n'a  pas  l'importance 
commerciale  de  certaines  autres,  celle  de  Pouchkar,  dans  un 
l»ays  de  rochers  et  de  sable,  qui  est  un  grand  marché  de  cha- 
meaux: celle  de  Hardwar  au  pied  des  montagnes  où  l'adminis- 
tration anglaise  achète  une  partie  de  ses  chevaux.  Il  peut  y  avoir 
des  solennités  religieuses  sans  foire,  mais  la  réciproque  ne  se 
rencontre  jamais. 

On  ne  saurait  appliquer  aux  Indous  la  formule  occidentale  sui- 
vanl  laquelle  les  affaires  sont  les  affaires.  Chez  eux,  comme  chez 
les  anciens  et  les  gens  du  moyen  âge.  la  religion  a  sa  pari  dans 
tous  les  actes  de  l'individu  ou  de  la  société.  L'industrie,  le  com- 
merce, la  politique  ne  sont  pas  encore  laïcisés  comme  en  Occident 
el  d'ailleurs  ils  n'ont  d'importance  que  pour  une  petite  partie 
de  la  population.  Les  préoccupationjS  religieuses,  cérémonies, 
pèlerinages,  dominoni  l'existence  de  la  majorité. 

Albeht  Métix 


Le  Décorateur 


Le  décorateur  Kostovski  se  mit  à  boire  au  moment  juste  où 
il  ne  fallait  pas.  On  montait  une  féerie  :  le  succès  dépendait  abso- 
lument de  la  splendeur  du  décor.  Les  affiches  les  plus  persuasives 
par  toute  la  ville  avaient  été  placardées  ;  la  première  représen- 
tation était  miminente,  on  achevait  les  derniers  préparatifs,  et  le 
personnel  entier,  chacun  selon  son  emploi,  s  y  adonnait  avec 
fièvre.  Les  plus  importants  décors  étaient  sur  le  chantier,  quand 
voilà  que  tout  à  coup  éclata  la  catastrophe  que  le  régisseur  redou- 
tait par-dessus  tout  :  Kostovski  abominablement  ivre. 

Ces  accès  d'ivTognerie  tombaient  toujours  au  moment  précis 
où  Ion  était  dans  le  plus  pressant  besoin  de  ses  services.  On  eût 
dit  quun  démon  le  guettait  et  le  poussait  alors  irrésistiblement 
vers  le  liquide  défendu.  Dans  cet  état,  Kostovski  subissait  comme 
une  crise  de  malice,  de  perversité,  une  démangeaison  de  tout 
contrarier,  même  en  se  causant  du  tort  à  lui-même  :  il  ne  se  pos- 
sédait plus,  il  appartenait  au  démon. 

Les  sensations  les  plus  violentes  devenaient  alors  une  néces- 
Mif  pour  cette  nature  impétueuse  et  génialement  désordonnée, 
et  il  les  trouvait  dans  un  surcroît  de  griserie.  Ces  jours-là  étaient 
remplis  pour  lui  de  rencontres  invraisemblables  et  d'aventures 
qui  n'arrivaient  qu'à  lui. 

En  revanche,  une  fois  dégrisé  il  se  remettait  au  travail  avec 
frénésie  :  tout  brûlait  et  craquait  autour  de  lui,  et  lui-même  flam- 
bait sous  l'inspiration. 

Aussi,  on  ne  le  chassait  pas,  car  c'était  de  plus  un  décorateur 
admirable,  incomparable  dans  sa  spécialité. 

II  compromettait  la  bonne  réputation  de  la  troupe  par  les  scan- 
dales qu'il  soulevait,  aussi  bien  que  par  sa  mise  négligée,  mal- 
propre même,  et  un  extérieur  bassement  plébéien  ;  mais  de  ses 
brosses  sortaient  des  décoration?  tellement  belles  et  d'une  si 
étonnante  valeur  artistique,  que  le  public  le  réclamait  pour  l'ap- 
plaudir, et  que  tous  les  comptes  rendus  des  journaux  le  citaient 
ni  plus  ni  moins  que  les  auteurs  et  les  autres  interprètes.  .Mais 
tous  les  gens  du  théâtre  le  tenaient  à  l'écart,  personne  ne  se  sou- 
ciait de  her  connaissance  avec  lui  ;  les  choristes  buvaient  aussi, 
mais  eux  se  considéraient  comme  des  personnages  très  supé- 
Heurs  à  cet  ouvrier-décorateur,  dont  ils  évitaient  avec  soin  la 


5g4  LA  REVUE    BLANCHE 

compagnie.  Quant  aux  danseuses  du  corps  de  ballet,  elles  le  trai- 
taient comme  un  être  sans  sexe,  et  même  le  fuyaient  avec  répu- 
gnance. De  son  côté,  il  ne  s'intéressait  pas  à  elles. 

Une  pourtant  lui  plaisait,  Julie,  une  toute  jeune  ballerine  i 
encore  ne  l'aimait-il  qu'en  artiste,  quand  il  la  considérait  volti- 
geant sur  la  scène,  illuminée  par  les  rayons  électriques  du  ré- 
flecteur, qu'il  manœuvrait.  Certaines  inclinaisons  de  la  jolie  pe- 
tite tète,  certaines  attitudes  lenchanlaienl,  et  il  ajoutait  des  ali- 
ments à  son  plaisir  en  la  faisant  ressortir  au  milieu  des  autres 
danseuses,  par  le  jet  de  quelque  rayon  plus  éclatant.  Hors  de  la 
scène,  il  ne  lui  parlait  point,  et  elle  de  son  côté  affectait  de  ne  pas 
le  remarquer. 

Vivant  dans  une  étrange  solitude,  sans  amours  et  sans  amis, 
rouage  «  indispensable  »,  mais  à  qui  personne  ne  s'intéressait, 
il  éprouvait  le  sentiment  dune  vague  et  latente  insulte,  et  chaque 
fois  que  ce  sentiment  s'accumulait  au-delà  d'une  certaine  limite, 
il  se  rejetait  à  la  boisson.  Et  c'est  ce  qui  venait  de  se  produire 
à  ce  moment  précis  où  il  était  au  plus  haut  degré  (t  indispen- 
sable ». 

Après  la  répétition,  le  gros  régisseur  demeuré  sur  la  scène 
entretint  de  sa  peine  le  chargé  d'affaires  de  la  troupe,  un  élégant 
brun,  au  type  sémite. 

La  large  et  grasse  face  du  régisseur  exprimait  la  préoccupa- 
lion,  l'inquiétude  et  une  colère  à  peine  contenue. 

—  Non,  mais  dites-moi,  répétait-il  avec  presque  des  larmes 
dans  la  voix,  cependant  f[ue  la  tempête  s'amassait  dans  son 
cœur  —  qu'allons-nous  faire  maintenant  ?  Ou'allons-nous  faire 
maintenant? 

Et,  croisant  ses  vastes  mains  sur  son  ventre  énorme,  il  dévi- 
sageait furieusement  son  interlocuteur. 

—  Quelle  brute,  ce  Koslovski  !  répondit  le  chargé  d'affaires  ; 
la  dernière  fois  que  cela  lui  prit,  nous  étions  en  mer,  c'était  pen- 
dant notre  voyage...  (et  ce  n'est  pas  fini,  cela  lui  est  bien  égal!) 
Donc,  savez-vous  que,  pendant  la  traversée,  voilà  qu'il  tombe  à  la 
mer?  Celait  amusant!  Je  dormais.  Tout  d'un  coup  un  vacarme 
me  réveille.  Xous  étions  en  panne,  près  d'Yalta,  à  cause  d'une 
tempête.  On  crie  :  «  Un  homme  vient  de  tomber  à  la  mer  !  »  Je 
sautai  à  bas  du  lit  .«  Qui  ?  —  Kostovski  !  —  Comment,  Kos- 
tovski  !  >•  J'attendais  tout  auti'c  nom  :  aussi  me  suis-jc  immédiate- 
ment recouché,  car  Kostovski  n'est  pas  un  homme,  c'est  un  co- 
chon. 

—  Comment  était-il  tombé  ?  Etait-il  ivre  ? 

—  Mais  nalurellement  !  Il  s'était  endormi  sur  le  pont,  et  on  ne 


LE    DÉCORATEUR  SgS 

pensait  plus  à  lui  ;  voilà  que  le  bateau  penche  et  la  mer  enlève 
mon  Kostovski  ! 

—  Ho-ho-ho-ho  !  s'éclata  le  régisseur. 

—  Hé-hé-hé-hé!  fit  chorus  le  chargé  d'affaires.  —  -Mais  le  plus 
merveilleux,  c'est  que  la  mer  n'a  pas  voulu  de  lui  :  leau  n'avait 
pas  eu  le  temps  de  le  dégriser,  qu'il  se  retrouvait  sur  le  pont.  Un 
phénomène  absolument  incroyable  :  la  mer  elle-même  rejetait 
un  pareil  détritus  ! 

Le  régisseur  partit  d'un  nouvel  éclat  de  rire,  qui  de  nouveau 
secoua  l'énormité  de  son  ventre. 

—  Et  où  est-il,  maintenant  ?  A-t-on  pu  mettre  la  main  sur  lui  ? 
demanda-t-il  quelque  peu  radouci  par  le  récit  de  l'accident  ar- 
rivé à  Kostovski. 

—  Il  est  ici,  il  cuve  son  eau-de-vie.  Après  l'avoir  cherché  par- 
tout, on  l'a  enfin  repêché  dans  un  bouge,  aux  prises  avec  des 
ouvriers,  et  transporté  ici  comme  un  colis.  Il  a  un  œil  poché. 

—  Faites-le  venir,  ce  pochard  ! 

Le  jeune  homme  traversa  rapidement  la  scène  et  disparut  der- 
rière les  coulisses.  Du  fond  de  leur  solitude  muette,  on  entendit 
sa  voix  qui  appelait  : 

—  Kostovski!  Kostovski! 

Presque  aussitôt  il  rejoignit  le  régisseur,  clignant  des  yeux 
comme  pour  dire  :  voilà  la  comédie  qui  va  commencer. 

—  Il  vient  tout  de  suite.  Il  a  honte,  il  n'ose  plus  se  montrer. 
Des  pas  lents  s'approchèrent,  et  sur  la  scène  apparut  Ihomme 

dort  la  mer  n'avait  pas  voulu. 

C'était  un  gaillard  de  taille  moyenne,  solidement  bâti,  musclé, 
quelque  peu  voûté  :  Kostovski  portait  une  blouse  bleue,  entière- 
ment illustrée  d'éclaboussures  de  couleur  et  de  taches  d'huile,  et 
qu'une  large  ceinture  de  cuir  serrait  à  la  taille  ;  son  pantalon 
crasseux  disparaissait  dans  de  hautes  bottes.  En  somme,  il  don- 
nait l'impression  d'un  ouvrier  quelconque.  En  revanche,  de  ses 
mains  longues  comme  celles  d'un  gorille  et  nerveuses,  de  sa  face 
assez  laide  et  vulgaire  mais  pleine  de  caractère  avec  ses  pom- 
mettes proéminentes  et  ses  longues  moustaches  rousses  pen- 
dantes, ridée  d'une  force  terrible  mais  contenue  émanait.  Sous 
ses  gros  sourcils  froncés,  ses  yeux  bleus  projetaient  un  regard  à 
la  fois  taciturne  et  doux.  Une  autre  particularité  de  cette  physio- 
nomie était  son  expression  de  fougue  et  d'énergie  extraordi- 
naire :  sous  l'œil  gauche  un  énorme  '(  bleu  »,  témoignage  de 
quelque  coup  rudement  -appliqué,  s'étalait.  Au-dessus  du  front, 
une  tignasse  de  cheveux  raides  se  hérissait,  et  de  la  personne  en- 


596  LA    REVUE    BLANHIIE 

lière  de  Kostovski  se  dégageait  la  notion  dune  nature  fruste, 
hupultucuso,  ingouvernable. 

11  salua  timidement  et  en  même  temps  avec  fierté,  sans  donner 
la  main  à  personne. 

—  Que  lailes-vous,  Kostovski,  hein  ?  lui  demanda  le  régisseur  ; 
la  représentation  est  pour  demain  et  nous  voilà  forcés  de  la  re- 
mettre. Pourquoi  me  causez-vous  du  tort,  dites?  Est-ce  honnête 
de  votre  part  ?  Pourquoi  vous  grisez-vous  ?  Et  cette  décoration 
que  vous  portez  sous  l'œil,  en  êtes-vous  fier? 

Kostovski  recula,  plongea  ses  cinq  doigts  dans  la  toison  de  ses 
cheveux,  puis,  comme  prenant  feu.  avec  un  élan  passionné  : 

—  Marc  Loukitch  !  sexclama-t-il  dune  voix  rauque  mais  pé- 
nétrante, j'ai  bu  !  Mais  c'est  fini.  Je  ferai  tout  ce  qu'il  faut  !  C'est 
samedi  aujourd'hui^  donc  pas  de  représentation  ;  je  ne  bouge 
pas  d'ici  jusqu'à  demain.  Je  travaillerai  la  nuit  entière  !  Je... 
je...  Ah,  mon  Dieu  ! 

Kostovski  brandit  ses  deux  mains  en  l'air  et  sembla  envahi 
soudain  d'une  énergie  sauvage.  Il  aspirait  au  travail  comme  à  une 
expiation. 

—  Saisissez-vous  ce  qu'il  faut  faire  ?  Il  s'agit  d'établir  une  dé- 
coration de  la  grandeur  de  la  scène.  Et  quelque  chose  de  tout  à 
fait  beau  !  Comprenez-vous  ?  Tout  à  fait  beau  ! 

—  Je  le  ferai  !  Je  le  ferai  !  s'écria  Kostovski,  s'animant  à  me- 
sure et  enfouissant  dans  sa  crinière  ses  dix  doigts,  cette  fois. 
Soublianl,  il  commença  d'arpenter  la  scène,  puis,  revenant  s'ar- 
rêter devant  le  régisseur  : 

—  Redites-moi  le  motif  de  la  décoration,  à  quoi  doit-elle 
servir?  demanda-t-il,  redevenu  plus  calme. 

—  Voilà  :  C'est,  n'est-ce  pas,  pour  le  deuxième  acte  :  Les 
deux  hommes  se  sont  égarés  dans  un  steppe  pendant  la  nuit.  L'en- 
droit doit  être  absolument  désert  et  sauvage...  Ils  sont  pris  de 
peur...  Des  choses  terrifiantes  doivent  s'accomplir  ici...  Il  faut 
donc  que  vous  représentiez  ce  steppe  avec  tous  les  accessoires, 
les  lointains,  la  brume,  les  nuages,  dans  un  sentiment  tel  que 
d'iixance  le  public  frissonne  d'effroi... 

Suffit,  interrompit  Kostovski,  je  peindrai  le  steppe  !  Je  tra- 
vaillerai de  nuit,  sur  la  scène  même,  à  la  clarté  des  lampes.  Tout 
est  bien  préparé  ? 

—  Eli  oui,  travaillez  seulement  !  fit  le  chargé  d'affaires. 
Kostovski  sentait  déjà  le  tourmenter  son  génie  de  décorateur. 

Il  se  détourna  de  ses  chefs,  il  ne  les  voyait  plus,  ne  les  entendait 
plus, il  les  oubliait.  Il  se  planta  au  milieu  de  la  scène  et  appela 
d'une  voix  puis^onlo  flo  commandement  : 


LE    DÉCORATEUH  597 

—  Hé  !  Paul  !  Hé,  Jean,  arrive  !  Vile  !  -Mais  dépèchez-vous, 
enfanls  du  diable,  Koslovski  travaille  ! 

Paul,  l'ouvrier  attaché  au  théâtre,  et  Jean  son  aidej  un  pas- 
sionné pour  la  scène,  s'affairèrent,  étalant  une  vaste  toile,  appor- 
tant les   brosses  et  les  pots  de  couleurs. 

—  Eh  bien,  dit  le  chargé  d'affaires  au  régisseur,  Dieu  merci, 
il  se  ressaisit  :  on  n'aura  pas  à  contremander  la  représentation  ! 
Partons  dîner,  il  ne  faut  pas  le  déranger  maintenant. 

Hs  s'en  allèrent. 

La  scène  resta  éclairée  toute  la  nuit.  Le  théâtre  vide  était  silen- 
cieux comme  un  sépulcre.  On  n'entendait  que  les  pas  de  Kos- 
tovski,  lequel,  armé  de  ses  longues  brosses,  s'éloignait  ou  se  rap- 
prochait de  la  toile.  Tout  autour  de  lui,  des  seaux  et  des  pots  de 
couleur. 

Le  travail  avançait.  Koslovski,  l'œil  meurtri,  le  visage  tout 
maculé  de  couleur,  les  cheveux  et  les  poils  des  moustaches  hé- 
rissés, surmontait  avec  ses  pinceaux  une  œuvre  de  Titan.  Ses 
yeux  luisaient,  sa  figure  flambait  sous  l'inspiration. 

H  créait. 

A  onze  heures  du  matin  la  troupe  entière,  réunie  pour  la  der- 
nière répétition,  s'attroupait  devant  l'œuvre.  Artistes,  choristes, 
ballerines,  contemplaient  l'énorme  décoration,  tantôt  à  la  scène, 
tantôt  du  parterre,  et  exprimaient  à  haute  voix  leur  admiration. 
Au  fond  de  la  scène,  dont  il  occupait  toute  la  largeur,  s'étalait  le 
gigantesque  tableau,  représentant  un  steppe. 

Au  premier  plan,  un  emmêlement  de  hautes  et  épaisses  herbes, 
bardanes  et  gypsophiles.  Plus  loin,  un  tombeau  délaissé,  tout 
couvert  de  mousses  et  de  graminées,  et  plus  loin  encore, le  steppe, 
morne,  lugubre,  sinistre,  rien  qu'une  étendue  infinie,  menaçante 
et  fantastique,  une  steppe  des  temps  légendaires  et  héroïques,  où 
aucune  route  n'était  tracée,  qu'aucun  être  vivant  ne  foula  ja- 
mais, n  semblait  à  tout  instant  qu'allait  surgir  Ilia  Mourowilz  (1) 
criant  à  haute  voix  : 

—  Se  trouve-t-il  quelqu'un  dans  ces  plaines  ? 

Mais  le  steppe  sombre  garde  le  silence,  un  silence  terrifiant, 
et  sur  l'horizon  se  découpent  des  tumulus  funéraires,  et  au-des- 
sus, les  nuages  d'aspect  fantômal  et  maléfique.  Et  ces  nuages  et 
ces  sépulcres  semblaient  se  multiplier  sans  fin  ;  tout  ce  paysage 
dégageait  une  impression  'de  fatalité  funèbre.  Il  oppressait  le 
cœur  ;  il  semblait  que  quelque  chose  d'épouvantable  devait  né- 
cessairement s'y  fomenter,  et  la  multitude  de  ces  tertres  et  le  cou- 
vercle de  nuages  prenaient  une  signification  symbolique,  ils  ap- 
paraissaient vivants,  de  quelque  vie  tragiquement  surnaturelle^ 

(1)  Héros  légendaires. 


5g  LA   REVUE    BLANCHE 

De  près,  on  ne  distinguait  qu'une  nîêlée  de  taches  de  toutes 
couleurs  sabrées  de  zig-zags  convulsifs,  comme  sous  la  frénésie 
de  quelque  balai  ivre. 

i\Iais  plus  on  s'éloignait,  et  plus  despotiquement  s'nnposait 
l'obsession  de  l'immense  steppe  que  le  génie  créateur  faisait 
vivre.  Plus  on  regardait,  plus  on  subissait  ce  sentiment  d'op- 
pression dominatrice. 

Tous  comblèrent  d'éloges  l'ouvrier. 

—  Oh,  ce  Koslovski  !  criait-on.  Bravo  !  Quel  talent  !  Quelle 

sorcellerie  ! 

Eh  bien,  quoi  !  répondait-il  naïvement,  nous  ne  sommes 

que  des  ouvriers  :  s'il  faut  travailler,  nous  travaillons  ;  si  l'on 
peut  s'amuser,  nous  nous  amusons  !  nous  sommes  comme  ra  ! 

Tous  le  plaisantèrent,  mais  pourtant  ils  parlèrent  de  lui  toute 
la  journée,  car,  en  vérité,  jamais  encore,  il  ne  s'était  distingué  à 

ce  point. 

Pour  lui,  il  se  remit  à  son  labeur  avec  un  entrain  qui  ne  faisait 

que  grandir. 

Pendant  la  répétition  il  i)cignil  le  «  temple  indien  »,  pestant 
contre  ses  aides,  et  dans  le  feu  de  l'inspiration  il  accommoda 
vertement  le  régisseur  lui-môme  qui  voulait  lui  faire  une  observa- 
tion. Bref  il  se  conduisait  selon  son  habitude,  en  indomptable  et 
en  irresponsable,  et  gardant  toujours  une  manière  de  fierté.  Il 
allait  et  venait  dans  son  atelier,  plus  ébouriffé  et  plus  crasseux 
que  jamais.  Il  brossa  le  temple  le  plus  superbement  fantastique  ; 
il  planait  dans  l'extase  de  la  création.  Tout  son  être,  défait  par 
une  nuit  d'insomnie,  exprimait  la  force  et  l'énergie  exaltée;  son 
visage  blafard  avec  son  <(  bleu  )s  les  mèches  ébouriffées  de  ses 
cheveux,  la  flamme  de  ses  yeux  d'où  jaillissaient  des  rayons 
azurés,  tout    manifestait  la  persévérance  de  sa  fièvre  créatrice. 

Il  était  complètement  absorbé  par  .son  «  temple  »,  lorsqu'il 
perçut  des  pas  légers  et  respira  un  parfum  délicat.  Il  se  retourna  : 
Julie  était  devant  lui. 

Elle  portait  encore  son  costume  de  danseuse  qui  la  déshabillait 
toute,  (''était  une  mignonne  petite  brune,  en  brassière  rose,  en 
souliers  blancs,  avec  une  courte  jupe  de  mousseline.  Sa  gorge 
ferme  se  soulevait  régulièrement  et  paisiblement,  son  visage 
frais,  au  teint  d'or  bruni,  souriait;  ses  yeux  en  amande,  noirs 
et  humides,  regardaient  tendrement  Koslovski  et  semblaient  lui 
faire  toutes  les  promesses.  Elle  semblnil  une  fée  des  contes.  Il 
était  difficile  de  s'imîiginer  un  petit  être  plus  dissemblable  du  dé 
coiateur,  elle,  toute  beauté  et  tout  rliarmo.  et  lui,  intimidé  et  gau- 
che, avec  ses  gestes  décringandés,  qui  se  tenait  devant  elle  sans 


LE    DÉCORATEUR  Sgg 

savoir  que  dire,  et  la  contemplant  avec  admiration.  Kostovski  ne 
songeait  plus  à  son  œuvre,  et  le  long  pinceau  que  tenait  sa  main 
glissa  jusqu'aux  menus  pieds- de  la  fée...  Elle  éclata  d'un  rire 
cristallin  (jui  découvrit  ses  luisantes  petites  dents  aiguës,  s'appro- 
cha de  lui,  légère  et  gracieuse,  et  lui  tendant  sa  petite  main,  dit 
hardiment  : 

—  Bonjour  Kostovski  ! 

Plusieurs  mois  s'écoulèrent. 

Le  public  emplissait  la  salle  du  grand  théâtre  d'opéra.  Der- 
rière la  toile  on  travaillait  avec  fièvre,  on  se  heurtait,  dans  un  tu- 
multe extraordinaire. 

A  travers  le  rideau,  on  percevait  le  bruit  de  la  foule  en  môme 
temps  que  les  harmonies  majestueuses  de  Torchestre  attaquant 
r  ouverture. 

Les  ouvriers  se  pressaient  de  planter  les  décorations  ;  les  pou- 
lies criaient  ;  des  ténèbres  du  cintre,  descendaient  ou  montaient 
les  vastes  toiles  sur  lesquelles  on  entrevoyait  des  palais,  des  cou- 
poles, des  forêts,  et  les  vagues  de  la  mer. 

Tout  l'équipage  des  machinistes  était  commandée  par  Kos- 
tovski. Il  était  méconnaissable,  son  \isage  semblait  rajeuni,  illu- 
miné :  ses  yeux  bleu  luisaient  d'allégresse  :  ses  chaussures 
étaient  exactement  cirées,  un  veston  de  velours  moulait  fidèle- 
ment son  torse,  et  plus  de  mèches  hérissées. 

—  Abaissez  le  fond  de  la  mer  !  cria-t-il  d'une  voix  retentis- 
sante. Et  descendit  une  gigantesque  toile  représentant  le  fond 
de  la  mer.  Le  décorateur  recula  et  la  regarda  avec  amour.  C'était 
sa  nouvelle  œuvre. 

—  Ecoute,  Paul  !  clama-t-il  de  nouveau,  quand  les  sirènes 
commenceront  à  nager,  fais  en  sorte  que  Julie  soit  contre  le 
fond  même. 

—  C'est  entendu  ! 

Le  metteur  en  scène  passa  en  courant,  un  vétéran  de  qui  le 
masque  usé  révélait  la  longue  expérience  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait derrière  les  coulisses. 

—  Ho  !  les  anges  !  que  le  diable  vous  emporte,  hurla  sa  voix 
enrouée  l  les  sirènes,  à  vos  places,  les  sirènes  1 

Enfin,  tout  se  trouva  prêt  pour  que  les  sirènes  pussent  traverser 
le  fond  de  la  mer  en  nageant,  supendues  à  l'aide  de  poulies. 

Kostovski  se  tenait  déjà  posté  aux  combles,  le  réflecteur  élec- 
trique braqué  sur  la  scène  :  c'est  lui  qui  était  chargé  de  l'éclai- 
rage des  décors  et  des  acteurs. 

«  Le  fond  de  la  mer  »  s'imprégna  d'une  clarté  douce  et  poéti- 
que. Une  lueur  d'un  vert  argenté  semblait  traverser  l'eau  de  bas 


6oo  ■  LA    lŒVUE    BLANCHE 

en  haut,  vers  la  lumière  vive  du  jour,  tandis  qu'au  fond  tout  vi- 
\ail  dans  un  perpétuel  crépuscule.  A  la  limite  de  la  perspective, 
sui'gissail  un  rocher  de  corail  autour  duquel  des  plantes  étranges, 
presque  vivantes,  faisaient  rayonner  leur  végétation  paradoxale, 
et  se  soutenaient  les  méduses  gélatineuses.  Au  milieu  de  ce  monde 
primordial  et  difforme,  subitement  apparut  un  être  féminin,  beau 
miraculeusement,  à  la  chevelure  flottante,  aux  épaules  nues  ;  son 
corps  s'achevait  en  apparence  de  poisson  sous  une  brasillante 
armure  d'écaillés  argentées.  La  monstruosité  du  paysage  sous- 
marin  soulignait  la  splendeur  de  sa  figure  et  de  son  buste.  Elle 
évolua  avec  l'aisance  d'un  poisson  en  faisant  étinceler  sa  parure 
d'écaillés.  Tout  un  essaim  d'autres  sirènes  la  suivirent.  Baignées 
par  les  rayons  du  réflecteur,  elles  prenaient  toutes  une  beauté 
surnaturelle,  de  par  la  volonté  de  Kostovski.  Une  surtout, 
immergée  tout  au  fond,  captait  l'œil  par  l'éclat  étrange  dont  sa 
beauté  rayonnait  :  de  caressants  éclairs  électriques  auréolaient 
tout  son  corps  ondoyant,  lenveloppanl  d'un  charme  magi(iue,  et 
ses  yeux  scintillaient  pareils  à  deux  étoiles.  Elle  semblait  pétrie 
de  lumière,  d'une  lumière  perpétuellement  changeante  et  qui  fai- 
sait d'elle  comme  la  reine  de  la  mer. 

Elle  n'ignorait  pas  quel  enchanteur  la  favorisait  de  celle  splen- 
deur éblouissante,  enchantement  des  spectateurs,  et  quand  elle 
passa  auprès  du  décorateur,  elle  fit  mouvoir  en  signe  de  recon- 
naissance son  étincelante  nageoire,  et  une  averse  de  reflets  en- 
ci  lamantés  la  couvrit,  nouvelle  munificence  de'  son  amoureux 
artiste.  Puis  elle  disparut  derrière  les  frises,  et  lui,  sur  la  pointe 
des  pieds  se  soulevant,  lui  répondit  par  un  baiser. 

Cet  amour  n'était  un  secret  pour  personne  dans  la  troupe  ;  Julie 
ne  sortait  du  théâtre  qu'accompagnée  de  Kostovski,  ils  lo- 
geaient dans  le  môme  hôtel  et  leurs  chambres  étaient  contiguës. 
Kostovski  ne  la  (juittait  jamais  et  vivait  dans  l'adoration  de  la 
belle  qui  lui  })ermettait  de  lui  faire  la  cour.  11  la  suivait  comme  un 
chien  fidèle,  il  l'attendait  patiemment  à  la  porte  de  sa  loge,  pen- 
dant qu'elle  enlevait  ses  fards  et  shabillail  tout  en  babillant  avec 
ses  camarades. 

Ce  soir  là  surtout,  il  lui  fallut  longtemps  demeurer  en  senti- 
nelle devant  l'escalier  des  artistes.  Des  femmes  emmitouflées 
descendaient  au  bras  de  leurs  cavaliers.  Les  coulisses  achevaient 
de  se  vider,  et  «elle  n  n'apparaissait  toujours  pas.  Kostovski  de- 
venait triste  et  soucieux  sans  prôfer  attention  à  rien  qu'à  la  porte, 
qui  à  présent  ne  s'ouvrait  qu'à  de  rares  intervalles,  presque 
toutes  les  femmes  étant  sorties^  quand  parut  la  choriste  Rose, 
une  juive  qui  ne  passait  pas  pour  timide. 


LE  DÉCORATEUR  6oi 

—  Pourquoi  restez-vous  là,  demanda-l-ellc,  en  relevant  les 
sourcils  et  esquissant  une  moue  malicieuse.  C'est  moi  la  dernière, 
il  n'y  a  plus  personne  ;  quant  à  Julie,  elle  est  partie  depuis  long- 
temps. 

- —  Comment,  partie?  fît  Koslovski  dont  la  iigure  exprima  un  \  il 
chagrin. 

—  Ha  !  ha  !  ha  !  se  mit  à  rire  Rose,  de  son  rire  argentin  ;  mais 
elle  est  partie  avant  la  fin  du  spectacle,  avec  son  soupirant  !  El 
voilà  longtemps  quelle  s'est  lassée  de  vous,  mon  pauvre  ami  ! 

Le  décorateur  fit  quelques  pas  et  saisit  ses  toupets. 

—  Cela  n'est  pas  vrai  !  dit-il  sourdement. 

—  Mais  si,  voyons  !  répondit  la  juive.  Et  c'est  par  votre  faut^. 
Elle  ne  voulait  que  simplement  se  faire  mettre  en  évidence,  et 
vous  l'avez  éclairée  si  bien  que  tout  l'orchestre  est  fou  d'elle.  Oii  ! 
elle  arrivera  maintenant,  elle  n'a  plus  besoin  de  vous! 

Et  la  choriste  dégringola  l'escalier  en  riant. 

Kostovski  restait  immobile  à  la  même  place,  et  dans  le  silence 
et  le  vide  du  lliéâtre,  il  sentait  dans  son  cœur  sourdre  et  croître 
une  douleur  inconnue.  v 

Quand  il  vint  frapper  à  la  porte  de  Julie,  elle  le  reçut  froide- 
ment. Ses  yeux  humides  luisaient,  indifférents  et  froids,  sous 
ses  épais  cils  noirs  ;  de  sa  chevelure  négligemment  rassemblée, 
deux  boucles  tombaient  sur  ses  joues;  assise  sur  son  lit  elle  lisait 
un  livre,  un  peignoir  japonais  la  vêtait  toute,  et  des  mules  chaus- 
saient ses  menus  pieds. 

—  Julie...,  bégaya  Kostovski  que  l'émotion  étouffait. 

—  Assez,  vous  !  dit-elle  d'une  voix  sèche,  et  feignant  de  ne  rien 
remarquer  de  son  trouble,  j'ai  vraiment  autre  chose  à  faire  que' 
m'occuper  de  vous... 

—  Julie... 

Et  s'allongeant  sur  le  lit  elle  se  rej)longea  dans  sa  lecture, 
comme  si  rien  n'eût  dû  l'en  arracher. 

Cette  frivole  tactique  de  femme  l'irrita.  Pour(iuoi  cette  feinte 
insultante  quand  il  est  si  simple  de  s'expliquer  franchement? 

—  Julie,  lu  me  parles  comme  à  un  visiteur  importun  dont  on 
veut  se  débarrasser.  Que  signifient  ces  cérémonies? 

—  Il  n'y  a  pas  de  cérémonies!  —  répliqua-t-elle;  c'est  la  simpli- 
cité même,  comme  nos  relations  :  chacun  est  libre  de  faire  ce  qu'il 
veut,  nest-ce  pas?  Moi  je  lis...  Faites  aussi  quelque  chose.  Si  vous 
vous  ennuyez,  allez  chez  vous. 

Elle  le  chassait. 

Cette  «  simplicité  'de  relations  »,  ce  "  vous  »  au  lieu  du  «  tu  >* 
l'exaspérèrent. 

_  39 


602  LA    HEVUE    BLANCHE 

—  Ecoutez!  lit-il  avec  emportement  et  à  son  tour  ne  la  tutoyant 
plus.  Il  faut  que  je  vous  parle,  et  j'attendrai  la  fin  de  votre  lec- 
ture... 

Elle  ne  répondit  rien  et  demeura  étendue  sur  le  lit,  considérant 
le  livre  ouvert.  Un  lourd  silence  pesa. 

Kostovski  s'était  assis  près  de  la  table  et  regardait  Julie.  Accou- 
dée sur  les  oreillers,  elle  prit  une  pose  gracieuse  de  chatte,  et 
s'occupa  de  cacher  sous  sa  robe  ses  petits  pieds  chaussés  de 
mules;  cela  agaça  Kostovski.  A  travers  la  légère  étoffe  du  peignoir 
se  dessinaient  les  formes  de  son  corps,  les  larges  manches  laissaient 
voir  jusqu'aux  coudes  ses  menus  bras  potelés;  tant  de  grâce  et  de 
charme  sortait  d'elle  toute  que  Kostovski,  à  travers  la  haine  qui 
lui  montait  au  cœur,  sentait  sourdre  un  appétit  de  la  saisir  et  l'en- 
lacer... 11  détourna  les  veux.  La  chambre  était  misérable  :  une 
mesquine  chambre  dhôtel  à  bas  prix,  éclairée  à  l'électricité.  Près 
de  la  poj'le,  l'armoire  aux  costumes;  près  de  la  table,  une  com- 
mode, puis  une  glace...  Au  porte-manteau  était  pendue  sa  ja- 
quette en  peluche  avec  des  pattes  de  chat.  11  contemplait  avec 
irritation  et  cette  jaquette  et  ces  pattes.  11  se  rappela  a\ec  quelle 
tendresse  naguère  elle  l'accueillait,  caressant  ses  cheveux  drus 
de  sa  petite  main.  Et  combien  cette  caresse  était  douce... 

Elle  jeta  hu"ieusement  le  livre  et  sauta  à  bas  du  lil . 

—  Nous  n'avons  rien  à  nous  dire!  s'écria-t-elle,  toute  rouge 
de  colère.  Tout  est  déjà  dit!  Il  est  temps  d'en  finir  avec  toute  cette 
comédie  sentimentale! 

Kostovski,  tremblant,  se  leva. 

—  Comédie  sentimentale...  ré])était-il  amèrement  ;  Julie  !  (pie 
s'est-il  j)assé  entre  nous? 

—  Puen  ne  pouvait  se  passer  ciilie  nous!  dit-elle  avec  empor- 
tement. Nous  sommes  trop  différents  l'un  dé  l'autre...  nous 
n'avons  rien  de  commun...  et...  et  il  faut  rompre  nos  relations! 

Elle  bouscula  une  chaise  et  allant  s'asseoir  dans  un  coin  obscur 
elle  le  fixa  de  ses  grands  yeux  noirs.  Ces  yeux  gardaient  toujours, 
sans  que  s'en  doutât  leur  maîtresse,  leur  expression  invileuse  et 
prometteuse.  En  vous  re])oussant  elle  vous  ajtpelait. 

—  Je  vois,  fil  tristement  Kostovski,  s'asseyant  près  d'elle.  Tu 
veux  me  quitter,  on  raconte  que  tu  en  as  un  autre,  un  abonné 
(\q<  premiers  rangs...  Eli  bien,  quiltons-nous  !  SeulemeTit,  pour- 
quoi toutes  ces  ruses  et  cette  querelle  ?  Je  ne  veux  pas  que  cela 
finisse  ainsi...  Je  veux  (|ue  nous  gardions  un  bon  souvenir  pour 
plus  tai-d...  Mais,  Julie,  tâche  de  comprendre  que  ceux...  des  pre- 
miers rangs...  ne  te  considèrent  que  comme...  une  chair...  Tandis 
que  moi...  je  t'aime,  rpie  le  diable  te  prenne,  maudite! 


LE    DÉCORATEUR  6oî 

Il  l'avait  saisie  au-dessus  des  coudes  et  la  secouaiî  de  ses 
bras  énormes. 

—  Oh  !  que  vous  êtes  brutal  !  vous  m'injuriez  !  laissez-moi  I 
Vous  allez  me  démettre  les  bras!  Quelle  brute! 

Elle  cherchait  toujours  un  prétexte  de  querelle.  Lui,  de  son 
côté,  sentit  bouillonner  en  lui  la  colère,  un  désir  brûlant  de  la 
battre,  de  la  déchirer,  de  la  jeter  à  la  porte...  Il  lui  serra  plus 
durement  encore  les  bras.  Ses  yeux  verdirent,  il  grinça  des  dents 
et  les  muscles  de  sa  face  se  contractèrent. 

—  Aïe!  fit-elle. 

Mai?  il  était  déjà  à  ses  genoux. 

—  Chérie,  adorée,  mon  trésor,  mon  bonheur  !  Tu  es  tout  pour 
moi!  Tous  mes  sentiments,  toutes  mes  pensées,  tout  pour  toi! 
Oui,  je  suis  une  brute,  mais  je  t'aime!  Je  ne  peux  pas  vivre  sans 
toi!  Si  tu  me  repousses,  je  sombrerai  de  nouveau!  Ecoute,  chérie, 
mon  bonheur...  Je  te  demande  pardon.!...  Tu  vois  :  je  baise  tes 
mains,  ta  robe...  je  pleure...  pardon!... 

Et,  agenouillé  devant  elle,  ce  grand  et  robuste  homme  prenait 
les  mains  de  la  frêle  créature,  y  versait  des  baisers  et  pleurait... 

Lorsqu'il  releva  la  tête,  il  rencontra  son  regard  étrange  et  dou- 
ble; ce  regard  des  grands  yeux  noirs  humides  n'exprimait  ni 
amour,  ni  compassion,  ni  mépris,  mais  quelque  chose  d'affreuse- 
ment humiliant,  semblable  à  de  la  curiosité,  mais  plus  impitoyable 
encore  :1a  ciuùosité  d'un  naturaliste  quand  il  procède  à  ses  expé- 
riences sur  un  lapin  vivant  ou  d'un  collectionneur  qui  épingle  ua 
insecte  de  rare  espèce.  Kostovski  intéressait  cette  femme  :  il  l'in- 
téressait par  son  excentricité  et  sa  spontanéité.  Tout  lui  paraissait 
intéressant  :  les  transitions  soudaines  de  la  brutalité  à  la  ten- 
dresse, l'étrangeté  de  l'explication,  cet  accès  de  fureur  suivi  d'une 
si  parfaite  humiliation  devant  elle,  et  les  larmes...  Kostovski 
vit  comme  par  inspiration  le  fond  du  cœur  de  Julie...  Il  se  com- 
prit, lui  blessé  mortellement,  il  distingua  que  Julie  ne  pouvait  l'ai- 
mer, f[u'elle  était  un  être 'd'un  tout  autre  monde...  qu'ils  étaient 
miraculeusement  étrangers  l'un  à  l'autre... 

Toutes  paroles  moururent  dans  sa  gorge.  Il  ne  dit  rien,  il  sai- 
sit son  chapeau  et  sans  même  la  regarder  s'enfuit  de  l'hôtel. 

Presque  inconsciemment  il  se  retrouva  dans  un  ignoble  caba- 
ret fréquenté  par  des  cochers  de  fiacre.  Depuis  longtemps  il 
n'avait  bu,  mais  en  ce  moment  il  sentit  que  le  cabaret  lui  était  in- 
dispensable :  il  lui  fallait  entendre  le  bruit  des  voix  autour  de 
lui,  humer  la  senteur  de  l'eau-de-vie. 

Il  s'assit  auprès  d'une  petite  table  isolée,  dans  un  coin.  Il  se  fit 


6o4  L\    IIKVUE    BLANCHE 

sei'wv  une  boulcille  deau-de-vie,  avec  qiiehiues  mauvais  hors- 
d'œuvre.  La  nappe  élait  tachée  de  bière;  les  lampes  éclairaient 
à  peine  le  cabaret  bondé  dindividus  ivres.  Tous  buvaient,  criaient, 
faisaient  tinter  la  vaisselle;  les  garçons  aux  ligures  blafardes  s'em- 
pressaient de  servir  les  boissons, et  dans  la  pièce  voisine  claquaient 
les  billes  de  billard,  et  un  des  joueurs  chantonnait  les  couplets 
d'une  l'omance  comique  : 

«  Ouc  je  marche  ou  (]ue  sans  but,  j'erre. 
Toujours  ù  ma  Julie,  je  pense.  » 

—  Uh,  démon!  gronda  Kostovski  en  se  versant  un  deuxième 
petit  verre  deau-de-vie  et  il  avala  d'un  trait  le  liquide  brûlant. 

lls'encolérait;  même  ici,  dans  ce  bouge,  **  elle  »  venait  le  pour- 
suivre! Il  décida  de  l'oublier  pour  toujours;  il  l'exécra,  la  méprisa 
et  ne  voulut  plus  se  souvenir  d'elle. 

Mais  peu  à  peu  ses  pensées  s'éloignaient  du  cabaret,  et  de  nou- 
veau «  elle  »  s'emparait  de  lui. 

Il  la  voyait  en  costume  de  sirène.  Son  corps  finissant  -n  pois- 
son, recouverte  d'une  écaille  argentée,  éclairée  par  des  rayons  de 
toutes  couleurs,  et  si  admirablement  belle!  Son  sourire  irrésisti- 
ble l'appelait  tandis  (ju'elle  s'effaçait  dans  les  profondeurs  im- 
menses de  la  mer.  Et  l'homme  amoureux  de  la  «  sirène  »  compre- 
nait qu'il  était  perdu,  (pie  jamais  il  ne  recouvrerait  ni  son  insou- 
ciance, ni  la  force  et  la  santé  de  son  cœur.  Il  se  rappela  (juelle 
était  sa  vie  avant  d'avoir  connu  la  sirène  et  ses  baisers.  Il  buvait, 
oui.  Mais  ce  n'était  point  l'ivrognerie;  rien  que  la  bravoure,  le 
vagabondage  de  la  force,  le  cœur  assoiffé  de  gaieté  et  de  mouve- 
ment... 

Ensuite,  tel  que  le  pêcheur  légendaire,  dans  le  filet  il  trouva 
sa  sirène.  Il  la  prit  dans  ses  bras,  il  se  mit  à  la  couvrir  de  baisers 
et...  adieu  la  belle  vie  insouciante  et  libre  :  Thonnue  était  perdu 
parla  sirène. 

—  Oh,  (h-mon!  rugit-il,  achevant  de  vider  la  bouleiiU'  «i'eau-de- 
vie  et  acharné  à  se  débarrasser  de  même  des  cauchemars  qui 
l'assiégeaient.  Mais  «  elle  »  le  tourmentait  impitoyablement,  elle 
lui  apparaissait  tantôt  <(fée  )-,  tantôt  «  bergère  »;  d'autres  fois 
«  naïade  »,  ou  encore  elle  s'approchait  de  lui  drapée  dans  la 
vaste  robe  d'intérieur,  et  des  boucles  brunes  tombaient  sur  ses 
joues  roses.  Un  halo  palpitant  l'entourait,  elle  était  l'inondée  de 
rayons. 

Dans  la  salle  de  billard  on  chantait  toujours  les  mêmes  cou- 
plets. Peu  à  peu  le  cabaret  se  remplit  d'une  sorte  de  brouillard  que 


LE    DÉCORATEUR  6o5 

perçait  à  peine  la  lumière  des  lampes,  le  tumulte  des  buveurs  sem- 
blait s'éloigner  et  narrix  er  plus  que  par  ondes,  comme  un  écho. 
La  sirène  apparaissait  au  milieu  de  ces  ondes,  souriait  et  faisait 
signe  à  Kostovski.  Par  moments  il  levait  la  tête,  voyait  la  bou- 
teille et  continuait  de  boire.  Le  brouillard  devenait  plus  dense  et 
tourbillonnait  de\ant  ses  veux.  Mais  à  travers  il  retrouvait  tou- 
jours  l'image  poétique  et  chère. 

yuand  après  plusieurs  jours  de  recherche  dans  tous  les  caba- 
fets  on  retrouva  Kostovski  ei  qu'on  l'eut  dégrisé,  il  recommença 
de  diriger  la  mananivre  du  «  fond  de  la  mer  »  et  des  sirènes.  Il 
avait  repris  son  extérieur  d'autrefois  :  malpropre,  négligé,  plus 
taciturne  que  jamais  et  les  touffes  de  ses  cheveux  encore  plus 
en  tumulte. 

11  revint  se  poster  derrière  les  coulisses,  près  du  cintre,  pour 
rHuminer  les  sirènes.  Son  cœur  semblait  plongé  dans  le  froid  et 
la  nuit,  la  rage  le  dévorait.  Cette  fois  il  évitait  résolument  toute 
la  troupe,  la  haïssait  et  se  confinait  dans  son  isolement. 

Les  ((  sirènes  »  nageaient  au  «  fond  de  la  mer  ».  Il  les  éclaira. 
Seulement  ce  n'était  plus  la  même  lueur  poétique;  c'était  un 
brouillard  verdâtre  et  triste  et  les  sirènes  paraissaient  au  travers, 
souffreteuses,  privées  de  vie,  et  pareilles  à  des  cadavres  voguant. 

Et  lorsque  Julie  à  son  tour  traversa  la  scène  en  nageant,  tout 
au  fond  comme  à  son  ordinaire,  de  lugubres  rayons  glauques  l'en- 
sevelirent, et  la  sirène  ressemblait  à  un  spectre,  à  une  larve.  Sa 
face  était  devenue  bleue,  livide,  horrible,  avec  des  lèvres  noires, 
des  fosses  sans  couleur  à  la  place  des  yeux,  et  son  corps  de  poisson 
devint  quelque  chose  d'innomablement  mucilagineux.  Un  frisson 
de  dégolit  passa  parmi  tous  les  spectateurs;  le  corps  bleui  de  Julie 
flottait  à  même  un  amas  phosphorescent,  il  se  confondit  enfin  avec 
lui.  composa  un  on  ne  sait  quoi  d'informe,  de  monstrueux,  et  com- 
ble de  l'horrible,  de  diaboliquement  vivant. 

Et  le  décorateur  tournait  lentement  le  réflecteur,  il  contemplait 
la  funèbre  féerie  qu'il  créait  à  mesure,  il  se  sentait  à  mesure  faire 
s'effondrer  le  charme:  il  lui  apparaissait  que  la  femme  dont  il 
adora  la  beauté  n'avait  jamais  été  belle,  rpi'il  la  restituait  enfin  à 
sa  réalité,  elle  qui  de  beauté  n'avait  reçu, que  lorsqu'il  l'illuminait 
des  rayonnements  de  son  amour. 

Skitaletz 
Traduit  du  russe  par  S .  N.  Yelenkowska  et  F.  Faocs. 


Un  Socialiste  de   1848 


François  Vidal 


I.  —  Depuis  quelques  années,  les  ancêtres  du  socialisme  con- 
temporain sont  mieux  étudiés.  On  se  préoccupe  davantage  de 
rechercher  dans  les  écrits  du  commencement  et  du  milieu  du 
siècle,  l'origine  des  thèses  qui  se  sont  depuis  imposées  à  la  démo- 
cratie prolétarienne  sous  une  forme  quelque  peu  dogmatique. 
On  s'est  aperçu  (ju'avant  les  maîtres  de  la  pensée  révolutionnaire 
moderne,  les  Marx,  les  Engels,  les  Henry  George,  les  De  Paepe, 
d'autres  avaient  déjà  scruté  les  angoissants  problèmes  posés  en 
toute  leur  ampleur  par  l'expansion  de  l'industrialisme.  On  a  res- 
titué à  Fourier,  à  Saint-Simon,  à  Proudhon,  à  Pecqueur,  le  rôle 
qui  leur  appartient  dans  la  formation  des  doctrines  nouvelles. 
Même  les  précurseurs  allemands  de  l'auteur  du  Capital  ont  obtenu 
justice. 

La  génération  française  de  1840-1848  a  été  peut-être  moins 
bien  traitée  dans  son  ensemble  que  celle  qui  l'a  précédée. L'œuvre 
des  fouriéristes  et  des  saint-simoniens  est  aujourd'hui  suffisam- 
ment connue.  Celle  des  écrivains  qui  ont  exercé  leur  action  sur 
le  mouvement  républicain  et  socialiste  de  février  n'a  pas  encore 
été  examinée  avec  tout  1©  soin  nécessaire.  Il  faut  attribuer  cette 
négligence  des  critiques  et  des  historiens  à  deux  facteurs:  d'abord 
celte  génération  a  été  exceptionnellement  féconde  en  publicistes 
sociaux,  de  tempéraments  divers,  de  Louis  Blanc  à  Proudhon,  et 
de  Pierre  Leroux  à  Cabet,  et,  par  suite,  l'abondance  de  la  pro- 
duction a  pu  paraître  exagérée  à  d'aucuns  ;  d'autre  part,  les 
hommes  de  premier  plan,  ont  été  assez  nombreux,  en  cet  âge, 
pour  rejeter  dans  une  ombre  totale  des  philosophes  et  des  écono- 
mistes de  moindre  envergure,  mais  de  valeur  encore  notable. 

Parmi  ceux  qui  ont  souflcrt  du  recul  des  années  et  aussi  de  leur 
infériorité  relative,  il  en  est  (jui  méritent  plutôt  que  d'autres, d'être 
restaurés  à  leur  vraie  place  :  nous  signalerons  en  première  ligne 
François  Vidal. 

Vidal'  ne  s'est  pas  borné  ii  In  théorie.  Il  lui  est  advenu  d'être 
mêlé  directement  à  la  politique  d'action,  en  sa  qualité  de  secré- 
taire général  de  la  Commission  pour  les  Travailleurs,  qui  siégeait 


FRANÇOIS    VIDAL  (j<'7 

au  Luxembourg.  11  lui  a  été  donné  non  seulement  d'exposer  ses 
conceptions  dans  les  livres,  mais  encore  de  les  défendre  devant 
une  façon  de  Parlement  ouvrier.  Il  s'est  affirmé  ainsi  l'un  des 
inspirateurs  principaux,  avec  Louis  Blanc,  d'une  assemblée  qui, 
en  pleine  crise  révolutionnaire,  et  à  une  heure  où  tout  était  per- 
mis, à  la  condition  qu'on  fût  prompt,  a  discuté  académiquement  le 
problème  social.  Enfin,  il  a  été  chargé  avec  Pecqueur  dont  les 
idées  abstraites  étaient  cependant  beaucoup  plus  avancées,  de 
coordonner  lesl  délibérations'  des  représentants  patronaux  ou 
ouvriers.  Rappeler  ce  rèle  de  Vidal,  c'est  donc  évocfuer  l'œuvre 
ébauchée  par  la  démocratie  française  en  une  phase  presque  déci- 
sive de  son  histoire. 

Si  l'on  examine  en  Vidal,  non  plus  le  politique,  mais  l'écrivain, 
il  mérite  encore  qu'on  s'attache  à  lui.  Fouriérisle  d'abord,  puis 
partisan  de  l'Organisation  du  Travail,  il  nous  montre,  non  sans 
certaine  difficulté,  comment  la  pensée  socialiste  a  pu  passer,  en 
vingt  ou  trente  ans,  de  la  négation  de  l'Etat  à  l'exaltation  de 
l'Etat. 

Et  enfin,  si  l'on  veut  rendre  à  cette  étude  quelque  actuahté,  il 
suffit  de  dire  que  Vidal,  interventionniste  résolu,  et  convaincu  que 
les  transformations  sociales  peuvent  s'opérer  d'en  haut,  par  une 
initiative  des  pouvoirs  publics  bourgeois,  apparaît  comme  le 
précurseur  de  nombre  de  socialistes  modernes.  Avec  Louis  Blanc, 
(qui  en  fut  au  reste  le  principal  bénéficiaire,  avant  de  sombrer 
dans  une  catastrophe),  il  a  esquissé  une  théorie  dont  les  adeptes, 
et  en  France  et  en  Allemagne,  et  en  Belgique  et  en  Italie,  recom- 
mencent à  jour  un  rôle  considérable. 

II.  —  La  biographie  de  Vidal  n'offre  aucun  trait  particulière- 
ment saillant.  Né  à  Coutras,  en  1814,  il  mourut  en  1872,  —  mais 
son  existence  militante  s'est  restreinte  tout  entière  à  la  période 
1848-1851  Dans  sa  jeunesse,  il  compta  parmi  les  phalanstéi-iens, 
puis  il  collabora,  sous  Juillet  à  diverses  publications  de  tendances 
nouvelles,  la  Reçue  Indépendante  et  la  Démocratie  Pacilique 
entre  autres.  En  1845,  il  termina  une  étude  sur  les  caisses  d'épar- 
gne ;  en  1846,  il  fit  éditer  son  œuvre  maîtresse,  celle  qui  résume 
sa  pensée  et  dont  le  titre  est  fort  long  :  De  la  Répartition  des 
richesses  ou  De  la  justice  distributive  en  économie  sociale  (cri- 
tique des  théories  exposées  soit  par  des  économistes,  soit  par  les 
socialistes). 

Ce  volume  attira  si  bien  l'attention,  à  une  époque  où  les  ques- 
tions sociales  passionnaient  les  foules,  qu'au  lendemain  de 
Février,  Vidal  se  trouvait  tout  désigné  pour  un  poste  important. 


6o8  LA   REVUE    BLANCHE 

Aussi  Louis  nianc  l'appela-t-il  à  la  Commission  du  Luxembourg, 
où,  suivant  le  témoignage  de  lauteur  de  VOryaitisulion  du  Tra- 
i  ail,  il  accomplit  une  besogne  énorme. 

.\l)rès  juin,  \'i(ial  rentra  dans  1  ombre. mais  pour  peu  de  temps, 
En  1849,  il  publia  son  Travail  affranchi.  Au  10  mars  1850,  il  fut 
élu  représentant  à  la  fois  par  Paris  et  par  le  Bas-Rliin.  Il  opta 
pour  la  Seine,et  siégea  sur  les  bancs  de  la  Montagne. Louis-Bona- 
parte n'eut  pas  d'adversaire  plus  résolu  que  ce  républicain  de 
haute  conscience.  Au  2  décembre  enfin.  \'idal  «[uitta  Paris. 

111.  —  C'est  dans  le  traité  De  la  llcparlilion  des  richesses  que 
nous  allons  essayer  de  saisir  le  système  ou  tout  au  moins  le  corps 
didées  de  notre  auteui'.  Aussi  bien,  sa  date  même  —  il  a  été 
imprimé  deux  ans  avant  Février  —  devait  lui  assigner  une  in- 
fluence sur  les  événements  qui  suivirent  presque  immédiatement. 

Par  ses  concepts  fondamentaux.  Vidal  apparaît  bien  de  son 
temps.  Nous  retrouvons  chez  lui  les  éléments  (pu  prévalurent  dans 
toute  la  liKérature  socialiste  de  Juillet,  Proudhon  excepté,  et  qui, 
en  dépit  de  certaines  tendances  divergentes,  ont  formé  l'arma- 
tures  des  œuvres  de  Considérant,  de  Leroux,  de  Louis  Blanc,  de 
Pecquéur,  de  Cabel  pour  s'en  tenir  aux  hommes  de  premier  plan. 
Ajoutons  tout  de  suite  que  ces  éléments  étaient  un  legs  de  la  géné- 
ration immédiatement  antérieure. fouriériste  et  saint-simonienne. 

Vidal  est  tout  le  contrailre  d'un  matérialiste  (le  matérialisme  ne 
surgira  dans  l'histoire  du  socialisme  qu'avec  le  manifeste  des 
communistes).  Il  ne  songe  guère  à  évoquer  les  faits  économiques 
comme  substruction  de  l'évolution.  Tout  au  rebours,  il  nllribue 
aux  idées  —  à  l'idéal  —  une  autorité  capitale  et  une  puissance  de 
fermentation  sans  réserve. Comme  ses  contenq>or;uns,il  est  déiste, 
quoirju'il  n'apporte  pas  sur  la  divinité  les  affii'nintions  mysti- 
ques qui  étaient  alors  de  règle,  mais  il  assigne  à  la  Providence 
une  action  et  une  volonté,  et  à  l'imitation  de  Fourier,  il  cherche 
à  tout  le  moins  à  déterminer  les  vues  providentielles.  L'oplunisme 
se  déduit  tout  naturellement  d'un  pareil  tempérament  intellectuel. 

La  marche  dialectitpie  de  Vidal  n'a  rien  d'original  non  plus, 
pour  (|ni  a  vu  ou  parcouru  les  écrits  de  celte  période.  Elle  est 
dominée  par  trois  notions  :  d'abord  l'homme  est  né  pour  une  fin, 
qui  est  le  bonheur.  Ensuite  la  science  sociale,  qui  est  la  science 
du  bonheur,  se  subdivise  en  trois  sections  :  la  philoso|)hie  .sociale, 
vouée  aux  besoin*  moraux,  l'économie  sociale,  attachée  aux  be- 
soins matériels,  et  enfin  la  polili(pie,  mais  ces  sections  sont  loin 
•rétre  indépendantes  les  unes  des  autres.  Vidal  s'élève  contre  la 
doctrine  qui,  di'^tincruanf  entre  l'économie  et  la  morale,  sépare 


FRANÇOIS   VIDAL  609 

l'utilité  du  bien  et  du  droit.  <(  L'économie  est  la  science  ({ui  en- 
seigne comment  il  faut  organiser  l'industrie  et  répartir  les  riches- 
ses conformément  aux  principes  de  l'utilité  générale  et  de  la  jus- 
lice  dislribulivc.  » 

Quant  aux  relations,  à  limporlance  comparée,  des  débats  pure- 
ment politiques  et  des  discussions  proprement  sociales,  Vidal 
s  exprime  comme  tous  ses  contemporains.  C'est  mémo  avec  une 
force  et  une  clarté  singulières  qu'au  début  de  son  livre,  il  dit  leur 
fait  aux  sophistes  du  droit  public,  ce  Le  beau  temps  de  la  scolas- 
tique  constitutionnelle  est  passé  et  passé  sans  retour.  On  a  assez 
discuté  sur  l'équilibre  des  trois  pouvoirs,  sur  l'essence  du  gou- 
vernement représentatif,  etc..  Il  est  temps  de  laisser  u..  peu  de 
coté  les  questions  de  personnes  pour  aborder  franchement  les 
véritables  questions,  les  questions  économiques  et  sociales.  » 

Or,  ces  problèmes  qui  priment  tous  autres,  se  ramènent  en 
réalité  à  deux  points  :  l'organisation  du  travail  et  la  répartition 
des  richesses. Notons  tout  de  suite  que  Vidal,  comme  Louis  Blanc, 
ne  sera  sollicité  que  très  indirectement  par  le  problème  de  la  pro- 
priété —  problème,  que  Proudhon  placera  en  son  rang  légitime. 

Deux  écoles  se  trouvent  en  présence  :  d'une  part  les  écono- 
mistes, qui  se  bornent  à  décrire  des  faits,  sans  se  demander  s'ils 
sont  justes,  de  l'autres  les  socialistes,  qui  ont  voulu  réaliser  un 
idéal,  mais  auxquels  Vidal  reproche  de  n'avoir  point  suffisam- 
ment étudié  la  répartition. Il  ne  dissimule  pas  d'ailleurs  son  inten- 
tion d'élaborer  un  système  :  il  la  proclame  même  expressément  ; 
mais  il  ne  cache  pas  non  plus,  dès  les  premières  pages,  sa  sym- 
pathie, ses  préférences  pour  le  socialisme.  Elles  ressortent  avec 
une  incontestable  netteté  des  quelques  affirmations  qu'il  pose 
«vaut  d'examiner  dans  leurs  détails  et  de  critiquer  les  conclu- 
sions des  deux  partis. 

Vidal  remarque  que  la  misère  de  la  classe  laborieuse  croît  en 
proportion  de  la  richesse.  Cette  constatation,  (|ue  Henry  George 
résumera  plus  tard  sous  forme  lapidaire,  se  retrouve  dans  toute 
la  littérature  de  Juillet.  Et  il  continue  ■:  <■<■  Il  n'y  a  ni  dignité,  ni 
moralité,  ni  indépendance  possibles,  pour  l'homme  qui  n'a  point 
l'existence  garantie,  qui  n'est  pas  assuré  de  pouvoir  toujours 
gagner  par  son  travail  de  quoi  suffire  aux  besoins  de  la  vie.  » 
\'oilà  une  sévère  appréciation  du  dogme  libéral  qui  s'attache  à 
la  liberté  théorique  et  non  à  la  liberté  de  fait.  Vidal  insiste  en  flé- 
trissant la  concurrence  et  le  désordre  et  en  déduisant  de  l'absence 
de  liberté  réelle  la  nécessité  de  l'organisation.  Il  se  lance  ensuite 
dans  une  diatribe  contre  le  laissez-faire  et  l'individualisme,  et 
dans  une  apologie  de  l'interventionnisme  qui  seul  peut  protéger 


6iO  LA    REVUE    BLANCHE 

les  faibles  contre  les  i'orts.  Il  nous  permet  entin,  dès  ce  préam- 
bule, de  deviner  les  grandes  lignes  de  son  système  en  réclamant 
l'abolition  du  salariat,  l'institution  dune  solidarité  effective,  l'as- 
sociation intégrale  el  en  invitant  l'économie  à  changer  de  roule,et 
à  «  entrer  plus  ou  moins  dans  la  voie  battue  par  le  socialisme  ». 
Nous  sommes  donc  fixés,  mais  cet  aperçu  général  du  début  ne 
peut  que  nous  inciter  davantage  à  accompagner  Vidal  dans  l'ana- 
lyse de  doctrines  adverses  à  la(iuelle  il  nous  convie. 

IV.  —  Notre  auteur  a  fait  la  mesure  large  aux  économistes.  Il 
examine  longuement  leurs  idées  et  le  régime  qu'ils  défendent 
avec  tant  d'imperturbable  acharnement.  Il  s'agit  bien  entendu  de 
ces  économistes  qui,  se  qualifiant  d'orthodoxes  et  de  libéraux, 
prétendent  accaparer  pour  eux  l'économie  tout  entière. 

\'idal  discerne  parmi  eux  l'école  agricole  dont  Quesnay  est  le 
chef,  puis  l'école  libérale  proprement  dite  qui  lui  a  succédé  en 
ses  deux  branches,  la  descriptive,  (les  choses  se  passent  ainsi)  et  la 
fataliste  (les  choses  doivent  se  passer  ainsi),  puis  l'école  critique 
qui  réfute  sans  conclure,  puis  l'éclectique  qui  puise  dans  tous  les 
systèmes  pour  se  dispenser  d'innover,  et  enfln  la  chrétienne  qui 
asseoit  tout  sur  la  charité.  Il  est  en  général  sévère  pour  toutes  ces 
sectes,  qu()ii|u'il  ail  déjà  discerné  les  tendances  différentes  el  plus 
généreuses  de  Sismoneli  et  des  critiques. 

Mais  c'est  surtout  aux  disciples  d'Adam  Smith  et  spécialement 
à  J.-B.  Say  qu'il  s'en  prend.  Ceux-là  en  effet,  suivant  leurs  pro- 
pres déclarations,  ont  éludé  la  justice,  s'attachant  au  fait  el  non 
au  droit.  Adam  Smith  au  contraire,  a  évité  de  légitimer  ce  ([ui 
n'était  point  légitime  et  s'est  contenté  de  décrire  le  phénomène 
qu'il  apercevait. 

Vidal,  avec  une  reman|uable  sagacité,  bat  tous  ces  «  soutiens 
de  la  société  »,  avec  leurs  pi'oj)res  armes,  retournant  contre  eux- 
mêmes  les  analyses  où  ils  se  complaisent.  Say,  |)ar  exemple,  n'a-l- 
il  pas  montré  toutes  les  défectuosités  du  salarial,  tous  les  vices  de 
la  concurience,  en  attestant  (jue  le  minimum  du  salaire  en  était 
à  la  fois  le  taux  normal  ?  Et  ne  saurail-ou  dégager  de  Smilh  celte 
vérité,  qu'en  slricle  justice,  l'ouvrier,  avec  la  rémunération  de  son 
labeur,  devrait  pouvoir  en  racheter  le  produit.  Or,  il  n'en  est  rien, 
puiscjue  ce  produit  se  vend  4,  10,  100  fois  plus  cher.  Et  c'est  la  con- 
damnation du  régime  tout  entier. 

De  même,  \'idal  détruit  les  sophismes  de  la  rente  avec  une  luci- 
dité singulière,  toujours  en  s'appnyant  sur  les  écrivains  soi-disant 
libéraux.  Il  étudie  cette  rente  à  travers  son  évolution  historique, 
depuis  les  temps  barbares  jusqu'au  servage  et  au  salariat.  Tribut 


FRANÇOIS  VIDAL  Gn 

prélevé  sur  le  travail,  elle  empêche  le  salaire  d'égaler  le  produit. 
Elle  grandit,  comme  Smith  la  reconnu,  avec  tous  les  progrès 
matériels.  Et  c'est  pour  cette  raison  (jue  l'agriculture  devient 
impossible,  le  seul  intérêt  du  capital  absorbant  les  produits. 

Smith  encore,  par  sa  théorie  du  proht  industriel,  permet  de 
conclure  que  l'entrepreneur,  le  capitaliste  doivent  fatalement 
entrer  en  lutte  avec  l'ouvrier,  et  qu'ils  vivent  à  ses  dépens. Malthus 
enfin  a  eu  raison  de  pousser  un  cri  d'alarme  en  voyant  le  monde 
glisser  sur  la  pente  du  paupérisme  ;  seulement  cet  écrivain  con- 
servateur, s'il  a  rendu  le  service  de  dénoncer  un  péril  profond,  n'a 
trouvé  que  des  remèdes  appropriés  à  la  petitesse  dun  esprit  ré- 
trograde :  la  contrainte  morale  pour  les  uns  et  le  luxe  pour  les 
autres. 

Au  total,  de  la  lecture  des  économistes,  il  est  facile  de  déduire 
un  réquisitoire  en  règle  contre  la  société  capitaliste,  et  l'on  re- 
trouve chez  Vidal  les  mêmes  diatribes  que  chez  tous  les  publi- 
cistes  de  sa  génération  :  par  bien  des  points,  il  se  rapproche  de 
Louis  Blanc. 

Le  tableau  qu'il  présente  du  paupérisme,  distingué  fort  claire- 
ment de  la  misère  antique,  est  judicieux  et  complet.  Le  paupé- 
risme résulte  du  salariat  et  apparaît  comme  l'état  normal  du  sa- 
larié. Il  était  infiniment  moins  douloureux  et  moins  répandu  au 
temps  où  les  corporations  existaient  encore.  Non  que  le  régime 
industriel  d'avant  1789  fût  parfait  où  même  tolérable,  mais  il  eût 
été  bon  de  séparer  le  principe  du  mode  d'application  et  à  tout  le 
moins,  la  corporation  avait  évité  l'accaparement,  la  dépréciation 
des  produits,  la  concurrence  exagérée,  l'invasion  des  villes  par 
les  ruraux  et  tous  les  maux  qui  s'en  suivent. 

A  beaucoup  d'égards,  le  salarié  pourrait  envier  le  serf  d'autre- 
fois, car  celui-ci,  assimilé  au  bétail  qui  périt  pour  le  propriétaire, 
suivant  la  vieille  formule,  jouissait  d'une  sécurité  refusée  à  celui- 
là.  Il  est  vrai,  affirment  les  philosophes,  que  le  salarié  d'aujour- 
d'hui est  libre  ;  seulement,  il  y  a  liberté  et  liberté,  et  la  lilDerté 
abstraite,  la  seule  qui  soit,  n'est  que  vaine  fumée.  «  Le  salariat, 
c'est  encore  la  dépendance  et  Thumiliation  de  la  servitude,  moins 
le  pacte  assuré  de  la  servitude.  »  Comme  l'on  voit,  Vidal  a  trouvé 
des  pensées  très  fortes  et  des  termes  lapidaires. 

Il  n'a  pas  montré  par  des  expressions  moins  virulentes,  les  con- 
séquences sociales  et  économiques  de  l'expansion  du  machi- 
nisme. Ici,  il  se  rencontre  avec  Proudhon,  qui  dans  ses  Contra- 
dictions a  si  admirablement  développé  ce  sujet.  «  La  mécanique, 
s'écrient  les  manufacturiers  avec  exaltation,  a  délivré  le  capital 
des  exigences  du  travail.  La  mécanique,  disent  les  philanthropes 


6i2  LA    REVUE    BLANCHE 

avec  tristesse,  a  mis  le  Iravailleur  à  la  merci  des  entrepreneurs 
^industrie.  »  Les  deux  assertions  se  complètent  et  se  vérifient 
lune  lautre.  Le  travail  devient  ainsi  un  privilège  pour  les  uns, 
soustraits  au  chômage,  un  châtiment  pour  les  autres.  Mais  ceux 
mêmes  qui  arrivent  à  louer  leurs  bras  se  vouent  et  vouent  leurs 
descendants  à  toutes  les  déchéances  physiques.  »  La  race  hu- 
maine s'appauvrit  et  dégénère  pendant  (pie  l'on  encourage  à 
grands  frais  l'amélioration  des  races  chevaline,  ovine  et  bovine  ». 
L,  alcoolisme  et  l'abrutissement  sont  des  tares  consécutives  au 
triomphe  de  l'industrialisme. 

La  machine  n'a  pas  seulement  dans  l'ordre  social  et  aussi  phy- 
siologique, refoulé  plus  bas  la  classe  ouvrière-  elle  a  désorganisé 
toute  l'économie  en  l'ompant  l'équilibre  entre  la  production  (;t  la 
consommation.  Fatalement,  elle  entraîne  la  production  illimitée, 
à  l'aventure,  puisqu'elle  doit  être  sans  relâche  utilisée.  De  là  les 
crises  qui  tous  les  dix  ans  dépriment  l'activité  manufacturière  ;  de 
là  tous  les  palliatifs,  pires  encore  que  le  mal,  inventés  pour  réagir: 
l>rotectionnisme,  colonialisme.  Et  ainsi,  de  l'ensemble  des  faits, 
de  la  concurrence  meurtrière,  de  l'exploitation  humaine,  se  dé- 
gage cette  vérité  sinistre  (jue  la  misère  est  le  résultat  nécessaire  de 
notre  état  de  civilisation.  Cette  vérité,  les  économistes  se  «gardent 
bien  de  la  proclamer,  mais  malgré  eux,  elle  éclate  à  chaque  ligne 
de  leurs  ouvrages.  Vidal  leur  demande  ce  (ju'ils  proposent  pour 
remédiei'  à  un  état  de  choses  aussi  cruel.  Il  ne  rencontre  chez  eux 
qu'indifférence,  dureté  ou  impuissance  de  pensée. 

\'.  —  \'idal  s'adresse  maintenant  aux  socialistes,  comptant 
trouver  chez  eux  plus  d'ouverture  d'esprit  et  de  cœur.  Mais  il  faut 
s'entendre  sur  la  valeur  du  mot  <(  socialiste  »  et  notre  auteur  af- 
fecte de  le  rétrécir  singulièrement  —  tout  comme  Louis  Blanc 
après  son  entrée  au  gouvernement  provisoire  de  1848.  Soucieux 
de  rendre  son  socialisme  aimable,  acceptable,  de  le  dépouiller  de 
tout  ce  qui  peut  conlrecarivr  une  évolution  officielle,  il  distingue 
«  entre  les  hommes  d'étude  qui  s'en  remettent  pleinement  aux  pro- 
grès de  la  laison,  et  les  esprits  ardents  et  généreux,  mais  impa- 
tients de  révolution,  qui  voudraient  imposer  leurs  convictions 
par  la  violence.  »  Il  ne  faut  point  s'étonner  de  cette  différenciation 
un  peu  subtile  <\\\\  était  acceptée  alors  par  les  trois  quarts  de  l'ex- 
Irème-gauche  et  floni  rien  n'avait  démontré  l'inanité.  On  s'ima- 
ginait couramment  (pie  la  bourgeoisie,  pourvu  qu'elle  fût  un  peu 
poussée  par  les  événements,  ferait  volontiers  sa  nuit  du  4  Août. 
L'endosmose  socialiste,  qui  s'affirmait  en  ce  temps  (il  y  aurait 
une  ruiieuse  histoire  à  écrire  de  celte  endosmose  si  peu  féconde 


FRANÇOIS    VIDAL  6i3 

en  résultats,  à  travers  le  siècle  écoulé),  fortifiait  cette  confiance. 
Enfin,  la  conviction  de  Vidal  et  la  distinction  (juil  échalaudait  sur 
elle,  s'expliquaient  surtout  par  la  notion  imparfaite  et  presque 
nulle  qu'on  avait  de  la  lutte  des  classes,  laciuelle  ne  sera  réelle- 
ment mise  en  lumière,  que  par  Proudhon,  surtout  dans  ses  der- 
niers ouvrages. 

Quoi  qu'il  en  soit,  \  idal,  socialiste  théorique  et  idéaliste,  ne 
craint  point  d'aller  à  peu  près  aux  extrêmes  de  la  pensée.  Passant 
en  revue  les  publicistes  sociaux  du  XIX^  siècle,  il  marque  toute 
sa  faveur  aux  communistes  et  ne  laisse  pas  que  d'adresser  de  vives 
critiques  à  leurs  prédécesseurs. 

Il  reconnaît  la  grandeur  du  rôle  assumé  par  Saint-Simon.  Le 
maître  et  ses  disciples  ont  eu  raison  de  réhabiliter  Tordre,  la  hié- 
rarchie, l'autorité,  au-dessus  de  l'anarchie  régnante,  car  la  libre 
concurrence  et  le  désordre  ne  servent  que  les  forts  et  les  grands. 
Mais  immense  a  été  leur  tort-  (|uand  ils  ont.  en  érigeant  une  loi 
vivante,  un  pape  omnipotent,  foulé  la  démocratie  et  restauré  un 
intolérable  despotisme.  Enorme  a  été  leur  erreur,  lorsquattri- 
buant  à  cette  loi  vivante  le  droit  de  mesurer  les  capacités  et  les 
œuvres,  ils  ont  installé  l'arbitraire  à  la  base  de  la  répartition. 

De  même  Vidal  vante  Fourier,  qui,  lui,  a  respecté  la  liberté 
et  qui  a  évité  de  constituer  une  tyrannie.  Il  fait  ressortir,  avec  une 
complaisance  mar({uée,  les  avantages  de  la  phalange  et  du  pha-. 
lansthère,  l'allocation  d'un  minimum  décent  à  tous,  la  prescrip- 
tion de  l'éducation  intégrale  —  et  en  vérité,  nous  verrons  ([ue 
Vidal,  fouriériste  à  l'origine,  n"a  jamais  complètement  rejeté  l'in- 
fluence de  sa  première  école,  —  mais  la  formule  de  répartition  du 
système  ne  le  satisfait  pas  totalement. 

Il  en  vient  donc  aux  communistes,  pour  lesquels  il  exprime  tout 
de  suite  ses  préférences.  Il  estmie  qu'ils  s'éloignent  de  la  réalité, 
qu'ils  voguent  dans  les  régions  de  l'idée  pure,  mais  il  ajoute  que 
l'utopie  d'aujourd'hui  peut  être  le  fait  de  demain,  et  dans  son  for 
intérieur,  il  a  la  conviction  d'un  triomphe  prochain. 

Ce  qui  le  séduit  dans  le  communisme,  c'est  qu'il  repose  sur 
l'égalité  des  droits.  La  distribution  se  fera  par  portions  qui  ne 
seront  pas  uniformes,  mais  qui  répondront  aux  besoins  de  cha- 
cun. Notre  auteur  compare  une  société  fondée  sur  ce  mode  à  une 
famille  ou  à  une  table  d'hôte  où  chacun  se  sert  à  sa  guise,  tout 
en  se  préoccupant  de  laisser  des  aliments  à  ses  parents  où  à  ses 
commensaux.  Il  est  exact  que,  généralisé,  un  pareil  système 
exige  la  similitude  d'éducation  et  l'abondance  des  produits.  Mais 
il  est  facile  d'obtenir  lune  et  l'autre,  et  avec  l'expansion  du  machi- 


fij/  LA    REVUE    BLANCHE 

nisme,  «  deux  heures  de  travail  suffiront  pour  doubler  ou  tripler 
la  production  »  des  utilités. 

Sans  doute,  tous  les  travaux  ne  seront  pas  également  at- 
trayants, et  il  est  probable  que  les  vocations  n'entraîneront  pas 
les'citoyens  vers  les  besognes  répugnantes  ;  mais  ou  bien  celles-ci 
seront  accomplies  par  les  machines,  ou  bien,  à  défaut,  on  établira 
à  leur  intention  un  recrutement  spécial,  comme  aujourd'hui  pour 
l'armée.  Remarquons,  à  ce  propos,  (jue  cette  idée  choque  tou- 
jours nos  contemporains  :  ils  acceptent  bien  qu'on  force  un  in- 
dividu à  tuer  ses  semblables  ou  même  à  se  faire  bourreau  en 
figurant  dans  un  peloton  d'exécution,  mais  ils  jugent  monstrueux 
et  déshonorant  pour  un  homme  d'être  contraint  à  balayer  les 
rues,  ou  à  curer  les  égouts,  pour  le  bien  commun. 

Vidal,  au  reste,  n'ignore  pas  les  attaques  qu'on  dirige  contre 
le  communisme  et  qu'il  regarde  comme  calomnieuses.  On  pré- 
tend d'abord  que  ce  système  confistiue  la  liberté  individuelle.  Or, 
au  contraire,  il  admet  toutes  les  libertés,  sauf  celle  de  ne  point 
travailler,  et  pour  que  les  diverses  libertés  fussent  violées,  il  sé- 
rail nécessaire  que  la  majorité  des  sociétaires  y  renonçât  volon- 
tairement. On  lui  reproche  d'abolir  la  famille,  en  instituant  la 
mise  en  commun  des  femmes.  Ce  n'est  là  (ju'une  boutade  sans  por- 
tée. Les  femmes  ne  sont  pas  des  choses,  du  moins^  elles  ne  seront 
.plus  des  choses  dans  la  société  nouvelle,  et,  par  suite,  s'apparle- 
nanl,  ne  pourront  être  appropriées.  Enfin,  les  socialistes,  <lit-on, 
entendent  tout  bouleverser  :  mais,  pourquoi  défendraient-ils  le 
monde  actuel,  où  tout  est  mauvais  ?  Celui-ci  ne  subsiste  guère  que 
par  les  quehjues  embryons  de  communauté  qui  s'y  sont  établis.  Et 
lors(|ue  les  économistes  al  tachent  la  liberté  à  la  propriété,  ils  ne 
voient  pas  que  les  communistes  sont  leurs  meilleurs  disciples, 
puisqu'ils  veulent  universaliser  la  liberté  ])ar  l  universalisation 
de  la  propriété.  Seulement,  il  est  nécessaire  que  celle-ci,  pour 
répondre  aux  fins  cherchées,  devienne  homogène  et  collective, 
car  le  morcellement  indéfini  organiserait  la  misère  pour  tous. 

«  Ceux  (|iii  dans  mille  ans,  liront  notre  rode  de  j)rocédurc, 
notre  bulletin  des  lois,  qui  compteront  les  millions  d'arrcls,  de 
jugements,  de  délits  et  de  crimes,  causés  par  la  division  de  la 
j)ropiiélé.  par  les  débats  d'intérêt,  se  demanderont  avec  étonne- 
menl  comment  une  telle  société  a  pu  subsister  ;  mais  ils  s'éton- 
neront bien  davantage  encore  d'ajqwendre  rpie  l'association, cette 
chose  si  simple,  si  naturelle,  si  facile  à  réaliseï-,  a  été  considéi'ée 
comme  une  chimère,  comme  une  folie  par  les  grands  esprits  du 
XIX"  sièrle,  ..  Ce  n'est  pninf  ];i  le  Ion  bniilnin  et  prophétique  de 


FRANÇOIS   VIDAL  ^'^ 

Marx,  mais  c'est  bien  le  langage  optimiste,  pétri  de  sentimenta- 
lité, de  la  génération  de  1848. 

VI.  —  Nous  connaissons  les  vues  théoriques  de  Vidal  :  il  in- 
cline fortement  vers  le  communisme.  Les  partisans  de  cette  doc- 
trine ont  raison  à  ses  yeux  ;  non  parce  qu'elle  consacre  la  marche 
même  des  phénomènes  économiques  dans  la  nation  moderne  — 
le  matérialisme  histori(iue  ne  pouvait  recevoir  une  telle  adhésion 
d'un  penseur  aussi  soucieux  d'idéalisme  — ,  mais  parce  qu'elle 
s'étaie  sur  la  fraternité.  En  remontant  en  arrière,  on  remarque 
au  surplus,  et  cest  une  démonstration  de  sa  valeur  pour  un 
homme  de  1848,  quelle  évoque  le  christianisme  primitif, 
et  il  n'est  point  de  motif  de  croire  qu'elle  heurte  les'  commande- 
déments  de  Dieu.  Voilà  donc  le  communisme  de  droit  divin.  En 
poussant  un  peu  Vidal,  on  aboutit  à  cette  conclusion,  qui  a  pu 
faire  impression  sur  l'époque. 

D'ailleurs,  la  science  sociale,  mais  l'auteur  ne  précise  pas, 
nous  conduit  à  la  même  solution  du  grand  problème  humain.  La 
réconciliation  de  la  science  et  de  la  religion  s'opère  ainsi  comme 
chez  SaintSimon,  comme  chez  Fourier.  En  ce  temps-là,  le 
dogme  et  la  raison  n'étaient  ni  surpris,  ni  scandalisés  de  voisiner 
de  la  sorte.  Le  réveil  fut  cruel  au  moins  pour  celle-ci. 

Que  si  le  communisme  intégral  doit  ajourner  son  triomphe  à 
une  date  lointaine,  le  fouriérisme  fournirait  une  excellente  tran- 
sition, à  condition  qu'on  le  retouchât  légèrement.  Vidal  est  un 
esprit  conciliant,  qui  croit  l'entente  possible  entre  tous  les  hom- 
mes, et  qui  s'efforce  de  trouver  le  juste  milieu  entre  les  conserva- 
teurs et  les  révolutionnaires.  Surtout  il  veut  conjurer  de  nou- 
velles révolutions  qui  lui  apparaîtraient,  au  milieu  du  XIX^  siècle, 
un  anachronisme.  Babeuf  qui  vivait  pourtant  cinquante  ans  plus 
comme  un  anachronisme.  Babeuf  qui  vivait  pourtant  cinquante 
ans  plus  tôt,  et  qui  n'avait  pas  vu  grandir,  avec  l'industrialisme  et 
le  machinisme,  l'opposition  inévitable  des  classes,  prédisait  un 
supplément  à  la  grande  subversion  de  1789.  Mais  le  socialisme 
de  1848  était  infiniment  plus  adouci  que  celui  des  Egaux, au  moins 
dans  les  écrits  qu'il  alimentait.  Et,  par  un  contraste  étrange, 
l'une  des  plus  sanglantes  révolutions  sociales,  l'une  des  plus  ter- 
ribles luttes  de  classes  qui  aient  jusqu'ici  surgi  dans  l'histoire,  — 
Juin  —  est  sortie  de  cette  propagande  en  apparence  si  atténuée. 

Si  Vidal  n'attend  rien  d'un  soulèvement  populaire,  il  attend 
tout  des  pouvoirs  publics,  qui,  eux,  doivent  régulariser  le  cou- 
rant des  idées  et  organiser  méthodiquement  le  travail.  Il  est  vrai 
qu'à  certains  moments,  il  se  décourage  et  leur  reproche  d'être 


fiiG  LA    REVUE    BLANCHE 

aux  mains  des  marchands,  mais  son  optimisme  reprend  le  des- 
sus. Au  total,  il  se  montre  de  moins  en  moins  exigeant.  Du  com- 
munisme pur,  il  est  descendu  au  fouriérisme,  il  finit  par  rétro- 
grader jusqu'à  des  solutions  beaucoup  moins  avancées  encore,  et 
<iu"il  donne  comme  des  palliatifs  momcnlanémcnl  très  suffisants. 

Nous  arrivons  ainsi  au  programme  pratique,  au  plan  de  réfor- 
mes immédiates,  qui  a  été  conçu  par  la  plupart  des  écrivains 
politiques  de  la  démocratie  de  1848,  et  qui  a  été  partiellement 
éprouvé  au  lendemain  de  Février.  Nous  allons  le  résumer  ;  mais 
il  faut  tout  d'abord  signaler  son  importance  et  dire  qu'il  a  forme 
la  substance  même  des  délibérations  de  la  Commission  du  Luxem- 
bourg et  la  matière  du  rapport  que  \'idal  inséra  au  Moniteur  olfi- 
ciel.  Le  publiciste  auquel  s'attache  cette  élude  a  donc  eu  la  for- 
tune si  rare  de  pouvoir  faire  prévaloir,  appelé  à  une  fonction  con- 
sidérable, —  celle  de  secrétaire  général  de  ce  Parlement  ouvrier, 
les  idées  qu'il  avait  coordonnées  dans  le  plus  considérable  de 
ses  livres.  Car  le  programme  pratique  se  dégage  tout  aussi  bien 
du  volume  de  Vidal  que  de  VOrganisalion  du  Travail  de  Louis 
Blanc. 

Puisqu'il  est  malaisé  de  supprimer  sur  le  champ  les  causes  du 
paupérisme,  il  convient  d'agir  au  moins  sur  ses  effets.  Or,  il  y  a 
plusieurs  catégories  de  pauvres.  D'abord,  les  invalides,  c'est-à- 
dire  les  enfants,  les  malades,  les  infirmes,  les  vieillards  :  à  ceux- 
là,  Vidal  réserve  la  charité  privée  et  les  établissements  d'assis- 
lance  actuels.  Ensuite,  les  fainéants  valides  :  il  les  lenvoie 
aux  tribunaux.  Enfin,  les  ouvriers  valides  réduits  au  chômage 
malgré  eux  :  pour  eux,  l'on  créera  des  ateliers  j)ermancnts,  à 
condition  qu'ils  ne  fassent  pas  concurrence  aux  autres  ateliers. 
Les  produits  y  seront  autant  que  possible,  consommés,  en  vertu 
<run  éfjuilibre  préétabli  entre  la  production  cl  les  besoins.  Ce 
seront  des  colonies  agricoles  fondées  sur  l'association. 

Le  principe  admis,  linstitution  grandira  régulièrement.  Elle 
recourra  à  des  capitaux  prêtés,  qu'elle  rémunérera  à  raison  de 
4  0/0.  Pour  le  reste  des  revenus,  ils  seront  répartis,  à  litre  tran- 
sitoire, de  la  façon  suivante  :  allocation  d'un  salaire  minimum, 
constitution  dun  fonds  de  réserve,  distribution  <lu  reste  entre  les 
associés,  au  prorata  de  la  production  de  chacun. 

En  dehors  de  cette  innovation,  qui  n'a  rien  de  bien  subversif, 
et  qui  n'est  que  la  coopération  pure  et  simple,  exclusive  de  toute 
participation  de  l'Etat,  Vidal  invite  le  gouvernement  à  faire  cons- 
truire des  maisons  ouvrières  à  bon  marché  et  à  instituer  des 
retraites.  En  somme,  il  combine  avec  le  coopéralisme  libre,  l'in- 
terventionnisme, allant  un  peu  moins  loin  que  Louis  Blanc,  qui, 


FRANÇOIS  VIDAL  <5»7 

lui,  voulait  mettre  plus  franchement  la  puissance  publique  au 
service  des  salariés. 

Ainsi,  partant  de  prémisses  très  hautes,  dune  condamnation 
très  rationnelle,  et  fort  nette  de  la  société  capitaliste  Vidal  som- 
brait dans  les  réformes  de  détail,  saccommodant  finalement  de 
mesures  que  la  monarchie  légitimiste  même  eût  pu  avouer  et  qui 
n'avaient  plus  le  moindre  rapport  avec  le  socialisme.  N'est-ce 
point  là  toute  l'histoire  de  la  Révolution  de  1848,  envisagée  sous 
son  aspect  social  ? 

VII. —  Apprécier  lœuvre  de  Vidal, c'est  donc  apprécier  l'action 
prati(jue  et  politique  qu'ont  exercée  les  socialistes  admis,  après 
Février,  soit  au  gouvernement  provisoire  de  la  République,  soit 
à  la  Commission  du  Luxembourg  pour  les  travailleurs.  Cette 
action,  nous  l'avons  discutée  longuement  ailleurs  (1).  Nous  ne 
nous  y  attacherons  donc  point.  Il  nous  suffira  de  dire  qu'elle  fut 
néfaste,  quelle  eût  été  criminelle,  si  ceux  qui  s'y  résignèrent  eus- 
sent pu  discerner  le  sens  des  événements,  qu'en  tout  cas  elle  influa 
lamentablement  sur  vingt  années  de  l'histoire  prolétarienne. 

Vidal,  dans  ses  écrits,  Louis  Blanc,  au  gouvernement  provi- 
soire, ont  eu  le  tort  de  ne  croire  ni  à  la  puissance  des  révolutions, 
ni  à  l'égoïsme  logique,  naturel,  inéluctable  d'un  régime  qui  se 
défend,  et  qui  prétend  se  conserver.  L'un  et  l'autre  avaient  la 
même  conception  du  socialisme  :  un  idéalisme  intégral  qui  s'ac- 
cordait sur  le  terrain  des  faits  avec  les  pires  conpromissions  et 
les  abdications  les  plus  inattendues,  —  une  philosophie  d'autant 
plus  prête  à  restreindre  ses  conclusions  qu'elle  s'était  mieux  sa- 
tisfaire dans  le  noble  jeu  des  idées,  —  le  dédain  de  la  classe  prolé- 
tarienne, digne  de  compassion,  de  charité,  appelée  peut-être 
dans  l'avenir  à  se  régénérer  et  à  prendre  son  rang,  incapable 
pour  le  présent  de  régler  sa  destinée  ;  —  en  conséquence  aussi,  la 
haine  des  mouvements  partis  d'en  bas  qui  ne  peuvent  être  que 
chaotiques,  informes  et  inféconds,  l'admiration  des  actes  ins- 
pirés d'en  haut,  même  par  la  caste  supérieure  des  penseurs  et 
des  politiques,  seuls  capables  de  pousser  le  monde  dans  des 
voies  nouvelles. 

L'un  et  l'autre  ont  été  ainsi  non  point  les  serviteurs  du  prolé- 
tariat, —  qu'ils  aimaient  d'un  amour  plus  sentimental  que  rai- 
sonné et  plus  déprimant  qu'égalitaire,  —  mais  les  médiateurs 
entre  le  prolétariat  et  la  bourgeoisie. Le  prolétariat  espérait  en  eux 
avec  la  confiance  trop  aveugle  qu'il  accorde  souvent  à  ceux  qui, 


(1  Histoire  du  Socialisme  Français,  de  février  à  juin. 

40 


<5i8  l'A    REVUE    BLANCHE 

ne  sortant  pas  de  ses  profondeurs,  gardent  avec  lui  des  attaches 
iictives  et  ténues. La  bourgeoisie, forte  des  souvenirs  du  passé,élait 
certaine  d'avance  que  ces  champions  du  peuple  feraient  besogne 
conservatrice.  Elle  a  beau  protester,  aujourd'hui  comme  il  y  a 
Gin([uante  ans,  contre  les  réglementations  sociales  nouvelles,  elle 
sait  bien  (jue  ces  lois,  que  ces  décrets,  contre  lesquels  elle  sélève 
un  peu  pour  la  forme,  aboutissent  à  prolonger  les  temps. 

\'idal  et  Louis  Blanc,  qui  méprisaient  et  redoutaient  la  force 
populaire,  ont  été  ainsi  au  premier  rang  parmi  ceux  qui  ont  fait 
dévier  48,  el  l'ont  aiguillé  vers  la  réaction  politique  et  sociale. 
La  Commission  du  Luxembourg,  où  lun  et  l'autre  se  sont  exer- 
cés, n'a  été  qu'une  duperie  pour  les  prolétaires,  un  objet  de  rail- 
leries pour  les  conservateurs.  Qu'en  est-il  sorti  ?  Rien,  sinon  des 
projets  mort-nés,  inapplicables  à  l'heure  même  où  ils  se  pro- 
duisaient, et  qui  n'avaient  plus  rien  de  commun  avec  le  socia- 
lisme. Nous  avons  voulu  montrer  que  l'un  des  principaux  écri- 
vains de  Juillet  —  si  complet  pourtant,  et  si  bien  armé  dans  ses 
déductions  théoriques,  avait  préparé  cet  avortement.  Nous  nous 
détendrons  d'avoir  même  ébauché  une  condamnation.  Et  puis  il 
sied  de  tenir  compte  de  l'inexpérience  de  l'époque,  de  -a  nou- 
veauté des  situations.  Mais  quelle  leçon  pour  la  classe  ouvrière, 
et  quel  enseignement  pour  les  politiciens  professionnels  ! 


Paul  Louis 


La  Quinzaine 


GAZETTE  D'ART 

Les  nouvelles  couleurs  Raffaëlli.  —  Nombre  de  chefs-d'œu- 
vre parmi  les  peintures  du  xix'  siècle  sont  voués  à  une  destruction  cer- 
taine, par  suite  de  la  mauvaise  qualité  des  couleurs  employées.  La 
Médée,  de  Delacroix,  le  portrait  de  Chérubini,  par  Ingres,  le  Radeau  de 
la  Méduse,  sont  de  ce  nombre.  Aussi,  ces  dernières  années,  les  artistes 
se  sont-ils  préoccupés  d'employer  des  produits  plus  fixes.  On  a  eu  les 
couleurs  à  l'ambre,  celles  à  la  cire,  M.  Raifaëlli,  qui  est  un  homme 
actif,  à  la  fois  peintre,  théoricien,  aquafortiste,  vient  de  se  révéler 
chimiste,  en  mettant  à  la  disposition  de  ses  confrères  des  couleurs 
solides  à  l'huile,  présentées  en  petits  bâtonnets  semblables  à  des  crayons 
de  pastel  et  qui,  comme  ceux-ci,  se  frottent  sans  le  secours  de  pinceaux 
sur  la  toile  ou  le  papier. 

Donc  deux  intermédiaires  de  supprimés  et  une  rapidité  plus  grande 
dans  le  travail,  puisque  la  tonalité  s'accuse  au  moindre  frott^ement  et 
que  les  couleurs  peuvent  être  étendues  et  mélangées  en  cas  de  besoin, 
presque  simultanément,  avec  le  doigt.  Cette  rapidité  dans  leur  emploi 
en  fait  un  procédé  précieux  pour  tous  les  artistes  curieux  de  notations 
rapides.  Et  de  fait,  c'est  merveille  de  voir  le  parti  qu'en  tire,  en  dehors 
de  Raffaëlli  qui,  naturellement,  en  joue  avec  maîtrise,  un  virtuose 
comme  Albert  Besnard.  Il  y  a  là  une  Source  et  un  portrait  de  jeune 
homme  qui  ont  une  franchise,  une  fraîcheur  qui  enchantent.  Et  Chéret 
donc,  et  Mangeant,  et  un  nouveau  venu,  Cesbron  fils,  qi^i  se  spécialise 
dans  d'extraordinaires  notations  d'intérieurs  de  cathédrale  où  rutilent 
ors  et  vitraux  parmi  les  lueurs  mystérieuses  des  cierges.  C'est  mer- 
veille de  voir  comme,  malgré  le  procédé  identique,  la  personnalité  de 
chacun  demeure.  Thaulow  conserve  ses  tons  complexes,  et  Louis 
Legrand  les  nuances  de  ses  fards,  tandis  que  Steinlen,  avec  des  moyens 
à  lui,  rien  qu'à  lui,  évoque  une  extraordinaire,  mouvante  et  hurlante 
émeute , 

Charles  Saunier 

Louis  Hayet  (1).  —  Ininterrompue  suite,  de  1879  à  1902.  De  la 
première  époque,  des  dessins,  des  croquis;  des  passants,  des  morceaux 
de  la  foule  parisienne,  hardiment,  sommairement  jetés,  où  des  traits 

(1)  Exposition  rue  &eoffi-oy-Marie,  1 


620  LA   REVUE    BLANCHE 

particuliers  sont  fixés  rien  qu'en  ce  qu'ils  donnent  de  significatif  dun 
caractère  collectif,  d'une  expression  générale.  Puis  des  peintures,  sites 
urbains  ou  de  banlieue,  traités  selon  un  pointillisme  qui  se  rapproche 
de  celui  de  Seural  mais  garde  sa  personnalité.  De  l'éclat,  du  mou- 
vement, beaucoup  d'air,  et  cependant  un  effet  un  peu  friable  et  trouble. 
Le  morceau  capital  serait  une  étude  de  violoncelliste,  plus  grande  que 
nature;  c'est  puissant,  têtu,  aéré,  et  avec  cela  creux  et  sec  par  endroits. 
11  mène  alors  (vers  1899)  son  tour  de  France,  oublie  toute  «  technique  » 
et  devant  la  campagne  se  refait  écolier.  Cette  dernière  période  est  la 
plus  riche  et  la  plus  féconde;  la  fougue  semble  croître, perdant  à  la  fois, 
délibérément,  ce  qu'elle  présentait  de  diffus  et  de  brutal,  (fui  se  fait 
franchise  et  lucidité;  arbres  ou  architectures  s'ordonnent  en  silhouettes 
lumineuses,  solides,  isolées  à  la  fois  qu'enchaînées  par  une  atmos- 
phère limpide  et  mobile. 

Fagus 

Les  origines  de  l'exotisme,  d'après  «  la  Madone  »  de  Venturi  (1). 
—  Tout  en  peinture  a  plus  ou  moins  une  origine  religieuse;  mais  par- 
ticulièrement l'exotisme,  souci  de  vérité,  de  couleur  locale  que  pouvait 
vait  seul  nécessiter  l'ardeur  de  représenter  avec  fidélité  certaines  scènes 
du  Nouveau  Testament,  a  une  origine  étroitement  chrétienne,  le  chris- 
tianisme venu  d'Orient.  Ce  point  fut  négligé  par  Alexandre  de  Hum- 
boldt  dans  ses  très  intéressantes  études  sur  la  peinture,  mais  les  nom- 
breuses reproductions  des  cou\res  italiennes  réunies  par  Gaultier  et 
Magnier  dans  la  belle  édition  française  de  La  Madone  et  Venturi  qui 
\ient  de  paraître  permettent  de  s'en  rendre  compte  avec  assez  de 
netteté  objective. 

I^es  personnages  principaux  des  scènes  évangéliques  se  présentent 
presque  toujours  avec  le  caractère  de  large  humanilt'  «  catholique  » 
que  l'artiste  réalise  instinctivement  dans  sa  volonté  d'idéalisation,  qui 
est  toujours  généralisation;  et  même  les  naïfs  qui  copient  leurs  con- 
temporains pour  peindre  les  saints,  embellissent  d'une  telle  perfection 
les  modèles,  déjà  choisis  avec  soin,  i>our  la  Viergo  que  les  traits 
romains  ou  florentins  de  ceux-ci  s'atténuent,  s'effaçenf,  s'éniacient  dans 
un  élan  vers  la  perfection  de  la  grûce.  C'est  seulement  aux  époques  raf- 
finées  que  la  Vierge  accuse  un  peu  le  charme  chaleureux  de  la  jeune 
fille  juive. 

Au  contraire  L'Adoration  des  Mages  exige  chez  les  plus  naïfs,  sinon 
d'abord  un  décor  asiatique  qui  so  f»récisera  dans  la  suite,  des  person- 
nages orientaux  :  il  ne  lour  \i(nit  pas  à  l'idée  que  le  mot  exotique 
de  Mage  puisse  se  satisfaire  d'une  figuration  italienne.  Au  palais 
Barberini,  h  Rome,  h  la  cathédrale  de  Hraga,  au  baptistère  de  Pise, 
les  bas-reliefs  remontant  au  xiii*  siècle  font  saillir  des  lions  «inivites, 

(1)  A  Venturi  :  La  Madone  (Gaultier  et  Magnier,  in-4*  de  422  pp.,  400  illustrationi 
dans  le  texte,  17  planches  hors  texte,  40  fr.). 


GAZETTE    d'art  <)2I 

des  défenses  d'éléphants,  une  archilccUirc  mauresque,  des  mages  cam- 
brés sur  des  chevaux  enii)orlés  selon  le  mouvement  connu  des  fresques, 
ou  des  profils  géométriques  à  yeux  et  barbes  assyriens,  Giotto,  obligé 
par  les  textes  sacrés  à  dessiner  un  chameau,  dresse  une  manière  d'âne 
apocalyptique  à  grandes  pattes  et  suranimé  de  ces  yeux  humains  qu'ont 
les  bêles  dans  les  sculptures  orientales.  Lorenzo  Monaco,  à  Florence, 
introduit  des  Arabes  à  burnous  et  robes  traînantes  zébrées  de  yatagan 
(à  côté,  très  significativement,  les  valets  ont  des  costumes  italiens). 
Xon  plus  que  Ghirlandajo,  Luini  n'oublie  les  nègres;  et  il  multiplie  les 
girafes  et  les  chameaux  aux  flancs  serpentants  des  collines.  Y  ajoute 
la  gazelle,  familière  près  d'un  rabbin  à  habit  d'astrologue  orientai, 
Carpaccio  qui.  dans  un  tableau  du  Louvre  a  recomposé  la  Jérusalem 
anti(|ue  en  la  peuplant  d'authentiques  mamamouchis.  Corrège  qui  a 
vu  des  Turcs  à  \  enise  donne  des  têtes  ottomanes  et  des  turbans  à  ses 
mages. 

De  même  encore  La  Fuite  en  Egypte,  évoquant  chaque  fois  le  mot 
très  représentatif  d'Egypte,  oblige  à  varier  les  paysages,  partout  ail- 
leur  italiens.  Ainsi  Giotto,  d'ordinaire,  copie  la  réalité  immédiate  et 
son  génie  géométrique  se  borne  à  choisir  parmi  les  architectures  de  la 
péninsule  celles  qui  se  rapprochent  le  plus  de  la  mauresque,  comme 
parmi  les  types  romains  il  prend  ceux  qui  ressemblent  le  plus  aux  sé- 
mites; mais  ce  peintre,  qui,  en  outre,  exprime  une  délicieuse  poésie 
nomade  restée  de  son  enfance  (maisons  portatives,  tentes,  troupeaux, 
bergers,  etc.)  s'attache,  lorsqu'il  arrive  à  cette  scène,  à  dessiner  des 
sortes  d'aloès,   à   imaginer  une  \égétation  désertique.    Angelico   lui- 
même  fait  onduler  les  dunes,  et  avec  une  symétrie  vraiment  arabe  dis- 
pose en  flammes  ardentes  des  cyprès  modifiés  pour  d'adapter  plus  étroi- 
tera.iit  au  syjnbole  arabe  de  ferveur  qui  est  lié  à  cet  arbre  religieux; 
—  dans  La  Mise  au  Tombeau,  il  minialurera  d'autres  plantes  exotiqu  îs, 
semblables  à  des  lataniers  et  offrant  de  belles  analogies  avec  les  plunr).«g 
d'autruche.  —  Peruzzi  et  Luini  connaissent  le  dattier.  Taddeo  Gaddi 
avait  composé  pour  le  mariage  de  la  Vierge  un  bosquet  de  sa^ou'.iers 
et  de  feuillages  en  queue  d'oiseau-de-paradis.  C'est  touchant  la  végé- 
tation que  l'imagination  se  donne  plus  naturellement  libre  ours,  év».- 
quant  les  arbres  de  l'Eden,  de  même  que  Gozzoli  rêvera  le  Pnradis 
planté  de  cypès,  de  palmiers  et  de  dattiers;  et  on  assiste  ici  au  nièmc 
émerveillement  naïf  qui,  plus  tard,  après  la  découverte  de  rVmériquo, 
travaillera  les  cerveaux  des  artistes  flamands  devant  les  feuilles,  ra- 
meaux et  fleurs  desséchées  que  les  navigateurs  rapportaient  dans  les 
ports  :  ce  qui  sera  le  second  stade  de  l'exotisme. 

Marius-Ary  Leblond 
GESTES  * 

Le  privilège  des  piqueurs  de  fûts.  —  Nous  soumettons  à  MM.  les 
députés  qui  ont  pris  à  cœur  les  intérêts  des  bouilleurs  de  cru,-  les  reven- 


6a2  LA   REVUE    BLANCHE 

dicalions  d'une  autre  corporation  non  moins  sympathique,  les  piqueurs 
de  t'ûls.  Il  n'y  a,  en  effet,  point  de  différence  de  nature  entre  ces  deux 
catégories  de  travailleurs;  il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré,  ou,  en 
d'autres  termes,  de  température  :  les  bouilleurs  de  cru  instrumentent  à 
chaud,  comme  leur  nom  l'indique,  ils  portent  à  l'ébullition  des  produits 
non  cuits;  les  piqueurs  de  fûts,  au  contraire,  opèrent  à  froid.  Cette 
méthode  écarte  tout  danger  d'incendie,  on  n'a  donc  point  à  s'étonner 
de  la  louche  animosité  des  Compagnies  d'assurances. 

Au  temps  où  l'homme  ne  connaissait  point  encore  de  plus  noble  con- 
quête que  le  cheval,  personne  n'était  choqué  clc  voir  pratiquer  d<;s 
soupapes  sur  les  flancs  de  ce  moteur  animal,  au  moyen  d'appareils 
perforateurs  spéciaux.  Il  est  aussi  naturel  de  stimuler  l'es  récipients 
contenant  cette  force  motrice  nouvelle,  l'alcool,  par  l'usage  d'éperons 
de  modèles  inédits. 

L'Etat,  d'ailleurs,  protège  déjà  certains  piqueurs  de  fûts,  ïes  hono- 
rant, à  l'égal  des  académiciens,  des  «  piqueurs  »  proprement  dits  et  des 
gardes-chasse,  par  le  port  d'un  unifomie  vert  :  les  douaniers,  puisqu'il 
faut  tout  dire,  sont  autorisés  à  s'immiscer,  par  le  canal  —  si  nous  osons 
cette  incorrection,  vu  que  la  tringle  métallique,  dont  on  leur  tolère 
l'abus  n'est  point  perforée  —  par  le  canal  d'une  sonde  en  fer  dans 
toute  propriété  d'autrui  qu'il  leur  plaît.  Cette  sonde,  constatons- 
nous,  n'est  point  percée  au  bout,  ce  qui  assure  l'Etat  contre  toute 
absorption  par  aspiration  des  liquides  contrôlés  par  ces  fonctionnaires. 
Ainsi  musèle-t-on  la  sangsue  et  le  fourmilier.  Mais  n*rst-il  pas  proba- 
ble, bien  au  contraire,  qu'un  tuyau  creux  leur  servirait,  à  l'exemple 
de  tous  les  engins  similaires,  «  à  en  remettre  »? 

Comme  le  privilège  du  Piqucur  Vert  néanmoins,  choque  l'équité 
et  le  sens  commun,  une  mesure  serait  raisonnable  :  l'impôt  sur  ce  pri- 
vilégié, ou,  si  l'on  veut,  ïim})ôl  sur  ïimpùl.  Ce  système  économique 
ferait  refluer  une  partie  de  la  richesse  vers  sa  source,  pour  le  plus 
grand  bien-être  du  contribuable  et  sa  stui>éfaction. 

Quoi  (|u'il  en  soit,  la  tâche  du  pi(jueur  de  fûts  est  louable,  et  compa- 
rable de  tous  points  à  celle  du  militaire:  celui-ci  a  pour  mission  de  soula- 
ger par  ujie  ponction  hygiénique,  la  pléthore  de  l'hunianilé  vivante  :  de 
môme  celui-là  se  dévoue  à  obvier  à  la  mévente  des  \  iiis. 

Alfred  Jaruv 

LES  U\  IIES^ 

Chahf,ks-Loi  is  Puilippi;  :  Le  Père  Perdrix  (Fasquelle,  in-18  de 
276  pp.,  3  fr.  .50).  —  Tous  ceux  qui  liront  le  Père  Perdrix  en  garderont 
rimijression  d't>ne  force  tranquille  et  sûre  :  Désormais  Charles-Louis 
Philippe  sait  ce  (ju'il  veut,  et  fait  ce  qu'il  veut.  Et  ce  (ju'il  veut  apparais- 
sait déjà  flans  son  promifr  livre,  la  Mère  cl  VEnlanl  :  c'est  de  nous 


LES  LIVRES  623 

faire  voir  la  vie  avec  les  yeux  des  pauvres  et  de  nous  la  faire  sentir 
avec  les  yeux  des  pauvres.  Mais  la  vision,  sans  rien  perdre  de  sa 
finesse  est  devenue  plus  directe  et  plus  large;  le  sentiment,  qui  parfois 
tournait  à  la  sensiblerie,  a  pris  un  accent  plus  viril.  Bubu  de  Mont- 
parnasse, qui  parut  l'an  dernier,  était  comme  une  œuvre  de  transition; 
je  me  reproche  de  n'en  avoir  pas  fait  assez  valoir  la  vigueur  et  la 
nouveauté.  Ce  n'est  pas  que  le  sujet  me  gênât;  mais  il  ne  me  semblait 
pas  traité  avec  une  franchise  entière.  A  ne  trouver  chez  le  souteneur 
Bubu  qu'une  saine  brutalité,  sans  rien  de  fuyant  ni  de  louche,  je  soup- 
çonnais un  parti  pris  de  simplification  et  d'embellissement.  De  plus 
je  me  laissais  agacer  par  quelques  attendrissements  trop  faciles.  Cer- 
tainement Bubu  m'est  plus  cher,  maintenant  que  je  connais  le  Père  Per- 
drix. 

Un  vieux  forgeron,  aux  yeux  malades,  est  forcé  de  renoncer  au  tra- 
vail de  la  forge.  II  tombe  à  la  charge  de  la  commune,  à  la  charge 
de  sa  \  ieille,  et  se  traîne  en  des  repos  coupés  d'humbles  besognes  oà 
s'usent  lentement  sa  force  et  son  courage.  Son  neveu,  le  fils  du  char- 
ron, a  contenté  l'ambition  paternelle  en  devenant  un  ingénieur,  pres- 
que un  bourgeois.  Mais  pour  s'être  senti  du  peuple  au  contact  des 
ouvriers,  il  lâche  son  patron,  se  brouille  avec  son  père,  et,  réfugié 
chez  le  vieux,  il  partage  ses  repas,  son  lit,  ses  flâneries.  Il  trouve 
enfin  une  petite  place  à  Paris,  et  garde  avec  lui  son  vieil  enfant,  jusqu'à 
ce  que  le  père  Perdrix,  ahuri  par  la  grande  ville  et  las  d'une  vie  qui 
«  devient  le  pain  des  autres  »,  sorte  un  soir  pour  se  jeter  dans  la 
Seine,  où  il  tombe  comme  par  hasard,  ses  lunettes  sur  le  nez...  Un  tel 
argument  ne  se  distingue  pas  de  maint  sujet  de  roman  réaliste;  c'est, 
une  fois  de  plus,  1  histoire  d'une  «  âme  simple  ».  Si  pourtant  ce  livre 
ne  ressemble  à  nul  autre,  c'est  queles  événements  n'y  sont  plus  mon- 
trés du  dehors,  mais  du  dedans. 

Faut-il  rappeler  les  lignes  où  Flaubert  déclare  qu'il  voit  la  vie 
«  transposée  comme  pour  l'emploi  d'une  illusion  à  décrire  »?  Naguère 
M.  Hugues  Rebell,  en  sa  sincère  et  clairvoyante  injustice,  ne  repro- 
chait rien  tant  à  Flaubert  que  son  indifférence,  ou  plutôt  sa  répugance 
morose  pour  les  sujets  par  lui-même  choisis.  Les  plus  chauds  admi 
râleurs  de  Bouvard  et  Pécuchet  accepteraient  cette  critique,  si  M.  Re- 
bell ne  semblait  par  ailleurs  en  rétrécir  le  sens,  en  ne  cherchant  de 
pâture  à  son  amour  de  la  vie  qu'en  des  cas  exceptionnels  de  luxure  et 
de  cruauté.  Qu'après  les  romans  de  Flaubert  on  ouvre  ceux  de  Zola  : 
ce  n'est  plus  le  même  dédain  ni  le  même  détachement  d'artiste,  la  même 
dislance  entre  l'auteur  et  son  sujet;  la  vie  du  peuple  se  révèle  plus  pro- 
che de  nous,  est  plus  familière.  Encore  la  saisissons-nous  moins  dans 
les  individus  que  dans  les  masses;  et  non  point  par  une  participation 
immédiate,  mais  par  l'obsession  qui  se  forme  de  mille  détails  accu- 


624  LA   REVUE    BLANCHE 

mules.  En  somme,  M.  Brunclière,  dans  son  livre  sur  le  Roman  réaliale, 
n'avait  point  tort  de  regretter,  chez  les  réalistes  français,  certaine  ab- 
sence d'intelligence  et  de  sympathie.  Ces  dons  précieux  éclatent  dans 
le  Père  Perdrix;  mais  je  gage  que  le  critique  ne  les  y  reconnaîtra  pas, 
Il  lie  les  y  recomiaîtra  pas  parce  qu'il  a  peine  à  les  concevoir 
séparés  d'une  façon .  d'idéalisme  moralisant  et  raisonneur.  C'est 
en  un  tel  alliage  qu'ils  se  présentent  dans  les  meilleurs  romans  de 
George  Sand,  dans  ceux  encore  de  George  Eliot,  dont  vous  ne  me 
ferez  point  dire  de  mal.  Le  propre  de  ces  écrivains  est  de  peindre 
la  vie  inculte  du  point  de  vue  d'une  culture  supérieure;  ce  qui 
ne  va  pas  sans  la  dénaturer.  '  Pour  eux,  s'intéresser  aux  pauvres, 
les  comprendre,  c'est  discerner  en  eux  l'ébauche  de  notre  âme, 
l'image  rudimenlaire  de  nos  faiblesses  et  de  nos  vertus;  c'est  les 
faire  semblables  à  nous,  au  lieu  de  nous  faire  semblables  à  eux. 
Au  mépris  succède  une  condescendance  affable,  et  souvent  exquise; 
la  dislance  subsiste  toujours...  Charles-Louis  Philippe  se  couche 
dans  les  draps  sales  du  père  Perdrix,  boit  le  vin  bleu  dans  son 
gros  verre,  casse  avec  lui  les  cailloux  de  la  route,  puis  avec  lui  s'aca- 
gnarde,  au  soleil,  sur  le  vieux  banc;  paitaue  avec  lui  sa  misère,  ses 
ihumatismes,  sa  paresse,  son  labeur,  sa  courte  sagesse,  ses  préjugés 
et  ses  étonnements,  comme  on  partage  un  morceau  de  pain  bis.  Il  sait 
qu'en  art  l'amour  exclut  toute  apparence  de  charité,  et  se  confond 
avec  la  justice  dans  une  simple  et  totale  sympathie.  Sympathiser,  c'est 
s'identifier  à  autrui,  se  perdre  en  lui,  vivre  en  lui,  ne  plus  aimer  que 
ce  qu'il  aime,  ne  plus  sentir  que  jce  qu'il  sent.  Qu'il  s'agisse  de  peindre 
des  êtres  humains  ou  les  fauves  chers  à  Kipling,  cette  substitution  de 
personne  permet  seule  un  réalisme  authentique,  un  art  vraiment  im- 
personnel. 

Pall  Fort  :  Paris  sentimental  ou  le  Roman  de  nos  vingt 
ans  (Mercure  de  I"  rance,  in-18  de  21'.:!  pp.,  '6  fr.  50).  —  Bau(i<daire 
\"yait  dans  la  ballade  en  piose  un  moyen  d'expression  poétique  plus 
souple  (jue  lalexandrin.  En  la  contraignant  à  des  rylhm(\s  plus  nets,  à 
de  plus  nombreuses  assonances,  Paul  Fort  en  a  fait  imc  forme  d'art 
plus  précise,  plus  stricte,  et  sans  doute  moins  naturelle  (pic  h»  vers 
libre  des  Kahn  et  des  Griffin.  Elle  est  devenue  son  langage  quotidien, 
si  bien  cju  après  r.i\<>ir  consacrée  à  célébin-  I.i  (iL;iii<'  histfni(|no  de 
Louis  XI,  curieux  homme,  il  rcnq)loie  à  présent  ;i  la  pi'inlmc  (h:*  la 
jciniessc  et  de  l'amour  contemporains.  La  lenlative  n'«st  pas,  d'un  bout 
à  l'autre,  ('gaiement  réussie.  Parmi  de  petites  pièces,  alertes  et  chan- 
tantes, un  long  chapitre  comme  le  Moulin  d'Orgemonl  déconcerte  le 
lecteur  par  ces  vers,  satis  cesse  interrompus  et  sans  cesse  repris,  (jui 
clnrini-'nt   nu  \pril   r\   ri'illfnl   o\   se  mêlent,   n'étant  point   retenus  aux 


LES   LIVRES  625 

clous  d"or  de  la  rime.  Mais  l'impression  d'ensemble  est  neuve  —  toute 
<le  tendresse  nerveuse  et  crispée. 

Michel  Arnalld 

J.  C.  Mardrls,  trad.:  Le  Livre  des  Mille  Nuits  et  une  Nuit; 
Tome  XII  :  la  Parabole  de  la  vraie  ^eience  de  la  vie;  Farizade  au  sou- 
rire de  rose;  Histoire  de  Kamar  et  de  Vexperle  Falima;  Histoire  de 
la  ïambe  de  mouton;  les  Ciels  du  Destin;  le  Diicân  des  laciles  (acélies 
et  de  la  gaie  sagesse;  Histoire  de  la  princesse  Nourennahar  et  de  la 
belle  Gennia  (Eugène  Fasquelle,  in-8°  de  324  pp.,  T  i'r.). —  11  nous  man- 
(]uait  une  satisfaction  due  aux  Mille  \uits  et  Une,  encore  qu'elles  nous 
on  aient  procuré  de  nombreuses,  dont  nous  n'avons  que  faiblement 
remercié  l'autrur  en  glorifiant  dans  cette  revue  quatre  ou  cinq  tomes. 
\otre  jubilation  est  complète,  le  docteur  Mardrus  ayant  bien  voulu 
nous  lire,  si  nous  osons  nous  exprimer  ainsi,  en  arabe  le  texte  français 
du  volume  qui  va  paraître.  Soyons  plus  clair  :  le  traducteur  dos  Mille 
Nuits  et  une  Nuit  possède  si  également  les  langues  arabe  et  française, 
disons  mieux  :  parlait  si  nativement  larabe  avant  de  savoir  qu'il  y  eût 
d'autres  idiomes  que  l'arabe  et  que  le  français  existât  que,  malgré 
l'exactitude  scrupuleuse,  la  version  française  des  Nuits  conser\e  inté- 
gralement le  rythme  musical  de  l'original. 

Pour  peu  que  vous  possédiez  une  mosquée  dans  votre  maison,  ou.  si 
vous  avez  négligé  ce  soin  domestique,  pour  peu  que  vous  ayez  entendu, 
à  l'aube,  un  muezzin  sur  un  minaret,  ou,  à  d'autres  heures,  un  croyant 
psalmodiant  le  chapitre  de  la  \  ache,  le  souvenir  vous  sera  demeuré, 
sans  oubli  possible,  de  ces  mètres  de  longueur  à  peu  près  identique  à 
celle  des  hexamètres  latins,  terminés  presque  tous  par  des  i  longs  et 
dont  la  lecture  est  comme  un  chant  liturgique. 

Faites  l'expérience  de  reprendre,  pour  le  repasser  à  voix  haute  et 
grave,  l'un  de  vos  tomes  des  Mille  Nuits,  ayant  versé,  en  remerciant  le 
Rétributeur  pour  ses  bienfaits,  dans  le  raki  des  croyants,  qui  est  l'ab- 
sinthe blanche,  une  goutte  ou  deux  de  l'eau  d'Allah,  mais  pas  plus... 
«  gardant,  car  Allah  est  plus  savant,  le  reste  pour  la  prière  ».  Xous 
ouvrons  notre  tome  nou\eau  à  un  passage  de  «  Farizade  au  sourire 
de  rose  »,  et  nous  nous  permettons  de  préciser  par  des  tirets  les  coupes 
naturelles  de  ce  poème  en  prose  : 

O  mes  sœurs  !  —  je  souhaiterais  de  devenir  l'épouse  de  notre  maître  le 
sultan  !  —  Et  je  lui  donnerais  une  postérité  bénie.  —  Et  les  fils  qu'Allah 
ferait  naître  de  notre  union  seraient  dignes  de  leur  père.  —  Et  la  fille 
que  j'aimerais  avoir  devant  mes  yeux  —  serait  un  sourire  du  ciel  même  ; 
—  ses  cheveux  seraient  d'or  d'un  côté  et  d'argent  de  l'autre  ;  —  ses  larmes, 
si  elle  pleurait,  seraient  autant  de  perles  qui  tomberaient  ;  —  ses  rires, 
si  elle  riait,  seraient  des  dinars  d'or  qui  tinteraient  ;  —  et  ses  sourires,  si 
seulement  elle  souriait,  —  seraient  autant  de  boutons  de  rose  qui  sur  ses 
lèvres  écloraient.  —  Tout  cela  ! 


626  LA    REVUE    BLANCHE 

Quant  nux  infidèles  qui  ne  sont  documentés  que  par  Galland,  ils 
venonl  leurs  yeux  s'ouvrir  —  littérairement  parlant  —  à  la  lumière  de 
llslam,  par  la  chanson  de  l'Oiseau,  de\  aiit  laciuelle  se  tairaient  les  luths 
et  les  cithares. 

Et  entre  les  mille  choses  —  cl  une!  —  extraordinaires  qui  sont  dans 
le  tome,  nous  citerons,  pour  abréger,  le  fruit  d'angoisse  que  rongent  les 
insectes  dans  la  bouche  de  Hassan  Abdallah,  au  cours  du  conte  alchi- 
mique des  Clefs  du  Destin,  et  la  mort  sublime  du  Bédouin,  au  moment 
où  il  commence,  devant  la  première  adolescente  qu'il  aime,  son  «  chant 
du  cvçne  ». 


'  O" 


G.  Dlbois-Desaulle  :  Prêtres  et  Moines  non  conformistes  en 
amour  (Editions  de  La  Raison,  iii-lS  de  3iG  pp.,  3  p.  50). —  «Nous  pré- 
sentons les  faits,  dit  M.  Dubois-Desaulle,  dans  toute  leur  exactitude 
documentaire,  sans  vouloir  les  apprécier.  Aucune  théorie  morale 
n'offre  de  base  assez  stable  et  assez  universelle  pour  permettre  de 
juger,  en  son  nom,  la  moindre  action  humaine.  »  Essayons  pourtant 
d'établir  une  théorie,  fondée  sur  la  science  moderne  et  sur...  la  Bible  : 

«  Au  commencement.  Dieu  créa  l'homme:  il  le  créa  mâle  et  femelle,» 
dit  la  Genèse.  Ce  passage  a  été  assurément  mal  interprété,  par  des 
hypothèses  d'hermaphrodisme  primordial.  L'homme  ne  change  point 
si  vite  —  en  les  quelque  six  mille  ajis  de  l'histoire  écrite  :  il  était 
homme,  d'un  seul  sexe,  rigoureusement  pareil  aux  spécimens  actuelle- 
ment conservés,  mais  il  servait  —  de  même  que  servent  sans  doute  les 
«  non-conformistes  »,  et  ainsi  que  l'impriment  au  sujet  de  certains 
appareils  nos  herboristes  modernes  :  «  pour  les  deux  usages  ».  Il  \n 
sans  dire  (|u'il  se  reproduisait  assez  peu  dans  ces  conditions,  ainsi  qu'il 
appert  de  l'histoire  de  Sodome,  Sodome  fut  détruite  :  c'est  une  façon 
ingénieusement  symbolique  de  rapporter  que  les  procédés,  si  cou- 
rants en  l'on  1002,  de  repopulation,  n'y  trouvaient  encore  que  peu 
d'adeptes.  Ouelques  individus,  spécialement  doués,  se  rapprochaient, 
avec  le  temps,  par  différenciation,  du  type  que  nous  qualifions 
«  femme  »,  et,  par  une  sélection  —  n'employons  pas,  on  saura  pour- 
quoi, le  mol  :  naturelle  —  l'homme  «  né  de  la  femme  »  eut  le  pas  sur 
les  autres  homnios  et  les  supplanla,  au  cours  d'une  seule  génération, 
ce  qui  n'était  pas  difficile,  vu  (juc  les  autres  hommes  ne  naissaient 
pas  du  tout.  Donc,  l'honmie  «  naturel  »  subsista  seul,  et  remarquons 
à  ce  f»ropos  que  la  «  nature  »  est  une  création  du  langage,  et  qui  a 
la  même  élymologie  que  «  naissance  ».  Il  y  a  tant  d(>  phénomènes, 
aussi  réels  —  tous  ceux  qui  sont  ('lirnels  — ,  et  qui  sont  aussi  bien  dans 
«  l'ordre  des  choses  »  (sens  vulgaire  du  mol  naturel)  et  qui  ne  sont 
point  nés!  L'expression  de  Spinosa  n'est  qu'un  pléonasme  :  Natura  na- 
turrins,  nnlura  nnlurala. 


LES   LIVRES  Cil'] 

Par  suite  de  cette  erreur  de  langage  contre  quoi  même  ceux  qui  la 
comprirent  n'osèrent  réagir,  le  Sodomilicum  peccalum  ou  Venus 
praeter  naluram  a  été  traduit  généralement  par  «  vice  contre  nature  ». 
De  plus  intelligents  interprétèrent  «  hors  nature  ».  Aucun  latiniste  no 
sera  choqué  —  puisque  nous  ne  le  sommes  nous-mêmes!  —  si  nous 
paraphrasons  «  prœter  naturam  »  en  ces  termes  :  «  qui  laisse  de  côté 
la  question  de  repopulation  ».  Les  Pères  de  Trévoux  ont  élucul»ré 
onctueusement  cette  fornmle  :  le  non-conformisme  en  amour. 

Environ  cent  cinquante  cas  de  ce  «  non-conformisme  »  ecclésias- 
tique ou  monacal,  sont  cités,  avec  une  érudition  qui  défie  toute  critique, 
puisque  les  documents  n'y  manquent  point,  par  M.  Dubois-DesauUe. 

Paul  Ranson  ;  L'abbé  Prout,  guignol  pour  les  vieux  enfants,  pré- 
face de  Georges  Ancey.  illustrations  de  Paul  Ranson.  —  Nous  avons 
eu  déjà,  voici  bientôt  un  an,  la  joie  de  prêcher  l'Evangile  de  l'abbé 
Prout  sur  les  terres  de  la  gentililé,  en  l'une  des  conférences  de  la  IJbre 
Esthclique  à  Bruxelles.  Les  conversions  furent  édifiantes  et  instanta- 
nées. Nous  goûtâmes  une  satisfaction  plus  considérable  encore  à  assis- 
ter —  notamment  chez  MI\L  Cyprien-Xavier  Godebski  et  André  Fon- 
tainas  —  à  des  spectacles  où  Paul  Ranson  lui-même  faisait  mouvoir  et 
parler  —  de  combien  d'accents  inimitables!—  ses  marionnettes.  Aujour- 
d'hui, pour  continuer  l'œuvre  pie  de  répandre  la  bonne  parole,  les  évé- 
nements les  plus  notoires  de  la  vie  de  l'abbé  Prout  sont  réunis  en  un 
volume.  «  Eh  bien,  et  bien!  dirait  l'indulgent,  dulcifiant,  canonique, 
paillard  un  peu,  exhilarant  et  tout  charmant  abbé;  eh  bien!  voilà  qui 
est  bien.  »  Il  faudrait  toute  une  dramaturgie  pour  expliquer  —  et  ap- 
prouver —  les  «  tics  »  irrésistibles  —  fonds  si  important  de  tout  théâtre 
de  marionnettes  dont  Ranson  a  doté  ses  fantoches  :  l'abbé,  le  marquis 
de  Perceforl,  Théobald  du  Cocquebinel,  Blandine  de  Blanc-Bedon,  «  ce 
lis  dans  une  sombre  vallée  »,  et  d'autres.  Citons  seulement  la  phrase  de 
l'abbé  sur  «  son  invention  de  la  Vaseline  de  l'Immaculée  Conception, ce 
produit  antiseptique,  l'adoucissant  par  excellence  des  démangeaisons 
monacales  et  des  cuisantes  ardeurs  si  communes  dans  les  cloîtres...  in- 
dispensable également  dans  les  maisons  laïques.  Ce  produit  est  anti- 
sceptique, c'est-à-dire  qu'il  méprise  le  scepticisme  et  ne  garde  que  les 
bonnes  qualités  chrétiennes.  » 

Et  le  propos  du  Colonel  : 

Mille  escadrons  de  lurons  aux  pompons,  les  bons  dragons,  palapon, 
patapon,  au  trot  les  canassons  !  Vive  l'armée,  l'abbé  au  trot  !  sabre  au 
rclair  !  —  Hein  ?  le  sabre,  modèle  de  l'homme,  c'est  clair,  net  et  frenc,  et 
ça  pénètre  tout.  Ouoi  de  comparable  ? 

l'abbé  prout 

Le  goupillon,  cher  colonel,  est  moins  brillant,   mais  cet  objet  sacré 


6>8  '  LA    REVUE    BLANCHE 

répand  les  bénédictions  autour  de  lui  et  pénètre  pour  les  purifier  les  inson- 
dables profondeurs  du  péché  :  il  ouvre  les  portes  du  paradis. 

LE   COLONEL 

Vous  avez  peut-être  raison,  labbé  :  vivent  le  sabre  et  le  goupillon  ! 

Alfred  Jarry 

Trois  livres  d'ÀLPnoNSE  Germaln:  1.  Le  Sentiment  de  l'Art  et  sa 
formation  par  l'étude  des  œuvres.  —  11.  L'Art  Chrétien  en 
France  des  origines  au  XVI  siècle.  — »  III.  L'influence  de 
Saint  François  d'Assise  sur  la  Civilisation  et  les  Arts  (Li- 
brairie Bloud  et  Cie).  —  iMphonse  Germain  est  à  la  fois  érudil  et 
artiste,  conditions  rares  et  cependant  indispensables  pour  parler  di- 
gnement des  œuvres  d'art.  Après  des  débuts  remarqués  dans  les  revues 
tiui  apparurent  aux  environs  de  1890,  pris  comme  tant  d'autres  par  les 
nécessités  de  l'existence,  il  dut  se  taire.  Mais  voici  que  les  années  de 
recueillement  sont  passées,  et  qu'il  en  sort  mieux  armé,  par  conséquent 
])lus  apte  à  parler  des  questions  qu'il  aime.  En  d'autres  époques,  le  fort 
\olunic  qu'il  consacre  au  Sentiment  de  l'.Arl  se  fût  titré  «  Esthétique  ». 
Les  temps  ont  changé  et  la  personnalité  des  individus  est  aujourd'hui 
trop  considérable  pour  que  leur  «  sentiment  »  ne  soit  pas  respecté. 

Mais  encore  faut-il  que  ce  sentiment  soit  dirigé  dans  la  bonne  voie 
et  que  Téducaleur  le  libère  des  anciennes  préoccupations  qui  consistent 
à  savoir  qui  l'emporte  de  l'art  idéaliste  ou  de  l'art  caractérisle.  «  Tous 
deux  sont  intéressants  »,  répond  .Mphonse  Germain  : 

La  préoccupation  d'idéaliser  témoigne  de  concepts  élevés,  de  senti- 
ments nobles,  dune  vision  affinée  ;  mais  il  est  très  artiste  aussi,  et  fort 
louable,  de  se  vouer  à  un  art  plus  particulièrement  expressif,  h  un  art 
d'observation  qui  n'exclut  pas  rinforprélalion  large.  L'art  simplement 
humain  est  bien  aussi  digne  dadniiraliuii  que  l'art  qui  tend  à  élever  l'es- 
prit au-dessus  de  la  réalité  sensible. 

Ceci  admis,  Alphonse  Germain  th3linil  les  formes  d  art  de  tous  les 
pays,  les  évolutions  de  toutes  les  époques,  montrant  les  influences 
rthni(|ues.  Puis,  laissant  là  les  généralités,  il  étudie  l'art  dans  h^  home, 
dans  le  livre;  sur  les  murs  des  momunenls  publics  ou  les  parvis  d'un 
temple.  , 

Et  au  cours  de  son  travail,  une  foule  de  noms  d'artistes  souvent 
mécomms,  sont  évoquées,  remis  à  leur  rang.  Tels  les  idéalistes  lyon- 
nais :  Bossand,  Borrel,  Dufrène  et  l'extraordinaire  luminariste  Bavicr. 

Bref,  un  beau  livre  (|ue  ce  Scnliment  de  VArl,  et  sur  lequel  impres- 
sionnistes, caractérisles,  symbolistes  et  autres  devront  méditer,  car 
ils  y  trouveront  maintes  curieuses  constatations. 

Pour  être  moins  \olnmincux,  les  deux  opuscules  qui  suivent  :  VArl 
rJuélien  en  France,  et  Vln[luence  de  Sainl  François  d'Assise  sur  la 


LES   LIVRES  629 

Civilisalion  et  les  Arts  ne  méritent  pas  moins  l'attention.  Ecrits  dans 
un  but  de  vulgarisation,  sous  une  forme  claire  qui  n'exclut  ni  les 
idées  spéculatives  ni  l'éloquence,  ils  apportent  nombre  de  faits  précis, 
de  détails  curieux  et  peu  connus.  On  ne  \oyagera  pas,  dorénavant, 
sans  YArt  Chrétien  en  France,  énumération  aussi  condensée  que  pos- 
sible de  toutes  les  merveilles  laissées  par  les  imagiers  et  les  enlumi- 
neurs dans  les  vieilles  villes  de  France.  Quant  au  Saint  François  d'As- 
sise, il  évoque  une  des  plus  curieuses  physionomies  de  saints  qui 
soient.  Celui-ci  commença  par  connaître  les  attraits  du  monde,  il  en 
jouit  même  largement.  Et  le  jour  où,  las  de  la  trivialité  ambiante,  il  se 
retirera  de  la  société  oisive  et  galante  qu'il  avait  jusqu'alors  exclu- 
sivement fréquentée,  il  le  fit  sans  morgue,  mais  avec  une  ironie  qui  est 
faite  pour  plaire  aux  esprits  les  plus  indépendants. 

Félix  Régamey  :  L'Enseignement  du  Dessin  ce  qu'il  est  ;   ce 

qu'il  doit  être  (Atelier  Félix  Régamey,  28  rue  Serpente).  —  M.  Félix 
Régamey  est  un  disciple  de  Lecocq  de  Boisbaudran.  Comme  lui,  il 
préconise  le  dessin  de  mémoire,  qui  seul  permet  de  donner  le  carac- 
tère, grâce  au  double  travail  d'accentuation  et  d'élimination  auquel 
se  livre  la  mémoire  de  l'artiste.  M.  Félix  Régamey  a  beaucoup  vu,  beau- 
coup voyagé:  enfin,  il  est  inspecteur  de  l'Enseignement  du  dessin  de  la 
\  ille  de  Paris  et,  comme  tel,  il  a  pu  se  rendre  compte  de  la  faiblesse 
des  méthodes  officielles  :  qu'elles  soient  basés  sur  des  exercices  géomé- 
triques, comme  le  veut  M.  Eug.  Guillaume,  ou  sur  l'apparence  des 
choses,  comme  le  souhaiterait  M.  Ravaisson. 

Aussi  combat-il  les  deux  méthodes  et  propose-t-il  une  nouvelle,  la 
sienne,  qui  diviserait  l'enseignement  du  dessin  en  quatre  phases  : 
Copie  rigoiu'euse  :  Interprétation:  Dessin  db  mémoire;  Composition. 

M.  Régamey  critique  l'usage  immodéré  et  intempestif  des  plâtres; 
des  motifs  décoratifs  qui.  sans  vie,  ni  vérité,  n'intéressent  pas  la  jeune 
élève.  Il  combat  aussi  les  moyens  qui  permettent  de  donner  illusion 
sur  une  fausse  habileté.  Savoir  :  la  sauce,  le  fusain,  l'estompe  et  le  tor- 
tillon. L'enseignement  préconisé  par  M.  Régamey  est  honnête,  poin» 
rebutant.  Souhaitons  qu^e  ses  cours  de  l'Hôtel  des  Sociétés  savantes 
soient  suivis  par  beaucoup  d'élèves,  et  qu'à  l'exemple  de  son  maitr" 
Lecocq  de  Boisbaudran.  il  nous  donne  un  nouveau  Fantin,  des  CazTn. 
des  Legros,  des  Bellanger  et  des  Rodin. 

Charles  Saunier    (1) 

Frantz  Jourdain  :  De  choses  et  d'autres  fSimonis  Empis,  in-18. 
268  pp.,  3  fr.).  —  L'esprit  alerte,  énergique  et  novateur  qui  conditionne 
tous  les  actes  publics  de  F.  Jourdain,  vivifie,  au  cours  de  ce  volume  où 


(1)  La  notice  sur  l'Exposition  de  W.  Degouve  de  Nuncques  et  sur  Mme  J.  Massin,  parue 
dans  La  revue  blanche  du.  1"  décembre  1902  (p.  541)  et  non  signée,  est  de  M.  Cb.  Saunier. 


63o  LA    REVUE    BLANCHB 

mainles  pages  d'origine  et  de  sentiment  différents  se  trouvent  réunies, 
des  éludes  âpres  ou  émues  dont  quelques  grands  artistes  contem- 
porains, traqués  par  la  meule  des  médiocres,  composent  le  thème. 
L'étroilesse  du  cadre  réservé  à  ces  études  n'autorisait  point  les  consi- 
dérations idéologiques  qui  sont  le  propre  des  essais.  Frantz  Jourdain 
s'en  est  abstenu,  laissant  à  d'autres,  le  soin  de  définir  la  personnalité 
des  formes  revêtues  par  l'énergie  esthétique  de  ceux  qui  sont  l'objet 
de  son  commentaire  amical  et  pénétrant.  Les  souvenirs  attendris  qu'il 
lappelle,  jalonnent  avec  ferveur  la  route  de  son  récit,  ot  l'embaument. 
Il  faudrait  reproduire  maints  traits  tous  délicats  et  significatifs  qui 
donnent  une  vigueur  d'eau-forte  à  l'expression  des  visages  et  des  cœurs 
dont  l'éloge  est  l'objet  de  ce  livre. 

On  connaissait  l'art  acéré,  implacable  des  Goncourt,  la  joie  coura- 
geuse et  le  panthéisme  enflammé  de  Besnard,  la  grâce  alerte  et  l'odo 
rantc  féerie  de  Chéret,  l'effort  et  la  vaillance  de  tant  d'autres.  Frantz 
Jourdain  a  rappelé  ce  que  Ton  ne  doit  pas  laisser  ignorer  chez  ces 
maîtres  :  foute  la  part  d'humanité  intime,  que  sut  évaluer  sa  ferveur 
d'ami,  et  qui  composa  tant  de  chefs-d'œu\rcs  jusqu'ici  méconnus,  as- 
surés â  présent  de  ne  point  périr,  puisque  désormais  conservés  par  la 
mémoire  des  hommes. 

Paul-Louis  GAR.aER 

Li  ciEN  Muhlfeld:  L'Associée (Ollendorff,  in-18  de  352  pp.,  3  fr.  50), 
—  La  femme  sera-t-elle  l'associée  du  mari  ?  dans  quelle  mesure  ?  La 
plus  vaste,  réclame-t-elle  :  «  Je  vous  devine,  Mademoiselle  :  vous  dési- 
rez lout  réuni.  Vous  voulez  admirer  celui  que  vous  aimerez,  vous  le 
voulez  plus  grand  que  les  autres,  et  vous  voulez  qu'il  soit  votre  esclave 
docile...  Tenir  un  géant  en  laisse,  quel  rêve  pour  une  petite  main!  » 
Mais  le  géant  qui  acquiesce  ù  la  laisse  est  infirme  par  quelque  point, 
ou  l'en  devient  :  un  faux  géant;  et  loi  qui  la  tiens,  par  cela  te  prouves 
autant  infirme.  Toute  fcnnne  l'est;  en  fait,  les  épouses  à  laisse  n'ont 
jamais  sani  qu'aux  maris  neutres,  «  fait  arri\èr  »  que  les  imbéciles. 
L'uni(|uc  génie  des  femmes,  l'intrigue,  guide  les  génies  faibles  vers 
honneurs  et  titres,  les  dévie  dfe  foute  voie  noble  ;  les  forts  brisent  laisse 
et  gardienne,  ou  mieux  passent  celle-là  à  celle-ci,  ravie  au  fond.  D'Eve 
à  Mme  Michclel,  touties  les  associées  trahirent.  L'ouvrier  de  quelle 
œuvre  cjue  ce  soit  en  doit  écarter  la  femme;  s'il  veut  la  paix,  qu'il  lui 
procure  des  poupées  :  faire  des  livies  ou  de  l'aquarelle,  une  fois  les 
enfants  nettoyés.  —  Que  mon  mari,  réplique-t-elle,  me  délaisse  pour 
imc  concubine  ou  pour  une  œuvre,  je  suis  délaissée,  dès  (jue  je  ne  suis 
plus  lout  pour  lui  comme  lui  lout  pour  moi!  —  Despote,  égoïste  jus- 
qu'en l'abandon  de  toi,  lu  veux  tout  :  que  ne  sais-tu  lout  pouvoir  ?  C'est 
nous,  hommes,  qui  l'avons  inventé  même  ta  quenouille  !  «  On  lui  a 
enseigné  la  géographie,  la  lillératurc,  le  piano,  la  bienfaisance,  la 


LES    LIVRES  63 1 

danse  et  le  maintien...  il  serait  plus  avantageux  qu'on  lui  eût  enseigné 
la  résignation  ».  «  Elle  a  besoin  de  lui.  Lui  n'a  pas  besoin  d'elle.  C'est 
pourquoi  elle  s'attache  à  lui.  C'est  pourquoi  il  se  détache  d'elle.  » 
Qu'y  peut-elle,  qu'y  pouvons-nous  ?  rien.  Béni  soit  Dieu  qui  m'a  fait 
homme,  priait  le  Juif,  et  la  Juive:  Béni  soit  Dieu  qui  m'a  faite  6e  qu'il  lui 
a  plu.  L'auteur  de  même  termine  :  Qu'elle  se  souhaite  rien  «  qu'un  cœur 
modeste  ».  Obéir  étant  sa  vocation,  fait  aussi  sa  volupté  secrète  :  ou 
ménagère,  ou  courtisane,  comme  disait  Proudhon.  —  Voilà  ce  livre  : 
sujet  renouvelé  de  VImmorlel  de  Daudet,  et  semblables  milieux  intel- 
lectuels et  mondains;  mais,  entre,  le  «  féminisme  »  a  monté  :  Astier- 
Héhu  était  un  cuistre,  sa  femme  une  ménagère  ambitieuse,  sans  préten- 
tions intellectuelles;  le  D""  Ttllier  est  un  vrai  savant,  Geneviève,  ins- 
truite et  fine;  la  question  ainsi  s'élève  et  l'exemple  prend  plus  de  force. 
Cette  u  livre  presque  posthume,  d'une  plume  plus  parfaite  et  d'une 
pensée  plus  stricte  que  le  Mauvais  Désir  et  la  Carrière  d'André  Tou- 
relle, ensevelit  avec  elle  les  -espoirs  qu'elle  gageait  en  faveur  de  celui 
qui  fut  aussi  l'un  des  fondateurs  et  le  remarqué  collaborateur  de  La 
revue  blanche  :  et  qui,  douloureusement,  meurt  à  l'âge  et  à  l'heure  où 
les  espoirs  prennent  figure  de  réalisations. 

Fagus 


SEPTEMBRE,  OCTOBRE,  NOVEMBRE,  DECEMBRE  1902. 

Table 


du  tome  XXIX 


Quillaume  Apollinaire   :    Trois  histoires  de  cliàtbnents  divins 208 

—  La  Rose  de  Hildesheini 378 

—  L'Ermite. 537 

Michel  Arnauld  :  Emile  Zola 241 

—                      Les  Livres 69,233,393,470,547,  622 

Zo  d'Aza  :  A  Paterson 5 

Victor  Barrucand  :  Note  sur  Anaxgoras  Chaume tte 481 

C.  Bo»  :   Les  Livres ^^0 

Marcel  Boulenger  :   Des  Spécialistes 171 

Anaxagoras  Chaumette  :  Les  Volontaires  de  Gentilly '»83 

Romain  CoolUS  :  Moralités 513 

Austin  de  Croze  :  Les  Conféré  gâtions  et  l'Enseignement  en  Bretagne  29 

P.  Daveillans  :  Notes  politiques  et  sociales 309,  383 

Robert  Dieudonné  :  Les  Livres "^^ 

Toute  une  histoire 334 

Martial  Douel  :  Bettina  Brentano,  Goethe  et  Beethoven 321 

G.  Duboi8-De«aulle  :  Les  Livres 80 


632  LA.   REVUE   BLANCHE 

Fagus  :  Gazette  d'art 65,  312,  5'*2,  619 

—  Les  Livres 76,  158,  235,  319,  397,  478,  549,  630 

—  Lady  Ciodiva 501 

Pascal    Forthuny  :  Uazette   d'art 227,  468 

Paul-Louis  Garnler  :  Les  Livres 320,  629 

Henri  Ghéon  :   /-<•  Consolateur,  roman 15,  96,  179,  247 

Abbé  Marcel  Hébert  :   Soiu-enirs  d'Assise 81 

Une  lettre  à  Félix  Le  Dantec 551 

Alfred  Jarry  :  CVesles  : 

La  Quadrature  du  Cei'clc 68 

Le  Siècle  de  George  Broivn 156 

L'Obéissance  actii'e 228 

L'Aiguillage  du  Chameau 313 

Le  Chant  du   Cygne 389 

Le  Tueur  de  femmes 469 

Les  Poteaux  de  la  Morale 546 

Le  Prii'ilège  des  Piqueurs  de  fûts 621 

—                 Les  Livres 625 

MariUS-Ary  Leblond   :  La  Guerre  anglo-boer 135 

—  Les  Livres 159,  238,  476,  550 

—  Cafrinc 438 

—  Gazette  d'art 620 

Félix  Le  Dantec  :  Rudolph  Virchon' 149 

Question  de  forme 161 

Lamarck 356 

Le  Divin 488 

Les  Livres 317 

Maxime  Leroy  :  Notes  politiques  et  sociales 223 

—  Les  Livres 398 

Paul  Louis  :  Notes  politiques  et  sociales  63, 151,  221,  310,  384,  467,  541 

—                 Un  Socialiste  de  ISiS  :  Fr.  Vidal 606 

D'  J.  C.  Mardrus  :  Les  Livres 78 

—                       Farizade  au  sourire  de  rose 401 

Lucie  Delaruo-Mardrus  :  Les  Livres 230,  396,  474 

Albert  Maybon  :   FcUbrige  et  Nationalisme 139 

Albert  Métin  :  Pèlerinages  indous 586 

John-Antoine  Nau  :  Poèmes 307,  534 

—  Les  trois  amours  de  Benigno  Reyes 553 

Alf redo  Niceforo  :  Le  Gouvernement  clérical 425 

André  Picard  :  Les  Théâtres 315,  391 

Adolphe  Retté   :   Poèmes  de  la  Forêt 175 

Charles  Saunier  :  Exposition  des  Primitifs  flamands  ii  Bruges.  ...  21'« 

—  (iazette  d'art 154.386,541,  619 

—  Les  Livres 318,  628 

E.  Skandha  :   La  Prostitution  et  la  Police  des  Mœurs • 49 

Skitaletz  :  /-'.•  /Vcora/c»r  (traduit  par  S.  N   Velenkowska  et  Fagus).  593 

Friedrich  Spigl  :    Wagner   et    Debussy 517 

Charles  Vallier  :    La   Défense  du  Soldat 153 


Le  Gérant:  P.  Deschamps. 


Paris.  —  Imprimerie  C   L.VMY,  121,  bd  de  La  Chapelle.  15756 


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